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.CJ
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University of Ottawa
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■rUrti'iiiMimrtî
Consacre an Tems^
.r.^.s.-A.',.
EMILE,
p u
DE L'ÉDUCATION.
PAR
JEAN JACQUES ROUSSEAU,
C IT or EN DE G K NE V E.
Sanabilibus segrotamus malis : ipfaque nos in reftum
genitos natura, fi emendari veliraus, juvat.
Senec, de ira. L. II. c. 13.
TOME PREMIER
première Partie.
Selon la Copie de
PARIS.
Avec Permiffion tacite pour îe Libraire.
M D C C L X n
AVIS
SUR CETTE
EDITION.
E Public peut être afïïiré qu'el-
le efl: parfaitement conforme
au Manu -Script de l'Auteur, & tel-
le qu'il a défiré de la voir paroître.
* 2 II
A V I S.
II en a donné les aflùrances les plus
fortes au Libraire , en le muniflant de
fbn aveu & de fôn approbation.
PREFACE
PREFACE.
fSE Recueil de réflexions & d'ob-
fervations , fans ordre , & pref-
que fans fuite , fut commencé
pour complaire à une bonne mère
qui fait penfer. Je n'avois d'abord projette
qu'un Mémoire de quelques pages : mon
fujet m'entraînant malgré moi, ce Mémoi-
re devint infenfiblement une efpece d'Ou-
vrage , trop gros , fans doute , pour ce
qu'il contient, mais trop petit pour la ma-
tière qu'il traite. J'ai balancé longtems à
le publier ; & fouvent il m'a fait fentir , en
y travaillant, qu'il ne fuffit pas d'avoir écrit
quelques Brochures pour favoir compofer
un Livre. Après de vains efforts pour mieux
faire , je crois devoir le donner tel qu'il
ell , jugeant qu'il importe de tourner l'at-
tention publique de ce côté -là; & que,
quand mes idées feroient mauvaifes, fi j'en
fais naître de bonnes à d'autres , je n'aurai
pas tout-à-fait perdu mon tems. Un hom-
me , qui de fa retraite, jette fes Feuilles
dans le Public , fans prôneurs , fans parti
qui
-ft*
41 PREFACE.
qui les défende , fans favoir môme ce qu'on
en penfe ou ce qu'on en dit> ne doit pas
craindre que , s'il fe trompe , on admette
fes erreurs fans examen.
Je parlerai peu de l'importance d'une
bonne éducation ; je ne m'arrêterai pas non
plus à prouver que celle qui efl en ufage ell
mauvaife ; mille autres l'ont fait avant moi ,
Se je n'aime point à remplir un Livre de
chofes que tout le monde fait. Je remar-
querai feulement, que depuis des tems in-
finis il n'y a qu'un cri contre la pratique
établie, fans que perfonne s'avife d'en pro-
pofer une meilleure. La Littérature & le
lavoir de notre fiécle tendent beaucoup
plus à détruire qu'à édifier. On cenfure
d'un ton de maître; pour propofer, il en
faut prendre un autre , auquel la hauteur
Çhilofophique fe complaît moins.. Malgré
tant d'Ecrits, qui n'ont, dit-on, pour but
que l'utilité publique, la première de tou-
tes les utilités , qui ell l'art de former des
hommes , efl: encore oubliée. Mon fujet
ctoit tout neuf après le Livre de Locke, &
je crains fort qu'il ne le foit encore après
le mien.
On ne connoit point l'enfance; fur les
fauffcs idées qu'on en a , plus on va, plus
on s'égare. Les plus fages s'attachent à ce
qu'il importe aux hommes de favoir, fans
eonfidérer ce que les enfans font en état
d'apprendre. Ils cherchent toujours l'hom-
me
PREFACE. iii
me dans l'enfant, fans penfer à ce qu'il efl
avant que d'être homme. Voilà l'étude à
laquelle je me fuis le plus appliqué , afin
que ) quand toute ma méthode feroit chi-
mérique & fliuffe, on put toujours profiter
de mes obfervations. je puis avoir très-mal
vu ce qu'il faut faire , mais je crois avoir
bien vu le fujet fur lequel on doit opérer.
Commencez donc par mieux étudier vos
élevés ; car très- affurément, vous ne les
connoiiTez point. Or fi vous lifez ce Livre
dans cette vue, je ne le crois pas fans utili-
té pour vous.
A l'égard de ce qu on appellera la partie
fiftématTque, qui n'ell autre chofe ici que
la marche de la Nature, c'e(l-là ce qui dé-
routera le plus le Leaeur ; c'ell aulu par-
là qu'on m'attaquera fans doute ; & peut-
être n'aura-t-on pas tort. On croh'a moms
lire un Traité d'éducation , que les rêve-
ries d'un vifionnaire fur l'éducation. Qu'y
faire ? - Ce n eft pas fur les idées d'autrui
que j'écris ; c'eil fur les miennes. Je ne
vois point commç les autres hommes ; il y
a longtems qu'on me l'a reproché. ^ Mais
dépend -il de moi de me donner d'autres
yeux, & de m'afléder d'autres idées? Non.
Il dépend de moi de ne point abonder dans
mon fens, de ne point croire être feul plus
fage que tout le monde ; il dépend de moi,
non de changer de fentiment, mais de me
déher du mien : voilà tout ce que je puis
^ * 2, taire >
IV PREFACE.
fliire , 8c ce que je fais. Que fi je prends
quelquefois le ton affirmatif , ce n'eft point
pour en impofer au Leéleur ; c'eft pour
lui parler comme je penfe. Pourquoi pro-
poferois-je par forme de doute ce dont,
quant à moi , je ne doute point ? Je dis
exa<^cment ce qui le pallè dans mon efprit.
En expofant avec liberté mon fentiment,
'l'entends fi peu qu'il flilîe autorité , que j'y
joins toujours mes raifons , afin qu'on les
péie & qu'on me juge: mais quoique je ne
veuille point m'oblliner à défendre mes
idées, je ne me crois pas moins obligé de
les propofer; car les maximes fur lefquelles
je fuis d'un avis contraire à celui des au-
tres, ne font point indifférentes. Ce font
de celles dont la vérité ou la faufleté im-
porte à connoître , & qui font le bonheur
ou le malheur du genre- humain.
Propofez ce qui elt faillible , ne ceffe-t-
on de me répéter. C'ell comme fi l'on me
difoit; propofez de faire ce qu'on fait; ou
du moins, propofez quelque bien qui s'al-
lie avec le mal exillant. On tel projet, fur
certaines matières, ell beaucoup plus chi-
mérique que les miens: car dans cet alliage
le bien fe gâte, & le mal ne fe guérit pas.
3'aimcrois mieux fuivre en tout la pratique
établie que d'en prendre une bonne à de-
mi : il y auroit moins de contradiélion dans
l'homme ; il ne peut tendre à la fois à deux
buts oppofés. Pères & Mères, ce qui elt
^ faifable
PREFACE, i
faifable eft ce que vous voulez faire. Dois-
je répondre de votre volonté ?
En toute efpece de projet , il y a deux
chofes à confidérer : premièrement , la
bonté abfolue du projet ; en fécond lieu ,
la facilité de l'exécution.
Au premier égard, il fuffit, pour que le
projet foit admiffible & praticable en lui-
même , que ce qu'il a de bon foit dans la
nature de la chofe ; ici, par exemple, que
l'éducation propofée foit convenable à
l'homme , & bien adaptée au cœur hu-
main.
La féconde confidération dépend de
rapports donnés dans certaines fituations:
rapports accidentels à la chofe , lefquels,
par conféquent, ne font point néceilàires,
& peuvent varier à l'intini. Ainfi telle
éducation peut être praticable en SuiiTe &
ne l'être pas en France ; telle autre peut
l'être chez les Bourgeois , & telle autre
parmi les Grands. La facilité plus ou
moins grande de l'exécution dépend de
mille circonilances , qu'il eil impoiîible de
déterminer autrement que dans une appli-
cation particulière de la méthode à tel ou
à tel pays, à telle ou à telle condition. Or
toutes ces applications particuUeres n'étant
pas eiîéncielles à mon fujet , n'entrent
point dans mon plan. D'autres pourront
s'en occuper, s'ils veulent, chacun pour
le Pays ou l'Etat qu'il aura en vue. Il me
** 3 fuffit
n
PREFACE.
fuffit que par -tout où naîtront des hortl-i
mes, on puiiTe en faire ce que je propofe;.
& qu'ayant fait d'eux ce que je propofe,
on ait fait ce qu'il y a de meilleur & pour
eux- mêmes & pour autrui. Si je ne rem-
plis pas cet engagement, j'ai tort fans dou-
te ; mais fi je le remplis , on auroit tort
auffi d'exiger de moi davantage ; car je ne
promets que cela.
EXPLI-
EXPLICATIONS
DES
FIGURES.
'Estampe , qui porte le titre de Traite' d'Edu-
/ CATION , confacré au TtMs , repréfente des
Génies qui le lui offrent, & fert de frontifpice à
cet Ouvrage. Elle efl de l'invention du Libraire ,
qui avoue de bonne -foi , l'avoir mife à l'infçû de
l'AuTEUR.
I. La Figure , qui fe trouve à la tête du Livre Pre»
mier , repréfente Thetis plongeant fon Fils dans
le Stix , pour le rendre invulnérable. Fo^'ez Tome
1. Partie I. & fe rapporte à la page 19.
II. La Figure , qui efl à la tête du Livre Second ,
repréfente Chiron exerçant le petit Achille à la
Courfe. Foyez Tome 1. Partie I. & fe rapporte
à la page i^S*
III. La Figure, qui efl placée à la tête du Livre
troifiéme, repréfente Herme's gravant fur des co-
lonnes les Elemens des Sciences. Foycz Tome I.
Partie II. & fe rapporte à iàpage 36.
IV. La
vin EXPLICATION des FIGURES.
IV. La Figure , qui appartient au Livre quatre, re-
préfente Orphe'e enfeignant aux hommes le culte
des Dieux. Voyez Tome II. Partie I. & fe rap-
porte à la pge 6i.
V. La Figure, qui efl: à la tête du Livre cinquiè-
me , repréfente Circe' fe donnant â Ulysse ,
qu'elle n'a pu transformer. Foyez Tome II. Par-
tie II. & fe rapporte à la page 152.
AVIS AU LECTEUR.
Les fautes d'imprejjîon, qui forment des contre 'fens,
^ quon pourrait ne pas corriger à la lecture , fe troiu
vent à la fin de TOuvrage. Il fera facile de les re*
garder d avance.
mmm
EMILE
:^m^Z7>u,. I. Taa, j_
THlï^TJS,I,ivr.
EMILE
o u
Dl L'EDUCATION.
è^^-i^è^^-^^^^^-é^^^J^^^ï^-s^if***^
LIVRE PREMIER.
^^^"•^OuT eflbien, fortant des mains de l'Au-
*^i i^Â teur des chofes: tout dégénère entre les
mains de l'homme. 11 force cme terre à
_ rourrir]esprodu6lions d'une autre, un ar-
bre a porter les fruits d'un autre: il mêle & confond
les climats , les élémens , les (àifons : il mutile fou
chien, fon cheval , fon efclave : il bouleverfe tour ,
il défigure tout : il aime la difformité, les montres:
il ne veut rien , tel que l'a fait la nature , pas même
l'homme : il le faut drell':r pour lui , comme un che-
val de manège ; il le faut conioai-ner à fa mode,
comme un arbre de fon jardin.
Suns cela , tout iroit plus mal encore, & notre
cfpcce ne veut pas être façonnée à demi. Dans fê-
tât où font délormais les choies , un homme aban-
donné dès fa nailTance à lui-même parmi Us autres,
fcrôit le plus defieure de tous. Les préjugés, l'au-
torité , la nécelîite , l'exemple, toutes ks inditutions
2'ome L A f<J*
ô E M X L E,
fociales dans lefquelles nous nous trouvons fîimergés ,
étoufferoient en lui la nature , & ne mettroient rien
à la place. Elle y feroit comme un arbriflèau que le
hafard fait naître au milieu d'un chemin, & que les
paÏTans font bientôt périr en le heurtant de toutes parts
& le pliant dans tous les fens.
C'ell à toi que je m'adrefle, tendre & pre' voyante
mère (i) , qui fus t'écarter de la grande route , & ga-
rantir farbrifleau naifîant du choc des opinions hu*
mai*
(i) La première éducation eu. celle qui importe le plus ; &
cette première éducation appartient incontellablement aux fem-
mes : fi l'Auteur de la nature eût voulu qu'elle appartînt aux
hommes, il leur eût donné du lait pour nourrir les enfans.
Parlez donc toujours aux femmes , par préférence, dans vos.
"ïraités d'éducation; car, outre qu'elles font à portée d'y veil-
ler de plus prés que les hommes & qu'elles y influent toujours
davantage , le fuccès les intérefle auflî beaucoup plus , puifque
la plupart des veuves fe trouvent prefque à la merci de leurs
enfans, & qu'alors ils leur font vivement fentir, en bien ou
en mal, l'effet de la manière dont elles les ont élevés. Les
loix, toujours fi occupées des biens & fi peu des perfonnes,
parce qu'elles ont pour objet la paix & non la vertu, ne don-
lient pas aflez d'autorité aux mères. Cependant leur état elt
plus fur que celui des pères; leurs devoirs font plus pénibles;
leurs foins importent plus au bon ordre de la famille; généra-
lement elles ont plus d'attachement pour les enfans. Il y a,
des occafions où un fils qui manque de refpeél à fon père ,
peut, en quelque forte, être excufé : mais fi, dans quelque
occafion que ce fût , un enfant étoit aficz dénaturé pour en
manquer à fa mère, à celle qui l'a porté dans fon fein , qui l'a
nourri de fon lait, qui, durant des années, s'efi oubliée el-
le-même pour ne s'occuper que de lui, on devroit fe hâter d'é-
touffer ce miférable, comme un monfire indigne de voir le
jour. Les nieres, dit-on, gâtent leurs enfans. En cela, fans
doute, elles ont tort; mais moins de tort que vous, peut-être»
cul les dépravez. La mère veut que fon enfant foit heureux,
qu'il le foit dès à préfenf. En cela elle a raifon ; quand ell*.
fe trompe fur les moyens , il faut l'éclairer. L'ambition , l'a.
varice, la tyrannie, la fauffe prévoyance des pères, leur né^
' gligence , leur dure infenfibilité, font cent fois plus funefies
aux enfans, que l'aveugle tendrefi'e des mères. Au relie, il
faut expliquer le fens que je donne à ce nom de mère , &
c'elt ce qui fêta fait ci-aprè».
ou DE L'EDUCATION. 3
tnaines! Cultive, arrofe la jeune plante avant qu'el-
le meure ; Tes fruits feront un jour tes délices. For-
me de bonne heure une enceinte autour de l'ame de
ton enfant : un autre en peut marquer le circuit 5 mais
toi feule y dois pofer la barrière.
On façonne les plantes par la culture, & les hom-
mes par l'éducation. Si l'homme naifîbit grand &
fort, fa taille & fa force lui feroient inutiles, jufqu'à
ce qu'il eût appris à s'en fervir: elles lui feroient pré-
judiciables , en empêchant les autres de fonger à l'af-
fifter (2); & abandonné à lui-même, il mourroitde
mifere avant d'avoir connu fes befoins. On fe plaint
de l'état de l'enfance; on ne voit pas que la race hu-
maine eût péri fi l'homme n'eut commencé par être
enfant.
Nous naiflbns foibles, nous avons befoin de for-
ces: nous naiflbns dépourvus de tout, nous avons
befoin d'affiftance : nous naiflbns ftupides , nous avons
befoin de jugement. 1 out ce que nous n'avons pas
à notre nailîknce & dont nous avons befoin étant
grands , nous efl: donné par l'éducation.
Cette éducation nous vient de la nature, ou des
hommes , ou des chofes. Le développement interne
de nos facultés & de nos organes efl: l'éducation de la
nature : l'ufage qu'on nous apprend à faire de ce dé-
veloppement efl l'éducation des hommes ; & l'acquis
de notre propre expérience fur les objets qui nous af-
fetlent, ell l'éducation des chofes.
Chacun de nous eft donc formé par trois fortes de
Maîtres. Le Difciple dans lequel leurs diverfes leçons
Ce contrarient efi: mal élevé , & ne fera jamais d'ac-
cord avec lui-même: celui dans lequel elles tombent
toutes
(4) Semblableà eux à l'extéritur, & privé de la parole, ainfi
que des idées qu'elle exprime , il feroit hors d'état de leur faire
entendre le befoin qu'il auroit de leurs ftcours, àrrenenluC
ne: leur manifetierbit. ce- befoin.
A A
^ EMILE,
toutes fur les mêmes points, & tendent aux mêmes
fins , va feul à Ton bue , ëi, vit coniequemmvnt. Ce-
lui - là feul eft bien élevé.
Or, de ces trois éducations différentes, celle de la
nature ne dépend point de nous; celle des chofesn'en
dépend qu'à certains égards; celle des hommes ed: la
feule donc nous foyons vraiment les maîtres : encore
rie le fommes-nous que par ruppoficion ; car qui eft-
ce qui peutefpérer de diriger entièrement les difcours
Ck les a6lions de tous ceux qui environnent un enfant?
Si - tôt donc que l'éducation eft un art-, il eft pref-
que impoflîble qu'elle réulfifTe, puifque le concours
néceflaire à fon fuccès ne dépend de perfonne. fout
ce qu'on peut faire à force de foins eft d'approcher
plus ou moins du but , mais il faut du bonheur pour
l'atteindre.
Quel eft ce but? c'eft celui -même de la nature;
cela vient d'être prouvé. Puifque le concours des
trois éducations eft néceflaire à leur perfection , c'eft
fur celle à laquelle nous ne pouvons rien qu'il faut di-
riger les deux autres. Mais peut - être ce mot de na-
ture a-t-il un fens trop vague: il faut tâcher ici de
je fixer.
La nature, nous dit- on , n'eft.que.l'habitude. Que
fignifie cela ? N'y a-t-il pas des habitudes qu'on ne
contraftc que par force Oyc qui n'étouffent jamais la
nature ? Telle eft , par exemple , l'habitude des plan-^
tes dont on gêne la dirc6lion verticale. La plante mi-*
fe en liberté garde l'inclinaifon qu'on l'a forcée à pren-
dre : mais la fève n'a point changé pour cela fa di-
reélion primitive , & fi la plante continue à végé-
ter , fon prolongement redevient vertical. Il en eft
de même des inclinations des hommes. Tant qu'on
refte dans le même état , on peut garder celles qui
réfultent de l'habitude & qui nous font le moins na-
"turelles ; mais fi-tôtque la fituation change , l'habitude
ceffe & le naturel revient. L'éducation n'eft certai-
nement
o u D E L'E D U C A T I O N. ,5
neirent qu'une habitude. Or n'y a - 1 - il pas , des
gens qui oublient & perdent leur éducation? d'autres
qui la gardent? d'où vient cette différence V S'ilfauc
borner le nom de nature aux habitudes conformes à
la nature, on peut s'épargner ce gaiimathias.
Nous nailTons renribles,& dès notre naiflance nous
fommes afFecles ae diverfes manières par les objets
qui nous environnent. Si -tôt que nous avons, pour
amfl dire , la confcience de nos fenfations , nous
fommes difpofés à rechercher ou à fuir les objets qui
les produifent, d'abord feion qu'elles nous font agréa-
bles ou déplaifàntes , puis félon la convenance eu
difconvenance que nous trouvons entre nous ai. ces
objets, & enfin félon les jugemensque nous en por-
tons fur l'idée de bonheur ou de perft6tion que laral-
fon nous donne. Ces difpofitions s'étendent & s'af-
ferraiffent à mefure que nous devenons plus fenflblts
ôi, plus éclairés: mais 5 contraintes par nos habitudes,
elles s'altèrent plus ou moins par nos opinions. i\vanc
cette altération , elles font ce que j'appelle en nous
la nature.
C'eft donc à ces dilpofitions primitives qu'il fati-
droit tout rapporter j Si. cela fe pourroit, fi nos trois
éducations n'étoient que différentes : mais que faire
quand elles font oppofées? quand au lieu d'élever un
homme pour lui - même on veut l'élever pour les au-
tres , alors le concert eft impofllble. Forcé de com-
battre la nature ou lesinllitutions fociales, il faut op-
ter entre faire; un homme ou un citoyen j car on ne
peut faire à h fois l'un & fautre.
loute fociété partielle , quand elle eft étroite &
bien unie, s'aliène de la grande. Tout patriote efh
dur aux étrangers : ils ne fout qu'hommes, iJs ne ionC-,
rien à fcs yeux (3). Cet inconvénient ell inévitable,
mais
(•3) Aufîî les guerres des Réjnihîiquex font elles plus ciucl-
les que ctllcs des Monarchies. Mais Ci la guerre de5 Roi^ eft
A 3 mo-.
t EMILE,
mais il efl foible. L'efTentiel efl: d'être bons aut
gens avec qui l'on vit. Au-dehors le Spartiate étoit
ambitieux, avare, inique: mais le défintérelTement,
l'équité, la concorde, regnoient dans fes murs. Dé-
fiez ■ vous de ces cofmopoîites qui vont chercher au
loin dans leurs livres des devoirs qu'ils dédaignent de
remplir autour d'eux. Tel Philofophe aime les Tar-
tares pour être difpenfé d'aimer fes voifins.
L'homme naturel eft tout pour lui : il efl: l'unité
numérique , l'entier abfolu , qui n'a de rapport qu'à
lui - même ou à Ton femblable. L'homme civil n'efl
qu'une unité fraétionnaire qui tient au dénominateur ,
& dont la valeur efl dans Ion rapport avec l'entier ,
qui eft le corps focial. Les bonnes inftitutions focia-
|es font celles qui favent le mieux dénaturer l'homme,
lui ôter fon exigence abfolue pour lui en donner une
relative, & tranfporter \tmoi dans l'unité commune;
en forte que chaaue particulier ne fe croye plus un ,
mais partie de 1 unité , & ne foit plus fenfible que
dans le tout. Un Citoyen de Rome n'étoit ni Caïos
ni Liicius; c'étoit un Romain: même il aimoit la pa-
trie exciufivement à lai. Ilegulua fe prétendoit Car*
thiiginois , comme étant devenu le bien de fes maî-
tres. En fa quijlité d'étranger il refufoit de fiéger au
Sénat de Rome ; il fallut qu'un Carthaginois le lui.
ordonnât. Il s'indignoit qu'on voulût lui (au ver la
vie. Il vainquit , & s'en retourna triomphant mou-
rir dans les fupplices. Cela n'a pas grand rapport,
ce me femble, aux hommes que nous connoifîbns.
Le Lacédemonien Pédarete fe préfente pour être
admis au confeil des trois cens; il eil rejette. Il s'en
retourne tout joyeux de ce qu'il s'efl: trouvé dans Spar-
ce trois cens hommes valons mieux que lui. Je fup-
pofe
modérée , c'efl: leur paix qui eft teriible ; Il vaut mieux être
kur ennani que leur fujet.
ou DE L'EDUCATION. ^
pofe cette démonftration fincere , & il y a lieu de
croire qu'elle reçoit: voilà le citoyen.
Une femme de Sparte avoit cinq fils à l'armée , &
attendoit des nouvelles de la bataille. Un Ilote arri-
ve * elle lui en demande en tremblant. Vos cinq fils
ont été tués. Vil Efclave, t'ai -je demandé cela?
Nous avons gagné la victoire. La mère court au
Temple & rend grâce aux Dieux. Voilà la ci-
toyenne.
Celui qui dans l'ordre civil veut conferver la pn*
mauté des fentimens de la nature , ne fait ce qu'il
veut. Toujours en contradiftion avec lui-même,
toujours flottant entre fes penchans & Tes devoirs , il
m fera jamais ni homme ni citoyen ; il ne fera bon
ni^pour lui ni pour les autres. Ce fera un de ces hom-
mes de nos jours ; un François , un Anglois , uu
Bourgeois ; ce ne fera rien. ^ . . o
Pour être quelque chofe , pour être foi-merae^ oc
toujours un , il faut agir comme on parle ; il faut être
toujours décidé fur le parti qu'on doit prendre , le
prendre hautement & le fuivre toujours, j'aitens
qu'on me montre ce prodige pour lavoir s'il eft hom-
me ou citoyen, ou comment il s'y prend pour être a
la fois l'un & l'autre.
De ces objets néceffairement oppofes viennent
deux formes d'inftitution contraires ; l'une publique
& commune, l'autre particulière & domeftique.
Voulez- vous prendre une idée de l'éducation pu-
blique? Lifez la république de Platon. Ce n'efl: poinC
un ouvrage de politique, comme le penfent ceux qui
îie jugent des livres que par leurs titres. C'efl: le plus
beau traité d'éducation qu'on ait jamais fait.
Quand on veut renvoyer au pays des chimères,
on nomme l'inftitution de Platon. Si Lycurgue n'eût
mis la fienneque par écrit, je la trouverois bien plus
chimérique. Platon n'a fait qu'épurer le cœur de
l'homme 5 Lycurgue l'a dénaturé.
A 4 ^^^'
t EMILE,
L'inflitution publique n'exifte plus, & ne petit plu^
exilter ; parcequ'où il n'y a plus de patrie , il ne peuç
plus y avoir de citoyens. Ces deux mots, patrie &
citoyen , doivent être effacés des langues modernes^,
J'en fais bien la raifon , mais je ne veux pas la dire 5
elle ne fait rien à mon fujet.
Je n'envifage pas conime une inftitution publique
ces rifibles établjHemcns qu'on appelle Collèges *. Je
ne compte pas non plus i'éducation»du monde, par-
ceque cette éducation tendant à deux fins contraires,
les manque toutes deux : elle n'efl: propre qu'à faire
des hommes doubles , paroiflant toujours rapporter
tout aux autres , & ne rapportant jamais rien qu'à
eux feuls. Or ces démonftrations étant communes à
tout le monde n'abufcnt perfonne. Ce font autant de
foins perdus. ,
De ces contradi6lions naît celle que nous éprou-
vons fans ceiTe en nous - mêmes. Entraînés par la
nature & par les hommes dans des routes contraires j
forcés de nous partager entre ces diverfes impulfions ,
nous en fuivons une compofée qui ne nous mène ni à
l'un ni à l'autre but. Ainfi combattus & floitans du-
rant tout le cours de notre vie , nous la terminons
fans avoir pu nous accorder avec nous , & fans avoir
été bons ni pour nous ni pour les autres.
Relie enfin l'éducation domeflique ou celle de la
niture. Mais que deviendra pour les autres un hom-
me uniquement élevé pour lui? Si peut-être le dou-
ble objet qu'on fe propofe pouvoit fe réunir en un
feul,
* Il y a dan? l'Acndémie de Genève & dans l'Univerfité de
Paris des Profefleurs que j'aime, que j'eltiine beaucoup., &
que je crois très capables de bitn inllruire la Jeuntfle , s'ils
r'ctoient forcés de ùiivrc l'ufage établi. J'exhorte l'un d'cn-
tr'eux à publier le projet de réforme qu'il a conçu. L'on fera
peuc-êt.re çnfii\ tenté, de guérir le mal, en, voyant qu'il n'til
yas fans remède.
OIT DE L'EDUCA TION. 0
feul , en ôtant les contradi6tions de l'homme , on
ôteroit un grand obftacle à fon bonheur. 11 faudroit ,
pour en juger, le voir tout formé ; jl faudroit avoiç
pbfervé les penchans , vu Tes progrès , fuivi fa mar-«
çlie: il faudroit, en un mot, connoître l'homme na-
turel. Je crois qu'on aura fait quelques pas dans ces
recherches après avoir lu cet écrit.
Pour former cet homme rare , qu'avons nous ^
faire? Beaucoup, fans doute; c'efl d'empêcher que
rien ne foit fait. Quand il ne s'agit que d'aller con- •
tre le vent , on louvoie ; mais fi la mer eit forte ^
qu'on veuille relier en place , il faut jetter l'ancre.
Prens garde, jeune pilote, que ton cable ne file on
que ton ancre ne laboure, <^ que le vaiiîéau ne dér
rive avant que tu t'en lois apperçu.
Dans l'ordre focial , où toutes les places font mar?
quées, chacun doit être élevé pour la iienne. Si un
Particulier formé pour fa place, en fort, il n'ell plus
propre à rien. - L'éducation n'eft utile qu'autant que
la fortune s'accorde avec la vocation des parens; eu
tout autre cas elle eft nuifible à l'élevé , ne fut- c^
que par les préjugés qu'elle lui adonnés, l^^n £gypte ,
où le fils étoit obligé d'embrallèr l'état de ion père,
l'éducation du moins avoit un butalTuré; mais par-
mi nous où les rangs feuls demeurent , & où les
hommes en changent fans celle , nul ne fait fi en
élevant fon fils pour le fien , il ne travaille pas con-
tre lui.
Dans l'ordre naturelles hommes étant tous égaux,
leur vocation commune efl; l'état d'homme , 6: qui-
conque eil bien élevé pour celui-là, ne peut mal rem-
plir^ ceux qui s'y rapportent. Qu'on detline mon éle-
vé à l'épée, à l'églife , au barreau , peu m'importe.
Avant la vocation des parens la nature l'appelle à la
vie humaine. Vivre eit le métier que je lui veux
apprendre. ' En fortant de mts mair-s il ne fera , j'en
conviens, ni magiibac, ni foldat, ni prêtre: ilfera
A 5 pre-
10 Emile,
premièrement homme ; tout ce qu'un homme âok
être , il faura l'être au befoin tout aulîi bien que qui
que ce foit , & la fortune aura beau le faire changer
de place , il fera toujours à la Tienne. Occupavi te,
fortuna, atque cepi, omnefque adiîus îuos interclufi ^ ut
ad me ajpirare non pnjjes (4).
Notre véritable étude eft celle de la condition hu-
maine. Celui d'entre nous qui fait le mieux fuppor-
ter les biens & les maux de cett'e vie efl: à mon gré
le mieux eievé: d'où il fuit que la véritable éducation
confie moins en préceptes qu'en exercices. Nous
commençons à nous inftruire en commençant à vivre ;
notre éducation commence avec nous ; notre pre-.
inier précepteur eft notre nourrice. Aufll ce mot
éducation avoit-il chez les anciens un autre fens que
nous ne lui donnons plus: il fîgnifioit nourriture.
Educit objîetrix , dit Varron; ediicat nutrîx , inJUtuit
Tfdagogus, docet magijier (5). AMi l'éducation,
Jmilitution, l'inftruftion font trois chofes aufli diffé-
rentes dans leur objet , que la gouvernante , le pré-
cepteur & le maître. Mais ces diflinélions font mal
entendues; ôl pour être bien conduit, l'enfant ne
doit fuivre qu'un feul guide.
Il faut donc généralifer nos vues , & confidérer
dans notre élevé l'homme abftrait , i'I^omm.e expofé
à tous les accidens de la vie humaine. Si les hommes
naifloient attachés au fol d'un pays, fi la même fai^
fon duroit toute l'année , fi chacun tenoit à fa fortu-
ne de manière à n'en pouvoir jamais changer , la
pratique établie feroit bonne à certains égards; l'en-
fant élevé pour fon état , n'en fortant jamais , ne
pourroit être expofé aux inconvéniens d'un autre.
Mais vu la mobilité des chofes humaines ; vu l'efprit
inquiet & remuant de ce fiecle qui bouleverfe tout ^
çha-
<4) Tufcul. V.
(5) î{on. Ma:celL
otT DE L'EDUCATION. iz
chaque génération , peut- on concevoir une méthode
plus infenfée que d'élever un enfant comme n'ayanc
jamais à fortir de fa chambre , comme devant être
fins ceffe entouré de fcs gens? Si Je malheureux fait
un feul pas fur la terre, s'il defcend d'un fcul degré,
il eil perdu. Ce n'eft pas lui apprendre à fupporter
la peine; c'eft l'exercer à la fentir.
On ne fonge qu'à conferver Ton enfant,* ce n'efl
pas affez: on doit lui apprendre à fe conferver ctanc
homme , à fupporter les coups du fort , à braver
I opulence & la mifere , à vivre s'il le faut dans les
glaces d'Iflande ou fur le brûlant rocher de Maîthe,
Vous avez beau prendre des précautions pour qu'il
ne meure pas ; il faudra pourtant qu'il meure : &
quand fa mort nefercit pas l'ouvrage de vos foins,
encore feroient-ils mal entendus. Il s'agit moins
de l'empêcher de mourir, que de le faire vivre. Vi-
vre ce n'efl pas refpirer , c'efl; agir ; c'eft faire ufa-
ge de nos organes, de nos fens, de nos facultés, de
toutes les parties de nous-mêmes, qui nous donnent
le fentiment de notre cxiflence. L'homme qui a le
plus vécu n'eft pas celui qui a compté le plus d'an-
nées ; mais celui qui a le plus fenti la vie. 'l'el s'eft
fait enterrer à cent ans, qui mourut dès fa naifTance,
II eut gagné de mourir jeune; au moins eut -il vécu
jufqu'à ce tems-là.
loute notre fagefie confifte en préjugés ferviles;
tous nos ufages ne font qu'allujettillement, gène &
contrainte. L'homme civil naît , vit , CSc meurt dans
l'efclavage: à fa najifance ou le coud dans un mail-
lot; à fi mort on le cloue dans une bière; tant qu'il
garde la figure humaine , il eil enchaîné par nos in-
nitutions.
On dit que plufieurs Sages -Femmes prétendent,
en pétriffant la tête des enhns nouveaux - nés , lui
donner une fo'rrac plus convenable: & on le foufFrel
Nos rétes feroicnt mal de h façon de l'auteur de no-
Tome L A 0 tre
I& EMILE; '
tre être: il nous les faut façonnées au -dehors par
les Sages - Femmes , & au -dedans parles Philofo-
phes. Les Caraïbes font de la moitié plus heureux
que nous.
„ A peine l'enfant efl- il forti du fein de la mère,
„ & à peine jouit -il de la liberté de mouvoir &
„ d'étendre fes membres , qu'on lui donne de nou-
„ veaux liens. On l'emmaillote , on le couche la
„ tête fixée & les jambes allongées, les bras pen-
„ dans à côté du corps ; il eft entouré de linges &
„ de bandages de toute efpece , qui ne lui permet-
, tent pas de changer de fituation. Heureux û on
5, ne l'a pas ferré au point de l'empêcher de refpi-
„ rer , & li on a eu la précaution de le coucher fur
„ le côté , afin que les eaux qu'il doit rendre par la
„ bouche , puifltnt tomber d'elles - mêmes ; car il
„ n'auroit pas la liberté de tourner la tête fur le cô-
„ té pour en faciliter l'écoulement (6)".
L'enfant nouveau -né a befoin d'étendre & de
mouvoir fes membres, pour les tirer de l'engourdis-
fement où , rafifemblés en un peloton , ils ont refi:é
û long-tems. On les étend, il eft vrai, mais on
les empêche de fe mouvoir ; on afilijettit la tête-mê-
me par des têtières : il femble qu'on a peur qu'il n'aie
l'air d'être en vie.
Ainfi l'impulfion des parties internes d'un corps
qui tend à l'accroifiTement , trouve un obftacle infur-
montable aux mouvemens qu'elle lui demande. L'en-
fant fait continuellement des efibrts inutiles qui épui-
fent fes forces ou retardent leur progrés. Il étoic
moins à l'étroit, moins gêné, moins comprimé dans
l'amnios , qu'il n'eft dans fes langes : je ne vois pas
ce qu'il a gïigné de naître.
L'inaftion , la contrainte où l'on retient les mem-
bres d'un enfant, ne peuvent que gêner la circula-
tion
(6) Hitt. Nac. T. IV. p, 190. iiM2.
ô u & E L*E D U C A T I O N. ift
tion du fang ,. des humeurs , empêcher l'enfant de
fe fortifier , de croître , & altérer Ta conftitutioil.
Dans les lieux où Ton n'a point ces précautions ex-
•travagantes , les hommes font tous grands , forts,
'bien proportionnés (7). Les pays, où l'on emmail-
lote les enians,.font ceux qui fourmillent de boîTus ,
de boiteux, de cagneux, dénoués", de rachitiques,
de gens contrefaits de toute efpece. De peur que le$
<X)rps ne fe déforment par des mouvemens libres , oii
fe hâte de les déformer en les mettant en preile. On
les rendroit volontiers perclus , pour les empêchof
de s'eflropier. ^ '
Une contrainte fi cruelle pourroit -elle ne pas iri-'
fluer fur leur humeur, ainii que fur leur tempéra-
ment ? Leur premier fentiment eft un ftntiment de
douleur & de peine : ils ne- trouvent qu'obftacl'es k
tous les mouvemens dont i^s ont befoin •. plus rnal^
heureux qu'xm criminel aux fers, ils font de vains ef-
forts, ils s'irritent, ils crient. Leurs pre-tiieres voix,-
dites- vous , font des pleurs ? je le crois bien: vous
les contrariez dès leur nailTance ; les premiers dons
qu'ils reçoivent de vous font des chaînes ; le;? pre-
miers traitemens qu'ils éprouvent font des tourmen?.
N'ayant rien de libre que la voix , comment ne s'en
ferviroient-ils pas pour fe plaindre? Ils crient du maf
que vous leur faites : ainfi garotiés , vous crieriez plus
fort qu'eux.
D'où vient cet ufage déraifonnable "? d'un ufage
dénaturé. Depuis que les mères, méprifant leur pre-
mier devoir , n'ont plus voulu nourrir leurs enfans;
il a fallu les confier à des femmes mercenaires , qui,
fe trouvant ainfi mères d'enfans étrangers pour qui'
la nature ne leur difoit rien , n'ont cherché qu'à s'é-
pargner de la peine. Il eut fallu veiller fans ceflè
îlirun enfant en liberté: mais quand il cft bien lié.
On
(7) \'o)\z la note 14.
Xi, EMILE,
on le jette dans un coin fans s'embarraflèr de fes cris.
Pourvu qu'il n'y ait pas des preuves de la négligence
de la nourrice ; pourvu que le nourriçon ne fe caflè
ni bras ni jambe, qu'importe au furplus qu'il périflè,
ou qu'il demeure infirme le refle de fes jours ? On
conferve fes membres aux dépens de fon corps ; & ^
quoi qu'il arrive , la nourrice eft difculpée.
Ces douces mères , qui débarralTées de leurs en-
fans , fe livrent gaiment aux amufemens de la ville ,
favent - elles cependant quel traitement l'enfant dans
fon maillot reçoit au village? Au moindre tracas qui
furvient , on le fufpend à un clou comme un paquet
de hardes ; & tandis que , fans fe prelfer , la nourrice
vaque à fes affaires , le malheureux refle ainfi cruci-
fié. Tous ceux qu'on a trouvés dans cette fituation ,
avoient le vifage violet : la poitrine fortement com-
primée ne lailfant pas circuler le fang > il remontoit
à la tête ; & l'on croyoit le patient fort tranquille ^
parcequ'il n'avoit pas la force de crier. J'jgnorô
combien d'heures un enfant peut refier en cet état
fans perdre la vie, mais je doute que cela puiffe aller
fort loin. Voilà , je penfe , une des plus grandes
commodités du maillot.
On prétend que les enfarls en liberté pourroient
prendre de mauvaifes fituations , & fe donner des
mouvemens capables de nuire à la bonne conforma-
tion de leurs membres. C'e(l-là un de ces vains
raifonnemens de notre fauffe fageffe, & que jamais
aucune expérience n'a confirmés. De cette multitude
d'enfans qui chez des peuples plus fenfés que nous^
font nourris dans toute la liberté de leurs membres,
on n'en voit pas un feul qui fe blefle, ni s'efîropie :
ils ne fauroient donner à leurs mouvemens la force
qui peut les rendre dangereux , & quand ils prennent
une fituation violente , la douleur les avertit bientôt
d'en changer.
Islous ne nous fommes pas encore avifés de mettre
au
eu PE L'EDUCATION. 15
aum^llot les petits des chiens, ni des chats; voit-
on qu'il réfulte pour eux quelque inconvénient de
cette négligence? Les enfans font plus lourds; d'ao»
cord : mais à proportion ils font auffi plus foibles.
A-peine peuvent-ils fe mouvoir ; comment s'eftropie-
roient-ils? fi on les étendoit fur le dos, ilsmour-
roient dans cette fituation , comme la tortue, làns
pou voit jamais fe retourner.
Non contentes d'avoir cefle d'alaiter leurs enfans ,
les femmes ceflènt d'en vouloir faire ; la conféquence
eijt naturelle. Dès que l'état de mère efl onéreux ,
on trouve bientôt le moyen de s'en délivrer tout-à-
feit: on veut faire un ouvrage inutile, afin de le re-
commencer toujours, & l'on tourne au préjudice de
l'elpece , l'attrait donné pour la multiplier. Cet ufâ*
ge , ajouté aux autres caufes de dépopulation , nous
annonce le fort prochain de l'Europe. Les fciences^
les arts, la philofophie & les mœurs qu'elle engen-
dre, ne tarderont pas d'en faire un défert. Elle fera
peuplée de bêtes féroces ; elle n'aura pas beaucoup
changé d'habitans.
]'ai vu quelquefois le petit manège des jeunes
femmes qui feignent de vouloir nourrir leurs enfans.
On fait fe faire prefler de renoncer à cette fantaifie:
on fait adroitement intervenir les époux, les Mede*
cins , fur-tout les mères. Un mari qui oferoit con-
fentir que fa femme nourrît fon enfant, feroit un
homme perdu. L'on en feroit un afialïin qui veut fe
défaire d'elle. Maris prudens , il faut immoler à la
paix l'amour paternel ; heureux qu'on trouve à la
campagne des femmes plus continentes que les vô-
tres! Plus heureux fi le tems que celles -ci gagnent,
n'efl: pas defiiné pour d'autres que vous !
Le devoir des femmes n'efl: pas douteux : mais on
difpute Cl, dans le mépris qu'elles en font, il efl: égal
pour les enfans d'être nourris de leur lait ou d'un au-
iTje? Je tiens cette queftion, dont ks Médecins font
ks
n Ê M f L E ,-
îés Juges, pour décidée au fouhait des femmes; ^
pour moi , je penferois bien auiîl qu'il vaut mieux que
^'enfant iuce le laitd'une nourrice enfanté, que d'une
mère gâtéé^ s'il avoit quelque nouveau mal à crain-
dre du même fing dont il eft formé.
Mais la queftion doit -elle s'envifager feulement
pàtJet côté phyllque, & l'enfant a-t-il moins befoiii-
des foins d'une niere que de fa mamelle? D'autrea
femmes , des bêtes mêmes , pourront lui donner le lait
qu'ellq luirefufè: la follicitude maternelle nefe fup-
plée point. Celle qui nourrit l'enfant d'une autre, m
lieu du fien",cft unemauvaife mère; comment fera-t-
elle une bonne nourrice? Elle pourra le devenir , mais
lentement, il faudra que l'habitude change la nature;
& l'enfafit m^al foigné aura le tems dépérir cent fois,
avant que fa nourrice ait pris pour lui une tendreffe
de mère.
De cet avantage - même réfulte un inconvénient ,
qui feul devroit ôter à toute femme fenfible le coura-
ge de faire nourrir fon enfant par line autre : c'eil
celui de partager le droit de mère, ou plutôt de l'a-
liéner; de voir fon enfant aimer une autre femme ,
autant & plus qu'elle; de fentir que la tendreffe qu'il
conferve pour fi propre mère eft une grâce , & que
eelle qu'il a pour fa mère adoptive eft un devoir: car
où j'ai trouvé les foins d'une mère , ne dois -je pas
l'attachement d'un fils?
La manière dont on remédie à cet inconvénient ,
ell d'infpirer aux enfans du mépris pour leur nourri-
ce, en les traitant en véritables fervantes. QLiand leur
fervice eft achevé, on retire fenfant , ou l'on con-
gédie la nourrice; à force de la mal recevoir, on la
rebute de venir voir fon nourriçon. Au bout de quel-
ques années , il ne la voit plus , il ne la connoît plus.
La mère qui croit fe fubftituer à elle , & réparer fa
négligence par fa cruauté , fe trompe. Au lieu de
faire un tendre fils d' un nourriçon dénaturé, ellel'cxer-
ou DE L'EDUCATION. 17
ce à l'ingratitude ; elle lui apprend à méprifer un jour
celle qui lui donna la vie, comme celle qui la nour-
ri de fon lait.
Combien j'ihOfterois fur ce point, s'il étoit moins
décourageant de rébattre en vain des fujets utiles?
Ceci tient à plus de chofes qu'on ne penfc.^ Voji-
lez- vous rendre chacun à Tes premiers devoirs, com-
mencez par les mères; vous ferez étonnés des chan-
gemens que vous produirez. Tout vient fucceflîve-
ment de cette première dépravation : tout l'ordre
moral s'altère ; le naturel s'éteint dans tous les cœurs ;
l'intérieur des maifons prend un air moins vivant; le
fpeftacle touchant d'une famille naiffante n'attache
plus les maris , n'impofe plus d'égards aux étrangers 5
on refpeéle moins la mère dont on ne voit pas les
enfans; il n'y a point de réfidence dans les familles;
l'habitude ne renforce plus les liens du fang ; il n'y
à plus ni pères, ni m-eres , ni enfans, ni frères,^ ni
fœurs; tous fe connoiflent à peine, comment s'ai-
meroient-ils ? Chacun ne fonge plus qu'à foi. Quand
la maifon n'efl: qu'une tride folitude , il faut bien al-
ler s'égayer ailleurs.
Mais que les mères daignent nourrir leurs enfans»
les mœurs vont fe réformer d'elles-mêmes, les fen-
timens de la nature fe réveiller dans tous les cœurs ;
l'Etat va fe repeupler; ce premier point , ce point feul va
tout réunir. L'attrait de la vie domellique efl: le meilleur
contre- poifon des mauvaifes mœurs. Le tracas des
enfans qu'on croit importun devient agréable ; il rend,
le père & la mère plus néceflaires , plus chers l'un à
Tauti-e, il refferre entre eux le lien conjugal. Qi.iand
la famille eft vivante & animée, les foins domelliques
font la plus chère occupation de la femme & le plus
doux amufement du mari. Ainfi de ce fcul abus cor-
rigé réfulteroit bientôt une reforme générale ; bien-
lot la nature auroit repris tous fss droits. Qu'une
Tme l » foi»
ii EMILE,
fois les femmes redeviennent mères , bientôt les hom-
mes redeviendront pères & maris.
Difcours fuperflus ! l'ennui même des plaifirs dil
inonde ne ramené jamais à ceux-là. Les femmes
ont celTé d'être mercs; elles ne le feront plus; elles
r\€ veulent plus l'être. Quand elles le voudroicnt, à
peine le pourroient- elles : aujourd'hui que Tufage
contraire eft établi, chacune auroit à combattre l'op-
pofition de toutes ce! les qui l'approchent, liguées con-
tre un exemple que les unes n'ont pas donné & que
les autres ne veulent pas fuivre.
Il fe trouve pourtant quelquefois encore de jeunes
pcrfonnes d'un bon naturel, qui, fur ce point ofanc
braver l'empire de la mode & les clameurs de leur
fexe, remplilTent avec une vertueufe intrépidité ce
devoir fi doux que la nature leur impufe. Puiffe leur
nombre augmenter par l'attrait des biens deftinés à
celles qui s'y livrent! Fondé furd^-^s conféquenccsque
donne le plus (impie raifonnement , & fur des obfer-
vations que je n'ai jamais vu démenties , j'ufc pro-
mettre à ces dignes mères un attachement folide &
conftant de la part de leurs maris , une tendreflc
vraiment filiale de la part de leurs enfans , l'eftime &
le refpe6l du public, d'heureufes couches fans acci-
dent & fans fuite , une fanté ferme & vigoureufe ,
enfin le plaifir de le voir un jour imiter par leurs fil-
les, & citer en exemple à celles d'autrui.
Point de mère, point d'enfant. Entre eux les de-
voirs font réciproques, & s'ils font mal remplis d'un
côté , ils feront négligés de l'autre. L'enfant doit ai-
mer fa mère avant de favoir qu'il le doit. Si la voix
du fang n'efl: fortifiée par fhabitude & les foins , elle
s'éteint dans les premières années, & le cœur meurt,
pour ainfi dire, avant que de naître. Nous voilà dès
les premiers pas hors de la nature.
Oa en fore encore par une route oppofée, lorfquau
Iku
/
bv iJÊ L'EDUCATION. tf
Heu de négliger les Ibins de mère , une femme les
porte à l'excès ; lorfqu'elle fait de fon enfant fon ido-
le ; qu'elle augmente & nourrit fa foiblelTe pour l'em-
pêcher de la fentir , & qu'elpérant le fouftraire aux
loix de la nature, elle écarte de lui des atteintes pé-
nibles , fans fonger combien , pour quelques incom-
modités donc elle le préferve un moment , elle accu-
mule au loin d'accidens & de périls far fa tête , &
combien c'efl: une précaution barbare de prolonger la
foiblefle de l'enfance fous les fatigues des hommes
faits. Thétis, pour rendre fon fils invulnérable , le
plongea , dit la fable , dans l'eau du flyx. Cette al-
légorie eft belle 6c claire. Les mères cruelles, dont je
parle, font autrement: à force de plonger leurs en-
fans dans la moliefie, elles les préparent à la fouf-
france , elles ouvrent leurs pores aux maux de toute
efpece, dont ils ne manqueront pas d'être la proie
étant grands.
Obfervez la nature , & fuivez la route qu'elle vousf
trace. Elle exerce continuellement les enfans ; elle
endurcit leur tempérament par des épreuves de tou-
te efpece ; elle leur apprend de bonne heure ce que
c'efl: que peine & douleur. Les dents qui percenc
leur donnent la fièvre : des coliques aigties leur don-
nent des convulfions ; de longues toux les fuffoquent ;
les vers les tourmentent ; la pléthore corrompt leur
fang; des levains divers y fermentent, & caufenc
des éruptions périlleufes. Prefque tout le premier âge
efl: maladie & danger : la moitié des enfans qui nais-
fent, périt avant la huitième année. Les épreuves fai-
tes, l'enfant a gagné des forces, & fitôt qu'il peuc
Ufer de la vie , le principe en devient plus aflliré.
Voilà la règle de la nature. Pourquoi la contra-
riez-vous? Ne voyez-vous pas qu'en penfant la cor-
riger , vous détruilez fon ouvrage , vous empêchez
l'effet de fes foins ? Faire au ► dthors ce qu elle faic
au - dedans , c'eft , fdon vous , redoubler le danger 5
B 2 ^
Id EMILE,
& au contraire c'eCl y faire diverfion , c'efl: Textê-
nuer. L'expérience apprend qu'il meurt encore plus
d'enfans élevés délicatement que d'autres. Pourvu
qu'on ne paffe pas la mefure de leurs forces , on rif-
que moins à les employer qu'à les ménager. Exer-
cez ' les donc aux atteintes qu'ils auront à fupporter
un jour. EndurcifTez leur corps au intempéries des
faifons , des climats , des élémens ; à la faim , à la
foif, à la fatigue ; trempez- les dans l'eau du flyx.
Avant que l'habitude du corps foit acquife , on lui
donne celle qu'on veut flins danger : mais quand une
fois il efl dans fa confiftance , toute altération lui de-
vient périlleufe. Un enfant fupportera des change-
mens que ne fupporteroit pas un homme: les fibres
du premier, molles & flexibles, prennent fans effort
le pli qu'on leur donne ; celles de l'homme , plus en-
durcies , ne changent plus qu'avec violence le pli
qu'elles ont reçu. On peut donc rendre un enfant ro-
bufte fans expofer fa vie & fa fanté ; & quand il y
auroit quelque rifque, encore ne faudroit-il pas ba-
lancer. Puifque ce font des rifques inféparables de la
vie humaine, peut -on mieux faire que de les rejet-
ter fur le tems de fa durée où ils font le moins défa-
vantageux?
Un enfant devient plus précieux en avançant en
âge. Au prix de fa perfonne fe joint celui des foins
qu'il a coûtés ; à la perte de fa vie fe joint en lui le
fôntiment de la mort. C'ell donc furtout à l'avenir
qu'il faut fonger en veillant à fa confervation; c'efl:
contre les maux de la jeuneile qu'il faut f armer , avant
qu'il y foit parvenu : car û le prix de la vie augmente
jufquà l'âge de la rendre utile , quelle folie n'eft-ce
point d'épargner quelques maux à l'enfance, en les
multipliant fur l'âge de raifon? Sont -ce là les leçons
du maître?
Le fort de l'homme efl: de foufî'rirdans tous les tems.
Le foin même de fa confervation efl: attaché à la pei-
ne.
ou D E L'EDUCATION. ti
ne. Heureux de ne connoître dans Ton enfance qui
les maux phyfiques ! maux bien moins cruels , bien
moins douloureux que les autres , & qui bien plus ra-
rement qu'eux nous font renoncer à la vie. On ne fe
tue point pour les douleurs de la goûte ; il n'y a gue-
r-es que celles de l'ame qui produifent le dérefpoir.
Nous plaignons le fort de l'enfance, & c'eft le nôtre
qu'il faudroit plaindre. Nos plus grands maux nous
viennent de nous.
En nailïimt , un enfant crie; fa première enfnnce
fe paiTe à pleurer. '1 antôt on l'agite , on le flatte
pour l'appaifer; tantôt on le menace, on le bat pour
le faire taire. Ou nous faifons ce qui lui plaît , ou
nous en exigeons ce qui nous plaît : ou nous nous
foumettons à fcs fantaifies, ou nous le fou mettons
aux nôtres: point de milieu, il fâut qu'il donne des
ordres, ou qu'il en reçoive, Ainfi fcs premières idées
font celles d'empire Ck de fervitude. Avant de favoir
parler , il commande ; avant de pouvoir agir , il
obéit; & quelquefois on le châtie avant qu'il puiffe
connoître fes fautes ou plutôt en commettre. C eft
ainfi qu'on verfede bonne heure dans fon jeune cœur
les paiïions qu'on impute enfuite à la nature , & qu'a-
près avoir pris peine à le rendre méchant, on fe plaine
de le trouver tel.
Un enfant piffe fix ou fept ans de cette manière
entre les mains des femmes, victime de leur caprice
& du fien : & après lui avoir fait apprendre ceci &
cela ; c'eft - à - dire , après avoir chargé fa mémoire
ou de mots qu'il ne peut entendre , ou de chofes qui
ne lui font bonnes à rien ; après avoir étouffé le na-
turel par les paftions qu'on a fait naître, on remet ccc
étrefa6lice entre les mains d'un précepteur, lequel
achevé de développer les germes artificiels qu'il trou-
ve déjà tout formés , & lui apprend tout , hors à fe
connoître, hors à tirer parti de lui -même, hors à
favoir vivr€ (Si fe rendre heureux. Enfin quand cet
B 3 CH"
%^ EMILE,
enfant efclave & tyran , plein de fcience & dépour-
vu de fens , également débile de corps & dame , eft
jette dans le monde; en y montrant fon ineptie, fon
orgueil & tous f<^s vices, il fait déplorer la mifere ôc
la perverlité humaines. Onfe trompe; c'efl là l'hom-
me de nos fantaifies ; celui de la nature tft fait au-
irement.
Voulez -vous donc qu'il garde fa forme originel-
le? Confervez-Ia des l'inllant qu'il vient au monde.
Sitôt qu'il naît, emparez- vous de lui , & ne le quit-
tez plus qu'il ne foit homme: vous ne réuflirez jamais
fans cela. Comme la véritable nourrice ell la mère ,
le véritable précepteur eft le père. Qu'ils s'accordent
dans l'ordre de leurs fondions rjnfi que dans leur fys-
lême: que des mains de l'un l'enfant pafle dans cel-
les de l'autre. Il fera mieux élevé par un père judi-
cieux & borné , que par le plus habile maître du mon-
de ; car le zèle fuppléera mieux au talent , que le ta-
lent au zèle.
Mais les affaires , les fondions , les devoirs
Ah les devoirs ! fans doute le dernier eft celui de pè-
re (9)? Ne nous étonnons pas qu'un homme, donc
la femme a dédaigné de nourrir le fruit de leur union ,
dédaigne de l'élever. 11 n'y a point de tableau plus
charmant que celui de la famille , mais un feul traiç
man-
(9) Quand on lit dans Plutarque que Caton le Cenfeur ,
qui gouverna Rome avec tant de gloire, éleva lui-même fon
fils dès le berceau, & avec un tel foin, qu'il quittoit tout pour
être prêtent quand la Nourrice , c'eft-à-dire, la Mère le re-
muoit & le lavoit ; quand on lit dans Suétone qu'A ugufte ,
maître du monde , qu'il avoit conquis & qu'il régiiToit lui-
înême, enfeignoit lui-même à fes petits- iils à écrire, à na-
ger, les élémens des Sciences , & qu'il les avoit fans ceffc
autour de lui ,* on ne peut s'empêcher de rire des petites
bonnes -gens de ce tems-!à, qui s'amufoient à de pareilles
niaiferies; trop bornés, fans doute, pour favoir vaquer aux
frondes aiTûires des grands hommes de nos joiirs.
ou DE L'EDUCATION. 25
manqué défigure tous les autres. Si la mère a trop
peu de fanté pour être nourrice, le père aura urop
d'affaires pour être précepteur. Les enfans, éloignes,
difperfés , dans des penfions , dans des couvens , dans
des collèges , porteront ailleurs l'amour de la maifon
paternelle, ou pour mieux dire, ils y rapporteront
l'hiibitude de n'être attachés à rien. Les frères 6l les
fœurs fe connoîtront à peine. Quand tous feront ras-
femblés en cérémonie , ils pourront être fort polis
entre eux; ils fe traiteront en étrangers. Sitôt qu'il
n'y a plus d'intimité entre les parens, fitot que Ih fo-
ciété de la famille ne fait plus la douceur de la vie,
il faut bien recourir aux mauvaifes mœurs pour y fjp-
pléer. Où eft l'homme alTcz Ilupidc pour ne pas voir
la chaîne de tout cela ?
Un père, quand il engendre & nourrit des enfans,
ne fait en cela que le tiers de ù tâche. Il doic des
hommes à fon efpece , il doit à la focieté des hom-
mes fociables , il doit des citoyens à l'Etat. Tout
homme qui peut payer cette triple dette , & ne le
fait pas, efl coupable, & plus coupable, ptiiL-eLre,
quand .il la paye à demi. Celui qui ne peut remplir
les devoirs de père n'a point droit de le devenir. 11
n'y a ni pauvreté , ni travaux , ni refpe6t humain
qui le difpenfent de nourrir fes enfans , & de les éle-
ver lui-même. Lecteurs, vous pouvez m'en croire.
]e prédis à quiconque a des entrailles & néglige de Ci
faints devoirs , qu'il verfera long-tems fur fa faute
des larmes ameres , & n'en fera jamais confolc.
Mais que fait cet homme riche, ce père de famil-
le fi affairé , & forcé félon lui de laifTcr Ç^^s enfans à
l'abandon? Il paye un autre homme pour remplir fes
foins qui lui font à charge. Ame vénale ! crois - tu
donner à ton fils un autre père avec de l'argent ? Ne
t'y trompe point; ce n'ell pas même un nuitre que
tu lui donnes , c^ell un valet. Il en formera bientôc
un fécond.
B 4 Oa
54 EMILE,
On raifonne beaucoup fur les qualités d'un bon
gouverneur. La première que j'en exigerois , & cel-
le-là feule en fuppofe beaucoup d'autres, c'eft de
n'être point un homme à vendre. Il y a des métiers
fi nobles qu'on ne peut les faire pour de l'argent fans
fe montrer indigne de les faire: tel efl: celui de l'hom-
me de guerre ; tel ell celui de l'inftituteur. Qui donc
élèvera mon enfant ? Je te fai déjà dit , toi-même.
Je ne le peux. Tu ne le peux ! .^ Fais-toi donc un
ami. Je ne vois point d'autre relTource.
Un gouverneur! ô quelle ame fublime.... en vé-
fité , pour faire un homme , il faut être ou père,
ou -plus qu'homme foi - même. Voilà la fon6lion que
vous confiez tranquillement à des mercenaires.
Plus on y penfe , plus on apperçoit de nouvelles
difficultés. Il faudroit que le gouverneur eût été
élevé pour fon élevé , que fes domelliques euffent été
élevés pour leur maître , que tous ceux qui l'appro-
chent euffent reçu les impreflions qu'ils doivent lui
communiquer ; il fiiudroic d'éducation en éducation
remonter jufqu'on ne fait où. Comment fe peut - il
qu'un enfant foit bien élevé par qui n'a pas été bien
.élevé lui-même?
Ce rare mortel efl:- il introuvable? Je l'ignore. En
ces tems d'avililTement , qui fait à quel point de ver-
tu peut atteindre encore une ame humaine ? Mais
fuppofons ce prodige trouvé. C*eft en confidérant
ce qu'il doit faire , que nous verrons ce qu'il doit
être. Ce que je crois voir d'avance efl qu'un père
qui fentiroit tout le prix d'un bon gouverneur , pren-
droit le parti de s'en paflèr; car il mettroit plus de.
peine à facquerir qu'à le devenir lui-même. Veut- il
■ donc fe faire un ami ? Qti'il élevé fon fils pour l'ê-
tre ; le voilà difpenfé de le chercher ailleurs , & la
. Iiature a déjà fait la moitié de fouvrage.
^'^^'' Quelqu'un" dont je ne connois que le rang , m'a fait
pyopofer d'élever fon fils, j^i m'a fait beaucoup d'hoH-
ou DE L'EDUCATION. ij
neur fans doute; mais loin de fe plaindre de mon re-
fus, il doit fe louer de ma difcrédon. Si j'avois ac-
cepté fon offre & que j'eulTe erré dans ma méthode ,
c'étoit une éducation manquée : fi j'avois réuffi,
c'eût été bien pis. Son fils auroit renié fon titre; il
n'eût plus voulu être Prince.
Je fuis trop pénétré de la grandeur des devoirs
d'un Précepteur , je fens trop mon incapacité pour
accepter jamais un pareil emploi de quelque parc
qu'il me foie offert; & l'intérêt de l'amitié même,
ne feroit pour moi qu'un nouveau motif de refus. Je
crois qu'après avoir lu ce livre , peu de gens feront
tentés de mie faire cetce offre , & je prie ceux qui
pourroiencrétre^de n'en plus prendre l'inutile peine.
J'ai fait autrefois un fuffifant effai de ce métier pour
être affuré que je n'y fuis pas propre , & mon étac
m'en difpen feroit quand mes taltns m'en rendroienC
capable, j'ai cru devoir cette déclaration publique
à ceux qui paroiflènt ne pas m'accorder affez d'elti-
me pour me croire fincere & fondé dans meg réfo-
lutions.
Hors d'état de remplir la tâche la plus utile , j'o-
ferai du moins eflayer de la plus aifée; à l'exemple
de tant d'auires je ne mettrai point la main à l'œu-
vre , mais à la plume , & au lieu de faire ce qu'il
faut, je m'efforcerai de le dire.
Je fais que dans les entreprifes pareilles à celle-ci,
l'auteur , toujours à fon aife dans des fyftemes qu'il
çftdifpenfé de mettre en pratique, donne fans peine
beaucoup de beaux préceptes impoffibies à fuivre,
& que faute de détails & d'exemples , ce qu'il dit
même de pratiquable refte fans ufage , quand il n'en
a pas montré l'application.
J'ai donc pris le parti de me donner un élevé ima-
ginaire, de me fuppofer l'âge, la fanté, les connoif-
fences , & tous les talens convenables pour travailler
à fon éducation , de la conduire depuis le moment ôc
^ 5 ft
^6 EMILE;
fa naiffance jufqu'à celui où devenu homme fait, il
n'aura plus befoln d'autre guide que de lui-même. Cet-
te méthode me paroît utile pour empêcher un auteur
^ui fe défie de lui , de s'égarer dans des vifions ; car
àès qu'il s'écarte de !a pratique ordinaire , il n'a qu'à fai-
re l'épreuve de la Tienne fur fon éîeve; il fentira bien-
tôt, ou lelefteur fentira pour lui, s'il fuit le progrès de
J'enfance , & la marche naturelle au cœur humain.
Voilà ce que j'ai tâclîé de faire dans toutes les dif-
ficultés qui fe font préfentées. Pour ne pas groffir
inutilement le livre, je me fuis contenté de pofer les
principes dont chacun devoit fentir la vérité. Mais
quant aux règles qui pouvolent avoir befbin de preu-
ves , je les ai toutes appliquées à mon Emile ou à
d'autres exemples , & j'ai fait voir dans des détails
très-étendus, commentée quej'établiffoispouvoit être
pratiqué : tel ert du moins le plan que je me fuis pro-
pofé de fuivre. C'eft au lecteur a juger fi j'ai réuffi.
Il efl arrivé de-Ià que j'ai d'abord peu parlé d'Emi-
le , parceque mes premières maximes d'éducation ,
bien que contraires à celles qui font établies , font
d'une évidence à laquelle il eft difficile à tout homme
raifonnable de refufer fon confentement. Mais à me-
fure que j'avance , mon élevé , autrem.ent conduit
que les vôtres , n'eft plus un enfant ordinaire; il lui
faut un régime exprès pour lui. Alors il paroît plus
fréquemment fur la fcene , & vers les derniers tems
je ne le perds plus un moment de vue jufqu'à ce que,
quoi qu'il en dife , il n'ait plus le moindre befoia
de moi.
Je ne parle point ici des qualités d'un bon Gouver-
neur , je les fuppofe, & je me fuppofe moi-même
doué de toutes ces qualités. En lifant cet ouvrage , on
verra de quelle libéralité j'ufe envers moi.
Je remarquerai feulement, contre l'opinion com-
mune , que le Gouverneur d'un enfant doit être jeu-
ne, & naême aufli jeune que peut l'être un homme
fage.
bu DE UEDUCATiON. 'Zf
fage, Je voudrois qu'il fût lui-même enfant s'il étoit
poflîble , qu'il pût devenir le compagnon de fon Ele-
vé , & s'attirer fa confiance en partageant fes amufe-
mens. 11 n'y a pas allez de chofes communes entre
l'enfance & l'âge mûr , pour qu'il fe forme jamais un
attachement bien folide à cette diflance, ' Les enfans
flattent quelquefois les vieillards , mais ils ne les ai-
ment jamais.
On voudroit que le Gouverneur eût déjà fait une
éducation. C'eft trop; un même homme n'en peut
faire qu'une : s'il en falloit deux pour réuffir , de que!
droit entreprendroit-on la première?
Avec plus d'expérience on fauroit mieux faire ,
mais on ne le pourroit plus. Quiconque a rempli cet
état une fois affez bien pour en fentir toutes les pei-
nes , ne tente point de s'y rengager , & s'il l'a mal
rempli la première fois , c'eft un mauvais préjugé
pour la féconde.
Il eft fort différent , j'en conviens , de fuivre un
jeune homme durant quatre ans , ou de le conduire
durant vingt- cinq. Vous donnez un Gouverneur h
votre fils déjà tout formé ; moi je veux qu'il en ait un
avant que de naître. Votre homme à chaque luflre
peut changer d'élevé ; le mien n'en aura jamais qu'un.
Vous diflinguez le Précepteur, du Gouverneur: au-
tre folie ! Diftinguez - vous le Difciple, de l'Elevé?
Il n'y a qu'une fcience à enfeigner aux enfans ; c'tft
celle des devoirs de l'homme. Cette fcience eft une ,
& , quoi qu'ait dit Xenophon de l'Education des Per-
fes, elle ne fe partage pas. Au refle, j'appelle plu-
tôt Gouverneur que Précepteur le Maître de cette
fcience ; parcequ'il s'agit moins pour lui d'inflruire
que de conduire. Il ne doit point donner de précep-
tes , il doit les faire trouver.
, S'il faut choifir avec tant de foin le Gouverneur,
\\ lui eft bien permis de choifir aufti fon Elevé, fur-
!tout quacd il s'agit d'un modèle k propoiér. Ce
choix
jS EMILE,
choix ne peut tomber ni fur le génie ni fur le carac-
tère de l'enfant, qu'on ne connoîc qu'à la fin de l'ou-
vrage , & que j'adopte avant qu'il foit né. Quand
je pourrois choifir, je ne prendrois qu'un efprit com-
mun tel que je fuppofe mon Elevé. On n'a befoin
d'élever que les hommes vulgaires ; leur éducation
doit feule fervir d'exemple à celle de leurs femblables.
Les autres s'élèvent malgré qu'on en ait.
Le pays n'efl pas indifférent à la culture des hom-
mes; ils ne font tout ce qu'ils peuvent être que dans
les climats tempérés. Dans les climats extrêmes le
défavantage eft vifible. Un homme n'eft pas planté
comme un arbre dans un pays pour y demeurer tou-
jours, & celui qui part d'un des extrêmes pour arri-
ver à l'autre , ell forcé de faire le double du chemin
que fait pour arriver au même terme celui qui part du
terme moyen.
Que l'habitant d'un pays tempéré parcoure fuccef-
fivement les deux extrêmes, fon avantage eft encore
évident : car bien qu'il foit autant modifié que celui
qui va d'un extrême à l'autre , il s'éloigne pourtant
de la moitié moins de fa conftitution naturelle. Un
François vit en Guinée & en Laponie ; mais un Nè-
gre ne vivra pas de même à Tornea , ni un Samoyé-
de au Bénin. Il paroît encore que l'organifation du
cerveau eft moins parfaite aux deux extrêmes. Les
Nègres ni les Lapons n'ont pas le fens des Euro-
péens. Si je veux donc que mon élevé puifle être
habitant de la terre, je le prendrai dans une zon^s
tempérée , en France , par exemple , plutôt qu'ail-
leurs.
Dans le Nord les hommes confomment beaucoup
fur un fol ingrat ; dans le Midi ils confomment peu
fur un fol fertile. De-là naît une nouvelle différence
qui rend les uns laborieux & les autres contemplatifs.
La fociété nous offre en un même lieu l'image de ces
fyprences entre les pauvres & les riches. Les pre-
î;nier%
ou tïR I^'EDUCATION. a^
tniers habitent le fol ingrat , & les autres le pays
fertile.
Le pauvre n'a pas befoin d'éducation ; celle de
fon état efl forcée, il n'en fauroit avoir d'autre: au
contraire, l'éducation que le riche reçoit de fon état,
cft celle qui lui convient le moins & pour lui • même
<& pour la fociété. D'ailleurs l'éducation naturelle
doit rendre un homme propre à toutes les conditions
humaines : or il eft moins raifonnable d'élever un
pauvre pour être riche qu'un riche pour être pau-
vre ; car à proportion du nombre des deux états ,
il y a plus de ruinés que de parvenus. Choififlbns
donc un riche: nous ferons fûrs au moins d'avoir fait
un homme de plus , au lieu qu'uh pauvre peut deve-
nir homme de lui-même.
Par la même raifon , je ne ferai pas fâche qu'Êmî-
le ait de la naiffance. Ce fera toujours une vi6lime
arrachée au préjuge.
Emile efl: orphelin. Il n'importe qu'il ait fon père
& fa mère. Chargé de leurs devoirs , je fuccede à
tous leurs droits. 1) doit honorer ks parens , mais
il ne doit obéir qu'à moi. C'eft ma première ou plu-
tôt ma feule condition.
j'y dois ajouter celle-ci, qui n'en efl: qu'une fui-
te , qu'on ne nous ôtera jamais l'un à l'autre que de
notre confentement. Cette claufeefl:eflèncielle, &
je voudrois même que l'Elevé & le Gouverneur fè
regardafl^ent tellement comme inféparables , que le
fort de leurs jours fût toujours entre eux un objet
commun. Sitôt qu'ils tnvilligeuc dans l'cloignement
leur féparation , fuôt qu'ils prévoient le moment qui
doit les rendre étrangers l'un à l'autre , ils le font dé-
jà: chacun fait fon petit fyflême à part, & tous
deux, occupés du tcms où ils ne feront plus enftm-
ble, n'y relient qu'à contre -cœur. Le Difciple ne
regarde le Maître que comme l'enfeigne & le fléau
de l'enfance j le Maître ne regarde le Difciple que
corn*
§« É M I L tç
comme un lourd fardeau dont il brûle d'être de'char^
gé: ils afpirent de concert au moment de fe voir de'-
livrés l'un de l'autre , & comme il n'y a jamais entre
eux de véritable attachement , l'un doit avoir peu de
vigilance , l'autre peu de docilité.
Mais quand ils fe regardent comme devant paflèr
leurs jours enfemblej il leur importe de le faire aimer
Yuù de l'auire , & par cela même ils fe deviennent
chers. L'Elevé ne rougit point de fuivre dans fôn
enfance l'ami qu'il doit avoir étant grand ; le Gou-
verneur prend intérêt à des foins dont il doit recueil-
lir le fruit , ôi. tout le mérite qu'il donne à foïi Elevé
eft un fond qu'il place au profit de fes vieux jours.
Ce traité, fait d'avance, fuppofe unaccoiichemene
heureux p un enfant bien formé , vigoureux & fain.
Un père n'a point de choix & ne doit point avoir de
préférence dans la famille que Dieu lui donne : tous
fes enfans font également fes enfans ; il leur doit à
tous les mêmes foins & la même tendrelîè. Qu'ils
foient eflropiés ou non , qu'ils foient languiflans ou
robuftes , chacun d'eux e[\ un dépôt dont il doit
compte à la main dont il le tient, Ck le mariage eft
un contrat fait avec la nature aufli bien qu'entre les
conjoints.
Mais quiconque s'impofe un devoir que la nature
tie lui a point impofé, doit s'aiTurer auparavant des
moyens de le remplir ; autrement il fe rend compta-
ble, même de ce qu'il n'aura pu faire. Celui qui fe
charge d'un Elevé infirme & valétudinaire, change
fà fonftion de Gouverneur en celle de Garde-malade ;
jl perd , à foigner une vie inutile , le tems qu'il deftinoit
à en augmenter le prix ; il s'expofe à voir une mère
ëplorée lui reprocher un jour la mort d'un fils qu'il lui
aura long-tems confervé.
Je ne me chargerois pas d'un enfant maladif & ca-
cochime , dût-il vivre quatre-vingts ans. Je ne veux
point d'un élevé toujours inutile à lui-même & aux
au-
Otj CE L'EDUCATIOÎT. ^%
autres , qui s'occupe uniquement à fe conferver , &
dont le corps nuife à l'éducation de l'ame. Qiie fe-
rois'je en lui prodigant vainement mes foins, finon
doubler la perte de la fociété & lui ôter deux hom-
mes pour un ? Qu'un autre à mon défaut fe charge
de cet infirme , j'y confens, & j'approuve fa chari-
té; mais mon talent à moi n'efl; pas celui-là : je ne
fais point apprendre à vivre à qui ne fonge qu'à
s'empêcher de mourir.
Il faut que le corps ait de la vigueur pour obéir k
l'ame : un bon ferviteur doit être robufte. Je fais
que l'intempérance excite les paŒons ; elle exténus
aufli le corps à la longue; les macérations, les jeû-
nes produifent fouvent le même effet par une cauie
oppofée. Plus le corps eft foible, plus il comman-
de ; plus il eft fort , plus il obéit. Toutes les paf-
fions fenfuelles logent dans des corps efféminés; ils
s'en irritent d'autant plus qu'ils peuvent moins les fa-
tisfaire.
Un corps débile aftoiblit l'ame. De- là l'empire
de la Médecine , art plus pernicieux aux hommes que
tous les maux qu'il prétend guérir. Je ne fais , pour
moi , de quelle maladie nous guérifTent les Méde-
cins, mais je fais qu'ils nous en donnent de bien fu-
neftes; la lâcheté, la pufillanimicé , la crédulité, la-
terreur de la mort: s'ils guérifTent le corps, ils tuent •
le courage. Que nous importe qu'ils fafîent marcher
des cadavres ? Ce font des hommes qu'il nous faut j
& l'on n'en voit point fortir de leurs mains.
La Médecine eft à la mode parmi nous ; elle doit
Fêtre. C'eft l'amufcment des gens oififs 6i défœu-
vrés , qui ne fâchant que faire de leur tems le pafîènt
à fe conferver. S'ils avoient eu le malheur de naître
immortels , ils feroient les plus miférables des êtres*
Une vie qu'ils n'auroicnt jamais peur de perdre, ne fe-
roit pour eux d'aucun prjx. • Il faut à ces gens-là des
Médecins qui les menacent pour les flatter, & qui
kur
f» ^ E M i L E,
leur donnent chaque jour le feul plaifir dont ils foieni
fufceptibles ; celui de n'être pas morts,
Je n'ai nul delTdn de m'étendre ici fur la vanité dé
la Médecine. Mon objet n'efl: que de la confidérer
par le côté moral. Je ne puis pourtant m'empêcher
aobferver que les hommes font, fur fon ufage, les
mêmes fophifmesque fur la recherche delà vérité. Ils
fuppofent toujours qu'en traitant un malade on le
guérit , & qu'en cherchant une vérité on la trouve :
ils ne voient pas qu'il faut balancer l'avantage d'une
guérifon que le Médecin opère, par la mort de cent
malades qu'il a tués , & l'utilité d'une vérité décou-
verte , par le tort que font les erreurs qui paffent en
même-tems. La Science qui inflruit & la Médecine
qui guérit font fort bonnes, fans doute; mais la Scien-
ce qui trompe & la Médecine qui tue font mauvai-
fes. Apprenez - nous donc à les diflinguer. Voilà lé
nœud de la queftion : fi nous favions ignorer la véri-
té, nous ne ferions jamais les dupes du menfonge ;
(1 nous favions ne vouloir pas guérir malgré la natu-
re, nous ne mourrions jamais par la main du Méde*
cin. Ces deux abflinences feroient fages ; on gagne-
roit évidemment à s'y foumettre. Je ne difpute donc
pas que la Médecine ne foit utile à quelques hommes >
mais je dis qu'elle eO: funefte au genre-humain.
On me dira , comme on fait fans ceffe , que les
fautes font du Médecin , mais que la Médecine en
elle-même efl: infaillible. A la bonne heure; mais
qu'elle vienne donc fans le Médecin : car tant qu'ils
viendront enfemble, il y aura cent fois plus à crain-
dre des erreurs de l'artifle, qu'à efperer du fecours
de l'art.
Cet art menfonger , plus fait pour les maux dé
Vefprit que pour ceux du corps, n'eH; pas plus utile
aux uns qu'aux autres : il nous guérit moins de nos
maladies qu'il ne nous eij imprime Teffroi. Il recule
moins la mort qu'il ne la fait fentir d'avance; il ufe
U
ou DE L'EDUCATION. j^
k vie au lieu de la prolonger : & quand il la prolon-
geroit , ce feroit encore au préjudice de refpece ;
puifqu il nous ôce à la fociété par les foins qu'il nous
impofe, & à nos dev^oirs par les frayeurs qu'il nous
donne. C'eft la connoifîance des dangers qui nous
les fait craindre : celui qui fe croiroic invulnérable
n'auroic peur de rien. A force d'armer Achille con-
tre le péril, le Poète lui Ôte le mérite de la valeur:
tout autre à fa place eût été un Achille au même prix.
Voulez - vous trouver des hommes d'un vrai cou-
rage? cherchez -les dans les lieux où il n'y a point
de Médecins , où l'on ignore les conféquences des
maladies , & où l'on ne fonge guère à la mort. Na-
turellement l'homme fiiit fouffrir conftamment , &
meurt en paix. Ce font les Médecins avec leurs or-
donnances , les Phiiofophes avec leurs préceptes , les
Prêtres avec leurs exhortations , qui l'avililTent de
cœur, &. lui font défapprendre à mourir.
Qu'on me donne donc un élevé qui n'ait pas be-
foin de tous ces gens-là , ou je le refufe. Je ne veux
point que d'autres gikent mon ouvrage ; je veux l'é-
lever feul , ou ne m'en pas mêler. Le fage Locke ,
qui avoit pafTé une partie de fa vie à l'étude de la
Médecine, recommande fortement de ne jamais dro-
guer les enfans , ni par précaution , ni pour de légè-
res incommodités. J'irai plus loin , & je déclare que
n'appellant jamais de Médecin pour moi, je n'en ap-
pellerai jamais pour mon Emile, à moins que fa vie
ne foitdans un danger évident; car alors il ne peut
pas lui faire pis que de le tuer.
Je fais bien que le Médecin ne manquera pas de
tirer avantage de ce délai. Si l'enfant meurt, on l'au-
ra appelle trop tard; s'il réchappe, ce fera lui qui
i'aura fauve. Soit: que le Médecin triomphe; nuis
fur - tout qu'il ne foit appelle qu'à Textrêmité.
Faute de favoii* le guérir , que l'enfant fâche être
malade; cet art fupplee à l'autre , & fouvent réulfic
2\mii L C beau-
'f4 EMILE,
beaucoup mieux; c efl l'art de la nature. Qtiand ra-
nimai efl: malade, il foufFre en filence àfe tient coi:
or on ne voit pas plus d'animaux languiflans que
d'hommes. Combien l'impatience, la crainte, l'in-
quiétude , & fur - tout les remèdes ont tué de gens
que leur maladie auroit épargnés , & que le tems feul
a'jroit guéris? On me dira que les animaux vivant
d'une manière plus conforme à la nature , doivent
être fujets à moins de maux que nous. Hé! bien,
cette manière de vivre efl précifément celle que je
veux donner à mon élevé j il en doit donc tirer le
même profit.
La feule partie utile de la Médecine efl l'hygiène.
Encore l'hygiène efl- elle moins une fcience qu'une
vertu. La tempérance & le travail font les deux vrais
Médecins de l'homme: le travail aiguife fbn appétit,
& la tempérance l'empêche d'en abufer.
Pour fa\joir quel régime efl le plus utile à la vie&
à la fanté , il ne faut que fàvoir quel régime obfervent
les Peuples qui fe portent le mieux, font les plus ro-
bufles, & vivent le plus long -tems. Si par les ob-
fervations générales on ne trouve pas que l'uflige de
la Médecine donne aux hommes une fanté plus famé
ou une plus longue vie ; par cela même que cet arc
n'eft pas utile il efl nuilible, puifqu'il emploie le tems,
les hommes & les chofes à pure perte. Non • feule-
ment le tems qu'on pafTe à confcrver la vie étant per-
du pour en ufer , il l'en faut déduire; mais quand ce
tems efl employé à nous tormenter , il efl pis que
nul, il efl négatif; & pour calculer équitablement,
il en faut ôter autant de celui qui nous rcfle. Un hom-
me qui vit dix ans fans Médecins , vit plus pour lui-
même & pour autrui , que celui qui vit trente ans
leur vi6lime. Ayant fait Tune & l'autre épreuve, je
me crois plus en droit que perfonne d'en tirer la eon-
cluflon.
Voilà mes raifons pour ne vouloir qu'un Elevé ro-
ou DE L'EDUCATION. 55
bufle &. fain , & mes principes pour le maintenir tel.
Je ne m'arrêterai pas à prouver au long l'utilité des
travaux manuels 6c des exercices du corps pour ren-
forcer le tempéramment & la fantcj c'tftce que per-
fonne ne difpute: les exemples des plus longues vie«
fe tirent prefque tous d'hommes qui ont faii: le plus
d'exercice, qui ont fupporté le plus de fatigue Ùc de
travail *. Je n'entrerai pas , non plus , dans de longs
détails fur les foins que je prendrai pour ce fcul ob-
jet. On verra qu'ils entrent fi néceflairement dans ma
pratique , qu'il fuffit d'en prendre l'efprit pour n'avoit
pas befoin d'autre explication.
Avec la vie commencent les befoins. Au nouveau'-
île i! faut une nourrice. Si la mère confent à remplir
fon devoir , à la bonne heure; on lui donnera fes di-
reftions par écrit : car cet avantage a fon contre-
poids & tient le Gouverneur un peu plus éloigné de
fon élevé. Mais il efl à croireque l'intérêt de Tenfant,
& l'eftime pour celui à qui elle veut bien confier un
dépôt fi cher, rendront la mère attentive aux aviî
du
* En voici un exemple tiré des papiers anglois, lequel Je
De puis m'empêcher de rapporter . tant il offre de léfleiionsà
faire relatives à mon fujet.
„ Un Particulier nommé Patrice Otieil y né en 1647. vient
„ de fe remarier en 1760 pour la feptieuie fois. Il fervitdans
„ les Dragons la dix-feptieme année du règne de Charles II ,
j. & dans différens corps jul'qu'en 1740 qu'il obtint Ton congé.
„ 11 a fait toutes les Campagnes du Roi Guillaume & du Duc
„ de Marlborough. Cet homme n'a jan:ais bu que de la bicrrc
5, ordinaiie; il s'eU toujours nourri de végétaux, & na man-
,, gé de la viande qae dans quelques icpas qu'il donnoit à fa
„ famille. Son uf ge a toujours été de fc lever &. de fe cou-
„ cher avec le Soleil, à moins que les devoiis ne l'en aient
i, empêché. Il eft à préfent dans la cent treizième année, en-
,, tendant bien , fc ponant bien. 6c marchant fans canne.
„ Malgré fon grand âge , il ne refte pas un feul moment oifif,
„ & tous les Dimanelies il va à fa Paroiife accompagné de le»
„ enfaus , petits-enfens, & arrière petits -CEtaDS.
e a
^5 EMILE,
du maître; & tout ce quelle voudra faire , on efl'
fur qu'elle le fera mieux qu'une autre. S'il nous faut
une nourrice étrangère , commençons par la bien
choifir.
Une des miferes des gens riches efl d'être trompe's
en tout. S'ils jugent mal des hommes , faut • il s'en
étonner? Ce font les richeffes qui les corrompent ;
& par un jufte recour , ils fentent les premiers le dé-
faut du feul inftrument qui leur foit connu. Tout eft
mal fait chez eux , excepté ce qu'ils y font eux-mê-
mes, & ils n'y font prefque jamais rien. S'agit-il
de chercher une nourrice , on la fait choifir par I Ac-
coucheur. Qu'arrive- t-il de-là? que la meilleure efl
toujours celle qui l'a le mieux payé. Je n'irai donc
pas confulter un Accoucheur pour celle d'Emile; j'au-
rai foin de la choifir moi-même. Je ne raifonnerai
peut-être pas là- delTus fi difercement qu'un Chirur-
gien ; mais à coup fur je ferai de meilleure foi , &
mon zèle me trompera moins que fan avarice.
Ce choix n'eft point un fi grand mifi:ere ; les règles
en font connues: mais je ne fais fi l'on ne devroitpas
faire un peu plus d'attention à l'âge du lait auffi bien
qu'à fa qualité. Le nouveau lait efl tout à- fait fereux ;
il doit prefqu'être apéritif pour purger les reftes du
meconium épaiffi dans les inteflins de l'enfant qui vient
de naître. Peu-à-peu le lait prend de la confiflance&
fournit une nourriture plus folide à l'enfant devenu
plus fort pour la digérer. Ce n'efl furement pas pour
rien que dans les femelles de toute efpece la nature
change la confiflance du lait félon l'âge du nourrifîbn.
Il faudroit donc une nourrice nouvellement accou-
chée à un enfant nouvellement né. Ceci a fon em-
barras , je le fais : mais fitôt qu'on fort de l'ordre
naturel, tout a Çqs embarras pour bien fiiire. Le feul
expédient commode eft de faire mal ; c'efl aufîi celui
qu'on choifit.
Il faudroit une nourrice aufTi faine de cœur que de
corps ;
ou PE L'EDUCATION. 37
corps : l'intempérie des paOions peut comme celle
des humeurs altérer fon lait ,• de plus , s'en tenir uni-
quement au phyfique , c eft ne voir que la moitié de
l'objet. Le lait peut être bon , & la nourrice mau-
vaife ; un bon caraftere efl auffi elTentiel qu'un boa
tempéramment. Si l'on prend une femme vicieufe ,
je ne dis pas que fon nourriflbn contradlera fes vices ,
mais je dis qu'il en pâtira. Ne lui doit-elîe pas, avec
fon lait, des foins qui demandent du zèle, de la pa-
tience , de la douceur , de la propreté ? fi elle eft
gourmande, intempérante, elle aura bien-tôt gâté
fon lait ; fi elle eft négligente ou emportée , que va
devenir , à fa merci , un pauvre malheureux qui ne peut
ni fe défendre , ni fe plaindre ? Jamais en quoi que
ce puiffe être les médians ne font bons à rien de bon.
Le choix de la nourrice importe d'autant plus, qre
fon nourriiîon ne doit point avoir d'autre gouvernante
qu'elle, comme il ne doit point avoir d'autre Précep-
teur que fon Gouverneur. Cet ufage étoit celui des
Anciens, moins raifonneurs & plus fages que nous.
Après avoir nourri des enfans de leur léxe les nour-
rices ne les quittoientplus. Voilà pourquoi dans leurs
pièces de théâtre la plupart des confidences font des
nourrices. Il eft impoiuble qu'un enfant qui paiïc fuc-
ceffivement par tant de mains différentes , foit jamais
bien élevé. A chaque changement il fait de fecrettes
comparaifons qui tendent toujours à diminuer fon
eftime pour ceux qui le gouvernent , & conféquem-
ment leur autorité fur lui. S'il vient une fois, à pen-
fer qu'il y a de grandes perfonnes qui n'ont pas plus
de raifon que des enfans, toute fautorité de fàge eft
perdue, Cfe l'éducation manquée. Un enfant ne doit
connoître d'autres fupérieurs que fon père (Se fa mère ,
ou à leur défaut fa Nourrice & fon Gouverneur : en-
core eft-ce déjà trop d'un des dcuxi mais ce partage
eft inévitable, & tout ceq4'on peut faire pour yre-
ïïiédier, eft que les perfonnes des deux fexes qui le
Ç 3, go'^
1$ EMILE,
gouvernent, foienc fi bien d'accord fiy: fon compte
qutf les deux ne foient qu'un pour lui.
li faut que la nourrice vive un peu plus commodé-
ment , qu'elle prenne des alimens un peu plus fub-
ftanciels, mais non qu'elle change tout- à-fait de ma-
nière de vivre; car Lin changement prompt & total ,
même de mal en mieux , eft toujours dangereux pour
la fanté; & puifque fon régime ordinaire l'a laifieeou
yendue faine & bien conftituée , à quoi bon lui en
faire changer?
Les Payfanes mangent moins de viande & plus de
légumes que les femmes de la ville ; ce régime végé-
tal paroît plus favorable que contraire à elles & à
leurs enfans. Quand elles ont des nourriflbns Bour-
geois, on leur donne des pot-au- feux, perfuadé que le
potage & le bouillon de viande leur font un meilleur
çhile & foumiflcnt plus de lait. Je ne fuis point du
tout de ce fentiment, & j'ai pour moi l'expérience,
qui nous apprend que les enfans ainfi nourris font plus
fujets à la colique (k aux vers que les autres.
Cela n'ell guère étonnant, puifque la fubftanceani-
jnale en putréfaftion founniile devers, ce qui n'ar-
rive pas de même à la fubltance végétale. Le lait ,
bien qu'élaboré dans le corps de l'animal eft une fub-
flance végétale (lo) ; fon analyfe le démontre ; il tour-
ne facilement à l'acide, & , loin de donner aucun
yeflige d'alcali volatile , comme font les fubftances
animales, il donne comme les plantes, un fel neutre
effenciel.
Le
(lo) Les femmes mangent du pain, des légumes, du laita-
ge: les femelles des chiens & des chats en mangent aufli; les
louves mêmes pailTont. Voilà Hes fucs végétaux pour leur lait;
refte à examiner celui des efpeces qui ne peuvent abrolunicnc
(e nourrir que de chair , s'il y en a de telles ; de quoi je
ioiite.
ou DE UED UC A Tl ON. 3^
Le lait des femelles herbivores eft p!us doux ai
plus falutaire que celui des carnivores. Formé d'une
fubftance homogène à la fienne , il en conferve mieux
fa nature, & devient moins fujet à la putrefaélion.
Si l'on regarde à la quantité, chacun fait que les fa-
rineux font plus de fang que la viande; ils doivent
donc faire auiîi plus de lait. Je ne puis croire qu'un
enfant qu'on ne févreroit point trop tôt , ou qu'on ne
févreroit qu'avec des nourritures végétales , & dont
la nourrice ne vivroit auffi que de végétaux, fûc ja-
mais fujet aux vers.
Il fe peut que les nourritures végétales donnent un
lait plus prompt à s'aigrir; mais je fuis fort éloigné
de regarder le lait aigri comme une nourriture mal
faine : des Peuples entiers qui n'en ont point d'autre ,
s'en trouvent fort bien , & tout cet appareil d'abfor-
bans me paroît une pure charlatan erie. Il y a des
tempéramens auxquels le lait ne convient point, &
alors nul abfurbaMc ne le leur rend fupportable ; les
autres le fupportcnc fans abforbans. On craint le laie
trié ou caillé ; c'efl une folie , puifqu'on fait que le
lait fe caille toujours dans feflomac. C'efl ainli qu'il
devient un aliment afîèz folide pour nourrir les en-
fans, & les petits des animaux: s'il ne fecaiîloit point,
il ne feroit que paiTer, il ne les nourriroit pas (*),
On a beau couper le lait de mille manières , ufer de
mille abforbans , quiconque mange du lait digère du
fromage ; cela ell fans exception. L'eftomac efl Ci
.bien fait pour cailler le lait , que c'efl avec i'efloraac
de veau que fe fait la préfure.
Je penfe donc qu'au lieu de changer la nourriture
or-
(*) Bien que les Aies qui nous nourrifTent foient en liqueur,
ils doivent être ixpriniés d'aliniens folides. Un homme au tra-
vail qui ne vivroirque de bouillon, dépériroit très-prompte-
ment. Il fe foutiçndroic beaucoup micu;^ avec du lait, parce
qu'il fe caillç,
C4
4© EMILE,
ordinaire des nourrices, il fuffit de la leur donner plus
abondante, & mieux choifie dans fon efpece. Ce
n'ed pas parla nature des alimens que le maigre é-
thauffe. C'eQ: leur airiifûnnement feul qui les rend
mal-fains. Réformez les règles de votre cuifine ;
n'ayez ni roux ni friture; que le beurre, nilefcl,
ni le laitage ne pafTent point fur le feu; que vos lé-
gumes cuits h Teau ne foient aflaifonnés qu'arrivant
tout chauds fur la table ; le maigre j loin d'échauffer
la nourrice , lui fournira du lait en abondance &
de la meilleure qualité (ii). Se pourroit-il que, le
régime végétal étantreconnu le meilleur pour l'enfant,
le régime animal fût le meilleur pour la nourrice ? il
y a de la contradiftion à cela.
Ceft fûr-tout dans les premières années de la vie,
que l'air agit fur la conîlitution des enfans. Dans une
peau délicate & molle il pénètre par tous les pores ,
il affeél:e puifTamment ces corps naiflans , il leur lais-
iè des impreffions qui ne s'effacent point. Je ne fe-
rois donc pas d'avis qu'on tirât une piiyfane de fon
village pour l'enfermer en ville dans une chambre,
& faire nourrir l'enfant chez foi. J'aime mieux qu'il
aille refpirer le bon air de la campagne, qu'elle le
ip,auvais air de la ville. Il prendra l'état de fa nouvel-
le merê , il habitera fa maifon ruftique, & fon Gou-
verneur j'y fuivra. Le leéleur fe fouviendra bien que
ce gouverneur n'eft pas un homme à gage ; c'efl l'ami
du père. Mais quand cet ami ne fe trouve pas; quand
ce tranfport n'eft pas facile ; quand rien de ce que
vous confeillez n'eft faillible , que faire à la place ,
sue dira- 1- on ? . . . . Je vous fai déjà dit; ce que
vous
(lï) Ceux qui voudront difcuter plus au long les avantages
& les inconvéniens du régime Pithagoricien , pourront conful-'
ter les Traités que les Dodeurs Cocchi, &Biancl:;i foii 3cj\'er-
^;iitc ont faits fur cet important fujet, .'* - - • v: i-j^
eu BE L'EDUCATION. 41
vous faites : on n'a pas befoin de confeil pour cela.
Les hommes ne font point faits pour être entailés
en fourmilières , mais épars fur la terre qu'ils doi-
vent cultiver. Plus ils fe raffemblent, plus ils fe cor-
rompent. Les infirmités du corps , ainfi que les vi-
ces de l'ame, font l'infaillible effet de ce concours
trop nombreux. L'homme el1: de tous les animaux ce-
lui qui peut le moins vivre en troupeaux. Des hom-
mes entafles comme des moutons périroient tous en
très-peu de tems. L'haleine de l'homme e(t mortelle
à fes femblables : cela n'ell pas moins vrai , au pro-
pre , qu'au figuré.
Les villes font le gouffre de Teipece humaine. Au
bout de quelques générations , les races périffent ou
dégénèrent; il faut les renouveller, & c'efl: toujours
la campagne qui fournit à ce renouvellement. En-
voyez donc vos enfans fe renouveller, pour ainfi di-
re , eux mêmes , &. reprendre au milieu des champs ,
la vigueur qu'on perd dans l'air mal-{Iiin des lieux trop
peuplés. Les femmes greffes qui font à la campagne
fe hâtent de revenir accoucher à la ville; elles de-
vroient faire tout le contraire; celles fur-tout qui veu-
lent nourrir leurs enfans. Elles auroient moins à re-
gretter quelles ne penfc^nt; & dans un féjour plus na-
turel à l'efpece , les plaifirs , attachés aux devoirs de
la nature, leur ôteroient bientôt le goût de ceux qui
ne s'y rapportent pas.
D'abord après l'accouchement on lave l'enfant avec
quelque eau ticde où l'on mêle ordinairement du vin.
Cette addition du vin meparoît peu néceffaire. Com-
me la nature ne produit rien de fermenté , il n'eft
pas à croire que l'ufage d'une liqueur artificielle im-
porte à la vie de lès créatures.
Par la même raifon , cette précaution de faire tié-
dir l'eau n'efl: pas«non plus indifpenfuble , & en effet
des multitudes de peuples lavent les enfans nouveau-
Bés dans les rivières ou à la mer f^s autre fe$:on :
C 5 mais
458 EMILE,
mais les nôtres , amolis avant que de naître par h
molefle des pères & des mères , apportent en venant
^u monde un tempérament déjà gâté , qu'il ne faut
pas expofer d'abord à toutes les épreuves qui doivent
le rétablir. Ce n'eft que par degrés qu'on peut les ra-
mener à leur vigueur primitive. Commencez donc
d'abord par fuivre l'ufage , & ne vous en écartez que
peu-à-peu. Lavez fouvent les enfans ; leur mal-pro-
preté en montre le befoin : quand on ne fait que les
cfTuyer, on les déchire. Mais à niefure qu'ils fe ren-
forcent, diminuez par degré la tiédeur de l'eau, juf-
qu à ce qu'enfin vous les laviez été & hiver à l'eau
froide & même glacée. Comme pour ne pas les ex-
pofer, il importe que cette diminution fbit lente,
fucceflive & infenfible , on peut fe fervir du thermo-
mètre pour la mefurer exaftement.
Cet ufage du bain une fois établi ne doit plus être
interrompu , & il importe de le garder toute fa vie.
Je le confidere, non-feulement du côté de la propre-
té & de la fanté afcuelle, mais aufli comme une pré-
caution falutaire pour rendre plus flexible la texture
des fibres , & les faire céder fans effort & fans rif-
que aux divers dégrés de chaleur & de froid. Pour
cela je voudrois qu'en grandlifant on s'accoutumât
peu-à-peu à fe baigner , quelquefois dans des eaux
chaudes à tous les dégrés liipportables , & fouvent
dans des eaux froides à tous les dégrés poflibles.
Ainfi après s'être habitué à fupporter lesdiverfes tem-
pératures de l'eau, qui étant un fluide plus denfe ,
nous touche par plus de points & nous affeéle da-
vantage, on deviendroit prefque infenfible à celles
de l'air.
Au moment que l'enfant refpire en fortant de ^ fes
envelopes, ne fouifrez pas qu'on lui en donne d'au-
tres qui le tiennent plus à l'étroit. Point de têtières ,
point de bandes, point de maillot; des langes flot-
tans & larges , ^ui laiffent tous fes membres en liber-
e y © E L'E D U C A T I O N. 43
té , & ne foient , ni affez pefans pour gêner fes mou-
vemens , ni alîèz chauds pour «mpécher qu'il ne fen-
te les impreflions de l'air (12). Placez-le dans un
grand berceau (13) bien rembourré où il puifle fe
mouvoir à Taife & fans danger. Quand il commence
à fe fortifier , laiiTez - le ramper par la chambre , lais-
fez -lui développer, étendre fes petits membres , vous
ies verrez fe renforcer de jour en jour. Comparez-le
avec un enfant bien emmailloté du même âge, vous
ferez étonné de la différence de leur progrés (14).
On
(12) On étoufFe les enfans dans les Villes i. force de les te-
nir renfermés & vêtus. Ctuxqui les gouvernent en fonc encore
à favoir que l'air froid loin de leur faire du mal les renforce,
& que Tair chaud les alîoiblii , leur donne la fièvre & les tue,
(13) Je dis un berceau pour eu)ployer un raoc ufité, faute
d'autre : car d'ailleurs je fuis pcrfuadé qu'il n'cft jamais néces-
faire de bercer les enfans, & que cet ufage leur cit fouvenc
pernicieux.
• (14) ,, Les anciens Péruviens laifToient les bras libres aux
„ enfans dans un maillot fort large; lorfqu'ils les en tiroienc
„ ils les mettoient en liberté dans un trou fait en terre & garni
„ de linges, dans lequel ils les dcfçendoient jufqu'à la moitié
„ du corps; de cette façon ils avoient les bras libres, & ils
„ pouvoient mouvoir leur tête &. fléchir leur corps à leur gré
„ fans tomber & fans fe blelTer: dès qu'ils pouvoient faire un
„ pas , on leur préfentolt la mammelle d'un peu loin, comme
„ un appas pour les obliger à marcher. Les petits Nègres lonc
j, quelquefois dans une Gtuationbien plus fatigante pour téter;
,, ils embrafient l'une des hanches de la mère avec leurs genoux
,, & leurs pieds, & ils la ferrent fi bien qu'ils peuvent s'yfou-
„ tenir fans le fccours des bras de la mère; ils s'attachent à
j, la mammelle avec leurs mains, & ils la fucent conllamment
„ fans fe déranger & fans tomber, malgré les difFérens mou-
„ vemens de la mère, qui pendant ce tems travaille à fon or-
„ dinaire. Ces enfans commencent à marcher dès le fécond
„ mois, ou plutôt à fe traîner fur les genoux & fur lesmain»-»
„ cet exercice leur donne pour la fuite la facilité de courir
„ dans cette firuatiqn prefque auffi vite que s'ils (itoient fur
«) leurs pieds, /fi/î. Naù. T. JV. in- 12. page 192.
A ces exemples M. de Buflbn auroit pu ajouter celui do
i'Anglçtcrre, où l'extravagante & barbare pratique du mailloc
U EMILE,
On doit s'attendre à de grandes oppofitions de la
part des Nourrices à qui l'enfant bien garroté donne
moins de peine que celui qu'il faut veiller incefTam-
ment. D'ailleurs fa mal- propreté devient plus fenfi-
ble dans un habit ouvert ; il faut le nettoyer plus fou-
vent. Enfin , la coutume efl: un argument qu'on ne
réfutera jamais en certains pays au gré du peuple de
tous les états.
Ne raifonnez point avec les Nourrices. Ordon-
nez, voyez faire, & n'épargnez rien pour rendre ai-
fés dans la pratique les foins que vous aurez prefcrits.
Pourquoi ne les partageriez- vous pas? Dans les nour-
ritures ordinaires où l'on ne regarde qu'au phyfique ,
pourvu que l'enfant vive & qu'il ne déperiffe point,
le refte n'importe gueres : mais ici où l'éducation
commence avec la vie , en naiflant l'enfant eft déjii
difciple , non du Gouverneur , mais de la nature. Le
Gouverneur ne fait qu'étudier fous ce premier Maître
& empêcher que fes foins ne foienc contrariés. Il
veille le nourrillbn , il l'obferve , il le fuit ; il épie
avec vigilance la première lueur de fon foible enten-
dement , comme aux approches du premier quartier
les Mufulmans épient i'inîtant du lever de la lune.
Nous oaifTons capables d'apprendre , mais ne fa-
chant rien , ne connoiflant rien. L'ame , enchaînée
dans des organes imparfaits & demi- formés , n'a pas
même le fentiment de fa propre exiilence. Les mou-
vemens, les cris de l'enfant qui vient de naître font
des effets purement mécaniques , dépourvus de con-
CoilTance & de volonté.
Suppofons qu'un enfant eût à fa nailTance la (latt;-
re
s'abolit de jour en jour. Voyez auflî la Loubere , Voyage de
Siam , le Sieur le Beau, Voyage du Canada , &c. Je remplt-
lois vingt pages de citations, fi j'avois bçfoin de coufirmeî
çççi par des fiait?.
btr OÊ L'EDUCATION. 45
re & la force d'un homme fait , qu'il fortit , pour
ainfi dire , tout armé du fein de fa mère, comme
Pallas du cerveau de Jupiter; cet homme -enfant fe-
ro'it un parfait imbecille , un automate , une ftatue
immobile & prefque infenfible. Il ne verroit rien , il
n'entendroit rien, il ne connoîtroit perfonne, il ne
fauroit pas tourner les yeux vers ce qu'il auroit befoin
de voir. Non-feulement il n'appercevroit aucun ob-
jet hors de lui , il n'en rapporteroit même aucun dans
l'organe du fens qui le lui feroit appercevoir ; les cou-
leurs ne feroient point dans fes yeux , les fons ne fe-
roient pojnt dans fes oreilles , les corps qu'il touche-
roit ne feroient point fur le fien , il ne fauroit pas mê-
me qu'il en a un : le contaft de fes mains feroit dans
fon cerveau ; toutes fes fenfations fe réunirôient dans
un feu] point; il n'exifteroit que dans le commun y^K-
forium ; il n'auroit qu'une feule idée, favoir celle du
moi à laquelle il rapporteroit toutes fes fenfations , &
cette idée ou plutôt ce fentiment feroit la feule cho-
fe qu'il auroit de plus qu'un enfant ordinaire.
Cet homme formé tout-à-coup ne fauroit pas non
plus fe redreffer fur fes pieds, il lui faudroit beaucoup
de tems pour apprendre à s'y foutenir en équilibre;
peut-être n'en feroit-il pas même feflài, & vous ver-
riez ce grand corps fort & robufte relier en place
comme une pierre , ou ramper & fe traîner comme
un jeune chien.
Il fentiroit le maUaife des befoins fans les connoî-
tre, & fans imaginer aucun moyen d'y pouvoir. Il
n'y a nulle immédiate communication entre les muf-
cles de l'eltomac & ceux des bras & des jambes , qui ,
même entouré d'alimens , lui fît faire un pas pour
en approcher, ou étendre la main pour les faifir; &
comme fon corps auroit pris fon accroiflement, que
fes membres feroient tout développés , qu'il n'auroit
par conféquent , ni les inquiétudes ni les mouvemens
continuels des cnfans , il pourroit mourir de faim
âv^mt
^6 EMILE,
avant de s'être mû pour chercher fa fubfiflance. Pour
peu qu*on ait refléchi fur fordre & le progrès de nos
connoifTanccs , on ne peut nier que tel ne fut à peu
près l'état primitif d'ignorance &de ftupidité , naturel
à l'homme, avant qu'il eût rien appris de l'expérien-
ce ou de fes femblables.
On connoît donc, ou l'on peut connoître, le pre-
mier point d'où part chacun de nous pour arriver au
degré commun de l'entendement ; mais qui efl-ce qui
connoît l'autre extrémité ? chacun avance plus ou
moins félon fon génie , fon goût , fes befoins , fes
talens , fon zèle, & les occafions qu'il a de s'y livrer.
Je ne fâche pas qu'aucun Philofophe ait encore été
alTez hardi pour dire: voilà le terme où l'homme peut
parvenir & qu'il ne fauroit palfer. Nous ignorons ce
que notre nature nous permet d'être ; nul de nous n'a
mefuré la diftance qui peut fe trouver entre un hom-
me & un autre homme. Quelle efl l'âme baffe que
cette idée n'échauffa jamais , & qui ne fe dit pas
quelquefois dans fon orgueil : combien j'en ai déjà
paffésl combien j'en puis encore atteindre! pourquoi
mon égal iroit-il plus loin que moi ?
Je le répète : l'éducation de fhomme commence à
fa naiflance ; avant de parler , avant que d'entendre
il s'inlbruit déjà. L'expérience prévient les leçons;
au moment qu'il connoît fa Nourrice il a déjà beau-
coup acquis. On feroit furpris des connoilTances de
l'homme le plus groffier , ù l'on fuîvoit fon progrès
depuis le moment où il ell: né jufqu'à celui où il efl
parvenu. Si l'on partageoit toute la fcienee humaine
en deux parties , l'une commune à tous les hommes ,
l'autre particulière aux favans , celle-ci feroit très-pe-
tite en comparaifon de l'autre ; mais nous ne fon-
geons guère aux acquifitions générales , parcequ'elles
ie font fans qu'on y penfe & même avant l'age de
raifon , que d'ailleurs le favoir ne fe fait remarquer
que par fes différences , & que , comme dans les
équa-:
otr DE L'EDUCATION. 47
équations d'algèbre, les quantités communes fccomp-
tenc pour rien.
Les animaux mêmes acquièrent beaucoup. Us ont
des fens , il faut qu'ils apprennent à en faire ufàge;
ils ont des befoins , il faut qu'ils apprennent à y
pourvoir: il faut qu'ils apprennent à manger, à mar-
cher, à voler. Les quadrupèdes qui fe tiennent fur
leurs pieds dès leur naiOance ne favent pas marcher
pour cela ; on voit à leurs premiers pas que ce (ont
des eflàis mal afTurés : les Serins échappés de leurs
cages ne favent point voler, parcequ'ils n'ont jamais
volé. Tout eft inflruélion pour les êtres animés &
fenfibles. Si les plantes avoient un mouvement pro*
greflif , il faudroit qu'elles euflènc des fens & qu'elles
acquilTent des connoiHances , autrement ks efpeces
périroient bientôt.
Les premières fenfations des enfans font purement
affc6lives, ils n'apperçoivent que le plaiiîr & la dou-
leur. Ne pouvant -ni marcher ni fàifir , ils ont bc-
foin de beaucoup de tems pour fe former peu -à- peu
les fenfations repréfentatives qui leur montrent ks
objets hors d'eux-mêmes ; mais en attendant que ces
objets s'étendent , s'éloignent , pour ainfi dire, de
leurs yeux, & prennent pour eux dea dimenficns &
des 6gures , le retour des fenfations afFeflives com-
mence à les foumettre à l'empire de l'habitude ; on
voit leurs yeux fe tourner fans ceffe vers la lumière
& fi elle leur vient de côté, prendre in fenfiblement
cette direction; enforte qu'on doit avoir foin de leur
oppofer le vifage au jour , de peur qu'ils ne devien-
nent louches ou ne s'accoutument à regarder de tra-
vers. ^ Il faut auffi qu'ils s'habituent de bonne-heure
aux ténèbres ; autrement ils pleurent & crient fi tôt
qu'ils fe trouvent à l'obfcurité. La nourriture & le
fommeil trop exa6lement mefurés , leur deviennent
nécefTaires au bout des mêmes intervalles, & bien-
lot le defir ne vient plus du befoin, mais de l'habitu-
de.
4S E M I L E>
de, ou plutôt, l'habitude ajoute un nouveau befoîn
à celui de la nature : voilà ce qu'il faut prévenir.
. Là feule habitude qu'on doit laifTer prendre à l'en-
fant eil de n'en contraéter aucune j qu'on ne le porte
pas plus fur un bras que fur l'autre , qu'on ne l'accou-
tume pas à préfenter ihne main plutôt que l'autre, à
s'en fervir plus fouvent , à vouloir manger , dormir ,
agir aux mêmes heures , à ne pouvoir relier feul ni
nuit ni jour. Préparez de loin le règne de fa liberté
& l'uf^ge de fes forces , en laiflant à fpn corps l'ha-
bitude naturelle , en le mettant en état d'être toujours
maître de lui - même , & de faire en toute chofe fa
volonté, fi- tôt qu'il en aura une.
Dès que l'enfant commence à diflinguer les objets ^
il importe de mettre du choix dans ceux qu'on lui
montre. Naturellement tous les nouveaux objets in-
téreflent l'homme. 11 fe fent fi foible qu'il craint
tout ce qu'il ne connoît pas : fhabitude de voir des
objets nouveaux fans en être affeélé détruit cette
crainte. Les enfans élevés dans des maifons propres
où l'on ne foufFre point d'araignées ont peur des arai-
gnées , & cette peur leur demeure fouvent étant
grands. Je n'ai jamais vu de payfans, ni homme,
ni femme , ni entant , avoir peur des araignées.
Pourquoi donc l'éducation d'un enfant ne com-
menceroit-elle pas avant qu'il parle & qu'il entende j
puifque le feul choix des objets qu'on lui préfente ell
propre à le rendre timide ou courageux ? Je veux
qu'on l'habitue à voir des objets nouveaux , des ani-
maux laids , dégoûtans , bifarres ; mais peu à peu ,
de loin , jufqu'à ce qu'il y foit accoutumé, & qu'à
force de les voir manier à d'autres il les manie enfin
lui-même. Si durant fon enfance il a vu fans effroi
des crapauds , des ferpens , des écreviiTes , il verra
fans horreur , étant grand , quelque animal que ce
foit. Il n'y a plus d'objets affreux pour qui en voiç
tous les jours.
Tous
©u DE L'EDUCATION. 4^
Tous les enfans ont peur des mafques. Je corn-
tnence par montrer à Emile un mafque d'une figure
agréable. Enfuite , quelqu'un s'applique devant lui
ce mafque fur le vifage ; je me mets à rire, tout le
monde rit , & l'enfant rit comme les autres. Peu-
à-peu je l'accoutume à des mafques moins agréables,
& enfin à des figures hideufes. Si j'ai bien mtnagé
ma gradation , loin de s'efFrayer au dernier mafque^
il en rira comme du premier. Après cela je ne crains
plus qu'on l'effraie avec des mafques.
Quand , dans les adieux d'Andromaque & d'Hec-
tor, le petit AHyanax, effrayé du panache qui flotte
fur le cafque de fon père , le méconnoît , fe jette en
criant fur le fein de fa nourrice, & arrache à fa mè-
re un fouris mêlé de larmes , que faut- il faire pour
guérir cet effroi ? précifément ce que fait Heélor ;
pofer le cafque à terre , & puis careffer l'enfant. Dans
Un moment plus tranquille on ne s'en tiendroit pas là:
on s'approcheroit du cafque , on joueroit avec les
plumes , on les feroit manier à l'enfant , enfin la
nourrice prendroit le cafque & le poferoit en riant
fur fu propre tête ; fi toutefois la main d'une femme
ofoit toucher aux armes d'Hector.
S'agit -il d'exercer Emile au bruit d'une arme à
feu ? je brûle d'abord une amorce dans un piftolet.
Cette fiame brufque & paffagere , cette efpece d'é-
clair le réjouit ; je répète la même chofe avec plus
de poudre peu-à-peu j'ajoute au piftolet une petite
charge fans bourre, puis une plus grande: enfin, je
l'accoutume aux coups de fufilj auxboêtes, aux ca-
nons, aux détonations ks plus terribles.
]'ai remarqué que les enfans ont rarement peur du
tonnerre , à moins que les éclats ne foient affreux à
ne bleffent réellement l'organe de î'ouie. Autrement
cette peur ne leur vieftt que quand ils ont appris que
le tonnerre blefie ou tue quelquefois. Quand la rai-
fon commence à les effrayer , faites que l'habitude les
Tomg L D ' rai-
30 EMILE,
railure. Avec une gradation lente <& ménagée on
rend l'homme & l'enfant intrépide à tout.
Dans le commencement de la vie où la mémoire
& rim::gination font encore inaftives ■, l'enfant n' ell
attentif qu'à ce qui afftcte aétuellement fes fens. Ses
ftnfations étant les premiers matériaux de fes con-
nojffances , les lui offrir dans un ordre convenable,
c'tfl: préparer fa mémoire à les fournir un jour dans
le même ordre à f()n entendement : mais comme il
n'eft attentif qu'à fes fenfations , il fufîit d'abord de
lui montrer bien difbinclemcnt la liaifon de ces
mêmes fenfations avec les objets qui les caufcnt. 11
veut tout toucher , tout manier ; ne vous oppofez
point à cette inquiétude : elle lui fuggere un appren-
tiffage très - néceiiaire. C'cft ainfi qu'il apprend à
fcntir la chaleur , le froid, la dureté, la molkiie, la
pcfantcur , la légèreté des corps ; à juger de leur
grandeur , de leur figure &. dt toutes leurs qualités
ft^nfibles , en regardant, palpant (15) > écoutant,
fur -tout en comparant la vue au toucher , en efli-
mant à fœil la fenfation qu'ils feroient fous fes
doigts.
Ce n'efl que par le mouvement , que nous appre-
nons qu'il y a des chofes qui ne font pas nous ; 6: ce
n ell que par notre propre rnouvement , que nous
acquérons l'idée de l'étendue. C'efl parceque l'en-
fant n'a point cette idée , qu'il tend indifféremment
la main pour faifir fobjet qui le touche , ou l'objet
qui efl: à cent pas de lui. Cet effort qu'il fait vous
paroît un (Igne d'empire , un ordre qu'il donne à
l'objet de s'approcher ou à vous de le lui apporter ;
&
(15) L'odorat eft de tous les fens celui qui fe développe le
plus tard dans les enfans ; jurqu'à l'âge de deux ou trois ans il
ne paroît pas qu'ils foient fenfibles ni aux bonnes ni aux mau-
vaifcs odeurs; ils ont â cet égard l'indifFércnce , ou plutôt l'in"
fcnfibilité qu'on xefiiarque dans.pluûeurs animaux.
ou OE L*EDUCATION. ^t
•& point du tout , c'efl: feulement que les mêmes ob-
jets qu'il voyoit d'abord dans fon cerveau , puis fur
ies yeux, il les voit maintenant au bout de fes bras;
& n'imagine d'étendue que celle où il peut atteindre.
Ayez donc foin de le promener fouvent, de le tran-
fporter d'une place à l'autre , de lui faire fentir le
changement de lieu , afin de iui apprendre à juger
des diftances. Quand il commencera de les connoî-
tre, alors iJ faut changer de méthode , & ne le por-
ter que comme il vous plaît & non comme il lui
plaît ; car fitôt qu'il n'efl: plus abufé par le fens , fon
effort change de caufe: ce changement efl: remarqua-
ble , & demande explication.
Le mal - aife des befbins s'exprime par des fignes ,
quand le fecours d'autrui eil nécefTaire pour y pour-
voir. De - là ks cris des enfans. lis pleurent beau-
coup : cela doit être. Puifque toutes leurs fenfations
font affcftives , quand elles font agréables ils en jouif-
fent en filence , quand elles font pénibles ils le difenc
dans leur langage & demandent du foulagement. Or
tant qu'ils font éveillés , ils ne peuvent prefque refier
dans un état d'indifférence j ils dorment ou font af-
ftdlés.
Toutes nos Langues font des ouvrages de l'art.
On a long-tems cherché s'il y avoit une Langue na-
turelle & commune à tous les hommes : fans doute ,
il y en a une ; & c'efl celle que les enfans parlent
avant de favoir parler. Cette Langue n'efl pas arti-
culée , mais elle ell accentuée , fonore , intelligible.
L'ufige des nôtres nous l'a fait négliger au point de
l'oublier tout- à -fait. Etudions les enfans, & bientôt
nous la rapprendrons auprès d'eux. Les nourrices
font nos maîtres dans cette Langue, elles entendent
tout ce quedilént leurs nourriffons, elles leur répon-
dent , elles ont avec eux des dialogues très-bien fui-
vis, Ôi quoiqu'elles prononcent des mots , ces mots
font parfaitement inutiles , ce n'efl point le fens du
D 2 mot
52 EMILE,
mot qu'ils entendent , mais l'accent dont il efl: ac-
compagné.
Au langage de la voix fe joint celui du gefle non
moins énergique. Ce gefte n'efl pas dans Tes foibles
mains des enfans , il efl: fur leurs vifages. Il efl: éton-
nant combien ces phyfionomies mal formées ont déjà
d'exprefl[ion : leurs traits changent d'un inflant à l'au-
tre avec une inconcevable rapidité. Vous y voyez
le fourire , le defir, l'effroi naître & paflTer comme
autant d'éclairs ; à chaque fois vous croyez voir un
autre vifage. Ils ont certainement les mufcles de la
face plus mobiles que nous. En revanche leurs yeux
ternes ne difent prefque rien. Tel doit être le genre
de leurs fignes dans un âge où l'on n'a que des be-
foins corporels ; l'expreflion des fenfations eft dans
les grimaces , l'exprefl[îon des fentimens eft dans les
regards.
Comme le premier état de l'homme eft la mifere &
la foibleife , Tes premières voix font la plainte & les
pleurs. L'enfant fent fes befoins & ne les peut fa-
tis faire , il implore le fecours d'autrui par des cris;
s'il a faim ou foif, il pleure; s'il a trop froid ou trop
chaud , il pleure ; s'il a befoin de mouvement &
qu'on le tienne en repos , il pleure ; s'il veut dormir
& qu'on l'agite, il pleure. Moins fa manière d'être
eft à fa diipofition , plus il demande fréquemment
qu'on la change. 11 n'a qu'un langage, parcequ'il
n'a , pour ainfi dire, qu'une forte de mal être: dans
rimperfeftion de fes organes , il ne di (lingue point
leurs impreffions diverfes ; tous les maux ne forment
pour lui qu'une fenfation de douleur.
De ces pleurs qu'on croiroit fi peu dignes d'atten-
tion , naît le premier rapport de l'homme à tout ce
qui l'environne : ici fe forge le premier anneau de
cette longue chaîne dont l'ordre focial eft formé.
Quand l'enfant pleure , il eft mal à fon aife , il a
quelque befoin qu'il ne fauroit fatisfaire j on examine,
on
ou DE L'EDUCATION.
53
on cherche ce befoin, on le trouve , on y pourvoit.
Quand on ne le trouve pas ou quand on n'y peut
pourvoir , les pleurs continuent, on en efl importu-
né; on flatte l'enfant pour le faire taire, on le ber-
ce, on lui chante pour l'endormir: s'il s'opiniâtre,
on s'impatiente, on le menace; des nourrices bruta*
les le frappent quelquefois. Voilà d'étranges leçons
pour Ton entrée à la vie.
Je n'oublierai jamais d'avoir vu un de ces incom-
modes pleureurs ainfi frappé par fà nourrice. 11 fetut
fur - le • champ , je le crus intimidé. Je me difois , ce
fera une ame (ervile dont on n'obtiendra rien que par
la rigueur. Je me trompois ; le malheureux fuffoquoit
de colère, il avoit perdu la refpiration, je le vis de-
venir violet. Un moment après vinrent les cris aigus,
tous les fignes du relTentiment, de la fureur, du déC-
eft:)oir de cet âge, étoient dans fes accens. Je crai-
gnis qu'il n'expirât dans cette agitation. Quand j'au-
rois douté que le fentiment du juile & de l'injufte fiit
inné dans le cœur de l'homme , cet exemple fcul m'au
roit convaincu. Je Hiis fur qu'un tifon ardent tombé
par hafard fur la main de cet enfant, lui eût été moins
fenfible que ce coup afTez léger, mais donné dans
l'intention maniftfte de l'offcnfer.
Cette difpofjtion des enfans à l'emporterrient , au
dépit, à la colère, demande des ménageniens ex-»
ceiîifs. Boerhave penfe que leurs maladies font pour
la plupart de la claffe des convulfiyes, parce que la
tête étant proportionnellement plus grolTe & le fys-
tême des nerfs plus étendu que dans les adultes , le
genre nerveux eil plus fulceptible d'irritation. Eloi-
gnez d'eux avec le plus grand foin les Domeftiques
qui les agacent , les irritent , les impatientent ; ils
leur font cent fois plus dangereux , plus funefles que
les injures de i'air & des faifons. Tant que les en-
fans ne trouveront de réfillance que dans les chofes
& jamais dans les volontés , ils ne deviendront ni
P 3 ciu-.
54 EMILE,
mutins ni colères , & fe conferveront mieux en îaa-
té. Cefl ici une des raifons pourquoi les enfbins du
Peuple plus libres , plus indépendans, font générale-
ment moins infirmes , moins délicats , plus robuftes
que ceux qu'on prétend mieux élever en les contra-
riant fans celle : mais il faut fonger toujours qu'il y a
bien de la différence entre leur obéir & ne les pai
contrarier.
Les premières pleurs des enfans font des prières :
fi on n'y prend garde , elles deviennent bientôt des
ordres; ils commencent par fe faire alTifter, ils finis-
fent par fe faire fervir. Ainfide leur propre foibleffe,
d'où vient d'abord lefentiment de leur dépendance,
naît enfuite l'idée de l'empire & de la domination ;
mais cette idée étant moins excitée par leurs befoins
que par nos fervices , ici commencent à fe faire ap-
percevoir les effets moraux dont la caufe immédiate
n'eft pas dans la nature, & l'on voit déjà pourquoi
dès ce premier âge , il importe de démêler l'intention
fecrette que ditle le gefte ou le cri.
Quand l'enfant tend la main avec effort fans rien
dire , il croit atteindre à l'objet , parcequ'il n'en es-
time pas la diltance ; il eft dans l'erreur : mais quand
il fe plaint & crie en tendant la main , alors il ne s'a-
bufe plus fur la diftance, il commande à l'objet de
s'approcher , ou à vous de le lui apporter. ' Dans le
premier cas portez-le à l'objet lentement & à petits
pas: dans le ft^cond , ne faites pas feulement ftmblanc
de l'entendre ; plus il criera , moins vous devez l'é-
couter. Il importe de l'accoutumer de bonne heure à
ne commander , ni aux hommes , car il n'efl: pas
leur maître, ni aux chofes, car elles ne l'entendent
point. AinQ quand un enfant defire quelque chofe
qu'il voit & qu'on veut lui donner, il vaut mieux por-
ter l'enfant â l'objet que d'apporter fobjet à l'enfant :
il lire de cette pratique une conclufion qui eft de fon
âge , Ck il n'y a point d'autre moyen de la lui fug^
gérer. L'Ab-
ou B E L'E D U C A T I O N. ^^
L'Abbé de Saint Pierre appelloit les hommes de
grands enfans; on pourroit appeller réciproquemcnr
les enfans de petits hommes. Ces propolitions ont
leur vérité comme fentences; comme principes elles
ont befoin d'éclairciiremens : mais quand Hobbes ap-
pelloic le méchant un enfant robullc, il difoic une
chofe abfoluraent contradictoire. Toute méchanceté
vient de foi blelTe; l'enfant n'efl: méchant que pajce-
qu'il efl foible; rendez-le fort , il fera bon: celui qui
pourroit tout ne feroit jamais de mal. De tous les
attributs de la divinité toute- puifOmte, la bonté eli:
ceiui fans lequel on la peut le moins concevoir. Tous
les Peuples qui ont reconnu deL'X principes ont tou-
jours regarde le mauvais comme inférieur au bon , fans
quoi iis auroient fait une fuppoiltion abfurde. Voyez
ci-après la profefllon de foi du Vicaire Savoyard.
La raifon feule nous apprend à connoître le bien
& le mal. La confcience qui nous fait aimer l'un <Sc
haïr l'autre , quoiqu'independante de la raifon , ne
peut donc fe devclopptr fans elle. Avant l'âge de
raifon nous faifons le bien & le mal fans le connoî-
tre; & il n'y a point de moralité dans nos aéiions ,
quoiqu'il y en ait quelquefois dans le fentiment des
aélions d'autrui qui ont rapport à nous. Un enfant
veut déranger tout ce qu'il voit, il cafle , il brife
tout ce qu'il peut atteindre, il empoigne un oifcau
comme il empoigneroit une pierre, 6c l'étouffé fans
fa voir ce qu'il fait.
Pourquoi cela? D'abord la Philofophie en va ren-
dre raifon par des vices naturels; l'orgueil , l'efprit
dedominatioai, l'amour- propre , la méchanceté de
l'homme; le fentiment de la foiblefle, pourra r-elje
ajouter, rend fenfant avide de faire des a6l(-s de for-
ce , & de fe prouver à lui-même fon propre poL>-
voir. Mais voyez, ce Vieillard infirme & caife, ra-
mené par le cercle de la vie humaine à la foiblefle <le
l'enfance; non- feulement il relie immobile & paiti-
D 4 blc.
55 EMILE,
ble, il veut encore que tout y refte autour de lui; îe
moindre changement le trouble & Tinquiette, il vou-
droit voir régner un calme univerfel. Comment la
même impuiilànce jointe aux mêmes paflions produi-
roic-elle des effets 11 différens dans les deux âges , fi
la caufe primitive n'étoit changée? & où peut- on
chercher cette diverfité de caufes, fi ce n'eft dans
i'état phyfique des deux individus? Le principe a6lif
commun à colis deux fe développe dans l'un & s'éteint
dans l'autre; l'un fe forme & l'autre fe détruit, l'un
tend à la vie, & Tautre à la mort. L'aclivité défail-
lante fe concentre dans le cœur du vieillard ; dans
celui de l'enfant elle efl; furabondante & s'étend au-
dehors ; il fe fent , pour ainfi dire , aflez de vie pour
animer tout ce qui l'environtie. Qti'il falTe ou qu'il
défalTe, il n'importe, il fuffit qu'il change l'état des
choRs, & tout changerr.tjRC tft une aéiion. Que s'il
iêmWe avoir plus de penchant à détruire , ce n'efl;
pomt par méchanceté; c'efl que i'aélion qui forme
èd toujours lente, &. que celle qui détruit , étanç
plus rapiae, convient mieux à fa vivacité.
iin même-tems que l'Auteur de la nature donne
aux enfans ce principe adlif , il prend foin qu'il foit
peu nuifible , en leur laiiTant peu de force pour s'y
livrer. JNÎais Otôt qu'ils peuvent confidérer les gens
qui les environnent comme des inltrumens qu'il dé-
pend d'eux de faire agir, ils s'en fervent pour fuivre
leu!; penchant & fuppléer à leur propre foiblefle.
Voilà comment ils deviennent incommodes, tirans,
impérieux, raéchans, indomptables; progrés qui ne
vient pas d'un efprit naturel de domination , mais qui
le leur donne; car il ne faut pas une longue expérien^
ce pour fentir combien il eft agréable d'agir par les
mains d'autrui , & de n'avoir beibin que de remuer la
langue pour faire mouvoir l'Univers.
En grandiflànt on acquiert des forces, on devient
moins inquiet, moins remuant, on fe renferme da-
van-
bu PE L'EDUCATION. st
vantage en foi- même. L'ame & le corps fe mettent,
pour ainQ dire, en équilibre, & la nature ne lous
demande plus que le mouvement néceflkire à notre
confervation. Mais le defir de commander ne s'éteinc
pas avec le befoin qui l'a fait naître ; l'empire éveille
^ flatte l'amour-propre , & Thabitude le fortifie :
amfi fuccede la fantaifie au befoin ; ainfi prennent
leurs premières racines les préjugés & l'opinion.
Le principe une fois connu , nous voyons claire-
ment le point où Ton quitte la route de la nature :
voyons ce qu'il faut faire pour s'y maintenir.
Loin d'avoir des forces fuperflues , les enfans n'en
ont pas même de fiiffifantes pour tout ce que leur de-
mande la nature: il faut donc leur lailTer l'ufage de
coûtes celles qu'elle leur donne & dont ils ne fauroienç
abufer. Première maxime.
Il faut les aider , & fuppléer à ce qui leur manque,
foit en intelligence , foit en force , dans tout ce qui
eft du befoin phyfique. Deuxième maxime.
11 faut dans les fecours qu'on leur donne fe borner
uniquement à l'utile réel , fans rien accorder à la fan-
taifie ou au defir fins raifon ; car la fantaifie ne les
tourmentera point quand on ne l'aura pas fait naître,
attendu qu'elle n cfî pas de la nature. 1 roifieme
paaxime.
Il faut étudier avec foin leur langage & leurs fi-
gnes , afin que dans un âge où ils ne favent point
^iflimuler , on diflingue dans leurs delirs ce qui vient
immédiatement de la nature, «Si ce qui vient de l'o-
pinion. Quatrième maxime.
L'efprit de ces règles eft d'accorder aux enfans plus
de liberté véritable CSc moins d'empire, de leur laiflèr
plus faire par eux-mêmes & moins exiger d'autrui.
Ainfi s'accoutumant de bonne heure à borner leurs
defirs à leurs forces, ils fentiront peu la privation de
ce qui ne fera pas en leur pouvoir.
D 5 -** Voili
Î5 E M I L E>
Voilà donc une raifon nouvelle & très-importante
pour laifier les corps & les membres des enfans abfu-
lument libres, avec la feule précaution de les éloi-
gner du danger des chûtes , 6c d'écarter de leurs
mains tout ce qui peut les bleffer.
Infailliblement un enfant dont le corps & les bras
font libres pleurera moins qu'un enfant embandé dans
un maillot. Celui qui ne connoît que les befoins phy-
(jques ne pleure que quand il fouffre, ôl c'eft un très-
grand avantage ; car alors on fait à point nommé
quand il a befoin de fecours , & l'on ne doit pas tar-
der un moment à le lui donner s*il eft poffible. Mais
fi vous ne pouvez le foulager, reftez tranquille, fans
le flatter pour l'appaifer ; vos carefles ne guériront
pas fa colique : cependant il fe fouviendra de ce qu'il
faut faire pour être flatté, & s'il fait une fois vous
occuper de lui à fa volonté, le voilà devenu votre
maître; tout eft perdu.
Moins contrariés dans leurs mouvemens , les en-
fans pleureront moins ; moins importuné de leurs
pleurs on fe tourmentera moins pour les faire taire;
menacés ou flattés moins fouvent , ils feront moins
craintifs ou moins opiniâtres, & refieront mieux dans
leur état naturel. C'efl: moins en laiflant pleurer les
enfans qu'en s'empreiTant pour les appaifer, qu'on
leur fait gagner des defcentes, & ma preuve eft que
Iw enfans les plus négligés y font bien moins fujets
que les autres. Je fuis fort éloigné de vouloir pour
cela qu'on les néglige; au contraire il importe qu'on
les prévienne, & qu'on ne fe laifle pas avertir de
leurs befoins par leurs cris. Mais je ne veux pas ,
non plus , que les foins qu'on leur rend foient mal-
entendus. Pourquoi fe feroient-ils faute de pleurer
dès qu'ils voient que leurs pleurs font bonnes à tant
de chofes? Inftruits du prix qu'on met à leur filencc,
jl§ fe gardcncbien de le prodiguer, lis le font à la
i fin
ou DE L'EDUCATION. s>
fin tellement valoir qu'on ne peut plus le payer , &
c'efl: alors qu'à force de pleurer fans fuccès , ils s'ef-
forcent, s'épuifent & fe tuent.
Les longues pleurs d'un enfant qui n'efl: ni lié nî
malade & qu'on ne laifle manquer de rien ne font
que des pleurs d'habitude & d'obftination. Elles ne
font point l'ouvrage de la nature, mais de la Nour-
rice, qui, pour n'en fdvoir endurer l'importunité la
multiplie, fans fonger qu'en faifant taire l'enfant au-
jourd'hui, on l'excite à pleurer demain davantage.
Le feul moyen de guérir ou prévenir cette habitu-
de , efl: de n'y faire aucune attention. Perfonne n'ai-
me à prendre une peine inutile, pas même ks en-
fans. Ils font obftinés dans leurs tentatives; mais (î
vous avez plus de confiance, qu'eux d'opiniâtreté,
ils fe rebutent , & n'y reviennent plus. C'eft ainQ
qu'on leur épargne des pleurs , & qu'on les accoutu-
me à n'en verfcr que quand la douleur les y force.
Au relie , quand ils pleurent par fantaifie ou par
obftination , un moyen fur pour les empêcher de
continuer eft de les diflraire par quelque objet agréa-
ble & frappant , qui leur fafle oublier qu'ils vouloienc
pleurer. La plupart des Nourrices excellent dans cet
art , & bien ménagé il efl très-utile; mais il eft de
la dernière importance que l'enfant n'apperçoive
pas l'intention de le diftraire, & qu'il s'amufe fans
croire qu'on fonge à lui : or voilà fur quoi toutes les
Nourrices font mal-adroites.
On fevre trop tôt tous les enfans. Le tems où Yon
doit les fevrer eft indiqué par l'éruption des dents , &
cette éruption eft. communément pénible & doulou-
reufe. Par un inftinél machinal l'enfant porte alors
fréquemment à fa bouche tout ce qu'il tient, pour le
mâcher. On penfe faciliter foperation en lui donnant
pour hochet quelques corps durs , comme l'ivoire ou
la dent de loup. Je crois qu'on fe trompe. Ces corps
durs appliqués fur les gencives loin de ks ramollir les
ren-
êa EMILE,
rendent calleu fes , les endurcifTent, préparent un dé-
chirement plus pénible & plus douloureux. Prenons
toujours i'inftincl pour exemple. On ne voit point
les jeunes chiens exercer leurs dents naifïkntes fur des
cailloux, fur du fer, fur des os, mais fur du bois,
du cuir , des chiffons , des matières molles qui cè-
dent & où la dent s'imprime.
On ne fait plus être fimple en rien ; pas même au-
tour des enfans. Des grelots d'argent , d or , du
corail , des criftaux à facettes, des hochets de tout
prix & de toute efpece. Que d'apprêts inutiles &
pernicieux 1 Rien de tout cela. Point de grelots ,
point de hochets ; de petites branches d'arbre avec
leurs fruits & leurs feuilles , une tête de pavot dans
laquelle on entend fonner les graines, uu bâton de
réglilfe qu'il peut fucer & mâcher , famufcront au-
tant que ces magnifiques colifichets , & n'auront pas
l'inconvénient 4^ l'accoutumer au luxe dçs fa naiP*
fance.
11 a été reconnu que la bouillie n'ell pas une nour-
riture fort faine. Le lait cuit & la farine crue font
l)eaucoup defaburre& conviennent mal à notre efto-
mac. Dans la bouillie la farine eft moins cuite que
dans le pain , & de plus elle n'a pas fermenté ; la
panade , la crème de riz me paroifTent préférables. Si
l'on veut ï^biblument faire de la bouillie , il convient
de griller uu peu la farine auparavant. On fait dans
mon pays , de la farine ainG torréfiée, une foupe
fort agréable & fort faine. Le bouillon de viande &
le potage font encore un médiocre aliment dont il ne
faut ufer que le moins qu'il efl pojTible. Il importe
que les enfans s'accoutument d'abord à mâcher ; c'eft
le vrai moyen de faciliter l'éruption des dents : &
quand ils commencent d'ayaler , les fucs falivaires,
mêlés avec les alimens en facilitent la digeftion.
Je leur ferois donc mâcher d'abord des fruits fecs,
te croûtes. Je leur doonerois pour jouer de petits.
bà-
ou DE L'EDUCATION. 6i
bâtons de pain dur ou de bifcuit femblable au pain de
Piémont qu'on appelle dans le pays des Griffes. A
force de ramollir ce pain dans leur bouche ils en ava-
leroient enfin quelque peu, leurs dents fe irouveroient
forties, îk ils fe trouveroient fevrés prefque avant
qu'on s'en fût apperçu. Les Payfans ont pour l'ordi-
naire l'eftomac fort bon , & l'on ne les févre pas
avec plus de façon que cela.
Les enfans entendent parler dès leur naifrance;on
leur parle non • feulement avant qu'ils comprennent
ce qu'on leur dit , mais avant qu'ils puiflent rendre
les voix qu'ils entendent. Leur organe encore en-
gourdi ne fe prête que peu-à-peu aux imitations dts
îons qu'on leur difte , & il n'eft pas même afiuré
que ces fons fe portent d'abord à leur oreille aufli d'i-
llin6lement qu'à la notre. Je ne défapprouve pas
que la Nourrice amufe l'enfant par des chants & par
des accens très - gais & très - varies ; mais je défap-
prouve qu'elle l'ctourdifTe inceflammcnt d'une multi-
tude de paroles inutiles auxquelles il ne comprend
rien que le ton qu'elle y met. Je voudrois que les
premières articulations qu'on lui fait entendre fulTcnt
rares, faciles, diltinftes, fouvent répétées , & que
les mots qu'elles expriment ne fe rapportaffcnt qu'à
des objets fenfibles qu'on pût d'abord montrer à l'en-
fant. La malheureufe facilité que nous avons à nous
payer de mots que nous n'entendons point, commen-
ce plutôt qu'on ne penfe. L'Ecolier écoute en cblle
le verbiage de fon Régent , comme il écoutoit au
maillot le babil de fa Nourrice. 11 me femble que
ce feroit finftruire fort utilement que de l'élever à
n'y rien comprendre.
Les réflexions nailfenten foule quand on veut s'oc^
cuper de la formation du langage & des premiers dif-
cours des enfiqs. Quoi qu'on faife, ils apprendront
toujours à parler de la même mnniere, & toutes les
fpeculations philofophiques font ici de la plus grande
inutilité.
Tome I. D -^ D'à-
6z EMILE,
D'abord ils ont , pour ainfi dire , une grammaire
de leur âge, dont h fyntaxe a des règles plus géné-
rales que la nôtre ; ôl fi l'on y fuifoit bien attencion ,
Ton feroit étonné de l'exiclitude avec laquelle ils fui-
venc certaines analogies, très-vicieules, fi l'on veut,
mais très-régulieres , & qui ne font choquantes que
par leur dureté ou parce que l'ufage ne les admet pas.
Je viens d'entendre un pauvre enfant bien grondé par
fon père pour lui avoir dit ; mon père , irai- je -t-y?
Or, on voit que cet enfant fui voit mieux l'analogie
que nos Grammairiens; car puifqu'on lui difoit, vaS"
y, pourquoi n'auroit-il pas dit, irai je-î'y'^. Remar-
quez de plus, avec quelle adrefle il é^'itoit l'hiatus de
irai' je -y ^ ou, }' irai-jel E(l-ce la faute du pauvre
enfant fi nous avons mal- à- propos ôcé de la phrafe
cet adverbe déterminant, y , parce que nous n'en fa-
vions que faire? C'efl une pédunterie infupportable
6: un foin des plus fuperflus de s'atiacher à corrigtr
dans les enfans toutes ces petites fautes contre l'ufa-
ge, defquelles ils ne manquent jamais de fe corriger
d'eux-mêmes avec le tems. Parlez toujours correéle-
ment devant eux , faites qu'ils ne fe plaifent avec
perfonne autant qu'avec vous, 6c foyez fûrs qu'infen-
fiblement leur langage s'épurera fur le vôtre , fans
que vous les ayez jamais repris.
Mais un abus d'une toute autre importance & qu'il
D'eft pas moins aifé de prévenir , eft qu'on fe prcife
trop de les faire parler , comme fi l'on avoit peur
qu'ils n'apprilTent pas à parler d'eux-mêmes. Cet em-
preilement indifcret produit un effet direélement con-
traire à celui qu'on cherche. Ils en parlent plus
tard, plus confufément: l'extrême attention qu'oa
donne à tout ce qu'ils difent les difpenfe de bien ar-
ticuler ; & comme ils daignent à peine ouvrir la bou-
che, plufieurs d'entre eux en confervent toute leur
vie un vice de prononciation , & un parler confus
qui les rend pref-jue inintelligibles.
ou pt l*î:ducation. cj
J'ai beaucoup vécu parmi les Payfans , & n'en ouis
jamais graffeyer aucun , ni homme ni femme, ni
fille ni garçon. D'où vient cela ? les organes des
Payfans fonc-ils autrement conftruits que les nôtres?
Non , mais ils font autrement exercés. Vis-à-vis de
ma. fenêtre eft un tertre fur lequel fe raffemblent y
pour jouer , les enfans du lieu. Quoiqu'ils foienc
aiTez éloignés de moi, je diftingue parfaitement tout
ce qu'ils difent , & j'en tire fou vent de bons mémoi-
res pour cet Ecrit. Tous les jours mon ôrcjlie mè
trompe fur leur âge ; j'entends des voix d'enfans de
dix ans , je regarde , je vois la ftature & les traits
d'enfans de trois à quatre. ]e ne borne pas à moi
feul cette expérience ; les Urbains qui me viennent
voir & que je confuite ià-defllis, tombent tous dané
la même erreur.
Ce qui la produit eft que jufqu'à cinq ou (Ix ans les
en fans des Villes élevés dans la chambre & fous Taîle
d'une Gouvernante., n'ont befoin que de marmoter
pour fe faire entendre ; fjtôt qu'ils remuent les lèvres
on prend peine à les écouter ; on leur dicle des mots
qu'ils rendent m.al , & à force d'y faire attention , les
mêmes gens étant fans celfe autour d'eux ^ devinent
ce. qu'ils ont voulu dire plutôt que ce qu'ils ont die.
A la campagne c'ell toute autre chofe. Unfi
Payfaoe n'cft pas fans ceffe autour de fon enfant, il
eil forcé d'apprendre à dire très-nettement & très-
haut ce qu'il a befoin de lui faire entendre. Aux
champs les enfans épars , éloignés du père , de la mè-
re & des autres enfans , s'exercent à fe faire enten-
dre à dillance , & à mefurer la force de la voix fur
l'intervalle qui Icsfépare de ceux dont ils veulent être
entendus. Voila comment on apprend véritablement
à prononcer , & non pas en bégayant quelques voyel-
les à l'oreille d'une Gouvernante attentive. Aulîi
quand on interroge l'enfant d'un Payfan , la honte
peut l'empêcher de répondre , mais ce qu'il dit il le
die
i^4. E M I L Ei
dit nettement ; au lieu qu'il faut que la Bonne ferve
d'interprète à l'enfant de la Ville , (ans quoi l'on
n'entend rien à ce qu'il grommelle entre fès dents (16).
En grandiflant , les garçons devroient fe corriger
de ce défaut dans les Collèges, & les filles dans les
Couvens ; en effet , les uns & les autres parlent en
général plus dillinftement que ceux qui ont été tou-
jours élevés dans la maifon paternelle. Mais ce qui
les empêche d'acquérir jamais une prononciation aus-
fi nette que celle des Payfans , c'eft la néceflité d'ap*
prendre par cœur beaucoup de chofes , & de réci-
ter tout haut ce qu'ils ont appris : car en étudiant , ilà
s'habituent à barbouiller, à prononcer négligemment
& mal : en récitant c'eft pis encore ; ils Recherchent
leurs mots avec effort , ils traînent & allongent leurs
fyllabes : il n'eft pas poffible que quand la mémoire
vacille , la langue ne balbutie aulîi. Ainfi fe con-
traélent ou fe confervent les vices de la prononciation;
On verra ci-après que mon Emile n'aura pas ceux-là 4
ou du moins qu'il ne les aura pas contra6lés par leâ
mêmes caufes.
Je conviens que le Peuple & les Villageois tom-
bent dans une autre extrémité , qu'ils parlent prefque
toujours plus haut qu'il ne faut , qu'en prononçant
trop exaftement ils ont les articulations fortes & ru-
des , qu'ils ont trop d'accent , qu'ils choififTent mal
leurs termes, &c.
Mais premièrement ^ cette extrémité me paroît
beau-
Ci 6) Ceci n'efl: pas fans exception ; fouvent les en fans qui
fe font d'abord le moins entendre deviennent eofuite les plus
étourdiflans quand ils ont commencé d'élever la voix. Mais
s'il falloit entrer dans toutes ces minuties je ne finirois pas;
tout Ledeur fenfé doit voir que l'excès & le défaut dérivé*
du même abus font également corrigés par ma méthode. Je
-regarde ces deux maximes comme inféparabies ; toujvurt ajpezi
& jamais trop. De la première bien établie , l'autre s'enfuit
néceflairemtnt.
ot; DE L'EDUCATION. 6s
.beaucoup moins vicieufe que l'autre , attendu que la
première loi du difcours étant de fe faire entendre,
Ja plus grande faute qu'on puiflè faire efl: de parler
fans être entendu. Se piquer de n'avoir point d'ac-
cent , c'efl: fe piquer d'ôter aux phrafes leur grâce &
leur énergie. L'accent efl l'ame du difcours; il lui
donne le fentiment & la vérité. L'accent ment moins
que la parole ; c'efl: peut-être pour cela que les gens *
bien élevés le craignent tant, C'efl de Tufage de
tout dire fur le même ton qu'efl: venu celui de per-
fifïler les gens fans qu'ils le fentent. A l'accent pro-
JTcrit fuccedtnt des manières de prononcer ridicules j
afïeélées, & fujettes à la mode , telles qu'on les re-
marque iur-tout dans les jeunes gens de la Cour.
Cette affeclation de parole & de maintien efl ce qui
rend généralement l'abord du François repoulîant 6c
défagréable aux autres Nations. Au lieu de mettre
de l'accent dans fon parler, il y met de l'air. Ce
n'efl pas le moyen de prévenir en fa faveur.
Tous ces petits défauts de langage qu'on craint
tant de lailler contracter aux enfans ne font rien , ori
les prévient ou fon les corrige avec la plus grande
facilité : mais ceux qu'on leur fait contracter en ren-
dant leur parier fourd, confus, timide, en critiquant
inceflàmmentieur ton ,en épluchant tous leurs mots,
ne fe corrigent jamais. Un homme qui n'apprit à
parler que dans les ruelles, fe fera mal entendre à la
tête d'un Bataillon , & n'en impofera gueres au Peu-
ple dans une émeute. Enfeignez premièrement aux
enfans à parler aux hommes ; ils (auront bien parler
aux femmes quand il faudra.
Nourris à la campagne dans toute la ruflicité
champêtre, vos enfans y prendront une voix plus
fonore , ils n'y contracieronc point le confus bcgaye-
ment des enfans de la Vaille; ils n'y contra6lcront pas
non plus les exprellîons ni le ton du Village, ou du
moins ils les perdront aifément , lorfque ie Maître
Tynie L JE vi*
66 EMILE,
vivant avec eux dès leur naiflance, & y vivant ât
jour en jour plus exclufivement, préviendra ou effa-
cera par Ja correftion de fon langage rimprelîion da
]an,o;age des Payfans. Emile parlera un François tout
aufli pur que je peux le favoir , mais il le parlera
plus difl:in6lement , ôi l'articulera beaucoup mieux
que moi.
L'enflmt qui veut parier ne doit écouter que les
mots qu'il peut entendre, ni dire que ceux qu'il peut
articuler. Les efforts qu'il fait pour cela le portent à
redoubler la même fyllabe, comme pour s'exercer à
]a prononcer plus difl:in6lement. Qtiand il commen-
ce à balbutier, ne vous tourmentez pas fi fort à de-
viner ce qu'il dit. Prétendre être toujours écouté ell
encore une forte d'empire, & l'enfant n'en doit exer-
cer aucun. Qu'il vous fuffife de pourvoir très-atten-
tivement au nèceffaire; c'ell à lui de tâcher de vous
•faire entendre ce qui ne l'efl; pas. Bien moins enco-
re faut -il fc hâter d'exiger qu'il parle: il faura bien
parler de lui-même à mefure qu'il en fentira futilité.
On remarque , il eft vrai , que ceux qui commen-
cent à parler fort tard ne parlent jamais fi diftindle-
ment que les autres ; mais ce n'efl: pas parce qu'ils
ont parlé tard que l'organe rette embarraflé , c'ell au
contraire parce qu'ils font nés avec un organe embar-
raffé qu'ils commencent tard à parler; car fans cela
pourquoi parleroicDt-iis plus tard que les autres? ont
ils moins l'occafion de parler, <& les y excite- t-on
moins? au contraire l'inquiétude que donne ce retard,
auffi-tôt qu'on s'en apperçoit, fait qu'on fe tourmen-
te beaucoup plus à les faire balbutier que ceux qui
ont articule de meilleure heure ; & cet empreffemenc
mal-entendu peut contribuer beaucoup à rendre con-
fus leur parler , qu'avec moins de précipitation ils au-
roient eu le tems de perfeftionner davantage.
Les enfans qu'on preffe trop de parler n'ont Je
tems ni d'apprendre à bien prononcer ni de bien con-
cevoir
0iy DE L'EDUCATION. tf
irevoir ce qu'on leur fait dire. Au lieu que quand on
les lailB aller d'eux-mêmes , ils s'exercent d'abord auii
fyllabes les plus faciles à prononcer, & y. joignant
peu- à-peu quelque figniBcarion qu'on entend par leurs
^eftes, ils vous donnent leurs mots avant de recevoir
Oes vôtres ;; cela fait qu'ils ne reçoivent ceux-ci qu'a-
près les avoir entendus. N'étant point prefles de s'ea
lervir, ils ,Commencent par bien obferver quel fens
vous leur donnez , & quand ils s'en font airurés ils
les adoptent.
Le plus grand mal de la précipitstion -avec laquel-
le on fait parler lesenfans avant l'âge, n'eCk pas que
les premiers difcours qu'on leur tient & les premiers
mors qu'ils difent , n'aient aucun fens pour eus , mais
qu'ils aient un autre frns que le nôtre fans que nous
fâchions nous en appercevoir , en forte que paroiiTanr
nous répondre fort exaftement, ils nous parlent fans
nous entendre & fans que nous les entendions. C'elT:
pour l'ordinairte à de pareilles équivoques qu'efl; due
la furprife où nous jettent quelquefois fleurs propos
auxquels nous prêtons des idées qu'ils n'y ont point
jointes. , Cette inattention de notre part au véritable
fens que 'les mots ont pour les enfans, me paroît être
la caufe de leurs premières erreurs ; (& ces erreurs ,
même après qu'ils en font guéris, influent fur leur
tour d'efpnt pour le relie de leur vie. J'aurai plus
d'une occafion dans la fuite d'eclaircir ceci par des
exemples.
RelllTrez donc le plus qu'il efl polîible le vocabu-
laire de l'entant. C'efl: un très • grand inconvénient
qu'il ait plus de mots que d'idées , qu'il fâche dire
plus de choies qu'il n'en peut penftr. Je crois qu'u-
ne des raifons pourquoi les Payfins ont généralement
Tefprit plus jufte que les gens de la Ville , eft que
leur Di6lionn.iirQ eit moins étendu. Ils ont peu d'i-
dées, mais ils les comparent très-bien.
Les premiers développemens de l'enfance fe font
Es ptcf-
68
E M ILE,
prefque tous à la fois. L'enfant apprend à parler^
à manger, à marcher , à- peu- près dans le même
tems. C'eft ici proprement la première époque de
fa vie. Auparavant il n'efl: rien de plus que ce qu'il
étoit dans le fein de fa mère, il n'a nul fentiment ,
nulle idée, à peine a- 1- il des fenfations ; il ne fenc
pas même fa propre exiftence.
yivîtf 6? e/i vitcs ne/dus ipfefiice (17),
(17) Ovid Trift. I. 3,
Fin du premier Livre.
EMIr
vne^.TtXK ^,^a<^. ^.
CHIE.OH ^ ACHIJLJE.iivi-e Mo
EMILE,
o u
DE L'ÉDUCATION.
LIVRE SECOND,
*E s T ici le fécond terme de la vie , &
celui auquel proprement finit l'enfance ; car
les mots irfansCk pucrnQ font pas fynony-
^ mes. Le premier efl: compris dans l'autre,
& fignifie q:ù ne peut perler ^ d'où vient que dans Va-
kre iVJaxime on trouve pnerum infant cv:. Mais je con*
tinue à me fervir de ce mot félon Tufage de notre
Langue , jufqu'à l'âge pour lequel elle a d'autres noms.
Qiiand les enfans commencent à parler , ils
pleurent moins. Ce progrès ell naturel ; un langage
efl fubflitué à l'autre. Sitôt qu'ils peuvent dire qu'ils
foufFrent avec des paroles, pourquoi le diroient- ils
avec des cris , fi ce n'eit quand la douleur efl trop
vive pour que la parole puilTe l'exprimer ? s'ils con-
tinuent alors à pleurer , c'eft la taute des gens qui
font autour d'eux. Dès qu'une fois Emile aura dit,
fai mal , il faudra des douleuleurs bien vives poux le
forcer de pleurer.
E c; Si
70 E M ILE,
Si l'enFant eft délicat, fenfible, que naturellement
il fe mette à crier pour rien , en rendant Tes cris inu*
tiles & fans effet, j'en taris bientôt la fource. Tant
qu'il pleure je ne vais point à lui; j'y cours fitôt qu'il
s'eft tu. Bientôt fa manière de m'appeller fera de
fe taire, ou tout au plus de jetter un feul cri, Ceft
par l'effet fenfible des fignes, que les enfans jugent
de leur fcns ; il n'y a point d'autre convention pour
eux: quelque mal qu'un enfant fe faffe, il ell très-ra-
re qu'il pleure quand il elt feul , à moins qu'il n'ait
i'efpoir d'être entendu.
S'il tombe, s'il fe fait une boffe à la tête, s*il fâî-
gne du nez , s'il fe coupe les doigts ; au lieu de m'em-
preffer autour de lui d'un«air allarmé , je refterai tran-
quille , au moins pour un peu de tems. Le mal ell
fait, c'eft une néceffité qu'il l'endure; tout mon em-
preffement ne ferviroit qu'à l'effrayer davantage &
augmenter fa fenfibilité. Au fond , c'eft moins
le coup , que la crainte qui tourmente , quand on
s*e{l bleffé. Je lui épargnerai du moins cette dernier
re angoiffe ; car très-fùrement il jugera de fon mal
comme il verra que j'en juge : s'il me voit accourir
avec inquiétude , le conibler, le plaindre, il s'elli-
mera perdu : s'il me voit garder mon fang froid , ï\
reprendra bientôt le fien , & croira le mal guéri ,
quand il ne lefentira plus. C'eft à cet âge qu'on prend
les premières leçons de courage, & que, fouffrant
fans effroi de légères douleurs , on apprend par dé-
grés à fupporter ks grandes.
Loin d'être attentif à éviter qu*Emile ne fe blelîè ,
je ferois fort fâché qu'il ne fe bleffât jamais & qu'il
grandît fans connoître la douleur. Souffrir eft la pre-
mière chofe qu'il doit apprendre, & celle qu'il aura
3e plus grand befoin de iavoir. Il femble que les en-
fans ne foient petits & foibles que pour prendre ces
importantes leçons fans danger. Si l'enfant tombe de
^on haut il ne fe caffera pas la jambe ; s'il fe frapp/£
^VCQ
ou DE L'EDUCATION. ^r
avec un bâton il ne fe cafTi^ra pas le bras ; s'il ^faiiic
un fer tranchant, il ne ferrera gueres, & ne fe cou-
pera pas bien avant. Je ne fâche pas qu'on aie ja-
mais vu d'enfant en liberté fe tuer , s'eilropier ni fe
faire un mal conOdérable , à moins qu'on ne l'ai: in-
difcrettement expofé fur des lieux élevés , ou feul
autour du feu, ou qu'on n'ait laiflé des inflrumens
dangereux à fa portée. Que dire de ces magafins de
machines, qu'on raflemble autour d'un enfant pour
l'armer de toutes pièces contre la douleur, jufqu'si
ce que devenu grand , il refte à fa merci , fans cou-
rage & làns expérience, qu'il fe croie mort à la pre-
mière piquure , & s'évanouiflè , en voyant la pre-
mière goûte de fon fang?
Notre manie enfeignante & pédantefque efl: tou-
jours d'apprendre aux enfans ce qu'ils apprendroienc
beaucoup mieux d'eux-mêmes , & d'oublier ce que
nous aurions pu feu] s leur enfeigner. Y a-t-il rien
de plus fot que la peine qu'on prend pour leur ap-
prendre à marcher, comme fi l'on en avoit vu quel-
qu'un , qui par la négligence de fa nourrice ne hic
pas marcher étant grand ? Combien voit-on de gens
au contraire marcher mal toute leur vie , parce qu'on
leur a mal appris à marcher?
Emile n'aura ni bouriets , ni paniers rouhns , nî
charriots, ni lifieres, ou du moins dès qu'il commen-
cera de favoir mettre un pied devant l'autre, on ne
]e foutiendra que fur les lieux pavés, & l'on ne fera
qu'y pafler en hâte (i). Au lieu de le laiiler croupir
dans l'air ufé d'une chambre, qu'on le mené joiirnel-
kment au milieu d'un pré. Là qu'il coure, qu'il s'é-
batte.
(i) Il n'y a rien de p!ns ridicule 6c de plus mal afTuré que
h dL^marche des gens qu'on a trop menés pnr la lificre étant
petits; ceft encore ici une de ces obfervations triviales à for-
ce d'êu'e jultes, & qui font jijftes en plus d'un kns.
E 4
73 EMILE,
batte, qu'il tombe cent fois le jour, tant mieux: il
en apprendra plutôt à fe relever. Le bien-être de I4
liberté rachette beaucoup de blefïïires. Mon Elevé
aura fouvent des contufions ; en revanche il fera tou-
jours gai : fi les vôtres en ont moins , ils font toujours
contrariés, toujours enchaînés, toujours trifles. Je
doute que le profit foit de leur côté.
Un autre progrès rend aux enfans la plainte moins
ncceffaire, c'eil celui de leurs forces. Pouvant plus
par eux-mêmes, ils ont un befoin moins fréquent de
recourir à autrui. Avec leur force fe dévelope la
connoifTance qui les met en état de la diriger. Cefl
2 ce fécond degré que commence proprement la vie
de l'individu : c'eft alors qu'il prend la confcience de
lui-même. La mémoire étend le fentiment de l'iden-
tité fur tous les momens de fon exiftence ; il devient
véritablement un, le même, & par conféquent déjà
capable de bonheur ou de mifere. Il importe donc
de commencer à le confidérer ici comme un être
^oral,
Quoiqu'on afllgne a - peu ^ près le plus long terme
de la vie humaine & les probabilités qu'on a d'appro-
cher de ce terme à chaque âge , rien n'efl plus incer-
tain que la durée de la vie de chaque hgmme en par-
ticulier; très-peu parviennent à ce plus long terme.
Les plus grands riiques de la vie font dans fon com-
mencement ; moins on a vécu , moins on doit efpe-
rer de vivre. Des enfans qui naiflènt , la moitié ,
çout au plus, parvient à j'adolefcence, & il efl: pro-
bable que votre Elevé n'atteindra pas l'âge d'homme.
Que faut-il donc penfer de cette éducation barbare
qui lacrifie le préient à un avenir incertain , qui char-
ge un enfant de chaînes de toute efpece, & com-
jnence par le rendre miférabîe pour lui préparer au
loin je ne fais quel prétendu bonheur dent il eft ^
exoire qu'il ne jouira jamais ? Qtiand je fuppofèrois
cette éducation raifonnable dans fon objet , commenç
voir
ou DE L'EDUCATION. 73
voir iàns indignation de pauvres infortunés fournis â
un joug infupportable , & condamnés à des travaux
pontinuels comme des galériens , fans être afluré que
tant de foins leur feront jarnais utiles? L'âge de la
gaité fe pafle au milieu des pleurs , des chàtimens ,
des menaces, de Tefclavage. On tourmente le mal-
heureux pour fon bien , & l'on ne voit pas la mort
qu'on appelle, & qui va le faifir au milieu de ce tris-
te appareil. Qui lait combien d'enfans périllènt vic-
times de l'extravagante fageffe d'un père ou d'ur maî-
tre? Heureux d'échapper à fa cruauté, le fiiul avan-
tage qu'ils tirent des maux qu'il leur a fait fouffrir ,
eft de mourir fans regretter la vie , dont ils n'ont
connu que les tourmens.
Hommes , foyez humains , ç'eft votre premier de-
voir: foyez-le pour tous les états , pour tous les âges,
pour tout ce qui n'eft pas étranger à l'homme. Quel-
le fageffe y a-t-il pour vous hors de l'humanité ? Ai-
mez l'enfance ; favorifez fes jeux, fes plailirs , fon
aimable inilinéfc. Qui de vous n'a pas regretté queU
quefois cet âge où le rire efl: toujours fur les lèvres ,
à où l'ame efl: toujours en paix "? Pourquoi voulez-
vous ôter à ces petits înnocens la jouiffance d'un
tems i^i court qui leur échappe, & d'un bien fi pré-
cieux dont ils ne fauroient abufer? Pourquoi voulez^
vous remplir d'amertume & de douleurs ces premiers
ans fi rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux
qu'ils ne peuvent revenir pour vous? Pères, favez-
vous le moment où la mort attend vos enfans ? Ne
vous préparez pas des regrets en leur ôtant le peu
d'inllans que la nature leur donne: auffi-tôt qu'ils
peuvent fentir le plaifir d'être, faites qu'ils en jouis-
fent; faites qu'à quelque heure que Dieu les appelle,
ils ne meurent point fans avoir goûté la vie.
Qtie de voix vont s'élever contre moi ! J'entends
de loin les clameurs de cette fauffe fageffe qui nous
jette inceffamment hors de nous , qui compte tou-
E 5 ^our«
5-1 ■ E M I L E;
jours le préfent pour rien , & pourfuivant fsns re*-'
Jàche un avenir qui fuie à mefure qu'on avance , à
force de nous tranfporter où nous ne fommes pas ,
nous tranfporte où nous ne ferons jamais.
C'eft , me ré pondez- vous, le tems de corriger ]es
mauvaifes inclinations de l'homme ; c'eft dans l'âge
de l'enfance, où les peines font le moins fenfibles ,
qu'il faut les multiplier pour les épargner dans l'âge
de raifon. Mais qui vous die que tout cet arrange-
ment eO: à votre difpofition , &. que toutes ces belles
inftruftions dont vous accablez le foible efprit d'un
enfant, ne lui feront pas un jour plus pernicieufes
qu'utiles? Qui vous aiîure que vous épargnez quel-
que chofe par les chagrins que vous kii prodiguez ?
Pourquoi lui donnez-vous plus de maux que fon état
n'en comporte , fans être Çàr que ces maux préfens
font à la décharge de l'avenir ? & comment me
prouvèrez-vous que ces mauvais penchans dont vous
prétendez le guérir , ne lui viennent pas de vos foins
mal entendus , bien plus que de la nature ? Malheu-
reufe prévoyance, qui rend un être aftuellement mi-
férable fur l'efpoit bien ou mal fondé de le rendre
heureux un jour ! Qiie (ï ces raifonneurs vulgaires
confondent la licence avec la liberté , & l'enfant:
qu'on rend heureux avec l'enfant qu'on gâte, appre-»
nons-leur à les diftinguer.
Pour ne point courir après des chimères , n'ou^
blions pas ce qui convient à notre condition. L'hu-
manité a fa place dans l'ordre des chofes ; l'enfance
a la fienne dans l'ordre de la vie humaine ; il fauc
confidérer l'homme dans l'homme , & l'enfant
dans l'enfant. Afligner à chacun fa place & l'y
fixer , ordonner les pafllons humaines fclon la con-
flitution de l'homme , efl: tout ce que nous pou-,
vons faire pour fon bien-être. Le refte dépend
de caufes étrangères qui ne font point en notie
pouvoir.
Nous
o u D E VE D U C A T I O N. 7^
Nous ne favons ce que c'efl que bonheur ou mal-
heur abfolu. Tout eft mêlé dans cette vie , on n'y
goûte aucun fentiment pur , on n'y relie pas deux
momens dans le même état. Les afFeftions de nos
âmes , ainfi que les modifications de nos corps , font
dans un flux continuel. Le bien & le mal nous fonE
communs à tous, mais en différentes mefures. Le
plus heureux eft celui qui foufFre le moins de peines ;
le plus miférable eft celui qui fent le moins de plai-
firs. Toujours plus de fouffrances que dejouillan-
ces ; voilà la différence commune à tous. La félici«
té de l'homme ici-bas n'eft donc qu'un état négatif,
on doit la mefurer par la moindre quantité des maux
qu'il fouffre.
Tout fentiment de peine eft inféparable du defir
de s'en délivrer : toute idée de plaifir eft inféparable
du defir d'en jouir: tout defir fuppofe privation , &
toutes les privations qu'on fent font pénibles ; c'efl:
donc dans la difproportion de nos defirs & de nos
facultés, que confifte notre mifere. Un être fenfible
dont les facultés égaleroient les defirs feroit-un être
abfolumcnt heureux.
En quoi donc confifte la fagefl'e humaine ou la
route du vrai bonheur ? Ce n'eft pas précifément à
diminuer nos defirs; car s'i's étoient au-delTous de
notre puiflance , une partie de nos facultés refteroic
oifive, & nous ne jouirions pas de tout notre être.
Ce n'eft pas non plus à étendre nos facultés, car li
nos defirs s'étendoient à la fois en plus grand rap-
port, nous n'en deviendrions que plus miférables :
mais c'eft à diminuer l'excès des defirs fur les facul-
tés, & à mettre en égalité parfaite la puifl^ance & la
volonté. C'eft alors feulement que toutes les forces
étant en aélion , famé cependant reftera pailible, Ôi
que l'homme fe trouvera bien ordonné.
C'eft ainfi que la nature , qui fait tout pour le
mieux, l'a d'abord inftitué. Elle ne lui donne im-
raé-
76 EMILE,
médiatement que les defirs néceffaires à fa conferva-
tion , & les facultés fuffifantes pour les fatisfaire.
Elle a mis toutes les autres comme en réferve au
fond de fon ame , pour s'y développer au befoin. Ce
n'eft que dans cet état primitif que l'équilibre du
pouvoir & du defir fe rencontre , & que l'homme
n'eft pas malheureux. Sitôt que fes facultés virtuel-
les fe mettent en aélion y l'imagination , la plus ac-
tive de toutes, s'éveille & les devance. C'eft l'ima-
gination qui étend pour nous la mefure des poffibles
foit en bien foit en mal, & qui par conféquent excir
te & nourrit les defirs par l'efpoir de les fatisfaire.
Mais l'objet qui paroiiîoit d'abord fous la main fuit
plus vite qu'on ne peut le pourfuivre ; quand on
croit l'attemdre, il fe transforme & fe montre au loin
devant nous. Ne voyant plus le pays dçja parcou-
ru , nous le comptons pour rien ; celui qui refte à
parcourir s*aggrandit , s'étend fans ceflè; ainfi l'on
s'épuife fans arriver au terme ; & plus nous gagnons
fur la jouilTance, plus le bonheur s'éloigne de nous.
Au contraire , plus l'homme eft relié près de ià
condition naturelle , plus la différence de fcs facultés
à fes defirs eft petite > & moins par conféquent il eft
éloigné d'être heureux. Il n'eft jamais moins miféra-
ble que quand il parole dépourvu de tout : car la mi-
fere ne confifte pas dans la privation des chofes ,
mais, dans le befoin qui s'en fait fentir.
Le monde réel a les bornes , le monde imaginaire
eft infini; ne pouvant élargir l'un , retrécifiTons l'au-
tre; car c'eft de leur feule différence que naifi^ent
toutes les peines qui nous rendent vraiment malheu-
reux. Otez la force, la fanté, le bon témoignage
de foi , tous ks biens de cette vie font dans l'opi-
nion ; ôtez les douleurs du corps & les remords de la
confcience , tous nos maux font imaginaires. Ce
principe eft commun , dirait-on: j'en conviens.
Mais l'application pratique n'en eft pas commune;
... . . ^
ou Dfe L'EDUCATION. 7^
' & c'efl: uniquement de la pratique qu'il s*agit ici.
Quand on dit que l'homme efbfoible, que veui-on
dire? Ce mot de tbiblelTe indique un rapport; un
rapport de l'être auquel on l'applique. Celui dont la
force pafTe les befoins, fût-il un infeiSle, un ver, efh
un être fort: celui dont les befoins pafTent la force,
fût- il un éléphant, un lion; fût- il un Conquérant,
un Héros ; fût-il un Dieu , c'efl: un être foible. L'An-
ge rebelle qui méconnut fa nature étoit plus foible
que l'heureux mortel qui vit en paix félon la lienne.
L'homme efl: très-fort quand il fe contente d être ce
qu'il efl: il eft trèf - foible quand il veut s'élever au-
deflus de l'humanité. N'allez donc pas vous, figuret
qu'en étendant vos facultés vous étendez vos forces ;
vous les diminuez , au contraire , fi votre orgueil s'é-
tend plus qu'elles. Mefurons le rayon de notre fphe-
re, (i reftons au centre, comme l'infedleau milieu
de fa toile : nous nous fuffirons toujours à nous-mê-
mes , ôi, nous n'aurons point à nous plaindre de no-
tre foiblefTe; car nous ne la fentirons jamais.
Tous les animaux ont exa6lement les facultés né-
ceffaires pour fe conferver. L'homme feul en a de
fuperflues. N'efl: il pas bien étrange que ce fuperfla
foit l'inflrument de fa mifere f Dans tout pays les
bras d'un homme valent plus que fa fubfiftance. S'il
étoit allez fage pour compter ce fuperflu pour rien ,
il auroit toujours le néceffaire , parce qu'il n'auroit ja-
niais rien de trop. Les grands befoins, difoit i-avo-
rin (2), naiflènt des grands biens, & fouvent le
meilleur moyen de fe donner leschofes dont on man-
que eft de s'ôter celles qu'on a : c'elf à force de nous
travailler pour augmenter notre bonheur que nous le
changeons en mifere. Tout homme qui ne voudroic
que vivre , vivroit heureux ; pur conféquent il vivroic
bon,
(2)No(5l. AtticL. IX. C. 8.
" Tome L £ 7
78 EMILE;
bon , car où feroic pour lui l'avantage d'être me'-
chant?
Si nous étions immortels , nous ferions des êtres
très • miférables. 11 efl: dur de mourir, fans doute;
mais il ed doux d'efpérer qu'on ne vivra pas tou-
jours , & qu'une meilleure vie finera les peines de
celle-ci. Si l'on nous offroit l'immortalité fur la ter-
re , qui ell - ce qui voudroii accepter ce trifte pré-
fcnt? Quelle refiburce , quel efpoir , quelle confb-
lation nous refleroit-il contre les rigueurs du fort &
contre les injuftices des hommes? L'ignorant qui ne
prévoit rien , fent peu le prix de la vie & craint peu
de la perdre ; l'homme éclairé voit des biens d'un
plus grand prix qu'il préfère à celui-là. Il n'y a que
le demi - favoir & la faulfe fagefle qui prolongeant
nos vues jufqu'à la mort, & pas au -delà, en font
pour nous le pire des maux. La néceffité de mourir
n'efl: à l'homme fage qu'une raifon pour fupportcr les
peines de la vie. Si l'on n'étoit pas fur de la per-
dre une fois , elle coûteroit trop à conferver.
Nos maux moraux font tous dans l'opinion, hors
un feul qui eft le crime , & celui • là dépend de
nous : nos maux phyfiques fe détruifent ou nous dé-
truifent. Le tems ou la mort font nos remèdes : mais
nous fouiîfons d'autant plus que nous favons moins
fouiirir^ (S:nous nous donnons plus de tourrcent pour
guérir nos iTialadiu';, que nous n'en aurions à lesfup-
porter. Vis félon la Nature, fois patient, & chalfe
les Médecins : tu n'éviteras pas la mort , mais tu ne
la fenùrus qu'une fois, tandis qu'ils la portent chaque
jour dans ton imagination troublée, & que leur art
men longer, au lieu de prolonger tes jours, t'en ôte
la jouilTance. Je demanderai toujours quel vrai bien
cet art a fait aux hommes? Quelques-uns de ceux
qu'il guérie mourroient , il eft vrai ; miis des millions
qu'il tue reiteroient en vie. Homme fenfé, ne mets
point à cette lotterie où trop de chances font contre
toi.
ôu DÉ UEDUCAT ION.
79
îoL Souffre, meurs ou guéris j mais fur- tout vis juf-
qu'à ta dernière heure. v
Tout n'eil que foiie & contradiélion dans les in-
ilitutions humaines. Nous nous inquiétons plus de
notre vie , à mefure qu elle perd de Ton prix. Les
Vieillards la regrettent plus que les jeunes gens ; ils
jie veulent pas perdre les apprêts qu'ils ont faits pour
en jouir ; à foixante ans il eft bitn cruel de mourir
avant d'avoir commencé de vivre. On croit que
l'homme a un vif amour pour fa confervation , & ce-
la eft vrai ; mais on ne voit pas que cet amour, tel
que nous le Tentons , efl en grande partie l'ouvrage
des hommes. Naturellement l'homme ne s'inquietç
pour fe ccnferver qu'autant que ks moyens en font
en Ton pouvoir ; fitôt que ces moyens lui échappent ,
il fe tranquiliife & meurt fans fe tourmenter inutile-
ment. La première loi de la réfignation nous vienc
de la nature. Les Sauvages , ainli que les beies , fe
débattent fort peu contre la mort, & lendurcnt pref-
que fans fe plaindre. Cette loi détruite , il s'en for-
me une autre qui vient de lu raifun; mais peu favenc
l'en tirer , & cette réfjgnation faclice n'eil jamais
auflj pleine & entière que la première.
La prévoyance ! la prévoyance , qui nous porte
làns ceile au -delà de nous Ôc Ibuvent nous place où
nous n'arriverons point ; voilà la véritable fource de
toutes nos miferes. (Quelle manie à un être aulîi paf-
fager que l'homme de regarder toujours au loin dan»
un avenir qui vient fi rarement , & de négliger le
préfent dont il e'à lur ! manie d'autant plus funefte
qu'elle augmente inc^lldmment avec l'âge , & que le*
Vieillards , toujours défians , prévoyans , avares ,
aiment mieux fe refufer aujourd'hui le nécellaire,
que d'en manquer dans cent ans. Ainfi nous tenons
à tout , nous nous accrochons à tout; les tems, les
lieux, les hommes, lesc'.iofts, tout ce qui eft, tout
ce quifura, importe à chacun Je nous: notre indivi-
du
^f> EMILE,
du n*efi plus que la moindre partie de nous - mêmes;
Chacun s'étend , pour ainfi dire, fur la terre entier
re , & devient fenfible fur toute cette grande furface.
Eft-il étonnant que nos maux fe multiplient dans touj
les points par où l'on peut nous blefîer? Que de Prin-
ces fe défolent pour la perte d'un pays qu'ils n'ont ja-
mais vu ? Que de Marchands il fuffit de toucher aux
Indes, pour les faire crier à Paris?
Eil-ce la nature qui porte ainfi les hommes fi loin
d*eux- mêmes ? Eil-ce elle qui veut que chacun ap-
prenne fon deflin des autres, & quelquefois l'appren-
ïie le dernier ; en forte que tel eft mort heureux ou
miférable, fans en avoir jamais rien fu? Je vois un
homme frais , gai , vigoureux, bien portant; fa pré-
fence inlpire la joie ; fes yeux annoncent le conten*
tement , le bien-être ; il porte avec lui l'image du
bonheur. Vient une lettre de la pofte ; l'homme
heureux la regarde; elle eft à fon adrtlfe, il l'ouvre^
il la lit. A l'inftant fon air change ; il pâlit , il tom-
be en défaillance. Revenu à lui, il pleure, il s'agi»
te , il gémit , il s'arrache les cheveux, il fait reten-
tit l'air de fès cris ^ il femble attaqué d'affreufes con-
vulfions. Infenfé, quel mal t'a donc fait ce papier?
quel membre t'a-t-il ôté? quel crime c'a-t-il fait com-
m-ettre? enfin, qu'a-t-il changé dans toi-même pour
te mettre dans l'état où je te vois ?
Que la lettre fe fût égarée , qu'une main charitable
Veut jettée au feu , le fort de ce mortel heureux &
inalheureux à la fois , eût été, ce me femble, un
étrange problême. Son malheur, direz- vous , étoic
réel. Fort bien , mais il ne le fentoit pas : où étoit-
il donc ? Son bonheur étoit imaginaire: j'entends;
la fanté , la gaité , le bien-être , le contentemenc
d'efprit ne font plus que des vifions. Nous n'exi-
flons plus où nous fommes , nous n'exiflons qu'où
nous ne fommes pas. Eftce la peine d'avoir une 11
grande peur de la mort, pourvu que ce en q^uoinous
vivons refte? O
ou DE L'EDUCATION. Si
O homme ! reflerre ton exiflence au - dedans de
loi , & tu ne feras plus miférable. Refte à Ja place
que la nature t'affigne dans la chaîne des êtres j rien
ne t'en pourra faire fortir : ne regimbe point contre
Jadure loi de la nécefiité , & n'épuife pas, à vou-
loir lui réfider, des forces que le Ciel ne t'a poinc
données pour étendre ou prolonger ton exiltence j
mais feulement pour Ja conferver comme il lui plaît,
ôc autant qu'il lui plaît. Ta liberté, ton pouvoir ne
s'étendent qu'aulli loin que tes iorces naturelles > &
pas au-delà ,* tout Je refte n'efl: qu'efclavage, illu-
lion , prertige. La domination même efl fervile ,
quand elle tient à fopinion : car tu dépends des pré-
jugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés.
Four les conduire comme il te plaît , il faut te con<-
duire comme il leur plaît. Ils n'ont qu'à changer de
manière de penfer, il faudra bien par force que tu
changes de manière d'agir. Ceux qui t'approchenc
n'ont qu'à favoir gouverner les opinions du peuple
que tu crois gouverner , ou des favoris qui te gou-
vernent, ou celles de ta famille, ou les tiennes pro-
pres; cesVifirs» ces Courtifans, ces Prêtres, ces
Soldats , ces Valets , ces Caillettes , d jufcju'à des
enfans , quand tu ferois un Thémiftocie en gé-
^i'^ (p) » vont te mener comme un enfant toi-même
au milieu de tes légions. Tu as beau faire ; jamais
ton autorité réelle n'ira plus loin que tes facultés réel-
les. Sitôt qu'il faut voir par les yeux des autres , il
faut vouloir par leurs voJontés. JVles Peuples font
mes
(3) Ce petit garçon que vous voyez- 1.-^, difoit Thémifto-
Cie à fcs amis, clh l'arbitre de la Grèce; car il gouverne fa
inere, ù mère nie gouverne , je gouverne les Athéniens. &
les Athéniens gouvernent les Grecs. Oh: quels petits con.
duéleurs on trouveroit fouvcnt aux plus grands Empires , fi
dii Prince on defcendoît par dégrés jufqu'à la prsmlere iriairi
qui donne le .braoie en Iccrct!
Tome L F
8'i EMILE,
mes Sujets, dis- tu fièrement. Soit; mais toi, qu'es-
tu? le fujet de tes Miniftres: & tes Miniflres à leur
tour que font'ils? les fujets de leurs Commis , de
leurs Maitreflès, les Valets de leurs Valets. Prenez
tout, ufurpez tout, & puis verfez l'argent à pleines
mains, dreflcz des batteries de canon , élevez des
gibets , des roues , donnez des Loix , des Edits ,
multipliez les Efpions , les Soldats , les Bourreaux,
les Prifons , les Chaînes ; pauvres petits hommes ,
de quoi vous fert tout cela ? vous n'en ferez ni mieux
fervis, ni moins vole's, ni moins trompés, ni plus
abfolus. Vous direz toujours , nous voulons , & vous
ferez toujours ce que voudront les autres.
Le lèul qui fait fa volonté eft celui qui n'a pas be-
foio , pour la faire , de mettre les bras d'un autre au
bout des fiens: d'où il fuit, que le premier de tous
les biens n'tft pas l'autorité, mais la liberté. L'hom-
me vraiment libre ne veut que ce qu'il peut, & fait
ce qu'il lui plaît. Voilà ma maxime fondamentale.
Il ne s'agit que de l'appliquer à l'enfonce, & toutes
les règles de l'éducation vont en découler.
Lafociété a fait l'homme plus foible, non -feule-
ment en lui ôtant le droit qu'il avoit fur fers propres
forces, mais fur -tout en les lui rendant infuffifantes.
Voilà pourquoi iès defirs fe multiplient avec fa foi-
blelTe , & voilà ce qui fait celle- de l'enfance compa-
rée à l'âge d'homme. Si l'homme eft un être fort
& fi l'enfant eft un être foible , ce n'eft pas parce-
que le premier a plus de force abfolue que le fécond ,
mais c'eft parceque le premier peut naturellement fe
fuffire à lui-même & que l'autre ne le peut. L'hom-
me doit donc avoir plus de volontés & l'enfant plus
de fantaifies ; mot par lequel j'entends tous les defirs
qui ne font pas de vrais befoins , & qu'on ne peut
contenter qu'avec le fecours d'autrui.
J'ai dit la raifon de cet état de foiblefTe. La na-
ture y pourvoit par l'attachement des pères & des
Eflâ-
ou DE L'EDUCATION. gj
mères: mais cet attachement peut avoir fon excès ,
fon défaut, fes abus. Des parens qui vivent dans
l'état civil y tranfporcent leur enfant avant l'âge. En
lui donnant plus de befoins qu'ils n'en a, ils ne fou-
lagent pas Hifoiblefle, ils l'augmentenL Ils l'augmen-
tent encore en exigeant de lui ce que la nature n'exi»
geoit pas; en foumettani; à leurs voloncés le peu de
force qu'il a pour fervir les liennes; en changeant de
part ou d'autre en efclavage ^ la dépendance récipro-
que où le tient fa foibleire, 6i où les tient leur atta»
chement.
L'hom.me fage fait reder à fa place ; mais l'enfant
qui ne connoît pas la fienne ne fauroit s'y maintenir.
Il a parmi nous mille iflijes pour en fortir; c'eil à
ceux qui le gouvernent à l'y retenir, & cette tâche
n'eftpas facile. 11 ne doit être ni bête ni homme j
mais enfant; il faut qu'il fente fa foibleffe ôc non
qu'il en fouifre ; il faut qu'il dépende & non qu'il
obéifle ; il faut qu'il demande & non qu'il comman-
de. Il n'efl: foumis aux autres qu'à caufe de fes be-
foins, ôi. p.ircequ'iis voient mieux que lui ce qui lui
ell utile , ce qui peut contribuer ou nuire à fa con-
fervation. Nul n'a droit , pas même le pcre , de
commander â l'enfant ce qui ne lui eft bon à rien.
Avant que les préjugés & les inftitutions humaines
aient altéré nos penchans naturels, le bonheur des
enfans ainfi que des hommes confiée dans l'ufage de
leur liberté ; mais cette liberté dans les premiers effc
bornée par leur folbielle. Q^iiconque fut ce qu'il
veut efl: heureux, s'il le fuffic à lui- même ^ c'eft le
cas de l'homme vivant dans fetut de nature. Qui-
conque fliit ce qu'il veut n'eft pas heureux , fi fes
bcibins palTent les forces ; c'eft le cas de l'enfant
dans le même état. Les enfans ne jouiflent, même
dans l'état de nature , ^le d'une liberté imparfaite,
femblable à celle dont jouiffent les hommes dans l'é-
sat civil. Chacun de nous ne pouvant plus {è paifer
F a des
54 EMILE,
des autres redevient à cet égard foîble & mifërable.
Nous étions faits pour être hommes ; les loix & la
fociété nous ont replongés dans l'enfance. Les Ri-
ches , les Grands , les Rois font tous des enfans qui ,
voyant qu'on s'emprefTe à foulager leur mifere , tirent
de cela même une vanité puérile , & font tout fiers
des foins qu'on ne leur rendroit pas s'ils étoient hom-
mes - faits.
Ces confidérations font importantes , & fervent à
réfoudre toutes les contradiftions du fyfteme focial.
Il y a deux fortes de dépendances. Celle des chofes
qui efl: de la nature ; celle des hommes qui eft de la
fociété. La dépendance des chofes n'ayant aucune
moralité , ne nuit point à la liberté , & n'engendre
point de vices : la dépendance des hommes étant
défordonnée (4) les engendre tous , & c'efl: par elle
que le Maître & l'Efclave fe dépravent mutuelle-
ment. S'il y a quelque moyen de remédier à ce mal
dans la fociété, c'eft de fubftiuier la loi à l'homme,
& d'armer les volontés générales d'une force réelle
fupérieure à l'aftion de toute volonté particulière. Si
les Loix des Nations pouvoient avoir comme celles
de la nature une inflexibilité que jamais aucune force
humaine ne pût vaincre , la dépendance des hommes
redeviendroit alors celle des chofes; on réuniroic
dans la République tous les avantages de l'état natu-
rel à ceux de l'état civil ; on joindroit à la liberté qui
maintient Ihomme exempt de vices, la moralité qui
l'élevé à la vertu.
Maintenez l'enfant dans la feule dépendance des
chofes; vous aurez fuivi l'ordre de la nature dans le
progrès de fon éducation. N'offrez jamais à fes vo-
lon*
(4") Dans mes principes du droit politique il ell démon-
tré que nulle volonté particulière ne peut être ordonnée dan«
le fyllcrac focial.
bu DE L'EDUCATION. t^
>lontés indifcretes que des obflacles phyfiques ou des
punitions qui nailTent des aftions mêmes , & qu'il fe
rappelle dans l'occafion: (lîns lui défendre de mal fai-
re, il fuffit de l'en empêcher. L'expe'rience ou l'im-
puifTance doivent feules lui tenir lieu de loi. N'ac-
cordez rien à fes dcflrs parcequ'il le demande, mais
parcequ'il en a befoin. Qu'il ne fâche ce que c'eft
qu'obtiflance quand il agit , ni ce que c'efl qu'empire
quand on agit pour lui. Qu'il fente égalemenr fa li-
berté dans fes adlions & dans les vôtres. Suppléez à
la force qui lui manque, autant précifémcnt qu'il en
a befoin pour être libre & non pas impérieux ; qu'en
recevant vos fervices avec une forte d'humiliation ,
il afpire au moment où il pourra s'en pafTer , & où
il aura l'honneur de fe fervir lui-même.
La nature a , pour fortifier le corps & le faire
croître, des moyens qu'on ne doit jam.ais contrarier.
Il ne faut point contraindre un enfant de refter quand
il veut aller, ni d'aller quand il veut reder en place.
Quand la volonté des en fans n'efl point gâtée par
notre faute, ils ne veulent rien inutiîem.ent. 11 faut
qu'ils fautent , qu'ils courent , qu'ils crient qu-uid ils
en ont envie. Tous leurs mouvemens font des be-
foins de leur conftitution qui cherche à fe fortifier:
mais on doit fe défier de ce qu'ils défirent fans le
pouvoir faire eux-mêmes, & que d'autres font obli-
gés de faire pour eux. Alors il faut diftinguer avec
foin le vrai befoin, le befoin naturel, du befoin de
fantaifie qui commence à naître, ou de celui qui ne
vient que de la furabondance de vie dont j'ai parlé.
J'ai déjà dit ce qu'il faut faire quand un enfanc
pleure pour avoir ceci ou cela. J'ajouterai féulemenc
que dès qu'il peut demander en parlant ce qu'il déli-
re , & que pour l'obtenir plus vite ou pour vaincre
un refus il appuie de pleurs fa demande , elle lui doit
être irrévocablement réfufée. Si le befoin l'a fait par-
ler , vous devez le favoir & faire aufTi • tôt ce qu'il
1^^ 3 ^^*
g6 EMILE,
demande: mais céder quelque chofe à fes larmes,
c efl: l'exciter à en verfer , c'cft lui apprendre à dou-
ter de votre bonne volonté, & à croire que l'impor-
tunité peut plus fur vous que la bienveillance. S'il
ne vous croit pas bon , bientôt il fera méchant ; s'il
vous croit fûible, il fera bientôt opiniâtre: il impor-
te d'accorder toujours au premier figne ce qu'on ne
veut pas réfufer Ne foyez point prodigue en refus .
mais ne les révoquez jamais.
Gardez- vous fur- tout de donner à l'enfant de vai-
nes formules de politelfe qui lui fervent au bcfoin de
paroles magiques, pour foumettre à ks volontés tout
ce qui l'entoure , & obtenir à l'inftant ce qu'il lui
plaît. Dans l'éducation façonniere des riches, on ne
manque jamais de les rendre poliment impérieux , en
leur prefcrivant les termes dont ils doivent fe fervir
pour que perfonne n'ofe leur réfifler : leurs enfans
n'ont ni tons ni tours fupplians , ils font aulîi arro-
gans, méiTie plus, quand ils prient, que quand ils
commandent , comme étant bien plus fûrs d'être
obéis. On voit d'abord que sll vous plaît fignifie
dans leur bouche il vie plaît , & que je "mus prie figni-
fie je vous crdmne. Admirable politeflc , qui n'abou-
tit pour eux qu'à changer le fens des mots, & à ne
pouvoir jamais parler autrement qu'avec empire 1
<^uant-à-raoi qui crains moins qu'Emile ne foit gros-
fier qu'arrogant, j'aime beaucoup mieux qu'il dife en
1 priant faites cela , qu'en commandant , je vous prie.
Ce n'efl pas le terme dont il fe fert qui m'importe,
mais bien l'acception qu'il y joint.
Il y a un excès de rigueur Ck. un excès d'indulgen-'
ce tous deux également à éviter. Si vous laiiTez pâ-
tir les enfans , vous expofcz leur fanté , leur vie ,
vous les rendez aftuellement miférahles ; fi vous leur
épargnez avec trop de foin toute efpece de mal-étre,
vous leur préparez de grandes miferes, vous les ren-
dez délicats, fenfibles, vous les fortez de leur état
d'hom-
ou DE L'EDUCATION. 87
d'hommes dans lequel ils rentreront un jour malgré
vous. Pour ne les pas expofer à quelques maux de
la nature, vous êtes Tartifan de ceux qu'elle ne leur
a pas donnés. Vous me direz que je tombe dans le
cas de ces mauvais pères, auxquels je reprochois de
ilicrifîer le bonheur des enfans , à la conQdération
d'un tems éloigné qui peut ne jamais être.
Non pas: car la liberté que je donne à mon Ele-
vé , le dédomage amplement des légères incommo-
dités auxquelles je Je lailTe expofé. Je vois de petits
poliiTonsjouerlur la neige, violets, tranfjs, & pou-
vant à peine remuer les doiçs. Il ne tient qu'à eux
de s'aller chauffer, ils n'en font rien; Il on les y for-
çoit, ils femiroient cent fois plus les rigueurs de la
contrainte , qu'ils ne Tentent celles du froid. Dequoi
donc vous plaignez- vous ? Rendrai -je votre enfant
miferable Cii ne i'expofant qu'aux incommodités qu'il
veut bien fouffrir? Je fois Ton bien dans le moment
préfent en le lailTant libre; je fais fon bien dans l'a-
venir en l'arman: conire les maux qu'il doit fappor-
ter. S'il avoit Je choix d'être mon Elevé ou Je vôtre,
penffcz-vous qu'il balançât un inilant?
Concevez- vous quelque vrai bonheur polîibîe pour
aucun être hors de fa conllitution ? & n'cil:- ce pas
fortir l'homme de fa conllitution , que de vouloir
l'exempter également de tous les maux de fon efpe-.
ce? Oui, je le ibutiens; pour fentir les grands biens,
il faut qu'il connojuè les petits maux; telle eft la na-
ture. Si le phyflque va trop bien, le moral fe cor-
rompt. L'homme qui ne connoîtroit pas la douleur,
ne connoîtroit ni i'attendriflement de l'humanité ni la
douceur de la commileration; fon cœur ne feroit ému
de ri^, il ne feroit pas fociable, il lèroit un monllre
parmi ks femblabîes.
; Savez- vous quel efl: le plus fur moyen de rendre
votre enfant miferable ? c'eft de l'accoutumer à tout
obtenir; car fes dtfirs croiffant inctilammeû; par I3
r 4- iu-
88 EMILE,
facilité de les fatisfaire , tôt ou tard l'impuiflânce
vous forcera malgré vous d'en venir au refus , & ce
refus inaccoutumé lui donnera plus de tourment quç
ia privation même de ce qu'il defire. D'abord il
voudra la canne que vous tenez; bientôt il voudra
votre montre ; enfuite il voudra i'oifeau qui vole; il
voudra l'étoile qu'il voit briller , il voudra tout ce
qu'il verra : à moins d'être Dieu comment le con-
tenterez-vous?
C'tft une dilpoficion naturelle h l'homme de regar-
der comme fien tout ce qui efl en fon pouvoir. En
ce fens le principe de 1 jobbcs cft vrai jufqu'à certain
•point; multipliez avec nos delirs les moyens de les
fatisfaire , chacun fe fera le maître de tout. L'en-
fant donc qui n'a qu'à vouloir pour obtenir, fe croit
Je propriétaire de l'Univers ; il regarde tous le» hom-
mes comme fes efclaves: 6l quand enfin l'on efl for-r
ce de lui rcfulcr quelque choie; lui , croyant tout
poiiible quand il commande, prend ce refus pour un
aéte de rébellion ; toutes les raifbns qu'on' lui donne
dan^ un ilge incapable de raifonuement, ne font à
fon gré que des prétextes; iJ voitpar-touc de la mau-
vaife volonté: le fentiment d'une injudice prétendue
aigriiiant fon naturel, ii prend tout le monde en hai-
ne , & Iàn5 jamais favoir gré de la complaifknce , il
d'indigne de toute oppofjtion.
Cuniment concevrois-je qu'un enfant ainfi dominé
par ia coiere , & dévoré des pallions les plus irafci-
bles , puilTe jamais être heureux î' I^eureux , lui i
c'ell un Dcfpote; c'efl ù k fois le plus vil des efcla-
ves & la plus miférable des créatures. J'ai vCi des en-
fans élevés de cette manière , qui vouloient qu'on
Tenversât la maifon d'un coup d'épaule ; qu'oj leuu
donnât Je cocq qu'ils voyoient fur un clocher; qu'on
arrêtât un Régiment en marche pour entendre les
tambours plus long - tems , & qui perçoient l'air de
kurs cris, faas vo.uloir écouter, perfonae, aulîitoc
qu'on
ou DE UEDUCATÏON. g^
qu'on tardoit à leur obéir. Tout s'emprefToit vaine-
inent à leur complaire; leurs defirs s'irritant par la fa-
cilité d'obtenir, ils s'obftinoient aux chofes impoflî-
bies , & ne trouvoient par-tout que contradiftions ,
qu'obftacles, que peines, que douleurs. Toujours
grondans , toujours mutins , toujours furieux , ils
paflbient les jours à crier, à le plaindre: étoient-çe
là des êtres bien fortunés? La foiblefle & la domina-
tion réunis n'engendrent que folie & mifere. De deux
enfans gâtés, l'un bat la table, ^ l'auire fait fouet-
ter la mer; ils auront bien à fouetter & à battre avant
de vivre contens.
Si ces idées d'empire & de tyrannie les rendent
jniferables dès leur enfance, que fera- ce quand ils
grandiront , & que leurs relations avec les autres
hommes commenceront à s'étendre & fe multiplier ?
Acoutumés à voir tout fléchir devant eux , quelle
furprife en entrant dans le monde de fcntir que touc
leur rcfille, &. de fe trouver écrafés du poids de cet
Univers qu'ils penfoient m.ouvoir à leur gré! Leurs
airs infolens , leur puérile vanité ne leur attirent que
mortifications, dédains, railleries; ilt: boivent les af-
fronts comme l'eau ; de cruelies épreuves leur ap-
prennent bientôt qu'ils ne connoiifent ni leur état ni
leurs forces ; ne pouvant tout , ils croient ne rien
pouvoir: tant d'obftacles inaccoutumés les rebutent,
tant de mépris les aviliffent; ils deviennent lâches,
craintifs, rampans, & retombent autant au-delTous
d'eux-mêmes qu'ils s'étoient élevés au-delfus.
Revenons à la régie primitive. La nature a fait
les enfans pour être aimés & fecourus, mais les a-t-
elle faits pour être obéis & craints? Leur a-t-elle don-
né un air impofant, un œil févere, une voix rude &
menaçante pour fe faire redouter ? Je comprends
que le rugiflèment d'un lion épouvante les animaux ,
ai qu'ils tremblent en voyant fa terrible hure; mais fi
jamais on vit un ipeétaçle indécent, odieux, rifible,
F 5 c'eft
pç> EMILE, :r;
c'ell un Corps de Magiflrats , le Chef à la tête , en
habit de cérémonie , profternés devant un enflmt au
jnaillot, qu'ils haranguent en termes pompeux , &
qui crie à bave pour touce réponfe.
A confidérer l'enfance en elle-même, y a-t-il au
inonde un écrc plus foible, plus miftTable, plus à la
merci de tout ce qui l'environne , qui ait fi grand be-
foin de pitié , de foins , de proteélion qu'un enfant ?
Ne femble-t-il pas qu'il ne montre une figure fi
douce & un air fi touchant qu'aBn que tout ce qui
l'approche a'intérefic à fa foibleire, <3l s'empreffe à le
jecourir ? QLi'y a- t-ii donc de plus choquant , de
plus contraire à l'ordre, que de voir un enfant impé-
rieux & mutin commander à tout ce qui l'entoure ,
& prendre impudemment le ton de Maître avec
ceux qui n'ont qu'à l'abandonner pour le faire périr':?
D'autre part, qui ne voit que la foiblefle du pre-
mier âge enchaîne les enfans de tant de manières ,
qu'il eil barbare d'ajouter à cet affuiettifTement celui
de nos caprices, en leur ôtant une liberté Ci bornée ,
de laquelle ils peuvent Ci peu abufcr , & donc il efl: Ci
peu utile à eux 6i, à nous qu'on les prive? S'il n'y a
point d'objet fi digne de rilee qu'un enfant haucam,
il n'y a point d'objet fi digne de pitié qu'un enfant
craintif. Puifqu*avec l'âge de raifon commence la
fervitude civile, pourquoi la prévenir par la fervitude
privée ? Souffrons qu'un moment de la vie foi:
exempt de ce joug que la nature ne nous a pas im-
pofé, & laifibns à l'enfance l'exercice de la liberté
naturelle, qui l'éloigné, au moins pour un tems , des
vices que l'on contradle dans l'efclavage. Qiie ces
Inftituteurs féveres , que ces pères alT-rvis à leurs en-5
fans , viennent donc les uns & les autres avec leurs
frivoles objeftions, & qu'avant de vanter leurs mé-
thodes, ils apprennent une fois celle de la nature.
' Je reviens à la pratique. J'ai déjà dit que votre
çnfant ne doit rien obtenir parcequ'il le demande,
ir^is
ou DE L'EDUCATION. '91
mais parcequ'il en a befoin (5) , ni rien faire par
pbéiflànce , mais feulement par néceffité ; ainfi les
mots d'obéir & de commander feront profcrits de fon
Diftionnaire , encore plus ceux de devoir & d'obli-
gation; mais ceux de force , de néceffité, d'impiiif-
fance & de contrainte y doivent tenir une grande
place. Avant fâge de rai fon Ton ne fauroit avoir au-
cune idée des êtres moraux ni des relations fociales;
il faut donc éviter autant qu'il fe peut d'employer des
mots qui les expriment, de ptur que l'enfant n'atta-
che d'abord à ces mots defauffes idées qu'on ne fau-
ra point, ou qu'on ne pourra plus détruire. La pre-
mière fauflè idée qui encre dans fa téce eft en lui le
germe de l'erreur & du vice ; c'efl: à ce premier pas
qu'il faut fur-tout faire attention. Faites que tant qu'il
n'ell: frappé que des chofes fenfibles , toutes Tes idées
s'arrêtent aux fenfations ; faites que de toutes part^
il n'apper(;oive autour de lui que le monde phyfique:
iàns quoi ioyez fur qu'il ne vous écoutera point du
tout , ou qu'il fe fera du monde moral , dont vous
lui parlez, des notions fantafnques que vous n'effa-
cerez de la vie.
Raifonner avec les enfans étoit la grande maxime
de Locke ; c'efl: la plus en vogue aujourd'hui : fon
fuccés ne me paroît pourtant pas fort propre à la
picttre en crédit ; & -pour moi je ne vois rien déplus
fot que ces enfans avec qui l'on a tant raifonné. ■ De
tou-
<s) On doit Rôtir <]uc comme la peine eft fouvent une né-
ceffité , le pinifir ell: quelquefois im befoin. 11 n'y a donc
qu'un feu! dclir des enfans auquel on ne doive jamais complai-
re ; c'efl celui de fe faire obéir. D'où il fuit, que dans tout
ce qu'ils demandent, c'eÙ fur- tout au motif qui les porte à
Je demander qu'il faut faire attention, accordez -kur, wnt
qu'il elt pofl'.ble, tout ce qui peut kur faite un pinifir réel :
refufez-kur toujours ce qu'ils ne demandent quepar fantaille,
m pour faire un afte d'autorité.
^^ EMILE,
toutes les facultés de l'homme la raifon , qui n'eft ,
pour ainfi dire, qu'un compofé de toutes les autres,
efl celle qui fe développe le plus difficilement & le
plus tard : & c'eft de celle-là qu'on veut fe fervir
pour développer les premières! Le chef-d'œuvre
d'une bonne éducation efl: de faire un homme raifon-
nable: & l'on prétend élever un enfant par la raifon!
C'eft commencer par la fin , c efl: vouloir faire l'in-
(Irument de l'ouvrage. Si les enfans encendoienc
raifon , Ils n'auroient pas befoin d'être élevés ; mais
çn leur parlant dès leur bas âge uut langue qu'ils n'en-
tendent point, on les accoutume à fe payer de mots,
à contrôler tout ce qu'on leur dit , à fe croire aulfi
fages que leurs Maîtres, à devenir difputeurs 6l mu-
tins ; & tout ce qu'on penfe obtenir d'eux par des
imotiis raifonnables , on ne l'obtient jamais que par
ceux de convoitife ou de crainte ou de vanité , qu'on
efl: toujours forcé d'y joindre.
Voici h formule à laquelle peuvent fe réduire à-
peu près toutes les leçons de morale qu'on fait ^
qu'on peut faire aux enfans.
Le Maure.
Il ne faut pas faire cela.
L Enfant,
Et pourquoi ne faut il pas faire cela ?
Lç Maùrç,
Parceque ç'efl: mal fait.
L'Enfant.
Mal fait ! Qu'efl:-ce qui dl mal fait f
Le Maître.
Ce qu'on vous défend.
L'Enfant.
Quel mal y a-t-il à fairt ce qu'on me défend?
Le Maître.
On vous punit pour avoir défobéi.
V Enfant.
* Je ferai en forte qu'on u'en fa.chç w%
©u DE L'EDUCATION. ^
Le Maître-,
On vous épiera*
L Enfant.
Je me cacherai.
Le Maître,
On vous queflionnera.
L'Enfant,
Je mentirai.
Le Maître.
Il ne faut pas mentir.
LEnfant.
Pourquoi ne faut- il pas mentir?
Le Maître.
Pareeque c'e/t mal fait , &c.
Voilà le cercle inévitable. Sortez en ; l'enfant ne
vous entend plus. Ne font-ce pas là des inflruftions
fort utiles? Je ferois bien curieux de favoir ce qu'on
pourroit mettre à la place de ce dialogue? Locke lui-
même y eût, à coup fur, été fort embarrafle. Con-
noître le bien & le mal , fentir la railbn d^s devoirs
de l'homme, n'efl pas l'affaire d'un enfant.
La nature veut que les enfans foient enfans avant
que d être hommes. Si nous voulons pervertir cet
ordre , nous produirons des fruits précoces qui n'au-
ront ni maturité ni faveur , & ne tarderont pas à fe
corrompre : nous aurons de jeunes dofteurs & de
vieux enfans. L'enfance a des manières de voir, de
penfer , de fentir , qui lui font propres; rien n'eil
moins fenfé que d'y vouloir fubftituer les nôtres; &
j'aimerois autant exiger qu'un enfant eût cinq pieds
de haut, que du jugement , à dix ans- En effet, à
quoi lui ferviroit la raifon à cet âge? Elle eft le frein
de la force, & l'enfant n'a pas belbin de ce frein.
En effayant de perfiiader à vos Elevés le devoir
de l'obéiffance , vous joignez à cette prétendue per-
ruafion la force & les menaces, ou, qui pis eft, la
ilat-
94 EMILE,'
flatterie & les promefTes. Ainfi donc, amorces par
l'intérêt , ou contraints par la force, ils font fcm-
blant d être convaincus par la raifon. Ils voient très-
bien que l'obéiflance leur efl: avantageufe & la rébel-
lion nuifible , auITi-tôt que vous vous appercevcz de
Tune ou de l'autre. Mais comme vous n'exigez rien
d'eux qui ne leur foit défagréable , & qu'il cft tou-
jours pénible de faire les volontés d'autrui , ils fe ca-
chent pour faire les leurs , perfuadés qu'ils font bien
fi l'on ignore leur défobéilTance, mais prêts à conve-
nir qu'ils font mal , s'ils font découverts , de crainte
d'un plus grand mal. La raifbn du devoir n'étant pas
de leur âge , il n'y a homme au monde qui vînt à
bout de la leur rendre vraiment fenfible : mais la
crainte du châtiment , l'efpoir du pardon , Timpor-
tunitc , l'embarras de répondre , leur arrachent tous
les aveux qu'on exige , & Ton croit les avoir con-
vaincus quand on ne les a qu'eunuycs ou intimidés.
Qii'arrive-t-il de là? i-remiertmdnt , qu'en leur
jmpofant un devoir qu'ils ne fentent pas , vous les
indifpofez contre votre tyrannie, & les détournez de
vous aimer ; que vous leur apprenez à devenir diffi-
mulés, faux, menteurs, pour extorquer des récom-
penfes ou fe dérober aux châtimens ; qu'enfin , les
accoutumant à couvrir toujours d'un motif apparent
un motif fecrct, vous leur donnez vous-mêmes le
moyen de vous abuler fans cefle, de vous ôter la con-
noifîance de leur vrai carailere, ^ de payer vous &
les autres de vaines paroles dans l'occaQon. Les loix,
direz- vous , quoîqu'obligatoires pour la confcience,
ufent de même de contrainte avec les hommes faits.
J'en conviens : mais que font ces hommes , finon des
enfans gâtés par l'éducation ? Voilà précifément ce
qu'il faut prévenir. Employez la force avec les en-
fans , & la raifon avec les hommes : tel efi: l'ordre na-
turel : le fage n'a pas befoin de loix.
j Traitez votre Elevé félon fon âge. Mettez-le d'a-
bord
ou TOE I^ri^bUCATION. 95"
bord à fa place, & tenez J'y fi bien , qu*il ne tente
plus d'en fortir. Alors, avant de favoir ce que c'dt
que fàgefle, il en pratiquera Japlus importante leçon.
Ne lui commandez jamais rien , quoi que ce Ibit au
monde , abfolument rien. Ne lui laiflèz pas même
imaginer que vous prétendiez avoir aucune autorité
fur lui. C^u'il fâche feulement qu'il eft foible & que
vous êtes fort, que par fon état & le vôtre il eft né-
ceiFairement à votre merci; qu'il lei^che, qu'il l'ap-
prenne, qu'il le fente: qu'il fente de bonne heure fur
fa tête altiere le dur joug que la nature impofe à l'hom-
me, le pefant joug de ja nécefTué, fous lequel il faut
que tout être fini ployé: qu'il voie cette néceffité dans
les chofes , jamais dans Je caprice (6) des hommes;
que le frein qui le retient foit la force & non l'autori-
té. Ce dont il doit s'abllenir , ne le Jui défendez
pas, empêchez-le de le faire , fans explications, fans
raifonnemens : ce que vous lui accordez, accordez -
le à fon premier mot , fans follicitations , fans priè-
res, fur-tout fans condition. Accordez avec plaifir,
ne refufcz qu'avec répugnance ; mais que tous vos
refus foient irrévocables , qu'aucune importunité ne
vous ébranle , que Je non prononcé foit un mur d'ai-
rain , contre lequel l'enfant n'aura pas épuifé cinq ou
fix fois &s forces , qu'il ne tentera plus de le ren-
verfer.
C'eft ainfi que vous le rendrez patient , égal , ré-
figné, paifible, même quand il n'aura pas ce qu'il a
voulu ; car il efl; dans la nature de l'homme d'endiirer
patiemment lanéçeffité des chofes, mais non la mau-
vaife volonté d'autrui. Ce mot, il n'y en a plus ^ eu.
uneréponfe contre laquelle jamais enfant ne s'eft mu-
tiné
(6) On doit être ffir que l'enfant traitera de caprice toute
volonté contraire à la flenne, & dont il ne fentira pas la rai-
Ton. Or , un enfant ne fcnt la raifon de rien, dans tout ce
qui choque fes faniailies.
9(5 EMILE;
tiné , à moins qu'il ne crût que c'étoit un menfonge.
Au refte , il n'y a point ici de milieu ; il faut n'en rien
exiger du tout , ou le plier d'abord à la plus parfaite
obéiffance. La pire éducation efl de le laiffer flot-
tant entre fes volontés & les vôtres , & de difputer
fans cefle entre vous & lui à qui des deux fera le
maître ; j'aimerois cent fois mieux qu'il le fût tou-
jours.
Il efl: bien étrange que depuis qu'on fe mêle d'éle-
ver des enfans on n'ait imaginé d'autre inflrumcnc
pour les conduire que l'émulation , lajalouOe, l'en-
vie , la vanité , l'avidité , la vile crainte , toutes les
paflions les plus dangereufes, les plus promptes à fer-
menter, & les plus propres à corrompre l'ame, mê-
me avant que le corps foit formé. A chaque inflruc-
tion précoce qu'on veut faire entrer dans leur tête,
on plante un vice au fond de leur cœur; d'infenfés
inflituteurs penfent faire des merveilles en les rendant
méchans pour leur apprendre ce que c'eft que bonté 5
& puis ils nous difent gravement , tel efl: l'homme.
Oui , tel efl l'homme que vous avez fait.
On a eflayé tous les inftrumens , hors un : le feul
précifémient qui peut réuflir ; la liberté bien réglée.
Il ne faut point fe mêler d'élever un enfant quand on
ne fait pas le conduire où l'on veut par les feules loix
du poffible & de rimpoflible. La fphcre de l'un &
de l'autre lui étant également inconnue , on l'étend,
on la reflerre autour de lui comme on veut. On l'en-
chaîne , on le pouffe , on le retient avec le feul lien
de la néceffité , fans qu'il en murmure : on le rend
fouple & docile par la feule force des chofes , làns
qu'aucun vice ait l'occafion de germer en lui : car ja-
mais les pallions ne s'animent , tant qu'elles font de
nul effet.
Ne donnez à vôtre Elevé aucune efpece de leçon
verbale , il n'en doit recevoir que de l'expérience;
Êe lui infligez aucune efpece de châtiment, car il ne
fait
i
ou DE L'EDUCATION. 97
iàit ce que c'efl qu'être en faute ; ne lui faites jamais
demander pardon , car il ne fjuroic vous oiFenfer.
Dépourvu de toute moralité dans Tes aéiions , il ne
peut rien faire qui foit moralement mal , & qui méri-
te ni châtiment ni réprimande.
Je vois déjà le Lefteur effrayé juger de cet enfanc
par les nôtres: il fe trompe. La gène perpétuelle où
vous tenez vos Elevés irrite leur vivacité ; plus ils
font contraints fous vos yeux , plus ils font turbulens
au moment qu'ils s'échappent ; il faut bien qu'ils fe
dédomagent, quand ils peuvent, de la dure contrain-
te où vous les tenez. Deux écoliers de la ville feront
plus de dégât dans un pays que la JeuneiTe de touc
un village. Enfermez un petit JMonQeur & un pe-
tit payfan dans une chambre ; le premier aura tout:
renverfé, tout brifë, avant que le fécond foit for tî
de fa place. Pourquoi cela ? û ce n'eft que fun fè
hâte d'abufer d'un moment de licence , tandis que
l'autre , toujours fur de fa liberté , ne fe preffe jamais
d'en ufcr. Et cependant ks enfans des villageois
fouvent flattés ou contrariés font encore bien loin de
l'état où je veux qu'on les tienne.
Pofons pour maxime inconteflable que les premiers
mouvemens de la nature font toujours droits : il n'y
a point de perverfité originelle dans le cœur humain.
Il ne s'y trouve pas un feul vice dont on ne puilîè
dire comment & par où il y efl: entré. La feule pas-
fion naturelle à l'homme , efl l'amour de foi -même,
ou l'amour - propre pris dans un fens étendu. Cec
amour - propre en foi ou relativement à nous efl bon
& utile, & comme if n'a point de rapport néceflùire
à autrui, il ell à cet égard naturellement indifférent 5
il ne devient bon ou mauvais que par l'application
qu'on en fait & les relations qu'on lui donne. Jufqu'à
ce que le guide de i'amour-propre, qui efi la raifon ^
puillé naître, il importe donc qu'un enfant ne faflè
rien parcequ'il lH vu ou entendu, rien en un mot pair
2 me L G raj-.
'^î E M ILE,
rapport aux autres , mais feulement ce que la nature
lui demande , & alors il ne fera rien que de bien.
Je n'entends pas qu'il ne fera jamais de dégât ,
qu'il ne fe bleliera point , qu'il ne brifera pas peut-
être un meuble de prix s'il le trouve à fa portée. Il
pourroit faire beaucoup de mal fans mal faire , par-
ceque la mauvaife a6îion dépend de l'intention de
nuire , & qu'il n'aura jamais cette intention. S'il
l'avoir une feule fois tout feroit déjà perdu; il feroic
méchant prefque fans relfource.
Telle chofe efl: mal aux yeux de l'avarice , qui ne
Teft pas aux yeux de la raifon. En laiflant les enfans
en pleine liberté d'exercer leur étourderie , 11 con-
vient d'écarter d'eux tout ce qui pourroit la rendre
coûteufe , & de ne laifler à leur portée rien de fragi-
le & de précieux. Que leur appartement foit garni
de meubles grofliers &. folides : point de miroirs ,
point de porcelaines , point d'objets de luxe. Qiiant
à mon Emile que j'élève à la campagne , fa cham-
bre n'aura rien qui la diftingue de celle d'un Payfan.
A quoi bon la parer avec tant de foin, puifqu'il y
doit refter û peu? Mais je me trompe; il la parera
ki-méme, &. nous verrgns bientôt de quoi.
Que fi malgré vos précautions l'enfant vient à fai-
re quelque défordre, à calTer quelque pièce utile, ne
le puniffez point de votre n'-gligence, ne le grondez
{)oint; qu'il n'entende pas un feul mot de reproche,
ne lui laiflez pas même entrevoir qu'il vous ait donné
du chagrin , agiffez exaftement comme û le meuble
fe fût caffé de lui-même ; enfin croyez avoir beau-
coup fait fi vous pouvez ne rien dire.
Oferai-je expofer ici la plus grande, la plus im-
portante, la plus utile règle de toute l'éducation ? ce
n'eft pas de gagner du tems , c'eft d'en perdre.
Le£leurs vulgaires 5 pardonnez- moi mes paradoxes:
il en faut faire quand on réfléchit ; & quoi que vous
puilTiez dire , j'aime mieux être homme à paradoxes
qu'hora-
ou DE UEDUC ATION.
99
qu homme à préjugés. Le plus dangereux intervalle
de la vie humaine, eft celui de la naiilance à l'âge
de douze ans. C eft le tems où germent les erreurs
& les vices, fans qu'on ait encore aucun inftrumenc
pour les détruire; & quand l'indrument vient , les
racines font (i profondes, qu'il n'elt plus tems de les
arracher. Si les enfans fautoient tout d'un coup de
la mammelle à J'âge de raifon , l'éducation qu'on leur
donne pourroit leur convenir ; mais félon le progrès
naturel, il leur en faut une toute contraire. Il fau-
droit qu'ils ne fiiTent rien de leur ame jufqu'à ce qu'el-
le eût toutes les facultés; car il eft impoltlble qu'elle
apperçoive le flambeau que vous lui préfentez tandis
qu'elle eft aveugle, & qu'elle fuive dans l'immenfe
plaine des idées une route que la raifon trace encore
fi légèrement pour les meilleurs yeux.
La première éducation doit donc être purement
négative. Elle confifte , non point à enfeigner la
vertu ni Ja venté; mais à garantir le cœur du vice <k
l'efprit de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire &
ne rien lailTer faire : Ci vous pouviez amener votre
Elevé fdjn & robufte à l'âge de douze ans, fans qu'il
fût diftinguer fa main droite de fa main gauche, dès
vos premières leçons , les yeux de fon entendemenc
s'ouvriroient à la raifon; iàns préjugé , fans habitu-
de, il n'auroit rien en lui qui pût contrarier fcffec
de vos foins. Bientôt il deviendroit entre vos mains
le plus fage des hommes, & en commençant par ne
rien faire, vous auriez fait un prodige d'éducation.
Prenez le contre -pied de l'ufage, & vous ferez
prefque toujours bien. Comme on ne veut pas faire
d'un enfant un enfant, mais un Doéleur, les Pères
& les iVIaîtres n'ont jamais aflez-tôt tancé, corrigé,
réprimandé, flatté, menacé, promis, inftruit, par-
lé raifon. Faites- mieux, foyez raifonnable, Ck ne
raifonnez point avec votre Elevé, fur -tout pour lui
faire approuver ce qui lui déplaît i car ameoer ainfi
G 2 KO»
ICO
É MI L E,
toujours la raifon dans les chofes défagréables , ce n'efl
que )a lui rendre ennuyeufe, & la décréditer de bon-
ne heure dans un efprit qui n'eft pas encore en état
de Tentendre. Exercez fon corps, fes organes, fes
fens , Tes forces, mais tenez fon ame oifive auffi
long-tems qu'il fe pourra. Redoutez tous les fenti-
mens antérieurs au jugement qui les apprécie. Re.
tenez, arrêtez les imprefiions étrangères: & pour
empêcher le mal de naître, ne vous preflez point de
Faire le bien; car il n'efl jamais tel, que quand la
raifon réclaire. Regardez tous les délais comme des
avantages ; c'eft gagner beaucoup que d'avancer vers
le terme fans rien perdre ; lailTcz meurir l'enfance
dans les enfans. Enfin quelque leçon leur devient-
elle néceflaire? gardez -vous de la donner aujour-
d'hui , i^i vous pouvez différer jufqu'à demain fans
danger.
Une autre confidération qui confirme l'utilité de
cette méthode, eft celle du génie particulier de l'en-
fant, qu'il faut bien connoître pour favoir quel régi-
me moral lui convient. Chaque efprit a la forme
propre, febn laquelle il a befoin d'être gouverné;
& il importe au fucccs des foins qu'on prend , qu'il
foit gouverné par cette forme &. non par une autre.
Homme prudent, épiez long-tems la nature, obfer-
vcz bien votre Elevé avant de lui dire le premier
mot ; laiiTcz d'abord le germe de fon cara6lere en
pleine liberté de fe montrer , ne le contraignez en
quoi que ce puiffe être , afin de le mieux voir tout
Entier. Penfez-vous que ce tems de liberté foit per-
du pour lui? tout au contraire, il fera le mieux em-
ployé ; car c'eft ainfi que vous apprendrez à ne pas
perdte tm feul moment dans un tems plus précieux :
au lieu que fi vous commencez d'agir avant de favoir
ce qu'il faut faire , vous agirez au hafard ; fujet à
vous tromper , il faudra revenir fur vos pas ; vous
ferez plus éloigné du but que fi vous culïïcz été
moins
ou D8 L'EDUCATION. loi
moins prefle de l'atteindre. Ne faites donc pas com-
me l'avare qui perd beaucoup pour ne vouloir rien
perdre. Sacrifiez dans le premier âge. un tems que
vous regagnerez avec ufure dans un âge plus avance.
Le fage Médecin ne donne pas étourdimenc des or-
donnances à la première vue, mais il étudie premiè-
rement le tempérament du malade avant de lui rien
prefcrire: il commence tard à le traiter , mais il k
guérit; tandis que le Médecin trop prelTé le tue.
Mais où placerons-nous cet çnfant pour l'élever
comme un êire inienfible, comme un automate? Le
tiendrons -nous dans le globe de la Lune, dans une
îQe déferte? L'écarterons-nous de tous les humams?
N'aura-t-il pas continueliem.ent, dans le m.onde, le
fpeclacle &. l'exemple des pallions d'autrui ? Ne ver-
ra-1- il jamais d'autres enfans de Ton âge? Ne verra-
t-il pas lés parens, fesvoifms, fa Nourrice , fa Gou-
vernante, Ton Laquais, fon Gouverneur m.ême, qui
après tout ne fera pas un Ange?
Cette objeaion ed forte & folide. Mais^ vous ai-
je dit que ce fût une entreprife aifé^^ qu'une éducation
naturelle? O hom.mes, eil ce ma faute fi vous avez
rendu difficile tout ce qui eft bien? Je fens ces diffi-
cultés, j'en conviens: peut-être font -elles ^ in fur-
montables. Mais toujours efl: - il fur qu'en s'appîi-
quant à les prévenir, on les prévient jufqu'à certaia
point. Je montre le but qu'il faut qu'on fe propo-
fe : je ne dis pas qu'on y puilTe arriver ; mais je dis
que celui qui en approchera davantage aura le mieux
réulîi.
Souvenez - vous qu'avant d'ofer entreprendre de
former un homme, il faut s'être fait homme foi- mê-
me; il faut trouver en foi l'exemple qu'il fe doit pro-
ppfer. Tandis que l'enfant efl: encore fmsconnois-
fance , on a le tems de préparer tout ce qui rappro-
che , à ne frapper fes premiers regards que des oî?-
iets qu'il lui convient de voir. Rendez-vous relpeç-
^ G '^ ïs^-S
102 Ê M] I L E,
table à toiitjle monde; commencez par vous faire aï-
mer , afin (jue chacun cherche à vous complaire.
Vousnfefwrez point maître de l'enfant, fi vous ne
l'êtes de tout ce qui l'entoure , & cette autorité ne
fera jamais fuffifante, fi elle n'eft fondée fur l'ellime
de la vertu. Il ne s'agit point d'épuifer fa bourfe &
de verf^r l'argent à pleines mains ; je n'ai jamais vu
que fargent fît aimer perfonne. Il ne ftiut point être
avare & dur, ni plaindre la mifere qu'on peut foula-
ger; mais vous aurez beau ouvrir vos coffres, fi vous
n'ouvrez auîTi votre cœur, celui des autres vous relie-
ra toujours fermé. C'efl: votre tems, ce font vos
foins, vos affeftions , c'efl: vous-même qu'il faut don-
ner; car quoi que vous puilTiez faire, on fcnt tou-
jours que votre argent n'ell point vous. Il y a des
témoignages d'intérêt & de bienveuillance qui font
plus d'effet , & font réellement plus utiles que tous
les dons : combien de malheureux , de malades ont
plus bcfoin de confolations que d'aumônes ! combien
d'opprimés à qui la prote6lion fert plus que l'argent!
llacommodez les gens quife brouillent, prévenez les
"procès , portez les enfans au devoir , les pères à l'in-
dulgence , favorifez d'heureux mariages , empêchez
les vexations, employez, prodiguez le crédit des pa-
ïens de votre Elevé en faveur du foible à qui on re-
fufe juflice , & que le puiffant accable. Déclarez-
vous hautement le protefteur des malheuteux. Soyez
jufte, humain, bien- faifant. Ne faites pas feulement
i'aumône, faites la charité; les œuvres de miféricor-
de foulagent plus de maux que l'argent : aimez les au-
tres, & ils vous aimeront; fervez-les, & ils vous
ferviront; foycz leur frère, & ils feront vos enfans.
C'eft encore ici une des raifons pourquoi je veux
élever Emile à la campagne, loin de la canaille des
valets, les derniers des hommes après leurs maîtres,
loin des noires mœurs des villes que le vernis dont on
ks couvre rend feduifantes & contagieufes pour les
en-
ou DE L'EDUCATION. 103
en fans; au lieu que les vices des paylkns, fans ap-
prêt <& dans toute leur grofiiereté , font plus propres
à rebuter qu'à féJuire, quand on n'a nul intérêt à
les imiter.
Au village un Gouverneur fera beaucoup plus maî-
tre des objets qu'il voudra préfenter à l'enfant; fa ré-
putation, fes difcours, fon exemple, auront une au-
torité qu'ils ne fauroient avoir à la ville : étant utile à
tout le monde , chacun s'empreffera de l'obliger,
d'être edimé de lui, de fe montrer au difciple tel que
k Maître voudrait qu'on fût en effet; & fi l'on ne
Te corrige pas du vice, on s'abfliendra du fcandale ;
c'eft tout ce dont nous avons befoin pour notre objet.
Cellcz de vous en prendre aux autres de vos pro-
pres fautes: le mal que lesenfans voient les corrompt
moins que celui que vous leur apprenez. Toujours
fcrmoneurs , toujours moralises, toujours pédans ,
pour une idée que vous leur donnez ia croyant bon-
ne, vous leur en donnez à la fois vingt autres qui ne
valent rien; plein de ce qui fe pafTe dans \'otre tête,
vous ne voyez pas l'effet que vous produifez dans la
leur. Parmi ce long flux de paroles dont vous les
excédez inceffamment, penfez-vous qu'il n'y en ait
pas une qu'ils faififfent à faux? Penfez-voys qu'ils ne
commentent pas à leur manière vos explications dif-
fufes, & qu'ils n'y trouvent pas de quoi fe faire un
fyflême à leur portée qu'ils (auront vous oppofer dans
foccafion ?
Ecoutez un petit bon- homme qu'on vient d'endoc-
triner; laiffez-le jazer, quediocner, extravaguer à
fon aife, & vous allez être furpris du tour étrange
qu'ont pris vos raifonneniens dans fon cfprit: il con-
fond tout, il renverlè tout, il vous impatience , il
vous défoie quelquefois par des objc6lions imprévues.
Il vou^réduic à vous taire, ou à le Taire taire: & que
peut il pcnfer de ce filence de la part d'un homme
qui aime tant à parler ? Si jamais il remporte ce
G 4 avaa
104. EMILE
avantage , & qu'il s'en apperçoive , adieu Téducn-
tion ; tout eîl fini dès ce moment, il ne cherche plus
à s'indruire, il cherche à vous réfuter.
Maîtres zèles, foyez fimples , difcrets, retenus, ne
TOUS hâtez jamais d'agir que pour empêcher d'agir
ies autres; je le répéterai fans cefTe , renvoyez , s'il
iê peut , une bonne inllruftion, de peur d'en donner
une mauvaife. Sur cette terre dont la nature eût fait
.le premier paradis de l'homme , craignez d'exercer
J'emploi du tentateur en voulant donner à l'innocen-
ce la connoiHance du bien & du mal: ne pouvant
empêcher que l'enfant ne s'inftruife au dehors par
des exemples, bornez toute votre vigilance à impr?-
nier ces exemples dans fon efprit fous l'image qui lui
convient.
Les pallions impétueufes produifent un grand etTet
fur l'enfant qui en ell témoin, parcequ'elles ont des
fignes très- fenfi blés qui le frappent Ck le forcent d'y
faire attention. La colère fur -tout efl: fi bruyante
dans fes emportemens, qu'il cft impoffible de ne pas
s'en appcrcevoir étant à portée. 11 ne faut pas de-
mander fi c'eft là pour un Pédagogue l'occafion d'en-
tamer un beau difcours. Eh ! point de beaux dif-
cours : riéh du tout , pas un feul mot. Laiflez venir
l'enfant : étonné du (peftacle, il ne manquera pas dé
vous queflionner. La réponfe efi; fimple ; elle fe tiré
des objets mêmes qui frappent fes fens. 11 voit un
vifage enflammé, des yeux étincelans, un gefte me-
naçant, il entend des cris; tous fignes que le corps
îî'eil pas dans fonafiiete. Dites -lui pofcment, fans
liffcilation , fans miftere ;^ ce pauvre homrhe efl ma-
lade, il efl; dans un accès de fièvre. Vous pouvez
de-là tirer occafion de lui donner, mais en peu de
mors, une idée des maladies & de leurs cfrcjis : car
cela auiTi efl de la nature, & c'eft un des liens de la
jt^cceffité auxquels il fe doit fentit alTujetti.
3e peut- il que fur cette idée, qui n'efi; pas fiuifTe,
il
OIT nt L'EDUCATION. ^^45
il ne contradle pas de bonne heure une certaine ré-
pugnance à fe livrer aux excès des paflîons , qu'il re-
gardera comme des maladies; & croyez- vous qu'une
pareille notion donnée à propos ne produira pas un
effet auffi falutaire que le plus ennuyeux Sermon de
morale ? Mais voyez dans l'avenir les conféquences
de cette notion ! vous voilà autorifé, fi jamais vous
y êtes contraint, à traiter un enfant mutin comme
un enfant malade 5 à l'enfermer dans • fa chambre ,
dans foQ lit s'il le faut, à le tenir au régime , à Fef-
frayer lui-même de fes vices naiffîns , à les lui ren-
dre odieux & redoutables, fans que jamais il puiile
regarder comme un châtiment la févérité dont vous
ferez peut-être forcé d'ufër pour l'en guérir. Que
s'il vous arrive à vous-même, dans quelque moment
de vivacité , de fortir du fang froid &. de la modéra^
tion dont vous devez faire votre étude , ne cherchez
point à lui déguifer votre faute: mais dites -lui fran-
chement avec un tendre reproche : mon ami, vous
m'avez fait mal.
Au refte , il importe que toutes les naïvetés qiîè
peut produire dans un enfant la fimplicité des idées
dont il eft nourri , ne foient jamais relevées en fa
préfence, ni citées de manière qu'il puifle l'appren-
dre. Un éclat de rire indilcret peut gâter le travail
de fix mois , & faire un tort irréparable pour toute la
vie. Je ne puis afllz redire que pour être le maître
de l'enfant , il faut être Ton propre maître. Je me re-
préfènte mon petit Emile , au fort d'une rixe entre
deux voifines , s'avançant vers la plus furieufe, 61
lui difant d'un ton de commifération : Ma bonne , vous
êtes malade , fen fuis bien fâché. A coup fur cette
faillie ne reliera pas fans effet fur les Spectateurs ni
peut-être fur les Aftrices. Sans rire , fans le gron-
der, fans le louer, je l'emmené de gré ou de forcç
3vant qu'il puiffe appercevoir cet effet , ou du moins
avant qu'il y penfe, <Sc je me hâie de le didraire fu.i^
G 5 d'au-
ïo5 EMILE ,
d'autres objets qui le lui fafTent bien vite oublier.
Mon deiT^in n'eft point d'entrer dans tous les âé-
tails, mais feulement d'expofer les maximes gencra-
les, & de donner des exemples dans les occalions
difficiles. Je tiens pour impolTible qu'au fein de la
fociété, Ton puilTe amener un entant à fàgede dou-
ze ans , fans lui donner quelque idée des rapports
d'homme à homme , & de la moralité des aclions
humaines. Il fufTit qu'on s'applique à lui rendre ces
notions nécefiàircs le plus tard qu'il fe pourra, ôc que
quand elles deviendront inévitables on les borne à l'u-
tilité préfente, feulement pour qu'il ne fe croie pas
le maître de tout, & qu'il ne falfe pas du mal à au-
trui fans fcrupule & fans le favoir. 11 y a des carac-
tères doux & tranquilles qu'on peut mener loin flms
danger dans leur première innocence ; mais il y a
aufli des naturels violens dont la férocité fe dévelop-
pe de bonne heure, & qu'il faut fe hâter de faire
hommes pour n'c tre pas obligé de les enchaîner.
Nos premiers devoirs font envers nous ; nos fen-
timens primitifs fe concentrent en nous-même5; tous
nos mouvemens naturels fe rapportent d'abord à no-
tre confervation & à notre bien-être. Ainfi le pre-
mier fentiment de la juflice ne nous vient pas de cel-
le que nous devons , mais de celle qui nous efb due ,
& c'eft encore un des contre- fens des éducations
communes , que parlant d'abord aux enfans de leurs
de\^oirs, jamais de leurs droits , on commence par
leur dire ie contraire de ce qu'il faut , ce qu'ils ne
Ikuroient entendre , & ce qui ne peut les inLereffer.
Si j'avois donc à conduire un de ceux que je viens
de fuppofer , je me dirois ; un enfant ne s'attaque
pas aux peribnnes (7), mais aux chofes j & bientôt
.... ... -il
(7) On ne doit jamais fouffrir qu'un enfant fe joue aux
îtandes pcrfonnes comaie tvcc fcs inrérieur?, ni même com ■
nie
ov DE L'EDUCATION. io>
il apprend par l'expérience à refpefter quiconque le
paiTe en âge & en force , mais les chofes ne fe dé-
fendent pas elles-mêmes. La première idée qu'il faut
lui donner eO: donc moins celle de la liberté , que de
la propriété ; & pour qu'il puifîè avoir cette idée,,
il faut qu'il ait quelque chofe en propre. Lui citer
fes hardes, Tes meubles, fes jouets, c'ed ne lui nen
dire , puifque bien qu'il difpofe de ces chofes , il ne
fait ni pourquoi ni comment il les a. Lui dire qu'il
les a parcequ'on les lui a données , c'eft ne faire gue-
res mieux, car pour donner il faut avoir: voi'à donc
une propriété antérieure à la fienne, & c'tfl le prin-^
cipe de la propriété qu'on lui veut expliquer; fans
compter que le don eft une convention ; & que 1 en-
fant ne peut lavoir encore ce que c'efl: que conven-
tion (8). Lefteurs, remarquez, je vous prie, dans
cet exemple & dans cent mille autres , comment ,
fourrant dans la tête des enfans des mots qui n'onc
aucun fens à leur portée , on croit pourtant les avoir
fort bien inftruits.
Il s'agit donc de remonter à l'origine de la proprié-
té ; car c'eft de-là que la première idée en doit naître.
L'enfant , vivant à la campagne , aura pris quelque
notion des travaux champêtres ; il ne faut pour cela
que
me avec fes égaux. S'il ofoit frapper férieufemert quelqu'un,
fût-ce fon Laquais, fût-ce le Bourreau , faites qu'on lui ren-
de toujours fes coups avec ufure , & de manière à lui ôter
l'envie d'y revenir. J'ai vu d'imprudentes Gouvernantes ani-
mer la mutinerie d'un enfant , l'exciter à battre, s'en laifler
battre elles-mêmes , & rire de fes foibles coups , fans fongcr
qu'ils étoient autant de meurtres dans l'intention du petit fu-
rieux. & que celui qui veut battre étant jeune, voudra tuer
étant grand.
(8) Voilà pourquoi la plupart des enfans veulent ravoir ce
qu'ils ont donné, & pleurent quand on ne le leur veut pas
rendre. Cela ne leur arrive plus quand ils ont bien conçu ce
que c'eft que don ; fçukffiçnt ils ÏQUl iioii plus ciiconfpcils i
donner.
i(ô8 ; - ,E M^ ï L V E,
: a
^ue des yeux , du ioifir ; il aura l'un & l'autre. 1
e(t de tout âge, fur-tout du flen, de vouloir créer,
imiter, produire, donner des fignes de puiiTaiice &
d'a6livité. Il n'aura pas vu deux fois labourer un
jardin, femer, lever, croître des légumes, qu'il
voudra jardiner à Ibn tour.
Par les principes ci-devant établis , je ne m'oppofc
point à Ion envie; au contraire je la favorife, je par-.
tage (on goûc , je travaille avec lui , non pour Ton
plaiOr , mais pour le mien ; du moins il le croit ain-
fi: je deviens Ton garçon jardinier; en attendant qu'il
ait des bras je laboure pour lui la terre ; il en prend
pofïèfîion en y plantant une fève, & fûrement cette
poiîèiTion efl plus fiicrée & plus refpeftable que celle
.que prenoit Nunès Balb.oa de l'Amérique méridionale
au nom du iloi d'Efpagne, en plantant fon étendard
fur les Côtes de la mer du Sud.
. On vient tous ks jours arrofer le^ fèves, on les voit
•lever dans des transports de joie. . J'augmente cette
joie en lui difant , cela vous appartient; ôc lui expli-
.quant alors ce terme d'appartenir , je lui fais fentir
qu'il a mis là fon tems , fon travail , fa peine , fa per-
"fonne enfin ; qu'il y a dans cette terre quelque cliofe
de lui, -même qu'il peut reclamer contre qui qye ce
' foit , comme il pourroit retirer fon bras de la main
d'un autre homme qui voudioit le retenir malgré lui.
Un beau jour il arrive emprefle & l'arrofoir à la
' main. Ofpe6lacle! ô douleur! toutes les fèves font
aiTachées , tout le terrein cfl bouleverfé , la place
. même ne fe reConnoît plus. Ah ! qu'eft devenu mon
travail, mon ouvrage, le doux fruit de mes foins ^
de mes fueurs ? Qui m'a ravi mon bien ? qui m'a pris
- mes fèves? Ce jeune cœur fe fouleve ; le premier fen-
timent de Tinjullice y vient verfer fa trifte amertume.
Les larmes coulent en ruilTeaux ; l'enfant défolé rem-
plit l'air de gémifiemens & de cris. On prend part
-à fa peine, à fon indignation ; on cherche , on s'in-
for-
I
ou DE L'ÈDÙCATÎON. tdf)
forme , on fait des perqiiifitions. Enfin , Von dé-
couvre que le Jardinier a fait le coup : on le faic
venir.
Mais nous voici bien loin de compte. Le Jardi-
nier apprenant de quoi l'on fe plaint , commence à
fe plaindre plus haut que nous. Quoi , Mefltî^urs !
c'ell vous qui m'avez ainfi gâté mon ouvrage ? J'a-
vois femé là des melons de Malthe dont la graine
m'avoit été donnée comme un tréfor , & defquels
j'efperois vous régaler quand ils feroient mûrs : mais
voilà que pour y planter vos miférables féVes, vous
m'avez détruit mes melons déjà tout levés , ëi que je
ne remplacerai jamais. Vous m'avez fait un tort ir*-
réparable , & vous vous êtes privés vous-mêmes du
plaiiir de manger des melons exquis.
^ean • Jacques.
„ Excufez-nous , mon pauvre Robert. Vous aviez
„ mis là votre travail , votre peine. Je vois biea que
„ nous avons eu tort de gâter votre ouvrage ; mais
,, nous vous ferons venir d'autre graine de Malthe,
„ & nous ne travaillerons plus la terre avant de fa-
,, voir il quelqu'un n'y a poiht mis la main avant
;, nous.
Robert,
„ Oh! bien, Meffieurs! vous pouvez donc vous
„ repofer ; car il n'y a plus gLieres de terre en fri-
„ che. Moi , je travaille celle que mon père a bo-
„ nifiée ; chacun en fait autant de fon côté , & tou-
,, tes les terres que vous voyez font occupées de-
„ puis longtems.
Emile.
„ Monfieur Robert, il y a donc fouvent de la
5, graine de melon perdue?
Robert.
„ Pardonnez ■ moi , mon jeune cadet ; car il ne
„ nous vient pas fouvent de petits JMeffieurs aulîî
<,, étourdis que vous. Perfonne ne touche au jardin
„ de
tto
E M î L E,
9i
39
de fon voifin ; chacun refpeéle le trav ail des au-
tres , iifin que le Qen foit en fureté.
Emile.
5, Mais moi, je n'ai point de jardin.
Robert.
„ Que m'importe ? fi vous gâtez le mien , je ne
vous y laiderai plus promentr; car, voyez-vous,
je ne veux pas perdre ma peine.
^ean ■ Jacques.
„ Ne pourroit-on pas propofcr un arrangement au
bon Robert? qu'il nous accorde, à mon petit ami
& à moi, un coin de fon jardin pour le cultiver, à
condition qu'il aura la moitié du produit.
Robert.
„ Je vous l'accorde fans condirion. Mais fouve-
nez- vous que j'irai labourer vos fèves , fi vous
touchez à mes melons.
Dans cet eflai de la manière d'inculquer aux en fans
les notions primitives , on voit comment l'idée de la
propriété remonte naturellement au droit de premier
occupant par le travail. Cela tfl: clair, net , fimple,
& toujours à la portée de l'enfant. De là jufqu'au
droit de propriété & aux échanges il n'y a plus qu'un
pas, après lequel il faut s'arrêter tout court.
On voit encore qu'une explication que je renferme
ici dans deux pages d'écriture fera peut - être l'affaire
d'un an pour la pratique : car dans la carrière des
idées morales on ne peut avancer trop lentement , ni
trop bien s'affermir à chaque pas. Jeunes Maîtres ,
penfez , je vous prie, à cet exemple, & fouvenez-
vous qu'en toute chofe vos leçons doivent être plus
en allions qu'en difcours; car les enfans oublient ai-
fément ce qu'ils ont dit & ce qu'on leur a dit, mais
non pas ce qu'ils ont fait & ce qu'on leur a fait.
De pareilles inftruftions fe doivent donner, com-
me je l'ai dit , plutôc ou plus îard , félon que le na-
turel
or DE L'EDUCATION, m
turel paifible ou turbulent de l'Eleye en accélère ou
retarde le befoin ; leur ufage ell d'une évidence qui
faute aux yeux : mais pour ne rien omettre d'impor-
tant dans les chofes (ufficiles , donnons encore ua
exemple.
Votre enfant difcole gâte tout ce qu'il touche. Ne
vous fâchez point ; mettez hors de fa portée ce qu'il
peut gâter. Il brife les meubles dont il fe fert ; ne
vous hâtez point de lui en donner d'autres; laiiTez-lui
fentir le préjudice de la privation. Il cafle ks fenê-
tres de fa chambre : laifîèz le vent fouffler fur lui
nuit & jour fans vous foucier des rhumes; car il vaut
mieux qu'il foit enrhumé que fou. Ne vous plaignez
jamais des incommodités qu'il vous caufe, mais faites
qu'il les fente le premier. A la fin vous faites rac-
commoder les vitres , toujours fans rien dire : il les
caffe encore ; changez alors de méthode ; dites- lui
féchement , mais fans colère ; les fenêtres font à moi ,
elles ont été mifes là par mes foins, je veux les ga-
rantir ; puis vous l'enfermerez à l'obfcurité dans un
lieu fans fenêtre. A ce procédé Ci nouveau il com-
mence par crier , tempêter ; perfonne ne l'écoute?
Bien-tôt il fe laflè & change de ton. Il fe plaint,
il gémit: un domeflique fe préfente, le mutin le prie
de le délivrer. Sans chercher de prétextes pour n'en
rien faire , le domeftique répond : fai aujjl des vitres
à conferver, & s'en va. Enfin après que l'enfant au-
ra demeuré là plulieurs heures , allez long-tems pour
s'y ennuyer & s'en fouvenir, quelqu'un lui fuggérera
de vous propofer un accord au moyen duquel vous
lui rendriez la liberté , & il ne caflèroit plus de vi-
tres : il ne demandera pas mieux. Il vous fera prier
de le venir voir, vous viendrez; il vous fera là pro«
pofition , & vous l'accepterez à l'inflant en lui dilknt :
c'elt très -bien penfé , nous y gagnerons tous deux;
que n'avez- vous eu plutôt cette bonne idée? Et puis,
Uns lui demander jçi proteitatiou ni cocfirm^tion de
f4
ÎH É M ï LE,
fa promefTe, vous l'embraiTerez avec joie& l'emme-
nerez fur-le -champ dans fa chambre, regardant cet
accord comme faCré & inviolable autant que fi le fer-
ment y a voit palTé. QLielle idée penfez-vous qu'il
prendra , fur ce procédé , de la foi des engagemens
& de leur utilité ? Je fuis trompé s*il y a fur la terre
lin feul enfant , non déjà gâté , à l'épreuve de cette
conduite , &. qui s'avife après cela de caffer une fe-
nêtre à deffein (9). Suivez la chaîne de tout cela.
Le petit méchant ne fongeoic guercs, en faifant un
trou pour planter fa fève , qu'il fe creufoit un ca-
chot où fa Icience ne tardefoit pas à le faire enfer^
mer.
Nous voilà dans le monde moral ; voilà la porte
ouverte au vice. Avec les conventions & les devoirs
naiflent la tromperie & le menfonge. Dès qu'on peut
faire ce qu'on rie doit pas , on veut cacher ce qu'on
n'a pas dû faire. Dès qu'un intérêt fait promettre ,
un intérêt plus grand peut faire violer la proraeflè ;
il ne s'agit plus que de la violer impunément. La
rèffourcé cft naturelle j on fe cache & l'on ment.
N'ayant
(9) Au refte, quand ce devoir de tenir fes ejigagemens ne
feroit pas aficrmi dans l'efprit de l'enfant par le poids de Ton
'.itilité, bientôt le fentiment intérieur commençant à poindre,
le lui impoferoit comme une loi delà confciencc,- comme un
principe inné qui n'attend pour fe développer , que les cnn-
uoiflances auxquelles il s'appliq'.ie. Ce premier trait n'eft point
marqué par la main des hommes , mais gravé dans nos cœurs
par l'Auteur de toute juftice. Otez Id Loi primitive des con-
ventions & l'obligation qu'elle impofe ; tout elt illufoire, &
vain dans la Ibciété humaine : qui ne tient que par fon prolit
à fa promeiTe, n'ett guercs plus lié que s'il n'eût rien promis,*
ou tout au plus il en fera du pouvoir de la violer comme de la
bifque des Joueurs, qui ne tardent à s''en prévaloir , que pour
attendre le moment de s'en prévaloir avec plus d'avaiuage. Ce
principe eft de la dernière importance & mérite d'être apprn-
Ibndi; car c'ell: ici que l'homme commence à fe mettre en con»
tradidion avec lui-même.
I
^
ou DE L'EDUCATION. 113
N'ayant pu prévenir le vice, nous voici déjà dans le
cas de le punir : voilà les miferes de la vie humaine,
qui commencent avec Tes erreurs.
J'en ai dit aiTez pour faire entendre qu'il ne faut
jamais infliger aux enfans le châtiment comme châti-
ment , mais qu'il doit toujours leur arriver comme
une fuite naturelle de leur mauvaife aftion. Ainfi
vous ne déclamerez point contre le menfonge , vous
ne les punirez point précifément pour avoir menti;
mais vous ferez que tous les mauvais effets du men-
fonge , comme de n'être point cru quand on dit la
vérité , d'être accufé du mal qu'on n'a point fait ,
quoiqu'on s'en défende , fe raiTemblent fur leur tête
quand ils ont menti. Mais expliquons ce que c'efl
que mentir pour les enfans.
11 y a deux fortes de menfonges; celui de fait qui
regarde le pafle , celui de droit qui regarde l'avenir.
Le premier a lieu quand on nie d'avoir fait ce qu'on
a fait , ou quand on affirme avoir fait ce qu'on n'a
pas fait , & en général quand on parle fciemmenc
contre la vérité des chofes. L'autre a lieu quand on
promet ce qn'on n'a pas deffein de tenir , & en géné-
ral quand on montre une intention contraire à celle
qu'on a. Ces deux menfonges peuvent quelquefois
fe raiTembler dans le même (10); mais je les confi-
dere ici par ce qu'ils ont de différent.
Celui qui fent le befoin qu'il a du fecours des au-
tres , & qui ne ceffe d'éprouver leur bienveuillance ,
n'a nul intérêt de les tromper; au contraire, il a un
intérêt fenlible qu'ils voient les chofes comme elles
font , de peur qu'ils ne fe trompent à fon préjudice.
Il cft donc clair que le menfonge de fait n'eft pas
na-
(10) Comme lorfqu'accufé d'une miuvaife aftion , le cou-
pable.s'en défend en fe difant honnête-homme. 11 meot alors
dans le fait & dans le droit.
Tome L li
114 EMILE,
naturel aux enfans ; mais c'cft la loi de lobéilTance
qui produit la néceffité de mentir, parceque l'obéis-
fance étant pénible , on s'en dirpenfe en fecret le
plus qu'on peut , & que l'intérêt préfent d'éviter le
châtiment ou le reproche, l'emporte fur l'intérêt éloi-
gné d'expo fer la vérité. Dans l'éducation naturelle
<& libre, pourquoi donc votre enfant vous mentiroit-
il? qu'a-t-il à vous cacher? Vous ne le reprenez
point , vous ne le punilTcz de rien , vous n'exigez
rien de lui. Pourquoi ne vous diroit-il pas tout ce
qu'il a fait, aulïï naïvement qu'à fon petit camarade?
11 ne peut voir à cet aveu plus de danger d'un côté
que de l'autre.
Le menfonge de droit efl moins naturel encore ,
puifque les promefîi s de faire ou de s'abflenir font
des aftes conventionnels, qui fortent de l'état de na-
ture & dérogent à la liberté. Il y a plus; tous les
engagemens des enfans font nuls par eux-mêmes , at-
tendu qne leur vue bornée ne pouvant s'étendre au-
delà du préfent, en s'engageant ils ne favent ce qu'ils
font. A-peme l'enfant peut-il mentir quand il s'en-
gage; car ne fongeant qu'à fe tirer d'affaire dans Je
moment préfent, tout .moyen qui n'a pas un effet
préfent lui devient égal: en promettant pour un tems
futur il ne promet rien, àc f^n imagination encore
endormie ne fait point étendre fon être fur deux tems
différens. S'il pouvoit éviter le fouet , ou obtenir
un cornet de dragées en promettant de fejeiter de-
main par la fenêtre , il le promettroit à l'inftant.
Voilà pourquoi les loix n'ont aucun égard aux enga-
gemens des enfans; & quand les pères & les maîtres
plus féveres exigent qu'ils les rempliffent, c'efl feule-
ment dans ce que fenfiint devroit faire, quand même
il ne l'auroit pas promis.
L'enfant ne fâchant ce qu'il fiit quand il s'engage,
ne peut donc mentir en s'engageant, 11 n'en eft pas
de même quand il manque à fa promelTe , ce qui eft
L en-
©u DE L'EDUCATION. 115-
encore une efpece de menfonge rétroaftif ; car il fc
ibiivient très - bien d'avoir fait cette promefle ; mais
ce qu'il ne voit pas , c'efl l'importance de la tenir.
Hors d'état de lire dans l'avenir, il ne peut prévoir
]es confequences des chofes , & quand il viole Tes en-
gagemens , il ne fait rien contre la raifon de fon âge.
Il fuit de là que les menfonges des enfans font tous
3'ouvrage des iVIaîtres , & que vouloir leur appren-
dre à dire la vérité , n'eft autre chofe que leur ap-
prendre à mentir. Dans l'empreflement qu'on a de
les régler , de les gouverner , de les inilruire , on ne
fe trouve jamais af&z d'inftrumens pour en venir à
bout. On veut fe donner de nouvelles prifes- dans
leur efprit par des maximes fans fondement , par des
préceptes îkns raifon , & l'on aime mieux qu'ils ia-
chent leurs le^rons & qu'ils mentent , que s'ils demeu-
roient ignorans & vrais.
Pour nous qui ne donnons à nos Elevés que des
leçons de pratique , & qui aimons mieux qu'ils foienc
bons que favans, nous n'exigeons point d'eux la vé-
rité, de peur qu'ils ne la déguifènx, & nous ne leur
faifons rien promettre qu'ils fuient tentés de ne pas
tenir. S'il s'eft fait en mon abfence quelque mal ,
dont j'ignore l'auteur , je me garderai d'accufer Emi-
le, & de lui dire: ejl ce vous (11)? Car en cela que
ferois-je autre chofe finon lui apprendre à le nier ?
Que fi fon naturel difficile me force à faire avec lui
quelque convention , je prendrai fi bien mes mefu-
res que la propofition en vienne toujours de lui , ja-
mais
(11) Rien n'cft plus indiTcret qu'une pareille queftion, fur-
tout quand rcnfanc eft coupable: alors s"il croit que vous fa-
vez ce qu'il a fait, il verra que vous lui tendez un piégc , &
cette opinion ne peut nianciuer de l'indifpofer contre vous.
S'il ne le croit pas , il fe dira, pourquoi découvrirois-je ma
faute? & voilà la première tentation du menfonge devenue
l'cftet de votre imprudente quertion.
Il %
ti6 EMILE,
mais de mol ; que quand il s'efl: engagé il ait toujours
un intérêt préftnt & fenlible à remplir fon engige-
ment; 6l que (j jamais il y manque , ce menlbnge
attire fur lui des maux qu'il voye fortir de Tordre mê-
me des chufcs, & non pas de la vengeance de Ton
Gouverneur. Mais loin d'avoir befoin de recourir à
dt- Çi cruels expédiens , je fuis prefque fur qu'Emile
apprendra fort tard ce que c'cii que mentir, & qu'en
l'apprenant iJ fera fort étonné, ne pouvant conce-
voir à quoi peut être bon le menfonge. Il efl: très-
clair que plus je rends fon bien-être indépendant , foie
dcs volontés, foit des jugemens des autres, plus je
Cou ne en lui tout intérêt de mentir.
(^uand on n'ell point prelTé d'inftruire, on n*efl:
point prellé d'exiger, & l'on prend fon tems pour ne
rien exiger qu'à propos. Alors l'enfant fe forme, en
ce qu'il ne fe gâte point. JNlais quand un étourdi de
Precepreur , ne fâchant comment s'y prendre , lui
fait à c^iaque inflant promettre ceci ou cela , fans ai'
llinclion , fans choix, fans mefure, l'enfant ennuyé,
fur- chargé de toutes ces promefTes, les néglige,' les
Oublie , les dédaigne enfin ; & les regardant comme
autant de vaines formules , fe fait un jeu de les faire
& de les violer. Voulea-vous donc qu'il foit fidèle à
tenir fa parole? foyez difcret à l'exiger.
Le détail dans lequel je viens d'entrer fur le men-
fonge, peut à bien des égards s'appliquer à tous les
autres devoirs, qu'on ne prefcrit aux enfans qu'en les
leur rendant non- feulement haïiTables, mais imprati-
cables. Pour paroître leur prêcher la vertu, on leur
fait aimer tous les vices: on les leur donne en leur
défendant de les avoir. Veut -on les rendre pieux?
on les mené s'ennuyer à fEglif»; en leur faifant in-
cefTamment marmoter des prières, on les force d'a-
fpirer au bonheur de ne plus prier Dieu. Pour leur
infmrer la charité , on leur fait donner l'aumône, com-
me fî l'on dédaignoit de la donner foi-même. Eh !
ce
I
ou DE L'EDUCATION. 117
ce n*cft pas l'enfant qui doit donner, c'eft îe Tvlaî-
tre: quelque attachement qu'il ait pour Ton Ele\e, il
doit; lui dlfputer cet honneur , il doit lui faire juger
qu'à fon âge on n'en efl: point encore digne. L'au-
mône eft Uipe a6lion d'iiomnie qui connoît la valeur
de ce qu'il donne, & le befoin que fon femblable en
a. L'enfant qui ne connoît ritn de cela, ne peut
avoir aucun mérite à donner; il donne fans chanté,
fans bienfaifance ; il efl prefque honteux de donner,
quand fondé fur fon exemple & le vôtre, il croie
qu'il n'y a que ks enfans qui donnent , Ôc qu'on ne
fait plus l'aumône étant grand.
Remarquez qu'on ne tait jamais donner par l'en-
fant que à\^s chofès dont il ignore la valeur; des pie-
ces de métal qu'il a dans h. poche, & qui ne lui fer-
vent qu'à cela. Un enfant donneroit plutôt cent louis
qu'un gâteau. Mais engagez ce prodigue diitributeur
à donner les chofcs qui lui font chères , des jouets,
des bonbons, fon goûté, & nous faurons bien-tôt (i
vous l'avez rendu vraiment libéral.
On trou\'e encore un expédient à cela ; c'eft de
rendre bien vite à l'enfant ce qu'il a donné , de forte
qu'il s'accoutume à donner tout ce qu'il fait bien qui
lui va revenir. Je n'ai guères vu dans les enfans que
ces deux efpecesde générofité; donner ce qui ne leur
eft bon à rien, ou donner ce qu'ils font fùrs qu'on va
leur rendre. Faites en forte, dit Locke, qu'ils foienc
convaincus par expérience que le plus libéral ell: tou-
jours le mieux partagé. C'eft- là rendre un enfinc li-
béral en apparence, & avare en effet. Il ajoure que
ks enfans contrafteront ainfi l'habitude de la libérali-
té; oui, d'une libéralité ufuriere, qui donne un œuf
pour avoir un bœuf Mais quand il s'agira de don-
ner tout de bon , adieu l'habitude ; lorfqu'on celTcra
de leur rendre , ils cefleront bientôt de donner. 11
faut regarder à l'habitude de l'âme plutôt qu'à celle
des mains. Toutes les autres vertus qu'on apprend
11 3 aux
Xi8 E M 1 L E,-
aux enfans refTembleNt à celle-là , & c^efl ù leur prê-
cher ces fojides vertus qu'on ufe leurs jeunes ans dans
la triflefle. Ne voilà-t-il pas une favante éducation !
Maîtres, laiflez les fimagrées , foyez vertueux &
bons ; que vos exemples fe gravent dans la mémoire
de vos Elevés , en attendant qu'ils puifTent entrer
dans leurs cœurs. Au-lieu de me hâter d'exiger du
mien des aftes de charité , j'aime mieux les faire en
fa préfence, & lui ôter même le moyen de m'imiter
en cela, comme un honneur qui n'eft pas de fon âge;
c-ar il importe qu'il ne s'accoutume pas à regarder les
devoirs des hommes feulement comme des devoirs
d'enfans. QLie fi me voyant aflifler les pauvres , il
me queftionne là-defllis , & qu'il foit tems de lui ré-
pondre (12) , je lui dirai: „ mon ami, c'eft que
j, quand les pauvres ont bien voulu qu'il y eût des
5, riches, les riches ont promis de nourrir tous ceux
5, qui n'auroient de quoi vivre ni par leur bien ni
5, par leur travail. Vous avez donc auffi promis ce-
„ la?" reprendra -t- il. „ Sans doute: Je ne fuis
„ maître du bien qui pafTe par mes mains qu'avec la
„ condition qui eft attachée à fa propriété.
Après avoir entendu ce difcours , (& l'on a vu
comment on peut mettre un enfant en état de l'enten-
dre) un autre qu'Emile feroit tenté de m'imiter & de
fe conduire en homme riche; en pareil cas, j'empê-
cherois au moins que ce ne fût avec oftentation ; j'ai-
raerois mieux qu'il m.e dérobât mon droit & fe cachât
pour donner. C'eft une fraude de fon âge, & la feule
que je lui pardonnerois.
Je fais que toutes ces vertus par imitation font des
ver-
(tî) On doit concevoir que je ne réfous pas fes queftion?
quand il lui plaît, mais quand il nie plaît; autrement ce feroit
m'affervir à fes volontés, & me mettre dans la plus dangereu-
fe dépendance c.ù un Gouverneur puilfc être de fan Elevé,
ou DE L'EDUCATION. 119
vertus de fmge , & que nulle bonne aftion n'efl mo*
ralement bonne que quand on la fait comme telle, &
non parceque d'autres la font. Mais dans un âge , où
le cœur ne fent rien encore , il faut bien faire imiter
aux enfans les a61es dont on veut leur donner l'habi-
tude, en attendant qu'ils les puiflènt faire par difcer-
nement & par amour du bien. L'homme efl: imita-
teur , l'animal même l'eft; le goût de l'imitation ell
de la nature bien ordonnée, mais il dégénère en vice
dans la fociété. Le finge imite l'homme qu'il craint,
& n'imite pas les animaux qu'il méprife ; il juge bon
ce que fait un être meilleur que lui. Parmi nous , au
contraire , nos Arlequins de toute efpece imitent le
beau pour le dégrader , pour le rendre ridicule ; ils
cherchent dans le fentiment de leur bafTeile à s'égaler
ce qui vaut mieux qu'eux , ou s'ils s'efforcent d'imiter
ce qu'ils admirent , on voit dans le choix des objets
le faux goût des imitateurs ; ils veulent bien plus en
impofer aux autres ou faire applaudir leur talent, que
fe rendre meilleurs ou plus fages. Le fondemient de
l'imitation parmi nous, vient du defir de fe tranfpor-
ter toujours hors de foi. Si je réuffis dans mon en-
treprife, Emile n'aura furement pas ce defir. Il
faut donc nous paffer du bien apparent qu'il peu:
produire.
ApprofondilTez toutes les règles de votre éduca-
tion, vous les trouverez ainfi toutes à contre -fens,
fur - tout en ce qui concerne les vertus & les mœurs.
La feule leçon de morale qui convienne à l'enfance &
la plus importante à tout âge , eft de ne jamais faire
de mal à perfonne. Le précepte même de faire du
bien, s'il n'eft fubordonné à celui-là, eft dangereux ,
faux, contradiéloire. Qui eft -ce qui ne fait pas du
bien? tout le monde en fait , le méchant comme les
autres ; il fait un heureux aux dépens de cent mifé-
rables , & delà viennent toutes nos calamités. Les
plus fublimes vertus font négatives : elles font aufli
Il 4 le?
120
EMILE,
les plus difEciles, parce qu'elles font fans oftentation,
& au-deiTus^mérae de ce plaifir fi doux au cœur de
l^homme , d'en renvoyer un autre content de nous.
O quel bien fait nécefîairement à fes femblables celui
d'entre eux, s'il en eft un , qui ne leur fait jamais de
mal! De quelle intrépidité d'ame, de quelle vigueur
de caraélere il a befoin pour cela ! ce n'e^ pas en
raifonnant fur cette maxime , c'eft en tâchant de la
pratiquer , qu'on fent combien il eft grand & pénible
d'y réuffir (13}.
Voilà quelques foibles idées des précautions avec
lefquelles je voudrois qu'on donnât aux enfans les in-
fcruélions qu'on ne peut quelquefois leur refuftr fans
Jes cxpofer à nuire à eux-mêmes & aux autres, &
fur-tout à contrafter de mauvaifes habitudes dont on
auroit peine enfuite à les corriger: mais foyons fOrs
que cette néceffité fe préfentera rarement pour les
enfans élevés comme ils doivent l'être ; parcequ'il eft
irapoflîble qu'ils deviennent indociles, méchans,
menteurs , avides , quand on n'aura pas femé dans
leurs^ cœurs les vices qui les rendent tels. Ainfi ce
que j'ai dit fur ce point fert pîus aux exceptions qu'aux
règles ; mais ces exceptions font plus fréquentes à rae-
fure que ies enfans ont plus d'occafions de forLir de
leur
(13) Le précepte de ne jamais nuire à autrui emporte celui
de tenir a la fociété humaine le moins qu'il eft pollible • car
dans 1 ctat focal le bien de l'un fait nécellairemem le mal de
] autre Ce rapport e't dans reOence de la chofe & rien ne
fauro.t le changer; qu'on cherche fur ce pjincipe lequel eft le
nieilleur de Phomme focial ou du folitaire! Un Auteur illullre
nvfn, "i^K "^"^ ^.^ /.lâchant qui foit feul ,• moi je dis qu'il
n y a que le bon qui foit feul ; fi cette propofition eft moins
fententieufe elle eft plus vraie & mieux rai fonnée que la pré.
aÎI ^ r ^li^ '"î^"''/"^ ^^°'"^ ^^"' que! mal feroit-il? c'eft
dans la foc.été qu'il drefle fes machines pour nuire aux autres
f.A .T'^'^'^P''^"^'' '^^t a'-^ument pour l'homme de bien*
je réponds par i'atticle auquel appartient cette note. '
m
ou DE L'EDUCATION. i2r
Jeur état & de contrafler les vices des hommes. Il
faut néceflàirement à ceux qu'on élevé au milieu du
monde des inftrudlions plus précoces qu'à ceux qu'on
élevé dans la retraite. Cette éducation folitaire fe-
roit donc préférable, quand elle ne feroit que donner
à l'enfance le tems de meurir.
11 eft un autre genre d'exceptions contraires pour
ceux quun heureux naturel élevé au - deflus de leur
âge. Comme il y a des hommes qui ne fortent ja-
mais de^l'enfance , il y en a d'autres qui, pour ainfi
dire, n'y palîent point, & font hommes prefque en
naifhînt. Le mal eft que cette dernière exception eft
irès-rare , trés-difficile à connoître , & que chaque
mère, imaginant qu'un enfant peut être un prodige,
ne doute point que le fien n'en foit un. Elles font
plus , elles prennent pour des indices extraordinai-
res , ceux même qui marquent l'ordre accoutumé :
la vivacité , les faillies , l'étourderie , la piquante
naïveté; tous fignes car.itlériftiques de l'âge, & qui
montrent le mieux qu'un enfant n'eft qu'un enfant.
Efl-il étonnant que celui qu'on fait beaucoup parler.
& à qui l'on permet de tout dire , qui n'efl: gêné par
aucun égard , par aucune bienféance , falfe par ba-
fard quelque heureufe rencontre? Il le feioit bien
plus qu'il n'en fît jamais , comme il le feroit qu'avec
mille menfonges un Aftrologue ne prédît jamais au-
cune vérité, ils mentiront tant, difoit Henri IV ,
qu'à la fin ils diront vrai. Quiconque veut trouver
quelques bons mots, n'a qu'à dire beaucoup de foti-
fes. Dieu garde de mal les gens à la mode qui n'onc
pas d'autre mérite pour être fêtés.
Les penfées les plus brillantes peuvent tomber dans
Je cerveau des enfans, ou plutôt les meilleurs mots
dans leur bouche, comme les diamans du plus grand
pnx fous leurs mains , fans que pour cela ni les pen-
iées , ni les diamans leur appartiennent ; il n'y a
point de véritable propriété pour cet âge en aucun
H j genre.
ta ^' EMILE,
genre. Les chofes que dit un enfant ne font pas
pour lui ce qu'elks font pour nous, il n'y joint pas
Jes mêmes idées. Ces idées, û tant efl qu'il en ait,
n'ont dans fa tête ni fuite ni liaifon ,• rien de fixe ,
rien d'affuré dans tout ce qu'il penfe. Examinez
votre prétendu prodige. En de certains moraens
vous lui trouverez un refTort d'une extrême ^élivité ,
une clarté d'efprit à percer les nues. Le plus fou-
vent ce même efprit vous paroît lâche , moite , &
comme environné d'un épais brouillard. Tantôt il
vous devance & tantôt il refte immobile. Un initant
vous diriez, c'efl: un génie, & Tinftant d'après, c'efl:
un fot: vous vous tromperiez toujours ; c'eft un en-
fant. C'efl: un aiglon qui fend l'air un inftant, & re-
tombe l'infliant d'après dans fon aire.
Traitez - le donc fclon fon âge malgré les apparen-
ces , & craignez d'épuifer fes forces pour les avoir
voulu trop exercer. Si ce jeune cerveau s!échauffe,
fi vous voyez qu'il commence à bouillonner, lailTez-
le d'abord fermenter en liberté, mais ne Texcitez ja-
mais , de peur que tout ne s'exhale; & quand les pre-
miers efprits fe feront évaporés, retenez, comprimez
les autres, jufqu'à ce qu'avec les années tout fe tour-
ne en chaleur & en véritable force. Autrement vous
perdrez votre tems & vos foins ; vous détruirez vo-
tre propre ouvrage , & après vous être indifcrette-
ment enivrés de toutes ces vapeurs inflammables , i}
ne vous refl:era qu'un marc fans vigueur.
Des enfans étourdis viennent les hommes vulgai-
res; je ne fâche point d'obfervation plus générale &
plus certaine que celle-là. Rien n'eft plus difficile
que de diflinguer dans l'enfance la fl:upidité réelle,
de cette apparente & trompeufe flupidité qui eO:
l'annonce des âmes fortes. Il paroît d'abord étran-
ge que les deux extrêmes aient des fignes fi fembla-
fcles, & cela doit pourtant être; car dans un âge
oùThoram.e n'a encore nulles véritables idées, toute
k
ou DE L'EDUCATION. 123
la différence qui fe trouve entre celui qui a du génie
& celui qui n'en a pas, efl: que le dernier n'admet
que de fauflès idées, & que le premier n'en trouvanc
que de telles n'en admet aucune; il refTcmble donc
au flupide en ce que l'un n'ell capable de rien,& que
rien ne convient à l'autre. Le feul figne qui peut les
diftinguer dépend du hafard qui peut offrir au dernier
quelque idée à fa portée, au lieu que le premier eft
toujours le même par -tout. Le jeune Caton, du-
rant fon enfance , fembloit un imbccille dans la mai-
fon. 11 étoit taciturne & opiniâtre : voilà tout le ju-
gement qu'on portoit de lui. Ce ne fut que dans
l'antichambre de Sylla que fon oncle apprit à le con-
noître. S'il ne fût point entré dans cette anticham-
bre, peut-être eût-il paffé pour une brute jufqu'à l'â-
ge de raifon: fi Céfar n'eût point vécu , peut-être
eût -on toujours traité de vifionnaire ce même Caton,
qui pénétra fon funefte génie & prévit tous ces pro-
jets de fi loin. O que ceux qui jugent fi précipitam-
ment les enfans font fujets à ië tromper ! Ils font
fouvent plus enfans qu'eux. J'ai vu dans un âge as-
fez avancé un homme qui m'honoroit de fon amitié
paffer, dans fà famille & chez fes Amis, pour un
efprit borné ; cette excellente tête fe meuriffoit en fi-
jence. Tout - à-coup il s'efl: montré Philofophe, &
je ne doute pas que la poftérité ne lui marque une
place honorable & diftinguée parmi les meilleurs rai-
fonneurs & les plus profonds métaphyficiens de fon
fiécle.
Refpe6lez l'enfance, & ne vous preffez point de
la juger foit en bien, foit en mal. Laiffez les excep-
tions s'indiquer, fe prouver, fe confirmer long-tems
avant d'adopter pour elles des méthodes particulières.
Laiffez long-tems agir la nature avant de vous mêler
d'agir à fa place , de peur de contrarier Cins opéra-
tions ! Vous connoiffcz , dites- vous , le prix du
lems , & n'en voulez point perdre ! Vous ne voyez
pas
124 EMILE,
pas que c'efl: bien plus le perdre d'en mal ufcr que
de n'en rien faire; & qu'un enfant mal inltruit , efl
plus loin de la fageffe, que celui qu'on n'a point in-
llruit du tout. Vous êtes allarmé de le voir confumer
fès premières années à ne rien faire ! Comment!
n'eft-ce rien que d'être heureux ? N'efl: ce rien que
de fauter, jouer, courir toute la journée? De fa vie
il ne fera fi occupé. Platon , dans fa République
qu'on croit fi auftere, n'élevé les enfins qu'en fèces,
jeux, chanfons, palle-iems; on diroit qu'il a tout
fait quand il leur a bien appris à fe réjouir; & Scnc-
que parlant de l'ancienne JeunefTe Romaine, elle
étoit, dit-il, toujours debout, on ne lui enfeignoic
rien qu'elle dût apprendre aflife. En valoit-elle moins
parvenue à l'âge viril? tfFrayez-vous donc peu de
cette oifiveté prétendue. Qiie diriez-vous d'un hom-
me qui pour mettre toute la vie à profit ne voudroit
jamais dormir? Vous diriez ; cet homme efl infen-
fë; il ne jouit pas du tems, il fe l'ôte: pour fuir Je
fommeil il court à la mort. Songez donc que c'eft ici
la même chofe , & que l'enfance efl le fommeil de la
raifon.
L'apparente facilité d'apprendre efl ca.ufe de la
perte des enfans. On ne voit pas que cette facilité
même efl la preuve qu'ils n'apprennent rien. Leur
cerveau lice & poli, rend comme un miroir les objets
qu'on lui préfente; mais rien ne refle, rien ne pé-
nètre. L'enfant retient les mots , les idées fe réflé-
chifTent; ceux qui l'écoutenc les entendent , lui feul
ne les entend point.
Quoique la mémoire & le raifonnement foient deux
facultés effentiellement différentes ; cependant l'une
ne fe développe véritablement qu'avec l'autre. Avant
rage de raifon fenfant ne reçoit pas des idées , mais
des images ; & il y a cette différence entre les unes
& les autrts, que les images ne font que des peintu-
res abfolues des objets fenfibles , & que les idées font
de«
ou DE L'EDUCATION. 125
des notions des objets , déterminées par des rapports.
Une image peut être feule dans l'cfprit qui fe ia re-
prefente ; mais toute idée en fuppoll d'autrts. Quand
on imagine, on ne fait que voir; quand on conçoit,
on compare. Nos fenfations font purement paflives»
au lieu que toutes nos perceptions ou idées nailTcnc
d'un principe a6lif qui juge. Cela fera démontré ci-
après.
Je dis donc que les enfans n'étant pas capables de
jugement n'ont point de véritable mémoire. Ils re-
tiennent des fons, des figures, des fenfations , rare-
ment des idées , plus rarement leurs liaifons. En
in'obje6lanc qu'ils apprennent quelques élemens de
Géométrie, on croit bien prouver contre moi, &
tout au contraire, c'eft pour moi qu'on prouve: on
montre que loin de favoir raifonner d'eux-mêmes,
ils ne fivent pas même retenir les raifonnemens d'au-
trui ; car fuivez ces petits Géomètres dans leur mé-
thode, vous voyez auffi - tôt qu'ils n'ont retenu que
l'txaéle imprefîion de la figure Ck les termes de la dé-
nionllration. A la moindre objeélion nouvelle , ils
n'y font plus ; rtnverfez la figure , ils n'y font plus.
Tout leur favoir eit dans la fenfation , rien n'a pafle
jufqu'à l'entendement. Leur mémoire elle-même
n'cll guères plus parfaite que leurs autres facultés ;
puifqu'il fautprefque toujours qu'ils rapprennent étant
grands les chofes dont ils ont appris les mots dans
l'enfance.
Je fuis cependant bien éloigné de penfer que les
enfuns n'aient aucune efpece de raifonnement (14).
Au
(14.) J'ai fait cent fois réflexion en écrivant , qu'il efl im-
poflible dans un long ouvrage, de donner toujours le? méine-i
fens aux mêmes mots. 11 n'y a point de langue aflez riche
pour fournir autant de termes, de tours & de phrafes, que
nos idées peuvent avoir d« nioditications, La méthode de
délinir tous les teiines, & «ie fubUituer fitns celle U détini-
tiOQ
126 EMILE
Au contraire, je vois qu'ils raifonnent très-bien dans
lout ce qu'ils connoilTent , & qui fe rapporte à leur
intérêt préfent & fenfible. Mais c'eft fur leurs con-
noillances que l'on fe trompe , en leur prêtant celles
qu'jls n'ont pas , & les failànt raifonner fur ce qu'ils
ne fauroient comprendre. On fe trompe encore en
voulant les rendre attentifs à des confidérations qui
ne les touchent en aucune manière, comme celle de
leur intérêt à venir , de leur bonheur étant hommes ,
de l'eftime qu'on aura pour eux quand ils feront
grands ; difcours .qui , tenus à des êtres dépourvus
de toute prévoyance , ne fignifient abfolument rien
pour eux. Or, toutes les études forcées de ces pau-
vres infortunés tendent à ces objets entièrement étran-
gers à leurs cfprits. Qu'on juge de fattention qu'ils
y peuvent donner!
Les Pédagogues qui nous étalent en grand appa-
reil les inftruétions qu'ils donnent à leurs difciples ,
font payés pour tenir un autre langage: cependant
on voit , par leur propre conduite , qu'ils penfent
exaélement comme moi ; car que leur apprennent-ils
enfin? Des mots, encore des mots , & toujours des
mots. Parmi les diverfes Sciences qu'ils fe vantent
de
tion à la place du défini eft belle, mais impratiquable ; car
comment éviter le cercle? les définitions pourroient être bon-
nes fi l'on ii'employoit pas des mots pour les faire. Malgré
cela, je fuis perfuadé qu'on peut être clair, même dans la
pauvreté de notre Langue; non pas en donnant toujours les
mêmes acceptions aux mêmes mots, mais en faifant en forte,
autant de fois qu'on emploie chaque mot , que l'acception
qu'on lui donne foit fiiffifaininent déterminée par les idées qui
s'y rapportent, &: que chaque période où ce niot fe trouve lui
ferve, pour ainfi dire, de définition. Tantôt je dis que les
enf;ms font incapables de raifonnement, & tantôt je les fais
raifonner avec aiTez de fincife: je ne crois pas en cela me con-
tredire dans mes idées, mais je ne puis difconvenir que je ae
me coRUedifc fouvent dans mes eipreliions.
ou DE L'EDUCATION. 127
de leur enfeigner , ils fe gardent bien de choifir celles
qui leur feroienc véritablement utiles , parceque ce
feroient des fciences de chofes , & qu'ils n'y réuffi-
roient pas ; mais celles qu'on paroît fa voir quand on
en fait les termes : le Blafon , la Géographie , la
Chronologie , les Langues , &c. Toutes études fi
loin de l'homme , & fur - tout de l'enfant , que c'efl
une merveille 0 rien de tout cela lui peut être utile
une feule fois en fa vie.
On fera furpris que je compte l'étude des Langues
au nombre des inutilités de l'éducation ; mais on fe
fouviendra que je ne parle ici que des études du pre-
mier âge, & quoi qu'on puiflè djre , je ne crois pas
quejufqu'à l'âge de douze ou quinze ans nul enfant,
les prodiges à part , ait jamais vraiment appris deux
Langues.
Je conviens que fi l'étude des Langues n'étoit que
celle des mots , c'eft-à-dire , des figures ou des fons
qui les expriment, cette étude pourroit convenir aux
enfans ; mais les Langues en changeant les fignes
modifient auiîi les idées qu ils repréfentent. Les têtes
fe forment fur les langages , les penfées prennent la
teinte des idiomes. La raifon feule elt commune ;
l'efprit en chaque Langue a fa forme particulière:
différence qui pourroit bien être en partie la caufe ou
l'eiîet des caraélures nationaux ; & ce qui paroît con-
firmer cette conjeiSture , eft que chez toutes les Na-
tions du monde la Langue fuit les viciflitudes des
mœurs , & fe conferve ou s'altère comme elles.
De ces formes diverfes l'ufage en donne une à l'en-
fant, & c'eft la feule qu'il garde jufqu'à l'âge de rai-
fon. Pour en avoir deux , il faudroit qu'il fût com-
parer des idées; & comment les compareroit - il ,
quand il efl: à-peine en état de les concevoir? Chaque
chofe peut avoir pour lui mille fignes différens ; mais
chaque idée ne peut avoir qu'une forme , il ne peut
donc apprendre à parler qu'une, Langue. Il en ap-
prend
128 EMILE,
prend cependant plufieiirs, me dit- on: je le nie. J'ai
vu de ces petits prodiges qui croyoient parler cinq
ou fix Langues. Je les ai entendus fucceflivemenn
parler allemand , en termes latins , en termes fran-
çois , en termes italiens ; ils fe fervoient à la vérité
de cinq ou fix Di6lionnaires ; mais ils ne parloienc
toujours qu'allemand. En un mot , donnez aux en-
fans tant de fynonymes qu'il vous plaira ; vous chan-
gerez les mots , non la langue ; ils n'en fauront ja«
mais qu'une.
C'eft pour cacher en ceci leur inaptitude qu'on les
exerce par préférence fur les Langues mortes, dont
il n'y a plus de juges qu on ne puiile recufer. L'u-
fage familier de ces Langues étant perdu depuis long-
tems , on fe contente d'imiter ce qu'on en trouve
écrit dans les livres , & l'on appelle cela les parler.
Si tel efl: le grec & le latin des Maîtres, qu'on juge
de celui des enfans! A peine ont -ils appris par cœur
leur Rudiment , auquel ils n'entendent abiolument
rien , qu'on leur apprend d'abord à rendre un dif-
cours françois en mots latins ; puis , quand ils font
plus avancés , à coudre en profe des phrafes de Ci-
ceron , & en vers des centons de Virgile. Alors ils
croyent parler latin : qui elt - ce qui viendra les con-
tredire ?
En quelqu'étude que ce puifle être, fans l'idée des
chofes repréfentées ks fignes repréfentans ne font
rien. On borne pourtant toujours l'^fant à ces fi-
gnes, fans jamais pouvoir lui faire comprendre aucu-
ne des chofes qu'ils repréfentent. En penfant lui ap-
prendre la defcription de la terre, on ne lui apprend
qu'à connoître des cartes : on lui apprend des noms
de Villes , de Pays , de Rivières , qu'il ne conçoit
pas exiller ailleurs que fur le papier où l'on les lui
montre. Je me fou viens d'iavoir vu quelque part une
Géographie qui commençoit ainfi. Qiieji-ce que k
monde ? Cefi m glok de carton, Telk eit préciféraent
la
ou DE L'EDUCATION. 12^
U Géographie des enfans. Je pofe en fait qu'après
deux ans de fphére & de cofmographie , il n'y a pas
un feul enfant de dix ans, qui, fur les régies quoa
lui a données , fût fe conduire de Paris à Saint- De-
nis : Je pofe en fait qu'il n'y en a pas un, qui, fur
Hn plan du jardin de fon père, fût en état d'en fui-
vre les détours fans s'égarer. Voilà ces do6leurs qui
favent à point nommé où font Pékin , Jfpahan, le
Mexique , & tous les Pays de la terre.
J'entcns dire qu'il convient d'occuper les enfans à
des études où il ne faille que des yeux ; cela pourroic
être s'il y avoit quelque étude où il ne fallût que des
yeux; mais je n'en connois point de telle.
Par une erreur encore plus ridicule , on leur faic
étudier l'Hidoire : on s'imagine que l'Hidoire efl: à
leur portée parcequ'elle n'ett qu'un recueil de faits ;
mais qu'entend-on par ce mot de faits? Croit-on que
les rapports qui déterminent les faits hiftoriques,
fuient il faciles à fiifir , que les idées s'en for mène
fans peine dans l'efprit des enfans.? Croit -on que la
véritable connoifTance des évenemens foit féparabJe
de celle de leurs caufes , de celle de leurs effets, &
que l'hiChorique tienne fi peu au moral , qu'on puifTe
connoître l'un fans l'autre ? Si vous ne voyez dans les
aftions des hommes que les mouvemens extérieurs &
purement phyfiques, qu'apprenez-vous dans l'Hiftoi-
re? abfûlument rien ; & cette étude dénuée de tout
intérêt ne vous donne pas plus de plaifir que d'in-
llru6lion. Si vous voulez apprécier ces a6bons par
leurs rapports moraux , ellayez de faire entendre ces
Rapports à vos Elevés , & vous verrez alors 11 l'Hif«*
toire eft de leur âge.
Lcfteurs , fouvenez-vous toujours que celui qui
Vous parle , n'eft ni un Savant ni un Pliilofoplie ;
mais un homme fimple, ami de la vérité, fans par-
ti, fans fyftême; un foiitaire, qui vivant peu avec
les hommes , a moins d'occafions de s'imboire de
Tgme L l leurl
I30
M I L E,
leurs préjugés, & plus de tems pour réfléchir far ce
qui le frappe quand il commerce avec eux. Mes
raifonnemens font moins fondés fur des principes que
fur des faits; & je crois ne pouvoir mieux vous met-
tre à portée d'en juger , que de vous rapporter fou-
vent quelque exemple des obfervations qui m.e les
fuggerent.
J'étois allé paffer quelques jours à la campagne
chez une bonne mère de famille qui prenoit grand
foin de fes enfans & de leur éducation. Un matin
que j'étois préfent aux leçons de l'aîné, fon Gouver-
neur , qui l'avoit très-bien inflruit de l'Hidoire an-
cienne, reprenant celle d'Alexandre , tomba fur le
trait connu du Médecin Philippe qu'on a mis en ta-
bleau , & qui fûrement en valoit bien la peine. Le
Gouverneur , homme de mérite , fit fur l'intrépidité
d'Alexandre plufleurs reflexions qui ne me plurent
point, mais que j'évitai de combattre, pour ne pas
le décréditer dans l'cfprit de fon Elevé. A table, on
ne manqua pas, félon la méthode Françoife,de faire
beaucoup babiller le petit bon-homme. La vivacité
ratiu"clle à (on âge , & l'attente d'un applaudifle-
ment fur, lui firent débiter mille fottifes, tout-à-tra-
vtT3 Icfquelles partoient de tems -en -tems quelques
mois heureux qui faifoient oublier le refle. Enfin
vint i'hiiloire du Médecin Philippe : il la raconta fort
nettement & avec beaucoup de grâce. Après l'or-
dinaire tribut d'éloges qu'exigeoic la mère & qu'ut-
tendoit le fils, on raifonna fur ce qu'il avoit dit. Le
plus grand nombre blâma la témérité d'Alexandre ;
quelques - uns , à l'exemple du Gouverneur , adrai-
roient fa fermeté , fon courage : ce qui me fit com-
prendre qu'aucun de ceux qui étoient préfens ne
voyoit en quoi confifloit la véritable beauté de ce
trait. Pour moi , leur dis je, i! me paroît que s'il y
a le moindre courage , li moindre fermeté dans l'ac-
tion d'Alexandre , elle n'eil qu'une extravagafice.
Alors
à
otr DE L'EDUCATION. i^r
Alors tout le monde fe réunît , & convint que c'é-
toit une extravagance. J'aliois répondre ôl m*é-
chaufFer , quand une femme qui étoit à côté de moi »
& qui n'avoit pas ouvert la bouche , fe pencha vers
mon oreille, & me dit tout bas : tai-toi, Jean-Jac«
ques ; ils ne t'entendront pas. Je la regardai , je
fus frappé , & je me tus.
Après le dîné , foupçonnant fiir plufieurs indices
que mon jeune Docteur n'avoit rien compris du tout
à rfiiftoire qu'il avoit (î bien racontée, je le pris par
la main , je fis avec lui un tour de parc, & l'ayant
queftionné tout à mon aifc , je trouvai qu'il admiroic
plus que perfonne le courage Ci vanté d'Alexandre :
mais favez-vous où il voyoït ce courage? unique-
ment dans celui d'avaler d'un feul trait un breuvage
de mauvais goCit , fans héfiter , fans marquer la
moindre répugnance. Le pauvre enfant, à qui Ton
avoit fait prendre médecine il n'y avoit pas quinze
jours , & qui ne l'avoit prife qu'avec une peine in-
finie , en avoit encore le déboire à la bouche. La
mort, l'empoifonnement ne palToient dans fon efpric
que pour des fenfations défagréables , & il ne conce-
voitpas, pour lui, d'autre poifon quedufené. Ce-
pendant il faut avouer que la fermeté du Héros avoit
fait une grande imprciïion fur fon jeune cœur , &
qu'à la première médecine qu'il faudroit avaler , il
avoit bien réfolu d'être un Alexandre. Sans entrer
dans des éclairciiîèmens qui palloient évidemment fa
portée 5 je le confirmai dans ces difpolitions loua-
bles , & je m'en retournai riant en moi - même de la
haute fagelle des Pères & des Maîtres , qui penfent
apprendre l'ililloire aux cnfans.
Il elt aifé de mettre dans leurs bouches les mots
de Rois, d'Empires, de Guerres, de Conquêtes,
de Révolutions , de Loix ; mais quand i! fera queftion
d'attacher à ces mots des idées nettes , il y aura loin
I 2 d^
i^z EMILE,
de l'entretien du Jardinier Robert à toutes ces expli-
cations.
Quelques Le6leurs mécontens du taî-toi Jean-
Jacques , demanderont , je le prévois , ce que je
trouve enfîti de fi beau dansTa^lion d'Alexandre? In-
fortunés ! s*il faut vous le dire , comment le com-
prendrez-vous? c'efl qu'Alexandre croyoit à la ver-
tu ; c'eft qu'il y croyoit fur fa tête , fur fa propre
vie; c'eft que fa grande ame étoit faite pour y croi-
re. O que cette médecine avalée étoit une belle pro-
feffion de foi! Non jamais mortel n'en fit une fi fu-
blime : s'il eft quelque moderne Alexandre , qu'on me
le montre à de pareils traits.
S'il n'y a point de fcience de mots, il n'y a point
d'étude propre aux enfans. S'ils n'ont pas de vraies
idées, ils n'ont point de véritable mémoire; car je
n'appelle pas ainfi celle qui ne retient que des fenfa-
tions. Que fert d'infcrire dans leur tête un catalo-
gue de fignes qui ne repréfentent rien pour eux? En
apprenant les chofes n'apprendront-ils pas les fignes?
Pourquoi leur donner la peine inutile de les appren-
dre deux fois? & cependant quels dangereux préju-
gés ne commence- 1- on pas> à leur infpirer , en leur
faifant prendre pour de la fcience des mots qui n'ont
aucun fens pour eux. C'eft du premier mot dont
l'enfant fe paye, c'eft de la première chofe qu'il ap-
prend fur la parole d'autrui , fans en voir l'utilité lui-
même , que fon jugement eft perdu: il aura long-
tems à briller aux yeux des fots, avant qu'il répare
une telle perte {15^'
Non,
(15) La plupart desSavans le font à la manière des enfans.
La vaftc érudition réfulte moins d'une multitude d'idées que
(l'une multitude d'images. Les dates, les noms propres, les
lieux , tous les objets ifolés ou dénués d'idées fc retiennent
uniquement par la mémoire des firmes, & rarement fe rappel-
le-s-on quelqu'une de ces chofes fans voir t n même • tems le
rtQt
ou DE L'EDUCATION. 153
Non , fi la nature donne au cerveau d'un enfant
cette fouplefTe qui le rend propre à recevoir toutes
fortes d'impreffions , ce n'eft pas pour qu'on y grave
des noms de Rois, des dates, des termes deblazon,
de fphère , de géographie , & tous ces mors fans au-
cun fens pour fon âge, & fans aucune utilité pour
quelque âge que ce foie, dont on accable fa trille &
Itérile enfance; mais c'efl: pour que toutes les idées
qu'il peut concevoir 6c qui lui font utiles , toutes cel-
les qui fe rapportent à fon bonheur , & doivent l'é-
clairer un jour fur fcs devoirs, s'y tracent de bonne
heure en caractères ineffaçables , & lui fervent à fe
conduire pendant fa vie d'une manière convenable à
fon être & à fes faculiés.
Sans étudier dans les livres , l'efpece de mémoire
que peut avoir un enfant ne refte pas pour cela oifi-
ve ; tout ce qu'il voit , tout ce qu'il entend le frappe &
il s'en fouvient; il tient regiftre en lui-même des ac-
tions, des difcours des hommes, & tout ce qui l'envi-
ronne eft le livre dans lequel , fans y fonger , il enri-
chit continuellement fa mémoire , en attendant que
fon jugement puiffe en profiter» C'efl: dans le choix de
ces objets , c'efl dans le foin de lui préfenter fans ceiTe
ceux qu'il peut connoître & de lui cacher ceux qu'il
doit ignorer , que confifte le véritable art de cultiver
en lui cette première faculté; & c'efl par -là qu'il
faut tâcher de lui former un magafin de connois-
fançes ,
te£lo ou le terfo de la page où on l'a lue, ou la figure fous la-
quelle on U vie la puiiiieie fois. Telle écoit à peu près la
fcience à la mode les ficclcs derniers i celle de notre fiécle cil
autre chofe. On n'étudie plus, on n'obfcrvc plus, on rêve„
& l'on nous donne };raveuîtni; pour de la rbilofophie les rêves
de quelques raauvaifcs nuits. On nie dira que je rêve aufli ;
j'en conviens; mais, ce que ks autres n'ont garde de faire»
je donne mes rêves pour des lèves , laiflant cherchçj ai; LcQ-
leur s'ils ont quelque chofc d'utile aux yens tîvcillés,
13
ï34 EMILE,
fances, qui ferve à fon éducation durant fa jeunefîê,
& à fa condiiite dans tous les tems. Cette méthode,
il eft vrai, ne forme point de petits prodiges, & ne
fait pas briller les Gouvernantes & les Précepteurs;
mais elle forme des hommes judicieux , robuftes ,
fains de corps & d'entendement, qui fans s'être faits
adrinrer étant jeunes , fe font honorer étant grands.
Emile n'apprendra jamais rien par cœur , pas mê-
me des fables , pas même celles de Lafontaine , tou-
te naïves , toute charmantes qu'elles font ; car les
mots des fables ne font pas plus les fables , que les
mots de i'Hilloire ne font l'Hiftoire. Comment peut-
on s'aveugler allez pour appeller les fables la morale
des enfans ? fans fonger que l'apologue en les amu-
lant les abufe , que féduits par le menfonge ils laif-
fent échapper la vérité, & que ce qu'on fiiit pour
leur rendre i'inftruétion agréable les empêche d'en
profiter. Les fables peuvent inftruire les hommes,
mais il faut dire la vérité nue aux enfans ; fîtôt qu'on
la couvre d'un voile , ils ne fe donnent plus la peine
de le lever.
On fait apprendre les fables de Lafontaine à tous
les enfans , Si il n'y en a pas un feul qui les enten-
de. Quand ils les entendroient, ce feroit encore pis;
car la morale en eft tellement mêlée & li difpropor-
tionnée à leur âge , qu'elle les porteroit plus au vice
qu'à la vertu. Ce font encore là , direz -vous, des
paradoxes; ftiit: mais voyons n ce font des vérités.
Je dis qu'un enfant n'entend point les fables qu'on
lui fait apprendre ; parceque quelque effort qu'on fas-
lé pour les rendre fimples, l'inftruftion qu'on en veut
tirer force d'y faire entrer des idées qu'il ne peut fai-
fir, & que le tour même de la poèTie en ks lui ren-
dant plus faciles à retenir, les lui rend plus difficiles
à concevoir ; en forte qu'on achette l'agrément aux
dépens de la clarté. Sans citer cetfe multitude de
fables qui n'ont rien d'intelligible ni d'utile pour ks
en-
©u DE L'EDUCATION. 135
cnfans, & qu'on leur fait indifcretement apprendre
avec les autres parceqa'elles s'y trouvent mêlées , bor-
nons-nous à celles que l'Auteur femble avoir faites
ipécialemenc pour eux
Je ne connois dans tout le Recueil de Lafontaine,
que cinq ou fix fables où brille éminemment la naï-
veté puérile : de ces cinq ou fjx , je prens pour
exemple la première de toutes , parceque c'eft celle
dont la morale efl le plus de tout âge , celle que les
enfans faififTent le mieux , celle qu'ils apprennent avec
le plus de plaifir, enfin celle que pour cela même
l'Auteur a mife par préférence à la tête de fon livre.
En lui fuppofant réellement l'objet d'être entendu des
enfans , de leur plaire & de les inftruire , cette fable
efl: alTurément fon chef-d'œuvre : qu'on me permette
donc de la fuivre & de l'examiner en peu de mots.
LE CORBEAU ET LE RENARD,
Fable.
Maître Corbeau y fur un arlns perché.
Maître [ que fignifie ce mot en lui-même? que Ci»
gnifie-t -il au-devant d'un nom propre? quel fens a^
t-il dans cette occafion?
Qu'efl:-ce qu'un Corbeau?
Qu'eft-ce qu'y 72 arbre perché'? l'on ne dit pas; fttr
un arbre perche : l'on dit , perché fur un arbre. Par
conféquent il faut parler des inverOoris de Ja Poëfie j
il faut dire ce que c'efb que Profe & que Vers.
Tenoït dans/on bec un fromage. .
Quel fromage? étoit-ce un fromage de Sulife,
de Brie , ou de Hollande ? fi l'enfant n'a point vu
de Corbeaux , que gagnez -vous à lui en parler? s'il
t-n a vu, comment concevra - 1 - il qu'ils tiennent un
1 4 fro-
t^e EMILE,
fromage à leur bec? Faifons toujours des images d^a^
près nature.
Maître Renard, par V odeur alléché ,
Encore un Maître] mais pour celui-ci , c'efl: à bon
titre : il eft maître paiîe dans les tours de fon métier.
Il faut dire ce que c'eft qu'un Renard , & diflinguer
fon vrai naturel , du caradlere de convention qu'il a
dans les fables.
Alléchée. Ce mot n'efl pas ufité. Il le faut expli-
quer : il faut dire qu'on ne s'en fert plus qu'en Vers.
L'enfant demandera pourquoi Ton parle autrement
en Vers qu'en Profe. Que lui répondrez • vous ?
Alléché par rôdeur d'un fromage ! Ce fromage tenu
par un Corbeau perché fur un arbre , devoit avoir
beaucoup d'odeur pour être fenti par le Renard dans
un taillis ou dans fon terrier ! Eli - ce ainfi que vous
exercez votre Elevé à cet efprit de critique judicieu-
fe, qui ne s'en lailîe impofer qu'à bonnes enfeignes^
& foit difcerner la vérité, du menfonge, dans les nar-
yations d'autrui?
Lin tint à-peu-près ce langage :
Ce langage! les Renards parlent donc, ils parlent
idonc la même langue que les Corbeaux? Sage Pré-
cepteur , prens garde à toi : pefe bien ta réponfç
avant de Ja faire. EHe importe plus que tu n'aii
Eh! bonjour 9 Monfieur k Corbeau!
Monfieur! titre que l'enfant voit tourner çn dérv-
lîon, même avant qu'il fâche que c'ell un titre d'hon-
neur. Ceux qui difent Monfieur du Corbeau auront biei^
d'autres affaires avant que d'avoir expliqué ce du.
Qus vous êtes chaiviant ! que vous me fcmblez beau !
Cheville, redondance inutile. L'enfant, voyant
ou PE L'EDUCATION. 137
répéter la même chofe en d'autres termes , apprend à
parler lâchement. Si vous dites que cette redondan-
ce eft un art de l'Auteur , & entre dans le deflein
du Renard, qui veut paroître multiplier les éloges
avec les paroles; cette excufe fera bonne pour moi,
mais non pas pour mon Elevé.
Sans mentir , Ji votre ramage
Sans mentir ! on ment donc quelquefois? Où en
fera l'enfant, {'i vous lui apprenez que le Renard ne
dit, fans î?icntir , que parcequ'il ment ?
Répondoit à votre plumage.
Rcpondûit ! Qiie fignifie ce mot y Apprenez à l'en-
fant à comparer des qualités auffi différentes que h
voix & le plumage; vous verrez comme il vous en-
tendra !
Fous feriez h Phénix des botes de ces bois.
Le Phénix t Qu'eflrce qu'un Phénix? Nous voi-
ci tout - à - coup jettes dans la menteufe antiquité ;
prefque dans la mythologie.
Des hôtes de ces bois ! Quel difcours figuré ! Le
fiatteur ennoblit fon langage & lui donne plus de di-
gnité pour le rendre plus fcduifant. Un enfant enten-
dra-t-il cette fineffe ? fait -il feulement, peut -il fa-
voir , ce que c'eft qu'un flile noble & un flile ba? ?
yl ces mots y Je corbeau nefefent pas de joie.
11 faut avoir éprouvé déjà des pafïlons bien vivts
pour fentir cette exprelîion proverbiale.
Et pour montrer fa belle voix.
N'oubliez pas que pour entendre ce vers & toute
la fable , l'enfant doit lavoir ce que c'eft que la belle
Toix du Corbeau.
is
I3S E M I L E,
// ouvre un largs bec, îaijje tomber fa proie.
Ce vers efl admirable ; l'harmonie feule en fait
image. Je vois un grand vilain b^c ouvert ; j'entens
tomber le fromage à travers les branches : mais ces
fortes de beautés font perdues pour les enfans.
Le Renard s'en fui fa ; t^ dîi, mon bon Monfieur,
Voilà donc déjà la bonté transformée en bétife:
affarément on ne perd pas de tenjs pour inltruire les
enfans.
Jpprcnez qiie tout ftateur\
Maxime gc'nérale ; nous n'y ibmmes plus.
Vit aux dépens de celui qui t écoute.
Jamais enfant de dix ans n'entendit ce vers-là.
Cette leçon vaiiî bien un fromage , fans doute.
Ceci s'entend , & la penfée efl très bonne. Cepen-
dant il y aura encore bien peu d'cnfans qui fâchent
comparer une leçon à un fromage, &. qui ne préfé-
railent le fromage à la leçon. 11 faut donc leur faire
entendre que ce propos n'eft qu'une raillerie. Que de
^neffe pour des enfans î
Le Corbeau , honteux ^ confus.
Autre pléonafmë ; mais celui - ci eft inexcufable.
'Jura , mais un peu 'tard , qùon ne Py prendrait plus.
Jura ! Quel efl le fot de Maître qui olè expliquer
à l'enfant ce que c'eft qu'un ferment?
Voilà bien des détails ; bien moins cependant qu'il
n'en faudroit pour analyfer toutes les idées de cette
fable, & les réduire aux idées- (impies & élémentai-
res dont chacune d'elles eft compoféc. Mais qui efl-
C£ qui croit avoir befoin de cette analyfe pour fe fai-
re
ou DE L'EDUCATION. 139
re entendre à la jeuneffe ? Nul de nous n'eft aflèz
philofophe pour lavoir fe mettre à la place d'un en-
fant. Paflbns maintenant à la morale.
Je demande fi c'eft à des enfans de ûx ans qu'il
faut apprendre qu'il y a des hommes qui flattent &
mentent pour leur profit? On pourroit tout au plus
leur apprendre qu'il y a des railleurs qui perfilient les
petits garçons, Ôc fe raocquent en fecret de leur fot-
re vanité: mais le fromage gâte tout; on leur apprend
moins à ne pas le laifler tomber de leur bec , qu'à le
faire tomber du bec d'un autre. C'eft ici mon fécond
paradoxe, & ce n'eft pas le moins important.
Suivez les enfans apprenant leurs fables . & vous
verrez que quand ils font en état d'en faire l'applica-
tion , ils en font prefque toujours une contraire à
l'intention de l'Auteur, & qu'au lieu de s'obferver fur
le défaut dont on les veut guérir ou préferver , ils
panchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des
défauts des autres. Dans la fable précédente , les en-
fans fe mocquent du corbeau , mais ils s'affcélionnent
tous au renard. Dans la fable qui fuit, vous croyez
leur donner la cigale pour exemple, & point du tout,
c'elt la fourrai qu'ils choifiront. On n'aime point à
s'humilier,- ils prendront toujours le beau rôle; c'ell
le choix de l'amour ■■ propre , c'efl un choix très- na-
turel. Or, quelle horrible leçon pour l'enfance ! Le
plus odieux de tous les monilres feroit un enfant ^va-
re & dur , qui fauroit ce qu'on lui demande ëc ce
qu'il refufe. La fourmi fait plus encore, elle lui ap-
prend à railler dans fes refus.
Dans toutes les fables où le lion efl: un des perfon-
nages, comme c'eft d'ordinaire le plus brillant, l'en- *
Tant ne manque point de fe faire lion ; & quand il
préfide à quelque partage , bien inftruit par fon mo-
dèle , il a grand foin de s'emparer de tout. Mais
quand le moucheron terralTe le lion , c'cft une autre
affaire; alors l'enfant n'iil plus lion, il efl: mouche-
ron«
I40 E M I L E ,
ron. Il apprend à tuer un jour à coups d'aiguillon
ceux qu'il n'oferoic attaquer de pied ferme.
Dans la fable du loup maigre & du chien gras^
au lieu d'une leçon de modération qu'on prétend lui
donner , il en prend une de licence. Je n'oublierai
jamais d'avoir vu beaucoup pleurer une petite fille
qu'on avoit défolée avec cette fable, tout en lui prê-
chant toujours la docilité. On eut peine à favoir la
caufe de fes pleurs , on la fut enfin. La pauvre en^
fant s'ennuyoit d'être à la chaîne : elle fe fentoit le
cou pelé ; elle pleuroit de n'être pas loup»
Ainfi donc la morale de la première fable citée efl:
pour l'enfant une leçon de la plus bafle flatterie; cel-
le de la féconde une leçon d'inhumanité ; celle de la
troifieme une leçon d'injudice; celle de la quatrième
une leçon de fàtyrej; celle de la cinquième une leçon ,
d'indépendance. Cette dernière leçon , pour être
fuperfîue à mon Elevé , n'en efl pas plus convenable
aux vôtres. Quand vous leur donnez des préceptes
qui fe contredirent , quel fruit efperez-vous de vos
foins? Mais peut-être, à cela prés, toute cette mo-^
raie qui me fert d'objeélion contre les fables, fournit-
elle autant de raifons de les confcrver. Il faut une
morale en paroles & une en aftions dans la fociété ,
& ces deux morales ne fe reffemblent point. La
première efl dans le Catéchifme , où on la laifTe ;
l'autre efl dans les Fables de Lafontaine pour les en-
fans , & dans fes Contes pour les mères. Le même
Auteur fufîit à tout.
Compofons , Monfieur de Lafontaine. Je pro,-
îTiets , quant à moi , de vous lire avec choix , de
vous aimer , de m'inftruire dans vos Fables ; car j'ef-
pere ne pas me tromper fur leur objet. Mais pour
mon Elevé , permettez que je ne lui en laifTe pas
étudier une feule, jufqu'à ce que vous m'ayez prouvé
qu'il e(l bon pour lui d'apprendre des chofes dont il
îie coîîiçïendra pa§ le quart j que dan§ çellç q^'il
ou r>t L'EDUCATION. 141
ponrra comprendre il ne prendra jamais le change,
& qu'au lieu de fe corriger fur la dupe , il ne fe for-
mera pas fur le fripon.
En ôtant ainfi tous les devoirs des enfans, j'ôte
les inftrumens de leur plus grande mifere , favoir le»
livres. La ledure efl: le fléau de l'enfance , & pref-
que la feule occupation qu'on lui fait donner. A
peine à douze ans Emile faura- 1 -il ce que c'efl qu'un
livre. Mais il faut bien , au moins, dira-t-on, qu'il
fâche lire. J'en conviens : il faut qu'il fâche lire
quand la le6lure lui efl utile ; jufqu'alors elle n'eft
bonne qu'à l'ennuyer.
Si l'on ne doit rien exiger des enfans par obéiflan-
ce , il s'en fuit qu'ils ne peuvent rien apprendre dont
ils ne fentent l'avantage adluel & préfenc , foit d'a-
grément foit d'utilité ; autrement quel motif les por-
teroit à l'apprendre ? L'art de parler aux abfens &
de les entendre , l'art de leur communiquer au loin
fans médiateur nos fentimens, nos volontés, nos de-
firs , efl: un art dont l'utilité peut être rendue fenfible
à tous les âges. Par quel prodige cet art fi utile &
fi agréable efl-il devenu un tourmtnt pour l'enfance?
parcequ'on la contraint de s'y appliquer malgré elle,
& qu'on le met à des ufages auxquels elle ne com-
prend rien. Un enfmt n'efl: pas fort curieux de per-
feélionner l'inflrument avec lequel on le tourmente ;
mais faites que cet inflrument ferve à fesplaifirs, &
bien-tôt il s'y appliquera malgré vous.
On fe fait une grande affaire de cliercher les meil-
leures méthodes d'apprendre à lire ; on invente des
bureaux, des cartes; on fait de la chambre d'un en-
fant un attelier d'Imprimerie : Locke veut qu'il ap-
prenne à lire avec des dez. Ne voiià-t-il pas une in-
vention bien trouvée? Quelle pitié! Un moyen plus
fur que tous ceux-là, & celui quon oublie toujours,
efl le defir d'apprendre. Donnez à l'enfant ce defir ,
puis laiflèz-!à vos bureaux (Je vçs dez ; toute métho-
de lui fera bonne. V'm*
Hâ Emile,
Uintérêt préfent ; voilà le grand mobile , le feul
qai mené IQrement & loin. Emile reçoit quelquefois
de fon père , de fa mère , de fes p;ircns > de Tes
amisi des billets d'invitaïion pour un dîné, pour une
promenade , pour une partie fur l'eau , pour voir
quelque fête publique. Ces billets font courts , clairs,
iieis, bien écrits. 11 faut trouver quelqu'un qui les
lui life ; ce quelqu'un , ou ne fe trouve pas toujours
à point nommé , ou rend à l'enfant le peu de com-
plaifance que l'enfant eut pour lui la veille. Ainfî
l'occafion , le moment le paflè. On lui lit enfin le
billet , mais il n'eft plus tems. Ah ! fi l'on eût fu
lire foi -même! On en reçoit d'autres ; ils font fi
courts ! le fujet en efi: fi intéreffant ! on voudroit ef-
fayer demies déchiffrer , on trouve tantôt de l'aide &
tantôt des refus. On s'évertue ; on déchiffre enfin
la moitié d'un billet ; il s'agit d'aller demain manger
de la crème.... on ne fait où ni avec qui combien
on fait d'efforts pour lire le refte ! je ne crois pas
qu'Emile ait befoin du bureau. Parlerai-je à-préfent
de l'écriture ? Non , j'ai honte de m'amufer à ces
niaiferies dans un traité de l'éducation.
J'ajouterai ce feul mot qOi fait une importante ma-
xime ; c'efi; que d'ordinaire on obtient trés-fOrement
& très -Vite ce qu'on n'efl: point préfixe d'obtenir. Je
fuis prefque fur qu'Emile faura parfaitement lire &
écrire avant fâge de dix ans , précifémieut parcequ'il
m'importe fort peu qu'il le fâche avant quinze ; mais
j'aimerois mieux qu'il ne fiit jamais lire que d'achetter
cette fdence au prix de tout ce qui peut la rendre uti*
le : dequoi lui fervira la lefture quand on l'en aura
rebuté pour jamais ? Li inpnnds cavsre npportcbity ns
Jiudïa , qui mnare mndum poîerit , Oikrit, ^ ama»
rhudtncm femcl perceptam étiam iilîrà rudes aimos
reformidct (*).
Plus
(*) Quintil. L. î. c. I.
ou DE L' E D U C A T I O N. Ï43
Plus j'infifle fur ma méthode ina6live, plus je fens
ks objeftions fe renforcer. Si votre Elevé n'apprend
rien de vous , il apprendra des autres. Si vous ne
prévenez l'erreur par la vérité , il apprendra des
menfonges ; les préjugés que vous craignez de lui
donner , il les recevra de tout ce qui l'environne; ils
entreront par tous Tes fens ; ou ils corrompront fa
raifon , même avant qu'elle foit formée ; ou Ton ef-
prit engourdi par une longue inaèt Ion s'abforbera dans
la madère. L'inhabitude de penfèr dans l'enfance en
ôte la faculté durant le refte de la vie.
11 me femble que je pourrois aifément répondre a
cela ; mais pourquoi toujours des réponfes ? fi ma
méthode répond d'elle-même aux objeèlions , elle efl
bonne ; fi elle n'y répond pas , elle ne vaut rien : je
pourfuis.
Si fur le plan que j'ai commencé de tracer , vous
fuivez des règles direclement contraires à celles qui
font établies , û au lieu de porter au loin l'efprit de
votre Elevé , Ci au lieu de l'égarer fans celle en d'au-
tres lieux , en d'autres climats , en d'autres fiécles,
aux extrémités de la terre Ôc jufques dans les cieux ,
vous vous appliquez à le tenir toujours en lui • même
& attentif à ce qui le touche immédiatement ; alors
vous ie trouverez capable de perception , de mémoi-
re, & même de raifonnement ; c'eft l'ordre de la na-
ture. A mefure que l'être fenfitif devient a6lif , il
acquiert un difcernement proportionne! à ks forces ;
Ck ce n'tfb qu'avec la force furabondante à celle dont
il a befom pour le conferver , que fe développe en
lui la faculté (pécularivc propre à employer cet excès
de force à d'autres ufage^'. Voulez- vous donc culti-
ver l'intelligence de votre Elevé, cultivez les forces
qu'elle doit gouverner. Exercez continuellement fon
corps, rendez- le robufleOi fam pour le rendre fage
& raifunnable; qu'il travaille, qu'il agilTe, qu'il cou-
re, qu'il crie, qu'il luit toujours en mouvement;
qu'il
144 E M I L E;
qu'il foit homme par la vigueur , & bientôt il le ferU
par la raifon.
Vous l'abrutiriez, il efl vrai, par cette méthode^
fi vous alliez toujours le dirigeant, toujours lui di-
fant, va, vien, refle , fais ceci, ne fais pas cela.
Si votre tête conduit toiijours fes bras , la fienne lui
devient inutile. Mais fouvenez-vous de nos conven»
lions ; il vous n'êtes qu'un pédant , ce n'eit pas là
peine de me lire.
C'efl: une erreur bien pitoyable d'imaginer que l'e-
xercice du corps nuife aux opérations de refprit;
comme fi ces deux a6tions ne dévoient pas marcher
de concert , & que Tune ne dût pas toujours diriger
l'autre !
Il y a deux fortes d'hommes dont les corps fone
dans un exercice continuel , & qui fûrement fongent
aufli peu les uns que les autres à cultiver leur ame ,
favoir , les Payfans & les Sauvages. Les premiers
fontrullres, grofliers , mal-adroits ; les autres, con-
nus par leur grand fens , le font encore par la fubtili-
té de leur efprit : généralement il n'y a rien de plus
lourd qu'un Payfan , ni rien de plus fin qu'un Sauvage,
D'où vient cette différence? c'efl: que le premier fai-
fant toujours ce qu'on lui commande, ou ce qu'il a va
faire à fon père, ou ce qu'il a fait lui-même dés fa jeu-
neffe, ne va jamais que par routine ; & dans fa vie
prefque automate , occupé fans cefle des mêmes
travaux , l'habitude & i'obéilfance lui tiennent lieu
de raifon.
Pour le Sauvage , c'efl autre chofe ; n'étant atta-
ché à aucun lieu , n'ayant point de tâche prefcrite ,
n'obéiffant à perfonne , fans autre loi que fa volonté ,
il efl forcé de raifonner à chaque adlion de fa vie ; il
ne fait pas un mouvement, pas un pas, fans en avoir
d'avance envifagé les fuites. Ainfi , plus fon corps
s'exerce , plus fon efprit s'éclaire; fa force & fa rai-
fon croiffent à la fois , & s'étendent f une par l'autre.
Savant
oxr DE L'EDUCATION. t4.s
Savant Précepteur , voyons lequel de nos deux
Elevés teflèmble au Sauvage , & lequel reflemble aii
.Paylàn? Soumis en tout à une autorité toujours en-
feignante , le vôtre ne fait rien que fur parole ; il
n'ofe manger quand il a faim , ni rire quand il eft gai ,
ni pleurer quand il efl: trifte, ni préfenter une main
pour l'autre, ni remuer le pied que comme on le lui
prefcrit , bientôt il n'ofera refpirer que fur vos rè-
gles. A quoi voulez -vous qu'il penfe, quand vous
penfez à tout pour lui? Affuré de votre prévoyance,
qu'a- t-il befoin d'en avoir? Voyant que vous vous
chargez de fa confervation , de fon bien - être , il fe
fent délivré de ce foin; fon jugement fe repofe fur le
TÔti-e; tout ce que vous ne lui défendez pas, il le
fait fans réflexion , faclwnt bien qu'il le fait fans rif.
que. Qii'a-t-il befoin d'apprendre à prévoir la pluie?
Il fait que vous regardez au ciel pour lui. QLi'a-t-il
befoin de régler fa promenade ? Il ne craint pas que
vous lui laidîez pnifcr l'heure du dîné. Tant que vous
ne lui défendez pas de manger , il mange ; quand
vous le lui défendez , il ne mange plus; il n'écoute
plus les avis de fon eflomac, ^mais les vôtres. Vous
avez beau ramollir fon corps dans l'ins6lion , vous
n'en rendez pas fon entendement plus flexible. Touc
au contraire , vous achevez de décrediter la raifon
dans fun efprit , en lui faifant ufer le peu qu'il en a
fur les choies qui lui paroilfent le plus inutiles* Ne
voyant jamais à quoi elle eft bonne , il juge enfin
qu'elle n'tll bonne à rien. Le pis qui pourra lui ar-
river de mal rai fonner fera d'être repris, & il l'cft fi
fouvent qu'il n'y fonge gueres; un danger il commun
ne l'effraye plus.
Vous lui trouvez pourtant de l'efprit , & il en a
pour babiller avec les femmes , fur le ton dont j'ai
déjà parié ; mais qu'il foit dans le cas d'avoir à payer
de fa perfonne , à prendre un parti dans quelque; oc-
cafion difficile , vous le verrez cent fois plus llupide
Tomt /, K • «5(
146 EMILE,
& plus bête que le fils du plus gros manan.
Pour mon Elevé, ou plutôt celui de la nature,
exercé de bonne heure à le fuffireà lui-même, au-
tant qu'il eft poffible, il ne s'accoutume point à re-
courir fans cefîe aux autres , encore moins à leur éta-
ler fon grand favoir. En revanche il juge, il pré-
voit, il raifonne en tout ce qui fe rapporte immédia-
tement à lui. Il ne jafe pas, il agit; il ne fait pas
un mot de ce qui fe fait dans le monde, mais il fait
fort bien faire ce qui lui convient. Comme il eft fans
ceiTe en mouvement , il efl forcé d'obferver beau-
coup de chofes , de connoître beaucoup d'effets; il
acquiert de bonne heure une grande expérience, il
prend fes leçons de la nature & non pas des hommes ;
il s'inrtruit d'autant mieux qu'il ne voit nulle parc
3'jntentiûn de l'inftruire. Ainfi fon corps & fon ef-
prit s'exercent à la fois. Agifïànt toujours d'après
fa pcnfée , & non d'après celle d'un autre, il unie
continuellement deux opérations ; plus il fe rend fort
& robufle , plus il devient fenfé & judicieux. C'eft
le moyen d'avoir un jour ce qu'on croit incompati-
ble , & ce que prefque tous les grands Hommes ont
réuni : la force du corps & celle de l'ame ; la raifon
d'un fage & la vigueur d'en athlète.
Jeune Inftituteur , je vous prêche un art difficile ;
c efl de gouverner fans préceptes , & de tout faire
en ne faifant rien. Cet art, j'en conviens, n'eft pas
de votre âge; il n'efl: pas propre à faire briller d'a-
bord vos talens , ni à vous faire valoir auprès des pè-
res ; mais c'eft le feul propre à réuffir. Vous ne
parviendrez jamais à faire des fages, fi vous ne faites
d'abord des policons : c'étoit l'éducation des Spartia-
tes; au lieu de les coller fur des livres, on commen*
çoit par leur apprendre à voler leur dîné. Les Spar-
tiates étoient-ils pour cela groHiers étant grands?
Qui ne connoît la force & le fel de leurs réparties ?
Uoujours faits pour vaincre , ils écrafoient leurs en*
ne-
OU DE L'EDUCATION. 147
nemis en toute efpece de guerre , & les babillards
Athéniens craignoient autant kurs mots que leurs
coups.
Dans les éducations les plus foignées , le Maître
commande & croit gouverner; c'elt en effet Tenfant
qui gouverne. 11 le ftrt de ce que vous exigez de
lui pour obtenir de vous ce qu'il lui plaie , & il faic
toujours vous faire payer une heure d'allMuité par
huit jours de complaifance. A chaque inftant il faut
paftifer avec lui. Ces traités , que vous propofez à
votre mode, & qu'il exécute à la fienne, tournent
toujours au profit de fes fantailies ; fur-tout quand on
a la mal-adreiîe de mettre en condition pour fon pro-
fit ce qu'il ell bien fur d'obtenir, foit qu'il rempliffe
ou non la condition qu'on lui impofe en échange.
L'enfant, pour l'ordinaire, lit beaucoup mieux dans
fcTprit du Maître , que le Maîcre dans le cœur de
l'enfant , & cela doit être ; car toute la fagacité
qu'eût employé l'enfant livré à lui-même à pourvoir
à la confervation de fa perfonne, il l'emploie à fau-
ver fa liberté naturelle des chaînes de fon tyran. Au
lieu que celui-ci, n'ayant nul intérêt fl preilant à pé-
nétrer l'autre, trouve quelquefois mieux fon compte
à kii lailfer fa parefle ou fa vanité.
Prenez une route oppofée avec votre Elevé ; qu'il
croye toujours être le Maître , & que ce foit tou-
jours vous qui le foyez. 11 n'y a point d'aflujettiife-
ment fl parfait que celui qui garde l'apparence de la
liberté; on captive ainli la volonté même. Le pau-
vre enfant qui ne fait rien, qui ne peut rien, qui ne
connoît rien , n'efl- il pas à votre merci? Ne difpo-
fez vous pas, par rapport à lui, de tout ce qui l'en-
vironne ? N'êtes - vous pas le maître de riifFcdler
comme il vous plaît? Ses travaux, fes jeux, fes
plailirs, fes peines, tout n'efl -il pas dans vos mains
îans qu'il le lâche ? Sans doute , il ne doit faire que
ce qu'il veut j mais il ne doit vouloir que ce que
K % voué
J48 E M I L E,
vous voulez qu'il fafTe ; il ne doit pas faire un pas
que vous ne 1 ayer. prévu » il ne doit pas ouvrir la
bouche que vous ne fâchiez ce qu'il va dire.
C'eft alors qu'il pourra fe livrer aux exercices du
corps , que lui demande fon âge , fans abrutir fon
efprit ; c'efl: alors qu'au lieu d'aiguifer fa rufe à élu-
der un incomode empire , vous le verrez s'occuper
uniquement à tirer de tout ce qui l'environne le par-
ti le plus avantageux pour fon bien-être aftuel; c'efl:
alors que vous ferez étonné de la fubtilité de fes in-
ventions , pour s'approprier tous les objets auxquels
il peut atteindre , & pour jouir vraiment des cho- ;
{es, fans le fecours de l'opinion. !
En le laiflant ainfi maître de fes volontés , vous
ne fomenterez point fts caprices. En ne faifant ja-
mais que ce qui lui convient , il ne fera bientôt que
ce qu'il doit faire; \k bien que fon corps foit dans un
mouvement continuel , tant qu'il s'agira de fon inté-
rêt préfent & fenfible , vous verrez toute la raifoii
dont il eft capable fe développer beaucoup mieux,
& d'une manière beaucoup plus appropriée à lui,
que dans des études de pure Ipéculation.
Ainfi , ne vous voyant point attentif à le contra-
rier , ne fe défiant point de vous , n'ayant rien à
vous cacher , il ne vous trompera point , il ne vous
mentira point , il fe montrera tel qu'il efl fans crain-
te ,• vous pourrez l'étudier tout à votre aife , & difpo-
fer tout autour de lui les leçons que vous voulez lui
donner , fans qu'il penfe jamais en recevoir aucune.
Il n'épiera point , non plus , vos mœurs avec une m
curieufe jaloufie , & ne fe fera point un plaifir (ècrec f
de vous prendre en faute. Cet inconvénient que nous
prévenons efl très-grand. Un des premiers foins des
enfans eft, comme je l'ai dit, de découvrir le foible
de ceux qui les gouvernent. Ce penchant porte à
la méchanceté , mais il n'en vient pas : il vient du
befgin d'éluder une autorité qui les importune. Sur-
char-
ou DE L'EDUCATION. 149
chargés du joug qu'on leur impofe, ils cherchent à
le fecouer , & les défauts qu'ils trouvent dans les
Maîtres , leur fournifTtnt de bons moyens pour cela.
Cependant l'habitude H prend d'obflrvcr les gens par
leurs défauts , & de Te plaire à leur en trouver. II
eft clair que voilà encore une fource de vices bou-
chée dans le cœur d'Emile ; n'ayant nul intérêt à me
trouver des défauts , il ne m'en cherchera pas , ôc
fera peu tenr.é d'en chercher à d'autres.
Toutes ces pratiques femblent difficiles parcequ'on
ne s'en avife pas, mais dans le fond eîics ne doivent
point l'être. On eft 'en droit de vous fuppofer les lu-
mières néceffaires pour exercer le niécicr que vous
avez choifi ; on doit prcfumer que vols connoiflez la
marche naturelle du cœur humain , que vous favez
étudier l'hornme & i'indiviJu , que vous favez
d'avance à quoi fe pliera la volonté de votre Elevé,
à roccafion de tous les objets iiitéreflans pour fon
âge que vous ferez pafler fous f.s yt.ux. Or , avoir
les inftrumens & bien favoir leur ufage , n'ell-ce pas
être maître de l'opération?
Vous objectez les caprices de l'enfant : & vous
avez tort. Le caprice des enfans n'eft jam.ais l'ou-
vrage de la nature, mais d'une mauvaife difcipline :
c'eft qu'ils ont obéi ou commandé ; & j'ai dit cent
fois qu'il ne falloit ni l'un ni l'autre. Votre Elevé
n'aura donc de caprices que ceux que vous lui aurez
donnés; il eft jufte que vous portiez la peine de vos
fautes. Mais , direz - vous , comment y remédier ?
Cela fe peut encore, avec une meilleure conduite ôç
beaucoup de patience.
Je m'étois chargé , durant quelques femaines,
d'un enfant accoutumé non- feulement à faire fes vo-
lontés , mais encore à les faire faire à tout le mon-
de, par conféquent plein de fantaifies. Des le pre-
mier jour , pour mettre à l'eflai ma complaifance,
îl voulut fe lever à minuit. Au plus fore de mon
K 3 fera*
XS^ EMILE,
fommeil il faute à-bas de Ton lit, prend fa robe- de-
chambre , & m'appelle. Je me levé , j'allame h
chandelle ; il n'en vouloit pas davantage : au bout
d'un quart -d'iieure le fommeil le gagne, èc il fe re-
couche content de fon épreuve. Deux jours apo-és
il la rqtere avec le même fuccés , (Se de ma part
fans le moindre figne d'impatience. Comme' il
m'embraflbit en fe recouchant', je lui dis très-pofé-
ment: mon petit ami, cela va fort bien, mais n'y
revenez plus. Ce mot excita fa curiofitd, & dés le
lendemain , voulant voir un peu comment j oferois
luidéfobéir, il ne manqua pas de fe relever à la mê=
me heure , & de m'appeller. Je lui demandai ce
qu'il vouloit ? 11 me dit qu'il ne pouvoit dormir.
Tant -pis, repris- je , & je me tins coi. II me pria
d'allumer la chandelle : pourquoi f dire 7 & je me tins
coi. Ce ton laconique commençoit â rembarraffer.
Il s'en fut à tâtons chercher le fufil , qu'il fit fem-
blant de battre, & je ne pou vois m'empêcher de rire
€n l'entendant fe donner des coups fur les doigts.
Enfin, bien convaincu qu'il n'en viendroit pas à
bout , il^ m'apporta le briquet à mon lit : je lui dis
que je n'en avois que faire, & me tournai de l'autre
côté. Alors il fe mit à courir étourdiment par la
chambre , criant , chantant , faifant beaucoup de
bruit, fe donnant à la table & aux chaifes des coups ,
qu'il avoit grand foin de modérer , Ck dont il ne laif-
l(3it pas de crier bien fort , elpérant me caufer de
hnquietude. Tout cela ne prenoit point, & je vis
que comptant ^fur de belles exhortations ou fur de la
çolere, il ne s'étoit nullement arrangé pour ce fang-
Cependant, réfolu de vaincre ma patience à force
d opiniâtreté , il continua fon tintamarre avec un tel
ïuccés qu'à la fin je m'échauôai , & preilentant que
j a.lois tout gâter par un emportement hors de pro-
|>os, je pris mon parti d'une autre manière. Je me
levai
or DE UEDUCATtON. 151
kvai fans rien dire, j'allai au fufil qiie je ne trouvai
point; je le lui demande, il me le donne petilanc
Se joie d'avoir enfin triomphé de moi. Je bats le
fufil i^allume la chandelle , je prens par la main mon
petit bon-homme, je le mené tranquillement dans un
cabinet voifin, dont les volets étoient bien fermes.
& où il n'y avoit rien à caffer; je 1 y laifTe fans lu-
miere , puis fermant fur lui la porte à la clef , je re-
tourne nîe coucher fans lui avoir dit un feul mot. Il
re faut pas demander fi d'abord il y eut du vacar-
me; je m'v étois attendu, je ne m'en émus point.
Enfin le bruit s'appaife ; j'écoute je lemens saf.
ranger , je me tranquillife. Le lendemain j entre au
jour dans le cabinet, je trouve mon Pf ^^,^""" ^^°"-
ché fur un lit de repos, & dormant d un profond
fommeil , dont ,^ après tant de fatigue , il devoïC
avoir grand befoin, . ,,
L'affaire ne finit pas là. La mère apprit que 1 en-
fant avoit palTé les deux tiers de la nmt hors de fon
lit. Auffi - tôt tout fut perdu , c éior. un enfant au-
tant que mort. Voyant foccafion bonne pour fe
venger, il fit le malade fans prévoir qu il n y gagne-
roit rien. Le Médecin fut appelle. _ Malhcureufe-
ment pour la mère , ce Médtcin étoit un p.nifant,
nui, pour s'amufer de fes frayeurs, s app liquoit a les
augmenter. Cependant il me dit a l'oreille : laiffez-
moi faire ; je vous promets que l'enfant fera gueri
pour quelque tems de la fantaihe dette malade : ea
tffet la diète & la chambre furent prefcntes, oc i\
fut recommandé à i'Apoticaire. Je foupirois de voir
cette pauvre mère ainfi la dupe de tout ce qui len-
vironnoit, excepté moi feul , qu'elle prit en haine ,
précifémcnt parceque je ne la trompois pas.
Après des reproches alFez durs, elle me dit que
fon fils étoit délicat, qu'il ctoit l'unique héritier de
fa famille , qu'il falloit le conferver a que.que pris
que ce fût, (Se qu elle ne vouloit pas qu il fût çontra-
K 4. ^^"-
Î5a EMILE,
cié. En cela j'étois bien d'accord avec elle ; mais
elle entendoic par le contrarier ne lui pas obéir en
tout. Je vis qu'il falloÎL prendre avec la mère le mo-
ine ton qu'avec l'enfant. Madame , lui dis - je aflcz
froidement , je ne fais point comment on élevé un
liéritier, &, qui pluseft, je ne veux pas l'appren-
dre; vous pouvez vous arranger là-defîus. On avoic
befuin de moi pour quelque tems encore : le père
appaifa tout , la mère écrivit au Précepteur de hâter
fon retour; & l'enfant, voyant qu'il ne gagnoit rien
à troubler mon fommeil ni à être malade, prit enfin
le parti de dormir lui-même & de fe bien porter.
On ne Tiuroic imaginer à combien de pareils ca-
prices le petit tyran avoit aflervi fon malheureux
Gouverneur ; car l'éducation fe faifoit fous les yeux
de la mère , qui ne fouffroit pas que fhéritier fûç
^éfobéi en rien. A quelque heure qu'il voulût for-
tir , il falloit être prêt pour le mener , ou plutc\t
pour le fuivre , & il avoit toujours grand foin de
çhoifir le moment où il voyoit fon Gouverneur Iç
plus occupé. Il voulut tifer fur moi du même empi-
re, & fe venger, le jour, du repos qu'il étoit forcç
de me laifTer la nuit. Je me prêtai de bon cœur j^
tout, & je commençai par bien conflater à fcs pro*
près yeux le plaifir que j'avois à lui complaire. Aprè^
cela, quand il fut queftion de le guérir de fl\ fantai-
fîe, je m'y pris autrement.
Il falloit d'abord le mettre dans fon tort , ôc cela
ne fut pas difficile. Sachant que les enfans. ne fon.-
gent jamais qu'au préfent , je pris fur lui le facile
avantage de la prévoyance ; j''eus foin de lui procu-
rer au logis un amufeme^it que je favois être extrê-
mement de fon goût ; & dans le moment où je l'en
vis le plus engoué , j'allai lui prppofer un tour de
promenade; il me renvoya bien loin; j'infillai, il ne
în'écout^ pas ; il fallut me rendre , ^ il nota pré-
çiçufement en lui-même ce^ fjgne d'afîujettifTement.
ou DE L'EDUCATION. 155
Le lendemain ce fut mon tour. Il s'ennuya, j'y
avois pourvu: moi, au contraire, je paroiiîbis pro-
fondément occupé. 11 n'en falloit pas tant pour le
déterminer. _ Il ne manqua pas de venir m'arracher
à mon travail pour le mener promener au plus vite.
Je refufai, il s'obllina; non, lui dis- je , en faifant
votre volonté vous m'avtz appris à faire la mienne ;
je ne veux pas fortir. Hé bien, reprit-il vivement,
je fortirai tout feul. Gomme vous voudrez ; & je
repi*e]|js mon travail.
Il sTiabille , un peu inquiet de voir que je le laif-
fois faire, & que je ne l'imicois pas. Prêt à fortir il
vient me faluer , je le falue : il tâche de m'ailarmer
par le récit des courfes qu'il va faire ; à l'entendre,
on eût cru qu'il alloit au bout du monde. Sans m'é-
mouvoir , je lui fouhaite un bon voyage. Son em-
barras redouble. Cependant il fût bonne contenan-
ce, & prêt a fortir , il dit à fon Laquais de le fui-
vre. Le Laquais , déjà prévenu , répond qu'il n'^
pas le tems , & qu'occupé par mes ordres il doit
m' obéir plutôt qu'à lui. Four le coup, l'enfant n'y
eft plus. Comment concevoir qu'on le laifTe fortir
feul , lui qui fe croit l'être important à tous les au-
très , & penfe que le ciel & la terre font intérefles à
fa confervation ? Cependant il commence à fentir (à
fojbleire; il comprend qu'il fe va trouver feul au mi-
lieu de gens qui ne le connoifTent pas; il voit d'a-
vance les rifques qu'il va courir: l'obltination feule
le foutient encore ,• il defçend l'efcalier lentement &
fort interdit. Il entre enfin dans la rue, fe confo-
lant un peu du mal qui lui peut arriver , par l'efpolr
qu'on m'en rendra refponfable.
^ C'étoit- là que je l'attendois. Tout étoit préparé
d'avance; & comme il s'agifToit d'une efpece de fcé-
ne publique , je m'étois muni du confentement àa
pere._ A-peiné avoit-il fait quelques pas qu'il entend
adroite & à gauche différens propos fur fon comp-
K 5 W.
X54 EMILE,
te. Voifin , le joli MonGeur ! où va-til aînfi tont
feul ? Il va fe perdre : je veux le prier d'entrer chtz
nous. Voifine , gardez» vous en bien. Ne voyez
vous pas que c'efl un petit libertin qu'on a chafTé de
la maifon de fon père, parcequ'il ne vouloit rien va-
loir? Il ne faut pas retirer les libertins ; laiflez-le al-
ler où il voudra. Hé bien donc! que Dieu le con-
duife; je ferois fâchée qu'il lui arrivât malheur. Un
peu plus loin il rencontre des poliçons à-peu-près de
îbn âge, qui l'agacent & fe mocquent de lui^ Plus
il avance , plus il trouve d'embarras. Seul tc fans
prote6lion , il fe voit le jouet de tout le monde , ôç
il éprouve avec beaucoup de furprife que fon nœud
d'épaule & fon parement d'or ne le font pas plus
refpefter.
Cependant un de mes Amis qu'il ne connoiflbiç
point , & que j'avois chargé de veiller fur lui , le
fuivoic pas à pas fans qu'il y prît garde , & l'accofta
quand il en fut tems. Ce rôle , qui relTembloit à ce-
lui de Sbrigani dans Pourceaugnàc , demandoit uq
homme d'efpric , & fut parfaitement rempli. Sans
rendre l'enfant timide & craintif en le frappant d'un
trop grand effroi, il lui fit fi bien fentir l'imprudcn-
ce de fon équipée , qu'au bouc d'une demi -heure il
me le ramena fouple , confus , 6ç n'ofant lever les
yeux.
Pour achever le défaire de Con expédition , préci-
lement au moment qu'il rentroit, Ion père dcfcen-
doit pour fortir & le rencontra fur l'efcalier. Il fal-
lut dire d'où il venoit , & pourquoi je n'étois pas
îivec lui (i6)? Le paiivre enfant eue voulu être cent
pieds
<ï6) En cas pareil on peut fans rifque exiger d'un enfant la
Térité, car il fait bien alors qu'il ne fauroit la dé^uifer, ci
que s'il ofoit dire un inenfonge , il en feroit à l'inltant coîî'
vaincu.
©TT DE L'EDUCATION. iss
pieds fous terre. Sans s*amufer à lui faire une lon-
gue réprimande , le père lui dit plus féchement que
je ne m'y ferois attendu ; quand vous voudrez fortir
îeul , vous en êtes le maître ; mais comme je ne
yeux point d'un bandit dans ma maifon , quand cela
vous arrivera ayez foin de n'y plus rentrer.
Pour moi, je le reçus fans reproche & fans raille»
rie , mais avec un peu de gravité ; & de peur qu'iJ
ne foupçonnât que tout ce qui s'ctoit paiTé n'étoic
qu'un jeu, je ne voulus point le mener promener le
même jour. Le lendemain je vis avec grand plaifir
qu'il palToit avec moi d'un air de triomphe devant
les mêmes gens qui s'étoient mccqués de Jui la veille
pour l'avoir rencontré tout feul. On conçoit bien
qu'il ne me menaça plus de fortir fans moi.
C'ett par ces moyens & d'autres femblables, que ,
durant le peu de tcms que je fus avec lui , je vins à
bout dé lui faire faire tout ce queje voulois fans lui
rien prefcrire, fans lui rien défendre , fans fermons,
fans exhortations , fans l'ennuyer de leçons inutiles.
Aufli, tant qoe je parlois il étoit content, mais mon
filence le tenoit en crainte; il comprenoit que quel-
que chofe n'alloit pas bien , & toujours la leçon lui
venoit de la chofe même; mais revenons.
Non-feulement ces exercices continuels ain fi laifTés
à la feule dire6tion de la nature en fortifiant le corps
n'abrutillènt point l'efprit, mais au contraire ils for-
ment en nous la feule elpece de raifon dont le pre-
mier dge foit fufceptible, 6c la plus néceffaire à quel-
que âge que ce foit. Ils nous apprennent à bien con-
noître l'ulî^ge de nos forces , les rapports de nos
corps aux corps environnans , Tuf jge des inflrumcns
naturels qui font à notre porcçe , Ck qui conviennent
à nos organes. Y a - 1- il quelque llupidité paseille à
celle d'un enfant élevé toujours dans la chambre &
fous les yeux de fa mère , lequel ignorant ce que-,
ç'ett que poids & que réfiftance veut arracher un
îirand
I5(î EMILE,
grand arbre , oa foulever un rocher ? La première
fois que je fortis de Genève , je voulois fuivre un
ciieval au g^lop , je jettois des pierres contre la mon-
tagne de Saleve , qui ëtoic à deux lieues de moi ;
jouet de tous les enfans du village , j'étois un vérita-
ble idiot pour eux. A dix - huit ans on apprend en
Philofophie ce que c'en qu'un levier: il n'y a point
de petit Payfan à douze qui ne fâche fe fervir d'un
levier mieux que le premier Mécanicien de l'Acadé-
mie. Les leçons que les Ecoliers prennent entr'eux
dans la cour du Collège leur font cent fois plus utiles
que tout ce qu'on leur dira jam'îis dans la Cl iiTe.
Voyez un chat entrer pour la première fois dans
une chambre; il vifite, il regarde, il flaire , il ne
reile pas un moment en repos , il ne fe fie à rien
qu'après avoir tout examiné , tout connu. iVinli
fait un enfant commençant à marcher , <Sc entrant ,
pour ainfi dire, dans l'cfpace du monde. Toute la
différence ell, qu'à la vue commune à l'enfant & au
chat, le premier joint , pour ohfcrver , les mains
que lui donna la nature , & l'autre l'odorat fubtil
dont elle l'a doué. Cette difpoOtion bien ou mal
cultivée eft ce qui rend les enfans adroits ou lourds ,
pefans ou difpos, étourdis ou prudens.
Les premiers mouvemens naturels de l'homme
étant donc de fe mcfurer avec tout ce qui fenviron-f
ne , & d'éprouver dans chaque objet qu'il apperçoit
toutes les qualités fenfibles qui peuvent fe rapporter
à lui , fa première étude eft une forte de Phyfique
■expérimentale relative à fa propre confervation , &
dont on le détourne par des études fpéculatives
avant qu'il ait reconnu fa place ici- bas. Tandis que
fes organes délicats & flexibles peuvent s'ajufter aux
corps fur lefquels ils doivent agir, tandis que fes fens
encore purs font exempts d'illufions , c'eft le tems
d'exercer les uns & les autres aux fondions qui leur
font propres , c'ell Iç tems d'cipprendre à copnoitre
ou DE L'EDUCATION. 157
les rapports fenfibles que les chofes ont avec nous.
Comme tout ce qui entre dans l'entendement humain
y vient par les fens , la première raifon de l'homme
efl: une raifon fenfitivc ; c'eft elle qui fert de bafe à
la raifon inte]le(5tuelle : nos premiers Maîtres de
Philolbphie font nos pieds , nos mains , nos yeux. ;
Subflituer des livres à tout cela , ce n'efl: pas nous
apprendre à raifonner , c'eft nous apprendre à nous
fervir de la railbn d'autrui ; c'eft nous apprendre à
beaucoup croire, & à ne jamais rien fa voir.
Pour exercer un art, il faut commencer par s'en
procurer les inftrumens ; & pour pouvoir employer
utilement ces inftrum.ens , il faut les faire aflèz foii-
des pour réfifter à leur ufage. Pour apprendre à
penfer, il faut donc exercer nos membres, nos fens,
nos organes, qui font les inftrumens de notre intelli-
gence ; & pour tirer tout le parti poffible de ces
inftrumens , il faut que le corps , qui les fournit,
foit robulle <& fain. Ainfi, loin que la véritable rai-
fon de l'homme fe forme indépendamment du corps,
c'eil la bonne conflitution du corps qui rend les opé-
rations de l'efprit faciles & fûres.
En montrant à quoi l'on doit employer la longue
oifiveté de l'enfance, j'entre dans un détail qui pa-
roîtra ridicule. Plaifantes levons, me dira- 1- on,
qui , retombant fous votre critique , fe bornent à
enfeigner ce que nul n'a befoin d'apprendre ! Pour-
quoi confumer le tcms à des inftruélions qui vien-
nent toujours d'elles-mêmes, & ne coûtent ni peines
ni foins y Quel enfant de douze ans ne fait pas tout
ce que vous voulez apprendre au vôtre , & de plus
ce que fcs Maîtres lui ont appris?
Meffieurs , vous vous trompez; j'enfeigne â mon
Elevé un art très-long, très-pénible, & que n'ont
afllirément pas les vôtres ; c'clt celui d'être igno-
rant ; car la fcience de quiconque ne croit favoir que
ce qu'il fait , fe réduit à bien peu de chofe. Vous
don-
SSB EMILE,
donnez la fcience , à la bonne heure ; moi je m'oc-
cupe de l'inihumenc propre à Tacquérir. On die
qu'un jour les Vénitiens montrant en grande pompe
leur tréfor de Saint Marc à un Ambaffadeur d'Efpa-
gne , celui - ci pour tout compliment , ayant regardé
fous les tables , leur dit : Qui non ce la radice. Je
ne vois jamais un Précepteur étaler le lavoir de fon
difciple, fans être tenté de lui en dire autant.
Tous ceux qui ont réfléchi fur la manière de vivre
des Anciens, attribuent aux exercices de la gymnas-
tique cette vigueur de corps & d'ame qui les difliin-
gue le plus fenfiblement des Modernes. La manière
dont Montagne appuyé ce fentiment , tnontre qu'il
en étoit fortement pénétré ; il y revient fans ceflTe &
de mille façons. En parlant de l'éducation d'un en-
fant; pour lui roidir lame, il faut, dit- il, lui dur-
cir les mufcles ; en l'accoutumant au travail , on
l'accoutume à la douleur ; il le faut rompre à l'âprecé
des exercices , pour le drelfer à l'âpreté de la diOo-
cation , de la colique & de tous les maux. Le fage
Locke , le bon Rollin , le favant Fleuri , le pédant
de Croufaz , li dififérens entr'eux dans tout le refle ,
s'accordent tous en ce feul point d'exerCer beaucoup
les corps des en fans. C'efl: le plus judicieux de leurs
préceptes; c'eft celui qui e(t & fera toujours le plus
négligé. J'ai déjà fafnfamment parlé de fon impor-
tance ; & comme on ne peut là - deflus donner de
meilleures raifons ni des régies plus fenfées que celles.
qu'on trouve dans le livre de Locke , je me conten»
terai d'y renvoyer , après avoir pris la liberté d'ajou-
ter quelques obfervations aux flennes.
Les membres d'un corps qui croît , doivent être
tous au large dans leur vêlement ; rien ne doit gêner
leur mouvement ni leur accroifîèraent ; rien de trop
Julie , rien qui colle au corps , point de ligature.
L'habillement François , gênant & mal-fain pour les
hommes, elt pernieiçuxïgi' tout aux enians. Les
hiu
ou DE L'EDUCATION. 159
humeurs ftagnantes, arrêtées dans leur circulation,
croupiflent dans un repos qu'augmente la vie inacli-
ve & fédentaire , fe corrompent & caufent le fcor-
but , maladie tous les jours plus commune parmî
nous , & prefque ignorée des Anciens, que leur ma-
jîiere de fe vêtir & de vivre en préfervoit. L'habil-
lement de Houflard, loin de remédier à cet inconvé-
nient , l'augmente , & pour fauver aux enfans quel-
ques ligatures, les prelTe par tout le corps. Ce qu'il
y a de mieux à faire , efl: de les laifTer en jacquette
auffi long-tems qu'il eft poflTible, puis 'de leur donner
un vêtement fort large, & de ne fe point piquer de
marquer leur taille ^ ce qui ne fert qu'à la déformer.
Leurs défauts du corps & de l'efprit viennent prefque
tous de la même caufe -, on les veut faire hommes
avant le tems.
11 y a des couleurs gaies & des couleurs trides;
les premières font plus du goût des enfans; elles leur
lléent mieux auffi , & je ne vois pas pourquoi l'on
ne confulteroit pas en ceci dts convenances fi natu-
relles ; mais du moment qu'ils préfèrent une étoffe
parcequ'elle efl riche , leurs cœurs font déjà livrés au
luxe , à toutes les fantaiOes de l'opinion , & ce goût
ne leur elt fûrement pas venu d'eux-mêmes. On ne
fauroit dire combien le choix des vétemens 6c les
motifs de ce choix influent fur l'éducation. Non-
feulement d'aveugles mères promettent à leurs enfans
des parures pour rccompenle; on voit même d'mfen-
fés Gouverneurs menacer leurs Elèves d'un habit plus
groffier & plus fimple , comme d'un châtiment. Si
vous n'étudiez mieux , fi vous ne confervez mieux
vos hardes , on vous habillera comme ce petit Pay-
fan. C'efl: comme s'ils leur difoient : Sachez que
l'homme n'efl rien que par fes habits , que votre prix
eft tout dans les vôires. Faut- il s'étonner que de fi
fii^ts levons profitent à la JeuiiCfie, qu'elle n'cfiime
(]ue
i6ô EMILE,
que la parure, <& qu'elle ne juge du me'rite que fur le
feul extérieur ?
Si j'avois à remettre la tête d'un enfant ainfi gâté,
j*aurois foin que fes habits les plus riches fuflênt les
plus incomodes ; qu'il y fût toujours gêné, toujours
contraint , toujours aiîujetti de mille manières : je
ferois fuir la liberté , la gaité devant fa magnificen-
ce: s'il vouloit fe mêler aux jeux d'autres enfans plus
fimplement mis , tout cefîèroit, tout difparoîtroit à
Tinflant. Enfin , je i'ennuyerois, je le rafTafierois
tellement de fon fade , je le rendrois tellement Tef-
clave de fon habit doré , que j'en ferois le fléau de fa
vie , & qu'il verroit avec moins d'effroi le plus noir
cachot que les apprêts de fa parure. Tant qu'on n'a
pas afièrvi l'enfant à nos préjugés , être à fon aife &
libre eft toujours fon premier defir ; le vêtement le
plus fimple, le plus comode , celui qui l'aflujettit le
moins, efl: toujours le plus précieux pour lui.
Il y a une habitude du corps convenable aux exer-
cices , & une autre plus convenable à l'inaétion.
Celle-ci , laififant aux humeurs un cours égal & uni-
forme, doit garantir le corps des altérations de l'air;
l'autre , le faifant paflTer fans ceffe de l'agitation au
repos , & de la chaleur aii froid , doit l'accoutumer
aux mêmes altérations. Il fuit de -là que les gens
cafaniers & fédentaires doivent s'habiller chaudement
en tout tems, afin de fe conferver le corps dans une
température uniforme , la même à-peu-près dans tou-
tes les faifons & à toutes les heures du jour. Ceux, au
contraire , qui vont & viennent , au vent , au foleil , à
la pluie, qui agiflent beaucoup, & paffent la plupart
de km tems fub dio t doivent être toujours vêtus lé-
gèrement , afin de s'habituer à toutes les viciiîitudes
de l'air, & à tous les dégrés de température, fans
en être incomodes. ]e confeillerois aux uns & aux
autres de ne point changer d'habits félon les faifons ,
bu DE L'EDUCATION. ï^i
& ce fera la pratique confiante de mon Emile , en
quoi je n'entends pas qu'il porte l'été fes habits d'hi-
ver, comme les gens fédentaires > mais qu'il porte
J'hiver Tes habits d'été ^ comme les gens laborieux.
Ce dernier ufage a été celui da Chevalier Newton
pendant toute fa vie, & il a vécu quatre-vingts ans.
Peu ou point de coêfFure en toute faifon. Les an-
ciens Egyptiens avoient toujours la tête nue; les Per-
fes la couvroient de groITes tiares , & la couvrent
encore de gros turbans , dont , félon Chardin j l'air
du pays leur rend l'ufage nécelTaire. J'ai remarqué
dans un autre endroit (17) la diftinclion que fit Hé-
rodote fur un champ de bataille entre les crânes des
Perfcs & ceux des Egyptiens. Comme donc il impor-
te que les os de la tête deviennent plus durs ^ plus
compactes ,. moins fragiles & moins poreux pour
mieux armer le cerveau non - feulement contre les
bleffures , mais contre les rhumes , les fluxions , Ôc
toutes les impreffions de l'air , accoutumez vos enfans
à demeurer été & hiver, jour & nuit, toujours tête
nue. Que (1 pour la propreté & pour tenir leurs che-
veux en ordre, vous leur voulez donner une coefFure
durant la nuit , que ce foit un bonnet mince à claire
voie , & femblable au rezeau dans lequel les Bafques
enveloppent leurs cheveux. Je fais bien que la plu-
part des mères ^ plus frappées de l'obfervation de
Chardin que de mes raifons , croiront trouver par*
tout l'air de Perfc; mais moi je n'ai pas choiO mon
Elevé Européen pour en faire un Afiatique.
. En général, on habille trop les enfans & fur- tout
durant le premier âge. Jl faudroit plutôt les endurcir
au froid qu'au chaud ; le grand froid ne les incomodc
jamais quand on les y lailfe expofés de bonne heure .'
mais
.C17) Lettre à M, d'Alcrabert fur les Spe<fbclcs. page joo,
première Edition,
Toms /; h
i6t EMILE,
mais le tifTu de leur peau, trop tendre & trop lâche
encore , laiffanc un trop libre paflage à la tranfpira-
tion , les livre par l'extrême chaleur à un épuifement
inévitable. Auiîi remarque-t-on qu'il en meurt plus
dans le mois d'Août que dans aucun autre mois.
D'ailleurs , il paroît confiant , par la comparaifon
des Peuples du Nord & de ceux du Midi , qu'on fe
rend plus robude en fupportant l'excès du froid que
l'excès de la chaleur ; mais à mefure que l'enfant
grandit, & que fes fibres fe fortifient, accoutumez-
le peu -à -peu à braver les rayons du foleil ; en allant
par dégrés vous l'endurciriez fans danger aux ardeurs
de la Zone torride.
Locke , au milieu des préceptes mâles & fenfes
qu'il nous donne , retombe dans des contradictions
qu'on n'attendroit pas d'un raifonneur aulîi exa6l. Ce
même homme qui veut que les enfans fe baignent l'é-
té dans l'eau glacée , ne veut pas , quand ils font
échauffés , qu'ils boivent frais ni qu'ils fe couchent
par terre dans des endroits humides (i8). Mais
puifqu'il veut que les fouliers des enfans prennent
l'eau dans tous les tems , la prendront -ils moins
quand l'enfant aura chaud , & ne peut-on pas lui fai-
re du corps par rapport aux pieds les mêmes induc-
tions qu'il fait des pieds par rapport aux mains , &
du corps par rapport au vifage ? Si vous voulez, lui
dirois-je, que l'homme foit tout vifage, pourquoi me
blâmez -vous de vouloir qu'il foit tout pieds?
Pour empêcher les enfans de boire quand ils ont
chaud , il prefcrit de les accoutumer à manger préa-
lable-
(i8) Comme fi les petits Payfans choififToient la terre bien
féchc pour s'y tilTéoir ou pour s'y coucher , 6i qu'on eût ja-
mais oui dire que l'humidité de la terre eût fait du mal à pas un
d'eux? A écouter là-deffiis les Médecins, on croiroit les Sau-
vages tout perclus de ihumatirmes.
ou DE L'E.DU CATION. 163
iab'/ement un morceau de pain avant que de boire.
Cela efl: bien étrange , que quand l'enfant a foif , il
faille lui donner à manger ; j aimerois mieux , quand
il a faim , lui donner à boire. Jamais on ne me per-
fuadera que nos premiers appétits foient fi déréglés,
qu'on ne puifTe les fatisfaire fans nous expofer à pé-
rir. Si cela étoit , le genre humain fe fût cent fois
détruit avant qu'on eût appris ce qu'il faut faire pour
le conferver.
Toutes les fois qu'Emile aura fbif , je veux qu'on
lui donne à boire. Je veux qu'on lui donne de l'eau
pure & fans aucune préparation , pas même de la
faire dégourdir, fût-il tout en nage , & fut- on dans
le cœur de l'hiver. Le feul foin que je recommande,
eft de dillingucr la qualité des eaux. Si c'efl: de l'eau
de rivière, donnez -la lui fur -le -champ telle qu'elle
fort de la rivière. Si c'efl: de l'eau de fource, il la
faut laiiTer quelque- tems à l'air avant qu'il la boive.
Dans les faifons chaudes , les rivières font chaudes ;
il n'en eft pas de même des fources , qui n'ont pas
reçu le contaft de l'air. Il faut attendre qu'elles
foient à la température de l'athmorphere. L'hiver ,
au contraire , l'eau de fource ell à cet égard moins
dangereufe que l'eau de rivière. Mais il n'eft ni na-
turel ni fréquent qu'on fe mette l'hiver en fucur, fur-
tout en plein air. Car l'air froid, frappant inceuam-
ment fur la peau , répercute en dedans la fucur , &
empêche les pores de s'ouvrir allez pour lui donner
un palfage libre. Or , je ne prétens pas qu'Emile
s'exerce S'hiver au coin d'un bon feu , mais dehors
en pleine campagne au milieu des glaces. Tant qu'il
ne s'échauffera qu'à faire 6l lancer des balles de nei-
ge, laifîuns-le boire quand il aura foif, qu'il continue
de s'exercer après avoir bû , & n'en craignons aucun
accident. Qi-ie fi par quelqu'autre exercice il fe met
en fueur, & qu'il ait foif; qu'il boive froid, même
en ce tems-là. Eaites feulement en forte de k mener
L i au
164 EMILE,
au loin & à petits pas chercher fon eau. Par le froid
qu'on fuppofe , il fera fiffifamment rafraîchi en arri-
vant, pour la boire fans aucun danger. Sur -tout
prenez ces précautions fans qu'il s'en apperçoive.
j'aimerois mieux qu'il fût quelquefois malade que fans
celfe attentif à fa fanté.
Il faut un long fommeil aux enfans, parcequMls font
un extrême exercice. L'un fert de corre6lif à l'autre;
auffi voit- on qu'ils ont befoin de tous deux. Le tems
du repos efl: celui de la nuit, il eft marqué par la na-
ture. C'efl: une obfervation conftante que le fom-
meil eft plus tranquille & plus doux tandis que le fo-
leil eft fous l'horizon ; & que l'air échauffé de fes
rayons ne maintient pas nos fens dans un fi grand
ealme. Ainfi l'habitude la plus falutaire eft certaine-
ment de fe lever & de fe coucher avec le foleil. D'où
il fuit que dans nos climats l'homme & tous les ani-
maux ont en général befoin de dormir plus longtems
l'hiver que Tété. Mais la vie civile n'eftpas afTez fim-
ple , affez naturelle , allez exempte de révolutions ,
d'accidens , pour qu'on doive accoutumer l'homme à
cette uniformité, au point delà lui rendre néceffaire.
Sans doute il faut s'aflujettir aux règles ; mais la pre-
mière eft de pouvoir les enfreindre fans rifque, quand
îanéceftité le veut. N'allez donc pas amollir indifcré-
tement votre Elevé dans la continuité d'un paifible
fommeil, qui ne foit jamais interrompu. Livrez- le
d'abord fans gêne à la loi de la nature , mais n'ou-
bliez pas que parmi nous il doit être au-defllis de cet-
te loi ; qa'il doit pouvoir fe coucher tard, fe lever
rnatin , être éveillé brufquement, paffer les nuits de-
bout ftins en être incomodé. En s'y prenant aflez
tôt en allant toujours doucement & par dégrés , on
forme le tempérament aux mêmes chofes qui le dé*
truifent , quand on l'y foumet déjà tout formé.
Il importe de s'accoutumer d'abord à être malcou-
dîé 5 c'eft le moyen de ne plus trouver de mauvais .
otf DE L'EDUCATION. î6:
Ht. En général , la vie dure , une fois tournée en
habitude , multiplie les fenfations agréables : la vie
molle en prépare une infinité de deplaifantes. Les
gens élevés trop délicatement ne trouvent plus le
fommeil que fur le duvet ; les gens accoutumés à
dormir fur des planches le trouvent par - tout : il n'y
a point de lit dur pour qui s'endort en fe couchant.
Un lit mollet, où l'on s'enfevelit dans la plume ou
dans l'édredon , fond & diflbut le corps , pour ainfi
dire. Les reins enveloppés trop chaudement s'é-
chauffent. De- là réfultent fouvent la pierre ou d'au-
tres incomodités , & infailliblement une complexioa
délicate qui les nourrit toutes.
Le meilleur lit eft celui qui procure un meilleur
fommeil. Voilà celui que nous nous préparons Emi-
le & moi pendant la journée. Nous n'avons pas be-
foin qu'on nous amené des efclaves de Perfe pour
faire nos lits; en labourant la terre nous remuons nos
matelats.
Je fais par expérience que quand un enfant eft en
fanté l'on eft maître de le faire dormir & veiller pref-
qu'à volonté. Quand l'enfant eft couché , & que
de fon babil il ennuie fa bonne, elle lui dit, durmez;
c'eft comme (i elle lui difoit , portez-vous bien , quand
il eft malade. Le vrai moyen de le faire dormir eft
de l'ennuyer lui-même. Parlez tant, qu'il foit for-
cé de fe taire, & bientôt il dormira : les fermons
font toujours bons à quelque chofe ; autant vaut
le prêcher que le bercer : mais fi vous employez le
jbir ce narcotique , gardez- vous de l'employer le
jour.
J'éveillerai quelquefois Emile , moins de peur qu'il
ne prenne l'habitude de dormir trop long-tems, que
pour l'accoutumer à tout , même à être éveillé, mê-
me à être éveillé brufquement. Au furplus j'aurois
bien peu de talent pour mon emploi , li je ne favois
pas le forcera iéveilk; de lui-même, vS; à ic lever,
L 3 pouï
m EMILE,
pour ainfi dire , à ma volonté , fans que je lui difè
un feu! mot.
S'il ne dort pas aflez, je lui laifle entrevoir pour
le lendemain une matinée ennuyeufe , & lui - même
regardera comme autant de gagné tout ce qu'il pour-?
ra lailTer au fommeil : s'il dort trop , je lui montre à
fon réveil un amufement de Ton goût. Veux-je qu'il
s'éveille à point nommé , je lui dis ; demain à fix
heures on part pour la pêche, on fe va promener à
tel endroit, voulez-vous en être ? il confent, il me
prie de l'éveiller ; je promets , ou je ne promets
point, félon le befoin: s'il s'éveille trop tard , il me
trouve parti. Il y aura du malheur fi bientôt il n'ap-
prend à s'éveiller de lui-même.
Aurefte, s'il arrivoit , ce qui eftrare, que quel-
qu'enfant indolent eût du penchant à croupir dans la
pareflè , il ne faut point le livrer à ce penchant ,
dans lequel il s'engourdiroit tout-à-fait , mais lui ad-
miniftrer quelque flimulant qui féveille. On conçoit
bien qu'il n'efl pas quelbon de le faire agir par force ,
mais de l'émouvoir par quelque appétit , qui l'y por-
Xt, & cet appétit , pris avec choix dans Tordre de
ia nature, nous mené à la fois à deux tins.
Je n'imagine rien dont, avec un peu d'adrefle, on
îie pût infpirer le goût, même la fureur aux enfans ,
fans vanité , fans émulation , fans jaloufie. Leur vi-
vacité , leur efprit imitateur fuffifent ; fur - tout leur
gaité naturelle, inftrument dont la prife eft fûre, &
dont jamais précepteur ne fut s'avifer. ]3ans tous les.
jeux où ils font bien perfuadés que ce n'eil que jeu ,
ils fouffrent fans fe plaindre , & même en riant , ce
qu'ils ne fouffriroient jamais autrement , fans verfer
4es torrens de larmes. Les longs jeûnes , les coups ,
la brûlure, les fatigues de toute efpece font les amu-.
femens des jeunes fauvages ; preuve que la douleur
même a fon allai fonnement , qui peut en ôter l'amer-
tume ; mais il n'appartient pas à tous les maîtres de
fayoji'
ou DE L'EDUCATION. 167
favoir apprêter ce ragoût, ni peut-être à tous les dis-
ciples de le favourer fans grimace. Me voilà de nou-
veau , fi je n'y prends garde , égaré dans les excep-
tions.
Ce qui n'en fouffre point efî: cependant l'aflbjettif-
fement de l'homme à la douleur , aux maux de Ton ef-
pece, aux accidens, aux périls de la vie, enfin à I3
mort ; plus on le familiarifera avec toutes ces idées ,
plus on le guérira de l'importune fenfibilité qui ajoute
au mal l'impatience de l'endurer ; plus on l'apprivoi-
fera avec les fouffrances qui peuvent l'atteindre, plus
on leur ôtera , comme eût dit Montagne , la poin-
ture de l'étrangeté , & plus aufli l'on rendra fon ame
invulnérable & dure ; fon corps fera la cuiraffe qui
rebouchera tous les traits dont il ponrroit être atteint
au vif. Les approches mêmes de la mort n'étant
point la mort, à peine la fentira-t-il comme telle; il
ne mourra pas , poLW* ainfi dire : il fera vivant ou
mort; rien de plus. C'eftde lui que le même Mon-
tagne eût pu dire comme il a dit d'un Roi de Maroc,
que nul homme n'a vécu fi avant dans la mort. La
confiance & la fermeté font, ainfi que les autres ver-
tus , des apprentifîages de l'enfance : mais ce n'efi:
pas en apprenant leurs noms aux enfans qu'on les
leur enfeigne , c'eft en les leur faifànt goûter fans
qu'ils fâchent ce que c'eft.
Mais à-propos de mourir, comment nous condui-
rons-^nous avec notre Elevé, relativement au danger
de la petite vérole ? la lui ferons -nous inoculer en
bas âge , ou li nous attendrons qu'il la prenne natu-
rellement ? le premier parti , plus conforme à notre
pratique , garantit du péril l'âge où la vie eft la plus
précieufe, au rifque de celui où elle feft le moins; fi
toutefois on peut donner le nom de rifque à l'inocula-
tion bien adminiftrée.
Mais le fécond eft plus dans nos principes géné-
raux , de laiiler faire en tout la nature , dans les
L 4 foins
îM EMILE,
foins qu'elle aime à prendre Foule , & qu'elle aban-v
donne auffi • tôt que l'homme veut s'en méler^
L'Homme de la nature eft toujours préparé: laifTons^
le inoculer par le maître : il choifira, mieux le mo-,
ment que nous.
N'allez pas de -là conclure que je blâme l'inocula-
tion : cai- le raifonnement fur lequel j'en exemptq
^lon Elevé iroit très-mal aux vôtres. Votre éduca-
tion les prépare à ne point échapper à la petite véro-^
le au moment qu'ils en feront attaqués : fi vous la
lailTez venir au hafard, il et!: probable qu'ils en péri-
ront. Je vois que dans les difFérens pays on réfiiîe
d'autant plus à l'inoculation qu'elle y devient plus né-^
ceflaire , & la raifon de cela fe fent aifément. A
peine auffi daignerai -je traiter cette queilion pour
mon Emile. 11 fera inoculé, ou il ne le fera pas,
félon les tems , les lieux , les circonll:ance.s : cela eft;
prefque indifférent pour lui. Si*on lui donne la petite
vérole , on aura l'avantage de prévoir (k connoître
fon mal d'avance ; c'efl quelque chofe ; mais s'il la
prend naturellement, nous l'aurons préfervé du Mé-
decin ; c'eft encore plus.
Une éducation exclufive , qui tend feulement à
didinguer du peuple ceux qui l'ont reçue , préfère
iLOujoufs le4 inilru^lions les plus çoûteulès aux plus
communes , & par cela même aux plus utiles. Ainl|.
ks jeunes gens élevés avec foin apprennent tous à
monter à cheval , parcequ'il en coûte beaucoup pour;
cela ; mais prefqu'aucun d'eux n'apprend à nager,
parcequ'il n'en coûte ïien , & qu'un Arti(àn peut fa-
voir nager auffi bien que qui que ce fait, Cepen-
dant , iàns avoir fait fon académie , un voyageur
monte à cheval , s'y tient & s'en fert aflèz pour le
befoin ; mais dans l'eau fi l'on ne nage on fe noyé,
& l'on ne nage point fans l'avoir appris. Enfin , l'oi)
n'eu, pas obligé de monter à cheval fous peine de la
*ie, au lieu que nul n'ell fur d'éviter un danger au*
quel
otr DE L'EDUCATION. lô^
quel on eft fi fouvent expofé. Emile fera dans l'eau
comme fur la terre ,• que ne peut- il vivre dans tous
les élémens ! Si Ton pouvoit apprendre à voler dans
les airs, j'en ferois un aigle; j'en ferois une falaman-
dre, fi l'on pouvoit s'endurcir au feu.
On craint qu'un enfant ne fe noyé en apprenant à
nager j qu'il fe noyé en apprenant ou pour n'avoir pas
appris , ce fera toujours votre faute. C'eft la feule
vanité qui nous rend téméraires ; on ne l'efl: point
quand on n'efl: vu de perfonne : Emile ne le feroic
pas quand il feroit vu de tout l'Univers. Comme
l'exercice ne dépend pas du nfque , dans un canal du
parc de fon père il apprendroit à traverfer l'Hellef-
pont ; mais il faut s'apprivoifer au rifque même,
pour apprendre à ne s'en pas troubler ; c'eft une
partie eflcnciellc de l'apprentifTage dont je parlois
tout-à-l'heure. Au relie, attentif à mefurer le dan-
ger à fes forces , & de le partager toujours avec lui ,
je n'aurai guère d'imprudence à craindre , quand je
réglerai le foin de fa confervation fur celui que je doi^
à la mienne.. .
Un enfant efi: moins grand qu'un homme ; il n'a
ni fa force ni fa raifon ; mais il voit & entend aufli-
bien que lui, ou à très -peu prés; il a le goût aulli
fenfible quoiqu'il l'ait moins délicat , & diftingue
aulfi-bicn les odeurs quoiqu'il n'y mette pas la même
iènfualité. Les premières facultés qui fe forment âc
fe perfectionnent en nous font les fens. Ce font donc
Us premières qu'il faudroit cultiver; ce font les feu-
les qu'on oublie , ou celles qu'on néglige le plus.
Exercer les fcns n'ell pas f^julemcnt en faire ufage,
ç'eft apprendre à bien juger par eux , c'eft: appren-
dre , pour ainfi dire , à iéntir; car nous ne favons
ni toucher, ni voir, ni entendre que comme nous
Hvons appris.
11 y a un exercice purement naturel & mécani-
que, qui ferc à rendre le corps robullc , fans donneu.
L 5 aucune
170 EMILE,
aucune prlfe au jugement: nager, courir, fauter,
fouetter un fabot , lancer des pierres ; tout cela eft
fort bien : mais n'avons - nous que des bras & des
jambes? N'avons-nous pas auffi des yeux, des oreil-
les , ôi ces organes font -ils fuperflus à l'ufage des
premiers ? N'exercez donc pas feulement les forces ,
exercez tous les fens qui les dirigent , tirez de cha-
cun d'eux tout le parti poflible , puis vérifiez l'im-
preflfion de l'un par l'autre. Mcfurez , comptez ,
pefez , comparez. N'employez la force qu'après
avoir eftimé la réfiflance : faites toujours en forte que
l'eftimation de l'effet précède l'ulage des moyens.
Intéreffez l'enfant à ne jamais faire d'efforts infuffî-
fàns ou fuperflus. Si vous faccoucumez à prévoir
ainfi l'effet de tous fes mouvemens , & à redrcfTer fes
erreurs par l'expérience, n'eft-il pas clair que plus il
agira, plus il deviendra judicieux?
S'agit'il d'ébranler une maffe? s'il prend un levier
trop long il dépenfera trop de mouvement , s'il le
prend trop court il n'aura pas affez de force: l'expé-
rience lui peut apprendre à choifir précifément le bâ-
ton qu'il lui faut. Cette fageife n'eft donc pas au-
deflus de fon âge. S'agit -il déporter un fardeau?
s'il veut le prendre aulTi pefant qu'il peut le porter ,
& n'en point eflàyer qu'il ne foule ve, ne fera-t-il pas
forcé d'en ellimer le poids à la vue? Sait -il compa-
rer des maffes de même matière & de différentes
groffeurs? Qu'il choililTe entre des maffes de même
groffeur & de différentes matières ; il faudra bien
qu'il s'applique à comparer leurs poids fpécifiques.
]'ai vu un jeune homme , très - bien élevé , qui ne
voulut croire qu'après l'épreuve, qu'un feau plein de
gros coupeaux de bois de chêne fût moins pefant que
k même feau rempli d'eau.
Nous ne fommes pas également maîtres de l'uPage
de tous nos fens. Il y en a un , favoir le touclaer ,
dont faétion n'eft jamais fufpcndue durant la veille;
il
ou DE L'EDUCATION. 171
il a été répandu fur la furface entière de notre corps ,
comme une garde continuelle , pour nous avertir de
tout ce qui peut l'ofFenfcr, Cefl: auffi celui dont,
bon gré malgré , nous acquérons le plutôt l'expérien-
ce par cet exercice continuel , & auquel par confé-
quent nous avons moins befoin de donner une culture
particulière. Cependant nous obfervons que les aveu-
gles ont le laft plus fur & plus fin que nous ; parce-
que j n'étant pas guidés par la vue , ils font forcés
d'apprendre à tirer uniquement du premier fens les
jugemens que nous fournit l'autre. Pourquoi donc ne
nous exerce- 1- on pas à marcher comme eux dans
i'obfcurité, à connoître les corps que nous pouvons
atteindre , à juger des objets qui nous environnent ,
à faire , en un mot, de nuit & fans lumière, tout
ce qu'ils font de jour & fans yeux ? Tant que le fo-
leil luit , nous avons fur eux l'avantage ; dans les té-
nèbres ils font nos guides à leur tour. Nous fommes
aveugles b moitié de la vie ; avec la différence que
les vrais aveugles favent toujours fe conduire , &
que nous n'ofons faire un pas au cœur de la nuit. On
a de la lumière, me dira -t- on: Eh quoi! toujours
des machines ! Qui vous repond qu'elles vous fui-
vront par -tout au befoin? Pour moi, j'aime mieux
qu'Emile ait dt^s yeux au bout de fes doigts , que
dans la boutique d'un Chandelier.
Etes -vous enfermé dans un édifice au milieu de la
nuit, frappez des mains; vous appercevrez au ré-
fonnemenc du lieu, fl l'efpace ed grand ou petit , fi
vous êtes au milieu ou dans un coin. A demi - pied
d'un mur , l'air moins ambiant & plus rélîéchi vous
porte une autre fcnfation au vifage. Reliez en pla-
ce, & tournez-vous fucctffivement de tous les côtes;
s'il y a une perte ouverte , un Icgcr courant d'air
vous l'indiquera. Etes- vous dans un bateau, vous
connoîtrez , à la manière dont l'air vous frappera le
vifage, non - feulement en quel fens vous allez, mais
a
%f% B M I L E,
fi le fil de la rivière vous entraîne lentemenr ou vîte.
Ces obfervations & mille autres femblables , ne peu-
vent bien fe faire que de nuit; quelque attention que
nous voulions leur donner en plein jour , nous ferons
aidés ou diftraits pair la vue, elles nous échapperont.
Cependant il n'y a encore ici ni mains , ni bâton ;
que de connoifTances oculaires on peut acquérir paç
le toucher , même fans rien toucher du tout l
Beaucoup de jeux de nuit. Cet avis ell plus im-
portant qu'il ne fen^ble. \a nuit effraye naturelle-
ment les hommes, & quelquefois les animaux (19 j.
La raifon , les connoiiTances , l'efprit , le courage dé-
livrent peu de gens de ce tribut. J'ai vu des raifon-
neurs, des efprits- forts, des Philofophes , des Mili-
taires intrépides en plein jour , trembler la nuit ,
comme des femmes , au bruit d'une feuille d'arbre.
On attribue cet eÇroi aux contes des nourrices, on
fe trompe ; il y a une caufe naturelle. Quelle efk
cette caufe? La même qui rend les fourds defians (S;
le peuple fuperllitieux , l'ignorance des choies qui
nous environnent & de ce qui fe paffe autour de
nous (20). Accoutumé d'apperceyoir de loin le$
çbjets.
(19) Cet effroi devient très - manifefle dans les grandes
éclipfes de foleil.
(20) En voici encore une autre caufe bien expliquée par un
Philofophe dont je cite fouvent le Livre , & dont les grandt^
vues m'inflruifent encore plus Touvent.
„ Lorfque par des circôntlancés particulières nous nepou-
„ vons avoir une idée jufte de la dillance, & que nous ne pou-
„ vons juger des objets que par la grandeur de l'angle , oj
„ plutôt de l'image qu'ils forment dans nos yeux, nous nous
„ trompons alors nécelTairement fur la grandeur de ces objets;
„ tout le monde a éprouvé qu'en voyageant la nuit, on prend
„ un buiflbn dont on elt près pour un grand arbre donc On eH
„ loin , ou bien on prend un grand ;irbre éloigné pour un
„ buiifon qui elt voifin ; de même fi on ne connoît pas les
„ objets par leur forme , & qu'on ne puiffe avoir par ce
j, moyçn aucune idée de didance, on fe troDipeia encote né-
' ' VI cef-
otT DE L'EDUCATION. 173
objets , & de prévoir leurs impreflions d'avance,
comment, ne voyant plus rien de ce qui m'entoure,
n'y
„ cefTairement ; une mouche qui paflera avec rapidité à quel-
j, ques pouces de diflartce de nos yeux, nous paroîtra dans Ce
„ cas être un oifeau qui en fcroit à une très -grande diftan-
,, ce; un cheval qui feroit fans mouvement dans le milieu
„ d'une campagne & qui feroit dans une attitude femblable,
,î par exemple, à celle d'un mouton , ne nous paroîtra plus
3i qu'un gros mouton , tant que nous ne reconnoîtrons pas
5, que c'ell un cheval ; mais dès que nous l'aurons reconnu ,
„ il nous paroîtra dans linltant gros comme un cheval , &
„ nous reftifierons fur-le-champ notre premier jugement.
„ Toutes les fois qu'on fe trouvera dans la nuit dans deâ;
„ lieux inconnus où l'on ne pourra juger de la diftance, &
„ où l'on ne pourra reconnoître la forme des chofes à caufe
„ de l'obfcurité , on fera en danger de tomber à tout inflane.
„ dans l'errtur au fujet des jugemens que l'on fera fur les ob-
„ jets qui fe préfenteront ; c'ell delà que vient la frayeur &'
„ l'efpece de crainte intérieure que l'obfcurité de la nuit fuie
,» fentir à prefque tous les hommes; c'eft fur cela qu'eit fon-.
M dée l'apparence des fpeftres & des fi^iures gigantefques &
„ épouvantables que tant de gens difent avoir vues; on leur'
,) répond communément que ces figures étoierit dans leur imà-
t, gînation ; cependant elles pouvoient être réellement dans
♦V leurs yeux , & il eïï très-poflible qu'ils aient en effet vu ce
ï, qu'ils difent avoir vu : car il doit arriver néccilairement
u toutes les fois qu'on ne pourra juger dun objet que par
„ l'angle qu'il forme dans l'œil, que cet objet inconnu groflîra
», & grandira, à mefure qu'on en fera plus voifin , & que s'il
t, a d'abord paru uu fpedateur qui ne peut connoitre ce qu'il
), voit, ni juger à quelle dillance il le voit, que s'il a paru,
», dis-jc, d'abord de la hauteur de quelques pieds lorfqu'il
5, étoit à la ilillance de vingt ou trente pas , il doitparoître
., haut de pluficurs toifcs lorfqu'il n'en fera plus éloigné que
,, de quelques pieds , ce qui doit en effet l'étonner & l'ef-
I, frayer, jufqu'à ce qu'enfin il vienne à toucher l'objet ou à le
», reconnoître ; car dans l'inftant même qu'il reconnoîtra ce
j, que c'efl, cet objet qui lui paroiflbit gigantefque, diminue-
», ra tout-à-coup, cNc ne lui paroîtja plus avoir que fa grandeur
„ réelle; mais fi l'on fuit ou qu'on n'ofe approcher, il tû
», certain qu'on n'aura d'autre idée de cet objet que celle de
„ l'image qu'il formoit dans l'œil, & qu'on aura réellement vu
„ Une ti^ure giginicfquc ou épouvantable par la grandeur &
„ par la forme. Le préjugé des fpedres elt doncTondé dans
», la
174 E MI L E>
n*y fuppoferois - je pas mille êtres , mille mouveméris
qui peuvent me nuire , & dont il m'eft impoiîible de
me garantir ? J'ai beau favoir que je fuis en fureté
dans le lieu où je me trouve ; je ne le fais jamais auf-
ii bien que fi je le voyois aftuellement: j'ai donc tou-
jours un fujet de crainte que je n'avois pas en plein
jour. Je fais , il eft vrai , qu'un corps étranger ne
peut guère agir fur le mien , fans s'annoncer par quel-
que bruit j auffi, combien j'ai fans ceflè l'oreille aler-
te ! Au moindre bruit dont je ne puis difcerner la
caufe , l'intérêt de ma confervation me fait d'abord
fuppofer tout ce qui doit le plus m'engager à me te-
nir fur mes gardes , & par conféquent tout ce qui effc
le plus propre à m'effrayer.
N'entends-je abfolument rien ? Je ne fais pas pour
cela tranquille ; car enfin fans bruit on peut encore
me furprendre. Il faut que je fuppofe les chofes tel-
les qu'elles étoient auparavant, telles qu'elles doivent
encore être , que je voye ce que je ne vois pas.
Ainfi force de mettre en jeu mon imagination , bien-
tôt je n'en fuis plus maître , & ce que j'ai fait pour
me
„ la nature , & ces apparences ne dépendent pas , comme le
,, croient les Philofophes. uniquement de l'imagination. Hiji,
„ Nat. T. VI. pag. 22. m-12.
J'ai tâché de montrer dans le texte comment il en dépend
toujours en partie, & quant à la caufe expliquée dans ce paf-
fage , on voit que l'habitude de marcher la nuit, doit nous
apprendre à diftinguer les apparences que la relTmblance des
formes & la divcrfité des diilances font prendre aux objets à
nos yeux dans l'obfcurité : car lorfque l'air e(t encore aflez
éclairé jxîur nous laifTer appercevoir les contours des objets,
comme il y a plus d'air interpofé dans un plus grand éloigne-
ment, nous devons toujours voir ces contours moins marqués
quand l'objet eft plus loin de nous, ce qui fuffit à force d'ha-
bitude pour nous garantir de Terreur qu'explique ici M. de
Buffon. Quelque explication qu'on préfère, ma méthode eft
donc toujours efficace , ôc c'eft ce que l'expérience confii'rœe
parfaitemeot.
ou rE r^'EDUCATION. 175
fne raflurer , ne fert qu'à m'allarmer davantage. Si
j'entends du bruit, j'entends des voleurs ; fi je n'en-
tends rien , je vois des phantômes : la vigilance que
m'infpire le foin de me conferver ne me donne que
fujets de crainte. Tout ce qui doit me raflurer n'efl
que dans ma raifon : i'inflinèi plus fort me parle tout
autrement qu'elle. A quoi bon penfer qu'on n'a rien
à craindre, puifqu'alors on n'a rien à faire?
La caufe du mal trouvée indique le remède. En
toute chofe l'habitude tue l'imagination , il n'y a que
Jes objets nouveaux qui la réveillent. Dans ceux que
l'on voit tous les jours , ce n'efl plus l'imagination
qui agit, c'eft la mémoire, & voilà la raifon de l'a-
xiome ab ajjuetis non fit pajjio ; car ce n'efl qu'au feu
de l'imagination que ks paffions s'allument. Ne rai-
fonnez donc pas avec celui que vous voulez guérir
de l'horreur des ténèbres ; menez -l'y fouvent , &
foyez fur que tous les argumens de la Philofophie ne
vaudront pas cet ufage. La tête ne tourne point aux
couvreurs fur les toits, & l'on ne voit plus avoir
peur dans l'obfcurité quiconque eft accoutumé d'y
être.
Voilà donc pour nos jeux de nuit un autre avan-
tage ajouté au premier : mais pour que ces jeux
réuflîflent , je n'y puis trop recommander la gaité.
Rien n'eft fi trifte que les ténèbres: n'allez pas enfer-
mer votre enfant dans un cachot. Qu'il rie en en-
trant dans l'obfcurité ; que le rire le reprenne avant
qu'il en forte ; que , tandis qu'il y eft , l'idée des
amufemens qu'il quitte, & de ceux qu'il va retrou-
ver , le défende des imaginations phantailiques qui
pourroient l'y venir chercber.
Il efl un terme de la vie au - delà duquel on rétro-
grade en avançant. Je fens que j'ai pallé ce terme.
Je recommence, pour ainfi dire , une autre carrière.
Le vuide de fâge mûr , qui s'efl fait fentir à moi ,
me retrace Je deux ttras du pitmier lige. Ln vieil-
liflan-
17(5 E M r L E; ^
lifTant je redeviens enfant , & je me rappelle plus
volontiers ce que j'ai fait à dix ans , qu'à trente.
Leéleurs , pardonnez - moi donc de tirer quelquefois
mes exemples de moi -même; car pour bien faire ce
livre , il faut que je le falTe avec plaifir.
J'étois à la campagne en penfion , chez un Minif-
tre appelle M. Lambercier. J'avois pour camarade
un Coufin plus riche que moi , & qu'on traitoit en
héritier , tandis qu'éloigné de mon père, je n'étois
qu'un pauvre orphelin. Mon grand Goufin Bernard
étoit fingulieremcnt poltron, fur-tout la nuit. Je me
moquai tant de fa frayeur , que M. Lambercier , en-
nuyé de mes vanteries, voulut mettre mon courage
à l'épreuve. Un foir d'automne, qu'il faifoit très-
obfcur , il me donna la clef du Temple, & me dit
d'aller chercher dans la chaire la Bible qu'on y avoit
laiOee. 11 ajouta , pour me piquer d'honneur , quel-
ques mots qui me mirent dans l'impuiffance de re-
culer.
Je partis fans lumière ; fi j'en avois eu , ç'auroiE
peut-être été pis encore. Il falloit palier par le cime-
tière ; je le traverfai gaillardement ; car tant que je
me fentois en plein air , je n'eus jamais de frayeurs
nofturnes.
En ouvrant la porte , j'entendis à la voûte un cer-
tain retentiflement que je crus refTembler à des voix,
& qui commença d'ébranler ma fermeté romaine.
La porte ouverte , je voulus entrer : mais à peine
eus -je fait quelques pas , que je m'arrêtai. En ap-
percevant l'obfcurité profonde qui régnoit dans ce
vafte lieu , je fus faifi d'une terreur qui me fit drelTer
les cheveux ; je rétrograde , je fors , je me mets à
fuir tout tremblant, je trouvai dans la cour un petit
chien nommé Sultan , dont les careflTes me rafllire-
rent. Honteux de ma frayeur, je revins fur mes
pas, tâchant pourtant d'emmener avec moi Sultan^
^ui ne voulut pas me fuivre. Je franchis brufque-
ment
o tj D E L'E D U C A T I O N. 17^
ment la porte, j'entre dans l'Eglife. A peine y fus-
je rentré , que Ja frayeur me reprit , mais Ci forte-
ment, que je perdis la tête ; ck quoique la chaire fût
il droite, & que je le fufle très -bien, ayant tourné
fans m'en appercevoir , je la cherchai longtems à
gauche , je m'embarrafTài dans les bancs , je ne fa-
vois plus où j'étois ; & ne pouvant trou\'er ni la
chaire , ni la porte , je tombai dans un bouleverfe-
inent inexprimable. Enfin j'apperçois la porte , je
viens à bout de fortir du Temple , & je m'en éloi-
gne comme la première fois , bien réfolu de n'y ja-
mais rentrer feul qu'en plein jour.
Je reviens jufqu'à la mailbn. Prêt à entrer , je
didingue la voix de M. Lambercier à de grands é-
clats de rire. Je les prends pour moi d'avance , &
confus de m'y voir expofé , j'héfite à ouvrir la por-
te. Dans cet intervalle , j'entends Mademoifelle
Lambercier s'inquiéter de moi , dire à la Servante dô
prendre la lanterne, & M. Lambercier fe difpofer k
me venir chercher, efcorté de mon intrépide coufin^
auquel enfuite on n'auroit pas manqué de faire tout
l'honneur de l'expédition. A l'inllant toutes mes
frayeurs cefTent , Ck. ne me laifîent que celle d'être
furpris dans ma fuite: je cours, je vole au Temple,
ians m' égarer, fans tâtonner, j'arrive à la chaire,
j'y monte , je prends la Bible, je m'élance en bas j
dans trois faucs je fuis hors du Temple , dont j'ou-
bliai même de fermer la porte, j'entre dans la cham-
bre hors d'haleine, je jette la Bible fur la table, effa-
ré , mais palpitant d'aife d'avoir prévenu le fecours
qui m'étoit delliné.
On me demandera fi je donne ce trait pour un mo-
dèle à fuivre, (S: pour un exemple de la gaité que j'e-
xige dans ces fortes d'exercices i Non ; mais je le
donne pour preuve que rien n'eft plus capable de rafl
furer quiconque cft effraye des ombres de la nuit ,
que d'entendre dans une chambre voifine une compa-
Tome L kL gnit
I7S EMILE,
gnie afTemblée rire & caufer tranquillement. Je vou-
drois qu'au lieu de s'amufer ainfi feul avec fbn Elevé,
on rairembUt les foirs beaucoup d'enfans de bonne
humeur ; qu'on ne les envoyât pas d'abord féparé-
ment , mais plulleurs enfemble, & qu'on n'en hafar-
dâc aucun parfaitement feul , qu'on ne fe fût bien af-
furé d'avance qu'il n'en feroit pas trop effrayé.
Je n'imagine rien de fi plaifant & de fi utile que de
pareils jeux , pour peu qu'on voulût ufer d'adrefle à
îes ordonner. Je ferois dans une grande falle une ef-
pece de labyrinthe, avec des tables, des fauteuils ,
des chaifes , des paravents. Dans les inextricables
tortuofités de ce labyrinthe , j'arrangerois au milieu
de huit ou dix boëces d'attrapes une autre boëce pres-
que femblable , bien garnie de bonbons; je défigne-
rois en termes clairs , mais fuccinfts , le lieu précis
où fe trouve la bonne boëce ; je donnerois le renfei-
gnement fiiffifant pour la diflinguer à des gens plus
attentifs & moins étourdis que des enfans (21); puis,
après avoir flût tirer au fort les petits concurrens, je
les enverrois tous l'un après l'autre ,. jufqu'à ce que la
bonne boëce fût trouvée; ceque j'auroisfoin de ren-
dre difficile, à proportion de leur habileté.
Figur.z-vous un petit Hercule arrivant une boëte
à la main , tout fier de Ton expédition. La boëce fe
raec fur la table , on l'ouvre en cérémonie. J'en-
tends d'ici les éclats de rire, les huées de la bande
joyeufe , quand , au lieu dss confitures qu'on atten-
doit , on trouve bien proprement arrangés fiir de la
moiiffe ou fur du coton , un hanneton , un efcargot ,
du
(21) Pour les exercer à l'attention ne leur dites jamais que
des chofes qu'il? aient un intérêt ftnfible & préfent à bien en-
tendre; ftir- tout point de longueurs, jamais un mot ruporflu.
Mais aufli ne laiQcz dans vos difcours ni obicurité ni équivo-
aque. .
otr DE L'EDUCATION. i;^
éi charbon , du gland , un navet , ou quelque autre
pareille denrée. D'autres fois, dans une pièce nou-
vellement blanchie on fufpendra , près du mur ,
quelque jouet, quelque petit meub'e qu'il s'agira d'al-
îer chercher ; fans toucher au mur. A peine celui
qui l'apportera fera- 1 -il rentré, que, pour peu qu'il
ait manqué à la condition , le bout de Ton chapeau
blanchi, le bout de Tes Ibuliers, la bafque de fon ha-
bit , fa manche trahiront û\ mal - adrelie. En voilà
bien affez, trop peut-être, pour fùre entendre l'ef-
prit de ces fortes de jeux. S'il faut tout vous dire ,
ne me lifèz point.
QLiels avantages un homme aînfi élevé n'aura*t-il
pas la nuit fur les autres hommes? S .s pieds accou-
tumés à s'affermir dans les ténèbres, fes mains exer-
cées à s'appliquer aifément à tous ks corps environ-
nans , le conduiront fans peine dans la plus épaiffe
obfcurité. Son imagination pleine des jeux nofturnes
de fa jeunefie , fe tournera difficilement fur des objets
effrayans. S'il croit entendre des éclats de rire, au
lieu de ceux des efprits follets , ce feront ceux de fes
anciens camarades : s'il fe peint une affemblée , ce
ne fera point pour lui le fabat, mais la chambre de
fon Gouverneur. La nuit ne lui rappellant que des
idées gaies, ne lui fera jamais affreufe; au lieu delà
craindre, il l'aimera. S'sgit-il d'une expédition mi-
litaire , il fera prêt à toute heure , auffi - bien feul ,
qu'avec fa troupe. II entrera dans le camp de Saul ,
il le parcourra fans s'égarer , il ira jufqu'à la tente
du Roi fans éveiller perfonne, il s'en retournera fans
être appcrçu. Faut- il enlever les chevaux de Rhe-
fus , adrefléz-vous à lui fans crainte. Parmi les gens
autrement élevés , vous trouverez difficilement un
Ulyffe.'
J'ai vu des gens vouloir, {)ar des furprifes, accou-
tumer les enfans à ne s'effrayer de rien la nuit. Cette
méthode elt très-mauvaife ; elle produit un effet tout-
M a con-
i8o EMILE,
contraire à celui qu'on cherche , & ne fert qu'à les ,
rendre toujours plus craintifs. Ni la raifon , ni l'ha-
bitude ne peuvent ralFurer fur l'idée d'un danger pré-
fent , dont on ne peut connoître le degré , ni refpe-
ce , ni fur la crainte des furprifes qu'on a fou vent
éprouvées. Cependant , comment s'aflurer de tenir
toujours votre Elevé exempt de pareils accidens?
Voici le meilleur avis , ce me femble , dont on
puilTe le prévenir là-deiTus. Vous êtes alors, dirois-
je à mon Emile , dans le cas d'une jufte défenfe ; car
l'aggreflcur ne vous laifle pas juger s'il veut vous fai-
re mal ou peur, & comme il a pris fes avantages,
la fuite même n'eft pas un refuge pour vous. SaiQf-
fez donc liardiment celui qui vous furprend de nuit ,
homme ou bête, il n'importe; ferrez -le, empoignez-
le de toute votre force ; s'il fe débat , frappez , ne
marchandez point les coups, & quoi qu'il puifle dire
ou faire, ne lâchez jamais prife, que vous ne fâchiez
bitn ce que c'elt : réclaircifTement vous apprendra
probablement qu'il n'y avoit pas beaucoup à crain-
dre, 6c cette manière de traiter les plaifans doit na-
turellement les rebuter d'y revenir.
Quoique le toucher foit de tous nos fens celui dont
nous avons le plus continuel exercice , iès jugemens
reftent pourtant, comme je l'ai dit, imparfaits &
groifiers , plus que ceux d'aucun autre; parceque
iious mêlons continudlement à fon ufage celui de la
yue , & que l'œil atteignant à l'objet plutôt que la
main , l'elprit juge prefque toujours fans elle. En
revanche , les jugemens du ta6l font les plus fûrs ,
précifément , parcequ'ils font les plus bornés : car ne
s'étendant qu'auffi loin que nos mains peuvent attein-
dre , ils reftifient l'étourderie des autres fens, qui
s'élancent au loin fur des objets qu'ils apperçoivent à
peine , au lieu que tout ce qu'apperçoit le toucher ,
il l'apperçoit bien. Ajoutez que, joignant, quand
ii nous plaît, la force des mufcles à l'aftion des nerfs,
r- .■ nous
•oit DE UE DUCAT ION. iSr
nous iiniffons, par une fenfation fimultanée, au ju-
gement de la lempérature, des grandeurs , des fi^^^u-
res , le jugement du poids & de la folidité. AirAi
le toucher étant de tous les fens celui qui nous inflruic
le mieux de l'impreilion que les corps étrangers peu-
vent faire fur le nôtre , cfl; celui dont l'ufage e(l Je
plus fréquent , & nous donne le plus immédiatement
la connoillance nécelTaire à notre confervation.
Comme le toucher exercé fupplée à la vue , pour-
quoi ne poLirroit-il pas aulVi fuppléer à Fouie jufrju'à
certain point , puifque les fons excitent dans les
corps fonores des ébranlemens fenfibles au ta61? En
pofant une miin fur le corps d'un violoncelle , on
peut , fans le fecours des yeux ni des oreilles diflin-
guer à la feule manière dont le bois vibre Ck frémit,
li le fon qu'il rend eft grave ou aigu , s'il eft tiré de
la chanterelle ou du bourdon. Qu'on exerce le fens
à ces différences, je ne doute pas qu'avec le tems ,
on n'y pût devenir fenOble au point d'entendre un
air entier par les doigts. Or ceci fuppofé , il eft
clair qu'on pourroit aifément parler aux fourds en
mufjque; car ks fons & les œms, n'étant pas moins
fufceptibles de combinaifons régulières que les articu-
lations & les voix, peuvent être pris de même pour
les élémens du difcours.
11 y a des exercices qui émouflènt le fens du tou-
cher , & le rendent plus obtus : d'autres au contrai-
re l'aigiiifent & le rendent plus délicat & plus fin.
Les premiers , joignant beaucoup de mouvement &
de force à la continuelle imprefljon des corps durs,
rendent la peau rude, calleufe, & lui ôtent le fenti-
ment naturel ; les féconds font ceux qui varient ce
même fentiment par un taft léger & fréquent , en
forte que l'efprit attentif à des imprellions inccfTIun-
ment repétées , acquiert la facilité de juger toutes
leurs modifications. Cette différence eft fenfible dans
l'ufage do» inlbumens de muliqae : le louclier dur &
JNI '^ mcur-
îSa EMILE,
meurtriiTant du violoncelle , de la contrebafîe , du
violon même , en rendant les doigts plus flexibles ,
raccoruit leurs extrémités. Le toucher lice & poli
du clavecin les rend auiTi flexibles & plus fenfibles en
même tems. Kn ceci donc le clavecin eft à pré-
férer.
Il importe que la pc^ s^endurcifle aux impreffions
de Tair , & puifle braver Tes altérations ; car c'eil
elle qui défend tout le refle. A cela près , je ne
voudrois pas que la main trop fervilement appliquée
aux mêmes travaux , vînt à s*endurcir , ni que fa
peau devenue prefque oiléufe perdît ce fentiment ex-
quis , qui donne à connoître quels font les corps fur
lefquels on la palïe, &, félon l'efpece de conta6l ,
nous fait quelquefois , dans l'obfcurité , friffonner en
diverfes manières.
Pourquoi faut- il que mon Elevé foit forcé d'avoir
toujours fous fes pieds une peau de bœuf? Quel mal
y auroit-il que la fienne propre pûc au befoin lui fer-
vir de femelle? Il eft clair qu'en cette partie, la dé-
licatefle de la peau ne peut jamais être utile à rien ,
& peut fouvent beaucoup nuire. Eveillés à minuit
au cœur de l'hiver par l'ennemi dans *leur ville, les
Genevois trouvèrent plutôt leurs fufils que leurs fou-
liers. Si nul d'eux n'avoic fu marcher nuds pieds ,
qui fait fi Genève n'tût point été prife?
Armons toujours l'homme contre les accidens im-
prévus. Q_u'£mile coure les matins à pieds nuds, en
toute faifon , par la chambre, par i'efcalier, par le
jcirdin; loin de l'en gronder, je l'imiterai; feulement
j'aurai foin d'écarter le verre. Je parlerai bientôt des
travaux ôi des jeux manuels; du relie y qu'il appren-
ne à faire tous les pas qui favorifent les évolutions du
corps , à prendre dans toutes les attitudes une pofi-
tion aifée & folide ; qu'il fâche fauter en éloigne-
mcnt, en hauteur, grimper fur un arbre, franchir
un mur ; qu'il trouve toujours fon équilibre ; que
tous
ou DE L'EDUCATION. i2$
tous Tes mouvenaens, fes geftes foient ordonnés fclon
Jes loix de la pondération, longtcms avant que la Sta-
tique fe mêle de les lui expliquer. A la manière dont
fon pied pofe à terre, & dont fon corps porte fur fa
jambe , il doit fentir s'il efl bien ou mal. Une alTiec-
te afTurée a toujours de la grâce, & les poftures les
plus fermes font aufTi les plus éiégintes. Si j'étois
Maître à dan fer , je ne ferois pas toutes les fingeries
de Marcel (22), bonnes pour le pays où il les fait-:
mais au lieu d'occuper éternellement mon Elevé à
des gambades , je le mencrois au pied d'un rocher :
là , je lui montrerois quelle attitude il faut prendre ,
comment il faut porter le corps & la tête , quel mou-
vement il faut faire, de quelle manière il faut pofer ,
tantôt le pied , tantôt la main , pour fuivre légère-
ment les fentiers efcarpés, raboteux & rudes, & së-
lancer de pointe en pointe, tant en montant qu'en
defcendant. J'en ferois l'émule d'un chevreuil , plu-
tôt qu'un Danfcur de fOpera.
Autant le toucher concentre fes opérations autour
de l'homme, autant la vue étend les fiennes au- delà
de lui. C'ell là ce qui rend celles-ci trompeufesj
d'un coup d'œil un homme embralTe la moitié de fon
horizon. Dans cette multitude de fenfations fimuîta-
nées & de jugemens qu'elles excitent, comment ne
fe tromper fur aucun ? Ainfi la vue eft de tous no»
fcns le plus fautif, précifément parcequ'il eft le plus
éten-
(2î) Célèbre Mnître à danfer de Paris, lequel, connoifTanc
bien fon monde, faifoit l'ertravapant par nife, & domioit à.
fon art une importance qu'on feiynoit de trouver ridicule,
mais pour laquelle on lui portoit au fond le plus grand lefpeû.
Dans un autre ait. non moins frivoic, on voit ertcore aujour-
d'hui un ArciUc Comédien faire ainfi l'important & le fou, &
ne réulTir pas moins bien. Cette mt^thode eft tcuiouis fîire en
France. Le vrai talent, plus fimpic c^ moins charlatan, n'y
fait point fortune. La modellie y el\ la venu des fois.
M 4
1S4 EMILE,
çtendu , & que , précédant de bien loin tous les au-
tres , fes opérations font trop promptes & trop vaf-
tes , pour pouvoir être reftifiées par eux. Il y a
plus; les illufions mêmes de la perfpeftive nous font
néceflaires pour parvenir à çonnoître l'étendue , & à
comparer fes parties. Sans les fauffes apparences ,
nous ne verrions rien dans Téloignement ; fans les
gradations de grandeur & de lumière, nous ne pour-
rions eilimer aucune diflance , ou plutôt il n'y en au-
roit point pour nous. Si de deux arbres égaux , ce-
lui qui eft à cent pas de nous , nous paroiiîbit auffi
grand & auffi diftinft que celui qui efl: à dix , nous
les placerions à côté l'un de l'autre. Si nous apper-
cevions. toutes les dimenfions des objets fous leur vé-
ritable mefure , nous ne verrions aucun eipace , &
tout nous paroîtroit fur notre œil.
Le fens de la vue n'a , pour juger la grandeur des
objets & leur dillance , qu'une même mefure , fa-
voir l'ouverture de l'angle qu'ils font dans notre œil ;
^ comme cette ouverture eft un efFt;t fimple d'une
caufe compofée , le jugement qu'il excite en nous
iaiffe chaque caufe particulière indéterminée, ou de-
vient néceilairement fautif. Car comment diftinguer
à la fimple vue fi l'angle par lequel je vois un objet
plus petit qu'un aucre , eil tel parceque ce premier
objet efl çn effet plus petit, ou parcequ'il eft plus
çloigné ?
11 faut donc fuivre ici une méthode contraire à la
précédente ; au lieu de fimplifier la fenfation , la
doubler , la vérifier toujours par une autre; afixijtttir
l'organe vifuel à l'oi'gane tactile, & réprimer , pour
ainfi dire, l'i mpétuolité du premier fens par la mar-
che pêfante & réglée du fécond. Faute de nous af-
fervir à cette pratique , nos mefures par efl;imation
:ibnt très -inexactes. Nous n'avons nulle précifion
dans le coup- d'œil pour juger .les hauteurs, les lon-
gueurs, les profondeurs, les dillances; ôc la preuve
que
ov DE L'EDUCATION. iSj
que ce n'efl: pas tant la faute du fens que de Ton ufa-
ge , c'eft que les Ingénieurs , les Arpenteurs , les
Architeftes , les Mallbns , les Peintres , ont en gé-
néral le coup - d'œil beaucoup plus fur que nous , &
apprécient les mefures de l'étendue avec plus de juf-
lellé; parccque leur métier leur donnant en ceci l'ex-
périence que nous négligeons d'acquérir , ils ôr.enc
i'équivoque de l'angle , par les apparences qui l'ac-
compagnent , & qui déterminent plus exactement à
leurs yeux , le rapport des deux caufes de cet angle.
Tout ce qui donne du mouvement au corps fans le
contraindre , eft toujours facile à obtenir des enfant;.
11 y a mille moyens de les intéreller à mefurer , à
connoître, à eftimer les diftances. Voilà un ceriiiep
fort haut, comment ferons-nous pour cueillir des ce-
rifes ? l'échelle de la grange eft-elle bonne pour ce-
la? Voilà unruilTeau fort large, comment le traver-
ferons-nous ? une des planches de la cour pofera-t-
elle fur les deux bords ? Nous voudrions de nos fe-
nêtres pêcher dans les folTés du Château ; combien
de braflés doit avoir notre ligne? Je voudrois faire
une balançoire entre ces deux arbres, une corde de
deux toifes nous fuffira-t-elle ? On me dit que dans
l'autre maifon notre chambre aura vingt -cinq pieds
quarrés,- croyez -vous qu'elle nous convienne? iéra-
t-elle plus grande que celle-ci? Nous avons grand
faim , voilà deux villages , auquel des deux ferons-
nous plutôt pour dîner? &c.
Il s'agilToit d'exercer à la courfe un enfant indo-
lent & parefleux, qui ne fe portoit pas de lui-même
à cet exercice ni à aucun autre, quoiqu'on le deflinat
à fétat militaire : il s'étoit perfuadé , je ne fais com-
ment, qu'un homme de fon rang ne devoit rien faire
ni rien favoir, & que fa nobleilè devoit lui tenir lieu
de bras , de jambes , ainfi que de toute efpece de mé-
lite. A faire d'un tel Gentilhomme un Achille au
pied-leger, l'adreile de Chiron même tût eu peine à
M 5 fuliii-e.
iB6 EMILE,
fii'fiîre. La difficulté étoit d'autant plus grande que
je ne voulois lui prefcrire ablblument rien. J'avois
banni de mes droits les exhorcations , les promefTes ,
Jes menaces , l'émulation , le defir de briller: com-
ment lui donner celui de courir fans lui rien dire ?
courir moi-même eût été un moyen peu fur & fujec
à inconvénient. D'ailleurs , il s'agilîbit encore de
tirer de cet exercice quelque objet d'mftruftion pour
lui , afin d'accoutumer les opérations de la machine
vk celles du jugement à marcher toujours de concert.
Voici comment je m'y pris: raoi, c'eil-à dire, celui
qui parle dans cet exemple.
En m'allant promener avec lui les après-midi, je
mettois quelquefois dans ma poclie deux gâteaux d'u-
ne efpece qu'il ai moi c beaucoup ; nous en mangions^
chacun un à la promenade (23) , & nous revenions
fort contens. Un jour il s'apperçut que j'avois trois
gâteaux ; il en auroit pu manger fix fans s'incommo-
der : il dépêche promptement le fien pour me de-
mander le troifieme. Non , lui dis-je , je le mange-
rois fort bien moi - même , ou nous le partagerions ,
mais j'aime mieux le voir difputer à la courfe par ces
deux petits garçons que voilà. Je les appellai, je
leur montrai le gâteau & leur propofai la condition.
Ils ne demandèrent pas mieux. Le gâteau fut pofé
fur une grande pierre qui fervit de but. La carrière
fut marquée , nous allâmes nous aflèoir , au fignal
donné les petits garçons partirent : le victorieux fè
faifit
(23) Promenade champêtre , comme on verra dans l'inf-
tnnt. Les promenades publiques des villes font pernicieufès
aux enfans de l'un & de l'aune fexe. C'efi: là qu'ils commen-
cent à fe rendre vains & à vouloir être regardés; c'cfl au Lu-
xembourg , aux Tuilleries, fur- tout au Palais -royal, que la
belle Jeunefle de Paris va prendre cet air impertinent & fat
qui la rend fi ridicule, 6c la fait huer & détefter dans toute
J'Europe.
ov BE L'EDUCATION. iS?
laifit du gâteau , & le mangea fans miféricorde aux
yeux des fpeftateurs & du vaincu.
Cet amufement valoit mieux que le gâteau , mais
il ne prit pas d'abord & ne produiiit rien. Je ne me
rebutai ni ne me preflai ; l'inftitution des enfans ell
un métier où il faut ftvoir perdre du tems pour en
gagner. Nous continuâmes nos promenades; fou-
vent on prenoit trois gâteaux , quelquefois quatre,
& de tems à autre il y en avoit un , même deux
pour les coureurs. Si le prix n'étoit pas grand , ceux
qui ledifputoient n'étoient pas ambitieux ; celui qui
le remportoit étoit loué, fêté, tout fe faifoit avec
appareil. Pour donner lieu aux révolutions Ôz au-
gmenter l'intérêt , je marquois la carrière plus lon-
gue , j'y fouiFrois plufieurs concurrens. A peine
étoient-ils dans la lice que tous les paflans s'arrétoienc
pour les voir ; les acclamations , les cris , les batte-
mens de mains les animoient; je voyois quelquefois
mon petit bon -homme treffaillir, fe lever , s'écrier
quand l'un étoit prêt d'atteindre ou de pailer l'autre:
c'étoient pour lui les Jeux Olympiques.
Cependant les concurrens ufoient quelquefois de
fupercherie ; ils fe retenoient mutuellement ou fe fai-
foient tomber , ou poufToient des cailloux au paflage
l'un de fautre. Cela me fournit un fujet de les fé-
parer , & de les faire partir de différons termes,
quoiqu'également éloignés du but ; on verra bien-tôt
la raifon de cette prévoyance; car je dois traiter cet-
te importante aff.ûre dans un grand détail.
Ennuyé de voir toujours manger fous fes yeux des
gâteaux qui lui faifoient grande envie, Moniteur le
Chevalier s'avi fa de foupçonner enfin que bien courir
pouvoit être bon à quelque chofe , & voyant qu'il
avoit auili deux jambes il commença de s'elîayer en
fecret. Je me gardai d'en rien voir; miis je com-
pris que mon iîratagéme avoit réulii. Quand il fe
crut afiez fort , (& je lus avant lui dons la penfée,)
il
i8S EMILE,
:il affeclâ de m'importuner pour avoir le gâteau reA
tant. Je le refufe ; il s'obftine , & d'un air dépité il
médita !a fin: Hé bien , mettez^le fur la pierre,
marquez le champ, & nous verrons. Bon! lui dis-
je en riant, efl-ce qu'un Chevalier fait courir?
Vous gignerez plus d'appétit , & non de quoi le (a*
tisfaire. Piqué de ma raillerie , il s'évertue 6l rem-
porte le prix d'autant plus ailement que j'avois fais
la lice très - courte , & pris foin d'écarter le meilleur
coureur. On conçoit comment ce premier pas étant
fait, il me fut aife de le tenir en haleine. Bientôt il
prit un tel goût à cet exercice , que , fans faveur , il
étoit prefque fiir de vaincre mes polirons à la cour-
fe , quelque longue que fût la carrière.
Cet avantagea obtenu en produifit un autre auquel
je n'avois pas longé. QLiand il remportoit rarement
le prix , il le mangeoit prefque toujours feul , ainfl
que faifoient fes concurrens ; mais en s'accoutumant
à là viôloire , il devint généreux , & partageoit fou-
vent avec les vaincus. Cela me fournit à moi-même,
une obfervation morale, & j'appris par-là quel étoit
le vrai principe de la générolité.
En continuant avec- lui de marquer en differens
lieux les termes d'où chacun devoit partir à-la-fois ^
je fis , fans qu'il s'en apperçût, les dillances inéga-
les, de forte que l'un , ayant à faire plus de chemin
que l'autre pour arriver au même but, avoit un dé-
favantage vilible : mais quoique je laifTalTe le choix à
mon Difciple, il ne favoit pas s'en prévaloir. Sans
s'embarralfer de la diftance -, il préféroit toujours le
beau chemin ; de forte que , prévoyant aiféraent fon
choix, j'étois à-peu-près le maître de lui faire perdre
ou gagner le gâteau à ma voloacé , & cette adreile
avoit auffi fon' ufage à plus d'une fin. Cependant,
comme mon defiein étoit qu'il s'apperçût de la diffé-
rence , je tâchois de la lui rendre Icnfible ; mais
quoiqu'indolent dans le calme , il étoit fi vif dans fe»
jeux,
o tj DE L'E D U C A T I O N. j^p
jeux , & (e déficit û peu de moi , que j'eus toutes
Jes peines du monde à lui faire appercevoir que je le
trichois. Enfin, j'en vins à bout malgré fon étour-
derie; il m'en fit des reproches. Je lui dis, dequoi
vous plaignez - vous ? Dans un don que je veux bien
faire, ne fuis -je pas maître de mes conditions y Qiii
vous force à courir? Vous ai- je promis de faire les
lices égales ? N'avez - vous pus le choix ? Prenez la
plus courte , on ne vous en empêche point : com-
ment ne voyez - vous pas que c'efl vous que je favov
rifc , & que l'inégalité dont vous murmurez eft tou-"
te à votre avantage (i vous favtz vous en prévaloir?
Cela étoit clair, il le comprit, & pour choifir, il
fallut y regarder de plus prés. D'abord on voulut
compter les pas ; mais la mefure des pas d'un enfanc
efl lente & fautive ; de plus , je m'avifai de multi-
plier les courfes dans un même jour, & alors l'amu-
fement devenant une efpece de paiîion , l'on avoit
regret de perdre à mefurer les lices le tems defliné à
les parcourir. La vivacité de l'enfance s'accomode'
mal de ces lenteurs; on s'exerça donc à mieux voir,
à mieux eflimer une diftance à la vue. Alors j'eus
peu de peine à étendre & nourrir ce goût. Enfin ,
quelques mois d'épreuves & d'erreurs corrigées , lui,
formèrent tellement le compas vifuel, que quand je>
lui mettois par la penfée un gâteau fur quelque objet
éloigné , il avoit le coup-d'œil prefque auili fur que
la chaîne d'un Arpenteur.
Comme la vue ed de tous les fens celui dont on
peut le moins féparer les jngemens de l'clprit , il faut
beaucoup de tems pour apprendre à voir ; il faut a-
voir long -tems comparé la vue au toucher pour ac-
coutumer le premier de ces deux fens à nous f;'.ire un
rapport fidèle des figures & des dillancts : fans le
loucher, fans le mouvement progreiîif, les yeux du
monde les plus perçans ne fauroicnt nous donner au-
cune idée de i'cicnduc. L'Univtis entier ne doit être
qu'un
ï9'5 EMILE,
qu'an point poar une huître; il ne lui paroîtroit rien
de plus quand même une ame humaine informeroic
cette haitre. Ce n'eft qu'à force de marcher , de
palper , de nombrer , de mefurer les dimerrfions
qu'on apprend à les eftimer: mais auffi Ci l'on mefu-
roit toujours , le fens fe repofanc fur l'indrument
n'acquerroic aucune jufteffe. Il ne faut pas non plus
que l'enfant pafTe tout-d'un-coup de la mefure à l'efti-
mation; il faut d'abord que, continuant à comparer
par parties ce qu'il ne fauroic comparer tout-d'un-
coup, à des aliquotes précifes, il fubflitue des aii*
quotes par appréciation , & qu'au lieu d'appliquer
toujours avec la main la mefure , il s'accoutume à
l'appliquer feulement avec les yeux. Je voudrois
pourtant qu'on vérifiât fes premières opérations par
des mefures réelles afin qu'il corrigeât fes erreurs, ôc
que s'il refte dans le fens quelque fauffe apparence ,
il apprît à la re6lifîer par un meilleur jugement. On
a des mefures naturelles qui font à- peu-près les mê-
mes en tous lieux; les pas d'un homme, l'étendue
de fes bras , fa flature. (^uand l'enfant eftime la hau-
teur d'un étage , fon Gouverneur peut lui fervir de
toife ; s'il eftime la hauteur d'un clocher , qu'il le
toife avec les maifons. S'il veut favoir les lieues de
chemin , qu'il compte les heures de marche ; & fur-
tout qu'on ne fafle rien de tout cela pour lui , mais
qu'il le fafîe lui-même.
On ne fauroit apprendre à bien juger de l'étendue
& de la grandeur des corps , qu'on n'apprenne à
connoître aulTi leurs figures & même à les imiter;
car au fond cette imitation ne tient abfoluraent qu'aux
loix de la perfpe6live, & l'on ne peut eftimer l'éten-
due fur fes apparences , qu'on n'ait quelque fentimenc
de ces loix. Les enfans , grands imitateurs , ef-
fayent tous de deffiner; je voudrois que le mien cul-
tivât cet art , non précifément pour l'art même,
mais pour fe rendre l'œil jufl:e Ôi la main flexible ; &
en
ou DE L'EDUCATION. ipr
en général il importe fort peu qu'il fâche tel ou tel
exercice , pourvu qu'il acquière la perfpicacité du
fens & la bonne habitude du corps qu'on gagne par
cet exercice. Je me garderai donc bien de lui donner
un Maître à deffiner , qui ne lui donneroit à imiter
que des imitations, & ne le feroit deffiner que fur des
dtllèins: je veux qu'il n'ait d'autre maître que la na-
ture, ni d'autre modèle que les objets. Je veux qu'il
ait fous les yeux l'original même &. non pas le papier
qui le repréfente, qu'il crayonne une maifon fur une
maifon , un arbre llir un arbre, un homme fur i\n
homme , afin qu'il s'accoutume à bien obfc-rver les
corps & leurs apparences, & non pns à prendre des
imitations faufiès de conventionnelles pour de vérita-
bles imitations Je le détournerai m.ême de rien tracer
de mémoire en l'abfence des objets, jufqu'à ce que,
par des obfervations fréquentes , leurs figures cxaéles
s'impriment bien dans fon imagination; de peur que^
fubuituant à la vérité des chofes , des figures bizar-
res & fantadiques , il ne perde la connoiirance à^s
proportions , & le goût des beautés de la nature.
Je fais bien que de cette manière, il barbouillera
long - tems fans rien faire de reconnoiiTablé , qu'il
prendra tard l'élégance des contours & le trait léger
des Deîiinateurs , peut -erre jamais le difcernement
des effets pittortfques & le bon goût du dclTein ; en
revanche il contrariera certainement un coup - d'œil
plus jude , une main plus fûre, la connoillance des
vrais rapports de grandeur & de figure qui font entre
les animaux, les plantes, les corps naturels , & une
plus prompte expérience du jeu de la perfpeétive:
voilà précifément ce que j'ai voulu faire, &: mon in-
tention n'cft pas tant qu'il fâche imiter les objets que
les connoître ; j'aime mieux qu'il me montre une
plante d'acanthe, & qu'il trace moins bien le feuilla-
ge d'un chapiteau.
Au refte, dans cet exercice, ainfi q^ue dans tons
les
V^ 15 M r L É,
ks autres, je ne prétends pas que mon Elevé en ait-,
feul ramufement. Je veux le lui rendre plus agréa-
ble encore en le partageant fans celle avec lui. Je
ne veux point qu'il ait d'autre émule que moi , mais
je ferai Ton émule fans relâche & fans rifque ; cela
mettra de l'intérêt dans fes occupations fans caufcr de
jaloulle entre nous. Je prendrai le crayon à fon
exemple, je femployerai d'abord aulTi mal -adroite-
ment que lui. Je ferois un Apelles que je ne me
trouverai qu'un barbouilleur. Je commencerai par
tracer un homme , comme les laquais les tracent con-
tre les murs ; une barre pour chaque bras , une barre
pour chaque jambe , & les doigts plus gros que le
bras, ijicn long:tems après nous nous appercevrons
l'un ou l'autre de cette difproportion ; nous remar-
querons qu'une jambe a de l'épailleur, que cette
ëpaifleur n'eft pas par -tout la même, que le bras a
fa longueur déterminée par rapport au corps, &c.
Dans ce progrès je marcherai tout au plus à côté de
lui , ou je le devancerai de fi peu , qu'il lui fera tou-
jours aife de m atteindre , & fouvent de me furpaf-
fer. Nous aurons des couleurs, des pinceaux; nous
tâcherons d'imiter le coloris des objets & toute leur
apparence auffi bien que leur figure. Nous enlumi-
nerons, nous peindrons, nous barbouillerons; mais
dans tous nos barbouillages nous ne céderons d'épier
la nature ; nous ne ferons jamais rien que fous les
yeux du Maître.
Nous étions en peine d'ornemens pour notre
chambre, en voilà de tout trouvés. Je fais encadrer
nos dfcfleins ; je les fais couvrir de beaux verres,
afin qu'on n'y touche plus, &què, les voyant rtf-
ter dans l'état où nous les avons mis , chacun ait in-
térêt de ne pas négliger les fiens. Je les arrange
par ordre autour de la chambre , chaque delTein ré-
pété vingt , trente fois , & montrant à chaque
exemplaire Je progrès de l'Auteur, depuis le mo^
ftienç
ou DE L'EDUCATION. ipg
ment où la maifon n'eft qu'un quarré prefqu'informe,
jufqu'à celui où fa façade, fon profil, fes propor-
tions , fes ombres , font dans la plus exa6le vérité.
Ces gradations ne peuvent manquer de nous ofîrir
fans cefTe des tableaux intereflans pour nous, curieux
pour d'autres, & d'exciter toujours plus notre ému-
lation. Aux premiers , aux plus grofliers de ces def^-
ièins je mets des cadres bien brillans , bien dorés,
qui les rehaufîènt ; mais quand l'imitation devient
plusexa6le, & que le defTein eft véritablement bon,
alors je ne lui donne plus qu'un Cadre noir très-fim-
ple ; il n'a plus befoin d'autre ornement que lui - mê-
me , & ce feroit dommage que là bordure partageât
l'attention que mérite l'objet. Ainfi , chacun de
nous afpire à l'honneur du cadre uni j & quand l'un
veut dédaigner un defTein de l'autre , il le condamne
au cadre doré. Quelque jour, peut-être, ces cadres
dorés pafleront entre nous en proverbes, & nous ad-
mirerons combien d'hommes fe rendent juftice, ea
fe faifant encadrer ainfi.
J'ai dit que la Géométrie n'étoit pas à la portée
des enfans; mais c'ell notre faute. Nous ne fentonj
pas que leur méthode n'eft point la nôtre , & que ce
qui devient pour nous l'art de raifonner, ne doit être
pour eux que l'art de voir. Au lieu de leur donner
notre méthode , nous ferions mieux de prendre la
leur. Car notre manière d'apprendre la Géométrie
efl bien autant une affaire d'imagination que de rai-
fonnement. Quand la propoHtion eft énoncée , il
faut en imaginer la démonllration , c^efl-à-dire,
trouver de quelle propofition déjà fue celle-là doit
être une conféquence , (Si de toutes les confëquences
qu'on peut tirer de cette même propofition , choifir
précifément celle dont il s'agit.
De cette manière le raifonneur le plus exa6l, s'il
ti'eft inventif, doit rerter court. Auifi qu'arrive- t-j!
de là ? Qu'au Ueu de nous faire trouver les démon-
'^\ EMILE,
{Iratîons , on nons les difte ; qu'au lieu de nous ap-
prendre à raifonner , Je Maître raifonne pour nous,
-ôc n'exerce que notre mémoire.
Faites des figures eitaftes , combinez-les , pofez-
les l'une far l'autre, examinez leurs rapports, vous
trouverez toute la Géométrie élémentaire en mar-
chant d'obfervation en obfervation , fans qu'il foit
quellion ni de définitions ni de problêmes, ni d'aucu-
ne' autre forme démonflrative que la fimple fuperpo-
fîtion. Pour moi je ne prétens point apprendre la
Géométrie à Emile, c'efl: lui qui me l'apprendra ; je
chercherai les rapports & il les trouvera ; car je les
chercherai de manière à les lui faire trouver. Par
exemple , au lieu de me fervir d'un compas pour tra-
cer un cercle, je le tracerai avec une pointe au bout
d'un' fil tournant fur un pivot. Après cela, quand
je voudrai comparer les rayons entr'eux , Emile fe
mocquera de moi , & il me fera comprendre que le
même fil toujours tendu ne peut avoir tracé des dif-
tances inégales.
Si je veux mefurer un angle de fbixante dégrés,
je décris du fommet de cet angle, non pas un arc ,
mais un cercle entier; car avec les enfans il ne faut
jamais rien fous-entendre.- Je trouve que la portion
du cercle , comprife entre les deux côtés de l'angle ,
ell la fixiemiC partie du cercle. Après cela je décris
du même fommet un autre plus grand cercle , & je
trouve que ce fécond arc efl encore la fixieme partie
de fon cercle , je décris un troilieme cercle concen-
tïique fur lequel je fais la môme épreuve, <k je la
continue fur de nouveaux cercles , jufqu'à ce qu E-
miie, choqué de ma fiupidité , m'avertifle que cha-
que arc grand ou petit compris par le même angle
ftra toujours la fixieme partie de fon cercle, <&c.
Nous voilà tout-à-l'heure à Tuf^ge du rapporteur.
Pour prouver que ics angles de fuite font égaux à
deux droits, on décrit un cercle j moi, tout au con-
traire ,
OIT DE L'EDUCATION. i^
traire, je fais en forte qu'Emile remarque cela, pre-
mièrement dans le cercle , & puis je îui dis ; fj l'on
ôtoit le cercle , & qu'on laifîàc les lignes droites , les
angles auroient-ils changé de grandeur ? &c.
On néglige la juftefle des figures , on la fuppofè,
& Ton s'attache à la démonftradon. Entre nous ,
au contraire , il ne fera jamais queflion de démon-
flration. Notre plus importante affaire fera de tirer
des lignes bien droites, bien julles, bien égales; de
faire un quarré bien parfait , de tracer un cercle bien
rond. Pour vérifier la julteffe de la figure , nous
l'examinerons par toutes fes propriétés lènfibles , &
cela nous donnera occafion d'en découvrir chaque
jour de nouvelles. Nous plierons par le diamètre les
deux demi-cercles , par la diagonale les deux moitiés
du quarré : nous comparerons nos deux figures pour
voir celle dont les bords conviennent le plus exaéle-
ment, & par conféquent la mieux faite; nous difpu-
terons fi cette égalité de partage doit avoir toujours
lieu dans les parallelograivjes, dans les trapèzes, &c.
On efi^ayera quelquefois de prévoir le fuccès de l'ex-
périence avant de la faire, on tâchera de trouver des
raifons, &c.
■ La Géométrie n'eft pour mon Elevé que l'arc do
fe bien fervir de la régie ôc du compas; il ne doic
point la confondre avec le dellein , où il n'employé-
ra ni l'un ni l'autre de ces inftrumens. La régie &
le compas feront renfermés fous la clef , & l'on ne
lui en accordera que rarement l'ufage Ôc pour peu de
tems , afin qu'il ne s'accoutume pas à"* barbouiller ;
mais nous pourrons quelquefois porter nos figures à
la promenade ék. caiilér de ce que nous aurons fait ou
de ce que nous voudrons faire.
Je n'oublierai jamais d'avoir vu. à Turin un jeune
homme, à qui, cmis fon enfance, cnavoit appris
les rapports des contours cNc dés furiaccs, i^n lui don-
nant chaque jour à choifir dans toutes les figures
N 3 géo-
19(5 EMILE,
géométriques des gaufFres ifopéritnetres. Le petit
gourmand avoit épuifé l'art d'Archimede pour trou-
ver dans laquelle il y avoit le plus à manger.
Quand un enfant joue au volant , il s'exerce l'œil
& le bras à la juftefle ; quand il fouette un fabot, il
a:croît fa force en s'en fervant , mais fans rien ap-
prendre. J'ai demandé quelquefois pourquoi l'on
n'ofFroit pas aux enfans les mêmes jeux d'adreflè
qu'ont les hommes: la paume, le mail, le billard,
l'arc, lebalon, les inftrumens de mufique. On m'a
répondu que quelques-uns de ces jeux étoient au-def-
fus de leurs forces , & que leurs membres & leurs
organes n'écoient pas allez formés pour les autres.
Je trouve ces raifons mauvaifts : un enfant n'a pas la
taille d'un homme, & ne laiiTe pas de porter un ha-
bit fait comme Je fien. Je n'entens pas qu'il jouo
avec nos maffjs fur un billard haut de trois pieds ; je
n'entens pas qu'il aille peloter dans nos tripots, ni
qu'on charge fa petite main d'une raquette de Paul-
mier , mais qu'il joue dans une falie dont on aura ga-
ranti les fenêtres ; qu'il ne feferve que de balles mol-
les, que fes premières raquettes foient de bois, puis
de parchemin , & enfin -de corde à boyau bandée à
proportion de fon progrès. Vous préférez le volant,
parcequ'il fatigue moins & qu'il efl fans danger.
Vous avez tort par ces deux raifons. Le volant elt
un jeu de femmes ; mais il n'y en a pas une que ne
fit fuir une balle en mouvement. Leurs blanches
peaux ne doivent pas s'endurcir aux meurtriilures ,
ik ce ne font pas des contuGons qu'attendent leurs
vifages. Mais nous , faits pour être vigoureux ,
croyons-nous le devenir fans peine ; & de quelle dé-
fcnfc ferons -nous capables, fi nous ne femmes ja-
mais attaqués? On joue toujours lâchement ks jeux
où l'on peut être mal-adroit fans rifque ; un volant
qui tombe ne fait de mal à perfonne; mais rien ne
dégourdit les bras comme d'avoir â couvrir la tête,
rien
ou DE L'EDUCATION. 197
rien ne rend le coup d'œil fi jufte que d'avoir à ga-
rantir les yeux. S'élancer du bout d'une falls à l'au-
tre , juger le bond d'une balle encore en l'air , la
renvoyer d'une main forte & fûre, de tels jeux con-
viennent moins à l'homme qu'ils ne fervent à le
former.
Les fibres d'un enfant, dit^on, font trop molles ;
elles ont moins de refTort , mais elles en font plus
flexibles ; fon bras eft foible , mais enfin c'eft un
bras; on en doit faire, proportion gardée, tout ce
qu'on fait d'une autre machine femblable. Les en-
fans n'ont dans les mains nulle adrefTe; c'eft pour ce-
la -que je veux qu'on leur en donne : un homme aufli
peu exercé qu'eux n'en auroit pas davantage; nous
ne pouvons connoître fufage de nos organes qu'a-
prés les avoir employés. 11 n'y a qu'une longue ex-
périence qui nous apprenne à tirer parti de nous-
mêmes , & cette expérience eft la véritable étude à
laquelle on ne peut trop -tôt nous appliquer.
Tout ce qui fe fait eft faifable. Or rien n'eft plus
commun que de voir des enfans adroits & découplés,
avoir dans les membres la même agilité que peuE
avoir un homme. Dans prefque toutes les Foires on
en voit faire des équilibres, marcher fur les mains,
fauter, danfer fur la corde. Durant combien d'an-
nées des troupes d'enfans n'ont -elles pas attiré par
leurs ballets des Speftateurs à la Comédie Italienne?
Qui eft-ce qui n'a pas oui parler en Allemaiine & en.
Italie de la 'i>oupe pantomime du célèbre Nicolini?
Quelqu'un a-t-il jamais remarqué dans ces enfans des
inouvemens moins développés , des attitudes moins
gracieufes , une oreille moins jufte, une danfe moins
légère que dans les Danfeurs tout formés? Qu'on aie
d'abord les doigts épais , courts , peu mobiles , les
mains potelées & peu capables de rien empoigner ,
cela empêche - 1 - il que plufieurs enfans ne fâchent;
^çrirç ou d^ifincr à l'âge où d'autres ne favenc pas
N 3 €tV^
Ï9S EMILE,
encore tenir le crayon ni la plume? Tout Paris fe
fouvient encore de la petite Angloife qui faifoit à dix
ans des prodiges fur le clavecin. J'ai vu chez un
Magiftrat , fon fils , petit bon-homme de huit ans ,
qu'on mettoit fur la table au delîèrt comme une fla-
tue au milieu des plateaux, jouer là d'un violon pref-
qu'aufli grand que lui , & furprendre par fon exécu-
tion les Artides mêmes.
Tous ces exemples & cent mille autres prouvent ,
ce me femble , que l'inaptitude qu'on fuppofe aux
enfans pour nos exercices efl: imaginaire, <^ que, fi
on ne les voit point réuffir dans quelques-uns, c'eft
qu'on ne les y a jamais exercés.
On me dira que je tombe ici par rapport au corps
dans le défaut de la culture prématurée que je blâme
dans les enfans par rapport à l'efprit. La différence
efl: très-grande; car l'un de ces progrès n'eft qu'ap-
parent, mais l'autre efl réel. ]'ai prouvé que l'efprit
qu'ils paroiffent avoir ils ne l'ont pas , au lieu que
tout ce qu'ils paroiffent faire ils le font. D'ailleurs
on doit toujours fonger que tout ceci n'efl ou ne doit
être que jeu, direftjon facile & volontaire des mou-
vemens que la nature leur demande , art de varier
leurs araufemens pour ks leur rendre plus agréables ,
fans que jamais la moindre contrainte les tourne en
travail: car enfin de quois'amuferont-ils, dont je ne
puiffe faire un objet d'inflruction pour eux? & quand
je ne le pourrois pas , pourvu qu'ils s'amufent fans
inconvénient & que le tems fe palTe, leur progrès en
toute chofe n'importe pas quant à-préfent ; au lieu
que lorfqu'il faut néceflairement leur apprendre ceci
pu cela , comme qu'on s'y prenne , il efl toujours
^mpoffibk qu'on en vienne à bout fans contrainte ,
fans fâcherie & fans ennui.
Ce que j'ai dit fur les deux fens dont Tufage efl le,
plus continu Ck le plus important , peut fervir d'e-
temple de la manière d'exercer les autres. La vue
ov DE L'EDUCATION. 199
& le toucher s'appliquent également fur les corps en"
repos & fur les corps qui fe meuvent ; mais comme
il n'y a que l'ébranlement de l'air qui puiffe ém.ouvoir
le fens de l'ouie , il n'y a qu'un corps en mouvement
qui faiTe du bruit ou du fon, & Q tout étoit en re-
pos , nous n'entendrions jamais rien. Là nuit donc
où, ne nous mouvant nous-mêmes qu'autant qu'il
nous plaît, nous n'avons à craindre que les corps qui
fe m.euvent , il nou.s importe d'avoir l'oreille alerte ,
de pouvoir juger par la fenfation qui nous frappe, (î
le corps qui la caufe eft grand ou petit , éloigné ou
proche , fi fon ébranlement efc violent ou foibîe.
L'air ébranlé ell: fujet à des répercudicns qui le relié-
chifTent , qui produifant des échos répètent la iènfa-
tion , & font entendre le corps bruyant ou fonors en
un autre lieu que celui où il efl:. Si dans une plaine
ou dans une vallée on met l'oreille à terre , on entend
la voix des hommes & le pas des chevaux de beau-
coup plus loin qu'en refiant debout.
Comme nous avons comparé la vue au toucher, il
eft bon de la comparer de même à l'ouie , & de fa-
voir laquelle des deux impreiîîons partant à la fois
du même corps arrivera le plutôt à fon organe,
QLiand on voit le feu d'un canon on peut encore le
mettre à l'abri du coup ; mais fuôt qu'on entend le
bruit, il n'effc plus tems , le boulet efl- là. On peuc
juger de la dillance où fe fait le tonnerre, par l'in-
tervalle de tems qui fe pafTe de l'éclair au coup. Fai-
tes en forte que l'enfant connoifTe toutes ces expé-
riences ; qu'il fafîè celles qui font à fa portée , &
qu'il trouve les autres par induction ; mais j'aime cent
fois mieux qu'il les ignore , que s'il faut que vous les
lui difiez.
Nous avons un organe qui répond à l'ouie, favoir
celui de la voix ; nous n'en avons pas de même qui
réponde à la vQe , tî^: nous ne rendons pas les cou-
Içurs comme les fons. C'efl un moyen de plus pour
N 4. cultiver
a©o
EMILE,
cultiver le premier fens, en exerçant l'organe aftif &
l'organe paffif l'un par l'autre.
L'homme a trois fortes de voix, favoir, la voix
parlante ou articulée, la voix chantante ou mélodieu-
le, &la voix pathétique ou accentuée, qui fert de
langage aux pallions, & qui anime le chant & la pa-
role. L'enfant a ces trois fortes de voix ainfi que
l'homme, fins les favoir allier de même: il a comme
nous le rire , les cris , les plaintes , l'exclamation ,
les gémiiTemens, mais il ne fait pas en mêler les in-
flexions aux deux autres voix. Une muGque parfaite
eft celle qui réunit le mieux ces trois voix. Les en-
fans font incapables de cette mufique-làj & leur
chant n'a jamais d'ame. De même dans la voix par-
lante leur langage n'a point d'accent ; ils crient ,
mais ils n'accentuent pas; & comme il y a peu d'é-
nergie dans leur difcours , il y a peu d'accent dans
leur voix. Notre Elevé aura le parler plus uni ,
plus fimple encore , parceque fes paiïions n'étant pas
éveillées ne mêleront point leur langage au fien.
N'allez donc pas lui donner à réciter des rôles de
Tragédie & de Comédie, ni vouloir lui apprendre,
comme on dit, à dédamer. Il aura trop de fens pouï
favoir donner un ton à des chofes qu'il ne peut en-
tendre , & de l'eîipreffion à des fentimens qu'il n'é?
prouva jamais.
Apprenez -lui à parler uniment , clairement, 4
bien articuler, à prononcer exaftement 6i fans affec-
tation , à connoître & à fuivre l'accent grammatical
& la profodie , à donner toujours affez de voix pour
être entendu , mais à n'en donner, jamais plus qu'il
ne faut; défaut ordinaire aux enfans élevés dans les
Collèges: en toute chofe rien de fuperflu.
De même dans le chant rendez fa voix jiille, éga-
ie, flexible, fonore, fon oreille fenfible à la mefure
éi. à l'harmonie , mais rien de plus. La mufique
imîiaûve & thqatraie n'eH pas de fon âge. Je ue
VOl^r
eu DE L'EDUCATION. 201
voudrois pas même qu'il chantât des paroles ; s'il en
vouloit chanter, je tâcherois de lui faire des chan-
fons exprès, intérelTantes pour fon âge, & aufli fim*
pies que Tes idées.
On penfe bien qu'étant fi peu prefTé de lui appren^
dre à lire l'écriture, je ne le ferai pas, non plus, de
lui apprendre à lire la mufique. Ecartons de fon cer-
veau toute attention trop pénible, & ne nous hâtons
point de fixer fon efprit fur des fignes de conven-
tion. Ceci , je l'avoue , femble avoir fa difficulté ;
car fi la connoilTance des notes ne paroît pas d'abord
plus néceiîaire pour favoir chanter qae celle des let-
tres pour favoir parler, il y a pourtant cette diffé-
rence, qu'en parlant nous rendons nos propres idées,
& qu'en chantant nous ne rendons gucres que celles
d'autrui. Or pour les rendre, il faut les lire.
Mais premièrement , au lieu de les lire on les
peut ouir, & un chant fe rend à l'oreille encore plus
fidèlement qu'à l'œil. De plus , pour bien favoir la
jnufique il ne fuffit pas de la rendre , il la faut com-
pofer , & l'un doit s'apprendre avec l'autre , fans
quoi l'on ne la fait jamais bien. Exercez votre petit
Muficien d'abord à faire des phrafes bien régulières ,
bien cadencées ; enfuite à les lier entre elles par une
modulation trcs-fimple; enfin à marquer leurs diifé-
rens rapports par une ponôtuation correéte, ce qui
fe fait par le bon choix des cadences <k des repos.
Sur-tout jamais de chant bizarre , jamais de pathéti-
que ni d expreillon. Une mélodie toujours chantan-
te & fimple, toujours dérivante des cordes efilnciel-
ks du ton , & toujours indiquant tellement la bafl'e
qu'il la fente & l'accompagne fins peine; car pour
fe former la voix & l'oreille , il ne doit jamais chao.»
ter qu'au clavecin.
Pour mieux marquer les ions on les articule en les
prononçant; de -là fufage de folfier avec certaines
fyllabes. Pour diUinguer les degrés, il faut donner
N N des
202 EMILE,
des noms & à ces degrés & à leurs difFérens termes
fixes ; de-là les noms des intervalles, & auln les let-
tres de l'alphabet dont on marque les touches du
clavier & les notes de la gimme. C & A défignent
des fons fixes, invariables, toujours rendus par les
mêmes touches. Ut & la font autre chofe. Ut efl:
conftamment la tonique d'un mode majeur , ou la
médiante d'un mode mineur. La efl: conflamment
la tonique d'un mode mineur , ou la fixieme note
d'un mode majeur. Ainfi les lettres marquent les
termes immuables des rapports de noire fyftême mu-
fical, & les fyllabes marquent les termes homologues
des rapports femblables en divers tons. Les lettres
indiquent les touches du clavier, oc les fyllabes les
degrés du mode. Les Muiiciens François ont écran»
gement brouillé ces difl;in(St:ions ; ils ont confondu le
iens des fyllabes avec le fens des lettres , & doublant
inutilement les fignes des touches , ils n'en ont point
lailTé pour exprimer les cordes des tons ; en forte
que pour eux m 6i C font toujours la même chofe ,
ce qui n'eit pas , & ne doit pas être , car alors
dequoi ferviroit C ? Aulli leur manière de folfier
elt-elle d'une difficultë txceffive fans être d'sucune
utilité , fans porter aucune idée nette à l'cfprit ,
puifque par cette méthode ces deux fyllabes iit &
»», par exemple , peuvent également fignifier une
tierce majeure , mineure , fuperiiue , ou diminuée.
Par quelle étrange fatalité le pays du monde oi^
l'on écrit les plus beaux livres fur la mufique, eft-
il précifément celui où on l'apprend le plus difficile-
ment?
Suivons avec notre Eleva une pratique plus fimple
& plus claire ; qu'il n'y ait pour lui que deux modes
dont les rapports foient toujours les mêmes & tou-
jours indiqués par les mêmes fyllabes. Soit qu'il
chante ou qu'il joue d'un infl:riiment, qu'il fâche éta-
blir fon mode fur chacun des dou^e tons qui peuvent
ou DE L'EDUCATION. 203
lui fervir de bafe , & que, foit qu'on module en D ,
en C 5, en G , &c. la finale foit toujours ut ou la fé-
lon le mode. De cette manière il vous concevra
toujours , les rapports eilenciels du mode pour chan-
ter & jouer jufle feront toujours préfens à fon efprit,
fon exécution fera plus nette \k fon progrès plus ra-
pide. 11 n'y a rien de plus bizarre que ce que les
François appellent folfîer au naturel ; c'efl: éloigner
les idées de la chofe pour en fubftituer d'étrangères
qui ne font qu'égarer. Rien n'eft plus naturel que
de foltier par tranfpofition, lorfque le mode ell: tranf-
pofé. Mais c'en eft trop fur la mufique ; enfeignez-
Ja comme vousvoudrez , pourvu qu'elle ne foie ja-
mais qu'un amufement.
Nous voilà bien avertis de l'état des corps étran-
gers par rapport au nôtre, de leur poids, de leur fi-
gure , de leur couleur , de leur folidité , de leur
grandeur, de leur diftance, de leur température, de
leur repos , de Itur mouvement. Nous fommes in-
ftruits de ceux qu'il nous convient d'approcher ou
d'éloigner de nous , de la manière dont il faut nous
y prendre pour vaincre leur réfiftance, ou pour leur
en oppofer une qui nous prdferve d'en être oftenfés ;
mais ce n'efl: pas allez; noire propre corps s'épuife
fans -celle , il a befoin d'être fans-ctfle renouvelle.
Qiioique nous ayons la faculté d'en chan2;er d'autres
en notre propre fubftance , le choix n'eit pas indif-
férent: tout n'eft pas aliment pour l'homme; & des
fubllances qui peuvent l'être, il y en a de plus ou de
moins convenables, félon laconlb'tution de fon tfpe-
ce, fdon le climat qu'il habite, félon fon tempéram-
ment particulier , Ck félon la manière de vivre que lui
prefcrit fon état.
Nous mourrions affamés ou empoifonnés, s'il fal-
loit attendre , pour choifir les nourricures qui nous
conviennent, que l'expérience nous etît appris à les
connoitre Ci: à les choifir: mais la fupréme bonté qui
a
204 EMILE,
a fait , du plaifir des êtres fenfibles , rinftrument de
leur confervation , nous avertit, par ce qui plaît à
notre paiais , de ce qui convient à notre eftomac. Il
n'y a point naturellement pour l'homme de Médecin
plus fur que fon propre appétit ; & à le prendre dans
ion état primitif, je ne doute point qu'alors les ali-
mens qu'il trouvoit les plus agréables ne lui fufîent
auiïi les plus fains.
Il y a plus. L'Auteur des chofes ne pourvoit pas
feulement aux befoins qu'il nous donne , mais encore
à ceux que nous nous donnons nou^-mémes ; & c'efb
pour mettre toujours le defir à côté du befoin , qu'il
fait que nos goûts cliangent 6l s'altèrent avec nos
manières de vivre. Plus nous nous éloignons de l'é-
tat de nature , plus nous perdons de nos goûts natu-
rels; ou plutôt l'habitude nous fait une féconde na-
ture que nous fubllituons tellement à la première,
que nul d'entre nous ne connoît plus celle-ci.
11 fuit de-là, que les goûts Its plus naturels doivent
être aufli les plus fimples ; car ce font ceux qui fe
tranfforment le plus aifément; au lieu qu*en s'aii^ui-
lànt, en s'irritanc par nos fantaifies, ils prennent une
forme qui ne change plus. L'homme qui n'efl: enco-
re d'aucun pays fe fera fans peine aux ufages dç quel-
que pays que ce foit , mais l'iiomme d'un pays ne
devient plus celui d'un autre.
Ceci me paroît vïai dans tous les fens , & bien
plus, appliqué au goût proprement dit. Notre pre-
mier aliment efl: le lait , nous ne nous accoutumons
que par degrés aux faveurs fortes, d'abord elles nous
répugnent. Des fruits , des légumes , des herbes , (&;
enfin quelques viandes grillées , fans ailaifonnement 6i.
fans fel, firent les feflins des premiers hommes (24).
La
(24) Voyez l'Arcadie de Paufanias; voyez suffi le moiceau
èe Pl^tar(jue tranfcrit ci-après.
ou DE L'EDUCATION. 205
La première fois qu'un Sauvage boit du vin , il fait
la grimace & le rejette, (k même parmi nous, qui-
conque a vécu jufqu'à vingt ans fans goûter de li-
queurs fermentées , ne peut plus s'y accoutumer;
nous ferions tous abftêmes fi l'on ne nous eut donné
du vin dans nos jeunes ans. Enfin , plus nos goûts
ibntfimples, plus ils font univerfels ; les répugnances
les plus communes tombent fur des mets compofés.
Vit- on jamais perfonne avoir en dégoût l'eau ni le
pain ? voilà la trace de la nature, voilà donc auffi
notre règle. Confervons à l'enfant fon goût primitif
le plus qu'il efl: polTible; que fa nourriture foit com-
mune & fimple, que fon palais ne fe familiarife qu'à
des faveurs peu relevées , & ne fe forme point un
goût exclufif.
Je n'examine p2s ici fi cette manière de vivre efl
plus faine ou non , ce n'eft pas ainfi que je l'envifa-
ge. Il me fuffit de favoir , pour la préférer, que c'ell
la plus conforme à la nature , & celle qui peut le
plus aifément fe plier à toute autre. Ceux qui difent
qu'il faut accoutumer ks enfans aux alimens dont ils
uferont étant grands, ne raifonnent pas bien, ce me
femble. Pourquoi leur nourriture doit -elle être la
même tandis que leur manière de vivre eft fi différen-
te? Un homme épuifé de travail , de foucis, de pei-
nes, a befoin d'alimens fucculens qui lui portent de
nouveaux efprits au cerveau; un enfant qui vient de
s'ébattre , &. donc le corps croît , a befoin d'une
nourriture abondante qui lui fallé beaucoup de chile.
D'ailleurs, l'homme-fait a déjà fon état, fon emploi.
Ion domicile; mais qui eft-cc qui peut être fur de ce
que la fortune réferve à l'enfant? En toute chofe ne
lui donnons point une forme fi déterminée , qu'il lui
en coûte trop d'en changer au befoin. Ne faifons
pas qu'il meure de faim dans d'autres pays s'il ne traî-
ne par- tout à fa fuite un cuifinier François, ni qu'il
dife un jour qu'on ne fait manger qu'en France.
Voilà.
toô Eut L E,^
Voila , par parenthefe , un plaifant éloge ! Pou?
moi, je dirois au contraire, qu'il n'y a que les Fran^ |
çois qui ne favenc pas manger , puifqu'il faut un art
fi particulier pour leur rendre les mets mangeables.
• 'De nos fenfations diverfes , le goût donne celles
qui généralement nous affeftent le plus. Auffi fom"
mes -nous plus intérelTés à bien juger des fubftances
qui doivent faire partie de la nôtre, que de celles qui
ne font que l'environner. Mille chofes font indiffé-
rentes au toucher , à Touie, a la vue; mais il n'y a
prefque rien d'indifférent au goût. Déplus, Taéli-
vité de ce fens eft tonte phyfique & matérielle , il
eft le feul qui ne dit rien à l'imagination , du moins
celui dans les fenfations duquel elle entre le moins ^
au lieu que l'imitation & l'imagination mêlent fou^^
vent du moral à l'impreffion de tous les autres. Aufïï
généralement les cœurs tendres & voluptueux, les
cara6leres paflionnés & vraiment fenfibles, faciles à
émouvoir par les autres fens , font-ils affez tiédes fur
celui-ci. De cela même qui femble mettre le goûc
au deffous d'eux , & rendre plus méprifâble le pen-
chant qui nous y livre , je conclurois au contraire ,
que le moyen le plus convenable pour gouverner les
enfans eft de les mener par" leur bouche. Le mobile
delà gourmandife eft fur-tout préférable à celui de la-
vanité, en ce que la première eft un appétit de la na-
ture , tenant immédiatement au lens, & que la fé-
conde eft un ouvrage de l'opinion , Ci-'jet au caprice
des hommes & à toutes fortes d'abus. La gourman-
dife ell la paffion de l'enfance ; cette paftion ne tient
devant aucune autre; à la moindre concurrence elle
difparoît. Eh croyez -moi! l'enfant ne ceffera que
trop tôt de fonger à ce qu'il mange , & quand fou
cœur fera trop occupé, fon palais ne l'occupera gue-
res. Quand il fera grand , mille fentitriens impé-
tueux donneront le change à la gourmandife , & ne
feront qu'irriter la vanité ; car cette dernière pallion
feule
ou DE L'EDUCATION. 207
feule fait fon profit des autres , & à la fin les englou-
tit toutes. J'ai quelquefois exaininé ces gens qui
donnoient de l'importance aux bons morceaux, qui
fongeoient en s'é veillant à ce qu'ils mangeroient dans
la journée, & décrivoienc un repas avec plus d'exac-
titude que n'en met Polybe à décrire un combat. J'ai
trouvé que tous ces prétendus hommes n'étoient que
des enfans de quarante ans , fans vigueur & fans
confiftance, fruges confumere nati, La gourmandife
eft le vice des cœurs qui n'ont point d'étoffe. L'a-
me d'un gourmand eft toute dans fon palais, il n ell
fait que pour manger ; dans fa ftupide incapacité il
n'eft qu'à table à fa place , il ne fait juger que des
plats: laiiTons- lui fans regret cet emploi: mieux lui
vaut celui-là qu'un autre , autant pour nous que
pour lui.
Craindre que la gourmandife ne s'enracine dans un
enfant capable de quelque chofe , eft une précaution
de petit efprit. Dans l'enfance on ne fonge qu'à ce
ce qu'on mange ; dans i'adolefcence en n'y fonge
plus , tout nous efl bon , & l'on a bien d'autres af-
faires. Je ne voudrois pourtant pas qu'on allât faire
un ufage indifcret d'un reffort fi bas , ni étayer d'un
bon morceau l'honneur de faire une belle a6lion.
Mais je ne vois pas pourquoi , toute l'enfance n'étant
ou ne devant écre que jeux & folâtres amufemens ,
des exercices purement corporels n'auroient pas un
prix matériel & fenfible. Qii'un petit Majorquain ,
voyant un panier fur le haut d'un arbre, i'abbatte à
coups de fronde, n'tll-il pas bien jufte qu'il en pro-
fite , & qu'un bon déjeuner réparc la force qu'il ufe
à le gagner (25) V Qu'un jeune Spartiate à travers
les riiques de cent coups de fouet fe glilîe habilement
dans
(25") il y a bien des lîccles que les JM^jorqiiains ont pord«
an ulage; il cil ûa tcms iL la cd^ibiité de leurs Fiond*.ui<.
îo8 EMILE,
dans une cuifine, qu'il y vole un renardeau tout vi*'
vant, qu'en l'emportant dans fa robe il en foit égra-
tigné , mordu , mis en fang , & que pour n'avoir
pas la honte d'être furpris , l'enfant fe laifle déchirer
les entrailles fans fourGilicr, fans poufler un feul cri^
n'eft-il pas jufte qu'il profite enfin de fa proie, &
qu'il la mange après en avoir été mangé ? Jamais un
bon repas ne doit être une réeompenfe, mais pour-
quoi ne feroit-il pas l'effet des foins qu'on a pris pour
fe le procurer? Emile ne regarde point le gâteau que
j'ai mis fur la pierre comme le prix d'avoir bien cou-
ru; il fait feulement que le feul moyen d'avoir ce gâ-
teau efb d'y arriver plutôt qu'un autre.
Ceci ne contredit point les maximes que j'avançois
tout-à-l'heure fur la fimplicité des mecs ; car pour
flatter l'appétit des enfans , il ne s'agit pas d'exciter
leur fenfualité , mais feulement de la fatisfaire ; &
cela s'obtiendra par les chofes du monde les plus
communes , fi l'on ne travaille pas à leur rafiner h
goût. Leur appétit continuel qu'excite le befoin de
croître, elt un aflaifonnement lûr qui leur tient lieu
de beaucoup d'autres. Des fruits , du laitage , quel*
que pièce de four un peu plus délicate que le pain
ordinaire , fur- tout l'art de difpenfer fobrement tout
cela , voilà de quoi mener des armées d'enfans au
bout du monde , fans leur donner du goût pour les
favturs vives , ni rifquer de leur blazer le palais.
Une des preuves que le goût de la viande n'efl: pas
naturel à l'homme , efl l'indifférence que les enfans
ont pour ce mets-là , & la préférence qu'ils donnent
tous à des nourritures végétales , telles que le laita-
ge , la pâtifferie , les fruits, &c. Il importe fur-
tout de ne pas dénaturer ce goût primitif , & de ne
point rendre les enfans carnafllers : û ce n'eft pour
leur fanté, c'eft pour leur caraftere ; car de quelque
manière qu'on explique l'expérience , il efl: certain
que les grands mangeurs de viande font en général
cruels
ou DE L'EDUCATION. ao^
cruels & féroces plus que les autres hommes ; cette
pbfervation eft de tous les lieux & de tous les tems:
Ja barbarie anglôife efl connue (26); les Gaures , au
contraire, font les plus doux des hommes (27)»
Tous les Sauvages font cruels, & leurs mœurs ne ks
portent point à l'être , cette cruauté vient de leurs
alimens. Ils vont à la guerre comme à la chaflè, &
traitent les hommes comme les ours. En Angleterre
même les Bouchers ne font pas reçus en témoignage ,
non plus que les Chirurgiens ; les grands fcélerats s*en-
iiurciflènt au meurtre en buvant du fang. Homère
f^it des Cyclopes, mangeurs de chair, des homnies
aflFreux , & des Lotophages un peuple , ù aimable ,
qu'auflitôt qu'on ayoit effeyé de leur commerce, on
oublioit jufqu'à fon pays pour vivre avec eux.
„ Tu me demandes ," difoit Plutarque , „ pour-
„ quoi Pithagore s'abftenoit de manger de la chair
„ des bêtes; mais moi je te demande , au contraire,
„ quel courage d'homme eut le premier qui appro-
„ cha de fa bouche une chair meurtrie , qui brifa dé
„ fa dent les os d'une bête expirante , qui fit fervir
„ devant lui des corps morts , des cadavres, &en-
„ gloutit dîins fon eftomac des membres , qui le mo-
„ ment d'auparavant bêloient , mugiffoient , mar-
„ choient & voyoient ? Comment fa main put- elle
„ enfoncer un fer dans le cœur d'un être fenjQble ?
„, Comment fes yeux purent- ils .fupporter un meur-
j, tre? Comment put-il voir faigner , écorcher,. dé-
„ membrer un pauvre animal fans défenfe ? Com-
„ meut put-il fupporter fafpedt des chairs pantelan-
_^ . >, tes?
(26) Je fais qileJes Anglols vantent beaucoup leur humani-
té & le bon naturel de leur Nation , qu ils appellent Good natu-
tel people ; mais ils ont beau crier cela tant qu'ils peuvent,
petfonne ne le répète après eux.
, (27) Les Banians, qui s'abiliennent de toute chair ptiis fi-
verement que les Gaures, font prefque aufTi doux qu'eux;
hiais comme leur morale e(t moins pure & leur culte moins tai .
fonnable , ils nç font pas fi honnêtes-gens.
Tmt L O
9)
tels? Comment leur odeur ne lui fit-elle pas foulé*
ver le cœur ? Comment ne fut-il pas dégoûté , re*
pouffé , faifi d'horreur , quand il vint à manier
l'ordure de ces bleflures , à nécoyer le fang noir &
figé qui les couvroit ?
„ Les peaux rampoient fur la terre écorchées;- ' '
„ Les chairs au feu mugiflbicnt embrochées ;
, „ L'homme ne put les manger fans frémir,
,y Et dans fon fein les entendit gémir.
i, Voilà ce qu'il dut imaginer & fentir la premiè-
re fois qu'il furmonta la nature pour faire cet hor-
„ rible repas , la première fois qu'il eut faim d'une
„ bête en vie , qu'il voulut fe nourrir d'un animal
5, qui paiffuit encore, & qu'il dit comment il falloit
„ égorger, dépecer, cuire la brebis qui lui léchoit
yy les mains. C'eft de ceux qui commencèrent ces
^, cruels feftins , ôc non de ceux qui les quittent,
„ qu'on a lieu de s'étonner ; efiCore ces premiers-là
„ pourroient-ils juflifier leur barbarie par des exciifes
„ qui manquent à la nôtre , & dont le défaut nous
„ rend cent fois plus barbares qu'eux.
„ Mortels bien- aimés des Dieux , nous diroient
„ ces 'premiers hommes , comparez les tems ; voyez
„ combien vous êtes heureux À combien nous étions
„ miférables! La terre nouvellemeilt formée & l'air
„ chargé de vapeurs étoient encore indociles à l'or-
„ dre des faifons ; le cours incertain des rivières dé*
j, gradoit leurs rives de toutes parts: des étangs, des
3, lacs , de profonds marécages inondoient les trois
,, quarts de la furface du monde , l'autre quart étoit
,, couvert de bois (Scde forêts flériles. La terre ne
j, produifoit nuls bons fruits ; nous n'avions nuls in-
,,- flrumens de labourage, nous ignorions l'art de nous
5, en fervir , & le tems de la moiiTon ne venoit ja-
„ mais pour qui n'avoit rien fèmé. Ainfi la faim ne
„ nous quittoit point. L'hiver , la moufle & l'écorce
j, cits arbres ctoienc nos mets ordinaires^ Quelques
' „ raci-
nv DE L'EDUCATION an
y, racines vertes de chieh-dent & de bruyère étoient
^, pour nous un régal ; & quand les hommes avoient
,i pu trouver des feines , des noix & du gland ^ ils
,j en danfoient de joie autour d'un chêne ou d un hê-
yy tre au fon de quelque chanTon ruftique , appellant
j, la terre leur nourrice & leur mère; c^étoit-là leur
>, unique fête , c'étoient leurs uniques jeux: tout le
5^ relie de la vie humaine n'étoic que douleur, peine
j> & mifere.
„ Enfin, quand la terre dépouillée & nue ne nous
^, offroitplus rien, forcés d'outrager la nature pour
y, nous conferver , nous mangeâmes les compagnons
,, de notre mifere plutôt que de périr avec eux. Mais
5, vous, hommes cruels, qui vous force à verfer du
yy fang ? Voyez quelle affluence de biens vous envi-
j, ronne ! Combien de fruits vous produit la terre!
„ Que de richefles vous donnent les champs & les
,-, vignes ! Que d'animaux vous offrent leur lait pour
■„ vous nourrir , & leur toifon pour vous habiller 1
j, Que leur demandez - vous de plus , & quelle rage
5, vous porte à commettre tant de meurtres , raflâT-
j, fiés de biens & regorgeant de vivres? Pourquoi
,i mentez - vous contre notre mère en l'accufanc de
,, ne pouvoir vous nourrir ? Pourquoi péchez -vous
,', contre Cerés , inventrice des faintes loix , & con^
y^ tre le gracieux Bacchus, conlblateur des hommes,
j, comme fi leurs dons prodigués ne fuffifoient pas à
yy h confervation du genre humain? Comment avez-
„ vous le cœur de mêler avec leurs doux fruits des
j, oflemens fur vos tables , & de manger avec le lait
„ le fang des bêtes qui vous le donnent ? Les panthé-
;, res & les lions , que vous appeliez bêtes féroces ,
^y fuivenc leur inftinél par force & tuent les autres
yy animaux pour vivre. Mais vous , cent fois plus
^9 féroces qu'elles , vous combattez l'inftinél fans né-
„ ceffité pour vous livrer à vos cruelles délices ; les
j, animaux que vous mangez ne font pas ceux qui
„ mangent les autres ; vous ne les mangez pas ces
O â „ ani-
tiz
E M ILE
„ animaux carnaffiers , vous les imitez. Vous n*ave:^
„ faim que des bêtes innocentes & douces , qui ne
„ font de mal à perfonne , qui s'attachent à vous ,
5, qui vous fervent , & que vous dévorez pour prix
^, de leurs fervices.
jj, G meurtrier contre nature , (î tu t*obfl:ines à
yy foutenir qu'elle t'a fait pour dévorer tes femblables,
j, des êtres de chair & d os, fenfibles & vivans com-
5, me toi 9 étouffe donc l'horreur qu'elle t'infpire
j, pour ces affreux repaâ; tue les animaux toi-même,
j, je dis de tes propres mains, fans ferremens , fans
i, coutelas ; déchire-les avec tes ongles , comme fonc
„ les lions & les- ours ; mords ce bœuf & le mets en
„ pièces , enfonce tes griffes dans fa peau ; mange
„ cet agneau tout vif, dévore fes chairs toutes chau-
,, des, bois fon ame avec fon fang. Tu frémis, tu
„ n ofes fentir palpiter fous ta dent une chair vivan-
5, te ? Homme pitoyable l tu commences par tuer
,, l'animal , & puis tu le manges , comme pour le
,, faire mourir deux fois. Ce n'eft pas allez, la chair
,, morte te répugne encore , tes entrailles ne peuvent
„ la fupporter , il la faut transformer par le feu , la
j, bouillir , la rôtir , raifaifonner de drogues qui la
5, déguifent ; il te faut des Chaircuitiers, des Cuili-
„ fmiers, des RotifTeurs , ^es gens pour t'ôter fhor-
„ reur du meurtre & t'habiller des corps morts, afin
„ que le fens du goût trompé par ces déguifemens
„ ne rejette point ce qui lui efl étrange, & favçure
„ avec plaifir des cadavres dont fœil même eût pei*
j, ne à fouffrir l'alpeft".
, Quoique ce morceau foit étranger à mon fujet , je
n'ai pu réfifter à ia tentation de le tranfcrire, & je
crois que peu de Lecteurs m'en fauront mauvais gré.
Au refle , quelque forte de régime que vous don-
siez aux enfans, pourvu que vous ne les accoutumiez
qu'à des mets communs Se fimples , lailFez - les man-
ger , courir &. jouer tant qu'il leur plaît , & foyez
lurs qu'ils ne mangeroac jamais trop &. n'auront point
d'iu«
ou ©£ UEDUCATION. tlî^
d'indigeflions : mais fi vous les affamez la moitié du
tems, & qu'ils trouvent le moyen d'échapper à votre
vigilance , ils fe dédomageront de toute leur force , ils
mangeront jufqu'à regorger, jufqu'à crever. Notre
appétit n'eft démefuré que parce que nous voulons lui
donner d'autres régies que celles de la Nature. Tou-
jours réglant, prefcrivant , ajoutant, retranchant,
nous ne faifons rien que la balance à la main ; mais
cette balance eft à la mefure de nosfantaifies, & non
pas à celle de notre ellomac. J'en reviens toujours z
mes exemples. Chez les Payfans,la huche & Je frui-
tier font toujours ouverts , & les en fans , non plus que
ies hommes , n'y favent ce que c'eft qu'indigeftions.-
S'il arrivoit pourtant qu'un enfant mangeât trop ,
ce que je ne crois pas poiTible par ma méthode , avec
des amufemens de fon goût, il efl: iiaifé delediftraî-
re , qu'on parviendroit à l'épuifer d'inanition fans qu'il
y fongcàt. Comment des moyens fi fûrs & li faciles
échappent- ils à tous les Inflituteurs? Hérodote racon-
te que les Lydiens , prefics d'une extrême difette , s'a-
viferent d'inventer les jeux ôl d'autres divertiffemens
aveclefquels ils donnoient le change à leur faim, 6i
pailbient des jours entiers fans fonger à manger (28).
Vos favans Inllituteurs ont peut-être lu cent fois ce
palfage, fans voir l'application qu'on en peut faire
aux enfans. Quelqu'un d'eux me dira peut-être qu'ua
enfant ne quitte pas volontiers fon dîner pour aller
étudier fa leçon. Maître, vous avez raifonj je ne
penfois pas à cet amufement-là.
Le fens de l'odorac cil au goût ce que celui de la
vue
(28) Les anciens lliltoriens font remplis de vue-, donc on
poiinoit faire ur.gc, quand même les fiiits qui les prélVucer.ç
feroient faux: mais non? ne favons tirer aucun vrai parti de
l'Hilloire; la crititiuc d'érmlitinn abforbc tout, comme s'il
impoKoit beaucoup qu'un fait fût vrai, pourvu qu'on en put
tirer une indruiftion utile. Les bomi"cs fenfés doivent repar-
der l'Hilloire comme un tilTu de fables dont la u.ut*ic çi\ ucs-
iippropricie au cceui humain.
2 orne L O 3
£14 E M r LE,
vue efl au toucher: il le prévient, iU'avertit de la ma*
niere dont telle ou telle fubftance doit l'afFtfter , &
difpofc à la rechercher ou à la fuir, félon l'impreffion
qu'on en reçoit d'avance. J'ai oui dire que les Sauva-
ges avoient l'udorat tout autrement affe6lé que le nô-
tre, & ju2;eoient tout différemment des bonnes &
des mauvaifes odeurs. Pour moi , je le croirois bien*
Les odeurs par elles-mêmes font des fenfations foi-
blçs; elles ébranlent plus l'imagination que lefens,(S$
n'affc61ent pas tant par ce qu'elles donnent que par
ce qu'elles font attendre. Cela fuppofé , les goûts des
uns devenus, par leurs manières de vivre, fi differens
des goûts des autres , doivent leur faire porter des ju-
Femens bien oppofés des faveurs, & par conféquent
des odeurs qui les annoncent. Un Tartare doit flairer
avec autant de plaifir un quartier puant de cheval
mort, qu'un de nos chaflèurs une perdrix à moitié
pourrie.
Nos fenfations oiftufes, comme d'être embaumé
des fleurs d'un parterre, doivent être infeiifibles à des
hommes qui marchent trop pour aimer à fe prome-
ner , & qui ne travaillent pas allez pour fe faire une
volupté du repos. Des gens toujours affamés ne fau-
roient prendre un grand plaifir à des parfums qui
n'annoncent rien à manger.
L'odorat e(l le fens de l'imagination. Donnant aux
nerfs un ton plus fort , il doit beaucoup agiter le cer-
veau ;c'e{t pour cela qu'il ranime un moment le tem-
pérament & l'épuife à la longue. Il a dans l'amour
des effets affez connus ; le doux parfum d'un cabinet
de toilette n'ell pas un piège auffi foible qu'on pen-
fe; &je ne fais s'il fiiut féliciter ou plaindre l'hom-
me fage & peu fenfible, que l'odeur des fleurs que fa
Maîirefle a fur le fein ne fit jamais palpiter.
L'odorat ne doit pas être fort aétif dans le premief
âge, où l'imagination que peu de paflions ont encore
anitiîéen'eftgueresfufceptible d'émotion, & où l'on
n'a pas encore affez d'expérience pour prévoir avec
un
etr DE L'EDUCATION. 215
un fens ce que nous en promet un autre. Aufîi cette
conféquence eft-elle parfaitement confirmée par l'ob-
fervation ; & il eft certain que ce fens tft encore ob-
tus & prefque hébété chez la plupart des enfans.Non
que la fenfation ne foit en eux auiîi fine & peut-être
plus que dans les hommes; mais parceque, n'y joi-
gnant aucune autre idée , ils ne s'en affeélent pas aifé-
ment d'un fentiment de plaifir ou de peine , & qu'ils
n'en font ni flattés ni bleflcis comme nous. Je crois
que fans fortir du même fyfl.ême , & fans recourir à
l'anatomie comparée des deux fexes, on trouveroit
aifément la raifon pourquoi les femmes en général
s'afFeftent plus vivement des odeurs que les hommes.
On dit que les Sauvages du Canada fe rendent dès
leur jeunefle l'odorat fi fubtil, que, quoiqu'ils aient
des chiens, ils ne daignent pas s'en fervir à la chafle,
& fe fervent de chiens à eux-mêmes. Je conçois en
effet que fi l'on élevoit les enfans à éventer leur di-
ner , comme le chien évente le gibier , on parvien-
droit peut être à leur perfe6lionner l'odorat au même
point; mais je ne vois pas au fond qu'on puifleeneux
tirer de ce fens un ufage fort utile, (i ce n'eft pour
leur faire connoitre fes rapports avec celui du goût»
La Nature a pris foin de nous forcer à nous mettre au
fait de ces rapports. Elle a rendu l'aftion de ce der-
nier fens prefque infcparable de celle de l'autre en
rendant leurs organes voifins, & plaçant dans labou*
che une communication immédiate entre les deux, en
forte que nous ne goûtons rien fans le flairer. Je vou-
drois feulement qu'on n'alteràt pas ces rapports natu-
rels pour tromper un enfant en couvrant , par exem-
ple, d'un aromate agréable le déboire d'une médeci*
ne; car la difcorde des deux fens eft trop grande alors
pour pouvoir l'abufer; le fens le plus aftif abforbanc
l'effet de l'autre , il n'en prend pas la médecine avec
moins de dégoût ; ce dégoût s'étend à toutes les fen-
fations qui le frappent en même-tems ; à la préfence
de la plus foible fon imagination lui rappelle auffi
O 4 l'uu-
2i6 EMILE,
l'autre ; un parfum très-fuave n'efl: plus pour lui qu'u-
ne odeur dégoûtante, & c'efl ainfi que nosindifcre-
tes précautions augmentent la fomme des fenfations
déplaifantes aux dépens des agréables.
11 me refte à parler dans les livres fuivansde la cul-
ture d'une efpece de fixieme fens appelle fens-com-
mun , moins parce qu'il eft commun à tous les hom-
mes , que parce qu'il refulte de l'ufage bien réglé des
autres fens ,& qu'il nous inllruit de la nature des cho-
fes par le concours de toutes leurs apparences. Ce
fixieme fens n'a point par conféquent d'organe parti-
culier ; il ne réfide que dans le cerveau , & fes fenfa-
tions purement internes s'appellent perceptions ou
idées. C'efl: par le nombre de ces idées que fe mefure
l'étendue de nos connoiflances ; c'eft leur netteté,
leur clarté qui fait la juflefle de Tefprit ; c'efl: l'art de
les comparer entre elles qu'on appelle raifon humai-
ne. Ainfi ce que j'appellois raifon fenfitive ou puéri-
le, confifle à former des idées fimples par le concours
de plufieurs fenfations, & ce que j'appelle raifon in-
telleduelle ou humaine, confille à former des idées
complexes par le concours de plufieurs idées fimples.
Suppofant donc que ma méthode foit celle de la
î^Jature & que je ne me fois pas trompé dans l'appli-
cation , nous avons amené notre Elevé à travers les
pays des fenfations jufqu'aux confins de la raifon
puérile : le premier pas que nous allons faire au de-
là doit être un pas d'homme. Mais avant d'entrer
dans cette nouvelle carrière, jettons un moment les
yeux fur celle que nous venons de parcourir. Cha-
que âge , chaque état de la vie a fa perfeftion con-
venable , fa forte de maturité qui lui eft propre. Nous
avons fouvent oui parler d'un homme-fait, mais con-
fiderons un enfant-fait: ce fpeftacle fera plus nouveau
pour nous, & ne fera peut-être pas moins agréable.
L'exifl:ence des êtres finis eft li pauvre & fi bor-
née, que quand nous ne voyons que ce qui efl:, nous ne
fommes jamais émus. Ce font kschioieres qui ornent
les
ou DE L'EDUCATION. ai^
<cs objets réels , & û l'imagination n'ajoute un char-
me à ce qui nous frappe , le flérile plaifir qu'on y
prend fe borne à l'organe, & laifTe toujours le cœur
froid. La terre parée des tréfors de l'automne étale
une richefle que l'œil admire.', mais cette admiration
n'eft point touchante; elle vient plus de la réflexion
que du fentiment. Au printems la campagne preique
nue n'efl encore couverte de rien ; les bois n'offrent
point d'ombre, la verdure ne fait que de poindre, &
le cœur eft touché à fon afpeél. En voyarit renaître
ainfl la nature on iè fent ranimer foi-méme ; l'image
du plaifir nous environne : Ces compagnes de la vo-
lupté, ces douces larmes toujours prêtes à fe joindre
à tout fentiment délicieux , font déjà fur le bord de
nos paupières ; mais l'afpeél des vendanges a beau être
animé, vivant, agréable; on le voit toujours d'un
œil fec.
Pourquoi cette différence ? c'eft qu'au fpe6lacle du
printems l'imagination joint celui des faiibns qui le
doivent fuivre; à ces tendres bourgeons que l'œil ap^
perçoit, elle ajoute les fleurs, les fruits, les ombra-
ges, quelquefois les m^fleres qu'ils peuvent couvrir.
Elle réunit en lui point des tems qui fe doivent fuccé-
der, & voit moins les objets comme ils feront que
comme elle les defire, parcequ'il dépend d'elle de les
choifir, En automne -au contraire, on n'a plus à voir
que ce qui efl:. Si l'on veut arriver au printems, l'hi-
ver nous arrête, & l'imagination glacée expire fur la
neige & fur les frimats.
Telle eft la fource du charme qu'on trouve à con-
templer une belle enfance, préfcrablement à la per-
fe6lion de l'âge mùr. Quand eft-ce que nous goûtons
un vrai plaifii- à voir un homme? c'efb quand la mé-
moire de fes allions nous fait rétrograder fur fa vie &
le rajeunit, pour ainfi dire, à nos yeux. Si nous fom-
mes réduits à le conliderer tel qu'ilell:, ou à le fup-
pofer tel qu'il fera dans fa vieilleiTe, l'idée de la na-
^uve déclinante efface tout notre plaifir. Jl n'y en a
P 5 point
2i8 E M I L E,
point à voir avancer un homme à grands pas vers 1^
tombe , (S: l'image de la mort enlaidie tout.
Mais quand je me figure un enfant de dix à douze
ans, vigoureux, bien formé pour fon âge , il ne me
fait pas naître une idée qui ne foie agréable , foit pour
le préfent, Ibit pour l'avenir: je le vois bouillant, vif,
animé, fans fouci rongeant, fans longue & pénible
prévoyance; tout entier à fon être aftuel, & jouif*
lant d'une plénitude de vie qui femble vouloir s'éten-
dre hors de lui. Je le prévois dans un autre âge exer-
çant le fens, l'efprit, les forces qui fe développent en
lui de jour en jour, & dont il donne à chuque inftant
de nouveaux indices : je le contemple enfant , & il
me plaît: je l'imagine homme, & il me plaît davan-
tage; fon fang ardent femble réchauffer le mien; je
crois vivre de la vie & fa vivacité me rajeunit.
L'heure fbnne , quel changement ! A l'inUant fon
csil fe ternit, fa gaité s'efface, adieu la joie, adieu
les folâtres jeux. Un homme févere ôi. fâché le prend
parla main, lui dit gravement, allons Monfieur^ ôç
l'emmené. Dans la chambre où ils entrent j'entrevois
des livres. Des livres! quel trille ameublement pour
fon âge! le pauvre enfant fe laifle entraîner, tourne
un œil de regret fur tout ce qui l'environne, fe taît,
& part les yeux gonflés de pleurs qu'il n'ofe répan-
dre, & le coeur gros de foupirs<qu'il n'ofe exhciler.
O toi qui n'as rien de pareil à craindre, toi pour-
qui nul tems de la vie nVH: un tems de gêne & d'en-
nui, toi qui vois venir le jour fans inquiétude, la
nuit fans impatience, & ne comptes les heures que
par tes plaifirs , viens mon heureux , mon aimable
Elevé , nous confoler par ta préfence du départ de
cet infortuné, viens.... il arrive, & je fens à fon ap-
proche un mouvement de joie que je lui vois parta-
ger. C'efl: fon ami, fon camarade, c'efl: le compa-
gnon de fes jeux qu'il aborde ; il eft bien fur en me
voyant qu'il ne reftera pas long-tems fans amufe-
çn^t ; nous ne dépendoîis jamais fun de l'autre ,
OTT DE L'EDUCATION. aip
mais nous nous accordons toujours , & nous ne
femmes avec perfonne auffi bien qu'enfemble.
Sa figure, fon port, fa contenance annoncent l'af-
furance & le contentement ; la fanté brille fur fon vi-
fage; fes pas affermis lui donnent un air de vigueur;
fon teint délicat encore làns être fade n'a rien d'une
mollefle efféminée, l'air & le foleil y ont déjà mis
l'empreinte honorable de fon fexe ; Ces mufcles enco-
re arrondis commencent à marquer quelques traits
d'une phyfionomie naiflànte ; fes yeux que le feu du
fentiment n'anime point encore, ont au moins toute
leur férénité native (29); de longs chagrins ne les
on; point obfcurcis , des pleurs fans fin n'ont point
filloné (es joues. Voyez dans fes mouvemens prompts,
mais fûrs, la vivacité de fon âge, la fermeté de l'in-
dépendance, l'expérience des exercicesmultiplies.il a
fair ouvert & libre , mais non pas infolent ni vain ; fon
vifage qu'on n'a pas collé fur des livres ne tombe point
fur Ion eftomacron n'a pas befoin de lui dirCy levez la
tête; lahontenilacfainte ne la lui firent jamais baiifer.
Faifons-lui place au milieu de l'alTemblée ; Mef-
fieurs , examinez-le, interrogez - le en toute toute
confiance; ne craignez ni fes importiinités , ni fon
babil , ni fes queflions indifcretes. N'ayez pas peur
qu'il s'empare de vous, qu'il prétende vous occuper de
lui feul , 6c que vous ne puiliiez plus vous en défaire.
N'attendtz pas, non plus, de lui des propos agréa-
bles, ni qu'il vous dife ce que je lui aurai difte ;n'en
aitendez que la vérité naïve <& fimple, fins orne-
ment, fans apprêt, fans vanité, il vous dira le mal
qu'il a fait ou celui qu'il penfe, tout aulfi librement
que le bien, f:\ns s'embarrafTer en aucune forte de
l'effet que fera fur vous ce qu'il aura dit ; il uferade la
parole dans toute la ûmplicjtede fa première inllitution.
Von
(29) Natta. J'emploie ce mot dans une accepiion ita'ienue,
faute de lui trouver un fynonyme en fiançois. Si J'iti tOi[i,
^cu iaiportc, pourvu qu'on m'entendç. . '
220 EMILE,
L'on aime à bien augurer des enfans , & Ton a
toujours regret kjce flux d'inepties qui vient prefquc
toujours renverfer les efpérances qu'on voudroit tirer
de quelque heureufe rencontre, qui par hafard leur
tombe fur la langue. Si le mien donne rarement de
telles efpérances , il ne donnera jamais ce regret; car
il ne dit jamais un mot inutile, & ne s'épuile pas fur
un babil qu'il fait qu'on n'écoute point. Ses idées
font bornées, mais nettes; s'il ne fait rien par cœur,
il fait beaucoup par expérience. S'il lit moins bien
qu'un autre enfant dans nos livres, il lit mieux dans
celui de la nature; fon efprit n'eft pas dans fa langue,
mais dans fa tête ; il a moins de mémoire que de ju-
gement; il ne fait parler qu'un langage, mais il en-
tend ce qu'il dit, & s'il ne dit pas li bien que les au-
tres difent, en revanche il fait mieux qu'ils ne font.
11 ne fait ce que c'eft que routine , ufage , habitu-
de; ce qu'il fit hier n'influe ppint fur ce qu'il fait au-
jourd'hui (30); il ne fuit jamais de formule, ne cède
point à fautorité ni à l'exemple, ,& n'agit ni ne par-;
le que comme il lui convient. Ainfi n'attendez pas
de lui des difcours diiSlés ni des manières étudiées,
mais, toujours rexprelTion fidèle de fes idées, & h
conduite qui naît de fes penchans.
Vous lui trouvez un petit nombre de notions mo-
rales qui fe rapportent à fon état actuel , aucune Cux
l'état relatif des hommes ; & dequoi lui ferviroient-
(30) L'attrait de l'habitude vient de In parefle naturelle à
l'homme, 5ç cette parefle augmente eq s'y livrant: on fait plus
aifément ce qu'on a déjà fait, la route étant frayée en devient
F lus facile à fuivre. AulTi peut-on remarquer que l'empire de
habitude efl: très-grand fur les Vieillards & fur les gens indo-
Icns, très-petit % la Jeunelfe & fur les gens vifs. Ce régimç
n'eft bon qu'aux âmes fotbte;, & les afFoiblit davantage de
jour en jour. La feule habitude utile aux enfans e^de s'aflcc-
vir fans peine à la néceflité des chofes , & la feule habitude
Utile aux hommes . eft de s'affervir fa^ns peine è la raifpn.
Toute àutie habitudf çft \m vice.
ou DE L'EDUCATION. 221
cites, puifqu'un enfant n'efl pas encore un membre
aélif de la fociété? Parlez- lui de liberté, de propriété,
de convention même: il peut en favoir jufques-là; il
fait pourquoi ce qui efl: à lui efl à lui , & pourquoi ce
qui n'eft pas à lui n'eit pas à lui. PaiTé cela, il ne fait
plus rien. Parlez-lui de devoir , d'obéifTance, il ne
fait ce que vous voulez dire ; commandez-lui quelque
chofe, il ne vous entendra pas; mais dite» -lui; (i
vous me faiflez tel plaifir , je vous le rendrois dans
foccafion: à l'inftant il s'emprelTera de vous com-
plaire ; car il ne demande pas mieux que d'étendre
ion domaine , & d'acquérir fur vous des droits qu'il
fait être inviolables. Peut- être même n'efl-il pas fâ-
che de tenir une place , de faire nombre , d'être
compté pour quelque chofe ; mais s'il a ce dernier
motif, le voilà déjà forti de la nature, (S: vous n'avez
pas bien bouché d'avance toutes les portes de la vanité.
De Ton côté, s'il a befoin de quelque affiflance, il
la demandera indifféremment au premier qu'il ren-
contre, il la demanderoit au Roi comme à fon la-
quais: tous les hommes font encore égaux à fes yeux.
Vous voyez à l'air dont il prie , qu'il fent qu'on ne
lui doit rien. Il fait que ce qu'il demande efl: une grâ-
ce, il fait aufli que l'humanité porte à en accorder.
Ses exprelîjons font fimples & laconiques. Sa voix ,
fon regard, fon gefl:e, font d'un être également ac*
coutume à la complaifance & au refus. Ce n'efl ni
larempante & fervile foumilTion d'un erclave,ni l'im-
périeux accent d'un Maître ; c'efl: une modefte con-
fiance en fon femblable , c'efl; la noble & touchante
douceur d'un être libre, mais fenfible <Si foible, qui
implore l'affillance d'un être libre , mais fort & bien-
faifànt. Si vous lui accordez ce qu'il vous demande ,
il ne vous remerciera pas , mais il fcntira qu'il a con-
trafté une dette. Si vous le lui refufcz, il ne fe plain-
dra point, il n'infiftcra point, il fait que cela feroit
inutile: il ne le dira point; on m'a refufé: mais il fe
dirai ^^^^ ne pouvoit pas être; «1, comme je l'ai
déjà
t2t È M î L E j c
déjà dit, on ne fe mutine guère contre la néceflîté
bien reconnue.
. Laiflez-le Teul en liberté, voyez-le agir fans lui
r1éh dire ; confîderez ce qu'il fera & comme il s'y prea-
lira. N'ayant pa's befoin de fe prouver qu'il eft libre,
îl ne fait jartiais rien par étourderie, & feulem'ettt
pour faire un aâ;e de pouvoir fur lui-même ; ne fait-
il pas qu'il eft toujours maître de lui? Il eft alerte,
léger, difpos; fes mouveraens ont toute la vivacité
de fon âge^ mais vous n'en voyez pas un qui n'ait
iine fin. Quoi qu'il veuille faire, il n'entreprendra
Jamais ridn qui foit au-deïTus de fe<; forces, car il les
a bien éprouvées & les connoîc ; fes moyens font
toujours appropriés à fes defleins, & rarement il agi-
ra lans être affuré du fuccès. Il aura l'œil attentif 65
judicieux; il n'ira pas niaifement interrogeant les au-
tres fur tout ce qu'il voit, mais il l'examinera lui-
même, & fe fatiguera pour trouver ce qu'il veut ap-
prendre, avant de le demander. S'il tombe dans des
embarras imprévus, il fe troublera moins qu'un au-
tre ; s'il y a du rifque il s'effrayera moins auiTi.
Comme fon imagination refte encore inad:ive &
qu'on n'a rien fait pour l'animer, il ne voit que ce
qui eft, n'cftime les dangers que ce qu'ils valent, <Sc
garde toujours foh.fang-froid. La ncceffité s'appéfafl-
tit trop fouvent fur lui pour qu'il regimbe encore
contre elle; il en porte le joug dès fâ nailTanee, l'y
voilà bien accoutumé; il eft toujours prêt à tout.
Qu'il s'occupe ou qu'il s'amufe , l'un & l'autre eft
égal pour lui, fes jeux font fes occupations, il n'y
fent point de différence. 11 met à tout ce qu'il fait
un intérêt qui fait rire & une liberté qui plaît, en
montrant à la fois le tour de fon efprit & la fphère
de fes cotinoiflances. N'eft-ce pas le fpeftacle dé
cet âge , un fpedacle charmant & doux de voir un
joli enfant, l'œil vif «Si gai, l'air content «Se ferein^
la phifionomie ouverte & riante, faire en fe jouant
les chofes les plus férieufes, ou profondément oc-
cupé des plus frivoles amufcmens?
Voulez-vous à préfent le juger par comparaifon?
A'îêlez-Ie avec d'autres enfans, «Se laiflez-le faire.
Vous verrez bientôt lequel eft le plus vraiment for-
mé, lequel approche le mieux de la perfedlion de
leur âge. Parmi les enfans de la ville nul n'efi: plus
adroit
I
ot? DE L'EDUCATION. 6s|
adroit que lai, mais il efl plus fort qu'aucun autre.
Parmi de jeunes payfans, il les égale en force & les
pafle en adrelTe. Dans tout ce qui eft à portée de l'en*
fance, il juge, il raifonne, il prévoit mieux qu'eux
tous. Eft-il queftion d'agir, de courir, de fauter,
d'ébranler des corps, d'enlever des mafles, d'eftimer
des diftances, d'inventer des jeux, d'emporter des
prix? on diroit que la nature cft à fes ordres, tant il
feit aifément plier toute chofe à fes volontés. 11 eft
fait pour guider, pour gouverner fes égaux; le ta-
lent, l'expérience lui tiennent lieu de droit & d'au*
Éorité. Donnez-Iui l'habit & le nom qu'il voUs plaira,
peu importe; il primera par-tout, il deviendra par-
tout le chef des autres; ils fentirOnt toujours fa lu*
f)ériorité fur eux* Sans vouloir commander ii fera le
maître , fans croire obéir ils obéiront.
11 eft parvenu à la maturké de l'enfance, il a véca
de la vie d'un enfant, il n'a point acheté la perfec-
tion aux dépens de fon bonheur: au contraire, ils
ont concouru l'un à l'autre. En acquérant toute la
raiibn de fon âge , il a été heureux & libre autnnt que
fa conftitution lui permet de l'être. Si la fatale faux
vient moiflbnner en lui la fleur de nos efperances,
nous n auroTis point à pleurer h la fois fa vie & fa
ftiort , nous n'aigrirons point nos douleurs du fouve-
ftir de celles que nous lui auront caufées; nous noui
dirons; au moins il a joui de fon enfance; nous nô
lui avons rien fait perdre de ce que la nature lui a*
Voie donné»
Le grand inconvénient de cette première éduca-
catlon,eft qu'elle n'elt fenfiblc qu'aux hommes clair-
voyans, & que dans un enfant élevé avec tant de
foin , des yeux vulgaires ne voyent qu'un poliçon. Vu.
Précepteur fonge à Ion intérêt plus qu'à celui de fon
Difciple, il s'attache à prouver qu'il ne perd pas foh
lems & qu'il gagne bien l'argent qu'on lui donne; il
le pourvoit d'un acquis de facile étalagea qu'on puif-
fe montrer quand on veut; il n'importe que ce qu'il
lui apprend loit utile pourvu qu'il fc voye nifémcnt.
Il r.ccumule fans choix, fans difcernement, cent fa-
tras dans fa mémoire. Quand il s'agit d'cxaininer
l'enfant, on lui fiit déployer fa marchandifc, il l'é-
talé, on eft content, puis il replie (on balot & s'en
va. Mon élève n'eft pas fi riche, il n'a point de ba-
loc
^24 E M I L B,
lot à déployer, il n'a rien à montrer que lui-mêra&i
Or un enfant, non plus qu'un homme, ne fe voie
pas en un moment. Oh font les Obfervateurs qui fâ-
chent failir au premier coup d'oeil les traits qui le ca-
raftérifent? Il en eft, mais il en eft peu, & fur cenc
mille pères, il ne s'en trouvera pas un de ce nombre.
Les quellions trop multipliées ennuyent & rebu-
tent tout le monde, à plus forte raifon les enfans»
Au bout de quelques minutes leur attention le laffe^
ils n'écoutent plus ce qu'un obftiné queftionneur leur
demande , & ne répondent plus qu'au hafard. Cette
manière de les examiner eft vaine & pédantefque;
îbuvent, un mot pris à la volée peint mieux leur fens
& leur efprit que ne feroient de longs difcours : mais
il faut prendre garde que ce mot ne foit ni difté ni
fortuit. Il faut avoir beaucoup de , jugement foi-mê-^
me pour apprécier celui d'un enfant.
j'ai oui raconter à feu Milord Hyde, qu'un de fes
amis revenu d'Italie après trois ans d'ablencei vou-
lut examiner les progrès de fon fils âgé de neuf à dix
ans. Ils vont un foir fe promener, avec fon Gouver-
neur & lui, dans une plaine où des Ecoliers s'amu-
foient à guider des cerf-volans. Le perc en palTanc
dit à fon fils, où ejl le cerf -volant dont 'milà l'ombre^
fans héfiter, fans lever la tête, l'enfant dit,/Mr û
grand chemin. Et en effet, ajoùtoit Milord Hyde, lé
grand chemin étqit entre le fol eil & nous. Le père â
ce mot embrafle fon fils, & finiflant-lA fon examen i
s'en va fans rien dire. Le lendemain il envoya au
Gouverneur l'afte d'une peniion viagère outre fes
appointemens.
Quel homme que ce pere-là , & quel fils lui étoit
promis? La queftion eft précifement de l'âge; la ré-
ponie eft bien fimple ; mais voyez quelle netteté de
Judiciaire enfantine elle fuppofe! C'eft ainfique \'E»
ieved'Ariftote apprivoifoit ce Courfier célèbre qu'au-
cun Ecuycr n'avoit pu dompter.
FIN
du Livre deuxième 6f du Tome premier. Partie Fre»
miere»
b
EMILE,
o u
DE L'ÉDUCATION.
TOME PREMIER
Seconde Partie.
I
EMILE,
o u
DE L'ÉDUCATION.
PAR
JEAN JACQUES ROUSSEAU,
C I T 0 T E N DE GENÈVE.
Sanabilibus aegrotamus malis : ipfaque nos in reélum
genitos natura, fi emendari vellmus , juvat.
Senec. de ira. L. Il, c. 13.
TOME PREMIER
Seconde Partie.
Selon la Copie de
PARIS.
Avec Permiflion tacite pour le Libraire.
JNI D C C L X I I.
jr^mr Z.Jkrt. JZ. Jkû. I.
PIEItMES,I.iTreIJ
n.sM^vj^
EMILE,
o u
DE L'ÉDUCATION.
LIVRE TROISIEME.
'■^^•UoiQ.UE jufqu'à l'adolefcence tout le cours
de la vie foit un tems de foibleffe , il eft
un point dans la durée de ce premier âge
où , le progrés des forces ayant pafle ce-
lui des befoins , l'animal croiflànt , encore abfolu-
ment foible , devient fort par relation. Ses befoins
n'étant pas tous développés, fes forces adluelles font
plus que fuffifantes pour pourvoir à ceux qu'il a.
Comme homme il feroit très foible j comme enfant il
eft très -fort.
D'où vient la foiblefTe de l'homme? De l'inégalité
qui fe trouve entre ù force & fes defirs. Ce font
nos palTions qui nous rendent foibles , parce qu'il
faudroit pour les contenter plus de forces que ne
nous en donna la Nature. Diminuez donc les defirs»
c'cd comme fi vous augmentiez les forces ; celui qui
peut plus qu'il ne defire , en a de refte : il eft certai-
nemtiK un être très -fort. Voilà le troiOéme état dé
Tome I, Partie IL A l'en-
s EMILE,
Tenfance & celui dont j'ai maintenant à parler. Je
continue à l'appcller enfance, faute de terme propre
à l'exprimer; car cet âge approche de i'adolefcence ,
fans être encore celui de la puberté.
A douze ou treize ans les forces de l'enfant fe dé-
veloppent bien plus rapidement que Tes befoins. Le
plus violent , le plus terrible ne s'eft pas encore fait
fentir à lui ; l'organe même en relie dans l'imperfec-
tion , Ck lemble pour en fortir attendre que fa volonté
l'y force. Peu fenfible aux injures de l'air & des fai-
fons , fa chaleur naiifante lui tient lieu d'habit, fon
appétit lui tient lieu d'aiîaifbnnement ,* tout ce qui
peut nourrir eil bon à fon âge; s'il a forameil , il s'é-
tend fur la terre & dort ; il fe voit par-tout entouré
de tout ce qui lui eft néceffaire ; aucun belbin imagi-
naire ne le tourmente; l'opinion ne peut rien fur lui;
fes delirs ne vont pas plus loin que fes bras: non-feu-
kment il peut fe fuffire à lui-même, il a de la force
au - delà de ce qu'il lui en faut ; c'efl; le feul tems de
îh vie où il fera dans ce cas.
Je preilens l'objeftion. L'on ne dira pas que f en-
fant a plus de befoins que je ne lui en donne, mais
on niera qu'il ait la force que je lui attribue : on ne
fongera pas que je parle de mon élevé , non de ces
poupées ambulantes qui voyagent d'une chambre à
l'autre, qui Jubourcnt dans une caiffe, & portent des
fardeaux de carton. L'on me dira que la force vi-
rile ne femanifefte qu'avec la virilité, que les efprits
vitaux élaborés dans les vaiffeaux convenables & ré-
pandus dans tout le corps , peuvent feuls donner aux
mufcles la confiftance , l'aélivité , le ton , le reffort
d'où refaite une véritable force. Voilà la philofo-
phie du cabinet , mais moi j'en appelle à l'expérien-
ce. ]e vois dans vos campagnes de grands garçons
labourer, biner, tenir la charrue, charger un ton-
neau de vin , mener la voiture tout comme leur pè-
re i on les prçndroi: pgur des hommes j il le Ibn de
leur
ou i3e UEDUCATION. 5
leur voix ne les trahiiïbit pas. Dans nos villes mê-
mes de jeunes ouvriers , forgerons, taillandiers, ma-
réchaux , font prefque auffi robuftes que les maîtres,
& ne feroient gueres moins adroits fi on les eût exer-
cés à tems. S'il y a de la différence , & je conviens
qu'il y en a , elle eft beaucoup moindre , je le répè-
te , que celle des defirs fougueux d'un homme aux
defirs bornés d'un enfant. D'ailleurs il n'efl: pas ici
queftion feulement de forces phyfiques , mais fur-tout
de la force & capacité de l'efprit qui les fupplée ou
qui les dirige.
Cet intervalle où l'individu peut plus qu'il nedefire
bien qu'il ne foit pas je tems de fa plus grande force
abfolue , efl , comme je l'ai dit , celui de fa plus
grande force relative. Il eft le tems le plus précieux
delà vie; tems qui ne vient qu'une feule fois; tems
très-court , & d'autant plus court , comme on verra
dans la fuite, qu'il lui importe plus de le bien em-
ployer.
Que fera-t-il donc de cet excédent de facultés &
de torces qu'il a de trop à préfent , & qui lui man-
quera dans un autre âge "? 11 tâchera de l'employer à
•des foins qui lui puiflent profiter au befoin. Il jette-
ra, pour ainfi dire, dans l'avenir le fuperflu de fon
être aéluel : l'enfant robufte fera des provifions pour
l'homme foible: mais il n'établira fes magafins ni dans
des coffres qu'on peut lui voler , ni dans des granges
qui lui font étrangères ; pour s'approprier véritable-
ment fon acquis , c'eft dans fes bras , dans fa tête,
c'tft dans lui qu'il le logera. Voici donc le tems des
travaux , des inftruftions , des études ; & remar-
quez que ce n'eft pus moi qui fais arbitrairement ce
choix, c'eft la Nature elle-même qui findique.
L'intelligence humaine a fes bornes , & non-(euIe-
.ment un homme ne peut pas tout favoir , il ne peut
pas même favoir en entier le peu que favent les autres
hommes. Puifque la contradidoire de chaque pro-
A 2, po-
4 EMILE,
poficion faufTe efl: une vérité , le nombre des verite'â
ed inépuifable comme celui des erreurs. Il y a donc
un choix dans les chofes qu'on doit enfeigner , ainfi
que dans le tems propre à les apprendre. Des con-
noilTances qui font à notre portée , les unes font fauf-
fcs, les autres font inuiiics, les autres fervent à nour-
rir l'orgueil de celui qui les a. Le petit nombre de
celles qui contribuent réellement à notre bien-é^e efl:
feul digne des recherches d'un homme fage , & par
conféquent d'un enfant qu'on veut rendre tel. Il ne
s'agit point de favoir ce qui eft, mais feulement ce
qui e(t utile.
De ce petit nombre il faut ôter encore ici les vé-
rités qui demandent pour être comprifes un entende-
ment déjà tout formé ; celles qui fuppofent la con-
lîoilTance des rapports de l'homme , qu'un enfant ne
peut acquérir ; celles qui, bien que vraies en elles-
mêmes , difpofent une ame inexpérimentée à penfer
faux fur d'autres ftijcts.
„ Nous voilà réduits à un bien petit cercle relative-
ment à l'txKtence des chofes; mais que ce cercle for-
me encore une fphere immenfe pour la mefure de
l'efprit d'un enfant ! Ténèbres de l'entendement hu-
main , quelle main téméraire ofa toucher à votre voi-
le ? Que d'abymes je vois creufer par nos vaines
fciences autour de ce jeune infortuné! O toi qui vas
le conduire dans ces périlleux fentiers , & tirer de-
vant fès yeux le rideau facré de la Nature , tremble.
AiTûre-toi bien premièrement de fa tête & de la tien-
ne ; crains qu'elle ne tourne à l'un ou à l'autre , &
peut-être à tous les deux. Crains l'attrait fpécieux
du menfonge , & les vapeurs enivrantes de l'orgueil.
Souviens- toi , fouviens-toi fans cefle que l'ignorance
n'a jamais fait de mal , .que l'erreur feule efl: funefte,
& qu'on ne s'égare point par ce qu'on ne fait pas,
mais par ce qu'on croit favoir.
Ses progrès dans la géométrie vous pourroieni
fervir
ou DE L' EDUCATION. s
fèrvîr d'épreuve &. de mefure certaine pour le déve-
loppement de Ton intelligence; mais fi -toc qu'il peut
difcerner ce qui efl: utile & ce qui ne l'eft pas, il im-
porte d'ufcr de beaucoup de ménagement ik d'art
pour l'amener aux études fpéculatives. Voulez- vous,
par exemple, qu'il cherche une moyenne proportion-
nelle entre deux lignes? commencez par faire enfor-
te qu'il ait befoin de trouver un quarré égal à un
rtftang'e donné : s'il s'agilloit de deux moyennes
proportionnelles , il faudroit d'abord lui rendre le
problème de la duplication du cube interefTmt, &c.
Voyez comment nous approchons par degrés des no-
tions morales qui diftinguent le bien & le mal ! Jus-
qu'ici nous n'avons connu de loi que celle de la né-
celîité ; maintenant nous avons égard à ce qui eft
utile ; nous arriverons bientôt à ce qui eft convena-
ble & bon.
Le même inflinft anime les diverfes facultés de
l'homme. A l'aftivité du corps qui cherche à fe
développer, fuccéde l'aflivité de l'eiprit qui cherche
à s'inftruire. D'abord ks enfans ne fi^nt que re-
muans; enfuite ils font curieux , & cette curiofité
bien dirigée eft le mobile de l'âge où nous voilà par-
venus. Diftingons toujours les penchans qui vien-
nent de la nature de ceux qui viennent de l'o-
pinion. Il efb une ardeur de favoir qui n'efl: fon-
dée que fur le defir d'être eftimé favant ; il en eft
une autre qui naît d'une curiofité naturelle à l'hom-
me , pour tout ce qui peut l'interefler de près
ou de loin. Le defir inné du bien-être Ck l'impolllbi-
hté de contenter pleinement ce defir, lui fait recher-
cher fans celle de nouveaux moyens d'y contribuer.
Tel eft le premier principe de la curiofité ; principe
naturel au cœur iiumain , mais dont le développe-
ment ne fe fait qu'en proportion de nos pallions & de
nos lumières. Suppofez un Philofophe relégué dans
une llle déferte avec des inilrumens 6i, des livres, fOi
A 'J, d'v
Ç EMILE,
d'y paffer feul le rede de Tes jours ; il ne s'embarras-
fera plus gueres du fyftême du monde, des loix de
l'attraftion , du calcul difFerenciel ; il n'ouvrira peut-
être de fa vie un feul livre ; mais jamais il ne s'ab-
fliendra de vifiter fon Ifle jufqu'au dernier recoin ,
quelque grande qu'elle puilîe être. Rejetions donc en-
core de no> premières études les connoiifances dont
le goût n'efl: point naturel à l'homme , & bornons-
nous à celles que l'inftinél: nous porte à chercher.
L'ille du genre humain c'eil la terre; l'objet le plus
frappant pour nos yeux c'efl: le foleil. Si -tôt que
nous commençons à nous éloigner de nous , nos pre-
mières obfervations doivent tomber fur l'une & fur
l'autre. AufTi la phiiofophie de prefque tous les peu-
ples fauvages roule-t-elle uniquement fur d'imaginai-
res divifions de la terre & fur la divinité du folcil.
Quel écart! dira-ton, peut-être. Tout-à-l'heu-
re nous n'étions occupés que de ce qui nous touche,
de ce qui nous entoure immédiatement: tout-à-coup
nous voilà parcourant le globe, Ôc fautant aux extré-
mités de l'univers ! Cet écart eft l'eiiet du progrès
de nos forces Ck de la pente de notre efprit. Dans
l'état de foiblefle &. d'infuffifance , le foin de nous
conferver nous concentre au dedans de nous: dans
l'état de puiiTance & de force , le defir d'étendre no-
tre être nous porte au - de là , & nous fait élancer
aulîi loin qu'il nous eft poffible: mais comme le mon-
de intellectuel nous eft encore inconnu , notre pen-
fée ne va pas plus loin que nos yeux, & notre en-
tendement ne s'étend qu'avec l'efpace qu'il mefure.
Transformons nos fenfations en idées , mais ne
fautons pas tout d'un coup des objets fenfibles aux
objets intelleftuels. C'ell par les premiers que nous
devons arriver aux autres. Dans les premières ope-
rations de l'efprit, que les fens foient toujours fes gui-
des. Point d'autre livre que le monde, point d'autre
inltruftion que ks faits. L'enfant qui lie tie penfe
pas.
ou DE L'EDUCATION. 7
pas, il ne fait que lire; il ne s'inftruit pas , il ap-
prend des mots.
Rendez votre élevé attentif aux phénome'nes de h
Nature, bientôt vous le rendrez curieux; mais pour
nourrir fa curiofjté , ne vous preflcz jamais de la fa-
tisfaire. Mettez les queftions à fa portée , & laif-
fez -les lui réfoudre. Qu'il ne fâche rien , parce que
vous le lui avez dit, mais parce qu'il l'a compris lui-
même: qu'il n'apprenne pas la fcience; qu'il l'inven-
te. Si jamais voiis fubfhituez dans fon efprit l'auto-
rité à la raifon , il ne raifonnera plus ; il ne fera plus
que le jouet de l'opinion dts autres.
Vous voulez apprendre la géographie à cet en-
fant , Ôc vous lui allez chercher des globes , des fphe-
res, des cartes : que de machines ! Pourquoi toutes
ces reprclèntations ? Qiie ne commencez - vous par
Jui montrer l'objet même, afin qu'il fâche au moins
de quoi vous lui parlez.
Une belle foirée, on va fe promener dans un lieu
favorable , où l'horizon bien découvert laifTe voir à
plein le foleil couchant, & l'on obferve les objets qui
rendent reconnoiffable le lieu de fon couchcT. Le
lendemain , pour refpirer le frais , on retourne au
même lieu avant que le foleil fe levé. On le voit
s'annoncer de loin par les traits de feu qu'il lance au-
devant de lui. L'incendie augmente, l'orient paroît
tout en fiâmes : à leur éclat on attend l'allre long-
tems avant qu'il fe montre: à chaque inltant on croie
le voir paroître, on le voit enfin. Un point brillant
part comme un échir 6l remplit auffi- tôt tout l'efpa-
ce: le voile des ténèbres s'efface & tombe : L'hom-
me reconnoît fun fejour & le trouve embelli. La
verdure a pris durant la nuit une vigueur nouvelle; le
jour naiflant qui l'éclairé, les premiers rayons qui la
dorent, la montrent couverte d'un brillant rezeau de
rofée , qui relléchit à l'œil la lumière & les couleurs.
Les oifeaux en chœur fe réunifient On: faluent de con-
A 4. ccrt
B EMILE,
cert îe père de la vîe ; en ce moment pas un feiil ne
fe tait. Leur gazouillement foible encore , eft plus
lent & plus doux que dans le refte de la journée, il
fe fent de la langueur d'un paifible réveil. Le con-
cours de tous ces objets porte aux fens une impref-
fion de fraîcheur qui femble pénétrer jufqu'à l'ame.
Il y a là une demi • heure d'enchantement auquel nul
homme ne réfille : un fpeélacle ù grand , û beau ,
fi délicieux n'en laifle aucun de fang-froid.
Plein de renthoufiafme qu'il éprouve , le maître
veut le communiquer à l'entant; il croit l'émouvoir,
en le rendant attentif aux feniations dont il eft ému
lui-même. Pure bétife! C'eft dans le cœur de l'hom-
nie qu'eft la vie du fpeétacle de la Nature; pour le
voir il faut le fentir. L'enfant apperçoit les objets;
mais il ne peut appercevoir les rapports qui les lient,
il ne peut entendre la douce harmonie de leur con-
cert. 11 faut une expérience qu'il n'a point acquife,
il faut des fentimens qu'il n'a point éprouvés , pour
fentir l'impretTion compofée qui réfulce à la fois de
toutes ces fenfations. S'il n'a long tems parcouru des
plaines arides , fi des fables ardens n'ont brûlé fes
pieds , Cl la réverbération fuffoquante des rochers
frappés du foleil ne ropprefîà' jamais, comment goû-
tera-1 il l'air frais d'une belle matinée? Comment le
parfum des fleurs , le charme de la verdure , l'humi-
de vapeur de la rofée , le marcher mol & doux fur
la peloufe , enchanteront - ils ks fens ? Comment le
chant des oifeaux lui caufera-t-il une émotion volup-
t jeufe , fi les accens de l'amour & du plaifir lui font'
encore inconnus ? Avec quels tranfports verra- 1- il
naître une fi belle journée , fi fon imagination ne fait
pas lui peindre ceux dont on peut la remplir ? Enfin
comment s'attendrira-t-il fur la beauté du fpeélacle de
la Nature , s'il ignore quelle main prit foin de l'or-
ner ?
Ne tenez point à l'enfant des difcours qu'il ne peut
en-
ou DE L'EDUCATION. 9
entendre. Point de defcriptions , point d'éloquence,
point de figures , point de poèTie. Il n'efl: pas main-
tenant queftion de fentiment ni de goût. Conrinue-z
d'être clair , fimple 6i froid : le tems ne viendra que
trop -tôt de prendre un autre langage.
Elevé dans TePprit de nos maximes , accoutumé à
tirer tous >fes inflrumens de lui-même, Ck à ne re-
courir jamais à autrui qu'après avoir reconnu l(jn in-
fuffifance, à chaque nouvel objet qu'il voit il l'exami-
ne long- tems fans rien dire. Il efl: pcnfif & non
quedionneur. Contentez - vous donc de lui préfcn-
ter à propos les -objets; puis quand vous verrez fa
curiofité luffifamment occupée, faites- lui quelque
queflion laconique qui le mette fur la voye de la ré-
foudrCi
Dans cette occafion après avoir bien contemplé
avec lui le foleil levant, après lui avoir fait remar-
quer du même côté les montagnes & les autres objets
voifins , après l'avoir laifTé caufer là-deiTus tout à fou
aife, girdez quelques moraens le filence comme un
homme qui rêve, & puis vous lui direz; je fonga
qu'hier au foir le foleil s'eft couché-là, & qu'il s'èfl
levé là ce matin. Comment cela fe peut- il faire ?
N'ajoutez rien de plus ; s'il vous fait des quefiions
n'y répondez point; parlez d'autre chofe. Lalifez-le
à lui-même , & foyez fur qu'il y penfera.
Pour qu'un enfant s'accoutume à être attentif, &
qu'il foit bien frappé de quelque vérité lenfible , il
faut qu'elle lui donne quelques jours d'inquiétude
avant de la découvrir. S'il ne conçoit pas afllz celle-
ci de cette manière , il y a moyen de la lui rendre
plus fenfible encore, & ce moyen c'cft de retourner
la queftion. S'il ne fait pas comnitnt le foleil par-
vient de fon coucher à fon lever , il fait au moins
comment il parvient de fon lever à fon coucher ; fes
yeux feuls le lui apprennent. Eclaircillez donc la
première queftion par l'autre: ou votre élevé efl: ab-
A 5 fo-
tô EMILE,
folument flupide , ou l'analogie efl: trop claire pour
lui pouvoir échapper. Voilà fa première leçon de
cofmographie.
Comme nous procédons toujours lentement , d'idée
fenfible en idée fenlible , que nous nous familiari-
fons long- tems avec la même avant de paiTer à une
autre , & qu'enfin nous ne forçons jamais notre
élevé d'être attentif , il y a loin de cette première
leçon à la connoiilance du cours du foleil & de la
figure de la terre : mais comme tous les mouvemens
apparens des corps céleftes tiennent au même prin-
cipe, Ck. que la première obfervation mené à toutes
les autres , il faut moins d'effort, quoiqu'il faille plus
de tems , pour arriver d'une révolution diurne au
calcul des éclipfes , que pour bien comprendre le
jour & la nuit.
Puifque le foleil tourne autour du monde il décrit
un cercle, & tout cercle doit avoir un centre, nous
favons déjà cela. Ce centre ne fauroit fe voir , car
il eft au cœur de la terre , mais on peut fur la furfa-
ce marquer deux points qui lui correfpondent. Une
broche palTant par les trois points &. prolongée juf-
qu'au ciel de part & d'antre, fera l'axe du monde &
du mouvement journalier du foleil. Un toton rond
tournant fur fa pointe répréfente le ciel tournant fur
fon axe, les deux pointes du toton font les deux pô-
les, l'enfant fera fort aife d'en connoître un; je le
lui montre à la queue de la petite ourfe. Voilà de
l'amufement pour la nuit; peu-à-peu l'on le familiari-
fe avec les étoiles, & de-là naît le premier goût de
connoître les planètes , & d'obferver les conftella-
tions.
Nous avons vu lever le foleil à la faint Jean ; nous
Talions voir aufiî lever à Noël ou quelque autre beaa
jour d'hiver : car on fiit que nous ne fommes pas
pareffeux & que nous nous faifons un jeu de braver
le froid. J'ai foin de faire cette féconde obfervation
dans
ou DE L'EDUCATION. n
dans le même lieu où nous avons fait la première, &
moyennant quelque adrefle pour préparer la remar-
que , l'un ou l'autre ne manquera pas de s'écrier.
Oh , oh ! voilà qui efl: plaifant ! le foleil ne fe levé
plus à la même place! Ici font nos anciens renfeigne-
mens , & à préfent il s'efl levé- là , &c. Il y a donc
un orient d'été & un orient d'hiver, &c Jeune
maître , vous voilà fur la voie. Ces exemples vous
doivent fuffire pour enfeigner très-clairem.cnt la fphe-
re, en prenant le monde pour le monde , & le fo-
leil pour le foleil.
En général ne fubftituez jamais le Cgne à la cho»
fe, que quand il vous efl: impoiFible de la montrer.
Car le figne abforbe l'attention de l'enfant, & lui
fait oublier la chofe repréfentée.
La fphere armillaire me paroît une machine mal
compofée , & exécutée dans de mauvaifes propor<*
lions. Cette confufion de cercles &. les bizarres figu-
res qu'on y marque , lui donnent un air de grimoire
qui eflFarouche l'efprit des enfans. La terre efl trop
petite , les cercles font trop grands, trop nombreux;
quelques-uns, comme les colures, font parfaitement
inutiles ; chaque cercle eft plus large que la terre ;
i'épaifleur du carton leur donne un air de folidité qui
les fait prendre pour des maffes circulaires réellement
exiftantes , & quand vous dites à l'enfant que ces
cercles font imaginaires, il ne fait ce qu'il voit , il
n'entend plus rien.
Nous ne favons jamais nous mettre à la place des
enfans , nous n'entrons pas dans leurs idées , nous
leurs prétons les nôtres, & fuivant toujours nos pro-
pres raifonnemens , avec des chaînes de vérités , nous
n'entaflbns qu'extravagances & qu'erreurs dans leur
tête.
On difpute fur le choix de fana^yfe ou de la fyn-
thèfe pour étudier les fciences. Il n'cft pas toujours
bLfoia de choifir ? Qiielquefois on peut réfoudre &
corn-
a EMILE,
compofer dans les mêmes recherches, & guider l'en^
fant par la m^ithode eafeignante , lorfqu'il croit ne
faire qu'analyfer. Alors en employant en même tems
l'un & l'autre, elles fe ferviroient mutuellement de
preuves. Partant à la fois des deux points oppofés,
fans penfer faire la même route, il feroit tout furpris
de fe rencontrer , & cette furprife ne pourroit qu'ê-
tre fort agréable. Je voudrois, par exemple, pren-
dre la géographie par Tes deux termes, & joindre à
l'îîtude des révolutions du globe la mefure de fes par-
ties , à commencer du lieu qu'on habite. Tandis
que l'enfant étudie la fphere & fe tranfporte ain(i
dans lescieux, ramenez- le à la divifion de la terre
^ montrez- lui d'abord fon propre féiour.
Ses deux premiers points de géographie feront la
ville où il demeure & la maifon de campagne de fon
père ; enfuite les lieux intermédiaires , enfuite les
rivières du voifinage j enfin l'afped du foleil & la
manière de s'orienter. C'efl: ici le point de réu-
nion. Qu'il faflc lui-même la carte de tout cela; car-
te très - fimple & d'abord formée de deux feuls ob-
jets auxquels il ajoute peu- à peu les autres, à me-
fure qu'il fait , ou qu'i-1 eflime , leur diflance & leur
pofiiion. Vous voyez déjà quel avantage nous lui
avons procuré d'avance , tn lui mettant un compas
dans les yeux.
Malgré cela , fans doute, il faudra le guider un
peu, mais très- peu, fans qu'il y paroilfe. S'il fe
trompe, laiflcz-le faire, ne corrigez point fes erreurs.
Attendez en filence qu'il foit tn état de les voir &
de les corriger lui • même, ou tout au plus , dans une
oçcafion favorable , amenez quelque opération qui
les lui fafTc fentir. S'il ne fe trompoit jamais , il
n'apprendroit pas ^\ bien. Au relie, il ne s'agit pas
qu'il fachc exactement la topographie du pays, mais
le moyen de s'en inilruire; peu importe qu'il ait des
cartes dans la tête pourvu .^u'il conçoive bien qe
qu'elles
0 TT D È L'Ë D U C A T î O N. t^
qu*elles réprefentent & qu'il ait une idée nette de l'art
qui fert à les drefler. Voyez déjà la différence qu'il
y a du favoir de vos élevés à l'jgnorance du mien !
Ils fa vent -les cartes, & lui les fait. Voici de nou-
veaux ornemens pour fa chambre.
Souvenez- vous toujours que l'efprit de mon inili-
tutlon n eft pas d'enfeigner à l'enfant beaucoup de
chofes, mais de ne laiffer jamais entrer dans (on cer-
veau que des idées juftes & claires. Q.iand il ne
fauroit rien , peu m'importe , pourvu qu'il ne fe
trompe pas , & je ne mets des vérités dans fa tête
que pour le garantir des erreurs qu'il appr endroit à
leur place. La raifon , le jugement viennent lente-
ment , les préjugés accourent en foule , c'eft d'eux
qu'il le faut préfcrver. Mais (ï vous regardez la
fcience en elle-même vous entrez dans une mer fans
fond , fans rives , toute pleine d'écueils ; vous ne
vous en tirerez jamais. Qiiand je vois un homme
épris de l'amour des connoiliances, fe laiikr feduire
à leur charme, & courir de l'une à l'autre fans favoir
s'arrêter, je crois voir un enfant fur le rivage am.as-
fant des coquilles, & commentant par s'en charger;
puis, tenté par celles qu'il voit encore, en rejctter,
en reprendre, jufqu'à ce qu'accablé de leur multitu-
de & ne fâchant plus que choifir, il finille par tout
jetter & retourne à vuide.
Durant le premier âge le tems étoit long ; nous
ne cherchions qu à le perdre, de peur de le mal em-
ployer. Ici c'efl tout le contraire , & nous n'en
avonvS pas affez pour faire tout ce qui feroit utile.
Songez que les pallions approchent , & que Ci - tôt
qu'eilt's frapperont à la porte, votre élevé n'aura plus
d'attention que pour elLs. L'âge paifible d'intelli-
gence ell fi court , il palfe fi rapidement, il a tant
d'autres ufagts néceffaires , que c'tft une folie de
vouloir qu'il fullife à rendre un enfant lavant. Il ne
s'agit pomt de lui enitigner les fciences, mais de lui
doa-
jr4 É M I L É,
donner du goûc pour les aimer , & des méthodes
pour les apprendre, quand ce goûc fera mieux déve-
loppé. C'efl: ' là très - certainement un principe fon-
damental de toute bonne éducation.
Voici letemsauffi de l'accoutumer peu -à- peu à
donner une attention fuivie au même objet ; mais ce
h'eft jamais la contrainte, c'efl: toujours le plaifir ou
le delir qui doit produire cette attention ; il faut
avoir grand foin qu'elle ne l'accable point & n'aille
pas julqu'à l'ennui. Tenez donc toujours l'œil au
guet, &, quoiqu'il arrive, quittez tout avant qu'il
s'ennuie; car il n'importe jamais autant qu'il appren-
ne , qu'il importe qu'il ne fafle rien malgré lui.
S'il vous queflionne lui-même, répondez autant
qu'il faut pour nourrir fa curiofité j non pour la ras-
fatier: fur tout quand vous voyez qu'au lieu de ques-
tionner pour s'inllruire , il fe met à battre la campa-
gne &c à vous accabler de fottes quefl.ions , arrêtez-
vous à l'inftant ; fur qu'alors il ne fe foucie plus de la
chofe , mais feulement de vous afl'ervir à lés interro-
gations. Il faut avoir moins d'égard aux mots qu'il
prononce, qu'au motif qui le fait parler. Cet avertis-
fement, jufqu'ici moins néceifaire, devient de la der-
nière importance auffi-tôt que l'enfant commence à
raifonner.
Il y a une chaîne de vérités générales , par laquel-
le toutes les fciences tiennent à des principes com-
muns & fe développent fucceiîivement. Cette chaîne
efl: la méthode des Philofophes ; ce n'efl point de
celle - là qu'il s'agit ici. 11 y en a une toute différen-
te par laquelle chaque objet particulier en attire un
autre, & montre toujours celui qui le fuit. Cet ordre
qui nourrit par une curioQté continuelle l'attention
qu'ils exigent tous, efl: celui que fuivent la plupart des
hommes, & fur -tout celui qu'il faut aux enfans. En
nous orit^ntant pour lever nos cartes , il a fallu tra-
cer des méridiennes. Deux points d'interfeCtion en-
tre
©u DE L'EDUCATION. 15
tre les ombres égales du matin & dufoir, donnene
une méridienne excellente pour un Aftronome de
treize ans. Mais ces méridiennes s'tffacent ;, il faut
du tems pour les tracer; elles aflujettiflent à travailler
toujours dans le même lieu,- tant de foins, tant de
gêne lennuyeroient à la fin. Nous l'avons prévu;
nous y pourvoyons d'avance.
^ Me voici de nouveau dans mes longs & minu-
cieux détails. ^ Lefteurs, j'entends vos murmures &
je les brave: je ne veux point facrifier à votre im-
patience la partie la plus utile de ce livre. Prenez
votre parti fur mes longueurs -, car pour moi j'ai pris
le mïtn fur vos plaintes.
Depuis long, tems nous nous étions apperçus mon
élevé & moi , que l'ambre, le verre, la cire, di-
vers corps frottés attiroitnt ks pailles, & que d'au-
tres ne les attiroient pas. Par hazard nous en trou-
vons un qui a une vertu plus fiiiguliere encore : c'tft
d'attirer à quelque diflance, & fans être froué , la
limaille &. d'autres brins de fer. Combien de tems
cette qualité nous amufe fans que nous puifl;ons y
rien voir de plus? Enfin, nous trouvons qu'elle fe
communique au fer même, aimanté dans un certain
fens. Un jour nous allons à la foire ; un Joueur de
gobelets attire avec un morceau de pain un canard
de cire flottant fur un baflin d'eau. Fort furpris ,
nous ne difons pourtant pas, c'tll: un Sorcier , car
nous ne fayons ce que c'tft qu'un Sorcier. Sans
cefîc: frappés d'effets dont nous ignorons les cau-
fes , nous ne nous prelfons de juger de rien , &
nous rcilons en repos dans notre ignorance, jufqu'à
ce que nous trouvions l'occafion d'en fortir.
De retour au logis, à force de parler du canard de
la foire, nous allons nous mettre en tête de l'imiter:
nous prenons une bonne a-guille bien aimantée, nous
l'entourons de cire blanche , que nous façonnons de
notre mieux en forme de canard , de forte que l'ai-
guille
i6 É M I L É,
guille traverfe le corps & que la tête fafle le bec.
JN'Ous pofons fur l'eau Je canard , nous approchons
du bec un anneau de clef , & nous voyons avec une
joie f'acîle à comprendre que notre canatd fuit la
citf , précifëment comme celui de la foire fuivoit le
morceau de pain. Obferver dans quelle direélion le
canard s'arrête fur l'eau quand on l'y laifîè en repos;
c'ell ce que nous pourrons faire une autre fois. Quant
à préfcnt tout occupés de notre objet, nous n'en
voulons pas davanrage.
Dès le même foir nous retournons à la foire avec
du pain préparé dans nos poches , & fi-tôt que le
Joutur de gobelets a fait fon tour , mon petit doc-
teur , qui le contenoit à peihe , lui dit que ce tour
n'tft pas difficile , & que lui-même en fera bien au-
tant: il efl: pris au mot. A l'inftant il tire de fa po^
che le pain où tfl caché le morceau de fer : en ap-
prochant de la table le cœur lui bat ; il préfente le
pain prcfque en tremblant ; le canard vient & le
fuit; l'enfant s'écrie. & trelîàiliit d'aife. Aux batte-
mens de mains , aux acclamations de l'affemblée la
têie lui tourne , il eft hors de lui. Le Bateleur in-
terdit, vient pour tant. l'embrafTtr, le féliciter, & le
prie de fhonorer encore le -lendemain de fa préfence,
ajoutant qu'il aura foin d'affembler plus de monde en-
core pour applaudir à fon habileté. Mon petit natu-
raiifte enorgueilli veut babiller ; mais fur le champ je
lui ferme la bouche ùi l'emmené comblé d'éloges.
L'enfant jufqu'au lendemain compte les minutes
avec une rifib!e inquiétude. Il invite tout ce qu'il
rencontre , il voudroit que tout le genre humain fût
témoin de fa gloire : il attend l'heure avec peine , il
la devance: on vole au rendez- vous ; la falle eftdéjà
pleine. En entrant fon jeune cœur s'épanouit. D'au-
tres jeux doivent précéder; le Joueur de gobelets fe
furpaile , & fait des chofes furprenantes. L'enfant
ne voit rien de tout cela: il s'agite, il fue, il rcfpire
à
où BÊ L'EDUCATION. if
h peine ; il pafTe Ton tems à manier dans fa poché
Ion morceau de pain d'une main ireniblanté d'impa-
tience. Enfin Ton tour vient ; le maître l'annonça
au Public avec pompe. 11 s'approche un peu hon-
teux, il tire Ton pain.... nouvelle vieilli rude des cho-»
lès humaines! le canard, fi privé la veille, eft deve-
nu làuvage aujourd'hui; au lieu de préfi^nttr le bec,
il tourne Ja queue & s'enfuit : il évite le pain & le
main qui le préfente , avec autant de foin qu'il lej
fuivoit auparavant. Après mille tflais inutiles &
toujours hués , l'enfant fe plaint , dit qu'on le trom-
pe , que c'eft un autre canard qu'on a fubllitué au
premier , & défie le Joueur de gobelets d'attirer ce-
lui-ci.
Le Joueur de gobelets fans répondre prend un
morceau de pain, le préfente au canard : à J'inftant
le canard fuit le pain & vient à la main qui le reti-
re : l'enfant prend le même morceau de pain, mais
loin de réûflir mieux qu'auparavant , il voit le ca*
nard fe moquer de lui & faire des pirouettes tout au-
tour du balïin; il s'éloigne enfin tout confus & n'oie
plus s'expofer aux huées.
Alors le Joueur de gobelets prend le ihorceau de
pain que l'enfant avoit apporté & s'en fert avec au-
tant de fuccès que du fien ; il en tire le fer devant
tout le monde ; autre rifée à nos dépens ; puis de ce
pain, ainli vuidé , il attire le canard comme aupara-
vant. Il fait la même chofe avec un autre morceau
coupé devant tout le monde par une main tierce; il
en fait autant avec fon gant, avec le bout de font
doigt. Enfin il S'éloigne au milieu delà chambre,
ôi du ton d'emphafe propre à ces gens-là , déclarant
que fon canard n'obéira pas moins à ià voix qu'à fort
gelle, il lui parle & le canard obéit ^ il lui dit d'aller
à droite & il va à droite , de revenir & il revient»
de tourner & il tourne ; le mouvement eft aulïï,
prompt que l'ordre. Les applaudiflemens redoublés
Têmi I. Paru IL B foiût
i5 . E M I L E^
font autant d'affronts pour nous ; nous nous évàdoni
fans êtfe apperçus , & nous nous renfermons dans
notre chambre (ans aller raconter nos fuccès à tout le
monde, comme nous l'avions projette.
Le lendemain matin l'on frappe à notre porte,
j'ouvre ;. c'eft L'homme aux gobelets. Il fe plaint
piodeftement de notre conduite ; que nous avoit - il
fait pour nous engager à vouloir décréditer fes jeux
ëc lui ôter fon gagne -pain? Qu'y a-t-il donc de fî
merveilleux dans l'art d'attirer un canard de cire ,
pour acheter cet honneur aux dépens de la fubfiftan-
ee d'un honnête-homme ? Ma foi , Meffieurs , fi j'a-
vois quelque autre talent pour vivre, je ne me glo-
rifierois gaeres de celui-ci. Vous deviez croire qu'un
homme qui n pafle fa vie à s'exercer à cette chétive
jnduftrie , en faii: là-deffus plus que vous qui ne vous
en occupez que quelques momens. Si je ne vous ai
pas d'abord montré mes coups de maître, c'eft qu'il
ne faut pas fe prefler d'étaler étourdiment ce qu'on
fait ; j'ai toujours foin de conferver mes meilleurs
tours pour foccafion , & après celui - ci j'en ai d'au-
tres encore pour arrêter de jeunes indifcrets. Au
relie, Meffieurs, je viensde bon cœur vous appren-
dre ce fecret qui vous ^ tant embarralTés , vous
priant de n'en pas abufer pour me nuire , & d'être
plus retenus une autre fois.
Alors il nous montre fa machine , & nous voyons
avec la dernière furprife qu'elle ne confille qu'en un
aimant fort & bien armé , qu'un enfant caché fous la
table faifoit mouvoir fans qu'on s'en apperçûr.
L'homme replie fa machine , & après lui avoir
fait nos remercimens & nos excufes , nous voulon»
lui faire un préfent ; il le refufe. „ Non , Mef-
„ fleurs , je n'ai pas afTcz à me louer de vous pour
,, accepter vos dons ; je vous laifle obligés à moi
,\ ' malgré vous ; c'eft ma feule vengeance, . Appre-
j^nez qu'il y a de la générofité dans tous les états 5
ou i)E L'EDUCATION. ifi
fy je fais payer mes tours & non mes Jeçons.
En fbrtant , il m'adrciïè à moi nommément &
tout haut une réprimande. J'excufe volontiers , me
dit- il, cet enfant; il n'a pédié que par ignorance.
Mais vous, Monfieur, qui deviez connoître fa fau-
te , pourquoi la lui avoir laifTé faire ? ruifque vous
vivez enfemble , comme le plus âgé vous lui devez
vos foms, vos confeils : votre expérience efl: Tauto-
rité qui doit le conduire. En fe reprochant , ttanC
grand , les torts de la jeunefTe , il vous reprochera
(ans doute ceux dont vous ne l'aurez pas averti.
Il part & nous laifTe tous dtux très-confus. Je me
blâme de ma molle facilité ; je promets à l'enfant de
la facrifier une autre fois à fon intérêt , & de l'aver-
tir de ks fautes avant qu'il en faflè ; car le temi
approche où nos rapports vont changer, & où Ist
féverité du maître doit fuccédtr à la complajfance du
camarade ; ce changement doit s'amener par dé-
grés; il faut tout prévoir, & tout prévoir de fort
loin.
Le lendemain nous retournons à la foire pour re-
voir le tour dont nous avons appris le fecret. Nous
abordons avec un profond refptél notre Bateleur-
Socrate ; à peine ofons-nous lever les yeux fur lui:
Il nous comble d'honnêtetés , & nous place avec une
diftindlion qui nous humilie encore. II fait fes tours
comme à l'ordinaire ; mais il s'amufe & fe complaît
longtems à celui du canard, en nous regardant fou-
vent d'un air aflèz fier. Nous favons tout & nous
ne foufflons pas. Si mon eleve ofoit feulement ou-
vrir la bouche , ce feroit un enfant à écrafer.
Tout le détail de cet exemple importe plus qu'il
ne femble. Que de leçons dans une léule ! Que Je
fuites mortifiantes attire le premier mouvement de
Vanité! Jeune maître, épiez ce premier mouvement
avec foin. Si vous lavez en faire fortir aiml rhurai-
fiatron , les diljgracei , foyez fur qu iJ n'en reviendra
JB s de
^^ EMILE,
de long-tems un fécond. Que d'apprêts, direz -vous-î
j'en conviens ; & le tout pour nous faire une boulTa-
le qui nous tienne lieu de méridienne.
Ayant appris que l'aimant agit à travers les autres
corps , nous n'avons rien de plus preffé que de faire
une machine femblable à celle que nous avons vue.
Une table évuidée , un baflîn très -plat ajutlé fur
cette table , & rempli de quelques lignes d'eau, un
canard fait avec un peu plus de foin , &c. Souvent
attentifs autour du baffin , nous remarquons enfin que
le canard en repos affeéle toujours à-peu- près la mê-
me dire6lion. Nous fuivons cette expérience, nous
examinons cette direftion , nous trouvons qu'elle eft
du midi au nord ; il n'en faut pas davantage, notre
bouflble efl trouvée, ou autant vaut j nous voilà dans
la phyfique.
11 y a divers climats fur la terre, & diverfes tem-
pératures à ces climats. Les faifons varient plus fen-
fibkment à mefure qu'on approche du pôle; tous les
corps fe rellerrent au froid & fe dilatent à la cha-
leur ; cet effet eft plus mefurable dans les liqueurs &
pKîs ft^nfible dans les liqueurs fpiritueufes : de -là le
thermomètre. Le vent frappe le vifage; l'air efl donc
un corps , un fkide , on le fenc , quoiqu'on n'ait au-
cun moyen de le voir* Renverfez un verre dans l'eau,
Teau ne le remplira pas, à moins que vous nelailTiez
à l'air une iffue ; l'air eft donc capable de réOftance:
enfoncez le verre davantage, l'eau gagnera dans l'ef-
pace d'air , fans pouvoir remplir tout-à-fait cet efpa-
ce; l'air eft donc capable de compreflion jufqu'à cer-
tain point. Un ballon rempli d'air comprimé, bondis
mieux que rempli de toute autre matière ; l'air eft
donc un corps élaftique. Etant étendu duns le bain,
1 foulevez horizontalement le bras hors de feau , vous
le fentirez chargé d'un poids terrible; l'air eft donc un
corps pefanc. En mettant l'air en équilibre avec d'au-
tres fluides, on peut mefurer fon poids: de-là lebaro-
■ju mctre ,.
ou DE L'EDUCATION. ^é
snetre , le Typhon , la canne à vent , la machine
pneumatique. Toutes les loix de la ftatique & de
l'hydroftatique fe trouvent par des expériences tout
aulîi groiïieres. Je ne veux pas qu'on entre pour
rien de tout cela dans un cabinet de phyfique expéri-
mentale. Tout cet appareil d'inftrumens & de ma-
chines me déplaît. L'air fcientifique tue la fcience.
Ou toutes ces machines effrayent un enfant , ou
leurs figures partagent & dérobent l'attention qu il
devroit à leurs effets.
Je veux que nous faffions nous-mêmes toutes nos
machines , & je ne veux pas commencer par faire
l'inftrument avant l'expcrience ; mais je veux qu'a-
prés avoir entrevu l'expérience , comme par ha-
zard, nous inventions peu - à - peu i'inftrument qui
doit la vérifier. J'aime mieux que nos inftrumens ne
ibient point fi parfaits & û jolies; & que nous ayons
des idées plus nettes de ce qu'ils doivent être , & des
opérations qui doivent en refuker. Pour ma premie-,
le leçon de ftatique, au lieu d'aller chercher des ba-
lances, je mets un bâton en travers fur le dos d'une
chaife , je mefure la longueur des deux parties du
bâton en équilibre, j'ajoute, de part Ck d'autre, des
poids tantôt égaux , tantôt inégaux ; & le tirant ou
le pouffant autant qu'il etl nécellaire, je trouve en-
fin que l'équilibre réfulte d'une proportion réciproque
entre la quantité des poids & la longueur des leviers.
Voilà déjà mon petit phyficien capable de rectifier
des balances avant que d'en avoir vu.
Sans contredit , on prend des notions bien plus
claires & bien plus fûres des chofes qu'on apprend
ainfi de foi- même, que de celles qu'on tient des en-
ièignemens d'autrui ; & outre qu'on n'accoutume
point fa raifon à fe foumettre fervilement à l'autori-
té , l'on fe rend plus ingénieux à trouver des rap-
ports, à lier des idées^ à inventer des inllrumens»
fi EMILE,
que quand , adoptant tout cela tel qu'on nous le don-
ne , nous lailTons aiFailIer notre efprit dans la non-
chalance, comme le corps d'un homme , qui, tou-
jours habillé , chauiTé , fervi par fes gens , &, traîné
par fes chevaux , perd à la fin la force Ôc fufage de
fes membres. Boileau fe vantoit d'avoir appris à
Racine à rimer difficilement : parmi tant d'admira-
bles méthodes pour abrégc^r l'étude des fciences ,
nous aurions grand befoin que quelqu'un nous en
donnât une ppur les apprendre avec effort.
L'avantage le plus fennble de ces lentes &labo'
rieufes recherches, cft de maintenir, ^u milieu des
études fpéculacives , le qorps dans fon aclivité , les
membres dans leur fouplefTe, & de former fans cef-
fe les mains au travail &. aux ufages utiles à l'homme.
Tant d'inftrumens inventés pour nous guider dans
nos expériences 6i. fupplcer à la jullelTe des fens, en
font négliger l'exercice. Le graphometre difpenfe
d*ellimer la grandeur des angk? ; l'œil qui mefuroi;
avec précifion les dillances, s'en fîc à la chaîne qui
les mefure pour lui ; la romaine m'exempte de juger
à la main le poids que je ccnnois par elle. Fias nos
outils font ingénieux , plus nos organes deviennent
groiilers & mal - adroits : à force ralfembler des ma-
chines autour de nous, nous n'en trouvons plus en
^ous-mêmes.
Mais quand nous mettons à fabriquer ces machines
l'adreiTe qui nous en tenoit lieu , quand nous em-
ployons à ks faire la fagacité qu'il falloit pour nous
en paÛér , nous gagnons fans rien perdre , nous
ajoutons l'art à la Nature , & nous devenons plus
ingénieux fans devenir moins adroits. Au lieu de
coller un enfant fur des livres , û je l'occupe dans
un attelier , fes mains travaillent au profit de fon ef-
prit , il devient piiiiofophe 6c croit n'être qu'un ou-
vrier. Enfin cet exercice a d'autres ufages dont je
par-
ou DE L'EDUCATION. 5$
parlerai ci-après, 6i l'on verra comment des jeux de
la philofophie on peut s'élever aux véritables fonc-
tions de l'homme.
J'ai déjà dit que les connoifTances purement fpé-
culatives ne convenoient guéris auxenfans, même
approchans de l'adolefcence ; mais (ans les faire en-
trer bien avant dans la phyOque fyllématique , faites
pourtant que toutes leurs expériences fe lient l'une
à l'autre par quelque forte de déduction ; afin qu'à
l'aide de cette chaîne ils puifîènt les placer par ordre
dans leur efiorit , & fe les rappeller au befbin ; car
il ell bien difficile que des faits , & même des rai-
fonnemens ifolés , tiennent long • tems dans la mé-
moire , quand on manque de prife pour les y ra-
jnener.
Dans la recherche des loix de Ja Nature , com-
mencez tuujoun; par les phénomènes les plus com-
muns Ck les plus fcnilbles ; & accoutumez votre éle-
vé à ne pas preiidre ces phénomènes pour à^s rai-
fons , mais pour des faits. Je prends une pierre ,
je feins de la pofer en l'air ; j'ouvre la main , ia pier-
re tombe. Je regarde Emile attentif à ce qu;^ je
fais , Ck je \uï dis : pourquoi cette pierre eO: elle
tombée?
Qiiel enfant reftera court à cette queftion ? Au-
çim, pas même Emile, fl je n'ai pris grand foin de
le préparer à n'y lavoir pas répondre. Tous diront
que la pierre tombe parce qu'elle eft pefante ; de
qu'cft-ce qui elt pefant ? c 'eft ce qui tombe. La
pierre tombe donc parce qu'elle tombe? Ici mon pev
tit philofophe eft arrêté tout de bon. Voilà fa pre-
mière leçon de phyfique fyftématique, &, foie qu'el-
le lui profite ou non dans ce genre , ce fera toujours-
une leçon de bon-fens.
A mefure que l'enfant nvance en intelligence ,
d'autres confiderations importantes nous obligent à
plys de choix dans Us occupations. Si tôt qu'il par-
B ^ \m\
J4 E M I L ÎL,
yient à fe connoître aflez lui-même pour concevoÎF
en quoi confide fon bien - être , fi • tôt qu'il peut faifir
des rapports afltz étendus pour juger de ce qui Ju^
convient & de ce qui ne lui convient pas , dès- lors
\\ eft en état de fcntir la différence du travail à l'amu-
lement, & de ne regarder celui-ci que comme le dé-
Jallement de l'autre. Alors des objets d'utilité réelle
peuvent entrer dans fts études, 6i. l'engager à y don-
ner une application plus confiante qu'il n'en donnoi^
à de fimples amulç^mens. Là loi de la néctlTité tou-
jours rcnaiflànte, apprend de bo^me- heure ^ l'hom-
me à faire ce qui ne lui plaît pas , pour prévenir un,
mal qui lui déplairoit davantage. Tel eft l'ufage de
la prévoyance ; & de cette prévoyance bien ou mal
réglée, naîc toute la fageiîe ou toute la mifere hu-
main^.
'J'out homme veut être heureux ; mais pour parve»
nir à l'être, il faudroit commencer par layoir ce que
c'tfl; que bonheur. Le bonheur de l'homme naturel
tftaulii limple que U vie; il confiile à ne pas fouf-
£rir: la fanté, la liberté, le nécyllaire le çonftituent.
Le bonheur de l'homme moral efl: autre chofe; mais
ce n'eft pas de celui-là qu'il eft ici quèflâom je ne"
faurois trop répeter qu'il n'y a que des objets purC'»
ment pijyfiques qui puiljcnt intereiTer lesenfans, fur-
tout ceux dont on n'a pas éveillé la vanité, & qu'or;
n'a poinç corrompus d'avance par le poifon de l'o-
pinion.
. Lorfqu'avant de fentir leurs befoîns ils l^s pré-
voyent , leur intelligence eft déjà fort avancée, ils
commencent à concoure le prix du tems. Il im-
porte alors de les, accoutumer à en diriger l'emploi
fur des objets utiles, mais d'une utilité ftnfible à leuc
âge & à la portée de leurs lumières. Tout ce qu[
t^ent à l'ordre moral & à l'ufage de la fociété rie doit
^oint fi-tôt letir être préftnté, parce qu'ils ne fonq
p^§ eu état (Je l'entendre. C'eft une ineptie d'exiger
d'eux
ov PE UEDUCATION. 55
d'eux qu'ils s'appliquent à des chofes qu'on leur die
yaguement être pour Jeur bien , fans qu'ils fâchent
quel efl: ce bien , ^ dont on les allure qu'ils tireront
du profit étant grands , fans qu'ils prennent mainte-
nant aucun intérêt à ce prétendu profjt qu'ils ne fau-
roient comprendre.
Que l'enfant ne fafTe rien fur parole ; rien n'eft
bien pour lui, que ce qu'il fcnt être tel. En le jet-
tan t toujours en avant de fes lumières , vous croyez
ufer de prévoyance & vous en manquez. Pour j'ar-
jner de quelques vains inflrumens dont il ne fera
peut-être jamais d'ufage, vous lui oiez l'inflrument 1^
plus univerfel de l'homme, qui eiVje bon fens; vous
l'accoutumez à fe laifler toujours conduire , à n'être
jamais qu'une macl^ine encre les mains d'autrui. Vous
youle^ qu'il Toit docile étant petit ; c'eft vouloir qu'il
foit crédule & dupe étant grand. Vous lui dites iàns
ccfle : tout ce que je vous demande eft pour votre avan-
tage ; mais vous n'êtes pas en état de le connoîne. Que
m importe à moi ^ que vousfajjlez ou non ce quefc.%!ge?
Ccft pour vous fei^l que vous travaillez. Avec tousceç
beaux difcours que vous lui tenez maintenant pour le
rendre fage , vous préparez le fuccès de ceux que.
lui tiendra quelque jour un vil^onnaire , un fouiîleur,
iiç charlatan , un fourbe ou un fou dj toute efpece
pour le prendre à fon piège , ou pour lui faire adop..
ter fa foiie.
Il importe qu'un homme fâche bien des chofes donc
un enfant ne lauroit comprendre futilité; mais faut-
il, d fe peut -il qu'un enfant apprenne tout ce qu'il
importe à un homme de fuvoir ? Tâchez d'appren-
dre à l'enfant tout ce qui eft ytilç à fon âge, (^c vous
verrez que tout fon tems fera plus que rempli. Pour-
quoi voulez- vous , au préjudice des études qui lui
conviennent aujourd'hui , l'appliquer à celles d'un
âge auquel il eîl fi peu fur qu'il parvienne? Mais,
dirçz-vous, fera-t-ii <ems d'apprendre ce qu'on doit
B 5 lùvoir.
s5 E MILE,
favoir quand le moment fera venu d'en faire ufàge?
Je rignore ; mais ce que je fais, c'efl: qu'il eft im-
poiUbie de l'apprendre plutôt; car nos vrais maîtres
fonL l'expérience & le fentiment, & jamais l'homme
ne fenc bien ce qui convient à l'homme que dans les
rapports où il s'efl trouvé. Un enfant fait qu'il efl
fait pour devenir homme ; toutes les idées qu'il peut
avoir de l'état d'homme , font des occafions d'in-
ftruftion pour lui ; mais fur les idées de cet état qui
ne font pas à fa portée, il doit refier dans une igno-
rance ablblue. Tout mon livre n'eft qu'une preuve
continuelle de ce principe d'éducation.
Si-tôt que nous femmes parvenus à donner à notre
élevé une idée du mot utile ^ nous avons une grande
priie de plus pour le gouverner; car ce mot le frap-
pe beaucoup , attendu qu'il n'a pour lui qu'un fens
relatif à fon âge, & qu'il en voit ckiirement le rap-
port à (on bien -être aiSlucl. Vos enfans ne font point
frappés de ce mot , parce que vous n'avtz pas eu
foin de leur en donner une idée qui foit à leur por»
tée , & que d'autres fe chargeant toujours de pour-
voir à ce qui l^ur eft utile , ils n'ont jamais befoin
d'y longer eux-mêmes (S: ne favent ce que c'tft
qu'utilité.
^ quoi cela ejï-iï bon ? Voilà déformais le mot ià-
cré, le mot déterminant entre lui& moi dans tou-?
tes les atlions de notre vie: voilà la queftion qui de
ma part fuit infailliblement toutes Ç<is quertions , 6c
qui fert de frein à ces multitudes d'interrogations fot-
tes & faflidieufes , dont les enfans fatiguent fans re-
lâche & fans fruit tous ceux qui les environnent,
plus pour exercer fur eux quelque efpece d'empire
que pour en tirer quelque profit. Celui à qui , pour
fa plus importante leçon , Ton apprend à ne vouloir
rien favoir que d'utile, interroge comme Socrate; il
ne fair pas une queftion fans s'en rendre à lui-même
ïa raifon qu'il fait qu'on lui en va demander avant que
^e la réfoudre. Yoyts
op DE L'ÉDUCATION. 27
Voyez quel puifTant inftrument je vous mets entre
ks mains pour agir fur votre élevé. Ne fachanc les
railbns de rien , le voilà prefque réduit au filence
quand il vous plaît ; &. vous , au contraire , quel
avantage vos connoiflances & votre expérience ne
vous donnent-elles point pour lui montrer riuijité de
tout ce que vous lui propofez ? car , ne vous y
trompez pas , lui faire cette qutftion , c'eft lui ap-
prendre à vous la faire à fon tour, & vous devez
compter fur tout ce que vous lui propcferez dans la
fuite , qu*à votre exemple il ne manquera pas de di-
re; à quoi cela efi-il bon?
C'eft ici peut-être le piège le plus difficile à éviter
pour un gouverneur. Si fur la queflion de l'enfant,
ne cherchant qu'à vous tirer d'affaire , vous lui don»
nez une feule railbn qu'il ne foit pas en état d'en-
tendre , voyant que vous raifonncz fur vos idées &
non fur Its Tiennes , il croira ce que vous lui dites
bon pour votre âge & non pour le lien ; il ne ic fie-
ra plus à vous , & tout eft perdu : mais où ell le
maître qui veuille bien relier court , & convenir de
fes torts avec fon élevc? Tous fe font une loi de ne
pas convenir même de ceux qu'ils ont , & moi je
m'en fcrois une de convenir même de ceux qiie je
n'aurois pas , quand je ne pourrois mettre mes rai-
fons à f i portée: ainfi ma conduite, toujours nette
dans fon efprit, ne lui fcroit jamais fufpccte, & je
me conferverois plus de crédit en me fuppciànt des
fautes, qu'ils ne font en cachant les leurs.
Frcmiercmtr.c, fongcz bien que c'cft rarement à
vous de lui propofer ce qu'il doit apprendre; c'efl: à
lui de le defircr, de le clierchtr, de le trouver; k
vous de le mettre à fa portée , de faire naître adroi-
tement ce defir , & de lui fournir ks moyens de le
fatisfaire. Il fuit de-là que vos qui-flions doivent être
pu fréquentes , mais bien choilics , & que , comme
il en aura beaucoup plus à vous faire que vous à lui,
voui
^8 EMILE,
vous ferez toujours moins à découvert & plus (bu-
vent dans le cas de lui dire ; en quoi ce que vous me
demandez efi-il utile à /avoir ?
De plus, comme il importe peu qu'il apprenne ce-
ci ou cela , pourvu qu'il conçoive bien ce qu'il ap-
prend & l'ufage de ce qu'il apprend , fi- tôt que vous
n'avez pas à lui donner fur ce que vous lui dite^ un
éclairciflèment qui foit bon pour lui , ne lui en don-
nez point du tout. Dites -lui fans îcrupule : je n'ai
pas de bonne réponfe à vous faire ; j 'a vois tort ,
laiflTons cela. Si votre inflru61:ion étoit réellement
déplacée , il n'y a pas de mal à fabandonner tout-à-
fait ; fi elle ne l'étoit pas , avec un peu de foin vous
trouverez bien -tôt i'occafion de lui en rendre l'utilité
fenfible.
Je n'aime point les explications en difcours; les
jeunes gens y font peu d'attention & ne les retien-
nent gueres. Les chofes, les chofesl Je ne répéte-
rai jamais alTez que nous donnons trop de pouvoir
aux mots: avec notre éducation babillarde, nous ne
faifons que des babillards.
Suppofons que, tandis que j'étudie avec mon éle-
vé le cours du foîeil & la manière de s'orienter,
tout- à -coup il m'interrompe pour me demander à
quoi fert tout cela. Qi.iel beau difcours je vais lui
faire ! De combien de chofes je faifis I'occafion de
l'inflruire en répondant à fa quellion , fur-tout fi nous
avons des témoins de notre entretien l * Je lui par-
lerai de l'utilité des voyages , des avantages du con\-
i^e^ce , des produ6lions particulières à chaque cli-
mat.
♦ J'ai fouvent remarqué que dans les doftes innru(!lion^
qu'on donne aux enfans , on fonge moins à fe faire écouter
d'eux que des grandes perfonnes qui font préfentes. Je fui»
uès-fûr de ce que je dis-là, car j'en ai fait Vo^Xeivation fu?
pioi-mêiue.
otJ BE L^EDUCATION, è^
mat, des moeurs des differens peuples, de l'ufage du
calendrier , de la fupputation du retour des faifons
pour l'agriculture , de l'art de ]a navigation , de la
manière de fe conduire fur mer & de luivre exafte-
ment fa route fans fa voir où l'on eft. La politique,
rhifloire naturelle , l'allronomie, la morale même &
îe droit des gens , entreront dans mon explication de
manière à donner à mon élevé une grande idée de
toutes ces fciences, & un grand defir de les appren-
dre. Quand j'aurai tout dit , j'aurai fait l'étalage
d'un vrai pédant , auquel il n'aura pas compris une
feule idée. II auroit grande envie de me demander
comme auparavant à quoi fert de s'orienter ; mais il
n'ofe, de peur que je ne me fâche. Il trouve mieux
fon compte à feindre d'entendre ce qu'on l'a forcé
d'écouter. Ainfi fe pratiquent les belles éducations.
Mais notre Emile plus ruftiquement élevé , & à
qui nous donnons avec tant de peine une conception
dure, n'écoutera rien de tout cela. Du premier mot
qu'il n'entendra pas, il va s'enfuir, il va folâtrer par
la chambre & me laiffer pérorer tout feul. Cher-
chons une folution plus groflierej mon appareil fcien-
tifique ne vaut rien pour lui.
Nous obfervions la pofition de la' forêt au nord de
Montmorenci , quand il m'a interrompu par fon
importune qucftion , à quoi fert cela ? Vous avez rai-
fon, lui dis -je, il y iirut penfer à loifir, & Ci fious
trouvons que ce travail n'efl: bon à rien , nous ne le
reprendrons plu? , car nous ne manquons pas d'a-
mufemens utiles. On s'occupe d'autre chofe, à il
n'efl: plus queftion de géographie du refle de la
journée.
Le lendemain matin je lui propofe un tour de pro-
menade avant le déjeuner : il ne demande pas mieux;
pour courir les enfans Jbnt toujours prêts, & celui-ci
a de bonnes jambes. Nous monions dans la' foret ,
cous parcourons les champeaux, nous nous égarons,
nous
.^ È M I î^ fi,
jious ne favons plus où nous femmes , 6c quand H
$Vi^ic de revenir , nous ne pouvons plus retrouver
noire chemin. Le tems fe palTe, la chaleur' vient;
inous avons faim , nous nous preuons , nous errons
vainement de côté & d'autre , nous ne trouvons par-
tout que des bois , des carrières , des plaines , nul
renfeignement pour nous reconnoître. Bien échauf-
fés, bien recrus, bien affamés, nous ne faifons avec
pos courfes que nous égarer davantage. Nous nous
alTeyons enfin pour nous repofer , pour délibérer.
Emile, que je fuppofe élevé comme au autre enfant,
ne délibère point, il pleure ; il ne fait pas que nous
fomnies à la porte de Montmorenci , & qu'un fira.
pie taillis nous le cache ; mais ce taillis efl: une forée
pour lui, un homme de fa ftature efl: enterré dans
des buiflbns.
Après quelques momens de filence, je lui dis d'uri
air inquiet; mon cher Emile, comment ferons- nous
pour fortir d'ici?
Emile , en nage ,
^ pleurant à chaudes larmes,
"Je n'en fais rien: je fuis las; j'ai faim: J'ai foifj
je n'en puis plus.
^ean - jaques.
Me croyez -vous en meilleur état que vous, &
penfez - vous que je me fifle faute de pleurer fi je
pouvois 4éjeûner de mes larmes? il ne s'agit pas de
pleurer , il s'agit de fe reconnoître. Voyons votre
montre ,• quelle heure eft-il ?
Emile.
' Il efl: midi , & je fuis à jeun.
jfean - Jaques, ...^ ,-,;.>,
Cela efl vrai ; il efl: midi , & je fuis à jeun.'
Emile,
Oh 1 que vous devez avoir faim !
ou DF. L'EDUCATION. ^4
Jean ' Jaques.
Le malheur efl que mon dîné ne viendra pas me
chercher icL Jl eft midi? c'efl juftemenc Thture où
nous obfervions hier, de Montmorenci , la pofition
de la forêt ; fi nous pouvions de même obferver de
h forêc la pofition de Montmorenci ?. . .
Einile,
Oui ; mais hier nous voyions la forêt , & d'ki
nous ne voyons pas la ville.
Jean - Jaques,
Voilà le mal Si nous pouvions nous pafîèr de
la voir pour trouver fa pofition
Emile,
Oh! mon bon ami!
Jean • Jaques,
Ne difions-nous pas que la forêt étoit. ....
Evïile.
Au nord de Montmorenci^
Jean - Jaques,
Par confe'quent Montmorenci doit être
. Efnile,
..Au fud de la forêt.
■.-■.. . Jean- Jaques. '
^ous ayons un moyen de trouver le nord à midù
Emile,
Oui, par la direélion de l'ombre.
Jean 'Jaques,
Mais le fud?
Emile,
Comment faire?
Jean- Jacques»
Le fud efl: l'oppofé du nord.
EmiJi.
Cela eft vrai ; il n'y a qu'à chercher l'oppoPé d«
lombre. Oh ! voilà le fud , voilà le fud ! fûrement
Montmorenci eft de ce côtéj cherchons de ce coté.
Jem'
Jean- Jacques.
Vous pouvez avoir raifon ; prenons ce fèntief à
travers le bois.
Emile frappant des mains y
^ poujjant un cri de joie.
Ah ! je vois Montmorenci ! le voilà tout devant
hous , tout à découvert. Allons déjeûner ^ allons
dîner; courons vite: raftronômie éft bonne à quel-
gué chofe.
Prenez garde que s'il ne dit pas cette dernière
phrafe , il la penfera ; peu importe, pourvu que ce!
ne foit pas moi qui la.dife. Or foyez fur qu'il n'ou-
bliera de fa vie la leçon de cette journée ; au lieu que
fi je n'avois fait que lui fuppofer tout cela dans (a
chambre ,• -mon difcours eût été oublié dés le lende-
main. 11 faut parler tant qu'on peut par les aftions;
& ne dire que ce qu'on ne fauroit faife.
Le Leôleur ne s'attend pas que je le méprife aflez ,
pour lui donner un exemple fur chaque efpece d'é-
tude : mais de quoi qu'il (bit queflion , je ne puis trop
exhorter le gouverneur à bien mefurer fa preuve fur
la capacité de l'élevé ; car encore une fois , le mal
n'eil pas dans ce qu*il n'entend point , mais dans ce
qu'il croit entendre.
Je me fouviens que voulant donner à un enfant
du goût pour la chymie, après lui avoir montré plu-
fieurs précipitations métalliques , je lui expliqiyois
comment fe faifoit l'encre, je lui difois que fa noir-
ceur ne venoit que d'un fer très-divifé, détaché du
vitriol , & précipité par une liqueur alcaline. Au
milieu de ma do6le explication, le petit traître m'ar-
rêta tout court avec ma queftion que je lui avois ap-
prife : me voilà fort embarraffé.
Après avoir un peu rêvé, je pris mon parti". J'en-
voyai cherclier du vin dans la cave du maître de la
maifon , ôi d'autre vin à huit fols chez un marchand'
ou DE L'EDUCATION. 33
de viïl. Je pris dans un petit flacon de la diflblutioit
d'alcali fixe : puis ayant devant moi dans deux ver-
res de ces deux differens vins *, je lui parlai ainfi.
On falfifie plufieurs denrées pour ks faire paroître
meilleures qu'elles ne font. Ces falfifications trom-
pent l'œil & le goût ; mais elles font nuifibles , àc
rendent la choie falfifiée pire, avec fa belle apparen-
ce, qu'elle n'étoit auparavant.
On falfifie fur-touc les boiflbns & fur-tout les vins,
parce que la tromperie eit plus difficile à connoître,
& donne plus de profit au trompeur. .
La falfification des vins verds ou aigres fe faic
avec de la litarge : la litarge eft une préparation de
plomb. Le plomb uni aux acides fait un fel fort doux
qui corrige au goût la verdeur du vin , mais qui efl:
un poifon pour ceux qui le boivent. Il importe
donc, avant de boire du vin fufpeft, de favoir s'il
eft litargiré où s'il ne l'eft pas. Or voici comment je
raifonne pour découvrir cela.
La liqueur du vin ne contient pas feulement de
l'efprit inflammable , comme vous l'avez vu par
l'eau -de -vie qu'on en tirej elle contient encore de
l'acide , comme vous pouvez le connoître par le
vinaigre & le tartre qu'on en tire aufli.
L'acide a du rapport aux fubftances métalliques Ôc
s'unit avec elles par diflbluLion pour former un fel
compofé , tel par exemple que la rouille qui n'effc
qu'un fer diffout par l'acide contenu dans l'air ou dans
l'eau , & tel auffi que le verd-de-gris qui n'eft qu'un
cuivre dilTout par le vinaigre.
Mais ce même acide a plus de rapport encore aux
fubilances alcalines qu'aux fubftances métalliques, en
forte que par l'intervention des premières , dans les
fels
♦ A chaque explication qu'on veut donneï à l'enfant, un
petit appareil qui la précède fert beaucoup aie' rendre attentif,'
Tome I. Partie IL G
3(4^ E M I L E,
fds compofés dont je viens de vous parler , l'acide
eft forcé de lâcher le métal auquel il ell uni, pour
s'attacher à l'alcali.
Alors la fubflance métallique dégagée de l'acide
qui la tenoit diffoute , fe précipite CSc rend la liqueur
opaque.
- Si donc un de ces deux vins eft litargiré , fon aci-
de tient la litarge en diflblution. Que j'y verfe de la
liqueur alcaline, elle forcera l'acide de quitter prife
pour s'unir à elle; le plomb n'étant plus tenu en dif-
folution reparoîtra , troublera la liqueur & fe précipi-
tera enfin dans le fond du verre.
S'il n'y a point de plomb * ni d'aucun métal dans
le vin , l'alcali s'unira paifiblcment ** avec l'acide ,
le tout reliera diflbut, & il ne fe fera aucune préci-
pitation.
Enfuite je verfai de ma liqueur alcaline fucceffive-
ment dans les deux verres : celui du vin de la maifon
refta clair & diaphane , l'autre en un moment fut
trouble , & au bout d'une heure on vit clairement le
plomb précipité dans le fond du verre.
Voilà , repris- je , le vin naturel & pur dont on
peut boire , & voici le vin falfifié qui empoifonne.
Cela fe découvre par les mêmes connoiffances dont
vous me demandiez l'utilité. Celui qui fait bien com-
ment
* Les vins qu'on vend en dét?.il chez les marchands de vin
de Paris , quoiqu'ils ne foient pas tous iitargirés, font rare-
irent exempt de plomb ; parce que les comptoirs de ces mar-
chands font garnis de ce métal , & que le vin qui fe répand
dans la mefure en paiTant & féjournant fur ce plomb en diiTowfC
toujours quelque partie. II eil étrange qu'un abus fi manifefle
& fi dangereux foit foufFert par la police. Mais il ell vrai que
les gens aifés ne buvant gueres de ces vins-là font peu fujets i
en ctre empoifûnnés.
** L'2cide végétal eft fort doux. Si c'ëtoit un acide mine-
rnl & qu'il fût moins «étendu ^ l'union n« f« feioit pas fans d-
fervefcence.
ou DE L'EDUCATION. 3^
jnent fê fait l'encre, fait connoître auffi les vins fre-
latés.
J'étois fort content de mon exemple, & cepen-
dant je m'apperçus que l'enfant n'en étoit point frap-
pé. J'eus befoin d'un peu de tems pour fentir que
je n'avois fait qu'une fotife. Car fans parler de l'im-
pcffibilité qu'à douze ans un enfant pût fuivre mon
explication , l'utilité de cette expérience n'entroit pas
dans fon efprit , parce qu'ayant goûté des deux vins
& les trouvant bons tous deux , il ne joignoit aucune
idée à ce mot de fallification que je penfoîs lui avoir
fi bien expliquée ; ces autres mots mal-Jain, poiforiy
ti'avoient même aucun fens pour lui ^ il étoit là-defTus
dans le cas de l'hiftorien du Médecin Philippe ; c'efl
Je cas de tous les enfans.
Les rapports des effets aux caufes dont nous n'ap-
percevons pas la liaifon , les biens & les maux dont
hous n'avons aucune idée, les befbins que nous n'a-
vons jamais fentis font nuls pour nous : il eft impof-
fible de nous intereflèr par eux à rien faire qui s'y
Rapporte. On voit à quinze ans le bonheur d'un
homme fage , comme à trente la gloire du paradis.
Si l'on ne conçoit bien l'un & Tautre , on fera peu
de chofe pour les acquérir , & quand même on les
concevroit , on fera peu de choie encore fi on né
les défire, i] on ne les fent convenables à foi. 11 ell
aifé de convaincre un enfant que ce qu'on veut lui
enfeigner eft utile ; mais ce n'eft rien de le convain-
cre fi l'on ne fait le perfuader. En vain la tranquille
raifon nous fait approuver ou blâmer, il n'y a que la
paffion qui nous falfe agir , & comment fe paflionner
pour des intérêts qu'on n'a point encore ?
Ne montrez jamais rien à l'enfant qu'il ne puiflè
voir. Tandis que l'humanité lui efl: prefque étrangè-
re, ne pouvant l'éievtT à l'état d'homme, rabailîèz
pour lui l'homme à l'état d'enfant. En fongeant à
ce qui lui peut être utile dans un autre àgc, ne lui
C 2 parles
^6 E M I L E^
parlez que de ce dont il voit dès-à-preTent Tutilité.
Du. refte jamais de comparaifons avec d'autres en-
fans, point de rivaux , point de concurrens, même
il la courfe , aufli-tôt qu'il commence à raifonner :
î'aîme cent fois mieux qu'il n'apprenne point ce qu'il
n'apprendroit que par jaloufie ou par vanité. Seule-
ment je marquerai tous les ans les progrés qu'il aura
faits , je les comparerai à ceux qu'il fera l'année fui-
vante ; je lui dirai , vous êtes grandi de tant de li-
gnes, voilà le fofTé que vous fautiez, le fardeau que
vous portiez ; voici la diilance où vous lanciez un
caillou , la carrière que vous parcouriez d'une halei-
ne, &c. voyons maintenant ce que vous ferez. Je
l'excite ainfi fans le rendre jaloux de perfonne ; il
voudra fe furpalTer , il le doit; je ne vois nul incon-
vénient qu'il {bit émule de lui-même.
Je hais les livres; ils n'apprennent qu'à parler de
ce qu'on ne fait pas. On dit qu'Hermès grava fur
des colonnes les éiemens des fciences , pour mettre
fes découvertes à l'abri d'un déluge. S'il les eût bien
imprimées dans la tête des hommes, elles s'y feroient
confervées par tradition. Des cerveaux bien prépa-
rés font les monumens où fe gravent le plus fCirement
les connoilTances humaines.
N'y auroit - il point moyen de rapprocher tant de
leçons éparfes dans tant de livres? de les réunir fous
un objet commun qui pût être facile à voir , interef-
fant à fuivre, & qui pût fervir de flimulant, même
à cet âge? Si l'on peut inventer une fituation où tous
les befoins naturels de l'homme fe montrent d'une
manière fenfible à f efprit d'un enfant , & où les
moyens de pourvoir à ces mêmes befoins fe dévelop-
pent fucceflivement avec la même facilité , c'eft par
la peinture vive & naïve de cet état qu'il faut don-
ner le premier exercice à fon imagination.
Philofophe ardent, je vois déjà s'allumer la vôtre.
Ne vous mettez pas en frais ; c^tte fituatign efl trou-
vée.
ou Df L'EDUCATION. 57
véQ y elle eft décrite, & fans vous faire tort , beau-
coup mieux que vous ne la décririez vous-même; du
moins avec plus de vérité & de fimplicité. Puis qu'il
nous faut abfolument des livres, il en exifte un qui
fournit, à mon gré, le plus heureux traité d'éduca-
tion naturelle. Ce livre fera le premier que lira mon
Emile : feul il compofera durant long-tems toute fa
bibliothèque , & il y tiendra toujours une place dif-
tinguée. Il fera le texte auquel tous nos entretiens
fur ks fciences naturelles ne Serviront que de com-
mentaire. Il fervira d'épreuve durant nos progrès à
l'état de notre jugement , & tant que notre goût ne
fera pas gâté, 1^ letlure nous plaira toujours. Quel
efl donc ce merveilleux livre.? Efl:-ce Aridote , efl-
ce Pline, ell-ce Buffon ? Non; ç'eft Robinfon
Crufbé.
Robinfon Crufoé dans fon ifle, feul, dépourvu de
l'aflTiflance de fes femblables & des inftrumens de
tous les arts , pourvoyant cependant à fa fubfiftance ,
à fa confer^ation , & le procurant même une forte
de bien-être; voilà un objet intereffant pour touc
uge, & qu'on a mille moyens de rendre agréable aux.
enfans. Voilà comment nous réalifons l'ille déferte
qui me fervoit d'abord de comparaifon. Cet étac
n'eft pas , j'en conviens , celui de l'homme focial ;
vraifemblablement il ne doit pas être celui d'Emile ;
mais c'eft fur ce même état qu'il doit apprécier tous
les autres. Le plus fur moyen de s'élever au ♦ deifus
des préjugés ,& d'ordonner fes jugemens fur les vrais
rapports des chofes , efl; de fe mettre à la place d'un
homme ifolé , & de juger de tout comme cet homme
en doit juger lui-même, eu égard à fa propre utilité.
Ce roman , débarralle de tout fon fatras , com-
mençant au naufrage de Robinfon près de (on illea
& finilTant à l'arrivée du vaifleau qui vient fen tirer,
fera tout à la fois l'amufement & rinfl:ru6tioa d'Emi»
Iç durant l'époque dont il eft ici queftion, Je veux
C 3 (^uç.
3f EMILE,
que la tête lui en tourne , qu'il s'occupe fans ceflê de
fon château , de fes chèvres , de ks plantations 5
qu'il apprenne en détail , non dans des livres , mais
fur les chofes , tout ce qu'il faut favoir en pareil cas ;
qu'il penfe être Robinfon lui-même ; qu'il fe voye
habillé de peaux , portant un grand bonnet , un
grand fabre , tout le grotefque équipage de h figure ,^
au parafol près dont il n'aura pas btfoin. Je veux
qu'il s'inquiette des mefures à prendre , fi ceci ou ce-
la venoit à lui manquer , qu'il examine la conduite de
fon héros ; qu'il cherche s'il n'a rien omis , s'il n'y
avoit rien de mieux à faire; qu'il marque attentive-
ment Tes fautes , & qu'il en profite pour n'y pas
tomber lui-mênie en pareil cas : car ne doutez point
qu'il ne projette d'aller faire un éiablifîùment fem-
blable ; c'eft le vrai château en Efpagne de cet heu-
reux âge , où l'on ne connoîc d'autre bonheur que le
jiécefîaire & la liberté.
V Quelle relîburce que cette folie pour un homme
habile, qui n'a fu la faire naître qu'afin de la mettre
à profit. L'enfant prtflë de fe faire un magafin pour
fon ifle , fera plus ardent pour apprendre, que le
rnaîtré pour enfeigner. 11 voudra favoir tout ce qui
eil utile , & ne voudra favoir que cela ; vous n'aurez
plus befoin de le guider, vous n'aurez qu'à le retenir.
Au refi:e , dépéchons -nous de l'établir dans cette
ÏÏle , tandis qu'il y borne (à félicité; car le jour ap-
proche où, s'il y veut vivre encore, il n'y voudra
plus vivre feul ; & où Fenckedî, qui maintenant ne
fe touche guère, ne lui fuffira pas long-tems.
La pratique des arts naturels > auxquels peut fuffirç
un feul homme , mené à la recherche des arts d'in-
dufi:rie , & qui ont befoin du concours de plufieurs
mains. Les premiers peuvent s'exercer par des ibli-
taires, par des fauvages; mais les autres ne peuvent
siaîcre que dans la fociété, & la rendent néceffaire.
iant qu'on ne connoît que le befoin phyfi']ue, cha-
que
ou DE L'EDUCATION. 39
que homme fe fuffit à lai -même; l'introduélion du
fuperflu rend indilpenfable le partage & la diflribu-
tion du travail ; car bien qu'un homme travaillant
feul ne gagne que la fubfiftance d'un homme, cent
hommes travaillant de concert , gagneront de quoi
en faire fubfifter deux cens. Si-tôt donc qu'une par-
tie des hommes fe repofe , il faut que le concours
des bras de cetix qui travaillent fupplée au travail de
ceux qui ne font rien.
Votre plus grand foin doit être d'écarter de Tefprit
de votre éîeve toiires les notions des relations fociales
qui ne font pas* à fa portée ; mais quand l'enchaîne-
ment des conîïoilTances vous force à lui montrer la
mutuelle dépendance des hommes , au lieu de la lui
montrer par le côté moral , tournez d'abord toute
fon attention vers l'induflrie & les arts méchaniques,
qui les rendent utiles les uns aux autres. En le pro-
menant d'atttlier en attelier, ne fouffrez jamais qu'il
voye aucun travail fans mettre lui • même la main à
l'œuvre; ni qu'il en forte fans favoir parfaitement la
raifon de tout ce qui «'y fait, ou du moins de tout ce
qu'il a obfervé. Pour cela travaillez vous-même,
donnez -lui par -tout l'exemple; pour le rendre mai'
tre , foyez par -tout apprenti f; & comptez qu'une
heure de travail lui apprendra plus de chofcs, qu'il
n'en retiendroit d'un jour d'explications.
Il y a une eftime publique attachée aux difFerens
arts , en raifon inverfe de leur utilité réelle. Cette
cftime fe mtfure direélem.ent fur leur inutilité même,
& cela doit ecrc. Les arts les plus utiles font ceux
qui gagnent le moins , parce que le nombre des ou-
vriers fe proportionne au befoin des hommes , & que
le travail nécelTaire à tout le monde refle forcément
à un prix que le pauvre peut payer. Au contraire ,
ces importans qu'on n'appelle pas artifans, mais ar-
tiftes, travaillant uniquement pour les oififs & les ri-
çlies, mettent un pris arbitraire à leurs babioles ; &
C 4 çommç
'0 ^ EMILE,
comme le mérite de ces vains travaux n'efl; que darwi
l'opinion , leur prix même fait partie de ce mérite ,
& on les eflime à proportion de ce qu'ils coûtent.
Le cas qu'en fait le riche ne vient pas de leur ufage ;
mais de ce que le pauvre ne les peut payer. Noio
habere hona nffi quitus popuJus invidcrit *.
Que deviendront vos élevés , fi vous leur laiflez
adopter ce fot préjugé , fi vous le fayorirtz vous-
même, s'ils vous voient, par exemple, entrer avec
plus d'égards dans la boutique d'un orfèvre que dans
celle d'un ferrurier? Qiiel jugement porteront- ils du
vrai mérite des arts & de la véritable valeur des
chofes , quand ils verront par-tout le prix de fantaifi^
en contradi6lion avec le prix tiré de l'utilité réelle ,
& que plus la chofe coûte , moins elle vaut ? Au
premier moment que vous laifîèrez entrer ces idées
dans leur tête , abandonnez le refte de leur éduca-
tion ; malgré vous ils ftront élevés comme tout Iç
monde; vous avez perdu quatorze ans de foins.
Emile fongeant à meubler fon ifle , aura d'autres
îîianieres de voir, liobinfon eût fait beaucoup plus
de cas de la boutique d'un taillandier , que de tous les
colifichets de Saïde. Le premier lui eût paru un
homme très - rerpe(^able , & l'autre un petiç char-
latan.
„ Mon fils eft fait pour vivre dans le monde ; ij
3, îie vivra pas avec des fages, mais avec des foux;
„ il faut donc qu'il connoifie leurs folies , puifqu^
„ c'éft par eljes qu'ils veulent être conduits. La
„ çonnoiflance réelle des chofes peut être bonne ,
3, mais celle des hommes & de leurs jugemens vaut
3, encore mieux ; car dans la fociété humaine le plus
„ grand inftrument de l'homme eft l'homme, & le
„ plus fage eft celui qui fe ferç le mieux de cet in-
„ ftrument,
■^ Petron.
ou DE L'EDUCATION. 41
„ fîrument. A quoi bon donner aux enfans l'idée
„ d'un ordre imaginaire tout contraire à celui qu'ils
„ trouveront établi , & fur lequel il faudra qu'ils fe
„ règlent ? Donnez - leur premièrement des leçons
,, pour étrefages, & puis vous leur en donnerez
5, pour juger en quoi les autres font foux.
Voilà les fpécieufès maximes fur lefquelleslafaufîe
prudence des pères travaille à rendre leurs enfans
efclaves des préjugés dont ils les nourriffent, &
jouets eux-mêmes de la tourbe infenfée dont ils pen-
fent faire l'inftrument de leurs paffions. Pour parve-;
nir à connoître l'homme, que de chofes il faut con-
noître avant lui! J'homme efl; la dernière étude du
fage ik vous prétendez en faire Ja première d'un en-
fant! Avant de l'inflruire de nos fentimens, com-
mencez par lui apprendre à les apprécier : efl: - ce
connoître une folie que de la prendre pour la raifon?
pour être fage, 'il faut difcerner ce qui ne l'efl: pas:
comment votre enfant connoîtra • t-il les hommes ,
s'il ne fait ni juger leurs jugemens ni démêler leurs
erreurs? C'efl: un mal de favoir ce qu'ils penfent,
quand on ignore fi ce qu'ils penfent efl: vrai ou faux.
Apprenez • lui donc premièrement ce que font les
chofes en elles-mêmes; & vous lui apprendrez après
ce qu'elles font à nos yeux : c'efk ainO qu'il faura
comparer l'opinion à la vérité , & s'élever au deflus
du vulgaire ; car on ne connoît point les préjugés
quand on les adopte, Ck l'on ne mené point le peu-
ple quand on lui relftmble. Mais fi vous commen-
cez par l'inflruire de l'opinion publique avant de lui
apprendre à l'apprécier , aflLrez-vous que, quoique
vous puifficz faire , elle deviendra la fienne , Ck que
vous ne la détruirez plus. Je conclus que pour ren-
dre un jeune homme judicieux, il faut bien former
fes jugemtns, au lieu de lui di6ler les nôtres.
Vous voyez que jufqu'ici je n'ai point parlé des
hommes à mon élevé, il auroit eu trop de bon-fens
'l orne L Partie IL Cj pour
4a EMILE,
pour m'entendre ; ks relations avec fon efpecé ne
!ui font pas encore afiez fenfibles pour qu'il puiffe ju-
ger des autre? par lui. Il ne connoît d'Etre humain
que lui feul , & même il eft bien éloigné de fe con-
noître: mais s'il porte peu de jugemens fur fa per-
fonne , au moins il n'en porte que de jufles. Il igno-
re quelle efl la place des autres; mais il fent la fienne
& s'y tient. Au lieu des loix fociales qu'il ne peut
connoître, nous l'avons lié des chaînes de la néceflî-
té. Il n'efl prefque encore qu'un être phyflque j con-
tinuons de le traiter comme tel.
C'eft par leur rapport fenfible avec fon utilité , fa
fureté, fa confervation^ fon bien-être qu'il doit ap-
précier tous les corps de la Nature & tous les travaux
des hommes. Ainfi le fer doit être à iks yeux d'un
beaucoup plus grand prix que l'or , & le verre que le
diamant. De même il honore beaucoup plus un
cordonnier , un maçon , qu'un l'Empereur , un le
Blanc & tous les jouailliers de l'Europe; un pâtilîîer
eft fur- tout, à fes yeux, un homme très-important,
& il donneroit toute l'Académie des Sciences pour
k moindre confifeur de la rue des Lombards. Les
orfèvres, les graveurs, les doreurs ne font, à fon
avis, que des fainéans qui s'amufent à des jeux par-
faitement inutiles; il ne fait pas même un grand cas
de l'horlogerie. L'heureux enfant jouit du tems fans
en être efclave; il en profite & n'en connoît pas le
prix. Le calme des palfions qui rend pour lui fa fuc-
ceffion toujours égale , lui tient lieu d'inftrumenc
pour le mefurer au befbin *. En lui fuppofant une
montre, auffi-bien qu'en le failànt pleurer , je me
don-
* Le tems perd pour nous fa mefure , quand nos palans
veulent régler fon cours à leur gré. La montre du fage tlt
l'égalité d'humeur & la paix de l'ame ; il efî toujours à fon
heure , & il la coanoît toujours.
ou DE L'EDUCATION. 45
hois un Emile vulgaire , pour être utile & me faire
(Entendre ; car quant au véritable , un enfant fi dif-
férent des autres ne ferviroit d'exemple à rien.
11 y a un ordre non moins naturel , & plus judi-
cieux encore , par lequel on confidere les arts félon
les rapports de néceflité qui les lient, mettant au pre-
mier rang les plus indépendans , & au dernier ceux
qui dépendent d'un plus grand nombre d'autres. Cet
ordre qui fournit d'importantes confiderations fur ce-
lui de la fociété générale, efl fcmblable au précédent
ëi fournis au même renverfjment dans l'eftime des
hommes ; en forte que l'emploi des matières premiè-
res fe fait dans des métiers fans honneur , prefque
fans profit, & que plus elles changent de mains,
plus la main d'œuvre augmente de prix & devient
honorable. Je n'examine pas s'il efl: vrai que l'in-
clufl:rie foit p'us grande & mérite plus de récompenfe
dans les arts miuucieux qui donnent la dernière for-
me à ces matières , que dans le premier travail qui
les convertit à l'ufage des hommes ; mais je dis qu'en
chaque çhofe l'art dont l'ufage efl: le plus général &
ie plus indifpenfable , eft inconteflabicment celui qui
mérite le plus d efl:ime , & que celui à qui moiris
d'autres arts font néçelîaires la mérite encore par-
deifus les plus fuborJonnés, parce qu'il eft plus libre
& plus prés de l'indépendance. Voilà les véritables
règles de l'appréciation des arts ôc de rindufl:rie;
tout le relie efl: arbitraire & dépend de l'opinion.
Le premier & le plus refpeàbble de tous les arts
efl; l'agriculture: je mettrois la forge au ftcond rang,
la charpente au ircifiéme , & ainfi de fuite. L'en-
fant qui n'aura point été féduit par les préjugés vul-
gaires en jugera précifément ainfl. Que de réflexions
importantes notre Emile ne tirera- t-jl point là-deflus
defon Robinfon? Que penfera t-il en voyant que k^
arts ne fe perfeflionnent qu'en fe fubdivifànt , ei^
multipliant à l'infini les inflrumcns des uns Cic des au-
tres?
très? II fedira; tous ces gens-là font fottement in-
génieux: on croiroit qu'ils ont peur que leurs bras &
leurs doigts ne leur fervent à quelque chofe , tant ils
inventent d'inftrumens pour s'en paffer. Pour exer-
cer un feul art ils font affervis à mille autres , il faut
une ville à chaque ouvrier. Pour mon camarade &
^loi nous mettons notre génie dans notre adrelTe;
nous nous faifons des outils que nous puilTions porter
partout avec nous. Tous ces gens fi fiers de leurs
talens dans Paris ne fauroient rien dans notre ifle, &
feroif^nc nos apprentifs à leur tour.
Leclcar , ne vous arrêtez pas à voir ici Texercice
du corps & l'adrefTe des mains de notre élevé ; mais
confiderez quelle direction nous donnons à fes curio-
fjtés enfantines j conilderez le fens, fefprit inventif,
la prévoyance , confiderez quelle tête nous allons
lui former. Dans tout ce qu'il verra, dans tout ce
qu'il fera, il voudra tout connoître, i! voudra favoir
la rai fonde tout: d'inflrument en inftrument il vou-
dra toujours remonter au premier ; il n'admettra rien
par fuppofition ; il refuferoit d'apprendre ce qui de-
manderoit une connoiffince antérieure qu'il n'auroit
pas : s'il voit fiire un relP)rt , il voudra favoir com-
ment l'acier a été tiré de la mine; s'il voit allemble^
les pièces d'un coffre, il voudra favoir comment l'ar-
bre a été coupé. S'il travail lui-même, à chaque ou-
til dont il fe fert il ne manquera pas de fe dire ; fi je
n*avois pas cet outil, comment m'y prendrois-je
pour en faire un femblabîe ou pour m'en paffer ?
Au refte une erreur difficile à éviter dans les occu-
pations pour lefquelles le maître fe palîlonne , efi; de
fuppofer toujours le même goût à l'enfant ; gardez,
quand l'amufement du travail vous emporte, que lui,
cependant , ne s'ennuye fans vous l'ofer témoigner.
L'enfant doit être tout à la chofe ; mais vous deve:^
être tout à l'enfant , l'obferver , l'épier fans relâche
& fans qu'il y parciiTe , preflèntir tous fes fentin^ng
d'à-
ou D£ L'EDUCATÎON. ^5
d'avance, & prévenir ceux qu'il ne doit pas avoir;
l'occuper enfin de manière que non-feulement il fe
fente utile à la chofe , mais qu'il s'y plaife à force de
bien comprendre à quoi fert ce qu'il fait.
La fociété des arts confifle en échanges d'induf-
trie , celle du commerce en échanges de chofes,
celle des banques en échanges de fignes & d'argent ;
toutes ces idées fe tiennent , & les notions élémentai-
res font déjà prifes ; nous avons jette les fondemens
de tout cela dès le premier âge, à l'aide du jardinier
Robert. Il ne nous refte maintenant qu'à géneralifer
ces mêmes idées , & les étendre à plus d'exemples
pour lui faire comprendre le jeu du trafic pris en lui-
même , & rendu fenfible par les détails d'hifloire na-
turelle qui regardent les produftions particulières à
chaque pays , par les détails d'arts & de fciences qui
regardent la navigation , enfin par le plus grand ou
moindre embarras du tranfport félon l'éloignemenc
des lieux , félon la fituation des terres , des mers, des
rivières, &c.
Nulle fociété ne peut exifter fans échange , nul
échange fans mefure commune , & nulle mefure
commune fans égalité. Ainfi toute fociété a pour
première loi quelque égalité conventionnelle, foit
dans les hommes , foit dans les chofès.
_ L'égalité conventionnelle entre les hommes , bien
différente de l'égalité naturelle , rend nécefTaire le
droit pofitif , c'eit-à-dire le gouvernement & les loix.
Les connoilfances poliiiques d'un enfant doivent être
nettes & bornées : il ne doit connoître du gouverne-
ment en général que ce qui fe rapporte au droit de
propriété dont il a déjà quelque idée.
L'égalité conventionnelle entre les chofes , a fait
inventer la monnoie; car lamonnoie n'eft qu'un ter-
me de comparaifon pour la valeur des chofts de dif-
férentes efpeces, ^ en ce fens la monnoie eft le vrai
lien de la fociété j mais tout peut être monnoie; au-
trefois
4^ EMILE,
trefois le bétail l'étoit , des coquillages le font encore
chez plufieurs peuples , le fer fut monnoie à Sparte ,
le cuir l'a été en Suéde , l'or & l'argent le font par-
mi nous.
Les métaux , comme plus faciles à tranfporter,
ont été généralement choills pour termes moyens de
tous les échanges , & l'on a converti ces métaux en
monnoie , pour épargner la mefure ou le poids a
chaque échange : car la marque de la monnoie n'eft
qu'une atteftation que la pièce aind marquée eft d'un
tel poids , & le Prince feul a droit de battre mon-
noie , attendu que lui feul a droit d'exiger que ion
témoignage faffe autorité parmi tout un peuple.
L'ufage de cette invention ainfî expliquée fe fait
fentir au plus ftupide. Il eft difficile de comparer
immédiatement des chofes de différentes natures , du
drap, par exemple, avec du bled; m?;is quand on a
trouvé une mefure commune , favoir la monnoie , il
eft aifé au fabricant &. au laboureur de rapporter la
valeur des chofes qu'ils veulent échanger à cette me-
fure commune. Si telle quantité de drap vaut une
telle fomme d'argent , <Sc que telle quantité de bled
vaille auffi la même fomme d'argent, il s'enfuit que
le marchand recevant ce bled pour fon drap fait un
échange équitable. Ainfi c'eft par la monnoie que les
biens d'efpeces diverfes deviennent commenfurables ,
& peuvent fc comparer.
N'allez pas plus loin que cela , & n'entrez point
dans l'explication des effets moraux de cette inftitu-
tion. En toute chofe il importe de bien expofer les
ufages avant de montrer les abus. Si vous prétendiez
expliquer aux enfans comment les fignes font négli-
ger les chofes , comment de la monnoie font nées
toutes les chimères de l'opinion , comment les pays
riches d'argent doivent être pauvres de tout , vous
traiteriez ces enfans non - feulement en philofophes,'
mais en hommes fages, ôc vous prétendriez leur fai-
re
ou DE L'EDUCATION. 47
re entendre ce que peu de philofophes mêmes ont
bien conçu.
Sur quelle abondance d'objets intérefTans ne peut-
on point tourner ainfi la curioCté d'un élevé, fans
jamais quitter les rapports réels & matériels qui font
à fa portée , ni fouffrir qu'il s'élève dans fon efpric
une feule idée qu'il ne puifle pas concevoir? L'arc
du maître eft de ne laifler jamais appefantir fes oblcr-
vations fur des minuties qui ne tiennent à rien , mais
de le rapprocher fans cefîe des grandes relations qu'il
doit connoître un jour pour bien juger du bon & du
mauvais ordre de la fociété civile. Il faut favoir af-
fortir les entretiens dont on l'amufe au tour d'efpric
qu'on lui a donné. Telle queflion qui ne pourroic
pas même effleurer l'attention d'un autre, va tour-
menter Emile durant iix mois.
Nous allons dîner dans une maifon opulente ; nous
trouvons les apprêts d'un feftin , beaucoup de mon-
de , beaucoup de laquais , beaucoup de plats , un
fervice élégant & fin. Tout cet appareil de plaifir
& de fête a quelque chofe d'enivrant, qui porte à la
tête quand on n'y eft pas accoutumé. Je preflèns
l'effet de tout cela fur mon jeune élevé. Tandis que
le repas fe prolonge , tandis que les fervices le fuc-
cédent , tandis qu'autour de la table régnent mille
propos bruyans, je m'approche de fon oreille, & je
lui dis: par combien de mains eftimeriez-vous bien
qu'ait paffé tout ce que vous voyez fur cette table,
avant que d'y arriver ? QLielle foule d'idées j'éveille
dans fon cerveau par ce peu de mots ! A i'inftanc
voilà toutes les vapeurs du délire abatues. Il rêve ,
il réfléchit, il calcule, il s'inquiète. Tandis que les
philofophes égayés par le vin , peut • être par leurs
voifmes , radotent Ck font les enfans , le voilà lui
philofophant tout feul dans fon coin; il m'interroge,
je refufe de répondre , je le renvoie à un autre
tems ; il s'impatieiue , il oublie de manger & de
boire.
48 Ë M î LÉ,
boire , îJ Brûle d'être hors de table pour m'entrétenîf
à fon aife. Qtiel objet pour fa curiofité ! quel texte
pour fon inftrucHon ! Avec un jugement fain que rien
n'a pu corrompre, quej)enfera-t-il du luxe, quand
il trouvera que toutes les régions du monde ont été
mifes à contribution , que vingt millions de mains ,
peut - être , ont long- tems travaillé, qu'il en a coûté
la vie, peut-être, à des milliers d'hommes, & tout
cela pour lui préfenter en pompe à midi ce qu'il va H
dépofer le foir dans fa garde-robe? ^
Epiez avec foin les conclufions fecrectes qu'il tire?
en fon cœur de toutes fes obfervations. Si vous l'a-
vez moins bien gardé que je ne le fuppofe, il peuc
être tenté de tourner fes réflexions dans un autre fens ,
& de fe regarder comme un perfonnage importanc
au monde , en voyant tant de foins concourir poai
apprêter fon dîner. Si vous preflentez ce raifonne-
nient , vous pouvez aifément le prévenir avant qu'il
le faile, ou du moins en effacer auiîi-tôt Timpreffion.
Ne fâchant encore s'approprier les chofes que par
one jouiffance matérielle , il ne peut juger de leur
convenance ou difconvenance avec lui que par des
rapports fenfibles. La comparaifon d'un dîner fim-
ple & ruftique préparé par fexercice , aflliifonné par
fa faim , par la liberté , par la joie , avec Ion feftin j
fi magnifique & 11 compafTé , fuffira pour lui faire |
fentir que tout l'appareil du feflin, ne lui ayant don-
né aucun profit réel, & fon eftomac fortant tout aufilî
content de la table du puyfan que de celle du finan-
cier , il n'y avoit rien à l'un de plus qu'à l'autre qu'il [
pût appeller véritablement fien.
Imaginons ce qu'en pareil cas un gouverneur pour-
ra lui dire. Rappeliez- vous bien ces deux repas, &
décidez en vous-même lequel vous avez fait avec le j
plus de plaifir ; auquel avez -vous remarqué le plus |
de joie ? auquel a-t-on mangé de plus grand appé- !
tit, bu plus gaiement, ri de meilleur çc3ur? lequel a
duré^
ou DE UEDUCATION. 49
duré le plus long- tems fans ennui , & uns avoir be«
foin d'être renouvelle par d'autres fervices ? Cepen-
dant voyez la différence : ce pain bis que vous trou-
vez fi bon , . vient du bled recueilli par ce payfan ;
Ibn vin noir.& groffier, mais délalterant & fain , efl:
du crû de fa vigne ; le linge vient de fon chanvre ,
61é l'hiver par fafenuncj par fes filles, par fa fer-
vante : nulles autres mains que celles de fa famille
n'ont fait les apprêts de fa table ; le moulin le plus
proche & le marché voifin font les bornes de l'Uni-
vers pour lui. En quoi donc avez- vous réellement
joui de tout ce qu'ont fourni de plus la terre éloignée
& la main des hommes fur l'autre table? Si tout cela
ne vous a pas fait faire un meilleur repas, qu'avez-
vous gagné à cette abondance ? qu'y avoit-il-là qui
fût fait pour vous ? Si vous euffiez été le maitre de
la maifon , pourra- 1- il ajouter , tout cela vous fût
reflé plus étranger encore ; car le foin d'étaler aux
yeux des autres votre jouiffancq eût achevé de vous
l'ôter : vous auriez eu la peine & eux le plaifir.
Ce difcoiirs peut être fort beau , mais il ne vaut
rien pour Emile dont il pafTe la portée , & à qui
l'on ne di6le point fes réflexions. Parlez -lui donc
plus fimplement. Après ces deux épreuves , dites-
lui quelque matin; où dînerons - nous aujourd'hui!!?
autour de cette montagne d*argent qui couvre les
trois quarts de la table , & de ces parterres de fleurs
de papier qu'on fert au deflèrt fur des miroirs ? par-
mi ces femmes en grand panier qui vous traitent en
marionnette , & veulent que _ vous ayez dit ce que
vous ne favez pas ? ou bien dans ce village à deux
lieues d'ici, chez ces bonnes gens qui nous reçoivent
fi joieufement, & nous donnent de fi bonne crème?
Le choix d'Emile n'efl: pas douteux ; car il n'clt ni
babillard ni vain; il ne peut fouffrir la gêne, & tous
nos ragoûts fins ne lui plaifent point ; mais il eft
toujours prêt à courir en campagne , <3v il aime fort
2 me L Partie IL D les
50 E M--t|aL- E, ■ •
]e<î bons fruits, les bons légumes , la bonne crème ,
& les bonnes gens *. Chemin faifant, la réflexion
vient d'elle-même. Je vois que ces foules d'hommes
qui travaillent à ces grands repas perdent bien leurs
peines , ou qu'ils ne fongent guère à nos plaifirs.
Mes exemples, bons peut-être pour un fujet, fe-
ront mauvais pour mille autres. Si l'on en prend
Fefprit , on faura bien les varier au befoin , le choix
tient à l'étude du génie propre à chacun , & cette
étude tient aux occafions qu'on leur offre de fe mon-
trer. On n'imaginera pas que dans l'efpace de trois
ou quatre ans que nous avons à remplir ici , nous
puiffions donner à l'enfant le plus heureufement né ,
une idée de tous les arts & de toutes les fciences na-
turelles, fuffifante pour les apprendre un jour de lui-
même ; mais en faifant ainQ paffer devant lui tous
les objets qu'il lui importe de connoître, nous le
mettons dans le cas de développer fon goût , fon ta-
lent , de faire les premiers pas vers l'objet où le por-
te fon génie , & de nous indiquer la route qu'il lui
faut ouvrir pour féconder la Nature.
Un autre avantage de cet enchaînement de con-
noilRnces bornées, mais jades, efl: de les lui mon-
trer par leurs liaifbns , par leurs rapports, de les
mettre toutes à. leur place dans fon ellime , & de
* Le goût que je fuppofe à mon éleva pour la campagne elfc
un fruit naturel de fon éducation. D'ailleurs n'ayant rien de
cet air fat & requinqué qui plaît tant aux femmes , il en efl
moins fêté que d'autres enfans ; par conféquent il fe plaît
moins avec elles & le gâte moins dans leur focieté dont il n'eil
pas encore en état de fentir le charme. Je me fuis gardé de
lui apprendre à leur baifer la main , à leur dire dés fadeurs,
pas même à leur marquer préferablemeut aux hommes les
égards qui leur font dûs: je me fuis fait une inviolable loi de
n'exiger rien de lui dont la raifon ne fût à (ri portée, ik il n'y'
a point de bonne raifon pour un enfant de traiter un fexe au-
treuient que l'autre.
i
ou DE L'EDUCATION. Jf
prévenir en lui les préjuges qu'ont la plupart des
hommes pour les talens qu'ils cukivent, contre ceux
qu'ils ont négligés. Celui qui voit bien l'ordre du
tout, voit la place où doit être chaque partie; celui
qui voit bien une partie, & qui la connoîc à fond ,
peut être un favant homme ; l'autre ell un homme
judicieux , & vous vous fouvenez que ce que nous
nous propofons d'acquérir , eit moins la fcience que
le jugement.
Quoiqu'il en foit , ma méthode efl: indépeiidante
de mes exemples ; elle eft fondée fur la mefure des
facultés de l'homme à fes difîerens âges , & fur le
choix des occupations qui conviennent à ces facultés.
Je crois qu'on trouveroit aifémcnt une autre méthode
avec laquelle on paroîtroit faire mieux; mais fi elle
étoit moins appropriée à i'efpece, à l'âge, au lexe,
je doute qu elle eût le même fuccés.
En commençant cette féconde période , nous a-
vons profité de la furabondance de nos forces fur nos
befoins , pour nous porter hors de nous : nous nous
fommes élancés dans les cieux ; nous avons mefuré la
terre; nous avons recueilli les loix de la Nature; en
un mot , nous avons parcouru l'iile entière ; mainte-
nant nous revenons à nous ; nous nous rapprochons
infcnfiblement de notre habitation. Trop heureux ,
en y rentrant, de n'en pas trouver encore en poilci'-
fion l'ennemi qui nous menace , Ck qui s'apprête à
s'en emparer!
Qiie nous relle-t-il à faire après avoir obfervé tout
ce qui nous environne? D'en convertir à notre ufage
tout ce que nous pouvons nous approprier , (5c de ti-
rer parti de notre curiofité pour l'avantage de notre
bien-être. Jufqu'ici nous avons fait provifion d'mf-
trumtns de toute cfpece , lans lavoir defqucls noua
aurions befoin. Peut - être, inutiles à nous - mêmes ,
les noires pourront- ils fervir à d'autres ; 6i peut-
êire , à noire tour , aurons - nous btfoin des leurs.
D 2 Ainfi
^a EMILE,
Ainfi **ous trouverions tous notre compte à ees
échanges ; mais pour les faire il faut connoître noi
befoins mutuels , il faut que chacun facile ce que
d'autres ont a fon uûge, & ce qu'il peut leur offrir
en retour. Suppofons dix hommes , dont chacun a
dix fortes de befoins. Il faut que chacun , pour fon
néceflaire , s'applique à dix fortes de travaux; mais
vu la différence de génie & de talent , l'un réuffira
moins à quelqu'un de ces travaux, l'autre à un autre.
Tous , propres à diverfes chofes , feront les mêmes
& feront mal fervis. Formons une fociété de ces
dix hommes , & que chacun s'applique pour lui feul
& pour les neuf autres , au genre d'occupation qui
lui convient le mieux ; chacun profitera des talens
des autres comme Ci lui feul les avoit tous ; chacun
perfe6tionnera le fien par un continuel exercice , &
il arrivera que tous les dix , parfaitement bien pour-
vus , auront encore du furabondant pour d'autres.
Voilà le principe apparent de toutes nos inllitu-
tions. Il n'efl pas de mon fujet d'en examiner ici
les conféquences ; c'eft ce que j'ai fait dans un au-
tre écrit.
' ' Sur ce principe, un homme qui voudroît fe regar-
der comme un être ifolé , ne tenant du tout à rien &
fe fuffifant à lui-même , ne pourroit être que mifera-
ble. 11 lui feroit même impofliblede fubfifter; car
trouvant la terre entière couverte du tien & du
mien , & n'ayant rien à lui que fon corps _, d'où tî-
rfcroit- il fon nécefïàire? En fortant de l'état de Na-
ture , nous forçons nos lemblables d'en fortir auflî ;
nul n'y peut demeurer malgré les autres, & ce lèroit
réellement en fortir , que d'y vouloir^ refler dans
rimpoiîibilité d'y vivre. Car la première loi de la
Nature eft le foin de fe conferver.
Ainfi fe forment peu-à-peu dans l'elprit d'un en-
fant , les idées des relations fociales , même avant
qu'il puiiïe être réellement membre adtif delà fociété.
SLmiid
eu DE L'EDUCATION.
5J
Emile voit que pour avoir des indrumcns à fon ufa-
ge , il lui en faut encore à i'ufage des autres, par
Jefquels il puiiTe obtenir en échange les chofes qui lui
font nécefïàires , & qui font en leur pouvoir. Je
l'amené aifément à fentir le befoin de ces e'ch anges ,
& à fe mettre en état d'en profiter.
Monfeigneur y il faut que je vive; difoit un malheu-
reux auteur fatyrique au Miniflre qui lui reprochoic
l'infamie de ce métier. Je n'en vois pas la nccejjltéy
lui répartit froidement l'homme en place. Cette ré*
ponfe, excellente pour un Minillre, eût été barbare
& fauffe en tome autre bouche. Il faut que tout:
homme vive. Cet argument auquel chacun donne
plus ou moins de force , à proportion qu*jl a plus ou
moins d'humanité, me paroîtfans réplique pour ce-
lui qui le fait, relativement à lui-ménie. Puifque de
toutes les averfions que nous donne la Nature , la
plus forte eft celle de mourir , il s'enfuit que tout efl
permis par elle à quiconque n'a nul autre moyen pof-
fible pour vivre. Les principes fur jefquels fliomme
vertueux apprend à méprifer fa vie & à l'immoler à
Ion devoir, font bien loin de cette fimplicité primiti-
ve. Heureux les peuples chez lefquels on peut être
bon fans effort & jufte fans vertu 1 S'il ell quelque
miferable état au monde , où chacun ne puilfe pas
vivre fans mal faire, & où les citoyens foient fripons
par néceffité , ce n'tft pas le malfaiteur qu'il faut
pendre , c'eft celui qui le force à le devenir.
Si-tôt qu'Emile faura ce que c'ell que la vie, mon
premier foin lèra de lui apprendre à la conferver.
jufqu'ici je n'ai point dillingué les états, les rangs,
les fortunes , «i je ne les diftinguerai gueres plit:»
dans la fuite , parce que l'homme eft le même dans
tous les états ; que le riche n'a pas l'eftomac plus
grand que le pauvre , & ne digère pas mieux que
lui ; que le maître n'a pas les bras plus longs ni plus
forts que ceux de fon efclave; qu'un Grand" n'efl pas
D 3 plus
54 EMILE,
plus grand qu'un homme du peuple ; & qu'enfin les
befoins naturels étant par . tout les mêmes , les
moyens d'y pourvoir doivent être par -tout égaux,
appropriez l'éducation de l'homme à l'homme, &
non pas à ce qui n'ell: point lui. Ne voyez-vous pas
qu'en travaillant à le former exclufiveraent pour un
état , vous le rendez inutile à tout autre ; & que s'il
plaît à la fortune , vous n'aurez travaillé qu'à le ren-
dre malheureux ? Qu'y a-t-il de plus ridicule qu'un
grand Seigneur devenu gueux , qui porte dans fa
mifere les préjugés de fa nailTance ? Qu'y a-t-il de
plus vil qu'un riche appauvri, qui, fe fouvenant du
mépris qu'on doit à la pauvreté , fe fent devenu le
dernier des hommes ? L'un a pour toute relTource le
métier de fripon public , l'autre celui de valet ram-
pant , avec ce beau mot : il faut que je vive.
Vous vous fitz à l'ordre aftuel de la fociété, fans
fonger que cet ordre cil fujet à des ré\'0!Utions inévi-
tables , 6c qu'il vous ell impolfibie de prévoir ni de
prévenir celle qui peut regarder vos enfin?. Le
Grand devient petit , le lliche devient pauvre , le
Monarque devient fujet: les coups du fort font -ils fi
rares que vous puiiliez compter d'en être exempt?
Nous approchons de fétat de crife & du fiécle des
révolutions *. (^ui peut vous répondre de ce que
vous deviendrez ailors? Tout ce qu'ont fait les hom-
mes , les hommes peuvent le détruire : 11 n'y a de
caraôleres inéfaçables que ceux qu'imprime la Natu-
re, & la Nature ne fait ni Princes, ni Pviches, ni
grands Seigneurs. Que fera donc , dans la baflefie ,
C2
^ Je tiens pour împodîble, que les grandes Monarchies de
l'Europe aient encore long-tems à durer; toutes ont brillé, &
tout Etat qui brille efl; fur fon déclin. J'ai de mon opinion
des raifons plus particulières que cette maxime; mais il n^eft
pas à propos de les dire, & chacun ne ïçs voit que trpp.
ou DE L'EDUCATION. 5S
fze Satrape que vous n'avez élevé que pour la gran-
deur? Que fera, dans la pauvreté , ce publicain qui
ne fait vivre que d'or ? Qiie fera , dépoun^i de tout ,
ce faftueux imbécille qui ne fait point ufer de lui-
même , & ne met Ton être que dans ce qui efl: étran-
ger à lui ? Heureux celui qui fait quitter alors l'état
qui le quitte, & refter homme en dépit du fortt
Qçi'on loue tant qu'on voudra ce Roi vaincu, qui
veut s'enterrer en furieux fous les débris de fon trô-
ne ; moi je le méprilè ; je vois qu'il n'e5:'Ic que par
fa couronne, & qu'il n'cft rien du tout s il n'eft Roi:
mais celui qui la perd & s'en pafTe , eft alors au-
deffiis d'elle. Du rang de Roi , qu'un lâche, un
méchant , un fou peut remplir com.me un autre, il
monte à l'état d'homme que 11 peu d'hommes favenc
remplir. Alors il triomphe de la fortune, il la bra-
ve , il ne doit rien qu'à lui feul ; & quand il ne lui
rcfle à montrer que lui , il n'eft point nul , il eft
quelque chofe. Oui, j'aime mieux cent fois le Roi
de Syracufe, maître d'école à Corinthe, & le Roi
de Macédoine, greffier à Rome, qu'un malheureux
Tarquin , ne fachmt que devenir s'il ne régne pas ;
que l'héritier du pofiefTeur de trois Royaumes , jouet
de quiconque ofe infuker à fa mifcre, errant de Cour
en Cour , cherchart rar-rrut des fecours , & trou-
vant par -tout des aÔronts , faute de favoir faire au-
tre chofe qu'un métier qui n'eft plus en fon pou-
voir.
L'homme & le citoyen , quel qu'il foit , n'a d au-
tre bien à mettre dans la fociété que lui-même, tous
fes autres biens y font malgré lui ; & quand un hom-
me eft riche, ou il ne jouit pas de fa richeffe , ou le
Public en jouit aufii. Dans le premier cas , il vole
aux autres ce dont il fe prive ; <5i dans le fécond , il
ne leur donne rien. Amfi la dette fociale lui refte
toute entière , tant qu'il ne paye que de fon bien.
Mais mon pçre, en le gagnant, a fervi la fociété!
D A Soit;
55 E M I iL E,
Soit ; il a payé fa dette , mais non pas la vôtre.
Vous devez plus aux autres que 11 vous fuffiez né fans
bien , puifque vous êtes né fâvorifé. Il n'efl point,
jufte que ce qu'un liomme a fait pour la fociété, en
décharge un autre de ce qu'il lui doit : car chacun fe
devant tout entier ne peut payer que pour lui , & nul
père ne peut tranfraettre à fon fils le droit d'être inu-
tile à fes femblables ; or c'cft pourtant ce qu'il fait ,
félon vous, en lui tranfmetcant fes richeffes, qui font
h preuve & le prix du travail. Celui qui mange dans
roiûveté ce qu'il n'a^ pas gagné lui-même , le vole ;
& un rentier que TEtat paye pour ne rien faire , ne
difftre guère, à mes yeux, d'un brigand qui vit aux
dépens des paflans. Hors de la fociété , l'homme
ifolé ne devant rien à perfonne , a droit de vivre
comme il lui plaît ; mais dans la fociété , où il vit
néceflkirement aux dépens des autres , il leur doit en
travail le prix de fon entretien ; cela eft fans excep-
tion. Travailler eft donc un devoir indjfpenfable à
l'homme focial. Riche ou pauvre, puiflknt ou foi-
ble , tout citoyen oilif ell un fripon.
Or de toutes les occupations qui peuvent fournir
la fubfiftance à l'homme , celle qui le rapprodie le
plus de l'état de Nature eft le travail des mains: de
toutes les conditions, la plus indépendante de la for-
tune & des hommes efl: celle de l'artifan. L'artifan
ne dépend que de fon travail; il eft aulTi libre que le
laboureur eft efclave: car celui-ci tient à fon champ
dont la récoke eft à la difcrétion d'autrui. L'enne-
mi , le prince , un voiiin puillànt , un procès lui
peut enlever ce champ ; par ce diamp on peut le ve?
xer en mille manières : mais par - tout ou l'on veut
vexer l'artifan , fon bagage eft bientôt fait ; il em*
porte fes bras & s'en va. 1 outefois fagriculture eft
le premier métier de l'homme; c'eft le plus honnête,
le plus utile , & par conféquent le plus noble qu'il
puilfe exercer. Je ne dis pas à Ein^e, apprends l'ar
gri=
ov DE L*EDUCATION. 57
gricultore ; il la fait. Tous les travaux rudiques lui
font familiers; c'eft par eux qu'il a commencé ; c'eft
à eux qu'il revient fans ceflè. ]e lui dis donc, cul-
tive l'héritage de tes pères ; mais fi tu perds cet hé-
ritage , ou fi tu n'en as point, que faire ? i^pprends
un métier.
Un métier à mon fils 1 mon fils artifan ! Monfieur,
y penfez - vous ? J'y penfe mieux que vous , Mada-
me , qui voulez le réduire à ne pouvoir jamais être
qu'un Lord , un Marquis , un Prince , &. peut-être
un jour moins que rien ; moi , je lui veux donner un
rang qu'il ne puifl'e perdre , un rang qui l'honore
dans tous les tems , ci quoique vous en puiifiez dire ,
il aura moins d'égaux à ce titre qu'à tous ceux qu'il
tiendra de vous.
La lettre tue & l'efprit vivifie. 11 s'agit moins
d'apprendre un métier pour favoir un métier, que
pour vaincre les préjugés qui le méprifenL Vous ne
îtrez jamais réduit à travailler pour vivre. Eh! tant-
pis, tant- pis pour vous ! Mais n'importe, ne tra-
vaillez point par néceflite, travaillez par gloire. Ab*
baiflez-vous à l'état d'artifàn pour être au-delTus du
vôtre. Pour vous foumettre la fortune & les cho-
fes , commencez par vous en rendre indépendant.
Pour régner par l'opinion , commencez par régner
fur elle.
Souvenez-vous que ce n'efl: point un talent que je
vous demande; c'elt un métier, un vrai métier, un
arc purement méchanique , où les mains travaillent
plus que la tête , & qui ne mené point à la fortune ,
mais avec lequel on peut s'en palfcr. Dans des mai-
fons fort au - dcfllis du danger de manquer de pain ,
j'ai vu des pères poufiTer la prévoyance jufqu'à join-
dre au foin d'inftruire leurs enfins celui de les pour-
voir de connoiiTances , dont, à tout événement, ils
pûlTent tirer parti pour vivre. Ces pères prévoyans
croyent beaucoup faire : ils ne tout rien ; parce qup
D5 le^
5S EMILE,
les refTources qu'ils penfent ménager à leurs enfans ,
dépendent de c;;tte même fortune au-deiïïis de laquel-
le ils les veulent mettre. En forte qu'avec tous ces
beaux talens, fi celui qui les a, ne fe trouve dans des
circonftances favorables pour en faire ufage, il péri-
ra de mifere comme s'il n'en avoit aucun.
, Dès qu'il eft queflion de manège & d'intrigues,
autant vaut les employer à fe maintenir dans l'abon-
dance, qu'à regagner , du iein de la mifere , de quoi
remonter à fon premier é:at. Si vous cultivez des
arts dont le fuccés tient à la réputation de l'artifle;
fi vous vous rendez propre à des emplois qu'on n'ob-
tient que par la faveur, que vous fervira tout cela,
quand juftement dégoûté du monde vous dédaignerez
les moyens, fans leîquels on n'y peut réulïir? Vous
avez étudié la politique & les intérêts des Princes :
voilà qui va fort bien; mais que ferez- vous de ces
connoiilances , fi vous ne favtz parvenir aux minif-
tres , aux femrres de la cour , aux chefs des bu-
reaux , fi vous n'avez le fecret de leur plaire ; fi tous
ne trouvent en vous le fripon qui leur convient?
Vous êtes arciiitefte eu peintre : foit , mais il faut
faire connoître votre talent. Fenfcz-vous aller de but
en blanc expofer un ouvrage au fallon ? Oh ! qu'il
n'en va pas ainfi ! Il faut être de l'Académie ; il y faut
même être protégé pour obtenir au coin d'un mur
quelque place obfcure. Quittez -moi la règle & le
pinceau , prenez un fiacre , & courez de porte en
porte ; c'efl: ainfi qu'on acquiert la célébrité. Or
vous devez favoir que toutes ces illuftres portes ont
des fuifles ou des portiers qui n'entendent que par
gefte , & dont les oreilles font dans leurs mains.
Voulez -vous enfeigner ce que vous avez appris, &
devenir maître de géographie, ou de mathématique,
ou de langue, ou de mufique, ou de deffein? Pour
cela même il faut trouver des écoliers , par confé-
^uent des preneurs. Comptez qu'il importa plus d'ê-
ou DE L'EDUC A TION. 59
tre charlatan qu'habile , & que fi vous ne favez de
inétier que le vôtre , jamais vous ne ferez qu'un
ignorant.
Voyez donc combien toutes ces brillantes reflbur-
ces font peu folides , & combien d'autres reflburces
vous font néceilàires pour tirer parti de celles-là. Et
puis , que deviendrez - vous dans ce lâche abbaifle-
ment ? Les revers , fans vous inflruire ^ vous avilif-
fent ; jouet plus que jamais de l'opinion publique,
comment vous éleverez-vous au-deffus des préjugés ,
arbitres de votre fort ? Comment mépriferez vous la
bafTefle & les vices dont vous avez befoin pour fubQ-
iter? Vous ne dépendiez que des richefles, & main-
tenant vous dépendez des riches ; vous n'avez faiç
qu'empirer votre efclavage , & le iljrcharger de votre
mifere. Vous voilà pauvre fans être libre; c'eft le
pire état où l'homme puifle tomber.
Mais au lieu de recourir pour vivre à ces hautes
çonnoiflances qui font faites pour nourrir l'ame Ck.
non le corps , fi vous recourez au befoin , à vos
mains & à i'ufige que vous en favez faire, toutes
les difficultés difparoillent , tous les manèges devien-
nent inutiles; la reilource eft toujours prête au mo-
ment d'en ufcr ; la probité , l'honneur ne font plus
un obftacle à la vie ; vous n'avez plus befoin d'être
lâche & menteur devant Jes grands, fouple & ram-
pant devant les fripons , vil complaifant de tout le
monde , emprunteur ou voleur , ce qui eft à peu près
la même chofe quand on n'a rien : 1 opinion des au-
tres ne vous touche point; vous n'avez à faire votre
cour à perfonne, point de fut à fîater, point de fuif-
feà fléchir , point de counifanne à payer, &, qui
pis eft , à encenfer. Que dts coquins mènent les
grandes affaires ; peu vous imporce : cela ne V(xis
empêchera pas, vous, dans votre vie obfcure, d'ê-
tre honnête-homme & d'avoir du pain. Vous entrtzr
flans la première boutique du métier que vous avez
ap-
ۈ EMILE,
appris. Maître, j'ai befoin d'ouvrage; compagnon,
mettez- vous-là, travaillez. Avant que l'heure du dî-
ner foit venue, vous avez gagné votre dîné: fi vous
êtes diligent & Ibbre , avant que huit jours fe paf-
fent , vous aurez de quoi vivre huit autres jours:
vous aurez vécu libre , fain , vrai , laborieux , juf-
te : ce n'ell pas perdre fon tems que d'en gagner
ainfi.
Je veux abfolument qu'Emile apprenne un métier.
Un métier honnête, au moins, direz- vous. Quefi-
gnifie ce mat ? Tout métier utile au public n'eft - il
pas honnête? je ne veux point qu'il foit bro-Jeur, ni
doreur , ni vernifTeur comme le gentilhomme de
Locke ; je ne v-ux qu'il foit ni muficien, ni comé-
dien > ni fciifeur de livres. A ces piofelîîons près,
& Celles qui leur reflemblent , qu'il prenne celle qu'il
voudra ; je ne prétends le gêner en rien. J'aime
mieux qu'il foit cordonnier que poëte; j'aime mieux
qu'il pave les grands chemins que de fciire des fleurs
de porcelaine. Mais , direz -vous , les archers , les
elpions , les bourreaux font des gens utiles. Il ne
tient qu'au gouvernement qu'ils ne le foient point :
mais paiFons , j'avois tort ; il ne fuffit pas de choifir
un métier uule , il faut encore qu'il n'exige pas des
gens qui l'exercent , des qualités d'ame odieufts, (Sç
incompatibles avec l'humanité. Ainfi revenant au
premier mot , prenons un métier honnête ; mais fou-
venons -nous toujours qu'il n'y a point d'honnêteté
fans l'utilité.
Un célèbre Auteur de ce fiécle , dont les livres
font pleins de grands projets & de petites vues,
avoit fait vœu , comme tous les prêtres de fa com-
munion , de n avoir point de femme en propre; mais
fe trouvant plus fcrupuleux que les autres fur l'adultè-
re, on dit qu'il prit le parti d'avoir de jolies fervan-
tes , avec lefquelles il réparoit de fon mieux l'outra-
ge qu'il avoit fait à fun efpecç, par ce téméraire en^
ou DE L'EDUCATION. ^i
gagement. Il regardoit comme un devoir du citoyen
d'en donner d'autres à la patrie , & du tribut qu'il
lui payoit, en ce genre, il peuploit la claffe des arti-
fans. Si-tôt que ces enfans étoient en âge , il leur
faifoit apprendre à tous un mitier de leur goût,
n'excluant que les profeffions oifeufes , futiles ou fu-
jettes à la mode, telles, p?!r exemple, que celle de
perruquier , qui n eft jam^ais néceffeire, & qui peut
devenir inutile d'un jour à l'auti-e , tant que la Na-
ture ne fe rebutera pas de nous donner des che«
veux.
Voilà l'erprit qui doit nous guider dans le choix du
métier d'Emile ; ou plutôt ce n'efl: pas à nous de fai-
re ce choix , c'efl à lui; car les maximes dont il eft
imbu , confervant en lui le mépris naturel des chofes
inutiles , jamais il ne voudra confumer Ion tems en
travaux de nulle valeur , & il ne connoît de valeur
aux chofes , que ccIIk de leur utilité réelle ; il lui
faut un métier qui pût fervir à Robinfbn dans fon
ii]e.
En failànt pafTer en revue devant un enfant les
productions de la Nature & de l'art ; en irritant fa
curiofité, en le fuivant où elle le porte, on a favan-
lage d'étudier fes goûts, fes inclinations, les pen-
chans, & de voir briller la première étincelle de fon
génie, s'il en a quelqu'un qui foie bien décidé. Mais
une erreur commune & dont il faut vous préferver,
ç'efl d'attribuer à l'ardeur du talent lefifet de l'occa-
fion , & de prendre pour une inclination marquée
vers tel ou tel art, fefprit imitatif commun à l'hom-
me & au finge , & qui porte machinalement l'un &
l'autre à vouloir faire tout ce qu'il voit faire , fans
trop fivoir à quoi cela efl bon. Le monde eft plein
d'artifans & fur-tout d'artiftes, qui n'ont point le ta-
lent naturel de l'art qu'ils exercent, & dans lequel on
les a poufîés des leur bas -âge, foi i détermine par
d'autres convenances , foie trompé par un zélé ap-
parent
^2 E M I L Ê,
parent qui les eût portés de même vêts tout autre
art, s'ils Tavoienc vu pratiquer aufficôt. Tel entend
un tambour 6c. fe croit Général ; tel voit bâtir &
veut être architefte. Chacun eft tenté du métier
qu'il voit faire, quand il le croit eftimé.
J'ai connu un laquais , qui , voyant peindre &
deffiner fon maître, fe mit dans la tête d'être peintre
& deflfinateur. Dès l'inllant qu'il eut formé cette ré-
folution , il prit le crayon , qu'il n'a plus quitté que
pour prendre le pinceau , qu'il ne quittera de fa vie.
Sans leçons & fans régies il fe mit à deffiner tout ce
qui lui tomboit fous la main. Il pafîà trois ans en-
tiers collé fur fes barbouillages , fans que jamais rien
pût l'en arracher que fon fervice , & fans jamais fe
rebuter du peu de progrès que de médiocres difpofi-
tions lui lailfoient faire. Je l'ai vu durant fix mois
d'un été très-ardent , dans une petite antichambre
au midi , où l'on fufFoquoit au paiTage , affis, ou
plutôt cloué tout le jour fur fa chaifè, devant un glo-
be, deffiner ce globe , le redeffiner , commencer &
recommencer fans celle avec une invincible obftina-
tion, jufqu'à ce qu'il en eût rendu la ronde-boffie af-
fez bien pour être content de fon travail. Enfin ,
favorifé de fon maître & guidé par un artiûe , il eft
parvenu au point de quitter la livrée, & de vivre de
fon pinceau. Jufqu'à certain terme la perféverance
fupplée au talent; il a atteint ce terme, & ne le paf-
fera jamais. La confiance &. l'émulation de cet hon-
nête-garçon font louables. Il fe fera toujours efli-
mer par fon affiduité, par fa fidélité , par fes mœurs i
mais il ne peindra jamais que des delTus de porte.
Qui eft-ce qui n'eût pas été trompé par Ion zde, &
ne l'eût pas pris pour un vrai talent? Il y a bien de
la différence entre fe plaire à un travail , & y être
propre. Il faut des obtèrvations plus fines qu'on ne
penfe , pour s'afFurer du vrai génie 6l du vrai goût
d'un enfant , qui montre bien plus fes defirs que fes
dif»
ou de' L'EDUCATION. 63
difpofitions; & qu'on juge toujours par lés premiers,
faute de favoir étudier Jes autres. Je voudrois qu'un
homme judicieux nous donnât un traité de l'arc d'ob-
ferver les enfans. Cet art feroit très - important à
connoître: les pères &. les maîtres n'en ont pas enco-
re les élémens.
Mais peut-être donnons-nous ici trop d'importan-
ce au choix d'un métier. Puifqu'il ne s'agit que d'un
travail des mains , ce choix n'eft rien pour Emile;
& fon apprentiflage eft déjà plus d'à moitié fait , par
les exercices dont nous l'avons occupé jufqu'à pré-
fent. Que voulez- vous qu'il faflè? Il eft; prêt à tout :
il fait déjà manier la bêche & la houe; il fait fe fer-
vir du tour, du marteau, du rabot, delà lime; les
outils de tous les métiers lui font déjà familiers. II
ne s'agit plus que d'acquérir de quelqu'un de ces ou-
tils un ufage alTez prompt , aflèz facile pour égaler
en diligence les bons ouvriers qui s'en fervent , & il
a fur ce point un grand avantage par-deflus tous,
c'eft d'avoir le corps agi!e, les membres flexibles,
pour prendre, làns peine, toutes fortes d'attitudes,
& prolonger , fans effort , toutes fortes de mouve-
mens. De plus , il a les organes jufles & bien exer-
cés; toute la méchanique des arts lui eft déjà con-
nue. Pour fwoir travailler en maître, il ne lui man-
que que de l'habitude; & l'habitude ne fe gagne
qu'avec letems. Auquel des métiers, dont le choix
nous refte à faire , donnera-t-il donc aflez de ten.s
pour s'y rendre diligent ? Ce n'eft plus que de cela
qu'il s'agit.
Donnez à l'homme un métier qui convienne à fbn
fexe, & au jeune homme un métier qui convienne à
fon âge. Toute profeflion fédentaire (5c cafaniere,
qui efféminé & ramollit le corps , ne lui plaît ni ne
lui convient. Jamais jeune garçon n'alpira de lui-
même à être tailleur ; il faut de l'art pour porter à ce
métier de ftmrae« , le fexe pour lequel û n'eft pas
fait.
ei. E M I L E>
fait *. L'aiguille & l'épée ne fauroient être maniéeè
par les mêmes mains. Si j'étois Souverain ^ je ne
permettrois la couture , & les métiers à Taiguille,
qu'aux femmes , & aux boiteux réduits à s*occuper
comme elles. En fuppofant les eunuaues nécefliii-
res , je trouve les Orientaux bien foux d'en faire ex-
près. Que ne fe contentent -ils de ceux qu*afaic la
Nature , de ces foules d'hommes lâches dont elle a
mutilé le cœur , ils en auroient de refte pour le bcr
foin. Tout homme foible , délicat , craintif , eft
condamné par elle à la vie fédentaire; il eft fait pour
vivre avec les femmes , ou à leur manière. Qu'il
exerce quelqu'un des métiers qui leur font propres, à
la bonne heure ; & s'il faut abfolument ck vrais eu-
nuques , qu'on réduife à cet état les hommes qui dés-
honorent leur fexe en prenant des emplois qui ne lui
conviennent pas. Leur choix annonce l'erreur de la
Nature: corrigez cette erreur de manière ou d'autre,
vous n'aurez fait que du bien.
J'interdis à mon élevé les métiers mal-fains, mais
non pns les métiers pénibles, ni même les métiers pé-
rilleux. Ils exercent à la fois la force & le courage ;
ils font propres aux hommes feuls, les femmes n'y
prétendent point: comment n'ont-ils pas honte d'em-
piéter fur ceux qu'elles font?
DiUantur paucœ , comedunt collîpbia pauca.
Fus lanam trabitiSt calatbifque pera£ta refertîs
reliera j-
En Italie , on ne voit point de femmes dans les
boutiques ; & l'on ne peut rien imaginer de plus trif-
té
* Il n'y avoit point de tailleurs parmi les anciens : les ha?-
bits des hommes fe faifoient dans la maifon par les femmes. ,
t Juven. Sac. II.
i
ou DE L'ÉDUCATION. ^^5
tè que le coup -d'oeil des rues de ce pays-là, pour
ceux qui font accouiumcs à celles de France & d'An-
gleterre. En voyant des marchands de modes ven-
dre aux Dames des rubans , des pompons , du re-
zeau , de la cheniiJe , je trou vois ces pâtures délica-
tes bien ridicules dans de grofles tnains , faites pour
foufBer la forge & frapper fur l'enclume. Je me di-
fois; dans ce pays les femmes devroient , par repré-
fai}les , Jever des boutiques de fourbifieurs & d'ar-
muriers. Eh ! que chacun fafle & vende les armes
de fon feie. Pour les connoître , il les faut em-
ployer.
Jeune homme , imprime à tes travaux la main de
l'homme. Apprends à manier d'un bras vigoureux
]a hache & la fcie, à équarrir une poutre, à monter
fur un comble, à pcfer le faire, à l'affermir de jam-
bes-de force & d'entraits; puis crie à ta fo3ur de ve-
liir t'kider à ton ouvrage , comme elle te difoit dé
travailler à fon point- croifé.
J'en dis trop pour mes agréables contemporains,
je le fens ; mais je me laifle quelquefois entraîner à la
force des conféquences. Si quelque homme que ce
foit a honte de travailler en public , armé d'une do-
loire & ceint d'un tablier de peau , je ne vois plusr
en lui qu'un efclave de l'opinion , prêt à rougir de
bien faire, fi -tôt qu'on fe rira des honnêces-gens.
Toutefois cédons au préjugé des pères tout ce qui ne
peut nuire au jugement des enfans. Il n'td pas né-
céflaire d'exerctr toutes les profeflions utiles pour les
honorer toutes ; il fuffit de n'en eftimer aucune au-
deflbus de foi. Quand on a le choix, d: que rien
d'ailleurs ne nous détermine , pourquoi ne confultc-
rôiton pas l'agrément , l'inclination , la convenance
entre les profeiîions de même rang? Les travaux des
métaux font utiles , & même les plus utiles de tous.
Cependant , à moins qu'une raifon patiiculitre ne
Totm L Partie IL. E m'v
66 EMILE,
m*y porte , je ne ferai point de votre fils un marc-
ch'il , un ferrurier , un forgeron ; je n'aimerois pas
à lui voir , dans fa forge , la figure d'un cyclope.
De même , je n'en ferai pas un maçon , encore
moins un cordonnier. 11 faut que tous les métiers fe
failcint ; mais qui peut choifir , doit avoir égard à la
propreté ; car il n'y a point - là d'opinion ; fur ce
point les fens nous décident. Enfin je n'aimerois pas
ces ftupides profeffions, dont les ouvriers, fans in-
dallrie & prefque automates, n'exercent jamais leurs
mains qu'au même travail. Les tiflerands, les fai-
feurs de bas , les fcieurs de pierre ,* à quoi fert d'em-
ployer à ces métiers des hommes de fens? c'efl une
machine qui en mené une autre.
l'out bien confideré, le métier que j'aimerois le
mieux qui fût du goût de mon élevé , efl: celui de
ménuifier. 11 efl propre, il eft utile, il peut s'exer-
cer dans la maifon; il tient fulFifamment le corps en
haleine ; il exige , dans l'ouvrier de l'adreflc Ci: de
findadrie , 6l dans la forme des ouvrages que l'uti-
licé détermine , l'élégance & le goût ne font pas
exc'us.
Que fi par hazard le génie de votre élevé étoit dé-
cidément tourné vers les fciences fpéculatives , alors
je. ne blâmerois pas qu'on lui donnât un métier con-
forme à fes inclinations ; qu'U apprît , par exemple ,
à faire des infl:rumens de mathématiques, des lunet-
tes, des télelcopes, de.
Qijand Emile apprendra fon métier , je veux l'ap*
prendre avec lui ; car je fuis convaincu qu'il n'ap-
prendra jamais bien que ce que nous apprendrons en-
jcmble. Nous nous mettrons donc tous deux en ap-
prentilTige , & ne us ne prétendrons point être trai-
tés en Meilleurs, mais en vrais apprentifs, qui ne
le font pas pour rire: pourquoi ne Ic.ferions-nous pris
tout de bon ? Le Czar Pierre éioit charpentitr au
chan-
ou DE L'EDUCATION. i^f
chantier , & tambour dans fes propres troupes : pen-
fez-voLis que ce l^rince ne vous valût pas par la naif-
fance ou par le mérite ? Vous comprentz que ce
n'ell point à Kmile que je dis cela ; c'eft à vous , qui
que vous puiffiez être.
Malheureuf^mtnt nous ne pouvons paiTer tout no-
tre tems à l'établi. Nous ne femmes pas leulemcnc
apprentifs ouvriers . nous Pommes appreniifs hom-
mes ; (k l'apprentifîage de ce dernier métier cfl plus
pénible & plus long que l'autre Coœment ferons-
nous donc ? PrLndrons-nous un maîtrt; de rabot une
heure par jour comme on prend un maître à danfer?
Non , nous ne ferions pas des apprentifs , mais des
difciples ', & notre ambition n'eft pas tant d'appren*
dre la menuiferie , que de nous élever à l'état de m^-
huifier. Je fuis donc d'avis que nous allions toutes
les feraaines une ou deux fois , au moins, paflèr U
journée entière chez le maître , que nous nous le-
vions à fon heure, que nous foyonsà l'ouvrage avant
lui, que nous mangions à fa table, que nous iravarl-
lions fous fes ordres ; &. qu'après avoir eu l'honneur
de fouper avec ù famille, nous retournions, fi nous
voulons , coucher dans nos lits durs. Voilà com-
ment on apprend plufieurs métiers à la fois, & com-
ment on s'exerce au travail des mains , fans négliger
l'autre apprentiiliige.
Soyons fimples en faifant bien. N'a'lons pas re-
produire la vanité par nos lùins pour la combattre.
vS'tnorgutillir d'avoir vaincu ks préjugés , c eft s'y
foumcttre. On dit que par un ancien ufage de la
Maifon Ottomane, le Grand- Seigneur eft obligé de
travailler de les mains, & chacun fait que Its ouvra-
ges d'une m.ain royale nt peuvent être que des chef-
d'ocuvres. Jl didrib jc donc miignifiquement ces chef-
d'œuvres aux Grands de la Torte; & l'ouvrage efl:
payé ftlon la qualité de l'ouvrier. Ce que je vois de
1^ 2 mtii
d8 EMILE,
mal à cela n'efl pas cette prétendue vexation ; car ^ ,
au contraire, elle efl: un bien. En forçant les Grands
de partager avec lui les dépouilles du peuple , le
Prince eft d'autant moins obligé de piller le peuple
direélement. C'ell un foulageraent nécelîkire au def-
potiûne , & fans lequel cet horrible Gouvernement
ne fauroit fubfifterè
Le vrai mal d'un pareil ufage, efl: l'idée qu'il don-
ne à ce pauvre homme de fon mérite. Comme le
Roi Midas , il voit changer en or tout ce qu'il tou-
che ; mais il n'apperçoit pas quelles oreilles cela fait
pouffer. Pour en conferver de courtes à notre Emi-
le , préfcrvons Tes mains de ce riche talent ; que ce
qu'il fait ne tire pas fon prix de l'ouvrier, mais de
l'ouvrage. Ne fouflFrons jamais qu'on juge du fien
qu'en le comparant à celui des bons maîtres. Qiie
fon travail foit prifé par le travail même , & non par-
ce qu'il eft de lui. Dites de ce qui efl: bien fait,
voilà qui eft bienfait; mais n'ajoutez point, qui eft-ce
qui a fait cela ? S'il dit lui-même d'un air fier & con-
tent de lui , c'cft moi qui l'ai fait ; ajoutez froide-
meni; von s ou un autre ^ Un importe; c eft toujours im
travail bienfait.
Bonne mère, préferve-toi fur-tout des raenfonges
qu'on te prépare. Si ton fils fait beaucoup de cho-
fes, défie- toi de tout ce qu'il fait: s'il a le malheur
d'être élevé dans Paris & d'être riche, il eft perdu.
Tant qu'il s'y trouvera d'habiles artiftes , il aura tous
leurs talens ; mais loin d'eux , il n'en aura plus. A
Paris le riche fait tout ; il n'y a d'ignorant que le pau-
vre. Cette capitale efl: pleine d'amateurs & fur-tout
d'amatrices qui font leurs ouvrages comme M. Guil-
laume inventoit fes couleurs. Je connois à ceci trois
exceptions honorables parmi les hommes, il y en
peut avoir davantage ; mais je n'en connois aucune
parmi les femmes , <ii je doute qu'il y en ait. En
gé'
ou DE L'EDUCATION. 6^
général on acquiert un nom dans les arts comme dans
]:i robej on devient artille & juge des artiPies com-
me on devient Dofteur en droit & Magiftrat.
Si donc il étoit une fois établi qu'il eil beau de fa-
voir un métier , vos enfans le fauroient bientôt fans
l'apprendre : ils pafferoient maîtres comme les Con-
feiliers de Zurich. Point de tout ce cérémonial pour
Emile ; point d'apparence & toujours de la réalité,
(^u'on ne dife pas qu'il fait ; mais qu'il apprenne en
filence. Qu'il fafle toujours fon chef-d'œuvre, &
que jamais il ne paffe maître ; qu'il ne fe montre pas
ouvrier par fon titre, mais par fon travail.
Si jufqu'ici je me fuis fait entendre, on doit con-
cevoir comment avec l'habitude de fexercice du
corps & du travail des mains , je donne infenfible-
ment à mon élevé le goût de la réflexion & de la mé^
ditation , pour balancer en lui la parellè qui réfulte-
roit de fon indifférence pour les jiigemens des hom-
mes, <Sc du calme de fes pallions. Il faut qu'il tra^
vaille en payfan , & qu'il penfe en philofophe , pour
n'être pas auffi fainéant qu'un fauvage. Le grand
fecret de l'éducation efl: de faire que les exercices du
corps & ceux de l'efprit fervent toujours de délaffe-
ment les uns aux autres.
Mais gardons -nous d'anticiper fur les inftruflions
qui demandent un efpric plus mûr. Emile ne fera
pas long-tems ouvrier, fans reflèntir par lui-même
l'inégalité des conditions, qu'il n'avoit d'abord qu'ap-
perçue. Sur les maximes que je lui donne &qui font
à fa portée il voudra m'exammer à mon tour. En
recevant tout de moi feul , en fe voyant fi prés de
l'état des pauvres, il voudra favoir pourquoi j'en fuis
û loin. 11 me fera peut-être , au dépourvu , des
queftions fcabreufes. Fous êtes riche , vous me lavez
diî^ S je k vois. Un riche doit aujjifon travail à la
J.9çiété i pui/quil efi homme. Maïs tcw, que faite s-
E 3 vQiii
yd EMILE,
S}OUSihnc pour ellel Quediroit à cela un beau gouver-
neur? je l'ignore. Il feroit peut-être aflèz lot pour
parler à l'enfant des foins qu'il lui rend. Quant à
moi , l'attelier me tire d'affaire. Foïlà , cher Emile ,
une excellente qnefl'/m, Je vous promets d'y répondre
pour jnoU qiicind vous y ferez pour vous- vie mes une ré-
ponfe dont vous foyez cnntenî. En atte^idcmt f aurai foin
de rendre à vous (y aux pauvres ce que fat de trop , £5*
de faire wie table ou un bi'ic par fcmahie ^ nfin de nêue
pas tout -à fait inutile à tout.
Nous voici revenus à nous-raênîes. Voilà notre
enfant prêt à cefTcr de Téfre, rentré dr,ns Ton indivi-
du. Le voilà Tentant plus que jamais la néceflité
qui l'attache aux chon?s. Après avoir commencé
par exercer Ton corps ôl Tes fens , nous avons exercé
fon efprit 6i fon jugement, linfia nous avons réuni
l'ufage de fes membres à celui de frs fjcukés. Nous
avons fait un être agiiLnt & pc-nfant ; il ne nous
refle plus, pour aclievcr l'homme , que de faire un
être aimant & fenfible; c'ell-à-dire de perfectionner
la raifon par le fentiment Mais avant d'entrer dans
ce nouvel ordre de choies , jettons les ^^eux fur ce-
lui d'où nous fortons , & voyons le plus exaflemeut
qu'il ell poPJble jufquoù nous fom.nus parvenus.
Notre élevé n'avoit d'abord que des fenfations ,
maintenant il a des idées ; il ne faifoit que fentir,
maintenant il juge. Car de la comparaifon de plu-
fieurs fenfations fuccellîves ou limultanées , &. du
jugement qu'on en porte , naît une forte de fcnfation,
nuxie ou complexe , que j'appelle idée.
La manière de former les idées eil ce qui donne
un caraftere à fefprit humain, L'efprit qui ne fof-
me fes idées que fur des rapport? réels, eO: un efprit
folide ; celui qui fe contente des rapports apparens ,
dl un efprit fuperficiel : celui qui voit les rapports
tels qu'ils font, efl un efprit jufte, celui qui les ap-
■ v^4'
ou DE L'EDUCATION. 71
précie mal , efl un efprit faux : cekiî qui controuve
des rappons im^iginaires qui n'ont ni réalité ni appa-
rence 5 eft un fou ; celui qui ne compare point , efl
un imbécille. L'aptitude plus ou moins grande à
comparer des idées & à trouver des rapports, efl ce
qui foit dans Jes hommes le plus ou le moins d ef-
prit, &C.
Les idées fimples ne font que des fenfations com-
parées. Il y a des jugemens dans les fimples fenfa*
lions aulTi bien que dans les fenfations complexes que
j'appelle idées limples. Dans la fenfation , le juge-
ment efl purement pafïîf » il aflirme qu'on fent ce
qu'on fent. Dans la perception ou idée , le juge-
ment efl a6lif ; il rapproche , il compare, il déter-
mine des rapports que le fens ne détermine pas.
Voilà toute la différence , mais elle efl grande. Ja-
mais la Nature ne nous trompe ; c'ell toujours nous
qui nous trompons.
Je vois fervir à un enfant de huit ans d'un froma-
ge glacé, il porte la cuillier à fa bouche, fans fa-
voir ce que c'ell , ôc faifi du froid , s'écrie: M ! ce-
la me hïûle ! Il éprouve une fenfation très -vive ; il
n'en connoît point de plus vive que la chaleur du
feu, Ck il croit fentir celle -là. Cependant il s'ubu-
fe; le faiiiiTement du froid le bLffe, mais il ne le
brûle pas , & ces deux fenfations ne font pas fembla-
bles , puifque ceux qui ont éprouvé l'une & l'autre
ne les coniundent point. Ce n'cfl donc pas la fenfa-
tion qui le trompe, mais le jugement qu'il en porte.
Jl en efl de même de celui qui voit , pour la pre-
mière fois , un miroir ou une machine d'optique , ou
qui entre dans une cave profonde, au cœur de Thiver
ou de l'été, ou qui trempe dans l'eau tiède une main
très - chaude ou très -froide, ou qui fait rouler entre
deux doigts croifés une petite boule, &c. s'il fe con-
^nte de dire ce qu'il apperçoit , ce qu'il fent , fon
E 4 juge^
?2 EMILE,
jugement étant purement paffif , il eft impoflîble qu'il
je trompe; mais quand il juge de la chofe par Tappa-
rence, il tfl: a6lif , il compare, il établit par induc-
tion des rapports qu'il n'apperçoit pas , alors il fe
trompe ou peut fe tromper. Pour corriger ou pré-
venir l'erreur , il a befojn de l'expérience.
Montrez de nuit à votre élevt des nuages paflant
entre la lune & lui , il croira que c'efl la lune qui
paiTe en fens contraire, & que les nuages font arrê-
tes. Il le croira par une induôlion précipitée, parce
qu'il voit ordinairement les petits objets fe mouvoir
préferablement aux grands , & que les nuages lui
femblent plus grands que la lune dont il ne peut efl.i-
iiier l'eloignement. Lorfque dans un bateau qui vo-
gue , il regarde d'un peu loin le nv;3ge , il tombe
dans l'erreur contraire , ^ croit voir courir la terre ,
parce que ne fe Tentant point en mouvement il re-
jrarde le bateau , la mer ou la rivière, Ck. tout foa
horizon , comme un tout immobile dont le rivage
qu'il voit courir ne lui ftmble qu'une partie.
La prerniere fois qu'un cnlant voit un bâton à
înoiiié plongé dans l'eau , il voit un bâton brifé , la
fenfation eft vraie; ëc elle ne laifTeroit pas de l'être,
quand niéme nous ne Hiurions point la raifon de cette
apparence. Si donc vous lui demandez ce qu'il voit ,
il dit : un bâton brifé , d il dit vrai ; car il eO: très-
fur qu'il a la fenfation d'un bâton brifé. Mais quand
prompé par fon jugement, il va plus loin, & qu'a-
près avoir affirmé qu'il voit un bâton brifé, il affirms
encore que ce qu'il voit eft en effet un bâton brifé,
alors il dit faux: pourquoi cela? Parce qu'alors il de-
vient aftif, & qu'il ne juge plus par infpe6tion,
mais par indu^lion, en affirmant ce qu'il ne fent pas,
favoir que le jugement qu'il reçoit par un fèns feroit
confirmé par un autre.
Puifque toutes nç>s erreuî:s viennent de nos juge-
' mensg
or DE L'EDUCATION. 73
mens , il efl clair que fi nous n'avions jamais befoin
de juger, nous n'aurions nul befoin d'apprendre;
nous ne ferions jamais dans le cas de nous tromper ;
pous ferions plus heureux de notre ignorance que
nous ne pouvons l'être de notre favoir. Qui efl . ce
qui nie que les favans ne fâchent mille choies vraies
que les ignorans ne fauront jamais ? Les favans font-
ils pour cela plus prés de la vérité ? Tout au con-
traire ; ils s'en éloignent en avançant , parce que la
vanité de juger faifant encore plus de progrés que les
lumières , chaque vérité qu'ils apprtnntnt ne vient
qu'avec cent jugemens faux. Il efb de la dernière
évidence que ks compagnies favantes de l'Europe ne
font que des écoles publiques de menfcnges; & tré§-
fûrement il y a plus d'erreurs dans l'Académie des
Sciences que dans tout un peuple de Hurons.
Fuifque plus les homnr.ts favent , plus ils fe trom-
pent; le feu! miOyen d'éviter l'erreur ell l'ignorance.
Ne jugez point, vous ne vous abuferez jamais? C'tfl
la Itçon de la Nature auffi-bien que de la railbn.
IJors les rapports immédiats en très-petit nomibre &
iiés-fenfibles que ks chofes ont avec nous, nous n'a-
vons naturellement qu'une profonde indiffc^tnce pour
tout le refle. Un Sauvage ne tourneroit pas le pied
pour aller voir le jeu de la plus belle machine , ôç
tous les prodiges de fcltiSlriciLé. Que m importe? efl:
le miOt le plus familier à l'ignorant, 6i, le plus conve-
nable au fage.
Mais mailieureufement ce mot ne noiis va plus.
Tout nous importe depuis que nous fommes dépeu-
dans de tout ; & notre curiofué s'étend néceflàire-
nient avec nos bcfoins. Voilà pourquoi j'en donne
une très -grande au Philofophe oc n'en donne point
au Sauvage. Celui-ci n'a btiuin de perfonne; l'au-
tre a befoin de tout le monde, yi Iui-louc d'aumir^-
ieurs.
?5 Oft
[^4 EMILE,
On me dira q^e je fors de la Nature ; je n'en crois
rien. Elle choifii Tes inftrumens & les régie , non
lur l'opinion , mais fur le befoin. Or les befoins chan-
gent félon la fituation des hommes. 11 y a bien de la
différence entre l'homme naturel vivant dans l'état
de Nature , & l'homme naturel vivant dans l'état âc
Ibciété. Emile n'ell pas un fauvage à reléguer dans
les dcferts ; c'efl: un fauvage fait pour habiter les vii-
les. Il faut qu'il fâche y trouver fon nécefîliire, ti-
rer parti de lears habitans ; & vivre , finon comme
eux , du moins avec eux.
Puifqu'au milieu de tant de rapports nouveaux,^
dont il va dépendre, il faudra malgré lui qu'il jug^ ,.
apprenons-lui donc à bien juger.
La meilleure manitre d'apprendre à bien juger,
eft celle qui tend le plus à fimplint^r nos expériences ,
(k à pouvoir même nous en pafTir fans tomber dans
l'erreur. D'où il fuit qu'après avoir long-tems vérifié
]es rapports des fens fur) par l'autre , il faut encore
apprendre à x'eriGer les rapports de chaque fens par
lui-même , fans avoir befoin de recourir à un autre
fens ; alors chaque fenfation deviendra pour nous une
idée, & cette idée fera toujours conforme à la véri-
té. Telle eft la forte d'acquis dont j'ai tâché de rem-
plir ce troifiéme âge de la vie humaine.
Cette manière de procéder exige une patience ôi
une circonfpe6tion dont peu de maîtres font capables,
& fans laquelle jamais le difciple n'apprendra à juger.
Si, par exemple , lorfque cclui-ci s'abufe fir l'appa-
rence du bâton brifé , pour lui montrer fon erreur
vous vous preifez de tirer le bacon hors de l'eau ,
vous le détromperez peut-être ; mais que lui appren-
drez-vous? Rien que ce qu'il auroit bientôt appris de
lui-même. Oh que ce n'eft pas-là ce qu'il faut faire!
11 s'agit moins de lui apprendre une vérité , que de
lui montrer comment il faut s y prendre pour décou-
vris
0 TJ D E UE D U C A T I O N. 75
vrir toujours la vérité. Pour mieux l'inftruire , il ne
faut pas le détromper C-tôc. Prenons Emile & moi
pour exemple.
Premièrement , à la féconde des deux queftions
fuppofées, tout enfant élevé à l'ordinaire ne manque-
ra pas de répondre iiffirmativement. C'efi: fûrement,
dira-t-il, un bâton brifé. Je doute fort qu'Emile me
failè la même réponle. Ne voyant point la néceffité
d'être favant ni de le paroître, il n c(t jamais prefle
de juger; il ne juge que fur l'évidence, & il ell bien
éîo'gné de la trouver dans cette occafion , lui qui fait
combien nos jngemens fur les apparences font fujets
à l'illufion, ne fût-ce que dans la perfpcclive.
D'ailleurs , comme il fait par expérience que mes
queftions les plus frivoles ont toujours quelque objec
qu'il n'apperçoit pas d'abord , il n'a point pris l'habi-
tude d'y répondre étourdinicnt. Au contraire , il s'tn
défie, il s'y rend attentif, il les examine avec grand
fuin avant ci'y répondre. Jamais il ne me fut Uc ré-
ponfe qu'il n'en foit content lui -même; ai. il effc diffi-
cile à con'Ltnter. Enfin nous ne nous piquors ni iui
ni moi de favoir la vérité des chofes ; mais fculemcnc
de ne pas donner dans Terreur. Nous ferions bien
plus confus de nous payer d'une raifon qui n'eft pas
bonne , que de n'en point trouver du tout, ^c ne
Jais^ ell un mut qui nous va li bien à tous deux , &
que nous répett^ns fi fouvent , qu'il ne coûte plus
rien à l'un ni à l'autre. JVlais foit que cette étourde-
rie lui échappe , ou qu il l'évite par notre commode^
je ne Jais , ma réplique ell la même 5 voyons , exa-
minons.
Ce bâton qui trempe à moitié dans l'eau, eft fixé
dans une liiuation perdendicuîuire. Pour favoir s'il
efl: brifé, comme il le paroit, cjuc de chofes n'avons-
rous pas à faire avant de le tirer de l'eau, ou avanç
d'y porter la main?
1°. D';^
76 E M t ï. E ,
1°. D'abord nous tournons tout autour du bâton y
& nous voyons que la brifuie tourne comme nou.%
C'ell donc notre œil feu! qui la change, & les rc-ï
gards ne remuent pas les corps.
2°. Nous regardons bien à plomb fur le bout du
bâton qui efl: hors de l'eau , alors le bâton n'eft pljs
courbe, le bout voilln de notre œil nous cache exac-
tement l'autre bout. Notre œil a-t-il redreile le
bacon ?
3°. Nous agitons la furface de l'eau, nous voyors
le bâton fe plier en plufieurs pièces, fe mouvoii' en
zjgzag, & fuivre les onduiaciQus de l'eau. Le mou-
vement que nous donnons à cette eau fufîit-il pour
bâfvr, amollir & fondre ainfi le bâton?
4"^. Nous fàilbns écouler l'eau , & nous voyons le
bâton fe redrclljr peu-à-peu à mcfure que Teau baif-
fe. N'en voilà -t-ii pas plus qu'il ne faut pour éclair-
cir le fait & trouver la réfi-::clion ? Il n'efb donc pas
vrai que la vÇie nous tromp';;, puifque nous n'avons
befoin que d'elle feule pour recliiier les erreurs que
nous lui attribuons.
Suppofons l'enfant affcz (lupide pour ne pas fentir
le réfultat de ces expériences; c'efl: alors qu'il faut
appel'er le toucher au fecuurs de la vue Au lieu de
tirer le bâton hors de l'eau, lailTcz-le dans fa fitu^*
lion ; & que l'enfant y paflè la main d'un bout à
l'autre , il ne fentira point d'angle : le bâton n'eil:
donc pas brifé.
Vous me direz qu'il n'y a pas feulement ici des ju-
gemens ; mais des raifonnemens en forme. Il ell
vrai; mais ne voyez -vous pas que fi-tôr que l'tfprit
ç(l parvenu jufqu'aux idées , tout jugement eft un
raifonnement. La confcience de toute fenfation ell
une propoiition , un jugement. Donc fi -tôt que l'on
compare une fenfation à une autre , on raifonne.
L'art de juger & l'art de raifonncr , font exactement
le même. Eml-
ou DE L'EDUCATION. 77
Emile ne faura jamais la dioptrique , ou je veux
qu'il l'apprenne autour de ce bâton. Jl n'aura point
difféque d'inleftes ; il n'aura point compté les taches
du foleil i il ne faura ce que c'eft qu'un raicroTcope
& un télefcope. Vos doftes élevés fe moqueront de
fon it^norance. Ils n'auront pas tort ; car avant de
îè fervir de ces inftrumens, j'entends qu'il les inven-
te , & vous vous doutez bien que cela ne viendra
pas fi-tôt.
Voilà l'efprit de toute ma méthode dans cette par-
tie. Si l'enfant fait rouler une petite boule entre deux
doigts croifés , & qu'il croye fentir deux boules , js
ne lui permettrai point d'y regarder, qu'auparavant
il ne foit convaincu qu'il n'y en a qu'une.
Ces éclairciflemens fuffiront, je penfe , pour mar-
quer nettement le progrés qu'a fait jufqu'ici l'efprit de
mon élevé, & la rouce par laquelle il a fuivi ce pra-"
grès. Mais vous êtes effrayés, peut-être, de la
quantité de chofes que j'ai fait paiTer devant lai.
Vous craignez que je n'accable fon efprit fous ces
multitudes de connoiflànces. C'eft tout le contraire;
je lui apprends bien plus à les ignorer qu'à les favoir.
Je lui montre la route de la fcience aifee , à la véri-
té; mais longue, immenfe, lente à parcourir. Je
lui fais faire les premiers pas pour qu'il reconnoifie
l'entrée; mais je ne lui permets jamais d'ulltr loin.
Forcé d'apprendre de lui-même, il ufe de fa rai-'
fon & non de celie d'autrui ; car pour ne rien donner
à l'opinion , il ne faut rien donner à l'autorité , & la
plupart de nos erreurs nous viennent bien moins de
nous que des autres. De cet exercice continuel il
doit réfuker une vigueur d'efpr.t, femblable à celle
qu'on donne au corps par le travail Ck par la fatigue.
Un autre avantage, eil qu'on n'avance qu'à propor-
tion de fcs forces. L'efprit , non plus que le C(irps ,
ne porte que ce qu'il peut porter. Quand l'entende-
ment
Jg EMILE,
ment s'approprie le^ chofes avant de les dëpofer dans
la mémoire , ce qu'il en tire enfuice efl: à lui. Au
lieu qu'en furchargeant la mémoire à foninfçu, en
s'expofe à n'en jamais rien tirer qui lui foit propre.
Emile a peu de connoiflances , mais celle qu'il a
font véritablement fiennes j il ne fait rien à demi.
Dans le petit nombre des chofes qu'il lait, & qu'il
fait bien , la plus importante efl, qu'il y en a beau-
coup qu'il ignore & qu'il peut favoir un jour, beau-
coup plus que d'autres hommes favent & qu'il ne fau-
ra de fa vie, (Scune infinité d'autres, qu'aucun hom-
me ne faura jamais. Il a un efprit univerfel , non
par les lumières, mais par la faculté d'en acquérir;
un efprit ouvert, intelligent, prêta tout, &, com-
me dit Montagne , fi non inllruit, du moins inllrui-
fable. II me fuffic qu'il fâche trouver 1'^ quoi bon^ fur
tout ce qu'il fait , & le pourquoi , for couc ce qu'il
croit. Encore une fois, mon objet n'eft point de lui
donner la fcience, mais de lui apprendre à l'acquérir
au befoin, de la lui faire efl:imer exaftement ce
qu'elle vaut, & de lui faire aimer la vtrité par-defllis
tout. Avec cette méthode on avance peu , mais ori
ne fait jamais un pas inutile, ôl l'on n'eft point for-
cé de rétrograder.
Emile n'a que des connoifiTances naturelles Si pu-
rement phyUques. Il ne fait pas même le nom de
l'hiiloire, ni ce que c'efi: que métaphyficjue ik mora-
le. 11 connoîc les rapports efi^ntiels de Thomme aux
choftrs, mais nu! des rapports moraux de l'homme à
l'homme. 11 fait peu gcnéralifer d'idées, peu faire
d'abftra^tions. Il voit des qualités communes à cer-
tains corps fans raifonner fur ces qualités en elles-
mêmes. 11 connoît l'étendue abftraite à faîde des
figures de la géométrie, il connoît ia quantité abftrai-
te à l'aide des lignes de l'algèbre. Ces figures & ces
fignes fjnt les fupports de ces abrifa^tioas , far l'cf-
quels
ou DE L'ÉDUCATION. 7^
quels fes Tens fe repofcnt. Il ne cherche point -i
çonnoître les chofes par leur nature , mais feulement
par les relations qui rintércfTent. Il n'efliiiie ce qui
lui eft étranger que par rapport à lui; mais cette ef-
timation eft exaifte & fûre. La fantaifie, la con-»
vention n'y entrent pour rien. 11 fait plus de cas de
ce qui lui eft plus utile , & ne fe départant jamais de
cette manière d'apprécier , il ne donne rien à l'opi-
nion.
Emile eft laborieux, tempérant, patient, ferme ^
plein de courage. Son imagination nullement allu-
mée ne lui grolfit jamais les dangers; il eft fenfiblc
à peu de maux , & il fait fouffrir avec conftance ,
parce qu'il n'a point appris à difputer contre la def-
tinée. A l'égard de la mort , il ne fait pas encore
bien ce que c'eft ; mais accoutumé à fubir fans réfi-
ftance la loi de la nckrtlTité, quand il faudra mourir,
il mourra fans gémir & fans fe débattre; c'eft tout ce
que la Nature permet dans ce moment abhorré de
tous. Vivre libre & peu tenir aux cliofes humaines,
eft le meilleur moyen d'apprendre à mourir»
En un mot , Emile a de la vertu tout ce qui fc
rapporte à lui-même. Pour avoir aulîi les vertus fo-
ciales, il lui manque uniquement de connoître les re-
lations qui les exigent, il lui manque uniquement des
lumières que fon efprit eft tout prêt à recevoir.
11 fe confidere fans égard aux autres , & trouve
bon que les autres ne penlént point à lui. Il n'exige
rien de perforne , 6: ne croit rien devoir à perfon-
ne. 11 eft feul dans Ki fociété humaine, il ne comp-
te que fur lui feul. Il a droit aufli plus qu'un autre
de compter fur lui - même , car il eft tout ce qu'on
peut être à fon ûge. Il n'a point d'erreurs ou n'a
que celles qui nous fmt inéviiabks ; il n'a point de
vices ou n'a que ceux dont nul homme ne peut fe
garantir. 11 a le corps jhin , ks mcn^bres agilts,
iVf
«6
M
E.
refprit jude & fans préjugés , le cœur libre & fans
pafTions. L'amour - propre , la première cS: la plus
naturelle de toutes, y efl encore à peine exalté. Sans
troubler le repos de perfonne , il a vécu content ,
heureux & libre autant que la Nature l'a permis.
Trouvez-vous qu'un enfant ainfi parvenu à fa quin-
zième année ait perdu les précédentes ?
Fm du tmfiéme Livre.
EMI-
EMILE*
o u
DE L'ÉDUCATIOR
LIVRE QUATRIEME.
[Ue nous paflbns rapidement fur cette ter-
re ! le premier quart de la vie eft écoulé j
avant qu'on en connoifle l'ufage ; le der-
nier quart s'écoule encore , après qu'on
a celle d'en jouir. D'abord nous ne favons point
vivre; bientôt nous ne le pouvons plus; &, dans
l'intervalle qui fépare ces deux extrémités inutiles , les
trois quarts du tems qui nous refte, font confumés
par le fommeil , par le travail, par la douleur, par
la contrainte , par les peines de toute efpece. La
vie ell courte , moins par le peu de tems qu'elle du-
re, que parce que , de ce peu de tems, nous n'en
avons prefque point pour la goûter. L'inllant de la
mort a beau être éloigné de celui de la naiflance, lat
vie ell toujours trop courte , quand cet elpace clt
mal rempli.
Nous naiflbns , pour ainfi dire j en deux fois: Tu-
ne pour exifter, t\; l'autre pour vivrez l'une pour
Tome I. Partie IL F fef-
U EMILE,
refpece, & l'autre pour le fexe. Ceux qui regar-
dent la femme comme un homme imparfait ont tort^
fans doute; mais l'analogie extérieure eft pour eux.
Jufqu'à l'âge nubile, les enfansdes deux fexes n'ont
rien d'apparent qui les diflingue ; même vifage, mê-
me figure, même teint, même voix, tout eft égal}
les filles font des enfans, les garçons font des enfansj
le même nom fuffit à des êtres Ci femblables. Les
mâles en qui l'on empêche le développement ulté-
rieur du fexe gardent cette conformité toute leur vie;
ils font toujours de grands enfans : & les femmes ne
perdant pomt cette même conformité , femblent , à
bien des égards, ne jamais être autre chofè.
Mais l'homme en général n'eft pas fait pour refter
toujours dans l'enfance. Il en fort au tems prefcrit
par la Nature , & ce moment de crife bien qu'aifez
court , a de longues influences.
Comme le mugilTement de la mer précède de loin
la tempête , cette orageufe révolution s'annonce par
le murmure des paiTions naiffantes: une fermenta-
tion fourde avertit de l'approche du danger. Un
changement dans l'humeur, des emportemens fré-
quens, une continuelle agitation d'efprit, rendent
l'enfant prefque indifciplinable. Il devient fourd à
la voix qui le rendoit docile : c'eft un lion dans fa
fièvre; il méconnoit fon guide, il ne veut plus être
gouverné.
Aux fignes moraux d'une humeur qui s'altère, fe
joignent des changemens fenfibles dans la figure. ?Sa
phyfionomie fe développe & s'empreint d'un carac-
tère; le coton rare & doux qui croît au bas de fes
joues brunit & prend de la confiftance. Sa voix mue,
ou plutôt il la perd : il n'efl: ni enfant ni homme &
ne peut prendre le ton d'aucun des dtux.^ Ses yeux,
ces organes de l'ame, qui n'ont rien dit jufqu'ici ,
trouvent un langage & de l'exprefilon ; un feu naif-
fant les anime , Içurs regards plus vifs ont encore une
fain-
©u DE L'EDUCATION. 83
fainte innocence, mais ils n'ont plus leur première
imbécillité: il fenc déjà qu'ils peuvent trop dire, il
commence à favoir les baiffer & rougir : il devient
fenfible, avant de favoir ce qu'il fent; il efl inquiet
fans raifon de l'être. Tout cela peut venir lentement
& vous laifTer du tems encore ; mais fi fa vivacité fe
rend trop impatiente, fi fon emportement fe change
en fureur , s'il s'irnte & s'attendrit d'un infi:ant à
l'autre, s'il verfe des pleurs fans fujet, fi, près des
objets qui commencent à devenir dangereux pour
lui, fon pouls s'élève & fon œil s'enflamme, fi la
main d'une femme fe pofant fur la fienne le fait fiif-
fonner, s'il fe rroubie ou s'intimide auprès d'elle; U-
lyfle, 6 fage Ulyfle! prends garde à toi; les outres
que tu fermois avec tant de foin (ont ouvertes ; les
vents font déjà déchaînés; ne quitte plus un mo-
ment le gouvernail, ou tout eft perdu.
C'eft ici la féconde naiffance dont j'ai parlé; c'efl:
ici que l'homme naît véritablement à la vie, & que
rien d'humain n'efi: étranger à lui. Jufqu'ici nos foins
n'ont été que des jeux d'enfant, ils ne prennent qu'à
préfent une véritable importance. Cette époque,
où finiifent les éducations ordinaires , eft proprement
celle où la nôtre doit commencer: mais pour bieii
expofer ce nouveau plan, reprenons de plus haut
l'état des chofes qui s'y rapportent.
Nos paffions font les principaux infirumens de no-
tre confervation ; c'eft donc une entreprife auili vai-
ne que ridicule de vouloir les détruire; c'eft control-
1er la Natwre , c'efl: réformer l'ouvrage de Dieu. Si
Dieu difoit à l'homme d'anéantir les pufiions qu'il
lui donne, Dieu voudroit & ne voudroit pas, il fe
contrediroit lui-même. Jamais il n'a dorrné cet or-
dre infenfé , rien de pareil n'eft écrit dans le cœur
humain ; & ce que Dieu veut qu'un homme fjlTe , il
ne lui fait pas dire par un autre homme, il le lui die
lui-même, il l'écrit au fond de fon cœur.
F 2 Or
U EMILE,
Or je trouverois celui qui voudroit empêcher ]èi
paffions de naître , prefqu'auffi fou que celui qui vou-
droit les anéantir ; & ceux qui croiroient que tel a
été mon projet jufqu'ici , m'auroient fùrement fore
mal entendu.
Mais raifonneroit-on bien, fi, de ce qu'il eftdans
la nature de l'homme d'avoir des paffions , on alloit
conclurre que toutes les paffions que nous (entons en
nous, & que nous voyons dans les autres, font na-
turelles? Leur fource efl: naturelle, il eft vrai; mais
mille ruiffeaux étrangers l'ont groffie ; c'eft un grand
fleuve qui s'accroît fans ceflè , & dans lequel on re-
trouveroit à peine quelques gouttes de fes premières
eaux. Nos paffions naturelles font très-bornées ; el-
les font les inftrumens de notre liberté , elles tendent
à nous conferver. Toutes celles qui nous fubjuguent
& nous détruifent, nous viennent d'ailleurs; la Na-
ture ne nous les donne pas , nous nous les appro-
prions à fon préjudice.
La fource de nos paffions, l'origine & le principe
de toutes les autres , la feule qui naît avec l'homme
& ne le quitte jamais tant qu'il vit, eft l'amour de
foi: paffion primitive, innée, antérieure à toute au-
tre, & dont toutes les autres ne font, en un fens,
que des modifications. En ce fens toutes, fi l'on
veut , font naturelles. Mais la plupart de ces mo-
difications ont des caufes étrangères, fans lefquelles
elles n'auroient jamais lieu; & ces mêmes modifica*
tions, loin de nous être avantageu fes, nous fontnui-
fibles; elles changent le premier objet, & vont con-
tre leur principe: c'eft alors que l'homme fe trouve
hors de la Nature , & fe met en contradiétion avec
foi.
L'amour de foi-même efl toujours bon & toujours
conforme à l'ordre. Chacun étant chargé fpéciale-
tnent de fa propre confcrvation , le premier & le
plus important de fes foins, efl, & doit être, d'y
veii-
ou DE L'EDUCATION. 35
veiller fans ceiTe ; & comment y veilleroic-il ainfi ,
s'il n'y prenoic le plus grand intérêt V
Il faut donc que nous nous aimions pour nous con-
ferver ; & par une fuite immédiate du même fenti-
ment , nous aimons ce qui nous conferve. Tout en-
fant s'attaclie à fa nourrice :Romulus devoit s'attacher
à la Louve qui l'avoit allaité. D'abord cet attachement:
eft purement machinal. Ce qui favorife le bien-être
d'un individu l'attire , ce qui lui nuit le repoulTe; ce
n'eft-Ià qu'un inftinft aveugle. Ce qui transforme cet
inflinél en femiment, l'attachement en amour, l'a-
verfion en haine , c'efl l'intention manifeflée de nous
nuire ou de nous être utile. On ne fe paffionne pas
pour les êtres infenfibles qui ne fuivent que fimpul-
fion qu'on leur donne ; mais ceux dont on attend du
bien ou du mal par leur difpofition intérieure, par
leur volonté , ceux que nous voyons agir librement
pour ou contre, nous infpirent des fentimens fembla^
blés à ceux qu'ils nous montrent. Ce qui nous fert,
on le cherche; mais ce qui nous veut fervir, on l'ai-
me : ce qui nous nuit , on le fuit ; mais ce qui nous,
veut nuire , on le hait.
Le premier fentiment d'un enfant eft de s'aimer
lui-même; & le fécond, qui dérive du premier, ell
d'aimer ceux qui l'approchent; car dans l'état d^
foiblelfe où il eft , il ne connoît perfonne que par l'af--
fillance & les foins qu'il reçoit. D'abord l'attaciie-
ment qu'il a pour fa nourrice & fa gouvernante n'eil:
qu'habitude. Il les cherche parce qu'il a befoin d'el-
les, & qu'il fe trouve bien de les avoir; c'eft plutôt
connoiflance que bienveuillance. Il lui faut beaucoup
de tems pour comprendre que non-feulement elles lui
font utiles, mais qu'elles veulent l'être; & c'ell alors
qu'il commence à les aimer.
Un enfant efl donc naturellement enclin à la bien-
veuillance , parce qu'il voit que tout ce qui l'appro-
che eft porté à l'aflifter , & qu'il pren^ de cette ob-,
r 3 iêr-f
t6 EMILE,
fervation l'habitude d'un fentiment favorable à fbn
efpece; mais à mefure qu'il étend fes relations, fes
befoins, fes dépendances aétives ou paffives, le fen-
timent de fes rapports à autrui s'éveille, & produit
celui des devoirs de des préférences. Alors l'enfant
devient impérieux, jaloux, trompeur , vindicatif.
Si on le plie à robéiifance; ne voyant point l'utilité
de ce qu'on lui commande, il l'attribue au caprice,
à l'intention de le tourmenter, <& il fe mutine. Si on
lui obéit à lui-même; auffi-tôt que quelque chofe lui
réfifte, il y voit une rébellion , une intention de lui
réfifter , il bat la chaife ou la table pour avoir défo-
béi. L'amour de foi , qui ne regarde qu'à nous , eft
content quand nos vrais befoins lont fatisfaits ; mais
l'amour- propre, qui fe compare, n'ell jamais con-
tent & ne fauroit l'être; parce que ce fentiment, en
nous préférant aux autres , exige aufll que les autres
nous préfèrent à eux ; ce qui eft impofiible. Voilà
conmient les palTions douces &. affeftueufes naiffent
de l'amour de foi , & comment les pallions haineufes
^ irafcibles naiffent de l'amour-propre. Ainfi ce qui
rend fhomme eill-ntiellement bon,cft d'avoir peu de
befoins & de peu fe comparer aux autres; ce qui le
rend effentielicment méchant , eft d'avoir beaucoup
de befoins & de tenir beaucoup à l'opinion. Sur ce
principe, il efl aifé de voir comment on peut diriger
au bien ou au mal toutes les paflions des enfans & des
hommes. Il ell vrai que ne pouvant vivre toujours
ieuls, ils vivront difficilement toujours bons: cette
difficulté m.ême augmentera nécefl'airement avec
leurs relations ; & c'cft en ceci , fur - tout , que les
dangers de la fociété nous rendent l'art éf les foins
plus indifpenfables , pour prévenir , dans le cœur
humain , la dépravation qui naît de fes nouveaux bct
foins.
L'étude convenable à l'homme eft celle de fes rap-
port^. Tant qu'il ne fe conno;t que par fon être phy-
' ^ fi4ue,
ou DE L'EDUCATION. ^f
(jque, il doit s'étudier par fes rapports avec les cho-
fes; c'efl: l'emploi de fon enfance: quand il commen-
ce à fentir fon être moral, il doit s'étudier par Ces
rapports avec les hommes ; c'eft l'emploi de fa vie
entière, à commencer au point où nous voilà par-
venus.
Si-tôt que l'homme a befoin d'une compagne , il
n'eft plus un être ifolé, fon cœur n'eft plus feul.
Toutes fes relations avec fon efpece, toutes les af-
fections de fon ame naiflènt avec celle-là. Sa premiè-
re paiîion fait bien-tôt fermenter les autres.
Le penchant de l'inflinél efl indéterminé. Un fexe
efl: attiré vers l'autre, voilà le mouvement de la Na-
ture. Le choix, les préférences, l'attachem-ent per-
fonnel font l'ouvrage des lamieres , des préjugés, de
l'habitude: il faut du tems & des connoifïànces pour
nous rendre capables d'amour ; on n'aime qu'après
avoir jugé, on ne préfère qu'après avoir comparé.
Ces jugemens fe font fans qu'on s'en apperçoive,mais
ils n'en font pas moins réels. Le véritable amour ,
quoi qu'on en dife, fera toujours honoré des hom-
mes; car, bien que fes emportemens nous égarent,
bien qu'il n'exclue pas du cœur qui le fenc des quali-
tés odieufes & même qu'il en prodaife, il en fuppofe
pourtant toujours d'eftimables fans Icfquelies on fe-
roit hors d'état de le fentir. Ce choix qu'on met en
oppofition avec la raifon nous vient d'elle ; on a fait
l'Amour aveugle , parce qu'il a de meilleurs yeux
que nous , & qu'il voit des rapports que nous ne
pouvons appercevoir. Pour qui n'auroit nulle idée
de mérite ni de beauté, toute femme feroit égale-
ment bonne, & la première venue feroit toujours la
plus aimable. Loin que l'amour vienne de la Nature,
il eft la régie & le frein de fes penchans : c'efl par
lui , qu'excepté l'objet aimé , un fexe n'eft plus rien
pour l'autre.
La préférence qu'on accorde, on veut Tobtenir;
F 4 Va*
a^ EMILE,
ramour doit être réciproque. Pour être aimé " , il
£iuc fe rendre aimable; pour être préféré, il faut fe
:^'endre plus aimable qu'un autre, plus aimable que
tout autre , au moins , aux yeux de l'objet aimé. De-
là les premiers regards fur Tes femblables ; de-là les
premières comparaifons avec eux; de-là l'émulation ,
les rivalités, la jaloufie. Un cœur plein d'un fenti-
ipent qui déborde, aime à s'épancher ; du befoin
d'une maîtrelTc naît bientôt celui d'un ^mi ; celui qui
fent combien il eft doux d'être aimé , voudroit l'être
de tout le monde , & tous ne fauroient vouloir de
préférence, qu'il n'y ait beaucoup de mécontens. A-
yec l'amour & l'amitié naiffent les diflenfions, l'ini-
mitié, la haine. Du fein de tant de paflions diver-
fes je vois l'opinion s'élever un trône inébranla-
ble, & les (lupides mortels alTervis à fon empire, ne
fonder leur propre exiltence que fur les jugement
çl'autrui.
Ktendez ces idées, & vous verrez d'où vient à
poire amour-propre la forme que nous lui croyons
naturelle; & comment l'amour de foi , ceflant d'être
\m fenîiment abfolu , devient orgueil dans les gran-
des âmes, vanité dans les petites; &, dans toutes,
fe nourrit fans ce fie aux dépens du prochain. L'ef-
pgce de ces pafliQns , n'ayant point fon germe dans
]e çoçur des enf^ns, n'y peut naître d'elle-même;
ç^ft nous feuls qui l'y portons, & jamais elles n'y
' prennent racine que par notre faute; mi.is il n'en eil:
plus ainfi du cœur du jeune homme; quoi que nous
puitTions faire, elles y naîtront malgré nous. Il eft
donc tems de changer de méthode.
Commençons par quelques réflexions importantes
fur l'état critique donc il s'agit ici. Le palTage de
fenfance à la puberté n'efl pas tellement déterminé
par la Nature qu'il ne varie dans les individus fé-
lon les temperamens , & dans les peuples félon le?
climats, l'eut le monde fait les diftinclions ob-
fer-
bv DE 1,'EDUCATION. 89
fervées fur ce point entre les pays chauds & les pays
froids , & chacun voit que les temperamens ardens
font formés plutôt que les autres ; mais on peut fè
tromper fur les caufes , & fouvent attribuer au phy-
fique ce qu'il faut imputer au moral ; c'ell un des
abus les plus fréquens de la Philofophie de notre fié-
cle. Les inftru6tions de la Nature font tardives &
lentes, celle des hommes font prefque toujours pré-
maturées. Dans le premier cas, les fens éveillent
l'imagination; dans le fécond, l'imagination éveille
]es fens ; elle leur donne une aftivité précoce qui ne
peut manquer d'énerver, d'alfoiblir d'abord les indi-
vidus, puis l'elpece même à la longue. Une obfer-
vation plus générale & plus fure que celle de l'effet
des climats, efl: que la puberté & la puiflance du
fexe efl: toujours plus hâtive chez les peuples inftruits
& policés , que chez les peuples ignorans & barba-
res *. Les enfans ont une fagacué finguliere pour
dé-
* Dans les Filles, dit M. de BufFoîi, ^ chez les gens aijés ^
\es enfans accoutumes à des nourriiur es abondantes ^ jnccuieii'
tes arrivent plutôt à cet état ; à la campas;ne (y dans ic pauvre
peuple , les enfans Jont plus taidifs, parce c(ti ils font mal (j* trop
peu nourris; il leur faut deux ou trois années de plus. HiîL
Nat. T. IV. p. 238. J'admets robfervation, mais non lex-
plication , puifque dans les pays où le villageois fe nourrie
tiès-bien & mange beaucoup, comme dans le Val:us,t^ même
en certains cantons montueux de l'Iralie comme le Fiioul,
l'âge de puberté dans les deux fcxes eft également plus tardif
qu'au fein des Villes, où pour iatisfaire la vanité, l'on met
fouvent dans le manger une extrême parcimonie, & où la
plupart font, comme dit Je proverbe, babit de velours çj' ven-
tre de fon. On eft étonné dans ces montagnes de voir de
grands garçons forts comme des hommes avoir encore la voirf
aijîue & le menton fans barbé, & de grandes filles, d'ailleurs
^rès-formées , navoir aucun lij;ne périodique de leur fcxe. Dif^
fercnce qui me paro|t venir uniqueiiu nt de ce que dans la Hai-
plicité de li-urs mœurs, leur imngin:uion pins long-tem.': paill.
ble & calme fait plus tard fermenter leur fang, é. renJ leur
teu)p(;r^.ncnt moins orécoçe. * ,
ço EMILE,
démêler à travers tontes les fingeries de la décence,
les mauvaifes mœurs qu'elle couvre. Le langage
épuré qu'on leur di6te , les leçons d'honnêteté qu'on
leur donne , le voile du miilere qu'on affede de ten-
dre devant leurs yeux , font autant d'aiguillons à leur
curiofité. A la manière dont on s'y prend, il eft
clair que ce qu'on feint de leur cacher n'eil que pour
le leur apprendre, & c'efl, de toutes les inllru6lions
qu'on leur donne, celle qui leur profite le mieux.
Confultez Texperience , vous comprendrez à quel
point cette méthode infenfée accélère l'ouvrage de la
Nature & ruine le tempérament. Cefl ici l'une des
principales caufes qui font dégénérer les races dans
les Villes. Les jeunes gens, épuifés de bonne heu-
re , relient petits , foibles , mal-faits , vieilliflènt au
lieu de grandir ; comme la vigne à qui l'on fait por-
tes du fruit au printems , languit & meurt avant
l'automne.
11 faut avoir vécu chez des peuples grolTiers &,
fimples pour connoître jufqu'à quel âge, une heureur
fe ignorance y peut prolongt^r l'innocence des enfans.
Ceft un fpeétacle a la fois touchant & rifible d'y
voir les deux fexes livrés à la fécurité de leurs cœurs ,
prolonger dans la fleur de l'âge & de la beauté les
jeux naïfs de l'enfance , & montrer par leur familia-
rité même la pureté de leurs plaifirs. Quand enfin
cette aimable Jeunefîe vient à fe marier , les deux
époux fe donnant mutuellement les prémices de leur
perfonne , en font plus chers l'un à l'autre ; des mul-
titudes d'enfans fains & robuftes deviennent le gage
d'une union que rien n'altère , ôc le fruit de la fagelfe
de leurs premiers ans.
Si l'âge où l'homme acquiert la confcience de fon
fexe, diffère autant par l'effet de féducation que par
l'avion de la Nature , il fuit de-là qu'on peut accélé-
rer & retarder cet âge félon la manière dont on élè-
vera les enfans ', ôcûk corps gagnç oy perd de I4
ÇQn-
ou DE L'EDUCATION. ^t
qonfiftance à mefure qu'on retarde ou qu'on accélère
ce progrès , il fuit encore que, plus on s'applique k
le retarder , plus un jeune homme acquière de vi-
gueur & de force. Je ne parle encore que des effets
purement phyfiques ; on verra bientôt qu'ils ne fe
tornent pas là.
De ces réflexions je tire la folution de cette quef-
lion fi fouvent agitée , s'il convient d'éclairer les en-
fans de bonne heure fur les objets de leur curiofité ,
ou s'il vaut mieux leur donner le change par de mo-
deftes erreurs? Je penfe qu'il ne faut faire ni l'un ni
l'autre. Premièrement, cette curiofité ne leur vient
point fans qu'on y ait donné lieu. Il faut donc faire
en forte qu'ils ne l'aient pas. En fécond lieu, des
queftions qu'on n'efl pas forcé de réfoudre , n'exigent
point qu'on trompe celui qui les fait : il vaut mieux
lui impofer filence que de lui répondre en mentant.
Il fera peu furpris de cette loi , fi l'on a pris foin de
l'y alfervir dans les chofes indifférentes. Enfin Ci l'on
prend le parti de répondre , que ce foit avec la plus
grande fimpliciié , fans mifi;ere , fans embarras , fans
fourire. Il y a beaucoup moins de danger à fatisfaire
la curiofité de l'enfant qu'à l'exciter.
Que vos réponfes foient toujours graves , courtes ,
décidées , & fans jamais paroître héfiter. Je n'ai
pas befoin d'ajouter qu'elles doivent être vraies. On
ne peut apprendre aux enfans le danger de mentir
aux hommes , fans fentir , de la part des hommes ,
le danger plus grand de mentir aux enfans. Un feul
menfonge avéré du maître à l'élevé, rûineroit à ja-
mais tout le fruit de l'éducation.
Une ignorance abfolue fur certaines matières, eft,
peut-être , ce qui conviendroit le mieux aux enfans;
mais qu'ils apprennent de bonne heure ce qu'il efl:
impoflible de leur cacher toujours. II faut , ou que
leur curiofité ne s'éveille en aucune manière , ou
qu'elle foit fatisfaite avant l'âge où elle n'eil plus fans
dangeç.
pa . E M ILE,
danger. Votre conduite a\^c votre élevé de'pend
beaucoup , en ceci , de la fituation particulière , des
fociétés qui l'environnent , des circonitances où l'on
prévoit qu'il pourra fe trouver , &ç. Il importe ici
de ne rien donner au hazard , & fi vous n'êtes pas
fur de lui faire ignorer jufqu'à feize ans la différence
des fexes, ayez foin qu'il l'apprenne avant dix.
Je n'aime point qu'on affefte avec les en fans un
langage trop épuré, ni qu'on faffe de longs détours,
donc ils s'apperçoivent , pour éviter de donner aux
chofes leur véritable nom. J^es bonnes mœurs , en
ces matières , ont toujours beaucoup de fimplicité;
mais des imaginations fouillées par le vice rendent
l'oreille délicate, & forcent de rafiner fans cefîe fur
les expreffions. Les termes groffiers font fans con-
féquence ; ce font les idées lafçives qu'il faut é-
carter.
Quoique la pudeur foit naturelle à l'efpece humai-
ne , naturellement les enfans n'en ont point. La
pudeur ne naît qu'avec la connoiffiince du mal: &
comment les enfans qui n'ont ni ne doivent avoir
cette connoiffance , auroient-ils le fentiment qui en
efl: l'effet ? Leur donner des leçons de pudeur &
d'honnêteté , c'eft leur apprendre qu'il y a des cho-
fes honteufes & désTionnêtes ; c'ell leur donner* un
defir lècret de connoitre ces chofeslà. Tôt ou tard
ils en viennent à bout , & la première étincelle qui
touche à l'imagination , accélère à coup fur l'embra-
fement des fens. Quiconque rougit efl: déjà coupa-
ble: la vraie innocence n'a honte de rien.
Les enfans n'ont pas ks mêmes defirs que les
hommes; mais fujets, comme eux, à la. malpropre-
té qui bleffe les fens , ils peuvent de ce feul affujet-,-
tiffement recevoir les mêmes leçons de bienféance.
Suivez l'efprit de la Nature , qui , plaçant dans les.
mêmes lieux les organes des plaifirs feçrets , & ceuj^
^es befoins dégoûtans , nous infpire les mêmes foins
' à
ou DE UEDUCATÏON.
93
à difFerens âges , tantôt par une idée & tantôt par
une autre ; à l'homme par la modeftie , à l'enfant par
la propreté.
Je ne vois qu'un bon moyen de conferver aux en-
fans leur innocence ; c'eft que tous ceux qui les en-
tourent la refpeétent & l'aiment. Sans cela , toute
]a retenue dont on tâche d'ufer avec eux fe dément
tôt ou tard ,• un fourire , un clin d'œil , un gefte
échappé , leur difent tout ce qu'on cherche à leur
taire : il leur fuffit pour l'apprendre , de voir qu'on
le leur a voulu cacher. La délicateile de tours &
d'expreffions dont fe fervent entre eux les gens polis,
fuppofant des lumières que les enfans ne doivent
point avoir, e(t tout-à-fait déplacée avec eux; mais
quand on honore vraiment leur fimplicité , l'on prend
aifément, en leur parlant, celle des termes qui leur
conviennent. Il y a une certaine naïveté de langa-
ge qui fied & qui plaît à l'innocence : voilà le vrai
ton qui détourne un enfant d'une dangereufe curiofi-
té. En lui parlant fimplement de tout , on ne lui
laifle pas foupçonner qu'il refte rien de plus à lui
dire. En joignant aux mots groffiers les idées dé-
plaifantes qui leur conviennent , on étouffe le pre-
mier feu de l'imagination : on ne lui défend pas de
prononcer ces mots & d'avoir ces idées ; mais on lui
donne , fans qu'il y fonge, de la répugnance à les
rappeller; & combien d'embarras cette liberté naïve
ne fauve-t-elle point à ceux qui, la tirant de leur pro-
pre cœur, difent toujours ce qu'il faut dire, oc le di-
fent toujours comme ils l'ont fenti?
Comment Je font les enfans ! Quefl:ion embarrafîan-
te qui vient alîez naturellement aux enfans , & dont
h réponfe indifcrette ou prudente décide quelquefois
de leurs mœurs & de leur fanté pour toute leur vie.
La manière la plus courte qu'une mère imagine pour
s'en débarrallèr fans tromper fon fils, eft de lui im-
pofer filence : cch feroit bon , ù on l'y eût accoutu-
mé
5;4 EMILE,
mé de longue main dans des queftions indifférentes ^^
& qu'il ne foupçonnât pas du miftere à ce nouveau
ton. Mais rarement elle s'en tient-là. Cejl kfecret
des gens mariés , lui dira-t-elle ; de petits garçons ne
doivent point être fi curieux. Voilà qui eft fort bien
pour tirer d'embarras la mère ; mais qu'elle fâche
que , piqué de cet air de mépris , le petit garçon
n'aura pas un moment de repos qu'il n'ait appris le
fecret des gens mariés , & qu'il ne tardera pas de
l'apprendre.
Qu'on me permette de rapporter une réponfe bien
différente que j'ai entendu faire à la même queftion ^
& qui me frappa d'autant plus , qu'elle partoit d'une
femme aufli modefte dans fes difcours que dans fes
manières, mais qui favoit au befoin fouler aux pieds ^
pour le bien de fon fils & pour la vertu , la faufle
crainte du blâme & les vains propos des plaifans. Il
n'y avoit pas long - tems que l'enfant avoit jette par
les urines une petite pierre qui lui avoit déchiré l'urè-
tre; mais le mal pafTéétoit oublié. Maman ^ dit le
petit étourdi , comment fe font les enf ans 1 Mon fils i
répond la mère fans héfiter , les femmes les pijjhnt
avec des douleurs qui leur coûtent quelquefois la vie.
Que les foux rient , que les fots foient fcandalifésj
mais que les fages cherchent fi jamais ils trouveront
une réponfe plus judicieufe , & qui aille mieux à iss
fins.
D'abord l'idée d'un befoin naturel , & connu de
Fenfant , détourne celle d'une opération mifterieufe.
Les idées acceflbires de la douleur & de la mort
couvrent celle-là d'un voile de trifltile , qui amortit
l'imagination & réprime la curiofité : tout porte l'ef-
pritfur les fuites de l'accouchement, & non pas fur
fes caufes. Les infirmités de la nature humaine, des
objets dégoûtans , des images defouffranee, voilà
les éclaircifîemens où mené cette réponfe, fi la ré-
pugnance qu'elle infpire permet à l'enfant de les de-
mander.
ou DE L'EDUCATION.
95
tnander. Par où l'inqniétude des defirs aura-t-elle
occafion de naître dans des entretiens ainfi dirigés ?
& cependant vous voyez que la vérité n'a point été
altérée, & qu'on n'a point eu befoio d'abufer fon éle-
vé au lieu de l'inilruire.
Vos enfans lifent ; ils prennent dans leurs leélures
des connoifTances qu'ils n'auroient pas s'ils n'avoient
point lu. S'ils étudient , l'imagination s'allume 6c
s'aiguife dans le filence du cabinet. S'ils vivent dans
le monde, ils entendent un jargon bizarre, ils voyent
des exemples dont ils font frappés ; on leur a fi bien
perfuadé qu'ils étoient hommes , que dans tout ce
que font les hommes en leur préfence , ils cherchent
auffi-tôt comment cela peut leur convenir; il faut
bien que les a6tions d'autrui leur fervent de modèle,
quand les jugemens d'autrui leur fervent de loi. Des
domeftiques qu'on fait dépendre d'eux, par confé-
quent intereffés à leur plaire, leur font leur cour aux
dépens des bonnes mœurs ; des gouvernantes rieufes
leur tiennent à quatre ans des propos , que la plus
effrontée n'oferoit leur tenir à quinze. Bientôt elles
oublient ce qu'elles ont dit; mais ils n'oublient pas ce
qu'ils ont entendu. Les entretiens poliiTons prépa-
rent les mœurs libertines; le laq'iais fripon rend l'en-
fant débauché, & le fccret de l'un fertde garant à
celui de l'autre.
L'enfant élevé félon fon âge efl feul. Il ne con-
noît d'attachemens que ceux de l'habitude; il aime
fa fœur comme fa montre , & fon ami comme fon
chien. Il ne fe fent d'aucun ftxe, d'aucune efpece;
l'homme & lu femme lui font également étrangers ;
il ne rapporte à lui rien de ce qu'ils font ni de ce
qu'ils difent ; il ne le voit ni ne l'tntend , ou n'y fait
nulle attention ; leurs difccurs ne l'interellènt pas
plus que leurs exemples : tout cela n'efl point fait
pour lui. Ce n'efl pas une erreur ariificieufe qu'on
lui donne par cette méihode, c'wll Tigncrance de la
Nature.
06 EMILE;
Nature. Le tems vient où la même Nature prend
foin d éclairer fon élevé ; & c'efl alors feulement
qu'elle l'a mis en état de profiter fans rifque des le-
çons qu'elle lui donne. Voilà le principe : le détail
des règles n'efl: pas de mon fujet ; & les moyens que
je propofe en vue d'autres objets, fervent encore d'e-
xemple pour celui-ci.
Voulez - vous mettre l'ordre & la règle dans les
paffions naiifantes ? étendez l'efpace durant lequel el-
les fe développent, afin qu'elles aient le tems de s'ar-
ranger à mefure qu'elles naifi^ent. Alors ce n'eft pas
l'homme qui les ordonne, c'efl la Nature elle-même;
votre foin n'eft que de la laifler arranger fon travail.
Si votre élevé étoit feul , vous n'auriez rien à faire;
mais tout ce qui l'environne enflamme fon imagina-
tion. Le torrent des préjugés l'entraîne; pour le re-
tenir il faut le pouffer en fens contraire. 11 faut que
le fentiment enchaîne l'imagination , & que la raifon
faflfe taire Topinion des hommes. La fource de tou-
tes les pafljons eftla fenfibilité, l'imagination déter-
mine leur pente. Tout être qui fent fes rapports,
doit être aifefté quand ces rapports s'altèrent , &
qu'il en imagine , ou qu'il en croit imaginer de plus
convenables à fa nature. Ce font les erreurs de l'i-
magination qui transforment en vices les pallions de
tous les êtres bornés , même des Anges , s'il y en a :
car il faudroit qu'ils connulTent la nature de tous les
êtres , pour favoir quels rapports conviennent le
mieux à la leur.
Voici donc le fommaire de toute la fagefl^ hu-
maine dans l'ufage des paffions. i°. Sentir les vrais
rapports de l'homme , tant dans refpece que dans
l'individu. 2°. Ordonner toutes les affcétions de l'â-
me félon ces rapports.
Mais l'homme eft-il maître d'ordonner fes aflFec-
tions félon tels ou tels rapports ? fans doute , s'il eft
maître de diriger fon imagination fur tel ou tel objet j
ou-
0* u DE UE D U e A T I O N. 97
ou de lui donner telle ou telle habitude. D'ailleurs
il s'agit moins ici de ce qu'un homme peut faire fur
jui-méme que de ce que nous pouvons faire fur notre
élevé par le choix des circonftances où nous le pla-
çons. Expofcr les moyens propres à le maintenir
(dans l'ordre de. la Nature , c'eft dire aflèz comment
il en peut fortir.
Tant que fa fenfibilité refle bornée à fon indiyidu'j^
il n'y a rien de moral dans fes allions ; ce n'efl que
quand elle commence à s'étendre hors de lui , qu'il
prend d'abord les fentimens , àc enfuite les notions
du bien & du mal , qui le conflituent véritablement
homme & partie intégrante de fon efpece. C'eft
donc à ce premier point qu'il faut d'abord fixer nos
bbfervations.
Elles font difficiles , en ce que pour les faire , il
faut rejetter les exemples qui font fous nos yeux , &
chercher ceux où les developpemens fuccelTifs fe fonc
feloii l'ordre de la Nature.
Un enfant façonné , poli , civilifé, qui n'attend
que la puilTance de mettre en œuvre les inftruftions
prématurées qu'il a reçues , ne fe trompe jamais fur
le moment où cette puiflance lui furvient. Loin de
l'attendre, il l'accélère; il donne à fon fang une fer-
mentation précoce ; il fait quel doit être l'objet de (es
defirs iong-tems même avant qu'il les éprouve. Ce
n'efl: pas la Nature qui l'excite , c'eft lui qui lu for-
ce : elle n'a plus rien à lui apprendre en le faifanc
homme. Il l'étoit par la penfée Iong-tems avant de
l'être en effet.
La véritable marche de la Nature efl plus graduel-
le & plus lente. Peu à-peu le fang s'eniiamme j les
efpnts s'élaborent, le tempérament fe forme. Le (à«
ge ouvrier qui dirige la fabrique , a foin de perfec-
tionner tous fes inllrumens avant de les mettre en
içuvre ; une longue inquiétude précède les premiers
defirs, une longue ignurance leur aorjne le ch4nge^
Tms I. partis IL G or^
$8 E M I L E,
on defire fans favoir quoi : le fang fermente & s'agi-
te ; une furabondance de vie cherche à s'étendre au-
dehors. L'œil s'anime & parcourt les autres êtres ;
on commence à prendre intérêt à ceux qui nous en-
vironnent ; on commence à fentir qu'on n'eft pas fait
pour vivre feul ; c'eft ainfi que le cœur s'ouvre aux
affc6tions humaines , ôl devient capable d'attache-
ment.
Le premier fentiment dont un jeune homme éle-
vé foigneufement efl: fufceptible n'efl: pas l'amour,
c'eft l'amitié. Le premier a6le de fon imagination
naiffantè efl de lui apprendre qu'il a des femblables ,
& l'efpece l'affecte avant le fexe. Voilà donc un
autre avantage de l'innocence prolongée ; c'eft de
profiter de la fenfibilité naiflante, pour jetter dans le
cœur du jeune adolefcent les premières femences de
l'humanité. Avantage d'autant plus précieux, que
c'eft le feul tems de la vie où les mêmes foins puif-
fent avoir un vrai fuccès.
J'ai toujours vu que les jeunes gens corrompus de
bonne heure, & livrés aux femmes & à la débauche,
étoient inhumains & cruels ; la fougue du tempéra-
ment les rendoit impatiens , vindicatifs , furieux : leur
imagination pleine d'un feul objet , fe refufoit à tout
le refte ; ils ne connoifToient ni pitié ni mifericorde ;
ils auroient facrifié père mère & l'univers entier , au
moindre de leurs plaifirs. Au contraire, un jeune
homme élevé dans une heureufe fimplicité , eft por-
té par les premiers mouvemens de la Nature vers les
palVions tendres & affc6tueufes : fon cœur compatif-
fant s'émeut fur les peines de fes femblables ; il tref-
faillit d'aife quand il revoit fon camarade , fes bras
favent trouver des étreintes careflàntes , fes yeux
favent verf^r des iarmes d'attendriffement ; il eft
fenfible à la honte de déplaire, au regret d'avoir of-
fenfé. Si l'ardeur d'un fang qui s*enflamme le rend
vif, emporté, colère, on voit le moment d'après
toute
ou DE L'EDUCATION.
99
toute la bonté de Ton cœur dans l'effufion de Ton re-
pentir; il pleure, il gémit fur Ja bleflure qu'il a fai-
te , il voudroit au prix de fon fang racheter celui
qu'il a verfé ; tout fon emportement s'éteint , toute
la fierté s'humilie devant le fentiment de fa faute.
Eft-il ofFenfé lui-même? au fort de fa fureur une ex-
cufe, un mot le défarme ; il pardonne les torts d'au-
trui d'audi bon cœu-r qu'il répare les fiens. L'adolef-
cence n'eil l'âge ni de la vengeance ni de la haine j
elle efl celui de la commiferation , delà clémence,
de la génerofité. Oui je le foutiens, & je ne crains
point d'être démenti par l'ej^perience , un enfant qui
fi'efl: pas mal né, & qui a confervé jufqu'à vingt ans
fon innocence, eft, à cet âge, le plus généreux , le
meilleur , le plus aimant & le plus aimable des hom-
mes. On ne vous a jamais rien dit de femblable; je
le crois bien : vos Philofophes élevés dans toute la
corruption des Collèges, n'ont garde de favoir cela.
C'ell la foiblelTe de l'homme qui le rend fociable ;
ce font nos miferes communes qui portent nos cœurs
à l'humanité : nous ne lui devrions rien fi nous n'é-
tions pas hommes. Tout attachement efi: un fignc
d'infuilifance : (ï chacun de nous n'avoit nul befoin
des autres , il ne fongeroit guère à s'unir à eux.
i\infi de notre infirmité même naît notre frêle bon-
heur. Un être vraiment heureux eft un être folitai-
re : Dieu feul jouit d'un bonheur abfolu , mais qui de
nous en a l'idée? Si quelque être imparfait pouvoitfe
fuffire à lui-même , de quoi jouiroit-il félon nous ? II
fcroit feul , il feroit miferable. Je ne conçois pas
que celui qui n'a befoin de rien , puifle aimer quel-
que chofe : je ne conçois pas que celui qui n'aime
rien , puiflTe être heureux.
Il fuit de -là que nous nous attachons à nos fem-
blables , moins par le fentiment de leurs plaifirs,
que par celui de leurs peines ; car nous y voyons
bien mieux l'idenûcé de notre Nature, tl ks garants
G 2 de
tob fî M t L E,
de leur attachement pour nous. Si nos befoîns côm*
muns nous unifient par intérêt , nos miferes commu-
nes nous unifTent par afFeftion. L'afpeft d'un hom-
me heureux infpire aux autres moins d'amour que
d'envie ; on l'accuferoit volontiers d'ufurper un droit
qu'il n'a pas , en fe feifant un bonheur exclufif; &
l'amour-propre fouffre encore, en nous faifant fentir
que cet homme n'a nul befoin de nous. Mais qui
eft-ce qui ne plaint pas le malheureux qu'il voit fouf-
frir? Qui eft-ce qui ne voudroit pas le délivrer de
fes maux , s'il n'en coûtoit qu'un fouhait pour cela?
L'imagination nous met à la place du miferable, plu-
tôt qu'a celle de l'homme heureux ; on fent que l'un
de ces états nous touche de plus près que l'autre.
La pitié efl: douce , parce qu'en fe mettant à la place
de celai qui fouffre , on fent pourtant le plaifir de ne
pas fouffrir comme lui. L'envie eft amere , en ce
que l'afpefl d'un homme heureux , loin de mettre
l'envieux à fa place , lui donne le regret de n'y pas
être. 11 femble que l'un nous exempte des maux
qu'il fouffre, & que l'autre nous ôte les biens dont il
jouit.
Voulez- vous donc exciter & nourrir dans le cœur
à' un jeune homme les premiers mouvemens de la fen-
fibilité naiffante , & tourner fon cara61:ere vers la
bienfaifance & vers la bonté ? N'allez point faire
germer en lui l'orgueil , la vanité , l'envie par la
trompeufe image du bonheur des hommes ; n'expo-
fez point d'abord à fes yeux la pompe des cours , le
farte des palais, l'attrait des fpeftacles: ne le prome-
nez point dans les cercles , dans les brillantes alTem-
biées. Ne lui montrez l'extérieur de la grande Ibcié-
té qu'après l'avoir mis en état de l'apprécier en elle-
même. Lui montrer le monde avant qu'il connoiffe
les hommes , ce n'efh pas le former ; c'eft le cor*
rompre: cen'eft pas l'irirtruire; c'eft le tromper.
Les hommes ne font naturellement ni Rois , ni
Grands,
ou DE L'EDUCATION. loi
Grands , ni Courtifans , ni riches. Tous font nés
lîuds & pauvres , tous fujets aux miferes de la vie,
aux chagrins , aux maux , aux befoins , aux douleurs
de toute efpece ; enfin tous font condamnés à la
mort. Voilà ce qui efl vraiment de l'homme ; voilà
de quoi nul mortel n'efl: exempt. Commencez donc
par étudier , de la nature humaine , ce qui en eft le
plus inféparable , ce qui conllitue le mieux l'huma-
nité.
A feize ans l'adolefcent fait ce que c'eft que fouP»
frir, car il a fouffert lui-même : mais à peine fait-il
que d'autres êtres fouffrent aufii : le voir fans le ihn-
tir , n'efl pas le favoir , & comme je l'ai dit cent
fois , l'enfant n'imaginant point ce que fentent les
autres , ne connoît de maux que les fiens ; mais
quand le premier développement des fens allume en
lui le feu de l'imagination » il commence à fe fentir
dans fes femblables , à s'émouvoir de leurs plaintes ,
& à fouffrir de leurs douleurs. C'efl alors que le trif-
le tableau de l'humanité fouffrante doit porter à fon
cœur le premier attendriifemenç qu'il ait jamais
éprouvé.
Si ce moment n'efl pas facile à remarquer dans
vos enfans, à qui vous en prenez -vous? Vous les
iullruifez de fi bonne heure à jouer le fentiment,
vous leur en apprenez fi-tôt le langage , que parlant
toujours fur le même ton , ils tournent vos leçons
contre vous-même , & ne vous laiffent nul moyen dç
diftinguer quand , ceflant de mentir , ils commen-
cent à fentir ce qu'ils difent. Mais voyez mon Emi-
le ; à l'âge où je l'ai conduit , il n'a ni fenti ni men*»
ti. Avant de favoir ce que c'eft qu aimer , il n'a dit
à perfonne : je vous aime bien ; on ne lui a point prefl
crit la contenance qu'il devoit prendre en entrant
dans la chambre de fon pcre, de fa mère ou de fon
gouverneur malade ; on ne lui a point montré l'art
JaÇeder la triflefle qu'il n'avoit p^s, U o'a feint;
G 3 as
102 EMILE,
de pleurer fur la mort de perfonne ; car il ne fait cd
que c'eft que mourir. La même infenfibilité qu'il a
dans le cœur, efl auffi dans Tes manières. Indiffèrent
à tout, hors à lui-même, comme tous les autres en-
fans, il ne prend intérêt à perfonne; tout ce qui le
diftingue , eft qu'il ne veut point paroître en pren-
<ire , & qu'il n'eil pas faux comme eux.
Emile ayant peu réfléchi fur les êtres fenfibles,
faura tard ce que c'eft que fouffrir & mourir. Les
plaintes & les cris commenceront d'agiter fes entrail-
les , fafpeft du fang qui coule lui fera détourner les
yeux, les convulflons d'un animal expirant lui donne-
ront je ne fais quelle angoiffe, avant qu'il fâche d'où
lui viennent ces nouveaux mouvemens. S'il étoit
refté ftupide & barbare , il ne les auroit pas; s'il
étoit plus inftruit , il en connoîtroit la fource : il a
déjà trop comparé d'idées pour ne rien fentir , &
pas affez pour concevoir ce qu'il fent.
Ainfi naît la pitié , premier fentiment relatif qui
touche le cœur humain, félon l'ordre de la Nature.
Pour devenir fenfible & pitoyable , il faut que l'en-
fant fâche qu'il y a des êtres femblables à lui , qui
fouffrent ce qu'il a fouffert , qui fentent les douleurs
qu'il a fenties , & d'autres dont il doit avoir l'idée,
comme pouvant les fentir auffi. En effet , comment
nous laiiîbns-nous émouvoir à la pitié , fi ce n'efl: en
nous tranfportant hors de nous, & nous identifiant
avec l'animal fouffrant ? en quittant, pour ainfi di'«
ré , notre être pour prendre le fien ? nous ne fouf-
frons qu'autant que nous jugeons qu'il fouffre ; ce
n'efl: pas dans nous ., c'eft dans lui que nous fbuf-
frons. Ainfi niil ne devient fenfible que quand fon
imagination s'anime & commence à le ' trànfporter
hors de lui.
Pour ■ exciter & nourrir cette fenfibilité naiftante,
pour la guider ou la fuivre dans fa pente Naturelle,
qu'avons - nous donc à faire , 'fi ce n'efl d'offrir aa
ou DE L'EDUCATION 103
jeune homme des objets fur lefquels puifTe agir la
force expanfive de fon cœur , qui le dilatent , qui
rétendent fur les autres êtres , qui le fafTent par - tout
retrouver hors de lui; d'écarter avec foin ceux qui le
refferrent , le concentrent, & tendent le reflbrjt du
moi humain? c'eft-à-dire en d'autres termes, d'exci-
ter en lui la bonté, l'humanité, la commifération ,
la bienfaifance, toutes les paflions attirantes & dou-
ces qui plaifent naturellement aux hommes , & d'em-
pêcher de naître l'envie, la convoitife , la haine,
toutes les paflions repouflantes & cruelles , qui ren-
dent , pour ainfi dire , la fenfibilité non - feulement
nulle , mais négative , & font le tourment de celui
qui les éprou\^.
Je crois pouvoir réfumer toutes les réflexions pré-
cédentes en deux ou trois maximes précifes , claires
& faciles à faifir.
PREMIERE MAXIME.
// nejl -pas dans le cœur humain de fs mettre à h place
des gens qui font -plus heureux que nous , mais feule-
ment de ceux qui font plus à plaindre.
Si l'on trouve des exceptions à cette maxime, el-
les font plus apparentes que réelles. Ainfi l'on ne fe
met pas à la place du riche ou du Grand auquel on
s'attache ; même en s'attachant fincerement on ne
fait que s'approprier une partie de fon bien - être.
Quelquefois on l'aime dans fes malheurs : mais tant
qu'il profpere , il n'a de véritable ami que celui qui
n'efl: pas la dupe des apparences , & qui le plaint plus
qu'il ne l'envie , malgré fa profperité.
On efl: touché du bonheur de certains états , par
exemple , de la vie champêtre & pafl:orale. Le
charme de voir ces bonnes gens heureux , n'eit point
G 4 cm-
104 EMILE,
empoifonné par l'envie: on s*intereffe à eux verka^^
blcment: pqurquoi cela? parce qu'on fe (ènt maître,
de defcendre à cet état de paix & d'innocence , &
de jouir de lu même félicité: c'efl un pis-aller qui ne
donne que des idtes agréables » attendu qu'il fuffiu
d'en vouloir jouir pour le pouvoir. Il y a toujours
du pldiiir à voir rev*- rellources, à contempler fon pro-
pre oien , même quand on n'en veut pas ufer.
Il fuit dv-la que pour porter un jeune homme à
l'humanité , loin de lui faire admirer le fort brillant
des autres, il faut le lui montrer , par les côtés trif*
tes , il faut le lui faire craindre. Alors , par une
conféquence évidente , il doit fe frayer une route au
bonheur, qui ne foit fur les traces de perfonne.
DEUXIEME MAXIME.
On ne plaint jamais dans autrui quç les maux dont on ne.
fe croit pas exempt foi-même.
Non ignara mali , miferis fucciirrere difco,
fe ne connois rien de fi beau , de G profond , de Ci
touchant, de fi vrai que ce vers-là.
Pourquoi les Rois font • ils fans pitié pour leurs fu •
jets? c'efb qu'ils comptent de n'être jamais hommes.
Pourquoi les riches font- ils fi durs envers les pau-,
vres ? c'efl qu'ils n'ont pas peur de le devenir. Pour-
quoi la Nobleflîe a-t elle un fi grand mépris pour le
peuple ? c'eft qu'un noble ne fera jamais roturier.
Pourquoi les Turcs font -ils généralement plus hu-
mains , plus hofpitaliers que nous ?- c'ell que dans
leur gouvernement , tout-à-fait arbitraire, la gran,^
deur, & la fortune des particuliers étant toujours pré-
caires & chancellantes , ils ne regardent point l'ab-
baiflèment & la mifere comme un état étranger à
eux
ou DE L'EDUCATION. 105
eux * ; chacun peut être demain ce qu'eft aujour-
d'hui celui qu'il alfifte. Cette réflexion , qui revient
fans ceiTe dans les romans orientaux , donne à leur
k6ture je ne fais quoi d'attendrifTant que n'a point
tout l'apprêt de notre feche morale.
N'accoutumez donc pas votre élevé à regarder du
haut de fa gloire les peines des infortunés , les tra-
vaux des miferables , & n'efperez pas lui apprendre
à les plaindre , s'il les confidere comme lui étant
étrangers. Faites-lui bien comprendre que le fort de
ces malheureux peut être le fitn , que tous leurs
maux font fous fes pieds, que mille évenemens im-
prévus & inévitables peuvent l'y plonger d'un mo-
ment à l'autre. Apprenez- lui à ne compter ni fur la
naiflance, ni fur la fanté, ni fur les richeflès, mon»
trez-lui toutes les vicilîitudes de la fortune, cher-
chez-lui les exemples toujours trop fréquens de gens
qui d'un état p'ns élevé que le fien font tombés au-
deflbus de ces malheureux ; que ce foit par leur faute
ou non, ce n'eft pas maintenant de quoi il efl quef-
tion; fait-il feulement ce que c'eft que faute ? n'em-
piétez jamais fur l'ordre dé fes connoiflances, & ne
Peclairez que par les lumières qui funt à fa portée; il
n'a pas befoin d'être fort fa van t pour fentir que toute
la prudence humaine ne peut lui répondre fi dans une
heure il fera vivant ou mourant ; fi les douleurs de
la néphrétique ne lui feront point grincer les dents
avant la nuit , fi dans un mois il fera riche ou pau-
vre, fi dans un an, peut-être, il ne ramera point-
fous le nerf- de -bœuf dans les galères d'Alger. Sur-
tout n'allez pas lui dire tout cela froidement comme
fon catéchifrae : qu'il voye , qu'il fente les calamités
humaines : Ebranlez , effrayez fon imagination des
périls.
* Cela paroîc changer un peu mniotcnant: les états fcmbicnt
t^vcni; plus fixes, e^ les hommes deviennent auffi plus duiï.
?od E: M I L E,
périls dont tout homme efl: fans cefle environné ;
qu'il voye autour de lui tous ces abymes , & qu'à
vous les entendre décrire il fe prefle contre vous de
peur d'y tomber. Nous le rendrons timide & pol-
tron, direz- vous. Nous verrons dans la fui te , mais
quant-à-préfent commençons par le rendre humain j
voilà fur-tout ce qui nous importe.
TROISIEME MAXIME.
La pitié qu'on a du mal d' autrui nefe mefure pas fur la
, quantité de ce mal , mais fur kfenîiment qu'on prête
à ceux qui le fcuffrent.
On ne plaint un malheureux qu'autant qu'on croit
qu'il fe trouve à plaindre. Le fentiment phyQque de
nos maux efl: plus borné qu'il ne femble ; mais c'eft
par la mémoire qui nous en fait fentir la continuité ,
c'efl: par. l'imagination qui les étend fur l'avenir,
qu'ils nous rendent vraiment à plaindre. Voilà je
penfe une des caufes qui nous endurciffent plus aux
maux des animaux qu'à ceux des hommes, quoique
]a fenfibilité commune dût également nous identifier
avec eux. On ne plaint guère un cheval de chartier
dans fon écurie , parce qu'on ne préfume pas qu'en
mangeant fon foin il fonge aux coups qu'il a reçus
& aux fatigues qui fattendent. On ne plaint pas
non plus un mouton qu'on voit paître , quoiqu'on fâ-
che qu'il fera bientôt égorgé,* parce qu'on juge qu'il
ne prévoit pas fon fort. Par extenfion l'on s'endur-
cit ainfi fur le fort des hommes , & les riches fe con^
folent du mal qu'ils font aux pauvres en les fuppofanc
allez fliupides pour n'en rien feptir. En général, je
juge du prix que chacun met au bonheur de fes fem-
blables par le cas qu'il paroît faire d'eux. Il eft natu-
rel qu'on faffe bon marché du bonheur des gens qu'on
jnéprife. Ne vous étonnez donc plus fi les politi^
ques
ov DE L'EDUCATION. 107
ques parlent du peuple avec tant de dédain , ni fi la-
plupart des Philofophes afFeftent de faire l'homme (i
méchant.
C'eft le peuple qui compofe le genre humain ; ce
qui n'efl: pas peuple eft fi peu de chofe que ce n'eft
pas la peine de le compter. L'homme efl: le même
dans tous les états; fi cela efl, les états les plus nom-
breux méritent le plus de refpef]:. Devant celui qui
penfe toutes les diflinftions civiles difparoifTent : il
voit les mêmes paffions , les mêmes fentimens dans
le goujat & dans l'homme illuHre ; il n'y difcerne que
leur langage , qu'un coloris plus ou moins apprêté ,
& il quelque différence efi^entielie les diflingue , elle
eft au préjudice des plus dilîîmulés. Le peuple fe
montre tel qu'il efl:, & n'efl pas aimable; mais il
faut bien que les gens du monde fe déguifent; s'ils fe
montroient tels qu'ils font , ils feroient horreur.
Il y a , difent encore nos fages , même dofe de
bonheur & de peine dans tous les états : maxime auffi
funefte qu'infoutenable ; car fi tous font également
heureux , qu'ai-je befoin de m'incommoder pour per-
fonne ? Que chacun refle comme il efl: : que l'efcla-
ve foit maltraité , que l'infirme foufire , que le gueux
perifle ; il n'y a rien à gagner pour eux à changer
d'état. Ils font l'énumeratiôn des peines du riche &
montrent l'inanité de fès vains p lai firs: quel greffier
fophifme 1 les peines du riche ne lui viennent point
de fon état, mais de lui feul , qui en abufe. Fût -il
plus malheureux que le pauvre même, il n'efl: point
à plaindre , parce que fes maux font tous fon ouvra-
ge, & qu'il ne tient qu'à lui d'être heureux. Mais
la peine du miferable lui vient des chofes, de la ri-
gueur du fort qui s'appefantit fur lui. Il n'y a point
d'habitude qui lui puifle ôter le fentiment phyfique
de la fatigue , de fépuifement , de la faim : le boa
efpric ni la fageflïe ne fervent de rien pour l'exempter
•des maux de fon état. Que gagne Epidete de pr>
voir
ioS E M I I. E,
voir que fon maître va lui cafTèr la jambe ? h hl
caiTe-t-il moins pour cela? il a par-defllis fon mal,
le mal de la prévoyance. Qiiand le peuple feroit auffi
lènfé que nous le fuppofons flupide , que pourroit - il
être autre que ce qu'il eft, que pourroit-il faire autre
que ce qu'il fait? étudiez les gens de cet ordre, vous
verrez que fous un autre langage ils ont autant d'ef-
prit & plus de bon fens que vous. Refpe6lez donc
votre efpece ; fongez qu'elle eft compofée effencieU
leraent de la collection des peuples , que quand tous
les Rois & tous les Philosophes en feroient ôtés , il
n'y paroîtroit gueres , & que les chofes n'en iroienc
pas plus mal. En un mot , apprenez à votre élevé à
aimer tous les hommes & même ceux qui lesdépri-
fent ; faites en ibrte qu'il ne fe place dans aucune
clafle , mais qu'il fe retrouve dans toutes : parlez de-
vant lui du genre humain avec attendriffement, avec
pitié même, mais jamais avec mépris. Homme, ne
déshonore point l'homme.
C'efl: par ces routes & d'autres Semblables , bien
contraires à celles qui font frayées, qu'il convient de
pénétrer dans le cœur d'un jeune adolefcent pour y
exciter les premiers mouvemens de la Nature, le dé-i
veloppçr & l'étendre fur fes femblables ; à quoi j'a-
joute qu'il importe de mêler à ces mouvemens le
moins d'intérêt perfonnel qu'il eft poflible ; fur -tout
point de vanité , point d'émulation, point de gloire,
point de ces fentimens qui nous forcent de nous
comparer aux autres ; car ces comparaifons ne fe
font jamais fans quelque imprefîion de haine contre
ceux qui nous difputent la préférence, ne fut-ce que
dans notre propre eftime. Alors il faut s'aveugler
ou s'irriter, être un méchant ou un fot; tâchons d'é-
viter cette alternative. Ces paflipns (i dangereufe?
naîtront tôt ou tard, medit-og, malgré nous. Jç
lie le nie pas ; chaque chofe a fon tems & fon lieu;
je (lis feulement qu'on ne doit p.^s ^e^r aider à naître.
ou DE L'EDUCATION. lop
Voilà refprit de la méthode qu'il faut fe prefcrire.
îci les exemples & les détails font inutiles , parce
qu'ici commence la divifion prefque infinie des ca-
rafteres , & que chaque exemple que je donnerois,
ne conviendroit pas peut-être à un fur cent mille.
C'eft à cet âge auffi que commence , dans l'habile
maître , la véritable fonction de l'oblervateur & du
Philofophe qui fait l'art de fonder les cœurs en tra-
vaillant à les former. Tandis que Je jeune homme
ne fonge point encore à fe contrefaire , & ne l'a
point encore appris , à chaque objet qu'on lui pré-
fente, on voit dans fon air, dans ks yeux, dans fon
gefte , l'impreflion qu'il en reçoit ; on lit fur fon vi-
iage tous les mouvemens de fon ame; à force de les
épier on parvient à les prévoir, & enfin à les di-
riger.
On remarque en général que le fang, les bleflîi-
res, les cris, les gémifTemens, l'appareil des opéra-
tions doulour eufes , & tout ce qui porte aux fens des
objets de fbuffrance , faifit plutôt <Sc plus générale-
ment tous les hommes. L'idée de delîruftion étant
plus compofée, ne frappe pas de même; l'image de
la mort touche plus tard & plus foiblement, parce-
que nul n'a par devers foi l'expérience de mourir ; il
faut avoir vu des cadavres pour fentir les angoiffes
des agonifans. Mais quand une fois cette image s'eft
bien formée dans notre efprit , il n'y a point de
fpeftacle plus horrible à nos yeux ; foit à caufe de
l'idée de deitruâlion totale qu'elle donne alors par les
fens, foit parceque fâchant que ce moment ell iné-
vitable pour tous les hommes, on fe fent plus vive-
ment affeété d'une fituation à la quelle on eft fur de
ne pouvoir échapper.
Ces imprellions diverfes ont leurs modifications ^
leurs degrt's qui dépendent du caraâkre particulier de
chaque individu & de fcs habitudes antérieures ; mais
elles font univerfelles , & nul n'en ell tout -à -fait
exempt.
iio EMILE,
exempt. Il en efl: de plus tardives & de moins ge'-
nérales, qui font plus propres aux âmes fenflbles. Ce
-font celles qu'on reçoit des peines morales , des dou-
leurs internes , des affligions , des langueurs , de la
triftefle. Il y a des gens qui ne fa vent être émus que
par des cris & des pleurs ; les longs & fourds gémif-
femens d'un cœur ferré de détreflè ne leur ont jamais
arraché des foupirs; jamais rafpe6l d'une ûontienan-
ce abattue , d'un vifage hâve & plombé , d'un œil
éteint & qui ne peut plus pleurer, ne les fit pleurer
eux-mêmes; les maux de l'ame ne font rien pour
eux; ils font jugés, la leur ne fent rien: n'attendez
d'eux que rigueur inflexible , endurcilfement , cruau-
té. Ils pourront être intègres & juftes , jamais dé-
mens, généreux, pitoyables. Je dis qu'ils pourront
être juflies , fi toutefois un homme peut l'être quand
il n'efl: pas mifericordieux.
Mais ne vous preffcz pas de juger les jeunes gens
par cette régie, fur -tout ceux qui, ayant été élevés
comme ils doivent l'être, n'ont aucune idée des pei-
nes morales qu'on ne leur a jamais fait éprouver:
car encore une fois , ils ne peuvent plaindre que les
maux qu'ils connoiflent ; <& cette apparente infenfibi-
lité, qui ne vient que d'ignorance, fe change bien-
tôt en attendriffement , quand ils commencent à fen-
tir qu'il y a dans la vie humaine mille douleurs qu'ils
ne connoifîbient pas. Pour mon Emile, s'il a eu de
la fimplicité & du bon fens dans fon enfance , je fuis
bien fur qu'il aura de l'ame & de la fenfibilité dans fa
jeunefle; car la vérité des fentimens tient beaucoup
à la jufteffe des idées.
Mais pourquoi le rappeller ici? Plus d'un Lefteur
me reprochera , fans doute , l'oubli de mes premiè-
res réfolutions , & du bonheur conftant que j'avois
promis à mon élevé. Des malheureux , des mou-
rans , des fpeftacles de douleur 6c de mifere ! Quel
bonheur ! quelle jouiflance pour un jeune cœur qui
naît
mi
ou DE L'EDUCATION. ttî
naît à la vie ! Ton tride inftituteur qui lui deflinoit
une éducation fi douce, ne le fait naître que pour
foufFrir. Voilà ce qu'on dira: Que m'importe ? j'ai
promis de le rendre heureux , non de faire qu'il pa-
rût l'être. Eft - ce ma faute fi , toujours dupes de
l'apparence, vous la prenez pour la réalité ?
Prenons deux jeunes gens fortant de la première
éducation , & entrant dans le monde par deux por-
tes dire6lement oppofées. L'un monte tout-à-coup
fur l'Olympe , & fe répand dans la plus brillante fo,-
ciété. On le mené à la Cour , chez les Grands ,
chez les riches , chez les jolies femmes. Je le fup-
pofe fêté par-tout, & je n'examine pas l'effet de cet
accueil fur fa raifon ; je fuppofè qu'elle y réfifte. Les
plaifirs volent au-devant de lui , tous les jours de
nouveaux objets l'amufent, il fe livre à tout avec un
intérêt qui vous féduit. Vous le voyez attentif,
empreffé , curieux ; fa première admiration vous
frappe; vous l'eftimez content , mais voyez l'état de
foname: vous croyez qu'il jouit ; moi je crois qu'il
fûuffre.
Qi-i'apperçoit-il d'abord en ouvrant les yeux ? Des
multitudes de prétendus biens qu'il ne connoiflbit
pas , de dont la plupart n'étant qu'un moment à fa
portée , ne femblent fe montrer à lui que pour lui
donner le regret d'en être privé. Se promené - 1 - il
dans un Palais ? Vous voyez à fon inquiète curiofité
qu'il fe demande pourquoi fa maifon paternelle n'eft
pas ainfi. Toutes fes queftions vous difent qu'il fe
compare fans ceffe au maître de cette maifon; &
tout ce qu'il trouve de mortifiant pour lui dans ce pa-
rallèle, aiguife fa vanité en la révoltant. S'il ren-
contre un jeune homme mieux rais que lui , je le
vois murmurer en fecret contre l'avarice de fes pa-
rens. Efi:-il plus paré qu'un autre? lia la douleur
de voir cet autre l'effacer ou par fa naiffance ou par
fon efprit , & toute fa dorure humiliée devant un
fimpla
II21 EMILE,
fimple habit de drap. Brille-t-il feul dans une aflèm*
blée ? s'élève t-i' fur la pointe du pied pour être
mieux vu? Qi-ii eftce qui n'a pas une difpofition fe-
crette à rabaiiier l'air fuperbe & vain d'un jeune fat?
Tout s'unit bientôt comme de concert; les regards
inquiétans d'un homme grave, les mots railleurs d'un
çaullique ne tardent pas d'arriver jufqu'à lui; & ne
fût -il dédaigné que d'un feul homme, le mépris de
cet homme empoifonne à i'inftant les applaudiflè-
mens des autres.
Donnons-lui tout; prodigons-lui les agrémens, le
mérite; qu'il foit bien fait, plein d'efprit, aimable;
il fera recherché des femmes ; mais en le recherchant
avant qu'il les aime, elles le rendront plutôt fou qu'a-
moureux; il aura des bonnes -fortunes, mais il n'au-
ra ni tranfports ni palTion pour les goûter. Ses de-
firs, toujours prévenus, n'ayant jamais le tems de
naître , au fein des plaifirs il rie fent que l'ennui de la
gêne; le fexe fait pour le bonheur du fien le dégoûte
& le raflafie même avant qu'il le connoiife ; s'il con-
tinue à le voir , ce n'efl plus que par vanité ; &
quand il s'y attacheroit par un goût véritable , il ne
fera pas feul jeune, feul brillant , feul aimable, &
ne trouvera pas toujours dans fes maîtreffes des pro-
diges de fidélité.
Je ne dis rien des tracafleries , des trahifons, des
noirceurs , des repentirs de toute efpece inféparables
d'une pareille vie. L'expérience du monde en dé-
goûte , on le fait ; je ne parle que des ennuis atta-
chés à la première illufion,
Qiiel contrade pour celui qui , renfermé jufqu'ici
dans le fein de fu tamille & de fcs amis, s'eil vu
l'unique objet de toutes leurs attentions , d'entrer
tout-à coup dans un ordre des chofes où il eft comp-
té pour fi peu , de fe trouver comme nuyé dans une
fphere étrangère , lui qui fit fi long-tems le centre
de la fienne ! Que d'aftVonts î que d'humiliations ne
fauE*
QV DE L'EDUCATION. iig
faut -il pas qu'il elTuye, avant de perdre, parmi les
inconnus , les préjugés de Ton importance pris ôc
nourris parmi les fiL-ns ! Enfant, tout lui cédoic,
tout s'eraprciloit autour de lui ; jeune homme, il
faut qu'il cède à tout le monde ; ou , pour peu qu'il
s'oublie 6l conferve Tes anciens airs , que de dures
leçons vont le faire rentrer en lui-même! L'habitude
d'obtenir aifément les objets de Tes defirs, le porte à
beaucoup defirer , & lui fait fcntir des privations
continuelles. Tout ce qui le flotte, le tente; tout
ce que d'autres ont, il voudroit l'avoir; il convoite
tout, il porte envie à tout le monde , il \'oudroit do-
miner par- tout; la vanité le ronge, l'ardeur des de-
firs effrénés eniiamme fon jeune cœur , la jaloufie &
la haine y naiflent avec eux ; toutes les paffions dé-
vorantes y prennent à la fois leur eflbr: il en porte
l'agitation dans le tumulte du monde ; il la rapporte
avec lui tous les foirs; il rentre mécontent de lui Oi
des autres : il s'endort plein de mille vains projets,
ti^oublé de mille fantaifies ; & fon orgueil lui peine
jufques dans [es fonges les chimériques biens dont le
defir le tourmente , Ck qu'il ne pofledera de fa vie.
Voilà votre ékve ; voyons le mien.
Si le premier fpeélacle qui le frappe eÙ: un objec
de triftefîe , le premier retour fur lui-même eft un
fentiment de plailir. En voyant de combien de maux
il eft exempt, il fe ftnt plus heureux qu'il ne penfoic
l'être. 11 partage les peines de fes ftmblables; mai«
ce partage eft volontaire & doux. 11 jouit à la fois
de la pitié qu'il a pour leurs maux, Ck du bonheur
qui l'en exempte; il fe fent dans cet état de force qui
nous étend au-de-là de nous, 6l nous fait porter ail-
leurs l'aélivité fupertlue à notre bien-être. Pouf
plaindre le mal d'autrui, fins doute il faut le connoî-
ire, mais il ne faut pas le lentir. QLiand on a fjuf-*
ftrc, ou qu'on craint de fouffrir, on plaint ceux qui
fouffrent ; m.iis tandis qu'on fouftre , on ne plaine
Tome L Farîis IL H <ia«
114 EMILE,
que foi. Or fi , tous étant aîTujettis aux mift^res de
la vie , nul n'accorde aux aucres que la fenfibilité
dont il n'a pas a6luei!ement befoin pour kii-même^ il
s'enfuit que la commiferation doit être un fentiment
très -doux, puifqa'clle dépofe en notre faveur, &
qu'au contraire un homme dur efk toujours malheu-
reux, puifque l'état de fon cœur ne lui laifle aucune
fenfibilité fjrabondunte , qu'il puiffe accorder aux
peines d'auirui.
Nous jugeons trop du bonheur fur les apparences ;
nous le iuppof ms où il efl: le moins ; nous le cher-
chons où il ne fauroit être: la gaité n'en eft qu'un fi-
gne très -équivoque Un homme gai n'eft fouvent
qu'un infjrruné, qui cherche à donner le change aux
autres, & à s'érourdir lui-même. Ces gens fi dans,
fi ouverts , [\ fereins dans un cercle , font prefque
tous triftes 'Si grondeurs chez eux , & leurs domelli-
ques portent la peine de ramufcment qu'ils donnent
à leurs fociétés. Le vrai con Lentement n'efl: ni gai ,
ni folâtre; jaloux d'un fentiment fi doux, en le goû-
tant on y penfe, on le favoure, on craint de l'éva-
porer. Un homme vraiment heureux ne parle gue-
res, & ne rit gueres ; ilreficrre, pourainfi dire, le
bonheur autour de fon cœur. Les jeux bruyans, la
turbulente joie voilent les dégoûts & l'ennui. Mais
la mélancolie efl; amie de la voiupté : fattendrillè-
ment & les larmes accompagnent les plus douces
jouiflances, & l'exceirive joie elle-même arrache plu-
tôt des pleurs que des ris.
Si d'abord la multitude & la variété des amufe-
mens paroît contribuer au bonheur , fi funiformité
d'une vie égale paroît d'abord ennuyeufe ; en y re-
gardant mieux , on trouve , au contraire , que la
plus douce habitude de famé confifi:e dans une mode-
ration de jouiilance , qui lailTe peu de prife au defir
& au' dégoût. L'inquiétude des defirs produit la cu-
liofité , i'inconftance ; le vuide des turbuleas plaillrs
pro-
1
ou DE L'EDUCATION. ir^
produit Tennui. On ne s'ennuye jamais de Ton état,
quand on n'en connoît point de plus agréable. De
tous les hommes du monde , les Sauvages font les
moins curieux &. les moins ennuyés; tout leur efl: in«
différent: ils ne jouifTent pas des chofes, mais d'eux;
ils pùfTent leur vie à ne rien faire , Ôi ne s'ennuyenC
jamais.
L'homme du monde efl tout entier dans Con maf-
que. N'étant prefque jamais en lui-même, il y efl
toujours étranger S<. mai à fon aife, quand il ell for*
ce d'y rentrer. Ce qu'il ett n'eft rien , ce qu'il pa-
roîc eft tout pour lui.
Je ne puis m'empêcher de me repréfenter fur le
vifîîge du jeune homme dont j'ai parlé ci-devant , je
ne fuis q.ioi d'impertinent, de doucereux, d'affecté,
qui déplaît , qui rebute les gens unis ; Ôc fur celui
du mien, une phyfionomie intértffante (!i fimple qui
montre le contentement , la véritable férénité de l'â-
me, qui infpire feflime, la confiance , & qui fem-
ble n'attendre que rép;mchement de l'amitié , pour
donner la tienne à ceux qui l'approchent. On croie
que la phyfionomie n'efl qu'un fimple développeratnc
de traits déjà marqués par la Nature. Pour moi je
penfcrois qu'outre ce développement , les traits du
vifage d'un homme viennent infcnfiblement à fe for-
mer & prendre de h phyfionomie par l'imprefîion
fréquente 6c habituelle de certaines affecuons de l'a-
me. Ces affcélions fe marquent fur le vifage , riea
n'efl plus certi'.in; & quand elles tournent en habitu-
des , elles y doivent lailfcr des impreilîons durables.
Voilà comment je conçois que la phylionomie an-
nonce le carattere, de qu'on peut quelquefois juger
de l'un par l'autre, fans aller chercher des explica-
tions raifterieufes , qui fuppofeut des connoilTanccS
que nous n'avons pas.
Un enfant n'a que deux affi-ftions bien marquées,
la joie (Si la douleur j il nt ou il pleure , les intermé-
H 2 diair^:!
ii6 EMILE,
diaires ne font rien pour lai : fans cefTe il pafTe de
Tun de ces moaveraens à l'autre. Cette alternative
continuelle empêche qu'ils ne faflent fur fon vifage
aucune imprelfion conftante, & qu'il ne prenne de
la phyfionomie ; mais dans l'âge oîi , devenu plus
fenfibie, il eil: plus vivement, ou plus conflammenc
afFefté , les impreffions plus profondes laiflfent des
traces plus difficiles à détruire, & de l'état habituel
de l'ame refaite un arrangement de traits que le tems
rend inéfaçable. Cependant il n'eft pas rare de voir
des hommL-s changer de phyfionomie à differens âges.
J'en ai vu plufieurs dans ce cas , & j'ai toujours
trouvé que ceux que j'avois pu bien obferver & fui-
vre , avoient aulfi changé de paffions habituelles.
Cette feule obfervation bien confirmée me paroîtroît
décifive , & n'eft pas déplacée dans un traité d'édu-
cation , où il importe d'apprendre à juger des mou-
veraens de l'ame par les fignes extérieurs.
Je ne fais fi, pour n'avoir pas appris à imiter des
manières de convention , & à feindre des fentimens
qu'il n'a pas , mon jeune homme fera moins aima-
ble; ce n'eft pas de cela qu'il s'agit ici; je fais feule-
ment qu'il fera plus aimant, & j'ai bien de la peine à
croire que celui qui n'aime que lui , puilfe allez bien
fe déguifer pour plaire autant que celui qui tire de
fon attachement pour les autres , un nouveau fenti-
ment de bonheur. Mais quant à ce fentimenc mê-
me , je crois en avoir aflïtz dit pour guider fur ce
point un Le6teur raifonnable , & montrer que je ne
me fuis pas contredit.
Je reviens donc à ma méthode , & je dis; quand
l'âge critique approche , . offrez aux jeunes gens des
fpeclacles qui les retiennent , & non des fpeftacles
qui les excitent: donnez le change à leur imagination
naiffante par des objets, qui, loin d'enflammer leurs
fens, en répriment ra6livité. Eloignez-les des gran-
des villes , où la parure ôi. l'immodellie des femmes
hâte
ou DE L'EDUCATION. 117
hâte & prévient les leçons de la Nature , où tout
préftnte à leurs yeux des plaiflrs qu'ils ne doivent
connoître que quand ils fauront les choifir. Rame-
nez-les dans leurs premières habitations, où la fim-
plicité champêtre laiflc les paffions de leur âge fe dé-
velopper moins rapidement ; ou fi leur goût pour les
arts les attache encore à la ville, prévenez en eux,
par ce goût même , une dangereufe oifiveté. Choi-
fiffez avec foin leurs fociétés , leurs occupations,
leurs plaifirs ; ne leur montrez que des tableaux tou-
chans , mais modeftes , qui les remuent fans les ré-
duire , & qui nourrirent leur fenlibilité fauï émou-
voir leurs fens. Songez auffi qu'il y a par tout quel-
ques excès à craindre , & que les pallions immodé-
rées font toujours plus de mal qu'on n'en veut éviter.
Il ne s'agit pas de faire de votre élevé un garde -ma-
lade , un frère de la charité , d'affliger les regards
par des objets continuels de douleurs 6: de fouffran-
ces , de le promener d'infirme en infirme, d'hôpital
en hôpital , & de la grève aux priions. 11 faut le
toucher Oîc non l'endurcir à l'afped des miferes hu-
maines. Long-tems frappé des mêmes fpeftacles,
on n'en ftnt plus les impreffions , l'habitude accoutu-
me à tout ; ce qu'on voit trop on ne l'imagine plus ,
& ce n'ell que l'imagination qui nous fait léntir les.
maux d'autrui ; c'eft ainli qu'à force de voir mourir
& fouffrir , les Prêtres & les Médecins deviennent
impitoyables. Que votre élevé connuille donc le fort
de l'homme & & les miferes de fes fcmblables ; mais
qu'il n'en foit pas trop fouvent le témoin. Un feul
objet bien choifi , & montré dans un jour convena-
ble , lui donnera pour un mois d'atti.ndrilTc-ment &
de réflexion. Ce n'ell pas tant ce qu'il voit, que
fon retour fur ce qu'il a vu , qui détermine le juge-
ment qu'il en porte; & rimprellîon durabl:^ qu'il re-
çoit d'un objet, lui vient moins de l'ul^jct même,
que du point de vue fuus lequel ou le porte à le le
11 3 rap-
n8 EMILE,
rappeller. Ccfl: ainfi qu'en ménageant les exemples,
les leçons, les images, vous emoufiercz long-tems
l'aiguillon des fens , & donnerez le clnnge à la Na-
ture, en iuivant Tes propres direftions.
A mcfure qu'il acquiert des lumières , choififTez
des idées qui s'y rapportent; à mcfure que les defirs
s'allument , choiilflez des tableaux propres à les ré-
primer. Un vieux militaire qui s'ell dillingué par
les mœurs , autant que par Ton courage , m'a raconté
que , dans fa première jeunefle , fon père , homme
de rcns\ mais très -dévot, voyant Ton tempérament
riaiff-uit le livrer aux femmes, n'épargna rien pour le
contenir ; mais enfin malgré tous fes foins , le fcn-
tant prêt ?* lui échapper, li s'avifa de le mener dans
un hôpital de vcrolés, & fans le prévenir de rien ,
k fit entrer dans une faile, où une troupe de ces
malheureux expioient par un traitement tffi-cyabîe le
dtf ^rdre qui les y avoir expofés. A ce h;ùeux af-
pe6l , qui révoltoit à la fois tous les fens , le jeune
homme faillit à fe trouver mal. /^^ï, mïférabk débau-
ché , lui dit alors le père d'un ton véhément , fuis h
^ilpenchar.t qui f entraîne; bientôt tu feras trop heureux
'(Têtre admis dans cette faUe ^ où, "oiàime des plus infâ-
vies douleurs , tu forceras ton père à remercier Dieu de
ta mort.
Ce peu de mots , joints à l'énergique tableau qui
frappoit ie jeune homme , lui firent une impreflion
qui ne s'effaça jamais. Condamné , par fon état , à
pafier fa jeonellé dans des garnifons , il aima mieux
tfluyer toutes les railkries de fes camarades , que
d'imiter leur libertin-cige. J'ai été homme, me dit- il,
j'ai eu des foibljjls ; mais parvenu jufquà mon âge ^
je n'ai JLiiiiais pu voir une fille publique fans horreur^
Alaîire ! peu de dilcours ; mais apprenez à choifir
les lieux, ie? tenis, les perfonnes^ puis donnez tou-
tes vos leçons ta exemples, d foyez fur de leur
L'era-
ou DE L'EDUCATION. 119
L'emploi de l'enfance eft peu de chofe. Le mal
qui s'y giilTe n'efl; point fans remède, & le bien qui
s'y fait peut venir plus tard ; mais il n'en efl pas ainfl
du premier âge où rhomm.e commence véritable-
ment à vivre. Cet âge ne dure jamais afltz pour
l'ulage qu'on en doit faire, & fon importance exige
une attention fans relâche; voilà pourquoi j'infifte /ur
l'art de le prolonger. Un des meilleurs préceptes de
la bonne culture eft, de tout retarder tant qu'il efl
poiTible. Rendez les progrès lents <k fûrs; empê-
chez que l'adolefcent ne devienne homme au moment
où rien ne lui rtfiie à faire pour le devenir. Tandis
que le corps croit , les efprits deflinés à donner du
baume au fang & de la force aux fibres , fe forment
& s'élaborent. Si vous leur faites prendre un cours
différent , & que ce qui eft delliné à perfeclionntr
un individu ferve à la formation d'un autre , tous
deux reftent dans un état de foiblefTe, & l'ouvrage
de la Nature demeure imparfait. Les opérations de
l'efpric fe fentent à leur tour de cette altération , &
l'ame auffi débile que le corps n'a que des forcl:ions
foibles & languilTantes. Des membres gros Ck ro-
bufles ne font ni le courage ni le génie, <S: je con-
çois que la f(3rce de l'ame n'accompagne pas celle du
corps, quand d'ailleurs les organes de ia communi-
cation des deux fubflances font mal difpofés. JNIais
quelque bien difpofés qu'ils puiiTent être, ils agiront
toujours foiblement , s'ils n'ont pour principe qu'ua
.fang épuifé , appauvri , & dépourvu de cette fub-
llance qui donne de la force & du jeu à tous les ref-
forts de la machine. Généralemert en appercoit
plus de vigueur d'ame dans les hommes dont les jeu-
nes ans ont été préfervés d'une corruption prématu-
rée , que dans ceux dort le défordre a commencé
avec le pouvoir de s'y livrer ; (S: c'ell; , fans doute ,
une des raifons pourquoi les p.upl'js qui ont des
mccuri fuipafTcnc ordinairement en bon f^.ns & en
11 4 cou-
I20 EMILE,
courage les peuples qui n'en ont pas. Ceux-ci bril-
lent uniquement par je ne fais quelles petites qualités
déliées , qu'ils appellent efprit , Higacité , finefle ;
niais ces grandes & nobles fonélions de fagefle & de
raifbn qui diflinguent & honorent l'homme par de
belles actions , par des vertus , par des foins vérita-
blement utiles , ne fe trouvent gueres que dans les
premiers.
Les maîtres fe plaignent que le feu de cet âge
Tend la jeuneile indifciplinabie , & je le vois; mais
n'eft -ce pas leur faute? Si- tôt qu'ils ont laifle pren-
dre à ce feu fon cours par les fcns , ignorent-ils qu'on
ne peut plus lui en donner un autre? Les longs <Sc
tVoîds fermons d'un pédant effaceront -ils dans Icfpric
de fon élevé l'image des plaifirs qu'il a conçus? Ban-
niront-ils de fon cœur les defirs qui le tourmentent?
Amortiront-ils l'ardeur d'un tempérament dont il faic
l'ufage? Ne s'irritera-t-il pas contre les obftaclcs qui
^'oppofent au feul bonheur dont il ait l'idée ; & dans
5a dure loi qu'on lui prefcrit fans pouvoir la lui faire
entendre, que verra til, Cnon le caprice & la haine
d'un homme qui cherche à le tourmenter ? lîft-il
ctrantge qu'il fe mutine & le haïlTe à fon tour ?
Je conçois bien qu'en fe rendant facile , on peut
fe rendre plus fupportable , & conferver une appa-
rente autorité. ÀJais je ne vois pas trop à quoi fcrt
l'autorité qu'on ne garde fur fon élevé qu'en fomen-
tant les vices qu'elle devroic réprimer ; c'eil comme
fi pour calmer un cheval fougueux, l'ecuyer le faifoit
fauter dans un précipice.
'Loin que ce fcu de fadolefcence foit un obllacle à
S'éducation , c'tft par lui qu'elle fe confomme & s'a-
chève; c'tfl; lui qui vous donne une prife fur le cœur
d'un jeune homme , quand il celle d'être moins fore
que vous. Ses premières affeétions font les rênes
avec lefqaelles vous dirigez tous fes mouvemens ; il
êCQÎt libre, ^ je k vois iîervi. Tant qu'il n'aimoic
rien ,
ou DE UE DUCAT ION. lar
rien , il ne dependoit que de lui-même & de fes be-
foins ; fi-tôc qu'il aime, il dépend de fes attache-
mens. Ainfi fe forment les premiers liens qui l'unif-
fent à fon efpece. En dirigeant fur elle fa fenfibilité
naiffante , ne croyez pas qu'elle embrailera d'abord
tous les hommes , & que ce mot de genre humain
fignifiera pour lui quelque chofe. Non , cette fenfi-
bilité fe bornera premièrement à fes femblables , ôc
fes femblables ne feront point pour lui des inconnus;
mais ceux avec lefquels il a des liaifons , ceux que
l'habitude ]ui a rendus chers ou néceffaires , ceux
qu'il voit évidemment avoir avec lui des manières de
penftr & de fentir communes , ceux qu'jl voit ex-
pofés aux peints qu'il a fouffcries, & fenfibles aux
plaifirs qu'il a goûtés; ceux, en un mot , en qui l'i-
d.ntJté de Nature plus manifeftée lui donne une plus
grande difpoOtion à s'aimer. Ce ne fera qu'apiès
avoir cultivé fon naturel en mille manières, après
bien des reflexions fur fes propres fentimens, & fur
ceux qu'il obfcrvera dans les autres , qu'il pourra
parvenir à géneralifer fes notions individue'ks, fous
l'idée abftraite d'humanité , & joindre à fcs affec-
tions particulières celles qui peuvent l'identifier avec
fon efpece.
Kn devenant capable d'attachement , il devient
fcnfible à celui des autres *, Ck par là mémiC., atten-
tif aux figues de cet attachement. Voyez- vous quel
nouvel empire vous allez acquérir fur lui ? Que de
chaînes vous avez mifes autour de fon cœur avant
qu'il s'en apper^ûi! Qiie ne fentira t-il point, quand,
ou-
♦ L'attachement peut fe pafRr de retour , jamais l'amitié.
Elle ert un échange , un contrat comme les autres; mais elte
ell le phis faint de tous. i. e mot d'ami na point d'autre cor-
rtMatjfque lui même. Tout homme qui n'tfi pas l'ami de fon
ami ell très-CûrLmtnt un fourbe; car ce n'ill qu'en rendant ou
fciiguant de lendie i'auiitié, qu'on peut l'obtenir.
Us
122 EMILE,
ouvrant les yeux fur lui-même , il verra ce que vous
avez fait pour lui; quand il pourra fe comparer aux
autres jeunes gens de fon âge , & vous comp irer
aux autres gouverneurs ? Je dis quand il le verra ,
mais gardez-vous de le lui dire ; Il vous le lui dites ,
il ne le verra plus Si vous exigez de lui de Tobéif-
lance en retour des foins que vous lui avez rendus, il
croira que vous l'avez furpris : il fe dira , qu'en fei-
.gnant de l'obliger gratuitement, vous avez prétendu
le charger d'une dette, Ck le lier p:ir un contrat au-
quel il n'a point confenti. En vain vous ajouterez
que ce que vous exigez de lui n'elt que pour lui-mê-
me ; vous exigez , enfin ; & vous exigez en vertu
•de ce que vous avez fait fans fon aveu. Quand un
malheureux prend l'argent qu'on feint de lui donner ,
& fe trouve enrollé malgré lui, vous criez à fin] ut-
tice ; n'êtes -vous pas plus injufte encore de deman-
der à votre élevé le prix des foins qu'il n'a point ac-
ceptés ?
L'ingratitude feroit plus rare , fi les bienfaits à
ufure étoient moins communs. On aime ce qui nous
fait du bien ; c'eft un fentiment fi naturel ! L'ingrati-
tude n'efl: pas dans le cœur de l'homme; mais l'inté-
rêt y efl : il y a moins d'obligés ingrats , que de
bienfaiteurs intéreffés. Si vous me vendez vos dons ,
je marchanderai fur le prix ; mais fi vous feignez de
donner, pour vendre enfuite à votre mot , vous ufez
de fraude. C'eft d'être gratuits qui les rend inefti-
mables. Le cœur ne reçoit de loix que de lui-mê-
me ; en voulant l'enchaîner on le dégage , on l'en-
chaîne en le laiffant libre.
Quand le pêcheur amorce l'eau, le poifTon vient,
& refte autour de lui fans défiance ,• mais quand , pris
■à l'hameçon caché fous l'appât , il fent retirer la li-
gne , il tâche de fuir. Le pêcheur eft - il le bienfai-
teur, le poifioneft-il l'ingrat? Voit on jamais qu'un
"homme oublié par fon bienfaiteur, l'oublie ? An con-
, -. traire.
ou DE L'EDUCATION. 123
traire , il en parle toujours avec plaifir , i! n'y fonge
point fans attcndriffcment : s'il trouve occafion de
lui montrer par quelque fervice inattendu qu'il fe ref-
fouvient des Tiens , avec quel contentement intérieur
il fatisrait alors fa gratitude ! avec quelle douce joie
il fe fait reconnoîcre! avec quel tranfport ii lui dit:
mon tour ell: venu ! Voilà vraiment la voix de la
Nature; jamais un vrai bienfait ne fit d'ingrat.
Si donc la reconnoilTance eft un fentimenc natu-
rel , & que vous n'en déiruifiez pas l'effet par votre
faute , alTurez-vous que votre élevé , commençant à
voir le prix de vos foins , y fera fenfible , pourvu
que vous ne les ayez point mis vous-même à prix; &
qu'ils vous donneront dans fon cœur une autorité que
rien ne pourra détruire. Mais avant de vous être
bien afïïiré de cet avantage, gardez de vous l'ôter,
en vous faifint valoir auprès de lui. Lui vanter vos
fervices , c'ed les lui rendre infupportabks ; les ou-
blier , c eft l'en faire fouvenir. Jufqu'à ce qu'il foit
tems de le traiitr en homme , qu'il ne foit jamais
quefhon de ce qu'il vous doit , mais de ce qu'il fe
doit. Pour le rendre docile , laiiTez lui toute fa li-
berté, derobez-vous pour qu'il vous cherche, élevez
Çun ame au noble fentiment de la reconnoiffance , en
ne lui parlant jamais que de fon intérêt. Je n'ai
point voulu qu'on lui dît que ce qu'on faifoit étoit
pour fon bien , avant qu'il tût en état de l'entendre;
dans ce difcours il n'eût vu que votre dépendance, Ck.
il ne vous eût pris que pour fon valet. Mais main-
tenant qu'il commence à fentir ce que c'tft qu'aimer ,
il ftnt auiïi qutl doux lien peut unir un homme à ce
qu'il aime ; Ck dans le zélé qui vous fait occuper de
lui fans celle, ii ne voit plus l'attachtmcnt d'un en-
clave, mais l'affcdion d'un ami. Or rien n'a tant de
poids fur le cœur humain , que la voix de l'amitié
bien reconnue ; car on fait qu'elle ne nous parle ja-
mais que pour jioue intérêt. On peut croire qu'un
ami
Ï24 EMILE,
ami fe trompe ; mais non qu'il veuille nous tromper.
Quelquefois on réfifte à fes confeils ; mais jamais on
ne les raéprife.
Nous entrons enfin dans l'ordre moral : nous ve-
nons de faire un fécond pas d'homme. Si c'en étoit
ici le lieu , j'eilayerois de montrer comment des pre-
miers mouvemens du cœur s'élèvent les premières
voix de la confcience ; & comment des fentimens
d'amour & de haine naiflent les premières notions du
bien de du mal. Je ferois voir que jufticc Ôi. bonté ne
font point feulement des mots abflraits, de purs êtres
moraux formés par l'entendement; mais de véritables
affeélions de l'ame éclairée par la raifon , & qui ne
font qu'un progrès ordonné de nos afiFeétions primiti-
ves ; que par la raifon feule, indépendamment de
la confcience, on ne peut établir aucune loi naturel-
le ; & que tout le droit de la Nature n'efl qu'une
chimère , s'il n'efl: fondé fur un befoin naturel au
cœur humain *. Mais je fonge que je n'ai point à
faire
* Le précepte même d'agir avec autrui comme nous voulons
qu'on agiffe avec nous, n'a de vrai fondement que la confcien-
ce & le fentiment ; car où eft la raifon précife d'agir étant moî
comme fi j'étois un autre , fur- tout quand je fuis moralement
fur de ne jamais me trouver dans le même cas; & qui me xé-
pondra qu'en fuivant bien fidèlement cette maxime j'obtiendrai
qu'on la fuive de même avec moi ? Le méchant tire avantage
de la probité du jufte & de fa propre injuOice ; il ell bien aife
que tout le monde foit jufte excepté lui. Cet accord-là, quoi
qu'on en dife , n'cft pas fort avantageux aux gens de bien.
Wais quand la force d'une ame expanfive m'identifie avec mon
femblable & que je me fens pour ainfi dire en lui , c'efi: pour
ne pas fouffrir que je ne veux pas qu'il fouffrej je m'interelTe
à lui pour 1 amour de moi, cSi la raifon du précepte eft dans
la Nature elle-même , qui m'infpire le defir de mon bien-être
en quelque lieu que je me fente exifter. D'où je conclus qu'il
n'efl pas vrai que les préceptes de la loi naturelle foient fon-
dés fur la raifon feule; ils ont une bafe plus folide & plus fu-
ie. L'amour des hommes dérivé de l'amour de foi elt le prin-
cipe de la Jullice humaine. Le fommaire de toute la morale
efl donné dans l'évangile par celui de la loi.
ou Dfe L'EDUCATION. 125
faire ici des Traités de Métaphyfique & de Morale ,
ni des cours d'études d'aucune efpece ; il me fuffit
de marquer l'ordre & le progrès de nos fentimens &
de nos connoifTances , relativement à notre conftitu-
tion. D'autres démontreront peut-être ce que je ne
fais qu'indiquer ici.
Mon Emile n'ayant jufqu'à préfent regardé que
lui-même, le premier regard qu'il jette fur Tes fem-
blables le porte à fe comparer avec eux; & le pre-
mier fentiment qu'excite en lui cette comparailon ,
eft de dcfirer la première place. Voilà le point où
l'amour de foi fe change en amour -propre, & où
commencent à naître toutes les pallions qui tiennent
à celle-là. Mais pour décider Ci celles de ces pallions
qui domineront dans fon caraftere , feront humaines
&, douces, ou cruelles & mal-faifantes, fi ce feronc
des palfions de bienfaifmce & de commiferatiou, ou
d'envie 6l de convoitife, il faut favoir à quelle place
il fe fcntira parmi les hommes, & quels genres d'ob-
ftacles il pourra croire avoir à vaincre, pour parve-
nir à celle qu'il veut occuper.
Pour le guider dans cette recherche , après lui
avoir montré les hommes par les accidens communs à
l'efpece , il* faut maintenant les lui montrer par leurs
différences. Ici vient la mefure de l'inégalité natu-
relle & civile , & le tableau de tout l'ordre focial.
11 faut étudier la fociété par les hommes , & les
hommes par la fociété : ceux qui voudront traiter fé-
parément la politique &, la morale, n'entendront ja-
mais rien à aucune des deux. En s'attachant d'abord
aux relations primitives, on voit comment les hom-
mes en doivent être afte6lés , & Quelles pallions en
doivent naître. On voit que c'elt réciproquement
par le progrès des pallions que ces relations fe multi-
plient 6i fe reffcrrent. C'eft moins la force des bras
que la modération des cœurs, qui rend les hommes
indépenduns ^ libres. Quiconque deûre peu de
chofes
126 EMILE,
çhofes tient à peu de gens *, mais confondant toujours
nos vains deflrs avec nos befoins phyfiques , ceux
qui onc fait de ces derniers les fondemens de h fo-
cieté humaine , ont toujours pris les effets pour les
cauffcs , & n'ont fait que s'égarer dans tous leurs
railbnnemens.
Il y a dans l'état de Nature une égalité de fait
réelle & indeftru6lible , parce qu'il eft impofTible
dans cet é":at que la feule différence d'homme à hom-
me fuit affez grande, pour rendre l'un dépendant de
l'autre. 11 y a dans l'état civil une égalité de droit
chimérique & vaine , parce que les moyens deftinés
à la mamtenir fervent eux-mêmes à la détruire; &
que la force publique ajoutée au plus fort pour op-
primer le foible , rompt l'efpece d'équilibre que la
Nature avoit mis entr'eux *. De cette première
contradidlion découlent toutes celles qu'on remarque
dans l'ordre civil , entre l'apparence & la réalité.
Toujours la multitude fera facritiée au petit nombre,
& l'jntererêt public à l'intérêt particulier. Toujours
ces noms fpécieux de juftice & de fubordination fcT-
viront d'inftrumens à la violence & d'armes à l'iniqui-
té : d'où il fuit que les ordres diilingués qui le pré-
tendent utiles aux autres , ne Ibnt , en effet , utiles
qu'à eux-mêmes aux dépens des autres; par où l'on
doit juger de la confideration qui leur eft due fci(3ii
la jullice & félon la raifon. Refte à voir ù le rang
qu'ils fe font donné eft plus favorable au bonheur de
ceux qui l'occupent , pour favoir quel jugement cha-
cun de nous doit porter de fon propre fort. Voilà
maintenant i'etude qui nous importe; mais pour la
bien
* L'eiprit univerfel des Loix de tous les pays eft de favo-
rifer toujours le fcut contre le foible, & celui qui a, contre
celui qui n'a rien ; cet iiiconvéïiienC eft inévicabie , & il eft
fans exception.
ou DE L*EDÙCA1:'Î0N. Ùf
bien faire, il faut commencer par connoître le cœur
humain.
S'il ne s'agifToit que de montrer aux jeunes gens
l'homme par fon mafque , on n'auroit pas befoin de
le leur montrer, ils le verroient toujours de refle;
mais puifque le mafque n'efl: pas l'homme, & qu'il
ne faut pas que fon vernis les féduife , en leur pei-
gnant les hommes peignez-les leur tels qu'ils font;
non pas afin qu'ils les haïllènt, mais afin qu'ils les
plaignent, & ne leur veuillent pas reffembler. C'efl:,
à mon gré , le fentiment le mieux entendu que
l'homme puiffe avoir fur fon efpece.
Dans cette vue , il importe ici de prendre une
route oppofée à celle que nous avons fuivie jufqu'à
préfent , & d'inflrtiire plutôt le jeune homme par
l'expérience d'autrui, que par la fienne. Si les hom-
mes le trompent , il les prendra en haine ; mais (î
refpefté d'eux il les voit fe tromper mutuellement,
il en aura pitié. Le fpeclacle du monde , difoit Pi*
tagore, reffemble à celui des jeux Olympiques. Les
uns y tiennent boutique , & ne fongent qu'à leur
profit ; les autres y payent de leur perfonne , &
cherchent la gloire; d'autres fe contentent de voi?
les jeux, & ceux-ci ne font pas les pires.
Je voudrois qu'on choisît tellement les fociétés
d'un jeune homme, qu'il penfàt bien de ceux qui vi«
vent avec lui; & qu'on lui apprît à fi bien connoître
le monde, qu'il peniïit mal de tout ce qui s'y fait.
Qu'il fâche que l'homme cft naturellement bon, qu'il
le fente, qu'il juge de fon prochain par lui- même,
mais qu'il voye comment la fociété déprave & per»
vtrtit les hommes, qu'il trouve dans leurs préjugés
la fource de tous leurs vices : qu'il foit porté à elli-
mer chaque individu, mais qu'il méprife la multitu-
de: qu'il voye que tous les hommes portent à peu
près le même mafque; mais qu'il fâche aufli qu'il y a
dds viHjgcs plus beaux que le mafque qui les couvre.
Jome J. Partie IL il $ Cens
'uSr E MI L E;
Cette méthode, il faut l'avouer, a fes inconve'-
niens, & n'efb pas facile dans la pratique; car s'il
devient obfervateurde trop bonne heure, fi vous l'e-
xercez à épier de trop près les aétions d'autrui, vous
le rendrez médifant & fatyrique, décifif (& prompt à
juger; il fe fera un odieux plaifir de chercher à touc
de finidres interprétations, & à ne voir en bien,
rien même de ce qui eft bien. Il s'accoutumera du
moins au fpeftacle du vice , & à voir les méchans
fans horreur , comme on s'accoutume à voir les mal-
heureux fans pitié. Bientôt la perverfité générale
lui fer vira moins de leçon que d'exemple; il fe dira,
que fi l'homme eft ainii, il ne doit pas vouloir être
autrenient.
Que fi vous voulez l'inflruire par principes, & lui
faire connoître avec la nature du cœur humain l'ap*
plication des caulx-s externes qui tournent nos pen-
chans en vices, & le tranfportant ainfi tout d'ua
coup des objets fenfibles aux objets intelleéluels ,
vous employez une métaphyfique qu'il n'efl point en
état de comprendre; vous retombez dans l'inconvé-
nient , évité fi foigneufement jufqu ici , de lui don-
ner des leçons qui reffemblent à des leçons , de fub-
ftituer dans fon efprit l'expérience & l'autorité du
maître à fa propre expérience, ôi, au progrès de fa
rai fon.
Pour lever à la fois ces deux obflacles, & pour
mettre le cœur humain à fa portée fans rifquer de
gâter lefien,jè voudrois lui montrer les hommes au
loin , les lui montrer dans d'autres tems ou dans d'au-
tres lieux, & de forte qu'il pût voir la fcene fans ja-
mais y pouvoir agir. Voilà le moment de l'Hiftoire;
c'efl: par elle qu'il lira dans les cœurs fans les leçons
de la philofophie; c'efl: par elle qu'il les verra, fim-
ple fpeélateur , fans intérêt & fanspaffion, comme
leur juge, non comme leur complice ni comme leur
accufateur.
Pour
I
ou DE UEDUCATÏON. 129
Pour connoître les hommes il faut les voir agir.
Dans le monde on les entend parler , ils montrent
leurs difcours & cachent leurs actions ; mais dans
l'Hiftoire elles font dévoilées , & on les juge fur
les faits. Leurs propos mêmes aident à les appré-
cier. Car comparant ce qu'ils font à ce qu'ils di-
fent , on voit à la fois ce qu'ils font & ce qu'ils
veulent paroître; plus ils fedeguifent", mieux on les
connoît.
Malheureufement cette étude a fes dangers , fes
inconvéniens de plus d'une efpece. 11 eft difficile
de fe mettre dans un point de vue, d'où l'on puifle
juger ks femblables avec équité. Un des grands vi-
ces de l'Hiftoire eft , qu'elle peint beaucoup plus les
hommes par leurs mauvais côtés que par les bons :
comme elle n'eft intereflante que par les révolutions ,
les cataftrophes , tant qu'un peuple croît & profpere
dans le calme d'un paifible gouvernement , elle n'en
dit rien ; elle ne commence à en parler que quand ,
ne pouvant plus fe fuffire à lui-même , il prend parc
aux affaires de fès voifins , ou les laille prendre parc
aux Hennés; elle ne l'illudre que quand il eft déjà fur
fon déclin : toutes nos Hiftoires commencent où elles
devroient finir. Nous avons fort exactement celle
des peuples qui fe détruifent , ce qui nous manque
eft celle des peuples qui fe multiplient ; ils font aifez
heureux & affez fages pour qu'elle n'ait rien à dire
d'eux : (S: en elTct , nous voyons , même de nos
jours , que les gouvernemens qui fe conduifent le
mieux , font ceux dont on parle le moins. Nous ne
favons donc que le mal , à peine le bien fait - il épo-
que. Il n'y a que les médians de célèbres, les bons
font oubliés ou tournés en ridicule ; & voilà com-
ment l'Hiftoire , ainfi que la Philofophie , calomnie
fans ceffe le genre humain.
De plus , ïî s'en faut bien que les faits décrits dans
niiltou-e , ne foient la peinture exacte des mêmes
'rome 1. Partie IL I faits
130 EMILE,
faits tels qu'ils font arrivés. Ils changent de forme
dans la téce de l'Hiflorien, ils fc moulent flir fes in-
térêts , ils prennent la teinte de Tes préjuges. Qliî
eft ce qui fait mettre exa6î:ement le Leàeur au licu
de la fcéne , pour voir un événement tel (ju il s'tft
paffé ? L'ignorance ou la partialité déguifent tout.
Sans altérer même un trait luRori'^ue , en étendant
ou refierrant des circonilances qui s'y rapportent ,
que de faces différentes on peut lui donner ! Mettez
un même objet à divers points de vue, à peine pa-
roîtra-t-ii le même, & pourtant rien n'aura changé,
que l'œil du ipettatenr. Suffit il , pour l'honneur
de la vérité , de me dire un fait véritable , en me le
faifant voir tout autrement qu'il n'eft arrivé ? Com-
bien de fois un arbre de plus ou de moins , un rocher
à droite ou à gauche, un tourbillon de poulTiere éle-
vé par le vent, ont décidé de l'événement d'un com-
bat , fans que perfonne s'en fuit apperçu? Cela em-
pêche-t-il que riljftoritn ne vous dile la caufè de la
défaite ou de la victoire avec autant d'aflarance que
s'il eût été par- tout ■? Or, que m'importent les faits
en eux-mêmes, quand la raifon m'en refle inconnue;
& quelles leçons puis -je tirer d'un événement donc
j'ignore la vraie caufe? L'i^idorien m'en donne une,
mais il la controuve; & la critique elle-même, donc
on fait tant de bruit, n'efl: qu'un art de conjefturer;
l'art de choifir entre plufieurs menfonges , celui qui
. reflêmble le mieux à la vérité.
N'avez -vous jamais lu Ciéopatre ou Caffandre,
ou d'autres livres de cette efpece? L'Auteur choific
un événement connu ; puis l'accommodant à fes
vues, l'ornant de détails de fon invention, de per-
fonnages qui n'ont jamais exiflé , & de portraits
imaginaires , cntalîè fiêlions fur fictions pour rendre
fa ieètare agréable. Je vois peu de différence entra
ces Romans & vos Miflo'res, fi ce n'efl que le Ro-
mancier fe livre davantage à fa propre imagination ,
&
ou DE L'EDUCATION. ï^t
& que l'Hiftorien s'aflèrvit plus à celle d'autrui ; à
quoi j'ajouterai , fi l'on veut, que le premier fe pro-
pofe un objet moral, bon ou mauvais, dont l'autre
ne fe foucie guère.
On me dira que la fidélité de l'Hifloire intereffe
moins que la vérité des mœurs & des caractères,
pourvu que le cœur humain foit bien peint, il impor-
te peu que les événemens foient fidèlement rappor-
téii; car après tout , ajoute-t-on, que nous font des
faits arrivés il y a deux mille ans? On a raifon, fi les
/ portraits font bien rendus d'après Nature; mais fi la
plupart n'ont leur modèle que dans l'imagination de
i'HiOiorien , n'efi:-ce pas retomber dans l'inconvé-
nient qu'on vouloit fuir , & rendre à l'autorité des
écrirains, ce qu'on veut ôter à celle du maître? Si
mon élevé ne doit voir que des tableaux de fanraifie,
j'aime mieux qu'ils foient tracés de ma main que d'u-
ne autre ; ils lui feront , du moins , mieux appro-
priés.
Les pires Hifl:oriens pour un jeune homme, font
ceux qui jugent. Les faits, & qu'il juge lui-même;
c'efl: ainfi qu'il apprend à connoître les hommes. Si
le jugement de l'Auteur le guide fans cefle, il ne fiin
que voir par l'œil d'un autre ; & quand cet œil Jui
manque , il ne voit plus rien.
Je laifi^e à part l'Hilloire moderne ; non-feulement
parce qu'elle n'a plus de phyfionomie , & que nos
hommes fe refifemblent tous ; mais parce que nos
Hifioriens , uniquement attentifs à briller, ne fon-
gent qu'à faire des portraits fortement coloriés, &
qui fouvcnt ne repréfentent rien *. Généralement
ks anciens font moins de portraits, mettent moins
d'ef.
* Voyez Davila, Giiicciardin , Strada, Solis, Machiavel,
et quelquefois do Thou lui-même. Vcitgt tll prcfijuc k leul
qui lavait peindre f.ius faire de portraits.
1 2
V
Ï3S EMILE,
d'efprit & plus de fcns dans leurs jugemens, encore
y a-t-il entr'eux un grand choix à taire j & il ne faut
pas d'abord prendre les plus judicieux , mais les plus
fimples. Je ne voudrois mettre dans la main d'un
jeune homme ni Polybe , ni Sallufte ; Tacite eft ie
livre des vieillards , les jeunes gens ne font pas faits
pour l'entendre: il faut apprendre avoir dans les ac-
tions humaines les premiers traits du cœur de l'hom-
me , avant d'en vouloir fonder les profondeurs ; il
faut favoir bien lire dans les faits avant de lire dans
les maximes. La Philofophie en maximes ne con-
vient qu'à l'expérience. La jeunelTe ne doit rien gé-
néralifer ; toute fon inflruction doit être en régies
particulières.
Thucydide eft , à mon gré , le vrai modèle des
Hiftoriens. Il rapporte les faits fans les juger; mais
il n'omet aucune des circonftances propres à nous en
faire juger nous mêmes. Il met tout ce qu'il raconte
fous les yeux du Lefteur; loin de s'interpofer entre
les événemens & les Lecteurs, il fe dérobe; on ne
croit plus lire , on croit voir. Malheureufement il
parle toujours de guerre , & l'on ne voit prefque
dans fes récits que la chofe du monde la moins in-
ftruftive , favoir des combats. La retraite des dix
mille, & les commentaires de Céfar, ont à peu prés
la même fageffe 6c le même défaut. Le bon liéro-
dote , fans portraits , fans maximes , mais coulant ,
naïf, plein de détails les plus capables d'intereiler &
déplaire, feroit , peut-être, le meilleur des lliflo-
riens , fi ces mêmes détails ne dégéneroient fou vent
en fimplicités puériles , plus propres à gâter le goût
de la jeunefle qu'à le former : il faut déjà du difcer-
nement pour le lire. Je ne dis rien de Tite- Live,
fon tour viendra ; mais il efl: politique , il efl rhé-
teur, il eft tout ce qui ne convient pas à cet âge.
L'Hiftoire en général eft défe6tueufe, en ce qu'el-
le ne tient regiftre que de faits fenûbles (k marqués ,
qu'on
or DE L'EDUCATION. 133
qu'on peut fixer par des noms , des lieux , des dates ;
mais les caufes lentes & progreffivts de ces faits , kf-
quelies ne peuvent s'afilgner de même , rtflent tou-
jours inconnues. On trouve fouvent dans une ba-
taille gagnée ou perdue , la raifon d'une révolution
qui , même avant cette bataille , étoit déjà devenue
inévitable. La guerre ne fait guère que manifefter
des événemens déjà déterminés par dts caufes mora-
les que les Hifloriens fa vent rarement voir.
L'efprit philofophique a tourné de ce côté les ré-
flexions de plufieurs écrivains de ce fiécle; mais je
doute que la vérité gagne à leur travail. La fureur
des fyflèmes s'étant emparée d'eux tous, nul ne cher-
che à voir les chofes comme elles font, mais comme
elles s'accordent avec fon fyflême.
Ajoutez à toutes ces réflexions , que l'Hiftoire
montre bien plus les aélions que les hommes , parce
qu'elle ne faifit ceux-ci que dans certains momens
choiOs, dans leurs vétemens de parade ; elle n'cxpo-
fe que l'homme public qui s'eft arrangé pour être vu.
Elle ne le fuit point dans fa maifon, dans fon cabi-
net, dans fa famille, au milieu de fcs amis , elle ne
le peint que quand il repréfente; c'elt bien plus fon
habit que fa perfonne qu'elle peint.
J'aimerois mieux la leélure des vies particulières
pour commencer l'étude du cœur humain ; car alors
l'homme a beau fe dérober , Tl^iftorien le pourfuit
par -tout ; il ne lui lailîè aucun moment de relâche ,
aucun recoin pour éviter l'œil perçant du fpeiflateur,
& c'eft quand l'un croit mit ux fe cacher , que l'autre
le fait le mieux connoître. Ceux , dit Montagne ,
qui écrivent les vies , à'aïaant quils s'ainujenî plus aux
covjcils qiiaitx événemens , -plus à ce qui Je pnjè au ■ de-
dans , quà ce q'ii arrive au-dehors; ceux • là we font plus
propres ; voilà pourquoi c'ejt mon homme que Plutarque.
Il efl: vrai que le génie des hommes aflemblés ou
des peuples efl fort difrerent du caratlere de fhom.me
I 3 ea
134 EMILE,
en particulier , & que ce feroic connoitre trés-impar-
faitement le cœur humain que de ne pas l'eximiner
aulfi dans la multitude ; mais il n'efl: pas moins vrai
qu'il faut commencer par étudier l'homme pour juger
les hommes , ôc que qui connoîtroit parfaitement les
penchans de chaque individu , pourroit prévoir tous
leurs effets combinés dans le corps du peuple.
Il faut encore ici recourir aux Anciens , par les
raifons que j'ai déjà dites , & de plus , parce que
tous les détails familiers & bas, mais vrais. <5^ carac-
térifliques étant bannis du flyle moderne , les hom-
mes font auffi parés par nos auteurs dans leurs vies
privées que fur la fcène du monde. La décence ,
non moins févere dans les écrits que dans les a6lions,
ne permet plus de dire en public que ce qu'elle pcr-
inet d'y faire ; & comme on ne peut montrer les
hommes que repréfentans toujours , on né les con^
noît pas plus dans nos livres que fur nos théâtres-. On
aura beau faire ôi refaire cent fois la vie des Rois ,
nous n'aurons plus de Suétones *.
Plutarque excelle par ces mêmes détails dans Icf-
quels nous n'ofons plus entrer. Il a une grâce ini-
mitable à peindre les grands hommes dans les petites
chofes, & il efl fi lieureux dans le choix de fes traits ,
que fouvent un mot, un fourire , un gcfte lui fuffic
pour cara6lerifer fon héros. Avec un mot plaifant
Annibal raffure fon armée effrayée, &. la fait mar^
cher en riant à la bataille qui lui livra l'Italie: Agefi-.
las à cheval fur un bâton , me fait ainàer le vain-
queur du grand Pvoi; Céfar traverfant un pauvre vil-
lage & caufant avec fes amis , décelé fans y penfer
le
* Un fcul de nos HîP.oriens qui a imité Tacite dans les
grands traits , a ofé imiter Suétone & quelquefois tranfcrire
Coannes dans les petits , & cela même qui ajoute au prii d^
;on Livre, Ta fait critiquer parmi nous.
ou DE L'EDUCATION. 135
le fourbe qui difoic ne vouloir qu'être l'égal de Pom-
pée : /Alexandre avale une médecine , & ne dit pas
un feul mot ; c'eft le plus beau moment de fa vie:
Ariftide écrit Ton propre nom fur une coquille , &
jullifie ain(i fon furnom : Pliilopemen , le manteau
bas , coupe du bois dans la cuifine de Ion hôte.
Voilà le véritable arc de peindre. La phyfionomie
ne fe montre pas dans (es grands traits, ni ie caraéle-
re dans les grandes allions : c'eil dans les bagatelles
que le naturel fe découvre. Les chofes publiques
font ou trop communes ou trop apprêtées, Ck c'eit
prefque uniquement à celles-ci que la dignité moderne
permet à nos auteurs de s'arrêter.
Ln des plus grands hommes du fiécle dernier fut
inconteltablement M. de l'urenne. On a eu le
courage de rendre fa vie interelFante par de paifs
détails qui le font connoître & aimer ; mais combien
s'eft - on vu forcé d'en fupprimer qui l'auroleiit fait
connoître Ck aimer davantage ! Je n'en citerai qu'un,
que je tiens de bon lieu, & que Plutarqiie n'eût eu
garde d'omettre , mais que Ramfai n'eût eu gardt;
d'écrire quand il l'auroit fu. ^
Un jour a'été qu'il faifoit fort chaud, le Vicomte
de Turenne en petite veile blanche & en bonnet
étoit à la fenêtre dans fon antichambre. Un de fes
gens furvient, Ôc trompé par l'habillement, le prend
pour un aide de cuiline , avec lequel ce domeÎHque
étoit familier. -Il s'approche doucement par derriè-
re, ai. d'une main qui n'ctoic pas légère lui appli-
que un grand coup fur les feffes. L'homme frap-
pé fe retourne à l'inftant. Le valet voit en frémif-
fant le vifage de fon maître. Il fe jette à gerîoiiy
tout éperdu. Movfeigmur , fai ou que c'étoit Ceor'
{le.... Et quand c eût été Gcurti^e ^ Vécrie 'l'urenne en
fe frottant le derrière; il ne falloir pas frapper Jïjort^
Voilà donc ce que vous n'oftz dire V miferables !
foyez donc à jamais fans naturel, fans entrailles:
1 4 trem-
136 EMILE,
trempez, durciffez vos cœurs de fer dans votre vî!e
décence : rendez- vous méprifables à force de digni-
té. Mais toi, bon jeune homme, qui lis ce trait,
& qui fens avec attendriflèment toute la douceur d'a-
me qu'il montre , même dans le premier mouvement;
lis aufii les petiteiles de ce grand homme , dès qu'il
étoit queftion de fa nailTance & de fon nom. Songe
que c'efl: le même Turenne qui affeèloic de céder
par- tout le pas à fon neveu , afin qu'on vît bien que
cet enfant étoit le chef d'une Maifon Souveraine,
llapproche ces contraftes , aime la Nature , méprife
l'opinion , 6c connois l'homme.
11 y a bien peu de gens en état de concevoir les
eflFets que des leélures , ainfi dirigées , peuvent opé-
rer fur l'efprit tout neuf d'un jeune homme. Appe-
fantis fur des livres dès notre enfance, accoutumés à
lire fans penfer, ce que nous lifons nous frappe d'au-
tant moins , que , portant déjà dans nous-mêmes les
pallions & les préjugés qui rempliffent l'hiftoire & les
vies des hommes, tout ce qu'ils funt nous paroît na-
turel , parce que nous fommes hors de la Nature, &
que nous jugeons des autres par nous. Mais qu'on
fe repréfente un jeune homme élevé feion mes maxi-
mes : qu'on fe figure mon Emile, auquel dix - huit
ans de foins afiidus n'ont eu pour objet que de con-
ferver un jugement intègre Ôc un cœur fain ; qu'on fe
le figure au lever de la toile , jettant , pour la pre-
mière fois , |es yeux fur la fcène du monde ; ou ,
plutôt, placé derrière le théâtre, voyant lesa61:eurs
prendre & pofer leurs habits , & comptant les cor-
des & les poulies dont le grollier preitige abufe les
yeux des fpeélateurs. Bientôt à fa première furprife
iuccéderont des mouvemens de honte & de dédain
pour fon efpece ; il s'indignera de voir ainfi tout le
genre humain dupe de lui-même, s'avilir à ces jeux
d'cufans ; il s'affligera de voir ks frères s'entredéchi-
irer pour des rêves , & fe changer en bêtes féroces
pour
o u D E L'E D U C A T I O N. 137
pour n'avoir pas fu fe contenter d'être hommes.
Certainement avec les difpofitions naturelles de l'é-
levé, pour peu que le maître apporte de prudence Ck
de choix dans fes leftares , pour peu qu'il le mette
fur la voie des réflexions qu'il en doit tirer , cet exer-
cice fera pour lui un cours de philofophie- pratique ,
meilleur fûrement , & mieux entendu, que toutes les
vaines fpéculations dont on brouille refprit des jeu-
nes gens dans nos écoles. Qu'après avoir fuivi les
romanefques projets de Pyrrhus, Cynéas lui deman-
de quel bien réel lui procurera la conquête du mon-
de, dont il ne puilïè jouir dès-à-préfent fans tant de
tourment; nous ne voyons-là qu'un bon mot qui paf-
fe ; mais Emile y verra une réflexion très - fage qu'il
eût faite le premier , & qui ne s'effacera jamais de
fon efprit , parce qu'elle n'y trouve aucun préjugé
contraire qui puifle en empêcher l'imprcffion. Quand
enfuite en lifant la vie de cet infenfé , il trouvera qae
tous fes grands deflèins ont abouti à s'aller faire tuer
par la main d'une femme ; au lieu d'admirer cet he-
roïfme prétendu , que verra-t-il dans tous les exploits
d'un fl grand capitaine, dans toutes les intrigues d'un
fi grand politique, fi ce n'eft autant de pas pour al-
ler chercher cette malheureufe tuile, qui dtvoit ter-
miner fa vie & fes projets par une mort déshono-
lante?
Tous les conquerans n'ont pas été tués ; tous les
ufurpateurs n'ont pas échoué dans leuri entreprifes ;
plufjeurs paroîtront heureux aux efprits prévenus des
opinions vulgaires ; mais celui qui , fans s'arrêter
aux apparences , ne juge du bonheur des hommes
que par l'état de leurs cœurs , verra leurs mifcres
dans leurs fuccès mêmes , il verra leurs defirs & leurs
foucis rongeans s'étendre & s'accroître avec leur for-
tune ; il les verra perdre haleine en avançant, fans
jamais parvenir à leurs termes. Il les verra fembla-
bks à ces voyageurs inexpérimentés , qui , s'enga-
] 5 gcanc
i^S EMILE,
géant pour la première fois dans les Alpes, penfènt
les franchir à chaque montagne, & quand ils font au
fommet , trouvent avec découragement de plus hau-
tes montagnes au-devant d'eux.
Augufle après avoir fournis fcs concitoyens , &
détruit fes rivaux , régit durant quarante ans le plus
grand empire qui ait txillé ; mais tout cet immenfe
pouvoir ferapechoit-il de frapper les murs de fa tète,
Ôc de remplir fon vafte palais de fes- cris , en rede-
mandant à Varus Ces légions exterminées ? Quand i!
2uroit vaincu tous, fes ennemis , de quoi lui auroitnc
fervi fts vains triomphes , tandis que les peines de
toute tfpece nailluient fans ctlfe autour de lui, tan-
dis que fes plus chers amis attentoient à fa vie , (5i
qu'il etoit réduit à pleurer la honte ou la mort de tous
fcs proches ? L'infortuné voulut gouverner le mon-
de, & ne fut pas gouverner fa muifon ! Qu'arriva-.,
t-il de cette négligence? Il vit périra la fleur de l'âge
fon neveu, fon fils adopnf , fon gendre; fon petit-
fils fut réduit à manger la bourre de fon lit pour pro-
longer de quelques heures fa miferable vie; fa fille ÔC
fa petite- fille, après l'avoir couvert de leur infamie , .
moururent, l'une de mifere & du faim dans une ifle.
déferte , l'autre en prifon par la main d'un archer.
Lui-même enfin , dernier relie de fa malheureufe fa-
mille , fut réduit par fa propre femme à ne laiilèr
après lui qu'un monttre pour lui fuccéder. Tel fut
le fort de ce maître du monde, tant célébré pour fa
gloire & pour fon bonheur : croirai-je qu'un feul de
ceux qui les admirent les voulût acquérir au même
prix ?
J'ai pris l'ambition pour exemple ; mais le jeu de
toutes les paflions humaines offre de femblables le-
çons à qui veut étudier l'Hifiioire pour fe connoître , .
<k fe rendre fage aux dépens des morts. Le tems
approche où la vie d'Antoine aura , pour le jeune
homme , une iniirutlion plus prochaine que celle
d'Au-
ô tJ D E rE D U C A T I 0 N. 139
d'Augufle. Emile ne fe reconnoîtra guère dans les
e'tranges objets qui frapperont fes regards durant ces
nouvelles études ; mais il faura d'avance écarter l'ii-
lufion des paffions avant qu'elles naiflènt , & voyant
que de tous les tems elles ont aveuglé les hommes ,
il fera prévenu de Ja manière dont elles pourront l'a-
veugler à fon tour , fi jamais il s'y livre. Ces le-
çons, je le fais, lui font mal appropriées ; peut-être
an befoin feront - elles tardives , infuffifantes ; mais
fouvenez-vous que ce ne font point celles que j'ai
voulu tirer de cette étude. En la commençant je
me propofois un autre objet; & fûremcnt fi cet ob-
jet efl mal rempli , ce fera la faute du maître.
Songez qu'aufli - tôt que l'amour - propre efl: déve-
loppé , le moi relatif fe met en jeu fans ccffe, & que
jamais le jeune homme n'obferve les autres fans reve-
nir fur lui-même & fe comparer avec eux. Il s'agit
donc de favoir à quel rang il fe mettra parmi fes fem*
blables , après les avoir examinés. Je vois à la ma-
nière dont on fait lire l'Hifloire aux jeunes gens ,
qu'on les transforme, pour ainfi dire , dans tous les
perfonnages qu'ils voyent ; qu'on s'efforce de les fai-
re devenir, tantôt Ciceron , tantôt Trajan , tantôt
Alexandre, de les décourager lorfqu'ils rentrent dans
eux-mêmes, de donner à chacun le regret de n'être
que foi. Cette méthode a certains avantages dont je
ne difconviens pas ; mais quant à mon Emile , s'il ar-
rive une feule fois dans ces parallèles qu'il aime
mieux être un autre que lui , cet autre fût- il Socrate,
fût -il Caton, tout eit manqué; celui qui commence
à fe rendre étranger à lui-même ne tarde pas à s'ou-
blier tout -à-fait.
Ce ne font point les Philofophes qui connoiflent le
mieux les hommes; ils ne les voient qu'à travers les
préjugés de la phiiofophie , & je ne fâche au-
cun état où l'on en ait tant. Un Sauvage nous ju-
ge plus faincmcnt que ne fait un Phiiofophe. Cclui-
Toiiiç J, Buïtic IL 1 C5 ci
140 E M I LE,
ci fent Ces vices , s'indigne des nôtres , & dit en lui-
même: nous fommes tous méchans; l'autre nous re-
garde fans s'émouvoir , & dit: vous êtes des foux.
Il a raifon , car nui ne fait le mal pour le mal. Mon
élevé eft ce fauvage, avec cette différence qu'Kmile
ayant plus réfléchi, plus comparé d'idées, vu nos
erreurs de plus près , fc rient pius en garde contre
lui-même & ne juge que de ce qu'il connoît.
Ce font nos pallions qui nous irritent contre celles
des autres ; c^eft notre intérêt qui nous fait haïr les
méchans; s'ils ne nous faifoient aucun mal, nous au-
rions pour eux plus de pitié que de haine. Le mal
que nous font les méchans , nous fait oublier celui
qu'ils fe font à eux-mêmes. Nous leur pardonnerions
plus aifément leurs vices , fi nous pouvions connoî-
tre combien leur propre cœur les en punit. Nous
fcntons l'ofFenfe & nous ne voyons pas le châtiment;
les avantages font apparens , la peme eft intérieure.
Celui qui croit jouir du fruit de fes vices n'efl; pas
moins tourmenté que s'il n'eût point réuffi ; l'objet
eft cliangé , l'inquiétude eft la même : ils ont beau
montrer leur fortune & cacher leur cœur , leur con-
duite le montre en dépit d'eux mais pour le voir il
n'en faut pas avoir un fcmblable.
Les paiTions que nous partageons nous féduifent ;
celles qui choquent nos intérêts nous révoltent , &
par une inconfëquence qui nous vient d'elles , nous
blâmons dans les autres ce que nous voudrions imi-
ter. L'averfion & l'illufion font inévitables , quand
on eft forcé de fouffrir de la part d'autrui le mal
qu'on feroit fi l'on étoit à fa place.
Que faudroit-il donc pour bien obferver les hom-
mes? Un grand intérêt à les connoître, une grande
impartialité à les juger ; un cœur aflez fenfible pour
concevoir toutes les paffions humaines , & aflez cal-
me pour ne les pas éprouver. S'il eft dans la vie
un moment favorable à cette étude , c'eft celui que
j'ai
ou DE L'EDUCATION. 14^
f aï choifi pour Emile ; plus tôt ils lui euflent été
étrangers, plus tard il leur eût été femblable. L'o*
pinion dont il voit le jeu n'a point encore acquis fur
Jui d'empire. Les paliions dont il fent Ti^ffet , n'ont
point agité Ton cœur, il eil; homme, il s'interellè à
fes frères; il équitable, il juge ks pairs Or fûre-
ment s'il les juge bien , il ne voudra être à la place
d'aucun d'eux ; car le but de tous les tourmens qu'ils
fe donnent étant fondé fur des préjugés qu'il n'a pas,
lui paroît un but en l'air. Pour lui , tout ce qu'il de-
fire eft à fa portée. De qui dépendroit - il , fe fufB-
faut à lui-même, & libre de préjugés? Il a des bras,
de la fanté *, de la modération", peu de befoin, <!k
de quoi les fatisfaire. Nourri dans la plus ablbJue li-
berté , le plus grand des maux qu'il conçoit tlt la
fervitude. il plaint ces miferables ilois elclaves de
tout ce qui leur obéit; il plaint ces faux fages enchaî-
nés à leur vaine réputation ; il plaint ces riches fots,
martyrs de leur faite; il plaint ces voluptueux de pa-
rade, qui livrent leur vie entière à l'ennui, pour pa-
roître avoir du plaifir. Il plaindroit l'ennemi qui lui
feroit du mal à lui-même, car dans {hs méchancetés
il verroit fa mifere. 11 fe diroit; en fe donnant le
befoin de me nuire, cet homme a fait dépendre fon
fort du mien.
Encore un pas , & nous touchons au but. L'a-
mour-propre eft un inflrument utile, mais dange-
reux ; fouvent il blefle la main qui s'en fcrt , & tait
rarement du bien /ans mal. Emile en confidcranc
fon rang dans l'efpece humaine & s'y voyant ù htu-
reufement placé, fera tenté de faire honneur à fa rai-
fon
* Je croîs pouvoir compter hardiment h fnnté & la bonne
conffitiition au nombre des avantages acquis par fon éducation;
ou plutôt au nombre des dons de la Nature que fon éducation
lui a confervés.
EMILE,
fon de l'ouvrage de la vôtre , & d'attribuer à Tort
mérite l'effet de fon bonheur. Il fe dira, je fuis fa-
ge & les hommes ibnt foux. En les plaignant il les
meprifera , en le félicitant il s'eftimera davantage ,
& fe fentant plus heureux qu'eux , il fe croira plus
digne de l'être. Voilà l'erreur la plus à craindre,
parce qu'elle eft la plus difficile à détruire. S'il ref-
toit dans cet état , il auroit peu gagné à tous nos
foins , 6c s'il falloic opter , je ne fais fi je n'aimerois
pas mieux encore l'illulion des préjugés que celle de
l'orgueil.
Les grands hommes ne s'abufent point fur leur
fuperiorité ; ils la voient, la fentent, & n'en font
pas moins modeftes. Plus ils ont, plus ils connoif-
lent tout ce qui leur manque. Ils font moins vains
de leur élévation fur nous, qu'humiliés du fentiment
de leur miftre , & dans les biens exclufifs qu'ils pof-
fédent , ils font trop fenfés pour tirer vanité d'un don
qu'ils ne fe font pas fait. L'homme de bien peut
être fier de fa vertu , parce qu'elle cft à lui ; mais de
quoi fhomme d'efprit efl-il fier ? Qu'a fait Racine,
pour n'être pas Pradon? qu'a fait Boileau, pourn'é*
tre pas Cotin?
Ici c'eft toute autre chofe encore. Reflons tou-
jours dans l'ordre commun. Je n'ai fuppofé dans
mon élevé ni un génie tranfcendant , ni un entende-
ment bouché. Je l'ai choifi parmi les efprits vulgai-
res , pour montrer ce que peut l'éducation fur l'hom-
me. Tous les cas rares font hors de régies. Quand
donc en conféquence de mes foins, Emile préfère fa
manière d'être , de voir , de fcntir à celle des autres
hommes, Emile a raifon. Mais quand il fe croie
pour cela d'une nature plus excellente , & plus heu-
reufement né qu'eux , Emile a tort. 11 fe trompe ,
il faut le détromper, ou plutôt prévenir l'erreur, de
peur qu'il ne foit trop tard enfuite pour la détruire.
Il n'y a point de folie dont on ne puifTe défibufer
un
o!T DE L'EDUCATION. ui
un homme qui n'eil pas fou , hors la vanité ; pour
celle-ci, rien n'en guérit que l'expérience, {] toutes*
fois quelque chofe en peut guérir ; à fa nailTance au
moins on peut l'empêcher de croître. N'allez donc
pas vous perdre en beaux raifonnemens , pour prou-
ver à l'adoltfcent qu'il efl; homme comme le? autres
&. fujet aux mêmes foibleffes. Faites-le lui ftntir ou
jamais il ne le faura. C'eft encore ici un cas d'excep-
tion à mes propres régies ; c'eft !e cas d'expofer vo-
lontairement mon élevé à tous les accidens qui peu-
vent lui prouver qu'il n'eft. pas plus fage que nous.
L'aventure du Bateleur feroit répétée en mille maniè-
res ; je laiflerois aux flatteurs prendre tout leur avan-
tage avec lui ; fi des étourdis l'entraînoient dans
quelque extrava3,ance , je lui en laiflerois courir le
danger; fi des filoux l'attaquoient au jeu , je le leur
livrerois pour en faire leur dupe *; je le laiiîerois en-
ctnfcr , plumer , dévalifcr par eux ; Ck quand ,
l'ayant mis à fec , ils finiroient par fe moquer de lui ,
je les remtrcierois encore , en fa préfence , des le-
çons qu'ils ont bien voulu lui donner. Les feuls piè-
ges dont je le garantirois avec foin, feroient ceux
des
* Au refîe, notre élevé donnera peu dans ce p'ége, lui que
tant d'ainuieiuens environnent, lui qui ne s'ennuya de fa vie^
& qui fait à peine à quoi fert l'ar^f.ent. Les deux mobiles avec
lefquels on conduit les enfans ei^.nt Tinterêr (ii la vanité, ces
deux mêmes raobiics fervent aux c^urtifanes & aux cfcrocs
pour s'e:i)parer d'eux dan? la fuite. Quand vous voyez exciter
kur avidité par des prix , par des récoinpenfes . quand vous les
voyez applaudir à dix nn> dans un afte public au Collège,
vous voyez comment on leur fera laiiler à vingt leur bourfc
dans un brelan fi leur fanté dans un mauvais lieu. 11 y a tou-
jours à parier que le plus fr.vr.nt de fa clalîe deviendra le plus
joueur & k plus débauché. Or les moyens dont on n'ufa point
dans l'enfance n'ont point dans la jeunefie le même abus.
Mais on doit fe fouvenir qu'ici ma conllante maxime eft de
mettre partout la chofe au pi». Je cherche d'abord à prévenir
Je vice, & puis je le fuppofe, afin d'y rcniéditr.
T44 EMILE;
des Courtifiines. Les feuls ménagemens que j'aurois
pour lui , feroient de partager tous les dangers que
je lui laiâèrois courir , & tous les affronts que je lui
iaifTerois recevoir. J'endurerois tout en filence, fans
plainte , fans reproche , fans jamais lui en dire un
feul mot ; & fo^'ez fur qu'avec cette difcrétion bien
foutenue , tout ce qu'il m'aura vu fouffrir pour lui ,
fera plus d'impreffion fur Ton cœur , que ce qu'il aura
fouffert lui-même.
Je ne puis m'empêcher de relever ici la faufTe di-
gnité des gouverneurs qui , pour jouer fotement les
fages, rabaiiîent leurs élevés, affectent de les traiter
toujours en enfans , (Se de fe diftinguer toujours d'eux
dans tout ce qu'ils leur font faire. Loin de ravaler
ainfi leurs jeunes courages , n'épargnez rien pour
leur élever l'ame ; faites -en vos égaux afin qu'ils le
deviennent , & s'ils ne peuvent encore s'élever à
vous , dcfcendez à eux fans honte, fans fcrupule.
Songtz que votre honneur n'efl; plus dans vous , mais
dans votre élevé ; partagez fes fautes pour l'en cor-
riger; chargez- vous de fâ honte pour l'effacer: imi-
tez ce brave Romain qui , voyant fuir fon armée &
ne pouvant la rallier , fe mit à fuir à la tête de fes
foldats , en criant : ils ne fiyem pas ^ ils fuhent leur
capitaine. Fut-il déshonoré pour cela ? tant s'en faut :
en facrifiant ainfi fa gloire il l'augmenta. La force
du devoir , la beauté de la vertu entraînent malgré
nous nos fuffrages & renverfent nos infenfés préju-
gés. Si je recevois un foufBet en rempliffant mes
fondions auprès d'Emile, loin de me venger de ce
fouffiet , j'irois par -tout m'en vanter, <Sc je doute
qu'il y eût dans le monde un homme affez vil pour
ne pas m'en refpefter davantage.
Ce n'eft pas que l'élevé doive fuppofer dans le
maître des lumières auffi bornées que les fieni)es , &
la même facilité à fe laiiFer féduire. Cette opinion
cd bonne pour un enfant qui ne fâchant rien voir ,
ritn
ou DE L'EDUCATION. H5
lien comparer , met tout le monde à fa portée , &
ne donne fa confiance qu'à ceux qui favent s'y met*
tre en effet. I^Jais un jeune homme de l'âge d'Emi"
le, & auflî fenfé que lui , n'ed plus ailcz lot pouf
prendre ainfi le change , & il ne feroit pas bon qu'il
le prît. La confiance qu'il doit avoir en Ton gouvef ^
neur efl d'une autre efpece; elle doit porter fur l'au-
torité de la raifon, fur la fuperiorité des lumières ,
fur les avantages que le jeune homrr.e efl: en état d2
connoître , & dont il fent l'utilité pour lui. Une
longue expérience l'a convaincu qu'il e(t aimé de fon
conduéteur; que ce condu61:eur efl un homme fage,
éclairé, qui, voulant fon bonheur, fait ce qui peut
le lui procurer. 11 doit fivoir que, pour fon propre
intérêt, il lui convient d'écouter fts avis. Or û le
maître le lailfoit tromper comme le difciple , il per-
droic le droit d'en exiger de la déférence & de lui
donner des leçons. Encore moins l'élevé doit-il fup-
•pofcrque le maître le laiffe, àdtflein, tomber dans
des pièges , & tend des embûches à (h (Implicite»
(^ue faut-il donc faire pour éviter à la fois ces deux
kconvéniens ? Ce qu'il y a de meilleur 6c de plus
naturel , être (Impie 6: vrai comme lui , l'avertir des
périls auxquels il s'expofe , les lui montrer claire-
ment , fenfiblement , mais fans exagération , fans
humeur, fans pédantefque étalage; fir- tout fans lui
donner vos avis pour des ordres , jufqu'à ce qu'ils le
foient devenus, & que ce ton impérieux foit abfolu-
ment néceilaire. S'obUine-t-il après cela , comme
il fera très-fouvent? Alors ne lui dites plus rien ;
laifilz-le en liberté, fuivez-le, imitez -le, <Sc celj
gaiment, franchement; livrez - vous , amufez-vou^
autant que lui, s'il ell: polTible. Si les conféquences
deviennent trop fortes , vous êtes toujours - là pour
les arrêter; & cependant combien le jeune homme^
témoin de votre prévoyance (^ de votre complaifan-
ce , ne doit -il pas être îi h fois ftappé de l'une (S:
'Ji'mc L Pmic U, K. ton-»
ï4<5 EMILE;
touché de l'autre ? Toutes ft^s fautes font autant de
liens qu'il vous fournit pour le retenir au befoin. Or
ce qui fait ici le plus grand art du maître , c'eft d'a-
mener les occafions & de diriger les exhortations,
de manière qu'il fâche d'avance quand le jeune hom-
me cédera & quand il s'obftinera, afin de l'environ-
ner par- tout des leçons de l'expérience, fans jamais
fexpofer à de trop grands dangers.
AvertifTez-le de Tes fautes avant qu'il y tombe;
quand il y eft tombé ne les lui reprochez point,
vous ne feriez qu'enOammer & mutiner fon amour-
propre. Une kçon qui révolte ne profite pas. Je
ne connois rien de plus inepte que ce mot : ^e vous
Pavois bien dit. Le meilleur moyen de faire qu'il fe
fûuvienne de ce qu'on lui a dit , elt de paroître l'a-
voir oublié. Tout au contraire, quand vous le ver-
rez honteux de ne vous avoir pas cru , effacez dou-
cement cette iiumiliation par de bonnes paroles. Il
s'affcdlioncra fûrement à vous , en voyant que vous
vous oubliez pour lui , & qu'au lieu d'achever de
l'écrafer , vous le conlolez. JNiais fi à fon chagrin
vous ajoutez des reproches , il vous prendra en hai-
ne , & fe fera une loi de ne vous plus écouter,
comme pour vous prouver qu'il ne penfe pas comme
vous fur rimpor tance de vos avis.
Le tour de vos confolations peut encore être pour
lui une indf uftion d'autant plus utile , qu'il ne s'en
déliera pas. En lui difant, je fuppofe, que mille
aurres font les mêmes fautes, vous le mettez loin
de fon compte , vous le corrigez en ne paroilTanc
que le plaindre: car pour celui qui croit valoir mieux
que les autres hommes , c'eft une excufe bien morti-
liante que de fe consoler par leur exemple; c'eO: con-
cevoir que le plus qu'il p^ut prétendre , eft qu'ils ne
valent pas mieux que lui.
Le tems des fautes ell celui des fables. En cen-
furant le coupable fous un maique étranger, on fin-
flruit
exj DE L'EDUCATION. 147
ftruit fans rofFenftr; & il comprend alors que l'apo-
logue n'efl: pas un menfonge, par la vérité dont il fe
faic l'application. L'enfant qu'on n'a jamais trompé
par des louanges , n'entend rien à la fable que j'ai
ci-devant examinée; mais l'étourdi qui vient d'être la
dupe d'un fxatteur , conçoit à merveille que le cor-
beau n'étoit qu'un fot. Ainfi d'un fait il tire une
maxime ; & l'expérience , qu'il eût bientôt oubliée,
fe grave, au moyen de la fable, dans fon jugement.
Il n'y a point de connoifTance morale qu'on ne puilîe
acquérir par l'expérience d'autrui ou par la fienne.
-Dans les cas où cette expérience eft dangereufe , au
lieu de Ja faire foi - même, on tire fa leçon de l'Hif-
toire. Qtiand l'épreuve efl fans conféquence, il eft
bon que ie jeune homme y reQe expofé ; puis , au
moyen de l'apologue , on rédige en maximes les cas
particuliers qui lui font connus.
Je n'entends pas pourtant que ces maximes doi-
vent être développées ni même énoncées. Rien
n'eft Cl vain, Ci mal entendu, que la morale par la-
quelle on termine la plupart des fables ; comme fi
cette morale n'étoit pas ou ne devoit pas être éten-
due dans la fable même, de manière à la rendre Ctn^
Cible au Le61eur. Pourquoi donc, en ajoutant cette
morale à la fin, lui ôter le plaifir de la trouver de fon
chef Le talent d'inftruire eft de faire que le difci-
pie fe plaile à l'inftrudlion. Or , pour qu'il s'y plai-
fe , il ne faut pas que fon efprit refle tellement paffif
à tout ce que vous lui dites , qu'il n'ait abfolument
rien à faire pour vous entendre. 11 faut que l'amour-
propre du maître laiffe toujours quelque pnfe au
fien; il faut qu'il fe puilTe dire ; je conçois, je pé-,
netre, j'agis, je m'inftruis. Une des chofes qui ren-
dent ennuyeux le pantalon de la Comédie italienne,'
efl: le foin qu'il prend toujours d'interpréter au parter-
re des platifes qu'on n'entend déjà que trop. Je ne
veux point qu'un Gouverneur foie pantalon , encore-
K 3 moins
vi48 E M I L E, ,
moins un Auteur. Il faut toujours fe faire entendre;
mais il ne faut pas toujours tout dire: celui qui dit
tout dit peu de chofes , car à la fin on ne l'écoute
plus. Qlic fignifient ces quatre vers que la Fontaine
ajoute à la fable de la grenouille qui s'enfle ? A-t-il
peur qu'on ne l'ait pas compris? A-t-il befoin , ce
grand peintre, d'écrire les noms au-deflbus des objets
qu'il peint ? Loin de géneralifer par - là fa morale , il
la particularife , il la reltreint , en quelque forte,
aux exemples cités , & empêche qu'on ne l'applique
à d'autres. Je voudrois qu'avant de mettre les fables
de cet Auteur inimitable entre les mains d'un jeune
homme , on en retranchât toutes ces conclufions,
par lefquelles il prend la peine d'expliquer ce qu'il
vient de dire auiii clairement qu'agi-éablement. Si
votre élevé n'eniend la fable qu'à l'aide de l'explica-
tion , foyez fur qu'il ne l'entendra pas même ainfi.
11 importeroit encore de donner à ces fables un
ordre plus didactique & plus conforme au progrés des
fcniimens & des lumières du jeune adolefccut. Con-
çoit - on rien de moins raifonnable que d'aller fuivre
exactement l'ordre numérique du livre , fans égard
au bell)in ni à l'occaiion ? D'abord le corbeau , puis
h cigale , puis la grenouille , puis les deux mulets,
Ôic, J'ai fur le cœur ces deux mulets , parce que
je me fouviens d'avoir vu un enfant élevé pour la
iiimnce , & qu'on étourdiiîbit de l'emploi (ju il alloit
'remplir , lire cette fable , l'apprendre , la dire , la
redire cent & cent fois , fans en tirer jamais la moin-
dre objeClion contre ie métier auquel il étoit deftiné.
Non-tèuiement je n'ai jamais vu d'enfans faire au-
cune application folide des fables qu'ils apprenoient ;
mais je n'ai jamais vu que perfonne fe fouciât de leur
flaire faire cecte application. Le prétexte de cette
étude eft l'mftruClion m:)rale ; mais le véritable objet
de la mère ôi, de l'enfmt , n'eH: que d'occuper de lui
toute une compagnie tandis qu'il récite fes fables:
auiii
otJ DE UE DUC ATI ON. 14^
àufli les oublie- 1- il toutes en grandiflant, lorrqu'il
n'efl: plus queftion de les réciter , mais d'en profiter.
Encore une fois , il n'appartient qu'aux hommes de
s'mftruire dans les fables , & voici pour Emile le
tems de commencer.
Je montre de loin , car je ne veux pas non plus
tout dire , les routes qui détournent de la bonne ,
afin qu'on apprenne à les éviter. Je crois qu'en fui-
vant ctlle que j'ai marquée, votre élevé achètera la
connoifUiuce dis hommes & de foi-même au meilleur
marché qu'il efl: polTible , que vous le mettrez au
point de contempler les jeux de la fortune fans en-
vier le fort de fè's favoris, & d'être content de lui
fans fe croire plus fage que les autres. Vous avez
aufiî commencé à le rendre a6leur pour le rendre
fpe6lateur, il faut achever; car du parterre on voit
les objets tels ou'ils paroifTent; mais de la fcène on
]es voit tels qu ils font. Pour embraflcr le tout il
faut fe mettre dans le point de vue; il faut appro-
cher pour voir les détails. Mais à quel titre un jeu-
ne homme entrera- 1- il dans les affaires du monde?
Quel droit a-t-il d'être initié dans ces miHeres téné-
breux ? Des intrigues de plaifir bornent les intérêts
de fon âge; il ne difpofe encore que de lui-même,
c'eft comme s'il ne difpolbit de rien. L'homme efl:
la plus vile des marchandifes ; & parmi nos impor-
tans droits de propriété , celui de la perfonne cil
toujours le moindre de tous.
Quand je vois que dans l'âge de la p!us grande ac-
tivité l'on borne les jeunes gens à des études pure-
ment fpeculatives, & qu'après, fins la moindre ex-
périence, ils font tout d'un coup jettes dans le mon-
de & dans les affaires, je trouve qu'on ne choqne pas
moins la raifon que la Nature, & je ne fuis plus fur-
pris que fi peu de gens fâchent fe conduire. Par
quel bizarre tour d'efprit nous apprend - on tant de
K 3 cho-
J50 EMILE,
chofes inutiles , tandis que l'art d'agir efl compta
pour rien ? On prétend nous former pour la fociétc ,
& l'on nous inflruit comme fi chacun de nous devoit
pallv-r fa vie à penfer feul dans fa cellule, ou à- trai-
ter des fujets en l'air avec des indiîerens. Vous
croyez apprendre à vivre à vos enfans , en leur en«
ftignar.t certaines contorfions du corps & certaines
formules de paroles qui ne fignificnt rien. Moi
auffi , j'ai appris à vivre à mon Emile , car je lui ai
appris à vivre avec lui-même, ôl de plus à fa voir ga-
gner Ton pain : mais ce n'eit pas afTez. Pour vivre
clans le monde il faut favoir traiter avec les hommes,
il faut connoître les inflrumens qui donnent prife fur
eux ; il faut calculer l'aftion & réaftion de l'intérêt
particulier dans la fociété civile, & prévoir fi jufie
les événemens, qu'on foit rarement trompé dans fus
cntreprifes , ou qu'on ait du moins toujours pris les
meilleurs moyens pour réuflir. Les loix ne permet-
tent pas aux jeunes gens de faire leurs propres affai-
res & de difpofer de leur propre bien ; mais que leur
ferviroient ces précautions , fi , jufqu'à l'âge pref-
crit , ils ne pouvoient acquérir aucune expérience?
Ils n'auroient rien gagné d'attendre, <3c feroient tout
aufii neufs à vingt-cinq ans qu'à quinze. Sans doute,
il faut empêcher qu'un jeune homme , aveuglé par
ion ignorance ou trompé par fes pallions , ne fe faffe
du mal à lui-même ; mais à tout âge il eft permis
d'être bienfaifant , à tout âge on peut protéger, fous
îa dirtftion d'un homme lâge , les malheureux qui
n'ont befoin que d'appui.
Les nourrices , les mères s'attachent aux enfans
par les foins qu'elles leur rendent ; l'exercice des
vertus fociales porte au fond des cœurs l'amour de
l'humanité ; c'ell en faifant le bien qu'on devient
bon, je ne connois point de pratique plus fûre. Oc-
cupez votre ékve à toutes les bonnes a6lions qui font
k
ou DE L'EDUCATION. 151
à fa portée ; que l'intérêt des indigens fok toujours
le fien ; qu'il ne les affifte pas feulement de fa bour-
fe, mais de fes foins; qu'il les fcrve, qu'il les pro-
tège , qu'il leur confacre fa perfonne & fon tems ;
qu'il fe fdfre leur homme d'affaires, il ne remplira
de fa vie un fi noble emploi. Combien d'opprimés,
qu'on n'eût jamais écoutés , obtiendront juftice ,
quand il la demandera pour eux avec cette intrépide
fermeté que donne l'exercice de la vertu ; quand il
forcera les portes des Grands & des riches; quand
il ira, s'il le faut, jufqu'aux pieds du Trône frire
entendre la voix des infortunés , à qui tous les abords
font fermés par leur mifere, & que la crainte d'être
punis des maux qu'on leur fait, empêche même d'o-
fer s'en plaindre.
Mais ferons-nous d'Emile un chevalier errant,
unredrelTeur des torts , un paladin ? Ira-t-il s'jnge-
rer dans les affaires publiques , faire le fage 6c le
défenfeur des loix chez les Grands , chez les Magi-
llrats , chez le Prince , faire le fulliciteur chez ks
Juges & l'Avocat dans les Tribunaux ? Je ne fais
rien de tout cela. Les noms badins (k ridicules ne
changent rien à la nature des chofes. 11 fera tout
ce qu'il fait être utile & bon. Il ne fera rien de
plus , & il fait que rien n'eft utile & bon pour lui,
de ce qui ne convient pas à fon âge. il fait que fon
premier devoir efi: envers lui-même, que les jeunes
gens doivent fe défier d'eux , être circonfpefts dans
leur conduite, refpedtueux devant les gens plus âgés,
retenus & difcrets à parler fans fujec , modcftes dans
les chofes indifférentes, mais hardis à bien fidre 6c
courageux à dire la vérité. Tels étoient ces iiluflres
Komains, qui , avant d'être admis dans les charges,
paifoient leur jeunefiè à pourfuivre le crime iS: à dé-
fendre l'innocence , fans autre intérêt que celui de
s'inftruire , en fervant la juflice 0:^; protégeant les
bonnes mœurs.
K 4. Erailc
sst EMILE,
Emile n'aime ni le bruit, ni les querelles, non-
fttilcmtnt entre les hommes * , pas même entre les
animaux. 11 n'excita jamais deux chiens à fe battre;
jamais il ne fit pourfuivre un chat par un chien. Cet
efprit de paix eft un effet de Ton éducation , qui ,
n'ayant point fomenté l'amour -propre & la haute
opinion de lui-même , la détourné de chercher fes
piaifirs dans la domination , & dans le malheur d'au-
irui. 11 fouffre quand il voit fouffrir,- c'efl: un fenti*
ment naturel. Ce qui fait qu'un jeune homme s'en-
durçii <Si, fe complaît à voir tourmenter un être fcnfi-
ble.
* Mais fi on lui cherche querelle à lui-mêaie , comment fe
Conduira-t-il ? je réponds qu'il n'aura jamais de querelle , qu'il
jpe s'y prêtera jamais afllz pour en avoir- Mais enlin pourfui-
vra-t-on , qui ell • ce qui eft à l'abri d'un fouiïïet ou d'un dé-
menti de la part d'un brutal , d'un ivroi^ne ou d'un brave
coquin , qui pour avoir le plaifir de tuer fon homme, coui-
jiicnce par le déshonorer? C'elt autre chofe ; il ne faut point
que l'honneur des citoyens ni leur vie foit à la merci d'un
brutal , d'un ivrogne ou d'un brave coquin , & l'on ne peut
pas plus fe préferver d'un pareil accident que de la chute d'u-
re tuile. Un fouffiet & un démenti reçu & enduré ont des ef-
fets civils que nulle fagede ne peut prévenir &. dont nul Tri-
bunal ne peut venger l'offenfé. L'infufîifance des Loix lui
rend donc en cela Ton indépendance ; il eft alors feul Magi-
strat , feul Juge entre l'ofiemeuï & lui : il eft feul interpréts
ti. Miniftre de la Loi Naturelle, il fe doit juftice & peut feul
fe la rendre, & il n'y a fur la terre nul gouvernement allez in-
fcnfé pour le punir de fe l'être faite en pareil cas. Je ne dis
pas qu'il doive s'aller battre, c'eft une extravagance; je dis
-t;u"il fe doit judiçe & qu'il en eft le feul difpenfateur. Sans
tant de vains Eoits contre les duels, fi j'étois Souverain je
ïéronds qu'il n'y auroit jamais ni foiifïïet, ni démenti donné
cinV.s mes Etats , & cela par un moyen fortfimple doiU les
Tribunaux ne fe mêleroient point. Quoiqu'il en foit , Emile
f:iit t«i pareil cas la juftice qu'il fe doit à lui-Diême , & l'exem-
V'ie qu'il doit à la fureté des gens d'honneur. Il ne dépend
Vins de l'homme le plus ferme d'empêcher qu'on ne l'infulte ,
tr!?.!- il dépend de lui d'empêclier qu'on ne fe vante long-temi
4fc; rsvoir in fuite.
ftxj DE L'EDUCATION. 15-3
ble , c'efl quand un retour de vanité le fait fe regar-
der comme exempt des mêmes peines par fa fagefiè
ou par fa fuperiorité. Celui qu'on a garanti de ce
tour d'efprit , ne fauroit tomber dans le vice qui en
efl l'ouvrage. Emile aime donc la paix. L'image
du bonheur le flatte ; & quand il peut contribuer à
le produire, c'eft un moyen de plus de le partager.
Je n'ai pas fuppofé , qu'en voyant des malheureux ,
il n'auroit pour eux que cette pitié fterile & cruelle ,
qui fe contente de plaindre les maux qu'elle peut gué-
rir. Sa bienfiiifance aftive lui donne bientôt des lu-
mières, qu'avec un cœur plus dur il n'eût point ac-
quifes , ou qu'il eût acquifes beaucoup plus tard.
§'il voit régner la difcorde entre fes camarades, il
cherche à les réconcilier : s'il voit des affligés , ii
s'informe du fujet de leurs peines : s'il voit deux
hommes fe haïr , il veut connoître la caufe de leur
inimitié : s'il voit un opprimé gémir des vexations
du puifTant & du riche, il cherche de quelles manœu-
vres fe couvrent ces vexations ; & dans l'interêc
qu'il prend à tous les miferables , les moyens de finir
leurs maux ne font jamais indifferens pour lui. Qu'a-
vons - nous donc à faire pour tirer parti de ces dilpo-
fitions d'une manière convenable à fon âge ? De ré-
gler fes foins & fes connoiffances , & d'employer fon
zèle à les augmenter.
Je ne me lafle point de le redire: mettez toutes
les leçons des jeunes gens en a(Slions plutôt qu'en dif-
cours. Qu'ils n'apprennent rien dans les livres de
ce que l'expérience peut leur enfeigner. Quel ex-
travagant projtt de les exercer à parler fans fujet de
rien dire ; de croire leur faire ftntir , fur les bancs
d'un Collège , l'énergie du langage des pallions , &
toute la force de l'art de ptrfuader, fjns intérêt de
rien perfuadcr à perfonne ! Tous les préceptes de la
Khétorique ne fcmblent qu'un pur vcrbi;ige à quicon-
que n'en fcnt pas l'ulage pc ur fon profit. Qu'impor-
K 5 te
154 EMILE,
te à un écolier de favoir comment s'y prit Annîbaf
pour déterminer fes foldats à pailèr les Alpes ? Si au
lieu de ces magnifiques harangues vous lui difiez
.comment il doit s'y prendre pour porter fon Préfet à
lui donner congé , foyez fur qu'il feroit plus attentif
à vos régies.
Si je voulois enfeigner la Rhétorique à un jeiine
.homme , dont toutes les psffions fufîent déjà déve-
joppées, je lui pr^fenterois fans ceile des objets pro-
pres à flatter ces paffions , & j'examineroîs avec lui
quel langage il doit tenir aux autres hommes, pour
les engager à favorifer fes defirs. Mais mon Emile
n'eft pas dans une licuation 11 avanrageufe à Tart ora-
toire. Borné prefque au leul néceflaire phyfique , îl
2 moins befoin des autres '.que les autres n'ont befoin
de lui ; ôi. n'ayant rien à leur demander pour lui-mê-
me , ce qu'il veut leur perfuader ne le touche pas
d'alTez près pour l'émouvoir exceflTivement. Il fuit
de-là qu'en général il doit avoir un langage fimple &
peu figuré. Il parle ordinairement au propre , 6c
feulement pour être entendu. 11 efl peu fentencieux,
parce qu'il n'a pas appris à géneralifer fes idées ; il a
peu d'images parce qu'il ell: rarement paflTionné.
Ce n'efl pas pourtant qu'il foit tout- à- fait fl«igmati-
que & froid.. Ni (on âge , ni fes mœurs , ni fes
goûts ne le permettent. Dans le feu de l'adolefccn-
ce , ies efprits vivifians retenus & cohobés dans fon
fang portent à fon jeune cœur une chaleur qui brille
dans fes regards, qu'on fent dans fes difcours, qu'on
voit dans fes aftions. Son langage a pris de l'accenE
& quelquefois de la véhémence. Le noble fèntiment
qui l'infpire lui donne de la force & de l'élévation ;
pénétré du tendre amour de l'humanité , il tranfmet
en parlant les mouvemens de fon ame ; fa génereufë
franchife a je ne fais quoi de plus enchanteur que l'ar-
lificieufe éloquence des autres, ou plutôt lui feul efl
véritablement éloquent , puisqu'il n'a qu'à montrer
ce
ôtT DE L'EDUCATION. 15$
ce qu'il fent pour le communiquer à ceux qui l'é-
coutent.
Plus j'y penfe, plus je trouve qu'en mettant ainfi
la bienfaifance en aélion & tirant de nos bons ou
mauvais fuccès des réflexions fur leurs caufes , il y a
peu de connoilTances utiles qu'on ne puiflè cultiver
dans l'efprit d'un jeune homme , & qu'avec tout le
vrai fa voir qu'on peut acquérir dans les Collèges , il
acquerra de plus une fcience plus importante encore,
qui eft l'application de cet acquis aux ufages de la
vie. Il n'eil pas poflible que, prenant tant d'intérêt
à fes femblables , il n'apprenne de bonne heure à pe-
fer & apprécier leurs aftions , leurs goûts , leurs
plaifirs , & à donner en général une plus jufle valeur
à ce qui peut contribuer ou nuire au bonheur des
hommes , que ceux qui , ne s'intéreflant à perfonne»
ne font jamais rien pour autrui. Ceux qui ne trai-
tent jamais que leurs propres affaires, fe paflionoent
trop pour juger fainement des chofcs. Rapportant
tout à eux feuls & réglant fur leur feul intérêt les
idées du bien & du mal, ils fe rempliflent l'efprit de
mille préjugés ridicules , & dans tout ce qui porte
atteinte à leur moindre avantage , ils voycnt auiîi-i6c
le boule ver fement de tout fUniv^ers.
Etendons l'amour-propre fur les autres êtres, nous
le transformerons en vertu , & il n'y a point de cœur
d'homme dans lequel cette vertu n'ait fi racine.
Moins l'objet de nos foins tient immédiatement à
nous-mêmes, moins l'illufion de l'intérêt particulier
eft à craindre , plus on généralife cet intérêt, plus
il devient équitable , & l'amour du genre humain
n'eft autre chofe en nous que l'amour de la juftice.
Voulons -nous donc qu'Kmile aime la vérité, vou-
lons-nous qu'il la connoille ? Dans les affaires te-
nons-le toujours loin de lui. Plus les foins feront
confacrés au bonheur d'auirui , plus ils feront éclaires
& fages , & moins il fe trompera fur ce qui eft bien
on
«5^ E M I L E,
ou mal: mais ne fouffrons jamais en lui de préfèrent
ce aveugle , fondée uniquement fur des acceptions
de perfonnes ou fur d'injuftes préventions. Et pour-
quoi nuiroit-il à l'un pour fervir i'autre? Peu lui im-
porte à qui tombe un plus grand bonheur en parta-
ge, pourvu qu'il concourre au plus grand bonheur de
tous: c'eft-là le premier intérêt du fage, après l'inté-
rêt privé ; car chacun eil partie defon efpece, âc
jîon d'un autre individu.
Four empêcher la pitié de dégénérer en foiblelîe,
il faut donc la généralifer , & l'étendre fur tout le
genre humain. Alors on ne s'y livre qu'autant qu'el •
le cft d'accord avec la juftice, parce que de toutes
!es vertus , la juftice efl celle qui concourt le plus
au bien commun des hommes. Il faut par raifon ,
par amour pour nous , avoir pitié de notre efpece
encore plus que de notre prochain , & c'efl une très-
grande cruauté envers les hommes que la pitié pour
les méchans.
Au relie il faut fe fouvenir que tous ces moyens
par lelquels je jette ainll mon élevé hors de lui-même
ont cependant toujours un rapport direél à lui ; puif-
que non -feulement il en réfulcc une jouiflknce inte-
Tieure , mais qu'en le rendant bienfaifant au profit
des autres , je travaille à fa propre inI1:ru6lion.
J'ai d'abord donné les moyens, Ck maintenant j'en
montre l'effet. Quelles grandes vues ie vois s'arran-
ger peu-à-peu dans fa tête! Qtiels (èntimens fublimes
étouffent dans fon cœur le germe des petites pallions î
(Quelle netteté de judiciaire ! Quelle judeffe de raifon
je vois fe former en lui de fes penchans cultivés , de
l'expérience qui concentre les vœux d'une ame gran-
de dans l'étroite borne des polTibles & fait qu'un
homme fuperieur aux autres , ne pouvant les élever
à fa mefure , fait s'abbaiffer à la leur ! Les vrais prin •
cipes du jufle , les vrais modèles du beau, tous les
rapports moraux des êtres , toutes les idées de f ordre
fe
ou DE L'EDUCATION. 15?
fe gravent dans fon entendement; il voit la place de
chaque chofe & la caufe qui l'en écarte; il voit ce
qui peut faire le bien & ce qui Tempéche. Sans
avoir éprouvé les paffions humaines iJ connoît leurs
illufions & leur jeu.
J'avance attiré par la force des chofes , mais fans
m'en impofer fur les jugemens des Leéleurs. De-
puis long-tems ils me voyent dans le pays des chimè-
res; moi je les vois toujours dans le pays des préju-
gés. En m'écartant fi fort des opinions vulgaires^
je ne cefle de les avoir préfentes à mon efprit; je les
examine, je les médite, non pour les fuivre ni pour
les fuir, mais pour les pefer à la balance du raifonne-
ment. Toutes Jes fois qu'il me force à mecarter
d'elles , indruit par l'expérience , je me tiens déji
pour dit qu'ils ne m'imiteront pas ; je fais que s'ob-
flinant à n'imaginer que ce qu'ils voyent, ils pren-
dront le jeune homme que je figure pour un être ima-
ginaire 6c fantaftique , parce qu'il diffère de ceux
auxquels ils le comparent ; fans longer qu'il faut biea
qu'il en diffère , puifqu élevé tout diireremment, af-
ft;61:é de fentimens tout contraires, inftruit tout au-
trement qu'eux , il feroit beaucoup plus furprenanc
qu'il leur reffembldt que d'ecre tel que je le fuppofe.
Ce n'ell pas fhomme de l'homme, c'eil l'homme de
la Nature. Afiarcmeut il doit être fort étranger 4
leurs yeux.
_ En commençant cet ouvrage , je ne fuppofois
rien que tout le monde ne pût obferver ainli que
moi, parce qu'il elt un point, lavoir la naiiTance de
l'homme, duquel nous partons tous également ; mais
plus nous avançons , moi pour cultiver la Nature ,
& vous pour la dépraver , plus nous nous éloignons
les uns des autres. Mon élevé à lix ans differoïc pe«
des vôtres que vous n'avitz pas eu le tems de dtfigu-
rtr; maintenant ils n'ont plus rien de femblablej'o;:
lage de l'horonie-fait dont il iipprcche, doit le mon-
irer
iS^ EMILE,
trer fous une forme abrolument différente , fi je n'aî
pas perdu tous mes foins. La quantité d'acquis eil
peut-être aflez égale de part & d'autre; mais les cho-
ies acquifes ne fe reffemblent point. Vous êtes
étonnez de trouver à l'un des fentimens fublimes donc
les autres n'ont pas le moindre germe ; mais confide-
rez auiTi que ceux-ci font déjà tous Philofophes &
Théologiens , avant qu'Emile lâche ce que c'eft que
philofopiiie & qu'il ait même entendu parler de
Dieu.
Si donc on venoit me dire : rien de ce que vous
fuppofez n'exide ; les jeunes gens ne font point faits
ainii ; ils ont telle ou telle patîion ; ils font ceci ou
cela ; c'clt comme fi l'on nioit que jamais poirier fût
un grand arbre , parce qu'on n'en voit que de nains
dans nos jardins.
Je prie ces juges fi prompts à la cenfure de confi-
derer que ce qu'ils difent-là je le fais tout aulîi bien
qu'eux , que j*}' ai probablement réfléchi plus long-
tems , & que n'ayant nul intérêt à leur en impofer ,
j'ai droit d'exiger qu'ils fe donnent au moins le tems
de chercher en quoi je me trompe : qu'ils examinent
bien la confl:itution de f homme, qu'ils fuivent les
premiers développemens du cœur dans telle ou telle
C!rconfl:ance , afin de voir combien un individu peut
différer d'un autre par la force de l'éducation, qu'en-
fuite ils comparent la mienne aux effets que je lut
donne , (k qu'ils difent en quoi j'ai mal raiionné; je
n'aurai rien à répondre.
Ce qui me rend plus affirmatif , & je crois plus
excufable de l'être , c'efl qu'au lieu de me livrer à
l'efprit de fyfiéme, je donne le moins qu'il efl: pofii-
ble au raifonnement, & ne me fie qu'à robfervation.
Je ne me fonde point fur ce que j'ai imaginé, mais ^
îur ce que j'ai vu. Il efi: vrai que je n'ai pas renfer-
mé mes expériences dans fenceinte des murs d'une
ville , ni dans un feul ordre de gens : mais après
avoir
ou DE L'EDUCATION. T59
avoir comparé tout autant de rangs & de peuples qiic
j'en ai pu voir dans une vie palFee à les obferver,
j'ai retranché , comme artificiel , ce qui étoit d'un
peuple 6i non pas d'un autre, d'un état & non pas
d'un autre; & n'ai regardé, comme appartenant in-
conteftablement à l'homme , que ce qui étoit com-
mun à tous , à quelque âge , dans quelque rang, 6c
dans quelque nation que ce fut.
Or , û fuivant cette méthode vous fuivez dès l'en-
fance un jeune homme qui n'aura point reçu de for-
me particulière , & qui tiendra le moins qu'il e(l pof-
fible à l'autorité & à l'opinion d'autrui , à qui, de
mon élevé ou des vôtres , penfez-vous qu'il rellèm-
blera le p!us ? Voilà , ce me femble , la queftioa
qu'il faut réfoudre, pour lavoir fi je me fuis égaré.
L'homme ne commence pas aifément à penfer ;
mais fi. tôt qu'il commence il ne cefle plus. Qui*
conque a penfé pendra toujours ; & Tentendcmenc
une fois exercé à la réflexion , ne peut plus refiier
en repos. On poiirroit donc croire que j'en fais trop
ou trop peu , que l'efprit humain n'eit point naturel
lement fi prompt à s'ouvrir , &. qu'après lui avoir
donné des facilités qu'il n'a pas, je le tiens trop
long-tems infcrit dans un cercle d'idées qu'il doit
avoir franchi.
Mais confiderez premièrement que , voulant for-
mer l'homme de la Nature, il ne s'agit pas pour ce-
la d'en faire un fauvage , & de le reléguer au fond
des bois ; mais qu'enfermé dans le tourbillon focial,
il fuffit qu'il ne s'y laifié entraîner ni par les pallions,
ni par les opinions des hommes, qu'il voye par ks
yeux , qu'il fente par Ton cccur, qu'aucune autorité
ne le gouverne hors celle de Ja propre raifon. Dan»
cette pofition il ell clair que la multitude d'objets qui
le frappe , les ficquens ieiuimcns dont il eft aiîtéle,
les divers moyens de pourvoir à les befoins ree!s,
doivent lui donner beisucoup d'idées qu'il n auroit ja-
mais
t6o E M ï L E ,
mais eues , ou qu'il eût acquifes plus lentement. Ltf
progrès naturel à refpric eft accéléré, mais non ren*
verfe. Le même homme qui doit relier ftupide dans
les forêts , doit devenir raifonnable & fenfé dans les
villes , quand il y fera fimple fpeftateur. Rien n'eft
plus propre à rendre fage que les folies qu'on voit
îans les partager; & celui même qui les partage s'in-
llruit encore, pourvu qu'il n'en foit pas la dupe, ôc
qu'il n'y porte pas l'erreur de ceux qui les font.
Conliderez aulîi que , bornés par nos facultés aux
chofes fenfibles, nous n'offrons prefque aucune prife
aux notions abftraites de la philofophie & aux idées
purement intelletSluelles. Pour y atteindre il faut ,
ou nous dégager du corps , auquel nous fommes lî
fortement attachés, ou faire d'objet en objet un pro-
grès graduel & lent , ou enfin franchir rapidement
Ck prelque d'un faut l'intervalle, par un pas de géant
dont l'enfance n'eft pas capable , & pour lequel il
faut même aux hommes bien des échelons faits ex-
prés pour eux. La première idée abllraite eft le
premier de ces échelons ; mais j'ai bien de la peine à
voir comment on s'avife de le conftruire.
L'Etre incompréhcnfible qui embrafle tout , qui
donne le mouvement au monde , & forme tout le
fyftéme des êtres, n'efl ni vifible à nos yeux, ni
palpable à nos mains ; il échappe à tous nos fens.
L'ouvrage fe montre ; mais l'ouvrier fe cache. Ce
n'efl pas une petite affaire de connoîcre enfin qu'il
txifle , & quand nous fommes parvenus -là, quand
nous nous demandons quel efl-il, où eft-il? notre
efprit fe confond , s'égare , & nous ne favons plus
que penfer.
Locke veut qu'on commence par l'étude des ef-
prits, & qu'on paflTe enfuite à celle des corps ; cette
méthode efl celle de la fuperilition , des préjugés,
de l'erreur; ce n'efl point celle de la raifon, ni mê-
me de la Nature bien 'ordonnée , c'eft fe boucher les
yeux
ou DE L'EDUCATION. ï6i
yeux pour apprendre à voir. Il faut avoir long-tems
étudié les corps pour fe faire une véritable notion des
efprits & foupçonner qu'ils exiftent. L'ordre contrai-
re ne fert qu'à établir le materialifme.
Puifque nos fens font les premiers inflrumens de
nos connoiflances , les êtres corporels & fen fi blés font
les feuls dont nous ayons immédiatement l'idée. Ce
mot efprit , n'a aucun fens pour quiconque n'a pas phi-
lofophé. Un efprit n'eft qu'un corps pour le peuple
Ck pour les enfans. N'imaginent-ils pas des efprits qui
crient, qui parlent, qui battent, qui font du bruit?
or on m'avouera que des efprits qui ont des bras & des
langues refîemblent beaucoup à àts corps. Voilà
pourquoi tous les peuples du monde, fans excepter les
Juifs, fe font faits des Dieux corporels. Nous-mê-
mes , avec nos termes d'Efprit , de Trinité , de Per-
fonnes , fommes pour la plupart de vrais antropo-
morphites. J'avoue qu'on nous apprend à dire que
Dieu eft par-tout; mais nous croyons auffi que l'air efl:
par-tout , au moins dans notre atmofphere , & le mot
efprît dans fon origine ne fignifie lui-même quefoufie
& vent. Si • tôt qu'on accoutume les gens à dire des
mots fans les entendre, il eft facile , après cela, de
leur faire dire tout ce qu'on veut.
Le fentiment de notre a6tion fur les autres corps a
dû d'abord nous faire croire que quand ils agilloient fur
nous , c'étoit d'une manière femblable à celle dont
nous agiifons fur eux. Ainfi l'homme a commencé par
animer tous les êtres dont il fentoit l'aftion. Se (en-
tant moins fort que la plupart de ces êtres , fiute de
connoître les bornes de leur puiffance, il l'a fuppofée
illimitée, & il en fit des Dieux aulîi-tôt qu'il en fit des
corps. Durant les premiers âges, les hommes, ef-
frayés de tout , n'ont rien vu de mort dans la Nature.
L'idée de la matière n'a pas été moins lente à fe for-
mer en eux que celle de l'efprit, puifque cette première
idée eft une abllraftion elie-méme. Ils ont ainfi rem-
pli l'Univers de Dieux fenfibles. Les aftres , les vents.
Tome L Partie IL L les
i52 EMILE,
les montagnes , les fleuves , les arbres , les villes , les
maifons mêmes , tout avoit Ton ame, fon Dieu, i'a,
vie. Les marraoufets de Laban , les manitou des Sau-
vai;es, Jes fétiches des Nègres, tous les ouvrages de
la Nature & des hommes ont été les premières divi-
nités des mortels: le polythéifme a été leur première
religion , ôc l'idolâtrie kur premier culte. Ils n'ont
pu rcconnoître un feul Dieu que quand , gëneralininc
de plus en plus leurs idées , ils ont été en état de re-
monter à une première caufe , de réunir le fyfterae
total des êtres fous une feufe idée, & de donner un
fens au moifubflaJice , lequel eil: au fond la plus grande
des abdraftions. Tout enfant qui croit en Dieu eft
donc néceiTairement idolâtre, ou du moins antropo-
morphite; & quand une fois l'imagination a vu Dieu,
il eft bien rare que l'entendement le conçoive. Voi-
là précifément l'erreur où mené l'ordre de Locke.
Parvenu, je ne fais comment , à fidée abftraite de
la fubftance, on voit que pour admettre une fubftan-
ce unique, il lui faudroit fuppofer des qualités incom-
patibles qui s'excluent mutuellement , telles que la
penfée & l'étendue, dont l'une eft eflencielleraent di-
vifible , Si. dont l'autre exclut toute divifibilité. On
conçoit d'ailleurs que la penfee , ou fi l'on veut le fen-
timent, eft une qualité primitive & inféparable de la
fubftance à laquelle elle appartient , qu'il en eft de
même de l'étendue par rapporta fa fubftance. D'où
Von conclut que les êtres qui perdent une de ces qua-
lités perdent la fubftance à laquelle elle appartient;
que par conféquent la mort n'eft qu'une féparation de
fubftances , Ck que les êtres où ces'deux qualités font
réunies , font compofcs des deux fubftances auxquel-
les ces deux qualités appartiennent.
Or, confiderez maintenant quelle diftance refte en-
core entre la notion des deux fubftances & celle de la
nature divine ; entre l'idée incompréhenfible de l'ac-
tion de notre ame fur notre corps, ex l'idée de l'ac-
tion de Dieu fur tous les êtres. Les idées de créa-
tion ,
ou DE UE DUC ATI ON. 163
tion , d'annihilation , d'ubiquité , d'éternité , de tou-
te - puiflance , celle des attributs divins, toutes ces
idées qu'il appartient à fi peu d'hommes de voir aulU
confufes & aulii obfcures qu'elles le font, & qui n'ont
rien d'obfcur pour le peuple parce qu'il n'y comprend
rien du tout, comment fe préfenteront-elies dans tou-
te leur force, c'eft- à-dire, dans toute leur obfcurité,
à de jeunes efprits encore occupés aux premières ope-
rations des fens, & qui ne conçoivent que ce qu'ils
touchent? C'ell en vain que les abymes de l'infîni fonc
ouverts tout autour de nous ; un enfant n'en ùÀt poinc
être épouvanté , fes foibîes ycux n'en peuvent fonder
la profondeur. Tout efl: infini pour les en fans, ils
ne favenc mettre des bornes à rien ; non qu'ils faflenc
la mefure fort longue, mais parce qu'ils ont l'enten-
dement court. J'ai même remarqué qu'ils nietteng
l'infini moins au-de-!à qu'au de-çà des dimenfions qui
leur font connues. Jls eftimeront un efpace immen-
fe , bien plus par leurs pieds que par leurs yeux; il
ne s'étendra pas pour eux plus loin qu'ils ne pourront
voir ; mais plus loin qu'ils ne pourront aller. Si on
leur parle de la puilTance de Dieu , ils refumeronc
prefque aufiTi fort que leur père. En toute chofe leur
connoilTance étant pour eux la mefure des polîibles,
ils jugent ce qu'on leur dit toujours moindre que ce
qu'ils favent. Tels font les jugemens naturels à l'i-
gnorance & à la foibleiîé d'elprit. Ajax eût craint de
lé mefurer avec Achille, & défie Jupiter au combat,
parce qu'il connoît Achille & ne connoît pas Jupiter.
Un payfan Suillé qui fe cro}oit le plus riche des hom-
rnes , & à qui l'on tâchoit d'expliquer ce que c'étoic
qu'un Roi, demandait d'un air fier fi le Roi pourroic
bien avoir cent vaches à la montagne.
Je prévois combien de Lc6lcuis feront furpris de
me voir fuivre tout le premier âge de mon élevé lans
lui parler de religion. A quinze ans ils ne favoit s'il
avoit une ame, & peut-être à dix- huit n'tfi-il pas
encore tems qu'il l'apprenne; car s'il rap^.rtnd plu-
L 2 LÙt
x64 EMILE,
tôt qu'il ne faut, il court rifque de ne le favoir ja-
mais.
Si j avois à peindre la ftupidité fàcheufe , je pein-
drois un pédant enfcignant le catéchifme à des enfans ;
fi je voulois rendre un enfant fou , je l'obligerois
d'expliquer ce qu'il dit en difant Ton catéchifme. On
m'objeétera que la plupart des dogmes du Chriftianif-
me étant des milleres , attendre que l'efprit humain
foit capable de les concevoir , ce n'eft pas attendre
que l'enfant foit homme , c'efl attendre que l'homme
ne foit plus. A cela je réponds premièrement, qu'il
y a dts mifteres qu'il efl: non-feulement impoflible à
J' homme de concevoir, mais de croire, & que je ne
vois pas ce qu'on gagne à ks enfeigner aux enfans ,.
fî ce n'eil de leur apprendre à mentir de bonne heure.
Je dis de plus, que pour admettre les mifteres , il faut
comprendre , au moins , qu'ils font incompréhenfi-
bles ; 6i. les enfans ne font pas même capables de cet-
te conception -là. Pour l'âge où tout efl: mifl.ere, il
n'y a point de mifl:eres proprement dits.
Il faut croire en Dieu pour être fauve. Ce dogme
mal entendu efl; le principe de la fanguinaire intolé-
rance , & la caufe de toutes ces vaines indruftions
qui portent le coup mortel à la raifon humaine en
l'accoutumant à fe payer de mots. Sans doute , iJ
n'y a pas un moment à perdre pour mériter le falut
éternel : mais fi pour l'obtenir il fuffit de répéter de
certaines paroles , je ne vois pas ce qui nous empê-
che de peupler le Ciel de fanfonets & de pies , tout
aufli bien que d'en fans.
L'obligation de croire en fuppofe la pofîibilité. Le
Philofophe qui ne croit pas , a tort , parce qu'il ufe mai
de la raifon qu'il a cultivée, & qu'il efl; en état d'en-
tendre les ventés qu'il rejette. Mais l'enfant qui pro-
feife la Religion Chrétienne , que croit-il ? ce qu'il con-
çoit, ëi. il conçoit fi peu ce qu'on lui fait dire, que
Il vous lui dites le contraire, il l'adoptera tout auffi
volontiers. La foi des enfans ôi, de beaucoup d'hom-
mes
©u DB UE DU CATION. 163
mes eft une affaire de géographie. Seront-ils récom-
penfés d'être nés à Rome plutôt qu*à la Mecque. On
dit à l'un que Mahomet efl: le Prophète de Dieu , & il
dit que Mahomet efl le Prophète de Dieu ; on dit à l'au-
tre que Mahomet efl un fourbe, & il dit que Maho-
met efl un fourbe. Chacun des deux eût affirmé ce
qu'affirme l'autre s'ils fe fuffent trouvés tranfpofés. Peut-
on partir de deux difpofitions fi femblables pour envoyer
l'un en Paradis & l'autre en Enfer ? Quand un enfant dit
qu'il croit en Dieu , ce n'efl pas en Dieu qu'il croit , c'efl:
à Pierre ou à Jaques qui lui difent qu'il y a quelque chofe
qu'on appelle Dieu; & il le croit à la manière d'Euripide.
O Jupiter! car de toi rienjinon
Je ne cannois feulement que le nom *.
Nous tenons que nul enfant mort avant l'âge de rai-
fon ne fera privé du bonheur éternel ; les Catholiques
croient la même chofe de tous les en fans qui ont reçu
iebaptéme, quoiqu'ils n'aient jamais entendu parler de
Dieu. 11 y a donc des cas où Ton peut être fauve fans
croire en Dieu , & ces cas ont lieu , foit dans l'enfance,
foit dans la démence , quand l'efprit humain efl incapa-
ble des opérations néceffaires pour reconnoître la Divi-
nité. Toute la différence que je vois ici entre vous &
moi , eft que vous prétendez que les enfans ont à fept ans
cette capacité, 6: queje ne la leur accorde pas même à
quinze. Que j'aye tort ou raifon, il ne s'agit pas ici
d'un article de foi , mais d'une flmple obfervation d'hif-
toire naturelle.
Parle même principe, il efl clair que tel homme par-
venu jufqu'à la vieilleffe fans croire en Dieu , ne fera pas
pour cela privé de fa préfence dans l'autre vie ù fon
aveuglement n'a pas été volontaire ,& je dis qu'il ne
Tefl pas toujours. Vous en convenez pour les infenfés
qu'u-
* Flutatcfue, Traité de V^moiir ,trad. d'yJv.yct. C'ell ainfi que
conimençoitd'aboi(J la Tragédie de Ménalippc; mais les clameurs
du Peuple d'i\thànes forcèrent Euripide à changer ce commence-
ment.
L3
iôô E M î L E,
qu'une maladie prive de leurs facultés fpîrituelles, maïs
non de leur qualité d'homme,, ni par conféquentdu droit
aux bienfaits de leur Cré;).teur. Pourquoi donc n'en pas
convenir aillîî pour ceux qui , fequeftrés de toute fociété
dès leur enfance, auroient mené une vie abfolument fau-
vage^ privés des lumières qu'on n'acquiert que dans le
commerce des hommes *'?Car il eft d'une impoffibilité
démontrée qu'un pareil Sauvage pût jamais élever Tes
réflexions jufqu'à laconnoiffance du vrai Dieu. La rai-
ïbn nous die qu'un homme n'eft punilTibleque par les
fautes de la volonté , & qu'une ignorance invincible
ne lui fauroit être imputée à crime. D'où il fuit que
devant la jaftice éternelle tout homme qui croiroit , s'il
avoit les lumières néceffaires , efl: réputé croire , &
qu'il n'y aura d'incrédules punis que ceux dont le cœur
le ferme à la vérité.
Gardons- nous d'annoncer la vérité à ceux qui ne
font pas en état de l'entendre, car c'eft y vouloir fubfti-
tuer l'erreur. 11 vaudroit mieux n'avoir aucune idée de
la Divinité que d'en avoir des idées baffes , fantaftiques,
injurieufes, indignes d'EUe ; c'efl un moindre mal de la
méconnoître que de l'outrager. J'aimerois mieux , dit
le bon Plutarque, qu'on crût qu'il n'y a point de Plu-
tarque au monde, que fi l'on difoit que Plutarque efl:
injurte, envieux, jaloux, & fi tiran , qu'il exige plus
qu'il ne laiffe le pouvoir de faire.
Le grand mal des images difformes de la Divinité
qu'on trace dans l'efprit des enfans efl: qu'elles y reftenc
toute leur vie,& qu'ils ne conçoivent plus étant hom-
mes d'autre Dieu que celui des enfans. j'ai vu en Suiffe
une bonne & pieufe mère de famille tellement convain-
cue de cette maxime, qu'elle ne voulut point infl:ruire
fon fils de la religion dans le premier âge, de peur que
content de cette infl:ru6tion groffiere, il n'en négligeât
une meilleure à l'âge de raifon. Cet enfant n'entendoîc
.. , . ja:
* Sur rétat naturel de relpnc humain & fur la lenteur de fes
progrès : Fûysz la première gaitis du difcoursfur l'inégalité.
or DE L'EDUCATION. 767
jamciisparler de Dieu qu'avec recueillement &rcvt ren-
ée, 6c fi-tôc qu'il en vouloit parler lui-même on lui im-
pol'oicfilence, comme fur un lujec trop fublime & trop
grand pour lui. Cette réferve excitoit fa curiolité jà
l'on amour-propre âfpiroit au moment de connoîcrc ce
millere qu'on lui cachoit avec tant de foin. Kl oins on
lui parloit de Dieu, moins on fouffroit qu'il en parlât
Juimême, &plusil s'en occupoit: cet enfant voyoic
Dieu par-tout j & ce que je craindrais de cet art de niif-
tercindifcretemenc affe(!:té,feroit qu'en allumant trop
l'imagination d'un jeune homme, on n'alteiàtfatête,
ce qu'enfin l'on n'en fit un fanatique au lieu d'en fai-
re un croyant.
Mais ne craignonsrien defemblablepourmon Emi-
le , qui , refufant conftamcnt fon attention à tout cequi
cft au-deffus de (à portée , écoute avec la plus profonde
indiiference les chofes qu'il n'entend pas. 11 y en a tant
fur iefquelles il eft habitué à dire, celan'eftpas de m.on
reiîbrt, qu'une de plus ne rembarraffe guère; &; quand
il commence à s'inquiéter de ces grandes queflions, ce
n'efl: pas pour les avoir entendu propofer, mais c'elt
quand le progrès de fes lumières porte fes recherches
de ce cô:e-là.
Nous avons vu par quel chemin l'cfprit humain cul-
tivé s'approche de ces mifteres, & je conviendrai vo-
lontiers qu'il n'y parvient naturellement au fein de la
fociété même, que dans un âge plus avancé. Maiscom-
me il y a dans la n.éme fociété des caufes inévitables
par lesquelles le progrès des pallions eft accéléré; fi
l'on n'accéîeroit de même le progrès des lumières qui
fervent à régler ces paillons , c'eft alors qu'on fortiroic
véritablement de l'ordre de h Nature, Cic que l'équili-
bre leroit rompu. Quand on n'eft pas maître de modé-
rer un dé\eloppement trop rapide, il faut meneravec
la môme rapidité ceux qui doivent y correfpondre, eu
forte que l'ordre ne (bit point interverti, que ce qui
doit marcher enfemble ne foit point fcparé , «Se que
l'homme, tout entier à tous Icsmcmcns de fa vie, ne
foit pas «1 tel point par une de fes facultés, è^: à tel
autre point p^ir les autres.
Quelle difficulté je voiss'élcver ici! difficulté d'au-
tcnt plus grande, qu'elle eft moins dans les chofes que
dars la puilllanimité de ceux qui n'ofcnr la refoudre:
commecij'ons, au moins , par ofer la propoier. Un
en-
168 EMILE,
enfant doit être élevé dans la religion de Ton père;
on lui prouve toujours très -bien que cette religion,
telle qu'elle foit, eftla feule véritable, que toutes les
autres ne font qu'extravagance & abfurdité. La force
des argumens dépend abfolument, fur ce point, du
pays où on les propofe. Qu'un Turc, qui trouve le
Chriftianisrae 11 ridicule à Conftantinople, aille voir
comment on trouve le Mahométismc à Paris :c'eft fur-
tout en matière de religion que l'opinion triomphe,
Mais nous qui prétendons fecouer fon joug en toute
cbofe, nous qui ne voulons rien donner à l'autorité,
nous qui ne voulons rien enfeigner à notre Emile qu'il
ne pût apprendre de lui-même par tout pays, dans
quelle religion l'éleverons-nous? à quelle lefteaggré-
gerons-nous l'homme de la Nature? La reponfe eli
îbrt fimple, ce me femble; nous ne l'aggregerons ni
à celle-ci, ni à celle-là, mais nous le rnettrons en é-
tat de choifir celle oii le meilleur ufage de fa raifon
doit le conduire.
Jncedo per ignés
Suppojitos cineri dolofo.
N'importe; le zèle & la bonne- foi m'ont jufqu'ici
tenu lieu de prudence. J'efpere que ces garants ne
m'abandonneront point au befoin. Ledleurs, ne crai-
gnez pas de moi des précautions indignes d'un ami
de la vérité: je n'oublierai jamais ma devife; mais il
m'eft trop permis de me défier de mes jugcmens. Au
lieu de vous dire ici de mon chef ce que je penfe,je
vous dirai ce que peufoit un homme qui valoit mieux
que moi. Je garantis la vérité des faits qui vont être
rapportés; ils font réellement arrivés à l'auteur du
Î)apier que je vais tranfcrire: c'eft à vous de voir fi
'on peut en tirer des réflexions utiles furlefujetdont
il s'agit. Je ne vous propofe point le fentiraent d'un
autre ou le mien pour régie ; je vous l'offre à cxami»
cer.
En du Tome premier. Partie Seconde.
TABLE
TABLE
DES
MATIERES,
POUR LE TOME PREMIER
en deux Parties.
A:
I. Défigne la Partie première,
II. Partie féconde ,
n. les notes.
A.
,Bbl' de St, Pierre; comment établinbic Tes enfans.
P. II. p. 61
Comment appelloit les hommes. I. 55.
Académies, font des écoles publiques de menfonges. II. 73
Accent , s'il faut fe piquer de n'en point avoir. 1. 65
Ce que le François mut à la place. Ibid.
Les enfans en ont peu. I. 200
Achille , allégorie de ïox) immerfion dan? le Styx.. I. 19
Comment W. Poëce lui ôte le mérite de la valeur. I. 32
ABivité y furabondante dans les enfans, & défaillante ddns
les vieillards. l. 55
Aiolefcence , fignes des approches de cet âge. II. 82
Peut être accélérée ou retardée par l'éducation. II. ci
Affaires y comment un jeune homme p-.ut les apprendre.
II. 149
Ceux qui ne traitent que les leurs propres, s'y paffion-
nent trop. II. 155.
AffeÙation d'un parler modejîe , mauvaife avec les enfans.
II. 92
Affront déshonorant, à qni en appartient la vengeance. IL i San.
Age de force. IL i
Son emploi. II. 3
A\e prodi;rieux. I. 35 n.
Ajax , dit craint Achille & défie Jupiter. IL 163
Alexandre, croyoit à la vertu. I. 132
Alimens Jolides y nourrilTcnt mieux que les liquides. I. 29 n.
Alimcns des premiers hommes. I, 204
Amateurs {^ yJmatrices , comment font à Paris leurs Ouvra-
ges. II. 68
2mt L Partie II, M, Kxcep«
170 table:
Exceptions. . II. 68
Amour ^ exige des connoifTances. II, 87
A de meilleurs yeux que nous. Ibid.
Fixe & rend exclufif le penchant de la Nature. Ibid.
PnlTions qu'il entraîne à fa fuite. II. 88
jimour de Joi, principe de toutes nos pallions. II. 84
Toujours bon oc conforme à l'ordre. II. Ibid.
Quelles fortes de paflions en naiOent. II. 86
Amour - propre , pourquoi n'eft jamais content. II. Ihid.
Quelles fortes de palFions en nailTent. Ibid,
Devient orgueil dans les grandes âmes , vanité dans les
petites. II. 88
Co'mment fe transforme en vertu. II. 155
Analyje. II. Il
Analogie grammaticale , les enfans la fuivent mieux que nous.
I. 62
.,^12-/^ vifuel, comment nous trompe. I. I04.
Anglois y fe difent un peuple de bon naturel. I. 209 n.
Angloij'e , à dix ans , excelloit fur le clavecin. I. 198
Animaux, ont tous quelque éducation. I. 47
Dorment plus l'hiver que i "été. I, 164.
Antoine (^Marc) , tcms où l'hiUoire de fa vie efl inftru6live.
II. 13s
Autbropomorpbites, II. 161, 162
Appétit des enfans. I. 208
Apprentijjages ^ comment Emile en fait deux à la fois, II. 67
Araignées, quels enfant en ont peur. I. 48
Arme -à- feu. I. 49
Art de gouverner fans préceptes. I. 14.(5
Art d'obferver les enfans. II. 63
yjrtif en quel ordre l'eftime publique les range. II. 39
Ans, Emile les rangera dans la Tienne en un ordre inverfe./Wrf.
Autre manière d'ordonner les Arts, félon les rapports de
néceffité qui les lient. II. 43
Arts fauvages éf -^''f^ civils ^ diftindlion des uns & des au-
tres. II. 38
Artifany fon état efl le plus indépendant de tous. IL 56
Artifans des villes y (otiement in'^énieax. II. 44
Aflianax. I. 49
Attachement des enfans, n'efl d'abord qu'habitude. II. 85
En quoi l'attacbernent diffère de l'amitié. IL 121. n.
Averiijjemens négligés, s' il en faut reparler après coup. II. 146
Augujie, étoit le précepteur de fes petits -tils. L 23 n.
S'il ed vrai qu'il ait été heureux. [I. i3îi
Autorité, il ne faut rien lui donner quand on ne veut rien
donner à l'opinion. II. 77
Si celle du maure doit fe conferver aux dépens des
mœurs. IL 120
DES MATIERES. 171
B.
Xj Anians. t. 209 Tt.
JidLon à uioicié plongé dans l'eau. 11. 72
Berceau. L 43 n.
Bibliothèque d'Emile. 11. 37
Bienfaiteurs mterejjés, plus communs que les obligés ingrats.
II. 122
Biens & maux de la vie humaine ei'nminés. 1. 75 Ij Juiv.
Bonheur de ibomme naturel , en quoi confiée. II. 24.
Si lamefuredu bonheur eft égale dans tous les états. II. 107
Nous jugeons trop du bonheur fur les apparences. 11. 114
Bons-mots, fecret pour en trouver. 1. 121
Bonté, de tous les attributs de la Divinité toute -puifTinte,
celui fans lequel on la peut le moins concevoir. I. SS
Bouchers , en quel pays ne font pas reçus en témoignage. I. 209
Bouillie, nourriture peu faine. I. 60
Boule roulée entre deux doigts croifés. II. 7i^fuiv.'jj
Bou[fole, comment nous l'inventons. 11. 20
Bruit d'une arme à-feu. I. 4,9
Buffon, (^M.de) citô I. 12, 43 n. 172 n,
Gi
^/-Adres dorés t à quoi bons. I. 193
'Cauipag7ie, renouvelle les générations des villes, I. 41
Canard de la foire. II. tî
Caprice t rie vient point de la liberté. I. 148
N'cft point l'ouvrage de la Nature. I. 149
Exemples de la manière d'tn guérir un enfant. 1. 149, 152
iCar£« géographiques. II. 12, 13
Caton le Cenjeur, éleva fon fila dès le berceau. I. 22 n.
Cerf volant. I. 224
Chardin y cité. I. i6i
Charité , manière inepte dont on croit l'infpirer aux enfans.
I. 117
Chat, examine tous les objets nouveaux. I. 155
Cbdiiment, doit être ignoré des enfans. I. 97 , 113
Cheval, réflexion fur cet exercice. I. 16S
Chimères, ornent les objets réels. I. 216, ^ fuiv.
Ciceron, cité. 1. 10
Citoyenne. I. 7
Citoyens , ce qu*il faut faire quand ils font forcés d'être fri-
pons. II- 53
Climat. J. 2'8
Climats tempérés , leuts avantages. Ibid.
Coiffures dis enfant. I. i<5<
M 2 4><^
172 TABLE
Collèges. I. 8, 54
Colère. I. 104
Commander ôi obéir , mots qui doivent être inconnus à l'en-
fant. I, 91
Concurrence , quand doit cefTer d'être un inCtrument de l'édu^
cation. II. 36
Confidentes , font ordinairement des nourrices dans les dra-
mes anciens, I. 37
ConnoiJJances , leur choix relativement aux bornes de l'intel-
ligence humaine, II. 4
Bien vues par leurs rapports , préfervent des préjugés
pour celle qu'on a cultivée. II. 50
Confolatmis, tour qu'on peut leur donner pour humilier l'a-
mour-propre, II. 146
Contradiétions de l'ordre focial, quelle eft leur fource. II. 126
Conventions & devoirs y ouvrent la porte à tous les vices. I.
112
Corps débile affoihVit V:\me. I. 31 IL 119
Corps bumain , différence de l'habitude qui lui convient dans
l'exercice, ou dans l'inaftion. J. 159
Cofmographie , fa première leçon. II. 10
Courage, en quels lieux il faut le chercher, I. 33
Cûurfe. I. 18S
Indruflion que l'enfant peut tirer de cet exercice. I. i88
Couvens. I. 64
Cris des enfans. !• 51
C:dfine franpi/e. I. 106
Culture , un de fes grands préceptes efl de tout rttardcr.
11. 119
Curiojité, fa premicre fource. II. 5
Comment fe fait fon développement. II. 5
Quelle feroit celle d'un Philofophe relégué dans une ifle
déferte Ibid.
Curiojîté , raifon pourquoi le Philofophe en a tant , & le
Sauvage fi peu. II. 73
Cyt:lopes. I. 209
Czar Pierre. , H. 67, 6&
D
D.
'Anse. L 1S3
Déclamer. I. 200
Définitions, comment pourroient être bonnes. I. 125 ri.
Deati , moyen de faciliier leur éruption. I, 59 ^ Juiv.
Dépendance des cbofes & dépendance des hommes, I. 84
La première ne nuit point à la liberté. Ibid.
Défordre moral , par où commence. 1. 17
DiJJein, réflexions fur cet art. I. 191
Deîtff
DES MATIERES. 173
Dette faciale y comment fe paye. Il, 55
Devoir, impofé mal-à-propos aux enfans. L 93
Effet de cette indifcrétion. I. 94.
Ce qu'on doit mettre à la place. I. hid.
Dialogue de morale entre le maître & l'enfant. I. 92
£)iewx du paganifme, comment furent imaginés. II. 161
Dijlmces, moyen d'apprendre aux enfans à en juger. I, 51
Divinité, il vaut mieux n'en point parler aux enfans. que
de leur en donner de faufTes idées. 11. 165
Docilité, effets, de celle qu'on exige des enfans. II. 25
Domimtion, tient à l'opinion comme tout le refte. I. 81
Douleur, l'homme doit apprendre à la connoître. L 70, 87
Comment perd fon amertume au goût des enfans. J. 166
E.
HAu, dans quel état l'enfant la doit boire. I. I(Î3
Education^ fes diverfes efpeces. I. 3 , 7
Oppofition entre elles. l' 5
Choix. l. A, 9
^^^' i i
Sens de ce mot chez les Anciens. I. 10
Commence à la naiffance. I. 45
Ne fe partage pas. 1 27
Nouvelles difîîcultés. I. 24
Quel en doit être le véritable inftrument. L* 95
Importance de la retarder. 1, ^3
Difficulté. I. lor
Doit être d'abord purement négative. L 99
Progrès de fes différences. II. j^g
£f/îicat/ûny exd«yti-(?, préfère les inflrudionscoiiteures. I. i63
Education naturelle , doit rendre l'homme propre à toutes les
conditions humaines. 1, 29
Maintient l'enfant dans la feule dépendance des chofes. I.84
Education vulgaire, difpenfe les enfans d'apprendre à penfer.
I. 144
Quel efprit elle leur donne. I. 1^5
Egalité civile ^ naturelle . leur différence. IL 73
Egalité conventionnelle , rend nécellaires le droit pofitif & ks
Jo'X. II. 45
A fait inventer la monnoie. II. Jhid.
Elevé imaginaire que l'Auteur fe donne. I 2$
Beve , ne doit point s'envifager comme devant être un jour
féparé de fon gouverneur. ]. 29
Inconvénient qu'il paffe fucceflîvement par diverfes mains.
A ,M , ^' 37
Avantage qu il n apprît rien du tout jufqu'à douze ans.
J. 99
]M 3 £»ev«
1^4 T A B L F.
Elevé , comment on le trouvera capable d'intelligence, de
mémoire, de raifonnement. I. 143
fie doit recevoir de leçons que de l'expérience. I. 14.5
Doit toujours croire faire fa volonté en faifant la vôtre.
L 147
Le mal de fon inftruftion eft moins dans ce qu'il n'entend
point, que dans ce qu'il croit entendre. II. 32
Comment je m'y prends , pour que le mien ne foit pas aulîi
fainéant qu'un Sauvage. II. 69
Utilité de fes travaux dans les arts. II. 43
En parcourant les atteliers, doit mettre lui-même la main
à l'œuvre. II. 39
Choix de fon métier , s'il a du goût pour les fciences fpt-
culatives. II. 66
En cellant d'être enfant, doit fentir la fuperiorité du maî-
tre. JI. 144.
Différence du vôtre & du mien. IL 157
Elevés, ce qu'on leur apprend, plutôt qu'à nager. 1. 168
Eloquence , mar.iere inepte de l'enfeigner aux jeunes gens.
II. 153
'Vrai moyen.
Emile, pourquoi paroît d'abord peu fur la fcène.
Riche , & pourquoi.
A de la naiffance , & pourquoi.
Orphelin, en quel fens.
Première chofe qu'il doit apprendre.
N'aura ni maillot,
M charriots, ni bourlets, ni lifieres.
Pourquoi je l'élevé d'abord à la campagne.
Son dialogue avec le jardinier Robert. '
N'apprendra jamais rien par cœur.
Comment apprend à lire.
A defliner.
A nager.
Boira fans eau froide ayant chaud ; précaution.
Avis que je lui donne fur les furprifes noéturnes.
Penfif & non quellionneur dans fa curiofité.
Son aventure à la foire.
Sa première leçon de cofmographic.
De ftatique.
De phyfique fyftématique.
Mot déterminant entie lui & moi dans toutes les actions
de notre vie. II. 2e
Queftipnqui, de ma part, fuit infailliblement toutes les
fiennes. Ibid.
Comment je lui fais fentir l'utilité de fâvoir s'orienter. II. 29
Quel livre campofera long-temsfeul fa bibliothèque. II. 37
^Hiule de lui-même. II. 3*5.
11. 154
I. 26
I. 29
Ibid.
Ibid.
I. 70
I. 42
I. 71
1. 40, 102
1. 109
I. 134
I. 142
I. ipo
I. 170
u 1. 162
ÎS. I. il'o
II. 9
IL 15
IL 10
H. 21
IL 23
DES MATIERES. 175
Emile, s'intereffe à des queftions qui ne ponrroient pas mê-
me effleurer l'attention d'un autre; exemple. 11. 47
Pouiquoi peu fêté des femmes dans fon enfance, & avan-
tage de cela. 11. 50 n.
Pourquoi je veux qu'il apprenne un métier. li. 57
Choix de fon métier. 11. 66
Fait à la fois deux apprentiflages. II. 67
Comment je loue fon ouvrage, quand il efl bien fait. II. 68
Queftion qu'il me fait, quand il juge que je fuis riche , &
ma réponfe. 11. 69 ^ Jniv.
Efl un Sauvage fait pour habiter les villes. 11. 74
Ne répond point étourdiment à mes qutllions. Il, 75
Sait la quoi bon fur tout ce qu'il fait , &. le pourquoi fur
tout ce qu'il croit. II. 78
Etat de fes progrès à douze ans. I. 219
A quinze. 11. 78
N'eft pas faux comme les autres enfans. II. 102
Saura tard ce que c'eft que foufFrir & mourir. llid.
Quand il commence à fe comparer à fes fembiables. II. 125
Quelles paflîons domineront dans fon caractère, Ihid.
Jmpreffion que feront fur lui les leçons de l'Hiftoire. II. 136
Ne fe transformera point dans ceux dont il lira les vies.
H. J39
Jugera trop bien les autres pour envier leur fort. 11. 140
Pourra s'enorgueillir de fa fuperiorité. II. 142
Remède à cela. H. 143
Comment s'inflruira dans les affaires, M. 151
Aime la paix. II. 152
Son par lern'efl ni véhément. II. 154.
Ni froid. II. Ibicl.
Etendue de fe? idées, & élévation de fes feutimens. II. 155
Ne s'inquiette point des idées qui palfent fa portée. II. 167
A quelle fede doit être aggrcgé. IL i63
Encre, comment elle fe fait. il. 32
Utilité de favoir cela. II. 34
Enfance, premier éiat. 1, 54
Deuxième état. I. 69
Troifiéme état. II. i
Court tableau de fa dépravation. I. 21
Seul moyen de l'en garantir. I. 22
Ses premiers développemcns fc font prefque tous à la toii.
I- 139
Doit être aimée & ftivorifée. I. 73
Son état par rapport à l'homme. II. 67 (j* fuiv.
Ne peut guère abuler de la liberté. 1. 82
A des manierrs de penfer qui lui font propres. 1. 93
Doit uieurir dans les enfans, I. iro
11 y ïi des hommes qui n'y palfcnt point. I. in
M 4 Enfanct,
I.
19
I.
40
1,
47
s.I.
48
I.
49
I.
50
I.
52
].
55
I.
sa
I. Ihid.
Ibid.
I.
58.
I.
59
1.
6z
175 TABLE
Enfance, ne poînt fe preffer de la juger. I, 123
Semblable dans les deux fcxes- If. 8a
Enfans, comment traités à leur naiffhnce.1. 11, 42 ^ Juiv.2>9
Supportent des changemens que ne fupporteroient pas les
hommes.
Doivent être nourris à la campagne.
Leurs premières fenfations purement afFeélives.
Doivent être de bonne heure accoutumés aux ténèbres. L
Ont rarement peur du tonnerre.
Comment apprennent à juger des diftances.
Ont les mufcles de la face trè'^ - mobiles.
Pourquoi font fi volontiers du dégât.
Comment deviennent impérieux.
Maximes de conduite avec eux.
En grandiflant deviennent moins remuans.
î^e point les flatter pour les faire taire.
Sont prefque tous févrés de trop bonne heure.
Suivent mieux que nous l'analogie grammaticale.
On s'emprefle trop de les faire parler. L Ihid, ^ 66, 137
^■^ Juiv,
Et de corriger leurs fautes de la langue. 1. 62
Apprennent à parler plus ditiin(ftement d(îns les Couvens
& dans les Collèges. IJ. 6i\
Pourquoi ceux des Payfans articulent mieux que les nô-
tres. 11. 63
Donnent fouvent aux mots d'autres fens que nous. U. 67
Ne point montrer un air alhumé quand ils fe b/eflent.
II. 7o
Avantage pour eux d'être petits & foibles. II. Ibid,
Souffrent plus de la gêne qu'on leur impofe, que des in-
comodités dont on les garantit. I. 87
En les gâtant, on les rend miferables. I. Ibid. ^fuiv.
Régies pour accorder ou refufer leurs demande*. I. pi. n.
On les conduit par les pallions qu'on leur donne, I. 96
D'où vient leur pétulance. I, 97
Abus des loni^s difcours qu'on leur tient. I. 103
Ne font pointnaturellement portés à Hientir, l.ii^&fuiv.
Pourquoi trouvent quelquefois d'heureux traits. 1, 121
Leur apparente facilité d'apprendre , caufe leur perte,
1. 124
On ne leur apprend que des mots. L 1,26
N'ont point une véritable mémoire. L 125
Comment fe cultive celle qu'ils ont. I. 133
Quelle eft leur Géographie. L 128
Si THifloire efl à leur portée. I. Ibid,
Comment fe perd leur jugement, I. 132
De leurs vêtemens. I, 156, ^ Juiv,
Et de leur coëfFurg. 1. i6l
Énfahf,
DES MATIERES. 177
^■nfans, généralement trop vêtus. I. 132, 161
Sur -tout dans les villes. I. 43 n.
En quel mois il en meurt le plus. J. 162
S'ils doivent boire ayant chaud, I. 163
Ont befoin d'un long fommeil. 1. 164,
Moyen de les faire dormir. I. 165
Et fe réveiller d'eux-mêmes. I, 166
Comment fupportent gaiment la douleur. I. Ibid.
Peuvent être exercés aux jeux d'adrelTe. I. 195
S'ils doivent avoir les mêmes alimens que nous. I, 205
Difficulté de les obferver. I, 224.
On ne fait point fe mettre à leur place. II. 11
Effet de la docilité qu'on en exige. II. 25
Ne les payer que de raifons qu'ils puifTent entendre. II. 27
Font peu d'attention aux leçons en difcours. II. 28
Si l'on doit leur apprendre à êtregalans près des femmes»
II. 50 n.
Un appareil de machines & d'inftrumens les effraye ou les
diftrait. II. 68
Ne s'interefTent qu'aux chofes purement phyfîques. II. 71
Sont nntureliement portés à la bienveillance. II. 85
Mais leurs premiers aitachemenî ne font qu'habitude. II. pj
Leur curiofité fur certaines matières. II. 90
Comment doit être éludée. II. Ibid. ^ J'.iiv,
Apprennent à jouer le fentiment. H. lor
Inconvénient de cela. iMd,
Tout ell: infini pour eux. II. ii5
Enfant, augmente de prix en avançant en âge. I. 19
Doit favoir être malade. I. 33
Suppofé homme à fa naiflance. I. 4.5
Pourquoi tend la main avec effort pour falfir un objet
éloigné. I. 51, 54, ijo
A quelle dépendance doit être alfujetti. I. 84
Ne doit point être contraint dans fes mouvemens. I. 85
Ne doit rien obtenir par des pleurs. I. Ibid.
Ne doit pas avoir plus de mots que d'idées. 1. 67
De la première faulfe idée qui entre dans fa têle nailfcnt
l'erreur & le vice. I. 91
Ne joint pas à ce qu'il dit les mômes idées que nous. I. 73
Gouverne le maître dans les éducations foignées. I. 147
Comment n'épiera pas les mœurs du maître. I. 148
Ne doit point apprendre à déclamer. I. 209
Moyen de le rendre curieux. II. 7
Ne peut être ému par le fcntiment. II. ^
Ne s'interelfe à rien dont il ne vore l'utilité. II. 35
Situation où tous les befoins naturels de Ihomme, & Its
moyens d'y pourvoir le développent fenfiblement .A (on.
tfi'rit, II. 35
1^1 § £nfant.
Î78 TABLE
Enfant, commentilfautIuimontrerlesrelationsroclales.il. 35
Sa preaiiere étude eft une forte de phyflque expérimen-
tale. Jl. 151
Ne doit rien faire fur parole. Jl. 1^5
Enfant qui Je croit brûlé par la glace. II. 71
Enfant dilcole, manière de le contenir,' H. 108
Enfant -fait. I. 216
Sa peinture. î. 2iy ^ fuiv.
Ennui, d'où vient. II. 114.
Entendement humain, fon premier terme & fes progrès. I. 45
Envie , efl: amere & pourquoi. IL 100
BpiSete, fa prévoyance ne lui fert de rien. II. 108
Erreur, le feul moyen de l'éviter, eft l'ignorance. II. 73
Erreurs de nos feus, font des erreurs de nos jugemensj exem-
ple. II. 71
EJprit, chaque ejprit a fa forme, félon laquelle il doit être
gouverné. I. 100
Ses carafteres. II. 70 , ^ fuiv,
Ejprit 0') d'un enfant doit être d'abord exhalé modérément,
puis retenu. I. 122
E[prit de votre élevé & du mien. I. 14,5 , ^Juiv,
Ejprii vulgaire, à quoi fe reconnoît dans l'enfance. L 122
Sens du mot Ejprit , poux le peuple & pour les enfans.
II. i6i
Sens primitif. II. Ibid,
Etat de Nature, en en fortant nous forçons nos femblables
d'en fortir auffi. II. 5î
Etat, quelle occupation nous en rapproche le plus. II. 56
Eiat de Nature, état Civil: ce qu'il faudrolt pour en réunir
les avantages. I. 84
Etudes, s'il y en a où il ne faille que des yeux. I. 129
S'il y en a qui conviennent aux enfans. I. 132
Etudes Jpéculotive s , trop cultivées aux dépens de l'art d'a-
t,ir, II. 149
Etudier par cœur, habitue à mal prononcer. I. 64.
Euripide , ce qu'il dit de Jupiter. II. 165
Excès d'indulgence ou de rigueur à éviter. I. 87
Exercice du corps , s'il nuit aux opérations de refprit. I. 144
Explications en dijcours , font peu d'impreffion fur les en-
fans. II. 28
Mauvaife explication par les chofes. II. 32
F.
X^Able'?. Si leur étude convient aux enfans. I. 134
Analyfe d'une de celles de la Fontaine. I. 135. &?/?";«-
Examen de leur morale. I. 139. 6f /"Jy.
Quel efl leur vrai tems. il. I47
^ La
D E s M A T I E R E s. 179
• La morale n'y doit pas être développée. U. Ibid.
Facultés Jupetflues de Vhomme , caufcs de fa mifere. I. 77
Famille, comment le diffout. I. 71
Fantaiftes des enfans gâtés. I. i38
Farineux, 1. 39
Favorin, cité. !• 77
Fautes , leur tems efl celui des Fables. II. 14-7
Félicité de Vhomme ici -bas eft négative. I- 75
Femme, confiderée comme un homme imparfait. 11. 81
N'efl à bien des égards qu'un grand enfant. 11. 82
Femmes, notre première éducation leur appartient. 1. 2 n.
Ne veulent plus être nourrices ni mères. I. 15 » 18
Quel air leur plaît dans les hommes. II. 50 »•
Fétiches. U. 115
Feu de In jeune JJe , pourquoi la rend indifciplinable. II. 120
C'eft par lui qu'on la peut gouverner. Il- Ibid.
Foi des enfans , à quoi ticnc. II* ^65
FoihleJJe , en quoi confifte. I- 77
D'où vient celle de l'homme. II. i
C'eft elle qui le rend fociable. II. 99
Force , en quoi confifte. 1-77
A quel âge l'homme a le plus de force relative. II. 3
Comment il en doit employer l'excédent. II. l^>ià.
Force du génie ^ de Vame, comment s'annonce dans l'en-
fance. I. 122
Forêt de Montmorenci. H- 29
Français y ce qui rend leur abord repouflant & défagréable.
I. 65, 186 ri.
G»
CjAite', figne très -équivoque du contentement. IL 115
Gauffres ijeperimetres. I. 196
Gaures. L 2<-9
Genevois, peut-être ne feroient plus libres, s'ils n'avoienc
(îi marcher fans foulicrs. I. 182
Génie, a fouvent dans l'enfance l'apparence de la l"lupidité.
1. HZ
Génie des hommes , différent dans les peuples & dans les in-
dividus. II. I31-
Géographie, idée qu'en ont les enfans. 1. 128
Ses premières Itçons. IL 12
Génméttie, s il clt vrai que Ks enfans l'apprcnneiît. I. 125
Notre manière de l'enfeigncr donne plus à l'imagination
qu'au raifonnement. I. 193
Comment Mmile en apprendra les premiers élemens. L 19+
Moytn de la rendre intérelfante. II. 5
Ciiurmaiulije , préférable à la vanité, pour mener les enfms.
L 206
V icc
180 - TABLE
Vice des cœurs fans étoffe. T. 207
Guût. Remarques fur ce fens. I. 203 ^ fuiv.
Coûts naturels, font les plus fimples, 1. 204
Et les plus univerfels. I. 205
Gouvernement politique , à quoi doit fe borner l'idée qu'il en
faut donner à l'enfint. II. 45
Gouverneur, première qualité qu'il devroit avoir, I. 24
Moyen d'éviter la difficulté du choix. I. Ibid.
Doit être jeune. I. 25
S'il doit avoir déjà fait une éducation. I. 27
Doit choifir aulTi fon élevé. I. Ibid,
Ke doit point s'envifager comme en devant être un jour
féparé. I. 29
Ne doit point fe charger d'un élevé infirme. I. 30
Doit avoir de l'autorité fur tout ce qui entoure fon élevé,
& moy°n d'aquérir cette autorité. 1. 102
Doit fe faire apprentif avec fon élevé. II. 39
Abus à éviter dans leurs communs travaux. II. 43
Fondement de la confiance que l'élevé doiC avoir en lui,
11. 145
Comment doit fe conduire dans les fautes de fon élevé de-
venu grand. 11. Jbid. ^ fuiv.
Gouverneurs , leur faufle dignité, II. 144
Grmid Seigneur devenu gueux. II. 54
Crajfeyer. 1. 64
Griffer, pain de Piémont, !• 61
Cymnajli'iu^, !• 15^
H.
XJ./\BiTunE, n'eH: point la- Nature. I. 4
Seule habitude qu'on doit donnera l'enfant dans le premier
âge. I. 48
D'où vient l'attrait de rbahitude. 1. 220
Habitude du corps convenable à l'exercice, différente de cel-
le qui convient à l'inaftion. I. 64
Haleine de Vbmnme^ mortelle à l'homme. I. 41
Heyiri W. Mot de ce Prince far les prédirions des Aftrolo-
gués.
I. 121
Héritier, comment s.'éleve.
I. 152
Hermès.
11. 35
Hetodote, cité.
J. 161, 214
Bifime .. n'efl: point à la portée des enfang.
!. 129
Exemple.
I. 130
Ttms de fon étude.
II. 128
Calomnie le genre humain.
II. 129
N'efl jamais tïdele.
II. 130
En quoi fembla.ble aux Romans.
11. Ibid.
Hijîoirs ,
DES MATIERES. l8t
ilifloîre, doit peindre fans faire de portraits. II. 131 , çj' juiv.
Montre plus les aélions que les hommes. H. Ï33
H ijloire moderne , n'a point de phyfionomie. II. 131
JJoJioriens anciens. I. 213 n,
Hohbes, comment appelloit le méchant. I. 55
En quel fens fon grand principe cil vrai. 1. 88
Hochets. I. 59, 60
Homme y comment défapprend à mourir. I, 33
Son haleine eft mortelle à fes femblables. I. 41
Fort par lui-même, rendu foible par la fociété. 1.82,84.
Doit s'armer contre les accidens imprévus. I. 182
Eft le même dans tous les états. II. 53
Ce qui le rend eOl-ncielIement bon ou méchant. II. 85
Doit être formé avant d'ufer de fon fexe, II. 119
Nepasie montrer aux jeunes gens par fon mafque. H. 127
Commtnce diflicilement à penfer 6c ne celle plus. II. 159
Homme courant d'étude en étude, à quoi comparé. 11. 13
Homme du monde., tout entier dans fon mafque. II. 115
Homme naturel, en quoi confiile fon bonheur. II. 24
Homme naturel . vivant dans l'état de Nature, fort difFérenc
de l'homme naturel vivant dans l'état civil. U. 74, 159
Borné par fes facult^'s aux chofes fenfibles. II. 160
Hommes , pourquoi j'en parle fi tard à mon élevé. il. 41
Hommes vulgaires y ont leuls befoin d'être élevés. I. 2(5
Humanité , premier devoir de l'homme. I. 73
Ce qui la conftitue. II. lor
Comment s'excite & fe nourrit dans le cœur d'un jeune
homme. II. 102, 108, 229
Maximes pour cela, il. 103 ^fuiv.
Hygiène. 1. 34
I.
I
De'es, diftinguées des images. I. 125
Et des fenfations. II. :22
La manière de les former e(l ce qui donne un caractère à
l'efprit humain. //?j^.
Idées fiiiiples , ce que c'eft. II. 71
Identité Juccejfive , comment nous avons le fentiment de la
nôtre. I. 72
Jeunes femmes , leur manège pour ne pas nourrir leurs en-
fans. I. 15
Jeunes gens .^ corrompus de bonne heure , font durs & cruels.
II. 98
Cara6lere de ceux qui confervent long'tems leur innocence.
Ihid.
Pourquoi pnroilTent quelquefois infenCbles , quoiqu'ils ne
le loient pas. II. uo
Jeunes
i82 T A B L E;
Jeunes ^ens,inconvéniem de ]es rendre tropobfervateurs.ir.8i
Jeune bomme , objets qu'on doit lui moiurer à certain âge.
II. 103, 22
Exemple. 11. 118
Doit penfer bien de ceux qui vivent avec lui. II. 127
Efbimer les individus, & niéprifer la multitude. IbiJ.
Jeux, pur qui & à quelle occafion inventés. I. 213
Jeux de nuit, utilité & pratique. I. 172, 33
Jeux olympiques , à quoi comparés. 11. 127
Imagination, étend la mefure des poffibles. 1. 76
Transforme en vices les pallions des êtres bornés. II. g6
Imitation, goût naturel. 1. 119
Comment dégénère en vice, l.-Ibid.
Indigejlions t comment les enfans n'en auront jamais. I. 213
Infans. I. 69
Infini. II. 162
Ingratitude , n'efl pas dans le cœur de l'homme. II. 122
Doù elle vient. II. Ibid.
Inoculation. 1. 168
InJlinSt, comment devient fentiment. II. 85
InJlru£lion , à quel prix on la donne aux enfans. I. ç6
Doit être renvoyée autant qu'on peut. I. 104.
L'on n'y doit employer ni rivalité, ni vanité. II. 36
InJlruUiims de la Nature font tardives , celles des hommes
prématurées. II. 89
Injîrumens mecbaniques , leur multitude nuit à l'adreffe des
mains & à la jufteflTe des fens. II. 2Z
Intelligence, épreuve & mefure de fon développement. II. 5
Intolérance, quel dogme elt fon principe. II. 164.
Jugemens a(5lifs & palîifs. IL. 71
Diftinction. Ibid.
Comment on apprend à bien juger. II. 74.
Juflice, quel eft en nous fon premier fentiment. I. iq6
JiiHice bumaine , fon principe. II. 124 n.
Jufiice & bonté ne font pas de purs êtres moraux. IL Ibid,
Juveml, cité. IL 64
L.
JLa Fontaine , fi fes Fables conviennent aux enfans. I. 134,
Lait, fi le choix du lait de la mère ou d'une autre, eft in-
différent.
D'abord férieux, puis prend de la confiliance.
Eft une fubftance végétale.
Se caille toujours dans l'eftomac.
Langue naturelle.
Langues , ^\ leur étude convient aux enfans.
Un enfant n'en apprend jamais qu'une.
15
36
38
39
51
79
L*
127
Langues i
DES MATIERES. 183
Langues, Pourquoi Ton enfeigne aux enfans par préférence
les laniiiies mortes. I. 128
Leçons, doivent être plus en aftion qu'en difcours. I. iio
Liberté, le premier de tous les biens. 1. 84
Liberté bien réglée, feulinltrument d'une bonne éducation. 1.95
Lire, manière d'apprendre à lire aux enfans. I. 141
Lîfiere, laiiFe une mauvaife démarche aux enfans. L 71 «.
Lit , moyen de n'en trouver jamais de mauvais. I. 164
Quel ert le meilleur. 1. 165
Liiarge. 11. 33
Livre , qui compofera feu! la bibliothèque d'Emile. II. 37
Livres, intlrumens de la mifere des entant. 1. 141
Locke, recommande de ne point drogueries enfans. 1. 33
Examen de fa maxime qu'il faut raifonner arec eux. 1.
91, cj'fuiv.
Comment veut qu'on rende un enfant libéral. 1. i ij
Veut qu'on apprenne à lire aux enfans avec des dés. I. 14c
Inconféquence de cet Auteur fur leur boiflbn. L 162,16$
Métier qu'il donne à fon Gentilhomme. II. ûo
Veut qu'on étudie les efprits avant les corps, II. 160
Loix y ce qui leur manque pour rendre les hommes libres.
I. 84
Favorifent le fort contre le foible. II. 124 n.
Loix de la Nature, dans leur recherche ne pas prendre les
faits pour des raifons. 11. 23
Exemple fur la pefanteur. II. Ibid.
Lùtùpbages. 1. 209
jLûac/^e, précaution pour qu'un enfant ne le devienne pas. I. 32
Lune , au-dtlà d'un nuage en mouvement, paroît fe mou-
voir en fens contraire. II. 72
Lydiens, comjnent donnèrent le change à leur faim. 1. 213
M.
M.
.AcHiN£S , leur appareil effraye ou diUrait les enfanî.
II. 21
Nous ferons nous-mêmes les nôtres. II. Ibid.
A force d'en rafTembler autour de foi , l'on n'en trouve
plus en foi-même. II. 22
Maigre, n'échaufte que par l'aflaifonnement. I. 40
Maillot. I. 13, 42. 58
iWfli'tre , gouverné par l'enfant. 1 147
Mal y n'en faire à perfonne , la preniiere & la plus impor-
tante leçon de morale. 1. 119
Maux entalTés fur l'enfance. I. 19
Maux pbyft'jues , moins cruels que les autres. I. 6j
Alaux tr.craux , tous (..ans l'opinion, hors un feul. J. 73
Maux de lame , n'excitent pas fi généralcmeiu à compalfion
4ue
-l84 TABLE
que les autres. II. tio
Ma:itnu. \[, 162
Marcel y célèbre maître à danfer. I. 183 77.
Marmoufets de Laban , H. 162
Maroc, ce que Montagne a dit d'un de Tes Rois. 1. 167
Moj\ues , comment on empêche un enfant d'en avoir peur.
,, . ^ ^^
Matière, II. 161
Maximes de conduite avec les enfans. I. 57
Maximes fur la pitié. II. 103
Médecine, d'où vient fon empire. J- 31
JVlaux qu'elle nous donne. I. Ibid.
Sophifme fur Ton ufage. I. 32
Auffi nuifible à l'ame qu'au corps. I. Ihid.
K'a fait aucun bien aux hommes. I. 78
Médecin, ne doit être appelle qu'à l'extrémité. I. 33
Mélancolie, amie de la volupté. II. 114
Mémoire, les enfans n'en ont pas une véritable. I. 125, 132
Comment fe cultive celle qu'ils ont. I. 133
Mmalippe , Tragédie d'Euripide. II. 165 n.
Menfange de fait & de droit. I. 113
Ni l'un, ni l'autre n'efl; naturel aux enfans. l.Jbid. ^ fuiv,
Meuiiiferie. Il, 66
Mères, d'elles dépend tout l'ordre moral. 1. 17
Avantage pour elles de nourrir leur"! enfans. I. 18
Méridienne à tracer. II. i+
Aventure qu'elle amené. II. 15
Mffures naturelles, I. 190
Métaux, choifis pour termes moyens des échanges. II. 46
Méthode, il en faudroit une pour apprendre difficilement les
fciences. II. 22
La mieux appropriée à l'efpece , à l'âge, au fexe , eft la
meilleure. II. 51
Métier, pourquoi je veux qu'Emile en apprenne un. IL 57
Métiers, raifons de leur dillinflion. II. 52
Miferes de l'homme , le rendent humain. II. 99 Êf fuiv.
Mœurs , comment peuvent renaître. L 17
Comment l'enfant n'épiera pas celles de fon gouverneur,
L 143
En quoi les peuples qui en ont furpaflent ceux qui n'en
ont pas. il. 119
Monnaie , pourquoi inventée. IL 4S
N'efl qu'un terme de comparaifon. H'^ià,
Tout peut être monnoie. Ihid.
Pourquoi marquée. II. 4<S
Son ufage. Ibid,
Effets moraux de cette invention ne peuvent être expli-
qués aux enfans. /'^i^.
Mon
DES MATIERES. iSj
Movfeîgneur, il faut que je vive: réflexion fur ce mot & fue
la réponfe. 11. r,^
Montagne, cité. I. 158, 167. IL 13^
Montré duf^.ge. If. ^j
Morale, comment on l'enfeigne aox enfans. I. 92
Unique leçon qu'on leur en lIoic donner. I. 119
Morale ëcpoliiiquc ne peuvent fe traiter féparément. II. I2j
Morale des fabies, examinée. 1. 13P
Morale, ne doit pas être développée. li. 147
Moralité, il n'y en a point dans nos aflions avant l'âge derai-
^o"- 1. 55
Mort y comment devient un grand mal pour l'homme. I, 78
Comment fe fait peu fencir. I. i^'-j
L'idée s'en imprime tard dans l'efprit des enfans. II. 109
Mots, l'enfant n'en doit pas plus favoir qu'il n'a d'idées. I. 67
Seule chofe qu'on apprenne aux enfans. I, 126
Diificulté de leur donner toujours le même fens. Ibid. n.
Mouvement , c'ell: par lui que nous apprenons qu'il y a des
chofes qui ne font pas nous. 1, 50
Mufcles de la face , plus mobiles dans l'enfant que dans
l'homme. I. 52
Mtffique, moyen de l'entendre par les doigts. J. ijjr
Peut fervir à parler aux fourds. Jtid.
De la manière de l'enfeigner aux enfans. I. 20A
Myjîeres. H. 16^
N.
JNI Ager, quel exerclae on préfère à c^IuMà dans la gran»
de éducation. 1. i63t
Ce qui le rend périlleux. J^ K^^
Naijj'ahce de l'bomme, a, pour ainfi dire, deux époques. II. 81, 83»
Nature, routes contraires par lefquelles on en fort dès l'en-
fance. I. ig
Exerce incefTarament les enfans. • l. iç^
Comment l'homme en fort par fes paflîohs. II. 84.
Ses iiidruclions tardives Cs: lentes. II. 8<j
Son progrès en développant la puilTance du fexe. II. ç3.
Nature de l'bomtne, I. ^
Nature divine. II. 162.
Ne-iX3tun, portoit l'hiver fes habits d'été. L 16L
N^Ufims morales^ leur progrès dans mon élevé. IL 5
Nourrice, la véritable. I. 22
La meilleure au gré de l'accoucheur. I. 36
Choix. Ibid.
Doit être la gouvernante de fon nourrifîbri. I. 37
. Ne doit pas changer de manière de vivre. I. 38
Now'ices, comment traitées, 6: pourquoi. L 16
Titns I. Fartie II, N Nenté
125 TABLE
Nmyrlcety rnifon de leur attachement à Tu fage du maillot. I.41
ExcelleiK d.ms l'art dediltraire un enfant qui pleure. J. 59
Précaution qu'elles négligent. Ihid.
Uifent auK enfans trop de mots inutiles. I. 6r
Nunge, pillant entre la lune & l'enfant lui paroit immobile»
dt la lune en mouvement. II. 72
Nuit, d'où vient l'efFroi qu'elle caufe. 1. 172
Remède. I. I73
Expédition noùurne de l'Auteur dans fon enfance, I. 176
O.
O
BjECTrOKS»,
Contre la liberté laifTée aux enfan«. I. 74.
Contre l'éducation retardée. I. ici
Contre la méthode inaétive de ne rien apprendre aux en-
fans. I. 143
Contre l'emploi que l'Auteur fait de l'enfance. I. 157
Coijtre la culture prématurée d'un corps non formé. I. lyS
Contre h pratique de former à l'enfant un jugement à lui.
II. 40
Contre le choix des objets que l'Auteur offre à l'adolefcenr.
II. 110
Objets, choix de ceux qu'on doit montrer à l'enfant, I. 48. 49
De nos premières obfervations , fj-tôt que nous commen-
çons à nous éloigner de nous. H. 6
Objets purement pbyfiques, les feuls qui puiflent interefler les
eiifans. II. 71
Objets intelle&uels ne font pas fi -tôt à la portée des jeunes
• gens. II. 128
Ol^ervatîon des mtturs , inconvénient d'y livrer trop un jeune
homme. Jbid.
Odorat, réflexion fUr ce fens. I. 213, 214.
Oifiveté eft un vol public. II. 56
Ofiinion, ce qu'il faut faire pour régner par elle. II. 57
Pour ne lui rien donner, il ne faut rien donner à l'autorité.
II. 77
Elevé fon trône fur les paffions des hommes. II. S8
Ordre à fiiivre dans les études. IL 14.
Ordre 9f7oral , comment l'homme y entre. II. 124.
Ordre fociai , tems d'en expofer le tableau au jeune homme.
II, fts
Source de toutes fcs contradiélions. Ibid.
Témérité de s'y fier. II. 54
Ori^anci des plalfirs lecrets & des bcfoins dégoûtans, pour-
quoi placés dans les mêmes lieux. li. 93
Ottomans , ancien ufage des Princes de cette Maifon. II. 67
Ovide , cité. I. II?
Oiàie:
DES MATIERES. ig?
OmV, culture de ce fens. I. 199
Organe adif qui lui correfpond. Jiid.
Otails, plus les nôtres font ingénieux, plus nos organes ce-
vieonent groiHeis & mal-adroits. II. 22
r.
A. Antalon, pourquoi ennuyeux. II. i.*.j
Parallèle de mon élevé & du vôtre entrant tous deux dans
le inonde. 11. m ^ Juiv,
Pare[]e, comment on en guérit les enfans. I. 166
Pajfions, une feuk eft naturelle à l'homme. I. 97
ijont les inftrumens de notre confervauon. II. 83
Quelle eft celle qui fert de principe aux autres. II. 84
Comment par elles l'homme fort de la Nature. Ibid.
Comment fe dirigent au bien ou au mal. II. 86
Sommaire de la fa^effe humaine dans leur ufage. II. 95
Leur progrès force d'accélérer celui des lumitres II. 167
FaJJions douces ^ affectiieuj'es naiffent de l'amour de foi;paJ-
Jions baineujes ^ irafcibles nz\ïï&nléQV^mol\ï-^l>ropxQ. 11. 8(5
FaJJions impttueufes , moyen d'en faire peur aux enfans. 1.134
PaJJlom naiJfaJites^ moyen de les ordonner. II. 96
Paume ^ extrcice pour les garçons. 1. 196
Pauvre, n'a pas befoin d'éducation. I. 29
Pa'^an Suijfe , idée qu'il avoit de la puiflance Royale. IL 163
Payfans , n'ont point peur des arraignées. 1. 48
Leurs enfans articulent mieux que les nôtres, I. 63
Ne gralTeyent jamais. Ibid,
Pourquoi plus grofliers que les Sauvages. I. 144
PédaretCy citoyen. I. 6
Pere^ fa tâche. I. 23
Ne doit point avoir de préférence entre fes enfan?. I. 30
PerfpeUive , fans fes illufîons nous ne verrions aucun efpa-
ce. I. 184
Péruviens, comment traitoient les enfans. I. 43 n.
Petite -vérole. I. 167
Pétrone , cité. II. 40
Pétulance des enfans , d'où vient. I. 55 ,^ 97
Peuple , a autant d'efprit& plus de bon fensquevous. 11. 108
Peuples corrompus , n'ont ni vigueur, ni vraicourage. II. 119
Peuples qui ont des mœurs, qualités qui leurfontpropres.il. 120
Philippe, Médecin d' Alexandre , fon hilîoirc. I. 130
Pbilûfopbic en maximes, ne convient qu'à l'expérience. II. 132
Pbilfîj'opbiede notreftécleynn de fes plus fréquens abus. II. 89
Pbyftonomte. II. 115
Pbyfique, fes premières leçons. II. 20
Pbyrique experimeniale , veut de la fimplicité dans fes intlru-
{aens. IL 21
N a Pby
}?.i TABLE
Phyfiquefyjîematîque, à quoi bonne. il. 23
Sa première leçon. Jbid.
Titagore , à quoi comparoit le fpeflacle du monde. II. 127
Fitié , comment elle agit fur nous. II. 102
Eil douce, & pourquoi. 11. 100
Comment on l'empêche de dégénérer en folbleflè. H. 156
Pitié pour les méchans , cruelle au genre-humain, Ibié;
Flan que l'Auteur s'eU tracé. '' I. 25
Fleuri des t7if ans. I. 52 ^ ftm. 59, 72, 85^
Flntarque, cité. 1. 22 ». II. 165
En quoi il excelle. II. 134
Foijbn, quelle idée en ont les enfans. I. 131.
J'o/'2te//e,idéede celle qu'on donne aux enfans des riches. 1.86
Foupees ambulantes. II.' 2
Frécepteur, quel eft le vrai. I. 22
Incapacité de l'Auteur pour ce métier, I. 25
Frtjiigé qnimiprife les métiers, comment j'apprends à Emile
à le vaincre. II- 57
Fréjugés, s'enorgueillir de les vaincre c'efls'yfoumeftre. II. 67'
Fréje?it, ne doit point être facrilîé à l'avenir dans l'éduca-
tion. 1. 73
Frêtres & MédecifUy peu pitoyables. IL 117
Fréveyance , fource de nos miferes. I. 7P
Frévoyance des bejoins, marque une intelligence déjà fort a-
vancte. • IL 24.
Frincipes des chofes, pourquoi tous les peuples qui en ont
reconnu deux, ont regardé le mauvais comme inferieuir
îtù bon. 1-55
Frogrè-s d'Emile à douze ans. 1. 68
A quinze. • II. 7g
Propriété y exemple de la manière d'en donner la premier©
idée à l'enfant. ' 1. 107
Fuberté, varie dans les individus félon les temperamens,'
& dans les hommes félon les climats. I. 91
Peut être accélérée ouretardée par des eau fes morales. Ibid.
Toujours plus hâtive chez les peuples policés. II. 8^
Et dans les villes. Ibid. tt.
Fuileur, les enfans n'en ont point.. lU 91
FufJJaiice dujexe, comment les enfans Taccélerent. II. 97.
FyrtbiiSy jugement d'Emile fur fa vie. II. 137
o
/ Ue'Tion par Kiquclle on réprime les fottes & failidieu-
f-?qiiefl:ions des enfans. II. 26
Ses avantages. . IL 27
Oiieftionfcahreufe, & réponfe» IL 92. 93.
Ùinntilien j cké. L 14 a
R.
R.
DES MATIERES. i8p-
R.
.Ac£3 perifTent ou dégénèrent dans les villes. I. 4.1
Raijon , frein de la force. I. gy
Comment on la décrédite dans l'efprit des enfans. I. joo
Raifonfenfitiv!. I. 155
Ses initrumens. !• i57
Jlaijons, importance de n'en point donner aux enfans qu'ils
, ne puiflent entendre. 1. 29
Raifomiement , de quelle efpece eft celui des enfans. 1. 126
Si-tôt que refprit elt parvenu jufqu'aux idées, tout juge-
ment eft un raîjonnement. 11. 75
Reconnoijjance , fentiment naturel au cœur humain. II. 123
Moyen de l'exciter dans le cœur du jeune homme. Ihid.
Réfrattion. II. 74. ^ juiv.
Refus, n'en êtrepoint prodigue & n'en jamais rcvoqiicr, 1. 85
Régîms pUagoricien. I. 40 n. 209
Rfigime végétal, convenable aux nourrices. !• 3^
ReUitions Jociales , comment on doit le» montrer à l'enfmt.
11. 39
R'iigion, choix de celle d'Emile. II. 168
T\.epas rujîique comparé avec un feflin d'appareil. 11. 48
Réprimande que m'adielTe un Bateleur en préfcnce d'Emile.
II. 19
République de Platonn'ett. pas un traité de Politique. 1. 7
Ce que c'ed. Ilid,'
Comment les enfans y font élevés. I. 125
Riche , l'éducation de fon état ne lui convient point. I. 29
Riche -appauvri.. II. 51
Riches , trompés en tout. I. 36
Rivage, pourquoi quand on le cotoye en bateau paroît Ce
mouvoir en fcns contraire. 11. 72
Ruhen, jardmier , fon dialogue avec l'Auteur & fon élevé.
I. 109, ^ juiv.
Rohinfon Crufoé. 11. 37
Romains illujîres, à quoi pafToient leur jeunefle.. II. 151
Romans orientaux, plus attendridans qu-^ Us nôtres. II. 104
Rtmulus dc\'Oii s'attacher à la Louve quil'avoit allaité. H. S5
S.
OAge«sk humaine, en quoi confide. I. 75. II. 97
Savant, font plus loin de la vérité que les ignoran>. H. 73
faveurs fortes , nous répugnent naturellement. 1. 204
Inconvv-nitnt de s'y accoutumer. I. 205
$auvoges^ pourquoi plus fuhtils que les payfan?. I 144
Devroient, fclou les Médecins, être perclus de rhuma^
, . ■ JN 3 lianes.
jça TABLE
tiî"mec. - I. 162 «.
Pourquoi cnieis. ]. 209
De tous les hommes les moins carieux & les moins en-
nuyés, il. ji$
Science humaine, la portion propre aux Savans très -petite,
en comparaifon de celle qui ett commune à tous. 1. 46
&WX, lequel fe développe le plus tard. I. son.
De l'art de les exercer. I. 165 ^ftiiv.
Deux manières de vérifier leurs rapports» li. 74
Sêtis-commun, ce que c'elV I. 216
Henj'aiims & ferrtimens ont des expreflîons difFerentes. I. 52
Diftinguées des idées. II, 70
Coaîinent chacune peut devenir pour nousune idée. II. 74
Moyen d'en avoir à la- fois deux contraires en touchant le
même corps. II. 71
Senjations afftUives précédent les repréfentatives. I. 47
Sie7ifibiUtéf comment on l'étoufFe ou on l'empêche de ger-
mer. II. lOO
Comment elle naît. II. loi
J^ 4uoi d'abord elle fe borne dans un jeune homme. II.
120, 121
Doit fervir à le gouverner. U. 122
Statimens , gradation de Ceux d'un enfant. II. 85
Quel efl le premier dont foit fufceptible un jeune homme
bien étevé. 11. 93
Sevrer , tem- & moyen. 1. 59
^gve, ne doit jamais être fubditué à la cbofe , que quand
il efl impoinble de la montrer. U. H
Sj;iiationi où les be/oins naturels de l'homme & les moyens
d*y pourvoir fe développent fenfîble ment à l'efprit d'un
enfant. !!• 36
Société^ a fait l'homme foible. ' I. Ua
Toufe fociété confifte en échanges.
Application de ce principe au commerce & aux arts. II. 45
D'où il fuit que toute fociété a pour première loi quelque
égalité conventionnelle. Jbid.
SoUii , fon lever. IL 7
Sommeil des enfans. \. 164
Moyens d't-n régler la durée. I. 16$ -, 106
Saurds , moyen de leur parler en mufique. I. 18I
Spartiates, élevés en poUffons, n'étoient pas pour cela gros-
fiers étant grands. " I. 146
SpeStacle du monde, à quoi comparé. II. 131
Sphère armiUaire , machine mal compofie. II- u
Statique, fa première leçon. II. 45
&upi!.lité d'un enfant toujours élevé dans la miifon. I. 155
Stupidwi fâibruje , fous quels traits je la peindrois. U. 164
Siibjlancs animxle en putréfaction fourmille de vois. I. 2è
Suhftm-
DES MATIERES. 191
Suhfiances y combien il y en a. II. I6i
Sucs nourriffans , doivent ctre exprimés d'alimens folides. I. 3 9
Suttone , cité. I. 22 n,
Surprifes noSurnes. 1. 169
Synibéje. 11. 11
T.
A AciTE, à quel 4ge cet Auteur eft bon à lire. II. 132
Tailleurs t inconnus chez les Anciens. II. 64 n.
Talens élevés , inconvénient de n'avoir qu'eux pour toute
refTource. II. 58
'lalens naturels y facilité de l'y tromper. 11. 61
Exemple. II. 62
Tbémijlocle, comment fon fiU gouvernoit la Grèce. I. 81 «.
Thucydide, modèle des HiRoriens. IL 13»
Tems, c'eit plus le perdre d'en mal ufer que de n'en rien faire.
I. 123
Quand il eft avantageux d'en perdre. I. 99
Trop long dans le premier âge , & trop court dans celui
de l'inllruftion. il. 13
Quand les enfans commencent à connoîtrefon prix. II. 24
Ténèbres, on y doit de bonne heure accoutumer les enfans. L 48
Tonnerre , rarement les enfans en ont peur. I. 49
Toucher y culture de ce fens. I. 171 ^ J'uiv,
Ses ju{;;emens bornes & fûrs. 1. j8o
Comment peut fuppléer à la vue. 1. 171
A l'ouie. 1. itîi
IV^oyens de l'aiguifer ou de l'c^moufllT. Uid,
Sans lui nous n'aurions aucune idv« de l'étendue. I. lig
Tréfor de St. Marc à Venife, ce qui lui nianqu»,-. 1. 158
Twenne, trait de douceur de ce grand homme. II. 135
PetitelTe. Ibid,
V.
V
ALEnE-MAXiMr , cité. L 69
Vanité , fuites mortifiantes de fon -premier mouvement dans
Kmile. il. 19
Varron , cité. I. 10
rtrttt,en la prêchant aux en fans on leur fait aimer le vice. 1. 116
Vcrtui, font des apprentillages de 1 enfance. I. 167
Venus par imitation. J. ii(j
VàemaiSj obfcrvations fur ceux des enfins- I. 155, 161
Vérité, doit coûter quelque chofe ù connaître, pour que
l'enfant y fatle attention. II. 9
Quand on peut fans rifque exiger qu'en enfant la dite.
I. 154 n.
Viande , fon goût n'eft pas naturel à l'homine. 1. 208
Lambeau lie Plutarque fur cet aliment, I. 231
Vice
i>ro TABLE D E S M A T I E R ES.
J'ice y il n'y en a pas un dans le cceur de l'homme donc on
ne puiffe dire comment il y ed entré, I. 97
Vie, pour qui la peur de la perdre en fait tout le prix. I. 31
A quel point commence véritablement celle de l'individu.
I. ^z
On doit la laifler goûter au^ enfans. 1. 73
Les vieillards la regrettent plus que les jeunes gens. I. 82.-
Vie dure ^ multiplie les fenfations agréables. I. Ifij
Vie bimaînCy fes plus grands rifquçs font dans fon commen-
cement.
Courte à plus d'un égard.
Vies particulières , préférables à l'hiCtoire.
Vieillards, déplaifent aux enfans.
Aiment à voir tout en repos autour d'eux.
Vigueur d'efprit, comment fe contrafte.
Villes, font le gouffre de l'efpece humaine.
Pourquoi les races y dégénèrent.
Vm, nous ne l'aimons pas naturellement,
l'alfifié par la litarge elt un poiibn.
Moyen de connoître cette fallitication.
Virgile, fon plus beau Vers.
Virginité , importance de la confervcr long'tems. II.
Préceptes.
Vif âges plus beaux que leurs mafques.
Vivre ^ ce que c'cft.
P^cahulaire de V enfant, doit être court. *
Voix, combien de fortes l'homme en a.
Volant , eiï un jeu de femme. ^-
Ufaqe, en prendre prefquc toujours le contre-pied pour bien
faire. ^-99
Ujages , en toute chofe doivent être bien expliqués avant de
montrer les abus. IL 45
Utilité, fens de ce mot dans l'efprit des enfans. II. 24.
Pourquoi ce mot dans notre bouche les frappe fi peu. II. 2.5
Exemple de l'art de le leur faire entendre. II. 28, 29
Vue^ exercice de ce fens. • 1. 183 ^fuiv^
Ce qui rend fes jugemens équivoques. 1. iSj:
Comment la courfe exerce un enfant à mieux voir. I, 188
l
72
IL
8r
IL
133
L
27
L 55,
5(5
II.
55
I
41
II
ÇO
L
205
II.
33
II. Ibid.
IL
104;
. II. 90
.93
iL 91,
ii5
II.
127
i
lE
I.
67
I.
2CCI
L
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X.
Enophon, cité, ï- 2|
Z.
^IIrich, comment paffent maîtres les Confeillers de cet-
te Ville. 11- 6y
Fin de la Tàbls,
i
■.^;.*- •