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Full text of "Emile, ou, De l'éducation"

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University  of  Ottawa 


Iittp://www.archive.org/details/e1762emileoudel02rous 


■rUrti'iiiMimrtî 


Consacre   an    Tems^ 


.r.^.s.-A.',. 


EMILE, 

p  u 

DE  L'ÉDUCATION. 

PAR 

JEAN  JACQUES  ROUSSEAU, 

C  IT  or  EN    DE    G  K  NE  V  E. 

Sanabilibus  segrotamus  malis  :   ipfaque  nos  in  reftum 
genitos  natura,  fi  emendari  veliraus,  juvat. 

Senec,  de  ira.  L.  II.  c.  13. 

TOME     PREMIER 
première  Partie. 


Selon  la  Copie  de 
PARIS. 


Avec  Permiffion  tacite  pour  îe  Libraire. 
M  D  C  C  L  X  n 


AVIS 


SUR   CETTE 


EDITION. 


E  Public  peut  être  afïïiré  qu'el- 
le efl:  parfaitement  conforme 
au  Manu -Script  de  l'Auteur,  &  tel- 
le qu'il  a  défiré  de  la  voir  paroître. 

*  2  II 


A        V       I       S. 

II  en  a  donné  les  aflùrances  les  plus 
fortes  au  Libraire ,  en  le  muniflant  de 
fbn  aveu  &  de  fôn  approbation. 


PREFACE 


PREFACE. 


fSE  Recueil  de  réflexions  &  d'ob- 
fervations ,  fans  ordre  ,  &  pref- 
que  fans  fuite  ,  fut  commencé 
pour  complaire  à  une  bonne  mère 
qui  fait  penfer.  Je  n'avois  d'abord  projette 
qu'un  Mémoire  de  quelques  pages  :  mon 
fujet  m'entraînant  malgré  moi,  ce  Mémoi- 
re devint  infenfiblement  une  efpece  d'Ou- 
vrage ,  trop  gros ,  fans  doute ,  pour  ce 
qu'il  contient,  mais  trop  petit  pour  la  ma- 
tière qu'il  traite.  J'ai  balancé  longtems  à 
le  publier  ;  &  fouvent  il  m'a  fait  fentir ,  en 
y  travaillant,  qu'il  ne  fuffit  pas  d'avoir  écrit 
quelques  Brochures  pour  favoir  compofer 
un  Livre.  Après  de  vains  efforts  pour  mieux 
faire ,  je  crois  devoir  le  donner  tel  qu'il 
ell ,  jugeant  qu'il  importe  de  tourner  l'at- 
tention publique  de  ce  côté -là;  &  que, 
quand  mes  idées  feroient  mauvaifes,  fi  j'en 
fais  naître  de  bonnes  à  d'autres ,  je  n'aurai 
pas  tout-à-fait  perdu  mon  tems.  Un  hom- 
me ,  qui  de  fa  retraite,  jette  fes  Feuilles 
dans  le  Public ,  fans  prôneurs ,  fans  parti 

qui 


-ft* 


41  PREFACE. 

qui  les  défende ,  fans  favoir  môme  ce  qu'on 
en  penfe  ou  ce  qu'on  en  dit>  ne  doit  pas 
craindre  que  ,  s'il  fe  trompe  ,  on  admette 
fes  erreurs  fans  examen. 

Je  parlerai  peu  de  l'importance  d'une 
bonne  éducation  ;  je  ne  m'arrêterai  pas  non 
plus  à  prouver  que  celle  qui  efl  en  ufage  ell 
mauvaife  ;  mille  autres  l'ont  fait  avant  moi , 
Se  je  n'aime  point  à  remplir  un  Livre  de 
chofes  que  tout  le  monde  fait.    Je  remar- 
querai feulement,  que  depuis  des  tems  in- 
finis il  n'y  a  qu'un  cri  contre  la  pratique 
établie,  fans  que  perfonne  s'avife  d'en  pro- 
pofer  une  meilleure.     La  Littérature  &  le 
lavoir  de  notre  fiécle  tendent  beaucoup 
plus  à  détruire  qu'à  édifier.     On  cenfure 
d'un  ton  de  maître;  pour  propofer,  il  en 
faut  prendre  un  autre  ,  auquel  la  hauteur 
Çhilofophique  fe  complaît  moins..    Malgré 
tant  d'Ecrits,  qui  n'ont,  dit-on,  pour  but 
que  l'utilité  publique,  la  première  de  tou- 
tes les  utilités ,  qui  ell  l'art  de  former  des 
hommes ,  efl:  encore  oubliée.    Mon  fujet 
ctoit  tout  neuf  après  le  Livre  de  Locke,  & 
je  crains  fort  qu'il  ne  le  foit  encore  après 
le  mien. 

On  ne  connoit  point  l'enfance;  fur  les 
fauffcs  idées  qu'on  en  a  ,  plus  on  va,  plus 
on  s'égare.  Les  plus  fages  s'attachent  à  ce 
qu'il  importe  aux  hommes  de  favoir,  fans 
eonfidérer  ce  que  les  enfans  font  en  état 
d'apprendre.  Ils  cherchent  toujours  l'hom- 
me 


PREFACE.  iii 

me  dans  l'enfant,  fans  penfer  à  ce  qu'il  efl 
avant  que  d'être  homme.  Voilà  l'étude  à 
laquelle  je  me  fuis  le  plus  appliqué  ,  afin 
que  )  quand  toute  ma  méthode  feroit  chi- 
mérique &  fliuffe,  on  put  toujours  profiter 
de  mes  obfervations.  je  puis  avoir  très-mal 
vu  ce  qu'il  faut  faire  ,  mais  je  crois  avoir 
bien  vu  le  fujet  fur  lequel  on  doit  opérer. 
Commencez  donc  par  mieux  étudier  vos 
élevés  ;  car  très- affurément,  vous  ne  les 
connoiiTez  point.  Or  fi  vous  lifez  ce  Livre 
dans  cette  vue,  je  ne  le  crois  pas  fans  utili- 
té pour  vous. 

A  l'égard  de  ce  qu  on  appellera  la  partie 
fiftématTque,  qui  n'ell  autre  chofe  ici  que 
la  marche  de  la  Nature,  c'e(l-là  ce  qui  dé- 
routera le  plus  le  Leaeur  ;  c'ell  aulu  par- 
là  qu'on  m'attaquera  fans  doute  ;  &  peut- 
être  n'aura-t-on  pas  tort.  On  croh'a  moms 
lire  un  Traité  d'éducation  ,  que  les  rêve- 
ries d'un  vifionnaire  fur  l'éducation.  Qu'y 
faire  ?  -  Ce  n  eft  pas  fur  les  idées  d'autrui 
que  j'écris  ;  c'eil  fur  les  miennes.  Je  ne 
vois  point  commç  les  autres  hommes  ;  il  y 
a  longtems  qu'on  me  l'a  reproché.  ^  Mais 
dépend -il  de  moi  de  me  donner  d'autres 
yeux,  &  de  m'afléder  d'autres  idées?  Non. 
Il  dépend  de  moi  de  ne  point  abonder  dans 
mon  fens,  de  ne  point  croire  être  feul  plus 
fage  que  tout  le  monde  ;  il  dépend  de  moi, 
non  de  changer  de  fentiment,  mais  de  me 
déher  du  mien  :   voilà  tout  ce  que  je  puis 

^  *    2,  taire  > 


IV         PREFACE. 

fliire  ,  8c  ce  que  je  fais.  Que  fi  je  prends 
quelquefois  le  ton  affirmatif ,  ce  n'eft  point 
pour  en  impofer  au  Leéleur  ;  c'eft  pour 
lui  parler  comme  je  penfe.  Pourquoi  pro- 
poferois-je  par  forme  de  doute  ce  dont, 
quant  à  moi ,  je  ne  doute  point  ?  Je  dis 
exa<^cment  ce  qui  le  pallè  dans  mon  efprit. 

En  expofant  avec  liberté  mon  fentiment, 
'l'entends  fi  peu  qu'il  flilîe  autorité  ,  que  j'y 
joins  toujours  mes  raifons ,  afin  qu'on  les 
péie  &  qu'on  me  juge:  mais  quoique  je  ne 
veuille  point  m'oblliner  à  défendre  mes 
idées,  je  ne  me  crois  pas  moins  obligé  de 
les  propofer;  car  les  maximes  fur  lefquelles 
je  fuis  d'un  avis  contraire  à  celui  des  au- 
tres, ne  font  point  indifférentes.  Ce  font 
de  celles  dont  la  vérité  ou  la  faufleté  im- 
porte à  connoître  ,  &  qui  font  le  bonheur 
ou  le  malheur  du  genre- humain. 

Propofez  ce  qui  elt  faillible  ,  ne  ceffe-t- 
on  de  me  répéter.  C'ell  comme  fi  l'on  me 
difoit;  propofez  de  faire  ce  qu'on  fait;  ou 
du  moins,  propofez  quelque  bien  qui  s'al- 
lie avec  le  mal  exillant.  On  tel  projet,  fur 
certaines  matières,  ell  beaucoup  plus  chi- 
mérique que  les  miens:  car  dans  cet  alliage 
le  bien  fe  gâte,  &  le  mal  ne  fe  guérit  pas. 
3'aimcrois  mieux  fuivre  en  tout  la  pratique 
établie  que  d'en  prendre  une  bonne  à  de- 
mi :  il  y  auroit  moins  de  contradiélion  dans 
l'homme  ;  il  ne  peut  tendre  à  la  fois  à  deux 
buts  oppofés.  Pères  &  Mères,  ce  qui  elt 
^  faifable 


PREFACE,  i 

faifable  eft  ce  que  vous  voulez  faire.  Dois- 
je  répondre  de  votre  volonté  ? 

En  toute  efpece  de  projet ,  il  y  a  deux 
chofes  à  confidérer  :  premièrement ,  la 
bonté  abfolue  du  projet  ;  en  fécond  lieu , 
la  facilité  de  l'exécution. 

Au  premier  égard,  il  fuffit,  pour  que  le 
projet  foit  admiffible  &  praticable  en  lui- 
même  ,  que  ce  qu'il  a  de  bon  foit  dans  la 
nature  de  la  chofe ;  ici,  par  exemple,  que 
l'éducation  propofée  foit  convenable  à 
l'homme ,  &  bien  adaptée  au  cœur  hu- 
main. 

La  féconde  confidération  dépend  de 
rapports  donnés  dans  certaines  fituations: 
rapports  accidentels  à  la  chofe ,  lefquels, 
par  conféquent,  ne  font  point  néceilàires, 
&  peuvent  varier  à  l'intini.  Ainfi  telle 
éducation  peut  être  praticable  en  SuiiTe  & 
ne  l'être  pas  en  France  ;  telle  autre  peut 
l'être  chez  les  Bourgeois ,  &  telle  autre 
parmi  les  Grands.  La  facilité  plus  ou 
moins  grande  de  l'exécution  dépend  de 
mille  circonilances ,  qu'il  eil  impoiîible  de 
déterminer  autrement  que  dans  une  appli- 
cation particulière  de  la  méthode  à  tel  ou 
à  tel  pays,  à  telle  ou  à  telle  condition.  Or 
toutes  ces  applications  particuUeres  n'étant 
pas  eiîéncielles  à  mon  fujet ,  n'entrent 
point  dans  mon  plan.  D'autres  pourront 
s'en  occuper,  s'ils  veulent,  chacun  pour 
le  Pays  ou  l'Etat  qu'il  aura  en  vue.     Il  me 

**    3  fuffit 


n 


PREFACE. 


fuffit  que  par -tout  où  naîtront  des  hortl-i 
mes,  on  puiiTe  en  faire  ce  que  je  propofe;. 
&  qu'ayant  fait  d'eux  ce  que  je  propofe, 
on  ait  fait  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  &  pour 
eux- mêmes  &  pour  autrui.  Si  je  ne  rem- 
plis pas  cet  engagement,  j'ai  tort  fans  dou- 
te ;  mais  fi  je  le  remplis ,  on  auroit  tort 
auffi  d'exiger  de  moi  davantage  ;  car  je  ne 
promets  que  cela. 


EXPLI- 


EXPLICATIONS 

DES 

FIGURES. 


'Estampe  ,  qui  porte  le  titre  de  Traite'  d'Edu- 
/  CATION  ,  confacré  au  TtMs ,  repréfente  des 
Génies  qui  le  lui  offrent,  &  fert  de  frontifpice  à 
cet  Ouvrage.  Elle  efl  de  l'invention  du  Libraire , 
qui  avoue  de  bonne -foi ,  l'avoir  mife  à  l'infçû  de 

l'AuTEUR. 


I.  La  Figure  ,  qui  fe  trouve  à  la  tête  du  Livre  Pre» 
mier  ,  repréfente  Thetis  plongeant  fon  Fils  dans 
le  Stix ,  pour  le  rendre  invulnérable.  Fo^'ez  Tome 
1.  Partie  I.  &  fe  rapporte  à  la  page  19. 

II.  La  Figure  ,  qui  efl  à  la  tête  du  Livre  Second  , 
repréfente  Chiron  exerçant  le  petit  Achille  à  la 
Courfe.  Foyez  Tome  1.  Partie  I.  &  fe  rapporte 
à  la  page  i^S* 


III.  La  Figure,  qui  efl  placée  à  la  tête  du  Livre 

troifiéme,  repréfente  Herme's  gravant  fur  des  co- 
lonnes les  Elemens  des  Sciences.  Foycz  Tome  I. 
Partie  II.  &  fe  rapporte  à  iàpage  36. 

IV.  La 


vin        EXPLICATION  des  FIGURES. 

IV.  La  Figure  ,  qui  appartient  au  Livre  quatre,  re- 
préfente  Orphe'e  enfeignant  aux  hommes  le  culte 
des  Dieux.  Voyez  Tome  II.  Partie  I.  &  fe  rap- 
porte à  la  pge  6i. 


V.  La  Figure,  qui  efl:  à  la  tête  du  Livre  cinquiè- 
me ,  repréfente  Circe'  fe  donnant  â  Ulysse  , 
qu'elle  n'a  pu  transformer.  Foyez  Tome  II.  Par- 
tie II.  &  fe  rapporte  à  la  page   152. 


AVIS   AU   LECTEUR. 

Les  fautes  d'imprejjîon,  qui  forment  des  contre 'fens, 
^  quon  pourrait  ne  pas  corriger  à  la  lecture ,  fe  troiu 
vent  à  la  fin  de  TOuvrage.  Il  fera  facile  de  les  re* 
garder  d  avance. 


mmm 


EMILE 


:^m^Z7>u,.  I.  Taa,  j_ 


THlï^TJS,I,ivr. 


EMILE 


o   u 


Dl   L'EDUCATION. 


è^^-i^è^^-^^^^^-é^^^J^^^ï^-s^if***^ 


LIVRE    PREMIER. 


^^^"•^OuT  eflbien,  fortant  des  mains  de  l'Au- 
*^i  i^Â  teur  des  chofes:  tout  dégénère  entre  les 
mains  de  l'homme.  11  force  cme  terre  à 
_  rourrir]esprodu6lions  d'une  autre,  un  ar- 
bre a  porter  les  fruits  d'un  autre:  il  mêle  &  confond 
les  climats ,  les  élémens ,  les  (àifons  :  il  mutile  fou 
chien,  fon  cheval ,  fon  efclave :  il  bouleverfe  tour , 
il  défigure  tout  :  il  aime  la  difformité,  les  montres: 
il  ne  veut  rien ,  tel  que  l'a  fait  la  nature ,  pas  même 
l'homme  :  il  le  faut  drell':r  pour  lui ,  comme  un  che- 
val de  manège  ;  il  le  faut  conioai-ner  à  fa  mode, 
comme  un  arbre  de  fon  jardin. 

Suns  cela  ,  tout  iroit  plus  mal  encore,  &  notre 
cfpcce  ne  veut  pas  être  façonnée  à  demi.  Dans  fê- 
tât où  font  délormais  les  choies  ,  un  homme  aban- 
donné dès  fa  nailTance  à  lui-même  parmi  Us  autres, 
fcrôit  le  plus  defieure  de  tous.  Les  préjugés,  l'au- 
torité ,  la  nécelîite ,  l'exemple,  toutes  ks  inditutions 

2'ome  L  A  f<J* 


ô  E      M     X      L      E, 

fociales  dans  lefquelles  nous  nous  trouvons  fîimergés , 
étoufferoient  en  lui  la  nature ,  &  ne  mettroient  rien 
à  la  place.  Elle  y  feroit  comme  un  arbriflèau  que  le 
hafard  fait  naître  au  milieu  d'un  chemin,  &  que  les 
paÏTans  font  bientôt  périr  en  le  heurtant  de  toutes  parts 
&  le  pliant  dans  tous  les  fens. 

C'ell  à  toi  que  je  m'adrefle,  tendre  &  pre' voyante 
mère  (i) ,  qui  fus  t'écarter  de  la  grande  route ,  &  ga- 
rantir farbrifleau  naifîant  du  choc  des  opinions  hu* 

mai* 

(i)  La  première  éducation  eu.  celle  qui  importe  le  plus  ;  & 
cette  première  éducation  appartient  incontellablement  aux  fem- 
mes :  fi  l'Auteur  de  la  nature  eût  voulu  qu'elle  appartînt  aux 
hommes,  il  leur  eût  donné  du  lait  pour  nourrir  les  enfans. 
Parlez  donc  toujours  aux  femmes  ,  par  préférence,  dans  vos. 
"ïraités  d'éducation;  car,  outre  qu'elles  font  à  portée  d'y  veil- 
ler de  plus  prés  que  les  hommes  &  qu'elles  y  influent  toujours 
davantage  ,  le  fuccès  les  intérefle  auflî  beaucoup  plus  ,  puifque 
la  plupart  des  veuves  fe  trouvent  prefque  à  la  merci  de  leurs 
enfans,  &  qu'alors  ils  leur  font  vivement  fentir,  en  bien  ou 
en  mal,  l'effet  de  la  manière  dont  elles  les  ont  élevés.  Les 
loix,  toujours  fi  occupées  des  biens  &  fi  peu  des  perfonnes, 
parce  qu'elles  ont  pour  objet  la  paix  &  non  la  vertu,  ne  don- 
lient  pas  aflez  d'autorité  aux  mères.  Cependant  leur  état  elt 
plus  fur  que  celui  des  pères;  leurs  devoirs  font  plus  pénibles; 
leurs  foins  importent  plus  au  bon  ordre  de  la  famille;  généra- 
lement elles  ont  plus  d'attachement  pour  les  enfans.  Il  y  a, 
des  occafions  où  un  fils  qui  manque  de  refpeél  à  fon  père  , 
peut,  en  quelque  forte,  être  excufé  :  mais  fi,  dans  quelque 
occafion  que  ce  fût ,  un  enfant  étoit  aficz  dénaturé  pour  en 
manquer  à  fa  mère,  à  celle  qui  l'a  porté  dans  fon  fein  ,  qui  l'a 
nourri  de  fon  lait,  qui,  durant  des  années,  s'efi  oubliée  el- 
le-même pour  ne  s'occuper  que  de  lui,  on  devroit  fe  hâter  d'é- 
touffer ce  miférable,  comme  un  monfire  indigne  de  voir  le 
jour.  Les  nieres,  dit-on,  gâtent  leurs  enfans.  En  cela,  fans 
doute,  elles  ont  tort;  mais  moins  de  tort  que  vous,  peut-être» 
cul  les  dépravez.  La  mère  veut  que  fon  enfant  foit  heureux, 
qu'il  le  foit  dès  à  préfenf.  En  cela  elle  a  raifon  ;  quand  ell*. 
fe  trompe  fur  les  moyens  ,  il  faut  l'éclairer.  L'ambition ,  l'a. 
varice,  la  tyrannie,  la  fauffe  prévoyance  des  pères,  leur  né^ 
'  gligence  ,  leur  dure  infenfibilité,  font  cent  fois  plus  funefies 
aux  enfans,  que  l'aveugle  tendrefi'e  des  mères.  Au  relie,  il 
faut  expliquer  le  fens  que  je  donne  à  ce  nom  de  mère  ,  & 
c'elt  ce  qui  fêta  fait  ci-aprè». 


ou    DE   L'EDUCATION.         3 

tnaines!  Cultive,  arrofe  la  jeune  plante  avant  qu'el- 
le  meure  ;  Tes  fruits  feront  un  jour  tes  délices.  For- 
me de  bonne  heure  une  enceinte  autour  de  l'ame  de 
ton  enfant  :  un  autre  en  peut  marquer  le  circuit  5  mais 
toi  feule  y  dois  pofer  la  barrière. 

On  façonne  les  plantes  par  la  culture,  &  les  hom- 
mes par  l'éducation.  Si  l'homme  naifîbit  grand  & 
fort,  fa  taille  &  fa  force  lui  feroient  inutiles,  jufqu'à 
ce  qu'il  eût  appris  à  s'en  fervir:  elles  lui  feroient  pré- 
judiciables ,  en  empêchant  les  autres  de  fonger  à  l'af- 
fifter  (2);  &  abandonné  à  lui-même,  il  mourroitde 
mifere  avant  d'avoir  connu  fes  befoins.  On  fe  plaint 
de  l'état  de  l'enfance;  on  ne  voit  pas  que  la  race  hu- 
maine eût  péri  fi  l'homme  n'eut  commencé  par  être 
enfant. 

Nous  naiflbns  foibles,  nous  avons  befoin  de  for- 
ces: nous  naiflbns  dépourvus  de  tout,  nous  avons 
befoin  d'affiftance  :  nous  naiflbns  ftupides ,  nous  avons 
befoin  de  jugement.  1  out  ce  que  nous  n'avons  pas 
à  notre  nailîknce  &  dont  nous  avons  befoin  étant 
grands ,  nous  efl:  donné  par  l'éducation. 

Cette  éducation  nous  vient  de  la  nature,  ou  des 
hommes ,  ou  des  chofes.  Le  développement  interne 
de  nos  facultés  &  de  nos  organes  efl:  l'éducation  de  la 
nature  :  l'ufage  qu'on  nous  apprend  à  faire  de  ce  dé- 
veloppement efl  l'éducation  des  hommes  ;  &  l'acquis 
de  notre  propre  expérience  fur  les  objets  qui  nous  af- 
fetlent,  ell  l'éducation  des  chofes. 

Chacun  de  nous  eft  donc  formé  par  trois  fortes  de 
Maîtres.  Le  Difciple  dans  lequel  leurs  diverfes  leçons 
Ce  contrarient  efi:  mal  élevé  ,  &  ne  fera  jamais  d'ac- 
cord avec  lui-même:  celui  dans  lequel  elles  tombent 

toutes 

(4)  Semblableà  eux  à  l'extéritur,  &  privé  de  la  parole, ainfi 
que  des  idées  qu'elle  exprime  ,  il  feroit  hors  d'état  de  leur  faire 
entendre  le  befoin  qu'il  auroit  de  leurs  ftcours,  àrrenenluC 
ne:  leur  manifetierbit.  ce-  befoin. 

A  A 


^  EMILE, 

toutes  fur  les  mêmes  points,  &  tendent  aux  mêmes 
fins ,  va  feul  à  Ton  bue ,  ëi,  vit  coniequemmvnt.  Ce- 
lui -  là  feul  eft  bien  élevé. 

Or,  de  ces  trois  éducations  différentes,  celle  de  la 
nature  ne  dépend  point  de  nous;  celle  des  chofesn'en 
dépend  qu'à  certains  égards;  celle  des  hommes  ed:  la 
feule  donc  nous  foyons  vraiment  les  maîtres  :  encore 
rie  le  fommes-nous  que  par  ruppoficion  ;  car  qui  eft- 
ce  qui  peutefpérer  de  diriger  entièrement  les  difcours 
Ck  les  a6lions  de  tous  ceux  qui  environnent  un  enfant? 
Si  -  tôt  donc  que  l'éducation  eft  un  art-,  il  eft  pref- 
que  impoflîble  qu'elle  réulfifTe,  puifque  le  concours 
néceflaire  à  fon  fuccès  ne  dépend  de  perfonne.  fout 
ce  qu'on  peut  faire  à  force  de  foins  eft  d'approcher 
plus  ou  moins  du  but ,  mais  il  faut  du  bonheur  pour 
l'atteindre. 

Quel  eft  ce  but?  c'eft  celui -même  de  la  nature; 
cela  vient  d'être  prouvé.  Puifque  le  concours  des 
trois  éducations  eft  néceflaire  à  leur  perfection  ,  c'eft 
fur  celle  à  laquelle  nous  ne  pouvons  rien  qu'il  faut  di- 
riger les  deux  autres.  Mais  peut  -  être  ce  mot  de  na- 
ture a-t-il  un  fens  trop  vague:  il  faut  tâcher  ici  de 
je  fixer. 

La  nature,  nous  dit- on ,  n'eft.que.l'habitude.  Que 
fignifie  cela  ?   N'y  a-t-il  pas  des  habitudes  qu'on  ne 
contraftc  que  par  force  Oyc  qui  n'étouffent  jamais  la 
nature  ?  Telle  eft ,  par  exemple ,  l'habitude  des  plan-^ 
tes  dont  on  gêne  la  dirc6lion  verticale.  La  plante  mi-* 
fe  en  liberté  garde  l'inclinaifon  qu'on  l'a  forcée  à  pren- 
dre :  mais  la  fève  n'a  point  changé  pour  cela  fa  di- 
reélion  primitive  ,   &  fi  la  plante  continue  à  végé- 
ter ,  fon  prolongement  redevient  vertical.    Il  en  eft 
de  même  des  inclinations  des  hommes.    Tant  qu'on 
refte  dans  le  même  état ,    on  peut  garder  celles  qui 
réfultent  de  l'habitude  &  qui  nous  font  le  moins  na- 
"turelles  ;  mais  fi-tôtque  la  fituation  change ,  l'habitude 
ceffe  &  le  naturel  revient.    L'éducation  n'eft  certai- 
nement 


o  u   D  E   L'E  D  U  C  A  T I O  N.         ,5 

neirent  qu'une  habitude.  Or  n'y  a  - 1  -  il  pas ,  des 
gens  qui  oublient  &  perdent  leur  éducation?  d'autres 
qui  la  gardent?  d'où  vient  cette  différence  V  S'ilfauc 
borner  le  nom  de  nature  aux  habitudes  conformes  à 
la  nature,  on  peut  s'épargner  ce  gaiimathias. 

Nous  nailTons  renribles,&  dès  notre  naiflance  nous 
fommes  afFecles  ae  diverfes  manières  par  les  objets 
qui  nous  environnent.  Si -tôt  que  nous  avons,  pour 
amfl  dire ,  la  confcience  de  nos  fenfations  ,  nous 
fommes  difpofés  à  rechercher  ou  à  fuir  les  objets  qui 
les  produifent,  d'abord  feion  qu'elles  nous  font  agréa- 
bles ou  déplaifàntes ,  puis  félon  la  convenance  eu 
difconvenance  que  nous  trouvons  entre  nous  ai.  ces 
objets,  &  enfin  félon  les  jugemensque  nous  en  por- 
tons fur  l'idée  de  bonheur  ou  de  perft6tion  que  laral- 
fon  nous  donne.  Ces  difpofitions  s'étendent  &  s'af- 
ferraiffent  à  mefure  que  nous  devenons  plus  fenflblts 
ôi,  plus  éclairés: mais 5  contraintes  par  nos  habitudes, 
elles  s'altèrent  plus  ou  moins  par  nos  opinions.  i\vanc 
cette  altération  ,  elles  font  ce  que  j'appelle  en  nous 
la  nature. 

C'eft  donc  à  ces  dilpofitions  primitives  qu'il  fati- 
droit  tout  rapporter  j  Si.  cela  fe  pourroit,  fi  nos  trois 
éducations  n'étoient  que  différentes  :  mais  que  faire 
quand  elles  font  oppofées?  quand  au  lieu  d'élever  un 
homme  pour  lui  -  même  on  veut  l'élever  pour  les  au- 
tres ,  alors  le  concert  eft  impofllble.  Forcé  de  com- 
battre la  nature  ou  lesinllitutions  fociales,  il  faut  op- 
ter entre  faire;  un  homme  ou  un  citoyen  j  car  on  ne 
peut  faire  à  h  fois  l'un  &  fautre. 

loute  fociété  partielle  ,  quand  elle  eft  étroite  & 
bien  unie,  s'aliène  de  la  grande.  Tout  patriote  efh 
dur  aux  étrangers  :  ils  ne  fout  qu'hommes,  iJs  ne  ionC-, 
rien  à  fcs  yeux  (3).   Cet  inconvénient  ell  inévitable, 

mais 

(•3)  Aufîî  les  guerres  des  Réjnihîiquex  font  elles  plus  ciucl- 
les  que  ctllcs  des  Monarchies.     Mais  Ci  la  guerre  de5  Roi^  eft 

A  3  mo-. 


t  EMILE, 

mais  il  efl  foible.  L'efTentiel  efl:  d'être  bons  aut 
gens  avec  qui  l'on  vit.  Au-dehors  le  Spartiate  étoit 
ambitieux,  avare,  inique:  mais  le  défintérelTement, 
l'équité,  la  concorde,  regnoient  dans  fes  murs.  Dé- 
fiez ■  vous  de  ces  cofmopoîites  qui  vont  chercher  au 
loin  dans  leurs  livres  des  devoirs  qu'ils  dédaignent  de 
remplir  autour  d'eux.  Tel  Philofophe  aime  les  Tar- 
tares  pour  être  difpenfé  d'aimer  fes  voifins. 

L'homme  naturel  eft  tout  pour  lui  :  il  efl:  l'unité 
numérique  ,  l'entier  abfolu ,  qui  n'a  de  rapport  qu'à 
lui  -  même  ou  à  Ton  femblable.  L'homme  civil  n'efl 
qu'une  unité  fraétionnaire  qui  tient  au  dénominateur , 
&  dont  la  valeur  efl  dans  Ion  rapport  avec  l'entier  , 
qui  eft  le  corps  focial.  Les  bonnes  inftitutions  focia- 
|es  font  celles  qui  favent  le  mieux  dénaturer  l'homme, 
lui  ôter  fon  exigence  abfolue  pour  lui  en  donner  une 
relative,  &  tranfporter  \tmoi  dans  l'unité  commune; 
en  forte  que  chaaue  particulier  ne  fe  croye  plus  un  , 
mais  partie  de  1  unité  ,  &  ne  foit  plus  fenfible  que 
dans  le  tout.  Un  Citoyen  de  Rome  n'étoit  ni  Caïos 
ni  Liicius;  c'étoit  un  Romain:  même  il  aimoit  la  pa- 
trie exciufivement  à  lai.  Ilegulua  fe  prétendoit  Car* 
thiiginois  ,  comme  étant  devenu  le  bien  de  fes  maî- 
tres. En  fa  quijlité  d'étranger  il  refufoit  de  fiéger  au 
Sénat  de  Rome  ;  il  fallut  qu'un  Carthaginois  le  lui. 
ordonnât.  Il  s'indignoit  qu'on  voulût  lui  (au ver  la 
vie.  Il  vainquit ,  &  s'en  retourna  triomphant  mou- 
rir dans  les  fupplices.  Cela  n'a  pas  grand  rapport, 
ce  me  femble,  aux  hommes  que  nous  connoifîbns. 

Le  Lacédemonien  Pédarete  fe  préfente  pour  être 
admis  au  confeil  des  trois  cens;  il  eil  rejette.  Il  s'en 
retourne  tout  joyeux  de  ce  qu'il  s'efl:  trouvé  dans  Spar- 
ce  trois  cens  hommes  valons  mieux  que  lui.    Je  fup- 

pofe 

modérée ,  c'efl:  leur  paix  qui  eft  teriible  ;  Il  vaut  mieux  être 
kur  ennani  que  leur  fujet. 


ou  DE   L'EDUCATION.         ^ 

pofe  cette  démonftration  fincere  ,  &  il  y  a  lieu  de 
croire  qu'elle  reçoit:  voilà  le  citoyen. 

Une  femme  de  Sparte  avoit  cinq  fils  à  l'armée ,  & 
attendoit  des  nouvelles  de  la  bataille.  Un  Ilote  arri- 
ve  *  elle  lui  en  demande  en  tremblant.  Vos  cinq  fils 
ont  été  tués.  Vil  Efclave,  t'ai -je  demandé  cela? 
Nous  avons  gagné  la  victoire.  La  mère  court  au 
Temple  &  rend  grâce  aux  Dieux.  Voilà  la  ci- 
toyenne. 

Celui  qui  dans  l'ordre  civil  veut  conferver  la  pn* 
mauté  des  fentimens  de  la  nature  ,  ne  fait  ce  qu'il 
veut.  Toujours  en  contradiftion  avec  lui-même, 
toujours  flottant  entre  fes  penchans  &  Tes  devoirs ,  il 
m  fera  jamais  ni  homme  ni  citoyen  ;  il  ne  fera  bon 
ni^pour  lui  ni  pour  les  autres.  Ce  fera  un  de  ces  hom- 
mes de  nos  jours  ;  un  François ,  un  Anglois  ,  uu 
Bourgeois  ;  ce  ne  fera  rien.  ^ .      .        o 

Pour  être  quelque  chofe  ,  pour  être  foi-merae^  oc 
toujours  un ,  il  faut  agir  comme  on  parle  ;  il  faut  être 
toujours  décidé  fur  le  parti  qu'on  doit  prendre  ,  le 
prendre  hautement  &  le  fuivre  toujours,  j'aitens 
qu'on  me  montre  ce  prodige  pour  lavoir  s'il  eft  hom- 
me ou  citoyen,  ou  comment  il  s'y  prend  pour  être  a 
la  fois  l'un  &  l'autre. 

De  ces  objets  néceffairement  oppofes  viennent 
deux  formes  d'inftitution  contraires  ;  l'une  publique 
&  commune,  l'autre  particulière  &  domeftique. 

Voulez- vous  prendre  une  idée  de  l'éducation  pu- 
blique? Lifez  la  république  de  Platon.  Ce  n'efl:  poinC 
un  ouvrage  de  politique,  comme  le  penfent  ceux  qui 
îie  jugent  des  livres  que  par  leurs  titres.  C'efl:  le  plus 
beau  traité  d'éducation  qu'on  ait  jamais  fait. 

Quand  on  veut  renvoyer  au  pays  des  chimères, 
on  nomme  l'inftitution  de  Platon.  Si  Lycurgue  n'eût 
mis  la  fienneque  par  écrit,  je  la  trouverois  bien  plus 
chimérique.  Platon  n'a  fait  qu'épurer  le  cœur  de 
l'homme  5  Lycurgue  l'a  dénaturé. 

A  4  ^^^' 


t  EMILE, 

L'inflitution  publique  n'exifte  plus,  &  ne  petit  plu^ 
exilter  ;  parcequ'où  il  n'y  a  plus  de  patrie ,  il  ne  peuç 
plus  y  avoir  de  citoyens.  Ces  deux  mots,  patrie  & 
citoyen  ,  doivent  être  effacés  des  langues  modernes^, 
J'en  fais  bien  la  raifon  ,  mais  je  ne  veux  pas  la  dire  5 
elle  ne  fait  rien  à  mon  fujet. 

Je  n'envifage  pas  conime  une  inftitution  publique 
ces  rifibles  établjHemcns  qu'on  appelle  Collèges  *.  Je 
ne  compte  pas  non  plus  i'éducation»du  monde,  par- 
ceque  cette  éducation  tendant  à  deux  fins  contraires, 
les  manque  toutes  deux  :  elle  n'efl:  propre  qu'à  faire 
des  hommes  doubles  ,  paroiflant  toujours  rapporter 
tout  aux  autres  ,  &  ne  rapportant  jamais  rien  qu'à 
eux  feuls.  Or  ces  démonftrations  étant  communes  à 
tout  le  monde  n'abufcnt  perfonne.  Ce  font  autant  de 
foins  perdus.  , 

De  ces  contradi6lions  naît  celle  que  nous  éprou- 
vons fans  ceiTe  en  nous  -  mêmes.  Entraînés  par  la 
nature  &  par  les  hommes  dans  des  routes  contraires  j 
forcés  de  nous  partager  entre  ces  diverfes  impulfions , 
nous  en  fuivons  une  compofée  qui  ne  nous  mène  ni  à 
l'un  ni  à  l'autre  but.  Ainfi  combattus  &  floitans  du- 
rant tout  le  cours  de  notre  vie  ,  nous  la  terminons 
fans  avoir  pu  nous  accorder  avec  nous ,  &  fans  avoir 
été  bons  ni  pour  nous  ni  pour  les  autres. 

Relie  enfin  l'éducation  domeflique  ou  celle  de  la 
niture.  Mais  que  deviendra  pour  les  autres  un  hom- 
me uniquement  élevé  pour  lui?  Si  peut-être  le  dou- 
ble objet  qu'on  fe  propofe  pouvoit  fe  réunir  en  un 

feul, 

*  Il  y  a  dan?  l'Acndémie  de  Genève  &  dans  l'Univerfité  de 
Paris  des  Profefleurs  que  j'aime,  que  j'eltiine  beaucoup.,  & 
que  je  crois  très  capables  de  bitn  inllruire  la  Jeuntfle  ,  s'ils 
r'ctoient  forcés  de  ùiivrc  l'ufage  établi.  J'exhorte  l'un  d'cn- 
tr'eux  à  publier  le  projet  de  réforme  qu'il  a  conçu.  L'on  fera 
peuc-êt.re  çnfii\  tenté,  de  guérir  le  mal,  en,  voyant  qu'il  n'til 
yas  fans  remède. 


OIT   DE    L'EDUCA  TION.         0 

feul ,  en  ôtant  les  contradi6tions  de  l'homme  ,  on 
ôteroit  un  grand  obftacle  à  fon  bonheur.  11  faudroit , 
pour  en  juger,  le  voir  tout  formé  ;  jl  faudroit  avoiç 
pbfervé  les  penchans  ,  vu  Tes  progrès ,  fuivi  fa  mar-« 
çlie:  il  faudroit,  en  un  mot,  connoître  l'homme  na- 
turel. Je  crois  qu'on  aura  fait  quelques  pas  dans  ces 
recherches  après  avoir  lu  cet  écrit. 

Pour  former  cet  homme  rare ,  qu'avons  nous  ^ 
faire?  Beaucoup,  fans  doute;  c'efl  d'empêcher  que 
rien  ne  foit  fait.  Quand  il  ne  s'agit  que  d'aller  con-  • 
tre  le  vent ,  on  louvoie  ;  mais  fi  la  mer  eit  forte  ^ 
qu'on  veuille  relier  en  place  ,  il  faut  jetter  l'ancre. 
Prens  garde,  jeune  pilote,  que  ton  cable  ne  file  on 
que  ton  ancre  ne  laboure,  <^  que  le  vaiiîéau  ne  dér 
rive  avant  que  tu  t'en  lois  apperçu. 

Dans  l'ordre  focial ,  où  toutes  les  places  font  mar? 
quées,  chacun  doit  être  élevé  pour  la  iienne.  Si  un 
Particulier  formé  pour  fa  place,  en  fort,  il  n'ell  plus 
propre  à  rien.  -  L'éducation  n'eft  utile  qu'autant  que 
la  fortune  s'accorde  avec  la  vocation  des  parens;  eu 
tout  autre  cas  elle  eft  nuifible  à  l'élevé  ,  ne  fut-  c^ 
que  par  les  préjugés  qu'elle  lui  adonnés,  l^^n  £gypte , 
où  le  fils  étoit  obligé  d'embrallèr  l'état  de  ion  père, 
l'éducation  du  moins  avoit  un  butalTuré;  mais  par- 
mi nous  où  les  rangs  feuls  demeurent ,  &  où  les 
hommes  en  changent  fans  celle  ,  nul  ne  fait  fi  en 
élevant  fon  fils  pour  le  fien ,  il  ne  travaille  pas  con- 
tre lui. 

Dans  l'ordre  naturelles  hommes  étant  tous  égaux, 
leur  vocation  commune  efl;  l'état  d'homme ,  6:  qui- 
conque eil  bien  élevé  pour  celui-là,  ne  peut  mal  rem- 
plir^ ceux  qui  s'y  rapportent.  Qu'on  detline  mon  éle- 
vé à  l'épée,  à  l'églife  ,  au  barreau  ,  peu  m'importe. 
Avant  la  vocation  des  parens  la  nature  l'appelle  à  la 
vie  humaine.  Vivre  eit  le  métier  que  je  lui  veux 
apprendre.  '  En  fortant  de  mts  mair-s  il  ne  fera ,  j'en 
conviens,  ni  magiibac,  ni  foldat,  ni  prêtre:  ilfera 

A  5  pre- 


10  Emile, 

premièrement  homme  ;  tout  ce  qu'un  homme  âok 
être ,  il  faura  l'être  au  befoin  tout  aulîi  bien  que  qui 
que  ce  foit ,  &  la  fortune  aura  beau  le  faire  changer 
de  place  ,  il  fera  toujours  à  la  Tienne.  Occupavi  te, 
fortuna,  atque  cepi,  omnefque  adiîus  îuos  interclufi  ^  ut 
ad  me  ajpirare  non  pnjjes  (4). 

Notre  véritable  étude  eft  celle  de  la  condition  hu- 
maine.     Celui  d'entre  nous  qui  fait  le  mieux  fuppor- 
ter  les  biens  &  les  maux  de  cett'e  vie  efl:  à  mon  gré 
le  mieux  eievé:  d'où  il  fuit  que  la  véritable  éducation 
confie  moins  en  préceptes  qu'en  exercices.     Nous 
commençons  à  nous  inftruire  en  commençant  à  vivre  ; 
notre  éducation  commence  avec  nous  ;   notre  pre-. 
inier  précepteur  eft  notre  nourrice.     Aufll  ce  mot 
éducation  avoit-il  chez  les  anciens  un  autre  fens  que 
nous  ne  lui  donnons  plus:   il  fîgnifioit  nourriture. 
Educit  objîetrix  ,  dit  Varron;  ediicat  nutrîx ,  inJUtuit 
Tfdagogus,    docet  magijier  (5).     AMi   l'éducation, 
Jmilitution,  l'inftruftion  font  trois  chofes  aufli  diffé- 
rentes dans  leur  objet  ,   que  la  gouvernante  ,  le  pré- 
cepteur &  le  maître.     Mais  ces  diflinélions  font  mal 
entendues;  ôl  pour  être  bien  conduit,  l'enfant  ne 
doit  fuivre  qu'un  feul  guide. 

Il  faut  donc  généralifer  nos  vues ,  &  confidérer 
dans  notre  élevé  l'homme  abftrait ,  i'I^omm.e  expofé 
à  tous  les  accidens  de  la  vie  humaine.  Si  les  hommes 
naifloient  attachés  au  fol  d'un  pays,  fi  la  même  fai^ 
fon  duroit  toute  l'année  ,  fi  chacun  tenoit  à  fa  fortu- 
ne de  manière  à  n'en  pouvoir  jamais  changer  ,  la 
pratique  établie  feroit  bonne  à  certains  égards;  l'en- 
fant élevé  pour  fon  état  ,  n'en  fortant  jamais ,  ne 
pourroit  être  expofé  aux  inconvéniens  d'un  autre. 
Mais  vu  la  mobilité  des  chofes  humaines  ;  vu  l'efprit 
inquiet  &  remuant  de  ce  fiecle  qui  bouleverfe  tout  ^ 

çha- 


<4)  Tufcul.  V. 
(5)  î{on.  Ma:celL 


otT   DE   L'EDUCATION.        iz 

chaque  génération ,  peut- on  concevoir  une  méthode 
plus  infenfée  que  d'élever  un  enfant  comme  n'ayanc 
jamais  à  fortir  de  fa  chambre ,  comme  devant  être 
fins  ceffe  entouré  de  fcs  gens?  Si  Je  malheureux  fait 
un  feul  pas  fur  la  terre,  s'il  defcend  d'un  fcul  degré, 
il  eil  perdu.  Ce  n'eft  pas  lui  apprendre  à  fupporter 
la  peine;  c'eft  l'exercer  à  la  fentir. 

On  ne  fonge  qu'à  conferver  Ton  enfant,*  ce  n'efl 
pas  affez:  on  doit  lui  apprendre  à  fe  conferver  ctanc 
homme  ,  à  fupporter  les  coups  du  fort  ,  à  braver 

I  opulence  &  la  mifere ,  à  vivre  s'il  le  faut  dans  les 
glaces  d'Iflande  ou  fur  le  brûlant  rocher  de  Maîthe, 
Vous  avez  beau  prendre  des  précautions  pour  qu'il 
ne  meure  pas  ;  il  faudra  pourtant  qu'il  meure  :  & 
quand  fa  mort  nefercit  pas  l'ouvrage  de  vos  foins, 
encore  feroient-ils  mal  entendus.  Il  s'agit  moins 
de  l'empêcher  de  mourir,  que  de  le  faire  vivre.  Vi- 
vre ce  n'efl  pas  refpirer ,  c'efl;  agir  ;  c'eft  faire  ufa- 
ge  de  nos  organes,  de  nos  fens,  de  nos  facultés,  de 
toutes  les  parties  de  nous-mêmes,  qui  nous  donnent 
le  fentiment  de  notre  cxiflence.  L'homme  qui  a  le 
plus  vécu  n'eft  pas  celui  qui  a  compté  le  plus  d'an- 
nées ;  mais  celui  qui  a  le  plus  fenti  la  vie.  'l'el  s'eft 
fait  enterrer  à  cent  ans,  qui  mourut  dès  fa  naifTance, 

II  eut  gagné  de  mourir  jeune;  au  moins  eut -il  vécu 
jufqu'à  ce  tems-là. 

loute  notre  fagefie  confifte  en  préjugés  ferviles; 
tous  nos  ufages  ne  font  qu'allujettillement,  gène  & 
contrainte.  L'homme  civil  naît ,  vit ,  CSc  meurt  dans 
l'efclavage:  à  fa  najifance  ou  le  coud  dans  un  mail- 
lot; à  fi  mort  on  le  cloue  dans  une  bière;  tant  qu'il 
garde  la  figure  humaine ,  il  eil  enchaîné  par  nos  in- 
nitutions. 

On  dit  que  plufieurs  Sages -Femmes  prétendent, 
en  pétriffant  la  tête  des  enhns  nouveaux  -  nés  ,  lui 
donner  une  fo'rrac  plus  convenable:  &  on  le  foufFrel 
Nos  rétes  feroicnt  mal  de  h  façon  de  l'auteur  de  no- 

Tome  L  A  0  tre 


I&  EMILE;      ' 

tre  être:  il  nous  les  faut  façonnées  au -dehors  par 
les  Sages  -  Femmes ,  &  au -dedans  parles  Philofo- 
phes.  Les  Caraïbes  font  de  la  moitié  plus  heureux 
que  nous. 

„  A  peine  l'enfant  efl-  il  forti  du  fein  de  la  mère, 
„  &  à  peine  jouit -il  de  la  liberté  de  mouvoir  & 
„  d'étendre  fes  membres ,  qu'on  lui  donne  de  nou- 
„  veaux  liens.  On  l'emmaillote ,  on  le  couche  la 
„  tête  fixée  &  les  jambes  allongées,  les  bras  pen- 
„  dans  à  côté  du  corps  ;  il  eft  entouré  de  linges  & 
„  de  bandages  de  toute  efpece ,  qui  ne  lui  permet- 
,  tent  pas  de  changer  de  fituation.  Heureux  û  on 
5,  ne  l'a  pas  ferré  au  point  de  l'empêcher  de  refpi- 
„  rer  ,  &  li  on  a  eu  la  précaution  de  le  coucher  fur 
„  le  côté ,  afin  que  les  eaux  qu'il  doit  rendre  par  la 
„  bouche  ,  puifltnt  tomber  d'elles  -  mêmes  ;  car  il 
„  n'auroit  pas  la  liberté  de  tourner  la  tête  fur  le  cô- 
„  té  pour  en  faciliter  l'écoulement  (6)". 

L'enfant  nouveau -né  a  befoin  d'étendre  &  de 
mouvoir  fes  membres,  pour  les  tirer  de  l'engourdis- 
fement  où ,  rafifemblés  en  un  peloton ,  ils  ont  refi:é 
û  long-tems.  On  les  étend,  il  eft  vrai,  mais  on 
les  empêche  de  fe  mouvoir  ;  on  afilijettit  la  tête-mê- 
me par  des  têtières  :  il  femble  qu'on  a  peur  qu'il  n'aie 
l'air  d'être  en  vie. 

Ainfi  l'impulfion  des  parties  internes  d'un  corps 
qui  tend  à  l'accroifiTement ,  trouve  un  obftacle  infur- 
montable  aux  mouvemens  qu'elle  lui  demande.  L'en- 
fant fait  continuellement  des  efibrts  inutiles  qui  épui- 
fent  fes  forces  ou  retardent  leur  progrés.  Il  étoic 
moins  à  l'étroit,  moins  gêné,  moins  comprimé  dans 
l'amnios ,  qu'il  n'eft  dans  fes  langes  :  je  ne  vois  pas 
ce  qu'il  a  gïigné  de  naître. 

L'inaftion ,  la  contrainte  où  l'on  retient  les  mem- 
bres d'un  enfant,  ne  peuvent  que  gêner  la  circula- 
tion 

(6)  Hitt.  Nac.  T.  IV.  p,  190.  iiM2. 


ô  u    &  E   L*E  D  U  C  A  T  I  O  N.       ift 

tion  du  fang  ,.  des  humeurs ,  empêcher  l'enfant  de 
fe  fortifier  ,  de  croître  ,  &  altérer  Ta  conftitutioil. 
Dans  les  lieux  où  Ton  n'a  point  ces  précautions  ex- 
•travagantes  ,  les  hommes  font  tous  grands ,  forts, 
'bien  proportionnés  (7).  Les  pays,  où  l'on  emmail- 
lote les  enians,.font  ceux  qui  fourmillent  de  boîTus , 
de  boiteux,  de  cagneux,  dénoués",  de  rachitiques, 
de  gens  contrefaits  de  toute  efpece.  De  peur  que  le$ 
<X)rps  ne  fe  déforment  par  des  mouvemens  libres ,  oii 
fe  hâte  de  les  déformer  en  les  mettant  en  preile.  On 
les  rendroit  volontiers  perclus ,  pour  les  empêchof 
de  s'eflropier.  ^  ' 

Une  contrainte  fi  cruelle  pourroit -elle  ne  pas  iri-' 
fluer  fur  leur  humeur,   ainii  que  fur  leur  tempéra- 
ment ?  Leur  premier  fentiment  eft  un  ftntiment  de 
douleur  &  de  peine  :  ils  ne-  trouvent  qu'obftacl'es  k 
tous  les  mouvemens  dont  i^s  ont  befoin  •.  plus  rnal^ 
heureux  qu'xm  criminel  aux  fers,  ils  font  de  vains  ef- 
forts, ils  s'irritent,  ils  crient.  Leurs  pre-tiieres  voix,- 
dites- vous ,  font  des  pleurs  ?  je  le  crois  bien:  vous 
les  contrariez  dès  leur  nailTance  ;  les  premiers  dons 
qu'ils  reçoivent  de  vous  font  des  chaînes  ;    le;?  pre- 
miers traitemens  qu'ils  éprouvent  font  des  tourmen?. 
N'ayant  rien  de  libre  que  la  voix ,  comment  ne  s'en 
ferviroient-ils  pas  pour  fe  plaindre?  Ils  crient  du  maf 
que  vous  leur  faites  :  ainfi  garotiés ,  vous  crieriez  plus 
fort  qu'eux. 

D'où  vient  cet  ufage  déraifonnable  "?  d'un  ufage 
dénaturé.  Depuis  que  les  mères,  méprifant  leur  pre- 
mier devoir  ,  n'ont  plus  voulu  nourrir  leurs  enfans; 
il  a  fallu  les  confier  à  des  femmes  mercenaires ,  qui, 
fe  trouvant  ainfi  mères  d'enfans  étrangers  pour  qui' 
la  nature  ne  leur  difoit  rien ,  n'ont  cherché  qu'à  s'é- 
pargner de  la  peine.  Il  eut  fallu  veiller  fans  ceflè 
îlirun  enfant  en  liberté:  mais  quand  il  cft  bien  lié. 

On 

(7)  \'o)\z  la  note  14. 


Xi,  EMILE, 

on  le  jette  dans  un  coin  fans  s'embarraflèr  de  fes  cris. 
Pourvu  qu'il  n'y  ait  pas  des  preuves  de  la  négligence 
de  la  nourrice  ;  pourvu  que  le  nourriçon  ne  fe  caflè 
ni  bras  ni  jambe,  qu'importe  au  furplus  qu'il  périflè, 
ou  qu'il  demeure  infirme  le  refle  de  fes  jours  ?  On 
conferve  fes  membres  aux  dépens  de  fon  corps  ;  &  ^ 
quoi  qu'il  arrive  ,  la  nourrice  eft  difculpée. 

Ces  douces  mères ,  qui  débarralTées  de  leurs  en- 
fans  ,  fe  livrent  gaiment  aux  amufemens  de  la  ville , 
favent  -  elles  cependant  quel  traitement  l'enfant  dans 
fon  maillot  reçoit  au  village?  Au  moindre  tracas  qui 
furvient ,  on  le  fufpend  à  un  clou  comme  un  paquet 
de  hardes  ;  &  tandis  que ,  fans  fe  prelfer ,  la  nourrice 
vaque  à  fes  affaires ,  le  malheureux  refle  ainfi  cruci- 
fié. Tous  ceux  qu'on  a  trouvés  dans  cette  fituation , 
avoient  le  vifage  violet  :  la  poitrine  fortement  com- 
primée ne  lailfant  pas  circuler  le  fang  >  il  remontoit 
à  la  tête  ;  &  l'on  croyoit  le  patient  fort  tranquille  ^ 
parcequ'il  n'avoit  pas  la  force  de  crier.  J'jgnorô 
combien  d'heures  un  enfant  peut  refier  en  cet  état 
fans  perdre  la  vie,  mais  je  doute  que  cela  puiffe  aller 
fort  loin.  Voilà  ,  je  penfe ,  une  des  plus  grandes 
commodités  du  maillot. 

On  prétend  que  les  enfarls  en  liberté  pourroient 
prendre  de  mauvaifes  fituations ,  &  fe  donner  des 
mouvemens  capables  de  nuire  à  la  bonne  conforma- 
tion de  leurs  membres.  C'e(l-là  un  de  ces  vains 
raifonnemens  de  notre  fauffe  fageffe,  &  que  jamais 
aucune  expérience  n'a  confirmés.  De  cette  multitude 
d'enfans  qui  chez  des  peuples  plus  fenfés  que  nous^ 
font  nourris  dans  toute  la  liberté  de  leurs  membres, 
on  n'en  voit  pas  un  feul  qui  fe  blefle,  ni  s'efîropie  : 
ils  ne  fauroient  donner  à  leurs  mouvemens  la  force 
qui  peut  les  rendre  dangereux ,  &  quand  ils  prennent 
une  fituation  violente  ,  la  douleur  les  avertit  bientôt 
d'en  changer. 

Islous  ne  nous  fommes  pas  encore  avifés  de  mettre 

au 


eu   PE   L'EDUCATION.       15 

aum^llot  les  petits  des  chiens,  ni  des  chats;  voit- 
on  qu'il  réfulte  pour  eux  quelque  inconvénient  de 
cette  négligence?  Les  enfans  font  plus  lourds;  d'ao» 
cord  :  mais  à  proportion  ils  font  auffi  plus  foibles. 
A-peine  peuvent-ils  fe  mouvoir  ;  comment  s'eftropie- 
roient-ils?  fi  on  les  étendoit  fur  le  dos,  ilsmour- 
roient  dans  cette  fituation  ,  comme  la  tortue,  làns 
pou  voit  jamais  fe  retourner. 

Non  contentes  d'avoir  cefle  d'alaiter  leurs  enfans , 
les  femmes  ceflènt  d'en  vouloir  faire  ;  la  conféquence 
eijt  naturelle.  Dès  que  l'état  de  mère  efl  onéreux , 
on  trouve  bientôt  le  moyen  de  s'en  délivrer  tout-à- 
feit:  on  veut  faire  un  ouvrage  inutile,  afin  de  le  re- 
commencer toujours,  &  l'on  tourne  au  préjudice  de 
l'elpece  ,  l'attrait  donné  pour  la  multiplier.  Cet  ufâ* 
ge ,  ajouté  aux  autres  caufes  de  dépopulation  ,  nous 
annonce  le  fort  prochain  de  l'Europe.  Les  fciences^ 
les  arts,  la  philofophie  &  les  mœurs  qu'elle  engen- 
dre, ne  tarderont  pas  d'en  faire  un  défert.  Elle  fera 
peuplée  de  bêtes  féroces  ;  elle  n'aura  pas  beaucoup 
changé  d'habitans. 

]'ai  vu  quelquefois  le  petit  manège  des  jeunes 
femmes  qui  feignent  de  vouloir  nourrir  leurs  enfans. 
On  fait  fe  faire  prefler  de  renoncer  à  cette  fantaifie: 
on  fait  adroitement  intervenir  les  époux,  les  Mede* 
cins ,  fur-tout  les  mères.  Un  mari  qui  oferoit  con- 
fentir  que  fa  femme  nourrît  fon  enfant,  feroit  un 
homme  perdu.  L'on  en  feroit  un  afialïin  qui  veut  fe 
défaire  d'elle.  Maris  prudens ,  il  faut  immoler  à  la 
paix  l'amour  paternel  ;  heureux  qu'on  trouve  à  la 
campagne  des  femmes  plus  continentes  que  les  vô- 
tres! Plus  heureux  fi  le  tems  que  celles -ci  gagnent, 
n'efl:  pas  defiiné  pour  d'autres  que  vous  ! 

Le  devoir  des  femmes  n'efl:  pas  douteux  :  mais  on 
difpute  Cl,  dans  le  mépris  qu'elles  en  font,  il  efl:  égal 
pour  les  enfans  d'être  nourris  de  leur  lait  ou  d'un  au- 
iTje?  Je  tiens  cette  queftion,  dont  ks  Médecins  font 

ks 


n  Ê      M      f      L      E  ,- 

îés  Juges,  pour  décidée  au  fouhait  des  femmes;  ^ 
pour  moi ,  je  penferois  bien  auiîl  qu'il  vaut  mieux  que 
^'enfant  iuce  le  laitd'une  nourrice  enfanté,  que  d'une 
mère  gâtéé^  s'il  avoit  quelque  nouveau  mal  à  crain- 
dre du  même  fing  dont  il  eft  formé. 

Mais  la  queftion  doit -elle  s'envifager  feulement 
pàtJet  côté  phyllque,  &  l'enfant  a-t-il  moins  befoiii- 
des  foins  d'une  niere  que  de  fa  mamelle?  D'autrea 
femmes ,  des  bêtes  mêmes ,  pourront  lui  donner  le  lait 
qu'ellq  luirefufè:  la  follicitude  maternelle  nefe  fup- 
plée  point.  Celle  qui  nourrit  l'enfant  d'une  autre,  m 
lieu  du  fien",cft  unemauvaife  mère;  comment  fera-t- 
elle  une  bonne  nourrice?  Elle  pourra  le  devenir ,  mais 
lentement,  il  faudra  que  l'habitude  change  la  nature; 
&  l'enfafit  m^al  foigné  aura  le  tems  dépérir  cent  fois, 
avant  que  fa  nourrice  ait  pris  pour  lui  une  tendreffe 
de  mère. 

De  cet  avantage  -  même  réfulte  un  inconvénient , 
qui  feul  devroit  ôter  à  toute  femme  fenfible  le  coura- 
ge de  faire  nourrir  fon  enfant  par  line  autre  :  c'eil 
celui  de  partager  le  droit  de  mère,  ou  plutôt  de  l'a- 
liéner; de  voir  fon  enfant  aimer  une  autre  femme , 
autant  &  plus  qu'elle;  de  fentir  que  la  tendreffe  qu'il 
conferve  pour  fi  propre  mère  eft  une  grâce ,  &  que 
eelle  qu'il  a  pour  fa  mère  adoptive  eft  un  devoir:  car 
où  j'ai  trouvé  les  foins  d'une  mère  ,  ne  dois -je  pas 
l'attachement  d'un  fils? 

La  manière  dont  on  remédie  à  cet  inconvénient , 
ell  d'infpirer  aux  enfans  du  mépris  pour  leur  nourri- 
ce, en  les  traitant  en  véritables  fervantes.  QLiand  leur 
fervice  eft  achevé,  on  retire  fenfant ,  ou  l'on  con- 
gédie la  nourrice;  à  force  de  la  mal  recevoir,  on  la 
rebute  de  venir  voir  fon  nourriçon.  Au  bout  de  quel- 
ques années  ,  il  ne  la  voit  plus ,  il  ne  la  connoît  plus. 
La  mère  qui  croit  fe  fubftituer  à  elle  ,  &  réparer  fa 
négligence  par  fa  cruauté  ,  fe  trompe.  Au  lieu  de 
faire  un  tendre  fils  d' un  nourriçon  dénaturé,  ellel'cxer- 


ou   DE   L'EDUCATION.        17 

ce  à  l'ingratitude  ;  elle  lui  apprend  à  méprifer  un  jour 
celle  qui  lui  donna  la  vie,  comme  celle  qui  la  nour- 
ri de  fon  lait. 

Combien  j'ihOfterois  fur  ce  point,  s'il  étoit  moins 
décourageant  de  rébattre  en  vain  des  fujets  utiles? 
Ceci  tient  à  plus  de  chofes  qu'on  ne  penfc.^  Voji- 
lez- vous  rendre  chacun  à  Tes  premiers  devoirs,  com- 
mencez par  les  mères;  vous  ferez  étonnés  des  chan- 
gemens  que  vous  produirez.  Tout  vient  fucceflîve- 
ment  de  cette  première  dépravation  :  tout  l'ordre 
moral  s'altère  ;  le  naturel  s'éteint  dans  tous  les  cœurs  ; 
l'intérieur  des  maifons  prend  un  air  moins  vivant;  le 
fpeftacle  touchant  d'une  famille  naiffante  n'attache 
plus  les  maris ,  n'impofe  plus  d'égards  aux  étrangers  5 
on  refpeéle  moins  la  mère  dont  on  ne  voit  pas  les 
enfans;  il  n'y  a  point  de  réfidence  dans  les  familles; 
l'habitude  ne  renforce  plus  les  liens  du  fang  ;  il  n'y 
à  plus  ni  pères,  ni  m-eres ,  ni  enfans,  ni  frères,^  ni 
fœurs;  tous  fe  connoiflent  à  peine,  comment  s'ai- 
meroient-ils  ?  Chacun  ne  fonge  plus  qu'à  foi.  Quand 
la  maifon  n'efl:  qu'une  tride  folitude ,  il  faut  bien  al- 
ler s'égayer  ailleurs. 

Mais  que  les  mères  daignent  nourrir  leurs  enfans» 
les  mœurs  vont  fe  réformer  d'elles-mêmes,  les  fen- 
timens  de  la  nature  fe  réveiller  dans  tous  les  cœurs  ; 
l'Etat  va  fe  repeupler;  ce  premier  point ,  ce  point  feul  va 
tout  réunir.  L'attrait  de  la  vie  domellique  efl:  le  meilleur 
contre- poifon  des  mauvaifes  mœurs.  Le  tracas  des 
enfans  qu'on  croit  importun  devient  agréable  ;  il  rend, 
le  père  &  la  mère  plus  néceflaires ,  plus  chers  l'un  à 
Tauti-e,  il  refferre  entre  eux  le  lien  conjugal.  Qi.iand 
la  famille  eft  vivante  &  animée,  les  foins  domelliques 
font  la  plus  chère  occupation  de  la  femme  &  le  plus 
doux  amufement  du  mari.  Ainfi  de  ce  fcul  abus  cor- 
rigé réfulteroit  bientôt  une  reforme  générale  ;  bien- 
lot  la  nature  auroit  repris  tous  fss  droits.  Qu'une 
Tme  l  »  foi» 


ii  EMILE, 

fois  les  femmes  redeviennent  mères ,  bientôt  les  hom- 
mes redeviendront  pères  &  maris. 

Difcours  fuperflus  !  l'ennui  même  des  plaifirs  dil 
inonde  ne  ramené  jamais  à  ceux-là.  Les  femmes 
ont  celTé  d'être  mercs;  elles  ne  le  feront  plus;  elles 
r\€  veulent  plus  l'être.  Quand  elles  le  voudroicnt,  à 
peine  le  pourroient- elles  :  aujourd'hui  que  Tufage 
contraire  eft  établi,  chacune  auroit  à  combattre  l'op- 
pofition  de  toutes  ce!  les  qui  l'approchent,  liguées  con- 
tre un  exemple  que  les  unes  n'ont  pas  donné  &  que 
les  autres  ne  veulent  pas  fuivre. 

Il  fe  trouve  pourtant  quelquefois  encore  de  jeunes 
pcrfonnes  d'un  bon  naturel,  qui,  fur  ce  point  ofanc 
braver  l'empire  de  la  mode  &  les  clameurs  de  leur 
fexe,  remplilTent  avec  une  vertueufe  intrépidité  ce 
devoir  fi  doux  que  la  nature  leur  impufe.  Puiffe  leur 
nombre  augmenter  par  l'attrait  des  biens  deftinés  à 
celles  qui  s'y  livrent!  Fondé  furd^-^s  conféquenccsque 
donne  le  plus  (impie  raifonnement ,  &  fur  des  obfer- 
vations  que  je  n'ai  jamais  vu  démenties  ,  j'ufc  pro- 
mettre à  ces  dignes  mères  un  attachement  folide  & 
conftant  de  la  part  de  leurs  maris  ,  une  tendreflc 
vraiment  filiale  de  la  part  de  leurs  enfans ,  l'eftime  & 
le  refpe6l  du  public,  d'heureufes  couches  fans  acci- 
dent &  fans  fuite  ,  une  fanté  ferme  &  vigoureufe , 
enfin  le  plaifir  de  le  voir  un  jour  imiter  par  leurs  fil- 
les, &  citer  en  exemple  à  celles  d'autrui. 

Point  de  mère,  point  d'enfant.  Entre  eux  les  de- 
voirs font  réciproques,  &  s'ils  font  mal  remplis  d'un 
côté ,  ils  feront  négligés  de  l'autre.  L'enfant  doit  ai- 
mer fa  mère  avant  de  favoir  qu'il  le  doit.  Si  la  voix 
du  fang  n'efl:  fortifiée  par  fhabitude  &  les  foins ,  elle 
s'éteint  dans  les  premières  années,  &  le  cœur  meurt, 
pour  ainfi  dire,  avant  que  de  naître.  Nous  voilà  dès 
les  premiers  pas  hors  de  la  nature. 

Oa  en  fore  encore  par  une  route  oppofée, lorfquau 

Iku 


/ 


bv  iJÊ    L'EDUCATION.        tf 

Heu  de  négliger  les  Ibins  de  mère ,  une  femme  les 
porte  à  l'excès  ;  lorfqu'elle  fait  de  fon  enfant  fon  ido- 
le ;  qu'elle  augmente  &  nourrit  fa  foiblelTe  pour  l'em- 
pêcher de  la  fentir ,  &  qu'elpérant  le  fouftraire  aux 
loix  de  la  nature,  elle  écarte  de  lui  des  atteintes  pé- 
nibles ,  fans  fonger  combien ,  pour  quelques  incom- 
modités donc  elle  le  préferve  un  moment ,  elle  accu- 
mule au  loin  d'accidens  &  de  périls  far  fa  tête ,  & 
combien  c'efl:  une  précaution  barbare  de  prolonger  la 
foiblefle  de  l'enfance  fous  les  fatigues  des  hommes 
faits.  Thétis,  pour  rendre  fon  fils  invulnérable  ,  le 
plongea ,  dit  la  fable ,  dans  l'eau  du  flyx.  Cette  al- 
légorie eft  belle  6c  claire.  Les  mères  cruelles, dont  je 
parle,  font  autrement:  à  force  de  plonger  leurs  en- 
fans  dans  la  moliefie,  elles  les  préparent  à  la  fouf- 
france ,  elles  ouvrent  leurs  pores  aux  maux  de  toute 
efpece,  dont  ils  ne  manqueront  pas  d'être  la  proie 
étant  grands. 

Obfervez  la  nature ,  &  fuivez  la  route  qu'elle  vousf 
trace.  Elle  exerce  continuellement  les  enfans  ;  elle 
endurcit  leur  tempérament  par  des  épreuves  de  tou- 
te efpece  ;  elle  leur  apprend  de  bonne  heure  ce  que 
c'efl:  que  peine  &  douleur.  Les  dents  qui  percenc 
leur  donnent  la  fièvre  :  des  coliques  aigties  leur  don- 
nent des  convulfions  ;  de  longues  toux  les  fuffoquent  ; 
les  vers  les  tourmentent  ;  la  pléthore  corrompt  leur 
fang;  des  levains  divers  y  fermentent,  &  caufenc 
des  éruptions  périlleufes.  Prefque  tout  le  premier  âge 
efl:  maladie  &  danger  :  la  moitié  des  enfans  qui  nais- 
fent,  périt  avant  la  huitième  année.  Les  épreuves  fai- 
tes, l'enfant  a  gagné  des  forces,  &  fitôt  qu'il  peuc 
Ufer  de  la  vie ,  le  principe  en  devient  plus  aflliré. 

Voilà  la  règle  de  la  nature.  Pourquoi  la  contra- 
riez-vous?  Ne  voyez-vous  pas  qu'en  penfant  la  cor- 
riger ,  vous  détruilez  fon  ouvrage ,  vous  empêchez 
l'effet  de  fes  foins  ?  Faire  au  ►  dthors  ce  qu  elle  faic 
au  -  dedans ,  c'eft ,  fdon  vous ,  redoubler  le  danger  5 

B  2  ^ 


Id  EMILE, 

&  au  contraire  c'eCl  y  faire  diverfion ,  c'efl:  Textê- 
nuer.  L'expérience  apprend  qu'il  meurt  encore  plus 
d'enfans  élevés  délicatement  que  d'autres.  Pourvu 
qu'on  ne  paffe  pas  la  mefure  de  leurs  forces ,  on  rif- 
que  moins  à  les  employer  qu'à  les  ménager.  Exer- 
cez '  les  donc  aux  atteintes  qu'ils  auront  à  fupporter 
un  jour.  EndurcifTez  leur  corps  au  intempéries  des 
faifons ,  des  climats ,  des  élémens  ;  à  la  faim ,  à  la 
foif,  à  la  fatigue  ;  trempez- les  dans  l'eau  du  flyx. 
Avant  que  l'habitude  du  corps  foit  acquife  ,  on  lui 
donne  celle  qu'on  veut  flins  danger  :  mais  quand  une 
fois  il  efl  dans  fa  confiftance ,  toute  altération  lui  de- 
vient périlleufe.  Un  enfant  fupportera  des  change- 
mens  que  ne  fupporteroit  pas  un  homme:  les  fibres 
du  premier,  molles  &  flexibles,  prennent  fans  effort 
le  pli  qu'on  leur  donne  ;  celles  de  l'homme ,  plus  en- 
durcies ,  ne  changent  plus  qu'avec  violence  le  pli 
qu'elles  ont  reçu.  On  peut  donc  rendre  un  enfant  ro- 
bufte  fans  expofer  fa  vie  &  fa  fanté  ;  &  quand  il  y 
auroit  quelque  rifque,  encore  ne  faudroit-il  pas  ba- 
lancer. Puifque  ce  font  des  rifques  inféparables  de  la 
vie  humaine,  peut -on  mieux  faire  que  de  les  rejet- 
ter  fur  le  tems  de  fa  durée  où  ils  font  le  moins  défa- 
vantageux? 

Un  enfant  devient  plus  précieux  en  avançant  en 
âge.  Au  prix  de  fa  perfonne  fe  joint  celui  des  foins 
qu'il  a  coûtés  ;  à  la  perte  de  fa  vie  fe  joint  en  lui  le 
fôntiment  de  la  mort.  C'ell  donc  furtout  à  l'avenir 
qu'il  faut  fonger  en  veillant  à  fa  confervation;  c'efl: 
contre  les  maux  de  la  jeuneile  qu'il  faut  f  armer ,  avant 
qu'il  y  foit  parvenu  :  car  û  le  prix  de  la  vie  augmente 
jufquà  l'âge  de  la  rendre  utile  ,  quelle  folie  n'eft-ce 
point  d'épargner  quelques  maux  à  l'enfance,  en  les 
multipliant  fur  l'âge  de  raifon?  Sont -ce  là  les  leçons 
du  maître? 

Le  fort  de  l'homme  efl:  de  foufî'rirdans  tous  les  tems. 
Le  foin  même  de  fa  confervation  efl:  attaché  à  la  pei- 
ne. 


ou   D  E   L'EDUCATION.        ti 

ne.  Heureux  de  ne  connoître  dans  Ton  enfance  qui 
les  maux  phyfiques  !  maux  bien  moins  cruels ,  bien 
moins  douloureux  que  les  autres ,  &  qui  bien  plus  ra- 
rement qu'eux  nous  font  renoncer  à  la  vie.  On  ne  fe 
tue  point  pour  les  douleurs  de  la  goûte  ;  il  n'y  a  gue- 
r-es  que  celles  de  l'ame  qui  produifent  le  dérefpoir. 
Nous  plaignons  le  fort  de  l'enfance,  &  c'eft  le  nôtre 
qu'il  faudroit  plaindre.  Nos  plus  grands  maux  nous 
viennent  de  nous. 

En  nailïimt ,  un  enfant  crie;  fa  première  enfnnce 
fe  paiTe  à  pleurer.  '1  antôt  on  l'agite  ,  on  le  flatte 
pour  l'appaifer;  tantôt  on  le  menace,  on  le  bat  pour 
le  faire  taire.  Ou  nous  faifons  ce  qui  lui  plaît ,  ou 
nous  en  exigeons  ce  qui  nous  plaît  :  ou  nous  nous 
foumettons  à  fcs  fantaifies,  ou  nous  le  fou  mettons 
aux  nôtres:  point  de  milieu,  il  fâut  qu'il  donne  des 
ordres,  ou  qu'il  en  reçoive,  Ainfi  fcs  premières  idées 
font  celles  d'empire  Ck  de  fervitude.  Avant  de  favoir 
parler  ,  il  commande  ;  avant  de  pouvoir  agir  ,  il 
obéit;  &  quelquefois  on  le  châtie  avant  qu'il  puiffe 
connoître  fes  fautes  ou  plutôt  en  commettre.  C  eft 
ainfi  qu'on  verfede  bonne  heure  dans  fon  jeune  cœur 
les  paiïions  qu'on  impute  enfuite  à  la  nature  ,  &  qu'a- 
près avoir  pris  peine  à  le  rendre  méchant,  on  fe  plaine 
de  le  trouver  tel. 

Un  enfant  piffe  fix  ou  fept  ans  de  cette  manière 
entre  les  mains  des  femmes,  victime  de  leur  caprice 
&  du  fien  :  &  après  lui  avoir  fait  apprendre  ceci  & 
cela  ;  c'eft  -  à  -  dire  ,  après  avoir  chargé  fa  mémoire 
ou  de  mots  qu'il  ne  peut  entendre ,  ou  de  chofes  qui 
ne  lui  font  bonnes  à  rien  ;  après  avoir  étouffé  le  na- 
turel par  les  paftions  qu'on  a  fait  naître,  on  remet  ccc 
étrefa6lice  entre  les  mains  d'un  précepteur,  lequel 
achevé  de  développer  les  germes  artificiels  qu'il  trou- 
ve déjà  tout  formés ,  &  lui  apprend  tout ,  hors  à  fe 
connoître,  hors  à  tirer  parti  de  lui -même,  hors  à 
favoir  vivr€  (Si  fe  rendre  heureux.    Enfin  quand  cet 

B  3  CH" 


%^  EMILE, 

enfant  efclave  &  tyran  ,  plein  de  fcience  &  dépour- 
vu de  fens ,  également  débile  de  corps  &  dame ,  eft 
jette  dans  le  monde;  en  y  montrant  fon  ineptie,  fon 
orgueil  &  tous  f<^s  vices,  il  fait  déplorer  la  mifere  ôc 
la  perverlité  humaines.  Onfe  trompe;  c'efl  là  l'hom- 
me de  nos  fantaifies  ;  celui  de  la  nature  tft  fait  au- 
irement. 

Voulez -vous  donc  qu'il  garde  fa  forme  originel- 
le? Confervez-Ia  des  l'inllant  qu'il  vient  au  monde. 
Sitôt  qu'il  naît,  emparez-  vous  de  lui ,  &  ne  le  quit- 
tez plus  qu'il  ne  foit  homme:  vous  ne  réuflirez  jamais 
fans  cela.  Comme  la  véritable  nourrice  ell  la  mère  , 
le  véritable  précepteur  eft  le  père.  Qu'ils  s'accordent 
dans  l'ordre  de  leurs  fondions  rjnfi  que  dans  leur  fys- 
lême:  que  des  mains  de  l'un  l'enfant  pafle  dans  cel- 
les de  l'autre.  Il  fera  mieux  élevé  par  un  père  judi- 
cieux &  borné ,  que  par  le  plus  habile  maître  du  mon- 
de ;  car  le  zèle  fuppléera  mieux  au  talent ,  que  le  ta- 
lent au  zèle. 

Mais  les  affaires ,  les  fondions ,  les  devoirs 

Ah  les  devoirs  !  fans  doute  le  dernier  eft  celui  de  pè- 
re (9)?  Ne  nous  étonnons  pas  qu'un  homme,  donc 
la  femme  a  dédaigné  de  nourrir  le  fruit  de  leur  union , 
dédaigne  de  l'élever.  11  n'y  a  point  de  tableau  plus 
charmant  que  celui  de  la  famille ,  mais  un  feul  traiç 

man- 


(9)  Quand  on  lit  dans  Plutarque  que  Caton  le  Cenfeur , 
qui  gouverna  Rome  avec  tant  de  gloire,  éleva  lui-même  fon 
fils  dès  le  berceau,  &  avec  un  tel  foin,  qu'il  quittoit  tout  pour 
être  prêtent  quand  la  Nourrice  ,  c'eft-à-dire,  la  Mère  le  re- 
muoit  &  le  lavoit  ;  quand  on  lit  dans  Suétone  qu'A ugufte  , 
maître  du  monde  ,  qu'il  avoit  conquis  &  qu'il  régiiToit  lui- 
înême,  enfeignoit  lui-même  à  fes  petits- iils  à  écrire,  à  na- 
ger, les  élémens  des  Sciences  ,  &  qu'il  les  avoit  fans  ceffc 
autour  de  lui  ,*  on  ne  peut  s'empêcher  de  rire  des  petites 
bonnes -gens  de  ce  tems-!à,  qui  s'amufoient  à  de  pareilles 
niaiferies;  trop  bornés,  fans  doute,  pour  favoir  vaquer  aux 
frondes  aiTûires  des  grands  hommes  de  nos  joiirs. 


ou   DE   L'EDUCATION.        25 

manqué  défigure  tous  les  autres.  Si  la  mère  a  trop 
peu  de  fanté  pour  être  nourrice,  le  père  aura  urop 
d'affaires  pour  être  précepteur.  Les  enfans,  éloignes, 
difperfés ,  dans  des  penfions ,  dans  des  couvens ,  dans 
des  collèges ,  porteront  ailleurs  l'amour  de  la  maifon 
paternelle,  ou  pour  mieux  dire,  ils  y  rapporteront 
l'hiibitude  de  n'être  attachés  à  rien.  Les  frères  6l  les 
fœurs  fe  connoîtront  à  peine.  Quand  tous  feront  ras- 
femblés  en  cérémonie  ,  ils  pourront  être  fort  polis 
entre  eux;  ils  fe  traiteront  en  étrangers.  Sitôt  qu'il 
n'y  a  plus  d'intimité  entre  les  parens,  fitot  que  Ih  fo- 
ciété  de  la  famille  ne  fait  plus  la  douceur  de  la  vie, 
il  faut  bien  recourir  aux  mauvaifes  mœurs  pour  y  fjp- 
pléer.  Où  eft  l'homme  alTcz  Ilupidc  pour  ne  pas  voir 
la  chaîne  de  tout  cela  ? 

Un  père,  quand  il  engendre  &  nourrit  des  enfans, 
ne  fait  en  cela  que  le  tiers  de  ù  tâche.  Il  doic  des 
hommes  à  fon  efpece  ,  il  doit  à  la  focieté  des  hom- 
mes fociables  ,  il  doit  des  citoyens  à  l'Etat.  Tout 
homme  qui  peut  payer  cette  triple  dette ,  &  ne  le 
fait  pas,  efl  coupable,  &  plus  coupable,  ptiiL-eLre, 
quand  .il  la  paye  à  demi.  Celui  qui  ne  peut  remplir 
les  devoirs  de  père  n'a  point  droit  de  le  devenir.  11 
n'y  a  ni  pauvreté  ,  ni  travaux  ,  ni  refpe6t  humain 
qui  le  difpenfent  de  nourrir  fes  enfans ,  &  de  les  éle- 
ver lui-même.  Lecteurs,  vous  pouvez  m'en  croire. 
]e  prédis  à  quiconque  a  des  entrailles  &  néglige  de  Ci 
faints  devoirs  ,  qu'il  verfera  long-tems  fur  fa  faute 
des  larmes  ameres ,  &  n'en  fera  jamais  confolc. 

Mais  que  fait  cet  homme  riche,  ce  père  de  famil- 
le fi  affairé  ,  &  forcé  félon  lui  de  laifTcr  Ç^^s  enfans  à 
l'abandon?  Il  paye  un  autre  homme  pour  remplir  fes 
foins  qui  lui  font  à  charge.  Ame  vénale  !  crois  -  tu 
donner  à  ton  fils  un  autre  père  avec  de  l'argent  ?  Ne 
t'y  trompe  point;  ce  n'ell  pas  même  un  nuitre  que 
tu  lui  donnes ,  c^ell  un  valet.  Il  en  formera  bientôc 
un  fécond. 

B  4  Oa 


54  EMILE, 

On  raifonne  beaucoup  fur  les  qualités  d'un  bon 
gouverneur.  La  première  que  j'en  exigerois ,  &  cel- 
le-là feule  en  fuppofe  beaucoup  d'autres,  c'eft  de 
n'être  point  un  homme  à  vendre.  Il  y  a  des  métiers 
fi  nobles  qu'on  ne  peut  les  faire  pour  de  l'argent  fans 
fe  montrer  indigne  de  les  faire:  tel  efl:  celui  de  l'hom- 
me de  guerre  ;  tel  ell  celui  de  l'inftituteur.  Qui  donc 
élèvera  mon  enfant  ?  Je  te  fai  déjà  dit  ,  toi-même. 
Je  ne  le  peux.  Tu  ne  le  peux  !  .^  Fais-toi  donc  un 
ami.     Je  ne  vois  point  d'autre  relTource. 

Un  gouverneur!  ô  quelle  ame  fublime....  en  vé- 
fité ,  pour  faire  un  homme  ,  il  faut  être  ou  père, 
ou -plus  qu'homme  foi  -  même.  Voilà  la  fon6lion  que 
vous  confiez  tranquillement  à  des  mercenaires. 

Plus  on  y  penfe ,  plus  on  apperçoit  de  nouvelles 
difficultés.  Il  faudroit  que  le  gouverneur  eût  été 
élevé  pour  fon  élevé ,  que  fes  domelliques  euffent  été 
élevés  pour  leur  maître  ,  que  tous  ceux  qui  l'appro- 
chent euffent  reçu  les  impreflions  qu'ils  doivent  lui 
communiquer  ;  il  fiiudroic  d'éducation  en  éducation 
remonter  jufqu'on  ne  fait  où.  Comment  fe  peut  -  il 
qu'un  enfant  foit  bien  élevé  par  qui  n'a  pas  été  bien 
.élevé  lui-même? 

Ce  rare  mortel  efl:- il  introuvable?  Je  l'ignore.   En 
ces  tems  d'avililTement ,  qui  fait  à  quel  point  de  ver- 
tu peut  atteindre  encore  une  ame  humaine  ?  Mais 
fuppofons  ce  prodige  trouvé.     C*eft  en  confidérant 
ce  qu'il  doit  faire ,    que  nous  verrons  ce  qu'il  doit 
être.     Ce  que  je  crois  voir  d'avance  efl  qu'un  père 
qui  fentiroit  tout  le  prix  d'un  bon  gouverneur ,  pren- 
droit  le  parti  de  s'en  paflèr;  car  il  mettroit  plus  de. 
peine  à  facquerir  qu'à  le  devenir  lui-même.     Veut- il 
■  donc  fe  faire  un  ami  ?  Qti'il  élevé  fon  fils  pour  l'ê- 
tre ;  le  voilà  difpenfé  de  le  chercher  ailleurs ,  &  la 
.  Iiature  a  déjà  fait  la  moitié  de  fouvrage. 
^'^^''  Quelqu'un"  dont  je  ne  connois  que  le  rang ,  m'a  fait 
pyopofer  d'élever  fon  fils,  j^i  m'a  fait  beaucoup  d'hoH- 


ou  DE  L'EDUCATION.        ij 

neur  fans  doute;  mais  loin  de  fe  plaindre  de  mon  re- 
fus, il  doit  fe  louer  de  ma  difcrédon.  Si  j'avois  ac- 
cepté fon  offre  &  que  j'eulTe  erré  dans  ma  méthode  , 
c'étoit  une  éducation  manquée  :  fi  j'avois  réuffi, 
c'eût  été  bien  pis.  Son  fils  auroit  renié  fon  titre;  il 
n'eût  plus  voulu  être  Prince. 

Je  fuis  trop  pénétré  de  la  grandeur  des  devoirs 
d'un  Précepteur  ,  je  fens  trop  mon  incapacité  pour 
accepter  jamais  un  pareil  emploi  de  quelque  parc 
qu'il  me  foie  offert;  &  l'intérêt  de  l'amitié  même, 
ne  feroit  pour  moi  qu'un  nouveau  motif  de  refus.  Je 
crois  qu'après  avoir  lu  ce  livre  ,  peu  de  gens  feront 
tentés  de  mie  faire  cetce  offre  ,  &  je  prie  ceux  qui 
pourroiencrétre^de  n'en  plus  prendre  l'inutile  peine. 
J'ai  fait  autrefois  un  fuffifant  effai  de  ce  métier  pour 
être  affuré  que  je  n'y  fuis  pas  propre ,  &  mon  étac 
m'en  difpen feroit  quand  mes  taltns  m'en  rendroienC 
capable,  j'ai  cru  devoir  cette  déclaration  publique 
à  ceux  qui  paroiflènt  ne  pas  m'accorder  affez  d'elti- 
me  pour  me  croire  fincere  &  fondé  dans  meg  réfo- 
lutions. 

Hors  d'état  de  remplir  la  tâche  la  plus  utile ,  j'o- 
ferai  du  moins  eflayer  de  la  plus  aifée;  à  l'exemple 
de  tant  d'auires  je  ne  mettrai  point  la  main  à  l'œu- 
vre ,  mais  à  la  plume ,  &  au  lieu  de  faire  ce  qu'il 
faut,  je  m'efforcerai  de  le  dire. 

Je  fais  que  dans  les  entreprifes  pareilles  à  celle-ci, 
l'auteur ,  toujours  à  fon  aife  dans  des  fyftemes  qu'il 
çftdifpenfé  de  mettre  en  pratique,  donne  fans  peine 
beaucoup  de  beaux  préceptes  impoffibies  à  fuivre, 
&  que  faute  de  détails  &  d'exemples  ,  ce  qu'il  dit 
même  de  pratiquable  refte  fans  ufage ,  quand  il  n'en 
a  pas  montré  l'application. 

J'ai  donc  pris  le  parti  de  me  donner  un  élevé  ima- 
ginaire, de  me  fuppofer  l'âge,  la  fanté,  les  connoif- 
fences ,  &  tous  les  talens  convenables  pour  travailler 
à  fon  éducation ,  de  la  conduire  depuis  le  moment  ôc 

^  5  ft 


^6  EMILE; 

fa  naiffance  jufqu'à  celui  où  devenu  homme  fait,  il 
n'aura  plus  befoln  d'autre  guide  que  de  lui-même.  Cet- 
te méthode  me  paroît  utile  pour  empêcher  un  auteur 
^ui  fe  défie  de  lui ,  de  s'égarer  dans  des  vifions  ;  car 
àès  qu'il  s'écarte  de  !a  pratique  ordinaire ,  il  n'a  qu'à  fai- 
re l'épreuve  de  la  Tienne  fur  fon  éîeve;  il  fentira  bien- 
tôt, ou  lelefteur  fentira  pour  lui,  s'il  fuit  le  progrès  de 
J'enfance  ,  &  la  marche  naturelle  au  cœur  humain. 

Voilà  ce  que  j'ai  tâclîé  de  faire  dans  toutes  les  dif- 
ficultés qui  fe  font  préfentées.  Pour  ne  pas  groffir 
inutilement  le  livre,  je  me  fuis  contenté  de  pofer  les 
principes  dont  chacun  devoit  fentir  la  vérité.  Mais 
quant  aux  règles  qui  pouvolent  avoir  befbin  de  preu- 
ves ,  je  les  ai  toutes  appliquées  à  mon  Emile  ou  à 
d'autres  exemples  ,  &  j'ai  fait  voir  dans  des  détails 
très-étendus, commentée  quej'établiffoispouvoit  être 
pratiqué  :  tel  ert  du  moins  le  plan  que  je  me  fuis  pro- 
pofé  de  fuivre.     C'eft  au  lecteur  a  juger  fi  j'ai  réuffi. 

Il  efl  arrivé  de-Ià  que  j'ai  d'abord  peu  parlé  d'Emi- 
le ,  parceque  mes  premières  maximes  d'éducation , 
bien  que  contraires  à  celles  qui  font  établies  ,  font 
d'une  évidence  à  laquelle  il  eft  difficile  à  tout  homme 
raifonnable  de  refufer  fon  confentement.  Mais  à  me- 
fure  que  j'avance  ,  mon  élevé  ,  autrem.ent  conduit 
que  les  vôtres  ,  n'eft  plus  un  enfant  ordinaire;  il  lui 
faut  un  régime  exprès  pour  lui.  Alors  il  paroît  plus 
fréquemment  fur  la  fcene ,  &  vers  les  derniers  tems 
je  ne  le  perds  plus  un  moment  de  vue  jufqu'à  ce  que, 
quoi  qu'il  en  dife  ,  il  n'ait  plus  le  moindre  befoia 
de  moi. 

Je  ne  parle  point  ici  des  qualités  d'un  bon  Gouver- 
neur ,  je  les  fuppofe,  &  je  me  fuppofe  moi-même 
doué  de  toutes  ces  qualités.  En  lifant  cet  ouvrage ,  on 
verra  de  quelle  libéralité  j'ufe  envers  moi. 

Je  remarquerai  feulement,  contre  l'opinion  com- 
mune ,  que  le  Gouverneur  d'un  enfant  doit  être  jeu- 
ne,  &  naême  aufli  jeune  que  peut  l'être  un  homme 

fage. 


bu  DE  UEDUCATiON.       'Zf 

fage,  Je  voudrois  qu'il  fût  lui-même  enfant  s'il  étoit 
poflîble ,  qu'il  pût  devenir  le  compagnon  de  fon  Ele- 
vé ,  &  s'attirer  fa  confiance  en  partageant  fes  amufe- 
mens.  11  n'y  a  pas  allez  de  chofes  communes  entre 
l'enfance  &  l'âge  mûr ,  pour  qu'il  fe  forme  jamais  un 
attachement  bien  folide  à  cette  diflance,  '  Les  enfans 
flattent  quelquefois  les  vieillards ,  mais  ils  ne  les  ai- 
ment jamais. 

On  voudroit  que  le  Gouverneur  eût  déjà  fait  une 
éducation.  C'eft  trop;  un  même  homme  n'en  peut 
faire  qu'une  :  s'il  en  falloit  deux  pour  réuffir ,  de  que! 
droit  entreprendroit-on  la  première? 

Avec  plus  d'expérience  on  fauroit  mieux  faire  , 
mais  on  ne  le  pourroit  plus.  Quiconque  a  rempli  cet 
état  une  fois  affez  bien  pour  en  fentir  toutes  les  pei- 
nes ,  ne  tente  point  de  s'y  rengager  ,  &  s'il  l'a  mal 
rempli  la  première  fois ,  c'eft  un  mauvais  préjugé 
pour  la  féconde. 

Il  eft  fort  différent ,  j'en  conviens ,  de  fuivre  un 
jeune  homme  durant  quatre  ans ,  ou  de  le  conduire 
durant  vingt- cinq.  Vous  donnez  un  Gouverneur  h 
votre  fils  déjà  tout  formé  ;  moi  je  veux  qu'il  en  ait  un 
avant  que  de  naître.  Votre  homme  à  chaque  luflre 
peut  changer  d'élevé  ;  le  mien  n'en  aura  jamais  qu'un. 
Vous  diflinguez  le  Précepteur,  du  Gouverneur:  au- 
tre folie  !  Diftinguez  -  vous  le  Difciple,  de  l'Elevé? 
Il  n'y  a  qu'une  fcience  à  enfeigner  aux  enfans  ;  c'tft 
celle  des  devoirs  de  l'homme.  Cette  fcience  eft  une , 
& ,  quoi  qu'ait  dit  Xenophon  de  l'Education  des  Per- 
fes,  elle  ne  fe  partage  pas.  Au  refle,  j'appelle  plu- 
tôt Gouverneur  que  Précepteur  le  Maître  de  cette 
fcience  ;  parcequ'il  s'agit  moins  pour  lui  d'inflruire 
que  de  conduire.  Il  ne  doit  point  donner  de  précep- 
tes ,  il  doit  les  faire  trouver. 

,  S'il  faut  choifir  avec  tant  de  foin  le  Gouverneur, 
\\  lui  eft  bien  permis  de  choifir  aufti  fon  Elevé,  fur- 
!tout  quacd   il  s'agit  d'un  modèle  k  propoiér.    Ce 

choix 


jS  EMILE, 

choix  ne  peut  tomber  ni  fur  le  génie  ni  fur  le  carac- 
tère de  l'enfant,  qu'on  ne  connoîc  qu'à  la  fin  de  l'ou- 
vrage ,  &  que  j'adopte  avant  qu'il  foit  né.  Quand 
je  pourrois  choifir,  je  ne  prendrois  qu'un  efprit  com- 
mun tel  que  je  fuppofe  mon  Elevé.  On  n'a  befoin 
d'élever  que  les  hommes  vulgaires  ;  leur  éducation 
doit  feule  fervir  d'exemple  à  celle  de  leurs  femblables. 
Les  autres  s'élèvent  malgré  qu'on  en  ait. 

Le  pays  n'efl  pas  indifférent  à  la  culture  des  hom- 
mes; ils  ne  font  tout  ce  qu'ils  peuvent  être  que  dans 
les  climats  tempérés.  Dans  les  climats  extrêmes  le 
défavantage  eft  vifible.  Un  homme  n'eft  pas  planté 
comme  un  arbre  dans  un  pays  pour  y  demeurer  tou- 
jours, &  celui  qui  part  d'un  des  extrêmes  pour  arri- 
ver à  l'autre  ,  ell  forcé  de  faire  le  double  du  chemin 
que  fait  pour  arriver  au  même  terme  celui  qui  part  du 
terme  moyen. 

Que  l'habitant  d'un  pays  tempéré  parcoure  fuccef- 
fivement  les  deux  extrêmes,  fon  avantage  eft  encore 
évident  :  car  bien  qu'il  foit  autant  modifié  que  celui 
qui  va  d'un  extrême  à  l'autre  ,  il  s'éloigne  pourtant 
de  la  moitié  moins  de  fa  conftitution  naturelle.  Un 
François  vit  en  Guinée  &  en  Laponie  ;  mais  un  Nè- 
gre ne  vivra  pas  de  même  à  Tornea ,  ni  un  Samoyé- 
de  au  Bénin.  Il  paroît  encore  que  l'organifation  du 
cerveau  eft  moins  parfaite  aux  deux  extrêmes.  Les 
Nègres  ni  les  Lapons  n'ont  pas  le  fens  des  Euro- 
péens. Si  je  veux  donc  que  mon  élevé  puifle  être 
habitant  de  la  terre,  je  le  prendrai  dans  une  zon^s 
tempérée ,  en  France  ,  par  exemple ,  plutôt  qu'ail- 
leurs. 

Dans  le  Nord  les  hommes  confomment  beaucoup 
fur  un  fol  ingrat  ;  dans  le  Midi  ils  confomment  peu 
fur  un  fol  fertile.  De-là  naît  une  nouvelle  différence 
qui  rend  les  uns  laborieux  &  les  autres  contemplatifs. 
La  fociété  nous  offre  en  un  même  lieu  l'image  de  ces 
fyprences  entre  les  pauvres  &  les  riches.    Les  pre- 

î;nier% 


ou   tïR    I^'EDUCATION.        a^ 

tniers  habitent  le  fol  ingrat ,  &  les  autres  le  pays 
fertile. 

Le  pauvre  n'a  pas  befoin  d'éducation  ;  celle  de 
fon  état  efl  forcée,  il  n'en  fauroit  avoir  d'autre:  au 
contraire,  l'éducation  que  le  riche  reçoit  de  fon  état, 
cft  celle  qui  lui  convient  le  moins  &  pour  lui  •  même 
<&  pour  la  fociété.  D'ailleurs  l'éducation  naturelle 
doit  rendre  un  homme  propre  à  toutes  les  conditions 
humaines  :  or  il  eft  moins  raifonnable  d'élever  un 
pauvre  pour  être  riche  qu'un  riche  pour  être  pau- 
vre ;  car  à  proportion  du  nombre  des  deux  états  , 
il  y  a  plus  de  ruinés  que  de  parvenus.  Choififlbns 
donc  un  riche:  nous  ferons  fûrs  au  moins  d'avoir  fait 
un  homme  de  plus ,  au  lieu  qu'uh  pauvre  peut  deve- 
nir homme  de  lui-même. 

Par  la  même  raifon ,  je  ne  ferai  pas  fâche  qu'Êmî- 
le  ait  de  la  naiffance.  Ce  fera  toujours  une  vi6lime 
arrachée  au  préjuge. 

Emile  efl:  orphelin.  Il  n'importe  qu'il  ait  fon  père 
&  fa  mère.  Chargé  de  leurs  devoirs ,  je  fuccede  à 
tous  leurs  droits.  1)  doit  honorer  ks  parens ,  mais 
il  ne  doit  obéir  qu'à  moi.  C'eft  ma  première  ou  plu- 
tôt ma  feule  condition. 

j'y  dois  ajouter  celle-ci,  qui  n'en  efl:  qu'une  fui- 
te ,  qu'on  ne  nous  ôtera  jamais  l'un  à  l'autre  que  de 
notre  confentement.  Cette  claufeefl:eflèncielle,  & 
je  voudrois  même  que  l'Elevé  &  le  Gouverneur  fè 
regardafl^ent  tellement  comme  inféparables ,  que  le 
fort  de  leurs  jours  fût  toujours  entre  eux  un  objet 
commun.  Sitôt  qu'ils  tnvilligeuc  dans  l'cloignement 
leur  féparation ,  fuôt  qu'ils  prévoient  le  moment  qui 
doit  les  rendre  étrangers  l'un  à  l'autre ,  ils  le  font  dé- 
jà: chacun  fait  fon  petit  fyflême  à  part,  &  tous 
deux,  occupés  du  tcms  où  ils  ne  feront  plus  enftm- 
ble,  n'y  relient  qu'à  contre -cœur.  Le  Difciple  ne 
regarde  le  Maître  que  comme  l'enfeigne  &  le  fléau 
de  l'enfance  j    le  Maître  ne  regarde  le  Difciple  que 

corn* 


§«  É     M     I     L     tç 

comme  un  lourd  fardeau  dont  il  brûle  d'être  de'char^ 
gé:  ils  afpirent  de  concert  au  moment  de  fe  voir  de'- 
livrés  l'un  de  l'autre  ,  &  comme  il  n'y  a  jamais  entre 
eux  de  véritable  attachement ,  l'un  doit  avoir  peu  de 
vigilance ,  l'autre  peu  de  docilité. 

Mais  quand  ils  fe  regardent  comme  devant  paflèr 
leurs  jours  enfemblej  il  leur  importe  de  le  faire  aimer 
Yuù  de  l'auire  ,  &  par  cela  même  ils  fe  deviennent 
chers.  L'Elevé  ne  rougit  point  de  fuivre  dans  fôn 
enfance  l'ami  qu'il  doit  avoir  étant  grand  ;  le  Gou- 
verneur prend  intérêt  à  des  foins  dont  il  doit  recueil- 
lir le  fruit ,  ôi.  tout  le  mérite  qu'il  donne  à  foïi  Elevé 
eft  un  fond  qu'il  place  au  profit  de  fes  vieux  jours. 

Ce  traité,  fait  d'avance,  fuppofe  unaccoiichemene 
heureux  p  un  enfant  bien  formé ,  vigoureux  &  fain. 
Un  père  n'a  point  de  choix  &  ne  doit  point  avoir  de 
préférence  dans  la  famille  que  Dieu  lui  donne  :  tous 
fes  enfans  font  également  fes  enfans  ;  il  leur  doit  à 
tous  les  mêmes  foins  &  la  même  tendrelîè.  Qu'ils 
foient  eflropiés  ou  non  ,  qu'ils  foient  languiflans  ou 
robuftes  ,  chacun  d'eux  e[\  un  dépôt  dont  il  doit 
compte  à  la  main  dont  il  le  tient,  Ck  le  mariage  eft 
un  contrat  fait  avec  la  nature  aufli  bien  qu'entre  les 
conjoints. 

Mais  quiconque  s'impofe  un  devoir  que  la  nature 
tie  lui  a  point  impofé,  doit  s'aiTurer  auparavant  des 
moyens  de  le  remplir  ;  autrement  il  fe  rend  compta- 
ble, même  de  ce  qu'il  n'aura  pu  faire.  Celui  qui  fe 
charge  d'un  Elevé  infirme  &  valétudinaire,  change 
fà  fonftion  de  Gouverneur  en  celle  de  Garde-malade  ; 
jl  perd ,  à  foigner  une  vie  inutile ,  le  tems  qu'il  deftinoit 
à  en  augmenter  le  prix  ;  il  s'expofe  à  voir  une  mère 
ëplorée  lui  reprocher  un  jour  la  mort  d'un  fils  qu'il  lui 
aura  long-tems  confervé. 

Je  ne  me  chargerois  pas  d'un  enfant  maladif  &  ca- 
cochime ,  dût-il  vivre  quatre-vingts  ans.  Je  ne  veux 
point  d'un  élevé  toujours  inutile  à  lui-même  &  aux 

au- 


Otj   CE   L'EDUCATIOÎT.       ^% 

autres  ,  qui  s'occupe  uniquement  à  fe  conferver ,  & 
dont  le  corps  nuife  à  l'éducation  de  l'ame.  Qiie  fe- 
rois'je  en  lui  prodigant  vainement  mes  foins,  finon 
doubler  la  perte  de  la  fociété  &  lui  ôter  deux  hom- 
mes pour  un  ?  Qu'un  autre  à  mon  défaut  fe  charge 
de  cet  infirme  ,  j'y  confens,  &  j'approuve  fa  chari- 
té; mais  mon  talent  à  moi  n'efl;  pas  celui-là  :  je  ne 
fais  point  apprendre  à  vivre  à  qui  ne  fonge  qu'à 
s'empêcher  de  mourir. 

Il  faut  que  le  corps  ait  de  la  vigueur  pour  obéir  k 
l'ame  :  un  bon  ferviteur  doit  être  robufte.  Je  fais 
que  l'intempérance  excite  les  paŒons  ;  elle  exténus 
aufli  le  corps  à  la  longue;  les  macérations,  les  jeû- 
nes produifent  fouvent  le  même  effet  par  une  cauie 
oppofée.  Plus  le  corps  eft  foible,  plus  il  comman- 
de ;  plus  il  eft  fort ,  plus  il  obéit.  Toutes  les  paf- 
fions  fenfuelles  logent  dans  des  corps  efféminés;  ils 
s'en  irritent  d'autant  plus  qu'ils  peuvent  moins  les  fa- 
tisfaire. 

Un  corps  débile  aftoiblit  l'ame.  De- là  l'empire 
de  la  Médecine ,  art  plus  pernicieux  aux  hommes  que 
tous  les  maux  qu'il  prétend  guérir.  Je  ne  fais ,  pour 
moi ,  de  quelle  maladie  nous  guérifTent  les  Méde- 
cins, mais  je  fais  qu'ils  nous  en  donnent  de  bien  fu- 
neftes;  la  lâcheté,  la  pufillanimicé ,  la  crédulité,  la- 
terreur  de  la  mort:  s'ils  guérifTent  le  corps,  ils  tuent  • 
le  courage.  Que  nous  importe  qu'ils  fafîent  marcher 
des  cadavres  ?  Ce  font  des  hommes  qu'il  nous  faut  j 
&  l'on  n'en  voit  point  fortir  de  leurs  mains. 

La  Médecine  eft  à  la  mode  parmi  nous  ;  elle  doit 
Fêtre.  C'eft  l'amufcment  des  gens  oififs  6i  défœu- 
vrés ,  qui  ne  fâchant  que  faire  de  leur  tems  le  pafîènt 
à  fe  conferver.  S'ils  avoient  eu  le  malheur  de  naître 
immortels ,  ils  feroient  les  plus  miférables  des  êtres* 
Une  vie  qu'ils  n'auroicnt  jamais  peur  de  perdre,  ne  fe- 
roit  pour  eux  d'aucun  prjx.  •  Il  faut  à  ces  gens-là  des 
Médecins  qui  les  menacent  pour  les  flatter,  &  qui 

kur 


f»        ^     E     M     i     L     E, 

leur  donnent  chaque  jour  le  feul  plaifir  dont  ils  foieni 
fufceptibles  ;  celui  de  n'être  pas  morts, 

Je  n'ai  nul  delTdn  de  m'étendre  ici  fur  la  vanité  dé 
la  Médecine.  Mon  objet  n'efl:  que  de  la  confidérer 
par  le  côté  moral.  Je  ne  puis  pourtant  m'empêcher 
aobferver  que  les  hommes  font,  fur  fon  ufage,  les 
mêmes  fophifmesque  fur  la  recherche  delà  vérité.  Ils 
fuppofent  toujours  qu'en  traitant  un  malade  on  le 
guérit ,  &  qu'en  cherchant  une  vérité  on  la  trouve  : 
ils  ne  voient  pas  qu'il  faut  balancer  l'avantage  d'une 
guérifon  que  le  Médecin  opère,  par  la  mort  de  cent 
malades  qu'il  a  tués ,  &  l'utilité  d'une  vérité  décou- 
verte ,  par  le  tort  que  font  les  erreurs  qui  paffent  en 
même-tems.  La  Science  qui  inflruit  &  la  Médecine 
qui  guérit  font  fort  bonnes,  fans  doute;  mais  la  Scien- 
ce qui  trompe  &  la  Médecine  qui  tue  font  mauvai- 
fes.  Apprenez  -  nous  donc  à  les  diflinguer.  Voilà  lé 
nœud  de  la  queftion  :  fi  nous  favions  ignorer  la  véri- 
té, nous  ne  ferions  jamais  les  dupes  du  menfonge  ; 
(1  nous  favions  ne  vouloir  pas  guérir  malgré  la  natu- 
re, nous  ne  mourrions  jamais  par  la  main  du  Méde* 
cin.  Ces  deux  abflinences  feroient  fages  ;  on  gagne- 
roit  évidemment  à  s'y  foumettre.  Je  ne  difpute  donc 
pas  que  la  Médecine  ne  foit  utile  à  quelques  hommes  > 
mais  je  dis  qu'elle  eO:  funefte  au  genre-humain. 

On  me  dira  ,  comme  on  fait  fans  ceffe ,  que  les 
fautes  font  du  Médecin  ,  mais  que  la  Médecine  en 
elle-même  efl:  infaillible.  A  la  bonne  heure;  mais 
qu'elle  vienne  donc  fans  le  Médecin  :  car  tant  qu'ils 
viendront  enfemble,  il  y  aura  cent  fois  plus  à  crain- 
dre des  erreurs  de  l'artifle,  qu'à  efperer  du  fecours 
de  l'art. 

Cet  art  menfonger  ,  plus  fait  pour  les  maux  dé 
Vefprit  que  pour  ceux  du  corps,  n'eH;  pas  plus  utile 
aux  uns  qu'aux  autres  :  il  nous  guérit  moins  de  nos 
maladies  qu'il  ne  nous  eij  imprime  Teffroi.  Il  recule 
moins  la  mort  qu'il  ne  la  fait  fentir  d'avance;  il  ufe 

U 


ou    DE    L'EDUCATION.       j^ 

k  vie  au  lieu  de  la  prolonger  :  &  quand  il  la  prolon- 
geroit ,  ce  feroit  encore  au  préjudice  de  refpece  ; 
puifqu  il  nous  ôce  à  la  fociété  par  les  foins  qu'il  nous 
impofe,  &  à  nos  dev^oirs  par  les  frayeurs  qu'il  nous 
donne.  C'eft  la  connoifîance  des  dangers  qui  nous 
les  fait  craindre  :  celui  qui  fe  croiroic  invulnérable 
n'auroic  peur  de  rien.  A  force  d'armer  Achille  con- 
tre le  péril,  le  Poète  lui  Ôte  le  mérite  de  la  valeur: 
tout  autre  à  fa  place  eût  été  un  Achille  au  même  prix. 

Voulez  -  vous  trouver  des  hommes  d'un  vrai  cou- 
rage? cherchez -les  dans  les  lieux  où  il  n'y  a  point 
de  Médecins ,  où  l'on  ignore  les  conféquences  des 
maladies ,  &  où  l'on  ne  fonge  guère  à  la  mort.  Na- 
turellement l'homme  fiiit  fouffrir  conftamment  ,  & 
meurt  en  paix.  Ce  font  les  Médecins  avec  leurs  or- 
donnances ,  les  Phiiofophes  avec  leurs  préceptes ,  les 
Prêtres  avec  leurs  exhortations  ,  qui  l'avililTent  de 
cœur,  &.  lui  font  défapprendre  à  mourir. 

Qu'on  me  donne  donc  un  élevé  qui  n'ait  pas  be- 
foin  de  tous  ces  gens-là ,  ou  je  le  refufe.  Je  ne  veux 
point  que  d'autres  gikent  mon  ouvrage  ;  je  veux  l'é- 
lever feul ,  ou  ne  m'en  pas  mêler.  Le  fage  Locke  , 
qui  avoit  pafTé  une  partie  de  fa  vie  à  l'étude  de  la 
Médecine,  recommande  fortement  de  ne  jamais  dro- 
guer les  enfans ,  ni  par  précaution ,  ni  pour  de  légè- 
res incommodités.  J'irai  plus  loin ,  &  je  déclare  que 
n'appellant  jamais  de  Médecin  pour  moi,  je  n'en  ap- 
pellerai jamais  pour  mon  Emile,  à  moins  que  fa  vie 
ne  foitdans  un  danger  évident;  car  alors  il  ne  peut 
pas  lui  faire  pis  que  de  le  tuer. 

Je  fais  bien  que  le  Médecin  ne  manquera  pas  de 
tirer  avantage  de  ce  délai.  Si  l'enfant  meurt,  on  l'au- 
ra appelle  trop  tard;  s'il  réchappe,  ce  fera  lui  qui 
i'aura  fauve.  Soit:  que  le  Médecin  triomphe;  nuis 
fur  -  tout  qu'il  ne  foit  appelle  qu'à  Textrêmité. 

Faute  de  favoii*  le  guérir ,  que  l'enfant  fâche  être 
malade;  cet  art  fupplee  à  l'autre ,  &  fouvent  réulfic 

2\mii  L  C  beau- 


'f4  EMILE, 

beaucoup  mieux;  c  efl  l'art  de  la  nature.  Qtiand  ra- 
nimai efl:  malade,  il  foufFre  en  filence  àfe  tient  coi: 
or  on  ne  voit  pas  plus  d'animaux  languiflans  que 
d'hommes.  Combien  l'impatience,  la  crainte,  l'in- 
quiétude ,  &  fur  -  tout  les  remèdes  ont  tué  de  gens 
que  leur  maladie  auroit  épargnés ,  &  que  le  tems  feul 
a'jroit  guéris?  On  me  dira  que  les  animaux  vivant 
d'une  manière  plus  conforme  à  la  nature  ,  doivent 
être  fujets  à  moins  de  maux  que  nous.  Hé!  bien, 
cette  manière  de  vivre  efl  précifément  celle  que  je 
veux  donner  à  mon  élevé  j  il  en  doit  donc  tirer  le 
même  profit. 

La  feule  partie  utile  de  la  Médecine  efl  l'hygiène. 
Encore  l'hygiène  efl- elle  moins  une  fcience  qu'une 
vertu.  La  tempérance  &  le  travail  font  les  deux  vrais 
Médecins  de  l'homme:  le  travail  aiguife  fbn  appétit, 
&  la  tempérance  l'empêche  d'en  abufer. 

Pour  fa\joir  quel  régime  efl  le  plus  utile  à  la  vie& 
à  la  fanté ,  il  ne  faut  que  fàvoir  quel  régime  obfervent 
les  Peuples  qui  fe  portent  le  mieux,  font  les  plus  ro- 
bufles,  &  vivent  le  plus  long -tems.  Si  par  les  ob- 
fervations  générales  on  ne  trouve  pas  que  l'uflige  de 
la  Médecine  donne  aux  hommes  une  fanté  plus  famé 
ou  une  plus  longue  vie  ;  par  cela  même  que  cet  arc 
n'eft  pas  utile  il  efl  nuilible,  puifqu'il  emploie  le  tems, 
les  hommes  &  les  chofes  à  pure  perte.  Non  •  feule- 
ment le  tems  qu'on  pafTe  à  confcrver  la  vie  étant  per- 
du pour  en  ufer  ,  il  l'en  faut  déduire;  mais  quand  ce 
tems  efl  employé  à  nous  tormenter ,  il  efl  pis  que 
nul,  il  efl  négatif;  &  pour  calculer  équitablement, 
il  en  faut  ôter  autant  de  celui  qui  nous  rcfle.  Un  hom- 
me qui  vit  dix  ans  fans  Médecins ,  vit  plus  pour  lui- 
même  &  pour  autrui ,  que  celui  qui  vit  trente  ans 
leur  vi6lime.  Ayant  fait  Tune  &  l'autre  épreuve,  je 
me  crois  plus  en  droit  que  perfonne  d'en  tirer  la  eon- 
cluflon. 

Voilà  mes  raifons  pour  ne  vouloir  qu'un  Elevé  ro- 


ou   DE    L'EDUCATION.        55 

bufle  &.  fain ,  &  mes  principes  pour  le  maintenir  tel. 
Je  ne  m'arrêterai  pas  à  prouver  au  long  l'utilité  des 
travaux  manuels  6c  des  exercices  du  corps  pour  ren- 
forcer le  tempéramment  &  la  fantcj  c'tftce  que  per- 
fonne  ne  difpute:  les  exemples  des  plus  longues  vie« 
fe  tirent  prefque  tous  d'hommes  qui  ont  faii:  le  plus 
d'exercice,  qui  ont  fupporté  le  plus  de  fatigue  Ùc  de 
travail  *.  Je  n'entrerai  pas ,  non  plus ,  dans  de  longs 
détails  fur  les  foins  que  je  prendrai  pour  ce  fcul  ob- 
jet. On  verra  qu'ils  entrent  fi  néceflairement  dans  ma 
pratique ,  qu'il  fuffit  d'en  prendre  l'efprit  pour  n'avoit 
pas  befoin  d'autre  explication. 

Avec  la  vie  commencent  les  befoins.  Au  nouveau'- 
île  i!  faut  une  nourrice.  Si  la  mère  confent  à  remplir 
fon  devoir ,  à  la  bonne  heure;  on  lui  donnera  fes  di- 
reftions  par  écrit  :  car  cet  avantage  a  fon  contre- 
poids &  tient  le  Gouverneur  un  peu  plus  éloigné  de 
fon  élevé.  Mais  il  efl  à  croireque  l'intérêt  de  Tenfant, 
&  l'eftime  pour  celui  à  qui  elle  veut  bien  confier  un 
dépôt  fi  cher,  rendront  la  mère  attentive  aux  aviî 

du 


*  En  voici  un  exemple  tiré  des  papiers  anglois,  lequel  Je 
De  puis  m'empêcher  de  rapporter  .  tant  il  offre  de  léfleiionsà 
faire  relatives  à  mon  fujet. 

„  Un  Particulier  nommé  Patrice  Otieil  y  né  en  1647.  vient 
„  de  fe  remarier  en  1760  pour  la  feptieuie  fois.  Il  fervitdans 
„  les  Dragons  la  dix-feptieme  année  du  règne  de  Charles  II , 
j.  &  dans  différens  corps  jul'qu'en  1740  qu'il  obtint  Ton  congé. 
„  11  a  fait  toutes  les  Campagnes  du  Roi  Guillaume  &  du  Duc 
„  de  Marlborough.  Cet  homme  n'a  jan:ais  bu  que  de  la  bicrrc 
5,  ordinaiie;  il  s'eU  toujours  nourri  de  végétaux,  &  na  man- 
,,  gé  de  la  viande  qae  dans  quelques  icpas  qu'il  donnoit  à  fa 
„  famille.  Son  uf  ge  a  toujours  été  de  fc  lever  &.  de  fe  cou- 
„  cher  avec  le  Soleil,  à  moins  que  les  devoiis  ne  l'en  aient 
i,  empêché.  Il  eft  à  préfent  dans  la  cent  treizième  année,  en- 
,,  tendant  bien  ,  fc  ponant  bien.  6c  marchant  fans  canne. 
„  Malgré  fon  grand  âge  ,  il  ne  refte  pas  un  feul  moment  oifif, 
„  &  tous  les  Dimanelies  il  va  à  fa  Paroiife  accompagné  de  le» 
„  enfaus ,  petits-enfens,  &  arrière  petits -CEtaDS. 

e  a 


^5  EMILE, 

du  maître;  &  tout  ce  quelle  voudra  faire  ,  on  efl' 
fur  qu'elle  le  fera  mieux  qu'une  autre.  S'il  nous  faut 
une  nourrice  étrangère  ,  commençons  par  la  bien 
choifir. 

Une  des  miferes  des  gens  riches  efl  d'être  trompe's 
en  tout.  S'ils  jugent  mal  des  hommes ,  faut  •  il  s'en 
étonner?  Ce  font  les  richeffes  qui  les  corrompent  ; 
&  par  un  jufte  recour ,  ils  fentent  les  premiers  le  dé- 
faut du  feul  inftrument  qui  leur  foit  connu.  Tout  eft 
mal  fait  chez  eux ,  excepté  ce  qu'ils  y  font  eux-mê- 
mes, &  ils  n'y  font  prefque  jamais  rien.  S'agit-il 
de  chercher  une  nourrice ,  on  la  fait  choifir  par  I  Ac- 
coucheur. Qu'arrive- t-il  de-là?  que  la  meilleure  efl 
toujours  celle  qui  l'a  le  mieux  payé.  Je  n'irai  donc 
pas  confulter  un  Accoucheur  pour  celle  d'Emile;  j'au- 
rai foin  de  la  choifir  moi-même.  Je  ne  raifonnerai 
peut-être  pas  là- delTus  fi  difercement  qu'un  Chirur- 
gien ;  mais  à  coup  fur  je  ferai  de  meilleure  foi ,  & 
mon  zèle  me  trompera  moins  que  fan  avarice. 

Ce  choix  n'eft  point  un  fi  grand  mifi:ere  ;  les  règles 
en  font  connues:  mais  je  ne  fais  fi  l'on  ne  devroitpas 
faire  un  peu  plus  d'attention  à  l'âge  du  lait  auffi  bien 
qu'à  fa  qualité.  Le  nouveau  lait  efl  tout  à- fait  fereux  ; 
il  doit  prefqu'être  apéritif  pour  purger  les  reftes  du 
meconium  épaiffi  dans  les  inteflins  de  l'enfant  qui  vient 
de  naître.  Peu-à-peu  le  lait  prend  de  la  confiflance& 
fournit  une  nourriture  plus  folide  à  l'enfant  devenu 
plus  fort  pour  la  digérer.  Ce  n'efl  furement  pas  pour 
rien  que  dans  les  femelles  de  toute  efpece  la  nature 
change  la  confiflance  du  lait  félon  l'âge  du  nourrifîbn. 

Il  faudroit  donc  une  nourrice  nouvellement  accou- 
chée à  un  enfant  nouvellement  né.  Ceci  a  fon  em- 
barras ,  je  le  fais  :  mais  fitôt  qu'on  fort  de  l'ordre 
naturel,  tout  a  Çqs  embarras  pour  bien  fiiire.  Le  feul 
expédient  commode  eft  de  faire  mal  ;  c'efl  aufîi  celui 
qu'on  choifit. 

Il  faudroit  une  nourrice  aufTi  faine  de  cœur  que  de 

corps  ; 


ou    PE   L'EDUCATION.       37 

corps  :   l'intempérie  des  paOions  peut  comme  celle 
des  humeurs  altérer  fon  lait  ,•  de  plus ,  s'en  tenir  uni- 
quement au  phyfique ,  c  eft  ne  voir  que  la  moitié  de 
l'objet.    Le  lait  peut  être  bon ,  &  la  nourrice  mau- 
vaife  ;  un  bon  caraftere  efl  auffi  elTentiel  qu'un  boa 
tempéramment.    Si  l'on  prend  une  femme  vicieufe , 
je  ne  dis  pas  que  fon  nourriflbn  contradlera  fes  vices , 
mais  je  dis  qu'il  en  pâtira.  Ne  lui  doit-elîe  pas,  avec 
fon  lait,  des  foins  qui  demandent  du  zèle,  de  la  pa- 
tience ,   de  la  douceur  ,  de  la  propreté  ?  fi  elle  eft 
gourmande,  intempérante,  elle  aura  bien-tôt  gâté 
fon  lait  ;  fi  elle  eft  négligente  ou  emportée  ,  que  va 
devenir ,  à  fa  merci ,  un  pauvre  malheureux  qui  ne  peut 
ni  fe  défendre  ,  ni  fe  plaindre  ?  Jamais  en  quoi  que 
ce  puiffe  être  les  médians  ne  font  bons  à  rien  de  bon. 
Le  choix  de  la  nourrice  importe  d'autant  plus,  qre 
fon  nourriiîon  ne  doit  point  avoir  d'autre  gouvernante 
qu'elle,  comme  il  ne  doit  point  avoir  d'autre  Précep- 
teur que  fon  Gouverneur.   Cet  ufage  étoit  celui  des 
Anciens,  moins  raifonneurs  &  plus  fages  que  nous. 
Après  avoir  nourri  des  enfans  de  leur  léxe  les  nour- 
rices ne  les  quittoientplus.  Voilà  pourquoi  dans  leurs 
pièces  de  théâtre  la  plupart  des  confidences  font  des 
nourrices.  Il  eft  impoiuble  qu'un  enfant  qui  paiïc  fuc- 
ceffivement  par  tant  de  mains  différentes ,  foit  jamais 
bien  élevé.   A  chaque  changement  il  fait  de  fecrettes 
comparaifons  qui  tendent  toujours  à  diminuer  fon 
eftime  pour  ceux  qui  le  gouvernent ,  &  conféquem- 
ment  leur  autorité  fur  lui.   S'il  vient  une  fois,  à  pen- 
fer  qu'il  y  a  de  grandes  perfonnes  qui  n'ont  pas  plus 
de  raifon  que  des  enfans,  toute  fautorité  de  fàge  eft 
perdue,  Cfe  l'éducation  manquée.  Un  enfant  ne  doit 
connoître  d'autres  fupérieurs  que  fon  père  (Se  fa  mère , 
ou  à  leur  défaut  fa  Nourrice  &  fon  Gouverneur  :  en- 
core eft-ce  déjà  trop  d'un  des  dcuxi  mais  ce  partage 
eft  inévitable,  &  tout  ceq4'on  peut  faire  pour  yre- 
ïïiédier,  eft  que  les  perfonnes  des  deux  fexes  qui  le 

Ç  3,  go'^ 


1$  EMILE, 

gouvernent,  foienc  fi  bien  d'accord  fiy:  fon  compte 
qutf  les  deux  ne  foient  qu'un  pour  lui. 

li  faut  que  la  nourrice  vive  un  peu  plus  commodé- 
ment ,  qu'elle  prenne  des  alimens  un  peu  plus  fub- 
ftanciels,  mais  non  qu'elle  change  tout- à-fait  de  ma- 
nière de  vivre;  car  Lin  changement  prompt  &  total , 
même  de  mal  en  mieux ,  eft  toujours  dangereux  pour 
la  fanté;  &  puifque  fon  régime  ordinaire  l'a  laifieeou 
yendue  faine  &  bien  conftituée ,  à  quoi  bon  lui  en 
faire  changer? 

Les  Payfanes  mangent  moins  de  viande  &  plus  de 
légumes  que  les  femmes  de  la  ville  ;  ce  régime  végé- 
tal paroît  plus  favorable  que  contraire  à  elles  &  à 
leurs  enfans.  Quand  elles  ont  des  nourriflbns  Bour- 
geois,  on  leur  donne  des  pot-au- feux,  perfuadé  que  le 
potage  &  le  bouillon  de  viande  leur  font  un  meilleur 
çhile  &  foumiflcnt  plus  de  lait.  Je  ne  fuis  point  du 
tout  de  ce  fentiment,  &  j'ai  pour  moi  l'expérience, 
qui  nous  apprend  que  les  enfans  ainfi  nourris  font  plus 
fujets  à  la  colique  (k  aux  vers  que  les  autres. 

Cela  n'ell  guère  étonnant,  puifque  la  fubftanceani- 
jnale  en  putréfaftion  founniile  devers,  ce  qui  n'ar- 
rive pas  de  même  à  la  fubltance  végétale.  Le  lait , 
bien  qu'élaboré  dans  le  corps  de  l'animal  eft  une  fub- 
flance  végétale  (lo)  ;  fon  analyfe  le  démontre  ;  il  tour- 
ne facilement  à  l'acide,  &  ,  loin  de  donner  aucun 
yeflige  d'alcali  volatile  ,  comme  font  les  fubftances 
animales,  il  donne  comme  les  plantes,  un  fel  neutre 
effenciel. 

Le 


(lo)  Les  femmes  mangent  du  pain,  des  légumes,  du  laita- 
ge: les  femelles  des  chiens  &  des  chats  en  mangent  aufli;  les 
louves  mêmes  pailTont.  Voilà  Hes  fucs  végétaux  pour  leur  lait; 
refte  à  examiner  celui  des  efpeces  qui  ne  peuvent  abrolunicnc 
(e  nourrir  que  de  chair ,  s'il  y  en  a  de  telles  ;  de  quoi  je 
ioiite. 


ou   DE   UED  UC  A  Tl ON.        3^ 

Le  lait  des  femelles  herbivores  eft  p!us  doux  ai 
plus  falutaire  que  celui  des  carnivores.  Formé  d'une 
fubftance  homogène  à  la  fienne ,  il  en  conferve  mieux 
fa  nature,  &  devient  moins  fujet  à  la  putrefaélion. 
Si  l'on  regarde  à  la  quantité,  chacun  fait  que  les  fa- 
rineux font  plus  de  fang  que  la  viande;  ils  doivent 
donc  faire  auiîi  plus  de  lait.  Je  ne  puis  croire  qu'un 
enfant  qu'on  ne  févreroit  point  trop  tôt ,  ou  qu'on  ne 
févreroit  qu'avec  des  nourritures  végétales ,  &  dont 
la  nourrice  ne  vivroit  auffi  que  de  végétaux,  fûc  ja- 
mais fujet  aux  vers. 

Il  fe  peut  que  les  nourritures  végétales  donnent  un 
lait  plus  prompt  à  s'aigrir;  mais  je  fuis  fort  éloigné 
de  regarder  le  lait  aigri  comme  une  nourriture  mal 
faine  :  des  Peuples  entiers  qui  n'en  ont  point  d'autre , 
s'en  trouvent  fort  bien ,  &  tout  cet  appareil  d'abfor- 
bans  me  paroît  une  pure  charlatan erie.  Il  y  a  des 
tempéramens  auxquels  le  lait  ne  convient  point,  & 
alors  nul  abfurbaMc  ne  le  leur  rend  fupportable  ;  les 
autres  le  fupportcnc  fans  abforbans.  On  craint  le  laie 
trié  ou  caillé  ;  c'efl  une  folie  ,  puifqu'on  fait  que  le 
lait  fe  caille  toujours  dans  feflomac.  C'efl  ainli  qu'il 
devient  un  aliment  afîèz  folide  pour  nourrir  les  en- 
fans,  &  les  petits  des  animaux:  s'il  ne  fecaiîloit point, 
il  ne  feroit  que  paiTer,  il  ne  les  nourriroit  pas  (*), 
On  a  beau  couper  le  lait  de  mille  manières ,  ufer  de 
mille  abforbans ,  quiconque  mange  du  lait  digère  du 
fromage  ;  cela  ell  fans  exception.  L'eftomac  efl  Ci 
.bien  fait  pour  cailler  le  lait ,  que  c'efl  avec  i'efloraac 
de  veau  que  fe  fait  la  préfure. 

Je  penfe  donc  qu'au  lieu  de  changer  la  nourriture 

or- 

(*)  Bien  que  les  Aies  qui  nous  nourrifTent  foient en  liqueur, 
ils  doivent  être  ixpriniés  d'aliniens  folides.  Un  homme  au  tra- 
vail qui  ne  vivroirque  de  bouillon,  dépériroit  très-prompte- 
ment.  Il  fe  foutiçndroic  beaucoup  micu;^  avec  du  lait,  parce 
qu'il  fe  caillç, 

C4 


4©  EMILE, 

ordinaire  des  nourrices,  il  fuffit  de  la  leur  donner  plus 
abondante,  &  mieux  choifie  dans  fon  efpece.  Ce 
n'ed  pas  parla  nature  des  alimens  que  le  maigre  é- 
thauffe.  C'eQ:  leur  airiifûnnement  feul  qui  les  rend 
mal-fains.  Réformez  les  règles  de  votre  cuifine  ; 
n'ayez  ni  roux  ni  friture;  que  le  beurre,  nilefcl, 
ni  le  laitage  ne  pafTent  point  fur  le  feu;  que  vos  lé- 
gumes cuits  h  Teau  ne  foient  aflaifonnés  qu'arrivant 
tout  chauds  fur  la  table  ;  le  maigre  j  loin  d'échauffer 
la  nourrice  ,  lui  fournira  du  lait  en  abondance  & 
de  la  meilleure  qualité  (ii).  Se  pourroit-il  que,  le 
régime  végétal  étantreconnu  le  meilleur  pour  l'enfant, 
le  régime  animal  fût  le  meilleur  pour  la  nourrice  ?  il 
y  a  de  la  contradiftion  à  cela. 

Ceft  fûr-tout  dans  les  premières  années  de  la  vie, 
que  l'air  agit  fur  la  conîlitution  des  enfans.  Dans  une 
peau  délicate  &  molle  il  pénètre  par  tous  les  pores  , 
il  affeél:e  puifTamment  ces  corps  naiflans ,  il  leur  lais- 
iè  des  impreffions  qui  ne  s'effacent  point.  Je  ne  fe- 
rois  donc  pas  d'avis  qu'on  tirât  une  piiyfane  de  fon 
village  pour  l'enfermer  en  ville  dans  une  chambre, 
&  faire  nourrir  l'enfant  chez  foi.  J'aime  mieux  qu'il 
aille  refpirer  le  bon  air  de  la  campagne,  qu'elle  le 
ip,auvais  air  de  la  ville.  Il  prendra  l'état  de  fa  nouvel- 
le merê  ,  il  habitera  fa  maifon  ruftique,  &  fon  Gou- 
verneur j'y  fuivra.  Le  leéleur  fe  fouviendra  bien  que 
ce  gouverneur  n'eft  pas  un  homme  à  gage  ;  c'efl  l'ami 
du  père.  Mais  quand  cet  ami  ne  fe  trouve  pas;  quand 
ce  tranfport  n'eft  pas  facile  ;  quand  rien  de  ce  que 
vous  confeillez  n'eft  faillible  ,  que  faire  à  la  place  , 
sue  dira- 1- on  ?  .  .  .  .    Je  vous  fai  déjà  dit;  ce  que 

vous 


(lï)  Ceux  qui  voudront  difcuter  plus  au  long  les  avantages 
&  les  inconvéniens  du  régime  Pithagoricien ,  pourront  conful-' 
ter  les  Traités  que  les  Dodeurs  Cocchi,  &Biancl:;i  foii  3cj\'er- 
^;iitc  ont  faits  fur  cet  important  fujet,  .'*  -  -  •  v:  i-j^ 


eu  BE    L'EDUCATION.        41 

vous  faites  :  on  n'a  pas  befoin  de  confeil  pour  cela. 
Les  hommes  ne  font  point  faits  pour  être  entailés 
en  fourmilières  ,  mais  épars  fur  la  terre  qu'ils  doi- 
vent cultiver.  Plus  ils  fe  raffemblent,  plus  ils  fe  cor- 
rompent. Les  infirmités  du  corps  ,  ainfi  que  les  vi- 
ces de  l'ame,  font  l'infaillible  effet  de  ce  concours 
trop  nombreux.  L'homme  el1:  de  tous  les  animaux  ce- 
lui qui  peut  le  moins  vivre  en  troupeaux.  Des  hom- 
mes entafles  comme  des  moutons  périroient  tous  en 
très-peu  de  tems.  L'haleine  de  l'homme  e(t  mortelle 
à  fes  femblables  :  cela  n'ell  pas  moins  vrai ,  au  pro- 
pre ,  qu'au  figuré. 

Les  villes  font  le  gouffre  de  Teipece  humaine.  Au 
bout  de  quelques  générations ,  les  races  périffent  ou 
dégénèrent;  il  faut  les  renouveller,  &  c'efl:  toujours 
la  campagne  qui  fournit  à  ce  renouvellement.  En- 
voyez donc  vos  enfans  fe  renouveller,  pour  ainfi  di- 
re ,  eux  mêmes ,  &.  reprendre  au  milieu  des  champs , 
la  vigueur  qu'on  perd  dans  l'air  mal-{Iiin  des  lieux  trop 
peuplés.  Les  femmes  greffes  qui  font  à  la  campagne 
fe  hâtent  de  revenir  accoucher  à  la  ville;  elles  de- 
vroient  faire  tout  le  contraire;  celles  fur-tout  qui  veu- 
lent nourrir  leurs  enfans.  Elles  auroient  moins  à  re- 
gretter quelles  ne  penfc^nt;  &  dans  un  féjour  plus  na- 
turel à  l'efpece ,  les  plaifirs  ,  attachés  aux  devoirs  de 
la  nature,  leur  ôteroient  bientôt  le  goût  de  ceux  qui 
ne  s'y  rapportent  pas. 

D'abord  après  l'accouchement  on  lave  l'enfant  avec 
quelque  eau  ticde  où  l'on  mêle  ordinairement  du  vin. 
Cette  addition  du  vin  meparoît  peu  néceffaire.  Com- 
me la  nature  ne  produit  rien  de  fermenté  ,  il  n'eft 
pas  à  croire  que  l'ufage  d'une  liqueur  artificielle  im- 
porte à  la  vie  de  lès  créatures. 

Par  la  même  raifon ,  cette  précaution  de  faire  tié- 
dir l'eau  n'efl:  pas«non  plus  indifpenfuble ,  &  en  effet 
des  multitudes  de  peuples  lavent  les  enfans  nouveau- 
Bés  dans  les  rivières  ou  à  la  mer  f^s  autre  fe$:on  : 

C  5  mais 


458  EMILE, 

mais  les  nôtres ,  amolis  avant  que  de  naître  par  h 
molefle  des  pères  &  des  mères ,  apportent  en  venant 
^u  monde  un  tempérament  déjà  gâté ,  qu'il  ne  faut 
pas  expofer  d'abord  à  toutes  les  épreuves  qui  doivent 
le  rétablir.  Ce  n'eft  que  par  degrés  qu'on  peut  les  ra- 
mener à  leur  vigueur  primitive.  Commencez  donc 
d'abord  par  fuivre  l'ufage ,  &  ne  vous  en  écartez  que 
peu-à-peu.  Lavez  fouvent  les  enfans  ;  leur  mal-pro- 
preté en  montre  le  befoin  :  quand  on  ne  fait  que  les 
cfTuyer,  on  les  déchire.  Mais  à  niefure  qu'ils  fe  ren- 
forcent, diminuez  par  degré  la  tiédeur  de  l'eau,  juf- 
qu  à  ce  qu'enfin  vous  les  laviez  été  &  hiver  à  l'eau 
froide  &  même  glacée.  Comme  pour  ne  pas  les  ex- 
pofer, il  importe  que  cette  diminution  fbit  lente, 
fucceflive  &  infenfible ,  on  peut  fe  fervir  du  thermo- 
mètre pour  la  mefurer  exaftement. 

Cet  ufage  du  bain  une  fois  établi  ne  doit  plus  être 
interrompu ,  &  il  importe  de  le  garder  toute  fa  vie. 
Je  le  confidere,  non-feulement  du  côté  de  la  propre- 
té &  de  la  fanté  afcuelle,  mais  aufli  comme  une  pré- 
caution falutaire  pour  rendre  plus  flexible  la  texture 
des  fibres ,  &  les  faire  céder  fans  effort  &  fans  rif- 
que  aux  divers  dégrés  de  chaleur  &  de  froid.  Pour 
cela  je  voudrois  qu'en  grandlifant  on  s'accoutumât 
peu-à-peu  à  fe  baigner  ,  quelquefois  dans  des  eaux 
chaudes  à  tous  les  dégrés  liipportables  ,  &  fouvent 
dans  des  eaux  froides  à  tous  les  dégrés  poflibles. 
Ainfi  après  s'être  habitué  à  fupporter  lesdiverfes  tem- 
pératures de  l'eau,  qui  étant  un  fluide  plus  denfe  , 
nous  touche  par  plus  de  points  &  nous  affeéle  da- 
vantage, on  deviendroit  prefque  infenfible  à  celles 

de  l'air. 

Au  moment  que  l'enfant  refpire  en  fortant  de  ^  fes 
envelopes,  ne  fouifrez  pas  qu'on  lui  en  donne  d'au- 
tres qui  le  tiennent  plus  à  l'étroit.  Point  de  têtières  , 
point  de  bandes,  point  de  maillot;  des  langes  flot- 
tans  &  larges ,  ^ui  laiffent  tous  fes  membres  en  liber- 


e  y  ©  E  L'E  D  U  C  A  T I  O  N.        43 

té ,  &  ne  foient ,  ni  affez  pefans  pour  gêner  fes  mou- 
vemens ,  ni  alîèz  chauds  pour  «mpécher  qu'il  ne  fen- 
te les  impreflions  de  l'air  (12).  Placez-le  dans  un 
grand  berceau  (13)  bien  rembourré  où  il  puifle  fe 
mouvoir  à  Taife  &  fans  danger.  Quand  il  commence 
à  fe  fortifier ,  laiiTez  -  le  ramper  par  la  chambre ,  lais- 
fez -lui  développer,  étendre  fes  petits  membres ,  vous 
ies  verrez  fe  renforcer  de  jour  en  jour.  Comparez-le 
avec  un  enfant  bien  emmailloté  du  même  âge,  vous 
ferez  étonné  de  la  différence  de  leur  progrés  (14). 

On 


(12)  On  étoufFe  les  enfans  dans  les  Villes  i.  force  de  les  te- 
nir renfermés  &  vêtus.  Ctuxqui  les  gouvernent  en  fonc  encore 
à  favoir  que  l'air  froid  loin  de  leur  faire  du  mal  les  renforce, 
&  que  Tair  chaud  les  alîoiblii ,  leur  donne  la  fièvre  &  les  tue, 

(13)  Je  dis  un  berceau  pour  eu)ployer  un  raoc  ufité,  faute 
d'autre  :  car  d'ailleurs  je  fuis  pcrfuadé  qu'il  n'cft  jamais néces- 
faire  de  bercer  les  enfans,  &  que  cet  ufage  leur  cit  fouvenc 
pernicieux. 

•  (14)  ,,  Les  anciens  Péruviens  laifToient  les  bras  libres  aux 
„  enfans  dans  un  maillot  fort  large;  lorfqu'ils  les  en  tiroienc 
„  ils  les  mettoient  en  liberté  dans  un  trou  fait  en  terre  &  garni 
„  de  linges,  dans  lequel  ils  les  dcfçendoient  jufqu'à  la  moitié 
„  du  corps;  de  cette  façon  ils  avoient  les  bras  libres,  &  ils 
„  pouvoient  mouvoir  leur  tête  &.  fléchir  leur  corps  à  leur  gré 
„  fans  tomber  &  fans  fe  blelTer:  dès  qu'ils  pouvoient  faire  un 
„  pas  ,  on  leur  préfentolt  la  mammelle  d'un  peu  loin,  comme 
„  un  appas  pour  les  obliger  à  marcher.  Les  petits  Nègres  lonc 
j,  quelquefois  dans  une  Gtuationbien  plus  fatigante  pour  téter; 
,,  ils  embrafient  l'une  des  hanches  de  la  mère  avec  leurs  genoux 
,,  &  leurs  pieds,  &  ils  la  ferrent  fi  bien  qu'ils  peuvent  s'yfou- 
„  tenir  fans  le  fccours  des  bras  de  la  mère;  ils  s'attachent  à 
j,  la  mammelle  avec  leurs  mains,  &  ils  la  fucent  conllamment 
„  fans  fe  déranger  &  fans  tomber,  malgré  les  difFérens  mou- 
„  vemens  de  la  mère,  qui  pendant  ce  tems  travaille  à  fon  or- 
„  dinaire.  Ces  enfans  commencent  à  marcher  dès  le  fécond 
„  mois,  ou  plutôt  à  fe  traîner  fur  les  genoux  &  fur  lesmain»-» 
„  cet  exercice  leur  donne  pour  la  fuite  la  facilité  de  courir 
„  dans  cette  firuatiqn  prefque  auffi  vite  que  s'ils  (itoient  fur 
«)  leurs  pieds,  /fi/î.  Naù.  T.  JV.  in- 12.  page  192. 

A  ces  exemples  M.  de  Buflbn  auroit  pu  ajouter  celui  do 
i'Anglçtcrre,  où  l'extravagante  &  barbare  pratique  du  mailloc 


U  EMILE, 

On  doit  s'attendre  à  de  grandes  oppofitions  de  la 
part  des  Nourrices  à  qui  l'enfant  bien  garroté  donne 
moins  de  peine  que  celui  qu'il  faut  veiller  incefTam- 
ment.  D'ailleurs  fa  mal-  propreté  devient  plus  fenfi- 
ble  dans  un  habit  ouvert  ;  il  faut  le  nettoyer  plus  fou- 
vent.  Enfin ,  la  coutume  efl:  un  argument  qu'on  ne 
réfutera  jamais  en  certains  pays  au  gré  du  peuple  de 
tous  les  états. 

Ne  raifonnez  point  avec  les  Nourrices.  Ordon- 
nez, voyez  faire,  &  n'épargnez  rien  pour  rendre  ai- 
fés  dans  la  pratique  les  foins  que  vous  aurez  prefcrits. 
Pourquoi  ne  les  partageriez- vous  pas?  Dans  les  nour- 
ritures ordinaires  où  l'on  ne  regarde  qu'au  phyfique , 
pourvu  que  l'enfant  vive  &  qu'il  ne  déperiffe  point, 
le  refte  n'importe  gueres  :  mais  ici  où  l'éducation 
commence  avec  la  vie ,  en  naiflant  l'enfant  eft  déjii 
difciple ,  non  du  Gouverneur ,  mais  de  la  nature.  Le 
Gouverneur  ne  fait  qu'étudier  fous  ce  premier  Maître 
&  empêcher  que  fes  foins  ne  foienc  contrariés.  Il 
veille  le  nourrillbn  ,  il  l'obferve ,  il  le  fuit  ;  il  épie 
avec  vigilance  la  première  lueur  de  fon  foible  enten- 
dement ,  comme  aux  approches  du  premier  quartier 
les  Mufulmans  épient  i'inîtant  du  lever  de  la  lune. 

Nous  oaifTons  capables  d'apprendre  ,  mais  ne  fa- 
chant  rien ,  ne  connoiflant  rien.  L'ame  ,  enchaînée 
dans  des  organes  imparfaits  &  demi- formés ,  n'a  pas 
même  le  fentiment  de  fa  propre  exiilence.  Les  mou- 
vemens,  les  cris  de  l'enfant  qui  vient  de  naître  font 
des  effets  purement  mécaniques ,  dépourvus  de  con- 
CoilTance  &  de  volonté. 

Suppofons  qu'un  enfant  eût  à  fa  nailTance  la  (latt;- 

re 


s'abolit  de  jour  en  jour.  Voyez  auflî  la  Loubere ,  Voyage  de 
Siam ,  le  Sieur  le  Beau,  Voyage  du  Canada  ,  &c.  Je  remplt- 
lois  vingt  pages  de  citations,  fi  j'avois  bçfoin  de  coufirmeî 
çççi  par  des  fiait?. 


btr  OÊ   L'EDUCATION.       45 

re  &  la  force  d'un  homme  fait ,  qu'il  fortit ,  pour 
ainfi  dire  ,  tout  armé  du  fein  de  fa  mère,  comme 
Pallas  du  cerveau  de  Jupiter;  cet  homme -enfant  fe- 
ro'it  un  parfait  imbecille  ,  un  automate ,  une  ftatue 
immobile  &  prefque  infenfible.  Il  ne  verroit  rien ,  il 
n'entendroit  rien,  il  ne  connoîtroit  perfonne,  il  ne 
fauroit  pas  tourner  les  yeux  vers  ce  qu'il  auroit  befoin 
de  voir.  Non-feulement  il  n'appercevroit  aucun  ob- 
jet hors  de  lui ,  il  n'en  rapporteroit  même  aucun  dans 
l'organe  du  fens  qui  le  lui  feroit  appercevoir  ;  les  cou- 
leurs ne  feroient  point  dans  fes  yeux ,  les  fons  ne  fe- 
roient  pojnt  dans  fes  oreilles ,  les  corps  qu'il  touche- 
roit  ne  feroient  point  fur  le  fien ,  il  ne  fauroit  pas  mê- 
me qu'il  en  a  un  :  le  contaft  de  fes  mains  feroit  dans 
fon  cerveau  ;  toutes  fes  fenfations  fe  réunirôient  dans 
un  feu]  point;  il  n'exifteroit  que  dans  le  commun  y^K- 
forium  ;  il  n'auroit  qu'une  feule  idée,  favoir  celle  du 
moi  à  laquelle  il  rapporteroit  toutes  fes  fenfations ,  & 
cette  idée  ou  plutôt  ce  fentiment  feroit  la  feule  cho- 
fe  qu'il  auroit  de  plus  qu'un  enfant  ordinaire. 

Cet  homme  formé  tout-à-coup  ne  fauroit  pas  non 
plus  fe  redreffer  fur  fes  pieds,  il  lui  faudroit  beaucoup 
de  tems  pour  apprendre  à  s'y  foutenir  en  équilibre; 
peut-être  n'en  feroit-il  pas  même  feflài,  &  vous  ver- 
riez ce  grand  corps  fort  &  robufte  relier  en  place 
comme  une  pierre ,  ou  ramper  &  fe  traîner  comme 
un  jeune  chien. 

Il  fentiroit  le  maUaife  des  befoins  fans  les  connoî- 
tre,  &  fans  imaginer  aucun  moyen  d'y  pouvoir.  Il 
n'y  a  nulle  immédiate  communication  entre  les  muf- 
cles  de  l'eltomac  &  ceux  des  bras  &  des  jambes ,  qui , 
même  entouré  d'alimens ,  lui  fît  faire  un  pas  pour 
en  approcher,  ou  étendre  la  main  pour  les  faifir;  & 
comme  fon  corps  auroit  pris  fon  accroiflement,  que 
fes  membres  feroient  tout  développés  ,  qu'il  n'auroit 
par  conféquent ,  ni  les  inquiétudes  ni  les  mouvemens 
continuels  des  cnfans ,   il  pourroit  mourir  de  faim 

âv^mt 


^6  EMILE, 

avant  de  s'être  mû  pour  chercher  fa  fubfiflance.  Pour 
peu  qu*on  ait  refléchi  fur  fordre  &  le  progrès  de  nos 
connoifTanccs  ,  on  ne  peut  nier  que  tel  ne  fut  à  peu 
près  l'état  primitif  d'ignorance  &de  ftupidité ,  naturel 
à  l'homme,  avant  qu'il  eût  rien  appris  de  l'expérien- 
ce ou  de  fes  femblables. 

On  connoît  donc,  ou  l'on  peut  connoître,  le  pre- 
mier point  d'où  part  chacun  de  nous  pour  arriver  au 
degré  commun  de  l'entendement  ;  mais  qui  efl-ce  qui 
connoît  l'autre  extrémité  ?  chacun  avance  plus  ou 
moins  félon  fon  génie  ,  fon  goût  ,  fes  befoins  ,  fes 
talens ,  fon  zèle,  &  les  occafions  qu'il  a  de  s'y  livrer. 
Je  ne  fâche  pas  qu'aucun  Philofophe  ait  encore  été 
alTez  hardi  pour  dire:  voilà  le  terme  où  l'homme  peut 
parvenir  &  qu'il  ne  fauroit  palfer.  Nous  ignorons  ce 
que  notre  nature  nous  permet  d'être  ;  nul  de  nous  n'a 
mefuré  la  diftance  qui  peut  fe  trouver  entre  un  hom- 
me &  un  autre  homme.  Quelle  efl  l'âme  baffe  que 
cette  idée  n'échauffa  jamais  ,  &  qui  ne  fe  dit  pas 
quelquefois  dans  fon  orgueil  :  combien  j'en  ai  déjà 
paffésl  combien  j'en  puis  encore  atteindre!  pourquoi 
mon  égal  iroit-il  plus  loin  que  moi  ? 

Je  le  répète  :  l'éducation  de  fhomme  commence  à 
fa  naiflance  ;  avant  de  parler  ,  avant  que  d'entendre 
il  s'inlbruit  déjà.  L'expérience  prévient  les  leçons; 
au  moment  qu'il  connoît  fa  Nourrice  il  a  déjà  beau- 
coup acquis.  On  feroit  furpris  des  connoilTances  de 
l'homme  le  plus  groffier  ,  ù  l'on  fuîvoit  fon  progrès 
depuis  le  moment  où  il  ell:  né  jufqu'à  celui  où  il  efl 
parvenu.  Si  l'on  partageoit  toute  la  fcienee  humaine 
en  deux  parties ,  l'une  commune  à  tous  les  hommes , 
l'autre  particulière  aux  favans ,  celle-ci  feroit  très-pe- 
tite en  comparaifon  de  l'autre  ;  mais  nous  ne  fon- 
geons  guère  aux  acquifitions  générales  ,  parcequ'elles 
ie  font  fans  qu'on  y  penfe  &  même  avant  l'age  de 
raifon  ,  que  d'ailleurs  le  favoir  ne  fe  fait  remarquer 
que  par  fes  différences  ,   &  que  ,  comme  dans  les 

équa-: 


otr    DE  L'EDUCATION.       47 

équations  d'algèbre,  les  quantités  communes  fccomp- 
tenc  pour  rien. 

Les  animaux  mêmes  acquièrent  beaucoup.  Us  ont 
des  fens  ,  il  faut  qu'ils  apprennent  à  en  faire  ufàge; 
ils  ont  des  befoins ,  il  faut  qu'ils  apprennent  à  y 
pourvoir:  il  faut  qu'ils  apprennent  à  manger,  à  mar- 
cher, à  voler.  Les  quadrupèdes  qui  fe  tiennent  fur 
leurs  pieds  dès  leur  naiOance  ne  favent  pas  marcher 
pour  cela  ;  on  voit  à  leurs  premiers  pas  que  ce  (ont 
des  eflàis  mal  afTurés  :  les  Serins  échappés  de  leurs 
cages  ne  favent  point  voler,  parcequ'ils  n'ont  jamais 
volé.  Tout  eft  inflruélion  pour  les  êtres  animés  & 
fenfibles.  Si  les  plantes  avoient  un  mouvement  pro* 
greflif ,  il  faudroit  qu'elles  euflènc  des  fens  &  qu'elles 
acquilTent  des  connoiHances  ,  autrement  ks  efpeces 
périroient  bientôt. 

Les  premières  fenfations  des  enfans  font  purement 
affc6lives,  ils  n'apperçoivent  que  le  plaiiîr  &  la  dou- 
leur.   Ne  pouvant  -ni  marcher  ni  fàifir ,  ils  ont  bc- 
foin  de  beaucoup  de  tems  pour  fe  former  peu -à-  peu 
les  fenfations  repréfentatives  qui  leur  montrent  ks 
objets  hors  d'eux-mêmes  ;  mais  en  attendant  que  ces 
objets  s'étendent ,   s'éloignent ,   pour  ainfi  dire,  de 
leurs  yeux,  &  prennent  pour  eux  dea  dimenficns  & 
des  6gures ,  le  retour  des  fenfations  afFeflives  com- 
mence à  les  foumettre  à  l'empire  de  l'habitude  ;  on 
voit  leurs  yeux  fe  tourner  fans  ceffe  vers  la  lumière 
&  fi  elle  leur  vient  de  côté,  prendre  in fenfiblement 
cette  direction;  enforte  qu'on  doit  avoir  foin  de  leur 
oppofer  le  vifage  au  jour  ,  de  peur  qu'ils  ne  devien- 
nent louches  ou  ne  s'accoutument  à  regarder  de  tra- 
vers. ^  Il  faut  auffi  qu'ils  s'habituent  de  bonne-heure 
aux  ténèbres  ;   autrement  ils  pleurent  &  crient  fi  tôt 
qu'ils  fe  trouvent  à  l'obfcurité.     La  nourriture  &  le 
fommeil  trop  exa6lement  mefurés ,   leur  deviennent 
nécefTaires  au  bout  des  mêmes  intervalles,  &  bien- 
lot  le  defir  ne  vient  plus  du  befoin,  mais  de  l'habitu- 
de. 


4S  E      M      I      L      E> 

de,  ou  plutôt,  l'habitude  ajoute  un  nouveau  befoîn 
à  celui  de  la  nature  :  voilà  ce  qu'il  faut  prévenir. 
.  Là  feule  habitude  qu'on  doit  laifTer  prendre  à  l'en- 
fant eil  de  n'en  contraéter  aucune  j  qu'on  ne  le  porte 
pas  plus  fur  un  bras  que  fur  l'autre ,  qu'on  ne  l'accou- 
tume pas  à  préfenter  ihne  main  plutôt  que  l'autre,  à 
s'en  fervir  plus  fouvent ,  à  vouloir  manger ,  dormir , 
agir  aux  mêmes  heures  ,  à  ne  pouvoir  relier  feul  ni 
nuit  ni  jour.  Préparez  de  loin  le  règne  de  fa  liberté 
&  l'uf^ge  de  fes  forces ,  en  laiflant  à  fpn  corps  l'ha- 
bitude naturelle ,  en  le  mettant  en  état  d'être  toujours 
maître  de  lui  -  même ,  &  de  faire  en  toute  chofe  fa 
volonté,  fi- tôt  qu'il  en  aura  une. 

Dès  que  l'enfant  commence  à  diflinguer  les  objets ^ 
il  importe  de  mettre  du  choix  dans  ceux  qu'on  lui 
montre.  Naturellement  tous  les  nouveaux  objets  in- 
téreflent  l'homme.  11  fe  fent  fi  foible  qu'il  craint 
tout  ce  qu'il  ne  connoît  pas  :  fhabitude  de  voir  des 
objets  nouveaux  fans  en  être  affeélé  détruit  cette 
crainte.  Les  enfans  élevés  dans  des  maifons  propres 
où  l'on  ne  foufFre  point  d'araignées  ont  peur  des  arai- 
gnées ,  &  cette  peur  leur  demeure  fouvent  étant 
grands.  Je  n'ai  jamais  vu  de  payfans,  ni  homme, 
ni  femme ,  ni  entant ,  avoir  peur  des  araignées. 

Pourquoi  donc  l'éducation  d'un  enfant  ne  com- 
menceroit-elle  pas  avant  qu'il  parle  &  qu'il  entende  j 
puifque  le  feul  choix  des  objets  qu'on  lui  préfente  ell 
propre  à  le  rendre  timide  ou  courageux  ?  Je  veux 
qu'on  l'habitue  à  voir  des  objets  nouveaux ,  des  ani- 
maux laids ,  dégoûtans ,  bifarres  ;  mais  peu  à  peu , 
de  loin  ,  jufqu'à  ce  qu'il  y  foit  accoutumé,  &  qu'à 
force  de  les  voir  manier  à  d'autres  il  les  manie  enfin 
lui-même.  Si  durant  fon  enfance  il  a  vu  fans  effroi 
des  crapauds  ,  des  ferpens  ,  des  écreviiTes ,  il  verra 
fans  horreur ,  étant  grand  ,  quelque  animal  que  ce 
foit.  Il  n'y  a  plus  d'objets  affreux  pour  qui  en  voiç 
tous  les  jours. 

Tous 


©u   DE   L'EDUCATION.        4^ 

Tous  les  enfans  ont  peur  des  mafques.  Je  corn- 
tnence  par  montrer  à  Emile  un  mafque  d'une  figure 
agréable.  Enfuite  ,  quelqu'un  s'applique  devant  lui 
ce  mafque  fur  le  vifage  ;  je  me  mets  à  rire,  tout  le 
monde  rit  ,  &  l'enfant  rit  comme  les  autres.  Peu- 
à-peu  je  l'accoutume  à  des  mafques  moins  agréables, 
&  enfin  à  des  figures  hideufes.  Si  j'ai  bien  mtnagé 
ma  gradation  ,  loin  de  s'efFrayer  au  dernier  mafque^ 
il  en  rira  comme  du  premier.  Après  cela  je  ne  crains 
plus  qu'on  l'effraie  avec  des  mafques. 

Quand ,  dans  les  adieux  d'Andromaque  &  d'Hec- 
tor, le  petit  AHyanax,  effrayé  du  panache  qui  flotte 
fur  le  cafque  de  fon  père ,  le  méconnoît ,  fe  jette  en 
criant  fur  le  fein  de  fa  nourrice,  &  arrache  à  fa  mè- 
re un  fouris  mêlé  de  larmes  ,  que  faut-  il  faire  pour 
guérir  cet  effroi  ?  précifément  ce  que  fait  Heélor  ; 
pofer  le  cafque  à  terre ,  &  puis  careffer  l'enfant.  Dans 
Un  moment  plus  tranquille  on  ne  s'en  tiendroit  pas  là: 
on  s'approcheroit  du  cafque  ,  on  joueroit  avec  les 
plumes  ,  on  les  feroit  manier  à  l'enfant ,  enfin  la 
nourrice  prendroit  le  cafque  &  le  poferoit  en  riant 
fur  fu  propre  tête  ;  fi  toutefois  la  main  d'une  femme 
ofoit  toucher  aux  armes  d'Hector. 

S'agit -il  d'exercer  Emile  au  bruit  d'une  arme  à 
feu  ?  je  brûle  d'abord  une  amorce  dans  un  piftolet. 
Cette  fiame  brufque  &  paffagere ,  cette  efpece  d'é- 
clair le  réjouit  ;  je  répète  la  même  chofe  avec  plus 
de  poudre  peu-à-peu  j'ajoute  au  piftolet  une  petite 
charge  fans  bourre,  puis  une  plus  grande:  enfin,  je 
l'accoutume  aux  coups  de  fufilj  auxboêtes,  aux  ca- 
nons, aux  détonations  ks  plus  terribles. 

]'ai  remarqué  que  les  enfans  ont  rarement  peur  du 
tonnerre  ,  à  moins  que  les  éclats  ne  foient  affreux  à 
ne  bleffent  réellement  l'organe  de  î'ouie.  Autrement 
cette  peur  ne  leur  vieftt  que  quand  ils  ont  appris  que 
le  tonnerre  blefie  ou  tue  quelquefois.  Quand  la  rai- 
fon  commence  à  les  effrayer ,  faites  que  l'habitude  les 
Tomg  L  D  '  rai- 


30  EMILE, 

railure.     Avec  une  gradation  lente  <&  ménagée  on 
rend  l'homme  &  l'enfant  intrépide  à  tout. 

Dans  le  commencement  de  la  vie  où  la  mémoire 
&  rim::gination  font  encore  inaftives  ■,   l'enfant  n' ell 
attentif  qu'à  ce  qui  afftcte  aétuellement  fes  fens.    Ses 
ftnfations  étant  les  premiers  matériaux  de  fes  con- 
nojffances  ,   les  lui  offrir  dans  un  ordre  convenable, 
c'tfl:  préparer  fa  mémoire  à  les  fournir  un  jour  dans 
le  même  ordre  à  f()n  entendement  :  mais  comme  il 
n'eft  attentif  qu'à  fes  fenfations  ,  il  fufîit  d'abord  de 
lui  montrer    bien    difbinclemcnt  la   liaifon   de  ces 
mêmes  fenfations  avec  les  objets  qui  les  caufcnt.     11 
veut  tout  toucher  ,  tout  manier  ;  ne  vous  oppofez 
point  à  cette  inquiétude  :  elle  lui  fuggere  un  appren- 
tiffage  très  -  néceiiaire.     C'cft  ainfi  qu'il  apprend  à 
fcntir  la  chaleur  ,  le  froid,  la  dureté,  la  molkiie,  la 
pcfantcur  ,   la  légèreté  des  corps  ;  à  juger  de  leur 
grandeur  ,   de  leur  figure  &.  dt  toutes  leurs  qualités 
ft^nfibles ,   en  regardant,  palpant  (15)  >  écoutant, 
fur -tout  en  comparant  la  vue  au  toucher ,  en  efli- 
mant  à  fœil  la  fenfation  qu'ils   feroient  fous   fes 
doigts. 

Ce  n'efl  que  par  le  mouvement ,  que  nous  appre- 
nons qu'il  y  a  des  chofes  qui  ne  font  pas  nous  ;  6:  ce 
n  ell  que  par  notre  propre  rnouvement ,  que  nous 
acquérons  l'idée  de  l'étendue.  C'efl  parceque  l'en- 
fant n'a  point  cette  idée  ,  qu'il  tend  indifféremment 
la  main  pour  faifir  fobjet  qui  le  touche ,  ou  l'objet 
qui  efl:  à  cent  pas  de  lui.  Cet  effort  qu'il  fait  vous 
paroît  un  (Igne  d'empire  ,  un  ordre  qu'il  donne  à 
l'objet  de  s'approcher  ou  à  vous  de  le  lui  apporter  ; 

& 

(15)  L'odorat  eft  de  tous  les  fens  celui  qui  fe  développe  le 
plus  tard  dans  les  enfans  ;  jurqu'à  l'âge  de  deux  ou  trois  ans  il 
ne  paroît  pas  qu'ils  foient  fenfibles  ni  aux  bonnes  ni  aux  mau- 
vaifcs  odeurs;  ils  ont  â  cet  égard  l'indifFércnce ,  ou  plutôt  l'in" 
fcnfibilité  qu'on  xefiiarque  dans.pluûeurs  animaux. 


ou   OE    L*EDUCATION.       ^t 

•&  point  du  tout ,  c'efl:  feulement  que  les  mêmes  ob- 
jets qu'il  voyoit  d'abord  dans  fon  cerveau ,  puis  fur 
ies  yeux,  il  les  voit  maintenant  au  bout  de  fes  bras; 
&  n'imagine  d'étendue  que  celle  où  il  peut  atteindre. 
Ayez  donc  foin  de  le  promener  fouvent,  de  le  tran- 
fporter  d'une  place  à  l'autre  ,  de  lui  faire  fentir  le 
changement  de  lieu  ,  afin  de  iui  apprendre  à  juger 
des  diftances.  Quand  il  commencera  de  les  connoî- 
tre,  alors  iJ  faut  changer  de  méthode ,  &  ne  le  por- 
ter que  comme  il  vous  plaît  &  non  comme  il  lui 
plaît  ;  car  fitôt  qu'il  n'efl:  plus  abufé  par  le  fens ,  fon 
effort  change  de  caufe:  ce  changement  efl:  remarqua- 
ble ,  &  demande  explication. 

Le  mal  -  aife  des  befbins  s'exprime  par  des  fignes , 
quand  le  fecours  d'autrui  eil  nécefTaire  pour  y  pour- 
voir. De  -  là  ks  cris  des  enfans.  lis  pleurent  beau- 
coup :  cela  doit  être.  Puifque  toutes  leurs  fenfations 
font  affcftives ,  quand  elles  font  agréables  ils  en  jouif- 
fent  en  filence ,  quand  elles  font  pénibles  ils  le  difenc 
dans  leur  langage  &  demandent  du  foulagement.  Or 
tant  qu'ils  font  éveillés ,  ils  ne  peuvent  prefque  refier 
dans  un  état  d'indifférence  j  ils  dorment  ou  font  af- 
ftdlés. 

Toutes  nos  Langues  font  des  ouvrages  de  l'art. 
On  a  long-tems  cherché  s'il  y  avoit  une  Langue  na- 
turelle &  commune  à  tous  les  hommes  :  fans  doute , 
il  y  en  a  une  ;  &  c'efl  celle  que  les  enfans  parlent 
avant  de  favoir  parler.  Cette  Langue  n'efl  pas  arti- 
culée ,  mais  elle  ell  accentuée  ,  fonore ,  intelligible. 
L'ufige  des  nôtres  nous  l'a  fait  négliger  au  point  de 
l'oublier  tout- à -fait.  Etudions  les  enfans,  &  bientôt 
nous  la  rapprendrons  auprès  d'eux.  Les  nourrices 
font  nos  maîtres  dans  cette  Langue,  elles  entendent 
tout  ce  quedilént  leurs  nourriffons,  elles  leur  répon- 
dent ,  elles  ont  avec  eux  des  dialogues  très-bien  fui- 
vis,  Ôi  quoiqu'elles  prononcent  des  mots  ,  ces  mots 
font  parfaitement  inutiles ,  ce  n'efl  point  le  fens  du 

D  2  mot 


52  EMILE, 

mot  qu'ils  entendent ,  mais  l'accent  dont  il  efl:  ac- 
compagné. 

Au  langage  de  la  voix  fe  joint  celui  du  gefle  non 
moins  énergique.  Ce  gefte  n'efl  pas  dans  Tes  foibles 
mains  des  enfans ,  il  efl:  fur  leurs  vifages.  Il  efl:  éton- 
nant combien  ces  phyfionomies  mal  formées  ont  déjà 
d'exprefl[ion  :  leurs  traits  changent  d'un  inflant  à  l'au- 
tre avec  une  inconcevable  rapidité.  Vous  y  voyez 
le  fourire ,  le  defir,  l'effroi  naître  &  paflTer  comme 
autant  d'éclairs  ;  à  chaque  fois  vous  croyez  voir  un 
autre  vifage.  Ils  ont  certainement  les  mufcles  de  la 
face  plus  mobiles  que  nous.  En  revanche  leurs  yeux 
ternes  ne  difent  prefque  rien.  Tel  doit  être  le  genre 
de  leurs  fignes  dans  un  âge  où  l'on  n'a  que  des  be- 
foins  corporels  ;  l'expreflion  des  fenfations  eft  dans 
les  grimaces  ,  l'exprefl[îon  des  fentimens  eft  dans  les 
regards. 

Comme  le  premier  état  de  l'homme  eft  la  mifere  & 
la  foibleife  ,  Tes  premières  voix  font  la  plainte  &  les 
pleurs.  L'enfant  fent  fes  befoins  &  ne  les  peut  fa- 
tis faire  ,  il  implore  le  fecours  d'autrui  par  des  cris; 
s'il  a  faim  ou  foif,  il  pleure;  s'il  a  trop  froid  ou  trop 
chaud  ,  il  pleure  ;  s'il  a  befoin  de  mouvement  & 
qu'on  le  tienne  en  repos ,  il  pleure  ;  s'il  veut  dormir 
&  qu'on  l'agite,  il  pleure.  Moins  fa  manière  d'être 
eft  à  fa  diipofition  ,  plus  il  demande  fréquemment 
qu'on  la  change.  11  n'a  qu'un  langage,  parcequ'il 
n'a  ,  pour  ainfi  dire,  qu'une  forte  de  mal  être:  dans 
rimperfeftion  de  fes  organes  ,  il  ne  di (lingue  point 
leurs  impreffions  diverfes  ;  tous  les  maux  ne  forment 
pour  lui  qu'une  fenfation  de  douleur. 

De  ces  pleurs  qu'on  croiroit  fi  peu  dignes  d'atten- 
tion ,  naît  le  premier  rapport  de  l'homme  à  tout  ce 
qui  l'environne  :  ici  fe  forge  le  premier  anneau  de 
cette  longue  chaîne  dont  l'ordre  focial  eft  formé. 

Quand  l'enfant  pleure  ,  il  eft  mal  à  fon  aife ,  il  a 
quelque  befoin  qu'il  ne  fauroit  fatisfaire  j  on  examine, 

on 


ou  DE    L'EDUCATION. 


53 


on  cherche  ce  befoin,  on  le  trouve  ,  on  y  pourvoit. 
Quand  on  ne  le  trouve  pas  ou  quand  on  n'y  peut 
pourvoir ,  les  pleurs  continuent,  on  en  efl  importu- 
né; on  flatte  l'enfant  pour  le  faire  taire,  on  le  ber- 
ce, on  lui  chante  pour  l'endormir:  s'il  s'opiniâtre, 
on  s'impatiente,  on  le  menace;  des  nourrices  bruta* 
les  le  frappent  quelquefois.  Voilà  d'étranges  leçons 
pour  Ton  entrée  à  la  vie. 

Je  n'oublierai  jamais  d'avoir  vu  un  de  ces  incom- 
modes pleureurs  ainfi  frappé  par  fà  nourrice.  11  fetut 
fur  -  le  •  champ ,  je  le  crus  intimidé.  Je  me  difois ,  ce 
fera  une  ame  (ervile  dont  on  n'obtiendra  rien  que  par 
la  rigueur.  Je  me  trompois  ;  le  malheureux  fuffoquoit 
de  colère,  il  avoit  perdu  la  refpiration,  je  le  vis  de- 
venir violet.  Un  moment  après  vinrent  les  cris  aigus, 
tous  les  fignes  du  relTentiment,  de  la  fureur,  du  déC- 
eft:)oir  de  cet  âge,  étoient  dans  fes  accens.  Je  crai- 
gnis qu'il  n'expirât  dans  cette  agitation.  Quand  j'au- 
rois  douté  que  le  fentiment  du  juile  &  de  l'injufte  fiit 
inné  dans  le  cœur  de  l'homme ,  cet  exemple  fcul  m'au 
roit  convaincu.  Je  Hiis  fur  qu'un  tifon  ardent  tombé 
par  hafard  fur  la  main  de  cet  enfant,  lui  eût  été  moins 
fenfible  que  ce  coup  afTez  léger,  mais  donné  dans 
l'intention  maniftfte  de  l'offcnfer. 

Cette  difpofjtion  des  enfans  à  l'emporterrient ,  au 
dépit,  à  la  colère,  demande  des  ménageniens  ex-» 
ceiîifs.  Boerhave  penfe  que  leurs  maladies  font  pour 
la  plupart  de  la  claffe  des  convulfiyes,  parce  que  la 
tête  étant  proportionnellement  plus  grolTe  &  le  fys- 
tême  des  nerfs  plus  étendu  que  dans  les  adultes  ,  le 
genre  nerveux  eil  plus  fulceptible  d'irritation.  Eloi- 
gnez d'eux  avec  le  plus  grand  foin  les  Domeftiques 
qui  les  agacent ,  les  irritent ,  les  impatientent  ;  ils 
leur  font  cent  fois  plus  dangereux ,  plus  funefles  que 
les  injures  de  i'air  &  des  faifons.  Tant  que  les  en- 
fans  ne  trouveront  de  réfillance  que  dans  les  chofes 
&  jamais  dans  les  volontés  ,  ils  ne  deviendront  ni 

P  3  ciu-. 


54  EMILE, 

mutins  ni  colères ,  &  fe  conferveront  mieux  en  îaa- 
té.  Cefl  ici  une  des  raifons  pourquoi  les  enfbins  du 
Peuple  plus  libres ,  plus  indépendans,  font  générale- 
ment moins  infirmes ,  moins  délicats ,  plus  robuftes 
que  ceux  qu'on  prétend  mieux  élever  en  les  contra- 
riant fans  celle  :  mais  il  faut  fonger  toujours  qu'il  y  a 
bien  de  la  différence  entre  leur  obéir  &  ne  les  pai 
contrarier. 

Les  premières  pleurs  des  enfans  font  des  prières  : 
fi  on  n'y  prend  garde  ,  elles  deviennent  bientôt  des 
ordres;  ils  commencent  par  fe  faire  alTifter,  ils  finis- 
fent  par  fe  faire  fervir.  Ainfide  leur  propre  foibleffe, 
d'où  vient  d'abord  lefentiment  de  leur  dépendance, 
naît  enfuite  l'idée  de  l'empire  &  de  la  domination  ; 
mais  cette  idée  étant  moins  excitée  par  leurs  befoins 
que  par  nos  fervices ,  ici  commencent  à  fe  faire  ap- 
percevoir  les  effets  moraux  dont  la  caufe  immédiate 
n'eft  pas  dans  la  nature,  &  l'on  voit  déjà  pourquoi 
dès  ce  premier  âge ,  il  importe  de  démêler  l'intention 
fecrette  que  ditle  le  gefte  ou  le  cri. 

Quand  l'enfant  tend  la  main  avec  effort  fans  rien 
dire ,  il  croit  atteindre  à  l'objet ,  parcequ'il  n'en  es- 
time pas  la  diltance  ;  il  eft  dans  l'erreur  :  mais  quand 
il  fe  plaint  &  crie  en  tendant  la  main ,  alors  il  ne  s'a- 
bufe  plus  fur  la  diftance,  il  commande  à  l'objet  de 
s'approcher ,  ou  à  vous  de  le  lui  apporter.  '  Dans  le 
premier  cas  portez-le  à  l'objet  lentement  &  à  petits 
pas:  dans  le  ft^cond ,  ne  faites  pas  feulement  ftmblanc 
de  l'entendre  ;  plus  il  criera  ,  moins  vous  devez  l'é- 
couter. Il  importe  de  l'accoutumer  de  bonne  heure  à 
ne  commander  ,  ni  aux  hommes ,  car  il  n'efl:  pas 
leur  maître,  ni  aux  chofes,  car  elles  ne  l'entendent 
point.  AinQ  quand  un  enfant  defire  quelque  chofe 
qu'il  voit  &  qu'on  veut  lui  donner,  il  vaut  mieux  por- 
ter l'enfant  â  l'objet  que  d'apporter  fobjet  à  l'enfant  : 
il  lire  de  cette  pratique  une  conclufion  qui  eft  de  fon 
âge ,  Ck  il  n'y  a  point  d'autre  moyen  de  la  lui  fug^ 
gérer.  L'Ab- 


ou   B  E   L'E  D  U  C  A  T  I  O  N.        ^^ 

L'Abbé  de  Saint  Pierre  appelloit  les  hommes  de 
grands  enfans;  on  pourroit  appeller  réciproquemcnr 
les  enfans  de  petits  hommes.  Ces  propolitions  ont 
leur  vérité  comme  fentences;  comme  principes  elles 
ont  befoin  d'éclairciiremens  :  mais  quand  Hobbes  ap- 
pelloic  le  méchant  un  enfant  robullc,  il  difoic  une 
chofe  abfoluraent  contradictoire.  Toute  méchanceté 
vient  de  foi blelTe;  l'enfant  n'efl:  méchant  que  pajce- 
qu'il  efl  foible;  rendez-le  fort ,  il  fera  bon:  celui  qui 
pourroit  tout  ne  feroit  jamais  de  mal.  De  tous  les 
attributs  de  la  divinité  toute-  puifOmte,  la  bonté  eli: 
ceiui  fans  lequel  on  la  peut  le  moins  concevoir.  Tous 
les  Peuples  qui  ont  reconnu  deL'X  principes  ont  tou- 
jours regarde  le  mauvais  comme  inférieur  au  bon ,  fans 
quoi  iis  auroient  fait  une  fuppoiltion  abfurde.  Voyez 
ci-après  la  profefllon  de  foi  du  Vicaire  Savoyard. 

La  raifon  feule  nous  apprend  à  connoître  le  bien 
&  le  mal.  La  confcience  qui  nous  fait  aimer  l'un  <Sc 
haïr  l'autre  ,  quoiqu'independante  de  la  raifon  ,  ne 
peut  donc  fe  devclopptr  fans  elle.  Avant  l'âge  de 
raifon  nous  faifons  le  bien  &  le  mal  fans  le  connoî- 
tre; &  il  n'y  a  point  de  moralité  dans  nos  aéiions , 
quoiqu'il  y  en  ait  quelquefois  dans  le  fentiment  des 
aélions  d'autrui  qui  ont  rapport  à  nous.  Un  enfant 
veut  déranger  tout  ce  qu'il  voit,  il  cafle  ,  il  brife 
tout  ce  qu'il  peut  atteindre,  il  empoigne  un  oifcau 
comme  il  empoigneroit  une  pierre,  6c  l'étouffé  fans 
fa  voir  ce  qu'il  fait. 

Pourquoi  cela?  D'abord  la  Philofophie  en  va  ren- 
dre raifon  par  des  vices  naturels;  l'orgueil  ,  l'efprit 
dedominatioai,  l'amour- propre  ,  la  méchanceté  de 
l'homme;  le  fentiment  de  la  foiblefle,  pourra  r-elje 
ajouter,  rend  fenfant  avide  de  faire  des  a6l(-s  de  for- 
ce ,  &  de  fe  prouver  à  lui-même  fon  propre  poL>- 
voir.  Mais  voyez,  ce  Vieillard  infirme  &  caife,  ra- 
mené par  le  cercle  de  la  vie  humaine  à  la  foiblefle  <le 
l'enfance;  non- feulement  il  relie  immobile  &  paiti- 

D  4  blc. 


55  EMILE, 

ble,  il  veut  encore  que  tout  y  refte  autour  de  lui;  îe 
moindre  changement  le  trouble  &  Tinquiette,  il  vou- 
droit  voir  régner  un  calme  univerfel.    Comment  la 
même  impuiilànce  jointe  aux  mêmes  paflions  produi- 
roic-elle  des  effets  11  différens  dans  les  deux  âges ,  fi 
la  caufe  primitive  n'étoit  changée?  &  où  peut- on 
chercher  cette  diverfité  de  caufes,  fi  ce  n'eft  dans 
i'état  phyfique  des  deux  individus?  Le  principe  a6lif 
commun  à  colis  deux  fe  développe  dans  l'un  &  s'éteint 
dans  l'autre;  l'un  fe  forme  &  l'autre  fe  détruit,  l'un 
tend  à  la  vie,  &  Tautre  à  la  mort.    L'aclivité  défail- 
lante fe  concentre  dans  le  cœur  du  vieillard  ;  dans 
celui  de  l'enfant  elle  efl;  furabondante  &  s'étend  au- 
dehors  ;  il  fe  fent ,  pour  ainfi  dire ,  aflez  de  vie  pour 
animer  tout  ce  qui  l'environtie.    Qti'il  falTe  ou  qu'il 
défalTe,  il  n'importe,  il  fuffit  qu'il  change  l'état  des 
choRs,  &  tout  changerr.tjRC  tft  une  aéiion.    Que  s'il 
iêmWe  avoir  plus  de  penchant  à  détruire  ,   ce  n'efl; 
pomt  par  méchanceté;  c'efl  que  i'aélion  qui  forme 
èd  toujours  lente,  &.  que  celle  qui  détruit  ,  étanç 
plus  rapiae,  convient  mieux  à  fa  vivacité. 

iin  même-tems  que  l'Auteur  de  la  nature  donne 
aux  enfans  ce  principe  adlif ,  il  prend  foin  qu'il  foit 
peu  nuifible  ,  en  leur  laiiTant  peu  de  force  pour  s'y 
livrer.  JNÎais  Otôt  qu'ils  peuvent  confidérer  les  gens 
qui  les  environnent  comme  des  inltrumens  qu'il  dé- 
pend d'eux  de  faire  agir,  ils  s'en  fervent  pour  fuivre 
leu!;  penchant  &  fuppléer  à  leur  propre  foiblefle. 
Voilà  comment  ils  deviennent  incommodes,  tirans, 
impérieux,  raéchans,  indomptables;  progrés  qui  ne 
vient  pas  d'un  efprit  naturel  de  domination ,  mais  qui 
le  leur  donne;  car  il  ne  faut  pas  une  longue  expérien^ 
ce  pour  fentir  combien  il  eft  agréable  d'agir  par  les 
mains  d'autrui ,  &  de  n'avoir  beibin  que  de  remuer  la 
langue  pour  faire  mouvoir  l'Univers. 

En  grandiflànt  on  acquiert  des  forces,  on  devient 
moins  inquiet,  moins  remuant,  on  fe  renferme  da- 

van- 


bu   PE   L'EDUCATION.        st 

vantage  en  foi- même.  L'ame  &  le  corps  fe  mettent, 
pour  ainQ  dire,  en  équilibre,  &  la  nature  ne  lous 
demande  plus  que  le  mouvement  néceflkire  à  notre 
confervation.  Mais  le  defir  de  commander  ne  s'éteinc 
pas  avec  le  befoin  qui  l'a  fait  naître  ;  l'empire  éveille 
^  flatte  l'amour-propre  ,  &  Thabitude  le  fortifie  : 
amfi  fuccede  la  fantaifie  au  befoin  ;  ainfi  prennent 
leurs  premières  racines  les  préjugés  &  l'opinion. 

Le  principe  une  fois  connu  ,  nous  voyons  claire- 
ment le  point  où  Ton  quitte  la  route  de  la  nature  : 
voyons  ce  qu'il  faut  faire  pour  s'y  maintenir. 

Loin  d'avoir  des  forces  fuperflues ,  les  enfans  n'en 
ont  pas  même  de  fiiffifantes  pour  tout  ce  que  leur  de- 
mande la  nature:  il  faut  donc  leur  lailTer  l'ufage  de 
coûtes  celles  qu'elle  leur  donne  &  dont  ils  ne  fauroienç 
abufer.    Première  maxime. 

Il  faut  les  aider ,  &  fuppléer  à  ce  qui  leur  manque, 
foit  en  intelligence  ,  foit  en  force  ,  dans  tout  ce  qui 
eft  du  befoin  phyfique.   Deuxième  maxime. 

11  faut  dans  les  fecours  qu'on  leur  donne  fe  borner 
uniquement  à  l'utile  réel ,  fans  rien  accorder  à  la  fan- 
taifie ou  au  defir  fins  raifon  ;  car  la  fantaifie  ne  les 
tourmentera  point  quand  on  ne  l'aura  pas  fait  naître, 
attendu  qu'elle  n  cfî  pas  de  la  nature.  1  roifieme 
paaxime. 

Il  faut  étudier  avec  foin  leur  langage  &  leurs  fi- 
gnes ,  afin  que  dans  un  âge  où  ils  ne  favent  point 
^iflimuler ,  on  diflingue  dans  leurs  delirs  ce  qui  vient 
immédiatement  de  la  nature,  «Si  ce  qui  vient  de  l'o- 
pinion.   Quatrième  maxime. 

L'efprit  de  ces  règles  eft  d'accorder  aux  enfans  plus 
de  liberté  véritable  CSc  moins  d'empire,  de  leur  laiflèr 
plus  faire  par  eux-mêmes  &  moins  exiger  d'autrui. 
Ainfi  s'accoutumant  de  bonne  heure  à  borner  leurs 
defirs  à  leurs  forces,  ils  fentiront  peu  la  privation  de 
ce  qui  ne  fera  pas  en  leur  pouvoir. 

D  5    -**  Voili 


Î5  E      M      I      L      E> 

Voilà  donc  une  raifon  nouvelle  &  très-importante 
pour  laifier  les  corps  &  les  membres  des  enfans  abfu- 
lument  libres,  avec  la  feule  précaution  de  les  éloi- 
gner du  danger  des  chûtes  ,  6c  d'écarter  de  leurs 
mains  tout  ce  qui  peut  les  bleffer. 

Infailliblement  un  enfant  dont  le  corps  &  les  bras 
font  libres  pleurera  moins  qu'un  enfant  embandé  dans 
un  maillot.  Celui  qui  ne  connoît  que  les  befoins  phy- 
(jques  ne  pleure  que  quand  il  fouffre,  ôl  c'eft  un  très- 
grand  avantage  ;  car  alors  on  fait  à  point  nommé 
quand  il  a  befoin  de  fecours ,  &  l'on  ne  doit  pas  tar- 
der un  moment  à  le  lui  donner  s*il  eft  poffible.  Mais 
fi  vous  ne  pouvez  le  foulager,  reftez  tranquille,  fans 
le  flatter  pour  l'appaifer  ;  vos  carefles  ne  guériront 
pas  fa  colique  :  cependant  il  fe  fouviendra  de  ce  qu'il 
faut  faire  pour  être  flatté,  &  s'il  fait  une  fois  vous 
occuper  de  lui  à  fa  volonté,  le  voilà  devenu  votre 
maître;  tout  eft  perdu. 

Moins  contrariés  dans  leurs  mouvemens ,  les  en- 
fans  pleureront  moins  ;  moins  importuné  de  leurs 
pleurs  on  fe  tourmentera  moins  pour  les  faire  taire; 
menacés  ou  flattés  moins  fouvent  ,  ils  feront  moins 
craintifs  ou  moins  opiniâtres,  &  refieront  mieux  dans 
leur  état  naturel.  C'efl:  moins  en  laiflant  pleurer  les 
enfans  qu'en  s'empreiTant  pour  les  appaifer,  qu'on 
leur  fait  gagner  des  defcentes,  &  ma  preuve  eft  que 
Iw  enfans  les  plus  négligés  y  font  bien  moins  fujets 
que  les  autres.  Je  fuis  fort  éloigné  de  vouloir  pour 
cela  qu'on  les  néglige;  au  contraire  il  importe  qu'on 
les  prévienne,  &  qu'on  ne  fe  laifle  pas  avertir  de 
leurs  befoins  par  leurs  cris.  Mais  je  ne  veux  pas  , 
non  plus  ,  que  les  foins  qu'on  leur  rend  foient  mal- 
entendus. Pourquoi  fe  feroient-ils  faute  de  pleurer 
dès  qu'ils  voient  que  leurs  pleurs  font  bonnes  à  tant 
de  chofes?  Inftruits  du  prix  qu'on  met  à  leur  filencc, 
jl§  fe  gardcncbien  de  le  prodiguer,  lis  le  font  à  la 
i  fin 


ou  DE  L'EDUCATION.        s> 

fin  tellement  valoir  qu'on  ne  peut  plus  le  payer  ,  & 
c'efl:  alors  qu'à  force  de  pleurer  fans  fuccès ,  ils  s'ef- 
forcent, s'épuifent  &  fe  tuent. 

Les  longues  pleurs  d'un  enfant  qui  n'efl:  ni  lié  nî 
malade  &  qu'on  ne  laifle  manquer  de  rien  ne  font 
que  des  pleurs  d'habitude  &  d'obftination.  Elles  ne 
font  point  l'ouvrage  de  la  nature,  mais  de  la  Nour- 
rice, qui,  pour  n'en  fdvoir  endurer  l'importunité  la 
multiplie,  fans  fonger  qu'en  faifant  taire  l'enfant  au- 
jourd'hui, on  l'excite  à  pleurer  demain  davantage. 

Le  feul  moyen  de  guérir  ou  prévenir  cette  habitu- 
de ,  efl:  de  n'y  faire  aucune  attention.  Perfonne  n'ai- 
me à  prendre  une  peine  inutile,  pas  même  ks  en- 
fans.  Ils  font  obftinés  dans  leurs  tentatives;  mais  (î 
vous  avez  plus  de  confiance,  qu'eux  d'opiniâtreté, 
ils  fe  rebutent ,  &  n'y  reviennent  plus.  C'eft  ainQ 
qu'on  leur  épargne  des  pleurs ,  &  qu'on  les  accoutu- 
me à  n'en  verfcr  que  quand  la  douleur  les  y  force. 

Au  relie ,  quand  ils  pleurent  par  fantaifie  ou  par 
obftination  ,  un  moyen  fur  pour  les  empêcher  de 
continuer  eft  de  les  diflraire  par  quelque  objet  agréa- 
ble &  frappant ,  qui  leur  fafle  oublier  qu'ils  vouloienc 
pleurer.  La  plupart  des  Nourrices  excellent  dans  cet 
art ,  &  bien  ménagé  il  efl  très-utile;  mais  il  eft  de 
la  dernière  importance  que  l'enfant  n'apperçoive 
pas  l'intention  de  le  diftraire,  &  qu'il  s'amufe  fans 
croire  qu'on  fonge  à  lui  :  or  voilà  fur  quoi  toutes  les 
Nourrices  font  mal-adroites. 

On  fevre  trop  tôt  tous  les  enfans.  Le  tems  où  Yon 
doit  les  fevrer  eft  indiqué  par  l'éruption  des  dents ,  & 
cette  éruption  eft.  communément  pénible  &  doulou- 
reufe.  Par  un  inftinél  machinal  l'enfant  porte  alors 
fréquemment  à  fa  bouche  tout  ce  qu'il  tient,  pour  le 
mâcher.  On  penfe  faciliter  foperation  en  lui  donnant 
pour  hochet  quelques  corps  durs ,  comme  l'ivoire  ou 
la  dent  de  loup.  Je  crois  qu'on  fe  trompe.  Ces  corps 
durs  appliqués  fur  les  gencives  loin  de  ks  ramollir  les 

ren- 


êa  EMILE, 

rendent  calleu fes ,  les  endurcifTent,  préparent  un  dé- 
chirement plus  pénible  &  plus  douloureux.  Prenons 
toujours  i'inftincl  pour  exemple.  On  ne  voit  point 
les  jeunes  chiens  exercer  leurs  dents  naifïkntes  fur  des 
cailloux,  fur  du  fer,  fur  des  os,  mais  fur  du  bois, 
du  cuir ,  des  chiffons ,  des  matières  molles  qui  cè- 
dent &  où  la  dent  s'imprime. 

On  ne  fait  plus  être  fimple  en  rien  ;  pas  même  au- 
tour des  enfans.  Des  grelots  d'argent ,  d  or  ,  du 
corail ,  des  criftaux  à  facettes,  des  hochets  de  tout 
prix  &  de  toute  efpece.  Que  d'apprêts  inutiles  & 
pernicieux  1  Rien  de  tout  cela.  Point  de  grelots  , 
point  de  hochets  ;  de  petites  branches  d'arbre  avec 
leurs  fruits  &  leurs  feuilles ,  une  tête  de  pavot  dans 
laquelle  on  entend  fonner  les  graines,  uu  bâton  de 
réglilfe  qu'il  peut  fucer  &  mâcher ,  famufcront  au- 
tant que  ces  magnifiques  colifichets ,  &  n'auront  pas 
l'inconvénient  4^  l'accoutumer  au  luxe  dçs  fa  naiP* 
fance. 

11  a  été  reconnu  que  la  bouillie  n'ell  pas  une  nour- 
riture fort  faine.  Le  lait  cuit  &  la  farine  crue  font 
l)eaucoup  defaburre&  conviennent  mal  à  notre  efto- 
mac.  Dans  la  bouillie  la  farine  eft  moins  cuite  que 
dans  le  pain ,  &  de  plus  elle  n'a  pas  fermenté  ;  la 
panade ,  la  crème  de  riz  me  paroifTent  préférables.  Si 
l'on  veut  ï^biblument  faire  de  la  bouillie ,  il  convient 
de  griller  uu  peu  la  farine  auparavant.  On  fait  dans 
mon  pays ,  de  la  farine  ainG  torréfiée,  une  foupe 
fort  agréable  &  fort  faine.  Le  bouillon  de  viande  & 
le  potage  font  encore  un  médiocre  aliment  dont  il  ne 
faut  ufer  que  le  moins  qu'il  efl  pojTible.  Il  importe 
que  les  enfans  s'accoutument  d'abord  à  mâcher  ;  c'eft 
le  vrai  moyen  de  faciliter  l'éruption  des  dents  :  & 
quand  ils  commencent  d'ayaler  ,  les  fucs  falivaires, 
mêlés  avec  les  alimens  en  facilitent  la  digeftion. 

Je  leur  ferois  donc  mâcher  d'abord  des  fruits  fecs, 
te  croûtes.    Je  leur  doonerois  pour  jouer  de  petits. 

bà- 


ou   DE   L'EDUCATION.        6i 

bâtons  de  pain  dur  ou  de  bifcuit  femblable  au  pain  de 
Piémont  qu'on  appelle  dans  le  pays  des  Griffes.  A 
force  de  ramollir  ce  pain  dans  leur  bouche  ils  en  ava- 
leroient  enfin  quelque  peu,  leurs  dents  fe  irouveroient 
forties,  îk  ils  fe  trouveroient  fevrés  prefque  avant 
qu'on  s'en  fût  apperçu.  Les  Payfans  ont  pour  l'ordi- 
naire l'eftomac  fort  bon  ,  &  l'on  ne  les  févre  pas 
avec  plus  de  façon  que  cela. 

Les  enfans  entendent  parler  dès  leur  naifrance;on 
leur  parle  non  •  feulement  avant  qu'ils  comprennent 
ce  qu'on  leur  dit ,  mais  avant  qu'ils  puiflent  rendre 
les  voix  qu'ils  entendent.  Leur  organe  encore  en- 
gourdi ne  fe  prête  que  peu-à-peu  aux  imitations  dts 
îons  qu'on  leur  difte ,  &  il  n'eft  pas  même  afiuré 
que  ces  fons  fe  portent  d'abord  à  leur  oreille  aufli  d'i- 
llin6lement  qu'à  la  notre.  Je  ne  défapprouve  pas 
que  la  Nourrice  amufe  l'enfant  par  des  chants  &  par 
des  accens  très  -  gais  &  très  -  varies  ;  mais  je  défap- 
prouve qu'elle  l'ctourdifTe  inceflammcnt  d'une  multi- 
tude de  paroles  inutiles  auxquelles  il  ne  comprend 
rien  que  le  ton  qu'elle  y  met.  Je  voudrois  que  les 
premières  articulations  qu'on  lui  fait  entendre  fulTcnt 
rares,  faciles,  diltinftes,  fouvent  répétées ,  &  que 
les  mots  qu'elles  expriment  ne  fe  rapportaffcnt  qu'à 
des  objets  fenfibles  qu'on  pût  d'abord  montrer  à  l'en- 
fant. La  malheureufe  facilité  que  nous  avons  à  nous 
payer  de  mots  que  nous  n'entendons  point,  commen- 
ce plutôt  qu'on  ne  penfe.  L'Ecolier  écoute  en  cblle 
le  verbiage  de  fon  Régent ,  comme  il  écoutoit  au 
maillot  le  babil  de  fa  Nourrice.  11  me  femble  que 
ce  feroit  finftruire  fort  utilement  que  de  l'élever  à 
n'y  rien  comprendre. 

Les  réflexions  nailfenten  foule  quand  on  veut  s'oc^ 
cuper  de  la  formation  du  langage  &  des  premiers  dif- 
cours  des  enfiqs.  Quoi  qu'on  faife,  ils  apprendront 
toujours  à  parler  de  la  même  mnniere,  &  toutes  les 
fpeculations  philofophiques  font  ici  de  la  plus  grande 
inutilité. 

Tome  I.  D  -^  D'à- 


6z  EMILE, 

D'abord  ils  ont ,  pour  ainfi  dire ,  une  grammaire 
de  leur  âge,  dont  h  fyntaxe  a  des  règles  plus  géné- 
rales que  la  nôtre  ;  ôl  fi  l'on  y  fuifoit  bien  attencion , 
Ton  feroit  étonné  de  l'exiclitude  avec  laquelle  ils  fui- 
venc  certaines  analogies,  très-vicieules,  fi  l'on  veut, 
mais  très-régulieres ,  &  qui  ne  font  choquantes  que 
par  leur  dureté  ou  parce  que  l'ufage  ne  les  admet  pas. 
Je  viens  d'entendre  un  pauvre  enfant  bien  grondé  par 
fon  père  pour  lui  avoir  dit  ;  mon  père ,  irai- je  -t-y? 
Or,  on  voit  que  cet  enfant  fui  voit  mieux  l'analogie 
que  nos  Grammairiens;  car  puifqu'on  lui  difoit,  vaS" 
y,  pourquoi  n'auroit-il  pas  dit,  irai  je-î'y'^.  Remar- 
quez de  plus,  avec  quelle  adrefle  il  é^'itoit  l'hiatus  de 
irai' je -y  ^  ou,  }'  irai-jel  E(l-ce  la  faute  du  pauvre 
enfant  fi  nous  avons  mal- à- propos  ôcé  de  la  phrafe 
cet  adverbe  déterminant,  y ,  parce  que  nous  n'en  fa- 
vions  que  faire?  C'efl  une  pédunterie  infupportable 
6:  un  foin  des  plus  fuperflus  de  s'atiacher  à  corrigtr 
dans  les  enfans  toutes  ces  petites  fautes  contre  l'ufa- 
ge, defquelles  ils  ne  manquent  jamais  de  fe  corriger 
d'eux-mêmes  avec  le  tems.  Parlez  toujours  correéle- 
ment  devant  eux  ,  faites  qu'ils  ne  fe  plaifent  avec 
perfonne  autant  qu'avec  vous,  6c  foyez  fûrs  qu'infen- 
fiblement  leur  langage  s'épurera  fur  le  vôtre  ,  fans 
que  vous  les  ayez  jamais  repris. 

Mais  un  abus  d'une  toute  autre  importance  &  qu'il 
D'eft  pas  moins  aifé  de  prévenir ,  eft  qu'on  fe  prcife 
trop  de  les  faire  parler ,  comme  fi  l'on  avoit  peur 
qu'ils  n'apprilTent  pas  à  parler  d'eux-mêmes.  Cet  em- 
preilement  indifcret  produit  un  effet direélement  con- 
traire à  celui  qu'on  cherche.  Ils  en  parlent  plus 
tard,  plus  confufément:  l'extrême  attention  qu'oa 
donne  à  tout  ce  qu'ils  difent  les  difpenfe  de  bien  ar- 
ticuler ;  &  comme  ils  daignent  à  peine  ouvrir  la  bou- 
che, plufieurs  d'entre  eux  en  confervent  toute  leur 
vie  un  vice  de  prononciation ,  &  un  parler  confus 
qui  les  rend  pref-jue  inintelligibles. 


ou  pt  l*î:ducation.     cj 

J'ai  beaucoup  vécu  parmi  les  Payfans ,  &  n'en  ouis 
jamais  graffeyer  aucun  ,    ni  homme  ni  femme,  ni 
fille  ni  garçon.     D'où  vient  cela  ?   les  organes  des 
Payfans  fonc-ils  autrement  conftruits  que  les  nôtres? 
Non ,  mais  ils  font  autrement  exercés.    Vis-à-vis  de 
ma.  fenêtre  eft  un  tertre  fur  lequel  fe  raffemblent  y 
pour  jouer  ,   les  enfans  du  lieu.     Quoiqu'ils  foienc 
aiTez  éloignés  de  moi,  je  diftingue  parfaitement  tout 
ce  qu'ils  difent  ,  &  j'en  tire  fou  vent  de  bons  mémoi- 
res pour  cet  Ecrit.    Tous  les  jours  mon  ôrcjlie  mè 
trompe  fur  leur  âge  ;  j'entends  des  voix  d'enfans  de 
dix  ans  ,  je  regarde  ,  je  vois  la  ftature  &  les  traits 
d'enfans  de  trois  à  quatre.     ]e  ne  borne  pas  à  moi 
feul  cette  expérience  ;   les  Urbains  qui  me  viennent 
voir  &  que  je  confuite  ià-defllis,  tombent  tous  dané 
la  même  erreur. 

Ce  qui  la  produit  eft  que  jufqu'à  cinq  ou  (Ix  ans  les 
en  fans  des  Villes  élevés  dans  la  chambre  &  fous  Taîle 
d'une  Gouvernante.,  n'ont  befoin  que  de  marmoter 
pour  fe  faire  entendre  ;  fjtôt  qu'ils  remuent  les  lèvres 
on  prend  peine  à  les  écouter  ;  on  leur  dicle  des  mots 
qu'ils  rendent  m.al ,  &  à  force  d'y  faire  attention ,  les 
mêmes  gens  étant  fans  celfe  autour  d'eux  ^  devinent 
ce.  qu'ils  ont  voulu  dire  plutôt  que  ce  qu'ils  ont  die. 

A  la  campagne  c'ell  toute  autre  chofe.  Unfi 
Payfaoe  n'cft  pas  fans  ceffe  autour  de  fon  enfant,  il 
eil  forcé  d'apprendre  à  dire  très-nettement  &  très- 
haut  ce  qu'il  a  befoin  de  lui  faire  entendre.  Aux 
champs  les  enfans  épars ,  éloignés  du  père ,  de  la  mè- 
re &  des  autres  enfans  ,  s'exercent  à  fe  faire  enten- 
dre à  dillance  ,  &  à  mefurer  la  force  de  la  voix  fur 
l'intervalle  qui  Icsfépare  de  ceux  dont  ils  veulent  être 
entendus.  Voila  comment  on  apprend  véritablement 
à  prononcer ,  &  non  pas  en  bégayant  quelques  voyel- 
les à  l'oreille  d'une  Gouvernante  attentive.  Aulîi 
quand  on  interroge  l'enfant  d'un  Payfan  ,  la  honte 
peut  l'empêcher  de  répondre  ,   mais  ce  qu'il  dit  il  le 

die 


i^4.  E     M     I     L     Ei 

dit  nettement  ;  au  lieu  qu'il  faut  que  la  Bonne  ferve 
d'interprète  à  l'enfant  de  la  Ville ,  (ans  quoi  l'on 
n'entend  rien  à  ce  qu'il  grommelle  entre  fès  dents  (16). 

En  grandiflant ,  les  garçons  devroient  fe  corriger 
de  ce  défaut  dans  les  Collèges,  &  les  filles  dans  les 
Couvens  ;  en  effet ,  les  uns  &  les  autres  parlent  en 
général  plus  dillinftement  que  ceux  qui  ont  été  tou- 
jours élevés  dans  la  maifon  paternelle.  Mais  ce  qui 
les  empêche  d'acquérir  jamais  une  prononciation  aus- 
fi  nette  que  celle  des  Payfans  ,  c'eft  la  néceflité  d'ap* 
prendre  par  cœur  beaucoup  de  chofes ,  &  de  réci- 
ter tout  haut  ce  qu'ils  ont  appris  :  car  en  étudiant ,  ilà 
s'habituent  à  barbouiller,  à  prononcer  négligemment 
&  mal  :  en  récitant  c'eft  pis  encore  ;  ils  Recherchent 
leurs  mots  avec  effort ,  ils  traînent  &  allongent  leurs 
fyllabes  :  il  n'eft  pas  poffible  que  quand  la  mémoire 
vacille  ,  la  langue  ne  balbutie  aulîi.  Ainfi  fe  con- 
traélent  ou  fe  confervent  les  vices  de  la  prononciation; 
On  verra  ci-après  que  mon  Emile  n'aura  pas  ceux-là  4 
ou  du  moins  qu'il  ne  les  aura  pas  contra6lés  par  leâ 
mêmes  caufes. 

Je  conviens  que  le  Peuple  &  les  Villageois  tom- 
bent dans  une  autre  extrémité ,  qu'ils  parlent  prefque 
toujours  plus  haut  qu'il  ne  faut ,  qu'en  prononçant 
trop  exaftement  ils  ont  les  articulations  fortes  &  ru- 
des ,  qu'ils  ont  trop  d'accent ,  qu'ils  choififTent  mal 
leurs  termes,  &c. 

Mais  premièrement  ^    cette  extrémité  me  paroît 

beau- 


Ci  6)  Ceci  n'efl:  pas  fans  exception  ;  fouvent  les  en  fans  qui 
fe  font  d'abord  le  moins  entendre  deviennent  eofuite  les  plus 
étourdiflans  quand  ils  ont  commencé  d'élever  la  voix.  Mais 
s'il  falloit  entrer  dans  toutes  ces  minuties  je  ne  finirois  pas; 
tout  Ledeur  fenfé  doit  voir  que  l'excès  &  le  défaut  dérivé* 
du  même  abus  font  également  corrigés  par  ma  méthode.  Je 
-regarde  ces  deux  maximes  comme  inféparabies  ;  toujvurt  ajpezi 
&  jamais  trop.  De  la  première  bien  établie ,  l'autre  s'enfuit 
néceflairemtnt. 


ot;   DE    L'EDUCATION.        6s 

.beaucoup  moins  vicieufe  que  l'autre  ,  attendu  que  la 
première  loi  du  difcours  étant  de  fe  faire  entendre, 
Ja  plus  grande  faute  qu'on  puiflè  faire  efl:  de  parler 
fans  être  entendu.    Se  piquer  de  n'avoir  point  d'ac- 
cent ,  c'efl:  fe  piquer  d'ôter  aux  phrafes  leur  grâce  & 
leur  énergie.    L'accent  efl  l'ame  du  difcours;  il  lui 
donne  le  fentiment  &  la  vérité.  L'accent  ment  moins 
que  la  parole  ;  c'efl:  peut-être  pour  cela  que  les  gens  * 
bien  élevés  le  craignent  tant,     C'efl  de  Tufage  de 
tout  dire  fur  le  même  ton  qu'efl:  venu  celui  de  per- 
fifïler  les  gens  fans  qu'ils  le  fentent.   A  l'accent  pro- 
JTcrit  fuccedtnt  des  manières  de  prononcer  ridicules  j 
afïeélées,  &  fujettes  à  la  mode ,  telles  qu'on  les  re- 
marque iur-tout  dans  les  jeunes  gens  de  la  Cour. 
Cette  affeclation  de  parole  &  de  maintien  efl  ce  qui 
rend  généralement  l'abord  du  François  repoulîant  6c 
défagréable  aux  autres  Nations.    Au  lieu  de  mettre 
de  l'accent  dans  fon  parler,  il  y  met  de  l'air.     Ce 
n'efl  pas  le  moyen  de  prévenir  en  fa  faveur. 

Tous  ces  petits  défauts  de  langage  qu'on  craint 
tant  de  lailler  contracter  aux  enfans  ne  font  rien ,  ori 
les  prévient  ou  fon  les  corrige  avec  la  plus  grande 
facilité  :  mais  ceux  qu'on  leur  fait  contracter  en  ren- 
dant leur  parier  fourd,  confus,  timide,  en  critiquant 
inceflàmmentieur  ton  ,en  épluchant  tous  leurs  mots, 
ne  fe  corrigent  jamais.  Un  homme  qui  n'apprit  à 
parler  que  dans  les  ruelles,  fe  fera  mal  entendre  à  la 
tête  d'un  Bataillon ,  &  n'en  impofera  gueres  au  Peu- 
ple dans  une  émeute.  Enfeignez  premièrement  aux 
enfans  à  parler  aux  hommes  ;  ils  (auront  bien  parler 
aux  femmes  quand  il  faudra. 

Nourris  à  la  campagne  dans  toute  la  ruflicité 
champêtre,  vos  enfans  y  prendront  une  voix  plus 
fonore  ,  ils  n'y  contracieronc  point  le  confus  bcgaye- 
ment  des  enfans  de  la  Vaille;  ils  n'y  contra6lcront  pas 
non  plus  les  exprellîons  ni  le  ton  du  Village,  ou  du 
moins  ils  les  perdront  aifément ,  lorfque  ie  Maître 
Tynie  L  JE  vi* 


66  EMILE, 

vivant  avec  eux  dès  leur  naiflance,  &  y  vivant  ât 
jour  en  jour  plus  exclufivement,  préviendra  ou  effa- 
cera par  Ja  correftion  de  fon  langage  rimprelîion  da 
]an,o;age  des  Payfans.  Emile  parlera  un  François  tout 
aufli  pur  que  je  peux  le  favoir  ,  mais  il  le  parlera 
plus  difl:in6lement ,  ôi  l'articulera  beaucoup  mieux 
que  moi. 

L'enflmt  qui  veut  parier  ne  doit  écouter  que  les 
mots  qu'il  peut  entendre,  ni  dire  que  ceux  qu'il  peut 
articuler.  Les  efforts  qu'il  fait  pour  cela  le  portent  à 
redoubler  la  même  fyllabe,  comme  pour  s'exercer  à 
]a  prononcer  plus  difl:in6lement.  Qtiand  il  commen- 
ce à  balbutier,  ne  vous  tourmentez  pas  fi  fort  à  de- 
viner ce  qu'il  dit.  Prétendre  être  toujours  écouté  ell 
encore  une  forte  d'empire,  &  l'enfant  n'en  doit  exer- 
cer aucun.  Qu'il  vous  fuffife  de  pourvoir  très-atten- 
tivement au  nèceffaire;  c'ell  à  lui  de  tâcher  de  vous 
•faire  entendre  ce  qui  ne  l'efl;  pas.  Bien  moins  enco- 
re faut -il  fc  hâter  d'exiger  qu'il  parle:  il  faura  bien 
parler  de  lui-même  à  mefure  qu'il  en  fentira  futilité. 

On  remarque ,  il  eft  vrai ,  que  ceux  qui  commen- 
cent à  parler  fort  tard  ne  parlent  jamais  fi  diftindle- 
ment  que  les  autres  ;  mais  ce  n'efl:  pas  parce  qu'ils 
ont  parlé  tard  que  l'organe  rette  embarraflé ,  c'ell  au 
contraire  parce  qu'ils  font  nés  avec  un  organe  embar- 
raffé  qu'ils  commencent  tard  à  parler;  car  fans  cela 
pourquoi  parleroicDt-iis  plus  tard  que  les  autres?  ont 
ils  moins  l'occafion  de  parler,  <&  les  y  excite- t-on 
moins?  au  contraire  l'inquiétude  que  donne  ce  retard, 
auffi-tôt  qu'on  s'en  apperçoit,  fait  qu'on  fe  tourmen- 
te beaucoup  plus  à  les  faire  balbutier  que  ceux  qui 
ont  articule  de  meilleure  heure  ;  &  cet  empreffemenc 
mal-entendu  peut  contribuer  beaucoup  à  rendre  con- 
fus leur  parler ,  qu'avec  moins  de  précipitation  ils  au- 
roient  eu  le  tems  de  perfeftionner  davantage. 

Les  enfans  qu'on  preffe  trop  de  parler  n'ont  Je 
tems  ni  d'apprendre  à  bien  prononcer  ni  de  bien  con- 
cevoir 


0iy   DE   L'EDUCATION.         tf 

irevoir  ce  qu'on  leur  fait  dire.  Au  lieu  que  quand  on 
les  lailB  aller  d'eux-mêmes ,  ils  s'exercent  d'abord  auii 
fyllabes  les  plus  faciles  à  prononcer,  &  y. joignant 
peu- à-peu  quelque  figniBcarion  qu'on  entend  par  leurs 
^eftes,  ils  vous  donnent  leurs  mots  avant  de  recevoir 
Oes  vôtres  ;;  cela  fait  qu'ils  ne  reçoivent  ceux-ci  qu'a- 
près les  avoir  entendus.  N'étant  point  prefles  de  s'ea 
lervir,  ils  ,Commencent  par  bien  obferver  quel  fens 
vous  leur  donnez  ,  &  quand  ils  s'en  font  airurés  ils 
les  adoptent. 

Le  plus  grand  mal  de  la  précipitstion  -avec  laquel- 
le  on  fait  parler  lesenfans  avant  l'âge,  n'eCk  pas  que 
les  premiers  difcours  qu'on  leur  tient  &  les  premiers 
mors  qu'ils  difent ,  n'aient  aucun  fens  pour  eus ,  mais 
qu'ils  aient  un  autre  frns  que  le  nôtre  fans  que  nous 
fâchions  nous  en  appercevoir ,  en  forte  que  paroiiTanr 
nous  répondre  fort  exaftement,  ils  nous  parlent  fans 
nous  entendre  &  fans  que  nous  les  entendions.    C'elT: 
pour  l'ordinairte  à  de  pareilles  équivoques  qu'efl;  due 
la  furprife  où  nous  jettent  quelquefois  fleurs  propos 
auxquels  nous  prêtons  des  idées  qu'ils  n'y  ont  point 
jointes.  ,  Cette  inattention  de  notre  part  au  véritable 
fens  que 'les  mots  ont  pour  les  enfans,  me  paroît  être 
la  caufe  de  leurs  premières  erreurs  ;  (&  ces  erreurs  , 
même  après  qu'ils  en  font  guéris,  influent  fur  leur 
tour  d'efpnt  pour  le  relie  de  leur  vie.     J'aurai  plus 
d'une  occafion  dans  la  fuite  d'eclaircir  ceci  par  des 
exemples. 

RelllTrez  donc  le  plus  qu'il  efl  polîible  le  vocabu- 
laire de  l'entant.  C'efl:  un  très  •  grand  inconvénient 
qu'il  ait  plus  de  mots  que  d'idées ,  qu'il  fâche  dire 
plus  de  choies  qu'il  n'en  peut  penftr.  Je  crois  qu'u- 
ne des  raifons  pourquoi  les  Payfins  ont  généralement 
Tefprit  plus  jufte  que  les  gens  de  la  Ville ,  eft  que 
leur  Di6lionn.iirQ  eit  moins  étendu.  Ils  ont  peu  d'i- 
dées, mais  ils  les  comparent  très-bien. 

Les  premiers  développemens  de  l'enfance  fe  font 
Es  ptcf- 


68 


E     M     ILE, 


prefque  tous  à  la  fois.  L'enfant  apprend  à  parler^ 
à  manger,  à  marcher ,  à- peu- près  dans  le  même 
tems.  C'eft  ici  proprement  la  première  époque  de 
fa  vie.  Auparavant  il  n'efl:  rien  de  plus  que  ce  qu'il 
étoit  dans  le  fein  de  fa  mère,  il  n'a  nul  fentiment , 
nulle  idée,  à  peine  a- 1-  il  des  fenfations  ;  il  ne  fenc 
pas  même  fa  propre  exiftence. 

yivîtf  6?  e/i  vitcs  ne/dus  ipfefiice  (17), 


(17)  Ovid  Trift.  I.  3, 


Fin  du  premier  Livre. 


EMIr 


vne^.TtXK  ^,^a<^.  ^. 


CHIE.OH    ^  ACHIJLJE.iivi-e  Mo 


EMILE, 

o  u 
DE   L'ÉDUCATION. 

LIVRE    SECOND, 

*E  s  T  ici  le  fécond  terme  de  la  vie  ,  & 
celui  auquel  proprement  finit  l'enfance  ;  car 
les  mots  irfansCk  pucrnQ  font  pas  fynony- 
^ mes.  Le  premier  efl:  compris  dans  l'autre, 
&  fignifie  q:ù  ne  peut  perler  ^  d'où  vient  que  dans  Va- 
kre  iVJaxime  on  trouve  pnerum  infant cv:.  Mais  je  con* 
tinue  à  me  fervir  de  ce  mot  félon  Tufage  de  notre 
Langue ,  jufqu'à  l'âge  pour  lequel  elle  a  d'autres  noms. 
Qiiand  les  enfans  commencent  à  parler  ,  ils 
pleurent  moins.  Ce  progrès  ell  naturel  ;  un  langage 
efl  fubflitué  à  l'autre.  Sitôt  qu'ils  peuvent  dire  qu'ils 
foufFrent  avec  des  paroles,  pourquoi  le  diroient- ils 
avec  des  cris  ,  fi  ce  n'eit  quand  la  douleur  efl  trop 
vive  pour  que  la  parole  puilTe  l'exprimer  ?  s'ils  con- 
tinuent alors  à  pleurer  ,  c'eft  la  taute  des  gens  qui 
font  autour  d'eux.  Dès  qu'une  fois  Emile  aura  dit, 
fai  mal ,  il  faudra  des  douleuleurs  bien  vives  poux  le 
forcer  de  pleurer. 

E  c;  Si 


70  E      M      ILE, 

Si  l'enFant  eft  délicat,  fenfible,  que  naturellement 
il  fe  mette  à  crier  pour  rien ,  en  rendant  Tes  cris  inu* 
tiles  &  fans  effet,  j'en  taris  bientôt  la  fource.  Tant 
qu'il  pleure  je  ne  vais  point  à  lui;  j'y  cours  fitôt  qu'il 
s'eft  tu.  Bientôt  fa  manière  de  m'appeller  fera  de 
fe  taire,  ou  tout  au  plus  de  jetter  un  feul  cri,  Ceft 
par  l'effet  fenfible  des  fignes,  que  les  enfans  jugent 
de  leur  fcns  ;  il  n'y  a  point  d'autre  convention  pour 
eux:  quelque  mal  qu'un  enfant  fe  faffe,  il  ell  très-ra- 
re qu'il  pleure  quand  il  elt  feul ,  à  moins  qu'il  n'ait 
i'efpoir  d'être  entendu. 

S'il  tombe,  s'il  fe  fait  une  boffe  à  la  tête,  s*il  fâî- 
gne  du  nez ,  s'il  fe  coupe  les  doigts  ;  au  lieu  de  m'em- 
preffer  autour  de  lui  d'un«air  allarmé ,  je  refterai  tran- 
quille ,  au  moins  pour  un  peu  de  tems.  Le  mal  ell 
fait,  c'eft  une  néceffité  qu'il  l'endure;  tout  mon  em- 
preffement  ne  ferviroit  qu'à  l'effrayer  davantage  & 
augmenter  fa  fenfibilité.  Au  fond  ,  c'eft  moins 
le  coup  ,  que  la  crainte  qui  tourmente  ,  quand  on 
s*e{l  bleffé.  Je  lui  épargnerai  du  moins  cette  dernier 
re  angoiffe  ;  car  très-fùrement  il  jugera  de  fon  mal 
comme  il  verra  que  j'en  juge  :  s'il  me  voit  accourir 
avec  inquiétude ,  le  conibler,  le  plaindre,  il  s'elli- 
mera  perdu  :  s'il  me  voit  garder  mon  fang  froid ,  ï\ 
reprendra  bientôt  le  fien  ,  &  croira  le  mal  guéri , 
quand  il  ne  lefentira  plus.  C'eft  à  cet  âge  qu'on  prend 
les  premières  leçons  de  courage,  &  que,  fouffrant 
fans  effroi  de  légères  douleurs ,  on  apprend  par  dé- 
grés à  fupporter  ks  grandes. 

Loin  d'être  attentif  à  éviter  qu*Emile  ne  fe  blelîè , 
je  ferois  fort  fâché  qu'il  ne  fe  bleffât  jamais  &  qu'il 
grandît  fans  connoître  la  douleur.  Souffrir  eft  la  pre- 
mière chofe  qu'il  doit  apprendre,  &  celle  qu'il  aura 
3e  plus  grand  befoin  de  iavoir.  Il  femble  que  les  en- 
fans  ne  foient  petits  &  foibles  que  pour  prendre  ces 
importantes  leçons  fans  danger.  Si  l'enfant  tombe  de 
^on  haut  il  ne  fe  caffera  pas  la  jambe  ;  s'il  fe  frapp/£ 

^VCQ 


ou    DE    L'EDUCATION.         ^r 

avec  un  bâton  il  ne  fe  cafTi^ra  pas  le  bras  ;  s'il  ^faiiic 
un  fer  tranchant,  il  ne  ferrera  gueres,  &  ne  fe  cou- 
pera pas  bien  avant.  Je  ne  fâche  pas  qu'on  aie  ja- 
mais vu  d'enfant  en  liberté  fe  tuer ,  s'eilropier  ni  fe 
faire  un  mal  conOdérable ,  à  moins  qu'on  ne  l'ai:  in- 
difcrettement  expofé  fur  des  lieux  élevés ,  ou  feul 
autour  du  feu,  ou  qu'on  n'ait  laiflé  des  inflrumens 
dangereux  à  fa  portée.  Que  dire  de  ces  magafins  de 
machines,  qu'on  raflemble  autour  d'un  enfant  pour 
l'armer  de  toutes  pièces  contre  la  douleur,  jufqu'si 
ce  que  devenu  grand ,  il  refte  à  fa  merci ,  fans  cou- 
rage &  làns  expérience,  qu'il  fe  croie  mort  à  la  pre- 
mière piquure  ,  &  s'évanouiflè ,  en  voyant  la  pre- 
mière goûte  de  fon  fang? 

Notre  manie  enfeignante  &  pédantefque  efl:  tou- 
jours d'apprendre  aux  enfans  ce  qu'ils  apprendroienc 
beaucoup  mieux  d'eux-mêmes ,  &  d'oublier  ce  que 
nous  aurions  pu  feu] s  leur  enfeigner.  Y  a-t-il  rien 
de  plus  fot  que  la  peine  qu'on  prend  pour  leur  ap- 
prendre à  marcher,  comme  fi  l'on  en  avoit  vu  quel- 
qu'un ,  qui  par  la  négligence  de  fa  nourrice  ne  hic 
pas  marcher  étant  grand  ?  Combien  voit-on  de  gens 
au  contraire  marcher  mal  toute  leur  vie ,  parce  qu'on 
leur  a  mal  appris  à  marcher? 

Emile  n'aura  ni  bouriets ,  ni  paniers  rouhns ,  nî 
charriots,  ni  lifieres,  ou  du  moins  dès  qu'il  commen- 
cera de  favoir  mettre  un  pied  devant  l'autre,  on  ne 
]e  foutiendra  que  fur  les  lieux  pavés,  &  l'on  ne  fera 
qu'y  pafler  en  hâte  (i).  Au  lieu  de  le  laiiler  croupir 
dans  l'air  ufé  d'une  chambre,  qu'on  le  mené  joiirnel- 
kment  au  milieu  d'un  pré.  Là  qu'il  coure,  qu'il  s'é- 
batte. 


(i)  Il  n'y  a  rien  de  p!ns  ridicule  6c  de  plus  mal  afTuré  que 
h  dL^marche  des  gens  qu'on  a  trop  menés  pnr  la  lificre  étant 
petits;  ceft  encore  ici  une  de  ces  obfervations  triviales  à  for- 
ce d'êu'e  jultes,  &  qui  font  jijftes  en  plus  d'un  kns. 

E  4 


73  EMILE, 

batte,  qu'il  tombe  cent  fois  le  jour,  tant  mieux:  il 
en  apprendra  plutôt  à  fe  relever.  Le  bien-être  de  I4 
liberté  rachette  beaucoup  de  blefïïires.  Mon  Elevé 
aura  fouvent  des  contufions  ;  en  revanche  il  fera  tou- 
jours gai  :  fi  les  vôtres  en  ont  moins ,  ils  font  toujours 
contrariés,  toujours  enchaînés,  toujours  trifles.  Je 
doute  que  le  profit  foit  de  leur  côté. 

Un  autre  progrès  rend  aux  enfans  la  plainte  moins 
ncceffaire,  c'eil  celui  de  leurs  forces.  Pouvant  plus 
par  eux-mêmes,  ils  ont  un  befoin  moins  fréquent  de 
recourir  à  autrui.  Avec  leur  force  fe  dévelope  la 
connoifTance  qui  les  met  en  état  de  la  diriger.  Cefl 
2  ce  fécond  degré  que  commence  proprement  la  vie 
de  l'individu  :  c'eft  alors  qu'il  prend  la  confcience  de 
lui-même.  La  mémoire  étend  le  fentiment  de  l'iden- 
tité fur  tous  les  momens  de  fon  exiftence  ;  il  devient 
véritablement  un,  le  même,  &  par  conféquent  déjà 
capable  de  bonheur  ou  de  mifere.  Il  importe  donc 
de  commencer  à  le  confidérer  ici  comme  un  être 
^oral, 

Quoiqu'on  afllgne  a  -  peu  ^  près  le  plus  long  terme 
de  la  vie  humaine  &  les  probabilités  qu'on  a  d'appro- 
cher  de  ce  terme  à  chaque  âge ,  rien  n'efl  plus  incer- 
tain que  la  durée  de  la  vie  de  chaque  hgmme  en  par- 
ticulier; très-peu  parviennent  à  ce  plus  long  terme. 
Les  plus  grands  riiques  de  la  vie  font  dans  fon  com- 
mencement ;  moins  on  a  vécu ,  moins  on  doit  efpe- 
rer  de  vivre.    Des  enfans  qui  naiflènt  ,  la  moitié , 
çout  au  plus,  parvient  à  j'adolefcence,  &  il  efl:  pro- 
bable que  votre  Elevé  n'atteindra  pas  l'âge  d'homme. 
Que  faut-il  donc  penfer  de  cette  éducation  barbare 
qui  lacrifie  le  préient  à  un  avenir  incertain ,  qui  char- 
ge un  enfant  de  chaînes  de  toute  efpece,   &  com- 
jnence  par  le  rendre  miférabîe  pour  lui  préparer  au 
loin  je  ne  fais  quel  prétendu  bonheur  dent  il  eft  ^ 
exoire  qu'il  ne  jouira  jamais  ?  Qtiand  je  fuppofèrois 
cette  éducation  raifonnable  dans  fon  objet ,  commenç 

voir 


ou    DE  L'EDUCATION.       73 

voir  iàns  indignation  de  pauvres  infortunés  fournis  â 
un  joug  infupportable ,  &  condamnés  à  des  travaux 
pontinuels  comme  des  galériens  ,  fans  être  afluré  que 
tant  de  foins  leur  feront  jarnais  utiles?  L'âge  de  la 
gaité  fe  pafle  au  milieu  des  pleurs ,  des  chàtimens  , 
des  menaces,  de  Tefclavage.  On  tourmente  le  mal- 
heureux pour  fon  bien  ,  &  l'on  ne  voit  pas  la  mort 
qu'on  appelle,  &  qui  va  le  faifir  au  milieu  de  ce  tris- 
te appareil.  Qui  lait  combien  d'enfans  périllènt  vic- 
times de  l'extravagante  fageffe  d'un  père  ou  d'ur  maî- 
tre? Heureux  d'échapper  à  fa  cruauté,  le  fiiul  avan- 
tage qu'ils  tirent  des  maux  qu'il  leur  a  fait  fouffrir , 
eft  de  mourir  fans  regretter  la  vie  ,  dont  ils  n'ont 
connu  que  les  tourmens. 

Hommes ,  foyez  humains ,  ç'eft  votre  premier  de- 
voir: foyez-le  pour  tous  les  états ,  pour  tous  les  âges, 
pour  tout  ce  qui  n'eft  pas  étranger  à  l'homme.  Quel- 
le fageffe  y  a-t-il  pour  vous  hors  de  l'humanité  ?  Ai- 
mez l'enfance  ;  favorifez  fes  jeux,    fes  plailirs  ,  fon 
aimable  inilinéfc.    Qui  de  vous  n'a  pas  regretté  queU 
quefois  cet  âge  où  le  rire  efl:  toujours  fur  les  lèvres , 
à  où  l'ame  efl:  toujours  en  paix  "?  Pourquoi  voulez- 
vous  ôter  à  ces  petits  înnocens  la  jouiffance  d'un 
tems  i^i  court  qui  leur  échappe,  &  d'un  bien  fi  pré- 
cieux dont  ils  ne  fauroient  abufer?  Pourquoi  voulez^ 
vous  remplir  d'amertume  &  de  douleurs  ces  premiers 
ans  fi  rapides,  qui  ne  reviendront  pas  plus  pour  eux 
qu'ils  ne  peuvent  revenir  pour  vous?  Pères,  favez- 
vous  le  moment  où  la  mort  attend  vos  enfans  ?  Ne 
vous  préparez  pas  des  regrets  en  leur  ôtant  le  peu 
d'inllans  que  la  nature  leur  donne:  auffi-tôt  qu'ils 
peuvent  fentir  le  plaifir  d'être,  faites  qu'ils  en  jouis- 
fent;  faites  qu'à  quelque  heure  que  Dieu  les  appelle, 
ils  ne  meurent  point  fans  avoir  goûté  la  vie. 

Qtie  de  voix  vont  s'élever  contre  moi  !  J'entends 
de  loin  les  clameurs  de  cette  fauffe  fageffe  qui  nous 
jette  inceffamment  hors  de  nous ,  qui  compte  tou- 

E  5  ^our« 


5-1        ■       E     M      I      L      E; 

jours  le  préfent  pour  rien ,  &  pourfuivant  fsns  re*-' 
Jàche  un  avenir  qui  fuie  à  mefure  qu'on  avance  ,  à 
force  de  nous  tranfporter  où  nous  ne  fommes  pas , 
nous  tranfporte  où  nous  ne  ferons  jamais. 

C'eft ,  me  ré  pondez- vous,  le  tems  de  corriger  ]es 
mauvaifes  inclinations  de  l'homme  ;  c'eft  dans  l'âge 
de  l'enfance,  où  les  peines  font  le  moins  fenfibles  , 
qu'il  faut  les  multiplier  pour  les  épargner  dans  l'âge 
de  raifon.  Mais  qui  vous  die  que  tout  cet  arrange- 
ment eO:  à  votre  difpofition ,  &.  que  toutes  ces  belles 
inftruftions  dont  vous  accablez  le  foible  efprit  d'un 
enfant,  ne  lui  feront  pas  un  jour  plus  pernicieufes 
qu'utiles?  Qui  vous  aiîure  que  vous  épargnez  quel- 
que chofe  par  les  chagrins  que  vous  kii  prodiguez  ? 
Pourquoi  lui  donnez-vous  plus  de  maux  que  fon  état 
n'en  comporte  ,  fans  être  Çàr  que  ces  maux  préfens 
font  à  la  décharge  de  l'avenir  ?  &  comment  me 
prouvèrez-vous  que  ces  mauvais  penchans  dont  vous 
prétendez  le  guérir ,  ne  lui  viennent  pas  de  vos  foins 
mal  entendus ,  bien  plus  que  de  la  nature  ?  Malheu- 
reufe  prévoyance,  qui  rend  un  être  aftuellement  mi- 
férable  fur  l'efpoit  bien  ou  mal  fondé  de  le  rendre 
heureux  un  jour  !  Qiie  (ï  ces  raifonneurs  vulgaires 
confondent  la  licence  avec  la  liberté  ,  &  l'enfant: 
qu'on  rend  heureux  avec  l'enfant  qu'on  gâte,  appre-» 
nons-leur  à  les  diftinguer. 

Pour  ne  point  courir  après  des  chimères  ,  n'ou^ 
blions  pas  ce  qui  convient  à  notre  condition.  L'hu- 
manité a  fa  place  dans  l'ordre  des  chofes  ;  l'enfance 
a  la  fienne  dans  l'ordre  de  la  vie  humaine  ;  il  fauc 
confidérer  l'homme  dans  l'homme  ,  &  l'enfant 
dans  l'enfant.  Afligner  à  chacun  fa  place  &  l'y 
fixer ,  ordonner  les  pafllons  humaines  fclon  la  con- 
flitution  de  l'homme  ,  efl:  tout  ce  que  nous  pou-, 
vons  faire  pour  fon  bien-être.  Le  refte  dépend 
de  caufes  étrangères  qui  ne  font  point  en  notie 
pouvoir. 

Nous 


o  u  D  E   VE  D  U  C  A  T  I  O  N.        7^ 

Nous  ne  favons  ce  que  c'efl  que  bonheur  ou  mal- 
heur abfolu.  Tout  eft  mêlé  dans  cette  vie  ,  on  n'y 
goûte  aucun  fentiment  pur ,  on  n'y  relie  pas  deux 
momens  dans  le  même  état.  Les  afFeftions  de  nos 
âmes ,  ainfi  que  les  modifications  de  nos  corps ,  font 
dans  un  flux  continuel.  Le  bien  &  le  mal  nous  fonE 
communs  à  tous,  mais  en  différentes  mefures.  Le 
plus  heureux  eft  celui  qui  foufFre  le  moins  de  peines  ; 
le  plus  miférable  eft  celui  qui  fent  le  moins  de  plai- 
firs.  Toujours  plus  de  fouffrances  que  dejouillan- 
ces  ;  voilà  la  différence  commune  à  tous.  La  félici« 
té  de  l'homme  ici-bas  n'eft  donc  qu'un  état  négatif, 
on  doit  la  mefurer  par  la  moindre  quantité  des  maux 
qu'il  fouffre. 

Tout  fentiment  de  peine  eft  inféparable  du  defir 
de  s'en  délivrer  :  toute  idée  de  plaifir  eft  inféparable 
du  defir  d'en  jouir:  tout  defir  fuppofe  privation  ,  & 
toutes  les  privations  qu'on  fent  font  pénibles  ;  c'efl: 
donc  dans  la  difproportion  de  nos  defirs  &  de  nos 
facultés,  que  confifte  notre  mifere.  Un  être  fenfible 
dont  les  facultés  égaleroient  les  defirs  feroit-un  être 
abfolumcnt  heureux. 

En  quoi  donc  confifte  la  fagefl'e  humaine  ou  la 
route  du  vrai  bonheur  ?  Ce  n'eft  pas  précifément  à 
diminuer  nos  defirs;  car  s'i's  étoient  au-delTous  de 
notre  puiflance  ,  une  partie  de  nos  facultés  refteroic 
oifive,  &  nous  ne  jouirions  pas  de  tout  notre  être. 
Ce  n'eft  pas  non  plus  à  étendre  nos  facultés,  car  li 
nos  defirs  s'étendoient  à  la  fois  en  plus  grand  rap- 
port, nous  n'en  deviendrions  que  plus  miférables  : 
mais  c'eft  à  diminuer  l'excès  des  defirs  fur  les  facul- 
tés, &  à  mettre  en  égalité  parfaite  la  puifl^ance  &  la 
volonté.  C'eft  alors  feulement  que  toutes  les  forces 
étant  en  aélion ,  famé  cependant  reftera  pailible,  Ôi 
que  l'homme  fe  trouvera  bien  ordonné. 

C'eft  ainfi  que  la  nature ,  qui  fait  tout  pour  le 
mieux,  l'a  d'abord  inftitué.    Elle  ne  lui  donne  im- 

raé- 


76  EMILE, 

médiatement  que  les  defirs  néceffaires  à  fa  conferva- 
tion ,  &  les  facultés  fuffifantes  pour  les  fatisfaire. 
Elle  a  mis  toutes  les  autres  comme  en  réferve  au 
fond  de  fon  ame ,  pour  s'y  développer  au  befoin.  Ce 
n'eft  que  dans  cet  état  primitif  que  l'équilibre  du 
pouvoir  &  du  defir  fe  rencontre  ,  &  que  l'homme 
n'eft  pas  malheureux.  Sitôt  que  fes  facultés  virtuel- 
les fe  mettent  en  aélion  y  l'imagination  ,  la  plus  ac- 
tive de  toutes,  s'éveille  &  les  devance.  C'eft  l'ima- 
gination qui  étend  pour  nous  la  mefure  des  poffibles 
foit  en  bien  foit  en  mal,  &  qui  par  conféquent  excir 
te  &  nourrit  les  defirs  par  l'efpoir  de  les  fatisfaire. 
Mais  l'objet  qui  paroiiîoit  d'abord  fous  la  main  fuit 
plus  vite  qu'on  ne  peut  le  pourfuivre  ;  quand  on 
croit  l'attemdre,  il  fe  transforme  &  fe  montre  au  loin 
devant  nous.  Ne  voyant  plus  le  pays  dçja  parcou- 
ru ,  nous  le  comptons  pour  rien  ;  celui  qui  refte  à 
parcourir  s*aggrandit ,  s'étend  fans  ceflè;  ainfi  l'on 
s'épuife  fans  arriver  au  terme  ;  &  plus  nous  gagnons 
fur  la  jouilTance,  plus  le  bonheur  s'éloigne  de  nous. 

Au  contraire  ,  plus  l'homme  eft  relié  près  de  ià 
condition  naturelle  ,  plus  la  différence  de  fcs  facultés 
à  fes  defirs  eft  petite >  &  moins  par  conféquent  il  eft 
éloigné  d'être  heureux.  Il  n'eft  jamais  moins  miféra- 
ble  que  quand  il  parole  dépourvu  de  tout  :  car  la  mi- 
fere  ne  confifte  pas  dans  la  privation  des  chofes  , 
mais,  dans  le  befoin  qui  s'en  fait  fentir. 

Le  monde  réel  a  les  bornes ,  le  monde  imaginaire 
eft  infini;  ne  pouvant  élargir  l'un  ,  retrécifiTons  l'au- 
tre; car  c'eft  de  leur  feule  différence  que  naifi^ent 
toutes  les  peines  qui  nous  rendent  vraiment  malheu- 
reux. Otez  la  force,  la  fanté,  le  bon  témoignage 
de  foi ,  tous  ks  biens  de  cette  vie  font  dans  l'opi- 
nion ;  ôtez  les  douleurs  du  corps  &  les  remords  de  la 
confcience ,  tous  nos  maux  font  imaginaires.  Ce 
principe  eft  commun  ,   dirait-on:  j'en  conviens. 

Mais  l'application  pratique  n'en  eft  pas  commune; 
...       .  .  ^ 


ou   Dfe   L'EDUCATION.         7^ 

'  &  c'efl:  uniquement  de  la  pratique  qu'il  s*agit  ici. 
Quand  on  dit  que  l'homme  efbfoible,  que  veui-on 
dire?  Ce  mot  de  tbiblelTe  indique  un  rapport;  un 
rapport  de  l'être  auquel  on  l'applique.  Celui  dont  la 
force  pafTe  les  befoins,  fût-il  un  infeiSle,  un  ver,  efh 
un  être  fort:  celui  dont  les  befoins  pafTent  la  force, 
fût- il  un  éléphant,  un  lion;  fût- il  un  Conquérant, 
un  Héros  ;  fût-il  un  Dieu  ,  c'efl:  un  être  foible.  L'An- 
ge rebelle  qui  méconnut  fa  nature  étoit  plus  foible 
que  l'heureux  mortel  qui  vit  en  paix  félon  la  lienne. 
L'homme  efl:  très-fort  quand  il  fe  contente  d  être  ce 
qu'il  efl:  il  eft  trèf  -  foible  quand  il  veut  s'élever  au- 
deflus  de  l'humanité.  N'allez  donc  pas  vous,  figuret 
qu'en  étendant  vos  facultés  vous  étendez  vos  forces  ; 
vous  les  diminuez ,  au  contraire ,  fi  votre  orgueil  s'é- 
tend plus  qu'elles.  Mefurons  le  rayon  de  notre  fphe- 
re,  (i  reftons  au  centre,  comme  l'infedleau  milieu 
de  fa  toile  :  nous  nous  fuffirons  toujours  à  nous-mê- 
mes ,  ôi,  nous  n'aurons  point  à  nous  plaindre  de  no- 
tre foiblefTe;  car  nous  ne  la  fentirons  jamais. 

Tous  les  animaux  ont  exa6lement  les  facultés  né- 
ceffaires  pour  fe  conferver.  L'homme  feul  en  a  de 
fuperflues.  N'efl:  il  pas  bien  étrange  que  ce  fuperfla 
foit  l'inflrument  de  fa  mifere  f  Dans  tout  pays  les 
bras  d'un  homme  valent  plus  que  fa  fubfiftance.  S'il 
étoit  allez  fage  pour  compter  ce  fuperflu  pour  rien , 
il  auroit  toujours  le  néceffaire ,  parce  qu'il  n'auroit  ja- 
niais  rien  de  trop.  Les  grands  befoins,  difoit  i-avo- 
rin  (2),  naiflènt  des  grands  biens,  &  fouvent  le 
meilleur  moyen  de  fe  donner  leschofes  dont  on  man- 
que eft  de  s'ôter  celles  qu'on  a  :  c'elf  à  force  de  nous 
travailler  pour  augmenter  notre  bonheur  que  nous  le 
changeons  en  mifere.  Tout  homme  qui  ne  voudroic 
que  vivre ,  vivroit  heureux  ;  pur  conféquent  il  vivroic 

bon, 

(2)No(5l.  AtticL.  IX.  C.  8. 
"    Tome  L  £  7 


78  EMILE; 

bon ,  car  où  feroic  pour  lui  l'avantage  d'être  me'- 
chant? 

Si  nous  étions  immortels  ,  nous  ferions  des  êtres 
très •  miférables.  11  efl:  dur  de  mourir,  fans  doute; 
mais  il  ed  doux  d'efpérer  qu'on  ne  vivra  pas  tou- 
jours ,  &  qu'une  meilleure  vie  finera  les  peines  de 
celle-ci.  Si  l'on  nous  offroit  l'immortalité  fur  la  ter- 
re ,  qui  ell  -  ce  qui  voudroii  accepter  ce  trifte  pré- 
fcnt?  Quelle  refiburce ,  quel  efpoir  ,  quelle  confb- 
lation  nous  refleroit-il  contre  les  rigueurs  du  fort  & 
contre  les  injuftices  des  hommes?  L'ignorant  qui  ne 
prévoit  rien ,  fent  peu  le  prix  de  la  vie  &  craint  peu 
de  la  perdre  ;  l'homme  éclairé  voit  des  biens  d'un 
plus  grand  prix  qu'il  préfère  à  celui-là.  Il  n'y  a  que 
le  demi  -  favoir  &  la  faulfe  fagefle  qui  prolongeant 
nos  vues  jufqu'à  la  mort,  &  pas  au -delà,  en  font 
pour  nous  le  pire  des  maux.  La  néceffité  de  mourir 
n'efl:  à  l'homme  fage  qu'une  raifon  pour  fupportcr  les 
peines  de  la  vie.  Si  l'on  n'étoit  pas  fur  de  la  per- 
dre une  fois ,  elle  coûteroit  trop  à  conferver. 

Nos  maux  moraux  font  tous  dans  l'opinion,  hors 
un  feul  qui  eft  le  crime  ,  &  celui  •  là  dépend  de 
nous  :  nos  maux  phyfiques  fe  détruifent  ou  nous  dé- 
truifent.  Le  tems  ou  la  mort  font  nos  remèdes  :  mais 
nous  fouiîfons  d'autant  plus  que  nous  favons  moins 
fouiirir^  (S:nous  nous  donnons  plus  de  tourrcent  pour 
guérir  nos  iTialadiu';,  que  nous  n'en  aurions  à  lesfup- 
porter.  Vis  félon  la  Nature,  fois  patient,  &  chalfe 
les  Médecins  :  tu  n'éviteras  pas  la  mort ,  mais  tu  ne 
la  fenùrus  qu'une  fois,  tandis  qu'ils  la  portent  chaque 
jour  dans  ton  imagination  troublée,  &  que  leur  art 
men longer,  au  lieu  de  prolonger  tes  jours,  t'en  ôte 
la  jouilTance.  Je  demanderai  toujours  quel  vrai  bien 
cet  art  a  fait  aux  hommes?  Quelques-uns  de  ceux 
qu'il  guérie  mourroient ,  il  eft  vrai  ;  miis  des  millions 
qu'il  tue  reiteroient  en  vie.  Homme  fenfé,  ne  mets 
point  à  cette  lotterie  où  trop  de  chances  font  contre 

toi. 


ôu  DÉ    UEDUCAT  ION. 


79 


îoL  Souffre,  meurs  ou  guéris  j  mais  fur- tout  vis  juf- 
qu'à  ta  dernière  heure.  v 

Tout  n'eil  que  foiie  &  contradiélion  dans  les  in- 
ilitutions  humaines.  Nous  nous  inquiétons  plus  de 
notre  vie  ,  à  mefure  qu  elle  perd  de  Ton  prix.  Les 
Vieillards  la  regrettent  plus  que  les  jeunes  gens  ;  ils 
jie  veulent  pas  perdre  les  apprêts  qu'ils  ont  faits  pour 
en  jouir  ;  à  foixante  ans  il  eft  bitn  cruel  de  mourir 
avant  d'avoir  commencé  de  vivre.  On  croit  que 
l'homme  a  un  vif  amour  pour  fa  confervation  ,  &  ce- 
la eft  vrai  ;  mais  on  ne  voit  pas  que  cet  amour,  tel 
que  nous  le  Tentons ,  efl  en  grande  partie  l'ouvrage 
des  hommes.  Naturellement  l'homme  ne  s'inquietç 
pour  fe  ccnferver  qu'autant  que  ks  moyens  en  font 
en  Ton  pouvoir  ;  fitôt  que  ces  moyens  lui  échappent , 
il  fe  tranquiliife  &  meurt  fans  fe  tourmenter  inutile- 
ment. La  première  loi  de  la  réfignation  nous  vienc 
de  la  nature.  Les  Sauvages ,  ainli  que  les  beies ,  fe 
débattent  fort  peu  contre  la  mort,  &  lendurcnt  pref- 
que  fans  fe  plaindre.  Cette  loi  détruite  ,  il  s'en  for- 
me une  autre  qui  vient  de  lu  raifun;  mais  peu  favenc 
l'en  tirer ,  &  cette  réfjgnation  faclice  n'eil  jamais 
auflj  pleine  &  entière  que  la  première. 

La  prévoyance  !  la  prévoyance  ,  qui  nous  porte 
làns  ceile  au  -delà  de  nous  Ôc  Ibuvent  nous  place  où 
nous  n'arriverons  point  ;  voilà  la  véritable  fource  de 
toutes  nos  miferes.  (Quelle  manie  à  un  être  aulîi  paf- 
fager  que  l'homme  de  regarder  toujours  au  loin  dan» 
un  avenir  qui  vient  fi  rarement ,  &  de  négliger  le 
préfent  dont  il  e'à  lur  !  manie  d'autant  plus  funefte 
qu'elle  augmente  inc^lldmment  avec  l'âge ,  &  que  le* 
Vieillards  ,  toujours  défians ,  prévoyans ,  avares , 
aiment  mieux  fe  refufer  aujourd'hui  le  nécellaire, 
que  d'en  manquer  dans  cent  ans.  Ainfi  nous  tenons 
à  tout  ,  nous  nous  accrochons  à  tout;  les  tems,  les 
lieux,  les  hommes,  lesc'.iofts,  tout  ce  qui  eft,  tout 
ce  quifura,  importe  à  chacun  Je  nous:  notre  indivi- 
du 


^f>  EMILE, 

du  n*efi  plus  que  la  moindre  partie  de  nous  -  mêmes; 
Chacun  s'étend  ,  pour  ainfi  dire,  fur  la  terre  entier 
re ,  &  devient  fenfible  fur  toute  cette  grande  furface. 
Eft-il  étonnant  que  nos  maux  fe  multiplient  dans  touj 
les  points  par  où  l'on  peut  nous  blefîer?  Que  de  Prin- 
ces fe  défolent  pour  la  perte  d'un  pays  qu'ils  n'ont  ja- 
mais vu  ?  Que  de  Marchands  il  fuffit  de  toucher  aux 
Indes,  pour  les  faire  crier  à  Paris? 

Eil-ce  la  nature  qui  porte  ainfi  les  hommes  fi  loin 
d*eux- mêmes  ?  Eil-ce  elle  qui  veut  que  chacun  ap- 
prenne fon  deflin  des  autres,  &  quelquefois  l'appren- 
ïie  le  dernier  ;   en  forte  que  tel  eft  mort  heureux  ou 
miférable,  fans  en  avoir  jamais  rien  fu?  Je  vois  un 
homme  frais ,  gai ,  vigoureux,  bien  portant;  fa  pré- 
fence  inlpire  la  joie  ;  fes  yeux  annoncent  le  conten* 
tement ,   le  bien-être  ;  il  porte  avec  lui  l'image  du 
bonheur.    Vient  une  lettre  de  la  pofte  ;  l'homme 
heureux  la  regarde;  elle  eft  à  fon  adrtlfe,  il  l'ouvre^ 
il  la  lit.   A  l'inftant  fon  air  change  ;  il  pâlit ,  il  tom- 
be en  défaillance.     Revenu  à  lui,  il  pleure,  il  s'agi» 
te  ,  il  gémit ,  il  s'arrache  les  cheveux,  il  fait  reten- 
tit l'air  de  fès  cris  ^  il  femble  attaqué  d'affreufes  con- 
vulfions.    Infenfé,  quel  mal  t'a  donc  fait  ce  papier? 
quel  membre  t'a-t-il  ôté?  quel  crime  c'a-t-il  fait  com- 
m-ettre?  enfin,  qu'a-t-il  changé  dans  toi-même  pour 
te  mettre  dans  l'état  où  je  te  vois  ? 

Que  la  lettre  fe  fût  égarée ,  qu'une  main  charitable 
Veut  jettée  au  feu  ,  le  fort  de  ce  mortel  heureux  & 
inalheureux  à  la  fois  ,  eût  été,  ce  me  femble,  un 
étrange  problême.  Son  malheur,  direz- vous ,  étoic 
réel.  Fort  bien ,  mais  il  ne  le  fentoit  pas  :  où  étoit- 
il  donc  ?  Son  bonheur  étoit  imaginaire:  j'entends; 
la  fanté  ,  la  gaité  ,  le  bien-être  ,  le  contentemenc 
d'efprit  ne  font  plus  que  des  vifions.  Nous  n'exi- 
flons  plus  où  nous  fommes ,  nous  n'exiflons  qu'où 
nous  ne  fommes  pas.  Eftce  la  peine  d'avoir  une  11 
grande  peur  de  la  mort,  pourvu  que  ce  en  q^uoinous 
vivons  refte?  O 


ou   DE    L'EDUCATION.        Si 

O  homme  !   reflerre  ton  exiflence  au  -  dedans  de 
loi ,  &  tu  ne  feras  plus  miférable.     Refte  à  Ja  place 
que  la  nature  t'affigne  dans  la  chaîne  des  êtres  j  rien 
ne  t'en  pourra  faire  fortir  :  ne  regimbe  point  contre 
Jadure  loi  de  la  nécefiité  ,  &  n'épuife  pas,  à  vou- 
loir lui  réfider,  des  forces  que  le  Ciel  ne  t'a  poinc 
données  pour  étendre  ou  prolonger  ton  exiltence  j 
mais  feulement  pour  Ja  conferver  comme  il  lui  plaît, 
ôc  autant  qu'il  lui  plaît.    Ta  liberté,  ton  pouvoir  ne 
s'étendent  qu'aulli  loin  que  tes  iorces  naturelles  >   & 
pas  au-delà  ,*   tout  Je  refte  n'efl:  qu'efclavage,  illu- 
lion  ,  prertige.     La  domination  même  efl  fervile  , 
quand  elle  tient  à  fopinion  :  car  tu  dépends  des  pré- 
jugés de  ceux  que  tu  gouvernes  par  les  préjugés. 
Four  les  conduire  comme  il  te  plaît ,  il  faut  te  con<- 
duire  comme  il  leur  plaît.     Ils  n'ont  qu'à  changer  de 
manière  de  penfer,  il  faudra  bien  par  force  que  tu 
changes  de  manière  d'agir.    Ceux  qui  t'approchenc 
n'ont  qu'à  favoir  gouverner  les  opinions  du  peuple 
que  tu  crois  gouverner ,  ou  des  favoris  qui  te  gou- 
vernent, ou  celles  de  ta  famille,  ou  les  tiennes  pro- 
pres; cesVifirs»  ces  Courtifans,  ces  Prêtres,    ces 
Soldats  ,    ces  Valets ,  ces  Caillettes ,  d  jufcju'à  des 
enfans  ,   quand   tu  ferois  un  Thémiftocie    en   gé- 
^i'^  (p)  »  vont  te  mener  comme  un  enfant  toi-même 
au  milieu  de  tes  légions.     Tu  as  beau  faire  ;  jamais 
ton  autorité  réelle  n'ira  plus  loin  que  tes  facultés  réel- 
les.   Sitôt  qu'il  faut  voir  par  les  yeux  des  autres  ,    il 
faut  vouloir  par  leurs  voJontés.    JVles  Peuples  font 

mes 


(3)  Ce  petit  garçon  que  vous  voyez- 1.-^,  difoit  Thémifto- 
Cie  à  fcs  amis,  clh  l'arbitre  de  la  Grèce;  car  il  gouverne  fa 
inere,  ù  mère  nie  gouverne ,  je  gouverne  les  Athéniens.  & 
les  Athéniens  gouvernent  les  Grecs.  Oh:  quels  petits  con. 
duéleurs  on  trouveroit  fouvcnt  aux  plus  grands  Empires  ,  fi 
dii  Prince  on  defcendoît  par  dégrés  jufqu'à  la  prsmlere  iriairi 
qui  donne  le  .braoie  en  Iccrct! 
Tome  L  F 


8'i  EMILE, 

mes  Sujets,  dis- tu  fièrement.  Soit;  mais  toi,  qu'es- 
tu?  le  fujet  de  tes  Miniftres:  &  tes  Miniflres  à  leur 
tour  que  font'ils?  les  fujets  de  leurs  Commis ,  de 
leurs  Maitreflès,  les  Valets  de  leurs  Valets.  Prenez 
tout,  ufurpez  tout,  &  puis  verfez  l'argent  à  pleines 
mains,  dreflcz  des  batteries  de  canon  ,  élevez  des 
gibets  ,  des  roues  ,  donnez  des  Loix  ,  des  Edits , 
multipliez  les  Efpions ,  les  Soldats ,  les  Bourreaux, 
les  Prifons  ,  les  Chaînes  ;  pauvres  petits  hommes  , 
de  quoi  vous  fert  tout  cela  ?  vous  n'en  ferez  ni  mieux 
fervis,  ni  moins  vole's,  ni  moins  trompés,  ni  plus 
abfolus.  Vous  direz  toujours ,  nous  voulons ,  &  vous 
ferez  toujours  ce  que  voudront  les  autres. 

Le  lèul  qui  fait  fa  volonté  eft  celui  qui  n'a  pas  be- 
foio ,  pour  la  faire ,  de  mettre  les  bras  d'un  autre  au 
bout  des  fiens:  d'où  il  fuit,  que  le  premier  de  tous 
les  biens  n'tft  pas  l'autorité,  mais  la  liberté.  L'hom- 
me vraiment  libre  ne  veut  que  ce  qu'il  peut,  &  fait 
ce  qu'il  lui  plaît.  Voilà  ma  maxime  fondamentale. 
Il  ne  s'agit  que  de  l'appliquer  à  l'enfonce,  &  toutes 
les  règles  de  l'éducation  vont  en  découler. 

Lafociété  a  fait  l'homme  plus  foible,  non -feule- 
ment en  lui  ôtant  le  droit  qu'il  avoit  fur  fers  propres 
forces,  mais  fur -tout  en  les  lui  rendant  infuffifantes. 
Voilà  pourquoi  iès  defirs  fe  multiplient  avec  fa  foi- 
blelTe ,  &  voilà  ce  qui  fait  celle-  de  l'enfance  compa- 
rée à  l'âge  d'homme.  Si  l'homme  eft  un  être  fort 
&  fi  l'enfant  eft  un  être  foible  ,  ce  n'eft  pas  parce- 
que  le  premier  a  plus  de  force  abfolue  que  le  fécond , 
mais  c'eft  parceque  le  premier  peut  naturellement  fe 
fuffire  à  lui-même  &  que  l'autre  ne  le  peut.  L'hom- 
me doit  donc  avoir  plus  de  volontés  &  l'enfant  plus 
de  fantaifies  ;  mot  par  lequel  j'entends  tous  les  defirs 
qui  ne  font  pas  de  vrais  befoins ,  &  qu'on  ne  peut 
contenter  qu'avec  le  fecours  d'autrui. 

J'ai  dit  la  raifon  de  cet  état  de  foiblefTe.     La  na- 
ture y  pourvoit  par  l'attachement  des  pères  &  des 

Eflâ- 


ou   DE    L'EDUCATION.        gj 

mères:  mais  cet  attachement  peut  avoir  fon  excès  , 
fon  défaut,  fes  abus.  Des  parens  qui  vivent  dans 
l'état  civil  y  tranfporcent  leur  enfant  avant  l'âge.  En 
lui  donnant  plus  de  befoins  qu'ils  n'en  a,  ils  ne  fou- 
lagent  pas  Hifoiblefle,  ils  l'augmentenL  Ils  l'augmen- 
tent encore  en  exigeant  de  lui  ce  que  la  nature  n'exi» 
geoit  pas;  en  foumettani;  à  leurs  voloncés  le  peu  de 
force  qu'il  a  pour  fervir  les  liennes;  en  changeant  de 
part  ou  d'autre  en  efclavage  ^  la  dépendance  récipro- 
que où  le  tient  fa  foibleire,  6i  où  les  tient  leur  atta» 
chement. 

L'hom.me  fage  fait  reder  à  fa  place  ;  mais  l'enfant 
qui  ne  connoît  pas  la  fienne  ne  fauroit  s'y  maintenir. 
Il  a  parmi  nous  mille  iflijes  pour  en  fortir;  c'eil  à 
ceux  qui  le  gouvernent  à  l'y  retenir,  &  cette  tâche 
n'eftpas  facile.  11  ne  doit  être  ni  bête  ni  homme  j 
mais  enfant;  il  faut  qu'il  fente  fa  foibleffe  ôc  non 
qu'il  en  fouifre  ;  il  faut  qu'il  dépende  &  non  qu'il 
obéifle  ;  il  faut  qu'il  demande  &  non  qu'il  comman- 
de. Il  n'efl:  foumis  aux  autres  qu'à  caufe  de  fes  be- 
foins, ôi.  p.ircequ'iis  voient  mieux  que  lui  ce  qui  lui 
ell  utile ,  ce  qui  peut  contribuer  ou  nuire  à  fa  con- 
fervation.  Nul  n'a  droit ,  pas  même  le  pcre  ,  de 
commander  â  l'enfant  ce  qui  ne  lui  eft  bon  à  rien. 

Avant  que  les  préjugés  &  les  inftitutions  humaines 
aient  altéré  nos  penchans  naturels,  le  bonheur  des 
enfans  ainfi  que  des  hommes  confiée  dans  l'ufage  de 
leur  liberté  ;  mais  cette  liberté  dans  les  premiers  effc 
bornée  par  leur  folbielle.  Q^iiconque  fut  ce  qu'il 
veut  efl:  heureux,  s'il  le  fuffic  à  lui- même ^  c'eft  le 
cas  de  l'homme  vivant  dans  fetut  de  nature.  Qui- 
conque fliit  ce  qu'il  veut  n'eft  pas  heureux  ,  fi  fes 
bcibins  palTent  les  forces  ;  c'eft  le  cas  de  l'enfant 
dans  le  même  état.  Les  enfans  ne  jouiflent,  même 
dans  l'état  de  nature ,  ^le  d'une  liberté  imparfaite, 
femblable  à  celle  dont  jouiffent  les  hommes  dans  l'é- 
sat  civil.    Chacun  de  nous  ne  pouvant  plus  {è  paifer 

F  a  des 


54  EMILE, 

des  autres  redevient  à  cet  égard  foîble  &  mifërable. 
Nous  étions  faits  pour  être  hommes  ;  les  loix  &  la 
fociété  nous  ont  replongés  dans  l'enfance.  Les  Ri- 
ches ,  les  Grands ,  les  Rois  font  tous  des  enfans  qui , 
voyant  qu'on  s'emprefTe  à  foulager  leur  mifere ,  tirent 
de  cela  même  une  vanité  puérile ,  &  font  tout  fiers 
des  foins  qu'on  ne  leur  rendroit  pas  s'ils  étoient  hom- 
mes -  faits. 

Ces  confidérations  font  importantes ,  &  fervent  à 
réfoudre  toutes  les  contradiftions  du  fyfteme  focial. 
Il  y  a  deux  fortes  de  dépendances.  Celle  des  chofes 
qui  efl:  de  la  nature  ;  celle  des  hommes  qui  eft  de  la 
fociété.  La  dépendance  des  chofes  n'ayant  aucune 
moralité  ,  ne  nuit  point  à  la  liberté ,  &  n'engendre 
point  de  vices  :  la  dépendance  des  hommes  étant 
défordonnée  (4)  les  engendre  tous ,  &  c'efl:  par  elle 
que  le  Maître  &  l'Efclave  fe  dépravent  mutuelle- 
ment. S'il  y  a  quelque  moyen  de  remédier  à  ce  mal 
dans  la  fociété,  c'eft  de  fubftiuier  la  loi  à  l'homme, 
&  d'armer  les  volontés  générales  d'une  force  réelle 
fupérieure  à  l'aftion  de  toute  volonté  particulière.  Si 
les  Loix  des  Nations  pouvoient  avoir  comme  celles 
de  la  nature  une  inflexibilité  que  jamais  aucune  force 
humaine  ne  pût  vaincre ,  la  dépendance  des  hommes 
redeviendroit  alors  celle  des  chofes;  on  réuniroic 
dans  la  République  tous  les  avantages  de  l'état  natu- 
rel à  ceux  de  l'état  civil  ;  on  joindroit  à  la  liberté  qui 
maintient  Ihomme  exempt  de  vices,  la  moralité  qui 
l'élevé  à  la  vertu. 

Maintenez  l'enfant  dans  la  feule  dépendance  des 
chofes;  vous  aurez  fuivi  l'ordre  de  la  nature  dans  le 
progrès  de  fon  éducation.     N'offrez  jamais  à  fes  vo- 

lon* 


(4")  Dans  mes  principes  du  droit  politique  il  ell  démon- 
tré que  nulle  volonté  particulière  ne  peut  être  ordonnée  dan« 
le  fyllcrac  focial. 


bu    DE   L'EDUCATION.       t^ 

>lontés  indifcretes  que  des  obflacles  phyfiques  ou  des 
punitions  qui  nailTent  des  aftions  mêmes ,  &  qu'il  fe 
rappelle  dans  l'occafion:  (lîns  lui  défendre  de  mal  fai- 
re, il  fuffit  de  l'en  empêcher.  L'expe'rience  ou  l'im- 
puifTance  doivent  feules  lui  tenir  lieu  de  loi.  N'ac- 
cordez rien  à  fes  dcflrs  parcequ'il  le  demande,  mais 
parcequ'il  en  a  befoin.  Qu'il  ne  fâche  ce  que  c'eft 
qu'obtiflance  quand  il  agit ,  ni  ce  que  c'efl  qu'empire 
quand  on  agit  pour  lui.  Qu'il  fente  égalemenr  fa  li- 
berté dans  fes  adlions  &  dans  les  vôtres.  Suppléez  à 
la  force  qui  lui  manque,  autant  précifémcnt  qu'il  en 
a  befoin  pour  être  libre  &  non  pas  impérieux  ;  qu'en 
recevant  vos  fervices  avec  une  forte  d'humiliation  , 
il  afpire  au  moment  où  il  pourra  s'en  pafTer ,  &  où 
il  aura  l'honneur  de  fe  fervir  lui-même. 

La  nature  a  ,  pour  fortifier  le  corps  &  le  faire 
croître,  des  moyens  qu'on  ne  doit  jam.ais  contrarier. 
Il  ne  faut  point  contraindre  un  enfant  de  refter  quand 
il  veut  aller,  ni  d'aller  quand  il  veut  reder  en  place. 
Quand  la  volonté  des  en  fans  n'efl  point  gâtée  par 
notre  faute,  ils  ne  veulent  rien  inutiîem.ent.  11  faut 
qu'ils  fautent ,  qu'ils  courent ,  qu'ils  crient  qu-uid  ils 
en  ont  envie.  Tous  leurs  mouvemens  font  des  be- 
foins  de  leur  conftitution  qui  cherche  à  fe  fortifier: 
mais  on  doit  fe  défier  de  ce  qu'ils  défirent  fans  le 
pouvoir  faire  eux-mêmes,  &  que  d'autres  font  obli- 
gés de  faire  pour  eux.  Alors  il  faut  diftinguer  avec 
foin  le  vrai  befoin,  le  befoin  naturel,  du  befoin  de 
fantaifie  qui  commence  à  naître,  ou  de  celui  qui  ne 
vient  que  de  la  furabondance  de  vie  dont  j'ai  parlé. 

J'ai  déjà  dit  ce  qu'il  faut  faire  quand  un  enfanc 
pleure  pour  avoir  ceci  ou  cela.  J'ajouterai  féulemenc 
que  dès  qu'il  peut  demander  en  parlant  ce  qu'il  déli- 
re ,  &  que  pour  l'obtenir  plus  vite  ou  pour  vaincre 
un  refus  il  appuie  de  pleurs  fa  demande ,  elle  lui  doit 
être  irrévocablement  réfufée.  Si  le  befoin  l'a  fait  par- 
ler ,  vous  devez  le  favoir  &  faire  aufTi  •  tôt  ce  qu'il 

1^^  3  ^^* 


g6  EMILE, 

demande:  mais  céder  quelque  chofe  à  fes  larmes, 
c  efl:  l'exciter  à  en  verfer ,  c'cft  lui  apprendre  à  dou- 
ter de  votre  bonne  volonté,  &  à  croire  que  l'impor- 
tunité  peut  plus  fur  vous  que  la  bienveillance.  S'il 
ne  vous  croit  pas  bon ,  bientôt  il  fera  méchant  ;  s'il 
vous  croit  fûible,  il  fera  bientôt  opiniâtre:  il  impor- 
te d'accorder  toujours  au  premier  figne  ce  qu'on  ne 
veut  pas  réfufer  Ne  foyez  point  prodigue  en  refus . 
mais  ne  les  révoquez  jamais. 

Gardez- vous  fur-  tout  de  donner  à  l'enfant  de  vai- 
nes formules  de  politelfe  qui  lui  fervent  au  bcfoin  de 
paroles  magiques,  pour  foumettre  à  ks  volontés  tout 
ce  qui  l'entoure  ,  &  obtenir  à  l'inftant  ce  qu'il  lui 
plaît.  Dans  l'éducation  façonniere  des  riches,  on  ne 
manque  jamais  de  les  rendre  poliment  impérieux ,  en 
leur  prefcrivant  les  termes  dont  ils  doivent  fe  fervir 
pour  que  perfonne  n'ofe  leur  réfifler  :  leurs  enfans 
n'ont  ni  tons  ni  tours  fupplians ,  ils  font  aulîi  arro- 
gans,  méiTie  plus,  quand  ils  prient,  que  quand  ils 
commandent ,  comme  étant  bien  plus  fûrs  d'être 
obéis.  On  voit  d'abord  que  sll  vous  plaît  fignifie 
dans  leur  bouche  il  vie  plaît ,  &  que  je  "mus  prie  figni- 
fie je  vous  crdmne.  Admirable  politeflc ,  qui  n'abou- 
tit pour  eux  qu'à  changer  le  fens  des  mots,  &  à  ne 
pouvoir  jamais  parler  autrement  qu'avec  empire  1 
<^uant-à-raoi  qui  crains  moins  qu'Emile  ne  foit  gros- 
fier  qu'arrogant,  j'aime  beaucoup  mieux  qu'il  dife  en 
1  priant  faites  cela ,  qu'en  commandant ,  je  vous  prie. 

Ce  n'efl  pas  le  terme  dont  il  fe  fert  qui  m'importe, 
mais  bien  l'acception  qu'il  y  joint. 

Il  y  a  un  excès  de  rigueur  Ck.  un  excès  d'indulgen-' 
ce  tous  deux  également  à  éviter.  Si  vous  laiiTez  pâ- 
tir les  enfans ,  vous  expofcz  leur  fanté  ,  leur  vie  , 
vous  les  rendez  aftuellement  miférahles  ;  fi  vous  leur 
épargnez  avec  trop  de  foin  toute  efpece  de  mal-étre, 
vous  leur  préparez  de  grandes  miferes,  vous  les  ren- 
dez délicats,  fenfibles,  vous  les  fortez  de  leur  état 

d'hom- 


ou    DE    L'EDUCATION.         87 

d'hommes  dans  lequel  ils  rentreront  un  jour  malgré 
vous.  Pour  ne  les  pas  expofer  à  quelques  maux  de 
la  nature,  vous  êtes  Tartifan  de  ceux  qu'elle  ne  leur 
a  pas  donnés.  Vous  me  direz  que  je  tombe  dans  le 
cas  de  ces  mauvais  pères,  auxquels  je  reprochois  de 
ilicrifîer  le  bonheur  des  enfans ,  à  la  conQdération 
d'un  tems  éloigné  qui  peut  ne  jamais  être. 

Non  pas:  car  la  liberté  que  je  donne  à  mon  Ele- 
vé ,  le  dédomage  amplement  des  légères  incommo- 
dités auxquelles  je  Je  lailTe  expofé.  Je  vois  de  petits 
poliiTonsjouerlur  la  neige,  violets,  tranfjs,  &  pou- 
vant à  peine  remuer  les  doiçs.  Il  ne  tient  qu'à  eux 
de  s'aller  chauffer,  ils  n'en  font  rien;  Il  on  les  y  for- 
çoit,  ils  femiroient  cent  fois  plus  les  rigueurs  de  la 
contrainte ,  qu'ils  ne  Tentent  celles  du  froid.  Dequoi 
donc  vous  plaignez-  vous  ?  Rendrai  -je  votre  enfant 
miferable  Cii  ne  i'expofant  qu'aux  incommodités  qu'il 
veut  bien  fouffrir?  Je  fois  Ton  bien  dans  le  moment 
préfent  en  le  lailTant  libre;  je  fais  fon  bien  dans  l'a- 
venir en  l'arman:  conire  les  maux  qu'il  doit  fappor- 
ter.  S'il  avoit  Je  choix  d'être  mon  Elevé  ou  Je  vôtre, 
penffcz-vous  qu'il  balançât  un  inilant? 

Concevez- vous  quelque  vrai  bonheur  polîibîe  pour 
aucun  être  hors  de  fa  conllitution  ?  &  n'cil:-  ce  pas 
fortir  l'homme  de  fa  conllitution ,  que  de  vouloir 
l'exempter  également  de  tous  les  maux  de  fon  efpe-. 
ce?  Oui,  je  le  ibutiens;  pour  fentir  les  grands  biens, 
il  faut  qu'il  connojuè  les  petits  maux;  telle  eft  la  na- 
ture. Si  le  phyflque  va  trop  bien,  le  moral  fe  cor- 
rompt. L'homme  qui  ne  connoîtroit  pas  la  douleur, 
ne  connoîtroit  ni  i'attendriflement  de  l'humanité  ni  la 
douceur  de  la  commileration;  fon  cœur  ne  feroit  ému 
de  ri^,  il  ne  feroit  pas  fociable,  il  lèroit  un  monllre 
parmi  ks  femblabîes. 

;  Savez- vous  quel  efl:  le  plus  fur  moyen  de  rendre 
votre  enfant  miferable  ?  c'eft  de  l'accoutumer  à  tout 
obtenir;  car  fes  dtfirs  croiffant  inctilammeû;  par  I3 

r  4-  iu- 


88  EMILE, 

facilité  de  les  fatisfaire  ,  tôt  ou  tard  l'impuiflânce 
vous  forcera  malgré  vous  d'en  venir  au  refus ,  &  ce 
refus  inaccoutumé  lui  donnera  plus  de  tourment  quç 
ia  privation  même  de  ce  qu'il  defire.  D'abord  il 
voudra  la  canne  que  vous  tenez;  bientôt  il  voudra 
votre  montre  ;  enfuite  il  voudra  i'oifeau  qui  vole;  il 
voudra  l'étoile  qu'il  voit  briller ,  il  voudra  tout  ce 
qu'il  verra  :  à  moins  d'être  Dieu  comment  le  con- 
tenterez-vous? 

C'tft  une  dilpoficion  naturelle  h  l'homme  de  regar- 
der comme  fien  tout  ce  qui  efl  en  fon  pouvoir.  En 
ce  fens  le  principe  de  1  jobbcs  cft  vrai  jufqu'à  certain 
•point;  multipliez  avec  nos  delirs  les  moyens  de  les 
fatisfaire  ,  chacun  fe  fera  le  maître  de  tout.  L'en- 
fant donc  qui  n'a  qu'à  vouloir  pour  obtenir,  fe  croit 
Je  propriétaire  de  l'Univers  ;  il  regarde  tous  le»  hom- 
mes comme  fes  efclaves:  6l  quand  enfin  l'on  efl  for-r 
ce  de  lui  rcfulcr  quelque  choie;  lui  ,  croyant  tout 
poiiible  quand  il  commande,  prend  ce  refus  pour  un 
aéte  de  rébellion  ;  toutes  les  raifbns  qu'on'  lui  donne 
dan^  un  ilge  incapable  de  raifonuement,  ne  font  à 
fon  gré  que  des  prétextes;  iJ  voitpar-touc  de  la  mau- 
vaife  volonté:  le  fentiment  d'une  injudice  prétendue 
aigriiiant  fon  naturel,  ii  prend  tout  le  monde  en  hai- 
ne ,  &  Iàn5  jamais  favoir  gré  de  la  complaifknce ,  il 
d'indigne  de  toute  oppofjtion. 

Cuniment  concevrois-je  qu'un  enfant  ainfi  dominé 
par  ia  coiere ,  &  dévoré  des  pallions  les  plus  irafci- 
bles  ,  puilTe  jamais  être  heureux  î'  I^eureux  ,  lui  i 
c'ell  un  Dcfpote;  c'efl  ù  k  fois  le  plus  vil  des  efcla- 
ves  &  la  plus  miférable  des  créatures.  J'ai  vCi  des  en- 
fans  élevés  de  cette  manière  ,  qui  vouloient  qu'on 
Tenversât  la  maifon  d'un  coup  d'épaule  ;  qu'oj  leuu 
donnât  Je  cocq  qu'ils  voyoient  fur  un  clocher;  qu'on 
arrêtât  un  Régiment  en  marche  pour  entendre  les 
tambours  plus  long  -  tems ,  &  qui  perçoient  l'air  de 
kurs  cris,  faas  vo.uloir  écouter,  perfonae,  aulîitoc 

qu'on 


ou  DE    UEDUCATÏON.       g^ 

qu'on  tardoit  à  leur  obéir.  Tout  s'emprefToit  vaine- 
inent  à  leur  complaire;  leurs  defirs  s'irritant  par  la  fa- 
cilité d'obtenir,  ils  s'obftinoient  aux  chofes  impoflî- 
bies ,  &  ne  trouvoient  par-tout  que  contradiftions  , 
qu'obftacles,  que  peines,  que  douleurs.  Toujours 
grondans  ,  toujours  mutins ,  toujours  furieux ,  ils 
paflbient  les  jours  à  crier,  à  le  plaindre:  étoient-çe 
là  des  êtres  bien  fortunés?  La  foiblefle  &  la  domina- 
tion réunis  n'engendrent  que  folie  &  mifere.  De  deux 
enfans  gâtés,  l'un  bat  la  table,  ^  l'auire  fait  fouet- 
ter la  mer;  ils  auront  bien  à  fouetter  &  à  battre  avant 
de  vivre  contens. 

Si  ces  idées  d'empire  &  de  tyrannie  les  rendent 
jniferables  dès  leur  enfance,  que  fera- ce  quand  ils 
grandiront ,  &  que  leurs  relations  avec  les  autres 
hommes  commenceront  à  s'étendre  &  fe  multiplier  ? 
Acoutumés  à  voir  tout  fléchir  devant  eux ,  quelle 
furprife  en  entrant  dans  le  monde  de  fcntir  que  touc 
leur  rcfille,  &.  de  fe  trouver  écrafés  du  poids  de  cet 
Univers  qu'ils  penfoient  m.ouvoir  à  leur  gré!  Leurs 
airs  infolens ,  leur  puérile  vanité  ne  leur  attirent  que 
mortifications,  dédains,  railleries;  ilt:  boivent  les  af- 
fronts comme  l'eau  ;  de  cruelies  épreuves  leur  ap- 
prennent bientôt  qu'ils  ne  connoiifent  ni  leur  état  ni 
leurs  forces  ;  ne  pouvant  tout ,  ils  croient  ne  rien 
pouvoir:  tant  d'obftacles  inaccoutumés  les  rebutent, 
tant  de  mépris  les  aviliffent;  ils  deviennent  lâches, 
craintifs,  rampans,  &  retombent  autant  au-delTous 
d'eux-mêmes  qu'ils  s'étoient  élevés  au-delfus. 

Revenons  à  la  régie  primitive.  La  nature  a  fait 
les  enfans  pour  être  aimés  &  fecourus,  mais  les  a-t- 
elle  faits  pour  être  obéis  &  craints?  Leur  a-t-elle  don- 
né un  air  impofant,  un  œil  févere,  une  voix  rude  & 
menaçante  pour  fe  faire  redouter  ?  Je  comprends 
que  le  rugiflèment  d'un  lion  épouvante  les  animaux , 
ai  qu'ils  tremblent  en  voyant  fa  terrible  hure;  mais  fi 
jamais  on  vit  un  ipeétaçle  indécent,  odieux,  rifible, 

F  5  c'eft 


pç>  EMILE,    :r; 

c'ell  un  Corps  de  Magiflrats ,  le  Chef  à  la  tête ,  en 
habit  de  cérémonie ,  profternés  devant  un  enflmt  au 
jnaillot,  qu'ils  haranguent  en  termes  pompeux  ,  & 
qui  crie  à  bave  pour  touce  réponfe. 

A  confidérer  l'enfance  en  elle-même,  y  a-t-il  au 
inonde  un  écrc  plus  foible,  plus  miftTable,  plus  à  la 
merci  de  tout  ce  qui  l'environne ,  qui  ait  fi  grand  be- 
foin  de  pitié ,  de  foins ,  de  proteélion  qu'un  enfant  ? 
Ne  femble-t-il  pas  qu'il  ne  montre  une  figure  fi 
douce  &  un  air  fi  touchant  qu'aBn  que  tout  ce  qui 
l'approche  a'intérefic  à  fa  foibleire,  <3l  s'empreffe  à  le 
jecourir  ?  QLi'y  a-  t-ii  donc  de  plus  choquant ,  de 
plus  contraire  à  l'ordre,  que  de  voir  un  enfant  impé- 
rieux &  mutin  commander  à  tout  ce  qui  l'entoure  , 
&  prendre  impudemment  le  ton  de  Maître  avec 
ceux  qui  n'ont  qu'à  l'abandonner  pour  le  faire  périr':? 

D'autre  part,  qui  ne  voit  que  la  foiblefle  du  pre- 
mier âge  enchaîne  les  enfans  de  tant  de  manières  , 
qu'il  eil  barbare  d'ajouter  à  cet  affuiettifTement  celui 
de  nos  caprices,  en  leur  ôtant  une  liberté  Ci  bornée , 
de  laquelle  ils  peuvent  Ci  peu  abufcr ,  &  donc  il  efl:  Ci 
peu  utile  à  eux  6i,  à  nous  qu'on  les  prive?  S'il  n'y  a 
point  d'objet  fi  digne  de  rilee  qu'un  enfant  haucam, 
il  n'y  a  point  d'objet  fi  digne  de  pitié  qu'un  enfant 
craintif.  Puifqu*avec  l'âge  de  raifon  commence  la 
fervitude  civile,  pourquoi  la  prévenir  par  la  fervitude 
privée  ?  Souffrons  qu'un  moment  de  la  vie  foi: 
exempt  de  ce  joug  que  la  nature  ne  nous  a  pas  im- 
pofé,  &  laifibns  à  l'enfance  l'exercice  de  la  liberté 
naturelle,  qui  l'éloigné,  au  moins  pour  un  tems ,  des 
vices  que  l'on  contradle  dans  l'efclavage.  Qiie  ces 
Inftituteurs  féveres ,  que  ces  pères  alT-rvis  à  leurs  en-5 
fans ,  viennent  donc  les  uns  &  les  autres  avec  leurs 
frivoles  objeftions,  &  qu'avant  de  vanter  leurs  mé- 
thodes, ils  apprennent  une  fois  celle  de  la  nature. 
'  Je  reviens  à  la  pratique.  J'ai  déjà  dit  que  votre 
çnfant  ne  doit  rien  obtenir  parcequ'il  le  demande, 

ir^is 


ou  DE  L'EDUCATION.        '91 

mais  parcequ'il  en  a  befoin  (5)  ,  ni  rien  faire  par 
pbéiflànce  ,  mais  feulement  par  néceffité  ;  ainfi  les 
mots  d'obéir  &  de  commander  feront  profcrits  de  fon 
Diftionnaire  ,  encore  plus  ceux  de  devoir  &  d'obli- 
gation; mais  ceux  de  force ,  de  néceffité,  d'impiiif- 
fance  &  de  contrainte  y  doivent  tenir  une  grande 
place.  Avant  fâge  de  rai  fon  Ton  ne  fauroit  avoir  au- 
cune idée  des  êtres  moraux  ni  des  relations  fociales; 
il  faut  donc  éviter  autant  qu'il  fe  peut  d'employer  des 
mots  qui  les  expriment,  de  ptur  que  l'enfant  n'atta- 
che d'abord  à  ces  mots  defauffes  idées  qu'on  ne  fau- 
ra  point,  ou  qu'on  ne  pourra  plus  détruire.  La  pre- 
mière fauflè  idée  qui  encre  dans  fa  téce  eft  en  lui  le 
germe  de  l'erreur  &  du  vice  ;  c'efl:  à  ce  premier  pas 
qu'il  faut  fur-tout  faire  attention.  Faites  que  tant  qu'il 
n'ell:  frappé  que  des  chofes  fenfibles ,  toutes  Tes  idées 
s'arrêtent  aux  fenfations  ;  faites  que  de  toutes  part^ 
il  n'apper(;oive  autour  de  lui  que  le  monde  phyfique: 
iàns  quoi  ioyez  fur  qu'il  ne  vous  écoutera  point  du 
tout  ,  ou  qu'il  fe  fera  du  monde  moral ,  dont  vous 
lui  parlez,  des  notions  fantafnques  que  vous  n'effa- 
cerez de  la  vie. 

Raifonner  avec  les  enfans  étoit  la  grande  maxime 
de  Locke  ;  c'efl:  la  plus  en  vogue  aujourd'hui  :  fon 
fuccés  ne  me  paroît  pourtant  pas  fort  propre  à  la 
picttre  en  crédit  ;  & -pour  moi  je  ne  vois  rien  déplus 
fot  que  ces  enfans  avec  qui  l'on  a  tant  raifonné.  ■  De 

tou- 


<s)  On  doit  Rôtir  <]uc  comme  la  peine  eft  fouvent  une  né- 
ceffité ,  le  pinifir  ell:  quelquefois  im  befoin.  11  n'y  a  donc 
qu'un  feu!  dclir  des  enfans  auquel  on  ne  doive  jamais  complai- 
re ;  c'efl  celui  de  fe  faire  obéir.  D'où  il  fuit,  que  dans  tout 
ce  qu'ils  demandent,  c'eÙ  fur- tout  au  motif  qui  les  porte  à 
Je  demander  qu'il  faut  faire  attention,  accordez -kur,  wnt 
qu'il  elt  pofl'.ble,  tout  ce  qui  peut  kur  faite  un  pinifir  réel  : 
refufez-kur  toujours  ce  qu'ils  ne  demandent  quepar  fantaille, 
m  pour  faire  un  afte  d'autorité. 


^^  EMILE, 

toutes  les  facultés  de  l'homme  la  raifon  ,  qui  n'eft  , 
pour  ainfi  dire,  qu'un  compofé  de  toutes  les  autres, 
efl  celle  qui  fe  développe  le  plus  difficilement  &  le 
plus  tard  :  &  c'eft  de  celle-là  qu'on  veut  fe  fervir 
pour  développer  les  premières!  Le  chef-d'œuvre 
d'une  bonne  éducation  efl:  de  faire  un  homme  raifon- 
nable:  &  l'on  prétend  élever  un  enfant  par  la  raifon! 
C'eft  commencer  par  la  fin  ,  c  efl:  vouloir  faire  l'in- 
(Irument  de  l'ouvrage.  Si  les  enfans  encendoienc 
raifon  ,  Ils  n'auroient  pas  befoin  d'être  élevés  ;  mais 
çn  leur  parlant  dès  leur  bas  âge  uut  langue  qu'ils  n'en- 
tendent point,  on  les  accoutume  à  fe  payer  de  mots, 
à  contrôler  tout  ce  qu'on  leur  dit ,  à  fe  croire  aulfi 
fages  que  leurs  Maîtres,  à  devenir  difputeurs  6l  mu- 
tins ;  &  tout  ce  qu'on  penfe  obtenir  d'eux  par  des 
imotiis  raifonnables  ,  on  ne  l'obtient  jamais  que  par 
ceux  de  convoitife  ou  de  crainte  ou  de  vanité ,  qu'on 
efl:  toujours  forcé  d'y  joindre. 

Voici  h  formule  à  laquelle  peuvent  fe  réduire  à- 
peu  près  toutes  les  leçons  de  morale  qu'on  fait  ^ 
qu'on  peut  faire  aux  enfans. 

Le  Maure. 
Il  ne  faut  pas  faire  cela. 

L  Enfant, 
Et  pourquoi  ne  faut  il  pas  faire  cela  ? 

Lç  Maùrç, 
Parceque  ç'efl:  mal  fait. 

L'Enfant. 
Mal  fait  !  Qu'efl:-ce  qui  dl  mal  fait  f 

Le  Maître. 
Ce  qu'on  vous  défend. 

L'Enfant. 
Quel  mal  y  a-t-il  à  fairt  ce  qu'on  me  défend? 

Le  Maître. 
On  vous  punit  pour  avoir  défobéi. 
V  Enfant. 
*    Je  ferai  en  forte  qu'on  u'en  fa.chç  w% 


©u  DE   L'EDUCATION.        ^ 

Le  Maître-, 
On  vous  épiera* 

L  Enfant. 
Je  me  cacherai. 

Le  Maître, 
On  vous  queflionnera. 

L'Enfant, 
Je  mentirai. 

Le  Maître. 
Il  ne  faut  pas  mentir. 

LEnfant. 
Pourquoi  ne  faut-  il  pas  mentir? 

Le  Maître. 
Pareeque  c'e/t  mal  fait ,  &c. 

Voilà  le  cercle  inévitable.  Sortez  en  ;  l'enfant  ne 
vous  entend  plus.  Ne  font-ce  pas  là  des  inflruftions 
fort  utiles?  Je  ferois  bien  curieux  de  favoir  ce  qu'on 
pourroit  mettre  à  la  place  de  ce  dialogue?  Locke  lui- 
même  y  eût,  à  coup  fur,  été  fort  embarrafle.  Con- 
noître  le  bien  &  le  mal ,  fentir  la  railbn  d^s  devoirs 
de  l'homme,  n'efl  pas  l'affaire  d'un  enfant. 

La  nature  veut  que  les  enfans  foient  enfans  avant 
que  d  être  hommes.  Si  nous  voulons  pervertir  cet 
ordre  ,  nous  produirons  des  fruits  précoces  qui  n'au- 
ront ni  maturité  ni  faveur  ,  &  ne  tarderont  pas  à  fe 
corrompre  :  nous  aurons  de  jeunes  dofteurs  &  de 
vieux  enfans.  L'enfance  a  des  manières  de  voir,  de 
penfer  ,  de  fentir  ,  qui  lui  font  propres;  rien  n'eil 
moins  fenfé  que  d'y  vouloir  fubftituer  les  nôtres;  & 
j'aimerois  autant  exiger  qu'un  enfant  eût  cinq  pieds 
de  haut,  que  du  jugement ,  à  dix  ans-  En  effet,  à 
quoi  lui  ferviroit  la  raifon  à  cet  âge?  Elle  eft  le  frein 
de  la  force,  &  l'enfant  n'a  pas  belbin  de  ce  frein. 

En  effayant  de  perfiiader  à  vos  Elevés  le  devoir 
de  l'obéiffance ,  vous  joignez  à  cette  prétendue  per- 
ruafion  la  force  &  les  menaces,  ou,  qui  pis  eft,  la 

ilat- 


94  EMILE,' 

flatterie  &  les  promefTes.  Ainfi  donc,  amorces  par 
l'intérêt ,  ou  contraints  par  la  force,  ils  font  fcm- 
blant  d  être  convaincus  par  la  raifon.  Ils  voient  très- 
bien  que  l'obéiflance  leur  efl:  avantageufe  &  la  rébel- 
lion nuifible  ,  auITi-tôt  que  vous  vous  appercevcz  de 
Tune  ou  de  l'autre.  Mais  comme  vous  n'exigez  rien 
d'eux  qui  ne  leur  foit  défagréable  ,  &  qu'il  cft  tou- 
jours pénible  de  faire  les  volontés  d'autrui ,  ils  fe  ca- 
chent pour  faire  les  leurs ,  perfuadés  qu'ils  font  bien 
fi  l'on  ignore  leur  défobéilTance,  mais  prêts  à  conve- 
nir qu'ils  font  mal ,  s'ils  font  découverts ,  de  crainte 
d'un  plus  grand  mal.  La  raifbn  du  devoir  n'étant  pas 
de  leur  âge  ,  il  n'y  a  homme  au  monde  qui  vînt  à 
bout  de  la  leur  rendre  vraiment  fenfible  :  mais  la 
crainte  du  châtiment ,  l'efpoir  du  pardon ,  Timpor- 
tunitc ,  l'embarras  de  répondre ,  leur  arrachent  tous 
les  aveux  qu'on  exige  ,  &  Ton  croit  les  avoir  con- 
vaincus quand  on  ne  les  a  qu'eunuycs  ou  intimidés. 

Qii'arrive-t-il  de  là?  i-remiertmdnt ,  qu'en  leur 
jmpofant  un  devoir  qu'ils  ne  fentent  pas ,  vous  les 
indifpofez  contre  votre  tyrannie,  &  les  détournez  de 
vous  aimer  ;  que  vous  leur  apprenez  à  devenir  diffi- 
mulés,  faux,  menteurs,  pour  extorquer  des  récom- 
penfes  ou  fe  dérober  aux  châtimens  ;  qu'enfin ,  les 
accoutumant  à  couvrir  toujours  d'un  motif  apparent 
un  motif  fecrct,  vous  leur  donnez  vous-mêmes  le 
moyen  de  vous  abuler  fans  cefle,  de  vous  ôter  la  con- 
noifîance  de  leur  vrai  carailere,  ^  de  payer  vous  & 
les  autres  de  vaines  paroles  dans  l'occaQon.  Les  loix, 
direz- vous  ,  quoîqu'obligatoires  pour  la  confcience, 
ufent  de  même  de  contrainte  avec  les  hommes  faits. 
J'en  conviens  :  mais  que  font  ces  hommes ,  finon  des 
enfans  gâtés  par  l'éducation  ?  Voilà  précifément  ce 
qu'il  faut  prévenir.  Employez  la  force  avec  les  en- 
fans  ,  &  la  raifon  avec  les  hommes  :  tel  efi:  l'ordre  na- 
turel :  le  fage  n'a  pas  befoin  de  loix. 
j  Traitez  votre  Elevé  félon  fon  âge.  Mettez-le  d'a- 
bord 


ou   TOE   I^ri^bUCATION.       95" 

bord  à  fa  place,  &  tenez  J'y  fi  bien  ,  qu*il  ne  tente 
plus  d'en  fortir.  Alors,  avant  de  favoir  ce  que  c'dt 
que  fàgefle,  il  en  pratiquera  Japlus  importante  leçon. 
Ne  lui  commandez  jamais  rien ,  quoi  que  ce  Ibit  au 
monde  ,  abfolument  rien.  Ne  lui  laiflèz  pas  même 
imaginer  que  vous  prétendiez  avoir  aucune  autorité 
fur  lui.  C^u'il  fâche  feulement  qu'il  eft  foible  &  que 
vous  êtes  fort,  que  par  fon  état  &  le  vôtre  il  eft  né- 
ceiFairement  à  votre  merci;  qu'il  lei^che,  qu'il  l'ap- 
prenne, qu'il  le  fente:  qu'il  fente  de  bonne  heure  fur 
fa  tête  altiere  le  dur  joug  que  la  nature  impofe  à  l'hom- 
me, le  pefant  joug  de  ja  nécefTué,  fous  lequel  il  faut 
que  tout  être  fini  ployé:  qu'il  voie  cette  néceffité  dans 
les  chofes  ,  jamais  dans  Je  caprice  (6)  des  hommes; 
que  le  frein  qui  le  retient  foit  la  force  &  non  l'autori- 
té. Ce  dont  il  doit  s'abllenir ,  ne  le  Jui  défendez 
pas,  empêchez-le  de  le  faire ,  fans  explications, fans 
raifonnemens  :  ce  que  vous  lui  accordez,  accordez - 
le  à  fon  premier  mot ,  fans  follicitations  ,  fans  priè- 
res, fur-tout  fans  condition.  Accordez  avec  plaifir, 
ne  refufcz  qu'avec  répugnance  ;  mais  que  tous  vos 
refus  foient  irrévocables ,  qu'aucune  importunité  ne 
vous  ébranle ,  que  Je  non  prononcé  foit  un  mur  d'ai- 
rain ,  contre  lequel  l'enfant  n'aura  pas  épuifé  cinq  ou 
fix  fois  &s  forces  ,  qu'il  ne  tentera  plus  de  le  ren- 
verfer. 

C'eft  ainfi  que  vous  le  rendrez  patient ,  égal ,  ré- 
figné,  paifible,  même  quand  il  n'aura  pas  ce  qu'il  a 
voulu  ;  car  il  efl;  dans  la  nature  de  l'homme  d'endiirer 
patiemment  lanéçeffité  des  chofes,  mais  non  la  mau- 
vaife  volonté  d'autrui.  Ce  mot,  il  n'y  en  a  plus  ^  eu. 
uneréponfe  contre  laquelle  jamais  enfant  ne  s'eft  mu- 
tiné 


(6)  On  doit  être  ffir  que  l'enfant  traitera  de  caprice  toute 
volonté  contraire  à  la  flenne,  &  dont  il  ne  fentira  pas  la  rai- 
Ton.  Or  ,  un  enfant  ne  fcnt  la  raifon  de  rien,  dans  tout  ce 
qui  choque  fes  faniailies. 


9(5  EMILE; 

tiné ,  à  moins  qu'il  ne  crût  que  c'étoit  un  menfonge. 
Au  refte ,  il  n'y  a  point  ici  de  milieu  ;  il  faut  n'en  rien 
exiger  du  tout ,  ou  le  plier  d'abord  à  la  plus  parfaite 
obéiffance.  La  pire  éducation  efl  de  le  laiffer  flot- 
tant entre  fes  volontés  &  les  vôtres ,  &  de  difputer 
fans  cefle  entre  vous  &  lui  à  qui  des  deux  fera  le 
maître  ;  j'aimerois  cent  fois  mieux  qu'il  le  fût  tou- 
jours. 

Il  efl:  bien  étrange  que  depuis  qu'on  fe  mêle  d'éle- 
ver des  enfans  on  n'ait  imaginé  d'autre  inflrumcnc 
pour  les  conduire  que  l'émulation ,  lajalouOe,  l'en- 
vie ,  la  vanité ,  l'avidité ,  la  vile  crainte ,  toutes  les 
paflions  les  plus  dangereufes,  les  plus  promptes  à  fer- 
menter, &  les  plus  propres  à  corrompre  l'ame,  mê- 
me avant  que  le  corps  foit  formé.  A  chaque  inflruc- 
tion  précoce  qu'on  veut  faire  entrer  dans  leur  tête, 
on  plante  un  vice  au  fond  de  leur  cœur;  d'infenfés 
inflituteurs  penfent  faire  des  merveilles  en  les  rendant 
méchans  pour  leur  apprendre  ce  que  c'eft  que  bonté  5 
&  puis  ils  nous  difent  gravement  ,  tel  efl:  l'homme. 
Oui ,  tel  efl  l'homme  que  vous  avez  fait. 

On  a  eflayé  tous  les  inftrumens ,  hors  un  :  le  feul 
précifémient  qui  peut  réuflir  ;  la  liberté  bien  réglée. 
Il  ne  faut  point  fe  mêler  d'élever  un  enfant  quand  on 
ne  fait  pas  le  conduire  où  l'on  veut  par  les  feules  loix 
du  poffible  &  de  rimpoflible.  La  fphcre  de  l'un  & 
de  l'autre  lui  étant  également  inconnue  ,  on  l'étend, 
on  la  reflerre  autour  de  lui  comme  on  veut.  On  l'en- 
chaîne ,  on  le  pouffe  ,  on  le  retient  avec  le  feul  lien 
de  la  néceffité  ,  fans  qu'il  en  murmure  :  on  le  rend 
fouple  &  docile  par  la  feule  force  des  chofes ,  làns 
qu'aucun  vice  ait  l'occafion  de  germer  en  lui  :  car  ja- 
mais les  pallions  ne  s'animent ,  tant  qu'elles  font  de 
nul  effet. 

Ne  donnez  à  vôtre  Elevé  aucune  efpece  de  leçon 
verbale  ,  il  n'en  doit  recevoir  que  de  l'expérience; 
Êe  lui  infligez  aucune  efpece  de  châtiment,  car  il  ne 

fait 


i 


ou   DE   L'EDUCATION.        97 

iàit  ce  que  c'efl  qu'être  en  faute  ;  ne  lui  faites  jamais 
demander  pardon  ,  car  il  ne  fjuroic  vous  oiFenfer. 
Dépourvu  de  toute  moralité  dans  Tes  aéiions  ,  il  ne 
peut  rien  faire  qui  foit  moralement  mal ,  &  qui  méri- 
te ni  châtiment  ni  réprimande. 

Je  vois  déjà  le  Lefteur  effrayé  juger  de  cet  enfanc 
par  les  nôtres:  il  fe  trompe.  La  gène  perpétuelle  où 
vous  tenez  vos  Elevés  irrite  leur  vivacité  ;  plus  ils 
font  contraints  fous  vos  yeux ,  plus  ils  font  turbulens 
au  moment  qu'ils  s'échappent  ;  il  faut  bien  qu'ils  fe 
dédomagent,  quand  ils  peuvent,  de  la  dure  contrain- 
te où  vous  les  tenez.  Deux  écoliers  de  la  ville  feront 
plus  de  dégât  dans  un  pays  que  la  JeuneiTe  de  touc 
un  village.  Enfermez  un  petit  JMonQeur  &  un  pe- 
tit payfan  dans  une  chambre  ;  le  premier  aura  tout: 
renverfé,  tout  brifë,  avant  que  le  fécond  foit  for tî 
de  fa  place.  Pourquoi  cela  ?  û  ce  n'eft  que  fun  fè 
hâte  d'abufer  d'un  moment  de  licence  ,  tandis  que 
l'autre ,  toujours  fur  de  fa  liberté ,  ne  fe  preffe  jamais 
d'en  ufcr.  Et  cependant  ks  enfans  des  villageois 
fouvent  flattés  ou  contrariés  font  encore  bien  loin  de 
l'état  où  je  veux  qu'on  les  tienne. 

Pofons  pour  maxime  inconteflable  que  les  premiers 
mouvemens  de  la  nature  font  toujours  droits  :  il  n'y 
a  point  de  perverfité  originelle  dans  le  cœur  humain. 
Il  ne  s'y  trouve  pas  un  feul  vice  dont  on  ne  puilîè 
dire  comment  &  par  où  il  y  efl:  entré.   La  feule  pas- 
fion  naturelle  à  l'homme ,  efl  l'amour  de  foi -même, 
ou  l'amour  -  propre  pris  dans  un  fens  étendu.     Cec 
amour  -  propre  en  foi  ou  relativement  à  nous  efl  bon 
&  utile,  &  comme  if  n'a  point  de  rapport  néceflùire 
à  autrui,  il  ell  à  cet  égard  naturellement  indifférent 5 
il  ne  devient  bon  ou  mauvais  que  par  l'application 
qu'on  en  fait  &  les  relations  qu'on  lui  donne.  Jufqu'à 
ce  que  le  guide  de  i'amour-propre,  qui  efi  la  raifon  ^ 
puillé  naître,  il  importe  donc  qu'un  enfant  ne  faflè 
rien  parcequ'il  lH  vu  ou  entendu,  rien  en  un  mot  pair 

2 me  L  G  raj-. 


'^î  E      M     ILE, 

rapport  aux  autres ,  mais  feulement  ce  que  la  nature 
lui  demande ,  &  alors  il  ne  fera  rien  que  de  bien. 

Je  n'entends  pas  qu'il  ne  fera  jamais  de  dégât , 
qu'il  ne  fe  bleliera  point ,  qu'il  ne  brifera  pas  peut- 
être  un  meuble  de  prix  s'il  le  trouve  à  fa  portée.  Il 
pourroit  faire  beaucoup  de  mal  fans  mal  faire  ,  par- 
ceque  la  mauvaife  a6îion  dépend  de  l'intention  de 
nuire ,  &  qu'il  n'aura  jamais  cette  intention.  S'il 
l'avoir  une  feule  fois  tout  feroit  déjà  perdu;  il  feroic 
méchant  prefque  fans  relfource. 

Telle  chofe  efl:  mal  aux  yeux  de  l'avarice ,  qui  ne 
Teft  pas  aux  yeux  de  la  raifon.  En  laiflant  les  enfans 
en  pleine  liberté  d'exercer  leur  étourderie  ,  11  con- 
vient d'écarter  d'eux  tout  ce  qui  pourroit  la  rendre 
coûteufe ,  &  de  ne  laifler  à  leur  portée  rien  de  fragi- 
le &  de  précieux.     Que  leur  appartement  foit  garni 
de  meubles  grofliers  &.  folides  :   point  de  miroirs  , 
point  de  porcelaines ,  point  d'objets  de  luxe.   Qiiant 
à  mon  Emile  que  j'élève  à  la  campagne  ,  fa  cham- 
bre n'aura  rien  qui  la  diftingue  de  celle  d'un  Payfan. 
A  quoi  bon  la  parer  avec  tant  de  foin,  puifqu'il  y 
doit  refter  û  peu?  Mais  je  me  trompe;  il  la  parera 
ki-méme,  &.  nous  verrgns  bientôt  de  quoi. 

Que  fi  malgré  vos  précautions  l'enfant  vient  à  fai- 
re quelque  défordre,  à  calTer  quelque  pièce  utile,  ne 
le  puniffez  point  de  votre  n'-gligence,  ne  le  grondez 
{)oint;  qu'il  n'entende  pas  un  feul  mot  de  reproche, 
ne  lui  laiflez  pas  même  entrevoir  qu'il  vous  ait  donné 
du  chagrin  ,  agiffez  exaftement  comme  û  le  meuble 
fe  fût  caffé  de  lui-même  ;  enfin  croyez  avoir  beau- 
coup fait  fi  vous  pouvez  ne  rien  dire. 

Oferai-je  expofer  ici  la  plus  grande,  la  plus  im- 
portante, la  plus  utile  règle  de  toute  l'éducation  ?  ce 
n'eft  pas  de  gagner  du  tems  ,  c'eft  d'en  perdre. 
Le£leurs  vulgaires 5  pardonnez- moi  mes  paradoxes: 
il  en  faut  faire  quand  on  réfléchit  ;  &  quoi  que  vous 
puilTiez  dire ,  j'aime  mieux  être  homme  à  paradoxes 

qu'hora- 


ou   DE   UEDUC  ATION. 


99 


qu  homme  à  préjugés.  Le  plus  dangereux  intervalle 
de  la  vie  humaine,  eft  celui  de  la  naiilance  à  l'âge 
de  douze  ans.  C  eft  le  tems  où  germent  les  erreurs 
&  les  vices,  fans  qu'on  ait  encore  aucun  inftrumenc 
pour  les  détruire;  &  quand  l'indrument  vient ,  les 
racines  font  (i  profondes,  qu'il  n'elt  plus  tems  de  les 
arracher.  Si  les  enfans  fautoient  tout  d'un  coup  de 
la  mammelle  à  J'âge  de  raifon ,  l'éducation  qu'on  leur 
donne  pourroit  leur  convenir  ;  mais  félon  le  progrès 
naturel,  il  leur  en  faut  une  toute  contraire.  Il  fau- 
droit  qu'ils  ne  fiiTent  rien  de  leur  ame  jufqu'à  ce  qu'el- 
le  eût  toutes  les  facultés;  car  il  eft  impoltlble  qu'elle 
apperçoive  le  flambeau  que  vous  lui  préfentez  tandis 
qu'elle  eft  aveugle,  &  qu'elle  fuive  dans  l'immenfe 
plaine  des  idées  une  route  que  la  raifon  trace  encore 
fi  légèrement  pour  les  meilleurs  yeux. 

La  première  éducation  doit  donc  être  purement 
négative.  Elle  confifte  ,  non  point  à  enfeigner  la 
vertu  ni  Ja  venté;  mais  à  garantir  le  cœur  du  vice  <k 
l'efprit  de  l'erreur.  Si  vous  pouviez  ne  rien  faire  & 
ne  rien  lailTer  faire  :  Ci  vous  pouviez  amener  votre 
Elevé  fdjn  &  robufte  à  l'âge  de  douze  ans,  fans  qu'il 
fût  diftinguer  fa  main  droite  de  fa  main  gauche,  dès 
vos  premières  leçons ,  les  yeux  de  fon  entendemenc 
s'ouvriroient  à  la  raifon;  iàns  préjugé  ,  fans  habitu- 
de, il  n'auroit  rien  en  lui  qui  pût  contrarier  fcffec 
de  vos  foins.  Bientôt  il  deviendroit  entre  vos  mains 
le  plus  fage  des  hommes,  &  en  commençant  par  ne 
rien  faire,  vous  auriez  fait  un  prodige  d'éducation. 

Prenez  le  contre -pied  de  l'ufage,  &  vous  ferez 
prefque  toujours  bien.  Comme  on  ne  veut  pas  faire 
d'un  enfant  un  enfant,  mais  un  Doéleur,  les  Pères 
&  les  iVIaîtres  n'ont  jamais  aflez-tôt  tancé,  corrigé, 
réprimandé,  flatté,  menacé,  promis,  inftruit,  par- 
lé raifon.  Faites- mieux,  foyez  raifonnable,  Ck  ne 
raifonnez  point  avec  votre  Elevé,  fur -tout  pour  lui 
faire  approuver  ce  qui  lui  déplaît  i  car  ameoer  ainfi 

G   2  KO» 


ICO 


É      MI      L      E, 


toujours  la  raifon  dans  les  chofes  défagréables ,  ce  n'efl 
que  )a  lui  rendre  ennuyeufe,  &  la  décréditer  de  bon- 
ne heure  dans  un  efprit  qui  n'eft  pas  encore  en  état 
de  Tentendre.     Exercez  fon  corps,  fes  organes,  fes 
fens ,  Tes  forces,  mais  tenez  fon  ame  oifive  auffi 
long-tems  qu'il  fe  pourra.     Redoutez  tous  les  fenti- 
mens  antérieurs  au  jugement  qui  les  apprécie.     Re. 
tenez,   arrêtez  les  imprefiions  étrangères:   &  pour 
empêcher  le  mal  de  naître,  ne  vous  preflez  point  de 
Faire  le  bien;   car  il  n'efl  jamais  tel,  que  quand  la 
raifon  réclaire.     Regardez  tous  les  délais  comme  des 
avantages  ;  c'eft  gagner  beaucoup  que  d'avancer  vers 
le  terme  fans  rien  perdre  ;  lailTcz  meurir  l'enfance 
dans  les  enfans.     Enfin  quelque  leçon  leur  devient- 
elle  néceflaire?  gardez -vous  de  la  donner  aujour- 
d'hui ,   i^i  vous  pouvez  différer  jufqu'à  demain  fans 


danger. 


Une  autre  confidération  qui  confirme  l'utilité  de 
cette  méthode,  eft  celle  du  génie  particulier  de  l'en- 
fant, qu'il  faut  bien  connoître  pour  favoir  quel  régi- 
me  moral  lui  convient.    Chaque  efprit  a  la  forme 
propre,  febn  laquelle  il  a  befoin  d'être  gouverné; 
&  il  importe  au  fucccs  des  foins  qu'on  prend  ,  qu'il 
foit  gouverné  par  cette  forme  &.  non  par  une  autre. 
Homme  prudent,  épiez  long-tems  la  nature,  obfer- 
vcz  bien  votre  Elevé  avant  de  lui  dire  le  premier 
mot  ;  laiiTcz  d'abord  le  germe  de  fon  cara6lere  en 
pleine  liberté  de  fe  montrer  ,  ne  le  contraignez  en 
quoi  que  ce  puiffe  être ,  afin  de  le  mieux  voir  tout 
Entier.     Penfez-vous  que  ce  tems  de  liberté  foit  per- 
du pour  lui?  tout  au  contraire,  il  fera  le  mieux  em- 
ployé ;  car  c'eft  ainfi  que  vous  apprendrez  à  ne  pas 
perdte  tm  feul  moment  dans  un  tems  plus  précieux  : 
au  lieu  que  fi  vous  commencez  d'agir  avant  de  favoir 
ce  qu'il  faut  faire ,    vous  agirez  au  hafard  ;  fujet  à 
vous  tromper ,  il  faudra  revenir  fur  vos  pas  ;   vous 
ferez  plus  éloigné  du  but  que  fi  vous  culïïcz  été 

moins 


ou   D8    L'EDUCATION.       loi 

moins  prefle  de  l'atteindre.  Ne  faites  donc  pas  com- 
me l'avare  qui  perd  beaucoup  pour  ne  vouloir  rien 
perdre.  Sacrifiez  dans  le  premier  âge.  un  tems  que 
vous  regagnerez  avec  ufure  dans  un  âge  plus  avance. 
Le  fage  Médecin  ne  donne  pas  étourdimenc  des  or- 
donnances à  la  première  vue,  mais  il  étudie  premiè- 
rement le  tempérament  du  malade  avant  de  lui  rien 
prefcrire:  il  commence  tard  à  le  traiter  ,  mais  il  k 
guérit;  tandis  que  le  Médecin  trop  prelTé  le  tue. 

Mais  où  placerons-nous  cet  çnfant  pour  l'élever 
comme  un  êire  inienfible,  comme  un  automate?  Le 
tiendrons -nous  dans  le  globe  de  la  Lune,  dans  une 
îQe  déferte?  L'écarterons-nous  de  tous  les  humams? 
N'aura-t-il  pas  continueliem.ent,  dans  le  m.onde,  le 
fpeclacle  &.  l'exemple  des  pallions  d'autrui  ?  Ne  ver- 
ra-1-  il  jamais  d'autres  enfans  de  Ton  âge?  Ne  verra- 
t-il  pas  lés  parens,  fesvoifms,  fa  Nourrice ,  fa  Gou- 
vernante, Ton  Laquais,  fon  Gouverneur  m.ême,  qui 
après  tout  ne  fera  pas  un  Ange? 

Cette  objeaion  ed  forte  &  folide.  Mais^  vous  ai- 
je  dit  que  ce  fût  une  entreprife  aifé^^  qu'une  éducation 
naturelle?  O  hom.mes,  eil  ce  ma  faute  fi  vous  avez 
rendu  difficile  tout  ce  qui  eft  bien?  Je  fens  ces  diffi- 
cultés, j'en  conviens:  peut-être  font -elles  ^  in  fur- 
montables.  Mais  toujours  efl:  -  il  fur  qu'en  s'appîi- 
quant  à  les  prévenir,  on  les  prévient  jufqu'à  certaia 
point.  Je  montre  le  but  qu'il  faut  qu'on  fe  propo- 
fe  :  je  ne  dis  pas  qu'on  y  puilTe  arriver  ;  mais  je  dis 
que  celui  qui  en  approchera  davantage  aura  le  mieux 
réulîi. 

Souvenez  -  vous  qu'avant  d'ofer  entreprendre  de 
former  un  homme,  il  faut  s'être  fait  homme  foi- mê- 
me; il  faut  trouver  en  foi  l'exemple  qu'il  fe  doit  pro- 
ppfer.  Tandis  que  l'enfant  efl:  encore  fmsconnois- 
fance ,  on  a  le  tems  de  préparer  tout  ce  qui  rappro- 
che ,  à  ne  frapper  fes  premiers  regards  que  des  oî?- 
iets  qu'il  lui  convient  de  voir.  Rendez-vous  relpeç- 
^  G  '^  ïs^-S 


102  Ê      M]    I      L      E, 

table  à  toiitjle  monde;  commencez  par  vous  faire  aï- 
mer  ,  afin  (jue  chacun  cherche  à  vous  complaire. 
Vousnfefwrez  point  maître  de  l'enfant,  fi  vous  ne 
l'êtes  de  tout  ce  qui  l'entoure ,  &  cette  autorité  ne 
fera  jamais  fuffifante,  fi  elle  n'eft  fondée  fur  l'ellime 
de  la  vertu.    Il  ne  s'agit  point  d'épuifer  fa  bourfe  & 
de  verf^r  l'argent  à  pleines  mains  ;  je  n'ai  jamais  vu 
que  fargent  fît  aimer  perfonne.  Il  ne  ftiut  point  être 
avare  &  dur,  ni  plaindre  la  mifere  qu'on  peut  foula- 
ger;  mais  vous  aurez  beau  ouvrir  vos  coffres,  fi  vous 
n'ouvrez  auîTi  votre  cœur, celui  des  autres  vous  relie- 
ra toujours  fermé.     C'efl:  votre  tems,  ce  font  vos 
foins,  vos  affeftions  ,  c'efl:  vous-même  qu'il  faut  don- 
ner; car  quoi  que  vous  puilTiez  faire,  on  fcnt  tou- 
jours que  votre  argent  n'ell  point  vous.     Il  y  a  des 
témoignages  d'intérêt  &  de  bienveuillance  qui  font 
plus  d'effet ,   &  font  réellement  plus  utiles  que  tous 
les  dons  :   combien  de  malheureux ,  de  malades  ont 
plus  bcfoin  de  confolations  que  d'aumônes  !  combien 
d'opprimés  à  qui  la  prote6lion  fert  plus  que  l'argent! 
llacommodez  les  gens  quife  brouillent,  prévenez  les 
"procès ,  portez  les  enfans  au  devoir ,  les  pères  à  l'in- 
dulgence ,  favorifez  d'heureux  mariages ,  empêchez 
les  vexations,  employez,  prodiguez  le  crédit  des  pa- 
ïens de  votre  Elevé  en  faveur  du  foible  à  qui  on  re- 
fufe  juflice ,  &  que  le  puiffant  accable.     Déclarez- 
vous  hautement  le  protefteur  des  malheuteux.  Soyez 
jufte,  humain,  bien- faifant.  Ne  faites  pas  feulement 
i'aumône,  faites  la  charité;  les  œuvres  de  miféricor- 
de  foulagent  plus  de  maux  que  l'argent  :  aimez  les  au- 
tres, &  ils  vous  aimeront;  fervez-les,  &  ils  vous 
ferviront;  foycz  leur  frère,  &  ils  feront  vos  enfans. 
C'eft  encore  ici  une  des  raifons  pourquoi  je  veux 
élever  Emile  à  la  campagne,  loin  de  la  canaille  des 
valets,  les  derniers  des  hommes  après  leurs  maîtres, 
loin  des  noires  mœurs  des  villes  que  le  vernis  dont  on 
ks  couvre  rend  feduifantes  &  contagieufes  pour  les 

en- 


ou   DE   L'EDUCATION.        103 

en  fans;  au  lieu  que  les  vices  des  paylkns,  fans  ap- 
prêt <&  dans  toute  leur  grofiiereté ,  font  plus  propres 
à  rebuter  qu'à  féJuire,  quand  on  n'a  nul  intérêt  à 
les  imiter. 

Au  village  un  Gouverneur  fera  beaucoup  plus  maî- 
tre des  objets  qu'il  voudra  préfenter  à  l'enfant;  fa  ré- 
putation, fes  difcours,  fon  exemple,  auront  une  au- 
torité qu'ils  ne  fauroient  avoir  à  la  ville  :  étant  utile  à 
tout  le  monde  ,    chacun  s'empreffera  de  l'obliger, 
d'être  edimé  de  lui,  de  fe  montrer  au  difciple  tel  que 
k  Maître  voudrait  qu'on  fût  en  effet;  &  fi  l'on  ne 
Te  corrige  pas  du  vice,  on  s'abfliendra  du  fcandale  ; 
c'eft  tout  ce  dont  nous  avons  befoin  pour  notre  objet. 
Cellcz  de  vous  en  prendre  aux  autres  de  vos  pro- 
pres fautes:  le  mal  que  lesenfans  voient  les  corrompt 
moins  que  celui  que  vous  leur  apprenez.    Toujours 
fcrmoneurs  ,  toujours  moralises,   toujours  pédans  , 
pour  une  idée  que  vous  leur  donnez  ia  croyant  bon- 
ne, vous  leur  en  donnez  à  la  fois  vingt  autres  qui  ne 
valent  rien;  plein  de  ce  qui  fe  pafTe  dans  \'otre  tête, 
vous  ne  voyez  pas  l'effet  que  vous  produifez  dans  la 
leur.    Parmi  ce  long  flux  de  paroles  dont  vous  les 
excédez  inceffamment,   penfez-vous  qu'il  n'y  en  ait 
pas  une  qu'ils  faififfent  à  faux?  Penfez-voys  qu'ils  ne 
commentent  pas  à  leur  manière  vos  explications  dif- 
fufes,  &  qu'ils  n'y  trouvent  pas  de  quoi  fe  faire  un 
fyflême  à  leur  portée  qu'ils  (auront  vous  oppofer  dans 
foccafion  ? 

Ecoutez  un  petit  bon- homme  qu'on  vient  d'endoc- 
triner; laiffez-le  jazer,  quediocner,  extravaguer  à 
fon  aife,  &  vous  allez  être  furpris  du  tour  étrange 
qu'ont  pris  vos  raifonneniens  dans  fon  cfprit:  il  con- 
fond tout,  il  renverlè  tout,  il  vous  impatience ,  il 
vous  défoie  quelquefois  par  des  objc6lions  imprévues. 
Il  vou^réduic  à  vous  taire,  ou  à  le  Taire  taire:  &  que 
peut  il  pcnfer  de  ce  filence  de  la  part  d'un  homme 
qui  aime  tant  à  parler  ?   Si  jamais  il  remporte  ce 

G  4  avaa 


104.  EMILE 


avantage  ,  &  qu'il  s'en  apperçoive  ,  adieu  Téducn- 
tion  ;  tout  eîl  fini  dès  ce  moment,  il  ne  cherche  plus 
à  s'indruire,  il  cherche  à  vous  réfuter. 

Maîtres  zèles,  foyez  fimples ,  difcrets,  retenus,  ne 
TOUS  hâtez  jamais  d'agir  que  pour  empêcher  d'agir 
ies  autres;  je  le  répéterai  fans  cefTe  ,  renvoyez  ,  s'il 
iê  peut ,  une  bonne  inllruftion,  de  peur  d'en  donner 
une  mauvaife.  Sur  cette  terre  dont  la  nature  eût  fait 
.le  premier  paradis  de  l'homme ,  craignez  d'exercer 
J'emploi  du  tentateur  en  voulant  donner  à  l'innocen- 
ce la  connoiHance  du  bien  &  du  mal:  ne  pouvant 
empêcher  que  l'enfant  ne  s'inftruife  au  dehors  par 
des  exemples,  bornez  toute  votre  vigilance  à  impr?- 
nier  ces  exemples  dans  fon  efprit  fous  l'image  qui  lui 
convient. 

Les  pallions  impétueufes  produifent  un  grand  etTet 
fur  l'enfant  qui  en  ell  témoin,  parcequ'elles  ont  des 
fignes  très- fenfi blés  qui  le  frappent  Ck  le  forcent  d'y 
faire  attention.     La  colère  fur -tout  efl:  fi  bruyante 
dans  fes  emportemens,  qu'il  cft  impoffible  de  ne  pas 
s'en  appcrcevoir  étant  à  portée.     11  ne  faut  pas  de- 
mander fi  c'eft  là  pour  un  Pédagogue  l'occafion  d'en- 
tamer un  beau  difcours.    Eh  !  point  de  beaux  dif- 
cours  :  riéh  du  tout ,  pas  un  feul  mot.    Laiflez  venir 
l'enfant  :  étonné  du  (peftacle,  il  ne  manquera  pas  dé 
vous  queflionner.   La  réponfe  efi;  fimple  ;  elle  fe  tiré 
des  objets  mêmes  qui  frappent  fes  fens.     11  voit  un 
vifage  enflammé,  des  yeux  étincelans,  un  gefte  me- 
naçant, il  entend  des  cris;  tous  fignes  que  le  corps 
îî'eil  pas  dans  fonafiiete.     Dites -lui  pofcment,  fans 
liffcilation ,  fans  miftere  ;^  ce  pauvre  homrhe  efl  ma- 
lade, il  efl;  dans  un  accès  de  fièvre.    Vous  pouvez 
de-là  tirer  occafion  de  lui  donner,  mais  en  peu  de 
mors,  une  idée  des  maladies  &  de  leurs  cfrcjis :  car 
cela  auiTi  efl  de  la  nature,  &  c'eft  un  des  liens  de  la 
jt^cceffité  auxquels  il  fe  doit  fentit  alTujetti. 
3e  peut-  il  que  fur  cette  idée,  qui  n'efi;  pas  fiuifTe, 

il 


OIT   nt   L'EDUCATION.     ^^45 

il  ne  contradle  pas  de  bonne  heure  une  certaine  ré- 
pugnance à  fe  livrer  aux  excès  des  paflîons ,  qu'il  re- 
gardera comme  des  maladies;  &  croyez- vous  qu'une 
pareille  notion  donnée  à  propos  ne  produira  pas  un 
effet  auffi  falutaire  que  le  plus  ennuyeux  Sermon  de 
morale  ?  Mais  voyez  dans  l'avenir  les  conféquences 
de  cette  notion  !  vous  voilà  autorifé,  fi  jamais  vous 
y  êtes  contraint,  à  traiter  un  enfant  mutin  comme 
un  enfant  malade  5  à  l'enfermer  dans  •  fa  chambre  , 
dans  foQ  lit  s'il  le  faut,  à  le  tenir  au  régime  ,  à  Fef- 
frayer  lui-même  de  fes  vices  naiffîns ,  à  les  lui  ren- 
dre odieux  &  redoutables,  fans  que  jamais  il  puiile 
regarder  comme  un  châtiment  la  févérité  dont  vous 
ferez  peut-être  forcé  d'ufër  pour  l'en  guérir.  Que 
s'il  vous  arrive  à  vous-même,  dans  quelque  moment 
de  vivacité ,  de  fortir  du  fang  froid  &.  de  la  modéra^ 
tion  dont  vous  devez  faire  votre  étude ,  ne  cherchez 
point  à  lui  déguifer  votre  faute:  mais  dites -lui  fran- 
chement avec  un  tendre  reproche  :  mon  ami,  vous 
m'avez  fait  mal. 

Au  refte ,  il  importe  que  toutes  les  naïvetés  qiîè 
peut  produire  dans  un  enfant  la  fimplicité  des  idées 
dont  il  eft  nourri ,  ne  foient  jamais  relevées  en  fa 
préfence,  ni  citées  de  manière  qu'il  puifle  l'appren- 
dre. Un  éclat  de  rire  indilcret  peut  gâter  le  travail 
de  fix  mois ,  &  faire  un  tort  irréparable  pour  toute  la 
vie.  Je  ne  puis  afllz  redire  que  pour  être  le  maître 
de  l'enfant ,  il  faut  être  Ton  propre  maître.  Je  me  re- 
préfènte  mon  petit  Emile ,  au  fort  d'une  rixe  entre 
deux  voifines  ,  s'avançant  vers  la  plus  furieufe,  61 
lui  difant  d'un  ton  de  commifération  :  Ma  bonne ,  vous 
êtes  malade ,  fen  fuis  bien  fâché.  A  coup  fur  cette 
faillie  ne  reliera  pas  fans  effet  fur  les  Spectateurs  ni 
peut-être  fur  les  Aftrices.  Sans  rire ,  fans  le  gron- 
der, fans  le  louer,  je  l'emmené  de  gré  ou  de  forcç 
3vant  qu'il  puiffe  appercevoir  cet  effet ,  ou  du  moins 
avant  qu'il  y  penfe,  <Sc  je  me  hâie  de  le  didraire  fu.i^ 

G  5  d'au- 


ïo5  EMILE , 

d'autres  objets  qui  le  lui  fafTent  bien  vite  oublier. 

Mon  deiT^in  n'eft  point  d'entrer  dans  tous  les  âé- 
tails,  mais  feulement  d'expofer  les  maximes  gencra- 
les,  &  de  donner  des  exemples  dans  les  occalions 
difficiles.  Je  tiens  pour  impolTible  qu'au  fein  de  la 
fociété,  Ton  puilTe  amener  un  entant  à  fàgede  dou- 
ze ans ,  fans  lui  donner  quelque  idée  des  rapports 
d'homme  à  homme  ,  &  de  la  moralité  des  aclions 
humaines.  Il  fufTit  qu'on  s'applique  à  lui  rendre  ces 
notions  nécefiàircs  le  plus  tard  qu'il  fe pourra,  ôc  que 
quand  elles  deviendront  inévitables  on  les  borne  à  l'u- 
tilité préfente,  feulement  pour  qu'il  ne  fe  croie  pas 
le  maître  de  tout,  &  qu'il  ne  falfe  pas  du  mal  à  au- 
trui fans  fcrupule  &  fans  le  favoir.  11  y  a  des  carac- 
tères doux  &  tranquilles  qu'on  peut  mener  loin  flms 
danger  dans  leur  première  innocence  ;  mais  il  y  a 
aufli  des  naturels  violens  dont  la  férocité  fe  dévelop- 
pe de  bonne  heure,  &  qu'il  faut  fe  hâter  de  faire 
hommes  pour  n'c  tre  pas  obligé  de  les  enchaîner. 

Nos  premiers  devoirs  font  envers  nous  ;  nos  fen- 
timens  primitifs  fe  concentrent  en  nous-même5;  tous 
nos  mouvemens  naturels  fe  rapportent  d'abord  à  no- 
tre confervation  &  à  notre  bien-être.  Ainfi  le  pre- 
mier fentiment  de  la  juflice  ne  nous  vient  pas  de  cel- 
le que  nous  devons ,  mais  de  celle  qui  nous  efb  due , 
&  c'eft  encore  un  des  contre- fens  des  éducations 
communes ,  que  parlant  d'abord  aux  enfans  de  leurs 
de\^oirs,  jamais  de  leurs  droits  ,  on  commence  par 
leur  dire  ie  contraire  de  ce  qu'il  faut ,  ce  qu'ils  ne 
Ikuroient  entendre ,  &  ce  qui  ne  peut  les  inLereffer. 

Si  j'avois  donc  à  conduire  un  de  ceux  que  je  viens 

de  fuppofer  ,  je  me  dirois  ;  un  enfant  ne  s'attaque 

pas  aux  peribnnes  (7),  mais  aux  chofes  j  &  bientôt 

....  ...  -il 


(7)  On  ne  doit  jamais  fouffrir  qu'un  enfant  fe  joue  aux 
îtandes  pcrfonnes  comaie  tvcc  fcs  inrérieur?,  ni  même  com  ■ 

nie 


ov    DE   L'EDUCATION.      io> 

il  apprend  par  l'expérience  à  refpefter  quiconque  le 
paiTe  en  âge  &  en  force ,  mais  les  chofes  ne  fe  dé- 
fendent pas  elles-mêmes.  La  première  idée  qu'il  faut 
lui  donner  eO:  donc  moins  celle  de  la  liberté ,  que  de 
la  propriété  ;  &  pour  qu'il  puifîè  avoir  cette  idée,, 
il  faut  qu'il  ait  quelque  chofe  en  propre.  Lui  citer 
fes  hardes,  Tes  meubles,  fes  jouets,  c'ed  ne  lui  nen 
dire ,  puifque  bien  qu'il  difpofe  de  ces  chofes ,  il  ne 
fait  ni  pourquoi  ni  comment  il  les  a.  Lui  dire  qu'il 
les  a  parcequ'on  les  lui  a  données ,  c'eft  ne  faire  gue- 
res  mieux,  car  pour  donner  il  faut  avoir:  voi'à  donc 
une  propriété  antérieure  à  la  fienne,  &  c'tfl  le  prin-^ 
cipe  de  la  propriété  qu'on  lui  veut  expliquer;  fans 
compter  que  le  don  eft  une  convention  ;  &  que  1  en- 
fant ne  peut  lavoir  encore  ce  que  c'efl:  que  conven- 
tion (8).  Lefteurs,  remarquez,  je  vous  prie,  dans 
cet  exemple  &  dans  cent  mille  autres  ,  comment , 
fourrant  dans  la  tête  des  enfans  des  mots  qui  n'onc 
aucun  fens  à  leur  portée ,  on  croit  pourtant  les  avoir 
fort  bien  inftruits. 

Il  s'agit  donc  de  remonter  à  l'origine  de  la  proprié- 
té ;  car  c'eft  de-là  que  la  première  idée  en  doit  naître. 
L'enfant ,  vivant  à  la  campagne ,  aura  pris  quelque 
notion  des  travaux  champêtres  ;   il  ne  faut  pour  cela 

que 

me  avec  fes  égaux.  S'il  ofoit  frapper  férieufemert  quelqu'un, 
fût-ce  fon  Laquais,  fût-ce  le  Bourreau  ,  faites  qu'on  lui  ren- 
de toujours  fes  coups  avec  ufure  ,  &  de  manière  à  lui  ôter 
l'envie  d'y  revenir.  J'ai  vu  d'imprudentes  Gouvernantes  ani- 
mer la  mutinerie  d'un  enfant  ,  l'exciter  à  battre,  s'en  laifler 
battre  elles-mêmes ,  &  rire  de  fes  foibles  coups ,  fans  fongcr 
qu'ils  étoient  autant  de  meurtres  dans  l'intention  du  petit  fu- 
rieux. &  que  celui  qui  veut  battre  étant  jeune,  voudra  tuer 
étant  grand. 

(8)  Voilà  pourquoi  la  plupart  des  enfans  veulent  ravoir  ce 
qu'ils  ont  donné,  &  pleurent  quand  on  ne  le  leur  veut  pas 
rendre.  Cela  ne  leur  arrive  plus  quand  ils  ont  bien  conçu  ce 
que  c'eft  que  don  ;  fçukffiçnt  ils  ÏQUl  iioii  plus  ciiconfpcils  i 
donner. 


i(ô8      ;  -    ,E      M^     ï      L V  E, 


:  a 


^ue  des  yeux  ,  du  ioifir  ;  il  aura  l'un  &  l'autre.  1 
e(t  de  tout  âge,  fur-tout  du  flen,  de  vouloir  créer, 
imiter,  produire,  donner  des  fignes  de  puiiTaiice  & 
d'a6livité.  Il  n'aura  pas  vu  deux  fois  labourer  un 
jardin,  femer,  lever,  croître  des  légumes,  qu'il 
voudra  jardiner  à  Ibn  tour. 

Par  les  principes  ci-devant  établis ,  je  ne  m'oppofc 
point  à  Ion  envie;  au  contraire  je  la  favorife,  je  par-. 
tage  (on  goûc ,  je  travaille  avec  lui ,  non  pour  Ton 
plaiOr  ,  mais  pour  le  mien  ;  du  moins  il  le  croit  ain- 
fi:  je  deviens  Ton  garçon  jardinier;  en  attendant  qu'il 
ait  des  bras  je  laboure  pour  lui  la  terre  ;  il  en  prend 
pofïèfîion  en  y  plantant  une  fève,  &  fûrement  cette 
poiîèiTion  efl  plus  fiicrée  &  plus  refpeftable  que  celle 
.que  prenoit  Nunès  Balb.oa  de  l'Amérique  méridionale 
au  nom  du  iloi  d'Efpagne,  en  plantant  fon  étendard 
fur  les  Côtes  de  la  mer  du  Sud. 
.  On  vient  tous  ks  jours  arrofer  le^ fèves,  on  les  voit 
•lever  dans  des  transports  de  joie.  .  J'augmente  cette 
joie  en  lui  difant ,  cela  vous  appartient;  ôc  lui  expli- 
.quant  alors  ce  terme  d'appartenir  ,  je  lui  fais  fentir 
qu'il  a  mis  là  fon  tems ,  fon  travail ,  fa  peine ,  fa  per- 
"fonne  enfin  ;  qu'il  y  a  dans  cette  terre  quelque  cliofe 
de  lui, -même  qu'il  peut  reclamer  contre  qui  qye  ce 
'  foit ,  comme  il  pourroit  retirer  fon  bras  de  la  main 
d'un  autre  homme  qui  voudioit  le  retenir  malgré  lui. 

Un  beau  jour  il  arrive  emprefle  &  l'arrofoir  à  la 
'  main.     Ofpe6lacle!  ô  douleur!  toutes  les  fèves  font 
aiTachées  ,   tout  le  terrein  cfl  bouleverfé  ,  la  place 
.  même  ne  fe  reConnoît  plus.     Ah  !  qu'eft  devenu  mon 
travail,  mon  ouvrage,  le  doux  fruit  de  mes  foins  ^ 
de  mes  fueurs  ?  Qui  m'a  ravi  mon  bien  ?  qui  m'a  pris 
-  mes  fèves?  Ce  jeune  cœur  fe  fouleve  ;  le  premier  fen- 
timent  de  Tinjullice  y  vient  verfer  fa  trifte  amertume. 
Les  larmes  coulent  en  ruilTeaux  ;  l'enfant  défolé  rem- 
plit l'air  de  gémifiemens  &  de  cris.     On  prend  part 
-à  fa  peine,  à  fon  indignation  ;  on  cherche ,  on  s'in- 

for- 


I 


ou  DE    L'ÈDÙCATÎON.       tdf) 

forme  ,  on  fait  des  perqiiifitions.  Enfin ,  Von  dé- 
couvre que  le  Jardinier  a  fait  le  coup  :  on  le  faic 
venir. 

Mais  nous  voici  bien  loin  de  compte.  Le  Jardi- 
nier apprenant  de  quoi  l'on  fe  plaint  ,  commence  à 
fe  plaindre  plus  haut  que  nous.  Quoi ,  Mefltî^urs  ! 
c'ell  vous  qui  m'avez  ainfi  gâté  mon  ouvrage  ?  J'a- 
vois  femé  là  des  melons  de  Malthe  dont  la  graine 
m'avoit  été  donnée  comme  un  tréfor ,  &  defquels 
j'efperois  vous  régaler  quand  ils  feroient  mûrs  :  mais 
voilà  que  pour  y  planter  vos  miférables  féVes,  vous 
m'avez  détruit  mes  melons  déjà  tout  levés ,  ëi  que  je 
ne  remplacerai  jamais.  Vous  m'avez  fait  un  tort  ir*- 
réparable  ,  &  vous  vous  êtes  privés  vous-mêmes  du 
plaiiir  de  manger  des  melons  exquis. 
^ean  •  Jacques. 

„  Excufez-nous ,  mon  pauvre  Robert.  Vous  aviez 
„  mis  là  votre  travail ,  votre  peine.  Je  vois  biea  que 
„  nous  avons  eu  tort  de  gâter  votre  ouvrage  ;  mais 
,,  nous  vous  ferons  venir  d'autre  graine  de  Malthe, 
„  &  nous  ne  travaillerons  plus  la  terre  avant  de  fa- 
,,  voir  il  quelqu'un  n'y  a  poiht  mis  la  main  avant 
;,  nous. 

Robert, 

„  Oh!  bien,  Meffieurs!  vous  pouvez  donc  vous 
„  repofer  ;  car  il  n'y  a  plus  gLieres  de  terre  en  fri- 
„  che.  Moi ,  je  travaille  celle  que  mon  père  a  bo- 
„  nifiée  ;  chacun  en  fait  autant  de  fon  côté ,  &  tou- 
,,  tes  les  terres  que  vous  voyez  font  occupées  de- 
„  puis  longtems. 

Emile. 

„  Monfieur  Robert,   il  y  a  donc  fouvent  de  la 
5,  graine  de  melon  perdue? 
Robert. 

„  Pardonnez  ■  moi  ,  mon  jeune  cadet  ;  car  il  ne 
„  nous  vient  pas  fouvent  de  petits  JMeffieurs  aulîî 
<,,  étourdis  que  vous.    Perfonne  ne  touche  au  jardin 

„  de 


tto 


E      M      î      L      E, 


9i 

39 


de  fon  voifin  ;   chacun  refpeéle  le  trav  ail  des  au- 
tres ,  iifin  que  le  Qen  foit  en  fureté. 

Emile. 
5,  Mais  moi,  je  n'ai  point  de  jardin. 

Robert. 
„  Que  m'importe  ?   fi  vous  gâtez  le  mien  ,  je  ne 
vous  y  laiderai  plus  promentr;  car,  voyez-vous, 
je  ne  veux  pas  perdre  ma  peine. 

^ean  ■  Jacques. 
„  Ne  pourroit-on  pas  propofcr  un  arrangement  au 
bon  Robert?  qu'il  nous  accorde,  à  mon  petit  ami 
&  à  moi,  un  coin  de  fon  jardin  pour  le  cultiver,  à 
condition  qu'il  aura  la  moitié  du  produit. 

Robert. 
„  Je  vous  l'accorde  fans  condirion.     Mais  fouve- 
nez- vous  que  j'irai  labourer  vos  fèves  ,  fi  vous 
touchez  à  mes  melons. 


Dans  cet  eflai  de  la  manière  d'inculquer  aux  en  fans 
les  notions  primitives  ,  on  voit  comment  l'idée  de  la 
propriété  remonte  naturellement  au  droit  de  premier 
occupant  par  le  travail.  Cela  tfl:  clair,  net ,  fimple, 
&  toujours  à  la  portée  de  l'enfant.  De  là  jufqu'au 
droit  de  propriété  &  aux  échanges  il  n'y  a  plus  qu'un 
pas,  après  lequel  il  faut  s'arrêter  tout  court. 

On  voit  encore  qu'une  explication  que  je  renferme 
ici  dans  deux  pages  d'écriture  fera  peut  -  être  l'affaire 
d'un  an  pour  la  pratique  :  car  dans  la  carrière  des 
idées  morales  on  ne  peut  avancer  trop  lentement ,  ni 
trop  bien  s'affermir  à  chaque  pas.  Jeunes  Maîtres , 
penfez  ,  je  vous  prie,  à  cet  exemple,  &  fouvenez- 
vous  qu'en  toute  chofe  vos  leçons  doivent  être  plus 
en  allions  qu'en  difcours;  car  les  enfans  oublient  ai- 
fément  ce  qu'ils  ont  dit  &  ce  qu'on  leur  a  dit,  mais 
non  pas  ce  qu'ils  ont  fait  &  ce  qu'on  leur  a  fait. 

De  pareilles  inftruftions  fe  doivent  donner,  com- 
me je  l'ai  dit ,  plutôc  ou  plus  îard ,  félon  que  le  na- 
turel 


or  DE   L'EDUCATION,      m 

turel  paifible  ou  turbulent  de  l'Eleye  en  accélère  ou 
retarde  le  befoin  ;  leur  ufage  ell  d'une  évidence  qui 
faute  aux  yeux  :  mais  pour  ne  rien  omettre  d'impor- 
tant dans  les  chofes  (ufficiles ,  donnons  encore  ua 
exemple. 

Votre  enfant  difcole  gâte  tout  ce  qu'il  touche.  Ne 
vous  fâchez  point  ;  mettez  hors  de  fa  portée  ce  qu'il 
peut  gâter.    Il  brife  les  meubles  dont  il  fe  fert  ;  ne 
vous  hâtez  point  de  lui  en  donner  d'autres;  laiiTez-lui 
fentir  le  préjudice  de  la  privation.    Il  cafle  ks  fenê- 
tres de  fa  chambre  :  laifîèz  le  vent  fouffler  fur  lui 
nuit  &  jour  fans  vous  foucier  des  rhumes;  car  il  vaut 
mieux  qu'il  foit  enrhumé  que  fou.    Ne  vous  plaignez 
jamais  des  incommodités  qu'il  vous  caufe,  mais  faites 
qu'il  les  fente  le  premier.    A  la  fin  vous  faites  rac- 
commoder les  vitres ,  toujours  fans  rien  dire  :  il  les 
caffe  encore  ;  changez  alors  de  méthode  ;  dites-  lui 
féchement ,  mais  fans  colère  ;  les  fenêtres  font  à  moi , 
elles  ont  été  mifes  là  par  mes  foins,  je  veux  les  ga- 
rantir ;   puis  vous  l'enfermerez  à  l'obfcurité  dans  un 
lieu  fans  fenêtre.    A  ce  procédé  Ci  nouveau  il  com- 
mence par  crier  ,  tempêter  ;  perfonne  ne  l'écoute? 
Bien-tôt  il  fe  laflè  &  change  de  ton.    Il  fe  plaint, 
il  gémit:  un  domeflique  fe  préfente,  le  mutin  le  prie 
de  le  délivrer.    Sans  chercher  de  prétextes  pour  n'en 
rien  faire  ,  le  domeftique  répond  :  fai  aujjl  des  vitres 
à  conferver,  &  s'en  va.    Enfin  après  que  l'enfant  au- 
ra demeuré  là  plulieurs  heures ,  allez  long-tems  pour 
s'y  ennuyer  &  s'en  fouvenir,  quelqu'un  lui  fuggérera 
de  vous  propofer  un  accord  au  moyen  duquel  vous 
lui  rendriez  la  liberté  ,   &  il  ne  caflèroit  plus  de  vi- 
tres :  il  ne  demandera  pas  mieux.    Il  vous  fera  prier 
de  le  venir  voir,  vous  viendrez;  il  vous  fera  là  pro« 
pofition ,  &  vous  l'accepterez  à  l'inflant  en  lui  dilknt  : 
c'elt  très -bien  penfé  ,  nous  y  gagnerons  tous  deux; 
que  n'avez- vous  eu  plutôt  cette  bonne  idée?  Et  puis, 
Uns  lui  demander  jçi  proteitatiou  ni  cocfirm^tion  de 

f4 


ÎH  É      M      ï      LE, 

fa  promefTe,  vous  l'embraiTerez  avec  joie&  l'emme- 
nerez  fur-le -champ  dans  fa  chambre,  regardant  cet 
accord  comme  faCré  &  inviolable  autant  que  fi  le  fer- 
ment y  a  voit  palTé.  QLielle  idée  penfez-vous  qu'il 
prendra  ,  fur  ce  procédé ,  de  la  foi  des  engagemens 
&  de  leur  utilité  ?  Je  fuis  trompé  s*il  y  a  fur  la  terre 
lin  feul  enfant ,  non  déjà  gâté ,  à  l'épreuve  de  cette 
conduite  ,  &.  qui  s'avife  après  cela  de  caffer  une  fe- 
nêtre à  deffein  (9).  Suivez  la  chaîne  de  tout  cela. 
Le  petit  méchant  ne  fongeoic  guercs,  en  faifant  un 
trou  pour  planter  fa  fève ,  qu'il  fe  creufoit  un  ca- 
chot où  fa  Icience  ne  tardefoit  pas  à  le  faire  enfer^ 
mer. 

Nous  voilà  dans  le  monde  moral  ;  voilà  la  porte 
ouverte  au  vice.  Avec  les  conventions  &  les  devoirs 
naiflent  la  tromperie  &  le  menfonge.  Dès  qu'on  peut 
faire  ce  qu'on  rie  doit  pas ,  on  veut  cacher  ce  qu'on 
n'a  pas  dû  faire.  Dès  qu'un  intérêt  fait  promettre , 
un  intérêt  plus  grand  peut  faire  violer  la  proraeflè  ; 
il  ne  s'agit  plus  que  de  la  violer  impunément.  La 
rèffourcé  cft  naturelle  j  on  fe  cache  &  l'on  ment. 

N'ayant 


(9)  Au  refte,  quand  ce  devoir  de  tenir  fes  ejigagemens  ne 
feroit  pas  aficrmi  dans  l'efprit  de  l'enfant  par  le  poids  de  Ton 
'.itilité,  bientôt  le  fentiment  intérieur  commençant  à  poindre, 
le  lui  impoferoit  comme  une  loi  delà  confciencc,-  comme  un 
principe  inné  qui  n'attend  pour  fe  développer ,  que  les  cnn- 
uoiflances  auxquelles  il  s'appliq'.ie.  Ce  premier  trait  n'eft  point 
marqué  par  la  main  des  hommes ,  mais  gravé  dans  nos  cœurs 
par  l'Auteur  de  toute  juftice.  Otez  Id  Loi  primitive  des  con- 
ventions  &  l'obligation  qu'elle  impofe  ;  tout  elt  illufoire,  & 
vain  dans  la  Ibciété  humaine  :  qui  ne  tient  que  par  fon  prolit 
à  fa  promeiTe,  n'ett  guercs  plus  lié  que  s'il  n'eût  rien  promis,* 
ou  tout  au  plus  il  en  fera  du  pouvoir  de  la  violer  comme  de  la 
bifque  des  Joueurs,  qui  ne  tardent  à  s''en  prévaloir  ,  que  pour 
attendre  le  moment  de  s'en  prévaloir  avec  plus  d'avaiuage.  Ce 
principe  eft  de  la  dernière  importance  &  mérite  d'être  apprn- 
Ibndi;  car  c'ell:  ici  que  l'homme  commence  à  fe  mettre  en  con» 
tradidion  avec  lui-même. 


I 


^ 


ou   DE    L'EDUCATION.        113 

N'ayant  pu  prévenir  le  vice,  nous  voici  déjà  dans  le 
cas  de  le  punir  :  voilà  les  miferes  de  la  vie  humaine, 
qui  commencent  avec  Tes  erreurs. 

J'en  ai  dit  aiTez  pour  faire  entendre  qu'il  ne  faut 
jamais  infliger  aux  enfans  le  châtiment  comme  châti- 
ment ,  mais  qu'il  doit  toujours  leur  arriver  comme 
une  fuite  naturelle  de  leur  mauvaife  aftion.  Ainfi 
vous  ne  déclamerez  point  contre  le  menfonge  ,  vous 
ne  les  punirez  point  précifément  pour  avoir  menti; 
mais  vous  ferez  que  tous  les  mauvais  effets  du  men- 
fonge ,  comme  de  n'être  point  cru  quand  on  dit  la 
vérité ,  d'être  accufé  du  mal  qu'on  n'a  point  fait , 
quoiqu'on  s'en  défende  ,  fe  raiTemblent  fur  leur  tête 
quand  ils  ont  menti.  Mais  expliquons  ce  que  c'efl 
que  mentir  pour  les  enfans. 

11  y  a  deux  fortes  de  menfonges;  celui  de  fait  qui 
regarde  le  pafle  ,  celui  de  droit  qui  regarde  l'avenir. 
Le  premier  a  lieu  quand  on  nie  d'avoir  fait  ce  qu'on 
a  fait ,  ou  quand  on  affirme  avoir  fait  ce  qu'on  n'a 
pas  fait ,  &  en  général  quand  on  parle  fciemmenc 
contre  la  vérité  des  chofes.  L'autre  a  lieu  quand  on 
promet  ce  qn'on  n'a  pas  deffein  de  tenir ,  &  en  géné- 
ral quand  on  montre  une  intention  contraire  à  celle 
qu'on  a.  Ces  deux  menfonges  peuvent  quelquefois 
fe  raiTembler  dans  le  même  (10);  mais  je  les  confi- 
dere  ici  par  ce  qu'ils  ont  de  différent. 

Celui  qui  fent  le  befoin  qu'il  a  du  fecours  des  au- 
tres ,  &  qui  ne  ceffe  d'éprouver  leur  bienveuillance , 
n'a  nul  intérêt  de  les  tromper;  au  contraire,  il  a  un 
intérêt  fenlible  qu'ils  voient  les  chofes  comme  elles 
font ,  de  peur  qu'ils  ne  fe  trompent  à  fon  préjudice. 
Il  cft  donc  clair  que  le  menfonge  de  fait  n'eft  pas 

na- 


(10)  Comme  lorfqu'accufé  d'une  miuvaife  aftion  ,  le  cou- 
pable.s'en  défend  en  fe  difant  honnête-homme.  11  meot  alors 
dans  le  fait  &  dans  le  droit. 

Tome  L  li 


114  EMILE, 

naturel  aux  enfans ;  mais  c'cft  la  loi  de  lobéilTance 
qui  produit  la  néceffité  de  mentir,  parceque  l'obéis- 
fance  étant  pénible  ,  on  s'en  dirpenfe  en  fecret  le 
plus  qu'on  peut ,  &  que  l'intérêt  préfent  d'éviter  le 
châtiment  ou  le  reproche,  l'emporte  fur  l'intérêt  éloi- 
gné d'expo  fer  la  vérité.  Dans  l'éducation  naturelle 
<&  libre,  pourquoi  donc  votre  enfant  vous  mentiroit- 
il?  qu'a-t-il  à  vous  cacher?  Vous  ne  le  reprenez 
point ,  vous  ne  le  punilTcz  de  rien ,  vous  n'exigez 
rien  de  lui.  Pourquoi  ne  vous  diroit-il  pas  tout  ce 
qu'il  a  fait,  aulïï  naïvement  qu'à  fon  petit  camarade? 
11  ne  peut  voir  à  cet  aveu  plus  de  danger  d'un  côté 
que  de  l'autre. 

Le  menfonge  de  droit  efl  moins  naturel  encore , 
puifque  les  promefîi  s  de  faire  ou  de  s'abflenir  font 
des  aftes  conventionnels,  qui  fortent  de  l'état  de  na- 
ture &  dérogent  à  la  liberté.  Il  y  a  plus;  tous  les 
engagemens  des  enfans  font  nuls  par  eux-mêmes ,  at- 
tendu qne  leur  vue  bornée  ne  pouvant  s'étendre  au- 
delà  du  préfent,  en  s'engageant  ils  ne  favent  ce  qu'ils 
font.  A-peme  l'enfant  peut-il  mentir  quand  il  s'en- 
gage; car  ne  fongeant  qu'à  fe  tirer  d'affaire  dans  Je 
moment  préfent,  tout  .moyen  qui  n'a  pas  un  effet 
préfent  lui  devient  égal:  en  promettant  pour  un  tems 
futur  il  ne  promet  rien,  àc  f^n  imagination  encore 
endormie  ne  fait  point  étendre  fon  être  fur  deux  tems 
différens.  S'il  pouvoit  éviter  le  fouet ,  ou  obtenir 
un  cornet  de  dragées  en  promettant  de  fejeiter  de- 
main  par  la  fenêtre  ,  il  le  promettroit  à  l'inftant. 
Voilà  pourquoi  les  loix  n'ont  aucun  égard  aux  enga- 
gemens des  enfans;  &  quand  les  pères  &  les  maîtres 
plus  féveres  exigent  qu'ils  les  rempliffent,  c'efl  feule- 
ment dans  ce  que  fenfiint  devroit  faire, quand  même 
il  ne  l'auroit  pas  promis. 

L'enfant  ne  fâchant  ce  qu'il  fiit  quand  il  s'engage, 

ne  peut  donc  mentir  en  s'engageant,    11  n'en  eft  pas 

de  même  quand  il  manque  à  fa  promelTe ,  ce  qui  eft 

L  en- 


©u   DE   L'EDUCATION.       115- 

encore  une  efpece  de  menfonge  rétroaftif  ;  car  il  fc 
ibiivient  très  -  bien  d'avoir  fait  cette  promefle  ;  mais 
ce  qu'il  ne  voit  pas ,  c'efl  l'importance  de  la  tenir. 
Hors  d'état  de  lire  dans  l'avenir,  il  ne  peut  prévoir 
]es  confequences  des  chofes ,  &  quand  il  viole  Tes  en- 
gagemens ,  il  ne  fait  rien  contre  la  raifon  de  fon  âge. 
Il  fuit  de  là  que  les  menfonges  des  enfans  font  tous 
3'ouvrage  des  iVIaîtres ,  &  que  vouloir  leur  appren- 
dre à  dire  la  vérité ,   n'eft  autre  chofe  que  leur  ap- 
prendre à  mentir.     Dans  l'empreflement  qu'on  a  de 
les  régler  ,  de  les  gouverner ,  de  les  inilruire  ,  on  ne 
fe  trouve  jamais  af&z  d'inftrumens  pour  en  venir  à 
bout.     On  veut  fe  donner  de  nouvelles  prifes-  dans 
leur  efprit  par  des  maximes  fans  fondement ,  par  des 
préceptes  îkns  raifon ,  &  l'on  aime  mieux  qu'ils  ia- 
chent  leurs  le^rons  &  qu'ils  mentent ,  que  s'ils  demeu- 
roient  ignorans  &  vrais. 

Pour  nous  qui  ne  donnons  à  nos  Elevés  que  des 
leçons  de  pratique ,  &  qui  aimons  mieux  qu'ils  foienc 
bons  que  favans,  nous  n'exigeons  point  d'eux  la  vé- 
rité, de  peur  qu'ils  ne  la  déguifènx,  &  nous  ne  leur 
faifons  rien  promettre  qu'ils  fuient  tentés  de  ne  pas 
tenir.  S'il  s'eft  fait  en  mon  abfence  quelque  mal  , 
dont  j'ignore  l'auteur ,  je  me  garderai  d'accufer  Emi- 
le, &  de  lui  dire:  ejl  ce  vous  (11)?  Car  en  cela  que 
ferois-je  autre  chofe  finon  lui  apprendre  à  le  nier  ? 
Que  fi  fon  naturel  difficile  me  force  à  faire  avec  lui 
quelque  convention ,  je  prendrai  fi  bien  mes  mefu- 
res  que  la  propofition  en  vienne  toujours  de  lui ,  ja- 
mais 

(11)  Rien  n'cft  plus  indiTcret  qu'une  pareille  queftion,  fur- 
tout  quand  rcnfanc  eft  coupable:  alors  s"il  croit  que  vous  fa- 
vez  ce  qu'il  a  fait,  il  verra  que  vous  lui  tendez  un  piégc  ,  & 
cette  opinion  ne  peut  nianciuer  de  l'indifpofer  contre  vous. 
S'il  ne  le  croit  pas ,  il  fe  dira,  pourquoi  découvrirois-je  ma 
faute?  &  voilà  la  première  tentation  du  menfonge  devenue 
l'cftet  de  votre  imprudente  quertion. 

Il  % 


ti6  EMILE, 

mais  de  mol  ;  que  quand  il  s'efl:  engagé  il  ait  toujours 
un  intérêt  préftnt  &  fenlible  à  remplir  fon  engige- 
ment;  6l  que  (j  jamais  il  y  manque  ,  ce  menlbnge 
attire  fur  lui  des  maux  qu'il  voye  fortir  de  Tordre  mê- 
me des  chufcs,  &  non  pas  de  la  vengeance  de  Ton 
Gouverneur.  Mais  loin  d'avoir  befoin  de  recourir  à 
dt-  Çi  cruels  expédiens ,  je  fuis  prefque  fur  qu'Emile 
apprendra  fort  tard  ce  que  c'cii  que  mentir,  &  qu'en 
l'apprenant  iJ  fera  fort  étonné,  ne  pouvant  conce- 
voir à  quoi  peut  être  bon  le  menfonge.  Il  efl:  très- 
clair  que  plus  je  rends  fon  bien-être  indépendant ,  foie 
dcs  volontés,  foit  des  jugemens  des  autres,  plus  je 
Cou  ne  en  lui  tout  intérêt  de  mentir. 

(^uand  on  n'ell  point  prelTé  d'inftruire,  on  n*efl: 
point  prellé d'exiger,  &  l'on  prend  fon  tems  pour  ne 
rien  exiger  qu'à  propos.  Alors  l'enfant  fe  forme,  en 
ce  qu'il  ne  fe  gâte  point.  JNlais  quand  un  étourdi  de 
Precepreur ,  ne  fâchant  comment  s'y  prendre  ,  lui 
fait  à  c^iaque  inflant  promettre  ceci  ou  cela ,  fans  ai' 
llinclion  ,  fans  choix,  fans  mefure,  l'enfant  ennuyé, 
fur- chargé  de  toutes  ces  promefTes,  les  néglige,' les 
Oublie  ,  les  dédaigne  enfin  ;  &  les  regardant  comme 
autant  de  vaines  formules ,  fe  fait  un  jeu  de  les  faire 
&  de  les  violer.  Voulea-vous  donc  qu'il  foit  fidèle  à 
tenir  fa  parole?  foyez  difcret  à  l'exiger. 

Le  détail  dans  lequel  je  viens  d'entrer  fur  le  men- 
fonge,  peut  à  bien  des  égards  s'appliquer  à  tous  les 
autres  devoirs,  qu'on  ne  prefcrit  aux  enfans  qu'en  les 
leur  rendant  non- feulement  haïiTables,  mais  imprati- 
cables. Pour  paroître  leur  prêcher  la  vertu,  on  leur 
fait  aimer  tous  les  vices:  on  les  leur  donne  en  leur 
défendant  de  les  avoir.  Veut -on  les  rendre  pieux? 
on  les  mené  s'ennuyer  à  fEglif»;  en  leur  faifant  in- 
cefTamment  marmoter  des  prières,  on  les  force  d'a- 
fpirer  au  bonheur  de  ne  plus  prier  Dieu.  Pour  leur 
infmrer  la  charité ,  on  leur  fait  donner  l'aumône,  com- 
me fî  l'on  dédaignoit  de  la  donner  foi-même.    Eh  ! 

ce 


I 


ou   DE   L'EDUCATION.        117 

ce  n*cft  pas  l'enfant  qui  doit  donner,  c'eft  îe  Tvlaî- 
tre:  quelque  attachement  qu'il  ait  pour  Ton  Ele\e,  il 
doit;  lui  dlfputer  cet  honneur ,  il  doit  lui  faire  juger 
qu'à  fon  âge  on  n'en  efl:  point  encore  digne.  L'au- 
mône eft  Uipe  a6lion  d'iiomnie  qui  connoît  la  valeur 
de  ce  qu'il  donne,  &  le  befoin  que  fon  femblable  en 
a.  L'enfant  qui  ne  connoît  ritn  de  cela,  ne  peut 
avoir  aucun  mérite  à  donner;  il  donne  fans  chanté, 
fans  bienfaifance ;  il  efl  prefque  honteux  de  donner, 
quand  fondé  fur  fon  exemple  &  le  vôtre,  il  croie 
qu'il  n'y  a  que  ks  enfans  qui  donnent ,  Ôc  qu'on  ne 
fait  plus  l'aumône  étant  grand. 

Remarquez  qu'on  ne  tait  jamais  donner  par  l'en- 
fant que  à\^s  chofès  dont  il  ignore  la  valeur;  des  pie- 
ces  de  métal  qu'il  a  dans  h.  poche,  &  qui  ne  lui  fer- 
vent qu'à  cela.  Un  enfant  donneroit  plutôt  cent  louis 
qu'un  gâteau.  Mais  engagez  ce  prodigue  diitributeur 
à  donner  les  chofcs  qui  lui  font  chères ,  des  jouets, 
des  bonbons,  fon  goûté,  &  nous  faurons  bien-tôt  (i 
vous  l'avez  rendu  vraiment  libéral. 

On  trou\'e  encore  un  expédient  à  cela  ;  c'eft  de 
rendre  bien  vite  à  l'enfant  ce  qu'il  a  donné ,  de  forte 
qu'il  s'accoutume  à  donner  tout  ce  qu'il  fait  bien  qui 
lui  va  revenir.  Je  n'ai  guères  vu  dans  les  enfans  que 
ces  deux  efpecesde  générofité;  donner  ce  qui  ne  leur 
eft  bon  à  rien,  ou  donner  ce  qu'ils  font  fùrs  qu'on  va 
leur  rendre.  Faites  en  forte,  dit  Locke,  qu'ils  foienc 
convaincus  par  expérience  que  le  plus  libéral  ell:  tou- 
jours le  mieux  partagé.  C'eft- là  rendre  un  enfinc  li- 
béral en  apparence,  &  avare  en  effet.  Il  ajoure  que 
ks  enfans  contrafteront  ainfi  l'habitude  de  la  libérali- 
té; oui,  d'une  libéralité  ufuriere,  qui  donne  un  œuf 
pour  avoir  un  bœuf  Mais  quand  il  s'agira  de  don- 
ner tout  de  bon  ,  adieu  l'habitude  ;  lorfqu'on  celTcra 
de  leur  rendre  ,  ils  cefleront  bientôt  de  donner.  11 
faut  regarder  à  l'habitude  de  l'âme  plutôt  qu'à  celle 
des  mains.     Toutes  les  autres  vertus  qu'on  apprend 

11  3  aux 


Xi8  E     M     1     L     E,- 

aux  enfans  refTembleNt  à  celle-là ,  &  c^efl  ù  leur  prê- 
cher ces  fojides  vertus  qu'on  ufe  leurs  jeunes  ans  dans 
la  triflefle.     Ne  voilà-t-il  pas  une  favante  éducation  ! 

Maîtres,  laiflez  les  fimagrées  ,  foyez  vertueux  & 
bons  ;  que  vos  exemples  fe  gravent  dans  la  mémoire 
de  vos  Elevés  ,  en  attendant  qu'ils  puifTent  entrer 
dans  leurs  cœurs.  Au-lieu  de  me  hâter  d'exiger  du 
mien  des  aftes  de  charité ,  j'aime  mieux  les  faire  en 
fa  préfence,  &  lui  ôter  même  le  moyen  de  m'imiter 
en  cela,  comme  un  honneur  qui  n'eft  pas  de  fon  âge; 
c-ar  il  importe  qu'il  ne  s'accoutume  pas  à  regarder  les 
devoirs  des  hommes  feulement  comme  des  devoirs 
d'enfans.  QLie  fi  me  voyant  aflifler  les  pauvres ,  il 
me  queftionne  là-defllis ,  &  qu'il  foit  tems  de  lui  ré- 
pondre (12)  ,  je  lui  dirai:  „  mon  ami,  c'eft  que 
j,  quand  les  pauvres  ont  bien  voulu  qu'il  y  eût  des 
5,  riches,  les  riches  ont  promis  de  nourrir  tous  ceux 
5,  qui  n'auroient  de  quoi  vivre  ni  par  leur  bien  ni 
5,  par  leur  travail.  Vous  avez  donc  auffi  promis  ce- 
„  la?"  reprendra -t- il.  „  Sans  doute:  Je  ne  fuis 
„  maître  du  bien  qui  pafTe  par  mes  mains  qu'avec  la 
„  condition  qui  eft  attachée  à  fa  propriété. 

Après  avoir  entendu  ce  difcours  ,  (&  l'on  a  vu 
comment  on  peut  mettre  un  enfant  en  état  de  l'enten- 
dre) un  autre  qu'Emile  feroit  tenté  de  m'imiter  &  de 
fe  conduire  en  homme  riche;  en  pareil  cas,  j'empê- 
cherois  au  moins  que  ce  ne  fût  avec  oftentation  ;  j'ai- 
raerois  mieux  qu'il  m.e  dérobât  mon  droit  &  fe  cachât 
pour  donner.  C'eft  une  fraude  de  fon  âge,  &  la  feule 
que  je  lui  pardonnerois. 

Je  fais  que  toutes  ces  vertus  par  imitation  font  des 

ver- 


(tî)  On  doit  concevoir  que  je  ne  réfous  pas  fes  queftion? 
quand  il  lui  plaît,  mais  quand  il  nie  plaît;  autrement  ce  feroit 
m'affervir  à  fes  volontés,  &  me  mettre  dans  la  plus  dangereu- 
fe  dépendance  c.ù  un  Gouverneur  puilfc  être  de  fan  Elevé, 


ou   DE    L'EDUCATION.        119 

vertus  de  fmge  ,  &  que  nulle  bonne  aftion  n'efl  mo* 
ralement  bonne  que  quand  on  la  fait  comme  telle,  & 
non  parceque  d'autres  la  font.  Mais  dans  un  âge ,  où 
le  cœur  ne  fent  rien  encore  ,  il  faut  bien  faire  imiter 
aux  enfans  les  a61es  dont  on  veut  leur  donner  l'habi- 
tude, en  attendant  qu'ils  les  puiflènt  faire  par  difcer- 
nement  &  par  amour  du  bien.  L'homme  efl:  imita- 
teur ,  l'animal  même  l'eft;  le  goût  de  l'imitation  ell 
de  la  nature  bien  ordonnée,  mais  il  dégénère  en  vice 
dans  la  fociété.  Le  finge  imite  l'homme  qu'il  craint, 
&  n'imite  pas  les  animaux  qu'il  méprife  ;  il  juge  bon 
ce  que  fait  un  être  meilleur  que  lui.  Parmi  nous ,  au 
contraire  ,  nos  Arlequins  de  toute  efpece  imitent  le 
beau  pour  le  dégrader  ,  pour  le  rendre  ridicule  ;  ils 
cherchent  dans  le  fentiment  de  leur  bafTeile  à  s'égaler 
ce  qui  vaut  mieux  qu'eux  ,  ou  s'ils  s'efforcent  d'imiter 
ce  qu'ils  admirent ,  on  voit  dans  le  choix  des  objets 
le  faux  goût  des  imitateurs  ;  ils  veulent  bien  plus  en 
impofer  aux  autres  ou  faire  applaudir  leur  talent,  que 
fe  rendre  meilleurs  ou  plus  fages.  Le  fondemient  de 
l'imitation  parmi  nous,  vient  du  defir  de  fe  tranfpor- 
ter  toujours  hors  de  foi.  Si  je  réuffis  dans  mon  en- 
treprife,  Emile  n'aura  furement  pas  ce  defir.  Il 
faut  donc  nous  paffer  du  bien  apparent  qu'il  peu: 
produire. 

ApprofondilTez  toutes  les  règles  de  votre  éduca- 
tion,  vous  les  trouverez  ainfi  toutes  à  contre -fens, 
fur  -  tout  en  ce  qui  concerne  les  vertus  &  les  mœurs. 
La  feule  leçon  de  morale  qui  convienne  à  l'enfance  & 
la  plus  importante  à  tout  âge  ,  eft  de  ne  jamais  faire 
de  mal  à  perfonne.  Le  précepte  même  de  faire  du 
bien,  s'il  n'eft  fubordonné  à  celui-là,  eft  dangereux , 
faux,  contradiéloire.  Qui  eft -ce  qui  ne  fait  pas  du 
bien?  tout  le  monde  en  fait ,  le  méchant  comme  les 
autres  ;  il  fait  un  heureux  aux  dépens  de  cent  mifé- 
rables  ,  &  delà  viennent  toutes  nos  calamités.  Les 
plus  fublimes  vertus  font  négatives  :  elles  font  aufli 

Il  4  le? 


120 


EMILE, 


les  plus  difEciles,  parce  qu'elles  font  fans  oftentation, 

&  au-deiTus^mérae  de  ce  plaifir  fi  doux  au  cœur  de 

l^homme  ,  d'en  renvoyer  un  autre  content  de  nous. 

O  quel  bien  fait  nécefîairement  à  fes  femblables  celui 

d'entre  eux,  s'il  en  eft  un ,  qui  ne  leur  fait  jamais  de 

mal!  De  quelle  intrépidité  d'ame,  de  quelle  vigueur 

de  caraélere  il  a  befoin  pour  cela  !    ce  n'e^  pas  en 

raifonnant  fur  cette  maxime ,  c'eft  en  tâchant  de  la 

pratiquer ,  qu'on  fent  combien  il  eft  grand  &  pénible 

d'y  réuffir  (13}. 

Voilà  quelques  foibles  idées  des  précautions  avec 
lefquelles  je  voudrois  qu'on  donnât  aux  enfans  les  in- 
fcruélions  qu'on  ne  peut  quelquefois  leur  refuftr  fans 
Jes  cxpofer  à  nuire  à  eux-mêmes  &  aux  autres,  & 
fur-tout  à  contrafter  de  mauvaifes  habitudes  dont  on 
auroit  peine  enfuite  à  les  corriger:  mais  foyons  fOrs 
que  cette  néceffité  fe  préfentera  rarement  pour  les 
enfans  élevés  comme  ils  doivent  l'être  ;  parcequ'il  eft 
irapoflîble   qu'ils   deviennent    indociles,    méchans, 
menteurs ,   avides  ,  quand  on  n'aura  pas  femé  dans 
leurs^  cœurs  les  vices  qui  les  rendent  tels.     Ainfi  ce 
que  j'ai  dit  fur  ce  point  fert  pîus  aux  exceptions  qu'aux 
règles  ;  mais  ces  exceptions  font  plus  fréquentes  à  rae- 
fure  que  ies  enfans  ont  plus  d'occafions  de  forLir  de 

leur 


(13)  Le  précepte  de  ne  jamais  nuire  à  autrui  emporte  celui 
de  tenir  a  la  fociété  humaine  le  moins  qu'il  eft  pollible  •  car 
dans  1  ctat  focal  le  bien  de  l'un  fait  nécellairemem  le  mal  de 
]  autre  Ce  rapport  e't  dans  reOence  de  la  chofe  &  rien  ne 
fauro.t  le  changer;  qu'on  cherche  fur  ce  pjincipe  lequel  eft  le 
nieilleur  de  Phomme  focial  ou  du  folitaire!  Un  Auteur  illullre 
nvfn,  "i^K  "^"^  ^.^ /.lâchant  qui  foit  feul  ,•  moi  je  dis  qu'il 
n  y  a  que  le  bon  qui  foit  feul  ;  fi  cette  propofition  eft  moins 
fententieufe    elle  eft  plus  vraie  &  mieux  rai fonnée  que  la  pré. 

aÎI   ^    r    ^li^  '"î^"''/"^  ^^°'"^  ^^"'  que!  mal  feroit-il?  c'eft 
dans  la  foc.été  qu'il  drefle  fes  machines  pour  nuire  aux  autres 

f.A     .T'^'^'^P''^"^''  '^^t  a'-^ument  pour  l'homme  de  bien* 
je  réponds  par  i'atticle  auquel  appartient  cette  note.  ' 


m 


ou  DE   L'EDUCATION.        i2r 

Jeur  état  &  de  contrafler  les  vices  des  hommes.  Il 
faut  néceflàirement  à  ceux  qu'on  élevé  au  milieu  du 
monde  des  inftrudlions  plus  précoces  qu'à  ceux  qu'on 
élevé  dans  la  retraite.  Cette  éducation  folitaire  fe- 
roit  donc  préférable,  quand  elle  ne  feroit  que  donner 
à  l'enfance  le  tems  de  meurir. 

11  eft  un  autre  genre  d'exceptions  contraires  pour 
ceux  quun  heureux  naturel  élevé  au  -  deflus  de  leur 
âge.  Comme  il  y  a  des  hommes  qui  ne  fortent  ja- 
mais de^l'enfance  ,  il  y  en  a  d'autres  qui,  pour  ainfi 
dire,  n'y  palîent  point,  &  font  hommes  prefque  en 
naifhînt.  Le  mal  eft  que  cette  dernière  exception  eft 
irès-rare  ,  trés-difficile  à  connoître  ,  &  que  chaque 
mère,  imaginant  qu'un  enfant  peut  être  un  prodige, 
ne  doute  point  que  le  fien  n'en  foit  un.  Elles  font 
plus  ,  elles  prennent  pour  des  indices  extraordinai- 
res ,  ceux  même  qui  marquent  l'ordre  accoutumé  : 
la  vivacité  ,  les  faillies ,  l'étourderie  ,  la  piquante 
naïveté;  tous  fignes  car.itlériftiques  de  l'âge,  &  qui 
montrent  le  mieux  qu'un  enfant  n'eft  qu'un  enfant. 
Efl-il  étonnant  que  celui  qu'on  fait  beaucoup  parler. 
&  à  qui  l'on  permet  de  tout  dire  ,  qui  n'efl:  gêné  par 
aucun  égard  ,  par  aucune  bienféance  ,  falfe  par  ba- 
fard  quelque  heureufe  rencontre?  Il  le  feioit  bien 
plus  qu'il  n'en  fît  jamais ,  comme  il  le  feroit  qu'avec 
mille  menfonges  un  Aftrologue  ne  prédît  jamais  au- 
cune vérité,  ils  mentiront  tant,  difoit  Henri  IV  , 
qu'à  la  fin  ils  diront  vrai.  Quiconque  veut  trouver 
quelques  bons  mots,  n'a  qu'à  dire  beaucoup  de  foti- 
fes.  Dieu  garde  de  mal  les  gens  à  la  mode  qui  n'onc 
pas  d'autre  mérite  pour  être  fêtés. 

Les  penfées  les  plus  brillantes  peuvent  tomber  dans 
Je  cerveau  des  enfans,  ou  plutôt  les  meilleurs  mots 
dans  leur  bouche,  comme  les  diamans  du  plus  grand 
pnx  fous  leurs  mains ,  fans  que  pour  cela  ni  les  pen- 
iées  ,  ni  les  diamans  leur  appartiennent  ;  il  n'y  a 
point  de  véritable  propriété  pour  cet  âge  en  aucun 

H  j  genre. 


ta     ^'     EMILE, 

genre.  Les  chofes  que  dit  un  enfant  ne  font  pas 
pour  lui  ce  qu'elks  font  pour  nous,  il  n'y  joint  pas 
Jes  mêmes  idées.  Ces  idées,  û  tant  efl  qu'il  en  ait, 
n'ont  dans  fa  tête  ni  fuite  ni  liaifon  ,•  rien  de  fixe  , 
rien  d'affuré  dans  tout  ce  qu'il  penfe.  Examinez 
votre  prétendu  prodige.  En  de  certains  moraens 
vous  lui  trouverez  un  refTort  d'une  extrême  ^élivité , 
une  clarté  d'efprit  à  percer  les  nues.  Le  plus  fou- 
vent  ce  même  efprit  vous  paroît  lâche ,  moite  ,  & 
comme  environné  d'un  épais  brouillard.  Tantôt  il 
vous  devance  &  tantôt  il  refte  immobile.  Un  initant 
vous  diriez,  c'efl:  un  génie,  &  Tinftant  d'après,  c'efl: 
un  fot:  vous  vous  tromperiez  toujours  ;  c'eft  un  en- 
fant. C'efl:  un  aiglon  qui  fend  l'air  un  inftant,  &  re- 
tombe l'infliant  d'après  dans  fon  aire. 

Traitez  -  le  donc  fclon  fon  âge  malgré  les  apparen- 
ces ,  &  craignez  d'épuifer  fes  forces  pour  les  avoir 
voulu  trop  exercer.  Si  ce  jeune  cerveau  s!échauffe, 
fi  vous  voyez  qu'il  commence  à  bouillonner,  lailTez- 
le  d'abord  fermenter  en  liberté,  mais  ne  Texcitez  ja- 
mais ,  de  peur  que  tout  ne  s'exhale;  &  quand  les  pre- 
miers efprits  fe  feront  évaporés,  retenez,  comprimez 
les  autres,  jufqu'à  ce  qu'avec  les  années  tout  fe  tour- 
ne en  chaleur  &  en  véritable  force.  Autrement  vous 
perdrez  votre  tems  &  vos  foins  ;  vous  détruirez  vo- 
tre propre  ouvrage  ,  &  après  vous  être  indifcrette- 
ment  enivrés  de  toutes  ces  vapeurs  inflammables ,  i} 
ne  vous  refl:era  qu'un  marc  fans  vigueur. 

Des  enfans  étourdis  viennent  les  hommes  vulgai- 
res; je  ne  fâche  point  d'obfervation  plus  générale  & 
plus  certaine  que  celle-là.  Rien  n'eft  plus  difficile 
que  de  diflinguer  dans  l'enfance  la  fl:upidité  réelle, 
de  cette  apparente  &  trompeufe  flupidité  qui  eO: 
l'annonce  des  âmes  fortes.  Il  paroît  d'abord  étran- 
ge que  les  deux  extrêmes  aient  des  fignes  fi  fembla- 
fcles,  &  cela  doit  pourtant  être;  car  dans  un  âge 
oùThoram.e  n'a  encore  nulles  véritables  idées,  toute 

k 


ou   DE   L'EDUCATION.       123 

la  différence  qui  fe  trouve  entre  celui  qui  a  du  génie 
&  celui  qui  n'en  a  pas,  efl:  que  le  dernier  n'admet 
que  de  fauflès  idées,  &  que  le  premier  n'en  trouvanc 
que  de  telles  n'en  admet  aucune;  il  refTcmble  donc 
au  flupide  en  ce  que  l'un  n'ell  capable  de  rien,&  que 
rien  ne  convient  à  l'autre.  Le  feul  figne  qui  peut  les 
diftinguer  dépend  du  hafard  qui  peut  offrir  au  dernier 
quelque  idée  à  fa  portée,  au  lieu  que  le  premier  eft 
toujours  le  même  par -tout.  Le  jeune  Caton,  du- 
rant fon  enfance  ,  fembloit  un  imbccille  dans  la  mai- 
fon.  11  étoit  taciturne  &  opiniâtre  :  voilà  tout  le  ju- 
gement qu'on  portoit  de  lui.  Ce  ne  fut  que  dans 
l'antichambre  de  Sylla  que  fon  oncle  apprit  à  le  con- 
noître.  S'il  ne  fût  point  entré  dans  cette  anticham- 
bre, peut-être  eût-il  paffé  pour  une  brute  jufqu'à  l'â- 
ge de  raifon:  fi  Céfar  n'eût  point  vécu  ,  peut-être 
eût -on  toujours  traité  de  vifionnaire  ce  même  Caton, 
qui  pénétra  fon  funefte  génie  &  prévit  tous  ces  pro- 
jets de  fi  loin.  O  que  ceux  qui  jugent  fi  précipitam- 
ment les  enfans  font  fujets  à  ië  tromper  !  Ils  font 
fouvent  plus  enfans  qu'eux.  J'ai  vu  dans  un  âge  as- 
fez  avancé  un  homme  qui  m'honoroit  de  fon  amitié 
paffer,  dans  fà  famille  &  chez  fes  Amis,  pour  un 
efprit  borné  ;  cette  excellente  tête  fe  meuriffoit  en  fi- 
jence.  Tout  -  à-coup  il  s'efl:  montré  Philofophe,  & 
je  ne  doute  pas  que  la  poftérité  ne  lui  marque  une 
place  honorable  &  diftinguée  parmi  les  meilleurs  rai- 
fonneurs  &  les  plus  profonds  métaphyficiens  de  fon 
fiécle. 

Refpe6lez  l'enfance,  &  ne  vous  preffez  point  de 
la  juger  foit  en  bien,  foit  en  mal.  Laiffez  les  excep- 
tions s'indiquer,  fe  prouver,  fe  confirmer  long-tems 
avant  d'adopter  pour  elles  des  méthodes  particulières. 
Laiffez  long-tems  agir  la  nature  avant  de  vous  mêler 
d'agir  à  fa  place ,  de  peur  de  contrarier  Cins  opéra- 
tions !  Vous  connoiffcz  ,  dites- vous  ,  le  prix  du 
lems ,  &  n'en  voulez  point  perdre  !  Vous  ne  voyez 

pas 


124  EMILE, 

pas  que  c'efl:  bien  plus  le  perdre  d'en  mal  ufcr  que 
de  n'en  rien  faire;  &  qu'un  enfant  mal  inltruit ,  efl 
plus  loin  de  la  fageffe,  que  celui  qu'on  n'a  point  in- 
llruit  du  tout.  Vous  êtes  allarmé  de  le  voir  confumer 
fès  premières  années  à  ne  rien  faire  !  Comment! 
n'eft-ce  rien  que  d'être  heureux  ?  N'efl:  ce  rien  que 
de  fauter,  jouer,  courir  toute  la  journée?  De  fa  vie 
il  ne  fera  fi  occupé.  Platon  ,  dans  fa  République 
qu'on  croit  fi  auftere,  n'élevé  les  enfins  qu'en  fèces, 
jeux,  chanfons,  palle-iems;  on  diroit  qu'il  a  tout 
fait  quand  il  leur  a  bien  appris  à  fe  réjouir;  &  Scnc- 
que  parlant  de  l'ancienne  JeunefTe  Romaine,  elle 
étoit,  dit-il,  toujours  debout,  on  ne  lui  enfeignoic 
rien  qu'elle  dût  apprendre  aflife.  En  valoit-elle  moins 
parvenue  à  l'âge  viril?  tfFrayez-vous  donc  peu  de 
cette  oifiveté  prétendue.  Qiie  diriez-vous  d'un  hom- 
me qui  pour  mettre  toute  la  vie  à  profit  ne  voudroit 
jamais  dormir?  Vous  diriez  ;  cet  homme  efl  infen- 
fë;  il  ne  jouit  pas  du  tems,  il  fe  l'ôte:  pour  fuir  Je 
fommeil  il  court  à  la  mort.  Songez  donc  que  c'eft  ici 
la  même  chofe ,  &  que  l'enfance  efl  le  fommeil  de  la 
raifon. 

L'apparente  facilité  d'apprendre  efl  ca.ufe  de  la 
perte  des  enfans.  On  ne  voit  pas  que  cette  facilité 
même  efl  la  preuve  qu'ils  n'apprennent  rien.  Leur 
cerveau  lice  &  poli,  rend  comme  un  miroir  les  objets 
qu'on  lui  préfente;  mais  rien  ne  refle,  rien  ne  pé- 
nètre. L'enfant  retient  les  mots ,  les  idées  fe  réflé- 
chifTent;  ceux  qui  l'écoutenc  les  entendent ,  lui  feul 
ne  les  entend  point. 

Quoique  la  mémoire  &  le  raifonnement  foient  deux 
facultés  effentiellement  différentes  ;  cependant  l'une 
ne  fe  développe  véritablement  qu'avec  l'autre.  Avant 
rage  de  raifon  fenfant  ne  reçoit  pas  des  idées ,  mais 
des  images  ;  &  il  y  a  cette  différence  entre  les  unes 
&  les  autrts,  que  les  images  ne  font  que  des  peintu- 
res abfolues  des  objets  fenfibles ,  &  que  les  idées  font 

de« 


ou    DE   L'EDUCATION.        125 

des  notions  des  objets ,  déterminées  par  des  rapports. 
Une  image  peut  être  feule  dans  l'cfprit  qui  fe  ia  re- 
prefente  ;  mais  toute  idée  en  fuppoll  d'autrts.  Quand 
on  imagine,  on  ne  fait  que  voir;  quand  on  conçoit, 
on  compare.  Nos  fenfations  font  purement  paflives» 
au  lieu  que  toutes  nos  perceptions  ou  idées  nailTcnc 
d'un  principe  a6lif  qui  juge.  Cela  fera  démontré  ci- 
après. 

Je  dis  donc  que  les  enfans  n'étant  pas  capables  de 
jugement  n'ont  point  de  véritable  mémoire.  Ils  re- 
tiennent des  fons,  des  figures,  des  fenfations  ,  rare- 
ment des  idées ,  plus  rarement  leurs  liaifons.  En 
in'obje6lanc  qu'ils  apprennent  quelques  élemens  de 
Géométrie,  on  croit  bien  prouver  contre  moi,  & 
tout  au  contraire,  c'eft  pour  moi  qu'on  prouve:  on 
montre  que  loin  de  favoir  raifonner  d'eux-mêmes, 
ils  ne  fivent  pas  même  retenir  les  raifonnemens  d'au- 
trui  ;  car  fuivez  ces  petits  Géomètres  dans  leur  mé- 
thode, vous  voyez  auffi  -  tôt  qu'ils  n'ont  retenu  que 
l'txaéle  imprefîion  de  la  figure  Ck  les  termes  de  la  dé- 
nionllration.  A  la  moindre  objeélion  nouvelle  ,  ils 
n'y  font  plus  ;  rtnverfez  la  figure ,  ils  n'y  font  plus. 
Tout  leur  favoir  eit  dans  la  fenfation ,  rien  n'a  pafle 
jufqu'à  l'entendement.  Leur  mémoire  elle-même 
n'cll  guères  plus  parfaite  que  leurs  autres  facultés  ; 
puifqu'il  fautprefque  toujours  qu'ils  rapprennent  étant 
grands  les  chofes  dont  ils  ont  appris  les  mots  dans 
l'enfance. 

Je  fuis  cependant  bien  éloigné  de  penfer  que  les 
enfuns  n'aient  aucune  efpece  de  raifonnement  (14). 

Au 


(14.)  J'ai  fait  cent  fois  réflexion  en  écrivant ,  qu'il  efl  im- 
poflible  dans  un  long  ouvrage,  de  donner  toujours  le?  méine-i 
fens  aux  mêmes  mots.  11  n'y  a  point  de  langue  aflez  riche 
pour  fournir  autant  de  termes,  de  tours  &  de  phrafes,  que 
nos  idées  peuvent  avoir  d«  nioditications,  La  méthode  de 
délinir  tous  les  teiines,  &  «ie  fubUituer  fitns  celle  U  détini- 

tiOQ 


126  EMILE 


Au  contraire,  je  vois  qu'ils  raifonnent  très-bien  dans 
lout  ce  qu'ils  connoilTent ,  &  qui  fe  rapporte  à  leur 
intérêt  préfent  &  fenfible.  Mais  c'eft  fur  leurs  con- 
noillances  que  l'on  fe  trompe  ,  en  leur  prêtant  celles 
qu'jls  n'ont  pas ,  &  les  failànt  raifonner  fur  ce  qu'ils 
ne  fauroient  comprendre.  On  fe  trompe  encore  en 
voulant  les  rendre  attentifs  à  des  confidérations  qui 
ne  les  touchent  en  aucune  manière,  comme  celle  de 
leur  intérêt  à  venir  ,  de  leur  bonheur  étant  hommes , 
de  l'eftime  qu'on  aura  pour  eux  quand  ils  feront 
grands  ;  difcours  .qui ,  tenus  à  des  êtres  dépourvus 
de  toute  prévoyance  ,  ne  fignifient  abfolument  rien 
pour  eux.  Or,  toutes  les  études  forcées  de  ces  pau- 
vres infortunés  tendent  à  ces  objets  entièrement  étran- 
gers à  leurs  cfprits.  Qu'on  juge  de  fattention  qu'ils 
y  peuvent  donner! 

Les  Pédagogues  qui  nous  étalent  en  grand  appa- 
reil les  inftruétions  qu'ils  donnent  à  leurs  difciples , 
font  payés  pour  tenir  un  autre  langage:  cependant 
on  voit  ,  par  leur  propre  conduite  ,  qu'ils  penfent 
exaélement  comme  moi  ;  car  que  leur  apprennent-ils 
enfin?  Des  mots,  encore  des  mots ,  &  toujours  des 
mots.    Parmi  les  diverfes  Sciences  qu'ils  fe  vantent 

de 


tion  à  la  place  du  défini  eft  belle,  mais  impratiquable  ;  car 
comment  éviter  le  cercle?  les  définitions  pourroient  être  bon- 
nes fi  l'on  ii'employoit  pas  des  mots  pour  les  faire.  Malgré 
cela,  je  fuis  perfuadé  qu'on  peut  être  clair,  même  dans  la 
pauvreté  de  notre  Langue;  non  pas  en  donnant  toujours  les 
mêmes  acceptions  aux  mêmes  mots,  mais  en  faifant  en  forte, 
autant  de  fois  qu'on  emploie  chaque  mot  ,  que  l'acception 
qu'on  lui  donne  foit  fiiffifaininent  déterminée  par  les  idées  qui 
s'y  rapportent,  &:  que  chaque  période  où  ce  niot  fe  trouve  lui 
ferve,  pour  ainfi  dire,  de  définition.  Tantôt  je  dis  que  les 
enf;ms  font  incapables  de  raifonnement,  &  tantôt  je  les  fais 
raifonner  avec  aiTez  de  fincife:  je  ne  crois  pas  en  cela  me  con- 
tredire dans  mes  idées,  mais  je  ne  puis  difconvenir  que  je  ae 
me  coRUedifc  fouvent  dans  mes  eipreliions. 


ou  DE   L'EDUCATION.        127 

de  leur  enfeigner ,  ils  fe  gardent  bien  de  choifir  celles 
qui  leur  feroienc  véritablement  utiles  ,  parceque  ce 
feroient  des  fciences  de  chofes ,  &  qu'ils  n'y  réuffi- 
roient  pas  ;  mais  celles  qu'on  paroît  fa  voir  quand  on 
en  fait  les  termes  :  le  Blafon  ,  la  Géographie  ,  la 
Chronologie  ,  les  Langues ,  &c.  Toutes  études  fi 
loin  de  l'homme ,  &  fur  -  tout  de  l'enfant ,  que  c'efl 
une  merveille  0  rien  de  tout  cela  lui  peut  être  utile 
une  feule  fois  en  fa  vie. 

On  fera  furpris  que  je  compte  l'étude  des  Langues 
au  nombre  des  inutilités  de  l'éducation  ;  mais  on  fe 
fouviendra  que  je  ne  parle  ici  que  des  études  du  pre- 
mier âge,  &  quoi  qu'on  puiflè  djre  ,  je  ne  crois  pas 
quejufqu'à  l'âge  de  douze  ou  quinze  ans  nul  enfant, 
les  prodiges  à  part ,  ait  jamais  vraiment  appris  deux 
Langues. 

Je  conviens  que  fi  l'étude  des  Langues  n'étoit  que 
celle  des  mots ,  c'eft-à-dire  ,  des  figures  ou  des  fons 
qui  les  expriment,  cette  étude  pourroit  convenir  aux 
enfans  ;  mais  les  Langues  en  changeant  les  fignes 
modifient  auiîi  les  idées  qu  ils  repréfentent.  Les  têtes 
fe  forment  fur  les  langages ,  les  penfées  prennent  la 
teinte  des  idiomes.  La  raifon  feule  elt  commune  ; 
l'efprit  en  chaque  Langue  a  fa  forme  particulière: 
différence  qui  pourroit  bien  être  en  partie  la  caufe  ou 
l'eiîet  des  caraélures  nationaux  ;  &  ce  qui  paroît  con- 
firmer cette  conjeiSture  ,  eft  que  chez  toutes  les  Na- 
tions du  monde  la  Langue  fuit  les  viciflitudes  des 
mœurs ,  &  fe  conferve  ou  s'altère  comme  elles. 

De  ces  formes  diverfes  l'ufage  en  donne  une  à  l'en- 
fant, &  c'eft  la  feule  qu'il  garde  jufqu'à  l'âge  de  rai- 
fon. Pour  en  avoir  deux ,  il  faudroit  qu'il  fût  com- 
parer des  idées;  &  comment  les  compareroit  -  il , 
quand  il  efl:  à-peine  en  état  de  les  concevoir?  Chaque 
chofe  peut  avoir  pour  lui  mille  fignes  différens  ;  mais 
chaque  idée  ne  peut  avoir  qu'une  forme  ,  il  ne  peut 
donc  apprendre  à  parler  qu'une, Langue.  Il  en  ap- 
prend 


128  EMILE, 

prend  cependant  plufieiirs,  me  dit- on:  je  le  nie.  J'ai 
vu  de  ces  petits  prodiges  qui  croyoient  parler  cinq 
ou  fix  Langues.  Je  les  ai  entendus  fucceflivemenn 
parler  allemand  ,  en  termes  latins  ,  en  termes  fran- 
çois ,  en  termes  italiens  ;  ils  fe  fervoient  à  la  vérité 
de  cinq  ou  fix  Di6lionnaires  ;  mais  ils  ne  parloienc 
toujours  qu'allemand.  En  un  mot ,  donnez  aux  en- 
fans  tant  de  fynonymes  qu'il  vous  plaira  ;  vous  chan- 
gerez les  mots ,  non  la  langue  ;  ils  n'en  fauront  ja« 
mais  qu'une. 

C'eft  pour  cacher  en  ceci  leur  inaptitude  qu'on  les 
exerce  par  préférence  fur  les  Langues  mortes,  dont 
il  n'y  a  plus  de  juges  qu  on  ne  puiile  recufer.  L'u- 
fage  familier  de  ces  Langues  étant  perdu  depuis  long- 
tems ,  on  fe  contente  d'imiter  ce  qu'on  en  trouve 
écrit  dans  les  livres ,  &  l'on  appelle  cela  les  parler. 
Si  tel  efl:  le  grec  &  le  latin  des  Maîtres,  qu'on  juge 
de  celui  des  enfans!  A  peine  ont -ils  appris  par  cœur 
leur  Rudiment ,  auquel  ils  n'entendent  abiolument 
rien  ,  qu'on  leur  apprend  d'abord  à  rendre  un  dif- 
cours  françois  en  mots  latins  ;  puis ,  quand  ils  font 
plus  avancés  ,  à  coudre  en  profe  des  phrafes  de  Ci- 
ceron ,  &  en  vers  des  centons  de  Virgile.  Alors  ils 
croyent  parler  latin  :  qui  elt  -  ce  qui  viendra  les  con- 
tredire ? 

En  quelqu'étude  que  ce  puifle  être,  fans  l'idée  des 
chofes  repréfentées  ks  fignes  repréfentans  ne  font 
rien.  On  borne  pourtant  toujours  l'^fant  à  ces  fi- 
gnes, fans  jamais  pouvoir  lui  faire  comprendre  aucu- 
ne des  chofes  qu'ils  repréfentent.  En  penfant  lui  ap- 
prendre la  defcription  de  la  terre,  on  ne  lui  apprend 
qu'à  connoître  des  cartes  :  on  lui  apprend  des  noms 
de  Villes ,  de  Pays  ,  de  Rivières ,  qu'il  ne  conçoit 
pas  exiller  ailleurs  que  fur  le  papier  où  l'on  les  lui 
montre.  Je  me  fou  viens  d'iavoir  vu  quelque  part  une 
Géographie  qui  commençoit  ainfi.  Qiieji-ce  que  k 
monde  ?  Cefi  m  glok  de  carton,  Telk  eit  préciféraent 

la 


ou   DE   L'EDUCATION.       12^ 

U  Géographie  des  enfans.  Je  pofe  en  fait  qu'après 
deux  ans  de  fphére  &  de  cofmographie ,  il  n'y  a  pas 
un  feul  enfant  de  dix  ans,  qui,  fur  les  régies  quoa 
lui  a  données ,  fût  fe  conduire  de  Paris  à  Saint-  De- 
nis :  Je  pofe  en  fait  qu'il  n'y  en  a  pas  un,  qui,  fur 
Hn  plan  du  jardin  de  fon  père,  fût  en  état  d'en  fui- 
vre  les  détours  fans  s'égarer.  Voilà  ces  do6leurs  qui 
favent  à  point  nommé  où  font  Pékin  ,  Jfpahan,  le 
Mexique ,  &  tous  les  Pays  de  la  terre. 

J'entcns  dire  qu'il  convient  d'occuper  les  enfans  à 
des  études  où  il  ne  faille  que  des  yeux  ;  cela  pourroic 
être  s'il  y  avoit  quelque  étude  où  il  ne  fallût  que  des 
yeux;  mais  je  n'en  connois  point  de  telle. 

Par  une  erreur  encore  plus  ridicule  ,  on  leur  faic 
étudier  l'Hidoire  :  on  s'imagine  que  l'Hidoire  efl:  à 
leur  portée  parcequ'elle  n'ett  qu'un  recueil  de  faits  ; 
mais  qu'entend-on  par  ce  mot  de  faits?  Croit-on  que 
les  rapports  qui  déterminent  les  faits  hiftoriques, 
fuient  il  faciles  à  fiifir  ,  que  les  idées  s'en  for  mène 
fans  peine  dans  l'efprit  des  enfans.?  Croit -on  que  la 
véritable  connoifTance  des  évenemens  foit  féparabJe 
de  celle  de  leurs  caufes  ,  de  celle  de  leurs  effets,  & 
que  l'hiChorique  tienne  fi  peu  au  moral ,  qu'on  puifTe 
connoître  l'un  fans  l'autre  ?  Si  vous  ne  voyez  dans  les 
aftions  des  hommes  que  les  mouvemens  extérieurs  & 
purement  phyfiques,  qu'apprenez-vous  dans  l'Hiftoi- 
re?  abfûlument  rien  ;  &  cette  étude  dénuée  de  tout 
intérêt  ne  vous  donne  pas  plus  de  plaifir  que  d'in- 
llru6lion.  Si  vous  voulez  apprécier  ces  a6bons  par 
leurs  rapports  moraux ,  ellayez  de  faire  entendre  ces 
Rapports  à  vos  Elevés ,  &  vous  verrez  alors  11  l'Hif«* 
toire  eft  de  leur  âge. 

Lcfteurs  ,  fouvenez-vous  toujours  que  celui  qui 
Vous  parle  ,  n'eft  ni  un  Savant  ni  un  Pliilofoplie  ; 
mais  un  homme  fimple,  ami  de  la  vérité,  fans  par- 
ti, fans  fyftême;  un  foiitaire,  qui  vivant  peu  avec 
les  hommes ,  a  moins  d'occafions  de  s'imboire  de 

Tgme  L  l  leurl 


I30 


M      I      L      E, 


leurs  préjugés,  &  plus  de  tems  pour  réfléchir  far  ce 
qui  le  frappe  quand  il  commerce  avec  eux.  Mes 
raifonnemens  font  moins  fondés  fur  des  principes  que 
fur  des  faits;  &  je  crois  ne  pouvoir  mieux  vous  met- 
tre à  portée  d'en  juger  ,  que  de  vous  rapporter  fou- 
vent  quelque  exemple  des  obfervations  qui  m.e  les 
fuggerent. 

J'étois  allé  paffer  quelques  jours  à  la  campagne 
chez  une  bonne  mère  de  famille  qui  prenoit  grand 
foin  de  fes  enfans  &  de  leur  éducation.     Un  matin 
que  j'étois  préfent  aux  leçons  de  l'aîné,  fon  Gouver- 
neur ,  qui  l'avoit  très-bien  inflruit  de  l'Hidoire  an- 
cienne, reprenant  celle  d'Alexandre ,   tomba  fur  le 
trait  connu  du  Médecin  Philippe  qu'on  a  mis  en  ta- 
bleau ,   &  qui  fûrement  en  valoit  bien  la  peine.     Le 
Gouverneur  ,  homme  de  mérite  ,  fit  fur  l'intrépidité 
d'Alexandre  plufleurs  reflexions  qui  ne  me  plurent 
point,  mais  que  j'évitai  de  combattre,  pour  ne  pas 
le  décréditer  dans  l'cfprit  de  fon  Elevé.  A  table,  on 
ne  manqua  pas,  félon  la  méthode  Françoife,de  faire 
beaucoup  babiller  le  petit  bon-homme.     La  vivacité 
ratiu"clle  à  (on  âge  ,    &  l'attente  d'un  applaudifle- 
ment  fur,  lui  firent  débiter  mille  fottifes,  tout-à-tra- 
vtT3  Icfquelles  partoient  de  tems -en -tems  quelques 
mois  heureux  qui  faifoient  oublier  le  refle.     Enfin 
vint  i'hiiloire  du  Médecin  Philippe  :  il  la  raconta  fort 
nettement  &  avec  beaucoup  de  grâce.     Après  l'or- 
dinaire tribut  d'éloges  qu'exigeoic  la  mère  &  qu'ut- 
tendoit  le  fils,  on  raifonna  fur  ce  qu'il  avoit  dit.     Le 
plus  grand  nombre  blâma  la  témérité  d'Alexandre  ; 
quelques  -  uns ,  à  l'exemple  du  Gouverneur  ,  adrai- 
roient  fa  fermeté ,  fon  courage  :  ce  qui  me  fit  com- 
prendre  qu'aucun  de  ceux  qui  étoient   préfens  ne 
voyoit  en  quoi  confifloit  la  véritable  beauté  de  ce 
trait.     Pour  moi ,  leur  dis  je,  i!  me  paroît  que  s'il  y 
a  le  moindre  courage ,  li  moindre  fermeté  dans  l'ac- 
tion d'Alexandre ,  elle  n'eil  qu'une  extravagafice. 

Alors 


à 


otr  DE   L'EDUCATION.       i^r 

Alors  tout  le  monde  fe  réunît ,  &  convint  que  c'é- 
toit  une  extravagance.  J'aliois  répondre  ôl  m*é- 
chaufFer ,  quand  une  femme  qui  étoit  à  côté  de  moi  » 
&  qui  n'avoit  pas  ouvert  la  bouche ,  fe  pencha  vers 
mon  oreille,  &  me  dit  tout  bas  :  tai-toi,  Jean-Jac« 
ques  ;  ils  ne  t'entendront  pas.  Je  la  regardai ,  je 
fus  frappé ,  &  je  me  tus. 

Après  le  dîné  ,  foupçonnant  fiir  plufieurs  indices 
que  mon  jeune  Docteur  n'avoit  rien  compris  du  tout 
à  rfiiftoire  qu'il  avoit  (î  bien  racontée,  je  le  pris  par 
la  main  ,  je  fis  avec  lui  un  tour  de  parc,  &  l'ayant 
queftionné  tout  à  mon  aifc ,  je  trouvai  qu'il  admiroic 
plus  que  perfonne  le  courage  Ci  vanté  d'Alexandre  : 
mais  favez-vous  où  il  voyoït  ce  courage?  unique- 
ment dans  celui  d'avaler  d'un  feul  trait  un  breuvage 
de  mauvais  goCit  ,  fans  héfiter ,  fans  marquer  la 
moindre  répugnance.  Le  pauvre  enfant,  à  qui  Ton 
avoit  fait  prendre  médecine  il  n'y  avoit  pas  quinze 
jours  ,  &  qui  ne  l'avoit  prife  qu'avec  une  peine  in- 
finie ,  en  avoit  encore  le  déboire  à  la  bouche.  La 
mort,  l'empoifonnement  ne  palToient  dans  fon  efpric 
que  pour  des  fenfations  défagréables ,  &  il  ne  conce- 
voitpas,  pour  lui,  d'autre poifon  quedufené.  Ce- 
pendant il  faut  avouer  que  la  fermeté  du  Héros  avoit 
fait  une  grande  imprciïion  fur  fon  jeune  cœur ,  & 
qu'à  la  première  médecine  qu'il  faudroit  avaler  ,  il 
avoit  bien  réfolu  d'être  un  Alexandre.  Sans  entrer 
dans  des  éclairciiîèmens  qui  palloient  évidemment  fa 
portée  5  je  le  confirmai  dans  ces  difpolitions  loua- 
bles ,  &  je  m'en  retournai  riant  en  moi  -  même  de  la 
haute  fagelle  des  Pères  &  des  Maîtres ,  qui  penfent 
apprendre  l'ililloire  aux  cnfans. 

Il  elt  aifé  de  mettre  dans  leurs  bouches  les  mots 
de  Rois,  d'Empires,  de  Guerres,  de  Conquêtes, 
de  Révolutions ,  de  Loix  ;  mais  quand  i!  fera  queftion 
d'attacher  à  ces  mots  des  idées  nettes ,  il  y  aura  loin 

I  2  d^ 


i^z  EMILE, 

de  l'entretien  du  Jardinier  Robert  à  toutes  ces  expli- 
cations. 

Quelques  Le6leurs  mécontens  du  taî-toi  Jean- 
Jacques  ,  demanderont ,  je  le  prévois ,  ce  que  je 
trouve  enfîti  de  fi  beau  dansTa^lion  d'Alexandre?  In- 
fortunés !  s*il  faut  vous  le  dire  ,  comment  le  com- 
prendrez-vous?  c'efl  qu'Alexandre  croyoit  à  la  ver- 
tu ;  c'eft  qu'il  y  croyoit  fur  fa  tête ,  fur  fa  propre 
vie;  c'eft  que  fa  grande  ame  étoit  faite  pour  y  croi- 
re. O  que  cette  médecine  avalée  étoit  une  belle  pro- 
feffion  de  foi!  Non  jamais  mortel  n'en  fit  une  fi  fu- 
blime  :  s'il  eft  quelque  moderne  Alexandre ,  qu'on  me 
le  montre  à  de  pareils  traits. 

S'il  n'y  a  point  de  fcience  de  mots,  il  n'y  a  point 
d'étude  propre  aux  enfans.  S'ils  n'ont  pas  de  vraies 
idées,  ils  n'ont  point  de  véritable  mémoire;  car  je 
n'appelle  pas  ainfi  celle  qui  ne  retient  que  des  fenfa- 
tions.  Que  fert  d'infcrire  dans  leur  tête  un  catalo- 
gue de  fignes  qui  ne  repréfentent  rien  pour  eux?  En 
apprenant  les  chofes  n'apprendront-ils  pas  les  fignes? 
Pourquoi  leur  donner  la  peine  inutile  de  les  appren- 
dre deux  fois?  &  cependant  quels  dangereux  préju- 
gés ne  commence- 1- on  pas>  à  leur  infpirer ,  en  leur 
faifant  prendre  pour  de  la  fcience  des  mots  qui  n'ont 
aucun  fens  pour  eux.  C'eft  du  premier  mot  dont 
l'enfant  fe  paye,  c'eft  de  la  première  chofe  qu'il  ap- 
prend fur  la  parole  d'autrui ,  fans  en  voir  l'utilité  lui- 
même  ,  que  fon  jugement  eft  perdu:  il  aura  long- 
tems  à  briller  aux  yeux  des  fots,  avant  qu'il  répare 
une  telle  perte  {15^' 

Non, 


(15)  La  plupart  desSavans  le  font  à  la  manière  des  enfans. 
La  vaftc  érudition  réfulte  moins  d'une  multitude  d'idées  que 
(l'une  multitude  d'images.  Les  dates,  les  noms  propres,  les 
lieux ,  tous  les  objets  ifolés  ou  dénués  d'idées  fc  retiennent 
uniquement  par  la  mémoire  des  firmes,  &  rarement  fe  rappel- 
le-s-on  quelqu'une  de  ces  chofes  fans  voir  t n  même  •  tems  le 

rtQt 


ou  DE   L'EDUCATION.        153 

Non ,  fi  la  nature  donne  au  cerveau  d'un  enfant 
cette  fouplefTe  qui  le  rend  propre  à  recevoir  toutes 
fortes  d'impreffions ,  ce  n'eft  pas  pour  qu'on  y  grave 
des  noms  de  Rois,  des  dates,  des  termes  deblazon, 
de  fphère  ,  de  géographie ,  &  tous  ces  mors  fans  au- 
cun fens  pour  fon  âge,  &  fans  aucune  utilité  pour 
quelque  âge  que  ce  foie,  dont  on  accable  fa  trille  & 
Itérile  enfance;  mais  c'efl:  pour  que  toutes  les  idées 
qu'il  peut  concevoir  6c  qui  lui  font  utiles ,  toutes  cel- 
les qui  fe  rapportent  à  fon  bonheur  ,  &  doivent  l'é- 
clairer un  jour  fur  fcs  devoirs,  s'y  tracent  de  bonne 
heure  en  caractères  ineffaçables ,  &  lui  fervent  à  fe 
conduire  pendant  fa  vie  d'une  manière  convenable  à 
fon  être  &  à  fes  faculiés. 

Sans  étudier  dans  les  livres ,  l'efpece  de  mémoire 
que  peut  avoir  un  enfant  ne  refte  pas  pour  cela  oifi- 
ve  ;  tout  ce  qu'il  voit ,  tout  ce  qu'il  entend  le  frappe  & 
il  s'en  fouvient;  il  tient  regiftre  en  lui-même  des  ac- 
tions, des  difcours  des  hommes,  &  tout  ce  qui  l'envi- 
ronne eft  le  livre  dans  lequel ,  fans  y  fonger ,  il  enri- 
chit continuellement  fa  mémoire  ,  en  attendant  que 
fon  jugement  puiffe  en  profiter»  C'efl:  dans  le  choix  de 
ces  objets ,  c'efl  dans  le  foin  de  lui  préfenter  fans  ceiTe 
ceux  qu'il  peut  connoître  &  de  lui  cacher  ceux  qu'il 
doit  ignorer ,  que  confifte  le  véritable  art  de  cultiver 
en  lui  cette  première  faculté;  &  c'efl  par -là  qu'il 
faut  tâcher  de  lui  former  un  magafin  de  connois- 

fançes , 


te£lo  ou  le  terfo  de  la  page  où  on  l'a  lue,  ou  la  figure  fous  la- 
quelle on  U  vie  la  puiiiieie  fois.  Telle  écoit  à  peu  près  la 
fcience  à  la  mode  les  ficclcs  derniers  i  celle  de  notre  fiécle  cil 
autre  chofe.  On  n'étudie  plus,  on  n'obfcrvc  plus,  on  rêve„ 
&  l'on  nous  donne  };raveuîtni;  pour  de  la  rbilofophie  les  rêves 
de  quelques  raauvaifcs  nuits.  On  nie  dira  que  je  rêve  aufli  ; 
j'en  conviens;  mais,  ce  que  ks  autres  n'ont  garde  de  faire» 
je  donne  mes  rêves  pour  des  lèves  ,  laiflant  cherchçj  ai;  LcQ- 
leur  s'ils  ont  quelque  chofc  d'utile  aux  yens  tîvcillés, 

13 


ï34  EMILE, 

fances,  qui  ferve  à  fon  éducation  durant  fa  jeunefîê, 
&  à  fa  condiiite  dans  tous  les  tems.  Cette  méthode, 
il  eft  vrai,  ne  forme  point  de  petits  prodiges,  &  ne 
fait  pas  briller  les  Gouvernantes  &  les  Précepteurs; 
mais  elle  forme  des  hommes  judicieux ,  robuftes  , 
fains  de  corps  &  d'entendement,  qui  fans  s'être  faits 
adrinrer  étant  jeunes ,  fe  font  honorer  étant  grands. 

Emile  n'apprendra  jamais  rien  par  cœur  ,  pas  mê- 
me des  fables ,  pas  même  celles  de  Lafontaine ,  tou- 
te naïves  ,  toute  charmantes  qu'elles  font  ;    car  les 
mots  des  fables  ne  font  pas  plus  les  fables  ,  que  les 
mots  de  i'Hilloire  ne  font  l'Hiftoire.  Comment  peut- 
on  s'aveugler  allez  pour  appeller  les  fables  la  morale 
des  enfans  ?   fans  fonger  que  l'apologue  en  les  amu- 
lant  les  abufe  ,    que  féduits  par  le  menfonge  ils  laif- 
fent  échapper  la  vérité,  &  que  ce  qu'on  fiiit  pour 
leur  rendre  i'inftruétion  agréable  les  empêche  d'en 
profiter.     Les  fables  peuvent  inftruire  les  hommes, 
mais  il  faut  dire  la  vérité  nue  aux  enfans  ;  fîtôt  qu'on 
la  couvre  d'un  voile ,  ils  ne  fe  donnent  plus  la  peine 
de  le  lever. 

On  fait  apprendre  les  fables  de  Lafontaine  à  tous 
les  enfans ,  Si  il  n'y  en  a  pas  un  feul  qui  les  enten- 
de. Quand  ils  les  entendroient,  ce  feroit  encore  pis; 
car  la  morale  en  eft  tellement  mêlée  &  li  difpropor- 
tionnée  à  leur  âge ,  qu'elle  les  porteroit  plus  au  vice 
qu'à  la  vertu.  Ce  font  encore  là  ,  direz -vous,  des 
paradoxes;  ftiit:  mais  voyons  n  ce  font  des  vérités. 

Je  dis  qu'un  enfant  n'entend  point  les  fables  qu'on 
lui  fait  apprendre  ;  parceque  quelque  effort  qu'on  fas- 
lé  pour  les  rendre  fimples,  l'inftruftion  qu'on  en  veut 
tirer  force  d'y  faire  entrer  des  idées  qu'il  ne  peut  fai- 
fir,  &  que  le  tour  même  de  la  poèTie  en  ks  lui  ren- 
dant plus  faciles  à  retenir,  les  lui  rend  plus  difficiles 
à  concevoir  ;  en  forte  qu'on  achette  l'agrément  aux 
dépens  de  la  clarté.  Sans  citer  cetfe  multitude  de 
fables  qui  n'ont  rien  d'intelligible  ni  d'utile  pour  ks 

en- 


©u   DE   L'EDUCATION.       135 

cnfans,  &  qu'on  leur  fait  indifcretement  apprendre 
avec  les  autres  parceqa'elles  s'y  trouvent  mêlées ,  bor- 
nons-nous à  celles  que  l'Auteur  femble  avoir  faites 
ipécialemenc  pour  eux 

Je  ne  connois  dans  tout  le  Recueil  de  Lafontaine, 
que  cinq  ou  fix  fables  où  brille  éminemment  la  naï- 
veté puérile  :  de  ces  cinq  ou  fjx  ,  je  prens  pour 
exemple  la  première  de  toutes ,  parceque  c'eft  celle 
dont  la  morale  efl  le  plus  de  tout  âge ,  celle  que  les 
enfans  faififTent  le  mieux ,  celle  qu'ils  apprennent  avec 
le  plus  de  plaifir,  enfin  celle  que  pour  cela  même 
l'Auteur  a  mife  par  préférence  à  la  tête  de  fon  livre. 
En  lui  fuppofant  réellement  l'objet  d'être  entendu  des 
enfans ,  de  leur  plaire  &  de  les  inftruire ,  cette  fable 
efl:  alTurément  fon  chef-d'œuvre  :  qu'on  me  permette 
donc  de  la  fuivre  &  de  l'examiner  en  peu  de  mots. 

LE  CORBEAU  ET  LE  RENARD, 

Fable. 

Maître  Corbeau  y  fur  un  arlns  perché. 

Maître [  que  fignifie  ce  mot  en  lui-même?  que  Ci» 
gnifie-t  -il  au-devant  d'un  nom  propre?  quel  fens  a^ 
t-il  dans  cette  occafion? 

Qu'efl:-ce  qu'un  Corbeau? 

Qu'eft-ce  qu'y  72  arbre  perché'?  l'on  ne  dit  pas;  fttr 
un  arbre  perche  :  l'on  dit ,  perché  fur  un  arbre.  Par 
conféquent  il  faut  parler  des  inverOoris  de  Ja  Poëfie  j 
il  faut  dire  ce  que  c'efb  que  Profe  &  que  Vers. 

Tenoït  dans/on  bec  un  fromage. . 

Quel  fromage?  étoit-ce  un  fromage  de  Sulife, 
de  Brie ,  ou  de  Hollande  ?  fi  l'enfant  n'a  point  vu 
de  Corbeaux  ,  que  gagnez -vous  à  lui  en  parler?  s'il 
t-n  a  vu,  comment  concevra  - 1  -  il  qu'ils  tiennent  un 

1  4  fro- 


t^e  EMILE, 

fromage  à  leur  bec?  Faifons  toujours  des  images  d^a^ 
près  nature. 

Maître  Renard,  par  V odeur  alléché , 

Encore  un  Maître]  mais  pour  celui-ci ,  c'efl:  à  bon 
titre  :  il  eft  maître  paiîe  dans  les  tours  de  fon  métier. 
Il  faut  dire  ce  que  c'eft  qu'un  Renard ,  &  diflinguer 
fon  vrai  naturel ,  du  caradlere  de  convention  qu'il  a 
dans  les  fables. 

Alléchée.  Ce  mot  n'efl  pas  ufité.  Il  le  faut  expli- 
quer :  il  faut  dire  qu'on  ne  s'en  fert  plus  qu'en  Vers. 
L'enfant  demandera  pourquoi  Ton  parle  autrement 
en  Vers  qu'en  Profe.    Que  lui  répondrez  •  vous  ? 

Alléché  par  rôdeur  d'un  fromage  !  Ce  fromage  tenu 
par  un  Corbeau  perché  fur  un  arbre ,  devoit  avoir 
beaucoup  d'odeur  pour  être  fenti  par  le  Renard  dans 
un  taillis  ou  dans  fon  terrier  !  Eli  -  ce  ainfi  que  vous 
exercez  votre  Elevé  à  cet  efprit  de  critique  judicieu- 
fe,  qui  ne  s'en  lailîe  impofer  qu'à  bonnes  enfeignes^ 
&  foit  difcerner  la  vérité, du  menfonge,  dans  les  nar- 
yations  d'autrui? 

Lin  tint  à-peu-près  ce  langage  : 

Ce  langage!  les  Renards  parlent  donc,  ils  parlent 
idonc  la  même  langue  que  les  Corbeaux?  Sage  Pré- 
cepteur ,  prens  garde  à  toi  :  pefe  bien  ta  réponfç 
avant  de  Ja  faire.    EHe  importe  plus  que  tu  n'aii 


Eh!  bonjour 9  Monfieur k  Corbeau! 

Monfieur!  titre  que  l'enfant  voit  tourner  çn  dérv- 
lîon,  même  avant  qu'il  fâche  que  c'ell  un  titre  d'hon- 
neur. Ceux  qui  difent  Monfieur  du  Corbeau  auront  biei^ 
d'autres  affaires  avant  que  d'avoir  expliqué  ce  du. 

Qus  vous  êtes  chaiviant  !  que  vous  me  fcmblez  beau  ! 

Cheville,  redondance  inutile.    L'enfant,  voyant 


ou   PE   L'EDUCATION.       137 

répéter  la  même  chofe  en  d'autres  termes ,  apprend  à 
parler  lâchement.  Si  vous  dites  que  cette  redondan- 
ce eft  un  art  de  l'Auteur ,  &  entre  dans  le  deflein 
du  Renard,  qui  veut  paroître  multiplier  les  éloges 
avec  les  paroles;  cette  excufe  fera  bonne  pour  moi, 
mais  non  pas  pour  mon  Elevé. 

Sans  mentir ,  Ji  votre  ramage 

Sans  mentir  !  on  ment  donc  quelquefois?  Où  en 
fera  l'enfant,  {'i  vous  lui  apprenez  que  le  Renard  ne 
dit,  fans  î?icntir ,  que  parcequ'il  ment  ? 

Répondoit  à  votre  plumage. 

Rcpondûit  !  Qiie  fignifie  ce  mot  y  Apprenez  à  l'en- 
fant à  comparer  des  qualités  auffi  différentes  que  h 
voix  &  le  plumage;  vous  verrez  comme  il  vous  en- 
tendra ! 

Fous  feriez  h  Phénix  des  botes  de  ces  bois. 

Le  Phénix  t  Qu'eflrce  qu'un  Phénix?  Nous  voi- 
ci tout  -  à  -  coup  jettes  dans  la  menteufe  antiquité  ; 
prefque  dans  la  mythologie. 

Des  hôtes  de  ces  bois  !  Quel  difcours  figuré  !  Le 
fiatteur  ennoblit  fon  langage  &  lui  donne  plus  de  di- 
gnité pour  le  rendre  plus  fcduifant.  Un  enfant  enten- 
dra-t-il  cette  fineffe  ?  fait -il  feulement,  peut -il  fa- 
voir ,  ce  que  c'eft  qu'un  flile  noble  &  un  flile  ba?  ? 

yl  ces  mots  y  Je  corbeau  nefefent  pas  de  joie. 

11  faut  avoir  éprouvé  déjà  des  pafïlons  bien  vivts 
pour  fentir  cette  exprelîion  proverbiale. 

Et  pour  montrer  fa  belle  voix. 

N'oubliez  pas  que  pour  entendre  ce  vers  &  toute 
la  fable ,  l'enfant  doit  lavoir  ce  que  c'eft  que  la  belle 
Toix  du  Corbeau. 


is 


I3S  E      M      I      L      E, 

//  ouvre  un  largs  bec,  îaijje  tomber  fa  proie. 

Ce  vers  efl  admirable  ;  l'harmonie  feule  en  fait 
image.  Je  vois  un  grand  vilain  b^c  ouvert  ;  j'entens 
tomber  le  fromage  à  travers  les  branches  :  mais  ces 
fortes  de  beautés  font  perdues  pour  les  enfans. 

Le  Renard  s'en  fui  fa  ;  t^  dîi,  mon  bon  Monfieur, 

Voilà  donc  déjà  la  bonté  transformée  en  bétife: 
affarément  on  ne  perd  pas  de  tenjs  pour  inltruire  les 
enfans. 

Jpprcnez  qiie  tout  ftateur\ 

Maxime  gc'nérale  ;  nous  n'y  ibmmes  plus. 

Vit  aux  dépens  de  celui  qui  t écoute. 

Jamais  enfant  de  dix  ans  n'entendit  ce  vers-là. 

Cette  leçon  vaiiî  bien  un  fromage ,  fans  doute. 

Ceci  s'entend ,  &  la  penfée  efl  très  bonne.  Cepen- 
dant il  y  aura  encore  bien  peu  d'cnfans  qui  fâchent 
comparer  une  leçon  à  un  fromage,  &.  qui  ne  préfé- 
railent  le  fromage  à  la  leçon.  11  faut  donc  leur  faire 
entendre  que  ce  propos  n'eft  qu'une  raillerie.  Que  de 
^neffe  pour  des  enfans  î 

Le  Corbeau ,  honteux  ^  confus. 

Autre  pléonafmë  ;  mais  celui  -  ci  eft  inexcufable. 

'Jura ,  mais  un  peu  'tard ,  qùon  ne  Py  prendrait  plus. 

Jura  !  Quel  efl  le  fot  de  Maître  qui  olè  expliquer 
à  l'enfant  ce  que  c'eft  qu'un  ferment? 

Voilà  bien  des  détails  ;  bien  moins  cependant  qu'il 
n'en  faudroit  pour  analyfer  toutes  les  idées  de  cette 
fable,  &  les  réduire  aux  idées- (impies  &  élémentai- 
res dont  chacune  d'elles  eft  compoféc.  Mais  qui  efl- 
C£  qui  croit  avoir  befoin  de  cette  analyfe  pour  fe  fai- 
re 


ou   DE   L'EDUCATION.        139 

re  entendre  à  la  jeuneffe  ?  Nul  de  nous  n'eft  aflèz 
philofophe  pour  lavoir  fe  mettre  à  la  place  d'un  en- 
fant.    Paflbns  maintenant  à  la  morale. 

Je  demande  fi  c'eft  à  des  enfans  de  ûx  ans  qu'il 
faut  apprendre  qu'il  y  a  des  hommes  qui  flattent  & 
mentent  pour  leur  profit?  On  pourroit  tout  au  plus 
leur  apprendre  qu'il  y  a  des  railleurs  qui  perfilient  les 
petits  garçons,  Ôc  fe  raocquent  en  fecret  de  leur  fot- 
re  vanité:  mais  le  fromage  gâte  tout;  on  leur  apprend 
moins  à  ne  pas  le  laifler  tomber  de  leur  bec  ,  qu'à  le 
faire  tomber  du  bec  d'un  autre.  C'eft  ici  mon  fécond 
paradoxe,  &  ce  n'eft  pas  le  moins  important. 

Suivez  les  enfans  apprenant  leurs  fables  .  &  vous 
verrez  que  quand  ils  font  en  état  d'en  faire  l'applica- 
tion ,  ils  en  font  prefque  toujours  une  contraire  à 
l'intention  de  l'Auteur, &  qu'au  lieu  de  s'obferver  fur 
le  défaut  dont  on  les  veut  guérir  ou  préferver  ,  ils 
panchent  à  aimer  le  vice  avec  lequel  on  tire  parti  des 
défauts  des  autres.  Dans  la  fable  précédente ,  les  en- 
fans fe  mocquent  du  corbeau ,  mais  ils  s'affcélionnent 
tous  au  renard.  Dans  la  fable  qui  fuit,  vous  croyez 
leur  donner  la  cigale  pour  exemple, &  point  du  tout, 
c'elt  la  fourrai  qu'ils  choifiront.  On  n'aime  point  à 
s'humilier,-  ils  prendront  toujours  le  beau  rôle;  c'ell 
le  choix  de  l'amour  ■■  propre ,  c'efl  un  choix  très- na- 
turel. Or,  quelle  horrible  leçon  pour  l'enfance  !  Le 
plus  odieux  de  tous  les  monilres  feroit  un  enfant  ^va- 
re  &  dur ,  qui  fauroit  ce  qu'on  lui  demande  ëc  ce 
qu'il  refufe.  La  fourmi  fait  plus  encore,  elle  lui  ap- 
prend à  railler  dans  fes  refus. 

Dans  toutes  les  fables  où  le  lion  efl:  un  des  perfon- 
nages,  comme  c'eft  d'ordinaire  le  plus  brillant,  l'en-  * 
Tant  ne  manque  point  de  fe  faire  lion  ;  &  quand  il 
préfide  à  quelque  partage ,  bien  inftruit  par  fon  mo- 
dèle ,  il  a  grand  foin  de  s'emparer  de  tout.  Mais 
quand  le  moucheron  terralTe  le  lion ,  c'cft  une  autre 
affaire;  alors  l'enfant  n'iil  plus  lion,  il  efl:  mouche- 

ron« 


I40  E      M      I      L      E , 

ron.    Il  apprend  à  tuer  un  jour  à  coups  d'aiguillon 
ceux  qu'il  n'oferoic  attaquer  de  pied  ferme. 

Dans  la  fable  du  loup  maigre  &  du  chien  gras^ 
au  lieu  d'une  leçon  de  modération  qu'on  prétend  lui 
donner  ,  il  en  prend  une  de  licence.  Je  n'oublierai 
jamais  d'avoir  vu  beaucoup  pleurer  une  petite  fille 
qu'on  avoit  défolée  avec  cette  fable,  tout  en  lui  prê- 
chant toujours  la  docilité.  On  eut  peine  à  favoir  la 
caufe  de  fes  pleurs ,  on  la  fut  enfin.  La  pauvre  en^ 
fant  s'ennuyoit  d'être  à  la  chaîne  :  elle  fe  fentoit  le 
cou  pelé  ;  elle  pleuroit  de  n'être  pas  loup» 

Ainfi  donc  la  morale  de  la  première  fable  citée  efl: 
pour  l'enfant  une  leçon  de  la  plus  bafle  flatterie;  cel- 
le de  la  féconde  une  leçon  d'inhumanité  ;  celle  de  la 
troifieme  une  leçon  d'injudice;  celle  de  la  quatrième 
une  leçon  de  fàtyrej;  celle  de  la  cinquième  une  leçon , 
d'indépendance.  Cette  dernière  leçon  ,  pour  être 
fuperfîue  à  mon  Elevé ,  n'en  efl  pas  plus  convenable 
aux  vôtres.  Quand  vous  leur  donnez  des  préceptes 
qui  fe  contredirent ,  quel  fruit  efperez-vous  de  vos 
foins?  Mais  peut-être,  à  cela  prés,  toute  cette  mo-^ 
raie  qui  me  fert  d'objeélion  contre  les  fables,  fournit- 
elle  autant  de  raifons  de  les  confcrver.  Il  faut  une 
morale  en  paroles  &  une  en  aftions  dans  la  fociété  , 
&  ces  deux  morales  ne  fe  reffemblent  point.  La 
première  efl  dans  le  Catéchifme ,  où  on  la  laifTe  ; 
l'autre  efl  dans  les  Fables  de  Lafontaine  pour  les  en- 
fans ,  &  dans  fes  Contes  pour  les  mères.  Le  même 
Auteur  fufîit  à  tout. 

Compofons ,  Monfieur  de  Lafontaine.  Je  pro,- 
îTiets ,  quant  à  moi ,  de  vous  lire  avec  choix  ,  de 
vous  aimer ,  de  m'inftruire  dans  vos  Fables  ;  car  j'ef- 
pere  ne  pas  me  tromper  fur  leur  objet.  Mais  pour 
mon  Elevé  ,  permettez  que  je  ne  lui  en  laifTe  pas 
étudier  une  feule,  jufqu'à  ce  que  vous  m'ayez  prouvé 
qu'il  e(l  bon  pour  lui  d'apprendre  des  chofes  dont  il 
îie  coîîiçïendra  pa§  le  quart  j  que  dan§  çellç  q^'il 


ou   r>t  L'EDUCATION.       141 

ponrra  comprendre  il  ne  prendra  jamais  le  change, 
&  qu'au  lieu  de  fe  corriger  fur  la  dupe  ,  il  ne  fe  for- 
mera pas  fur  le  fripon. 

En  ôtant  ainfi  tous  les  devoirs  des  enfans,  j'ôte 
les  inftrumens  de  leur  plus  grande  mifere ,  favoir  le» 
livres.  La  ledure  efl:  le  fléau  de  l'enfance ,  &  pref- 
que  la  feule  occupation  qu'on  lui  fait  donner.  A 
peine  à  douze  ans  Emile  faura- 1  -il  ce  que  c'efl  qu'un 
livre.  Mais  il  faut  bien ,  au  moins,  dira-t-on,  qu'il 
fâche  lire.  J'en  conviens  :  il  faut  qu'il  fâche  lire 
quand  la  le6lure  lui  efl  utile  ;  jufqu'alors  elle  n'eft 
bonne  qu'à  l'ennuyer. 

Si  l'on  ne  doit  rien  exiger  des  enfans  par  obéiflan- 
ce ,  il  s'en  fuit  qu'ils  ne  peuvent  rien  apprendre  dont 
ils  ne  fentent  l'avantage  adluel  &  préfenc ,  foit  d'a- 
grément foit  d'utilité  ;  autrement  quel  motif  les  por- 
teroit  à  l'apprendre  ?  L'art  de  parler  aux  abfens  & 
de  les  entendre  ,  l'art  de  leur  communiquer  au  loin 
fans  médiateur  nos  fentimens,  nos  volontés,  nos  de- 
firs ,  efl:  un  art  dont  l'utilité  peut  être  rendue  fenfible 
à  tous  les  âges.  Par  quel  prodige  cet  art  fi  utile  & 
fi  agréable  efl-il  devenu  un  tourmtnt  pour  l'enfance? 
parcequ'on  la  contraint  de  s'y  appliquer  malgré  elle, 
&  qu'on  le  met  à  des  ufages  auxquels  elle  ne  com- 
prend rien.  Un  enfmt  n'efl:  pas  fort  curieux  de  per- 
feélionner  l'inflrument  avec  lequel  on  le  tourmente  ; 
mais  faites  que  cet  inflrument  ferve  à  fesplaifirs,  & 
bien-tôt  il  s'y  appliquera  malgré  vous. 

On  fe  fait  une  grande  affaire  de  cliercher  les  meil- 
leures méthodes  d'apprendre  à  lire  ;  on  invente  des 
bureaux,  des  cartes;  on  fait  de  la  chambre  d'un  en- 
fant un  attelier  d'Imprimerie  :  Locke  veut  qu'il  ap- 
prenne à  lire  avec  des  dez.  Ne  voiià-t-il  pas  une  in- 
vention bien  trouvée?  Quelle  pitié!  Un  moyen  plus 
fur  que  tous  ceux-là,  &  celui  quon  oublie  toujours, 
efl  le  defir  d'apprendre.  Donnez  à  l'enfant  ce  defir , 
puis  laiflèz-!à  vos  bureaux  (Je  vçs  dez  ;  toute  métho- 
de lui  fera  bonne.  V'm* 


Hâ  Emile, 

Uintérêt  préfent  ;  voilà  le  grand  mobile ,  le  feul 
qai  mené  IQrement  &  loin.  Emile  reçoit  quelquefois 
de  fon  père ,  de  fa  mère  ,  de  fes  p;ircns  >  de  Tes 
amisi  des  billets  d'invitaïion  pour  un  dîné,  pour  une 
promenade  ,  pour  une  partie  fur  l'eau  ,  pour  voir 
quelque  fête  publique.  Ces  billets  font  courts ,  clairs, 
iieis,  bien  écrits.  11  faut  trouver  quelqu'un  qui  les 
lui  life  ;  ce  quelqu'un  ,  ou  ne  fe  trouve  pas  toujours 
à  point  nommé  ,  ou  rend  à  l'enfant  le  peu  de  com- 
plaifance  que  l'enfant  eut  pour  lui  la  veille.  Ainfî 
l'occafion  ,  le  moment  le  paflè.  On  lui  lit  enfin  le 
billet ,  mais  il  n'eft  plus  tems.  Ah  !  fi  l'on  eût  fu 
lire  foi -même!  On  en  reçoit  d'autres  ;  ils  font  fi 
courts  !  le  fujet  en  efi:  fi  intéreffant  !  on  voudroit  ef- 
fayer  demies  déchiffrer  ,  on  trouve  tantôt  de  l'aide  & 
tantôt  des  refus.  On  s'évertue  ;  on  déchiffre  enfin 
la  moitié  d'un  billet  ;  il  s'agit  d'aller  demain  manger 

de  la  crème....  on  ne  fait  où  ni  avec  qui combien 

on  fait  d'efforts  pour  lire  le  refte  !  je  ne  crois  pas 
qu'Emile  ait  befoin  du  bureau.  Parlerai-je  à-préfent 
de  l'écriture  ?  Non  ,  j'ai  honte  de  m'amufer  à  ces 
niaiferies  dans  un  traité  de  l'éducation. 

J'ajouterai  ce  feul  mot  qOi  fait  une  importante  ma- 
xime ;  c'efi;  que  d'ordinaire  on  obtient  trés-fOrement 
&  très -Vite  ce  qu'on  n'efl:  point  préfixe  d'obtenir.  Je 
fuis  prefque  fur  qu'Emile  faura  parfaitement  lire  & 
écrire  avant  fâge  de  dix  ans ,  précifémieut  parcequ'il 
m'importe  fort  peu  qu'il  le  fâche  avant  quinze  ;  mais 
j'aimerois  mieux  qu'il  ne  fiit  jamais  lire  que  d'achetter 
cette  fdence  au  prix  de  tout  ce  qui  peut  la  rendre  uti* 
le  :  dequoi  lui  fervira  la  lefture  quand  on  l'en  aura 
rebuté  pour  jamais  ?  Li  inpnnds  cavsre  npportcbity  ns 
Jiudïa  ,  qui  mnare  mndum  poîerit  ,  Oikrit,  ^  ama» 
rhudtncm  femcl  perceptam  étiam  iilîrà  rudes  aimos 
reformidct  (*). 

Plus 

(*)  Quintil.  L.  î.  c.  I. 


ou  DE  L' E  D  U  C  A  T  I  O  N.        Ï43 

Plus  j'infifle  fur  ma  méthode  ina6live,  plus  je  fens 
ks  objeftions  fe  renforcer.  Si  votre  Elevé  n'apprend 
rien  de  vous ,  il  apprendra  des  autres.  Si  vous  ne 
prévenez  l'erreur  par  la  vérité  ,  il  apprendra  des 
menfonges  ;  les  préjugés  que  vous  craignez  de  lui 
donner ,  il  les  recevra  de  tout  ce  qui  l'environne;  ils 
entreront  par  tous  Tes  fens  ;  ou  ils  corrompront  fa 
raifon  ,  même  avant  qu'elle  foit  formée  ;  ou  Ton  ef- 
prit  engourdi  par  une  longue  inaèt  Ion  s'abforbera  dans 
la  madère.  L'inhabitude  de  penfèr  dans  l'enfance  en 
ôte  la  faculté  durant  le  refte  de  la  vie. 

11  me  femble  que  je  pourrois  aifément  répondre  a 
cela  ;  mais  pourquoi  toujours  des  réponfes  ?  fi  ma 
méthode  répond  d'elle-même  aux  objeèlions ,  elle  efl 
bonne  ;  fi  elle  n'y  répond  pas ,  elle  ne  vaut  rien  :  je 
pourfuis. 

Si  fur  le  plan  que  j'ai  commencé  de  tracer ,  vous 
fuivez  des  règles  direclement  contraires  à  celles  qui 
font  établies  ,  û  au  lieu  de  porter  au  loin  l'efprit  de 
votre  Elevé ,  Ci  au  lieu  de  l'égarer  fans  celle  en  d'au- 
tres lieux  ,  en  d'autres  climats  ,  en  d'autres  fiécles, 
aux  extrémités  de  la  terre  Ôc  jufques  dans  les  cieux  , 
vous  vous  appliquez  à  le  tenir  toujours  en  lui  •  même 
&  attentif  à  ce  qui  le  touche  immédiatement  ;  alors 
vous  ie  trouverez  capable  de  perception ,  de  mémoi- 
re, &  même  de  raifonnement  ;  c'eft  l'ordre  de  la  na- 
ture. A  mefure  que  l'être  fenfitif  devient  a6lif ,  il 
acquiert  un  difcernement  proportionne!  à  ks  forces  ; 
Ck  ce  n'tfb  qu'avec  la  force  furabondante  à  celle  dont 
il  a  befom  pour  le  conferver  ,  que  fe  développe  en 
lui  la  faculté  (pécularivc  propre  à  employer  cet  excès 
de  force  à  d'autres  ufage^'.  Voulez- vous  donc  culti- 
ver l'intelligence  de  votre  Elevé,  cultivez  les  forces 
qu'elle  doit  gouverner.  Exercez  continuellement  fon 
corps,  rendez- le  robufleOi  fam  pour  le  rendre  fage 
&  raifunnable;  qu'il  travaille,  qu'il  agilTe,  qu'il  cou- 
re,  qu'il  crie,  qu'il  luit  toujours  en  mouvement; 

qu'il 


144  E      M      I      L      E; 

qu'il  foit  homme  par  la  vigueur ,  &  bientôt  il  le  ferU 
par  la  raifon. 

Vous  l'abrutiriez,  il  efl  vrai,  par  cette  méthode^ 
fi  vous  alliez  toujours  le  dirigeant,  toujours  lui  di- 
fant,  va,  vien,  refle ,  fais  ceci,  ne  fais  pas  cela. 
Si  votre  tête  conduit  toiijours  fes  bras ,  la  fienne  lui 
devient  inutile.  Mais  fouvenez-vous  de  nos  conven» 
lions  ;  il  vous  n'êtes  qu'un  pédant ,  ce  n'eit  pas  là 
peine  de  me  lire. 

C'efl:  une  erreur  bien  pitoyable  d'imaginer  que  l'e- 
xercice du  corps  nuife  aux  opérations  de  refprit; 
comme  fi  ces  deux  a6tions  ne  dévoient  pas  marcher 
de  concert ,  &  que  Tune  ne  dût  pas  toujours  diriger 
l'autre  ! 

Il  y  a  deux  fortes  d'hommes  dont  les  corps  fone 
dans  un  exercice  continuel  ,  &  qui  fûrement  fongent 
aufli  peu  les  uns  que  les  autres  à  cultiver  leur  ame , 
favoir ,  les  Payfans  &  les  Sauvages.  Les  premiers 
fontrullres,  grofliers ,  mal-adroits  ;  les  autres,  con- 
nus par  leur  grand  fens ,  le  font  encore  par  la  fubtili- 
té  de  leur  efprit  :  généralement  il  n'y  a  rien  de  plus 
lourd  qu'un  Payfan ,  ni  rien  de  plus  fin  qu'un  Sauvage, 
D'où  vient  cette  différence?  c'efl:  que  le  premier  fai- 
fant  toujours  ce  qu'on  lui  commande,  ou  ce  qu'il  a  va 
faire  à  fon  père,  ou  ce  qu'il  a  fait  lui-même  dés  fa  jeu- 
neffe,  ne  va  jamais  que  par  routine  ;  &  dans  fa  vie 
prefque  automate  ,  occupé  fans  cefle  des  mêmes 
travaux ,  l'habitude  &  i'obéilfance  lui  tiennent  lieu 
de  raifon. 

Pour  le  Sauvage ,  c'efl  autre  chofe  ;  n'étant  atta- 
ché à  aucun  lieu  ,  n'ayant  point  de  tâche  prefcrite , 
n'obéiffant  à  perfonne ,  fans  autre  loi  que  fa  volonté , 
il  efl  forcé  de  raifonner  à  chaque  adlion  de  fa  vie  ;  il 
ne  fait  pas  un  mouvement,  pas  un  pas,  fans  en  avoir 
d'avance  envifagé  les  fuites.  Ainfi ,  plus  fon  corps 
s'exerce  ,  plus  fon  efprit  s'éclaire;  fa  force  &  fa  rai- 
fon croiffent  à  la  fois ,  &  s'étendent  f  une  par  l'autre. 

Savant 


oxr   DE    L'EDUCATION.        t4.s 

Savant  Précepteur ,   voyons  lequel  de  nos  deux 
Elevés  teflèmble  au  Sauvage  ,  &  lequel  reflemble  aii 
.Paylàn?  Soumis  en  tout  à  une  autorité  toujours  en- 
feignante  ,   le  vôtre  ne  fait  rien  que  fur  parole  ;  il 
n'ofe  manger  quand  il  a  faim ,  ni  rire  quand  il  eft  gai , 
ni  pleurer  quand  il  efl:  trifte,  ni  préfenter  une  main 
pour  l'autre,  ni  remuer  le  pied  que  comme  on  le  lui 
prefcrit ,   bientôt  il  n'ofera  refpirer  que  fur  vos  rè- 
gles.    A  quoi  voulez -vous  qu'il  penfe,  quand  vous 
penfez  à  tout  pour  lui?  Affuré  de  votre  prévoyance, 
qu'a-  t-il  befoin  d'en  avoir?  Voyant  que  vous  vous 
chargez  de  fa  confervation ,  de  fon  bien  -  être ,  il  fe 
fent  délivré  de  ce  foin;  fon  jugement  fe  repofe  fur  le 
TÔti-e;  tout  ce  que  vous  ne  lui  défendez  pas,  il  le 
fait  fans  réflexion  ,  faclwnt  bien  qu'il  le  fait  fans  rif. 
que.    Qii'a-t-il  befoin  d'apprendre  à  prévoir  la  pluie? 
Il  fait  que  vous  regardez  au  ciel  pour  lui.     QLi'a-t-il 
befoin  de  régler  fa  promenade  ?  Il  ne  craint  pas  que 
vous  lui  laidîez  pnifcr  l'heure  du  dîné.  Tant  que  vous 
ne  lui  défendez  pas  de  manger  ,    il  mange  ;  quand 
vous  le  lui  défendez  ,  il  ne  mange  plus;  il  n'écoute 
plus  les  avis  de  fon  eflomac,  ^mais  les  vôtres.   Vous 
avez  beau  ramollir  fon  corps  dans  l'ins6lion ,  vous 
n'en  rendez  pas  fon  entendement  plus  flexible.  Touc 
au  contraire  ,    vous  achevez  de  décrediter  la  raifon 
dans  fun  efprit ,  en  lui  faifant  ufer  le  peu  qu'il  en  a 
fur  les  choies  qui  lui  paroilfent  le  plus  inutiles*     Ne 
voyant  jamais  à  quoi  elle  eft  bonne ,  il  juge  enfin 
qu'elle  n'tll  bonne  à  rien.     Le  pis  qui  pourra  lui  ar- 
river de  mal  rai fonner  fera  d'être  repris,  &  il  l'cft  fi 
fouvent  qu'il  n'y  fonge  gueres;  un  danger  il  commun 
ne  l'effraye  plus. 

Vous  lui  trouvez  pourtant  de  l'efprit ,  &  il  en  a 
pour  babiller  avec  les  femmes  ,  fur  le  ton  dont  j'ai 
déjà  parié  ;  mais  qu'il  foit  dans  le  cas  d'avoir  à  payer 
de  fa  perfonne  ,  à  prendre  un  parti  dans  quelque;  oc- 
cafion  difficile  ,  vous  le  verrez  cent  fois  plus  llupide 
Tomt  /,  K  •  «5( 


146  EMILE, 

&  plus  bête  que  le  fils  du  plus  gros  manan. 

Pour  mon  Elevé,  ou  plutôt  celui  de  la  nature, 
exercé  de  bonne  heure  à  le  fuffireà  lui-même,  au- 
tant qu'il  eft  poffible,  il  ne  s'accoutume  point  à  re- 
courir fans  cefîe  aux  autres ,  encore  moins  à  leur  éta- 
ler fon  grand  favoir.  En  revanche  il  juge,  il  pré- 
voit, il  raifonne  en  tout  ce  qui  fe  rapporte  immédia- 
tement à  lui.  Il  ne  jafe  pas,  il  agit;  il  ne  fait  pas 
un  mot  de  ce  qui  fe  fait  dans  le  monde,  mais  il  fait 
fort  bien  faire  ce  qui  lui  convient.  Comme  il  eft  fans 
ceiTe  en  mouvement ,  il  efl  forcé  d'obferver  beau- 
coup de  chofes  ,  de  connoître  beaucoup  d'effets;  il 
acquiert  de  bonne  heure  une  grande  expérience,  il 
prend  fes  leçons  de  la  nature  &  non  pas  des  hommes  ; 
il  s'inrtruit  d'autant  mieux  qu'il  ne  voit  nulle  parc 
3'jntentiûn  de  l'inftruire.  Ainfi  fon  corps  &  fon  ef- 
prit  s'exercent  à  la  fois.  Agifïànt  toujours  d'après 
fa  pcnfée  ,  &  non  d'après  celle  d'un  autre,  il  unie 
continuellement  deux  opérations  ;  plus  il  fe  rend  fort 
&  robufle  ,  plus  il  devient  fenfé  &  judicieux.  C'eft 
le  moyen  d'avoir  un  jour  ce  qu'on  croit  incompati- 
ble ,  &  ce  que  prefque  tous  les  grands  Hommes  ont 
réuni  :  la  force  du  corps  &  celle  de  l'ame  ;  la  raifon 
d'un  fage  &  la  vigueur  d'en  athlète. 

Jeune  Inftituteur ,  je  vous  prêche  un  art  difficile  ; 
c  efl  de  gouverner  fans  préceptes  ,  &  de  tout  faire 
en  ne  faifant  rien.  Cet  art,  j'en  conviens,  n'eft  pas 
de  votre  âge;  il  n'efl:  pas  propre  à  faire  briller  d'a- 
bord vos  talens ,  ni  à  vous  faire  valoir  auprès  des  pè- 
res ;  mais  c'eft  le  feul  propre  à  réuffir.  Vous  ne 
parviendrez  jamais  à  faire  des  fages,  fi  vous  ne  faites 
d'abord  des  policons  :  c'étoit  l'éducation  des  Spartia- 
tes; au  lieu  de  les  coller  fur  des  livres,  on  commen* 
çoit  par  leur  apprendre  à  voler  leur  dîné.  Les  Spar- 
tiates étoient-ils  pour  cela  groHiers  étant  grands? 
Qui  ne  connoît  la  force  &  le  fel  de  leurs  réparties  ? 
Uoujours  faits  pour  vaincre  ,  ils  écrafoient  leurs  en* 

ne- 


OU   DE   L'EDUCATION.        147 

nemis  en  toute  efpece  de  guerre  ,  &  les  babillards 
Athéniens  craignoient  autant  kurs  mots  que  leurs 
coups. 

Dans  les  éducations  les  plus  foignées  ,  le  Maître 
commande  &  croit  gouverner;  c'elt  en  effet  Tenfant 
qui  gouverne.  11  le  ftrt  de  ce  que  vous  exigez  de 
lui  pour  obtenir  de  vous  ce  qu'il  lui  plaie ,  &  il  faic 
toujours  vous  faire  payer  une  heure  d'allMuité  par 
huit  jours  de  complaifance.  A  chaque  inftant  il  faut 
paftifer  avec  lui.  Ces  traités ,  que  vous  propofez  à 
votre  mode,  &  qu'il  exécute  à  la  fienne,  tournent 
toujours  au  profit  de  fes  fantailies  ;  fur-tout  quand  on 
a  la  mal-adreiîe  de  mettre  en  condition  pour  fon  pro- 
fit ce  qu'il  ell  bien  fur  d'obtenir,  foit  qu'il  rempliffe 
ou  non  la  condition  qu'on  lui  impofe  en  échange. 
L'enfant,  pour  l'ordinaire,  lit  beaucoup  mieux  dans 
fcTprit  du  Maître ,  que  le  Maîcre  dans  le  cœur  de 
l'enfant ,  &  cela  doit  être  ;  car  toute  la  fagacité 
qu'eût  employé  l'enfant  livré  à  lui-même  à  pourvoir 
à  la  confervation  de  fa  perfonne,  il  l'emploie  à  fau- 
ver  fa  liberté  naturelle  des  chaînes  de  fon  tyran.  Au 
lieu  que  celui-ci,  n'ayant  nul  intérêt  fl  preilant  à  pé- 
nétrer l'autre,  trouve  quelquefois  mieux  fon  compte 
à  kii  lailfer  fa  parefle  ou  fa  vanité. 

Prenez  une  route  oppofée  avec  votre  Elevé  ;  qu'il 
croye  toujours  être  le  Maître ,  &  que  ce  foit  tou- 
jours vous  qui  le  foyez.  11  n'y  a  point  d'aflujettiife- 
ment  fl  parfait  que  celui  qui  garde  l'apparence  de  la 
liberté;  on  captive  ainli  la  volonté  même.  Le  pau- 
vre enfant  qui  ne  fait  rien,  qui  ne  peut  rien,  qui  ne 
connoît  rien  ,  n'efl-  il  pas  à  votre  merci?  Ne  difpo- 
fez  vous  pas,  par  rapport  à  lui,  de  tout  ce  qui  l'en- 
vironne ?  N'êtes  -  vous  pas  le  maître  de  riifFcdler 
comme  il  vous  plaît?  Ses  travaux,  fes  jeux,  fes 
plailirs,  fes  peines,  tout  n'efl -il  pas  dans  vos  mains 
îans  qu'il  le  lâche  ?  Sans  doute ,  il  ne  doit  faire  que 
ce  qu'il  veut  j  mais  il  ne  doit  vouloir  que  ce  que 

K  %  voué 


J48  E      M      I      L      E, 

vous  voulez  qu'il  fafTe  ;  il  ne  doit  pas  faire  un  pas 
que  vous  ne  1  ayer.  prévu  »  il  ne  doit  pas  ouvrir  la 
bouche  que  vous  ne  fâchiez  ce  qu'il  va  dire. 

C'eft  alors  qu'il  pourra  fe  livrer  aux  exercices  du 
corps ,  que  lui  demande  fon  âge ,  fans  abrutir  fon 
efprit  ;  c'efl:  alors  qu'au  lieu  d'aiguifer  fa  rufe  à  élu- 
der un  incomode  empire  ,  vous  le  verrez  s'occuper 
uniquement  à  tirer  de  tout  ce  qui  l'environne  le  par- 
ti le  plus  avantageux  pour  fon  bien-être  aftuel;  c'efl: 
alors  que  vous  ferez  étonné  de  la  fubtilité  de  fes  in- 
ventions ,  pour  s'approprier  tous  les  objets  auxquels 
il  peut  atteindre  ,  &  pour  jouir  vraiment  des  cho-  ; 
{es,  fans  le  fecours  de  l'opinion.  ! 

En  le  laiflant  ainfi  maître  de  fes  volontés ,  vous 
ne  fomenterez  point  fts  caprices.  En  ne  faifant  ja- 
mais que  ce  qui  lui  convient ,  il  ne  fera  bientôt  que 
ce  qu'il  doit  faire;  \k  bien  que  fon  corps  foit  dans  un 
mouvement  continuel ,  tant  qu'il  s'agira  de  fon  inté- 
rêt préfent  &  fenfible ,  vous  verrez  toute  la  raifoii 
dont  il  eft  capable  fe  développer  beaucoup  mieux, 
&  d'une  manière  beaucoup  plus  appropriée  à  lui, 
que  dans  des  études  de  pure  Ipéculation. 

Ainfi  ,  ne  vous  voyant  point  attentif  à  le  contra- 
rier ,  ne  fe  défiant  point  de  vous  ,  n'ayant  rien  à 
vous  cacher ,  il  ne  vous  trompera  point ,  il  ne  vous 
mentira  point ,  il  fe  montrera  tel  qu'il  efl  fans  crain- 
te ,•  vous  pourrez  l'étudier  tout  à  votre  aife ,  &  difpo- 
fer  tout  autour  de  lui  les  leçons  que  vous  voulez  lui 
donner  ,  fans  qu'il  penfe  jamais  en  recevoir  aucune. 

Il  n'épiera  point ,  non  plus ,  vos  mœurs  avec  une  m 
curieufe  jaloufie ,  &  ne  fe  fera  point  un  plaifir  (ècrec  f 
de  vous  prendre  en  faute.  Cet  inconvénient  que  nous 
prévenons  efl  très-grand.  Un  des  premiers  foins  des 
enfans  eft,  comme  je  l'ai  dit,  de  découvrir  le  foible 
de  ceux  qui  les  gouvernent.  Ce  penchant  porte  à 
la  méchanceté  ,  mais  il  n'en  vient  pas  :  il  vient  du 
befgin  d'éluder  une  autorité  qui  les  importune.  Sur- 
char- 


ou  DE  L'EDUCATION.        149 

chargés  du  joug  qu'on  leur  impofe,  ils  cherchent  à 
le  fecouer  ,  &  les  défauts  qu'ils  trouvent  dans  les 
Maîtres ,  leur  fournifTtnt  de  bons  moyens  pour  cela. 
Cependant  l'habitude  H  prend  d'obflrvcr  les  gens  par 
leurs  défauts  ,  &  de  Te  plaire  à  leur  en  trouver.  II 
eft  clair  que  voilà  encore  une  fource  de  vices  bou- 
chée dans  le  cœur  d'Emile  ;  n'ayant  nul  intérêt  à  me 
trouver  des  défauts  ,  il  ne  m'en  cherchera  pas ,  ôc 
fera  peu  tenr.é  d'en  chercher  à  d'autres. 

Toutes  ces  pratiques  femblent  difficiles  parcequ'on 
ne  s'en  avife  pas,  mais  dans  le  fond  eîics  ne  doivent 
point  l'être.  On  eft 'en  droit  de  vous  fuppofer  les  lu- 
mières néceffaires  pour  exercer  le  niécicr  que  vous 
avez  choifi  ;  on  doit  prcfumer  que  vols  connoiflez  la 
marche  naturelle  du  cœur  humain ,  que  vous  favez 
étudier  l'hornme  &  i'indiviJu ,  que  vous  favez 
d'avance  à  quoi  fe  pliera  la  volonté  de  votre  Elevé, 
à  roccafion  de  tous  les  objets  iiitéreflans  pour  fon 
âge  que  vous  ferez  pafler  fous  f.s  yt.ux.  Or ,  avoir 
les  inftrumens  &  bien  favoir  leur  ufage ,  n'ell-ce  pas 
être  maître  de  l'opération? 

Vous  objectez  les  caprices  de  l'enfant  :  &  vous 
avez  tort.  Le  caprice  des  enfans  n'eft  jam.ais  l'ou- 
vrage de  la  nature,  mais  d'une  mauvaife  difcipline : 
c'eft  qu'ils  ont  obéi  ou  commandé  ;  &  j'ai  dit  cent 
fois  qu'il  ne  falloit  ni  l'un  ni  l'autre.  Votre  Elevé 
n'aura  donc  de  caprices  que  ceux  que  vous  lui  aurez 
donnés;  il  eft  jufte  que  vous  portiez  la  peine  de  vos 
fautes.  Mais  ,  direz  -  vous  ,  comment  y  remédier  ? 
Cela  fe  peut  encore,  avec  une  meilleure  conduite  ôç 
beaucoup  de  patience. 

Je  m'étois  chargé  ,  durant  quelques  femaines, 
d'un  enfant  accoutumé  non- feulement  à  faire  fes  vo- 
lontés ,  mais  encore  à  les  faire  faire  à  tout  le  mon- 
de, par  conféquent  plein  de  fantaifies.  Des  le  pre- 
mier jour  ,  pour  mettre  à  l'eflai  ma  complaifance, 
îl  voulut  fe  lever  à  minuit.     Au  plus  fore  de  mon 

K  3  fera* 


XS^  EMILE, 

fommeil  il  faute  à-bas  de  Ton  lit,  prend  fa  robe- de- 
chambre  ,  &  m'appelle.  Je  me  levé  ,  j'allame  h 
chandelle  ;  il  n'en  vouloit  pas  davantage  :  au  bout 
d'un  quart -d'iieure  le  fommeil  le  gagne,  èc  il  fe  re- 
couche content  de  fon  épreuve.  Deux  jours  apo-és 
il  la  rqtere  avec  le  même  fuccés  ,  (Se  de  ma  part 
fans  le  moindre  figne  d'impatience.  Comme'  il 
m'embraflbit  en  fe  recouchant',  je  lui  dis  très-pofé- 
ment:  mon  petit  ami,  cela  va  fort  bien,  mais  n'y 
revenez  plus.  Ce  mot  excita  fa  curiofitd,  &  dés  le 
lendemain  ,  voulant  voir  un  peu  comment  j  oferois 
luidéfobéir,  il  ne  manqua  pas  de  fe  relever  à  la  mê= 
me  heure  ,  &  de  m'appeller.  Je  lui  demandai  ce 
qu'il  vouloit  ?  11  me  dit  qu'il  ne  pouvoit  dormir. 
Tant  -pis,  repris-  je  ,  &  je  me  tins  coi.  II  me  pria 
d'allumer  la  chandelle  :  pourquoi  f dire  7  &  je  me  tins 
coi.  Ce  ton  laconique  commençoit  â  rembarraffer. 
Il  s'en  fut  à  tâtons  chercher  le  fufil ,  qu'il  fit  fem- 
blant  de  battre,  &  je  ne  pou  vois  m'empêcher  de  rire 
€n  l'entendant  fe  donner  des  coups  fur  les  doigts. 
Enfin,  bien  convaincu  qu'il  n'en  viendroit  pas  à 
bout ,  il^  m'apporta  le  briquet  à  mon  lit  :  je  lui  dis 
que  je  n'en  avois  que  faire,  &  me  tournai  de  l'autre 
côté.  Alors  il  fe  mit  à  courir  étourdiment  par  la 
chambre ,  criant ,  chantant  ,  faifant  beaucoup  de 
bruit,  fe  donnant  à  la  table  &  aux  chaifes  des  coups , 
qu'il  avoit  grand  foin  de  modérer  ,  Ck  dont  il  ne  laif- 
l(3it  pas  de  crier  bien  fort ,  elpérant  me  caufer  de 
hnquietude.  Tout  cela  ne  prenoit  point,  &  je  vis 
que  comptant  ^fur  de  belles  exhortations  ou  fur  de  la 
çolere,  il  ne  s'étoit  nullement  arrangé  pour  ce  fang- 

Cependant,  réfolu  de  vaincre  ma  patience  à  force 
d  opiniâtreté ,  il  continua  fon  tintamarre  avec  un  tel 
ïuccés  qu'à  la  fin  je  m'échauôai ,  &  preilentant  que 
j  a.lois  tout  gâter  par  un  emportement  hors  de  pro- 
|>os,  je  pris  mon  parti  d'une  autre  manière.    Je  me 

levai 


or  DE   UEDUCATtON.       151 

kvai  fans  rien  dire,  j'allai  au  fufil  qiie  je  ne  trouvai 
point;  je  le  lui  demande,  il  me  le  donne     petilanc 
Se  joie  d'avoir  enfin  triomphé  de  moi.     Je  bats  le 
fufil    i^allume  la  chandelle ,  je  prens  par  la  main  mon 
petit  bon-homme,  je  le  mené  tranquillement  dans  un 
cabinet  voifin,  dont  les  volets  étoient  bien  fermes. 
&  où  il  n'y  avoit  rien  à  caffer;  je  1  y  laifTe  fans  lu- 
miere  ,  puis  fermant  fur  lui  la  porte  à  la  clef ,  je  re- 
tourne nîe  coucher  fans  lui  avoir  dit  un  feul  mot.     Il 
re  faut  pas  demander  fi  d'abord  il  y  eut  du  vacar- 
me;  je  m'v  étois  attendu,  je  ne  m'en  émus  point. 
Enfin  le  bruit  s'appaife  ;  j'écoute    je  lemens  saf. 
ranger ,  je  me  tranquillife.     Le  lendemain  j  entre  au 
jour  dans  le  cabinet,  je  trouve  mon  Pf  ^^,^"""  ^^°"- 
ché  fur  un  lit  de  repos,  &  dormant  d  un  profond 
fommeil ,   dont  ,^  après  tant  de  fatigue  ,   il  devoïC 

avoir  grand  befoin,  .         ,, 

L'affaire  ne  finit  pas  là.    La  mère  apprit  que  1  en- 
fant  avoit  palTé  les  deux  tiers  de  la  nmt  hors  de  fon 
lit.     Auffi  -  tôt  tout  fut  perdu ,  c  éior.  un  enfant  au- 
tant que  mort.    Voyant  foccafion  bonne  pour  fe 
venger,  il  fit  le  malade  fans  prévoir  qu  il  n  y  gagne- 
roit  rien.     Le  Médecin  fut  appelle.  _  Malhcureufe- 
ment  pour  la  mère ,  ce  Médtcin  étoit  un  p.nifant, 
nui,  pour  s'amufer  de  fes  frayeurs,  s app liquoit  a  les 
augmenter.     Cependant  il  me  dit  a  l'oreille  :   laiffez- 
moi  faire  ;  je  vous  promets  que  l'enfant  fera  gueri 
pour  quelque  tems  de  la  fantaihe  dette  malade  :  ea 
tffet  la  diète  &  la  chambre  furent  prefcntes,  oc  i\ 
fut  recommandé  à  i'Apoticaire.     Je  foupirois  de  voir 
cette  pauvre  mère  ainfi  la  dupe  de  tout  ce  qui  len- 
vironnoit,  excepté  moi  feul ,  qu'elle  prit  en  haine , 
précifémcnt  parceque  je  ne  la  trompois  pas. 

Après  des  reproches  alFez  durs,  elle  me  dit  que 
fon  fils  étoit  délicat,  qu'il  ctoit  l'unique  héritier  de 
fa  famille  ,  qu'il  falloit  le  conferver  a  que.que  pris 
que  ce  fût,  (Se  qu  elle  ne  vouloit  pas  qu  il  fût  çontra- 

K  4.  ^^"- 


Î5a  EMILE, 

cié.  En  cela  j'étois  bien  d'accord  avec  elle  ;  mais 
elle  entendoic  par  le  contrarier  ne  lui  pas  obéir  en 
tout.  Je  vis  qu'il  falloÎL  prendre  avec  la  mère  le  mo- 
ine ton  qu'avec  l'enfant.  Madame  ,  lui  dis  -  je  aflcz 
froidement ,  je  ne  fais  point  comment  on  élevé  un 
liéritier,  &,  qui  pluseft,  je  ne  veux  pas  l'appren- 
dre; vous  pouvez  vous  arranger  là-defîus.  On  avoic 
befuin  de  moi  pour  quelque  tems  encore  :  le  père 
appaifa  tout ,  la  mère  écrivit  au  Précepteur  de  hâter 
fon  retour;  &  l'enfant,  voyant  qu'il  ne  gagnoit  rien 
à  troubler  mon  fommeil  ni  à  être  malade,  prit  enfin 
le  parti  de  dormir  lui-même  &  de  fe  bien  porter. 

On  ne  Tiuroic  imaginer  à  combien  de  pareils  ca- 
prices le  petit  tyran  avoit  aflervi  fon  malheureux 
Gouverneur  ;  car  l'éducation  fe  faifoit  fous  les  yeux 
de  la  mère  ,  qui  ne  fouffroit  pas  que  fhéritier  fûç 
^éfobéi  en  rien.  A  quelque  heure  qu'il  voulût  for- 
tir  ,  il  falloit  être  prêt  pour  le  mener ,  ou  plutc\t 
pour  le  fuivre ,  &  il  avoit  toujours  grand  foin  de 
çhoifir  le  moment  où  il  voyoit  fon  Gouverneur  Iç 
plus  occupé.  Il  voulut  tifer  fur  moi  du  même  empi- 
re, &  fe  venger,  le  jour,  du  repos  qu'il  étoit  forcç 
de  me  laifTer  la  nuit.  Je  me  prêtai  de  bon  cœur  j^ 
tout,  &  je  commençai  par  bien  conflater  à  fcs  pro* 
près  yeux  le  plaifir  que  j'avois  à  lui  complaire.  Aprè^ 
cela,  quand  il  fut  queftion  de  le  guérir  de  fl\  fantai- 
fîe,  je  m'y  pris  autrement. 

Il  falloit  d'abord  le  mettre  dans  fon  tort ,  ôc  cela 
ne  fut  pas  difficile.  Sachant  que  les  enfans.  ne  fon.- 
gent  jamais  qu'au  préfent  ,  je  pris  fur  lui  le  facile 
avantage  de  la  prévoyance  ;  j''eus  foin  de  lui  procu- 
rer au  logis  un  amufeme^it  que  je  favois  être  extrê- 
mement de  fon  goût  ;  &  dans  le  moment  où  je  l'en 
vis  le  plus  engoué  ,  j'allai  lui  prppofer  un  tour  de 
promenade;  il  me  renvoya  bien  loin;  j'infillai,  il  ne 
în'écout^  pas  ;  il  fallut  me  rendre ,  ^  il  nota  pré- 
çiçufement  en  lui-même  ce^  fjgne  d'afîujettifTement. 


ou   DE   L'EDUCATION.        155 

Le  lendemain  ce  fut  mon  tour.  Il  s'ennuya,  j'y 
avois  pourvu:  moi,  au  contraire,  je  paroiiîbis  pro- 
fondément occupé.  11  n'en  falloit  pas  tant  pour  le 
déterminer.  _  Il  ne  manqua  pas  de  venir  m'arracher 
à  mon  travail  pour  le  mener  promener  au  plus  vite. 
Je  refufai,  il  s'obllina;  non,  lui  dis- je  ,  en  faifant 
votre  volonté  vous  m'avtz  appris  à  faire  la  mienne  ; 
je  ne  veux  pas  fortir.  Hé  bien,  reprit-il  vivement, 
je  fortirai  tout  feul.  Gomme  vous  voudrez  ;  &  je 
repi*e]|js  mon  travail. 

Il  sTiabille ,  un  peu  inquiet  de  voir  que  je  le  laif- 
fois  faire,  &  que  je  ne  l'imicois  pas.  Prêt  à  fortir  il 
vient  me  faluer ,  je  le  falue  :  il  tâche  de  m'ailarmer 
par  le  récit  des  courfes  qu'il  va  faire  ;  à  l'entendre, 
on  eût  cru  qu'il  alloit  au  bout  du  monde.  Sans  m'é- 
mouvoir ,  je  lui  fouhaite  un  bon  voyage.  Son  em- 
barras redouble.  Cependant  il  fût  bonne  contenan- 
ce, &  prêt  a  fortir  ,  il  dit  à  fon  Laquais  de  le  fui- 
vre.  Le  Laquais ,  déjà  prévenu ,  répond  qu'il  n'^ 
pas  le  tems ,  &  qu'occupé  par  mes  ordres  il  doit 
m' obéir  plutôt  qu'à  lui.  Four  le  coup,  l'enfant  n'y 
eft  plus.  Comment  concevoir  qu'on  le  laifTe  fortir 
feul  ,  lui  qui  fe  croit  l'être  important  à  tous  les  au- 
très ,  &  penfe  que  le  ciel  &  la  terre  font  intérefles  à 
fa  confervation  ?  Cependant  il  commence  à  fentir  (à 
fojbleire;  il  comprend  qu'il  fe  va  trouver  feul  au  mi- 
lieu de  gens  qui  ne  le  connoifTent  pas;  il  voit  d'a- 
vance les  rifques  qu'il  va  courir:  l'obltination  feule 
le  foutient  encore  ,•  il  defçend  l'efcalier  lentement  & 
fort  interdit.  Il  entre  enfin  dans  la  rue,  fe  confo- 
lant  un  peu  du  mal  qui  lui  peut  arriver ,  par  l'efpolr 
qu'on  m'en  rendra  refponfable. 

^  C'étoit-  là  que  je  l'attendois.  Tout  étoit  préparé 
d'avance;  &  comme  il  s'agifToit  d'une  efpece  de  fcé- 
ne  publique  ,  je  m'étois  muni  du  confentement  àa 
pere._  A-peiné  avoit-il  fait  quelques  pas  qu'il  entend 
adroite  &  à  gauche  différens  propos  fur  fon  comp- 

K  5  W. 


X54  EMILE, 

te.  Voifin  ,  le  joli  MonGeur  !  où  va-til  aînfi  tont 
feul  ?  Il  va  fe  perdre  :  je  veux  le  prier  d'entrer  chtz 
nous.  Voifine  ,  gardez»  vous  en  bien.  Ne  voyez 
vous  pas  que  c'efl  un  petit  libertin  qu'on  a  chafTé  de 
la  maifon  de  fon  père,  parcequ'il  ne  vouloit  rien  va- 
loir? Il  ne  faut  pas  retirer  les  libertins  ;  laiflez-le  al- 
ler où  il  voudra.  Hé  bien  donc!  que  Dieu  le  con- 
duife;  je  ferois  fâchée  qu'il  lui  arrivât  malheur.  Un 
peu  plus  loin  il  rencontre  des  poliçons  à-peu-près  de 
îbn  âge,  qui  l'agacent  &  fe  mocquent  de  lui^  Plus 
il  avance  ,  plus  il  trouve  d'embarras.  Seul  tc  fans 
prote6lion ,  il  fe  voit  le  jouet  de  tout  le  monde ,  ôç 
il  éprouve  avec  beaucoup  de  furprife  que  fon  nœud 
d'épaule  &  fon  parement  d'or  ne  le  font  pas  plus 
refpefter. 

Cependant  un  de  mes  Amis  qu'il  ne  connoiflbiç 
point ,  &  que  j'avois  chargé  de  veiller  fur  lui ,  le 
fuivoic  pas  à  pas  fans  qu'il  y  prît  garde  ,  &  l'accofta 
quand  il  en  fut  tems.  Ce  rôle ,  qui  relTembloit  à  ce- 
lui de  Sbrigani  dans  Pourceaugnàc  ,  demandoit  uq 
homme  d'efpric  ,  &  fut  parfaitement  rempli.  Sans 
rendre  l'enfant  timide  &  craintif  en  le  frappant  d'un 
trop  grand  effroi,  il  lui  fit  fi  bien  fentir  l'imprudcn- 
ce  de  fon  équipée  ,  qu'au  bouc  d'une  demi -heure  il 
me  le  ramena  fouple ,  confus ,  6ç  n'ofant  lever  les 
yeux. 

Pour  achever  le  défaire  de  Con  expédition ,  préci- 
lement  au  moment  qu'il  rentroit,  Ion  père  dcfcen- 
doit  pour  fortir  &  le  rencontra  fur  l'efcalier.  Il  fal- 
lut dire  d'où  il  venoit ,  &  pourquoi  je  n'étois  pas 
îivec  lui  (i6)?  Le  paiivre  enfant  eue  voulu  être  cent 

pieds 


<ï6)  En  cas  pareil  on  peut  fans  rifque  exiger  d'un  enfant  la 
Térité,  car  il  fait  bien  alors  qu'il  ne  fauroit  la  dé^uifer,  ci 
que  s'il  ofoit  dire  un  inenfonge  ,  il  en  feroit  à  l'inltant  coîî' 
vaincu. 


©TT  DE   L'EDUCATION.       iss 

pieds  fous  terre.  Sans  s*amufer  à  lui  faire  une  lon- 
gue réprimande  ,  le  père  lui  dit  plus  féchement  que 
je  ne  m'y  ferois  attendu  ;  quand  vous  voudrez  fortir 
îeul ,  vous  en  êtes  le  maître  ;  mais  comme  je  ne 
yeux  point  d'un  bandit  dans  ma  maifon ,  quand  cela 
vous  arrivera  ayez  foin  de  n'y  plus  rentrer. 

Pour  moi,  je  le  reçus  fans  reproche  &  fans  raille» 
rie  ,  mais  avec  un  peu  de  gravité  ;  &  de  peur  qu'iJ 
ne  foupçonnât  que  tout  ce  qui  s'ctoit  paiTé  n'étoic 
qu'un  jeu,  je  ne  voulus  point  le  mener  promener  le 
même  jour.  Le  lendemain  je  vis  avec  grand  plaifir 
qu'il  palToit  avec  moi  d'un  air  de  triomphe  devant 
les  mêmes  gens  qui  s'étoient  mccqués  de  Jui  la  veille 
pour  l'avoir  rencontré  tout  feul.  On  conçoit  bien 
qu'il  ne  me  menaça  plus  de  fortir  fans  moi. 

C'ett  par  ces  moyens  &  d'autres  femblables,  que  , 
durant  le  peu  de  tcms  que  je  fus  avec  lui ,  je  vins  à 
bout  dé  lui  faire  faire  tout  ce  queje  voulois  fans  lui 
rien  prefcrire,  fans  lui  rien  défendre  ,  fans  fermons, 
fans  exhortations ,  fans  l'ennuyer  de  leçons  inutiles. 
Aufli,  tant  qoe  je  parlois  il  étoit  content,  mais  mon 
filence  le  tenoit  en  crainte;  il  comprenoit  que  quel- 
que chofe  n'alloit  pas  bien ,  &  toujours  la  leçon  lui 
venoit  de  la  chofe  même;  mais  revenons. 

Non-feulement  ces  exercices  continuels  ain fi  laifTés 
à  la  feule  dire6tion  de  la  nature  en  fortifiant  le  corps 
n'abrutillènt  point  l'efprit,  mais  au  contraire  ils  for- 
ment en  nous  la  feule  elpece  de  raifon  dont  le  pre- 
mier dge  foit  fufceptible,  6c  la  plus  néceffaire  à  quel- 
que  âge  que  ce  foit.  Ils  nous  apprennent  à  bien  con- 
noître  l'ulî^ge  de  nos  forces ,  les  rapports  de  nos 
corps  aux  corps  environnans  ,  Tuf  jge  des  inflrumcns 
naturels  qui  font  à  notre  porcçe  ,  Ck  qui  conviennent 
à  nos  organes.  Y  a  - 1-  il  quelque  llupidité  paseille  à 
celle  d'un  enfant  élevé  toujours  dans  la  chambre  & 
fous  les  yeux  de  fa  mère ,  lequel  ignorant  ce  que-, 
ç'ett  que  poids  &  que  réfiftance  veut  arracher  un 

îirand 


I5(î  EMILE, 

grand  arbre  ,  oa  foulever  un  rocher  ?  La  première 
fois  que  je  fortis  de  Genève  ,  je  voulois  fuivre  un 
ciieval  au  g^lop ,  je  jettois  des  pierres  contre  la  mon- 
tagne de  Saleve ,  qui  ëtoic  à  deux  lieues  de  moi  ; 
jouet  de  tous  les  enfans  du  village  ,  j'étois  un  vérita- 
ble idiot  pour  eux.  A  dix  -  huit  ans  on  apprend  en 
Philofophie  ce  que  c'en  qu'un  levier:  il  n'y  a  point 
de  petit  Payfan  à  douze  qui  ne  fâche  fe  fervir  d'un 
levier  mieux  que  le  premier  Mécanicien  de  l'Acadé- 
mie. Les  leçons  que  les  Ecoliers  prennent  entr'eux 
dans  la  cour  du  Collège  leur  font  cent  fois  plus  utiles 
que  tout  ce  qu'on  leur  dira  jam'îis  dans  la  Cl  iiTe. 

Voyez  un  chat  entrer  pour  la  première  fois  dans 
une  chambre;  il  vifite,  il  regarde,  il  flaire  ,  il  ne 
reile  pas  un  moment  en  repos ,  il  ne  fe  fie  à  rien 
qu'après  avoir  tout  examiné  ,  tout  connu.  iVinli 
fait  un  enfant  commençant  à  marcher  ,  <Sc  entrant , 
pour  ainfi  dire,  dans  l'cfpace  du  monde.  Toute  la 
différence  ell,  qu'à  la  vue  commune  à  l'enfant  &  au 
chat,  le  premier  joint  ,  pour  ohfcrver  ,  les  mains 
que  lui  donna  la  nature ,  &  l'autre  l'odorat  fubtil 
dont  elle  l'a  doué.  Cette  difpoOtion  bien  ou  mal 
cultivée  eft  ce  qui  rend  les  enfans  adroits  ou  lourds  , 
pefans  ou  difpos,  étourdis  ou  prudens. 

Les  premiers  mouvemens  naturels  de  l'homme 
étant  donc  de  fe  mcfurer  avec  tout  ce  qui  fenviron-f 
ne ,  &  d'éprouver  dans  chaque  objet  qu'il  apperçoit 
toutes  les  qualités  fenfibles  qui  peuvent  fe  rapporter 
à  lui  ,  fa  première  étude  eft  une  forte  de  Phyfique 
■expérimentale  relative  à  fa  propre  confervation  ,  & 
dont  on  le  détourne  par  des  études  fpéculatives 
avant  qu'il  ait  reconnu  fa  place  ici- bas.  Tandis  que 
fes  organes  délicats  &  flexibles  peuvent  s'ajufter  aux 
corps  fur  lefquels  ils  doivent  agir,  tandis  que  fes  fens 
encore  purs  font  exempts  d'illufions  ,  c'eft  le  tems 
d'exercer  les  uns  &  les  autres  aux  fondions  qui  leur 
font  propres ,  c'ell  Iç  tems  d'cipprendre  à  copnoitre 


ou   DE    L'EDUCATION.        157 

les  rapports  fenfibles  que  les  chofes  ont  avec  nous. 
Comme  tout  ce  qui  entre  dans  l'entendement  humain 
y  vient  par  les  fens ,  la  première  raifon  de  l'homme 
efl:  une  raifon  fenfitivc  ;  c'eft  elle  qui  fert  de  bafe  à 
la  raifon  inte]le(5tuelle  :  nos  premiers  Maîtres  de 
Philolbphie  font  nos  pieds ,  nos  mains ,  nos  yeux.  ; 
Subflituer  des  livres  à  tout  cela  ,  ce  n'efl:  pas  nous 
apprendre  à  raifonner ,  c'eft  nous  apprendre  à  nous 
fervir  de  la  railbn  d'autrui  ;  c'eft  nous  apprendre  à 
beaucoup  croire,  &  à  ne  jamais  rien  fa  voir. 

Pour  exercer  un  art,  il  faut  commencer  par  s'en 
procurer  les  inftrumens  ;  &  pour  pouvoir  employer 
utilement  ces  inftrum.ens ,  il  faut  les  faire  aflèz  foii- 
des  pour  réfifter  à  leur  ufage.  Pour  apprendre  à 
penfer,  il  faut  donc  exercer  nos  membres,  nos  fens, 
nos  organes,  qui  font  les  inftrumens  de  notre  intelli- 
gence ;  &  pour  tirer  tout  le  parti  poffible  de  ces 
inftrumens  ,  il  faut  que  le  corps ,  qui  les  fournit, 
foit  robulle  <&  fain.  Ainfi,  loin  que  la  véritable  rai- 
fon de  l'homme  fe  forme  indépendamment  du  corps, 
c'eil  la  bonne  conflitution  du  corps  qui  rend  les  opé- 
rations de  l'efprit  faciles  &  fûres. 

En  montrant  à  quoi  l'on  doit  employer  la  longue 
oifiveté  de  l'enfance,  j'entre  dans  un  détail  qui  pa- 
roîtra  ridicule.  Plaifantes  levons,  me  dira- 1- on, 
qui ,  retombant  fous  votre  critique  ,  fe  bornent  à 
enfeigner  ce  que  nul  n'a  befoin  d'apprendre  !  Pour- 
quoi confumer  le  tcms  à  des  inftruélions  qui  vien- 
nent toujours  d'elles-mêmes,  &  ne  coûtent  ni  peines 
ni  foins  y  Quel  enfant  de  douze  ans  ne  fait  pas  tout 
ce  que  vous  voulez  apprendre  au  vôtre  ,  &  de  plus 
ce  que  fcs  Maîtres  lui  ont  appris? 

Meffieurs ,  vous  vous  trompez;  j'enfeigne  â  mon 
Elevé  un  art  très-long,  très-pénible,  &  que  n'ont 
afllirément  pas  les  vôtres  ;  c'clt  celui  d'être  igno- 
rant ;  car  la  fcience  de  quiconque  ne  croit  favoir  que 
ce  qu'il  fait ,  fe  réduit  à  bien  peu  de  chofe.    Vous 

don- 


SSB  EMILE, 

donnez  la  fcience  ,  à  la  bonne  heure  ;  moi  je  m'oc- 
cupe de  l'inihumenc  propre  à  Tacquérir.  On  die 
qu'un  jour  les  Vénitiens  montrant  en  grande  pompe 
leur  tréfor  de  Saint  Marc  à  un  Ambaffadeur  d'Efpa- 
gne ,  celui  -  ci  pour  tout  compliment ,  ayant  regardé 
fous  les  tables  ,  leur  dit  :  Qui  non  ce  la  radice.  Je 
ne  vois  jamais  un  Précepteur  étaler  le  lavoir  de  fon 
difciple,  fans  être  tenté  de  lui  en  dire  autant. 

Tous  ceux  qui  ont  réfléchi  fur  la  manière  de  vivre 
des  Anciens,  attribuent  aux  exercices  de  la  gymnas- 
tique cette  vigueur  de  corps  &  d'ame  qui  les  difliin- 
gue  le  plus  fenfiblement  des  Modernes.  La  manière 
dont  Montagne  appuyé  ce  fentiment ,  tnontre  qu'il 
en  étoit  fortement  pénétré  ;  il  y  revient  fans  ceflTe  & 
de  mille  façons.  En  parlant  de  l'éducation  d'un  en- 
fant; pour  lui  roidir  lame,  il  faut,  dit- il,  lui  dur- 
cir les  mufcles  ;  en  l'accoutumant  au  travail ,  on 
l'accoutume  à  la  douleur  ;  il  le  faut  rompre  à  l'âprecé 
des  exercices ,  pour  le  drelfer  à  l'âpreté  de  la  diOo- 
cation ,  de  la  colique  &  de  tous  les  maux.  Le  fage 
Locke  ,  le  bon  Rollin ,  le  favant  Fleuri ,  le  pédant 
de  Croufaz ,  li  dififérens  entr'eux  dans  tout  le  refle , 
s'accordent  tous  en  ce  feul  point  d'exerCer  beaucoup 
les  corps  des  en  fans.  C'efl:  le  plus  judicieux  de  leurs 
préceptes;  c'eft  celui  qui  e(t  &  fera  toujours  le  plus 
négligé.  J'ai  déjà  fafnfamment  parlé  de  fon  impor- 
tance ;  &  comme  on  ne  peut  là  -  deflus  donner  de 
meilleures  raifons  ni  des  régies  plus  fenfées  que  celles. 
qu'on  trouve  dans  le  livre  de  Locke ,  je  me  conten» 
terai  d'y  renvoyer ,  après  avoir  pris  la  liberté  d'ajou- 
ter quelques  obfervations  aux  flennes. 

Les  membres  d'un  corps  qui  croît ,  doivent  être 
tous  au  large  dans  leur  vêlement  ;  rien  ne  doit  gêner 
leur  mouvement  ni  leur  accroifîèraent  ;  rien  de  trop 
Julie  ,  rien  qui  colle  au  corps  ,  point  de  ligature. 
L'habillement  François ,  gênant  &  mal-fain  pour  les 
hommes,  elt  pernieiçuxïgi' tout  aux  enians.    Les 

hiu 


ou   DE   L'EDUCATION.       159 

humeurs  ftagnantes,  arrêtées  dans  leur  circulation, 
croupiflent  dans  un  repos  qu'augmente  la  vie  inacli- 
ve  &  fédentaire  ,  fe  corrompent  &  caufent  le  fcor- 
but  ,  maladie  tous  les  jours  plus  commune  parmî 
nous ,  &  prefque  ignorée  des  Anciens,  que  leur  ma- 
jîiere  de  fe  vêtir  &  de  vivre  en  préfervoit.  L'habil- 
lement de  Houflard,  loin  de  remédier  à  cet  inconvé- 
nient ,  l'augmente  ,  &  pour  fauver  aux  enfans  quel- 
ques ligatures,  les  prelTe  par  tout  le  corps.  Ce  qu'il 
y  a  de  mieux  à  faire  ,  efl:  de  les  laifTer  en  jacquette 
auffi  long-tems  qu'il  eft  poflTible,  puis 'de  leur  donner 
un  vêtement  fort  large,  &  de  ne  fe  point  piquer  de 
marquer  leur  taille  ^  ce  qui  ne  fert  qu'à  la  déformer. 
Leurs  défauts  du  corps  &  de  l'efprit  viennent  prefque 
tous  de  la  même  caufe  -,  on  les  veut  faire  hommes 
avant  le  tems. 

11  y  a  des  couleurs  gaies  &  des  couleurs  trides; 
les  premières  font  plus  du  goût  des  enfans;  elles  leur 
lléent  mieux  auffi  ,  &  je  ne  vois  pas  pourquoi  l'on 
ne  confulteroit  pas  en  ceci  dts  convenances  fi  natu- 
relles ;  mais  du  moment  qu'ils  préfèrent  une  étoffe 
parcequ'elle  efl  riche ,  leurs  cœurs  font  déjà  livrés  au 
luxe ,  à  toutes  les  fantaiOes  de  l'opinion ,  &  ce  goût 
ne  leur  elt  fûrement  pas  venu  d'eux-mêmes.  On  ne 
fauroit  dire  combien  le  choix  des  vétemens  6c  les 
motifs  de  ce  choix  influent  fur  l'éducation.  Non- 
feulement  d'aveugles  mères  promettent  à  leurs  enfans 
des  parures  pour  rccompenle;  on  voit  même  d'mfen- 
fés  Gouverneurs  menacer  leurs  Elèves  d'un  habit  plus 
groffier  &  plus  fimple  ,  comme  d'un  châtiment.  Si 
vous  n'étudiez  mieux ,  fi  vous  ne  confervez  mieux 
vos  hardes ,  on  vous  habillera  comme  ce  petit  Pay- 
fan.  C'efl:  comme  s'ils  leur  difoient  :  Sachez  que 
l'homme  n'efl  rien  que  par  fes  habits ,  que  votre  prix 
eft  tout  dans  les  vôires.  Faut- il  s'étonner  que  de  fi 
fii^ts  levons  profitent  à  la  JeuiiCfie,  qu'elle  n'cfiime 

(]ue 


i6ô  EMILE, 

que  la  parure,  <&  qu'elle  ne  juge  du  me'rite  que  fur  le 
feul  extérieur  ? 

Si  j'avois  à  remettre  la  tête  d'un  enfant  ainfi  gâté, 
j*aurois  foin  que  fes  habits  les  plus  riches  fuflênt  les 
plus  incomodes  ;  qu'il  y  fût  toujours  gêné,  toujours 
contraint  ,  toujours  aiîujetti  de  mille  manières  :  je 
ferois  fuir  la  liberté  ,  la  gaité  devant  fa  magnificen- 
ce: s'il  vouloit  fe  mêler  aux  jeux  d'autres  enfans  plus 
fimplement  mis ,  tout  cefîèroit,  tout  difparoîtroit  à 
Tinflant.  Enfin  ,  je  i'ennuyerois,  je  le  rafTafierois 
tellement  de  fon  fade  ,  je  le  rendrois  tellement  Tef- 
clave  de  fon  habit  doré ,  que  j'en  ferois  le  fléau  de  fa 
vie ,  &  qu'il  verroit  avec  moins  d'effroi  le  plus  noir 
cachot  que  les  apprêts  de  fa  parure.  Tant  qu'on  n'a 
pas  afièrvi  l'enfant  à  nos  préjugés ,  être  à  fon  aife  & 
libre  eft  toujours  fon  premier  defir  ;  le  vêtement  le 
plus  fimple,  le  plus  comode  ,  celui  qui  l'aflujettit  le 
moins,  efl:  toujours  le  plus  précieux  pour  lui. 

Il  y  a  une  habitude  du  corps  convenable  aux  exer- 
cices ,  &  une  autre  plus  convenable  à  l'inaétion. 
Celle-ci ,  laififant  aux  humeurs  un  cours  égal  &  uni- 
forme, doit  garantir  le  corps  des  altérations  de  l'air; 
l'autre  ,  le  faifant  paflTer  fans  ceffe  de  l'agitation  au 
repos ,  &  de  la  chaleur  aii  froid ,  doit  l'accoutumer 
aux  mêmes  altérations.  Il  fuit  de -là  que  les  gens 
cafaniers  &  fédentaires  doivent  s'habiller  chaudement 
en  tout  tems,  afin  de  fe  conferver  le  corps  dans  une 
température  uniforme ,  la  même  à-peu-près  dans  tou- 
tes les  faifons  &  à  toutes  les  heures  du  jour.  Ceux,  au 
contraire ,  qui  vont  &  viennent ,  au  vent ,  au  foleil ,  à 
la  pluie,  qui  agiflent  beaucoup,  &  paffent  la  plupart 
de  km  tems  fub  dio  t  doivent  être  toujours  vêtus  lé- 
gèrement ,  afin  de  s'habituer  à  toutes  les  viciiîitudes 
de  l'air,  &  à  tous  les  dégrés  de  température,  fans 
en  être  incomodes.  ]e  confeillerois  aux  uns  &  aux 
autres  de  ne  point  changer  d'habits  félon  les  faifons , 


bu   DE    L'EDUCATION.       ï^i 

&  ce  fera  la  pratique  confiante  de  mon  Emile ,  en 
quoi  je  n'entends  pas  qu'il  porte  l'été  fes  habits  d'hi- 
ver,   comme  les  gens  fédentaires  >    mais  qu'il  porte 
J'hiver  Tes  habits  d'été  ^  comme  les  gens  laborieux. 
Ce  dernier  ufage  a  été  celui  da  Chevalier  Newton 
pendant  toute  fa  vie,  &  il  a  vécu  quatre-vingts  ans. 
Peu  ou  point  de  coêfFure  en  toute  faifon.     Les  an- 
ciens Egyptiens  avoient  toujours  la  tête  nue;  les  Per- 
fes  la  couvroient  de  groITes  tiares  ,   &  la  couvrent 
encore  de  gros  turbans ,  dont ,  félon  Chardin  j  l'air 
du  pays  leur  rend  l'ufage  nécelTaire.     J'ai  remarqué 
dans  un  autre  endroit  (17)  la  diftinclion  que  fit  Hé- 
rodote fur  un  champ  de  bataille  entre  les  crânes  des 
Perfcs  &  ceux  des  Egyptiens.  Comme  donc  il  impor- 
te que  les  os  de  la  tête  deviennent  plus  durs  ^  plus 
compactes ,.  moins  fragiles  &  moins   poreux  pour 
mieux  armer  le  cerveau  non  -  feulement  contre  les 
bleffures  ,  mais  contre  les  rhumes  ,  les  fluxions  ,  Ôc 
toutes  les  impreffions  de  l'air ,  accoutumez  vos  enfans 
à  demeurer  été  &  hiver,  jour  &  nuit,  toujours  tête 
nue.  Que  (1  pour  la  propreté  &  pour  tenir  leurs  che- 
veux en  ordre,  vous  leur  voulez  donner  une  coefFure 
durant  la  nuit ,  que  ce  foit  un  bonnet  mince  à  claire 
voie  ,  &  femblable  au  rezeau  dans  lequel  les  Bafques 
enveloppent  leurs  cheveux.    Je  fais  bien  que  la  plu- 
part des  mères  ^  plus  frappées  de  l'obfervation  de 
Chardin  que  de  mes  raifons ,  croiront  trouver  par* 
tout  l'air  de  Perfc;  mais  moi  je  n'ai  pas  choiO  mon 
Elevé  Européen  pour  en  faire  un  Afiatique. 
.  En  général,  on  habille  trop  les  enfans  &  fur- tout 
durant  le  premier  âge.    Jl  faudroit  plutôt  les  endurcir 
au  froid  qu'au  chaud  ;  le  grand  froid  ne  les  incomodc 
jamais  quand  on  les  y  lailfe  expofés  de  bonne  heure .' 

mais 


.C17)  Lettre  à  M,  d'Alcrabert  fur  les  Spe<fbclcs.  page  joo, 
première  Edition, 

Toms  /;  h 


i6t  EMILE, 

mais  le  tifTu  de  leur  peau,  trop  tendre  &  trop  lâche 
encore  ,  laiffanc  un  trop  libre  paflage  à  la  tranfpira- 
tion ,  les  livre  par  l'extrême  chaleur  à  un  épuifement 
inévitable.  Auiîi  remarque-t-on  qu'il  en  meurt  plus 
dans  le  mois  d'Août  que  dans  aucun  autre  mois. 
D'ailleurs  ,  il  paroît  confiant ,  par  la  comparaifon 
des  Peuples  du  Nord  &  de  ceux  du  Midi ,  qu'on  fe 
rend  plus  robude  en  fupportant  l'excès  du  froid  que 
l'excès  de  la  chaleur  ;  mais  à  mefure  que  l'enfant 
grandit,  &  que  fes  fibres  fe  fortifient,  accoutumez- 
le  peu -à -peu  à  braver  les  rayons  du  foleil  ;  en  allant 
par  dégrés  vous  l'endurciriez  fans  danger  aux  ardeurs 
de  la  Zone  torride. 

Locke ,  au  milieu  des  préceptes  mâles  &  fenfes 
qu'il  nous  donne  ,  retombe  dans  des  contradictions 
qu'on  n'attendroit  pas  d'un  raifonneur  aulîi  exa6l.  Ce 
même  homme  qui  veut  que  les  enfans  fe  baignent  l'é- 
té dans  l'eau  glacée  ,  ne  veut  pas ,  quand  ils  font 
échauffés ,  qu'ils  boivent  frais  ni  qu'ils  fe  couchent 
par  terre  dans  des  endroits  humides  (i8).  Mais 
puifqu'il  veut  que  les  fouliers  des  enfans  prennent 
l'eau  dans  tous  les  tems  ,  la  prendront -ils  moins 
quand  l'enfant  aura  chaud ,  &  ne  peut-on  pas  lui  fai- 
re du  corps  par  rapport  aux  pieds  les  mêmes  induc- 
tions qu'il  fait  des  pieds  par  rapport  aux  mains  ,  & 
du  corps  par  rapport  au  vifage  ?  Si  vous  voulez,  lui 
dirois-je,  que  l'homme  foit  tout  vifage,  pourquoi  me 
blâmez -vous  de  vouloir  qu'il  foit  tout  pieds? 

Pour  empêcher  les  enfans  de  boire  quand  ils  ont 
chaud ,  il  prefcrit  de  les  accoutumer  à  manger  préa- 

lable- 


(i8)  Comme  fi  les  petits  Payfans  choififToient  la  terre  bien 
féchc  pour  s'y  tilTéoir  ou  pour  s'y  coucher  ,  6i  qu'on  eût  ja- 
mais oui  dire  que  l'humidité  de  la  terre  eût  fait  du  mal  à  pas  un 
d'eux?  A  écouter  là-deffiis  les  Médecins,  on  croiroit  les  Sau- 
vages tout  perclus  de  ihumatirmes. 


ou   DE   L'E.DU  CATION.       163 

iab'/ement  un  morceau  de  pain  avant  que  de  boire. 
Cela  efl:  bien  étrange ,  que  quand  l'enfant  a  foif ,  il 
faille  lui  donner  à  manger  ;  j  aimerois  mieux ,  quand 
il  a  faim ,  lui  donner  à  boire.  Jamais  on  ne  me  per- 
fuadera  que  nos  premiers  appétits  foient  fi  déréglés, 
qu'on  ne  puifTe  les  fatisfaire  fans  nous  expofer  à  pé- 
rir. Si  cela  étoit ,  le  genre  humain  fe  fût  cent  fois 
détruit  avant  qu'on  eût  appris  ce  qu'il  faut  faire  pour 
le  conferver. 

Toutes  les  fois  qu'Emile  aura  fbif ,  je  veux  qu'on 
lui  donne  à  boire.     Je  veux  qu'on  lui  donne  de  l'eau 
pure  &  fans  aucune  préparation  ,   pas  même  de  la 
faire  dégourdir,  fût-il  tout  en  nage  ,  &  fut-  on  dans 
le  cœur  de  l'hiver.  Le  feul  foin  que  je  recommande, 
eft  de  dillingucr  la  qualité  des  eaux.   Si  c'efl:  de  l'eau 
de  rivière,  donnez -la  lui  fur -le -champ  telle  qu'elle 
fort  de  la  rivière.     Si  c'efl:  de  l'eau  de  fource,  il  la 
faut  laiiTer  quelque-  tems  à  l'air  avant  qu'il  la  boive. 
Dans  les  faifons  chaudes ,  les  rivières  font  chaudes  ; 
il  n'en  eft  pas  de  même  des  fources  ,   qui  n'ont  pas 
reçu  le  contaft  de  l'air.     Il  faut  attendre  qu'elles 
foient  à  la  température  de  l'athmorphere.     L'hiver , 
au  contraire  ,  l'eau  de  fource  ell  à  cet  égard  moins 
dangereufe  que  l'eau  de  rivière.     Mais  il  n'eft  ni  na- 
turel ni  fréquent  qu'on  fe  mette  l'hiver  en  fucur,  fur- 
tout  en  plein  air.    Car  l'air  froid,  frappant  inceuam- 
ment  fur  la  peau  ,  répercute  en  dedans  la  fucur ,  & 
empêche  les  pores  de  s'ouvrir  allez  pour  lui  donner 
un  palfage  libre.     Or  ,  je  ne  prétens  pas  qu'Emile 
s'exerce  S'hiver  au  coin  d'un  bon  feu  ,   mais  dehors 
en  pleine  campagne  au  milieu  des  glaces.     Tant  qu'il 
ne  s'échauffera  qu'à  faire  6l  lancer  des  balles  de  nei- 
ge, laifîuns-le  boire  quand  il  aura  foif,  qu'il  continue 
de  s'exercer  après  avoir  bû ,  &  n'en  craignons  aucun 
accident.     Qi-ie  fi  par  quelqu'autre  exercice  il  fe  met 
en  fueur,  &  qu'il  ait  foif;  qu'il  boive  froid,  même 
en  ce  tems-là.     Eaites  feulement  en  forte  de  k  mener 

L  i  au 


164  EMILE, 

au  loin  &  à  petits  pas  chercher  fon  eau.  Par  le  froid 
qu'on  fuppofe  ,  il  fera  fiffifamment  rafraîchi  en  arri- 
vant, pour  la  boire  fans  aucun  danger.  Sur -tout 
prenez  ces  précautions  fans  qu'il  s'en  apperçoive. 
j'aimerois  mieux  qu'il  fût  quelquefois  malade  que  fans 
celfe  attentif  à  fa  fanté. 

Il  faut  un  long  fommeil  aux  enfans,  parcequMls  font 
un  extrême  exercice.  L'un  fert  de  corre6lif  à  l'autre; 
auffi  voit- on  qu'ils  ont  befoin  de  tous  deux.    Le  tems 
du  repos  efl:  celui  de  la  nuit,  il  eft  marqué  par  la  na- 
ture.    C'efl:  une  obfervation  conftante  que  le  fom- 
meil eft  plus  tranquille  &  plus  doux  tandis  que  le  fo- 
leil  eft  fous  l'horizon  ;   &  que  l'air  échauffé  de  fes 
rayons  ne  maintient  pas  nos  fens  dans  un  fi  grand 
ealme.     Ainfi  l'habitude  la  plus  falutaire  eft  certaine- 
ment de  fe  lever  &  de  fe  coucher  avec  le  foleil.  D'où 
il  fuit  que  dans  nos  climats  l'homme  &  tous  les  ani- 
maux ont  en  général  befoin  de  dormir  plus  longtems 
l'hiver  que  Tété.  Mais  la  vie  civile  n'eftpas  afTez  fim- 
ple ,  affez  naturelle ,   allez  exempte  de  révolutions , 
d'accidens ,  pour  qu'on  doive  accoutumer  l'homme  à 
cette  uniformité,  au  point  delà  lui  rendre  néceffaire. 
Sans  doute  il  faut  s'aflujettir  aux  règles  ;  mais  la  pre- 
mière eft  de  pouvoir  les  enfreindre  fans  rifque, quand 
îanéceftité  le  veut.  N'allez  donc  pas  amollir  indifcré- 
tement  votre  Elevé  dans  la  continuité  d'un  paifible 
fommeil,  qui  ne  foit  jamais  interrompu.    Livrez- le 
d'abord  fans  gêne  à  la  loi  de  la  nature ,   mais  n'ou- 
bliez pas  que  parmi  nous  il  doit  être  au-defllis  de  cet- 
te loi  ;   qa'il  doit  pouvoir  fe  coucher  tard,  fe  lever 
rnatin ,  être  éveillé  brufquement,  paffer  les  nuits  de- 
bout    ftins  en  être  incomodé.     En  s'y  prenant  aflez 
tôt    en  allant  toujours  doucement  &  par  dégrés ,  on 
forme  le  tempérament  aux  mêmes  chofes  qui  le  dé* 
truifent ,  quand  on  l'y  foumet  déjà  tout  formé. 

Il  importe  de  s'accoutumer  d'abord  à  être  malcou- 
dîé  5  c'eft  le  moyen  de  ne  plus  trouver  de  mauvais . 


otf  DE   L'EDUCATION.        î6: 

Ht.  En  général  ,  la  vie  dure ,  une  fois  tournée  en 
habitude  ,  multiplie  les  fenfations  agréables  :  la  vie 
molle  en  prépare  une  infinité  de  deplaifantes.  Les 
gens  élevés  trop  délicatement  ne  trouvent  plus  le 
fommeil  que  fur  le  duvet  ;  les  gens  accoutumés  à 
dormir  fur  des  planches  le  trouvent  par  -  tout  :  il  n'y 
a  point  de  lit  dur  pour  qui  s'endort  en  fe  couchant. 

Un  lit  mollet,  où  l'on  s'enfevelit  dans  la  plume  ou 
dans  l'édredon ,  fond  &  diflbut  le  corps ,  pour  ainfi 
dire.  Les  reins  enveloppés  trop  chaudement  s'é- 
chauffent. De- là  réfultent  fouvent  la  pierre  ou  d'au- 
tres incomodités  ,  &  infailliblement  une  complexioa 
délicate  qui  les  nourrit  toutes. 

Le  meilleur  lit  eft  celui  qui  procure  un  meilleur 
fommeil.  Voilà  celui  que  nous  nous  préparons  Emi- 
le &  moi  pendant  la  journée.  Nous  n'avons  pas  be- 
foin  qu'on  nous  amené  des  efclaves  de  Perfe  pour 
faire  nos  lits;  en  labourant  la  terre  nous  remuons  nos 
matelats. 

Je  fais  par  expérience  que  quand  un  enfant  eft  en 
fanté  l'on  eft  maître  de  le  faire  dormir  &  veiller  pref- 
qu'à  volonté.  Quand  l'enfant  eft  couché  ,  &  que 
de  fon  babil  il  ennuie  fa  bonne,  elle  lui  dit,  durmez; 
c'eft  comme  (i  elle  lui  difoit ,  portez-vous  bien ,  quand 
il  eft  malade.  Le  vrai  moyen  de  le  faire  dormir  eft 
de  l'ennuyer  lui-même.  Parlez  tant,  qu'il  foit  for- 
cé de  fe  taire,  &  bientôt  il  dormira  :  les  fermons 
font  toujours  bons  à  quelque  chofe  ;  autant  vaut 
le  prêcher  que  le  bercer  :  mais  fi  vous  employez  le 
jbir  ce  narcotique  ,  gardez-  vous  de  l'employer  le 
jour. 

J'éveillerai  quelquefois  Emile ,  moins  de  peur  qu'il 
ne  prenne  l'habitude  de  dormir  trop  long-tems,  que 
pour  l'accoutumer  à  tout ,  même  à  être  éveillé,  mê- 
me à  être  éveillé  brufquement.  Au  furplus  j'aurois 
bien  peu  de  talent  pour  mon  emploi ,  li  je  ne  favois 
pas  le  forcera  iéveilk;  de  lui-même,  vS;  à  ic  lever, 

L  3  pouï 


m  EMILE, 

pour  ainfi  dire  ,  à  ma  volonté  ,  fans  que  je  lui  difè 
un  feu!  mot. 

S'il  ne  dort  pas  aflez,  je  lui  laifle  entrevoir  pour 
le  lendemain  une  matinée  ennuyeufe  ,  &  lui  -  même 
regardera  comme  autant  de  gagné  tout  ce  qu'il  pour-? 
ra  lailTer  au  fommeil  :  s'il  dort  trop ,  je  lui  montre  à 
fon  réveil  un  amufement  de  Ton  goût.  Veux-je  qu'il 
s'éveille  à  point  nommé  ,  je  lui  dis  ;  demain  à  fix 
heures  on  part  pour  la  pêche,  on  fe  va  promener  à 
tel  endroit,  voulez-vous  en  être  ?  il  confent,  il  me 
prie  de  l'éveiller  ;  je  promets ,  ou  je  ne  promets 
point,  félon  le  befoin:  s'il  s'éveille  trop  tard  ,  il  me 
trouve  parti.  Il  y  aura  du  malheur  fi  bientôt  il  n'ap- 
prend à  s'éveiller  de  lui-même. 

Aurefte,  s'il  arrivoit ,  ce  qui  eftrare,  que  quel- 
qu'enfant  indolent  eût  du  penchant  à  croupir  dans  la 
pareflè  ,  il  ne  faut  point  le  livrer  à  ce  penchant , 
dans  lequel  il  s'engourdiroit  tout-à-fait ,  mais  lui  ad- 
miniftrer  quelque  flimulant  qui  féveille.  On  conçoit 
bien  qu'il  n'efl  pas  quelbon  de  le  faire  agir  par  force , 
mais  de  l'émouvoir  par  quelque  appétit ,  qui  l'y  por- 
Xt,  &  cet  appétit ,  pris  avec  choix  dans  Tordre  de 
ia  nature,  nous  mené  à  la  fois  à  deux  tins. 

Je  n'imagine  rien  dont,  avec  un  peu  d'adrefle,  on 
îie  pût  infpirer  le  goût,  même  la  fureur  aux  enfans , 
fans  vanité ,  fans  émulation ,  fans  jaloufie.  Leur  vi- 
vacité ,  leur  efprit  imitateur  fuffifent  ;  fur  -  tout  leur 
gaité  naturelle,  inftrument  dont  la  prife  eft  fûre,  & 
dont  jamais  précepteur  ne  fut  s'avifer.  ]3ans  tous  les. 
jeux  où  ils  font  bien  perfuadés  que  ce  n'eil  que  jeu , 
ils  fouffrent  fans  fe  plaindre  ,  &  même  en  riant ,  ce 
qu'ils  ne  fouffriroient  jamais  autrement ,  fans  verfer 
4es  torrens  de  larmes.  Les  longs  jeûnes ,  les  coups , 
la  brûlure,  les  fatigues  de  toute  efpece  font  les  amu-. 
femens  des  jeunes  fauvages  ;  preuve  que  la  douleur 
même  a  fon  allai  fonnement ,  qui  peut  en  ôter  l'amer- 
tume ;  mais  il  n'appartient  pas  à  tous  les  maîtres  de 

fayoji' 


ou   DE    L'EDUCATION.        167 

favoir  apprêter  ce  ragoût,  ni  peut-être  à  tous  les  dis- 
ciples de  le  favourer  fans  grimace.  Me  voilà  de  nou- 
veau ,  fi  je  n'y  prends  garde ,  égaré  dans  les  excep- 
tions. 

Ce  qui  n'en  fouffre  point  efî:  cependant  l'aflbjettif- 
fement  de  l'homme  à  la  douleur ,  aux  maux  de  Ton  ef- 
pece,  aux  accidens,  aux  périls  de  la  vie,  enfin  à  I3 
mort  ;  plus  on  le  familiarifera  avec  toutes  ces  idées  , 
plus  on  le  guérira  de  l'importune  fenfibilité  qui  ajoute 
au  mal  l'impatience  de  l'endurer  ;  plus  on  l'apprivoi- 
fera  avec  les  fouffrances  qui  peuvent  l'atteindre,  plus 
on  leur  ôtera  ,    comme  eût  dit  Montagne ,  la  poin- 
ture de  l'étrangeté ,  &  plus  aufli  l'on  rendra  fon  ame 
invulnérable  &  dure  ;  fon  corps  fera  la  cuiraffe  qui 
rebouchera  tous  les  traits  dont  il  ponrroit  être  atteint 
au  vif.     Les  approches  mêmes  de  la  mort  n'étant 
point  la  mort,  à  peine  la  fentira-t-il  comme  telle;  il 
ne  mourra  pas ,   poLW*  ainfi  dire  :   il  fera  vivant  ou 
mort;  rien  de  plus.     C'eftde  lui  que  le  même  Mon- 
tagne eût  pu  dire  comme  il  a  dit  d'un  Roi  de  Maroc, 
que  nul  homme  n'a  vécu  fi  avant  dans  la  mort.    La 
confiance  &  la  fermeté  font,  ainfi  que  les  autres  ver- 
tus ,  des  apprentifîages  de  l'enfance  :  mais  ce  n'efi: 
pas  en  apprenant  leurs  noms  aux  enfans  qu'on   les 
leur  enfeigne  ,  c'eft  en  les  leur  faifànt  goûter  fans 
qu'ils  fâchent  ce  que  c'eft. 

Mais  à-propos  de  mourir,  comment  nous  condui- 
rons-^nous  avec  notre  Elevé,  relativement  au  danger 
de  la  petite  vérole  ?  la  lui  ferons -nous  inoculer  en 
bas  âge ,  ou  li  nous  attendrons  qu'il  la  prenne  natu- 
rellement ?  le  premier  parti ,  plus  conforme  à  notre 
pratique ,  garantit  du  péril  l'âge  où  la  vie  eft  la  plus 
précieufe,  au  rifque  de  celui  où  elle  feft  le  moins;  fi 
toutefois  on  peut  donner  le  nom  de  rifque  à  l'inocula- 
tion bien  adminiftrée. 

Mais  le  fécond  eft  plus  dans  nos  principes  géné- 
raux ,  de  laiiler  faire  en  tout  la  nature ,   dans  les 

L  4  foins 


îM  EMILE, 

foins  qu'elle  aime  à  prendre  Foule  ,  &  qu'elle  aban-v 
donne  auffi  •  tôt  que  l'homme  veut  s'en  méler^ 
L'Homme  de  la  nature  eft  toujours  préparé:  laifTons^ 
le  inoculer  par  le  maître  :  il  choifira,  mieux  le  mo-, 
ment  que  nous. 

N'allez  pas  de -là  conclure  que  je  blâme  l'inocula- 
tion :  cai-  le  raifonnement  fur  lequel  j'en  exemptq 
^lon  Elevé  iroit  très-mal  aux  vôtres.  Votre  éduca- 
tion les  prépare  à  ne  point  échapper  à  la  petite  véro-^ 
le  au  moment  qu'ils  en  feront  attaqués  :  fi  vous  la 
lailTez  venir  au  hafard,  il  et!:  probable  qu'ils  en  péri- 
ront. Je  vois  que  dans  les  difFérens  pays  on  réfiiîe 
d'autant  plus  à  l'inoculation  qu'elle  y  devient  plus  né-^ 
ceflaire  ,  &  la  raifon  de  cela  fe  fent  aifément.  A 
peine  auffi  daignerai -je  traiter  cette  queilion  pour 
mon  Emile.  11  fera  inoculé,  ou  il  ne  le  fera  pas, 
félon  les  tems ,  les  lieux ,  les  circonll:ance.s  :  cela  eft; 
prefque  indifférent  pour  lui.  Si*on  lui  donne  la  petite 
vérole  ,  on  aura  l'avantage  de  prévoir  (k  connoître 
fon  mal  d'avance  ;  c'efl  quelque  chofe  ;  mais  s'il  la 
prend  naturellement,  nous  l'aurons  préfervé  du  Mé- 
decin ;  c'eft  encore  plus. 

Une  éducation  exclufive  ,  qui  tend  feulement  à 
didinguer  du  peuple  ceux  qui  l'ont  reçue  ,  préfère 
iLOujoufs  le4  inilru^lions  les  plus  çoûteulès  aux  plus 
communes ,  &  par  cela  même  aux  plus  utiles.  Ainl|. 
ks  jeunes  gens  élevés  avec  foin  apprennent  tous  à 
monter  à  cheval ,  parcequ'il  en  coûte  beaucoup  pour; 
cela  ;  mais  prefqu'aucun  d'eux  n'apprend  à  nager, 
parcequ'il  n'en  coûte  ïien ,  &  qu'un  Arti(àn  peut  fa- 
voir  nager  auffi  bien  que  qui  que  ce  fait,  Cepen- 
dant ,  iàns  avoir  fait  fon  académie ,  un  voyageur 
monte  à  cheval ,  s'y  tient  &  s'en  fert  aflèz  pour  le 
befoin  ;  mais  dans  l'eau  fi  l'on  ne  nage  on  fe  noyé, 
&  l'on  ne  nage  point  fans  l'avoir  appris.  Enfin ,  l'oi) 
n'eu,  pas  obligé  de  monter  à  cheval  fous  peine  de  la 
*ie,  au  lieu  que  nul  n'ell  fur  d'éviter  un  danger  au* 

quel 


otr   DE  L'EDUCATION.        lô^ 

quel  on  eft  fi  fouvent  expofé.  Emile  fera  dans  l'eau 
comme  fur  la  terre ,•  que  ne  peut- il  vivre  dans  tous 
les  élémens  !  Si  Ton  pouvoit  apprendre  à  voler  dans 
les  airs,  j'en  ferois  un  aigle;  j'en  ferois  une  falaman- 
dre,  fi  l'on  pouvoit  s'endurcir  au  feu. 

On  craint  qu'un  enfant  ne  fe  noyé  en  apprenant  à 
nager  j  qu'il  fe  noyé  en  apprenant  ou  pour  n'avoir  pas 
appris  ,  ce  fera  toujours  votre  faute.  C'eft  la  feule 
vanité  qui  nous  rend  téméraires  ;  on  ne  l'efl:  point 
quand  on  n'efl:  vu  de  perfonne  :  Emile  ne  le  feroic 
pas  quand  il  feroit  vu  de  tout  l'Univers.  Comme 
l'exercice  ne  dépend  pas  du  nfque ,  dans  un  canal  du 
parc  de  fon  père  il  apprendroit  à  traverfer  l'Hellef- 
pont  ;  mais  il  faut  s'apprivoifer  au  rifque  même, 
pour  apprendre  à  ne  s'en  pas  troubler  ;  c'eft  une 
partie  eflcnciellc  de  l'apprentifTage  dont  je  parlois 
tout-à-l'heure.  Au  relie,  attentif  à  mefurer  le  dan- 
ger à  fes  forces  ,  &  de  le  partager  toujours  avec  lui , 
je  n'aurai  guère  d'imprudence  à  craindre ,  quand  je 
réglerai  le  foin  de  fa  confervation  fur  celui  que  je  doi^ 
à  la  mienne..  . 

Un  enfant  efi:  moins  grand  qu'un  homme  ;  il  n'a 
ni  fa  force  ni  fa  raifon  ;  mais  il  voit  &  entend  aufli- 
bien  que  lui,  ou  à  très -peu  prés;  il  a  le  goût  aulli 
fenfible  quoiqu'il  l'ait  moins  délicat  ,  &  diftingue 
aulfi-bicn  les  odeurs  quoiqu'il  n'y  mette  pas  la  même 
iènfualité.  Les  premières  facultés  qui  fe  forment  âc 
fe  perfectionnent  en  nous  font  les  fens.  Ce  font  donc 
Us  premières  qu'il  faudroit  cultiver;  ce  font  les  feu- 
les qu'on  oublie ,  ou  celles  qu'on  néglige  le  plus. 

Exercer  les  fcns  n'ell  pas  f^julemcnt  en  faire  ufage, 
ç'eft  apprendre  à  bien  juger  par  eux  ,  c'eft:  appren- 
dre ,  pour  ainfi  dire  ,  à  iéntir;  car  nous  ne  favons 
ni  toucher,  ni  voir,  ni  entendre  que  comme  nous 
Hvons  appris. 

11  y  a  un  exercice  purement  naturel  &  mécani- 
que, qui  ferc  à  rendre  le  corps  robullc  ,  fans  donneu. 

L  5  aucune 


170  EMILE, 

aucune  prlfe  au  jugement:  nager,  courir,  fauter, 
fouetter  un  fabot ,  lancer  des  pierres  ;  tout  cela  eft 
fort  bien  :  mais  n'avons  -  nous  que  des  bras  &  des 
jambes?  N'avons-nous  pas  auffi  des  yeux,  des  oreil- 
les ,  ôi  ces  organes  font -ils  fuperflus  à  l'ufage  des 
premiers  ?  N'exercez  donc  pas  feulement  les  forces , 
exercez  tous  les  fens  qui  les  dirigent  ,  tirez  de  cha- 
cun d'eux  tout  le  parti  poflible ,  puis  vérifiez  l'im- 
preflfion  de  l'un  par  l'autre.  Mcfurez  ,  comptez , 
pefez  ,  comparez.  N'employez  la  force  qu'après 
avoir  eftimé  la  réfiflance  :  faites  toujours  en  forte  que 
l'eftimation  de  l'effet  précède  l'ulage  des  moyens. 
Intéreffez  l'enfant  à  ne  jamais  faire  d'efforts  infuffî- 
fàns  ou  fuperflus.  Si  vous  faccoucumez  à  prévoir 
ainfi  l'effet  de  tous  fes  mouvemens ,  &  à  redrcfTer  fes 
erreurs  par  l'expérience,  n'eft-il  pas  clair  que  plus  il 
agira,  plus  il  deviendra  judicieux? 

S'agit'il  d'ébranler  une  maffe?  s'il  prend  un  levier 
trop  long  il  dépenfera  trop  de  mouvement ,  s'il  le 
prend  trop  court  il  n'aura  pas  affez  de  force:  l'expé- 
rience lui  peut  apprendre  à  choifir  précifément  le  bâ- 
ton qu'il  lui  faut.  Cette  fageife  n'eft  donc  pas  au- 
deflus  de  fon  âge.  S'agit -il  déporter  un  fardeau? 
s'il  veut  le  prendre  aulTi  pefant  qu'il  peut  le  porter  , 
&  n'en  point  eflàyer  qu'il  ne  foule ve,  ne  fera-t-il  pas 
forcé  d'en  ellimer  le  poids  à  la  vue?  Sait -il  compa- 
rer des  maffes  de  même  matière  &  de  différentes 
groffeurs?  Qu'il  choililTe  entre  des  maffes  de  même 
groffeur  &  de  différentes  matières  ;  il  faudra  bien 
qu'il  s'applique  à  comparer  leurs  poids  fpécifiques. 
]'ai  vu  un  jeune  homme  ,  très  -  bien  élevé ,  qui  ne 
voulut  croire  qu'après  l'épreuve,  qu'un  feau  plein  de 
gros  coupeaux  de  bois  de  chêne  fût  moins  pefant  que 
k  même  feau  rempli  d'eau. 

Nous  ne  fommes  pas  également  maîtres  de  l'uPage 
de  tous  nos  fens.  Il  y  en  a  un  ,  favoir  le  touclaer , 
dont  faétion  n'eft  jamais  fufpcndue  durant  la  veille; 

il 


ou   DE   L'EDUCATION.        171 

il  a  été  répandu  fur  la  furface  entière  de  notre  corps , 
comme  une  garde  continuelle  ,  pour  nous  avertir  de 
tout  ce  qui  peut  l'ofFenfcr,    Cefl:  auffi  celui  dont, 
bon  gré  malgré ,  nous  acquérons  le  plutôt  l'expérien- 
ce par  cet  exercice  continuel  ,  &  auquel  par  confé- 
quent  nous  avons  moins  befoin  de  donner  une  culture 
particulière.  Cependant  nous  obfervons  que  les  aveu- 
gles ont  le  laft  plus  fur  &  plus  fin  que  nous  ;  parce- 
que  j  n'étant  pas  guidés  par  la  vue  ,  ils  font  forcés 
d'apprendre  à  tirer  uniquement  du  premier  fens  les 
jugemens  que  nous  fournit  l'autre.   Pourquoi  donc  ne 
nous  exerce- 1- on  pas  à  marcher  comme  eux  dans 
i'obfcurité,  à  connoître  les  corps  que  nous  pouvons 
atteindre  ,  à  juger  des  objets  qui  nous  environnent , 
à  faire  ,   en  un  mot,  de  nuit  &  fans  lumière,  tout 
ce  qu'ils  font  de  jour  &  fans  yeux  ?    Tant  que  le  fo- 
leil  luit ,  nous  avons  fur  eux  l'avantage  ;  dans  les  té- 
nèbres ils  font  nos  guides  à  leur  tour.    Nous  fommes 
aveugles  b  moitié  de  la  vie  ;  avec  la  différence  que 
les  vrais  aveugles  favent  toujours  fe  conduire ,   & 
que  nous  n'ofons  faire  un  pas  au  cœur  de  la  nuit.  On 
a  de  la  lumière,  me  dira -t- on:  Eh  quoi!  toujours 
des  machines  !    Qui  vous  repond  qu'elles  vous  fui- 
vront  par -tout  au  befoin?  Pour  moi,  j'aime  mieux 
qu'Emile  ait  dt^s  yeux  au  bout  de  fes  doigts  ,   que 
dans  la  boutique  d'un  Chandelier. 

Etes -vous  enfermé  dans  un  édifice  au  milieu  de  la 
nuit,  frappez  des  mains;  vous  appercevrez  au  ré- 
fonnemenc  du  lieu,  fl  l'efpace  ed  grand  ou  petit ,  fi 
vous  êtes  au  milieu  ou  dans  un  coin.  A  demi  -  pied 
d'un  mur ,  l'air  moins  ambiant  &  plus  rélîéchi  vous 
porte  une  autre  fcnfation  au  vifage.  Reliez  en  pla- 
ce, &  tournez-vous  fucctffivement  de  tous  les  côtes; 
s'il  y  a  une  perte  ouverte ,  un  Icgcr  courant  d'air 
vous  l'indiquera.  Etes- vous  dans  un  bateau,  vous 
connoîtrez ,  à  la  manière  dont  l'air  vous  frappera  le 
vifage,  non  -  feulement  en  quel  fens  vous  allez,  mais 

a 


%f%  B       M     I     L     E, 

fi  le  fil  de  la  rivière  vous  entraîne  lentemenr  ou  vîte. 
Ces  obfervations  &  mille  autres  femblables  ,  ne  peu- 
vent bien  fe  faire  que  de  nuit;  quelque  attention  que 
nous  voulions  leur  donner  en  plein  jour ,  nous  ferons 
aidés  ou  diftraits  pair  la  vue,  elles  nous  échapperont. 
Cependant  il  n'y  a  encore  ici  ni  mains ,  ni  bâton  ; 
que  de  connoifTances  oculaires  on  peut  acquérir  paç 
le  toucher ,  même  fans  rien  toucher  du  tout  l 

Beaucoup  de  jeux  de  nuit.  Cet  avis  ell  plus  im- 
portant qu'il  ne  fen^ble.  \a  nuit  effraye  naturelle- 
ment les  hommes,  &  quelquefois  les  animaux  (19 j. 
La  raifon ,  les  connoiiTances ,  l'efprit ,  le  courage  dé- 
livrent peu  de  gens  de  ce  tribut.  J'ai  vu  des  raifon- 
neurs,  des  efprits- forts,  des  Philofophes ,  des  Mili- 
taires intrépides  en  plein  jour  ,  trembler  la  nuit , 
comme  des  femmes  ,  au  bruit  d'une  feuille  d'arbre. 
On  attribue  cet  eÇroi  aux  contes  des  nourrices,  on 
fe  trompe  ;  il  y  a  une  caufe  naturelle.  Quelle  efk 
cette  caufe?  La  même  qui  rend  les  fourds  defians  (S; 
le  peuple  fuperllitieux ,  l'ignorance  des  choies  qui 
nous  environnent  &  de  ce  qui  fe  paffe  autour  de 
nous  (20).    Accoutumé  d'apperceyoir  de  loin  le$ 

çbjets. 


(19)  Cet  effroi  devient  très  -  manifefle  dans  les  grandes 
éclipfes  de  foleil. 

(20)  En  voici  encore  une  autre  caufe  bien  expliquée  par  un 
Philofophe  dont  je  cite  fouvent  le  Livre  ,  &  dont  les  grandt^ 
vues  m'inflruifent  encore  plus  Touvent. 

„  Lorfque  par  des  circôntlancés  particulières  nous  nepou- 
„  vons  avoir  une  idée  jufte  de  la  dillance,  &  que  nous  ne  pou- 
„  vons  juger  des  objets  que  par  la  grandeur  de  l'angle ,  oj 
„  plutôt  de  l'image  qu'ils  forment  dans  nos  yeux,  nous  nous 
„  trompons  alors  nécelTairement  fur  la  grandeur  de  ces  objets; 
„  tout  le  monde  a  éprouvé  qu'en  voyageant  la  nuit,  on  prend 
„  un  buiflbn  dont  on  elt  près  pour  un  grand  arbre  donc  On  eH 
„  loin  ,  ou  bien  on  prend  un  grand  ;irbre  éloigné  pour  un 
„  buiifon  qui  elt  voifin  ;  de  même  fi  on  ne  connoît  pas  les 
„  objets  par  leur  forme ,  &  qu'on  ne  puiffe  avoir  par  ce 
j,  moyçn  aucune  idée  de  didance,  on  fe  troDipeia  encote  né- 
'  '  VI  cef- 


otT    DE   L'EDUCATION.      173 

objets  ,  &  de  prévoir  leurs  impreflions  d'avance, 
comment,  ne  voyant  plus  rien  de  ce  qui  m'entoure, 

n'y 


„  cefTairement  ;  une  mouche  qui  paflera  avec  rapidité  à  quel- 
j,  ques  pouces  de  diflartce  de  nos  yeux,  nous  paroîtra  dans  Ce 
„  cas  être  un  oifeau  qui  en  fcroit  à  une  très -grande  diftan- 
,,  ce;  un  cheval  qui  feroit  fans  mouvement  dans  le  milieu 
„  d'une  campagne  &  qui  feroit  dans  une  attitude  femblable, 
,î  par  exemple,  à  celle  d'un  mouton  ,  ne  nous  paroîtra  plus 
3i  qu'un  gros  mouton ,  tant  que  nous  ne  reconnoîtrons  pas 
5,  que  c'ell  un  cheval  ;  mais  dès  que  nous  l'aurons  reconnu , 
„  il  nous  paroîtra  dans  linltant  gros  comme  un  cheval  ,  & 
„  nous  reftifierons  fur-le-champ  notre  premier  jugement. 

„  Toutes  les  fois  qu'on  fe  trouvera  dans  la  nuit  dans  deâ; 

„  lieux  inconnus  où  l'on  ne  pourra  juger  de  la  diftance,  & 

„  où  l'on  ne  pourra  reconnoître  la  forme  des  chofes  à  caufe 

„  de  l'obfcurité  ,   on  fera  en  danger  de  tomber  à  tout  inflane. 

„  dans  l'errtur  au  fujet  des  jugemens  que  l'on  fera  fur  les  ob- 

„  jets  qui  fe  préfenteront  ;  c'ell  delà  que  vient  la  frayeur  &' 

„  l'efpece  de  crainte  intérieure  que  l'obfcurité  de  la  nuit  fuie 

,»  fentir  à  prefque  tous  les  hommes;  c'eft  fur  cela  qu'eit  fon-. 

M  dée   l'apparence  des  fpeftres  &  des  fi^iures  gigantefques  & 

„  épouvantables  que  tant  de  gens  difent  avoir  vues;  on  leur' 

,)  répond  communément  que  ces  figures  étoierit  dans  leur  imà- 

t,  gînation  ;    cependant  elles  pouvoient  être  réellement  dans 

♦V  leurs  yeux ,  &  il  eïï  très-poflible  qu'ils  aient  en  effet  vu  ce 

ï,  qu'ils  difent  avoir  vu  :    car  il  doit  arriver  néccilairement 

u  toutes  les  fois  qu'on  ne  pourra  juger  dun  objet  que  par 

„  l'angle  qu'il  forme  dans  l'œil,  que  cet  objet  inconnu  groflîra 

»,  &  grandira,  à  mefure  qu'on  en  fera  plus  voifin  ,  &  que  s'il 

t,  a  d'abord  paru  uu  fpedateur  qui  ne  peut  connoitre  ce  qu'il 

),  voit,  ni  juger  à  quelle  dillance  il  le  voit,  que  s'il  a  paru, 

»,  dis-jc,    d'abord  de  la  hauteur  de  quelques  pieds  lorfqu'il 

5,  étoit  à  la  ilillance  de  vingt  ou  trente  pas ,  il  doitparoître 

.,  haut  de  pluficurs  toifcs  lorfqu'il  n'en  fera  plus  éloigné  que 

,,  de  quelques  pieds  ,   ce  qui  doit  en  effet  l'étonner  &  l'ef- 

I,  frayer,  jufqu'à  ce  qu'enfin  il  vienne  à  toucher  l'objet  ou  à  le 

»,  reconnoître  ;    car  dans  l'inftant  même  qu'il  reconnoîtra  ce 

j,  que  c'efl,  cet  objet  qui  lui  paroiflbit  gigantefque,  diminue- 

»,  ra  tout-à-coup,  cNc  ne  lui  paroîtja  plus  avoir  que  fa  grandeur 

„  réelle;    mais  fi  l'on  fuit  ou  qu'on  n'ofe  approcher,  il  tû 

»,  certain  qu'on  n'aura  d'autre  idée  de  cet  objet  que  celle  de 

„  l'image  qu'il  formoit  dans  l'œil,  &  qu'on  aura  réellement  vu 

„  Une  ti^ure  giginicfquc  ou  épouvantable  par  la  grandeur  & 

„  par  la  forme.    Le  préjugé  des  fpedres  elt  doncTondé  dans 

»,  la 


174  E      MI      L      E> 

n*y  fuppoferois  -  je  pas  mille  êtres ,  mille  mouveméris 
qui  peuvent  me  nuire  ,  &  dont  il  m'eft  impoiîible  de 
me  garantir  ?  J'ai  beau  favoir  que  je  fuis  en  fureté 
dans  le  lieu  où  je  me  trouve  ;  je  ne  le  fais  jamais  auf- 
ii  bien  que  fi  je  le  voyois  aftuellement:  j'ai  donc  tou- 
jours un  fujet  de  crainte  que  je  n'avois  pas  en  plein 
jour.  Je  fais  ,  il  eft  vrai ,  qu'un  corps  étranger  ne 
peut  guère  agir  fur  le  mien ,  fans  s'annoncer  par  quel- 
que bruit  j  auffi,  combien  j'ai  fans  ceflè  l'oreille  aler- 
te !  Au  moindre  bruit  dont  je  ne  puis  difcerner  la 
caufe  ,  l'intérêt  de  ma  confervation  me  fait  d'abord 
fuppofer  tout  ce  qui  doit  le  plus  m'engager  à  me  te- 
nir fur  mes  gardes ,  &  par  conféquent  tout  ce  qui  effc 
le  plus  propre  à  m'effrayer. 

N'entends-je  abfolument  rien  ?  Je  ne  fais  pas  pour 
cela  tranquille  ;  car  enfin  fans  bruit  on  peut  encore 
me  furprendre.  Il  faut  que  je  fuppofe  les  chofes  tel- 
les qu'elles  étoient  auparavant,  telles  qu'elles  doivent 
encore  être  ,  que  je  voye  ce  que  je  ne  vois  pas. 
Ainfi  force  de  mettre  en  jeu  mon  imagination  ,  bien- 
tôt je  n'en  fuis  plus  maître ,   &  ce  que  j'ai  fait  pour 

me 


„  la  nature  ,  &  ces  apparences  ne  dépendent  pas ,  comme  le 
,,  croient  les  Philofophes.  uniquement  de  l'imagination.  Hiji, 
„  Nat.  T.  VI.  pag.  22.  m-12. 

J'ai  tâché  de  montrer  dans  le  texte  comment  il  en  dépend 
toujours  en  partie,  &  quant  à  la  caufe  expliquée  dans  ce  paf- 
fage ,  on  voit  que  l'habitude  de  marcher  la  nuit,  doit  nous 
apprendre  à  diftinguer  les  apparences  que  la  relTmblance  des 
formes  &  la  divcrfité  des  diilances  font  prendre  aux  objets  à 
nos  yeux  dans  l'obfcurité  :  car  lorfque  l'air  e(t  encore  aflez 
éclairé  jxîur  nous  laifTer  appercevoir  les  contours  des  objets, 
comme  il  y  a  plus  d'air  interpofé  dans  un  plus  grand  éloigne- 
ment,  nous  devons  toujours  voir  ces  contours  moins  marqués 
quand  l'objet  eft  plus  loin  de  nous,  ce  qui  fuffit  à  force  d'ha- 
bitude pour  nous  garantir  de  Terreur  qu'explique  ici  M.  de 
Buffon.  Quelque  explication  qu'on  préfère,  ma  méthode  eft 
donc  toujours  efficace  ,  ôc  c'eft  ce  que  l'expérience  confii'rœe 
parfaitemeot. 


ou   rE  r^'EDUCATION.        175 

fne  raflurer ,  ne  fert  qu'à  m'allarmer  davantage.  Si 
j'entends  du  bruit,  j'entends  des  voleurs  ;  fi  je  n'en- 
tends rien ,  je  vois  des  phantômes  :  la  vigilance  que 
m'infpire  le  foin  de  me  conferver  ne  me  donne  que 
fujets  de  crainte.  Tout  ce  qui  doit  me  raflurer  n'efl 
que  dans  ma  raifon  :  i'inflinèi  plus  fort  me  parle  tout 
autrement  qu'elle.  A  quoi  bon  penfer  qu'on  n'a  rien 
à  craindre,  puifqu'alors  on  n'a  rien  à  faire? 

La  caufe  du  mal  trouvée  indique  le  remède.  En 
toute  chofe  l'habitude  tue  l'imagination ,  il  n'y  a  que 
Jes  objets  nouveaux  qui  la  réveillent.  Dans  ceux  que 
l'on  voit  tous  les  jours ,  ce  n'efl  plus  l'imagination 
qui  agit,  c'eft  la  mémoire,  &  voilà  la  raifon  de  l'a- 
xiome ab  ajjuetis  non  fit  pajjio  ;  car  ce  n'efl  qu'au  feu 
de  l'imagination  que  ks  paffions  s'allument.  Ne  rai- 
fonnez  donc  pas  avec  celui  que  vous  voulez  guérir 
de  l'horreur  des  ténèbres  ;  menez -l'y  fouvent ,  & 
foyez  fur  que  tous  les  argumens  de  la  Philofophie  ne 
vaudront  pas  cet  ufage.  La  tête  ne  tourne  point  aux 
couvreurs  fur  les  toits,  &  l'on  ne  voit  plus  avoir 
peur  dans  l'obfcurité  quiconque  eft  accoutumé  d'y 
être. 

Voilà  donc  pour  nos  jeux  de  nuit  un  autre  avan- 
tage ajouté  au  premier  :  mais  pour  que  ces  jeux 
réuflîflent ,  je  n'y  puis  trop  recommander  la  gaité. 
Rien  n'eft  fi  trifte  que  les  ténèbres:  n'allez  pas  enfer- 
mer votre  enfant  dans  un  cachot.  Qu'il  rie  en  en- 
trant dans  l'obfcurité  ;  que  le  rire  le  reprenne  avant 
qu'il  en  forte  ;  que  ,  tandis  qu'il  y  eft  ,  l'idée  des 
amufemens  qu'il  quitte,  &  de  ceux  qu'il  va  retrou- 
ver ,  le  défende  des  imaginations  phantailiques  qui 
pourroient  l'y  venir  chercber. 

Il  efl  un  terme  de  la  vie  au  -  delà  duquel  on  rétro- 
grade en  avançant.  Je  fens  que  j'ai  pallé  ce  terme. 
Je  recommence,  pour  ainfi  dire  ,  une  autre  carrière. 
Le  vuide  de  fâge  mûr  ,  qui  s'efl  fait  fentir  à  moi , 
me  retrace  Je  deux  ttras  du  pitmier  lige.    Ln  vieil- 

liflan- 


17(5  E     M      r     L      E;      ^ 

lifTant  je  redeviens  enfant ,  &  je  me  rappelle  plus 
volontiers  ce  que  j'ai  fait  à  dix  ans ,  qu'à  trente. 
Leéleurs ,  pardonnez  -  moi  donc  de  tirer  quelquefois 
mes  exemples  de  moi -même;  car  pour  bien  faire  ce 
livre ,  il  faut  que  je  le  falTe  avec  plaifir. 

J'étois  à  la  campagne  en  penfion  ,  chez  un  Minif- 
tre  appelle  M.  Lambercier.  J'avois  pour  camarade 
un  Coufin  plus  riche  que  moi ,  &  qu'on  traitoit  en 
héritier  ,  tandis  qu'éloigné  de  mon  père,  je  n'étois 
qu'un  pauvre  orphelin.  Mon  grand  Goufin  Bernard 
étoit  fingulieremcnt  poltron,  fur-tout  la  nuit.  Je  me 
moquai  tant  de  fa  frayeur ,  que  M.  Lambercier ,  en- 
nuyé de  mes  vanteries,  voulut  mettre  mon  courage 
à  l'épreuve.  Un  foir  d'automne,  qu'il  faifoit  très- 
obfcur ,  il  me  donna  la  clef  du  Temple,  &  me  dit 
d'aller  chercher  dans  la  chaire  la  Bible  qu'on  y  avoit 
laiOee.  11  ajouta ,  pour  me  piquer  d'honneur ,  quel- 
ques mots  qui  me  mirent  dans  l'impuiffance  de  re- 
culer. 

Je  partis  fans  lumière  ;  fi  j'en  avois  eu ,  ç'auroiE 
peut-être  été  pis  encore.  Il  falloit  palier  par  le  cime- 
tière ;  je  le  traverfai  gaillardement  ;  car  tant  que  je 
me  fentois  en  plein  air ,  je  n'eus  jamais  de  frayeurs 
nofturnes. 

En  ouvrant  la  porte ,  j'entendis  à  la  voûte  un  cer- 
tain retentiflement  que  je  crus  refTembler  à  des  voix, 
&  qui  commença  d'ébranler  ma  fermeté  romaine. 
La  porte  ouverte  ,  je  voulus  entrer  :  mais  à  peine 
eus -je  fait  quelques  pas  ,  que  je  m'arrêtai.  En  ap- 
percevant  l'obfcurité  profonde  qui  régnoit  dans  ce 
vafte  lieu ,  je  fus  faifi  d'une  terreur  qui  me  fit  drelTer 
les  cheveux  ;  je  rétrograde  ,  je  fors ,  je  me  mets  à 
fuir  tout  tremblant,  je  trouvai  dans  la  cour  un  petit 
chien  nommé  Sultan  ,  dont  les  careflTes  me  rafllire- 
rent.  Honteux  de  ma  frayeur,  je  revins  fur  mes 
pas,  tâchant  pourtant  d'emmener  avec  moi  Sultan^ 
^ui  ne  voulut  pas  me  fuivre.    Je  franchis  brufque- 

ment 


o  tj  D  E   L'E  D  U  C  A  T  I  O  N.       17^ 

ment  la  porte,  j'entre  dans  l'Eglife.  A  peine  y  fus- 
je  rentré  ,  que  Ja  frayeur  me  reprit ,  mais  Ci  forte- 
ment, que  je  perdis  la  tête  ;  ck  quoique  la  chaire  fût 
il  droite,  &  que  je  le  fufle  très -bien,  ayant  tourné 
fans  m'en  appercevoir  ,  je  la  cherchai  longtems  à 
gauche ,  je  m'embarrafTài  dans  les  bancs ,  je  ne  fa- 
vois  plus  où  j'étois  ;  &  ne  pouvant  trou\'er  ni  la 
chaire  ,  ni  la  porte  ,  je  tombai  dans  un  bouleverfe- 
inent  inexprimable.  Enfin  j'apperçois  la  porte ,  je 
viens  à  bout  de  fortir  du  Temple  ,  &  je  m'en  éloi- 
gne comme  la  première  fois  ,  bien  réfolu  de  n'y  ja- 
mais rentrer  feul  qu'en  plein  jour. 

Je  reviens  jufqu'à  la  mailbn.  Prêt  à  entrer ,  je 
didingue  la  voix  de  M.  Lambercier  à  de  grands  é- 
clats  de  rire.  Je  les  prends  pour  moi  d'avance ,  & 
confus  de  m'y  voir  expofé  ,  j'héfite  à  ouvrir  la  por- 
te. Dans  cet  intervalle  ,  j'entends  Mademoifelle 
Lambercier  s'inquiéter  de  moi ,  dire  à  la  Servante  dô 
prendre  la  lanterne,  &  M.  Lambercier  fe  difpofer  k 
me  venir  chercher,  efcorté  de  mon  intrépide  coufin^ 
auquel  enfuite  on  n'auroit  pas  manqué  de  faire  tout 
l'honneur  de  l'expédition.  A  l'inllant  toutes  mes 
frayeurs  cefTent ,  Ck.  ne  me  laifîent  que  celle  d'être 
furpris  dans  ma  fuite:  je  cours,  je  vole  au  Temple, 
ians  m' égarer,  fans  tâtonner,  j'arrive  à  la  chaire, 
j'y  monte  ,  je  prends  la  Bible,  je  m'élance  en  bas  j 
dans  trois  faucs  je  fuis  hors  du  Temple  ,  dont  j'ou- 
bliai même  de  fermer  la  porte,  j'entre  dans  la  cham- 
bre hors  d'haleine,  je  jette  la  Bible  fur  la  table,  effa- 
ré ,  mais  palpitant  d'aife  d'avoir  prévenu  le  fecours 
qui  m'étoit  delliné. 

On  me  demandera  fi  je  donne  ce  trait  pour  un  mo- 
dèle à  fuivre,  (S:  pour  un  exemple  de  la  gaité  que  j'e- 
xige dans  ces  fortes  d'exercices  i  Non  ;  mais  je  le 
donne  pour  preuve  que  rien  n'eft  plus  capable  de  rafl 
furer  quiconque  cft  effraye  des  ombres  de  la  nuit , 
que  d'entendre  dans  une  chambre  voifine  une  compa- 
Tome  L  kL  gnit 


I7S  EMILE, 

gnie  afTemblée  rire  &  caufer  tranquillement.  Je  vou- 
drois  qu'au  lieu  de  s'amufer  ainfi  feul  avec  fbn  Elevé, 
on  rairembUt  les  foirs  beaucoup  d'enfans  de  bonne 
humeur  ;  qu'on  ne  les  envoyât  pas  d'abord  féparé- 
ment ,  mais  plulleurs  enfemble,  &  qu'on  n'en  hafar- 
dâc  aucun  parfaitement  feul ,  qu'on  ne  fe  fût  bien  af- 
furé  d'avance  qu'il  n'en  feroit  pas  trop  effrayé. 

Je  n'imagine  rien  de  fi  plaifant  &  de  fi  utile  que  de 
pareils  jeux  ,  pour  peu  qu'on  voulût  ufer  d'adrefle  à 
îes  ordonner.  Je  ferois  dans  une  grande  falle  une  ef- 
pece  de  labyrinthe,  avec  des  tables,  des  fauteuils  , 
des  chaifes  ,  des  paravents.  Dans  les  inextricables 
tortuofités  de  ce  labyrinthe  ,  j'arrangerois  au  milieu 
de  huit  ou  dix  boëces  d'attrapes  une  autre  boëce  pres- 
que femblable  ,  bien  garnie  de  bonbons;  je  défigne- 
rois  en  termes  clairs ,  mais  fuccinfts ,  le  lieu  précis 
où  fe  trouve  la  bonne  boëce  ;  je  donnerois  le  renfei- 
gnement  fiiffifant  pour  la  diflinguer  à  des  gens  plus 
attentifs  &  moins  étourdis  que  des  enfans  (21);  puis, 
après  avoir  flût  tirer  au  fort  les  petits  concurrens,  je 
les  enverrois  tous  l'un  après  l'autre ,.  jufqu'à  ce  que  la 
bonne  boëce  fût  trouvée;  ceque  j'auroisfoin  de  ren- 
dre difficile,  à  proportion  de  leur  habileté. 

Figur.z-vous  un  petit  Hercule  arrivant  une  boëte 
à  la  main ,  tout  fier  de  Ton  expédition.  La  boëce  fe 
raec  fur  la  table  ,  on  l'ouvre  en  cérémonie.  J'en- 
tends d'ici  les  éclats  de  rire,  les  huées  de  la  bande 
joyeufe  ,  quand  ,  au  lieu  dss  confitures  qu'on  atten- 
doit  ,  on  trouve  bien  proprement  arrangés  fiir  de  la 
moiiffe  ou  fur  du  coton ,  un  hanneton ,  un  efcargot , 

du 


(21)  Pour  les  exercer  à  l'attention  ne  leur  dites  jamais  que 
des  chofes  qu'il?  aient  un  intérêt  ftnfible  &  préfent  à  bien  en- 
tendre; ftir-  tout  point  de  longueurs,  jamais  un  mot  ruporflu. 
Mais  aufli  ne  laiQcz  dans  vos  difcours  ni  obicurité  ni  équivo- 
aque.  . 


otr   DE    L'EDUCATION.        i;^ 

éi  charbon ,  du  gland ,  un  navet ,  ou  quelque  autre 
pareille  denrée.  D'autres  fois,  dans  une  pièce  nou- 
vellement blanchie  on  fufpendra  ,  près  du  mur  , 
quelque  jouet,  quelque  petit  meub'e  qu'il  s'agira  d'al- 
îer  chercher  ;  fans  toucher  au  mur.  A  peine  celui 
qui  l'apportera  fera- 1 -il  rentré,  que,  pour  peu  qu'il 
ait  manqué  à  la  condition  ,  le  bout  de  Ton  chapeau 
blanchi,  le  bout  de  Tes  Ibuliers,  la  bafque  de  fon  ha- 
bit ,  fa  manche  trahiront  û\  mal  -  adrelie.  En  voilà 
bien  affez,  trop  peut-être,  pour  fùre  entendre  l'ef- 
prit  de  ces  fortes  de  jeux.  S'il  faut  tout  vous  dire , 
ne  me  lifèz  point. 

QLiels  avantages  un  homme  aînfi  élevé  n'aura*t-il 
pas  la  nuit  fur  les  autres  hommes?  S  .s  pieds  accou- 
tumés à  s'affermir  dans  les  ténèbres,  fes  mains  exer- 
cées à  s'appliquer  aifément  à  tous  ks  corps  environ- 
nans ,  le  conduiront  fans  peine  dans  la  plus  épaiffe 
obfcurité.  Son  imagination  pleine  des  jeux  nofturnes 
de  fa  jeunefie ,  fe  tournera  difficilement  fur  des  objets 
effrayans.  S'il  croit  entendre  des  éclats  de  rire,  au 
lieu  de  ceux  des  efprits  follets ,  ce  feront  ceux  de  fes 
anciens  camarades  :  s'il  fe  peint  une  affemblée ,  ce 
ne  fera  point  pour  lui  le  fabat,  mais  la  chambre  de 
fon  Gouverneur.  La  nuit  ne  lui  rappellant  que  des 
idées  gaies,  ne  lui  fera  jamais  affreufe;  au  lieu  delà 
craindre,  il  l'aimera.  S'sgit-il  d'une  expédition  mi- 
litaire ,  il  fera  prêt  à  toute  heure  ,  auffi  -  bien  feul , 
qu'avec  fa  troupe.  II  entrera  dans  le  camp  de  Saul , 
il  le  parcourra  fans  s'égarer  ,  il  ira  jufqu'à  la  tente 
du  Roi  fans  éveiller  perfonne,  il  s'en  retournera  fans 
être  appcrçu.  Faut- il  enlever  les  chevaux  de  Rhe- 
fus ,  adrefléz-vous  à  lui  fans  crainte.  Parmi  les  gens 
autrement  élevés  ,  vous  trouverez  difficilement  un 
Ulyffe.' 

J'ai  vu  des  gens  vouloir,  {)ar  des  furprifes,  accou- 
tumer les  enfans  à  ne  s'effrayer  de  rien  la  nuit.  Cette 
méthode  elt  très-mauvaife  ;  elle  produit  un  effet  tout- 

M  a  con- 


i8o  EMILE, 

contraire  à  celui  qu'on  cherche  ,  &  ne  fert  qu'à  les , 
rendre  toujours  plus  craintifs.  Ni  la  raifon ,  ni  l'ha- 
bitude ne  peuvent  ralFurer  fur  l'idée  d'un  danger  pré- 
fent ,  dont  on  ne  peut  connoître  le  degré ,  ni  refpe- 
ce  ,  ni  fur  la  crainte  des  furprifes  qu'on  a  fou  vent 
éprouvées.  Cependant ,  comment  s'aflurer  de  tenir 
toujours  votre  Elevé  exempt  de  pareils  accidens? 
Voici  le  meilleur  avis  ,  ce  me  femble  ,  dont  on 
puilTe  le  prévenir  là-deiTus.  Vous  êtes  alors,  dirois- 
je  à  mon  Emile ,  dans  le  cas  d'une  jufte  défenfe  ;  car 
l'aggreflcur  ne  vous  laifle  pas  juger  s'il  veut  vous  fai- 
re mal  ou  peur,  &  comme  il  a  pris  fes  avantages, 
la  fuite  même  n'eft  pas  un  refuge  pour  vous.  SaiQf- 
fez  donc  liardiment  celui  qui  vous  furprend  de  nuit , 
homme  ou  bête,  il  n'importe;  ferrez -le,  empoignez- 
le  de  toute  votre  force  ;  s'il  fe  débat ,  frappez  ,  ne 
marchandez  point  les  coups,  &  quoi  qu'il  puifle  dire 
ou  faire,  ne  lâchez  jamais  prife,  que  vous  ne  fâchiez 
bitn  ce  que  c'elt  :  réclaircifTement  vous  apprendra 
probablement  qu'il  n'y  avoit  pas  beaucoup  à  crain- 
dre, 6c  cette  manière  de  traiter  les  plaifans  doit  na- 
turellement les  rebuter  d'y  revenir. 

Quoique  le  toucher  foit  de  tous  nos  fens  celui  dont 
nous  avons  le  plus  continuel  exercice ,  iès  jugemens 
reftent  pourtant,  comme  je  l'ai  dit,  imparfaits  & 
groifiers  ,  plus  que  ceux  d'aucun  autre;  parceque 
iious  mêlons  continudlement  à  fon  ufage  celui  de  la 
yue  ,  &  que  l'œil  atteignant  à  l'objet  plutôt  que  la 
main  ,  l'elprit  juge  prefque  toujours  fans  elle.  En 
revanche  ,  les  jugemens  du  ta6l  font  les  plus  fûrs  , 
précifément ,  parcequ'ils  font  les  plus  bornés  :  car  ne 
s'étendant  qu'auffi  loin  que  nos  mains  peuvent  attein- 
dre ,  ils  reftifient  l'étourderie  des  autres  fens,  qui 
s'élancent  au  loin  fur  des  objets  qu'ils  apperçoivent  à 
peine  ,  au  lieu  que  tout  ce  qu'apperçoit  le  toucher , 
il  l'apperçoit  bien.  Ajoutez  que,  joignant,  quand 
ii  nous  plaît,  la  force  des  mufcles  à  l'aftion des  nerfs, 
r-  .■  nous 


•oit  DE    UE  DUCAT  ION.       iSr 

nous  iiniffons,  par  une  fenfation  fimultanée,  au  ju- 
gement de  la  lempérature,  des  grandeurs ,  des  fi^^^u- 
res  ,  le  jugement  du  poids  &  de  la  folidité.  AirAi 
le  toucher  étant  de  tous  les  fens  celui  qui  nous  inflruic 
le  mieux  de  l'impreilion  que  les  corps  étrangers  peu- 
vent faire  fur  le  nôtre  ,  cfl;  celui  dont  l'ufage  e(l  Je 
plus  fréquent ,  &  nous  donne  le  plus  immédiatement 
la  connoillance  nécelTaire  à  notre  confervation. 

Comme  le  toucher  exercé  fupplée  à  la  vue ,  pour- 
quoi ne  poLirroit-il  pas  aulVi  fuppléer  à  Fouie  jufrju'à 
certain  point ,  puifque  les  fons  excitent  dans  les 
corps  fonores  des  ébranlemens  fenfibles  au  ta61?  En 
pofant  une  miin  fur  le  corps  d'un  violoncelle ,  on 
peut ,  fans  le  fecours  des  yeux  ni  des  oreilles  diflin- 
guer  à  la  feule  manière  dont  le  bois  vibre  Ck  frémit, 
li  le  fon  qu'il  rend  eft  grave  ou  aigu  ,  s'il  eft  tiré  de 
la  chanterelle  ou  du  bourdon.  Qu'on  exerce  le  fens 
à  ces  différences,  je  ne  doute  pas  qu'avec  le  tems , 
on  n'y  pût  devenir  fenOble  au  point  d'entendre  un 
air  entier  par  les  doigts.  Or  ceci  fuppofé  ,  il  eft 
clair  qu'on  pourroit  aifément  parler  aux  fourds  en 
mufjque;  car  ks  fons  &  les  œms,  n'étant  pas  moins 
fufceptibles  de  combinaifons  régulières  que  les  articu- 
lations &  les  voix,  peuvent  être  pris  de  même  pour 
les  élémens  du  difcours. 

11  y  a  des  exercices  qui  émouflènt  le  fens  du  tou- 
cher ,  &  le  rendent  plus  obtus  :  d'autres  au  contrai- 
re l'aigiiifent  &  le  rendent  plus  délicat  &  plus  fin. 
Les  premiers ,  joignant  beaucoup  de  mouvement  & 
de  force  à  la  continuelle  imprefljon  des  corps  durs, 
rendent  la  peau  rude,  calleufe,  &  lui  ôtent  le  fenti- 
ment  naturel  ;  les  féconds  font  ceux  qui  varient  ce 
même  fentiment  par  un  taft  léger  &  fréquent ,  en 
forte  que  l'efprit  attentif  à  des  imprellions  inccfTIun- 
ment  repétées  ,  acquiert  la  facilité  de  juger  toutes 
leurs  modifications.  Cette  différence  eft  fenfible  dans 
l'ufage  do»  inlbumens  de  muliqae  :  le  louclier  dur  & 

JNI  '^  mcur- 


îSa  EMILE, 

meurtriiTant  du  violoncelle  ,  de  la  contrebafîe  ,  du 
violon  même  ,  en  rendant  les  doigts  plus  flexibles , 
raccoruit  leurs  extrémités.  Le  toucher  lice  &  poli 
du  clavecin  les  rend  auiTi  flexibles  &  plus  fenfibles  en 
même  tems.  Kn  ceci  donc  le  clavecin  eft  à  pré- 
férer. 

Il  importe  que  la  pc^  s^endurcifle  aux  impreffions 
de  Tair ,  &  puifle  braver  Tes  altérations  ;  car  c'eil 
elle  qui  défend  tout  le  refle.  A  cela  près ,  je  ne 
voudrois  pas  que  la  main  trop  fervilement  appliquée 
aux  mêmes  travaux  ,  vînt  à  s*endurcir ,  ni  que  fa 
peau  devenue  prefque  oiléufe  perdît  ce  fentiment  ex- 
quis ,  qui  donne  à  connoître  quels  font  les  corps  fur 
lefquels  on  la  palïe,  &,  félon  l'efpece  de  conta6l , 
nous  fait  quelquefois ,  dans  l'obfcurité ,  friffonner  en 
diverfes  manières. 

Pourquoi  faut-  il  que  mon  Elevé  foit  forcé  d'avoir 
toujours  fous  fes  pieds  une  peau  de  bœuf?  Quel  mal 
y  auroit-il  que  la  fienne  propre  pûc  au  befoin  lui  fer- 
vir  de  femelle?  Il  eft  clair  qu'en  cette  partie,  la  dé- 
licatefle  de  la  peau  ne  peut  jamais  être  utile  à  rien , 
&  peut  fouvent  beaucoup  nuire.  Eveillés  à  minuit 
au  cœur  de  l'hiver  par  l'ennemi  dans  *leur  ville,  les 
Genevois  trouvèrent  plutôt  leurs  fufils  que  leurs  fou- 
liers.  Si  nul  d'eux  n'avoic  fu  marcher  nuds  pieds  , 
qui  fait  fi  Genève  n'tût  point  été  prife? 

Armons  toujours  l'homme  contre  les  accidens  im- 
prévus. Q_u'£mile  coure  les  matins  à  pieds  nuds,  en 
toute  faifon ,  par  la  chambre,  par  i'efcalier,  par  le 
jcirdin;  loin  de  l'en  gronder,  je  l'imiterai;  feulement 
j'aurai  foin  d'écarter  le  verre.  Je  parlerai  bientôt  des 
travaux  ôi  des  jeux  manuels;  du  relie  y  qu'il  appren- 
ne à  faire  tous  les  pas  qui  favorifent  les  évolutions  du 
corps  ,  à  prendre  dans  toutes  les  attitudes  une  pofi- 
tion  aifée  &  folide  ;  qu'il  fâche  fauter  en  éloigne- 
mcnt,  en  hauteur,  grimper  fur  un  arbre,  franchir 
un  mur  ;   qu'il  trouve  toujours  fon  équilibre  ;    que 

tous 


ou    DE   L'EDUCATION.        i2$ 

tous  Tes  mouvenaens,  fes  geftes  foient  ordonnés  fclon 
Jes  loix  de  la  pondération,  longtcms  avant  que  la  Sta- 
tique fe  mêle  de  les  lui  expliquer.  A  la  manière  dont 
fon  pied  pofe  à  terre,  &  dont  fon  corps  porte  fur  fa 
jambe  ,  il  doit  fentir  s'il  efl  bien  ou  mal.  Une  alTiec- 
te  afTurée  a  toujours  de  la  grâce,  &  les  poftures  les 
plus  fermes  font  aufTi  les  plus  éiégintes.  Si  j'étois 
Maître  à  dan  fer  ,  je  ne  ferois  pas  toutes  les  fingeries 
de  Marcel  (22),  bonnes  pour  le  pays  où  il  les  fait-: 
mais  au  lieu  d'occuper  éternellement  mon  Elevé  à 
des  gambades ,  je  le  mencrois  au  pied  d'un  rocher  : 
là ,  je  lui  montrerois  quelle  attitude  il  faut  prendre  , 
comment  il  faut  porter  le  corps  &  la  tête ,  quel  mou- 
vement il  faut  faire,  de  quelle  manière  il  faut  pofer , 
tantôt  le  pied ,  tantôt  la  main ,  pour  fuivre  légère- 
ment les  fentiers  efcarpés,  raboteux  &  rudes,  &  së- 
lancer  de  pointe  en  pointe,  tant  en  montant  qu'en 
defcendant.  J'en  ferois  l'émule  d'un  chevreuil ,  plu- 
tôt qu'un  Danfcur  de  fOpera. 

Autant  le  toucher  concentre  fes  opérations  autour 
de  l'homme,  autant  la  vue  étend  les  fiennes  au-  delà 
de  lui.  C'ell  là  ce  qui  rend  celles-ci  trompeufesj 
d'un  coup  d'œil  un  homme  embralTe  la  moitié  de  fon 
horizon.  Dans  cette  multitude  de  fenfations  fimuîta- 
nées  &  de  jugemens  qu'elles  excitent,  comment  ne 
fe  tromper  fur  aucun  ?  Ainfi  la  vue  eft  de  tous  no» 
fcns  le  plus  fautif,  précifément  parcequ'il  eft  le  plus 

éten- 


(2î)  Célèbre  Mnître  à  danfer  de  Paris,  lequel,  connoifTanc 
bien  fon  monde,  faifoit  l'ertravapant  par  nife,  &  domioit  à. 
fon  art  une  importance  qu'on  feiynoit  de  trouver  ridicule, 
mais  pour  laquelle  on  lui  portoit  au  fond  le  plus  grand lefpeû. 
Dans  un  autre  ait.  non  moins  frivoic,  on  voit  ertcore  aujour- 
d'hui un  ArciUc  Comédien  faire  ainfi  l'important  &  le  fou,  & 
ne  réulTir  pas  moins  bien.  Cette  mt^thode  eft  tcuiouis  fîire  en 
France.  Le  vrai  talent,  plus  fimpic  c^  moins  charlatan,  n'y 
fait  point  fortune.    La  modellie  y  el\  la  venu  des  fois. 

M  4 


1S4  EMILE, 

çtendu ,  &  que ,  précédant  de  bien  loin  tous  les  au- 
tres ,  fes  opérations  font  trop  promptes  &  trop  vaf- 
tes  ,  pour  pouvoir  être  reftifiées  par  eux.  Il  y  a 
plus;  les  illufions  mêmes  de  la  perfpeftive  nous  font 
néceflaires  pour  parvenir  à  çonnoître  l'étendue  ,  &  à 
comparer  fes  parties.  Sans  les  fauffes  apparences  , 
nous  ne  verrions  rien  dans  Téloignement  ;  fans  les 
gradations  de  grandeur  &  de  lumière,  nous  ne  pour- 
rions eilimer  aucune  diflance  ,  ou  plutôt  il  n'y  en  au- 
roit  point  pour  nous.  Si  de  deux  arbres  égaux ,  ce- 
lui qui  eft  à  cent  pas  de  nous ,  nous  paroiiîbit  auffi 
grand  &  auffi  diftinft  que  celui  qui  efl:  à  dix  ,  nous 
les  placerions  à  côté  l'un  de  l'autre.  Si  nous  apper- 
cevions.  toutes  les  dimenfions  des  objets  fous  leur  vé- 
ritable mefure  ,  nous  ne  verrions  aucun  eipace  ,  & 
tout  nous  paroîtroit  fur  notre  œil. 

Le  fens  de  la  vue  n'a  ,  pour  juger  la  grandeur  des 
objets  &  leur  dillance  ,  qu'une  même  mefure  ,  fa- 
voir  l'ouverture  de  l'angle  qu'ils  font  dans  notre  œil  ; 
^  comme  cette  ouverture  eft  un  efFt;t  fimple  d'une 
caufe  compofée  ,  le  jugement  qu'il  excite  en  nous 
iaiffe  chaque  caufe  particulière  indéterminée,  ou  de- 
vient néceilairement  fautif.  Car  comment  diftinguer 
à  la  fimple  vue  fi  l'angle  par  lequel  je  vois  un  objet 
plus  petit  qu'un  aucre  ,  eil  tel  parceque  ce  premier 
objet  efl  çn  effet  plus  petit,  ou  parcequ'il  eft  plus 
çloigné  ? 

11  faut  donc  fuivre  ici  une  méthode  contraire  à  la 
précédente  ;  au  lieu  de  fimplifier  la  fenfation  ,  la 
doubler  ,  la  vérifier  toujours  par  une  autre;  afixijtttir 
l'organe  vifuel  à  l'oi'gane  tactile,  &  réprimer  ,  pour 
ainfi  dire,  l'i mpétuolité  du  premier  fens  par  la  mar- 
che pêfante  &  réglée  du  fécond.  Faute  de  nous  af- 
fervir  à  cette  pratique  ,  nos  mefures  par  efl;imation 
:ibnt  très -inexactes.  Nous  n'avons  nulle  précifion 
dans  le  coup- d'œil  pour  juger  .les  hauteurs,  les  lon- 
gueurs, les  profondeurs,  les  dillances;  ôc  la  preuve 

que 


ov  DE   L'EDUCATION.       iSj 

que  ce  n'efl:  pas  tant  la  faute  du  fens  que  de  Ton  ufa- 
ge ,  c'eft  que  les  Ingénieurs  ,   les  Arpenteurs ,  les 
Architeftes  ,  les  Mallbns ,  les  Peintres ,  ont  en  gé- 
néral le  coup  -  d'œil  beaucoup  plus  fur  que  nous ,  & 
apprécient  les  mefures  de  l'étendue  avec  plus  de  juf- 
lellé;  parccque  leur  métier  leur  donnant  en  ceci  l'ex- 
périence que  nous  négligeons  d'acquérir ,   ils  ôr.enc 
i'équivoque  de  l'angle ,  par  les  apparences  qui  l'ac- 
compagnent ,  &  qui  déterminent  plus  exactement  à 
leurs  yeux  ,   le  rapport  des  deux  caufes  de  cet  angle. 
Tout  ce  qui  donne  du  mouvement  au  corps  fans  le 
contraindre  ,  eft  toujours  facile  à  obtenir  des  enfant;. 
11  y  a  mille  moyens  de  les  intéreller  à  mefurer ,  à 
connoître,  à  eftimer  les  diftances.     Voilà  un  ceriiiep 
fort  haut,  comment  ferons-nous  pour  cueillir  des  ce- 
rifes  ?   l'échelle  de  la  grange  eft-elle  bonne  pour  ce- 
la? Voilà  unruilTeau  fort  large,  comment  le  traver- 
ferons-nous  ?   une  des  planches  de  la  cour  pofera-t- 
elle  fur  les  deux  bords  ?   Nous  voudrions  de  nos  fe- 
nêtres pêcher  dans  les  folTés  du  Château  ;  combien 
de  braflés  doit  avoir  notre  ligne?  Je  voudrois  faire 
une  balançoire  entre  ces  deux  arbres,  une  corde  de 
deux  toifes  nous  fuffira-t-elle  ?  On  me  dit  que  dans 
l'autre  maifon  notre  chambre  aura  vingt -cinq  pieds 
quarrés,-  croyez -vous  qu'elle  nous  convienne?  iéra- 
t-elle  plus  grande  que  celle-ci?  Nous  avons  grand 
faim  ,   voilà  deux  villages  ,  auquel  des  deux  ferons- 
nous  plutôt  pour  dîner?  &c. 

Il  s'agilToit  d'exercer  à  la  courfe  un  enfant  indo- 
lent &  parefleux,  qui  ne  fe  portoit  pas  de  lui-même 
à  cet  exercice  ni  à  aucun  autre,  quoiqu'on  le  deflinat 
à  fétat  militaire  :  il  s'étoit  perfuadé ,  je  ne  fais  com- 
ment, qu'un  homme  de  fon  rang  ne  devoit  rien  faire 
ni  rien  favoir,  &  que  fa  nobleilè  devoit  lui  tenir  lieu 
de  bras ,  de  jambes ,  ainfi  que  de  toute  efpece  de  mé- 
lite.  A  faire  d'un  tel  Gentilhomme  un  Achille  au 
pied-leger,  l'adreile  de  Chiron  même  tût  eu  peine  à 

M  5  fuliii-e. 


iB6  EMILE, 

fii'fiîre.  La  difficulté  étoit  d'autant  plus  grande  que 
je  ne  voulois  lui  prefcrire  ablblument  rien.  J'avois 
banni  de  mes  droits  les  exhorcations ,  les  promefTes , 
Jes  menaces  ,  l'émulation  ,  le  defir  de  briller:  com- 
ment lui  donner  celui  de  courir  fans  lui  rien  dire  ? 
courir  moi-même  eût  été  un  moyen  peu  fur  &  fujec 
à  inconvénient.  D'ailleurs ,  il  s'agilîbit  encore  de 
tirer  de  cet  exercice  quelque  objet  d'mftruftion  pour 
lui ,  afin  d'accoutumer  les  opérations  de  la  machine 
vk  celles  du  jugement  à  marcher  toujours  de  concert. 
Voici  comment  je  m'y  pris:  raoi,  c'eil-à  dire,  celui 
qui  parle  dans  cet  exemple. 

En  m'allant  promener  avec  lui  les  après-midi,  je 
mettois  quelquefois  dans  ma  poclie  deux  gâteaux  d'u- 
ne efpece  qu'il  ai  moi  c  beaucoup  ;  nous  en  mangions^ 
chacun  un  à  la  promenade  (23)  ,  &  nous  revenions 
fort  contens.  Un  jour  il  s'apperçut  que  j'avois  trois 
gâteaux  ;  il  en  auroit  pu  manger  fix  fans  s'incommo- 
der :  il  dépêche  promptement  le  fien  pour  me  de- 
mander le  troifieme.  Non ,  lui  dis-je ,  je  le  mange- 
rois  fort  bien  moi  -  même  ,  ou  nous  le  partagerions , 
mais  j'aime  mieux  le  voir  difputer  à  la  courfe  par  ces 
deux  petits  garçons  que  voilà.  Je  les  appellai,  je 
leur  montrai  le  gâteau  &  leur  propofai  la  condition. 
Ils  ne  demandèrent  pas  mieux.  Le  gâteau  fut  pofé 
fur  une  grande  pierre  qui  fervit  de  but.  La  carrière 
fut  marquée  ,  nous  allâmes  nous  aflèoir  ,  au  fignal 
donné  les  petits  garçons  partirent  :  le  victorieux  fè 

faifit 


(23)  Promenade  champêtre  ,  comme  on  verra  dans  l'inf- 
tnnt.  Les  promenades  publiques  des  villes  font  pernicieufès 
aux  enfans  de  l'un  &  de  l'aune  fexe.  C'efi:  là  qu'ils  commen- 
cent à  fe  rendre  vains  &  à  vouloir  être  regardés;  c'cfl  au  Lu- 
xembourg ,  aux  Tuilleries,  fur- tout  au  Palais -royal,  que  la 
belle  Jeunefle  de  Paris  va  prendre  cet  air  impertinent  &  fat 
qui  la  rend  fi  ridicule,  6c  la  fait  huer  &  détefter  dans  toute 
J'Europe. 


ov   BE    L'EDUCATION.        iS? 

laifit  du  gâteau  ,   &  le  mangea  fans  miféricorde  aux 
yeux  des  fpeftateurs  &  du  vaincu. 

Cet  amufement  valoit  mieux  que  le  gâteau ,  mais 
il  ne  prit  pas  d'abord  &  ne  produiiit  rien.  Je  ne  me 
rebutai  ni  ne  me  preflai  ;  l'inftitution  des  enfans  ell 
un  métier  où  il  faut  ftvoir  perdre  du  tems  pour  en 
gagner.  Nous  continuâmes  nos  promenades;  fou- 
vent  on  prenoit  trois  gâteaux  ,  quelquefois  quatre, 
&  de  tems  à  autre  il  y  en  avoit  un  ,  même  deux 
pour  les  coureurs.  Si  le  prix  n'étoit  pas  grand ,  ceux 
qui  ledifputoient  n'étoient  pas  ambitieux  ;  celui  qui 
le  remportoit  étoit  loué,  fêté,  tout  fe  faifoit  avec 
appareil.  Pour  donner  lieu  aux  révolutions  Ôz  au- 
gmenter l'intérêt ,  je  marquois  la  carrière  plus  lon- 
gue ,  j'y  fouiFrois  plufieurs  concurrens.  A  peine 
étoient-ils  dans  la  lice  que  tous  les  paflans  s'arrétoienc 
pour  les  voir  ;  les  acclamations  ,  les  cris  ,  les  batte- 
mens  de  mains  les  animoient;  je  voyois  quelquefois 
mon  petit  bon -homme  treffaillir,  fe  lever  ,  s'écrier 
quand  l'un  étoit  prêt  d'atteindre  ou  de  pailer  l'autre: 
c'étoient  pour  lui  les  Jeux  Olympiques. 

Cependant  les  concurrens  ufoient  quelquefois  de 
fupercherie  ;  ils  fe  retenoient  mutuellement  ou  fe  fai- 
foient  tomber  ,  ou  poufToient  des  cailloux  au  paflage 
l'un  de  fautre.  Cela  me  fournit  un  fujet  de  les  fé- 
parer  ,  &  de  les  faire  partir  de  différons  termes, 
quoiqu'également  éloignés  du  but  ;  on  verra  bien-tôt 
la  raifon  de  cette  prévoyance;  car  je  dois  traiter  cet- 
te importante  aff.ûre  dans  un  grand  détail. 

Ennuyé  de  voir  toujours  manger  fous  fes  yeux  des 
gâteaux  qui  lui  faifoient  grande  envie,  Moniteur  le 
Chevalier  s'avi fa  de  foupçonner  enfin  que  bien  courir 
pouvoit  être  bon  à  quelque  chofe  ,  &  voyant  qu'il 
avoit  auili  deux  jambes  il  commença  de  s'elîayer  en 
fecret.  Je  me  gardai  d'en  rien  voir;  miis  je  com- 
pris que  mon  iîratagéme  avoit  réulii.  Quand  il  fe 
crut  afiez  fort  ,  (&  je  lus  avant  lui  dons  la  penfée,) 

il 


i8S  EMILE, 

:il  affeclâ  de  m'importuner  pour  avoir  le  gâteau  reA 
tant.  Je  le  refufe  ;  il  s'obftine ,  &  d'un  air  dépité  il 
médita  !a  fin:  Hé  bien  ,  mettez^le  fur  la  pierre, 
marquez  le  champ,  &  nous  verrons.  Bon!  lui  dis- 
je  en  riant,  efl-ce  qu'un  Chevalier  fait  courir? 
Vous  gignerez  plus  d'appétit ,  &  non  de  quoi  le  (a* 
tisfaire.  Piqué  de  ma  raillerie  ,  il  s'évertue  6l  rem- 
porte le  prix  d'autant  plus  ailement  que  j'avois  fais 
la  lice  très  -  courte ,  &  pris  foin  d'écarter  le  meilleur 
coureur.  On  conçoit  comment  ce  premier  pas  étant 
fait,  il  me  fut  aife  de  le  tenir  en  haleine.  Bientôt  il 
prit  un  tel  goût  à  cet  exercice  ,  que ,  fans  faveur ,  il 
étoit  prefque  fiir  de  vaincre  mes  polirons  à  la  cour- 
fe ,  quelque  longue  que  fût  la  carrière. 

Cet  avantagea  obtenu  en  produifit  un  autre  auquel 
je  n'avois  pas  longé.  QLiand  il  remportoit  rarement 
le  prix  ,  il  le  mangeoit  prefque  toujours  feul ,  ainfl 
que  faifoient  fes  concurrens  ;  mais  en  s'accoutumant 
à  là  viôloire ,  il  devint  généreux ,  &  partageoit  fou- 
vent  avec  les  vaincus.  Cela  me  fournit  à  moi-même, 
une  obfervation  morale,  &  j'appris  par-là  quel  étoit 
le  vrai  principe  de  la  générolité. 

En  continuant  avec-  lui  de  marquer  en  differens 
lieux  les  termes  d'où  chacun  devoit  partir  à-la-fois  ^ 
je  fis ,  fans  qu'il  s'en  apperçût,  les  dillances  inéga- 
les, de  forte  que  l'un  ,  ayant  à  faire  plus  de  chemin 
que  l'autre  pour  arriver  au  même  but,  avoit  un  dé- 
favantage  vilible  :  mais  quoique  je  laifTalTe  le  choix  à 
mon  Difciple,  il  ne  favoit  pas  s'en  prévaloir.  Sans 
s'embarralfer  de  la  diftance  -,  il  préféroit  toujours  le 
beau  chemin  ;  de  forte  que ,  prévoyant  aiféraent  fon 
choix,  j'étois  à-peu-près  le  maître  de  lui  faire  perdre 
ou  gagner  le  gâteau  à  ma  voloacé  ,  &  cette  adreile 
avoit  auffi  fon'  ufage  à  plus  d'une  fin.  Cependant, 
comme  mon  defiein  étoit  qu'il  s'apperçût  de  la  diffé- 
rence ,  je  tâchois  de  la  lui  rendre  Icnfible  ;  mais 
quoiqu'indolent  dans  le  calme ,  il  étoit  fi  vif  dans  fe» 

jeux, 


o  tj   DE    L'E  D  U  C  A  T  I  O  N.        j^p 

jeux  ,  &  (e  déficit  û  peu  de  moi ,  que  j'eus  toutes 
Jes  peines  du  monde  à  lui  faire  appercevoir  que  je  le 
trichois.  Enfin,  j'en  vins  à  bout  malgré  fon  étour- 
derie;  il  m'en  fit  des  reproches.  Je  lui  dis,  dequoi 
vous  plaignez  -  vous  ?  Dans  un  don  que  je  veux  bien 
faire,  ne  fuis -je  pas  maître  de  mes  conditions  y  Qiii 
vous  force  à  courir?  Vous  ai- je  promis  de  faire  les 
lices  égales  ?  N'avez  -  vous  pus  le  choix  ?  Prenez  la 
plus  courte  ,  on  ne  vous  en  empêche  point  :  com- 
ment ne  voyez  -  vous  pas  que  c'efl  vous  que  je  favov 
rifc  ,  &  que  l'inégalité  dont  vous  murmurez  eft  tou-" 
te  à  votre  avantage  (i  vous  favtz  vous  en  prévaloir? 
Cela  étoit  clair,  il  le  comprit,  &  pour  choifir,  il 
fallut  y  regarder  de  plus  prés.  D'abord  on  voulut 
compter  les  pas  ;  mais  la  mefure  des  pas  d'un  enfanc 
efl  lente  &  fautive  ;  de  plus ,  je  m'avifai  de  multi- 
plier les  courfes  dans  un  même  jour,  &  alors  l'amu- 
fement  devenant  une  efpece  de  paiîion  ,  l'on  avoit 
regret  de  perdre  à  mefurer  les  lices  le  tems  defliné  à 
les  parcourir.  La  vivacité  de  l'enfance  s'accomode' 
mal  de  ces  lenteurs;  on  s'exerça  donc  à  mieux  voir, 
à  mieux  eflimer  une  diftance  à  la  vue.  Alors  j'eus 
peu  de  peine  à  étendre  &  nourrir  ce  goût.  Enfin , 
quelques  mois  d'épreuves  &  d'erreurs  corrigées ,  lui, 
formèrent  tellement  le  compas  vifuel,  que  quand  je> 
lui  mettois  par  la  penfée  un  gâteau  fur  quelque  objet 
éloigné  ,  il  avoit  le  coup-d'œil  prefque  auili  fur  que 
la  chaîne  d'un  Arpenteur. 

Comme  la  vue  ed  de  tous  les  fens  celui  dont  on 
peut  le  moins  féparer  les  jngemens  de  l'clprit ,  il  faut 
beaucoup  de  tems  pour  apprendre  à  voir  ;  il  faut  a- 
voir  long -tems  comparé  la  vue  au  toucher  pour  ac- 
coutumer le  premier  de  ces  deux  fens  à  nous  f;'.ire  un 
rapport  fidèle  des  figures  &  des  dillancts  :  fans  le 
loucher,  fans  le  mouvement  progreiîif,  les  yeux  du 
monde  les  plus  perçans  ne  fauroicnt  nous  donner  au- 
cune idée  de  i'cicnduc.  L'Univtis  entier  ne  doit  être 

qu'un 


ï9'5  EMILE, 

qu'an  point  poar  une  huître;  il  ne  lui  paroîtroit  rien 
de  plus  quand  même  une  ame  humaine  informeroic 
cette  haitre.  Ce  n'eft  qu'à  force  de  marcher  ,  de 
palper ,  de  nombrer  ,  de  mefurer  les  dimerrfions 
qu'on  apprend  à  les  eftimer:  mais  auffi  Ci  l'on  mefu- 
roit  toujours  ,  le  fens  fe  repofanc  fur  l'indrument 
n'acquerroic  aucune  jufteffe.  Il  ne  faut  pas  non  plus 
que  l'enfant  pafTe  tout-d'un-coup  de  la  mefure  à  l'efti- 
mation;  il  faut  d'abord  que,  continuant  à  comparer 
par  parties  ce  qu'il  ne  fauroic  comparer  tout-d'un- 
coup,  à  des  aliquotes  précifes,  il  fubflitue  des  aii* 
quotes  par  appréciation ,  &  qu'au  lieu  d'appliquer 
toujours  avec  la  main  la  mefure  ,  il  s'accoutume  à 
l'appliquer  feulement  avec  les  yeux.  Je  voudrois 
pourtant  qu'on  vérifiât  fes  premières  opérations  par 
des  mefures  réelles  afin  qu'il  corrigeât  fes  erreurs,  ôc 
que  s'il  refte  dans  le  fens  quelque  fauffe  apparence , 
il  apprît  à  la  re6lifîer  par  un  meilleur  jugement.  On 
a  des  mefures  naturelles  qui  font  à- peu-près  les  mê- 
mes en  tous  lieux;  les  pas  d'un  homme,  l'étendue 
de  fes  bras ,  fa  flature.  (^uand  l'enfant  eftime  la  hau- 
teur d'un  étage ,  fon  Gouverneur  peut  lui  fervir  de 
toife  ;  s'il  eftime  la  hauteur  d'un  clocher ,  qu'il  le 
toife  avec  les  maifons.  S'il  veut  favoir  les  lieues  de 
chemin ,  qu'il  compte  les  heures  de  marche  ;  &  fur- 
tout  qu'on  ne  fafle  rien  de  tout  cela  pour  lui ,  mais 
qu'il  le  fafîe  lui-même. 

On  ne  fauroit  apprendre  à  bien  juger  de  l'étendue 
&  de  la  grandeur  des  corps ,  qu'on  n'apprenne  à 
connoître  aulTi  leurs  figures  &  même  à  les  imiter; 
car  au  fond  cette  imitation  ne  tient  abfoluraent  qu'aux 
loix  de  la  perfpe6live,  &  l'on  ne  peut  eftimer  l'éten- 
due fur  fes  apparences ,  qu'on  n'ait  quelque  fentimenc 
de  ces  loix.  Les  enfans ,  grands  imitateurs ,  ef- 
fayent  tous  de  deffiner;  je  voudrois  que  le  mien  cul- 
tivât cet  art ,  non  précifément  pour  l'art  même, 
mais  pour  fe  rendre  l'œil  jufl:e  Ôi  la  main  flexible  ;  & 

en 


ou  DE  L'EDUCATION.        ipr 

en  général  il  importe  fort  peu  qu'il  fâche  tel  ou  tel 
exercice  ,  pourvu  qu'il  acquière  la  perfpicacité  du 
fens  &  la  bonne  habitude  du  corps  qu'on  gagne  par 
cet  exercice.  Je  me  garderai  donc  bien  de  lui  donner 
un  Maître  à  deffiner  ,  qui  ne  lui  donneroit  à  imiter 
que  des  imitations,  &  ne  le  feroit  deffiner  que  fur  des 
dtllèins:  je  veux  qu'il  n'ait  d'autre  maître  que  la  na- 
ture, ni  d'autre  modèle  que  les  objets.  Je  veux  qu'il 
ait  fous  les  yeux  l'original  même  &.  non  pas  le  papier 
qui  le  repréfente,  qu'il  crayonne  une  maifon  fur  une 
maifon  ,  un  arbre  llir  un  arbre,  un  homme  fur  i\n 
homme ,  afin  qu'il  s'accoutume  à  bien  obfc-rver  les 
corps  &  leurs  apparences,  &  non  pns  à  prendre  des 
imitations  faufiès  de  conventionnelles  pour  de  vérita- 
bles imitations  Je  le  détournerai  m.ême  de  rien  tracer 
de  mémoire  en  l'abfence  des  objets,  jufqu'à  ce  que, 
par  des  obfervations  fréquentes ,  leurs  figures  cxaéles 
s'impriment  bien  dans  fon  imagination;  de  peur  que^ 
fubuituant  à  la  vérité  des  chofes ,  des  figures  bizar- 
res &  fantadiques  ,  il  ne  perde  la  connoiirance  à^s 
proportions ,  &  le  goût  des  beautés  de  la  nature. 

Je  fais  bien  que  de  cette  manière,  il  barbouillera 
long  -  tems  fans  rien  faire  de  reconnoiiTablé  ,  qu'il 
prendra  tard  l'élégance  des  contours  &  le  trait  léger 
des  Deîiinateurs  ,  peut -erre  jamais  le  difcernement 
des  effets  pittortfques  &  le  bon  goût  du  dclTein  ;  en 
revanche  il  contrariera  certainement  un  coup  -  d'œil 
plus  jude  ,  une  main  plus  fûre,  la  connoillance  des 
vrais  rapports  de  grandeur  &  de  figure  qui  font  entre 
les  animaux,  les  plantes,  les  corps  naturels ,  &  une 
plus  prompte  expérience  du  jeu  de  la  perfpeétive: 
voilà  précifément  ce  que  j'ai  voulu  faire,  &:  mon  in- 
tention n'cft  pas  tant  qu'il  fâche  imiter  les  objets  que 
les  connoître  ;  j'aime  mieux  qu'il  me  montre  une 
plante  d'acanthe,  &  qu'il  trace  moins  bien  le  feuilla- 
ge d'un  chapiteau. 

Au  refte,  dans  cet  exercice,  ainfi  q^ue  dans  tons 

les 


V^  15      M      r     L      É, 

ks  autres,  je  ne  prétends  pas  que  mon  Elevé  en  ait-, 
feul  ramufement.  Je  veux  le  lui  rendre  plus  agréa- 
ble encore  en  le  partageant  fans  celle  avec  lui.  Je 
ne  veux  point  qu'il  ait  d'autre  émule  que  moi  ,  mais 
je  ferai  Ton  émule  fans  relâche  &  fans  rifque  ;  cela 
mettra  de  l'intérêt  dans  fes  occupations  fans  caufcr  de 
jaloulle  entre  nous.  Je  prendrai  le  crayon  à  fon 
exemple,  je  femployerai  d'abord  aulTi  mal -adroite- 
ment que  lui.  Je  ferois  un  Apelles  que  je  ne  me 
trouverai  qu'un  barbouilleur.  Je  commencerai  par 
tracer  un  homme ,  comme  les  laquais  les  tracent  con- 
tre les  murs  ;  une  barre  pour  chaque  bras ,  une  barre 
pour  chaque  jambe  ,  &  les  doigts  plus  gros  que  le 
bras,  ijicn  long:tems  après  nous  nous  appercevrons 
l'un  ou  l'autre  de  cette  difproportion  ;  nous  remar- 
querons qu'une  jambe  a  de  l'épailleur,  que  cette 
ëpaifleur  n'eft  pas  par -tout  la  même,  que  le  bras  a 
fa  longueur  déterminée  par  rapport  au  corps,  &c. 
Dans  ce  progrès  je  marcherai  tout  au  plus  à  côté  de 
lui ,  ou  je  le  devancerai  de  fi  peu ,  qu'il  lui  fera  tou- 
jours aife  de  m  atteindre ,  &  fouvent  de  me  furpaf- 
fer.  Nous  aurons  des  couleurs,  des  pinceaux;  nous 
tâcherons  d'imiter  le  coloris  des  objets  &  toute  leur 
apparence  auffi  bien  que  leur  figure.  Nous  enlumi- 
nerons, nous  peindrons,  nous  barbouillerons;  mais 
dans  tous  nos  barbouillages  nous  ne  céderons  d'épier 
la  nature  ;  nous  ne  ferons  jamais  rien  que  fous  les 
yeux  du  Maître. 

Nous  étions  en  peine  d'ornemens  pour  notre 
chambre,  en  voilà  de  tout  trouvés.  Je  fais  encadrer 
nos  dfcfleins  ;  je  les  fais  couvrir  de  beaux  verres, 
afin  qu'on  n'y  touche  plus,  &què,  les  voyant  rtf- 
ter  dans  l'état  où  nous  les  avons  mis  ,  chacun  ait  in- 
térêt de  ne  pas  négliger  les  fiens.  Je  les  arrange 
par  ordre  autour  de  la  chambre  ,  chaque  delTein  ré- 
pété vingt  ,  trente  fois  ,  &  montrant  à  chaque 
exemplaire  Je  progrès  de  l'Auteur,   depuis  le  mo^ 

ftienç 


ou   DE    L'EDUCATION.       ipg 

ment  où  la  maifon  n'eft  qu'un  quarré  prefqu'informe, 
jufqu'à  celui  où  fa  façade,   fon  profil,  fes  propor- 
tions ,  fes  ombres ,  font  dans  la  plus  exa6le  vérité. 
Ces  gradations  ne  peuvent  manquer  de  nous  ofîrir 
fans  cefTe  des  tableaux  intereflans  pour  nous,  curieux 
pour  d'autres,  &  d'exciter  toujours  plus  notre  ému- 
lation.    Aux  premiers ,  aux  plus  grofliers  de  ces  def^- 
ièins  je  mets  des  cadres  bien  brillans ,  bien  dorés, 
qui  les  rehaufîènt  ;   mais  quand  l'imitation  devient 
plusexa6le,  &  que  le  defTein  eft  véritablement  bon, 
alors  je  ne  lui  donne  plus  qu'un  Cadre  noir  très-fim- 
ple  ;  il  n'a  plus  befoin  d'autre  ornement  que  lui  -  mê- 
me ,  &  ce  feroit  dommage  que  là  bordure  partageât 
l'attention  que   mérite  l'objet.     Ainfi ,  chacun  de 
nous  afpire  à  l'honneur  du  cadre  uni  j  &  quand  l'un 
veut  dédaigner  un  defTein  de  l'autre ,  il  le  condamne 
au  cadre  doré.     Quelque  jour,  peut-être,  ces  cadres 
dorés  pafleront  entre  nous  en  proverbes,  &  nous  ad- 
mirerons combien  d'hommes  fe  rendent  juftice,  ea 
fe  faifant  encadrer  ainfi. 

J'ai  dit  que  la  Géométrie  n'étoit  pas  à  la  portée 
des  enfans;  mais  c'ell  notre  faute.  Nous  ne  fentonj 
pas  que  leur  méthode  n'eft  point  la  nôtre ,  &  que  ce 
qui  devient  pour  nous  l'art  de  raifonner,  ne  doit  être 
pour  eux  que  l'art  de  voir.  Au  lieu  de  leur  donner 
notre  méthode  ,  nous  ferions  mieux  de  prendre  la 
leur.  Car  notre  manière  d'apprendre  la  Géométrie 
efl  bien  autant  une  affaire  d'imagination  que  de  rai- 
fonnement.  Quand  la  propoHtion  eft  énoncée ,  il 
faut  en  imaginer  la  démonllration  ,  c^efl-à-dire, 
trouver  de  quelle  propofition  déjà  fue  celle-là  doit 
être  une  conféquence ,  (Si  de  toutes  les  confëquences 
qu'on  peut  tirer  de  cette  même  propofition ,  choifir 
précifément  celle  dont  il  s'agit. 

De  cette  manière  le  raifonneur  le  plus  exa6l,  s'il 
ti'eft  inventif,  doit  rerter  court.  Auifi  qu'arrive- t-j! 
de  là  ?   Qu'au  Ueu  de  nous  faire  trouver  les  démon- 


'^\  EMILE, 

{Iratîons ,  on  nons  les  difte  ;  qu'au  lieu  de  nous  ap- 
prendre à  raifonner  ,  Je  Maître  raifonne  pour  nous, 
-ôc  n'exerce  que  notre  mémoire. 

Faites  des  figures  eitaftes ,  combinez-les ,  pofez- 
les  l'une  far  l'autre,  examinez  leurs  rapports,  vous 
trouverez  toute  la  Géométrie  élémentaire  en  mar- 
chant d'obfervation  en  obfervation  ,  fans  qu'il  foit 
quellion  ni  de  définitions  ni  de  problêmes,  ni  d'aucu- 
ne' autre  forme  démonflrative  que  la  fimple  fuperpo- 
fîtion.  Pour  moi  je  ne  prétens  point  apprendre  la 
Géométrie  à  Emile,  c'efl:  lui  qui  me  l'apprendra  ;  je 
chercherai  les  rapports  &  il  les  trouvera  ;  car  je  les 
chercherai  de  manière  à  les  lui  faire  trouver.  Par 
exemple ,  au  lieu  de  me  fervir  d'un  compas  pour  tra- 
cer un  cercle,  je  le  tracerai  avec  une  pointe  au  bout 
d'un'  fil  tournant  fur  un  pivot.  Après  cela,  quand 
je  voudrai  comparer  les  rayons  entr'eux  ,  Emile  fe 
mocquera  de  moi ,  &  il  me  fera  comprendre  que  le 
même  fil  toujours  tendu  ne  peut  avoir  tracé  des  dif- 
tances  inégales. 

Si  je  veux  mefurer  un  angle  de  fbixante  dégrés, 
je  décris  du  fommet  de  cet  angle,  non  pas  un  arc  , 
mais  un  cercle  entier;  car  avec  les  enfans  il  ne  faut 
jamais  rien  fous-entendre.-  Je  trouve  que  la  portion 
du  cercle ,  comprife  entre  les  deux  côtés  de  l'angle , 
ell  la  fixiemiC  partie  du  cercle.  Après  cela  je  décris 
du  même  fommet  un  autre  plus  grand  cercle ,  &  je 
trouve  que  ce  fécond  arc  efl  encore  la  fixieme  partie 
de  fon  cercle  ,  je  décris  un  troilieme  cercle  concen- 
tïique  fur  lequel  je  fais  la  môme  épreuve,  <k  je  la 
continue  fur  de  nouveaux  cercles ,  jufqu'à  ce  qu  E- 
miie,  choqué  de  ma  fiupidité  ,  m'avertifle  que  cha- 
que arc  grand  ou  petit  compris  par  le  même  angle 
ftra  toujours  la  fixieme  partie  de  fon  cercle,  <&c. 
Nous  voilà  tout-à-l'heure  à  Tuf^ge  du  rapporteur. 

Pour  prouver  que  ics  angles  de  fuite  font  égaux  à 
deux  droits,  on  décrit  un  cercle  j  moi,  tout  au  con- 
traire , 


OIT   DE   L'EDUCATION.        i^ 

traire,  je  fais  en  forte  qu'Emile  remarque  cela,  pre- 
mièrement dans  le  cercle  ,  &  puis  je  îui  dis  ;  fj  l'on 
ôtoit  le  cercle ,  &  qu'on  laifîàc  les  lignes  droites ,  les 
angles  auroient-ils  changé  de  grandeur  ?  &c. 

On  néglige  la  juftefle  des  figures ,  on  la  fuppofè, 
&  Ton  s'attache  à  la  démonftradon.  Entre  nous  , 
au  contraire  ,  il  ne  fera  jamais  queflion  de  démon- 
flration.  Notre  plus  importante  affaire  fera  de  tirer 
des  lignes  bien  droites,  bien  julles,  bien  égales;  de 
faire  un  quarré  bien  parfait ,  de  tracer  un  cercle  bien 
rond.  Pour  vérifier  la  julteffe  de  la  figure  ,  nous 
l'examinerons  par  toutes  fes  propriétés  lènfibles ,  & 
cela  nous  donnera  occafion  d'en  découvrir  chaque 
jour  de  nouvelles.  Nous  plierons  par  le  diamètre  les 
deux  demi-cercles ,  par  la  diagonale  les  deux  moitiés 
du  quarré  :  nous  comparerons  nos  deux  figures  pour 
voir  celle  dont  les  bords  conviennent  le  plus  exaéle- 
ment,  &  par  conféquent  la  mieux  faite;  nous  difpu- 
terons  fi  cette  égalité  de  partage  doit  avoir  toujours 
lieu  dans  les  parallelograivjes,  dans  les  trapèzes,  &c. 
On  efi^ayera  quelquefois  de  prévoir  le  fuccès  de  l'ex- 
périence avant  de  la  faire,  on  tâchera  de  trouver  des 
raifons,  &c. 

■  La  Géométrie  n'eft  pour  mon  Elevé  que  l'arc  do 
fe  bien  fervir  de  la  régie  ôc  du  compas;  il  ne  doic 
point  la  confondre  avec  le  dellein  ,  où  il  n'employé- 
ra  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  inftrumens.  La  régie  & 
le  compas  feront  renfermés  fous  la  clef ,  &  l'on  ne 
lui  en  accordera  que  rarement  l'ufage  Ôc  pour  peu  de 
tems ,  afin  qu'il  ne  s'accoutume  pas  à"*  barbouiller  ; 
mais  nous  pourrons  quelquefois  porter  nos  figures  à 
la  promenade  ék.  caiilér  de  ce  que  nous  aurons  fait  ou 
de  ce  que  nous  voudrons  faire. 

Je  n'oublierai  jamais  d'avoir  vu.  à  Turin  un  jeune 
homme,  à  qui,  cmis  fon  enfance,  cnavoit  appris 
les  rapports  des  contours  cNc  dés  furiaccs,  i^n  lui  don- 
nant chaque  jour  à  choifir  dans  toutes  les  figures 
N  3  géo- 


19(5  EMILE, 

géométriques  des  gaufFres  ifopéritnetres.  Le  petit 
gourmand  avoit  épuifé  l'art  d'Archimede  pour  trou- 
ver dans  laquelle  il  y  avoit  le  plus  à  manger. 

Quand  un  enfant  joue  au  volant ,  il  s'exerce  l'œil 
&  le  bras  à  la  juftefle  ;  quand  il  fouette  un  fabot,  il 
a:croît  fa  force  en  s'en  fervant ,  mais  fans  rien  ap- 
prendre. J'ai  demandé  quelquefois  pourquoi  l'on 
n'ofFroit  pas  aux  enfans  les  mêmes  jeux  d'adreflè 
qu'ont  les  hommes:  la  paume,  le  mail,  le  billard, 
l'arc,  lebalon,  les  inftrumens  de  mufique.  On  m'a 
répondu  que  quelques-uns  de  ces  jeux  étoient  au-def- 
fus  de  leurs  forces ,  &  que  leurs  membres  &  leurs 
organes  n'écoient  pas  allez  formés  pour  les  autres. 
Je  trouve  ces  raifons  mauvaifts  :  un  enfant  n'a  pas  la 
taille  d'un  homme,  &  ne  laiiTe  pas  de  porter  un  ha- 
bit fait  comme  Je  fien.  Je  n'entens  pas  qu'il  jouo 
avec  nos  maffjs  fur  un  billard  haut  de  trois  pieds  ;  je 
n'entens  pas  qu'il  aille  peloter  dans  nos  tripots,  ni 
qu'on  charge  fa  petite  main  d'une  raquette  de  Paul- 
mier ,  mais  qu'il  joue  dans  une  falie  dont  on  aura  ga- 
ranti les  fenêtres  ;  qu'il  ne  feferve  que  de  balles  mol- 
les, que  fes  premières  raquettes  foient  de  bois,  puis 
de  parchemin  ,  &  enfin -de  corde  à  boyau  bandée  à 
proportion  de  fon  progrès.  Vous  préférez  le  volant, 
parcequ'il  fatigue  moins  &  qu'il  efl  fans  danger. 
Vous  avez  tort  par  ces  deux  raifons.  Le  volant  elt 
un  jeu  de  femmes  ;  mais  il  n'y  en  a  pas  une  que  ne 
fit  fuir  une  balle  en  mouvement.  Leurs  blanches 
peaux  ne  doivent  pas  s'endurcir  aux  meurtriilures , 
ik  ce  ne  font  pas  des  contuGons  qu'attendent  leurs 
vifages.  Mais  nous ,  faits  pour  être  vigoureux , 
croyons-nous  le  devenir  fans  peine  ;  &  de  quelle  dé- 
fcnfc  ferons -nous  capables,  fi  nous  ne  femmes  ja- 
mais attaqués?  On  joue  toujours  lâchement  ks  jeux 
où  l'on  peut  être  mal-adroit  fans  rifque  ;  un  volant 
qui  tombe  ne  fait  de  mal  à  perfonne;  mais  rien  ne 
dégourdit  les  bras  comme  d'avoir  â  couvrir  la  tête, 

rien 


ou   DE    L'EDUCATION.        197 

rien  ne  rend  le  coup  d'œil  fi  jufte  que  d'avoir  à  ga- 
rantir les  yeux.  S'élancer  du  bout  d'une  falls  à  l'au- 
tre ,  juger  le  bond  d'une  balle  encore  en  l'air ,  la 
renvoyer  d'une  main  forte  &  fûre,  de  tels  jeux  con- 
viennent moins  à  l'homme  qu'ils  ne  fervent  à  le 
former. 

Les  fibres  d'un  enfant,  dit^on,  font  trop  molles  ; 
elles  ont  moins  de  refTort  ,  mais  elles  en  font  plus 
flexibles  ;  fon  bras  eft  foible ,  mais  enfin  c'eft  un 
bras;  on  en  doit  faire,  proportion  gardée,  tout  ce 
qu'on  fait  d'une  autre  machine  femblable.  Les  en- 
fans  n'ont  dans  les  mains  nulle  adrefTe;  c'eft  pour  ce- 
la -que  je  veux  qu'on  leur  en  donne  :  un  homme  aufli 
peu  exercé  qu'eux  n'en  auroit  pas  davantage;  nous 
ne  pouvons  connoître  fufage  de  nos  organes  qu'a- 
prés  les  avoir  employés.  11  n'y  a  qu'une  longue  ex- 
périence qui  nous  apprenne  à  tirer  parti  de  nous- 
mêmes  ,  &  cette  expérience  eft  la  véritable  étude  à 
laquelle  on  ne  peut  trop -tôt  nous  appliquer. 

Tout  ce  qui  fe  fait  eft  faifable.  Or  rien  n'eft  plus 
commun  que  de  voir  des  enfans  adroits  &  découplés, 
avoir  dans  les  membres  la  même  agilité  que  peuE 
avoir  un  homme.  Dans  prefque  toutes  les  Foires  on 
en  voit  faire  des  équilibres,  marcher  fur  les  mains, 
fauter,  danfer  fur  la  corde.  Durant  combien  d'an- 
nées des  troupes  d'enfans  n'ont -elles  pas  attiré  par 
leurs  ballets  des  Speftateurs  à  la  Comédie  Italienne? 
Qui  eft-ce  qui  n'a  pas  oui  parler  en  Allemaiine  &  en. 
Italie  de  la  'i>oupe  pantomime  du  célèbre  Nicolini? 
Quelqu'un  a-t-il  jamais  remarqué  dans  ces  enfans  des 
inouvemens  moins  développés  ,  des  attitudes  moins 
gracieufes ,  une  oreille  moins  jufte,  une  danfe  moins 
légère  que  dans  les  Danfeurs  tout  formés?  Qu'on  aie 
d'abord  les  doigts  épais ,  courts ,  peu  mobiles ,  les 
mains  potelées  &  peu  capables  de  rien  empoigner  , 
cela  empêche  - 1  -  il  que  plufieurs  enfans  ne  fâchent; 
^çrirç  ou  d^ifincr  à  l'âge  où  d'autres  ne  favenc  pas 

N  3  €tV^ 


Ï9S  EMILE, 

encore  tenir  le  crayon  ni  la  plume?  Tout  Paris  fe 
fouvient  encore  de  la  petite  Angloife  qui  faifoit  à  dix 
ans  des  prodiges  fur  le  clavecin.  J'ai  vu  chez  un 
Magiftrat ,  fon  fils ,  petit  bon-homme  de  huit  ans , 
qu'on  mettoit  fur  la  table  au  delîèrt  comme  une  fla- 
tue  au  milieu  des  plateaux,  jouer  là  d'un  violon  pref- 
qu'aufli  grand  que  lui ,  &  furprendre  par  fon  exécu- 
tion les  Artides  mêmes. 

Tous  ces  exemples  &  cent  mille  autres  prouvent , 
ce  me  femble ,  que  l'inaptitude  qu'on  fuppofe  aux 
enfans  pour  nos  exercices  efl:  imaginaire,  <^  que,  fi 
on  ne  les  voit  point  réuffir  dans  quelques-uns,  c'eft 
qu'on  ne  les  y  a  jamais  exercés. 

On  me  dira  que  je  tombe  ici  par  rapport  au  corps 
dans  le  défaut  de  la  culture  prématurée  que  je  blâme 
dans  les  enfans  par  rapport  à  l'efprit.  La  différence 
efl:  très-grande;  car  l'un  de  ces  progrès  n'eft  qu'ap- 
parent, mais  l'autre  efl  réel.  ]'ai  prouvé  que  l'efprit 
qu'ils  paroiffent  avoir  ils  ne  l'ont  pas  ,  au  lieu  que 
tout  ce  qu'ils  paroiffent  faire  ils  le  font.  D'ailleurs 
on  doit  toujours  fonger  que  tout  ceci  n'efl  ou  ne  doit 
être  que  jeu,  direftjon  facile  &  volontaire  des  mou- 
vemens  que  la  nature  leur  demande  ,  art  de  varier 
leurs  araufemens  pour  ks  leur  rendre  plus  agréables , 
fans  que  jamais  la  moindre  contrainte  les  tourne  en 
travail:  car  enfin  de  quois'amuferont-ils,  dont  je  ne 
puiffe  faire  un  objet  d'inflruction  pour  eux?  &  quand 
je  ne  le  pourrois  pas ,  pourvu  qu'ils  s'amufent  fans 
inconvénient  &  que  le  tems  fe  palTe,  leur  progrès  en 
toute  chofe  n'importe  pas  quant  à-préfent  ;  au  lieu 
que  lorfqu'il  faut  néceflairement  leur  apprendre  ceci 
pu  cela  ,  comme  qu'on  s'y  prenne  ,  il  efl  toujours 
^mpoffibk  qu'on  en  vienne  à  bout  fans  contrainte , 
fans  fâcherie  &  fans  ennui. 

Ce  que  j'ai  dit  fur  les  deux  fens  dont  Tufage  efl  le, 
plus  continu  Ck  le  plus  important ,  peut  fervir  d'e- 
temple  de  la  manière  d'exercer  les  autres.    La  vue 


ov   DE    L'EDUCATION.        199 

&  le  toucher  s'appliquent  également  fur  les  corps  en" 
repos  &  fur  les  corps  qui  fe  meuvent  ;  mais  comme 
il  n'y  a  que  l'ébranlement  de  l'air  qui  puiffe  ém.ouvoir 
le  fens  de  l'ouie ,  il  n'y  a  qu'un  corps  en  mouvement 
qui  faiTe  du  bruit  ou  du  fon,  &  Q  tout  étoit  en  re- 
pos ,  nous  n'entendrions  jamais  rien.    Là  nuit  donc 
où,    ne  nous  mouvant  nous-mêmes  qu'autant  qu'il 
nous  plaît,  nous  n'avons  à  craindre  que  les  corps  qui 
fe  m.euvent ,   il  nou.s  importe  d'avoir  l'oreille  alerte  , 
de  pouvoir  juger  par  la  fenfation  qui  nous  frappe,  (î 
le  corps  qui  la  caufe  eft  grand  ou  petit ,  éloigné  ou 
proche  ,   fi  fon  ébranlement  efc  violent  ou  foibîe. 
L'air  ébranlé  ell:  fujet  à  des  répercudicns  qui  le  relié- 
chifTent ,  qui  produifant  des  échos  répètent  la  iènfa- 
tion ,  &  font  entendre  le  corps  bruyant  ou  fonors  en 
un  autre  lieu  que  celui  où  il  efl:.     Si  dans  une  plaine 
ou  dans  une  vallée  on  met  l'oreille  à  terre ,  on  entend 
la  voix  des  hommes  &  le  pas  des  chevaux  de  beau- 
coup plus  loin  qu'en  refiant  debout. 

Comme  nous  avons  comparé  la  vue  au  toucher,  il 
eft  bon  de  la  comparer  de  même  à  l'ouie  ,  &  de  fa- 
voir  laquelle  des  deux  impreiîîons  partant  à  la  fois 
du  même  corps  arrivera  le  plutôt  à  fon  organe, 
QLiand  on  voit  le  feu  d'un  canon  on  peut  encore  le 
mettre  à  l'abri  du  coup  ;  mais  fuôt  qu'on  entend  le 
bruit,  il  n'effc  plus  tems ,  le  boulet  efl- là.  On  peuc 
juger  de  la  dillance  où  fe  fait  le  tonnerre,  par  l'in- 
tervalle de  tems  qui  fe  pafTe  de  l'éclair  au  coup.  Fai- 
tes en  forte  que  l'enfant  connoifTe  toutes  ces  expé- 
riences ;  qu'il  fafîè  celles  qui  font  à  fa  portée ,  & 
qu'il  trouve  les  autres  par  induction  ;  mais  j'aime  cent 
fois  mieux  qu'il  les  ignore ,  que  s'il  faut  que  vous  les 
lui  difiez. 

Nous  avons  un  organe  qui  répond  à  l'ouie,  favoir 
celui  de  la  voix  ;  nous  n'en  avons  pas  de  même  qui 
réponde  à  la  vQe  ,  tî^:  nous  ne  rendons  pas  les  cou- 
Içurs  comme  les  fons.    C'efl  un  moyen  de  plus  pour 

N  4.  cultiver 


a©o 


EMILE, 


cultiver  le  premier  fens,  en  exerçant  l'organe  aftif  & 
l'organe  paffif  l'un  par  l'autre. 

L'homme  a  trois  fortes  de  voix,  favoir,  la  voix 
parlante  ou  articulée,  la  voix  chantante  ou  mélodieu- 
le,  &la  voix  pathétique  ou  accentuée,  qui  fert  de 
langage  aux  pallions,  &  qui  anime  le  chant  &  la  pa- 
role. L'enfant  a  ces  trois  fortes  de  voix  ainfi  que 
l'homme,  fins  les  favoir  allier  de  même:  il  a  comme 
nous  le  rire  ,  les  cris  ,  les  plaintes  ,  l'exclamation  , 
les  gémiiTemens,  mais  il  ne  fait  pas  en  mêler  les  in- 
flexions aux  deux  autres  voix.  Une  muGque  parfaite 
eft  celle  qui  réunit  le  mieux  ces  trois  voix.  Les  en- 
fans  font  incapables  de  cette  mufique-làj  &  leur 
chant  n'a  jamais  d'ame.  De  même  dans  la  voix  par- 
lante leur  langage  n'a  point  d'accent  ;  ils  crient , 
mais  ils  n'accentuent  pas;  &  comme  il  y  a  peu  d'é- 
nergie dans  leur  difcours  ,  il  y  a  peu  d'accent  dans 
leur  voix.  Notre  Elevé  aura  le  parler  plus  uni  , 
plus  fimple  encore ,  parceque  fes  paiïions  n'étant  pas 
éveillées  ne  mêleront  point  leur  langage  au  fien. 
N'allez  donc  pas  lui  donner  à  réciter  des  rôles  de 
Tragédie  &  de  Comédie,  ni  vouloir  lui  apprendre, 
comme  on  dit,  à  dédamer.  Il  aura  trop  de  fens  pouï 
favoir  donner  un  ton  à  des  chofes  qu'il  ne  peut  en- 
tendre ,  &  de  l'eîipreffion  à  des  fentimens  qu'il  n'é? 
prouva  jamais. 

Apprenez -lui  à  parler  uniment ,  clairement,  4 
bien  articuler,  à  prononcer  exaftement  6i  fans  affec- 
tation ,  à  connoître  &  à  fuivre  l'accent  grammatical 
&  la  profodie ,  à  donner  toujours  affez  de  voix  pour 
être  entendu  ,  mais  à  n'en  donner,  jamais  plus  qu'il 
ne  faut;  défaut  ordinaire  aux  enfans  élevés  dans  les 
Collèges:  en  toute  chofe  rien  de  fuperflu. 

De  même  dans  le  chant  rendez  fa  voix  jiille,  éga- 
ie, flexible,  fonore,  fon  oreille  fenfible  à  la  mefure 
éi.  à  l'harmonie  ,  mais  rien  de  plus.  La  mufique 
imîiaûve  &  thqatraie  n'eH  pas  de  fon  âge.    Je  ue 

VOl^r 


eu  DE  L'EDUCATION.        201 

voudrois  pas  même  qu'il  chantât  des  paroles  ;  s'il  en 
vouloit  chanter,  je  tâcherois  de  lui  faire  des  chan- 
fons  exprès,  intérelTantes  pour  fon  âge,  &  aufli  fim* 
pies  que  Tes  idées. 

On  penfe  bien  qu'étant  fi  peu  prefTé  de  lui  appren^ 
dre  à  lire  l'écriture,  je  ne  le  ferai  pas,  non  plus,  de 
lui  apprendre  à  lire  la  mufique.  Ecartons  de  fon  cer- 
veau toute  attention  trop  pénible,  &  ne  nous  hâtons 
point  de  fixer  fon  efprit  fur  des  fignes  de  conven- 
tion. Ceci ,  je  l'avoue  ,  femble  avoir  fa  difficulté  ; 
car  fi  la  connoilTance  des  notes  ne  paroît  pas  d'abord 
plus  néceiîaire  pour  favoir  chanter  qae  celle  des  let- 
tres pour  favoir  parler,  il  y  a  pourtant  cette  diffé- 
rence, qu'en  parlant  nous  rendons  nos  propres  idées, 
&  qu'en  chantant  nous  ne  rendons  gucres  que  celles 
d'autrui.     Or  pour  les  rendre,  il  faut  les  lire. 

Mais  premièrement ,   au  lieu  de  les  lire  on  les 
peut  ouir,  &  un  chant  fe  rend  à  l'oreille  encore  plus 
fidèlement  qu'à  l'œil.     De  plus ,  pour  bien  favoir  la 
jnufique  il  ne  fuffit  pas  de  la  rendre  ,  il  la  faut  com- 
pofer  ,  &  l'un  doit  s'apprendre  avec  l'autre  ,  fans 
quoi  l'on  ne  la  fait  jamais  bien.     Exercez  votre  petit 
Muficien  d'abord  à  faire  des  phrafes  bien  régulières , 
bien  cadencées  ;  enfuite  à  les  lier  entre  elles  par  une 
modulation  trcs-fimple;  enfin  à  marquer  leurs  diifé- 
rens  rapports  par  une  ponôtuation  correéte,  ce  qui 
fe  fait  par  le  bon  choix  des  cadences  <k  des  repos. 
Sur-tout  jamais  de  chant  bizarre  ,  jamais  de  pathéti- 
que ni  d  expreillon.     Une  mélodie  toujours  chantan- 
te &  fimple,  toujours  dérivante  des  cordes  efilnciel- 
ks  du  ton  ,  &  toujours  indiquant  tellement  la  bafl'e 
qu'il  la  fente  &  l'accompagne  fins  peine;  car  pour 
fe  former  la  voix  &  l'oreille ,  il  ne  doit  jamais  chao.» 
ter  qu'au  clavecin. 

Pour  mieux  marquer  les  ions  on  les  articule  en  les 
prononçant;  de -là  fufage  de  folfier  avec  certaines 
fyllabes.    Pour  diUinguer  les  degrés,  il  faut  donner 

N  N  des 


202  EMILE, 

des  noms  &  à  ces  degrés  &  à  leurs  difFérens  termes 
fixes  ;  de-là  les  noms  des  intervalles,  &  auln  les  let- 
tres de  l'alphabet  dont  on  marque  les  touches  du 
clavier  &  les  notes  de  la  gimme.  C  &  A  défignent 
des  fons  fixes,  invariables,  toujours  rendus  par  les 
mêmes  touches.  Ut  &  la  font  autre  chofe.  Ut  efl: 
conftamment  la  tonique  d'un  mode  majeur ,  ou  la 
médiante  d'un  mode  mineur.  La  efl:  conflamment 
la  tonique  d'un  mode  mineur ,  ou  la  fixieme  note 
d'un  mode  majeur.  Ainfi  les  lettres  marquent  les 
termes  immuables  des  rapports  de  noire  fyftême  mu- 
fical,  &  les  fyllabes  marquent  les  termes  homologues 
des  rapports  femblables  en  divers  tons.  Les  lettres 
indiquent  les  touches  du  clavier,  oc  les  fyllabes  les 
degrés  du  mode.  Les  Muiiciens  François  ont  écran» 
gement  brouillé  ces  difl;in(St:ions  ;  ils  ont  confondu  le 
iens  des  fyllabes  avec  le  fens  des  lettres ,  &  doublant 
inutilement  les  fignes  des  touches  ,  ils  n'en  ont  point 
lailTé  pour  exprimer  les  cordes  des  tons  ;  en  forte 
que  pour  eux  m  6i  C  font  toujours  la  même  chofe , 
ce  qui  n'eit  pas ,  &  ne  doit  pas  être ,  car  alors 
dequoi  ferviroit  C  ?  Aulli  leur  manière  de  folfier 
elt-elle  d'une  difficultë  txceffive  fans  être  d'sucune 
utilité  ,  fans  porter  aucune  idée  nette  à  l'cfprit , 
puifque  par  cette  méthode  ces  deux  fyllabes  iit  & 
»»,  par  exemple  ,  peuvent  également  fignifier  une 
tierce  majeure  ,  mineure  ,  fuperiiue  ,  ou  diminuée. 
Par  quelle  étrange  fatalité  le  pays  du  monde  oi^ 
l'on  écrit  les  plus  beaux  livres  fur  la  mufique,  eft- 
il  précifément  celui  où  on  l'apprend  le  plus  difficile- 
ment? 

Suivons  avec  notre  Eleva  une  pratique  plus  fimple 
&  plus  claire  ;  qu'il  n'y  ait  pour  lui  que  deux  modes 
dont  les  rapports  foient  toujours  les  mêmes  &  tou- 
jours indiqués  par  les  mêmes  fyllabes.  Soit  qu'il 
chante  ou  qu'il  joue  d'un  infl:riiment,  qu'il  fâche  éta- 
blir fon  mode  fur  chacun  des  dou^e  tons  qui  peuvent 


ou   DE   L'EDUCATION.        203 

lui  fervir  de  bafe ,  &  que,  foit  qu'on  module  en  D , 
en  C  5,  en  G ,  &c.  la  finale  foit  toujours  ut  ou  la  fé- 
lon le  mode.  De  cette  manière  il  vous  concevra 
toujours ,  les  rapports  eilenciels  du  mode  pour  chan- 
ter &  jouer  jufle  feront  toujours  préfens  à  fon  efprit, 
fon  exécution  fera  plus  nette  \k  fon  progrès  plus  ra- 
pide. 11  n'y  a  rien  de  plus  bizarre  que  ce  que  les 
François  appellent  folfîer  au  naturel  ;  c'efl:  éloigner 
les  idées  de  la  chofe  pour  en  fubftituer  d'étrangères 
qui  ne  font  qu'égarer.  Rien  n'eft  plus  naturel  que 
de  foltier  par  tranfpofition,  lorfque  le  mode  ell:  tranf- 
pofé.  Mais  c'en  eft  trop  fur  la  mufique  ;  enfeignez- 
Ja  comme  vousvoudrez ,  pourvu  qu'elle  ne  foie  ja- 
mais qu'un  amufement. 

Nous  voilà  bien  avertis  de  l'état  des  corps  étran- 
gers par  rapport  au  nôtre,  de  leur  poids,  de  leur  fi- 
gure ,  de  leur  couleur  ,  de  leur  folidité  ,  de  leur 
grandeur,  de  leur  diftance,  de  leur  température,  de 
leur  repos ,  de  Itur  mouvement.  Nous  fommes  in- 
ftruits  de  ceux  qu'il  nous  convient  d'approcher  ou 
d'éloigner  de  nous ,  de  la  manière  dont  il  faut  nous 
y  prendre  pour  vaincre  leur  réfiftance,  ou  pour  leur 
en  oppofer  une  qui  nous  prdferve  d'en  être  oftenfés  ; 
mais  ce  n'efl:  pas  allez;  noire  propre  corps  s'épuife 
fans -celle  ,  il  a  befoin  d'être  fans-ctfle  renouvelle. 
Qiioique  nous  ayons  la  faculté  d'en  chan2;er  d'autres 
en  notre  propre  fubftance  ,  le  choix  n'eit  pas  indif- 
férent: tout  n'eft  pas  aliment  pour  l'homme;  &  des 
fubllances  qui  peuvent  l'être,  il  y  en  a  de  plus  ou  de 
moins  convenables,  félon  laconlb'tution  de  fon  tfpe- 
ce,  fdon  le  climat  qu'il  habite,  félon  fon  tempéram- 
ment  particulier ,  Ck  félon  la  manière  de  vivre  que  lui 
prefcrit  fon  état. 

Nous  mourrions  affamés  ou  empoifonnés,  s'il  fal- 
loit  attendre ,  pour  choifir  les  nourricures  qui  nous 
conviennent,  que  l'expérience  nous  etît  appris  à  les 
connoitre  Ci:  à  les  choifir:  mais  la  fupréme  bonté  qui 

a 


204  EMILE, 

a  fait ,  du  plaifir  des  êtres  fenfibles ,  rinftrument  de 
leur  confervation  ,  nous  avertit,  par  ce  qui  plaît  à 
notre  paiais  ,  de  ce  qui  convient  à  notre  eftomac.  Il 
n'y  a  point  naturellement  pour  l'homme  de  Médecin 
plus  fur  que  fon  propre  appétit  ;  &  à  le  prendre  dans 
ion  état  primitif,  je  ne  doute  point  qu'alors  les  ali- 
mens  qu'il  trouvoit  les  plus  agréables  ne  lui  fufîent 
auiïi  les  plus  fains. 

Il  y  a  plus.  L'Auteur  des  chofes  ne  pourvoit  pas 
feulement  aux  befoins  qu'il  nous  donne  ,  mais  encore 
à  ceux  que  nous  nous  donnons  nou^-mémes  ;  &  c'efb 
pour  mettre  toujours  le  defir  à  côté  du  befoin ,  qu'il 
fait  que  nos  goûts  cliangent  6l  s'altèrent  avec  nos 
manières  de  vivre.  Plus  nous  nous  éloignons  de  l'é- 
tat de  nature ,  plus  nous  perdons  de  nos  goûts  natu- 
rels; ou  plutôt  l'habitude  nous  fait  une  féconde  na- 
ture que  nous  fubllituons  tellement  à  la  première, 
que  nul  d'entre  nous  ne  connoît  plus  celle-ci. 

11  fuit  de-là,  que  les  goûts  Its  plus  naturels  doivent 
être  aufli  les  plus  fimples  ;  car  ce  font  ceux  qui  fe 
tranfforment  le  plus  aifément;  au  lieu  qu*en  s'aii^ui- 
lànt,  en  s'irritanc  par  nos  fantaifies,  ils  prennent  une 
forme  qui  ne  change  plus.  L'homme  qui  n'efl:  enco- 
re d'aucun  pays  fe  fera  fans  peine  aux  ufages  dç  quel- 
que pays  que  ce  foit ,  mais  l'iiomme  d'un  pays  ne 
devient  plus  celui  d'un  autre. 

Ceci  me  paroît  vïai  dans  tous  les  fens  ,  &  bien 
plus,  appliqué  au  goût  proprement  dit.  Notre  pre- 
mier aliment  efl:  le  lait ,  nous  ne  nous  accoutumons 
que  par  degrés  aux  faveurs  fortes,  d'abord  elles  nous 
répugnent.  Des  fruits ,  des  légumes ,  des  herbes ,  (&; 
enfin  quelques  viandes  grillées ,  fans  ailaifonnement  6i. 
fans  fel,  firent  les  feflins  des  premiers  hommes  (24). 

La 


(24)  Voyez  l'Arcadie  de  Paufanias;  voyez  suffi  le  moiceau 
èe  Pl^tar(jue  tranfcrit  ci-après. 


ou  DE    L'EDUCATION.       205 

La  première  fois  qu'un  Sauvage  boit  du  vin ,  il  fait 
la  grimace  &  le  rejette,  (k  même  parmi  nous,  qui- 
conque a  vécu  jufqu'à  vingt  ans  fans  goûter  de  li- 
queurs fermentées  ,  ne  peut  plus  s'y  accoutumer; 
nous  ferions  tous  abftêmes  fi  l'on  ne  nous  eut  donné 
du  vin  dans  nos  jeunes  ans.  Enfin  ,  plus  nos  goûts 
ibntfimples,  plus  ils  font  univerfels  ;  les  répugnances 
les  plus  communes  tombent  fur  des  mets  compofés. 
Vit-  on  jamais  perfonne  avoir  en  dégoût  l'eau  ni  le 
pain  ?  voilà  la  trace  de  la  nature,  voilà  donc  auffi 
notre  règle.  Confervons  à  l'enfant  fon  goût  primitif 
le  plus  qu'il  efl:  polTible;  que  fa  nourriture  foit  com- 
mune &  fimple,  que  fon  palais  ne  fe  familiarife  qu'à 
des  faveurs  peu  relevées ,  &  ne  fe  forme  point  un 
goût  exclufif. 

Je  n'examine  p2s  ici  fi  cette  manière  de  vivre  efl 
plus  faine  ou  non  ,  ce  n'eft  pas  ainfi  que  je  l'envifa- 
ge.  Il  me  fuffit  de  favoir ,  pour  la  préférer,  que  c'ell 
la  plus  conforme  à  la  nature  ,  &  celle  qui  peut  le 
plus  aifément  fe  plier  à  toute  autre.  Ceux  qui  difent 
qu'il  faut  accoutumer  ks  enfans  aux  alimens  dont  ils 
uferont  étant  grands,  ne  raifonnent  pas  bien,  ce  me 
femble.  Pourquoi  leur  nourriture  doit -elle  être  la 
même  tandis  que  leur  manière  de  vivre  eft  fi  différen- 
te? Un  homme  épuifé  de  travail ,  de  foucis,  de  pei- 
nes, a  befoin  d'alimens  fucculens  qui  lui  portent  de 
nouveaux  efprits  au  cerveau;  un  enfant  qui  vient  de 
s'ébattre  ,  &.  donc  le  corps  croît  ,  a  befoin  d'une 
nourriture  abondante  qui  lui  fallé  beaucoup  de  chile. 
D'ailleurs,  l'homme-fait  a  déjà  fon  état,  fon  emploi. 
Ion  domicile;  mais  qui  eft-cc  qui  peut  être  fur  de  ce 
que  la  fortune  réferve  à  l'enfant?  En  toute  chofe  ne 
lui  donnons  point  une  forme  fi  déterminée  ,  qu'il  lui 
en  coûte  trop  d'en  changer  au  befoin.  Ne  faifons 
pas  qu'il  meure  de  faim  dans  d'autres  pays  s'il  ne  traî- 
ne par-  tout  à  fa  fuite  un  cuifinier  François,  ni  qu'il 
dife  un  jour  qu'on   ne   fait  manger  qu'en  France. 

Voilà. 


toô  Eut      L     E,^ 

Voila  ,  par  parenthefe  ,  un  plaifant  éloge  !  Pou? 
moi,  je  dirois  au  contraire,  qu'il  n'y  a  que  les  Fran^  | 
çois  qui  ne  favenc  pas  manger ,  puifqu'il  faut  un  art 
fi  particulier  pour  leur  rendre  les  mets  mangeables. 
•  'De  nos  fenfations  diverfes ,  le  goût  donne  celles 
qui  généralement  nous  affeftent  le  plus.  Auffi  fom" 
mes -nous  plus  intérelTés  à  bien  juger  des  fubftances 
qui  doivent  faire  partie  de  la  nôtre,  que  de  celles  qui 
ne  font  que  l'environner.  Mille  chofes  font  indiffé- 
rentes au  toucher ,  à  Touie,  a  la  vue;  mais  il  n'y  a 
prefque  rien  d'indifférent  au  goût.  Déplus,  Taéli- 
vité  de  ce  fens  eft  tonte  phyfique  &  matérielle ,  il 
eft  le  feul  qui  ne  dit  rien  à  l'imagination ,  du  moins 
celui  dans  les  fenfations  duquel  elle  entre  le  moins  ^ 
au  lieu  que  l'imitation  &  l'imagination  mêlent  fou^^ 
vent  du  moral  à  l'impreffion  de  tous  les  autres.  Aufïï 
généralement  les  cœurs  tendres  &  voluptueux,  les 
cara6leres  paflionnés  &  vraiment  fenfibles,  faciles  à 
émouvoir  par  les  autres  fens ,  font-ils  affez  tiédes  fur 
celui-ci.  De  cela  même  qui  femble  mettre  le  goûc 
au  deffous  d'eux ,  &  rendre  plus  méprifâble  le  pen- 
chant qui  nous  y  livre  ,  je  conclurois  au  contraire  , 
que  le  moyen  le  plus  convenable  pour  gouverner  les 
enfans  eft  de  les  mener  par"  leur  bouche.  Le  mobile 
delà  gourmandife  eft  fur-tout  préférable  à  celui  de  la- 
vanité,  en  ce  que  la  première  eft  un  appétit  de  la  na- 
ture ,  tenant  immédiatement  au  lens,  &  que  la  fé- 
conde eft  un  ouvrage  de  l'opinion  ,  Ci-'jet  au  caprice 
des  hommes  &  à  toutes  fortes  d'abus.  La  gourman- 
dife ell  la  paffion  de  l'enfance  ;  cette  paftion  ne  tient 
devant  aucune  autre;  à  la  moindre  concurrence  elle 
difparoît.  Eh  croyez -moi!  l'enfant  ne  ceffera  que 
trop  tôt  de  fonger  à  ce  qu'il  mange  ,  &  quand  fou 
cœur  fera  trop  occupé,  fon  palais  ne  l'occupera  gue- 
res.  Quand  il  fera  grand  ,  mille  fentitriens  impé- 
tueux donneront  le  change  à  la  gourmandife  ,  &  ne 
feront  qu'irriter  la  vanité  ;  car  cette  dernière  pallion 

feule 


ou    DE    L'EDUCATION.       207 

feule  fait  fon  profit  des  autres ,  &  à  la  fin  les  englou- 
tit toutes.  J'ai  quelquefois  exaininé  ces  gens  qui 
donnoient  de  l'importance  aux  bons  morceaux,  qui 
fongeoient  en  s'é veillant  à  ce  qu'ils  mangeroient  dans 
la  journée,  &  décrivoienc  un  repas  avec  plus  d'exac- 
titude que  n'en  met  Polybe  à  décrire  un  combat.  J'ai 
trouvé  que  tous  ces  prétendus  hommes  n'étoient  que 
des  enfans  de  quarante  ans ,  fans  vigueur  &  fans 
confiftance,  fruges  confumere  nati,  La  gourmandife 
eft  le  vice  des  cœurs  qui  n'ont  point  d'étoffe.  L'a- 
me  d'un  gourmand  eft  toute  dans  fon  palais,  il  n  ell 
fait  que  pour  manger  ;  dans  fa  ftupide  incapacité  il 
n'eft  qu'à  table  à  fa  place  ,  il  ne  fait  juger  que  des 
plats:  laiiTons- lui  fans  regret  cet  emploi:  mieux  lui 
vaut  celui-là  qu'un  autre ,  autant  pour  nous  que 
pour  lui. 

Craindre  que  la  gourmandife  ne  s'enracine  dans  un 
enfant  capable  de  quelque  chofe  ,  eft  une  précaution 
de  petit  efprit.  Dans  l'enfance  on  ne  fonge  qu'à  ce 
ce  qu'on  mange  ;  dans  i'adolefcence  en  n'y  fonge 
plus ,  tout  nous  efl  bon ,  &  l'on  a  bien  d'autres  af- 
faires. Je  ne  voudrois  pourtant  pas  qu'on  allât  faire 
un  ufage  indifcret  d'un  reffort  fi  bas  ,  ni  étayer  d'un 
bon  morceau  l'honneur  de  faire  une  belle  a6lion. 
Mais  je  ne  vois  pas  pourquoi ,  toute  l'enfance  n'étant 
ou  ne  devant  écre  que  jeux  &  folâtres  amufemens  , 
des  exercices  purement  corporels  n'auroient  pas  un 
prix  matériel  &  fenfible.  Qii'un  petit  Majorquain  , 
voyant  un  panier  fur  le  haut  d'un  arbre,  i'abbatte  à 
coups  de  fronde,  n'tll-il  pas  bien  jufte  qu'il  en  pro- 
fite  ,  &  qu'un  bon  déjeuner  réparc  la  force  qu'il  ufe 
à  le  gagner  (25)  V  Qu'un  jeune  Spartiate  à  travers 
les  riiques  de  cent  coups  de  fouet  fe  glilîe  habilement 

dans 


(25")  il  y  a  bien  des  lîccles  que  les  JM^jorqiiains  ont  pord« 
an  ulage;  il  cil  ûa  tcms  iL  la  cd^ibiité  de  leurs  Fiond*.ui<. 


îo8  EMILE, 

dans  une  cuifine,  qu'il  y  vole  un  renardeau  tout  vi*' 
vant,  qu'en  l'emportant  dans  fa  robe  il  en  foit  égra- 
tigné  ,  mordu ,  mis  en  fang ,  &  que  pour  n'avoir 
pas  la  honte  d'être  furpris  ,  l'enfant  fe  laifle  déchirer 
les  entrailles  fans  fourGilicr,  fans  poufler  un  feul  cri^ 
n'eft-il  pas  jufte  qu'il  profite  enfin  de  fa  proie,  & 
qu'il  la  mange  après  en  avoir  été  mangé  ?  Jamais  un 
bon  repas  ne  doit  être  une  réeompenfe,  mais  pour- 
quoi ne  feroit-il  pas  l'effet  des  foins  qu'on  a  pris  pour 
fe  le  procurer?  Emile  ne  regarde  point  le  gâteau  que 
j'ai  mis  fur  la  pierre  comme  le  prix  d'avoir  bien  cou- 
ru; il  fait  feulement  que  le  feul  moyen  d'avoir  ce  gâ- 
teau efb  d'y  arriver  plutôt  qu'un  autre. 

Ceci  ne  contredit  point  les  maximes  que  j'avançois 
tout-à-l'heure  fur  la  fimplicité  des  mecs  ;  car  pour 
flatter  l'appétit  des  enfans ,  il  ne  s'agit  pas  d'exciter 
leur  fenfualité  ,  mais  feulement  de  la  fatisfaire  ;  & 
cela  s'obtiendra  par  les  chofes  du  monde  les  plus 
communes ,  fi  l'on  ne  travaille  pas  à  leur  rafiner  h 
goût.  Leur  appétit  continuel  qu'excite  le  befoin  de 
croître,  elt  un  aflaifonnement  lûr  qui  leur  tient  lieu 
de  beaucoup  d'autres.  Des  fruits ,  du  laitage ,  quel* 
que  pièce  de  four  un  peu  plus  délicate  que  le  pain 
ordinaire ,  fur-  tout  l'art  de  difpenfer  fobrement  tout 
cela ,  voilà  de  quoi  mener  des  armées  d'enfans  au 
bout  du  monde  ,  fans  leur  donner  du  goût  pour  les 
favturs  vives ,  ni  rifquer  de  leur  blazer  le  palais. 

Une  des  preuves  que  le  goût  de  la  viande  n'efl:  pas 
naturel  à  l'homme  ,  efl  l'indifférence  que  les  enfans 
ont  pour  ce  mets-là ,  &  la  préférence  qu'ils  donnent 
tous  à  des  nourritures  végétales  ,  telles  que  le  laita- 
ge ,  la  pâtifferie ,  les  fruits,  &c.  Il  importe  fur- 
tout  de  ne  pas  dénaturer  ce  goût  primitif ,  &  de  ne 
point  rendre  les  enfans  carnafllers  :  û  ce  n'eft  pour 
leur  fanté,  c'eft  pour  leur  caraftere  ;  car  de  quelque 
manière  qu'on  explique  l'expérience ,  il  efl:  certain 
que  les  grands  mangeurs  de  viande  font  en  général 

cruels 


ou   DE   L'EDUCATION.       ao^ 

cruels  &  féroces  plus  que  les  autres  hommes  ;  cette 
pbfervation  eft  de  tous  les  lieux  &  de  tous  les  tems: 
Ja  barbarie  anglôife  efl  connue  (26);  les  Gaures  ,  au 
contraire,  font  les  plus  doux  des  hommes  (27)» 
Tous  les  Sauvages  font  cruels,  &  leurs  mœurs  ne  ks 
portent  point  à  l'être  ,  cette  cruauté  vient  de  leurs 
alimens.  Ils  vont  à  la  guerre  comme  à  la  chaflè,  & 
traitent  les  hommes  comme  les  ours.  En  Angleterre 
même  les  Bouchers  ne  font  pas  reçus  en  témoignage , 
non  plus  que  les  Chirurgiens  ;  les  grands  fcélerats  s*en- 
iiurciflènt  au  meurtre  en  buvant  du  fang.  Homère 
f^it  des  Cyclopes,  mangeurs  de  chair,  des  homnies 
aflFreux  ,  &  des  Lotophages  un  peuple ,  ù  aimable , 
qu'auflitôt  qu'on  ayoit  effeyé  de  leur  commerce,  on 
oublioit  jufqu'à  fon  pays  pour  vivre  avec  eux. 

„  Tu  me  demandes ,"  difoit  Plutarque ,  „  pour- 
„  quoi  Pithagore  s'abftenoit  de  manger  de  la  chair 
„  des  bêtes;  mais  moi  je  te  demande ,  au  contraire, 
„  quel  courage  d'homme  eut  le  premier  qui  appro- 
„  cha  de  fa  bouche  une  chair  meurtrie ,  qui  brifa  dé 
„  fa  dent  les  os  d'une  bête  expirante ,  qui  fit  fervir 
„  devant  lui  des  corps  morts ,  des  cadavres,  &en- 
„  gloutit  dîins  fon  eftomac  des  membres ,  qui  le  mo- 
„  ment  d'auparavant  bêloient ,  mugiffoient  ,  mar- 
„  choient  &  voyoient  ?  Comment  fa  main  put-  elle 
„  enfoncer  un  fer  dans  le  cœur  d'un  être  fenjQble  ? 
„,  Comment  fes  yeux  purent- ils .fupporter  un  meur- 
j,  tre?  Comment  put-il  voir  faigner ,  écorcher,.  dé- 
„  membrer  un  pauvre  animal  fans  défenfe  ?  Com- 
„  meut  put-il  fupporter  fafpedt  des  chairs  pantelan- 
_^ .  >,  tes? 

(26)  Je  fais  qileJes  Anglols  vantent  beaucoup  leur  humani- 
té &  le  bon  naturel  de  leur  Nation ,  qu  ils  appellent  Good  natu- 
tel  people  ;  mais  ils  ont  beau  crier  cela  tant  qu'ils  peuvent, 
petfonne  ne  le  répète  après  eux. 

,  (27)  Les  Banians,  qui  s'abiliennent  de  toute  chair  ptiis  fi- 
verement  que  les  Gaures,  font  prefque  aufTi  doux  qu'eux; 
hiais  comme  leur  morale  e(t  moins  pure  &  leur  culte  moins  tai . 
fonnable  ,  ils  nç  font  pas  fi  honnêtes-gens. 

Tmt  L  O 


9) 


tels?  Comment  leur  odeur  ne  lui  fit-elle  pas  foulé* 
ver  le  cœur  ?  Comment  ne  fut-il  pas  dégoûté ,  re* 
pouffé  ,  faifi  d'horreur ,  quand  il  vint  à  manier 
l'ordure  de  ces  bleflures ,  à  nécoyer  le  fang  noir  & 
figé  qui  les  couvroit  ? 

„  Les  peaux  rampoient  fur  la  terre  écorchées;-  '  ' 

„  Les  chairs  au  feu  mugiflbicnt  embrochées  ; 
,    „  L'homme  ne  put  les  manger  fans  frémir, 
,y  Et  dans  fon  fein  les  entendit  gémir. 

i,  Voilà  ce  qu'il  dut  imaginer  &  fentir  la  premiè- 
re fois  qu'il  furmonta  la  nature  pour  faire  cet  hor- 
„  rible  repas  ,  la  première  fois  qu'il  eut  faim  d'une 
„  bête  en  vie  ,  qu'il  voulut  fe  nourrir  d'un  animal 
5,  qui  paiffuit  encore,  &  qu'il  dit  comment  il  falloit 
„  égorger,  dépecer,  cuire  la  brebis  qui  lui  léchoit 
yy  les  mains.  C'eft  de  ceux  qui  commencèrent  ces 
^,  cruels  feftins ,  ôc  non  de  ceux  qui  les  quittent, 
„  qu'on  a  lieu  de  s'étonner  ;  efiCore  ces  premiers-là 
„  pourroient-ils  juflifier  leur  barbarie  par  des  exciifes 
„  qui  manquent  à  la  nôtre  ,  &  dont  le  défaut  nous 
„  rend  cent  fois  plus  barbares  qu'eux. 

„  Mortels  bien- aimés  des  Dieux  ,  nous  diroient 
„  ces  'premiers  hommes ,  comparez  les  tems  ;  voyez 
„  combien  vous  êtes  heureux  À  combien  nous  étions 
„  miférables!  La  terre  nouvellemeilt  formée  &  l'air 
„  chargé  de  vapeurs  étoient  encore  indociles  à  l'or- 
„  dre  des  faifons  ;  le  cours  incertain  des  rivières  dé* 
j,  gradoit  leurs  rives  de  toutes  parts:  des  étangs,  des 
3,  lacs ,  de  profonds  marécages  inondoient  les  trois 
,,  quarts  de  la  furface  du  monde ,  l'autre  quart  étoit 
,,  couvert  de  bois  (Scde  forêts  flériles.  La  terre  ne 
j,  produifoit  nuls  bons  fruits  ;  nous  n'avions  nuls  in- 
,,-  flrumens  de  labourage,  nous  ignorions  l'art  de  nous 
5,  en  fervir ,  &  le  tems  de  la  moiiTon  ne  venoit  ja- 
„  mais  pour  qui  n'avoit  rien  fèmé.  Ainfi  la  faim  ne 
„  nous  quittoit  point.  L'hiver ,  la  moufle  &  l'écorce 
j,  cits  arbres  ctoienc  nos  mets  ordinaires^    Quelques 

'     „  raci- 


nv    DE   L'EDUCATION       an 

y,  racines  vertes  de  chieh-dent  &  de  bruyère  étoient 
^,  pour  nous  un  régal  ;  &  quand  les  hommes  avoient 
,i  pu  trouver  des  feines ,  des  noix  &  du  gland  ^  ils 
,j  en  danfoient  de  joie  autour  d'un  chêne  ou  d  un  hê- 
yy  tre  au  fon  de  quelque  chanTon  ruftique ,  appellant 
j,  la  terre  leur  nourrice  &  leur  mère;  c^étoit-là  leur 
>,  unique  fête  ,  c'étoient  leurs  uniques  jeux:  tout  le 
5^  relie  de  la  vie  humaine  n'étoic  que  douleur,  peine 
j>  &  mifere. 

„  Enfin,  quand  la  terre  dépouillée  &  nue  ne  nous 
^,  offroitplus  rien,  forcés  d'outrager  la  nature  pour 
y,  nous  conferver ,  nous  mangeâmes  les  compagnons 
,,  de  notre  mifere  plutôt  que  de  périr  avec  eux.  Mais 
5,  vous,  hommes  cruels,  qui  vous  force  à  verfer  du 
yy  fang  ?  Voyez  quelle  affluence  de  biens  vous  envi- 
j,  ronne  !  Combien  de  fruits  vous  produit  la  terre! 
„  Que  de  richefles  vous  donnent  les  champs  &  les 
,-,  vignes  !  Que  d'animaux  vous  offrent  leur  lait  pour 
■„  vous  nourrir  ,  &  leur  toifon  pour  vous  habiller  1 
j,  Que  leur  demandez  -  vous  de  plus ,  &  quelle  rage 
5,  vous  porte  à  commettre  tant  de  meurtres  ,  raflâT- 
j,  fiés  de  biens  &  regorgeant  de  vivres?  Pourquoi 
,i  mentez  -  vous  contre  notre  mère  en  l'accufanc  de 
,,  ne  pouvoir  vous  nourrir  ?  Pourquoi  péchez -vous 
,',  contre  Cerés ,  inventrice  des  faintes  loix ,  &  con^ 
y^  tre  le  gracieux  Bacchus,  conlblateur  des  hommes, 
j,  comme  fi  leurs  dons  prodigués  ne  fuffifoient  pas  à 
yy  h  confervation  du  genre  humain?  Comment  avez- 
„  vous  le  cœur  de  mêler  avec  leurs  doux  fruits  des 
j,  oflemens  fur  vos  tables ,  &  de  manger  avec  le  lait 
„  le  fang  des  bêtes  qui  vous  le  donnent  ?  Les  panthé- 
;,  res  &  les  lions ,  que  vous  appeliez  bêtes  féroces , 
^y  fuivenc  leur  inftinél  par  force  &  tuent  les  autres 
yy  animaux  pour  vivre.  Mais  vous ,  cent  fois  plus 
^9  féroces  qu'elles ,  vous  combattez  l'inftinél  fans  né- 
„  ceffité  pour  vous  livrer  à  vos  cruelles  délices  ;  les 
j,  animaux  que  vous  mangez  ne  font  pas  ceux  qui 
„  mangent  les  autres  ;  vous  ne  les  mangez  pas  ces 

O  â  „  ani- 


tiz 


E      M      ILE 


„  animaux  carnaffiers ,  vous  les  imitez.  Vous  n*ave:^ 
„  faim  que  des  bêtes  innocentes  &  douces ,  qui  ne 
„  font  de  mal  à  perfonne ,  qui  s'attachent  à  vous , 
5,  qui  vous  fervent ,  &  que  vous  dévorez  pour  prix 
^,  de  leurs  fervices. 

jj,  G  meurtrier  contre  nature  ,  (î  tu  t*obfl:ines  à 

yy  foutenir  qu'elle  t'a  fait  pour  dévorer  tes  femblables, 

j,  des  êtres  de  chair  &  d  os,  fenfibles  &  vivans  com- 

5,  me  toi  9  étouffe  donc  l'horreur  qu'elle  t'infpire 

j,  pour  ces  affreux  repaâ;  tue  les  animaux  toi-même, 

j,  je  dis  de  tes  propres  mains,  fans  ferremens ,  fans 

i,  coutelas  ;  déchire-les  avec  tes  ongles ,  comme  fonc 

„  les  lions  &  les- ours  ;  mords  ce  bœuf  &  le  mets  en 

„  pièces ,  enfonce  tes  griffes  dans  fa  peau  ;  mange 

„  cet  agneau  tout  vif,  dévore  fes  chairs  toutes  chau- 

,,  des,  bois  fon  ame  avec  fon  fang.     Tu  frémis,  tu 

„  n  ofes  fentir  palpiter  fous  ta  dent  une  chair  vivan- 

5,  te  ?  Homme  pitoyable  l  tu  commences  par  tuer 

,,  l'animal ,  &  puis  tu  le  manges  ,  comme  pour  le 

,,  faire  mourir  deux  fois.  Ce  n'eft  pas  allez,  la  chair 

,,  morte  te  répugne  encore ,  tes  entrailles  ne  peuvent 

„  la  fupporter ,  il  la  faut  transformer  par  le  feu ,  la 

j,  bouillir  ,  la  rôtir  ,  raifaifonner  de  drogues  qui  la 

5,  déguifent  ;  il  te  faut  des  Chaircuitiers,  des  Cuili- 

„  fmiers,  des  RotifTeurs ,  ^es  gens  pour  t'ôter  fhor- 

„  reur  du  meurtre  &  t'habiller  des  corps  morts,  afin 

„  que  le  fens  du  goût  trompé  par  ces  déguifemens 

„  ne  rejette  point  ce  qui  lui  efl  étrange,  &  favçure 

„  avec  plaifir  des  cadavres  dont  fœil  même  eût  pei* 

j,  ne  à  fouffrir  l'alpeft". 

,  Quoique  ce  morceau  foit  étranger  à  mon  fujet ,  je 
n'ai  pu  réfifter  à  ia  tentation  de  le  tranfcrire,  &  je 
crois  que  peu  de  Lecteurs  m'en  fauront  mauvais  gré. 
Au  refle  ,  quelque  forte  de  régime  que  vous  don- 
siez  aux  enfans,  pourvu  que  vous  ne  les  accoutumiez 
qu'à  des  mets  communs  Se  fimples ,  lailFez  -  les  man- 
ger ,  courir  &.  jouer  tant  qu'il  leur  plaît ,  &  foyez 
lurs  qu'ils  ne  mangeroac  jamais  trop  &.  n'auront  point 

d'iu« 


ou    ©£   UEDUCATION.      tlî^ 

d'indigeflions  :  mais  fi  vous  les  affamez  la  moitié  du 
tems,  &  qu'ils  trouvent  le  moyen  d'échapper  à  votre 
vigilance ,  ils  fe  dédomageront  de  toute  leur  force ,  ils 
mangeront  jufqu'à  regorger,  jufqu'à  crever.    Notre 
appétit  n'eft  démefuré  que  parce  que  nous  voulons  lui 
donner  d'autres  régies  que  celles  de  la  Nature.  Tou- 
jours réglant,  prefcrivant ,  ajoutant,  retranchant, 
nous  ne  faifons  rien  que  la  balance  à  la  main  ;  mais 
cette  balance  eft à  la  mefure  de  nosfantaifies, &  non 
pas  à  celle  de  notre  ellomac.  J'en  reviens  toujours  z 
mes  exemples.  Chez  les  Payfans,la  huche  &  Je  frui- 
tier font  toujours  ouverts ,  &  les  en  fans ,  non  plus  que 
ies  hommes ,  n'y  favent  ce  que  c'eft  qu'indigeftions.- 
S'il  arrivoit  pourtant  qu'un  enfant  mangeât  trop , 
ce  que  je  ne  crois  pas  poiTible  par  ma  méthode ,  avec 
des  amufemens  de  fon  goût,  il  efl:  iiaifé  delediftraî- 
re ,  qu'on  parviendroit  à  l'épuifer  d'inanition  fans  qu'il 
y  fongcàt.  Comment  des  moyens  fi  fûrs  &  li  faciles 
échappent- ils  à  tous  les  Inflituteurs?  Hérodote  racon- 
te que  les  Lydiens ,  prefics  d'une  extrême  difette ,  s'a- 
viferent  d'inventer  les  jeux  ôl  d'autres  divertiffemens 
aveclefquels  ils  donnoient  le  change  à  leur  faim,  6i 
pailbient  des  jours  entiers  fans  fonger  à  manger  (28). 
Vos  favans  Inllituteurs  ont  peut-être  lu  cent  fois  ce 
palfage,  fans  voir  l'application  qu'on  en  peut  faire 
aux  enfans.  Quelqu'un  d'eux  me  dira  peut-être  qu'ua 
enfant  ne  quitte  pas  volontiers  fon  dîner  pour  aller 
étudier  fa  leçon.     Maître,  vous  avez  raifonj  je  ne 
penfois  pas  à  cet  amufement-là. 

Le  fens  de  l'odorac  cil  au  goût  ce  que  celui  de  la 

vue 

(28)  Les  anciens  lliltoriens  font  remplis  de  vue-,  donc  on 
poiinoit  faire  ur.gc,  quand  même  les  fiiits  qui  les  prélVucer.ç 
feroient  faux:  mais  non?  ne  favons  tirer  aucun  vrai  parti  de 
l'Hilloire;  la  crititiuc  d'érmlitinn  abforbc  tout,  comme  s'il 
impoKoit  beaucoup  qu'un  fait  fût  vrai,  pourvu  qu'on  en  put 
tirer  une  indruiftion  utile.  Les  bomi"cs  fenfés  doivent  repar- 
der  l'Hilloire  comme  un  tilTu  de  fables  dont  la  u.ut*ic  çi\  ucs- 
iippropricie  au  cceui  humain. 

2  orne  L  O  3 


£14  E      M      r     LE, 

vue  efl  au  toucher:  il  le  prévient,  iU'avertit  de  la  ma* 
niere  dont  telle  ou  telle  fubftance  doit  l'afFtfter ,  & 
difpofc  à  la  rechercher  ou  à  la  fuir,  félon  l'impreffion 
qu'on  en  reçoit  d'avance.  J'ai  oui  dire  que  les  Sauva- 
ges avoient  l'udorat  tout  autrement  affe6lé  que  le  nô- 
tre, &  ju2;eoient  tout  différemment  des  bonnes  & 
des  mauvaifes  odeurs.  Pour  moi ,  je  le  croirois  bien* 
Les  odeurs  par  elles-mêmes  font  des  fenfations  foi- 
blçs;  elles  ébranlent  plus  l'imagination  que  lefens,(S$ 
n'affc61ent  pas  tant  par  ce  qu'elles  donnent  que  par 
ce  qu'elles  font  attendre.  Cela  fuppofé ,  les  goûts  des 
uns  devenus,  par  leurs  manières  de  vivre, fi  differens 
des  goûts  des  autres ,  doivent  leur  faire  porter  des  ju- 
Femens  bien  oppofés  des  faveurs,  &  par  conféquent 
des  odeurs  qui  les  annoncent.  Un  Tartare  doit  flairer 
avec  autant  de  plaifir  un  quartier  puant  de  cheval 
mort,  qu'un  de  nos  chaflèurs  une  perdrix  à  moitié 
pourrie. 

Nos  fenfations  oiftufes,  comme  d'être  embaumé 
des  fleurs  d'un  parterre, doivent  être  infeiifibles  à  des 
hommes  qui  marchent  trop  pour  aimer  à  fe  prome- 
ner ,  &  qui  ne  travaillent  pas  allez  pour  fe  faire  une 
volupté  du  repos.  Des  gens  toujours  affamés  ne  fau- 
roient  prendre  un  grand  plaifir  à  des  parfums  qui 
n'annoncent  rien  à  manger. 

L'odorat  e(l  le  fens  de  l'imagination.  Donnant  aux 
nerfs  un  ton  plus  fort ,  il  doit  beaucoup  agiter  le  cer- 
veau ;c'e{t  pour  cela  qu'il  ranime  un  moment  le  tem- 
pérament &  l'épuife  à  la  longue.  Il  a  dans  l'amour 
des  effets  affez  connus  ;  le  doux  parfum  d'un  cabinet 
de  toilette  n'ell  pas  un  piège  auffi  foible  qu'on  pen- 
fe;  &je  ne  fais  s'il  fiiut  féliciter  ou  plaindre  l'hom- 
me fage  &  peu  fenfible,  que  l'odeur  des  fleurs  que  fa 
Maîirefle  a  fur  le  fein  ne  fit  jamais  palpiter. 

L'odorat  ne  doit  pas  être  fort  aétif  dans  le  premief 
âge,  où  l'imagination  que  peu  de  paflions  ont  encore 
anitiîéen'eftgueresfufceptible  d'émotion,  &  où  l'on 
n'a  pas  encore  affez  d'expérience  pour  prévoir  avec 

un 


etr   DE   L'EDUCATION.       215 

un  fens  ce  que  nous  en  promet  un  autre.     Aufîi  cette 
conféquence  eft-elle  parfaitement  confirmée  par  l'ob- 
fervation  ;  &  il  eft  certain  que  ce  fens  tft  encore  ob- 
tus &  prefque  hébété  chez  la  plupart  des  enfans.Non 
que  la  fenfation  ne  foit  en  eux  auiîi  fine  &  peut-être 
plus  que  dans  les  hommes;  mais  parceque,  n'y  joi- 
gnant aucune  autre  idée ,  ils  ne  s'en  affeélent  pas  aifé- 
ment  d'un  fentiment  de  plaifir  ou  de  peine ,  &  qu'ils 
n'en  font  ni  flattés  ni  bleflcis  comme  nous.     Je  crois 
que  fans  fortir  du  même  fyfl.ême ,  &  fans  recourir  à 
l'anatomie  comparée  des  deux  fexes,  on  trouveroit 
aifément  la  raifon  pourquoi  les  femmes  en  général 
s'afFeftent  plus  vivement  des  odeurs  que  les  hommes. 
On  dit  que  les  Sauvages  du  Canada  fe  rendent  dès 
leur  jeunefle  l'odorat  fi  fubtil,  que,  quoiqu'ils  aient 
des  chiens,  ils  ne  daignent  pas  s'en  fervir  à  la  chafle, 
&  fe  fervent  de  chiens  à  eux-mêmes.    Je  conçois  en 
effet  que  fi  l'on  élevoit  les  enfans  à  éventer  leur  di- 
ner ,  comme  le  chien  évente  le  gibier ,  on  parvien- 
droit  peut  être  à  leur  perfe6lionner  l'odorat  au  même 
point;  mais  je  ne  vois  pas  au  fond  qu'on  puifleeneux 
tirer  de  ce  fens  un  ufage  fort  utile,  (i  ce  n'eft  pour 
leur  faire  connoitre  fes  rapports  avec  celui  du  goût» 
La  Nature  a  pris  foin  de  nous  forcer  à  nous  mettre  au 
fait  de  ces  rapports.    Elle  a  rendu  l'aftion  de  ce  der- 
nier fens  prefque  infcparable  de  celle  de  l'autre  en 
rendant  leurs  organes  voifins,  &  plaçant  dans  labou* 
che  une  communication  immédiate  entre  les  deux,  en 
forte  que  nous  ne  goûtons  rien  fans  le  flairer.  Je  vou- 
drois  feulement  qu'on  n'alteràt  pas  ces  rapports  natu- 
rels pour  tromper  un  enfant  en  couvrant ,  par  exem- 
ple, d'un  aromate  agréable  le  déboire  d'une  médeci* 
ne; car  la  difcorde  des  deux  fens  eft  trop  grande  alors 
pour  pouvoir  l'abufer;  le  fens  le  plus  aftif  abforbanc 
l'effet  de  l'autre ,  il  n'en  prend  pas  la  médecine  avec 
moins  de  dégoût  ;  ce  dégoût  s'étend  à  toutes  les  fen- 
fations  qui  le  frappent  en  même-tems  ;  à  la  préfence 
de  la  plus  foible  fon  imagination  lui  rappelle  auffi 

O  4  l'uu- 


2i6  EMILE, 

l'autre  ;  un  parfum  très-fuave  n'efl:  plus  pour  lui  qu'u- 
ne odeur  dégoûtante,  &  c'efl  ainfi  que  nosindifcre- 
tes  précautions  augmentent  la  fomme  des  fenfations 
déplaifantes  aux  dépens  des  agréables. 

11  me  refte  à  parler  dans  les  livres  fuivansde  la  cul- 
ture d'une  efpece  de  fixieme  fens  appelle  fens-com- 
mun ,  moins  parce  qu'il  eft  commun  à  tous  les  hom- 
mes ,  que  parce  qu'il  refulte  de  l'ufage  bien  réglé  des 
autres  fens  ,&  qu'il  nous  inllruit  de  la  nature  des  cho- 
fes  par  le  concours  de  toutes  leurs  apparences.     Ce 
fixieme  fens  n'a  point  par  conféquent  d'organe  parti- 
culier ;  il  ne  réfide  que  dans  le  cerveau ,  &  fes  fenfa- 
tions purement  internes  s'appellent  perceptions  ou 
idées.  C'efl:  par  le  nombre  de  ces  idées  que  fe  mefure 
l'étendue  de  nos  connoiflances ;   c'eft  leur  netteté, 
leur  clarté  qui  fait  la  juflefle  de  Tefprit  ;  c'efl:  l'art  de 
les  comparer  entre  elles  qu'on  appelle  raifon  humai- 
ne. Ainfi  ce  que  j'appellois  raifon  fenfitive  ou  puéri- 
le, confifle  à  former  des  idées  fimples  par  le  concours 
de  plufieurs  fenfations,  &  ce  que  j'appelle  raifon  in- 
telleduelle  ou  humaine,  confille  à  former  des  idées 
complexes  par  le  concours  de  plufieurs  idées  fimples. 
Suppofant  donc  que  ma  méthode  foit  celle  de  la 
î^Jature  &  que  je  ne  me  fois  pas  trompé  dans  l'appli- 
cation ,  nous  avons  amené  notre  Elevé  à  travers  les 
pays   des  fenfations  jufqu'aux  confins  de  la  raifon 
puérile  :  le  premier  pas  que  nous  allons  faire  au  de- 
là doit  être  un  pas  d'homme.     Mais  avant  d'entrer 
dans  cette  nouvelle  carrière,  jettons  un  moment  les 
yeux  fur  celle  que  nous  venons  de  parcourir.     Cha- 
que âge ,  chaque  état  de  la  vie  a  fa  perfeftion  con- 
venable ,  fa  forte  de  maturité  qui  lui  eft  propre.  Nous 
avons  fouvent  oui  parler  d'un  homme-fait, mais  con- 
fiderons  un  enfant-fait:  ce  fpeftacle  fera  plus  nouveau 
pour  nous,  &  ne  fera  peut-être  pas  moins  agréable. 

L'exifl:ence  des  êtres  finis  eft  li  pauvre  &  fi  bor- 
née, que  quand  nous  ne  voyons  que  ce  qui  efl:,  nous  ne 
fommes  jamais  émus.  Ce  font  kschioieres  qui  ornent 

les 


ou  DE  L'EDUCATION.        ai^ 

<cs  objets  réels ,  &  û  l'imagination  n'ajoute  un  char- 
me à  ce  qui  nous  frappe ,  le  flérile  plaifir  qu'on  y 
prend  fe  borne  à  l'organe,  &  laifTe  toujours  le  cœur 
froid.  La  terre  parée  des  tréfors  de  l'automne  étale 
une  richefle  que  l'œil  admire.',  mais  cette  admiration 
n'eft  point  touchante;  elle  vient  plus  de  la  réflexion 
que  du  fentiment.  Au  printems  la  campagne  preique 
nue  n'efl  encore  couverte  de  rien  ;  les  bois  n'offrent 
point  d'ombre,  la  verdure  ne  fait  que  de  poindre, & 
le  cœur  eft  touché  à  fon  afpeél.  En  voyarit  renaître 
ainfl  la  nature  on  iè  fent  ranimer  foi-méme  ;  l'image 
du  plaifir  nous  environne  :  Ces  compagnes  de  la  vo- 
lupté, ces  douces  larmes  toujours  prêtes  à  fe  joindre 
à  tout  fentiment  délicieux ,  font  déjà  fur  le  bord  de 
nos  paupières  ;  mais  l'afpeél  des  vendanges  a  beau  être 
animé,  vivant,  agréable;  on  le  voit  toujours  d'un 
œil  fec. 

Pourquoi  cette  différence  ?  c'eft  qu'au  fpe6lacle  du 
printems  l'imagination  joint  celui  des  faiibns  qui  le 
doivent  fuivre;  à  ces  tendres  bourgeons  que  l'œil  ap^ 
perçoit,  elle  ajoute  les  fleurs,  les  fruits,  les  ombra- 
ges, quelquefois  les  m^fleres  qu'ils  peuvent  couvrir. 
Elle  réunit  en  lui  point  des  tems  qui  fe  doivent  fuccé- 
der,  &  voit  moins  les  objets  comme  ils  feront  que 
comme  elle  les  defire,  parcequ'il  dépend  d'elle  de  les 
choifir,  En  automne -au  contraire,  on  n'a  plus  à  voir 
que  ce  qui  efl:.  Si  l'on  veut  arriver  au  printems,  l'hi- 
ver nous  arrête,  &  l'imagination  glacée  expire  fur  la 
neige  &  fur  les  frimats. 

Telle  eft  la  fource  du  charme  qu'on  trouve  à  con- 
templer une  belle  enfance,  préfcrablement  à  la  per- 
fe6lion  de  l'âge  mùr.  Quand  eft-ce  que  nous  goûtons 
un  vrai  plaifii-  à  voir  un  homme?  c'efb  quand  la  mé- 
moire de  fes  allions  nous  fait  rétrograder  fur  fa  vie  & 
le  rajeunit,  pour  ainfi  dire,  à  nos  yeux.  Si  nous  fom- 
mes  réduits  à  le  conliderer  tel  qu'ilell:,  ou  à  le  fup- 
pofer  tel  qu'il  fera  dans  fa  vieilleiTe,  l'idée  de  la  na- 
^uve  déclinante  efface  tout  notre  plaifir.    Jl  n'y  en  a 

P  5  point 


2i8  E      M      I      L      E, 

point  à  voir  avancer  un  homme  à  grands  pas  vers  1^ 
tombe ,  (S:  l'image  de  la  mort  enlaidie  tout. 

Mais  quand  je  me  figure  un  enfant  de  dix  à  douze 
ans,  vigoureux,  bien  formé  pour  fon  âge ,  il  ne  me 
fait  pas  naître  une  idée  qui  ne  foie  agréable ,  foit  pour 
le  préfent,  Ibit  pour  l'avenir:  je  le  vois  bouillant, vif, 
animé,  fans  fouci  rongeant,  fans  longue  &  pénible 
prévoyance;  tout  entier  à  fon  être  aftuel,  &  jouif* 
lant  d'une  plénitude  de  vie  qui  femble  vouloir  s'éten- 
dre hors  de  lui.  Je  le  prévois  dans  un  autre  âge  exer- 
çant le  fens,  l'efprit,  les  forces  qui  fe  développent  en 
lui  de  jour  en  jour,  &  dont  il  donne  à  chuque  inftant 
de  nouveaux  indices  :  je  le  contemple  enfant ,  &  il 
me  plaît:  je  l'imagine  homme,  &  il  me  plaît  davan- 
tage; fon  fang ardent  femble  réchauffer  le  mien;  je 
crois  vivre  de  la  vie  &  fa  vivacité  me  rajeunit. 

L'heure  fbnne ,  quel  changement  !  A  l'inUant  fon 
csil  fe  ternit,  fa  gaité  s'efface,  adieu  la  joie,  adieu 
les  folâtres  jeux.  Un  homme  févere  ôi.  fâché  le  prend 
parla  main,  lui  dit  gravement,  allons  Monfieur^  ôç 
l'emmené.  Dans  la  chambre  où  ils  entrent  j'entrevois 
des  livres.  Des  livres!  quel  trille  ameublement  pour 
fon  âge!  le  pauvre  enfant  fe  laifle  entraîner,  tourne 
un  œil  de  regret  fur  tout  ce  qui  l'environne,  fe  taît, 
&  part  les  yeux  gonflés  de  pleurs  qu'il  n'ofe  répan- 
dre, &  le  coeur  gros  de  foupirs<qu'il  n'ofe  exhciler. 

O  toi  qui  n'as  rien  de  pareil  à  craindre,  toi  pour- 
qui  nul  tems  de  la  vie  nVH:  un  tems  de  gêne  &  d'en- 
nui, toi  qui  vois  venir  le  jour  fans  inquiétude,  la 
nuit  fans  impatience,  &  ne  comptes  les  heures  que 
par  tes  plaifirs ,  viens  mon  heureux ,  mon  aimable 
Elevé ,  nous  confoler  par  ta  préfence  du  départ  de 
cet  infortuné,  viens....  il  arrive, &  je  fens  à  fon  ap- 
proche un  mouvement  de  joie  que  je  lui  vois  parta- 
ger. C'efl:  fon  ami,  fon  camarade,  c'efl:  le  compa- 
gnon de  fes  jeux  qu'il  aborde  ;  il  eft  bien  fur  en  me 
voyant  qu'il  ne  reftera  pas  long-tems  fans  amufe- 
çn^t  ;  nous  ne  dépendoîis  jamais  fun  de  l'autre , 


OTT   DE    L'EDUCATION.        aip 

mais  nous  nous  accordons  toujours ,  &  nous  ne 
femmes  avec  perfonne  auffi  bien  qu'enfemble. 

Sa  figure,  fon  port,  fa  contenance  annoncent  l'af- 
furance  &  le  contentement  ;  la  fanté  brille  fur  fon  vi- 
fage;  fes  pas  affermis  lui  donnent  un  air  de  vigueur; 
fon  teint  délicat  encore  làns  être  fade  n'a  rien  d'une 
mollefle  efféminée,  l'air  &  le  foleil  y  ont  déjà  mis 
l'empreinte  honorable  de  fon  fexe  ;  Ces  mufcles  enco- 
re arrondis  commencent  à  marquer  quelques  traits 
d'une  phyfionomie  naiflànte  ;  fes  yeux  que  le  feu  du 
fentiment  n'anime  point  encore,  ont  au  moins  toute 
leur  férénité  native  (29);  de  longs  chagrins  ne  les 
on;  point  obfcurcis ,  des  pleurs  fans  fin  n'ont  point 
filloné  (es  joues.  Voyez  dans  fes  mouvemens  prompts, 
mais  fûrs,  la  vivacité  de  fon  âge,  la  fermeté  de  l'in- 
dépendance,  l'expérience  des  exercicesmultiplies.il  a 
fair  ouvert  &  libre ,  mais  non  pas  infolent  ni  vain  ;  fon 
vifage  qu'on  n'a  pas  collé  fur  des  livres  ne  tombe  point 
fur  Ion  eftomacron  n'a  pas  befoin  de  lui  dirCy  levez  la 
tête;  lahontenilacfainte  ne  la  lui  firent  jamais  baiifer. 

Faifons-lui  place  au  milieu  de  l'alTemblée  ;  Mef- 
fieurs ,  examinez-le,  interrogez  -  le  en  toute  toute 
confiance;  ne  craignez  ni  fes  importiinités ,  ni  fon 
babil ,  ni  fes  queflions  indifcretes.  N'ayez  pas  peur 
qu'il  s'empare  de  vous,  qu'il  prétende  vous  occuper  de 
lui  feul ,  6c  que  vous  ne  puiliiez  plus  vous  en  défaire. 

N'attendtz  pas,  non  plus, de  lui  des  propos  agréa- 
bles, ni  qu'il  vous  dife  ce  que  je  lui  aurai  difte  ;n'en 
aitendez  que  la  vérité  naïve  <&  fimple,  fins  orne- 
ment, fans  apprêt,  fans  vanité,  il  vous  dira  le  mal 
qu'il  a  fait  ou  celui  qu'il  penfe,  tout  aulfi  librement 
que  le  bien,  f:\ns  s'embarrafTer  en  aucune  forte  de 
l'effet  que  fera  fur  vous  ce  qu'il  aura  dit  ;  il  uferade  la 
parole  dans  toute  la  ûmplicjtede  fa  première  inllitution. 
Von 

(29)  Natta.  J'emploie  ce  mot  dans  une  accepiion  ita'ienue, 
faute  de  lui  trouver  un  fynonyme  en  fiançois.  Si  J'iti  tOi[i, 
^cu  iaiportc,  pourvu  qu'on  m'entendç.  .  ' 


220  EMILE, 

L'on  aime  à  bien  augurer  des  enfans ,  &  Ton  a 
toujours  regret  kjce  flux  d'inepties  qui  vient  prefquc 
toujours  renverfer  les  efpérances  qu'on  voudroit  tirer 
de  quelque  heureufe  rencontre,  qui  par  hafard  leur 
tombe  fur  la  langue.  Si  le  mien  donne  rarement  de 
telles  efpérances ,  il  ne  donnera  jamais  ce  regret;  car 
il  ne  dit  jamais  un  mot  inutile,  &  ne  s'épuile  pas  fur 
un  babil  qu'il  fait  qu'on  n'écoute  point.  Ses  idées 
font  bornées,  mais  nettes;  s'il  ne  fait  rien  par  cœur, 
il  fait  beaucoup  par  expérience.  S'il  lit  moins  bien 
qu'un  autre  enfant  dans  nos  livres,  il  lit  mieux  dans 
celui  de  la  nature; fon  efprit  n'eft  pas  dans  fa  langue, 
mais  dans  fa  tête  ;  il  a  moins  de  mémoire  que  de  ju- 
gement; il  ne  fait  parler  qu'un  langage,  mais  il  en- 
tend ce  qu'il  dit,  &  s'il  ne  dit  pas  li  bien  que  les  au- 
tres difent,  en  revanche  il  fait  mieux  qu'ils  ne  font. 

11  ne  fait  ce  que  c'eft  que  routine ,  ufage ,  habitu- 
de; ce  qu'il  fit  hier  n'influe  ppint  fur  ce  qu'il  fait  au- 
jourd'hui (30);  il  ne  fuit  jamais  de  formule,  ne  cède 
point  à  fautorité  ni  à  l'exemple,  ,&  n'agit  ni  ne  par-; 
le  que  comme  il  lui  convient.  Ainfi  n'attendez  pas 
de  lui  des  difcours  diiSlés  ni  des  manières  étudiées, 
mais,  toujours  rexprelTion  fidèle  de  fes  idées,  &  h 
conduite  qui  naît  de  fes  penchans. 

Vous  lui  trouvez  un  petit  nombre  de  notions  mo- 
rales qui  fe  rapportent  à  fon  état  actuel ,  aucune  Cux 
l'état  relatif  des  hommes  ;  &  dequoi  lui  ferviroient- 


(30)  L'attrait  de  l'habitude  vient  de  In  parefle  naturelle  à 
l'homme,  5ç  cette  parefle  augmente  eq  s'y  livrant:  on  fait  plus 
aifément  ce  qu'on  a  déjà  fait,  la  route  étant  frayée  en  devient 

F  lus  facile  à  fuivre.  AulTi  peut-on  remarquer  que  l'empire  de 
habitude  efl:  très-grand  fur  les  Vieillards  &  fur  les  gens  indo- 
Icns,  très-petit  %  la  Jeunelfe  &  fur  les  gens  vifs.  Ce  régimç 
n'eft  bon  qu'aux  âmes  fotbte;,  &  les  afFoiblit  davantage  de 
jour  en  jour.  La  feule  habitude  utile  aux  enfans  e^de  s'aflcc- 
vir  fans  peine  à  la  néceflité  des  chofes ,  &  la  feule  habitude 
Utile  aux  hommes .  eft  de  s'affervir  fa^ns  peine  è  la  raifpn. 
Toute  àutie  habitudf  çft  \m  vice. 


ou   DE    L'EDUCATION.        221 

cites,  puifqu'un  enfant  n'efl  pas  encore  un  membre 
aélif  de  la  fociété?  Parlez- lui  de  liberté, de  propriété, 
de  convention  même:  il  peut  en  favoir  jufques-là;  il 
fait  pourquoi  ce  qui  efl:  à  lui  efl  à  lui ,  &  pourquoi  ce 
qui  n'eft  pas  à  lui  n'eit  pas  à  lui.  PaiTé  cela,  il  ne  fait 
plus  rien.  Parlez-lui  de  devoir ,  d'obéifTance,  il  ne 
fait  ce  que  vous  voulez  dire  ;  commandez-lui  quelque 
chofe,  il  ne  vous  entendra  pas;  mais  dite» -lui;  (i 
vous  me  faiflez  tel  plaifir ,  je  vous  le  rendrois  dans 
foccafion:  à  l'inftant  il  s'emprelTera  de  vous  com- 
plaire ;  car  il  ne  demande  pas  mieux  que  d'étendre 
ion  domaine ,  &  d'acquérir  fur  vous  des  droits  qu'il 
fait  être  inviolables.  Peut-  être  même  n'efl-il  pas  fâ- 
che de  tenir  une  place ,  de  faire  nombre ,  d'être 
compté  pour  quelque  chofe  ;  mais  s'il  a  ce  dernier 
motif,  le  voilà  déjà  forti  de  la  nature, (S:  vous  n'avez 
pas  bien  bouché  d'avance  toutes  les  portes  de  la  vanité. 
De  Ton  côté,  s'il  a  befoin  de  quelque  affiflance,  il 
la  demandera  indifféremment  au  premier  qu'il  ren- 
contre, il  la  demanderoit  au  Roi  comme  à  fon  la- 
quais: tous  les  hommes  font  encore  égaux  à  fes  yeux. 
Vous  voyez  à  l'air  dont  il  prie ,  qu'il  fent  qu'on  ne 
lui  doit  rien.  Il  fait  que  ce  qu'il  demande  efl:  une  grâ- 
ce, il  fait  aufli  que  l'humanité  porte  à  en  accorder. 
Ses  exprelîjons  font  fimples  &  laconiques.  Sa  voix , 
fon  regard,  fon  gefl:e,  font  d'un  être  également  ac* 
coutume  à  la  complaifance  &  au  refus.  Ce  n'efl  ni 
larempante  &  fervile  foumilTion  d'un  erclave,ni  l'im- 
périeux accent  d'un  Maître  ;  c'efl:  une  modefte  con- 
fiance en  fon  femblable ,  c'efl;  la  noble  &  touchante 
douceur  d'un  être  libre,  mais  fenfible  <Si  foible,  qui 
implore  l'affillance  d'un  être  libre ,  mais  fort  &  bien- 
faifànt.  Si  vous  lui  accordez  ce  qu'il  vous  demande , 
il  ne  vous  remerciera  pas ,  mais  il  fcntira  qu'il  a  con- 
trafté  une  dette.  Si  vous  le  lui  refufcz,  il  ne  fe  plain- 
dra point,  il  n'infiftcra  point,  il  fait  que  cela  feroit 
inutile:  il  ne  le  dira  point;  on  m'a  refufé:  mais  il  fe 
dirai  ^^^^  ne  pouvoit  pas  être;  «1,  comme  je  l'ai 

déjà 


t2t  È      M      î      L      E  j       c 

déjà  dit,  on  ne  fe  mutine  guère  contre  la  néceflîté 
bien  reconnue. 

.  Laiflez-le  Teul  en  liberté,  voyez-le  agir  fans  lui 
r1éh  dire  ;  confîderez  ce  qu'il  fera  &  comme  il  s'y  prea- 
lira.  N'ayant  pa's  befoin  de  fe  prouver  qu'il  eft  libre, 
îl  ne  fait  jartiais  rien  par  étourderie,  &  feulem'ettt 
pour  faire  un  aâ;e  de  pouvoir  fur  lui-même  ;  ne  fait- 
il  pas  qu'il  eft  toujours  maître  de  lui?  Il  eft  alerte, 
léger,  difpos;  fes  mouveraens  ont  toute  la  vivacité 
de  fon  âge^  mais  vous  n'en  voyez  pas  un  qui  n'ait 
iine  fin.  Quoi  qu'il  veuille  faire,  il  n'entreprendra 
Jamais  ridn  qui  foit  au-deïTus  de  fe<;  forces,  car  il  les 
a  bien  éprouvées  &  les  connoîc  ;  fes  moyens  font 
toujours  appropriés  à  fes  defleins,  &  rarement  il  agi- 
ra lans  être  affuré  du  fuccès.  Il  aura  l'œil  attentif  65 
judicieux;  il  n'ira  pas  niaifement  interrogeant  les  au- 
tres fur  tout  ce  qu'il  voit,  mais  il  l'examinera  lui- 
même,  &  fe  fatiguera  pour  trouver  ce  qu'il  veut  ap- 
prendre, avant  de  le  demander.  S'il  tombe  dans  des 
embarras  imprévus,  il  fe  troublera  moins  qu'un  au- 
tre ;  s'il  y  a  du  rifque  il  s'effrayera  moins  auiTi. 
Comme  fon  imagination  refte  encore  inad:ive  & 
qu'on  n'a  rien  fait  pour  l'animer,  il  ne  voit  que  ce 
qui  eft,  n'cftime  les  dangers  que  ce  qu'ils  valent,  <Sc 
garde  toujours  foh.fang-froid.  La  ncceffité  s'appéfafl- 
tit  trop  fouvent  fur  lui  pour  qu'il  regimbe  encore 
contre  elle;  il  en  porte  le  joug  dès  fâ  nailTanee,  l'y 
voilà  bien  accoutumé;  il  eft  toujours  prêt  à  tout. 

Qu'il  s'occupe  ou  qu'il  s'amufe ,  l'un  &  l'autre  eft 
égal  pour  lui,  fes  jeux  font  fes  occupations,  il  n'y 
fent  point  de  différence.  11  met  à  tout  ce  qu'il  fait 
un  intérêt  qui  fait  rire  &  une  liberté  qui  plaît,  en 
montrant  à  la  fois  le  tour  de  fon  efprit  &  la  fphère 
de  fes  cotinoiflances.  N'eft-ce  pas  le  fpeftacle  dé 
cet  âge ,  un  fpedacle  charmant  &  doux  de  voir  un 
joli  enfant,  l'œil  vif  «Si  gai,  l'air  content  «Se  ferein^ 
la  phifionomie  ouverte  &  riante,  faire  en  fe  jouant 
les  chofes  les  plus  férieufes,  ou  profondément  oc- 
cupé des  plus  frivoles  amufcmens? 

Voulez-vous  à  préfent  le  juger  par  comparaifon? 
A'îêlez-Ie  avec  d'autres  enfans,  «Se  laiflez-le  faire. 
Vous  verrez  bientôt  lequel  eft  le  plus  vraiment  for- 
mé, lequel  approche  le  mieux  de  la  perfedlion  de 
leur  âge.  Parmi  les  enfans  de  la  ville  nul  n'efi:  plus 

adroit 


I 


ot?  DE   L'EDUCATION.       6s| 

adroit  que  lai,  mais  il  efl  plus  fort  qu'aucun  autre. 
Parmi  de  jeunes  payfans,  il  les  égale  en  force  &  les 
pafle  en  adrelTe.  Dans  tout  ce  qui  eft  à  portée  de  l'en* 
fance,  il  juge,  il  raifonne,  il  prévoit  mieux  qu'eux 
tous.  Eft-il  queftion  d'agir,  de  courir,  de  fauter, 
d'ébranler  des  corps,  d'enlever  des  mafles,  d'eftimer 
des  diftances,  d'inventer  des  jeux,  d'emporter  des 
prix?  on  diroit  que  la  nature  cft  à  fes  ordres, tant  il 
feit  aifément  plier  toute  chofe  à  fes  volontés.  11  eft 
fait  pour  guider,  pour  gouverner  fes  égaux;  le  ta- 
lent, l'expérience  lui  tiennent  lieu  de  droit  &  d'au* 
Éorité.  Donnez-Iui  l'habit  &  le  nom  qu'il  voUs  plaira, 
peu  importe;  il  primera  par-tout,  il  deviendra  par- 
tout le  chef  des  autres;  ils  fentirOnt  toujours  fa  lu* 
f)ériorité  fur  eux*  Sans  vouloir  commander  ii  fera  le 
maître  ,  fans  croire  obéir  ils  obéiront. 

11  eft  parvenu  à  la  maturké  de  l'enfance,  il  a  véca 
de  la  vie  d'un  enfant,  il  n'a  point  acheté  la  perfec- 
tion aux  dépens  de  fon  bonheur:  au  contraire,  ils 
ont  concouru  l'un  à  l'autre.  En  acquérant  toute  la 
raiibn  de  fon  âge  ,  il  a  été  heureux  &  libre  autnnt  que 
fa  conftitution  lui  permet  de  l'être.  Si  la  fatale  faux 
vient  moiflbnner  en  lui  la  fleur  de  nos  efperances, 
nous  n  auroTis  point  à  pleurer  h  la  fois  fa  vie  &  fa 
ftiort ,  nous  n'aigrirons  point  nos  douleurs  du  fouve- 
ftir  de  celles  que  nous  lui  auront  caufées;  nous  noui 
dirons;  au  moins  il  a  joui  de  fon  enfance;  nous  nô 
lui  avons  rien  fait  perdre  de  ce  que  la  nature  lui  a* 
Voie  donné» 

Le  grand  inconvénient  de  cette  première  éduca- 
catlon,eft  qu'elle  n'elt  fenfiblc  qu'aux  hommes  clair- 
voyans,  &  que  dans  un  enfant  élevé  avec  tant  de 
foin  ,  des  yeux  vulgaires  ne  voyent  qu'un  poliçon.  Vu. 
Précepteur  fonge  à  Ion  intérêt  plus  qu'à  celui  de  fon 
Difciple,  il  s'attache  à  prouver  qu'il  ne  perd  pas  foh 
lems  &  qu'il  gagne  bien  l'argent  qu'on  lui  donne;  il 
le  pourvoit  d'un  acquis  de  facile  étalagea  qu'on  puif- 
fe  montrer  quand  on  veut;  il  n'importe  que  ce  qu'il 
lui  apprend  loit  utile  pourvu  qu'il  fc  voye  nifémcnt. 
Il  r.ccumule  fans  choix,  fans  difcernement,  cent  fa- 
tras dans  fa  mémoire.  Quand  il  s'agit  d'cxaininer 
l'enfant,  on  lui  fiit  déployer  fa  marchandifc,  il  l'é- 
talé, on  eft  content,  puis  il  replie  (on  balot  &  s'en 
va.  Mon  élève  n'eft  pas  fi  riche,  il  n'a  point  de  ba- 

loc 


^24  E      M      I      L      B, 

lot  à  déployer,  il  n'a  rien  à  montrer  que  lui-mêra&i 
Or  un  enfant,  non  plus  qu'un  homme,  ne  fe  voie 
pas  en  un  moment.  Oh  font  les  Obfervateurs  qui  fâ- 
chent failir  au  premier  coup  d'oeil  les  traits  qui  le  ca- 
raftérifent?  Il  en  eft,  mais  il  en  eft  peu,  &  fur  cenc 
mille  pères, il  ne  s'en  trouvera  pas  un  de  ce  nombre. 

Les  quellions  trop  multipliées  ennuyent  &  rebu- 
tent tout  le  monde,  à  plus  forte  raifon  les  enfans» 
Au  bout  de  quelques  minutes  leur  attention  le  laffe^ 
ils  n'écoutent  plus  ce  qu'un  obftiné  queftionneur  leur 
demande ,  &  ne  répondent  plus  qu'au  hafard.  Cette 
manière  de  les  examiner  eft  vaine  &  pédantefque; 
îbuvent,  un  mot  pris  à  la  volée  peint  mieux  leur  fens 
&  leur  efprit  que  ne  feroient  de  longs  difcours  :  mais 
il  faut  prendre  garde  que  ce  mot  ne  foit  ni  difté  ni 
fortuit.  Il  faut  avoir  beaucoup  de ,  jugement  foi-mê-^ 
me  pour  apprécier  celui  d'un  enfant. 

j'ai  oui  raconter  à  feu  Milord  Hyde,  qu'un  de  fes 
amis  revenu  d'Italie  après  trois  ans  d'ablencei  vou- 
lut examiner  les  progrès  de  fon  fils  âgé  de  neuf  à  dix 
ans.  Ils  vont  un  foir  fe  promener,  avec  fon  Gouver- 
neur &  lui,  dans  une  plaine  où  des  Ecoliers  s'amu- 
foient  à  guider  des  cerf-volans.  Le  perc  en  palTanc 
dit  à  fon  fils,  où  ejl  le  cerf -volant  dont  'milà  l'ombre^ 
fans  héfiter,  fans  lever  la  tête,  l'enfant  dit,/Mr  û 
grand  chemin.  Et  en  effet,  ajoùtoit  Milord  Hyde,  lé 
grand  chemin  étqit  entre  le  fol eil  &  nous.  Le  père  â 
ce  mot  embrafle  fon  fils,  &  finiflant-lA  fon  examen  i 
s'en  va  fans  rien  dire.  Le  lendemain  il  envoya  au 
Gouverneur  l'afte  d'une  peniion  viagère  outre  fes 
appointemens. 

Quel  homme  que  ce  pere-là ,  &  quel  fils  lui  étoit 
promis?  La  queftion  eft  précifement  de  l'âge;  la  ré- 
ponie  eft  bien  fimple  ;  mais  voyez  quelle  netteté  de 
Judiciaire  enfantine  elle  fuppofe!  C'eft  ainfique  \'E» 
ieved'Ariftote  apprivoifoit  ce  Courfier  célèbre  qu'au- 
cun Ecuycr  n'avoit  pu  dompter. 

FIN 

du  Livre  deuxième  6f  du  Tome  premier.    Partie  Fre» 
miere» 


b 


EMILE, 


o  u 


DE  L'ÉDUCATION. 

TOME    PREMIER 

Seconde  Partie. 


I 


EMILE, 

o  u 

DE  L'ÉDUCATION. 

PAR 

JEAN  JACQUES  ROUSSEAU, 

C  I  T  0  T  E  N    DE    GENÈVE. 

Sanabilibus  aegrotamus  malis  :  ipfaque  nos  in  reélum 
genitos  natura,  fi  emendari  vellmus ,  juvat. 

Senec.  de  ira.  L.  Il,  c.  13. 

TOME      PREMIER 
Seconde  Partie. 


Selon  la  Copie  de 
PARIS. 

Avec  Permiflion  tacite  pour  le  Libraire. 


JNI  D  C  C  L  X  I  I. 


jr^mr  Z.Jkrt.  JZ.  Jkû.  I. 


PIEItMES,I.iTreIJ 


n.sM^vj^ 


EMILE, 

o   u 
DE   L'ÉDUCATION. 


LIVRE   TROISIEME. 

'■^^•UoiQ.UE  jufqu'à  l'adolefcence  tout  le  cours 
de  la  vie  foit  un  tems  de  foibleffe  ,  il  eft 
un  point  dans  la  durée  de  ce  premier  âge 
où ,  le  progrés  des  forces  ayant  pafle  ce- 
lui des  befoins  ,  l'animal  croiflànt ,  encore  abfolu- 
ment  foible  ,  devient  fort  par  relation.  Ses  befoins 
n'étant  pas  tous  développés,  fes  forces  adluelles  font 
plus  que  fuffifantes  pour  pourvoir  à  ceux  qu'il  a. 
Comme  homme  il  feroit  très  foible  j  comme  enfant  il 
eft  très -fort. 

D'où  vient  la  foiblefTe  de  l'homme?  De  l'inégalité 
qui  fe  trouve  entre  ù  force  &  fes  defirs.  Ce  font 
nos  palTions  qui  nous  rendent  foibles  ,  parce  qu'il 
faudroit  pour  les  contenter  plus  de  forces  que  ne 
nous  en  donna  la  Nature.  Diminuez  donc  les  defirs» 
c'cd  comme  fi  vous  augmentiez  les  forces  ;  celui  qui 
peut  plus  qu'il  ne  defire ,  en  a  de  refte  :  il  eft  certai- 
nemtiK  un  être  très -fort.  Voilà  le  troiOéme  état  dé 
Tome  I,  Partie  IL  A  l'en- 


s  EMILE, 

Tenfance  &  celui  dont  j'ai  maintenant  à  parler.  Je 
continue  à  l'appcller  enfance,  faute  de  terme  propre 
à  l'exprimer;  car  cet  âge  approche  de  i'adolefcence , 
fans  être  encore  celui  de  la  puberté. 

A  douze  ou  treize  ans  les  forces  de  l'enfant  fe  dé- 
veloppent bien  plus  rapidement  que  Tes  befoins.  Le 
plus  violent ,  le  plus  terrible  ne  s'eft  pas  encore  fait 
fentir  à  lui  ;  l'organe  même  en  relie  dans  l'imperfec- 
tion ,  Ck  lemble  pour  en  fortir  attendre  que  fa  volonté 
l'y  force.  Peu  fenfible  aux  injures  de  l'air  &  des  fai- 
fons  ,  fa  chaleur  naiifante  lui  tient  lieu  d'habit,  fon 
appétit  lui  tient  lieu  d'aiîaifbnnement  ,*  tout  ce  qui 
peut  nourrir  eil  bon  à  fon  âge;  s'il  a  forameil ,  il  s'é- 
tend fur  la  terre  &  dort  ;  il  fe  voit  par-tout  entouré 
de  tout  ce  qui  lui  eft  néceffaire  ;  aucun  belbin  imagi- 
naire ne  le  tourmente;  l'opinion  ne  peut  rien  fur  lui; 
fes  delirs  ne  vont  pas  plus  loin  que  fes  bras:  non-feu- 
kment  il  peut  fe  fuffire  à  lui-même,  il  a  de  la  force 
au  -  delà  de  ce  qu'il  lui  en  faut  ;  c'efl;  le  feul  tems  de 
îh  vie  où  il  fera  dans  ce  cas. 

Je  preilens  l'objeftion.  L'on  ne  dira  pas  que  f  en- 
fant a  plus  de  befoins  que  je  ne  lui  en  donne,  mais 
on  niera  qu'il  ait  la  force  que  je  lui  attribue  :  on  ne 
fongera  pas  que  je  parle  de  mon  élevé ,  non  de  ces 
poupées  ambulantes  qui  voyagent  d'une  chambre  à 
l'autre,  qui  Jubourcnt  dans  une  caiffe,  &  portent  des 
fardeaux  de  carton.  L'on  me  dira  que  la  force  vi- 
rile ne  femanifefte  qu'avec  la  virilité,  que  les  efprits 
vitaux  élaborés  dans  les  vaiffeaux  convenables  &  ré- 
pandus dans  tout  le  corps ,  peuvent  feuls  donner  aux 
mufcles  la  confiftance  ,  l'aélivité  ,  le  ton ,  le  reffort 
d'où  refaite  une  véritable  force.  Voilà  la  philofo- 
phie  du  cabinet ,  mais  moi  j'en  appelle  à  l'expérien- 
ce. ]e  vois  dans  vos  campagnes  de  grands  garçons 
labourer,  biner,  tenir  la  charrue,  charger  un  ton- 
neau de  vin  ,  mener  la  voiture  tout  comme  leur  pè- 
re i  on  les  prçndroi:  pgur  des  hommes  j  il  le  Ibn  de 

leur 


ou   i3e   UEDUCATION.         5 

leur  voix  ne  les  trahiiïbit  pas.  Dans  nos  villes  mê- 
mes de  jeunes  ouvriers ,  forgerons,  taillandiers,  ma- 
réchaux ,  font  prefque  auffi  robuftes  que  les  maîtres, 
&  ne  feroient  gueres  moins  adroits  fi  on  les  eût  exer- 
cés à  tems.  S'il  y  a  de  la  différence ,  &  je  conviens 
qu'il  y  en  a ,  elle  eft  beaucoup  moindre  ,  je  le  répè- 
te ,  que  celle  des  defirs  fougueux  d'un  homme  aux 
defirs  bornés  d'un  enfant.  D'ailleurs  il  n'efl:  pas  ici 
queftion  feulement  de  forces  phyfiques ,  mais  fur-tout 
de  la  force  &  capacité  de  l'efprit  qui  les  fupplée  ou 
qui  les  dirige. 

Cet  intervalle  où  l'individu  peut  plus  qu'il  nedefire 
bien  qu'il  ne  foit  pas  je  tems  de  fa  plus  grande  force 
abfolue  ,  efl ,  comme  je  l'ai  dit ,  celui  de  fa  plus 
grande  force  relative.  Il  eft  le  tems  le  plus  précieux 
delà  vie;  tems  qui  ne  vient  qu'une  feule  fois;  tems 
très-court  ,  &  d'autant  plus  court ,  comme  on  verra 
dans  la  fuite,  qu'il  lui  importe  plus  de  le  bien  em- 
ployer. 

Que  fera-t-il  donc  de  cet  excédent  de  facultés  & 
de  torces  qu'il  a  de  trop  à  préfent ,  &  qui  lui  man- 
quera dans  un  autre  âge  "?  11  tâchera  de  l'employer  à 
•des  foins  qui  lui  puiflent  profiter  au  befoin.  Il  jette- 
ra, pour  ainfi  dire,  dans  l'avenir  le  fuperflu  de  fon 
être  aéluel  :  l'enfant  robufte  fera  des  provifions  pour 
l'homme  foible:  mais  il  n'établira  fes  magafins  ni  dans 
des  coffres  qu'on  peut  lui  voler ,  ni  dans  des  granges 
qui  lui  font  étrangères  ;  pour  s'approprier  véritable- 
ment fon  acquis  ,  c'eft  dans  fes  bras  ,  dans  fa  tête, 
c'tft  dans  lui  qu'il  le  logera.  Voici  donc  le  tems  des 
travaux  ,  des  inftruftions  ,  des  études  ;  &  remar- 
quez que  ce  n'eft  pus  moi  qui  fais  arbitrairement  ce 
choix,  c'eft  la  Nature  elle-même  qui  findique. 

L'intelligence  humaine  a  fes  bornes  ,  &  non-(euIe- 
.ment  un  homme  ne  peut  pas  tout  favoir  ,  il  ne  peut 
pas  même  favoir  en  entier  le  peu  que  favent  les  autres 
hommes.     Puifque  la  contradidoire  de  chaque  pro- 

A  2,  po- 


4  EMILE, 

poficion  faufTe  efl:  une  vérité  ,  le  nombre  des  verite'â 
ed  inépuifable  comme  celui  des  erreurs.  Il  y  a  donc 
un  choix  dans  les  chofes  qu'on  doit  enfeigner ,  ainfi 
que  dans  le  tems  propre  à  les  apprendre.  Des  con- 
noilTances  qui  font  à  notre  portée ,  les  unes  font  fauf- 
fcs,  les  autres  font  inuiiics,  les  autres  fervent  à  nour- 
rir l'orgueil  de  celui  qui  les  a.  Le  petit  nombre  de 
celles  qui  contribuent  réellement  à  notre  bien-é^e  efl: 
feul  digne  des  recherches  d'un  homme  fage  ,  &  par 
conféquent  d'un  enfant  qu'on  veut  rendre  tel.  Il  ne 
s'agit  point  de  favoir  ce  qui  eft,  mais  feulement  ce 
qui  e(t  utile. 

De  ce  petit  nombre  il  faut  ôter  encore  ici  les  vé- 
rités qui  demandent  pour  être  comprifes  un  entende- 
ment déjà  tout  formé  ;  celles  qui  fuppofent  la  con- 
lîoilTance  des  rapports  de  l'homme ,  qu'un  enfant  ne 
peut  acquérir  ;  celles  qui,  bien  que  vraies  en  elles- 
mêmes  ,  difpofent  une  ame  inexpérimentée  à  penfer 
faux  fur  d'autres  ftijcts. 

„  Nous  voilà  réduits  à  un  bien  petit  cercle  relative- 
ment à  l'txKtence  des  chofes;  mais  que  ce  cercle  for- 
me encore  une  fphere  immenfe  pour  la  mefure  de 
l'efprit  d'un  enfant  !  Ténèbres  de  l'entendement  hu- 
main ,  quelle  main  téméraire  ofa  toucher  à  votre  voi- 
le ?  Que  d'abymes  je  vois  creufer  par  nos  vaines 
fciences  autour  de  ce  jeune  infortuné!  O  toi  qui  vas 
le  conduire  dans  ces  périlleux  fentiers  ,  &  tirer  de- 
vant fès  yeux  le  rideau  facré  de  la  Nature ,  tremble. 
AiTûre-toi  bien  premièrement  de  fa  tête  &  de  la  tien- 
ne ;  crains  qu'elle  ne  tourne  à  l'un  ou  à  l'autre  ,  & 
peut-être  à  tous  les  deux.  Crains  l'attrait  fpécieux 
du  menfonge ,  &  les  vapeurs  enivrantes  de  l'orgueil. 
Souviens-  toi ,  fouviens-toi  fans  cefle  que  l'ignorance 
n'a  jamais  fait  de  mal ,  .que  l'erreur  feule  efl:  funefte, 
&  qu'on  ne  s'égare  point  par  ce  qu'on  ne  fait  pas, 
mais  par  ce  qu'on  croit  favoir. 

Ses  progrès  dans  la  géométrie  vous  pourroieni 

fervir 


ou    DE   L' EDUCATION.  s 

fèrvîr  d'épreuve  &.  de  mefure  certaine  pour  le  déve- 
loppement de  Ton  intelligence;  mais  fi  -toc  qu'il  peut 
difcerner  ce  qui  efl:  utile  &  ce  qui  ne  l'eft  pas,  il  im- 
porte d'ufcr  de  beaucoup  de  ménagement  ik  d'art 
pour  l'amener  aux  études  fpéculatives.  Voulez- vous, 
par  exemple,  qu'il  cherche  une  moyenne  proportion- 
nelle entre  deux  lignes?  commencez  par  faire  enfor- 
te  qu'il  ait  befoin  de  trouver  un  quarré  égal  à  un 
rtftang'e  donné  :  s'il  s'agilloit  de  deux  moyennes 
proportionnelles  ,  il  faudroit  d'abord  lui  rendre  le 
problème  de  la  duplication  du  cube  interefTmt,  &c. 
Voyez  comment  nous  approchons  par  degrés  des  no- 
tions morales  qui  diftinguent  le  bien  &  le  mal  !  Jus- 
qu'ici nous  n'avons  connu  de  loi  que  celle  de  la  né- 
celîité  ;  maintenant  nous  avons  égard  à  ce  qui  eft 
utile  ;  nous  arriverons  bientôt  à  ce  qui  eft  convena- 
ble &  bon. 

Le  même  inflinft  anime  les  diverfes  facultés  de 
l'homme.  A  l'aftivité  du  corps  qui  cherche  à  fe 
développer,  fuccéde  l'aflivité  de  l'eiprit  qui  cherche 
à  s'inftruire.  D'abord  ks  enfans  ne  fi^nt  que  re- 
muans;  enfuite  ils  font  curieux  ,  &  cette  curiofité 
bien  dirigée  eft  le  mobile  de  l'âge  où  nous  voilà  par- 
venus. Diftingons  toujours  les  penchans  qui  vien- 
nent de  la  nature  de  ceux  qui  viennent  de  l'o- 
pinion. Il  efb  une  ardeur  de  favoir  qui  n'efl:  fon- 
dée que  fur  le  defir  d'être  eftimé  favant  ;  il  en  eft 
une  autre  qui  naît  d'une  curiofité  naturelle  à  l'hom- 
me ,  pour  tout  ce  qui  peut  l'interefler  de  près 
ou  de  loin.  Le  defir  inné  du  bien-être  Ck  l'impolllbi- 
hté  de  contenter  pleinement  ce  defir,  lui  fait  recher- 
cher fans  celle  de  nouveaux  moyens  d'y  contribuer. 
Tel  eft  le  premier  principe  de  la  curiofité  ;  principe 
naturel  au  cœur  iiumain  ,  mais  dont  le  développe- 
ment ne  fe  fait  qu'en  proportion  de  nos  pallions  &  de 
nos  lumières.  Suppofez  un  Philofophe  relégué  dans 
une  llle  déferte  avec  des  inilrumens  6i,  des  livres,  fOi 

A  'J,  d'v 


Ç  EMILE, 

d'y  paffer  feul  le  rede  de  Tes  jours  ;  il  ne  s'embarras- 
fera  plus  gueres  du  fyftême  du  monde,  des  loix  de 
l'attraftion ,  du  calcul  difFerenciel  ;  il  n'ouvrira  peut- 
être  de  fa  vie  un  feul  livre  ;  mais  jamais  il  ne  s'ab- 
fliendra  de  vifiter  fon  Ifle  jufqu'au  dernier  recoin  , 
quelque  grande  qu'elle  puilîe  être.  Rejetions  donc  en- 
core de  no>  premières  études  les  connoiifances  dont 
le  goût  n'efl:  point  naturel  à  l'homme  ,   &  bornons- 
nous  à  celles  que  l'inftinél:   nous  porte  à  chercher. 
L'ille  du  genre  humain  c'eil  la  terre; l'objet  le  plus 
frappant  pour  nos  yeux  c'efl:  le  foleil.     Si -tôt  que 
nous  commençons  à  nous  éloigner  de  nous ,  nos  pre- 
mières obfervations  doivent  tomber  fur  l'une  &  fur 
l'autre.     AufTi  la  phiiofophie  de  prefque  tous  les  peu- 
ples fauvages  roule-t-elle  uniquement  fur  d'imaginai- 
res divifions  de  la  terre  &  fur  la  divinité  du  folcil. 

Quel  écart!  dira-ton,  peut-être.     Tout-à-l'heu- 
re  nous  n'étions  occupés  que  de  ce  qui  nous  touche, 
de  ce  qui  nous  entoure  immédiatement:  tout-à-coup 
nous  voilà  parcourant  le  globe,  Ôc  fautant  aux  extré- 
mités de  l'univers  !   Cet  écart  eft  l'eiiet  du  progrès 
de  nos  forces  Ck  de  la  pente  de  notre  efprit.     Dans 
l'état  de  foiblefle  &.  d'infuffifance  ,   le  foin  de  nous 
conferver  nous  concentre  au  dedans  de  nous:  dans 
l'état  de  puiiTance  &  de  force ,  le  defir  d'étendre  no- 
tre être  nous  porte  au  -  de  là ,  &  nous  fait  élancer 
aulîi  loin  qu'il  nous  eft  poffible:  mais  comme  le  mon- 
de intellectuel  nous  eft  encore  inconnu ,   notre  pen- 
fée  ne  va  pas  plus  loin  que  nos  yeux,  &  notre  en- 
tendement ne  s'étend  qu'avec  l'efpace  qu'il  mefure. 

Transformons  nos  fenfations  en  idées ,  mais  ne 
fautons  pas  tout  d'un  coup  des  objets  fenfibles  aux 
objets  intelleftuels.  C'ell  par  les  premiers  que  nous 
devons  arriver  aux  autres.  Dans  les  premières  ope- 
rations  de  l'efprit,  que  les  fens  foient  toujours  fes  gui- 
des. Point  d'autre  livre  que  le  monde,  point  d'autre 
inltruftion  que  ks  faits.    L'enfant  qui  lie  tie  penfe 

pas. 


ou   DE    L'EDUCATION.  7 

pas,  il  ne  fait  que  lire;  il  ne  s'inftruit  pas  ,  il  ap- 
prend des  mots. 

Rendez  votre  élevé  attentif  aux  phénome'nes  de  h 
Nature,  bientôt  vous  le  rendrez  curieux;  mais  pour 
nourrir  fa  curiofjté  ,  ne  vous  preflcz  jamais  de  la  fa- 
tisfaire.  Mettez  les  queftions  à  fa  portée  ,  &  laif- 
fez -les  lui  réfoudre.  Qu'il  ne  fâche  rien ,  parce  que 
vous  le  lui  avez  dit,  mais  parce  qu'il  l'a  compris  lui- 
même:  qu'il  n'apprenne  pas  la  fcience;  qu'il  l'inven- 
te. Si  jamais  voiis  fubfhituez  dans  fon  efprit  l'auto- 
rité à  la  raifon ,  il  ne  raifonnera  plus  ;  il  ne  fera  plus 
que  le  jouet  de  l'opinion  dts  autres. 

Vous  voulez  apprendre  la  géographie  à  cet  en- 
fant ,  Ôc  vous  lui  allez  chercher  des  globes ,  des  fphe- 
res,  des  cartes  :  que  de  machines  !  Pourquoi  toutes 
ces  reprclèntations  ?  Qiie  ne  commencez  -  vous  par 
Jui  montrer  l'objet  même,  afin  qu'il  fâche  au  moins 
de  quoi  vous  lui  parlez. 

Une  belle  foirée,  on  va  fe  promener  dans  un  lieu 
favorable  ,   où  l'horizon  bien  découvert  laifTe  voir  à 
plein  le  foleil  couchant,  &  l'on  obferve  les  objets  qui 
rendent  reconnoiffable  le  lieu  de  fon  couchcT.     Le 
lendemain  ,   pour  refpirer  le  frais  ,  on  retourne  au 
même  lieu  avant  que  le  foleil  fe  levé.     On  le  voit 
s'annoncer  de  loin  par  les  traits  de  feu  qu'il  lance  au- 
devant  de  lui.     L'incendie  augmente,  l'orient  paroît 
tout  en  fiâmes  :   à  leur  éclat  on  attend  l'allre  long- 
tems  avant  qu'il  fe  montre:  à  chaque  inltant  on  croie 
le  voir  paroître,  on  le  voit  enfin.     Un  point  brillant 
part  comme  un  échir  6l  remplit  auffi-  tôt  tout  l'efpa- 
ce:  le  voile  des  ténèbres  s'efface  &  tombe  :  L'hom- 
me reconnoît  fun  fejour  &  le  trouve  embelli.     La 
verdure  a  pris  durant  la  nuit  une  vigueur  nouvelle;  le 
jour  naiflant  qui  l'éclairé,  les  premiers  rayons  qui  la 
dorent,  la  montrent  couverte  d'un  brillant  rezeau  de 
rofée  ,  qui  relléchit  à  l'œil  la  lumière  &  les  couleurs. 
Les  oifeaux  en  chœur  fe  réunifient  On:  faluent  de  con- 

A  4.  ccrt 


B  EMILE, 

cert  îe  père  de  la  vîe  ;  en  ce  moment  pas  un  feiil  ne 
fe  tait.  Leur  gazouillement  foible  encore  ,  eft  plus 
lent  &  plus  doux  que  dans  le  refte  de  la  journée,  il 
fe  fent  de  la  langueur  d'un  paifible  réveil.  Le  con- 
cours de  tous  ces  objets  porte  aux  fens  une  impref- 
fion  de  fraîcheur  qui  femble  pénétrer  jufqu'à  l'ame. 
Il  y  a  là  une  demi  •  heure  d'enchantement  auquel  nul 
homme  ne  réfille  :  un  fpeélacle  ù  grand  ,  û  beau , 
fi  délicieux  n'en  laifle  aucun  de  fang-froid. 

Plein  de  renthoufiafme  qu'il  éprouve  ,  le  maître 
veut  le  communiquer  à  l'entant;  il  croit  l'émouvoir, 
en  le  rendant  attentif  aux  feniations  dont  il  eft  ému 
lui-même.  Pure  bétife!  C'eft  dans  le  cœur  de  l'hom- 
nie  qu'eft  la  vie  du  fpeétacle  de  la  Nature;  pour  le 
voir  il  faut  le  fentir.  L'enfant  apperçoit  les  objets; 
mais  il  ne  peut  appercevoir  les  rapports  qui  les  lient, 
il  ne  peut  entendre  la  douce  harmonie  de  leur  con- 
cert. 11  faut  une  expérience  qu'il  n'a  point  acquife, 
il  faut  des  fentimens  qu'il  n'a  point  éprouvés ,  pour 
fentir  l'impretTion  compofée  qui  réfulce  à  la  fois  de 
toutes  ces  fenfations.  S'il  n'a  long  tems  parcouru  des 
plaines  arides  ,  fi  des  fables  ardens  n'ont  brûlé  fes 
pieds ,  Cl  la  réverbération  fuffoquante  des  rochers 
frappés  du  foleil  ne  ropprefîà' jamais,  comment  goû- 
tera-1  il  l'air  frais  d'une  belle  matinée?  Comment  le 
parfum  des  fleurs ,  le  charme  de  la  verdure ,  l'humi- 
de vapeur  de  la  rofée  ,  le  marcher  mol  &  doux  fur 
la  peloufe  ,  enchanteront  -  ils  ks  fens  ?  Comment  le 
chant  des  oifeaux  lui  caufera-t-il  une  émotion  volup- 
t  jeufe ,  fi  les  accens  de  l'amour  &  du  plaifir  lui  font' 
encore  inconnus  ?  Avec  quels  tranfports  verra- 1-  il 
naître  une  fi  belle  journée ,  fi  fon  imagination  ne  fait 
pas  lui  peindre  ceux  dont  on  peut  la  remplir  ?  Enfin 
comment  s'attendrira-t-il  fur  la  beauté  du  fpeélacle  de 
la  Nature ,  s'il  ignore  quelle  main  prit  foin  de  l'or- 
ner ? 

Ne  tenez  point  à  l'enfant  des  difcours  qu'il  ne  peut 

en- 


ou   DE   L'EDUCATION.  9 

entendre.  Point  de defcriptions ,  point  d'éloquence, 
point  de  figures ,  point  de  poèTie.  Il  n'efl:  pas  main- 
tenant queftion  de  fentiment  ni  de  goût.  Conrinue-z 
d'être  clair ,  fimple  6i  froid  :  le  tems  ne  viendra  que 
trop -tôt  de  prendre  un  autre  langage. 

Elevé  dans  TePprit  de  nos  maximes ,  accoutumé  à 
tirer  tous  >fes  inflrumens  de  lui-même,  Ck  à  ne  re- 
courir jamais  à  autrui  qu'après  avoir  reconnu  l(jn  in- 
fuffifance,  à  chaque  nouvel  objet  qu'il  voit  il  l'exami- 
ne long- tems  fans  rien  dire.  Il  efl:  pcnfif  &  non 
quedionneur.  Contentez  -  vous  donc  de  lui  préfcn- 
ter  à  propos  les -objets;  puis  quand  vous  verrez  fa 
curiofité  luffifamment  occupée,  faites- lui  quelque 
queflion  laconique  qui  le  mette  fur  la  voye  de  la  ré- 
foudrCi 

Dans  cette  occafion  après  avoir  bien  contemplé 
avec  lui  le  foleil  levant,  après  lui  avoir  fait  remar- 
quer du  même  côté  les  montagnes  &  les  autres  objets 
voifins ,  après  l'avoir  laifTé  caufer  là-deiTus  tout  à  fou 
aife,  girdez  quelques  moraens  le  filence  comme  un 
homme  qui  rêve,  &  puis  vous  lui  direz;  je  fonga 
qu'hier  au  foir  le  foleil  s'eft  couché-là,  &  qu'il  s'èfl 
levé  là  ce  matin.  Comment  cela  fe  peut- il  faire  ? 
N'ajoutez  rien  de  plus  ;  s'il  vous  fait  des  quefiions 
n'y  répondez  point;  parlez  d'autre  chofe.  Lalifez-le 
à  lui-même  ,  &  foyez  fur  qu'il  y  penfera. 

Pour  qu'un  enfant  s'accoutume  à  être  attentif,  & 
qu'il  foit  bien  frappé  de  quelque  vérité  lenfible ,  il 
faut  qu'elle  lui  donne  quelques  jours  d'inquiétude 
avant  de  la  découvrir.  S'il  ne  conçoit  pas  afllz  celle- 
ci  de  cette  manière ,  il  y  a  moyen  de  la  lui  rendre 
plus  fenfible  encore,  &  ce  moyen  c'cft  de  retourner 
la  queftion.  S'il  ne  fait  pas  comnitnt  le  foleil  par- 
vient de  fon  coucher  à  fon  lever ,  il  fait  au  moins 
comment  il  parvient  de  fon  lever  à  fon  coucher  ;  fes 
yeux  feuls  le  lui  apprennent.  Eclaircillez  donc  la 
première  queftion  par  l'autre:  ou  votre  élevé  efl:  ab- 

A  5  fo- 


tô  EMILE, 

folument  flupide ,  ou  l'analogie  efl:  trop  claire  pour 
lui  pouvoir  échapper.  Voilà  fa  première  leçon  de 
cofmographie. 

Comme  nous  procédons  toujours  lentement ,  d'idée 
fenfible  en  idée  fenlible  ,  que  nous  nous  familiari- 
fons  long- tems  avec  la  même  avant  de  paiTer  à  une 
autre  ,  &  qu'enfin  nous  ne  forçons  jamais  notre 
élevé  d'être  attentif ,  il  y  a  loin  de  cette  première 
leçon  à  la  connoiilance  du  cours  du  foleil  &  de  la 
figure  de  la  terre  :  mais  comme  tous  les  mouvemens 
apparens  des  corps  céleftes  tiennent  au  même  prin- 
cipe, Ck.  que  la  première  obfervation  mené  à  toutes 
les  autres  ,  il  faut  moins  d'effort,  quoiqu'il  faille  plus 
de  tems ,  pour  arriver  d'une  révolution  diurne  au 
calcul  des  éclipfes  ,  que  pour  bien  comprendre  le 
jour  &  la  nuit. 

Puifque  le  foleil  tourne  autour  du  monde  il  décrit 
un  cercle,  &  tout  cercle  doit  avoir  un  centre,  nous 
favons  déjà  cela.  Ce  centre  ne  fauroit  fe  voir ,  car 
il  eft  au  cœur  de  la  terre  ,  mais  on  peut  fur  la  furfa- 
ce  marquer  deux  points  qui  lui  correfpondent.  Une 
broche  palTant  par  les  trois  points  &.  prolongée  juf- 
qu'au  ciel  de  part  &  d'antre,  fera  l'axe  du  monde  & 
du  mouvement  journalier  du  foleil.  Un  toton  rond 
tournant  fur  fa  pointe  répréfente  le  ciel  tournant  fur 
fon  axe,  les  deux  pointes  du  toton  font  les  deux  pô- 
les, l'enfant  fera  fort  aife  d'en  connoître  un;  je  le 
lui  montre  à  la  queue  de  la  petite  ourfe.  Voilà  de 
l'amufement  pour  la  nuit;  peu-à-peu  l'on  le  familiari- 
fe  avec  les  étoiles,  &  de-là  naît  le  premier  goût  de 
connoître  les  planètes  ,  &  d'obferver  les  conftella- 
tions. 

Nous  avons  vu  lever  le  foleil  à  la  faint  Jean  ;  nous 
Talions  voir  aufiî  lever  à  Noël  ou  quelque  autre  beaa 
jour  d'hiver  :  car  on  fiit  que  nous  ne  fommes  pas 
pareffeux  &  que  nous  nous  faifons  un  jeu  de  braver 
le  froid.    J'ai  foin  de  faire  cette  féconde  obfervation 

dans 


ou   DE   L'EDUCATION.  n 

dans  le  même  lieu  où  nous  avons  fait  la  première,  & 
moyennant  quelque  adrefle  pour  préparer  la  remar- 
que ,  l'un  ou  l'autre  ne  manquera  pas  de  s'écrier. 
Oh  ,  oh  !  voilà  qui  efl:  plaifant  !  le  foleil  ne  fe  levé 
plus  à  la  même  place!  Ici  font  nos  anciens  renfeigne- 
mens ,  &  à  préfent  il  s'efl  levé-  là ,  &c.  Il  y  a  donc 

un  orient  d'été  &  un  orient  d'hiver,  &c Jeune 

maître ,  vous  voilà  fur  la  voie.  Ces  exemples  vous 
doivent  fuffire  pour  enfeigner  très-clairem.cnt  la  fphe- 
re,  en  prenant  le  monde  pour  le  monde  ,  &  le  fo- 
leil pour  le  foleil. 

En  général  ne  fubftituez  jamais  le  Cgne  à  la  cho» 
fe,  que  quand  il  vous  efl:  impoiFible  de  la  montrer. 
Car  le  figne  abforbe  l'attention  de  l'enfant,  &  lui 
fait  oublier  la  chofe  repréfentée. 

La  fphere  armillaire  me  paroît  une  machine  mal 
compofée  ,  &  exécutée  dans  de  mauvaifes  propor<* 
lions.  Cette  confufion  de  cercles  &.  les  bizarres  figu- 
res qu'on  y  marque  ,  lui  donnent  un  air  de  grimoire 
qui  eflFarouche  l'efprit  des  enfans.  La  terre  efl  trop 
petite  ,  les  cercles  font  trop  grands,  trop  nombreux; 
quelques-uns,  comme  les  colures,  font  parfaitement 
inutiles  ;  chaque  cercle  eft  plus  large  que  la  terre  ; 
i'épaifleur  du  carton  leur  donne  un  air  de  folidité  qui 
les  fait  prendre  pour  des  maffes  circulaires  réellement 
exiftantes  ,  &  quand  vous  dites  à  l'enfant  que  ces 
cercles  font  imaginaires,  il  ne  fait  ce  qu'il  voit ,  il 
n'entend  plus  rien. 

Nous  ne  favons  jamais  nous  mettre  à  la  place  des 
enfans ,  nous  n'entrons  pas  dans  leurs  idées ,  nous 
leurs  prétons  les  nôtres,  &  fuivant  toujours  nos  pro- 
pres raifonnemens ,  avec  des  chaînes  de  vérités ,  nous 
n'entaflbns  qu'extravagances  &  qu'erreurs  dans  leur 
tête. 

On  difpute  fur  le  choix  de  fana^yfe  ou  de  la  fyn- 
thèfe  pour  étudier  les  fciences.  Il  n'cft  pas  toujours 
bLfoia  de  choifir  ?  Qiielquefois  on  peut  réfoudre  & 

corn- 


a  EMILE, 

compofer  dans  les  mêmes  recherches,  &  guider  l'en^ 
fant  par  la  m^ithode  eafeignante  ,  lorfqu'il  croit  ne 
faire  qu'analyfer.  Alors  en  employant  en  même  tems 
l'un  &  l'autre,  elles  fe  ferviroient  mutuellement  de 
preuves.  Partant  à  la  fois  des  deux  points  oppofés, 
fans  penfer  faire  la  même  route,  il  feroit  tout  furpris 
de  fe  rencontrer  ,  &  cette  furprife  ne  pourroit  qu'ê- 
tre fort  agréable.  Je  voudrois,  par  exemple,  pren- 
dre la  géographie  par  Tes  deux  termes,  &  joindre  à 
l'îîtude  des  révolutions  du  globe  la  mefure  de  fes  par- 
ties ,  à  commencer  du  lieu  qu'on  habite.  Tandis 
que  l'enfant  étudie  la  fphere  &  fe  tranfporte  ain(i 
dans  lescieux,  ramenez- le  à  la  divifion  de  la  terre 
^  montrez- lui  d'abord  fon  propre  féiour. 

Ses  deux  premiers  points  de  géographie  feront  la 
ville  où  il  demeure  &  la  maifon  de  campagne  de  fon 
père  ;  enfuite  les  lieux  intermédiaires ,  enfuite  les 
rivières  du  voifinage  j  enfin  l'afped  du  foleil  &  la 
manière  de  s'orienter.  C'efl:  ici  le  point  de  réu- 
nion. Qu'il  faflc  lui-même  la  carte  de  tout  cela;  car- 
te très  -  fimple  &  d'abord  formée  de  deux  feuls  ob- 
jets auxquels  il  ajoute  peu- à  peu  les  autres,  à  me- 
fure qu'il  fait ,  ou  qu'i-1  eflime ,  leur  diflance  &  leur 
pofiiion.  Vous  voyez  déjà  quel  avantage  nous  lui 
avons  procuré  d'avance  ,  tn  lui  mettant  un  compas 
dans  les  yeux. 

Malgré  cela  ,  fans  doute,  il  faudra  le  guider  un 
peu,  mais  très- peu,  fans  qu'il  y  paroilfe.  S'il  fe 
trompe,  laiflcz-le  faire,  ne  corrigez  point  fes  erreurs. 
Attendez  en  filence  qu'il  foit  tn  état  de  les  voir  & 
de  les  corriger  lui  •  même,  ou  tout  au  plus ,  dans  une 
oçcafion  favorable  ,  amenez  quelque  opération  qui 
les  lui  fafTc  fentir.  S'il  ne  fe  trompoit  jamais  ,  il 
n'apprendroit  pas  ^\  bien.  Au  relie,  il  ne  s'agit  pas 
qu'il  fachc  exactement  la  topographie  du  pays,  mais 
le  moyen  de  s'en  inilruire;  peu  importe  qu'il  ait  des 
cartes  dans  la  tête  pourvu  .^u'il  conçoive  bien  qe 

qu'elles 


0  TT  D  È   L'Ë  D  U  C  A  T  î  O  N.        t^ 

qu*elles  réprefentent  &  qu'il  ait  une  idée  nette  de  l'art 
qui  fert  à  les  drefler.  Voyez  déjà  la  différence  qu'il 
y  a  du  favoir  de  vos  élevés  à  l'jgnorance  du  mien  ! 
Ils  fa  vent -les  cartes,  &  lui  les  fait.  Voici  de  nou- 
veaux ornemens  pour  fa  chambre. 

Souvenez- vous  toujours  que  l'efprit  de  mon  inili- 
tutlon  n  eft  pas  d'enfeigner  à  l'enfant  beaucoup  de 
chofes,  mais  de  ne  laiffer  jamais  entrer  dans  (on  cer- 
veau que  des  idées  juftes  &  claires.  Q.iand  il  ne 
fauroit  rien  ,  peu  m'importe  ,  pourvu  qu'il  ne  fe 
trompe  pas ,  &  je  ne  mets  des  vérités  dans  fa  tête 
que  pour  le  garantir  des  erreurs  qu'il  appr endroit  à 
leur  place.  La  raifon ,  le  jugement  viennent  lente- 
ment ,  les  préjugés  accourent  en  foule ,  c'eft  d'eux 
qu'il  le  faut  préfcrver.  Mais  (ï  vous  regardez  la 
fcience  en  elle-même  vous  entrez  dans  une  mer  fans 
fond  ,  fans  rives ,  toute  pleine  d'écueils  ;  vous  ne 
vous  en  tirerez  jamais.  Qiiand  je  vois  un  homme 
épris  de  l'amour  des  connoiliances,  fe  laiikr  feduire 
à  leur  charme,  &  courir  de  l'une  à  l'autre  fans  favoir 
s'arrêter,  je  crois  voir  un  enfant  fur  le  rivage  am.as- 
fant  des  coquilles,  &  commentant  par  s'en  charger; 
puis,  tenté  par  celles  qu'il  voit  encore,  en  rejctter, 
en  reprendre,  jufqu'à  ce  qu'accablé  de  leur  multitu- 
de &  ne  fâchant  plus  que  choifir,  il  finille  par  tout 
jetter  &  retourne  à  vuide. 

Durant  le  premier  âge  le  tems  étoit  long  ;  nous 
ne  cherchions  qu  à  le  perdre,  de  peur  de  le  mal  em- 
ployer. Ici  c'efl  tout  le  contraire  ,  &  nous  n'en 
avonvS  pas  affez  pour  faire  tout  ce  qui  feroit  utile. 
Songez  que  les  pallions  approchent  ,  &  que  Ci  -  tôt 
qu'eilt's  frapperont  à  la  porte,  votre  élevé  n'aura  plus 
d'attention  que  pour  elLs.  L'âge  paifible  d'intelli- 
gence ell  fi  court ,  il  palfe  fi  rapidement,  il  a  tant 
d'autres  ufagts  néceffaires ,  que  c'tft  une  folie  de 
vouloir  qu'il  fullife  à  rendre  un  enfant  lavant.  Il  ne 
s'agit  pomt  de  lui  enitigner  les  fciences,  mais  de  lui 

doa- 


jr4  É      M      I      L      É, 

donner  du  goûc  pour  les  aimer ,  &  des  méthodes 
pour  les  apprendre,  quand  ce  goûc  fera  mieux  déve- 
loppé. C'efl:  '  là  très  -  certainement  un  principe  fon- 
damental de  toute  bonne  éducation. 

Voici  letemsauffi  de  l'accoutumer  peu -à- peu  à 
donner  une  attention  fuivie  au  même  objet  ;  mais  ce 
h'eft  jamais  la  contrainte,  c'efl:  toujours  le  plaifir  ou 
le  delir  qui  doit  produire  cette  attention  ;  il  faut 
avoir  grand  foin  qu'elle  ne  l'accable  point  &  n'aille 
pas  julqu'à  l'ennui.  Tenez  donc  toujours  l'œil  au 
guet,  &,  quoiqu'il  arrive,  quittez  tout  avant  qu'il 
s'ennuie;  car  il  n'importe  jamais  autant  qu'il  appren- 
ne ,  qu'il  importe  qu'il  ne  fafle  rien  malgré  lui. 

S'il  vous  queflionne  lui-même,  répondez  autant 
qu'il  faut  pour  nourrir  fa  curiofité  j  non  pour  la  ras- 
fatier:  fur  tout  quand  vous  voyez  qu'au  lieu  de  ques- 
tionner pour  s'inllruire ,  il  fe  met  à  battre  la  campa- 
gne &c  à  vous  accabler  de  fottes  quefl.ions ,  arrêtez- 
vous  à  l'inftant  ;  fur  qu'alors  il  ne  fe  foucie  plus  de  la 
chofe ,  mais  feulement  de  vous  afl'ervir  à  lés  interro- 
gations. Il  faut  avoir  moins  d'égard  aux  mots  qu'il 
prononce,  qu'au  motif  qui  le  fait  parler.  Cet  avertis- 
fement,  jufqu'ici  moins  néceifaire,  devient  de  la  der- 
nière importance  auffi-tôt  que  l'enfant  commence  à 
raifonner. 

Il  y  a  une  chaîne  de  vérités  générales ,  par  laquel- 
le toutes  les  fciences  tiennent  à  des  principes  com- 
muns &  fe  développent  fucceiîivement.  Cette  chaîne 
efl:  la  méthode  des  Philofophes  ;  ce  n'efl  point  de 
celle  -  là  qu'il  s'agit  ici.  11  y  en  a  une  toute  différen- 
te par  laquelle  chaque  objet  particulier  en  attire  un 
autre,  &  montre  toujours  celui  qui  le  fuit.  Cet  ordre 
qui  nourrit  par  une  curioQté  continuelle  l'attention 
qu'ils  exigent  tous,  efl:  celui  que  fuivent  la  plupart  des 
hommes,  &  fur -tout  celui  qu'il  faut  aux  enfans.  En 
nous  orit^ntant  pour  lever  nos  cartes ,  il  a  fallu  tra- 
cer des  méridiennes.  Deux  points  d'interfeCtion  en- 
tre 


©u   DE    L'EDUCATION.        15 

tre  les  ombres  égales  du  matin  &  dufoir,  donnene 
une  méridienne  excellente  pour  un  Aftronome  de 
treize  ans.  Mais  ces  méridiennes  s'tffacent  ;,  il  faut 
du  tems  pour  les  tracer;  elles  aflujettiflent  à  travailler 
toujours  dans  le  même  lieu,-  tant  de  foins,  tant  de 
gêne  lennuyeroient  à  la  fin.  Nous  l'avons  prévu; 
nous  y  pourvoyons  d'avance. 
^  Me  voici  de  nouveau  dans  mes  longs  &  minu- 
cieux  détails.  ^  Lefteurs,  j'entends  vos  murmures  & 
je  les  brave:  je  ne  veux  point  facrifier  à  votre  im- 
patience la  partie  la  plus  utile  de  ce  livre.  Prenez 
votre  parti  fur  mes  longueurs  -,  car  pour  moi  j'ai  pris 
le  mïtn  fur  vos  plaintes. 

Depuis  long,  tems  nous  nous  étions  apperçus  mon 
élevé  &  moi  ,  que  l'ambre,   le  verre,  la  cire,  di- 
vers corps  frottés  attiroitnt  ks  pailles,  &  que  d'au- 
tres ne  les  attiroient  pas.     Par  hazard  nous  en  trou- 
vons un  qui  a  une  vertu  plus  fiiiguliere  encore  :  c'tft 
d'attirer  à  quelque  diflance,  &  fans  être  froué  ,    la 
limaille  &.  d'autres  brins  de  fer.    Combien  de  tems 
cette  qualité  nous  amufe  fans  que  nous  puifl;ons  y 
rien  voir  de  plus?   Enfin,  nous  trouvons  qu'elle  fe 
communique  au  fer  même,  aimanté  dans  un  certain 
fens.     Un  jour  nous  allons  à  la  foire  ;  un  Joueur  de 
gobelets  attire  avec  un  morceau  de  pain  un  canard 
de  cire  flottant  fur  un  baflin  d'eau.     Fort  furpris  , 
nous  ne  difons  pourtant  pas,  c'tll:  un  Sorcier ,  car 
nous  ne  fayons  ce  que  c'tft  qu'un  Sorcier.     Sans 
cefîc:  frappés  d'effets  dont  nous  ignorons   les   cau- 
fes ,    nous  ne  nous  prelfons  de  juger  de  rien  ,   & 
nous  rcilons  en  repos  dans  notre  ignorance,  jufqu'à 
ce  que  nous  trouvions  l'occafion  d'en  fortir. 

De  retour  au  logis,  à  force  de  parler  du  canard  de 
la  foire,  nous  allons  nous  mettre  en  tête  de  l'imiter: 
nous  prenons  une  bonne  a-guille  bien  aimantée,  nous 
l'entourons  de  cire  blanche  ,  que  nous  façonnons  de 
notre  mieux  en  forme  de  canard ,  de  forte  que  l'ai- 
guille 


i6  É     M     I     L     É, 

guille  traverfe  le  corps  &  que  la  tête  fafle  le  bec. 
JN'Ous  pofons  fur  l'eau  Je  canard ,  nous  approchons 
du  bec  un  anneau  de  clef ,  &  nous  voyons  avec  une 
joie  f'acîle  à  comprendre  que  notre  canatd  fuit  la 
citf ,  précifëment  comme  celui  de  la  foire  fuivoit  le 
morceau  de  pain.  Obferver  dans  quelle  direélion  le 
canard  s'arrête  fur  l'eau  quand  on  l'y  laifîè  en  repos; 
c'ell  ce  que  nous  pourrons  faire  une  autre  fois.  Quant 
à  préfcnt  tout  occupés  de  notre  objet,  nous  n'en 
voulons  pas  davanrage. 

Dès  le  même  foir  nous  retournons  à  la  foire  avec 
du  pain  préparé  dans  nos  poches ,  &  fi-tôt  que  le 
Joutur  de  gobelets  a  fait  fon  tour  ,  mon  petit  doc- 
teur ,  qui  le  contenoit  à  peihe  ,  lui  dit  que  ce  tour 
n'tft  pas  difficile  ,  &  que  lui-même  en  fera  bien  au- 
tant: il  efl:  pris  au  mot.  A  l'inftant  il  tire  de  fa  po^ 
che  le  pain  où  tfl  caché  le  morceau  de  fer  :  en  ap- 
prochant de  la  table  le  cœur  lui  bat  ;  il  préfente  le 
pain  prcfque  en  tremblant  ;  le  canard  vient  &  le 
fuit;  l'enfant  s'écrie. &  trelîàiliit  d'aife.  Aux  batte- 
mens  de  mains  ,  aux  acclamations  de  l'affemblée  la 
têie  lui  tourne  ,  il  eft  hors  de  lui.  Le  Bateleur  in- 
terdit,  vient  pour  tant. l'embrafTtr,  le  féliciter,  &  le 
prie  de  fhonorer  encore  le -lendemain  de  fa  préfence, 
ajoutant  qu'il  aura  foin  d'affembler  plus  de  monde  en- 
core pour  applaudir  à  fon  habileté.  Mon  petit  natu- 
raiifte  enorgueilli  veut  babiller  ;  mais  fur  le  champ  je 
lui  ferme  la  bouche  ùi  l'emmené  comblé  d'éloges. 

L'enfant  jufqu'au  lendemain  compte  les  minutes 
avec  une  rifib!e  inquiétude.  Il  invite  tout  ce  qu'il 
rencontre ,  il  voudroit  que  tout  le  genre  humain  fût 
témoin  de  fa  gloire  :  il  attend  l'heure  avec  peine ,  il 
la  devance:  on  vole  au  rendez- vous  ;  la  falle  eftdéjà 
pleine.  En  entrant  fon  jeune  cœur  s'épanouit.  D'au- 
tres jeux  doivent  précéder;  le  Joueur  de  gobelets  fe 
furpaile  ,  &  fait  des  chofes  furprenantes.  L'enfant 
ne  voit  rien  de  tout  cela:  il  s'agite,  il  fue,  il  rcfpire 

à 


où    BÊ  L'EDUCATION.         if 

h  peine  ;  il  pafTe  Ton  tems  à  manier  dans  fa  poché 
Ion  morceau  de  pain  d'une  main  ireniblanté  d'impa- 
tience. Enfin  Ton  tour  vient  ;  le  maître  l'annonça 
au  Public  avec  pompe.  11  s'approche  un  peu  hon- 
teux, il  tire  Ton  pain....  nouvelle  vieilli  rude  des  cho-» 
lès  humaines!  le  canard,  fi  privé  la  veille,  eft  deve- 
nu làuvage  aujourd'hui;  au  lieu  de  préfi^nttr  le  bec, 
il  tourne  Ja  queue  &  s'enfuit  :  il  évite  le  pain  &  le 
main  qui  le  préfente ,  avec  autant  de  foin  qu'il  lej 
fuivoit  auparavant.  Après  mille  tflais  inutiles  & 
toujours  hués ,  l'enfant  fe  plaint ,  dit  qu'on  le  trom- 
pe ,  que  c'eft  un  autre  canard  qu'on  a  fubllitué  au 
premier ,  &  défie  le  Joueur  de  gobelets  d'attirer  ce- 
lui-ci. 

Le  Joueur  de  gobelets  fans  répondre  prend  un 
morceau  de  pain,  le  préfente  au  canard  :  à  J'inftant 
le  canard  fuit  le  pain  &  vient  à  la  main  qui  le  reti- 
re :  l'enfant  prend  le  même  morceau  de  pain,  mais 
loin  de  réûflir  mieux  qu'auparavant  ,  il  voit  le  ca* 
nard  fe  moquer  de  lui  &  faire  des  pirouettes  tout  au- 
tour du  balïin;  il  s'éloigne  enfin  tout  confus  &  n'oie 
plus  s'expofer  aux  huées. 

Alors  le  Joueur  de  gobelets  prend  le  ihorceau  de 
pain  que  l'enfant  avoit  apporté  &  s'en  fert  avec  au- 
tant de  fuccès  que  du  fien  ;  il  en  tire  le  fer  devant 
tout  le  monde  ;  autre  rifée  à  nos  dépens  ;  puis  de  ce 
pain,  ainli  vuidé ,  il  attire  le  canard  comme  aupara- 
vant. Il  fait  la  même  chofe  avec  un  autre  morceau 
coupé  devant  tout  le  monde  par  une  main  tierce;  il 
en  fait  autant  avec  fon  gant,  avec  le  bout  de  font 
doigt.  Enfin  il  S'éloigne  au  milieu  delà  chambre, 
ôi  du  ton  d'emphafe  propre  à  ces  gens-là ,  déclarant 
que  fon  canard  n'obéira  pas  moins  à  ià  voix  qu'à  fort 
gelle,  il  lui  parle  &  le  canard  obéit  ^  il  lui  dit  d'aller 
à  droite  &  il  va  à  droite  ,  de  revenir  &  il  revient» 
de  tourner  &  il  tourne  ;  le  mouvement  eft  aulïï, 
prompt  que  l'ordre.  Les  applaudiflemens  redoublés 
Têmi  I.  Paru  IL  B  foiût 


i5         .      E      M      I      L     E^ 

font  autant  d'affronts  pour  nous  ;  nous  nous  évàdoni 
fans  êtfe  apperçus ,  &  nous  nous  renfermons  dans 
notre  chambre  (ans  aller  raconter  nos  fuccès  à  tout  le 
monde,  comme  nous  l'avions  projette. 

Le  lendemain  matin  l'on  frappe  à  notre  porte, 
j'ouvre  ;.  c'eft  L'homme  aux  gobelets.  Il  fe  plaint 
piodeftement  de  notre  conduite  ;  que  nous  avoit  -  il 
fait  pour  nous  engager  à  vouloir  décréditer  fes  jeux 
ëc  lui  ôter  fon  gagne -pain?  Qu'y  a-t-il  donc  de  fî 
merveilleux  dans  l'art  d'attirer  un  canard  de  cire  , 
pour  acheter  cet  honneur  aux  dépens  de  la  fubfiftan- 
ee  d'un  honnête-homme  ?  Ma  foi ,  Meffieurs ,  fi  j'a- 
vois  quelque  autre  talent  pour  vivre,  je  ne  me  glo- 
rifierois  gaeres  de  celui-ci.  Vous  deviez  croire  qu'un 
homme  qui  n  pafle  fa  vie  à  s'exercer  à  cette  chétive 
jnduftrie ,  en  faii:  là-deffus  plus  que  vous  qui  ne  vous 
en  occupez  que  quelques  momens.  Si  je  ne  vous  ai 
pas  d'abord  montré  mes  coups  de  maître,  c'eft  qu'il 
ne  faut  pas  fe  prefler  d'étaler  étourdiment  ce  qu'on 
fait  ;  j'ai  toujours  foin  de  conferver  mes  meilleurs 
tours  pour  foccafion ,  &  après  celui  -  ci  j'en  ai  d'au- 
tres encore  pour  arrêter  de  jeunes  indifcrets.  Au 
relie,  Meffieurs,  je  viensde  bon  cœur  vous  appren- 
dre ce  fecret  qui  vous  ^  tant  embarralTés ,  vous 
priant  de  n'en  pas  abufer  pour  me  nuire ,  &  d'être 
plus  retenus  une  autre  fois. 

Alors  il  nous  montre  fa  machine ,  &  nous  voyons 
avec  la  dernière  furprife  qu'elle  ne  confille  qu'en  un 
aimant  fort  &  bien  armé ,  qu'un  enfant  caché  fous  la 
table  faifoit  mouvoir  fans  qu'on  s'en  apperçûr. 

L'homme  replie  fa  machine  ,  &  après  lui  avoir 
fait  nos  remercimens  &  nos  excufes ,  nous  voulon» 
lui  faire  un  préfent  ;  il  le  refufe.  „  Non ,  Mef- 
„  fleurs  ,  je  n'ai  pas  afTcz  à  me  louer  de  vous  pour 
,,  accepter  vos  dons  ;  je  vous  laifle  obligés  à  moi 
,\  '  malgré  vous  ;  c'eft  ma  feule  vengeance, .  Appre- 
j^nez  qu'il  y  a  de  la  générofité  dans  tous  les  états  5 


ou   i)E   L'EDUCATION.  ifi 

fy  je  fais  payer  mes  tours  &  non  mes  Jeçons. 

En  fbrtant  ,  il  m'adrciïè  à  moi  nommément  & 
tout  haut  une  réprimande.  J'excufe  volontiers  ,  me 
dit- il,  cet  enfant;  il  n'a  pédié  que  par  ignorance. 
Mais  vous,  Monfieur,  qui  deviez  connoître  fa  fau- 
te ,  pourquoi  la  lui  avoir  laifTé  faire  ?  ruifque  vous 
vivez  enfemble  ,  comme  le  plus  âgé  vous  lui  devez 
vos  foms,  vos  confeils  :  votre  expérience  efl:  Tauto- 
rité  qui  doit  le  conduire.  En  fe  reprochant ,  ttanC 
grand  ,  les  torts  de  la  jeunefTe  ,  il  vous  reprochera 
(ans  doute  ceux  dont  vous  ne  l'aurez  pas  averti. 

Il  part  &  nous  laifTe  tous  dtux  très-confus.  Je  me 
blâme  de  ma  molle  facilité  ;  je  promets  à  l'enfant  de 
la  facrifier  une  autre  fois  à  fon  intérêt ,  &  de  l'aver- 
tir de  ks  fautes  avant  qu'il  en  faflè  ;  car  le  temi 
approche  où  nos  rapports  vont  changer,  &  où  Ist 
féverité  du  maître  doit  fuccédtr  à  la  complajfance  du 
camarade  ;  ce  changement  doit  s'amener  par  dé- 
grés; il  faut  tout  prévoir,  &  tout  prévoir  de  fort 
loin. 

Le  lendemain  nous  retournons  à  la  foire  pour  re- 
voir le  tour  dont  nous  avons  appris  le  fecret.     Nous 
abordons  avec  un  profond  refptél  notre  Bateleur- 
Socrate  ;  à  peine  ofons-nous  lever  les  yeux  fur  lui: 
Il  nous  comble  d'honnêtetés ,  &  nous  place  avec  une 
diftindlion  qui  nous  humilie  encore.     II  fait  fes  tours 
comme  à  l'ordinaire  ;  mais  il  s'amufe  &  fe  complaît 
longtems  à  celui  du  canard,  en  nous  regardant  fou- 
vent  d'un  air  aflèz  fier.     Nous  favons  tout  &  nous 
ne  foufflons  pas.    Si  mon  eleve  ofoit  feulement  ou- 
vrir la  bouche ,  ce  feroit  un  enfant  à  écrafer. 

Tout  le  détail  de  cet  exemple  importe  plus  qu'il 
ne  femble.  Que  de  leçons  dans  une  léule  !  Que  Je 
fuites  mortifiantes  attire  le  premier  mouvement  de 
Vanité!  Jeune  maître,  épiez  ce  premier  mouvement 
avec  foin.  Si  vous  lavez  en  faire  fortir  aiml  rhurai- 
fiatron ,  les  diljgracei ,  foyez  fur  qu  iJ  n'en  reviendra 

JB  s  de 


^^  EMILE, 

de  long-tems  un  fécond.  Que  d'apprêts,  direz -vous-î 
j'en  conviens  ;  &  le  tout  pour  nous  faire  une  boulTa- 
le  qui  nous  tienne  lieu  de  méridienne. 

Ayant  appris  que  l'aimant  agit  à  travers  les  autres 
corps ,  nous  n'avons  rien  de  plus  preffé  que  de  faire 
une  machine  femblable  à  celle  que  nous  avons  vue. 
Une  table  évuidée ,  un  baflîn  très -plat  ajutlé  fur 
cette  table  ,  &  rempli  de  quelques  lignes  d'eau,  un 
canard  fait  avec  un  peu  plus  de  foin ,  &c.  Souvent 
attentifs  autour  du  baffin ,  nous  remarquons  enfin  que 
le  canard  en  repos  affeéle  toujours  à-peu- près  la  mê- 
me dire6lion.  Nous  fuivons  cette  expérience,  nous 
examinons  cette  direftion ,  nous  trouvons  qu'elle  eft 
du  midi  au  nord  ;  il  n'en  faut  pas  davantage,  notre 
bouflble  efl  trouvée,  ou  autant  vaut  j  nous  voilà  dans 
la  phyfique. 

11  y  a  divers  climats  fur  la  terre,  &  diverfes  tem- 
pératures à  ces  climats.  Les  faifons  varient  plus  fen- 
fibkment  à  mefure  qu'on  approche  du  pôle;  tous  les 
corps  fe  rellerrent  au  froid  &  fe  dilatent  à  la  cha- 
leur ;  cet  effet  eft  plus  mefurable  dans  les  liqueurs  & 
pKîs  ft^nfible  dans  les  liqueurs  fpiritueufes  :  de -là  le 
thermomètre.  Le  vent  frappe  le  vifage;  l'air  efl  donc 
un  corps ,  un  fkide ,  on  le  fenc ,  quoiqu'on  n'ait  au- 
cun moyen  de  le  voir*  Renverfez  un  verre  dans  l'eau, 
Teau  ne  le  remplira  pas,  à  moins  que  vous  nelailTiez 
à  l'air  une  iffue  ;  l'air  eft  donc  capable  de  réOftance: 
enfoncez  le  verre  davantage,  l'eau  gagnera  dans  l'ef- 
pace  d'air  ,  fans  pouvoir  remplir  tout-à-fait  cet  efpa- 
ce;  l'air  eft  donc  capable  de  compreflion  jufqu'à  cer- 
tain point.  Un  ballon  rempli  d'air  comprimé,  bondis 
mieux  que  rempli  de  toute  autre  matière  ;  l'air  eft 
donc  un  corps  élaftique.  Etant  étendu  duns  le  bain, 
1  foulevez  horizontalement  le  bras  hors  de  feau  ,  vous 
le  fentirez chargé  d'un  poids  terrible;  l'air  eft  donc  un 
corps  pefanc.  En  mettant  l'air  en  équilibre  avec  d'au- 
tres fluides,  on  peut  mefurer  fon  poids:  de-là  lebaro- 
■ju  mctre ,. 


ou  DE  L'EDUCATION.  ^é 

snetre ,  le  Typhon  ,  la  canne  à  vent ,  la  machine 
pneumatique.  Toutes  les  loix  de  la  ftatique  &  de 
l'hydroftatique  fe  trouvent  par  des  expériences  tout 
aulîi  groiïieres.  Je  ne  veux  pas  qu'on  entre  pour 
rien  de  tout  cela  dans  un  cabinet  de  phyfique  expéri- 
mentale. Tout  cet  appareil  d'inftrumens  &  de  ma- 
chines me  déplaît.  L'air  fcientifique  tue  la  fcience. 
Ou  toutes  ces  machines  effrayent  un  enfant ,  ou 
leurs  figures  partagent  &  dérobent  l'attention  qu  il 
devroit  à  leurs  effets. 

Je  veux  que  nous  faffions  nous-mêmes  toutes  nos 
machines ,    &  je  ne  veux  pas  commencer  par  faire 
l'inftrument  avant  l'expcrience  ;   mais  je  veux  qu'a- 
prés  avoir   entrevu  l'expérience ,    comme  par  ha- 
zard,   nous  inventions  peu  -  à  -  peu  i'inftrument  qui 
doit  la  vérifier.    J'aime  mieux  que  nos  inftrumens  ne 
ibient  point  fi  parfaits  &  û  jolies;  &  que  nous  ayons 
des  idées  plus  nettes  de  ce  qu'ils  doivent  être ,  &  des 
opérations  qui  doivent  en  refuker.  Pour  ma  premie-, 
le  leçon  de  ftatique,  au  lieu  d'aller  chercher  des  ba- 
lances, je  mets  un  bâton  en  travers  fur  le  dos  d'une 
chaife  ,   je  mefure  la  longueur  des  deux  parties  du 
bâton  en  équilibre,  j'ajoute,  de  part  Ck  d'autre,  des 
poids  tantôt  égaux ,  tantôt  inégaux  ;  &  le  tirant  ou 
le  pouffant  autant  qu'il  etl  nécellaire,  je  trouve  en- 
fin que  l'équilibre  réfulte  d'une  proportion  réciproque 
entre  la  quantité  des  poids  &  la  longueur  des  leviers. 
Voilà  déjà  mon  petit  phyficien  capable  de  rectifier 
des  balances  avant  que  d'en  avoir  vu. 

Sans  contredit ,  on  prend  des  notions  bien  plus 
claires  &  bien  plus  fûres  des  chofes  qu'on  apprend 
ainfi  de  foi-  même,  que  de  celles  qu'on  tient  des  en- 
ièignemens  d'autrui  ;  &  outre  qu'on  n'accoutume 
point  fa  raifon  à  fe  foumettre  fervilement  à  l'autori- 
té ,  l'on  fe  rend  plus  ingénieux  à  trouver  des  rap- 
ports, à  lier  des  idées^  à  inventer  des  inllrumens» 


fi  EMILE, 

que  quand ,  adoptant  tout  cela  tel  qu'on  nous  le  don- 
ne ,  nous  lailTons  aiFailIer  notre  efprit  dans  la  non- 
chalance, comme  le  corps  d'un  homme ,  qui,  tou- 
jours habillé  ,  chauiTé ,  fervi  par  fes  gens ,  &,  traîné 
par  fes  chevaux ,  perd  à  la  fin  la  force  Ôc  fufage  de 
fes  membres.  Boileau  fe  vantoit  d'avoir  appris  à 
Racine  à  rimer  difficilement  :  parmi  tant  d'admira- 
bles méthodes  pour  abrégc^r  l'étude  des  fciences  , 
nous  aurions  grand  befoin  que  quelqu'un  nous  en 
donnât  une  ppur  les  apprendre  avec  effort. 

L'avantage  le  plus  fennble  de  ces  lentes  &labo' 
rieufes  recherches,  cft  de  maintenir,  ^u  milieu  des 
études  fpéculacives  ,  le  qorps  dans  fon  aclivité  ,  les 
membres  dans  leur  fouplefTe,  &  de  former  fans  cef- 
fe  les  mains  au  travail  &.  aux  ufages  utiles  à  l'homme. 
Tant  d'inftrumens  inventés  pour  nous  guider  dans 
nos  expériences  6i.  fupplcer  à  la  jullelTe  des  fens,  en 
font  négliger  l'exercice.  Le  graphometre  difpenfe 
d*ellimer  la  grandeur  des  angk?  ;  l'œil  qui  mefuroi; 
avec  précifion  les  dillances,  s'en  fîc  à  la  chaîne  qui 
les  mefure  pour  lui  ;  la  romaine  m'exempte  de  juger 
à  la  main  le  poids  que  je  ccnnois  par  elle.  Fias  nos 
outils  font  ingénieux  ,  plus  nos  organes  deviennent 
groiilers  &  mal  -  adroits  :  à  force  ralfembler  des  ma- 
chines autour  de  nous,  nous  n'en  trouvons  plus  en 
^ous-mêmes. 

Mais  quand  nous  mettons  à  fabriquer  ces  machines 
l'adreiTe  qui  nous  en  tenoit  lieu ,  quand  nous  em- 
ployons à  ks  faire  la  fagacité  qu'il  falloit  pour  nous 
en  paÛér  ,  nous  gagnons  fans  rien  perdre  ,  nous 
ajoutons  l'art  à  la  Nature  ,  &  nous  devenons  plus 
ingénieux  fans  devenir  moins  adroits.  Au  lieu  de 
coller  un  enfant  fur  des  livres ,  û  je  l'occupe  dans 
un  attelier ,  fes  mains  travaillent  au  profit  de  fon  ef- 
prit ,  il  devient  piiiiofophe  6c  croit  n'être  qu'un  ou- 
vrier.   Enfin  cet  exercice  a  d'autres  ufages  dont  je 

par- 


ou   DE   L'EDUCATION.         5$ 

parlerai  ci-après,  6i  l'on  verra  comment  des  jeux  de 
la  philofophie  on  peut  s'élever  aux  véritables  fonc- 
tions de  l'homme. 

J'ai  déjà  dit  que  les  connoifTances  purement  fpé- 
culatives  ne  convenoient  guéris  auxenfans,  même 
approchans  de  l'adolefcence  ;  mais  (ans  les  faire  en- 
trer bien  avant  dans  la  phyOque  fyllématique  ,  faites 
pourtant  que  toutes  leurs  expériences  fe  lient  l'une 
à  l'autre  par  quelque  forte  de  déduction  ;  afin  qu'à 
l'aide  de  cette  chaîne  ils  puifîènt  les  placer  par  ordre 
dans  leur  efiorit  ,  &  fe  les  rappeller  au  befbin  ;  car 
il  ell  bien  difficile  que  des  faits ,  &  même  des  rai- 
fonnemens  ifolés ,  tiennent  long  •  tems  dans  la  mé- 
moire ,  quand  on  manque  de  prife  pour  les  y  ra- 
jnener. 

Dans  la  recherche  des  loix  de  Ja  Nature  ,  com- 
mencez tuujoun;  par  les  phénomènes  les  plus  com- 
muns Ck  les  plus  fcnilbles  ;  &  accoutumez  votre  éle- 
vé à  ne  pas  preiidre  ces  phénomènes  pour  à^s  rai- 
fons  ,  mais  pour  des  faits.  Je  prends  une  pierre  , 
je  feins  de  la  pofer  en  l'air  ;  j'ouvre  la  main  ,  ia  pier- 
re tombe.  Je  regarde  Emile  attentif  à  ce  qu;^  je 
fais ,  Ck  je  \uï  dis  :  pourquoi  cette  pierre  eO:  elle 
tombée? 

Qiiel  enfant  reftera  court  à  cette  queftion  ?  Au- 
çim,  pas  même  Emile,  fl  je  n'ai  pris  grand  foin  de 
le  préparer  à  n'y  lavoir  pas  répondre.  Tous  diront 
que  la  pierre  tombe  parce  qu'elle  eft  pefante  ;  de 
qu'cft-ce  qui  elt  pefant  ?  c 'eft  ce  qui  tombe.  La 
pierre  tombe  donc  parce  qu'elle  tombe?  Ici  mon  pev 
tit  philofophe  eft  arrêté  tout  de  bon.  Voilà  fa  pre- 
mière leçon  de  phyfique  fyftématique,  &,  foie  qu'el- 
le lui  profite  ou  non  dans  ce  genre  ,  ce  fera  toujours- 
une  leçon  de  bon-fens. 

A  mefure  que  l'enfant  nvance  en  intelligence , 
d'autres  confiderations  importantes  nous  obligent  à 
plys  de  choix  dans  Us  occupations.    Si  tôt  qu'il  par- 

B  ^  \m\ 


J4  E      M      I      L      ÎL, 

yient  à  fe  connoître  aflez  lui-même  pour  concevoÎF 
en  quoi  confide  fon  bien  -  être ,  fi  •  tôt  qu'il  peut  faifir 
des  rapports  afltz  étendus  pour  juger  de  ce  qui  Ju^ 
convient  &  de  ce  qui  ne  lui  convient  pas ,  dès-  lors 
\\  eft  en  état  de  fcntir  la  différence  du  travail  à  l'amu- 
lement,  &  de  ne  regarder  celui-ci  que  comme  le  dé- 
Jallement  de  l'autre.  Alors  des  objets  d'utilité  réelle 
peuvent  entrer  dans  fts  études,  6i.  l'engager  à  y  don- 
ner une  application  plus  confiante  qu'il  n'en  donnoi^ 
à  de  fimples  amulç^mens.  Là  loi  de  la  néctlTité  tou- 
jours rcnaiflànte,  apprend  de  bo^me- heure  ^  l'hom- 
me à  faire  ce  qui  ne  lui  plaît  pas ,  pour  prévenir  un, 
mal  qui  lui  déplairoit  davantage.  Tel  eft  l'ufage  de 
la  prévoyance  ;  &  de  cette  prévoyance  bien  ou  mal 
réglée,  naîc  toute  la  fageiîe  ou  toute  la  mifere  hu- 
main^. 

'J'out  homme  veut  être  heureux  ;  mais  pour  parve» 
nir  à  l'être,  il  faudroit  commencer  par  layoir  ce  que 
c'tfl;  que  bonheur.  Le  bonheur  de  l'homme  naturel 
tftaulii  limple  que  U  vie;  il  confiile  à  ne  pas  fouf- 
£rir:  la  fanté,  la  liberté,  le  nécyllaire  le  çonftituent. 
Le  bonheur  de  l'homme  moral  efl:  autre  chofe;  mais 
ce  n'eft  pas  de  celui-là  qu'il  eft  ici  quèflâom  je  ne" 
faurois  trop  répeter  qu'il  n'y  a  que  des  objets  purC'» 
ment  pijyfiques  qui  puiljcnt  intereiTer  lesenfans,  fur- 
tout  ceux  dont  on  n'a  pas  éveillé  la  vanité,  &  qu'or; 
n'a  poinç  corrompus  d'avance  par  le  poifon  de  l'o- 
pinion. 

.  Lorfqu'avant  de  fentir  leurs  befoîns  ils  l^s  pré- 
voyent ,  leur  intelligence  eft  déjà  fort  avancée,  ils 
commencent  à  concoure  le  prix  du  tems.  Il  im- 
porte alors  de  les,  accoutumer  à  en  diriger  l'emploi 
fur  des  objets  utiles,  mais  d'une  utilité  ftnfible  à  leuc 
âge  &  à  la  portée  de  leurs  lumières.  Tout  ce  qu[ 
t^ent  à  l'ordre  moral  &  à  l'ufage  de  la  fociété  rie  doit 
^oint  fi-tôt  letir  être  préftnté,  parce  qu'ils  ne  fonq 
p^§  eu  état  (Je  l'entendre.    C'eft  une  ineptie  d'exiger 

d'eux 


ov  PE    UEDUCATION.  55 

d'eux  qu'ils  s'appliquent  à  des  chofes  qu'on  leur  die 
yaguement  être  pour  Jeur  bien ,  fans  qu'ils  fâchent 
quel  efl:  ce  bien ,  ^  dont  on  les  allure  qu'ils  tireront 
du  profit  étant  grands ,  fans  qu'ils  prennent  mainte- 
nant aucun  intérêt  à  ce  prétendu  profjt  qu'ils  ne  fau- 
roient  comprendre. 

Que  l'enfant  ne  fafTe  rien  fur  parole  ;  rien  n'eft 
bien  pour  lui,  que  ce  qu'il  fcnt  être  tel.  En  le  jet- 
tan  t  toujours  en  avant  de  fes  lumières ,  vous  croyez 
ufer  de  prévoyance  &  vous  en  manquez.  Pour  j'ar- 
jner  de  quelques  vains  inflrumens  dont  il  ne  fera 
peut-être  jamais  d'ufage,  vous  lui  oiez  l'inflrument  1^ 
plus  univerfel  de  l'homme,  qui  eiVje  bon  fens;  vous 
l'accoutumez  à  fe  laifler  toujours  conduire  ,  à  n'être 
jamais  qu'une  macl^ine  encre  les  mains  d'autrui.  Vous 
youle^  qu'il  Toit  docile  étant  petit  ;  c'eft  vouloir  qu'il 
foit  crédule  &  dupe  étant  grand.  Vous  lui  dites  iàns 
ccfle  :  tout  ce  que  je  vous  demande  eft  pour  votre  avan- 
tage ;  mais  vous  n'êtes  pas  en  état  de  le  connoîne.  Que 
m  importe  à  moi  ^  que  vousfajjlez  ou  non  ce  quefc.%!ge? 
Ccft  pour  vous  fei^l  que  vous  travaillez.  Avec  tousceç 
beaux  difcours  que  vous  lui  tenez  maintenant  pour  le 
rendre  fage ,  vous  préparez  le  fuccès  de  ceux  que. 
lui  tiendra  quelque  jour  un  vil^onnaire  ,  un  fouiîleur, 
iiç  charlatan  ,  un  fourbe  ou  un  fou  dj  toute  efpece 
pour  le  prendre  à  fon  piège ,  ou  pour  lui  faire  adop.. 
ter  fa  foiie. 

Il  importe  qu'un  homme  fâche  bien  des  chofes  donc 
un  enfant  ne  lauroit  comprendre  futilité;  mais  faut- 
il,  d  fe  peut -il  qu'un  enfant  apprenne  tout  ce  qu'il 
importe  à  un  homme  de  fuvoir  ?  Tâchez  d'appren- 
dre à  l'enfant  tout  ce  qui  eft  ytilç  à  fon  âge,  (^c  vous 
verrez  que  tout  fon  tems  fera  plus  que  rempli.  Pour- 
quoi voulez- vous ,  au  préjudice  des  études  qui  lui 
conviennent  aujourd'hui  ,  l'appliquer  à  celles  d'un 
âge  auquel  il  eîl  fi  peu  fur  qu'il  parvienne?  Mais, 
dirçz-vous,  fera-t-ii  <ems  d'apprendre  ce  qu'on  doit 

B  5  lùvoir. 


s5  E     MILE, 

favoir  quand  le  moment  fera  venu  d'en  faire  ufàge? 
Je  rignore  ;  mais  ce  que  je  fais,  c'efl:  qu'il  eft  im- 
poiUbie  de  l'apprendre  plutôt;  car  nos  vrais  maîtres 
fonL  l'expérience  &  le  fentiment,  &  jamais  l'homme 
ne  fenc  bien  ce  qui  convient  à  l'homme  que  dans  les 
rapports  où  il  s'efl  trouvé.  Un  enfant  fait  qu'il  efl 
fait  pour  devenir  homme  ;  toutes  les  idées  qu'il  peut 
avoir  de  l'état  d'homme ,  font  des  occafions  d'in- 
ftruftion  pour  lui  ;  mais  fur  les  idées  de  cet  état  qui 
ne  font  pas  à  fa  portée,  il  doit  refier  dans  une  igno- 
rance ablblue.  Tout  mon  livre  n'eft  qu'une  preuve 
continuelle  de  ce  principe  d'éducation. 

Si-tôt  que  nous  femmes  parvenus  à  donner  à  notre 
élevé  une  idée  du  mot  utile  ^  nous  avons  une  grande 
priie  de  plus  pour  le  gouverner;  car  ce  mot  le  frap- 
pe beaucoup ,  attendu  qu'il  n'a  pour  lui  qu'un  fens 
relatif  à  fon  âge,  &  qu'il  en  voit  ckiirement  le  rap- 
port à  (on  bien -être  aiSlucl.  Vos  enfans  ne  font  point 
frappés  de  ce  mot  ,  parce  que  vous  n'avtz  pas  eu 
foin  de  leur  en  donner  une  idée  qui  foit  à  leur  por» 
tée  ,  &  que  d'autres  fe  chargeant  toujours  de  pour- 
voir à  ce  qui  l^ur  eft  utile  ,  ils  n'ont  jamais  befoin 
d'y  longer  eux-mêmes  (S:  ne  favent  ce  que  c'tft 
qu'utilité. 

^  quoi  cela  ejï-iï  bon  ?  Voilà  déformais  le  mot  ià- 
cré,  le  mot  déterminant  entre  lui&  moi  dans  tou-? 
tes  les  atlions  de  notre  vie:  voilà  la  queftion  qui  de 
ma  part  fuit  infailliblement  toutes  Ç<is  quertions ,  6c 
qui  fert  de  frein  à  ces  multitudes  d'interrogations  fot- 
tes  &  faflidieufes ,  dont  les  enfans  fatiguent  fans  re- 
lâche &  fans  fruit  tous  ceux  qui  les  environnent, 
plus  pour  exercer  fur  eux  quelque  efpece  d'empire 
que  pour  en  tirer  quelque  profit.  Celui  à  qui ,  pour 
fa  plus  importante  leçon ,  Ton  apprend  à  ne  vouloir 
rien  favoir  que  d'utile,  interroge  comme  Socrate;  il 
ne  fair  pas  une  queftion  fans  s'en  rendre  à  lui-même 
ïa  raifon  qu'il  fait  qu'on  lui  en  va  demander  avant  que 
^e  la  réfoudre.  Yoyts 


op  DE   L'ÉDUCATION.  27 

Voyez  quel  puifTant  inftrument  je  vous  mets  entre 
ks  mains  pour  agir  fur  votre  élevé.  Ne  fachanc  les 
railbns  de  rien  ,  le  voilà  prefque  réduit  au  filence 
quand  il  vous  plaît  ;  &.  vous ,  au  contraire ,  quel 
avantage  vos  connoiflances  &  votre  expérience  ne 
vous  donnent-elles  point  pour  lui  montrer  riuijité  de 
tout  ce  que  vous  lui  propofez  ?  car ,  ne  vous  y 
trompez  pas ,  lui  faire  cette  qutftion ,  c'eft  lui  ap- 
prendre à  vous  la  faire  à  fon  tour,  &  vous  devez 
compter  fur  tout  ce  que  vous  lui  propcferez  dans  la 
fuite  ,  qu*à  votre  exemple  il  ne  manquera  pas  de  di- 
re; à  quoi  cela  efi-il  bon? 

C'eft  ici  peut-être  le  piège  le  plus  difficile  à  éviter 
pour  un  gouverneur.  Si  fur  la  queflion  de  l'enfant, 
ne  cherchant  qu'à  vous  tirer  d'affaire ,  vous  lui  don» 
nez  une  feule  railbn  qu'il  ne  foit  pas  en  état  d'en- 
tendre ,  voyant  que  vous  raifonncz  fur  vos  idées  & 
non  fur  Its  Tiennes ,  il  croira  ce  que  vous  lui  dites 
bon  pour  votre  âge  &  non  pour  le  lien  ;  il  ne  ic  fie- 
ra plus  à  vous ,  &  tout  eft  perdu  :  mais  où  ell  le 
maître  qui  veuille  bien  relier  court ,  &  convenir  de 
fes  torts  avec  fon  élevc?  Tous  fe  font  une  loi  de  ne 
pas  convenir  même  de  ceux  qu'ils  ont  ,  &  moi  je 
m'en  fcrois  une  de  convenir  même  de  ceux  qiie  je 
n'aurois  pas  ,  quand  je  ne  pourrois  mettre  mes  rai- 
fons  à  f i  portée:  ainfi  ma  conduite,  toujours  nette 
dans  fon  efprit,  ne  lui  fcroit  jamais  fufpccte,  &  je 
me  conferverois  plus  de  crédit  en  me  fuppciànt  des 
fautes,  qu'ils  ne  font  en  cachant  les  leurs. 

Frcmiercmtr.c,  fongcz  bien  que  c'cft  rarement  à 
vous  de  lui  propofer  ce  qu'il  doit  apprendre;  c'efl:  à 
lui  de  le  defircr,  de  le  clierchtr,  de  le  trouver;  k 
vous  de  le  mettre  à  fa  portée  ,  de  faire  naître  adroi- 
tement ce  defir ,  &  de  lui  fournir  ks  moyens  de  le 
fatisfaire.  Il  fuit  de-là  que  vos  qui-flions  doivent  être 
pu  fréquentes ,  mais  bien  choilics ,  &  que ,  comme 
il  en  aura  beaucoup  plus  à  vous  faire  que  vous  à  lui, 

voui 


^8  EMILE, 

vous  ferez  toujours  moins  à  découvert  &  plus  (bu- 
vent  dans  le  cas  de  lui  dire  ;  en  quoi  ce  que  vous  me 
demandez  efi-il  utile  à /avoir  ? 

De  plus,  comme  il  importe  peu  qu'il  apprenne  ce- 
ci ou  cela  ,  pourvu  qu'il  conçoive  bien  ce  qu'il  ap- 
prend &  l'ufage  de  ce  qu'il  apprend  ,  fi- tôt  que  vous 
n'avez  pas  à  lui  donner  fur  ce  que  vous  lui  dite^  un 
éclairciflèment  qui  foit  bon  pour  lui ,  ne  lui  en  don- 
nez point  du  tout.  Dites -lui  fans  îcrupule  :  je  n'ai 
pas  de  bonne  réponfe  à  vous  faire  ;  j 'a vois  tort  , 
laiflTons  cela.  Si  votre  inflru61:ion  étoit  réellement 
déplacée  ,  il  n'y  a  pas  de  mal  à  fabandonner  tout-à- 
fait  ;  fi  elle  ne  l'étoit  pas ,  avec  un  peu  de  foin  vous 
trouverez  bien -tôt  i'occafion  de  lui  en  rendre  l'utilité 
fenfible. 

Je  n'aime  point  les  explications  en  difcours;  les 
jeunes  gens  y  font  peu  d'attention  &  ne  les  retien- 
nent gueres.  Les  chofes,  les  chofesl  Je  ne  répéte- 
rai jamais  alTez  que  nous  donnons  trop  de  pouvoir 
aux  mots:  avec  notre  éducation  babillarde,  nous  ne 
faifons  que  des  babillards. 

Suppofons  que,  tandis  que  j'étudie  avec  mon  éle- 
vé le  cours  du  foîeil  &  la  manière  de  s'orienter, 
tout- à -coup  il  m'interrompe  pour  me  demander  à 
quoi  fert  tout  cela.  Qi.iel  beau  difcours  je  vais  lui 
faire  !  De  combien  de  chofes  je  faifis  I'occafion  de 
l'inflruire  en  répondant  à  fa  quellion ,  fur-tout  fi  nous 
avons  des  témoins  de  notre  entretien  l  *  Je  lui  par- 
lerai de  l'utilité  des  voyages ,  des  avantages  du  con\- 
i^e^ce ,  des  produ6lions  particulières  à  chaque  cli- 
mat. 


♦  J'ai  fouvent  remarqué  que  dans  les  doftes  innru(!lion^ 
qu'on  donne  aux  enfans  ,  on  fonge  moins  à  fe  faire  écouter 
d'eux  que  des  grandes  perfonnes  qui  font  préfentes.  Je  fui» 
uès-fûr  de  ce  que  je  dis-là,  car  j'en  ai  fait  Vo^Xeivation  fu? 
pioi-mêiue. 


otJ    BE   L^EDUCATION,        è^ 

mat,  des  moeurs  des  differens  peuples,  de  l'ufage  du 
calendrier  ,  de  la  fupputation  du  retour  des  faifons 
pour  l'agriculture ,  de  l'art  de  ]a  navigation ,  de  la 
manière  de  fe  conduire  fur  mer  &  de  luivre  exafte- 
ment  fa  route  fans  fa  voir  où  l'on  eft.  La  politique, 
rhifloire  naturelle ,  l'allronomie,  la  morale  même  & 
îe  droit  des  gens ,  entreront  dans  mon  explication  de 
manière  à  donner  à  mon  élevé  une  grande  idée  de 
toutes  ces  fciences,  &  un  grand  defir  de  les  appren- 
dre. Quand  j'aurai  tout  dit ,  j'aurai  fait  l'étalage 
d'un  vrai  pédant ,  auquel  il  n'aura  pas  compris  une 
feule  idée.  II  auroit  grande  envie  de  me  demander 
comme  auparavant  à  quoi  fert  de  s'orienter  ;  mais  il 
n'ofe,  de  peur  que  je  ne  me  fâche.  Il  trouve  mieux 
fon  compte  à  feindre  d'entendre  ce  qu'on  l'a  forcé 
d'écouter.    Ainfi  fe  pratiquent  les  belles  éducations. 

Mais  notre  Emile  plus  ruftiquement  élevé  ,  &  à 
qui  nous  donnons  avec  tant  de  peine  une  conception 
dure,  n'écoutera  rien  de  tout  cela.  Du  premier  mot 
qu'il  n'entendra  pas,  il  va  s'enfuir,  il  va  folâtrer  par 
la  chambre  &  me  laiffer  pérorer  tout  feul.  Cher- 
chons une  folution  plus  groflierej  mon  appareil  fcien- 
tifique  ne  vaut  rien  pour  lui. 

Nous  obfervions  la  pofition  de  la'  forêt  au  nord  de 
Montmorenci ,  quand  il  m'a  interrompu  par  fon 
importune  qucftion ,  à  quoi  fert  cela  ?  Vous  avez  rai- 
fon,  lui  dis -je,  il  y  iirut  penfer  à  loifir,  &  Ci  fious 
trouvons  que  ce  travail  n'efl:  bon  à  rien  ,  nous  ne  le 
reprendrons  plu? ,  car  nous  ne  manquons  pas  d'a- 
mufemens  utiles.  On  s'occupe  d'autre  chofe,  à  il 
n'efl:  plus  queftion  de  géographie  du  refle  de  la 
journée. 

Le  lendemain  matin  je  lui  propofe  un  tour  de  pro- 
menade avant  le  déjeuner  :  il  ne  demande  pas  mieux; 
pour  courir  les  enfans  Jbnt  toujours  prêts,  &  celui-ci 
a  de  bonnes  jambes.  Nous  monions  dans  la'  foret , 
cous  parcourons  les  champeaux,  nous  nous  égarons, 

nous 


.^  È      M      I      î^      fi, 

jious  ne  favons  plus  où  nous  femmes ,  6c  quand  H 
$Vi^ic  de  revenir  ,  nous  ne  pouvons  plus  retrouver 
noire  chemin.  Le  tems  fe  palTe,  la  chaleur'  vient; 
inous  avons  faim  ,  nous  nous  preuons ,  nous  errons 
vainement  de  côté  &  d'autre ,  nous  ne  trouvons  par- 
tout que  des  bois ,  des  carrières ,  des  plaines  ,  nul 
renfeignement  pour  nous  reconnoître.  Bien  échauf- 
fés, bien  recrus,  bien  affamés,  nous  ne faifons  avec 
pos  courfes  que  nous  égarer  davantage.  Nous  nous 
alTeyons  enfin  pour  nous  repofer  ,  pour  délibérer. 
Emile,  que  je  fuppofe  élevé  comme  au  autre  enfant, 
ne  délibère  point,  il  pleure  ;  il  ne  fait  pas  que  nous 
fomnies  à  la  porte  de  Montmorenci ,  &  qu'un  fira. 
pie  taillis  nous  le  cache  ;  mais  ce  taillis  efl:  une  forée 
pour  lui,  un  homme  de  fa  ftature  efl:  enterré  dans 
des  buiflbns. 

Après  quelques  momens  de  filence,  je  lui  dis  d'uri 
air  inquiet;  mon  cher  Emile,  comment  ferons- nous 
pour  fortir  d'ici? 

Emile ,  en  nage , 
^  pleurant  à  chaudes  larmes, 

"Je  n'en  fais  rien:  je  fuis  las;  j'ai  faim:  J'ai  foifj 
je  n'en  puis  plus. 

^ean  -  jaques. 
Me  croyez -vous  en  meilleur  état  que  vous,  & 
penfez  -  vous  que  je  me  fifle  faute  de  pleurer  fi  je 
pouvois  4éjeûner  de  mes  larmes?  il  ne  s'agit  pas  de 
pleurer ,  il  s'agit  de  fe  reconnoître.     Voyons  votre 
montre  ,•  quelle  heure  eft-il  ? 
Emile. 
'    Il  efl:  midi ,  &  je  fuis  à  jeun. 

jfean  -  Jaques,  ...^  ,-,;.>, 
Cela  efl  vrai  ;  il  efl:  midi ,  &  je  fuis  à  jeun.' 

Emile, 
Oh  1  que  vous  devez  avoir  faim  ! 


ou  DF. L'EDUCATION.         ^4 

Jean  '  Jaques. 
Le  malheur  efl  que  mon  dîné  ne  viendra  pas  me 
chercher  icL     Jl  eft  midi?  c'efl  juftemenc  Thture  où 
nous  obfervions  hier,  de  Montmorenci ,  la  pofition 
de  la  forêt  ;  fi  nous  pouvions  de  même  obferver  de 
h  forêc  la  pofition  de  Montmorenci  ?. . . 
Einile, 
Oui  ;  mais  hier  nous  voyions  la  forêt ,  &  d'ki 
nous  ne  voyons  pas  la  ville. 

Jean  -  Jaques, 

Voilà  le  mal Si  nous  pouvions  nous  pafîèr  de 

la  voir  pour  trouver  fa  pofition 

Emile, 
Oh!  mon  bon  ami! 

Jean  •  Jaques, 
Ne  difions-nous  pas  que  la  forêt  étoit. .... 

Evïile. 
Au  nord  de  Montmorenci^ 

Jean  -  Jaques, 

Par  confe'quent  Montmorenci  doit  être 

.  Efnile, 
..Au  fud  de  la  forêt. 

■.-■..   .  Jean- Jaques.  ' 

^ous  ayons  un  moyen  de  trouver  le  nord  à  midù 

Emile, 
Oui,  par  la  direélion  de  l'ombre. 

Jean 'Jaques, 
Mais  le  fud? 

Emile, 
Comment  faire? 

Jean-  Jacques» 
Le  fud  efl:  l'oppofé  du  nord. 

EmiJi. 
Cela  eft  vrai  ;  il  n'y  a  qu'à  chercher  l'oppoPé  d« 
lombre.     Oh  !  voilà  le  fud ,  voilà  le  fud  !  fûrement 
Montmorenci  eft  de  ce  côtéj  cherchons  de  ce  coté. 

Jem' 


Jean- Jacques. 
Vous  pouvez  avoir  raifon  ;  prenons  ce  fèntief  à 
travers  le  bois. 

Emile  frappant  des  mains  y 
^  poujjant  un  cri  de  joie. 

Ah  !  je  vois  Montmorenci  !  le  voilà  tout  devant 
hous ,  tout  à  découvert.  Allons  déjeûner  ^  allons 
dîner;  courons  vite:  raftronômie  éft  bonne  à  quel- 
gué  chofe. 

Prenez  garde  que  s'il  ne  dit  pas  cette  dernière 
phrafe ,  il  la  penfera  ;  peu  importe,  pourvu  que  ce! 
ne  foit  pas  moi  qui  la.dife.  Or  foyez  fur  qu'il  n'ou- 
bliera de  fa  vie  la  leçon  de  cette  journée  ;  au  lieu  que 
fi  je  n'avois  fait  que  lui  fuppofer  tout  cela  dans  (a 
chambre  ,•  -mon  difcours  eût  été  oublié  dés  le  lende- 
main. 11  faut  parler  tant  qu'on  peut  par  les  aftions; 
&  ne  dire  que  ce  qu'on  ne  fauroit  faife. 

Le  Leôleur  ne  s'attend  pas  que  je  le  méprife  aflez , 
pour  lui  donner  un  exemple  fur  chaque  efpece  d'é- 
tude :  mais  de  quoi  qu'il  (bit  queflion ,  je  ne  puis  trop 
exhorter  le  gouverneur  à  bien  mefurer  fa  preuve  fur 
la  capacité  de  l'élevé  ;  car  encore  une  fois ,  le  mal 
n'eil  pas  dans  ce  qu*il  n'entend  point ,  mais  dans  ce 
qu'il  croit  entendre. 

Je  me  fouviens  que  voulant  donner  à  un  enfant 
du  goût  pour  la  chymie,  après  lui  avoir  montré  plu- 
fieurs  précipitations  métalliques  ,  je  lui  expliqiyois 
comment  fe  faifoit  l'encre,  je  lui  difois  que  fa  noir- 
ceur ne  venoit  que  d'un  fer  très-divifé,  détaché  du 
vitriol ,  &  précipité  par  une  liqueur  alcaline.  Au 
milieu  de  ma  do6le  explication,  le  petit  traître  m'ar- 
rêta tout  court  avec  ma  queftion  que  je  lui  avois  ap- 
prife  :  me  voilà  fort  embarraffé. 

Après  avoir  un  peu  rêvé,  je  pris  mon  parti".  J'en- 
voyai cherclier  du  vin  dans  la  cave  du  maître  de  la 
maifon ,  ôi  d'autre  vin  à  huit  fols  chez  un  marchand' 


ou   DE   L'EDUCATION.         33 

de  viïl.  Je  pris  dans  un  petit  flacon  de  la  diflblutioit 
d'alcali  fixe  :  puis  ayant  devant  moi  dans  deux  ver- 
res de  ces  deux  differens  vins  *,  je  lui  parlai  ainfi. 

On  falfifie  plufieurs  denrées  pour  ks  faire  paroître 
meilleures  qu'elles  ne  font.  Ces  falfifications  trom- 
pent l'œil  &  le  goût  ;  mais  elles  font  nuifibles ,  àc 
rendent  la  choie  falfifiée  pire,  avec  fa  belle  apparen- 
ce, qu'elle  n'étoit  auparavant. 

On  falfifie  fur-touc  les  boiflbns  &  fur-tout  les  vins, 
parce  que  la  tromperie  eit  plus  difficile  à  connoître, 
&  donne  plus  de  profit  au  trompeur.  . 

La  falfification  des  vins  verds  ou  aigres  fe  faic 
avec  de  la  litarge  :  la  litarge  eft  une  préparation  de 
plomb.  Le  plomb  uni  aux  acides  fait  un  fel  fort  doux 
qui  corrige  au  goût  la  verdeur  du  vin ,  mais  qui  efl: 
un  poifon  pour  ceux  qui  le  boivent.  Il  importe 
donc,  avant  de  boire  du  vin  fufpeft,  de  favoir  s'il 
eft  litargiré  où  s'il  ne  l'eft  pas.  Or  voici  comment  je 
raifonne  pour  découvrir  cela. 

La  liqueur  du  vin  ne  contient  pas  feulement  de 
l'efprit  inflammable ,  comme  vous  l'avez  vu  par 
l'eau -de -vie  qu'on  en  tirej  elle  contient  encore  de 
l'acide  ,  comme  vous  pouvez  le  connoître  par  le 
vinaigre  &  le  tartre  qu'on  en  tire  aufli. 

L'acide  a  du  rapport  aux  fubftances  métalliques  Ôc 
s'unit  avec  elles  par  diflbluLion  pour  former  un  fel 
compofé  ,  tel  par  exemple  que  la  rouille  qui  n'effc 
qu'un  fer  diffout  par  l'acide  contenu  dans  l'air  ou  dans 
l'eau  ,  &  tel  auffi  que  le  verd-de-gris  qui  n'eft  qu'un 
cuivre  dilTout  par  le  vinaigre. 

Mais  ce  même  acide  a  plus  de  rapport  encore  aux 
fubilances  alcalines  qu'aux  fubftances  métalliques,  en 
forte  que  par  l'intervention  des  premières ,  dans  les 

fels 

♦  A  chaque  explication  qu'on  veut  donneï  à  l'enfant,  un 
petit  appareil  qui  la  précède  fert  beaucoup  aie' rendre  attentif,' 
Tome  I.  Partie  IL  G 


3(4^  E      M      I      L      E, 

fds  compofés  dont  je  viens  de  vous  parler  ,  l'acide 
eft  forcé  de  lâcher  le  métal  auquel  il  ell  uni,  pour 
s'attacher  à  l'alcali. 

Alors  la  fubflance  métallique  dégagée  de  l'acide 
qui  la  tenoit  diffoute ,  fe  précipite  CSc  rend  la  liqueur 
opaque. 

-  Si  donc  un  de  ces  deux  vins  eft  litargiré  ,  fon  aci- 
de tient  la  litarge  en  diflblution.  Que  j'y  verfe  de  la 
liqueur  alcaline,  elle  forcera  l'acide  de  quitter  prife 
pour  s'unir  à  elle;  le  plomb  n'étant  plus  tenu  en  dif- 
folution  reparoîtra ,  troublera  la  liqueur  &  fe  précipi- 
tera enfin  dans  le  fond  du  verre. 

S'il  n'y  a  point  de  plomb  *  ni  d'aucun  métal  dans 
le  vin  ,  l'alcali  s'unira  paifiblcment  **  avec  l'acide  , 
le  tout  reliera  diflbut,  &  il  ne  fe  fera  aucune  préci- 
pitation. 

Enfuite  je  verfai  de  ma  liqueur  alcaline  fucceffive- 
ment  dans  les  deux  verres  :  celui  du  vin  de  la  maifon 
refta  clair  &  diaphane ,  l'autre  en  un  moment  fut 
trouble ,  &  au  bout  d'une  heure  on  vit  clairement  le 
plomb  précipité  dans  le  fond  du  verre. 

Voilà  ,  repris- je  ,  le  vin  naturel  &  pur  dont  on 
peut  boire ,  &  voici  le  vin  falfifié  qui  empoifonne. 
Cela  fe  découvre  par  les  mêmes  connoiffances  dont 
vous  me  demandiez  l'utilité.  Celui  qui  fait  bien  com- 
ment 


*  Les  vins  qu'on  vend  en  dét?.il  chez  les  marchands  de  vin 
de  Paris ,  quoiqu'ils  ne  foient  pas  tous  iitargirés,  font  rare- 
irent  exempt  de  plomb  ;  parce  que  les  comptoirs  de  ces  mar- 
chands font  garnis  de  ce  métal  ,  &  que  le  vin  qui  fe  répand 
dans  la  mefure  en  paiTant  &  féjournant  fur  ce  plomb  en  diiTowfC 
toujours  quelque  partie.  II  eil  étrange  qu'un  abus  fi  manifefle 
&  fi  dangereux  foit  foufFert  par  la  police.  Mais  il  ell  vrai  que 
les  gens  aifés  ne  buvant  gueres  de  ces  vins-là  font  peu  fujets  i 
en  ctre  empoifûnnés. 

**  L'2cide  végétal  eft  fort  doux.  Si  c'ëtoit  un  acide  mine- 
rnl  &  qu'il  fût  moins  «étendu ^  l'union  n«  f«  feioit  pas  fans  d- 
fervefcence. 


ou  DE   L'EDUCATION.        3^ 

jnent  fê  fait  l'encre,  fait  connoître  auffi  les  vins  fre- 
latés. 

J'étois  fort  content  de  mon  exemple,  &  cepen- 
dant je  m'apperçus  que  l'enfant  n'en  étoit  point  frap- 
pé. J'eus  befoin  d'un  peu  de  tems  pour  fentir  que 
je  n'avois  fait  qu'une  fotife.  Car  fans  parler  de  l'im- 
pcffibilité  qu'à  douze  ans  un  enfant  pût  fuivre  mon 
explication ,  l'utilité  de  cette  expérience  n'entroit  pas 
dans  fon  efprit ,  parce  qu'ayant  goûté  des  deux  vins 
&  les  trouvant  bons  tous  deux ,  il  ne  joignoit  aucune 
idée  à  ce  mot  de  fallification  que  je  penfoîs  lui  avoir 
fi  bien  expliquée  ;  ces  autres  mots  mal-Jain,  poiforiy 
ti'avoient  même  aucun  fens  pour  lui  ^  il  étoit  là-defTus 
dans  le  cas  de  l'hiftorien  du  Médecin  Philippe  ;  c'efl 
Je  cas  de  tous  les  enfans. 

Les  rapports  des  effets  aux  caufes  dont  nous  n'ap- 
percevons  pas  la  liaifon ,  les  biens  &  les  maux  dont 
hous  n'avons  aucune  idée,  les  befbins  que  nous  n'a- 
vons jamais  fentis  font  nuls  pour  nous  :  il  eft  impof- 
fible  de  nous  intereflèr  par  eux  à  rien  faire  qui  s'y 
Rapporte.     On  voit  à  quinze  ans  le  bonheur  d'un 
homme  fage  ,  comme  à  trente  la  gloire  du  paradis. 
Si  l'on  ne  conçoit  bien  l'un  &  Tautre  ,  on  fera  peu 
de  chofe  pour  les  acquérir ,  &  quand  même  on  les 
concevroit ,   on  fera  peu  de  choie  encore  fi  on  né 
les  défire,  i]  on  ne  les  fent  convenables  à  foi.    11  ell 
aifé  de  convaincre  un  enfant  que  ce  qu'on  veut  lui 
enfeigner  eft  utile  ;  mais  ce  n'eft  rien  de  le  convain- 
cre fi  l'on  ne  fait  le  perfuader.     En  vain  la  tranquille 
raifon  nous  fait  approuver  ou  blâmer,  il  n'y  a  que  la 
paffion  qui  nous  falfe  agir ,  &  comment  fe  paflionner 
pour  des  intérêts  qu'on  n'a  point  encore  ? 

Ne  montrez  jamais  rien  à  l'enfant  qu'il  ne  puiflè 
voir.  Tandis  que  l'humanité  lui  efl:  prefque  étrangè- 
re, ne  pouvant  l'éievtT  à  l'état  d'homme,  rabailîèz 
pour  lui  l'homme  à  l'état  d'enfant.  En  fongeant  à 
ce  qui  lui  peut  être  utile  dans  un  autre  àgc,  ne  lui 
C  2  parles 


^6  E      M      I      L      E^ 

parlez  que  de  ce  dont  il  voit  dès-à-preTent  Tutilité. 
Du.  refte  jamais  de  comparaifons  avec  d'autres  en- 
fans,  point  de  rivaux ,  point  de  concurrens,  même 
il  la  courfe  ,   aufli-tôt  qu'il  commence  à  raifonner  : 
î'aîme  cent  fois  mieux  qu'il  n'apprenne  point  ce  qu'il 
n'apprendroit  que  par  jaloufie  ou  par  vanité.    Seule- 
ment je  marquerai  tous  les  ans  les  progrés  qu'il  aura 
faits ,  je  les  comparerai  à  ceux  qu'il  fera  l'année  fui- 
vante  ;  je  lui  dirai ,  vous  êtes  grandi  de  tant  de  li- 
gnes, voilà  le  fofTé  que  vous  fautiez,  le  fardeau  que 
vous  portiez  ;  voici  la  diilance  où  vous  lanciez  un 
caillou  ,  la  carrière  que  vous  parcouriez  d'une  halei- 
ne, &c.  voyons  maintenant  ce  que  vous  ferez.    Je 
l'excite  ainfi  fans  le  rendre  jaloux  de  perfonne  ;  il 
voudra  fe  furpalTer  ,  il  le  doit;  je  ne  vois  nul  incon- 
vénient qu'il  {bit  émule  de  lui-même. 

Je  hais  les  livres;  ils  n'apprennent  qu'à  parler  de 
ce  qu'on  ne  fait  pas.  On  dit  qu'Hermès  grava  fur 
des  colonnes  les  éiemens  des  fciences ,  pour  mettre 
fes  découvertes  à  l'abri  d'un  déluge.  S'il  les  eût  bien 
imprimées  dans  la  tête  des  hommes, elles  s'y  feroient 
confervées  par  tradition.  Des  cerveaux  bien  prépa- 
rés font  les  monumens  où  fe  gravent  le  plus  fCirement 
les  connoilTances  humaines. 

N'y  auroit  -  il  point  moyen  de  rapprocher  tant  de 
leçons  éparfes  dans  tant  de  livres?  de  les  réunir  fous 
un  objet  commun  qui  pût  être  facile  à  voir ,  interef- 
fant  à  fuivre,  &  qui  pût  fervir  de  flimulant,  même 
à  cet  âge?  Si  l'on  peut  inventer  une  fituation  où  tous 
les  befoins  naturels  de  l'homme  fe  montrent  d'une 
manière  fenfible  à  f  efprit  d'un  enfant ,  &  où  les 
moyens  de  pourvoir  à  ces  mêmes  befoins  fe  dévelop- 
pent fucceflivement  avec  la  même  facilité  ,  c'eft  par 
la  peinture  vive  &  naïve  de  cet  état  qu'il  faut  don- 
ner le  premier  exercice  à  fon  imagination. 

Philofophe  ardent,  je  vois  déjà  s'allumer  la  vôtre. 
Ne  vous  mettez  pas  en  frais  ;  c^tte  fituatign  efl  trou- 
vée. 


ou   Df   L'EDUCATION.         57 

véQ  y  elle  eft  décrite,  &  fans  vous  faire  tort ,  beau- 
coup mieux  que  vous  ne  la  décririez  vous-même;  du 
moins  avec  plus  de  vérité  &  de  fimplicité.  Puis  qu'il 
nous  faut  abfolument  des  livres,  il  en  exifte  un  qui 
fournit,  à  mon  gré,  le  plus  heureux  traité  d'éduca- 
tion naturelle.  Ce  livre  fera  le  premier  que  lira  mon 
Emile  :  feul  il  compofera  durant  long-tems  toute  fa 
bibliothèque ,  &  il  y  tiendra  toujours  une  place  dif- 
tinguée.  Il  fera  le  texte  auquel  tous  nos  entretiens 
fur  ks  fciences  naturelles  ne  Serviront  que  de  com- 
mentaire. Il  fervira  d'épreuve  durant  nos  progrès  à 
l'état  de  notre  jugement ,  &  tant  que  notre  goût  ne 
fera  pas  gâté,  1^  letlure  nous  plaira  toujours.  Quel 
efl  donc  ce  merveilleux  livre.?  Efl:-ce  Aridote  ,  efl- 
ce  Pline,  ell-ce  Buffon  ?  Non;  ç'eft  Robinfon 
Crufbé. 

Robinfon  Crufoé  dans  fon  ifle,  feul,  dépourvu  de 
l'aflTiflance  de  fes  femblables  &  des  inftrumens  de 
tous  les  arts ,  pourvoyant  cependant  à  fa  fubfiftance  , 
à  fa  confer^ation  ,  &  le  procurant  même  une  forte 
de  bien-être;  voilà  un  objet  intereffant  pour  touc 
uge,  &  qu'on  a  mille  moyens  de  rendre  agréable  aux. 
enfans.  Voilà  comment  nous  réalifons  l'ille  déferte 
qui  me  fervoit  d'abord  de  comparaifon.  Cet  étac 
n'eft  pas ,  j'en  conviens  ,  celui  de  l'homme  focial  ; 
vraifemblablement  il  ne  doit  pas  être  celui  d'Emile  ; 
mais  c'eft  fur  ce  même  état  qu'il  doit  apprécier  tous 
les  autres.  Le  plus  fur  moyen  de  s'élever  au  ♦  deifus 
des  préjugés  ,&  d'ordonner  fes  jugemens  fur  les  vrais 
rapports  des  chofes ,  efl;  de  fe  mettre  à  la  place  d'un 
homme  ifolé ,  &  de  juger  de  tout  comme  cet  homme 
en  doit  juger  lui-même,  eu  égard  à  fa  propre  utilité. 

Ce  roman  ,  débarralle  de  tout  fon  fatras ,  com- 
mençant au  naufrage  de  Robinfon  près  de  (on  illea 
&  finilTant  à  l'arrivée  du  vaifleau  qui  vient  fen  tirer, 
fera  tout  à  la  fois  l'amufement  &  rinfl:ru6tioa  d'Emi» 
Iç  durant  l'époque  dont  il  eft  ici  queftion,    Je  veux 

C  3  (^uç. 


3f  EMILE, 

que  la  tête  lui  en  tourne ,  qu'il  s'occupe  fans  ceflê  de 
fon  château ,  de  fes  chèvres ,  de  ks  plantations  5 
qu'il  apprenne  en  détail ,  non  dans  des  livres ,  mais 
fur  les  chofes ,  tout  ce  qu'il  faut  favoir  en  pareil  cas  ; 
qu'il  penfe  être  Robinfon  lui-même  ;  qu'il  fe  voye 
habillé  de  peaux ,  portant  un  grand  bonnet  ,  un 
grand  fabre ,  tout  le  grotefque  équipage  de  h  figure  ,^ 
au  parafol  près  dont  il  n'aura  pas  btfoin.  Je  veux 
qu'il  s'inquiette  des  mefures  à  prendre ,  fi  ceci  ou  ce- 
la venoit  à  lui  manquer ,  qu'il  examine  la  conduite  de 
fon  héros  ;  qu'il  cherche  s'il  n'a  rien  omis ,  s'il  n'y 
avoit  rien  de  mieux  à  faire;  qu'il  marque  attentive- 
ment Tes  fautes  ,  &  qu'il  en  profite  pour  n'y  pas 
tomber  lui-mênie  en  pareil  cas  :  car  ne  doutez  point 
qu'il  ne  projette  d'aller  faire  un  éiablifîùment  fem- 
blable  ;  c'eft  le  vrai  château  en  Efpagne  de  cet  heu- 
reux âge ,  où  l'on  ne  connoîc  d'autre  bonheur  que  le 
jiécefîaire  &  la  liberté. 

V  Quelle  relîburce  que  cette  folie  pour  un  homme 
habile,  qui  n'a  fu  la  faire  naître  qu'afin  de  la  mettre 
à  profit.  L'enfant  prtflë  de  fe  faire  un  magafin  pour 
fon  ifle  ,  fera  plus  ardent  pour  apprendre,  que  le 
rnaîtré  pour  enfeigner.  11  voudra  favoir  tout  ce  qui 
eil  utile ,  &  ne  voudra  favoir  que  cela  ;  vous  n'aurez 
plus  befoin  de  le  guider,  vous  n'aurez  qu'à  le  retenir. 
Au  refi:e  ,  dépéchons -nous  de  l'établir  dans  cette 
ÏÏle  ,  tandis  qu'il  y  borne  (à  félicité;  car  le  jour  ap- 
proche où,  s'il  y  veut  vivre  encore,  il  n'y  voudra 
plus  vivre  feul  ;  &  où  Fenckedî,  qui  maintenant  ne 
fe  touche  guère,  ne  lui  fuffira  pas  long-tems. 

La  pratique  des  arts  naturels  >  auxquels  peut  fuffirç 
un  feul  homme  ,  mené  à  la  recherche  des  arts  d'in- 
dufi:rie  ,  &  qui  ont  befoin  du  concours  de  plufieurs 
mains.  Les  premiers  peuvent  s'exercer  par  des  ibli- 
taires,  par  des  fauvages;  mais  les  autres  ne  peuvent 
siaîcre  que  dans  la  fociété,  &  la  rendent  néceffaire. 
iant  qu'on  ne  connoît  que  le  befoin  phyfi']ue,  cha- 
que 


ou  DE   L'EDUCATION.  39 

que  homme  fe  fuffit  à  lai -même;  l'introduélion  du 
fuperflu  rend  indilpenfable  le  partage  &  la  diflribu- 
tion  du  travail  ;  car  bien  qu'un  homme  travaillant 
feul  ne  gagne  que  la  fubfiftance  d'un  homme,  cent 
hommes  travaillant  de  concert ,  gagneront  de  quoi 
en  faire  fubfifter  deux  cens.  Si-tôt  donc  qu'une  par- 
tie des  hommes  fe  repofe  ,  il  faut  que  le  concours 
des  bras  de  cetix  qui  travaillent  fupplée  au  travail  de 
ceux  qui  ne  font  rien. 

Votre  plus  grand  foin  doit  être  d'écarter  de  Tefprit 
de  votre  éîeve  toiires  les  notions  des  relations  fociales 
qui  ne  font  pas*  à  fa  portée  ;  mais  quand  l'enchaîne- 
ment  des  conîïoilTances  vous  force  à  lui  montrer  la 
mutuelle  dépendance  des  hommes ,  au  lieu  de  la  lui 
montrer  par  le  côté  moral  ,  tournez  d'abord  toute 
fon  attention  vers  l'induflrie  &  les  arts  méchaniques, 
qui  les  rendent  utiles  les  uns  aux  autres.  En  le  pro- 
menant d'atttlier  en  attelier,  ne  fouffrez  jamais  qu'il 
voye  aucun  travail  fans  mettre  lui  •  même  la  main  à 
l'œuvre;  ni  qu'il  en  forte  fans  favoir  parfaitement  la 
raifon  de  tout  ce  qui  «'y  fait,  ou  du  moins  de  tout  ce 
qu'il  a  obfervé.  Pour  cela  travaillez  vous-même, 
donnez -lui  par -tout  l'exemple;  pour  le  rendre  mai' 
tre  ,  foyez  par -tout  apprenti  f;  &  comptez  qu'une 
heure  de  travail  lui  apprendra  plus  de  chofcs,  qu'il 
n'en  retiendroit  d'un  jour  d'explications. 

Il  y  a  une  eftime  publique  attachée  aux  difFerens 
arts  ,  en  raifon  inverfe  de  leur  utilité  réelle.  Cette 
cftime  fe  mtfure  direélem.ent  fur  leur  inutilité  même, 
&  cela  doit  ecrc.  Les  arts  les  plus  utiles  font  ceux 
qui  gagnent  le  moins ,  parce  que  le  nombre  des  ou- 
vriers fe  proportionne  au  befoin  des  hommes ,  &  que 
le  travail  nécelTaire  à  tout  le  monde  refle  forcément 
à  un  prix  que  le  pauvre  peut  payer.  Au  contraire , 
ces  importans  qu'on  n'appelle  pas  artifans,  mais  ar- 
tiftes,  travaillant  uniquement  pour  les  oififs  &  les  ri- 
çlies,  mettent  un  pris  arbitraire  à  leurs  babioles  ;  & 

C  4  çommç 


'0  ^  EMILE, 

comme  le  mérite  de  ces  vains  travaux  n'efl;  que  darwi 
l'opinion  ,  leur  prix  même  fait  partie  de  ce  mérite , 
&  on  les  eflime  à  proportion  de  ce  qu'ils  coûtent. 
Le  cas  qu'en  fait  le  riche  ne  vient  pas  de  leur  ufage  ; 
mais  de  ce  que  le  pauvre  ne  les  peut  payer.  Noio 
habere  hona  nffi  quitus  popuJus  invidcrit  *. 

Que  deviendront  vos  élevés  ,  fi  vous  leur  laiflez 
adopter  ce  fot  préjugé  ,  fi  vous  le  fayorirtz  vous- 
même,  s'ils  vous  voient,  par  exemple,  entrer  avec 
plus  d'égards  dans  la  boutique  d'un  orfèvre  que  dans 
celle  d'un  ferrurier?  Qiiel  jugement  porteront- ils  du 
vrai  mérite  des  arts  &  de  la  véritable  valeur  des 
chofes ,  quand  ils  verront  par-tout  le  prix  de  fantaifi^ 
en  contradi6lion  avec  le  prix  tiré  de  l'utilité  réelle , 
&  que  plus  la  chofe  coûte ,  moins  elle  vaut  ?  Au 
premier  moment  que  vous  laifîèrez  entrer  ces  idées 
dans  leur  tête  ,  abandonnez  le  refte  de  leur  éduca- 
tion ;  malgré  vous  ils  ftront  élevés  comme  tout  Iç 
monde;  vous  avez  perdu  quatorze  ans  de  foins. 

Emile  fongeant  à  meubler  fon  ifle  ,  aura  d'autres 
îîianieres  de  voir,  liobinfon  eût  fait  beaucoup  plus 
de  cas  de  la  boutique  d'un  taillandier ,  que  de  tous  les 
colifichets  de  Saïde.  Le  premier  lui  eût  paru  un 
homme  très  -  rerpe(^able ,  &  l'autre  un  petiç  char- 
latan. 

„  Mon  fils  eft  fait  pour  vivre  dans  le  monde  ;  ij 
3,  îie  vivra  pas  avec  des  fages,  mais  avec  des  foux; 
„  il  faut  donc  qu'il  connoifie  leurs  folies  ,  puifqu^ 
„  c'éft  par  eljes  qu'ils  veulent  être  conduits.  La 
„  çonnoiflance  réelle  des  chofes  peut  être  bonne  , 
3,  mais  celle  des  hommes  &  de  leurs  jugemens  vaut 
3,  encore  mieux  ;  car  dans  la  fociété  humaine  le  plus 
„  grand  inftrument  de  l'homme  eft  l'homme,  &  le 
„  plus  fage  eft  celui  qui  fe  ferç  le  mieux  de  cet  in- 

„  ftrument, 

■^  Petron. 


ou   DE    L'EDUCATION.        41 

„  fîrument.  A  quoi  bon  donner  aux  enfans  l'idée 
„  d'un  ordre  imaginaire  tout  contraire  à  celui  qu'ils 
„  trouveront  établi ,  &  fur  lequel  il  faudra  qu'ils  fe 
„  règlent  ?  Donnez  -  leur  premièrement  des  leçons 
,,  pour  étrefages,  &  puis  vous  leur  en  donnerez 
5,  pour  juger  en  quoi  les  autres  font  foux. 

Voilà  les  fpécieufès  maximes  fur  lefquelleslafaufîe 
prudence  des  pères  travaille  à  rendre  leurs  enfans 
efclaves  des  préjugés  dont  ils  les  nourriffent,  & 
jouets  eux-mêmes  de  la  tourbe  infenfée  dont  ils  pen- 
fent  faire  l'inftrument  de  leurs  paffions.  Pour  parve-; 
nir  à  connoître  l'homme,  que  de  chofes  il  faut  con- 
noître  avant  lui!  J'homme  efl;  la  dernière  étude  du 
fage  ik  vous  prétendez  en  faire  Ja  première  d'un  en- 
fant! Avant  de  l'inflruire  de  nos  fentimens,  com- 
mencez par  lui  apprendre  à  les  apprécier  :  efl:  -  ce 
connoître  une  folie  que  de  la  prendre  pour  la  raifon? 
pour  être  fage,  'il  faut  difcerner  ce  qui  ne  l'efl:  pas: 
comment  votre  enfant  connoîtra  •  t-il  les  hommes , 
s'il  ne  fait  ni  juger  leurs  jugemens  ni  démêler  leurs 
erreurs?  C'efl:  un  mal  de  favoir  ce  qu'ils  penfent, 
quand  on  ignore  fi  ce  qu'ils  penfent  efl:  vrai  ou  faux. 
Apprenez  •  lui  donc  premièrement  ce  que  font  les 
chofes  en  elles-mêmes;  &  vous  lui  apprendrez  après 
ce  qu'elles  font  à  nos  yeux  :  c'efk  ainO  qu'il  faura 
comparer  l'opinion  à  la  vérité ,  &  s'élever  au  deflus 
du  vulgaire  ;  car  on  ne  connoît  point  les  préjugés 
quand  on  les  adopte,  Ck  l'on  ne  mené  point  le  peu- 
ple quand  on  lui  relftmble.  Mais  fi  vous  commen- 
cez par  l'inflruire  de  l'opinion  publique  avant  de  lui 
apprendre  à  l'apprécier  ,  aflLrez-vous  que,  quoique 
vous  puifficz  faire ,  elle  deviendra  la  fienne ,  Ck  que 
vous  ne  la  détruirez  plus.  Je  conclus  que  pour  ren- 
dre un  jeune  homme  judicieux,  il  faut  bien  former 
fes  jugemtns,  au  lieu  de  lui  di6ler  les  nôtres. 

Vous  voyez  que  jufqu'ici  je  n'ai  point  parlé  des 
hommes  à  mon  élevé,  il  auroit  eu  trop  de  bon-fens 

'l  orne  L  Partie  IL  Cj  pour 


4a  EMILE, 

pour  m'entendre  ;  ks  relations  avec  fon  efpecé  ne 
!ui  font  pas  encore  afiez  fenfibles  pour  qu'il  puiffe  ju- 
ger des  autre?  par  lui.  Il  ne  connoît  d'Etre  humain 
que  lui  feul ,  &  même  il  eft  bien  éloigné  de  fe  con- 
noître:  mais  s'il  porte  peu  de  jugemens  fur  fa  per- 
fonne ,  au  moins  il  n'en  porte  que  de  jufles.  Il  igno- 
re quelle  efl  la  place  des  autres;  mais  il  fent  la  fienne 
&  s'y  tient.  Au  lieu  des  loix  fociales  qu'il  ne  peut 
connoître,  nous  l'avons  lié  des  chaînes  de  la  néceflî- 
té.  Il  n'efl  prefque  encore  qu'un  être  phyflque  j  con- 
tinuons de  le  traiter  comme  tel. 

C'eft  par  leur  rapport  fenfible  avec  fon  utilité ,  fa 
fureté,  fa  confervation^  fon  bien-être  qu'il  doit  ap- 
précier tous  les  corps  de  la  Nature  &  tous  les  travaux 
des  hommes.  Ainfi  le  fer  doit  être  à  iks  yeux  d'un 
beaucoup  plus  grand  prix  que  l'or ,  &  le  verre  que  le 
diamant.  De  même  il  honore  beaucoup  plus  un 
cordonnier  ,  un  maçon  ,  qu'un  l'Empereur ,  un  le 
Blanc  &  tous  les  jouailliers  de  l'Europe;  un  pâtilîîer 
eft  fur- tout,  à  fes  yeux,  un  homme  très-important, 
&  il  donneroit  toute  l'Académie  des  Sciences  pour 
k  moindre  confifeur  de  la  rue  des  Lombards.  Les 
orfèvres,  les  graveurs,  les  doreurs  ne  font,  à  fon 
avis,  que  des  fainéans  qui  s'amufent  à  des  jeux  par- 
faitement inutiles;  il  ne  fait  pas  même  un  grand  cas 
de  l'horlogerie.  L'heureux  enfant  jouit  du  tems  fans 
en  être  efclave;  il  en  profite  &  n'en  connoît  pas  le 
prix.  Le  calme  des  palfions  qui  rend  pour  lui  fa  fuc- 
ceffion  toujours  égale ,  lui  tient  lieu  d'inftrumenc 
pour  le  mefurer  au  befbin  *.  En  lui  fuppofant  une 
montre,  auffi-bien  qu'en  le  failànt  pleurer ,  je  me 

don- 

*  Le  tems  perd  pour  nous  fa  mefure ,  quand  nos  palans 
veulent  régler  fon  cours  à  leur  gré.  La  montre  du  fage  tlt 
l'égalité  d'humeur  &  la  paix  de  l'ame  ;  il  efî  toujours  à  fon 
heure ,  &  il  la  coanoît  toujours. 


ou   DE   L'EDUCATION.         45 

hois  un  Emile  vulgaire ,  pour  être  utile  &  me  faire 
(Entendre  ;  car  quant  au  véritable ,  un  enfant  fi  dif- 
férent des  autres  ne  ferviroit  d'exemple  à  rien. 

11  y  a  un  ordre  non  moins  naturel  ,  &  plus  judi- 
cieux encore  ,  par  lequel  on  confidere  les  arts  félon 
les  rapports  de  néceflité  qui  les  lient,  mettant  au  pre- 
mier rang  les  plus  indépendans ,  &  au  dernier  ceux 
qui  dépendent  d'un  plus  grand  nombre  d'autres.  Cet 
ordre  qui  fournit  d'importantes  confiderations  fur  ce- 
lui de  la  fociété  générale,  efl  fcmblable  au  précédent 
ëi  fournis  au  même  renverfjment  dans  l'eftime  des 
hommes  ;  en  forte  que  l'emploi  des  matières  premiè- 
res fe  fait  dans  des  métiers  fans  honneur  ,  prefque 
fans  profit,  &  que  plus  elles  changent  de  mains, 
plus  la  main  d'œuvre  augmente  de  prix  &  devient 
honorable.  Je  n'examine  pas  s'il  efl:  vrai  que  l'in- 
clufl:rie  foit  p'us  grande  &  mérite  plus  de  récompenfe 
dans  les  arts  miuucieux  qui  donnent  la  dernière  for- 
me à  ces  matières  ,  que  dans  le  premier  travail  qui 
les  convertit  à  l'ufage  des  hommes  ;  mais  je  dis  qu'en 
chaque  çhofe  l'art  dont  l'ufage  efl:  le  plus  général  & 
ie  plus  indifpenfable  ,  eft  inconteflabicment  celui  qui 
mérite  le  plus  d  efl:ime ,  &  que  celui  à  qui  moiris 
d'autres  arts  font  néçelîaires  la  mérite  encore  par- 
deifus  les  plus  fuborJonnés,  parce  qu'il  eft  plus  libre 
&  plus  prés  de  l'indépendance.  Voilà  les  véritables 
règles  de  l'appréciation  des  arts  ôc  de  rindufl:rie; 
tout  le  relie  efl:  arbitraire  &  dépend  de  l'opinion. 

Le  premier  &  le  plus  refpeàbble  de  tous  les  arts 
efl;  l'agriculture:  je  mettrois  la  forge  au  ftcond  rang, 
la  charpente  au  ircifiéme  ,  &  ainfi  de  fuite.  L'en- 
fant qui  n'aura  point  été  féduit  par  les  préjugés  vul- 
gaires en  jugera  précifément  ainfl.  Que  de  réflexions 
importantes  notre  Emile  ne  tirera- t-jl  point  là-deflus 
defon  Robinfon?  Que  penfera  t-il  en  voyant  que  k^ 
arts  ne  fe  perfeflionnent  qu'en  fe  fubdivifànt ,  ei^ 
multipliant  à  l'infini  les  inflrumcns  des  uns  Cic  des  au- 
tres? 


très?  II  fedira;  tous  ces  gens-là  font  fottement  in- 
génieux: on  croiroit  qu'ils  ont  peur  que  leurs  bras  & 
leurs  doigts  ne  leur  fervent  à  quelque  chofe  ,  tant  ils 
inventent  d'inftrumens  pour  s'en  paffer.  Pour  exer- 
cer un  feul  art  ils  font  affervis  à  mille  autres ,  il  faut 
une  ville  à  chaque  ouvrier.  Pour  mon  camarade  & 
^loi  nous  mettons  notre  génie  dans  notre  adrelTe; 
nous  nous  faifons  des  outils  que  nous  puilTions  porter 
partout  avec  nous.  Tous  ces  gens  fi  fiers  de  leurs 
talens  dans  Paris  ne  fauroient  rien  dans  notre  ifle,  & 
feroif^nc  nos  apprentifs  à  leur  tour. 

Leclcar ,  ne  vous  arrêtez  pas  à  voir  ici  Texercice 
du  corps  &  l'adrefTe  des  mains  de  notre  élevé  ;  mais 
confiderez  quelle  direction  nous  donnons  à  fes  curio- 
fjtés  enfantines j  conilderez  le  fens,  fefprit  inventif, 
la  prévoyance  ,  confiderez  quelle  tête  nous  allons 
lui  former.  Dans  tout  ce  qu'il  verra,  dans  tout  ce 
qu'il  fera,  il  voudra  tout  connoître,  i!  voudra  favoir 
la  rai  fonde  tout:  d'inflrument  en  inftrument  il  vou- 
dra toujours  remonter  au  premier  ;  il  n'admettra  rien 
par  fuppofition  ;  il  refuferoit  d'apprendre  ce  qui  de- 
manderoit  une  connoiffince  antérieure  qu'il  n'auroit 
pas  :  s'il  voit  fiire  un  relP)rt ,  il  voudra  favoir  com- 
ment l'acier  a  été  tiré  de  la  mine;  s'il  voit  allemble^ 
les  pièces  d'un  coffre,  il  voudra  favoir  comment  l'ar- 
bre a  été  coupé.  S'il  travail  lui-même,  à  chaque  ou- 
til dont  il  fe  fert  il  ne  manquera  pas  de  fe  dire  ;  fi  je 
n*avois  pas  cet  outil,  comment  m'y  prendrois-je 
pour  en  faire  un  femblabîe  ou  pour  m'en  paffer  ? 

Au  refte  une  erreur  difficile  à  éviter  dans  les  occu- 
pations pour  lefquelles  le  maître  fe  palîlonne  ,  efi;  de 
fuppofer  toujours  le  même  goût  à  l'enfant  ;  gardez, 
quand  l'amufement  du  travail  vous  emporte,  que  lui, 
cependant ,  ne  s'ennuye  fans  vous  l'ofer  témoigner. 
L'enfant  doit  être  tout  à  la  chofe  ;  mais  vous  deve:^ 
être  tout  à  l'enfant ,  l'obferver  ,  l'épier  fans  relâche 
&  fans  qu'il  y  parciiTe ,  preflèntir  tous  fes  fentin^ng 

d'à- 


ou   D£   L'EDUCATÎON.  ^5 

d'avance,  &  prévenir  ceux  qu'il  ne  doit  pas  avoir; 
l'occuper  enfin  de  manière  que  non-feulement  il  fe 
fente  utile  à  la  chofe ,  mais  qu'il  s'y  plaife  à  force  de 
bien  comprendre  à  quoi  fert  ce  qu'il  fait. 

La  fociété  des  arts  confifle  en  échanges  d'induf- 
trie ,  celle  du  commerce  en  échanges  de  chofes, 
celle  des  banques  en  échanges  de  fignes  &  d'argent  ; 
toutes  ces  idées  fe  tiennent ,  &  les  notions  élémentai- 
res font  déjà  prifes  ;  nous  avons  jette  les  fondemens 
de  tout  cela  dès  le  premier  âge,  à  l'aide  du  jardinier 
Robert.  Il  ne  nous  refte  maintenant  qu'à  géneralifer 
ces  mêmes  idées  ,  &  les  étendre  à  plus  d'exemples 
pour  lui  faire  comprendre  le  jeu  du  trafic  pris  en  lui- 
même  ,  &  rendu  fenfible  par  les  détails  d'hifloire  na- 
turelle qui  regardent  les  produftions  particulières  à 
chaque  pays ,  par  les  détails  d'arts  &  de  fciences  qui 
regardent  la  navigation  ,  enfin  par  le  plus  grand  ou 
moindre  embarras  du  tranfport  félon  l'éloignemenc 
des  lieux ,  félon  la  fituation  des  terres ,  des  mers,  des 
rivières,  &c. 

Nulle  fociété  ne  peut  exifter  fans  échange ,  nul 
échange  fans  mefure  commune  ,  &  nulle  mefure 
commune  fans  égalité.  Ainfi  toute  fociété  a  pour 
première  loi  quelque  égalité  conventionnelle,  foit 
dans  les  hommes ,  foit  dans  les  chofès. 

_  L'égalité  conventionnelle  entre  les  hommes ,  bien 
différente  de  l'égalité  naturelle  ,  rend  nécefTaire  le 
droit  pofitif ,  c'eit-à-dire  le  gouvernement  &  les  loix. 
Les  connoilfances  poliiiques  d'un  enfant  doivent  être 
nettes  &  bornées  :  il  ne  doit  connoître  du  gouverne- 
ment en  général  que  ce  qui  fe  rapporte  au  droit  de 
propriété  dont  il  a  déjà  quelque  idée. 

L'égalité  conventionnelle  entre  les  chofes ,  a  fait 
inventer  la  monnoie;  car  lamonnoie  n'eft  qu'un  ter- 
me de  comparaifon  pour  la  valeur  des  chofts  de  dif- 
férentes efpeces,  ^  en  ce  fens  la  monnoie  eft  le  vrai 
lien  de  la  fociété  j  mais  tout  peut  être  monnoie;  au- 
trefois 


4^  EMILE, 

trefois  le  bétail  l'étoit ,  des  coquillages  le  font  encore 
chez  plufieurs  peuples ,  le  fer  fut  monnoie  à  Sparte  , 
le  cuir  l'a  été  en  Suéde  ,  l'or  &  l'argent  le  font  par- 
mi nous. 

Les  métaux  ,  comme  plus  faciles  à  tranfporter, 
ont  été  généralement  choills  pour  termes  moyens  de 
tous  les  échanges ,  &  l'on  a  converti  ces  métaux  en 
monnoie ,  pour  épargner  la  mefure  ou  le  poids  a 
chaque  échange  :  car  la  marque  de  la  monnoie  n'eft 
qu'une  atteftation  que  la  pièce  aind  marquée  eft  d'un 
tel  poids ,  &  le  Prince  feul  a  droit  de  battre  mon- 
noie ,  attendu  que  lui  feul  a  droit  d'exiger  que  ion 
témoignage  faffe  autorité  parmi  tout  un  peuple. 

L'ufage  de  cette  invention  ainfî  expliquée  fe  fait 
fentir  au  plus  ftupide.  Il  eft  difficile  de  comparer 
immédiatement  des  chofes  de  différentes  natures ,  du 
drap,  par  exemple,  avec  du  bled;  m?;is  quand  on  a 
trouvé  une  mefure  commune ,  favoir  la  monnoie ,  il 
eft  aifé  au  fabricant  &.  au  laboureur  de  rapporter  la 
valeur  des  chofes  qu'ils  veulent  échanger  à  cette  me- 
fure commune.  Si  telle  quantité  de  drap  vaut  une 
telle  fomme  d'argent ,  <Sc  que  telle  quantité  de  bled 
vaille  auffi  la  même  fomme  d'argent,  il  s'enfuit  que 
le  marchand  recevant  ce  bled  pour  fon  drap  fait  un 
échange  équitable.  Ainfi  c'eft  par  la  monnoie  que  les 
biens  d'efpeces  diverfes  deviennent  commenfurables , 
&  peuvent  fc  comparer. 

N'allez  pas  plus  loin  que  cela  ,  &  n'entrez  point 
dans  l'explication  des  effets  moraux  de  cette  inftitu- 
tion.  En  toute  chofe  il  importe  de  bien  expofer  les 
ufages  avant  de  montrer  les  abus.  Si  vous  prétendiez 
expliquer  aux  enfans  comment  les  fignes  font  négli- 
ger les  chofes  ,  comment  de  la  monnoie  font  nées 
toutes  les  chimères  de  l'opinion ,  comment  les  pays 
riches  d'argent  doivent  être  pauvres  de  tout ,  vous 
traiteriez  ces  enfans  non  -  feulement  en  philofophes,' 
mais  en  hommes  fages,  ôc  vous  prétendriez  leur  fai- 
re 


ou    DE   L'EDUCATION.        47 

re  entendre  ce  que  peu  de  philofophes  mêmes  ont 
bien  conçu. 

Sur  quelle  abondance  d'objets  intérefTans  ne  peut- 
on  point  tourner  ainfi  la  curioCté  d'un  élevé,  fans 
jamais  quitter  les  rapports  réels  &  matériels  qui  font 
à  fa  portée  ,  ni  fouffrir  qu'il  s'élève  dans  fon  efpric 
une  feule  idée  qu'il  ne  puifle  pas  concevoir?  L'arc 
du  maître  eft  de  ne  laifler  jamais  appefantir  fes  oblcr- 
vations  fur  des  minuties  qui  ne  tiennent  à  rien ,  mais 
de  le  rapprocher  fans  cefîe  des  grandes  relations  qu'il 
doit  connoître  un  jour  pour  bien  juger  du  bon  &  du 
mauvais  ordre  de  la  fociété  civile.  Il  faut  favoir  af- 
fortir  les  entretiens  dont  on  l'amufe  au  tour  d'efpric 
qu'on  lui  a  donné.  Telle  queflion  qui  ne  pourroic 
pas  même  effleurer  l'attention  d'un  autre,  va  tour- 
menter Emile  durant  iix  mois. 

Nous  allons  dîner  dans  une  maifon  opulente  ;  nous 
trouvons  les  apprêts  d'un  feftin ,  beaucoup  de  mon- 
de ,  beaucoup  de  laquais ,  beaucoup  de  plats  ,  un 
fervice  élégant  &  fin.  Tout  cet  appareil  de  plaifir 
&  de  fête  a  quelque  chofe  d'enivrant,  qui  porte  à  la 
tête  quand  on  n'y  eft  pas  accoutumé.  Je  preflèns 
l'effet  de  tout  cela  fur  mon  jeune  élevé.  Tandis  que 
le  repas  fe  prolonge  ,  tandis  que  les  fervices  le  fuc- 
cédent ,  tandis  qu'autour  de  la  table  régnent  mille 
propos  bruyans,  je  m'approche  de  fon  oreille,  &  je 
lui  dis:  par  combien  de  mains  eftimeriez-vous  bien 
qu'ait  paffé  tout  ce  que  vous  voyez  fur  cette  table, 
avant  que  d'y  arriver  ?  QLielle  foule  d'idées  j'éveille 
dans  fon  cerveau  par  ce  peu  de  mots  !  A  i'inftanc 
voilà  toutes  les  vapeurs  du  délire  abatues.  Il  rêve , 
il  réfléchit,  il  calcule,  il  s'inquiète.  Tandis  que  les 
philofophes  égayés  par  le  vin  ,  peut  •  être  par  leurs 
voifmes  ,  radotent  Ck  font  les  enfans  ,  le  voilà  lui 
philofophant  tout  feul  dans  fon  coin;  il  m'interroge, 
je  refufe  de  répondre  ,  je  le  renvoie  à  un  autre 
tems  ;  il  s'impatieiue  ,  il  oublie  de  manger  &  de 

boire. 


48  Ë      M      î      LÉ, 

boire ,  îJ  Brûle  d'être  hors  de  table  pour  m'entrétenîf 
à  fon  aife.  Qtiel  objet  pour  fa  curiofité  !  quel  texte 
pour  fon  inftrucHon  !  Avec  un  jugement  fain  que  rien 
n'a  pu  corrompre,  quej)enfera-t-il  du  luxe,  quand 
il  trouvera  que  toutes  les  régions  du  monde  ont  été 
mifes  à  contribution  ,  que  vingt  millions  de  mains , 
peut  -  être ,  ont  long-  tems  travaillé,  qu'il  en  a  coûté 
la  vie,  peut-être,  à  des  milliers  d'hommes,  &  tout 
cela  pour  lui  préfenter  en  pompe  à  midi  ce  qu'il  va  H 
dépofer  le  foir  dans  fa  garde-robe?  ^ 

Epiez  avec  foin  les  conclufions  fecrectes  qu'il  tire? 
en  fon  cœur  de  toutes  fes  obfervations.  Si  vous  l'a- 
vez moins  bien  gardé  que  je  ne  le  fuppofe,  il  peuc 
être  tenté  de  tourner  fes  réflexions  dans  un  autre  fens , 
&  de  fe  regarder  comme  un  perfonnage  importanc 
au  monde ,  en  voyant  tant  de  foins  concourir  poai 
apprêter  fon  dîner.  Si  vous  preflentez  ce  raifonne- 
nient ,  vous  pouvez  aifément  le  prévenir  avant  qu'il 
le  faile,  ou  du  moins  en  effacer  auiîi-tôt  Timpreffion. 
Ne  fâchant  encore  s'approprier  les  chofes  que  par 
one  jouiffance  matérielle  ,  il  ne  peut  juger  de  leur 
convenance  ou  difconvenance  avec  lui  que  par  des 
rapports  fenfibles.  La  comparaifon  d'un  dîner  fim- 
ple  &  ruftique  préparé  par  fexercice ,  aflliifonné  par 
fa  faim  ,  par  la  liberté  ,  par  la  joie ,  avec  Ion  feftin  j 
fi  magnifique  &  11  compafTé  ,  fuffira  pour  lui  faire  | 
fentir  que  tout  l'appareil  du  feflin,  ne  lui  ayant  don- 
né aucun  profit  réel,  &  fon  eftomac  fortant  tout  aufilî 
content  de  la  table  du  puyfan  que  de  celle  du  finan- 
cier ,  il  n'y  avoit  rien  à  l'un  de  plus  qu'à  l'autre  qu'il  [ 
pût  appeller  véritablement  fien. 

Imaginons  ce  qu'en  pareil  cas  un  gouverneur  pour- 
ra lui  dire.     Rappeliez- vous  bien  ces  deux  repas,  & 
décidez  en  vous-même  lequel  vous  avez  fait  avec  le       j 
plus  de  plaifir  ;  auquel  avez -vous  remarqué  le  plus       | 
de  joie  ?  auquel  a-t-on  mangé  de  plus  grand  appé-       ! 
tit,  bu  plus  gaiement,  ri  de  meilleur  çc3ur?  lequel  a 

duré^ 


ou   DE    UEDUCATION.  49 

duré  le  plus  long- tems  fans  ennui ,  &  uns  avoir  be« 
foin  d'être  renouvelle  par  d'autres  fervices  ?  Cepen- 
dant voyez  la  différence  :  ce  pain  bis  que  vous  trou- 
vez fi  bon  , .  vient  du  bled  recueilli  par  ce  payfan  ; 
Ibn  vin  noir.&  groffier,  mais  délalterant  &  fain ,  efl: 
du  crû  de  fa  vigne  ;  le  linge  vient  de  fon  chanvre  , 
61é  l'hiver  par  fafenuncj  par  fes  filles,  par  fa  fer- 
vante  :   nulles  autres  mains  que  celles  de  fa  famille 
n'ont  fait  les  apprêts  de  fa  table  ;  le  moulin  le  plus 
proche  &  le  marché  voifin  font  les  bornes  de  l'Uni- 
vers pour  lui.    En  quoi  donc  avez- vous  réellement 
joui  de  tout  ce  qu'ont  fourni  de  plus  la  terre  éloignée 
&  la  main  des  hommes  fur  l'autre  table?  Si  tout  cela 
ne  vous  a  pas  fait  faire  un  meilleur  repas,  qu'avez- 
vous  gagné  à  cette  abondance  ?  qu'y  avoit-il-là  qui 
fût  fait  pour  vous  ?  Si  vous  euffiez  été  le  maitre  de 
la  maifon  ,  pourra- 1-  il  ajouter  ,  tout  cela  vous  fût 
reflé  plus  étranger  encore  ;  car  le  foin  d'étaler  aux 
yeux  des  autres  votre  jouiffancq  eût  achevé  de  vous 
l'ôter  :  vous  auriez  eu  la  peine  &  eux  le  plaifir. 

Ce  difcoiirs  peut  être  fort  beau ,  mais  il  ne  vaut 
rien  pour  Emile  dont  il  pafTe  la  portée  ,  &  à  qui 
l'on  ne  di6le  point  fes  réflexions.  Parlez -lui  donc 
plus  fimplement.  Après  ces  deux  épreuves  ,  dites- 
lui  quelque  matin;  où  dînerons  -  nous  aujourd'hui!!? 
autour  de  cette  montagne  d*argent  qui  couvre  les 
trois  quarts  de  la  table ,  &  de  ces  parterres  de  fleurs 
de  papier  qu'on  fert  au  deflèrt  fur  des  miroirs  ?  par- 
mi ces  femmes  en  grand  panier  qui  vous  traitent  en 
marionnette  ,  &  veulent  que  _  vous  ayez  dit  ce  que 
vous  ne  favez  pas  ?  ou  bien  dans  ce  village  à  deux 
lieues  d'ici,  chez  ces  bonnes  gens  qui  nous  reçoivent 
fi  joieufement,  &  nous  donnent  de  fi  bonne  crème? 
Le  choix  d'Emile  n'efl:  pas  douteux  ;  car  il  n'clt  ni 
babillard  ni  vain;  il  ne  peut  fouffrir  la  gêne,  &  tous 
nos  ragoûts  fins  ne  lui  plaifent  point  ;  mais  il  eft 
toujours  prêt  à  courir  en  campagne ,  <3v  il  aime  fort 

2 me  L  Partie  IL  D  les 


50  E      M--t|aL-  E,     ■    • 

]e<î  bons  fruits,  les  bons  légumes ,  la  bonne  crème  , 
&  les  bonnes  gens  *.  Chemin  faifant,  la  réflexion 
vient  d'elle-même.  Je  vois  que  ces  foules  d'hommes 
qui  travaillent  à  ces  grands  repas  perdent  bien  leurs 
peines ,  ou  qu'ils  ne  fongent  guère  à  nos  plaifirs. 

Mes  exemples,  bons  peut-être  pour  un  fujet,  fe- 
ront mauvais  pour  mille  autres.  Si  l'on  en  prend 
Fefprit ,  on  faura  bien  les  varier  au  befoin ,  le  choix 
tient  à  l'étude  du  génie  propre  à  chacun ,  &  cette 
étude  tient  aux  occafions  qu'on  leur  offre  de  fe  mon- 
trer. On  n'imaginera  pas  que  dans  l'efpace  de  trois 
ou  quatre  ans  que  nous  avons  à  remplir  ici ,  nous 
puiffions  donner  à  l'enfant  le  plus  heureufement  né  , 
une  idée  de  tous  les  arts  &  de  toutes  les  fciences  na- 
turelles, fuffifante  pour  les  apprendre  un  jour  de  lui- 
même  ;  mais  en  faifant  ainQ  paffer  devant  lui  tous 
les  objets  qu'il  lui  importe  de  connoître,  nous  le 
mettons  dans  le  cas  de  développer  fon  goût ,  fon  ta- 
lent ,  de  faire  les  premiers  pas  vers  l'objet  où  le  por- 
te fon  génie ,  &  de  nous  indiquer  la  route  qu'il  lui 
faut  ouvrir  pour  féconder  la  Nature. 

Un  autre  avantage  de  cet  enchaînement  de  con- 
noilRnces  bornées,  mais  jades,  efl:  de  les  lui  mon- 
trer par  leurs  liaifbns  ,  par  leurs  rapports,  de  les 
mettre  toutes  à.  leur  place  dans  fon  ellime ,  &  de 

*  Le  goût  que  je  fuppofe  à  mon  éleva  pour  la  campagne  elfc 
un  fruit  naturel  de  fon  éducation.  D'ailleurs  n'ayant  rien  de 
cet  air  fat  &  requinqué  qui  plaît  tant  aux  femmes ,  il  en  efl 
moins  fêté  que  d'autres  enfans  ;  par  conféquent  il  fe  plaît 
moins  avec  elles  &  le  gâte  moins  dans  leur  focieté  dont  il  n'eil 
pas  encore  en  état  de  fentir  le  charme.  Je  me  fuis  gardé  de 
lui  apprendre  à  leur  baifer  la  main  ,  à  leur  dire  dés  fadeurs, 
pas  même  à  leur  marquer  préferablemeut  aux  hommes  les 
égards  qui  leur  font  dûs:  je  me  fuis  fait  une  inviolable  loi  de 
n'exiger  rien  de  lui  dont  la  raifon  ne  fût  à  (ri  portée,  ik  il  n'y' 
a  point  de  bonne  raifon  pour  un  enfant  de  traiter  un  fexe  au- 
treuient  que  l'autre. 


i 


ou    DE    L'EDUCATION.         Jf 

prévenir  en  lui  les  préjuges  qu'ont  la  plupart  des 
hommes  pour  les  talens  qu'ils  cukivent,  contre  ceux 
qu'ils  ont  négligés.  Celui  qui  voit  bien  l'ordre  du 
tout,  voit  la  place  où  doit  être  chaque  partie;  celui 
qui  voit  bien  une  partie,  &  qui  la  connoîc  à  fond , 
peut  être  un  favant  homme  ;  l'autre  ell  un  homme 
judicieux  ,  &  vous  vous  fouvenez  que  ce  que  nous 
nous  propofons  d'acquérir ,  eit  moins  la  fcience  que 
le  jugement. 

Quoiqu'il  en  foit ,  ma  méthode  efl:  indépeiidante 
de  mes  exemples  ;  elle  eft  fondée  fur  la  mefure  des 
facultés  de  l'homme  à  fes  difîerens  âges ,  &  fur  le 
choix  des  occupations  qui  conviennent  à  ces  facultés. 
Je  crois  qu'on  trouveroit  aifémcnt  une  autre  méthode 
avec  laquelle  on  paroîtroit  faire  mieux;  mais  fi  elle 
étoit  moins  appropriée  à  i'efpece,  à  l'âge,  au  lexe, 
je  doute  qu  elle  eût  le  même  fuccés. 

En  commençant  cette  féconde  période  ,  nous  a- 
vons  profité  de  la  furabondance  de  nos  forces  fur  nos 
befoins ,  pour  nous  porter  hors  de  nous  :  nous  nous 
fommes  élancés  dans  les  cieux  ;  nous  avons  mefuré  la 
terre;  nous  avons  recueilli  les  loix  de  la  Nature;  en 
un  mot ,  nous  avons  parcouru  l'iile  entière  ;  mainte- 
nant nous  revenons  à  nous  ;  nous  nous  rapprochons 
infcnfiblement  de  notre  habitation.  Trop  heureux , 
en  y  rentrant,  de  n'en  pas  trouver  encore  en  poilci'- 
fion  l'ennemi  qui  nous  menace  ,  Ck  qui  s'apprête  à 
s'en  emparer! 

Qiie  nous  relle-t-il  à  faire  après  avoir  obfervé  tout 
ce  qui  nous  environne?  D'en  convertir  à  notre  ufage 
tout  ce  que  nous  pouvons  nous  approprier ,  (5c  de  ti- 
rer parti  de  notre  curiofité  pour  l'avantage  de  notre 
bien-être.  Jufqu'ici  nous  avons  fait  provifion  d'mf- 
trumtns  de  toute  cfpece  ,  lans  lavoir  defqucls  noua 
aurions  befoin.  Peut  -  être,  inutiles  à  nous  -  mêmes  , 
les  noires  pourront- ils  fervir  à  d'autres  ;  6i  peut- 
êire ,  à  noire  tour ,  aurons  -  nous  btfoin  des  leurs. 

D  2  Ainfi 


^a  EMILE, 

Ainfi  **ous  trouverions  tous  notre  compte  à  ees 
échanges  ;  mais  pour  les  faire  il  faut  connoître  noi 
befoins  mutuels  ,  il  faut  que  chacun  facile  ce  que 
d'autres  ont  a  fon  uûge,  &  ce  qu'il  peut  leur  offrir 
en  retour.  Suppofons  dix  hommes ,  dont  chacun  a 
dix  fortes  de  befoins.  Il  faut  que  chacun ,  pour  fon 
néceflaire  ,  s'applique  à  dix  fortes  de  travaux;  mais 
vu  la  différence  de  génie  &  de  talent ,  l'un  réuffira 
moins  à  quelqu'un  de  ces  travaux,  l'autre  à  un  autre. 
Tous ,  propres  à  diverfes  chofes ,  feront  les  mêmes 
&  feront  mal  fervis.  Formons  une  fociété  de  ces 
dix  hommes ,  &  que  chacun  s'applique  pour  lui  feul 
&  pour  les  neuf  autres ,  au  genre  d'occupation  qui 
lui  convient  le  mieux  ;  chacun  profitera  des  talens 
des  autres  comme  Ci  lui  feul  les  avoit  tous  ;  chacun 
perfe6tionnera  le  fien  par  un  continuel  exercice  ,  & 
il  arrivera  que  tous  les  dix ,  parfaitement  bien  pour- 
vus ,  auront  encore  du  furabondant  pour  d'autres. 
Voilà  le  principe  apparent  de  toutes  nos  inllitu- 
tions.  Il  n'efl  pas  de  mon  fujet  d'en  examiner  ici 
les  conféquences  ;  c'eft  ce  que  j'ai  fait  dans  un  au- 
tre écrit. 

'  '  Sur  ce  principe,  un  homme  qui  voudroît  fe  regar- 
der comme  un  être  ifolé ,  ne  tenant  du  tout  à  rien  & 
fe  fuffifant  à  lui-même ,  ne  pourroit  être  que  mifera- 
ble.  11  lui  feroit  même  impofliblede  fubfifter;  car 
trouvant  la  terre  entière  couverte  du  tien  &  du 
mien  ,  &  n'ayant  rien  à  lui  que  fon  corps  _,  d'où  tî- 
rfcroit-  il  fon  nécefïàire?  En  fortant  de  l'état  de  Na- 
ture ,  nous  forçons  nos  lemblables  d'en  fortir  auflî  ; 
nul  n'y  peut  demeurer  malgré  les  autres,  &  ce  lèroit 
réellement  en  fortir  ,  que  d'y  vouloir^  refler  dans 
rimpoiîibilité  d'y  vivre.  Car  la  première  loi  de  la 
Nature  eft  le  foin  de  fe  conferver. 

Ainfi  fe  forment  peu-à-peu  dans  l'elprit  d'un  en- 
fant ,  les  idées  des  relations  fociales ,  même  avant 
qu'il  puiiïe  être  réellement  membre  adtif  delà  fociété. 

SLmiid 


eu   DE   L'EDUCATION. 


5J 


Emile  voit  que  pour  avoir  des  indrumcns  à  fon  ufa- 
ge  ,  il  lui  en  faut  encore  à  i'ufage  des  autres,  par 
Jefquels  il  puiiTe  obtenir  en  échange  les  chofes  qui  lui 
font  nécefïàires  ,  &  qui  font  en  leur  pouvoir.  Je 
l'amené  aifément  à  fentir  le  befoin  de  ces  e'ch anges , 
&  à  fe  mettre  en  état  d'en  profiter. 

Monfeigneur  y  il  faut  que  je  vive;  difoit  un  malheu- 
reux auteur  fatyrique  au  Miniflre  qui  lui  reprochoic 
l'infamie  de  ce  métier.     Je  n'en  vois  pas  la  nccejjltéy 
lui  répartit  froidement  l'homme  en  place.     Cette  ré* 
ponfe,  excellente  pour  un  Minillre,  eût  été  barbare 
&  fauffe  en  tome  autre  bouche.     Il  faut  que  tout: 
homme  vive.    Cet  argument  auquel  chacun  donne 
plus  ou  moins  de  force ,  à  proportion  qu*jl  a  plus  ou 
moins  d'humanité,  me  paroîtfans  réplique  pour  ce- 
lui qui  le  fait,  relativement  à  lui-ménie.     Puifque  de 
toutes  les  averfions  que  nous  donne  la  Nature ,  la 
plus  forte  eft  celle  de  mourir ,  il  s'enfuit  que  tout  efl 
permis  par  elle  à  quiconque  n'a  nul  autre  moyen  pof- 
fible  pour  vivre.     Les  principes  fur  jefquels  fliomme 
vertueux  apprend  à  méprifer  fa  vie  &  à  l'immoler  à 
Ion  devoir,  font  bien  loin  de  cette  fimplicité  primiti- 
ve.    Heureux  les  peuples  chez  lefquels  on  peut  être 
bon  fans  effort  &  jufte  fans  vertu  1  S'il  ell  quelque 
miferable  état  au  monde  ,  où  chacun  ne  puilfe  pas 
vivre  fans  mal  faire,  &  où  les  citoyens  foient  fripons 
par  néceffité ,  ce  n'tft  pas  le  malfaiteur  qu'il  faut 
pendre ,  c'eft  celui  qui  le  force  à  le  devenir. 

Si-tôt  qu'Emile  faura  ce  que  c'ell  que  la  vie,  mon 
premier  foin  lèra  de  lui  apprendre  à  la  conferver. 
jufqu'ici  je  n'ai  point  dillingué  les  états,  les  rangs, 
les  fortunes  ,  «i  je  ne  les  diftinguerai  gueres  plit:» 
dans  la  fuite ,  parce  que  l'homme  eft  le  même  dans 
tous  les  états  ;  que  le  riche  n'a  pas  l'eftomac  plus 
grand  que  le  pauvre  ,  &  ne  digère  pas  mieux  que 
lui  ;  que  le  maître  n'a  pas  les  bras  plus  longs  ni  plus 
forts  que  ceux  de  fon  efclave;  qu'un  Grand"  n'efl  pas 

D  3  plus 


54  EMILE, 

plus  grand  qu'un  homme  du  peuple  ;  &  qu'enfin  les 
befoins    naturels  étant  par .  tout   les  mêmes ,  les 
moyens  d'y  pourvoir  doivent  être  par -tout  égaux, 
appropriez  l'éducation  de  l'homme  à  l'homme,  & 
non  pas  à  ce  qui  n'ell:  point  lui.     Ne  voyez-vous  pas 
qu'en  travaillant  à  le  former  exclufiveraent  pour  un 
état ,  vous  le  rendez  inutile  à  tout  autre  ;  &  que  s'il 
plaît  à  la  fortune ,  vous  n'aurez  travaillé  qu'à  le  ren- 
dre malheureux  ?  Qu'y  a-t-il  de  plus  ridicule  qu'un 
grand  Seigneur  devenu  gueux  ,   qui  porte  dans  fa 
mifere  les  préjugés  de  fa  nailTance  ?  Qu'y  a-t-il  de 
plus  vil  qu'un  riche  appauvri,  qui,  fe  fouvenant  du 
mépris  qu'on  doit  à  la  pauvreté ,  fe  fent  devenu  le 
dernier  des  hommes  ?  L'un  a  pour  toute  relTource  le 
métier  de  fripon  public ,  l'autre  celui  de  valet  ram- 
pant ,  avec  ce  beau  mot  :  il  faut  que  je  vive. 

Vous  vous  fitz  à  l'ordre  aftuel  de  la  fociété,  fans 
fonger  que  cet  ordre  cil  fujet  à  des  ré\'0!Utions  inévi- 
tables ,  6c  qu'il  vous  ell  impolfibie  de  prévoir  ni  de 
prévenir  celle  qui  peut  regarder  vos  enfin?.     Le 
Grand  devient  petit ,  le  lliche  devient  pauvre ,  le 
Monarque  devient  fujet:  les  coups  du  fort  font -ils  fi 
rares  que  vous  puiiliez  compter  d'en  être  exempt? 
Nous  approchons  de  fétat  de  crife  &  du  fiécle  des 
révolutions  *.     (^ui  peut  vous  répondre  de  ce  que 
vous  deviendrez  ailors?  Tout  ce  qu'ont  fait  les  hom- 
mes ,   les  hommes  peuvent  le  détruire  :  11  n'y  a  de 
caraôleres  inéfaçables  que  ceux  qu'imprime  la  Natu- 
re, &  la  Nature  ne  fait  ni  Princes,  ni  Pviches,  ni 
grands  Seigneurs.     Que  fera  donc ,  dans  la  baflefie , 

C2 


^  Je  tiens  pour  împodîble,  que  les  grandes  Monarchies  de 
l'Europe  aient  encore  long-tems  à  durer;  toutes  ont  brillé,  & 
tout  Etat  qui  brille  efl;  fur  fon  déclin.  J'ai  de  mon  opinion 
des  raifons  plus  particulières  que  cette  maxime;  mais  il  n^eft 
pas  à  propos  de  les  dire,  &  chacun  ne  ïçs  voit  que  trpp. 


ou    DE    L'EDUCATION.         5S 

fze  Satrape  que  vous  n'avez  élevé  que  pour  la  gran- 
deur? Que  fera,  dans  la  pauvreté  ,  ce  publicain  qui 
ne  fait  vivre  que  d'or  ?  Qiie  fera ,  dépoun^i  de  tout , 
ce  faftueux  imbécille  qui  ne  fait  point  ufer  de  lui- 
même  ,  &  ne  met  Ton  être  que  dans  ce  qui  efl:  étran- 
ger à  lui  ?  Heureux  celui  qui  fait  quitter  alors  l'état 
qui  le  quitte,  &  refter  homme  en  dépit  du  fortt 
Qçi'on  loue  tant  qu'on  voudra  ce  Roi  vaincu,  qui 
veut  s'enterrer  en  furieux  fous  les  débris  de  fon  trô- 
ne ;  moi  je  le  méprilè  ;  je  vois  qu'il  n'e5:'Ic  que  par 
fa  couronne,  &  qu'il  n'cft  rien  du  tout  s  il  n'eft  Roi: 
mais  celui  qui  la  perd  &  s'en  pafTe  ,  eft  alors  au- 
deffiis  d'elle.  Du  rang  de  Roi  ,  qu'un  lâche,  un 
méchant ,  un  fou  peut  remplir  com.me  un  autre,  il 
monte  à  l'état  d'homme  que  11  peu  d'hommes  favenc 
remplir.  Alors  il  triomphe  de  la  fortune,  il  la  bra- 
ve ,  il  ne  doit  rien  qu'à  lui  feul  ;  &  quand  il  ne  lui 
rcfle  à  montrer  que  lui  ,  il  n'eft  point  nul ,  il  eft 
quelque  chofe.  Oui,  j'aime  mieux  cent  fois  le  Roi 
de  Syracufe,  maître  d'école  à  Corinthe,  &  le  Roi 
de  Macédoine,  greffier  à  Rome,  qu'un  malheureux 
Tarquin  ,  ne  fachmt  que  devenir  s'il  ne  régne  pas  ; 
que  l'héritier  du  pofiefTeur  de  trois  Royaumes ,  jouet 
de  quiconque  ofe  infuker  à  fa  mifcre,  errant  de  Cour 
en  Cour  ,  cherchart  rar-rrut  des  fecours ,  &  trou- 
vant par -tout  des  aÔronts  ,  faute  de  favoir  faire  au- 
tre chofe  qu'un  métier  qui  n'eft  plus  en  fon  pou- 
voir. 

L'homme  &  le  citoyen ,  quel  qu'il  foit ,  n'a  d  au- 
tre bien  à  mettre  dans  la  fociété  que  lui-même,  tous 
fes  autres  biens  y  font  malgré  lui  ;  &  quand  un  hom- 
me eft  riche,  ou  il  ne  jouit  pas  de  fa  richeffe ,  ou  le 
Public  en  jouit  aufii.  Dans  le  premier  cas ,  il  vole 
aux  autres  ce  dont  il  fe  prive  ;  <5i  dans  le  fécond  ,  il 
ne  leur  donne  rien.  Amfi  la  dette  fociale  lui  refte 
toute  entière  ,  tant  qu'il  ne  paye  que  de  fon  bien. 
Mais  mon  pçre,  en  le  gagnant,  a  fervi  la  fociété! 

D  A  Soit; 


55  E      M      I    iL      E, 

Soit  ;  il  a  payé  fa  dette  ,  mais  non  pas  la  vôtre. 
Vous  devez  plus  aux  autres  que  11  vous  fuffiez  né  fans 
bien ,  puifque  vous  êtes  né  fâvorifé.  Il  n'efl  point, 
jufte  que  ce  qu'un  liomme  a  fait  pour  la  fociété,  en 
décharge  un  autre  de  ce  qu'il  lui  doit  :  car  chacun  fe 
devant  tout  entier  ne  peut  payer  que  pour  lui ,  &  nul 
père  ne  peut  tranfraettre  à  fon  fils  le  droit  d'être  inu- 
tile à  fes  femblables  ;  or  c'cft  pourtant  ce  qu'il  fait , 
félon  vous,  en  lui  tranfmetcant  fes  richeffes,  qui  font 
h  preuve  &  le  prix  du  travail.  Celui  qui  mange  dans 
roiûveté  ce  qu'il  n'a^  pas  gagné  lui-même ,  le  vole  ; 
&  un  rentier  que  TEtat  paye  pour  ne  rien  faire ,  ne 
difftre  guère,  à  mes  yeux,  d'un  brigand  qui  vit  aux 
dépens  des  paflans.  Hors  de  la  fociété  ,  l'homme 
ifolé  ne  devant  rien  à  perfonne ,  a  droit  de  vivre 
comme  il  lui  plaît  ;  mais  dans  la  fociété  ,  où  il  vit 
néceflkirement  aux  dépens  des  autres ,  il  leur  doit  en 
travail  le  prix  de  fon  entretien  ;  cela  eft  fans  excep- 
tion. Travailler  eft  donc  un  devoir  indjfpenfable  à 
l'homme  focial.  Riche  ou  pauvre,  puiflknt  ou  foi- 
ble ,  tout  citoyen  oilif  ell  un  fripon. 

Or  de  toutes  les  occupations  qui  peuvent  fournir 
la  fubfiftance  à  l'homme ,  celle  qui  le  rapprodie  le 
plus  de  l'état  de  Nature  eft  le  travail  des  mains:  de 
toutes  les  conditions,  la  plus  indépendante  de  la  for- 
tune &  des  hommes  efl:  celle  de  l'artifan.  L'artifan 
ne  dépend  que  de  fon  travail;  il  eft  aulTi  libre  que  le 
laboureur  eft  efclave:  car  celui-ci  tient  à  fon  champ 
dont  la  récoke  eft  à  la  difcrétion  d'autrui.  L'enne- 
mi ,  le  prince ,  un  voiiin  puillànt ,  un  procès  lui 
peut  enlever  ce  champ  ;  par  ce  diamp  on  peut  le  ve? 
xer  en  mille  manières  :  mais  par  -  tout  ou  l'on  veut 
vexer  l'artifan  ,  fon  bagage  eft  bientôt  fait  ;  il  em* 
porte  fes  bras  &  s'en  va.  1  outefois  fagriculture  eft 
le  premier  métier  de  l'homme;  c'eft  le  plus  honnête, 
le  plus  utile ,  &  par  conféquent  le  plus  noble  qu'il 
puilfe  exercer.    Je  ne  dis  pas  à  Ein^e,  apprends  l'ar 

gri= 


ov   DE    L*EDUCATION.  57 

gricultore  ;  il  la  fait.  Tous  les  travaux  rudiques  lui 
font  familiers;  c'eft  par  eux  qu'il  a  commencé  ;  c'eft 
à  eux  qu'il  revient  fans  ceflè.  ]e  lui  dis  donc,  cul- 
tive l'héritage  de  tes  pères  ;  mais  fi  tu  perds  cet  hé- 
ritage ,  ou  fi  tu  n'en  as  point,  que  faire  ?  i^pprends 
un  métier. 

Un  métier  à  mon  fils  1  mon  fils  artifan  !  Monfieur, 
y  penfez  -  vous  ?  J'y  penfe  mieux  que  vous ,  Mada- 
me  ,  qui  voulez  le  réduire  à  ne  pouvoir  jamais  être 
qu'un  Lord  ,  un  Marquis  ,  un  Prince ,  &.  peut-être 
un  jour  moins  que  rien  ;  moi ,  je  lui  veux  donner  un 
rang  qu'il  ne  puifl'e  perdre  ,  un  rang  qui  l'honore 
dans  tous  les  tems ,  ci  quoique  vous  en  puiifiez  dire , 
il  aura  moins  d'égaux  à  ce  titre  qu'à  tous  ceux  qu'il 
tiendra  de  vous. 

La  lettre  tue  &  l'efprit  vivifie.  11  s'agit  moins 
d'apprendre  un  métier  pour  favoir  un  métier,  que 
pour  vaincre  les  préjugés  qui  le  méprifenL  Vous  ne 
îtrez  jamais  réduit  à  travailler  pour  vivre.  Eh!  tant- 
pis,  tant- pis  pour  vous  !  Mais  n'importe,  ne  tra- 
vaillez point  par  néceflite,  travaillez  par  gloire.  Ab* 
baiflez-vous  à  l'état  d'artifàn  pour  être  au-delTus  du 
vôtre.  Pour  vous  foumettre  la  fortune  &  les  cho- 
fes  ,  commencez  par  vous  en  rendre  indépendant. 
Pour  régner  par  l'opinion  ,  commencez  par  régner 
fur  elle. 

Souvenez-vous  que  ce  n'efl:  point  un  talent  que  je 
vous  demande;  c'elt  un  métier,  un  vrai  métier,  un 
arc  purement  méchanique ,  où  les  mains  travaillent 
plus  que  la  tête  ,  &  qui  ne  mené  point  à  la  fortune  , 
mais  avec  lequel  on  peut  s'en  palfcr.  Dans  des  mai- 
fons  fort  au  -  dcfllis  du  danger  de  manquer  de  pain , 
j'ai  vu  des  pères  poufiTer  la  prévoyance  jufqu'à  join- 
dre au  foin  d'inftruire  leurs  enfins  celui  de  les  pour- 
voir de  connoiiTances ,  dont,  à  tout  événement,  ils 
pûlTent  tirer  parti  pour  vivre.  Ces  pères  prévoyans 
croyent  beaucoup  faire  :  ils  ne  tout  rien  ;  parce  qup 
D5  le^ 


5S  EMILE, 

les  refTources  qu'ils  penfent  ménager  à  leurs  enfans , 
dépendent  de  c;;tte  même  fortune  au-deiïïis  de  laquel- 
le ils  les  veulent  mettre.    En  forte  qu'avec  tous  ces 
beaux  talens,  fi  celui  qui  les  a,  ne  fe  trouve  dans  des 
circonftances  favorables  pour  en  faire  ufage,  il  péri- 
ra de  mifere  comme  s'il  n'en  avoit  aucun. 
,   Dès  qu'il  eft  queflion  de  manège  &  d'intrigues, 
autant  vaut  les  employer  à  fe  maintenir  dans  l'abon- 
dance, qu'à  regagner ,  du  iein  de  la  mifere ,  de  quoi 
remonter  à  fon  premier  é:at.    Si  vous  cultivez  des 
arts  dont  le  fuccés  tient  à  la  réputation  de  l'artifle; 
fi  vous  vous  rendez  propre  à  des  emplois  qu'on  n'ob- 
tient que  par  la  faveur,  que  vous  fervira  tout  cela, 
quand  juftement  dégoûté  du  monde  vous  dédaignerez 
les  moyens,  fans  leîquels  on  n'y  peut  réulïir?  Vous 
avez  étudié  la  politique  &  les  intérêts  des  Princes  : 
voilà  qui  va  fort  bien;  mais  que  ferez- vous  de  ces 
connoiilances ,  fi  vous  ne  favtz  parvenir  aux  minif- 
tres  ,  aux  femrres  de  la  cour ,    aux  chefs  des  bu- 
reaux ,  fi  vous  n'avez  le  fecret  de  leur  plaire  ;  fi  tous 
ne  trouvent  en   vous  le  fripon  qui  leur  convient? 
Vous  êtes  arciiitefte  eu  peintre  :  foit ,  mais  il  faut 
faire  connoître  votre  talent.     Fenfcz-vous  aller  de  but 
en  blanc  expofer  un  ouvrage  au  fallon  ?  Oh  !  qu'il 
n'en  va  pas  ainfi  !  Il  faut  être  de  l'Académie  ;  il  y  faut 
même  être  protégé  pour  obtenir  au  coin  d'un  mur 
quelque  place  obfcure.     Quittez -moi  la  règle  &  le 
pinceau  ,   prenez  un  fiacre  ,  &  courez  de  porte  en 
porte  ;  c'efl:  ainfi  qu'on  acquiert  la  célébrité.     Or 
vous  devez  favoir  que  toutes  ces  illuftres  portes  ont 
des  fuifles  ou  des  portiers  qui  n'entendent  que  par 
gefte  ,  &  dont  les  oreilles   font   dans  leurs  mains. 
Voulez -vous  enfeigner  ce  que  vous  avez  appris,  & 
devenir  maître  de  géographie,  ou  de  mathématique, 
ou  de  langue,  ou  de  mufique,  ou  de  deffein?  Pour 
cela  même  il  faut  trouver  des  écoliers  ,  par  confé- 
^uent  des  preneurs.   Comptez  qu'il  importa  plus  d'ê- 


ou  DE  L'EDUC  A  TION.  59 

tre  charlatan  qu'habile ,  &  que  fi  vous  ne  favez  de 
inétier  que  le  vôtre ,  jamais  vous  ne  ferez  qu'un 
ignorant. 

Voyez  donc  combien  toutes  ces  brillantes  reflbur- 
ces  font  peu  folides  ,  &  combien  d'autres  reflburces 
vous  font  néceilàires  pour  tirer  parti  de  celles-là.  Et 
puis ,  que  deviendrez  -  vous  dans  ce  lâche  abbaifle- 
ment  ?  Les  revers ,  fans  vous  inflruire  ^  vous  avilif- 
fent  ;  jouet  plus  que  jamais  de  l'opinion  publique, 
comment  vous  éleverez-vous  au-deffus  des  préjugés , 
arbitres  de  votre  fort  ?  Comment  mépriferez  vous  la 
bafTefle  &  les  vices  dont  vous  avez  befoin  pour  fubQ- 
iter?  Vous  ne  dépendiez  que  des  richefles,  &  main- 
tenant vous  dépendez  des  riches  ;  vous  n'avez  faiç 
qu'empirer  votre  efclavage ,  &  le  iljrcharger  de  votre 
mifere.  Vous  voilà  pauvre  fans  être  libre;  c'eft  le 
pire  état  où  l'homme  puifle  tomber. 

Mais  au  lieu  de  recourir  pour  vivre  à  ces  hautes 
çonnoiflances  qui  font  faites  pour  nourrir  l'ame  Ck. 
non  le  corps ,  fi  vous  recourez  au  befoin  ,  à  vos 
mains  &  à  i'ufige  que  vous  en  favez  faire,  toutes 
les  difficultés  difparoillent ,  tous  les  manèges  devien- 
nent inutiles;  la  reilource  eft  toujours  prête  au  mo- 
ment d'en  ufcr  ;  la  probité ,  l'honneur  ne  font  plus 
un  obftacle  à  la  vie  ;  vous  n'avez  plus  befoin  d'être 
lâche  &  menteur  devant  Jes  grands,  fouple  &  ram- 
pant devant  les  fripons ,  vil  complaifant  de  tout  le 
monde ,  emprunteur  ou  voleur ,  ce  qui  eft  à  peu  près 
la  même  chofe  quand  on  n'a  rien  :  1  opinion  des  au- 
tres ne  vous  touche  point;  vous  n'avez  à  faire  votre 
cour  à  perfonne,  point  de  fut  à  fîater,  point  de  fuif- 
feà  fléchir  ,  point  de  counifanne  à  payer,  &,  qui 
pis  eft ,  à  encenfer.  Que  dts  coquins  mènent  les 
grandes  affaires  ;  peu  vous  imporce  :  cela  ne  V(xis 
empêchera  pas,  vous,  dans  votre  vie  obfcure,  d'ê- 
tre honnête-homme  &  d'avoir  du  pain.  Vous  entrtzr 
flans  la  première  boutique  du  métier  que  vous  avez 

ap- 


ۈ  EMILE, 

appris.  Maître,  j'ai  befoin  d'ouvrage;  compagnon, 
mettez- vous-là,  travaillez.  Avant  que  l'heure  du  dî- 
ner foit  venue,  vous  avez  gagné  votre  dîné:  fi  vous 
êtes  diligent  &  Ibbre  ,  avant  que  huit  jours  fe  paf- 
fent ,  vous  aurez  de  quoi  vivre  huit  autres  jours: 
vous  aurez  vécu  libre  ,  fain  ,  vrai ,  laborieux ,  juf- 
te  :  ce  n'ell  pas  perdre  fon  tems  que  d'en  gagner 
ainfi. 

Je  veux  abfolument  qu'Emile  apprenne  un  métier. 
Un  métier  honnête,  au  moins,  direz- vous.  Quefi- 
gnifie  ce  mat  ?  Tout  métier  utile  au  public  n'eft  -  il 
pas  honnête?  je  ne  veux  point  qu'il  foit  bro-Jeur,  ni 
doreur  ,  ni  vernifTeur  comme  le  gentilhomme  de 
Locke  ;  je  ne  v-ux  qu'il  foit  ni  muficien,  ni  comé- 
dien >  ni  fciifeur  de  livres.  A  ces  piofelîîons  près, 
&  Celles  qui  leur  reflemblent ,  qu'il  prenne  celle  qu'il 
voudra  ;  je  ne  prétends  le  gêner  en  rien.  J'aime 
mieux  qu'il  foit  cordonnier  que  poëte;  j'aime  mieux 
qu'il  pave  les  grands  chemins  que  de  fciire  des  fleurs 
de  porcelaine.  Mais  ,  direz -vous  ,  les  archers ,  les 
elpions  ,  les  bourreaux  font  des  gens  utiles.  Il  ne 
tient  qu'au  gouvernement  qu'ils  ne  le  foient  point  : 
mais  paiFons  ,  j'avois  tort  ;  il  ne  fuffit  pas  de  choifir 
un  métier  uule  ,  il  faut  encore  qu'il  n'exige  pas  des 
gens  qui  l'exercent ,  des  qualités  d'ame  odieufts,  (Sç 
incompatibles  avec  l'humanité.  Ainfi  revenant  au 
premier  mot ,  prenons  un  métier  honnête  ;  mais  fou- 
venons -nous  toujours  qu'il  n'y  a  point  d'honnêteté 
fans  l'utilité. 

Un  célèbre  Auteur  de  ce  fiécle  ,  dont  les  livres 
font  pleins  de  grands  projets  &  de  petites  vues, 
avoit  fait  vœu  ,  comme  tous  les  prêtres  de  fa  com- 
munion ,  de  n  avoir  point  de  femme  en  propre;  mais 
fe  trouvant  plus  fcrupuleux  que  les  autres  fur  l'adultè- 
re, on  dit  qu'il  prit  le  parti  d'avoir  de  jolies  fervan- 
tes ,  avec  lefquelles  il  réparoit  de  fon  mieux  l'outra- 
ge qu'il  avoit  fait  à  fun  efpecç,  par  ce  téméraire  en^ 


ou   DE    L'EDUCATION.        ^i 

gagement.  Il  regardoit  comme  un  devoir  du  citoyen 
d'en  donner  d'autres  à  la  patrie ,  &  du  tribut  qu'il 
lui  payoit,  en  ce  genre,  il  peuploit  la  claffe  des  arti- 
fans.  Si-tôt  que  ces  enfans  étoient  en  âge ,  il  leur 
faifoit  apprendre  à  tous  un  mitier  de  leur  goût, 
n'excluant  que  les  profeffions  oifeufes  ,  futiles  ou  fu- 
jettes  à  la  mode,  telles,  p?!r  exemple,  que  celle  de 
perruquier  ,  qui  n  eft  jam^ais  néceffeire,  &  qui  peut 
devenir  inutile  d'un  jour  à  l'auti-e ,  tant  que  la  Na- 
ture ne  fe  rebutera  pas  de  nous  donner  des  che« 
veux. 

Voilà  l'erprit  qui  doit  nous  guider  dans  le  choix  du 
métier  d'Emile  ;  ou  plutôt  ce  n'efl:  pas  à  nous  de  fai- 
re ce  choix ,  c'efl  à  lui;  car  les  maximes  dont  il  eft 
imbu ,  confervant  en  lui  le  mépris  naturel  des  chofes 
inutiles ,  jamais  il  ne  voudra  confumer  Ion  tems  en 
travaux  de  nulle  valeur  ,  &  il  ne  connoît  de  valeur 
aux  chofes  ,  que  ccIIk  de  leur  utilité  réelle  ;  il  lui 
faut  un  métier  qui  pût  fervir  à  Robinfbn  dans  fon 
ii]e. 

En  failànt  pafTer  en  revue  devant  un  enfant  les 
productions  de  la  Nature  &  de  l'art  ;  en  irritant  fa 
curiofité,  en  le  fuivant  où  elle  le  porte,  on  a  favan- 
lage  d'étudier  fes  goûts,  fes  inclinations,  les  pen- 
chans,  &  de  voir  briller  la  première  étincelle  de  fon 
génie,  s'il  en  a  quelqu'un  qui  foie  bien  décidé.  Mais 
une  erreur  commune  &  dont  il  faut  vous  préferver, 
ç'efl  d'attribuer  à  l'ardeur  du  talent  lefifet  de  l'occa- 
fion  ,  &  de  prendre  pour  une  inclination  marquée 
vers  tel  ou  tel  art,  fefprit  imitatif  commun  à  l'hom- 
me &  au  finge  ,  &  qui  porte  machinalement  l'un  & 
l'autre  à  vouloir  faire  tout  ce  qu'il  voit  faire ,  fans 
trop  fivoir  à  quoi  cela  efl  bon.  Le  monde  eft  plein 
d'artifans  &  fur-tout  d'artiftes,  qui  n'ont  point  le  ta- 
lent naturel  de  l'art  qu'ils  exercent,  &  dans  lequel  on 
les  a  poufîés  des  leur  bas -âge,  foi  i  détermine  par 
d'autres  convenances ,  foie  trompé  par  un  zélé  ap- 
parent 


^2  E      M      I      L      Ê, 

parent  qui  les  eût  portés  de  même  vêts  tout  autre 
art,  s'ils  Tavoienc  vu  pratiquer  aufficôt.  Tel  entend 
un  tambour  6c.  fe  croit  Général  ;  tel  voit  bâtir  & 
veut  être  architefte.  Chacun  eft  tenté  du  métier 
qu'il  voit  faire,  quand  il  le  croit  eftimé. 

J'ai  connu  un  laquais  ,  qui ,  voyant  peindre  & 
deffiner  fon  maître,  fe  mit  dans  la  tête  d'être  peintre 
&  deflfinateur.  Dès  l'inllant  qu'il  eut  formé  cette  ré- 
folution ,  il  prit  le  crayon  ,  qu'il  n'a  plus  quitté  que 
pour  prendre  le  pinceau  ,  qu'il  ne  quittera  de  fa  vie. 
Sans  leçons  &  fans  régies  il  fe  mit  à  deffiner  tout  ce 
qui  lui  tomboit  fous  la  main.  Il  pafîà  trois  ans  en- 
tiers collé  fur  fes  barbouillages  ,  fans  que  jamais  rien 
pût  l'en  arracher  que  fon  fervice ,  &  fans  jamais  fe 
rebuter  du  peu  de  progrès  que  de  médiocres  difpofi- 
tions  lui  lailfoient  faire.  Je  l'ai  vu  durant  fix  mois 
d'un  été  très-ardent  ,  dans  une  petite  antichambre 
au  midi ,  où  l'on  fufFoquoit  au  paiTage  ,  affis,  ou 
plutôt  cloué  tout  le  jour  fur  fa  chaifè,  devant  un  glo- 
be, deffiner  ce  globe  ,  le  redeffiner  ,  commencer  & 
recommencer  fans  celle  avec  une  invincible  obftina- 
tion,  jufqu'à  ce  qu'il  en  eût  rendu  la  ronde-boffie  af- 
fez  bien  pour  être  content  de  fon  travail.  Enfin , 
favorifé  de  fon  maître  &  guidé  par  un  artiûe ,  il  eft 
parvenu  au  point  de  quitter  la  livrée,  &  de  vivre  de 
fon  pinceau.  Jufqu'à  certain  terme  la  perféverance 
fupplée  au  talent;  il  a  atteint  ce  terme,  &  ne  le  paf- 
fera  jamais.  La  confiance  &.  l'émulation  de  cet  hon- 
nête-garçon font  louables.  Il  fe  fera  toujours  efli- 
mer  par  fon  affiduité,  par  fa  fidélité ,  par  fes  mœurs  i 
mais  il  ne  peindra  jamais  que  des  delTus  de  porte. 
Qui  eft-ce  qui  n'eût  pas  été  trompé  par  Ion  zde,  & 
ne  l'eût  pas  pris  pour  un  vrai  talent?  Il  y  a  bien  de 
la  différence  entre  fe  plaire  à  un  travail ,  &  y  être 
propre.  Il  faut  des  obtèrvations  plus  fines  qu'on  ne 
penfe  ,  pour  s'afFurer  du  vrai  génie  6l  du  vrai  goût 
d'un  enfant ,   qui  montre  bien  plus  fes  defirs  que  fes 

dif» 


ou  de'  L'EDUCATION.         63 

difpofitions;  &  qu'on  juge  toujours  par  lés  premiers, 
faute  de  favoir  étudier  Jes  autres.  Je  voudrois  qu'un 
homme  judicieux  nous  donnât  un  traité  de  l'arc  d'ob- 
ferver  les  enfans.  Cet  art  feroit  très  -  important  à 
connoître:  les  pères  &.  les  maîtres  n'en  ont  pas  enco- 
re les  élémens. 

Mais  peut-être  donnons-nous  ici  trop  d'importan- 
ce au  choix  d'un  métier.  Puifqu'il  ne  s'agit  que  d'un 
travail  des  mains  ,  ce  choix  n'eft  rien  pour  Emile; 
&  fon  apprentiflage  eft  déjà  plus  d'à  moitié  fait ,  par 
les  exercices  dont  nous  l'avons  occupé  jufqu'à  pré- 
fent.  Que  voulez- vous  qu'il  faflè?  Il  eft;  prêt  à  tout  : 
il  fait  déjà  manier  la  bêche  &  la  houe;  il  fait  fe  fer- 
vir  du  tour,  du  marteau,  du  rabot,  delà  lime;  les 
outils  de  tous  les  métiers  lui  font  déjà  familiers.  II 
ne  s'agit  plus  que  d'acquérir  de  quelqu'un  de  ces  ou- 
tils un  ufage  alTez  prompt ,  aflèz  facile  pour  égaler 
en  diligence  les  bons  ouvriers  qui  s'en  fervent  ,  &  il 
a  fur  ce  point  un  grand  avantage  par-deflus  tous, 
c'eft  d'avoir  le  corps  agi!e,  les  membres  flexibles, 
pour  prendre,  làns  peine,  toutes  fortes  d'attitudes, 
&  prolonger  ,  fans  effort ,  toutes  fortes  de  mouve- 
mens.  De  plus ,  il  a  les  organes  jufles  &  bien  exer- 
cés; toute  la  méchanique  des  arts  lui  eft  déjà  con- 
nue. Pour  fwoir  travailler  en  maître,  il  ne  lui  man- 
que que  de  l'habitude;  &  l'habitude  ne  fe  gagne 
qu'avec  letems.  Auquel  des  métiers,  dont  le  choix 
nous  refte  à  faire  ,  donnera-t-il  donc  aflez  de  ten.s 
pour  s'y  rendre  diligent  ?  Ce  n'eft  plus  que  de  cela 
qu'il  s'agit. 

Donnez  à  l'homme  un  métier  qui  convienne  à  fbn 
fexe,  &  au  jeune  homme  un  métier  qui  convienne  à 
fon  âge.  Toute  profeflion  fédentaire  (5c  cafaniere, 
qui  efféminé  &  ramollit  le  corps ,  ne  lui  plaît  ni  ne 
lui  convient.  Jamais  jeune  garçon  n'alpira  de  lui- 
même  à  être  tailleur  ;  il  faut  de  l'art  pour  porter  à  ce 
métier  de  ftmrae«  ,  le  fexe  pour  lequel  û  n'eft  pas 

fait. 


ei.  E      M      I      L      E> 

fait  *.  L'aiguille  &  l'épée  ne  fauroient  être  maniéeè 
par  les  mêmes  mains.  Si  j'étois  Souverain  ^  je  ne 
permettrois  la  couture ,  &  les  métiers  à  Taiguille, 
qu'aux  femmes  ,  &  aux  boiteux  réduits  à  s*occuper 
comme  elles.  En  fuppofant  les  eunuaues  nécefliii- 
res ,  je  trouve  les  Orientaux  bien  foux  d'en  faire  ex- 
près. Que  ne  fe  contentent -ils  de  ceux  qu*afaic  la 
Nature  ,  de  ces  foules  d'hommes  lâches  dont  elle  a 
mutilé  le  cœur ,  ils  en  auroient  de  refte  pour  le  bcr 
foin.  Tout  homme  foible ,  délicat ,  craintif  ,  eft 
condamné  par  elle  à  la  vie  fédentaire;  il  eft  fait  pour 
vivre  avec  les  femmes  ,  ou  à  leur  manière.  Qu'il 
exerce  quelqu'un  des  métiers  qui  leur  font  propres,  à 
la  bonne  heure  ;  &  s'il  faut  abfolument  ck  vrais  eu- 
nuques ,  qu'on  réduife  à  cet  état  les  hommes  qui  dés- 
honorent leur  fexe  en  prenant  des  emplois  qui  ne  lui 
conviennent  pas.  Leur  choix  annonce  l'erreur  de  la 
Nature:  corrigez  cette  erreur  de  manière  ou  d'autre, 
vous  n'aurez  fait  que  du  bien. 

J'interdis  à  mon  élevé  les  métiers  mal-fains,  mais 
non  pns  les  métiers  pénibles,  ni  même  les  métiers  pé- 
rilleux. Ils  exercent  à  la  fois  la  force  &  le  courage  ; 
ils  font  propres  aux  hommes  feuls,  les  femmes  n'y 
prétendent  point:  comment  n'ont-ils  pas  honte  d'em- 
piéter fur  ceux  qu'elles  font? 

DiUantur  paucœ ,  comedunt  collîpbia  pauca. 
Fus  lanam  trabitiSt  calatbifque  pera£ta  refertîs 
reliera j- 

En  Italie ,  on  ne  voit  point  de  femmes  dans  les 
boutiques  ;  &  l'on  ne  peut  rien  imaginer  de  plus  trif- 

té 


*  Il  n'y  avoit  point  de  tailleurs  parmi  les  anciens  :  les  ha?- 
bits  des  hommes  fe  faifoient  dans  la  maifon  par  les  femmes.   , 
t  Juven.  Sac.  II. 


i 


ou   DE    L'ÉDUCATION.         ^^5 

tè  que  le  coup -d'oeil  des  rues  de  ce  pays-là,  pour 
ceux  qui  font  accouiumcs  à  celles  de  France  &  d'An- 
gleterre. En  voyant  des  marchands  de  modes  ven- 
dre aux  Dames  des  rubans ,  des  pompons ,  du  re- 
zeau  ,  de  la  cheniiJe ,  je  trou  vois  ces  pâtures  délica- 
tes bien  ridicules  dans  de  grofles  tnains ,  faites  pour 
foufBer  la  forge  &  frapper  fur  l'enclume.  Je  me  di- 
fois;  dans  ce  pays  les  femmes  devroient ,  par  repré- 
fai}les ,  Jever  des  boutiques  de  fourbifieurs  &  d'ar- 
muriers. Eh  !  que  chacun  fafle  &  vende  les  armes 
de  fon  feie.  Pour  les  connoître ,  il  les  faut  em- 
ployer. 

Jeune  homme ,  imprime  à  tes  travaux  la  main  de 
l'homme.  Apprends  à  manier  d'un  bras  vigoureux 
]a  hache  &  la  fcie,  à  équarrir  une  poutre,  à  monter 
fur  un  comble,  à  pcfer  le  faire,  à  l'affermir  de  jam- 
bes-de  force  &  d'entraits;  puis  crie  à  ta  fo3ur  de  ve- 
liir  t'kider  à  ton  ouvrage  ,  comme  elle  te  difoit  dé 
travailler  à  fon  point- croifé. 

J'en  dis  trop  pour  mes  agréables  contemporains, 
je  le  fens  ;  mais  je  me  laifle  quelquefois  entraîner  à  la 
force  des  conféquences.     Si  quelque  homme  que  ce 
foit  a  honte  de  travailler  en  public ,  armé  d'une  do- 
loire  &  ceint  d'un  tablier  de  peau  ,  je  ne  vois  plusr 
en  lui  qu'un  efclave  de  l'opinion ,  prêt  à  rougir  de 
bien  faire,   fi -tôt  qu'on  fe  rira  des  honnêces-gens. 
Toutefois  cédons  au  préjugé  des  pères  tout  ce  qui  ne 
peut  nuire  au  jugement  des  enfans.     Il  n'td  pas  né- 
céflaire  d'exerctr  toutes  les  profeflions  utiles  pour  les 
honorer  toutes  ;   il  fuffit  de  n'en  eftimer  aucune  au- 
deflbus  de  foi.     Quand  on  a  le  choix,  d:  que  rien 
d'ailleurs  ne  nous  détermine  ,   pourquoi  ne  confultc- 
rôiton  pas  l'agrément ,  l'inclination  ,  la  convenance 
entre  les  profeiîions  de  même  rang?  Les  travaux  des 
métaux  font  utiles  ,  &  même  les  plus  utiles  de  tous. 
Cependant ,   à  moins  qu'une  raifon  patiiculitre  ne 
Totm  L  Partie  IL.  E  m'v 


66  EMILE, 

m*y  porte  ,  je  ne  ferai  point  de  votre  fils  un  marc- 
ch'il ,  un  ferrurier ,  un  forgeron  ;  je  n'aimerois  pas 
à  lui  voir ,  dans  fa  forge  ,  la  figure  d'un  cyclope. 
De  même ,  je  n'en  ferai  pas  un  maçon  ,  encore 
moins  un  cordonnier.  11  faut  que  tous  les  métiers  fe 
failcint  ;  mais  qui  peut  choifir ,  doit  avoir  égard  à  la 
propreté  ;  car  il  n'y  a  point  -  là  d'opinion  ;  fur  ce 
point  les  fens  nous  décident.  Enfin  je  n'aimerois  pas 
ces  ftupides  profeffions,  dont  les  ouvriers,  fans  in- 
dallrie  &  prefque  automates,  n'exercent  jamais  leurs 
mains  qu'au  même  travail.  Les  tiflerands,  les  fai- 
feurs  de  bas ,  les  fcieurs  de  pierre  ,*  à  quoi  fert  d'em- 
ployer à  ces  métiers  des  hommes  de  fens?  c'efl  une 
machine  qui  en  mené  une  autre. 

l'out  bien  confideré,  le  métier  que  j'aimerois  le 
mieux  qui  fût  du  goût  de  mon  élevé ,  efl:  celui  de 
ménuifier.  11  efl  propre,  il  eft  utile,  il  peut  s'exer- 
cer dans  la  maifon;  il  tient  fulFifamment  le  corps  en 
haleine  ;  il  exige  ,  dans  l'ouvrier  de  l'adreflc  Ci:  de 
findadrie  ,  6l  dans  la  forme  des  ouvrages  que  l'uti- 
licé  détermine  ,  l'élégance  &  le  goût  ne  font  pas 
exc'us. 

Que  fi  par  hazard  le  génie  de  votre  élevé  étoit  dé- 
cidément tourné  vers  les  fciences  fpéculatives ,  alors 
je.  ne  blâmerois  pas  qu'on  lui  donnât  un  métier  con- 
forme à  fes  inclinations  ;  qu'U  apprît ,  par  exemple , 
à  faire  des  infl:rumens  de  mathématiques,  des  lunet- 
tes, des  télelcopes,  de. 

Qijand  Emile  apprendra  fon  métier ,  je  veux  l'ap* 
prendre  avec  lui  ;  car  je  fuis  convaincu  qu'il  n'ap- 
prendra jamais  bien  que  ce  que  nous  apprendrons  en- 
jcmble.  Nous  nous  mettrons  donc  tous  deux  en  ap- 
prentilTige  ,  &  ne  us  ne  prétendrons  point  être  trai- 
tés en  Meilleurs,  mais  en  vrais  apprentifs,  qui  ne 
le  font  pas  pour  rire:  pourquoi  ne  Ic.ferions-nous  pris 
tout  de  bon  ?   Le  Czar  Pierre  éioit  charpentitr  au 

chan- 


ou  DE   L'EDUCATION.  i^f 

chantier ,  &  tambour  dans  fes  propres  troupes  :  pen- 
fez-voLis  que  ce  l^rince  ne  vous  valût  pas  par  la  naif- 
fance  ou  par  le  mérite  ?  Vous  comprentz  que  ce 
n'ell  point  à  Kmile  que  je  dis  cela  ;  c'eft  à  vous ,  qui 
que  vous  puiffiez  être. 

Malheureuf^mtnt  nous  ne  pouvons  paiTer  tout  no- 
tre tems  à  l'établi.     Nous  ne  femmes  pas  leulemcnc 
apprentifs  ouvriers  .    nous  Pommes  appreniifs  hom- 
mes ;  (k  l'apprentifîage  de  ce  dernier  métier  cfl  plus 
pénible  &  plus  long  que  l'autre      Coœment  ferons- 
nous  donc  ?  PrLndrons-nous  un  maîtrt;  de  rabot  une 
heure  par  jour  comme  on  prend  un  maître  à  danfer? 
Non  ,   nous  ne  ferions  pas  des  apprentifs ,  mais  des 
difciples  ',  &  notre  ambition  n'eft  pas  tant  d'appren* 
dre  la  menuiferie ,  que  de  nous  élever  à  l'état  de  m^- 
huifier.     Je  fuis  donc  d'avis  que  nous  allions  toutes 
les  feraaines  une  ou  deux  fois  ,  au  moins,  paflèr  U 
journée  entière  chez  le  maître ,  que  nous  nous  le- 
vions à  fon  heure,  que  nous  foyonsà  l'ouvrage  avant 
lui,  que  nous  mangions  à  fa  table,  que  nous  iravarl- 
lions  fous  fes  ordres  ;  &.  qu'après  avoir  eu  l'honneur 
de  fouper  avec  ù  famille,  nous  retournions,  fi  nous 
voulons  ,   coucher  dans  nos  lits  durs.     Voilà  com- 
ment on  apprend  plufieurs  métiers  à  la  fois,  &  com- 
ment on  s'exerce  au  travail  des  mains ,  fans  négliger 
l'autre  apprentiiliige. 

Soyons  fimples  en  faifant  bien.  N'a'lons  pas  re- 
produire la  vanité  par  nos  lùins  pour  la  combattre. 
vS'tnorgutillir  d'avoir  vaincu  ks  préjugés ,  c  eft  s'y 
foumcttre.  On  dit  que  par  un  ancien  ufage  de  la 
Maifon  Ottomane,  le  Grand- Seigneur  eft  obligé  de 
travailler  de  les  mains,  &  chacun  fait  que  Its  ouvra- 
ges d'une  m.ain  royale  nt  peuvent  être  que  des  chef- 
d'ocuvres.  Jl  didrib  jc  donc  miignifiquement  ces  chef- 
d'œuvres  aux  Grands  de  la  Torte;  &  l'ouvrage  efl: 
payé  ftlon  la  qualité  de  l'ouvrier.     Ce  que  je  vois  de 

1^  2  mtii 


d8  EMILE, 

mal  à  cela  n'efl  pas  cette  prétendue  vexation  ;  car  ^ , 
au  contraire,  elle  efl:  un  bien.  En  forçant  les  Grands 
de  partager  avec  lui  les  dépouilles  du  peuple  ,  le 
Prince  eft  d'autant  moins  obligé  de  piller  le  peuple 
direélement.  C'ell  un  foulageraent  nécelîkire  au  def- 
potiûne  ,  &  fans  lequel  cet  horrible  Gouvernement 
ne  fauroit  fubfifterè 

Le  vrai  mal  d'un  pareil  ufage,  efl:  l'idée  qu'il  don- 
ne à  ce  pauvre  homme  de  fon  mérite.  Comme  le 
Roi  Midas ,  il  voit  changer  en  or  tout  ce  qu'il  tou- 
che ;  mais  il  n'apperçoit  pas  quelles  oreilles  cela  fait 
pouffer.  Pour  en  conferver  de  courtes  à  notre  Emi- 
le ,  préfcrvons  Tes  mains  de  ce  riche  talent  ;  que  ce 
qu'il  fait  ne  tire  pas  fon  prix  de  l'ouvrier,  mais  de 
l'ouvrage.  Ne  fouflFrons  jamais  qu'on  juge  du  fien 
qu'en  le  comparant  à  celui  des  bons  maîtres.  Qiie 
fon  travail  foit  prifé  par  le  travail  même ,  &  non  par- 
ce qu'il  eft  de  lui.  Dites  de  ce  qui  efl:  bien  fait, 
voilà  qui  eft  bienfait;  mais  n'ajoutez  point,  qui  eft-ce 
qui  a  fait  cela  ?  S'il  dit  lui-même  d'un  air  fier  &  con- 
tent de  lui ,  c'cft  moi  qui  l'ai  fait  ;  ajoutez  froide- 
meni;  von  s  ou  un  autre  ^  Un  importe;  c  eft  toujours  im 
travail  bienfait. 

Bonne  mère,  préferve-toi  fur-tout  des  raenfonges 
qu'on  te  prépare.  Si  ton  fils  fait  beaucoup  de  cho- 
fes,  défie- toi  de  tout  ce  qu'il  fait:  s'il  a  le  malheur 
d'être  élevé  dans  Paris  &  d'être  riche,  il  eft  perdu. 
Tant  qu'il  s'y  trouvera  d'habiles  artiftes ,  il  aura  tous 
leurs  talens  ;  mais  loin  d'eux ,  il  n'en  aura  plus.  A 
Paris  le  riche  fait  tout  ;  il  n'y  a  d'ignorant  que  le  pau- 
vre. Cette  capitale  efl:  pleine  d'amateurs  &  fur-tout 
d'amatrices  qui  font  leurs  ouvrages  comme  M.  Guil- 
laume inventoit  fes  couleurs.  Je  connois  à  ceci  trois 
exceptions  honorables  parmi  les  hommes,  il  y  en 
peut  avoir  davantage  ;  mais  je  n'en  connois  aucune 
parmi  les  femmes ,   <ii  je  doute  qu'il  y  en  ait.     En 

gé' 


ou    DE    L'EDUCATION.        6^ 

général  on  acquiert  un  nom  dans  les  arts  comme  dans 
]:i  robej  on  devient  artille  &  juge  des  artiPies  com- 
me on  devient  Dofteur  en  droit  &  Magiftrat. 

Si  donc  il  étoit  une  fois  établi  qu'il  eil  beau  de  fa- 
voir  un  métier  ,  vos  enfans  le  fauroient  bientôt  fans 
l'apprendre  :  ils  pafferoient  maîtres  comme  les  Con- 
feiliers  de  Zurich.  Point  de  tout  ce  cérémonial  pour 
Emile  ;  point  d'apparence  &  toujours  de  la  réalité, 
(^u'on  ne  dife  pas  qu'il  fait  ;  mais  qu'il  apprenne  en 
filence.  Qu'il  fafle  toujours  fon  chef-d'œuvre,  & 
que  jamais  il  ne  paffe  maître  ;  qu'il  ne  fe  montre  pas 
ouvrier  par  fon  titre,  mais  par  fon  travail. 

Si  jufqu'ici  je  me  fuis  fait  entendre,  on  doit  con- 
cevoir comment  avec  l'habitude  de  fexercice  du 
corps  &  du  travail  des  mains  ,  je  donne  infenfible- 
ment  à  mon  élevé  le  goût  de  la  réflexion  &  de  la  mé^ 
ditation  ,  pour  balancer  en  lui  la  parellè  qui  réfulte- 
roit  de  fon  indifférence  pour  les  jiigemens  des  hom- 
mes, <Sc  du  calme  de  fes  pallions.  Il  faut  qu'il  tra^ 
vaille  en  payfan ,  &  qu'il  penfe  en  philofophe  ,  pour 
n'être  pas  auffi  fainéant  qu'un  fauvage.  Le  grand 
fecret  de  l'éducation  efl:  de  faire  que  les  exercices  du 
corps  &  ceux  de  l'efprit  fervent  toujours  de  délaffe- 
ment  les  uns  aux  autres. 

Mais  gardons -nous  d'anticiper  fur  les  inftruflions 
qui  demandent  un  efpric  plus  mûr.  Emile  ne  fera 
pas  long-tems  ouvrier,  fans reflèntir  par  lui-même 
l'inégalité  des  conditions,  qu'il  n'avoit  d'abord  qu'ap- 
perçue.  Sur  les  maximes  que  je  lui  donne  &qui  font 
à  fa  portée  il  voudra  m'exammer  à  mon  tour.  En 
recevant  tout  de  moi  feul ,  en  fe  voyant  fi  prés  de 
l'état  des  pauvres,  il  voudra  favoir  pourquoi  j'en  fuis 
û  loin.  11  me  fera  peut-être  ,  au  dépourvu  ,  des 
queftions  fcabreufes.  Fous  êtes  riche ,  vous  me  lavez 
diî^  S  je  k  vois.  Un  riche  doit  aujjifon  travail  à  la 
J.9çiété  i  pui/quil  efi  homme.     Maïs  tcw,  que  faite  s- 

E  3  vQiii 


yd  EMILE, 

S}OUSihnc  pour  ellel  Quediroit  à  cela  un  beau  gouver- 
neur? je  l'ignore.  Il  feroit  peut-être  aflèz  lot  pour 
parler  à  l'enfant  des  foins  qu'il  lui  rend.  Quant  à 
moi ,  l'attelier  me  tire  d'affaire.  Foïlà ,  cher  Emile , 
une  excellente  qnefl'/m,  Je  vous  promets  d'y  répondre 
pour  jnoU  qiicind  vous  y  ferez  pour  vous-  vie  mes  une  ré- 
ponfe  dont  vous  foyez  cnntenî.  En  atte^idcmt  f  aurai  foin 
de  rendre  à  vous  (y  aux  pauvres  ce  que  fat  de  trop ,  £5* 
de  faire  wie  table  ou  un  bi'ic par  fcmahie ^  nfin  de  nêue 
pas  tout -à  fait  inutile  à  tout. 

Nous  voici  revenus  à  nous-raênîes.  Voilà  notre 
enfant  prêt  à  cefTcr  de  Téfre,  rentré  dr,ns  Ton  indivi- 
du. Le  voilà  Tentant  plus  que  jamais  la  néceflité 
qui  l'attache  aux  chon?s.  Après  avoir  commencé 
par  exercer  Ton  corps  ôl  Tes  fens ,  nous  avons  exercé 
fon  efprit  6i  fon  jugement,  linfia  nous  avons  réuni 
l'ufage  de  fes  membres  à  celui  de  frs  fjcukés.  Nous 
avons  fait  un  être  agiiLnt  &  pc-nfant  ;  il  ne  nous 
refle  plus,  pour  aclievcr  l'homme  ,  que  de  faire  un 
être  aimant  &  fenfible;  c'ell-à-dire  de  perfectionner 
la  raifon  par  le  fentiment  Mais  avant  d'entrer  dans 
ce  nouvel  ordre  de  choies  ,  jettons  les  ^^eux  fur  ce- 
lui d'où  nous  fortons ,  &  voyons  le  plus  exaflemeut 
qu'il  ell  poPJble  jufquoù  nous  fom.nus  parvenus. 

Notre  élevé  n'avoit  d'abord  que  des  fenfations , 
maintenant  il  a  des  idées  ;  il  ne  faifoit  que  fentir, 
maintenant  il  juge.  Car  de  la  comparaifon  de  plu- 
fieurs  fenfations  fuccellîves  ou  limultanées  ,  &.  du 
jugement  qu'on  en  porte ,  naît  une  forte  de  fcnfation, 
nuxie  ou  complexe ,  que  j'appelle  idée. 

La  manière  de  former  les  idées  eil  ce  qui  donne 
un  caraftere  à  fefprit  humain,  L'efprit  qui  ne  fof- 
me  fes  idées  que  fur  des  rapport?  réels,  eO:  un  efprit 
folide  ;  celui  qui  fe  contente  des  rapports  apparens , 
dl  un  efprit  fuperficiel  :  celui  qui  voit  les  rapports 
tels  qu'ils  font,  efl  un  efprit  jufte,  celui  qui  les  ap- 

■  v^4' 


ou   DE   L'EDUCATION.  71 

précie  mal ,  efl  un  efprit  faux  :  cekiî  qui  controuve 
des  rappons  im^iginaires  qui  n'ont  ni  réalité  ni  appa- 
rence 5  eft  un  fou  ;  celui  qui  ne  compare  point ,  efl 
un  imbécille.  L'aptitude  plus  ou  moins  grande  à 
comparer  des  idées  &  à  trouver  des  rapports,  efl  ce 
qui  foit  dans  Jes  hommes  le  plus  ou  le  moins  d  ef- 
prit, &C. 

Les  idées  fimples  ne  font  que  des  fenfations  com- 
parées. Il  y  a  des  jugemens  dans  les  fimples  fenfa* 
lions  aulTi  bien  que  dans  les  fenfations  complexes  que 
j'appelle  idées  limples.  Dans  la  fenfation ,  le  juge- 
ment efl  purement  pafïîf  »  il  aflirme  qu'on  fent  ce 
qu'on  fent.  Dans  la  perception  ou  idée  ,  le  juge- 
ment efl  a6lif  ;  il  rapproche  ,  il  compare,  il  déter- 
mine des  rapports  que  le  fens  ne  détermine  pas. 
Voilà  toute  la  différence ,  mais  elle  efl  grande.  Ja- 
mais la  Nature  ne  nous  trompe  ;  c'ell  toujours  nous 
qui  nous  trompons. 

Je  vois  fervir  à  un  enfant  de  huit  ans  d'un  froma- 
ge glacé,  il  porte  la  cuillier  à  fa  bouche,  fans  fa- 
voir  ce  que  c'ell ,  ôc  faifi  du  froid ,  s'écrie:  M  !  ce- 
la me  hïûle  !  Il  éprouve  une  fenfation  très -vive  ;  il 
n'en  connoît  point  de  plus  vive  que  la  chaleur  du 
feu,  Ck  il  croit  fentir  celle -là.  Cependant  il  s'ubu- 
fe;  le  faiiiiTement  du  froid  le  bLffe,  mais  il  ne  le 
brûle  pas ,  &  ces  deux  fenfations  ne  font  pas  fembla- 
bles ,  puifque  ceux  qui  ont  éprouvé  l'une  &  l'autre 
ne  les  coniundent  point.  Ce  n'cfl  donc  pas  la  fenfa- 
tion qui  le  trompe,  mais  le  jugement  qu'il  en  porte. 

Jl  en  efl  de  même  de  celui  qui  voit ,  pour  la  pre- 
mière fois ,  un  miroir  ou  une  machine  d'optique ,  ou 
qui  entre  dans  une  cave  profonde,  au  cœur  de  Thiver 
ou  de  l'été,  ou  qui  trempe  dans  l'eau  tiède  une  main 
très  -  chaude  ou  très -froide,  ou  qui  fait  rouler  entre 
deux  doigts  croifés  une  petite  boule,  &c.  s'il  fe  con- 
^nte  de  dire  ce  qu'il  apperçoit ,  ce  qu'il  fent ,  fon 

E  4  juge^ 


?2  EMILE, 

jugement  étant  purement  paffif ,  il  eft  impoflîble  qu'il 
je  trompe;  mais  quand  il  juge  de  la  chofe  par  Tappa- 
rence,  il  tfl:  a6lif ,  il  compare,  il  établit  par  induc- 
tion des  rapports  qu'il  n'apperçoit  pas ,  alors  il  fe 
trompe  ou  peut  fe  tromper.  Pour  corriger  ou  pré- 
venir l'erreur ,  il  a  befojn  de  l'expérience. 

Montrez  de  nuit  à  votre  élevt  des  nuages  paflant 
entre  la  lune  &  lui ,  il  croira  que  c'efl  la  lune  qui 
paiTe  en  fens  contraire,  &  que  les  nuages  font  arrê- 
tes. Il  le  croira  par  une  induôlion  précipitée,  parce 
qu'il  voit  ordinairement  les  petits  objets  fe  mouvoir 
préferablement  aux  grands  ,  &  que  les  nuages  lui 
femblent  plus  grands  que  la  lune  dont  il  ne  peut  efl.i- 
iiier  l'eloignement.  Lorfque  dans  un  bateau  qui  vo- 
gue ,  il  regarde  d'un  peu  loin  le  nv;3ge ,  il  tombe 
dans  l'erreur  contraire ,  ^  croit  voir  courir  la  terre , 
parce  que  ne  fe  Tentant  point  en  mouvement  il  re- 
jrarde  le  bateau  ,  la  mer  ou  la  rivière,  Ck.  tout  foa 
horizon  ,  comme  un  tout  immobile  dont  le  rivage 
qu'il  voit  courir  ne  lui  ftmble  qu'une  partie. 

La  prerniere  fois  qu'un  cnlant  voit  un  bâton  à 
înoiiié  plongé  dans  l'eau ,  il  voit  un  bâton  brifé  ,  la 
fenfation  eft  vraie;  ëc  elle  ne  laifTeroit  pas  de  l'être, 
quand  niéme  nous  ne  Hiurions  point  la  raifon  de  cette 
apparence.  Si  donc  vous  lui  demandez  ce  qu'il  voit , 
il  dit  :  un  bâton  brifé ,  d  il  dit  vrai  ;  car  il  eO:  très- 
fur  qu'il  a  la  fenfation  d'un  bâton  brifé.  Mais  quand 
prompé  par  fon  jugement,  il  va  plus  loin,  &  qu'a- 
près avoir  affirmé  qu'il  voit  un  bâton  brifé,  il  affirms 
encore  que  ce  qu'il  voit  eft  en  effet  un  bâton  brifé, 
alors  il  dit  faux:  pourquoi  cela?  Parce  qu'alors  il  de- 
vient aftif,  &  qu'il  ne  juge  plus  par  infpe6tion, 
mais  par  indu^lion,  en  affirmant  ce  qu'il  ne  fent  pas, 
favoir  que  le  jugement  qu'il  reçoit  par  un  fèns  feroit 
confirmé  par  un  autre. 

Puifque  toutes  nç>s  erreuî:s  viennent  de  nos  juge- 

' mensg 


or  DE   L'EDUCATION.         73 

mens ,  il  efl  clair  que  fi  nous  n'avions  jamais  befoin 
de  juger,  nous  n'aurions  nul  befoin  d'apprendre; 
nous  ne  ferions  jamais  dans  le  cas  de  nous  tromper  ; 
pous  ferions  plus  heureux  de  notre  ignorance  que 
nous  ne  pouvons  l'être  de  notre  favoir.  Qui  efl .  ce 
qui  nie  que  les  favans  ne  fâchent  mille  choies  vraies 
que  les  ignorans  ne  fauront  jamais  ?  Les  favans  font- 
ils  pour  cela  plus  prés  de  la  vérité  ?  Tout  au  con- 
traire ;  ils  s'en  éloignent  en  avançant ,  parce  que  la 
vanité  de  juger  faifant  encore  plus  de  progrés  que  les 
lumières  ,  chaque  vérité  qu'ils  apprtnntnt  ne  vient 
qu'avec  cent  jugemens  faux.  Il  efb  de  la  dernière 
évidence  que  ks  compagnies  favantes  de  l'Europe  ne 
font  que  des  écoles  publiques  de  menfcnges;  &  tré§- 
fûrement  il  y  a  plus  d'erreurs  dans  l'Académie  des 
Sciences  que  dans  tout  un  peuple  de  Hurons. 

Fuifque  plus  les  homnr.ts  favent ,  plus  ils  fe  trom- 
pent; le  feu!  miOyen  d'éviter  l'erreur  ell  l'ignorance. 
Ne  jugez  point,  vous  ne  vous  abuferez  jamais?  C'tfl 
la  Itçon  de  la  Nature  auffi-bien  que  de  la  railbn. 
IJors  les  rapports  immédiats  en  très-petit  nomibre  & 
iiés-fenfibles  que  ks  chofes  ont  avec  nous,  nous  n'a- 
vons naturellement  qu'une  profonde  indiffc^tnce  pour 
tout  le  refle.  Un  Sauvage  ne  tourneroit  pas  le  pied 
pour  aller  voir  le  jeu  de  la  plus  belle  machine ,  ôç 
tous  les  prodiges  de  fcltiSlriciLé.  Que  m  importe?  efl: 
le  miOt  le  plus  familier  à  l'ignorant,  6i,  le  plus  conve- 
nable au  fage. 

Mais  mailieureufement  ce  mot  ne  noiis  va  plus. 
Tout  nous  importe  depuis  que  nous  fommes  dépeu- 
dans  de  tout  ;  &  notre  curiofué  s'étend  néceflàire- 
nient  avec  nos  bcfoins.  Voilà  pourquoi  j'en  donne 
une  très -grande  au  Philofophe  oc  n'en  donne  point 
au  Sauvage.  Celui-ci  n'a  btiuin  de  perfonne;  l'au- 
tre a  befoin  de  tout  le  monde,  yi  Iui-louc  d'aumir^- 
ieurs. 

?5  Oft 


[^4  EMILE, 

On  me  dira  q^e  je  fors  de  la  Nature  ;  je  n'en  crois 
rien.  Elle  choifii  Tes  inftrumens  &  les  régie ,  non 
lur  l'opinion ,  mais  fur  le  befoin.  Or  les  befoins  chan- 
gent félon  la  fituation  des  hommes.  11  y  a  bien  de  la 
différence  entre  l'homme  naturel  vivant  dans  l'état 
de  Nature ,  &  l'homme  naturel  vivant  dans  l'état  âc 
Ibciété.  Emile  n'ell  pas  un  fauvage  à  reléguer  dans 
les  dcferts  ;  c'efl:  un  fauvage  fait  pour  habiter  les  vii- 
les.  Il  faut  qu'il  fâche  y  trouver  fon  nécefîliire,  ti- 
rer parti  de  lears  habitans  ;  &  vivre ,  finon  comme 
eux ,  du  moins  avec  eux. 

Puifqu'au  milieu  de  tant  de  rapports  nouveaux,^ 
dont  il  va  dépendre,  il  faudra  malgré  lui  qu'il  jug^  ,. 
apprenons-lui  donc  à  bien  juger. 

La  meilleure  manitre  d'apprendre  à  bien  juger, 
eft  celle  qui  tend  le  plus  à  fimplint^r  nos  expériences , 
(k  à  pouvoir  même  nous  en  pafTir  fans  tomber  dans 
l'erreur.  D'où  il  fuit  qu'après  avoir  long-tems  vérifié 
]es  rapports  des  fens  fur)  par  l'autre ,  il  faut  encore 
apprendre  à  x'eriGer  les  rapports  de  chaque  fens  par 
lui-même  ,  fans  avoir  befoin  de  recourir  à  un  autre 
fens  ;  alors  chaque  fenfation  deviendra  pour  nous  une 
idée,  &  cette  idée  fera  toujours  conforme  à  la  véri- 
té. Telle  eft  la  forte  d'acquis  dont  j'ai  tâché  de  rem- 
plir ce  troifiéme  âge  de  la  vie  humaine. 

Cette  manière  de  procéder  exige  une  patience  ôi 
une circonfpe6tion  dont  peu  de  maîtres  font  capables, 
&  fans  laquelle  jamais  le  difciple  n'apprendra  à  juger. 
Si,  par  exemple  ,  lorfque  cclui-ci  s'abufe  fir  l'appa- 
rence du  bâton  brifé ,  pour  lui  montrer  fon  erreur 
vous  vous  preifez  de  tirer  le  bacon  hors  de  l'eau , 
vous  le  détromperez  peut-être  ;  mais  que  lui  appren- 
drez-vous?  Rien  que  ce  qu'il  auroit  bientôt  appris  de 
lui-même.  Oh  que  ce  n'eft  pas-là  ce  qu'il  faut  faire! 
11  s'agit  moins  de  lui  apprendre  une  vérité ,  que  de 
lui  montrer  comment  il  faut  s  y  prendre  pour  décou- 
vris 


0  TJ  D  E    UE  D  U  C  A  T  I  O  N.        75 

vrir  toujours  la  vérité.  Pour  mieux  l'inftruire ,  il  ne 
faut  pas  le  détromper  C-tôc.  Prenons  Emile  &  moi 
pour  exemple. 

Premièrement ,  à  la  féconde  des  deux  queftions 
fuppofées,  tout  enfant  élevé  à  l'ordinaire  ne  manque- 
ra pas  de  répondre  iiffirmativement.  C'efi:  fûrement, 
dira-t-il,  un  bâton  brifé.  Je  doute  fort  qu'Emile  me 
failè  la  même  réponle.  Ne  voyant  point  la  néceffité 
d'être  favant  ni  de  le  paroître,  il  n  c(t  jamais  prefle 
de  juger;  il  ne  juge  que  fur  l'évidence,  &  il  ell  bien 
éîo'gné  de  la  trouver  dans  cette  occafion  ,  lui  qui  fait 
combien  nos  jngemens  fur  les  apparences  font  fujets 
à  l'illufion,  ne  fût-ce  que  dans  la  perfpcclive. 

D'ailleurs  ,  comme  il  fait  par  expérience  que  mes 
queftions  les  plus  frivoles  ont  toujours  quelque  objec 
qu'il  n'apperçoit  pas  d'abord ,  il  n'a  point  pris  l'habi- 
tude d'y  répondre  étourdinicnt.  Au  contraire ,  il  s'tn 
défie,  il  s'y  rend  attentif,  il  les  examine  avec  grand 
fuin  avant  ci'y  répondre.  Jamais  il  ne  me  fut  Uc  ré- 
ponfe  qu'il  n'en  foit  content  lui -même;  ai.  il  effc  diffi- 
cile à  con'Ltnter.  Enfin  nous  ne  nous  piquors  ni  iui 
ni  moi  de  favoir  la  vérité  des  chofes  ;  mais  fculemcnc 
de  ne  pas  donner  dans  Terreur.  Nous  ferions  bien 
plus  confus  de  nous  payer  d'une  raifon  qui  n'eft  pas 
bonne  ,  que  de  n'en  point  trouver  du  tout,  ^c  ne 
Jais^  ell  un  mut  qui  nous  va  li  bien  à  tous  deux  ,  & 
que  nous  répett^ns  fi  fouvent  ,  qu'il  ne  coûte  plus 
rien  à  l'un  ni  à  l'autre.  JVlais  foit  que  cette  étourde- 
rie  lui  échappe ,  ou  qu  il  l'évite  par  notre  commode^ 
je  ne  Jais ,  ma  réplique  ell  la  même  5  voyons ,  exa- 
minons. 

Ce  bâton  qui  trempe  à  moitié  dans  l'eau,  eft  fixé 
dans  une  liiuation  perdendicuîuire.  Pour  favoir  s'il 
efl: brifé,  comme  il  le  paroit,  cjuc de  chofes  n'avons- 
rous  pas  à  faire  avant  de  le  tirer  de  l'eau,  ou  avanç 
d'y  porter  la  main? 

1°.  D';^ 


76  E      M      t      ï.      E , 

1°.  D'abord  nous  tournons  tout  autour  du  bâton  y 
&  nous  voyons  que  la  brifuie  tourne  comme  nou.% 
C'ell  donc  notre  œil  feu!  qui  la  change,  &  les  rc-ï 
gards  ne  remuent  pas  les  corps. 

2°.  Nous  regardons  bien  à  plomb  fur  le  bout  du 
bâton  qui  efl:  hors  de  l'eau ,  alors  le  bâton  n'eft  pljs 
courbe,  le  bout  voilln  de  notre  œil  nous  cache  exac- 
tement l'autre  bout.  Notre  œil  a-t-il  redreile  le 
bacon  ? 

3°.  Nous  agitons  la  furface  de  l'eau,  nous  voyors 
le  bâton  fe  plier  en  plufieurs  pièces,  fe  mouvoii'  en 
zjgzag,  &  fuivre  les  onduiaciQus  de  l'eau.  Le  mou- 
vement que  nous  donnons  à  cette  eau  fufîit-il  pour 
bâfvr,  amollir  &  fondre  ainfi  le  bâton? 

4"^.  Nous  fàilbns  écouler  l'eau ,  &  nous  voyons  le 
bâton  fe  redrclljr  peu-à-peu  à  mcfure  que  Teau  baif- 
fe.  N'en  voilà -t-ii  pas  plus  qu'il  ne  faut  pour  éclair- 
cir  le  fait  &  trouver  la  réfi-::clion ?  Il  n'efb  donc  pas 
vrai  que  la  vÇie  nous  tromp';;,  puifque  nous  n'avons 
befoin  que  d'elle  feule  pour  recliiier  les  erreurs  que 
nous  lui  attribuons. 

Suppofons  l'enfant  affcz  (lupide  pour  ne  pas  fentir 
le  réfultat  de  ces  expériences;  c'efl:  alors  qu'il  faut 
appel'er  le  toucher  au  fecuurs  de  la  vue  Au  lieu  de 
tirer  le  bâton  hors  de  l'eau,  lailTcz-le  dans  fa  fitu^* 
lion  ;  &  que  l'enfant  y  paflè  la  main  d'un  bout  à 
l'autre  ,  il  ne  fentira  point  d'angle  :  le  bâton  n'eil: 
donc  pas  brifé. 

Vous  me  direz  qu'il  n'y  a  pas  feulement  ici  des  ju- 
gemens  ;  mais  des  raifonnemens  en  forme.  Il  ell 
vrai;  mais  ne  voyez -vous  pas  que  fi-tôr  que  l'tfprit 
ç(l  parvenu  jufqu'aux  idées ,  tout  jugement  eft  un 
raifonnement.  La  confcience  de  toute  fenfation  ell 
une  propoiition  ,  un  jugement.  Donc  fi -tôt  que  l'on 
compare  une  fenfation  à  une  autre ,  on  raifonne. 
L'art  de  juger  &  l'art  de  raifonncr ,  font  exactement 
le  même.  Eml- 


ou   DE   L'EDUCATION.         77 

Emile  ne  faura  jamais  la  dioptrique ,  ou  je  veux 
qu'il  l'apprenne  autour  de  ce  bâton.  Jl  n'aura  point 
difféque  d'inleftes  ;  il  n'aura  point  compté  les  taches 
du  foleil  i  il  ne  faura  ce  que  c'eft  qu'un  raicroTcope 
&  un  télefcope.  Vos  doftes  élevés  fe  moqueront  de 
fon  it^norance.  Ils  n'auront  pas  tort  ;  car  avant  de 
îè  fervir  de  ces  inftrumens,  j'entends  qu'il  les  inven- 
te ,  &  vous  vous  doutez  bien  que  cela  ne  viendra 
pas  fi-tôt. 

Voilà  l'efprit  de  toute  ma  méthode  dans  cette  par- 
tie. Si  l'enfant  fait  rouler  une  petite  boule  entre  deux 
doigts  croifés  ,  &  qu'il  croye  fentir  deux  boules ,  js 
ne  lui  permettrai  point  d'y  regarder,  qu'auparavant 
il  ne  foit  convaincu  qu'il  n'y  en  a  qu'une. 

Ces  éclairciflemens  fuffiront,  je  penfe ,  pour  mar- 
quer nettement  le  progrés  qu'a  fait  jufqu'ici  l'efprit  de 
mon  élevé,  &  la  rouce  par  laquelle  il  a  fuivi  ce  pra-" 
grès.  Mais  vous  êtes  effrayés,  peut-être,  de  la 
quantité  de  chofes  que  j'ai  fait  paiTer  devant  lai. 
Vous  craignez  que  je  n'accable  fon  efprit  fous  ces 
multitudes  de  connoiflànces.  C'eft  tout  le  contraire; 
je  lui  apprends  bien  plus  à  les  ignorer  qu'à  les  favoir. 
Je  lui  montre  la  route  de  la  fcience  aifee  ,  à  la  véri- 
té; mais  longue,  immenfe,  lente  à  parcourir.  Je 
lui  fais  faire  les  premiers  pas  pour  qu'il  reconnoifie 
l'entrée;  mais  je  ne  lui  permets  jamais  d'ulltr  loin. 

Forcé  d'apprendre  de  lui-même,  il  ufe  de  fa  rai-' 
fon  &  non  de  celie  d'autrui  ;  car  pour  ne  rien  donner 
à  l'opinion ,  il  ne  faut  rien  donner  à  l'autorité ,  &  la 
plupart  de  nos  erreurs  nous  viennent  bien  moins  de 
nous  que  des  autres.  De  cet  exercice  continuel  il 
doit  réfuker  une  vigueur  d'efpr.t,  femblable  à  celle 
qu'on  donne  au  corps  par  le  travail  Ck  par  la  fatigue. 
Un  autre  avantage,  eil  qu'on  n'avance  qu'à  propor- 
tion de  fcs  forces.  L'efprit ,  non  plus  que  le  C(irps , 
ne  porte  que  ce  qu'il  peut  porter.  Quand  l'entende- 
ment 


Jg  EMILE, 

ment  s'approprie  le^  chofes  avant  de  les  dëpofer  dans 
la  mémoire  ,  ce  qu'il  en  tire  enfuice  efl:  à  lui.  Au 
lieu  qu'en  furchargeant  la  mémoire  à  foninfçu,  en 
s'expofe  à  n'en  jamais  rien  tirer  qui  lui  foit  propre. 

Emile  a  peu  de  connoiflances  ,  mais  celle  qu'il  a 
font  véritablement  fiennes  j  il  ne  fait  rien  à  demi. 
Dans  le  petit  nombre  des  chofes  qu'il  lait,  &  qu'il 
fait  bien  ,  la  plus  importante  efl,  qu'il  y  en  a  beau- 
coup qu'il  ignore  &  qu'il  peut  favoir  un  jour,  beau- 
coup plus  que  d'autres  hommes  favent  &  qu'il  ne  fau- 
ra  de  fa  vie,  (Scune  infinité  d'autres,  qu'aucun  hom- 
me ne  faura  jamais.  Il  a  un  efprit  univerfel  ,  non 
par  les  lumières,  mais  par  la  faculté  d'en  acquérir; 
un  efprit  ouvert,  intelligent,  prêta  tout,  &,  com- 
me dit  Montagne  ,  fi  non  inllruit,  du  moins  inllrui- 
fable.  II  me  fuffic  qu'il  fâche  trouver  1'^  quoi  bon^  fur 
tout  ce  qu'il  fait ,  &  le  pourquoi ,  for  couc  ce  qu'il 
croit.  Encore  une  fois,  mon  objet  n'eft  point  de  lui 
donner  la  fcience,  mais  de  lui  apprendre  à  l'acquérir 
au  befoin,  de  la  lui  faire  efl:imer  exaftement  ce 
qu'elle  vaut,  &  de  lui  faire  aimer  la  vtrité  par-defllis 
tout.  Avec  cette  méthode  on  avance  peu ,  mais  ori 
ne  fait  jamais  un  pas  inutile,  ôl  l'on  n'eft  point  for- 
cé de  rétrograder. 

Emile  n'a  que  des  connoifiTances  naturelles  Si  pu- 
rement phyUques.  Il  ne  fait  pas  même  le  nom  de 
l'hiiloire,  ni  ce  que  c'efi:  que  métaphyficjue  ik  mora- 
le. 11  connoîc  les  rapports  efi^ntiels  de  Thomme  aux 
choftrs,  mais  nu!  des  rapports  moraux  de  l'homme  à 
l'homme.  11  fait  peu  gcnéralifer  d'idées,  peu  faire 
d'abftra^tions.  Il  voit  des  qualités  communes  à  cer- 
tains corps  fans  raifonner  fur  ces  qualités  en  elles- 
mêmes.  11  connoît  l'étendue  abftraite  à  faîde  des 
figures  de  la  géométrie,  il  connoît  ia  quantité  abftrai- 
te  à  l'aide  des  lignes  de  l'algèbre.  Ces  figures  &  ces 
fignes  fjnt  les  fupports  de  ces  abrifa^tioas ,  far  l'cf- 

quels 


ou   DE   L'ÉDUCATION.         7^ 

quels  fes  Tens  fe  repofcnt.  Il  ne  cherche  point  -i 
çonnoître  les  chofes  par  leur  nature  ,  mais  feulement 
par  les  relations  qui  rintércfTent.  Il  n'efliiiie  ce  qui 
lui  eft  étranger  que  par  rapport  à  lui;  mais  cette  ef- 
timation  eft  exaifte  &  fûre.  La  fantaifie,  la  con-» 
vention  n'y  entrent  pour  rien.  11  fait  plus  de  cas  de 
ce  qui  lui  eft  plus  utile ,  &  ne  fe  départant  jamais  de 
cette  manière  d'apprécier ,  il  ne  donne  rien  à  l'opi- 
nion. 

Emile  eft  laborieux,  tempérant,  patient,  ferme ^ 
plein  de  courage.  Son  imagination  nullement  allu- 
mée ne  lui  grolfit  jamais  les  dangers;  il  eft  fenfiblc 
à  peu  de  maux ,  &  il  fait  fouffrir  avec  conftance , 
parce  qu'il  n'a  point  appris  à  difputer  contre  la  def- 
tinée.  A  l'égard  de  la  mort ,  il  ne  fait  pas  encore 
bien  ce  que  c'eft  ;  mais  accoutumé  à  fubir  fans  réfi- 
ftance  la  loi  de  la  nckrtlTité,  quand  il  faudra  mourir, 
il  mourra  fans  gémir  &  fans  fe  débattre;  c'eft  tout  ce 
que  la  Nature  permet  dans  ce  moment  abhorré  de 
tous.  Vivre  libre  &  peu  tenir  aux  cliofes  humaines, 
eft  le  meilleur  moyen  d'apprendre  à  mourir» 

En  un  mot ,  Emile  a  de  la  vertu  tout  ce  qui  fc 
rapporte  à  lui-même.  Pour  avoir  aulîi  les  vertus  fo- 
ciales,  il  lui  manque  uniquement  de  connoître  les  re- 
lations qui  les  exigent,  il  lui  manque  uniquement  des 
lumières  que  fon  efprit  eft  tout  prêt  à  recevoir. 

11  fe  confidere  fans  égard  aux  autres ,  &  trouve 
bon  que  les  autres  ne  penlént  point  à  lui.  Il  n'exige 
rien  de  perforne  ,  6:  ne  croit  rien  devoir  à  perfon- 
ne.  11  eft  feul  dans  Ki  fociété  humaine,  il  ne  comp- 
te que  fur  lui  feul.  Il  a  droit  aufli  plus  qu'un  autre 
de  compter  fur  lui  -  même  ,  car  il  eft  tout  ce  qu'on 
peut  être  à  fon  ûge.  Il  n'a  point  d'erreurs  ou  n'a 
que  celles  qui  nous  fmt  inéviiabks  ;  il  n'a  point  de 
vices  ou  n'a  que  ceux  dont  nul  homme  ne  peut  fe 
garantir.     11  a  le  corps  jhin  ,   ks  mcn^bres  agilts, 

iVf 


«6 


M 


E. 


refprit  jude  &  fans  préjugés ,  le  cœur  libre  &  fans 
pafTions.  L'amour  -  propre  ,  la  première  cS:  la  plus 
naturelle  de  toutes,  y  efl  encore  à  peine  exalté.  Sans 
troubler  le  repos  de  perfonne  ,  il  a  vécu  content , 
heureux  &  libre  autant  que  la  Nature  l'a  permis. 
Trouvez-vous  qu'un  enfant  ainfi  parvenu  à  fa  quin- 
zième année  ait  perdu  les  précédentes  ? 

Fm  du  tmfiéme  Livre. 


EMI- 


EMILE* 

o  u 
DE   L'ÉDUCATIOR 

LIVRE  QUATRIEME. 

[Ue  nous  paflbns  rapidement  fur  cette  ter- 
re !  le  premier  quart  de  la  vie  eft  écoulé  j 
avant  qu'on  en  connoifle  l'ufage  ;  le  der- 
nier quart  s'écoule  encore  ,  après  qu'on 
a  celle  d'en  jouir.  D'abord  nous  ne  favons  point 
vivre;  bientôt  nous  ne  le  pouvons  plus;  &,  dans 
l'intervalle  qui  fépare  ces  deux  extrémités  inutiles ,  les 
trois  quarts  du  tems  qui  nous  refte,  font  confumés 
par  le  fommeil ,  par  le  travail,  par  la  douleur,  par 
la  contrainte  ,  par  les  peines  de  toute  efpece.  La 
vie  ell  courte ,  moins  par  le  peu  de  tems  qu'elle  du- 
re, que  parce  que ,  de  ce  peu  de  tems,  nous  n'en 
avons  prefque  point  pour  la  goûter.  L'inllant  de  la 
mort  a  beau  être  éloigné  de  celui  de  la  naiflance,  lat 
vie  ell  toujours  trop  courte ,  quand  cet  elpace  clt 
mal  rempli. 

Nous  naiflbns ,  pour  ainfi  dire j  en  deux  fois:  Tu- 
ne pour  exifter,  t\;  l'autre  pour  vivrez  l'une  pour 
Tome  I.  Partie  IL  F  fef- 


U  EMILE, 

refpece,  &  l'autre  pour  le  fexe.  Ceux  qui  regar- 
dent la  femme  comme  un  homme  imparfait  ont  tort^ 
fans  doute;  mais  l'analogie  extérieure  eft  pour  eux. 
Jufqu'à  l'âge  nubile,  les  enfansdes  deux  fexes  n'ont 
rien  d'apparent  qui  les  diflingue  ;  même  vifage, mê- 
me figure,  même  teint,  même  voix,  tout  eft  égal} 
les  filles  font  des  enfans,  les  garçons  font  des  enfansj 
le  même  nom  fuffit  à  des  êtres  Ci  femblables.  Les 
mâles  en  qui  l'on  empêche  le  développement  ulté- 
rieur  du  fexe  gardent  cette  conformité  toute  leur  vie; 
ils  font  toujours  de  grands  enfans  :  &  les  femmes  ne 
perdant  pomt  cette  même  conformité ,  femblent ,  à 
bien  des  égards,  ne  jamais  être  autre  chofè. 

Mais  l'homme  en  général  n'eft  pas  fait  pour  refter 
toujours  dans  l'enfance.  Il  en  fort  au  tems  prefcrit 
par  la  Nature ,  &  ce  moment  de  crife  bien  qu'aifez 
court ,  a  de  longues  influences. 

Comme  le  mugilTement  de  la  mer  précède  de  loin 
la  tempête ,  cette  orageufe  révolution  s'annonce  par 
le  murmure  des  paiTions  naiffantes:  une  fermenta- 
tion fourde  avertit  de  l'approche  du  danger.  Un 
changement  dans  l'humeur,  des  emportemens  fré- 
quens,  une  continuelle  agitation  d'efprit,  rendent 
l'enfant  prefque  indifciplinable.  Il  devient  fourd  à 
la  voix  qui  le  rendoit  docile  :  c'eft  un  lion  dans  fa 
fièvre;  il  méconnoit  fon  guide,  il  ne  veut  plus  être 
gouverné. 

Aux  fignes  moraux  d'une  humeur  qui  s'altère,  fe 
joignent  des  changemens  fenfibles  dans  la  figure.  ?Sa 
phyfionomie  fe  développe  &  s'empreint  d'un  carac- 
tère; le  coton  rare  &  doux  qui  croît  au  bas  de  fes 
joues  brunit  &  prend  de  la  confiftance.  Sa  voix  mue, 
ou  plutôt  il  la  perd  :  il  n'efl:  ni  enfant  ni  homme  & 
ne  peut  prendre  le  ton  d'aucun  des  dtux.^  Ses  yeux, 
ces  organes  de  l'ame,  qui  n'ont  rien  dit  jufqu'ici , 
trouvent  un  langage  &  de  l'exprefilon  ;  un  feu  naif- 
fant  les  anime ,  Içurs  regards  plus  vifs  ont  encore  une 

fain- 


©u   DE   L'EDUCATION.  83 

fainte  innocence,  mais  ils  n'ont  plus  leur  première 
imbécillité:  il  fenc  déjà  qu'ils  peuvent  trop  dire,  il 
commence  à  favoir  les  baiffer  &  rougir  :  il  devient 
fenfible,  avant  de  favoir  ce  qu'il  fent;  il  efl  inquiet 
fans  raifon  de  l'être.  Tout  cela  peut  venir  lentement 
&  vous  laifTer  du  tems  encore  ;  mais  fi  fa  vivacité  fe 
rend  trop  impatiente,  fi  fon  emportement  fe  change 
en  fureur ,  s'il  s'irnte  &  s'attendrit  d'un  infi:ant  à 
l'autre,  s'il  verfe  des  pleurs  fans  fujet,  fi,  près  des 
objets  qui  commencent  à  devenir  dangereux  pour 
lui,  fon  pouls  s'élève  &  fon  œil  s'enflamme,  fi  la 
main  d'une  femme  fe  pofant  fur  la  fienne  le  fait  fiif- 
fonner,  s'il  fe  rroubie  ou  s'intimide  auprès  d'elle;  U- 
lyfle,  6  fage  Ulyfle!  prends  garde  à  toi;  les  outres 
que  tu  fermois  avec  tant  de  foin  (ont  ouvertes  ;  les 
vents  font  déjà  déchaînés;  ne  quitte  plus  un  mo- 
ment le  gouvernail,  ou  tout  eft  perdu. 

C'eft  ici  la  féconde  naiffance  dont  j'ai  parlé;  c'efl: 
ici  que  l'homme  naît  véritablement  à  la  vie,  &  que 
rien  d'humain  n'efi:  étranger  à  lui.  Jufqu'ici  nos  foins 
n'ont  été  que  des  jeux  d'enfant,  ils  ne  prennent  qu'à 
préfent  une  véritable  importance.  Cette  époque, 
où  finiifent  les  éducations  ordinaires ,  eft  proprement 
celle  où  la  nôtre  doit  commencer:  mais  pour  bieii 
expofer  ce  nouveau  plan,  reprenons  de  plus  haut 
l'état  des  chofes  qui  s'y  rapportent. 

Nos  paffions  font  les  principaux  infirumens  de  no- 
tre confervation  ;  c'eft  donc  une  entreprife  auili  vai- 
ne que  ridicule  de  vouloir  les  détruire;  c'eft  control- 
1er  la  Natwre ,  c'efl:  réformer  l'ouvrage  de  Dieu.  Si 
Dieu  difoit  à  l'homme  d'anéantir  les  pufiions  qu'il 
lui  donne,  Dieu  voudroit  &  ne  voudroit  pas,  il  fe 
contrediroit  lui-même.  Jamais  il  n'a  dorrné  cet  or- 
dre infenfé ,  rien  de  pareil  n'eft  écrit  dans  le  cœur 
humain  ;  &  ce  que  Dieu  veut  qu'un  homme  fjlTe ,  il 
ne  lui  fait  pas  dire  par  un  autre  homme,  il  le  lui  die 
lui-même,  il  l'écrit  au  fond  de  fon  cœur. 

F  2  Or 


U  EMILE, 

Or  je  trouverois  celui  qui  voudroit  empêcher  ]èi 
paffions  de  naître ,  prefqu'auffi  fou  que  celui  qui  vou- 
droit les  anéantir  ;  &  ceux  qui  croiroient  que  tel  a 
été  mon  projet  jufqu'ici ,  m'auroient  fùrement  fore 
mal  entendu. 

Mais  raifonneroit-on  bien,  fi,  de  ce  qu'il  eftdans 
la  nature  de  l'homme  d'avoir  des  paffions ,  on  alloit 
conclurre  que  toutes  les  paffions  que  nous  (entons  en 
nous,  &  que  nous  voyons  dans  les  autres,  font  na- 
turelles? Leur  fource  efl:  naturelle,  il  eft  vrai;  mais 
mille  ruiffeaux  étrangers  l'ont  groffie  ;  c'eft  un  grand 
fleuve  qui  s'accroît  fans  ceflè ,  &  dans  lequel  on  re- 
trouveroit  à  peine  quelques  gouttes  de  fes  premières 
eaux.  Nos  paffions  naturelles  font  très-bornées  ;  el- 
les font  les  inftrumens  de  notre  liberté ,  elles  tendent 
à  nous  conferver.  Toutes  celles  qui  nous  fubjuguent 
&  nous  détruifent,  nous  viennent  d'ailleurs;  la  Na- 
ture ne  nous  les  donne  pas ,  nous  nous  les  appro- 
prions à  fon  préjudice. 

La  fource  de  nos  paffions,  l'origine  &  le  principe 
de  toutes  les  autres ,  la  feule  qui  naît  avec  l'homme 
&  ne  le  quitte  jamais  tant  qu'il  vit,  eft  l'amour  de 
foi:  paffion  primitive,  innée,  antérieure  à  toute  au- 
tre, &  dont  toutes  les  autres  ne  font,  en  un  fens, 
que  des  modifications.  En  ce  fens  toutes,  fi  l'on 
veut ,  font  naturelles.  Mais  la  plupart  de  ces  mo- 
difications ont  des  caufes  étrangères,  fans  lefquelles 
elles  n'auroient  jamais  lieu;  &  ces  mêmes  modifica* 
tions,  loin  de  nous  être  avantageu fes,  nous  fontnui- 
fibles;  elles  changent  le  premier  objet,  &  vont  con- 
tre leur  principe:  c'eft  alors  que  l'homme  fe  trouve 
hors  de  la  Nature ,  &  fe  met  en  contradiétion  avec 

foi. 

L'amour  de  foi-même  efl  toujours  bon  &  toujours 
conforme  à  l'ordre.  Chacun  étant  chargé  fpéciale- 
tnent  de  fa  propre  confcrvation  ,  le  premier  &  le 
plus  important  de  fes  foins,  efl,  &  doit  être,  d'y 

veii- 


ou   DE   L'EDUCATION.  35 

veiller  fans  ceiTe  ;  &  comment  y  veilleroic-il  ainfi , 
s'il  n'y  prenoic  le  plus  grand  intérêt  V 

Il  faut  donc  que  nous  nous  aimions  pour  nous  con- 
ferver  ;  &  par  une  fuite  immédiate  du  même  fenti- 
ment ,  nous  aimons  ce  qui  nous  conferve.   Tout  en- 
fant s'attaclie  à  fa  nourrice  :Romulus  devoit  s'attacher 
à  la  Louve  qui  l'avoit  allaité.  D'abord  cet  attachement: 
eft  purement  machinal.     Ce  qui  favorife  le  bien-être 
d'un  individu  l'attire ,  ce  qui  lui  nuit  le  repoulTe;  ce 
n'eft-Ià  qu'un  inftinft  aveugle.  Ce  qui  transforme  cet 
inflinél  en  femiment,  l'attachement  en  amour,  l'a- 
verfion  en  haine ,  c'efl  l'intention  manifeflée  de  nous 
nuire  ou  de  nous  être  utile.     On  ne  fe  paffionne  pas 
pour  les  êtres  infenfibles  qui  ne  fuivent  que  fimpul- 
fion  qu'on  leur  donne  ;  mais  ceux  dont  on  attend  du 
bien  ou  du  mal  par  leur  difpofition  intérieure,  par 
leur  volonté ,  ceux  que  nous  voyons  agir  librement 
pour  ou  contre,  nous infpirent  des  fentimens  fembla^ 
blés  à  ceux  qu'ils  nous  montrent.     Ce  qui  nous  fert, 
on  le  cherche;  mais  ce  qui  nous  veut  fervir,  on  l'ai- 
me :  ce  qui  nous  nuit ,  on  le  fuit  ;  mais  ce  qui  nous, 
veut  nuire ,  on  le  hait. 

Le  premier  fentiment  d'un  enfant  eft  de  s'aimer 
lui-même;  &  le  fécond,  qui  dérive  du  premier,  ell 
d'aimer  ceux  qui  l'approchent;  car  dans  l'état  d^ 
foiblelfe  où  il  eft ,  il  ne  connoît  perfonne  que  par  l'af-- 
fillance  &  les  foins  qu'il  reçoit.  D'abord  l'attaciie- 
ment  qu'il  a  pour  fa  nourrice  &  fa  gouvernante  n'eil: 
qu'habitude.  Il  les  cherche  parce  qu'il  a  befoin  d'el- 
les, &  qu'il  fe  trouve  bien  de  les  avoir;  c'eft  plutôt 
connoiflance  que  bienveuillance.  Il  lui  faut  beaucoup 
de  tems  pour  comprendre  que  non-feulement  elles  lui 
font  utiles,  mais  qu'elles  veulent  l'être;  &  c'ell  alors 
qu'il  commence  à  les  aimer. 

Un  enfant  efl  donc  naturellement  enclin  à  la  bien- 
veuillance ,  parce  qu'il  voit  que  tout  ce  qui  l'appro- 
che eft  porté  à  l'aflifter ,  &  qu'il  pren^  de  cette  ob-, 

r  3  iêr-f 


t6  EMILE, 

fervation  l'habitude  d'un  fentiment  favorable  à  fbn 
efpece;  mais  à  mefure  qu'il  étend  fes  relations,  fes 
befoins,  fes  dépendances  aétives  ou  paffives,  le  fen- 
timent de  fes  rapports  à  autrui  s'éveille,  &  produit 
celui  des  devoirs  de  des  préférences.     Alors  l'enfant 
devient  impérieux,  jaloux,   trompeur ,   vindicatif. 
Si  on  le  plie  à  robéiifance;  ne  voyant  point  l'utilité 
de  ce  qu'on  lui  commande,  il  l'attribue  au  caprice, 
à  l'intention  de  le  tourmenter,  <&  il  fe  mutine.  Si  on 
lui  obéit  à  lui-même;  auffi-tôt  que  quelque  chofe  lui 
réfifte,  il  y  voit  une  rébellion ,  une  intention  de  lui 
réfifter ,  il  bat  la  chaife  ou  la  table  pour  avoir  défo- 
béi.     L'amour  de  foi ,  qui  ne  regarde  qu'à  nous ,  eft 
content  quand  nos  vrais  befoins  lont  fatisfaits  ;  mais 
l'amour- propre,  qui  fe  compare,  n'ell  jamais  con- 
tent &  ne  fauroit  l'être;  parce  que  ce  fentiment, en 
nous  préférant  aux  autres ,  exige  aufll  que  les  autres 
nous  préfèrent  à  eux  ;  ce  qui  eft  impofiible.     Voilà 
conmient  les  palTions  douces  &.  affeftueufes  naiffent 
de  l'amour  de  foi ,  &  comment  les  pallions  haineufes 
^  irafcibles  naiffent  de  l'amour-propre.   Ainfi  ce  qui 
rend  fhomme  eill-ntiellement  bon,cft  d'avoir  peu  de 
befoins  &  de  peu  fe  comparer  aux  autres;  ce  qui  le 
rend  effentielicment  méchant ,  eft  d'avoir  beaucoup 
de  befoins  &  de  tenir  beaucoup  à  l'opinion.     Sur  ce 
principe,  il  efl  aifé  de  voir  comment  on  peut  diriger 
au  bien  ou  au  mal  toutes  les  paflions  des  enfans  &  des 
hommes.     Il  ell  vrai  que  ne  pouvant  vivre  toujours 
ieuls,  ils  vivront  difficilement  toujours  bons:  cette 
difficulté   m.ême    augmentera    nécefl'airement  avec 
leurs  relations  ;  &  c'cft  en  ceci ,  fur  -  tout ,  que  les 
dangers  de  la  fociété  nous  rendent  l'art  éf  les  foins 
plus  indifpenfables ,  pour  prévenir  ,  dans  le  cœur 
humain ,  la  dépravation  qui  naît  de  fes  nouveaux  bct 
foins. 

L'étude  convenable  à  l'homme  eft  celle  de  fes  rap- 
port^. Tant  qu'il  ne  fe  conno;t  que  par  fon  être  phy- 
'     ^  fi4ue, 


ou   DE   L'EDUCATION.         ^f 

(jque,  il  doit  s'étudier  par  fes  rapports  avec  les  cho- 
fes;  c'efl:  l'emploi  de  fon  enfance:  quand  il  commen- 
ce à  fentir  fon  être  moral,  il  doit  s'étudier  par  Ces 
rapports  avec  les  hommes  ;  c'eft  l'emploi  de  fa  vie 
entière,  à  commencer  au  point  où  nous  voilà  par- 
venus. 

Si-tôt  que  l'homme  a  befoin  d'une  compagne ,  il 
n'eft  plus  un  être  ifolé,  fon  cœur  n'eft  plus  feul. 
Toutes  fes  relations  avec  fon  efpece,  toutes  les  af- 
fections de  fon  ame  naiflènt  avec  celle-là.  Sa  premiè- 
re paiîion  fait  bien-tôt  fermenter  les  autres. 

Le  penchant  de  l'inflinél  efl  indéterminé.  Un  fexe 
efl:  attiré  vers  l'autre,  voilà  le  mouvement  de  la  Na- 
ture. Le  choix,  les  préférences,  l'attachem-ent  per- 
fonnel  font  l'ouvrage  des  lamieres ,  des  préjugés,  de 
l'habitude:  il  faut  du  tems  &  des  connoifïànces  pour 
nous  rendre  capables  d'amour  ;  on  n'aime  qu'après 
avoir  jugé,  on  ne  préfère  qu'après  avoir  comparé. 
Ces  jugemens  fe  font  fans  qu'on  s'en  apperçoive,mais 
ils  n'en  font  pas  moins  réels.  Le  véritable  amour  , 
quoi  qu'on  en  dife,  fera  toujours  honoré  des  hom- 
mes; car,  bien  que  fes  emportemens  nous  égarent, 
bien  qu'il  n'exclue  pas  du  cœur  qui  le  fenc  des  quali- 
tés odieufes  &  même  qu'il  en  prodaife,  il  en  fuppofe 
pourtant  toujours  d'eftimables  fans  Icfquelies  on  fe- 
roit  hors  d'état  de  le  fentir.  Ce  choix  qu'on  met  en 
oppofition  avec  la  raifon  nous  vient  d'elle  ;  on  a  fait 
l'Amour  aveugle  ,  parce  qu'il  a  de  meilleurs  yeux 
que  nous ,  &  qu'il  voit  des  rapports  que  nous  ne 
pouvons  appercevoir.  Pour  qui  n'auroit  nulle  idée 
de  mérite  ni  de  beauté,  toute  femme  feroit  égale- 
ment bonne,  &  la  première  venue  feroit  toujours  la 
plus  aimable.  Loin  que  l'amour  vienne  de  la  Nature, 
il  eft  la  régie  &  le  frein  de  fes  penchans  :  c'efl  par 
lui ,  qu'excepté  l'objet  aimé ,  un  fexe  n'eft  plus  rien 
pour  l'autre. 

La  préférence  qu'on  accorde,  on  veut  Tobtenir; 

F  4  Va* 


a^  EMILE, 

ramour  doit  être  réciproque.     Pour  être  aimé  " ,  il 
£iuc  fe  rendre  aimable;  pour  être  préféré,  il  faut  fe 
:^'endre  plus  aimable  qu'un  autre,  plus  aimable  que 
tout  autre ,  au  moins ,  aux  yeux  de  l'objet  aimé.  De- 
là les  premiers  regards  fur  Tes  femblables  ;  de-là  les 
premières  comparaifons avec  eux;  de-là  l'émulation , 
les  rivalités,  la  jaloufie.    Un  cœur  plein  d'un  fenti- 
ipent  qui  déborde,  aime  à  s'épancher  ;  du  befoin 
d'une  maîtrelTc  naît  bientôt  celui  d'un  ^mi  ;  celui  qui 
fent  combien  il  eft  doux  d'être  aimé ,  voudroit  l'être 
de  tout  le  monde ,  &  tous  ne  fauroient  vouloir  de 
préférence,  qu'il  n'y  ait  beaucoup  de  mécontens.  A- 
yec  l'amour  &  l'amitié  naiffent  les  diflenfions,  l'ini- 
mitié, la  haine.    Du  fein  de  tant  de  paflions  diver- 
fes  je  vois  l'opinion  s'élever  un  trône  inébranla- 
ble, &  les  (lupides  mortels  alTervis  à  fon  empire,  ne 
fonder  leur  propre  exiltence  que  fur  les  jugement 
çl'autrui. 

Ktendez  ces  idées,  &  vous  verrez  d'où  vient  à 
poire  amour-propre  la  forme  que  nous  lui  croyons 
naturelle;  &  comment  l'amour  de  foi ,  ceflant  d'être 
\m  fenîiment  abfolu ,  devient  orgueil  dans  les  gran- 
des âmes,  vanité  dans  les  petites;  &,  dans  toutes, 
fe  nourrit  fans  ce  fie  aux  dépens  du  prochain.  L'ef- 
pgce  de  ces  pafliQns ,  n'ayant  point  fon  germe  dans 
]e  çoçur  des  enf^ns,  n'y  peut  naître  d'elle-même; 
ç^ft  nous  feuls  qui  l'y  portons,  &  jamais  elles  n'y 
'  prennent  racine  que  par  notre  faute;  mi.is  il  n'en  eil: 
plus  ainfi  du  cœur  du  jeune  homme;  quoi  que  nous 
puitTions  faire,  elles  y  naîtront  malgré  nous.  Il  eft 
donc  tems  de  changer  de  méthode. 

Commençons  par  quelques  réflexions  importantes 
fur  l'état  critique  donc  il  s'agit  ici.  Le  palTage  de 
fenfance  à  la  puberté  n'efl  pas  tellement  déterminé 
par  la  Nature  qu'il  ne  varie  dans  les  individus  fé- 
lon les  temperamens ,  &  dans  les  peuples  félon  le? 
climats,     l'eut  le  monde  fait  les  diftinclions  ob- 

fer- 


bv  DE   1,'EDUCATION.  89 

fervées  fur  ce  point  entre  les  pays  chauds  &  les  pays 
froids ,  &  chacun  voit  que  les  temperamens  ardens 
font  formés  plutôt  que  les  autres  ;  mais  on  peut  fè 
tromper  fur  les  caufes ,  &  fouvent  attribuer  au  phy- 
fique  ce  qu'il  faut  imputer  au  moral  ;  c'ell  un  des 
abus  les  plus  fréquens  de  la  Philofophie  de  notre  fié- 
cle.  Les  inftru6tions  de  la  Nature  font  tardives  & 
lentes,  celle  des  hommes  font  prefque  toujours  pré- 
maturées. Dans  le  premier  cas,  les  fens  éveillent 
l'imagination;  dans  le  fécond,  l'imagination  éveille 
]es  fens  ;  elle  leur  donne  une  aftivité  précoce  qui  ne 
peut  manquer  d'énerver,  d'alfoiblir  d'abord  les  indi- 
vidus, puis  l'elpece  même  à  la  longue.  Une  obfer- 
vation  plus  générale  &  plus  fure  que  celle  de  l'effet 
des  climats,  efl:  que  la  puberté  &  la  puiflance  du 
fexe  efl:  toujours  plus  hâtive  chez  les  peuples  inftruits 
&  policés ,  que  chez  les  peuples  ignorans  &  barba- 
res *.     Les  enfans  ont  une  fagacué  finguliere  pour 

dé- 


*  Dans  les  Filles,  dit  M.  de  BufFoîi,  ^  chez  les  gens  aijés  ^ 
\es  enfans  accoutumes  à  des  nourriiur es  abondantes  ^  jnccuieii' 
tes  arrivent  plutôt  à  cet  état  ;  à  la  campas;ne  (y  dans  ic  pauvre 
peuple  ,  les  enfans  Jont  plus  taidifs,  parce  c(ti  ils  font  mal  (j*  trop 
peu  nourris;  il  leur  faut  deux  ou  trois  années  de  plus.  HiîL 
Nat.  T.  IV.  p.  238.  J'admets  robfervation,  mais  non  lex- 
plication  ,  puifque  dans  les  pays  où  le  villageois  fe  nourrie 
tiès-bien  &  mange  beaucoup,  comme  dans  le  Val:us,t^  même 
en  certains  cantons  montueux  de  l'Iralie  comme  le  Fiioul, 
l'âge  de  puberté  dans  les  deux  fcxes  eft  également  plus  tardif 
qu'au  fein  des  Villes,  où  pour  iatisfaire  la  vanité,  l'on  met 
fouvent  dans  le  manger  une  extrême  parcimonie,  &  où  la 
plupart  font,  comme  dit  Je  proverbe,  babit  de  velours  çj'  ven- 
tre de  fon.  On  eft  étonné  dans  ces  montagnes  de  voir  de 
grands  garçons  forts  comme  des  hommes  avoir  encore  la  voirf 
aijîue  &  le  menton  fans  barbé,  &  de  grandes  filles,  d'ailleurs 
^rès-formées ,  navoir  aucun  lij;ne  périodique  de  leur  fcxe.  Dif^ 
fercnce  qui  me  paro|t  venir  uniqueiiu  nt  de  ce  que  dans  la  Hai- 
plicité  de  li-urs  mœurs,  leur  imngin:uion  pins  long-tem.':  paill. 
ble  &  calme  fait  plus  tard  fermenter  leur  fang,  é.  renJ  leur 
teu)p(;r^.ncnt  moins  orécoçe.  *  , 


ço  EMILE, 

démêler  à  travers  tontes  les  fingeries  de  la  décence, 
les  mauvaifes  mœurs  qu'elle  couvre.  Le  langage 
épuré  qu'on  leur  di6te ,  les  leçons  d'honnêteté  qu'on 
leur  donne ,  le  voile  du  miilere  qu'on  affede  de  ten- 
dre devant  leurs  yeux  ,  font  autant  d'aiguillons  à  leur 
curiofité.  A  la  manière  dont  on  s'y  prend,  il  eft 
clair  que  ce  qu'on  feint  de  leur  cacher  n'eil  que  pour 
le  leur  apprendre,  &  c'efl,  de  toutes  les  inllru6lions 
qu'on  leur  donne,  celle  qui  leur  profite  le  mieux. 

Confultez  Texperience ,  vous  comprendrez  à  quel 
point  cette  méthode  infenfée  accélère  l'ouvrage  de  la 
Nature  &  ruine  le  tempérament.  Cefl  ici  l'une  des 
principales  caufes  qui  font  dégénérer  les  races  dans 
les  Villes.  Les  jeunes  gens,  épuifés  de  bonne  heu- 
re ,  relient  petits ,  foibles ,  mal-faits ,  vieilliflènt  au 
lieu  de  grandir  ;  comme  la  vigne  à  qui  l'on  fait  por- 
tes du  fruit  au  printems ,  languit  &  meurt  avant 
l'automne. 

11  faut  avoir  vécu  chez  des  peuples  grolTiers  &, 
fimples  pour  connoître  jufqu'à  quel  âge,  une  heureur 
fe  ignorance  y  peut  prolongt^r  l'innocence  des  enfans. 
Ceft  un  fpeétacle  a  la  fois  touchant  &  rifible  d'y 
voir  les  deux  fexes  livrés  à  la  fécurité  de  leurs  cœurs , 
prolonger  dans  la  fleur  de  l'âge  &  de  la  beauté  les 
jeux  naïfs  de  l'enfance  ,  &  montrer  par  leur  familia- 
rité même  la  pureté  de  leurs  plaifirs.  Quand  enfin 
cette  aimable  Jeunefîe  vient  à  fe  marier  ,  les  deux 
époux  fe  donnant  mutuellement  les  prémices  de  leur 
perfonne ,  en  font  plus  chers  l'un  à  l'autre  ;  des  mul- 
titudes d'enfans  fains  &  robuftes  deviennent  le  gage 
d'une  union  que  rien  n'altère ,  ôc  le  fruit  de  la  fagelfe 
de  leurs  premiers  ans. 

Si  l'âge  où  l'homme  acquiert  la  confcience  de  fon 
fexe,  diffère  autant  par  l'effet  de  féducation  que  par 
l'avion  de  la  Nature ,  il  fuit  de-là  qu'on  peut  accélé- 
rer &  retarder  cet  âge  félon  la  manière  dont  on  élè- 
vera les  enfans  ',  ôcûk  corps  gagnç  oy  perd  de  I4 

ÇQn- 


ou    DE    L'EDUCATION.        ^t 

qonfiftance  à  mefure  qu'on  retarde  ou  qu'on  accélère 
ce  progrès  ,  il  fuit  encore  que,  plus  on  s'applique  k 
le  retarder  ,  plus  un  jeune  homme  acquière  de  vi- 
gueur &  de  force.  Je  ne  parle  encore  que  des  effets 
purement  phyfiques  ;  on  verra  bientôt  qu'ils  ne  fe 
tornent  pas  là. 

De  ces  réflexions  je  tire  la  folution  de  cette  quef- 
lion  fi  fouvent  agitée ,  s'il  convient  d'éclairer  les  en- 
fans  de  bonne  heure  fur  les  objets  de  leur  curiofité , 
ou  s'il  vaut  mieux  leur  donner  le  change  par  de  mo- 
deftes  erreurs?  Je  penfe  qu'il  ne  faut  faire  ni  l'un  ni 
l'autre.  Premièrement,  cette  curiofité  ne  leur  vient 
point  fans  qu'on  y  ait  donné  lieu.  Il  faut  donc  faire 
en  forte  qu'ils  ne  l'aient  pas.  En  fécond  lieu,  des 
queftions  qu'on  n'efl  pas  forcé  de  réfoudre ,  n'exigent 
point  qu'on  trompe  celui  qui  les  fait  :  il  vaut  mieux 
lui  impofer  filence  que  de  lui  répondre  en  mentant. 
Il  fera  peu  furpris  de  cette  loi ,  fi  l'on  a  pris  foin  de 
l'y  alfervir  dans  les  chofes  indifférentes.  Enfin  Ci  l'on 
prend  le  parti  de  répondre ,  que  ce  foit  avec  la  plus 
grande  fimpliciié ,  fans  mifi;ere ,  fans  embarras ,  fans 
fourire.  Il  y  a  beaucoup  moins  de  danger  à  fatisfaire 
la  curiofité  de  l'enfant  qu'à  l'exciter. 

Que  vos  réponfes  foient  toujours  graves ,  courtes , 
décidées  ,  &  fans  jamais  paroître  héfiter.  Je  n'ai 
pas  befoin  d'ajouter  qu'elles  doivent  être  vraies.  On 
ne  peut  apprendre  aux  enfans  le  danger  de  mentir 
aux  hommes  ,  fans  fentir  ,  de  la  part  des  hommes , 
le  danger  plus  grand  de  mentir  aux  enfans.  Un  feul 
menfonge  avéré  du  maître  à  l'élevé,  rûineroit  à  ja- 
mais tout  le  fruit  de  l'éducation. 

Une  ignorance  abfolue  fur  certaines  matières,  eft, 
peut-être  ,  ce  qui  conviendroit  le  mieux  aux  enfans; 
mais  qu'ils  apprennent  de  bonne  heure  ce  qu'il  efl: 
impoflible  de  leur  cacher  toujours.  II  faut ,  ou  que 
leur  curiofité  ne  s'éveille  en  aucune  manière  ,  ou 
qu'elle  foit  fatisfaite  avant  l'âge  où  elle  n'eil  plus  fans 

dangeç. 


pa         .         E      M      ILE, 

danger.  Votre  conduite  a\^c  votre  élevé  de'pend 
beaucoup ,  en  ceci ,  de  la  fituation  particulière ,  des 
fociétés  qui  l'environnent ,  des  circonitances  où  l'on 
prévoit  qu'il  pourra  fe  trouver ,  &ç.  Il  importe  ici 
de  ne  rien  donner  au  hazard ,  &  fi  vous  n'êtes  pas 
fur  de  lui  faire  ignorer  jufqu'à  feize  ans  la  différence 
des  fexes,  ayez  foin  qu'il  l'apprenne  avant  dix. 

Je  n'aime  point  qu'on  affefte  avec  les  en  fans  un 
langage  trop  épuré,  ni  qu'on faffe de  longs  détours, 
donc  ils  s'apperçoivent ,  pour  éviter  de  donner  aux 
chofes  leur  véritable  nom.  J^es  bonnes  mœurs ,  en 
ces  matières  ,  ont  toujours  beaucoup  de  fimplicité; 
mais  des  imaginations  fouillées  par  le  vice  rendent 
l'oreille  délicate,  &  forcent  de  rafiner  fans  cefîe  fur 
les  expreffions.  Les  termes  groffiers  font  fans  con- 
féquence  ;  ce  font  les  idées  lafçives  qu'il  faut  é- 
carter. 

Quoique  la  pudeur  foit  naturelle  à  l'efpece  humai- 
ne ,  naturellement  les  enfans  n'en  ont  point.  La 
pudeur  ne  naît  qu'avec  la  connoiffiince  du  mal:  & 
comment  les  enfans  qui  n'ont  ni  ne  doivent  avoir 
cette  connoiffance  ,  auroient-ils  le  fentiment  qui  en 
efl:  l'effet  ?  Leur  donner  des  leçons  de  pudeur  & 
d'honnêteté  ,  c'eft  leur  apprendre  qu'il  y  a  des  cho- 
fes honteufes  &  désTionnêtes  ;  c'ell  leur  donner*  un 
defir  lècret  de  connoitre  ces  chofeslà.  Tôt  ou  tard 
ils  en  viennent  à  bout ,  &  la  première  étincelle  qui 
touche  à  l'imagination  ,  accélère  à  coup  fur  l'embra- 
fement  des  fens.  Quiconque  rougit  efl:  déjà  coupa- 
ble: la  vraie  innocence  n'a  honte  de  rien. 

Les  enfans  n'ont  pas  ks  mêmes  defirs  que  les 
hommes;  mais  fujets,  comme  eux,  à  la.  malpropre- 
té qui  bleffe  les  fens  ,  ils  peuvent  de  ce  feul  affujet-,- 
tiffement  recevoir  les  mêmes  leçons  de  bienféance. 
Suivez  l'efprit  de  la  Nature ,  qui ,  plaçant  dans  les. 
mêmes  lieux  les  organes  des  plaifirs  feçrets ,  &  ceuj^ 
^es  befoins  dégoûtans ,  nous  infpire  les  mêmes  foins 
' à 


ou   DE   UEDUCATÏON. 


93 


à  difFerens  âges  ,  tantôt  par  une  idée  &  tantôt  par 
une  autre  ;  à  l'homme  par  la  modeftie ,  à  l'enfant  par 
la  propreté. 

Je  ne  vois  qu'un  bon  moyen  de  conferver  aux  en- 
fans  leur  innocence  ;  c'eft  que  tous  ceux  qui  les  en- 
tourent la  refpeétent  &  l'aiment.  Sans  cela  ,  toute 
]a  retenue  dont  on  tâche  d'ufer  avec  eux  fe  dément 
tôt  ou  tard  ,•  un  fourire  ,  un  clin  d'œil ,  un  gefte 
échappé ,  leur  difent  tout  ce  qu'on  cherche  à  leur 
taire  :  il  leur  fuffit  pour  l'apprendre ,  de  voir  qu'on 
le  leur  a  voulu  cacher.  La  délicateile  de  tours  & 
d'expreffions  dont  fe  fervent  entre  eux  les  gens  polis, 
fuppofant  des  lumières  que  les  enfans  ne  doivent 
point  avoir,  e(t  tout-à-fait  déplacée  avec  eux;  mais 
quand  on  honore  vraiment  leur  fimplicité ,  l'on  prend 
aifément,  en  leur  parlant,  celle  des  termes  qui  leur 
conviennent.  Il  y  a  une  certaine  naïveté  de  langa- 
ge qui  fied  &  qui  plaît  à  l'innocence  :  voilà  le  vrai 
ton  qui  détourne  un  enfant  d'une  dangereufe  curiofi- 
té.  En  lui  parlant  fimplement  de  tout ,  on  ne  lui 
laifle  pas  foupçonner  qu'il  refte  rien  de  plus  à  lui 
dire.  En  joignant  aux  mots  groffiers  les  idées  dé- 
plaifantes  qui  leur  conviennent ,  on  étouffe  le  pre- 
mier feu  de  l'imagination  :  on  ne  lui  défend  pas  de 
prononcer  ces  mots  &  d'avoir  ces  idées  ;  mais  on  lui 
donne  ,  fans  qu'il  y  fonge,  de  la  répugnance  à  les 
rappeller;  &  combien  d'embarras  cette  liberté  naïve 
ne  fauve-t-elle  point  à  ceux  qui,  la  tirant  de  leur  pro- 
pre cœur,  difent  toujours  ce  qu'il  faut  dire,  oc  le  di- 
fent toujours  comme  ils  l'ont  fenti? 

Comment  Je  font  les  enfans  !  Quefl:ion  embarrafîan- 
te  qui  vient  alîez  naturellement  aux  enfans  ,  &  dont 
h  réponfe  indifcrette  ou  prudente  décide  quelquefois 
de  leurs  mœurs  &  de  leur  fanté  pour  toute  leur  vie. 
La  manière  la  plus  courte  qu'une  mère  imagine  pour 
s'en  débarrallèr  fans  tromper  fon  fils,  eft  de  lui  im- 
pofer  filence  :  cch  feroit  bon  ,  ù  on  l'y  eût  accoutu- 
mé 


5;4  EMILE, 

mé  de  longue  main  dans  des  queftions  indifférentes  ^^ 
&  qu'il  ne  foupçonnât  pas  du  miftere  à  ce  nouveau 
ton.  Mais  rarement  elle  s'en  tient-là.  Cejl  kfecret 
des  gens  mariés  ,  lui  dira-t-elle  ;  de  petits  garçons  ne 
doivent  point  être  fi  curieux.  Voilà  qui  eft  fort  bien 
pour  tirer  d'embarras  la  mère  ;  mais  qu'elle  fâche 
que  ,  piqué  de  cet  air  de  mépris ,  le  petit  garçon 
n'aura  pas  un  moment  de  repos  qu'il  n'ait  appris  le 
fecret  des  gens  mariés  ,  &  qu'il  ne  tardera  pas  de 
l'apprendre. 

Qu'on  me  permette  de  rapporter  une  réponfe  bien 
différente  que  j'ai  entendu  faire  à  la  même  queftion  ^ 
&  qui  me  frappa  d'autant  plus  ,  qu'elle  partoit  d'une 
femme  aufli  modefte  dans  fes  difcours  que  dans  fes 
manières,  mais  qui  favoit  au  befoin  fouler  aux  pieds ^ 
pour  le  bien  de  fon  fils  &  pour  la  vertu  ,  la  faufle 
crainte  du  blâme  &  les  vains  propos  des  plaifans.  Il 
n'y  avoit  pas  long  -  tems  que  l'enfant  avoit  jette  par 
les  urines  une  petite  pierre  qui  lui  avoit  déchiré  l'urè- 
tre; mais  le  mal  pafTéétoit  oublié.  Maman  ^  dit  le 
petit  étourdi ,  comment  fe  font  les  enf ans  1  Mon  fils  i 
répond  la  mère  fans  héfiter  ,  les  femmes  les  pijjhnt 
avec  des  douleurs  qui  leur  coûtent  quelquefois  la  vie. 
Que  les  foux  rient ,  que  les  fots  foient  fcandalifésj 
mais  que  les  fages  cherchent  fi  jamais  ils  trouveront 
une  réponfe  plus  judicieufe ,  &  qui  aille  mieux  à  iss 
fins. 

D'abord  l'idée  d'un  befoin  naturel ,  &  connu  de 
Fenfant ,  détourne  celle  d'une  opération  mifterieufe. 
Les  idées  acceflbires  de  la  douleur  &  de  la  mort 
couvrent  celle-là  d'un  voile  de  trifltile ,  qui  amortit 
l'imagination  &  réprime  la  curiofité  :  tout  porte  l'ef- 
pritfur  les  fuites  de  l'accouchement,  &  non  pas  fur 
fes  caufes.  Les  infirmités  de  la  nature  humaine,  des 
objets  dégoûtans  ,  des  images  defouffranee,  voilà 
les  éclaircifîemens  où  mené  cette  réponfe,  fi  la  ré- 
pugnance qu'elle  infpire  permet  à  l'enfant  de  les  de- 
mander. 


ou   DE   L'EDUCATION. 


95 


tnander.  Par  où  l'inqniétude  des  defirs  aura-t-elle 
occafion  de  naître  dans  des  entretiens  ainfi  dirigés  ? 
&  cependant  vous  voyez  que  la  vérité  n'a  point  été 
altérée,  &  qu'on  n'a  point  eu  befoio  d'abufer  fon  éle- 
vé au  lieu  de  l'inilruire. 

Vos  enfans  lifent  ;  ils  prennent  dans  leurs  leélures 
des  connoifTances  qu'ils  n'auroient  pas  s'ils  n'avoient 
point  lu.    S'ils  étudient  ,  l'imagination  s'allume  6c 
s'aiguife  dans  le  filence  du  cabinet.     S'ils  vivent  dans 
le  monde,  ils  entendent  un  jargon  bizarre,  ils  voyent 
des  exemples  dont  ils  font  frappés  ;  on  leur  a  fi  bien 
perfuadé  qu'ils  étoient  hommes ,  que  dans  tout  ce 
que  font  les  hommes  en  leur  préfence  ,  ils  cherchent 
auffi-tôt  comment  cela  peut  leur  convenir;  il  faut 
bien  que  les  a6tions  d'autrui  leur  fervent  de  modèle, 
quand  les  jugemens  d'autrui  leur  fervent  de  loi.     Des 
domeftiques  qu'on  fait  dépendre  d'eux,  par  confé- 
quent  intereffés  à  leur  plaire,  leur  font  leur  cour  aux 
dépens  des  bonnes  mœurs  ;  des  gouvernantes  rieufes 
leur  tiennent  à  quatre  ans  des  propos ,  que  la  plus 
effrontée  n'oferoit  leur  tenir  à  quinze.    Bientôt  elles 
oublient  ce  qu'elles  ont  dit;  mais  ils  n'oublient  pas  ce 
qu'ils  ont  entendu.     Les  entretiens  poliiTons  prépa- 
rent les  mœurs  libertines;  le  laq'iais  fripon  rend  l'en- 
fant débauché,  &  le  fccret  de  l'un  fertde  garant  à 
celui  de  l'autre. 

L'enfant  élevé  félon  fon  âge  efl  feul.  Il  ne  con- 
noît  d'attachemens  que  ceux  de  l'habitude;  il  aime 
fa  fœur  comme  fa  montre  ,  &  fon  ami  comme  fon 
chien.  Il  ne  fe  fent  d'aucun  ftxe,  d'aucune  efpece; 
l'homme  &  lu  femme  lui  font  également  étrangers  ; 
il  ne  rapporte  à  lui  rien  de  ce  qu'ils  font  ni  de  ce 
qu'ils  difent  ;  il  ne  le  voit  ni  ne  l'tntend  ,  ou  n'y  fait 
nulle  attention  ;  leurs  difccurs  ne  l'interellènt  pas 
plus  que  leurs  exemples  :  tout  cela  n'efl  point  fait 
pour  lui.  Ce  n'efl  pas  une  erreur  ariificieufe  qu'on 
lui  donne  par  cette  méihode,  c'wll  Tigncrance  de  la 

Nature. 


06  EMILE; 

Nature.  Le  tems  vient  où  la  même  Nature  prend 
foin  d  éclairer  fon  élevé  ;  &  c'efl  alors  feulement 
qu'elle  l'a  mis  en  état  de  profiter  fans  rifque  des  le- 
çons qu'elle  lui  donne.  Voilà  le  principe  :  le  détail 
des  règles  n'efl:  pas  de  mon  fujet  ;  &  les  moyens  que 
je  propofe  en  vue  d'autres  objets,  fervent  encore  d'e- 
xemple pour  celui-ci. 

Voulez  -  vous  mettre  l'ordre  &  la  règle  dans  les 
paffions  naiifantes  ?  étendez  l'efpace  durant  lequel  el- 
les fe  développent,  afin  qu'elles  aient  le  tems  de  s'ar- 
ranger à  mefure  qu'elles  naifi^ent.    Alors  ce  n'eft  pas 
l'homme  qui  les  ordonne,  c'efl  la  Nature  elle-même; 
votre  foin  n'eft  que  de  la  laifler  arranger  fon  travail. 
Si  votre  élevé  étoit  feul ,  vous  n'auriez  rien  à  faire; 
mais  tout  ce  qui  l'environne  enflamme  fon  imagina- 
tion.    Le  torrent  des  préjugés  l'entraîne;  pour  le  re- 
tenir il  faut  le  pouffer  en  fens  contraire.     11  faut  que 
le  fentiment  enchaîne  l'imagination ,  &  que  la  raifon 
faflfe  taire  Topinion  des  hommes.     La  fource  de  tou- 
tes les  pafljons  eftla  fenfibilité,  l'imagination  déter- 
mine leur  pente.     Tout  être  qui  fent  fes  rapports, 
doit  être  aifefté  quand  ces  rapports  s'altèrent ,   & 
qu'il  en  imagine ,  ou  qu'il  en  croit  imaginer  de  plus 
convenables  à  fa  nature.     Ce  font  les  erreurs  de  l'i- 
magination qui  transforment  en  vices  les  pallions  de 
tous  les  êtres  bornés ,  même  des  Anges ,  s'il  y  en  a  : 
car  il  faudroit  qu'ils  connulTent  la  nature  de  tous  les 
êtres  ,  pour  favoir  quels  rapports  conviennent  le 
mieux  à  la  leur. 

Voici  donc  le  fommaire  de  toute  la  fagefl^  hu- 
maine dans  l'ufage  des  paffions.  i°.  Sentir  les  vrais 
rapports  de  l'homme ,  tant  dans  refpece  que  dans 
l'individu.  2°.  Ordonner  toutes  les  affcétions  de  l'â- 
me félon  ces  rapports. 

Mais  l'homme  eft-il  maître  d'ordonner  fes  aflFec- 
tions  félon  tels  ou  tels  rapports  ?  fans  doute ,  s'il  eft 
maître  de  diriger  fon  imagination  fur  tel  ou  tel  objet  j 

ou- 


0* u  DE   UE  D  U  e  A  T I  O  N.        97 

ou  de  lui  donner  telle  ou  telle  habitude.  D'ailleurs 
il  s'agit  moins  ici  de  ce  qu'un  homme  peut  faire  fur 
jui-méme  que  de  ce  que  nous  pouvons  faire  fur  notre 
élevé  par  le  choix  des  circonftances  où  nous  le  pla- 
çons. Expofcr  les  moyens  propres  à  le  maintenir 
(dans  l'ordre  de.  la  Nature  ,  c'eft  dire  aflèz  comment 
il  en  peut  fortir. 

Tant  que  fa  fenfibilité  refle  bornée  à  fon  indiyidu'j^ 
il  n'y  a  rien  de  moral  dans  fes  allions  ;  ce  n'efl  que 
quand  elle  commence  à  s'étendre  hors  de  lui  ,  qu'il 
prend  d'abord  les  fentimens ,  àc  enfuite  les  notions 
du  bien  &  du  mal ,  qui  le  conflituent  véritablement 
homme  &  partie  intégrante  de  fon  efpece.  C'eft 
donc  à  ce  premier  point  qu'il  faut  d'abord  fixer  nos 
bbfervations. 

Elles  font  difficiles ,  en  ce  que  pour  les  faire ,  il 
faut  rejetter  les  exemples  qui  font  fous  nos  yeux ,  & 
chercher  ceux  où  les  developpemens  fuccelTifs  fe  fonc 
feloii  l'ordre  de  la  Nature. 

Un  enfant  façonné  ,  poli ,  civilifé,  qui  n'attend 
que  la  puilTance  de  mettre  en  œuvre  les  inftruftions 
prématurées  qu'il  a  reçues ,  ne  fe  trompe  jamais  fur 
le  moment  où  cette  puiflance  lui  furvient.  Loin  de 
l'attendre,  il  l'accélère;  il  donne  à  fon  fang  une  fer- 
mentation précoce  ;  il  fait  quel  doit  être  l'objet  de  (es 
defirs  iong-tems  même  avant  qu'il  les  éprouve.  Ce 
n'efl:  pas  la  Nature  qui  l'excite ,  c'eft  lui  qui  lu  for- 
ce :  elle  n'a  plus  rien  à  lui  apprendre  en  le  faifanc 
homme.  Il  l'étoit  par  la  penfée  Iong-tems  avant  de 
l'être  en  effet. 

La  véritable  marche  de  la  Nature  efl  plus  graduel- 
le &  plus  lente.  Peu  à-peu  le  fang  s'eniiamme  j  les 
efpnts  s'élaborent,  le  tempérament  fe  forme.  Le  (à« 
ge  ouvrier  qui  dirige  la  fabrique  ,  a  foin  de  perfec- 
tionner tous  fes  inllrumens  avant  de  les  mettre  en 
içuvre  ;  une  longue  inquiétude  précède  les  premiers 
defirs,  une  longue  ignurance  leur  aorjne  le  ch4nge^ 
Tms  I.  partis  IL  G  or^ 


$8  E      M      I      L      E, 

on  defire  fans  favoir  quoi  :  le  fang  fermente  &  s'agi- 
te ;  une  furabondance  de  vie  cherche  à  s'étendre  au- 
dehors.  L'œil  s'anime  &  parcourt  les  autres  êtres  ; 
on  commence  à  prendre  intérêt  à  ceux  qui  nous  en- 
vironnent ;  on  commence  à  fentir  qu'on  n'eft  pas  fait 
pour  vivre  feul  ;  c'eft  ainfi  que  le  cœur  s'ouvre  aux 
affc6tions  humaines ,  ôl  devient  capable  d'attache- 
ment. 

Le  premier  fentiment  dont  un  jeune  homme  éle- 
vé foigneufement  efl:  fufceptible  n'efl:  pas  l'amour, 
c'eft  l'amitié.  Le  premier  a6le  de  fon  imagination 
naiffantè  efl  de  lui  apprendre  qu'il  a  des  femblables , 
&  l'efpece  l'affecte  avant  le  fexe.  Voilà  donc  un 
autre  avantage  de  l'innocence  prolongée  ;  c'eft  de 
profiter  de  la  fenfibilité  naiflante,  pour  jetter  dans  le 
cœur  du  jeune  adolefcent  les  premières  femences  de 
l'humanité.  Avantage  d'autant  plus  précieux,  que 
c'eft  le  feul  tems  de  la  vie  où  les  mêmes  foins  puif- 
fent  avoir  un  vrai  fuccès. 

J'ai  toujours  vu  que  les  jeunes  gens  corrompus  de 
bonne  heure,  &  livrés  aux  femmes  &  à  la  débauche, 
étoient  inhumains  &  cruels  ;  la  fougue  du  tempéra- 
ment les  rendoit  impatiens ,  vindicatifs ,  furieux  :  leur 
imagination  pleine  d'un  feul  objet ,  fe  refufoit  à  tout 
le  refte  ;  ils  ne  connoifToient  ni  pitié  ni  mifericorde  ; 
ils  auroient  facrifié  père  mère  &  l'univers  entier ,  au 
moindre  de  leurs  plaifirs.  Au  contraire,  un  jeune 
homme  élevé  dans  une  heureufe  fimplicité  ,  eft  por- 
té par  les  premiers  mouvemens  de  la  Nature  vers  les 
palVions  tendres  &  affc6tueufes  :  fon  cœur  compatif- 
fant  s'émeut  fur  les  peines  de  fes  femblables  ;  il  tref- 
faillit  d'aife  quand  il  revoit  fon  camarade  ,  fes  bras 
favent  trouver  des  étreintes  careflàntes ,  fes  yeux 
favent  verf^r  des  iarmes  d'attendriffement  ;  il  eft 
fenfible  à  la  honte  de  déplaire,  au  regret  d'avoir  of- 
fenfé.  Si  l'ardeur  d'un  fang  qui  s*enflamme  le  rend 
vif,  emporté,  colère,  on  voit  le  moment  d'après 

toute 


ou    DE    L'EDUCATION. 


99 


toute  la  bonté  de  Ton  cœur  dans  l'effufion  de  Ton  re- 
pentir; il  pleure,  il  gémit  fur  Ja  bleflure  qu'il  a  fai- 
te ,  il  voudroit  au  prix  de  fon  fang  racheter  celui 
qu'il  a  verfé  ;  tout  fon  emportement  s'éteint ,  toute 
la  fierté  s'humilie  devant  le  fentiment  de  fa  faute. 
Eft-il  ofFenfé  lui-même?  au  fort  de  fa  fureur  une  ex- 
cufe,  un  mot  le  défarme  ;  il  pardonne  les  torts  d'au- 
trui  d'audi  bon  cœu-r  qu'il  répare  les  fiens.  L'adolef- 
cence  n'eil  l'âge  ni  de  la  vengeance  ni  de  la  haine  j 
elle  efl  celui  de  la  commiferation ,  delà  clémence, 
de  la  génerofité.  Oui  je  le  foutiens,  &  je  ne  crains 
point  d'être  démenti  par  l'ej^perience  ,  un  enfant  qui 
fi'efl:  pas  mal  né,  &  qui  a  confervé  jufqu'à  vingt  ans 
fon  innocence,  eft,  à  cet  âge,  le  plus  généreux ,  le 
meilleur ,  le  plus  aimant  &  le  plus  aimable  des  hom- 
mes. On  ne  vous  a  jamais  rien  dit  de  femblable;  je 
le  crois  bien  :  vos  Philofophes  élevés  dans  toute  la 
corruption  des  Collèges,  n'ont  garde  de  favoir  cela. 

C'ell  la  foiblelTe  de  l'homme  qui  le  rend  fociable  ; 
ce  font  nos  miferes  communes  qui  portent  nos  cœurs 
à  l'humanité  :   nous  ne  lui  devrions  rien  fi  nous  n'é- 
tions pas  hommes.     Tout  attachement  efi:  un  fignc 
d'infuilifance  :    (ï  chacun  de  nous  n'avoit  nul  befoin 
des  autres ,    il  ne  fongeroit  guère  à  s'unir  à  eux. 
i\infi  de  notre  infirmité  même  naît  notre  frêle  bon- 
heur.    Un  être  vraiment  heureux  eft  un  être  folitai- 
re  :  Dieu  feul  jouit  d'un  bonheur  abfolu ,  mais  qui  de 
nous  en  a  l'idée?  Si  quelque  être  imparfait  pouvoitfe 
fuffire  à  lui-même ,  de  quoi  jouiroit-il  félon  nous  ?  II 
fcroit  feul ,    il  feroit  miferable.    Je  ne  conçois  pas 
que  celui  qui  n'a  befoin  de  rien ,  puifle  aimer  quel- 
que chofe  :  je  ne  conçois  pas  que  celui  qui  n'aime 
rien ,  puiflTe  être  heureux. 

Il  fuit  de -là  que  nous  nous  attachons  à  nos  fem- 
blables ,  moins  par  le  fentiment  de  leurs  plaifirs, 
que  par  celui  de  leurs  peines  ;  car  nous  y  voyons 
bien  mieux  l'idenûcé  de  notre  Nature,  tl  ks  garants 

G  2  de 


tob  fî      M      t      L      E, 

de  leur  attachement  pour  nous.  Si  nos  befoîns  côm* 
muns  nous  unifient  par  intérêt ,  nos  miferes  commu- 
nes nous  unifTent  par  afFeftion.  L'afpeft  d'un  hom- 
me heureux  infpire  aux  autres  moins  d'amour  que 
d'envie  ;  on  l'accuferoit  volontiers  d'ufurper  un  droit 
qu'il  n'a  pas  ,  en  fe  feifant  un  bonheur  exclufif;  & 
l'amour-propre  fouffre  encore,  en  nous  faifant  fentir 
que  cet  homme  n'a  nul  befoin  de  nous.  Mais  qui 
eft-ce  qui  ne  plaint  pas  le  malheureux  qu'il  voit  fouf- 
frir?  Qui  eft-ce  qui  ne  voudroit  pas  le  délivrer  de 
fes  maux  ,  s'il  n'en  coûtoit  qu'un  fouhait  pour  cela? 
L'imagination  nous  met  à  la  place  du  miferable,  plu- 
tôt qu'a  celle  de  l'homme  heureux  ;  on  fent  que  l'un 
de  ces  états  nous  touche  de  plus  près  que  l'autre. 
La  pitié  efl:  douce ,  parce  qu'en  fe  mettant  à  la  place 
de  celai  qui  fouffre ,  on  fent  pourtant  le  plaifir  de  ne 
pas  fouffrir  comme  lui.  L'envie  eft  amere ,  en  ce 
que  l'afpefl  d'un  homme  heureux ,  loin  de  mettre 
l'envieux  à  fa  place  ,  lui  donne  le  regret  de  n'y  pas 
être.  11  femble  que  l'un  nous  exempte  des  maux 
qu'il  fouffre,  &  que  l'autre  nous  ôte  les  biens  dont  il 
jouit. 

Voulez- vous  donc  exciter  &  nourrir  dans  le  cœur 
à' un  jeune  homme  les  premiers  mouvemens  de  la  fen- 
fibilité  naiffante ,  &  tourner  fon  cara61:ere  vers  la 
bienfaifance  &  vers  la  bonté  ?  N'allez  point  faire 
germer  en  lui  l'orgueil  ,  la  vanité  ,  l'envie  par  la 
trompeufe  image  du  bonheur  des  hommes  ;  n'expo- 
fez  point  d'abord  à  fes  yeux  la  pompe  des  cours ,  le 
farte  des  palais,  l'attrait  des  fpeftacles:  ne  le  prome- 
nez point  dans  les  cercles ,  dans  les  brillantes  alTem- 
biées.  Ne  lui  montrez  l'extérieur  de  la  grande  Ibcié- 
té  qu'après  l'avoir  mis  en  état  de  l'apprécier  en  elle- 
même.  Lui  montrer  le  monde  avant  qu'il  connoiffe 
les  hommes  ,  ce  n'efh  pas  le  former  ;  c'eft  le  cor* 
rompre:  cen'eft  pas  l'irirtruire;  c'eft  le  tromper. 

Les  hommes  ne  font  naturellement  ni  Rois ,  ni 

Grands, 


ou   DE   L'EDUCATION.        loi 

Grands  ,  ni  Courtifans ,  ni  riches.  Tous  font  nés 
lîuds  &  pauvres  ,  tous  fujets  aux  miferes  de  la  vie, 
aux  chagrins ,  aux  maux ,  aux  befoins ,  aux  douleurs 
de  toute  efpece  ;  enfin  tous  font  condamnés  à  la 
mort.  Voilà  ce  qui  efl  vraiment  de  l'homme  ;  voilà 
de  quoi  nul  mortel  n'efl:  exempt.  Commencez  donc 
par  étudier ,  de  la  nature  humaine ,  ce  qui  en  eft  le 
plus  inféparable ,  ce  qui  conllitue  le  mieux  l'huma- 
nité. 

A  feize  ans  l'adolefcent  fait  ce  que  c'eft  que  fouP» 
frir,  car  il  a  fouffert  lui-même  :  mais  à  peine  fait-il 
que  d'autres  êtres  fouffrent  aufii  :  le  voir  fans  le  ihn- 
tir ,  n'efl  pas  le  favoir  ,  &  comme  je  l'ai  dit  cent 
fois ,  l'enfant  n'imaginant  point  ce  que  fentent  les 
autres  ,  ne  connoît  de  maux  que  les  fiens  ;  mais 
quand  le  premier  développement  des  fens  allume  en 
lui  le  feu  de  l'imagination  »  il  commence  à  fe  fentir 
dans  fes  femblables ,  à  s'émouvoir  de  leurs  plaintes , 
&  à  fouffrir  de  leurs  douleurs.  C'efl  alors  que  le  trif- 
le  tableau  de  l'humanité  fouffrante  doit  porter  à  fon 
cœur  le  premier  attendriifemenç  qu'il  ait  jamais 
éprouvé. 

Si  ce  moment  n'efl  pas  facile  à  remarquer  dans 
vos  enfans,  à  qui  vous  en  prenez -vous?  Vous  les 
iullruifez  de  fi  bonne  heure  à  jouer   le  fentiment, 
vous  leur  en  apprenez  fi-tôt  le  langage  ,  que  parlant 
toujours  fur  le  même  ton ,   ils  tournent  vos  leçons 
contre  vous-même ,  &  ne  vous  laiffent  nul  moyen  dç 
diftinguer  quand  ,   ceflant  de  mentir ,  ils  commen- 
cent à  fentir  ce  qu'ils  difent.    Mais  voyez  mon  Emi- 
le ;  à  l'âge  où  je  l'ai  conduit ,  il  n'a  ni  fenti  ni  men*» 
ti.     Avant  de  favoir  ce  que  c'eft  qu  aimer ,  il  n'a  dit 
à  perfonne  :  je  vous  aime  bien  ;  on  ne  lui  a  point  prefl 
crit  la  contenance  qu'il  devoit  prendre  en  entrant 
dans  la  chambre  de  fon  pcre,  de  fa  mère  ou  de  fon 
gouverneur  malade  ;  on  ne  lui  a  point  montré  l'art 
JaÇeder  la  triflefle  qu'il  n'avoit  p^s,    U  o'a  feint; 

G  3  as 


102  EMILE, 

de  pleurer  fur  la  mort  de  perfonne  ;  car  il  ne  fait  cd 
que  c'eft  que  mourir.  La  même  infenfibilité  qu'il  a 
dans  le  cœur,  efl  auffi  dans  Tes  manières.  Indiffèrent 
à  tout,  hors  à  lui-même,  comme  tous  les  autres  en- 
fans,  il  ne  prend  intérêt  à  perfonne;  tout  ce  qui  le 
diftingue  ,  eft  qu'il  ne  veut  point  paroître  en  pren- 
<ire ,  &  qu'il  n'eil  pas  faux  comme  eux. 

Emile  ayant  peu  réfléchi  fur  les  êtres  fenfibles, 
faura  tard  ce  que  c'eft  que  fouffrir  &  mourir.  Les 
plaintes  &  les  cris  commenceront  d'agiter  fes  entrail- 
les ,  fafpeft  du  fang  qui  coule  lui  fera  détourner  les 
yeux,  les  convulflons  d'un  animal  expirant  lui  donne- 
ront je  ne  fais  quelle  angoiffe,  avant  qu'il  fâche  d'où 
lui  viennent  ces  nouveaux  mouvemens.  S'il  étoit 
refté  ftupide  &  barbare  ,  il  ne  les  auroit  pas;  s'il 
étoit  plus  inftruit ,  il  en  connoîtroit  la  fource  :  il  a 
déjà  trop  comparé  d'idées  pour  ne  rien  fentir  ,  & 
pas  affez  pour  concevoir  ce  qu'il  fent. 

Ainfi  naît  la  pitié  ,  premier  fentiment  relatif  qui 
touche  le  cœur  humain,  félon  l'ordre  de  la  Nature. 
Pour  devenir  fenfible  &  pitoyable ,  il  faut  que  l'en- 
fant fâche  qu'il  y  a  des  êtres  femblables  à  lui ,  qui 
fouffrent  ce  qu'il  a  fouffert ,  qui  fentent  les  douleurs 
qu'il  a  fenties  ,  &  d'autres  dont  il  doit  avoir  l'idée, 
comme  pouvant  les  fentir  auffi.  En  effet ,  comment 
nous  laiiîbns-nous  émouvoir  à  la  pitié ,  fi  ce  n'efl:  en 
nous  tranfportant  hors  de  nous,  &  nous  identifiant 
avec  l'animal  fouffrant  ?  en  quittant,  pour  ainfi  di'« 
ré  ,  notre  être  pour  prendre  le  fien  ?  nous  ne  fouf- 
frons  qu'autant  que  nous  jugeons  qu'il  fouffre  ;  ce 
n'efl:  pas  dans  nous .,  c'eft  dans  lui  que  nous  fbuf- 
frons.  Ainfi  niil  ne  devient  fenfible  que  quand  fon 
imagination  s'anime  &  commence  à  le  '  trànfporter 
hors  de  lui. 

Pour  ■  exciter  &  nourrir  cette  fenfibilité  naiftante, 
pour  la  guider  ou  la  fuivre  dans  fa  pente  Naturelle, 
qu'avons  -  nous  donc  à  faire  ,  'fi  ce  n'efl  d'offrir  aa 


ou    DE    L'EDUCATION        103 

jeune  homme  des  objets  fur  lefquels  puifTe  agir  la 
force  expanfive  de  fon  cœur  ,  qui  le  dilatent ,  qui 
rétendent  fur  les  autres  êtres ,  qui  le  fafTent  par  -  tout 
retrouver  hors  de  lui;  d'écarter  avec  foin  ceux  qui  le 
refferrent ,  le  concentrent,  &  tendent  le  reflbrjt  du 
moi  humain?  c'eft-à-dire  en  d'autres  termes,  d'exci- 
ter en  lui  la  bonté,  l'humanité,  la  commifération , 
la  bienfaifance,  toutes  les  paflions  attirantes  &  dou- 
ces qui  plaifent  naturellement  aux  hommes ,  &  d'em- 
pêcher de  naître  l'envie,  la  convoitife ,  la  haine, 
toutes  les  paflions  repouflantes  &  cruelles ,  qui  ren- 
dent ,  pour  ainfi  dire  ,  la  fenfibilité  non  -  feulement 
nulle  ,  mais  négative  ,  &  font  le  tourment  de  celui 
qui  les  éprou\^. 

Je  crois  pouvoir  réfumer  toutes  les  réflexions  pré- 
cédentes en  deux  ou  trois  maximes  précifes ,  claires 
&  faciles  à  faifir. 

PREMIERE   MAXIME. 

//  nejl  -pas  dans  le  cœur  humain  de  fs  mettre  à  h  place 
des  gens  qui  font  -plus  heureux  que  nous ,  mais  feule- 
ment de  ceux  qui  font  plus  à  plaindre. 

Si  l'on  trouve  des  exceptions  à  cette  maxime,  el- 
les font  plus  apparentes  que  réelles.  Ainfi  l'on  ne  fe 
met  pas  à  la  place  du  riche  ou  du  Grand  auquel  on 
s'attache  ;  même  en  s'attachant  fincerement  on  ne 
fait  que  s'approprier  une  partie  de  fon  bien  -  être. 
Quelquefois  on  l'aime  dans  fes  malheurs  :  mais  tant 
qu'il  profpere  ,  il  n'a  de  véritable  ami  que  celui  qui 
n'efl:  pas  la  dupe  des  apparences ,  &  qui  le  plaint  plus 
qu'il  ne  l'envie ,  malgré  fa  profperité. 

On  efl:  touché  du  bonheur  de  certains  états ,  par 
exemple  ,  de  la  vie  champêtre  &  pafl:orale.  Le 
charme  de  voir  ces  bonnes  gens  heureux ,  n'eit  point 

G  4  cm- 


104  EMILE, 

empoifonné  par  l'envie:  on  s*intereffe  à  eux  verka^^ 
blcment:  pqurquoi  cela?  parce  qu'on  fe  (ènt  maître, 
de  defcendre  à  cet  état  de  paix  &  d'innocence ,  & 
de  jouir  de  lu  même  félicité:  c'efl  un  pis-aller  qui  ne 
donne  que  des  idtes  agréables  »  attendu  qu'il  fuffiu 
d'en  vouloir  jouir  pour  le  pouvoir.  Il  y  a  toujours 
du  pldiiir  à  voir  rev*-  rellources,  à  contempler  fon  pro- 
pre oien ,  même  quand  on  n'en  veut  pas  ufer. 

Il  fuit  dv-la  que  pour  porter  un  jeune  homme  à 
l'humanité  ,  loin  de  lui  faire  admirer  le  fort  brillant 
des  autres,  il  faut  le  lui  montrer  ,  par  les  côtés  trif* 
tes ,  il  faut  le  lui  faire  craindre.  Alors ,  par  une 
conféquence  évidente ,  il  doit  fe  frayer  une  route  au 
bonheur,  qui  ne  foit  fur  les  traces  de  perfonne. 

DEUXIEME   MAXIME. 

On  ne  plaint  jamais  dans  autrui  quç  les  maux  dont  on  ne. 
fe  croit  pas  exempt  foi-même. 

Non  ignara  mali ,  miferis  fucciirrere  difco, 

fe  ne  connois  rien  de  fi  beau ,  de  G  profond ,  de  Ci 
touchant,  de  fi  vrai  que  ce  vers-là. 

Pourquoi  les  Rois  font  •  ils  fans  pitié  pour  leurs  fu  • 
jets?  c'efb  qu'ils  comptent  de  n'être  jamais  hommes. 
Pourquoi  les  riches  font- ils  fi  durs  envers  les  pau-, 
vres  ?  c'efl  qu'ils  n'ont  pas  peur  de  le  devenir.  Pour- 
quoi la  Nobleflîe  a-t  elle  un  fi  grand  mépris  pour  le 
peuple  ?  c'eft  qu'un  noble  ne  fera  jamais  roturier. 
Pourquoi  les  Turcs  font -ils  généralement  plus  hu- 
mains ,  plus  hofpitaliers  que  nous  ?-  c'ell  que  dans 
leur  gouvernement ,  tout-à-fait  arbitraire,  la  gran,^ 
deur,  &  la  fortune  des  particuliers  étant  toujours  pré- 
caires &  chancellantes ,  ils  ne  regardent  point  l'ab- 
baiflèment  &  la  mifere  comme  un  état  étranger  à 

eux 


ou    DE   L'EDUCATION.       105 

eux  *  ;  chacun  peut  être  demain  ce  qu'eft  aujour- 
d'hui celui  qu'il  alfifte.  Cette  réflexion ,  qui  revient 
fans  ceiTe  dans  les  romans  orientaux  ,  donne  à  leur 
k6ture  je  ne  fais  quoi  d'attendrifTant  que  n'a  point 
tout  l'apprêt  de  notre  feche  morale. 

N'accoutumez  donc  pas  votre  élevé  à  regarder  du 
haut  de  fa  gloire  les  peines  des  infortunés  ,  les  tra- 
vaux des  miferables ,  &  n'efperez  pas  lui  apprendre 
à  les  plaindre  ,  s'il  les  confidere  comme  lui  étant 
étrangers.  Faites-lui  bien  comprendre  que  le  fort  de 
ces  malheureux  peut  être  le  fitn  ,  que  tous  leurs 
maux  font  fous  fes  pieds,  que  mille  évenemens  im- 
prévus &  inévitables  peuvent  l'y  plonger  d'un  mo- 
ment à  l'autre.  Apprenez- lui  à  ne  compter  ni  fur  la 
naiflance,  ni  fur  la  fanté,  ni  fur  les  richeflès,  mon» 
trez-lui  toutes  les  vicilîitudes  de  la  fortune,  cher- 
chez-lui les  exemples  toujours  trop  fréquens  de  gens 
qui  d'un  état  p'ns  élevé  que  le  fien  font  tombés  au- 
deflbus  de  ces  malheureux  ;  que  ce  foit  par  leur  faute 
ou  non,  ce  n'eft  pas  maintenant  de  quoi  il  efl  quef- 
tion;  fait-il  feulement  ce  que  c'eft  que  faute  ?  n'em- 
piétez jamais  fur  l'ordre  dé  fes  connoiflances,  &  ne 
Peclairez  que  par  les  lumières  qui  funt  à  fa  portée;  il 
n'a  pas  befoin  d'être  fort  fa  van  t  pour  fentir  que  toute 
la  prudence  humaine  ne  peut  lui  répondre  fi  dans  une 
heure  il  fera  vivant  ou  mourant  ;  fi  les  douleurs  de 
la  néphrétique  ne  lui  feront  point  grincer  les  dents 
avant  la  nuit ,  fi  dans  un  mois  il  fera  riche  ou  pau- 
vre, fi  dans  un  an,  peut-être,  il  ne  ramera  point- 
fous  le  nerf-  de -bœuf  dans  les  galères  d'Alger.  Sur- 
tout n'allez  pas  lui  dire  tout  cela  froidement  comme 
fon  catéchifrae  :  qu'il  voye ,  qu'il  fente  les  calamités 
humaines  :  Ebranlez  ,   effrayez  fon  imagination  des 

périls. 

*  Cela  paroîc  changer  un  peu  mniotcnant:  les  états  fcmbicnt 
t^vcni;  plus  fixes,  e^  les  hommes  deviennent  auffi  plus  duiï. 


?od  E:      M      I      L      E, 

périls  dont  tout  homme  efl:  fans  cefle  environné  ; 
qu'il  voye  autour  de  lui  tous  ces  abymes ,  &  qu'à 
vous  les  entendre  décrire  il  fe  prefle  contre  vous  de 
peur  d'y  tomber.  Nous  le  rendrons  timide  &  pol- 
tron, direz- vous.  Nous  verrons  dans  la  fui  te ,  mais 
quant-à-préfent  commençons  par  le  rendre  humain  j 
voilà  fur-tout  ce  qui  nous  importe. 

TROISIEME   MAXIME. 

La  pitié  qu'on  a  du  mal  d' autrui  nefe  mefure  pas  fur  la 
,    quantité  de  ce  mal ,   mais  fur  kfenîiment  qu'on  prête 
à  ceux  qui  le  fcuffrent. 

On  ne  plaint  un  malheureux  qu'autant  qu'on  croit 
qu'il  fe  trouve  à  plaindre.  Le  fentiment  phyQque  de 
nos  maux  efl:  plus  borné  qu'il  ne  femble  ;  mais  c'eft 
par  la  mémoire  qui  nous  en  fait  fentir  la  continuité , 
c'efl:  par.  l'imagination  qui  les  étend  fur  l'avenir, 
qu'ils  nous  rendent  vraiment  à  plaindre.  Voilà  je 
penfe  une  des  caufes  qui  nous  endurciffent  plus  aux 
maux  des  animaux  qu'à  ceux  des  hommes,  quoique 
]a  fenfibilité  commune  dût  également  nous  identifier 
avec  eux.  On  ne  plaint  guère  un  cheval  de  chartier 
dans  fon  écurie  ,  parce  qu'on  ne  préfume  pas  qu'en 
mangeant  fon  foin  il  fonge  aux  coups  qu'il  a  reçus 
&  aux  fatigues  qui  fattendent.  On  ne  plaint  pas 
non  plus  un  mouton  qu'on  voit  paître ,  quoiqu'on  fâ- 
che qu'il  fera  bientôt  égorgé,*  parce  qu'on  juge  qu'il 
ne  prévoit  pas  fon  fort.  Par  extenfion  l'on  s'endur- 
cit ainfi  fur  le  fort  des  hommes ,  &  les  riches  fe  con^ 
folent  du  mal  qu'ils  font  aux  pauvres  en  les  fuppofanc 
allez  fliupides  pour  n'en  rien  feptir.  En  général,  je 
juge  du  prix  que  chacun  met  au  bonheur  de  fes  fem- 
blables  par  le  cas  qu'il  paroît  faire  d'eux.  Il  eft  natu- 
rel qu'on  faffe  bon  marché  du  bonheur  des  gens  qu'on 
jnéprife.    Ne  vous  étonnez  donc  plus  fi  les  politi^ 

ques 


ov   DE    L'EDUCATION.        107 

ques  parlent  du  peuple  avec  tant  de  dédain ,  ni  fi  la- 
plupart  des  Philofophes  afFeftent  de  faire  l'homme  (i 
méchant. 

C'eft  le  peuple  qui  compofe  le  genre  humain  ;  ce 
qui  n'efl:  pas  peuple  eft  fi  peu  de  chofe  que  ce  n'eft 
pas  la  peine  de  le  compter.  L'homme  efl:  le  même 
dans  tous  les  états;  fi  cela  efl,  les  états  les  plus  nom- 
breux méritent  le  plus  de  refpef]:.  Devant  celui  qui 
penfe  toutes  les  diflinftions  civiles  difparoifTent  :  il 
voit  les  mêmes  paffions ,  les  mêmes  fentimens  dans 
le  goujat  &  dans  l'homme  illuHre  ;  il  n'y  difcerne  que 
leur  langage ,  qu'un  coloris  plus  ou  moins  apprêté  , 
&  il  quelque  différence  efi^entielie  les  diflingue ,  elle 
eft  au  préjudice  des  plus  dilîîmulés.  Le  peuple  fe 
montre  tel  qu'il  efl:,  &  n'efl  pas  aimable;  mais  il 
faut  bien  que  les  gens  du  monde  fe  déguifent;  s'ils  fe 
montroient  tels  qu'ils  font ,  ils  feroient  horreur. 

Il  y  a  ,  difent  encore  nos  fages ,  même  dofe  de 
bonheur  &  de  peine  dans  tous  les  états  :  maxime  auffi 
funefte  qu'infoutenable  ;  car  fi  tous  font  également 
heureux ,  qu'ai-je  befoin  de  m'incommoder  pour  per- 
fonne  ?  Que  chacun  refle  comme  il  efl:  :  que  l'efcla- 
ve  foit  maltraité ,  que  l'infirme  foufire ,  que  le  gueux 
perifle  ;  il  n'y  a  rien  à  gagner  pour  eux  à  changer 
d'état.  Ils  font  l'énumeratiôn  des  peines  du  riche  & 
montrent  l'inanité  de  fès  vains  p lai firs:  quel  greffier 
fophifme  1  les  peines  du  riche  ne  lui  viennent  point 
de  fon  état,  mais  de  lui  feul  ,  qui  en  abufe.  Fût -il 
plus  malheureux  que  le  pauvre  même,  il  n'efl:  point 
à  plaindre  ,  parce  que  fes  maux  font  tous  fon  ouvra- 
ge, &  qu'il  ne  tient  qu'à  lui  d'être  heureux.  Mais 
la  peine  du  miferable  lui  vient  des  chofes,  de  la  ri- 
gueur du  fort  qui  s'appefantit  fur  lui.  Il  n'y  a  point 
d'habitude  qui  lui  puifle  ôter  le  fentiment  phyfique 
de  la  fatigue ,  de  fépuifement ,  de  la  faim  :  le  boa 
efpric  ni  la  fageflïe  ne  fervent  de  rien  pour  l'exempter 
•des  maux  de  fon  état.    Que  gagne  Epidete  de  pr> 

voir 


ioS  E     M     I     I.     E, 

voir  que  fon  maître  va  lui  cafTèr  la  jambe  ?  h  hl 
caiTe-t-il  moins  pour  cela?  il  a  par-defllis  fon  mal, 
le  mal  de  la  prévoyance.  Qiiand  le  peuple  feroit  auffi 
lènfé  que  nous  le  fuppofons  flupide ,  que  pourroit  -  il 
être  autre  que  ce  qu'il  eft,  que  pourroit-il  faire  autre 
que  ce  qu'il  fait?  étudiez  les  gens  de  cet  ordre,  vous 
verrez  que  fous  un  autre  langage  ils  ont  autant  d'ef- 
prit  &  plus  de  bon  fens  que  vous.  Refpe6lez  donc 
votre  efpece  ;  fongez  qu'elle  eft  compofée  effencieU 
leraent  de  la  collection  des  peuples ,  que  quand  tous 
les  Rois  &  tous  les  Philosophes  en  feroient  ôtés ,  il 
n'y  paroîtroit  gueres  ,  &  que  les  chofes  n'en  iroienc 
pas  plus  mal.  En  un  mot ,  apprenez  à  votre  élevé  à 
aimer  tous  les  hommes  &  même  ceux  qui  lesdépri- 
fent  ;  faites  en  ibrte  qu'il  ne  fe  place  dans  aucune 
clafle  ,  mais  qu'il  fe  retrouve  dans  toutes  :  parlez  de- 
vant lui  du  genre  humain  avec  attendriffement,  avec 
pitié  même,  mais  jamais  avec  mépris.  Homme,  ne 
déshonore  point  l'homme. 

C'efl:  par  ces  routes  &  d'autres  Semblables ,  bien 
contraires  à  celles  qui  font  frayées,  qu'il  convient  de 
pénétrer  dans  le  cœur  d'un  jeune  adolefcent  pour  y 
exciter  les  premiers  mouvemens  de  la  Nature,  le  dé-i 
veloppçr  &  l'étendre  fur  fes  femblables  ;  à  quoi  j'a- 
joute qu'il  importe  de  mêler  à  ces  mouvemens  le 
moins  d'intérêt  perfonnel  qu'il  eft  poflible  ;  fur -tout 
point  de  vanité ,  point  d'émulation,  point  de  gloire, 
point  de  ces  fentimens  qui  nous  forcent  de  nous 
comparer  aux  autres  ;  car  ces  comparaifons  ne  fe 
font  jamais  fans  quelque  imprefîion  de  haine  contre 
ceux  qui  nous  difputent  la  préférence,  ne  fut-ce  que 
dans  notre  propre  eftime.  Alors  il  faut  s'aveugler 
ou  s'irriter,  être  un  méchant  ou  un  fot;  tâchons  d'é- 
viter cette  alternative.  Ces  paflipns  (i  dangereufe? 
naîtront  tôt  ou  tard,  medit-og,  malgré  nous.  Jç 
lie  le  nie  pas  ;  chaque  chofe  a  fon  tems  &  fon  lieu; 
je  (lis  feulement  qu'on  ne  doit  p.^s  ^e^r  aider  à  naître. 


ou  DE    L'EDUCATION.       lop 

Voilà  refprit  de  la  méthode  qu'il  faut  fe  prefcrire. 
îci  les  exemples  &  les  détails  font  inutiles ,  parce 
qu'ici  commence  la  divifion  prefque  infinie  des  ca- 
rafteres ,  &  que  chaque  exemple  que  je  donnerois, 
ne  conviendroit  pas  peut-être  à  un  fur  cent  mille. 
C'eft  à  cet  âge  auffi  que  commence ,  dans  l'habile 
maître  ,  la  véritable  fonction  de  l'oblervateur  &  du 
Philofophe  qui  fait  l'art  de  fonder  les  cœurs  en  tra- 
vaillant à  les  former.  Tandis  que  Je  jeune  homme 
ne  fonge  point  encore  à  fe  contrefaire ,  &  ne  l'a 
point  encore  appris ,  à  chaque  objet  qu'on  lui  pré- 
fente, on  voit  dans  fon  air,  dans  ks  yeux,  dans  fon 
gefte ,  l'impreflion  qu'il  en  reçoit  ;  on  lit  fur  fon  vi- 
iage  tous  les  mouvemens  de  fon  ame;  à  force  de  les 
épier  on  parvient  à  les  prévoir,  &  enfin  à  les  di- 
riger. 

On  remarque  en  général  que  le  fang,  les  bleflîi- 
res,  les  cris,  les  gémifTemens,  l'appareil  des  opéra- 
tions doulour eufes  ,  &  tout  ce  qui  porte  aux  fens  des 
objets  de  fbuffrance  ,  faifit  plutôt  <Sc  plus  générale- 
ment tous  les  hommes.  L'idée  de  delîruftion  étant 
plus  compofée,  ne  frappe  pas  de  même;  l'image  de 
la  mort  touche  plus  tard  &  plus  foiblement,  parce- 
que  nul  n'a  par  devers  foi  l'expérience  de  mourir  ;  il 
faut  avoir  vu  des  cadavres  pour  fentir  les  angoiffes 
des  agonifans.  Mais  quand  une  fois  cette  image  s'eft 
bien  formée  dans  notre  efprit ,  il  n'y  a  point  de 
fpeftacle  plus  horrible  à  nos  yeux  ;  foit  à  caufe  de 
l'idée  de  deitruâlion  totale  qu'elle  donne  alors  par  les 
fens,  foit  parceque  fâchant  que  ce  moment  ell  iné- 
vitable pour  tous  les  hommes,  on  fe  fent  plus  vive- 
ment affeété  d'une  fituation  à  la  quelle  on  eft  fur  de 
ne  pouvoir  échapper. 

Ces  imprellions  diverfes  ont  leurs  modifications  ^ 
leurs  degrt's  qui  dépendent  du  caraâkre  particulier  de 
chaque  individu  &  de  fcs  habitudes  antérieures  ;  mais 
elles  font  univerfelles ,  &  nul  n'en  ell  tout -à -fait 

exempt. 


iio  EMILE, 

exempt.  Il  en  efl:  de  plus  tardives  &  de  moins  ge'- 
nérales,  qui  font  plus  propres  aux  âmes  fenflbles.  Ce 
-font  celles  qu'on  reçoit  des  peines  morales ,  des  dou- 
leurs internes  ,  des  affligions ,  des  langueurs ,  de  la 
triftefle.  Il  y  a  des  gens  qui  ne  fa  vent  être  émus  que 
par  des  cris  &  des  pleurs  ;  les  longs  &  fourds  gémif- 
femens  d'un  cœur  ferré  de  détreflè  ne  leur  ont  jamais 
arraché  des  foupirs;  jamais  rafpe6l  d'une  ûontienan- 
ce  abattue  ,  d'un  vifage  hâve  &  plombé  ,  d'un  œil 
éteint  &  qui  ne  peut  plus  pleurer,  ne  les  fit  pleurer 
eux-mêmes;  les  maux  de  l'ame  ne  font  rien  pour 
eux;  ils  font  jugés,  la  leur  ne  fent  rien:  n'attendez 
d'eux  que  rigueur  inflexible ,  endurcilfement ,  cruau- 
té. Ils  pourront  être  intègres  &  juftes  ,  jamais  dé- 
mens, généreux,  pitoyables.  Je  dis  qu'ils  pourront 
être  juflies ,  fi  toutefois  un  homme  peut  l'être  quand 
il  n'efl:  pas  mifericordieux. 

Mais  ne  vous  preffcz  pas  de  juger  les  jeunes  gens 
par  cette  régie,  fur -tout  ceux  qui,  ayant  été  élevés 
comme  ils  doivent  l'être,  n'ont  aucune  idée  des  pei- 
nes morales  qu'on  ne  leur  a  jamais  fait  éprouver: 
car  encore  une  fois ,  ils  ne  peuvent  plaindre  que  les 
maux  qu'ils  connoiflent  ;  <&  cette  apparente  infenfibi- 
lité,  qui  ne  vient  que  d'ignorance,  fe  change  bien- 
tôt en  attendriffement ,  quand  ils  commencent  à  fen- 
tir  qu'il  y  a  dans  la  vie  humaine  mille  douleurs  qu'ils 
ne  connoifîbient  pas.  Pour  mon  Emile,  s'il  a  eu  de 
la  fimplicité  &  du  bon  fens  dans  fon  enfance  ,  je  fuis 
bien  fur  qu'il  aura  de  l'ame  &  de  la  fenfibilité  dans  fa 
jeunefle;  car  la  vérité  des  fentimens  tient  beaucoup 
à  la  jufteffe  des  idées. 

Mais  pourquoi  le  rappeller  ici?  Plus  d'un  Lefteur 
me  reprochera  ,  fans  doute ,  l'oubli  de  mes  premiè- 
res réfolutions ,  &  du  bonheur  conftant  que  j'avois 
promis  à  mon  élevé.  Des  malheureux ,  des  mou- 
rans ,  des  fpeftacles  de  douleur  6c  de  mifere  !  Quel 
bonheur  !  quelle  jouiflance  pour  un  jeune  cœur  qui 

naît 


mi 


ou   DE    L'EDUCATION.        ttî 

naît  à  la  vie  !  Ton  tride  inftituteur  qui  lui  deflinoit 
une  éducation  fi  douce,  ne  le  fait  naître  que  pour 
foufFrir.  Voilà  ce  qu'on  dira:  Que  m'importe  ?  j'ai 
promis  de  le  rendre  heureux  ,  non  de  faire  qu'il  pa- 
rût l'être.  Eft  -  ce  ma  faute  fi ,  toujours  dupes  de 
l'apparence,  vous  la  prenez  pour  la  réalité  ? 

Prenons  deux  jeunes  gens  fortant  de  la  première 
éducation ,  &  entrant  dans  le  monde  par  deux  por- 
tes dire6lement  oppofées.  L'un  monte  tout-à-coup 
fur  l'Olympe  ,  &  fe  répand  dans  la  plus  brillante  fo,- 
ciété.  On  le  mené  à  la  Cour ,  chez  les  Grands , 
chez  les  riches ,  chez  les  jolies  femmes.  Je  le  fup- 
pofe  fêté  par-tout,  &  je  n'examine  pas  l'effet  de  cet 
accueil  fur  fa  raifon  ;  je  fuppofè  qu'elle  y  réfifte.  Les 
plaifirs  volent  au-devant  de  lui ,  tous  les  jours  de 
nouveaux  objets  l'amufent,  il  fe  livre  à  tout  avec  un 
intérêt  qui  vous  féduit.  Vous  le  voyez  attentif, 
empreffé ,  curieux  ;  fa  première  admiration  vous 
frappe;  vous  l'eftimez  content ,  mais  voyez  l'état  de 
foname:  vous  croyez  qu'il  jouit  ;  moi  je  crois  qu'il 
fûuffre. 

Qi-i'apperçoit-il  d'abord  en  ouvrant  les  yeux  ?  Des 
multitudes  de  prétendus  biens  qu'il  ne  connoiflbit 
pas ,  de  dont  la  plupart  n'étant  qu'un  moment  à  fa 
portée  ,  ne  femblent  fe  montrer  à  lui  que  pour  lui 
donner  le  regret  d'en  être  privé.  Se  promené  - 1  -  il 
dans  un  Palais  ?  Vous  voyez  à  fon  inquiète  curiofité 
qu'il  fe  demande  pourquoi  fa  maifon  paternelle  n'eft 
pas  ainfi.  Toutes  fes  queftions  vous  difent  qu'il  fe 
compare  fans  ceffe  au  maître  de  cette  maifon;  & 
tout  ce  qu'il  trouve  de  mortifiant  pour  lui  dans  ce  pa- 
rallèle, aiguife  fa  vanité  en  la  révoltant.  S'il  ren- 
contre un  jeune  homme  mieux  rais  que  lui ,  je  le 
vois  murmurer  en  fecret  contre  l'avarice  de  fes  pa- 
rens.  Efi:-il  plus  paré  qu'un  autre?  lia  la  douleur 
de  voir  cet  autre  l'effacer  ou  par  fa  naiffance  ou  par 
fon  efprit ,  &  toute  fa  dorure  humiliée  devant  un 

fimpla 


II21  EMILE, 

fimple  habit  de  drap.  Brille-t-il  feul  dans  une  aflèm* 
blée  ?  s'élève  t-i'  fur  la  pointe  du  pied  pour  être 
mieux  vu?  Qi-ii  eftce  qui  n'a  pas  une  difpofition  fe- 
crette  à  rabaiiier  l'air  fuperbe  &  vain  d'un  jeune  fat? 
Tout  s'unit  bientôt  comme  de  concert;  les  regards 
inquiétans  d'un  homme  grave,  les  mots  railleurs  d'un 
çaullique  ne  tardent  pas  d'arriver  jufqu'à  lui;  &  ne 
fût -il  dédaigné  que  d'un  feul  homme,  le  mépris  de 
cet  homme  empoifonne  à  i'inftant  les  applaudiflè- 
mens  des  autres. 

Donnons-lui  tout;  prodigons-lui  les  agrémens,  le 
mérite;  qu'il  foit  bien  fait,  plein  d'efprit,  aimable; 
il  fera  recherché  des  femmes  ;  mais  en  le  recherchant 
avant  qu'il  les  aime,  elles  le  rendront  plutôt  fou  qu'a- 
moureux; il  aura  des  bonnes -fortunes,  mais  il  n'au- 
ra ni  tranfports  ni  palTion  pour  les  goûter.  Ses  de- 
firs,  toujours  prévenus,  n'ayant  jamais  le  tems  de 
naître ,  au  fein  des  plaifirs  il  rie  fent  que  l'ennui  de  la 
gêne;  le  fexe  fait  pour  le  bonheur  du  fien  le  dégoûte 
&  le  raflafie  même  avant  qu'il  le  connoiife  ;  s'il  con- 
tinue à  le  voir  ,  ce  n'efl  plus  que  par  vanité  ;  & 
quand  il  s'y  attacheroit  par  un  goût  véritable ,  il  ne 
fera  pas  feul  jeune,  feul  brillant ,  feul  aimable,  & 
ne  trouvera  pas  toujours  dans  fes  maîtreffes  des  pro- 
diges de  fidélité. 

Je  ne  dis  rien  des  tracafleries  ,  des  trahifons,  des 
noirceurs ,  des  repentirs  de  toute  efpece  inféparables 
d'une  pareille  vie.  L'expérience  du  monde  en  dé- 
goûte ,  on  le  fait  ;  je  ne  parle  que  des  ennuis  atta- 
chés à  la  première  illufion, 

Qiiel  contrade  pour  celui  qui ,  renfermé  jufqu'ici 
dans  le  fein  de  fu  tamille  &  de  fcs  amis,  s'eil  vu 
l'unique  objet  de  toutes  leurs  attentions ,  d'entrer 
tout-à  coup  dans  un  ordre  des  chofes  où  il  eft  comp- 
té pour  fi  peu ,  de  fe  trouver  comme  nuyé  dans  une 
fphere  étrangère  ,  lui  qui  fit  fi  long-tems  le  centre 
de  la  fienne  !  Que  d'aftVonts  î  que  d'humiliations  ne 

fauE* 


QV   DE   L'EDUCATION.        iig 

faut -il  pas  qu'il  elTuye,  avant  de  perdre,  parmi  les 
inconnus  ,  les  préjugés  de  Ton  importance  pris  ôc 
nourris  parmi  les  fiL-ns  !  Enfant,  tout  lui  cédoic, 
tout  s'eraprciloit  autour  de  lui  ;  jeune  homme,  il 
faut  qu'il  cède  à  tout  le  monde  ;  ou ,  pour  peu  qu'il 
s'oublie  6l  conferve  Tes  anciens  airs ,  que  de  dures 
leçons  vont  le  faire  rentrer  en  lui-même!  L'habitude 
d'obtenir  aifément  les  objets  de  Tes  defirs,  le  porte  à 
beaucoup  defirer  ,  &  lui  fait  fcntir  des  privations 
continuelles.  Tout  ce  qui  le  flotte,  le  tente;  tout 
ce  que  d'autres  ont,  il  voudroit  l'avoir;  il  convoite 
tout,  il  porte  envie  à  tout  le  monde  ,  il  \'oudroit  do- 
miner par- tout;  la  vanité  le  ronge,  l'ardeur  des  de- 
firs  effrénés  eniiamme  fon  jeune  cœur ,  la  jaloufie  & 
la  haine  y  naiflent  avec  eux  ;  toutes  les  paffions  dé- 
vorantes y  prennent  à  la  fois  leur  eflbr:  il  en  porte 
l'agitation  dans  le  tumulte  du  monde  ;  il  la  rapporte 
avec  lui  tous  les  foirs;  il  rentre  mécontent  de  lui  Oi 
des  autres  :  il  s'endort  plein  de  mille  vains  projets, 
ti^oublé  de  mille  fantaifies  ;  &  fon  orgueil  lui  peine 
jufques  dans  [es  fonges  les  chimériques  biens  dont  le 
defir  le  tourmente  ,  Ck  qu'il  ne  pofledera  de  fa  vie. 
Voilà  votre  ékve  ;  voyons  le  mien. 

Si  le  premier  fpeélacle  qui  le  frappe  eÙ:  un  objec 
de  triftefîe  ,  le  premier  retour  fur  lui-même  eft  un 
fentiment  de  plailir.  En  voyant  de  combien  de  maux 
il  eft  exempt,  il  fe  ftnt  plus  heureux  qu'il  ne  penfoic 
l'être.  11  partage  les  peines  de  fes  ftmblables;  mai« 
ce  partage  eft  volontaire  &  doux.  11  jouit  à  la  fois 
de  la  pitié  qu'il  a  pour  leurs  maux,  Ck  du  bonheur 
qui  l'en  exempte;  il  fe  fent  dans  cet  état  de  force  qui 
nous  étend  au-de-là  de  nous,  6l  nous  fait  porter  ail- 
leurs l'aélivité  fupertlue  à  notre  bien-être.  Pouf 
plaindre  le  mal  d'autrui,  fins  doute  il  faut  le  connoî- 
ire,  mais  il  ne  faut  pas  le  lentir.  QLiand  on  a  fjuf-* 
ftrc,  ou  qu'on  craint  de  fouffrir,  on  plaint  ceux  qui 
fouffrent  ;   m.iis  tandis  qu'on  fouftre ,  on  ne  plaine 

Tome  L  Farîis  IL  H  <ia« 


114  EMILE, 

que  foi.  Or  fi ,  tous  étant  aîTujettis  aux  mift^res  de 
la  vie  ,  nul  n'accorde  aux  aucres  que  la  fenfibilité 
dont  il  n'a  pas  a6luei!ement  befoin  pour  kii-même^  il 
s'enfuit  que  la  commiferation  doit  être  un  fentiment 
très -doux,  puifqa'clle  dépofe  en  notre  faveur,  & 
qu'au  contraire  un  homme  dur  efk  toujours  malheu- 
reux, puifque  l'état  de  fon  cœur  ne  lui  laifle  aucune 
fenfibilité  fjrabondunte  ,  qu'il  puiffe  accorder  aux 
peines  d'auirui. 

Nous  jugeons  trop  du  bonheur  fur  les  apparences  ; 
nous  le  iuppof  ms  où  il  efl:  le  moins  ;  nous  le  cher- 
chons où  il  ne  fauroit  être:  la  gaité  n'en  eft  qu'un  fi- 
gne  très -équivoque  Un  homme  gai  n'eft  fouvent 
qu'un  infjrruné,  qui  cherche  à  donner  le  change  aux 
autres,  &  à  s'érourdir  lui-même.  Ces  gens  fi  dans, 
fi  ouverts  ,  [\  fereins  dans  un  cercle ,  font  prefque 
tous  triftes  'Si  grondeurs  chez  eux  ,  &  leurs  domelli- 
ques  portent  la  peine  de  ramufcment  qu'ils  donnent 
à  leurs  fociétés.  Le  vrai  con Lentement  n'efl:  ni  gai  , 
ni  folâtre;  jaloux  d'un  fentiment  fi  doux,  en  le  goû- 
tant on  y  penfe,  on  le  favoure,  on  craint  de  l'éva- 
porer. Un  homme  vraiment  heureux  ne  parle  gue- 
res,  &  ne  rit  gueres  ;  ilreficrre,  pourainfi  dire,  le 
bonheur  autour  de  fon  cœur.  Les  jeux  bruyans,  la 
turbulente  joie  voilent  les  dégoûts  &  l'ennui.  Mais 
la  mélancolie  efl;  amie  de  la  voiupté  :  fattendrillè- 
ment  &  les  larmes  accompagnent  les  plus  douces 
jouiflances,  &  l'exceirive  joie  elle-même  arrache  plu- 
tôt des  pleurs  que  des  ris. 

Si  d'abord  la  multitude  &  la  variété  des  amufe- 
mens  paroît  contribuer  au  bonheur ,  fi  funiformité 
d'une  vie  égale  paroît  d'abord  ennuyeufe  ;  en  y  re- 
gardant mieux  ,  on  trouve ,  au  contraire ,  que  la 
plus  douce  habitude  de  famé  confifi:e  dans  une  mode- 
ration  de  jouiilance ,  qui  lailTe  peu  de  prife  au  defir 
&  au'  dégoût.  L'inquiétude  des  defirs  produit  la  cu- 
liofité ,  i'inconftance  ;  le  vuide  des  turbuleas  plaillrs 

pro- 


1 


ou   DE  L'EDUCATION.        ir^ 

produit  Tennui.  On  ne  s'ennuye  jamais  de  Ton  état, 
quand  on  n'en  connoît  point  de  plus  agréable.  De 
tous  les  hommes  du  monde  ,  les  Sauvages  font  les 
moins  curieux  &.  les  moins  ennuyés;  tout  leur  efl:  in« 
différent:  ils  ne  jouifTent  pas  des  chofes,  mais  d'eux; 
ils  pùfTent  leur  vie  à  ne  rien  faire  ,  Ôi  ne  s'ennuyenC 
jamais. 

L'homme  du  monde  efl  tout  entier  dans  Con  maf- 
que.  N'étant  prefque  jamais  en  lui-même,  il  y  efl 
toujours  étranger  S<.  mai  à  fon  aife,  quand  il  ell  for* 
ce  d'y  rentrer.  Ce  qu'il  ett  n'eft  rien ,  ce  qu'il  pa- 
roîc  eft  tout  pour  lui. 

Je  ne  puis  m'empêcher  de  me  repréfenter  fur  le 
vifîîge  du  jeune  homme  dont  j'ai  parlé  ci-devant ,  je 
ne  fuis  q.ioi  d'impertinent,  de  doucereux,  d'affecté, 
qui  déplaît ,  qui  rebute  les  gens  unis  ;  Ôc  fur  celui 
du  mien,  une  phyfionomie  intértffante  (!i  fimple  qui 
montre  le  contentement ,  la  véritable  férénité  de  l'â- 
me, qui  infpire  feflime,  la  confiance ,  &  qui  fem- 
ble  n'attendre  que  rép;mchement  de  l'amitié  ,  pour 
donner  la  tienne  à  ceux  qui  l'approchent.     On  croie 
que  la  phyfionomie  n'efl  qu'un  fimple  développeratnc 
de  traits  déjà  marqués  par  la  Nature.     Pour  moi  je 
penfcrois  qu'outre  ce  développement  ,  les  traits  du 
vifage  d'un  homme  viennent  infcnfiblement  à  fe  for- 
mer &  prendre  de  h  phyfionomie  par  l'imprefîion 
fréquente  6c  habituelle  de  certaines  affecuons  de  l'a- 
me.     Ces  affcélions  fe  marquent  fur  le  vifage ,  riea 
n'efl  plus  certi'.in;  &  quand  elles  tournent  en  habitu- 
des ,  elles  y  doivent  lailfcr  des  impreilîons  durables. 
Voilà  comment  je  conçois  que  la  phylionomie  an- 
nonce le  carattere,  de  qu'on  peut  quelquefois  juger 
de  l'un  par  l'autre,  fans  aller  chercher  des  explica- 
tions raifterieufes  ,   qui  fuppofeut  des  connoilTanccS 
que  nous  n'avons  pas. 

Un  enfant  n'a  que  deux  affi-ftions  bien  marquées, 
la  joie  (Si  la  douleur  j  il  nt  ou  il  pleure  ,  les  intermé- 

H  2  diair^:! 


ii6  EMILE, 

diaires  ne  font  rien  pour  lai  :  fans  cefTe  il  pafTe  de 
Tun  de  ces  moaveraens  à  l'autre.     Cette  alternative 
continuelle  empêche  qu'ils  ne  faflent  fur  fon  vifage 
aucune  imprelfion  conftante,  &  qu'il  ne  prenne  de 
la  phyfionomie  ;    mais  dans  l'âge  oîi ,  devenu  plus 
fenfibie,  il  eil:  plus  vivement,  ou  plus  conflammenc 
afFefté ,   les  impreffions  plus  profondes  laiflfent  des 
traces  plus  difficiles  à  détruire,  &  de  l'état  habituel 
de  l'ame  refaite  un  arrangement  de  traits  que  le  tems 
rend  inéfaçable.     Cependant  il  n'eft  pas  rare  de  voir 
des  hommL-s  changer  de  phyfionomie  à  differens  âges. 
J'en  ai  vu  plufieurs  dans  ce  cas ,    &  j'ai  toujours 
trouvé  que  ceux  que  j'avois  pu  bien  obferver  &  fui- 
vre  ,    avoient  aulfi  changé  de  paffions  habituelles. 
Cette  feule  obfervation  bien  confirmée  me  paroîtroît 
décifive ,  &  n'eft  pas  déplacée  dans  un  traité  d'édu- 
cation ,  où  il  importe  d'apprendre  à  juger  des  mou- 
veraens  de  l'ame  par  les  fignes  extérieurs. 

Je  ne  fais  fi,  pour  n'avoir  pas  appris  à  imiter  des 
manières  de  convention  ,  &  à  feindre  des  fentimens 
qu'il  n'a  pas  ,  mon  jeune  homme  fera  moins  aima- 
ble; ce  n'eft  pas  de  cela  qu'il  s'agit  ici;  je  fais  feule- 
ment qu'il  fera  plus  aimant,  &  j'ai  bien  de  la  peine  à 
croire  que  celui  qui  n'aime  que  lui  ,  puilfe  allez  bien 
fe  déguifer  pour  plaire  autant  que  celui  qui  tire  de 
fon  attachement  pour  les  autres ,  un  nouveau  fenti- 
ment  de  bonheur.  Mais  quant  à  ce  fentimenc  mê- 
me ,  je  crois  en  avoir  aflïtz  dit  pour  guider  fur  ce 
point  un  Le6teur  raifonnable  ,  &  montrer  que  je  ne 
me  fuis  pas  contredit. 

Je  reviens  donc  à  ma  méthode ,  &  je  dis;  quand 
l'âge  critique  approche  , .  offrez  aux  jeunes  gens  des 
fpeclacles  qui  les  retiennent  ,  &  non  des  fpeftacles 
qui  les  excitent:  donnez  le  change  à  leur  imagination 
naiffante  par  des  objets,  qui,  loin  d'enflammer  leurs 
fens,  en  répriment  ra6livité.  Eloignez-les  des  gran- 
des villes ,   où  la  parure  ôi.  l'immodellie  des  femmes 

hâte 


ou   DE   L'EDUCATION.        117 

hâte  &  prévient  les  leçons  de  la  Nature  ,  où  tout 
préftnte  à  leurs  yeux  des  plaiflrs  qu'ils  ne  doivent 
connoître  que  quand  ils  fauront  les  choifir.  Rame- 
nez-les dans  leurs  premières  habitations,  où  la  fim- 
plicité  champêtre  laiflc  les  paffions  de  leur  âge  fe  dé- 
velopper moins  rapidement  ;  ou  fi  leur  goût  pour  les 
arts  les  attache  encore  à  la  ville,  prévenez  en  eux, 
par  ce  goût  même ,  une  dangereufe  oifiveté.  Choi- 
fiffez  avec  foin  leurs  fociétés  ,  leurs  occupations, 
leurs  plaifirs  ;  ne  leur  montrez  que  des  tableaux  tou- 
chans  ,  mais  modeftes  ,  qui  les  remuent  fans  les  ré- 
duire ,  &  qui  nourrirent  leur  fenlibilité  fauï  émou- 
voir leurs  fens.  Songez  auffi  qu'il  y  a  par  tout  quel- 
ques excès  à  craindre  ,  &  que  les  pallions  immodé- 
rées font  toujours  plus  de  mal  qu'on  n'en  veut  éviter. 
Il  ne  s'agit  pas  de  faire  de  votre  élevé  un  garde -ma- 
lade ,  un  frère  de  la  charité  ,  d'affliger  les  regards 
par  des  objets  continuels  de  douleurs  6:  de  fouffran- 
ces  ,  de  le  promener  d'infirme  en  infirme,  d'hôpital 
en  hôpital  ,  &  de  la  grève  aux  priions.  11  faut  le 
toucher  Oîc  non  l'endurcir  à  l'afped  des  miferes  hu- 
maines. Long-tems  frappé  des  mêmes  fpeftacles, 
on  n'en  ftnt  plus  les  impreffions ,  l'habitude  accoutu- 
me à  tout  ;  ce  qu'on  voit  trop  on  ne  l'imagine  plus , 
&  ce  n'ell  que  l'imagination  qui  nous  fait  léntir  les. 
maux  d'autrui  ;  c'eft  ainli  qu'à  force  de  voir  mourir 
&  fouffrir  ,  les  Prêtres  &  les  Médecins  deviennent 
impitoyables.  Que  votre  élevé  connuille  donc  le  fort 
de  l'homme  &  &  les  miferes  de  fes  fcmblables  ;  mais 
qu'il  n'en  foit  pas  trop  fouvent  le  témoin.  Un  feul 
objet  bien  choifi  ,  &  montré  dans  un  jour  convena- 
ble ,  lui  donnera  pour  un  mois  d'atti.ndrilTc-ment  & 
de  réflexion.  Ce  n'ell  pas  tant  ce  qu'il  voit,  que 
fon  retour  fur  ce  qu'il  a  vu ,  qui  détermine  le  juge- 
ment qu'il  en  porte;  &  rimprellîon  durabl:^  qu'il  re- 
çoit d'un  objet,  lui  vient  moins  de  l'ul^jct  même, 
que  du  point  de  vue  fuus  lequel  ou  le  porte  à  le  le 

11  3  rap- 


n8  EMILE, 

rappeller.  Ccfl:  ainfi  qu'en  ménageant  les  exemples, 
les  leçons,  les  images,  vous  emoufiercz  long-tems 
l'aiguillon  des  fens ,  &  donnerez  le  clnnge  à  la  Na- 
ture, en  iuivant  Tes  propres  direftions. 

A  mcfure  qu'il  acquiert  des  lumières  ,  choififTez 
des  idées  qui  s'y  rapportent;  à  mcfure  que  les  defirs 
s'allument ,  choiilflez  des  tableaux  propres  à  les  ré- 
primer. Un  vieux  militaire  qui  s'ell  dillingué  par 
les  mœurs ,  autant  que  par  Ton  courage  ,  m'a  raconté 
que ,  dans  fa  première  jeunefle  ,  fon  père  ,  homme 
de  rcns\  mais  très -dévot,  voyant  Ton  tempérament 
riaiff-uit  le  livrer  aux  femmes,  n'épargna  rien  pour  le 
contenir  ;  mais  enfin  malgré  tous  fes  foins ,  le  fcn- 
tant  prêt  ?*  lui  échapper,  li  s'avifa  de  le  mener  dans 
un  hôpital  de  vcrolés,  &  fans  le  prévenir  de  rien  , 
k  fit  entrer  dans  une  faile,  où  une  troupe  de  ces 
malheureux  expioient  par  un  traitement  tffi-cyabîe  le 
dtf  ^rdre  qui  les  y  avoir  expofés.  A  ce  h;ùeux  af- 
pe6l ,  qui  révoltoit  à  la  fois  tous  les  fens  ,  le  jeune 
homme  faillit  à  fe  trouver  mal.  /^^ï,  mïférabk  débau- 
ché ,  lui  dit  alors  le  père  d'un  ton  véhément ,  fuis  h 
^ilpenchar.t  qui  f  entraîne;  bientôt  tu  feras  trop  heureux 
'(Têtre  admis  dans  cette  faUe ^  où,  "oiàime  des  plus  infâ- 
vies  douleurs  ,  tu  forceras  ton  père  à  remercier  Dieu  de 
ta  mort. 

Ce  peu  de  mots ,  joints  à  l'énergique  tableau  qui 
frappoit  ie  jeune  homme  ,  lui  firent  une  impreflion 
qui  ne  s'effaça  jamais.  Condamné ,  par  fon  état ,  à 
pafier  fa  jeonellé  dans  des  garnifons ,  il  aima  mieux 
tfluyer  toutes  les  railkries  de  fes  camarades ,  que 
d'imiter  leur  libertin-cige.  J'ai  été  homme,  me  dit- il, 
j'ai  eu  des  foibljjls  ;  mais  parvenu  jufquà  mon  âge  ^ 
je  n'ai  JLiiiiais  pu  voir  une  fille  publique  fans  horreur^ 
Alaîire  !  peu  de  dilcours  ;  mais  apprenez  à  choifir 
les  lieux,  ie?  tenis,  les  perfonnes^  puis  donnez  tou- 
tes vos  leçons  ta  exemples,  d  foyez  fur  de  leur 

L'era- 


ou   DE   L'EDUCATION.        119 

L'emploi  de  l'enfance  eft  peu  de  chofe.  Le  mal 
qui  s'y  giilTe  n'efl;  point  fans  remède,  &  le  bien  qui 
s'y  fait  peut  venir  plus  tard  ;  mais  il  n'en  efl  pas  ainfl 
du  premier  âge  où  rhomm.e  commence  véritable- 
ment à  vivre.  Cet  âge  ne  dure  jamais  afltz  pour 
l'ulage  qu'on  en  doit  faire,  &  fon  importance  exige 
une  attention  fans  relâche;  voilà  pourquoi  j'infifte  /ur 
l'art  de  le  prolonger.  Un  des  meilleurs  préceptes  de 
la  bonne  culture  eft,  de  tout  retarder  tant  qu'il  efl 
poiTible.  Rendez  les  progrès  lents  <k  fûrs;  empê- 
chez que  l'adolefcent  ne  devienne  homme  au  moment 
où  rien  ne  lui  rtfiie  à  faire  pour  le  devenir.  Tandis 
que  le  corps  croit ,  les  efprits  deflinés  à  donner  du 
baume  au  fang  &  de  la  force  aux  fibres ,  fe  forment 
&  s'élaborent.  Si  vous  leur  faites  prendre  un  cours 
différent  ,  &  que  ce  qui  eft  delliné  à  perfeclionntr 
un  individu  ferve  à  la  formation  d'un  autre  ,  tous 
deux  reftent  dans  un  état  de  foiblefTe,  &  l'ouvrage 
de  la  Nature  demeure  imparfait.  Les  opérations  de 
l'efpric  fe  fentent  à  leur  tour  de  cette  altération ,  & 
l'ame  auffi  débile  que  le  corps  n'a  que  des  forcl:ions 
foibles  &  languilTantes.  Des  membres  gros  Ck  ro- 
bufles  ne  font  ni  le  courage  ni  le  génie,  <S:  je  con- 
çois que  la  f(3rce  de  l'ame  n'accompagne  pas  celle  du 
corps,  quand  d'ailleurs  les  organes  de  ia  communi- 
cation des  deux  fubflances  font  mal  difpofés.  JNIais 
quelque  bien  difpofés  qu'ils  puiiTent  être,  ils  agiront 
toujours  foiblement ,  s'ils  n'ont  pour  principe  qu'ua 
.fang  épuifé ,  appauvri ,  &  dépourvu  de  cette  fub- 
llance  qui  donne  de  la  force  &  du  jeu  à  tous  les  ref- 
forts  de  la  machine.  Généralemert  en  appercoit 
plus  de  vigueur  d'ame  dans  les  hommes  dont  les  jeu- 
nes ans  ont  été  préfervés  d'une  corruption  prématu- 
rée ,  que  dans  ceux  dort  le  défordre  a  commencé 
avec  le  pouvoir  de  s'y  livrer  ;  (S:  c'ell; ,  fans  doute , 
une  des  raifons  pourquoi  les  p.upl'js  qui  ont  des 
mccuri  fuipafTcnc  ordinairement  en  bon  f^.ns  &  en 

11  4  cou- 


I20  EMILE, 

courage  les  peuples  qui  n'en  ont  pas.  Ceux-ci  bril- 
lent uniquement  par  je  ne  fais  quelles  petites  qualités 
déliées ,  qu'ils  appellent  efprit ,  Higacité  ,  finefle  ; 
niais  ces  grandes  &  nobles  fonélions  de  fagefle  &  de 
raifbn  qui  diflinguent  &  honorent  l'homme  par  de 
belles  actions ,  par  des  vertus ,  par  des  foins  vérita- 
blement utiles ,  ne  fe  trouvent  gueres  que  dans  les 
premiers. 

Les  maîtres  fe  plaignent  que  le  feu  de  cet  âge 
Tend  la  jeuneile  indifciplinabie  ,  &  je  le  vois;  mais 
n'eft -ce  pas  leur  faute?  Si- tôt  qu'ils  ont  laifle  pren- 
dre à  ce  feu  fon  cours  par  les  fcns ,  ignorent-ils  qu'on 
ne  peut  plus  lui  en  donner  un  autre?  Les  longs  <Sc 
tVoîds  fermons  d'un  pédant  effaceront -ils  dans  Icfpric 
de  fon  élevé  l'image  des  plaifirs  qu'il  a  conçus?  Ban- 
niront-ils de  fon  cœur  les  defirs  qui  le  tourmentent? 
Amortiront-ils  l'ardeur  d'un  tempérament  dont  il  faic 
l'ufage?  Ne  s'irritera-t-il  pas  contre  les  obftaclcs  qui 
^'oppofent  au  feul  bonheur  dont  il  ait  l'idée  ;  &  dans 
5a  dure  loi  qu'on  lui  prefcrit  fans  pouvoir  la  lui  faire 
entendre,  que  verra  til,  Cnon  le  caprice  &  la  haine 
d'un  homme  qui  cherche  à  le  tourmenter  ?  lîft-il 
ctrantge  qu'il  fe  mutine  &  le  haïlTe  à  fon  tour  ? 

Je  conçois  bien  qu'en  fe  rendant  facile ,  on  peut 
fe  rendre  plus  fupportable  ,  &  conferver  une  appa- 
rente autorité.  ÀJais  je  ne  vois  pas  trop  à  quoi  fcrt 
l'autorité  qu'on  ne  garde  fur  fon  élevé  qu'en  fomen- 
tant les  vices  qu'elle  devroic  réprimer  ;  c'eil  comme 
fi  pour  calmer  un  cheval  fougueux,  l'ecuyer  le  faifoit 
fauter  dans  un  précipice. 

'Loin  que  ce  fcu  de  fadolefcence  foit  un  obllacle  à 
S'éducation  ,  c'tft  par  lui  qu'elle  fe  confomme  &  s'a- 
chève; c'tfl;  lui  qui  vous  donne  une  prife  fur  le  cœur 
d'un  jeune  homme  ,  quand  il  celle  d'être  moins  fore 
que  vous.  Ses  premières  affeétions  font  les  rênes 
avec  lefqaelles  vous  dirigez  tous  fes  mouvemens  ;  il 
êCQÎt  libre,  ^  je  k  vois  iîervi.    Tant  qu'il  n'aimoic 

rien , 


ou    DE    UE  DUCAT  ION.       lar 

rien  ,  il  ne  dependoit  que  de  lui-même  &  de  fes  be- 
foins  ;  fi-tôc  qu'il  aime,  il  dépend  de  fes  attache- 
mens.  Ainfi  fe  forment  les  premiers  liens  qui  l'unif- 
fent  à  fon  efpece.  En  dirigeant  fur  elle  fa  fenfibilité 
naiffante  ,  ne  croyez  pas  qu'elle  embrailera  d'abord 
tous  les  hommes  ,  &  que  ce  mot  de  genre  humain 
fignifiera  pour  lui  quelque  chofe.  Non ,  cette  fenfi- 
bilité fe  bornera  premièrement  à  fes  femblables ,  ôc 
fes  femblables  ne  feront  point  pour  lui  des  inconnus; 
mais  ceux  avec  lefquels  il  a  des  liaifons ,  ceux  que 
l'habitude  ]ui  a  rendus  chers  ou  néceffaires  ,  ceux 
qu'il  voit  évidemment  avoir  avec  lui  des  manières  de 
penftr  &  de  fentir  communes  ,  ceux  qu'jl  voit  ex- 
pofés  aux  peints  qu'il  a  fouffcries,  &  fenfibles  aux 
plaifirs  qu'il  a  goûtés;  ceux,  en  un  mot ,  en  qui  l'i- 
d.ntJté  de  Nature  plus  manifeftée  lui  donne  une  plus 
grande  difpoOtion  à  s'aimer.  Ce  ne  fera  qu'apiès 
avoir  cultivé  fon  naturel  en  mille  manières,  après 
bien  des  reflexions  fur  fes  propres  fentimens,  &  fur 
ceux  qu'il  obfcrvera  dans  les  autres ,  qu'il  pourra 
parvenir  à  géneralifer  fes  notions  individue'ks,  fous 
l'idée  abftraite  d'humanité  ,  &  joindre  à  fcs  affec- 
tions particulières  celles  qui  peuvent  l'identifier  avec 
fon  efpece. 

Kn  devenant  capable  d'attachement ,  il  devient 
fcnfible  à  celui  des  autres  *,  Ck  par  là  mémiC.,  atten- 
tif aux  figues  de  cet  attachement.  Voyez- vous  quel 
nouvel  empire  vous  allez  acquérir  fur  lui  ?  Que  de 
chaînes  vous  avez  mifes  autour  de  fon  cœur  avant 
qu'il  s'en  apper^ûi!  Qiie  ne  fentira  t-il  point,  quand, 

ou- 

♦  L'attachement  peut  fe  pafRr  de  retour  ,  jamais  l'amitié. 
Elle  ert  un  échange  ,  un  contrat  comme  les  autres;  mais  elte 
ell  le  phis  faint  de  tous.  i. e  mot  d'ami  na  point  d'autre  cor- 
rtMatjfque  lui  même.  Tout  homme  qui  n'tfi  pas  l'ami  de  fon 
ami  ell  très-CûrLmtnt  un  fourbe;  car  ce  n'ill  qu'en  rendant  ou 
fciiguant  de  lendie  i'auiitié,  qu'on  peut  l'obtenir. 

Us 


122  EMILE, 

ouvrant  les  yeux  fur  lui-même ,  il  verra  ce  que  vous 
avez  fait  pour  lui;  quand  il  pourra  fe  comparer  aux 
autres  jeunes  gens  de  fon  âge ,  &  vous  comp  irer 
aux  autres  gouverneurs  ?  Je  dis  quand  il  le  verra , 
mais  gardez-vous  de  le  lui  dire  ;  Il  vous  le  lui  dites , 
il  ne  le  verra  plus  Si  vous  exigez  de  lui  de  Tobéif- 
lance  en  retour  des  foins  que  vous  lui  avez  rendus,  il 
croira  que  vous  l'avez  furpris  :  il  fe  dira  ,  qu'en  fei- 
.gnant  de  l'obliger  gratuitement,  vous  avez  prétendu 
le  charger  d'une  dette,  Ck  le  lier  p:ir  un  contrat  au- 
quel il  n'a  point  confenti.  En  vain  vous  ajouterez 
que  ce  que  vous  exigez  de  lui  n'elt  que  pour  lui-mê- 
me ;  vous  exigez  ,  enfin  ;  &  vous  exigez  en  vertu 
•de  ce  que  vous  avez  fait  fans  fon  aveu.  Quand  un 
malheureux  prend  l'argent  qu'on  feint  de  lui  donner , 
&  fe  trouve  enrollé  malgré  lui,  vous  criez  à  fin] ut- 
tice  ;  n'êtes -vous  pas  plus  injufte  encore  de  deman- 
der à  votre  élevé  le  prix  des  foins  qu'il  n'a  point  ac- 
ceptés ? 

L'ingratitude  feroit  plus  rare  ,  fi  les  bienfaits  à 
ufure  étoient  moins  communs.  On  aime  ce  qui  nous 
fait  du  bien  ;  c'eft  un  fentiment  fi  naturel  !  L'ingrati- 
tude n'efl:  pas  dans  le  cœur  de  l'homme;  mais  l'inté- 
rêt y  efl  :  il  y  a  moins  d'obligés  ingrats  ,  que  de 
bienfaiteurs  intéreffés.  Si  vous  me  vendez  vos  dons , 
je  marchanderai  fur  le  prix  ;  mais  fi  vous  feignez  de 
donner,  pour  vendre enfuite  à  votre  mot ,  vous  ufez 
de  fraude.  C'eft  d'être  gratuits  qui  les  rend  inefti- 
mables.  Le  cœur  ne  reçoit  de  loix  que  de  lui-mê- 
me ;  en  voulant  l'enchaîner  on  le  dégage  ,  on  l'en- 
chaîne en  le  laiffant  libre. 

Quand  le  pêcheur  amorce  l'eau,  le  poifTon  vient, 
&  refte  autour  de  lui  fans  défiance  ,•  mais  quand ,  pris 
■à  l'hameçon  caché  fous  l'appât  ,  il  fent  retirer  la  li- 
gne ,  il  tâche  de  fuir.  Le  pêcheur  eft  -  il  le  bienfai- 
teur, le  poifioneft-il  l'ingrat?  Voit  on  jamais  qu'un 
"homme  oublié  par  fon  bienfaiteur,  l'oublie  ?  An  con- 

,    -.  traire. 


ou   DE   L'EDUCATION.        123 

traire ,  il  en  parle  toujours  avec  plaifir  ,  i!  n'y  fonge 
point  fans  attcndriffcment  :  s'il  trouve  occafion  de 
lui  montrer  par  quelque  fervice  inattendu  qu'il  fe  ref- 
fouvient  des  Tiens ,  avec  quel  contentement  intérieur 
il  fatisrait  alors  fa  gratitude  !  avec  quelle  douce  joie 
il  fe  fait  reconnoîcre!  avec  quel  tranfport  ii  lui  dit: 
mon  tour  ell:  venu  !  Voilà  vraiment  la  voix  de  la 
Nature;  jamais  un  vrai  bienfait  ne  fit  d'ingrat. 

Si  donc  la  reconnoilTance  eft  un  fentimenc  natu- 
rel ,  &  que  vous  n'en  déiruifiez  pas  l'effet  par  votre 
faute ,  alTurez-vous  que  votre  élevé ,  commençant  à 
voir  le  prix  de  vos  foins ,  y  fera  fenfible ,  pourvu 
que  vous  ne  les  ayez  point  mis  vous-même  à  prix;  & 
qu'ils  vous  donneront  dans  fon  cœur  une  autorité  que 
rien  ne  pourra  détruire.     Mais  avant  de  vous  être 
bien  afïïiré  de  cet  avantage,   gardez  de  vous  l'ôter, 
en  vous  faifint  valoir  auprès  de  lui.     Lui  vanter  vos 
fervices ,  c'ed  les  lui  rendre  infupportabks  ;  les  ou- 
blier ,  c  eft  l'en  faire  fouvenir.     Jufqu'à  ce  qu'il  foit 
tems  de  le  traiitr  en  homme  ,   qu'il  ne  foit  jamais 
quefhon  de  ce  qu'il  vous  doit ,   mais  de  ce  qu'il  fe 
doit.     Pour  le  rendre  docile  ,  laiiTez  lui  toute  fa  li- 
berté, derobez-vous  pour  qu'il  vous  cherche,  élevez 
Çun  ame  au  noble  fentiment  de  la  reconnoiffance ,  en 
ne  lui  parlant  jamais  que  de  fon  intérêt.     Je   n'ai 
point  voulu  qu'on  lui  dît  que  ce  qu'on  faifoit  étoit 
pour  fon  bien  ,  avant  qu'il  tût  en  état  de  l'entendre; 
dans  ce  difcours  il  n'eût  vu  que  votre  dépendance,  Ck. 
il  ne  vous  eût  pris  que  pour  fon  valet.     Mais  main- 
tenant qu'il  commence  à  fentir  ce  que  c'tft  qu'aimer , 
il  ftnt  auiïi  qutl  doux  lien  peut  unir  un  homme  à  ce 
qu'il  aime  ;  Ck  dans  le  zélé  qui  vous  fait  occuper  de 
lui  fans  celle,  ii  ne  voit  plus  l'attachtmcnt  d'un  en- 
clave, mais  l'affcdion  d'un  ami.    Or  rien  n'a  tant  de 
poids  fur  le  cœur  humain  ,    que  la  voix  de  l'amitié 
bien  reconnue  ;    car  on  fait  qu'elle  ne  nous  parle  ja- 
mais que  pour  jioue  intérêt.    On  peut  croire  qu'un 

ami 


Ï24  EMILE, 

ami  fe  trompe  ;  mais  non  qu'il  veuille  nous  tromper. 
Quelquefois  on  réfifte  à  fes  confeils  ;  mais  jamais  on 
ne  les  raéprife. 

Nous  entrons  enfin  dans  l'ordre  moral  :  nous  ve- 
nons de  faire  un  fécond  pas  d'homme.  Si  c'en  étoit 
ici  le  lieu ,  j'eilayerois  de  montrer  comment  des  pre- 
miers mouvemens  du  cœur  s'élèvent  les  premières 
voix  de  la  confcience  ;  &  comment  des  fentimens 
d'amour  &  de  haine  naiflent  les  premières  notions  du 
bien  de  du  mal.  Je  ferois  voir  que  jufticc  Ôi.  bonté  ne 
font  point  feulement  des  mots  abflraits,  de  purs  êtres 
moraux  formés  par  l'entendement;  mais  de  véritables 
affeélions  de  l'ame  éclairée  par  la  raifon ,  &  qui  ne 
font  qu'un  progrès  ordonné  de  nos  afiFeétions  primiti- 
ves ;  que  par  la  raifon  feule,  indépendamment  de 
la  confcience,  on  ne  peut  établir  aucune  loi  naturel- 
le ;  &  que  tout  le  droit  de  la  Nature  n'efl  qu'une 
chimère  ,  s'il  n'efl:  fondé  fur  un  befoin  naturel  au 
cœur  humain  *.     Mais  je  fonge  que  je  n'ai  point  à 

faire 

*  Le  précepte  même  d'agir  avec  autrui  comme  nous  voulons 
qu'on  agiffe  avec  nous,  n'a  de  vrai  fondement  que  la  confcien- 
ce &  le  fentiment  ;  car  où  eft  la  raifon  précife  d'agir  étant  moî 
comme  fi  j'étois  un  autre  ,  fur- tout  quand  je  fuis  moralement 
fur  de  ne  jamais  me  trouver  dans  le  même  cas;  &  qui  me  xé- 
pondra  qu'en  fuivant  bien  fidèlement  cette  maxime  j'obtiendrai 
qu'on  la  fuive  de  même  avec  moi  ?  Le  méchant  tire  avantage 
de  la  probité  du  jufte  &  de  fa  propre  injuOice  ;  il  ell  bien  aife 
que  tout  le  monde  foit  jufte  excepté  lui.  Cet  accord-là,  quoi 
qu'on  en  dife  ,  n'cft  pas  fort  avantageux  aux  gens  de  bien. 
Wais  quand  la  force  d'une  ame  expanfive  m'identifie  avec  mon 
femblable  &  que  je  me  fens  pour  ainfi  dire  en  lui ,  c'efi:  pour 
ne  pas  fouffrir  que  je  ne  veux  pas  qu'il  fouffrej  je  m'interelTe 
à  lui  pour  1  amour  de  moi,  cSi  la  raifon  du  précepte  eft  dans 
la  Nature  elle-même  ,  qui  m'infpire  le  defir  de  mon  bien-être 
en  quelque  lieu  que  je  me  fente  exifter.  D'où  je  conclus  qu'il 
n'efl  pas  vrai  que  les  préceptes  de  la  loi  naturelle  foient  fon- 
dés fur  la  raifon  feule;  ils  ont  une  bafe  plus  folide  &  plus  fu- 
ie. L'amour  des  hommes  dérivé  de  l'amour  de  foi  elt  le  prin- 
cipe de  la  Jullice  humaine.  Le  fommaire  de  toute  la  morale 
efl  donné  dans  l'évangile  par  celui  de  la  loi. 


ou   Dfe   L'EDUCATION.        125 

faire  ici  des  Traités  de  Métaphyfique  &  de  Morale , 
ni  des  cours  d'études  d'aucune  efpece  ;  il  me  fuffit 
de  marquer  l'ordre  &  le  progrès  de  nos  fentimens  & 
de  nos  connoifTances ,  relativement  à  notre  conftitu- 
tion.  D'autres  démontreront  peut-être  ce  que  je  ne 
fais  qu'indiquer  ici. 

Mon  Emile  n'ayant  jufqu'à  préfent  regardé  que 
lui-même,  le  premier  regard  qu'il  jette  fur  Tes  fem- 
blables  le  porte  à  fe  comparer  avec  eux;  &  le  pre- 
mier fentiment  qu'excite  en  lui  cette  comparailon  , 
eft  de  dcfirer  la  première  place.  Voilà  le  point  où 
l'amour  de  foi  fe  change  en  amour -propre,  &  où 
commencent  à  naître  toutes  les  pallions  qui  tiennent 
à  celle-là.  Mais  pour  décider  Ci  celles  de  ces  pallions 
qui  domineront  dans  fon  caraftere ,  feront  humaines 
&,  douces,  ou  cruelles  &  mal-faifantes,  fi  ce  feronc 
des  palfions  de  bienfaifmce  &  de  commiferatiou,  ou 
d'envie  6l  de  convoitife,  il  faut  favoir  à  quelle  place 
il  fe  fcntira  parmi  les  hommes,  &  quels  genres  d'ob- 
ftacles  il  pourra  croire  avoir  à  vaincre,  pour  parve- 
nir à  celle  qu'il  veut  occuper. 

Pour  le  guider  dans  cette  recherche  ,  après  lui 
avoir  montré  les  hommes  par  les  accidens  communs  à 
l'efpece  ,  il*  faut  maintenant  les  lui  montrer  par  leurs 
différences.  Ici  vient  la  mefure  de  l'inégalité  natu- 
relle &  civile ,  &  le  tableau  de  tout  l'ordre  focial. 

11  faut  étudier  la  fociété  par  les  hommes  ,  &  les 
hommes  par  la  fociété  :  ceux  qui  voudront  traiter  fé- 
parément  la  politique  &,  la  morale,  n'entendront  ja- 
mais rien  à  aucune  des  deux.  En  s'attachant  d'abord 
aux  relations  primitives,  on  voit  comment  les  hom- 
mes en  doivent  être  afte6lés ,  &  Quelles  pallions  en 
doivent  naître.  On  voit  que  c'elt  réciproquement 
par  le  progrès  des  pallions  que  ces  relations  fe  multi- 
plient 6i  fe  reffcrrent.  C'eft  moins  la  force  des  bras 
que  la  modération  des  cœurs,  qui  rend  les  hommes 
indépenduns  ^  libres.    Quiconque  deûre  peu  de 

chofes 


126  EMILE, 

çhofes  tient  à  peu  de  gens  *,  mais  confondant  toujours 
nos  vains  deflrs  avec  nos  befoins  phyfiques  ,  ceux 
qui  onc  fait  de  ces  derniers  les  fondemens  de  h  fo- 
cieté  humaine  ,  ont  toujours  pris  les  effets  pour  les 
cauffcs  ,  &  n'ont  fait  que  s'égarer  dans  tous  leurs 
railbnnemens. 

Il  y  a  dans  l'état  de  Nature  une  égalité  de  fait 
réelle  &  indeftru6lible ,  parce  qu'il  eft  impofTible 
dans  cet  é":at  que  la  feule  différence  d'homme  à  hom- 
me fuit  affez  grande,  pour  rendre  l'un  dépendant  de 
l'autre.  11  y  a  dans  l'état  civil  une  égalité  de  droit 
chimérique  &  vaine  ,  parce  que  les  moyens  deftinés 
à  la  mamtenir  fervent  eux-mêmes  à  la  détruire;  & 
que  la  force  publique  ajoutée  au  plus  fort  pour  op- 
primer le  foible  ,  rompt  l'efpece  d'équilibre  que  la 
Nature  avoit  mis  entr'eux  *.  De  cette  première 
contradidlion  découlent  toutes  celles  qu'on  remarque 
dans  l'ordre  civil  ,  entre  l'apparence  &  la  réalité. 
Toujours  la  multitude  fera  facritiée  au  petit  nombre, 
&  l'jntererêt  public  à  l'intérêt  particulier.  Toujours 
ces  noms  fpécieux  de  juftice  &  de  fubordination  fcT- 
viront  d'inftrumens  à  la  violence  &  d'armes  à  l'iniqui- 
té :  d'où  il  fuit  que  les  ordres  diilingués  qui  le  pré- 
tendent utiles  aux  autres ,  ne  Ibnt ,  en  effet ,  utiles 
qu'à  eux-mêmes  aux  dépens  des  autres;  par  où  l'on 
doit  juger  de  la  confideration  qui  leur  eft  due  fci(3ii 
la  jullice  &  félon  la  raifon.  Refte  à  voir  ù  le  rang 
qu'ils  fe  font  donné  eft  plus  favorable  au  bonheur  de 
ceux  qui  l'occupent ,  pour  favoir  quel  jugement  cha- 
cun de  nous  doit  porter  de  fon  propre  fort.  Voilà 
maintenant  i'etude  qui  nous  importe;  mais  pour  la 

bien 


*  L'eiprit  univerfel  des  Loix  de  tous  les  pays  eft  de  favo- 
rifer  toujours  le  fcut  contre  le  foible,  &  celui  qui  a,  contre 
celui  qui  n'a  rien  ;  cet  iiiconvéïiienC  eft  inévicabie ,  &  il  eft 
fans  exception. 


ou  DE  L*EDÙCA1:'Î0N.       Ùf 

bien  faire,  il  faut  commencer  par  connoître  le  cœur 
humain. 

S'il  ne  s'agifToit  que  de  montrer  aux  jeunes  gens 
l'homme  par  fon  mafque ,  on  n'auroit  pas  befoin  de 
le  leur  montrer,  ils  le  verroient  toujours  de  refle; 
mais  puifque  le  mafque  n'efl:  pas  l'homme,  &  qu'il 
ne  faut  pas  que  fon  vernis  les  féduife ,  en  leur  pei- 
gnant les  hommes  peignez-les  leur  tels  qu'ils  font; 
non  pas  afin  qu'ils  les  haïllènt,  mais  afin  qu'ils  les 
plaignent,  &  ne  leur  veuillent  pas  reffembler.  C'efl:, 
à  mon  gré  ,  le  fentiment  le  mieux  entendu  que 
l'homme  puiffe  avoir  fur  fon  efpece. 

Dans  cette  vue ,  il  importe  ici  de  prendre  une 
route  oppofée  à  celle  que  nous  avons  fuivie  jufqu'à 
préfent ,  &  d'inflrtiire  plutôt  le  jeune  homme  par 
l'expérience  d'autrui,  que  par  la  fienne.  Si  les  hom- 
mes le  trompent ,  il  les  prendra  en  haine  ;  mais  (î 
refpefté  d'eux  il  les  voit  fe  tromper  mutuellement, 
il  en  aura  pitié.  Le  fpeclacle  du  monde ,  difoit  Pi* 
tagore,  reffemble  à  celui  des  jeux  Olympiques.  Les 
uns  y  tiennent  boutique  ,  &  ne  fongent  qu'à  leur 
profit  ;  les  autres  y  payent  de  leur  perfonne ,  & 
cherchent  la  gloire;  d'autres  fe  contentent  de  voi? 
les  jeux,  &  ceux-ci  ne  font  pas  les  pires. 

Je  voudrois  qu'on  choisît  tellement  les  fociétés 
d'un  jeune  homme,  qu'il  penfàt  bien  de  ceux  qui  vi« 
vent  avec  lui;  &  qu'on  lui  apprît  à  fi  bien  connoître 
le  monde,  qu'il  peniïit  mal  de  tout  ce  qui  s'y  fait. 
Qu'il  fâche  que  l'homme  cft  naturellement  bon,  qu'il 
le  fente,  qu'il  juge  de  fon  prochain  par  lui- même, 
mais  qu'il  voye  comment  la  fociété  déprave  &  per» 
vtrtit  les  hommes,  qu'il  trouve  dans  leurs  préjugés 
la  fource  de  tous  leurs  vices  :  qu'il  foit  porté  à  elli- 
mer  chaque  individu,  mais  qu'il  méprife  la  multitu- 
de: qu'il  voye  que  tous  les  hommes  portent  à  peu 
près  le  même  mafque;  mais  qu'il  fâche  aufli  qu'il  y  a 
dds  viHjgcs  plus  beaux  que  le  mafque  qui  les  couvre. 
Jome  J.  Partie  IL  il  $  Cens 


'uSr  E     MI     L     E; 

Cette  méthode,  il  faut  l'avouer,  a  fes  inconve'- 
niens,  &  n'efb  pas  facile  dans  la  pratique;  car  s'il 
devient  obfervateurde  trop  bonne  heure,  fi  vous  l'e- 
xercez à  épier  de  trop  près  les  aétions  d'autrui,  vous 
le  rendrez  médifant  &  fatyrique,  décifif  (&  prompt  à 
juger;  il  fe  fera  un  odieux  plaifir  de  chercher  à  touc 
de  finidres  interprétations,  &  à  ne  voir  en  bien, 
rien  même  de  ce  qui  eft  bien.  Il  s'accoutumera  du 
moins  au  fpeftacle  du  vice ,  &  à  voir  les  méchans 
fans  horreur ,  comme  on  s'accoutume  à  voir  les  mal- 
heureux fans  pitié.  Bientôt  la  perverfité  générale 
lui  fer  vira  moins  de  leçon  que  d'exemple;  il  fe  dira, 
que  fi  l'homme  eft  ainii,  il  ne  doit  pas  vouloir  être 
autrenient. 

Que  fi  vous  voulez  l'inflruire  par  principes,  &  lui 
faire  connoître  avec  la  nature  du  cœur  humain  l'ap* 
plication  des  caulx-s  externes  qui  tournent  nos  pen- 
chans  en  vices,  &  le  tranfportant  ainfi  tout  d'ua 
coup  des  objets  fenfibles  aux  objets  intelleéluels  , 
vous  employez  une  métaphyfique  qu'il  n'efl  point  en 
état  de  comprendre;  vous  retombez  dans  l'inconvé- 
nient ,  évité  fi  foigneufement  jufqu  ici ,  de  lui  don- 
ner des  leçons  qui  reffemblent  à  des  leçons ,  de  fub- 
ftituer  dans  fon  efprit  l'expérience  &  l'autorité  du 
maître  à  fa  propre  expérience,  ôi,  au  progrès  de  fa 
rai  fon. 

Pour  lever  à  la  fois  ces  deux  obflacles,  &  pour 
mettre  le  cœur  humain  à  fa  portée  fans  rifquer  de 
gâter  lefien,jè  voudrois  lui  montrer  les  hommes  au 
loin ,  les  lui  montrer  dans  d'autres  tems  ou  dans  d'au- 
tres lieux,  &  de  forte  qu'il  pût  voir  la  fcene  fans  ja- 
mais y  pouvoir  agir.  Voilà  le  moment  de  l'Hiftoire; 
c'efl:  par  elle  qu'il  lira  dans  les  cœurs  fans  les  leçons 
de  la  philofophie;  c'efl:  par  elle  qu'il  les  verra,  fim- 
ple  fpeélateur ,  fans  intérêt  &  fanspaffion,  comme 
leur  juge,  non  comme  leur  complice  ni  comme  leur 

accufateur. 

Pour 


I 


ou   DE   UEDUCATÏON.       129 

Pour  connoître  les  hommes  il  faut  les  voir  agir. 
Dans  le  monde  on  les  entend  parler  ,  ils  montrent 
leurs  difcours  &  cachent  leurs  actions  ;  mais  dans 
l'Hiftoire  elles  font  dévoilées  ,  &  on  les  juge  fur 
les  faits.  Leurs  propos  mêmes  aident  à  les  appré- 
cier. Car  comparant  ce  qu'ils  font  à  ce  qu'ils  di- 
fent ,  on  voit  à  la  fois  ce  qu'ils  font  &  ce  qu'ils 
veulent  paroître;  plus  ils  fedeguifent",  mieux  on  les 
connoît. 

Malheureufement  cette  étude  a  fes  dangers  ,  fes 
inconvéniens  de  plus  d'une  efpece.  11  eft  difficile 
de  fe  mettre  dans  un  point  de  vue,  d'où  l'on  puifle 
juger  ks  femblables  avec  équité.  Un  des  grands  vi- 
ces de  l'Hiftoire  eft ,  qu'elle  peint  beaucoup  plus  les 
hommes  par  leurs  mauvais  côtés  que  par  les  bons  : 
comme  elle  n'eft  intereflante  que  par  les  révolutions , 
les  cataftrophes ,  tant  qu'un  peuple  croît  &  profpere 
dans  le  calme  d'un  paifible  gouvernement ,  elle  n'en 
dit  rien  ;  elle  ne  commence  à  en  parler  que  quand , 
ne  pouvant  plus  fe  fuffire  à  lui-même ,  il  prend  parc 
aux  affaires  de  fès  voifins  ,  ou  les  laille  prendre  parc 
aux  Hennés;  elle  ne  l'illudre  que  quand  il  eft  déjà  fur 
fon  déclin  :  toutes  nos  Hiftoires  commencent  où  elles 
devroient  finir.  Nous  avons  fort  exactement  celle 
des  peuples  qui  fe  détruifent ,  ce  qui  nous  manque 
eft  celle  des  peuples  qui  fe  multiplient  ;  ils  font  aifez 
heureux  &  affez  fages  pour  qu'elle  n'ait  rien  à  dire 
d'eux  :  (S:  en  elTct ,  nous  voyons ,  même  de  nos 
jours ,  que  les  gouvernemens  qui  fe  conduifent  le 
mieux ,  font  ceux  dont  on  parle  le  moins.  Nous  ne 
favons  donc  que  le  mal ,  à  peine  le  bien  fait  -  il  épo- 
que. Il  n'y  a  que  les  médians  de  célèbres,  les  bons 
font  oubliés  ou  tournés  en  ridicule  ;  &  voilà  com- 
ment l'Hiftoire  ,  ainfi  que  la  Philofophie  ,  calomnie 
fans  ceffe  le  genre  humain. 

De  plus ,  ïî  s'en  faut  bien  que  les  faits  décrits  dans 
niiltou-e  ,   ne  foient  la  peinture  exacte  des  mêmes 

'rome  1.  Partie  IL  I  faits 


130  EMILE, 

faits  tels  qu'ils  font  arrivés.  Ils  changent  de  forme 
dans  la  téce  de  l'Hiflorien,  ils  fc  moulent  flir  fes  in- 
térêts ,  ils  prennent  la  teinte  de  Tes  préjuges.  Qliî 
eft  ce  qui  fait  mettre  exa6î:ement  le  Leàeur  au  licu 
de  la  fcéne  ,  pour  voir  un  événement  tel  (ju  il  s'tft 
paffé  ?  L'ignorance  ou  la  partialité  déguifent  tout. 
Sans  altérer  même  un  trait  luRori'^ue ,  en  étendant 
ou  refierrant  des  circonilances  qui  s'y  rapportent , 
que  de  faces  différentes  on  peut  lui  donner  !  Mettez 
un  même  objet  à  divers  points  de  vue,  à  peine  pa- 
roîtra-t-ii  le  même,  &  pourtant  rien  n'aura  changé, 
que  l'œil  du  ipettatenr.  Suffit  il ,  pour  l'honneur 
de  la  vérité ,  de  me  dire  un  fait  véritable ,  en  me  le 
faifant  voir  tout  autrement  qu'il  n'eft  arrivé  ?  Com- 
bien de  fois  un  arbre  de  plus  ou  de  moins ,  un  rocher 
à  droite  ou  à  gauche,  un  tourbillon  de  poulTiere  éle- 
vé par  le  vent,  ont  décidé  de  l'événement  d'un  com- 
bat ,  fans  que  perfonne  s'en  fuit  apperçu?  Cela  em- 
pêche-t-il  que  riljftoritn  ne  vous  dile  la  caufè  de  la 
défaite  ou  de  la  victoire  avec  autant  d'aflarance  que 
s'il  eût  été  par- tout  ■?  Or,  que  m'importent  les  faits 
en  eux-mêmes,  quand  la  raifon  m'en  refle  inconnue; 
&  quelles  leçons  puis -je  tirer  d'un  événement  donc 
j'ignore  la  vraie  caufe?  L'i^idorien  m'en  donne  une, 
mais  il  la  controuve;  &  la  critique  elle-même,  donc 
on  fait  tant  de  bruit,  n'efl:  qu'un  art  de  conjefturer; 
l'art  de  choifir  entre  plufieurs  menfonges ,  celui  qui 
.  reflêmble  le  mieux  à  la  vérité. 

N'avez -vous  jamais  lu  Ciéopatre  ou  Caffandre, 
ou  d'autres  livres  de  cette  efpece?  L'Auteur  choific 
un  événement  connu  ;  puis  l'accommodant  à  fes 
vues,  l'ornant  de  détails  de  fon  invention,  de  per- 
fonnages  qui  n'ont  jamais  exiflé ,  &  de  portraits 
imaginaires  ,  cntalîè  fiêlions  fur  fictions  pour  rendre 
fa  ieètare  agréable.  Je  vois  peu  de  différence  entra 
ces  Romans  &  vos  Miflo'res,  fi  ce  n'efl  que  le  Ro- 
mancier fe  livre  davantage  à  fa  propre  imagination , 

& 


ou   DE   L'EDUCATION.        ï^t 

&  que  l'Hiftorien  s'aflèrvit  plus  à  celle  d'autrui  ;  à 
quoi  j'ajouterai ,  fi  l'on  veut,  que  le  premier  fe  pro- 
pofe  un  objet  moral,  bon  ou  mauvais,  dont  l'autre 
ne  fe  foucie  guère. 

On  me  dira  que  la  fidélité  de  l'Hifloire  intereffe 
moins  que  la  vérité  des  mœurs  &  des  caractères, 
pourvu  que  le  cœur  humain  foit  bien  peint,  il  impor- 
te peu  que  les  événemens  foient  fidèlement  rappor- 
téii;  car  après  tout ,  ajoute-t-on,  que  nous  font  des 
faits  arrivés  il  y  a  deux  mille  ans?  On  a  raifon,  fi  les 
/  portraits  font  bien  rendus  d'après  Nature;  mais  fi  la 
plupart  n'ont  leur  modèle  que  dans  l'imagination  de 
i'HiOiorien  ,   n'efi:-ce  pas  retomber  dans  l'inconvé- 
nient qu'on  vouloit  fuir  ,   &  rendre  à  l'autorité  des 
écrirains,  ce  qu'on  veut  ôter  à  celle  du  maître?  Si 
mon  élevé  ne  doit  voir  que  des  tableaux  de  fanraifie, 
j'aime  mieux  qu'ils  foient  tracés  de  ma  main  que  d'u- 
ne autre  ;  ils  lui  feront ,   du  moins  ,  mieux  appro- 
priés. 

Les  pires  Hifl:oriens  pour  un  jeune  homme,  font 
ceux  qui  jugent.  Les  faits,  &  qu'il  juge  lui-même; 
c'efl:  ainfi  qu'il  apprend  à  connoître  les  hommes.  Si 
le  jugement  de  l'Auteur  le  guide  fans  cefle,  il  ne  fiin 
que  voir  par  l'œil  d'un  autre  ;  &  quand  cet  œil  Jui 
manque ,  il  ne  voit  plus  rien. 

Je  laifi^e  à  part  l'Hilloire  moderne  ;  non-feulement 
parce  qu'elle  n'a  plus  de  phyfionomie ,  &  que  nos 
hommes  fe  refifemblent  tous  ;  mais  parce  que  nos 
Hifioriens  ,  uniquement  attentifs  à  briller,  ne  fon- 
gent  qu'à  faire  des  portraits  fortement  coloriés,  & 
qui  fouvcnt  ne  repréfentent  rien  *.  Généralement 
ks  anciens  font  moins  de  portraits,  mettent  moins 

d'ef. 


*  Voyez  Davila,  Giiicciardin ,  Strada,  Solis,  Machiavel, 
et  quelquefois  do  Thou  lui-même.  Vcitgt  tll  prcfijuc  k  leul 
qui  lavait  peindre  f.ius  faire  de  portraits. 

1   2 


V 


Ï3S  EMILE, 

d'efprit  &  plus  de  fcns  dans  leurs  jugemens,  encore 
y  a-t-il  entr'eux  un  grand  choix  à  taire  j  &  il  ne  faut 
pas  d'abord  prendre  les  plus  judicieux  ,  mais  les  plus 
fimples.  Je  ne  voudrois  mettre  dans  la  main  d'un 
jeune  homme  ni  Polybe ,  ni  Sallufte  ;  Tacite  eft  ie 
livre  des  vieillards ,  les  jeunes  gens  ne  font  pas  faits 
pour  l'entendre:  il  faut  apprendre  avoir  dans  les  ac- 
tions humaines  les  premiers  traits  du  cœur  de  l'hom- 
me ,  avant  d'en  vouloir  fonder  les  profondeurs  ;  il 
faut  favoir  bien  lire  dans  les  faits  avant  de  lire  dans 
les  maximes.  La  Philofophie  en  maximes  ne  con- 
vient qu'à  l'expérience.  La  jeunelTe  ne  doit  rien  gé- 
néralifer  ;  toute  fon  inflruction  doit  être  en  régies 
particulières. 

Thucydide  eft  ,  à  mon  gré ,  le  vrai  modèle  des 
Hiftoriens.  Il  rapporte  les  faits  fans  les  juger;  mais 
il  n'omet  aucune  des  circonftances  propres  à  nous  en 
faire  juger  nous  mêmes.  Il  met  tout  ce  qu'il  raconte 
fous  les  yeux  du  Lefteur;  loin  de  s'interpofer  entre 
les  événemens  &  les  Lecteurs,  il  fe  dérobe;  on  ne 
croit  plus  lire  ,  on  croit  voir.  Malheureufement  il 
parle  toujours  de  guerre  ,  &  l'on  ne  voit  prefque 
dans  fes  récits  que  la  chofe  du  monde  la  moins  in- 
ftruftive  ,  favoir  des  combats.  La  retraite  des  dix 
mille,  &  les  commentaires  de  Céfar,  ont  à  peu  prés 
la  même  fageffe  6c  le  même  défaut.  Le  bon  liéro- 
dote  ,  fans  portraits ,  fans  maximes  ,  mais  coulant , 
naïf,  plein  de  détails  les  plus  capables  d'intereiler  & 
déplaire,  feroit ,  peut-être,  le  meilleur  des  lliflo- 
riens  ,  fi  ces  mêmes  détails  ne  dégéneroient  fou  vent 
en  fimplicités  puériles ,  plus  propres  à  gâter  le  goût 
de  la  jeunefle  qu'à  le  former  :  il  faut  déjà  du  difcer- 
nement  pour  le  lire.  Je  ne  dis  rien  de  Tite-  Live, 
fon  tour  viendra  ;  mais  il  efl:  politique  ,  il  efl  rhé- 
teur, il  eft  tout  ce  qui  ne  convient  pas  à  cet  âge. 

L'Hiftoire  en  général  eft  défe6tueufe,  en  ce  qu'el- 
le ne  tient  regiftre  que  de  faits  fenûbles  (k  marqués , 

qu'on 


or  DE   L'EDUCATION.      133 

qu'on  peut  fixer  par  des  noms ,  des  lieux ,  des  dates  ; 
mais  les  caufes  lentes  &  progreffivts  de  ces  faits ,  kf- 
quelies  ne  peuvent  s'afilgner  de  même ,  rtflent  tou- 
jours inconnues.  On  trouve  fouvent  dans  une  ba- 
taille gagnée  ou  perdue ,  la  raifon  d'une  révolution 
qui ,  même  avant  cette  bataille ,  étoit  déjà  devenue 
inévitable.  La  guerre  ne  fait  guère  que  manifefter 
des  événemens  déjà  déterminés  par  dts  caufes  mora- 
les que  les  Hifloriens  fa  vent  rarement  voir. 

L'efprit  philofophique  a  tourné  de  ce  côté  les  ré- 
flexions de  plufieurs  écrivains  de  ce  fiécle;  mais  je 
doute  que  la  vérité  gagne  à  leur  travail.  La  fureur 
des  fyflèmes  s'étant  emparée  d'eux  tous,  nul  ne  cher- 
che à  voir  les  chofes  comme  elles  font,  mais  comme 
elles  s'accordent  avec  fon  fyflême. 

Ajoutez  à  toutes  ces  réflexions ,  que  l'Hiftoire 
montre  bien  plus  les  aélions  que  les  hommes ,  parce 
qu'elle  ne  faifit  ceux-ci  que  dans  certains  momens 
choiOs,  dans  leurs  vétemens  de  parade  ;  elle  n'cxpo- 
fe  que  l'homme  public  qui  s'eft  arrangé  pour  être  vu. 
Elle  ne  le  fuit  point  dans  fa  maifon,  dans  fon  cabi- 
net, dans  fa  famille,  au  milieu  de  fcs  amis  ,  elle  ne 
le  peint  que  quand  il  repréfente;  c'elt  bien  plus  fon 
habit  que  fa  perfonne  qu'elle  peint. 

J'aimerois  mieux  la  leélure  des  vies  particulières 
pour  commencer  l'étude  du  cœur  humain  ;  car  alors 
l'homme  a  beau  fe  dérober  ,  Tl^iftorien  le  pourfuit 
par -tout  ;  il  ne  lui  lailîè  aucun  moment  de  relâche  , 
aucun  recoin  pour  éviter  l'œil  perçant  du  fpeiflateur, 
&  c'eft  quand  l'un  croit  mit  ux  fe  cacher ,  que  l'autre 
le  fait  le  mieux  connoître.  Ceux  ,  dit  Montagne , 
qui  écrivent  les  vies ,  à'aïaant  quils  s'ainujenî  plus  aux 
covjcils  qiiaitx  événemens ,  -plus  à  ce  qui  Je  pnjè  au  ■  de- 
dans ,  quà  ce  q'ii  arrive  au-dehors;  ceux  •  là  we  font  plus 
propres  ;  voilà  pourquoi  c'ejt  mon  homme  que  Plutarque. 

Il  efl:  vrai  que  le  génie  des  hommes  aflemblés  ou 
des  peuples  efl  fort  difrerent  du  caratlere  de  fhom.me 

I  3  ea 


134  EMILE, 

en  particulier ,  &  que  ce  feroic  connoitre  trés-impar- 
faitement  le  cœur  humain  que  de  ne  pas  l'eximiner 
aulfi  dans  la  multitude  ;  mais  il  n'efl:  pas  moins  vrai 
qu'il  faut  commencer  par  étudier  l'homme  pour  juger 
les  hommes ,  ôc  que  qui  connoîtroit  parfaitement  les 
penchans  de  chaque  individu ,  pourroit  prévoir  tous 
leurs  effets  combinés  dans  le  corps  du  peuple. 

Il  faut  encore  ici  recourir  aux  Anciens ,  par  les 
raifons  que  j'ai  déjà  dites  ,  &  de  plus  ,  parce  que 
tous  les  détails  familiers  &  bas,  mais  vrais. <5^  carac- 
térifliques  étant  bannis  du  flyle  moderne  ,  les  hom- 
mes font  auffi  parés  par  nos  auteurs  dans  leurs  vies 
privées  que  fur  la  fcène  du  monde.  La  décence  , 
non  moins  févere  dans  les  écrits  que  dans  les  a6lions, 
ne  permet  plus  de  dire  en  public  que  ce  qu'elle  pcr- 
inet  d'y  faire  ;  &  comme  on  ne  peut  montrer  les 
hommes  que  repréfentans  toujours  ,  on  né  les  con^ 
noît  pas  plus  dans  nos  livres  que  fur  nos  théâtres-.  On 
aura  beau  faire  ôi  refaire  cent  fois  la  vie  des  Rois , 
nous  n'aurons  plus  de  Suétones  *. 

Plutarque  excelle  par  ces  mêmes  détails  dans  Icf- 
quels  nous  n'ofons  plus  entrer.  Il  a  une  grâce  ini- 
mitable à  peindre  les  grands  hommes  dans  les  petites 
chofes,  &  il  efl  fi  lieureux  dans  le  choix  de  fes  traits , 
que  fouvent  un  mot,  un  fourire  ,  un  gcfte  lui  fuffic 
pour  cara6lerifer  fon  héros.  Avec  un  mot  plaifant 
Annibal  raffure  fon  armée  effrayée,  &.  la  fait  mar^ 
cher  en  riant  à  la  bataille  qui  lui  livra  l'Italie:  Agefi-. 
las  à  cheval  fur  un  bâton  ,  me  fait  ainàer  le  vain- 
queur du  grand  Pvoi;  Céfar  traverfant  un  pauvre  vil- 
lage &  caufant  avec  fes  amis  ,  décelé  fans  y  penfer 

le 


*  Un  fcul  de  nos  HîP.oriens  qui  a  imité  Tacite  dans  les 
grands  traits ,  a  ofé  imiter  Suétone  &  quelquefois  tranfcrire 
Coannes  dans  les  petits  ,  &  cela  même  qui  ajoute  au  prii  d^ 
;on  Livre,  Ta  fait  critiquer  parmi  nous. 


ou    DE   L'EDUCATION.         135 

le  fourbe  qui  difoic  ne  vouloir  qu'être  l'égal  de  Pom- 
pée :  /Alexandre  avale  une  médecine  ,  &  ne  dit  pas 
un  feul  mot  ;  c'eft  le  plus  beau  moment  de  fa  vie: 
Ariftide  écrit  Ton  propre  nom  fur  une  coquille ,  & 
jullifie  ain(i  fon  furnom  :  Pliilopemen  ,  le  manteau 
bas  ,  coupe  du  bois  dans  la  cuifine  de  Ion  hôte. 
Voilà  le  véritable  arc  de  peindre.  La  phyfionomie 
ne  fe  montre  pas  dans  (es  grands  traits,  ni  ie  caraéle- 
re  dans  les  grandes  allions  :  c'eil  dans  les  bagatelles 
que  le  naturel  fe  découvre.  Les  chofes  publiques 
font  ou  trop  communes  ou  trop  apprêtées,  Ck  c'eit 
prefque  uniquement  à  celles-ci  que  la  dignité  moderne 
permet  à  nos  auteurs  de  s'arrêter. 

Ln  des  plus  grands  hommes  du  fiécle  dernier  fut 
inconteltablement  M.  de  l'urenne.  On  a  eu  le 
courage  de  rendre  fa  vie  interelFante  par  de  paifs 
détails  qui  le  font  connoître  &  aimer  ;  mais  combien 
s'eft  -  on  vu  forcé  d'en  fupprimer  qui  l'auroleiit  fait 
connoître  Ck  aimer  davantage  !  Je  n'en  citerai  qu'un, 
que  je  tiens  de  bon  lieu,  &  que  Plutarqiie  n'eût  eu 
garde  d'omettre  ,  mais  que  Ramfai  n'eût  eu  gardt; 
d'écrire  quand  il  l'auroit  fu.  ^ 

Un  jour  a'été  qu'il  faifoit  fort  chaud,  le  Vicomte 
de  Turenne  en  petite  veile  blanche  &  en  bonnet 
étoit  à  la  fenêtre  dans  fon  antichambre.  Un  de  fes 
gens  furvient,  Ôc  trompé  par  l'habillement,  le  prend 
pour  un  aide  de  cuiline  ,  avec  lequel  ce  domeÎHque 
étoit  familier.  -Il  s'approche  doucement  par  derriè- 
re, ai.  d'une  main  qui  n'ctoic  pas  légère  lui  appli- 
que un  grand  coup  fur  les  feffes.  L'homme  frap- 
pé fe  retourne  à  l'inftant.  Le  valet  voit  en  frémif- 
fant  le  vifage  de  fon  maître.  Il  fe  jette  à  gerîoiiy 
tout  éperdu.  Movfeigmur  ,  fai  ou  que  c'étoit  Ceor' 
{le....  Et  quand  c  eût  été  Gcurti^e  ^  Vécrie  'l'urenne  en 
fe  frottant  le  derrière;  il  ne  falloir  pas  frapper  Jïjort^ 
Voilà  donc  ce  que  vous  n'oftz  dire  V  miferables  ! 
foyez  donc  à  jamais  fans  naturel,    fans  entrailles: 

1  4  trem- 


136  EMILE, 

trempez,  durciffez  vos  cœurs  de  fer  dans  votre  vî!e 
décence  :  rendez- vous  méprifables  à  force  de  digni- 
té. Mais  toi,  bon  jeune  homme,  qui  lis  ce  trait, 
&  qui  fens  avec  attendriflèment  toute  la  douceur  d'a- 
me qu'il  montre ,  même  dans  le  premier  mouvement; 
lis  aufii  les  petiteiles  de  ce  grand  homme ,  dès  qu'il 
étoit  queftion  de  fa  nailTance  &  de  fon  nom.  Songe 
que  c'efl:  le  même  Turenne  qui  affeèloic  de  céder 
par- tout  le  pas  à  fon  neveu  ,  afin  qu'on  vît  bien  que 
cet  enfant  étoit  le  chef  d'une  Maifon  Souveraine, 
llapproche  ces  contraftes ,  aime  la  Nature ,  méprife 
l'opinion ,  6c  connois  l'homme. 

11  y  a  bien  peu  de  gens  en  état  de  concevoir  les 
eflFets  que  des  leélures ,  ainfi  dirigées ,  peuvent  opé- 
rer fur  l'efprit  tout  neuf  d'un  jeune  homme.  Appe- 
fantis  fur  des  livres  dès  notre  enfance,  accoutumés  à 
lire  fans  penfer,  ce  que  nous  lifons  nous  frappe  d'au- 
tant moins ,  que ,  portant  déjà  dans  nous-mêmes  les 
pallions  &  les  préjugés  qui  rempliffent  l'hiftoire  &  les 
vies  des  hommes,  tout  ce  qu'ils  funt  nous  paroît  na- 
turel ,  parce  que  nous  fommes  hors  de  la  Nature,  & 
que  nous  jugeons  des  autres  par  nous.  Mais  qu'on 
fe  repréfente  un  jeune  homme  élevé  feion  mes  maxi- 
mes :  qu'on  fe  figure  mon  Emile,  auquel  dix  -  huit 
ans  de  foins  afiidus  n'ont  eu  pour  objet  que  de  con- 
ferver  un  jugement  intègre  Ôc  un  cœur  fain  ;  qu'on  fe 
le  figure  au  lever  de  la  toile  ,  jettant ,  pour  la  pre- 
mière fois  ,  |es  yeux  fur  la  fcène  du  monde  ;  ou , 
plutôt,  placé  derrière  le  théâtre,  voyant  lesa61:eurs 
prendre  &  pofer  leurs  habits  ,  &  comptant  les  cor- 
des &  les  poulies  dont  le  grollier  preitige  abufe  les 
yeux  des  fpeélateurs.  Bientôt  à  fa  première  furprife 
iuccéderont  des  mouvemens  de  honte  &  de  dédain 
pour  fon  efpece  ;  il  s'indignera  de  voir  ainfi  tout  le 
genre  humain  dupe  de  lui-même,  s'avilir  à  ces  jeux 
d'cufans  ;  il  s'affligera  de  voir  ks  frères  s'entredéchi- 
irer  pour  des  rêves  ,  &  fe  changer  en  bêtes  féroces 

pour 


o  u   D  E    L'E  D  U  C  A  T  I  O  N.        137 

pour  n'avoir  pas  fu  fe  contenter  d'être  hommes. 

Certainement  avec  les  difpofitions  naturelles  de  l'é- 
levé, pour  peu  que  le  maître  apporte  de  prudence  Ck 
de  choix  dans  fes  leftares ,  pour  peu  qu'il  le  mette 
fur  la  voie  des  réflexions  qu'il  en  doit  tirer ,  cet  exer- 
cice fera  pour  lui  un  cours  de  philofophie- pratique  , 
meilleur  fûrement ,  &  mieux  entendu,  que  toutes  les 
vaines  fpéculations  dont  on  brouille  refprit  des  jeu- 
nes gens  dans  nos  écoles.     Qu'après  avoir  fuivi  les 
romanefques  projets  de  Pyrrhus,  Cynéas  lui  deman- 
de quel  bien  réel  lui  procurera  la  conquête  du  mon- 
de, dont  il  ne  puilïè  jouir  dès-à-préfent  fans  tant  de 
tourment;  nous  ne  voyons-là  qu'un  bon  mot  qui  paf- 
fe  ;   mais  Emile  y  verra  une  réflexion  très  -  fage  qu'il 
eût  faite  le  premier ,  &  qui  ne  s'effacera  jamais  de 
fon  efprit ,   parce  qu'elle  n'y  trouve  aucun  préjugé 
contraire  qui  puifle  en  empêcher  l'imprcffion.  Quand 
enfuite  en  lifant  la  vie  de  cet  infenfé ,  il  trouvera  qae 
tous  fes  grands  deflèins  ont  abouti  à  s'aller  faire  tuer 
par  la  main  d'une  femme  ;  au  lieu  d'admirer  cet  he- 
roïfme  prétendu ,  que  verra-t-il  dans  tous  les  exploits 
d'un  fl  grand  capitaine,  dans  toutes  les  intrigues  d'un 
fi  grand  politique,  fi  ce  n'eft  autant  de  pas  pour  al- 
ler chercher  cette  malheureufe  tuile,  qui  dtvoit  ter- 
miner fa  vie  &  fes  projets  par  une  mort  déshono- 
lante? 

Tous  les  conquerans  n'ont  pas  été  tués  ;  tous  les 
ufurpateurs  n'ont  pas  échoué  dans  leuri  entreprifes  ; 
plufjeurs  paroîtront  heureux  aux  efprits  prévenus  des 
opinions  vulgaires  ;  mais  celui  qui  ,  fans  s'arrêter 
aux  apparences ,  ne  juge  du  bonheur  des  hommes 
que  par  l'état  de  leurs  cœurs ,  verra  leurs  mifcres 
dans  leurs  fuccès  mêmes ,  il  verra  leurs  defirs  &  leurs 
foucis  rongeans  s'étendre  &  s'accroître  avec  leur  for- 
tune ;  il  les  verra  perdre  haleine  en  avançant,  fans 
jamais  parvenir  à  leurs  termes.  Il  les  verra  fembla- 
bks  à  ces  voyageurs  inexpérimentés  ,  qui ,  s'enga- 

]  5  gcanc 


i^S  EMILE, 

géant  pour  la  première  fois  dans  les  Alpes,  penfènt 
les  franchir  à  chaque  montagne,  &  quand  ils  font  au 
fommet ,  trouvent  avec  découragement  de  plus  hau- 
tes montagnes  au-devant  d'eux. 

Augufle  après  avoir  fournis  fcs  concitoyens  ,  & 
détruit  fes  rivaux  ,  régit  durant  quarante  ans  le  plus 
grand  empire  qui  ait  txillé  ;  mais  tout  cet  immenfe 
pouvoir  ferapechoit-il  de  frapper  les  murs  de  fa  tète, 
Ôc  de  remplir  fon  vafte  palais  de  fes-  cris ,  en  rede- 
mandant à  Varus  Ces  légions  exterminées  ?  Quand  i! 
2uroit  vaincu  tous,  fes  ennemis ,  de  quoi  lui  auroitnc 
fervi  fts  vains  triomphes  ,  tandis  que  les  peines  de 
toute  tfpece  nailluient  fans  ctlfe  autour  de  lui,  tan- 
dis que  fes  plus  chers  amis  attentoient  à  fa  vie ,  (5i 
qu'il  etoit  réduit  à  pleurer  la  honte  ou  la  mort  de  tous 
fcs  proches  ?  L'infortuné  voulut  gouverner  le  mon- 
de, &  ne  fut  pas  gouverner  fa  muifon  !  Qu'arriva-., 
t-il  de  cette  négligence?  Il  vit  périra  la  fleur  de  l'âge 
fon  neveu,  fon  fils  adopnf ,  fon  gendre;  fon  petit- 
fils  fut  réduit  à  manger  la  bourre  de  fon  lit  pour  pro- 
longer de  quelques  heures  fa  miferable  vie;  fa  fille  ÔC 
fa  petite- fille,  après  l'avoir  couvert  de  leur  infamie  , . 
moururent,  l'une  de  mifere  &  du  faim  dans  une  ifle. 
déferte ,  l'autre  en  prifon  par  la  main  d'un  archer. 
Lui-même  enfin  ,  dernier  relie  de  fa  malheureufe  fa- 
mille ,  fut  réduit  par  fa  propre  femme  à  ne  laiilèr 
après  lui  qu'un  monttre  pour  lui  fuccéder.  Tel  fut 
le  fort  de  ce  maître  du  monde,  tant  célébré  pour  fa 
gloire  &  pour  fon  bonheur  :  croirai-je  qu'un  feul  de 
ceux  qui  les  admirent  les  voulût  acquérir  au  même 
prix  ? 

J'ai  pris  l'ambition  pour  exemple  ;  mais  le  jeu  de 
toutes  les  paflions  humaines  offre  de  femblables  le- 
çons à  qui  veut  étudier  l'Hifiioire  pour  fe  connoître  , . 
<k  fe  rendre  fage  aux  dépens  des  morts.  Le  tems 
approche  où  la  vie  d'Antoine  aura  ,  pour  le  jeune 
homme  ,    une  iniirutlion  plus  prochaine  que  celle 

d'Au- 


ô  tJ  D  E  rE  D  U  C  A  T I  0  N.      139 

d'Augufle.  Emile  ne  fe  reconnoîtra  guère  dans  les 
e'tranges  objets  qui  frapperont  fes  regards  durant  ces 
nouvelles  études  ;  mais  il  faura  d'avance  écarter  l'ii- 
lufion  des  paffions  avant  qu'elles  naiflènt ,  &  voyant 
que  de  tous  les  tems  elles  ont  aveuglé  les  hommes , 
il  fera  prévenu  de  Ja  manière  dont  elles  pourront  l'a- 
veugler à  fon  tour  ,  fi  jamais  il  s'y  livre.  Ces  le- 
çons, je  le  fais,  lui  font  mal  appropriées  ;  peut-être 
an  befoin  feront  -  elles  tardives  ,  infuffifantes  ;  mais 
fouvenez-vous  que  ce  ne  font  point  celles  que  j'ai 
voulu  tirer  de  cette  étude.  En  la  commençant  je 
me  propofois  un  autre  objet;  &  fûremcnt  fi  cet  ob- 
jet efl  mal  rempli ,  ce  fera  la  faute  du  maître. 

Songez  qu'aufli  -  tôt  que  l'amour  -  propre  efl:  déve- 
loppé ,  le  moi  relatif  fe  met  en  jeu  fans  ccffe,  &  que 
jamais  le  jeune  homme  n'obferve  les  autres  fans  reve- 
nir fur  lui-même  &  fe  comparer  avec  eux.  Il  s'agit 
donc  de  favoir  à  quel  rang  il  fe  mettra  parmi  fes  fem* 
blables ,  après  les  avoir  examinés.  Je  vois  à  la  ma- 
nière dont  on  fait  lire  l'Hifloire  aux  jeunes  gens , 
qu'on  les  transforme,  pour  ainfi  dire ,  dans  tous  les 
perfonnages  qu'ils  voyent  ;  qu'on  s'efforce  de  les  fai- 
re devenir,  tantôt  Ciceron ,  tantôt  Trajan ,  tantôt 
Alexandre,  de  les  décourager  lorfqu'ils  rentrent  dans 
eux-mêmes,  de  donner  à  chacun  le  regret  de  n'être 
que  foi.  Cette  méthode  a  certains  avantages  dont  je 
ne  difconviens  pas  ;  mais  quant  à  mon  Emile ,  s'il  ar- 
rive une  feule  fois  dans  ces  parallèles  qu'il  aime 
mieux  être  un  autre  que  lui ,  cet  autre  fût- il  Socrate, 
fût -il  Caton,  tout  eit  manqué;  celui  qui  commence 
à  fe  rendre  étranger  à  lui-même  ne  tarde  pas  à  s'ou- 
blier tout -à-fait. 

Ce  ne  font  point  les  Philofophes  qui  connoiflent  le 
mieux  les  hommes;  ils  ne  les  voient  qu'à  travers  les 
préjugés  de  la  phiiofophie ,  &  je  ne  fâche  au- 
cun état  où  l'on  en  ait  tant.  Un  Sauvage  nous  ju- 
ge plus  faincmcnt  que  ne  fait  un  Phiiofophe.     Cclui- 

Toiiiç  J,  Buïtic  IL  1  C5  ci 


140  E       M      I      LE, 

ci  fent  Ces  vices ,  s'indigne  des  nôtres ,  &  dit  en  lui- 
même:  nous  fommes  tous  méchans;  l'autre  nous  re- 
garde fans  s'émouvoir  ,  &  dit:  vous  êtes  des  foux. 
Il  a  raifon ,  car  nui  ne  fait  le  mal  pour  le  mal.  Mon 
élevé  eft  ce  fauvage,  avec  cette  différence  qu'Kmile 
ayant  plus  réfléchi,  plus  comparé  d'idées,  vu  nos 
erreurs  de  plus  près ,  fc  rient  pius  en  garde  contre 
lui-même  &  ne  juge  que  de  ce  qu'il  connoît. 

Ce  font  nos  pallions  qui  nous  irritent  contre  celles 
des  autres  ;  c^eft  notre  intérêt  qui  nous  fait  haïr  les 
méchans;  s'ils  ne  nous  faifoient  aucun  mal,  nous  au- 
rions pour  eux  plus  de  pitié  que  de  haine.  Le  mal 
que  nous  font  les  méchans ,  nous  fait  oublier  celui 
qu'ils  fe  font  à  eux-mêmes.  Nous  leur  pardonnerions 
plus  aifément  leurs  vices ,  fi  nous  pouvions  connoî- 
tre  combien  leur  propre  cœur  les  en  punit.  Nous 
fcntons  l'ofFenfe  &  nous  ne  voyons  pas  le  châtiment; 
les  avantages  font  apparens  ,  la  peme  eft  intérieure. 
Celui  qui  croit  jouir  du  fruit  de  fes  vices  n'efl;  pas 
moins  tourmenté  que  s'il  n'eût  point  réuffi  ;  l'objet 
eft  cliangé ,  l'inquiétude  eft  la  même  :  ils  ont  beau 
montrer  leur  fortune  &  cacher  leur  cœur ,  leur  con- 
duite le  montre  en  dépit  d'eux  mais  pour  le  voir  il 
n'en  faut  pas  avoir  un  fcmblable. 

Les  paiTions  que  nous  partageons  nous  féduifent  ; 
celles  qui  choquent  nos  intérêts  nous  révoltent ,  & 
par  une  inconfëquence  qui  nous  vient  d'elles ,  nous 
blâmons  dans  les  autres  ce  que  nous  voudrions  imi- 
ter. L'averfion  &  l'illufion  font  inévitables ,  quand 
on  eft  forcé  de  fouffrir  de  la  part  d'autrui  le  mal 
qu'on  feroit  fi  l'on  étoit  à  fa  place. 

Que  faudroit-il  donc  pour  bien  obferver  les  hom- 
mes? Un  grand  intérêt  à  les  connoître,  une  grande 
impartialité  à  les  juger  ;  un  cœur  aflez  fenfible  pour 
concevoir  toutes  les  paffions  humaines ,  &  aflez  cal- 
me pour  ne  les  pas  éprouver.  S'il  eft  dans  la  vie 
un  moment  favorable  à  cette  étude ,  c'eft  celui  que 

j'ai 


ou    DE   L'EDUCATION.      14^ 

f  aï  choifi  pour  Emile  ;  plus  tôt  ils  lui  euflent  été 
étrangers,  plus  tard  il  leur  eût  été  femblable.  L'o* 
pinion  dont  il  voit  le  jeu  n'a  point  encore  acquis  fur 
Jui  d'empire.  Les  paliions  dont  il  fent  Ti^ffet ,  n'ont 
point  agité  Ton  cœur,  il  eil;  homme,  il  s'interellè  à 
fes  frères;  il  équitable,  il  juge  ks  pairs  Or  fûre- 
ment  s'il  les  juge  bien ,  il  ne  voudra  être  à  la  place 
d'aucun  d'eux  ;  car  le  but  de  tous  les  tourmens  qu'ils 
fe  donnent  étant  fondé  fur  des  préjugés  qu'il  n'a  pas, 
lui  paroît  un  but  en  l'air.  Pour  lui ,  tout  ce  qu'il  de- 
fire  eft  à  fa  portée.  De  qui  dépendroit  -  il ,  fe  fufB- 
faut  à  lui-même,  &  libre  de  préjugés?  Il  a  des  bras, 
de  la  fanté  *,  de  la  modération",  peu  de  befoin,  <!k 
de  quoi  les  fatisfaire.  Nourri  dans  la  plus  ablbJue  li- 
berté ,  le  plus  grand  des  maux  qu'il  conçoit  tlt  la 
fervitude.  il  plaint  ces  miferables  ilois  elclaves  de 
tout  ce  qui  leur  obéit;  il  plaint  ces  faux  fages  enchaî- 
nés à  leur  vaine  réputation  ;  il  plaint  ces  riches  fots, 
martyrs  de  leur  faite;  il  plaint  ces  voluptueux  de  pa- 
rade, qui  livrent  leur  vie  entière  à  l'ennui,  pour  pa- 
roître  avoir  du  plaifir.  Il  plaindroit  l'ennemi  qui  lui 
feroit  du  mal  à  lui-même,  car  dans  {hs  méchancetés 
il  verroit  fa  mifere.  11  fe  diroit;  en  fe  donnant  le 
befoin  de  me  nuire,  cet  homme  a  fait  dépendre  fon 
fort  du  mien. 

Encore  un  pas  ,  &  nous  touchons  au  but.  L'a- 
mour-propre  eft  un  inflrument  utile,  mais  dange- 
reux ;  fouvent  il  blefle  la  main  qui  s'en  fcrt ,  &  tait 
rarement  du  bien  /ans  mal.  Emile  en  confidcranc 
fon  rang  dans  l'efpece  humaine  &  s'y  voyant  ù  htu- 
reufement  placé,  fera  tenté  de  faire  honneur  à  fa  rai- 

fon 


*  Je  croîs  pouvoir  compter  hardiment  h  fnnté  &  la  bonne 
conffitiition  au  nombre  des  avantages  acquis  par  fon  éducation; 
ou  plutôt  au  nombre  des  dons  de  la  Nature  que  fon  éducation 
lui  a  confervés. 


EMILE, 

fon  de  l'ouvrage  de  la  vôtre  ,  &  d'attribuer  à  Tort 
mérite  l'effet  de  fon  bonheur.  Il  fe  dira,  je  fuis  fa- 
ge  &  les  hommes  ibnt  foux.  En  les  plaignant  il  les 
meprifera  ,  en  le  félicitant  il  s'eftimera  davantage , 
&  fe  fentant  plus  heureux  qu'eux  ,  il  fe  croira  plus 
digne  de  l'être.  Voilà  l'erreur  la  plus  à  craindre, 
parce  qu'elle  eft  la  plus  difficile  à  détruire.  S'il  ref- 
toit  dans  cet  état  ,  il  auroit  peu  gagné  à  tous  nos 
foins ,  6c  s'il  falloic  opter ,  je  ne  fais  fi  je  n'aimerois 
pas  mieux  encore  l'illulion  des  préjugés  que  celle  de 
l'orgueil. 

Les  grands  hommes  ne  s'abufent  point  fur  leur 
fuperiorité  ;  ils  la  voient,  la  fentent,  &  n'en  font 
pas  moins  modeftes.  Plus  ils  ont,  plus  ils  connoif- 
lent  tout  ce  qui  leur  manque.  Ils  font  moins  vains 
de  leur  élévation  fur  nous,  qu'humiliés  du  fentiment 
de  leur  miftre  ,  &  dans  les  biens  exclufifs  qu'ils  pof- 
fédent ,  ils  font  trop  fenfés  pour  tirer  vanité  d'un  don 
qu'ils  ne  fe  font  pas  fait.  L'homme  de  bien  peut 
être  fier  de  fa  vertu ,  parce  qu'elle  cft  à  lui  ;  mais  de 
quoi  fhomme  d'efprit  efl-il  fier  ?  Qu'a  fait  Racine, 
pour  n'être  pas  Pradon?  qu'a  fait  Boileau,  pourn'é* 
tre  pas  Cotin? 

Ici  c'eft  toute  autre  chofe  encore.  Reflons  tou- 
jours dans  l'ordre  commun.  Je  n'ai  fuppofé  dans 
mon  élevé  ni  un  génie  tranfcendant ,  ni  un  entende- 
ment bouché.  Je  l'ai  choifi  parmi  les  efprits  vulgai- 
res ,  pour  montrer  ce  que  peut  l'éducation  fur  l'hom- 
me. Tous  les  cas  rares  font  hors  de  régies.  Quand 
donc  en  conféquence  de  mes  foins,  Emile  préfère  fa 
manière  d'être ,  de  voir ,  de  fcntir  à  celle  des  autres 
hommes,  Emile  a  raifon.  Mais  quand  il  fe  croie 
pour  cela  d'une  nature  plus  excellente  ,  &  plus  heu- 
reufement  né  qu'eux  ,  Emile  a  tort.  11  fe  trompe , 
il  faut  le  détromper,  ou  plutôt  prévenir  l'erreur,  de 
peur  qu'il  ne  foit  trop  tard  enfuite  pour  la  détruire. 

Il  n'y  a  point  de  folie  dont  on  ne  puifTe  défibufer 

un 


o!T   DE    L'EDUCATION.        ui 

un  homme  qui  n'eil  pas  fou ,  hors  la  vanité  ;  pour 
celle-ci,  rien  n'en  guérit  que  l'expérience,  {]  toutes* 
fois  quelque  chofe  en  peut  guérir  ;  à  fa  nailTance  au 
moins  on  peut  l'empêcher  de  croître.  N'allez  donc 
pas  vous  perdre  en  beaux  raifonnemens ,  pour  prou- 
ver à  l'adoltfcent  qu'il  efl;  homme  comme  le?  autres 
&.  fujet  aux  mêmes  foibleffes.  Faites-le  lui  ftntir  ou 
jamais  il  ne  le  faura.  C'eft  encore  ici  un  cas  d'excep- 
tion à  mes  propres  régies  ;  c'eft  !e  cas  d'expofer  vo- 
lontairement mon  élevé  à  tous  les  accidens  qui  peu- 
vent lui  prouver  qu'il  n'eft.  pas  plus  fage  que  nous. 
L'aventure  du  Bateleur  feroit  répétée  en  mille  maniè- 
res ;  je  laiflerois  aux  flatteurs  prendre  tout  leur  avan- 
tage avec  lui  ;  fi  des  étourdis  l'entraînoient  dans 
quelque  extrava3,ance  ,  je  lui  en  laiflerois  courir  le 
danger;  fi  des  filoux  l'attaquoient  au  jeu  ,  je  le  leur 
livrerois  pour  en  faire  leur  dupe  *;  je  le  laiiîerois  en- 
ctnfcr  ,  plumer  ,  dévalifcr  par  eux  ;  Ck  quand , 
l'ayant  mis  à  fec ,  ils  finiroient  par  fe  moquer  de  lui , 
je  les  remtrcierois  encore ,  en  fa  préfence  ,  des  le- 
çons qu'ils  ont  bien  voulu  lui  donner.  Les  feuls  piè- 
ges dont  je  le  garantirois  avec  foin,  feroient  ceux 

des 


*  Au  refîe,  notre  élevé  donnera  peu  dans  ce  p'ége,  lui  que 
tant  d'ainuieiuens  environnent,  lui  qui  ne  s'ennuya  de  fa  vie^ 
&  qui  fait  à  peine  à  quoi  fert  l'ar^f.ent.  Les  deux  mobiles  avec 
lefquels  on  conduit  les  enfans  ei^.nt  Tinterêr  (ii  la  vanité,  ces 
deux  mêmes  raobiics  fervent  aux  c^urtifanes  &  aux  cfcrocs 
pour  s'e:i)parer  d'eux  dan?  la  fuite.  Quand  vous  voyez  exciter 
kur  avidité  par  des  prix  ,  par  des  récoinpenfes .  quand  vous  les 
voyez  applaudir  à  dix  nn>  dans  un  afte  public  au  Collège, 
vous  voyez  comment  on  leur  fera  laiiler  à  vingt  leur  bourfc 
dans  un  brelan  fi  leur  fanté  dans  un  mauvais  lieu.  11  y  a  tou- 
jours à  parier  que  le  plus  fr.vr.nt  de  fa  clalîe  deviendra  le  plus 
joueur  &  k  plus  débauché.  Or  les  moyens  dont  on  n'ufa  point 
dans  l'enfance  n'ont  point  dans  la  jeunefie  le  même  abus. 
Mais  on  doit  fe  fouvenir  qu'ici  ma  conllante  maxime  eft  de 
mettre  partout  la  chofe  au  pi».  Je  cherche  d'abord  à  prévenir 
Je  vice,  &  puis  je  le  fuppofe,  afin  d'y  rcniéditr. 


T44  EMILE; 

des  Courtifiines.  Les  feuls  ménagemens  que  j'aurois 
pour  lui ,  feroient  de  partager  tous  les  dangers  que 
je  lui  laiâèrois  courir  ,  &  tous  les  affronts  que  je  lui 
iaifTerois  recevoir.  J'endurerois  tout  en  filence,  fans 
plainte  ,  fans  reproche  ,  fans  jamais  lui  en  dire  un 
feul  mot  ;  &  fo^'ez  fur  qu'avec  cette  difcrétion  bien 
foutenue ,  tout  ce  qu'il  m'aura  vu  fouffrir  pour  lui  , 
fera  plus  d'impreffion  fur  Ton  cœur ,  que  ce  qu'il  aura 
fouffert  lui-même. 

Je  ne  puis  m'empêcher  de  relever  ici  la  faufTe  di- 
gnité des  gouverneurs  qui ,  pour  jouer  fotement  les 
fages,  rabaiiîent  leurs  élevés,  affectent  de  les  traiter 
toujours  en  enfans ,  (Se  de  fe  diftinguer  toujours  d'eux 
dans  tout  ce  qu'ils  leur  font  faire.  Loin  de  ravaler 
ainfi  leurs  jeunes  courages  ,  n'épargnez  rien  pour 
leur  élever  l'ame  ;  faites -en  vos  égaux  afin  qu'ils  le 
deviennent ,  &  s'ils  ne  peuvent  encore  s'élever  à 
vous  ,  dcfcendez  à  eux  fans  honte,  fans  fcrupule. 
Songtz  que  votre  honneur  n'efl;  plus  dans  vous ,  mais 
dans  votre  élevé  ;  partagez  fes  fautes  pour  l'en  cor- 
riger; chargez- vous  de  fâ  honte  pour  l'effacer:  imi- 
tez ce  brave  Romain  qui ,  voyant  fuir  fon  armée  & 
ne  pouvant  la  rallier  ,  fe  mit  à  fuir  à  la  tête  de  fes 
foldats  ,  en  criant  :  ils  ne  fiyem  pas  ^  ils  fuhent  leur 
capitaine.  Fut-il  déshonoré  pour  cela  ?  tant  s'en  faut  : 
en  facrifiant  ainfi  fa  gloire  il  l'augmenta.  La  force 
du  devoir  ,  la  beauté  de  la  vertu  entraînent  malgré 
nous  nos  fuffrages  &  renverfent  nos  infenfés  préju- 
gés. Si  je  recevois  un  foufBet  en  rempliffant  mes 
fondions  auprès  d'Emile,  loin  de  me  venger  de  ce 
fouffiet ,  j'irois  par -tout  m'en  vanter,  <Sc  je  doute 
qu'il  y  eût  dans  le  monde  un  homme  affez  vil  pour 
ne  pas  m'en  refpefter  davantage. 

Ce  n'eft  pas  que  l'élevé  doive  fuppofer  dans  le 
maître  des  lumières  auffi  bornées  que  les  fieni)es ,  & 
la  même  facilité  à  fe  laiiFer  féduire.  Cette  opinion 
cd  bonne  pour  un  enfant  qui  ne  fâchant  rien  voir , 

ritn 


ou  DE    L'EDUCATION.        H5 

lien  comparer  ,  met  tout  le  monde  à  fa  portée  ,  & 
ne  donne  fa  confiance  qu'à  ceux  qui  favent  s'y  met* 
tre  en  effet.  I^Jais  un  jeune  homme  de  l'âge  d'Emi" 
le,  &  auflî  fenfé  que  lui ,  n'ed  plus  ailcz  lot  pouf 
prendre  ainfi  le  change  ,  &  il  ne  feroit  pas  bon  qu'il 
le  prît.  La  confiance  qu'il  doit  avoir  en  Ton  gouvef ^ 
neur  efl  d'une  autre  efpece;  elle  doit  porter  fur  l'au- 
torité de  la  raifon,  fur  la  fuperiorité  des  lumières , 
fur  les  avantages  que  le  jeune  homrr.e  efl:  en  état  d2 
connoître ,  &  dont  il  fent  l'utilité  pour  lui.  Une 
longue  expérience  l'a  convaincu  qu'il  e(t  aimé  de  fon 
conduéteur;  que  ce  condu61:eur  efl  un  homme  fage, 
éclairé,  qui,  voulant  fon  bonheur,  fait  ce  qui  peut 
le  lui  procurer.  11  doit  fivoir  que,  pour  fon  propre 
intérêt,  il  lui  convient  d'écouter  fts  avis.  Or  û  le 
maître  le  lailfoit  tromper  comme  le  difciple ,  il  per- 
droic  le  droit  d'en  exiger  de  la  déférence  &  de  lui 
donner  des  leçons.  Encore  moins  l'élevé  doit-il  fup- 
•pofcrque  le  maître  le  laiffe,  àdtflein,  tomber  dans 
des  pièges  ,  &  tend  des  embûches  à  (h  (Implicite» 
(^ue  faut-il  donc  faire  pour  éviter  à  la  fois  ces  deux 
kconvéniens  ?  Ce  qu'il  y  a  de  meilleur  6c  de  plus 
naturel ,  être  (Impie  6:  vrai  comme  lui ,  l'avertir  des 
périls  auxquels  il  s'expofe  ,  les  lui  montrer  claire- 
ment ,  fenfiblement ,  mais  fans  exagération  ,  fans 
humeur,  fans  pédantefque  étalage;  fir-  tout  fans  lui 
donner  vos  avis  pour  des  ordres ,  jufqu'à  ce  qu'ils  le 
foient  devenus,  &  que  ce  ton  impérieux  foit  abfolu- 
ment  néceilaire.  S'obUine-t-il  après  cela ,  comme 
il  fera  très-fouvent?  Alors  ne  lui  dites  plus  rien  ; 
laifilz-le  en  liberté,  fuivez-le,  imitez -le,  <Sc  celj 
gaiment,  franchement;  livrez  -  vous  ,  amufez-vou^ 
autant  que  lui,  s'il  ell:  polTible.  Si  les  conféquences 
deviennent  trop  fortes  ,  vous  êtes  toujours  -  là  pour 
les  arrêter;  &  cependant  combien  le  jeune  homme^ 
témoin  de  votre  prévoyance  (^  de  votre  complaifan- 
ce  ,  ne  doit -il  pas  être  îi  h  fois  ftappé  de  l'une  (S: 
'Ji'mc  L  Pmic  U,  K.  ton-» 


ï4<5  EMILE; 

touché  de  l'autre  ?  Toutes  ft^s  fautes  font  autant  de 
liens  qu'il  vous  fournit  pour  le  retenir  au  befoin.  Or 
ce  qui  fait  ici  le  plus  grand  art  du  maître ,  c'eft  d'a- 
mener les  occafions  &  de  diriger  les  exhortations, 
de  manière  qu'il  fâche  d'avance  quand  le  jeune  hom- 
me cédera  &  quand  il  s'obftinera,  afin  de  l'environ- 
ner par- tout  des  leçons  de  l'expérience,  fans  jamais 
fexpofer  à  de  trop  grands  dangers. 

AvertifTez-le  de  Tes  fautes  avant  qu'il  y  tombe; 
quand  il  y  eft  tombé  ne  les  lui  reprochez  point, 
vous  ne  feriez  qu'enOammer  &  mutiner  fon  amour- 
propre.  Une  kçon  qui  révolte  ne  profite  pas.  Je 
ne  connois  rien  de  plus  inepte  que  ce  mot  :  ^e  vous 
Pavois  bien  dit.  Le  meilleur  moyen  de  faire  qu'il  fe 
fûuvienne  de  ce  qu'on  lui  a  dit ,  elt  de  paroître  l'a- 
voir oublié.  Tout  au  contraire,  quand  vous  le  ver- 
rez honteux  de  ne  vous  avoir  pas  cru  ,  effacez  dou- 
cement cette  iiumiliation  par  de  bonnes  paroles.  Il 
s'affcdlioncra  fûrement  à  vous ,  en  voyant  que  vous 
vous  oubliez  pour  lui  ,  &  qu'au  lieu  d'achever  de 
l'écrafer  ,  vous  le  conlolez.  JNiais  fi  à  fon  chagrin 
vous  ajoutez  des  reproches  ,  il  vous  prendra  en  hai- 
ne ,  &  fe  fera  une  loi  de  ne  vous  plus  écouter, 
comme  pour  vous  prouver  qu'il  ne  penfe  pas  comme 
vous  fur  rimpor tance  de  vos  avis. 

Le  tour  de  vos  confolations  peut  encore  être  pour 
lui  une  indf uftion  d'autant  plus  utile ,  qu'il  ne  s'en 
déliera  pas.  En  lui  difant,  je  fuppofe,  que  mille 
aurres  font  les  mêmes  fautes,  vous  le  mettez  loin 
de  fon  compte  ,  vous  le  corrigez  en  ne  paroilTanc 
que  le  plaindre:  car  pour  celui  qui  croit  valoir  mieux 
que  les  autres  hommes  ,  c'eft  une  excufe  bien  morti- 
liante  que  de  fe  consoler  par  leur  exemple;  c'eO:  con- 
cevoir que  le  plus  qu'il  p^ut  prétendre  ,  eft  qu'ils  ne 
valent  pas  mieux  que  lui. 

Le  tems  des  fautes  ell  celui  des  fables.  En  cen- 
furant  le  coupable  fous  un  maique  étranger,  on  fin- 

flruit 


exj    DE   L'EDUCATION.      147 

ftruit  fans  rofFenftr;  &  il  comprend  alors  que  l'apo- 
logue n'efl:  pas  un  menfonge,  par  la  vérité  dont  il  fe 
faic  l'application.  L'enfant  qu'on  n'a  jamais  trompé 
par  des  louanges  ,  n'entend  rien  à  la  fable  que  j'ai 
ci-devant  examinée;  mais  l'étourdi  qui  vient  d'être  la 
dupe  d'un  fxatteur  ,  conçoit  à  merveille  que  le  cor- 
beau n'étoit  qu'un  fot.  Ainfi  d'un  fait  il  tire  une 
maxime  ;  &  l'expérience  ,  qu'il  eût  bientôt  oubliée, 
fe  grave,  au  moyen  de  la  fable,  dans  fon  jugement. 
Il  n'y  a  point  de  connoifTance  morale  qu'on  ne  puilîe 
acquérir  par  l'expérience  d'autrui  ou  par  la  fienne. 
-Dans  les  cas  où  cette  expérience  eft  dangereufe ,  au 
lieu  de  Ja  faire  foi  -  même,  on  tire  fa  leçon  de  l'Hif- 
toire.  Qtiand  l'épreuve  efl  fans  conféquence,  il  eft 
bon  que  ie  jeune  homme  y  reQe  expofé  ;  puis ,  au 
moyen  de  l'apologue  ,  on  rédige  en  maximes  les  cas 
particuliers  qui  lui  font  connus. 

Je  n'entends  pas  pourtant  que  ces  maximes  doi- 
vent être  développées  ni   même  énoncées.     Rien 
n'eft  Cl  vain,  Ci  mal  entendu,  que  la  morale  par  la- 
quelle on  termine  la  plupart  des  fables  ;  comme  fi 
cette  morale  n'étoit  pas  ou  ne  devoit  pas  être  éten- 
due dans  la  fable  même,  de  manière  à  la  rendre  Ctn^ 
Cible  au  Le61eur.     Pourquoi  donc,  en  ajoutant  cette 
morale  à  la  fin,  lui  ôter  le  plaifir  de  la  trouver  de  fon 
chef     Le  talent  d'inftruire  eft  de  faire  que  le  difci- 
pie  fe  plaile  à  l'inftrudlion.     Or ,  pour  qu'il  s'y  plai- 
fe ,  il  ne  faut  pas  que  fon  efprit  refle  tellement  paffif 
à  tout  ce  que  vous  lui  dites ,   qu'il  n'ait  abfolument 
rien  à  faire  pour  vous  entendre.     11  faut  que  l'amour- 
propre  du  maître  laiffe  toujours  quelque  pnfe  au 
fien;  il  faut  qu'il  fe  puilTe  dire  ;  je  conçois,  je  pé-, 
netre,  j'agis,  je  m'inftruis.  Une  des  chofes  qui  ren- 
dent ennuyeux  le  pantalon  de  la  Comédie  italienne,' 
efl:  le  foin  qu'il  prend  toujours  d'interpréter  au  parter- 
re des  platifes  qu'on  n'entend  déjà  que  trop.     Je  ne 
veux  point  qu'un  Gouverneur  foie  pantalon ,  encore- 

K  3  moins 


vi48  E      M      I      L      E,        , 

moins  un  Auteur.   Il  faut  toujours  fe  faire  entendre; 
mais  il  ne  faut  pas  toujours  tout  dire:  celui  qui  dit 
tout  dit  peu  de  chofes  ,    car  à  la  fin  on  ne  l'écoute 
plus.     Qlic  fignifient  ces  quatre  vers  que  la  Fontaine 
ajoute  à  la  fable  de  la  grenouille  qui  s'enfle  ?  A-t-il 
peur  qu'on  ne  l'ait  pas  compris?  A-t-il  befoin  ,  ce 
grand  peintre,  d'écrire  les  noms  au-deflbus  des  objets 
qu'il  peint  ?  Loin  de  géneralifer  par  -  là  fa  morale ,  il 
la  particularife ,  il  la  reltreint  ,   en  quelque  forte, 
aux  exemples  cités ,   &  empêche  qu'on  ne  l'applique 
à  d'autres.     Je  voudrois  qu'avant  de  mettre  les  fables 
de  cet  Auteur  inimitable  entre  les  mains  d'un  jeune 
homme  ,   on  en  retranchât  toutes  ces  conclufions, 
par  lefquelles  il  prend  la  peine  d'expliquer  ce  qu'il 
vient  de  dire  auiii  clairement  qu'agi-éablement.     Si 
votre  élevé  n'eniend  la  fable  qu'à  l'aide  de  l'explica- 
tion ,  foyez  fur  qu'il  ne  l'entendra  pas  même  ainfi. 

11  importeroit  encore  de  donner  à  ces  fables  un 
ordre  plus  didactique  &  plus  conforme  au  progrés  des 
fcniimens  &  des  lumières  du  jeune  adolefccut.  Con- 
çoit -  on  rien  de  moins  raifonnable  que  d'aller  fuivre 
exactement  l'ordre  numérique  du  livre  ,  fans  égard 
au  bell)in  ni  à  l'occaiion  ?  D'abord  le  corbeau ,  puis 
h  cigale  ,  puis  la  grenouille  ,  puis  les  deux  mulets, 
Ôic,  J'ai  fur  le  cœur  ces  deux  mulets  ,  parce  que 
je  me  fouviens  d'avoir  vu  un  enfant  élevé  pour  la 
iiimnce ,  &  qu'on  étourdiiîbit  de  l'emploi  (ju  il  alloit 
'remplir ,  lire  cette  fable  ,  l'apprendre ,  la  dire  ,  la 
redire  cent  &  cent  fois ,  fans  en  tirer  jamais  la  moin- 
dre objeClion  contre  ie  métier  auquel  il  étoit  deftiné. 
Non-tèuiement  je  n'ai  jamais  vu  d'enfans  faire  au- 
cune application  folide  des  fables  qu'ils  apprenoient  ; 
mais  je  n'ai  jamais  vu  que  perfonne  fe  fouciât  de  leur 
flaire  faire  cecte  application.  Le  prétexte  de  cette 
étude  eft  l'mftruClion  m:)rale  ;  mais  le  véritable  objet 
de  la  mère  ôi,  de  l'enfmt ,  n'eH:  que  d'occuper  de  lui 
toute  une  compagnie  tandis  qu'il  récite  fes  fables: 

auiii 


otJ   DE   UE  DUC  ATI  ON.        14^ 

àufli  les  oublie- 1- il  toutes  en  grandiflant,  lorrqu'il 
n'efl:  plus  queftion  de  les  réciter  ,  mais  d'en  profiter. 
Encore  une  fois ,  il  n'appartient  qu'aux  hommes  de 
s'mftruire  dans  les  fables  ,  &  voici  pour  Emile  le 
tems  de  commencer. 

Je  montre  de  loin  ,  car  je  ne  veux  pas  non  plus 
tout  dire  ,   les  routes  qui  détournent  de  la  bonne , 
afin  qu'on  apprenne  à  les  éviter.     Je  crois  qu'en  fui- 
vant  ctlle  que  j'ai  marquée,  votre  élevé  achètera  la 
connoifUiuce  dis  hommes  &  de  foi-même  au  meilleur 
marché  qu'il  efl:  polTible  ,   que  vous  le  mettrez  au 
point  de  contempler  les  jeux  de  la  fortune  fans  en- 
vier le  fort  de  fè's  favoris,  &  d'être  content  de  lui 
fans  fe  croire  plus  fage  que  les  autres.     Vous  avez 
aufiî  commencé  à  le  rendre  a6leur  pour  le  rendre 
fpe6lateur,  il  faut  achever;  car  du  parterre  on  voit 
les  objets  tels  ou'ils  paroifTent;  mais  de  la  fcène  on 
]es  voit  tels  qu  ils  font.     Pour  embraflcr  le  tout  il 
faut  fe  mettre  dans  le  point  de  vue;  il  faut  appro- 
cher pour  voir  les  détails.     Mais  à  quel  titre  un  jeu- 
ne homme  entrera- 1- il  dans  les  affaires  du  monde? 
Quel  droit  a-t-il  d'être  initié  dans  ces  miHeres  téné- 
breux ?  Des  intrigues  de  plaifir  bornent  les  intérêts 
de  fon  âge;  il  ne  difpofe  encore  que  de  lui-même, 
c'eft  comme  s'il  ne  difpolbit  de  rien.     L'homme  efl: 
la  plus  vile  des  marchandifes  ;  &  parmi  nos  impor- 
tans  droits  de  propriété  ,   celui  de  la  perfonne   cil 
toujours  le  moindre  de  tous. 

Quand  je  vois  que  dans  l'âge  de  la  p!us  grande  ac- 
tivité l'on  borne  les  jeunes  gens  à  des  études  pure- 
ment fpeculatives,  &  qu'après,  fins  la  moindre  ex- 
périence, ils  font  tout  d'un  coup  jettes  dans  le  mon- 
de &  dans  les  affaires,  je  trouve  qu'on  ne  choqne  pas 
moins  la  raifon  que  la  Nature,  &  je  ne  fuis  plus  fur- 
pris  que  fi  peu  de  gens  fâchent  fe  conduire.  Par 
quel  bizarre  tour  d'efprit  nous  apprend  -  on  tant  de 

K  3  cho- 


J50  EMILE, 

chofes  inutiles  ,   tandis  que  l'art  d'agir  efl  compta 
pour  rien  ?  On  prétend  nous  former  pour  la  fociétc , 
&  l'on  nous  inflruit  comme  fi  chacun  de  nous  devoit 
pallv-r  fa  vie  à  penfer  feul  dans  fa  cellule,  ou  à- trai- 
ter des  fujets  en  l'air  avec  des  indiîerens.     Vous 
croyez  apprendre  à  vivre  à  vos  enfans ,  en  leur  en« 
ftignar.t  certaines  contorfions  du  corps  &  certaines 
formules  de  paroles  qui  ne   fignificnt  rien.     Moi 
auffi ,  j'ai  appris  à  vivre  à  mon  Emile  ,  car  je  lui  ai 
appris  à  vivre  avec  lui-même,  ôl  de  plus  à  fa  voir  ga- 
gner Ton  pain  :    mais  ce  n'eit  pas  afTez.     Pour  vivre 
clans  le  monde  il  faut  favoir  traiter  avec  les  hommes, 
il  faut  connoître  les  inflrumens  qui  donnent  prife  fur 
eux  ;   il  faut  calculer  l'aftion  &  réaftion  de  l'intérêt 
particulier  dans  la  fociété  civile,  &  prévoir  fi  jufie 
les  événemens,  qu'on  foit  rarement  trompé  dans  fus 
cntreprifes ,   ou  qu'on  ait  du  moins  toujours  pris  les 
meilleurs  moyens  pour  réuflir.     Les  loix  ne  permet- 
tent pas  aux  jeunes  gens  de  faire  leurs  propres  affai- 
res &  de  difpofer  de  leur  propre  bien  ;  mais  que  leur 
ferviroient  ces  précautions ,   fi ,  jufqu'à  l'âge  pref- 
crit ,   ils  ne  pouvoient  acquérir  aucune  expérience? 
Ils  n'auroient  rien  gagné  d'attendre,  <3c  feroient  tout 
aufii  neufs  à  vingt-cinq  ans  qu'à  quinze.   Sans  doute, 
il  faut  empêcher  qu'un  jeune  homme  ,   aveuglé  par 
ion  ignorance  ou  trompé  par  fes  pallions ,  ne  fe  faffe 
du  mal  à  lui-même  ;  mais  à  tout  âge  il  eft  permis 
d'être  bienfaifant ,  à  tout  âge  on  peut  protéger,  fous 
îa  dirtftion  d'un  homme  lâge ,  les  malheureux  qui 
n'ont  befoin  que  d'appui. 

Les  nourrices  ,  les  mères  s'attachent  aux  enfans 
par  les  foins  qu'elles  leur  rendent  ;  l'exercice  des 
vertus  fociales  porte  au  fond  des  cœurs  l'amour  de 
l'humanité  ;  c'ell  en  faifant  le  bien  qu'on  devient 
bon,  je  ne  connois  point  de  pratique  plus  fûre.  Oc- 
cupez votre  ékve  à  toutes  les  bonnes  a6lions  qui  font 

k 


ou   DE   L'EDUCATION.       151 

à  fa  portée  ;  que  l'intérêt  des  indigens  fok  toujours 
le  fien  ;  qu'il  ne  les  affifte  pas  feulement  de  fa  bour- 
fe,  mais  de  fes  foins;  qu'il  les  fcrve,  qu'il  les  pro- 
tège ,  qu'il  leur  confacre  fa  perfonne  &  fon  tems  ; 
qu'il  fe  fdfre  leur  homme  d'affaires,  il  ne  remplira 
de  fa  vie  un  fi  noble  emploi.  Combien  d'opprimés, 
qu'on  n'eût  jamais  écoutés ,  obtiendront  juftice  , 
quand  il  la  demandera  pour  eux  avec  cette  intrépide 
fermeté  que  donne  l'exercice  de  la  vertu  ;  quand  il 
forcera  les  portes  des  Grands  &  des  riches;  quand 
il  ira,  s'il  le  faut,  jufqu'aux  pieds  du  Trône  frire 
entendre  la  voix  des  infortunés ,  à  qui  tous  les  abords 
font  fermés  par  leur  mifere,  &  que  la  crainte  d'être 
punis  des  maux  qu'on  leur  fait,  empêche  même  d'o- 
fer  s'en  plaindre. 

Mais  ferons-nous  d'Emile  un  chevalier  errant, 
unredrelTeur  des  torts  ,  un  paladin  ?  Ira-t-il  s'jnge- 
rer  dans  les  affaires  publiques  ,  faire  le  fage  6c  le 
défenfeur  des  loix  chez  les  Grands  ,  chez  les  Magi- 
llrats  ,  chez  le  Prince  ,  faire  le  fulliciteur  chez  ks 
Juges  &  l'Avocat  dans  les  Tribunaux  ?  Je  ne  fais 
rien  de  tout  cela.  Les  noms  badins  (k  ridicules  ne 
changent  rien  à  la  nature  des  chofes.  11  fera  tout 
ce  qu'il  fait  être  utile  &  bon.  Il  ne  fera  rien  de 
plus ,  &  il  fait  que  rien  n'eft  utile  &  bon  pour  lui, 
de  ce  qui  ne  convient  pas  à  fon  âge.  il  fait  que  fon 
premier  devoir  efi:  envers  lui-même,  que  les  jeunes 
gens  doivent  fe  défier  d'eux ,  être  circonfpefts  dans 
leur  conduite,  refpedtueux  devant  les  gens  plus  âgés, 
retenus  &  difcrets  à  parler  fans  fujec ,  modcftes  dans 
les  chofes  indifférentes,  mais  hardis  à  bien  fidre  6c 
courageux  à  dire  la  vérité.  Tels  étoient  ces  iiluflres 
Komains,  qui ,  avant  d'être  admis  dans  les  charges, 
paifoient  leur  jeunefiè  à  pourfuivre  le  crime  iS:  à  dé- 
fendre l'innocence ,  fans  autre  intérêt  que  celui  de 
s'inftruire  ,  en  fervant  la  juflice  0:^;  protégeant  les 
bonnes  mœurs. 

K  4.  Erailc 


sst  EMILE, 

Emile  n'aime  ni  le  bruit,  ni  les  querelles,  non- 
fttilcmtnt  entre  les  hommes  *  ,  pas  même  entre  les 
animaux.  11  n'excita  jamais  deux  chiens  à  fe  battre; 
jamais  il  ne  fit  pourfuivre  un  chat  par  un  chien.  Cet 
efprit  de  paix  eft  un  effet  de  Ton  éducation  ,  qui , 
n'ayant  point  fomenté  l'amour -propre  &  la  haute 
opinion  de  lui-même  ,  la  détourné  de  chercher  fes 
piaifirs  dans  la  domination  ,  &  dans  le  malheur  d'au- 
irui.  11  fouffre  quand  il  voit  fouffrir,-  c'efl:  un  fenti* 
ment  naturel.  Ce  qui  fait  qu'un  jeune  homme  s'en- 
durçii  <Si,  fe  complaît  à  voir  tourmenter  un  être  fcnfi- 

ble. 


*  Mais  fi  on  lui  cherche  querelle  à  lui-mêaie ,  comment  fe 
Conduira-t-il  ?  je  réponds  qu'il  n'aura  jamais  de  querelle ,  qu'il 
jpe  s'y  prêtera  jamais  afllz  pour  en  avoir-  Mais  enlin  pourfui- 
vra-t-on ,  qui  ell  •  ce  qui  eft  à  l'abri  d'un  fouiïïet  ou  d'un  dé- 
menti de  la  part  d'un  brutal  ,  d'un  ivroi^ne  ou  d'un  brave 
coquin  ,  qui  pour  avoir  le  plaifir  de  tuer  fon  homme,  coui- 
jiicnce  par  le  déshonorer?  C'elt  autre  chofe  ;  il  ne  faut  point 
que  l'honneur  des  citoyens  ni  leur  vie  foit  à  la  merci  d'un 
brutal  ,  d'un  ivrogne  ou  d'un  brave  coquin ,  &  l'on  ne  peut 
pas  plus  fe  préferver  d'un  pareil  accident  que  de  la  chute  d'u- 
re  tuile.  Un  fouffiet  &  un  démenti  reçu  &  enduré  ont  des  ef- 
fets civils  que  nulle  fagede  ne  peut  prévenir  &.  dont  nul  Tri- 
bunal ne  peut  venger  l'offenfé.  L'infufîifance  des  Loix  lui 
rend  donc  en  cela  Ton  indépendance  ;  il  eft  alors  feul  Magi- 
strat ,  feul  Juge  entre  l'ofiemeuï  &  lui  :  il  eft  feul  interpréts 
ti.  Miniftre  de  la  Loi  Naturelle,  il  fe  doit  juftice  &  peut  feul 
fe  la  rendre,  &  il  n'y  a  fur  la  terre  nul  gouvernement  allez  in- 
fcnfé  pour  le  punir  de  fe  l'être  faite  en  pareil  cas.  Je  ne  dis 
pas  qu'il  doive  s'aller  battre,  c'eft  une  extravagance;  je  dis 
-t;u"il  fe  doit  judiçe  &  qu'il  en  eft  le  feul  difpenfateur.  Sans 
tant  de  vains  Eoits  contre  les  duels,  fi  j'étois  Souverain  je 
ïéronds  qu'il  n'y  auroit  jamais  ni  foiifïïet,  ni  démenti  donné 
cinV.s  mes  Etats  ,  &  cela  par  un  moyen  fortfimple  doiU  les 
Tribunaux  ne  fe  mêleroient  point.  Quoiqu'il  en  foit ,  Emile 
f:iit  t«i  pareil  cas  la  juftice  qu'il  fe  doit  à  lui-Diême  ,  &  l'exem- 
V'ie  qu'il  doit  à  la  fureté  des  gens  d'honneur.  Il  ne  dépend 
Vins  de  l'homme  le  plus  ferme  d'empêcher  qu'on  ne  l'infulte  , 
tr!?.!-  il  dépend  de  lui  d'empêclier  qu'on  ne  fe  vante  long-temi 
4fc;  rsvoir  in  fuite. 


ftxj   DE   L'EDUCATION.        15-3 

ble ,  c'efl  quand  un  retour  de  vanité  le  fait  fe  regar- 
der comme  exempt  des  mêmes  peines  par  fa  fagefiè 
ou  par  fa  fuperiorité.  Celui  qu'on  a  garanti  de  ce 
tour  d'efprit ,  ne  fauroit  tomber  dans  le  vice  qui  en 
efl  l'ouvrage.  Emile  aime  donc  la  paix.  L'image 
du  bonheur  le  flatte  ;  &  quand  il  peut  contribuer  à 
le  produire,  c'eft  un  moyen  de  plus  de  le  partager. 
Je  n'ai  pas  fuppofé  ,  qu'en  voyant  des  malheureux , 
il  n'auroit  pour  eux  que  cette  pitié  fterile  &  cruelle  , 
qui  fe  contente  de  plaindre  les  maux  qu'elle  peut  gué- 
rir. Sa  bienfiiifance  aftive  lui  donne  bientôt  des  lu- 
mières, qu'avec  un  cœur  plus  dur  il  n'eût  point  ac- 
quifes  ,  ou  qu'il  eût  acquifes  beaucoup  plus  tard. 
§'il  voit  régner  la  difcorde  entre  fes  camarades,  il 
cherche  à  les  réconcilier  :  s'il  voit  des  affligés ,  ii 
s'informe  du  fujet  de  leurs  peines  :  s'il  voit  deux 
hommes  fe  haïr ,  il  veut  connoître  la  caufe  de  leur 
inimitié  :  s'il  voit  un  opprimé  gémir  des  vexations 
du  puifTant  &  du  riche,  il  cherche  de  quelles  manœu- 
vres fe  couvrent  ces  vexations  ;  &  dans  l'interêc 
qu'il  prend  à  tous  les  miferables  ,  les  moyens  de  finir 
leurs  maux  ne  font  jamais  indifferens  pour  lui.  Qu'a- 
vons -  nous  donc  à  faire  pour  tirer  parti  de  ces  dilpo- 
fitions  d'une  manière  convenable  à  fon  âge  ?  De  ré- 
gler fes  foins  &  fes  connoiffances ,  &  d'employer  fon 
zèle  à  les  augmenter. 

Je  ne  me  lafle  point  de  le  redire:  mettez  toutes 
les  leçons  des  jeunes  gens  en  a(Slions  plutôt  qu'en  dif- 
cours.  Qu'ils  n'apprennent  rien  dans  les  livres  de 
ce  que  l'expérience  peut  leur  enfeigner.  Quel  ex- 
travagant projtt  de  les  exercer  à  parler  fans  fujet  de 
rien  dire  ;  de  croire  leur  faire  ftntir ,  fur  les  bancs 
d'un  Collège  ,  l'énergie  du  langage  des  pallions ,  & 
toute  la  force  de  l'art  de  ptrfuader,  fjns  intérêt  de 
rien  perfuadcr  à  perfonne  !  Tous  les  préceptes  de  la 
Khétorique  ne  fcmblent  qu'un  pur  vcrbi;ige  à  quicon- 
que n'en  fcnt  pas  l'ulage  pc  ur  fon  profit.     Qu'impor- 

K  5  te 


154  EMILE, 

te  à  un  écolier  de  favoir  comment  s'y  prit  Annîbaf 
pour  déterminer  fes  foldats  à  pailèr  les  Alpes  ?  Si  au 
lieu  de  ces  magnifiques  harangues  vous  lui  difiez 
.comment  il  doit  s'y  prendre  pour  porter  fon  Préfet  à 
lui  donner  congé  ,  foyez  fur  qu'il  feroit  plus  attentif 
à  vos  régies. 

Si  je  voulois  enfeigner  la  Rhétorique  à  un  jeiine 
.homme  ,  dont  toutes  les  psffions  fufîent  déjà  déve- 
joppées,  je  lui  pr^fenterois  fans  ceile  des  objets  pro- 
pres à  flatter  ces  paffions ,  &  j'examineroîs  avec  lui 
quel  langage  il  doit  tenir  aux  autres  hommes,  pour 
les  engager  à  favorifer  fes  defirs.  Mais  mon  Emile 
n'eft  pas  dans  une  licuation  11  avanrageufe  à  Tart  ora- 
toire. Borné  prefque  au  leul  néceflaire  phyfique ,  îl 
2  moins  befoin  des  autres '.que  les  autres  n'ont  befoin 
de  lui  ;  ôi.  n'ayant  rien  à  leur  demander  pour  lui-mê- 
me ,  ce  qu'il  veut  leur  perfuader  ne  le  touche  pas 
d'alTez  près  pour  l'émouvoir  exceflTivement.  Il  fuit 
de-là  qu'en  général  il  doit  avoir  un  langage  fimple  & 
peu  figuré.  Il  parle  ordinairement  au  propre  ,  6c 
feulement  pour  être  entendu.  11  efl  peu  fentencieux, 
parce  qu'il  n'a  pas  appris  à  géneralifer  fes  idées  ;  il  a 
peu  d'images  parce  qu'il  ell:  rarement  paflTionné. 

Ce  n'efl  pas  pourtant  qu'il  foit  tout- à- fait  fl«igmati- 
que  &  froid..  Ni  (on  âge  ,  ni  fes  mœurs  ,  ni  fes 
goûts  ne  le  permettent.  Dans  le  feu  de  l'adolefccn- 
ce ,  ies  efprits  vivifians  retenus  &  cohobés  dans  fon 
fang  portent  à  fon  jeune  cœur  une  chaleur  qui  brille 
dans  fes  regards,  qu'on  fent  dans  fes  difcours,  qu'on 
voit  dans  fes  aftions.  Son  langage  a  pris  de  l'accenE 
&  quelquefois  de  la  véhémence.  Le  noble  fèntiment 
qui  l'infpire  lui  donne  de  la  force  &  de  l'élévation  ; 
pénétré  du  tendre  amour  de  l'humanité ,  il  tranfmet 
en  parlant  les  mouvemens  de  fon  ame  ;  fa  génereufë 
franchife  a  je  ne  fais  quoi  de  plus  enchanteur  que  l'ar- 
lificieufe  éloquence  des  autres,  ou  plutôt  lui  feul  efl 
véritablement  éloquent ,  puisqu'il  n'a  qu'à  montrer 

ce 


ôtT   DE   L'EDUCATION.       15$ 

ce  qu'il  fent  pour  le  communiquer  à  ceux  qui  l'é- 
coutent. 

Plus  j'y  penfe,  plus  je  trouve  qu'en  mettant  ainfi 
la  bienfaifance  en  aélion  &  tirant  de  nos  bons  ou 
mauvais  fuccès  des  réflexions  fur  leurs  caufes ,  il  y  a 
peu  de  connoilTances  utiles  qu'on  ne  puiflè  cultiver 
dans  l'efprit  d'un  jeune  homme ,  &  qu'avec  tout  le 
vrai  fa  voir  qu'on  peut  acquérir  dans  les  Collèges ,  il 
acquerra  de  plus  une  fcience  plus  importante  encore, 
qui  eft  l'application  de  cet  acquis  aux  ufages  de  la 
vie.  Il  n'eil  pas  poflible  que,  prenant  tant  d'intérêt 
à  fes  femblables ,  il  n'apprenne  de  bonne  heure  à  pe- 
fer  &  apprécier  leurs  aftions ,  leurs  goûts ,  leurs 
plaifirs ,  &  à  donner  en  général  une  plus  jufle  valeur 
à  ce  qui  peut  contribuer  ou  nuire  au  bonheur  des 
hommes ,  que  ceux  qui ,  ne  s'intéreflant  à  perfonne» 
ne  font  jamais  rien  pour  autrui.  Ceux  qui  ne  trai- 
tent jamais  que  leurs  propres  affaires,  fe  paflionoent 
trop  pour  juger  fainement  des  chofcs.  Rapportant 
tout  à  eux  feuls  &  réglant  fur  leur  feul  intérêt  les 
idées  du  bien  &  du  mal,  ils  fe  rempliflent  l'efprit  de 
mille  préjugés  ridicules  ,  &  dans  tout  ce  qui  porte 
atteinte  à  leur  moindre  avantage  ,  ils  voycnt  auiîi-i6c 
le  boule  ver  fement  de  tout  fUniv^ers. 

Etendons  l'amour-propre  fur  les  autres  êtres,  nous 
le  transformerons  en  vertu ,  &  il  n'y  a  point  de  cœur 
d'homme  dans  lequel  cette  vertu  n'ait  fi  racine. 
Moins  l'objet  de  nos  foins  tient  immédiatement  à 
nous-mêmes,  moins  l'illufion  de  l'intérêt  particulier 
eft  à  craindre  ,  plus  on  généralife  cet  intérêt,  plus 
il  devient  équitable  ,  &  l'amour  du  genre  humain 
n'eft  autre  chofe  en  nous  que  l'amour  de  la  juftice. 
Voulons -nous  donc  qu'Kmile  aime  la  vérité,  vou- 
lons-nous qu'il  la  connoille  ?  Dans  les  affaires  te- 
nons-le toujours  loin  de  lui.  Plus  les  foins  feront 
confacrés  au  bonheur  d'auirui ,  plus  ils  feront  éclaires 
&  fages ,  &  moins  il  fe  trompera  fur  ce  qui  eft  bien 

on 


«5^  E      M      I      L      E, 

ou  mal:  mais  ne  fouffrons  jamais  en  lui  de  préfèrent 
ce  aveugle  ,  fondée  uniquement  fur  des  acceptions 
de  perfonnes  ou  fur  d'injuftes  préventions.  Et  pour- 
quoi nuiroit-il  à  l'un  pour  fervir  i'autre?  Peu  lui  im- 
porte à  qui  tombe  un  plus  grand  bonheur  en  parta- 
ge, pourvu  qu'il  concourre  au  plus  grand  bonheur  de 
tous:  c'eft-là  le  premier  intérêt  du  fage,  après  l'inté- 
rêt privé  ;  car  chacun  eil  partie  defon  efpece,  âc 
jîon  d'un  autre  individu. 

Four  empêcher  la  pitié  de  dégénérer  en  foiblelîe, 
il  faut  donc  la  généralifer ,  &  l'étendre  fur  tout  le 
genre  humain.  Alors  on  ne  s'y  livre  qu'autant  qu'el  • 
le  cft  d'accord  avec  la  juftice,  parce  que  de  toutes 
!es  vertus  ,  la  juftice  efl  celle  qui  concourt  le  plus 
au  bien  commun  des  hommes.  Il  faut  par  raifon , 
par  amour  pour  nous ,  avoir  pitié  de  notre  efpece 
encore  plus  que  de  notre  prochain ,  &  c'efl  une  très- 
grande  cruauté  envers  les  hommes  que  la  pitié  pour 
les  méchans. 

Au  relie  il  faut  fe  fouvenir  que  tous  ces  moyens 
par  lelquels  je  jette  ainll  mon  élevé  hors  de  lui-même 
ont  cependant  toujours  un  rapport  direél  à  lui  ;  puif- 
que  non -feulement  il  en  réfulcc  une  jouiflknce  inte- 
Tieure ,  mais  qu'en  le  rendant  bienfaifant  au  profit 
des  autres ,  je  travaille  à  fa  propre  inI1:ru6lion. 

J'ai  d'abord  donné  les  moyens,  Ck  maintenant  j'en 
montre  l'effet.  Quelles  grandes  vues  ie  vois  s'arran- 
ger  peu-à-peu  dans  fa  tête!  Qtiels  (èntimens  fublimes 
étouffent  dans  fon  cœur  le  germe  des  petites  pallions  î 
(Quelle  netteté  de  judiciaire  !  Quelle  judeffe  de  raifon 
je  vois  fe  former  en  lui  de  fes  penchans  cultivés ,  de 
l'expérience  qui  concentre  les  vœux  d'une  ame  gran- 
de dans  l'étroite  borne  des  polTibles  &  fait  qu'un 
homme  fuperieur  aux  autres ,  ne  pouvant  les  élever 
à  fa  mefure ,  fait  s'abbaiffer  à  la  leur  !  Les  vrais  prin  • 
cipes  du  jufle  ,  les  vrais  modèles  du  beau,  tous  les 
rapports  moraux  des  êtres ,  toutes  les  idées  de  f  ordre 

fe 


ou   DE   L'EDUCATION.        15? 

fe  gravent  dans  fon  entendement;  il  voit  la  place  de 
chaque  chofe  &  la  caufe  qui  l'en  écarte;  il  voit  ce 
qui  peut  faire  le  bien  &  ce  qui  Tempéche.  Sans 
avoir  éprouvé  les  paffions  humaines  iJ  connoît  leurs 
illufions  &  leur  jeu. 

J'avance  attiré  par  la  force  des  chofes  ,  mais  fans 
m'en  impofer  fur  les  jugemens  des  Leéleurs.  De- 
puis long-tems  ils  me  voyent  dans  le  pays  des  chimè- 
res; moi  je  les  vois  toujours  dans  le  pays  des  préju- 
gés. En  m'écartant  fi  fort  des  opinions  vulgaires^ 
je  ne  cefle  de  les  avoir  préfentes  à  mon  efprit;  je  les 
examine,  je  les  médite,  non  pour  les  fuivre  ni  pour 
les  fuir,  mais  pour  les  pefer  à  la  balance  du  raifonne- 
ment.  Toutes  Jes  fois  qu'il  me  force  à  mecarter 
d'elles  ,  indruit  par  l'expérience  ,  je  me  tiens  déji 
pour  dit  qu'ils  ne  m'imiteront  pas  ;  je  fais  que  s'ob- 
flinant  à  n'imaginer  que  ce  qu'ils  voyent,  ils  pren- 
dront le  jeune  homme  que  je  figure  pour  un  être  ima- 
ginaire 6c  fantaftique  ,  parce  qu'il  diffère  de  ceux 
auxquels  ils  le  comparent  ;  fans  longer  qu'il  faut  biea 
qu'il  en  diffère ,  puifqu  élevé  tout  diireremment,  af- 
ft;61:é  de  fentimens  tout  contraires,  inftruit  tout  au- 
trement qu'eux  ,  il  feroit  beaucoup  plus  furprenanc 
qu'il  leur  reffembldt  que  d'ecre  tel  que  je  le  fuppofe. 
Ce  n'ell  pas  fhomme  de  l'homme,  c'eil  l'homme  de 
la  Nature.  Afiarcmeut  il  doit  être  fort  étranger  4 
leurs  yeux. 

_  En  commençant  cet  ouvrage  ,  je  ne  fuppofois 
rien  que  tout  le  monde  ne  pût  obferver  ainli  que 
moi,  parce  qu'il  elt  un  point,  lavoir  la  naiiTance  de 
l'homme,  duquel  nous  partons  tous  également  ;  mais 
plus  nous  avançons  ,  moi  pour  cultiver  la  Nature , 
&  vous  pour  la  dépraver ,  plus  nous  nous  éloignons 
les  uns  des  autres.  Mon  élevé  à  lix  ans  differoïc  pe« 
des  vôtres  que  vous  n'avitz  pas  eu  le  tems  de  dtfigu- 
rtr;  maintenant  ils  n'ont  plus  rien  de  femblablej'o;: 
lage  de  l'horonie-fait  dont  il  iipprcche,  doit  le  mon- 

irer 


iS^  EMILE, 

trer  fous  une  forme  abrolument  différente  ,  fi  je  n'aî 
pas  perdu  tous  mes  foins.  La  quantité  d'acquis  eil 
peut-être  aflez  égale  de  part  &  d'autre;  mais  les  cho- 
ies acquifes  ne  fe  reffemblent  point.  Vous  êtes 
étonnez  de  trouver  à  l'un  des  fentimens  fublimes  donc 
les  autres  n'ont  pas  le  moindre  germe  ;  mais  confide- 
rez  auiTi  que  ceux-ci  font  déjà  tous  Philofophes  & 
Théologiens ,  avant  qu'Emile  lâche  ce  que  c'eft  que 
philofopiiie  &  qu'il  ait  même  entendu  parler  de 
Dieu. 

Si  donc  on  venoit  me  dire  :  rien  de  ce  que  vous 
fuppofez  n'exide  ;  les  jeunes  gens  ne  font  point  faits 
ainii  ;  ils  ont  telle  ou  telle  patîion  ;  ils  font  ceci  ou 
cela  ;  c'clt  comme  fi  l'on  nioit  que  jamais  poirier  fût 
un  grand  arbre ,  parce  qu'on  n'en  voit  que  de  nains 
dans  nos  jardins. 

Je  prie  ces  juges  fi  prompts  à  la  cenfure  de  confi- 
derer  que  ce  qu'ils  difent-là  je  le  fais  tout  aulîi  bien 
qu'eux  ,  que  j*}'  ai  probablement  réfléchi  plus  long- 
tems  ,  &  que  n'ayant  nul  intérêt  à  leur  en  impofer  , 
j'ai  droit  d'exiger  qu'ils  fe  donnent  au  moins  le  tems 
de  chercher  en  quoi  je  me  trompe  :  qu'ils  examinent 
bien  la  confl:itution  de  f homme,  qu'ils  fuivent  les 
premiers  développemens  du  cœur  dans  telle  ou  telle 
C!rconfl:ance ,  afin  de  voir  combien  un  individu  peut 
différer  d'un  autre  par  la  force  de  l'éducation,  qu'en- 
fuite  ils  comparent  la  mienne  aux  effets  que  je  lut 
donne ,  (k  qu'ils  difent  en  quoi  j'ai  mal  raiionné;  je 
n'aurai  rien  à  répondre. 

Ce  qui  me  rend  plus  affirmatif ,  &  je  crois  plus 
excufable  de  l'être  ,  c'efl  qu'au  lieu  de  me  livrer  à 
l'efprit  de  fyfiéme,  je  donne  le  moins  qu'il  efl:  pofii- 
ble  au  raifonnement,  &  ne  me  fie  qu'à  robfervation. 
Je  ne  me  fonde  point  fur  ce  que  j'ai  imaginé,  mais  ^ 
îur  ce  que  j'ai  vu.  Il  efi:  vrai  que  je  n'ai  pas  renfer- 
mé mes  expériences  dans  fenceinte  des  murs  d'une 
ville  ,  ni  dans  un  feul  ordre  de  gens  :  mais  après 

avoir 


ou   DE   L'EDUCATION.       T59 

avoir  comparé  tout  autant  de  rangs  &  de  peuples  qiic 
j'en  ai  pu  voir  dans  une  vie  palFee  à  les  obferver, 
j'ai  retranché  ,  comme  artificiel ,  ce  qui  étoit  d'un 
peuple  6i  non  pas  d'un  autre,  d'un  état  &  non  pas 
d'un  autre;  &  n'ai  regardé,  comme  appartenant  in- 
conteftablement  à  l'homme ,  que  ce  qui  étoit  com- 
mun à  tous  ,  à  quelque  âge  ,  dans  quelque  rang,  6c 
dans  quelque  nation  que  ce  fut. 

Or ,  û  fuivant  cette  méthode  vous  fuivez  dès  l'en- 
fance un  jeune  homme  qui  n'aura  point  reçu  de  for- 
me particulière ,  &  qui  tiendra  le  moins  qu'il  e(l  pof- 
fible  à  l'autorité  &  à  l'opinion  d'autrui ,  à  qui,  de 
mon  élevé  ou  des  vôtres  ,  penfez-vous  qu'il  rellèm- 
blera  le  p!us  ?  Voilà  ,  ce  me  femble  ,  la  queftioa 
qu'il  faut  réfoudre,  pour  lavoir  fi  je  me  fuis  égaré. 

L'homme  ne  commence  pas  aifément  à  penfer  ; 
mais  fi.  tôt  qu'il  commence  il  ne  cefle  plus.  Qui* 
conque  a  penfé  pendra  toujours  ;  &  Tentendcmenc 
une  fois  exercé  à  la  réflexion ,  ne  peut  plus  refiier 
en  repos.  On  poiirroit  donc  croire  que  j'en  fais  trop 
ou  trop  peu ,  que  l'efprit  humain  n'eit  point  naturel 
lement  fi  prompt  à  s'ouvrir ,  &.  qu'après  lui  avoir 
donné  des  facilités  qu'il  n'a  pas,  je  le  tiens  trop 
long-tems  infcrit  dans  un  cercle  d'idées  qu'il  doit 
avoir  franchi. 

Mais  confiderez  premièrement  que ,  voulant  for- 
mer l'homme  de  la  Nature,  il  ne  s'agit  pas  pour  ce- 
la d'en  faire  un  fauvage ,  &  de  le  reléguer  au  fond 
des  bois  ;  mais  qu'enfermé  dans  le  tourbillon  focial, 
il  fuffit  qu'il  ne  s'y  laifié  entraîner  ni  par  les  pallions, 
ni  par  les  opinions  des  hommes,  qu'il  voye  par  ks 
yeux  ,  qu'il  fente  par  Ton  cccur,  qu'aucune  autorité 
ne  le  gouverne  hors  celle  de  Ja  propre  raifon.  Dan» 
cette  pofition  il  ell  clair  que  la  multitude  d'objets  qui 
le  frappe  ,  les  ficquens  ieiuimcns  dont  il  eft  aiîtéle, 
les  divers  moyens  de  pourvoir  à  les  befoins  ree!s, 
doivent  lui  donner  beisucoup  d'idées  qu'il  n  auroit  ja- 
mais 


t6o  E      M      ï      L      E , 

mais  eues ,  ou  qu'il  eût  acquifes  plus  lentement.  Ltf 
progrès  naturel  à  refpric  eft  accéléré,  mais  non  ren* 
verfe.  Le  même  homme  qui  doit  relier  ftupide  dans 
les  forêts ,  doit  devenir  raifonnable  &  fenfé  dans  les 
villes ,  quand  il  y  fera  fimple  fpeftateur.  Rien  n'eft 
plus  propre  à  rendre  fage  que  les  folies  qu'on  voit 
îans  les  partager;  &  celui  même  qui  les  partage  s'in- 
llruit  encore,  pourvu  qu'il  n'en  foit  pas  la  dupe,  ôc 
qu'il  n'y  porte  pas  l'erreur  de  ceux  qui  les  font. 

Conliderez  aulîi  que ,  bornés  par  nos  facultés  aux 
chofes  fenfibles,  nous  n'offrons  prefque  aucune  prife 
aux  notions  abftraites  de  la  philofophie  &  aux  idées 
purement  intelletSluelles.  Pour  y  atteindre  il  faut , 
ou  nous  dégager  du  corps ,  auquel  nous  fommes  lî 
fortement  attachés,  ou  faire  d'objet  en  objet  un  pro- 
grès graduel  &  lent  ,  ou  enfin  franchir  rapidement 
Ck  prelque  d'un  faut  l'intervalle,  par  un  pas  de  géant 
dont  l'enfance  n'eft  pas  capable  ,  &  pour  lequel  il 
faut  même  aux  hommes  bien  des  échelons  faits  ex- 
prés pour  eux.  La  première  idée  abllraite  eft  le 
premier  de  ces  échelons  ;  mais  j'ai  bien  de  la  peine  à 
voir  comment  on  s'avife  de  le  conftruire. 

L'Etre  incompréhcnfible  qui  embrafle  tout ,  qui 
donne  le  mouvement  au  monde ,  &  forme  tout  le 
fyftéme  des  êtres,  n'efl  ni  vifible  à  nos  yeux,  ni 
palpable  à  nos  mains  ;  il  échappe  à  tous  nos  fens. 
L'ouvrage  fe  montre  ;  mais  l'ouvrier  fe  cache.  Ce 
n'efl  pas  une  petite  affaire  de  connoîcre  enfin  qu'il 
txifle  ,  &  quand  nous  fommes  parvenus -là,  quand 
nous  nous  demandons  quel  efl-il,  où  eft-il?  notre 
efprit  fe  confond ,  s'égare ,  &  nous  ne  favons  plus 
que  penfer. 

Locke  veut  qu'on  commence  par  l'étude  des  ef- 
prits,  &  qu'on  paflTe  enfuite  à  celle  des  corps  ;  cette 
méthode  efl  celle  de  la  fuperilition  ,  des  préjugés, 
de  l'erreur;  ce  n'efl  point  celle  de  la  raifon,  ni  mê- 
me de  la  Nature  bien 'ordonnée ,  c'eft  fe  boucher  les 

yeux 


ou   DE   L'EDUCATION.       ï6i 

yeux  pour  apprendre  à  voir.  Il  faut  avoir  long-tems 
étudié  les  corps  pour  fe  faire  une  véritable  notion  des 
efprits  &  foupçonner  qu'ils  exiftent.  L'ordre  contrai- 
re ne  fert  qu'à  établir  le  materialifme. 

Puifque  nos  fens  font  les  premiers  inflrumens  de 
nos  connoiflances ,  les  êtres  corporels  &  fen  fi  blés  font 
les  feuls  dont  nous  ayons  immédiatement  l'idée.  Ce 
mot  efprit ,  n'a  aucun  fens  pour  quiconque  n'a  pas  phi- 
lofophé.  Un  efprit  n'eft  qu'un  corps  pour  le  peuple 
Ck  pour  les  enfans.  N'imaginent-ils  pas  des  efprits  qui 
crient,  qui  parlent,  qui  battent,  qui  font  du  bruit? 
or  on  m'avouera  que  des  efprits  qui  ont  des  bras  &  des 
langues  refîemblent  beaucoup  à  àts  corps.  Voilà 
pourquoi  tous  les  peuples  du  monde,  fans  excepter  les 
Juifs,  fe  font  faits  des  Dieux  corporels.  Nous-mê- 
mes ,  avec  nos  termes  d'Efprit ,  de  Trinité ,  de  Per- 
fonnes  ,  fommes  pour  la  plupart  de  vrais  antropo- 
morphites.  J'avoue  qu'on  nous  apprend  à  dire  que 
Dieu  eft  par-tout;  mais  nous  croyons  auffi  que  l'air  efl: 
par-tout ,  au  moins  dans  notre  atmofphere ,  &  le  mot 
efprît  dans  fon  origine  ne  fignifie  lui-même  quefoufie 
&  vent.  Si  •  tôt  qu'on  accoutume  les  gens  à  dire  des 
mots  fans  les  entendre,  il  eft  facile  ,  après  cela,  de 
leur  faire  dire  tout  ce  qu'on  veut. 

Le  fentiment  de  notre  a6tion  fur  les  autres  corps  a 
dû  d'abord  nous  faire  croire  que  quand  ils  agilloient  fur 
nous ,  c'étoit  d'une  manière  femblable  à  celle  dont 
nous  agiifons  fur  eux.  Ainfi  l'homme  a  commencé  par 
animer  tous  les  êtres  dont  il  fentoit  l'aftion.  Se  (en- 
tant moins  fort  que  la  plupart  de  ces  êtres ,  fiute  de 
connoître  les  bornes  de  leur  puiffance,  il  l'a  fuppofée 
illimitée,  &  il  en  fit  des  Dieux  aulîi-tôt  qu'il  en  fit  des 
corps.  Durant  les  premiers  âges,  les  hommes,  ef- 
frayés  de  tout ,  n'ont  rien  vu  de  mort  dans  la  Nature. 
L'idée  de  la  matière  n'a  pas  été  moins  lente  à  fe  for- 
mer en  eux  que  celle  de  l'efprit,  puifque  cette  première 
idée  eft  une  abllraftion  elie-méme.  Ils  ont  ainfi  rem- 
pli l'Univers  de  Dieux  fenfibles.  Les  aftres ,  les  vents. 

Tome  L  Partie  IL  L  les 


i52  EMILE, 

les  montagnes ,  les  fleuves ,  les  arbres  ,  les  villes ,  les 
maifons  mêmes ,  tout  avoit  Ton  ame,  fon  Dieu,  i'a, 
vie.  Les  marraoufets  de  Laban ,  les  manitou  des  Sau- 
vai;es,  Jes  fétiches  des  Nègres,  tous  les  ouvrages  de 
la  Nature  &  des  hommes  ont  été  les  premières  divi- 
nités des  mortels:  le  polythéifme  a  été  leur  première 
religion  ,  ôc  l'idolâtrie  kur  premier  culte.  Ils  n'ont 
pu  rcconnoître  un  feul  Dieu  que  quand ,  gëneralininc 
de  plus  en  plus  leurs  idées ,  ils  ont  été  en  état  de  re- 
monter à  une  première  caufe  ,  de  réunir  le  fyfterae 
total  des  êtres  fous  une  feufe  idée,  &  de  donner  un 
fens  au  moifubflaJice ,  lequel  eil:  au  fond  la  plus  grande 
des  abdraftions.  Tout  enfant  qui  croit  en  Dieu  eft 
donc  néceiTairement  idolâtre,  ou  du  moins  antropo- 
morphite;  &  quand  une  fois  l'imagination  a  vu  Dieu, 
il  eft  bien  rare  que  l'entendement  le  conçoive.  Voi- 
là précifément  l'erreur  où  mené  l'ordre  de  Locke. 

Parvenu,  je  ne  fais  comment ,  à  fidée  abftraite  de 
la  fubftance,  on  voit  que  pour  admettre  une  fubftan- 
ce  unique,  il  lui  faudroit  fuppofer  des  qualités  incom- 
patibles qui  s'excluent  mutuellement ,  telles  que  la 
penfée  &  l'étendue,  dont  l'une  eft  eflencielleraent  di- 
vifible ,  Si.  dont  l'autre  exclut  toute  divifibilité.  On 
conçoit  d'ailleurs  que  la  penfee ,  ou  fi  l'on  veut  le  fen- 
timent,  eft  une  qualité  primitive  &  inféparable  de  la 
fubftance  à  laquelle  elle  appartient ,  qu'il  en  eft  de 
même  de  l'étendue  par  rapporta  fa  fubftance.  D'où 
Von  conclut  que  les  êtres  qui  perdent  une  de  ces  qua- 
lités perdent  la  fubftance  à  laquelle  elle  appartient; 
que  par  conféquent  la  mort  n'eft  qu'une  féparation  de 
fubftances ,  Ck  que  les  êtres  où  ces'deux  qualités  font 
réunies  ,  font  compofcs  des  deux  fubftances  auxquel- 
les ces  deux  qualités  appartiennent. 

Or,  confiderez maintenant  quelle  diftance  refte  en- 
core entre  la  notion  des  deux  fubftances  &  celle  de  la 
nature  divine  ;  entre  l'idée  incompréhenfible  de  l'ac- 
tion de  notre  ame  fur  notre  corps,  ex  l'idée  de  l'ac- 
tion de  Dieu  fur  tous  les  êtres.  Les  idées  de  créa- 
tion , 


ou   DE   UE  DUC  ATI  ON.        163 

tion ,  d'annihilation ,  d'ubiquité ,  d'éternité ,  de  tou- 
te -  puiflance  ,  celle  des  attributs  divins,  toutes  ces 
idées  qu'il  appartient  à  fi  peu  d'hommes  de  voir  aulU 
confufes  & aulii  obfcures  qu'elles  le  font,  &  qui  n'ont 
rien  d'obfcur  pour  le  peuple  parce  qu'il  n'y  comprend 
rien  du  tout,  comment  fe  préfenteront-elies  dans  tou- 
te leur  force,  c'eft- à-dire,  dans  toute  leur  obfcurité, 
à  de  jeunes  efprits  encore  occupés  aux  premières  ope- 
rations  des  fens,  &  qui  ne  conçoivent  que  ce  qu'ils 
touchent?  C'ell  en  vain  que  les  abymes  de  l'infîni  fonc 
ouverts  tout  autour  de  nous  ;  un  enfant  n'en  ùÀt  poinc 
être  épouvanté ,  fes  foibîes  ycux  n'en  peuvent  fonder 
la  profondeur.  Tout  efl:  infini  pour  les  en  fans,  ils 
ne  favenc  mettre  des  bornes  à  rien  ;  non  qu'ils  faflenc 
la  mefure  fort  longue,  mais  parce  qu'ils  ont  l'enten- 
dement court.  J'ai  même  remarqué  qu'ils  nietteng 
l'infini  moins  au-de-!à  qu'au  de-çà  des  dimenfions  qui 
leur  font  connues.  Jls  eftimeront  un  efpace  immen- 
fe  ,  bien  plus  par  leurs  pieds  que  par  leurs  yeux;  il 
ne  s'étendra  pas  pour  eux  plus  loin  qu'ils  ne  pourront 
voir  ;  mais  plus  loin  qu'ils  ne  pourront  aller.  Si  on 
leur  parle  de  la  puilTance  de  Dieu  ,  ils  refumeronc 
prefque  aufiTi  fort  que  leur  père.  En  toute  chofe  leur 
connoilTance  étant  pour  eux  la  mefure  des  polîibles, 
ils  jugent  ce  qu'on  leur  dit  toujours  moindre  que  ce 
qu'ils  favent.  Tels  font  les  jugemens  naturels  à  l'i- 
gnorance &  à  la  foibleiîé  d'elprit.  Ajax  eût  craint  de 
lé  mefurer  avec  Achille,  &  défie  Jupiter  au  combat, 
parce  qu'il  connoît  Achille  &  ne  connoît  pas  Jupiter. 
Un  payfan  Suillé  qui  fe  cro}oit  le  plus  riche  des  hom- 
rnes  ,  &  à  qui  l'on  tâchoit  d'expliquer  ce  que  c'étoic 
qu'un  Roi,  demandait  d'un  air  fier  fi  le  Roi  pourroic 
bien  avoir  cent  vaches  à  la  montagne. 

Je  prévois  combien  de  Lc6lcuis  feront  furpris  de 
me  voir  fuivre  tout  le  premier  âge  de  mon  élevé  lans 
lui  parler  de  religion.  A  quinze  ans  ils  ne  favoit  s'il 
avoit  une  ame,  &  peut-être  à  dix-  huit  n'tfi-il  pas 
encore  tems  qu'il  l'apprenne;  car  s'il  rap^.rtnd  plu- 

L   2  LÙt 


x64  EMILE, 

tôt  qu'il  ne  faut,  il  court  rifque  de  ne  le  favoir  ja- 
mais. 

Si  j  avois  à  peindre  la  ftupidité  fàcheufe  ,  je  pein- 
drois  un  pédant  enfcignant  le  catéchifme  à  des  enfans  ; 
fi  je  voulois  rendre  un  enfant  fou ,  je  l'obligerois 
d'expliquer  ce  qu'il  dit  en  difant  Ton  catéchifme.  On 
m'objeétera  que  la  plupart  des  dogmes  du  Chriftianif- 
me  étant  des  milleres ,  attendre  que  l'efprit  humain 
foit  capable  de  les  concevoir  ,  ce  n'eft  pas  attendre 
que  l'enfant  foit  homme ,  c'efl  attendre  que  l'homme 
ne  foit  plus.  A  cela  je  réponds  premièrement,  qu'il 
y  a  dts  mifteres  qu'il  efl:  non-feulement  impoflible  à 
J' homme  de  concevoir,  mais  de  croire,  &  que  je  ne 
vois  pas  ce  qu'on  gagne  à  ks  enfeigner  aux  enfans  ,. 
fî  ce  n'eil  de  leur  apprendre  à  mentir  de  bonne  heure. 
Je  dis  de  plus,  que  pour  admettre  les  mifteres ,  il  faut 
comprendre  ,  au  moins ,  qu'ils  font  incompréhenfi- 
bles  ;  6i.  les  enfans  ne  font  pas  même  capables  de  cet- 
te conception -là.  Pour  l'âge  où  tout  efl:  mifl.ere,  il 
n'y  a  point  de  mifl:eres  proprement  dits. 

Il  faut  croire  en  Dieu  pour  être  fauve.  Ce  dogme 
mal  entendu  efl;  le  principe  de  la  fanguinaire  intolé- 
rance ,  &  la  caufe  de  toutes  ces  vaines  indruftions 
qui  portent  le  coup  mortel  à  la  raifon  humaine  en 
l'accoutumant  à  fe  payer  de  mots.  Sans  doute  ,  iJ 
n'y  a  pas  un  moment  à  perdre  pour  mériter  le  falut 
éternel  :  mais  fi  pour  l'obtenir  il  fuffit  de  répéter  de 
certaines  paroles ,  je  ne  vois  pas  ce  qui  nous  empê- 
che de  peupler  le  Ciel  de  fanfonets  &  de  pies ,  tout 
aufli  bien  que  d'en  fans. 

L'obligation  de  croire  en  fuppofe  la  pofîibilité.  Le 
Philofophe  qui  ne  croit  pas ,  a  tort ,  parce  qu'il  ufe  mai 
de  la  raifon  qu'il  a  cultivée,  &  qu'il  efl;  en  état  d'en- 
tendre  les  ventés  qu'il  rejette.  Mais  l'enfant  qui  pro- 
feife  la  Religion  Chrétienne ,  que  croit-il  ?  ce  qu'il  con- 
çoit, ëi.  il  conçoit  fi  peu  ce  qu'on  lui  fait  dire,  que 
Il  vous  lui  dites  le  contraire,  il  l'adoptera  tout  auffi 
volontiers.  La  foi  des  enfans  ôi,  de  beaucoup  d'hom- 
mes 


©u   DB   UE  DU  CATION.       163 

mes  eft  une  affaire  de  géographie.  Seront-ils  récom- 
penfés  d'être  nés  à  Rome  plutôt  qu*à  la  Mecque.  On 
dit  à  l'un  que  Mahomet  efl:  le  Prophète  de  Dieu ,  &  il 
dit  que  Mahomet  efl  le  Prophète  de  Dieu  ;  on  dit  à  l'au- 
tre que  Mahomet  efl  un  fourbe,  &  il  dit  que  Maho- 
met efl  un  fourbe.  Chacun  des  deux  eût  affirmé  ce 
qu'affirme  l'autre  s'ils  fe  fuffent  trouvés  tranfpofés.  Peut- 
on  partir  de  deux  difpofitions  fi  femblables  pour  envoyer 
l'un  en  Paradis  &  l'autre  en  Enfer  ?  Quand  un  enfant  dit 
qu'il  croit  en  Dieu ,  ce  n'efl  pas  en  Dieu  qu'il  croit ,  c'efl: 
à  Pierre  ou  à  Jaques  qui  lui  difent  qu'il  y  a  quelque  chofe 
qu'on  appelle  Dieu;  &  il  le  croit  à  la  manière  d'Euripide. 

O  Jupiter!  car  de  toi  rienjinon 

Je  ne  cannois  feulement  que  le  nom  *. 

Nous  tenons  que  nul  enfant  mort  avant  l'âge  de  rai- 
fon  ne  fera  privé  du  bonheur  éternel  ;  les  Catholiques 
croient  la  même  chofe  de  tous  les  en  fans  qui  ont  reçu 
iebaptéme,  quoiqu'ils  n'aient  jamais  entendu  parler  de 
Dieu.  11  y  a  donc  des  cas  où  Ton  peut  être  fauve  fans 
croire  en  Dieu ,  &  ces  cas  ont  lieu ,  foit  dans  l'enfance, 
foit  dans  la  démence ,  quand  l'efprit  humain  efl  incapa- 
ble des  opérations  néceffaires  pour  reconnoître  la  Divi- 
nité. Toute  la  différence  que  je  vois  ici  entre  vous  & 
moi ,  eft  que  vous  prétendez  que  les  enfans  ont  à  fept  ans 
cette  capacité,  6:  queje  ne  la  leur  accorde  pas  même  à 
quinze.  Que  j'aye  tort  ou  raifon,  il  ne  s'agit  pas  ici 
d'un  article  de  foi ,  mais  d'une  flmple  obfervation  d'hif- 
toire  naturelle. 

Parle  même  principe,  il  efl  clair  que  tel  homme  par- 
venu jufqu'à  la  vieilleffe  fans  croire  en  Dieu ,  ne  fera  pas 
pour  cela  privé  de  fa  préfence  dans  l'autre  vie  ù  fon 
aveuglement  n'a  pas  été  volontaire  ,&  je  dis  qu'il  ne 
Tefl  pas  toujours.  Vous  en  convenez  pour  les  infenfés 

qu'u- 

*  Flutatcfue,  Traité  de  V^moiir  ,trad.  d'yJv.yct.  C'ell  ainfi  que 
conimençoitd'aboi(J  la  Tragédie  de  Ménalippc;  mais  les  clameurs 
du  Peuple  d'i\thànes  forcèrent  Euripide  à  changer  ce  commence- 
ment. 

L3 


iôô  E      M      î      L      E, 

qu'une  maladie  prive  de  leurs  facultés  fpîrituelles,  maïs 
non  de  leur  qualité  d'homme,,  ni  par  conféquentdu  droit 
aux  bienfaits  de  leur  Cré;).teur.  Pourquoi  donc  n'en  pas 
convenir  aillîî  pour  ceux  qui ,  fequeftrés  de  toute  fociété 
dès  leur  enfance,  auroient  mené  une  vie  abfolument  fau- 
vage^  privés  des  lumières  qu'on  n'acquiert  que  dans  le 
commerce  des  hommes  *'?Car  il  eft  d'une impoffibilité 
démontrée  qu'un  pareil  Sauvage  pût  jamais  élever  Tes 
réflexions  jufqu'à  laconnoiffance  du  vrai  Dieu.  La  rai- 
ïbn  nous  die  qu'un  homme  n'eft  punilTibleque  par  les 
fautes  de  la  volonté ,  &  qu'une  ignorance  invincible 
ne  lui  fauroit  être  imputée  à  crime.  D'où  il  fuit  que 
devant  la  jaftice  éternelle  tout  homme  qui  croiroit ,  s'il 
avoit  les  lumières  néceffaires ,  efl:  réputé  croire ,  & 
qu'il  n'y  aura  d'incrédules  punis  que  ceux  dont  le  cœur 
le  ferme  à  la  vérité. 

Gardons- nous  d'annoncer  la  vérité  à  ceux  qui  ne 
font  pas  en  état  de  l'entendre,  car  c'eft  y  vouloir  fubfti- 
tuer  l'erreur.  11  vaudroit  mieux  n'avoir  aucune  idée  de 
la  Divinité  que  d'en  avoir  des  idées  baffes ,  fantaftiques, 
injurieufes, indignes  d'EUe ; c'efl un  moindre  mal  de  la 
méconnoître  que  de  l'outrager.  J'aimerois  mieux ,  dit 
le  bon  Plutarque,  qu'on  crût  qu'il  n'y  a  point  de  Plu- 
tarque  au  monde,  que  fi  l'on  difoit  que  Plutarque  efl: 
injurte,  envieux,  jaloux,  &  fi  tiran ,  qu'il  exige  plus 
qu'il  ne  laiffe  le  pouvoir  de  faire. 

Le  grand  mal  des  images  difformes  de  la  Divinité 
qu'on  trace  dans  l'efprit  des  enfans  efl:  qu'elles  y  reftenc 
toute  leur  vie,&  qu'ils  ne  conçoivent  plus  étant  hom- 
mes d'autre  Dieu  que  celui  des  enfans.  j'ai  vu  en  Suiffe 
une  bonne  &  pieufe  mère  de  famille  tellement  convain- 
cue de  cette  maxime,  qu'elle  ne  voulut  point  infl:ruire 
fon  fils  de  la  religion  dans  le  premier  âge,  de  peur  que 
content  de  cette  infl:ru6tion  groffiere,  il  n'en  négligeât 
une  meilleure  à  l'âge  de  raifon.  Cet  enfant  n'entendoîc 
..  , . ja: 

*  Sur  rétat  naturel  de  relpnc  humain  &  fur  la  lenteur  de  fes 
progrès  :  Fûysz  la  première  gaitis  du  difcoursfur  l'inégalité. 


or  DE    L'EDUCATION.       767 

jamciisparler  de  Dieu  qu'avec  recueillement  &rcvt  ren- 
ée, 6c  fi-tôc  qu'il  en  vouloit  parler  lui-même  on  lui  im- 
pol'oicfilence,  comme  fur  un  lujec  trop  fublime  &  trop 
grand  pour  lui.  Cette  réferve  excitoit  fa  curiolité  jà 
l'on  amour-propre  âfpiroit  au  moment  de  connoîcrc  ce 
millere  qu'on  lui  cachoit  avec  tant  de  foin.  Kl  oins  on 
lui  parloit  de  Dieu, moins  on  fouffroit  qu'il  en  parlât 
Juimême,  &plusil  s'en  occupoit:  cet  enfant  voyoic 
Dieu  par-tout  j  &  ce  que  je  craindrais  de  cet  art  de  niif- 
tercindifcretemenc  affe(!:té,feroit  qu'en  allumant  trop 
l'imagination  d'un  jeune  homme, on  n'alteiàtfatête, 
ce  qu'enfin  l'on  n'en  fit  un  fanatique  au  lieu  d'en  fai- 
re un  croyant. 

Mais  ne  craignonsrien  defemblablepourmon  Emi- 
le , qui ,  refufant  conftamcnt  fon  attention  à  tout  cequi 
cft  au-deffus  de  (à  portée ,  écoute  avec  la  plus  profonde 
indiiference  les  chofes  qu'il  n'entend  pas.  11  y  en  a  tant 
fur  iefquelles il  eft  habitué  à  dire,  celan'eftpas  de  m.on 
reiîbrt,  qu'une  de  plus  ne  rembarraffe  guère;  &;  quand 
il  commence  à  s'inquiéter  de  ces  grandes  queflions,  ce 
n'efl:  pas  pour  les  avoir  entendu  propofer,  mais  c'elt 
quand  le  progrès  de  fes  lumières  porte  fes  recherches 
de  ce  cô:e-là. 

Nous  avons  vu  par  quel  chemin  l'cfprit  humain  cul- 
tivé s'approche  de  ces  mifteres,  &  je  conviendrai  vo- 
lontiers qu'il  n'y  parvient  naturellement  au  fein  de  la 
fociété  même,  que  dans  un  âge  plus  avancé.  Maiscom- 
me  il  y  a  dans  la  n.éme  fociété  des  caufes  inévitables 
par  lesquelles  le  progrès  des  pallions  eft  accéléré;  fi 
l'on  n'accéîeroit  de  même  le  progrès  des  lumières  qui 
fervent  à  régler  ces  paillons  ,  c'eft  alors  qu'on  fortiroic 
véritablement  de  l'ordre  de  h  Nature,  Cic  que  l'équili- 
bre leroit  rompu.  Quand  on  n'eft  pas  maître  de  modé- 
rer un  dé\eloppement  trop  rapide,  il  faut  meneravec 
la  môme  rapidité  ceux  qui  doivent  y  correfpondre,  eu 
forte  que  l'ordre  ne  (bit  point  interverti,  que  ce  qui 
doit  marcher  enfemble  ne  foit  point  fcparé  ,  «Se  que 
l'homme,  tout  entier  à  tous  Icsmcmcns  de  fa  vie, ne 
foit  pas  «1  tel  point  par  une  de  fes  facultés,  è^:  à  tel 
autre  point  p^ir  les  autres. 

Quelle  difficulté  je  voiss'élcver  ici!  difficulté  d'au- 
tcnt  plus  grande, qu'elle  eft  moins  dans  les  chofes  que 
dars  la  puilllanimité  de  ceux  qui  n'ofcnr  la  refoudre: 
commecij'ons,  au  moins ,  par  ofer  la  propoier.     Un 

en- 


168  EMILE, 

enfant  doit  être  élevé  dans  la  religion  de  Ton  père; 
on  lui  prouve  toujours  très -bien  que  cette  religion, 
telle  qu'elle  foit,  eftla  feule  véritable,  que  toutes  les 
autres  ne  font  qu'extravagance  &  abfurdité.  La  force 
des  argumens  dépend  abfolument,  fur  ce  point,  du 
pays  où  on  les  propofe.  Qu'un  Turc,  qui  trouve  le 
Chriftianisrae  11  ridicule  à  Conftantinople,  aille  voir 
comment  on  trouve  le  Mahométismc  à  Paris  :c'eft  fur- 
tout  en  matière  de  religion  que  l'opinion  triomphe, 
Mais  nous  qui  prétendons  fecouer  fon  joug  en  toute 
cbofe,  nous  qui  ne  voulons  rien  donner  à  l'autorité, 
nous  qui  ne  voulons  rien  enfeigner  à  notre  Emile  qu'il 
ne  pût  apprendre  de  lui-même  par  tout  pays,  dans 
quelle  religion  l'éleverons-nous?  à  quelle  lefteaggré- 
gerons-nous  l'homme  de  la  Nature?  La  reponfe  eli 
îbrt  fimple,  ce  me  femble;  nous  ne  l'aggregerons  ni 
à  celle-ci,  ni  à  celle-là,  mais  nous  le  rnettrons  en  é- 
tat  de  choifir  celle  oii  le  meilleur  ufage  de  fa  raifon 
doit  le  conduire. 

Jncedo  per  ignés 
Suppojitos  cineri  dolofo. 

N'importe;  le  zèle  &  la  bonne- foi  m'ont  jufqu'ici 
tenu  lieu  de  prudence.  J'efpere  que  ces  garants  ne 
m'abandonneront  point  au  befoin.  Ledleurs,  ne  crai- 
gnez pas  de  moi  des  précautions  indignes  d'un  ami 
de  la  vérité:  je  n'oublierai  jamais  ma  devife;  mais  il 
m'eft  trop  permis  de  me  défier  de  mes  jugcmens.  Au 
lieu  de  vous  dire  ici  de  mon  chef  ce  que  je  penfe,je 
vous  dirai  ce  que  peufoit  un  homme  qui  valoit  mieux 
que  moi.  Je  garantis  la  vérité  des  faits  qui  vont  être 
rapportés;  ils  font  réellement  arrivés  à  l'auteur  du 

Î)apier  que  je  vais  tranfcrire:  c'eft  à  vous  de  voir  fi 
'on  peut  en  tirer  des  réflexions  utiles  furlefujetdont 
il  s'agit.  Je  ne  vous  propofe  point  le  fentiraent  d'un 
autre  ou  le  mien  pour  régie  ;  je  vous  l'offre  à  cxami» 
cer. 

En  du  Tome  premier.  Partie  Seconde. 


TABLE 


TABLE 

DES 

MATIERES, 

POUR     LE     TOME     PREMIER 
en  deux  Parties. 


A: 


I.  Défigne  la  Partie  première, 

II.  Partie  féconde , 
n.  les  notes. 


A. 


,Bbl'  de   St,  Pierre;    comment  établinbic   Tes   enfans. 

P.  II.  p.  61 

Comment  appelloit  les  hommes.  I.  55. 

Académies,  font  des  écoles  publiques  de  menfonges.  II.  73 
Accent ,  s'il  faut  fe  piquer  de  n'en  point  avoir.  1.  65 

Ce  que  le  François  mut  à  la  place.  Ibid. 

Les  enfans  en  ont  peu.  I.  200 

Achille ,  allégorie  de  ïox)  immerfion  dan?  le  Styx..       I.  19 

Comment  W.  Poëce  lui  ôte  le  mérite  de  la  valeur.     I.  32 
ABivité  y  furabondante  dans  les  enfans,  &  défaillante  ddns 

les  vieillards.  l.  55 

Aiolefcence  ,  fignes  des  approches  de  cet  âge.  II.  82 

Peut  être  accélérée  ou  retardée  par  l'éducation.       II.  ci 
Affaires  y   comment  un  jeune  homme  p-.ut  les  apprendre. 

II.  149 

Ceux  qui  ne  traitent  que  les  leurs  propres,  s'y  paffion- 

nent  trop.  II.  155. 

AffeÙation  d'un  parler  modejîe  ,  mauvaife  avec  les  enfans. 

II.  92 
Affront  déshonorant,  à qni  en  appartient  la  vengeance.  IL  i San. 
Age  de  force.  IL  i 

Son  emploi.  II.  3 

A\e  prodi;rieux.  I.   35  n. 

Ajax ,  dit  craint  Achille  &  défie  Jupiter.  IL  163 

Alexandre,  croyoit  à  la  vertu.  I.  132 

Alimens  Jolides  y  nourrilTcnt  mieux  que  les  liquides.  I.  29  n. 

Alimcns  des  premiers  hommes.  I,  204 

Amateurs  {^  yJmatrices ,  comment  font  à  Paris  leurs  Ouvra- 
ges. II.  68 

2mt  L  Partie  II,  M,  Kxcep« 


170  table: 

Exceptions.   .  II.  68 

Amour  ^  exige  des  connoifTances.  II,  87 

A  de  meilleurs  yeux  que  nous.  Ibid. 

Fixe  &  rend  exclufif  le  penchant  de  la  Nature.  Ibid. 

PnlTions  qu'il  entraîne  à  fa  fuite.  II.  88 

jimour  de  Joi,  principe  de  toutes  nos  pallions.  II.  84 

Toujours  bon  oc  conforme  à  l'ordre.  II.  Ibid. 

Quelles  fortes  de  paflions  en  naiOent.  II.  86 

Amour  -  propre ,  pourquoi  n'eft  jamais  content.  II.  Ihid. 

Quelles  fortes  de  palFions  en  nailTent.  Ibid, 

Devient  orgueil  dans  les  grandes  âmes  ,  vanité  dans  les 

petites.  II.  88 

Co'mment  fe  transforme  en  vertu.  II.  155 

Analyje.  II.  Il 
Analogie  grammaticale ,  les  enfans  la  fuivent  mieux  que  nous. 

I.   62 

.,^12-/^  vifuel,  comment  nous  trompe.  I.  I04. 

Anglois  y  fe  difent  un  peuple  de  bon  naturel.  I.  209  n. 

Angloij'e ,  à  dix  ans  ,  excelloit  fur  le  clavecin.  I.  198 

Animaux,  ont  tous  quelque  éducation.  I.  47 

Dorment  plus  l'hiver  que  i "été.  I,  164. 

Antoine  (^Marc) ,  tcms  où  l'hiUoire  de  fa  vie  efl  inftru6live. 

II.  13s 
Autbropomorpbites,  II.  161,  162 

Appétit  des  enfans.  I.  208 

Apprentijjages  ^  comment  Emile  en  fait  deux  à  la  fois,  II.  67 
Araignées,  quels  enfant  en  ont  peur.  I.  48 

Arme -à- feu.  I.  49 

Art  de  gouverner  fans  préceptes.  I.  14.(5 

Art  d'obferver  les  enfans.  II.  63 

yjrtif  en  quel  ordre  l'eftime  publique  les  range.        II.  39 
Ans,  Emile  les  rangera  dans  la  Tienne  en  un  ordre  inverfe./Wrf. 
Autre  manière  d'ordonner  les  Arts,  félon  les  rapports  de 
néceffité  qui  les  lient.  II.  43 

Arts  fauvages  éf  -^''f^  civils  ^  diftindlion  des  uns  &  des  au- 
tres. II.  38 
Artifany  fon  état  efl  le  plus  indépendant  de  tous.         IL  56 
Artifans  des  villes  y  (otiement  in'^énieax.                      II.  44 
Aflianax.  I.  49 
Attachement  des  enfans,  n'efl  d'abord  qu'habitude.        II.  85 
En  quoi  l'attacbernent  diffère  de  l'amitié.           IL  121.  n. 
Averiijjemens  négligés,  s' il  en  faut  reparler  après  coup.  II.  146 
Augujie,  étoit  le  précepteur  de  fes  petits -tils.           L  23  n. 
S'il  ed  vrai  qu'il  ait  été  heureux.                             [I.  i3îi 
Autorité,  il  ne  faut  rien  lui  donner  quand  on  ne  veut  rien 
donner  à  l'opinion.                                                     II.  77 
Si   celle   du  maure  doit  fe  conferver   aux  dépens   des 
mœurs.                                                               IL  120 


DES      MATIERES.  171 

B. 

Xj  Anians.  t.  209  Tt. 

JidLon  à  uioicié  plongé  dans  l'eau.  11.  72 

Berceau.  L  43  n. 

Bibliothèque  d'Emile.  11.  37 

Bienfaiteurs  mterejjés,  plus  communs  que  les  obligés  ingrats. 

II.  122 

Biens  &  maux  de  la  vie  humaine  ei'nminés.        1.  75  Ij  Juiv. 

Bonheur  de  ibomme  naturel ,  en  quoi  confiée.  II.  24. 

Si  lamefuredu  bonheur  eft  égale  dans  tous  les  états.  II.  107 

Nous  jugeons  trop  du  bonheur  fur  les  apparences.  11.  114 

Bons-mots,  fecret  pour  en  trouver.  1.  121 

Bonté,  de  tous  les  attributs  de  la  Divinité  toute -puifTinte, 

celui  fans  lequel  on  la  peut  le  moins  concevoir.         I.  SS 

Bouchers ,  en  quel  pays  ne  font  pas  reçus  en  témoignage.  I.  209 

Bouillie,  nourriture  peu  faine.  I.  60 

Boule  roulée  entre  deux  doigts  croifés.  II.  7i^fuiv.'jj 

Bou[fole,  comment  nous  l'inventons.  11.  20 

Bruit  d'une  arme  à-feu.  I.  4,9 

Buffon,  (^M.de)  citô  I.  12,  43  n.  172  n, 

Gi 

^/-Adres  dorés t  à  quoi  bons.  I.  193 

'Cauipag7ie,  renouvelle  les  générations  des  villes,  I.  41 

Canard  de  la  foire.  II.  tî 

Caprice t  rie  vient  point  de  la  liberté.  I.  148 

N'cft  point  l'ouvrage  de  la  Nature.  I.  149 

Exemples  de  la  manière  d'tn  guérir  un  enfant.  1. 149,  152 
iCar£«  géographiques.  II.  12,  13 

Caton  le  Cenjeur,  éleva  fon  fila  dès  le  berceau.  I.  22  n. 

Cerf  volant.  I.  224 

Chardin  y  cité.  I.  i6i 

Charité  ,  manière  inepte  dont  on  croit  l'infpirer  aux  enfans. 

I.  117 
Chat,  examine  tous  les  objets  nouveaux.  I.  155 

Cbdiiment,  doit  être  ignoré  des  enfans.  I.  97  ,  113 

Cheval,  réflexion  fur  cet  exercice.  I.   16S 

Chimères,  ornent  les  objets  réels.  I.  216,  ^  fuiv. 

Ciceron,  cité.  1.   10 

Citoyenne.  I.  7 

Citoyens  ,  ce  qu*il  faut  faire  quand  ils  font  forcés  d'être  fri- 
pons. II-  53 
Climat.  J.  2'8 
Climats  tempérés ,  leuts  avantages.  Ibid. 
Coiffures  dis  enfant.                                                      I.  i<5< 

M  2  4><^ 


172  TABLE 

Collèges.  I.  8,  54 

Colère.  I.  104 

Commander  ôi  obéir  ,  mots  qui  doivent  être  inconnus  à  l'en- 
fant. I,  91 
Concurrence ,  quand  doit  cefTer  d'être  un  inCtrument  de  l'édu^ 
cation.                                                                              II.  36 
Confidentes  ,  font  ordinairement  des  nourrices  dans  les  dra- 
mes anciens,  I.  37 
ConnoiJJances  ,  leur  choix  relativement  aux  bornes  de  l'intel- 
ligence humaine,  II.  4 
Bien  vues  par  leurs  rapports  ,    préfervent  des  préjugés 
pour  celle  qu'on  a  cultivée.                                   II.  50 
Confolatmis,  tour  qu'on  peut  leur  donner  pour  humilier  l'a- 
mour-propre,                                                           II.  146 
Contradiétions  de  l'ordre  focial,  quelle  eft  leur  fource.  II.  126 
Conventions  &  devoirs  y  ouvrent  la  porte  à  tous  les  vices.  I. 

112 

Corps  débile  affoihVit  V:\me.  I.  31  IL  119 

Corps  bumain ,  différence  de  l'habitude  qui  lui  convient  dans 

l'exercice,  ou  dans  l'inaftion.  J.  159 

Cofmographie  ,  fa  première  leçon.  II.  10 

Courage,  en  quels  lieux  il  faut  le  chercher,  I.  33 

Cûurfe.  I.  18S 

Indruflion  que  l'enfant  peut  tirer  de  cet  exercice.  I.  i88 
Couvens.  I.  64 

Cris  des  enfans.  !•  51 

C:dfine  franpi/e.  I.  106 

Culture ,    un  de  fes  grands  préceptes  efl  de  tout  rttardcr. 

11.  119 
Curiojité,  fa  premicre  fource.  II.   5 

Comment  fe  fait  fon  développement.  II.  5 

Quelle  feroit  celle  d'un  Philofophe  relégué  dans  une  ifle 

déferte  Ibid. 

Curiojîté  ,  raifon  pourquoi  le  Philofophe  en  a  tant ,  &  le 

Sauvage  fi  peu.  II.  73 

Cyt:lopes.  I.  209 

Czar  Pierre.  ,         H.  67,  6& 


D 


D. 


'Anse.  L  1S3 

Déclamer.  I.  200 

Définitions,  comment  pourroient  être  bonnes.  I.  125  ri. 

Deati ,  moyen  de  faciliier  leur  éruption.  I,  59  ^  Juiv. 

Dépendance  des  cbofes  &  dépendance  des  hommes,  I.   84 

La  première  ne  nuit  point  à  la  liberté.  Ibid. 

Défordre  moral ,  par  où  commence.  1.  17 

DiJJein,  réflexions  fur  cet  art.  I.  191 

Deîtff 


DES  MATIERES.  173 
Dette  faciale  y  comment  fe  paye.  Il,  55 

Devoir,  impofé  mal-à-propos  aux  enfans.  L  93 

Effet  de  cette  indifcrétion.  I.  94. 

Ce  qu'on  doit  mettre  à  la  place.  I.  hid. 

Dialogue  de  morale  entre  le  maître  &  l'enfant.  I.  92 

£)iewx  du  paganifme,  comment  furent  imaginés.  II.  161 
Dijlmces,  moyen  d'apprendre  aux  enfans  à  en  juger.  I,  51 
Divinité,  il  vaut  mieux  n'en  point  parler  aux  enfans.  que 

de  leur  en  donner  de  faufTes  idées.  11.  165 

Docilité,  effets,  de  celle  qu'on  exige  des  enfans.  II.  25 
Domimtion,  tient  à  l'opinion  comme  tout  le  refte.  I.  81 
Douleur,  l'homme  doit  apprendre  à  la  connoître.  L   70,  87 

Comment  perd  fon  amertume  au  goût  des  enfans.     J.  166 

E. 

HAu,  dans  quel  état  l'enfant  la  doit  boire.  I.  I(Î3 

Education^  fes  diverfes  efpeces.  I.  3 ,  7 

Oppofition  entre  elles.  l'  5 

Choix.  l.  A,  9 

^^^'  i  i 

Sens  de  ce  mot  chez  les  Anciens.  I.  10 

Commence  à  la  naiffance.  I.  45 

Ne  fe  partage  pas.  1  27 

Nouvelles  difîîcultés.  I.  24 

Quel  en  doit  être  le  véritable  inftrument.  L*  95 

Importance  de  la  retarder.  1,  ^3 

Difficulté.  I.  lor 

Doit  être  d'abord  purement  négative.  L  99 

Progrès  de  fes  différences.  II.  j^g 

£f/îicat/ûny  exd«yti-(?, préfère  les inflrudionscoiiteures.  I.  i63 
Education  naturelle ,  doit  rendre  l'homme  propre  à  toutes  les 
conditions  humaines.  1,  29 

Maintient  l'enfant  dans  la  feule  dépendance  des  chofes.  I.84 
Education  vulgaire,  difpenfe  les  enfans  d'apprendre  à  penfer. 

I.  144 

Quel  efprit  elle  leur  donne.  I.  1^5 

Egalité  civile  ^  naturelle  .  leur  différence.  IL  73 

Egalité  conventionnelle ,  rend  nécellaires  le  droit  pofitif  &  ks 

Jo'X.  II.  45 

A  fait  inventer  la  monnoie.  II.  Jhid. 

Elevé  imaginaire  que  l'Auteur  fe  donne.  I    2$ 

Beve  ,  ne  doit  point  s'envifager  comme  devant  être  un  jour 

féparé  de  fon  gouverneur.  ].  29 

Inconvénient  qu'il  paffe  fucceflîvement  par  diverfes  mains. 

A  ,M     ,  ^'  37 

Avantage  qu  il  n  apprît  rien  du  tout  jufqu'à  douze  ans. 

J.  99 
]M  3  £»ev« 


1^4  T      A      B      L      F. 

Elevé ,  comment  on  le  trouvera  capable  d'intelligence,  de 
mémoire,  de  raifonnement.  I.  143 

fie  doit  recevoir  de  leçons  que  de  l'expérience.        I.  14.5 
Doit  toujours  croire  faire  fa  volonté  en  faifant  la  vôtre. 

L  147 

Le  mal  de  fon  inftruftion  eft  moins  dans  ce  qu'il  n'entend 
point,  que  dans  ce  qu'il  croit  entendre.  II.  32 

Comment  je  m'y  prends ,  pour  que  le  mien  ne  foit  pas  aulîi 
fainéant  qu'un  Sauvage.  II.  69 

Utilité  de  fes  travaux  dans  les  arts.  II.  43 

En  parcourant  les  atteliers,  doit  mettre  lui-même  la  main 
à  l'œuvre.  II.  39 

Choix  de  fon  métier ,  s'il  a  du  goût  pour  les  fciences  fpt- 
culatives.  II.  66 

En  cellant  d'être  enfant,  doit  fentir  la  fuperiorité  du  maî- 
tre. JI.  144. 

Différence  du  vôtre  &  du  mien.  IL  157 

Elevés,  ce  qu'on  leur  apprend,  plutôt  qu'à  nager.  1.  168 
Eloquence  ,   mar.iere  inepte  de  l'enfeigner  aux  jeunes  gens. 

II.  153 

'Vrai  moyen. 
Emile,  pourquoi  paroît  d'abord  peu  fur  la  fcène. 
Riche  ,  &  pourquoi. 
A  de  la  naiffance  ,  &  pourquoi. 
Orphelin,  en  quel  fens. 
Première  chofe  qu'il  doit  apprendre. 
N'aura  ni  maillot, 

M  charriots,  ni  bourlets,  ni  lifieres. 
Pourquoi  je  l'élevé  d'abord  à  la  campagne. 
Son  dialogue  avec  le  jardinier  Robert.    ' 
N'apprendra  jamais  rien  par  cœur. 

Comment  apprend  à  lire. 
A  defliner. 

A  nager. 

Boira  fans  eau  froide  ayant  chaud  ;  précaution. 

Avis  que  je  lui  donne  fur  les  furprifes  noéturnes. 

Penfif  &  non  quellionneur  dans  fa  curiofité. 

Son  aventure  à  la  foire. 

Sa  première  leçon  de  cofmographic. 

De  ftatique. 

De  phyfique  fyftématique. 

Mot  déterminant  entie  lui  &  moi  dans  toutes  les  actions 
de  notre  vie.  II.  2e 

Queftipnqui,  de  ma  part,  fuit  infailliblement  toutes  les 
fiennes.  Ibid. 

Comment  je  lui  fais  fentir  l'utilité  de  fâvoir  s'orienter.  II.  29 

Quel  livre  campofera  long-temsfeul  fa  bibliothèque.  II.  37 

^Hiule  de  lui-même.  II.  3*5. 


11. 154 

I.  26 

I.  29 

Ibid. 

Ibid. 

I.  70 

I.  42 

I.  71 

1.  40,  102 

1.  109 

I.  134 

I.  142 

I.  ipo 

I.  170 

u   1.  162 

ÎS.   I.  il'o 

II.  9 

IL  15 

IL  10 

H.  21 

IL  23 

DES      MATIERES.  175 

Emile,  s'intereffe  à  des  queftions  qui  ne  ponrroient  pas  mê- 
me effleurer  l'attention  d'un  autre;  exemple.  11.  47 
Pouiquoi  peu  fêté  des  femmes  dans  fon  enfance,  &  avan- 
tage de  cela.  11.  50  n. 
Pourquoi  je  veux  qu'il  apprenne  un  métier.  li.  57 
Choix  de  fon  métier.  11.  66 
Fait  à  la  fois  deux  apprentiflages.  II.  67 
Comment  je  loue  fon  ouvrage,  quand  il  efl  bien  fait.  II.  68 
Queftion  qu'il  me  fait,  quand  il  juge  que  je  fuis  riche ,  & 
ma  réponfe.  11.  69  ^  Jniv. 
Efl  un  Sauvage  fait  pour  habiter  les  villes.  11.  74 
Ne  répond  point  étourdiment  à  mes  qutllions.  Il,  75 
Sait  la  quoi  bon  fur  tout  ce  qu'il  fait  ,  &.  le  pourquoi  fur 
tout  ce  qu'il  croit.  II.  78 
Etat  de  fes  progrès  à  douze  ans.  I.  219 
A  quinze.  11.  78 
N'eft  pas  faux  comme  les  autres  enfans.  II.  102 
Saura  tard  ce  que  c'eft  que  foufFrir  &  mourir.  llid. 
Quand  il  commence  à  fe  comparer  à  fes  fembiables.  II.  125 
Quelles  paflîons  domineront  dans  fon  caractère,  Ihid. 
Jmpreffion  que  feront  fur  lui  les  leçons  de  l'Hiftoire.  II.  136 
Ne  fe  transformera  point  dans  ceux  dont  il  lira  les  vies. 

H.  J39 
Jugera  trop  bien  les  autres  pour  envier  leur  fort.  11.  140 
Pourra  s'enorgueillir  de  fa  fuperiorité.  II.  142 

Remède  à  cela.  H.  143 

Comment  s'inflruira  dans  les  affaires,  M.  151 

Aime  la  paix.  II.  152 

Son  par lern'efl ni  véhément.  II.  154. 

Ni  froid.  II.  Ibicl. 

Etendue  de  fe?  idées,  &  élévation  de  fes  feutimens.  II.  155 
Ne  s'inquiette  point  des  idées  qui  palfent  fa  portée.  II.  167 
A  quelle  fede  doit  être  aggrcgé.  IL  i63 

Encre,  comment  elle  fe  fait.  il.  32 

Utilité  de  favoir  cela.  II.  34 

Enfance,  premier  éiat.  1,  54 

Deuxième  état.  I.  69 

Troifiéme  état.  II.  i 

Court  tableau  de  fa  dépravation.  I.  21 

Seul  moyen  de  l'en  garantir.  I.  22 

Ses  premiers  développemcns  fc  font  prefque  tous  à  la  toii. 

I-  139 
Doit  être  aimée  &  ftivorifée.  I.  73 

Son  état  par  rapport  à  l'homme.  II.  67  (j*  fuiv. 

Ne  peut  guère  abuler  de  la  liberté.  1.  82 

A  des  manierrs  de  penfer  qui  lui  font  propres.  1.  93 

Doit  uieurir  dans  les  enfans,  I.   iro 

11  y  ïi  des  hommes  qui  n'y  palfcnt  point.  I.  in 

M  4  Enfanct, 


I. 

19 

I. 

40 

1, 

47 

s.I. 

48 

I. 

49 

I. 

50 

I. 

52 

]. 

55 

I. 

sa 

I.  Ihid. 

Ibid. 

I. 

58. 

I. 

59 

1. 

6z 

175  TABLE 

Enfance,  ne  poînt  fe  preffer  de  la  juger.  I,  123 

Semblable  dans  les  deux  fcxes-  If.  8a 

Enfans,  comment  traités  à  leur  naiffhnce.1. 11,  42  ^  Juiv.2>9 

Supportent  des  changemens  que  ne  fupporteroient  pas  les 

hommes. 
Doivent  être  nourris  à  la  campagne. 
Leurs  premières  fenfations  purement  afFeélives. 
Doivent  être  de  bonne  heure  accoutumés  aux  ténèbres.  L 
Ont  rarement  peur  du  tonnerre. 
Comment  apprennent  à  juger  des  diftances. 
Ont  les  mufcles  de  la  face  trè'^  -  mobiles. 
Pourquoi  font  fi  volontiers  du  dégât. 
Comment  deviennent  impérieux. 
Maximes  de  conduite  avec  eux. 
En  grandiflant  deviennent  moins  remuans. 
î^e  point  les  flatter  pour  les  faire  taire. 
Sont  prefque  tous  févrés  de  trop  bonne  heure. 
Suivent  mieux  que  nous  l'analogie  grammaticale. 
On  s'emprefle  trop  de  les  faire  parler.  L  Ihid,  ^  66,  137 

^■^  Juiv, 
Et  de  corriger  leurs  fautes  de  la  langue.  1.  62 

Apprennent  à  parler  plus  ditiin(ftement  d(îns  les  Couvens 
&  dans  les  Collèges.  IJ.  6i\ 

Pourquoi  ceux  des  Payfans  articulent  mieux  que   les  nô- 
tres. 11.  63 
Donnent  fouvent  aux  mots  d'autres  fens  que  nous.  U.  67 
Ne  point  montrer  un  air  alhumé  quand  ils  fe  b/eflent. 

II.  7o 
Avantage  pour  eux  d'être  petits  &  foibles.  II.  Ibid, 

Souffrent  plus  de  la  gêne  qu'on  leur  impofe,  que  des  in- 
comodités  dont  on  les  garantit.  I.  87 

En  les  gâtant,  on  les  rend  miferables.  I.  Ibid.  ^fuiv. 
Régies  pour  accorder  ou  refufer  leurs  demande*.  I.  pi.  n. 
On  les  conduit  par  les  pallions  qu'on  leur  donne,  I.  96 
D'où  vient  leur  pétulance.  I,  97 

Abus  des  loni^s  difcours  qu'on  leur  tient.  I.  103 

Ne  font  pointnaturellement  portés  à  Hientir,  l.ii^&fuiv. 
Pourquoi  trouvent  quelquefois  d'heureux  traits.  1,  121 
Leur  apparente  facilité  d'apprendre  ,   caufe  leur  perte, 

1.  124 
On  ne  leur  apprend  que  des  mots.  L  1,26 

N'ont  point  une  véritable  mémoire.  L  125 

Comment  fe  cultive  celle  qu'ils  ont.  I.  133 

Quelle  eft  leur  Géographie.  L   128 

Si  THifloire  efl  à  leur  portée.  I.  Ibid, 

Comment  fe  perd  leur  jugement,  I.   132 

De  leurs  vêtemens.  I,  156,  ^  Juiv, 

Et  de  leur  coëfFurg.  1.   i6l 

Énfahf, 


DES     MATIERES.  177 

^■nfans,  généralement  trop  vêtus.  I.  132,  161 

Sur -tout  dans  les  villes.  I.  43  n. 

En  quel  mois  il  en  meurt  le  plus.  J.  162 

S'ils  doivent  boire  ayant  chaud,  I.  163 

Ont  befoin  d'un  long  fommeil.  1.  164, 

Moyen  de  les  faire  dormir.  I.  165 

Et  fe  réveiller  d'eux-mêmes.  I,  166 

Comment  fupportent  gaiment  la  douleur.  I.  Ibid. 

Peuvent  être  exercés  aux  jeux  d'adrelTe.  I.  195 

S'ils  doivent  avoir  les  mêmes  alimens  que  nous.  I,  205 
Difficulté  de  les  obferver.  I,  224. 

On  ne  fait  point  fe  mettre  à  leur  place.  II.  11 

Effet  de  la  docilité  qu'on  en  exige.  II.  25 

Ne  les  payer  que  de  raifons  qu'ils  puifTent  entendre.  II.  27 
Font  peu  d'attention  aux  leçons  en  difcours.  II.  28 

Si  l'on  doit  leur  apprendre  à  êtregalans  près  des  femmes» 

II.  50  n. 
Un  appareil  de  machines  &  d'inftrumens  les  effraye  ou  les 

diftrait.  II.  68 

Ne  s'interefTent  qu'aux  chofes  purement  phyfîques.  II.  71 
Sont  nntureliement  portés  à  la  bienveillance.  II.  85 

Mais  leurs  premiers  aitachemenî  ne  font  qu'habitude.  II.  pj 
Leur  curiofité  fur  certaines  matières.  II.  90 

Comment  doit  être  éludée.  II.  Ibid.  ^  J'.iiv, 

Apprennent  à  jouer  le  fentiment.  H.  lor 

Inconvénient  de  cela.  iMd, 

Tout  ell:  infini  pour  eux.  II.  ii5 

Enfant,  augmente  de  prix  en  avançant  en  âge.  I.  19 

Doit  favoir  être  malade.  I.  33 

Suppofé  homme  à  fa  naiflance.  I.  4.5 

Pourquoi  tend  la  main  avec  effort  pour  falfir  un  objet 

éloigné.  I.  51,  54,  ijo 

A  quelle  dépendance  doit  être  alfujetti.  I.  84 

Ne  doit  point  être  contraint  dans  fes  mouvemens.  I.  85 
Ne  doit  rien  obtenir  par  des  pleurs.  I.  Ibid. 

Ne  doit  pas  avoir  plus  de  mots  que  d'idées.  1.  67 

De  la  première  faulfe  idée  qui  entre  dans  fa  têle  nailfcnt 

l'erreur  &  le  vice.  I.  91 

Ne  joint  pas  à  ce  qu'il  dit  les  mômes  idées  que  nous.  I.  73 
Gouverne  le  maître  dans  les  éducations  foignées.  I.  147 
Comment  n'épiera  pas  les  mœurs  du  maître.  I.  148 

Ne  doit  point  apprendre  à  déclamer.  I.  209 

Moyen  de  le  rendre  curieux.  II.  7 

Ne  peut  être  ému  par  le  fcntiment.  II.  ^ 

Ne  s'interelfe  à  rien  dont  il  ne  vore  l'utilité.  II.  35 

Situation  où  tous  les  befoins  naturels  de  Ihomme,  &  Its 

moyens  d'y  pourvoir  le  développent  fenfiblement  .A  (on. 

tfi'rit,  II.  35 

1^1  §  £nfant. 


Î78  TABLE 

Enfant,  commentilfautIuimontrerlesrelationsroclales.il.  35 
Sa  preaiiere  étude  eft  une  forte  de  phyflque  expérimen- 
tale. Jl.  151 
Ne  doit  rien  faire  fur  parole.                                   Jl.  1^5 
Enfant  qui  Je  croit  brûlé  par  la  glace.  II.  71 
Enfant  dilcole,  manière  de  le  contenir,'                      H.  108 
Enfant -fait.                                                                       I.  216 
Sa  peinture.                                                  î.  2iy  ^  fuiv. 
Ennui,  d'où  vient.                                                        II.  114. 
Entendement  humain,  fon  premier  terme  &  fes  progrès.  I.  45 
Envie ,  efl:  amere  &  pourquoi.                                      IL  100 
BpiSete,  fa  prévoyance  ne  lui  fert  de  rien.                 II.  108 
Erreur,  le  feul  moyen  de  l'éviter,  eft  l'ignorance.      II.  73 
Erreurs  de  nos  feus,  font  des  erreurs  de  nos  jugemensj  exem- 
ple.                                                                           II.  71 
EJprit,  chaque  ejprit  a  fa  forme,  félon  laquelle  il  doit  être 
gouverné.                                                                        I.  100 
Ses  carafteres.                                              II.  70 ,  ^  fuiv, 
Ejprit  0')  d'un  enfant  doit  être  d'abord  exhalé  modérément, 
puis  retenu.                                                               I.  122 
E[prit  de  votre  élevé  &  du  mien.                    I.  14,5 ,  ^Juiv, 
Ejprii  vulgaire,  à  quoi  fe  reconnoît  dans  l'enfance.     L  122 
Sens  du  mot  Ejprit ,   poux  le  peuple  &  pour  les  enfans. 

II.  i6i 
Sens  primitif.  II.  Ibid, 

Etat  de  Nature,  en  en  fortant  nous  forçons  nos  femblables 
d'en  fortir  auffi.  II.  5î 

Etat,  quelle  occupation  nous  en  rapproche  le  plus.     II.  56 
Eiat  de  Nature,  état  Civil:    ce  qu'il  faudrolt  pour  en  réunir 
les  avantages.  I.  84 

Etudes,  s'il  y  en  a  où  il  ne  faille  que  des  yeux.         I.  129 
S'il  y  en  a  qui  conviennent  aux  enfans.  I.  132 

Etudes  Jpéculotive s ,  trop  cultivées  aux  dépens  de  l'art  d'a- 
t,ir,  II.  149 

Etudier  par  cœur,  habitue  à  mal  prononcer.  I.  64. 

Euripide  ,  ce  qu'il  dit  de  Jupiter.  II.  165 

Excès  d'indulgence  ou  de  rigueur  à  éviter.  I.  87 

Exercice  du  corps ,  s'il  nuit  aux  opérations  de  refprit.  I.  144 
Explications  en  dijcours ,   font  peu  d'impreffion  fur  les  en- 
fans. II.  28 
Mauvaife  explication  par  les  chofes.  II.  32 

F. 

X^Able'?.  Si  leur  étude  convient  aux  enfans.  I.  134 

Analyfe  d'une  de  celles  de  la  Fontaine.      I.  135.  &?/?";«- 
Examen  de  leur  morale.  I.  139.  6f /"Jy. 

Quel  efl  leur  vrai  tems.  il.  I47 

^  La 


D    E    s      M    A    T    I    E    R    E    s.  179 

•   La  morale  n'y  doit  pas  être  développée.  U.  Ibid. 

Facultés  Jupetflues  de  Vhomme ,  caufcs  de  fa  mifere.     I.  77 
Famille,  comment  le  diffout.  I.  71 

Fantaiftes  des  enfans  gâtés.  I.  i38 

Farineux,  1.  39 

Favorin,  cité.  !•  77 

Fautes ,  leur  tems  efl  celui  des  Fables.  II.  14-7 

Félicité  de  Vhomme  ici -bas  eft  négative.  I-  75 

Femme,  confiderée  comme  un  homme  imparfait.         11.  81 
N'efl  à  bien  des  égards  qu'un  grand  enfant.  11.  82 

Femmes,  notre  première  éducation  leur  appartient.    1.  2  n. 
Ne  veulent  plus  être  nourrices  ni  mères.  I.  15  »  18 

Quel  air  leur  plaît  dans  les  hommes.  II.  50  »• 

Fétiches.  U.  115 

Feu  de  In  jeune JJe ,  pourquoi  la  rend  indifciplinable.    II.   120 
C'eft  par  lui  qu'on  la  peut  gouverner.  Il-  Ibid. 

Foi  des  enfans ,  à  quoi  ticnc.  II*  ^65 

FoihleJJe ,  en  quoi  confifte.  I-  77 

D'où  vient  celle  de  l'homme.  II.  i 

C'eft  elle  qui  le  rend  fociable.  II.  99 

Force  ,  en  quoi  confifte.  1-77 

A  quel  âge  l'homme  a  le  plus  de  force  relative.         II.  3 
Comment  il  en  doit  employer  l'excédent.  II.  l^>ià. 

Force  du  génie  ^  de  Vame,  comment  s'annonce  dans  l'en- 
fance. I.  122 
Forêt  de  Montmorenci.  H-  29 
Français  y  ce  qui  rend  leur  abord  repouflant  &  défagréable. 

I.  65,  186  ri. 
G» 

CjAite',  figne  très -équivoque  du  contentement.  IL  115 
Gauffres  ijeperimetres.  I.  196 

Gaures.  L  2<-9 

Genevois,  peut-être  ne  feroient  plus  libres,  s'ils  n'avoienc 
(îi  marcher  fans  foulicrs.  I.   182 

Génie,  a  fouvent  dans  l'enfance  l'apparence  de  la  l"lupidité. 

1.    HZ 

Génie  des  hommes ,  différent  dans  les  peuples  &  dans  les  in- 
dividus. II.  I31- 
Géographie,  idée  qu'en  ont  les  enfans.  1.  128 
Ses  premières  Itçons.  IL  12 
Génméttie,  s  il  clt  vrai  que  Ks  enfans  l'apprcnneiît.       I.  125 
Notre  manière  de  l'enfeigncr  donne  plus  à  l'imagination 
qu'au  raifonnement.                                                 I.  193 
Comment  Mmile  en  apprendra  les  premiers  élemens.  L  19+ 
Moytn  de  la  rendre  intérelfante.  II.  5 
Ciiurmaiulije  ,  préférable  à  la  vanité,  pour  mener  les  enfms. 

L  206 
V  icc 


180  -  TABLE 

Vice  des  cœurs  fans  étoffe.  T.  207 

Guût.  Remarques  fur  ce  fens.  I.  203  ^  fuiv. 

Coûts  naturels,  font  les  plus  fimples,  1.  204 

Et  les  plus  univerfels.  I.  205 

Gouvernement  politique ,  à  quoi  doit  fe  borner  l'idée  qu'il  en 

faut  donner  à  l'enfint.  II.  45 

Gouverneur,  première  qualité  qu'il  devroit  avoir,  I.  24 

Moyen  d'éviter  la  difficulté  du  choix.  I.  Ibid. 

Doit  être  jeune.  I.  25 

S'il  doit  avoir  déjà  fait  une  éducation.  I.  27 

Doit  choifir  aulTi  fon  élevé.  I.  Ibid, 

Ke  doit  point  s'envifager  comme  en  devant  être  un  jour 

féparé.  I.  29 

Ne  doit  point  fe  charger  d'un  élevé  infirme.  I.  30 

Doit  avoir  de  l'autorité  fur  tout  ce  qui  entoure  fon  élevé, 

&  moy°n  d'aquérir  cette  autorité.  1.  102 

Doit  fe  faire  apprentif  avec  fon  élevé.  II.  39 

Abus  à  éviter  dans  leurs  communs  travaux.  II.  43 

Fondement  de  la  confiance  que  l'élevé  doiC  avoir  en  lui, 

11.  145 
Comment  doit  fe  conduire  dans  les  fautes  de  fon  élevé  de- 
venu grand.  11.  Jbid.  ^  fuiv. 
Gouverneurs  ,  leur  faufle  dignité,  II.  144 
Grmid  Seigneur  devenu  gueux.  II.  54 
Crajfeyer.  1.  64 
Griffer,  pain  de  Piémont,  !•  61 
Cymnajli'iu^,                                                              !•  15^ 

H. 

XJ./\BiTunE,  n'eH:  point  la- Nature.  I.  4 

Seule  habitude  qu'on  doit  donnera  l'enfant  dans  le  premier 

âge.  I.  48 

D'où  vient  l'attrait  de  rbahitude.  1.  220 

Habitude  du  corps  convenable  à  l'exercice,  différente  de  cel- 
le qui  convient  à  l'inaftion.  I.  64 

Haleine  de  Vbmnme^  mortelle  à  l'homme.  I.  41 

Heyiri  W.  Mot  de  ce  Prince  far  les  prédirions  des  Aftrolo- 


gués. 

I.  121 

Héritier,  comment  s.'éleve. 

I.  152 

Hermès. 

11.  35 

Hetodote,  cité. 

J.  161,  214 

Bifime ..  n'efl:  point  à  la  portée  des  enfang. 

!.  129 

Exemple. 

I.  130 

Ttms  de  fon  étude. 

II.  128 

Calomnie  le  genre  humain. 

II.  129 

N'efl  jamais  tïdele. 

II.  130 

En  quoi  fembla.ble  aux  Romans. 

11.  Ibid. 

Hijîoirs , 


DES      MATIERES.         l8t 

ilifloîre,  doit  peindre  fans  faire  de  portraits.  II.  131  ,  çj'  juiv. 

Montre  plus  les  aélions  que  les  hommes.  H.  Ï33 

H ijloire  moderne ,  n'a  point  de  phyfionomie.  II.  131 

JJoJioriens  anciens.  I.  213  n, 

Hohbes,  comment  appelloit  le  méchant.  I.  55 

En  quel  fens  fon  grand  principe  cil  vrai.  1.  88 

Hochets.  I.  59,  60 

Homme  y  comment  défapprend  à  mourir.  I,  33 

Son  haleine  eft  mortelle  à  fes  femblables.  I.  41 

Fort  par  lui-même,  rendu  foible  par  la  fociété.  1.82,84. 

Doit  s'armer  contre  les  accidens  imprévus.  I.  182 

Eft  le  même  dans  tous  les  états.  II.  53 

Ce  qui  le  rend  eOl-ncielIement  bon  ou  méchant.       II.  85 

Doit  être  formé  avant  d'ufer  de  fon  fexe,  II.  119 

Nepasie  montrer  aux  jeunes  gens  par  fon  mafque.  H.  127 

Commtnce  diflicilement  à  penfer  6c  ne  celle  plus.   II.  159 

Homme  courant  d'étude  en  étude,  à  quoi  comparé.  11.  13 

Homme  du  monde.,  tout  entier  dans  fon  mafque.  II.  115 

Homme  naturel,  en  quoi  confiile  fon  bonheur.  II.  24 

Homme  naturel  .  vivant  dans  l'état  de  Nature,  fort  difFérenc 

de  l'homme  naturel  vivant  dans  l'état  civil.       U.  74,  159 

Borné  par  fes  facult^'s  aux  chofes  fenfibles.  II.  160 

Hommes ,  pourquoi  j'en  parle  fi  tard  à  mon  élevé.        il.  41 

Hommes  vulgaires  y  ont  leuls  befoin  d'être  élevés.         I.  2(5 

Humanité  ,  premier  devoir  de  l'homme.  I.  73 

Ce  qui  la  conftitue.  II.  lor 

Comment  s'excite  &  fe  nourrit  dans  le  cœur  d'un  jeune 

homme.  II.  102,  108,  229 

Maximes  pour  cela,  il.  103  ^fuiv. 

Hygiène.  1.  34 


I. 


I 


De'es,  diftinguées  des  images.  I.  125 

Et  des  fenfations.  II.  :22 

La  manière  de  les  former  e(l  ce  qui  donne  un  caractère  à 
l'efprit  humain.  //?j^. 

Idées  fiiiiples ,  ce  que  c'eft.  II.  71 

Identité  Juccejfive  ,   comment  nous  avons  le  fentiment  de  la 
nôtre.  I.  72 

Jeunes  femmes  ,  leur  manège  pour  ne  pas  nourrir  leurs  en- 
fans.  I.  15 
Jeunes  gens  .^  corrompus  de  bonne  heure  ,  font  durs  &  cruels. 

II.  98 
Cara6lere  de  ceux  qui  confervent  long'tems  leur  innocence. 

Ihid. 

Pourquoi  pnroilTent  quelquefois  infenCbles ,  quoiqu'ils  ne 

le  loient  pas.  II.  uo 

Jeunes 


i82  T      A      B      L      E; 

Jeunes ^ens,inconvéniem  de  ]es  rendre  tropobfervateurs.ir.8i 
Jeune  bomme  ,   objets  qu'on  doit  lui  moiurer  à  certain  âge. 

II.  103,  22 

Exemple.  11.  118 

Doit  penfer  bien  de  ceux  qui  vivent  avec  lui.         II.  127 

Efbimer  les  individus,  &  niéprifer  la  multitude.  IbiJ. 

Jeux,  pur  qui  &  à  quelle  occafion  inventés.  I.  213 

Jeux  de  nuit,  utilité  &  pratique.  I.  172,  33 

Jeux  olympiques ,  à  quoi  comparés.  11.  127 

Imagination,  étend  la  mefure  des  poffibles.  1.  76 

Transforme  en  vices  les  pallions  des  êtres  bornés.  II.  g6 
Imitation,  goût  naturel.  1.  119 

Comment  dégénère  en  vice,  l.-Ibid. 

Indigejlions  t  comment  les  enfans  n'en  auront  jamais.    I.  213 
Infans.  I.  69 

Infini.  II.  162 

Ingratitude ,  n'efl  pas  dans  le  cœur  de  l'homme.         II.  122 

Doù  elle  vient.  II.  Ibid. 

Inoculation.  1.  168 

InJlinSt,  comment  devient  fentiment.  II.  85 

InJlru£lion ,  à  quel  prix  on  la  donne  aux  enfans.  I.  ç6 

Doit  être  renvoyée  autant  qu'on  peut.  I.  104. 

L'on  n'y  doit  employer  ni  rivalité,  ni  vanité.  II.  36 

InJlruUiims  de  la  Nature  font  tardives  ,    celles  des  hommes 

prématurées.  II.  89 

Injîrumens  mecbaniques  ,    leur  multitude  nuit  à  l'adreffe  des 

mains  &  à  la  jufteflTe  des  fens.  II.  2Z 

Intelligence,  épreuve  &  mefure  de  fon  développement.  II.  5 
Intolérance,  quel  dogme  elt  fon  principe.  II.  164. 

Jugemens  a(5lifs  &  palîifs.  IL.  71 

Diftinction.  Ibid. 

Comment  on  apprend  à  bien  juger.  II.  74. 

Juflice,  quel  eft  en  nous  fon  premier  fentiment.         I.  iq6 
JiiHice  bumaine ,  fon  principe.  II.  124  n. 

Jufiice  &  bonté  ne  font  pas  de  purs  êtres  moraux.     IL  Ibid, 
Juveml,  cité.  IL  64 

L. 

JLa  Fontaine ,  fi  fes  Fables  conviennent  aux  enfans.  I.  134, 

Lait,  fi  le  choix  du  lait  de  la  mère  ou  d'une  autre,  eft  in- 
différent. 

D'abord  férieux,  puis  prend  de  la  confiliance. 
Eft  une  fubftance  végétale. 
Se  caille  toujours  dans  l'eftomac. 

Langue  naturelle. 

Langues ,  ^\  leur  étude  convient  aux  enfans. 
Un  enfant  n'en  apprend  jamais  qu'une. 


15 

36 

38 

39 

51 

79 

L* 

127 

Langues  i 

DES      MATIERES.  183 

Langues,  Pourquoi  Ton  enfeigne  aux  enfans  par  préférence 

les  laniiiies  mortes.  I.   128 

Leçons, doivent  être  plus  en  aftion  qu'en  difcours.       I.   iio 

Liberté,  le  premier  de  tous  les  biens.  1.  84 

Liberté  bien  réglée,  feulinltrument  d'une  bonne  éducation.  1.95 

Lire,  manière  d'apprendre  à  lire  aux  enfans.  I.  141 

Lîfiere,  laiiFe  une  mauvaife  démarche  aux  enfans.     L  71  «. 

Lit ,  moyen  de  n'en  trouver  jamais  de  mauvais.  I.  164 

Quel  ert  le  meilleur.  1.  165 

Liiarge.  11.  33 

Livre ,  qui  compofera  feu!  la  bibliothèque  d'Emile.       II.  37 

Livres,  intlrumens  de  la  mifere  des  entant.  1.  141 

Locke,  recommande  de  ne  point  drogueries  enfans.      1.  33 

Examen  de  fa  maxime  qu'il  faut  raifonner  arec  eux.   1. 

91,  cj'fuiv. 
Comment  veut  qu'on  rende  un  enfant  libéral.  1.  i  ij 

Veut  qu'on  apprenne  à  lire  aux  enfans  avec  des  dés.  I.  14c 
Inconféquence de  cet  Auteur  fur  leur  boiflbn.  L  162,16$ 
Métier  qu'il  donne  à  fon  Gentilhomme.  II.  ûo 

Veut  qu'on  étudie  les  efprits  avant  les  corps,  II.  160 

Loix  y  ce  qui  leur  manque  pour  rendre  les  hommes  libres. 

I.  84 
Favorifent  le  fort  contre  le  foible.  II.  124  n. 

Loix  de  la  Nature,  dans  leur  recherche  ne  pas  prendre  les 
faits  pour  des  raifons.  11.  23 

Exemple  fur  la  pefanteur.  II.  Ibid. 

Lùtùpbages.  1.  209 

jLûac/^e,  précaution  pour  qu'un  enfant  ne  le  devienne  pas.  I.  32 
Lune  ,    au-dtlà  d'un  nuage  en  mouvement,  paroît  fe  mou- 
voir en  fens  contraire.  II.  72 
Lydiens,  comjnent  donnèrent  le  change  à  leur  faim.    1.  213 


M. 


M. 


.AcHiN£S ,    leur  appareil  effraye  ou  diUrait  les  enfanî. 

II.    21 

Nous  ferons  nous-mêmes  les  nôtres.  II.  Ibid. 

A  force  d'en  rafTembler  autour  de  foi  ,  l'on  n'en  trouve 
plus  en  foi-même.  II.  22 

Maigre,  n'échaufte  que  par  l'aflaifonnement.  I.  40 

Maillot.  I.   13,   42.    58 

iWfli'tre  ,  gouverné  par  l'enfant.  1    147 

Mal  y  n'en  faire  à  perfonne  ,  la  preniiere  &  la  plus  impor- 
tante leçon  de  morale.  1.  119 
Maux  entalTés  fur  l'enfance.  I.  19 
Maux  pbyft'jues ,  moins  cruels  que  les  autres.  I.  6j 
Alaux  tr.craux ,  tous  (..ans  l'opinion,  hors  un  feul.  J.  73 
Maux  de  lame ,  n'excitent  pas  fi  généralcmeiu  à  compalfion 

4ue 


-l84  TABLE 

que  les  autres.  II.  tio 

Ma:itnu.  \[,   162 

Marcel  y  célèbre  maître  à  danfer.  I.  183  77. 

Marmoufets  de  Laban  ,  H.  162 

Maroc,  ce  que  Montagne  a  dit  d'un  de  Tes  Rois.        1.   167 
Moj\ues  ,  comment  on  empêche  un  enfant  d'en  avoir  peur. 

,,    .  ^  ^^ 

Matière,  II.  161 

Maximes  de  conduite  avec  les  enfans.  I.  57 

Maximes  fur  la  pitié.  II.  103 

Médecine,  d'où  vient  fon  empire.  J-  31 

JVlaux  qu'elle  nous  donne.  I.  Ibid. 

Sophifme  fur  Ton  ufage.  I.  32 

Auffi  nuifible  à  l'ame  qu'au  corps.  I.  Ihid. 

K'a  fait  aucun  bien  aux  hommes.  I.  78 

Médecin,  ne  doit  être  appelle  qu'à  l'extrémité.  I.  33 

Mélancolie,  amie  de  la  volupté.  II.  114 

Mémoire,  les  enfans  n'en  ont  pas  une  véritable.  I.  125, 132 

Comment  fe  cultive  celle  qu'ils  ont.  I.  133 

Mmalippe ,  Tragédie  d'Euripide.  II.   165  n. 

Menfange  de  fait  &  de  droit.  I.   113 

Ni  l'un,  ni  l'autre  n'efl;  naturel  aux  enfans.  l.Jbid.  ^  fuiv, 
Meuiiiferie.  Il,  66 

Mères,  d'elles  dépend  tout  l'ordre  moral.  1.  17 

Avantage  pour  elles  de  nourrir  leur"!  enfans.  I.  18 

Méridienne  à  tracer.  II.  i+ 

Aventure  qu'elle  amené.  II.  15 

Mffures  naturelles,  I.   190 

Métaux,  choifis  pour  termes  moyens  des  échanges.      II.  46 
Méthode,  il  en  faudroit  une  pour  apprendre  difficilement  les 

fciences.  II.  22 

La  mieux  appropriée  à  l'efpece  ,  à  l'âge,  au  fexe  ,  eft  la 
meilleure.  II.  51 

Métier,  pourquoi  je  veux  qu'Emile  en  apprenne  un.    IL  57 
Métiers,  raifons  de  leur  dillinflion.  II.  52 

Miferes  de  l'homme  ,  le  rendent  humain.  II.  99  Êf  fuiv. 

Mœurs ,  comment  peuvent  renaître.  L  17 

Comment  l'enfant  n'épiera  pas  celles  de  fon  gouverneur, 

L  143 

En  quoi  les  peuples  qui  en  ont  furpaflent  ceux  qui  n'en 

ont  pas.  il.  119 

Monnaie  ,  pourquoi  inventée.  IL  4S 

N'efl  qu'un  terme  de  comparaifon.  H'^ià, 

Tout  peut  être  monnoie.  Ihid. 

Pourquoi  marquée.  II.  4<S 

Son  ufage.  Ibid, 

Effets  moraux  de  cette  invention  ne  peuvent  être  expli- 
qués aux  enfans.  /'^i^. 

Mon 


DES      MATIERES.         iSj 

Movfeîgneur,  il  faut  que  je  vive:  réflexion  fur  ce  mot  &  fue 
la  réponfe.  11.  r,^ 

Montagne,  cité.  I.  158,  167.  IL  13^ 

Montré  duf^.ge.  If.  ^j 

Morale,  comment  on  l'enfeigne  aox  enfans.  I.  92 

Unique  leçon  qu'on  leur  en  lIoic  donner.  I.   119 

Morale  ëcpoliiiquc  ne  peuvent  fe  traiter  féparément.  II.  I2j 
Morale  des  fabies,  examinée.  1.  13P 

Morale,  ne  doit  pas  être  développée.  li.  147 

Moralité,  il  n'y  en  a  point  dans  nos  aflions  avant  l'âge  derai- 

^o"-  1.  55 

Mort  y  comment  devient  un  grand  mal  pour  l'homme.   I,  78 

Comment  fe  fait  peu  fencir.  I.  i^'-j 

L'idée  s'en  imprime  tard  dans  l'efprit  des  enfans.     II.  109 

Mots,  l'enfant  n'en  doit  pas  plus  favoir  qu'il  n'a  d'idées.  I.  67 

Seule  chofe  qu'on  apprenne  aux  enfans.  I,  126 

Diificulté  de  leur  donner  toujours  le  même  fens.       Ibid.  n. 

Mouvement ,    c'ell:  par  lui  que  nous  apprenons  qu'il  y  a  des 

chofes  qui  ne  font  pas  nous.  1,  50 

Mufcles  de  la  face  ,    plus  mobiles    dans  l'enfant  que  dans 

l'homme.  I.  52 

Mtffique,  moyen  de  l'entendre  par  les  doigts.  J.  ijjr 

Peut  fervir  à  parler  aux  fourds.  Jtid. 

De  la  manière  de  l'enfeigner  aux  enfans.  I.  20A 

Myjîeres.  H.  16^ 

N. 

JNI  Ager,  quel  exerclae  on  préfère  à  c^IuMà  dans  la  gran» 
de  éducation.  1.  i63t 
Ce  qui  le  rend  périlleux.  J^  K^^ 
Naijj'ahce de l'bomme,  a,  pour  ainfi  dire,  deux  époques.  II. 81, 83» 
Nature,  routes  contraires  par  lefquelles  on  en  fort  dès  l'en- 
fance. I.  ig 
Exerce  incefTarament  les  enfans.  •         l.  iç^ 
Comment  l'homme  en  fort  par  fes  paflîohs.  II.  84. 
Ses  iiidruclions  tardives  Cs:  lentes.  II.  8<j 
Son  progrès  en  développant  la  puilTance  du  fexe.      II.  ç3. 
Nature  de  l'bomtne,  I.  ^ 
Nature  divine.  II.  162. 
Ne-iX3tun,  portoit  l'hiver  fes  habits  d'été.  L  16L 
N^Ufims  morales^  leur  progrès  dans  mon  élevé.  IL  5 
Nourrice,  la  véritable.  I.  22 
La  meilleure  au  gré  de  l'accoucheur.  I.  36 
Choix.  Ibid. 
Doit  être  la  gouvernante  de  fon  nourrifîbri.  I.  37 
.  Ne  doit  pas  changer  de  manière  de  vivre.  I.  38 
Now'ices,  comment  traitées,  6:  pourquoi.  L  16 
Titns  I.  Fartie  II,                     N  Nenté 


125  TABLE 

Nmyrlcety  rnifon  de  leur  attachement  à  Tu  fage  du  maillot.  I.41 
ExcelleiK  d.ms  l'art  dediltraire  un  enfant  qui  pleure.  J.  59 
Précaution  qu'elles  négligent.  Ihid. 

Uifent  auK  enfans  trop  de  mots  inutiles.  I.  6r 

Nunge,  pillant  entre  la  lune  &  l'enfant  lui  paroit  immobile» 
dt  la  lune  en  mouvement.  II.  72 

Nuit,  d'où  vient  l'efFroi  qu'elle  caufe.  1.  172 

Remède.  I.  I73 

Expédition  noùurne  de  l'Auteur  dans  fon  enfance,    I.  176 


O. 


O 


BjECTrOKS», 

Contre  la  liberté  laifTée  aux  enfan«.  I.  74. 

Contre  l'éducation  retardée.  I.  ici 

Contre  la  méthode  inaétive  de  ne  rien  apprendre  aux  en- 
fans.  I.  143 
Contre  l'emploi  que  l'Auteur  fait  de  l'enfance.  I.  157 
Coijtre  la  culture  prématurée  d'un  corps  non  formé.  I.  lyS 
Contre  h  pratique  de  former  à  l'enfant  un  jugement  à  lui. 

II.  40 
Contre  le  choix  des  objets  que  l'Auteur  offre  à  l'adolefcenr. 

II.  110 
Objets,  choix  de  ceux  qu'on  doit  montrer  à  l'enfant,  I.  48.  49 
De  nos  premières  obfervations ,  fj-tôt  que  nous  commen- 
çons à  nous  éloigner  de  nous.  H.  6 
Objets  purement  pbyfiques,  les  feuls  qui  puiflent  interefler  les 
eiifans.                                                                          II.  71 
Objets  intelle&uels  ne  font  pas  fi -tôt  à  la  portée  des  jeunes 
•    gens.                                                                           II.  128 
Ol^ervatîon  des  mtturs ,  inconvénient  d'y  livrer  trop  un  jeune 
homme.  Jbid. 
Odorat,  réflexion  fUr  ce  fens.                              I.  213,  214. 
Oifiveté  eft  un  vol  public.                                                II.  56 
Ofiinion,  ce  qu'il  faut  faire  pour  régner  par  elle.           II.  57 
Pour  ne  lui  rien  donner,  il  ne  faut  rien  donner  à  l'autorité. 

II.  77 

Elevé  fon  trône  fur  les  paffions  des  hommes.  II.  S8 

Ordre  à  fiiivre  dans  les  études.  IL  14. 

Ordre  9f7oral ,  comment  l'homme  y  entre.  II.  124. 

Ordre  fociai ,  tems  d'en  expofer  le  tableau  au  jeune  homme. 

II,  fts 
Source  de  toutes  fcs  contradiélions.  Ibid. 

Témérité  de  s'y  fier.  II.   54 

Ori^anci  des  plalfirs  lecrets  &  des  bcfoins  dégoûtans,  pour- 
quoi placés  dans  les  mêmes  lieux.  li.  93 
Ottomans ,  ancien  ufage  des  Princes  de  cette  Maifon.  II.  67 
Ovide  ,  cité.                                                               I.  II? 

Oiàie: 


DES     MATIERES.         ig? 

OmV,  culture  de  ce  fens.  I.  199 

Organe  adif  qui  lui  correfpond.  Jiid. 

Otails,  plus  les  nôtres  font  ingénieux,  plus  nos  organes  ce- 
vieonent  groiHeis  &  mal-adroits.  II.  22 

r. 

A.  Antalon,  pourquoi  ennuyeux.  II.   i.*.j 

Parallèle  de  mon  élevé  &  du  vôtre  entrant  tous  deux  dans 
le  inonde.  11.  m  ^  Juiv, 

Pare[]e,  comment  on  en  guérit  les  enfans.  I.  166 

Pajfions,  une  feuk  eft  naturelle  à  l'homme.  I.  97 

ijont  les  inftrumens  de  notre  confervauon.  II.  83 

Quelle  eft  celle  qui  fert  de  principe  aux  autres.      II.  84 
Comment  par  elles  l'homme  fort  de  la  Nature.  Ibid. 

Comment  fe  dirigent  au  bien  ou  au  mal.  II.  86 

Sommaire  de  la  fa^effe  humaine  dans  leur  ufage.      II.  95 
Leur  progrès  force  d'accélérer  celui  des  lumitres    II.  167 
FaJJions  douces  ^ affectiieuj'es  naiffent  de  l'amour  de  foi;paJ- 
Jions  baineujes ^ irafcibles nz\ïï&nléQV^mol\ï-^l>ropxQ.  11.  8(5 
FaJJions  impttueufes ,  moyen  d'en  faire  peur  aux  enfans.  1.134 
PaJJlom  naiJfaJites^  moyen  de  les  ordonner.  II.  96 

Paume ^  extrcice  pour  les  garçons.  1.  196 

Pauvre,  n'a  pas  befoin  d'éducation.  I.  29 

Pa'^an  Suijfe ,  idée  qu'il  avoit  de  la  puiflance  Royale.  IL  163 
Payfans ,  n'ont  point  peur  des  arraignées.  1.  48 

Leurs  enfans  articulent  mieux  que  les  nôtres,  I.  63 

Ne  gralTeyent  jamais.  Ibid, 

Pourquoi  plus  grofliers  que  les  Sauvages.  I.  144 

PédaretCy  citoyen.  I.  6 

Pere^  fa  tâche.  I.  23 

Ne  doit  point  avoir  de  préférence  entre  fes  enfan?.  I.  30 
PerfpeUive  ,  fans  fes  illufîons  nous  ne  verrions  aucun  efpa- 
ce.  I.  184 

Péruviens,  comment  traitoient  les  enfans.  I.  43  n. 

Petite -vérole.  I.  167 

Pétrone  ,  cité.  II.  40 

Pétulance  des  enfans  ,  d'où  vient.  I.  55  ,^  97 

Peuple ,  a  autant  d'efprit&  plus  de  bon  fensquevous.  11. 108 
Peuples  corrompus ,  n'ont  ni  vigueur,  ni  vraicourage.  II.  119 
Peuples  qui  ont  des  mœurs,  qualités  qui  leurfontpropres.il.  120 
Philippe,  Médecin  d' Alexandre  ,  fon  hilîoirc.  I.    130 

Pbilûfopbic  en  maximes,  ne  convient  qu'à  l'expérience.  II.  132 
Pbilfîj'opbiede  notreftécleynn  de  fes  plus  fréquens  abus.  II.  89 
Pbyftonomte.  II.  115 

Pbyfique,  fes  premières  leçons.  II.  20 

Pbyrique  experimeniale ,  veut  de  la  fimplicité  dans  fes  intlru- 
{aens.  IL  21 

N  a  Pby 


}?.i  TABLE 

Phyfiquefyjîematîque,  à  quoi  bonne.  il.  23 

Sa  première  leçon.  Jbid. 

Titagore ,  à  quoi  comparoit  le  fpeflacle  du  monde.    II.  127 
Fitié ,  comment  elle  agit  fur  nous.  II.  102 

Eil  douce,  &  pourquoi.  11.  100 

Comment  on  l'empêche  de  dégénérer  en  folbleflè.  H.  156 
Pitié  pour  les  méchans ,  cruelle  au  genre-humain,  Ibié; 

Flan  que  l'Auteur  s'eU  tracé.  ''  I.  25 

Fleuri  des  t7if ans.  I.  52  ^  ftm.  59,  72,  85^ 

Flntarque,  cité.  1.  22  ».  II.  165 

En  quoi  il  excelle.  II.  134 

Foijbn,  quelle  idée  en  ont  les  enfans.  I.  131. 

J'o/'2te//e,idéede  celle  qu'on  donne  aux  enfans  des  riches.  1.86 
Foupees  ambulantes.  II.'  2 

Frécepteur,  quel  eft  le  vrai.  I.  22 

Incapacité  de  l'Auteur  pour  ce  métier,  I.  25 

Frtjiigé  qnimiprife  les  métiers,  comment  j'apprends  à  Emile 
à  le  vaincre.  II-  57 

Fréjugés,  s'enorgueillir  de  les  vaincre  c'efls'yfoumeftre.  II.  67' 
Fréje?it,  ne  doit  point  être  facrilîé  à  l'avenir  dans  l'éduca- 
tion. 1.  73 
Frêtres  &  MédecifUy  peu  pitoyables.                           IL  117 
Fréveyance ,  fource  de  nos  miferes.                                I.  7P 
Frévoyance  des  bejoins,   marque  une  intelligence  déjà  fort  a- 
vancte.                                                                    •  IL  24. 
Frincipes  des  chofes,  pourquoi  tous  les  peuples  qui  en  ont 
reconnu  deux,  ont  regardé  le  mauvais  comme  inferieuir 
îtù  bon.                                                                       1-55 
Frogrè-s  d'Emile  à  douze  ans.                                              1.  68 
A  quinze.                                                      •                     II.  7g 
Propriété  y  exemple  de  la  manière  d'en  donner  la  premier© 
idée  à  l'enfant.                                                '            1.  107 
Fuberté,  varie  dans  les  individus  félon  les  temperamens,' 
&  dans  les  hommes  félon  les  climats.                         I.  91 
Peut  être  accélérée  ouretardée  par  des  eau fes  morales.  Ibid. 
Toujours  plus  hâtive  chez  les  peuples  policés.          II.  8^ 
Et  dans  les  villes.                                                     Ibid.  tt. 
Fuileur,  les  enfans  n'en  ont  point..                                lU  91 
FufJJaiice  dujexe,  comment  les  enfans  Taccélerent.    II.  97. 
FyrtbiiSy  jugement  d'Emile  fur  fa  vie.                         II.  137 


o 


/  Ue'Tion  par  Kiquclle  on  réprime  les  fottes  &  failidieu- 

f-?qiiefl:ions  des  enfans.  II.  26 

Ses  avantages.  .    IL  27 

Oiieftionfcahreufe,  &  réponfe»  IL  92.  93. 

Ùinntilien  j  cké.  L  14  a 

R. 


R. 


DES      MATIERES.         i8p- 
R. 


.Ac£3  perifTent  ou  dégénèrent  dans  les  villes.  I.  4.1 

Raijon  ,  frein  de  la  force.  I.  gy 

Comment  on  la  décrédite  dans  l'efprit  des  enfans.  I.  joo 
Raifonfenfitiv!.  I.  155 

Ses  initrumens.  !•  i57 

Jlaijons,  importance  de  n'en  point  donner  aux  enfans  qu'ils 
,    ne  puiflent  entendre.  1.  29 

Raifomiement ,  de  quelle  efpece  eft  celui  des  enfans.     1.  126 

Si-tôt  que  refprit  elt  parvenu  jufqu'aux  idées,  tout  juge- 
ment eft  un  raîjonnement.  11.  75 
Reconnoijjance ,  fentiment  naturel  au  cœur  humain.    II.  123 

Moyen  de  l'exciter  dans  le  cœur  du  jeune  homme.      Ihid. 
Réfrattion.  II.  74.  ^  juiv. 

Refus,  n'en  êtrepoint  prodigue  &  n'en  jamais  rcvoqiicr,  1.  85 
Régîms  pUagoricien.  I.  40  n.  209 

Rfigime  végétal,  convenable  aux  nourrices.  !•  3^ 

ReUitions Jociales ,  comment  on  doit  le»  montrer  à  l'enfmt. 

11.  39 
R'iigion,  choix  de  celle  d'Emile.  II.  168 

T\.epas  rujîique  comparé  avec  un  feflin  d'appareil.  11.  48 

Réprimande  que  m'adielTe  un  Bateleur  en  préfcnce  d'Emile. 

II.  19 
République  de  Platonn'ett.  pas  un  traité  de  Politique.        1.  7 

Ce  que  c'ed.  Ilid,' 

Comment  les  enfans  y  font  élevés.  I.  125 

Riche ,  l'éducation  de  fon  état  ne  lui  convient  point.  I.  29 
Riche  -appauvri..  II.  51 

Riches  ,  trompés  en  tout.  I.  36 

Rivage,  pourquoi  quand  on  le  cotoye  en  bateau  paroît  Ce 

mouvoir  en  fcns  contraire.  11.  72 

Ruhen,  jardmier ,  fon  dialogue  avec  l'Auteur  &  fon  élevé. 

I.  109,  ^  juiv. 
Rohinfon  Crufoé.  11.  37 

Romains  illujîres,  à  quoi  pafToient  leur  jeunefle..  II.  151 
Romans  orientaux,  plus  attendridans  qu-^  Us  nôtres.  II.  104 
Rtmulus  dc\'Oii  s'attacher  à  la  Louve  quil'avoit  allaité.  H.  S5 

S. 

OAge«sk  humaine,  en  quoi  confide.  I.  75.  II.  97 

Savant,  font  plus  loin  de  la  vérité  que  les  ignoran>.  H.  73 
faveurs  fortes ,  nous  répugnent  naturellement.  1.  204 

Inconvv-nitnt  de  s'y  accoutumer.  I.  205 

$auvoges^  pourquoi  plus  fuhtils  que  les  payfan?.         I    144 

Devroient,  fclou  les  Médecins,  être  perclus  de  rhuma^ 
, .     ■  JN  3  lianes. 


jça  TABLE 

tiî"mec.       -  I.  162  «. 

Pourquoi  cnieis.  ].  209 

De  tous  les  hommes  les  moins  carieux  &  les  moins  en- 
nuyés, il.  ji$ 
Science  humaine,  la  portion  propre  aux  Savans  très -petite, 
en  comparaifon  de  celle  qui  ett  commune  à  tous.        1.  46 
&WX,  lequel  fe  développe  le  plus  tard.                     I.  son. 
De  l'art  de  les  exercer.                               I.  165  ^ftiiv. 
Deux  manières  de  vérifier  leurs  rapports»  li.  74 
Sêtis-commun,  ce  que  c'elV                                            I.  216 
Henj'aiims  &  ferrtimens  ont  des  expreflîons  difFerentes.  I.  52 
Diftinguées  des  idées.  II,  70 
Coaîinent  chacune  peut  devenir  pour  nousune  idée.  II.  74 
Moyen  d'en  avoir  à  la- fois  deux  contraires  en  touchant  le 
même  corps.  II.  71 
Senjations  afftUives  précédent  les  repréfentatives.  I.  47 
Sie7ifibiUtéf  comment  on  l'étoufFe  ou  on  l'empêche  de  ger- 
mer.                                                                              II.  lOO 
Comment  elle  naît.                                                  II.  loi 
J^  4uoi  d'abord  elle  fe  borne  dans  un  jeune  homme.  II. 

120,    121 

Doit  fervir  à  le  gouverner.  U.  122 

Statimens ,  gradation  de  Ceux  d'un  enfant.  II.  85 

Quel  efl  le  premier  dont  foit  fufceptible  un  jeune  homme 
bien  étevé.  11.  93 

Sevrer ,  tem-  &  moyen.  1.  59 

^gve,  ne  doit  jamais  être  fubditué  à  la  cbofe  ,  que  quand 
il  efl  impoinble  de  la  montrer.  U.  H 

Sj;iiationi  où  les  be/oins  naturels  de  l'homme  &  les  moyens 
d*y  pourvoir  fe  développent  fenfîble ment  à  l'efprit  d'un 
enfant.  !!•  36 

Société^  a  fait  l'homme  foible.       '  I.  Ua 

Toufe  fociété  confifte  en  échanges. 
Application  de  ce  principe  au  commerce  &  aux  arts.  II.  45 
D'où  il  fuit  que  toute  fociété  a  pour  première  loi  quelque 
égalité  conventionnelle.  Jbid. 

SoUii ,  fon  lever.  IL  7 

Sommeil  des  enfans.  \.  164 

Moyens  d't-n  régler  la  durée.  I.  16$ -,  106 

Saurds ,  moyen  de  leur  parler  en  mufique.  I.  18I 

Spartiates,  élevés  en  poUffons,  n'étoient  pas  pour  cela  gros- 
fiers  étant  grands.  "  I.  146 
SpeStacle  du  monde,  à  quoi  comparé.  II.  131 
Sphère  armiUaire ,  machine  mal  compofie.  II-  u 
Statique,  fa  première  leçon.  II.  45 
&upi!.lité  d'un  enfant  toujours  élevé  dans  la  miifon.  I.  155 
Stupidwi  fâibruje ,  fous  quels  traits  je  la  peindrois.  U.  164 
Siibjlancs  animxle  en  putréfaction  fourmille  de  vois.        I.  2è 

Suhftm- 


DES     MATIERES.        191 

Suhfiances  y  combien  il  y  en  a.  II.  I6i 

Sucs  nourriffans ,  doivent  ctre  exprimés  d'alimens  folides.  I.  3  9 
Suttone ,  cité.  I.  22  n, 

Surprifes  noSurnes.  1.  169 

Synibéje.  11.  11 

T. 

A  AciTE,  à  quel  4ge  cet  Auteur  eft  bon  à  lire.        II.  132 
Tailleurs  t  inconnus  chez  les  Anciens.  II.  64  n. 

Talens  élevés  ,    inconvénient  de  n'avoir  qu'eux  pour  toute 
refTource.  II.  58 

'lalens  naturels  y  facilité  de  l'y  tromper.  11.  61 

Exemple.  II.  62 

Tbémijlocle,  comment  fon  fiU  gouvernoit  la  Grèce.    I.  81  «. 
Thucydide,  modèle  des  HiRoriens.  IL  13» 

Tems,  c'eit  plus  le  perdre  d'en  mal  ufer  que  de  n'en  rien  faire. 

I.  123 

Quand  il  eft  avantageux  d'en  perdre.  I.  99 

Trop  long  dans  le  premier  âge  ,  &  trop  court  dans  celui 

de  l'inllruftion.  il.  13 

Quand  les  enfans  commencent  à  connoîtrefon  prix.  II.  24 

Ténèbres,  on  y  doit  de  bonne  heure  accoutumer  les  enfans.  L  48 

Tonnerre ,  rarement  les  enfans  en  ont  peur.  I.  49 

Toucher  y  culture  de  ce  fens.  I.  171  ^  J'uiv, 

Ses  ju{;;emens  bornes  &  fûrs.  1.  j8o 

Comment  peut  fuppléer  à  la  vue.  1.  171 

A  l'ouie.  1.  itîi 

IV^oyens  de  l'aiguifer  ou  de  l'c^moufllT.  Uid, 

Sans  lui  nous  n'aurions  aucune  idv«  de  l'étendue.     I.  lig 

Tréfor  de  St.  Marc  à  Venife,  ce  qui  lui  nianqu»,-.  1.  158 

Twenne,  trait  de  douceur  de  ce  grand  homme.  II.  135 

PetitelTe.  Ibid, 

V. 


V 


ALEnE-MAXiMr  ,  cité.  L  69 

Vanité ,    fuites  mortifiantes  de  fon -premier  mouvement  dans 

Kmile.  il.  19 

Varron  ,  cité.  I.  10 

rtrttt,en  la  prêchant  aux  en  fans  on  leur  fait  aimer  le  vice.  1. 116 
Vcrtui,   font  des  apprentillages  de  1  enfance.  I.  167 

Venus  par  imitation.  J.  ii(j 

VàemaiSj  obfcrvations  fur  ceux  des  enfins-  I.  155,  161 
Vérité,   doit  coûter  quelque  chofe  ù  connaître,  pour  que 

l'enfant  y  fatle  attention.  II.  9 

Quand  on  peut  fans  rifque  exiger  qu'en  enfant  la  dite. 

I.  154  n. 
Viande ,  fon  goût  n'eft  pas  naturel  à  l'homine.  1.  208 

Lambeau  lie  Plutarque  fur  cet  aliment,  I.  231 

Vice 


i>ro  TABLE    D  E  S    M  A  T  I  E  R  ES. 

J'ice  y  il  n'y  en  a  pas  un  dans  le  cceur  de  l'homme  donc  on 
ne  puiffe  dire  comment  il  y  ed  entré,  I.  97 

Vie,  pour  qui  la  peur  de  la  perdre  en  fait  tout  le  prix.  I.   31 
A  quel  point  commence  véritablement  celle  de  l'individu. 

I.  ^z 
On  doit  la  laifler  goûter  au^  enfans.  1.  73 

Les  vieillards  la  regrettent  plus  que  les  jeunes  gens.  I.  82.- 

Vie  dure ^  multiplie  les  fenfations  agréables.  I.  Ifij 

Vie  bimaînCy  fes  plus  grands  rifquçs  font  dans  fon  commen- 
cement. 
Courte  à  plus  d'un  égard. 

Vies  particulières ,  préférables  à  l'hiCtoire. 

Vieillards,  déplaifent  aux  enfans. 
Aiment  à  voir  tout  en  repos  autour  d'eux. 

Vigueur  d'efprit,  comment  fe  contrafte. 

Villes,  font  le  gouffre  de  l'efpece  humaine. 
Pourquoi  les  races  y  dégénèrent. 

Vm,  nous  ne  l'aimons  pas  naturellement, 
l'alfifié  par  la  litarge  elt  un  poiibn. 
Moyen  de  connoître  cette  fallitication. 

Virgile,  fon  plus  beau  Vers. 

Virginité ,  importance  de  la  confervcr  long'tems.  II. 
Préceptes. 

Vif  âges  plus  beaux  que  leurs  mafques. 

Vivre  ^  ce  que  c'cft. 

P^cahulaire  de  V enfant,  doit  être  court.  * 

Voix,  combien  de  fortes  l'homme  en  a. 

Volant ,  eiï  un  jeu  de  femme.  ^- 

Ufaqe,  en  prendre  prefquc  toujours  le  contre-pied  pour  bien 
faire.  ^-99 

Ujages ,  en  toute  chofe  doivent  être  bien  expliqués  avant  de 
montrer  les  abus.  IL  45 

Utilité,  fens  de  ce  mot  dans  l'efprit  des  enfans.  II.  24. 

Pourquoi  ce  mot  dans  notre  bouche  les  frappe  fi  peu.  II.  2.5 
Exemple  de  l'art  de  le  leur  faire  entendre.         II.  28,  29 

Vue^  exercice  de  ce  fens.  •  1.  183  ^fuiv^ 

Ce  qui  rend  fes  jugemens  équivoques.  1.  iSj: 

Comment  la  courfe  exerce  un  enfant  à  mieux  voir.  I,  188 


l 

72 

IL 

8r 

IL 

133 

L 

27 

L  55, 

5(5 

II. 

55 

I 

41 

II 

ÇO 

L 

205 

II. 

33 

II.  Ibid. 

IL 

104; 

.  II.  90 

.93 

iL  91, 

ii5 

II. 

127 

i 

lE 

I. 

67 

I. 

2CCI 

L 

I9G 

Xeî 


X. 

Enophon,  cité,  ï-  2| 

Z. 

^IIrich,  comment  paffent  maîtres  les  Confeillers  de  cet- 
te Ville.  11-  6y 

Fin  de  la  Tàbls, 


i 


■.^;.*-  •