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Full text of "Ecrivains français en Hollande, dans la première moitié du XVII siècle"

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U  d'/of  OTTAWA 

uni 

39003003747770 


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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/ecrivainsfranaOOcohe 


• 


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Z-l.  Il 


BIBLIOTHÈQUE 

DE    LA 

REVl  E  DE  LITTÉRATURE  COMPARÉE 

Dirigée  par   MM.   Baldensperger  et   Hazard 


ÉCRIVAINS  FRANÇAIS  EN  HOLLANDE 

DANS  LA  PREMIÈRE  MOITIÉ  DU  XVIIe  SIÈCLE 


DU   MÊME   AUTEUR  : 

Histoire  de  la  mise  en  scène  dans  le  Théâtre  religieux  français  du  Moyen- 
Age.  Paris,  Champion,  1906  :  un  vol.  in-8°,  pli.  (épuisé). 

Le  même    ouvrage,    traduit    en   allemand    par   le    I)r    C.    Baver. 
Leipzig,  \V.  Klinkhardt,  1907,  in-8°,  pli. 

Rabelais  et  le  Théâtre  (extrait  de  la  Revue  des  Eludes  rabelaisiennes) . 
Paris,  Champion,  1911  :  un  vol.  in-8°,  pli.  (épuisé). 

Mystères  et  Moralités  du  Manuscrit  617  de  Chantilly,  publics  pour  la 
première  fois  cl  précédés  dune  étude  linguistique  et  littéraire.  Paris. 
Champion,  1921  ;  un  vol.  in-l°,  pli. 

EN   PRÉPARATION 

Ecrivains  français  en  Hollande  dans  la  seconde  moitié  du  XVIIe  siècle. 
Le  Livre  de  scène  du  Mystère  de  la  Passion  joué  à  Mons  en  1501. 


POM  I,  \l  l     IKÉD I  M  S(    M.  i  i  -    PAH    II.  INS    HaLS 

(Collection  Ny-Carlstad  à  Copenhague). 


Gustave     COHEN 

DOCTE!"  U    ES    LETTRES 
CHARGÉ    DE    COURS    A    lA  NI VEIl-UÏ:    DE    BTRASB 


ÉCRIVAINS  FRANÇAIS 

EN  HOLLANDE 


DANS  LA   PREMIÈRE  MOITIÉ   Dl    Wll    SIÈCLE 


Liv    I  •  «  Le  guerrier  qui  deflend,  nom  pareil  en  vertus. 
De  l'a<  ier  de  César,  les  raisons  de  Brutus.  » 

Jean  de  S.  helandre,  uentilhonnne  verdunois). 
Liv    II  :  «  Ce  peuple  ne  sera  plus  ou  sera  toujours  libre.  » 

Guez  ih  Balzai  .  Discours  politique  sur  l  Estât 
des  Provinces-l  nies  . 
Liv.  III  ••  «  Quel  autre  pays  du  monde  où  l'on  puisse  jouir  d'une 
liberté  si  entière  ?  » 

Lettre  de  Descartes  à  Balzac). 


PARIS 
IBRA1RIE     ANCIENNE     ÉDOU  VRD     CH  VMPIO> 

,").  qi  vi  m \i.\<u  as,  .» 


L920 


y 


DROITS    DE    REPRODUCTION,    d'aDAPTATIOH   El     DE    TRADUCTION  RÉSERVÉS 
POLI!  TOUS  PAYS  Y  COMPRIS  LV  HOLLANDE,  LA  SUÈDE  ET  LA   NORVÈGE. 

Copyright  1920  by  Gustave  Cohen 


À 


A   MON    MAITRE 


GUSTAVE    LAXSOX 


En  témoignage  de  respectueuse  admiration 
et  d'affectueuse  gratitude. 

G.  C. 


INTRODUCTION 


Nous  avons  voulu  apporter  ici  une  contribution  à  l'histoire 
de  l'expansion  française  à  l'étranger  dans  la  première  moitié 
du  xvne  siècle. 

C'est  un  fait  extrêmement  connu  que  la  Révocation  de  l'Edit 
de  Nantes  a  jeté  en  Hollande  quelque  cent  mille  réfugiés  qui 
ont  augmenté  la  prospérité  de  ce  pays,  y  ont  l'ait  souche,  et  dont 
les  descendants  ont,  jusqu'à  nos  jours,  gardé  l'usage  du  fran- 
çais dans  leurs  églises.  Encore  fallait-il  expliquer  pourquoi 
les  persécutés  avaient  préféré  la  Hollande  à  beaucoup  d'autres 
contrées  qui  leur  étaient  plus  faciles  d'accès.  C'est,  disons-le 
d'un  mot,  qu'ils  suivaient  la  voie  tracée  par  leurs  pères  pour 
qui  la  Hollande  avait  été,  bien  avant  1685,  pendant  tout  le 
cours  du  xvne  siècle,  non  seulement  un  refuge,  mais  surtout 
un    séjour   de    prédilection. 

Elle  l'était  pour  les  protestants  français,  mais  aussi,  dans  un 
grand  nombre  de  cas,  pour  les  catholiques,  lorsque  ceux-ci 
avaient  soif  d'indépendance  et  de  libelle.  On  ne  lrignorai1  pas 
en  ce  qui  touche  l'un  d'eux.  l«'  grand  Descartes;  on  a  bien  lu 
également,  quelque  part,  soit  dans  une  de  ses  biographies,  soit 
ailleurs,  dans  des  manuels,  des  phrases  comme  celles-ci  : 
«De  jeunes  gentilshommes  français  se  rendaient  aux  l'a\s- 
Bas  pour  y  servir  sous  Maurice  on  bien  :  L'Université  de 
Leyde  était  fréquentée  par  des  étudiants  de  diverses  natii 

A  ces  phrases  vagues,  à  ces  notions  imprécises,  il  fallait, 
substituer,  selon  les  exigences  de  la  méthode  moderne,  des  faits, 
des  dates,  des  noms  et,  selon  d'antres  exigences  non  moins 
impérieuses,  sans  lesquelles  cette  méthode  n'est  qu'un  pai 
minemenl  de  l'histoire,  sons  ces  noms,  mettre  des  êtres  ri  dans 
ces  êtres,  si   possible,  une  étincelle  de  vie.  en  sorte  qu'il  puisse 


<S  ÉCRIVAINS    FRANÇAIS    EN    HOLLANDE 

nous  paraître  avoir  été  mêlés  nous-mêmes  aux  cohortes  de  ces 
lointains  pionniers  de  notre  civilisation  de  jadis. 

Fréquentation  profitable,  car  ce  n'étaient  pas  que  des  maîtres 
d'armes,  des  «  friseurs  »,  des  «  perruquiers  et  des  danseurs, 
que  nous  envoyions  au  dehors,  c'étaient  de  brillants  officiers, 
comme  Odet  de  la  Noue,  les  deux  Béthunes,  les  deux  Chastillons, 
les  Hauterive,  les  Courtomer,  les  Bouillons,  dont  l'un  s'appelle 
Turenne,  les  La  Force,  les  d'Estrades  ;  mais,  pour  prendre  part 
aux  combats  de  ces  Régiments  français  au  service  des  Etats 
et  pénétrer  leur  existence,  ne  valait-il  pas  mieux  se  placer  dans 
leurs  rangs  aux  côtés  d'un  simple  soldat,  qui  fut  en  même  temps 
un  vrai  poète  :  «  Jean  de  Schelandre  »  ?  et  ce  sera  notre  pre- 
mier livre. 

Le  Livre  II  est  réservé  aux  combats  plus  pacifiques  de  l'in- 
telligence. Ce  que  la  pensée  française  a  apporté  à  Y  Université 
de  Leijde,  et,  partant,  à  la  civilisation  hollandaise,  en  son  a  Siècle 
d'Or  »,  comme  l'appellent  ses  historiens,  on  ne  le  dira  jamais 
assez.  Ses  deux  premiers  professeurs,  en  1070,  Feugueray  et 
Cappel,  sont  deux  Français.  Son  premier  programme  est  rédigé 
par  un  Français,  le  même  Feugueray  et,  après  eux,  dont  le 
séjour  fut  de  courte  durée,  c'est  un  défilé  des  meilleures  de  nos 
gloires  dans  le  Cloître  des  Béguines  voilées,  puis  dans  celui  des 
Dames  blanches. 

En  théologie,  après  les  deux  pasteurs  que  nous  avons  nommés, 
c'est  Lambert  Daneau,  de  Beaugency-sur-Loire,  Du  Jon\ 
qui  est  de  Bourges,  Polvander,  qui  est  de  Met/.  Saravia  et 
Trelcat,  qui  sont  de  L'Artois,  Dr  Moulin,  qui  est  des  environs 
de  Paris  et  plus  tard  Rivet,  qui  est  du  Poitou.  En  droit,  ce  n'est 
rien  moins  que  l'émule  de  Cujas,  le  célèbre  Hugues  Doneau 
qui  y  fonde  les  études  juridiques.  En  science,  c'est  le  grand  bota- 
niste De  L'Esclusi..  d'Arras  ;  mais  c'est  surtout  dans  les  lettres 
que  nous  donnons  à  la  vieille  Université  hollandaise  un  éclat 
extraordinaire,  en  lui  cédant  le  plus  grand  philologue  du 
xvie  siècle,  Joseph  Juste  Scaliger  :  non  pas  pour  occuper 
une  chaire,  car  il  n'a  pas  l'obligation  d'enseigner,  mais  pour 
recevoir  un  traitement,  considérable  pour  l'époque,  à  seule 
lin  d'enrichir  l'Université  de  sa  présence  et  celle-ci,  comme  son 
historien  M.  Molhuysen  le  reconnaît  et  comme  l'avouait  au^si 
un  savant  allemand,  M.  von  Wilamovitz-Mbllendorf,  lui  doit 
en  grande   partie  sa   réputation.   L'expérience   lut   si   heureuse 


INTRODUCTION  '.I 

qu'elle  fut  recommencée  et,  Scaliger  étant  mort  en  1609,  on 
laissa  sa  place  vide,  jusqu'à  ce  qu'un  Français  encore,  qu 
à  la  philologie  du  xvne  siècle  ce  que  Scaliger  est  a  la  philologie 
du  xvie,   Claude  Saumaise,   fût   appelé   a  l'occuper  dans  les 
mêmes  conditions,  ce  qu'il  fit  jusqu'à  sa  mort,  survenue  en  1 

La  vie  de  Descartes,  à  laquelle  nous  consacrons  notre 
IIIe  livre,  semble  en  faire  une  synthèse  des  deux  prédécents, 
car,  si,  en  1618-1619,  nous  le  trouvons,  à  Bréda,  soldat  de  Mau- 
rice et  mêlé  aux  autres  gentilshommes  français  ([ni  se  formaient 
à  l'école  du  prince  d'Orange,  nous  le  retrouvons,  en  1629, 
immatriculé  à  la  petite  Université  de  Franeker-en-Frise  et,  en 
1630,  à  celle  de  Leyde.  Mais  toute  son  existence,  de  1629  à  16  19, 
c'est-à-dire  pendant  ses  années  de  production,  n'est-elle  pas 
étroitement  mêlée  à  celle  des  universités  hollandaises,  où  il 
recrute  des  disciples  à  la  philosophie  nouvelle,  et  parmi  les 
maîtres  et  parmi  les  élèves  ? 

Ne  suit-il  pas  Reneri  à  1'  «École  illustre  de  Deventer  en  1' 
ne  s'insf alle-t-il  pas  auprès  de  lui  à  Utrecht,  en  1635,  ne 
guide-t-il  pas  là  les  recherches  de  son  élève  Regius  ?  Tout  ceci 
ne  va  pas  sans  luttes  et  nous  assisterons  aux  duels  à  la 
plume  de  Descartes  contre  Voetius,  le  professeur  de  l'Université 
d'Utrecht,  contre  Schoock,  le  théologien  de  l'Université  de  Gro 
ningue,  contre  Revius  et  Triglandius,  les  théologiens  de  l'Uni- 
versité de  Leyde. 

Mais  malgré  ces  «  chahuants  »,  comme  les  appelle  Descartes, 
la  lumière  se  répand.  «  Tels  esprits,  dira  le  pasteur  Colvius 
en  1657,  empeschent  le  cours  libre  de  la  vérité,  qui  néanmoins 
percera  avec  le  temps  tous  ces  obstacles  1.  Le  fantôme  d'Aris- 
tote  recule  pas  à  pas  dans  les  ténèbres,  effaré  du  plein  jour  de  la 
vérité.  Ce  n'est  pas  le  moindre  honneur  des  Universités  hollan- 
daises d'avoir  été  les  premiers  foyers  du  Cartésianisme,  qu 
toute  la  pensée  moderne,  car  la  notion  de  Dieu  même  n'; 
reçue  qu'à  la  condition  d'être  fondée  en  raison,  et  la  raison  esl 
«  l'instrument  universel  »  2. 

La  biographie  de  Descaries  est   une   merveilleuse   leçon 
tolérance  donnée  au  monde  par  un  philosophe  Erançais,  vivai 
en    terre   hollandaise.    Ce   catholique   y   exerce,    sans   entri 


1.  Œuvres  do  Descartes,  éd.  Adam  et  Tannery,  t.  XII.  p.  U 

2.  Ibid.,  t.  VI,  [..  57,  I.  8-9. 


10  ÉCRIVAINS    FRANÇAIS    EN    HOLLANDE 

son  culte  avec  ses  amis,  Corneille  van  Hoghelande  à  Leyde, 
les  abbés  Ban  et  Bloemaert  à  Harlem,  Cater  à  Alkmaar. 
Cela  ne  l'empêche  pas  d'avoir  des  disciples  protestants,  comme 
Reneri,  Regius,  Heereboord,  des  amis  protestants,  comme  Cons- 
tantin Huygens,  van  Surck,  de  Wilhem  ;  de  laisser  baptiser 
une  fille  naturelle,  Franchie,  au  temple  ;  de  guider  enfin  dans 
les  sentiers  ardus  de  la  philosophie  indépendante  et  dans  la 
métaphysique  des  Passions,  une  calviniste  fervente,  la  princesse 
Elisabeth. 

Vivant  ici  avec  l'espoir  d'y  pouvoir  jouir  de  la  liberté  de 
religion...  »,  écrit  Descartes  aux  Curateurs  de  l'Université  de 
Leyde.  C'est  à  cette  liberté,  tant  politique  que  religieuse,  que 
Balzac  consacre  sa  dissertation  scolaire,  rédigée  dans  la  même 
Université  de  Leyde,  en  1613,  et  que  nous  donnerons  ici,  pour 
la  première  fois,  depuis  l'édition  de  1665  ;  c'est  cette  liberté 
encore  qui  y  conduit  Scaliger  comme  en  un  port  de  refuge 
contre  la  tempête  des  guerres  de  religion  ;  c'est  cette  liberté 
en  lin  qui  y  retient  un  Saumaise,  malgré  les  inconvénients  du 
climat,  la  mauvaise  humeur  de  son  épouse  et  la  jalousie  de  ses 
collègues. 

De  la  dissertation  de  l'élève  Balzac,  à  la  lettre  du  comte  de 
Mirabeau  Aux  Bataves  sur  le  Stathoudérat  (1788),  il  y  a  une  chaîne 
continue,  dont  le  Discours  de  la  Méthode,  de  Descartes,  et  les 
Pensées  sur  la  Comète  de  Bayle,  sont  les  anneaux.  La  théorie 
française  de  la  liberté  politique  trouvait  «  chez  le  plus  ancien 
des  peuples  libres  »  \  des  applications  et  des  modèles  sur  lesquels 
nos  Français  de  Hollande  et  nos  voyageurs  ne  cessaient  d'attirer 
l'attention  de  leurs  compatriotes. 

D'avoir  été  ainsi  par  ces  illustres  hôtes  et  par  de  plus  humbles  : 
étudiants,  savants,  hommes  de  lettres,  un  des  asiles  de  choix 
de  la  pensée  française,  un  des  lieux  où  celle-ci  s'est  développée 
et  épanouie  avec  le  plus  de  vigueur  et  d'indépendance,  poussant 
plus  droit  que  si  elle  avait  dû  croître  seulement  dans  l'ombre  du 
vieuxLouvre,  cela  crée  à  la  Hollande  un  éternel  titre  de  gloire, 
et,  à  la  France,  une  dette  de  reconnaissance  sacrée  envers  elle. 

Que  le  Discours  d<>  la  Méthode,  quintessence  de  l'esprit  fran- 
çais en  même   temps   que  chef-d'œuvre   de  la  prose   française. 

1.  Aux  Bataves  sur  /<■  Stathoudérat,  par  le  comte  do  Mirabeau,  L788  :  un  vol.  in-S\ 
L'ouvrage  commence  ainsi  :  C'est  un  jour  de  deuil  pour  l'Europe  que  celui  ou 
l'invasion  prussienne  a  déconcerte,  vos  nobles  projets,  infortunés  Bataves  !  » 


INTRODUCTION  l1 

ail  été  conçu,  écrit,  imprimé,  en  Hollande,   n'est-ce  pas  déj 
un  svmbole  ?  Nous  publions  ici,  pour  la  première  lois.  Le  contrat 
d'édition  de  ce  Discours  de  la  Méthode,  signé  par  René  Descartes 
et  son  éditeur  Jean  Maire  et  rédigé  en  français  par  un  notaire 

^st  dire  que,  pour  établir  l'authentique  ancienneté  de  l'in- 
fluence française  dans  les  Pays-Bas  du  Nord,  sous  es  auspic 
d'une  alliance  politique  et  militaire  d'un  denu-siecle,  de    588 
à  1648,  nous  avons  exploré  leurs  archives  et  leurs  bibliothèques, 
mais    si   consciencieuses  qu'aient  été   nos  recherches    en 
d  Ivtir  leurs  trésors  à  notre  histoire  littéraire   tant    rança,  e 
nue  latine',  elles  sont  sans  doute   restées  incomplètes  et   des 
chercheurs  plus  heureux  y   feront  certes  encore   de  féconde, 

déCeUIeTai?un  résultat  suffisant,  si  le  présent  ouvrage  pouvait 
les  leur  faciliter  et  leur  être  un  guide  dans  leurs  explorations. 
Nous  faisons  appel  aux  archivistes,  aux  professeurs  et  aux  étu- 
diants néerlandais,  pour  qu'ils  veuillent  bien  corriger,  amender 
compléter,  développer  cette  étude  d'un  étranger  a—en 
attaché  à  la  Hollande,  précisément  parce  qu  elle  lui  offrit  spon 
tanément,  à  lui  aussi,  une  hospitalité  libérale,  bienvenlante  et 
amicale.  Gustave   Cohen. 

Puisque  fai  parié  des  archivistes  et  de  bibliothécaires  hollandes, 

bibUothécaire   en   chef   de   la   même       -ersite  ^  Bu  •      - 

teur    des    manuscrits;    Overvoorde,    directeur    des ^ 
pales  ;  Bijleveld,  archiviste  au   ^J^^llZ  Sommeren, 
survaleur    de    la  [Bibliothèque    wa  Ion n      à    L   >  de        a  _ 

bibliothécaire  en  chef  de  l'Université ,d  Utrecht  ,1 S. ^u££  am,ou 
d'Utrecht  ;  Henkel,  conservateur    M"    Blok^ attachée  ^      ^ 
conservateur    adjoint     du    Cabine       ^ J«   ,A   Irdani     et    a 
Burger,  bibliothécaire  en    chet   de    M  niversiiï 

1.  Une  rois  de  plus  apparaîtra,  en  l'occasion,  cette  venté ^Jnjde 

KS^r^S^^*   u  y  a  là  pour 

vailleurs  des  mines  immenses  à  creuser. 


12  ÉCRIVAINS    FRANÇAIS    EN    HOLLANDE 

Mmc  Berg,  bibliothécaire  adjointe,  ainsi  qu'à  mes  anciens  élèves  de 
l'Université  d'Amsterdam  :  MM.  Fransen,  Riemens  et  Tielrooy,  à 
qui  je   dois   divers    renseignements. 

Je  ne  saurais  oublier  non  plus  l'accueil  que  j'ai  reçu  à  Londres  au 
British  .Muséum,  de  la  part  de  MM.  les  bibliothécaires  Pollard  et  Wood  ; 
à  la  Bibliothèque  Nationale,  de  la  part  de  M.  Omont  ;  à  la  Bibliothèque 
de  l'Arsenal,  de  la  part  de  M.  Bonnefon  ;  à  la  Bibliothèque  de  l'His- 
toire du  protestantisme  français,  de  la  part  de  M.  Weiss. 

Enfin  ce  serait  une  singulière  ingratitude  que  de  ne  pas  dire  bien 
haut  tout  ce  que  mon  travail  doit  d'améliorations  et  de  remaniements 
utiles  à  la  critique  du  Maître  de  l'Histoire  littéraire  de  la  France, 
j'ai  nommé  M.  Gustave  Lanson,  sous  les  auspices  duquel  cet  ouvrage 
a  été  présenté  à  la  Sorbonne  pour  l'obtention  du  titre  de  Docteur  es 
Lettres. 


LIVRE     I 

RÉGIMENTS  FRANÇAIS  AU  SERVICE  DES  ÉTATS 
UN  POÈTE  SOLDÂT  :  JEAN  DE  SCHELÀNDRE 

GENTILHOMME  \ERDlXOIS 


•  Le  Septentrion  d'où  nous  verrons  esclorrc 
et  espanouïr  un    Orient  cramoisi,   plain   d'es- 
clairs,    qui    produira    ses     orages    violents. 
(Agrippa  d'Aubigné,  Histoire  Universelle). 
<f  Le  guerrier  qui  detïend  nomparcil  en  ver;  us. 

De  l'acier  de  César,  les  raisons  de  Brut  us  ». 
(Jean  de  Schelandre) 


CHAPITRE  PREMIER 


IXTP.ODLXTIOX 


On  connaît  assez  bien  l'œuvre  littéraire  de  Jean  de  Schelandre 
surtout  depuis  que  M.  Haraszti  a  réédité,  dans  l'excellente 
collection  de  la  «Société  des  textes  français  modernes  >,  la  version 
originale  de  la  tragédie  Tyr  et  Sidon  (1608)  l.  C'est  que  Jean  de 
Schelandre  est  en  effet  un  des  bons  tragiques  «  précornéliens  ■ 
du  xvne  siècle  et  qu'il  tient  une  place  honorable  à  côté  d'un 
Antoine  de  Montchrestien  2,  dans  la  période  de  calme  succé- 
dant à  l'orage  des  guerres  de  religion,  à  un  moment  où  nue  so- 
ciété, aspirant  à  la  régularité  et  à  l'ordre,  traduit  cette  tendance, 
sur  la  scène,  par  des  tragédies  à  forme  presque  classique,  et, 
dans  la  poésie,  par  les  Odes  et  la  doctrine  de  Malherbe. 

Mais,  après  l'assassinat  d'Henri  IV,  le  trouble  qui  agile  les 
esprits,   se  reflétera  dans  le   triomphe  d'une   forme  d'art    pins 

1.  Société  des  tkxtes  français  modernes  :  Jean  de  Schelandre,  Tyr  <l  Sidon 
ou  /es  funestes  amours  de  Belcar  et  de  Meliane,  tragédie.  Edition  critique  publiée  par 
Jules  Haraszli.  Paris,  Cornély,  1908,  1  vol.  in-18,  i.xx-l/2  pp.  J'ai  examiné  1rs 
exemplaires  connus,  celui  du  British  Muséum  (  L073  a  23)  et  celui  de  la  Bibliothèque 
do  l'Arsenal.  A  tous  deux  manque  le  privilège  accordé  à  Daniel  d'Anchères,  ana- 
gramme de  Jean  de  Schelandre.  Il  lait  défaul  aussi  à  un  troisième  exemplaire  que 
M.  Haraszti  n'a  pas  connu,  celui  de  la  Bibliothèque  Nationale  (Réserve  VI  1264), 
qui  a  appartenu  a  Asselineau.  Voici  la  reproduction  de  la  feuille  de  titre  île  Londres  : 
Les  Funestes  Amours  de  Belcar  et  Meliane^  dédiées  mi  Roy  d' Angleterre,  par  Daniel 
D'Anchères,  gentilhomme  Verdunois.  A  Paris,  chez  Jean  Micard,  tenant  sa  boutique 
au  Palais  en  la  Gallerie  allant  à  la  Chancellerie,  1608,  Avec  Privilège  du  Roy;  1  vol. 
pet.  in-24.  L'exemplaire  du  British,  qui  comprend  96  -  72  pages,  comme  celui  de 
Paris,  est  précédé  de  1.'!  feuillets  non  paginés,  les  huit  premiers  avec  signatures  (a  8) 
Jl  est  relié  (au  dos  une  couronne  royale  et  la  marque  J.  R  moderne)  a^ 
Semaine  ou  Création  du  Mon, le  du  Sieur  Christofle  de  Gamon,  contre  celle  d  i 

du  Bartas...  Paris.  Gedeon  Petit,  1609,  1  vol.  de  12  feuillets  et   128  pa 

évident  (pie  la  feuille  de  litre  de  Londres  a  dû  être  imprimée  pour  le  roi  d'Angleterre 

et  en  vue  de  sou  seul  exemplaire,  conservé  au  British  .Muséum,  car  le  titre  de 

de  la  Bibl.  Nationale  est  tout  a  fait  différent  :  Tyr  et  Sidon.  Tragédii 

Amours   île   Belcar    et  Meliane.  Avec  autres  meslanges  Poétiques  par  Daniel  d  An- 

cheres,  gentilhomme  Verdunois.  A  Paris,  etc.  (Le  reste  comme  dans   le  volu 

Londres). 

2.  Pour  la  bibliographie,  se  reporter  à  l'indispensable  Maniai  bibh 
de   la   Littérature    jraneaise    moderne  (1500-1900)    de    M.    le    Lanson.    x 
Paris,  Hachette,    1914,    in-8»,    n°      1751-4742    bis    (Schelandre); 
(.Montchrestien):   n°«    1751-4754  (Alexandre  Hardy). 


16  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE   DES    ÉTATS 

indépendante,  plus  relâchée,  et  ce  seront  la  Pyrame  et  Thisbé 
de  Théophile  \  les  Bergeries  de  Racan  2,  puis  surtout,  la  prodi- 
gieuse fantaisie  d'un  Alexandre  Hardy  3.  Le  poète  aux  gages 
de  Valleran  Lecomte  4  fait  régner  au  théâtre  la  tragédie  à  dénoue- 
ment heureux  ou,  comme  on  disait  alors,  à  «  succez  »  favorable, 
chatoyante  d'aspect  et  trépidante  d'action,  sans  laquelle  le  Ciel 
n'est  même  pas  concevable. 

Séduit  par  la  vogue  des  pièces  de  Hardy,  Jean  de  Schelandre, 
vingt  ans  après  avoir  publié,  en  1608,  sa  tragédie  régulière  de 
Tyr  et  Sidon,  la  reprend,  à  l'invitation  de  ses  amis,  la  remanie, 
la  transforme  en  tragi-comédie,  la  farcit  d'épisodes  grotesques 
et  parfois  obscènes,  l'allonge  en  deux  journées  et  dix  actes  5, 
y  promène  le  spectateur  à  travers  le  décor  simultané  d'une  scène 
unique  6,  de  Tyr  à  Sidon  et  de  Sidon  à  Tyr,  sur  des  bateaux  et 
dans  des  prisons,  par  les  rivages  des  mers  et  les  pentes  des 
montagnes,  si  bien  que  son  œuvre  primitive,  laquelle  d'ailleurs 
ne" fut  peut-être  pas  jouée,  en  devint  méconnaissable. 

Le  public,  habitué  à  une  Felismène  7  où  la  scène,  qui,  au  pre- 
mier acte,  est  en  Espagne,  passe  en  Allemagne  au  second,  sans 
changement  de  décors,  dut  être  ravi.  Ne  l' eût-il  pas  été.  qu'une 
préface  retentissante  de  François  Ogier  8,  embouchant  pour  l'au- 


1.  Entre  1617  et  1619  ou  bien  1621  et  1623,  cf.  Gustave  Lanson,  Eludes  sur  les 
origines  de  la  tragédie  classique  en  France,  dans  la  Revue  d'histoire  littéraire  de  la 
France,  10e  année,  1903,  p.  228. 

2.  1622-1623.  Cf.  G.  Lanson,  ibid.,  p.  229  et  Histoire  de  la  littérature  française, 
12e  éd.,  Paris,  Hachette,  1912,  1  vol.  in-18,  p.  384.  Œuvres  de  Racan,  éd.  Tenant  de 
Latour,  1857,  2  vol.  in-16  (Bibliothèque  Elzévirienne),  p.  28  à  135  au  tome  I. 

3.  Cf.  E.  Rigal,  Alexandre  Hardy.  Paris,  Hachette,  1889,  in-8°. 

4.  E.  Rigal,  Le  Théâtre  français  avant  la  période  classique  ;  Paris,  Hachette,  1901, 
1  vol.  in-18,  p.  83  et  suiv. 

5.  Mollet  le  Duc,  Ancien  Théâtre  français.  Paris,  Jannet,  1854  et  s.,  au  tome  VIII 
(1856)  (Bibliothèque  Elzévirienne),  p.  5  à  225.  L'exemplaire  de  l'édition  princeps 
a  la  Bibliothèque  Xa'ionale  (Réserve  Yf  4075)  porte  pour  titre  :  Tgr  et  Shlon,  tragi- 
comédie  divisée  en  deux  journées.  A  Paris,  de  l'imprimerie  de  Robert  Estienne, 
rue  S'-Jean-de-Beauvais.  Avec  privilège  du  Roy.  1628. 

6.  Voir  notre  Histoire  de  la  Mise  en  scène  dans  le  théâtre  religieux  français  au 
Moyen-Age.  Paris,  H.  Champion,  1906,  1  vol.  in-8°,  p.  11.  pp.  72-73  et  Y  Evolution 
de  la  Mise  en  Scène  dans  le  Théâtre  français.  (Bulletin  de  la  Société  d'Histoire  du 
Théâtre,  9e  année,  janvier-avril  1910,   p.  81-99.) 

7.  Felismène,  tragi-comédie,  par  Alexandre  Hardy,  Parisien,  dans  lf  Théâtre 
d'Alexandre  Hardy.  Parisien,  tome  II.  A  Paris,  chez  Jacques  Quesnel,  1626; 
p.  1  13  et  s.  de  la  réimpression  d  •  I-:.  Stengel,  t.  111.  Marburg,  Elwert,  1883,  in-18°. 

8.  Du  la  lira  en  tête  de  Tyr  el  Sidon,  tragi-comédie  divisée  en  deux  journées. 
l'avis.  Robert  Estienne,  1628.  L'auteur  n'est  nommé  que  dans  le  privilège  et  dans  la 
préface,  qu'on  trouvera  au  tome  VIII  de  Y  Ancien  théâtre  françiis,  pp.  9  a  23.  Il  a  tou- 
jours régné  dans  l'histoire  littéraire  la  plus  grande  confusion  au  sujet  des  relations 
entre  la  pièce  de  1608  et  celle  de  1628.  Tout  récemment  encore,  dans  une  très  bonne 
Anthologie  poétique  française,  XVIIesiècle;  Paris,  damier,  s.  d..  2  vol.  in-18,  au  t.  I, 
I>.  159,  M.  Maurice  Allein  reporte  erronémenl  a  1608  la  préface  de  l'r.  Ogier  et  la 
tragicomédie".  Par  contre  il  appelle  <  édition  nouvelle,  donnée  en  1628  ■  ce  qui  est.  en 
fait,  une  véritable     refaçon  .,  pour  employer  un  mot  cher  à  Gaston  Paris. 


INTRODUCTION    :    JEAN    DR    SCHELANDRE  1/ 

teur  la  trompette  de  la  Renommée,  l'aurait  persuadé  qu'on 
était  en  présence  d'un  authentique  chef-d'œuvre,  devant  lequel 
devaient  céder  toutes  les  règles  pseudo-aristotéliciennes,  dont 
la  tyrannie  commençait  déjà  à  peser  1. 

Les  étapes  de  l'histoire  littéraire  sont  souvent  marquées 
par  des  préfaces.  Avoir  suscité,  neuf  ans  avant  la  querelle  du 
Cid2,  et  deux  siècles  avant  la  préface  de  Cromwell 3,  un  manifeste 
contre  les  Unités,  c'est  le  principal  titre  de  gloire  de  Jean  de 
Schelandre  et  le  seul  qui  lui  ait  fait  conférer  les  honneurs  des 
manuels,  ces  panthéons  de  la  réputation. 

Cependant,  ce  n'est  pas  ce  mérite-là  qui  a  appelé  sur  lui  notre 
attention,  mais  plutôt  cette  circonstance  particulière  du  séjour 
qu'il  fit  en  Hollande  et  de  sa  double  activité  littéraire  et  mili- 
taire en  ce  pays.  Le  point  de  départ  de  notre  recherche  fut. 
cette  phrase  4  d'une  biographie  perdue,  œuvre  du  poète  Colletet 5, 
utilisée  jadis  par  Asselineau  6  dans  une  brochure  que  cite  M.  Ha- 
raszti  7  :  «  il  fut  envoyé  en  Hollande  pour  y  faire  ses  premières 
armes  ».  «  Entré  simple  soldat  dans  l'armée  de  Turenne,  il  passa 

1.  A  la  même  date,  dans  sa  province,  le  jeune  Corneille  ne  semble  pas  encore 
en  avoir  entendu  parler,  s'il  faut  en  croire  le  début  de  VExamen  de  Clitandre  :  «  Qn 
voyage  que  je  lis  à  Paris,  pour  voir  le  succès  de  Mélite,  m'apprit  qu'elle  n'étoit  pas 
daiis  les  vingt  et  quatre  heures  :c'étoit  l'unique  règle  que  l'on  connût  dans  ce  temps- 
là  »  (Œuvres  de  P.  Corneille,  éd.  Martv-Lavaux,  Les  grands  Ecrivains  de  la  France, 
t.  I.  p.  270). 

2.  En  1(537.  Cf.  Gasté  (Armand),  La  querelle  du  Cid.  Paris,  Welter,  1899,  Ln-8°. 

3.  Maurice  Souriau,  La  Pré/ace  de  Cromwell.  Paris,  Soc.  fr.  d'imp.  et  de  librairie, 
1  vol.  in-18,  1897. 

4.  Que  voulut  bien  me  signaler  M.  Gallas,  le  distingué  lecteur  de  littérature 
française  à  l'Université  d'Amsterdam. 

5.  G.  Colletet,  Vie  des  poètes  français,  manuscrit  détruit  en  L871,  dans  l'incendie 
de  la  Bibliothèque  du  Louvre  (cf.  Manuel  bibliographique  de  G.  Lanson,  n°  1909). 
Une  restitution  de  ce  manuscrit  a  été  entreprise  par  M.  Ad.  van  Bever,  qui  la  fera 
paraître  chez  Ed.  Champion.  La  vie  de  Jean  de  Schelandre  ne  figure  pas  hélas  '■ 
parmi  les  copies  contenues  dans  le  Ms.  n.  acq.  fr.  3073  de  la  Bibliothèque  Natio- 
nale. Celle  que  fit  jadis  Ch.  Buvignier  a  disparu  et.  malgré  nus  efforts,  je  n'ai  pu 
la  retrouver  ni  à  Nancy,  ni  à  Bar-le-Duc,  ni  à  la  Bibliothèque  Nationale,  car  le  fonds 
Buvignier,  qu'elle  a  récemment  acquis,  ne  contient,  comme  voulait  bien  me  le  dire 
récemment  M.  Omont,  aucun  papier  appartenant  à  l'érudit  verdunois. 

n.  Asselineau  (Ch.),  Xolice  sur  Jean  de  Schelandre,  poète  verdunois,  1585-1033. 
2e  éd.  Alençon,  185(i,  1  br.  in-8°. 

7.  Dans  la  préface  de  son  édition  de  Tijr  et  Sidon,  p.  VI,  n.  1.  Aux  indications  trop 
sommaires  de  ladite  note,  il  faut  joindre  les  n°9  4740,  4742,  47  12  bis  du  Manuel 
bibliographique  de  G.  Lanson,  enfin  la  notice  que  l'on  trouve  dans  la  Franc/-  Pro- 
testante  des    frères    Haag,    lrc  éd.,  t.  IX,  article  sur  Thin  (Robert  de).  Qu'il  nous 
soit  permis  de  dire  ici  tout   ce   que   nous    devons    a    ce    monument    de    l'érudition 
française.  On  ajoutera  encore  :  une  communication  de  M.  l'abbé  Delabar  dans  les 
Mémoires  de  la  Société  philomathique  de  Verdun  (Meuse),  t.  XV,  1901,  in-8  '.  p.  JCÇII- 
xem,  séance  du  9  janvier  1901  sous  la  présidence  de  M.  Bonnardot,  et  Mémo 
de  la  Société  des  Lettres,  Sciences  et  Arts  de  Bar-le-Duc,  3e  s.,  t.  X,  pp.  3 
Confiscations  exercées  sur  les  défenseurs  de  Jarndz  par   le   duc   de    Lorraine 
1590),  par  C.  Chévelle;  L'abjuration  d'Anne  de  Schelandre  dans  l'Eglise  d'Aului 
en  1683...,  par  le  baron  Max  de  Einfe  de  Saint-Pierreinont.  Sedan.  1908,  in-S  .  (  l.xtr. 
de  la  Revue  d'Argonnc).  On  trouvera  dans  la  même  revue  l'étude  du  Dr  Jailliot  sur 
le  Protestantisme  dans  le  Rethelois  et  dans  l'Argonnc. 

2 


18  RÉGIMENTS   FRANÇAIS  AU   SERVICE   DÈS   ÉTATS 

successivement  aux  grades  de  lieutenant  et  de  capitaine.  Depuis 
lors,  il  ne  se  passa  guère  de  campagne,  sans  qu'il  rendît  au  roi, 
tantôt  comme  capitaine,  tantôt  comme  volontaire,  le  service 
d'un  gentilhomme  de  sa  condition.  » 

Erreur  évidente,  écrit  M.  Haraszti,  car  «  Turenne  n'entra 
au  service  de  Hollande  qu'en  162 1  \  alors  que  Schelandre 
avait  quarante  ans  environ.  Celui-ci  dut  donc  commencer  sa 
carrière  sous  Maurice  de  Nassau,  le  célèbre  stathouder  de  Hol- 
lande. Le  premier  volume  de  Schelandre,  paru  en  1608,  contient 
en  effet  plusieurs  poèmes  panégyriques  sur  ce  prince  :  Le  Procez 
d'Espagne  contre  Hollande,  Plaidé  des  Van  1600,  après  la  bataille 
de  Nieuport  Dédié  à  très-sage  et  très-valeureux  capitaine,  Maurice 
de  Nassau,  duc  de  Grave,  etc.  —  Ode  pindarique  sur  le  voyage 
fait  par  V armée  des  Estais  de  Hollande  au  pais  de  Liège  Van  1602. 
Item  sur  la  prise  de  Grave.  » 

«  Schelandre  était-il  déjà  soldat  vers  1602  on  même  vers  1600, 
se  demande  M.  Haraszti2,  c'est-à-dire  à  l'âge  de  quinze  ou  dix- 
sept  ans  ?  On  sent  dans  ces  vers  l'homme  de  métier...  Dans  un 
sonnet  publié  en  1608,  il  prend  congé  de  la  «  troupe  guerrière 
d'Avignon  »,  les  soldats  de  cette  ville  qu'il  appelle  «  témoins  de 
ses  travaux  passés  ».  A  cette  époque  il  avait  donc  un  certain 
passé  militaire  et  même  il  devait  dès  lors  quitter  le  service,  du 
moins  provisoirement  ». 

1.  Ici  M.  Haraszti  se  trompe  à  son  tour.  Henri  de  La  Tour  d'Auvergne,  vicomte  de 
Turenne.  petit-fils  de  Guillaume  le  Taciturne  et  futur  maréchal  de  France,  fut  au 
service  des  Etats,  comme  capitaine  dans  le  régiment  de  Maisonneuve,  de  1633  à  1637. 
Voyez  la  Résolution  du  Conseil  d'Etat  du  5  janvier  1633  et  celle  du  1 1  novembre  1637 
citées  par  le  général  F.  de  Bas  et  le  colonel  F.  J.  G.  ten  Raa  dans  leur  savant  ouvrage 
Het  Staalsche  Léger,  1568-1795.  (Bréda,  De  Koninklijk-e  Militaire  Académie,  in-8°, 
pli.  t.  I,  1911;  t.  II  (1588-1609),  1913;  t.  III,  1915:  t.  IV,  1918  :  cf.  p.  104, 
n.  4,  au  tome  IV.  L'ancienne  biographie  de  Turenne,  de  «  du  Buisson  »,  La  Vie 
du  vicomte  de  Turenne,  nouvelle  é<L,  La  Haye,  H.  van  Bulderen.  1688,  in-12.  p.  27, 
porte  ceci  :  «  Madame  de  Bouillon...  le  fit  partir  pour  la  Hollande  où  il  arriva 
le  treizième  avril  1627.  Le  comte  Maurice  et  son  frère  Henry  de  Nassau,  ses  oncles, 
lui  firent  mille  caresses,  aussi  bien  que  le  duc  de  Bouillon  (son  aîné  Frédéric-Maurice 
qui  avoit  déjà  aquis  quelque  réputation  en  ce  païs-là).  Ce  fut  donc  à  quinze  ans  cinq 
mois  et  deux  jours  qu'il  commença  à  faire  la  guerre,  car,  aussitôt  qu'il  fut  arrivé, 

.  le  comte  Maurice  lui  lit  prendre  un  mousquet,  ne  lui  voulant  pas  donner  de  charges 

•  qu'il  n'eût  appris  auparavant  comment  il  falloit  obéir  ».  L'anachronisme  que  com- 
met du  Buisson  consiste  à  parler  de  Maurice  en  1627.  alors  qu'il  était  mort  deux  ans 
auparavant,  Te  23  avril  1625.  Au  reste  M.  Boy  traite,  non  sans  rais, m.  de  roman 

;  cette  biographie,  œuvre  de  Courtilz  de  Sandras.  Cf.  Boy  (Jules),  J'urennc,  sa  vie, 
■  les  institutions  militaires  de  son  temps,  2e  éd.  Paris.  A.  I.e  Vasseur,  1896,  in-X '. 
;  Je  ne  sais  sur  quoi  s'appuie  M.  Boy  pour  faire  venir  Turenne  en  Hollande  dés  1621. 
Il  est  bon  de  l'aire  observer  que,'  dans  le  passage  de  Collet  et,  Turenne  pourrait 
-désigner,  non  le  célèbre  maréchal,  mais  son  père  Henri  de   l.a    Jour  d'Auvergne, 

•  vicomte  de  Turenne,  duc  de  Bouillon  (1555-1623),  (Cf.  le,  tableau  généalogique  qui 
figure  à  la  page  311  de  Ihl  Slaatsche  Le^er,   t.   111).  mais  ci'  duc  de  Bouillon  n'a 

.  jamais  uté.  à  proprement  parler,  au  service  des  Etats, 

2.  Tyr  et  Sidon,  introduction,  p.  vk 


INTRODUCTION    :    .JEAN*    DE    SCHELAXDI  19 

C'est  à  ces  questions  du  savant  hongrois  que  je  vais  essayer 
de  répondre  aujourd'hui,  à  l'aide  des  documents  les  plus  authen- 
tiques. Pour  le  tenter,  il  fallait  partir  des  poèmes  dédiés  à  Mau- 
rice, mentionnés  par  M.  Haraszti,  mais  non  reproduits  par  lui  l. 
En  les  lisant  attentivement,  on  est  frappé,  non  seulement, 
comme  il  l'a  été  déjà,  par  la  perfection  de  la  facture,  qui 
est  d'un  poète  et  d'un  bon  poète,  mais  aussi  par  une  rigueur 
dans  le  détail  qui  ne  laisse  pas  de  surprendre  un  peu.  Si  Le  Procez 
d'Espagne  n'apporte  dans  son  titre  qu'une  date,  celle  de  la  bal  aille 
de  Xieuport,  en  1600,  connue  d'ailleurs  de  toute  la  France, 
où  ce  fait  d'armes  avait  eu  un  grand  retentissement,  l'autre 
pièce,  l'Ode  Pindarique  sur  le  voyage  fait  par  Vannée  des  Estais  de 
Hollande  au  pais  de  Liège  Van  1602,  item  sur  la  prise  de  Grave,  ne 
pouvait  avoir  été  écriteque  par  quelqu'un  de  très  familier  avec 
l'histoire  des  Pays-Bas  et  probablement  même,  par  un  soldat 
ayant  pris  part  à  la  campagne  qui  y  était  célébrée. 

Il  suffisait  en  effet  d'ouvrir  une  chronique  contemporaine, 
celle  de  van  Meteren  2  par  exemple,  pour  retrouver  dans  le 
poème  des  détails  stratégiques  remarquables  d'exactitude. 
Ce  n'est  pas  tout.  A  propos  du  siège  de  Grave,  non  seulement 
l'auteur  mentionnait  les  grands  chefs  comme  Maurice,  le  Prince 
Guillaume,  le  Prince  Henry,  les  colonels  français  Béthune, 
Chastillon,  Dommarville,  mais  aussi  il  citait  d'autres  noms 
d'autant  plus  curieux  qu'ils  étaient  plus  ignorés  et  devaient  être 
ceux  d'humbles' capitaines  connus  de  lui  seul  :  Du  Puy,  Hami:- 
let,  Mont-Martin,  La  Gravelle.  Ces  notes  en  vers  semblaient 
d'un  témoin.  Restait  à  le  prouver. 

Il  existe  à  la  Bibliothèque  Wallonne  de  Leyde  un  immense 
répertoire  sur  fiches,  constitué  par  la  Commission  3  de  L'Histoire 


1.  On  les  trouvera  réimprimés  ici,  pour  la  première  fois,  dans  nos  1  lèces  jusUfl 
catives  I  et  II.  C'est  M.  Bonnefon,  l'érudit  bibliothécaire  de  I  Arsenal,  qui 

la  bonté  de  nous  les  faire  copier  et  d'en  collationner  la  copie  sur  1  exemplaire  de  1 yr 
et  Sidon  (1608)  que  possède  la  bibliothèque  de  ta  rue  de  Sully.  Qu  il  veuille  trouver 
ici  l'expression  de  notre  gratitude.  .     Ho_    1(-1S 

2.  VHistoire  des  Pays-Bas,  trad.  française  par  J.  de  La  Haye.  La  Haye,  Itrt», 

in30l'Cettc    Commission    public    l'important     Bulletin    de    la   Conunission    pour 
VHistoire  des  Eglises  wallonnes,  1"  série,  t.  I  à  IV,  1885-1892;  2'  série,  t.  i 
1896-1909  :  3'  série.  8  livraisons  parues,  la  dermère  en  1918.  sur  ceségl 
aujourd'hui  encore    Bdèles  a  notre  langue,  voir  G.  + Cohen,   Une  Egl isefra 
en  Hollande  {Repue  Bleue,  7  octobre  1911)  et  surtout;  Poujol t(D.     . 
mflnenee  des  églises  wallonnes  dans  les  Pays-Bas.  Paris,  Fischbacher,  1902   1  >oK 
.inso.   Nnus-mémes   consacrerons   une   étude   *  cette  manifestation  de     « 
réformée  française  à  l'étranger.  Rien  de  plus  intéressant  .pie  cette  b.Ll 


20  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

des  Eglises  wallonnes  et  consacré  aux  Réformés  belges  et 
français,  réfugiés  aux  Pays-Bas  dans  le  cours  des  siècles. 

Malheureusement  notre  poète  n'y  figurait  ni  à  Schelandre 
ni  à  Chelandre,  il  faut  prévoir  en  effet  les  fantaisies  des  scribes. 

Par  contre,  parmi  les  fiches  Bethune,  se  trouvai!  celle-ci  : 
«  Bethune,  cap.  Ostende,  1601.  Col.,  avril  1602.  Comp.  Dussau, 
du  Fort,  Hamelet,  Du  Puy,  Chalandre,  du  Buisson,  Ceridos, 

MONTMARTIN  ;  COTTip.   145  h.   » 

Sur  cette  seule  feuille,  quatre  noms  de  la  pièce  de  vers,  outre 
celui  du  poêle. 

Mais  les  fiches  de  la  Bibliothèque  Wallonne  ne  portent  pas 
toujours,  malheureusement,  l'indication  de  la  source.  Seule  la 
couleur  bleue  du  papier  faisait  présumer  que,  comme  d'autres 
de  la  même  teinte,  dont  la  provenance  était  indiquée,  celle-ci  avait 
été  prise  aux  Archives  de  l'Etat  à  La  Haye.  Guidé  par  le  savant 
livre  de  M.  Waddington  1  et  par  les  conseils  avertis  du  directeur, 
M.  Fruin,  j'explorai  les  fonds  du  «  Staet  van  Oorloge  »,  c'est- 
à-dire  du  budget  de  la  guerre,  les  a  C.ommissie-Boekex  »,  dont 
les  séries  présentent  de  regrettables  lacunes,  les  Résolutions 
des  Etats-Généraux,  etc. 

Or,  dans  le  «  Staet  van  Oorloge  »,  de  1599  à  1604,  le  nom  de 
Schelandre  m'apparut  deux  fois  et  à  l'année  1599  et  en  1604, 
en  l'un  et  l'autre  endroit  comme  capitaine,  avec  le  nombre  de 
ses  hommes  et  les  sommes  affectées  à  l'entretien  de  sa  compa- 
gnie. Il  n'était  pas  seul  :  autour  de  lui  se  groupaient,  en 
un  chœur  guerrier,  les  noms  des  officiers  figurant  dans  le 
poème  invoqué  plus  haut.  Il  y  avait  plus.  Comme  à  côté  de  la 
seconde  mention  découverte  aux  Archives  de  La  Haye  se  lisaient 
ces  mots  :  «  Nu  naer  Oostende  gegaen  »,  c'est-à-dire  :  «  Maintenant 
parti  pour  Ostende  »,  je  consultai  le  Belegheringhe  der  Stadl 
Ostende  ou  Siège  d'Ostende  de  Philippe  Fleming  2.  Le  nom  de 
Schelandre  y  était  plusieurs  fois  cité. 

lonne  de  Leyde  et  il  n'est  pas  de  bibliothécaires  plus  complaisants  que  M.  le  Pasteur 
Cler  et  sa  fille,  MI,e  Andrée  Cler. 

1  La  République  des  Provinces-Unies,  la  France  et  les  l'ai/s-Bas  espaqnols  de  1630 
à  1650.  Parte,  (i.  Masson.  2  vol.  in-8°,  t.  1  (1630-42),  1895.  T.  II  (1642-1650),  1897. 

2  Que  voulut  bien  me  signaler  le  vénérable  historien  de  la  littérature  hollandaise, 
mon  ancien  collègue,  J.  Te  Winkel,  professeur  honoraire  à  l'Université  d'Amster- 
dam. Le  titre  complet  de  l'ouvrage  est  Oostende  vermaerde,  gheweldighe,  lanck- 
duurighe  ende  bloedighe  lirle<ihcrin<jhr,  Bestorminghe  ende  sioute  Aenocdun  (c'est-à- 
dire  :  le  fameux,  formidable,  long  et  sanglant  siè^e  d'Ostende,  les  assauts  furieux 
<>t  hardis)...,  etc.,  ghedaen  Inde  Jaren,  1601,  1602,  1603  ende  1604...  beschreven 
door  Philippe  Fleming,  auditeur  van  net  Garnison...  ende  Secretaris  van  de  Gou- 
verneurs... La  Haye,  Aert  Meuris,  1621,  1  vol.  pet.  in-4°,  pli. 


Planche   [. 


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l'I.i nchc  II  a. 


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manche  II  6. 


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VEedboek  o\    registri    des  sermekts  prêtés  par  les  .  vpitaixi 
m    -i  rvii  e   des   Etats. 
(Si-nalurcs.de  Robert  de  Schclandrc.  Dupuy.  Montesquieu  de 

Fourmcnlieres,  tlullnrt,  du  Buisson,  Pomarede,   bulgous. 

,  [rchives  du  Royaume  à  la  11  '-'s-  P-   ,e 


INTRODUCTION    :    ROBERT    DE    SCHELANDRE  21 

Cependant  l'essentiel  était  de  démontrer  sa  participation 
à  la  campagne  de  1602  et  sa  présence  au  siège  de  Grave,  que 
faisait  présumer  déjà  le  seul  examen  de  son  Ode. 

Cette  preuve,  le  Joarnaal  si  complet  et  si  scrupuleux  du  «  pro- 
cureur fiscal  »  Antoine  Duyck  *,  semblait  la  fournir.  Schelandre 
était  mentionné  en  effet  dans  mainte  et  mainte  page  de  ce  fidèle 
compte  rendu. 

La  démonstration  paraissait  complète  et  l'identification  du 
Schelandre  des  Archives  de  La  Haye  ou  des  documents  histo- 
riques hollandais  avec  notre  poète  s'imposait,  lorsque  le  colonel 
Ten  Raa  me  signala  le  registre  même  où  les  capitaines  au  service 
des  Etats  inscrivaient  leurs  noms  à  la  suite  de  leur  prestation 
de  serment.  Schelandre  y  figurait  à  la  page  de  l'année  1601, 
mais  avec  le  prénom  de  Robert. 

Ce  fut  une  désillusion,  tout  était  à  recommencer.  Il  fallait 
identifier  maintenant  ce  Robert  de  Schelandre.  Je  retrouvai 
bientôt  son  nom  et  sa  signature,  absolument  pareille  à  celle  de 
La  Haye,  comme  il  est  aisé  à  constater  par  la  comparaison  de 
nos  deux  fac-similés  (pi.  I  et  II  a),  sur  un  reçu,  parmi  les 
Pièces  originales  au  Cabinet  des  Titres,  département  des  Manus- 
crits, à  la  Bibliothèque  Nationale.  En  voici  le  texte:  «En  présence 
de  moy,  Notaire  et  secrétaire  du  Roy,  Robert  de  Schelandre, 
paige  de  la  Chambre  dudit  Sieur  Roy,  a  confessé  avoir  eu  et 
receu  comptant  de  M.  Estienne  Puget,  consez'Z/er  de  Sa  Majesté 
et  Trésorier  de  son  Espargne  la  somme  de  deux  centz  escus  à 
luy  ordonnée  et  dont  sa  dicte  Majesté  luy  a  faict  don  pour  le 
recompenser  de  ses  services  pour  son  hors  de  paige,  de  laquelle 
somme  de  IIC  escizs  le  di'ct  Schelandre  s'est  tenu  et  tient  pour 
contan,  bien  payé  et  en  a  quicté  et  quicte  ledit  Sr  Puget,  Tré- 
sorier de  l'Espargne  susdict  et  tous  autres.  Tesmoing  mon  seing 
manuel  cy  mis  ;  enregistré  à  Paris  le  dixiesme  Jour  de  Janvier 
mil  Ve  quatre  vingt  dix  huit  ;  [s.]  Schelandre,  [s.]  Breart. 

Donc,  le  10  janvier  1598,  Robert  de  Schelandre,  page  du  roi, 
quitte  la  Cour  de  ce  dernier  et  reçoit  pour  son  «  hors  de  page  >: 
200  écus. 

Que   fait-il  ?   Encouragé   sans   doute   par  son   royal   maître, 

1.  Journaal  van  Anthonis  Duvck,  advokaat  fiskaal  van  den  Raad  van  State 
(1591-1602),  uitgegeven  op  last  Van  net  departemenl  van  oorlog,  nul  înk-idni-! 
en  aanteekeningen  door  Lodewijk  Muller,  kapitein  der infanterie.  La  1  Eaye,  M.  NijnoM, 
3  vol.  in-8°,  t.  I,  1862  ;  t.  II,  1864  ;  t.  III,  1866. 


22  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

il  s'engage  au  service  de  Hollande  et,  en  1601,  il  signe,  comme 
capitaine,  le  registre  des  Etats.  Est-ce  à  dire  qu'il  n'ait  pas 
commandé  et  combattu  plus  tôt  ?  Nullement,  puisque  son  nom 
figure  dans  le  Budget  de  la  guerre  de  1399  ;  et,  désormais, 
partout  où  dans  les  pièces  authentiques  de  cette  période  nous 
lisons  Schelandre,  il  faut  entendre  Robert  de  Schelandrc. 

Mais  alors,  aurions-nous  fait  fausse  route  et  Jean  n'aurait-il 
pas  été  au  service  des  Etats  ?  C'est  impossible,  car  son  ami  Col- 
letet  l'affirme,  nous  l'avons  vu,  dans  la  biographie  qu'il  lui  a 
consacrée  et  l'étonnante  précision  des  poèmes  le  confirme. 
Que  faut-il  en  conclure  ?  Que  Jean  comme  Robert  a  servi  en 
Hollande  et  que,  si  celui-ci  est  le  capitaine  des  documents  offi- 
ciels, l'autre  est  un  soldat  qui  a  participé  aux  mêmes  combats, 
sans  doute  sous  ses  ordres.  Ceci  n'aurait  rien  d'étonnant,  car 
Jean  est  le  frère  cadet  de  Robert,  qui  l'aura  pris  sous  sa  pro- 
tection et  sous  sa  garde.  Tous  deux  sont  fils  de  Robert  Thin 
de  Schelandre,  qui  se  rendit  fameux  dans  la  défense  de  la  for- 
teresse de  Jametz  que  son  maître,  le  duc  de  Bouillon,  lui  avait 
confiée. 

Nous  sommes  en  mesure  de  prouver  cette  filiation  par  le  tes- 
tament de  Robert  Thin  de  Schelandre  qu'a  publié  M.  Ernest 
Henry,  l'érudit  sedanais  \  et  qui  est  daté  du  27  mars  1591  : 

«  Par  devant  nous  Philippe  Ducloux  et  Jan  Stasquin,  notaires 
jurez  et  établis  en  la  ville  et  souveraineté  de  Sedan  soussignez, 
fut  présent  en  sa  personne  honoré  seigneur  Robert  Thin  de  Sche- 
landert,  escuyer,  sr  de  Soumazannes,  lequel,  estant  en  son  lit, 
malade,...  a  voulu,  fait  et  ordonné  son  testament...  qu'il  nous 
a  dicté...  » 

«  Item  veult  et  ordonne  le  dit  sr  testateur  que  la  dite  damoiselle 
Agnctz  de  Lisle,  sa  femme,  soit  et  demeure  tutrice  de  Robert, 
Jan,  Iléleyne  et  Charlotte,  enfîans  dudit  sieur  testateur  et  de 
la  dite  damoiselle  sa  femme,  lesquels  ses  enfîans  il  a  institué 
et  institue  pour  ses  vrays  et  légitimes  héritiers  universelz  et 
pour  curateur  Maître  Sebastien  Richier...  » 

Le  testateur  ordonne  encore  que  «  la  couppe  de  ses  boys  de 
Soumazannes  »  et  «  les  deux  mille  escus  que  feu  monseigneur 

1.  Bulletin  mensuel  de  lu  Société  des  Lettres,  Sciences  et  Arts  de  Bar-le-Duc,  no- 
vembre  1904,  p.  <:\xx  à  cxxxn.  L'original  du  testament  est  déposé  aux  minutes 
de  l'étude  de  M0  Foucart,  notaire  à  Sedan.  (Cf.  Hep.  d'Antenne  et  d'Argonne,  1902, 
n"  3  ;  Mémoires  de  la  Société  des  Lettres,  t.  X  (1901),  p.  333  et  Bulletin,  1903,  p.  xx 
et  lxvi). 


Planche  III. 


SERMENT 

Pour  la  Milice  a  faire  a  la  Généralité. 


E  promets  &  jure  d'eftre  loyal  &  fidèle 

.lux  F,ftats  Généraux  des  Provinces  Vnies  ,  cjui  demeureront  cri  l'Vnion  ,  &  maintien- 
dront la  Religion  Reformée  ,  &  nommément  aux  Eftats  de  N  N.  qui  me  payent  fut 
leur  répartition,  femblablement  aux  Eftats  des  aultres  Provinces ,  efcjiielles  je  feray  cm 
ployé  ,  comme  aufsi  aux  Magiftrats  des  Villes  tant  dedans  que  dehors  lefdites  Provinces, 
efquelles  ie  feray  mis  en  Guarnifon  ,  de  lesfervir  loyalement  &  fidèlement  ,  foubs  la  conduire  des 
Chefs  &  Commandeurs  ,  cjui  fontjou  feront  mis  Si  eftablis  fur  moy  ,  Et  aufsi  de  rcfpeftcr  &  oben 
aux  Commandements  &  ordres  qui  me  (êront  donnez  defdits  Seigneurs  Eftats  Généraux  ,  &  particu- 
liers .  qui  me  payent,  Enfcmbledcs  Eftats  des  autres  Provinces  Vnies.  efquelles  je  ferav  mis  en  Guar- 
nifon, Se  employé ,  comme  aufsi  des  Gouverneurs  d'icelles ,  ou  il  y  en  a  ,  ou  par  après  y  en  pourra  cftrc  , 
aufquels  y  aura  efté  deferé  la  charge  &  le  commandement  fur  la  Milice  ,  ou  par  après  y  pourroit  cftre 
déféré,  &  des  autres  Chefs,  qui  auront  charge  ou  Commandement  defdits  Eftats  ,  durant  le  temps 
que  je  feray  employé  dans  lefdites  Provinces  &  Villes  ,  &  qu'au  refte ,  leme  gouvernera)'  félon  les  Ar- 
ticles &  Ordonnances  défia  faiétes  touchant  le  fervice  Militaire,  ou  qui  fc  pourront  faire  a  l'avenir,  6c  Ipc- 
cialcment  de  n'obeyrou  rcfpe&er  aucunes  Patentes,  finon  celles  qui  feront  conditionecsjcomrr.es  s'enfuit. 
Afçavoir,  foubs  la  Paraphure  du  r  rendent  ,  avec  la  Signature  de  deux  autres  Députez  dans  la  Généra- 
lité, foubfcription  du  Greffier,  imprefsion  du  Seau  des  Eftats  Généraux ,  Parapluire  du  Prcfident  du 
Confcil  d'Eftat ,  foubfcription  du  Secrétaire,  &  l'imprcfsion  du  Seau  dudit  Confeil  d'Eftat,  auxquelles 
feront  fcrîmftcs  les  Paternes  des  EHars  des  Provinces,  hors  ou  dedans  Iefquelles  m'aura  efte  commande 
de  fortir  ou  d'entrer,  Bien  entendu  qu'eflant  dedans  quclcune  des  Provinces  Vnies ,  je  me  Tranfpoitcny 
fur  la  Patente  particulier  des  Eftats  de  ladite  Province  ,  ou  de  leurs  authorifèz  en  une  autre  Ville  on  place 
de  ladite  Province,  comme  aufsi  dans  les  Villes  &  Forts,  immédiatement  refortants  foubs  ).i  Généra- 
lité, &  derechef  hors  defdites  Villes  &  Forts,  dedans  la  Province,  hors  laquelle  j'auray  cfte  envoyé ,  & 
cela  autant  de  fois ,  &  fi  fouvenc  que  les  Eftats  de  iaditte  Province  ,  pour  leur  fervice  ou  celuv  de  la  Gé- 
néralité trouveront  neceflaire,  de  m'ordonner,  qu'aufsi  en  cas  de  pafler  par  vne  des  Provinces  Vnies ,  je 
ne  feray  aucune  hoftilité  ,  foule  ou  aultre  outrage  quelconque  que  ce  puifle  eftre  aux  I  [-.habitants  de  ladite 
Province,  n  y  aufsi  permettray  que  par  mes  Soldats  leur  en  foit  faicî  .  aufsi  n  attenteray,  n'y  pcrrr.c;tr.iv 
que  par  mes  Soldats  foit  attenté  ,  ce  qui  pourroit  tendre  ou  redonder  a  l'intereft,  dommage,  charge  ,  ou 
préjudice  de  laditte  Province  ,  Membre,  ou  Villes  d'icellc,  Et  en  cas  que  quelqu'un  de  la  part  des  Eftats  de 
telle  Province  ,  ou  de  leurs  Authorifèz ,  dcuément  pourveu  de  pouvoir,  me  fuft  envoyé  au  devant  afin  de 
me  conduire  audit  paflage  ,  que  je  fuivray  en  cecy  puncluellemcnt  fon  Ordre  :  Que  venant  près  de  quel- 
que Ville  dcfdittcs  Provinces  Vnies ,  je  n'y  marcheray  pas  dedans ,  fins  premièrement  en  avoir  adverti  le 
Magiftrat  de  ladite  Ville,  ains  que  je  demeureray  hors  d'icellc ,  attendant  leur  ordre  &  confentement , 
foitpour  palier  a  travers  de  ladite  Ville  ,  ou  a  l'entour  d'icellc  ,  félon  qu'ils  ordonneront. 


Ainfi  mnyde  Dieu . 


Formule    di     sermen  r    lux    Etats. 
I  archives  du  Royaume  à  Ut  H 


II!  adonfiW 


INTRODUCTION  :  JEAN  DE  SCHELANDRE  23 

le  duc  de  Bouillon  luy  a  donnés  et  légués  par  testament  », 
soient  employés  «  par  ladite  damoiselle  sa  femme  en  l'achapt 
de  leur  terre  pour  et  au  nom  de  Jan,  son  fils  puisné,  afin  de  déchar- 
ger d'autant  la  terre  de  Soumazannes  au  profit  de  Robert 
son  fils  aisné...  » 

Il  est  donc  bien  établi  que  l'ancien  gouverneur  de  Jametz 
a  deux  fils,  dont  Robert  est  l'aîné  et  Jean  le  puîné.  Leur  histoire 
à  tous  deux  va  être  si  intimement  mêlée  qu'elle  se  confondra 
clans  les  pages  qui  vont  suivre. 


CHAPITRE  II 


LES  PREMIERES  ANNEES  DE  JEAN  DE  SCHELANDl:  E. 


Jean  de  Schelandre,  selon  Colletet,  naquit  vers  1585,  en  ce 
château  de  Soumazannes  (Meuse),  dont  nous  venons  de  parler. 
Les  recherches  que  nous  avons  faites  dans  les  registres  de  bap- 
tême de  la  communauté  protestante  de  Sedan,  dont  les  copies 
nous  ont  été  obligeamment  montrées  par  M.  Weiss  à  la  Biblio- 
thèque de  la  Société  d'histoire  du  Protestantisme  français, 
ne  nous  ont  pas  fourni  malheureusement  de  fiche  sur  notre 
poète. 

Outre  le  testament  déjà  cité,  le  plus  ancien  document  qui  le 
concerne  est  son  inscription  sur  les  registres  de  l'Université 
de  Heidelberg  en  même  temps  que  Junius,  de  Metz,  tous  deux 
«  injurati  propter  œtatem»,  c'est-à-dire  non  admis  au  serment, 
à  raison  de  leur  jeune  âge,  le  11  août  1596  *. 

«  Joannes  Scelander  »  aurait  eu  alors  onze  ans  et  cela  n'est 

1.  Toepke  (Dr  Gustav),  Die  Matrikel  der  Universitael  Heidelberg  von  1386  bis  I 
t.  II  (1554-1662).  Heidelberg,  C.  Winter,  1886,  in-8°.  La  référence  de   M.  Haraszti 
n'est  pas  exacte.  C'est  bien  sous  le  n°80,  mais  à  la  page  184  que  figure  la  mention  : 

nos  79  Joannes  Junius,  Metensis  ; 

80  Joannes  Scelander,  Sedanehsis  : 

injurati  propter  a-tatcm  ;   11   [aoûl   1596]. 

Le  contexte  montre  que  11  désigne  la  date  el  non  l'âge.  Ce  ne  doit  pas  être  de 
notre  écrivain,  mais  peut-être  de  son  aîné,  Robert,  qu'il  s'agit   dans  la  lettre  de 
Charles  de  Lorraine,  datée  du  2  juillet  1588,  et  où  il  est  question  du  ijeune  Selandre  . 
qui  se  rend  en  Allemagne  :  «  Il  est  aussy  très-certain  que,  de  jour  et  le  plus  souvent 
de  nuict,  clandestinement,  lesditz  de  Jametz  praticquent  et  négotient  avec  ledit  de 
Moncassin,  qui  leur  donne  ouverture  des  portes  de  ladite  ville  de  Metz,  quand  bon 
leur  semble,  comme  il  est  advenu  récentement  que  les  Sr-  d'Estivaulx,  Cop] 
le  jeune  Selandre,  accompagné  de  dix  ou  douze  cuirassés  qui,  allant  en  Allemaigne, 
ont  esté  receuz  de  nuict  en  la  dite  ville  de  Metz,  y  séjourné  et  conféré  fort  longue- 
ment de  leurs  affaires  avec  ledit  Sr  de  Moncassin,  qui  à  veue  d'ceuilel  sans  aulcune 
dissimulation,  les  favorise  et  support,  comme  aussy  tous  ceubc  de  la  nouvelle 
gion,  lesquelz  il  a  rappelé  et  introduit  tn  ladite  ville,  où  ilz  sont  présentement 
toute  licence  et  liberté,  i  L'éditeur  de  ce  texte,  M.  Henri  Le] 
menti  sur  l'histoire  de  Lorraine.  Nancy,  Wiener.  1864,  l  vol.  in  !  croit  <|u  il 

S'agit    de   Jean    de    Schelandre    (en    allemand    Schclindcn.   sieur  de   \  ir 
frère  de  Robert  ;  l'existence  de  ce      Jean  i  ne  me  semble  nullement   pr 
plus  loin,   page  suivante,  note  5. 


26  RÉGIMENTS    FRANÇAIS   AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

pas  tout  à  fait  impossible,  si  l'on  songe  que  l'Université,  comme 
nous  le  venons  au  Livre  II,  comprenait  aussi  des  lycéens  et 
qu'un  autre  Junius  \  iils  d'un  professeur  de  l'Université,  il  est 
vrai,  y  est  immatriculé  à  l'âge  de  sept  ans. 

Oui  put  bien  détourner  vers  la  carrière  militaire  le  jeune 
étudianl  ?  Assurément  l'exemple  de  son  père,  Robert  de  Thin, 
seigneur  de  Schelandre,  dans  l'héroïque  défense  de  la  petite 
place  de  Jametz  (Meuse)  2  contre  le  duc  de  Lorraine. 
Sa  belle  résistance  emporta  l'admiration  des  assiégeants  eux- 
mêmes,  contre  lesquels  il  tint  deux  ans,  jusqu'en  juillet  1589. 
L'impartial  de  Thou  3  en  parle  aussi  bien  qu'Agrippa  d'Aubigné  4. 
Robert  de  Thin,  seigneur  de  Schelandre,  était  le  fils  aîné  de 
Jehan  Thin  von  Schelnders  ou  de  Schlandres,  vieux  capitaine 
de  reîtres,  un  peu  pillard,  très  redouté  de  son  voisin  i'evèque 
de  Verdun  et  à  qui  Jean  de  la  Marck,  duc  de  Rouillon,  avait 
donné  l'investiture  des  fiefs  de  Soumazannes  et  de  Gomvaux. 
Henri-Robert  de  la  Marck,  successeur  de  Jean,  lui  avait  en 
outre,  dès  1571,  confié  la  forteresse  de  Jametz,  au  commande- 
ment de  laquelle  Robert  de  Thin  avait  été  proposé  en  1584  5. 

En  1598,  le  2  mai,  la  paix  de  Vervins  avait  mis  fin  à  la  guerre 

1.  Toepke,  op.  cit.,  p.  146,  anno  1589,  n°  151:  «  Casimirus  Junius  Otterburf<ensis,  doc- 
toris  Francisci  Junii,  theologine  professons  in  hac  acadenùa  fuius,  injuratus  propter 
setatem,  gratis.  »  Or  ce  fils  du  (('libre  théologien  français,  François  du  Jon,  étant  né 
en  1582,  avait  à  ce  moment  sept  ans.  (Cf.  Fr.  W.  Cuno,  Francisais  Junius  der 
Aellerc,  Professor  der  Théologie  u.  Paslor  (1545-1002).  Amsterdam,  Scheffer,  1891. 
in-8°,  p.  219.  Le  père  ayant  été  nommé  professeur  à  l'université  de  Leyde,  y  fait 
immatriculer  le  même  Jean  Casimir  a  treize  ans  en  1595  (cf.  Album  studiosorum 
Academiic  Lugduno  Batavie,  1575-1875.  La  Haye,  1875). 

2.  Canton  de  Montmédy. 

3.  Jae.  Augusti  1  liuani...,  Historiarum  sui  temporis  cordinuatio  (t.  IV).  Aurclianœ. 
ap.  heredes  Pétri  de  la  Eovière,  1630,  Ln-fol.,fol.  177  ab  ;  a  1587,  f  '270  a  !>.  La  capi- 
tulation de  Jametz  est  du  21  juillet  1589.  Cf.  aussi  Descoffler  (Jean).  Véritable  dis- 
cours de  lu  guerre  et  siège  de  lu  ville  et  château  de  J omets,  le  sieur  il'-  Schelandre  u 
commandant,  1590,  in-8°  (Mémoires  de  la  Ligue,  t.  III,  p.  565-664),  cité  par  M.  II. 
Hauser  dans  les  Sources  <lc  l'Histoire  de  France,  XVIe  siècle,  t.  III.  p.  312,  n°  'iiss. 
Cf.  surtout,  Ch.  Buvignier,  Jametz  cl  ses  seigneurs.  Verdun,  Pierson,  1861,  in-8°. 

4.  Histoire  Universelle,  édition  publiée  pour  la  Société  de  l'Histoire  de  France 
parle  baron  Alphonse  de  Ruble,  t.  VIL  (Paris,  Renouard,  1893,  p.  365  et  163  sqq.). 

5.  Ch.  Buvignier,  op.  cil.,  p.  28-29,  36.  Le  nom  de  tous  les  enfants  du  vieux  reitre 
nous  est  fourni  par  les  Lettres  Patentes  du  Trésor  des  Charles  de  Lorraine  (Arch.  de 
Meurthe-et-Moselle,  registre  15  59,  loi.  '252  v°,  reproduites  par  M.  C.  Chévelle  dans 
Mémoires  île  lu  Société  des  Lettres,  Sciences  il  Arts  de  Bur-li  I )uc.  .'V  s.,  t.  X,  1901, 
în-8°,  p.  .">:;.'!  à  .'!I7)  par  lesquelles,  à  la  suite  de  la  capitulai  ion,  le  duc  de  Lorraine 
Confisqua  huis  biens  au  profit  du  chef  des  assaillants.  African  dl  laussonvillc. 
La  pièce,  datée  du  5  juillet  1590,  porte  pour  titre  :  «  Donnation,  pour  le  sr  de  llaus- 
sonville,  des  biens  de  Robert  de  Xelandre,  sr  de  Soumasane,  François  de  Xelandre, 
sr  de  Wuidebourgs,  Gobert  de  Xelandre,  s1  de  Chaumont,  Helesne  de  Xelandre, 
vefve  «le  [eu  sr  de  Wandreher...  ••  L'initiale  x  n'a  rien  qui  doive  surprendre:  c'est 
la  graphie  lorraine  et  wallonne  de  la  spirante  pal  dale  sourde  <7j.  Ce  document,  le  seul 
authentique  que  nous  possédions  et  que  les  historiens  de  la  littérature  n'ont  pas  encore 
utilisé,  est  si  formel  qu'il  ne  perniel  pas  de  supposer  un  Jean  de  Schelandre,  frère 
de  Robert  de  Thin  et  dont  notre  poète  serait  le  lils,  comme  le  veut  H.  de  S.  (Intcr- 


PREMIERES    ANNEES    DE    JEAN    DE    SCHELANDRE 

entre  la  France  et  l'Espagne,  de  même  que  l'E'dit  de  Nan 
signé  un  mois  auparavant,   avait,  pour  un  temps,   apais< 
luîtes  religieuses. 

Mais  pour  la  jeunesse  française,  toujours  frémissante  à  l'appel 
des  armes  et  dont  l'activité  guerrière  se  trouvait  sans  emploi, 
les  Provinces-Unies  offraient  un  admirable  champ  d'action. 

Pour  les  protestants  surtout,  désireux  de  servir  leur  foi  en 
même  temps  que  la  cause  du  «  Béarnais  »,  auquel  ils  restaient 
attachés  malgré  le  «  parjure  »,  l'attirance  septentrionale  était 
grande.  Et  puis,  quel  prestige  que  celui  des  «  Gueux  »  qui 
avaient  relevé  une  injure  pour  s'en  faire  un  drapeau  et  qui, 
presque  seuls,  avaient,  pendant  plus  de  trente  ans  déjà,  tenu 
tête  à  la  plus  formidable  puissance  militaire  du  temps,  l'Es- 
pagne unie  au  Saint  Empire  romain  germanique. 

Le  Français  a  le  culte  des  héros  :  il  fallait  que  son  admiration 
s'incarnât  dans  un  homme  ;  or,  la  Révolution  du  xvie  siècle, 
le  soulèvement  des  Pays-Bas  espagnols  contre  le  tyran  papiste  • 
Philippe  II,  s'étaient  personnifiés  pour  ainsi  dire  dans  l'austère 
et  mâle  figure  du  Taciturne,  de  Guillaume  d'Orange,  nimbée 
de  l'auréole  du  martyre  depuis  que,  le  10  juillet  1584,  il  était 
tombé  à  Delft  sous  les  coups  de  l'assassin  Balthasar  Gérard  en 
murmurant  ces  mots  :  «  Mon  Dieu,  aie  pitié  de  mon  âme  et  de 
ce  pauvre  peuple  !  ». 

Son  fils  Maurice,  qu'il  avait  eu  en  1.167,  de  sa  seconde  femme, 
Anne  de  Saxe,  avait  hérité  de  la  gloire  de  son  père,  avec  ce 
quelque  chose  de  plus  hardi  que  donne  la  jeunesse  et  de  plus 
résolu, .  qui  commande  la  confiance.  En  compagnie  de 
cousin,  Guillaume-Louis,  stathouder  de  Frise,  il  se  plongeait 
dans  les  ouvrages  de  stratégie  et  de  tactique  et  s'instruisait 
aussi  au  contact  des  modernes,  le  Belge  Simon  Stévin,  les 
Français  Alleaume  et  David  d'Orléans  1. 

médiaire  des  Chercheurs  et  des  Curieux,  25  aoûl  1876,  col.  505),  suivi  par  M.  Hari 
L'opinion  exprimée   ici  est  simplement   un  retour  a  Haag  (La  lanle, 

lrt'  éd.,  I.  IX,  article  :  Thin)  et  à  Asselincau  qui,  tous  deux,  s'appuyant  évidemment 
sur  Colletet,  font  de  Jean,  le  fils  de  Robert.  Signalons  en  passanl  qu  .  lettre 

de  Henri  IV  a  M.  de  Fresnes  (éd.  Berger  de  Xivrey),  datée  du  il 
question  d'un  colonel  de  reîtres,  French  Schelender  :  mais  les  docum< 

Ï)orains  l'appelleni  simplement  Frentz  ou  Franch.  ('.«■  peul  être  le  l  [ 
andre,  sieur  de  Vuidebourse,  que  nous   venons   il''  mentionner.    Dans 
originales  730,  à  la  Bibliothèque  Nationale  iM-^o.  il  est  question  d'un  •: 
Henri  IV.  le  2'.»  janvier  1594,  au  sr  de  Chaumont.  Dans  le  bas  de  I  i 
Gobert  de  Schelander. 

1.  Nous  parlerons  d'eux  plus  loin,  au  Livre  III.  à  propos  de  D( 
Sur  Simon  Stévin,  on  peut  consulter  Van  derAa(A.  G.),  Biographi 
der  Nederlanden,  nouv.  éd.,  p.  K.  J.  11.,  et  G.  I».  .1.  Schotel  en  21  vol 


28  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    Al"    SERVICE    DES    ÉTATS 

Pouvait-on  ignorer  cela  dans  la  principauté  de  Sedan  d'où 
4es  Schelandre  étaient  originaires  ?  C'est  impossible,  car  la 
maison  de  Bouillon,  qui  la  possédait,  avait,  avec  la  maison 
•d'Orange-Nassau,  les  plus  étroites  attaches. 

Henri  de  La  Tour  d'Auvergne,  comte  de  Turenne,  duc  de 
Bouillon,  n'avait-il  pas  épousé,  le  15  avril  1595,  en  secondes 
noces,  Elisabeth  de  Nassau,  fdle  de  Guillaume  le  Taciturne  et 
d'une  princesse  française,  Charlotte  de  Bourbon-Montpensier, 
sa  troisième  femme  1  ?  Témoignage  entre  mille,  des  rapports 
•qui  unissaient  alors  la  Hollande  à  la  France,  mais,  dans  le 
•cas  particulier  de  Sedan,  état  quasi  indépendant,  ce  n'était 
pas  seulement  le  hasard  des  alliances  princières,  mais  aussi 
la  communauté  de  confession  calviniste  et  d'intérêt  écono- 
mique qui  déterminait  ces  relations. 

«  Les  rivières  sont  des  chemins  qui  marchent  et  qui  portent 
où  l'on  veut  aller  »,  a  écrit  Pascal  2.  La  Meuse  conduisait  en 
Hollande,  en  passant  par  les  terres  des  évêques  de  Liège,  qui 
restaient  neutres  dans  les  guerres.  C'était  une  des  routes  que 
suivaient  les  voyageurs  se  rendant  de  France  en  Hollande. 
C'était  celle  que  longeaient  les  tisserands  et  les  fdateurs  de 
Sedan  allant  chercher  fortune  vers  le  Nord,  pour  avoir  leur 
part  d'une  miraculeuse  prospérité  qu'on  sentait  naître  ;  ce 
fut  peut-être  aussi  la  voie  que  prirent  Robert  et  Jean  de 
Schelandre. 

A  quelle  levée  se  présentèrent-ils  ?  à  celle  de  la  Noue  probable- 
ment. A  ce  moment,  ce  n'était  plus  Henri  IV  qui  appelait  les 
Provinces-Unies  à  son  secours,  comme  en  1595  et  en  1596  3; 
c'étaient  elles  qui  cherchaient  à  reprendre  les  régiments  de  la 
Noue,  rendus  disponibles  par  la  paix  franco-espagnole.  Celle-ci 

de  1878),  Harlem,  .1.  .1.  van  Brederode  et  la  Biographie  nationale  de  Belgique.  Sur 
.Jacques  Alleaume,  qui  était  d'Orléans,  on  lira  un  article  d'un  jeune  savant  à  qui  je 
dois  beaucoup  d'indications  précieuses,  M.  de  Waard,  au  t.  II  du  Nieuw  Xederlandsch 
Biografisch  Woofdenboek  publié  sous  la  direction  de  M.  P.  C.  Molhuysen  et  du  pro- 
fesseur P.  J.  Blok.  Dans  ce  dictionnaire,  qui  n'en  est  encore  qu'au  T.  IV  (Leyde, 
A.  W.  Sijthofî,  1918,  in-8°),  on  trouvera,  à  chaque  tome,  les  notices  déjà  prêtes,  de 
A  à  /..  et,  nolainment;  au  même  T.  II.  une  étude  de  M.  de  Waard  sur  notre 
mathématicien  Girard  de  Saint-Mihiel. 

1.  Cf.  Delaborde  (le  comte  Jules),  Charlotte  de  Bourbon,  princesse  d'Orange. 
Paris,  Fischbacher,  1888,  1  vol.  in-8°.  Sur  le  mariage  d'Elisabeth  de  Nassau,  voir 
Het  Slaatschc  Léger,  t.  II,  p.  17.  n.  1.  La  sœur  d'Elisabeth,  C.harlotte-Brabantine, 
'celle  que  Maurice  appelait  sa  «  belle  Brabant  .  avait  épousé  le  11  mars  1589.  Claude 
de  la  Trémoille,  vicomte  de  Thouars,  duc  de  Laval  el  prince  de  Talmont  (1566- 
1604).  Se  reporter  au  tableau  généalogique  île  Hei  Staaische  léger,  t.  III.  p.  314. 

2.  Opuscules  et  Pensées,  éd.  Brunschvicg.  Paris,  Hachette,  in-12,  sect.  I.  n°  17. 

3.  Cf.  la  lettre  de  Henri  IV.  datée  du  13  janvier  1596,  citée  par  Bor  (Pieter), 
Vervolch  van  <lc  Nederlàndsche  Oorloghen...  Amsterdam,  s.  il.,  in-fol.,  f".  s  recto. 


PREMIÈRES    ANNÉES    DE    JEAN    DE    SCHELANDRE  29 

emportait  pour  conséquence  de  laisser  les  Etats  Généraux  seuls 
en  face  de  leur  redoutable  ennemi. 

Ils  devaient  accroître  d'autant  leurs  effectifs  et  Henri  IV. 
tout  en  ayant  traité,  n'était  pas  fâché  de  continuer  à  susciter 
des  difficultés  à  ses  adversaires  d'hier  en  encourageant,  en  même 
temps,  ses  bons  et  loyaux  amis  hollandais,  à  qui  il  continua  à 
payer  d'importants  subsides,  destinés  à  l'entretien  des  troupes 
françaises.  Jusqu'à  sa  mort,  ses  yeux  n'allaient  passe  détourner 
des  frontières  de  l'Est.  Il  vit  donc  certainement  sans  déplaisir 
les  négociations  que  le  prince.  Maurice  ouvrit  en  1599  l,  par  ordre 
des  Etats,  avec  Odet  de  la  Noue  de  Téligny,  fils  du  célèbre 
François  de  la  Noue  dit  le  «  Seigneur  d'un  bras  ».  C'est  ainsi  qu'il 
est  appelé  dans  une  lettre  adressée  en  juillet  1572  au  comte 
Louis  de  Nassau.  Il  avait  été  blessé  en  1570  et  on  avait 
été  forcé  de  l'amputer  :  «  De  bons  ouvriers  lui  tirent  un  bras 
de  fer  dont  il  porta  depuis  le  nom  » 2. 

Il  s'agissait  de  recruter  2.000  Français,  répartis  en  un  régiment 
de  13  compagnies,  la  compagnie  colonelle  devant  être  forte  de 
200  hommes,  les  autres  de  150,  bientôt  réduites  à  113  par  Réso- 
lution du  29  septembre  1599  3.  Le  lieu  de  rassemblement  était 
Arnhem  4.  C'est  par  une  décision  des  Etats-Généraux  en  date 
du  7  janvier  1599  5qu'Odet  de  la  Noue  fut  désigné  comme  chef 
de  ce  régiment,  sur  la  proposition  du  prince  Guillaume-Louis 
et  du  Conseil  d'Etat.  On  lui  adjoignit  comme  lieutenant-colonel, 
Guillaume  de  Hallot,  seigneur  de  Dommarville  6,  gouverneur 
du  jeune  prince  Henri  de  Nassau.  Celui-ci  demi-frère  de  Maurice. 
et  qui  devait  être  en  1625  son  successeur  au  stathoudérat, étail 
né,  le  29  janvier  1584,  du  mariage  de  Guillaume  d'Orange  avec 


1.  Van  Meteren,  trad.  fr.  de  1618,  fol.  451  r°.  <■  Ils  [les  Etats]  donnèrent  pareille- 
ment charge  au  sieur  de  la  Noue,  de  leur  amener  deux  mille  François  en  Hollande,, 
de  ceux  qui  avoient  longtemps  servy  le  Roy  à  leurs  despens  et,  par  ce  moyen,  Il 
espéroyent  que  le  Roy  seroit  d'autant  plus'  prompt  à  rembourser  les  deniers  qui 
avoyent  esté  payés  à  ces  gens,  en  sa  guerre,  notamment  puisque  cest  argent  avoit 
esté  employé  et  pavé  à  ceux  de  sa  nation.  » 

2.  Amiràult,  Vie  de  la  Xouc.  Leyde,  1661,  p.  63.  Cf.  Archives...  d'Orange-Nassau, 
t.  III  de  la  lr"  série,  p.  469. 

3.  Cf.  Het  Staatsche  Léger,  t.  I,  où  l'on  trouvera  aux  pages  164  à  166  une  brève 
esquisse  de  l'histoire  des  régiments  français  au  service  des  Etats  pour  la  première 
décade  du  xvii°  siècle. 

4.  Hés.  des  Etats  Généraux  du  6  avril  1599.  Les  recherches  obligeamment  entre- 
prises pour  nous  à  ce  sujet,  aux  archives  d' Arnhem  par  l'archiviste,  a  la  demand 
de  M.  le  professeur  Lacomblé,  n'ont  pas  donné  de  résultats. 

.">.  Het  Staatsche  Léger,  t.  11.  p.  164. 

6.  Rés.  des  Etats  Généraux  du  il   mars  1599.   Il  resta  lieutenant-colonel 
Henri  de  Chastillon,  en  1601.  Cf.  Het  Staatsche  Léger,  loco  Uuutalo. 


30  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE   DES    ÉTATS 

sa  quatrième  femme  ',  une  Française  encore,  Louise  de  Coli- 
gny  2,  fille  du  célèbre  amiral  massacré  à  la  Saint-Barthélémy. 

Presque  tous  les  noms  que  nous  venons  de  citer  se  retrouve- 
ront dans  les  poèmes  de  Jean  de  Schelandre  et  c'est  pourquoi 
il  est  utile  d'en  faire  mention  ici. 

Ce  la  Noue,  lui  aussi,  était  poète  à  ses  heures  et  l'on  peut 
supposer  que  son  exemple  n'aura  pas  été  sans  exercer  une  in- 
fluence sur  la  vocation  de  notre  jeune  écrivain.  Odet  avait  de 
qui  tenir,  car  son  père,  François  de  la  Noue  3,  n'était  pas  moins 
remarquable  par  sa  campagne  aux  Pays-Bas  que  par  ses  Dis- 
cours politiques  et  militaires,  modèles  d'éloquence  sobre  et  con- 
tenue, composés  par  lui  en  captivité  à  Spa  et  qui  continuaient 
dignement  la  tradition  des  Commentaires  de  Biaise  de  Montluc. 

On  lit  d'Odet  de  la  Noue  un  quatrain  laudatif  en  tète  fies 
Cent  cinquante  Psaumes  mis  en  musique  par  Claudia  le  jeune 
(t  1600)  : 

Soubs  ce  simple  contrepoint 
Se  cache  un  art  admirable, 
D'autant  plus  inimitable 
Qu'il  semble  ne  l'estre  point  4. 


Odet,  fils  du  deuxième  mariage  de  François  avec  Marguerite 
de  Téligny,  sœur  du  premier  époux  de  Louise  de  Coligny,  était 
déjà  connu  aussi  comme  auteur  du  Paradoxe  que  les  adversitez 
sont  plus  nécessaires  que  les  prospérité:  et  qu  entre  toutes 
Vestat  d'une  estroile  prison  est  le  plus  doux  et  le  plus  profi- 
table, par  le  seigneur  de  Téligny  (La  Rochelle,  Haultin,  1588, 
in-8°)  ;  republié  à  la  suite,  des  Poésies  chrestiennes  de  Messire 
Odet  de  la  Noue,  capitaine  de  50  hommes  d'armes  et  gouverneur 
pour  Sa  Majesté  au  fort  de  Gournay-sur-Marne.  (Genève, 
pour  les  héritiers   d'Eustache  Vignon,    1594,   petit  in-8°).   Ces 


1.  La  première  était  hollandaise  :  Anne  d'Egmond  (morte  le  21  mars  1558) j 
la  seconde.  Anne  de  Saxe,  gui  était  Allemande,  Le  rendit  profondément  malheureux, 
car  elle  était  ivrogne  et  débauchée  (cf.  Archives  et  Correspondance  inédite  de  lu 
Maison  d'Orange- Nassau,  lr<  série,  pages  391  à  397  (A"  1571). 

2.  l.e  comte  .Iules  Delaborde  lui  a  consacré  un  livre  en  deux  volumes  :  Louise 
de  Coligny,  princesse  d'Orange  (1555-1620).  Paris,  Picard,  inx7,  1  vol.  in-8°.  Cf.  en- 
core Louise  de  Coligny,  Lettres  à  If.  Lu  ï'our,  vicomte  </c  Turenne.  publ.  p.  Aog, 
Laugel.  Paris,  Fischbacher,  1*77.  1  vol.  in-8°. 

.'{.  Cf.  Mans. r.  François  delà  Noue,  Paris,  Hachette,  in-8,  18'J2  et  Manuel  biblio- 
graphique de  G.  Lanson,  n°"  2248-2251. 

4.  Haag,  Lu  Fiante  protestante,  i**  éd..  t.  Yl.  p.  ">2,x. 


PREMIÈRES    ANNÉES    DE    .JEAN    DE    SCHELANDRE  31 

poésies  ont  été  conçues  par  lui  quand  il  était  prisonnier  en 
Flandre  1. 

Schelandre,  pour  se  mettre  à  écrire  dans  les  loisirs  des  quar- 
tiers d'hiver,  les  intervalles  des  assauls  ou  les  longues  attentes 
dans  la  tranchée,  n'avait  qu'à  s'inspirer  de  son  chef.  Peut-être 
avait-il  dans  son  fourniment  certain  Dictionnaire  des  rimes  fran- 
çaises selon  Uardrc  des  lettres  de  l'alphabet  auquel  deux  traités 
sont  ajoutés,  l'un  des  conjugaisons  françoises,  Vautre  de  l'ortho- 
graphe françoise  (Genève,  les  Héritiers  d'Eustache  Vignon,  1596, 
in-8°),  œuvre  du  même  Odet  de  la  Noue  2. 

Ce  dernier,  ayant  passé  la  plus  grande  partie  de  l'année  1600 
en  France,  au  lieu  d'être  à  son  poste,  et  ne  consentant  à  revenir 
que  si  on  lui  augmentait  sa  solde,  fut  déchargé  de  ses  fondions, 
le  3  janvier  1601,  et  remplacé  par  Chastillon3.  Si  son  successeur 
n'était  pas  aussi  lettré,  du  moins  pouvait-il  se  réclamer  d'une 
ascendance  plus  illustre  encore. 

Henri  de  Coligny,  en  effet,  seigneur  de  Chastillon-sur-Loing  4, 
était  le  petit-fds  du  grand  amiral,  le  neveu  de  Louise  de  Coligny, 
cousin-germain  par  conséquent  du  futur  stathoudcr  Frédéric 
Henri.  Un  vieil  homme  de  guerre,  rompu  aux  fatigues  des  camps  ? 
Non  pas!  :  un  jouvencel  à  peine  sorti  de  l'académie5.  Il  avait 
paru  devant  le  fort  de  Saint-André  6,  qu'assiégeait  Maurice, 
commandant  les  Anglais  de  Vere  et  les  Français  de  la  Noue  T. 
(L'était  le  29  avril  1600.  Il  faisait  grand  vent,  dit  le  naïf  chroni- 
queur 8.    «  A  midi,   vint   à  l'armée,    auprès   de   Son   Excellence 


1.  Cf.  Haag,  La  France  Protestante,  1 rr'  éd.,  t.  VI,  p.  296  et  s.  Les  dates  qui  sont 
indiquées  pour  le  séjour  de  I.a  Noue  en  Hollande  ont  besoin  d'être  rectifiées  et  pré- 
cisées par  les  indications  données  ci-dessus.  11  en  est  de  même  pour  l'intéressante 
étude  de  M.  Guy  de  Pourtalès,  Odet  de  la  Noue,  poète  et  soldat  huguenot  de  la  /in 
du  XVIe  s.  Paris,  Soe.  Littér.  de  France,  1919,  in-8. 

2.  N°s  1596  et  1624  de  la  bibliographie  de  M.  Hugo  P.  Thieme  i  Essai  sur  l'His- 
toire du  vers  français.  Paris,  Champion,  1916,  1  vol.  in-8°);  cf.  surtout  la  grande  His- 
toire de  la  Langue  française  de  M.  F.  Brunot,  t.  H, p.  xx.  (Paris,  Colin,  1906,  u 

3.  Journaalàs  Duyck,  t.  III,  p.  20. 

4.  Cf.  J.  Delabordé,  Henri  de  Coli</nij,  seigneur  de  Chastillon.  Paris.  Fischba- 
Cher,  1  vol.  in-N».  Voir  aussi  le  tableau  généalogique  de  la  .Maison  de  Coligny  dans 
H  et  Staatsche  Léger,  t.  Il,  p.  381. 

5.  Ecole  où  les  jeunes  nobles  apprenaient  l'équitation  et  le  maniement  di  s  armes. 
Une  des  plus  célèbres  a  Paris,  dans  la  première  moitié  du  xvnc  siècle,  fut  celle  de 
.M.  de  Vaux. 

(i.   Au  confluent  de  La  .Meuse  et  du  Waal.  Voir   à  la  lin  du  volume   la  (art 
j'emprunte  à  L'ouvrage  de   -M.  Waddington,   avec  sa  bienvei  lante   autorisation. 

7.  Journaal  de  Duyck,  l.  II,  p.  558,  pour  la  Noue:  p.  Vô  pour  Dommarville, 
p.  583  pour  Chastillon. 

8.  Journaal  de  Duyck,  p.  583.  Voici  le  texte  original  dans  toul  ur  ar- 
chaïque :  «  Den  XXIX"  Aprilis  was  windiefa  weder...;  smiddachs,  quam  in  • 

bij  sijn,,Ex.c.ellcnt;c  den  lierre  van  Chastillon,  almiral  van  Guyenne,  d  outî 

dieu  huyse,  om  dese  landen  te  besien  ende  dencrijgh  wat  te  hantercn,  mogelijck  tir 


32  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

[Maurice  de  Nassau],  lé  seigneur  de  Chastillon,  amiral  de  Guyenne, 
aîné  de  la  Maison,  pour  visiter  nos  pays  et  y  pratiquer  la  guerre 
ou  peut-être  pour  s'y  procurer  l'appui  de  ceux  de  la  Religion. 
C'était  un  jeune  homme  de  seize  ou  dix-sept  ans,  assez  élancé 
de  sa  personne  et  au  visage  épanoui.  » 

C'est  ainsi  qu'Henri  de  Coligny,  dans  ce  brumeux  et  froid 
Brabant,  loin  de  la  terre  de  ses  pères,  reçut  le  baptême  du  feu. 
Il  n'en  devait  pas  connaître  longtemps  les  épreuves,  car  il  fut 
tué  dès  le  10  septembre  1601,  à  la  défense  d'Ostende.  Un 
témoin,  Philippe  Fleming  \  nous  a  conté  la  mort  de  ce  brave. 
«  Le  seigneur  de  Chastillon  avait  résolu  de  se  rendre  compte 
par  lui-même  de  la  situation  et,  accompagné  du  colonel  Huchten- 
broeck,  du  colonel  Brogge  et  de  plusieurs  autres  capitaines, 
moi-même  étant  présent  aussi,  il  arriva  au  «  Santhil  » 2  pour 
résoudre  et  ordonner  diverses  choses  touchant  le  service  du 
pays.  Monsieur  de  Chastillon  et  les  autres  s'assirent  pour  mieux 
deviser  ensemble,  sur  l'affût  d'un  canon,  dont  la  gueule  était 
masquée  par  des  clayonnages.  Il  leur  semblait  être  assurés 
contre  toute  surprise,  ne  pensant  pas  que  l'ennemi  tirerait  sur 
des  batteries  aveuglées.  Mais  comme  ils  devisaient  ainsi,  l'en- 
nemi tira  sur  le  «  Santhil  ».  Le  boulet  traversa  les  claies,  empor- 
tant la  tète  du  seigneur  de  Chastillon.  Lamentable  lin  d'un  si 
avisé  jeune  homme,  dont  la  perte  causa  à  tous  une  grande  dou- 
leur )>.  Son  corps  fut  transporté  en  Zélande.  Dussau,  son  lieute- 
nant-colonel, le  suppléa. 

Les  régiments  étaient  alors  un  peu  comme  des  apanages  de 
famille  ;  on  en  héritait  ainsi  que  d'un  titre  ou  d'une  propriété. 
C'est  au  frère  du  défunt,  Gaspard  II  de  Coligny,  devenant, 
par  la  mort  de  son  aîné,  seigneur  de  Chastillon,  que  les  Etats 
et  Maurice  songèrent  naturellement  à  confier  les  troupes  fran- 
çaises. Mais  comme  il  tardait  à  venir  et  que  le  nombre  des 
compagnies  françaises  avait  grossi  jusqu'à  atteindre  vingt 
et  un,  à  150  hommes  par  compagnie  3,  on  décida,  en 
avril  1602  4,  d'en  former  deux  régiments,  dont  l'un  fut  confié  à 

begeerte  van  die  van  de  religie  oui  schier  ofte  morgen  steunsel  acn  hen  te  hebben. 
Hij  was  een  jong  man  van  1G  ofte  17  jaren,  tamelijck  lan-j  van  persone,  van  blijden 
gelate,  eilde  cousijn  germain  van  Graef  Hendrick,  broeder  van  Sijn  Excellentie.  » 

1.  Jirlri/erinf/he  der  Sladi  Oostende,  p.  112. 

2.  Nom  d'une  position,  clé  de  la  défense  de  la  place. 

3.  Secr.  Res.  St.  Gen.,  1 1  mars  1602,  etc.,  Résolution  secrète  des  Etats  Généraux, 
citée  dans  llct  Staatsche  Léger,  t.  II,  p.  161,  n.  4. 

1.  Res.  St.  (.en.,  25  avril  1602.  Ibiri.,  n.  5.  Je  me  suis  reporté  aux  Résolutions  des. 
Etats  (.éneraux,  n°  28,  A"  1602,  fol.  138  r°  et  v°. 


PREMIERES    ANNEES    DE    JEAN    DE    SCHELANDRE  33 

Dommarvillc,  qui  nous  est  déjà  connu,  et  l'autre,  à  Léonidas 
de  Béthune,  encore  un  des  grands  noms  de  l'armoriai  protestant 
de  France,  cousin  de  Sully  :  «  Ce  jour-là  [le  19  juillet  1601,  au 
siège  de  Rhinberc],  Son  Excellence  confia  la  compagnie  de  Ful- 
gous  [tué  la  veille]  à  un  gentilhomme  français,  le  seigneur  de 
Béthune,  de  la  maison  de  Mclun,  propre  fils  du  seigneur  de 
Rhosny  »  K 

Ce  Béthune,  qui  répondait  au  nom  Spartiate  de  Léonidas, 
était  seigneur  de  Cogni,  Mareuil,  etc.  Il  périt  misérablement 
à  Geertruidenberg,  le  5  août  1603,  en  s'interposant  entre  des 
soldats  français  et  anglais  engagés  dans  une  rixe  2. 

Jean  de  Schelandre  semble  avoir  sincèrement  admiré  ce  chef, 
puisqu'il  lui  consacre  toute  l'épode  de  la  strophe  VIII  de  son 
poème  sur  la  prise  de  Grave  en  1602  : 

Et  de  ce  Béthune 
De  qui  le  démon 
Promet  à  son  nom 
Plus  belle  fortune, 
De  qui  le  grand  cœur, 
Plein  de  belle  audace, 
Seconde  l'honneur 
De  sa  noble  race. 

Après  sa  mort,  son  régiment  passa  aux  mains  de  Gaspard  de 
Coligny,  frère  d'Henri  et  ayant  hérité  de  lui,  nous  l'avons  vu, 
le  titre  de  Chastillon  3.  Gaspard  II  était  né  le  21  juillet  1584. 
Il  n'avait  donc  que  19  ans,  en  1603,  ce  nouveau  colonel,  mais  il  le 
resta,  sinon  en  fait,  du  moins  en  titre,  jusqu'à  sa  mort,  survenue 
le  4  janvier  1646  4.  Il  est  mieux  connu  dans  l'histoire  de  France 
sous  le  nom  de  maréchal  de  Chastillon.  Une  fois  de  plus,  histoire 
de  France  et  histoire  de  Hollande  se  trouvent  ainsi  intimement 
mêlées.  Mais  revenons  à  nos  héros. 


1.  Journaal  de  Duvck,  t.  III,  p.  103.  Fulgous  signe  dans  YEedbock 
(R.  v.  St.,  1928),  1601,  p.  16.  Cf.  mtrc  planche  II  b. 

2.  Het  Staalsche  Léger,  t.  II,  p.  72,  n.  4. 

3.  Corn.  St.  Gen.,  13  nov.  1003.  Res.  St.  Gen.,  24  février  16i  5.  Cf.  Hcl  Slaatsche 
léger,  t.  II,  p.  165. 

4.  Cf.  Nieuw  Ned,  Biografisch  Woordenboek,  t.  I,  col.  625.  La  date  de  1648,  indi- 
quée dans  Het  Staalsche  Léger,  t.  II,  p.  381,  n'est  pas  exacte.  On  trouve  à  Amsterdam 
au  Rijks  Muséum,  son  portrait  peint  par  J.  van  Ravenstein.  On  en  doit  un  autre  à 
Mierevelt.  Son  fils  a  été  peint  par  Rembrandt  lui-même.  (Cf.  Jan  Veth,  Rembrand- 
tiana,  Rembrandt' s  J'ortrel  van  dcn  marquis  d'Andelot,  1  br.  in-1".  pi.,  rxtr.  de  Onze 
Kunst,  mars  1912,  et  du  même,  Tweerlei  opvatling,  dans  le  Gids,  juin  1915.  br. 

p.  11  (tirage  à  part). 


CHAPITRE  III 


LES     PREMIERS     FAITS     D  ARMES     DU     JEUNE     CAPITAINE     ROBERT 
DE    SCHELANDRE. 

BATAILLE    DE    NIEUPORT    (2    JUILLET    1600) 


C'est  sur  le  Budget  de  la  guerre  (Staat  van  Oorloge)  de  «  Leurs 
Hautes  Puissances  »  les  Etats  Généraux,  pour  les  années  1599 
à  1604,  que  le  nom  de  Schelandre  apparaît  pour  la  première  fois 
dans  un  document  hollandais  manuscrit  et  voici  la  mention 
qui  le  concerne,  encadrée  par  d'autres,  relatives  à  ces  compagnons 
d'armes  : 

Vuyt  de  ongerepartieerde  *. 

Generael  Vere 200  2612 

HoratioVere 200  2612 

heere  de  la  Noue 150  sp.  2014 

Formentières 113  1460 

CHALAXDER 113  J  Spiessen    1460 

Du  Buisson 113  ,       ende       1460 

Verneuil 113  \      roers       1460 

Halardt 113  1460 

Etc.. 

Considérons  ce  tableau.  Le  premier  chiffre  représente  le 
nombre  des  soldats,  le  second,  le  montant  du  prêt,  reçu  par  le 
capitaine,  pour  un  mois,  compté  à  36  jours.  1.460  livres  pour 
113  hommes,  cela  fait  tout  près  de  13  livres,  un  peu  plus  qu'en 
France,  où  le  vétéran  en  touche  12  à  la  même  époque  2. 

Sur  cette  page  de  registre  ofiiciel,  Anglais  et  Français  frater- 

1.  t  Vuyt  de  ongerepartieerde  »,  c'est-à-dire  troupes  dont  la  charge  incombe  à 
toutes  les  provinces  et  n'ont  pas  encore  été  réparties  entre  elles.  Même  mention  dans 
le  Budget  daté  de  1599  et  de  la  main  même  d'Oldtiibarncvcldt,  qu'a  bien  voulu  me 
signaler  M.  Japikse  (Hijksarchief.  Holland,  2605). 

2.  Lavisse,  Histoire  de  France,  t.  VI,  2e  partie,  p.  322.  «  Le  reste  de  la  compagnie 
est  payée  à  12  1.  par  moys  »,  est-il  écrit  cependant    à  la  ti ri  de  la    «  List» 
Appointz  de  la  G19  de  Mr  de  Chastillon  »  (1609.  Budget,  ibid.). 


36  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

nisent  comme  sur  le  champ  de  bataille.  En  tête,  c'est  le  célèbre 
général  Vere,  dont  parlera  Schelandre  à  propos  de  la  prise  de 
Grave  : 

Là,  les  superbes  Anglois 

Tremblent,  grand  Veer,  sous  ta  voix. 

(Strophe  ix). 

Puis  vient  le  frère  du  générai,  le  colonel  Horatio  Vere  ;  plus 
loin,  deux  autres  Vere,  simples  capitaines,  Edouard  et  Daniel, 
car  c'est  toute  une  tribu  qui  s'est  mise  au  service  des  Etats  *. 
Mais,  avant  ces  deux  derniers,  apparaît  le  seigneur  de  la  Noue, 
Odet,  avec  ses  «  150  sp.  »,  c'est-à-dire  ses  150  «spiessen»,  les  longues 
piques  dressées,  qui  le  suivent  dans  la  bataille,  mouvante 
forteresse  carrée,  telle  qu'on  en  voit  dans  les  estampes  de  Callot 2. 

Cent  cinquante  hommes,  n'est-ce  pas  un  elïectif  à  peine 
supérieur  à  celui  d'une  compagnie  ?  Sans  doute,  mais  le  colonel 
était  alors,  plutôt  que  commandant  de  régiment,  commandant 
de  la  compagnie  colonelle,  c'est-à-dire  tête  de  colonne,  ouvrant 
la  marche  dans  les  défilés,  après  la  «  monstre  »  ou  revue,  et  tou- 
jours la  plus  nombreuse  comme  la  plus  choisie. 

Quant  à  Chalander,  déformation  orthographique  ou,  si  l'on 
veut,  orthographe  phonétique  3,  sous  laquelle  il  n'est  pas  diffi- 
cile de  reconnaître  Schelandre,  dont  un  autre  budget  transcrira 
d'ailleurs  correctement  le  nom,  il  ne  mène  que  113  hommes! 
C'est  encore  pour  l'époque  une  forte  compagnie. 

On  aura  remarqué,  derrière  l'accolade,  les  mots  :  Spiessen 
ende  roers,  qui  signifient,  littéralement,  piques  et  armes  à  feu, 
celles-ci  comprenant  les  mousquets  se  tirant  sur  fourquine  et 
les  arquebuses  qui  s'épaulent  4.  Toutefois,  comme  on  n'avait 
pas  encore  su  adapter  l'arme  blanche  du  corps  à  corps  à  l'arme 

1.  Dictionaru  of  national  Biography,  editecl  by  Sidney  Lee,  t.  LVIII,  p.  233  ; 
Sir  Cléments  R.  Markham,  The  fighting  Yeres,  1888,  1  vol.  in-8°,  et  The  commentaries 
of  Sir  Francis  Vere,  published  by  W.  Dillingham,  Cambridge,  1657,  1  vol.  in-8°, 
pli.  L'édition  de  Tgr  el  Sidon  (1608)  imprime  *  VVer  ».  Veer  est  une  orthographe 
fréquente   dans    les  documents  hollandais  ;  la  forme  la  plus  correcte  est  ♦  Vere  ». 

2.  Et  dans  la  gravure  de  la  bataille  de  Nieuport  reproduite  ici  pi.  IV. 

3.  Le  ♦  Ch  »  n'a  rien  qui  doive  étonner:  il  correspond  à  la  prononciation.  Louise 
de  Coligny,  dans  son  testament,  parle  d'une  Ml,e  de  Chelandre  [Correspondance  de 
Louise  de  Coligny,  p.  p.  Marchegay,  p.  334).  La  graphie  er  pour  re  représente  une 
prononciation  hollandaise  qui  a  toujours  altéré  ainsi  le  suffixe  *  re  »  dans  les  mots 
d'emprunt.  Cf.  Salverda  de  Grave,  L'influence  de  la  langue  française  en  Hollande 
d'après  les  mois  empruntés.  Paris,  Ed.  Champion,  1913,  1  vol.  in-16. 

4.  M.  Mariéjol,  au  t.  VI  (2  partie)  de  Y  Histoire  de  France  de  Lavissc.  p.  3'2ô, 
intervertit  ces  définitions  qui  s'appuient  sur  les  gravures  et  explications  du  Maniement 
d'armes,  d'arquebuses,  mousqwtz  >t  idi/iics,  etc.,  de  Jaques  de  Ghevn.  La  Haye, 
1608,  in  fol.,  voir  plus  loin,   Pli.    IX  a  b  et  X  a  b. 


PREMIERS    FAITS    D'ARMES    DE    ROBERT   DE    SCHELANDRE       37 

à  feu  du  combat  à  distance,  il  fallait  que  les  piquiers  protégeassent 
les  tireurs  contre  une  trop  grande  approche  de  l'ennemi  et  alors, 
leurs  piques  de  dix-huit  pieds  l,  soudain  abaissées,  hérissaient 
le  carré. 

Ce  chiffre  de  113  soldats,  si  on  l'interprète  à  la  lumière  de  la 
Résolution  du  29  septembre  1599,  ramenant  les  compagnies 
du  régiment  de  la  Noue,  de  150  à  113  hommes,  semble  att< 
que  le  budget  a  été  établi  dans  le  dernier  quart  de  1599  2  et  ce 
n'est  donc  que  dans  cette  partie  de  l'année  que  la  présence  de 
Robert  de  Schelandre  se  trouverait  certifiée.  Si  nous  avions 
conservé  pour  les  années  1598  et  1599  le  Journaal  du  fiscal  3 
ou  docteur  Duyck,  lequel  suivait  les  armées  en  notant  au  jour  le 
jour  leurs  faits  et  gestes,  nous  pourrions  peut-être  établir  ce  que 
fit  Schelandre  en  1599  ;  mais  le  quatrième  livre  d'Antoine 
Duyck  étant  perdu,  il  faut  se  borner  à  feuilleter  son  œuvre 
au  livre  cinquième  «  contenant  tout  ce  qui  s'est  passé  dans 
les  sièges  de  Crèvecœur  et  de  Saint-André  et  dans  la  terrible 
bataille  de  Flandre,  près  de  Xieuporl...  depuis  Le  1er  janvier 
1600  jusqu'au  dernier  de  décembre  suivant  inclus,  n'indiquant 
guère  que  les  conséquences  toutes  nues  et  les  événements  les 
plus  remarquables.  4  » 

Nous  ne  savons  pas  si  Robert  de  Schelandre  5  était  avec  la 
Noue,  lorsque  le  régiment  participa,  sous  Maurice,  à  la  prise  du 
fort  de  Crèvecœur  sur  la  Meuse  (25  mars  1600)  et  du  fort  de 
Saint-André  (8  mai)  sur  le  Waal 6.  C'est  d'autant  plus  probable 


1.  Chiffre  donné  par  van  Metcren,  fol.  451. 

2.  Cependant  le  budget  était  généralement  établi  pour  l'année  suivante.  Il  est 
vrai  que  ce  budget-ci  est  exceptionnel,  ayant  été  préparé  pour  cinq  ans,  en  vue  d'une 
grande  et  longue  offensive. 

3.  Cf.  Mariéjol,  dans  Lavisse,  Histoire  de  France,  t.  VI,  2e  partie,  p.  337.  «  Il 
(Manty)  propose  d'établir  en  chaque  escadre,  comme  chez  les  Hollandais,  un  fiscal 
ou  docteur  qui  tienne  le  journal  du  bord,  transmette  les  ordres  de  l'amiral,  etc.  » 

4.  Journaal  van  Anthonis  Duyck,  éd.  Mulder,  t.  II,  p,  195  :  i  Vijfde  bouck,  daerinne 
vervat  is  aile  tgene in  de  belegeringen  van  Crevecuer  énde  SI  Andries,  ende  in  den 
swaeren  veltslach  in  Vlaènderen  bij  Nieuwpoort  voorgevallen  is,mitsgadersin  andere 
aenslaegen...  tsedert  den  cersten  Januarij  1600  tottën  letsten  Décernons  daeraenvol- 
gende  incluys,  houdende  meestal  niet  dan  de  naeckte  eflecten  mette  notabelste 
geschiedenissen  ». 

5.  Quant  à  Jean,  qui  n'est  pas  capitaine,  il  ne  faut  pas  s'attendre  à  trouver  son 
nom  dans  les  budgets  de  la  guerre  ;  tout  au  plus  serait-il  dans  une  monsteiTOlle  » 
où  i  état  des  monstres  ».  La  plupart  sont  perdus.  Il  en  est  cependant  un  de  cette 
date  où  apparaît  sous  les  ordres  de  Jan  Gentil,  sieur  du  Fort,  un  certain  Pont  <.h.d- 
landière,  mais  je  ne  crois  pas  pouvoir  l'identifier  avec  notre  poète.  •  Roue 
geleverd  bv  Jan  Gentil,  lieutenant  van   den   In  ère  van    Corbeke,    18   jan.    1 

(i  Lias  lopende  Staten  Generaal,  n°  1709    ».  La  liste,  qui  n'est  constituée  presque 
que  de  noms  français,  est  d'ailleurs  intéressante. 

6.  Cf.  Bor  (Pieter),  Veroolch  van  de  Nederlantsche  Oorloghen,  livre  37.  fol.  0  v«  et 
14  r°  ;  Duyck,  II,  p.  552,  558,  586. 


38  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

que  le  Halardt  du  tableau  précédent  s'y  trouve,  ainsi  que  ce 
du  Hamelet l  qui  devait  périr  au  siège  de  Grave,  en  1602,  et  ce 
Marescot  dont  Schelandre  va  reprendre  la  compagnie,  deux  mois 
plus  tard. 

Dès  le  9  juin  16002,  Son  Excellence,  c'est-à-dire  le  Stathouder, 
fait  rassembler  les  vaisseaux,  dans  le  dessein  de  se  transporter 
en  Flandre  avec  toute  son  armée,  forte  de  125  enseignes  de  fan- 
tassins, 25  cornettes  de  cavaliers,  100  chariots,  250  chevaux  de 
trait,  16  canons  lourds,  14  mortiers  et  7  pièces  de  campagne  3. 

Le  14,  on  commence  à  embarquer.  Le  17,  le  Prince  quitte  La 
Haye  en  compagnie  de  Chastillon,  Vere,  Solms  et  d'autres  encore 
afin  de  prendre  le  bateau  à  Delfshaven  pour  Dordrecht.  Le  18, 
les  Etats  Généraux  eux-mêmes  se  décident  à  se  rendre  en  Flandre, 
se  transformant  ainsi  en  commissaires  de  la  République  pour 
surveiller  la  campagne  et  veiller  à  ce  qu'elle  prît  bien  pour  objectif 
Dunkerque.  Il  s'agissait  en  effet  de  détruire  ce  nid  de  corsaires 
et  d'assurer  à  la  Hollande  la  possession  de  toute  la  côte  belge 
et,  par  conséquent,  la  maîtrise  de  la  mer  du  Nord. 

Cette  méfiance  à  l'égard  du  jeune  chef,  c'est  le  Pensionnaire 
de  Hollande,  le  célèbre  Oldenbarneveldt,  qui  l'inspire  et  Maurice 
ne  l'oubliera  jamais. 

Le  22  juin  1600,  le  prince  débarque  ses  troupes  au  fort  Phi- 
lippine, près  de  Terneuzen,  sur  la  rive  gauche  de  l'Escaut,  en 
Flandre  zélandaise.  Son  armée  est  divisée  en  trois  corps  * 
confiés,  le  premier,  au  comte  Ernest  de  Nassau,  que  nous 
retrouverons  dans  le  poème  de  Schelandre  ;  le  second,  au  général 
François  Vere,  qui  conduit  les  Anglais  et  les  Frisons  ;  le  troi- 
sième, au  comte  Georges  de  Solms  à  la  tête  des  régiments  de 
Gistelles,  de  Huchtenbroeck,  des  Suisses,  des  Wallons  et  des 
Français.  Ceux-ci,  sous  la  Noue,  comprennent,  outre  sa  compagnie 
colonelle  et  celle  de  Dommarville,  les  compagnies  Rocques, 
Du  Sau,  La  Simendière,  Marescot,  Hamelet,  Hallart,  Brusse, 
Cormières,  du  Fort,  Fourmentières,  Verneuil  et  Pont-Aubert3. 

1.  Journaal  de  Duyck,  II,  p.  610.  Il  signe  Du  Hamelet  sur  YEedboek,  p.  10,  après 
avoir  prêté  serment  le  10  avril  1599.  J'ai  retrouvé  sa  «  commission  »  dans  le  Com- 
missieboek  van  den  Raad  van  Staate,  10  mei  1591-6  déc.  1599:  Commissie  voor  Fran- 
çois des  Essors...  béer  van  Hamelet. 

2.  Ibid.,  II,  p.  629. 

3.  Duyck,  II,  p.  635  et  636. 

4.  Duyck,  t.  H,  p.  638-639. 

5.  Duyck,  t.  II,  p.  639.  Il, n'est  pas  sûr  que  la  Noue  ait  été  présent,  à  en  juger 
par  le  texte  de  Fleming,  Bcl'egeringhe  der  stadt  Oostende,  p.  32  :  à  part  cela,  sa  liste 
correspond  à  celle  de  Duyck.  Je  ne  tiens  pas  compte  des  altérations  orthographicrues, 


PREMIERS   FAITS   D'ARMES   DE   RORERT   DE   SCHELANDRE 

Les  noms  imprimes  en  petites  capitales,  sont  ceux  qui  figurent 
au  budget  de  1599  à  1604,  à  côté  de  celui  de  Schelandrc.  Où 
est-il,  lui,  à  ce  moment  et  où  est  du  Buysson  ?  On  ne  sait. 

Le  23  juin,  l'armée  s'ébranle,  la  cavalerie  indépendante 
du  comte  Guillaume-Louis,  formant  pointe  d'avant-garde, 
les  régiments  de  Solms  et  par  conséquent  les  Français  le  suivant. 
On  passe  par  Ecloo,  les  maisons  brûlent,  marquant  les  étapes  de 
l'invasion,  puis  on  traverse  Oudenburch,  au  sud  d'Ostende, 
laissant  Bruges  de  côté.  Maurice  ordonne  à  Solms  d'enlever 
l'ouvrage  Albert,  situé  dans  les  dunes,  à  l'ouest  d'Ostende, 
cette  ville  étant  toujours,  comme  on  sait,  aux  mains  des 
Etats.  Il  éprouve  quelque  peine  à  pousser  ses  approches  1  dans 
le  sable  sec  et  mouvant  où  il  choisit  ses  emplacements  de 
batterie,  l'un  sur  l'estran,  l'autre  sur  les  dunes.  Quelques 
Français  audacieux  livrent  des  escarmouches  jusque  devant 
les  retranchements  Isabelle,  qui  confinent  au  fort  Albert  : 
le  capitaine  Cormières  est  tué,  le  corps  traversé  de  part  en 
part;  effrayée  par  un  feu  d'artillerie,  d'ailleurs  peu  meurtrier, 
la  garnison  du  fort  Albert  se  rend  le  29  2. 

Lentement,  le  long  du  rivage,  Solms  s'achemine  vers  Xieu- 
port  fortement  occupé  par  les  Espagnols.  Il  vise  à  s'emparer 
de  la  digue  et  des  écluses.  Maurice  et  Guillaume-Louis  le  re- 
joignent à  la  hauteur  de  Lefïinghe,  ainsi  que  les  Anglais  et  le 
comte  Ernest,  tandis  qu'il  s'établit  lui-même  à  Westende,  face 
à  l'Ouest.  Nous  sommes  le  30  juin. 

Le  1er  juillet,  par  un  beau  temps,  le  Stathouder  avance 
encore  et,  trouvant  l'embouchure  de  l'Yser  presque  à  see, 
à  marée  basse,  il  la  franchit  avec  Vere  et  Solms,  le  comte 
Guillaume-Louis  et  le  comte  Henri- Frédéric,  sans  rencontrer 
de  résistance.  Par  un  vent  favorable,  des  bateaux  partis  d'Os- 
tende, ne  tardent  pas  à  amener  vivres  et  munitions  3. 

Stratégiquement,  la  position  est  dangereuse.  On  n'y  reconnaît 
pas  la  prudence  habituelle  de  Maurice,  car,  n'était  la  maîtrise 
de  la  mer,  il  serait  coupé  de  sa  base  et  pris  entre  trois  feux  : 


Bruce  pour  Brussc,  Mariscot  pour  Marescot,  etc.,  ni  des  traductions  'lu  l 

Sau  pour  du  San.  Au  reste  nous  n'avons  pu  toujours  contrôler  la  vraie  ; 
Rocques  est  Jacques  de  Rocques,  baron  de  Montesquieu,  dont  il  sera  souvint  ques- 
tion plus  loin.  Cf.  Het  Staatsche  Léger,  t.  II.  p.  1"'.'.  '-!<7.  165. 

1.  Boyau  ou  galerie  destiné  a  approcher  des  remparts  à  couvert. 

2.  Duyck,  t.  II,  p.  649-651. 

3.  Duyck,  t.  II,  p.  658. 


40  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

Furncs,  Dunkcrque,  Nieuport,  sans  compter  la  menace  de  l'ar- 
chiduc qui  s'avance  de  Bruges  avec  toute  une  armée  pour  dégager 
Nieuport,  reprenant  en  passant  Oudenburch  et  Leflinghe, 
comme  s'il  avait  voulu  suivre  le  Hollandais  à  la  trace l. 
Les  Etats,  qui  ne  se  sentent  pas  trop  en  sécurité  à  Ostende, 
s'affolent.  Maurice  même  est  surpris.  On  ne  croyait  plus  l'en- 
nemi si  agressif  ni  si  fort.  Le  comte  Ernest  est  envoyé  au  nord 
de  Lefïinghe,  avec  mission  de  garder  ouverte  la  route  de  la  côte. 

Le  2  juillet  1600,  dit  le  chroniqueur,  commence  à  poindre, 
par  un  beau  temps  et  un  vent  d'ouest  assez  fort,  le  jour  sanglant 
de  la  grande  bataille.  C'était  un  dimanche,  anniversaire  de  la 
Visitation  de  Notre-Dame  Marie,  très  honorée  par  les  «  papistes  »2. 

Au  point  du  jour,  le  comte  Ernest,  avec  deux  régiments, 
comprenant  dix-neuf  enseignes  de  fantassins,  quatre  cornettes 
de  cavalerie  et  deux  mortiers,  se  dirige  vers  Mariakerke,  mais 
l'archiduc  Albert,  partant  de  Leflinghe  et  profitant  de  ce  qu'on 
avait  omis  de  rendre  la  route  impraticable,  l'y  devance. 

Ernest  se  met  en  bataille  ;  la  panique  s'empare  de  ses  troupes, 
il  perd  beaucoup  de  monde.  Albert  a  raison  d'écrire  à  ceux  de 
Bruges,  qu'il  a  battu  l' avant-garde  de  Maurice,  mais  il  a  tort 
de  dire  qu'il  l'a  coupé  de  sa  base.  L'histoire  apprend  qu'il  ne 
faut  pas  trop  tôt  chanter  victoire.  Cependant,  à  Bruges,  on  sonna 
les  cloches. 

L'archiduc  dispose  de  8.000  fantassins  et  1.600  cavaliers.  Il 
reste  à  Maurice  96  enseignes  à  pied,  18  à  cheval,  soit  10.000  fan- 
tassins et  1.200  cavaliers. 

A  la  faveur  de  la  marée  basse,  il  les  transporte  dès  huit  heures 
sur  la  rive  droite  de  l'Yser  et  il  se  range  en  bataille,  adossé  au 
fleuve  et  sentant  qu'il  a  tout  à  perdre  ou  tout  à  gagner.  Il  fait 
savoir  à  Vere,  commandant  l'avant-garde  et  qui  propose  de  se 
retrancher,  qu'il  entend  ne  pas  s'abriter  ailleurs  que  derrière 
des  piques  et  des  mousquets,  qu'il  veut  livrer  bataille  et  qu'en 
ce  jour,  le  sang  coulera. 

Il  avait  fait  passer  aussi  sur  la  rive  droite  le  gros  3  composé 
des  régiments  français,  wallons  et  suisses,  conduits  par  le  comte 
Georges  de   Solms  et  flanqués  des  cavaliers  du   jeune  Henri- 


1.  Duyck,  t.  II,  p.  GG1. 

2.  Duyck,  t.  II,  p.  661  à  680.  On  pourra  suivre  sou  récit  également  sur  le  plan 
que  nous  reproduisons  ici,  pi.  IV.  Cf.  plus  loin,  page  suivante,  note   1. 

3.  Qu'on  appelait  alors  «  la  bataille  ». 


PREMIERS    EAITS    D  ARMES    DE    ROBERT   DE    SCHELANDRE       41 

Frédéric,  les  fantassins  répartis  en  quatre  bataillons,  les  cava- 
liers, en  quatre  escadrons. 

Le  comte  Ernest  reste  sur  la  rive  gauche  pour  observer  la 
garnison  espagnole  de  Nieuport.  Les  seigneurs  de  Chastillon, 
Grey,  Holstein,  ne  quittent  pas  Maurice.  Tandis  que  ce  dernier 
envoie  ses  cavaliers  en  reconnaissance,  il  éloigne  ses  vaisseaux, 
leur  faisant  regagner  Ostende  pour  ôter  aux  troupes  tout  espoir 
de  retraite.  Les  six  mortiers  sont  en  batterie  sur  Pestran.  L'en- 
nemi tarde  à  paraître  :  Maurice  en  profite  pour  exhorter  ses 
soldats  à  se  conduire  vaillamment. 

Voyant  les  vaisseaux  cingler  vers  Ostende  et  croyant  qu'ils 
transportent  le  Stathouder  lui-même  et  son  état-major,  l'ar- 
chiduc Albert  se  décide  à  attaquer  et  marche  vers  Nieuport 
le  long  de  la  côte,  appréhendant  d'être  inquiété  sur  ses  derrières 
par  la  garnison  d'Ostende  qui,  au  reste,  ne  bougea  pas.  C'est 
à  midi  que  les  estradiots  espagnols  prennent  le  contact. 
Dix  ou  douze  coups  de  canon  tirés  à  bref  intervalle  les  ac- 
cueillent et  les  dispersent  dans  les  dunes. 

La  marée  montant,  l'une  et  l'autre  armée  ne  tardent  pas  à  s'y 
réfugier.  Sentant  qu'il  va  être  at laqué,  le  stathouder  appelle 
le  comte  Ernest  et  lui  fait  prendre  position,  après  avoir  coupé 
les  ponts  sur  l'Yser,  pour  qu'ils  ne  livrent  point  passage  aux 
fuyards. 

Maurice  a  pour  lui  le  vent  et  bientôt  le  soleil  qui,  l'après-midi, 
aveuglera  l'adversaire,  puisque  celui-ci  fait  lace  à  l'ouest. 
L'armée  espagnole  gagnant  de  plus  en  plus,  l'artillerie  hollan- 
daise commence  à  donner  de  ses  cinq  mortiers  mis  en  batterie 
dans  les  dunes,  et  de  son  canon  unique,  resté  sur  le  rivage. 
Le  stathouder  déploie  sa  cavalerie  dans  les  «  polders  ».  L'avant- 
garde  à  pied  comprend  quarante-trois  enseignes,  tandis  que  le 
gros  n'en  a  que  vingt-quatre,  réparties  en  quatre  bataillons,  dont 
deux  de  Français  1. 

Vers  trois  heures  de  l'après-midi,  l'ennemi  avait  tellement 
approché  que  les  éléments  avancés  en  viennent  aux  prises  et 
qu'un  feu  assez  vif  d'arquebuse  éclate,  faisant  un  bruit  terrible. 

1.  Duyck,  t.  II,  ]i.  (171.  On  les  voit  indiquées  sur  la  gravure  très  rare  «lu  Cabinet 
des  Estampes  qu'on  trouvera  reproduite  ici.  pi.  IV.  On  en  lira  la  description  dai 
.Muller  (Fred),  De  Nederlandsche  Geschiedenis  in  Pleten,  beredeneerde  Beschnjvin 
van  nederlandsche   Historié   Platen,   Zinneprenten    en   historische    Kaarten,  ver 
zameld,  gerangschikt,  beschreven  door   -.  Amsterdam,  F.  Muller,  1863,  1  vol. 
La  collection  complète  ayant  été  acquise  par  le  cabinet  dis  estampes  «l  Amsterdam, 
il  suffit  d'indiquer  le  numéro  de  Muller  :  n°  U3ti  au  t.  I. 


42  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

si  bien  qu'on  entendait  un  roulement  confus  «  de  mousqueterie, 
de  cris,  de.  tambours  et  de  trompettes  ».  Voyant  son  infanterie 
engagée,  Maurice  fait  charger  la  cavalerie  du  comte  Guillaume- 
Louis,  du  comte  Henri  et  de  la  Sale  sur  les  escadrons  ennemis, 
qu'elle  met  en  fuite. 

Albert  soutient  son  avant-garde,  qui  a  le  dessous,  par  sa 
«  bataille  »,  c'est-à-dire  par  le  gros.  Les  Anglais  fléchissent 
un  peu  ;  le  général  Vere  est  pjlessé  et  va  se  faire  panser  \ 
mais  son  frère  Horatio  rétablit  la  situation  en  fonçant  sur  le 
parti  ennemi  le-  plus  important,  à  la  tête  de  six  ou  sept  cents 
hommes.  Il  fit  preuve  d'une  telle  opiniâtreté  que  l'Espagnol 
ne  parvint  pas  à  l'ébranler.  Cependant  Anglais  et  Frisons 
eussent  fini  par  céder,  si  Maurice  n'avait  amené  en  ligne,  à  son 
tour,  le  gros  de  ses  forces.  Les  nouveaux  Wallons  chargèrent 
bravement  mais,  avant  le  corps  à  corps,  voici  que  les  fantassins 
de  Vere  lâchent  pied.  Il  faut  faire  donner  les  Suisses  et  puis  les 
Français,  en  deux  troupes,  mais  ils  n'arrivent  ni  à  faire  reculer 
l'ennemi,  ni  à  arrêter  la  débandade  des  Anglais. 

L'armée  du  Prince  perd  dune  après  dune,  sans  que  les  charges 
partielles  de  sa  cavalerie,  prenant  l'Espagnol  en  flanc,  parviennent 
à  rétablir  la  situation.  Il  ne  reste  au  stathouder  qu'à  faire  avancer 
son  arrière-garde,  exhortant  ses  cavaliers  à  rester  en  bon  ordre, 
puisqu'aussi  bien  ils  n'ont  pas  d'autre  alternative  que  de  vaincre 
ou  d'être  tués  ou  noyés,  ce  qui  avait  été,  au  reste,  le  sort  d'une 
partie  du  train  des  équipages. 

La  panique  commence  à  se  mettre  dans  celte  cohue.  On  entend 
les  cris  effarés  des  femmes  et  des  enfants  qui  l'accompagnent  2 
et,  pour  comble  de  danger,  l'ennemi  ayant  aperçu  ce  désordre, 
engage  son  arrière-garde,  pour  tenter  de  forcer  la  fortune 
des  armes.  L'infanterie  hollandaise  est  en  recul  sur  toute  la 
ligne  et  Maurice  ne  réussit  même  pas  à  remettre  de  l'ordre  dans 
sa  cavalerie.  La  situation  paraît  désespérée  :  «  Il  semblait  que 
le  Seigneur  Dieu  voulût  laisser  périr  et  accabler  le  florissant 
Etat  de  Néerlande  ».  L'ennemi  avance  si  vite  que  l'artillerie 
tombe  entre  ses  mains.  Seul,  le  Prince  est  sans  crainte  :  il 
appelle,  il  supplie  chacun  de  maîtriser  ses  terreurs,  de  mourir 
plutôt  en  combattant. 

C'est  alors  qu'il  mande  ses  trois  dernières  enseignes  de  cava- 

1.  Duyck,  t.  il.  p.  672-673. 

2.  Duyck,  t.  IJ,  p.  071. 


PREMIERS   FAITS   d'aRMES   DE   ROBERT   DE    SCHELANDRE        13 

liers  qui,  s'élançant  avec  furie,  portent  le  désordre  dans  les  rangs 
ennemis.  Les  Anglais  de  Vere  se  ressaisis*  ent  ainsi  que  les  Frisons 
qui,  au  nombre  de  cent  cinquante  piquiers,  jettent  un  parti 
espagnol  à  bas  des  dunes  l.  Tout  à  coup  des  matelots  et  des 
canonniers  se  mettent  à  crier  :  «  Chargez  !  chargez  !  » 2  et  d'autn-s, 
sans  raison  d'ailleurs  :  «  Victoire  !  victoire  !...  »  et  toute  l'armée 
hollandaise  se  met  à  presser  l'adversaire,  qui  ne  tarde  pas  à 
céder.  Le  prince  le  harcelle  sur  ses  flancs  avec  un  groupe  de 
cuirassiers  qu'il  a  ralliés.  Le  recul  des  Espagnols  se  change 
bientôt  en  une  fuite  éperdue. 

Maurice  reste  maître  du  champ  de  bataille,  il  couchera  le 
soir  à  Westende. 

Commencée  à  trois  heures  et  demie  de  l'après-midi,  la  lutte. 
a  duré  jusqu'à  sept  heures  du  soir. 

Cette  victoire  de  Maurice,  si  remarquable,  parce  que  c'était 
la  première  qu'il  remportait  en  rase  campagne  sur  «  cette  redou- 
table infanterie  de  l'armée  d'Espagne  »,  jusqu'alors  partout 
victorieuse,  lui  avait  coûté  cher  :  mille  morts,  donc  le  dixième 
de  son  effectif,  et  sept  cents  hommes  grièvement  blessés.  Les 
Anglais  avaient  perdu  cinq  capitaines,  les  Français,  deux  :  La 
Simendière  et  Marescot 3. 

Il  est  vrai  que  l'ennemi  avait  laissé  sur  le  terrain  trois  mille 
morts  et  six  cents  prisonniers  et,  parmi  ces  derniers,  ■  l'Ai  mi- 
rante d'Aragon  »  Francisco  de  Mendoza4,  don  Luys  del  Villar 
et  le  sénéchal  de  Montélimar,  comte  de  la  Fère,  qui  mourut  à 
Ostende  des  suites  de  ses  blessures. 

De  plus,  il  abandonnait  tous  ses  bagages,  ses  drapeaux,  quatre 
mortiers,  deux  canons  de  campagne  ou  couleuvrines  et  des  muni- 
tions. 

Malheureusement,  Maurice  ne  sut  pas  ou  ne  voulut  pas 
exploiter  son  succès.  Il  se  contenta  d'avoir  rouvert  la  route 
d'Ostende  et  y  délibéra  avec  les  Etats  sur  les  trois  objectifs  qui 
s'offraient  à  lui  :  L'Ecluse,  Nieuport,  Dunkerque,  «l'on  partaient 
les  galères  et  les  brigantins  pour  inquiéter  et  surprendn 


1.  Duyck,  t.  II,  p.  675. 

2.  «  Val  aen,  val  aen  >,  ibidem. 

3.  Duyck,  t.  II,  p.  677.  ,• ,  i    •       t 

4.  C'est  à  cet  amiral  que  Maurice  dit  à  table,  en  français  :  ♦  Monsieur  1  Admirante 
a  esté  plus  heureux  que  pas  un  de  son  Année,  car  il  a  fort  désiré,  plus  de  quatre  an- 
nées continuellement,  de  voir  l'Hollande;  maintenant  il  y  enti  oup  tenr.  » 
Le  propos  a  été  entendu  et  noté  par  Fleming,  Belegeringhe...,  etc.,  p.  i  ■• 


44  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

rouliers  des  mers  qu'étaient  déjà  les  marins  de  Hollande  et  de 
Zélande. 

En  attendant  une  résolution  définitive,  le  Prince  procède  au 
remaniement  de  ses  troupes,  fusionnant  probablement  des 
compagnies,  quand  leurs  pertes  avaient  été  trop  lourdes  et  surtout 
quand  elles  avaient  été  privées  de  leur  chef,  donnant  notamment 
celle  de  Cormières,  tué  au  fort  Albert,  à  du  Puy  \  celle  de  la 
Simandière,  tué,  à  Pomarède  et  celle  de  Marescot,  également 
tué,  à  Schelandre  2  que  nous  retrouvons  donc  ainsi  cité  en  fin 
de  bataille  et  qui  a  été  l'occasion  de  ce  récit. 

L'événement  eut  en  Europe  et  surtout  en  France  un  reten- 
tissement considérable.  Elisabeth  en  rend  grâces  à  Dieu.  Henri  IV 
reçoit  d'Aerssen,  ambassadeur  des  Etats,  à  onze  heures  de  la 
nuit  et  «  manifeste  une  telle  joie  que  beaucoup  se  scandalisèrent 
de  lui  voir  trop  ouvertement  montrer  son  affection  et  sa  sym- 
pathie pour  le  succès  de  Leurs  Hautes  Puissances.  Il  s'arrête 
même  de  jouer  et  ordonne  à  Monsieur  le  Grand  de  lire  à  haute 
voix  les  dépèches  3.  » 

1.  J'ai  retrouvé  la  Commission  de  Guillaume  du  Puy,  datée  du  15  décembre  1598 
{Commissieboek  van  den  Raad  van  State,  10  mei  1591-decemb.  1599,  fol.  88).  De 
graves  lacunes  de  ces  registres  nous  ont  empêché  de  mettre  la  main  sur  le  brevet 
de  Schelandre.  Ce  du  Puys,  dont  nous  reparlerons  encore,  fut  arrêté  à  la  Haye  le 
26  octobre  1600  (cf.  Duyck,  t.  II,  p.  571)  pour  avoir,  dans  une  «  monstering  »,  abusé 
des  <•  passe- volants  »,  hommes  de  paille  destinés  à  grossir  frauduleusement  les  effec- 
tifs des  compagnies  pour  les  jours  de  revue.  Il  ne  tarda  pas  à  être  relâché. 

2.  Dont  le  nom  apparaît  cette  fois  estropié  par  Duyck  en  Chilandre,  ce  qui  n'a 
rien  d'étonnant  si  l'on  songe  qu'un  descendant  du  poète  a  relevé,  dans  les  docu- 
ments français  du  temps,  les  formes  :  Scheland,  Chelandre,  Schlandres,  Thin  von 
Schelnder,  ce  qui  est  la  propre  signature  du  père  du  poète,  le  gouverneur  de  Jametz 
(cf.  Y  Intermédiaire  des  Chercheurs  et  des  Curieux,  25  juillet  1876,  col.  422.  et  25  sep- 
tembre 1877,  col.  566).  Voici  le  texte  de  Duyck  (t.  II,  p.  684),  à  la  date  du  5  juil- 
let 1600  :  «  De  compagnie  van  la  Simandière  gaf  hij  aen  Pommarède,  die  van  Cor- 
mières aen  du  Puys  ende  die  van  Mariscot  aen  CHILANDRE.  » 

3.  Lettre  d'Aerssen  aux  Etats  Généraux,  19  juillet  1600,  citée  par  van  der  Kemp 
(C.  M.i.  Maurits  van  Xassau,  t.  IL  (Rotterdam,  van  der  Meer  et  Verbruggen, 
1843,  in-8°,  p.  264-265). 


Planche  IV. 


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CHAPITRE  IV 


LE    POEME    DE   JEAN    DE    SCHELANDRE    SUR    LA    BATAILLE 
DE    NIEUPORT. 


C'est  au  même  moment  où  la  présence  d'un  Schclandre, 
que  nous  devons  supposer  être  Robert,  est  attestée  à  Ostende 
par  le  Journaal  de  Duyck,  qu'un  poème  de  son  frère  Jean  nous 
montre  qu'il  y  arrive  aussi.  Il  y  écrit  en  effet  à  propos  de  ce 
fait  d'armes  : 

Le  bruit  d'un  tel  exploit  dans  mon  âme  fit  naistre 
Un  esguillon  de  Mars,  un  désir  de  cognoistre 
Le  guerrier  qui  deffend,  nompareil  en  vertus, 
De  l'acier  de  César,  les  raisons  de  Brutus  l. 

Le  poète  va  nous  habituer  à  une  telle  exactitude,  qu'il  est 
permis  de  demander  au  lecteur,  sous  bénéfice  d'inventaire, 
d'accepter  qu'il  s'agit  là  d'un  détail  biographique  exact  et  que 
Jean  rejoint  son  aîné  au  lendemain  de  la  bataille  de  Xieuport, 
à  laquelle,  six  ans  après2,  selon  ses  indications  toujours,  il  con- 
sacre un  poème  de  large  facture  intitulé  :  Le  Procez  d'Espagne 
contre  Hollande.  Plaidé  dès  Van  1600  après  la  bataille  de  Xieu- 
port. Dédié  à  très-sage  et  très-valeureux  capitaine  Maurice  de 
Nassau,  Duc  de  Grave,  etc. 

Cette  pièce  de  vers,  toute  en  alexandrins  3,  appartient  à  la 
famille  des  songes  et  visions,  qui  ont  fait  tant  de  tort  à  notre 
littérature  didactique  et  dramatique,  au  moyen-âge  comme  au 

1.  Admirable  vers  à  souligner  en  passant  et  qui  sert  d'épigraphe  à  ce  livre   1. 

2.  Sur  cette  date,  voir  plus  loin. 

3.  Pour  la  Sluarlide,  publiée  en  1611,  l'auteur  rejettera  l'alexandrin  (cf.  Argu- 
ment de  la  Stuartide,  p.  3.'5)  :  «  Quant  à  la  qualité  des  vers  l'autheur  a  suivy  (plus 
par  devoir  que  par  inclination)  l'exemple  et  l'opinion  de  nostre  Apollon  * 

qui  juge  les  Alexandrins  mal  convenables  à  un  subjeCt  Héroïque,  comme  à  la  ver 
la  plus  courte  césure  de  ceux-cv  leur  donne  je  ne  sçay  quelle  retenu  • 
plus  graves,  plus  relevés  et  moins  licenUeux,  laissant  tant  plus  de  loisir  ;<ux  pru 
fondes  conceptions  de  se  faire  bien  peser  avant  que  d'estre  exprime 


46  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

xvie  siècle,  mais  elle  se  rachète  par  une  réelle  éloquence  et  une 
grande  chaleur  de  sincérité.  Le  poète  est  endormi,  Morphée 
lui  apparaît  et  l'enlève  aux  cieux,  vers 

le  père  tonnant 
Assis  en  majesté  sur  un  throsne  eminent 

et,  devant  le  Souverain  juge,  il  voit  amener  «  deux  nymphes 
d'icy-bas  »,  l'Espagne  et  la  Hollande  : 

L'Espagne  basannée, 
Orgueilleuse  en  son  dueil,  dolente  en  son  orgueil, 
Portoit  la  rage  au  frond  et  les  larmes  à  l'œil. 
Sa  démarche  estoit  grave  et  sa  robbe  tissiie 
De  metail  de  Peru  rayonnoit  à  la  veùe 


Son  sein  estoit  blanchi  de  perles  arrengées, 
Et  de  chaînons  d'or  fin,  ses  espaules  chargées  ; 

Dans  un  «  torrent  de  larmes  »,  elle  dresse  sa  plainte  contre  la 
«  rébellion  d'Hollande  sa  sujette  »  et  invoque  le  droit  divin 
des  rois.  Celle-ci  a  «  un  Alexandre  esleii  »,  Maurice.  Au  Tout- 
Puissant,  de  foudroyer  le  révolté. 

A  tant  se  teùt  Espagne  et  sur  pied  se  dressa, 
Puis  d'un  humble  maintien  Hollande  s'advança. 
L'or  de  ses  blonds  cheveux,  où  Cupidon  se  joue, 
D'un  humide  réseau,  sans  parade,  se  noue. 
Son  front,  illuminé  de  flambeaux  azurés, 
Les  lis  de  son  teint  frais,  de  rose  colorés, 
L'embonpoint  de  ses  bras  mi-couverts  de  la  manche, 
Son  voile  à  cent  replis  de  fine  toile  blanche, 
Tiroient  au  fond  des  cœurs  plus  de  rayons  ardants, 
Que  l'Espagnole  pompe  aux  yeux  des  regardants. 

Il  y  a  peut-être  un  souvenir  d'amour  ou  d'amourette  dans 
cette  description  si  précise.  Nous  n'avons  plus  affaire  à  une 
abstraction.  Ce  n'est  pas  la  Hollande,  c'est  une  Hollandaise  qui 
est  ici  décrite  avec  des  touches  de  peintre  et  telle  que  le  Français 
l'a  vue  :  cheveux  blonds,  yeux  bleus  («  les  flambeaux  azurés  »), 
les  joues  vivement  enluminées  de  rose,  l'avant-bras  découvert, 
en  son  costume  national,  que  l'allusion  à  la  coiffe  de  fine  toile 
de  Hollande  achève  d'évoquer,  comme  en  un  tableau  de  Ver- 
meer.  Deux  traits  de  ce  costume,  le  bras  découvert  et  les  cent 


LE  POÈME  DE  JEAN  DE  SCHELANDRE  47 

replis  de  cette  coiffe  indiquent  un  modèle  pris  en  Zélande  K 
La  simplicité  de  l'habit  se  retrouve  dans  le  langage.  Si 
l'Espagne  a  parlé  devant  le  souverain  juge  du  droit  divin  des 
rois  sur  leurs  sujets,  la  Hollande  se  dresse  en  défenseur  des 
opprimés  et  ses  alexandrins  vibrants  plaident  la  cause  des 
«  Monarcomaques  »,  des  peuples  faiseurs  de  rois  et  défendent 
la  théorie  des  Vindiciœ  contra  tyrannos  de  Languet2,  qui  n'étaient 
autre  chose  que  l'apologie  de  Guillaume  d'Orange  en  révolte 
contre  son  suzerain,  pour  des  causes  politiques  aussi  bien  que 
religieuses. 

Les  Roys  sont  vos  nepveux,  s'ils  gouvernent  en  paix, 
S'ils  briguent,  en  douceur,  l'amour  de  leurs  subjets 

Mais  si,  bridants  les  cœurs  et  les  langues  craintives, 
Des  peuples  asservis,  ils  transforment  les  noms 
De  Princes  en  Tyrans,  de  Csesars  en  Xerons, 
Si,  pour  souverain  chef,  ils  ne  vous  recognoissent, 
Si,  brutaux,  de  rapine  et  de  meurtre  ils  se  paissent, 
Il  faudra  prendre  en  gré  la  rage  qui  les  poind  ? 
Nous  sentirons  les  coups  et  n'en  soufflerons  point  ? 

Ne  voilà-t-il  pas  des  accents  dignes  des  Tragiques  d'un  Agrippa 
d'Aubigné,  qui  pourtant  ne  paraîtront  que  dix  ans  plus  tard, 
en  1616  ?  3  Suit  un  véritable  réquisitoire  contre  la  barbarie 
espagnole,  qui  a  crucifié  les  deux  mondes  : 

Soit  où  d'éternel  chaud  les  nègres  sont  pressés, 
Soit  où  les  flots  baveux  en  marbre  sont  glacés, 


1.  En  1601,  nous  verrons  la  compagnie  Schelandre  en  garnison  à  Berg-op-Zoom, 
à  la  limite  du  Brabant  septentrional,  mais  en  face  de  la  Zélande.  Tous  les  dessins  se 
rapportant  à  la  Hollande  du  Nord  et  que  j'ai  vus  au  Cabinet  des  Estampes  d'Ams- 
terdan,  montrent  que  les  paysannes  de  ces  contrées  ont  des  manches  longues,  de 
même  que  les  bourgeoises  et  grandes  dames  du  temps.  Ce  détail  du  bras  découvert 
localise  donc  exactement  le  poème.  Pour  les  plis  de  la  coilîe  de  Goes  en  Zélande 
par  exemple,  voir  A.  Diircrs  Xiederlaendiscke  Reisc  (Berlin,  1918,  2  in-fol.)  par  un 
artiste  bien  connu,  Jan  Veth  et  l'éminent  archiviste  d'Utrecht,  M.  S.  Muller  I-'z. 

2.  Cf.  de  Jong,  Eenige  Opmerkingen  over  de  Rechtsleer  der  Monarchumachcn 
(Thèse  de  lettres  de  la  «  Vrije  Universiteit  »,  ou  Université  libre  d'Amsterdam)  1914, 
Rotterdam,  P.  de  Vries,  1  vol.  in-8°,  et  Itjeshof  Jz.,  De  Werkzaamheid  ocun  Du 
Plessis-Mornaij  in  diensl  van  Hendrik  van  Navarre  in  de  jaren  1576  lot  1581,  Thèse 
de  lettres  de  l'Université  de  Leyde,  1917,  Kampen,  Kok,  1917,  1  vol.  in-8°.  M.  Itjeshof 
a  tort  d'attribuer  les  Vindiciœ  à  Du  Plessis-Mornay  malgré  la  démonstration  de 
M.  Joseph  Barrère  en  faveur  de  Languet.  Cf.  Observations  sur  quelques  ouvrages 
jmlitiqucs  anoru/mes  du  XVIe  siècle,  dans  la  Revue  d'Histoire  littéraire  de  la  France, 
21e  année,  n°  2,  avril-juin  1914,  p.  377-3S2. 

3.  Manuel  bibliographique  de  G.  Lanson,  n°  1813.  Voir  les  beaux  livres  de 
S.  Bocheblave,  Agrippa  d'Aubigné,  Paris.  Hachette,  19  >3,  1  vol.  in-16,  (Les  Grands 
Ecrivains)  et  La  vie  d'un  héros  :  Agrippa  d'Aubigné,  Paris,  Hachette,  1900,  1  vol, 
in-16. 


48  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

Vous  ne  voyez  climat  où  chacun  ne  déteste 
De  leur  ambition  la  dommageable  peste. 
L'Espagnol  est  un  feu,  qui  tant  plus  se  fait  grand 
Du  mal  de  ses  voisins  et  tant  plus  entreprend. 
C'est  un  chien  en  sa  fov.  c'est  un  Paon  en  sa  gloire, 
Un  regnard  en  sa  guerre,  un  tigre  en  sa  victoire. 

Puis  vient  un  résumé,  évidemment  tendancieux,  de  l'histoire 
d'Espagne,  qui  atteste  chez  l'auteur  une  grande  connaissance 
des  faits,  et,  par  conséquent,  une  certaine  instruction  \  mais  qui 
est  un  peu  déparée  au  début  par  un  mauvais  jeu  de  mots  sur 
Christophe  Colomb  : 

N'appelions  à  tesmoin  le  monde  jà  désert, 
Par  un  vol  de  Coulombe  autrefois  descouvert, 
Où  Ferrand  2,  par  le  sang,  par  la  chaine  servile, 
Preschant  le  métail  jaune  3  au  lieu  de  l'Evangile, 
Fit  aux  peuples  dontés  plus  de  mortel  ennuy 
Que  les  Démons  d'enfer  qui  regnoient  avant  luy. 

Ensuite,  une  brève  allusion  à  l'accession  de  Charles-Quint 
à  l'Empire,  en  1519  : 

Je  tairay  leur  César,  qui  gaigna,  par  amorce, 
Les  Allemans  peu  fins,  les  gouverna  par  force. 

Enfin,  une  évocation  des  conquêtes  d'Italie,  des  intrigues 
de  Philippe  II  en  Angleterre  avec  Marie  Tudor  et  un  tableau 
de  la  France  ravagée  par  les  invasions  successives  : 

Mais  abaissez  les  yeux,  ô  Fondateur  du  Tout, 
Contemplez  à  loisir,  de  l'un  à  l'autre  bout, 
La  France  encore  en  pleur  pour  ses  villes  bruslées, 
Pour  ses  fleuves  sanglants,  ses  terres  désolées. 

C'est  l'Espagnol  encore  qui,  chez  elle,  a  provoqué  les  querelles 
intestines  : 

Une  civile  horreur  luy  déchirant  les  flancs, 
Youloit  ses  plus  beaux  lis  aussi  rouges  que  blancs. 


1.  Cf.  Asselineau.  Notice  sur  Jean  de  Schelandre,  2e  éd.,  p.  5.  Selon  la  Biographie 
de  Colletet,  l'histoire  et  les  mathématiques  remplissent  les  loisirs  du  soldat  aussi 
bi«n  que  la  poésie.  D'après  le  même  biographe,  Schelandre  avait  fait  des  études 
brillantes  à  l'Université  de  Paris  (Ibid.). 

2.  Ferdinand  d'Aragon. 

3.  L'or  du  Pérou. 


LE  POÈME  DE  JEAN  DE  SCHELANDRE  49 

Mais  Dieu  a  suscité 

Un  Henry  sans  pareil  qui  tiendra  désormais 
Toute  l'Espagne  en  peur,  toute  la  France  en  paix. 

Aussi  le  Seigneur  ne  peut-il  pas  moins  faire  que  de  lancer 
contre  la  fourbe  Espagne  ce  formidable  anathème  : 

Ha  !  qu'en  vain,  contre  moy,  ces  feintes  sont  dressées, 

A  qui  seul  appartient  de  sonder  les  pensées. 

Ou  ce  regard  farouche,  ou  ce  geste  me  dit 

Que  la  langue  me  prie  et  le  cœur  me  maudit. 

Oui],  j'ayme  le  bon  droit  :  Tant  que  ta  gloire  vaine. 

Haussera  ton  mespris  sur  la  nature  humaine, 

Je  me  rendray  partie,  et,  te  versant  à  bas, 

Te  briseray  du  tout,  si  tu  ne  fleschis  pas. 

J'ay  souffert  jusqu'icy  ta  barbare  malice 

Pour  en  donter  les  miens  qui  se  plongeoient  au  vice, 

Mais  garde-toy  du  feu... 

Le  soleil  jaunit  l'horizon,  un  rayon  vient  dessiller  les  yeux 
du  rêveur  qui  demeure  «  estonné,  comme  tombé  des  cieux  », 
et  c'est  la  fin  du  long  poème. 

Y  trouverait-on  quelques  détails  utilisables  pour  la  biographie 
de  son  auteur,  en  dehors  de  la  date  de  composition,  1606,  éta- 
blie par  la  phrase  :  «  Jà  Flore,  par  six  fois,  de  nouveau  s'est  pa- 
rée... »  ?  D'abord,  plusieurs  vers  montrent  une  connaissance 
nette,  non  pas  seulement  de  l'histoire  de  France  (allusions  aux 
guerres  de  religion,  à  la  Ligue,  à  l'assassinat  de  Henri  III,  à  la 
pacification  de  la  France  par  Henri  IV)  mais  aussi  de  l'histoire 
d'Espagne  (Ferdinand,  Charles-Quint,  conquête  du  Pérou), 
ainsi  que  des  circonstances  particulières  de  la  révolte  des  Pays- 
Bas.  Il  faut  notamment  souligner  le  passage  où  il  est  question 
du  duc  d'Albe  : 

Un  Duc  d'Albe  sans  foy,  qui  voudra,  résolu, 
Fonder  sur  le  massacre  un  pouvoir  absolu, 
Qui  semble  conjurer  par  bourreaux  et  par  guerres 
De  peupler  l'Achéron  aux  despens  de  nos  terres. 

et  du  tragique  massacre  d'Anvers  connu  sous  le  nom  de  Furie 
Espagnole  l  : 

1.  Placée  sous'le  duc  d'Albe  au  mépris  de  la  chronologie.  En  effet,  le  duc  d'Albe 
avait  déjà  quittéjes  Pays-Bas. 

4 


50  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

Nous  verrons  chasque  jour,  au  gré  de  leur  furie, 
Vn  carnage  d'Anvers  et  cent  autres  turies  ? 

Pourtant,  ce  qui  nous  intéresse,  ici  davantage,  c'est  une  par- 
faite connaissance  de  la  campagne  de  Maurice.  Elle  commence 
par  un  débarquement  en  Flandre  : 

Jà  Flore,  par  six  fois,  de  nouveau  s'est  parée 
Depuis  qu'un  bel  instinct  de  victoire  asseurée 
Vous  fit  entrer  en  Flandre,  et,  costoyant  ses  bords, 
Paver  ses  Ilots  de  naus  et  ses  sables  de  morts  ; 

«  costoyant  ses  bords  »  :  c'est  bien  la  marche  par  la  côte,  d'Os- 
tende  vers  Xieuport,  qui  ouvre  les  opérations. 

«  Paver  les  flots  de  naus  et  les  sables  de  morts  » 

Oui,  la  mer  était  couverte  de  navires  faisant  voile  vers  l'Yser 
et  escortant  les  troupes  en  marche  qui,  du  rivage,  les  suivaient 
des  yeux. 

«  Paver  les  flots  de  naus  et  les  sables   de   morts  » 

N'est-ce  pas  un  rappel  de  choses  vues  au  lendemain  de  la  mêlée, 
car  c'est  dans  le  sable  des  dunes  et  de  la  plage  que  se  livra  le 
sanglant  combat  et  que  gisaient,  glacés  et  rigides,  les  trois  mille 
morts  qu'abandonnait  l'ennemi.  Au  même  tableau  répond 
cette  plainte  de  l'Espagne  : 

Voyez  mes  bataillons  à  l'estran  terracés, 
Mes  plus  illustres  fds  à  monceaux  renversés. 

Si  nous  n'avons  pas  affaire  à  la  même  exactitude  que  dans  la 
pièce  que  nous  analyserons  plus  tard,  nous  sommes  loin  cepen- 
dant de  la  froide  abstraction  habituelle  aux  songes  poétiques. 
L'horreur  de  la  vision  du  champ  de  bataille  et  de  ses  monceaux 
de  cadavres  se  trahit  ici. 


CHAPITRE  V 


RETRAITE  DE  FLANDRE.   LES  CAMPAGNES  DE  1601  ET  DE  1602. 


Reprenons  le  fil  des  événements.  Le  stathouder  rend 
grâces  au  ciel  et  fait  entonner,  en  français,  le  psaume  116. 
Ainsi  de  Bèze  et  Marot,  sur  la  grave  polyphonie  vocale  d'un 
Bourgeois  ou  d'un  Goudimel,  célébraient  la  victoire  hollandaise. 
Au  reste,  le  fameux  «  Wilhelmus  »  n'était-il  pas  aussi  un  vieux 
chant  historique  français  ?  1 

Quoique  Albert  ait  rallié  sous  Bruges  ses  troupes  en  déroule, 
Maurice  fait,  dès  le  6  juillet,  reprendre  à  toute  son  armée  la 
direction  de  Nicuport 2.  L'essentiel  était  alors  de  s'emparer  des 
places;  c'était  la  tactique  hollandaise,  celle  qui  convenait  le 
mieux  au  tempérament  obstiné  de  ce  peuple,  et,  d'ailleurs, 
l'objectif  primitif  de  Dunkerque  n'était  point  abandonné. 

De  nouveau,  on  passe  l'Yser  et  le  grand  chef  va  camper  à 
l'ouest  du  chenal.  Les  soldats  creusent  des  fossés  et  cons- 
truisent des  abris  sous  une  pluie  persistante.  Le  mauvais  temps 
empêche  les  travaux  d'approche,  l'eau  envahit  les  tranchées  de 
l'Yser.  Néanmoins,  on  arrive  à  dresser,  à  force  de  gabions,  les 
emplacements  de  batterie  :  douze  pièces  au  Nord-Ouest  de  la 
ville,  quatre  à  l'Est.  On  perce  une  digue  pour  tenter  d'inonder 
toute  la  région  et  interdire  aux  assiégés  l'arrivée  de  renforts, 
mais  la  digue  principale,  qui  protégeait  tout  le  «  métier  »  de 
Fumes,  ne  put  être  atteinte;  chaque  jour,  par  la  venue  des 
troupes  fraîches  et  par  l'artillerie  qu'il  reçoit,  on  voit  croître 
kfrésistance  de  l'assiégé. 

L'ingénieur  David  d'Orléans  est  blessé  au  pied  ;  ses  direc- 


1.  Voyez  la  démoostralionTdu  musicologue  .1.  W.  Enschedé,  Les  Origines  du 
Wilhelmus  van  Nassauive,  dans  !<■  Bulletin  de  la  Commission  de  l'Hit  i  jlises 
wallonnes,  '!■  série,  l.  II,  p.  341-386.  r« 

2,  l'our  ce  qui  suit,  voir  Duyck,  t.  H,  p.  G84-694. 


52  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

tives  vont  manquer  aux  travaux  du  génie.  Une  éclipse  de 
soleil,  à  midi,  le  10  juillet,  semble  encore  un  mauvais  présage  \ 
dans  le  port  les  vaisseaux  se  heurtent  sous  un  vent  violent 
soufflant  du  Nord-Ouest.  Toutes  ces  difficultés  croissantes  ne 
laissent  pas  de  provoquer  un  certain  flottement  et  les  ordres 
sont  suivis  de  contre-ordres.  On  retire  quatre  pièces,  cela 
enlève  confiance  aux  hommes,  qui  ne  se  sentent  plus  sou- 
tenus ;  le  généralissime  même  paraît  découragé,  d'autant  plus 
qu'une  pointe  poussée  vers  Dixmude  rencontre  une  forte  oppo- 
sition. Sans  cesse  enhardie,  la  garnison  fait  des  sorties.  Successi- 
vement, après  en  avoir  délibéré  avec  les  Etats,  Maurice  renvoie 
à  Ostende  ses  douze  pièces,  puis  quatre  enseignes  de  Français, 
deux  de  Wallons,  cinq  de  Frisons.  Le  15  juillet  enfin,  il  se  résoud 
tout  de  bon  à  abandonner  l'entreprise  ;  le  17,  les  dernières  troupes 
s'embarquent  sur  des  bateaux  qui  bientôt  les  ramènent  dans 
Ostende,  que  les  Etats  Généraux,  fort  dépités,  ont  déjà   quitté. 

Le  1er  août  1600,  le  Stathouder  envoie  ses  soldats  en  Zélande, 
ne  laissant  de  Français  et  de  Wallons  que  les  compagnies  Du  Sau, 
Pomarède,  du  Buysson,  François  Marischal,  Fr.  Marlye,  Gilson, 
sous  le  commandement  de  Du  Sau.  La  compagnie  de  Schelandre 
est  probablement  avec  le  prince  et,  comme  le  reste  du  convoi, 
échappe  à  la  menace  des  galères  de  l'Ecluse,  que  le  mauvais 
temps  empêche  de  déboucher  du  Zwijn  1.  Arrivés  à  Middel- 
bourg,  les  Français  restent  en  garnison  en  Zélande,  ainsi  que 
les  Anglais.  Furent-ils  visités  là  par  le  marquis  de  Rohan,  qui, 
avec  son  frère,  arriva  à  La  Haye,  le  15  septembre,  venant  d'Ita- 
lie, «  après  avoir  passé  par  l'Allemagne  et  clans  le  dessein  de  se 
rendre  en  Angleterre  et  de  voir  ainsi  du  pays  »  ?  2  Nous  ne  savons, 
mais  inutile  de  s'attarder  à  des  hypothèses. 

Le  30  septembre  1600,  comme  les  députés,  fatigués  de  la 
guerre,  veulent  licencier  toutes  les  troupes  «  non  réparties  » 
(ongerepartieerde)  3,  le  Stathouder,  assisté  du  Conseil  d'Etat, 
sorte  de  directoire  exécutif,  fait  porter  au  compte  de  la  province, 
de  Hollande,  la  compagnie  colonelle  de  La  Noue  (150  hommes), 

1.  Baie  aujourd'hui  ensablée,  à  l'est  de  l'actuel  Zeebrugge,  et  ayant  servi  jadis 
de  rade  à  l'Ecluse. 

2.  Duyck,  t.  II.  p.  734-743.  On  leur  offrit,  à  la  Haye,  un  banquet,  le  3  octobre. 
Le  récit  de  ce  voyage  nous  a  été  conservé  à  la  suite  des  'Mémoires  du  duc  de  ]{nhan..., 
ensemble  le  Voyage  du  mesme  auteur,  (ail  en  Italie,  Allemagne.  Pais-Bas- V ni, 
Angleterre  et  Escosse,  fuit  en  l'an  1600.  A  Paris,  sur  l'imprimé  à  Leyden,  cher 
Louys  Elzevir,  1661,  2  vol.  in-12. 

3.  Sur  ce  tenue,  voir  plus  haut,  p.  35,  note  1. 


RETRAITE     DE     FLANDRE.     CAMPAGNES     DE     1001-1602         03 

et  les  compagnies  Fourmentières,  Schelandre  \  du  Buysson, 
Verneuil  et  Hallart,  chacune  de  113  têtes. 

Robert  de  Schelandre  passe  donc  du  service  de  la  Généralité 
des  Provinces-Unies,  où  nous  l'avons  vu  figurer,  dans  le  précè- 
dent document,  au  service  de  la  riche  province  de  Hollande 
qui,  grâce  aux  droits  d'entrée  de  ses  grands  ports  :  Rotterdam, 
Dordrecht,  Amsterdam,  Hoorn,  Enkhuijzen,  Zaandam,  Monni- 
kendam,  et  des  impôts  de  ses  cités  industrielles  :  Leyde,  Delft, 
Harlem,  supportait  à  elle  seule  le  plus  lourd  poids  de  la  guerre  2. 

Comme  l'écrivait  déjà  en  1593  à  Scaliger,  l'ambassadeur  de 
France,  Buzenval,  «  ces  pays  »  ont  «  ce  bonheur,  par-dessus  les 
aultres,  que  la  guerre  qui  les  aultres  fait  faner,  les  faict  flo- 
rir  » 3. 

La  province  maritime  de  Zélande  en  était,  en  second  lieu,  l'âme 
et  le  nerf.  A  elle  échoient  les  compagnies  Du  Sau,  Rocques, 
Brusse,  du  Puys,  Dommarville,  du  Fort,  du  Hamelet,  Denis  et 
Madison,  qui  nous  sont  devenues  familières  aussi.  Les  compa- 
gnies de  Pomarède,  Massau,  Hanicrot  ressortiront  à  Gro- 
ningue  et  à  son  Omland  ou  au  «  Pays  et  campagne  »  (Stad  en 
Lande)  comme  on  appelait  cette  province  septentrionale,  extrê- 
mement particulariste  et  qui,  avec  la  Frise,  s'était  donné  un 
Stathouder  séparé,  le  comte  Guillaume-Louis. 

L'année  1601,  à  laquelle  correspond  le  sixième  livre  du  Jour- 
naal  d'Antoine  Duyck,  n'a  guère  d'importance  au  point  de  vue 
des  opérations  militaires.  La  Noue  n'ayant  pas  répondu,  nous 
le  savons,  aux  rappels  successifs  qu'on  lui  avait  adressés  et 
ayant  écrit  en  dernier  lieu  qu'il  ne  reviendrait  que  si  on  lui 
accordait  1.200  livres  par  mois  de  trente  jours4,  les  Etats 
estimèrent  ces  prétentions  intolérables,  l'avisèrent  qu'ils  renon- 
çaient à  ses  services  et  le  relevaient  de  sa  charge  de  colonel 

1.  Encore  estropié  par  Duyck,  l.  II.  p.  7.">7.  en  Chilandre.  Les  autres  noms  sont 
orthographiés  correctement  ;  L'ordre  et  l'effectif  sont  exactement  ceux  du  budget 
de  1599  reproduit  plus  haut,  p.  35. 

2.  Sur  ces  répartitions,  les  relations  entre  Etats  «le  Hollande  et  Etats  Généraux, 
voir,  outre  la  grande  Geschiedenis  van  het  Nederlandsche  Volk  du  professeur  de  Leyde, 
1'.  .1.  Blok,  en  1  vol.  in- 1".  2*  éd.,  Leyde,  A.  W.  Sijtholï  (1912  a  1915),  l'article  de 
A.  Waddington  dans  l'Histoire  générale  de  Lavisse  ci  Rambaud,  t.  VI,  p.  469 
et  s.;  une  remarquable  synthèse  de  Lavisse  dans  l'Histoire  </<'  France,  t.  NIL 
2e  partie,  p.  211  sqq.  et  surtout  :  R.  Fruin,  Geschiedenis  der  StaatsinstellinQ 

\  ■>!,  rland  tôt  den  val  de r  Republiek uitgegeven  door  I)r  IL  T.  Colenbrander.  La  Haye, 
M.  Nijhoff,  1901,  1  vol.  in-8°. 

3.  Lettre  de  Buzenval  du  2  janvier  1593,  publiée  a  la  p.  212,  par  Mr.  1".  C.  Molhuy- 
sen  dans  ses  Bronnen  tut  de  Geschiedenis  der  Leidsche  Unioersiteit,  t.  I,  1574 

La  Hâve,  M.  Nijhoff,  1913,  in-l".  (Rijksgeschiedkundige  Publicalien,  a 

4.  Duyck,  t.  III,  p.  20. 


54  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE   DES    ÉTATS 

pour  la  confier  au  seigneur  de  Chastillon.  lequel  était  depuis  un 
certain  temps  déjà  dans  le  pays.  Ce  dernier  prêta  serment 
devant  les  Etats  Généraux  le  19  janvier. 

Au  début  de  juin,  de  grandes  fêtes  se  préparent  à  Arnhem 
pour  les  fiançailles  du  comte  Louis  de  Nassau  avec  la  veuve  du 
comte  de  Valkensteyn.  Les  banquets  succèdent  aux  banquets, 
celui  du  comte  de  Hohenlohe  à  celui  du  comte  de  Solms  et  à  ce 
dernier,  celui  de  l'illustre  fiancé.  Mais  toutes  ces  réjouissances 
ne  sont  que  feintes  destinées  à  tromper  l'Espagnol  et,  tandis 
que  le  6,  dans  la  grande  église  de  la  capitale  de  la  Gueldre,  le 
comte  Louis  mène  sa  fiancée  à  l'autel,  des  péniches  chargées  de 
canons  et  de  munitions  couvrent  les  eaux  jaunâtres  du  Rhin  et 
les  troupes  se  massent  au  «  tolhuys  »  ou  maison  de  péage,  que  la 
campagne  de  Louis  XIV  rendra  célèbre  en  1672. 

Là,  sont  les  Anglais  avec  20  enseignes,  là  aussi  les  Français 
avec  14  enseignes  :  Chastillon,  Dommarville,  Du  Sau,  Brusse, 
Rocques,  du  Fort,  Fourmentières,  Schelandre  1,  du  Puy 2, 
Pomarède,  Du  Buysson,  Fulgous,  du  Hamelet  et  Hallart 3. 

Les  ponts  jetés,  tout  ce  monde  traverse  l'abondante  Betuwe, 
les  Français  faisant  partie  de  l' arrière-garde.  Le  10  juin,  Mau- 
rice met  le  siège  devant  Rhinberc,  fortement  occupé  par  don 
Loys  Bernardo  d'Avila 4.  L'Espagnol  fit  trois  sorties  les  20, 
24  et  28  juin  et  à  chaque  fois  c'étaient  les  Français  qui  «  avaient 
la  garde  ».  A  la  première  de  ces  sorties,  Chastillon  fut  atleint  à  la 
cuisse.  Le  jeune  colonel  payait  de  sa  personne.  En  ce  même  jour 
périrent  le  lieutenant  du  capitaine  de  Pomarède  et  un  riche 
gentilhomme  français  nommé  La  Barre5.  Du  Buysson  fut  blessé 
avec  beaucoup  d'autres.  Rocques  le  fut  à  l'attaque  du  2 1  juin  1601 
et  tomba  aux  mains  de  l'ennemi  ainsi  qu'un  nommé  La  Caze, 
lieutenant  de  Schelandre  6,  dont  la  compagnie  fut  donc  cer- 
tainement engagée  ce  jour-là.   Dommarville,   lui,   était  tombé 

1.  Cf.  Duyck,  t.  III,  p.  GO.  Le  nom  de  Schelandre  apparaît  cette  fois  sous  la 
forme  Filandre,  qui  doit  être  une  erreur  de  lecture  de  .M.  .Mulder. 

2.  Sans  doute  remis  en  liberté,  voir  plus  haut,  p.  44  n.   1. 

3.  Altéré  en  llallert  :  les  autres  noms  sont  également  rectifiés  d'après  VJîcdboek 
(R.  v.  St.,  1928),  p.  1G  (cf.  pi.  11). 

4.  Cf.  van  Mcleren,  trad.  franc,  de  1G18,  fol.  497.  La  forme  originale  du  nom  est 
Rheinberg,  au  sud  de  Wesel,  dans  les  provinces  rhénanes. 

5.  Duyck,  t.  111,  ]>.  76. 

G.  Duyck,  t.  III,  p.  80.  Cette  fois  altéré  en  Slandre.  altération  voisine  de  celle 
que  l'on  trouve  dans  les  documents  lorrains  où  on  lit  parfois  Schlar.dres,  orthographe 
phonétique,  car  l'e  de  la  première  syllabe  n'est  pas  un  é.  Duyck  écrit  :  «  een  lieute- 
nant van  Slandre  genacmt  La  Case  ».  Nous  reverrons  plus  loin  ce  La  Caze  comme 
successeur  de  Robert  de  Schelandre,  a  ht  tête  de  la  Compagnie. 


RETRAITE    DE    FLANDRE.    CAMPAGNES    DE    1601-1602  55 

dans  une  tranchée,  où  il  s'était  cassé  la  jambe,  son  porte-fanion 
était  blessé  également. 

A  la  mine,  Maurice  fait  sauter  une  contre-escarpe,  où  se 
jettent  trois  cents  Français.  Le  30  juillet,  la  garnison  se  rend 
avec  les  honneurs.  C'est  à  ce  moment  qu'à  l'armée  de  Son 
Excellence  arrivent  encore  de  France  les  fds  du  seigneur  de 
Sancy  et  les  fils  du  gouverneur  de  Thou,  pour  voir  l'année  l. 

Comme  pendant  chaque  affaire  sanglante,  on  a  dû 
procéder  à  des  remaniements  et  à  des  nominations  ;  Fulgous 
ayant  été  tué  2  le  16  juillet  1601,  Maurice  remit,  le  19,  sa  com- 
pagnie «  à  un  gentilhomme  français,  le  seigneur  de  Béthune, 
de  la  maison  de  Melun,  cousin  du  sieur  de  Rhosny»3.  C'est  donc 
ici  qu'apparaît  pour  la  première  fois,  dans  un  document  d'une 
authenticité  certaine,  ce  parent  de  Sully,  lequel  nous  a  déjà 
occupé. 

Quant  à  la  compagnie  de  feu  Jonas  Durant,  le  prince  la  réserve, 
parce  qu'il  aurait  voulu  la  donner  à  un  noble  français  nommé 
Ceridos,  beau-frère  du  seigneur  van  Asperen  et  que.  les  Wallons 
avaient  pris  en  grippe,  mais  il  finit  par  la  confier,  le  22,  au  lieu- 
tenant de  Durant,  Wassé  ou  Harincourt,  un  Wallon,  cousin  de 
Marquette  4. 

Comme  Henri  de  Coligny,  seigneur  de  Chastillon,  veut  être 
où  l'on  se  bat,  il  demande  à  être  envoyé  à  Ostende.  Il  emmène 
six  enseignes  de  Français,  quatre  de  Frisons,  cinq  d'Allemands, 
quatre  d'Ecossais  et  quatre  de  Wallons  ;  il  sera  sous  François 
Vere,  qui  y  dirige  la  défense  depuis  longtemps. 

Le  16  août,  il  lève  l'ancre  à  Dordrecht  pour  cingler  vers  la 
Flandre.  Il  n'est  en  vue  de  Blankenbergh  que  le  22,  et  ne  pénètre 
dans  le  port  d'Ostende  que  le  24.  On  lui  fait  savoir  qu'on  n'a 

1.  Duyck,  t.  III,  p.  117.  Mulder  a  lu  Saucy  pour  Sancy.  J'ignore  qui  sont  ces 
jeunes  gens  ;  en  tous  cas,  il  ne  faut  pas  identifier  l'un  d'eux  avec  le  malheureux 
ami  de  Cinq-Mars,  car  François-Auguste  de  Thou,  fds  aîné  de  Jacques-Auguste, 
l'historien,  ne  naquit  qu'en  1607. 

2.  Enterré  à  Wesel,  le  18.  ainsi  que  Jonas  Durant  (Duyck.  t.  III,  p.  101).  A  la 
même  page,  Duyck  signale  l'arrivée  d'un  gentilhomme  nommé  La  Mouillerie, 

3.  Duyck,  t.  III,  p.  103  :  <  den  heere  van  Bethune  uyten  huyse  van  Melun,  een 
neefî  vanden  heere  van  Rhosny  •.  En  hollandais  •  neef  »  signifie  à  la  fois  neveu  et 
cousin,  mais  ici  le  doute  n'est  pas  possible,  il  s'agit  de  Léonidas  d<  Béthune, 
fils  de  François,  seigneur  de  Congy.  On  distingue  dans  la  grande  maison  de  Béthune, 
la  branche  de  Rosny  à  laquelle  appartient  Maximilien,  baron  de  Rosny,  duc  de 
Sully  depuis  1G06,  et  la  branche  de  Congv  à  laquelle  appartiennent  Florestan  de 
Béthune  el  ses  deux  Bis,  Léonidas  et  Cyrus,  dont  il  sera  question  ici.  Cf.  Eugène  et 
Emile  Eiaag,  La  France  Protestante,  2e  éd.,  p.  Henri  Bordier  (arrêtée  au  t.  \  1.  au 
mot   Gasparin)  ;  Paris,  Fischbacher,  1879,  in-8°,  t.    II,   article  Béthune,   eu.. 

à  194. 

4.  Duyck,  t.  III,  p.  103. 


56  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

pas  besoin  de  lui  ni  de  ses  23  enseignes.  Il  en  renvoie  donc  17  en 
Zélande.  mais  réussit  à  se  faire  admettre  avec  ses  six  compagnies 
françaises  l. 

C'est  une  puissante  place  forte  qu'Ostende.  De  simple  havre 
de  pêcheurs,  incapable  de  rivaliser  avec  l'Ecluse,  elle  est  devenue, 
depuis  la  capitulation  d'Anvers  (17  août  1585),  le  seul  point 
d'appui  que  les  Etats  Généraux  possédassent  encore  dans  les 
Pays-Bas  méridionaux,  qu'ils  n'ont  pas  perdu  l'espoir  de  rame- 
ner à  eux.  L'Angleterre  ne  s'intéresse  pas  moins  à  son  sort 
que  la  Zélande  et  la  Hollande  2.  On  flanqua  la  place  de  tant  de 
fossés  et  de  contrescarpes,  qu'elle  passa  à  bon  droit,  dès  1600, 
pour  imprenable  entre  toutes. 

C'est  pourquoi  l'archiduc  Albert  a  écrit  à  Henri  IV  en 
un  mouvement  d'orgueil  :  «  Je  m'en  vois  prendre  Ostende  !  ». 
A  quoi  Henri,  éclatant  de  rire,  s'écria  :  «  Ventre  Sint  Gry  prendre 
Oisteynde  !  »  3  Mais  cela  ne  fait  qu'échauffer  le  désir  de  l'archiduc. 

A  peine  débarqué,  Chastillon  veut  être  partout.  Comme  l'en- 
nemi ne  bouge  point,  lui  et  ses  Français  insistent,  le  10  sep- 
tembre 1601,  pour  qu'on  parte  à  l'assaut  4,  ce  qui,  à  la  plupart, 
semble  imprudent,  parce  que  les  tranchées  ennemies  étaient 
«  hautes  et  bien  armées  ».  «  Or,  comme  il  faisait  une  ronde  avec 
d'autres  de  ces  messieurs,  pour  se  rendre  compte  ou  essayer 
de  persuader  ses  compagnons  du  point  d'où  pourrait  partir  l'at- 
taque et  de  la  façon  de  l'exécuter,  un  boulet  lui  emporta  la 
tête.  »  Nous  avons  lu  les  détails  de  cette  mort,  a  Plusieurs  avaient 
prédit  cette  fin  en  le  voyant  partir  en  reconnaissance,  tant  il 
était  d'un  tempérament  de  feu  et  tant  il  avait  de  cœur  à  la 
besogne.  On  regretta  beaucoup  qu'il  eût  si  prématurément 
perdu  la  vie,  parce  qu'il  semblait  franc  et  loyal  et  très  dévoué 
à  la  religion,  dont  il  devait  être,  en  France,  l'espoir  et  le  soutien. 
Peut-être  était-il  trop  prompt  et  trop  impétueux  pour  faire  un 
prudent  général,  ce  que  l'on  ne  devient  qu'à  la  longue,  mais  il 
eut  au  moins  l'honneur  de  tomber,  au  service,  et  en  témoignant 
de  son  dévouement  à  la  cause.  »  5 

1.  Duyck,  t.  III,  p.  128-132.  Les  compagnies  du  Fort,  Fourmentières,  du Buysson, 
tiennent  garnison  à  Rhinberc. 

2.  Van  Meteren,  trad.  fi\.  de  KU.S,  fol.  498. 

3.  Duyck,  t.   III.  p.   107.   En  français  dans  le  texte. 

4.  Duyck,  t.  III,  p.  1  I  I. 

5.  D'après  Duyck,  t.  III.  p.  135.  C'est  sur  le  i  Santhil  »,  position  dont  il  sera 
question  plus  loin  (n°  1  de  notre  planche  VII),  que  Chastillon  est  tombé.  (Van  Mete- 
ren,  fol.  499).  Pomarède  lui  tué  le  22  septembre  1601.  Cf.  Duyck,  t.  III,  p.  161-162 
et  aussi  fol.  19  r°  de  V Histoire  remarquable  cl  véritable  de  ce  <jiii  s'est  jiassé  chacun  jour 


RETRAITE    DE    FLANDRE.    CAMPAGNES    DE    1601-1602  5  / 

«  Que  de  belle  bravoure  se  déploya  ici,  et  tout  cela  avec  si 
peu  de  peur,  raconte  van  Meteren,  qu'on  a  jamais  rien  veu  de 
semblable,  car  il  sembloit  que  la  coustume  eust  osté  toute 
crainte  \  »  Et  les  nôtres  sourient  au  péril  :  «  Un  soldat  ayant 
achapté  un  pain  et  le  monstrant  à  d'autres,  en  l'élevant  en  haull, 
un  boulet  en  emporta  la  moitié  et  retint  encore  le  reste  en  sa  main 
tellement  qu'il  se  mit  à  dire  que  c'estoit  un  vray  coup  de  soldat, 
de  ce  qu'il  luy  avoit  encore  laissé  la  plus  grande  partie.  »  A  côté 
de  l'insouciance  française  devant  le  danger,  le  flegme  britan- 
nique :  «  Un  gentilhomme  anglois,  aagé  d'environ  vingt  ans, 
estant  en  une  sortie,  eust  le  bras  droit  emporté,  qu'il  ramassa 
luy  mesme,  et  le  fit  emporter  avec  lui  ches  le  Chirurgien  ; 
comme  on  l'eust  pansé,  sans  en  estre  malade  2,  il  print  ce  bras 
en  sa  main  gauche  et  l'emporta  en  son  logis,  disant  que  c'estoit 
ce  bras  qui,  à  disné,  avoit  servi  les  autres  3.  » 

Robert  de  Schelandre  était-il  auprès  du  jeune  Henri  de 
Coligny  quand  celui-ci  mourut  ?  Rocques  en  tous  cas  se  trouvait 
à  Ostencle 4.  C'est  vers  cette  date  que  Robert  semble  avoir 
signé,  en-dessous  de  du  Puy,  que  son  frère  célébrera  l'année 
suivante  dans  ses  vers,  le  registre  des  serments  du  Conseil  d'Etat 
conservé  au  Rijksarchicf  à  La  Haye  5. 

Continuons  à  suivre  la  chronique  de  Duyck.  Le  26  octobre  1601, 
Schelandre  est  certainement  revenu  en  Hollande,  car,  à  cette 

au  siège  de  la  ville  d'Oslende...  A  Paris,  Jérémic  Périer,  1604.  in-16.  C'est  à  la  fin  du 
jeune  colonel  que  se  rapporte  le  poème  «  sur  la  Mort  de  M.  de  Chastillon  »,  qui  figure 
au  fol.  62  r°  de  l'Album  de  Louise  de  Coligny  à  la  Bibliothèque  Royale  de  1  .a  I  l.i\  e, 
du  moins  si  l'on  admet  les  arguments  du  regretté  A.  (1.  van  Hamel  ([.'Album  de 
Louise  de  Coligny.  Hxtr.  de  la  Revue  d'Histoire  littéraire  de  la  France  d'avril-juin 
1903). 

1.  Van  Meteren,  fol.  499  verso.  Un  Français,  parlant  de  ses  camarades  et  des 
officiers  hollandais,  disait  :  «  Il  parait  qu'ils  vont  à  la  mort  comme  s'ils  dévoient  res- 
susciter le  lendemain  et  comme  s'ils  avoient  une  autre  vie  dans  leur  coffre  i  :  cité 
par  le  Jhr.  C.  A.  van  Sypesteyn,  Het  merkwaardig  Beleg  van  Ostende;  La  Haye. 
\V.  P.  van  Stockum,  1887,  in-12,  p.  12,  n.  2.  Dans  un  tableau,  dressé  par  l'auteur 
à  la  fin  du  volume,  figure, à  la  p.  128,  de  Chalandre,  comme  resté  vi\  ant.  et,  a  la  p.  131, 
Schelander,  comme  avant  été  tué  au  siège  d'Ostende.  Dans  le  même  tableau.  David 
d'Orléans  étant  porté  parmis  les  tués,  alors  qu'il  est  mort  a  quatre-vingt-deux  ans, 
le  22  avril  1652  (Cf.  F.  Nagtglas,  Zelandia  illustrata...  Middelbourg,  Altorffer, 
1880,  2  vol.  in-8°,  t.  II,  p.  448),  on  ne  peut  se  lier  en  toute  sécurité  aux  renseigne- 
ments de  M.  van  Sypesteyn,  qui  parle  aussi,  en  1600,  de  François  de  la  Noue,  tué 
en  1591  (p.  28-29). 

2.  Sans  qu'il  en  fût  incommodé. 

3.  Van  Meteren,  f°  499  v». 

4.  Duyck,  t.  III,  p.  234-5.  Selon  van  Meteren  (F0  .">00  r°),  Chastillon  aurait 
emmené  avec  lui  23  compagnies  françaises,  mais  cela  n'est  rien  moins  que  sûr,  étant 
donné  le  réiit  de  Duvck  rapporté  plus  haut.  J'ai  trouvé  aux  Archives  de  l'Etat, 
à  La  Haye  (S*-Gen,  4725,  Lias  Lopende,  1602)  une  requête  signée  par  les  capitaines 
Rocques,  Hamelet.  llallart.  du  Puv  et  Silve,  relative  a  leur  solde  d'Ostende  et  ten- 
dant à  «faire  favre  leurs  descomptes  depuis  le  \\  aust  1601  jusqu'au  111  mais  L602.  ' 

5.  Eedboek,  Raad  van  Staate,  n°  1928,  p.  1;  (cf.  notre  pL   11  a). 


58  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

date,  sa  compagnie  fait  partie  des  53  enseignes  rassemblées  pour 
aller  assiéger  Weert  en  Limbourg  \  Le  «  Fiscaal  »  les  énumère 
par  les  noms  de  leurs  capitaines  :  Fourmentières,  du  Fort, 
Du  San,  du  Buvsson,  Dommarville,  Brusse,  Bethune  et  Sche- 
landre.  Il  les  appelle  encore  les  Français  de  Chastillon,  malgré 
la  disparition  de  leur  chef,  mais  il  a  soin  de  préciser  que  c'est 
Du  Sau,  comme  étant  le  plus  ancien  capitaine,  qui  les  com- 
mande. 

Bientôt,  on  résolut  de  changer  de  destination  et  on  alla  mettre 
le  siège  devant  Bois-le-Duc  ;  l'objectif  stratégique  est  toujours 
le  même,  faire  une  diversion  pour  attirer  l'ennemi  et  dégager 
Ostende,  tout  en  s'emparant  d'une  ville,  capitale  de  la  Meyerie 
et  qui  était  la  clé  du  Brabant  septentrional.  Il  était  si  difficile 
de  la  forcer  «  qu'on  l'appeloit  Bolduc  la  pucelle  2  ». 

Dès  le  début  des  opérations,  le  5  novembre,  probablement 
devant  la  porte  de  Vucht,  «  le  capitaine  SCHELANDRE  reçoit 
une  balle  de  mousquet  dans  la  poitrine,  non  sans  péril  pour  sa 
vie  » 3.  Il  a  payé  l'impôt  du  sang.  Le  20  novembre,  périrent  un  gen- 
tilhomme nommé  de  L'Essart,  trois  soldats  et  un  sergent 
français  4. 

Toutes  ces  pertes  et  le  froid  de  plus  en  plus  vif  affaiblissent 
le  moral  de  la  troupe.  Toujours  est-il  que,  pour  reprendre  un 
mot  cher  à  Bassompierre,  le  siège  se  porta  bien  puisqu'il  fut  levé 
le  27  novembre,  et  elle  pourrait  être  de  Jean  de  Schelandre 
cette  inscription  latine  laissée  à  Vucht  :  «  Ce  n'est  pas  l'épée 
d'Albert  mais  le  froid  et  la  glace  qui  sauvèrent  Bois-le-Duc 
assiégée  5.  »  Duyck  omet  de  dire  où  les  Français  prirent  leurs 

1.  Duyck.  t.  III,  p.  180.  Il  cite  à  tort  Pomarède,  tué  à  Ostende,  le  22  septembre 
(cf.  III,  161-2).  Schelandre  est  orthographié  cette  fois  :  Chalandre.  Notons  encore 
un  exemple  d'altération  de  noms  français  chez  Duyck  (t.  111,  p.  385;  :  le  président 
Jainnin  pour  Jeannin,  ailleurs  il  écrit  Jamijn  (p.  3  11  >. 

2.  Cf.  Mémoires  de  Frédéric  Henri  (attribués  à  Constantin  Huygens),  Amster- 
dam, P.  Humbert,  1733,  1  vol.  in-4°,  p.  61.  Ce  n'est  que  le  14  septembre  1629  que 
le  prince  d'Orange  réussit  à  s'emparer  de  la  ville.  A  ce  siège,  se  distingua  le  frère 
aîné  de  Turenne,  le  duc  de  Bouillon,  à  la  tête  d'un  corps  d'armée  (Op.  cil.,  p.  58). 
Vitenval,  devenu  sergent-major,  c'est-à-dire  sorte  de  Maréchal  de  Camp,  y  fut  tué 
(ibid.,  p.  73),  de  même  que  le  colonel  Jean-Antoine  de  Saint-Simon,  baron  de 
Courtomer.  (Ibid.,  p.  101), 

L'autre  clé  du  Brabant,  Bréda,  étant  déjà  aux  mains  des  Etats  depuis  le  4  mars 
1590,  cf.  van  Goor  (Th.  Ernst),  Beschrijoing  der  stadt  en  lande  van  Breda;  La  Haye, 
1744,  1  vol.  in-fol.,  p.  11.    Reprise   par   Spinola   et   ses    :  le  2  juin    1625, 

elle  retomba  aux  mains  de  Frédéric-Henri  le  1  1  décembre  1636.  (Cf.  Waddington, 
La  République  des  Provinces-Unies,  etc..  t.  I.  p.  295-296). 

3.  Journaal  de  Duyck,  t.  III,  p.  190  :  i  Dcn  eapiteyn  Salaxdre  werd  met  een 
musquet  in  de  borst  geschoten,  niet  sonder  periculi 

4.  Duyck,  t.  III,  p.  207. 

5.  Duyck,  t.  III,  p.  215  :  a  Non  Dueis  obsessse  servavit  moenia  Silva;  Alberti 
gladius,  frigida  sed  glaeies.  » 


RETRAITE    DE    FLANDRE.    CAMPAGNES    DE    1601-1602 


59 


quartiers  d'hiver  et  où  Robert  se  remit  de  sa  grave  blessure, 
mais  une  pièce   manuscrite   inédite,    annexée   à   une  letti 
Maurice    de    Nassau,    datée    du    3    décembre    1601    et    ayant 
trait    aux    compagnies    à    pied    et  à    cheval    qui  ont    ét< 
campagne  avec  lui  (St.  Gen.  4722),  montre    que  c'est  à  B< 
op-Zoom    que    Schelandre    est    en    garnison    a    ce    moment-la. 
Voici  ce  tableau  des  cantonnements  des  diverses  compagnies 
françaises.  Toutes,  affirme  Maurice,  dans  sa  lettre  du  30  no- 
vembre, sont  trop  harassées  pour  pouvoir  partir  pour  Ostende  : 

2  Décembris   1601. 

Compaignien  die  te  veldc  geweest  en  zoo 

zij  nu  in  gamisoen  gesonden  zijn. 
FRAXCOYSCHE  : 

Cap'Dussau  binnen  Gorinchem 
de  compnie  van  wijlen  den  heer 

van  Chastfflon.  binnen  Vianen 

Dommarville  Ter  Goude     • 

Brusse  Amersfort 

Le  Fort  Asperen 

de  heere  van  Bethune  Heukelum 

Formentieres  Woudrichem 

CH  \LAXDRE  Bergen  op  Zoom 

Buisson  Heusden  \ 

Robert  doit  être  encore  à  Berg-op-Zoom,  au  moment  on  le 
Commissaire  des  Etats,  Bomberghen.  reçoit,  pour  lui,  à  Middel- 
bourg,  une  vingtaine  de  recrues,  à  qui  il  paye,  pour  leur  trans- 
port et  leur  solde,  entre  le  26  avril  et  le  13  mai  1602,  la 
somme  de  39  livres  : 

lay 
Aen  20  nyeuwe  aengekomen  voor  de  compz'e  van 
Cap"  CI  [ELANDER,  zedert  den  voorss.  26  aprilis 
totten  13  May  ende  tranne  schipvracht XXXIX 

1.  Obligeamment  communiqué  par  M.  van  Rôsmalen,  attaché  aux  Archi . 

"a"»  otn!  4*25  Lias  lopende.  •  Staetken  van  ,1,  I  .ntfanch  ende  Vuytgheven  van  de 

C^rn^ansHonnJ,r,h,n1,..  A,» Recreutten.  un  y ™^*Sg?££E£ 

de  nombre  uyet  en  weet,  tnaer  cleyn  is    nae  k  ^       ■     ;'  „   !;..,    ,.,^.n  lc  -, 
Chelandeh.  Morgen  vroeg  moeten  die  l->  m>  ki  i m  no        IV*  ) 
e„d,  glieinrolleert  :  daerna  tnoet  Ick  gaen  naerA  ..m m  U  n     ma e  ;      nce|.ne 

Montmartin  hunne  Leeninghe  te  gheven.     La  mention  qui,  clans 


■60  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

C'est  à  Berg-op-Zoom  que  Jean  de  Schelandre,  accompa- 
gnant son  frère  Robert,  aura  pu  se  rendre  compte  des  effets 
de  la  ruée  des  flots  sur  les  digues,  telle  qu'il  la  décrit  dans  le 
Modelle  de  la  Stuartide  (Brit.  Muséum,  16  E  xxxni,  fol.  18  r°)  : 

Ainsi  le  Roy  de  la  plaine  escumeuse 
Alla  frapper  la  carène  odieuse 
Du  mesme  outil  qui  souvent  met  à  fonds 
Le  grand  travail  des  digues  et  des  ponts, 
Pour  esearter  les  Holandoises  villles 
Parmi  les  flots  et  les  sables  mobiles. 

Mais   sa  présence  aux  côtés  de  son  frère  sera  bientôt  attestée 
par  des  arguments  plus  décisifs. 

Le  thème  stratégique  arrêté  pour  l'offensive  du  printemps 
était  une  grande  expédition  en  Brabant,  en  direction  de  Louvain 
et  de  Bruxelles,  toujours  dans  le  dessein  de  diminuer  la  pression 
qui  s'exerce  sur  Ostende,  et  cela  en  attirant  sur  les  frontières 
septentrionales  du  Brabant  les  forces  ennemies.  «  Le  prince 
Maurice,  écrit  van  Meteren,  ne  se  trouvoit  guère  enclin  à 
ce  voyage  \  mais  bien  quelques  uns  des  Etats  avec  le  colonnel 
Veer  2,  qui,  pour  ce  faict,  avoit  esté  en  Angleterre.  La 
Reyne  se  monstra  fort  libérale  tant  à  envoyer  des  gens  qu'à 
envoyer  de  l'argent.  Le  Roy  de  France  se  monstra  aussi  fort 
enclin,  tellement  que  le  prince  Maurice  avec  le  reste  y  consentit 
aussi.  » 

Dès  mars,  commencent  les  premiers  mouvements  de  troupes 
et  les  premiers  préparatifs.  A  Ostende,  le  général  Yere  passe 
une  revue,  le  3,  et  s'embarque,  le  jour  même,  pour  la  Hol- 
lande, avec  dix  des  enseignes  de  feu  Chastillon  et  de  van  Loon  3. 
Le  16  février  déjà,  le  lieutenant  colonel  Dommarville  était 
rentré   de   France  à  La  Haye,    annonçant   de   la   part   du   roi 


•  ce  dernier,  est  celle-ci  :  «  Aen  cp.  van  Mons.  Montmartin...  Ville  IIIIXX  V  £.  1.  s. 
IX  d.  A  propos  de  La  Haye,  il  est  dit  :  i  Aen  18  nyeuwe  overgekomen  tôt  recreue 
van  de  comp.  van  wylen  cap.  Foriant  ('?),  jegenwoordigt  van  capiteyn  La  Haye, 
zedert  den  2(5  Aprilis  totten  15  May  ende  hnnne  schipvracht  :  IIII"  VII  £.  » 

1.  Van  Meteren,  fol.  513  recto.  Ceci  est  confirmé  par  notre  ambassadeur  Buzenval, 
qui  écrit,  à  la  date  du  24  juillet  1601  :  <  M.  le  Prince  Maurice  m'avoit  fait  toucher 
au  doigt  la  difficulté  ou  plus  tost  l'impossibilité  de  l'entreprise  ►.  Archives  d'Orange- 
Xassau,  2e  série,  t.  II,  p.  144,  cité  par  M.  Mulder  dans  son  édition  du  Journaal  de 
Duyck,  t.  III,  p.  381,  n.  1. 

2.  En  réalité,  le  général.  Il  était  colonel  général  et  on  lui  donne  souvent  le  premier 
titre  seulement. 

3.  Duyck,  t.  III,  p.  318. 


RETRAITE    DE    FLANDRE.    CAMPAGNES    DE     1601-1602  01 

(Henri  IV)  un  subside  de  trois  cent  mille  couronnes  dont  l'am- 
bassadeur Buzenval  allai l  incessamment  apporter  le  tiers  1. 

Cependant  les  capitaines  Piset  et  Jacques  de  Visé  s'occupent 
à  recruter  une  cornette  de  cuirassiers  dans  le  pays  de  Liège  et 
en  Lorraine  jusqu'aux  environs  de  Metz  2.  D'autre  part,  sept 
gentilshommes  français  sont  envoyés  en  France  même,  pour 
faire  des  recrues  destinées  à  porter  le  régiment  français  à  21  en- 
seignes et  chaque  compagnie  à  150  hommes.  Leurs  noms  sont 
Saint-Hilaire,  Vitenval,  Sarocques,  Ceridos,  Montmartin,  Gon- 
nevet  et  Sancy  3,  tous  camarades  de  Robert  de  Schelandre. 
Nous  les  retrouverons  à  leur  retour.  En  les  attendant,  on  pro- 
cède, le  10  avril  1002,  à  un  regroupement  des  unités  et;  comme  le 
frère  de  feu  Chastillon  tarde  à  arriver,  on  les  répartit  en  deux 
régiments,  dont  Dommarville  aura  l'un,  avecle  capitaine  Rocques4 
pour  lieutenant-colonel,  et  dont  l'autre  échoira  au  seigneur  de 
Béthune  (Léonidas),  avec  le  capitaine  Du  Sau  pour  lieutenant- 
colonel,  les  colonels  au  traitement  de  400  fl.  par  mois,  les  lieu- 
tenants-colonels à  100  livres  par  mois  de  trente  jours  5. 

Une  fois  de  plus,  le  point  de  rassemblement  des  Français 
est  le  fameux  tolhuys,  à  la  bifurcation  du  Rhin,  en  amont  de 
Nimègue.  Le  17,  le  généralissime  passe  la  revue  de  ses  troupes. 
Il  n'y  a  pas  moins  de  quarante-huit  enseignes  d'Anglais,  soit 
six  mille  sept  cent  trente-six  hommes,  répartis  en  deux 
régiments,  celui  du  général  Vere  et  de  son  frère  Horatio  ;  dix 
enseignes  de  Dommarville,  soit  1.291  hommes:  dix  enseignes 
de  Français  sous  Béthune,  soit  1.217  hommes  ;  au  total,  avec  les 
Ecossais  d'Edmond,  les  Frisons  du  comte  Guillaume-Louis  et 
du  comte  Frédéric  -  Henri,  les  Allemands  du  comte  Ernest  - 
Casimir,  18.942  hommes,  dont  17.000  combattants6.  Il  s'y  vient 
ajouter  le  régiment  de  cavalerie  de  Maurice,  celui  de  Hohenlohe, 
celui  de  La  Salle,  etc. 


1.  Duvck,  t.  III.  p.  308. 

2.  Duvck,  t.  III,  p.  312.  Duyck  écrit  Visct  au  lieu  de  Visé.  Ibid.,  p.  351.  Au 
commencement  de  mai  1602,  arrive  Jacques  de  Visé  avec  deux  nouvelles  compa- 
gnies ainsi  qu'Adam  Mulqueau  et  ses  fantassins.  Voir  aux  Archives  de  l'Etat  à 
La  Haye,  Resolutie  Staten  General,  28,  A"  1602,  23  avril,  fol.  134  r°. 

3.  Duyck,  t.  III,  p.  321  écrit  Vuvtenval  et  Mon  Martijn.  A  la  date  du  9  mai  1602, 
il  signale  (p.  356)  le  débarquement  en  Zélande  de  quelques-unes  des  compagnies 
nouvellement  levées  et,  à  la  date  du  28,  l'arrivée  du  reste.  (Ibid.,  p.  370). 

4.  Duyck,  t.  III,  p.  341. 

5.  Duyck,  t.  III,  p.  342.  A  la  page  345,  est  signalée  la  mort,  le  27  avril  1602,  à 
Ostende,  du  capitaine  Fourmentières,  bel  homme  et  courageux,  dont  la  compagnie 
passe  à  La  Haye  son  lieutenant. 

6.  Duyck,  t.  III,  p.  391. 


62  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

Schelandrf  est  dans  le  régiment  de  Béthune  avec  Du  Sau, 
du  Fort,  du  Hamelet,  du  Puy,  du  Buysson,  Ceridos,  Vitenval  et 
Montmartin,  ce  qui  donne  les  dix  enseignes.  Sous  Dommarville 
sont  :  Rocques,  Brasse,  Hallart,   Sancy,  Silve,  du  Motet,  La 

Haye  \  Sarocques,  Saint-Hilaire,  donc  encore  dix  enseignes. 

Le  18  juin,  ce  qui  était  alors  une  immense  armée,  s'ébranla, 
avec,  comme  point  de  direction,  Saint-Trond.  Cette  ville  lim- 
bourgeoise  se  trouvait  dans  le  pays  de  Liège,  mais  la  neutralité 
de  l'évêque  était  de  celles  dont  lui-môme  faisait  bon  marché, 
pourvu  que  les  ravitaillements  qu'il  aurait  à  fournir  à  toutes 
ces  troupes  hérétiques  lui  fussent  grassement  payés. 

Le  21  et  le  lendemain  2,  le  comte  Ernest  s'emploie  à  jeter 
un  pont  sur  la  Meuse  à  la  hauteur  de  Moock.  L'armée  est  répartie 
en  trois  corps,  dont  l'un  est  sous  Maurice,  l'autre  sous  Guillaume 
et,  nominalement,  sous  le  jeune  Henri-Frédéric,  que  son  oncle 
initie  au  rôle  de  chef  d'armée.  Vere  étant  à  la  tête  du  troisième. 
Ils  négligent,  sur  leur  droite,  la  forteresse  de  Grave  et,  sur  leur 
gauche,  les  places  fortes  de  Venlo  et  de  Ruremonde,  toutes 
trois  aux  mains  des  Espagnols,  qui  les  ont  laissés  passer.  C'est 
tout  au  plus  si,  du  haut  de  ses  remparts,  Venlo  leur  lâche  au 
passage  une  ou  deux  salves  de  coups  de  canon.  On  a  quelque 
difficulté  à  s'approvisionner.  Les  Anglais  dévorent  trop  vite  la 
ration  de  pain  qui  leur  avait  été  assignée  pour  dix  jours  et,  sans 
pain,  ils  ne  peuvent  avancer.  On  a  peur  de  la  maraude  et  les 
députés  de  Liège  sont  venus  supplier  le  Prince  de  ne  pas  ran- 
çonner le  pays  et  de  maintenir  la  discipline  pendant  le  passage 
sur  le  territoire  liégeois.  Cependant,  on  apprend  que  l'ennemi 
se  concentre  à  Tiiiemont  sous  1'  «  Almirante  »  d'Aragon  avec  près 
de  8.000  hommes  et  de  3.000  chevaux,  des  transfuges  disent 
même  8.000  fantassins  et  5.000  cavaliers,  peut-être  pour  effrayer 
Son  Excellence. 

Le  2  juillet,  la  question  du  pain  ayant  été  finalement  résolue 
par  des  moyens  de  fortune,  l'armée  de  Maurice  atteint  Luydt, 
sur  la  rive  gauche  de  la  Meuse,  Maeseyck  et  Maestricht.  Certains 
Français,  notamment  dans  le  régiment  de  Béthune,  désertent, 
parce  que  «  beaucoup  d'entre  eux  étaient  des  papistes.  Son  Excel- 
lence les  fait  rattraper  ou  abattre  a  coups  de  fusil  »  3. 

1.  Duyck,  t.  III,  p.  391,  écrit  par  erreur  liras  au  lieu  de  Brusse,  Saucy  au  lieu 
•de  Sancv,  La  Hav,  au  luu  de  La  Haye. 

2.  Duyck,  t.  III,  p.  394. 

3.  Tout  ceci  d'après  le  Journaal  de  Duyck.  t.JIII,  p.  307  à  415 


Planche  V. 


£  '< 


RETRAITE    DE    FLANDRE.    CAMPAGNES    DE     1601-1  <o 

Le  4  juillet,  l'armée  campe  aux  environs  de  Tongrés,  dans  le 
Limbourg  liégeois,  où  un  vrai  magasin  de  vivres  a  été  depuis 
longtemps  créé  à  son  intention,  mais  les  bourgeois  hésitent  fort 
à  ouvrir  leurs  portes  à  ce  monde  un  peu  trop  turbulent.  On 
arrive  alors  aux  environs  de  Saint-Trond,  ville  «  neutrale  »  \ 
qu'on  dépasse,  n'y  laissant  pénétrer  que  les  vivandiers  et  les 
cantinières. 

Avançant  encore,  Maurice  parvient  sur  la  rive  droite  de  la 
petite  Gète,  où  il  se  met  en  bataille  2.  Sa  cavalerie  seule  la  fran- 
chit pour  reconnaître  l'ennemi,  qu'elle  trouve  retranché  sur  des 
collines  couvrant  Tirlemont  ;  mais  l'adversaire  reste  immobile 
et  ne  se  préoccupe  même  pas  de  disperser  les  estradiots.  11  est 
visible  qu'il  refuse  d'accepter  le  combat  que  lui  offrent  les  Etals 
et  ceux-ci  ne  savent  ni  s'il  faut  pousser  outre,  vers  Louvaiu  et 
Bruxelles,  ayant  sur  les  flancs  la  constante  menace  d'une  année 
intacte  de  16  à  17.000  hommes,  ni  s'il  faut  se  replier  et  alors 
s'amuser  à  quelque  siège  en  Gueldre  espagnole.  C'est  à  cette 
seconde  alternative  que  députés  et  chefs  militaires  se  résolvent 
et,  le  10  juillet  déjà,  la  puissante  armée  bat  en  retraite  sur  Has- 
selt 3,  suivie  à  bonne  distance  par  1'  «Amirante  »  d'Aragon  qui 
l'observe,  mais  ce  dernier  oblique  bientôt  vers  Diest. 

Maurice,  n'étant  pas  môme  inquiété  par  l'ennemi,  ne  tarda 
pas  à  arriver  à  destination.  Le  28  juillet,  il  s'établit  à  Test 
de  Grave,  à  la  ferme  de  Gasel,  tandis  que  Guillaume  et 
Vere  campent  à  l'ouest.  On  fait  amener,  de  Gennep.  les  pontons 
qui  ont  servi  à  l'aller  et  on  jette  une  passerelle  sur  la  Meuse,  en 
amont  de  la  ville,  un  grand  pont  devant  être  construit,  par  la 
suite,  en  aval. 

Grave  avait  été  assez  bien  mis  en  état  de  défense,  par  crainte 
d'un  coup  de  main,  lorsque  l'année  hollandaise  s'était  ébranlée 
en  juin,  mais  on  achevait  encore  le  «  courador  a  ou  chemin  de 
ronde  couvert.  La  ville  et  la  plus  grande  partie  de  ses   défenses 


1.  Richelieu  appelle  Wittenhorst  un  gentilhomme  neutral  .  Cf.  Waddington, 
op.  cit.,  t.  I,  p.  346,  n.  1.  On  peut  suivre  ces  diverses  étapes  dans  Le  Théâtre  de  la 
guerre  ;  Amsterdam,  Pierre  Mortier,  s.  d.,  allas  portatif  Su  voyageur  i>"ur  h 

sept  provinces  des  Pays-Bas  par  le  sr  Sanson  :  1  vot  in-12,  voir  carte  8  ou  notre 
Planche  finale.  Les  eorps  d'armée  et  même  les  compagnies  françaises  sont  indiqués 
sur  le  plan,  signalé  par  M.  Fr.  Muller  dans  son  catalogue  comme  rarissime  (n°  L178), 
et  reproduit  ici,  pL  V,  d'après  l'exemplaire,  probablement  unique,  du  cabinet  <W  s 
Estampes  d'Amsterdam.  Le  fleuve  est  bien  représenté  dans  L'estampe  I180»dt  la 
Collection  Muller. 

2.  Duvck,  t.  III.  ]).  U2-3. 

3.  Duvck,  t.  lll,  p.  111-5. 


64  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

étaieRt  situées  sur  la  rive  gauche  ou  méridionale  de  la  Meuse, 
mais,  sur  la  rive  droite,  une  sorte  de  demi-lune  la  protégeait. 
C'est  cette  demi-lune  que  le  comte  Ernest  eut  ordre  de  réduire 
d'abord  1.  11  la  canonne  avec  sa  batterie  de  six  demi-canons, 
au  point  que  les  pionniers  et  les  défenseurs  espagnols  ne 
tardèrent  pas  à  l'abandonner,  tandis  que  Vere  se  retranche  à 
l'ouest  et  le  comte  Guillaume  au  sud.  Le  stathouder  ayant  reçu 
des  Etats,  le  23  juillet,  l'autorisation  qu'il  attendait,  ordonne 
d'achever  autour  de  la  ville  une  circonvallation  ininterrompue. 

Cependant  l'amirauté  d'Aragon,  don  Francisco  de  Mendoza, 
se  décide  à  tenter  quelque  chose  pour  délivrer  Grave,  dont  il 
s'approche  lentement  en  descendant  la  Meuse.  Heureusement, 
le  31  juillet,  le  comte  de  Hohenlohe  a  amené  de  diverses 
garnisons  un  renfort  d'infanterie  2,  qui  vient  à  point  pour 
remplacer  le  comte  Ernest  et  les  siens  (compagnies  du  Fort, 
Marischal,  du  Motet),  qu'il  a  fallu,  dès  le  28,  envoyer  garder 
Rhinberc  3. 

Le  stathouder,  par  ordre  des  Etats,  passe,  le  4  août  1602,  la 
revue  de  ses  troupes.  La  compagnie-colonelle  de  Béthune  ne 
compte  plus  que  177  hommes,  celle  de  son  lieutenant-colonel 
Du  Sau,  107,  celle  de  Schelandre,  105,  de  du  Hamelet,  103,  de  du 
Puys,  103,  de  du  Buisson,  102,  de  Céridos,  91,  de  Vitenval,  120, 
de  Montmartin,  105  4.  Le  régiment  de  Dommarville  n'a  pas  moins 
fondu,  puisque  sa  compagnie-colonelle  n'a  plus  que  173  hommes, 
celle  de  son  lieutenant-colonel  Rocques,  118,  deBrusse,  68,  de  Hal- 
lart,  91,  de  Silve,  107,  de  La  Haye,  86,  de  Sancy,  122,  de  Sa- 
roques,  114,  de  Saint-Hilaire,  104. 

Le  soir  même,  Maurice,  de  son  quartier  d'Esteren,  près  de 
la  digue  de  la  Meuse,  commence  les  approches.  Le  comte  Guil- 
laume fait  de  même,  le  long  des  «  fromenteux  seillons  »,  comme 
dira  Schelandre,  au  sud  de  la  Hampoorte  et  Vere,  le  long  de  la 
Meuse,  en  aval  et  à  l'ouest  de  la  cité  5. 

C'est  Béthune,  le  chef  de  Schelandre,  qui  sollicita  et  obtint 

1.  Van  Meteren,  fol.  515  r°. 

2.  Duyck,  t.  III,  p.  430. 

3.  Duyck,  t.  III,  p.  428.  D'Aubigné  (Histoire  Universelle,  éd.  de  Rublc,  t.  VII, 
p.  259)  écrit  Rimberg  et  M.  de  Ruble,  en  note,  Rhinberg.  L'orthographe  adoptée 
ici  est  celle  de  la  traduction  de  van  .Meteren. 

4.  Duyck,  t.  III,  p.  432.  Il  orthographie  cette  fois,  presque  correctement,  Che- 
i.andrf.,  forme  qu'adoptent  Louise  de  Loligny  dans  ses  lettres  et  A.  d'Aubigné  (Hisl. 
Univ.,  éd.  de  Ruble,  t.  VII,  p.  163)  ;  par  contre,  il  altère  Dussau  en  Dessau,  Ceridos 
en  Seridos,  Vittenval  en  Vitteval,  Montmartin  en  Montmartijn. 

5.  Suivre  sur  le  plan  (pi.  VI)  où  les  quartiers  généraux  des  chefs  sont  indiqués. 


Planche  VI. 


^1" 


_     : 


RETRAITE    DE    FLANDRE.    CAMPAGNES    DE    1601-1602  63 

l'honneur  d'ouvrir  la  première  sape  *.  L'assiégé  ne  reste  pas 
immobile  :  dans  une  sortie,  le  8  août,  il  tue  à  Hallart  son 
lieutenant,  un  sergent,  quinze  soldats  et  lui  blesse  36  hommes, 
ce  qui  réduisait  la  compagnie  de  plus  de  la  moitié  de  son  effec- 
tif 2. 

«  L'Amirauté  »,  continuant  à  descendre  la  Meuse,  en  longeant 
la  rive  gauche  avec  son  gros  et  la  rive  droite  avec  une  flanc- 
garde,  est  déjà,  le  10  août,  à  Grand-Linde  3.  La  partie  de  l'armée 
de  Maurice,  qui  s'appuie  à  la  Meuse,  à  l'est  de  la  ville,  depuis 
Gasel  jusqu'à  Esteren,  c'est-à-dire  les  corps  de  Béthune  et  de 
Hohenlohe,  vont  devoir,  en  partie,  faire  face  en  arrière  et  seront 
pris  entre  les  feux  de  la  forteresse  et  ceux  de  l'agresseur. 

Si  celui-ci  montre  un  peu  de  mordant,  la  situation,  incontes- 
tablement, peut  devenir  périlleuse.  Maurice,  qui  garde  toujours 
son  sang-froid,  fait  élever  des  parapets  également  dans  la  direc- 
tion de  l'assaillant  et  y  met  du  canon  4.  Après  minuit,  on  double 
les  petits  postes.  Le  comte  Ernest  avec  du  Motet,  le  Maire, 
Marischal,  etc.,  a  été  rappelé  précipitamment  de  Rhinberc. 

De  Houmen,  sur  la  rive  droite,  au  marais  du  sud  de  Grand- 
Linde,  1'  «  Admirante  » 5  se  retranche  pour  garantir  sa  ligne  de 
bataille.  Pleins  de  l'espoir  d'une  prompte  délivrance,  les  assiégés 
s'agitent.  Dans  le  secteur  français,  un  certain  corps  de  garde 
passe  plusieurs  fois  de  mains  en  mains,  non  sans  pertes  pour 
nous,  puisque  le  capitaine  du  Hamelet  est  blessé  au  côté  et  le  capi- 
taine duBuysson  à  l'épaule.  Le  22  août,  un  mouvement  se  mani- 
feste dans  le  camp  de  1'  «  Amirante  » 6,  où  s'élève  une  grande  rumeur. 
Maurice  est  inquiet  et  multiplie  ses  rondes.  Il  apprend  que,  dans 
les  tranchées  anglaises,  Vere  a  été  blessé  au  visage,  sous  l'œil, 
par  une  balle  perdue  :  personne,  même  de  sa  nation,  ne  le  plaint, 
parce  qu'il  était  arrogant,  méprisait  ses  hommes  et  les  payait 
mal.  Ils  auraient  autant  aimé  le  voir  tué  7. 

Le  soir,  dans  le  camp  hollandais,  le  bruit  court,  répandu  on 
ne  sait  par  qui,  que  l'ennemi  va  déclencher  une  attaque  de  nuit 
et  tous  les  hommes  de  Son  Excellence  s'arment.  Vers  les  onze 
heures,  l'Espagnol  ouvre  le  feu,  et  c'est  un  grondement  qui  va 


1. 

Duyck,  t.  III, 

p.  433. 

2. 

Duyck,  t.  III, 

p.  439. 

3. 

Duyck,  t.  III, 

p.  441. 

1. 

Ibidem. 

5. 

«  Alinirante  », 

amiral,  en  espagnol. 

45. 

Duyck,  t.  III, 

p.  451. 

7. 

Ibidem. 

66  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AL'    SERVICE    DES    ÉTATS 

se  prolonger,  mais,  vers  les  deux  heures,  on  le  voit 
mettre  le  feu  à  son  camp,  ce  qui  laisse  supposer  qu'il  bat 
en  retraite.  Cette  même  nuit,  le  pauvre  du  Hamelet  meurt 
de  ses  blessures. 

Dans  la  matinée  du  23,  des  transfuges  apportent  la  nouvelle 
que  l'ennemi  se  retire  \  protégé  aux  vues  par  un  épais  brouil- 
lard, qui  empêche,  la  poursuite,  mais,  le  soir,  la  brume 
s'étant  dissipée,  le  Stathouder  occupe  les  lignes  et  le  camp  de 
François  de  Mendoza  :  on  n'entendra  pins  parler  de  lui. 

Le  siège  continue,  avec  ses  sanglantes  alternatives  d'attaques 
et  de  contre-attaques,  d'assauts  et  de  travaux  du  génie.  Les 
Français,  s'exposent,  le  27  août,  à  une  surprise  où  ils 
laissent  le  capitaine  Montmartin,  qui  reste  parmi  les  morts  2. 

Pressé  d'en  finir  et  débarrassé  de  toute  inquiétude  sur  ses 
derrières,  Maurice,  aidé  de  ses  ingénieurs,  pousse  vivement 
les  approches,  que  creusent  des  paysans  réquisitionnés  de  par- 
tout 3. 

Le  6  septembre,  le  capitaine  Du  Prv  est  tué,  tandis  que  le 
capitaine  Jacques  de  Visé  et  un  lieutenant  de  Céridos  sont  blessés 
et  faits  prisonniers,  en  s'emparant  d'une  demi-lune  qu'ils 
doivent  bientôt  abandonner,  y  étant  pris  d'enfilade  par  le  feu  de 
l'adversaire.  Du  Sau  est  blessé  le  9.  Ce  même  jour,  comme  on 
avait  fait  sauter  une  mine,  le  capitaine  La  Gravelle,  qui  venait 
de  succéder  à  du  Hamelet,  s'établit  dans  l'entonnoir  et  y  tombe 
sous  une  balle  de  mousquet  4.  L'assiégeant  continue  à  avancer 
à  la  mine  et  à  la  sape  et,  cette  fois,  il  parvient  à  se  maintenir 
dans  la  demi-lune  qui  avait  coûté  la  vie  à  Du  Puy. 

Le  18  septembre,  l'assiégé  se  sentant  de  plus  en  plus  pressé 
de  toute  part,  envoie,  à  midi,  un  tambour  avec  une  lettre,  pour 
offrir  la  reddition 5.  Les  capitaines  Hallart,  Rassard  et  Le 
Prince,  pénètrent  dans  la  ville  pour  discuter  de  l'armistice  et 
de  la  capitulation,  qui  est  signée  le  19  :  la  garnison  sera  autorisée 


1.  Duyck,  t.  III.  p.  152.  Cf.  surtout  au Rijksarchief  (Lias  Lppende,  St.  Gen.  472G) 
la  lettre  de  Maurice  de  Nassau  aux  Etats:  ■  Gistereri  morghen,  omtrent  twee 
uren  voor  den  daghe,  is  den  Almirante  van  Aragon...  met  zyn  loyer  opgebroken  »,  etc. 
La  lettre  est  datée  du  2  1  août  1602. 

2.  Duyck,  t.  III,  p.   157. 

:;.  Andries  de  Roy,  l'ingénieur,  tué.  a  été  remplacé  (Duyck,  t.  III,  p.  443).  On 
lira  sa  signature  en-dessous  de  c<  lie  de  Schelandre,  pi.  II". 

1.  Duyck,  t.  II!,  p-  167. 

;>  Duyck,  t.  III.  p.  476  et  s.  Texte  il'1  la  capitulation,  en  français,  dans  Lias 
Lopende  (St.  Gen.  17'27),  19  septembre  1»'"'::. 


RETRAITE    DE    FLANDRE.    CAMPAGNES    DE     1601-1602  67 

à  sortir  le  lendemain,  avec  armes  et  bagages,  pour  rejoindre  à 
Diest  l'armée  de  1'  «  Amirante  ». 

Le  célèbre  pasteur  Wtenbogaert  fit,  dans  Grave,  un  sermon  en 
français,  suivi  d'actions  de  grâces  1. 

Le  21  septembre,  une  immense  revue  termine  l'heureuse  entre- 
prise du  «  maistre  ouvrier  en  ce  mestier  » 2.  Béthune  y  paraît  à 
la  tête  de  ses  145  hommes  3,  Du  Sau,  avec  80,  la  Grange  avec  60, 
Schelandre  4,  avec  60  aussi,  au  lieu  de  ses  105  du  début  du 
siège  et  de  ses  113  du  commencement  de  la  campagne.  La  com- 
pagnie Du  Puy,  qui  a  perdu  son  chef,  est  passée  de  103  à  53  têtes; 
du  Buysson  a  encore  90  hommes,  Céridos  58,  Vite n val  75, 
Cuissy  59,  du  Fort  86  5. 

Dans  le  régiment  de  Dommarville,  c'est  sa  propre  compagnie 
qui  a  fait  les  pertes  les  plus  sévères,  puisqu'il  n'a  plus  sous  la 
main  que  39  soldats.  Il  en  reste  97  à  de  Rocques,  93  à  Brusse, 
70  à  Hallart,  88  à  Silve,  112  à  du  Motet,  64  à  La  Haye,  85  à 
Sancy,  76  à  Sarocque. 

L'ensemble  donne  4.625  cavaliers  et  12.322  fantassins  6  : 
ce  qui  restait  des  18.942  hommes  du  début;  tout  ce  monde 
fut  embarqué  sur  la  Meuse,  le  dernier  jour  de  septembre.  On  n'a 
pas  grand  détail  sur  la  dislocation  des  troupes,  mais  les  compa- 

1.  Ce  ne  peut  être  naturellement  le  12,  date  indiquée  par  Fredrich  van  Vervou 
dens  son  journal  intitulé  :  Enige  Gedenckweerdige  geschiedenissen...,  etc.,  édité 
par  Het  Provinciaal  Friesch  Genootschap...  Leeuwarden,  Suringar,  1841,  1  vol. 
in-8°,  p.  138  :  «  Den  12  septembris  is  deur  Johannem  Vtenbogaert,  een  wel  begaefft 
predicant.  eue  predicatie  in  de  Graeff,  gedaen  nae  de  waere  Gereformeerde  religie, 
Dese  predicant  is  van  Utrecht  geboren  ende  reyset  gemeenliken  aile  jaeren  met 
Sijne  Excellentie  int  léger,  prediket  ordinaerlijcken  in  de  Fransche  tael,  soin t i j ts 
oyck  in  Niderduyts  ».  Sur  ce  fameux  pasteur  «  remonstrant  >  ou  «  Arminien  »,  voir 
Nieuw  Nederlandsch  Biografisch  Woordenboek,  t.  II,  col.  1469  et  s. 

2.  C'est  ainsi  que  l'ambassadeur  d'Angleterre  à  La  Haye,  Winwood,  qualifie 
Maurice  dans  sa  lettre  à  Salisbury  du  22  août  1610,  citée  par  Dalton  (Ch.),  Life 
and  limes  of...  Sir  Edward  Cecil...  (Londres,  1S85,  8°),  p.  195  :  «  The  honour  of 
the  conduct  of  the  siège,  no  man  will  detract  from  the  Count  .Maurice  who  is  Ihe 
maistre  ouvrier  in  that  mestier  ». 

3.  Il  en  avait,  au  début,  117.  et  Du  Sau,  107  ;  voir  plus  haut. 

4.  Orthographié  Schelandre  par  Duyck.  Celui-ci  fait  l'état  de  cette  «  Monstc- 
rintf  »  au  t.  III,  p.  482-483. 

5.  Les  nouveaux  capitaines  sont  La  Grange  et  Cuissy  au  lieu  de  du  Hamelet 
et  Montmartin  tués.  Que  Cuissy  ait  remplacé  Montmartin,  c*est  ce  qui  résulte  du 
tableau  de  payement  d'octobre  1602  (lectum,  18  october  1602),  St.  Gen.  Lias 
Lopende  172.7.  Ce  tableau  ne  comprend  (pie  quelques  no. us  : 

Franche  Compen 

Cap.  Sancy     V  C  £.   [500  livres] 

Sarocques V  C  £. 

St.  1  [maire  IV  C-  £. 

Seridos III  C  £. 

Vitanval     IV  C  £. 

Cuissy  voor  .Montmartin III  C  £". 

Somma  van  de  l'ranchoisen  :  II  M  V  C  £.  [2.500  Ih 

6.  Duyck,  t.  III,  p.  188. 


68  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE   DES    ÉTATS 

gnies  de  Béthune,  de  Vitenval,  du  Motet,  Céridos,  Cuissy,  Sancy, 
Saint-Hilaire,  du  Fort,  sont  expédiées  à  Ostende  où  elles  dé- 
barquent, par  un  vent  favorable,  le  25  octobre  1. 

1.  Duyck,  t.  III,  p.  498. 


CHAPITRE  VI 


L  «  ODE  PINDARIQUE  »  DE  JEAN  DE  SCHELANDRE  SUR  LE  «  VOYAGE 
FAIT  PAR  L'ARMÉE  DES  ETATS  DE  HOLLANDE...,  LAN  1602  » 
ET  «  LA  PRISE  DE  GRAVE  ». 


Voilà  tout  ce  que  nous  apprennent,  sur  la  campagne  d'été  1602, 
les  chroniques  et  autres  documents  historiques.  Ecoutons  main- 
tenant parler  ou  chanter  le  poète. 

Ce  n'est  rien  de  moins  qu'une  Ode  Pindarique  que  Jean  de 
Schelandre  consacre  au  Voyage  fait  par  l'armée  des  Estats  de 
Hollande  au  Pais  de  Liège,  Van  1602  et  à  La  Prise  de  Grave  1. 

Le  mot  de  voyage,  au  sens  d'entreprise  militaire,  n'a  rien  qui 
doive  étonner.  C'est  celui  dont  se  sert  le  traducteur  2  de  van 
Meteren  au  début  de  son  récit  :  Voyage  du  prince  Maurice  en 
Brabant  aux  mois  de  juin  et  de  juillet.  Le  Père  Monet,  dans  son 
Abrégé  du  parallèle  des  langues  françoise  et  latine  3,  en  1635,  ne 
le  connaît  plus  dans  ce  sens,  mais  il  est  courant  au  moyen-âge 
et  jusque  dans  la  première  décade  du  xvne  siècle  4. 

Le  choix  du  sujet  est  déjà  un  peu  surprenant,  car,  nous 
l'avons  vu,  l'expédition  de  1602  n'eut  rien  de  glorieux  et   n'eut 

1.  Le  titre  complet  est  Ode  pindarique  sur  le  voyage  fait  par  l'armée  des  Estais 
de  Hollande  au  Pais  de  Liège  l'an  1602.  Item  sur  la  prise  de  Grave.  Le  poème  figure 
à  la  page  43  de  l'édition  de  Tur  et  Sidon  de  1608  (Bibliothèque  de  l'Arsenal),  voir 
aussi  Pièces  justificatives  n°  II. 

2.  Jean  de  La  Haye,  fol.  514  v°. 

3.  5e  édition,  in-4°. 

4.  Cf.  les  exemples  donnés  dans  F.  Godefrov,  Dictionnaire  de  l'ancienne  langue 
française,  t.  VIII  (1895),  p.  278-9,  verbo  :  voyage.  Le  troisième  sens  donné 
expédition  militaire,  croisade  (veage  de  la  croix)  :  ;  A  quele  quantité  de  gens  d'armes 
me  pores  vous  servir  en  ce  voiage.  »  (Froissart,  Chroniques,  VI,  21S,  éd.   I.u 

M.  Edm.  I  lu^uet  dans  son  utile  Petit  qlossaire  des  Classiques  français  du  X  Vil'  siècle 
(Paris,  Hachette,  1907,  1  vol.  in-12°j,  ni  M.  Lalanne,  dans  son  Lexique  de  la  langue 
de  Malherbe,  au  t.  V  de  son  édition  des  Œuvres,  n'ont  enregistre  cette  signifi- 
cation du  mot  voyage  ;  cependant  c'est  celle  qu'il  faut  lui  donner  dans  le  titre  de 
l'Ode  :  Au  roi  Henri  le  Grand  sur  l'heureux  succès  du  voyage  de  Sedan,  où  il 
de  l'expédition  de  L606  contre  le  duc  de  Bouillon  (Œuvres  de  Malherbe,  éd.  Lalanne, 
t.  I,  p.  87).  Au  contraire,  une  pièce  précédente,  de  1605  (ibid.,  p. 69),  e1  qui  m'  rap- 
porte à  un  voyage  au  sens  ordinaire  du  mot,  est  intitulée  :  Prière  pour  le  roi  Henri  le 
Grand,  allant  en  Limousin. 


70  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

aucun  retentissement,  mais  c'est  surtout  le  titre  qui  frappe, 
car  il  révèle,  au  premier  examen,  une  sérieuse  information 
historique  et  politique. 

L'armée  est  bien,  en  effet,  celle  des  Etats x  et  non  celle  de  Maurice 
et  l'offensive  n'ayant  guère  dépassé  la  petite  Gète,  Schelandre 
est  ici  plus  rigoureux  que  van  Meteren  parlant  d'un  «  voyage  » 
en  Brabant.  Les  villes  auprès  desquelles  on  campa,  sont  toutes 
à  l'évêque  de  Liège,  mais  il  fallait  être  singulièrement  versé  dans 
les  enclaves,  proéminences  et  bizarre  configuration  de  sa  Prin- 
cipauté, pour  savoir  que  des  cités  limbourgeoises  et  flamandes 
de  langue,  comme  Saint-Trond,  Tongres,  Hasselt  en  dépen- 
daient. 

L'exactitude  de  la  date  est  moins  frappante,  mais  c'est  en 
suivant  le  texte,  strophe  par  strophe,  que  l'étonnement  aug- 
mente. 

La  strophe  I  semble  annoncer  cet  enthousiasme  à  froid  qui 
caractérise  la  plupart  des  odes  historiques  du  temps  ;  les  acces- 
soires mythologiques  et  l'imitation  de  la  Pléiade  n'y  font  point 
défaut.  L'eau  de  la  source  Hippocrène  et  le  double  sommet  du 
Parnasse  y  voisinent  avec  Apollo.  Il  ne  manque  vraiment  que 
le  chœur  des  Muses. 

Dès  l'antistrophe,  il  est  question,  comme  dans  le  titre, 

du  grand  voyage 
Où  ce  nourrisson  de  Mars 
Conduisoit  nos  estendards, 
Maurice,  honneur  de  nostre  aage. 

La  suite  annonce  la  deuxième  partie  du  poème,  le  siège 
de  Grave.  L'exposition  est  parfaite,  un  peu  scolastique,  mais 
très  française  par  sa  netteté  : 

Puis  je  veux  chanter  comment 
D'un  terreux  retranchement, 

EPODE 
Cest  Héros  tant  brave 
Brida  l'Amirand. 


1.  Schelandre  aurait  pu  ajouter  «  Généraux  »,  car  ce  ne  sont  pas  uniquement 
les  Etats  de  Hollande  qui  ont  organisé  ce  «  voyage  »,  dont  pourtant  ils  sont  l'âme, 
mais  de  ces  derniers  dépend  la  compagnie  de  Robert  de  Schelandre. 


ODE  PIXDARIQUE   DE  J.    DE   SCHELANDRE  /  l 

L'  «  Amirand» ,  c'est  l'amiral  d'Aragon,  «  l'Almirante1  »,  comme 
disent  les  chroniqueurs,  empruntant  le  mot  espagnol,  Francisco  de 
Mendoza,  terreur  de  la  Chrétienté  2,  l'ait  prisonnier  à  la  bataille 
de  Nieuport  en  1G00,  mais  qui,  libéré  en  1G02,  avait  repris  le 
commandement  de  l'armée. 

Par  la  strophe  II,  nous  n'apprendrons  rien,  si  ce  n'est  que  Jean 
de  Schelandre  a  trop  lu  Ronsard  dont  il  pratique  encore,  avec 
excès,  les  agaçants  et  mièvres  diminutifs.  Ce  sont  «  i'aullelles 
mignardelettes  » 3  : 

Là  dans  la  verte  ramée 
Se  nichoit  maint  oyselet  ; 
Un  petit  zephir  follet, 
Caressant  sa  Flore  aymée, 
Frisoit  son  poil  nouvellet 
D'un  souspir  mignardelet. 

L'antistrophe  expose  par  contre,  avec  une  rigueur  qui  ne 
laisse  rien  à  désirer,  l'objectif  stratégique.  Il  s'agit  d'opérer 
une  diversion  qui  fera  lâcher  prise  au  «  chappeau  rouge  »,  c'est 
à-dire  à  l'archiduc  Albert,  le  cardinal-infant,  et  sauvera  Osteude  : 

Les  Estats  trop  ennuyez 
De  voir  que  le  chappeau  rouge 
D'entour  Oostende  4  ne  bouge, 
Siegant    ses    murs   poudroyés, 
Mettent  leurs  gens  en  campagne, 
Pour  faire  prise  quitter 
A  ces  corneilles  d'Espagne. 
Le  Brabant  nous  traversons 
Et  droit  à  Liège  passons. 

On  aura  souligné  le  «  nous  »  qui  indique  la  présence  de  l'au- 
teur parmi  les  troupes,  mais  ces  deux  derniers  vers  ont  besoin 
d'être  commentés.  C'est  bien  par  l'Est  du  Brabant  septentrio- 
nal 5  que  les  troupes  s'acheminèrent  vers  le  Limbourg  liégeois. 

1.  Van  Meteren  écrit  «  l'admirante  »,  cf.  fol.  51  1  verso,  mais  ce  d,  pas  plus  que 
l  devant  m  ne  se  prononçail  en  français. 

2.  Bor,  Vervolch  van  de  Nederlanlsche  Oorloghen,  37e  L,  fol.  41  v".  où  l'on  verra 
son  portrait.  11  y  en  a  un  de  Ravestèyn  au  Rijksmuseum  à  Amsterdam. 

3.  Expression'  citée  par  F.  Brunot  dans  un  paragraphe  de  son  Histoire  de  la  langue 
française,  t.  II,  p.  193-194,  auquel  il  faut  se  reporter  sur  ce  point. 

4.  On  remarquera  cette  orthographe  flamande,  que  je  me  garde  bien  de  corriger. 
Cf.  le  vers  de  la  Stuartide  (de  1611),  p.  71  : 

Du  lion  Pilotte  Oostene  *  qpii  contoit. 
*  [en  marge]  fondateur  d'Os  tende. 

5.  Cf.  encore  van  Meteren,  fol.  513  v°  :  <  Comme  l'armée  debooit  marcher  en 
Brabant,  les  Estats  des  Provinces  fuies  tirent  imprimer  et  publier  une  certaine 
déclaration...  » 


72  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

EPODE 

Sous  tant  de  charettes 
La  terre  fremist 
Et  le  ciel  gemist 
Au  son  des  trompettes. 
La  Meuse  ne  peut, 
Par  nous  retenue, 
Payer  son  tribut 
A  la  mer  chenue. 

«  Sous  tant  de  charettes  »  :  «  bien  trois  mille  chariots  de  ser- 
vice, écrit  van  Meteren  1,  tant  pour  mener  le  bagage  qu'au- 
trement, et  à  chasque  chariot  il  y  avoit  trois  chevaux.  »  Faut-il 
s'étonner  «  si  la  terre  fremist  »,  surtout  sous  le  roulement  des 
douze  «  demy-canons  »,  des  trois  pièces  de  campagne,  de  leurs 
affûts  et  de  leurs  caissons  2  ? 

Ce  sont  les  lourds  pontons  de  Moock,  mandés  de  Gennep 
qui  ont,  pendant  le  long  défilé,  empêché  la  Meuse  d'aller  rejoindre 
la  mer  blanche  d'écume. 

L'Aragonnois,  un  peu  froid, 

Xe  nous  osant  entreprendre 

En  plain  camp,  nous  vint  attendre 

Sur  un  malaisé  destroit  : 

Pour  nous  arrester.  il  gaigne 

Le  trop  avantageux  bord 

D'un  petit  fleuve  qui  dort 

Près  d'une  large  campagne 

Et,  pour  bouclier  contre  nous, 

Se  targua  de  son  flot  doux. 

Excellent  exposé  de  la  position  tactique  et  qui  est  d'un  homme 
du  métier.  Il  est  bien  vrai  que  si  l'Aragonnais,  appelé  plus  haut 
«  l'Amirand  »,  avait  eu  plus  d'esprit  d'offensive,  il  eût  dispersé 
le  camp  de  Maurice  sous  Tongres  ou  Saint-Trond.  Qu'il  ait  pré- 
féré s'abriter  derrière  «  Un  petit  fleuve  qui  dort  »  3,  c'est-à-dire 
la  Petite  Gète,  pour  se  borner  à  couvrir  Tirlemont,  cela  est  non 
moins  incontestable. 

La  comparaison  de  l'Amiral  d'Aragon  avec  une  vache  luttant 
contre  un  lionceau,  qui  est  naturellement  Maurice,  est  de  moins 
bon  goût  : 

1.  Fol.  513  r». 

2.  Fol.  513  v». 

3.  Ce  fleuve  est  représenté  dans  l'estampe  1183*  de  la  Collection  Muller  au  Cabi- 
net des  Estampes  d'Amsterdam. 


ODE    PINDAKIQUE    DE    J.    DE    SCHELANDRE  1\> 

Ainsi  pourroit  quelquefois 
Une  paresseuse  vache 
Braver  la  mine  bravache 
Du   plus    fier    Hoste    des    bois, 
Sur  le  sueil  de  son  estable, 
Quand,  de  pied  ferme  attendant, 
D'un  lionceau  gros  grondant  l 
La  fureur  espouvantable, 
Luy  présente  seulement 
Un  front  armé  durement. 

EPODE 

Lionceau  qui  crève, 
Bouillant  de  courroux, 
Qui  son  poitral  roux 
Hérissant  esleve, 
Qui  les  flancs  se  bat 
Des  nœuds  de  sa  queue, 
Huchant  au  combat 
La  beste  cornue. 

Ce  qui  suit  est  mieux,  car  nous  quittons  les  comparaisons 
plus  ou  moins  poétiques  pour  le  terrain  solide  de  la  réalité  : 

Son  Excellence  voyant 

Sa  prime  en  reprise  vaine  2, 

S'estant  campé  dans  la  plaine, 

L'ennemy  va  defïiant. 

Desja  le  genest  a  l'erte, 

A  pleins  naseaux  hannissant, 

Fougueux,  l'oreille  dressant, 

Frappe  du  pied  l'herbe  verte: 

1.  Voilà  qui  sent  son  Du  Bartas,  et  il  n'était  pas  difficile  de  trouver  aux  Pays-Bas- 
un  exemplaire  de  ses  œuvres.  Cf.  A.  Beekman,  Influence  de  Du  Bartas  sur  la  littéra- 
ture néerlandaise,  thèse  de  Doetorat  de  l'Université,  Faculté  des  Lettres  de  Poitiers: 
Poitiers,  A.  Masson,  1912,  1  vol.  in-8°  et  nos  1789  à  1797  du  Manuel  bibliographique 
de  G.  Lanson. 

Le  gros  grondant  est  exactement  calqué  sur  le  «  flo-flottant  séjour  »,  les  «  sou-souj- 
flantes  voiles  »,  «le  teupe-petillant  »et  autres  gentillesses,  dont  le  bon  poète  de  la  Semaine 
était  assurément  très  lier.  (Cf.  Haag,  La  France  Protestante.  1"  éd.,  t.  IX.  p.  126-7). 
Citons,  à  ce  propos,  ce  passage  caractéristique  du  Barbon  de  (liiez  de  Balz;  c  {Œuvres, 
éd.  de  1665.  t.  II,  p.  702)  :  «  Il  tient  que  l'enthousiasme  de  la  Poésie  Françoise  a 
cessé  depuis  qu'on  ne  dit  plus  la  Terre  porte-moissons  et  le  Ciel  porte-flambeaux, 
depuis  qu'on  n'use  plus  de  la  flo-flollante  Mer  et  de  la  clo-clolante  poule.  Il  ne  trouve 
rien  de  meilleur  dans  les  Œuvres  de  Bonsard,  que  sa  chère  Entelechie,  quand  il 
parle  à  sa  Maistresse,  que  son  amelette  Ronsardelette,  quand  il  veut  changer  île 
charactère  et  passer  du  grave  au  délicat.   • 

2.  Prime  et  reprise  peuvent  être  tous  les  deux  des  termes  de  jeu  aussi  bien  que 
des  termes  d'escrime,  mais  je  pencherais  pour  cette  dernière  hypothèse  a  raison  du 
contexte.  Littré  définit  :«  3)  prime,  la  première  garde  ou  position,  qui  est  celle  où  le 
corps  se  rencontre  en  achevant  de  tirer  l'épéc  ».  Le  sens  serait  donc  :  •  Maurice,  voyant 
que  sa  prime  ne  conduirait  pas  à  une  reprise  ou  à  un  engagement,  i 


74  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

Esehaufïé  d'un  beau  désir 
De  combattre  à  son  plaisir. 

Et  il  est  exact  que  Maurice,  campé  dans  la  plaine  sur  la 
rive  droite  de  la  petite  Gète,  tandis  que  l'ennemi  occupe  les 
hauteurs  de  la  rive  gauche,  le  harcèle  et  le  provoque  de  sa  cava- 
lerie frémissante.  Le  reste  de  l'armée  n'est  pas  moins  impatient 
de  combattre, 

Mais  ceste  belle  espérance, 
Naissant  au  cœur  des  soldats, 
Enfin  ne  succéda  pas  1. 
L'autre,  manquant  d'asseurance, 
Comme  un  renard  casanier, 
Se  tapit  en  son  terrier. 

EPODE 

Bien   qu'égal   de   nombre 

(sans  doute,  puisqu'il  a  plus  de  16  à  17.000  hommes)  - 

Son  peu  de  valeur 
Le  met  en  frayeur 
D'un  second  encombre. 

C'est  l'amer  souvenir  de  sa  défaite  à  Xieuport  qui  le  rend  si 

capon  : 

Ce  tant  brusqu'abord, 
Suivi  de  victoire 
Aux  champs  de  Xieuport 
Lui  vient  en  mémoire. 

STROPHE  V 
Trois  fois  l'astre  Delien 
Fraya  sur  nous  sa  carrière... 

Ainsi  se  trouvent  désignées  les  trois  journées  des  7,  8  et  9  juin, 
que  les  adversaires  ont  passées  à  s'observer  3.  La  «  quatriesme 
nuit  »,  le  «  grand  César  de  Nassaux  »,  pendant  son  sommeil, 
a  une  vision.  Ici  le  chroniqueur  d'occasion  redevient  poète. 
Mars  présente  au  Prince  le  pommeau  d'une  épée  et  l'immense 
«  targe  »  ou  bouclier  que  le  dieu  tient  du  bras  gauche,  couvre 

1 .  Ne  réussit  pas,  sens  bien  connu. 

2.  Cf.  Duvck,  t.  III,  p.  413. 

3.  Cf.  Duyck,  t.  III,  p.  410. 


ODE    PINDARIQUE    DE    J.    DE    SCHELANDRE  /.) 

De  son  ombre  large 
Les  murs  importants 
D'une  place  forte 
Que  jà,  de  longtemps, 
Un   prestre    menace...  l. 

C'est  Ostende  serré  de  près  par  Albert.  Mars  désigne  une  for- 
forteresse  en  Gueldre  (c'est-à-dire  Grave),  qui  consolera  le 
héros  de  s'être  vu  refuser  la  bataille  qu'il  offrait  : 

Dresse  la  pointe  guerrière 
De  tes  indontez  soldats 
Contre  quelque  forteresse 
Et,  vivement  guerroyant, 
Va,  la  Gueldre  nettoyant 
De  ceste  engeance  traistresse, 
Puis  que  le  sort  envieux 
N'a  pas  secondé  tes  vœux. 

«  L'Hercule  des  Hollandois  »  obéit  à  cette  inspiration  du  ciel  et 

Tous  ses  drapeaux  il  remeine 
Vers  la  forte  garnison 
Qui  garde  en  toute  saison 

EPODE 
De  Grave  les  terres. 

«Remeine  »  indique  assez  que  l'armée  a  refait  en  sens  inverse 
le  chemin  qu'elle  a  déjà  parcouru.  En  langage  militaire  cela 
s'appelle  une  retraite,  qu'on  nommera  stratégique,  si  l'on  veut 
embellir  la  chose. 

Et  comme  un  Autour 
Estend  à  l'entour 
Quatre  fortes  serres 
Sur   cette  perdrix 
Qui,  fort  désirable, 
A  beaucoup  d'esprits 
Sembloit  imprenable. 

Il  est  permis  de  ne  pas  goûter  non  plus  cette  nouvelle  compa- 
raison, du  moins  celle  de  la  perdrix,  mais  les  «quatre  serres» 
désignent  au  contraire,   avec  une  rigueur  suflisante,  les  quatre 


1.  Plus  loin  on  précisera  : 

Xi-  craignant  Albert 
N'y  son  Isabelle. 


76  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

corps  du  comte  Ernest,  du  comte  Guillaume,  de  Vere  et  de  Mau- 
rice lui-même  l.  Leurs  quartiers  généraux  sont  inscrits  en  toutes 
lettres  sur  notre  planche  VI.  Au  reste,  si  l'on  doutait  de  cette 
interprétation,  la  strophe  VIII  suffirait  à  la  justifier. 

Sur  les  fromenteux  seillons, 
Près   de  l'ombreuse  feuillade, 
Logea  sa  belle  brigade, 
Cinq  aguerris  bataillons, 
Mais  sur  la  plaine  jonchée, 
Près  des  marets  limoneux, 
De  Guillaume,  sage  preux, 
La  bande  y  fut  retranchée 
Et  du  beau  Prince  Henry 
Aussi  bien  né  que  nourri. 

L'  «  ombreuse  fueillade  »,  ce  sont  les  bosquets  près  desquels 
est  établi  le  quartier  de  Son  Excellence.  Le  graveur  n'a  eu  garde 
de  les  oublier.  Que  Guillaume-Louis,  le  stathouder  de  Frise, 
guidant  le  jeune  prince,  qui  était  le  demi-frère  et  le  successeur 
désigné  de  Maurice  et  qui  tenait  de  Henri  IV  son  prénom,  ait 
retranché  ses  troupes  près  des  marais  (moeras),  situés  au  sud 
de  la  place,  rien  de  plus  exact 2.  Bien  né,  le  fils  de  Louise  de 
Coligny  et  du  Taciturne  l'était  et  si  on  le  dit  bien  «  nourri  », 
c'est-à-dire  bien  éduqué,  c'est  à  Dommarville  qu'en  revient  le 
mérite  3. 

Mais  Schelandre,  avec  une  pointe  d'orgueil  national,  n'oublie 
pas  de  célébrer  les  indomptables  Français  : 

Là,  sur  toute  nation, 
Parmy  cette  grande  armée, 
Parust  la  fleur  renommée 
Des  nepveux  de  Francion, 
La  noblesse  aux  armes  duites  4, 
Des  indontables  François, 
Qui,  par  La  Noue  5  autrefois 
Et  par  Chastillon  conduites, 

1.  Cf.  van  Meteren,  fol.  515  r°  et  Duyck,  t.  III,  p.  437. 

2.  Cf.  Duyck,  t.  III,  p.  131  et  445  ;  se'  reporter  aussi  au  plan  (pi.  VI,  où  les  marais 
sont  indiqués  par  le  mot  hollandais  e  moeras  •>,  au  sud  de  la  ville,  c'est  à  dire  en 
haut  sur  le  plan). 

3.  Henri  est  le  vrai  nom  du  Prince  et  celui  que  lui  donnent  alors  tous  ses  contem- 
porains ;  ce  n'est  qu'après  son  accession  au  stathoudérat  qu'on  l'appela,  le  plus 
souvent,  Frédéric-Henri. 

4.  Participe  passé  du  verbe  «  duire  ».  Le  mot  est  encore  dans  le  dictionnaire  de 
l'Académie  de  1690,  cité  par  Littré,  verbo,  duit,  avec  le  sens  de  <•  façonné,  dressé  ». 

5    Le  texte  de  1008  porte  La  N'eue,  simple  faute  d'impression. 


ODE    PINDARIQUE    DE    J.    DE    SCHELÀNDRE  77 

De   Dommarville    despend, 
Digne  d'un  fardeau  si  grand. 

Les  quatre  derniers  vers  résument  toute  l'histoire  des  unités 
françaises,  telle  qu'elle  a  été  exposée  plus  haut  :  la  formation 
du  régiment  sous  Odet  de  La  Noue  autrefois,  c'est-à-dire 
de  1599  à  1601  ;  Chastillon  qui  lui  succède,  de  janvier  1601  à 
la  mort,  en  septembre  de  la  même  année,  suivi  par  Dommar- 
ville qui,  cependant,  ne  s'en  voit  confier  que  la  moitié,  l'autre 
devant  former  le  régiment  de  Léonidas  de  Béthune. 

Comment  ce  dernier  serait-il  oublié,  puisqu'il  est  le  chef  de 
Jean  de  Schelandre  qui  lui  voue,  cela  se  sent  dans  ses  vers, 
l'affectueuse  et  familière  admiration  que  les  Français  ont  tou- 
jours professée  pour  leurs  supérieurs  : 

Et  de  ce  Béthune  l, 
De  qui  le  Démon 
Promet  à  son  nom 
Plus  belle  fortune, 
De  qui  le  grand  cœur, 
Plein  de  belle  audace, 
Seconde  l'honneur 
De  sa  noble  race. 

Cette  louange  est  méritée,  puisque  Béthune  sollicita  et  oblint, 
nous  l'avons  vu,  la  faveur  d'ouvrir  les  premières  approches. 
Assez  loin  de  lui,  à  l'ouest  de  Grave,  sont  les  camarades  anglais  : 

Plus  loin  de  là  sont  butez  2 
Les  fantassins  d'Angleterre. 

«  Plus  loin  »  serait  vague,  si  le  chroniqueur-poète  n'ajoutait 
aussitôt  : 

Où  la  Hollandoise  terre 
Jette  les  commoditez. 
Par  ce  lieu,  la  providence 
Des  Sénateurs  bien  liguez, 
Sur  les  soldats  fatiguez, 
Espandit  toute  abondance. 

Cela  n'est  pas  très  joliment  dit,  mais  il  s'agit  d'une  chose 
dont  l'utilité  exclut  tout  lyrisme,  c'est  le  ravitaillement.  «  Commo- 

1.  Le  «  de  ♦  s'explique  par  le  verbe  de  l'antistrophe.  Simplifiée,  la  phrase  serait  : 
La  noblesse  qui,  autrefois  commandée  par  La  Noue  et  puis  par  Chastillon,  dépend 
aujourd'hui  de  Dommarvi'le  et  de  Béthune.  Rien  de  plus  exact  (cf.  pi.  V). 

2.  Retranchés.  Cf  Duyck,  t.  III,  p.  421,  427  et  le  plan  (pi.  VI).  lut  quartier  van 
den  generael  Francisco  Veer  ». 


/8  REGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ETATS 

ditez  »,  selon  le  P.  Monet  \  signifie  «  aisance  de  bien,  suffisante 
abondance  de  richesses  »  et  en  effet,  c'est  du  côté  du  quartier 
général  de  Vere,  en  aval  de  la  place,  que  sont  amarrés  les  bateaux 
envoyés  par  les  commissaires  des  vivres  pour  la  nourriture  des 
troupes,  comme  il  se  voit  sur  le  plan  (pi.  VI),  où  on  lit  l'inscription 
«  amoni lie  schepen  » 2. 

Les  deux  vers  qui  terminent  la  strophe  peuvent  être  une  allu- 
sion à  la  terreur  qu'inspirait  le  général  anglais  Yere,  dont  la 
méthode  était  de  se  faire  craindre  plutôt  que  de  se  faire  aimer  3  : 

Là  les  superbes  Anglois 

Tremblent,  grand  Yeer,  sous  ta  voix  4. 

Il  n'y  en  a  pas  moins  là  l'expression  d'une  admiration  sincère 
pour  l'auteur  des  Commentaries,  le  défenseur  d'Ostende,  un 
maître  homme  de  guerre. 

Non  moins  véritable  sans  doute  est  le  sentiment  de  vénération 
qu'inspire  au  poète,  le  comte  Ernest,  c'est-à-dire  Ernest-Casimir  5 
de  la  maison  de  Nassau,  né  à  Dillenburg,  en  1573,  et  qui,  en  1620, 
devait  succéder  à  son  frère  Guillaume-Louis  comme  stathouder 
de  Frise.  Il  prit  une  part  active,  avec  Maurice,  au  premier  siège 
de  Rhinberc,  en  1597  (20  août)  6.  C'est  ce  qui  lui  vaut  dans  notre 
pièce,  le  titre  de  «  des  Julesques  l'honneur  »,  ce  qui  veut  dire 
l'honneur  du  pays  de  Juliers,  légère  erreur  géographique,  Rhin- 
berc étant  dans  le  pays  de  Clèves  à  sept  lieues  du  duché  de 

1.  Abrégé  du  Parallèle  des  Langues  françoise  el  laline,  5e  éd.  Paris,  1635,  in-4°. 

2.  Cf.  van  Meteren,  fol.  515  r°  :  <  Le  Comte  Guillaume  de  Nassau  estoit  campé 
du  costé  méridional  de  la  ville  et  les  Anglois  sous  le  Général  Veer,  du  costé  occi- 
dental, où  l'on  dressa  encore  un  pont  sur  la  rivière.  Incontinent  beaucoup  de  bateaux 
d'Hollande  y  arrivèrent  avec  toute  sorte  de  vivres.  »  Sur  l'estampe  1183'  de  la 
collection  Muller,  on  lit,  au  même  endroit,  une  inscription  plus  précise  :  «  Victuailie 
en  amonitieschepen  ». 

3.  Dans  une  lettre  en  français  (Lias  Lopende  St.  Gen.  4729  :  Archives  de  La  Haye). 
Vere  se  plaint  de  l'indulgence  des  conseils  de  guerre  à  l'égard  de  ses  officiers  «  mes 
capitaines,  convaincus  d'avoir  volu  mutiner  leurs  soldats,  de  m'avoir  mal  traitté 
de  parolles  et  menacé  ma  personne,  etc.   ■ 

4.  L'édition  de  1608  imprime  t  Wer  ►,  Van  Meteren  (par  exemple  fol.  673  r°) 
et  beaucoup  de  documents  manuscrits  orthographient  Veer.  La  vraie  forme  est 
Vere.  Cf.  Cléments  R.  Markham,  The  Fighling  Yeres...  Londres.  Sampson,  etc., 
1888,  1  vol.  in-8°.  La  campagne  de  1602  y  est  fort  mal  racontée,  la  blessure  de  Vere 
le  priva  de  toute  participation  aux  opérations  militaires  ultérieures.  «  Cest  habile 
et  sage  seigneur  mourut  le  8  septembre  1609  i  (  van  Meteren,  fol.  673  t°).  Sur  sa  tombe, 
à  Westminster,  on  grava  cette  curieuse  épitaphe  : 

Wlien  Vere  sought  Death.  arm'd  witli  hîs  sword  and  sheild, 
Death  was  afraid  tô  meeî  him  in  the  Feild  ; 
P>ut  when  his  weapon  he  had  laid  aside, 
Death,  like  a  coward,  stroke  him,  and  lie  dy'd. 

(Camden,  Remains,  cité  par  Dalton,   Sir  Edward  Cecil,  p.  401). 

5.  On  trouvera  sur  lui  une  notice  du  professeur  Blok,  dans  le  Nieuw  Xederl.  Biogr* 
Woordenbnejc,  t.  I,  col.  83.3-834.  ... 

6.  Cf.  Histoire  de  Belgique  de  Pirenne,  t.  IV,  p.  213. 


ODE    PINDARIQUE    DE    J.    DE    SCHELANDRE  71) 

Juliers  1.  Il  n'importe,  c'est  là  qu'il  fut  blessé  à  la  main  ;  il 
était  brave  et  ferme  :  «  Constant  »  était  sa  devise  ;  il  est  la  souche 
de  la  branche  frisonne  des  Nassau,  d'où  descend  la  reine  actuelle 
des  Pays-Bas.  Ce  ne  sont  donc  pas  vaines  flatteries,  en  dépit  de 
l'incontestable  échec  qu'il  subit  au  début  de  la  bataille  de 
Nieuport,  à  la  tête  de  l' avant-garde,  que  les  vers  suivants  : 

Mais  des  Julesques  2  l'honneur, 
Ernest,  le  miroir  des  Princes, 
L'Achille   de  ces  provinces, 
Et  d'Espagne  la  frayeur, 
Peuple  la  digue  terreuse 
Et  le  petit  fort  quitté, 
Séparé   de  la  cité 
D'un  seul  contour  de  la  Meuse. 

Exposé  minutieux  des  premières  opérations  du  siège.  Il  suffit 
de  jeter  un  coup  d'œil  sur  un  plan  de  la  forteresse  de  Grave, 
tel  qu'on  le  trouve  par  exemple,  dans  le  Tegenwoordige  Staat 
der  Vereenigde  Nederlanden  3  ou  sur  celui  de  notre  pi.  VI, 
pour  voir  que,  si  la  cité  entière  est  massée  sur  la  rive  gauche, 
au  sud  de  la  Meuse,  elle  est  néanmoins  gardée  sur  la  rive 
droite,  au  nord,  par  des  ouvrages  avancés,  une  demi-lune, 
qui  la  protège  contre  une  attaque  partie  du  Rhin.  Il  n'y  a 
pas  jusqu'au  détail  du  «  contour  »,  qui  ne  soit  conforme  à  la 
réalité,  car  le  cours  de  la  Meuse  n'est  pas  rectiligne  en  cet  endroit, 
mais  forme  une  légère  courbe. 

Nous  avons  vu,  en  suivant  simplement  le  récit  de  Duyck, 
que  c'est  à  Ernest,  que  fut  confiée  la  tâche  de  réduire  cette  demi- 
lune,  que  les  défenseurs,  vivement  canonnés,  ne  tardèrent  pas 
à  quitter  (22  juillet)4  .  Il  y  a  bien  là  aussi  une  «  digue  terreuse  ». 

La  suite  retrace  l'investissement  complet  de  la  place  par  une 
ceinture  de  retranchements  continus  : 

Tous  ces  quartiers  au  dehors 
Purent  conjoincls  en  un  corps. 

Van  Meteren  5  parle  à  peine  autrement,  mais  avec  moins  de 

1.  Carte  29  du  Théâtre  de  la  Guerre  de  Sanson,  cité  plus  haut. 

2.  Dans  l'édition  de  1608,  p.  8,  Judesques.  C'est  une  faute  d'impression. 

3.  Amsterdam,  [saac  Tirimi,  P740,  in-8°,  2°  vol.,  en  face  de  la  p.  21 
'  4.  Duyck,  t.  III,  p.  422-423. 

5.  Fol.  515  r°.  Il  est  bon  de  noter  que  la  traduction  citée  ici  n'a  paru  qu'en  1618 
et  que  Schelandre  n'a  pu  l'utiliser  pour  sa  pièce  composée  sans  doute  «lès  1602  et 
publiée  en  1008. 


80  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

concision  :  «  On  mit  incontinent  toute  diligence  à  retrencher  le 
camp  et  les  retrenchements,  et  si  fort  qu'on  n'en  avoit  point 
veii  beaucoup  de  semblables  auparavant.  Le  fossé  estoit  de  la 
profondeur  d'une  picque  et  demye  et  tous  les  Boulevarts  flanc- 
quoyent  l'un  sur  l'autre  avec  beaucoup  de  redouttes  et  de  petits 
Forts,  qui  n'estoyent  qu'à  un  traict  de  Mousquet  l'un  de  l'autre. 
Il  y  en  avoit  bien  soixante  ou  septante  qui  estoyent  comme  les 
Tours  et  Chasteaux  à  l'entour  d'une  ville  bien  munie  d'artillerie, 
chasque  quartier1  estoit  ainsi  retrenché  tout  à  l'entour,  et  chasque 
retrenchement  estoit  aussi  grand  que  la  ville  mesme,  et  estoyent 
joincts  Vun  à  Vautre.  La  longueur,  depuis  l'Orient  jusqu'à  l'Oc- 
cident, estoit  bien  d'une  demy-lieue  d'Allemagne,  sans  compter 
ce  qui  estoit  de  l'autre  costé  de  la  rivière,  où  il  y  avoit  aussi  de 
tels  et  semblables  retrenchemens,  depuis  un  pont  jusques  à 
l'autre,  presque  aussi  de  la  longueur  d'une  lieuë.  » 
Ceci  justifie  les  termes  de  l'épode  de  la  strophe  IX  : 

Si  longue  muraille, 
Tant  de  garnisons, 
Fermant  de  gasons 
Un  champ  de  bataille, 
Rompirent  le  cours 
De  leur  admirande 
Menant  au  secours 
Multitude  grande, 

Nous  touchons  là  à  l'événement  le  plus  sensationnel  qui 
interrompit  la  monotonie  du  siège  :  la  tentative  de  dégagement 
opérée  par  1'  «  Almirante  »  d'Aragon,  Francisco  de  Mendoza, 
dont  il  a  été  question  plus  haut.  Les  Français  n'aiment  pas  la 
guerre  de  tranchées,  ils  ne  la  font  que  lorsqu'on  les  y  contraint. 
Aussi  fut-ce  grande  joie  dans  leur  camp,  lorsqu'il  fallut  qu'une 
partie  d'entre  eux  fît  face  en  arrière,  pour  attendre  de  pied  ferme 
le  choc  des  Espagnols  descendant  la  Meuse  : 

Près  de  nous  il  se  logea 

Et  de  la  part  que  le  fleuve 

Les  champs  de  Mastricht  abreuve 

Nostre  ost  [armée]  assiégeant,  siégea  2. 

L'amiral,  nous  l'avons  vu,  a  sa  droite  appuyée  à  la  Meuse  en 

1.  Secteur  occupé  par  le  camp  et  le  corps  d'un  général 

2.  C'est-à-dire  :  assiégea  l'assiégeant. 


ODE    PINDARIQUE    DE    J.    DE    SCHELANDRE  81 

amont  de  la  ville,  donc  dans  la  direction  de  Maestricht,  et  il  y 
établit  son  camp,  au  Grand-Linde,  en  face  d'Esteren,  où  campent 
les  Français.  Voyez  la  carte  4  du  Théâtre  de  la  guerre. 

Mais  cette  menace  d'une  formidable  armée  intacte,  n'était 
qu'une  rodomontade  et  l'Espagnol  n'ose  même  pas  atta- 
quer. Cet  abandon  d'un  glorieux  dessein  aiguise  la  satire  du 
soldat-poète  : 

Gallante   Rodomontade  l, 
Si  son  courage  abaissé 
Tel  dessein  n'eust  délaissé 
D'une   Espagnolle   boutade 
Et,  de  nostre  ombre  craintif, 
Quitté  tout  préparatif. 

AXTISTROPHE 

Mais,  pauvres  gens,   dites  moy, 
Qui  vous  esmouvoit  de  faire 
Si  notable  vitupère  [honte] 
A  l'orgueil  de  vostre  Roy  ? 
Avoir  fait  si  belle  monstre, 
Nous  avoir  veùs  de  si  près 
Pour  éviter,  par  après, 
L,e  devoir  d'une  rencontre, 
Se  retirer  sans  subject  ! 
O  l'admirable  project  ! 

Les  regards  des  Espagnols  pouvaient  plonger  dans  le 
camp  des  Franco-Hollandais  et  les  adversaires  étaient  si 
proches  que,  du  milieu  des  tentes  espagnoles,  on  entendait 
s'élever  une  longue  rumeur,  annonciatrice  d'attaque.  De  motif 
ni  même  d'excuse  à  une  retraite  il  n'en  est  point 2,  si  ce  n'est 
celle  qu'invente  Schelandre  par  esprit  de  corps  et  conscience  de 
la  bravoure  française  : 

Que  si  la  foiblesse 
D'un  si  grand  amas 
Redoutoit  le  bras 
De  nostre  noblesse, 

1.  On  attribuait  toujours  aux  Espagnols  des  rodomontades.  Cf.  les  Rodomontades 
Espagnoles  de  Brantôme  (Œuvres  complèles,  éd.  J.  A.  C.  Buchon.  Paris,  1838, 
gr.  in-8°,  t.  II,  p.  3  et  s.).  Cf.  aussi  Bonours,  Siège  d'Gslende,  éd.  1628,  p.  558-9, 
à  l'année  1<>04  :  «  Aux  Rodomontz  ensemble  et  Prescheurs  Espagnolz...  Les  Fran- 
çois combatans  à  la  deffense  d'Ostende.  » 

2.  A  moins  peut-être  la  crainte  de  rébellion,  justifiée  par  ce  qui  se  produisit 
pour  l'escadron  Eletto. 


82  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

C'estoit  vostre  honneur, 
Sans  monstrer  la  teste, 
De  masquer  la  peur 

D'une   excuse  honnête. 

Cependant,  il  y  a  dans  le  camp  ennemi  une  velléité  d'attaque 
de  nuit.  Schelandre  en  parle  longuement. 

Le  comte  «Holloe  »  c'est-à-dire  Hohenlohe  qui,  nous  le  savons 
par  Duyck  1,  est  arrivé  depuis  le  31  juillet,  avec  un  important 
renfort  d'infanterie,  donne  l'éveil.  Qu'il  soit  en  liaison  avec  le 
régiment  de  Béthune,  c'est  évident,  puisque  son  poste  de  com- 
mandement est  établi  dans  une  maison  sur  la  digue  près  de 
Gasel 2,  au  sud-est  et  à  la  droite  des  Français. 

Mais  l'Eternel  qui,  d'en  haut, 
Avisa  toute  une  armée 
Concordement  animée 
Pour  attendre  eet  assaut. 
Qui  vit  nostre  chef  en  armes, 
Ce  comte  Hollac  si  vaillant  3 
Et  tout  le  champ  fourmillant 
De  six  milliers  de  gendarmes, 
Qui  vit  4  border  nos  fossez 
De  bataillons  hérissez. 

Le  comte  Philippe  de  Hohenlohe,  beau-frère  de  Guillaume  le 
Taciturne,  était  né  en  1550  et  il  combattait  aux  Pays-Bas 
depuis  1575  déjà.  Il  était  vaillant  et  s'exposait  même  parfois 
à  la  légère,  comme  au  siège  de  Geertruidenberg  où  il  fut  blessé 
en  1593.  Il  mourut  en  mars  1606,  à  56  ans. 

La  strophe  XII  évoque  les  préparatifs  des  Espagnols  qualifiés 
de  demi-Arabes  : 

Les  demy-Mores  honteux 
D'avoir  porté  les  eschelles 
Les  picqs,  les  planches,  les  paisles, 
Pour  un  effort  belliqueux. 

Ceci  est  une  allusion  à  une  reconnaissance  de  cavalerie  de 
Maurice,  dont  parle  Duyck,  à  la  date  du  21  août,  et  qui  fit  décou- 

1.  T.  III,  p.  430  et  ici  plus  haut,  p.  64. 

2.  Duyck,  t.  III,  p.   137. 

3.  Van  der  Aa  (A.  J.),  Biographisch  W'oordenboek  der  Xederlanden,  18e  vol., 
p.  917  et  suiv.,  art.  Hohenlo.  Ilohenloe  est  l'orthographe  adoptée  par  Du3'ck  .' 
le  texte  de  1608  porte  llollae,  simple  faute  d'impression  ;  «  Hollac  »  est  la  forme 
usuelle  des  textes  français. 

4.  «  Qui  »  a  pour  antécédent  «  champ  ». 


ODE    PINDARIQUE    DE    J.    DE    SCHELANDRE  83 

vrir,  sur  la  route  de  Beers,  les  «  échelles,  pelles,  bêches,  fascines, 
planches  garnies  de  piques  »  \  rassemblées  pour  l'assaut  par  les 
Espagnols. 

Puis  d'avoir  faict  la  retraite 

Parmy  l'horreur  de  la  uuict 

S'estre  espou vantez  au  bruit 

D'une  sourdine  seerette. 

En  effet,  c'est  clans  la  nuit  du  22  au  23  que  l'ennemi,  sans  avoir 
rien  accompli,  battit  en  retraite  et  que  le  généralissime  avait 
alerté  le  camp,  sans  doute,  au  son  de  la  «  sourdine  »  ou  trompette 
sourde,  comme  le  11  août 2. 

Avant  de  se  retirer,  Mendoza,  à  trois  heures  du  matin,  met  le 
feu  à  ses  tentes 3,  ce  qu'exprimera  le  poète  par  une  image 
mythologique  : 

Logent  dès  le  lendemain, 
Dans  leurs  cabanes,  Vulcain. 

Schelandre  semble  s'intéresser  moins  aux  opérations  du  siège 
même,  qui  va  pouvoir  être  poussé  avec  énergie  ;  il  les  résume, 
cette  fois,  en  une  seule  strophe  : 

Xostre  sage  Agamemnon, 
Délivré  de  tant  d'affaires, 
Presse  les  murs  adversaires 
D'un  plus  poignant  esperon, 
Si  epu'après  trente  journées 
Fismes  à  l'extrémité 
Desloger  de  la  cité 
Leurs  Phalanges  mal-menées. 

Entre  la  retraite  de  l'ennemi,  le  23  août  au  matin,  et  la  reddi- 
tion qui  fut  signée  le  19  septembre.  4,  il  s'écoula  quelques  vingt- 
huit  jours,  toutefois  il  y  en  a  trente  jusqu'à  la  revue  et  solennelle 
prise  d'armes,  à  laquelle  assista  Robert  de  Schelandre,  le 
21   septembre  5. 

1.  Duyck,  t.  III,  p.  450.  On  les  trouve  dessinés  sur  la  gravure  de  Orlers  «  Den 
Nassauschcn  Laurencrans  •>,  n°1185  de  Muller.  M. le  généra]  Boucabeille,  noire  ancien 
attaché  militaire  à  La  Haye,  veut  bien  me  faire  observer  que  cette  exactitude 
minutieuse  des  estampes  représentant  des  batailles  au  xvir  siècle  est  très  fréquente 
et  qu'il  en  a  eu  mainte  preuve  pour  les  campagnes  qu'il  étudiait  lui-même  à  l'Ecole 
de  Guerre.  Chez  un  poète,  par  contre,  cette  exactitude  est  plus  rare  que  chez  les 
graveurs. 

2.  Duyck,  t.  III,  p.   112. 

A.  Duyck,  t.  III.  p.  452:  Maer  ombrent  drie  ayren  sach  men  dal  se  l  heele  léger 
In  de  hrant  staken  ». 

1.   La  garnison  ne  sortit   que  le  lendemain. 

5.  Duyck,  t.  III,  p.  -182  et  ici  même,  supra,  p.  67. 


84  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

On  a  souligné  le  pluriel  «  fismes  »,  assez  inattendu,  puisque  le 
sujet  de  la  principale  est  «  nostre  sage  Agamemnon  »,  mais  qui 
s'explique  par  le  désir  du  poète  d'affirmer  sa  participation  aux 
opérations. 

L'  «  heureuse  journée  »  est  arrivée,  mais  elle  n'a  pas  laissé 
d'être  assombrie  par  des  pertes  cruelles  et  Schelandre,  qui  a 
du  cœur,  dans  tous  les  sens  du  mot,  s'émeut  :    , 

Non  sans  perdre  en  cest  honneur 
Testes  de  grande  valeur... 

Toutefois,  n'est-ce  pas  le  fragile  destin  des  «  gens  de  guerre  »  ? 
Ne  sont-ils  pas  brisés  comme  verre  ? 

Mais  quoy  ?  gens  de  guerre, 
Tant  chefs  que  soldats, 
Semblent  en  ce  cas 
La  tasse  de  verre, 
Que  son  maistre  veut 
Souvent  estre  veûe, 
Qui  durer  ne  peut, 
Tant  de  fois  tenue... 

Peut-être  est-ce  en  vidant,  non  sans  mélancolie,  quelque 
coupe  de  vin  du  Rhin  que  «  notre  brave  Schelandre  »,  qui  «  boit 
toujours  en  Alexandre  »,  1  comme  dit  Ogier,  songeait  à  la  fragi- 
lité de  l'existence  humaine  et  concevait  cette  triste  strophe. 

Pourtant  ce  n'est  pas  des  larmes  qu'il  faut  au  soldat  mort, 
mais  des  chants  de  flamme  : 

Muse,  mon  sacré  soucy, 
Hé  !  de  grâce  que  la  flame 
Qui  tient  en  fureur  mon  âme, 
Ne  s'estaigne  point  icy  ! 

Il  s'agit  de  trouver  des  accents  mâles,  dignes  des  chefs  aimés, 
tombés  au  champ  d'honneur,  et  à  qui  il  veut  envoyer  son  suprême 

salut  : 

Mon  cœur  ne  permets-tu  pas 
Que  sur  mes  cordes  je  range 
Du  bon  DU  PUIS  la  louange, 
DU  PUIS,  l'amour  des  soldats, 
Que  baignant  en  pleurs,  je  sonne 
Le  dommageable  destin 

1.  Ode  d'Ogier  à  la  Chamais,  citée  par  Haraszti,  p.  xvit. 


ODE    PINDARIQUE    DE    J.    DE    SCHELANDRE  85 

D'HAMELET  et  MONTMARTIN 

Et  qu'encore  je  mentionne 

LA  GRAVELLE  en  qui  les  Dieux 

Estallèrent  tout  leur  mieux  ? 

Le  «bon  Du  Puis»,  c'était  le  capitaine  suisse  qu'il  avait  déjà 
dû  connaître,  sinon  à  Nieuport,  du  moins  à  Ostende,  et  deux  ans 
de  communs  dangers,  c'est  long  pour  une  fraternité  d'armes  et 
une  camaraderie  de  combat.  On  goûte  fort  cette  louange  qui 
indique  un  rapport  affectueux  entre  le  chef  et  les  hommes  : 

DU  PUIS,  l'amour  des  soldats. 

Ce  n'est  pas  une  phrase  à  fournir  une  rime.  Lorsqu'à  l'at- 
taque du  7  septembre  1602,  les  Français  et  les  Wallons  virent 
tomber  le  capitaine  Du  Puy,  furieux,  ils  s'élancèrent  à  l'assaut 
de  la  demi-lune,  qui  protégeait  la  «  Berchpoort  »,  la  forcèrent  et 
en  chassèrent  l'ennemi,  qui  y  abandonna  dix  cadavres  *  :  leur 
capitaine  était  vengé. 

Le  22  août  2  déjà,  précisément  dans  la  nuit  de  l'alerte, 
le  capitaine  Du  Hamelet  était  mort  des  suites  des  blessures 
qu'il  avait  reçues  au  flanc  le  13  3.  La  chirurgie  de  guerre  d'alors 
était  si  indigente  de  science  et  de  moyens  que  c'était  miracle 
d'en  réchapper,  comme  l'avait  fait  Robert  de  Schelandre. 

Pour  Montmartin,  c'était  le  27  août  qu'il  avait  été  tué,  lors 
d'une  surprise  tentée  par  l'assaillant  sur  une  galerie  de  mine  des 
Français,  où  ceux-ci,  avec  leur  coutumière  insouciance,  s'étaient 
mal  gardés  4.  On  voit  que  les  chefs  ne  cherchaient  pas  souvent 
refuge  dans  les  profondes  «  galeries  »  creusées  sous  terre  à  l'abri 
des  feux  d'artillerie. 

A  peine  La  Gravelle  avait-il,  le.  9  septembre,  succédé  à 
Du  Hamelet,  mort  il  y  avait  à  peine  plus  de  quinze  jours,  que  le 
voilà  qui  tombe  à  son  tour  sous  la  mousqueterie  ennemie  J. 
Pauvre  capitaine  de  tant  d'avenir,  au  témoignage  de  Schelandre, 
et  qui  eut  deux  semaines  de  gracie.  Au  moins  auront-ils  la  conso- 
lation du  héros,  la  gloire  éternelle,  et  celle-ci,  la  voix  de  leur 
chantre  la  leur  assurera  : 


1.  Journaal  de  Duyck,  t.  III.  p.  465  et  van  Meteren,  fol.  515  r°. 

2.  Duyck,  t.  III,  p.  452. 

3.  Duvck,  t.  III,  p.  444. 

4.  Duvck,  t.  III,  p.  457. 

5.  Duyck,  t.  III,  p.  467. 


86  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

Que  si  leurs  années 

Furent  icy  bas 

Parmy  les  combats 

Trop  tost  terminées 

Au  moins  que  leur  los  [louange], 

Réduit  en   mémoire, 

Couronne  leurs  os 

D'immortelle  gloire. 

On  ne  peut  pas  s'attarder  à  ces  regrets  :  ils  affaibliraient  le 
moral  du  combattant.  Les  fleurs  une  fois  jetées  sur  les  tombes, 
fleurs  de  la  nature  et  fleurs  de  la  poésie,  il  faut  aller  à  d'autres 
exploits.  C'est  le  sens  de  la  strophe  XIV,  rappelant  l'embarque- 
ment après  la  revue,  sur  des  bateaux  qui,  bientôt,  iront  jeter 
l'ancre  en  quelque  port  paisible  de  Hollande  ou  de  Zélande,  où 
l'armée  prendra  ses  quartiers  d'hiver  et  où  le  poète  «  recordera  » 
ses  souvenirs  : 

Mais  non,  dedans  moy  je  sens, 
Je  sens  ta  main  qui  me  pousse, 
D'une  soudaine  secousse 
Pour  me  remettre  en  bon  sens  : 
Or  sus  abaissons  les  voiles, 
Je  sens  amortir  le  vent 
Qui  s'eslançoit  en  avant 
Dans  mes  demi-rondes  1  toiles 
Et  mouillons  en  attendant 
Le  fer  à  deux  crocs  mordants. 

Le  poème  va  finir  avec  l'expédition  qu'il  a  célébrée,  mais  il  y 
manque  l'adresse  que  traceront  l'antistrophe  et  l'épode,  pareilles 
à  l'Envoi  d'une  ballade  : 

Prince,  non  pas  le  Phœnix 
Mais  le  soleil  de  prouesse, 
L'appuy,  la  force  et  l'adresse 
De  tant  de  peuples  unis, 
S'il  vous  vient  à  gré  de  lire, 
Libre  de  soucis  plus  grands, 
Ces  f redons  que  j'entreprends 
Sur  la  Pindariquc  lire, 
Prenez,  mon  Prince  clément. 
En  gré  mon  bégayement. 

1.  C'est-à-dire  gonflées.  Le  sens  esl   précisé  par  ces  deux  jolis  vers  du  Modelle 
de  la  Sluarlide  (Ms.  British  Muséum,  16  h.  XXXIII,  fol.  18  v°)  : 
La  barque  est  droitte  et  ses  toiles  mi-rondes, 
Toutes  au  large,  empaument  le  bon  vent. 


ODE    PINDARIQUE    DE    J.    DE    SCHELANDRE  87 

Maurice  a-t-il  reçu  le  poème  ?  Sans  nul  doute,  mais  cet  homme 
d'action  était  peu  soucieux  des  papiers,  surtout  de  ceux  que 
remplissent  mal  les  lignes  inégales  et  sonores,  où  ces  fous  de 
poètes  mettent  leur  rêverie,  et  le  manuscrit  original  n'a  pu  être 
retrouvé  dans  les  Archives  de  la  Maison  d' Orange-Nassau  1. 

Pourtant,  est-il  assez  humble  celui  qui  l'offre,  comparant 
joliment  ses  dons  à  ces  petits  ruisseaux  dont  la  mer  accepte  l'hom- 
mage aussi  bien  que  celui  du  Rhin  majestueux  : 

Voyez  qu'Amphitrite 
Reçoit  en  ses  eaux, 
Des   moindres  ruisseaux 
La  rente  petite, 
i  '.i  du  Rhin  pujssan 
L'oncle  fréquentée. 
«  Chacun  faict  présent 
«  Selon  sa  portée.  »  2 

Tel  est  ce  long  poème  qui,  sans  doute,  méritait  de  nous  arrêter 
quelques  instants  ;  aurait-il  été  de  moindre  valeur  littéraire, 
qu'il  eût  encore  été  profitable  de  l'analyser,  strophe  par  strophe, 
à  cause  de  son  exactitude,  désormais  assurée,  et  à  titre  de  docu- 
ment. 

Mais  cette  exactitude  même  est,  pour  une  ode  historique, 
chose  si  rare  dans  la  seconde  moitié  du  xvie  siècle  et  la  première 
moitié  du  xvne,  que  déjà,  elle  conférerait  à  l'auteur  une 
place  à  part. 

Il  n'est  que  de  comparer  le  poème  que  Ronsard  consacre  à 
Michel  de  l'Hospital  et  qui  fait  partie  du  cinquième  livre  des 
Odes,  paru  à  la  suite  des  Amours  en  1552  3,  et  où,  à  chaque 
strophe,  répond  aussi  une  antistrophe  et  une  épode. 

Pour  louer  le  Surintendant  4,  d'avoir  restauré  le  règne  de 
la  poésie,  Ronsard  évoque  Mémoire,  mère  des  neuf  Muses, 
qu'elle  eut  de  Jupiter,  la  conception  et  accouchement  d'icelles, 
leur  visite  à  leur  père  au  banquet  oifert  par  Thétis,  au  sein  de 

1.  Malgré  les  recherches  faites  obligeamment  pour  moi  par  l'archiviste,  M.  Kra- 
mer. 

2.  Idée  chère  à  Jean  de  Schelandre.  puisqu'elle  se  retrouve  dans  la  dédicace  de 
Daniel  d'Anchères  à  Jacques  Ier  {Funestes  Amours,  etc.,  a  11.  \  <  :  ■  qu'elle  [la 
Cour  du  roi]  en  est  aujourd'huy  la  nier  ou  tous  les  ruisseaux  sont  tributaires  :  cha- 
cun toutes  fuis  selon  sa  portée.  » 

3.  Laumonier  (Paul).  Tableau  chronologique  des  anwres  de  Ronsard,  2-  éd.  Taris, 
Hachette,    1911,  I  vol.  in-8".  p.  5  et  11. 

I.  Ronsard,  Œuvres  choisies  p.  Sainte-Beuvej  nouvelle  éd.,  p.  !..  Moland  ;  Paris, 
Carnier  (1879),  1  vol.  in-8°,  p.  95  et  s. 


88  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

l'Océan.  Après  un  premier  séjour  sur  terre,  les  Muses  se  réfugient 
auprès  de  Jupiter  :  elles  assistent  à  la  fabrication  de  Michel  de 

l'Hospital  : 

Luy  tout  puissant  prent  une  masse 
De  terre  et  devant  tous  les  dieux 
Imprima    dedans   une   face, 
Un  corps,  deux  jambes  et  deux  yeux, 
Deux  bras,  deux  flancs,  une  poitrine. 

Arrêtons  là  cette  analyse,  qui  pourrait  être  longue  encore,  et 
louons  Jean  de  Schelandre  de  nous  avoir  épargné  la  naissance  de 
Maurice  et  sa  conception  dans  quelques  Champs  Elvséens. 

Evidemment,  il  y  a  encore  beaucoup  «  trop  de  tintamarre 
là-dedans,  trop  de  brouillamini  »,  comme  dirait  le  Bourgeois 
Gentilhomme,  et  surtout  trop  de  mythologie.  C'est  un  héritage 
du  moyen-âge  et  du  xvie  siècle,  qui  se  transmettra  à  travers  la, 
poésie  lyrique  du  xvnie  siècle,  jusqu'au  début  du  xixe. 

Passe  encore  pour  l'Apollon  du  début  et  son  astre  dClien, 
pour  le  Mars  du  milieu  et  l'Amphitrite  de  la  fin,  mais  on 
ferait  grâce  de  la  «  corne  de  cheval  »,  entendez  de  Pégase,  du 
cristal  de  la  fontaine  Hippocrène  et  de  la  guerrière  Enyon. 

La  pièce  gagnerait  aussi  à  être  privée  de  ses  deux  apparitions, 
celle  de  Mars  à  Maurice,  lui  conseillant  d'abandonner  le 
Brabant  pour  le  siège  de  Grave,  et  celle,  moins  précisée,  du  feu 
roi  d'Espagne  essayant  de  déchaîner  sur  l'armée  hollandaise 
les  frayeurs  «  dépeschées  »  par  les  enfers. 

Divinité  pour  divinité,  on  préfère  celle  de  l'antistrophe, 
citée  plus  haut,  car  l'Eternel  qui  y  paraît  est  le  Dieu  des 
Armées  qu'invoquent  ces  protestants  dans  leur  psaume  x  : 

Que  Dieu  se  monstre  seulement 
Et  l'on  verra  soudainement 
Abandonner  la  place, 
Le  camp  des  ennemis  espars 
Et  ses  haineux  de  toutes  parts 
Fuir  devant  sa  face. 

Pourquoi  faut-il  que  chaque  héros,  au  lieu  de  se  contenter 
d'être  un  chevalier  sans  peur  et  sans  reproche,  ne  puisse  être 
moins  qu'un  Hercule  ou  un  Achille  ?  La  loi  du  genre  le  veut 

1.  Elle  semble  être  née  aussi  à  Strasbourg  cette  Marseillaise  huguenote.  Cf.  Tier- 
sot,  Histoire  de  la  Chanson  populaire  en  France.  Paris,  Pion,  1889,  1  vol.  in-8°,  p.  274. 


ODE    PINDARIQUE    DE    J.    DE    SCHELANDRE  89 

ainsi.  Maurice  sera  1'  «  Hercule  des  Hollandois  »  (str.  VII), 
«  nostre  sage  Agamemnon  »  (str.  XII),  «  le  Phœnix  »,  le  «  Soleil 
de  Prouesse  »,  tandis  que  le  comte  Ernest  est  «  l'Achille  de  ces 
provinces  ». 

L'excuse  de  notre  Schelandre  est  que  Malherbe  puise  ses 
traits  au  même  arsenal  poétique.  Parle-t-il  de  Marie  de  Médicis 
arrivant  à  Aix  en  1600,  pour  aller  partager  le  trône  et  le  lit  de 
son  futur  époux,  il  nomme  ce  dernier  : 

Cet  Achille  de  qui  la  pique 
Faisoit  aux  braves  d'Ilion 
La  terreur  que  fait  en  Afrique 
Aux  troupeaux,  l'assaut  d'un  lion  1. 

Dans  l'Ode  du  même  Malherbe  sur  «  l'heureux  succès  du 
voyage  de  Sedan  »,  composée  dès  1606  2,  Henry  le  Grand  devient 
aussi  un  Hercule  : 

Qui  ne  confesse  qu'Hercule 
Fut  moins  Hercule  que  toi  ? 

A  la  vérité,  on  ne  pouvait  alors  moins  dire,  sous  peine  d'être 
mal  poli,  pas  plus  qu'on  ne  pouvait  écrire  moins  que  ceci  :  «  Je 
suis,  Monsieur,  de  votre  Seigneurie,  le  très  humble  et  très  obéis- 
sant serviteur  ». 

La  comparaison  du  héros  avec  un  lion,  tandis  que  ses  adver- 
saires sont  assimilés  à  du  bétail  (il  n'est  pas  nécessaire  que  ce  soit 
une  vache  comme  dans  Schelandre),  n'était  pas  moins  «  de  style  », 
si  l'on  peut  dire. 

Ce  n'est  pas  pourtant  que  la  description  du  lionceau  n'ait 

assez  d'allure  : 

Lionceau  qui  crève, 
Bouillant  de  courroux, 
Qui  son  poitral  roux 
Hérissant  eslève  ; 
Qui  les  flancs  se  bat 
Des  nœuds  de  sa  queue, 
Huchant   au   combat  3 
La  beste  cornue. 

En  fait  de  peinture  d'animaux,  celle,  du  «  genêt  d'Espagne  > 
est  bien  plus  intéressante,  d'abord  parce  qu'elle  ne  sert  pas  à 

1.  Œuvres,  éd.  Lalanne,  t.  I,  p.  53. 

2.  Œuvres,  éd.  Lalanne,  t.  I,  p.  87. 

3.  Provoquant. 


90  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

une  comparaison  alambiquée,  ensuite  parce  qu'il  s'agit  là,  à 
nouveau,  de  choses  vues  :  la  bête  hennissante,  dressant  l'oreille 
au  bruit  de  la  trompette  et  piaffant,  prête  à  la  charge  : 

Desja  le  genest  alerte, 
A  pleins  naseaux  hennissant. 
Fougueux,  l'oreille  dressant, 
Frappe  du  pied  l'herbe  verte, 
Eschaufïé  d'un  beau  désir 
De  combattre  à  son  plaisir. 

Malheureusement  Jean  de  Schelandre  a  une  tendance  fâcheuse 
à  abuser  de  la  zoologie.  S'il  peut  à  la  rigueur  comparer  Grave, 
pressé  de  toute  part,  à  une  perdrix  prise  dans  les  rets,  on  se  pas- 
serait volontiers  de  la  ménagerie  qui  défile  dans  l'antistrophe  VI  : 
chevreuil,  baleine,  aigle  et  pigeon,  étonnés  de  s'y  trouver  ras- 
semblés : 

Plustost  les  chevreuils  craintifs, 

Quittants,  des  forests  ombreuses 

Les  cavernes  ténébreuses, 

Paistront  au  sein  de  Thetis,  1 

Plutost  l'horrible  baleine  2 

Viendra  brosser  aux  foresls,  3 

Quittant  le  sein,  tout  exprès, 

De  la  bouillonnante  plaine, 

Plutost   l'aigle   ravissant 

Craindra  le  pigeon  passant. 

Mais  il  serait  souverainement  injuste,  de   ne   remarquer,   du 

poème  que  les  taches,  sans  doute  très  apparentes,  et  de  ne  pas 

en  voir  les  échappées  vers 

i 

les  froment  eux  seillons, 

Près  de  l'ombreuse  feuillade 

et  les  bois  où, 

dans  la  verte  ramée 
Se  nichoit  main  oyselet. 

A  quoi  il  faut  surtout  s'abandonner,  c'est  au  mouvement 
général  de  la  pensée,  à  ce  souffle  qui  soutient  l'ode  et  la  porte,  du 

1.  C'est-à-dire  la  mer. 

2.  Il  échouait  souvent  des  baleines  sur  lis  eûtes  de  Hollande.  Innombrables 
sont  les  estampes  qui  eu  représentent,  par  exemple  celle  de  Goltzius  (21  nov.  lô'Ji) 
(Muller,  1033),  de  Matham  (1598)  (ibid.,  1081),  etc. 

3.  «Brosser»  est  le  mol  qu'on  applique  au  cerf.  Cf.  I.ittré.  (2)  Brosser:  1°  Terme  de 
chasse.  Courre  à  cheval  ou  a  pied  au  travers  des  bois  les  plus  épais.  On  dit  que  le 
cerf  brosse,  quand  on  l'entend  marcher  dans  les  bois...  *  Je  brossai  par  les  bois  » 
(Ronsard).  » 


ODE    PINDARIQUE    DE    J.    DE    SCHELANDRE  91 

commencement  de  la  campagne  jusqu'à  la  fin,  lorsque  le  poète 

sent 

amortir  le  vent 
Qui  s'eslançoit  en  avant, 
Dans  ses  demi-rondes  toiles. 

L'unité  de  sujet,  l'unité  d'inspiration,  n'est-ce  pas  ce  par  quoi 
Hugo  devait  plus  tard  renouveler  l'ode  *  et,  sans  aller  jusqu'à 
chercher,  avec  ce  géant,  une  commune  mesure  vraiment  dispro- 
portionnée, n'est-ce  pas  quelque  chose  que  de  supporter  avanta- 
geusement un  parallèle  avec  une  ode  de  Malherbe  ou  de  Ronsard  ? 
Surtout  s'il  s'agit  d'un  jeune  nourrisson  des  Muses,  qui  n'a  que 
quelque  dix-sept  ans.  C'est  ici  qu'il  est  permis  d'élever  un  doute, 
moins  sur  la  date  de  composition  que  sur  la  date  de  naissance 
généralement  assignée  au  poète,    1585. 

Celle  de  la  composition  ne  saurait  être  longtemps  discutée  : 
elle  est  limitée  étroitement  par  un  terminus  a  quo,  19  septembre 
1602,  jour  de  la  reddition  de  Grave,  et  un  terminus  ad  qucm, 
la  publication,  en  1608.  Il  est  permis  même  de  serrer  davantage, 
car  Hohenlohe  étant  mort  le  5  mars  1606,  si  la  strophe  qui  lui  est 
consacrée  était  postérieure,  son  nom  serait  accompagné  d'une 
expression  de  regret.  On  peut  préciser  encore,  car,  si  L'auteur 
prédit  à  Béthune  «plus  belle  fortune  »,  c'est  qu'il  est  toujours 
en  vie,  au  moment  où  Schelandre  écrit.  Or  nous  savons  que 
ce  chef  périt  en  s'interposant  entre  soldats  français  et  anglais  à 
Geertruidenberg,  le  5  août  1603  2.  D'autre  part,  le  poète  pourrait 
difficilement  employer  le  présent  «  despend  »  à  propos  de  Dom- 
marville,  puisque  celui-ci  fut  tué,  en  mai  1605,  à  Mulheim-sur- 
Ruhr. 

D'ailleurs,  à  quoi  bon  ces  raisonnements  ?  Est-il  possible  que 
la  pièce  date  d'un  autre  hiver  que  celui  de  1602.  Imaginez 
quelque  garnison  perdue  :  une  ville  de  Hollande  ou  de  Zélande, 
presque  morte,  une  veillée  à  peine  troublée  par  un  cri  d'enfant 
dans  la  rue  ou  une  manœuvre  commandée  sur  un  vaisseau  du 
port,  et,  dans  son  «  poêle.  »,  le  poète  méditant  sur  les  récents 
combats,  qu'évoque  la  lourde  rapière,  pendue  au  croc.  Peut-être 
même,  les  souvenirs  sont-ils  plus  proches,  s'il  tant  inter- 
préter littéralement  la  strophe  XIV  : 

1.  Il  manque  cependant  ici  l'unité  de  symbole,  caractérisUque  du  grand  poète 

romantique. 

2.  Van  Meteren,  fol.  533  v°. 


^)2  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

Or  sus,  abaissons  les  voiles... 

Car,  ne  serait-ce  pas  plutôt  sur  le  bateau  même  qui  le  ramenait, 
tandis  que,  tirée  par  un  cheval  ou  s'aidant  de  la  voile,  la 
nef  suivait,  lourde,  ventrue  et  lente,  le  fil  de  l'eau,  qu'il  aurait 
esquissé  les  premiers  contours  des  strophes  et  cueilli  au  vol 
les  premières  rimes,  à  mesure  qu'elles  passaient  dans  l'air 
transparent  ? 

Ceci  expliquerait  l'émotion  encore  si  présente  sur  les  capi- 
taines morts  et  la  chronologie  si  rigoureuse  des  incidents  les 
plus  menus,  le  détail  des  «  eschelles  et  paisles  »,  raflées  en  une 
reconnaissance. 

Qui  essayera  d'écrire  sa  campagne,  un  ou  deux  ans  après 
l'avoir  faite,  reconnaîtra  aussitôt  que,  sous  la  plume,  les  faits  se 
brouillent,  les  noms  échappent,  les  incidents  s'intervertissent. 
Encore  si  Duyck  lui  avait  mis  en  mains  son  Journaal,  mais  on 
peut  tenir  pour  assuré  que  notre  écrivain  ne  comprenait  pas 
le  hollandais  1  et  n'eût  su  ni  entendre  ni  déchiffrer  ce  grimoire, 
soigneusement  serré,  d'ailleurs,  dans  les  coffres  du  Conseil  d'Etat. 

En  tous  cas,  cette  exactitude  minutieuse  atteste  la  présence 
de  Jean  et  sa  participation  à  la  campagne  de  l'été  1602,  sans 
doute  sous  les  ordres  de  son  frère  Robert,  le  capitaine. 

Si  Schelandre  a  composé  son  Ode,  dès  l'automne  1602,  comme 
on  l'a  montré,  et  s'il  est  né  en  1585,  il  aurait  eu  dix-sept  ans  au 
moment  de  la  rédiger.  Or,  à  la  relire  d'une  venue,  cela  ne  paraît 
guère  croyable. 

Quelle  maîtrise  de  facture,  quelle  agilité  dans  la  phrase  2  ! 
Plus  remarquable  que  l'unité  d'inspiration,  apparaît,  dès  l'abord, 
la  souplesse  de  la  forme,  l'identique  groupement  des  rimes  de 
chaque  strophe  et  de  chaque  antistrophe,  avec  lesquelles  con- 
traste le.  rythme  plus  fluide  et  plus  léger,  qui  entraîne  chaque 
épode.  Quatorze  fois  de  suite,  et  sans  apparence  d'essoufflement, 
l'antistrophe  succède  à  la  strophe  et  l'épode  à  l'antistrophe, 

1.  Le  capitaine  Roeques,  entré  au  service  des  Etats  en  même  temps  que  Robert, 
ne  comprenait  pas  encore  le  hollandais  en  1604  :  «  Den  Collonel  Roeques.  die  Nedcr- 
lantsche  taie  niet  en  verstont  »  (Ooslende  Belegeringhc  de  Fleming,  p.  489). 

2.  Schelandre  apprécie  la  difficulté  à  vaincre  et  celle-ci  ne  le  rebute  point  ; 
témoin  ce  quatrain  qu'il  ajoute  au  sonnet  en  "acrostiche,  mesostiche,  croix  de  Saint- 
André  et  lozenge  •  qu'il  dédia  à  Anne  de  Montaut  (Asselineau,  Xotice  sur  Jean  de 
Schelandre,  2e  éd.,  p.  12)  : 

Il  est  rude  et  contraint,  si  en  fay-je  grand  cas  ; 
Venez,  doctes  ouvriers  d'ignorant  n'y  voit  goutte)  : 
(.'est  un  saut  de  deffy,  tous  ne  le  feront  pas  ; 
Je  ne  sçay  ce  qu'il  vaut,  je  sçay  ce  qu'il  me  couste. 


ODE    PINDARIQUE    DE    J.    DE    SCHELANDRE  93 

les  deux  premières  constituées  par  des  dizains,  l'épode  au  con- 
traire par  un  huitain. 

L'enchaînement  des  rimes  pour  chacun  des  quatorze  groupes 
qu'on  vient  de  décrire,  est  représenté  par  le  tableau  suivant,  où- 
la  lettre  M  désigne  la  rime  masculine,  la  lettre  F  la  féminine,  et 
l'exposant,  l'apparition  d'une  rime  nouvelle  : 

STROPHE  ET  ANTISTROPHE 

M 
F 
F 
M 


F2 
M2 
M2 
F2 

M3 
M3 


Le  dessin  rythmique  est  assez  carré,  surtout  à  cause  de  la 
scission  du  dizain  1  en  deux  quatrains  à  rimes  embrassées, 
suivies  de  deux  rimes  plates  masculines,  l'abondance  de  ces 
dernières  renforçant  la  solidité  de  la  strophe. 

L'épode  est  plus  facile,  plus  aérienne,  à  cause  d'un  entrecroi- 
sement plus  varié,  le  premier  quatrain,  qui  la  constitue,  rappelant 
la  coupe  des  précédents,  tandis  que  le  second  est  à  rimes  entre- 
croisées, le  dernier  vers  finissant  sur  le  souffle  de  IV  muet  : 

ÉPODE 

F 
M 
M 
F 


M2 
F2 
M2 
F2 


1.  Le  dizain  de  Ronsard,  dans  l'ode  à  Henri  II,  est  très  différent.  Très  différent 
aussi  celui  de  Malherbe,  t.  I,  p.  23,  87,  107.  J'en  cherche  en  vain  l'équivalent  exact 
dans  les  tables  très  complètes  qu'a  dressées  M.  P.  Laumonier,  à  la  troisième  partie 
de  son  Honsard,  poète  lyrique,  l'aris,  Hachette,  1909,  1  vol.  in-8°. 


91  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AL'    SERVICE    DES    ÉTATS 

Rarement  la  rigueur  de  cet  entrecroisement  embarrasse  ou 
interrompt  la  période.  Notre  lyrique  n'est  non  plus  jamais  court 
de  rimes.  Il  les  varie  de  la  strophe  à  l'antistrophe  et  de  celle-ci 
à  l'épode,  sinon  toujours  pour  l'oreille,  du  moins  pour  l'œil. 
Il  n'y  a  guère  à  reprendre  qu'à  la  strophe  II,  où  son  affection 
exagérée  pour  les  diminutifs  en  «  elet  »  lui  en  ont  fait  amener  deux 
de  trop.  Mince  défaut,  à  côté  d'une  richesse  de  rythme  d'autant 
plus  remarquable  que  le  vers  pratiqué  est  impair,  sept  syllabes 
dans  la  strophe  et  l'antistrophe,  cinq  dans  l'épode. 

En  vérité,  tout  cela  est  d'un  maître,  pour  qui  les  cordes  de  la 
lyre  n'ont  pas  plus  de  secrets  que  la  mèche  de  l'arquebuse  et  il  est 
permis  de  se  demander  combien  de  patientes  études  de  prosodie, 
d'informes  griffonnages  sous  la  tente,  d'invocations  aux  Muses, 
de  sonnets  ou  d'odelettes  à  quelque  Philis  de  village,  laquelle  n'y 
comprend  goutte,  suppose  un  pareil  métier. 

Les  camarades  de  Schelandre,  dont  beaucoup  ne  savaient  ni 
lire  ni  écrire  \  devaient  considérer  avec  étonnement  ce  blanc-bec, 
qui  ne  se  contentait  pas  de  tracer  son  histoire  en  lettres  de  sang 
sur  le  sable  du  champ  de  bataille. 

1.  Nombreuses  sont,  dans  YEedboek  du  Conseil  d'Etat  (n°  1928),  les  marques 
remplaçant  la  signature  de  l'officier  qui  ne  sait  pas  écrire,  exemples  p.  15(année  1600): 
«  La  marque  de  Franehois  Marly  :  la  marque  de  Philippe  La  Lou:  h  et  mercke  van 
capitaen  Daniel  Maligny  ».  Sur  notre  PI.  IIa  :  P.  M.  «  Dit  is  net  merke  van  Capn 
Pierre  Merricq  ». 


CHAPITRE  VII 


LE     SIEGE     D  OSTEXDE. 


Quittons  la  poésie  pour  revenir  aux  faits.  Duyck  va  nous 
manquer.  C'est  grand  dommage:  il  va  falloir  le  remplacer  par 
Fleming,  auditeur  militaire  et  secrétaire  du  Gouverneur  qui, 
aussi  méticuleux,  va  nous  conter,  jusque  dans  les  moindres 
détails,  De  belegeringhe  der  stadt  Oostende  de  1601  à  1604. 

La  lutte  autour  des  remparts  sur  lesquels,  au  début  du  siège, 
nous  avons  vu  s'affaisser  Chastillon,  s'est  poursuivie  inexorable- 
ment. Fleming  a  raison  de  parler  d'une  «  nouvelle  Troye  »  x. 
La  sensation  chez  les  contemporains  fut  immense.  Vingt  ans 
après,  Malherbe  en  parlera  encore  dans  une  lettre  à  Racan  2. 

Comme  son  ancien  chef  Chastillon,  Jean  de  Schelandre 
devait  souhaiter  «  avoir  part  à  l'honneur,  avoir  part  au  danger  » 
et  son  imagination,  volontiers  tournée  vers  les  souvenirs  de  la 
Grèce  antique,  devait  s'exalter  à  la  pensée  de  cette  seconde 
Uion,  témoin  de  ses  premiers  exploits.  Avoir,  pendant  deux  ans 
fait  toute  la  campagne,  et  échappé  au  sifflement  des  balles 
et  à  la  gangrène  des  blessures,  donne  confiance  aux  jeunes  : 
ils  se  croient  invulnérables  et  c'était  à  la  gloire,  non  au  péril 
qu'il  devait  songer,  peut-être  aussi  à  quelque  nouveau  thème 
pour  sa  lyre. 

Dans  une  lettre  datée  du  6  juin  1603,  Son  Excellence  Maurice 
de  Nassau  écrit  au  Gouverneur  d'Ostende  que,  donnant  suite 
au  projet  annoncé  dans  sa  missive  précédente,  il  avait  envoyé  3 


1.  C'est  le  litre  que  donne  van  Haestens  à  sa  traduction  de  Fleming,  parue  en 
1615.  Les  recherches  que  M.  Jules  Frédéric  a  bien  voulu  taire  pour  moi  aux  Archives 

du  Royaume  à  Bruxelles,  pour  essayer  de  retrouver  des  listes  de  prisonniers  n'ont 
pas  donné  de   résultat. 

2.  Œuvres  de  Malherbe,  t.  IV.  p.  18  :  «  Encore  ai-je  peur  que.  tandis  qu'ils  seront 
trois  ans  à  prendre  une  autre  Ostende,  on  ne  leur  prenne  une  autre  Ecluse  en  quinze 
jours.  » 

3.  Les  compagnies  sont  donc  déjà  parties,  quand  Maurice  écrit  sa  lettre. 


96  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

à  Ostende  quatre  compagnies  françaises,  à  savoir  :  celles  des 
capitaines  du  Buysson,  Brusse,  Schelandre  et  de  La  Haye  K 
Il  s'agissait  de  relever  neuf  autres  compagnies  françaises, 
qu'on  enverrait  au  grand  repos  dans  leurs  garnisons,  pour  s'en 
servir,  après,  dans  d'autres  expéditions.  Le  commissaire  de  Mist 
est  désigné  pour  les  attendre  sur  la  rade  2.  Avec  le  convoi  du 
22  juin  arrivent  les  compagnies  que  voici  :  3 

Capitaine  Buisson 
Capitaine  La  Case 
Capitaine  La  Haye 
Capitaine  Brusse. 

On  remarquera  que  le  capitaine  La  Caze  remplace  le  capitaine 
Schelandre  annoncé  par  Maurice,  mais,  dans  le  tableau  des 
compagnies  présentes  à  Ostende  au  30  juin  1603,  que  Fleming 
fait  suivre,  à  deux  pages  d'intervalle,  reparaît  Schelandre  (assu- 
rément Robert)  avec  ses  trois  mêmes  camarades  4  : 

«  Le  capitaine  Brusse  commandait  les  quatre  compagnies 
françaises  5,  savoir  : 

Sa  compagnie 103  Hommes 

Capitaine  Schelander 90          » 

Capitaine  du  Buisson 92          » 

Capitaine  La  Haye 37          » 

322    Hommes 

1 .  Cf.  Oostende  vermaerde,  gheweldighe,  lanckduyrighe  ende  bloedighe  Beleghe- 
ringhe,  bestorminghe  ende  sloule  aenvallen  mitsgaders  de  manlijcke,  cloecke  ende 
dappere  ieghenweer  ende  De/ensie  by  den  Belegerden  meer  dan  drie  voile  Jaren  langh 
Cloeekmoede'ijcken  ghedaen,  inde  jaren  1601,  1602,  1603  ende  1604.  Waerachtelick 
beschreven  door  Philippe  Fleming,  Auditeur  van  het  Garnisoen  aldaer  gheweest 
zijnde,  den  tijdt  van  13  Jaren  ende  Secretaris  vande  Gouverneurs,  hebbende 
hem  ghestadich  gheduyrende  de  BelegherinL'he  binnen  derselver  Stede  ghehouden. 
In  s'Graven-Hage,  by  Aert  Meuris,  Boeckvercooper  inde  Papestraet,  in  den  Bybel, 
anno  1621,  met  Privilégie,  1  vol.  in-4°,  p.  11.  Cf.  p.  389  :  «  Sijn  Excel,  veradver- 
teerde  ons,  in  date  vanden  6  Junij  1603,  dat  hy,  achtervolgende  sijne  voorgaende, 
vier  Fransehe  compaig.  naer  Oostende  hadde  gesonden,  te  weten,  den  Capiteyn 
Buisson,  Brusse,  Chelaxdre,  ende  de  la  Haye,  opdat  men  daer  teghens  die  neghen 
Fransehe  Compaignien  die  te  voorens  beschreven  waren,  achtervolghende  haer 
lieder  patenten,  souden  laten  vertrecken,  opdat  se  haer  lieder  inde  Garnisoenen 
mochten  ververschen,  opdat  se  beneffens  andere  te  velde  mochten  werden  ghe- 
bruyckt  ».  La  lettre  précédente  de  Maurice  est  celle  dont  il  est  question  à  la  page  377, 
à  la  date  du  mai  1603  ;  les  compagnies  à  relever  y  sont  toutes  nommées  sauf  une  ; 
on  verra  qu'elles  appartiennent  aussi  à  deux  régiments  différents  :  «  Sijn  Excell. 
hadde  ons  over  eenighe  daghen  gheschreven  dat  den  Gouverneur  die  neghen 
Fransehe  Compaignien,  te  weten,  die  vanden  Heere  van  Bethune,  die  van  du 
Motet,  Selidos,  Cussij,  Le  Fort,  Vitenval,  Sarocques,  ende  Sint  Hilare  uyt  die  stadt 
naer  hare  Garnisoenen  souden  laten  gaen,  naer  dat  die  Compaignien,  die  sijn  Excell. 
ghesonden  hadde,  souden  ghearriveert  wesen  ». 

2.  Fleming,  p.  389. 

3.  Fleming,  p.  392-393. 

4.  Fleming,  p.  395-396  :  «  Capiteyn  Brus  connnandeerde  over  die  vier  Fransehe 
Compaignen.  Sijne  Compaignic,  103,  etc.  ». 

5.  Les  seules  qui  fussent  à  Ostende. 


LE    SIÈGE    D'OSTENDE  97 

Comment  s'expliquer  ce  changement  à  vue,  cette  substitu- 
tion de  La  Gaze  à  Schelandre  et  puis,  de  nouveau,  de  Schelandre 
à  La  Caze,  au  cours  du  même  mois  de  juin  1603  ? 

Robert  de  Schelandre  se  serait-il  attardé  en  Zélande,  au  lieu 
•de  continuer  le  voyage  avec  son  unité  ou  plutôt  n'y  serait-il 
pas  resté  pour  le  service,  afin  d'y  recevoir  ses  renforts  ?  C'est 
ce  que  semblerait  indiquer  un  rapport  manuscrit  du  commis- 
saire Bomberghen,  sur  les  recrues  arrivées  en  Zélande,  du  26  avril 
au  20  mai  1603.  Il  en  est  parvenu  une  à  Schelandre,  le  4  mai 
et  son  «  sergent  du  prêt  »  a  reçu  pour  elle,  six  livres  *.  D'autre 
part,  une  Résolution  du  Conseil  d'Etat,  datée  du  24  juin  1603 
(Raad  van  State,  n°  21,  fol.  145),  peut  se  traduire  ainsi  :  a  Cap" 
Schalander...  A  la  requête  du  Capitaine  Schalandre,  quoi- 
que le  requérant  eût  dû  :être  présent  ici,  pour  mieux  veiller 
à  sa  compagnie  et  ne  pas  être  si  longtemps  en  dehors  du  pays 
et  du  service,  son  traitement  pour  6  mois  lui  est  accordé  par 
Son  Excellence  et  en  outre  le  mois  de  février,  à  raison  des  recrues 
qu'il  a  faites  » 2. 

Quant  à  La  Caze,  il  ne  nous  est  pas  inconnu,  car  nous  l'avons 
vu  fait  prisonnier,  le  24  juin  1601,  à  Rhinberc  :  «  een  lieutenant 
van  Slandre,  genaemt  La  Case  »  3.  Là  où  Fleming  fait  erreur, 
•c'est  en  l'appelant  capitaine,  dès  le  mois  de  juin.  Il  ne  le  sera, 
qu'après  avoir  prêté  serment,  le  17  septembre  1603,  et  la  mention 

1.  Lias  Lopende"  (Série  courante,  c'est-à-dire  pièces  annexes  reçues  par  les 
Etats  Généraux),  1603  : 

Den    4    deses    (May) 

Van  Sarocqucs 1 

Van  Cuissy     9 

Van  Mons.  de  Bethunes    7 

Van  Chalandre 1 

Van  La  Haye   2 

20  (Mannen)... 
«  Aen  Monsieur  de  Chalandre  in  handen  van  sergeant  du  Prêt,  VI  £.  » 
La  liste  des  garnisons,  dressée,  le  4  septembre,  par  Johan  Melander  pour  tout  le 

pays  et  qui  ne  comprend  pas  les  compagnies  assiégées  dans  Ostende,  ne  mentionne 

naturellement  pas  Schelandre  (St.  Gen.,  4732,  Lias  Lopende). 

2.  Le  texte  n'est  pas  très  clair.  Cap"  Schalander  :  «  Opte  requeste  van  Cap" 
Schalandre,  hoewel  de  remonstrant  wel  gevoeghelicker  hyer  te  lande,  zoowel 
als  aile  andere  hem  hadde  mogen  Laeten  cureren,  om  alzoo  te  beter  te  mogen  letten 
op  zyne  compaignie  ende  zoo  langen  tyt  buyten  landt  ende  dienst  nvet  te  zijn,  zoo 
wordt  nochtans  den  remonstrant  zijn  tractement  geaccordeert  voor  den  tyt  van 
zes  maenden.hem  by  Syne  Excellentie  vergunt  ende  boven  dyn  noch  voor  de  raaendt 
van  Februarius  ten  aénsien  van  de  gedaene  recreutte.  »  Par  une  autre  Résolution 
du  Conseil  d'Etat  n°  21,  fol.  11.*).  M  mai  1603,  Dominique  de...  (le  nom  manque), 
enseigne  du  capitaine  Chalandre  (Dominique  de....  vendrich  van  Capitain  Cha- 
landre) demande  et  obtient  une  permission  de    1  mois,  qu'il  a  passée  en    France. 

3.  Duyck,  t.  III,  p.  80  et  plus  haut,  p.  54.  —  Sur  l'état  fourni  à  van  der  Noot, 
gouverneur  d' Ostende,  par  les  capitaines  français,  seuls  ont  signé  :  Walter  Bruss,-, 
I.a  1  lave,  du  Buysson  et  Savornin,  lieutenant  de  la  compaignie  de  Mons'  'le  La  Caze. 
<St.  Gen.,  4732. "Lias  Lopende).  «  Nombre  des  soldatz  sains,  mallades  et  absans  du 

7 


98  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

qui  le  concerne,  ne  laisse  pas  d'être  importante  pour  nous. 

On  lit  en  effet,  dans  le  registre  des  Résolutions  du  Conseil 
d'Etat,  à  la  date  du  17  septembre  1603  1  : 

Capn.  Pierre  Baldran  :  Pierre  Baldran  de  Casa  doet  eede  als  capn.  van 

de  compagnie  van  wylen  Capn.  Chalanders. 

ce  qui  veut  dire  :  «  Pierre  Baldran  de  la  Case  prête  serment 
comme  capitaine  de  la  compagnie  de  feu  Chalanders.  »  En 
foi  de  quoi,  il  a  signé  Baldran  La  Caze,  sur  le  registre  des  ser- 
ments 2. 

Le  capitaine  Robert  de  Schelandre  semble  donc  avoir  été  tué 
au  siège  d'Ostende  entre  le  30  juin  et  le  17  septembre  1603  et 
c'est  après  la  mort  de  son  aîné  que  son  frère  Jean  a  pu  prendre 
le  titre  de  seigneur  de  Soumazennes  en  Verdunois,  qu'il  se  donne 
sur  la  feuille  de  titre  de  La  Stuartide  en  161 1  3. 

Comme  chaque  fois  que  les  documents  historiques  attestent 
la  présence  du  capitaine  Robert  de  Schelandre,  celle  de  son  cadet 
est  légitimement  induite  d'un  poème  d'une  extraordinaire 
précision,  nous  sommes  fondés  à  supposer  que  Jean  continua 
à  participer  à  la  défense  de  la  ville,  probablement  dans  les  rangs 
de  la  compagnie  La  Caze. 

La  seule  difficulté  est  que  Schelandres  est  encore  porté 
sur  le  budget  de  la  guerre  de  1604,  mais  il  se  peut  que  ce  budget 
ait  été  établi  dès  juin  1603  4.  C'est  ce  que  semblerait  indiquer 
la  mention  :  «  Nu  naer  Ostende  gegaen,  is  voor  een  maent 
genomen  »,  ce  qui  doit  s'entendre  :  «  Maintenant  parti  pour 
Ostende,  a  emporté  le  prêt  d'un  mois.  »  Cette  mention  figure 
à  côté  des  noms  des  quatre  capitaines  déjà  partis  pour  Ostende, 


Régiment  de  Monsieur  de  Brusse,  à  présant  dans  Oostende.  sans  y  comprandre 
les  officiers  : 

Monsieur  de  Brusse   34   hommes  sains  entrant  en  garde 

32  hommes 

Somme 71    hommes  presantz  [sic]  ; 

Dans  les  hôpitaux  de  Hollande 15  hommes 

Monsieur  de  la  Caze 45  hommes  entrant  en  garde 

Mallades  dans  Hostande 20  hommes 

65  hommes  presantz. 
Dans  les  hôpitaux  de  Hollande    12  ■hommes,  etc. 

1.  P.  227  au  bas. 

2.  Raad  van  Staa'c  n"  1928,  p.  21  en  haut.  Dans  Hcl  Slaalsche  Léger,  il  est  appelé 
Pierre Baldray,  dit  La  Case,  t.  LU,  p.  237. 

,  3.    n  oir  plus  loin.  p.   125,  a.  1. 

4.   Pas  plus  tôt,  puisque  Sancy,  tué  dans  les  premiers  jours  de  juin  1603  (cf.  Fle- 
ming, p.  388);  y  est  remplacé  par  Danchies  :  «  Sancy  nu  Danehy  ». 


LE    SIÈGE    D'OSTENDE  99 

aux  termes  de  la  lettre  de  Maurice  de  Nassau,  du' 6  juin  1603. 
Voici  donc  l'extrait. de  ce  Staet  van  Oorloge  de  1604  : 

Nu     naer     Oostende  ,  La  Haye  89  —  128.">  ;  1285  voor  een  maent 

eeeaen,   is   voor   een  }  Schelandres  95 —  1365  ;  /  -, -no 

b         .  '  /  rr  .  ,„      ,,.,,,  1503  voor  een  maent 

maent  eenomen.  '  Eenrecreute  van  12 — U<S.  s 


Nu  naer  Oostende.  Da  Buisson,  109  —  152o  ;      1526  voor  een  maent 

Voor    een     maent 

genomen 

Oostende  ;  te  vooren     Henry  Bruce  122  —  1622  ;    1550  voor  een  maent1 

voor  een  maent  gehat  : 

1550 

Au  budget  de  1605,  c'est  le  seul  de  La  Caze  qui  figure  avec 
113  hommes  et  le  nom  de  Schelandre  n'apparaîtra  plus,  à  notre 
connaissance,    dans   les   documents   hollandais   jusqu'à    1609 2. 

Au  moment  (30  juin  1603)  où  la  présence  de  Schelandre 
est  attestée  par  Fleming  avec  une  pleine  certitude,  l'investisse- 
ment est  entré  dans  sa  phase  décisive.  Des  deux  côtés,  on  s'obs- 
tine. C'est  une  question  d'honneur,  de  gloire  militaire  aussi  bien 
que  d'argent  que  l'on  ne  veut  pas  avoir  dépensé  en  vain.  Les 
Provinces-Unies  y  auront  mis,  en  1604,  plus  de  quatre  millions 
d'or  3,  l'Archiduc  peut-être  davantage. 

Sa  piété  multiplie  les  pèlerinages  à  N.-D.  de  Hal  et  à  X.-D  .de 
Montaigu  4,  où  Isabelle  se  rend  elle-même  nu-pieds.  Cependant 
il  faut  quelque  chose  de  plus,  et  le  génie  militaire  ne  tombe  pas 
du  ciel  :  on  mande  d'Espagne  le  fameux  amiral  Spinola,  secondé 
par  les  meilleurs  ingénieurs  (juin  1603).  Au  Français  David 
d'Orléans  5  et  à  l'Anglais  Raeiï  Dester,  «  homme  hardy  »,  il 
opposera  l'ingénieur  italien  Pompeio  Justiniano  Romano  6, 
qui  tentera  de  bloquer  Ostende,  en  obstruant  le  goulet  par  des 
«  flottes  de  longues  faiscines  »,  «  qu'ils  nommoyent  sausisses, 


1.  Archives  de  l'Etat  à  La  Haye,  R.  v.  St.  (Conseil  d'Etat),  n°  1228,  année  1604. 
On  remarquera  que  Bruce  est  précédé  d'un  prénom  pour  le  distinguer  de  ses  homo- 
nymes, notamment  de  Walter  Bruce,  même  budget. 

2.  Ont  été  dépouillés  aussi  par  oi,  aux  Archivés  de  l'Etat  à  La  Haye,  les  budgets 
de  la  guerre  des  années  1597,  1598,  1599,  1604,  1605,  1607,  1609,  1609,  1610  (1596 
et  1606  manquent). 

3.  Van  Meteren,  fol.  544  r°. 

4.  Van  Meteren,  fol.  541  r°. 

5.  Voir  plus  haut,  p.  57  n.  1  :  «  Den  ingénieur  Monsieur  David  van  Orliens  »  reçut 
ordre  de  se  rendre  à  Ostende  pour  y  remplacer  Raeff  Dester,  le  31  janvier  1604. 
(Cf.  Fleming,  p.  442)  ;  cf.  aussi  van  Meteren,  545  r°. 

6.  Van  Meteren.  fol.  5  14  r°  ;  Fleming,  p.  398,  à  la  date  du  9  juillet  1603,  et  p  41  s. 
à  la  date  de  décembre  1603  ;  p.  433,  a  la  date  de  janvier  1604  et  la  pi.  O  à  la  p.398: 
«  Modi  di  fabricarc  le  salsicce  /sic).  Salsicione  !  etc.  ». 


^\ 


100  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

lesquelles  estoyent  faictes  de  telle  façon  que  le  dedans  estoit 
remply  de  pierres.  »  Les  assiégés  les  leur  brûlaient  à  coups  de 
«  boulets  ardens  ».  Tant  et  si  bien  que  «  ce  siège  a  esté  comme  une 
Académie  et  Escole  pour  les  gens  de  guerre,  tant  pour  les  Gou- 
verneurs, Officiers  et  Capitaines,  que  pour  les  Canonniers, 
Pilotes,  gens  de  marine,  Ingénieurs,  Médecins,  Chirurgiens 
et  semblables  :  tellement  qu'il  n'y  avoit  pas  un,  qui,  ayant  esté 
quelques  mois  en  ceste  Escole,  qui  ne  devint  maistre  en  son  art, 
tant  à  ofïencer  qu'à  deffendre,  de  sorte  qu'en  matière  de  siège, 
ils  pouvoyent  sçavoir  et  discourir  de  tout  ce  qui  estoit  nécessaire 
pour  bien  garder  une  place,  de  quoy,  auparavant,  on  ne  sçavoit 
point  tant  à  parler.  Un  ingénieur,  qui  pouvoit  long  temps  avoir 
estudié  en  ses  livres,  estoit  contraint  de  confesser  qu'il  n'estoit 
qu'un  apprentif  au  regard  de  l'expérience.  Médecins  et  Chirur- 
giens apprindrent  plus  là,  en  une  sepmaine,  qu'ailleurs  en  un 
an  l...  »  Ecole  de  marine  et  d'artillerie,  aussi  bien  que  de  méde- 
cine 2  et  de  génie  :  «  Matelots  y  apprenoyent  à  bien  gouverner 
leurs  batteaux,  afin  d'éviter  les  coups  de  canon  ;  les  canonniers 
à  bien  planter  le  canon...  et  comment  il  falloit  dresser  les  contre- 
batteries,  rompre  ou  démonter  les  canons  de  l'ennemy,  ce  qui 
estoit  cause  de  la  perte  de  beaucoup  de  gens  de  part  et  d'autre. 
On  compta  qu'es  premiers  vingt  mois,  on  avoit  tiré,  contre  la  ville, 
plus  de  deux  cent  cinquante  mille  boulets,  chaque  boulet  pesant 
trente  et  cinquante  livres.  Car,  tandis  que  l'Infante  estoit  à 
Nieuport,  quand  elle  n'entendoit  point  tirer,  elle  n'estoit  pas 
bien  contente,  de  sorte  qu'elle  commanda  qu'on  eust  à  tirer 
continuellement.  Ceux  de  la  ville,  qui  ne  vouloient  point  estre 
redevables  aux  assiegeans,  tirèrent  pareillement  èsdict(e)s  pre- 
miers vingt  mois  plus  de  cent  mille  coups.  »  3 

De  si  longues  opérations  ne  vont  pas  sans  quelque  commodité 
que  l'on  se  donne,  pour  faire  diversion  par  un  peu  de  relâche. 
On  allait  en  permission,  même  sans  permission4,  et  on  recevait 
des  visites  galantes  ou  sérieuses  :  «  Et  combien  qu'on  ne  cessoit 
de  tirer  et  que  la  peste  et  la  pauvreté  estoit  grande  en  la  ville, 
si  est  que  les  gens  de  Hollande  et  Zelande  ne  laissoyent  pas  de 

1.  Van  Meteren,  fol.  544. 

2.  Un  des  chirurgiens  qui  furent  nommés  le  4  juillet  1603  (Cf.  Fleming,  p.  397)  était 
probablement  un  Français,  répondant  au  nom  ou  au  sobriquet  assez  plaisant  de 
Samuel  Poil-Blancq. 

3.  Van  Meteren,  fol.  544  v°. 

4.  Ce  qui  rendit  nécessaire  l'interdiction  promulguée  par  Maurice  (cf.  Fleming, 
p.  400)  qui,  chaque  semaine,  exige  un  état  des  effectifs,  à  fournir  par  le  capitaine. 


Planche  VII. 


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7.    8-5 

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LE    SIÈGE    D'OSTENDE  101 

venir  ordinairement  visiter  leurs  amis,  avec  femmes  et  enfans. 
Quelques  capitaines  y  amenoyent  leurs  femmes  et  enfans. 
Mesme  plusieurs  gentilshommes,  seigneurs  et  grands  maistres, 
y  venoyent  de  France  et  d'Angleterre,  pour  voir  comment  on  se 
defendoit,  comme  aussi  plusieurs  Princes  d'Allemagne  et  mesme 
le  frère  du  roy  de  Danemarc  :  le  mesme  faysoit  on  aussi  au  camp 
des  assiegeans,  afin  de  voir  comment  on  offençoit  et  ce  nonobstant 
tous  les  grans  dangers  ». 

Ostende  avait  fait  une  extraordinaire  consommation  de  gou- 
verneurs. A  Francis  Vere,  blessé  au  siège  de  Grave  et  désormais 
hors  de  combat,  avait  succédé  Frédéric  van  Dorp,  qui  comman- 
dait encore  en  juin  1603,  mais,  dès  le  13  juillet,  lui  succède  le 
vidame  Charles  van  der  Noot  1. 

Le  5  juillet,  jour  anniversaire  de  l'investissement  de  1601, 
Schelandre  dut  assister  à  la  grande  fête  annuelle  qui  consistait, 
pour  les  assiégés,  «  à  battre  sur  des  chaudrons  et  à  descharger 
toute  l'artillerie,  au  lieu  de  sonner  les  cloches,  d'autant  qu'ils 
n'en  avoient  point  et  puis  on  faysoit,  ce  jour,  un  presche  pour 
remercier  Dieu.  » 2 

Au  moment  de  poursuivre  son  récit  pour  juillet  1603,  le  bon 
Fleming  s'excuse  de  ne  plus  parler  d'original,  pour  les  six  se- 
maines qui  suivent,  car  il  a  obtenu  enfin  une  permission,  lui, 
qui  avait  fini  par  oublier,  dit-il,  jusqu'à  l'aspect  des  fruits  de 
la  terre,  la  couleur  des  arbres  et  les  formes  des  animaux 3. 
Mais,  recourant  aux  récits  des  autres  il  n'en  est  pas  moins 
méticuleux  et  il  continue  à  noter  soigneusement  toutes  les 
relèves  4  et  à  dresser  la  liste  des  pertes,  que,  chaque  jour,  le  feu 
terrible  de  l'assaillant  allonge  lamentablement. 

Au  commencement  de  décembre,  le  capitaine  La  Caze  5  aide 
le  gouverneur  à  faire  une  enquête  sur  la  gabegie  constatée  en 
matière  de  poudres.  Le  9  décembre  1603,  sans  qu'il  y  ait  relation 
certaine  entre  les  deux  f-faits,  van  der  Xoot  est  remplacé  au 
poste  de  gouverneur  par  le  colonel  Pierre  de  Gistelles  6.  Le  20, 
il  fait  l'inventaire  des  canons  français,  demi-canons  ou  couleu- 

1.  Fleming,  p.  400. 

2.  Van  Meteren,  fol.  541  v°  et  Fleming,  p.  397-398. 
'3.  Fleming,  p.  398. 

■1.  Par  exemple  p.  415,  pour  novembre  1603  ;  p.  405,  pour  août  1603;  p.  402, 
pour  juillet  1603. 

5.  La  Casa  ;  Fleming,  p.  417.  J'insiste  surtout  sur  ce  successeur  de  Robert  de 
Schelandre,  parce  que  je  suppose  que  le  jeune  Jean  était  resté  dans  sa  compagnie. 

6.  Fleming,  p.  418. 


102  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

vrines,  des  serpentins  de  faible  calibre,  qu'à  la  place  du  capitaine 
Pouvillon,  parti,  le  capitaine  Dodo  van  Inhausen  et  Kniphau- 
sen  va  gérer  en  qualité  de  général  de  l'artillerie  (décembre  1603)  l. 
Il  a  sous  ses  ordres  les  gentilshommes  de  l'artillerie,  les  «  cons- 
tables  » 2,  canonniers,  conducteurs,  artificiers,  charrons,  forge- 
rons, charpentiers  et,  parmi  eux,  maint  Français.  L'unité  de 
direction  dans  cette  arme  était  ainsi  garantie,  de  même  que  l'unité 
dans  la  défense  de  la  place  était  assurée  par  l'autorité  suprême 
du  gouverneur,  assisté  de  son  conseil  de  guerre. 

Aux  quatre  compagnies  françaises  que  nous  connaissons, 
est  confiée  la  défense  d'un  des  plus  importants  ouvrages, 
nommé  le  Porc-Epic3  (cf.  pi.  VII,  n°  3).  A  leur  gauche,  et 
faisant  également  face  dans  la  direction  de  Nieuport  sont  les 
Ecossais,  au  «  Ravelin  »  ou  redan  occidental.  Sur  leur 
droite,  les  Français  sont  couverts  par  le  «  Santlul  »  ou  colline 
de  sable,  que  les  Anglais  appelaient,  selon  Vere,  le  «  Ironhill  s 
ou  «  colline  de  fer  »  parce  que,  comme  l'écrivait  un  témoin  fran- 
çais, il  «  sembloit  un  mur  de  fer  »  où  «  on  oyoit  les  boulets  donner 
les  uns  contre  les  autres  » 4  (pi.  VII,  n°  1). 

Il  importait  de  faire  bonne  garde,  car  le  roi  Henri  avait  fait 
avertir  que  l'ennemi  allait  tenter  des  attaques  brusquées  sur  les 
principaux  ouvrages,  notamment  sur  celui  qui  était  dit  «  la  demi- 
lune  espagnole  »,  à  l'est 5. 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  la  monotonie  de  ces  lentes 
approches  que  creuse  l'ennemi,  à  ces  détails  de  parapets  suré- 
levés, de  fossés  approfondis,  de  gabions  posés,  d'explosions  de 
mines,  de  grenades  lancées,  de  bouts  de  tranchées  passant  de 
mains  en  mains,  qui  sont  la  menue  monnaie  de  ce  genre  de 
guerre,  dangereuse,  lassante  et  sans  gloire.  Au  bout  de  huit  mois 
de  redoutables  gardes  et  veilles  aux  remparts,  nos  quatre  compa- 
gnies françaises  apprirent  que  Maurice  se  proposait,  dans  sa 
lettre  du  3  mars  1604  6,  de  les  remplacer  par  cinq  autres  de  la 
même  nation,  celle  du  lieutenant-colonel  Montesquieu  de  Rocques 

1.  Fleming,  p.  422. 

2.  Je  crois  que  c"est  le  moyen  néerlandais  Conincstavel  (Fr.  connétable'),  mais 
avec  le  sens  de  commandant  de  dix  hommes.  (X  Verdam  (J.),  M iddelnederlandsch 
Handwoordenboek  ;  La  Haye,  M.  Nijholï  (1911),  1  vol.  in-8°,  p.  303. 

3.  Fleming,  p.  425.  Il  écrit  «  porcquespic  ».  Cet  ouvrage  ne  devait  être  pris  que  le 
4  juin  1604,  tandis  que  le  Santhil  succomba  en  août  1004.  (Cf.  van  Meteren,  fol. 
545  v°). 

4.  Van  Svpestevn,  op  cit.,  p.  18  et  19. 

5.  Fleming,  p.  426-427. 

6.  Malheureusement  perdue  (Fleming,  p.  462-464).  L'auteur  écrit  Allart. 


LE    SIÈGE    D'OSTENDE  103 

et  celles  des  capitaines  Silve,  Hallart,  La  Pailleterie,  Haucourt. 
Suivant  le  môme  ordre  de  route,  les  compagnies  à  relever 
étaient  celles  des  : 

Capitaine  Brusse, 

Capitaine  Buisson, 

Capitaine  La  Haye, 

Capitaine  La  Case. 

Avant  de  partir,  deux  d'entre  eux,  Brusse,  La  Gaze  et  certains 
officiers  particulièrement  engagés  dans  la  défense  du  Porc-Epic 
et  autres  ouvrages  importants  \  signent,  avec  le  gouverneur 
Gistelles,  une  lettre  aux  Etats,  datée  du  12  mars  1604  2,  et«re- 
monstrant  »  à  Leurs  Hautes  Puissances  le  péril  qui  menaçait 
la  vaillante  place,  tout  en  affirmant  leur  résolution  de  combattre 
jusqu'à  la  mort. 

.En  annexe  à  la  lettre,  était  ajoutée  une  liste  de  capitaines 
absents,  parmi  lesquels  un  Français,  qui,  malheureusement, 
n'est  pas  nommé. 

Les  onze  compagnies  de  relève  débarquent  sans  encombre, 
mais  privées  de  leurs  chefs,  qui  avaient  sans  doute  oublié  de 
rejoindre  leur  unité  3.  Les  Etats  songent  à  sévir  contre  ces  ab- 
sences, en  cassant  aux  gages  les  coupables  et  en  leur  substituant 
leurs  lieutenants,  ou  d'autres,  qualifiés,  mais,  momentanément, 
ils  renoncent  à  ces  mesures  de  rigueur. 

Cependant  les  pertes  augmentent.  David  d'Orléans  est  blessé 
le  20  mars,  en  inspectant  quelque  ouvrage.  11  sera  pour  longtemps 
hors  de  combat 4.  Le  lendemain,  c'est  le  gouverneur  lui-même 
qui  tombe,  frappé  mortellement  d'une  balle  de  mousquet 5. 
Provisoirement,  il  sera  remplacé  par  le  colonel  van  Loon,  qui 
ne  devait  pas  même  lui  survivre  un  mois  6.  Ces  morts  successives 
entraînent  des  changements  dans  le  haut  commandement,  qui 
ne  sont  pas  sans  provoquer  un  certain  désordre.  Les  capitaines 
se  réunissent  pour  élire  un  gouverneur,  mais,  ne  pouvant  se 
mettre  d'accord  sur  un  nom,  confient  le  pouvoir  à  une  sorte  de 

1.  Fleming,  p.  470. 

2.  Cette  lettre  a  été  retrouvée  par  van  Sypesteyn  au  Rijksarchief  (Lias  Lopende) 
et  publiée  par  lui  dans  son  Belrg  van  Oostende,  p.  75  et  s.  A  la  suite  de  chaque  signa- 
ture a  été  ajouté  ultérieurement  Le  destin  de  chaque  officier  :  Le  capitaine  de  I  a 
Caze  porte  l'indication  :  •  tué  ». 

3.  Fleming,  p.  476-477. 
I.   Fleming,  p.  478. 

.">.   Fleming,  p.  479. 

6.  11  mourut  des  suites  d'une  blessure  à  la  cuisse,  le  26  mars  1604.  Cf.  Fleming, 
p.  492. 


104  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

conseil,  composé  du  colonel  Rocques,  à  qui  on  adjoint  le  lieute- 
nant-colonel van  der  Burcht,  pour  lui  servir  d'interprète  en 
hollandais  l  et  du  colonel  anglais  Draecke,  assisté  du  colonel 
Bevry  pour  le  même  motif. 

La  minorité  proteste  et,  parmi  les  signataires  de  la  protesta- 
tion du  30  mars  1604,  on  est  étonné  de  trouver  La  Caze.  Malgré 
l'arrivée  des  compagnies  de  Rocques,  les  quatre  compagnies  ne 
sont  donc  pas  encore  parties  à  la  fin  de  mars.  Ce  qui  achève  de 
le  prouver,  c'est  que  le  capitaine  La  Haye,  camarade  de  Robert 
de  Schelandre,  est  signalé  comme  tué  le  29  avril 2,  tandis 
que  le  commandant  Bevry  est  blessé.  «  Ainsi,  ajoute  Fleming 
avec  mélancolie,  nous  perdions  peu  à  peu  nos  officiers  les  meilleurs 
et  les  plus  expérimentés.  » 

La  Caze  signe  encore,  avec  d'autres,  un  ordre  daté  du  17  avril, 
contre  les  soldats  qui  ne  montent  point  la  garde,  selon  Jes 
ordres  donnés,  ou  qui  y  arrivent  en  état  d'ivresse.  D'ailleurs, 
l'ordre  du  19  avril  3  porte  que  le  régiment  du  colonel  Montes- 
quieu de  Rocques,  à  la  tête  de  neuf  compagnies,  occupera 
le  boulevard  d'Hellemont  (cf.  planche  VII)  et  la  moitié  de 
la  courtine,  dans  la  direction  du  boulevard  de  l'ouest. 

Comme  on  ne  mélangeait  guère  les  troupes  de  diverses  natio- 
nalités, c'est  donc  que  Rocques  a  probablement  gardé  les  quatre 
compagnies  qui  devaient  être  relevées.  On  a  de  ces  déceptions. 
Au  moins  avaient-elles  eu  la  satisfaction  de  changer  de  secteur 
et,  pour  le  soldat,  tout  changement  est  une  consolation.  Rocques 
n'exerce  plus  le  commandement  suprême  qu'il  a  passé  à  Beren- 
drecht,  nommé  gouverneur. 

Sur  ces  entrefaites,  un  espoir  de  délivrance  a  surgi  pour  ces 
malheureux.  Le  bruit  a  couru  à  la  fin  d'avril,  que  Son  Excel- 
lence a  débarqué  en  Flandre.  Sans  doute,  il  médite  quelque 
grande  expédition  qui  mettra  un  terme  à  leur  cauchemar  et 
à  leur  isolement,  que  la  mer  libre  ne  suspend  que  par  intermit- 
tence. 

La  nouvelle  est  exacte  et  il  est  vraiment  temps  que  l'on  fasse 
quelque  chose  ;  l'ennemi  a  réussi  à  prendre  pied  dans  la  corne 
du  «  Porc-Epic  »  et  l'on  n'est  plus  séparé  de  lui  que  par  une  lon- 
gueur de  pique.  C'est  ce  qu'écrivent  à  Son  Excellence  et  aux 

1.  Fleming,  p.  489. 

2.  Fleming,  p.  5U7. 

3.  Fleming,  p.  514. 


LE    SIÈGE    D'OSTEXDE  1  (  ).") 

Etats,  le  3  mai  1604,  les  colonels  et  capitaines  et,  parmi  eux, 
Montesquieu  de  Rocques,  Silve,  La  Caze,  Grenu  l. 

Une  nouvelle  lettre  du  11  mai  apprend  aux  «  Gecommit- 
teerde  Heeren  » 2  que  l'ennemi  commence  à  miner  le  Porc-Epic 
et  que  les  soldats  sont  forcés  de  se  défendre  nuit  et  jour,  les  armes 
à  la  main,  ou  de  monter  la  garde  ou  de  travailler  aux  remparts. 
Ils  déploient  un  courage  inouï,  soutenus  qu'ils  sont  par  l'espoir 
de  la  délivrance. 

A  si  courte  distance,  on  ne  combat  pas  seulement  à  la  mine 
et  à  la  grenade,  on  tâche  d'affaiblir  le  moral  de  la  défense,  en 
lui  présentant  des  proclamations  au  bout  d'un  bâton  3  ;  Fleming 
y  répond  par  des  billets  en  français,  flamand,  italien  et  espagnol 
qu'on  envoie  dans  les  tranchées  ennemies,  attachés  à  un  carreau 
d'arbalète. 

.Le  capitaine  La  Croys,  chef  des  mineurs,  est  tué  le  24  mai, 
toujours  au  Porc-Epic.  Le  29,  l'Espagnol  fait  sauter  à  la  mine 
le  fameux  ouvrage  et  prend  d'assaut  l'entonnoir  malgré  une 
héroïque  et  coûteuse  défense.  Le  2  juin,  une  nouvelle  mine 
fait,  au  rempart  du  Polder,  une  brèche  de  quarante  pieds  de 
large  :  on  la  répare  sous  un  feu  intense.  Les  bonnes  nouvelles 
du  siège  de  l'Ecluse  encouragent  une  résistance  qui  devient 
désespérée. 

Mais  la  nécessité  de  relever  des  troupes,  épuisées  par  les 
fatigues  de  continuels  assauts,  s'impose  de  plus  en  plus.  Les 
effectifs  des  compagnies  fondent  à  vue  d'œil.  Tout  cela,  Montes- 
quieu de  Rocques  et  d'autres  colonels,  essayent  de  le  faire 
entendre  à  Maurice  4.  On  leur  répond  de  tenir,  jusqu'à  ce  que 
l'Ecluse  soit  tombé. 

Seule  des  compagnies  françaises,  celle  du  capitaine  Brusse 
est  renvoyée5  par  Marquette, le  nouveau  et  énergique  gouverneur. 
La  sortie  qu'il  tente  n'empêche  Spinola,  ni  de  mordre  toujours 
sur  les  remparts  de  l'ouest  ni  de  détacher  des  troupes  pour  tenter 
de  dégager  l'Ecluse.  L'échec  de  l'Espagnol  dans  eetle  direction  ne 
profita  pas  à  la  défense  des  Ostendais  car,  si  l'Ecluse  tomba  effecti- 
vement le  27  août  1604,  cette  capitulation  6  n'eut  d'autre  résultat 

1.  Fleming,  p.  521. 

2.  Bureau  permanent  des  Etats»  Cf.  Fleming,  p.  527; 

3.  Fleming,  p.  528. 

4.  Fleming,  p.  547  et  559. 

5.  Fleming,  p.  570.  Encore  peut-il  s'agir  de  son  homonyme  anglais,  distingué 
par  un  autre  prénom  et  parfois  par  une  autre  orthographe  (Henry  Bruce). 

6.  Dans  une  intéressante  lettre  relative  aux  opérations  devant  l'Ecluse,  adressée 


106  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

que  d'inspirer  aux  Etats  ce  raisonnement  :  Puisque  Ostende  a 
été  défendu  avec  tant  d'acharnement,  comme  uniques  base 
navale  et  point  d'appui  possédés  par  les  Hollandais  sur  la  côte 
de  Flandre,  cette  obstination  n'a  plus  sa  raison  d'être,  du  mo- 
ment où,  avec  l'Ecluse,  on  acquiert  l'excellent  port  du  Zwvn, 
directement  relié  par  la  terre  à  la  Flandre  zélandaise. 

Sur  ces  entrefaites,  l'ennemi  fait  sauter  le  boulevard  de 
l'ouest  et,  le  13  septembre  \  prend  d'assaut  le  Santhil,  clé 
de  la  défense  occidentale,  malgré  la  brave  résistance  de 
Sarocques,  qui  s'y  fait  tuer  sur  place,  après  s'y  être  maintenu 
en  dépit  de  l'ordre  de  repli  qu'il  avait  reçu  2.  A  un  nouvel  appel 
désespéré  de  la  garnison,  les  Etats  répondent  par  une  demande 
de  tenir  encore  vingt  jours,  mais  les  forces  humaines  ont  des 
limites  :  le  gouverneur  et  les  colonels  déclarent  qu'ils  ne  peuvent 
durer  une  heure  de  plus. 

Le  colonel  anglais  Fairfax  est  tué,  tandis  que  Montesquieu  de 
Rocques  est  mortellement  blessé,  au  «  grand  deuil  de  toute  la 
garnison,  car  c'étaient  des  officiers  habiles  et  expérimentés  »  3. 

Son  cousin,  le  grand  philologue  Scaliger,  dont  nous  parlerons 
plus  loin,  écrivait  de  Leyde  à  ce  propos  à  de  Thou  4  :  «  J'ai  faict 
cette  perte  [il  s'agit  de  Douza],  après  avoir  perdu  mon  pouvre 
cousin,  le  sieur  de  Montesquieu  de  Rocques,  qui  commandoit  aux 
neuf  compagnies  des  François  en  la  ville  d'Ostende.  Il  a  sur- 
vesqû  dix  jours,  après  avoir  receti  une  arquebusade  au-dessus 
de  la  cuisse  ».  Son  père,  Jacques  de  Secondât  de  Rocques,  baron 
de  Montesquieu,  prit  plus  tard  sa  place  et  devint  lieutenant- 
colonel  le  12  mai  1608  5.  Ce  sont  des  ancêtres  de  l'auteur  de  V Es- 
prit des  Lois  qui,  lui  aussi,  ira  en  Hollande. 

Les  jours  de  la  citadelle  sont  comptés.  Elle  va  bientôt  être 
forcée  dans  le  réduit  de  sa  défense.  Marquette  se  décide  à  traiter 
et,  le  20  septembre  1604,  arrête  avec  Spinola  les  articles  de  la 


par  le  comte  Ernest-Casimir,  à  son  frère  le  comte  Jean  de  Xassau-Siegen,  il  est 
question  des  six  compagnies  françaises  de  Chastillon  (il  s'agit  de  Gaspard  II,  le 
futur  maréchal)  et  des  six  compagnies  de  Dommarvilk  (Archives  ou  Correspon- 
dance inédile  de  la  Maison  d' Orange-Nassau,  2e  série,  t.  II,  p.  291-308.  Lettre  du 
7  juin  1604  ;  voir,  notamment,  p.  293). 

1.  Fleming,  p.  ">7  1. 

2.  Fleming,  p.  575. 

3.  Fleming,  p.  576. 

4.  Coll.  du  Puy,  vol.  838,  fol.  68.  Lettre  du  19  octobre  1604,  citée  par  Tamizey 
de  Larroque,  Lettres  françaises  inédites  de  Joseph  Scaliger  ;  Paris,  1881,  in-8°,  p.  335j 
n.  1. 

ô.   II el  Slaalschc  Léger,  II,  p.  165. 


LE    SIÈGE    D'OSTEXDE  107 

capitulation  x  :  La  garnison  sera  autorisée  à  s'embarquer  pour 
Flessingue  ou  même  à  rejoindre  l'Ecluse  par  terre,  sans  être  in- 
quiétée, avec  armes,  étendards  déployés,  tambours  battants, 
mèches  d'arquebuses  allumées,  mousquets  chargés,  tous  ses 
bagages,  mais  n'emportant  que  quatre  pièces  d'artillerie  2. 

Ainsi  tomba  cette  «  nouvelle  Troie  »  dont  la  défense  avait 
coûté  bien  «  des  colonels,  capitaines,  officiers  et  soldats,  qui  y 
avoient  été  tués,  jusqu'au  nombre  de  72.124»,  du  côté  des  assié- 
geants, et  autant,  sinon  davantage,  du  côté  des  assiégés, 
«  nombre  presque  incroyable  »,  ajoute  le  naïf  van  Meteren  3. 
«  Il  en  est  mort  beaucoup  et  de  toutes  sortes  de  gens,  seigneurs, 
gentilshommes  et  autres,  qui  estoyent  venus  de  longtain  pays 
à  celle  fin  de  voir  ce  renommé  siège  et  qui  mesme  se  sont  laissé 
employer  comme  volontaires  es  assauts  et  combats.  Depuis,  on 
vint  enecre  visiter  la  ville  de  tous  costés,  mais  ce  n'estoit  plus 
qu'un  monceau  de  pierres  et  de  sables,  tant  elle  avoit  esté  ren- 
versée es  derniers  retrenchemens.  » 

C'est  ce  qui  justifie  la  plainte  latine  que  le  jeune  Hugo  Gro- 
tius  4  prête  à  la  malheureuse  ville,  avant  la  capitulation,  et  que 
Malherbe,  un  peu  plus  tard,  devait  traduire  ainsi  : 

Trois  ans  déjà  passés,  théâtre  de  la  guerre, 
J'exerce  de  deux  chefs  les  funestes  combats 
Et  fais  émerveiller  tous  les  yeux  de  la  terre 
De  voir  que  le  malheur  n*ose  me  mettre  à  bas. 

A  la  merci  du  ciel,  en  ces  rives,  je  reste, 
Où  je  souffre  l'hiver,  froid  à  l'extrémité  ; 
Lorsque  l'été  revient,  il  m'apporte  la  peste 
Et  le  glaive  est  le  moins  de  ma  calamité. 

Tout  ce  dont  la  Fortune  afflige  cette  vie, 
Pêle-mêle  assemblé,  me  presse  tellement, 
Que  c'est  parmi  les  miens  être  digne  d'envie. 
Que  de  pouvoir  mourir  d'une  mort  seulement. 

1.  Fleming,  p.  578-580. 

2.  Fleming,  p.  578,  art.  II  de  l'acte  de  capitulation  :  «  ...  met  hare  Wapencn, 
vliegcndc  Vendelen,  slaende  Trommelen,  brandende  Lonten,  Kogels  in  den  mondt, 
met  aile  hâre  Bagagien  »,  etc. 

3.  Fol.  546.  ,     ^  .  , 

4.  C'est  le  célèbre  auteur  du  De  Jure  belli  cl  pqcis  (1625),  dont  le  professeur 
français  de  l'université  de  Groningue,  Jean  Barbe^irac,  donna,  en  1724.  une  tra- 
duction (Amsterdam,  Pierre  de  Coup,  2  vol.  in-4°).  La  pièce  sur  Ostende  est  dans 
Grotii  (Hugonis).  Pocmata  collecta...,  éd.  a  fratre  Guilielmo  Grotio.  L.  B.  ap.  A.  Cio- 
vovium,  1637,  in-12,  p.  58-59.  M.  1".  C.  Molhuysen  prépare  une  édition  monumentale 
des  Œuvres  de  Grotius,  laquelle  rendra  les  plus  grands  services  et  dont  le  premier 
volume  vient  de  paraître. 


108  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

Que  tardez-vous  Destins  ?  Ceci  n'est  pas  matière 
Qu'avecque  tant  de  doute,  il  faille  décider  ; 
Toute  la  question  n'est  que  d'un  cimetière, 
Prononcez  librement  qui  le  doit  posséder  l. 

Songez  à  ces  mots  de  Grotius  :  «  Xec  perimit  mors  una  semel», 

Que  c'est  parmi  les  miens  être  digne  d'envie 
Que  de  pouvoir  mourir  d'une  mort  seulement, 

et  vous  sentirez  tout  ce  que  dut  souffrir  le  pauvre  Schelandre 
par  la  faim,  la  soif,  le  froid,  le  chaud,  le  feu,  pendant  le  temps 
qu'il  assista  au  siège  d'Ostende. 

Au  reste,  il  n'est  plus  besoin  de  faire  d'hypothèse  à  ce  sujet, 
car  ce  sont  de  véritables  impressions  de  bombardement  que  Jean 
de  Schelandre  a  consignées  dans  un  passage  de  la  Stuartide, 
qui  figure  déjà  dans  le  Modelle  2  manuscrit  du  British  Muséum 
offert  à  Jacques  Ier  et  qui  est  resté  jusqu'à  présent  inconnu  des 
historiens  de  la  littérature  : 

Ainsi  encore,   aux  mazures   d'Oostende, 
Fond  un  boulet  de  la  dune  Flamende, 
Et  par  dessus  un  terreux  logement 
Vient  le  couvert  effleurer  seulement  ; 
Là,  le  soldat,  qui,  avant  ce  vacarme 
Se  deslassoit  d'un  silenique  charme, 
Parloit  d'amour  ou  dormoit  à  recoy 
Change  vizage  et  sursaute  d'effroy. 
Puis  les  tuilots  et  la  poudre  secoue 
Et,  tout  rassis,  au  péril  fait  la  moue, 
De  raesme  aussi,  etc.. 

N'est-il  pas  du  soldat  français  de  faire  ainsi  la  nique  au  dan- 
ger ? 


1.  Malherbe,  Œuvres,  éd.  Lalanne,  t.  I,  p.  56-57.  D'après  un  passage  de  la  Vie 
de  Peiresc  de  Gassendi,  Malherbe  écrivit  en  1604  ces  belles  stances,  qui  parurent 
d'abord  dans  le  Parnasse  des  plus  excellents  poêles  de  ce  temps  (au  t.  II)  et  non  pas, 
comme  dit  Lalanne,  dans  les  Délices  de  la  poésie  françoise,  en  1615.  La  rectification 
est  de  M.  F.  Lachèvre,  dans  sa  grande  Bibliographie  des  Recueils  collectifs  de  Poésies, 
publics  de  1597  à  1700,  t.  I.  (Paris.  Hachette.  11.  Leclerc,  1901,  in-4^),  p.  234. 

2.  British  Muséum,  Royal  Ms.  16  E  XXXIII,  fol.  13  r°  (du  foliotage  moderne). 
Le  texte  reproduit  ci-dessus  est  celui  de  L'imprimé  (éd.  de  1611,  au  British  Muséum, 
Impr.  1073  e  25.  p.  45).  Une  seule  variante  à  noter  dans  le  ms.  :  <  et  disnoit  a  recoy  ». 
qui  convient  évidemment  mieux  que  la  correction  de  l'édition  :  i  ou  dormoit  à 
recoy  ».  Au  vers  suivant,  le  manuscrit  orthographie  :  visage,  sursauïte,  esfroy. 


CHAPITRE  VIII 

LA     GUERRE     RALENTIE.     LA    TRÊVE    DE     1609.    JEAN     DE 

SCHELANDRE   A  AVIGNON,  PUIS   AU  SIÈGE  DE  JULIERS  (1610). 


A  partir  de  la  chute  d'Ostende,  les  événements  militaires 
perdent  beaucoup  de  leur  importance  et  de  leur  intérêt.  Il  faut 
mentionner  seulement  une  offensive  avortée  sur  Anvers,  en 
mai  1605,  et  la  bataille  de  Mulheim-sur-Ruhr1,  où  le  comte  Henry, 
après  avoir  bravement  chargé,  fut  sauvé  par  l'héroïque  résis- 
tance des  Anglais  du  chevalier  Horatio  Vere.  Ceux-ci  n'échap- 
pèrent, eux-mêmes,  que  grâce  aux  Français  de  Dommarville, 
qui  périt  dans  cette  affaire  et  fut  fort  regretté.  La  situation 
de  l'avant-garde  eût  été  très  compromise,  si  Maurice  n'était 
survenu.  Cette  fois,  ce  fut  au  comte  de  Chastillon  à  dégager 
l'infanterie  anglaise  sur  laquelle  les  Espagnols  s'étaient  furieu- 
sement jetés.  Le  Stathouder  battit  en  retraite,  ayant  perdu 
deux  cents  hommes.  «  Quelques  capitaines  furent  pareillement 
prins  prisonnier,  entre  lesquels  le  Sieur  de  Bethune  2,  qui  fut 
incontinent  délivré  par  eschange  pour  Nicolas  Doria  :  semblable- 
ment  le  Ritmaistre  La  Sale,  le  capitaine  Pigot  et  Ratleyf... 
Cecy  advint  le  9  d'octobre  [1605]  et  donna  grande  occasion 
au  prince  Maurice  de  ne  se  fier  plus  tant  en  sa  cavallerie,  veu 
qu'il  estoit  foible  d'infanterie  et  fut  cause  qu'il  n'osa  plus  tant 
avanturer.  »  Tandis  que  le  comte  de  Bucquoy  se  jette  sur  Wach- 
tendonck  3,  en  Gueldre  espagnole,  le  Prince,  pour  lui  barrer  la 

1.  Van  Meteren,  fol.  575  v°  à  57G  r°. 

2.  C'est  Cyrus,  le  frère  de  ce  Léonklas.  qui  fut  tué  à  GeertruidenbcrL'.  en  1603. 
Sur  Cyrus  de  Bethune,  qui  succéda  à  Dommarville  en  novembre  l^11"'  (Commission 
du  24 novembre,  St.  Generael,  n°  3250,  fol.  248),  voir  Het  Staatsche  Léger,  H.  p.  166. 
Les  auteurs  disent  que  Cyrus  est  le  fils  de  Léonidas  ;  m  l'on  en  croit  la  généalogie 
qui  est  dans  Haag,  La  France  protestante,  2e  éd.,  t.  II,  lrt'  partie,  col.  !'•>!.  ce  serait 
son  frère.  M.  Bordier  a  tort  d'écrire  en  parlant  de  Cyrus  :  l'ait  prisonnier  a" 
Salle  dans  la  retraite  qui  suivit  le  combat  de  Brouck,  en  1605,  il  rentra  en  France 
et  fut  tué  en  duel.  »  Il  exerça  en  elïet  son  commandement  jusqu'en  1613. 

3.  Sur  la  Nicrs,  affluent  de  droite  de  la  Meuse.  Cf.  van  Meteren,  fol.  57' 


110  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

route,  lente  de  surprendre  Gueldre,  en  aval  de  la  même  rivière,, 
mais  le  pétard  qui  devait  faire  sauter  le  pont-levis  n'ayant  l'ait 
nul  effet,  l'alarme  fut  donnée  et  la  surprise  échoua. 

«  En  ce  voyage  mourut  le  fils  du  sieur  de  Plessis,  surnommé 
Mornay  \  fils  d'un  docte  Père,  renommé  Conseillier  en  France 
et  gouverneur  de  Saumur  ».  Le  père  était  celui  à  qui  son  autorité 
et  son  talent  avaient  fait  donner  le  surnom  de  pape  des  protes- 
tants. 

L'échec  de  cette  campagne  ne  découragea  pas  les  Etats,  bien 
qu'elle  les  inclinât  à  passer,  en  1606,  de  l'offensive  à  la  défensive. 
Néanmoins,  non  seulement  on  ne  congédia  pas  de  «  gendarmes  »  2, 
mais  on  se  décida  même  «  derechef  à  avoir  recours  à  la  levée  des 
François,  pour  fortifier  les  enseignes  ;  mais  on  avoit  attendu  si 
longtemps  que  les  compaignies  françoises  ne  peurent  estre 
levées  ni  les  autres  renforcées,  à  cause  que  le  Roy  de  France 
levoit  luy  mesme  des  gens  contre  le  Duc  de  Bouillon.  »  3 

«  Enfin  ils  [les  Etats]  receurent  quelque  infanterie  et  caval- 
lerie  et  notamment  cincq  cens  chevaux,  sous  la  conduitte  de 
Monsieur  de  Rohan  et  de  son  frère  Monsieur  de  Soubyse,  accom- 
pagné de  plusieurs  gentilshommes,  tous  bien  montés.  »  4 

«  Le  Prince  Maurice,  le  4  de  juillet  1606,  arrive  à  Arnhem, 
où  il  manda  toute  sa  gendarmerie  et  le  15  il  alla  à  Doesbourgh.  » 
Le  général  Dubois,  secondé  par  M.  de  Rocques  et  deux  compa- 
gnies françaises  5,  empêche  l'ennemi  de  débarquer  en  amont  de 
Nimègue  (21  juillet).  Pour  se  dédommager,  Spinola,  qui  cherche 
en  Hollande  le  point  vulnérable  par  lequel  attaquera  plus  tard 
Condé,  assiège  Grol,  qui  se  rendit  le  14  août.  Cependant,  pas 
plus  que  l'année  précédente  en  Frise,  il  n'osa  poursuivre  ses 
avantages.  Mis  en  goût  cependant  par  ce  succès,  il  assiège 
Rhinberc  6.  Le  prince  Henri  y  jette,  le  25  août  1606,  des  com- 
pagnies de  secours  et  «  quelque  huictante  gentilshommes  Fran- 
çois de  qualité...,  entre  lesquels  estoit  le  sieur  de  Soubyse, 
frère  du  sieur  de  Rohan,   et  parent  du  Roy,  pareillement  le 


1.  Il  fut  tué,  comme  le  montre  la  rubrique  marginale  de  van  Meteren  (fol.  576  v°)  : 
«  Le  sieur  du  Plessis  tué  »  :  ce  doit  être  le  22  ou  23  octobre  1605. 

2.  Van  Meteren,  fol.  583  r°,  année  1606. 

3.  C'est  l'expédition  ou  «  voyage  »  de  Sedan,  dont  il  a  été  question  plus  haut, 
p.  69,  et  qui  aboutit  à  l'accord  signé  à  Donchery,  le  23  mars  1606,  grâce  à  la  média- 
tion des  Etats  et  du  Prince  de  Nassau    (Van  Meteren,  fol.  585  v°). 

4.  Van  Meteren,  fol.  585  v°. 

5.  Van  .Meteren,  fol.  5(J4  v°. 

6.  Ibidem. 


LA   GUERRE   RALENTIE.   --  LA   TREVE   DE    1609  111 

sieur  de  Varennes,  qui  estoyent  tous  bien  montés,  et  se  compor- 
tèrent fort  valeureusement.  » 

Le  28  août,  les  assiégés  firent  une  sortie  par-delà  le  Rhin, 
«  souz  la  conduitte  de  quelques  François  »  ;  dans  une  autre, 
«  le  comte  de  Flessches,  qui  s'estoit  par  trop  esloingné,  fut  prins  », 
tandis  que,  peu  après,  Edmond,  colonel  des  Ecossais  et  vieux 
soldat  de  valeur,  est  tué.  Le  1er  octobre  la  ville  que  Maurice  a 
renoncé  à  délivrer,  capitule.  «  Les  Seigneurs  et  Gentilhommes 
François  en  sortirent  aussi  avec  honneur  x  »  (2  octobre). 

«  La  perte  de  Rhinberck  ne  causa  point  peu  d'espouvantement 
et  perplexité  es  Provinces  Unies...  »  Maurice  tente  de  reprendre 
Grol,  mais  Spinola  l'en  empêche  (10  novembre).  C'est  la  fin  de 
la  campagne  d'été  de  1606. 

On  peut  supposer  que,  à  ce  moment,  pour  s'attirer  une 
faveur  que  sa  première  pièce  sur  le  siège  de  Grave  n'avait 
pu  lui  ménager,  Jean  de  Schelandre  composa  son  Procez  d'Es- 
pagne contre  Hollande,  plaidé  dès  Van  1600  après  la  bataille  de 
Nieuport,  dédié  à  très  sage  Prince  et  très  valeureux  Capitaine 
Maurice  de  Nassau,  duc  de  Grave. 

Le  poème,  nous  l'avons  vu,  est  daté  de  l'été  ou  de  l'automne 
1606,  avec  une  précision  suffisante,  par  ces  vers  : 

Jà  Flore  par  six  fois,  de  nouveau  s'est  parée 
Depuis  qu'un  bel  instinct  de  victoire  asseurée 
Vous  fit  entrer  en  Flandre... 

La  pièce  entière,  par  la  majesté  et  l'ampleur  du  vers,  la  lar- 
geur de  la  conception,  semble  attester  plus  de  maturité  que 
V Ode  pindariquc,  analysée  ici  après  elle,  pour  respecter  la  chro- 
nologie des  événements  historiques. 

De  cette  guerre  ralentie  et,  dans  sa  dernière  phase,  assez 
infructueuse  pour  les  Etats,  il  résulte  si  peu  de  chose, 
que  l'on  commence  à  prêter  l'oreille  aux  propositions  de  suspen- 
sion d'armes,  que  Jean  de  Neyen,  général  des  Frères  Mineurs, 
vient  apporter  à  La  Haye,  en  février  1607,  de  la  part  de  l'Archi- 
duc. Le  24  avril  suivant,  l'armistice  est  signé  pour  huit  mois, 
prenant  cours  au  4  mai  (n.  s.)  2. 

A  l'étranger,  l'étonnement  fut  général.  «  Es  Provinces  Unies 

1.  Van  Meteren,  595  r°. 

2.  Nouaillac  (J.),  Villeroy.  Paris,  Champion,  1909,  1  vol.  in-8°,  p.  161  et  s.  ;  IV 
renne,  IV,  239  ;  Blok,  III,  p.  510. 


112  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

plusieurs  aussi  n'eu  estoyent  pas  bien  contens,  mesme  on  disoit 
que  le  Roy  de  France  aspiroit  à  la  souveraineté  des  Provinces- 
Unies  et  que,  pour  y  parvenir,  il  avoit  moyenne  ceste  trei've  ; 
•ce  qui  ne  plaisoit  pas  à  plusieurs  qui  n'aymoient  pas  les  Fran- 
çois » l.  Pure  calomnie,  car,  au  contraire,  Henri  s'inquiète  de  cette 
trêve  qui  contrecarre  sa  politique  générale,  en  permettant  à 
l'Espagnol  de  reprendre  haleine. 

Aussi  envoya-t-il  en  Hollande  une  ambassade  extraordinaire 
composée  du  «  Président  Jeannin,  du  Sieur  de  Roussy,  et  du 
Sieur  de  Buzenval»  2,  ce  dernier  ayant  été  chargé  d'affaires  en 
Hollande  depuis  1592.  Ils  arrivèrent  à  La  Haye,  le  24  mai, 
•eurent  audience  le  28  et  se  plaignirent  auprès  de  Leurs  Hautes 
Puissances  de  ce  que  Celles-ci  n'avaient  pas  pris  conseil  du  roi 
qui  les  avait  constamment  soutenues  de  ses  deniers,  promettant 
•de  les  aider  encore,  aussi  bien  pour  faire  la  paix  que  pour  conti- 
nuer la  guerre.  A  leur  demande,  la  Hollande  désigna  son  Pen- 
sionnaire Oldenbarneveldt,  la  Zélande,  le  Sieur  de  Malderé  et 
les  autres  provinces,  quelques  délégués,  pour  discuter  avec  les 
ambassadeurs  de  France. 

Les  Etats,  ne  voulant  pas  d'une  politique  unilatérale,  «  re- 
quirent pareille  assistance  du  Roy  de  la  Grande  Bretaigne  et 
à  cette  fin  lui  envoyèrent,  au  mois  de  juillet  1607,  les  sieurs 
Jean  Berck,...  et  Jacob  de  Malderé...  accompagnés  du  Sieur 
Noël  de  Caron,  ambassadeur  résident  en  Angleterre  ».  Le  Roi  les 
reçut  fort  bien,  les  congédia  et  leur  promit  d'envoyer  à  La  Haye 
le  chevalier  Richard  Spencer  et  le  chevalier  Ralph  Winwood, 
qui  les  suivirent  de  près  3. 

L'armistice,  qui  devait  expirer  le  4  janvier  1608,  fut  renou- 
velé 4.  Ce  n'est  que  le  prélude  de  la  paix.  Contre  celle-ci,  souhaitée 
par  tous  les  belligérants,  s'élevait  un  triple  obstacle  5:  la  ques- 
tion religieuse,  où  la  Hollande  exigeait  une  liberté  d'action 
allant  jusqu'à  l'interdiction  du  culte  catholique,  la  question  de 
la  souveraineté,  que  les  Etats  voulaient  faire  reconnaître  pleine 
et  entière  et  enfin  le  trafic  des  Indes,  où  les  grandes  Compagnies 

1.  Van  Meteren,  fol.  G09  r°. 

2.  Il  mourut  de  maladie  à  La  Haye,  en  cette  même  année  1607.  Cf.  van  Meteren, 
fol.  615  v°.  M.  le  comte  de  Bylandl  a  bien  voulu,  à  ma  demande,  rechercher  sa 
tombe  el  l'a  retrouvée  dans  la  «  Groote  Kerk  »  à  La  Haye. 

3.  Van  Meteren,  fol.  609  r°,  et  Winwood  (Ralph),  Mcmorials  of  Af/airs  of  Slate, 
1725,  in-fol.,  pp.  Mil. 

4.  Van  Meteren,  fol.  614. 

5.  Van  Meteren,  fol.  632  v°. 


LA   GUERRE   RALENTIE.   LA  TREVE  DE   1609  113 

d'Amsterdam  et  de  Middelbourg  exigeaient  la  porte  ouverte 
à  leur  commerce  *. 

Les  députés  de  l'Archiduc  et,  parmi  eux,  le  président  Richardot 
arrivent  à  Bréda,  le  29  janvier  1608,  pour  se  rendre  de  là,  en  traî- 
neau ou  en  voiture  à  La  Haye,  où  un  vrai  congrès  européen  va 
se  trouver  réuni.  La  Hollande,  afin  de  se  couvrircontre tout  danger 
de  reprise  des  hostilités,  au  cas  de  rupture  des  négociations, 
conclut  une  alliance  avec  la  France,  le  25  janvier.  L'alliance 
anglaise,  également  proposée,  ne  put  se  faire,  faute  de  pouvoirs 
suffisants  des  délégués  britanniques. 

Fêtes  et  banquets,  comme  il  convient,  entrecoupent  et  égayent 
les  négociations.  Les  députés  espagnols  invitent  le  comte  Ernest, 
M-  de  Chastillon  et  d'autres  seigneurs  et  les  traitent  fort  bien, 
puis  ils  visitent  «  M.  Jeannin,  qui  ne  les  reconduisit  que  jusqu'à 
l'huys  de  la  chambre,  chargeant  le  sieur  de  Russi  de  les  mener 
jusques  à  leur  coche  ».  Les  Anglais  imitèrent  ces  nuances  proto- 
colaires «  en  quoy,  ils  voulurent  tous  monstrer  que  leurs  maistres 
n'estoyent  pas  moindres  que  le  Roy  d'Espaigne  ».  Cela  était 
d'autant  plus  nécessaire  que.  Spinola  cherchait  à  les  éblouir 
tous  par  ses  aiguières  d'argent  et  «  tout  ce  qui  pouvoit  servir 
à  fanfare  et  magnificence  » 2. 

Le  28  avril  1608,  le  président  Jeannin  fait  dire  aux  Etats 
«  qu'il  falloit  qu'il  allast  faire  un  tour  en  France  »  3.  Le  plus 
étrange  est  «  qu'il  avoit  aussi  demandé  congé  pour  les  deux 
colonels,  Messieurs  de  Chastillon  et  de  Béthune,  de  pouvoir  faire 
un  tour  avec  luy  en  France  » 4.  Cela  éveille  des  soupçons,  mais, 
parti  le  2  mai  1608  pour  Rotterdam,  il  arrive  en  Zélande  où 
une  tempête  le  retient  «  soit  qu'il  eust  peur  ou  pour  ce  qu'il 
avoit  receu  autre  charge  de  son  maistre  ».  Il  retourna  à  La  Hâve 
le  5  mai,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  partir  effectivement,  vers 
le  17  juin  1608  5. 

La  coïncidence  de  ce  voyage  avec  celui  de  Don  Pedro  de  Tolède 
à  Paris,  fait  appréhender  une  collusion,  appréhension  que  le 
retour  du  président  Jeannin  à  La  Haye,  dans  la  nuit  du  14  août  6. 
ne  tarda  pas  à  dissiper,  d'autant  plus  que,  le  18,  il  fit  aux  députés 

1.  Van  Meteren,  fol.  629  v°  :  «  Les  Pays-Bas  ne  peuvent  demeurer  en  leur  (leur, 
sans  la  navigation  des  Indes.  » 

2.  Van  Meteren,  fol.  625  r°. 

3.  Van  .Meteren,  fol.  638  r°. 

4.  Ibidem. 

5.  Van  Meteren,  fol.  639  r°. 

6.  Van  Meteren,  fol.  650  r°. 

8 


114  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

des  Etais  le  récit  de  son  voyage  et  des  négociations  de  Don 
Pedro,  dont  il  tut  d'ailleurs  l'essentiel,  c'est-à-dire  le  projet 
des  mariages  espagnols. 

Le  23  août  1608  \  après  une  dernière  déclaration  peu  satis- 
faisante des  délégués  des  Pays-Bas  sur  le  fait  de  la  religion 
catholique  et  du  trafic  des  Indes,  les  députés  des  Etats  rompent 
les  négociations,  par  des  lettres  datées  du  25  août  '-. 

La  paix  ayant  ainsi  échoué,  les  ambassadeurs  des  Grandes 
Puissances,  et  les  Français  surtout,  suggèrent,  le  27,  l'idée 
d'une  trêve  prolongée,  que  les  Etats  refusent.  Le  30  septembre, 
les  députés  des  Pays-Bas  méridionaux  sont  reçus  en  audience 
de  congé.  Tout  espoir  de  paix  ou  de  trêve  semble  perdu. 

Le  président  Jeannin  ne  se  lasse  pas  d'essayer  de  persuader 
les  Etats  de  conclure  un  accord,  dont,  au  fond,  ils  avaient  grande 
envie,  a  Les  Anglois  ne  se  monstrerent  pas  moins  vehemens  et 
usèrent  de  grandes  persuasions,  mesme  de  menaces  »  3.  Il  faut 
que  le  roi  Henri  IV  confirme  aux  méfiants  Hollandais  que  son 
ambassadeur  traduit  sa  véritable  pensée. 

Tous  firent  si  bien  que,  le  23  décembre  1608,  on  recommença 
à  conférer  sur  une  trêve  prolongée.  Le  9  février  1609,  les  ambas- 
sadeurs français  et  anglais  4  se  rendent  à  Anvers,  pour  y  rencon- 
trer les  délégués  des  Espagnols,  et  les  députés  des  Provinces- 
Unies  les  y  rejoignent  le  25  mars. 

C'est  vers  ce  moment  qu'arrive  en  Hollande,  pour  s'engager 
dans  les  armées  des  Etats,  Honorât  de  Bueil,  seigneur  de  Racan  \ 
qui  devait  être  plus  tard  le  délicieux  poète  des  Bergeries, 
l'écrivain  du  xyii*  siècle  qui  eut,  avec  La  Fontaine,  le  plus  vrai 
sentiment  de  la  nature. 

Comme  il  l'écrivit,  lui-même,  par  la  suite,  à  Chapelain,  Ménage 
et  Conrart  6,  il  était  né  trop  tôt  ou  trop  tard  :  «  Toutes  les  guerres 
de  Henry  le  Grand  se  passèrent  pendant  mon  enfance  ;  je  n'avois 


1.  Van  Meteren,  fol.  R52  v°. 

2.  Van  Meteren,  fol.  653  v°. 

3.  Van  Meteren,  fo!.  656  r°. 
1.  Van  Meteren,  fol.  657  v. 

5.  Cf.  Louis  Arnould,  Un  Gentilhomme  de  lettres  au  XVIIe  siècle.  Honorât  de 
Bueil.  seigneur  de  Racan,  nouvelle  édition  ;   Paris.  Colin.  1901,  in-8°,  p.  63  et  suiv. 

c.  l  )ans  une  lettre  publiée  par  M.  Tenant  de  l.aîour,  en  son  édition  des  Œtwres 
complètes  de  Racan  (Paris,  P.  Jannet,  1857,  deux  vol.  in-12,  Bibliothèque  Klzé- 
virienne),  t.  I,  p.  323.  Conrart,  dans  sa  notice  manuscrite,  écrit  :  «  De  là  [c'est-à- 
dire  de  Calais),  il  passa  en  Hollande,  mais  comme  la  Tresse  s'ectoit  faite  un  peu 
auparavant  et  qu'il  n'y  avoil  plus  d'apparence  de  guerre,  son  voyage  fut  fort  court.  » 
!!  revint  donc  ù  Paris,  selon  M.  Arnould  (p.  66,  n.  2),  vers  le  mois  d"avril  ou  de  mai 
Il  09. 


LA   GUERRE   RALENTIE.   --  LA   TRÊVE   DE   1609  115 

que  neuf  ans,  quand  on  fit  la  paix  de  Yervins.  Elle  ne  laissa  que 
la  guerre  des  Espagnols  et  des  Hollandois,  où  ce  grand  prince 
envoyait  tous  ceux  qui  avoient  l'honneur  de  porter  ses  livrées. 
J'y  courus  comme  les  autres,  en  sortant  de  page,  mais  ce  fut 
trop  tard  ;  cette  longue  trêve  qui  a  duré  douze  ans,  estoit  déjà 
faite  ». 

En  effet,  dès  le  14  avril,  la  Trêve  de  Douze  ans  est  proclamée 
publiquement.  «  Partout  on  sonna  les  cloches,  on  fit  des  feux 
de  joye,  et  on  deschargea  tout  le  canon.  A  Anvers  on  sonna  la 
grande  cloche,  à  laquelle  il  falloit  employer  vingt-quatre  hommes; 
elle  estoit  si  grande,  qu'on  en  pouvoit  ouyr  le  son  jusques  à 
Ordam  et  Lillo,  voire  à  quatre  lieues  de  là...  Le  peuple  démena 
joye,  firent  des  banquets  et  se  congratulèrent  l'un  l'autre,  de 
sorte  que  la  ville  estoit  partout  pleine  de  feux  et  de  joye...  » 

«  On  célébra  ce  jour  de  prières  [22  avril  1609]  par  tout,  es 
Provinces  Unies,  au  lieu  du  Te  Deum  Laudamus,  et  ce  suivant 
l'escriture  saincte  et  l'exemple  des  bons  Pvoys  de  Juda,  et  ce 
non  sans  cause  de  part  et  d'autre,  quand  on  considère  les  troubles, 
guerres,  misères,  pauvretés,  famines,  tueries  et  massacres  d'une 
infinité  de  personnes,  qu'on  a  veii  es  Pays-Bas,  l'espace  de  qua- 
rante-trois ans,  en  contant  depuis  l'an  1566,  le  cincquiesme 
d'Avril,  que  les  troubles  commencèrent  par  la  présentation  de  la 
Requeste  des  Nobles,  laquelle  fut  présentée  contre  l'intro- 
duction de  nouveaux  Evesques  et  de  l'Inquisition  d'Espaigne, 
à  la  Régente,  Duchesse  de  Parme,  par  le  Sieur  de  Brederode, 
les  comtes  de  Culenbourgh,  de  Berghe  et  le  comte  Ludovic  de 
Nassau,  accompagnés  de  trois  ou  quatre  cens  Seigneurs  et  Gen- 
tilshommes, à  cause  de  quoy,  ils  furent  appelés  gueux  par  leurs 
adversaires,  pour  ce  qu'ils  n'avoyent  point  faict  de  bien  à  la 
Religion  Catholique  l.  » 

On  lira  dans  van  Meteren  2,  les  trente-huit  articles  de  la 
trêve,  garantie  et  contre-signée  par  les  ambassadeurs  des  Grandes 
Puissances  et  notamment  par  le  «  Sieur  Pierre  Jeannin,  cheva- 
lier, baron  de  Chagni  et  Montheu,  conseiller  du  Tres-Chrestien 
Roy  en  son  Conseil  d' Estât  et  son  ambassadeur  extraordinaire 
près  des  susdits  Sieurs  Estais,  el  le  Sieur  Elie  de  la  Place.  Cheva- 
lier, Sieur  de  Russi,  vicomte  de  Machault,  etc.  » 

Philippe  IV,  roi  d'Espagne  et  les  archiducs,  souverains  des 

1.  Van  Meteren,  fol.  fi58  r°. 

2.  Van  Meteren,  fol.  G5S  v°  et  suiv. 


116  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

Pays-Bas,  reconnaissent  les  Provinces-Unies,  «  les  tenant  pour 
pays,  provinces  et  Estats  libres  sur  lesquels  ils  n'ont  rien  à  pré- 
tendre »  (Article  Ier)- 

La  cause  de  la  liberté,  pour  laquelle  se  sont  battus  La  Noue, 
Dommarville,  les  deux  Chastillons,  les  deux  Béthunes,  les  deux 
Montesquieux  et  les  deux  Schelandres  a  triomphé.  Les  «  Gueux» 
sont  rois  !  Une  puissance  nouvelle,  qui  sera  bientôt  une  grande 
puissance,  se  trouve  créée. 

Après  avoir  conclu  une  alliance  avec  la  Hollande,  le 21  juinl609, 
les  ambassadeurs  anglais  quittent  La  Haye  le  27,  aussitôt  suivis 
par  le  Président  Jeannin  1. 

«  Cette  Trefve  pour  douze  ans  ayant  esté  arrestée,  on  com- 
mença de  part  et  d'autre  à  congédier  la  gendarmerie.  On  faysoit 
courrir  le  bruit  qu'on  casseroit  2  quinze  mille  piétons  et  douze 
cens  chevaux,  tant  Anglois  qu'autres  ;  mais  qu'on  retiendroit 
la  plus  part  des  Capitaynes  et  officiers,  en  amoindrissant  les 
compagnies  et  les  réduisant  à  cincquante  et  soixante  testes,  en 
donnant  à  ceux  qu'ils  casseroyent  leur  plein  payement  et  encores 
un  daler  par  dessus  3.  //  y  eust  peu  ou  point  de  François  cassés, 
tellement  que  deux  régiments  et  quelques  chevaux  demeu- 
rèrent au  service  des  Estats  et  à  la  charge  du  Roy  de  France, 
pour  estre  employez  où  il  leur  plairoit.  » 

C'est  au  milieu  de  tous  ces  événements  d'ordre  plutôt  paci- 
fique, que  se  place  le  séjour  de  Jean  de  Schelandre  à  Avignon 
et  son  voyage  en  Angleterre,  tous  deux  antérieurs  à  1608,  date 
de  publication  de  Tyr  et  Sidon...,  tragédie  avec  autres  Meslanges 
par  Daniel  d'Anchères,  gentilhomme  verdunois,  dans  lequel 
on  a  reconnu  depuis  longtemps  l'anagramme  de  Jean  de  Sche- 
landre 4. 

On  lit,  entre  autres,  dans  les  Meslanges,  le  sonnet  que 
voici  :  5 


1.  Van  Meteren,  fol.  660  v°  et  661  r°. 

2.  Licencierait. 

3.  Van  Meteren,  fol.  661  r°. 

4.  Il  se  pourrait  que  le  nom  du  capitaine  François  d'Anchers,  cpii  exerça,  dans 
le  régiment  de  Cyrus  de  Béthune,  la  charge  de  «sergent-major  »  (maître  de  camp), 
depuis  1607  (cf.  Het  Staatsche  Léger,  t.  II,  p.  166),  lui  ait  donné  l'idée  de  ce  pseu- 
donyme. Il  n'y  avait  que  le  prénom  à  changer  pour  faire  l'anagramme  de  son 
propre  nom. 

5  .Publié  par  Allem  (Maurice),  Anthologie  poétique  française.  XVIIe  sièrle; 
Paris,  Garnier,  s.  d.,  t.  I,  p.  160.  J'ai  restitué  l'orthographe  de  l'édition  prineeps, 
p.  22.  Ce  sonnet  est  le  dixième  et  dernier  de  la  série  «  Le  Soldat  Malcontent  »,  dans 
les  Amours  d'Anne  de  Montant. 


LA   GUERRE   RALENTIE,   LA   TREVE   DE    1609  117 

ADIEUX  A  LA  VILLE  D'AVIGNON 

Adieu,  beau  roc,  où  deux  Palais  dressez 
Lèvent  en  l'air  une  face  tant  fiére  ; 
Adieu,  beau  pont  ;  adieu,  belle  rivière, 
Adieu,  beaux  murs,  belles  tours,  beaux  fossez. 

Adieu,  cité  dont  je  ne  puis  assez 
Chanter  la  gloire  et  l'excellence  entière  ; 
Adieu  noblesse  ;  adieu  troupe  guerrière, 
Amis,  tesmoins  de  mes  travaux  passez, 

Adieu  ballets,  dances  et  mascarades, 
Adieu  beautéz,  dont  les  vifves  œillades 
Ont  de  ces  lieux  banni  l'obscurité, 

Adieu  sur  tout,  belle  rebelle  fdle, 

Dont  les  rigueurs  m'ont  chassé  d'une  ville 

Où  vos  douceurs  m'avoient  tant  arresté. 

Ce  sonnet  à  Avignon  reste  une  énigme  et  ce  n'est  pas  à  nous 
qu'il  incombe  de  la  résoudre,  puisque  seuls  les  séjours  de  nos 
écrivains  en  Hollande  sont  l'objet  des  présentes  investigations. 

Pourtant,  la  question  se  pose  de  savoir  quand,  pourquoi, 
à  quelle  occasion,  Jean  de  Schelandre  s'est  rendu  à  Avignon. 
Cette  ville  est  la  capitale  du  Comtat  Yenaissin,  dont  la  princi- 
pauté d'Orange  n'était  qu'une  enclave.  Sont-ce  les  rapports 
de  Maurice  avec  la  principauté  d'Orange  qui  auraient  pu  faire 
envoyer  le  poète  dans  ces  parages,  ainsi  que  M.  Gustave  Lanson 
l'a  suggéré  à  M.  Haraszti  ?  Ce  n'est  pas  impossible,  mais  il  importe 
de  remarquer  qu'à  ce  moment  Maurice  de  Nassau  n'est  pas 
encore  prince  d'Orange  ;  il  ne  le  sera  qu'en  1618,  au  moment 
où  il  héritera  de  son  frère  aîné  Philippe,  comte  de  Buren,  qui, 
en  1608,  en  est  encore  seul  possesseur.  Comme  Philippe  est 
catholique  et  tout  inféodé  à  l'Espagne,  où  il  a  été  enlevé  et  élevé, 
il  y  a  aussi  peu  de  motifs  politiques  à  alléguer  en  faveur  d'un 
séjour  de  Schelandre  à  Orange,  qu'à  Avignon,  ville  papale. 
On  se  tromperait  moins  en  l'attribuant  à  l'attirance  des  beaux 
yeux  d'une  insensible  l  ou  des  danses  sur  le  pont  bien  connu. 
Il  reste  à  expliquer  l'adieu  à  ses  compagnons  d'armes  : 


1.  Je  songe  à  «  Anne  de  Montaut,  rocher  de  cruauté  •>.  ■  d'Avignon  la  lumière 
plus  vive  »,  cf.  Haraszti,  p.  vu  et  Intermédiaire  des  Chercheurs  et  des  Curieux,  t.  X, 
col.  566,  où  H.  de  S.  l'appelle  Anne  Arles  de  Montaud. 


118  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

Adieu  troupe  guerrière, 
Amis,  témoins  de  mes  travaux  passés. 

Peut-être  ce  Lorrain  s'est-il  laissé  entraîner  vers  les  pays  au 
chaud  soleil  par  ses  camarades  du  Midi  rentrant  chez  eux, 
puisqu'on  n'avait  plus  besoin  de  leurs  services  chez  les  Gueux. 

On  pourrait  encore  penser  que  Maurice  de  Nassau  aurait 
envoyé  Schelandre  et  d'autres  seigneurs  de  plus  d'importance 
le  représenter  au  mariage  de  son  frère  Philippe  avec  la  sœur 
du  prince  de  Condé,  mariage  célébré  le  23  novembre  1606,  à 
Fontainebleau,  et  par  lequel  l'aîné  de  la  Maison  d'Orange 
obtint  l'entière  possession  et  souveraineté  de  sa  principauté,  où 
il  alla  s'établir  aussitôt  *. 

Quelle  serait  maintenant  la  cause  de  ce  voyage  en  Angleterre 
dont  il  n'a  «  sceu  différer  l'occasion»2?  On  serait  tenté  de  la 
mettre  en  relation  avec  l'envoi  de  délégués  hollandais  à  Jacques  I, 
ambassade  de  Berck,  Malderé  et  Caron  (juillet  1607)  et  ensuite 
de  délégués  anglais  à  La  Haye  (Winwood,  Spencer)  pour  pro- 
curer la  paix. 

C'est  en  effet  sur  ce  rôle  de  médiateur  joué  par  Jacques  Ier 
qu'insiste  le  poète,  dans  les  belles  stances  qu'il  lui  dédie  en  1608: 

Mes  vers  estants  nés  de  la  paix 
Seroient  comme  enfants  de  vipère;, 
S'ils  n'estoient  à  vous  désormais, 
Vous  estant  de  la  paix  le  père. 

Les  feux  brilloient  de  toutes  parts 
Soubs  la  Diane  qui  précède  3, 
Mais  où  est  l'estoille  de  Mars 
Dès  que  vostre  Aurore  succède  ? 

Par  là,  vous  gaignez  les  lauriers 
Sur  touts  les  guerriers  de  la  terre, 
La  guerre  assomme  les  guerriers. 
Vous  ave:  assommé  la  guerre. 

Pour  s'eslever,  les  autres  Rois 
Font  eslever  force  gens-d'armes 

1.  Van  Meteren,  fol.  599  v°.  Philippe  d'Orange  vint  en  Hollande  en  1608,  sa 
femme  le  rejoignit  à  Bréda,  vers  la  fin  de  1609.  Cf.  van  Meteren.  fol.  663. 

2.  Haraszti,  p.  xti,  et  Y  Avis  au  Lecteur,  p.  7,  des  Trois  premiers  de  se  pi  tableaux 
de  Pénitence,  par  Daniel  d'Ancheres  :  «  prenant  cependant  en  paye  l'excuse  de  mon 
voyage,  dont  je  n'ay  sceu  différer  l'occasion...  ».  Je  reproduis  ici  (pi.  XIV),  d'après 
l'exemplaire  unique  du  British  Muséum,  le  frontispice  au  lavis  qui  y  remplace  la 
feuille  de  titre. 

3.  Allusion  à  la  sonnerie  du  réveil. 


LA   GUERRE   RALENTIE.  LA  TREVE   DE    1609  1  1(.) 

«  Mais  reigner  par  la  seule  voix, 
«  C'est  avoir  les  plus  fortes  armes. 

Le  ciel  soustient  vostre  grandeur, 
Aussi  tout-divin  je  vous  nomme, 
Veii  que,  sans  l'humaine  douceur, 
Vous  n'avez  rien  tenant  de  l'homme  *. 

Il  est  certain,  comme  le  dit,  sans  énoncer  de  date,  un  biographe 
anonyme,  qu'à  ce  moment  «  à  l'approche  de  la  paix,  J.  de  Sche- 
landre  songe  à  quitter  l'épée  pour  la  plume  »  2  et  que,  comme 
un  Malherbe  ou  un  Théophile,  il  cherche  à  être  à  quelqu'un  : 
il  choisit  le  roi  d'Angleterre.  3 

Mais  ce  prince  de  la  paix  qui  avait  «  assommé  la  guerre  »  ne 
l'avait  pas  empêchée  de  ressusciter  sur  les  bords  du  Rhin,  par 
suite  de  l'ouverture  de  la  succession  de  Clèves  et  de  Juliers, 
revendiqués,  à  la  mort  du  duc  Jean  Guillaume  (25  mars  1609), 
à  la  fois  par  l'Electeur  de  Brandebourg,  Jean-Sigismond,  et 
l'Electeur  palatin  de  Xeubourg,  Wolfgang-Guillaume  4. 

Henri  IV  attend  de  cette  compétition,  non  l'exécution  d'un 
grand  dessein,  lequel  n'exista  que  dans  l'imagination  de  Sully, 
mais  une  occasion  d'humilier  et  d'abaisser  l'Espagne  et  l'Empe- 
pereur,  qui  se  pose  en  médiateur.  Peut-être  veut-il  surtout 
passer  par  les  Pays-Bas,  pour  y  requérir  d'amour  «  la  nouvelle 
Hélène  »,  comme  l'appelle  le  respectable  Pecquius,  c'est-à-dire 
la  princesse  de  Condé,  que  son  mari  a  enlevée  à  Bruxelles,  pour 
la  soustraire  aux  entreprises  du  Vert  Galant 5. 

1.  Pièce  reproduite  d'après  Haraszti,  p.  5,  mais  collationnée  sur  l'édition  princeps 
à  Londres,  au  Brilish  Muséum.  (Les  Funestes  Amours,  etc.,  1608,  fol.  a  III  v°). 

2.  Haraszti,  p.  vi,  n.  2. 

:;.  Haraszti,  p.  xm.  Dans  un  des  sonnets  de  Daniel  d'Anchèrcs,  celui-ci  insiste 
sur  le  savoir  de  Jacques  I'r,  très  en  honneur,  disons-le  en  passant,  auprès  des  théo- 
logiens de  Hollande,  dont  les  querelles  passionnaient  le  roi  d'Angleterre.  I.afinde 
ce  sonnet  est  fort  belle  cl  mérite  d'être  citée  (Les  Funestes  Amours  île  Iielcar  et 
Mellane...,  1608,  fol.  a.  III  v°). 

Bien  heureux  est  Testai  dont  le  Roy  se  demonstre 

Aussi  grand  en  sçavoir  qu'en  honneur  il  est  haut  ; 

Qui,  tenant  en  s;i  main  l'une  et  l'autre  Minerve, 

Paisible  quand  il  peut,  guerrier  quand  il  le  faut. 

L'olivier  ou  la  palme  à  son  choix  se  reserve. 
Que  Schelandre  ait  été  reçu  à  la  cour  de  Jacques,  c'est  ce  que  nous  apprend  le 
sonnet  à  Mgr  le  duc  de  I.ennox,  en  tète  de  la  Sluartide,  161 1  (p.  14)  : 

Puisque  les  est  ranger.-,  dont  reste  Court  abonde 

Sont  tous  receiis  de  vous  d'un  visage  courtois. 

Que,  par  nous  introduit,  i'ay  receu  quelques   fois 

L'accez  du  meilleur   Koy   de  la   machine  ronde. 

J'ai  en  vain  cherché  au  Record  Office,  à  Londres,  avec  la  collaboration  d'un 
érudit  hollandais,  M.  de!  Court,  des  traces  de  ces  audiences. 

1.   Cf.  Mariéjol,  dans  l' Histoire  de  France  de  Lavisse,  t.  VI,  2"  partie,  p.  1  19  et  suiv. 

5.  Cf.  Henranl  (!'.),  Henri  IV  et  la  princesse  de  Condé,  Bruxelles,  18*5,  l  vol.  in-8°  ; 
van  Meteren,  fol.  679  et  suiv.,  anno  X'.o'.t,  lin  novembre  ;  l'irennc. H istoire  de  Bel- 
gique, t.  IV,  p.  245. 


120  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

Le  poignard  de  l'assassin  vient  brutalement,  le  14  mai  1610, 
arrêter  ses  projets,  au  moment  où  il  songeait  à  mener  des  troupes 
vers  Juliers,  par  le  Luxembourg,  à  travers  lequel  Albert  lui 
avait  accordé  le  passage  K  Marie  de  Médicis,  cette  fois,  sent  que 
son  honneur  est  engagé  et  poursuivra  l'expédition. 

Maurice  qui,  lui  aussi,  avec  la  France,  soutient  les  deux 
Electeurs,  va  prendre  les  devants  et  mettre  le  siège  devant 
Juliers,  pour  leur  assurer  la  possession  de  la  capitale,  en  l'enle- 
vant aux  Impériaux  2. 

Que  Jean  de  Schelandre  ait  participé  à  cette  nouvelle  opé- 
ration militaire,  cela  résulte  assez  clairement  de  ce  passage  de 
la  préface  de  la  Stuartide,  parue  en  1611  :  «  Je  poursuivray  donc, 
Sire...,  pourveu  que  nous  n'ayons  pas  touts  les  ans  le  divertisse- 
ment d'un  voyage  de  Juilliers  »  3.  Nous  savons  désormais  le 
sens  du  mot  voyage,  sous  la  plume  de  Jean  de  Schelandre  aussi 
bien  que  sous  celle  de  Malherbe  :  il  veut  dire  «  expédition  ». 
Schelandre  a  donc  été  au  siège  de  Juliers,  place  qui  succomba, 
non  le  1er  septembre  1609,  comme  dit  M.  Haraszti  4,  mais  le 
1er  septembre  1610.  «  Schelandre  a-t-il  quitté  l'Angleterre, 
avec  les  troupes  anglaises  qui  prirent  part  au  siège,  se  demande 
cet  érudit,  ou  bien  est-il  venu  en  France  prendre  rang 
dans  l'armée  du  maréchal  de  La  Châtre  ?  »  On  pourrait 
supposer  plutôt  qu'il  aurait  suivi  les  colonels  des  régiments 
français  au  service  des  Etats  ;  toujours  est-il  que,  le  20  avril 
de  la  même  année,  Messieurs  de  Chastillon  et  de  Béthune 
sont  en  permission  à  Paris  et  qu'avec  de  Yillebon,  La  Tuillerie, 
La  Force  'et  autres,  ils  y  allèrent  à  la  rencontre  de  l'am- 
bassade extraordinaire  hollandaise,  composée  des  sieurs  de 
Bréderode,  van  der  Mylen  et  de  Malderé  5,  venus  pour  remercier 
le  roi  Henri  de  ses  bons  offices,  lors  de  la  conclusion  de  la  trêve  6. 

Cela  n'empêche  pas  Chastillon  et  Béthune  d'être  présents 
avec  les  Anglais  du  général  Cecil  à  la  grande  revue  ou  «  monstre 

1.  Van  Meteren,  fol.  699  v°. 

2.  Van  Meteren,  fol.  702  r°. 

3.  Haraszti,  p.  xiv.  Je  me  suis  reporté  au  British  Muséum  à  l'exemplaire  unique  de 
la  Stuartide  (1073  e  25),  p.  5.  La  phrase  qui  suit  est  à  noter  aussi  :  «  L'universelle 
paix  qui  colle  aujourd'hui  nos  fourreaux  sur  nos  espées  symbolize  à  mes  intentions 
et  fait  que,  ne  pouvant  exercer  en  qualité  de  soldat,  j'ay  recours  à  celle  de  Poète, 
laquelle  je  ne  repute  pas  tant  odieuze  que  fait  le  commun  de  nostre  siècle...  » 

4.  Cf.  p.  xv. 

5.  Van  Meteren.  fol.  695  v°. 

6.  Une  autre  ambassade  extraordinaire,  au  même  moment,  est  allée  le  22  avril, 
remplir  le  même  office  près  du  roi  Jacques.  Le  due  de  l.ennox,  protecteur  de  Sche- 
landre, fut  parmi  ceux  qui  la  reçurent.  Cf.  van  Meteren,  fol.  6'Jti  r°. 


LA    GUERRE   RALENTIE.   --  LA  TREVE   DE    1609  121 

que  Maurice  fit  de  ses  troupes,  le  11  juillet  1610,  au  fort  de 
Schenck,  d'où  devait  partir  l'expédition. 

Nous  n'avons  plus  les  «  rôles  »  de  cette  «  monstre  »,  mais  j'ai 
trouvé,  au  dos  de  la  gravure  du  siège  de  Juliers,  reproduite  ici  1 
d'après  l'exemplaire  unique  du  Cabinet  des  Estampes  d'Ams- 
terdam, une  liste,  qui  semble  complète,  des  colonels  et  capitaines, 
tant  de  Maurice  que  de  La  Châtre.  Ni  clans  le  régiment  de  Chas- 
tillon  ni  dans  le  régiment  de  Béthune  ne  figure  Schelandre. 
C'est  qu'il  n'est  pas  encore  capitaine.  Par  contre  les  anciens 
chefs  n'y  manquent  point  :  Rocques,  Vitenval,  du  Buysson,  de 
la  Force,  etc.,  dans  l'unité  commandée  par  Chastillon.  Au 
régiment  de  Béthune,  on  en  voit  d'autres  encore:  Allard,  devenu 
lieutenant-colonel,  d'Anchies,  sergent-major,  Sarrocques,  Saint- 
Hilaire,  Hauterive,  etc.  Dans  les  troupes  du  maréchal  de  La 
Châtre,  un  seul  nom  nous  frappe,  celui  d'un  «  commandeur  », 
Jofre. 

Mais  si  Schelandre  ne  figure  pas  au  dos  de  l'estampe  en  ques- 
tion, il  est  mentionné  peut-être  sur  une  feuille  détachée,  insérée 
dans  le  budget  de  la  guerre  préparé  dès  juin  1609  et  qui  est  fort 
curieuse  2. 

C'est  une  liste  «  des  apointz  de  la  Compagnie  de  Monsieur  de 
Chastillon  ».  Sur  cette  liste,  qui  semble  bien  se  rapporter,  non 
au  principal  de  la  solde,  mais  à  des  suppléments,  les  capitaines 
coudoient  les  sergents,  les  tambours  et  les  caporaux.  En  voici 
un  extrait  : 

Capn  Forquier 15  £. 

SCHALANDIERE 15  £. 

Capn  Guilhome 15  £. 

Monsr  La  Garde 15  £. 

d'Assas 15  £. 

Capn  Régis 15  £. 

Etc. 

Brusse,  par  moys 15  £.   10  s. 

Schalandiere  est-il  Jean  de  Schelandre  ?  C'est  possible  mais 
nullement  certain,  car  un  Pont-Challandière  nous  est  déjà 
apparu  dans  un  «  état  »  de  1599,  et  un  «  Balthazard  Chalandière, 

1.  PL  VIII. 

2.  Budgets  établis  par  et  pour  Oldenbarneveldt  :  Staten  van  Oorlog,  tiolland, 

2605,  aux  Archives  de  l'Etat  à  La  Haye. 


122  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVJCE    DES    ÉTATS 

capitaine  reformé  au  régiment  de  Sault»  nous  est  révélé,  en  1669, 
par  le  Cabinet  des  Titres  de  la  Bibliothèque  Nationale  K 

D'autre  part,  les  «  Resolutien»  du  «  Raaad  van  State  » 2  parlent, 
à  la  date  du  26  août  1609  d'un  «  Salander,  cuirassier,  onder 
Yillebon,  habeat  voor  drye  maenden  »,  qu'on  peut  identifier 
plutôt  avec  notre  poète,  lequel  aurait  à  ce  moment  reçu  trois  mois 
de  permission  correspondant  à  un  de  ses  séjours  en  Angleterre. 

Esquissons  maintenant  la  campagne  de  Juliers. 

Maurice  dispose  de  «  cent  trente-six  enseignes  de  gens  de  pieds 
et  trente-huict  cornettes  de  Cavallerie,  tous  braves  soldats  et 
bien  en  ordre,  tellement  qu'il  y  avoit  une  belle  et  grande  trouppe 
de  gens  ensemble  »  3.  Boissize,  l'ambassadeur  de  France,  attend 
le  stathouder  à  Dusseldorf  4.  Dès  le  29  juillet,  la  ville  de  Juliers 
est  cernée  et  les  quartiers  ou  secteurs  assignés.  Le  maréchal  de 
la  Châtre  est  encore  à  Trêves  avec  les  Français,  très  «  jaloux  de 
ce  qu'on  avoit  commencé  le  siège  sans  les  attendre  »,  et  qui,  à 
cause  de  cela,  refusent  d'avancer,  quoiqu'on  leur  ait  envoyé  le 
comte  de  Solms  avec  quelques  capitaines  français  au  service 
des  Etats,  pour  les  en  persuader. 

Cela  n'empêche  pas  Maurice  de  pousser  énergiquement  les 
opérations  avec  les  moyens  et  les  forces  dont  il  dispose.  Le  15  août, 
le  Prince  charge  les  Anglais  d'assaillir  une  des  demi-lunes  et 
les  Français  l'autre.  «  Les  Anglois  prindrent  la  leur  et  la  retin- 
drent,  mais  les  François  furent  repoussés,  mais,  de  nuict,  ils  recom- 
mencèrent, tellement  qu'ils  la  prindrent  aussi  et  la  retindrent. 
De  sorte  que,  par  ce  moyen,  ceux  de  la  ville  se  trouvèrent  desnués 
de  leurs  re.tranchemens  »  5. 

«  Voyant  aussi  que  le  Prince  Maurice  commençoit  à  avoir  de 
l'avantage  sur  la  ville  »,  La  Châtre  «  passa  enfin  la  Moselle  et 
arriva  au  camp  devant  Juliers,  avec  ses  trouppes,  le  dix-huic- 
tiesme  d'Aoust.  Le  dix-neuf,  il  mit  ses  trouppes  en  bataille, 
que  les  Princes  et  le  Prince  Maurice  allèrent  voir.  La  cavallerie 
françoise  estoit  bien  montée.  Il  y  en  avoit  beaucoup  qui  avoient 
des  armes  dorées,  mais  celle  du  Pays-Bas  estoit  plus  chargée  de 
fer  et  d'acier.  C'estoient  les  Cornettes  de  plusieurs  grands  sei- 


1.  Un  reçu  de  sa  main,  daté  du  2  août  1669,  est.  conservé  dans  les  Pièces  originales 
648  (fr.  27132). 

2.  No  27,  26  août  1609,  fol.  103. 

3.  Van  Meteren,  fol.  702  r°. 

4.  Van  Meteren,  fol.  702  v°. 

5.  ibidem. 


LA   GUERRE   RALENTIE.   LA   TREVE   DE    1609  123 

gneurs,  car  il  y  avoit  la  moitié  de  la  compagnie  des  bandes  d'Or- 
donnance du  Roy,  conduit  te  par  le  sieur  de  Vitry  :  la  cornette  des 
Chevaux  légers  du  Roy  ;  les  Cornettes  des  ducs  d'Orléans, 
d'Anjou,  de  Nevers  et  de  Vendosme,  celle  du  Chevalier  de  Yen- 
dosme  et  le  Marquis  de  Ve[r]neuil,  avec  six  cornettes  de  Carra- 
bins  et  beaucoup  de  Noblesse.  L'Infanterie  estoit  assez  bien 
armée,  mais  les  armes  n'estoient  pas  si  pesantes  que  celles  des 
Flamands.  Il  y  avoit  les  Régiments  de  Navarre,  de  Baligny  et 
de  Vaulbecourt,  qui  faysoient  ensemble  26  enseignes,  chasque 
enseigne  de  deux  cens  hommes,  le  Régiment  des  Suisses  du 
colonel  Galatin  estoit  de  12  compagnies,  chasque  compagnie 
de  trois  cents  testes,  mais  ils  n'estoient  armés  qu'à  demy,  le 
reste  n'ayant  que  des  picques. 

«  Après  cela  le  Prince  Maurice  fit  voir  au  Mareschal  ses  trente- 
huict  Cornettes  de  Cavallerie  en  bataille,  avec  toutes  leurs 
armes,  que  luy  et  les  autres  seigneurs  François  regardèrent  avec 
admiration,  et  confessèrent  qu'elle  surpassoit  leur  Cavallerie. 
Le  Mareschal  estant  au  camp  sembloit  avoir  oublié  toutes  les 
jalousies  précédentes  et  fit  cest  honneur  au  Prince  Maurice,  de 
déclarer  ouvertement  qu'on  ne  suivroit  point  là  d'autre  comman- 
dement que  le  sien  \  » 

A  l'aide  de  traverses  de  bois,  Maurice  fait  faire  des  «  galeries 
es  fossés,  qui  estoient  secs,  à  celle  fin  de  pouvoir  venir  aux  ram- 
parts  pour  ainsi  commencer  à  sapper,  miner  et  à  faire  bresche, 
et  se  rendre  maître  de  la  ville  »  2,  de  telle  sorte  que  le  boulevard 
des  remparts  fut  miné  dès  le  26  août. 

«  Le  vingt-septième,  le  Prince  Maurice  fit  sommer  la  ville  ». 
Le  30,  l'assiégé  fit  sans  résultat  sauter  une  contre-mine.  «  Le 
dernier  d'aoûst,  on  commença  derechef  à  miner.  Le  Prince 
Maurice,  ayans  apperceu  que  ceux  de  la  ville  contre-minoyent 
et  craignant  qu'on  le  previendroit,  fit  en  haste  estoupper 3 
la  mine  et  y  fit  mettre  deux  tonneaux  de  poudre,  puis  la  fit 
sauter,  et  par  ce  moyen  »,  la  contre-mine  des  assiégés,  bourrée 
de  trois  tonneaux  de  poudre,  fit  explosion  en  même  temps. 
Ce  camouflet  provoqua  une  grande  brèche  dans  le  rempart  et, 
le  même  jour,  «  après  midi,  les  Impériaux  envoyèrent  un  tambour, 
pour   demander   congé   que    la    femme   du   Gouverneur   peust 

1.  Van  Meteren,  fol.  703  r°,  ce  qui  évita  «  toute  émulation  »  (.fol.  704  r°). 

2.  Van  Meteren,  fol.  702  v°  et  703  r°. 

3.  Bourrer. 


124  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

sortir  pour  parler  au  Mareschal  de  la  Chastre.  »  Elle  espérait 
peut-être  apitoyer  un  galant  général  français,  mais  Maurice  fit 
répondre  qu'on  ne  pouvait  parler  à  personne  qu'aux  Princes  «  et 
que,  s'ils  ne  vouloient  pas  rendre  la  ville,  qu'ils  n'avoient  que 
faire  de  parler  à  eux.  »  Le  1er  septembre  1610,  au  soir,  la  capitu- 
lation est  signée  1. 

Le  maréchal  de  Rauschenbourgh  sortit,  le  2  septembre,  avec 
ses  1.500  soldats.  Il  prit  fort  honnêtement  congé,  donna  la 
main  au  maréchal  la  Châtre.  «  Il  voulut  faire  le  mesme  au 
Prince  de  Brandenbourgh,  mais  il  [celui-ci]  le  refusa  et  luy  donna 
un  regard  de  travers,  comme  firent  aussi  les  autres  [princes] 
et  luy  dirent  qu'il  eust  à  aller  son  chemin,  parlans  ainsi  à  luy 
comme  à  leur  subject  » 2. 

Il  y  eut  de  part  et  d'autre  des  pertes  sérieuses.  Dans  les 
rangs  de  Maurice,  périt  le  baron  de  Sedlinsky  3,  sergent-major 
de  l'armée,  sorte  de  chef  d'état-major.  «  Le  sieur  de  la  Force, 
gentilhomme  françois  y  fut  pareillement  tué  4  et  fort  regretté  : 
c'estoit  un  capitaine,  au  service  des  Estats  ». 

ci  Le  huictiesme  de  septembre,  le  Prince  Maurice  fit  mettre  toute 
ses  trouppes,  tant  à  pied  qu'à  cheval  en  bataille,  pour  les  faire 
voir  au  Mareschal,  mesme  leur  fit  faire  quelque  exercice,  telle- 
ment qu'en  disant  seulement  un  mot  ou  deux,  on  les  faisoyt 
avancer,  reculer,  aller  de  costé,  se  reserrer,  s'ouvrir  et  marcher 
comme  on  vouloit,  ce  que  le  mareschal  loiia  fort  et  estoit  estonné 
de  cest  ordre,  des  belles  trouppes  et  de  leurs  bonnes  et  pesantes 
armes...  » 

«  Le  neufiesme  de  septembre,  le  Mareschal  partit  avec  les 
François  vers  Luxembourg  et  Mazieres...  et...  print  congé  des 
Princes,  du  Prince  Maurice  et  des  autres  Seigneurs,  avec  beau- 
coup de  compléments,  cérémonies  et  courtoysies  5.  » 

La  dislocation  des  troupes  se  fit,  le  18  septembre,  au  fort  de 
Schenk  «  d'où  chacun  devoit  estre  renvoyé  en  sa  garnison  ». 

Nous  perdons  ici  de  nouveau  la  trace  de  Jean  de  Schelandre, 
dont  nous  ne  savons  plus  que  deux  choses  pour  l'année  sui- 
vante, 1611,  l'une,  que  ce  fut  celle  où  il  publia  Les  deux  premiers 

1.  Van  Meteren,  fol.  703  r°. 

2.  Van  .Meteren,  fol.  703  v», 

3.  Tué  le  13  août,  ('.était  un  capitaine  polonais  servant  avec  les  Français  et 
venu  avec  eux,  plus  de  dix  ans  auparavant. 

4.  Sa  compagnie  fut  ramenée  à  cent  hommes  et  le  surplus  (50),  fut  réparti  entre 
lis  compagnies  de  Montesquieu  et  de  Vitenval,  qui  nous  sont  bien  connues  (Rés. 
des  Etats  Gén.,  1er  octobre  1610,  dans  Het  Staâtsche  Léger,  III,  p.  167,  n.  4). 

5.  Van  Meteren,  fol.  704  r°. 


Planche  VIIT. 


Le    siège    de    Juliers    en    1610. 

Cabinet  des  Estampes  d'  imslerdam,  Collection  F.  Muller,  n°  /vs/. 
i  l  gauche:  1rs  enseignes  de  Chastillon  et  de  Bélhuné). 


LA   GUERRE   RALENTIE.   --LA   TREVE   DE    1609  125 

Livres  de  la  Stuartide,  x  dans  lesquels  il  est  démontré  que 
Jacques  Ier  descend  de  Gathelus,  fils  de  Cecrops  et  de  Scota,  en 
passant  par  Hercule  ;  l'autre,  que  ce  fut  aussi  l'année  de  son 
mariage  avec  Marie  Le  Goullon,  célébré  le  13  novembre  1611  2. 
Elle  lui  donna  deux  filles:  Madeleine,  mariée,  le  19  avril  1643, 
avec  Richard  de  Chavenel,  son  cousin,  cavalier  dans  la  com- 
pagnie de  Vaubecourt,  et  Judith,  morte  à  quarante-cinq  ans, 
le  19  juillet  1669,  qui  avait  épousé  Jean  Lambert  de  Strefï  de 
Lawenstein,  maréchal  des  camps  et  armées  du  Roi  3. 

Ce  sage  établissement  du  guerrier,  s'il  mit  fin  momentané- 
ment à  ses  campagnes  4,  n'interrompit  point  cependant  les  rela- 
tions des  Schelandre  avec  la  Hollande. 

Le  29  juillet  1619,  Louise  de  Coligny  n'écrit-elle  pas  de  La 
Haye  à  la  duchesse  de  la  Trémoille,  sa  belle-fille  :  «  Je  vous  sup- 
plie, mandez-moi  si  vous  aurez  avisé  sur  le  voyage  de  Che- 
landre  et  de  cette  autre  fille  que  je  vous  mandois  qui  pouvoit 
venir  avec  elle  ».  5 

La  demoiselle  a  dû  se  rendre  à  La  Haye,  témoin  la  lettre  du 
7  mars  1620  6,  adressée  de  cette  ville  par  la  princesse  à  la  même 
correspondante  :  «  Madame  ma  fille,  j'ai  appris  par  des  lettres 
que  Madame  de  Chelandre  a  écrit  à  sa  fille,  que  vous  étiez 
à  Paris  »...  Cette  dernière  est  évidemment  celle  à  qui,  dans  son 

1.  Les  deux  premiers  livres  de  la  Stuartide  en  l'honneur  de  la  Très-Illustre  Maison 
des  Stuarts  dédiée  au  Serenissirne  Roy  de  la  Grande-Bretaigne,  par  Jean  de 
Schelandre,  sr  de  Soumazennes  en  Verdunois.  A  Paris,  par  Fleury  Bourriquant,  au 
mont  S.  Hilaire,  près  le  puits  Certain,  aux  Fleurs  Rovalles,  1611,  in-18  (British 
Muséum,  exemplaire  unique,  1073  e  25),  150  p.  C'est  le  seul  livre  de  Schelandre 
où  son  vrai  nom  figure  sur  le  titre.  Au  début  de  la  Préface,  il  rappelle,  dans  les 
termes  suivants,  la  promesse  faite  à  Jacques  Ier  dans  la  dédicace  des  Funestes 
Amours  en  1608  (fol.  a  III  r°  :  je  ferav  retentir  au  Parnasse  François  le  divin 
subject  de  ses  louanges)  :  «  Voicy  les  effects  de  mon  offre,  sinon  tout  entiers,  du 
moins  suffisants  pour  me  garentir  du  tiltre  de  faux  prometteur...  »  (p.  3)  ;  «ils 
seront  aucunement  bien  receiis,  puisque  le  seul  argument  imparfait  et  manuscrit  a 
remporté  le  nom  de  belle  invention.  »  En  1609.  dans  la  dédicace  des  Trois  pre- 
miers de  sept  tableauv  de  Pénitence,  Daniel  d'Anchères  a  encore  renouvelé  la 
promesse  de  1608,  que  tiendra  Schelandre  :  «  Dans  l'aine,  un  désir  extresme 
d'estre  un  jour  aussi  capable  d'entonner  la  trompette  héroïque  à  1  immortel 
honneur  des  Stuarts  comme  je  suis  résolu  d'en  projetter  le  travail.  »  ,     „ 

2.  Intermédiaire  des  Chercheurs  et  des  Curieux,  25  juillet  1876.  Marie  Le  Goullon 
mourut  veuve,  à  77  ans,  le  31  mars  1668,  selon  H.  de  S. 

3.  Intermédiaire...,  25  août  1876,  col.  505. 

4.  L'érudit  archiviste  de  Meurthe-et-Moselle  à  Nancy.  M.  F-  Duvemoy,  a  bien 
voulu  m'envoyer  la  copie  d'un  contrat  du  17  octobre  1618,  relatif  a  la  vente  par 
Jean  de  Schelandre,  seigneur  de  la  Cour  et  Vuidebourse,  an  duc  de  Lorraine.  1  Iciui  1 1 . 
de  la  maison  dite  «  du  lïef  de  la  Cour  ».  à  Jatnetz,  et  de  plusieurs  censés,  a  Jametz  i  : 
aux  environs  (Lavette  B  656,  n°  9,  parchemin  scellé).  Je  ne  crois  pas  que  ce  .Jean 
de  Schelandre  soit  notre  poète,  parce  qu'il  ne  porte  pas  le  titre  de  »r  de  Souma- 
zannes  ;  il  doit  s'agir  d'un  fils  de  ce  François  de  Schelandre,  sr  de  \\  uidebourgs, 
dont  il  a  été  question  plus  haut,  p.  26.  n.  5.  .  . 

5.  Correspondance  de  Louise  de  Coligny...,  recueillie  par  P.  Marchcgay.  pubi. 
par  L.  Marlet.  Paris,  Picard.  1887,  in-8".  p.  328. 

6.  Correspondance  de  Louise  de  Coligny,  p.  330. 


126  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

testament  \  dressé  au  «  château  de  Fontainebleau,  le  dimanche 
huitième  jour  de  novembre  mil  six  cent  vingt,  à  onze  heures  du 
soir  »,  Louise  de  Coligny,  fait  un  don  important  : 

«  Item  a  donné  et  légué  à  Mlle  de  Chelandre  la  somme  de 
six  mil  livres  tournois,  une  fois  payée  ». 

On  serait  porté  à  identifier  cette  jeune  fille  avec  Renée  de 
Schelandres,  qu'épousa  Louis  de  Jaucourt,  sieur  d'Etrechy  2, 
qui  servit  en  Hollande  comme  capitaine  dans  le  régiment  de 
Chastillon  et  dont  la  sœur,  Renée,  épousa  Benjamin  Aubéry, 
sieur  du  Maurier,  ambassadeur  en  Hollande  en  1622.  Mais  nous 
sommes,  à  notre  grand  regret,  hors  d'état  d'établir  la  filiation 
ou  la  parenté  de  cette  demoiselle  avec  notre  poète  et  nous  faisons 
appel  aux  Intermédiaires  et  Curieux  pour  nous  y  aider. 

François  Ogier  fait  observer  à  la  fin  de  sa  préface  de 
1628:  «  Monsieur  de  Schelandre...,  faisant  profession  des 
lettres  et  des  armes  comme  il  fait...,  ne  seroit  pas  homme  pour 
entretenir  le  théâtre  de  combats  en  peinture,  tandis  que  les 
autres  se  battent  à  bon  escient  3...  » 

Dès  qu'il  ne  fut  plus  retenu  par  «  des  considérations  impor- 
tantes, qu'il  n'est  pas  besoin  que  tu  sçaches  »,  écrit  Ogier,  et 
qui  «  luy  donnoient  malgré  luy  le  loisir  de  solliciter  des  procez 
et  de  faire  des  livres...»,  il  ne  se  consola  pas  longtemps  «  de  la 
perte  des  occasions  où  l'on  acquiert  des  lauriers  plus  sanglans  » 
que  ceux  de  la  poésie  et,  une  nouvelle  fois,  à  l'âge  de  quarante- 
cinq  ans,  sinon  davantage,  il  reprit  du  service. 

Selon  la  notice  de  Colletet,  il  suivit  Turenne,  entré  en  1630 
au  service  de  la  France,  et  prit  part  à  la  guerre  en  Allemagne 
sous  le  général-commandant  La  Valette.  Pendant  la  retraite 
de  ce  cardinal,  en  1635,  il  fut  blessé  et  succomba  à  ses  blessures 
dans   son   château   de   Sousmazanne,   âgé   de   cinquante   ans  4. 

Digne  fin  d'un  poète-Soldat! 

1.  Publié  pur  Marchegay  et  Mariet,  Correspondance  de  Louise  de  Coligny,  p.  334. 

2.  Haag,  La  France  Protestante,  1 r-'  éd.,  t.  VI,  p.  44,  art.  Jaucourt. 

3.  Ancien  Théâtre  français,  t.  VIII,  p.  22. 

4.  Cf.  Haraszti,  p.  20.  J'ai  cherché  en  vain  le  nom  de  Schelandre  dans  le  récit 
très  circonstancié  de  la  campagne,  rédigé  par  Jacques  Talon,  secrétaire  du  Cardinal, 

que  SOll  père  avait  baptisé  lui-même  Cardinal  Valet  ».  Il  a  été  publié  sous  le  titre 
de  Mémoires  de  Louis  de  Nogaret,  Cardinal  de  La  Valette,  général  des  Années  du 
Roi,  en  Allemagne,  en  Lorraine,  en  Flandre  et  en  Italie....  t.  1.  \nnees  1635,  1636, 
1637.  Paris,  1772,  m-16.  -Même  silence  dans  les  Mémoires  de  l'abbé  Arnauld,  qui 
prit  part  à  cette  campagne  de  1635.  (Mkhaud  et  Poujoulat,  Nouvelle  collection  des 
Mémoires  pour  servir  a  l'Histoire  de  France,  t.  l\  ;  Paris,  1859,  m-8°,  p.  183 et  suiv.). 
Voir  sur  i'es  mémoires  :  Les  Sources  de  l'Histoire  de  France,  KV1I*  siècle,  par  Em. 

Bourgeois  et  L.  André,  t  II.  Paris.  Picard,  1913,  Bos  745  et  7">U.  Ces  Archives  du 
Ministère  de  la  Guerre,  a  Paris,  n'ont  malheureusement  pas  été  rouvertes  depuis 
août  PU  1. 


CHAPITRE  IX 


VIE     ET    MŒURS     DES     GENS     DE     GUERRE. 


Et  maintenant,  sur  cette  tombe  fermée,  on  voudrait  en 
apprendre  davantage  et  savoir  quel  secret  d'âme  y  est  enseveli. 
On  voudrait  camper  le  corps  dans  ses  attitudes  héroïques, 
évoquer  l'esprit  et  pénétrer  le  cœur. 

Les  attitudes,  elles  sont  faciles  à  retrouver  sur  les  belles 
estampes  de  l'Anversois  Jacques  de  Gheyn  le  vieux  \  dans  son 
Maniement  d'armes,  d'arquebuses,  mousquet:  et  piques,  en  con- 
formité de  l'ordre  de  Mgr  le  Prince  Maurice  2. 

Au  reste,  lors  de  la  levée  faite  par  La  Noue,  en  1599,  l'arme- 
ment et  l'équipement  des  hommes  d'armes  avait  été  exactement 
prévu  :  «  Parmy  l'Infanterie,  ceux  qui  portoyent  des  Picques, 
debvoyent  avoir  un  Heaulme,  un  gorgerin,  avec  la  cuyrasse 
devant  et  derrière  et  une  espée.  La  picque  debvoit  estre  longue 
de  dix-huict  pieds  et  tout  cela  sur  certaines  peines  establies... 
Les  Mousquetaires  debvoyent  avoir  un  Heaulme,  une  Espee,  un 
Mousquet,  portant  une  Balle  de  dix  en  la  Livrent  une  Fourchette. 
Les  Harquebusiers  debvoyent  avoir  un  Heaulme,  une  Espée, 
une  bonne  Harquebuse  d'un  calibre  qui  debvoit  porter  une  balle 
de  vingt  en  la  livre...  Nous  avons  trouvé  bon  de  dire  cecy,  afin 


1.  Sur  ret  admirable   dessinateur  et  graveur,   auquel   nous   empruntons  notre 
vignette,  voir  la  notice  du  l)r  Alfred  von  Wurzbach,  Niederlàndisches  KiwsBer- 
Lexikon,  t.  I  (A-K),  Vienne  et  Leipzig,  Halin  et  Goldniann.  1906,  in-s  .  et  3.-1 
savant.  Le  peinlre-grai'i'iir,  t.  Jl,  p.  116-117. 

2b  Représenté  par  lit/uns  par  Jaques  de  Gheyn.  Ensemble  les  enseignement 
par  csiril,  à  Futilité  de  [mis  Capitaines  et  commandeurs  pour,  pur  oacg,  pouvoir  plus 
facillemeni  enseigner  à  leurs  soldatz  inezperimcatez  l'entier  et  par/ail  maniement 
d'iriihs  armes,  imprimé  à  La  Haye  en  Hollande,  avec  privilège  le  l'Empereur, 
du  Roy  de  France  et  de  Nobles  et  Puissans  Seigneurs  Messeigneurs  les  Estats 
Generaulx  des  Provinces  Unies,  ions,  petit  fol.,  Pli.  J'ai  consulté  les  exemplaires 
du  Cabinet  des  Estampes  d'Amsterdam. 


128  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

■que  nos  successeurs  puissent  sçavoir  de  quelles  armes  on  s'est 
servy  en  ce  temps  es  Pays-Bas  en  ceste  guerre  » *. 

En  fait,  rien  de  moins  «  uniforme  »  que  l'habit  de  ces  gens  de 
guerre  et  l'on  peut  se  figurer  indifféremment  la  tête  de  notre 
capitaine  sous  le  morion  2,  le  chapeau  de  feutre  à  larges  bords 
ou  le  casquet  à  gorgerin,  le  cou  emprisonné  dans  la  fraise  blanche 
aux  mille  plis,  le  torse  protégé  par  le  corselet  à  l'épreuve  3. 

Mais  sur  le  morion  comme  sur  le  feutre,  il  faut  piquer  le  large 
panache  blanc  ou  rouge,  au  gré  de  la  fantaisie,  et,  sur  la  cuirasse  à 
arrêtes  vives,  bombant  sur  la  poitrine,  passer  en  sautoir  l'écharpe 
bariolée.  Fête  de  couleurs  et  somptuosité  d'étoffes,  qui  se  dé- 
ploient dans  les  immenses  et  lourds  drapeaux,  lesquels  flottent 
au-devant  des  enseignes  et  des  cornettes,  près  des  buccins  et 
•des  tambours,  manteaux  d'or  et  de  pourpre,  jeté  sur  ces  Misères 
de  la  Guerre,  qu'a  gravées  Callot. 

Dans  les  nombreuses  estampes,  reproduites  ici,  par  exemple 
celle  de  la  bataille  de  1600  (pi.  IV),  on  peut  voir  le  chef  en  avant 
de  son  bataillon  carré  de  piques,  que  précèdent,  arme  sur  l'épaule 
•gauche,  les  mousquetaires  au  lourd  mousquet,  les  arquebusiers 
à  l'arquebuse  plus  légère. 

Arrêtons-les  un  instant  pour  l'exercice.  Aux  tireurs,  on  com- 
mande 4  :  «  Serrez  la  mesche  au  serpentin  !  »  car,  tenue  entre  les 
deux  premiers  doigts,  la  mèche  brûle  aux  deux  bouts,  toujours 
prête,  au  talon  de  la  crosse. 

«  Enjouez  !  »  [En  joue  !] 

«  Tirez  !  » 

Aux  piquiers,  le  capitaine  crie  :  «  Baissez  ou  présentez  la 
pique...  »  ;  «  Remettez  ou  plantez  la  pique  !»  ;  «  Posez  la  pique 
•contre  le  pied  droit  et  tirez  l'espée  !  » 5,  pour  attendre  la  charge 

1.  Van  Meteren,  fol.  451  r°.  On  y  trouve,  aussi  bien  décrit,  le  costume  des  cuiras- 
siers et  des  «  carabins  ». 

2.  Le  morion  à  fleur  de  lys  du  Musée  d'histoire  nationale  d'Amsterdam  (direc- 
teur, M.  van  Nooten),  ne  doit  pas  avoir  appartenu  à  un  soldat  français,  car  l'arsenal 
de  la  ville  de  Munich  en  possède  un  aussi,  qui  était  porté  par  un  «  garde  municipal  » 
de  cette  ville.  Le  lis  y  est  le  symbole  de  la  Vierge  et  non  de  la  monarchie  française  ; 
selon  Demmin,  Guide  des  amateurs  d'armes...,  3e  éd.  Paris,  Renouard,  s.  d.,  in-8°, 
p.  294. 

3.  Voir  les  estampes  de  Jacques  de  Gheyn,  pli.  IX  a  et  b  et  X  a  et  b.  L'inven- 
taire de  l'arsenal  d  Ostende  (Fleming,  p.  437),  en  janvier  1604,  porte  :  «  40  corse- 
letten  à  la  preuve  ».  11  m'a  été  impossible  de  découvrir  un  portrait  de  Schclandre, 
ni  au  Cabinet  des  Estampes  de  Paris,  ni  à  celui  d'Amsterdam,  ni  au  British  Muséum, 
ni  dans  les  musées  de  Hollande  ou  de  Paris. 

4.  «  Motz  de  commandement  desquclz  les  capitaines  doibvent  user  ».  Cf.  de 
Gheyn,  éd.  fr.  de  1C>08,  fol.  3  r°. 

5.  Maniement  d'armes;  en  tète  de  la  troisième  partie.  Certains  *  capitaines  de 
picorée  et  de  pétrinaux.  »,  comme  écrit  Agrippa  d'Aubigné,  se  moquaient  des  piquiers 


Planche  I\  a  cl  '' 


Planche  X   a  et  b. 


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VIES    ET    MŒURS    DES    GENS    DE    GUERRE  129 

de  cavalerie  et  protéger  contre  elle  les  mousquetaires,  tandis  que 
ceux-ci  tirent,  appuyant  le  canon  sur  la  fourquine.  Elle  est  donc 
justifiée,  dès  le  commencement  du  siècle,  cette  phrase  qu'écrira 
Rebersac,  en  1656,  au  roi  de  France  :  «  Effectivement,  Sire,  on 
croit  être  dans  l'armée  de  V.  M.  C'est  le  même  exercice,  et 
presque  tous  les  ordres  se  portent  en  françois  »  ;  et  Pomponne 
mandera,  le  30  janvier  1670  :  «  Ils  [les  régiments  français]  y  gardent 
encores  le  drapeau,  l'escharpe  blanche  et  la  marche  françoise  1.  » 

Mais  tout  cela  n'est  que  le  geste,  on  aimerait  aller  jusqu'à 
l'âme  de  ces  jeunes,  de  ces  très  jeunes  gens,  presque  des  enfants, 
mêlés  aux  vétérans  barbus,  si  l'on  en  juge  par  les  gravures  de 
de  Gheyn. 

Ce  sont  tous  des  «  sang-bouillants  »,  comme  écrit  le  gref- 
fier de  Béthune,  Le  Petit 2,  les  Français  notamment.  Beaucoup 
valent  ce  hardi  et  ingénieux  Charles  de  Héraugière,  qui,  se 
cachant  avec  ses  compagnons  dans  la  péniche  chargée  de  tourbe 
du  marinier  van  Bergen,  pénètre,  le  4  mars  1590,  dans  le  château 
de  Bréda  et  s'empare  de  la  ville. 

Daucye,  le  «  sergent-major  »  des  Français  devant  Rhinberc, 
fait  donner  l'alarme  le  19  juillet  1601,  uniquement  parce  qu'il 
a  envie  de  se  battre  3. 

Les  nôtres  aiment  bien  mieux  risquer  leur  peau  que  de 
travailler  la  terre  et,  quand  on  les  y  force,  «  ils  passent  la  moitié 
du  temps  à  rire  ou  à  jouer  »  ;  dans  ce  domaine,  un  seul  Frison 
«  fait  plus  en  un  jour  que  quatre  Français  »  4. 

Malheureusement  leur  impétuosité  ne  se  manifeste  pas  seule- 
ment dans  les  batailles  :  combats  singuliers,  duels  et  rixes 
en  remplissent  les  intervalles  5.  Ce  fut  une  sérieuse  affaire  que 
celle  où  fut  engagé  un  gentilhomme  catholique6  français,  nommé 
Breauté,  le  5  février  1600,  aux  portes  de  Bois-le-Duc. 

aux  longues  piques  de  dix-huit  pieds,  les  appelant  «  abateurs  de  noix  ».  Cf.  Mémoires 
de  Théodore  Agrippa  d'Aubigné,  publiés  par  Lud.  Lalanne.  Paris,  Charpentier, 
1854,  1  vol.  in-18,  p.  389. 

1.  F.  Brunot,  Histoire  de  la  Langue  française.  Paris,  Colin.  1917,  t.  V,  p.  232-233. 

2.  La  Grande  Chronique  ancienne  et  moderne  de  Hollande,  Zélandc,  etc.  Dordrecht, 
Guillemot,  1601,  2  vol.  in-fol.,  t.  II,  p.  656. 

3.  Duvck,  III.  p.  103. 

4.  Het  Slaatsche  Léger,  II,  284. 

5.  Cf.  Mémoires  d'Agrippa  d'Aubigné,  éd.  Lalanne,  appendice,  p.  389  :  *  Le 
Mareschal  de  Biron  ne  vouloit  pas  que  le  mot  de  discipline  sortist  de  la  bouche 
d'un  capitaine  :  presque  tous  les  François  disoient  que,  sans  tout  ce  manège,  ils 
sçavoicnt  bien  se  battre...  » 

6.  J'insiste  tout  particulièrement  sur  ce  mot  «  catholique  »  ;  on  croit  trop  sou- 
vent que  l'histoire  des  Français  en  Hollande  n'est  qu'une  page  de  l'histoire  dis 
protestants  qui  s'y  sont  réfugiés.   Les  soldats  aussi  étaient  souvent  catholiques, 


130  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

Leckerbeetgen,  lieutenant  du  gouverneur  de  la  place,  Grob- 
bendonck, ayant  dispersé,  sur  la  route  de  Diest,  de  jeunes  maîtres 
appartenant  à  Breauté,  celui-ci  écrivit  à  son  propre  lieutenant, 
qui  s'était  fait  surprendre  :  «  Je  suis  bien  esbàhy  que  vous, 
avecq  vingt  maistres,  vous  estes  laissé  battre  de  quarante 
coquins  ».  Offensé  dans  sa  vanité,  Leckerbeetgen  adresse  aux 
Français  un  cartel  les  provoquant  à  un  combat  singulier  : 
vingt  maîtres  contre  vingt  «  coquins  ».  Breauté  relève  le  défi, 
malgré  l'interdiction  de  Maurice.  La  mêlée  fut  chaude.  Au  pre- 
mier choc,  Breauté  abat  Leckerbeetgen,  tandis  que,  parmi  les 
nôtres,  Plisson  et  Beau  Hubert  restent  sur  le  carreau.  Mais 
Breauté,  au  lieu  de  rallier  les  siens  se  laisse  entraîner  par  sa 
fougue  dans  les  rangs  ennemis  où,  successivement,  il  a  deux  che- 
vaux tués  sous  lui.  Cajou,  Moriau,  Le  Coin,  tombent  encore  ; 
la  Tarte,  la  Pierre  et  du  Lyon,  malgré  son  nom,  s'enfuient  hon- 
teusement. Breauté,  resté  presque  seul,  désarçonné  et  combattant 
à  pied,  finit  par  se  rendre  avec  son  neveu  du  Tibau  et  les  cava- 
liers La  Rose,  du  Noyer  etBremont,  moyennant  promesse  d'avoir 
la  vie  sauve. 

Le  gouverneur  de  Bois-le-Duc,  Grobbendonck,  en  dépit  de 
cette  promesse,  et  furieux  de  la  mort  de  son  lieutenant,  les 
fit  tous  massacrer,  en  commençant  par  leur  chef1.  L'assas- 
sinat de  Breauté  excita  en  France  une  telle  colère  que 
son  neveu,  Hocquincourt,  passa  la  mer  exprès  pour  venir  pro- 
voquer Grobbendonck  et  bien  d'autres  gentilshommes,  disait-il, 
étaient  prêts  à  en  faire  autant.  Le  vieux  père,  en  vrai  Don 
Diègue  d'avant  Corneille,  mande  à  Maurice  qu'il  a  rappelé  lui- 
même  d'Italie  son  autre  fils  pour  venger  l'injure  faite  à  son 
sang  et  que,  si  celui-ci  ne  le  faisait  pas,  il  le  renierait  2. 

Grobbendonck  se  déroba,  disant  qu'il  ne  pouvait,  en  sa 
qualité  de  gouverneur,  se  laisser  impliquer  dans  des  querelles 
personnelles  sans  solliciter  l'autorisation  de  l'Archiduc.  Hocquin- 
court partit  sans  attendre  la  réponse.  Albert  interdit  le  duel  et 

selon  le  témoignage  de  Duyck  et  celui  de  Chr.  Bonours  (Le  mémorable  siAge  d'Ostende, 
Bruxelles,  1628,  pet.  in-4°,  p.  508)  :  «  Ce  qui...  en  avoit  envoyé  maint  contre  sa 
propre  inclination  et  devoir  de  religion  à  l'IIollandois,  qui  en  sçait  faire  compte,  et 
estime  ces  soldatz  ».  Voir  plus  haut,  ici  même,  p.  62. 

On  trouvera  au  Cabinet  dis  Estampes  d'Amsterdam  un  i  Pourtraict  du  mémo- 
rable combat  a  cheval...  entre  le...  Sieur  de  Breauté,  gentilhomme  normand,  etc.  » 
(Catal.  F.  Muller,  n°  1122  a.,  Seb.  Vrancx  invenit,  C.  .1.  Vischer  txcudebat). 

1.  Duyck,  II,  p.  539. 

2.  «  Een  exempel  van  hete  vader  »,  exemple  d'un  père  bouillant,  ajoute  Duyck 
(III,  p.  540),  avec  ellarement. 


Planche  XI  a  et  b. 


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le  Flamand    ne  put   que  faire   part  de  cette  décision  à   Mon- 
gommery,  venu  à  son  tour  pour  venger  Breauté  x. 

Hélas  !  ce  n'était  pas  toujours  contre  les  ennemis  que  se 
déployait  cette  «  furia  francese  ».  Sous  l'influence  de  la  boisson, 
ou  l'excitation  du  jeu,  elle  s'attaquait  parfois  aux  amis. 

C'est  ainsi  que,  le  12  avril  1600,  s'émut  grande  noise  entre 
Français  et  Frisons,  à  cause  de  deux  d'entre  eux  qui  s'étaient 
disputés  aux  cartes  et  pour  lesquels  leurs  camarades  avaient 
pris  parti.  On  dégaina,  on  s'attaqua  à  coups  de  bâtons  et  de 
pierres.  Il  fallut  que  les  capitaines  français  Cormières  et  Brusse 
se  jetassent  entre  eux,  non  sans  se  faire  blesser  assez  cruelle- 
ment dans  la  mêlée,  où  périt,  d'ailleurs,  un  page  du  roi,  nommé 
Rerac  2. 

En  1603,  le  5  août,  à  Geertruidenberg,  ce  fut  avec  les  Anglais 
qu'ils  se  prirent  de  querelle  et  c'est  là  que  fut  blessé  à  mort  le 
malheureux  Béthune  en  se  précipitant  inconsidérément  parmi 
les  Anglais  pour  tenter  de  les  contenir3. 

Bretteurs,  joueurs,  débauchés,  héroïques,  tels  ils  sont  tous, 
ces  soldats  de  fortune,  ou  peu  s'en  faut.  «  La  blessure  de  M.  de 
Bréauté  ne  sera  rien,  écrit  notre  ambassadeur  à  La  Hâve, 
Buzenval,  à  M.  de  Villeroy,  le  20  juillet  1599;  je  crois  que  sa 
bourse  luy  fait  plus  de  mal  que  sa  playe  ;  mais  il  faudroit  de 
bien  expers  médecins  pour  retenir  le  flux  d'icelle,  principalement 
quand  il  est  échauffé  au  jeu,  où  il  débauche  tout  ce  qu'il  ren- 
contre. Je  l'ay  fait  assister  de  ce  que  j'ay  pu  en  l'état  auquel  je 
suis  4.  » 

Débauche  s'entend  là  du  jeu,  mais  il  s'applique  non  moins 
aux  femmes.  Ah  !  que  de  cotillons  troussés  et  d'amours  éternelles 
jurées.  Cela  commence  par  un  témoignage  d'admiration,  une 
protestation  de  fidélité,  une  affirmation  de  patience,  pour  finir 
par  une  invitation  à  «  l'amoureuse  volupté  »,  que  protégera  la 
sécurité  du  mystère  et  de  la  nuit  : 

Belle,  si  pour  tirer  les  dames 
Au  réciproque  de  nos  fiâmes, 
Ce  n'est  rien  de  la  loyauté 

1.  Duyck,  II,  p.  560. 

J.  DuycU,  II,  p.  565.  Je  me  demande  si  ce  n'est  pas  une  mauvaise  lecture  de 
Mulder,  pour  Clérac. 

3.  Van  Meteren,  fol.  533  v°. 

I.  Lettres  il  négociations  de  Paul  Choarl,  seigneur  de  Buzenval  et  de  Francis 
d'  A  fisse //...,  publié  par  G.  G.  Vreede.  Leyde,  Cuchtmans,  L846,  l  vol.  in-8°,  p.  230 


132  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

Sans  les  hameçons  d'éloquence, 
Que  n'ay-je  autant  de  bien-disance 
Comme  vous  avez  de  beauté  ! 

Ou  si  vostre  amc  plus  subtile, 
Jugeant  la  parolle  inutile, 
Veut  voir  un  amour  arresté, 
Fidèle  en  sa  persévérance, 
Que  n'ay-je  autant  de  recompense 
Comme  j'ay  de  fidélité  ! 

Ou  si  vostre  œil  inexorable 

Se  plaist  à  voir  le  misérable 

Eternellement  tourmenté. 

Pour  vous  complaire  en  ma  souffrance, 

Que  n'ay-je  autant  de  patience 

Que  vous  avez  de  cruauté  ! 

Ou  si  la  rumeur  du  vulgaire 
Vous  retient  de  me  satisfaire 
En  l'amoureuse  volupté, 
Pour  trahir  toute  médisance. 
Ah  !  que  n'ay-je  autant  de  licence 
Comme    vous    d'opportunité  l  ! 

N'oublions  pas  qu'en  1608,  date  de  publication  de  ces  vers, 
règne  encore  le  roi  Henri,  et  que  nous  sommes  plus  près  des 
Dames  dallantes  que  de  la  Guirlande  de  Julie.  L'amour  même, 
exprimé  dans  ces  poèmes  passionnés,  n'est  souvent  qu'une  feinte 
et  l'auteur  ne  s'en  cache  point  : 

J'escri... 

Aux  dames  pour  l'amour  ou  pour  la  feinte  au  moins  2. 

Mais  l'esquisse,  de  cette  âme  des  débuts  du  xvne  siècle  serait 
bien  noire,  si  l'on  n'y  voyait  que  brutalité  et  galanterie. 

Une  sincère  piété,  une  réelle  ferveur  protestante  anime 
encore  ces  capitaines,  fils  des  héros  des  guerres  de  religion  et 
dont  le  sang  ne  fait  qu'un  tour  au  seul  nom  de  la  Saint-Barthé- 
lémy. La  paix  avec  l'Espagne,  son  tyran,  son  inquisition  sombre 
est  faite  depuis  1598,  mais  pour  eux  la  guerre  dure  encore  et  par  la 
plume  et  par  l'épée.  Et  queljplus  beau  terrain  pour  exercer  l'une 


1.  Publié  par  M.  Allem,  Anlholof/ie^pnclii/ue  française  (xvne  s.),  t.   I,  p.  161  et 
collationné  par  moi  sur  l'édition  princèps,  p.  17. 

2.  Haraszti,  p.  11. 


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Fin  de  la  dédicace  signée  par  Daniel  d'Anchères, 
anagramme  de  jean  de  schelandre. 

(British  Muséum,  Département  des  Manuscrits,  Ms.   16  E  \  \  Mil 


VIES    ET    MŒURS    DES    GENS    DE    GUERRE  133 

et  l'autre  que  chez  ces  gens  «  à  qui  le  desespoir  avoit  donné  des 
armes,  unis  par  les  intérestz,  reliez  par  la  religion...,  d'agneaux 
devenus  lions,  de  marehans,  capitaines  »  (d'Aubigné)  \ 

Au  prince  de  Galles,  le  futur  Charles  Ier,  Schelandre  lance  cet 
appel  de  croisade  : 

Sur  tout,  que  vous  jettant  aux  terres  infidèles, 
Releviez  l'Evangile  en  son  premier  honneur, 
Marquant  la  croix  de  sang  sur  le  dos  des  rebelles, 
Qui  auront  refusé  de  la  porter  au  cœur  2. 

Ailleurs  il  dira  : 

J'escri  pour  le  devoir  à  la  Majesté  Sainte  3. 

On  ne  s'étonnera  donc  pas  de  retrouver  les  chefs  de  Schelandre, 
Gaspard  II  de  Chastillon,  de  Courtomer,  et  d'autres  encore,  à 
l'assemblée  de  Saumur,  en  mai  1611  sous  la  présidence  du  véné- 
rable gouverneur  du  Plessis-Mornay  4. 

Religion,  guerre  et  poésie,  sont  les  trois  fées  qui  se  sont 
penchées  sur  le  berceau  de  Schelandre  et  lui  ont  octroyé  leurs 
dons  :  la  foi,  la  bravoure,  le  talent.  Guerre  et  poésie  surtout 
restent,  pour  lui,  intimement,  étroitement,  indissolublement 
liées.  «  Il  aimait,  écrit  son  ami  Colletet,  les  choses  mâles  et  vigou- 
reuses » 5. 

Non  seulement  il  a  mis  en  rimes  ses  campagnes,  comme  nous 
l'avons  montré,  mais  les  images  empruntées  à  la  vie  militaire  se 
dressent  naturellement  sous  sa  plume.  «  Ce  ne  sont  icy  que  trois 
avant-coureurs  equippez  à  la  légère  »,  dira-t-il  en  parlant  des 
Trois  premiers  des  sept  tableaux  de  Pénitence  tirés  de  la  Saincte 
Escriptnrc  (1609)  6,  faisant  allusion  sans  doute  à  ces  «  sauteurs  », 
«  aventuriers  »  ou  voltigeurs,  si  redoutés  des  Espagnols. 

1.  Appendice  aux  Mémoires,  éd.  Lalanne,  p.  390-1.  C'est  à  la  p.  387  que  se  trouve 
l'épigraphe  mise  en  tète  du  présent  chapitre  et  qui  se  rapporte  aux  guerres  des 
Pays-Bas. 

2.  Haraszti.  p.  9.  Collationné  sur  l'exemplaire  du  British  Muséum  des  Funestes 
Amours  de  Belcar  et  Mellane,  fol.  a  VI  r°.  Texte  identique,  dans  la  version  de  ses 
.stances,  profondément  remaniée  cependant,  que  .Jean  de  Schelandre  a  donnée  en  1611, 
en  tète  de  sa  Sluarlidc  (p.  L2-13),  exemplaire  unique  du  British  .Muséum  (1073 

3.  Haraszti,  p.  14,  et  le  Sonnet  «  A  Dieu  »,  p.  8,  des  Tableaux  de  Pénitence  (1609). 
Schelandre  en  voulait  beaucoup  à  ses  amis  et  à  Colletet  lui-même  d'avoir  aidé 
à  la  conversion  de  sa  femme  qui,  selon  le  biographe,  lit  abjuration  publique  entre 
les  mains  du  P.  Athanase. 

4.  Cf.    Mémoires   de  Philippe    de    Mornay,    t.   III,  Amsterdam.    Elzevier, 
p.  302  s. 

5.  Haraszti,  p.  xix  et  Asselineau,  Notice  sur  Schelandre,  2e  éd.,  p.  6. 

6.  Haraszti,  p.  xn.  Je  les  ai  lus  dans  l'exemplaire  unique  du  British  Muséum 
(c.  H,  c.  12),  dont  le  titre  est  calligraphié  (PI.  XIV».  La  miniature  qui  Bgure  dans 


134  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    AU    SERVICE    DES    ÉTATS 

La  même  année,  il  tracera  dans  Le  Modelle  de  la  Sluartide, 
que  j'ai  trouvé  parmi  les  manuscrits  du  British  Muséum,  un 
pittoresque  portrait  des  «  soldats  de  fortune  »  :  1 

Viennent  après  six  soldats  de  fortune, 
J'appelle  ainsi  ceux  qui,  de  la  commune, 
Lèvent  la  teste  en  hazardeux  desseins 
Pour  pervenir  ;  qui,  produits  par  essains, 
Sans  père  ou  mère,  au  dezert  d'indigence, 
(Fort  peu  civile  et  peu  fidèle  engeance), 
Courent  après  la  fortune  et  souvent 
S'y  rendent  gros,  mais  les  bulles  de  vent 
Ne  durent  moins  que  de  ceste  gent  rogue 
Dure  le  gain,  la  mémoire  et  la  vogue 

Ils  sont  de  par  le  monde  envoyés, 
Prodiguement  aux  guerres  employés 
Et,  la  plus  part,  lardés  de  coups  d'épées, 
Embalafrés,  bras  ou  jambes  couppées  ; 
Mais  des  plus  sains  et  des  plus  résolus 
Elle  en  mit  douze,  entre  un  millier  esleus  : 

L'Orme,  des  Champs,  la  Planche,  du  Noyer, 
Le  Jonc,  du  Lac,  le  Sable,  du  Vivier, 
La  Fleur,  du  Pré,  des  Jardins,  la  Verdure, 
Sont  touts  leurs  noms,  leur  surnom  :  l'Avanture  1 

La  pièce,  qui  est  en  quelque  sorte  son  «  Art  Poétique  »,  son 
acte  de  foi  littéraire,  sa  d  '  ;laration  de  guerre  à  Malherbe, 
en  1628,  à  la  veille  de  a  publication  posthume  de  ses 
œuvres  et  du  triomphe  des  règles,  finit  par  une  comparaison 
empruntée  aux  armes  :  2 

J'aime  du  Bartas  et  Ronsard  ; 
Toute  censure  m'est  suspecte, 
Quelque  raison  que  l'on  m'objecte, 
De  celui  qui  fait  bande  à  part  3. 

le  coin,  à  droite,  est  à  remarquer  :  c'est  un  heaume,  à  visière  baissée  et  gorgerin, 
reposant  sur  un  livre,  excellent  symbole  de  la  double  profession  que  l'auteur  fait, 
des  armes  et  des  lettres. 

1.  British  Muséum,  Royal  Ms.  16  E  XXXIII,  fol.  28  v°  (Cf.  pli.  XI  à  XIII).  Le 
texte  reproduit  ici  est  celui  de  la  Stuartide;  Paris,  1611  (exemplaire  à  Londres,  au 
British  Muséum,  p.  86-87).  Le  ms.  ne  présente  qu'une  variante  sans  intérêt  :  «leur 
devise  Avanture  »  pour  :  «  leur  surnom,  l'Avanture  »  :  la  correction  de  l'imprimé  est 
bonne.  Il  y  a  un  La  Fleur  qui  obtient  une  permission,  Res.  Raad  van  Staate, 
22  juillet  1609,  p.  84. 

2.  Haag,  La  France  Protestante.  lrc  éd.,  t.  IX,  article  Thin  ;  rapprochez  le  sonnet 
aux  poètes  de  ce  temps,  publié  dans  Ancien  Théâtre  français,  t.  VIII,  p.  225. 

3.  «  De  »  signifie  :  «  au  sujet  de,  sur  ». 


Planche  Mil. 


I40  LE     II.   LIVRE    DE 

Si  l'on  ny  lowt  vn  externe  fe  cour  s, 
.  j{j.  du  j-  1     \n  refHS  «  qu  il  eut  dans  peu  de  tours 
decunbm.  jj^  ^  jejpjt  fertin  comme  de flanche 
_  Pour  le  porter  où  l'ambition  panche. 

^h3\      Ce  fMt  alors  iHVn  enra^  re^ret 

£   *    \     A  [on  Pylade  il  defcouure  enjecret: 
^  1    ^  Ccufin/it-ilfiher  de  la  Couronne, 
H?    jjLl  Le  plus  vaillant  que  ce  Çtecle  nous  donne, 
§  %   g  i  O  <fc  mon  cccur  la  meilleure  moitié, 
$  S    %  {Mdifïre  abfolu  de  ma  forte  aminé, 
\  "S^  \Ckl\  cher  Banchon3n importe  plus  enrien 
D'cftre  couards  ou  d'eftre  gens  de  bien 
DésquVn  ingrat  on  a  receu  pour  maigre, 
qui  ne  fçait  pas  les  mérites  cognoiflre ! 
Ha  ^uil  ef}  dur  de  riauoirqu'vn  meftrù 
Pour  des  bienfaifls  d'ineflimable  prix  ! 
Si  nous  V 'fions  au  lieu  du  motdenofire 
De  tien  de  mien  }fi  tu  eftots  Vn  autre 
J  qui  monfaicl  ri  tmportaft  point  ft  fort 
Qu^auoirtouts  deux  e froncé mefme  fort  : 
Si  tu  riauois  rendu  tant  de  fermées 5 
En  Vain  donté  les  ennemis  Jes  vices, 
Et  les  mutins  en  deuoir  retenus 
Tantfoubs  ïounert  quefoubslecloslanus, 


PAGE  ,  ',,,  de  La  Sluarlide,  d'après  l'exemplaire  chique   v\    Britisb  Muséum. 

AVE<     UNE  ADDITION,  PROBABLEMEN1     AUTOGRAPHE,  DE  JEAN  Dl    Sm.IIVNDUE. 


VIES    ET    MŒURS    DES    GENS    DE    GUERRE  135 

C'est  fort  bien  d'enrichir  son  art, 
Pourvu  que  trop  on  ne  l'affecte  ; 
Mais  d'en  dresser  nouvelle  secte, 
Notre  siècle  est  venu  trop  tard. 

O  censeur  des  mots  et  des  rimes, 
Souvent  vos  ponces  et  vos  limes 
Otent  le  beau  pour  le  joli  ! 

En  soldat  j'en  parle  et  j'en  use  : 

Le  bon  ressort,  non  le  poli 

Fait  le  bon  rouet  d'arquebuse  1. 

Enfin,  dans  cette  même  Tyr  et  Sidon,  refaite,  en  1628,  en  deux 
journées,  c'est  tout  un  tableau  de  la  vie  des  soudrilles  français 
que  trace  La  Ruine,  soldat  de  Sidon,  au  début  de  l'acte  V  de  la 
Première  journée  2  : 

Enfin,  je  suis  honteux  de  mon  piteux  estât  : 

C'est  un  meschant  mestier  d'estre  pauvre  soldat. 

Le  service  est  pour  nous  ;  Messieurs  les  capitaines 

En  ont  la  recompense  au  despens  de  nos  peines, 

Et,  pour  paroistre  en  mine,  ils  nous  rendent  tous  gueux, 

Combien  qu'aux  bons  effets  nous  paroissions  plus  qu'eux. 

S'ils  tombent  quand  et  nous  en  disette  importune, 

Ou  si  d'une  desroute  ils  craignent  l'infortune, 

Ces  pennaches  flot  t ans, *ces  veaux  d'or,  ces  mignons, 

Pour  estre  plus  au  seiir  nous  nomment  compagnons. 

Vous  croiriez,  à  leur  dire,  et  mesme  des  plus  chiches, 

Qu'au  sortir  du  combat  ils  nous  feront  tous  riches  ; 

Qu'en  pères  des  soldats,  partageans  le  butin, 

Nos  piques  nous  seront  des  aulnes  à  satin. 

Mais,  si  tost  qu'ils  ont  veu  l'occasion  passée, 

La  libéralité  leur  sort  de  la  pensée. 

Si  nous  sommes  vainqueurs,  l'honneur  en  est  à  tous  ; 

Mais  le  fruit  du  travail  n'en  revient  point  à  nous  : 

Le  gain  remonte  aux  chefs,  la  risque  estant  finie. 

Qui,  sur  nostre  pillage,  usans  de  tyrannie, 

La  poule,  sans  crier,  des  bons  hostes  plumans, 

Ne  nous  laissent  jouyr  que  des  quatre  elemens. 

Si  nous  sommes  battus,  cbaqu'un  lesçhe  sa  playe 

Et  tel  doit  au  barbier  deux  fois  plus  que  sa  paye 


1.  L'arquebuse  a  rouet  n'est  pas  encore  connue  de  de  Gheyn,  dont  le  Maniement 
d'armes  est  de  1607  (éd.  hollandaise).  Sur  ce  mécanisme,  voir  \V.  Boeheim,  Hand- 
buch  der  Waffenkunde,  Leipzig,  E.  A.  Seemann,  1890,  in-8°,  t.  VII.  p.  477,  et  Aug. 
Demmin,  Guide  des  Amateurs  d'armes.  Paris,  Renouard,  1869,  1  vol.  in-8°. 

'2.  Ancien  Théâtre  français,  t.  VIII,  pp.  100  et  101. 


136  RÉGIMENTS    FRANÇAIS    Al"    SERVICE    DES    ÉTATS 

Qui,  le  soir  de  sa  monstre,  à  peine  aura  de  quoy 
Nourrir  en  sa  personne  un  serviteur  du  roy. 
Jamais  nostre  bon  temps  n'arrive  qu'en  cachettes, 
Car  nostre  bien  public  sont  des  coups  de  fourchettes  ; 
De  fatigues  sans  fin  nous  portons  le  fardeau, 
A  peine  ayans  le  saoul  de  mauvais  pain  et  d'eau. 
Cependant  ces  Messieurs  veulent  que,  pour  leur  plaire, 
Nous  ayons  l'œil  gaillard,  l'armure  toujours  claire, 
Desrouillans  nostre  fer  et  dehors' et  dedans, 
Cependant   que  le  jeusne  enrouille  tout  nos  dents. 
Il  est  vrai  que  souvent  nous  faisons  la  desbauche 
D'un  demy-tour  à  droitte,  un  demy-tour  à  gauche, 
Dançant   par  entre-las    des    bransles    différents, 
Pour  serrer  et  doubler  nos  files  et  nos  rangs  ; 
Si  bien  qu'à  regarder  nos  jambes  sans  nos  trongnes, 
Un  passant  nous  prendroit  pour  un  balet  d'yvrongnes. 
Aussi  sommes-nous  saouls  jusqu'à  nous  en  fascher, 
J'entends  saouls  de  marcher,  affamez  de  mascher  : 
Car,  quant  à  l'appétit,  rarement  il  nous  quitte, 
Estant  d'autant  plus  grand  que  la  solde  est  petite. 
Enfin,  lorsqu'un  de  nous  en  sa  poste  est  campé, 
S'il  dort,  c'est  d'estre  las,  non  d'avoir  trop  souppé... 

A  n'en  pas  douter,  tout,  dans  cette  tirade,  est  chose  vue  ou 
entendue  :  or,  Jean  de  Schelandre,  vingt-cinq  ans  après  la  prise 
de  Grave,  nous  apparaît,  une  fois  de  plus,  poète  réaliste,  et  il  ne 
faut  pas  oublier  que  l'amour  de  la  vérité  est  un  des  traits  domi- 
nants du  classicisme,  que,  par  là,  ce  «  romantique  »  annonce 
malgré  lui. 

Le  couplet  débute  par  un  réquisitoire  contre  la  rapacité  des 
chefs  et  l'ambassadeur  hollandais  à  Paris,  François  d'Aerssen, 
n'est  pas  moins  dur  pour  eux,  dans  sa  lettre  à  1'  «  Avocat  »  de 
Hollande,  Oldenbarneveldt  :  «  La  vénalité  est  toute  introduicte 
en  noz  regimens  françois,  les  charges  sont  à  l'encan.  Serocques 
a  eu  deux  milles  pistolets  pour  sa  compagnie.  Roquas  met  sa 
lieutenance-colonelle  et  compaignie  à  dix  mil  escus  l.  » 

Fondés  ou  non  fondés,  c'est  le  propre  du  soldat  français 
d'adresser  des  reproches  à  ses  chefs,  mais,  sonne  l'heure  du  danger, 
il  leur  l'ait  un  rempart  de  son  corps.  C'est  ce  qu'expriment  bien 
les  sonnets  si   peu   connus   de  Jean   de   Schelandre  intitulés   : 


1.  Cité  dans  Ilet  Slaalschc  Léger,  t.  III,  p.  37.  Sur  l'absentéisme  des  chefs,  voir 
ibid.,  p.  49. 


VIES    ET    MŒURS    DES    GENS    DE    GUERRE  137 

Le  Soldat  Mal-Conte  ni,  car  ce  n'est  pas  seulement  à  l'Amour 
qu'il  pense  quand  il  écrit  :  x 

Mon  petit  colonnel,  je  veux  mourir  pour  toy, 
J'espancheray  mon  sang  pour  gage  de  ma  foy. 

et  ailleurs  : 

Je  suis  vostre  soldat  et  vous  mon  capitaine, 
J'ay  choisi  vostre  enseigne  entre  les  bataillons. 

Si  l'on  en  rapproche  les  strophes  émues,  consacrées  par  Sche- 
landre  à  ses  chefs  tombés  à  ses  côtés  au  siège  de  Grave,  il  acquiert 
une  plus  grande  valeur  d'humanité  et  nous  nous  sentons  rap- 
prochés de  celui  qui  n'était  guère  tout  à  l'heure  qu'un  inconnu 
et  presque  un  étranger. 

Aussi  trouvera-t-on  moins  inutile  qu'on  ait  songé  à  s'enquérir 
de  sa  vie,  à  préciser  les  dates  de  son  séjour  en  Hollande  entre 
1599  et  1610,  à  le  suivre  dans  son  aventureuse  carrière  mili- 
taire, comme  dans  ses  débuts  littéraires,  qui  en  portent  le  si 
fidèle  reflet  :  telle  cette  Ode  pindarique...  sur  la  Prise  de  Grave 
en  1602,  dont  l'exactitude  est  si  parfaite  qu'elle  rivalise  avec 
celle  du  chroniqueur  officiel  Antoine  Duyck. 

Autour  de  Schelandre,  en  Flandre,  en  Brabant  et  en  Gueldret 
nous  avons  vu  évoluer,  puis  tomber  successivement  ses  chefs, 
Henri  de  Chastillon,  à  Ostende,  en  1601,  Léonidas  de  Béthune, 
à  Geertruidenberg,  en  1603,  Dommarville,  à  Mulheim,  en  1605, 
Du  Puy,  du  Hamelet,  Montmartin,  La  Gravelle,  tués  à  Grave 
en  1602,  jeunes  et  vaillants  soldats  qui,  comme  Schelandre, 
avaient  répondu  à  l'appel  de  Maurice,  pour  défendre  contre  la 
tyrannie  espagnole,  la  «  Liberté  Belgique  ». 

Beau  sang  français,  versé  sur  la  terre  étrangère  !  N'en  fallait-il 
pas  chercher  ici  la  trace,  puisque,  des  sillons  qu'il  arrose,  lève 
toujours  quelque  moisson,  dont  s'enrichit  l'humanité  ? 

1.  P.  18  des  «  Sonnets  d'amour  et  autres  meslanges  poétiques  »  à  la  suite  de  a 
Tyr  et  Sidon  de  1608. 

FIN 

DU 

LIVRE  PBEMIER 


Planche  \l\ 


Titre  dessiné  pour  l'exemplaire  des  Tableaux  de  Pénitence  di   J.  dj   Sciielandre 

ni  i  II;  l'    P  \li    LUI     V    .1  M  '.'Il  -    I 

British   Muséum). 


LIVRE     II 

PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

A  L'UNIVERSITÉ  DE  LEYDE  (i575  a  i648) 

H  PROPOS  DE  BALZAC  ET  DE  THÉOPHILE 
(i6i5) 


«  Ce  petit  coin  du  monde  qui  commence 
à  dominer  l'Océan.  »  (Scaliger). 

«  Ce  peuple  ne  sera  plus  ou  sera  toujours 
libre.  »  (Guez  de  Balzac). 

s  La  douceur  de  la  liberté  y  est  si 
grande  qu'en  nul.  »  (Lettre  de  Buzenval 
à  Scaliger.) 


INTRODUCTION 


Dans  Y  Album  Studiosorum  de  l'Université  de  Leyde  \  gros 
registre  sur  lequel  les  «  Recteurs  magnifiques  »  ont,  depuis 
plusieurs  siècles,  inscrit,  lors  de  la  prestation  de  serment,  les 
noms  des  étudiants  immatriculés,  on  lit,  à  la  date  du  8  mai  1615, 
deux  mentions  dont  voici  la  copie  littérale  2    (cf.  pi.   XXVIII)  : 

vm      Johannes-Ludouicus   Balsatius,    Zanctonensis,   studiosus    Juris- 
prudentiae.  Annorum  XX,  bij  Lowys  de  Moije. 

Theophilus  Viarius,  Vasco,  studiosus  Medicinae.  Annor.  XXV,  bij 
d'  selve,  vicinum  R.   V.  Dni.  Joli.  Polyandri.  » 

Il  y  a  longtemps  que  sous  cet  habillage  latin,  M.  Eugène  Ritter3 
a  reconnu  deux  des  plus  fameux  écrivains  de  la  première  moitié 
du  xviie  siècle,  le  charmant  lyrique  Théophile  et  cet  élo- 
quent Guez  de  Balzac,  que  M.  Gustave  Lanson  a  justement 
appelé  un  des  principaux  ouvriers  du  classicisme. 

Pourquoi  Balzac  et  Théophile  se  sont-ils  rendus  à  Leyde  ? 
Qui  a  pu  leur  en  donner  l'idée  ?  Quel  profit  ont-ils  pu  tirer  de 
leur  voyage  ou  de  leur  séjour  aux  Pays-Bas?  Quelles  en  ont  été 
les  conséquences  pour  le  reste  de  leur  carrière  littéraire  ?  Pour 
répondre  au  moins  à  la  première  de  ces  questions,  il  faudra  faire 
une  esquisse  de  l'histoire  de  l'Université  de  Leyde,  en  insistant 
sur  la  part  qu'a  prise  la  science  française  à  ses  origines  et  à 
son  développement. 


1.  Publié  par  M.  du  Rieu,  sous  le  titre  suivant  •  Album  Studiosorum  Academise 
Lugduno-Batavœ  (1575-1875),  accedunt  nomina  Curatorum  et  Professorum  per 
eadem  sccula.  La  Haye.  Nijholï,  1.S75,  1  vol.  in-4°. 

2.  C'est  la  première  fois  qu'elles  sont  reproduites  au  complet  et  avec  exactitude, 
d'après  le  manuscrit  original. 

3.  Balzac  et  Théophile.  Revue  d'Histoire  littéraire  de  la  France.  9e  année,  1902,- 
pp.  131  et  132. 


CHAPITRE  PREMIER 


LA    FONDATION    DE    L  UNIVERSITE    DE   LEYDE 


C'était  en  1574,  au  plus  fort  des  guerres  des  Pays-Bas  en  révolte 
contre  la  tyrannie  de  Philippe  II1.  Xaarden,  aux  portes  d'Ams- 
terdam, avait  été  pillé  et  brûlé  (1er  décembre  1572),  Haarlem, 
après  six  mois  de  résistance,  s'était  rendu  aux  Espagnols  (12  juil- 
let 1573),  qui  avaient  passé  la  garnison  au  fil  de  l'épée.  Le  duc 
d'Albe,  le  duc  de  sang,  ayant  été  forcé  de  lever  le  siège  d'Alk- 
maar  (8  octobre),  se  rabat  sur  Leyde,  qu'il  assiège  le  30  ; 
mais  il  n'est  déjà  plus  gouverneur  des  malheureuses  terres  qu'il 
a  opprimées  ou  réduites.  Il  quitte,  le  18  décembre,  les  Pays-Bas, 
où  Don  Louis  de  Requesens  continuera,  avec  non  moins  de  fer- 
meté mais  plus  d'habileté,  son  entreprise.  La  petite  place  résiste 
héroïquement  sous  les  Bronckhorst,  les  van  der  Does,  les  van 
der  Werff2. 

Pour  se  sauver,  les  Hollandais  usent  du  moyen  qui,  dans  l'his- 
toire, leur  réussit  tant  de  fois  contre  l'envahisseur  :  ils  rompent 
les  digues.  Les  eaux  ne  montent  que  lentement,  lorsque,  tout 
à  coup,  survient  la  haute  marée  de  l'équinoxe  de  septembre 
et  la  flotte  de  Boisot  paraît  devant  Leyde.  Dans  la  nuit  du 
2  au  3  octobre  1574,  l'ennemi  se  retire,  il  était  temps  :  la  ville 
était  à  bout  de  forces.  L'impression  de  ce  succès  des  Gueux 
fut  immense.  Pour  la  perpétuer,  Guillaume  d'Orange  offrit, 
dit-on,  à  la  ville  héroïque,  en  récompense  de  sa  piété  et  de  sa 
résistance,  une  exemption  d'impôts  ou  la  fondation  d'une 
Université3.  Elle  choisit  l'Université  ou  «  Académie  »,  qui  fut 


1.  Cf.  E.  Lavisse  et  A.  Rambaud,  Histoire  générale.  (Paris,  Colin),  t.  V,  chap.  IV, 
par  le  regretté  professeur  de  L'Université  de  Garni,  Paul  Frédéricq. 

2.  Cf.  Blok,  Geschiedenis  van  het  Nederlandsche  \'<>lk.  t.  11.  2«  éd.,  p.  99. 

3.  Blok,  Geschiedenis  van  het  Xederlandsche  Volk,  p.  1  <•'-!.  et  Geschiedenis  eener 
llollandsche  Slad,  t.  III  :  Eene  Hnllandsche  Stad  onder  de  Republiek.  La  Haye, 
M.  N'ijhofï,  1916,  un  vol.  in-8°,  pp.  63-4.  Il  n'y  est  pas  question  de  ce  choix. 


144  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

installée  le  8  février  1575  *  et  c'est  encore  à  cette  date-là  que, 
chaque  année,  avec  la  fidélité  due  à  un  si  glorieux  souvenir,  elle 
célèbre  son  «  dics  natalis  ». 

Réfléchissons  un  instant  sur  ce  choix.  Entre  un  bien  matériel 
et  un  bien  spirituel,  une  «  Vroedschap  »  ou  municipalité  hollan- 
daise, choisit  le  bien  spirituel.  Immortelle  leçon,  donnée  au  monde 
par  un  peuple  de  marchands,  qu'on  n'a  pas  entièrement  pénétré 
et  compris,  quand  on  le  croit  uniquement  préoccupé  de  la  pour- 
suite d'un  gain  et  du  développement  de  son  commerce  2.  Il 
sait  ce  que  la  science  apporte  de  lustre  à  la  cité  et  que 
l'éclat  dont  le  savoir  brille,  plus  durable  que  celui  de  l'or,  perce 
seul  les  brumes  de  l'avenir. 

Sans  doute  un  van  der  Does,  mieux  connu  sous  son  nom  latin 
de  Douza,  sans  doute  un  Jan  van  Hout,  ou  encore  un  Bronck- 
horst,  vont  ainsi  fixer  le  choix  de  leurs  concitoyens,  parce  qu'ils 
sont  des  humanistes  et  que  l'esprit  d'Erasme  de  Rotterdam 
habite  encore  en  eux.  Sans  doute,  à  leurs  heures  perdues,  ils 
font  des  vers  latins,  qui  valent  ceux  de  leur  compatriote  Jean 
Second  ou  de  l'Ecossais  Buchanan  et  ils  lisent  les  odes  de  Ron- 
sard, mais  la  foi  de  Calvin  les  anime,  la  foi  de  Calvin,  non  pas 
celle  de  Luther,  c'est-à-dire  une  pensée  française,  quand  même 
elle  a  passé  par  Genève,  et  non  pas  une  pensée  germanique. 
Différence  capitale,  qui  donne  à  la  civilisation  hollandaise  son 
individualité  propre  :  la  Hollande  est  une  nation  germanique 
à  foi  te  culture  fiançaise.  Puisque  le  Calvinisme  a  pénétré  dans  les 
Pays-Bas  du  Sud  par  la  voie  de  Valenciennes,  de  Tournai,  pour 
arriver  en  Zélande  et  en  Hollande,  via  Gand  et  Anvers,  et  qu'il 
a  été  l'âme  de  la  révolution  du  xvie  siècle  et  de  la  lutte  pour 
l'indépendance,  il  n'est  pas  étonnant  que  Guillaume  d'Orange 
lui  assure  une  large  place  à  l'Université  de  Leyde.  Le  premier 
professeur  qu'il  désignera  sera  le  Parisien  Louis  Cappel,  le 
second  sera  le  Rouennais  Guillaume  Feugueray. 

C'est  à  Louis  Cappel,  Sieur  de  Monjaubert  ou  Mongombert, 
que  revient   l'honneur   d'inaugurer  solennellement  la  nouvelle 

1.  Cf.  Paul  Frédéricq,  luco  cilatn,  p.  193. 

2.  Il  n'y  a  pas  trace  du  choix  laissé  à  la  ville  dans  les  archives  de  l'Université  de 
Leyde,  publiées  par  M.  Molhuysen,  sous  le  titre  de  i  Bronnen  lui  de  Gesrhiedenis  der 
Leidsche  Utiioersiteit  »  (Hijks  Gescbiedkundige  Publicatiën),  t.  I,  1574  au  7  février 
1610;  La  Hâve,  M.  Xijhofï,  1913,  1  vol.  in-4°;  t.  II.  8  février  1610-7  février  1647; 
La  Haye.  M.  Xijhofï,  1916,  un  vol.  in-4°  ;  t.  III,  8  février  1647-18  février  1682,  La 
Haye,  M.  Xijhotï.  1918,  un-vol.  in-4°.  Ces  volumes  seront  cités  désormais  %  Bronncit 
J.eidsclie  L'niuersileit  ».  Toutefois  M.  Paul   Frédéricq  accepte  la  tradition. 


LA    FONDATION    DE    L'UNI YERSITÉ    DE    LEYDE  143 

institution  en  prononçant  une  harangue,  que  Meursius  a  publiée 
en  tête  de  son  Athenae  Batavae.  1 

Bien  que  proposé  comme  professeur  de  théologie  par  Guil- 
laume, peut-être  à  l'instigation  de  son  chapelain  français 
Loyseleur  de  Villiers,  dès  le  26  avril  1575,  le  22  août,  il  n'a 
encore  reçu  pour  tout  salaire,  depuis  quatre  mois  qu'il  est  là, 
que  50  florins  de  frais  de  voyage  et  de  séjour.  11  est  toujours 
présent  à  Leyde,  le  22  juin  1575,  puisqu'il  signale  à  l'attention 
de  Guillaume  une  belle  «  librairie  »  monastique,  à  Middelbourg, 
et  une  autre  à  Veere  en  Zélande,  que  l'on  pourrait  faire  trans- 
porter pour  servir  de  bibliothèque  universitaire  2. 

A  partir  de  cette  date,  on  perd  sa  trace  dans  les  archives:  c'est 
qu'il  a  rejoint  en  Flandre  l'armée  de  l'Electeur  palatin  Jean 
Casimir,  en  qualité  d'aumônier  3 

Si  nous  n'avons  pas  le  droit  d'oublier  que  ce  fut  un  Français 
qui  ouvrit  les  cours  de  l'Université  de  Leyde,  nous  n'avons  pas 
le  droit  d'ignorer  non  plus  que  l'autre  professeur  de  théologie,  et  il 
n'y  en  avait  que  deux,  était  un  Français  aussi,  Feugueraeus 
ou  Feugueray,  et  que  c'est  à  lui  que  revient  l'honneur  d'avoir 
conçu  et  formulé  le  premier  programme  de  cette  Université. 

Ce  Guillaume.  Feugueray,  seigneur  de  La  Haye,  appartenait 
•à  la  noblesse  normande  et  était  né  à  Rouen.  Il  mourut  à  un  âge 
très  avancé,  vers  1613  4  Sa  vie  est  peu  connue,  mais  elle  mérite- 
rait de  l'être  davantage.  Pasteur,  il  s'était  fait  un  nom  par  ses 
prêches  dans  diverses  villes  de  Normandie  et  par  les  conférences 
de  controverses  qu'il  avait  tenues,  le  23  juillet  1565,  avec  Le  Hongre, 
docteur  de  l'Université  de  Paris.  A  la  Saint-Barthélémy,  étant 
ministre  à  Longueville,  il  s'était  sauvé  en  Angleterre  et  c'est  de 
là  qu'il  fut  appelé  en  Hollande. 

Nous  avons  conservé  les  pièces  se  rapportant  à  cette  «  voca- 
tion »,  dans  les  archives  du  «  Sénat  »,  nom  que  porte  aujourd'hui 

1    Joannis  Meursi,  Athenae  Batavae...  libri  duo  ;  Leyde,  1625,  petit  in-4°. 

2.  liromwn  Leidsche  Unioersiteit,  t.  [,  p.  2  e1  p.  4  ;  ef.  aussi  p.  4'A*. 

3.  H  était  né  à  Paris,  le  15  janvier  153  1,  el  s'était  réfugié  en  Angleterre  :  cf.  Haag, 
La  France  Protestante,  2e  éd.,  t.  III,  art.  Cappel.  Son  testament  a  été  publié  : 
Testament  de  Louis  Cappel,  s.  I.  n.  d.,  ni  titre,  Bibliothèque  Nationale,  F  4649  (11). 
Il  est  daté  de  Sedan,  30  juillet  1585;  en  voici  un  extrait  (p.  5)  :  <  Cinquante  ans  passez 
en  ceste  ville  avec  peu  d'incommodité  ny  maladie,  vingt  ans  tantost  en  ménage  et 
vingt-deux  ans  au  sacré  ministère...  ».  (P.  11)  :  «Je  laisse  à  mon  fils  aisné  Lois,  en 
considération  de  ses  estudes,  où  il  est  desjà  aucunement  advancé,  ma  bibliotecque, 
a  sçavoir  tous  mes  livres  et  papiers,  .le  donne  à  ma  tille  aisnée.  Marie,  ete.  A  Mag- 
delaine,  ma  seconde  tille,  etc.  .le  prie  mes  autres  enfaiis  n'estre  marris  de  ci'  petit 
advantage  faict  à  ces  trois  cy,  les  plus  grands.  .Je  donne  à  Monsieur  du  Tilloy,  mon 
frère,  etc.  ;  à  mon  neveu  Jacques,  son  tils  etc.  :  a  mon  frère  du  l.uat,  etc. 

4.  Cf.  Haag,  La  France  Protestante,  2e  éd.,  t.  VI,  col.  526  s. 

10 


146  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

encore,  là-bas,  l'assemblée  des  professeurs,  et  dans  les  archives 
des  «  Curateurs  »  ou  administrateurs  de  l'Université  de  Leyde. 
Ces  archives  l'ont  en  ce  moment  l'objet  d'une  publication  magis- 
trale du  Dr  P.  C.  Molhuysen,  bibliothécaire  du  Palais  de  la  Paix 
à  La  Haye,  et  qui  en  est  à  son  troisième  volume,  paru  en  1918. 
Sans  ces  Bronnen.  M  de  Geschiedenis  der  Leidsche  Universiteit, 
le  présent  livre  n'eût  pu  être  écrit. 

Dans  la  lettre  du  Prince  Guillaume  d'Orange  aux  Etats 
(26  décembre  1574)  proposant  l'érection  d'une  Université  pour 
les  Etats  du  Nord  \  afin  d'être  particulièrement  agréable  à 
Dieu  et  de  répandre  grandement  la  gloire  de  son  nom,  empêcher 
que  l'ennemi  ne  puisse  ériger  à  nouveau  sa  tyrannie  ou  opprimer 
par  la  force  ou  par  la  ruse  la  religion  et  la  liberté  de  ces  contrées, 
il  n'est  pas  encore  question  de  Leyde,  mais  simplement  d'un 
boulevard  et  protection  pour  tout  le  pays,  d'un  lien  infrangible 
de  leur  unité. 

L'exemple  que  cite,  quelques  jours  plus  tard,  la  «Résolution 
de  Hollande  »,  du  2  janvier  1575,  est  celui  de  Cologne,  Paris 
et  la  Rochelle,  et  ce  n'est  que  là  qu'il  est  question  de  la  pro- 
position de  Guillaume  de  choisir  Leyde  comme  le  lieu  le  plus 
approprié  à  la  nouvelle  fondation. 

C'est  probablement  Jacob  Tayaert,  l'émissaire  du  Prince  et 
son  fondé  de  pouvoir  pour  cette  question,  qui  aura  fait,  au  nom  de 
ce  dernier,  cette  désignation,  et  celle-ci  ne  se  sera  produite  qu'a- 
près des  pourparlers  avec  la  municipalité  de  la  ville,  laquelle  a  donc 
pu  être  placée  devant  l'alternative  dont  on  parlait  tout  à  l'heure. 

Dans  cette  Résolution  des  Etats  de  Hollande  2  du  2  janvier, 
il  est  question  d'un  Collège  des  Trois  Langues  (Latin,  Grec, 
Hébreu),  où  l'on  sent  le  souvenir  de  Louvain,  à  qui  il  s'agissait 
de  faire  pièce,  et  du  Collège  de  France,  fondé  par  François  Ier. 
Deux  professeurs  de  théologie  sont  prévus,  on  enseignerait 
aussi  la  philosophie  et  les  mathématiques  ;  la  médecine  et  le 
droit  viendraient  plus  tard. 

Le  6  janvier  1575,  van  der  Does  ou  Douza,  Coninck  et  Hooge- 
veen  sont  désignés  comme  Curateurs  et  le  couvent  de  Sainte- 
Barbe,  sur  le  Rapenburg,  est  indiqué  comme  local.  On  ne  lit 
pas  sans  surprise  a  la  même  date,  une  Licence  de  Philippe  II 

1.  Bronnen  Leidsche  UniversiteU,  I.  p.  2*.  La  pagination  avee  astérisque  se  rap- 
porte aux  pièces  annexes,  formant  la  seconde  partie  de  chaque  volume. 

2.  Ibitl.,  t.  I,  p.  3*.  On  hésitait  entre  Leyde  et  Middelboorg. 


LA    FONDATION    DE    L  UNIVERSITÉ    DE    LEYDE  1  1/ 

pour  l'érection  de  cet  établissement  d'enseignement  supérieur, 
qui  allait  faire  une  rude  concurrence,  à  la  fois  à  l'Université 
de  Louvain  et  à  celle  de  Douai  et  devenir  la  métropole  intel- 
lectuelle du  protestantisme  dans  les  Pays-Bas  du  Nord,  mais  ce 
n'est  qu'en  1581,  ne  l'oublions  pas,  quela  déchéance  de  Philippe  II 
fut  proclamée. 

Par  sa  lettre  du  22  avril  1575,  le  Prince  Guillaume  prie 
les  Curateurs  d'installer  «  Monsr.  Feugeret  »,  qu'il  leur  a 
adressé  en  qualité  de  professeur  de  théologie  \  au  traitement 
annuel  de  600  florins,  et  de  lui  assurer  en  outre  un  logement. 

Le  4  juillet,  Feugueraeus  ou  Feugueray  présente  son 
programme  d'études,  qu'il  avait  conçu  dès  le  8  février  2  et  dont 
il  devait  être  fier,  puisqu'en  1579,  il  le  publie  dans  ses  Lugdu- 
nensia  Opuscula,  au  moment  où,  disons-le  en  passant,  Montaigne 
écrit  son  chapitre  de  Y  Institution  des  enfants  3. 

Il  est  à  peine  nécessaire  de  marquer  que  ce  programme,  comme 
le  discours  inaugural  de  Louis  Cappel,  est  en  latin,  langue  unique 
de  l'enseignement  universitaire  d'alors,  et  qui  est  restée,  aujour- 
d'hui encore,  aux  Pays-Bas,  celle  des  soutenances  de  thèses  de 
lettres  classiques,  celle  du  programme  officiel  ou  «  Séries  Lec- 
tionum  »,  affiché  au  début  de  chaque  année  scolaire  «  aux 
valves  »  de  1'  «  Aula  »,  dans  les  quatre  Universités  du  Pays  : 
Leyde,  Utrecht,  Groningue  et  Amsterdam. 

Nous  ne  serions  pas  à  l'époque  de  la  Renaissance,  si  le  docte 
auteur  n'invoquait  les  anciens,  au  début  de  son  programme, 
mais  il  faut  lui  savoir  gré  d'avoir  cité  Platon,  «  ce  fameux  et 
divin  Platon,  que  Cicéron  appelle  le  Dieu  des  philosophes  », 
«  divinus  ille  Plato,  quem  Tullius  Philosophorum  deum  appellat  , 
quoiqu'il  se  range   aussitôt   après  sous  la  loi  d'Aristote. 

1.  Bronnen  Leidsehe  Universiteit,  t.  I,  p,  1S*.  La  lettre  de  Guillaume  d'Orange 
montre  que  Feugueray  avait  commencé  ses  cours  le  3  mars  1575  ;  il  est  précisé  que 
son  entretien  est  à  la  charge  de  la  ville. 

2.  Guiliel.  Feugueraei  Rothomagensis  Lugdunensia  Opuscula  ad  illustr.  principem 
Aransinum.  In  nova  Academia  Lugdunensi  in  Bâta.,  apud  Andraeam  Schoutenum, 
Anno  1579,  1  vol  in-24  (Biblioth.  Nat.,  1>-  7<j'.t4);  en  appendice  :  Schola  Lugdunensis 
ex  optimis  (juibusque  de  rc  scholastica  scriptis  et  pnrstantiss.  antiquse  et  nostree  setath 
scholarum  exemplis  expressa,  Guilelmi  Feugueraei  Th.  pp.  opéra.  A  la  dernière  page, 
on  lil  :  «  llorum  autem  studiorum,  utramque  praxin  ex  decreto  iHusmi  principis 
et  consultissimorum  Ordinum  Magistratu  urbis  Lugdunensis,  una  cum  Dominis 
prudentiss.  Curatorihus  Academiae,  jubente,  VI  Idus  Februarii  superioris  inchoatam 
et  provehendi  tanti  institut i  gratia,  aliquantisper  intermissam,  désignât!  proies- 
sores  I\'  die  Julii  anno  L575,  Deo  favente  répètent,  i 

3.  Essais,  I.  26  ;  éd.  Strowski,  t.  I.  p.  187  et  s.  Cf.  Les  sources  et  l'évolution  des 
Essais  de  Montaigne  (Thèse  de  Lettres,  Paris,  1908),  par  Lierre  Villey.  à  la  vaste 
érudition  duquel  le  programme  de  Feugueray  semble  avoir  échappé.  Sur  la  date 
de  l'essai  de  Montaigne,  voir  Villey,  t.  [,  p.  290. 


148  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

Feuguerav  prend  l'enfant  à  partir  de  sept  ans  et  l'on  voit 
comment  l'enseignement  supérieur  est  étroitement  lié  à  l'en- 
seignement secondaire,  qui  y  mène  et  qu'on  commençait  par 
créer  pour  préparer  à  l'autre  et,  en  quelque  sorte,  le  nourrir.  11 
ne  faut  donc  pas  s'étonner  de  voir  inscrits  sur  les  registres  uni- 
versitaires des  enfants  de  onze  ou  de  quatorze  ans,  comme  nous 
l'avons  dit  au  livre  1. 

Au  <■  gvmnase  »,  l'enfant  consacrera  les  trois  premières  années 
à  l'étude  grammaticale  du  latin  et  du  grec  :  «La  première  année, 
nous  lui  apprenons  à  décliner  les  noms  et  à  conjuguer  les  verbes, 
à  écrire  et  à  parler,  par  des  exemples  et  par  l'usage,  plus  que  par 
les  règles  ».  C'est  déjà  la  méthode  directe,  comme  la  pratique,  à 
l'égard  de  son  fils,  le  père  de  Montaigne.  Peu  de  syntaxe.  Les 
Bucoliques  de  Virgile,  la  Batrachomifomachie  d'Homère,  quelque 
comédie  de  Térence,  à  cause  de  la  familiarité  de  son  langage  ou 
la  prose  facile  (!  ?)  de  quelques  lettres  de  Cicéron,  seront  les 
textes  de  cette  première  année.  S'étonnera-t-on  encore  du  pro- 
gramme de  Gargantua  ? 

La  seconde  année  renforcera  et  complétera  chez  l'enfant  la 
connaissance  de  la  grammaire  et  de  l'étymologie  et  le  mettra  en 
contact  avec  les  plus  grandes  œuvres  de  Virgile,  Cicéron,  Homère 
et  Aristophane  (sic).  La  troisième  année  est  consacrée  à  la 
syntaxe. 

Tel  est  le  cycle  de  l'école  triennale  d'où,  vers  l'âge  de  dix  ou 
onze  ans,  les  enfants  vont  à  l'école  publique  de  •  l'Académie  », 
«  in  publicam  Academiœ  scholam  »,  qui  serait  aujourd'hui  le 
lvcée.  La  quatrième  année  qu'ils  y  entament  les  initie  à  la 
rhétorique,  le  premier  des  arts  majeurs. 

C'est  par  la  récitation  et  la  diction  qu'on  arrive  à  comprendre 
et  à  imiter  les  principaux  poètes  et  orateurs  de  l'antiquité. 
De  science,  dans  tout  cela,  ni  de  la  langue  maternelle,  ni  des 
langues  étrangères,  il  n'est  pas  question.  L'enseignement  est 
purement  verbal  et  exclusivement  gréco-latin,  Tout  au  plus  la 
dialectique  de  la  cinquième  année  développera-t-elle  le  raison- 
nement !  Nous  ne  nous  contentons  pas  des  règles  de  la  dialec- 
tique scolastique.  » 

Enfin,  dans  la  sixième  année  de  l'étude  libérale  ou  des  arts 
libéraux,  arrivent  les  mathématiques,  »  dignes  de  la  connaissance 
même  des  rois  ».  Malheureusement  c'est  encore  dans  Archylas 
et  Archimède  qu'on  les  étudiera. 


Planche  \V 


L'Eglise  des  Béguines  voilées 

qu'occupa  l'Université  de  Leyde  a  sa  fondation,  de  i ."•  - .">  a  i58i. 

{(Test  là  qu'enseignèrent  Daneau  et  Doneau). 


LA    FONDATION    DE    L'UNIVERSITÉ    DE    LEYDE  149 

La  Morale  et  la  Physique  occupent  la  septième  année  et,  chaque 
fois,  un  auteur,  poète  ou  orateur,  les  illustrera.  «  Toutes  les 
Géorgiques  de  Virgile  sont  de  la  physique,  Lucrèce  aussi  est  un 
vrai  physicien,  les  Questions  de  Senèque  sont  de  l'Histoire  Natu- 
relle et  l'Œuvre  divine  de  Pline  est  toute  une  physique  encore.  » 

Celui  qui  aura  accompli  ce  premier  cycle  est  appelé  Doctor 
artium,  Docteur  es  arts  ;  ce  serait  pour  nous  le  bachelier. 

Mais  c'est  la  «  description  des  facultés  supérieures  »,  qui  nous 
intéresse  surtout.  Le  septennat  suivant  est  ou  théologique  ou 
juridique  ou  médical. 

Le  maître  d'Hébreu,  autant  que  possible,  se  servira  de  cette 
langue,  le  maître  de  grec,  du  grec,  dont  il  aura  pénétré  les  très 
difficiles  secrets.  Le  Magister  Artium  exposera  moins  des  sophismes 
que  le  vrai  contenu  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  le 
premier  dans  le  texte  hébreu,  le  second  dans  le  texte  grec.  On  les 
éclaircira  l'un  et  l'autre  par  des  «  déclamations  et  des  disputes  ». 
Après  les  avoir  longtemps  pratiquées  comme  candidat,  l'étudiant 
est  renvoyé  avec  le  titre  de  docteur  en  théologie. 

Feugueray  passe  assez  légèrement  sur  les  études  de  droit, 
pour  lesquelles  cinq  ans  de  cours,  d'exercices  oratoires,  de  dis- 
cussions ou  disputes  lui  paraissent  suffire.  La  médecine 
l'intéresse  davantage  \  aussi  entre-t-il  dans  plus  de  détails  ; 
non  seulement  il  prévoit  l'étude  des  corps  animés,  des  végétaux 
et  des  métaux,  mais  la  dissection,  les  dissolutions  et  les  trans- 
mutations. Hippocrate  et  Gallien  seront  les  guides  de  l'étudiant  : 
il  les  admire,  les  imite  et  reçoit  les  insignes  avec  le  titre  de 
docteur,  quand  il  a  témoigné  n'être  plus  un  danger  pour  les 
malades  et  qu'il  s'est  montré  un  digne  ministre  de  la  nature  pour 
rappeler  et  conserver  la  santé. 

Soulignons  une  phrase  finale  où,  sans  doute,  se  retrouve  le 
Français  faisant  une  place  à  sa  langue,  mais  qui  est,  en  même 
temps,  un  témoignage  important  de  la  diffusion  de  celle-ci  aux 
Pays-Bas  :  «  Afin  de  ne  négliger  en  rien  les  intérêts  publics,  pour 
que  l'on  puisse  étudier  ici  cette  langue  française  dont  l'usage 
est  si  fréquent  dans  tous  nos  Pays-Bas,  aussi  bien  dans  les 
affaires  politiques  qu'ecclésiastiques,  nous  illustrons  publique- 
ment les  règles  de  la  langue  française  par  les  exemples  et  la 
lecture  expliquée   du   plus  éloquent  auteur  de  cette  langue  2.  » 

1.  Bronnen  Leidsche  Universileit,  t.  I.  p.  42*. 

2.  Feugueraei...  Opuscula  déjà  cité,  dernière  page  :  i  ne  autem  reipubliese  alla  in 


150  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

Cet  auteur  n'est  pas  nommé,  je  gagerais  que  c'est  Calvin,  mais 
ceci  importe  peu.  Il  faut  souligner  avant  tout  le  fait  que  le 
français  fut  enseigné  à  l'origine  de  la  première  et  de  la  plus 
illustre  des  Universités  hollandaises,  et  que,  dans  le  pays,  aujour- 
d'hui encore,  notre  langue  est  inscrite  au  programme  des  écoles 
primaires  et  est  la  seule  dont  se  servent  dans  leurs  cours  les 
professeurs  de  français  des  universités,  même  lorsqu'ils  sont  de 
nationalité  hollandaise  K 

Ce  qu'il  faut  souligner  aussi,  c'est  que  le  français  n'apparaît 
pas  comme  une  langue  étrangère,  mais  comme  un  parler  dont 
l'usage  est  très  répandu  aux  Pays-Bas.  Or  il  ne  s'agit  pas,  remar- 
quons le  bien,  des  provinces  wallonnes,  dont  la  destinée  se  sépa- 
rait de  plus  en  plus  de  celle  des  provinces  du  Nord  et  qui  allaient 
bientôt  former  l'Union  d'Arras  (6  janvier  1579),  contre  laquelle 
se  dressera  l'Union  d'Utrecht  (Hollande,  Zélande,  Utrecht, 
Gueldre,  Frise,  Overyssel,  Groningue,  23  janvier  1579). 

Mais  les  rapports  avec  la  bourgeoisie  flamande  et  les  autorités 
espagnoles,  le  contact  des  députés  des  Etats  Généraux  entre  eux, 
faisaient  du  français  une  seconde  langue  officielle,  même  en 
Hollande  et  en  Zélande.  N'était-ce  pas  celle  que  maniait  le  plus 
facilement  le  prince  Guillaume,  n'était-ce  pas  celle  dans  laquelle 
son  conseiller  Marnix  de.  Sainte-Aldegonde  écrivait  ses  chefs- 
d'œuvre  et  dans  laquelle  le  jeune  Constantin  Huygens  corres- 
pondait avec  ses  parents,  au  début  du  xvne  siècle  2  ?  Surtout, 
le  français  était  l'organe  de  la  puissante  Eglise  Wallonne  des 
Pays-Bas,  créée  par  les  réfugiés  du  Hainaut  et  de  la  Flandre, 
lors  du  premier  Refuge,  et  dont  la  constitution  avait  servi  de 
modèle  à  celle  de  l'Eglise  Réformée  hollandaise.  La  confession  de 
foi  de  cette  dernière  est  une  adaptation  de  celle  de  Guy  de 
Bray,  qui  elle-même  s'inspire  de  celle  de  Théodore  de  Bèze. 
Si,  en  1579,  l'église  de  langue  flamande  invita  l'Eglise  Wallonne 
à  s'associer  à  elle,  à  abandonner  ses  propres  Synodes,  ses  propres 

re  desimus  ut  Gallicae  linguie  (cujus  hoc  teniporc,  toto  hoc  Bclgio,  tuni  in  Ecclesias- 
ticis,  tum  in  politicis  frequens  usus  est)  domi  discendae  potestas  liât,  praecepta 
linguœ  Gallicae,  exemplis  et  praelectione  disertissimi  in  ea  lingua  auctoris,  publiée 
illustramus  »  ;  cf.  la  thèse  de  doctorat  de  L'Université  <ie  Paris,  présentée  par  M.  K.  J. 
Riemens  :  Esquisse  historique  de  l'enseignement  du  français  en  Hollande,  au  XVIe  au 
XIX'  siècle,  Leyde,  A.  W.  Sijthoff,  1919,  1  vol.  in-8°,  pli.,  p.  58. 

1.  Comme  par  exemple  M.  Salverda  de  Grave,  réminent  professeur  de  l'Univer- 
sité de  Groningue,  qui  a  récemment  repris  la  chaire  de  littérature  française  que 
j'ai  occupée  à  l'Université  d'Amsterdam,  d'octobre  1912  à  octobre  1919. 

2.  De  Briefwisseling  van  Constantijn  Huygens,  éd.  par  J.  A.YVorp.  t.  I,  La  Haye, 
Nijhoff,  1911,  un  vol.  in-4°,  par  ex.,  p.p.  10,  17.  18,21,  etc.,  p.  22  et  passim:  on  en 
trouvera  aussi  de  bilingues.  Cf.  également  Riemens,  op.  cil. 


LA    FONDATION    DE    L' UNIVERSITÉ    DE    LEYDE  151 

«  Classes  »,  en  un  mot,  son  autonomie  et  si  celle-ci  s'y  refusa,  ce 
n'était  pas  par  hostilité  envers  les  frères  flamands,  bien  loin  de 
là,  mais  pour  garder  la  langue  qui  était  celle  de  ses  premiers 
fondateurs  et  de  ses  martyrs. 

Cette  organisation  autonome  et  cette  langue,  l'Eglise  Wal- 
lonne, qui  s'appellerait  plus  justement  française,  depuis  qu'elle 
a  été  renforcée,  après  la  Révocation,  par  le  second  Refuge  de  1685, 
les  a  gardées  jusqu'à  nos  jours  et,  dans  chaque  grande  ville  de 
Hollande,  chaque  dimanche,  sur  les  fidèles  descendants  des 
Huguenots  de  jadis,  tombe,  du  haut  de  la  chaire,  une  parole 
purement  et  vraiment  française,  commentant  celle  du  Christ. 

Dès  le  8  février  1576,  Feugueray  est  recteur,  en  dépit  de  l'ar- 
ticle III  du  Règlement,  qui  exige  la  connaissance  du  hollandais. 
Guillaume  d'Orange  lui  est  reconnaissant,  peut-être,  d'avoir, 
avec  d'autres  théologiens  protestants,  en  juin  1575,  déclaré 
valable  son  union  avec  Charlotte  de  Bourbon,  conclue 
le  12,  bien  que  la  précédente  épouse,  Anne  de  Saxe,  convaincue 
d'adultère,  fût  encore  en  vie.  On  possède  1'  «  Avis  de  M.  Feu- 
gheran  touchant  le  mariage  du  Prince  »  et  résumant  les  motifs 
«  qui  semblent  plus  que.  suflisans  pour  satisfaire  à  ce  que  semble- 
roit  avoir  defailly  à  la  formalité  dont  il  est  question  »  K 

Le  séjour  de  Feugueray  en  Hollande  ne  fut  pas  de 
longue  durée.  Au  bout  d'un  an,  à  cause  de  l'irrégularité  des 
payements,  il  songe  à  partir,  sous  prétexte  que  sa  Communauté 
de  Rouen  le  réclame.  Comme  celle-ci  redouble  ses  instances,  les 
Etats  envoient  un  messager  exprès  au  Synode  des  Eglises  de 
France  pour  le  prier  de  leur  laisser  Feugueray  en  attendant  que 
l'on  ait  pourvu  à  son  remplacement. 

Guillaume  demande  aux  Curateurs  de  tâcher  de  conserver 
ce  théologien,  qui  a  l'avantage  de  prêcher  en  français  2,  à  la 
fois  pour  ceux  qui  ignorent  le  hollandais  et  pour  ceux  qui  veulent 

1.  Voir  la  notice  de  M.  le  professeur  Knappert  dans  le  Nieuw  Xederlandsch 
Biografisch  Woordenboek  de  MM.  Molhuysen  et  Blok,  t.  111  (1914),  col.  399.  On 
trouve  à  la  bibliothèque  de  la  Société  de  l'Histoire  du  Protestantisme  français,  54, 
rue  des  Saints-Pères,  Paris,  une  copie  signée  par  le  pasteur  Jean  Tallin.  de  l'acte 
de  célébration  du  mariage  entre  Mgr  le  Prince  d'Orange  et  Mademoiselle  de  Bourbon, 
lilK  de  Mgr.  le  duc  de  Montpcnsicr.  Cette  copie  est  datée  du  12  juin  1575  :  elle  provient 
des  Mss.  de  l'Académie  de  Sedan  et  porte  le  numéro  336  bis,  pièce  183. 

2.  Cf.  la  lettre  du  prince  Guillaume  adressée  aux  Curateurs,  9  mai  1579  (Brvnnen 
f.cidschr  Université*,  t.  I.  p.  65*).  Parlant  de  l'Italien  Zanchius,  qui  pourrait 
éventuellement  succéder  à  Feugueray.  il  dit  :  «  Wesende  een  Italiaen,  cghcen  sermoen 
en  zal  kunnen  gedoen  int  Franchois,  zoo  wij  verstaen,  dat  de  voors.  Feugheray 
somwijlen  doet,  d'welek  grootelyek  aient  den  gencn.  die  de  spraeeke  van  den  lande 
nyet  en  verstaen  ende  andere  w'illende  leeren  de  voors.  Franchoischc  spraeeke.  » 


152  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

apprendre  le  français  ;  sa  science,  sa  piété,  sa  fidélité,  avaient 
rendus  de  si  grands  services  à  la  fondation,  que  son  départ 
risquerait  de  faire  disparaître  l'institution  à  peine  créée. 

Mais  Feugueray  partit  pour  Rouen,  après  avoir  passé  par 
Anvers,  d'où  il  signe  le  15  octobre  1579,  la  dédicace  de  ses 
Opuscula,  présentés  au  Prince  d'Orange  1. 

Celui  qui,  deux  ans  après,  allait  prendre  sa  place,  devait 
être  un  Français  encore,  Lambert  Daneau,  dont  nous  parlerons 
plus   loin. 

Il  faudrait  cependant  se  garder  de  voir  dans  l'Université  de 
Leyde  une  sorte  d'institution  française,  mais,  sur  huit  professeurs 
dont  les  traitements  sont  établis  le  17  juillet  1575  -,  il  y  a 
néanmoins,  pour  cinq  Hollandais,  deux  Français  et  un  Westpha- 
lien,  Hermannus  Reinekerus.  Celui-ci,  malheureusement,  il  fallut 
le  congédier  par  Résolution  du  1er  mars  1576,  suspendue,  puis 
reprise,  le  9  mai  1578,  pour  grossièreté  et  ivrognerie.  Il  avait, 
sauf  respect,  montré  son  derrière  à  son  hôtesse,  en  prononçant 
des  mots  malhonnêtes  :  il  s'enivrait  journellement  avec  de  la 
racaille,  au  point  d'en  vomir.  Ainsi  parle  le  vieux-hollandais  qui 
ne  mâche  pas  ses  mots  3. 

Le  personnelenseignant  du  début  se  renouvelle  rapidement  et 
bientôt  y  prendra  place  l'élément  belge,  représenté  par  des 
hommes  de  valeur  comme  Drusius,  né  à  Audenarde,  Vulcanius, 
né  à  Bruges,  Bollius  de  Gand  et  enfin,  grand  entre  tous,  Juste- 
Lipse,  nommé,  le  5  avril  1578,  professeur  d'histoire  et  de 
droit,  au  traitement  de  500  florins,  porté  ensuite  à  600,  le 
10  août  1578  4. 

Revenons  à  la  chaire  de  théologie,  à  la  vacance  de  laquelle 
il  n'avait  été  pourvu  que  provisoirement  par  la  nomination  du 
Hollandais  Crusius,  de  Delft 5. 

1.  Cf.  Nieuw  Ned.  Bior/r.  Woordenboek,  t.  III,  col.  101.  Le  départ  de  Feugueray  est 
signalé  comme  imminent,  le  5  août  1579;  cf.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I, 
p.  76*.  Sur  la  généalogie  de  la  famille  Feugueray,  voir  tiaag,  La  France  Protes- 
tante, Ve  éd.,  t.  VIII,  p.  408,  art.  Roissi,  mais  surtout  le  même  ouvrage,  2e  éd.. 
t    VI,  col.  526  s. 

2.  Cf.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.  3. 

3.  La  neuvième  question  qui  le  concerne  est  celle-ci  :  <  of  hij  hem  jegens  zijn  wacr- 
dinne  zeer  schoffierlick  ende  als  een  fielt  draecht  en  haer  zijn  acnterste  schande- 
lick  vertoont,  daarbij  vougende  eenige  zeer  oneerlicke  woorde  :  la  troisième  : 
«  of  hij  hem  dagelicks  begeeft  met  schuytboeven  ende  zulc  gespuys  ende  vole  te 
drincken  ende  ooe  hem  zelfs  mette  zelve  zoo  droncken  ende  vol  liad  gezopen.  dat 
hy,  met  verlof  gezeyt,  most  braecken  ?  »,  ainsi  est  formulée  la  plainte  des  Etats, 
Bronnen,  t.  I,  p.  1,  n.  1.  Voir  aussi  I.  Douzae  Poemata  (1609),  p.  7'.». 

4.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.  5  et  0. 

5.  lbid.,  t.  I,  p.  70*. 


Planche  XVI  a. 


w.r-scBswv.  .  -*       ,      --•_.(  i    f  v  '■'.•■'    .'■-.i    '-A.*  l.--i"    -  ^rffi:  ■  '«  ?Mfe-0 


m 


,rr^_ .  . 


;  AcadeimA  XMtfdu  na 


L'Université     de   Leyde  depuis  i58i  (Cloître  des  Dames  Blanches)' 


Planche  XVI  h 


CJ~JCE  A  -J~^R\j7ll    A^ITOMIC  UAi  . 


L'Amphithéâtre  d'anatomie  fréquenté  par  Théophile  et  I)i>caktes 
a  l'Université  de  Leyde  (Eglise  des  Béguines  voilées). 

(Gravures  extraites  de  Meursius,    Ithenae  Batavae,  il 


Planche  XMI  a. 


BlBLIOTHECA      PUBL1CA. 
La  Bibliothèque  de  l'Université  de  Le\de,  où  travaillait  Scaliger. 


Planche  XVII  b. 


Le  Jardin  des  Plantes  de  l'Université  de  Leydi    dirigé  par 
de  L'ESCLUSE  d 'Auras. 


(D'après  Meursius,    Itfxenae  Batavae,   ; 


CHAPITRE  II 


UN  THÉOLOGIEN  DU  XVIe  SIÈCLE  :  LAMBERT  DANEAU  (1581-1582) 


Lambert  Daneau  était  né,  vers  1530,  à  Beaugency-sur-Loire. 

Son  historien,  M.  de  Félice  \  le  qualifie  «un  des  théologiens 
réformés  les  plus  laborieux  et  les  plus  distingués  du  xvie  siècle  », 
et,  ailleurs,  «un  de  nos  plus  grands  théologiens  du  xvie  siècle... 
il  est  des  premiers  du  second  rang  »,  le  premier  rang  étant  celui 
de  Calvin  et  de  de  Bèze.  Il  fit  ses  études  de  droit,  successivement 
à  Orléans,  sous  Anne  du  Bourg,  dont  le  martyre  devait,  en  1559, 
entraîner  pour  Daneau  la  conversion  et  bientôt  l'exil.  C'est 
dans  cette  ville  qu'il  connut  le  célèbre  ami  de  Montaigne,  La 
Boëtie,  qui  lui  adressa  un  distique  latin  ainsi  conçu  :  «Lorsque 
je  nie  que  tu  sois  jeune,  tu  me  contredis,  Daneau  ;  mais  tes 
paroles  sérieuses  trahissent  un  vieillard  »  2.  Le  jeune  vieillard 
se  rendit  à  Bourges,  où  il  reçut  le  grade  de  docteur  des  mains 
de  Cujas.  Il  s'y  lia  avec  le  professeur  Hugues  Doneau,  que 
nous  retrouverons,  auprès  de  lui,  à  Leyde. 

Arrivé  à  Genève,  le  24  avril  1560,  il  y  passa  un  peu  moins 
d'un  an,  mais,  influencé  par  Calvin,  il  se  décida  à  quitter  le 
droit  pour  la  théologie.  Nommé  pasteur  à  Gien,  où  il  exerce 
de  1560  à  1572,  il  est  sept  fois  chassé,  sept  fois  rappelé,  con- 
damné, absous,  toujours  errant,  jusqu'à  ce  qu'il  se  fixe  a  Genève 
le  10  octobre  1572  ;  il  y  devient  pasteur  et  professeur  de  théolo- 
gie, le  25  juillet  1571. 

1.  Dans  son  livre  intitulé  Un  Théologien  <lu  XVI'  siècle:  Lambert  Daneau  de 
Beaugency-sur-Loire,  pasteur  et  professeur  de  théologie  (1530-1595^,  Sa  m 
ouvrages,  ses  lettres  inédiles,  par  Paul  de  Félice,  pasteur  :  Paris,  1883,  38  l  pp.,  in  s  . 
Voir  du  même,  un  article  plus  récent  dansHaag,  La  France  Protestante,  2e  éd.,  t.  V. 
col.  62-91,  avec  bibliographie.  Cf.  aussi  \Y.  x.  Du  Rieu,  Lambert  Daneau  <)  /.<v/</<-, 
Fondation  de  la  Communauté  wallonne  à  Leyde,  le  26  mars  1581,  dans  Bulletin  de  la 
Commission  de  l'Histoire  des  Eglises  wallonnes,  I.  69-91,  et  Nieuw  Nederlandsch 
Biographisch  Woordenboek,  t.  I,  col.  G85-8. 

2.  Bonnefon  (Paul)  Montaigne  et  ses  amis,  nouvelle  édition  :  Paris,  Colin,  1898, 
in-18°,  p.  204. 


154  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

Dès  l'année  suivante,  par  une  lettre  à  Bastingius  ou  Jérôme 
Basting,  alors  étudiant  à  Heidelberg,  où  professait  Doneau, 
nous  le  voyons  en  relations  avec  les  théologiens  des  Pays-Bas 
méridionaux,  réfugiés  là,  notamment  Dathenus,  et  préoccupé 
du  Synode.  d'Embden  et  de  la  Confession  de  foi  l. 

Quoi  d'étonnant  si,  le  départ  de  Feugueray  décidé,  les  Cura- 
teurs de  l'Université  de  Leyde.  à  qui  incombent  les  nominations, 
offrent  à  Daneau  la  chaire  de  théologie  devenue  vacante.  Celui-ci 
répond,  le  16  mai  1579,  à  leur  émissaire  Ratloo,  avec  cette  humi- 
lité orgueilleuse,  qui  caractérise  les  savants  du  xvie  siècle  dans 
leur  correspondance.  Le  vrai  motif  de  son  refus,  il  l'indique,  mais 
le  maître,  de  Bèze,  dans  sa  lettre  du  29  mai  1579  au  même 
Ratloo,  le  précise,  en  déclarant  que,  à  cause  de  son  grand  âge 
et  de  son  état  de  santé,  il  ne  saurait  se  passer  des  services  de 
son   collègue   Daneau. 

Quant  à  celui-ci,  au  fond,  cette  «  vocation  le  tente  et  ce  n'est 
pas  uniquement  par  reconnaissance  qu'il  dédie,  en  1580,  à 
l'Université,  son  Livre  des  Sentenees,  ce  qui  lui  vaut  quatre 
pièces  d'or  aux  armes  de  la  ville,  décernées  par  les  Curateurs, 
le  27  octobre  1580  2.  Peu  de  temps  après,  en  effet,  le  1er  décem- 
bre, le  collège  des  Bourgmestres  et  Régents  de  la  ville  de  Leyde 
nomme  L.  Danaeus,  Premier  professeur  de  théologie,  au  traite- 
ment de  800  florins,  avec  une  indemnité  de  voyage  de  400  florins. 
Ils  écrivent  à  Bèze  de  vouloir  bien  faciliter  son  départ  3. 

Le  messager,  chargé  d'apporter  à  Genève  les  médailles, 
lui  remet  en  même  temps  la  lettre  des  Bourgmestres  et 
Régents,  datée  de  décembre  1580,  lui  demandant  d'accepter  la 
place,  pour  laquelle  ils  n'ont  trouvé  jusqu'à  présent  aucun 
titulaire  capable  :  «  Ton  érudition,  ô  très  illustre,  dans  les 
Lettres  divines  et  les  Saints  Mystères,  est  connue  de  tous  et  la 
bienveillance  que  tu  nous  a  témoignée,  nous  a  donné  confiance 
de  pouvoir  obtenir  ta  collaboration  pour  notre  Université,  i 
A  l'élégance  du  latin  de  cette  épître,  on  reconnaît  sans  peine  la 
main  de  Juste  Lipse,  dont  les  Archives  des  Curateurs  gardent 
encore  la  minute.  Non  moins  élégante  est  celle  qu'il  a  rédigée 
à  l'adresse  de  Théodore  de  Bèze,  le  priant,  au  cas  où  il 
ne  pourrait   procurer   et   favoriser   l'adhésion    de    Daneau,    de 

1.  Bulletin  Eglises  Wallonnes  (1»«  série),  t.  IV.  pp.  202  à  291. 

2.  Bronnen  Leidsche  UnioersUeit,  t.  I.  p.  1  l-l">. 

3.  Ibid.,  t.  I,  p.  1U  et  pièce  67,  p.  84*. 


UN   THÉOLOGIEN    :    LAMBERT   DANEAU   (  1  08  1 -1  .")<S'2)  155 

désigner  quelque  autre  candidat.  Les  relations  se  resserrent  entre 
Leyde  et  Genève  qu'un  auteur  appelait  récemment  :  «  La  pépi- 
nière du  Calvinisme  hollandais  » 1. 

Le  26  janvier,  Daneau  accepte,  et,  dans  sa  lettre  aux 
Bourgmestres  et  aux  Régents,  il  raconte  qu'il  se  prépare, 
qu'il  vend  son  mobilier,  qu'il  emballe  ses  livres  et  l'ait  ses  malles  2. 
Ce  n'est  pas  une  mince  allaire  qu'une  pareille  expédition  avec  sa 
femme,  Claude  Péguy,  fille  d'un  prévôt  des  marchands  d'Or- 
léans 3,  trois  enfants,  Samuel,  Marie  et  Anne,  dont  l'aîné  n'a 
pas  même  six  ans,  et  un  domestique.  Aussi  profitera-t-il  de  la 
foire  de  Francfort,  qui  se  tient  au  printemps,  pour  faire  route 
avec  les  marchands  et,  sans  doute,  pour  y  prendre  connaissance 
des  dernières  nouveautés  de  la  librairie  européenne.  Daneau 
prie  donc  les  Bourgmestres  et  Régents  de  le  recommander  aux 
Hollandais  qui  en  reviendront,  pour  qu'il  puisse  les  accompagner 
et  être  plus  promptement  et  plus  sûrement  rendu.  Notre  savant 
n'a  pas  l'air  bien  entreprenant,  une  fois  sorti  de  sa  théologie. 
Il  retiendra  le  messager  de  la  ville  de  Leyde,  car  lui-même  ignore 
l'allemand  et  ne  saurait  faire  une  aussi  longue  expédition  sans 
interprète  4. 

Quoique  se  dépouillant  avec  douleur  de  cet  insigne  ornement 
de  son  Eglise,  Théodore  de  Bèze  consent  au  départ  de  Daneau, 
dont  l'amitié  lui  tenait  au  cœur  :  le  8  février,  le  Magistrat  de 
Genève  le  décharge  de  ses  fonctions  5. 

Malgré  toutes  les  précautions  prises,  le  voyage  ne  se  fit  pas 
sans  encombre.  L'incident  le  plus  marquant  fut  qu'il  faillit 
être  arrêté  à  Strasbourg,  où  son  bateau  était  arrivé  après 
deux  jours  de.  navigation.  Il  avait  voulu  rendre  visite  au  célèbre 
pédagogue  Jean  Sturm  qui,  converti  en  1540,  y  avait  fondé  un 
gymnase,  bientôt  transformé  en  Académie  avec  quatre  cents 
disciples,  et  qu'on  peut  considérer  comme  l'origine  de  notre 
Université   de   Strasbourg.    Or,  Daneau   venait   de    publier   un 


1.  De  Vrics  (Hernian),  Genève,  Pépinière  <lu  (".alpinisme  hollandais',  Fribourg 
(Suisse),  Pragnière  frères,  l'.H.s,  l  vol.  in-8°.  Il  y  est  question  de  Daman  aux  pp.  72- 
73.  Voir  aussi  le  livre  récent  de  Léonard  Chester  Jones  :  Simon  Goulart  <  1543  1628). 
Etude  biographique  et  bibliographique  :  Paris,  Champion,  1917,  1  vol.  in-8°,  p.  35*3 
et  360. 

2.  Iimnncn  Leidsche  Universileit,  t.  I.  p.  85*. 

3.  Elle  s'était  réfugiée  en  Suisse  et  il  l'avait  épousée  en  secondes  noces  en  L573. 
Appartiendrait-elle  à  la  même  famille  (pie  l'auteur  du  Mystère  de  Jeanne  d'Arc. 
Charles  Péguy,  mort  au  Champ  d'honneur  en  1914  .' 

•I.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  L  p.  85  . 
■"-.   Ibid.,  t.  I,  p.  80*,  et  Du  Rieu,  op.  cil. 


156  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

examen  critique  du  livre  de  Chemnitz,  sur  les  deux  natures 
en  Christ,  et  si  vive  était  alors  la  querelle  entre  Sturm  et  les 
théologiens  ubiquitaires,  que  ceux-ci  firent  interdire  les  auberges 
à  Daneau  et  qu'il  se  vit  refuser  l'accès  «  du  Bœuf  ».  Ayant 
trouvé  asile  ailleurs,  grâce  à  des  amis,  il  fut  arrêté  au  sortir  d'un 
déjeuner  chez  Sturm,  et  un  sergent  le  conduisit  chez  le  bourg- 
mestre. Ce  dernier,  après  l'avoir  fait  attendre  trois  heures, 
l'interrogea  pendant  deux,  lui  reposant  sans  cesse  les  mêmes 
questions  (il  était  d'ailleurs  ivre)  et  s'enquérant  s'il  n'avait 
rien  écrit  contre  la  formule  de  Concorde.  On  finit  par  le  relâcher, 
et,  le  14  mars  1581  \  Daneau  arrive  àLeyde,  salué,  le  lendemain, 
à  son  auberge,  par  le  Recteur  et  les  professeurs,  qui  lui  offrent  un 
banquet.  Le  18  mars  1581,  il  est  reçu  dans  l'assemblée  des  pro- 
fesseurs au  Sénat,  en  présence  du  Curateur  Douza  :  ses  cours 
auront  lieu  régulièrement  à  trois  heures.  La  leçon  inaugurale  qui, 
dans  toutes  les  Universités  hollandaises  est  aujourd'hui  encore 
une  solennité,  fut  donnée,  disent  les  «  Acta  Senatus  »,  le  26  mars 
1581,  au  milieu  d'un  grand  concours  de  monde.  Le  Magistrat 
lui  demande  de  prêcher  tous  les  dimanches  en  français.  Ce  fut, 
après  les  sermons  de  Feugueray,  mais  d'une  façon  plus  directe 
encore,  l'origine  de  la  fondation  de  l'Eglise  wallonne  ou  française 
de  Leyde,  dont  l'existence  n'était  pas  peu  faite  pour  attirer 
dans  cette  lointaine  ville  de  Hollande  les  étudiants  protestants 
de  chez  nous  2. 

Si  ces  prêches  en  notre  langue,  dont  le  premier  se  fit  également, 
le  dimanche  26  mars,  dans  l'église  des  Béguines  voilées  (cf.  pi.  XV), 
eurent  l'approbation  du  Magistrat,  il  n'en  fut  pas  de  même 
lorsque  Daneau  prit,  sans  le  consulter,  l'initiative  de  former  un 
Consistoire  français,  avec  un  Collège  des  Anciens  et  un  Collège 
des  Diacres.  Cependant,  le  18  décembre  1581,  le  Magistrat 
autorisa  ce  Consistoire  à  distribuer,  de  concert  avec  Daneau, 
la  Sainte  Cène,  en  choisissant  pour  cela  un  jour  convenable, 
pourvu  qu'il  admît  à  la  distribution  exclusivement  ceux  qui 
sont  de  langue  française.  L'Eglise  wallonne  de  Leyde  esl 
désormais  instituée  :  elle  existe  encore  aujourd'hui  avec 
deux  pasteurs,  tous  deux  Français.  Leur  communauté  est 
petite,  mais  fidèle  :  l'un  représente  en  matière  de  reli- 
gion   des    tendances    orthodoxes,    l'autre   des   tendances     lihé- 

1.  Bronnen  Leîdsche  Universîteit,  t.  I.  p.  17. 

2.  Bulletin  Eglises  Wallonnes,  t.  I,  lr'  série,  j>.  81. 


Planche  W  III. 


Lambert    Daneau,    théologien    protestant    français, 
professei  r  \  l'1  niversité  de  Leyde  (i58i-i58a). 
(D'après   une  gravure  conservée  à   la    Bibliothèque   wallonne,  à   Leyde"). 


UN  THÉOLOGIEN  :  LAMBERT  DANEAU  (1581-1582)     157 

raies,  mais  ces  nuances  n'empêchent  pas  leur  collaboration. 
Les  conflits  d'alors  étaient  plus  aigus  et  le  Magistrat,  dont  l'ins- 
piration est  «  libertine  »  comme  celle  de  Guillaume  d'Orange  \ 
reproche  bientôt  à  Daneau  son  intolérance  calviniste  et  l'accuse 
de  vouloir  faire  peser  sur  les  consciences  des  bourgeois  un  nouveau 
joug,  aussi  insupportable  que  celui  de  la  papauté.  Dans  une  lettre 
adressée  aux  Etats  de  Hollande,  le  5  avril  1582,  Daneau  se  défend 
d'avoir  «  rien  voulu  de  plus  que  la  discipline  ecclésiastique 
genevoise,  mais  surtout  pas  d'inquisition  ». 

Daneau,  lui  aussi,  avait  des  sujets  de  mécontentement  :  peu 
satisfait  de  son  logement  2,  il  se  plaignait  également,  dans  ses 
lettres,  du  climat  froid  et  humide  et  des  gens  du  pays,  qu'il 
trouve  entêtés  et  orgueilleux  ;  il  écrit  à  Gaultier,  le  13  octobre 
1581  3  :  «  Pour  moi,  je  trouve  ce  climat  détestable,  maritime, 
trop  lourd,  couvert,  l'atmosphère  presque  constamment  troublée 
par  les  vents  les  plus  violents,  d'où  résultent  des  catarrhes  et 
des  rhumes,  qui  sont  la  peste  des  gens  voués  à  la  vie  sédentaire. 
Enfin  je  le  supporte  autant  que  je  peux;  ma-famille,  les  enfants 
surtout,  s'y  adaptent  mieux  et  s'accommodent  de  la  nourriture 
de  ce  pays.  A  mon  âge,  au  seuil  de  la  vieillesse,  c'est  plus  diffi- 
cile  ». 

Il  se  plaint  du  nombre  trop  restreint  de  ses  disciples  : 
rares  sont  ceux  qui  se  consacrent  à  l'étude  de  la  théologie,  quoi- 
qu'il y  ait  disette  de  bons  ministres4.  Cependant,  il  n'a  qu'à  se 
louer  des  étudiants,  qu'il  trouve  studieux  et  zélés  et  qui  le  sou- 
tiennent dans  ses  démêlés  avec  le  théologien  Coolhaes.  Leur 
intervention  envenime  le  conflit  ;  le  magistrat  affirme  qu'ayant 
fait  tête  à  l'inquisition  d'Espagne,  il  saura  résister  aussi  facile- 
ment à  celle  de  Genève,  à  quoi  le  professeur  réplique  qu'il  ne 
saurait  demeurer  en  un  pays,  où  la  discipline  de  Genève,  con- 
forme à  la  parole  de  Dieu,  est  assimilée  à  l'Inquisition  d'Espagne 
et  qu'il  offre  sa  démission5.  Le  2  mars  1582,  Vulcanius,  secré- 


1.  Dans  sa  lettre  du  13  oetobre  1581,  adressée  à  Gaultier,  et  qu'on  trouvera  chez 
de  Félice,  op.  cil.,  p.  357,  Daneau  donne  en  passant,  sans  le  vouloir,  un  magnifique 
témoignage  de  tolérance  au  prince  d'Orange  :  «  Princeps  Auriacus,  tum  propter 
varias  alias  occupationes,  tum  etiam  quod  suapte  quadam  natura  si t  ïfciaxa  Spasxii 
p'.o;,  sinit  omnes  suo  more  vivere  :  in  cujus  tamen  unius  saluteet  incolumitate  posita 
videtur  totius  hujus  re^ionis  salus  et  pax.  i 

2.  Il  habitait  au  Rapenburg. 

3.  Cf.  de  Félice,  Lambert  Daneau.  .,  p.  351,  n°  51,  lettre  latine. 
■1.   Même  lettre,  p.  358. 

5.  Acta  Senatus,  9  février  1582,  dans  Brannen  Lcidschc  Universileil,  t.  I.  p.  28, 
■98*  et  102*. 


15<S  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

taire  du  Sénat  académique,  communique  au  Prince  d'Orange  la 
requête  de  Daneau,  tendant  à  être  relevé  de  ses  fonctions  en 
avril.  Le  Prince  ne  tarde  pas  à  répondre,  le  10  mars,  demandant 
plus  de  détails  et  suppliant  qu'on  le  retienne,  de  crainte  de  voir 
déserter  la  Faculté  1. 

Cela  n'empêcha  pas  Lambert  Daneau  de  partir  pour  Gand, 
où  le  calvinisme  régnait  alors  en  maître  et  où  on  le  garda  à  la 
Faculté  de  théologie  protestante,  qui  y  avait  été  fondée.  Il  y  fit, 
le  30  mai 2,  son  discours  inaugural. 

Le  chroniqueur  van  Campene,  qui  l'a  entendu  professer,  n'en 
fut  pas  enchanté,  car  «  il  lisait  ses  leçons  dans  un  cahier  »,  mais, 
par  après,  il  le  nomme  «  claiïssimus  vir  Lambertus  Danaeus  ». 
Le  14  juillet  1382,  à  deux  heures  de  l'après-midi,  quarante  propo- 
sitions furent  affichées  dans  l'église  des  Dominicains.  Le  même 
jour,  elles  furent  soutenues,  sous  la  présidence  de  Daneau,  par 
un  jeune  homme  de  Lille,  nommé  Dominique  Baude  :  nous  le 
retrouverons,  plus  loin,  professeur  à  Leyde,  sous  le  nom  de 
Baudius.  Un  des  inspecteurs  de  la  Faculté  de  Gand  était  Adrien 
Saravia,  dont  nous  reparlerons  aussi. 

Daneau  ne  devait  pas  rester  longtemps  dans  cette  ville,  il  n'v 
passa  qu'une  année  jusqu'au  15  mai  1583  3,  une  «  vocation  dfe 
l'Académie  d'Orthez  ayant  hâté  son  retour.  Il  la  suivit  à  Lescar, 
puis  il  passa  à  celle  de  Castres,  où  il  entra  le  29  octobre  1593. 
Il  y  mourut  le  11  novembre  1595  4. 

Son  petit-fils  Lambert,  un  siècle  plus  tard,  devait,  après  la 
Révocation,  se  réfugier  à  Leeuwarden,  où  il  s'éteignit  en  1699. 
Ainsi  se  marque  la  continuité  de  l'histoire  et  s'explique  le  Refuge 
en  Hollande  de  plus  de  cent  mille  réformés.  Les  petits-fils  sui- 
vaient, forcés  par  la  persécution,  la  voie  que  jadis  leurs  grands- 
pères  avaient  prise,  attirés  les  uns  comme  les  autres  par  ce  phare 
de  liberté  qui  les  guidait  vers  le  Septentrion. 

1.  Jean  de  Nassau,  frère  du  Taciturne,  écrit  à  celui-ci,  le  1  1  juillet  1582  :  i  en  ce 
qui  concerne  l'Université  de  Leyde,  clic  se  porte  fort  mal.  attendu  que  le  docteur 
Danaeus,  le  plus  remarquable  théologien  que  l'on  puisse  trouver  dans  ces  provinces, 
est  parti  pour  Gand  où  il  est  devenu  professeur.  -  Fontaines  dit  qu'après  le  départ 
de  Daneau,  l'Université  marche  à  reculons  à  la  manière  des  écrevisses  (gehet  den 
Krepsganck).  Cf.  P.  Frédéricq  :  L'enseignement  public  tirs  calvinistes  à  Gand  (1578- 
1584)  dans  Travaux  du  cours  pratique  d'histoire  nationale  de  1'.  Frédéricq,  l,r  fas- 
cicule, (.and  et  La  Haye,  1883,  in-8°,  p.  81-82. 

2.  11  était  arrivé  le  20.  Cf.  Frédéricq,  op.  cit.,  p.  79. 

3.  De  l'élite,  op.  cit.,  p.  110. 

4.  Haag,  Lu  France  Protestante,  2e  éd.,  t.  V,  col.  G8,  et  Nieuw  Nederl.  Binqrafisch 
Woordcnbuck,  t.  I,  col.  680. 


CHAPITRE  III 


UN  GRAND  JURISTE  :  HUGUES  DONEAU  (1579-1587) 


Le  meilleur  appui  de  Daneau,  dans  sa  lutte  contre  le  magistrat 
de  Leyde,  avait  été  un  autre  protestant  français  beaucoup 
plus  illustre,  l'émule  du  grand  Cujas  lui-même,  Hugues 
Doneau  ou  Donellus.  Les  Bronnen  der  Leidsche  Universiteit, 
apportent,  sur  le  long  séjour  qu'il  fit  à  Leyde,  bien  des  détails 
curieux. 

Doneau  était  né  à  Chalon-sur-Saône,  le  23  décembre  1527, 
d'une  famille  de«  robins  »  très  considérée  dans  la  ville  1.  Etudiant 
à  Bourges,  il  y  enseigna  bientôt  aux  côtés  de  son  maître,  Duaren; 
en  1555,  Cujas  lui  ayant  été  préféré,  malgré  l'appui  de  Michel 
de  l'Hôpital,  pour  la  chaire  de  Baudouin,  il  en  conçut  une 
vive  jalousie,  qu'il  manifesta  en  rendant  la  vie  impossible  à 
Cujas,  ce  qui  n'empêcha  pas  celui-ci,  après  une  année,  d'éloigne- 
ment,  de  succéder  à  Duaren  en  1558.  Les  deux  rivaux  se  suppor- 
tèrent jusqu'en  1566,  date  à  laquelle  Hotman  succéda  à  Cujas  : 
Doneau  et  lui  furent  suspendus  comme  suspects  d'hérésie  en 
1571.  A  la  Saint-Barthélémy,  déguisé  en  valet  d'étudiant  alle- 
mand 2,  Doneau  s'enfuit  à  Genève,  où  il  fut  admis  comme  habi- 
tant, le  26  septembre  1572. 

Sur  la  prière  du  Conseil,  il  y  donna  quelques  leçons,  mais  bien- 
tôt il  répondit  à  l'appel  de  l'Electeur  Palatin,  qui  lui  offrit  la 
première  chaire  de  droit  à  l'Université  de  Heidelberg.  Louis  VI, 
lils  de  l'Electeur  palatin,  ayant  succédé  à  son  père,  destitua  tous 
les  professeurs  calvinistes,   sauf  Doneau. 

1.  Haag,  La  France  Protestante,  2«  éd.,  t.  V,  col.  lis  et  Nieuw  Ned.  Biogr.  R 
denboek,  l.  I.  col.  l'2'J  à  735. 

2.  Cf.  L'oraison  funèbre  prononcée  par  Scipio  Gentilis  et  qui  figure  en  tête  <K,v- 
Opéra  Omnia  de  Doneau,  réédités  à  Florence,  de   1840  à  lts  17,  en  12  voL  in-fol., 

t.  I,  p.  VI. 


160  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

Selon  Bayle  et  la  Biographie  Universelle,  il  se  rendit  en  Hol- 
lande dès  1575.  Paquot  et  Spangenberg,  dans  l'Encyclopédie 
d'Ersch  et  Gruber,  reculent  son  départ  de  Heidelberg  jusqu'en 
1579  ;  discussion  inutile,  les  Bronnen  résolvant  la  question  : 
c'est  en  effet,  le  14  juin  1578  seulement,  qu'il  est  fait  mention 
de  Doneau  pour  la  première  fois  dans  les  Acta  Senatus  K 

Devant  cette  haute  assemblée,  le  professeur  de  physique, 
Alexandre  Ratloo  rend  compte  de  la  mission  dont  il  a  été  chargé 
par  le  Sénat  pour  tenter  de  recruter  des  professeurs  en  Alle- 
magne. Auprès  du  Français  François  Hotman  2,  ses  efforts  ont 
été  vains,  de  même  auprès  de  l'Italien  Zanchi,  alias  Zanchius, 
de  Daniel  Toussain  (Tossanus),  alors  professeur  à  Xeustadt  sur 
Hardt,  et  d'un  troisième  Français  :  Junius.  Seule  une  con- 
versation avec  Doneau  laisse  quelque  espoir,  ce  qui  décide 
le  Sénat  à  demander  aux  Curateurs  d'adresser  à  ce  dernier 
une  lettre  officielle  3. 

Une  Résolution  des  Etats  de  Hollande,  du  21  juin  1570, 
arrête  que  le  docteur  Hugo  Donellus,  professeur  de  droit  à  Hei- 
delberg, sera  invité  à  occuper  la  chaire  de  droit  de  Leyde,  au 
traitement  annuel  de  mille  livres  de  gros,  c'est-à-dire  mille 
florins,  et  qu'il  lui  sera  accordé  trois  cents  livres  pour  son 
voyage  4. 

Le  24  octobre,  on  annonce,  en  séance  du  Sénat,  que  le  savant 
arrivera  le  soir  même,  heureuse  et  favorable  nouvelle  (quod 
felix  et  faustum  sit)  :  un  banquet  lui  sera  offert  dans  la  maison 
du  Recteur  Juste  Lipse  5.  Elles  allaient  donc  se  trouver  en  face 
l'une  de  l'autre  «  ces  deux  merveilleuses  lumières,  les  yeux  de 
cette  université  » 6  :  Doneau  et  Juste  Lipse.  Le  27  octobre,  Doneau 
est  reçu  dans  le  collège  des  professeurs  et  admis  au  serment  de 
fidélité  aux  statuts,  en  présence  de  deux  Curateurs  et  du  Sénat 
académique,  dans  la  maison  du  Recteur  7. 


1.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.  12. 

2.  Sur  Hotman.  voir  Correspondance  de  Rob.  Dudley,  comte  de  Leycester  et  de 
François  et  de  Jeun  Hotman,  publiée  par  1  '.-.).  Blok  dans  les  Archives  du  .Musée 
Teyler,  Sér.  II,  t.  XII,  2-  p.,  Harlem,  1911,  1  vol.  in-4°. 

'S.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I.  p.  S  et  9.  Le  renvoi  aux  numéros  50-52  des 
pièces  justificatives,  n'est  pas  exact  en  ce  qui  concerne  Doneau,  dont  le  nom  se 
confond  facilement  avec  celui  de  Daneau. 

4.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.  12. 

5.  Ibid.,  t.  I.  p.  lu. 

0.  Ibid.,  I.  I.  p.  111*.  Ainsi  s'expriment  les  Bourgmestres  écrivant  au  Prince 
Guillaume,  le  '.i  février  158  1  :  •  De  twee  beerlj  cke  lichten  ende  oogen  deser  Universi- 
teyt,  1)1).  Donellus  ende  Lipsius  (die  \vv  hier  in  eeren  noemen).  » 

7.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.  10. 


Planche  XIX. 


HUGO      DONELLU5     IC. 
ET     IURIS     PROFESSOR. 


Le  grand  juriste  français  Doneau, 

PROFESSEUR     \    1,'Um VERSITK    DE     LeYUE    i I  .W|-  1  ."> S 7  I. 

(D'après  Meursius,    [thenae  Baiavae,  [6a5). 


UN  GRAND  JURISTE  :  HUGUES  DONEAU  161 

Un  mois  après,  le  23  novembre,  il  fait  sa  première  leçon. 
Dès  le  1er  février  1580,  il  est  adjoint  au  Recteur  en  qualité 
d'assesseur,  «  quoique  ne  sachant  pas  le  hollandais  ».  Son  ensei- 
gnement avait  une  telle  valeur  et  son  nom  était  une  telle  garantie 
que  la  Cour  d'Utrecht  admit  aussitôt  à  la  profession  du  Barreau, 
deux  docteurs  en  droit,  reçus  par  lui,  le  3  mai  1580,  après  sou- 
tenance publique  de  leur  thèse  l. 

Dans  sa  lettre,  déjà  citée,  du  13  octobre  1581,  Daneau,  après 
s'être  plaint  du  petit  nombre  de  ses  auditeurs,  ajoute  :  «  La 
plupart  des  étudiants,  presque  tous,  suivent  le  droit  civil,  pour 
lequel  nous  avons  Doneau,  un  maître  qui  dépasse  tous  les 
autres.  Pour  les  belles-lettres  nous  possédons  ce  fameux  Juste 
Lipse,  dans  lesquelles  personne  ne  peut  être  plus  versé  »  2. 

Ayant  appuyé,  dans  l' affaire  du  Consistoire  wallon,  Daneau, 
son  compatriote,  Doneau  songe  à  l'imiter  dans  sa  retraite 
et,  dès  le  14  octobre  1582,  il  accepte  la  chaire  que  lui  offre 
l'université  d'Altorf 3.  Mais  Guillaume  d'Orange  qui,  décidé- 
ment, n'avait  pas  de  chance  avec  ses  Français,  refuse  de 
laisser  partir  cet  homme,  dont  le  nom  seul  et  l'érudition 
unique  apportaient  à  l'Université  de  si  riches  et  si  insignes 
moissons  4.  Altorf  revint  à  la  charge  au  printemps  1584.  C'est 
sans  doute  pour  retenir  Doneau  qu'on  lui  accorde  une  augmenta- 
tion de  300  florins. 

Le  13  septembre  1585,  les  étudiants  demandent  aux  profes- 
seurs de  tâcher  de  le  garder  :  ils  avaient  appris  qu'il  se  pré- 
parait à  s'en  aller,  la  ville  n'ayant  pas  tenu  les  engagements 
des  Curateurs.  Les  Etats  de  Hollande,  par  Résolution  du  18  sep- 
tembre, lui  garantissent  son  traitement  de  1.300  florins5. 

Sur  ces  entrefaites,  étaient  survenus  des  événements  d'une 
grande  importance  pour  l'histoire  des  Pays-Bas,  et  auxquels 
Doneau  allait  être  étroitement  mêlé.  Privées  de  leur  souverain 
légitime,  déclaré  déchu  de  ses  droits,  le  26  juillet  1581,  les  Pro- 


1.  Bronnen  Leidsche  Unioersîteil,  t.  I,  p.  14. 

2.  De  Félice,  Lambert  Daneau,  p.  358  :  «  Plerique,  fere  omnes,  Jus  civile  sequuntur 
in  quo  D.  Donellum  caeteris  praestantiorem  habemus.  In  bonis  literis.  Justuin  illuiu 
Lipsium,  quo  ni)  in  omni  bonarum  litterarum  génère  politius  esse  potest. 

3.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  p.  38  et  note  1  ;  cf.  aussi  Eyssell  (A.  P.  Th.), 
Doneau,  su  vie  et  ses  ouvrages,  trad.  <\u  latin  par  J.  Simonnet,  Mémoires  de  l'Aca- 
démie de  Dijon.  2e  série,  t.  XIII.  1861,  et  du  même  :  Les  dernières  années  île 
H.  Doneau,  dans  Mémoires  de  l' Académie  de  Dijon,  t.  XV.  1868-9;  M.  Bodet,  Etude 
sur  Doneau,  dans  Revue  du  Droit  français  et  étranger,  I,  8  15-858. 

•1.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  p.  110*  et  118*. 
5.  Ibid.,  p.  10  et  11. 

11 


162  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

vinces  Unies  avaient  offert  le  gouvernement  à  François  d'Alen- 
çon,  duc  d'Anjou.  La  malheureuse  aventure  d'Anvers,  la  Furie 
française  et  bientôt  la  mort  du  duc  en  1584,  avaient  mis  fin  à 
ces  projets  d'union  avec  le  royaume  de  France,  et  c'est  du  côté 
de  l'Angleterre  que  les  Etats,  se  sentant  trop  faibles  pour  lutter 
seuls  contre  la  puissante  Espagne,  cherchèrent  leur  salut. 

Elisabeth,  comme  l'avait  fait  le  roi  de  France,  refusa  la 
souveraineté  pour  elle,  mais  désigna  comme  son  conseiller 
auprès  des  Etats,  son  fameux  favori  Robert  Dudley,  comte  de 
Leicester,  demandant  comme  gage,  Flessingue,  La  Brielle  et 
Rammekens  (20  août  1585)  1.  L'ambitieux  Leicester  s'irritait 
du  peu  de  pouvoir  et  du  peu  de  moyens  qui  lui  étaient  conférés 
et  son  mécontentement  s'accrut  lorsque  les  Etats  de  Hollande 
élevèrent,  le  1er  novembre  1585,  le  jeune  Maurice  de  Nassau  à  la 
dignité  de  Stathouder,  Capitaine  et  Amiral  général,  avec  le 
comte  de  Hohenlohe  comme  Lieutenant.  Le  7  janvier  1586, 
Leicester  fut  reçu  par  les  Etats  généraux.  Les  députés  représen- 
tant le  parti  des  Régents,  c'est-à-dire  l'oligarchie  des  grandes 
villes,  lui  offrirent  le  souverain  pouvoir,  qu'il  hésita  à  accepter 
par  crainte  d'Elisabeth  ;  mais  bientôt,  il  prêta  serment,  dans  la 
vaste  salle  du  Binnenhof,  en  qualité  de  gouverneur  des  Pays- 
Bas,  à  la  grande  fureur  de  la  reine,  qui  finit  par  s'apaiser.  L'in- 
terdiction de  faire  du  commerce  avec  l'ennemi  et  la  défense  d'ex- 
porter des  vivres  et  des  munitions  irritèrent  les  marchands 
hollandais,  qui  prétendaient  continuer  à  trafiquer,  même  avec 
les  adversaires  de  leur  propre  patrie  ;  ceci  le  brouilla  avec  les 
Régents  des  grandes  villes. 

Une  sorte  de  coup  d'Etat  à  Utrecht,  le  30  juin,  marqué 
par  l'arrestation  de  Paul  Buys,  que  Leicester  considérait  comme 
le  principal  obstacle  à  ses  desseins,  accrut  la  défiance  d'un  pays 
fort  ombrageux  à  l'égard  de  la  tyrannie.  Leicester  nomme  des 
gouverneurs  comme  Sonoy,  en  Hollande  septentrionale,  sans 
même  consulter  le  Stathouder.  Parti  pour  l'Angleterre,  le 
4  décembre  1586,  il  n'en  revint  que  le  6  juillet  1587.  Qu'au 
début  de  septembre,  il  ait  projeté  de  s'emparer  du  pouvoir 
absolu,  cela  n'est  pas  douteux.  Oldenbarneveldt  (Pension- 
naire de  Hollande  depuis  le  3  mars  1586),  cherche  refuge  auprès 


1.  Voir  l'article  I.eiceslcr  par  M.   Ilaak  dans  Nieuw  Ned.  Biogr.   Woordenbock, 
t.  IV,  col.  «91  à  901. 


UN    GRAND    JURISTE    :    HUGUES    DONEAU  163 

du  Prince  Maurice  et  des  Etats  de  Hollande  à  Delft,  tandis  que 
les  Etats  Généraux  se  rassemblent  à  Dordrecht. 

Les  négociations  entamées  par  Leicester  avec  l'Espagne  lui 
aliénèrent,  en  octobre,  jusqu'à  ses  amis  calvinistes  et  les  prédi- 
cants  eux-mêmes  commencèrent  à  réagir.  L'arrestation  à  Leyde 
du  capitaine  Cosme  de  Pescarengis,  fit  découvrir  la  trame  d'une 
conspiration  dans  laquelle  était  impliqué  le  professeur  Saravia. 
Ce  dernier  réussit  à  s'échapper,  mais  Pescarengis  et  Nicolas  de 
Maulde,  dont  les  enseignes  devaient  renverser  les  Régents,  furent 
exécutés  (25  octobre  1587). 

Le  17  décembre,  Leicester  signe  son  abdication,  qui  ne  par- 
vint, par  suite  d'un  hasard,  dit-on,  à  la  connaissance  des  Etats- 
Généraux  que  le  11  avril  1588  1. 

C'est  précisément  de  la  longue  absence  du  Gouverneur,  en 
1587,  que  profitèrent  les  Régents  de  Leyde  et  en  particulier 
Douza,  pour  chasser  Doneau,  que  son  orthodoxie  faisait  avec 
raison  soupçonner  d'être  en  relations  étroites  avec  Leicester  2. 
D'après  les  pièces  conservées,  le  Lieutenant  général  de  Maurice 
de  Nassau,  le  prince  de  Hohenlohe,  ouvre  le  feu,  par  sa  plainte 
contre  Doneau,  adressée  aux  Bourgmestres  et  Echevins  de  la 
ville  de  Leyde  3.  Après  avoir  rappelé  ses  propres  titres  et  ses 
mérites,  Hohenlohe  se  plaint  de  quelques  étrangers,  qui,  n'ayant 
aucun  droit  de  se  mêler  des  affaires  des  Pays-Bas,  se  permettent 
de  le  calomnier  et  de  blâmer  ses  actes,  l'accusant  d'entraver  la 
religion  évangélique,  le  service  de  Sa  Majesté  et  le  bien  public. 
En  particulier  un  docteur  en  droit  s'était,  le  jeudi  avant  Pâques, 
dans  l'assemblée  de  l'Université,  répandu  en  invectives  contre 
lui  et  les  Etats,  et  avait  justifié  son  attitude  en  tant  qu'étranger, 
par  cette  comparaison,  qu'étant  sur  un  navire,  il  avait  le  droit 
de  crier,  en  voyant  ses  compagnons  de  voyage  tenter  de  couler 
le  bâtiment.  Le  docteur  en  droit,  auteur  de  la  dite  comparaison, 
est  évidemment  Doneau. 

La  lettre  de  Hohenlohe  est  du  13  avril  1587  :  l'exécution  ne 
tarda  guère4.  Doneau  lui-même,  dans  sa  requête  aux  Etats, 
nous  en  a  conservé  le  détail  : 

1.  On  croit  qu'à  son  retour  en  Angleterre,  il  fut  empoisonné  :  en  tous  cas,  il 
y  mourut   le    1  sepieml  re  1588. 

2.  Cl.  W.  Bisschop,  De  Wcelingen  der  Leiceslersche  parti j  binnen  Leiden  ;  Leyde, 
1867,  un  vol.  in- 1"  :  sur  le  rôle  de  l  k>n<  au,  voir  ootammenl  p.  23  36,  85  92 

3.  Bronnen  Leidsehe  Uniuersileit,  t.  I,  p.  142*- 1*.  Traduction  ap.  Eyssell,  l>"i:eau. 
sa  vie  et  sis  ouvrages,  p.  332-337. 

I.   La  décision  des  Curateurs  fut  prise  le   11  avril  1587;  cf.  Bronnen  Leidsehe 


164  PROFESSEURS    ET   ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

«  Messeigneurs. 

«  Comme  ainsi  soit  qu'au  souverain  degré  de  gouvernement, 
auquel  Dieu  vous  a  mis  en  ces  pais,  vous  soyes  constituez  pour 
faire  droict  et  justice,  défendre  les  affligez,  soulager  et  main- 
tenir ceux  qui  sont  injustement  oppressez  et,  singulièrement, 
pour  faire  jugement  aux  vefves,  orfelinset  estrangers  au  nombre 
desquelz  je  suis  entre  vos  subjeets,  ayant  receue,  ces  jours  passez, 
par  les  practicques  et  menées  d'aulcuns  miens  ennemis,  une 
injure  et  violence  indigne,  par  la  sentence  de  ceulx  qui  moins  me 
debvoyent  nuyre,  au  pouvoir  desquels  je  ne  puis  ny  n'est  à  moy 
de  résister,  je  n'ay  peu  faire  autre  chose  qu'avoir  recours  à  voz 
Seigneuries,  pour  obtenir  le  soulagement  gratieux  que  je  me  suis 
promis  de  vostre  équité  et  justice.  Il  est  advenu  ces  jours  passés, 
Messeigneurs,  sçavoir  est  le  XXVe  d'Apvril  dernier  passé,  que 
Messieurs  les  Curateurs  de  l'Université  de  Leijden,  asçavoir 
Monsieur  de  Xoorhvijck  *  et  Maistre  Pauls  Bus,  ensemble  les 
Burgemaistres  de  la  dicte  ville,  assemblés  en  l'université,  au 
lieu  destiné  par  eux  à  telles  assemblées,  m'ayant  faict  venir, 
par  leur  mandement,  par  devers  eux,  sans  aulcune  forme  de 
procès,  sans  me  dire  aucune  cause  de  ce  qu'ils  faisoient.  sans 
m'ouvr  ou  me  donner  aucun  lieu  de  me  purger  et  défendre  en  ce 
qu'ilz  m'eussent  peii  accuser,  me  feirent  prononcer  par  le  secré- 
taire de  leur  ville  la  sentence  qui  s'ensuyet,  en  françoiset  en  ces 
termes  : 

-  Monsieur  le  Docteur  !  Messieurs  les  Curateurs  de  l'Univer- 
sité de  Leyden  et  Messieurs  les  Bourguemaistres  de  la  dicte 
ville,  pour  certaines  causes,  vous  demectent  de  Testât  et  degré 
de  professeur.  A  quoy,  pour  l'estonnement  de  telle  nonveaulté, 
je  ne  respondy  autre  chose,  sinon:  Et  bien  !  .  voulant  dire,  s'il  se 
doit  et  peut  ainsi  faire,  au  nom  de  Dieu,  soit:  je  n'y  pourroye 
résister.  A  ceste  iniquité  de  sentence  pour  avoir  condemné  ung 
homme  non  ouy,  ils  ont  adjousté  la  seconde  :  c'est  que,  comme 
ainsi  soit  que  toute  humanité  nous  convie  et  commende  de  porter 
faveur  à  ceulx  qui  sont  foullessés,  assaillis  et  que  les  loix  des 
payens  mesmes  commandent  de  donner  ung  advocat  et  défen- 
seur à  celui  2  qui  en  a  besoing  etle  requiert,  ceux-ci,  aucontraire, 

Unioersiteil,  t.  T.  p.  51.  Elle  fui  communiquée  à  l'intéressé  le  lendemain.  La  requête 
de  Doneau  a  été  écrite  entre  le  25  avril  et  le  5  mai. 

1.  C'est-à-dire  .i<  an  1  touza. 

2.  Le  texte  des  Bronnen  porte,  t.  I,  p.  145*,  ♦  ceulx  ».  De  même  dans  EysselL  op. 

cil.,  p.  339. 


UN    GRAND    JURISTE    :    HUGUES    DONEAU  165 

ont  soudain  après,  envoyé  quérir  Monsieur  le  Recteur  Lipsius, 
auquel  ayant  declairé  la  sentence  susdicte  contre  moy,  luy  ont 
défendu  d'entreprendre  en  ceste  cause  aulcune  défense  pour 
moy,  c'est-à-dire  pour  celuy  auquel  par  tout  ftebvoir  de  son 
office  il  doit  toute  assistence,  adjoustans  qu'ils  vouloient  qu'il  le 
feisse  entendre  aux  aultres  professeurs,  leur  défendant  à  tous  de 
s'entremesler  aucunement  en  ceste  affaire,  ayans  aussy,  à  toutes 
requestes  à  eulx  faictes,  refusé  de  dire  les  causes  qui  les  avoit 
esmeus  de  donner  telle  sentence,  pour  ne  me  laisser  aucun  lieu 
de  me  pouvoir  défendre.  Une  telle  injustice  s'estant  espandue 
sur  moy  et  m'estant  faict  un  tort  si  évident,  auquel  ils  persistent 
constamment,  rien  ne  m'est  laissé  que  d'avoir  recours,  après 
Dieu,  aux  puissances  supérieures,  comme  présentement  je  fay 
à  vos  x  Seigneuries,  Messeigneurs,  vous  suppliant  en  toute  humi- 
lité et  obéissance  deiie,  de  ne  me  dénier,  en  ceste 2  affaire,  vostre 
secours  et  justice. 

Et  si  j'ay  esté  appelle  jadis  par  eux  de  lointain  pays  pour 
vous  venir  faire  service  ;  si,  en  ma  charge,  je  me  suis  porté 
avecq  fidélité  et  diligence,  avecq  le  contentement  de  tous  gens 
de  bien  et  d'honneur  ;  si  j'ay  désiré,  de  tout  temps,  de  porter 
et  ay  porté  en  conscience  à  vos  Seigneuries  toute  honneur  et 
affection  serviable,  comme  Dieu  me  commande,  queleque  chose 
que  taschent  autrement  me  dénigrer  aulcuns  miens  ennemis  ; 
si,  d'abondant,  ayant  dernièrement  voulu  suivre  la  vocation 
honorable  de  Heydelberch  et  estant  sur  le  poinct  de  partir,  il  a 
semblé  bon  à  vos  Seigneuries,  par  commandement  et  instance 
amiables  de  vos  lettres  réitérées,  me  divertir  et  comme  contraindre 
de  laisser  la  susdicte  vocation  et  de  demeurer,  et,  à  ceste  lin, 
adjouster  un  instrument  autenticque,  qu'il  pletit  à  voz  Seigneu- 
ries m'envoyer  3,  par  lequel  vous  ordonnies  que,  tant  que  je 
voudroy  demeurer  icy  en  ma  profession,  les  gages  que  vous  y  or- 
donnez me  seroyent  payés,  commandans  estroictement  aux  Cura- 
teurs et  Bourgemaistres  de  Leyden  qu'ainsy  fût  faict  et  qu'ils 
eussent  à  se  reigler  selon  vostre  ordonnance  :  Ces  choses  considé- 
rées, vostre  bon  plaisir  soit  maintenir  vostre  ancien  serviteur 
contre  ung  tel  tort  faict  contre  tout  droict  et  mesmement  contre 

1.  Le  texte  des  Bronncn  porte  «  vous  ».  Eyssel,  loco  citalo,  «  Vos  ». 

'2.   Le  texte  des  Bronnen  a  par  erreur  «  t'est  »;  Eyssel  :     cesl    . 

3.  Il  s'agil  évidemment  de  la  résolution  «les  Etats  de  Hollande  mentionnée  plus 
haut,  i).  161  (Rés.  18  sept.  1585).  Doneau  avait  été  appelé  non  seulement  par 
L'Université  d'Altorf,  mais  aussi  par  celle  île  lleidelbcrg. 


106  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

vostre  arrest  et  ordonnance  susdicte.  Et,  pour  cest  efîect,  si  la 
sentence  susdicte  contre  tout  droict  divin  et-  humain,  donnée 
contre  ung  homme  non  ouy,  est  de  soy  nulle  par  toutes  loix, 
vostre  plaisir  sôil  la  déclarer  telle  et  suyvant  ce,  me  déclairer 
estre  demeuré  et  demeurer  encore  de  présent,  comme  aupara- 
vant, au  mesme  degré  qu'il  vous  a  pieu  m'ordonner  de  touts 
temps  et  singulièrement  par  vostre  dernière  ordonnance.  Ce 
faisant,  Messeigneurs,  vos  Seigneuries  feront  chose  digne  de 
leur  honneur  et  grandeur,  c'est-à-dire  raison  et  justice,  et, 
particulièrement,  elles  m'accroystront  le  désir  et  affection  que 
j'ay  de  tout  temps  de  leur  faire  très  humble  service.   » 

Ne  voilà-t-il  pas  un  excellent  modèle  d'éloquence  judiciaire 
française  au  xvie  siècle  ?  La  requête  peint  la  comparution 
de  l'inculpé  devant  les  Curateurs,  son  étonnement  en  entendant 
la  brève  exécution,  prononcée  en  français,  et  dont  l'audition 
ne  lui  arrache  qu'une  exclamation  de  stupeur  :  «  Eh  bien  !  » 

Les  Etats  ayant  soumis  ce  digne  document  à  l'appréciation 
des  Curateurs  et  Bourgmestres,  constituant  le  conseil  d'admi- 
nistration de  l'Université,  ils  répondirent  en  formulant  leurs 
plaintes  contre  Doneau. 

Dans  l'espèce,  puisque  nous  parlons  d'un  juriste,  c'est  un 
déclinatoire  de  compétence  ;  les  Etats  ont  aussi  peu  à  voir  dans 
une  destitution  de  professeur  que  les  Curateurs  et  Bourgmestres 
dans  la  mise  à  pied  d'un  ritmaistre,  colonel,  capitaine  ou  autre 
officier.  C'est  l' affirmation  la  plus  nette  à  la  fois  des  franchises 
municipales  et  de  la  liberté  académique.  Les  Curateurs  et  Bourg- 
mestres donnent  néanmoins  d'autres  raisons  encore  et  discutent 
la  lettre  point  par  point,  non  sans  longueurs,  ainsi  qu'il  est  de 
règle  dans  les  documents  officiels  hollandais.  Doneau  ne  se  tient 
pas  pour  battu.  Il  fait  appel,  le  21  mai,  à  la  solidarité  de  ses 
collègues  et  sollicite  l'appui  du  Recteur,  Juste  Lipse,  demandant 
que  celui-ci  contresignât,  au  nom  de  tout  le  Sénat,  la  supplique 
au  Magistrat  de  Leyde  rédigée  en  Hollandais  par  le  •  lamulus  a 
Everard  Blanchard  l. 

Les  étudiants  soutiennent  leur  maître,  mais  le  Magistrat 
se  venge  de  Blanchard,  considère  comme  le  meneur,  en  lui  reti- 
rant la  franchise  des  droits  sur  la  bière. 

11  y  a  encore  d'autres  pièces  au  dossier.  Les  Etats,  par  lettre 

1.  Cf.  Bronnen  Leidsche  Unioersileit,  t.  I,  p.  -18  et  Bisschop,  Woelingen,  cité  plus 
haut,  p.  34. 


UN    GRAND    JURISTE    :    HUGUES    DONEAU  167 

du  4  juillet  1587  *,  continuent  à  retenir  l'affaire,  ce  dont  s'irritent 
les  Bourgmestres  e*t  Curateurs.  Le  6,  était  rentré  Leicester  et 
ceci  va  redonner  confiance  à  ses  partisans  et  ses  amis.  Le  Gou- 
verneur anglais  intervient  même  personnellement  en  faveur  de 
Doneau,  lors  d'une  visite  à  Leyde  en  octobre,  mandant  auprès 
de  lui  les  Bourgmestres  et  Curateurs,  pour  les  prier  de  reprendre 
le  professeur  et  de  le  restituer  en  sa  charge. 

Dans  leur  séance  du  15  octobre  suivant,  les  Bourgmestres  et 
Curateurs  maintiennent  leur  décision,  affirment  que  son 
retour  ne  fera  que  provoquer  de  nouveaux  troubles  dans 
un  milieu  formé  en  grande  partie  d'éléments  étrangers,  trop 
accessibles  aux  «  nouvelletés  ».  De  plus,  la  façon  d'enseigner 
habituelle  à  Doneau  n'avait  été  de  grande  utilité  ni  à  l'Univer- 
sité ni  aux  étudiants. 

Ceux-ci,  à  en  juger  par  l'ardeur  qu'ils  avaient  mise  à  défendre 
leur  maître,  en  témoignaient  autrement  et  c'était  probablement 
une  calomnie  des  magistrats,  qui  n'osaient  exprimer  ouver- 
tement au  Gouverneur  les  raisons  purement  politiques  de 
cette  destitution.  C'était  aussi  se  consoler  un  peu  facilement 
que  de  dire,  comme  il  était  écrit  clans  la  lettre,  aux  Etats, 
du  20  mai  1587  2,  que  le  dommage  résultant  pour  l'Uni- 
versité du  départ  de  Doneau  n'était  pas  si  grand  qu'on  le 
criait. 

A  la  vérité,  ce  célèbre  représentant  de  notre  école  juridique 
était  venu  apporter  aux  Pays-Bas  le  «  mos  gallicus  »  3  et,  servi 
par  sa  grande  éloquence,  il  avait  réagi  à  Leyde  comme  à  Hei- 
delberg,  comme  à  Bourges,  contre  l'étude  des  glossateurs  et 
postglossateurs,  des  gloses  et  des  gloses  de  gloses,  pour  y  substituer 
l'étude  des  textes  mêmes,  ce  qui  sera  toujours,  en  toute  matière 
la  bonne  doctrine  française. 

Au  reste,  son  talent  ne  devait  pas  être  longtemps  sans  emploi  : 
l'Université  d'Altorf  allait  se  l'associer,  tandis  que  Corneille  de 
Groot,  Bronchorst  et  Sosius  se  mettaient  trois  pour  le  remplacer. 
A  Altorf,  il  retrouva  Scipio  Gentilis  son  ancien  élève  de 
Leyde,  «qu'il  aimait  comme  son  fils  »,  et  celui-ci  prononça  après 
la  mort  du  juriste,  survenue  le  4  mai  1591,  une  oraison  funèbre, 


1.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  p.  119*. 

2.  Ibid.,  t.  1.  p.  118*. 

'A.  Cf.  l'article  de  .M.   van  Kuyk  dans  Nieuw  Ned.  Biogr.   }Yuurdenbvek,   t.   I, 
col.  72lJ  et  Eyssell,  op.  cil.,  not.  p.  192. 


168  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

qui  débute  par  un  magnifique  éloge  de  la  science  française  K 
Il  n'avait  donc  pas  survécu  longtemps  à  son  départ  de  Leyde  ; 
à  60  ans,  ses  infirmités  pouvaient  le  faire  paraître  plus  que 
son  âge.  Quand  l'Université  de  Leyde  avait  été  définitivement 
contrainte  d'abandonner  l'église  des  Béguines  voilées,  qui  avait 
été  son  berceau,  le  Recteur  Juste  Lipse  et  son  secrétaire  Vulca- 
nius  demandèrent  pour  Doneau  l'autorisation  d'y  continuer  ses 
cours,  car  ii  montait  avec  peine  les  escaliers,  et  cet  abandon  d'un 
local  où  il  professait  depuis  nombre  d'années,  rendrait  trop 
évident  son  manque  de  mémoire,  probablement  parce  que,  dans 
sa  distraction,  le  savant  continuerait  à  s'y  rendre  par  habitude  2, 
trait  fugitif  qui  transforme  tout  à  coup  un  document  en  un 
tableau,  où  l'on  voit  le  petit  homme  à  barbe  courte  et  pointue, 
au  regard  pénétrant  mais  distrait,  à  la  fraise  modeste  à  peu  de 
plis,  s'avançant  en  robe,  à  pas  machinal,  vers  l'amphithéâtre 
où  l'attendent  ses  auditeurs. 

1.  On  la  trouvera,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  en  tète  de  Hugonis  Donelli... 
Opéra  Omnia,  t.  I,  Luques,  1752,  in-fol.  Les  œuvres  de  Doneau  ont  joui  d'une  telle 
faveur  en  Italie  que  les  douze  in-fol.  du  xvnie  siècle  furent  encore  reproduits  de  1840 
à  1847  à  Florence  en  12  vol.  in-8°.  Ceci  en  dit  long  sur  la  valeur  qu'elles  ont  con- 
servée, même  pour  la  science  juridique  moderne.  L'oraison  funèbre  fut  prononcée 
par  Gentilis,  le  7  mai  1591  (cf.  p.   III,  n.  1). 

2.  Bronnen  Leidsche  Universileit,  t.  I,  p.  141*. 


CHAPITRE  IV 


UN  GROUPE    DE   THÉOLOGIENS  :    SaRAVIA,    Du    JON,    Du   MOULIN, 

Trelcat,  Basting 


Doneau  ne  devait  pas  être  la  seule  victime  française  des 
troubles  leicestériens  :  une  autre  exécution  universitaire  allait 
suivre  la  sienne,  celle  d'un  professeur  de  théologie  cette  l'ois, 
nommé  Saravia. 

Selon  les  fiches  de  la  Bibliothèque  Wallonne  de  Leyde,  que 
nous  avons  invoquées  maintes  f ois  «  :  Monsieur  de  Sarravia  et  sa 
femme  ont  été  reçus  membres  de  l'Eglise  de  Leyde  en  1584  » 1. 
Dès  la  même  date,  il  est  question  de  lui  dans  le  Livre  Synodal 
des  Eglises  Wallonnes  2.  La  «  Classe  »  ou  assemblée  provinciale 
des  Eglises  de  Hollande  et  de  Zélande,  réunie  le  29  octobre  1584, 
accorde  aux  membres  de  l'Eglise  de  Leyde,  «  attendu  le  nombre 
survenu  en  ceste  Eglise  depuis  quelque  temps  »,  de  choisir  leur 
Ministre.  Saravia  leur  communiquera  ces  décisions  (Art.  2). 

En  1584  aussi,  son  nom  apparaît  dans  les  sources  de 
l'histoire  de  l'Université  de  Leyde  3.  Le  12  mai  de  cette 
année,  les  Curateurs  et  Bourgmestres  ayant  accepté  la 
démission  de  Sturmius  proposent  Adrien  Saravia,  comme  pro- 
fesseur de  théologie,  au  traitement  de  600  florins.  Le  1  septembre 
suivant,  il  est  admis  dans  le  Collège  des  Professeurs  ordinaires. 
Il  est  déjà  Recteur  au  commencement  de  la  nouvelle  année 
«  académique  »,  le  8  février  1585,  quoique  étranger,  puisqu'il 
était  né  à  Hesdin,  en  Artois,  vers  1530. 

1.  D'après  une  autre  fiche,  un  Thomas  Sarravia  est  aussi  reçu  membre  de  L'Eglise 
de  Leyde  en  1584.  La  fiche  citée  m'empêche  d'admettre  avec  M.  Gagnebin  (Bulletin 
Eglises  Wallonnes,  t.  I,  p.  11)  que  Saravia  a  remplacé  Daneau  comme  pasteur  de 
rÈifiise  Wallonne,  en  novembre  1582.  Sur  Doneau.  il  n'y  a  rien  à  trouver  dans  le 
fichier  wallon.  Il  est  cependant  plus  que  probable  qu'il  lit  partie  de  la  Communauté. 

2.  Livre  Synodal  contenant  les  articles  résolus  dans  les  Synodes  des  Eglises  Wal- 
lonnes des  Pays-Bas,  publié  par  la  Commission  de  l'Histoire  des  Eglises  Wallonnes, 
t.  I,  15(53-1685.  La  Haye,  M.  Nijhoff,  1896,  in-8°;  t.  II,  1686-1688,  La  Haye, 
Nijhofi',  1904,  un  vol.  in-8°. 

3.  Bronnen  Leidsche  Universileit,  t.  I,  p.  40. 


170  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

La  théologie  à  Leyde  retombait  en  des  mains  françaises.  Le 
nouveau  Recteur  connaîtra  bientôt,  à  ses  dépens,  la  difficulté 
de  sa  situation.  Le  4  janvier  1586,  le  Sénat  décide  que  Saravia  se 
rendra  à  La  Haye,  pour  congratuler  Leicester,  mais  en  son  nom 
personnel.  Celui-ci,  sur  la  proposition  des  Curateurs,  le  maintient 
comme  Recteur,  pour  l'année  1586  1. 

Dans  une  réunion  des  Curateurs,  des  Rourgmestres  (ces 
derniers  qualifiés  pompeusement,  en  latin,  de  Consules)  et 
du  Sénat,  tenue  le  6  mai  1586,  on  adresse  un  avertissement 
au  Recteur,  parce  qu'il  va  trop  souvent  à  la  Cour,  chez 
le  Gouverneur,  et  qu'il  fait  irrégulièrement  ses  leçons,  ce 
dont  il  s'excuse  sur  ce  qu'il  est  mandé  par  le  Comte  pour 
affaires  ecclésiastiques.  Dans  la  môme  séance,  interrogé  sur 
les  projets  de  celui-ci  à  l'égard  d'un  transfert  éventuel  de 
l'Université  de  Leyde  à  Utrecht  2,  centre  d'influence  du 
parti  de  Leicester,  Saravia  déclare  ne  rien  en  savoir. 
Pourquoi  alors  est-il  à  Utrecht,  le  25  juin,  et  pourquoi,  le 
surlendemain  encore,  est-il  absent,  lors  de  la  «  promotion  » 
d'un  nouveau  Docteur,  à  laquelle,  de  par  sa  charge,  il  était  tenu 
d'assister  ? 

Sous  le  Rectorat  de  Juste  Lipse,  l'année  suivante,  les  difficultés 
ne  font  que  s'accroître,  nous  l'avons  vu  à  propos  de  Doneau,  et, 
par  décision  du  2  novembre  1587,  les  Curateurs  et  Rourgmestres 
congédient  Saravia,  pour  avoir  trempé  dans  les  mutineries 
entreprises,  dans  cette  ville  de  Leyde,  contre  le  bien  public  3. 
C'est  en  vain  qu'il  supplie  les  Curateurs  dans  sa  requête  du 
30  janvier  1588  de  le  rétablir  dans  sa  charge  4.  Il  proteste  contre 
le  fait  qu'il  a  été  condamné  sans  même  avoir  été  entendu  :  le 
sort  de  Doneau  aurait  pu  lui  faire  prévoir  le  sien. 

On  croirait  qu'après  ces  expériences,  les  Curateurs  de  l'Uni- 
versité de  Leyde  se  seraient  dégoûtés  des  étrangers  en  général 
et  des  Français  en  particulier.  Il  n'en  est  rien.  On  fait  encore 
appel  à  un  de  nos  compatriotes,  Lie.  Thelcat,  né  à  Erin, 
près  d'Arras,  en  1512  ~\  et  qui  avait  été,  à  Paris,  l'élève  de 
Mercier  et  de  Ramus.  Déjà  avant  qu'il  ne  fût  question  du  départ 

1.  Bronncn  Leidsche  Université  il,  t.  I,  p.  43. 

2.  Ibitl.,  t.  I.  p.  15,  et  Bisschop,  Woelingen  Leyceslersche  parlij,  p.  77.  La  fondation 
récente  de  la  nouvelle  université  de  Franeker  causait  aussi  à  Leyde  d'j  gros  soucis. 

3.  Bronncn,  t.  I,  p.  53,  et  pièces  justificatives,  n°  137,  p.  159*.' 

4.  Ibid.,  t.  I,  p.  161*,  n»  1  10. 

5.  Haag,  La  France  Protestante,  lre  éd.,  t.  IX,  p.  412-3. 


LES     TRELCATS  171 

de  Saravia,  le  4  mai  1587,  les  Curateurs  et  Bourgmestres  nom- 
ment provisoirement  Lucas  Trelcat,  qu'ils  intitulent  «  Minister 
van  de  Walsche  Gemeynte  deser  stede  van  Leyde  »  (c'est-à-dire 
pasteur  de  l'Eglise  wallonne  de  Leyde)  professeur  extraordinaire 
de  théologie,  au  traitement  de  300  florins,  en  remplacement  de 
Holman  x. 

Les  étudiants  l'ayant  demandé,  après  le  départ  de  Saravia, 
comme  professeur  ordinaire,  les  Curateurs  se  bornent,  par  leur 
délibération  du  9  février  1588,  à  l'augmenter  à  400  florins,  à 
condition  qu'il  fera  quatre  leçons  au  lieu  de  deux  par  semaine  2. 
Le  10  août  1591,  ils  lui  accordent  les  600  florins  du  professeur 
«  ordinaire  »,  ce  qui  veut  dire  titulaire. 

Beaucoup  de  fiches  wallonnes  à  Leyde  concernent  les  Trelcat. 
D'après  mes  recherches  aux  Archives  municipales  de  Leyde, 
le  père  et  le  fils  se  firent  admettre  comme  «  bourgeois  de  la 
ville  3  »  :  «  Mr.  Lucas  Trelcat,  de  oude,  en  Mr.  Lucas  Trelcat  de 
jonge,  beyde,  dienaren  des  "NYoorts  alhier,  hen  tôt  burgers  onf- 
iangende  hebben  overzulx  den  burgereedt  gedaen,  etc.  »  On 
conserve  à  la  bibliothèque  de  l'Université  d'Utrecht  une  partie 
de  ses  cours  écrits  4.  Il  exerça  ses  fonctions  jusqu'à  sa  mort, 
survenue  fin  août  1602  5.  Son  fils  lui  succéda  provisoirement, 
mais  mourut  en  1607,  date  à  laquelle  le  fameux  Arminius  le 
remplaça. 

C'est  à  la  même  époque  (10  août  1591)  que  les  Curateurs 
décident  d'appeler  à  eux,  en  qualité  de  Premier  professeur  de 
théologie,  un  Français  célèbre,  François  du  Jox,  plus  connu 
peut-être  sous  le  nom  de  Fraxciscus    Junius  6. 

11  était  né  à  Bourges  en  1545,  et  y  avait  été  l'élève  et 
l'ami  de  Doneau.  Il  faillit  être  massacré  à  Lyon  en  même 
temps   que    son    autre    maître    Barthélémy    Aneau   et    partit 


1.  Bronncn  Leidsche  Uniocrsiteit,  t.  I,  p.  52. 

2.  Ibid.,  p.  53-54.  Cf.  aussi  sur  Trelcat,  Lettres  françaises  de  Scaliger,  p.  34  1,  3 19- 
350. 

3.  Poorlcrboek,  1588-1002,  f°  169  recto. 

4.  Ms.  Utrechl   155  (Eccl.  511)  :  Loci  communes  theologise. 

5.  Brunnen  Leidsche  Universileit,  t.  1,  p.  139.  Acta  Senatus,  1602,  29  août  : 
i  Decrctum  in  Sen.  acad.  ut  ad  30  Au.y.  diem,  Professores  conveniant  pullati,  deduc- 
turi  funus  lidi.  Clarissimique  p.  m.  viri  1).  Lucae  Trelcatii,  hora  3a  pomeridiana  ». 

6.  On  ne  saurai)  admettre  avec  M.  Blok,  Gescliiedenis  ran  het  Nedaiandsche  Volk, 
2e  éd.,  t.  I,  p.  G(ju,  que  Junius  suit  un  des  rares  huguenots  qui  aient  influencé  le 
calvinisme  aux  Pays-Pas.  11  y  en  eut  bien  d'autres  encore.  On  consultera  sur  du 
Jon,  Ilaag,  La  France  Protestante,  2  éd.,  t.  V,  col.  713  et  suivantes,  <>u  l'on  trou- 
vera une  importante  bibliographie.  Sur  son  arrivée  a  Les  de,  voir  Oud-UuUand, 
t.  XXV i  (1908),  p.  21. 


172  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 


pour  Genève,  où  il  arriva  le  17  mars  1562.  En  1565,  il  se 
dirige  avec  Pérégrin  de  La  Grange,  du  Dauphiné  où  ils  se 
trouvaient  alors,  vers  Valenciennes,  pour  y  prêcher  «  sous  la 
Croix»,  c'est-à-dire  au  milieu  des  persécutions,  où  son  compagnon 
connut  le  martyre. 

Nommé  ensuite  pasteur  à  Anvers,  il  fut  exclu  de  cette  ville, 
en  vertu  de  l'accord  conclu  entre  Guillaume  d'Orange  et  les 
députés  des  Eglises  Réformées  ;  le  2  septembre  1566,  il  alla 
exercer  à  Limbourg  ;  ensuite,  nous  le  retrouverons  à  Heidelberg, 
puis  à  Metz,  où  il  remplace  Taffin.  Jean  Casimir  lui  donne  une 
chaire  à  Xeustadt  et  enfin,   de  nouveau,  à  Heidelberg  K 

Son  rôle  dans  la  formation  des  Eglises  Wallonnes  et,  par  elles, 
du  calvinisme  hollandais,  fut  considérable  et,  s'il  n'a  pas  rédigé 
la  Confession  de  Foi,  dont  l'original  est  conservé  à  la  bibliothèque 
wallonne  de  Leide,  au  moins  les  retouches  de  langage  sont-elles 
de  lui  2.  Aussi  était-ce  à  du  Jon  qu'à  l'instigation  du  célèbre 
écrivain  bruxellois,  Marnix  de  Sainte-Aldegonde,  bras  droit 
du  Taciturne,  et  de  Loyseleur  de  Villiers,  on  avait  songé  pour 
remplacer  Feugueray,  en  1579.  Le  30  octobre  1579,  les  Curateurs 
et  Bourgmestres  lui  offrent  un  traitement  de  600  florins  3.  Il 
est  tenté,  mais  le  synode  de  Francfort  auquel  il  remet  la  décision, 
aux  termes  de  sa  lettre  du  31  décembre  1579,  datée  d'Otterburg, 
où  il  avait  fondé  une  Eglise  française,  refusa  sans  doute  de  le 
laisser  partir  4. 

La  lettre  des  Curateurs  à  Junius,  qui  constitue  leur  troisième 
appel  déjà,  est  datée  du  19  août  1591.  Ils  mettent  le  prix  : 
800  florins.  La  vie  a  renchéri,  les  professeurs  aussi.  De  plus,  il 
aura  200  «daler»  comme  viatique.  Honneur  et  profit  sont,  dans 
une  même  phrase,  étroitement  mêlés  :  «  Songez,  ô  homme  illustre, 
quel  accroissement  et  quel  assistance  vous  allez  apporter  à  notre 
Université,  quel  secours  à  l'Eglise  des  Pays-Bas  et  aux  fidèles 


1.  Cf.  Vita  Francisci  Junii  Biluricensis  ab  ipso  nuper  conscripta  et  édita  a  Paulo 
Merula,  L.  B.,  1594  ou  1595,  in-4°,  réimprimée  en  tète  des  Optra  llwologica,  Genève, 
1607,  2  vol.  in-fol.  On  trouvera  des  lettres  de  lui  dans  le  recueil  des  Epistolae  de 
Vossius,  Londres,  1690,  in-fol.,  éd.  par  Coloiniès  et  aussi  dans  les  volumes  103  à  105 
.ainsi  que  2<i8  de  la  collection  du  Puy  à  la  Bibliothèque  Nationale.  11  y  en  a 
d'autres  à  Bàle  et   (Unis  divers    manuscrits  cités  par  Haag. 

2.  Selon  son  autobiographie.  C'est  dans  un  synode  réuni  à  Anvers  au  commence- 
ment de  mai  1565,  auquel  il  assista  en  même  temps  (pie  .Marnix  de  Sainte-Aldegonde 
et  Adrien  Saravia,  qu'il  fit  approuver  la  revision  de  la  Confession  de  foi  qu'il  avait 
faite  à  la  demande  des  Eglises.  Cf.  Livre  Synodal,  p.  12,  préface  de  Bourlier. 

3.  Cf.  Bronnen  Leidsche  Unioi  rsiteit,  t.  I,  p.  13  et  pièces  56  et  58,  31  décembre  1579. 
Le  refus  est  du  26  avril  1580,  p.  13. 

4.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  pièce  58  p.  77*. 


Planche  XX. 


FRANCISCUS    IUNIUS     S  S. 
THEOLOGIE     PROFESSOR. 


François   ou   .Ion   (de   Bourges  . 
PROFESSEUR    DE   THÉOLOGIE    A    L'UNIVERSITÉ    DE    LiEYDE    (l5ga-l6o2). 
(D'après  Meursius,    Ithenae  Batavae,  H 


DU   JON  173 

de  la  vraie  Religion;  songez  enfin  au  solide  honneur  et  au  béné- 
fice que  vous  en  retirerez  l.  » 

L'exprès,  qui  a  apporté  cette  lettre,  est  un  personnage  qui, 
aujourd'hui  encore,  joue,  dans  les  Universités  hollandaises,  un 
rôle  important  :  c'est  le  «  Pedel  »  ou  bedeau.  Huissier,  massier, 
appariteur,  factotum,  secrétaire,  il  est  tout  cela  et  bien  plus 
encore.  Dans  le  cas  présent,  il  a  un  nom,  et  un  nom  destiné  à 
devenir  illustre,  c'est  Loys  Elzevier,  l'imprimeur  et  libraire 
de  l'Université,  installé  dans  une  loge  à  l'entrée  des  amphi- 
théâtres et  ancêtre  d'une  célèbre  dynastie.  Le  28  octobre  1591  2, 
il  rentre  de  Heidelberg,  sans  avoir  pu  rencontrer  Junius,  parti 
pour  la  France.  Les  Curateurs  et  Bourgmestres  proposent, 
d'écrire  à  Tuning,  qui  est  en  ce  moment,  dans  ce  pays,  à  la 
recherche  de  Scaliger:  il  est  probable  qu'il  trouvera  du  Jon  dans 
l'entourage  du  roi  Henri  IV. 

On  décide  de  faire  récrire  à  Junius  à  Heidelberg,  par  Douza, 
le  8  février  1592  3,  car,  aux  termes  d'une  lettre  que  le  théologien  a 
écrite  à  Vulcanius,  le  4  décembre  précédent,  il  y  a  des  chances 
pour  qu'il  vienne  et,  le  3  mars  4,  il  annonce  à  celui-ci  son 
arrivée. 

Il  n'est  quelquefois  pas  mauvais  de  se  faire  prier,  car,  le 
8  août  1592  5,  les  Curateurs  et  Bourgmestres  le  nomment  Pre- 
mier professeur  de  théologie,  au  traitement  de  1.200  florins,  avec 
effet  rétroactif  au  20  juillet  et  deux  cents  «rijksdaalders  o  de  frais 
de  voyage. 

En  1597,  il  remplace,  en  qualité  de  professeur  d'hébreu, 
Raphelengius  ou  Raphelengien,  décédé  (Résolution  du  11  août 
1597).  Il  abandonne  cette  chaire  en  1601  et  reçoit  une  coupe  de 
cent  grammes  (Résolution  des  8-9  août)  6.  Sa  fin  est  proche. 
Cependant,  le  29  juillet  1602,  il  écrit  dans  Y  Album  amicorum 
de  Boot,  et  nous  invoquerons  souvent  ces  sources  précieuses  et 
presque  inexplorées  que  sont  les  «  Album  amicorum  »  que  les 
étudiants  faisaient  signer  à  leurs  maîtres  et  à  leurs  amis  : 

Non  hic  àvifjtou  ireSîov  scd  veritatis  campus 

In  quo  Deus  dux  nobis  est,  et  fides  lux  :  quicumque 

1.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.  182*.  Sur  Louis  Elzevier  n  1617)  voir 
A.  Willems,  Les  Elzevier...   Bruxelles,   1880,  in  8°,  not.  p.   xu. 

2.  Ibid.,  t.  I,  p.  66. 

3.  Ibid.,  p.  70. 

I.    Ibid.,  pièce  n»  180,  p.  198*. 
:».    Ibid.,  p.  71. 
G.  Ibid.,  p.  136. 


174  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

vivimus  non  nos,  sed  Christus  vivit  in  nobis.  In  his  esto, 
mi  Booti,  ut  maneas  in  Christo  et  Christus  in  te. 

Fr.    Junius    Everharto   Bootio    discessuro 
scripsi. 

Lugduni     Batavorum     a.     d.     1 1 1 1     Kal. 
August.  MDCII  l. 

La  pieuse  âme  du  doux  théologien  est  tout  entière  dans  ces 
lignes;  cette  âme,  il  allait  la  rendre  à  son  Dieu,  le  23  octobre  1602, 
car,  le  lendemain  de  cette  date,  les  «  Actes  »  du  Sénat  2  portent  : 
«  Decretum  1)  ut  per  literas  significetur  D.  D.  Curatoribus 
D.  Franciscum  Junium  ad  23  hujus  mensis  diem  suum  obiisse  ; 
efferendum  25,  hora  2a  pomeridiana  ; 

2)  ut  vocetur  ad  funus  universus  Magistratus. 

3)  ut  D.  Gomarus  habeat  orationem  funebrem,  statim  a  fu- 
nere. 

4)  ut  Programmate  vocentur  studiosi  et  membra  Acad.  ad 
deducendum  funus.  » 

Tout  est  prévu:  l'enterrement,  qui  aura  lieu  le  25  octobre  1602, 
à  deux  heures  de  l'après-midi,  les  convocations  à  la  municipalité, 
aux  étudiants,  à  tous  les  membres  du  corps  universitaire  et 
enfin  le  discours  funèbre  de  Gomar  ou  Gomarus,  à  l'issue  de  la 
cérémonie. 

Gomarus  célébrant  Junius,  singulier  rapprochement.  Non  pas 
que  du  Jon  fût  d'un  calvinisme  moins  rigoureux  ou  moins 
orthodoxe,  mais  combien  sa  religion  était  plus  conciliante 
que  celle  de  ce  théologien,  qui  allait  devenir  le  farouche 
adversaire  d'Arminius  et  qui  allait  fomenter  les  querelles  théolo- 
gico-politiques,  où  son  pays  pouvait  sombrer  3. 

Du  Jon  n'avait-il  pas  dit  dans  son  ouvrage  préféré,  PElpT.vixô* 
sive  de  Pace  Ecclesiae  catholicae  inter  Christianos 4,  publié  à 
Leyde,  en  1593,  que  protestants  et  catholiques,  habitant  la 
demeure  du  même  Père,  doivent  se  traiter  en  frères  ?  Il  est 
vrai  qu'il  ajoutait  que  les  premiers  sont  obligés  de  se  retirer 
dans  un  corps  de  logis  particulier,  pour  éviter  ''infection,  mais 
ceci  n'est  qu'une  concession  à  L'esprit  du  temps.  11  tenait  à  ces 

1.  Ms.  de  la  Bibliothèque  de  l'Université  d'Utrecht,  n°  1686.  Album  E.  C.  Boot. 
f-  18  a. 

2.  Bronnen  Leidsche  Universiteît,  t.  I.  p.  l  10. 

:;.  Gomar  avait  été  professeur  à  l'Académie  protestante  de  Saumur,  comme  le 
fut  un  peu  plus  tard  Burgersdijk.  Sur  Gomar  voir  :  Lettres  françaises  de  Scaliger, 
éd.  Tamizey  de  Larroque,  p.  3  1 1.  3  19-350. 

1.   I  laag,  La  I-ramc  Protestante,  2e  éd.,  t.  V,  col.  71*.  n°  XXI. 


DU    JON  175 

idées  de  tolérance  relative,  puisqu'il  les  développe  dans  son 
Amiable   Confrontation. 

On  éprouve  une  certaine  satisfaction  à  constater  que  la  France 
n'exportait  pas  uniquement  les  plus  purs  produits  de  l'into- 
lérance calviniste.  Au  reste,  si  les  Hollandais  se  gardèrent 
d'appeler  chez  eux  Castellion,  l'admirable  apôtre  de  la  tolérance, 
au  moins  publièrent-ils  ses  œuvres,  dans  l'original  et  en  traduc- 
tion, dès   1613  1. 

Junius  ou  du  Jon  devait  laisser  aux  Pays-Bas  autre  chose  que 
des  œuvres  de  papier  :  allié  à  la  fdle  de  Jean  Corput,  bourg- 
mestre de  Bréda,  la  deuxième  des  quatre,  épouses  qu'il  eut, 
il  engendra  plusieurs  enfants,  dont  Elisabeth,  connue  par  son 
mariage,  le  18  août  1607 2,  avec  le  célèbre  philologue  Gérard 
Vossius,  un  des  premiers  professeurs  et  fondateurs  de  1'  «  Athe- 
naeum  illustre  »  d'Amsterdam. 

De  son  troisième  mariage  avec  Jeanne  Lhermite,  d'Anvers, 
il  eut  un  fils,  qu'il  appela  François,  comme  lui,  et  qui,  né  à 
Heidelberg,  en  1589,  devint  un  des  bons  philologues  du 
xviie  siècle,  ancêtre  de  nos  germanistes  actuels,  par  ses  études 
sur  l'anglo-saxon  et  le  frison  3.  Il  vécut  surtout  en  Angleterre, 
à  Oxford,  où  il  attira  son  neveu,  Isaac  Vossius.  Il  y  mourut  le 
19  novembre  1677. 

Le  tableau  de  l'enseignement  français  de  la  théologie  à  l'Uni- 
versité de  Leyde,  entre  1592  et  1602,  avec  ses  deux  professeurs, 
François  du  Jon  et  Luc  Trelcat,  serait  incomplet,  si  l'on  ne  faisait 
une  place  à  deux  hommes,  dont  il  convient  de  dire  quelques  mots. 
Le  premier  est  Jeremie  Bastingius  ou  Bastixg,  né  à  Calais 
en  1554  4,  de  parents  originaires  d'Ypres.  Les  Curateurs  avaient, 
maintes  fois  aussi,  essayé  de  l'attirer  auprès  d'eux  5.  Il  avait 
été  nommé,  en  1593,  en  remplacement  de  Keuchlin,  directeur  du 
Collège  des  Théologiens,  boursiers  des  Etats6,  mais  des  troubles 

1.  Sur  Séb.  Castellion,  voir  la  thèse  de  M.  F.  Buisson  :  Sébastien  Castellion,  Sa 
vie  et  son  œuvre  (1515-1563),  Paris.  Hachette.  1892,  2  vol.  in-N".  e1  Et.  Giran,  Séb. 
Castellion  et  la  Réforme  calviniste...  Paris.  I  Cachette,  1914,  1  vol.  Ln-12,  p.  193  et  19  1. 
Cf.  p.   l'J7  ce  que  Coornhert,  précurseur  d'Arminius,  écrit  ausujel  de  Castellion. 

2.  Cf.  Haag,  loco  cit.  col.,  726,  et  Cuno  (Fr.  W.),  Franciscus  Junius  der  Aeltere, 
prof  essor  der  Théologie  und  Pastor  (1545-1602),  Amsterdam,  1891,  in-8°. 

3.  Il  ne  faut  pas  ci  m  fondit'  ce  François  Junius  le  jeune  avec  son  contemporain 
anglais  Patricius  Junius  (Patrick  Young,  né  à  Seaton  le  2'J  août  1584,  mort  en 
philologue  également   connu). 

\.  Cf.  Bulletin  Enlises  wallonnes,  t.  IV,  p.  202-3. 

5.  Notamment  en  1582.  Cf.  Résolutions  des  Curateurs  du  16  mai  1582,  dans 
B'onnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.  33  et  en  1587,  t.  1,  pp.  51,  52,  54. 

6  Cf.  A.  ta  Senatus  du  PJ  septembre  1593  dans  Bronnen  Leidsche  Universiteit, 
t.  I    [).  71. 


176  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 


ayant  éclaté  contre  le  «  Régent  »,  troubles  au  cours  desquels  il 
y  eut  un  mort,  on  le  congédie  et,  pour  le  consoler,  on  le  nomme, 
le  24  mai  1595,  professeur  de  théologie,  au  traitement  de  1.000  flo 
rins.  Il  fut  l'un  des  personnages  marquants  de  l'Université  de 
Leyde,  jusqu'à  sa  mort,  survenue  le  16  octobre  1598  l. 

Le  second  théologien  français  auquel  je  faisais  allusion  était 
encore  trop  jeune  pour  être  déjà  célèbre,  mais  il  allait  le  devenir, 
dans  la  première  moitié  du  xvne  siècle,  c'est  Pierre  du  Moulin. 

Conrart  lui  écrira,  le  20  mai  1636  2,  ce  bel  éloge,  dont  il  reste 
assez,  même  si  on  lait  la  part  de  la  flagornerie  inséparable  de 
la  phraséologie  complimenteuse  du  temps  : 

«  Car,  bien  que  j'admire  en  vous,  Monsieur,  les  traces  de  la 
Nature  et  les  trésors  que  l'estude  et  les  sciences  vous  ont  fait 
acquérir,  je  mets  toutesfois  ces  biens-là  au  dessous  de  ceux  que 
vous  avez  receus  immédiatement  du  Ciel.  La  Philosophie  et 
l'Eloquence  ne  sont  que  des  Instruments  dont  vous  vous  servez 
pour  mettre  en  œuvre  les  pierres  précieuses  de  la  Théologie.  Vous 
avez  joint  la  subtilité  d'Aristote,  l'élégance  de  Ciceron  et  la 
briefveté  de  Séneque  avec  la  doctrine  de  Saint  Paul  et  avez 
arraché,  par  la  force  et  la  netteté  de  votre  stile,  les  épines  de  la 
scholastique,  qui  rendoyent  les  plus  sublimes  mystères  de  nostre 
l'oy  si  ardus  et  si  difficiles  à  comprendre.  » 

C'est  au  sujet  de  Pierre  du  Moulin  que  Malherbe,  ayant  un 
jour  trouvé  chez  Mme  des  Loges  un  des  livres  que  le  théologien 
avait  dirigés  contre  le  cardinal  du  Perron,  écrivit  ces  vers  3  : 

Quoique  l'auteur  de  ce  gros  livre 

Semble  n'avoir  rien  ignoré. 

Le  meilleur  est  tousjours  de  suivre 

Le  Prosne  de  nostre  curé. 

Toutes  ces  doctrines  nouvelles 

Ne  plaisent  qu'aux  folles  cervelles  : 

Pour  moy,  comme  une  humble  brebis, 

Sous  la  houlette  je  me  range  : 

Il   n'est   permis  d'aimer  le  change 

Qu'en  fait  de  femmes  et  d'habits  ! 


1.  Fichier  Bibliothèque  Wallonne  de  Leyde,  Anno  1598  :  «  De  bocdel  van  Jere- 
mias  Baslin^ius  kwain  aan  de  Weeskamer  te  Leiden  .  c'est  a  dire  :  le  mobilier  de 
Jérémie  Bastingius  est  transféré  à  la  Chambre  des  orphelins  à  Leyde. 

2.  Copie  contemporaine  d'une  lettre  de  Courait  à  Pierre  Du  Moulin,  datée  de 
Paris.  20  mai  1636.  Bibliothèque  de  l'Université  de  Leyde,  ms.  du  xvuc  siècle. 

3.  Cf.  Tallemanl  des  Réaux,  Historiettes,  éd.  Paris  et  Monmerqué,  t.  I,  p.  2S>5. 


Planche  \\l. 


PETRUS    MOLINEUS,  PHILOSO= 
?HIFL  NATUKALIS    PROFESSOR. 


Pjerre  di    Moi  lin, 

PROFESSEUR    DE    PHILOSOPHIE    A     l'I    NIVERSITÉ    DE    LeïDE      I  .">().">-- 1  >ms 

(D'après  Meursius,    ithenae  Balavae,  i6a5) 


PIERRE    DU    MOULIN  177 

Pierre  du  Moulin,  fils  de  Joachim,  né  le  16  octobre  1568,  au 
château  de  Buhy  en  Vexin,  près  de  Mantes,  entra  au  collège 
de  Sedan  à  dix  ans  1.  Abandonné  par  son  père  avec  12  écus,  il 
se  rend  en  Angleterre,  à  Cambridge.  Il  quitte  cette  ville 
pour  Leyde  en  1592.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  que,  de 
Sedan,  nous  voyons  qu'on  se  dirige  vers  la  Hollande2.  Ce  n'est 
pas  la  première  fois  non  plus  qu'un  Français  va  aux  Pavs- 
Bas,  après  avoir  passé  par  l'Angleterre,  où  les  réfugiés  flamands 
sont  si  nombreux.  Suisse,  Alsace,  Provinces  Rhénanes  (Heidel- 
berg  surtout),  Hollande,  Angleterre  dans  le  dernier  quart  du 
xvie  siècle,  sont,  le  long  des  frontières  de  France,  autant  de 
bastions  avancés  ou  de  glacis,  pouvant  servir  aux  Huguenots, 
ou  de  réduit  de  défense  ou  de  base  d'attaque  contre  le  catho- 
licisme. 

Pendant  la  traversée,  du  Moulin  perd  ses  livres,  le  meilleur 
de  ses  biens  3.  Au  bout  de  deux  mois  nous  le  trouvons  co-recteur, 
c'est  à  dire  censeur  dans  un  collège,  où  il  enseigne  le  grec,  la 
musique,  Horace,  etc.  4  ;  on  était  là-bas  si  accueillant  aux 
Français  que  bientôt,  à  25  ans,  on  va  le  nommer  professeur  à 
l'Université. 

Substituons,  une  fois  de  plus,  des  dates  précises,  empruntées 
aux  sources,  aux  indications  vagues  des  biographes  :  le  11  juillet 
1593  5,  les  Curateurs  et  Bourgmestres  nomment  Petrus  Moli- 
naeus  professeur  extraordinaire,  ce  qui  veut  dire  chargé  de  cours, 
comme  successeur  de  l'Anglais  Ramsaeus  ou  Ramsay,  au  traite- 
ment de  300  florins.  C'est  la  moitié  de  ce  que  touche  en  movenne 
un  titulaire,  mais,  pour  notre  jeune  homme,  c'est  la  fortune  ; 
d'ailleurs  il  semble  qu'on  soit  très  satisfait  de  lui  puisque,  le 
9  février  1595,  on  l'augmente  à  400  florins  6. 

Le  24  février  1598,  dans  les  Résolutions  des  Curateurs7,  il  est 
question  de  l'imminente  démission  du  professeur  de  physique 


1.  Haag,  La  France  prolestante,  2e  éd.,  t.  V,  col.  800. 

2.  Cf.  plus  haut  ce  qui  est  dit  de  Louis  Cappel  et  au  livre  I,  ce  qui  est  écrit  a 
propos  de  Jean  de  Schelandre,  p.  28. 

3.  Cf.  ses  Votiva  Tabella. 

4.  Cf.  l'autobiographie  de  du  Moulin,  parue  dans  le  Bulletin  de  la  Société  d'his- 
toire du  Protestantisme  français,  t.  VII,  p.  170-222  et  Gédéon  Govry,  Pierre  du 
Moulin,  essai  sur  sa  vie,  etc.,  1888. 

5.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.  76. 
(i.   lbid.,  p.  90. 

7.  lbid.,  p.  112  :  i  Hierby  gevoecht  dat  alsoe  Petrus  Molineus,  professor  Physices, 
zijn  dienst  ende  professie  van  meyninge  was  te  renuncieren  aen  de  Curateurs,  oui 
redenen  hy  sien  wilde  ofte  inoste  begeven  in  Vrankrijk  door  versoeck  van  sijne. 
ouders.  » 

12 


178  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

Petrus  Molinaeus,  qui  veut  ou  qui  doit  se  rendre  en  France  à 
la  requête  de  ses  parents.  C'est  Vorstius  qui  lui  succédera  ;  quant 
à  Pierre  du  Moulin,  on  lui  accorde  démission  honorable  de  ses 
fonctions  et,  comme  «  reyspenning  »  ou  argent  de  route,  on  lui 
octroie  six  semaines  de  salaire.  Ce  n'est  que  d'un  bon  serviteur 
que  l'on  se  sépare  ainsi.  Il  s'était  vu  conférer,  en  1594,  avec 
dispense  de  thèse,  le  grade,  encore  aujourd'hui  très  envié  en 
Hollande,  de  Doctor  honoris  causa  ;  il  figure  en  effet  dans  la 
liste  dressée  par  le  secrétaire  Vulcanius  (de  Smet)  :  Catalogus 
eorum  qui,  nullis  Thesibus  publiée  aut  privatim  disputaiis,  titulo 
honoris  academiei  sunt  donati  l,  avec  la  mention  suivante  : 

«  Petrus  Molinaeus,  Gallus,  Logices  Professor  extraordinarius 
in  Academia  Leidensi  sufîectus  in  locum  Jacobi  Ramsaei. 
An.  1594.  Magist.  Artium.  » 

Le  motif  de  son  départ,  l'ordre  de  ses  parents,  était-il  un 
prétexte  ?  nous  n'en  savons  rien  ;  toujours  est-il  que  son  père, 
qui  ne  l'avait  pas  vu  depuis  neuf  ans,  ne  le  reconnut  pas  2. 

De  cette  époque  hollandaise  de  la  vie  de  Pierre  du  Moulin 
qui,  nous  l'avons  lu,  n'était  pas  encore  pasteur  (il  ne  reçut 
l'imposition  des  mains  qu'en  1599),  datent  ses  Elément  a 
logices,  publiés  à  Leyde  en  1596,  traduits  en  français,  Paris, 
1624  3.  Il  put  se  vanter  plus  tard  d'avoir  vu  imprimer  treize  fois 
son  De  relatis,  publié  à  Leyde  en  1597,  in-4°,  et  son  De  indole  et 
virtute,  même  lieu,  même  date. 

Le  reste  de  son  œuvre  et  de  sa  longue  et  laborieuse  vie,  qui 
se  termina  à  Sedan,  le  10  mars  1658,  ne  nous  concerne  point. 
Qu'il  nous  suffise  de  rappeler  que  sa  demi-sœur,  Marie  du  Moulin, 
épousa  en  secondes  noces  André  Rivet  (elle  avait  alors  47  ans  et 
son  deuxième  mari  49)  et  que  cet  André  Rivet,  théologien  pro- 
testant, non  moins  célèbre  que  son  beau-frère,  nous  le  trouverons 
professeur  à  Leyde  en  1620  4. 

Si  l'on  ajoute  qu'un  fils  de  Pierre  du  Moulin,  qui  s'appelait 
aussi  Pierre,  et  était  né  à  Paris  en  1620,  lit  des  études  à  Leyde 


1.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.   159*  et  4(30*. 

2.  On  chercha  à  ravoir  du  .Moulin  à  l'Université  de  Leyde  en  1611  (et  Mémoires  de 
du  Plessis-Mornay,  t.  II,  p.  225)  et  en  1G19  (cf.  Bmnneh  Leidsche  Universileil,  t.  II, 
p.  88). 

3.  Cf.  Haag,  La  France  Protestante,  2e  éd.,  t.  V,  col.  808,  et  la  préface  d<-  l'ouvrage 
de  du  Moulin.  Je  n'ai  pas  trouvé  de  trace  de  ce  concurrent,  Durant  de  Hautefon- 
taine,  qui  l'aurait  roue  de  coups  (cf.  Haag,  op.  cit..  t.  V.  col.  1025-6). 

4.  C'est  en  août  1021  qu'il  épousa  Marie  du  Moulin,  après  avoir  perdu  sa  première 
femme,  l'année  précédente. 


PIERRE    DU    MOULIN  179 

et  y  fut  reçu  docteur  en  théologie,  le  17  mai  1643,  par  le  messin 
Polyander1;  que  la  sœur  de  ce  Pierre  junior,  nommée  Marie, 
séjourne  en  Hollande  chez  son  oncle  Rivet  (elle  est  reçue  membre 
de  l'église  de  Leyde  en  février  1649)  ;  que  Louis  du  Moulin,  autre 
fils  du  célèbre  ministre,  était  déjà  devenu  docteur  en  médecine 
à  Leyde,  le  23  janvier  1630  2,  et  occupa  ensuite  à  Oxford  la 
chaire  d'histoire,  pendant  le  protectorat  de  Cromwell 3  ;  si  l'on 
remarque  enfin  que  la  petite-fille  du  patriarche  protestant  épouse, 
en  1684,  Jacques  Basnage  et  passe  en  Hollande  avec  cet  illustre 
réfugié  de  la  Révocation  4,  l'on  verra  se  nouer  les  fils  conducteurs 
du  grand  Refuge5. 

Ainsi,  entre  1592  et  1602,  tout  un  petit  groupe  de  profes- 
seurs français  se  forme  à  l'Université  de  Leyde  :  du  Jon 
ou  Junius,  Luc  Trelcat  ou  Trelcatius,  Basting  ou  Bastingius,  du 
Moulin  ou  Molineus,  et,  étant  donnée  la  verve  toute  parisienne 
de  du  Moulin,  dont  l'esprit  était  très  acéré  6,  l'on  ne  devait  pas 
s'ennuyer,  car  Pineau  écrivait  un  jour  à  son  oncle  Rivet,  à 
propos  de  M.  de  Sardigny  :  «  J'ay  souvent  pris  un  singulier 
plaisir,  à  le  voir  avec  Monsieur  du  Moulin  à  Sedan  :  c'étoit 
entr'eux  à  qui  en  diroit  le  plus  et  des  meilleurs  ».  La  gaieté 
française  est  éternelle,  même  parmi  les  théologiens  ! 

1.  Cf.  Bronnen  Leidsche  Univcrsileit,  t.  II,  p.  243  et  Haag,  La  France  Protestante, 
2e  éd.,  col.  824. 

2.  Cf.  Bronnen,  t.  II,  p.  144. 

3.  Haag,  La  France  Protestante,  2e  éd.,  t.  V,  col.  827. 

4.  Cf.  Bulletin  Eglises  Wallonnes,  2e  série,  t.  IV,  p.  368. 

5.  Ce  n'est  pas  tout  :  par  le  même  Bulletin,  2e  série,  t.  III,  p.  59,  on  verra  que 
•Cyrus  du  Moulin,  en  1634,  pasteur  à  Limbourg,  prisonnier  des  Espagnols,  est  délivré 
en  1636  ;  et  qu'en  1664  Henry  du  Moulin,  fils  de  Pierre,  et  réfugié  venant  du  Havre, 
est  appelé  à  Middelbourg,  le  19  août,  comme  pasteur. 

6.  Lettre  d'André  Pineau  à  André  Rivet,  de  Paris,  14  octobre  1645  ;  Ms.  de  la 
Bibliothèque  de  Leyde,  Q  286,  t.  II,  f°  70  verso  :  «  C'a  esté  [il  s'agit  de  Monsieur  de 
Sardigny  |  un  des  plus  déliez  courtisans  de  son  temps.  11  est  bien  mort  des  bons  mots 
avec  lui.  J'ay  souvent  pris  un  singulier  plaisir  à  le  voir  avec  Monsieur  du  Moulin... 
etc.  » 


CHAPITRE  V 

UN    FAMEUX  BOTANISTE  ARTÉSIEN  :    CHARLES  DE  L'ESCLUSE 

(1593-1609) 


Comme  les  amis  de  Boileau  allaient  le  retrouver  dans  son 
jardin  d'Auteuil  pour  converser  avec  lui,  il  est  probable  que  les 
quatre  théologiens  français,  curieux  qu'ils  étaient  des  œuvres  de 
Dieu,  se  rendaient  parfois,  après  leurs  cours,  dans  le  grand 
«  Hortus  »  ou  jardin  botanique,  situé,  alors  comme  aujourd'hui, 
derrière  la  vieille  église  abritant  l'Université,  et  qui  s'étendait 
jusqu'au  fossé  de  la  ville,  dit  «  blanc  fossé  »  ou  «  Witte  Singel  »  h 

Là  les  accueillait  un  illustre  vieillard,  un  Français  encore, 
qu'on  appelait  Clusius,  dans  le  verbiage  érudit  du  temps,  mais 
qu'ils  nommaient  plus  familièrement  de  son  vrai  nom,  M.  de 
l'Escluse,  car  il  était  d'Arras.  C'était  déjà  un  vénérable  septua- 
génaire :  il  était  né  en  1524. 

Seul  il  avait  été  jugé  digne  de  succéder  à  Leyde  au  Flamand 
Dodonée  2,  et  il  est  encore  tenu  aujourd'hui  pour  un  des  plus 
grands  botanistes  qui  ait  jamais  existé. 

Sa  carrière  avait  été  mouvementée,  comme  celle  de  presque 
tous  les  grands  savants  de  la  Renaissance,  surtout  quand  ils 
étaient  nés  dans  ces  Pays-Bas  d'où  partirent  tant  de  messagers 
et  d'annonciateurs  de  la  civilisation  européenne.  On  le  rencontre 
en  son  jeune  âge  à  Gand,  à  Louvain,  où,  en  1546,  il  fait  son  droit  ; 
à  Marbourg,  où  il  étudie  la  philosophie;  à  Wittemberg,  où  il  voit 
Melanchton  3.  En  1550,  il  visite  Francfort,  Strasbourg,  la  Suisse, 
Lyon,    et   enfin    Montpellier,    où   il    devient    médecin,    comme 


1.  Beaucoup  de  professeurs  habitent  encore  le  long  de  ce  «  fosse  >. 

2.  Un  autre  de  nos  meilleurs  botanistes  du  xvic  siècle  :  Mathieu  «le  Lobe]  ou 
Lobelius  (d'où  le  nom  de  la  famille  des  Lobéliacées),  né  à  Lille  en  1538,  avait  etc.  a 
Iklft,  le  médecin  particulier  de  Guillaume  d'Orange.  Il  passa  ensuite  eu  Angleterre. 
où  il  mourut  le  3  mars  1616.  Cf.  Haag,  La  France  Protestante,  lre  éd.,  t   VII,  p.  104. 

3.  Haag,  La  France  Protestante,  1"  éd.,  t.  VII,  p.  26. 


182  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

naguère  Rabelais.  Rondelet,  chez  qui  il  prend  pension,  dirige 
ses  études  avec  Laurent  Joubert.  Il  retourne  à  Arras,  passe  deux 
ans  à  Paris.  En  1564,  il  explore  l'Espagne  et  le  Portugal,  pour 
en  étudier  la  flore.  Maximilien  II  l'appelle  à  Vienne,  où  il  dirige 
ses  jardins,  pendant  quatorze  ans.  En  1587,  il  se  fixe  à  Francfort  *. 
Une  luxation  de  la  hanche  le  force  à  ne  marcher  qu'avec  des 
béquilles. 

C'est  pourtant,  à  ce  moment  même  que,  malgré  cette  infirmité,. 
l'Université  de  Leyde  songe  à  lui  confier  la  direction  de  son 
«  Hortus  ». 

Ce  dernier  datait  du  jour,  17  mars  1587  2,  où  les  Curateurs  de- 
mandèrent aux  Bourgmestres  de  transformer  le  terrain  sis 
derrière  l'Université  («  de  plaetse  achter  de  Universiteit  »)  en 
jardin  médical,  car  la  botanique  eut  la  même  difficulté  que  la 
chimie  et  les  autres  sciences  à  se  dégager  de  l'utilitarisme.  Notre 
Jardin  des  Plantes  lui-même  n'est-il  pas  le  «  Jardin  des  Plantes 
médicinales  »,  créé,  en  1626,  par  Guy  de  la  Brosse  ? 

A  cause  de  son  invalidité,  dans  l'incertitude  sur  les  conditions 
trop  modiques  qui  lui  sont  faites,  de  l'Escluse  refuse  a  de 
préfecture  van  den  hof  der  medicynen  ».  Tel  est  le  sens  de 
sa  lettre,  que  Fr.  van  Hogelande,  frère  de  l'alchimiste  Theobald, 
communique  aux  Curateurs  et  Bourgmestres  dans  leur  séance 
du  8  février  1592  3. 

Après  une  seconde  lettre,  adressée  au  même  correspondant,  les 
Curateurs  et  Bourgmestres  décident  de  lui  accorder  un  traite- 
ment de  300  rijksdaalders  et  ses  frais  de  voyage  ;  ceci,  après  une 
nouvelle  missive  qu'il  a  écrite  à  Hogelande.  Elle  est  admirable 
de  probité  et  de  naïveté.  De  l'Escluse  n'est  pas  ambitieux  ni 
avare,  ni  fatigué  de  la  modicité  de  son  sort,  mais,  à  son  âge, 
il  a  besoin  d'une  nourriture  un  peu  plus  délicate.  Il  lui  faut,  pour 
ses  besoins  quotidiens,  du  bois,  une  chandelle,  des  livres  et  un 


1.  Th.  van  Hogelande  y  adresse  encore  sa  lettre  du  5  novembre  1592  :  *  iu  die 
behaussing  von  Doctor  Vetter  op  den  Oldenkorenmarckt  ».  Cf.  Jaeger  (Dr  F.  M.), 
Historische  Studiën,  Bijdragcn  tôt  de  kennis  van  de  geschiedenis  der  natuuriveien- 
schappen  in  de  Xederlanden  gedurende  de  16e  en  lleeeuu>.  (c'est-à-dire  :  contribuUon 
à  l'histoire  des  sciences  naturelles  aux  Pays-Bas  aux  xvie et xviie siècles);  Groningue, 
J.  B.  Wolters,  1919,  1  vol.  pet.  in-4°,  Pli.,  p.  27. 

2.  Bronnen  Leidsehe  Universiteit,  t.  I,  p.  51.  L'Hortus  ne  date  donc  pas  de  1577, 
comme  le  disent  par  erreur  Meyer,  Geschichte  der  Bolanik,  t.  IV,  p.  263  et  Tannery, 
dans  Lavisse  et  Rambaud,  Histoire  Générale,  t.  V,  p.  461.  Le  Jardin  Royal  de  Paris, 
au  Louvre,  est  de  1597  ;  celui  de  Montpellier,  de  l'année  suivante. 

3.  Bronnen  Leidsehe  Universiteit,  t.  I,  p.  70.  L'épitre.  fort  intéressante  et  fort 
belle,  est  publiée  page  193*,  n°  180  ;  voir  aussi  n°  19U. 


Planche  XXII  a. 


CAROLUS    CLUSIUS    CLARISS. 
BOTANICUS   PROFESS.  HONOR. 


Chaules  de  l'Escluse,  d'Arras, 

PROFESSEUR    DE    BOTANIQUE    A    L'UNIVERSITÉ    DE    LEYDE    I  I  ."h|.'>    1  Im  m)   . 

(D'après  Meursius,  Athenae  Batavae,  1G25). 


Planche  \\l!  b. 


Virtute  ôc  Gznio. 


AUTOGRAPHE    DE   DE    L'ESCLUSE    DANS    L'ALBUM    AMICORUM    DE    IÎOOT. 

(Bibliothèque  de  l'Université  d'L'trecht,  n    !• 


UN   BOTANISTE    ARTÉSIEN    :    CHARLES   DE   L'ESCLUSE         183 

serviteur  qui  l'aide  aux  soins  du  Jardin  aussi  bien  que  pour 
faire  ses  courses  en  ville,  car  il  est  impotent. 

Mais,  lui  ferait-on  un  pont  d'or,  et  ici  se  marque  la  conscience 
du  savant,  il  ne  saurait  venir  avant  l'automne  de  l'année  1593  \ 
car  il  lui  faut  non  seulement  achever  ses  travaux,  mais  attendre 
une  saison  appropriée  pour  transplanter  les  tubercules  2  qu'il 
cultive  dans  son  jardin  et  qu'il  veut  emporter  à  Leyde. 

Peut-être  s'agit-il  de  la  pomme  de  terre,  dont  il  répandit  la 
culture,  notamment  en  Picardie. 

Dans  leur  lettre  du  12  août  1592  3,  les  Curateurs  et  Bourg- 
mestres, abandonnant  l'intermédiaire  de  Hogelande,  s'adressent 
directement  à  Clusius,  lui  exposent  leur  désir  de  voir  un  homme 
de  sa  réputation,  exposer  à  jours  et  à  heures  fixes,  dans  l'Hortus, 
en  vue  du  progrès  des  sciences  médicales  et  naturelles,  les  vertus 
des  simples. 

Ce  sont  en  somme  des  leçons  de  choses,  fondées  sur  l'observa- 
tion de  la  nature,  qu'on  lui  demande,  et  non  plus  l'étude  des 
textes  anciens.  Pas  de  cours  publics  :  mais  que,  seulement,  l'été, 
quand  il  fait  beau,  c'est-à-dire  lorsque  les  plantes  poussent 
vigoureusement,  chaque  jour,  l'après-midi,  au  moment  du 
coucher  du  soleil,  il  se  rende  au  jardin  pour  expliquer  à  ceux 
qui  le  lui  demanderont,  les  noms  des  herbes  et  dise,  sur  leur 
histoire  et  leurs  vertus,  ce  que  bon  lui  semblera.  Qu'en  hiver 
il  se  borne,  deux  fois  par  semaine,  pendant  une  heure,  à  montrer 
les  aromates,  les  pierres,  les  terres,  les  métaux  et  les  autres 
produits  servant  à  la  médecine  ou,  si  cela  lui  est  trop  pénible, 
qu'il  se  contente  d'assister  le  professeur  chargé  de  cet  enseigne- 
ment. 

Les  300  dalers  par  an  et  les  frais  de  voyage  qu'il  demande,  il 
les  aura,  tant  on  tient  à  l'ornement  que  sa  présence  apportera 
à  l'Académie. 

Le  6  septembre  1592,  de  l'Escluse  adhère  à  l'offre  qui  lui  est 
faite,  à  condition  de  ne  pas  être  forcé  de  faire  des  cours4  :  il 
est  un  peu  tard  pour  débuter  et  entrer  dans  l'arène  à 
soixante-six  ans.  S'il  se  sent  assez  valide,    il  se    propose,   par 


1.  La  lettre  a  été  écrite  vers  le  21  juin  1592.  . 

2.  «  Expectanda  taiiien  cssct  commoda  tempestas  eximendi  bulbaceas  et  tubero- 
sas  stirpes  »  ;  cf.  Bronnen  Leidsche  Univcrsiteit.  t.  I,  p.  203*. 

3.  Bronnen  Leidsche  Univcrsiteit,  t.  I,  p.  204*,  nû  193. 

4.  Ibid.,  lettre  n»  202,  p.  231*. 


184  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

contre,  de  faire,  avec  les  étudiants,  des  excursions  dans  les 
dunes  pour  en  explorer  la  flore. 

Il  prie  qu'on  le  dispense  aussi  des  cours  prévus  pour  l'hiver, 
parce  que,  avec  une  modestie  rare  au  xvie  siècle,  il  avoue  son 
ignorance  relative,  au  sujet  des  métaux.  Les  conditions  qui  lui 
sont  faites,  il  les  accepte,  puisqu'elles  lui  assureront  une  frugale 
aisance  et  il  rappelle  que,  dans  le  transport  du  mobilier,  doivent 
être  compris  oignons  et  tubercules,  «  ses  délices  ». 

Comme  ses  semences  lui  tiennent  autant  à  cœur  que  si  c'étaient 
ses  enfants,  avec  des  recommandations  et  des  précautions  mater- 
nelles, il  en  envoie  aux  Curateurs  et  Bourgmestres,  dès  le  15  no- 
vembre 1592  1. 

Régulier  comme  une  plante  qui  pousse,  le  bon  vieillard  arrive 
à  Leyde  au  moment  fixé,  le  19  octobre  de  l'année  suivante, 
puisque  van  Hout  2,  secrétaire  des  Curateurs,  introducteur  et 
ami  de  la  Pléiade  française  aux  Pays-Bas,  note  dans  son  journal  : 
«  Clusius  quam  binnen  dezer  stede,  den  19  octobris  1593  3  ». 

Il  aura  donc  pu  prendre  part  à  la  délibération  à  laquelle  le  Col- 
lège des  Bourgmestres  convie,  le  9  janvier  1594,  les  professeurs  de 
médecine  et  de  physique,  à  la  requête  de  la  cour  suprême  de  Hol- 
lande, pour  savoir  si  les  sorcières,  jetées  à  l'eau  surnageaient  ! 
Le  chemin  de  la  vraie  science  était  encore  bien  long  à  parcourir. 

A  mesure  que  les  ans  pesaient  plus  lourdement  sur  lui,  ses  fonc- 
tions semblent  être  devenues  simplement  honorifiques,  et  il 
n'est  désormais  question  dans  les  documents,  que  de  Cluyt 
ou,  après  la  mort  de  ce  dernier,  en  1598,  que  de  Petrus 
Paau,  comme  «  praefectus  horti  ». 

Cependant,  on  convoque  encore  Clusius  aux  funérailles  d'un 
curateur,  le  2  décembre  1601  4.   En   1598,  il  trace  d'une  main 

1.  Bronnen  Leidsche  Vniversileit,  t.  I,  p.  238*,  n°  213.  On  y  trouvera  un  inven- 
taire des  plantes  envoyées,  qui  constitue  le  n°  214. 

2.  Sur  van  Hout,  voir  l'ouvrage  de  M.  Prinsen  (J.  Lzn),  devenu,  depuis,  profes- 
seur de  littérature  néerlandaise  à  l'Université  d'Amsterdam  :  De  nederlandsche 
Renaissance-dichler  Jan  Van  Hout,  Amsterdam,  Maas  et  van  Suchtelen,  1907, 
pet.  in-4°,  pi.  Du  même,  un  article  dans  le  Xieuw  Xed.  Biogr.  \Ydb.,  t.  II,  col.  608 
â  612  et  une  étude  dans  la  Revue  de  la  Renaissance,  t.  VIII.  1907,  p.  121.  Voir  aussi 
la  thèse  récente  de  doctorat  de  l'Université  de  Paris,  sur  L'Alternance  binaire  dans 
le  vers  néerlandais  du  XVIe  siècle,  par  .M.  ,1.  van  der  Elst,  Groninuuc,  Jan  Haan, 
1920, in-8. 

3.  Bronnen,  t.  I,  p.  77.  Bronchorst  dans  son  Diarium  (1591-1627),  éd.  p.  J.  C. 
van  Slee,  La  Haye,  1898,  8°,  p.  65,  ne  mentionne  point  l'arrivée  de  Clusius.  On 
trouvera  au  t.  I,  p.  294*,  n°  263  des  Bronnen,  une  lettre  de  Clusius  à  Douza, 
du  10  mars  1594.  Dans  une  missive  des  Bourgmestres  à  ce  dernier,  Cluyt,  phar- 
macien, est  désigné  comme  assistant  de  de  l'Escluse. 

4.  Bronnen  Leidsche  Univcrsiteil,  t.  I,  p.  134  :  «  Placuit  Senatui  et  ut  id  ipsum 
signilicetur  etiani  DD.  Scaligero,  Clusio  et  Cuchlino.  » 


UN    BOTANISTE    ARTÉSIEN    :    CHARLES    DE    L'ESCLUSE         185 

nette  mais  un  peu  tremblante,  avec  une  écriture  assez  apprêtée, 
sur  l'album  d'Everard  Boot,  ces  mots  (cf.  pi.  XXII):  «  Yirtute 
et  genio  »,  devise  qui  s'adaptait  admirablement  à  sa  vie. 

Il  s'endormit  doucement  à  Leyde,  le  4  avril  1609,  dans  sa 
quatre-vingt  cinquième  année  1. 

De  l'Escluse  est  enterré  dans  l'église  Saint-Pierre  de  Leyde, 
ce  Panthéon  des  gloires  hollandaises,  où  reposent  aussi  le 
grand  Huygens,  le  physicien  ;  Jan  Steen,  le  peintre  ;  Dodonée, 
l'émule  de  Clusius  ;  notre  génial  Scaliger  et  Polyander,  si  bien 
que  ce  Panthéon  n'est  pas  moins  dédié  à  nos  gloires  qu'à  celles 
des  Pays-Bas  et  que  ceux  d'entre  nous  qui  ont  le  culte  des 
ancêtres  et  le  respect  de  notre  passé  scientifique,  doivent  venir 
méditer  sous  ces  voûtes  en  tiers-point  et  dans  ces  nefs  que  le 
calvinisme  a  dénudées  de  tentures  et  d'images. 

1.  Haag,  La  France  protestante,  lre  éd.,  t.  VII,  p.  26. 


CHAPITRE  VI 

LE    PLUS    GRAND    PHILOLOGUE    DU    XVIe    SIÈCLE    :    JOSEPH-JUSTE 
SCALIGER   (1593-1609) 


J'ai  nommé  Scaliger  ;  il  fut  l'ami  de  de  FEscluse  pendant  toute 
la  durée,  sensiblement  la  même,  de  leur  séjour  à  Leyde,  et  ils 
s'y  éteignirent  en  même  temps,  aux  limites  de  la  vieillesse. 

Ce  que  la  découverte  d'une  fleur  était  pour  de  l'Escluse,  et 
elle  l'emplissait  d'une  joie  aussi  grande  que  s'il  avait  trouvé  un 
trésor,  la  découverte  d'un  manuscrit  l'était  pour  Scaliger.  La 
précision  merveilleuse  que  le  premier  mettait  à  classer  une 
plante,  celui-ci  l'appliquait  à  décrire  un  palimpseste.  Nulle 
rivalité  entre  eux,  puisque  l'objet  de  leurs  soins  était  bien 
différent.  Un  zèle  pieux  pour  la  vraie  religion,  selon  eux,, 
la  doctrine  de  Calvin,  les  réunissait  dans  le  temple  wallon,  qui, 
à  la  même  date  fatale  de  1609  et  dans  la  même  ville  de  Leyde,. 
devait  assembler  leurs  os  à  la  place,  dit-on,  d'où  ils  écoutaient 
le  sermon.  Plus  tard,  en  1823,  on  transporta  leurs  cendres  dans 
cette  église  de  Saint-Pierre,  dont  nous  parlions  à  la  fin  du  cha- 
pitre précédent. 

Il  m'a  fallu  longtemps  pour  y  retrouver  la  tombe  parmi  les 
dalles  :  elle  était  à  demi  cachée  sous  les  gravats  des  réparations 
et  les  planches  destinées  aux  échafaudages.  Bientôt,  sous  le 
balai  du  bedeau,  dans  un  coin  du  transept  nord,  se  dessinèrent 
les  lettres  en  creux  de  l'inscription  (cf.  pi.  XXV),  dont  voici 
la  restitution  : 

JOSEPHUS    JUSTUS    SCALIGER 
JUL.    CAES.    F. 
HIC    EXPECTO    RESURRECTIONEM. 
TERRA    HAEC    AB    ECCLESIA    EMPTA    EST 
NEMINI    CADAVER    HUC    INFERRE    LICET  1. 

1.  Restitué  à  l'aide  de  Van  Mieris.  Bcschryuing  der  slad  Leydcn,  î-eyde,  t.  I,  17G2, 
p.  91  ;  le  t.  II  est  de  1770,  Pli. 

Je  remercie  le  jeune  et  savant  helléniste  de  l'Université  de  Bruxelles,  M.  H.  Gré- 
goire, d'avoir  bien  voulu  relire  le  chapitre  consacré  à  celui  qu'il  considère  comme 
le  plus  grand  philologue  de  tous  les  temps. 


188  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

<(  Joseph  Juste  Scaliger,  fils  de  Jules  César  ;  eu  ce  lieu  j'attends 
la  Résurrection.  Cette  terre  a  été  achetée  à  l'Eglise  ;  il  n'est 
permis  à  personne  d'y  ensevelir  un  cadavre.  » 

Hélas  !  des  Vandales  ont  brisé  la  pierre  sacrée,  sans  doute,  lors 
du  transfert  du  corps,  pour  la  l'aire  entrer  dans  je  ne  sais  quel 
groupement  de  dalles  nobiliaires.  Aujourd'hui,  les  professeurs 
mêmes  de  l'Université  qu'il  honora,  ignorent  souvent  l'existence 
de  cette  tombe. 

Pourtant  l'homme  qui  dort  là,  s'il  fut  petit  de  corps,  fut  grand 
par  l'esprit.  C'est  un  des  géants  du  xvie  siècle,  un  de  ces  hommes 
dont  le  savoir  encyclopédique  illumina  les  âges  et  dont,  aujour- 
d'hui encore,  la  philologie  comme  l'histoire,  continue  à  exploiter 
les  découvertes.  Il  est,  en  lui-même,  la  Renaissance,  car  l'anti- 
quité entière  revivait  en  ce  vaste  cerveau.  Il  en  savait  les  textes 
par  cœur,  il  en  recherchait  les  monuments  et  les  manuscrits  ; 
malheureusement  il  croyait  qu'ils  étaient  toute  la  science 
humaine  ;  ce  passé  était  si  grand  et  si  cher  à  ses  yeux 
qu'il  suppléait  le  présent  et  contenait  l'avenir.  C'était  la  clé 
magique,  de  tous  les  problèmes  qu'il  pensait  posséder  et 
c'est  pourquoi  il  traita,  avec  une  incompétence  égale,  mais 
une  érudition  formidable,  de  la  quadrature  du  cercle,  du  perce- 
ment des  isthmes  et  de  la  médecine  ;  mais  son  Emendatio  tem- 
porum,  malgré  les  préjugés  anti-papistes  qui  la  rapetissent,  reste 
un  monument  remarquable  et  Tamizey  de  Larroque  a  pu  dire 
à  bon  droit  que  Scaliger  était  le  créateur  de  la  science  chronolo- 
gique et  de  la  science  épigraphique  *. 

Au  reste,  quand  même  l'œuvre  entière  serait  caduque  et 
inutilisable,  ce  qui  n'est  point,  Scaliger  est  un  des  hommes  dont 
l'exemple  et  l'action  furent  immenses.  Il  est  l'honneur  de  la 
philologie  française  qui,  après  l'italienne,  avec  plus  d'exactitude 
et  moins  d'imagination  que  celle-ci,  devança  toutes  les  autres  ; 
il  fut  l'honneur  aussi  de  l'Université  de  Leyde,  qui  sut  se  l'atta- 
cher. 

Lorsqu'un  historien  français,  Charles  Nisard,  voulut,  dans  un 
livre,  d'ailleurs  passionnément  injuste,  et  qui,  en  ce  qui  touche 
notre  auteur,  a  plutôt  les  allures  d'un  pamphlet  que  d'une  étude, 
rassembler  trois  des  plus  grands  savants  du  temps,  sous  une 
même  rubrique  :  Le  Triumvirat  Littéraire  au  XVIe  sièele2,  il 

1.  I. titres  françaises  de  Scaliger,  éd.  Tamizey  de  Larroque,  p.  8. 

2.  Paris.  Amyot,  s.  d.,  in-8°  [1852]. 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIe    SIÈCLE    :    J.-J.    SCALIGER  189 

réunit  Juste  Lipse,  Joseph  Scaliger  et  Isaac  Casaubon.  N'est-il 
pas  curieux  que  l'Université  de  Leyde  se  soit  associé  les  deux 
premiers  et  qu'elle  faillit  avoir  le  troisième,  que  l'Angleterre 
garda  ? 

Joseph  Juste  de  l'Escale  ou  de  la  Scala  était  né  à  Agen, 
dans  la  nuit  du  4  au  5  août  1540  \  le  dixième  des  quinze  enfants 
que  Jules  César  Scaliger  eut  de  sa  femme  Andiette  de  Roques- 
Lobéjac.  Il  remontait,  ce  fécond  médecin-philologue,  aux  princes 
souverains  de  Vérone  ;  Scioppius  le  nie,  mais  ni  lui  ni  son  illustre 
fils  ne  permettaient  qu'on  en  doutât  et,  par  une  faiblesse  fré- 
quente chez  les  grands  hommes,  ils  tenaient  encore  plus  à  ces 
hochets  de  la  vanité  humaine  qu'aux  titres  de  gloire  acquis  par 
eux  dans  les  lettres  latines. 

A  onze  ans,  Joseph-Juste  était  allé  en  ce  fameux  Collège  de 
Guyenne,  à  Bordeaux,  où  l'avait  précédé  Montaigne,  et  il  y  profita 
comme  lui  des  leçons  de  Muret  et  de  Buchanan.  Il  y  passa  trois 
ans  avec  deux  de  ses  frères,  puis  revint  à  Agen,  pour  être  l'élève 
de  son  père,  qui  lui  faisait  copier  ses  poésies  latines  et  faire  une 
dissertation  par  jour  dans  la  langue  de  Cicéron,  ce  qui  l'amena 
à  composer  une  tragédie  d'Œdipe  à  seize  ans.  Le  père  étant  mort 
le  21  octobre  1558,  il  se  rend  à  Paris,  à  dix-neuf  ans,  pour  y 
apprendre  le  grec  chez  Turnèbe,  mais,  lassé  de  la  lenteur  de  ses 
méthodes,  il  s'enferme  dans  une  chambre  et,  en  vingt  et  un 
jours,  il  achève  la  lecture  d'Homère  en  s'aidant  d'une  traduction 
latine.  Au  bout  de  deux  ans,  il  possède  toute  la  littérature 
grecque  qu'il  explore  sans  dictionnaire  et  sans  grammaire  a. 

Bientôt  ce  champ  devient  trop  étroit  pour  son  avidité  de 
savoir  ;  il  apprend  l'arabe  et  compose  un  Thésaurus  linguae 
arabicae.  Il  acquit  peu  à  peu  treize  langues,  ce  qui  arracha  à  du 
Bartas,  ce  cri  d'admiration,  dans  ses  Poètes  François,  au  deu- 
xième Jour  de  sa  deuxième  Sepmaine  3  : 

Scaliger,  merveille  de  nostre  aage, 
Le  Soleil  des  sçavans,  qui  parle  eloquemment 
Hebrieu,  Grégeois,  Romain,  Espagnol,  Alemant, 


1.  Haag,  La  France  Protestante,  lrc  édition,  t.  VII.  p.  1. 

2.  Sandys  (John  Edwin),  A  History  of  Classical  Scholarsliip,  t.  II.  Cambridge 
University  Press,  1908,  in-8°,  p.  199. 

3.  En  tète  des  Epistres  françoiscs  des  personnages  illustres  et  doctes  <i  Monsr. 
Joseph  Juste  de  la  Scala,  mises  en  lumière  par  Jaques  de  Rêves.  A  I  [arderwyck,  chez 
la  vefve  de  Thomas  Henry,  pour  Henry  Laurens,  libraire  a  Amsterdam,  1624 
(Bibliothèque  Nationale,  Z  14322),  1  vol.  in-12. 


190  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

François,  Italien,  Nubien  1,  Arabique, 

Syriaque,  Persan,  Anglois  et  Chaldaïque 

Et  qui,  ehameleon,  transfigurer  se  peut, 

O  riche,  ô  souple  esprit  !  en  tel  aucteur  qu"il  veut, 

Digne  fils  du  grand  Jule  et  digne  frère  encore 

De  Sylve,  son  aisné,  cpie  la  Gascogne  honnore. 

Dans  ces  quatre  années  de  Paris,  il  se  rapprocha  des  Pro- 
testants et  écouta  leurs  proches,  où  le  mena  M.  de  Buzenval, 
frère  du  futur  ambassadeur  de  France  en  Hollande,  qui  jouera 
un  rôle  dans  l'arrivée  de  Scaliger  à  Leyde. 

En  1563,  il  se  lie  avec  Louis  Chasteigner,  sieur  de  La  Roche- 
Pozay,  en  Poitou.  Il  devait,  plus  tard,  être  le  précepteur  du  jeune 
Henry  de  La  Roche-Pozay,  le  futur  évèque  de  Poitiers  qui, 
en  1596,  se  vante  d'être  son  «  recognoissant  disciple  »,  et,  en  1607, 
se  plaint  qu'il  n'ait  pas  inscrit  comme  dédicace,  sur  l'Eusèbe 
qu'il  lui  offre,  «  alumno  »  2. 

Dans  sa  retraite  au  château  de  Preuilly,  il  écrit  ses  commen- 
taires sur  Vairon,  son  premier  ouvrage,  et,  en  1565,  il  accom- 
pagne à  Rome,  Louis  de  La  Roche-Pozay.  11  reste  en  Italie 
jusqu'en  1566  et  Muret  l'y  présente  à  des  érudits.  Il  visite 
Vérone,  berceau  de  ses  ancêtres,  mais  travesti  et  sous  un  faux 
uom,  parce  que,  dit-il  :  «  Si  les  Vénitiens  me  tenaient,  ils  me 
coudraient  dans  un  sac  ».  Il  recueille  des  inscriptions  que  Gruter 
insérera,  en  1602,  dans  son  Thésaurus  inscriptionum.  Après  avoir 
visité  l'Angleterre  et  l'Ecosse,  il  semble  avoir  pris  l'épéeen  1569, 
dans  les  Guerres  de  religion,  puisqu'il  écrit,  en  1571,  à  Pierre 
Pithou  :  «  Quamdiu  fui  in  militia  ».  En  1570,  nous  le  trouvons  à 
Valence  auprès  de  Cujas.  Ce  séjour  fut  pour  lui  décisif,  il  en  parle 
•en  termes  enthousiastes.  Cujas  l'engage  à  faire  du  droit  et  le 
tient  en  si  haute  estime  qu'il  écrit  :  «  Doctissimus  J.  Scaliger  a 
quo  pudet  dissentire  »,  et,  en  1581,  peu  après  la  perte  de  son 
fils  :  «  J'ai  céans  M.  de  la  Scala,  de  qui  la  douce  compagnie  m'a 
tiré  du  sepulchre  où  j'étois  misérablement  tombé  et  m'a  essuyé 
une  partie  de  mes  piteuses  larmes  3.  » 

1.  Sur  les  connaissances  de  Scaliger  en  éthiopien,  voir  plus  loin  p.  211  n.  3. 

2.  11  écrit  de  Paris,  30  mars  1607  (Epislres,  p.  '.»)  :  i  nu-  plaignant  seulement  de  ee 
que,  au  bout  de  mon  nom,  vous  n'avez  écrit  Aliuniio  dans  l'Eusèbe  qu'il  vous  a 
pieu  me  donner,  car  c'est  une  qualité  que  je  tiendray,  toute  ma  vie,  aussy  chère  que 
celle  que  je  prends,  Monsieur,  de  vostre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 
Abain.  » 

3.  Cf.  Eîaag,  La  I-'raucr  jtrutrsifinle,  1 r,~  éd..  t .  Y  1 1.  p.  1.  Sur  les  relations  de  Cujas  et 
-de  Scaliger,  on  lira  avec  profit  l'article  (pie  .M.  1'.  !•'.  Girard  a  publié  dans  la  Xuiwclle 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIe    SIÈCLE    :    J.-J.    SCALIGER  191 

C'est  aussi  à  Valence,  dont  l'école  de  Droit  était  alors  célèbre, 
qu'il  se  lia  avec  de  Thou  et  avec  Monluc,  évèque  fort  épris 
d'humanisme  1.  Ce  dernier  voulait  l'emmener  en  Pologne  comme 
secrétaire,  mais,  à  Strasbourg,  Scaliger,  ayant  appris  le  massacre 
de  la  Saint-Barthélémy,  décida  de  se  réfugier  en  Suisse  pour 
s'y  faire  recevoir  habitant  de  Genève,  le  8  septembre  1572,  et  y 
accepter  une  chaire  de  philosophie  2.  Il  ne  se  récusa  point,  comme 
le  prétend  Charles  Nisard,  qui,  par  une  contradiction  singulière, 
l'accuse,  à  ce  propos,  à  la  fois  de  trop  d'orgueil  et  de  trop  de 
modestie. 

Elu  professeur  le  21  octobre,  il  demanda  et  obtint  son  congé 
en  septembre  1574.  Il  expliquait  YOrganon  d'Aristote  et  le 
De  Finibus  bonorurn  de  Cicéron,  mais  il  n'était  pas  propre, 
dit-il  lui-même,  à  «  caqueter  en  chaire  et  à  pedanter  »  et, 
profitant  de  l'accalmie,  il  rentre  en  France  pour  retourner 
auprès  de  M.  de  La  Roche-Pozay,  au  château  dWbain  3.  C'est 
là  qu'il  prépara  ce  fameux  De  Emendatione  temporum  (1583)  4, 
qui  mit  le  sceau  à  sa  réputation  et  resta  un  des  fonde- 
ments de  la  science  de.  la  Chronologie,  sur  laquelle  nos 
grand  Bénédictins  des  xvue  et  xvine  siècles  allaient  s'exercer. 
Cet  ouvrage  devait  appeler  sur  Scaliger  l'attention  de 
l'Université  de  Le.yde,  au  moment  où  celle-ci  songe  à 
pourvoir  au  remplacement  de  Juste  Lipse  5,  Justus  Lipsius,  que 

Revue  historique  de  droit  français  ei  étranger,  août-décembre  1917,  p.  403  à  424,  sous 
ce  titre  :  Lettres  inédites  de  Cujas  et  de  Scaliger.  On  y  trouvera  une  intéressante 
épître  latine  de  celui-ci  à  Saint-Vertunien,  découverte  par  M.  Seymour  de  Ricci. 

1.  Cf.  Haag,  op.  cit.,  lre  éd.,  t.  Vil,  p.  488.  Choisnin  disait  de  Scaliger,  dès  cette 
époque  (1572)  :  «  qui  est  pour  son  aage  un  des  plus  rares  de  ce  royaume.  » 

2.  Cf.  registre  A  de  la  Compagnie  des  pasteurs,  cité  par  Haag. 

3.  Louis  Chasteigncr,  sr  d'Abain  et  de  La  Roche-Pozay,  fut  ambassadeur  à  Rome, 
de  1575  à  1581,  et  eut,  en  cette  qualité,  là-bas,  la  visite  de  Montaigne.  Celui-ci,  dans 
son  Journal  ne  fait  pas  mention  de  Scaliger  et  ne  semble  donc  pas  l'y  avoir  rencontre. 
(Cf.  Journal  île  voyage  de  Montaigne,  p.p.  L.  Lautrey,  2e  éd.,  Paris,  Hachette,  1909, 
in-18,  p.  210,  note).  A  moins  qu'il  ne  fût  parmi  les  «  autres  sçavans  »  qui,  à  la  table 
de  l'ambassadeur,  discutent,  avec  Montaigne  et  Muret,  de  la  valeur  de  la  traduction 
d'Amyot. 

4.  11  ne  faut  pas  oublier  qu'un  autre  Français,  Beroald,  le  précéda  avec  sa  Chro- 
nologia.  qui  est  de  1577.  Cf.  Haag,  La  France  protestante,  2e  éd.,  t.  II,  col.  403. 

5.  Sur  Juste  Lipse,  voir,  outre  le  livre  de  Nisard  déjà  cité,  L.  Galesloot,  Parti- 
cularités sur  la  vie  de  Juste  Lipse  (Annales  de  la  Société  d'émulation  peur  l'étude  de 
la  Flandre,  4e  série,  t.  I,  Bruges,  1876-7).  Un  Choix  des  Epîtres  de  Juste  Lipse  parut 
en  1619,  in-8°  ;  des  Lettres  inédites  ont  été  publiées  par  G.  H.  M.  Delprat,  Amster- 
dam, 1858.  Voir  encore  un  article  de  M.  Roersch  dans  la  Biographie  Nationale  '!,■ 
JJrlgique.  Montaigne  parle  de  Juste  Lipse  dans  sis  Essais,  I.  26;  11.  12;  11.  334 
(Essais,  éd.  Jeanroy,  p.  43).  Les  Politiques  ont  été  traduits  par  Goulard,  1594.  Cf. 
aussi  Croll  :  Juste  Lipse  et  le  mouvement  anti-Cicéronien  à  lu  fin  du  XVIe  et  au 
début  du  XVII':  siècles,  dans  la  Revue  du  XVIe  siècle,  191  1,  I.  H.  p.  200.  Sur  son 
départ  de  Levde,  un  article  de  H.  T.  Oberman  dans  Ned.  Archie)  ooor  Kerkge- 
schiedenis,  n.  s.  t.  V  (1908)  et  Resolutie  v.  Holl.  31  janvier  L591,  p  151  ;  van 
Meteren,  op.  cit.,  f°  586  verso. 


192  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

Montaigne  appelle  «  le  plus  sçavant  homme  qui  nous  reste, 
d'un  esprit  très  poly  et  judicieux,  vrayement  germain  à...  Tur- 
nebus  » l. 

Dans  leur  séance  du  5  avril  1578,  les  Curateurs  avaient 
nommé  Lipsius,  professeur  d'histoire  et  de  droit,  avec  un 
traitement  de  500  florins,  porté,  dès  le  10  août  à  600,  tandis 
qu'un  autre  Belge,  Bonaventura  Yulcanius,  de  son  vrai  nom 
Bonaventure  de  Smedt,  c'est-à-dire  a  le  forgeron  »,  enseigne, 
depuis  le  1er  février  1578,  la  langue  grecque  et  les  arts  libé- 
raux. 

En  1579  et  1580,  Juste  Lipse  est  recteur.  Il  l'est  de  nouveau 
en  1587  et  c'est  sous  ce  rectorat  que  se  produisit  le  renvoi  de 
Saravia  et  de  Doneau,  dont  il  n'est  responsable,  peut-être,  que 
par  la  mollesse  qu'il  mit  à  défendre  ses  collègues.  Il  est  encore 
recteur  en  1588,  mais,  bientôt,  on  le  voit  travaillé  par  des 
influences  occultes,  qui  ébranlent  sa  foi  calviniste  et  le  font 
profiter  d'une  cure  aux  eaux  de  Spa,  en  juin  1591,  pour  adresser 
aux  Curateurs  une  lettre  de  démission,  datée  du  2  du  même  mois. 
En  vain  cherche-t-on  à  le  retenir. 

Dès  septembre,  on  songe  à  le  remplacer,  et  ici  intervient 
un  singulier  personnage,  dont  le  nom  reviendra  plusieurs  fois 
par  la  suite  :  Baudius,  ou  plutôt  Dominique  Le  Baudier,  de 
Lille,  ancien  étudiant  de  l'Université  de  Leyde,  où  on  le  trouve 
immatriculé,  une  première  fois,  le  22  avril  1578  :  «  Dominicus 
Baudius  Insulensis  »,  comme  théologien,  et,  une  seconde  fois, 
comme  juriste,  le  7  septembre  1583  2. 

Au  moment  qui  nous  occupe,  il  est  en  Zélande  et  il  va  jouer, 
vis-à-vis  de  l'Université,  le  rôle  d'honnête  courtier,  tant  pour 
se  donner  de  l'importance  et  se  mettre  en  valeur,  en  se  faisant 
passer  pour  l'ami  et  le  confident  d'un  grand  homme,  que  pour 
attirer  sur  soi  l'attention  d'une  «  Académie  »,  où  il  espère  bien 
que  Scaliger,  une  fois  nommé,  le  fera  entrer  à  sa  suite. 

La  perspective  de  pouvoir  obtenir  Scaliger,  en  qualité  de  suc- 
cesseur de  Juste  Lipse,  est  si  séduisante,  qu'à  peine  Baudius 
l'a-t-il  fait  entrevoir  par  lettre  à  l'Université,  celle-ci,  immé- 
diatement, délègue  Maître  Geryt  Tuning,  professeur  d'Insti- 
tutes,  pour  amener  ledit  Baudius,  afin  qu'il   s'explique   devant 

1.  Montaigne,  Essais,  II,  12,  éd.  Strowski,  t.  II.  p.  .'534  ;  la  phrase  est  une  addi 

tion  de  1588. 

2.  Album  studiosorum,  col.  2. 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIe    SIÈCLE    I    J.-J.    SCALIGER  193 

les  Magistrats 1.  Ceux-ci,  enthousiasmés,  décident  d'offrir  à 
Scaliger,  en  raison  de  sa  qualité,  de  son  savoir  et  de  sa  réputalion 
(ten  respect  van  zijn  qualiteyt,  geleertheyt  ende  vermaertheyt), 
la  somme  de  1.200  florins  par  an2.  Ils  enverront  Baudius  et 
Tuning  en  France  aux  frais  de  l'Université,  pour  s'aboucher 
avec  le  savant.  Outre  ses  frais  de  voyage,  si  Baudius  réussit,  il 
aura  une  récompense.  C'est  le  courtage,  dont  le  montant  est 
laissé  à  la  discrétion  des  autorités.  La  chose  doit  être  tenue 
aussi  secrète  que  possible,  pour  ne  pas  susciter  d'obstacles  de  la 
part  des  ennemis  de  l'Université.  Est-ce  Juste  Lipse,  les 
Jésuites  ou  les  Espagnols  qui  se  trouvent  ici  visés  ? 

Quatre  lettres  sont  rédigées  :  la  première,  d'octobre  1591,  des 
Curateurs  et  Bourgmestres  à  Scaliger  3.  Elle  est  en  latin  et  la 
minute,  de  la  main  de  Tuning.  Après  avoir  mentionné  la  démis- 
sion de  Juste  Lipse,  qu'ils  attribuent  uniquement  à  son  état 
de  santé,  ils  parlent  de  l'espoir  que  Baudius  leur  a  donné  de 
changer  Lipsius  pour  Scaliger,  «  le  plus  savant  des  nobles  et  le 
plus  noble  des  savants.  »  C'était  toucher  un  point  sensible,  en 
faisant  allusion  à  la  fameuse  parenté,  un  peu  hypothétique,  avec 
les  ducs  de  la  Scala,  les  princes  de  Vérone  et  le  roi  des  Alains. 

Scaliger  succédant  à  la  chaire  Lipsienne,  chaire  unique  d'his- 
toire romaine  et  d'archéologie,  c'est  Hercule  succédant  à  Atlas 
pour...  mille  carolus,  vulgo  florins.  L'esprit  pratique  des  Hollan- 
dais ne  perd  pas  ses  droits  et  le  rapprochement  de  ces  demi- 
dieux  et  de  ce  sac  d'écus  ne  laisse  pas  d'étonner  un  peu. 
Les  payements  se  font  régulièrement  par  trimestres  4  (il 
s'agit  d'une  bonne  maison  bien  administrée).  Les  Curateurs 
parlent  aussi  en  marins,  comme  il  est  naturel  au  pays  où  l'on 
dit  en  manière  d'adieu  :  «  naviguez  bien  !  ».  «  Que  Scaliger,  au  sortir 
des  formidables  tempêtes  qui  l'ont  secoué,  vienne  trouver  abri 
dans  leur  port  de  tranquillité,  inondant  de  la  splendeur  de  Sa 
Lumière,  leur  Batavie  ».  Comme  hommes  publics  et  comme 
hommes  privés,  pour  la  gloire  de  ses  ancêtres,  par  le  génie  de  la 
gent  Scaligère,  au  nom  des  services  rendus  aux  Lettres  par  son 
père  Jules  César,  au  nom  de  Juste  Lipse  enfin  qui,  s'il  était 
présent,  ne  voudrait  passer  à  nul  autre  la  torche  de  la  course  du 


1.  Bronnen  Leidschr  Universiteit,  t.  I,  p.  65,  28  septembre  1591. 

2.  Le  florin  vaut  théoriquement  2  fr.  05.  Il  vaut  4  fr.  00  aujourd'hui. 

3.  Bronnen,  t.  I,  p.  183*,  n°  107. 

4    Ce  qui  est  encore  l'usage  dans  les  Universités  hollandaises. 

13 


194  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

flambeau,  ils  le  supplient  de  se  hâter  et  de  ne  pas  faire  attendre 
plus  longtemps  aux  candidats  de  la  Faculté  des  lettres  l'érudition 
du  Phoenix  de  la  Gaule.  » 

La  lettre  du  Prince  Maurice  à  Henri  IV,  datée  du  6  octobre  1591, 
est  moins  ampoulée  :  le  tempérament  de  ces  deux  soldats  ne  s'y 
prête  pas.  Peut-être  même  l'homme  de  guerre  se  trompe-t-il 
de  terme,  car  il  émet  le  vœu  que  «  la  dicte  Université,  comme 
fondation  de  feu  Monseigneur  le  Prince  d'Aurange,  demeure  pro- 
veue  de  telz  officiers,  comme  elle  ena1  besoing  pour  son  accrois- 
sement 2  ».  Il  s'agit  d'un  ordre.  Qu'il  plaise  donc  à  Henri 
«  d'interposer  son  authorité,  afïin  que  le  sieur  Joseph  Scaliger 
(celui-ci  eût  préféré  de  l'Escale  ou  de  la  Scala)  qui,  par  sa  doc- 
trine et  aultres  bonnes  qualitez  est  en  renommée  par  toute  l'Eu- 
rope,   vienne   par  deçà  à  deservir  la   place    du  dict  Lipsius.  » 

La  missive  des  Etats  de  Hollande  à  Henri  IV  est  datée  du 
lendemain  et  est  plus  fleurie  :  le  Sr  Joseph  Scaliger  y  est  encore 
qualifié  «  le  Phoenix  de  l'Europe  »  et  ils  invoquent,  pour  obtenir 
l'appui  du  roi,  «  l'interest  très  évident  que  la  Gloire  de  Dieu  et 
service  de  la  cause  commune  en  rapporteroyent  ».  Dans  une 
autre  lettre,  du  même  jour,  à  Scaliger,  ils  lui  donnent  de  «  Vostre 
Seigneurie  »,  par  quatre  fois  en  huit  lignes,  et  c'est  bien  plus 
adroit  :  «  Qu'il  plaise  à  Vostre  Seigneurie  servir  de  flambeau  et 
esperon  aulx  estudes  languissans  de  la  jeunesse  par  deçà,  à 
l'avancement  de  la  gloire  de  Dieu  et  service  de  la  cause  commune, 
asseurans  Vostre  Seigneurie  qu'en  tous  endroicts,  elle  se  trouvera 
rencontrée  du  faveur  et  respect  que  sa  très  noble  race  et  doctrine 
méritent.  » 

L'histoire  des  deux  ambassadeurs  de  la  science  hollandaise 
auprès  du  savant  français  est  bien  amusante.  M.  Molhuvsen  a 
pu  la  suivre,  jour  par  jour,  pour  ainsi  dire,  parles  comptes  de 
Tuning  3.  Premier  contretemps  :  en  Zélande,  Baudius,  embar- 
rassé dans  des  discussions  avec  des  marchands,  refuse  de  s'em- 
barquer avec  lui  et  promet  de  le  rejoindre  à  Caen.  Le  premier 
rapport  de  Tuning,  en  hollandais,  est  daté  du  camp  de  Henri  IV 
à  Darnctal  sous  Rouen,  le  2  décembre  1591  4.  Il  s'est  dirigé 
d'abord    vers    Caen,    centre    commercial    et    universitaire    1res 

1.  Ms.  *  ai  ».  qui  est  une  faute,  à  moins  qu'il  n'y  ait  une  coquille  dans  le  teste  de 
M.   Molhuvsen. 

'1.  Bronnèïl  I.eidsche  l'nincrsileil,  t.  I.  p.  184*,  n°  16S. 

3.  .Molhuvsen  (P.  ('..).  De  Komsi  van  Scaliger  te  teiden,  I.evdc.  1912.  Un  vol.  in-4°. 

4.  Bronnen,  t.  I,  p.  187*,  n°  173. 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIe    SIÈCLE    :    J.-J.    SCALIGER  195 

fréquenté  des  Hollandais.  Non  sans  péril  ni  peine,  il  a  été  retrou- 
ver le  roi  dans  son  camp  à  quatre  kilomètres  de  Rouen  qu'il 
assiège.  Introduit  dans  sa  chambre  à  coucher,  il  n'a  obtenu 
d'Henri  que  cette  réponse  :  «  Je  ne  pense  point  qu'il  ira  !  x  », 
ce  qui  n'empêche  pas  le  souverain  de  faire  rédiger  par  son  secré- 
taire des  lettres  pour  Scaliger. 

Tuning  communique  alors  une  série  de  nouvelles  des  opéra- 
tions militaires  et,  visiblement  inquiet,  le  paisible  professeur 
hollandais  ajoute  :  «  Pendant  que  je  vous  écris  de  nuit,  les  mous- 
quets font  tiaf,  tiaf,  tiaf»2;  cela  lui  donne  un  air  de  bravoure 
et  une  teinture  d'homme  de  guerre.  Suit  un  croquis  d'Henri  IV, 
pris  sur  le  vif:  «Sa  Majesté  veille,  jour  et  nuit,  avec  une  audace 
indicible,  au  point  de  ne  pas  hésiter  à  sortira  cheval,  dans  la  nuit 
noire,  avec  quatre  ou  cinq  gentilshommes,  comme  il  le  fait  en 
cet  instant.  Partout  c'est  la  misère,  la  pauvreté,  le  chagrin  et 
une  cherté  excessive  de  tout  ce  qui  est  nécessaire  pour  vivre  ». 
Ah  !  la  guerre  en  Hollande,  pensait-il  sans  doute,  ce  n'est  pas  la 
même  chose,  car  elle  y  va  de  pair  avec  l'abondance.  Mais  ici  «  sur 
toutes  les  routes,  c'est  l'angoisse  et  la  crainte  d'être  assassiné, 
pillé,  volé  et  fait  prisonnier.  »  C'est  pourquoi  il  a  été  forcé  de  se 
faire  faire  de  mauvaises  nippes  d'homme  du  peuple,  pour  avoir 
l'air  d'un  charretier  allant  par  les  routes. 

Dans  sa  lettre  aux  même  Curateurs  et  Bourgmestres,  datée 
du  28  décembre  1591,  Tuning  insère  une  copie  légalisée  de  la 
lettre  qu'Henri  IV  a  écrite,  le  3  décembre  précédent,  à  Scaliger  : 
«  Monsr.  Scaliger,  les  Sieurs  Estats  de  Hollande,  soigneux  de  ne 
laisser  esteindre  les  belles  lumières  de  doctrine  et  vertu  que  leur 
Université  de  Leiden  a  produictes  jusquesici  au  profict  du  public 
et  de  rechercher  les  moyens  plus  propres,  là  où  ils  se  peuvent 
trouver,  pour  la  maintenir  en  sa  splendeur,  ont  particulièrement 
jeté  les  yeulx  sur  vostre  personne  »...  La  dépêche  est  assez  pres- 
sante. Ch.  Nisard  insinue  qu'elle  l'est  plus  que  le  savant  ne  l'eût 
souhaité,  car  il  aurait  préféré  qu'on  le  retînt.  Toujours  est-il 
que  Henri  invoque,  outre  «  le  devoir  que  chacun  a  de  communi- 
quer au  public  les  grâces  que  Dieu  luy  a  départies...  »,  «  le  mérite 
et  honneur  »  qu'il  y  pourra  acquérir,  sa  propre  amitié  pour  les 
Etats,  l'intérêt  de  la  chrétienté,  car  le  bien  qui  dérive  de  cette 

1.  En  français  dans  le  texte. 

2.  Bronnen,  1,  p.  188*.  Voici  l'original  de  cette  curieuse  phrase  :      Dit  schrivende 
bi  nacht  gingen  de  roers  :  «  tiaf,  tiaf,  tiaf  ». 


196  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

source  de  Leyde  peut  se  répandre  partout.  Brochant  sur  le 
tout,  une  promesse  «de  quelque  bonne  gratification  et  recognois- 
sance  »  de  la  part  du  roi,  vient  fortifier  l'intercession  *. 

Les  dangers  immenses  et  angoissants  qui  environnent 
le  bon  Tuning  de  toutes  parts,  à  ce  qu'il  écrit,  lui  feraient  volon- 
tiers renoncer  à  poursuivre  son  ambassade  de  Caen  à  Tours,  où 
les  chemins  sont  particulièrement  peu  sûrs,  les  paysans  eux- 
mêmes  assassinant  souvent,  par  méfiance,  les  passants.  Cependant, 
il  va  se  mettre  en  route,  le  lendemain  matin,  à  pied,  avec  un  seul 
serviteur  et,  vêtus  tous  deux  en  laboureurs  2,  ils  se  joindront  à  une 
troupe  d'autres  voyageurs.  Quant  à  Baudius,  enfin  arrivé  à 
Caen,  la  grandeur  du  péril  le  retient  au  rivage. 

D'Alençon,  le  jour  de  l'an  1592,  Tuning  confie  à  van  Hout  sa 
navrante  mésaventure  :  il  avait  loué  à  Falaise  un  messager  et 
l'avait  envoyé,  chargé  de  ses  lettres,  un  peu  en  avant  de  la  petite 
troupe  de  marchands  de  poisson,  à  laquelle  lui-même  s'était 
joint.  Il  avait  probablement  peur  d'être  pris  par  ceux  de  la  Ligue. 
La  précaution,  si  elle  était  peu  courageuse,  n'était  pas  superflue, 
car  c'est  ce  qui  arriva  au  messager,  dont  la  bonne  foi  n'est 
peut-être  pas  hors  de  cause.  A  l'arrivée  de  la  petite  troupe,  dans 
les  bois  aux  portes  d'Alençon,  les  Ligueurs  assaillirent  le  mes- 
sager, qui  la  précédait  d'un  quart  de  mille,  le  laissèrent  complète- 
ment nu  et  lui  volèrent  ses  lettres.  Tuning  et  ses  compagnons 
se  gardèrent  bien  de  s'élancer  à  son  secours  et  s'estimèrent 
heureux  de  passer  inaperçus,  pour  parvenir  jusqu'à  Alençon. 

Ils  sont  à  Tours,  le  6  janvier,  et  commencent  par  s'y  renipper 
de  pied  en  cap.  Le  médecin  Charles  Falaizeau  prête,  à  Tuning 
un  cheval,  au  serviteur  de  celui-ci  un  mulet,  et,  sous  la  conduite 
du  Prévôt  de  Loches,  ils  s'acheminent  en  cet  équipage,  le  15  jan- 
vier, vers  Preuilly  où,  le  16  au  soir,  les  accueille  Louis  de  Chas- 
teigner  de  La  Roche-Pozay,  Seigneur  d'Abain,  son  fils  Henri- 
Louis,  le  futur  évêque,  et  son  savant  précepteur,  M.  de  la  Scala. 
Le  pauvre  Tuning  est  tout  éploré  d'avoir  perdu  ses  lettres. 
Néanmoins,  il  remplit  fidèlement  et  oralement  sa  mission.  C'est 
ce  que  Scaliger  raconte  aux  Etats  dans  sa  lettre   du  21  jan- 


1.  Bronncn  Lridsche  Universiteit,  t.  I,  p.  190*,  n°  175. 

2.  Ibid.,  p.  209*  :  «  Voor  de  bocreclederen  die  ic  voor  mi  onde  inijn  dienaer  heb  doen 
maicken  om  te  veiliger  door  de  perickelen  op  Tours  te  geraicken  betaelt  :  3 1  g.  15  st.  » 
Je  signale  aux  historiens  tout  ce  compte  d'un  voyage  en  France  en  1591-1592, 
p.  206*  à  214*  au  tome  I  des  Bronncn. 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIe    SIÈCLE    :    J.-J.    SCALIGER  197 

vier  1592,  déjà  imprimée  au  xvne  siècle,  dans  ses  Epistolae  1.  11 
a  confié  au  professeur  qui  les  répétera  de  vive  voix,  les  motifs 
de  son  refus,  sur  lequel  il  ne  sera  pas  plus  explicite  dans  sa 
missive  à  Douza,  de  même  date  2. 

Le  23,  Tuning  quitte  Preuilly  et  le  27,  Tours,  en  brillante 
compagnie  cette  fois,  avec  «  Mons.  de  la  Trimouille  »  et  le  premier 
Président  du  Parlement  de  Paris  «  Achilles  Harley  » 3,  qui  le 
conduisent  au  quartier  du  Maréchal  de  Biron,  dans  le  camp  royal, 
sous  Rouen.  Notre  maître  ne  doit  plus  se  sentir  d'orgueil.  Ce 
sentiment  fait  place  à  la  terreur,  quand,  le  15  février,  il  s'agit 
d'échapper  à  la  menace  du  duc  de  Parme,  pour  gagner  Dieppe. 
Il  s'y  embarque  pour  l'Angleterre,  gagne  Londres  et  Grave- 
send,  d'où  enfin  il  atteint,  le  12  mars,  Armuyden,  en  Zélande. 
Après  avoir  rendu  compte  aux  Curateurs,  le  8  août,  il  est,  en 
récompense  de  ses  peines,  nommé  professeur  ordinaire  au  traite- 
ment de  500  florins  4. 

Ainsi  finit  heureusement  cette  malheureuse  expédition.  Le 
14  août  1592,  les  Curateurs  et  Bourgmestres,  prirent  l'initia- 
tive, pour  satisfaire  au  vœu  de  Scaliger,  transmis  par  Tuning, 
de  faire  faire,  par  le  fameux  graveur  Henri  Goltzius,  pour 
216  florins,  deux  planches,  représentant  l'une,  Jules  César  Sca- 
liger, l'autre,  son  fils  Joseph. 

Tout  ceci  n'est  que  travaux  d'approches  en  vue  d'un  nouvel 
assaut.  Le  1er  novembre,  les  Curateurs  et  Bourgmestres5  insis- 
tent auprès  de  Scaliger,  pour  qu'il  vienne  restaurer  chez  eux  par 
sa  présence,  sa  noblesse,  son  génie,  sa  science,  son  ci  humanité  », 
le  royaume  des  lettres.  Ils  s'adressent  encore  le  même  jour  à 
deux  médecins  de  ses  amis  à  Tours,  Fr.  de  Saint-Vertunien, 
Sr  de  Lauvau,  et  Charles  Falaizeau,  afin  qu'ils  s'entremet  tout 
auprès  de  l'homme  incomparable  6.  L'effort  est  parfaitement 
combiné.  Les  Etats  de  Hollande,  dans  leur  lettre  en  français 
du  26  novembre  1592,  le  pressent  de  leur  côté  "  :  «  Venez  doneques 
non  seulement  pour  estre  en  repos  et  seureté,  mais  aussi  aymé, 

1.  lllustriss.  Viri  Josephi  Scaligeri,  Julii  Cacs.  a  Burden  Y.  Epistolae  «murs  quae 
reperiri  potuerunt,  nunc  primura  collectât  ac  editae...  Lugduni  Batavorum,  ex 
officina  Bonaventurae  et  Abrahami  Elzevir.  Academ.  Typograph.  n<2,  (Biblio- 
thèque Nationale,  Z  14002,  1  vol.  in-12.  L'exemplaire  porte  cette  note  manuscrite 
sur  la  feuille  de  garde  :  liber  prohibitus). 

2.  Bronncn  Leidsche  Unioersiteit,  t.  I,  p.  197*. 

3.  Ibiil..  [>.  210*.  Compte  de  Tuning. 

4.  Ibiil.,  t.  1,  p.  71. 

5.  Ibid.,  p.  72  et  n»  20."».  206,  207,  pp.  233*  à  235*. 

6.  Ibid.,  [>.  235*. 

7.  Ibid.,  p.  236*. 


198  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

chery  et  respecté,  tenant  pour  asseuré  qu'estes  attendu  icy  de 
si  bonne  dévotion  et  d'aussi  prompte  bonne  volenté  que  nous 
souhaittons  d'estre  recueillies  noz  recommandations  très  affec- 
tionnées, priant  l'Eternel...  etc.  » 

Comme  les  Curateurs  et  Bourgmestres  se  sont  assuré  deux 
auxiliaires,  les  Etats  s'en  assurent  deux  aussi,  formant  pointe 
d'avant-garde,  et  ils  sont  d'importance,  J.  A.  de  Thou,  le  grand 
historien  catholique,  auquel  ils  s'adressent  dans  les  termes  que 
voici  :  «  Monsieur,  D'aultant  que  prenons  bien  au  cœur  l'accrois- 
sement et  splendeur  des  Lettres,  nous  avons  trouvé  convenable 
d'envoyer  iterativement  vers  Monsr.  de  la  Scala  pour  lui  rendre 
l'honneur  que  mérite  sa  très  noble  et  singulière  vertu  et  doc- 
trine, èstans  d'opinion  que,  se  retirant  du  milieu  des  guerres 
civiles  et  troubles  aiguz,  qui  courent  par  toute  la  France  et 
allentissent  la  gaillardise  des  bons  esprits,  il  auroit  fort  bon 
moyen,  par  decha,  de  mettre  en  lumière  ses  très  précieuses  œuvres 
qui,  aultrement,  périront  par  l'iniquité  du  temps  présent  et 
demeureront  ensevelies  dans  le  cercueil  d'oubliance.  » 

L'autre  appel  à  du  Plessis-Mornay  n'est  pas  moins  ardent, 
pour  que  M.  de  la  Scala  1  vienne  «  servir  d'ornement  et  splen- 
deur des  Lettres  en  l'Académie...  à  Leyden  ».  Le  Prince  Maurice 
écrit  également  à  Scaliger,  le  27  novembre  1592,  et  enfin  à  Louis 
de  Chasteigner  de  La  Roche-Pozay  en  ces  termes  2  :  «  Monsieur, 
l'Académie  de  Leyden  a  besoin,  pour  son  accroissement,  d'un 
personnage  tel  que  Monsr.  de  la  Scala,  qui  la  puisse  par  son  grand 
sçavoir  et  renom  rendre  célèbre  ».  Il  écrivit  aussi,  car  tout  ici  se 
fait  par  deux,  à  Monsr.  le  conseiller  d'Emmery,  c'est-à-dire  à 
de  Thou. 

Mais  il  fallait  une  couronne  de  fleurs  à  joindre  à  tous  ces 
parchemins  :  ce  fut  une  femme  qui  la  tressa  et  l'offrit  ;  elle 
portait  un  nom  cher  et  glorieux  entre  tous.  Elle  aimait  les  poètes, 
comme  en  témoigne  l'Album  conservé  à  la  Bibliothèque  de  La 
Haye  3,  elle  vénérait  les  savants  :  c'était  Louise  de  Coligny. 
«  Ils  ont  icy,  écrit  la  Princesse  à  Scaliger,  le  9  janvier  1593  4, 
le  repos  et  la  tranquillité  autant  assuré  qu'en  nulle  région  de 
l'Europe,  suget  requis  pour  y  convier  et  retenir  les  Muses.  Mais 

1.  Bronnen  Leidsche  Universileil,  t.  I,  p.  23(5*. 

2.  lbid.,  p.  237*. 

3.  Cf.  van  Hamel,  L'Album  de  Louise  de  Colignij,  dans  Revue  d'Histoire  Litté- 
raire de  la  France,  1903,  p.  232. 

4.  Bronnen,  t.  I,  p.  211*. 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIe    SIÈCLE    :    J.-J.    SCALIGER  199 

ils  auroient  besoin  d'un  homme  rare  en  doctrine  comme  vous, 
pour  donner  nom  et  bruict  à  cett'  Académie.  Il  est  en  vous  de 
la  faire,  fleurir  par  vostre  présence...  et  vous  puis  asseurer, 
monsieur  Scaliger,  que  vous  serez  caressé  et  honoré  en  ce  lieu, 
autant  ou  plus  qu'en  autre  province  où  vous  puissiez  choisir 
vostre  demeure...  »  Bien  plus,  elle  donnera  l'exemple  en  lui 
confiant  son  fils  Frédéric-Henri  :  «  et  me  donnez  ce  contente- 
ment... de  vous  voir  en  lieu  où  mon  fils  ait  ce  bien  de  vous 
approcher,  car  je  me  délibère  mesmes  de  l'envoyer  dans  quelque 
temps  à  Leyden.  Il  commence  à  apprendre  les  Lettres;  j'esti- 
meray  que  vostre  seule  ombre  puisse  beaucoup  à  le  faire  devenir 
savant.   » 

Louise  est  femme  et  elle  est  Française,  elle  comprend,  pour 
l'avoir  éprouvé,  qu'on  souffre  à  être  loin  de  la  Patrie  et  qu'il  est 
dur  à  monter  l'escalier  de  l'étranger:  «  Vous  quitterés  la  France, 
mais  aussi  bien  n'est-elle  pas  maintenant  elle-mesme  et  vous  en 
trouvères  icy  quelque  portion.  » 

Est-ce  elle  qu'elle  désigne  ou  songe-t-elle  aux  autres  Français 
qui  sont  clans  le  pays,  ou  à  sa  chère  Eglise  Wallonne  ?  ou  veut-elle 
dire  simplement,  ce  qui  est  vrai,  qu'il  y  a  là  tant  d'amour 
pour  la  France  que  l'exil  y  est  un  peu  moins  pénible  à  supporter  ? 

Notre  ambassadeur  Paul  Choart,  seigneur  de  Buzenval, 
allait  joindre  ses  instances  à  celles  de  la  Princesse.  Sa  lettre 
est,  de  beaucoup,  la  plus  intéressante,  parce  qu'elle  a  les  allures 
d'une  confidence  et  qu'elle  nous  initie  aux  idées,  impressions 
et  sentiments  qu'un  Français  pouvait  avoir  sur  la  Hollande 
d'alors.  Elle  est  datée  du  2  janvier  1593  et  adressée  à  Scaliger, 
qu'il  avait  rencontré,  vingt  ans  auparavant,  en  Savoie,  et  qu'il 
y  avait  fréquenté  aussi  familièrement  que  sa  propre  «  jeunesse 
et  rudesse  »,  pouvaient  approcher  de  sa  «  meureté  et  pollissure  ». 
Depuis,  il  avait  déserté  les  études  pour  la  diplomatie,  qu'il  avait 
exercée,  depuis  deux  ans,  aux  Pays-Bas,  où  il  a  «  enduré 
beaucoup  d'incommoditez,  pour  les  misères  et  pauvre  lez  de 
nostre  France  »,  mais  où  il  a  aussi  «  receu  du  contentement 
pour  y  avoir  trouvé  des  moyens,  et  aulx  plus  grands  besoings 
de  nostre  Estât,  de  bien  servir  et  secourir  Sa  Majesté  et  tant 
d'affection  au  bien  de  ses  affaires  que  nous  n'en  pouvions 
espérer  davantage  *.  » 

1.  Bronncn  Leidsche  Universileit,  t.  I,  p.  242* 


200  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

«  Or  ces  pays,  conlinue-t-il,  ayants  ce  bonheur  par-dessus  les 
aultres  que  la  guerre,  qui  les  aultres  faict  faner,  les  faict  florir, 
ha  cherché  avecq  beaucoup  de  soing,  despuis  quelques  années 
en  ça,  de  se  faire  valoir  par  les  lettres  et  n'ont  rien  espargné 
pour  appeller  en  leur  Université  de  Leyden  les  plus  doctes 
hommes  desquel  ilz  se  sont  peu  adviser.  Ilz  ont  perdu  (plutost 
luy  mesme  s'est  esgaré),  despuis  quelque  temps,  Lipsius.  Hz 
ont  recouvert  Franciscus  Junius,  grand  personnaige  en  toute 
sorte  de  lettres  et  principalement  en  théologie  1.  Mais,  quelques 
richesses  qu'ilz  ayent,  ils  s'estiment  pauvres,  s'ils  n'ont  Mon- 
sieur Scaliger.  Hz  disent  n'avoir  rien  de  si  précieux  qu'ilz  ne 
changeassent  volontiers  à  un  tel  acquest.  » 

C'est  Buzenval  qui,  voyant  leur  désir,  s'est  offert  à  les  aider  2  : 
«  Ils  ont  en  admiration  vostre  ombre  et  de  là  jugez  combien 
ilz  révèrent  vostre  présence...;  ilz  demandent  un  nom  qui  face 
croistre  celuy  de  leur  Université,  qui  est  encores  naissante  et 
presque  en  son  berceau.  Ilz  sçavent  qu'ilz  n'en  peuvent  avoir  de 
plus  célèbre  que  le  vostre.  Prestez  le  leur  pour  un  an,  prestez  le 
leur  pour  dix,  pour  tant  et  si  peu  que  vouldrez,  ilz  s'estimeront 
obligez  à  vous.  » 

Vient  maintenant  un  argument  plus  concret  et  qui  devait 
atteindre  le  cœur  de  ce  savant  tout  en  lettres  écrites,  pour  qui 
l'imprimé  était,  après  le  manuscrit,  le  souverain  bien  et  le  but 
suprême  de  l'existence  :  «  Ilz  ont  la  plus  belle  imprimerie  de 
ces  pays  et  tout  ce  qui  estoit  de  bon  dans  celle  de  feu  Plantin 
et  Raphalingius 3,  docte  personnage  et  professeur  es-langues 
hébraïque,  syriaque,  qui  y  préside  ;  tant  de  beau  labeur  que 
vous  tenez  soubz  la  clef  et  en  ténèbres,  pourront,  par  ce  moyen, 
veoir  la  clarté.  » 

Scaliger,  qui  cherchait  en  vain  à  ce  moment  des  caractères 
syriaques,  devait  se  sentir  attiré  vers  ce  centre  de  la  librairie 
hollandaise  où  allaient  fleurir  bientôt  les  Elzevirs,  successeurs 
de  Raphelengien  et-  de  Plantin. 

1.  «  Recouvert  »  rTest  pas  tout  à  fuit  exact.  Il  n'y  avait  eu  que  des  tentatives  pour 
avoir  Junius,  avant  1592. 

2.  Bronnen  Leidsche  Universileil,  t.  I.  p.  243*. 

3.  Le  gendre  de  Plantin,  Raphelingius,  de  son  vrai  nom  Raphelengien,  était  né 
le  27  février  1539  à  Lannoy,  près  Lille,  dans  la  Flandre  française  (cf.  p.  71,  de  A.  J. 
van  der  Aa  Biographisch  Woordenboek,  9e  éd.,  t.  XV).  11  était  donc  Français,  comme 
létait  son  beau-père  Chr.  Plantin,  né  à  S'-Avertin,  en  Touraine,  en  1520,  et  dont 
M.  Abel  Lefranc  vient  de  célébrer  Je  rôle  dans  un  éloquent  discours  prononcé  à 
Anvers  à  l'occasion  du  quatrième  centenaire  de  la  naissance  du  grand  imprimeur 
(cf.  Le  Temps  du  10  août  1920). 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIe    SIÈCLE    :    J.-J.    SCALIGER         201 

«  Quand  à  la  façon  de  vivre  de  ce  pays,  croyez  que  j'y  trouve 
peu  de  différence  à  la  nostre  ;  en  quelque  chose,  vous  y  trouverez 
plus  de  pollissure,  en  d'aultres  plus  de  simplesse.  Mais  la  douceur 
de  la  liberté  y  est  si  grande  qu'en  milite).  » 

La  douceur  de  la  liberté,  voilà  qui  devait  plaire  à  ces  protes- 
tants du  xvie  siècle  et,  plus  tard,  à  la  fois  à  eux  et  au  grand  philo- 
sophe du  xviie,  soucieux  de  pouvoir  développer  et  publier 
ses  pensées  sans  être  inquiété  par  le  pouvoir  royal  et  les  puis- 
sances ecclésiastiques. 

«  Vostre  esprit  ny  vostre  honneur  ne  sera  asservy.  C'est  un 
angle  du  monde,  où  toutes  nations  abordent,  où  toutes  vivent  à 
leur  guise,  où  toutes  apportent  quelque  chose  de  leur  veu.  » 

Conception  de  la  Hollande-refuge,  de  la  Hollande-carrefour 
des  nations,  à  laquelle  aujourd'hui  encore  ce  peuple  entend 
rester  fidèle. 

«  Quant  au  climat  duquel  l'élévation  pourroit  faire  peur  à 
quelques  ungs,  croyez  moy  que  je  n'y  trouve  point  les  hyvers 
plus  aspres  qu'en  celuy  de  Parys,  mais  nous  havons  icy  plus  de 
commodités  de  les  passer  doucement,  pour  la  grande  quantité 
des  boys  et  des  tourbes,  dont  ce  pays  est  fourni,  estant  le  chauf- 
fage de  luy  x  aussy  commun  et  aussy  bon  marché  que  l'aultre 
et  vous  diray  plus,  que  celuy  qui  se  prend  soubz  terre,  qui  sont 
les  tourbes,  n'ha  rien  qui  puisse  offenser  les  plus  délicates  per- 
sonnes, soyt  en  odeur,  soyt  en  vapeur  ».  Vérité  contestable,  car 
l'odeur  de  la  tourbe  est  caractéristique  des  villes  hollandaises, 
l'hiver,  et  frappe  tout  de  suite  désagréablement  les  narines  de 
l'étranger. 

Buzenval  conclut  :  «  Hz  vous  désirent,  ilz  vous  attendent  ; 
vous  ne  sçauriez  rien  désirer  ny  espérer  d'eulx  que  très  facile- 
ment vous  n'obteniez.  Il  semble  que  les  troubles  et  agitation 
de  nostre  estât  vous  invitent  assez  à  venir  jouyr  du  repos  de 
cestuy-cy.  »  Reste  à  combattre  l'absurde  préjugé  du  Français, 
trop  porté  à  confondre  esprit  hollandais  et  esprit  allemand  : 
«  Si  je  cognois  le  goust  de  ces  pays,  il  me  semble  que  vous  estes  a 
viande  3  propre  à  leur  appétit,  car  il  est  assez  différent  de  celuy 
des  Allemans  en  mal  ivre  de  Lettres  et  doctrine.  » 


1.  Tourbe  était  alors  masculin  ;  lu  mot  et  la  chose  étaient  presque  aussi  inconnus 
en  France  que  la  houille,  employée  surtout  dans  les  Pays-Bas  du  Sud. 

2.  Ms.  *  estez  »,  Bronncn  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.  213*. 

3.  Nourriture. 


202  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

Style  à  part,  la  lettre,  à  l'air  écrite  d'hier  ;  elle  se  termine  par 
des  protestations  d'amitié  et  des  offres  d'un  constant  commerce 
«  pour  v  regouster,  dit-il,  les  souaves  fruits  de  rostre  vertu  et  la 
doulceur  de  vostre  conversation  »,  et,  en  elïet,  Scaliger  fréquenta 
Buzenval  à  La  Haye  et  le  pleura  à  sa  mort  l. 

Les  Curateurs  et  Bourgmestres  donnent  mandat  à  un  certain 
marchand  anversois  établi  à  Tours,  Hans  Joostens,  de  faire,  en 
leur  nom,  les  avances  nécessaires  à  Scaliger  pour  son  voyage,  lui 
promettant  bonne  récompense,  s'il  parvient  à  le  persuader. 

Baudius,  qui  est  maintenant  à  Tours,  continue  à  s'entremettre 
dans  cette  affaire,  et  il  en  profite  pour  tirer  une  lettre  de  change 
sur  les  Curateurs  et  Bourmestres,  que  ceux-ci  refusent  d'abord 
de  payer  2.  La  réponse  qu'il  a  reçue  de  Scaliger  et  qu'il  leur 
communique  n'a  cependant  rien  d'un  acquiescement  :  «  J'ai 
décidé,  écrit-il  en  latin,  de  mourir  dans  ma  patrie  et  avec  ma 
patrie  s'il  le  faut.  » 

Ceci  en  dit  long  sur  le  sentiment  patriotique  au  xvie  siècle, 
bien  plus  grand,  chez  les  protestants  comme  chez  les  catholi- 
ques, qu'on  ne  le  croit  ordinairement.  Ce  n'est  pas  la  première 
preuve  que  nous  en  trouvons  en  chemin. 

Un  autre  motif  capital,  à  ce  qu'explique  Baudius  à  Douza  ou 
Le  Baudier  à  van  der  Does,  dans  sa  lettre  datée  de  Tours  du 
20  janvier  1593  3,  est  qu'il  ne  se  sent  pas  capable  de  remplir 
l'emploi  qu'on  veut  lui  confier.  En  vérité,  il  a  peur  d'entrer  dans 
l'arène,  comme  il  dit,  (Clusius  exprimait  de  même  une  pareille 
appréhension  de  l'enseignement)  :  <•  La  solitude,  ajoute  Baudius, 
lui  est  une  consolation,  il  vit  avec  lui-même  et  il  s'}'  parle  à 
lui-même.  » 

Douza,  dans  sa  lettre  du  29  mars,  malmène  durement  le 
courtier  lillois  Baudius  et  se  plaint  de  ses  vantardises  de  Fla- 
mand 4. 

Enfin,  la  réponse  du  27  mars,  de  Scaliger  à  Douza,  est,  avec 
mille  excuses,  une  acceptation  :  11  viendra,  mais  il  emmènera 
avec  lui  son  élève  Henri-Louis  de  Chasteigner  de  La  Roche- 
Pozay,  fils  de  Louis,   tète  chère  que  le  père  lui  confie  comme 


1.  Lettres  françaises  de  Scaliger,  éd.  Tamizey  de  Larroque,  p.  356. 

2.  17  décembre  1592.  La  lettre  de  Baudius  figure  dans  Baudii  (Uoniinici)  Epistolae, 
Amsterdam,  Louis  Elzevir,  1654,  un  vol.  in -12,  p.  14.  Elle  est  du  18  novembre 
1592. 

3.  Bronnen  Leidsche  Unioersiteit,  T.  I,  p.  257*. 

4.  Ibid.,  t.  I,  p.  258*  :  «  ita  Flandrum  in  morem  se  iactat  atque  ampuUatur  ». 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIe    SIÈCLE    :    J.-J.    SCALIGER         203 

gage  de  retour.  Maître  protestant,  élève  catholique,  la  Saint- 
Barthélémy  n'est  pas  tout  le  xvie  siècle  français  !  Ajoutez  que 
Scaliger  a  pour  amis  les  Du  Puy,  Pithou,  de  Thou  et  l'évèque  de 
Valence. 

Hans  Joostens,  dans  sa  lettre  en  français  à  Tuning  (2  avril 
1593),  confirmant  le  prochain  départ  de  Scaliger,  dépeint  la 
désolation  des  amis  du  grand  érudit x  :  «  Je  vous  asseure  que 
tous  les  gens  de  sçavoir  sont  très  maris  de  son  partement.  Monsr 
d'Abein  a  pleuré  plus  de  deux  grosses  heures,  quand  Monsieur  de 
la  Scala  print  résolution  d'aller  aux  Pays-Bas...  Et  son  filz 
vient  avec  Monsr.  de  la  Scala  en  notre  pays,  lequel  aime  tant 
Monsr.  de  la  Scala  qu'il  ne  le  peut  laisser.  Il  pleuroit  tousjours 
sans  cesse  jusques  à  tant  que  Monsr.  d'Abein  avoit  permis  de  le 
laisser  aller  avec  Monsr.  de  la  Scala.  » 

Celui-ci  est  exigeant,  il  demande  une  escorte,  deux  chevaux 
et  un  tort  mulet  pour  porter  ses  coffres.  Baudius,  la 
mouche  du  coche,  continue  à  se  vanter  d'avoir  triomphé  de  la 
résistance  du  savant  2. 

Une  série  de  billets  très  curieux  écrits  par  Scaliger  à  Joostens, 
du  13  avril  au  29  juin  1593,  ont  trait  aux  préparatifs  du  voyage. 
Il  pense  surtout  à  ses  livres  «  qu'il  ne  saurait  porter  sans  coffres  » 
et  «  au  filz  de  Monsieur  d'Abein  »,  qu'il  emmène  «  pour  le 
regret  »  qu'il  avait  «  de  le  laisser  »  3.  Scaliger  est  fâché  que  les 
vaisseaux  de  guerre,  envoyés  à  sa  rencontre  par  les  Etats,  soient 
allés  en  vain  l'attendre  à  Caen  4  ;  il  suggère  de  s'embarquer  à 
La  Rochelle  comme  plus  facile  à  atteindre  de  Tours,  car,  s'il 
faut  se  «  submectre  à  la  mercy  des  Gouverneurs  des  Provinces, 
il  faudra  plus  de  quatre  mois  pour  aller  de  Tours  à  Caen.  » 

A  Tours,  il  demandera  raison  au  célèbre  mathématicien  Viète, 
qui  l'a  bafoué,  non  sans  motif  d'ailleurs,  à  propos  de  la  qua- 
drature du  cercle  5.  Il  parvient  dans  cette  ville,  le  mardi  29  juin, 
avec  tous  les  gentilshommes,  qui  l'ont  délivré  des  voleurs 
épiant,  jour  après  jour,  son  départ.  La  princesse  de  Condé  cherche 


1.  Bronnen  Leidschc  Uniuersileit,  p.  260*. 

2.  Jbid.,  p.  262*,  11  avril  1593. 

3.  Selon  M.  Molhuysen,  ['élève  ne  l'aurait  suivi  qu'à  distance,  parce  que  ce  n'est 
que  le  22  décembre  1593  qu'il  est  immatriculé  à  Leyde,  mais  l'argument  n'est  pas 
décisif. 

4.  Bronnen  Lcidsche  UniversUeil,  t.  I,  p.  280*. 

5.  Lettres  françaises,  éd.  Tamizey  de  Larroque.  pp.  304,  305,  308,  330  ;  on  y 
trouvera  des  exemples  de  la  grossièreté  avec  laquelle  Scaliger  traite  le  magistrat, 
dont  il  ignore  la  valeur  comme  algébriste. 


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encore  à  le  retenir,  en  lui  offrant  d'entreprendre  l'éducation  de 
son  fils,  âgé  de  5  ans,  le  futur  Henri  II  de  Condé,  et  d'être  «  un 
aultre  Aristote  près  de  son  Alexandre  »  1.  Provisoirement,  c'est 
une  sinécure  qu'on  lui  offre,  car  il  n'aura  qu'à  surveiller  les 
maîtres  qui  apprendront  à  lire  à  l'enfant,  jusqu'à  ce  que  celui-ci 
soit  en  âge  de  profiter  de  ses  leçons.  Il  aurait  douze  cents  écus 
par  an,  nourri  et  logé.  Mais  la  lettre  de  la  princesse  arrive  trop 
tard,  le  sort  en  est  jeté  :  la  France  sera  veuve  de  son  grand 
homme. 

Ce  départ  avait  fait  tant  de  bruit  dans  le  pays,  qu'un  savant 
gentilhomme  de  Bordeaux  vint  en  Touraine  pour  accompagner 
Scaliger.  «  Il  est  arrivé  en  ceste  ville,  écrit  Joostens  à  Tuning, 
de  Tours,  26  mai 2,  un  fort  gentil  personnage  de  Bordeaux, 
lequel  est  fdz  d'un  fort  riche  homme  et  se  nomme  Monsieur  de 
Gourgues,  qui  vient  avecq  Monsieur  de  La  Scala.  Je  m'asseure 
qu'il  sera  bien  venu  envers  Messieurs  de  Leiden,  car  on  le  tient 
icy  pour  estre  bien  savant  personnage.  »  C'est  évidemment 
celui  qui  est  inscrit  sur  Y  Album  Studiosurum  sous  le  nom  de 
<  Marcus  Antonius  Gorgias  Burdegalensis,  jur.  doctor  ». 

L'effarement  du  pauvre  Joostens,  en  voyant  Scaliger  s'ap- 
procher avec  tout  son  monde,  est  fort  comique,  mais  l'afTluence 
qu'il  attire  à  son  logis,  le  remplit  d'admiration  et  de  respect. 
Il  écrit  le  5  juillet  1593  «  en  Tours  » 3  :  «  Monsieur  Thunnic. 
Après  avoir  bien  attendu,  nous  avons  eu  la  fin  de  nostre  attente, 
à  sçavoir  Monsr.  de  Lescalla,  lequel  est  arrivé  le  29e  de  juing  à 
Tours,  à  mon  logis,  où  il  est  logé,  luy  et  Monsieur  Henry-Louys 
et  six  serviteurs  et  sept  chevaulx.  Il  est  venu  avecque  force  gens 
de  guerre,  qui  ont  mis  leurs  vie  en  danger  pour  luy,  car  il  estoit 
fort  espié,  parce  que  le  bruict  courroit  de  son  partement  par  le 
pays.  J'ay  payé,  pour  sa  conduicte  depuis  Preuilly  jusques  icv, 
103  escus.  Si  nous  falloit  beaucoup  de  telle  escortes,  il  nous  seroit 
bien  besoing  d'une  bonne  bourse,  mais  ce  n'est  que  de  l'argent 
qui  coûtera  à  Messieurs  les  Estats,  mais  s'il  scavoient  l'honneur 
qu'ils  ont  perdeça  d'avoir,  par  leur  libéralité  et  assidue  pour- 
suitte,  attiré  ung  si  grandt  personnage  hors  de  ce  Royaulme,  il 

1.  Termes  d'une  lettre  de  Saint- Vertunien,  Bronnen,  t.  I,  p.  283*  et  p.  282*.  note  1  ; 
cf.  aussi  Epislres  françaises,  pp.  4  et  31.  .J.  Bernays,  Scaliger  (Berlin,  1855),  a  tort  de 
croire  que  cette  tentative  eut  lieu  en  1592. 

2.  Bronnen,  t.  1,  p.  265*  et  p.  281*.  Il  est  question  d'un  M.  de  Gourgues  dans  la 
correspondance  de  Montaigne  et  dans  celle  du  Maréchal  de  Matignon  en  158 

P.  Bonnefon,  Montaigne  et  ses  amis.  Nouv.  éd.,  Paris.  Colin,  1898,  t.  II,  pp.  118-119. 
3  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.  268*. 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIe    SIÈCLE    :    J.-J.    SCALIGER  205 

l'auroient  à  grandt  plaisir  comme  je  croy  qui  l'ont  aussy  ; 
chacun  le  regretté  par  deçà  1  et  disent  que  la  France  demeure 
orpheline  du  père  des  sciences.  Il  est  rechersé  de  tous  les  plus 
appareils  de  la  Court,  présidents,  gens  du  Roy,  conseillers, 
maistres  de  contes.  Il  n'a  pas  ung  heure  de  loisir.  Mesme  Mon- 
sieur le  premier  président,  monsr  de  Sommère,  gouverneur  de 
ceste  ville  qui  l'ont  traicté  chez  eulx.  Je  ne  vous  sçaurois  dire 
l'honneur  qui  luy  font,  les  offres  de  service  qui  luy  présente  et 
tacheroint  volontiers  à  le  desbaucher  de  sa  résolution,  qui 
pourtant  demeure  inviolable  avecq  ung  affection  de  vous 
voir.  » 

Plus  loin,  il  ajoute  :  «  Il  vient,  avecq  mon  dict  Sr.  de  Lescalle, 
quatre  gentilshommes  pour  estudier  à  Leyden,  je  crois  que  le 
filz  de  mons.  Servin  viendra  aussy,  qui  sera  le  cinquiesme.  » 

Henri  IV  écrit,  le  13  juillet  1593,  aux  Etats  de  Hollande,  que 
Scaliger  est  venu  prendre  congé  de  lui  avant  de  partir  et  le  roi 
lui  a  confirmé  de  vive-voix  qu'il  «  tiendra  le  service  qu'il  leur 
fera  comme  fait  à  lui-même  ». 

En  conversation,  Henri  fut,  paraît-il,  moins  aimable  et  voici 
ce  qu'en  dit  le  Lantiniana  manuscrit  de  la  Bibliothèque  Natio- 
nale 2  :  «  On  dit  que  Joseph  Scaliger  avoit  le  ventre  fort  dur  et 
fort  resséré  et  que,  lorsqu'il  vint  saluer  le  Roy  Henry  IV,  avant 
que  de  partir  pour  la  Hollande,  ce  Prince,  après  lui  avoir  fait 
quelques  caresses,  lui  demanda  s'il  estoit  vrai  qu'il  eut  fait 
autrefois  le  voyage  de  Paris  à  Dijon  sans  aller  à  la  selle.  » 

La  réponse  de  l'historien  de  Thou  aux  Etats  est  très  intéres- 
sante, car  elle  témoigne  de  la  haute  opinion  qu'un  catholique  même 
avait,  à  la  fin  du  xvie  siècle,  de  la  Hollande  et  de  son  avance-, 
ment  dans  les  lettres  3  :  «  C'est  ung  grand  heur  à  la  christienté 
•et  honneur  à  vous,  messieurs,  que  les  Lettres,  qui  sont  aujour- 
d'huy  comme  bannies  de  toute  l'Europe  par  la  férocité  des 
armes,  aient  trouvé  retraicte  et  support  chez  vous  et  qu'encrnes 
que  soiez  agitez  de  guerres  continuelles,  vous  sachiez  si  bien 
dispenser  et  ordonner  vos  affaires  que  les  Muses  soient  en  hon- 
neur en  vostre  Républycque,  et  dehors  la  réputation  de  voz 
armes  redoubtables,   argument  certain  de  l'heur  et   prospérité 


1.  Le  texte  paraît  fort  corrompu  ;  je  suppose  que  c'est  le  peu  d'instruction  de 
Joostens  ou  son  imparfaite  connaissance  du  français  qui  est  en  cau^c. 

2.  Manuscrit  fr.  23254,  p.  164,  n»  239. 

3.  Bronnen  Leidschc  l'niversitcit,  t.  I,  p.  271*. 


206  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

asseurée  de  rostre  estât,  laquelle  je  supplie  V.  S.  vouloir  tous- 
jours  conserver,  maintenir  et  accroistre  à  sa  gloire  et  repos  de 
nosire  France,  de  laquelle,  estant  si  proche  de  vous,  le  bien  et 
mal  aussi  vous  touche.  » 

La  recommandation  qui  suit,  en  faveur  de  Scaliger,  est  bien 
touchante  et  révèle  le  grand  cœur  de  celui  qui  l'a  tracée  : 
a  Cependant,  je  vous  supplieray  très  affectueusement  avoir  pour 
recommandé  ce  cher  gaige  qu'avecq  tant  d'affection  et  hono- 
rables conditions,  vous  avez  recerché  et  voulut  avoir  et  luy 
donner  moien,  pendant  que  vous  le  posséderez,  de  faire  veoir 
au  publycq  une  infinité  de  belles  lucubrations,  qu'il  pourra, 
estant  par  delà  et  aiant  la  commodité  de  l'impression,  mectre 
en  lumière,  dont  le  prof  y  t  sera  à  la  postérité,  si  le  siècle  présent 
s'en  rend  indigne,  et  la  gloire  et  honneur  immortel  à  vous.  » 

Le  compte  remis  par  Hans  Joostens  aux  Curateurs  et 
Bourgmestres  nous  initie  à  tous  les  détails  du  voyage  et 
en  précise  les  moindres  dates.  Le  10  juillet,  a  eu  lieu  le 
départ  de  Tours  avec  M.  de  Lescalle  et  d'Abain,  leurs 
gens  et  neuf  chevaux.  Vendôme  est  atteint  le  12,  Chartres  le  16, 
Saint-Denis  le  20.  C'est  là  évidemment  que  Scaliger  a  dû  voir 
le  roi.  Poissy.  Mantes,  Gisors,  Xeuchàtel,  sont  les  étapes  vers 
Dieppe,  où  six  tambourins  sont  venus  donner  l'aubade  à  Mon- 
sieur de  Lescalle,  probablement  chez  Salomon  des  Landes,  «  oste 
à  l'enseigne  de  la  ville  d'Amsterdam  ».  On  embarque  le  17  juillet 
et,  le  19,  on  est  déjà  à  Schiedam,  en  aval  de  Rotterdam.  A  Délit, 
des  amis  viennent  saluer  la  petite  troupe,  qui  est  accueillie  à  la 
Cour  à  La  Haye. 

Le  25  août,  vers  six  heures  du  soir,  se  conformant  aux  ordres 
delà  Section  permanente  des  Etats,  et  sans  doute  à  leur  propre 
désir,  les  Bourgmestres  reçoivent  Scaliger  comme  un  souverain. 
Le  professeur  Bronchorst,  dans  son  Diarium,  note  :  «  Le  25,  est 
arrivé  Scaliger  à  Leyde,  avec  une  grande  compagnie,  quatre 
chars,  et  après  avoir  été  fêté  à  La  Haye,  en  un  magnifique 
banquet  :  ici  aussi,  lui  a  été  offert  un  repas  d'honneur,  auquel 
assistaient  le  Recteur,  Heurnius  et  du  .Ion.  Ces  large 
s'ajoulèrent  aux  3.531  florins,  18  stuyvers,  que  coûta  le 
voyage  (quelque.  20.000  francs  de  notre  monnaie),  somme 
que  les  Bourgmestres  trouvèrent  excessive.  En  plus,  après  un 
long  marchandage  entre  ceux-ci,  les  Curateurs  et  Joos- 
tens,   caissier    de   l'expédition,    on    accorde   à   ce   dernier    une 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIe    SIÈCLE    :    J.-.J.    SCALIGER         20/ 

indemnité  de  600  florins  et  le  cheval  abandonné  par  Scaliger  à 
Dieppe  K 

A  cela  s'additionne  ce  qui  a  été  consommé  par  Scaliger  et  sa 
suite  au  logis  de  Jean  Mercusz  d'Ypres,  <  .Vu  Lion  Combattant  », 
Breestraat 2. 

Le  traitement  avait  été  aussi  peu  prévu  que  les  frais  de  route. 
Déjà  Scaliger.  si  on  ne  lui  donnait  pas  de  larges  satisfactions, 
menaçait  de  s'en  aller  et  brandissait  les  offres  de  la  princesse 
de  Condé  avec  pièces  à  l'appui. 

La  question  du  logis  avec  pension  complète,  fut  réglée  la 
première.  Les  Curateurs  et  Bourgmestres 3  avaient  d'abord 
songé  à  le  mettre  chez  «  Maître  Franchois  Raphelengen  », 
savant  orientaliste,  dont  la  société  et  le  contact  lui  eussent  été 
agréables,  parce  qu'il  était  de  la  Flandre  française,  ou  chez 
Lochorst,  auberge  où  logeaient  la  plupart  des  étudiants  français. 
Mais,  dans  leur  délibération  du  27  août  1593,  ils  s'étaient 
décidés  pour  la  maison  du  jonkheer  ou  vidame  Bartel  Brandt, 
locataire  de  l'immeuble  du  jonkheer  Franchois  van  Lanscroon, 
situé  sur  le  Rapenburg,  en  face  de  l'Université,  aujourd'hui 
numéros  40  à  42. 

Moyennant  1.300  florins  par  an,  de  Brandt  s'engageait  à 
entretenir  largement  Scaliger,  deux  gentilshommes,  deux  servi- 
teurs et  à  leur  assurer  logement,  nourriture,  boisson,  feu,  lumière, 
blanchissage,  depuis  le  mardi  31  août  1593  jusqu'au  lermai  15944. 
Quant  au  vin,  Scaliger  le  fera  venir  du  dehors  à  ses  frais  et,  pour 
ses  invités,  on  paiera  à  Brandt  9  stuyvers  ou  gros  sous  par  tète. 
Enfin,  les  8  et  12  octobre  1593,  le  traitement  est  aussi  déterminé 
par  les  Curateurs  et  Bourgmestres. 

Considérant  que  Scaliger  est  incontestablement  un  si  haut 
personnage  et  que  sa  seule  présence  apporte  à  l'Université  grand 
honneur,  accroissement  et  réputation,  il  ne  sera  pas  tenu  de 
faire,  comme  les  autres  professeurs,  des  leçons  publiques,  mais 
il  tiendra  chez  lui,  à  son  gré,  pour  quelques-uns,  des  conférences 
particulières  5. 

Les   Curateurs   et    Bourgmestres,    après   en   avoir   référé   au 


1.  Bronnen  Leidsche  Universileit,  t.  I,  pp.  272*.  273*  à  275*. 

2.  Ibid.,  p.  7i.. 

3.  Ibid. 

■1.  Ibid.,  p.  27(i*. 

.").  Ibid.,  p.  28É*. 


'208  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

Pensionnaire  de  Hollande,  Oldenbarneveldt  \  fixent  le  traite- 
ment à  1.200  florins,  plus  une  gratification  de  800  florins  à  la 
charge  du  pays.  Plus  tard,  par  Résolution  des  Etats  de  Hollande 
du  14  septembre  1595  2,  Scaliger  obtint  encore  200  florins  d'in- 
demnité de  loyer.  Mais  2.000  florins,  près  de  20.000  francs  en  valeur 
actuelle,  étaient,  à  l'époque  (le  traitement  moyen  s'élevant  à 
600  florins)  une  somme  considérable  et  d'autant  plus  remar- 
quable qu'elle  ne  correspondait  pas  à  des  fonctions  effectives. 

Assurer  à  un  grand  savant,  et  à  un  grand  savant  français, 
le  toit  et  le  couvert,  lui  servir  une  rente,  simplement  pour 
qu'il  soit  là,  assistant,  à  l'occasion,  de  ses  conseils  et  en  son 
particulier,  les  jeunes  érudits,  mais  en  ayant  à  peine  l'obligation  ; 
verser  de  l'huile  à  cette  illustre  lampe  de  savoir,  afin  qu'elle 
éclairât  la  Chrétienté  et  que  sa  lueur  attirât  vers  la  ville  du  Vieux- 
Rhin  ceux  qui,  dans  toute  l'Europe,  poursuivaient  l'ambitieuse 
quête  de  la  science  universelle,  tel  était  l'exemple  et  la  leçon  que 
donnaient  aux  rois  cette  République  de  marchands  et  son 
Athènes  batave. 

Scaliger  lui-même  écrit  à  Pierre  Pithou,  le  6  septembre  1593  3  : 
«  Je  suis  fort  content  de  l'honneur  et  bon  accueil  qu'on  m'a  fait 
icy.  Si  cela  continue,  je  n'ai  poinct  de  regret  à  la  France  »,  et  à 
Claude  du  Puy  :  «  Je  suis  arrivé  ici  il  y  a  quinze  jours,  où  j'ai 
receu  pareil  accueil  à  celui  qu'on  me  promettoit.  Et  n'ai  de  quoi 
jusques  aujourd'hui  me  plaindre  ni  du  pais  ni  des  hommes. 
L'Université  commence  à  estre  plus  fréquentée.  Mesmes,  sur 
mon  advènement,ily  est  arrivé  de  France  plus  de  vingt  escoliers.» 
En  effet,  nous  verrons  qu'il  y  eut  autant  de  Français  immatri- 
culés cette  année-là  à  l'Université  de  Leyde  que  dans  les  dix-huit 
premières  années  de  son  existence  prises  ensemble. 

Les  étudiants  tenaient  à  honneur  d'avoir  son  nom  dans 
leur  album  ;  il  signa  ceux  d'Esaïe  Du  Pré,  de  Guillaume 
Rivet  4,  d'Antonius  Blonck,  de  Veere  5  et  de  Mostart 6  ;  dans 
celui  du   jeune  Boot,    d'Utrecht,  il  écrivit    cette    phrase,    que 

1.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.  77. 

2.  La  Hollande  est  restée  très  généreuse  en  matière  de  traitements  universitaires. 
A  l'Université  municipale  d'Amsterdam  ils  commencent  à  7.500  florins  et  finissent  à 
10.000,  maximum  qu'on  obtient  après  huit  ans  de  service. 

3.  Lettres  françaises,  éd.  Tamizey  de  Larroque,  p.  298,  note,  d'après  le  manuscrit 
496,  î«"  196  et  121. 

4.  Bulletin  Ef/lises  Wallonnes,  lrc  série,  t.  I,  p.  327. 

5.  Son  Album  se  trouve  dans  la  Bibliothèque  de  la  Société  de  Littérature  Néer- 
landaise à  Leyde. 

6.  Publié  dans  la  revue  Stcmmen  voor  ÏYaarheid  en   Yrcde,  1873,  t.  X,  p.  399. 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIe    SIÈCLE    :    J.-J.    SCALIGER  209 

j'ai  retrouvée  et  dont  je  donne  ici  le  fac-similé  (pi.    XX IV)   : 

Humana  vita  est  aléa,  in  qua  vincere 
Tarn  fortuitum  est  quam  neeesse  perdere 
.Josephus  Scaliger  Jul.  Caes.  F. 

Scribebam  Lugduni  Batavorum  VII  Eid. 
Mai  Juliani  MDXCIX  l. 

En  dessous,  le  philologue  a  ajouté  la  devise  «  Fuimus  Troes  » 
et  l'étudiant  a  dessiné  sur  la  page  précédente  les  armes  des 
Scaliger  :  l'échelle  à  laquelle  montent  deux  ours  et  qui  est 
sommée  de  l'aigle  bicéphale  couronné. 

Comme  le  grand  savant  ne  fait  pas  de  cours,  son  nom  ne  figure 
pas  sur  le  programme  affiché  ou  «  Séries  Lectionum  ».  Pas  plus 
que  Clusius,  il  n'assiste  aux  séances  du  Sénat.  Les  comptes- 
rendus  ne  font  donc  pas  souvent  mention  de  lui,  si  ce  n'est  à 
l'occasion  de  funérailles  ou  de  solennités  auxquelles  on  le  convie 
et  où  il  marche  à  gauche  du  Recteur  2. 

Il  usait  beaucoup  de  la  riche  bibliothèque  universitaire 
(cf.  pi.  XVII),  dont  il  avait  les  clés  :  «  Ce  jour  d'hui  troisiesme 
septembre,  dit  un  bulletin  qu'on  y  conserve  encore,  j'ai  reeeii 
de  Mons.  Merula,  professeur  de  ceste  Université  de  Leyden, 
d'aultres  clefs  de  la  librairie,  nouvellement  faictes,  et  lui  ai 
rendu  les  premières  le  mesme  jour.  Faict  à  Leyden,  le  mesme 
jour  1598.  Joseph  de  la  Scala  »  3.  Il  reconnut  les  services 
que  cette  institution  lui  avait  rendus  en  lui  léguant  tous  ses 
papiers  avec  défense  de  publier  ceux  de  ses  écrits  auxquels 
il  n'avait  pas  mis  la  dernière  main  4  ;  il  lui  laissait  aussi  ses 
manuscrits  hébreux,  arabes,  syriaques  et  chaldéens,  appelés, 
aujourd'hui  encore,  les  «  Codices  Scaligerani  »,  que  François 
et  Joost  van  Ravelengen  (Raphelengien),  exécuteurs  testamen- 
taires, remirent  entre  les  mains  de  Daniel  Heinsius,  le  biblio- 
thécaire 5. 

Si  les  seize  ans  de  Leyde  ne  furent  pas  la  période  la  plus 


1.  Bibliothèque  de  l'Université  d'Utrecht,  Ms.  1686,  Album  E.  C.  Boot,  f°  78 
verso  et  79.  «  La  vie  humaine  est  un  jeu  auquel  il  est  si  hasardeux  de  gagner  qu'il 
est  fatal  qu'on  perde.  » 

2.  Bronnen  Leidsche  Universileit,  t.  I,  p.  117. 

3.  Ibid.,  t.  I.  p.  109,  note  2. 

4.  Haag,  La  France  protestante,  lr'  éd.,  l.  VII,  p.  1  1. 

5.  Bronnen,  t.  1.  p.  183  et  noirs.  Voir  aussi  C.  Molhuysen  :  Geschiedenis  <lcr  l'ni- 
versiteils  Bibliotheek  te  Leiden  et  Heinsii  malin  lll.  dans  Danielis  Heinsii  Orationes, 
editio  nova...  Leyde,  Louis  Elzevir,  Kilo,  in-18,  p.  23  et  s. 


210  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

décisive  de  la  production  de  Scaliger,  elle  n'en  l'ut  pas  moins 
féconde.  Il  donne  chez  son  collègue  et  ami  François  Raphelengien 
une  nouvelle  édition  du  De  Emendatione  Temporum,  tellement 

remaniée  qu'elle  peut  être  considérée,  dit-il,  presque  comme 
un  ouvrage  nouveau. 

Le  même  éditeur  entreprit  une  réimpression  des  Cyclome- 
trica  elemenla  duo  (1594),  dédiée  aux  Etats  de  Hollande,  où 
était  proposée  la  solution  de  la  quadrature  du  cercle  que 
Yiète  n'avait  pas  eu  de  peine  à  renverser,  ce  qui  lui  attira  les 
foudres  du  susceptible  et  orgueilleux  érudit  ;  mais,  par  la  suite, 
selon  de  Thou,  il  se  repentit  de  l'avoir  ainsi  maltraité,  ne  sachant 
à  qui  il  avait  eu  affaire  1. 

La  même  année,  il  exposa  ses  titres  de  noblesse  dans  son 
Epistola  de  vetustate  et  splendore  gentis  Sccdigerae  2  el  donna  à 
Paris,  chez  Frédéric  Morel,  une  nouvelle  édition  de  ses  pro- 
verbes grecs  en  vers  DapoipUti  sp-perpot.  En  1595,  il  dédie 
au  Pensionnaire  de  Hollande,  Oldenbarneveldt,  son  édition 
du  Canon  paschalis,  de  l'évêque  Hippolyte.  Le  commentaire 
de  César  est  de  1606. 

Son  Thésaurus  temporum  (1606),  dans  lequel  il  restitue  la 
Chronique  d'Eusèbe,  complète  ses  études  de  chronologie  3.  Ses 
conjectures,  au  sujet  de  la  nature  et  du  contenu  du  premier 
livre  d'Eusèbe,  furent  confirmées,  longtemps  après,  parla  décou- 
verte d'une  version  arménienne,  en  1818,  renfermant  également, 
comme  il  l'avait  pensé,  les  listes  olympiques  de  Julius  Alri- 
canus  4. 

Sa  vie  se  passe  en  partie  à  se  défendre,  lui  et  son  illustre  généa- 
logie, contre  les  attaques  furieuses  des  Jésuites  Scioppius  et  del 
Rio5.  Ce  n'est  qu'après  sa  mort  que  devaient  paraître  ses 
Poemata  (1615),  les  Epistres  françoises  des  personnages  illustres 
et  doctes  à  Monsieur  Joseph  Juste  de  la  Scala  (1624)  et  ses  Epis- 
tolae  (1627). 

11  est  facile  de  s'imaginer  la  vie  du  savant  à  Leyde  :  de  temps 
à  autre,  une  visite  à  Buzenval  ou  à  la  Cour  à  La  Haye  6,  une  con- 

1.  Haag,  La  France  protestante,  lre  éd.,  t.  IX,  p.  1X7,  verbo  Viète. 

2.  et  -lui-  Caes.  Sealigai  oita...  Lugduni  Batavorum,  ex  officina  Plantiniana  apud 
Frahciscum  Raphelengium,  1591,  in-4°,  123  pp.,  précédé  d'une  dédicace  à  Douza, 
d'un  tableau  généalogique  et  d'un  portrait  du  père  de  Scaliger,  Jules  César.  (Biblio- 
thèque <ie  l'Université  d'Utrecht.  Historia  litteraria;  quarto,  142). 

3.  Cf.  Lettres  françaises,  éd.  Tamizev  de  Larroque,  p.  335. 

4  Cf.  Sandys,  Histûrg  of  Classical  Scholarship,   t.  Il,  l  1908),  pp.  2  2  2  13. 

5.  Cf.  Nisard,  op.  cit.,  qui  s'appesantit  longuement  sur  cette  querelle. 

6.  Cependant  il  n'y  allait  pas  très  souvent  :  «  H  y  a  dix  mois  que  je  n'ai  salué 


IX    PHILOLOGUE    DU    XVIe    SIÈCLE    :    J.-J.    SCALIGER  211 

versation  mi-latine,  mi-française  avec  Douza,  une  causerie  d'une 
vivacité  toute  gasconne  avec  l'accent,  qu'il  a  conservé  \  les 
interlocuteurs  étant  l'Artésien  Clusius,  les  Lillois  Baudius  et 
Raphelingius,  les  Gantois  Vulcanius  et  Heinsius.  Avee  celui-ci 
et  Douza,  il  échange  des  vers  grecs  ou  latins.  A  ce  dernier 
il  envoie  par  exemple  une  pièce  latine,  dont  le  manuscrit 
est  à  l'Exeter  Collège  à  Oxford  2,  sur  les  miracles  de  la 
terre  hollandaise,  et  dont  voici  le  résumé  :  «  Votre  terre, 
Douza,  est  vraiment  incroyable,  vous  n'avez  pas  de  troupeaux 
et  vous  avez  des  fabriques  de  laine  ;  vos  greniers  croulent  sous 
le  blé  et  vous  ne  cultivez  pas  de  céréales,  vos  celliers  regorgent 
de  tonnes,  et  vous  n'avez  pas  de.  vignobles.  Vous  habitez  au 
milieu  des  eaux,  mais  vous  n'en  buvez  point  ».  Et  ceci  devait 
plaire  au  Gascon  qui  louait  ses  compatriotes  de  n'avoir  qu'un 
mot  pour  «  bibere  »  et  «  vivere  ». 

Ses  veillées  se  prolongent  tard,  penché  sur  les  gros  in-folio 
reliés  en  veau  et  couverts  de  caractères  hébreux,  syriaques, 
chaldaïques,  éthiopiens 3.  Il  aurait  pu,  pour  animer  l'Anti- 
quité, essayer  de  regarder  au  dehors,  contempler  le  ciel,  se  mêler 
à  la  foule,  y  retrouver  les  identités  éternelles,  mais  tout  est 
trop  différent  :  le  ciel  est  gris  et  bas,  la  vie  est  terne,  et  lourde, 
les  âmes  sont  taciturnes  et  lentes  :  il  vaut  mieux  se  plonger 
dans  les  livres,  c'est  de  la  lettre  que  ressuscitera  l'esprit. 

Scaliger  pense  en  Latin  ou  en  Grec,  il  n'est  pas  de  ce  monde, 

son  Excellence  »,  est-il  dit  dans  les  Scaliyeriana  (p.  317),  recueillis  par  les  frères 
Vassaii  :  Scaligeriana  sive  Excerpta  ex  ore  ./'<  sepbi  Scaligeri,  par  F.  F.  P.  P.  Genevae 
apud  Petrum  Columesium,  1666.  Un  vol.  in-24°. 

1.  ScdHi/criana. 

2.  J'ai  pu  en  collationner  le  texte  sur  la  copie  qui  m'a  été  obligeamment  envoyée 
par  le  bibliothécaire  M.  Bernard  \V.  Eienderson  :  le  poème  se  trouve  déjà  dans  les 
Opuscula. 

'A.  Scaliger  étail  un  «les  1res  rares  hommes  de  son  temps  qui  sût   l'éthiopien,  qu'on 
appelle  parfois  l'abyssin.  On  a,  à  ce  sujet,  le  témoignage  «le  l'Allemand  Ludolf  : 
«  l'ost  haec  Scaliger  peritiam  hujus  tinguae  «.«lit «>  sacroram  Ecclesiae  aethiopicaé 
temporum  computo  «lemonstravit.   Elegantissimana   eara   voeat,  si   modo   cultura 
adhibeatur  ;  seque  institutiones  illius  olim  scripsïsse  narrai  :   verum    illae    lucem 
non  vidèrent  >  (Iobi  Ludolfi,  Grammatica  aelhiopica  editio secunda,  Francfort  s  m.. 
1702,  lre  page  «le  la  préface,  au  ha  i  .  Voir  au  i  i  G.  Fumagalli,  Bibliografia  eti 
1893,  p.  236,  n°  2299,  Scaliger,  on  l'auteur  renvoie  à  la  page€7Q  dnrfe  Emenda 
on  lit    encore  dans    lobi    l.inlolii  ad  suam  Historié/m  ae&iopicam...  Commeniarius 
(Francfort,  1691,  p.  1/,  §84):  a  Josephus  Scaliger  in  abstruso  opère  suo  De  saerorum 
temporum  emendalione,  Computum    Ecclesiae  aetfùopieae  orbi   literato  dédit    cum 
millum  unquam  hujus  linguae  praeceptorem  habuisset.  Vir   iste    sagacissimus  in 
dissertatione  ad  Computum  illum  multa  rectissime  conjecit  ab  aliis  nondum  îra- 
«lita...  ;  nnilta  recte  negat  «piae  alii  maie  crediderunt.  Attamen  Lnter  tôt  eg 
qvaedam    paulo    incautius,    quaedam    obscurius,  quaedam    pro    more  suo   pauln 
eonliiU  nlins  tradit.  »   Je  «loi1-  ces  intéressantes  indications  à  mon  cousin.  M.  M 
Cohen,  professeur  d'abyssin  à  l'Ecole  des  Langues  Orientales  à  Paris  a    din 
d'études  pour  l'éthiopien  a  l'Ecole  «les  I  lautes  l  études. 


212  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

il  est  d'un  autre,  passé  pour  la  plupart  des  hommes,  présent 
pour  lui  et  d'une  jeunesse  éternellement  vivante  avec  ses  dieux, 
ses  vestales,  ses  monuments,  ses  discours  et  ses  plaidoyers. 

Parfois  cette  possession  de  tout  un  temps,  envisagé,  non 
comme  un  long  devenir,  mais  comme  un  monument  unique 
et  achevé,  l'enivre  d'un  sentiment  de  jouissance  et  de  maî- 
trise ;  parfois  au  contraire,  il  sent  l'immensité  de  la  tâche 
impossible,  les  lacunes  des  textes  et  des  manuscrits  perdus,  qu'il 
ne  peut  pas  restituer  toujours  par  voie  de  conjectures,  comme 
les  chapitres  de  son  Eusèbe.  Celui-ci  même  le  désespère  parfois, 
si  l'on  en  croit  les  propos  recueillis  par  les  Vassan  et  publiés 
dans  les  Scaligeriana  x  :  «  Je  ne  pense,  voir  mon  Eusèbe  achevé  ; 
je  deviens  aagé,  je  ne  dors  que  trois  heures,  je  me  couche  à  dix, 
je  me  resveille  à  une  et  demie  et  ne  puis  plus  dormir  depuis.  » 

Dans  ces  moments-là,  il  en  arrive  à  désespérer  de  la  science 
même,  dont  il  lui  semble  apercevoir  le  néant  :  «  Si  j'avois  dix 
enfans,  je  n'en  ferois  estudier  pas  un,  je  les  avaneerois  aux  Cours 
des  Princes.  »  Le  Français  se  plaît  à  médire  de  ce  dont  il  s'occupe. 
Scaliger  en  usait  ainsi,  mais  il  ne  tardait  pas  à  retourner  à  son 
établi  en  prononçant  un  mot  qui  annonce  celui  de  Voltaire  dans 
Candide  :  «  Je  m'en  vois  bescher  la  vigne    . 

Et  il  concluait  une  autre  fois  :  «  J'honore  les  Grands,  mais  je 
n'ayme  point  les  Grandeurs.  Je  ne  pense  pas  qu'il  y  ait  homme 
en  Hollande  qui  travaille  plus  que  moi  ••  2.  Il  lui  arrivait  d'en- 
vier l'argent  des  marchands  des  Pays-Bas  :  a  Mea  nobilitas  mihi 
est  dedecoiï  ;  j'aymerois  mieux  estre  fils  de  van  der  Vec,  mar- 
chand, j'aurois  des  escus  » 3. 

L'esprit  de  domination  le  hante,  associé  an  souvenir  de 
son  père  Jules  César  4  :  «  Mon  père  estoit  honoré  et  respecté 
de  tous  ces  Messieurs  de  la  Cour.  Il  estoit  plus  craint 
qu'aymé  à  Agen  ;  il  avoit  une  autorité,  Majesté  et  Représenta- 
tion; il  estoit  terrible  et  crioit  tellement  qu'ils  le  craignoient 
tous  ».  Dorât  disait  que  Jules  César  Scaliger  était  semblable  à  un 
roi.  Oui,  à  un  Empereur.  «  Il  n'y  a  Roy  ni  Empereur  qui  eut 
si  belle  façon  que  luy.  Regardez  moy,  je  luy  ressemble  en  tout 
et  par  tout,  le  nez  aquilin.  » 

1  i  ■  313 

2  Scaligeriana,  p.  315.  Une  édition  nouvelle  des  Scaligeriana,  faite  sur  une  copie 
laissée  par  le  regretté  Max  Bonnet,  scia  donnée  par  M.  A.  Monod,  professeur  à  l'Uni- 
versité «le  Montpellier. 

3.  Ibid.,  p.  317. 

4.  Ibid.,  p.  315. 


Manche  XXIII. 


Portrait  du  célèbre  philologie  français  Joseph  Scaliger,  d'Agen, 

professeur  a  l'Umyersité  de  Letde  (1593-1G09). 

(Salle  du  «  Sénat  académique  »). 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIe    SIÈCLE    :    J.-.I.    SGALIGER         213 

Le  portrait  s'arrête  là,  il  le  faut  achever,  d'après  celui  qui  figure 
aujourd'hui  encore  (cf.  pi.  XXIII),  dans  cette  salle  du  Sénat 
que  Xiebuhr  appelait  un  des  plus  nobles  lieux  du  monde. 
Une  longue  barbe,  grise  et  blanche,  pendant  sur  la  poitrine, 
les  tempes  rentrées,  le  visage  éiriacié,  les  cheveux  très  courts  ; 
le  regard  est  fixe,  scrutant  le  passé.  La  simarre  rouge  couvre 
un  corps  maigre.  Il  est  assis  à  sa  table  de  travail  et  sa  main 
transparente  aux  veines  saillantes  tient  la  plume  d'oie  qui 
s'est  arrêtée  de  tracer  sur  le  papier  des  caractères  arabes  :  «  Je 
n'écris  point  si  bien  en  nulle  langue  qu'en  Arabe,  et  je  n'escris 
bien  que  lorsque,  j'ay  une  bonne  plume.  » 

Parfois  il  sortait  sur  le  Rapenburg,  le  château  des  navets, 
le  long  du  canal  aux  eaux  vertes  et  jaunes,  revêtues  d'algues 
moussues,  aux  redans  brusques  comme  un  fossé  de  rempart. 
Les  arbres  qui  le  bordent  se  réfléchissent  dans  l'eau  et,  l'été, 
donnent  une  ombre  épaisse  et  fraîche  :  il  le  franchissait  sur  les 
ponts  surélevés  aux  pentes  raides,  pour  aller  au  vieux  cloître 
des  Dames  blanches,  qui  sert  d'Université,  assister  à  une 
soutenance  de  thèse. 

Or  les  passants  regardaient  avec  étonnement  et  respect 
le  petit  vieillard,  dont  la  seule  présence  enrichissait  la  Cité.  Il 
devait  faire  un  long  chemin,  passer  près  de  la  vaste  église 
gothique,  la  «  Pieterskerk  »,  où  reposent  aujourd'hui  ses  os, 
pour  se  rendre  à  l'église  wallonne  et  y  écouter  le  sermon.  Le 
milieu  lui  déplaisait  :  «  les  Wallons  puent,  je  ne  puis  endurer  la 
puanteur,  lorsque  j'entre  au  Temple  des  Wallons,  loquuntur 
belgice  » 1. 

En  janvier  1609,  il  se  sentit  faiblir.  Ce  sédentaire  avait 
toujours  souffert  des  intestins.  Qu'on  se  souvienne  des  railleries 
de  Henri  IV  !  Lui-même  plaisante  sa  maladie  et  se  compare,  à 
cause  de  l'énormité  de  son  ventre,  à  Diogène  dans  son  tonneau. 
Le  zélé  protestant  ne  craignait  pas  la  mort  :  il  écrivait  dans 
l'album  de  Guillaume  Rivet  :  «  Formido  mortis  morte  pejor  ; 
non  potes  vitare  mortcm  sed  potes  contemnere  »,  c'est-à-dire  : 
«  La  crainte  de  la  mort  est  pire  que  la  mort  ;  on  ne  peut  é\  iter  la 
mort,  on  la  peut  mépriser  »  2. 


1.  Scaligeriana,  p.  364. 

2.  Bulletin  Eglises  Wallonnes,  lrc  série,  1. 1,  p.  327.  L'autographe  est  signé  Josephus 
Scaliger,  Jul.  Caes.  F.  scribebam  Lugduni  Batavor.  VI  Kal.  Sextilis  Juliani.  Fuimus 

'1  roi  ai-. 


214  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

Daniel  Heinsius,  son  disciple  préféré,  l'assiste  avec  sollici- 
tude :  «  Daniel,  mon  fils,  lui  dit-il,  voici  la  fin.  Je  puis  à  peine 
endurer  ce  que  je  souffre.  Mon  corps  est  épuisé,  par  la  maladie 
et  l'habitude  du  lit,  mais  mon  esprit  conserve  toute  sa  force. 
Si  mes  ennemis  me  voyaient,  ils  attribueraient  mes  souffrances 
à  la  vengeance  divine.  Tu  sais  ce  qu'ils  ont  déjà  publié  sur  moi  : 
tu  peux  être  mon  témoin.  Poursuis  comme  tu  as  commencé  et 
fais  cela  afin  de  défendre  religieusement  la  mémoire  de  celui  qui 
t'aime  tant.  Mais  Dieu  aussi  t'aime  sans  doute.  »  Puis,  humilité 
suprême  de  cet  orgueilleux  :  «  Fuis  la  présomption  et  l'or- 
gueil. Garde  toi  autant  que  possible  de  l'ambition  et  surtout 
garde  toi  de  rien  faire  par  calcul  contre  le  vœu  de  ta  conscience.  Tout 
ce  qui  est  en  toi  est  en  Dieu  ;  tsxvov  ©ÎÀe,  oty6|Ae2rx.  Cher  fils,  nous 
nous  en  allons.  Ton  Scaliger  a  vécu  pour  toi.  » 1 

Et  il  expira,  le  21  janvier  1609,  dans  sa  soixante-neuvième 
année  2.  Avec  lui,  c'était  tout  un  siècle,  c'était  toute  une  concep- 
tion de  la  science,  c'était  l'humanisme  de  la  Renaissance  qui 
expirait  :  en  vain  celui-ci  devait-il  tenter  de  ressusciter  à  Leyde, 
et  dans  un  Français  aussi,  Claude  Saumaise,  vingt  ans  plus 
tard. 

Mais  n'est-ce  pas  un  symbole  touchant  que  ce  savant  français 
expirant  clans  les  bras  de  son  disciple  de  Hollande,  qui  devait 
hériter  de  sa  tradition,  à  laquelle  l'école  des  Cobet  se  rattache 
directement  ? 

En  vain  les  philologues  d'aujourd'hui,  plus  rigoureux,  plus 
rebelles  aux  aventureuses  conjectures,  renieront  cette  ascen- 
dance. Pour  peu  qu'ils  fassent  l'historique  des  questions  et  des 
textes  qu'ils  traitent,  ils  retrouveront,  à  l'origine,  le  grand 
ancêtre  français. 

Si  l'on  voulait  faire  le  bilan] de  ce  formidable  labeur,  il  faudrait 
dire  à  peu  près  ceci  :  Scaliger  est  le  fondateur  de  la  Chronologie 
dont  il  a  posé  les  bases  inébranlables  dans  son  ouvrage  capital, 
le  De  Emendatione  Temporum  et  le  Chronicon  Eusebi,  ainsi  que 
de  l'Epigraphie  latine  par  les  Indices  du  recueil  de  Gruter  3. 

Si  hasardeuse  que  fût  sa  critique  conjecturale,  elle  se  vérifia 

1.  Cf.  Haag,  La  France  protestante,  lre  partie,  t.  VII,  art.  L'Escale. 

2.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.  178,  22  janvier  1609  :  o  Visum  est  Senatui 
Acad.  ut  propter  obitum  Ulustris.  viri  D.  Josephi  Scaligcri,  Professores  non  doceant 
ad  proximum  diem  Jovis  usque  qui  erit  hujusce  mensis  29.  Cf.  aussi  Bronnen.  t.  1, 
p.  183,  pour  l'inscription  votée  par  le  Sénat  et  qui  est  encore  dans  l'église  Saint- 
Pierre. 

3.  Langlois  (Ch.  V.),  Manuel  de  Bibliooraj>hie  historique,  p.  264. 


UN   PHILOLOGUE   DU   XVIe    SIÈCLE    :    J.-J.    SCALIGER         215 

dans  le  cas  de  l'Eusèbe  et  elle  constituait,  à  coup  sûr,  un  progrès 
sur  la  critique  imaginative  et  impressionniste  de  ses  prédéces- 
seurs italiens,  bien  qu'elle  justifiât  dans  une  large  mesure  cette 
page  de  Bayle  :  «  Sa  profonde  littérature  était  cause  qu'il  voyait 
mille  rapports  entre  les  pensées  d'un  auteur  et  quelques  points 
rares  de  l'antiquité  :  de  sorte  qu'il  s'imaginait  que  son  auteur 
avait  fait  quelque  allusion  à  ce  point  d'antiquité  et,  sur  ce  pied-là, 
il  corrigeait  un  passage  ;  si  l'on  n'aime  mieux  s'imaginer  que 
l'envie  d'éclaircir  un  mystère  d'érudition  inconnu  aux  autres 
critiques,  l'engageait  à  supposer  qu'il  se  trouvait  dans  tel  ou  tel 
passage.  Quoiqu'il  en  soit,  les  commentaires  qui  viennent  de 
lui  sont  pleins  de  conjectures  hardies,  ingénieuses  et  fort  savantes, 
mais  il  n'est  guère  apparent  que  les  auteurs  aient  songé  à  tout 
ce  qu'il  leur  fait  dire  » l.  Ainsi  le  fameux  Français  de  Rotterdam 
attaquait  le  célèbre  Français  de  Leyde  à  moins  d'un  siècle  de 
distance.  Mais  nous,  nous  en  arrivons  à  nous  demander  parfois 
s'il  ne  faut  pas  retourner  à  Scaliger,  et  s'il  ne  faut  pas  préférer 
une  critique  qui  tend  simplement  à  donner  un  texte  intelligible, 
le  plus  proche  possible  de  l'original  qu'il  s'agit  de  restituer,  à 
cette  hypercritique  prétendue  scientifique,  qui  nous  donne 
le  texte  de  l'éditeur  et  non  celui  de  l'auteur,  qui  n'est  pas  fran- 
çaise et  qui  nous  apprend  à  reconstruire  un  écrivain,  sur  un 
système  de  généalogie  de  manuscrits  d'une  vérité  plus  apparente 
que  réelle.  2 

11  n'y  a  pas  jusque  dans  la  philologie  germanique  où  on  ne 
trouve  la  trace  de  Scaliger,  car  il  collabora  avec  les  érudits 
hollandais  pour  rassembler  les  premiers  éléments  d'une  enquête 
sur  les  anciens  textes  gothiques  3.  De  plus,  et  ceci  intéresse  les 
romanistes,  c'est  lui  qui  découvrit  cette  forme  «  ficatum  »  pour 
«  jecur  »,  laquelle  servit  de  base  à  la  remarquable  étude  étymolo- 
gique sur  le  mot  «  foie  »,  publiée  par  Gaston  Paris  dans  les 
Mélanges  Ascoli. 

Enfin,  groupant  les  langues  européennes  par  mots  souches,  il 
semble  avoir  eu,  de  leur  parenté,  une  idée  remarquablement 
exacte  pour  l'époque  4. 

1.  Cité  par  Haag,  La  France  Protestante,  lre  éd.,  t.  VII,  art.  L'Escale. 

2.  Ces  lignes  étaient  écrites  quand  a  paru  l'arUcle  de  M.  Wilmotte  Sur  la 
critique  des  textes,  dans  Le  Correspondant  du  10  mai  1920,  et  qui  établit  sur  des 
preuves  décisives  une  opinion  semblable. 

X  Charles  Y.  Lan^lois,  Manuel  de  Bibliographie  Historique,  p.  20;*.  n°  349,  et 
Hermann-Paul,  Grundriss  der   Germanischen  Philologie,  t.  1.  2"  éd..  p.  16. 

4.  Je  fais  allusion  à  nue  curieuse  dissertation  des  Opuscula  varia  (Paris.  II.  Beys, 


216  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

Mais  de  tout  cet  immense  savoir  et  de  ce  prodigieux  cerveau, 
il  ne  reste  que  des  éléments  si  bien  assimilés  par  notre  érudition 
contemporaine  qu'elle  ne  les  attribue  pas  plus  à  son  auteur  que 
nous  ne  rendons  grâce  de  notre  vigueur  au  lait  de  celle  qui  nous 
a  nourris  ;  or,  cela  est  proprement  une  grande  injustice.  On  ne  lit 
plus  ses  lettres,  on  ne  lit  plus  ses  poèmes  latins,  on  laisse  dormir 
sur  les  rayons  des  bibliothèques,  les  gros  in-folios  dont  le  meilleur 
a  passé  dans  des  livres  plus  maniables  et  plus  récents.  Enfin,  ce 
qui  est  plus  grave,  on  ne  sait  même  plus  guère  à  Leyde,  à  qui  il 
donna  seize  ans  de  sa  vie  et  dont  il  fut  1'  «  Academiae  decus  », 
l'honneur  de  l'Université,  que  Scaliger  fut  un  Français. 

Il  est  un  endroit,  à  Bennebroek,  près  de  Harlem,  où  on  a  con- 
servé sa  tradition  sous  une  forme  étrange.  C'est  dans  une  auberge 
où  se  rencontraient,  à  mi-chemin  de  leurs  deux  villes,  les  avocats 
de  la  Haye  et  d'Amsterdam  pour  y  traiter  de  leurs  affaires  et  y 
manger  un  excellent  saumon,  sauce  verte.  L'enseigne  représente 
un  personnage,  affublé  du  costume  légendaire  du  savant  du  xvie 
siècle  et  portant  une  longue  échelle  ;  en  dessous,  on  lit  cette 
inscription  :  «  De  geleerde  man  »,  ce  qui  veut  dire  en  hollandais, 
par  un  jeu  de  mot  impossible  à  rendre  en  français,  à  la  fois,  homme 
à  l'échelle  et  homme  savant.  Un  érudit,  M.  Aert  Veder,  donna  un 
jour,  en  un  banquet,  la  vraie  solution  du  rébus  en  traduisant  en 
latin  :  Scaliger.  Cette  solution  est  si  juste  que  je  suis  en  mesure 
de  prouver,  par  un  document  trouvé  aux  archives  municipales 
de  Harlem  \  que  Scaliger  a  réellement  séjourné  dans  l'auberge 
de  Reyer  Simonsz,   aubergiste,   à  l'enseigne  de  la  Cigogne,  le 


1610,  in-4°,  p.  119),  intitulée  Diatribae  de  Europaeorum  linguis,  sur  laquelle  je 
reviendrai  prochainement  dans  le  Bulletin  de  la  Société  de  Linguistique  de  Paris 
(section  de  Strasbourg). 

1.  Rekening  v.  de  Thesaurie  der  Stadt  Haerlcm  voor  jare  1593,  t.  I,  34G,  fol.  73 
verso  :  «  Reyer  Simonsz,  waert  in  den  Oyevaer,  over  de  costen  t  sijnen  huyse  gedaen, 
den  lesten  Septembris  ende  eersten  Octobris,  tijde  deser,  op't  Defroyement  van  den 
Heer  Doctor  ende  Professor  J.  Schaliger  uyt  Vranckryck  versocht  tôt  Professor 
in  der  L'niversiteyt  tôt  Leyden,  reisende  alhier  gecomen  met  den  Doctor  Tuynick 
mitsgaders  vergeselschapt  met  den  zoon  van  den  Heere  van  Noortich  [lisez  Xoord- 
wijk]  en  oock  eenen  edelman  uyt  Vranckryck  ende  heuren  Dienaers,  betaelt  bij 
ordonnantie  syne  quitantie...  7G  £  ».  Je  dois  le  souvenir  relatif  à  l'auberge  à  M.  Vf. 
del  Court  et  le  texte  à  M.  J.  Fransen,  qui  m'envoie  encore  celui-ci,  lequel  se  rapporte 
à  Utrecht  :  Stads  Kameraarrekeningen  1593,  sept.  27  :  «  Schenkelwijn  Dor  Scaliger, 
met  syn  bywesende  heren,  12  quaert»  (  Archief  voor  Kerkelijke  en  Wereldsche  Gcschic 
denissen  in  zonderheid  van  Utrecht  par  J.  J.  Dodt  van  Flensburg  ;  Utrecht,  1843, 
t.  III,  p.  269).  Une  autre  mention,  ibid.,  t.  III,  p.  268,  non  datée,  est  rapportée  par 
erreur  à  1552  ;  elle  doit  se  référer  à  la  même  date  :  <•  Jos.  Scaliger.  Item,  Ger.  Grouse, 
voor  de  E.  en  de  Hoogel.  Hr.  Joseph  Scaliger,  met  syn  byhebbende  heren  getapt 
18  quaert  wvns...  20  £  12  st.  »  Les  grandes  villes  de  Hollande  semblent  donc  s'être 
disputé  l'honneur  de  posséder  dans  leurs  murs  le  célèbre  philologue  et  de  lui  offrir 
ainsi  qu'à  sa  suite  un  abondant  vin  d'honneur. 


Planche  XXIV  a. 


Tarn  -fortu'ttum  tfl, ouastl  ne<cAe  fcrJwc    - 

1 


lo(?pbu*>  ScauPtt  lul'0&  •  J-  fcriPCPœm  LctfJ#»i 
£afaui)iLf  Çï7EiJ  ■  Mai  JuiUm  •■£•?-  t>  •  Xc^ 

fvtrtvs  H-R4J5S. 

Al    UAPUE    INÉDIT    DE    .1.    SCALIGER    DANS    [/ALBUM    AMICORUM    DE    BoOT. 

(Bibliothèque  de  VI  niversité  d'I  trecht,  n'  1686). 

Planche  XXIV  b. 


7 


■/J< j  "iitw>,  Cr/'r,  fem>  frv&ïe.  /Si  if  a  Û  h.  ^jy^  otafe'fyet*   ,>?  £>>/ >4??k>À  . 


Ç hrtmc-   ttmMhT  //,   £4£Tn'jy><~-   &o  & $  ï/rm\  /v\  fw*imA,   ï*fsU-jn«J*_) 
C*»»  rt>tmitn    kfytK  retftttfitîa  &r-J-  ^rry'c  .tk/d—,  vjiWn    C*w*  ^y        i,   < 
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Lettre  i>k  Joseph  Scaligeb   \   Douza. 
(British  Muséum). 


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Planche  XXV. 


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Tombe  i>r.  .Ii>m  ph  Si  vliger 
dans  i  I  j.i  isi    Saint  Pu  khi    \  Leyde. 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIe    SIÈCLE    '.    J.-.J.    SCALIGER         217 

30  septembre  et  le  1er  octobre  1593,  en  compagnie  du  professeur 
Tuning,  du  fils  de  Douza,  poète  latin  comme  son  père,  d'un 
gentilhomme  français  et  de  leurs  serviteurs.  La  dépense,  se. 
montant  à  76  livres,  fut  généreusement  soldée  par  la  ville  de 
Harlem. 

Dans  une  circonstance  plus  grave  et  plus  auguste,  le  souvenir 
de  Scaliger  fut  évoqué  par  Cobet,  d'ailleurs  descendant  de 
réfugiés.  C'était  en  1875,  au  troisième  centenaire  de  l'Université 
de  Leyde,  où,  s'adressant  à  Gaston  Paris,  Perrot  et  Renan,  qui 
représentaient  l'Université  de  France,  l'éminent  philologue 
hollandais  leur  dit  publiquement  :  «  Quand  on  n'y  prend  pas 
garde  et  bien  garde,  ce  grand  savoir,  cette  vaste  érudition 
étouffent  tout  doucement  le  bon  goût  d'abord  et  le  bon  sens 
ensuite.  Aussi,  Messieurs,  pour  en  finir  une  bonne  fois,  nous 
autres  Hollandais,  qui  avons  conservé  religieusement  les  saintes 
traditions  de  nos  pères  et  qui,  par  conséquent,  n'avons  pas  peur 
de  ces  vieux  portraits  qui  nous  regardent  fixement  dans  la  salle 
du  Sénat,  tant  que  nous  tiendrons  à  conserver  aussi,  dans  notre 
érudition  nationale,  solide  et  massive  comme  toujours,  le  bon 
goût  et  le  bon  sens,  c'est  vous,  Messieurs  les  Français,  qui  serez 
toujours  nos  maîtres  \  » 

1.  Voir  la  revue  France- Hollande,  novembre  1917,  p.  5,  et  Revue  des  Deux 
Mondes,  1er  avril  1S75. 


CHAPITRE  VII 
Du   minores  :  Baudius,   de  Lille  ;   Polyaxdep,    de    Metz 


Clusius  et  Scaliger  morts  tous  deux  en  1609,  notre  influence  à 
l'Université  de  Leyde  devait  subir  une  éclipse.  Non  pas  cepen- 
dant que  le  corps  professoral  ne  comptât  plus  de  Français,  mais 
ils  n'étaient  ni  d'une  telle  réputation  ni  d'une  telle  envergure  ; 
l'un  s'appelait  Baudius,  l'autre  Polyander.  Ils  vont  l'un  et 
l'autre  nous  amener  à  Balzac  et  à  Théophile. 

Nous  avons  déjà  vu,  au  chapitre  précédent,  le  rôle  un  peu 
étrange  joué  par  Dominique  le  Bauldier,  alias  Baudius,  dans  la 
venue  de  Scaliger  à  Leyde. 

Le  Baudier  était  né  à  Lille,  en  1561.  On  le  trouve  inscrit  à 
l'Université  de  Leyde,  une  première  fois,  en  1578,  donc  au  début 
de  cette  institution,  en  qualité  d'étudiant  en  théologie,  le  22  avril. 
En  1582,  nous  l'avons  rencontré  à  l'Université  calviniste  de 
Gand  K  Après  cela,  il  apparaît  sur  Y  Album  studiosoriun  do  Leyde, 
comme  étudiant  en  droit,  le  7  septembre  1583.  C'est  en  celle 
qualité  que,  le  4  juin  1585,  il  soutint  en  public,  sous  la  prési- 
dence de  Doneau,  sa  thèse  de  doctorat  De  Yerborum  obliaatio- 
nibus  2.  Nous  avons  vu  qu'il  s'établit  en  Zélande,  à  Ycre,  et 
qu'il  suivit,  à  quelque  distance,  Tuning,  dans  son  ambassade 
scientifique,  pour  continuer  à  Tours,  à  son  profit  et  pour  son 
propre  compte,  les  négociations  en  suspens. 

Une  lettre,  conservée  par  le  fonds  du  Puy  3,  à  la  Bibliothèque 
Nationale,  est  adressée  à  «  Monsieur  Baudius,  avocat  en  la  Cour 
du  Parlement,  en  son  logis  chez  le  Seigneur  de  Voz,  graveur 


1.  Voir  plus  haut,  p.  158. 

2.  Bronnen  Leidsche  Universileit,  t.  I,  p.  11  et  p.  161*. 

3.  Citée  par  Haag,  La  Fiance  protestante,  2e  éd.,  t.  IV.  col.  365. 


220  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

lapidaire,  en  la  rue  de  la  Sellerie,  à  Tours  ».  Ce  «  seigneur  de  Voz  t 
pourrait  bien  être  Anthony  de  Vos,  qu'un  acte  inédit  de  1612, 
conservé  aux  archives  municipales  de  Leyde,  mentionne  comme 
son  gendre  et  qu'il  faut  à  mon  sens,  identifier  avec  Anthony 
de  Vos,  qui  grave  un  portrait  de  Théodore  Colvius,  mort 
en  1607.  Nous  reparlerons  de  ce  de  Vos. 

En  1603,  l'Université  s'associa  Baudius,  sans  doute  à 
la  requête  de  Sealiger,  comme  professeur  extraordinaire 
d'éloquence,  au  traitement  de  700  florins  l.  Heinsius,  pour 
enseigner  la  poésie  en  cette  même  qualité,  n'en  a  que  400.  Le 
20  mai,  le  Sénat  réserve  la  quatrième  heure  pour  l'explication 
de  Brutus  2:  «Dominico  Baudio,  D.  Juris,  Professori  Eloquentiae 
assignatus  est  Brutus  Ciceronis  explicandus  hora  4a  »  ;  mais, 
tempérament  inquiet,  Baudius  est  perpétuellement  en  conflit 
avec  Heinsius  et  les  Curateurs,  au  sujet  des  heures. 

Les  étudiants,  en  1607,  protestent  contre  son  enseignement  du 
droit,  dont  les  Curateurs  l'avaient  en  partie  chargé  par  Résolu- 
tion du  9  février  3.  En  dépit  de  cette  réclamation,  les  Curateurs 
et  Bourgmestres  le  nomment,  le  8  mai  de  l'année  suivante, 
«  Professor  Historiarum  et  Institutionum  Juris  »,  donc  profes- 
seur d'histoire  et  de  droit.  Il  avait  suppléé  Menila  dès  1603, 
ce  qui  justifie  l'attribution  du  premier  des  deux  titres  et  il 
était  docteur  en  droit,  ce  qui  légitime  le  second.  Il  ne  fut  cepen- 
dant titulaire,  de  la  chaire  d'histoire  qu'en  1609  4. 

Il  paraît  avoir  eu  des  embarras  financiers  puisque,  à  cause  de 
ses  lourdes  charges,  les  Curateurs  et  Bourgmestres  lui  accordent, 
le  9  mai  de  la  même  année,  une  indemnité  supplémentaire  de 
100  florins.  Ses  difficultés  ne  font  que  croître  en  1611,  où  il 
demande  des  subsides  pour  apaiser  ses  créanciers,  dont  il  est 
si  «  infesté  »  qu'il  ne  peut  plus  trouver  le  repos  nécessaire  à 
l'étude. 

Sa  vie  est  tellement  ignoble  que,  le  8  août  1612,  le  Recteur 
et  quelques  uns  de  ses  assesseurs  se  font  introduire  auprès  des 
Curateurs  et  Bourgmestres,  leur  disant  que  l'entrée  de  la  salle 
du  Sénat  avait  été  consignée  par  eux  à  Baudius,  à  cause  de  sa 


1.  Bronncn  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.  151. 

2.  Ibid.,  p.  148. 

3.  Ibid.,  p.  173. 

4.  Ibid.,  p.  178. 


Planche  XXVI. 


POUTUAIT    DE    BAUDIUS    (D.    Le    BaIDIER,    DE    LiLLE), 
PROFESSEUR     A      L'UNIVERSITÉ     DE      LiEYDE     (lGo3-lGl3). 

(Salle  de  la  Faculté  des  Lettres  d'Amsterdam). 


BAUDIUS,    DE    LILLE  221 

vie  scandaleuse  et  qu'ils  les  priaient  de  ne  pas  lui  donner  accès 
non  plus  auprès  d'eux,  à  quoi  ils  consentent  1. 

Il  y  a  donc  quelque  vraisemblance  dans  cette  anecdote  restée 
fameuse  en  Hollande  et  qui  veut  que,  rencontré  arpentant  en 
zigzags  la  Breestraat  ou  rue  large  qui  est,  aujourd'hui  encore, 
la  plus  fréquentée  de  la  ville,  Baudius  ait  répondu  à  quelqu'un 
qui  lui  demandait  où  il  allait  :  «  Eo  per  viam  latam  ad  portam 
coeli  »,  ce  qui  signifie,  en  somme,  «  je  vais  par  la  voie  large  à  la 
porte  étroite  ».  Or  la  «  Porta  coeli  »  était  l'enseigne  d'un  cabaret 
fameux,  fréquenté  par  les  étudiants. 

Peu  de  temps  après  l'ostracisme  du  Sénat,  un  acte  inédit  du 
12  octobre  1612,  parle  des  fiançailles  de  Baudius  avec  une 
dame  noble,  «  Jofiïe  [c.-à-d.  Juffer,  Mlle]  Maria  van  Loo  »,  de 
Dordrecht,  veuve  du  vidame  Loys  Droetelinck.  Il  s'agit  d'une 
renonciation  de  Mayken  Henricx,  fille  de  ladite  veuve  à  son 
opposition,  bien  naturelle  avouons-le,  à  la  publication  des  bans2. 

Le  18  novembre  1613,  les  Curateurs  et  Bourgmestres  3  nom- 
ment D.  Heinsius,  jusque-là  professeur  de  politique,  professeur 
d'histoire  en  qualité  de  successeur  de  Baudius,  décédé. 

Il  n'était  pas  sans  talent  ce  Baudius,  surtout  comme  poète 
et  orateur  latin.  Scaliger  disait  :  «  Baudius  doctus  est  ut  et 
Putschius.  Baudius  a  un  style  non  cicéronien,  mais  du  temps  de 
Domitianus  ;  je  garde  toutes  les  lettres  de  Baudius4.  »  Non  seule- 
ment Balzac  parlera  de  lui,  et  nous  aurons  à  rechercher  pourquoi, 
mais  aussi  Guy  Patin,  encore  en  1672  5  :  «  Je  viens  d'apprendre 
du  jeune  van  der  Linden  que  Monsieur  Gronovius  est  mort  à 
Leiden.  Il  restoit  presque  tout  seul  du  nombre  des  Savans  d'Hol- 
lande. Il  n'est  plus,  dans  ce  païs-là,  de  gens  faits  comme.  Joseph 
Scaliger,  Baudius,  Heinsius,  Salmasius  et  Grotius.  »  Dans  cette 
phrase,  sur  cinq  noms,  il  y  en  a  trois  de  français.  6 


1.  Bronncn  Leidsche  Uniuersiteil,  l.  II,  p.  27. 

2.  Archives  municipales  de  la  ville  de  Leyde  :  document  communiqué  par 
M.  Bij'eveld,  archiviste-adjoint.  Je  n'ai  rien  trouvé  dans  le  registre  des  fiancés, 
nomn  é  «  Bruiden  ».  Bronnen,  t.  II.  p.  56,  20  mai  1615  :  la  veuve  de  Baudius  presse 
le  Sénat  d'obtenir  une  solution  dans  l'affaire  Droiteling. 

3.  Tbid.,  t.  II,  p.  49. 

4.  Se  iligeriana,  p.  36. 

5.  Lvllrcs  choisies,  t.  III,  p.  443.  à  .M.  F.  C.  M.  I>.  R.  :  de  Taris,  le  22  janvier 
1672. 

6.  Sur  Baudius,  consultez  Haag,  La  France  prolestante,  2'  éd..  art.  Baudier,  et  les 
Epistolae  et  Orationes,  les  Amores  et  le  De  tnduciis  Belli  belgici  lib.  111.  de  cet 
auteur.  Cf.  aussi  le  Dictionnaire  historique   de  Bayle,  article  Baudius. 


222  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

L'année  de  la  mort  de  Baudius  est  celle  du  rectorat  de  Polyan- 
der  a  Kerckhoven  qui,  pendant  près  de  dix  ans,  devait  être  le 
seul  représentant  de  l'érudition  française  àl'Université  de  Leyden 
et  qui  y  enseigna  jusqu'à  sa  mort,  survenue  en  1646. 11  y  avait  été 
appelé  en  octobre  1611,  après  qu'on  eût  en  vain  essayé  d'y 
ravoir  Pierre  du  Moulin,  alors  ministre  de  la  communauté  pro- 
testante de  Charenton  *.  Le  nom  complet  de  notre  théologien 
était  Jean  Polyander  van  den  Kerckhoven.  Il  était  né  à  Metz, 
le  26  ou  28  mars  1568  2.  Son  père,  originaire  de  Gand.  s'était 
réfugié  en  Lorraine  et  y  avait  été  pasteur  adjoint,  à  Metz, 
en  1561,  à  côté  de  Pierre  de  Cologne,  de  JeanTafîin,  de  Garnier, 
auteur  de  YInstitutio  linguae  gallicae 3,  et  de  Louis  Des- 
mazures,  l'auteur  tragique  tournaisien.  Forcé  de  se  retirer  en 
Allemagne  avec  sa  femme,  Chrétienne,  fille  de  Xoël  Dubois  de 
Nieuwkerke,  il  avait  mis  son  fils  à  l'Université  de  Heidelberg, 
où  il  devint  l'élève  de  François  du  Jon,  dont  il  devait  plus 
tard  occuper  la  chaire  à  Leyde.  On  voit  donc  que,  pour  plusieurs 
des  hommes  qui  nous  intéressent,  Doneau,  du  Jon,  Polyandre 
et  même  le  jeune  Schelandre,  Heidelberg  fut  une  étape  vers 
Leyde,  qu'elle  avait  précédée  en  tant  qu'Université  germanique 
du  Refuge.  A  vingt  ans,  il  fréquenta  l'autre  centre  des  études 
protestantes,  Genève,  sous  de  Bèze,  la  Faye  et  Chandieu. 

C'est  là  qu'il  reçut  vocation  de  différentes  églises  wallonnes 
des  Pays-Bas  4.  Il  y  exerça  son  ministère,  en  même  temps  que 
le  professorat,  pendant  un  demi-siècle.  Les  actes  synodaux 
d'avril  1646  expriment  «  les  regrets  de  la  perte  d'un  si  grand 
personnage  qui  a  rendu  à  nos  églises  des  services  signalés  pen- 
dant cinquante-cinq  années  5.  »  Il  avait  remplacé  Arminius,  dont 
il  ne  partageait  d'ailleurs  pas  les  idées  et  il  fut  membre  de  la 
Commission  chargée  de  dresser  les  Canons  et  de  publier  les 
Actes  du  Synode  de  Dordrecht  (1620),  in-4°.  Il  fit  partie  égale- 
ment du  Comité  à  qui  les  Etats  Généraux  avaient  donné  mission 
de  reviser  la  traduction  hollandaise  de  la  Bible.  Jean,  son  lils 


1.  Cf.  Bronnen  Lcidschc  Unioersiteit,  t.  II.  p.  20. 

2.  Haa,g,  Lu  'ranci'  protestante,  ln  éd.,  l.  VI,  p.  118. 

3.  Cf.  nid.,  2'  éd.,  t.  VI,  col.  849. 

4.  Bulletin  Eglises  Wallonnes,  t.  IV,  p.  21,. 

5.  Ibid.  Sur  Polyander,  voir  encore  Livre  Siinmlal.  Synode  de  Leyde,  ir>ll.  p.  227. 
art.  I  et  suivants.  Il  redevient  pasteur  de  l 'enlise  de  Leyde.  cf.  p.  2.;.">.  art.  5  ;  cf. 
encore  Catalogue  de  la  Bibtiothèque  Wattonne,  t.  I.  pp.  111.  146,  187. 


POLYANDER,    DE    METZ  223 

unique,  sieur  de  Heenvliet,  lui  fit  dresser  un  beau  monument, 
qui  existe  encore  dans  l'église  Saint-Pierre  *. 

Quels  que  fussent  le  nombre  et  la  valeur  de  ses  ouvrages,  ils 
n'étaient  pas  de  tel  ordre  qu'ils  pussent  attirer  deux  jeunes 
nobles,  tels  que  Balzac  et  Théophile,  en  1613.  Il  faut  donc 
attribuer  leur  présence  à  une  cause  plus  générale  :  l'afflux 
constant  d'étudiants  à  l'Université  de  Leyde,  depuis  les  débuts. 
Nous  avons  parlé  jusqu'à  présent  des  professeurs  français  de 
l'Université,  disons  quelques  mots  des  étudiants. 

1.  On  trouvera  une  bibliographie  de  Polyander  dans  Haag,  op.  cit.,  lra  éd.,  t.  VI, 
p.  119. 


CHAPITRE  VIII 

ÉTUDIANTS  FRANÇAIS  A  L'UNIVERSITÉ  DE  LEYDE  DE  .1575  A   1615 


Les  sources  principales  qui  sont  à  notre  disposition  sont 
l'Album  sludiosorum  ou  registre  d'immatriculation  \  les  Résolu- 
tions du  Sénat  et  des  Curateurs,  les  positions  de  thèses,  les  Albums 
amicorum  et  le  fichier  wallon.  Il  peut  y  en  avoir  d'autres  encore, 
mais  le  seul  examen  de  V Album,  même  dans  l'édition  assez  impar- 
faite de  M.  du  Rieu,  est  déjà  fort  instructif. 

Ce  n'est  pas  tout  d'affirmer  que  de  jeunes  Français  allaient 
souvent  se  perfectionner  à  l'Université  de  Leyde,  il  faut  en  savoir 
le  nombre,  la  qualité,  les  noms,  la  provenance. 

Dès  l'année  rectorale  qui  va  du  8  février  1576  au  8  février  1577, 
sur  14  étudiants  inscrits,  il  y  a  déjà  deux  Français  :  Lazarus 
Rebertus  (Lazare  Robert  ?),  de  Rouen,  qui  étudie  les  arts  libé- 
raux et  a  pu  être  attiré  par  la  présence  de  son  compatriote 
Feugueray,  recteur  cette  année-là.  Un  autre  Français,  nommé 
Antoninus  Puteanus  (Antonin  Dupuy  ?)  est  mentionné,  pour  la 
même  branche,  le  23  juillet.  Aucun  de  nos  compatriotes,  en  1577. 
L'année  suivante,  s'en  montrent  deux  ou  trois,  dont  Raudius 
et  Joseph  Taurin,  de  Paris,  étudiant  de  lettres. 

Sous  le  premier  rectorat  de  Juste  Lipse,  en  1579,  il  y  en  a  cinq, 
dont  un,  et  des  plus  intéressants,  n'a  pas  encore  été  identifié 
jusqu'à  présent.  C'est  Nicolas  Rarnardus,  Allobrox,  inscrit 
comme  étudiant  en  théologie  le  27  janvier,  singulier  personnage, 
qu'on  trouve  alternativement  cité  •  Bernard  ou  Barnaud, 
qui  est  son  vrai  nom.  Il  nous  apprend  lui-même,  en  tête  de  son 
Quadriga  Aurifera,  qu'il  était  né  à  «  Christa-Arnaude,  Delphi- 
nate  »,  c'est-à-dire  à  Crest,  en  Dauphiné,  entre  Gap  et  Livron  2. 

1.  Album  sludiosorum  Acadcmiae  Lur/duno-Batavac,  1575-1875.  La  Haye   Niihoff 
1  vol.  in-4<>,  1875. 

2.  Haa^,  l.a  France  protestante,  2"  éd.,  t.  IV,  col.  1072,  additions  et  col.  840 
à  853.  Voir  aussi  l'article  du  Dictionnaire  historique  do  Prosper  Marchand  ;  E.  Ar- 
naud, Histoire  du  protestantisme  à  Crest,  en  Dauphiné,  Paris.  1893,  in-8°  :  Ad.  Rochas 
Bioqraphie  du  Dauphiné;  E.  Arnaud,  Histoire  de  l'Académie  protestante  de  Die' 
Paris,  1872,  p.  91. 


226  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

Il  était  neveu  du  sénéchal  Jean  Barnaud.  Bordier  ne  l'avait 
trouvé  à  Leyde  qu'en  1597  et  1599  et  à  Gouda  en  1601  \  mais  il 
ne  m'a  pas  été  possible  de  vérifier  son  affirmation,  quoique  je 
puisse  maintenant  établir  sa  présence  aux  Pays-Bas  dès  1579. 

Y  serait-il  resté  constamment  jusque  vers  1600  ?  c'est  peu  pro- 
bable, puisqu'on  le  signale  à  Prague  et  à  Genève  ;  en  tous  cas,  il 
a  publié  en  Hollande  des  ouvrages  d'alchimie,  s'y  est  adonné  aux 
sciences  occultes,  à  la  recherche  de  la  pierre  philosophale  et  y 
a  été,  au  début  du  xvne  siècle  et  sans  doute  avant,  un  des  ton 
dateurs  de  la  secte  des  Rose-Croix,  dont  nous  reparlerons  à  l'occa- 
sion de  Descartes.  Il  n'est  pas  inutile  de  remarquer  que  le 
Ilistorisch  Yerhael  de  Wassenaer,  raconte  qu'au  début  du 
xvne  siècle  un  Français  nommé  Bernard  ou  Barnaud  aurait  été 
envoyé  en  Hollande  à  Ter  Gouwe  pour  y  trouver  la  pierre 
philosophale  2.  On  cherchera  plus  loin,  au  livre  III,  si  Barnaud 
n'a  pas,  à  certains  égards,  montré  le  chemin  à  Descartes,  dont 
on  verra  l'intérêt  pour  les  mystères  rosicruciens. 

Sous  le  deuxième  rectorat  de  Juste  Lipse  (1580),  deux  étudiants 
français,  un  de  Paris,  pour  le  droit,  l'autre  de  Cambrai,  docteur 
en  médecine.  En  1581,  huit  Français,  dont  cinq  pour  les  Lettres. 
11  ne  s'agit  par  conséquent  nullement  de  futurs  pasteurs  protes- 
tants, venus  pour  achever  en  liberté  leurs  études  de  théologie. 

Ces  huit  étudiants  sont-ils  restés  l'année  suivante,  c'est 
possible,  mais  ils  ne  sont  grossis  d'aucune  recrue  nouvelle  et, 
l'année  d'après,  on  ne  signale  que  le  seul  Baudius.  Pour  15.x  1. 
une  inscription  sûre,  deux  douteuses  ;  il  n'y  en  a  que  deux  de 
certaines  pour  1585  3,  aucune  pour  1586.  Le  quatrième  rectorat 
de  Juste  Lipse  en  1588,  attire  deux  étudiants,  dont  un  d'Orléans  ; 
celui  de  Beima  (1589)  également  deux  ;  l'année  suivante.  1590, 

1.  Selon  le  docteur  .T.  Huges,  professeur  au  lycée,  consulté  à  ma  demande  par 
M.  Baale,  le  nom  de  Barnaud  ne  figure  pas  dans  le  Poorterboek  de  Gouda,  entre 
1599  et  1610.  Rien  dans  le  fichier  wallon.  J'ai  par  contre  trouvé,  grâce  à  M.  Bùcbner, 
une  lettre  autographe  de  Nicolas  Barnaud,  à  la  Bibliothèque  de  l'Université  de 
Leyde.  H  n'y  a  donc  plus  «le  doute  sur  son  nom,  que  M.  Jaeger  (F.  M.)  orthographie 
Barnand,  dans  son  étude  sur  Théobald  van  Hogelande,  publiée  dans  Chemisch 
Weekblad,  5  octobre  1918,  p.  1251.  Van  Hogelande,  par  contre,  n'a  pas  tort  de 
parler  d'un  Bernaudus,  car  on  distinguait  mal  entre  ■  er  •  et  ar  »  ;  M.  Jaeger  donne 
une  bibliographie  intéressante  des  œuvres  de  Barnaud. 

2.  Cf.  Meijer  (\Y.),  De  Rczekruisers  pf  de  vrîjdenkers  der  11-  eeuiv,  Haarlem 
F.  Bonn,  1916,  in-8°,  p.  38,  46,  17.  .M.  Meijer  (p.  46)  l'appelle,  erronément aussi, 
Burtaud  ou  Bernard  Montaùx,  p.  1  I. 

3.  Je  nomme  incertaines  les  inscriptions  se  rapportant  à  des  noms  d'aspect  fran- 
çais et  qui  ne  sont  pas  accompagnées  de  la  mention  <■  Gallus  »  ou  du  nom  d'une  ville 
irançaise,  traduit  en  latin  :  le  nom  de  la  ville  avec  la  terminaison  -ensis.  n'indique 
pas  toujours  le  lieu  de  naissance,  mais  parfois  le  lieu  d'où  l'on  vient.  Disons  en  pas- 
sant que,  dans  notre  ouvrage,  nous  ne  nous  occupons  en  principe  que  des  person- 
î  âges  nés  dans  les  limites  de  la  France  d'aujourd'hui. 


ÉTUDIANTS  FRANÇAIS  A  L'UNIVERSITÉ  DE  LEYDE  227 

il  y  a  un  Français  seulement,  Josse  Elsevire,  de  Douai x,  étudiant 
en  Lettres  ;  deux  en  1591,  mais  quatre  en  1592,  la  plupart 
de  familles  connues  :  Petrus  Regius  Builoneus,  Parisiensis, 
étudiant  de  Lettres,  qui  doit  être  un  Pierre  Leroy-Bouillon  ou 
Bullion,  un  François  Petit  de  Caen,  un  Denis  Reboul  (Rebullus), 
de  la  Meuse,  pour  les  mathématiques,  et  enfin,  8  octobre,  Pierre 
du  Moulin,  d'Orléans. 

De  ces  quatre  étudiants,  dont  le  dernier  sera  bientôt  un  pro- 
fesseur, on  bondit  brusquement,  en  1593,  à  quelque  trente-sept 
ou  trente  neuf,  plus  que  la  somme  de  tous  ceux  de  nos  compatriotes 
qui  s'étaient  fait  immatriculer  jusqu'à  cette  date  à  l'Université 
de  Leyde.,  et  toutes  ces  inscriptions  sont  postérieures  au  5  juin, 
c'est-à-dire  qu'elles  coïncident  sensiblement  avec  l'arrivée  de 
Scaliger  (25  août  suivant). 

Ainsi  on  peut  mesurer  par  un  chiffre  le  niveau  de  la  réputation 
du  grand  humaniste,  la  perte  que  son  départ  constituait  pour  la 
France,  le  gain  qu'il  représentait  pour  Leyde,  sans  compter  que, 
sa  célébrité  étant  grande  dans  le  reste  de  l'Europe,  il  y  attirait 
aussi  bien  des  Allemands  et  des  Polonais.  Examinons  de  plus 
près  l'origine  des  nouveaux  venus  :  onze  sont  de  La  Rochelle, 
quatre  sont  qualifiés  poitevins,  huit  Saintongeais,  un  Gascon;. un 
vient  de  Bordeaux,  un  autre  de  Tours,  un  troisième  d'Angers; 
trois  seulement  sont  Parisiens.  La  plupart  sont  donc  de  la  France 
de  l'Ouest  ou  du  Sud-Ouest,  d'où  Scaliger  était  originaire. 

Le  jour  où  il  alla  se  faire  inscrire,  lui-même,  le  2  septembre 
1593,  il  se  fit  accompagner  de  tout  un  cortège,  d'une  cour  de 
quatorze  étudiants  poitevins,  rochelois  et  saintongeais.  C'est  le 
surlendemain,  le  4,  que  se  fait  porter,  sous  le  nom  de  Marcus 
Antoninus  Gorgias  Burdegalensis,  ce  docteur  en  droit  de  Bor- 
deux,  M.  de  Gourgues,  dont  il  a  été  question,  comme  d'un  des 
compagnons  de  voyage  de  Scaliger  ;  mais  ce  n'est  que  le  31  dé- 
cembre de  cette  même  année  1593  que  le  disciple  de  ce  dernier, 
Henri-Louis  de  La  Roche-Pozay,  se  fit  immatriculer  avec 
Jacob  Daliet,  de  La  Roche-Pozay,  et  Pierre  Morin.  de  Preuilly. 
Ils  sont  à  la  Faculté  des  lettres  et,  sur  nos  trente-sept  Fran- 
çais, il  y  en  a  dix-neuf  dans  ce  cas,  ce  qui  atteste  encore  une 
fois  le  prestige  de  Scaliger;  les  philosophes,  qui  se  rattachent  au 
même  groupe,  sont  quatre,  les  juristes,  trois. 

1.  Quatrième  fils  de  Louis  I,  et  plus  tard  libraire  aussi. 


228  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

Le  comte  Henri-Frédéric  se  fait  immatriculer  le  1er  janvier 
1594,  et  il  n'est  pas  douteux  qu'il  ait  fréquenté  Scaliger,  à  qui 
Louise  de  Coligny  voulait  le  confier,  et  cette  brillante  jeunesse 
troublait  souvent  le  recueillement  du  savant,  habitué  d'ailleurs 
à  s'abstraire  du  bruit,  comme  l'érudit  dont  parle  Montaigne  *. 

Beaucoup  d'incertitude  sur  1594,  on  a  négligé  souvent  de 
mentionner,  à  côté  des  noms,  le  lieu  d'origine  ;  mais  on  peut  la 
conjecturer  française  pour  onze  d'entre  eux,  tandis  que  deux 
seulement  sont  sûrs.  Pour  1595,  quinze  Français  authentiques, 
dont  Samuel  Petit,  Saintongeais,  étudiant  en  théologie  de  vingt 
ans,  inscrit  le  23  septembre,  avec  trois  camarades  de  Dieppe 
et  un  de  La  Rochelle,  et  qui  n'est  autre  que  le  futur  théologien 
de  Montpellier,  oncle  de  cet  étrange  aventurier  de  lettres, 
Samuel  Sorbière,  à  qui  il  apprendra  la  route  de  la  Hollande. 

Casimir  Junius,  inscrit  le  1er  octobre,  à  13  ans,  est  le  fils  du 
professeur  du  Jon  ;  nous  l'avons  vu  déjà  immatriculé,  par  égard 
pour  celui-ci,  à  l'Université  de  Heidelberg,  à  l'âge  de  sept  ans. 
Un  autre  personnage  connu  est  Philippe  du  Plessis-Mornay, 
inscrit  à  la  Faculté  des  lettres,  le  22  novembre  1595,  et  âgé 
alors  de  seize  ans.  C'est  celui  qui  se  fera  tuer  en  1605,  à 
MuJheim-sur-Ruhr,  sous  Maurice  de  Nassau.  Il  n'était  donc  pas 
ignorant,  ce  jeune  guerrier,  et  il  suivait  la  tradition  de  son  père, 
d' Agrippa  d'Aubigné,  de  la  Noue,  de  Scaliger  lui-même,  qui 
tous  avaient  manié  la  plume  comme  l'épée  2. 

En  cette  même  année  1595,  il  n'y  a  pas  moins  de  trois  Français 
qui  soutiennent  des  thèses,  deux  en  théologie  :  Jacques  Clemen- 
ceau, Poitevin,  le  18  février,  «  Sur  la  prédestination  »,  Zacharie 
Launaeus  (de  Launay  ?),  Poitevin  aussi,  le  19  juillet,  «  Sur  la 
Personne  du  Christ  Médiateur  »,  et  enfin  Gilles  Bouchereau, 
Angevin,  le  25  septembre,  «  Sur  l'usufruit  »  3. 

En  1596,  le  nombre  d'étudiants  français  semble  tomber  à  six. 
Les  années  suivantes  donnent  des  chiffres  modérés  ;  1597,  sept 
ou  huit,  si  l'on  ajoute  Paul  L'Empereur,  de  Cologne  ;  1598, 
six,  dont  le  plus  important  est  Guillaume  Rivet,  frère  aîné 
d'André  Rivet,  le  futur  professeur  de  Leyde.  L' Album  <um- 
corum   de  ce  Guillaume,  âgé  de   17  ans,  a  été  conservé   et  est 


1.  Livre  III.  eh.  13,  Lès  Essais,  éd.  Motheau  et  Jouaust,  t.  VII.  p.  32.  Le  passage 
pourrait  fon  bien  se  rapporter  à  Scaliger. 

2.  Cf.   Livre  I". 

3.  Brotiticn  Leidsche  Unioersiteit.  t.  I,  p.  367*. 


ÉTUDIANTS   FRANÇAIS   A   L'UNIVERSITÉ   DE   LEYDE  229 

publié  dans  le  Bulletin  pour   l'histoire  des  Eglises    Wallonnes  K 

1599  atteste  une  nouvelle  progression  avec  treize  inscriptions 
et  l'on  ne  saurait  s'empêcher  de  remarquer  qu'elle  coïncide 
avec  la  formation  des  Régiments  français  de  La  Noue. 
Soldats  et  étudiants  voyageaient  sans  doute  ensemble,  l'aîné 
peut-être  entraînant  parfois  le  cadet.  En  1600,  nouvelle 
augmentation  :  quinze  Français,  dont  le  théologien  Benjamin 
Basnage,  qui  ouvre  la  liste  et  dont  le  nom  mérite  de  nous  arrêter 
à  plus  juste  titre  encore  que  celui  de  Guillaume  Rivet,  car  les 
Basnage  seront  parmi  les  plus  illustres  chefs  du  Refuge  d'après 
la  Révocation. 

Par  l'exemple  de  cette  famille  là  aussi,  il  est  facile  de  com- 
prendre comment  et  pourquoi  la  Hollande  fut  la  Terre  promise 
du  Refuge.  Benjamin  Basnage  2,  né  en  1580,  pasteur  dès  1601 
à  Sainte-Mère  Eglise,  dont  Carentan  sous  Rouen  était  alors 
annexe,  y  exerce  le  ministère  pendant  cinquante  et  un  an,  et  y 
meurt  en  1652.  Il  laisse  deux  fils  :  Antoine,  sieur  de  Saint-Gabriel 
et  de  Flottemanville,  né  en  1610,  pasteur  à  Baveux,  et  qui  se 
retire,  en  Hollande  en  1685,  pour  aller  mourir  à  Zutphen  en  1721  3. 
L'autre  fils  est  Henri  Basnage,  sieur  de  Franquesney,  né  le  15  oc- 
tobre 1615,  avocat  à  Rouen,  où  il  s'éteint  en  1695. 

Celui-ci  est  le  père  de  Jacques,  né  dans  la  même  ville  en 
août  1653,  et  qui  se  réfugie,  en  1684,  en  Hollande  ;  il  y  sera 
le  redoutable  adversaire  de  Bayle.  C'est  de  ce  Basnage  que  Vol- 
taire dira  qu'il  était  plus  fait  pour  être  ministre  d'un  Etat  que 
d'une  Eglise.  Il  meurt  en  1723,  le  22  décembre,  à  La  Haye  ;  il 
avait  épousé  Suzanne  du  Moulin,  petite  fille  de  Pierre  4. 

Le  frère  de  Jacques,  Henri  Basnage,  Seigneur  de  Beauval, 
n'est  pas  moins  connu.  Né  à  Rouen  en  1656  et  expatrié  en  1685, 
il  continue  en  1687  les  Nouvelles  de  la  République  des  Lettres, 
fondées  par  Bayle  en  Hollande  en  1688,  et  il  leur  donne  le  titre 
nouveau  de  Histoire  des  ouvrages  des  Savants,  par  M.  B*,  docteur 
en  droit5.  Enfin,  leur  sœur  Madeleine  épousa  Paul  Bauldri 
d'Iberville,  qui  fut  nommé,  en  mai  1685,  professeur  extraordi- 


1.  Deuxième  série,  t.  I,  p.  321  a  ;;:>(». 

2.  Il  ne  faut  pas  l'identifier  avec  ce  Timothée  Basnage,  reçu  membre  'le  l'Eglise  de 
Leyde,  le  22  avril  1601  (fichier  wallon).  Benjamin  soutient  des  thèses  exerciiii 
gratin  dès  1600.  Voir  l.ci  France  protestante,  2e  éd.,  verbo  Basnage,  col.  922  et  s. 

3.  Bulletin  Eglises  Wallonnes,  I,  p.  37. 
•I.    Ibid.,  2e  série,  t.  IV,  p.  370. 

5.   Ibid.,  p.  159,  note  3. 


230  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

naire  d'Histoire  ecclésiastique  à  l'Université  d'Utrecht,  où  il 
mourut  en  1706  1. 

On  voit  donc  combien  il  est  erroné  de  faire  remonter  à  la 
Révocation,  comme  on  le  fait  le  plus  souvent,  les  relations  litté- 
raires de  la  France  et  de  la  Hollande  et  l'installation  des  Fran- 
çais aux  Pays-Bas. 

En  1601,  fléchissement  apparent  :  dix  inscrits,  venus  de 
partout,  de  Normandie,  notamment  de  Caen  et  de  Rouen,  de 
Champagne,  de  Bourges,  de  Metz  et  du  Poitou  (Renatus  Textor). 
Le  Champenois  est  Daniel  Tronchin  (Troncinus)  ;  c'est  un  étu- 
diant en  médecine  de  24  ans.  J'ai  dit  fléchissement  apparent, 
parce  que  les  étudiants  de  l'année  précédente  sont  en  partie 
restés,  témoin  l'Album  de  l'Utrechtois  Boot,  que  j'ai  souvent 
invoqué. 

Même  Guillaume  Rivet,  immatriculé  en  1598,  le  28  octobre, 
signe  encore  cet  Album  en  1602.  Celui-ci  est  un  vrai  nid  de  noms 
français  :  ceux  des  maîtres,  François  du  Jon,  de  l'Escluse, 
Basting,  Scaliger,  y  voisinent  avec  ceux  des  étudiants  :  Samuel 
Bouchereau,  de  Saumur  2,  Nathanael  Marius  («  Si  Dieu  est  pour 
nous,  qui  sera  contre  nous?»),  Daniel  Bourguignon,  d'Orléans, 
Abraham  de  la  Cloche,  de  Metz  3,  Guillaume  Rivet,  Bouvin  4, 
Normand,  Pierre  de  la  Place,  Normand  aussi,  qui  écrit  le 
3  août  : 

Pour  mourir  bienheureux,  à  vivre  faut  apprendre  ; 
Pour  vivre  bienheureux,  à  mourir  faut  entendre. 

Samuel  de  Lescherpiere,  Sr  de  la  Rivière,  est  le  plus  savant 
ou  le  plus  pédant  d'eux  tous  ;  il  trace  deux  lignes  de  syriaque,  une 
ligne  d'hébreu,  une  de  grec,  une  de  latin,  une  d'espagnol,  quel- 
ques vers  en  allemand,  en  anglais,  en  hollandais,  une  devinette 
absurde  en  Italien,  et  une  conclusion  idiote  en  français  (cf. 
pi.  XXV II). 

Plusieurs  de  ces  noms  manquent  à  Y  Album  Stadiosorum,  qui 

1.  Ibid.,  p.  295,  note  2. 

2.  Il  avait  été  envoyé  en  Hollande  aux  frais  de  l'Eglise  de  Saumur  et  y  est  rap- 
pelé par  du  Plessis  en  1602,  pour  y  occuper  une  chaire  à  l'Académie  protestante. 
Cf.  Haag,  La  France  protestante,  t.  VII,  lre  éd.,  p.  530.  Nous  avons  vu  qu'un  Gilles 
Bouchereau,  Angevin,  avait  soutenu  des  thèses  en  septembre  1595.  Cf.  p.  22S. 

3.  Il  défend  des  thèses  <«  exercitii  gratia  ■>  en  1602  et  en  1603,  cf.  Bronnen  Lcidsche 
Universiteit,  t.  I,  p.  468*.  Ces  thèses  se  trouvent  encore  à  la  Bibliothèque  de  l'Uni- 
versité de  Leyde. 

4.  Peut-être  identique  à  Jean  Bouvin.  qui  épouse  Marie  Destombes,  dont  il 
eut  un  fils,  Jean,  baptisé  le  31  juillet  1614  (Bulletin  Eglises  }\'allonnes,  2e  série, 
t.  I,  p.  339). 


ÉTUDIANTS  FRANÇAIS  A  L'UNIVERSITÉ   DE  LEYDE  231 

est  donc  loin  de  nous  présenter  tous  les  jeunes  Français  de  Leyde. 
Ceux  de  1602,  les  nouveaux  du  moins,  sont  peu  nombreux,  cinq 
seulement,  par  contre,  il  y  a  quatre  genevois  qui  devaient  les 
rechercher  beaucoup.  Relèvement  à  huit  en  1603,  parmi  lesquels 
je  note  un  Jean  Huet,  un  Robert  Oudart,  un  Benoît  Turretin. 
Le  Bulletin  des  Eglises  Wallonnes x  y  ajoute  Jacques  Ber- 
trand, Sr  de  Saint  Fulgent,  étudiant  en  médecine.  Nouvelle 
progression  pour  1604  :  neuf  inscrits,  et  la  plupart  de 
l'ouest,  dont  deux  Orléanais,  deux  Poitevins,  deux  Bretons. 
L'un  de  ces  derniers  est  André  Le  Noir,  âgé  de  vingt  ans  et 
étudiant  en  théologie,  suivi  à  trois  ans  d'intervalle  (23  août 
1607),  par  son  frère  cadet  qui,  au  même  âge,  entreprend  là 
les  mêmes  études,  et,  si  je  m'arrête  à  ces  deux  noms,  ce 
n'est  pas  qu'ils  désignent  des  hommes  d'une  valeur  particulière, 
mais  parce  qu'ils  montrent  comme  la  tradition  du  voyage  en 
Hollande  se  perpétua  dans  les  familles  protestantes  françaises 
au  cours  du  xvne  siècle. 

Lisons  en  effet  cette  requête  adressée  par  le  Pasteur  Philippe 
Le  Noir,  ministre,  de  la  Duchesse  de  Rohan,  au  Synode  assemblé 
à  Harlem,  en  avril  1683,  pour  lui  recommander  son  fils  Jacques  2  : 
«  Outre  cela,  je  voulois  qu'en  qualité  d'estudiant,  il  se  formât 
et  perfectionnât  sous  les  grands  hommes  de  vostre  République 
et,  qu'ayant  faict  cincq  ou  six  ans  de  théologie  à  Saumur,  il  y 
mît  la  dernière  main  dans  vostre  célèbre  Université  de  Leiden 
où  son  ayeul,  Guy  Le  Noir,  et  son  grand-oncle,  André  Le  Noir, 
Sr  de  Crevain  et  de  Beauchamp,  firent  en  entier  leurs  estudes  de 
Théologie  à  l'entrée  du  siècle  que  nous  finissons  et  où  leur  course 
pastorale  a  esté  bien  longue  en  cette  province.  » 

Signalons,  en  passant,  Théodore  Tronchin  de  Genève,  qui, 
en  1605,  soutient  des  thèses  «  exercitii  gratia  »,  en  même  temps 
que  Benoît  Turretin  3.  Le  Rectorat  du  fameux  Arminius 
semble  avoir  attiré  beaucoup  de  nos  compatriotes,  car  j'en 
compte,  en  1605,  environ  quinze  :  François  Petit,  de  Paris,  un 
Saintongeais  et  quatre  étudiants  de  la  Rochelle.  Elévation  à 
dix-sept  en  1606,  dont  dix  Normands.  Quatre  Rouennais  de 
dix-huit  à  vingt  ans,  se  font  inscrire,  le  7  octobre,  à  la  Faculté 
de  droit  et,  huit  jours  après,  les  13  et   11,  un  nouvel  étudiant 

1.  2e  série,  t.  I,  p.  336. 

2.  Bulletin  Eglises  Wallonnes,  t.  I,  p.  20G-8. 

3.  Bronnen  Leidschc  Unioersiteit,  t.  1,  p.  472*. 


232  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

de  Rouen  et  deux  du  Havre  de  Grâce.  Les  Normands  ne  sont 
pas  moins  bien  représentés  dans  les  dix  de  1607,  Caen  surtout. 
Ce  chiffre  est   dépassé  d'une  unité  pour  1608. 

En  1609,  huit  étudiants  seulement,  parmi  lesquels  un  certain 
Juste,  qui  est  le  «  famulus  »  ou  serviteur  de  trois  comtes  de 
Bismarck,  de  la  Marche  de  Brandebourg.  Pour  1610,  cinq  inscrits 
sûrs  seulement,  mais  pour  1611  il  y  en  a  de  nouveau  neuf,  tandis 
que  l'année  1612,  n'en  offre  que  sept,  dont  Louis  Cappel,  de  Sedan, 
vingt-sept  ans,  le  célèbre  théologien,  immatriculé  le  4  septembre, 
fils  de  celui  qui  avait  inauguré  l'Université.  L'année  1613,  celle 
du  rectorat  de  Polyander,  ne  fournit  que  sept  noms  nouveaux, 
mais  ils  exigent  une  attention  particulière,  parce  que  nous 
approchons  du  moment  où  arriveront  Balzac  et  Théophile  et 
que  c'est  parmi  ces  étudiants  qu'on  sera  tenté  de  chercher 
ceux  qui  auront  entraîné  vers  ces  terres  lointaines  les  deux 
jeunes  nobles  de  l'ouest.  Je  signale  donc,  le  15  février  1613, 
Samuel  de  Limay  de  Bezu,  Briensis  (de  Brie),  vingt  et  un  ans  ; 
Antoine  de  Montauban,  dix-huit  ans,  étudiant  en  droit  ;  David 
de  Codelonge,  Gascon,  vingt- cinq  ans,  pour  la  théologie. 

En  1614,  il  n'y  a  que  cinq  inscriptions  françaises  nouvelles, 
mais  il  en  est  une  qui  a  pu  jouer  un  rôle  dans  la  décision  du 
jeune  Balzac,  c'est  celle  du  comte  Gabriel  de  Montgommery, 
sans  doute  le  comte  de  Lorges,  mort  en  1635.  Son  immatricula- 
tion est  du  25  janvier  1614.  Quelques  jours  avant,  le  7,  s'est 
fait  inscrire  Corneille  Aerssen,  13  ans,  mentionné  comme  Parisien, 
mais  qui  ne  l'est  qu'accidentellement,  parce  que  ce  doit  être 
le  fils  de  François  Aerssen,  ambassadeur  des  Etats  à  Paris. 

Enfin,  en  scrutant  avec  attention  la  page  de  1615,  on  y  relève 
douze  immatriculations  françaises  nouvelles,  chiffre  qui  n'avait 
plus  été  atteint  depuis  une  dizaine  d'années. 

Autour  de  Balzac  et  de  Théophile  de  Viau,  inscrit  le  8  mai,  rien 
d'intéressant  à  signaler,  mais,  le  27  novembre,  Louis,  comte 
de  Montgommery,  a  suivi  l'exemple  de  son  frère  qu'il  a  sans  doute 
rejoint.  Mentionnons  en  passant  Jean  de  Chaumont,  Normand, 
étudiant  en  droit,  et  Jacques  de  l'Escluses,  étudiant  en  méde- 
cine de  Rouen  (vingt-six  ans). 

Arrêtons  ici  cette  statistique  instructive,  mais  qu'il  vaut 
mieux  suspendre  quelques  instants,  pour  examiner  ce  que  les 
sources  nous  révèlent  des  mœurs  et  de  la  vie  de  ces  étudiants. 


CHAPITRE  IX 


VIE    ET    MŒURS    DES    ETUDIANTS    FRANÇAIS 


En  se  rendant  ainsi  en  lointains  pays  pour  y  parfaire  leur 
instruction,  les  jeunes  Français  semblaient  suivre  le  conseil  que 
leur  donnait  Montaigne  :  «  A  cette  cause  [l'exercice  de  l'enten- 
dement] le  commerce  des  hommes  y  est  merveilleusement  propre, 
et  la  visite  des  pays  estrangers,  non  pour  en  rapporter  seulement 
à  la  mode  de  nostre  noblesse  françoise,  combien  de  pas  a  Santa 
Rotonda,  ou,  comme  d'autres,  combien  le  visage  de  Néron,  de 
quelque  vieille  ruine  de  là,  est  plus  long  et  plus  large  que  celui 
de  quelque  pareille  médaille,  mais  pour  en  raporter  principale- 
ment les  humeurs  de  ces  nations  et  leurs  façons  et  pour  frotter 
et  limer  nostre  cervelle  contre  celle  d'autrui  ». 

«  Je  voudrois  qu'on  commençast  à  le  promener  dès  sa  tendre 
enfance,  et  premièrement,  pour  faire  d'une  pierre  deux  coups. 
par  les  Nations  voisines  où  le  langage  est  plus  esloigné  du  nostre 
et  auquel,  si  vous  ne  la  formez  de  bonne  heure,  la  langue  ne  se 
peut  plier  1.  » 

Il  est  certain  cependant  que  l'auteur  des  Essais,  à  la  date  où  il 
écrit,  n'a  pu  songer  à  la  Hollande,  mais  il  aura  pensé  à  l'Italie 
et  plus  encore  à  l'Allemagne,  «  où  le  langage  est  plus  esloigné  du 
nostre.    » 

C'est  à  Padoue,  en  effet,  que  Hubert  Langue!  (né  en  1518) 
va  prendre  le  bonnet  de  docteur.  C'est  dans  la  même  ville 
qu'en  1581,  Montaigne,  en  son  voyage,  laisse  M.  de  Caselis 
comme  écolier.  A  propos  de  l'Université  de  Bologne,  il  écrit  : 
«  Le  meilleur  de  ses  escoliersesloit  un  jeune  homme  de  Bordeaus, 
nomé  Binet  »  2.  C'est  l'Italie  que  visite  François  de  la  Noue3, 

1.  Essais,  I,  26. 

2.  Montaigne,  Journal  de  voyage,  publié  par  Louis  Lautrey,  2  éd.,  Pari-, 
Hachette,  1909,  1  vol.  in-18,  p.  170  et  US3. 

3.  Haag,  La  France  protestante,  l™  éd.,  t.  VI,  p.  26  I  et  281. 


234  PROFESSEURS    ET   ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

mais  c'est  vers  l'Allemagne  que  se  dirige,  en  1596,  nous 
l'avons  vu,  le  jeune  Schelandre.  Jacques  Esprinchard  1,  Sr  du 
Plomb,  baptisé  h  La  Rochelle,  le  16  décembre  1573,  est  envoyé, 
d'abord  en  Angleterre  et  plus  tard  seulement  à  Leyde,  «à  cause  des 
beaux  exercices  de  toute  science  qu'on  y  voit  ».  Après  avoir  dédié  à 
Scaliger  sa  thèse  sur  les  tutelles,  il  part  le  3  mars  1597,  pour 
l'Allemagne,  et  rentre  à  La  Rochelle,  le  24  mai  1598,  où  il  s'oc- 
cupe de  la  fondation  d'une  Bibliothèque  publique,  qui  fut 
ouverte  deux  ans  après  sa  mort,  survenue  en  1606. 

Henri  IV  reconnaît  l'Université  de  Leyde  en  accordant,  en 
janvier  1597,  à  ses  étudiants,  les  mêmes  privilèges,  «exemptions 
et  immunitez  »  que  ceux  dont  jouissent  les  écoliers  des  autres 
Universités  étrangères,  sans  toutefois  leur  donner  le  droit  de 
«  lire  publiquement  »,  c'est-à-dire  de  faire  des  cours  en  France, 
sans  autorisation  2.  Cette  ordonnance  ne  semble  pas  résoudre, 
dans  un  sens  favorable,  la  question  de  l'équivalence,  demandée 
par  les  Curateurs  au  roi  Henri  IV,  dès  la  fin  de  1591,  pour  les 
doctorats  conquis  à  l'Université  de  Leyde  par  les  Fiançais, 
«  attendu,  dit  la  Résolution  3,  qu'il  y  a  ici  présentement  des 
étudiants  français,  qui  désireraient  prendre  leurs  degrés  dans 
cette  Université,  mais  ne  l'osent,  craignant  que  leur  diplôme 
ne  soit  pas  valable  en  France  4.  » 

L'Université  hollandaise  avait  donc  la  préoccupation  des 
étudiants  étrangers  et  le  souci  de  les  attirer,  notamment  les 
Français  5.  Ils  étaient  d'ailleurs  plus  aisés  que  les  Allemands, 
dont  beaucoup  étaient  de  pauvres  «  clerici  vagantes  »,  qu'il 
fallait  assister  et  qu'on  poursuivait  parfois  en  les  appelant 
«  mof  maff  »  6,  car  au  peuple  néerlandais  «  le  nom  d'Allemand 
est  plus  odieux  que  celui  du  démon  »,  écrit  le  Poméranien 
Boucholt  dans  sa  requête  du  9  février  1600. 

Bien  que  n'ayant  pas,  comme  en  France,  le  droit  de  se  consti- 
tuer en  Nations,  les  étudiants  de  même  nationalité  ou  de  même 
langue,  se  rassemblaient  volontiers.  Ce  qui  frappe  dans  ï Album 


1.  Haag,  La  France  protestante,  2"  éd.,  t.  V,  coL  110. 

2.  Bronnen  Leidsehe  Universiteit,  t.  I,  p.  370*,  .'571*. 

3.  lbid.,  p.  67. 

1.  lbid.,  p.  154  :  l'n  Anglais  demande  à  l'Université  l'équivalence  pour  son 
diplôme  de  docteur  en  médecine,  de  Caen. 

5.  lbid.,  p.  37*  et  94*. 

(i.  «  Mof  »  est  encore  aujourd'hui  en  hollandais  un  terme  péjoratif,  très  usité 
dans  le  peuple,  pour  désigner  les  Allemands.  Ce  curieir  est  au  tome  I, 

p.  395*,  note,  des  Bronnen. 


VIE  ET  MŒURS  DES   ÉTUDIANTS   FRANÇAIS  235 

studiosorum,  c'est  que,  le  plus  souvent,  un  groupe  d'étudiants 
français  se  présente  ensemble,  surtout  quand  ils  sont  de  même 
origine,  auquel  cas  ils  auront  fait  route  en  commun,  sans  doute. 
Qu'ils  aient  vécu  en  bonne  intelligence  avec  les  Hollandais, 
c'est  ce  qu'attestent,  par  exemple,  les  termes  affectueux  dont 
se  servent  les  compagnons  de  chambre  d'Everard  Boot,  d' Utrecht, 
en  écrivant  dans  son  Album  amicorum  1  :  «  Suavissimo  contu- 
bernali  meo  »,  dit  Pierre  de  la  Place,  Normanus  Gallus;  "  suavis- 
simo contubernali  et  amico  perjucundo  in  nunquam  interiturae 
amicitiae  signum  »,  écrira  le  Messin  Abraham  de  la  Cloche 
(1602),  et.  de  la  part  d'un  Lorrain,  habituellement  plus  réservé, 
cela  ne  saurait  être  un  compliment  à  la  française,  comme  on 
dit  aux  Pays-Bas.  Daniel  Bourguignon  d'Orléans  n'est  pas 
moins  enthousiaste  de  celui  à  qui,  à  jamais,  il  «  demeurera 
humble  valet  et  affectionné  ami  ».  Au  moment  de  quitter  le 
même  Everard  Boot,  pour  rentrer  en  France,  le  1er  avril  1601,  il 
lui  dédie  ces  vers  2. 

Ta  docte  piété  et  ton  humeur  courtoise, 

Tes  discours  gracieux. 

T'ont  acquis  ceste  main  et  ceste  âme  françoise 

Qui  te  peut  oublier,  s'elle  oublie  ses  yeux. 

Cela  n'est  pas  très  éloquent,  mais  on  est  satisfait  de  retrouver 
sur  ces  feuillets  d'Album  ces  traces  où  revivent  les  âmes  de  nos 
étudiants  de  jadis  pour  qui,  isolés  du  monde,  les  camaraderies 
de  chambrée  remplaçaient  un  peu  la  famille  absente  et  toujours 
regrettée. 

Aujourd'hui  encore,  on  lit  dans  toutes  les  rues  de  Leyde  cette 
affiche  en  latin  :  «  Cubicula  locanda  »,  mais,  à  l'habitation  chez 
le  bourgeois  3,  l'étudiant  français  préférait  souvent  l'auberge, 
plus  bruyante,  plus  grouillante  de  vie,  où  la  tablée  est  plus 
joyeuse,  la  conversation  plus  variée  par  les  récits  des  voyageurs, 
entrecoupée  parfois  par  les  cris  des  rouliers  et  les  disputes  des 
postillons.  L'une  de  ces  auberges  est  à  l'enseigne  de  l'Empereur  ; 
c'est  là,  par  exemple,  que  logeait,  le  11  novembre  1600.  an  jeune 


1.  Ms.  16813,  à  la  Bibliothèque  d'Utrccht. 

2.  Ibid.,  f°  185  recto. 

3.  La  Cloche,  en  mai  1601,  habitait  chez  Honweg,  tailleur.  Houtstraat  ;  Daniel 
Bourguignon,  le  14  février  1601,  chez  un  nommé  la  Haye  (Bulletin  Egliâa  Wal- 
lonnes, 2e  série,  t.  I,  p.  341)  :  «  Esprinssart,  een  Franchois,  voïKnck  by  Iloneste 
Lopes  »  (Bronnen.  t.  I,  p.  296*,  note  1 1. 


236  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

théologien  de  seize  ans,  Lanfran  de  Canquigny  ou  Canchiné  l, 
et,  à  la  même  date,  Jacques  MifTantius. 

D'autres  préfèrent  la  maison  Lochorst  (Huize  Lochorst),  dans 
la  petite  rue  qui  porte  encore  aujourd'hui  ce  nom  2,  en  face  de 
l'élégant  «  Gymnase  »  qui  existe  toujours.  Cette  pension  était 
tenue  par  Mlle  Pétronille  van  Ostrum  et,  en  1593,  des  profes- 
seurs mêmes,  comme  le  Belge  de  Smet-Vulcanius,  a  féru  de  dez 
et  de  boisson  »3  autant  que  d'érudition,  y  habitaient. 

Nous  avons  déjà  parlé  de  la  «  Porte  du  Ciel  »  et  du  «  Lion 
Combattant  »,  que  fréquentaient  les  étudiants,  mais  malheu- 
reusement aussi  certains  maîtres.  Souvenons-nous  de  la 
phrase  d'Erasme,  se  plaignant,  au  commencement  du  xvie  siècle, 
des  formidables  beuveries  et  mangeries  de  Hollande  ;  la  phrase 
reste  vraie,  un  siècle  après,  sauf  en  ce  qui  touche  l'érudition  et  le 
mépris  de  la  science  :  «  In  Hollandia,  caelo  quidem  juvor,  sed 
epicureis  illis  comessationibus  offendor,  adde  hominum  genus 
sordidum,  incultum,  studiorum  contemptum  praestremum, 
uullum  eruditionis  fructum,  invidiam  summam  *. 

D'autres  étudiants,  les  plus  studieux  peut-être,  sont  en  pension 
chez  des  professeurs,  qui  se  créaient  par  là  des  ressources  supplé- 
mentaires. Tel  le  jeune  de  la  Roche-Pozay,  chez  Scaliger,  mais 
le  père  le  rappelle  bientôt,  parce  qu'il  n'y  a  pas  encore  à  Leyde 
d'Académie  où  le  futur  évêque  «  se  puisse  exercer  à  monter  à 
cheval  et  à  tirer  des  armes  » 5,  lacune  dans  l'enseignement  hollan- 
dais qui  fut  comblée  plus  tard. 

Pourtant  le  sport  n'est  pas  absent  des  préoccupations  de  ces 
jeunes  gens  qui  réclament,  les  Allemands  surtout,  un  terrain 
pour  leurs  ébats  en  1598  6.  On  l'appellera  le  «  palle-malle  ». 
Quelques-uns  se  livrent  au  plus  noble  jeu  du  théâtre  et,  en  1590, 
jouent  la  Médée  de  Senèque  7  ;  en  1602,  ils  demandent  l'autorisa- 
tion de  donner  l'Amphitryon  de  Plaute  8.  Les  élèves  de 
Snellius  montent,  en  1592,  quatre  tragédies  d'Euripide  et  une  de 
Plaute   et   reçoivent,    en   récompense,    du   Recteur,    13   florins 

1.  Bulletin  Eglises  Wallonnes,  2e  série,  t.  I,  p.  340,  347. 

2.  Cf.  Molhuysen,  De  komst  van  Scaliger  in  Leiden,  p.  12. 

3.  Scaligeriana. 

4.  Renaudet,  Préréforme  cl  humanisme  (  1 19  1-1517),  Paris,  Champion,  1916,  in-8°. 
Thèse  de  Lettres.  Paris,  p.  426,  note  1. 

5.  Epistres  françoises  à  M.  de  la  Scala,  p.  ô4. 

(».  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  1,  p.  111  et  p.  111. 

7.  Ibiil.,  p.  L68*. 

8.  La  requête  des  étudiants  aux  Curateurs  est  Intéressante  pour  l'histoire  du 
théâtre  scolaire  ;  cf.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.  407*,  408*,  n°  349. 


Planche  XXVII. 


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VIE    ET   MŒURS    DES    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS  237 

16  stuyvers 1.  En  1594,  on  donne,  en  français,  Y  Abraham 
sacrifiant,  de  Théodore  de  Bèze,  dont  la  première  représentation, 
fameuse  dans  l'histoire  du  théâtre,  avait  eu  lieu  à  Lausanne 
en  1549  ou  1550  2.  Scaliger  écrit  en  effet  à  de  Thou,  de  Leyde, 
le  13  décembre  1595  3  :  «  Ceste  tragédie,  l'esté  passé,  fut  jouée  ici 
par  quelques  enfants  Sans  Souci,  de  si  bonne  grâce  et  si  naïve- 
ment, que  touz  les  spectateurs  en  furent  tous  ravis  et  y  en  eust 
qui  pleurèrent  4.   » 

En  1595  5,  ils  reçoivent  18  florins  pour  le  Plutus,  d'Aristo- 
phane, la  Troade  de  Sénèque,  le  Miles  gloriosus,  de  Plaute  6  ; 
le  16  juillet,  les  élèves  de  Snellius  obtiennent  encore  10  florins 
pour  YAululaire  de  Plaute,  et  les  étudiants  frisons,  18  florins,  le 
7  septembre,  pour  avoir  représenté  trois  pièces  latines.  On 
se  contente,  en  1597,  d'amener  des  comédiens  anglais,  contem- 
porains, peut-être  compagnons  de  Shakespeare,  dans  le 
cloître  des  Béguines,  lesquels  gênèrent  grandement  les  pro- 
fesseurs, pendant  leurs  cours,  par  leurs  tambours  et  leurs  trom- 
pettes 7. 

Les  étudiants  aiment  le  bruit  et  j'ai  honte  de  dire,  à  la 
charge  de  nos  bouillants  compatriotes  qu'ils  étaient  parfois 
parmi  les  fauteurs  de  ces  rixes  avec  le  guet,  duels,  etc.,  dont 
les  annales  universitaires  sont  pleines  et  qui  appelaient  la  sévé- 
rité du  Sénat  des  Professeurs,  juge  naturel  de  la  population 
scolaire. 

C'est  Daniel  Durant,  Nicolas  Loyer  et  Denis  Reboul,  Galli 
studiosi,  qui,  par  un  tapage  nocturne,  furent  cause  des  troubles 
universitaires  qui  marquèrent  l'année  1594  8.  Le  8  février,  le 
Sénat  leur  ordonne  par  affiches  de  comparoir  devant  lui. 
Les  trois  Français  s'étaient  battus,  le  19  janvier  précédent, 
avec  d'autres  étudiants  et  avaient  blessé  l'un  d'eux  griève- 
ment, ce  qui  amena  le  Sénat,  le  3  février  1594,  à  interdire  aux 

1.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.  249*. 

2.  Cf.  G.  Lanson,  Les  Origines  de  la  Irai/édie  classique,  dans  Revue  d'Histoire  Litté- 
raire de  la  France,  1903,  p.  185. 

3.  Lettres  françaises  de  Scaliger,  éd.  Tamizey  de  Larroque,  p.  'A\  1-312. 

1.  In  de  mes  anciens  élèves  de  l'Université  d'Amsterdam.  M.  Fransen,  prépare 
une  thèse  de  Doctorat  de  l'Université  de  Paris  sur  l'Histoire  du  théâtre  français 
en  1  lollande. 

5.  Bronnen,  t.  I,  p.  88  :  Le  Sénat  interdit  aux  étudiants  d'organiser  des  représen- 
tations sans  son  autorisation.  Il  considère  d'ailleurs  ces  jeux  comme  inférieurs  a  la 
dignité  des  membres  du  corps  académique. 

6.  Bronnen,  t.  1,  p.  366*. 

7.  Ibid.,  t.  I,  p.  98. 

8.  Scbotel,  Een  studenten  oproer  in  1594.  Cf.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I, 
p.  78. 


238  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

étudiants  le  port  de  l'épée  ;  ceux-ci,  frustrés  d'un  privilège  qui 
marquait  leur  dignité  et  les  assimilait  aux  gentilshommes,  pro- 
testèrent avec  indignation.  La  lutte,  à  ce  sujet,  entre  le  Sénat  et 
les  étudiants  dura  jusqu'à  la  fin  de  l'année. 

En  juin,  il  fallut  même  suspendre  les  cours  à  cause  de  ces 
«  applaudissements  de  pieds  »,  qui  se  pratiquent,  aujour- 
d'hui encore,  dans  les  Universités  allemandes.  La  présence  des 
troupes  françaises  était  une  cause  nouvelle  d'algarades  à  main 
armée,  contre  le  bourgeois  ;  aussi  du  Jon,  de  Groot  et  Tuning 
partent-ils  pour  La  Haye  en  novembre  1600,  pour  deman- 
der au  Pensionnaire  Oldenbarneveldt  de  les  éloigner. 

D'autres  désordres  proviennent  des  maisons  mal  famées  où  le 
«  bedeau-appariteur  »  Bailly  conduit,  en  1598,  les  étudiants, 
souvent  masqués,  et  où  ils  perdent  argent  et  santé  l. 

C'est  surtout  dans  cette  malheureuse  année  1594  que  des 
désordres  se  produisirent  encore  au  commencement  de  novembre  ; 
on  jeta  des  pierres  sur  la  porte  de  Franck  Duyck,  le  Bourgmestre- 
président,  on  cassa  les  vitres  du  Collège  des  théologiens,  en  même 
temps  qu'on  endommageait  la  pyramide  élevée  à  l'honneur  de 
Son  Excellence  devant  son  palais.  La  même  nuit,  les  «  escholiers 
se  ruèrent  sur  la  maison  du  secrétaire  Jan  van  Hout,  et  ils  jetèrent 
à  l'eau  plusieurs  personnes  au  risque  de  les  noyer. 

Les  duels,  qui  sont  restés  jusqu'à  l'heure  actuelle  en  vigueur 
dans  les  universités  d'outre-Rhin  sous  le  nom  de  «  mensur  »,  sont 
interdits  le  3  mars  1600  par  le  Sénat,  comme  contraires  à  la  loi 
divine  et  humaine. 

On  aurait  tort  de  croire  que  les  querelles  occupaient  seuls 
la  vie  de  l'étudiant  ;  celui-ci  savait  en  mêler  la  pétulance  au 
soin  de  l'étude,  et,  le  dimanche  matin,  à  la  sévérité  des  exer- 
cices religieux. 

Bien  que  la  majorité  fût  protestante,  toutes  les  confessions 
étaient  admises.  La  proclamation  annonçant  la  fondation  de 
l'Université  2  est  formelle  à  cet  égard,  et  le  futur  évêque  de 
Poitiers  n'avait  pas  besoin  de  se  faire  violence.  Au  reste  il  ne 
faut  pas  croire  que  le  catholicisme  avait  disparu  des  Pays-Bas 
du  Nord.  Interdit  en  principe,  il  était  pratiqué,  en  fait,  dans 
les  campagnes  et  même  dans  les  villes,  sous  l'œil  indulgent  du 


1.  Bronnen,  t.  I,  p.  108  et  313*. 

2.  Ibid.,  t.  I,  p.  57* 


VIE    ET    MŒURS    DES    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS  239 

Magistrat.  Pourtant,  c'est  au  culte  réformé  que  la  cloche  x 
appelle  les  étudiants,  pour  lesquels  on  prêche  en  latin,  s'ils  sont 
Hollandais,  en  français,  s'ils  sont  Français,  Genevois  ou  Wal- 
lons. 

Sur  les  bancs  de  l'église,  comme  sur  ceux  de  l'Université,  se 
coudoient  des  jeunes  gens  de  tout  âge.  Sans  doute  il  ne  faut  pas 
prendre  au  sérieux  toutes  les  inscriptions  de  Y  Album,  qui  sont 
souvent  «honoris  causa»,  c'est-à-dire  gratuites,  pour  des  fils  de 
professeurs,  afin  de  leur  assurer  les  exemptions  d'accises  sur  la 
bière  et  le  vin,  qu'entraîne  la  qualité  d'étudiant,  mais  les  écoliers 
de  la  cinquième  classe  de  la  grande  école  ou  école  latine,  usaient 
souvent  du  privilège  qu'on  leur  accordait  de  se  faire  immatri- 
culer dès  l'âge  de  treize,  ans  2.  En  tous  cas,  la  formule  de  serment 
arrêtée  par  le  Sénat,  le  14  février  1595  3,  s'applique  à  tous  les 
étudiants  âgés  de  plus  de  quatorze  ans  ;  le  10  février  précédent, 
les  Curateurs 4  avaient  décidé  que  ceux  qui  seront  en-des- 
sous de  cet  âge  feraient  une  simple  promesse. 

Si  l'on  est  indulgent  pour  les  inscriptions,  par  contre,  pour 
conquérir  la  licence,  il  faut  avoir  au  moins  vingt-trois  ans  et 
vingt-cinq  pour  le  doctorat,  qui  coûte  40  florins  pour  les  indi- 
gènes et  60  pour  les  étrangers. 

Beaucoup  des  inscrits  ne  sont  pas  vraiment  des  étudiants,  ils 
sont  simplement  des  «  famuli  »  et  des  précepteurs.  Parmi  eux, 
les  Français  sont  nombreux,  notamment  auprès  des  nobles 
polonais   ou   prussiens. 

Cent  francs  de  gages  étaient  courants  au  milieu  du  xvne  siècle 
à  Paris  5,  mais  je  doute  qu'Estienne  Fouace  en  ait  eu  autant 
pour  devenir  précepteur  du  fils  de  M.  Hauthin,  gouverneur 
de  l'Ecluse,  en  1632  6  et,  vers  1600,  les  salaires  devaient  être 
plus  bas  encore,  puisqu'un  certain  Cassedenier,  qualifié  de 
savant  et  qui  enseigne  le  français  à  Leyde,  reçoit  du  Recteur 


1.  Bronnen  Leidsche  Universiteil,  t.  I,  p.  34. 

2.  Cf.  du  Rieu  dans  Bulletin  Eqlises  Wallonnes,  2e  série,  t.  I,  p.    325,   note    1,    et 

l>.  :>,■:,:>,. 

:>,.   Bronnen,  t.  1,  p.  87  et  n°  288. 

4.   Ibid.,  p.  90. 

:».  Cf.  Bibliothèque  de  l'Université  de  Leyde.  Aïs.  Q  286,  t.  I.  f°  lu1'.  Lettre 
d'André  Pineau  a  André  Rivet,  de  Paris,  le  2  avril  HU  I  :  lui  taisant  savoir  qu'il  ne 
vouloit  donner  qu<  cent  francs  de  gages  et  que  M.  Amyraut  lui  avoit  fait  trouver  un 
homme  a  ce  prix-là.  Je  VOV  bien  que  la  demande  que  je  faisois  de  cent  eseus  à  cause 
qu'il  y  a  trois  enfans  A  gouverner  luy  aura  fait  peur,  i 

6.  Livre  Synodal,  Synode  de  septembre  1632,  art.  12  (p.  373-4)  :  «  Sur  la  demande 
d'Estienne  Fouace,  de  Saint-Loo  en  Normandie,  estudiant  en  théologie,  maintenant 
précepteur  du  fils  de  M.  Hauthin,  gouverneur  de  l'Escluse...  > 


240  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

le  18  mai  de  cette  année  une  aumône  de  2  florins  5  deniers  K 
En  dehors  des  cours  assez  nombreux  qu'ils  suivaient  et  qui 
avaient  lieu  entre  sept  heures  du  matin,  heure  dont  se  plaint 
Baudius,  et  cinq  heures  du  soir,  la  grande  affaire  des  étudiants 
étaient  les  «  disputations  »  et  les  thèses  dont  les  «  promotions  • 
ou  soutenances  s'accompagnaient  d'une  certaine  solennité  avec 
une  afïluence  de  camarades,  de  professeurs  et  de  curieux  dans 
le  décor  du  grand  amphithéâtre,  qui  existe  encore,  et  qu'on 
revêtait  pour  la  circonstance  de  tapisseries  prêtées  par  l'appa- 
riteur. Les  trompettes  mêmes  ne  sont  pas  interdites  pour  la 
proclamation. 

Les  épreuves  du  doctorat,  consistant  en  plusieurs  disputes, 
étaient  certes  plus  sérieuses  à  Leyde,  à  la  fin  du  xvie  siècle  et 
au  commencement  du  xvne,  qu'à  Orléans  vers  1660,  s'il  faut 
en  croire  Jean  Rou  :  «  J'endossai  là,  écrit-il  dans  ses  Mémoires  2, 
la  vénérable  robe  de  Cujas  (car  c'est  ainsi  qu'on  appelle  une 
vieille  souquenille  qui,  depuis  plus  de  six-vingt  ans,  traîne  dans 
la  poussière  d'une  salle  où  l'on  examine  les  réponses  des  divers 
candidats  qui  se  présentent  à  toute  heure)  ;  le  point  principal 
est  sans  doute  de  savoir  s'ils  ont  sur  eux  les  vingt  écus  dont  ils 
doivent  payer  leurs  licences  »  3. 

Est-ce  pour  cela  que  tant  de  Hollandais  préféraient  conquérir, 
tel  le  poète  Jacob  Cats  4,  leurs  degrés,  à  Orléans  ou  à  l'Uni- 
versité de  Caen,  dont  la  réputation  d'indulgence  provoqua  un 
arrêt  du  Parlement  de  Rouen  5  ?  Cependant  Barleus  y  mit  deux 
ans  à  obtenir  son  doctorat  en  médecine.  Douza  écrivait  :  «  La 
plupart  de  nos  savants  visitent  la  France,  plusieurs  vont  en 
Allemagne,  quelques-uns  en  Italie  » 6. 


1.  Bronnen  Leidsche  Unioersiteil,  t.  I.  p.  402*,  comptes  du  Recteur  pour  1C>00, 
18  mai  :  <•  gegeven  aan  een  geleert  man  genaemt  Cassedenier  die  doceerde  Gallicam 
linguam  ende  nu  verarmt  was  :  2  g.  5  st.  ». 

2.  Cité  par  Haag,  La  France  protestante,  lre  édition,  t.  IX,  p.  11. 

3.  Cf.  Loiseleur  (J.),  L'Université  d'Orléans  pendant  la  période  de  décadence. 

4.  Cf.  Derudder,  Cats,  sa  Vie  et  ses  Œuvres,  Calais,  1898,  in-8°. 

5.  Cf.  Recueil  d'arrêts  de  règlement  donnés  au  Parlement  de  Normandie  par  Louis 
Froland,  p.  593,  au  sujet  de  1  arrêt  du  Parlement  de  Rouen  défendant  aux  docteurs 
de  l'Université  de  Caen  de  passer  aucuns  licenciés  ni  docteurs  sans  être  examinés 
suivant  l'ordonnance  ;  cité  par  Bouquet,  l'oints  obscurs...  de  la  vie  de  Corneille,  p.  22. 

il.  Fruin,  Tien  Jaren,  1899,  p.  211,  apud  Riemens,  Esquisse  historique  de 
l'enseignement  du  français  en  Hollande  du  XVIe  au  XIXe  s.  Leyde.  1919. 
Citons  parmi  les  savants  hollandais  établis  en  France,  Lévin  Lésine  {Manuel  biblio- 
graphique de  la  Littérature  française,  de  (i.  Lanson,  n°  1410).  Nommons  encore 
Nicolas  Dortoman,  qui  remplaça  Ant.  Saporta,  l'ami  de  Rabelais,  dans  sa  chaire  de 
professeur  à  la  Faculté  de  Médecine  «le  Montpellier  en  1.V73  (Haag,  2e  éd.,  t.  V, 
col.  475).  Nous  avons  parlé  déjà  de  Goinar  et  de  Burgersdijk  à  l'Académie  de 
San  mur. 


VIE    ET    MŒURS    DES    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS  241 

Pour  finir,  disons  un  mot  des  amphithéâtres  fréquentés 
par  tant  de  nos  compatriotes.  L'Université  de  Leyde  avait 
été  inaugurée  dans  le  couvent  de  Sainte-Barbe,  le  8  février 
1575,  plus  tard  modifié  en  «  Prinsenhof  »,  où  on  logea  Son 
Excellence.  Il  était  situé  au  Rapenburg,  aux  numéros  actuels 
8  et  10,  au  coin  nord  du  Langebrug  ou  long  pont,  puis,  en 
septembre,  on  l'avait  transférée  à  l'église  des  Béguines  voilées 
ou  Faliede  Bagijnhof,  (cf.  pi.  XV  ),  dont  l'étage  supérieur, 
après  1581,  servit  successivement  ou  simultanément  de  «  li- 
brairie »,  d'église  anglaise,  de  salle  d'escrime  et  de  salle  d'ana- 
tomie  (cf.  pi.  XVI  b)  Elle  était  située  au  lieu  même  où  s'élève 
aujourd'hui  le  tout  nouveau  bâtiment  de  la  Bibliothèque. 

Le  8  février  1581,  l'Université  fut  transférée  au  couvent  des 
Dames  Blanches  (Witte  Nonnen,  cf.  pi.  XVI  a).  Extérieure- 
ment, elle  a  conservé,  au  bord  du  vieux  fossé,  son  aspect  d'église 
gothique  en  briques,  aux  longues  fenêtres  en  ogives  coupées 
malheureusement  à  mi-hauteur  par  les  solives  du  plancher 
des  salles  supérieures.  Un  escalier  à  vis,  bâti  dans  une  tour,  y 
livre  accès.  Si  modifiés  qu'ils  soient,  les  amphithéâtres,  avec 
leurs  croisées,  leurs  hautes  cheminées,  leurs  poutres  de  plafond 
apparentes,  la  noble  chaire  de  bois  sculpté  de  l'Aula,  où  prend 
place  le  professeur  nouvellement  promu,  pour  sa  leçon  inaugurale, 
donnent  encore  l'impression  des  choses  de  jadis  1. 

La  salle  voûtée  du  bas,  près  de  l'entrée,  est  celle  qui  servit, 
depuis  1581,  pour  la  philosophie,  et  Pierre  du  Moulin  y  expliqua 
Arislote  ;  la  salle  du  Sénat,  la  salle  aux  cent  portraits,  était 
l'amphithéâtre  de  médecine  et  Théophile  de  Viau  y  fréquenta. 
Le  «  Groot  Auditorium  »,  ou  grand  amphithéâtre,  était  réservé 
à  la  théologie.  C'est  donc  là  que  professèrent  Saravia,  du  Jon, 
Trelcat,  Polyander  et  plus  tard  Rivet,  tandis  que  Baudius 
occupa  le  «  Klein  Auditorium  »  ou  petit  amphithéâtre,  réservé 
au  droit  :  là  s'assit  Balzac. 

Voilà  donc  la  scène  :  laissons  entrer  les  acteurs. 


1.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.  3G8*,  note  3  et  Orlers  (1G14),  p.  130- 
132. 


16 


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Feuillet  de  L'Album  Studlosorum  de  l'I  niversité    de  Leyde 

PORTAM     LES    NOMS    DE    BaLZAI      II     DE    ThÉOPHILI       IMMATRICULÉS    LE    8    MAI    l6l5). 


CHAPITRE  X 


Balzac  et  Théophile  (161.")) 


Ainsi  se  trouve  expliqué,  par  l'histoire  de  la  participation 
française  à  l'Université  de  Leyde,  comment  deux  gentilshommes 
de  l'ouest,  pouvaient  être  amenés  naturellement  à  suivre  l'ins- 
piration de  leur  temps  et  l'exemple  de  leurs  camarades  de  la 
même  classe  et  de  la  même  région,  pour  aller  chercher  aux 
Pays-Bas  : 

Ces  teintures  qu'on  prend  aux  Universités  *. 

Cependant  les  causes  que  nous  avons  examinées  étant  d'ordre 
général,  il  convient  de  rechercher  s'il  en  est  de  particulières  à  la 
biographie  de  chacun  des  deux  et  qui  auraient  pu  orienter  leur 
choix.  Déjà  nous  avons  vu  que,  parmi  les  étudiants  inscrits  en 
1613  (le  12  novembre),  il  y  avait  un  Gascon  de  vingt-cinq  ans, 
étudiant  en  théologie,  nommé  David  Codelonge  ;  mais  cela  n'a 
guère  d'importance.  Ce  qui  en  a  davantage  peut-être,  c'est  la 
présence  à  Leyde,  nous  l'avons  dit,  le  25  janvier  1614,  de  Gabriel, 
comte  de  Montgommery  2.  Son  frère  (?)  Louis,  comte  de  Mont- 
gommery, n'est  immatriculé  que  le  27  novembre  de  l'année 
suivante.  Nous  avons  vu  déjàaulivre  I  un  Montgommery  lançant 
un  cartel  à  Breauté.  L'inscription  de  Balzac  et  de  Théophile, 
le  8  mai  1615,  est  donc  encadrée  par  celle  de  deux  Montgommery 
et  suivie  de  celle  de  Corneille  Aerssen,  15  ans,  le  iîls  de  l'ambas- 
sadeur des  Etats  à  Paris. 

Voila  dans  quelle  direction  on  pourrait  chercher,  mais  d'abord 
il  conviendrait  d'établir  les  relations  des  Montgommery  et   de 

1.  Corneille,  La  Suite  du  Menteur,  II.  !.  v.  621-2  : 

Et  l'air  du  monde  change  en  bonnes  qualités 
Ces  teintures  qu'on  prend  aux  Universités. 

2.  Le  fichier  wallon  comprend  beaucoup  de  fiches  de  Montgommery,  mais  aucune 
ipportanl  à  nos  deux  personnages. 


244  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

Balzac,  ce  à  quoi  nous  ne  sommes  pas  encore  parvenus.  Qu'il 
me  suffise  provisoirement  d'indiquer  cette  piste  ;  il  en  est  une 
autre  en  ce  qui  concerne  Balzac  et  une  autre  aussi  peut-être 
pour  Théophile  :  les  voici. 

Tout  d'abord  Balzac  a-t-U  ru  connaître  Baudius  ?  On 
est  frappé  de  l'insistance  avec  laquelle  il  parle  sans  cesse 
de  lui  et  du  rôle  que  le  nom  de  ce  professeur  lillois  joue 
dans  la  querelle  entre  Balzac  et  Théophile.  On  a  souvent 
écrit,  Mlle  K.  Schirmacher  notamment,  dans  sa  biographie  de 
Théophile  l,  que  Balzac  suivit  les  cours  de  Baudius.  Ayant  trouvé 
la  mention  des  deux  écrivains,  le  8  mai  1615,  dans  YAlbum 
studiosorum,  M.  Ritter 2,  fit  observer  que  c'était  impossible, 
puisque  Baudius  mourut  en  1613. 

Il  y  a  cependant  une  phrase  de  Balzac  dans  sa  dissertation 
sur  une  tragédie  intitulée  Herodes  infanticida,  qui  ferait  penser 
à  des  rapports  personnels,  c'est  celle-ci 3  :  «  J'ay  eu  pitié,  autrefois, 
de  ce  zèle  forcené  dans  les  vers  du  Docteur  Baudius,  et  luy  ay 
souhaité  souvent  les  bons  intervalles  des  Malades  ou,  pour  le 
moins,  la  remission  de  leurs  accez.  Cet  homme  entroit  en  fureur 
toutes  les  fois  qu'il  parlait  de  Rome  :  je  ne  dis  pas  en  fureur 
pareille  à  celle  qui  inspiroit  Orphée,  mais  pareille  à  celle  qui  le 
deschira.  Je  ne  vis  jamais  tant  d'escume  ny  tant  de  bile  sur  le 
papier.  Et  bien  qu'aux  autres  matières,  son  Génie  fust  heureux  et 
son  Expression  agréable,  en  celle-cy,  il  faloitl'enchaisner  comme 
Possédé  et  non  pas  le  couronner  comme  Poète.  On  ne  doit  point 
appréhender  que  son  Amy  [Heinsius]  ait  de  semblables  enthou- 
siasmes.   » 

Je  ne  fais  pas  difficulté  à  reconnaître  que  les  termes  de  cette 
lettre  sont  ambigus  et  qu'ils  peuvent  se  rapporter  à  une  connais- 
sance «  pure  livresque  »  de  Baudius,  mais  voici  un  texte  sur 
lequel  on  n'a  pas  encore  assez  appelé  l'attention.  Irrité  de  la 
publication  subreptice,  en  1638,  par  Heinsius,  du  Discours 
politique  sur  V Estât  des  Provinces  Unies,  qu'il  avait  fait  comme 
étudiant  à  Leyde,  Balzac  écrit  à  Chapelain  :  «  Il  est  vray  que  je 
suis  l'autheur  du  Discours  qui  ne  craint  pas  assez  les  foudres  de 
Rome...  mais  il  est  vray  aussi  que  je  le  composai  dans  la  chaleur 
d'un  âge  qui  excuse  de  bien  plus  grandes  fautes.  Puis  donc  que 

1.  Théophile  de  Vian,  sein  Leben  und  seine  Werke,  1897,  in-8°. 

2.  Revue  d'Histoire  Littéraire  de  la  France,  article  cité  plus  haut,  p.  141,  note  3. 

3.  Œuvres  de  J.  I..  de  Guez,  sr  de  Balzac,   Paris,    Lecoffre,  1  !-* . "3 4 ,  in-18,  édition 
!..  Moreau,  t.  1,  p.  JÔ9. 


BALZAC    ET    THÉOPHILE  245 

vingt-cinq  ans  entiers  ont  passé  sur  celle-cy,  il  me  semble  qu'il  y 
a  prescription  légitime  contre  toute  sorte  d'accusateurs.  Et  en 
vérité  le  grand  Heinsius  devroit  avoir  honte  de  s'acharner  si 
cruellement  sur  la  personne  du  petit  Balzac,  de  vouloir  triompher 
en  cheveux  gris  d'un  garçon  de  dix-sept  ans...  J'ay  l'ait  une  folie 
estant  jeune  et  le  bonhomme  Heinsius  l'a  publiée  vingt-cinq  ans 
après...  Qui  est  le  plus  coupable  de  luy  ou  de  moy  ?  » x 

Guez  de  Balzac  insiste  sur  les  dates  avec  une  telle  précision  qu'il 
est  difficile  de  ne  pas  en  tenir  compte  ;  or,  l'édition  duDiscours  par 
Heinsius  étant  de  1638,  vingt-cinq  ans  avant  nous  ramènent 
à  l'année  1613.  L'âge  de  dix-sept  ans  qu'il  mentionne  nous 
ramènerait  par  contre  à  1614,  si  l'on  tient  qu'il  est  né  le  1er  juin 
1597,  mais  cette  date,  comme  l'a  fait  observer  M.  Emile  Roy  2,  est 
celle  de  son  baptême,  qui  peut  être  de  plusieurs  années  postérieure 
à  celle  de  sa  naissance.  Il  paraît  probable  que  Balzac  était  né 
en  1595,  car  il  se  donne  au  Recteur,  en  1615,  comme  âgé  de 
vingt  ans.  La  lettre  qu'il  écrit  à  Chapelain,  le  12  juin  1645,  nous 
reporte  également  à  1595  :  «M.  de  Voiture  et  moi  nous  en  avons 
plus  de  cinquante  ». 

Si  Balzac  est  né  en  1595,  le  «  j'avais  dix-sept  ans  »  de  la  lettre 
précédente  nous  mettrait  à  1612,  pour  la  composition  du  Dis- 
cours et  du  voyage  en  Hollande  et  à  1615  pour  l'inscription  à 
l'âge  de  vingt  ans.  Il  y  a  donc  concordance  absolue  entre  les  décla- 
rations faites  par  Balzac  devant  le  Recteur  de  Leyde  en  1615, 
à  Chapelain  en  1638  et  au  même  Chapelain  en  1645.  Or  en  1612,  il 
a  pu  entendre  Baudius  et  même  être  son  pensionnaire,  après 
que  ce  professeur  se  fut  remarié.  Il  paraît  difficile  d'admettre 
que  Balzac,  en  1638  et  1645,  se  soit  vieilli  vis-à-vis  de  Chapelain, 
pour  le  seul  plaisir  de  se  mettre  d'accord  avec  une  déclaration 
ignorée  de  celui-ci  et  faite  par  lui-même  spontanément,  devant 
le  Recteur,  en  1615. 

Problème  analogue  pour  Théophile  de  Vian,  qui  se  lait  imma- 
triculer à  la  Faculté  de  Médecine  en  accusant  vingt-cinq  ans.  pour 
cette  même  année.  Ceci  fait  supposer  qu'il  est  né  en  1590,  date 
traditionnelle,  admise  par  M.  Lachèvre,  qui  précise  même  le  mois  : 
avril,  sans  dire  sur  quel  texte  il  s'appuie  3.  Cette  date  n'est  pas 


1.   Edit.  Moreau,  t.  I,  p.  210. 

'J.  Dr  Juan.  Lud.  Guezio  Balzacio  contra  Dom.  Joan.  Gulonium  disputante,  thèse 
Faculté  des  Lettres  de  Paris  ;  Paris,  Hachette,  1892,  in-8°,  i».  97  et  s. 
3.  Le  Libertinage  au  XVII'  siècle,  t.  IV,  Recueils  Collectifs  de  Poésies  libres  cl 


246  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

en  opposition  avec  une  autre  déclaration  de  Théophile,  celle 
de  l'interrogatoire  du  22  mars  1624,  où  il  se  dit  âgé  de  trente- 
trois  ans,  car  il  suffit  de  le  supposer  né  en  mai  1590,  pour  réduire 
la  contradiction  entre  les  deux  affirmations. 

Au  lieu  de  les  qualifier  respectivement  de  «  Zanctonensis  », 
c'est-à-dire  Saintongeais,  et  de  «  Vasco  »,  c'est-à-dire  Gascon, 
le  Recteur  eût  mieux  fait  de  nous  dire  où  ils  étaient  nés,  ce  qui 
eût,  pour  Théophile  du  moins,  résolu  un  petit  problème  contro- 
versé. M.  Lachèvre  tient  avec  raison  pour  Clairac,  à  cause  des 
deux  vers  x  : 

Clairac,  pour  une  fois  que  vous  m'avez  fait  naistre, 
Hélas  !  combien  de  fois  me  faites  vous  mourir  ? 

et  à  cause  aussi  de  l'interrogatoire  du  22  mars  1624  :  «  Par 
devant  nous,  Jacques  Pinon  et  Françoys  de  Verthamon,  con- 
seillers du  Roy  en  sa  cour  de  Parlement...  avons  fait  extraire  des 
prisons  de  la  Conciergerie  Théophile  de  Viau,  aagéde  XXXIII  ans, 
natif  de  Clérac  en  Agenoys  et  dit  servyr  le  roy  en  qualité  de 
poëtte...  »  2 

Mais  son  lieu  d'élection,  celui  qui  lui  donna,  parmi  les  vignes, 
une  enfance  dorée,  fut  Bussères  de  Mazères.  C'est  là  qu'il  convie 
sa  Chloris  à  le  suivre  3  : 

Là  tu  verras  un  fonds  où  le  paysan  moissonne 

Mes  petits  revenus  sur  les  bords  de  Garonne, 

Le  fleuve  de  Garonne  où  de  petits  ruisseaux 

Au  travers  de  mes  préz  vont  apporter  leurs  eaux. 

Où  des  saules  espais  leurs  rameaux  verds  abaissent. 

Pleins  d'ombre  et  de  fraîcheur,  sur  mes  troupeaux  qui  paissent, 

Cloris,  si  tu  venais  dans  ce  petit  logis... 


Tu  le  verras  assis  entre  un  fleuve  et  des  roches 


Mes  plats  y  sont  d'estaùa  et  mes  rideaux  de  toile  ; 

Un  petit  pavillon,  dont  le  vieux  baslinient 

Fut  massonné  de  brique  et  de  mauvais  riment 

Montre  assez  qu'il  n'est  pas  orgueilleux  de  nos  t il l res  ; 

Ses  chambres  n'ont  plancher,  toict  ny  portes  ny  vitres, 


satiriques,  publiés  depuis  1600  jusqu'à  la  mort  de  Théophile  (1626),  par  Fréd.  La- 
chèvre, Paris,  Champion.  191  1,  un- vol.  in-4°. 

1.  F.  Lachèvre,  l.c  Procès  de  Théophile,  t.  I,  p.  3. 

2.  Ibid.,  p.  309. 

3.  Œuvres  de  Théophile,  éd.  Alleaume  (Bibliothèque  Llzévirieune),  t.  II,  p.  -15. 


BALZAC    ET    THÉOPHILE  247 

Par  où  les  vents  d 'y ver  s'introduisent  un  peu, 
Xe  puissent  venir  voir  si  nous  avons  du  feu. 

Peut-être  au  fond  n'y  a-t-il  là  presque  pas  de  problème,  parce 
que  d'après  ce  crue  veut  bien  m'écrire  M.  Genouy,  pasteur  de 
l'Eglise  Wallonne  d'Utrecht  et  qui  a  sa  propriété  à  Clairac, 
cette  commune  est  très  vaste,  quelque  trente  kilomètres  carrés, 
et  chaque  fonds  y  porte  un  nom  :  Fernand,  La  Combe,  Bus- 
sères,  etc.  Bussères  est  sur  la  rive  gauche  du  Lot,  au-dessous  de 
Clairac.  «  Il  est  possible  et  probable,  dit  M.  Genouy,  que  les 
de  Viau  avaient  leur  domaine  à  Bussères  et  une  maison  dans 
l'enceinte  de  Clairac,  qui  était  une  ville  forte.  »  La  question  ne 
serait  alors  que  de  savoir  si  Théophile  est  né  dans  le  domaine  ou 
clans  la  ville,  en  tous  cas  entre  le  Lot  et  la  Garonne,  et  c'est 
ce  qui  importe.  Ce  qui  n'importe  pas  moins,  c'est  de  savoir  que 
Montesquieu  composa  là,  en  son  château  de  Yivens,  son  Esprit 
des  Lois,  et  que  Théophile,  sans  égaler  son  grand  compatriote 
du  xvie  siècle,  Montaigne,  et  son  grand  compatriote  du  xvme 
Montesquieu,  prend  place  entre  eux  pour  maintenir  une  tra- 
dition de  liberté  et  parfois  de  libertinage  d'esprit,  produits  natu- 
rels de  cette  terre  féconde  et  qui  en  jaillit  aussi  bien  que  le  vin. 

Y  eut-il  pour  Théophile,  en  dehors  de  ses  attaches  protestantes, 
un  mobile  particulier  qui  l'entraîna  vers  la  Hollande  ?  Si  l'on 
admet,  pour  le  voyage,  de  Balzac,  la  date  de  1612,  et  notre 
démonstration  semble  la  justifier,  on  est  tenté  de  faire  remonter 
à  la  môme  date  celui  de  son  ami  Théophile,  dont  le  séjour  se 
serait  alors  aussi  prolongé  jusqu'à  1615,  et  voici  pourquoi. 

La  première  constatation  un  peu  troublante,  réside  dans  un 
document  inédit,  qui  paraît  se  rapporter  à  un  séjour  de  Tristan 
LTIermite  à  Amsterdam,  en  1613,  et  l'on  sait  que  leur  jeunesse 
eut  maint  point  de  ressemblance  et  de  contact. 

Tristan  a  raconté  son  existence  dans  un  roman.  Le  Page  dis- 
gracié, x  d'une  façon  que  M.  Bernardin  2  a  reconnue  exacte.  Il  y 
raconte  au  chapitre  IX  que  le  page,  c'est-à-dire  Tristan  lui-même, 
s'est  acquis  l'amitié  «  d'une  troupe  de  Comédiens  qui  venoient 
représenter  trois  ou  quatre  fois  la  semaine,  devant  toute  cette 
Cour  »,  la  cour  du  Roi,  et  il  semble  bien  que  ce  soient  les  comé- 
diens de  l'Hôtel  de  Bourgogne. 

1.  Nouv.  éd.,  p.  Aug.  Dietrich  (Bibl.  Elzévirienne),  Paris*  Pion,  1898,  in-18. 

2.  Un  précurseur  de  Racine,  Tristan  L'Hermiie.  Thèse  Paris,  L895,  in-S°. 


248  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

Un  jour  que  ceux-ci  molestaient  le  poète  «  à  leurs  gages  »  en 
le  portant  par  la  tête  et  par  les  pieds,  le  jeune  page  (Tristan) 
le  délivra  de  ce  supplice.  «  Lorsqu'il  eust  appris  qui  j'estois  et 
qu'on  luv  eust  rendu  son  bonnet  et  ses  mules,  il  me  vint  l'aire 
compliment  comme  à  son  libérateur  et  à  une  personne  dont  on 
luy  avoit  fait  grande  estime.  Tous  ses  termes  estoient  extraordi- 
naires, ce  n'estoient  qu'hyberpoles  et  traicts  d'esprit  nouvelle- 
ment sorty  des  escoles  et  tout  enflé  de  vanité.  Cependant  la 
hardiesse  dont  il  débitoit  estoit  agréable  et  marquoit  quelque 
chose  d'excellent  en  son  naturel...  » 

Dans  la  première  édition,  le  chapitre  finit  ainsi  :  «  Il  me  recita 
quelques  vers  qu'il  avoit  composez  pour  le  Théâtre  et  d'autres 
ouvrages  où  je  trouvois  plus  de  force  d'inspiration  que  de  poli- 
tesse. Après  l'avoir  longtemps  écouté,  je  luy  en  dis  de  la  façon 
des  plus  grands  écrivains  du  siècle  et  je  les  fis  sonner  de  sorte 
que  ce  Poète  provincial  les  admira  ;  mais  il  feignit  d'admirer 
beaucoup  davantage  la  gentillesse  de  mon  esprit  et  flatta  si 
bien  ma  vanité  que  je  fis  dessein  de  luy  rendre  quelque  bon 
office  auprès  de  mon  maistre  dès  que  je  serois  rentré  en  grâce. 
Je  fus  esmeu  à  m'employer  en  sa  faveur  par  deux  motifs,  l'un 
par  l'estime  que  je  faisois  de  son  humeur,  l'autre  par  une  com- 
passion que  j'avois  de  sa  fortune,  ayant  appris  qu'on  lui  donnoit 
fort  peu  d'argent  de  beaucoup  de  vers.  » 1 

Le  «  nouvellement  sorty  des  escoles  »  empêcha  M.  Rigal 
d'accepter  l'identification  du  poète  aux  gages  des  comédiens 
avec  Alexandre  Hardy,  comme  le  voulait  la  Clé  de  J.  B.  L'Her- 
mite,  car  Hardy  frisait  alors  la  cinquantaine.  Le  chapitre  du 
Page  Disgracié  suggéra  au  savant  auteur  de  la  thèse  sur  Alexandre 
Hardy,  une  identification  plus  vraisemblable  :  «  Le  poète  des 
Comédiens  ayant  appris  que  j'estois  retourné  en  grâce  auprès  de 
mon  Maistre,  ne  manqua  pas  de  me  venir  voir  afin  que  je  le  luy 
fisse  saluer,  comme  je  luy  avois  promis.  Je  le  presentay  de  bonne 
grâce  ;  il  eut  l'honneur  d'entretenir  une  demie-heure  ce  jeune 
Prince  [le  duc  de  Verneuil]  et  mesme  il  eut  la  satisfaction  d'en 
recevoir  quelque  libéralité,  ayant  l'ait  sur  le  champ  ces  quatre 
vers  à  sa  gloire  : 

Ma  muse  à  ce  Prince  si  beau 
Consacre  un  monde  de  louanges, 

1.  Le  Paye  disgracié,  p.  57. 


BALZAC    ET    THÉOPHILE  249 

Qui   volent    au   Palais   des   Anges 
Et  sont  exemptes  du  tombeau. 

«  Quoy  que  ces  vers  eussent  des  défaut  s,  nous  n'estions  pas  capa- 
bles de  les  pouvoir  discerner  et  nous  trouvions  seulement  agréable 
ces  termes  emportiez,  qu'il  avoit  recueillis  vers  les  Pyrénées. 
Je  ne  sçay  comment  en  prenant  congé  de  mon  Maistre,  ce  Poêle 
débauché  dit  inopinément  quelque  mot  sale  et  qu'il  avoit  accou- 
tumé d'entremesler  en  tous  ses  discours.  Nostre  précepteur  en 
fut  adverty...  et  m'aggrava  fort  la  hardiesse  que  j'avois  prise  de 
présenter  à  mon  Maistre  un  homme  inconnu  et  vicieux.  » 

«  Poète  provincial  »,  «  termes  empoulez...  recueillis  vers  les 
les  Pyrénées  »,  «  Poète  débauché...  »,  il  n'en  fallait  pas  plus  à 
M.  Rigal  pour  reconnaître  Théophile,  d'autant  plus  que  celui-ci, 
dans  ses  vers  affirma  plus  tard  avoir  «  été  aux  gages  des  Comé- 
diens »  :  l 

Autrefois,  quand  mes  vers  ont  animé  la  scène. 
L'ordre  où  j'estois  contrainct  m'a  bien  faict  de  la  peine, 
Ce  travail  importun  m'a  longtemps  martyre  ; 
Mais  enfin,  grâce  aux  dieux,  je  m'en  suis  retiré. 

La  suite  de  l'histoire  de  Tristan,  le.  page  disgracié,  est  plus 
tragique.  Il  se  prend  de  querelle  2  (chap.  xvi)  avec  un  gentil- 
homme dans  le  Palais  de  Fontainebleau,  le  sert  de  deux  coups 
d'épée  qui  le  blessent  mortellement  et  s'enfuit  en  Normandie, 
pour  passer  de  là  en  Angleterre,  afin  d'y  attendre  le  «  Philosophe 
chimique  »  qu'il  a  rencontré  sur  sa  route  et  qui  était  3  «  tel  en 
effet  que  ces  chimériques  esprits,  qu'on  a  surnommez  Rose- 
Croix.  » 

Des  aventures  variées  et  assez  romanesques  en  Angleterre, 
obligent  le  page  à  s'embarquer  avec  des  marchands  pour  la 
Norvège  et  cette  partie  du  roman  devient  assez  fantastique. 
Est-ce  que  cette  Norvège  ne  serait  pas  la  Hollande  ?  on  serait 
tenté  de  se  le  demander  en  lisant  le  curieux  document  manus- 
crit extrait  des  Archives  Notariales  d'Amsterdam,  auquel  je 
faisais  allusion  tout  à  l'heure  et  dont  voici  une  traduction 
abrégée  4  : 

1.  Œuvres  de  Théophile,  t.  I,  p.  xiv. 

2.  Le  Page  disgracié,  p.  83. 
S.    //>/«/..  p.  178. 

4.  Document  découvert  et  obligeamment  communiqué  par  M.  Fransen. 


2~)0  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

«Aujourd'hui,  5  janvier  1613,  je,  Nicolas  Jacobs,  Notaire  public 
admis  par  la  Cour  de  Hollande  et  résidant  à  Amsterdam,  me 
trouvant  en  compagnie  d'Abraham  Antonisz  dans  certain  bureau 
à  la  demeure  de  l'honorable  Sr  Tristan  L'Hermite,  nous  avons 
entendu  que  le  dit  L'Hermite  faisait  venir  du  grenier  d'en  haut 
certaine  femme  nommée,  selon  ses  déclarations,  Sabine  Fre- 
dericx,  à  laquelle  il  comptait  quelque  argent.  Ce  faisant,  nous 
avons  entendu  le  dit  Tristan  L'Hermite,  déclarer  que,  le  dimanche 
précédent,  30  décembre,  comme  il  était  rentré  chez  lui  en  état 
d'ivresse,  la  dite  Sabine  Frédéricx  avec  sa  mère  et  d'autres, 
l'avaient  conduit  au  grenier  au  lieu  de  le  mener  dans  la  chambre 
ordinaire,  avaient  pénétré  dans  celle-ci  après  lui  avoir  dérobé 
ses  clés,  ouvert  toutes  les  caisses  qui  s'y  trouvaient  et  enlevé  les 
soieries  qu'elles  contenaient... 

«  Après  avoir  nié,  la  dite  Sabine  avait  avoué  le  vendredi 
d'après  et  rendu  ce  qu'elle  avait  pris,  à  l'exception  de  certain 
compte  et  papier  d'importance  qui  manquaient  et  qu'elle  affir- 
mait n'avoir  pas  dérobé.  A  la  suite  de  quoi,  sortant  du  dit  bureau, 
nous  avons  vu  dans  une  balance  vingt  sept  livres  de  soie  et  huit 
de  soie  floche,  que  la  dite  Sabine  avait  cachées  et  avons  pris 
acte  des  déclarations  du  dit  Tristan  les  ans  et  jours  que  dessus.  » 

La  parfaite  concordance  des  noms  est  étrange.  Certes  il  y 
a  des  L'Hermite  aux  Pays-Pas,  tel  ce  Jacob  L'Hermite,  naviga- 
teur hollandais,  mort  en  1624  et  qui  découvrit  des  terres  nouvelles 
dans  l'Amérique  du  Sud,  en  un  voyage  dont  Hessel  Garritz  a 
écrit  la  relation,  mais  c'est  surtout  l'identité  du  prénom  qui  est 
frappante.  La  date  de  1613  s'accorde  aussi  tout-à-fait  avec  le 
séjour  de  Tristan  à  l'étranger  1. 

On  pourrait  hésiter  sur  la  question  des  pièces  de  soie,  mais 
n'oublions  pas  la  phrase  du  chapitre  Y  de  la  deuxième  partie  : 
«  Et  de  Seigneur  et  de  Prince  imaginaires  que  j'avois  esté,  je 
me  vis  effectivement  Marchand,  sans  jamais  avoir  pensé  l'être.  » 
Quand  à  l'ivrognerie  du  Tristan  du  document,  elle  ne  cadre  que 
trop  avec  les  mœurs  débauchées  du  Page  disgracié. 

Enfin,  que  Tristan  ait  songé  à  passer  en  Hollande,  c'est  ce 
que  semble  attester  le  récit  qu'il  fit  à  sa  «  nouvelle  maîtresse  » 
en  Angleterre  2  :  «  Lors  que  ma  nouvelle  maîtresse  se  fut  mise 

1.  Le  Page  disgracié,  eh.  xvi,  p.  81,  lrL  partie  :  <  l'âge  avoit  un  peu  meurj  nia  raison 
sur  la  treziesme  de  mes  années  ». 

2.  lbid.,  Ch.  xxiv  de  la  ln  partie,  p.  125. 


BALZAC    ET    THÉOPHILE  251 

à  son  aise  sur  ses  oreillers,  elle  se  prit  à  me  faire  des  interrogations 
de  ma  naissance,  de  mon  élévation  et  de  ma  fortune  ;  je  lui  res- 
pondis  à  cela  conformément  au  dessein  que  j'avois  pris  de  cacher 
adroitement  toutes  ces  choses.  Je  luy  dis  que  je  me  nommois 
Ariston,  que  j'estois  fds  d'un  marchand  assez  honorable  que 
j'avois  perdu  depuis  un  certain  temps  et  que,  n'ayant  plus  que  ma 
mère,  qui  ne  vouloit  plus  se  mesler  d'aucun  négoce,  je  l'avois  priée 
de  me  donner  congé  d'aller  voir  le  monde,  puis  que  je  luy  estois 
inutile  dans  la  maison  ;  que  mon  dessein  avait  esté  de  visiter  les 
Pais-Bas  et  la  Ilolande,  mais  qu'ayant  trouvé  compagnie  de 
connoissance,  qui  passoit  en  Angleterre,  il  m'avoit  pris  envie 
de  la  suivre.  » 

■  J'accorde  que  tous  ces  arguments  ne  sont  que  des  présomp- 
tions, d'autant  plus  que  M.  Bernardin  affirme  que  c'est  très 
tard  que  L'Hermite  adopta  le  prénom  de  Tristan,  mais  elles  nous 
justifient  d'avoir  cité  le  document  en  question.  Pourquoi  l'avoir 
fait  cependant  à  propos  de  Théophile  ?  C'est  que  ce  dernier  a 
très  bien  pu  retrouver  à  Amsterdam  son  sauveur  du  Louvre. 
Il  y  a  en  effet  certaine  phrase  du  P.  Garasse,  dans  son 
pamphlet  contre  Balzac,  à  laquelle  on  n'a  pas  prêté  assez  d'at- 
tention. «  Vous  avez  vescu  a  Amsterdam  en  compagnie  de 
Théophile  »,  reproche  le  pamphlétaire  en  robe,  à  Balzac  h 
Plus  loin  il  insiste  :  «  Je  suis  de  vostre  advis  et  adj ouste  que, 
s'il  y  avoit  une  inquisition  en  France  pour  les  livres,  vos 
lettres  seroient  encores  dans  vostre  grenier,  empaquetées  en 
liasses,  car  jamais  l'inquisition  n'eust  passé  tous  vos  liberti- 
nages et  la  comparaison  que  vous  faictes  d'un  de  vos  serviteurs 
trop  cérémonieux  avec  le  Vieux  Testament,  rapport  qui  ressent 
Vair  d'Amsterdam  et  de  celuy  [Théophile |  qui  vous  y  enseigna 
de  profaner  les  cérémonies  de  la  Bible,  les  comparant  aux  com- 
plimens  de  vos  amis...  » 

Où  il  se  trompe,  le  P.  Garasse,  c'est  en  poursuivant  :  «  Car, 
n'ayant  jamais  estudié,  ny  en  philosophie  ny  en  droict,  ny  en 
théologie,  ny  en  quelque  science  foncière  que  ce  soit,  ayant  pour 
tout  vostre  seavoir  les  seuls  restes  de  celuy  que  vous  mesprisez 
tant,  ayant  fait  un  saut  périlleux  de  la  rhétorique  jusques 
au  libertinage,  qui  est  quasi  le  saut  de  l'alternai]  ;  D'ayant  pris 
qu'à  pièces  et   lopins  quelque   légère  connoissance  des  choses 

1.  Réponse  du  sieur  Hysdape  au   sieur  de  Balzac,  1624,  in-4°,  citée  par  Alleaume, 

t.    I,   p.    C.XXIX,    CXXXICXXX1Y. 


252  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

esgaréeset  sans  suitte,  je  ne  sçay  pas  avec  quelle  hardiesse  vous 
pouvez  parlez  de  la  logique  et  de  la  théologie...  Et  vous  oubliez 
tout  le  bon  suc  que  vous  aviez  pris  sous  son  instruction,  pour 
retenir  seulement  les  maximes  d'Amsterdam  et  de  vostre  second 
maistre.  » 

Le  Père  Garasse  reproche  encore  à  Balzac  «  de  grotesques 
imaginations,  comme  sont  des  prairies  de  tulipes,  des  Euripes 
<Teaux  de  senteurs,  des  montagnes  de  perles  et  autres  chimères, 
qui  font  le  tissus  de  vos  lettres...  »  et  plus  loin,  «  que  vous  faites 
noircir  la  neige  sous  les  melons  que  vous  couchez  dans  un  pré 
de  tulipes...  »  ;  «  ne  vous  perdez  pas  si  profondement  dans  vos 
tulipes  et  vos  fleurs  que  vous  ne  vous  souveniez  de  Narcisse  ». 

Les  prairies  de  tulipes  ne  sont  pas  les  chimères  que  croit  le 
Père  Garasse,  car  il  suffît  de  sortir  d'Amsterdam  ou  de  Leyde 
«il  se  dirigeant  vers  Harlem,  pour  contempler,  non  sans  étonne- 
ment,  des  deux  côtés  de  la  route,  des  carrés  et  des  rectangles 
rouges,  azur,  orange,  carmin,  jonquille,  pareils  à  des  morceaux 
d'étoffe  aux  tons  violents,  qui  amusent  l'œil  plus  qu'ils  ne  le 
séduisent  et  qui  recouvrent  toute  la  campagne  des  environs  de 
Hillegom  par  exemple,  comme  d'un  manteau  d'Arlequin. 

Serait-ce  un  souvenir  aussi,  et  cette  fois,  chez  Théophile,  que 
ces  notations  précises  de  couleur  inhabituelles  à  la  poésie  du 
xviie  siècle  1  : 

Pour  vous,  sa  fantaisie,  en  nos  vergers  errante, 
Forme  le  gris  de  lin,  l'orange,  l'amarante 
Et,  sçachant  que  vos  yeux  se  plaisent  aux  couleurs, 
Il  vous  peint  son  amour  dans  la  face  des  fleurs. 

Quittons  cependant  le  vaste  champ  des  hypothèses.  Seules 
de  nouvelles  recherches  et  le  dépouillement  des  fonds  des 
notaires  à  Amsterdam,  mais  ils  ne  sont  même  pas  inventoriés, 
nous  apprendraient  si  Balzac  et  Théophile  y  ont  réellement  vécu 
vers  1613,  ce  que  le  P.  Garasse  est,  jusqu'à  présent,  seul  à 
affirmer,  et  si  Tristan  les  y  a  attirés  ou  accompagnés. 

Mais  voici  qui  est  bien  plus  curieux  et  bien  plus  décisif.  Un 
de  mes  anciens  élèves  de  l'Université  d'Amsterdam,  M.  Fransen, 
qui  prépare  une  thèse  de  doctorat  de  l'Université  de  Paris  sur 
Y  Histoire  du  Théâtre  français  en  Hollande,  vient  de  faire  une  jolie 
découverte  dans  les  Archives  de  Leyde.  Dans  le  livre  des  déci- 

1.  Œuvres  de  Théophile,  t.  I,  p.  1-18. 


BALZAC    ET    THÉOPHILE  253 

sions  de  justice  de  cette  ville  \  on  lit,  en  hollandais,  à  la  date  du 
2  mai  1613,  ce  qui  suit  :  «  Ceux  de  notre  tribunal  échevinal  ont, 
à  la  demande  et  sur  la  recommandation  de  Son  Excellence,  auto- 
risé Mr  Valleran  et  sa  troupe  à  représenter  ici  ses  Tragédies  et 
comédies,  à  condition  de  se  procurer  à  ses  frais  une  salle  conve- 
nable et  de  payer  une  somme  de  25  florins  de  5  gros  l'un,  comme 
droit  des  pauvres.  » 

Ce  texte,  du  plus  haut  intérêt  pour  l'histoire  de  notre  théâtre, 
atteste  donc  la  présence  de  la  fameuse  troupe  de  Valleran- 
Lecomte  à  Leyde,  le  2  mai  1613.  Le  regretté  historien  du  Théâtre 
français  avant  la  période  classique  (1901),  Eugène  Rigal,  n'a 
pas  connu  cette  tournée  en  Hollande,  mais  son  hypothèse  sur 
Théophile,  poète  aux  gages  de  Valleran-Lecomte  s'en  trouve 
merveilleusement  confirmée.  De  là  à  conclure  que  Théophile, 
comme  nous  l'avions  supposé,  était  aux  Pays-Bas,  dès  le  mois 
de  mai  1613,  il  n'y  a  qu'un  pas,  et  la  présence  de  Balzac  en 
Hollande,  peut-être  aussi  celle  de  Tristan  L'Hermite  à  la  même 
date,  devient,  non  pas  certaine,  mais  du  moins  encore  plus 
vraisemblable. 

Revenons  cependant  à  l'immatriculation  de  Balzac  et  de 
Théophile,  le  8  mai  1615,  fait  absolument  incontestable  et 
autour  duquel  tourne  notre  livre  IL 

Balzac  est  «  studiosus  juris  »,  il  suivit  donc  les  cours  de 
Cunaeus.  Fit-il  des  «  disputationes  »  ou  des  thèses  «  exercitii 
gratia  »  ?  on  ne  sait  ;  en  tous  cas  les  Bronnen  et  les  Actes  du 
Sénat  n'en  portent  point  de  traces  et  il  ne  conquit  assurément 
pas  le  doctorat. 

Ces  études  avaient  un  caractère  nettement  oratoire  etcontro- 
versiste,  mais,  par  là  même,  assez  pratique  en  ce  sens  qu'il 
entraînait  des  discussions,  dont  la  Conférence  Mole  au  xixe  siècle 
ou  le  séminaire  allemand  peut  donner  une  idée.  C'est  en  effet 
quelque  chose  de  ce  genre  que  demandent  en  juillet  1597  2  les 
étudiants  en  droit  :  institution  d'une  conférence  (novum  colle- 
gium)  de  sept  étudiants  en  droit,  où  ils  disputeront  entre  eux 
sans  président.   La  condition  que  leur  impose  le  Recteur  est 

1.  Gerechtsdagboek  A0  L613,  f.  25:  «Die  van  den  gerechte hebben  Mr  Valleran 
met  zijne  consorten  op  haerll.  [harlieden]  versouck  ende  de  recommandatie  van 
zijn  Excellt,e  toegelaten  alhier  hare  Tragédien  ende  comédien  te  mogen  spelen  ende 
vuthowen  mils  haer  l  haren  coste  voorsiende  van  een  bequame  Plaetse  ende  voor 
den  Axmen  alhier  betalende  eenen  somme  van  25  gulden  van  ."i  grooten  t  stuck. 
Actum  den  2"  Meye,  1613.  • 

2.  Bronnen  Leîdsehe  Universileit,  t.  I,  p.  98-9. 


254  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

seulement  la  présence  d'un  des  professeurs  de  droit,  qui  puisse 
résoudre  la  controverse,  si  quelque  difficulté  se  présente. 

Pour  la  médecine,  et  ceci  nous  intéresse  à  cause  de  Théophile, 
ce  même  caractère  pratique  apparaît  dans  les  exercices  publics 
de  dissection,  qui  devaient  donner  de  si  merveilleux  thèmes  au 
pinceau  réaliste  d'un  Rembrandt.  Théophile,  s'il  fut  assidu  aux 
cours,  et  assurément  il  les  suivit,  car  que  faire  à  Leyde  àmins 
que  d'y  étudier,  dut  s'instruire  auprès  de  Heurnius,  élève  de  du 
Moulin  pour  la  philosophie  l,  des  merveilles  du  corps  humain, 
auxquelles  ce  matérialiste  ne  pouvait  manquer  de  s'intéresser. 

Y  a-t-il  encore  autre  chose  à  extraire  de  la  brève  mention  de 
l'Album  Stiidiosorum,  telle  que  nous  l'avons  fournie,  désormais 
complétée,  au  début  de  ce  livre  II  ?  les  deux  amis  habitaient 
dans  la  même  maison,  chez  Lowis  de  Moije,  qui  peut  aussi  être 
un  Louis  Le  Beau  ou  un  Louis  Joli,  si  l'on  retraduit  son  nom  en 
français,  ce  à  quoi  il  faut  au  moins  penser,  quand  on  songe  qu'au- 
jourd'hui encore  il  y  a  des  van  den  Bosch  qui  sont  d'anciens  du 
Bois  et  des  Ledeboer  qui  sont  des  «  Lait  de  beurre  ».  Où  était  la 
maison  de  Lowis  de  Moije  ?  près  de  celle  du  professeur  Polyan- 
der.  Il  est  donc  probable  qu'ils  auront  connu  et  fréquenté  le 
seul  compatriote  qu'ils  eussent  encore  dans  le  corps  professoral. 
Sa  qualité  de  théologien  ne  devait  pas  les  arrêter,  et  c'est  peut- 
être  chez  lui  que  Théophile  rencontra  Bertius,  dont  nous 
reparlerons  et  dont  le  nom  revient  souvent  dans  ses  œuvres. 

Pendant  le  séjour  des  deux  amis  à  Leyde  surgit,  à  ce  que 
l'on  croit  chez  «  le  gendre  du  Docteur  Baudius  »,  donc  sans 
doute  chez  ce  graveur  Antoine  de  Vos,  dont  il  avait  été  l'hôte 
à  Tours  2,  le  mystérieux  incident  qui  devait  jouer  un  si  grand 
rôle  dans  leur  existence  et  auquel  fait  allusion  une  lettre  de 
Théophile  à  Balzac  ?  :  «  M'ayant  promis  autrefois  une  amitié 
que  favois  si  bien  méritée,  il  faut  que  vostre  tempérament  soit 
bien  altéré  de  m'estre  venu  quereller  dans  un  cachot  et  vous 
jouer,  à  l'envy  de  mes  ennemis  à  qui  mieux  braveroit  mon 
affliction... 

'<  Vostre  visage  et  vostre  mauvais  naturel  retiennent  quelque 
chose  de  leur  première  pauvreté  et  du  vice  qui  lui  est  ordinaire. 
Je  ne  parle  point  du  pillage  des  autheurs.  Le  gendre  du  docteur 

1.  Meursius,  Athenae  itedattae,  1625,  p.  277 

'2.   Voir  plus  haut,  p.  220-221. 

:$.  Œuncs  de  Théophile,  t.  Il,  p.  I2,s:>  vis. 


BALZAC    ET    THÉOPHILE  255 

Baudius  vous  accuse  d'une  autre  sorte  de  larcin.  Kn  eei  endroit, 
j'avme  mieux  paroistre  obscur  que  vindicatif.  S'il  se  fust  trouvé 
quelque  chose  de  semblable  en  mon  procez,  j'en  fusse  mort  et 
vous  n'eussiez  jamais  eu  la  peur  que  vous  t'ait  ma  délivrance, 
.l'altendois  en  ma  captivité  quelque  ressentiment  l  de  l'obliga- 
tion que  vous  m'avez  depuis  ce  voyage,  mais  je  trouve  que  vous 
m'avez  voulu  nuire  d'autant  que  vous  me  deviez  servir  et  que 
vous  me  haïssez  à  cause  que  vous  m'avez  offensé.  Si  vous  eussiez 
es  lé  assez  honneste  pour  vous  excuser,  j 'es  lois  assez  généreux 
pour  vous  pardonner.  Je  suis  bon  et  obligeant  et  vous  estes  lasche 
et  malin  et  je  croy  que  vous  suivrez  toujours  vos  inclinations 
et  fmoi]  les  miennes. 

«  Je  ne  me  repens  pas  d'avoir  pris  autrefois  Vespéc  pour  vous 
venger  du  baston.  Il  ne  tint  pas  à  moy  que  vostre  affront  ne 
fust  effacé.  C'est  peut-estre  alors  que  vous  ne  me  creustes 
pas  assez  bon  poète,  parce  que  vous  me  vistes  trop  bon  soldat. 
Je  n'allègue  point  cecy  par  aucune  gloire  militaire,  ny  pour 
aucun  reproche  de  vostre  poltronerie,  mais  pour  vous  mons- 
frer  que  vous  deviez  vous  taire  de  mes  défauts,  puisque 
j'avois  tousjours  caché  les  vostres.  Je  vous  advoue  que  je  ne  suis 
ny  poète,  ny  orateur  et  sur  tout  que  je  ne  vous  dispute  point 
l'éloquence  de  vostre  pays  2.  Je  suis  sans  art  et  je  parle  simple- 
ment et  ne  sçay  rien  que  bien  vivre.  Ce  qui  m'acquiert  des 
amis  et  des  envieux,  ce  n'est  que  la  facilité  de  mes  mœurs,  une 
fidélité  incorruptible  et  une  profession  ouverte  que  je  fais  d'aymer 
parfaitement  ceux  qui  sont  sans  fraude  et  sans  lascheté.  C'est 
par  où  nous  avons  esté  incompatibles,  vous  et  moy  et  d'où 
nayssent  les  accusations  orgueilleuses  dont  vous  avez  inconsidéré- 
ment persécuté  mon  innocence...  Soyez  plus  discret  en  vostre 
inimitié.  Vous  ne  deviez  point  faire  gloire  de  ma  disgrâce.  C'est 
peut  estre  une  marque  de  mon  mérite.  Si  vous  n'avez  esté  ny 
prisonnier,  ny  banny,  ce  n'est  pas  que  vous  n'ayez  assez  de  crimes 
pour  estre  convaincu,  mais  vous  n'avez  pas  assez  de  vertu  pour 
estre  recherché.  Vostre  bassesse  est  vostre  seurete..  J'av  esté 
malheureux  et  vous  estes  coupable...  On  dit  que  vous  estes  un 


1.  Ressentiment,  ici  reconnaissance.  Le  sens  de  ce  mot  au  xvne  siècle  est  :  senti- 
ment éprouvé  en  retour  d'un  autre. 

2.  Œuvres  de  Théophile,  1.  II.  |>.  2X7.  noie  1.  L'édition  de  Michon  (Lyon,  ' 
et  la  copie  manuscrite  de  du  Puj  (collection  du  l'uv.  vol.  '■'<  a  I  cl  5)  ajoutent  : 

esles   nai    plus    proche  de    Paris   que  moi.   .le  suis   Gascon   et    VOUS   d'AnuoilIesme  ;  je 

n'ai  eu  pour  ri  .unis  que  des  escolliers  escossois  et  vous  des  docteurs  jesuil 


256  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

estrange  masle  :  je  l'entens  au  rebours  et  je  ne  m'estonne  pas  si 
vous  estes  si  médisant  contre  les  clames.  Vous  sçavez  que,  depuis 
quatorze  ans  de  nostre  eognoissance,  je  n'ay  point  eu  d'autre 
maladie  que  l'horreur  des  vostres...  Mes  desportements  ne 
laissent  point  en  mon  corps  quelque  marque  d'indisposition 
honteuse  non  plus  que  vos  outrages  en  ma  réputation,  et  après 
une  très  exacte  recherche  de  ma  vie,  il  se  trouvera  que  mon 
adoan.tu.re  la  plus  ignominieuse  est  la  fréquentation  de  Balzac  x.  » 

Soulignons  le  «  depuis  quatorze  ans  de  nostre  eognoissance  », 
qui  nous  reportent  à  1611  ou  1612,  la  lettre  de  Théophile  étant 
de  la  fin  de  1625  ou  du  commencement  de  1626,  postérieurement 
à  l'arrêt  qui  le  condamne  au  bannissement  (1er  septembre  1625) 
et  à  son  Apologie  au  Roi  (nov.  1625)  2. 

La  violence  de  la  riposte  est  amplement  justifiée  par  celle  de 
l'attaque  lâchement  dirigée  par  Balzac  contre  Théophile  dans 
deux  lettres  particulières  adressées,  l'une  à  Boisrobert  (12  sep- 
tembre 1623)  et  l'autre  à  Séb.  Bouthillier,  évêque  d'Aire  (20  sep- 
tembre), mais  rendues  publiques  seulement  en  1624,  par  leur 
insertion  dans  les  Lettres  du  Sieur  de  Balzac  à  Paris,  chez 
Toussainct  du  Bray  3. 

De  cet  acte  d'accusation,  où,  si  l'on  veut,  de  cette  sorte 
d'action  reconventionnelle  de  Théophile,  tâchons  de  dégager 
l'inculpation.  «  Le  gendre  du  Docteur  Baudius  vous  accuse  d'une 
autre  sorte  de  larcin  ».  M.  Lachèvre  interprète  :  «  Il  dut  séduire 
la  fille  ou  la  femme  de  son  hôte,  le  gendre  du  Docteur  Baudius  », 
mais  cette  accusation  ne  s'accorderait  pas  très  bien  avec  celle 
de  la  fin  où  Théophile  taxe  Balzac  «  d'estre  un  estrange  masle  » 
et  d'avoir  des  mœurs  «  à  rebours  ».  Il  est  vrai  que  ce  sont  là  des 
gentillesses  qui  sont  familières  à  la  plupart  des  polémiques  entre 
savants,  littérateurs  ou  théologiens  du  temps. 

On  dirait  plutôt  qu'il  s'agit  d'un  véritable  vol,  suivi  d'une 
bastonnade  énergique  de  la  part  de  l'intéressé,  le  graveur  Antoine 
de  Vos  sans  doute,  et  d'une  intervention  de  Théophile  dégainant 
pour  venger  son  ami.  Chapitre  à  ajouter  au  livre  du  Bibliophile 
Jacob  sur  le  rôle  des  coups  de  bâtons  dans  la  littérature. 
«  Il  ne  tint  pas  à  moy  que  vostre  affront  ne  fust  effacé  »,  veut  dire 


1.  Œuvres  de  Théophile,  t.  II,  p.  289. 

2.  Cf.  F.  Lachèvre,  Le  Procès  de  Théophile,  t.  II,  p.  181. 

3.  lbid..  p.  17  1. 


BALZAC    ET    THÉOPHILE  257 

qu'Antoine  de  Vos  refusa  un  duel,  qui  n'était  guère  dans  les 
habitudes  de  la  petite  bourgeoisie  hollandaise. 

Si  l'affaire  est  venue  en  justice,  ce  que  je  ne  pense  pas,  les 
archivistes  hollandais  nous  montreront  quelque  jour  les  traces 
qu'elle  aura  laissées  dans  les  rôles  ou  les  arrêts.  Ce  qui  paraît 
certain,  c'est  qu'au  sortir  de  chez  de  Vos  (rien  ne  dit  que  Théo- 
phile et  Balzac  logeassent  chez  lui),  ce  dernier  jure  à  son  ami 
une  amitié  éternelle.  L'éternité  des  hommes  est  très  limitée, 
celle    des   hommes  de  lettres  l'est  plus  encore. 

Selon  Javersac  \  Balzac  le  lui  prouva  en  lui  jouant  un  tour 
pendable,  qu'il  raconte  en  ces  termes  :  «  Quelques  jours  après, 
Balzac  montra  bien  qu'il  n'avoit  pas  eu  moins  peur  que  des 
bastonnades  qu'il  a  autrefois  souffertes,  et  qu'il  se  vist  aussy 
estonné  que  Théophile  en  Hollande  lorsqu'à  son  réveil  il  trouva 
que  celuy-cy  [Balzac]  l'avoit  laissé  en  gage  à  son  hôte,  pour 
quatre  cents  livres  qu'ils  avoient  mangées  ensemble.  » 

Toujours  est-il  qu'en  1623,  les  beaux  serments  étaient  assez 
oblitérés  dans  la  mémoire  de  Balzac  pour  lui  permettre  de  se 
désolidariser  d'avec  le  poète  compromis  dans  la  publication  du 
Parnasse  Satyrique.  Il  semble  bien,  en  tous  cas,  que  l'accusation 
de  Théophile  n'ait  pas  été  sans  fondement,  car  sa  lettre  parut 
vingt  fois  de  1629  à  1662  sans  attirer  de  la  part  de  l'intéressé  ni 
rectification  ni  réplique. 

L'affaire  civile,  ou  plutôt  «  correctionnelle  »  se  greffait  sur  une 
querelle  littéraire,  qui  n'était  pas  moins  grave  et  qui,  dans  cette 
période  si  mal  étudiée  encore  de  1600  à  1628,  où  s'élabore  le 
classicisme,  met  aux  prises  deux  tendances,  deux  doctrines,  celle 
de  la  règle,  qui  se  réclame  de  Malherbe  et  celle  de  la  fantaisie, 
qui  se  réclame  de  Ronsard.  «  C'est  peut-estre  alors  que  vous  ne 
me  creustes  pas  assez  bon  poète,  parce  que  vous  me  vistes  trop 
bon  soldat  »,  dit  Théophile  dans  l'acte  d'accusation  cité  plus 
haut...  «  Je  vous  advoue,  continue-t-il,  que  je  ne  suis  ny  poète 
ny  orateur  et  sur  tout  que  je  ne  vous  dispute  point  l'éloquence 
de  vostre  pays.  »  Allusion  sans  doute  à  des  railleries  de  Balzac 
sur  les  gasconismes  de  Théophile  et  sur  son  accent. 

En  vers,  celui-ci  dira  : 

Je  suis  sans  art  et  parle  simplement, 


t.   Dans  Discours  d' Aristarquc  à  Calidoxe,  à  la  suite  du  Discours  d' Aristarque  à 
Nicandrc  ;  Rouen,  1629;  in-8°,  cité  par  Emile  Roy,  op.  Uiud.,  p.  99  note  1. 

17 


258  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

affirmation  des  droits  de  la  Nature  et  de  l'inspiration,  renouvelée 
de  ces  vers  fameux  : 

La  règle  me  déplaist,  j'écris  confusément   : 
Jamais  un  bon  esprit  ne  fait  rien  qu'aisément. 

et  ailleurs  : 

Je  veux  faire  des  vers  qui  ne  soient  pas  contraints. 
Composer  un  quatrain  sans  songer  à  le  faire  l. 

Ce  «  libertinage  »  poétique  est  dirigé  contre  Malherbe  : 
Malherbe  a  très  bien  faict  mais  il  a  faict  pour  luy. 

J'approuve  que  chascun  escrive  à  sa  façon, 
J'ayrne  sa  renommée  et  non  pas  sa  leçon2. 

Schelandre  nous  avait  fait  entendre  des  accents  analogues. 
C'est  que  la  bataille  des  révolutionnaires  classiques  et  des  roman- 
tiques ronsardisants  s'engage  à  chaque  coin  du  Bois  sacré.  Contre 
l'indépendant  Théophile,  Balzac,  dès  les  conversations  de  Leyde, 
s'affirme  pur  tenant  de  la  doctrine  de  Malherbe.  Un  écho  de  ses 
remontrances  nous  est  donné  par  la  lettre  de  Balzac  à  l'évêque 
d'Aire  (20  septembre  1623)  :  «  Du  temps  qu'il  se.  contentoit  de 
faire  des  fautes  purement  humaines  et  qu'il  escrivoit  avec  des 
mains  qui  n'estoient  pas  encore  coupables,  je  luy  aij  souvent 
monstre  quil  faisoit  de  mauvais  vers  et  quil  s'estimoit  injustement 
habile  homme,  mais,  voyant  que  les  reigles  que  je  lui  proposois  de 
faire  mieux  estoient  trop  sévères  cl  qu'il  n'auoit  point  d'espérance 
de  parvenir  où  je  le  voulois  mener...  »  3 

Or  Balzac,  comme  il  l'écrivait  quelques  jours  auparavant  à 
Boisrobert  4  «  a  le  mesme  goust  pour  les  vers  que  pour  les  melons  ; 
et  si  ces  deux  sortes  de  f miels  ne  sont  en  un  degré  de  bonté  qui 
soit  fort  proche  des  choses  parfaites,  je  ne  les  louerois  pas  sur 
la  table  du  Roy  ny  dans  les  œuvres  d'Homère  ». 

1.  Œuvres  de  Théophile,  éd.  Alleaume,  t.  1.  p.  219. 

2.  Ibid.,  p.  217.   Pourtant  Mallu-rhe  lui  inspire  Comme  à  Schelandre  un  certain 
respect,  car  il  a  lait  la  tangue  ce  qu'elle  est  :  cf.  t.  I.  p.  176  : 

Je  ne  fus  jamais  si  superbe 
Que  d'oster  aux  vers  de  Malherbe 
Le  françois  qu'ils  nous  ont  appris 
Et,  sans  malice  et   sans  envie, 
J'ay  toujours  leii  dans  ses  escrits 
L'immortalité  de  sa  vie. 

3.  Frédéric  Lachèvre,  Le  Procès  de  Théophile,  t.  II,  p.  1T9. 

4.  Ibid.,  p.  171. 


BALZAC    ET    THÉOPHILE  259 

Que  ces  vers  que  Théophile  lisait  à  Balzac  1  eussent  blessé  les 
chastes  oreille  du  pasteur  Polyander,  Guez  l'avoue  :  «  Il  est 
vray  qu'il  [Théophile]  a  des  qualitez  qui  ne  sont  pas  absolument 
mauvaises  et  je  ne  nye  pas  que  je  n'aye  pris  plaisir  à  sa  liberté, 
lorsqu'elle  ne  se  proposoit  que  les  hommes  pour  objectet  qu'elle 
pardonnoit  aux  choses  sainctes  »,  mais  il  faut  une  limite  et  Balzac 
exhorte  Boisrobert  à  n'être  point  «  celui  à  qui  on  reproche 
d'avoir  violé  la  chasteté  de  nostre  langue  et  appris  aux  Fran- 
çois des  vices  estrangers  et  inconnus  à  leurs  pères  ». 

La  chasteté  de  la  langue,  voilà  ce  que  le  classicisme,  Corneille 
surtout,  devait  imposer,  et  que  les  descendants  directs  de  Ron- 
sard et  de  Brantôme  n'avaient  pas  encore  appris. 

Pourtant  Théophile  n'était  pas  toujours  ordurier  et  ils  sont 
d'une  noble  et  ardente  passion  ces  vers  qui  étaient  parmi  les 
pièces  accusées  ou  condamnées  et  reniées  d'ailleurs  par  le 
poète  2  : 

Tout  seul  dedans  la  chambre  où  j'ai  faict  ton  Eglise, 
Ton  image  est  mon  Dieu,  mes  passions,  ma  foy. 
Si,  pour  me  divertir.  Amour  veut  que  je  lise, 
Ce  sont  vers  que  luy  mesme  a  composés  pour  moy. 

Dans  le  trouble  importun  des  soucis  de  la  guerre, 
Chacun  me  voit  chagrin,  car  il  semble,  à  me  voir. 
Que  je  faict  s  des  projects  pour  conquérir  la  terre 
Et  mes  plus  hauts  desseins  ne  sont  (pie  de  l'avoir. 

Au  reproche  adressé  par  Balzac  à  Théophile  au  sujet  des 
règles,  celui-ci  devait  répondre,  comme  dans  la  lettre  citée  plus 
haut,  par  un  reproche  de  stérilité  qui  atteignait  Malherbe  par 
dessus  son  jeune  disciple  :  «  Si  vous  continuez  d'escrire  vous  ne 
vivrez  pas  longtemps 3.  Je  sçay  que  vostre  esprit  n'est  pas 
fertille.  Cela  vous  picque  injustement  contre  moy.  Si  la  Nature 
vous  a  mal  traicté,  je  n'en  suis  pas  cause  :  elle  vous  vend  chère- 
ment ce  qu'elle  donne  à  beaucoup  d'autres...  Vous  sçavez  la 
grammaire  françoise...  ;  s'il  y  a  de  bonnes  choses  dans  vos  escrits, 
ceux  qui  les  cognoissent  sçavent  qu'elles  ne  sont  pas  à  vous.  Les 

1.  Œuvres  de  Théophile,  éd.  Alleaume,  t.  I,  p.  i.xxxiii  :  «  Lorsque  le  commerce 
estoit  permis  avec  Théophile  et  que  les  lois  ne  delïendoient  point  sa  conversation, 
M.  de  Balzac  luy  a  souvent  ouy  réciter  ses  mauvais  vers  et  luy  a  fait  rcconnoistre 
une  infinité  de  taules  dont  ils  sont  pleins.  » 

2.  Œuvres  île  Théophile,  éd.  Alleaume,  p.  txviii.  et  Lachèvre,  Le  Procès  de 
Théophile,  t.  II.  p.357. 

3.  Œuvres  de  Théophile,  t.  II,  p.  285. 


260  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

anciens  n'ont  mérité  que  pour  eux.  Tout  ce  que  vous  avez  du 
leur  est  bon,  mais  tout  ce  que  vous  avez  du  vostre  est  contre 
vous...  » 

J'imagine  que  ces  discussions  littéraires  avaient  souvent  la 
taverne  pour  cadre  aussi  bien  que  les  ombrages  des  arbres  du 
Rapenburg.  Théophile  a  conservé  un  mauvais  souvenir  des 
beuveries  hollandaises  qu'a  immortalisées  le  pinceau  de  Jan  Steen. 
Le  Français  s'enivre  rarement  pour  le  plaisir  de  se  soûler  et  il 
méprise  l'ivresse  solitaire  :  la  bouteille  de  vin  est  un  point  de 
rassemblement  et  le  «  pineau  »  doit  animer  les  regards,  exciter 
les  esprits  et  favoriser  les  échanges  de  j  oyeux  propos  :  «  Je  me  tiens 
plus  asprement  à  l'estude  et  à  la  bonne  chère  qu'à  tout  le  reste  », 
écrit  Théophile  dans  le  fragment  d'une  Histoire  Comique 1. 
«  Les  livres  m'ont  lassé  quelques  fois,  mais  ils  ne  m'ont  jamais 
estourdy  et  le  vin  m'a  souvent  rejouy,  mais  jamais  enyvré.  » 

Or  c'est  contre  la  lourde  ivresse  des  Pays-Bas  qu'il  proteste 
dans  son  Apologie  2,  «  ceste  desbauche  opiniastre  qui  est  ordi- 
naire dans  les  Pays-Bas,  où  l'on  est  forcé  de  manger  et  de  boire 
plus  qu'on  ne  peut  digérer  ».  Théophile  se  rencontre  ici  avec 
Erasme. 

Surtout  ce  qui  l'excède,  c'est  la  discipline  dans  la  débauche, 
dont  les  étudiants  allemands  ont  seuls  gardé  la  tradition 
dans  leurs  «  Kommers  »  :  «  Tous  ces  messieurs  du  Pays-Bas 
ont  tant  de  règles  et  de  cérémonies  à  s'ennyvrer  que  la  dis- 
cipline m'en  rebute  autant  que  l'excez  3  ».  Cela  ne  l'empêche  pas 
de  s'y  laisser  entraîner  tout  de  même,  témoin  la  suite  4,  tableau 
réaliste  à  la  façon  des  petits  maîtres  flamands,  chez  qui  il  y  a 
toujours  quelqu'un  qui  évacue  quelque  chose,  par  la  bouche  ou 
autrement  :  «  Sydias,  couché  tout  plat  sur  les  carreaux,  la  moitié 
des  escuelles  à  terre,  presque  un  muid  de  vin  ou  vomy  ou  renversé, 
une  musique  de  ronflemens,  une  odeur  de  tobac,  des  chandelles 
allumées  comme  devant  des  morts  ;  bref  tout  m'apparoissoit 
d'un  visage  si  estranger  que,  si  je  ne  me  fusse  retiré  de  là,  je 
m'allois  imaginer  de  n'estre  plus  en  France,  tant  cela  tenoit  des 
ceramesses  du  Pays-Bas.  »  Lisez  «  kermesses  »  et  songez  à  Brouwir  ! 

Théophile  alla-t-il  souvent  au  cloître  des  Béguines  voilées  ? 


1.  Œuvres  de  Théophile,  t.  II,  p.  27. 

2.  Ibid.,  p.  275. 

3  Fragment  d'une  Histoire  Comique,  ibid.,  p.  25. 

à.  Ibid.,  p.  31-32  et  Procès  de  Théophile,  t.  I,  p.  11. 


BALZAC    ET    THÉOPHILE  261 

Assurément,  ce  réaliste  curieux  des  choses  de  la  Nature,  devait 
se  passionner  pour  la  dissection  des  cadavres  humains  que 
Janoon,  le  domestique  de  la  Faculté,  va  chercher  jusqu'à 
Delft1et  d'ailleurs,  s'il  n'avait  été  qu'un  simple  passant  ou  un 
simple  voyageur,  il  ne  se  serait  pas  plus  fait  immatriculer 
que  Montchrestien  ou  le  duc  de  Mantoue.  Qu'il  ne  soit  pas  resté 
longtemps  après  cette  immatriculation,  c'est  incontestable, 
puisque,  dès  le  mois  d'août,  selon  M.  Lachèvre  2,  on  le  trouve  au 
château  de  Castelnau-Barbarens,  chez  le  comte  de  Candale. 

Pourtant  ce  séjour  à  Leyde,  si  court  qu'il  ait  pu  être,  (et  rien 
ne  dit,  nous  l'avons  vu,  qu'il  n'ait  été  que  de  deux  ou  trois  mois), 
aurait  eu,  selon  le  même  érudit,  des  résultats  décisifs3:  «Le  contact 
du  Poète  avec  les  Hollandais,  eut  une  conséquence  plus  fâcheuse 
encore.  Il  n'était  jusque-là  qu'un  viveur,  il  rapporta  des  Pays- 
Bas  un  peu  du  mépris  des  Protestants  à  l'égard  des  papistes, 
objets  de  leurs  railleries  et  il  oublia  que  ce  qui  était  spirituel  à 
Leyde  devenait  criminel  à  Paris.  Désormais,  il  va  mêler  la  reli- 
gion ou  plutôt  les  pratiques  religieuses  du  catholicisme  à  ses 
propos  grivois,  il  prendra  un  malin  plaisir  à  se  moquer  de  la 
Vierge  et  des  Saints  et  à  afficher  son  incrédulité.  »  Ceci  est  un 
peu  contradictoire.  S'il  est  une  chose  qu'on  ne  pouvait  apprendre 
à  Leyde,  c'est  l'incrédulité.  Si  l'on  y  raillait  les  saints  (mais  non 
pas  toutefois  les  Pères  et  docteurs  de  l'Eglise),  on  y  avait  le 
respect  de  la  Vierge,  bien  qu'on  ne  lui  dédiât  point  de  culte 
particulier. 

Quant  aux  plaisanteries  sur  les  papistes,  le  protestant  fran- 
çais qu'était  Théophile,  l'élève  de  Saumur  n'avait  pas  à  les 
apprendre,  il  n'avait  qu'à  lire  Rabelais,  Henri  Estienne  ou 
Agrippa  d'Aubigné.  Ce  n'est  donc  pas  là  qu'il  faut  chercher  une 
action  du  milieu  hollandais  sur  Théophile,  mais  plutôt  dans  l'in- 
fluence du  parti  arminien,  de  tendance  largement  tolérante  et 
avec  les  doctrines  duquel  son  ami  Bertius  a  pu  le  familiariser. 

Le  ferme  même  de  «  libertijn  »  était  d'usage  courant  à  Leyde, 
car  on  était  au  plus  fort  de  la  lutte  entre  Arminiens  et  Gomaristes. 
Arminius  ou  Armijn,  le  professeur  de  théologie  qui  avait  succédé 
à  du  .Ion  en  1602 4,  était  mort  en  1609,  mais  son  enseignement, 

1.  Bmnnen  Leidsche  Unîversiieit,  t.  II,  p.  7.")*. 

2.  l 'mers  de  Théophile,  t.  I.  p.   10. 

3.  //>/(/.,  p.  11. 

4.  Bronnen  Leidsche  Universiteil,  t.  I,  p.  117  et  144  et  Maronicr  (J.  II.),  Jac 
Arminius,  Amsterdam,  1905,  in-8°. 


262  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

contre  lequel  s'était  élevé,  avec  violence,  son  collègue  Gomarus, 
ancien  professeur  à  Saumur  \  avait  inspiré  la  fameuse  «  Remons- 
trantie  »  ou  «  Remonstrance  »  du  14  janvier  1610  2.  Un  grand 
principe  animait  celle-ci,  celui  de  la  liberté  humaine  :  liberté 
dans  l'ordre  métaphysique,  ce  qui  signifiait  opposition  à  la 
doctrine  rigoureuse  de  la  Grâce  selon  Calvin  ;  liberté  dans  l'ordre 
politique,  ce  qui  signifiait  la  tolérance,  chère  aux  Régents  des 
villes,  odieuse  à  Maurice  de  Nassau  et  au  petit  peuple  excité  par 
ses  pasteurs  calvinistes. 

Ainsi  c'est  aux  Pays-Bas  que  s'est  posé  d'abord  au  xvne  siècle 
le  problème  de  la  Grâce  et  on  a  tort,  quand  on  en  étudie  l'histoire, 
de  la  limiter  à  l'étude  de  la  controverse  entre  Jésuites  et  Jansé- 
nistes. Peut-on  oublier  que  Corneille  Jansen  étudia  en  Hollande 
et  qu'il  se  rencontra  avec  Saint-Cyran  à  Paris  et,  sans  doute, 
à  Louvain  3  ? 

Il  faut  se  préoccuper  aussi  de  la  querelle  protestante 
entre  Amyralistes  ou  Saumuriens  et  Antiamyralistes  et  ne  pas 
oublier  que  le  livre  d'Amyraut  sur  La  Prédestination  4  est  de 
1634,  que  Moïse  Amyraut  fut  étudiant  à  Leyde  en  1620,  que  le 
Synode  de  Dordrecht,  qui  résolut  la  question  de  la  prédestination 
dans  le  sens  le  plus  énergiquement  calviniste,  est  de  1619  et  qu'il 
eut  un  grand  retentissement  en  France  ;  qu'avec  la  condamna- 
tion d'Oldenbarneveldt,  il  entraîna  aussi  l'emprisonnement  de 
Grotius,  lequel  s'évada  de  la  forteresse  de  Loewenstein  par  la 
ruse  de  sa  femme  5  et  se  réfugia  en  France  6  ;  que  Bertius,  qui 
appartenait  au  même  parti  Arminien,  suivit  cet  exemple  et 
tout  cela  n'est  pas  indifférent  à  l'histoire  des  idées  de  tolérance 
et  de  liberté  métaphysique  en  France. 


1.  Voir  plus  haut,  p.  240  n.  6. 

2.  Heering,  Groenewegen,  etc.  De  Remonstranten,  Leyde,  1919,  ii 

3.  Cf.  Sainte-Beuve,  Port-Royal,  t.  I,  p.  293.  Sur  les  rapports  entre  la  doctrine 
janséniste  et  la  doctrine  protestante  de  la  grâce,  il  y  a  un  passage  intéressant  du 
huguenot  Conrart  dans  une  lettre  à  André  Rivet,  13  décembre  1647  (ap.  Kerviler, 
Valentin  Conrart,  p.  406)  :  «  Les  Jansénistes  et  les  Arnaldistes.  qui  ne  craignent  rien 
tant  que  d'estre  accusés  d*avoir  des  opinions  conformes  à  celles  des  Calvinistes, 
ainsi  qu'ils  nous  appellent,  nous  accablent  d'injures  atroces,  sans  sujet  et  sou- 
vent hors  de  propos,  dans  les  livres  qu'ils  font  contre  les  Jésuites,  quoi  que  leur 
créance  sur  la  matière  de  la  grâce,  qui  est  le  point  fondamental  du  salut  et  de  la 
religion  chrestienne,  soit  semblable  ou  du  moins  fort  peu  différente  de  la  nostre. 
M.  de  Balzac  suit  cette  erreur  commune...  » 

1.   Haag,  La  l-'rance  Protestante,  2e  éd.,  V"  Amyraut,  col.  187  et  102. 

5.  Elle  le  fit  échapper  en  l'enfermant  dans  un  coffre,  circonstance  célèbre  en 
Hollande  et  popularisée  par  la  gravure.  Le  château  de  Loewenstein  sur  la  Meuse 
existe  encore. 

6.  Cf.  G.  Maçon,  Grotius  dans  la  région  de  Senlis  en  1623  (Extrait  des  Mémoires 
du  Comité  archéologique  de  Senlis).  Senlis.  impr.  E.  Vignon  (ils,  1917,  in-8. 


BALZAC    ET    THÉOPHILE  263 

Pierre  Bertius  ou  Pieter  de  Bert,  auquel  nous  avons  fait 
allusion,  était  né  en  Flandre,  à  Bevcren,  le  14  novembre  1565  l  ; 
son  père,  Pierre  Bert,  avait  été  un  des  premiers  adhérents  de  la 
Réforme  dans  la  Flandre  française  et  l'avait  prêchée  à  Dunker- 
que,  d'où  il  s'était  réfugié  en  Hollande  avec  ses  fils.  Pierre  II 
avait  été  mandé  d'Angleterre  par  son  père,  d'abord  à  Leyde,  où 
on  le  trouve  dès  1577  et  où  il  est  immatriculé  gratuitement,  le 
10  février  1589  ;  il  y  soutient  ses  thèses  sur  le  péché,  le  31  mars 
de  l'année  suivante.  Il  y  devint  bientôt  Recteur  de  l'école  latine, 
terme  dont  on  se  sert  aujourd'hui  encore,  en  Hollande,  pour 
désigner  le  Proviseur  ;  il  se  rend  alors  à  Heidelberg,  à  Strasbourg 
et,  le  (S  février  1592,  les  Curateurs  de  l'Université  de  Leyde,  l'in- 
vitent à  entrer  dans  le  corps  professoral 2.  Le  Journal  du  secré- 
taire Jan  van  Hout  parle  alors  de  lui  comme  d'un  jeune  homme 
de  vingt-cinq  à  vingt-six  ans,  Petrus  Bertius,  né  en  Flandre,  qui 
a  étudié  plusieurs  années  à  l'Université  de  Leyde,  y  a  fait  de 
grands  progrès  et  s'y  est  révélé  homme  de  singulier  entendement 
et  jugement.  On  lui  donnera  une  bourse  de  cent  florins  pour 
poursuivre  son  voyage  d'études  dans  les  Universités  allemandes 
et  s'y  perfectionner  en  théologie  et  en  philosophie  3.  Le  14  mai 
1593,  Bertius  est  nommé  «  sous-régent  »  du  Collège  des  Théolo- 
giens des  Etats,  au  traitement  de  500  florins,  avec  logement  et 
exemption  d'impôts  4.  C'est  aussi  le  moment  où  Pierre  du  Moulin 
est  nommé  professeur  extraordinaire  de  logique,  et  l'arrivée  de 
Scaliger  est  proche.  Le  1er  février  1595  5,  Bertius  est  autorisé  à 
faire  un  cours  sur  YEthique  d'Aristote,  mais  à  peine  est-il  monté 
en  chaire,  le  4,  pour  sa  leçon  inaugurale,  qu'il  est  accueilli  par 
une  telle  tempête  de  cris  qu'il  ne  peut  articuler  une  parole.  Heur- 
nius,  Pauw,  Vulcanius,  Raphelengius,  du  Moulin,  "Wtenbogard, 
venus  exprès  de  La  Haye,  assistèrent  à  cette  déconvenue. 

La  cause  du  tumulte  paraît  être  un  châtiment  infligé  par  lui 
au  boursier  Alting,  du  collège  de  théologie,  qui  avait  insulté 
Mme  Bertius  et  participé  à  une  bruyante  manifestation,  au  cours 
de  laquelle  on  avait  cassé  des  vitres.  L'exécution  du  châtiment 

1.  Xieuw  Biografisch  Woordenboek,  de  I'.  J.  Blok  el  Molhuysen,  t.  I.  col.  320 
«t  suiv. 

2.  lironnen  Leidsche  L'nivcrsiteit,  t.  I,  p.  70  et  n°  171>.  Rien  dans  les  liehes  de  la 
Bibliothèque  wallonne,  sauf  celle-ci,  qui  ne  peut  se  rapporter  à  lui  :  Uend 
te  Leiden,  den  1  dec.  1634,  Bert  (Pieter  de)  van  Leyden  en  Reyiers  (Svbilla1...  ► 

3.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.  193*. 

4.  Ibid.,  p.  7â. 

5.  Ibid.,  p.  82. 


264  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

avait  entraîné  de  nouveaux  troubles.  Bertius,  accusé  par  Alting 
de  crimes  contre  nature,  fut  acquitté  par  le  tribunal  universitaire 
(Academisch  Vierschaar)  le  15  novembre  1595  1.  Proposé  comme 
secrétaire  par  le  Sénat,  il  est  l'objet  du  vélo  des  Curateurs,  parce 
qu'il  est  haï  des  étudiants  2.  Patient  et  obstiné,  il  reprend  son 
cours  sur  l'Ethique  d'Aristote,  qu'il  professera,  par  exemple 
en  1599,  à  ses  risques  et  périls,  diront  les  Curateurs  3.  En  1607, 
il  remplace  Cuchlinus  comme  Régent  du  Collège  de  théologie  4. 
Malgré  les  attaques  auxquelles  il  continue  à  être  en  butte  de  la 
part  des  Gomaristes  et  contre  lesquelles  il  se  défend  éloquem- 
ment 5,  il  est  reçu  le  14  juillet  1615,  au  nombre  des  «  professeurs 
ordinaires  »,  après  avoir  abandonné,  le  5  avril  précédent,  la 
direction  du  Collège  6. 

Le  8  mai  1617,  Bertius  montre  aux  Curateurs  certain  brevet, 
le  nommant  Historiographe  du  roi  de  France  7.  Assurément  il 
se  prépare  les  voies  à  une  exode  qui  pourra  devenir  nécessaire  ; 
mais  qui  s'est  interposé  pour  lui  obtenir  cette  faveur  ?  Ne  serait- 
ce  pas  le  duc  de  Montmorency,  protecteur  de  Théophile  et  peut- 
être  à  la  requête  de  celui-ci? 

1619  est  la  date  qui  règle  son  sort  en  même  temps  que  celui 
de  la  Hollande.  Le  Synode  de  Dordrecht  a  lieu  :  il  condamne  les 
doctrines  arminiennes,  la  Remonstrance  de  1610  et,  avec  elle, 
le  parti  des  Régents  dont  le  chef  incontesté  est  le  vieux 
pensionnaire  de  Hollande,  Oldenbarneveldt  qui,  après  une  cari- 
cature de  procès,  est  exécuté  dans  le  Binnenhof  à  La  Haye, 
le  13  mai  1619,  quoique  notre  ambassadeur  Aubery  du 
Maurier  et  deux  envoyés  extraordinaires  Thuméry,  Sieur  de 
Boissize  et  M.  de  Chastillon  8  se  soient  interposés,  usant  auprès 
de  l'inflexible  Maurice  de.  toute  leur  influence. 

«  Nil  scire  tutissima  fides  »,  disait  Barneveldt.  C'était  peut-être 
le  principe  de  Bertius.  En  tout  cas,  celui-ci  ne  paraît  pas  très 
fidèle  à  ses  convictions.  Aux  Curateurs,  qui  lui  signifient,  au  nom 


1.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  I,  p.  83,  note  2. 

2.  Ibid.,  p.  90. 

3.  Ibid.,  p.  116-117. 

4.  Ibid..   p.   175. 

5.  Ibid.,  t.  II,  p.  1*  à  3*. 

6.  Ibid.,  t.  II,  [».  56  el  59. 

7.  Ibid.,  p.  78  et  p.  126*.  Une  copie  du  brevet,  dotée  du  23  février  1617,  se  trouve 
dans  les  Archives  des  Curateurs. 

8.  Waddington,  La  France  el  la  République  des  Provinces  l'aies,  t.  I,  p.  76,  et 
Bibliothèque  de  l'Université  d'Utrecht,  n°  1868,  f°  la-11  «  :  i  Aub.  du  Maurier  aan 
de  Staten  betr.  Oldenbarnevelt  »  et  réponse.  Copie  du  xvni*  siècle. 


BALZAC    ET    THÉOPHILE  265 

de  Son  Excellence  et  de  Leurs  Nobles  Puissances  les  Etats  de 
Hollande,  qu'ils  ne  pensaient  plus  pouvoir  utiliser  ses  services  et 
qu'ils  le  considéraient,  ainsi  que  Caspar  Barlaeus,  comme  con- 
gédiés au  31  août  1619  \  Bertius  répond  que  les  mesures  prises 
contre  lui  ne  l'avaient  pas  été  sans  raisons  et  qu'il  n'articulerait 
aucune  plainte.  L'échafaud  de  Barneveldt  ou  la  prison  de  Grotius 
hallucinent  ses  regards  ;  et  puis  quelqu'un  lui  a  préparé  une 
retraite  en  France,  serait-ce  encore  Théophile  ? 

Les  deux  lettres  latines  que  le  poète  a  adressées  à  Bertius  2, 
datent  de  l'exil  de  Théophile,  mai  1626.  Elles  ne  témoignent 
pas  d'une  grande  intimité,  mais  sont  établies  sur  la  base  de  ser- 
vices réciproques,  c'est  tout  ce  qu'on  en  peut  dire.  Bertius,  bien 
que  converti  au  catholicisme  le  25  juin,  ne  dédaigne  pas  de 
solliciter  l'appui  de  l'exilé  Théophile,  auprès  du  Comte  de 
Béthune. 

L'abjuration  de  Théophile  est  de  août-septembre  1622.  Celle 
de  Bertius  devait  être  plus  profitable,  car  elle  valut  à  ce  dernier 
une  chaire  d'éloquence  au  Collège  de  Boncourt,  le  20  octobre  1620, 
en  même  temps  d'ailleurs  qu'une  excommunication  majeure  à 
Leyde,  à  Pâques  1621  3.  En  1622,  Louis  XIII  lui  confie  une 
chaire  nouvelle  de  géographie  au  Collège  de  France 4  :  il 
mourut  à  Paris,  le  3  octobre  1629. 

Ses  fils,  Pierre  (Petrus  a  Matre  Dei)  et  Abraham  (Cae- 
sarius) 5,  devinrent  Carmes  tous  deux  et  furent  envoyés,  vers 
le  milieu  du  xvne  siècle,  comme  missionnaires  catholiques, 
le  premier  à  La  Haye,  le  second  à  Leyde6.  Ainsi  la  Hollande 
avait  l'ait  présent  à  la  France  d'un  «  libertijn  »  qui  se  con- 
vertit au  catholicisme,  peut-être  par  intérêt,  peut-être  aussi 
parce  que  la  doctrine  arminienne  sur  la  grâce  était  plus  proche  de 
celle  des  Jésuites  que  de  celle  de  Dordrecht,  et  ce  «  libertin  ne  fut 
pas  sans  influence  sur  Théophile.  En  échange,  la  France  rend  à  la 
Hollande  deux  Carmes  du  même  sang,  qui  firent  beaucoup  pour 
la  diffusion  du  catholicisme  aux  Pays-Bas,  toujours  vivace  dans 


1.  Bronnen,  t.  II.  p.  12(3*. 

2.  Œuvres  de  Théophile,  pp.  421-422  au  T.  II  et  le  Procès  de  Théophile,  t.  I,  p.  615. 
;;.  Xii'uw  Biografisch  Woordenboek,  t.  I,  col.  323. 

1.  Cf.  Al.el  Lefranc,  Histoire  du  Collège  de  France...  Paris,  1893,  8°  p.  383. 

5.  Nieuw  Biografisch  Woordenboek,  t.  I,  col.  318. 

G.  Ibid.  Abraham  Bertius,  mort  à  Leyde.  le  4  octobre  1(583,  est  l'auteur  de  Les 
fleurs  du  Carmel  françois,  1670,  et  de  liistoria  missionis  sioe  dura  relalio  missionis 
hollandicae  et  prooinciarum  confederatarum,  1658,  éditée  par  C.  Décider,  Botter- 
dam,    1891. 


266  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

les  couches  profondes  de  la  population  et  notamment  parmi  les 
ouvriers  français  de  l'industrie  textile  à  Leyde.  Voilà  un  aspect 
très  inattendu  et  trop  peu  connu  de  l'influence  française  en 
Hollande  :  l'action  catholique. 


CHAPITRE  XI 


DEUX    DEVOIRS    D  ECOLIERS 


A.  Lî  «  Ode  »  de  Théophile. 

A  part  les  passages  que  nous  avons  cités  sur  la  débauche  aux 
Pays-Bas,  les  souvenirs  de  Hollande  sont  rares  dans  l'œuvre 
de  Théophile  et  l'impression  que  lui  fit  ce  séjour  ne  dut  pas  être 
très  favorable.  Je  pense  en  effet  que  c'est  à  cette  contrée  qu'il  songe 
quand  il  écrit  «  à  un  Sot  amy  »  x  :  «  Qu'irois-je  faire  en  un  pays 
où  mes  habitudes  ne  sont  point,  où  les  coustumes  sont  contraires 
à  ma  vie,  où  la  langue,  les  vivres,  les  habits,  les  hommes,  le  ciel 
et  les  élémens  me  sont  estrangers  ?  Quel  plaisir  me  peux  tu 
promettre  en  un  climat  où  toute  l'année  n'est  qu'un  hiver,  où 
tout  l'air  n'est  qu'une  nuée,  où  nul  vent  que  la  bize,  nul  pro- 
menoir que  ma  chambre,  nulle  délicatesse  que  le  toubac,  nul 
divertissement  que  l'yvrongnerie,  nulle  douceur  que  le  sommeil, 
nulle  conversation  que.  la  tienne  ?  » 

Pourtant  il  semble  avoir  rapporté  de  là-bas  une  ode  Au  Très 
puissant  et  tousjours  victorieux  Prince  Maurice  de  Nassau,  qui 
parut  d'abord  dans  un  de  ces  recueils  collectifs  dont  M.  Lachèvre 
a  si.  patiemment  fait  la  bibliographie  :  Le  Cabinet  des  Muses, 
Rouen,  David  du  Petit-Val.  1619  2. 

Si,  dans  l'édition  de  1621,  l'ode  porte  pour  titre  :  Au  Prince 
d'Orange,  c'est  que  Maurice  avait,  comme  nous  l'avons  vu  :;, 
acquis  ce  titre  par  la  mort  de  son  frère  aîné  Philippe,  le  21  fé- 

1.  Œuvres  de  Théophile,  éd.  Alleaume,  t.  II.  p.  329. 

2.  Le  Cabinet  des  Muses  ou  nouveau  Recueil  des  plus  beaux  vers  de  ce  temps. 
A  Rouen,  de  L'imprimerie  de  David  du  Petit-Val...  1619.  La  pièce  qui  nous  intéresse 
est  au  t.  II,  qui  continue  la  pagination  du  premier,  aux  pages  656-663.  Nous  avons 
collationné  le  texte  sur  l'exemplaire  de  la  Bibliothèque  Nationale.  Ye  11440. 
Cf.  F.  Lachèvre,  Hibliographic  des  Recueils  collectifs  de  poésie,  t.  I,  p.  319,  et  i 

de  Théophile,  t.  I,  p.  12. 

3.  Cf.  Livre  I",  p.  117. 


268  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

vrier  1618.  On  peut  donc  conclure  que  l'ode  primitivement  dédiée 
«  Au  Prince  Maurice  de  Nassau  »,  est  antérieure  à  cette  date  et 
on  serait  assez  tenté  de  la  reporter,  comme  inspiration  et  pro- 
bablement comme  exécution,  au  passage  par  Leyde  en  1615, 
sinon  avant. 

L'Ode  est  du  type  malherbien  plutôt  que  ronsardien,  mais 
elle  n'en  vaut  pas  davantage.  Si  la  Mythologie  y  est  plus  dis- 
crète, l'enthousiasme  n'en  est  pas  moins  absent  et,  malgré  la 
pureté  de  sa  langue,  elle  ne  soutiendrait  pas  la  comparaison 
avec  beaucoup  de  strophes,  d'antistrophes  et  d'épodes  de 
Jean  de  Schelandre.  Ce  qui  distinguait  celui-ci  c'était  la  sincé- 
rité, l'émotion  résultant  de  la  chose  éprouvée.  Ici,  Ostende  et 
Nieuport  ne  sont  que  des  souvenirs  historiques  recueillis  à 
l'Université  et  la  différence  se  marque  au  premier  aspect  : 

Paver  les  flots  de  naus  et  les  sables  de  morts, 
avait    dit   Schelandre  1. 

La  terre  se  noya  de  saur. 

réplique  Théophile  2.  Cependant,  que  ce  dernier  ait  parlé  précisé- 
ment d' Ostende  et  de  Nieuport,  comme  va  le  faire  son  camarade 
Balzac,  dans  le  discours  dont  nous  allons  nous  occuper,  cela  nous 
ferait  penser  qu'il  s'agit  d'une  gageure,  d'une  sorte  de  concours, 
où  le  prosateur  et  le  poète  se  seraient  proposé  de  traiter  le 
même  thème. 

Déjà  le  motif  conducteur  est  semblable  :  le  combat  pour  la 
liberté.  Le  prestige  de  ce  mot  pour  ces  jeunes  Français  était 
immense  ;  la  lutte  contre  le  tyran,  qui  n'était  plus,  dans  leur 
pays,  qu'un  thème  scolaire,  un  lointain  écho  des  guerres  de  reli- 
gion, était  ici  réalité  vécue.  C'est  la  liberté  qui  arrache  au 
bouillant  Gascon  ses  accents  les  plus  vrais  3  : 

L'Espaigne,  mère  de  l'orgueil, 
Xe  preparoit  vostre  cercueil 
Que  de  la  corde  et  de  la  roue 
Et  venoit   avec  des  vaisseaux 
Qui  portoient  peintes  sur  la  proue 
Des  potences  et  des  bourreaux. 


1.  Cf.    Livre    [«,  ]).   50. 

2.  Œuvres  de  Théophile,  t.   I,  p.   155. 

3.  /.'   Cabinet  des  ^l/uses,  p.  658. 


L'ODE    DE    THÉOPHILE  269 

Les  vostres  que  mordit  sa  rage, 

Mourant,  disoient  en  leur  courage  *  : 

O  nos  terres  !  ô  nos  citez  !  2 

Si  vous  n'estes  plus  asservies, 

Ayant  gaigné  vos  libertez, 

Nous  voulons  bien  perdre  nos  vies  ! 

O  vous  que  le  destin  d'honneur 

Retira  3  pour  nostre  bon-heur, 

Belles  aines,  soyez  apprises 

Que  l'horreur  de  vos  corps  destruicts  4 

N'a  point  rompu  nos  entreprises 

Et  que  nous  recueillons  les  fruicts 

Des  peines  que  vous  avez  prises. 


La  liberté  n'est  pas  mortelle  ! 


Ainsi  s'entonnait  ce  paean  qui  devait  se  prolonger  d'échos  en 
échos  du  xvie  siècle  jusqu'à  la  Révolution  française.  Assuré- 
ment, ce  n'est  ici,  comme  chez  Balzac,  qu'un  murmure,  murmure 
frondeur  s'échappant  des  lèvres  fermées  d'un  écolier  sur  les 
bancs  de  la  classe,  mais  il  n'est  pas  douteux  que  tous  ceux  de 
nos  écrivains,  de  nos  savants  et  de  nos  penseurs,  qui  ont  passé 
jadis  par  la  Hollande  et  surtout  y  ont  séjourné,  y  ont  respiré 
l'air  de  la  liberté,  qu'ils  s'en  sont  dilaté  la  poitrine  au  point  de 
trouver,  au  retour,  l'atmosphère  politique  et  religieuse  de  la 
France,  plus  difficilement  respirable. 

A  tout  le  moins  ont-ils  rapporté  cette  idée  qu'un  peuple 
pouvait  vivre  sans  roi  et  protégé  par  la  seule  majesté  de  la  loi 
et  le  respect  des  droits  de  chacun.  Cette  conviction,  ils  la  trans- 
mettent à  leurs  amis  et  à  leurs  descendants,  à  qui  ils  enseigneront 
les  privilèges  de  cette  terre  d'élection.  Ces  descendants  qui  sont- 
ils  ?  des  Basnage  et  des  Jurieu  ?  Sans  doute,  c'est-à-dire  des 
intolérants  attirés  moins  parla  liberté  religieuse  que  parl'austé- 
rité  calviniste,  mais  bien  d'autres  aussi,  qui  y  seront  non  moins 
à  l'aise,  un  Bayle,  un  Voltaire,  un  Montesquieu,  un  Diderot,  un 
Mirabeau.  Du  xvie  siècle  à  la  Révolution  française,  il  ne  manque 
pas  un  anneau  à  la  chaîne. 

Revenons    à    l'ode    de   Théophile.    Comme   forme,    avec    sa 


1.  Le  Cabinet  des  Muses,  p.  658,  a  «  Mourans  »  et,  plus  loin,  «  ayans  ». 

2.  Ibid.  :  «  Clartcz  »  au  lieu  de  «  citez  ». 

3.  Ibid.  :  «  malheura  »  au  lieu  de  «  retira  »  ;  le  poète  a  bien  fait  de  supprimer 
cette  pointe  consistant  dans  l'antithèse  de  «  malheura  i  et  de  «  bonheur   . 

4.  Ibid,  :  «  que  la  mort  qui  vous  a  destruits  ». 


270  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

succession  monotone  de  sizains  du  type  F  F  M  F'  M  F'  et  de 
septains  de  type  M  M  F  M'  F  M'  F,  elle  n'est  ni  très  variée  ni  très 
riche.  Le  poète  a  tort  de  se  vanter  de  son  talent  : 

Prince,  je  dis  sans  me  louer 
Que  le  ciel  m'a  voulu  douer 
D'un  esprit  que  la  France  estime 
Et  qui  ne  fait  point  mal  sonner 
Une  louange  légitime 
Quand  il  trouve  à  qui  la  donner. 

Quand  au  destinataire.  Maurice,  malgré  les  coups  droits  de 
flatterie  sur  ses 

yeux  dont  le  feu  reluit 
Dans  le  sang  et  parmy  la  poudre 
Comme  aux  orages  de  la  nuict 
Brillent  les  flammes  de  la  foudre, 

il  dut  envoyer  l'ode  de  Théophile  rejoindre  au  fond  d'un  cabinet, 
VOde  pindarique  de  Jean  de  Schelandre. 


B.  Le  «  Discours  »  de  Balzac. 

Une  folie  de  jeunesse,  voilà  comment  Balzac  qualifie  son 
Discours  politique  sur  V Estai  des  Provinces-Unies.  On  l'a  repro- 
duit ici  en  appendice,  d'après  l'édition  hollandaise  originale, 
car  il  est  assez  malaisé  de  l'aller  chercher  dans  le  dernier  des  deux 
gros  in-folios  de  1665  des  Œuvres1.  La  note  marginale  de  Con- 
rart  ou  de  l'abbé  Cassagne,  qui  procura  cette  édition,  porte 
ceci  :  «  Ce  discours  fut  fait  par  Monsieur  de  Balzac  en  Hollande, 
à  l'âge  de  vingt  ans  et  en  ayant  laissé  une  copie  à  un  de  ses 
amis,  il  y  fut  imprimé  fort  longtemps  après  sans  son  seû.  » 
On  ne  peut  accepter  cette  note  marginale,  à  raison  de  la  lettre 
que  nous  avons  citée  plus  haut 2  et  où  il  affirme  l'avoir  composé 
à  dix-sep l  ans,  ce  qui  nous  reporterait  aux  leçons  de  Baudius  en 
1612  ou  1613.  On  sait  d'ailleurs  par  M.  E.  Roy,  que  Balzac  com- 

1.  Les  Œuvres  de  M.  de  Balzac,  divisées  en  deux  tomes.  A  Paris,  chez  Thomas 
Joli  y.  Au  tome  II,  on  trouve,  parmi  les  Dissertations  Politiques,  ce  discours  qui 
constitue  la  dissertation  VII,  p.  182  à  485.  L'édition  que  nous  donnons  en  appendice 
est  faite  sur  la  plaquette  originale  intitulée  :  Discours  Politique  sur  l'eslat  des  Pro- 
vinces Unies  des  Pays-Bas,  par  .1.  L.  D.  15.,  gentilhomme  françois.  A  Leyde,  chez 
Jan  Maire,  1638,  quatre  feuillets  petil  in-1",  signés  Jean  Louis  de  Balzac,  et  insérés 
dans  le  Ms.  fr.  17861,  I"  209  à  272  de  la  Bibliothèque  Nationale.  Autre  exemplaire 
avec  additions  manuscrites,  encarté  dans  le  tome  T>17  de  la  Collection  Dupuv. 

2.  Cf.  pp.  244-245. 


LE    DISCOURS    DE    BALZAC  271 

posa  un  autre  discours  politique  intitulé  Harangues  Panégy- 
riques au  Roy  sur  l'ouverture  de  ses  Etats,  etc.,  dont  le  privilège 
est  du  3  décembre  1614  1. 

L'ami  ou  le  pseudo-ami  dont  il  est  question  est,  nous  le  savons, 
le  bonhomme  Heinsius,  qui  lui  joua  le  mauvais  tour  de  publier 
le   Discours   sans   son    assentiment,  en   1638. 

«  Véritable  déclamation  d'un  écolier  »,  dit  M,  Moreau  2,  qui 
s'abstient  de  la  publier  ;  mais  ce  caractère  seul  serait  une  raison 
de  nous  intéresser,  car  rien  ne  sert  mieux  notre  dessein  que  de 
pouvoir  donner  une  idée  des  travaux  que  des  étudiants  français 
pouvaient  faire  en  français,  pour  leurs  maîtres  français  de 
l'Université  de  Leyde,  car,  j'insiste  sur  ce  fait,  un  Hollandais 
eut-il  accepté  un  travail  conçu  et  rédigé  en  langue  vulgaire  ? 
Heinsius,  à  qui  on  pourrait  songer,  mais  qui  enseignait  le  grec, 
l'eût  repoussé  avec  dédain  ;  seul  le  Lillois  Baudius  me  semble 
avoir  pu  l'admettre  et  le  priser. 

Discours  d'élève  si  l'on  veut,  mais  d'une  telle  fermeté  de  pensée 
et  de  style,  en  dépit  d'une  recherche  trop  grande  de  l'antithèse, 
qu'aucune  ne  justifie  mieux  la  prédiction  de  Malherbe  3  :  «  Ce 
jeune  homme  ira  plus  loin,  pour  la  prose,  que  personne  n'a 
encore  esté  en  France.  » 

Le  plan,  car  il  y  a  un  plan,  annonce  déjà  ces  dissertations  de 
philosophie,  dont  l'heureuse  tradition  s'est  conservée  jusqu'à 
nos  jours  et  s'accorde  si  bien  avec  les  qualités  propres  de 
l'esprit  français. 

Si  le  travail  est  destiné  à  Le  Baudier-Baudius,  qui  enseigne  à 
la  fois  l'histoire  et  le  droit,  rien  ne  s'explique  mieux  que  cet 
hymne  à  la  Liberté  Belgique,  dont  ce  professeur  a  célébré  la 
conquête  sur  l'Espagnol  dans  son  De  Indueiis  belli  belgici 
libri  III  4. 

Le  discours  débute  par  cette  itère  affirmation  qui  sent  l'en- 
seignement des  Vindiciae  contra  tyrannos,  que  le  Sénat  avait 
essayé  en  vain  de  réprimer  en  interdisant,  après  l'assassinai 
d'Henri  IV,  les  thèses  et  disputes  publiques  sur  les  tyrani- 
cides  5. 

1.  Bibliothèque  Nationale  Lb36  352,  publié  par  Em.  Roy,  op.  cit.  en  appendice. 

'2.  Œuvres  choisies  de  Balzac,  t.  1.  p.  '-il". 

:;.  'I  allouant  des  Réaux,  Historiettes  3   éd.  Monmerquéet  P.  Paris,  t.  IV, p. 89b.  L 

I.  Cf.  Blok,  G  schiedenis,  2a  éd.,  t.  li,  p.  674. 

•">.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  II,  p.  2.  Résolutions  du  Sénat,  1610,  .lui.  12  : 
«  Visum  est  Mg'  Rectori  et  Senatui  Xfaeses  de  Tyrannide  et  iiitcriiciciHlis  tyrannis, 
publico  programmate  ad  hoc  facto,  damnandas  esse   . 


272  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

«  Un  peuple  est  libre  pourveiï  qu'il  ne  veuille  plus  servir.  Après 
avoir  combattu  long-temps  pour  la  vie,  il  combat  enfin  pour  la 
victoire...  »  L'exemple  des  Provinces-Unies  est  proposé  par 
l'écolier  à  tous  les  rois  et  à  tous  les  peuples  de  la  terre  :  «  Les 
Provinces  du  Pays-Bas  qui  ont  eschappé  des  mains  du  Roy  d'Es- 
pagne pour  les  avoir  voulu  trop  serrer,  doivent  leur  liberté  à 
l'extrémité  de  leur  servitude,  jouissent  de  la  paix  pour  avoir  esté 
contraintes  à  la  guerre,  font  une  belle  leçon  à  tous  les  Souverains 
de  ce  qu'ils  doivent  envers  leurs  peuples  et  donnent  un  exemple 
mémorable  à  tous  les  peuples  de  ce  qu'ils  peuvent  contre  leurs 
•souverains.  » 

On  conçoit  que  le  courtisan  de  1638  n'ait  pas  vu  reparaître 
avec  plaisir  cette  invitation  à  la  révolution.  L'antithèse  qui  suit 
ne  lui  devait  pas  être  plus  agréable,  car  elle  heurtait  de  front  la 
thèse  du  droit  divin  :  «  Elles  méritent  d'avoir  Dieu  seul  pour  Roy, 
puis  qu'elles  n'ont  pu  endurer  un  Roy  pour  Dieu  et  de  ne  relever 
que  de  sa  puissance,  puis  qu'elles  ont  combattu  pour  sa  seule 
querelle.  »  C'est  cela  «  qui  ne  craint  pas  assez  les  foudres  de  Rome  », 
-car  le  Dieu  des  Provinces-Unies  est  celui  de  Genève.  Un  tyran 
qui  abuse  de  ses  droits  cesse  d'en  avoir,  c'est  la  thèse  que  Sche- 
landre  avait  fait  soutenir  à  la  Hollande  dans  son  Procez  d'Es- 
pagne. 

«  Celuy  qui  estoit  leur  maistre,  estant  devenu  leur  ennemi, 
a  perdu  les  droits  qu'il  avoit  sur  elles...  Voulant  traiter  ses 
subjects  en  bestes,  il  les  a  contraints  de  se  souvenir  qu'ils 
•estoient  hommes  et,  ayant  rompu  le  droit  des  gens  par  la  mort 
•de  leurs  ambassadeurs,  il  les  a  obligez  à  recourir  au  droit  de 
nature  par  l'acquisition  de  leur  liberté.  »  L'allusion  à  l'ambassade 
de  Bergh  et  Montigny  en  Espagne  et  à  l'exécution  du  premier 
en  1570,  est  des  plus  nettes  1.  L'élève  a  bien  profité  de  ses  cours 
et  quant  à  l'exercice  du  droit  de  nature,  il  annonce  Rousseau,  à 
moins  qu'il  ne  rappelle  Bodin. 

Balzac  insiste,  avec  de  nouvelles  antithèses  et  avec  de  ces 
pointes  2  que  Corneille  pratiquera  encore  :  «  Point  de  merveilles, 
s'il  a  perdu  le  Pays  duquel  il  a  voulu  perdre  le  peuple,  si  ceux  qu'il 
a  violentez  en  leur  foy  se  sont  oubliez  de  leur  fidélité  ».  Le  jeune 
catholique  est  décidément  très  enveloppé  par  les  doctrines  hugue- 
notes. 

1.  Cf.  Pirenne,  Histoire  de  Belgique,  t.  IV,  p.  17. 

2.  Cf.  G.  Lanson,  Manuel  d'Histoire  de  la  Littérature  française,  11°  éd.  p.  382,  note. 


LE    DISCOURS    DE    BALZAC  273 

«  Les  Tyrans  plus  subtils  1  et  ingénieux  à  l'invention  des 
cruautez  extraordinaires  qui  furent  jamais  ne  s'estoient  point 
encore  advisez  de  s'attaquer  à  l'esprit,  ne  sçachans  par  où  le 
battre.  Philippe  second  a  esté  le  premier  qu'on  peut  à  bon  droit 
nommer  le  Tyran  des  âmes.  » 

Ce  qui  suit  est  un  acte  d'accusation  contre  l'Inquisition,  lequel 
ne  manque  pas  d'éloquence  :  «  Il  a  trouvé  le  moyen  de  les  faire 
endurer  [les  âmes],  il  les  a  mises  à  la  gesne  2,  pour  les  faire  déposer 
contre  la  vérité  et,  après  avoir  employé  toutes  les  peines  de  ce 
Monde  pour  tourmenter  le  Corps,  il  s'est  à  la  fin  servi  de  celles 
de  l'Enfer  pour  tourmenter  l'âme...  Levons  le  masque  à  cette 
sanglante  Tragédie.  N'est-ce  pas  détruire  son  peuple,  sous  couleur 
de  le  vouloir  instruire  ?  tuer  les  Subjets  pour  les  guérir  ?  brusler 
son  Pays  pour  le  nettoyer  ?  n'est-ce  pas  faire  servir  la  Religion 
à  sa  tyrannie  ?  rendre  Jésus-Christ  ministre  de  ses  passions  ? 
et,  au  nom  du  Roy  Catholique,  venger  la  cruauté  du  Roy  d'Es- 
pagne ?  » 

Vient  alors  un  tableau  de  la  résistance  et  il  est  d'une  singu- 
lière vigueur  de  touche  :  «  Ce  pauvre  peuple  alors,  ne  trouvant 
point  de  milieu  pour  se  sauver,  fut  contraint  de  chercher  sa 
seureté  dans  les  périls  de  la  guerre  et  prit  les  armes  à  l'extré- 
mité. »  On  sent  naître  là  le  maître  de  la  prose  française  et  il  a 
des  accents  que  l'on  ne  retrouvera  plus  que  chez  Bossuet. 

Au  tyran,  les  succès  apparents  eux-mêmes,  n'ont  pas  réussi  ; 
le  meurtre  du  Prince  d'Orange  a  fait  capitaines  ses  deux  fils, 
Maurice  et  Frédéric-Henri,  dont  «  le  plus  jeune  seroit  trop  digne  » 
de  «  commander,  si  son  frère  ne  l'estoit  encore  plus  » 3.  «  Ils  luy 
emportent  ses  meilleures  villes,  pendant  qu'il  s'opiniastre  après 
un  cimetière  ».  Rappel  des  vers  de  Grotius  déjà  cités,  sur  Os- 
tende,  dont  le  siège  est  évoqué  peu  après,  à  la  suite  de  la  bataille 
de  Nieuport  :  «  Ils  [les  Hollandais]  ont  gardé  Ostende,  ne  restant 
plus  que  la  place  où  elle  avoit  esté,  ils  ont  eu  assez  de  terre  pour 
combattre,  tant  qu'ils  en  ont  eu  pour  s'enterrer.  » 

La  fin  se  rapporte  aux  négociations  de  la  Trêve  de  1609, 
dont  nous  avons  longuement  parlé  au  Livre  précédent  4  et  à 
laquelle  Baudius  avait  consacré  son  ouvrage.  «  Il  faut  donc  crier  : 

1.  Archaïsme  pour  «  les  plus  subtils  ». 

2.  Torture. 

.:.  .le  ne  crois  donc  pus  avec  .M.  E.  Roy,  op.  cit.,  p.  99,  que  «  l'autre  frère  »  soit 
Philippe,  qui  était  l'aîné  des  trois. 
4.  Voir  Livre   1,  ehap.  vin. 

18 


274  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

c'est  assez  !  et  mettre  bas  le  premier  les  armes  comme  il  [le 
tyran]  les  avoit  prises  le  premier.  Ses  Capitaines  luy  servirent 
plus  à  demander  la  paix  qu'à  faire  la  guerre.  Il  les  envoya  vers 
les  Hollandois,  non  pas  pour  les  forcer  de  servir,  mais  pour  les 
prier  de  se  contenter  de  leur  liberté.  Il  les  reconnut  pour  Souve- 
rains, ne  pouvant  les  faire  Esclaves.  Il  leur  donna  ce  qu'il  ne  leur 
pouvoit  pas  oster  et  fut  contraint,  traitant  avec  eux,  de  bap- 
tizer  leur  Gouvernement  du  nom  de  République  Souveraine  . 
L'apprenti  juriste  a  bien  compris  le  problème  de  droit  interna- 
tional, posé  par  les  Etats  lors  des  négociations  de  la  Trêve,  mais 
le  jeune  Cicéronien  doit  le  revêtir  de  sa  rhétorique  enflammée  : 
«  Si  l'on  demande  les  titres  de  cette  souveraineté,  ils  sont  inscrits 
en  lettres  rouges,  ils  ont  esté  signez  de  la  propre  main  de  leurs 
parties.  Si  on  doute  de  la  durée  de  cette  République,  elle  est 
éternelle,  puisqu'elle  a  Dieu  pour  fondateur  et  la  Religion  pour 
fondement.  Si  on  mesure  sa  grandeur  par  celle  de  la  mer,  où  elle 
commande,  elle  est  des  plus  grandes,  si  on  compte  ses  années 
par  ses  victoires,  elle  est  des  plus  anciennes.  » 

La  dissertation  se  termine  par  une  flatterie  à  l'égard  de  ses 
maîtres  :  Ce  peuple  ne  fait  a  rien  qui  ne  mérite  d'estre  escrit 
de  ses  grands  Personnages,  Douza,  Grotius,  Heinsius,  Baudius, 
esprits  qui  n'escrivent  rien  qui  ne  mérite  d'estre  leii  ».  Tous  ces 
personnages  nous  sont  familiers  maintenant,  Douza,  comme 
poète  latin  et  Curateur  de  l'Université,  décédé  en  1604  1,  Gro- 
tius, comme  poète  latin  aussi,  futur  auteur  du  De  Jure  Belli 
ac  Pacis,  et  qui  allait  passer  si  longtemps  à  Paris,  après  son  évasion 
de  Loewenstein.  Quant  à  Daniel  Heinsius,  nous  allons  voir 
bientôt  quel  rôle  il  joua  dans  la  vie  et  les  préoccupations  de 
Balzac. 

La  conclusion  du  Discours,  très  brève  et  très  nette,  garde 
encore  aujourd'hui  toute  sa  portée  :  «  Concluons  hardiment  que 
cette  liberté,  qui  se  rencontre  si  souvent  en  ce  discours,  ne  finira 
point  qu'à  la  fin  de  la  République  et  que  ce  peuple  ne  sera  plus 
ou  sera  toujours  libre.  » 

1.   Cf.  Bronnen  Leidschc.   L'iùrcrsiliil.  t.   I.  p.  154-5. 


CHAPITRE  XII 


Balzac  et  Daniel  Heinsius 


Qui  que  tu  sois,  bien  grand  et   bien  heureux  sans  doute, 
Puisque   Deheins   en   parle   et   qu'il  l'estime  tant  1, 

écrit  Théophile,  en  un  sonnet,  publié  dans  les  Œuvres,  en  1621. 
Deheins,  c'est  Daniel  Heinsius,  le  disciple  chéri  de  Scaliger. 

Heinsius  était  né  à  Gand  en  1580  ou  1581  2.  L'apport  belge  à 
l'Université  de  Leyde,  sans  être  l'équivalent  de  l'apport  fran- 
çais, a  son  importance  cependant,  si  l'on  songe  que  de  Smet 
(Vulcanius),  Drusius,  Juste  Lipse,  Simon  Stévin,  Heins 
(Heinsius),  venaient  des  Pays-Bas  du  Sud.  Il  est  vrai  que  celui-ci 
avait  été  transporté  en  Zélande  dès  l'âge  de  trois  ans,  mais  ce 
fut  aussi  un  carrefour  d'influences  belges,  françaises,  anglaises 
et  hollandaises  que  cette  province  maritime. 

Après  des  études  à  l'Université  de  Franeker,  il  se  fit  immatri- 
culer à  Leyde  le  30  septembre  1598  et  le  11  octobre  1600.  Il 
avait  été  le  préféré  de  Màrnix  de  Sainte-Aldegonde,  le  célèbre 
auteur  du  Tableau  des  Différends  de  la  Religion,  qui  était  mort 
à  Leyde  en  1598,  de  Janus  Douza,  et  de  Scaliger.  Avec  le  dernier 
soupir  de  celui-ci,  il  avait  recueilli  la  grande  tradition  de  la  Renais- 
sance, mais  devait  la  prolonger  ainsi  que  son  rival  Saumaise, 
à  une  époque  où  elle  cadrait  moins  avec  la  loi  du  siècle.  Dès  le 
8  mai  1602,  les  Curateurs  l'autorisent,  après  une  leçon  d'épreuve, 
à  faire  un  cours  libre  de  littérature  latine  ;  il  donne  nussi  une 
tragédie  en  l'honneur  du  Prince  d'Orange  :  Auriacus  siut 
libellas  saucia  (1602)  3. 

1.  i'n><-r*  de  Théophile,  t.  I.  \>.  m.  note  .",. 

2.  Nieuw  Biograjisch  Woordenboek,  t.  II  (1912),  col.  554  a  557.  Les  dates  ruTon 
trouvera  ci-après  sont  rectifiées  d'après  les  Bronnen. 

:;.   Publiée  à  Leyde  :  cf.  Nieuw  Biogr.  Wdb.,  t.  II,  col.  556. 


276  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

Le  9  novembre  1602,  ils  lui  donnent  une  gratification  de 
50  florins  pour  avoir,  pendant  un  certain  temps,  expliqué  les 
odes  d'Horace  ;  quoique  simple  étudiant,  les  Curateurs  lui  accor- 
dent, les  9-10  février  1603,  300  florins  de  gratification  par  an 
pour  les  cours  de  poésie  qu'il  fait  1.  En  1605,  il  devient  profes- 
seur de  langue  grecque  à  700  florins.  Comme  il  s'était  occupé  du 
catalogue  des  manuscrits  dès  1606,  il  remplace,  moyennant  un 
supplément  de  150  florins,  les  30  août-ler  septembre  1607, 
en  qualité  de  Bibliothécaire  2,  Merula  décédé.  Le  18  novembre 
1613,  les  Curateurs  et  Bourgmestres  nomment  Heinsius,  qui, 
cette  année-là,  a  enseigné  la  politique,  professeur  d'histoire  au 
lieu  de  Baudius,  mort  le  22  août  précédent 3. 

Si  donc  ce  n'est  pas  pour  ce  dernier  que  Balzac  a  fait  le 
Discours  dont  il  a  été  question  plus  haut,  ce  ne  peut  guère  être 
que  pour  Heinsius  4,  qui  en  a,  en  tout  cas,  conservé  le  manuscrit,, 
qu'il  devait  publier  plus  tard.  La  situation  scientifique  de 
celui-ci  était,  dès  cette  époque,  solidement  établie.  D'abord 
il  était  l'héritier  des  papiers  de  Scaliger  et  c'était  déjà  un  titre 
de  gloire  que  d'avoir  été  distingué  et  élu  par  le  grand  homme, 
qui  l'appelait  le  premier  né  de  ses  fils  et  que  lui,  nommait  son 
divin  maître  et  son  patron  5.  Sous  la  direction  de  Heinsius 
en  1615,  notre  ambassadeur  du  Maurier  avait  commencé  ses 
études  de  philosophie,  à  l'âge  de  49  ans6;  mais  ce  qui  avait  déjà 
mis  le  sceau  à  la  réputation  du  philologue  était  la  publication, 
en  1610-1611,  de  la  Poétique  d'Aristote,  à  propos  de  laquelle 
M.  Lanson  a  pu  écrire  :  «  qu'elle  n'aura  de  véritable  action  en 
France  qu'au  xvne  siècle,  vulgarisée  par  le  petit  traité  de  Hein- 
sius »  7  ;  ce  petit  traité  c'est  le  De  Tragoediae  Constitutione. 

Il  a  été  attiré  vers  la  Poétique,  par  l'exemple  de  Joseph 
Juste  Scaliger,  publiant  celle  de  son  père.  Innombrables 
sont  les  citations  de  Heinsius  dans  les  écrits  théoriques  de  Cor- 
neille,   Scudérv   ou   Chapelain.    Heinsius   est   par  excellence  le 


1.  Bronnen  Leidsche  Unîversiteit,  t.  I,  pp.  145,  150,  151. 

2.  Ibid.,  pp.  107  et  175. 

3.  Bronchorst,  Diarium,  p.  130  et  Bronnen,  t.  II,  p.  49. 

4.  On  peut  songer  aussi  à  Cunaeus,  dont  Balzac  demandera  plus  tard  les  oeuvres 
et  qui.  le  8  février  1614,  est  chargé  du  cours  de  politique,  tout  en  continuant  à 
enseigner  les  lettres  et  l'histoire. 

5.  Cf.  Heinsii,  Orationes,  1615,  p.  16. 

6.  Grotius  lui  adressa  même,  à  ce  sujet,  une  sorte  de  programme  fort  admiré. 
Cf.  Ouvré,  Du  Maurier.  p.  317. 

7.  G.  Lanson,  Manuel  bibliographique  de  la  littérature  française  moderne,  n°  4891 
et   Histoire  de  la  liltùalure  française  (12e  éd.).   Paris.   Hachette,  1912.  p.  411. 


BALZAC  ET  DANIEL  HEINSIUS  277 

savant  en  «  us  »  dont  on  se  jette  le  nom  à  la  tête  dans  les  batailles 
littéraires,  comme  étant  l'interprète  et  le  prophète  du  Dieu  Aris- 
tote,  contre  lequel  il  n'est  pas  permis  de  blasphémer  et  qu'on 
respecte  d'autant  plus  qu'on  l'a  moins  lu.  Si  on  l'avait  fait,  on  y 
aurait  simplement  découvert  dans  la  Poétique  (V,  8),  cette  inno- 
cente constatation  qui  n'a  rien  d'un  impératif  catégorique  : 
«  y,  uèv  (c'est-à-dire  TpaytoSta)  Sri  'j.y/^-y.  -z<.yj-y.  j-ô  |xtav  TcepîoSoy 
rjXiO'j  e ïvat  rj.  <j.'.Y.zhy  zîyjjâ--t,.v,  r\  os  knoTioda.  etc.  »  \  dont  on  peut 
tout  au  plus  induire  la  règle  des  vingt-quatre  heures,  à  moins 
que  ce  ne  soit  celle  des  douze  heures,  car  tout  dépend  du  sens 
qu'on  donne  à  Tïspioôoç. 

Or,  dans  le  commentaire  de  Heinsius  on  ne  pouvait  voir 
autre  chose  que  ceci  :  «  Primo  ut  unius  non  excédât  Solis  ambi- 
tum  ».  Il  avait  fallu  que  Jean  de  la  Taille,  dans  son  Saiil  Furieux, 
complétât  la  formule  et  qu'elle  fût  reprise  par  Mairet  pour  qu'on 
arrivât  à  celle  de  Boileau.  Donc  il  n'y  a  pas  à  attribuer  au  traité 
de  Heinsius  une  influence  prépondérante  sur  la  formation  des 
règles  des  trois  unités. 

Surtout  à  cause  du  retentissement  qu'eut,  en  1636,  dans 
le  monde  des  lettres  la  querelle  de  Heinsius  et  de  Balzac,  dont 
nous  allons  parler,  Scudéry  et  Chapelain  cherchent  à  s'as- 
socier comme  auxiliaires  les  deux  adversaires.  Scudéry,  dans  les 
Observations  sur  le  Ciel 2,  dira  :  «  Et  voilà  pourquoy  le  docte 
Heinsius  a  trouvé  que  Buchanan  avoit  fait  une  faute  dans  sa 
tragédie  de  Jephté...  »  et  Chapelain,  dans  les  Sentiments  de 
l'Académie 3  parlera  de  «  ce  qu'Aristote  et  Heinsius  lui  ont 
enseigné  sur  cette  matière.  » 

Le  De  Tragoediae  Constitution  a  servi  aussi  de  répertoire  à 
Pierre  Corneille  et  lui  a  fourni  plusieurs  développements  pour 
ses  préfaces,  sur  le  vrai  et  le  vraisemblable  (p.  22),  l'action  simple 
et  complexe  (p.  34),  l'altération  de  l'histoire  (p.  46),  Y  «  agni- 
tio  »  ou  reconnaissance  (p.  53),  les  péripéties,  la  pitié,  la  terreur 
(ch.  IX),  et  les  sentences  (ch.  XVI).  Dans  l'Examen  de  Po- 
lyeucle  4,  Corneille  invoque  à  la  fois  Heinsius  et  Grotius  :  «  Le 

1.  Breitinger  (IL).  Les  l'uilrs  d'Aristote  avant  le  Cid  de  Corneille,  Etude  de  litté- 
rature comparée,  Genève,  Georg  ;  Paris,  Fischbacher,  1895,  1  br.  in-18,  p.  51. 

2.  Cf.  A.  Gasté,  La  querelle  du  Cid,  1899,  in-8°.  p.  79  :  p.  86,  on  reconnaîtra 
facilement  du  Heinsius  dans  ce  qui  est  dit  de  l'Episode  simple  ou  mixte. 

3.  Cf.  Les  sentiments  de  l'Académie  sur  /<■  Cid,  par  J.  Chapelain,  éd.  Collas,  Paris. 
1912,  in-8°,  Thèse  de  lettres  de  Paris,  p.  10. 

4.  Corneille  (Pierre),  Œuvres,  éd.  Marty-Laveaux,  t.  III,  p.  17!>.  Voir  aussi 
d'Aubignac,  Pratique  du  Théâtre,  p.  8  et  p.  1U5  ;  cf.  encore  Préface  de  Don 
Sanehe,  Corneille,  Œuvres,  t.  Y.  p.  109,  et  /.'■  Menteur,  au  t.  IV,  p    133. 


278  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

célèbre  Heinsius,  qui  non  seulement  a  traduit  la  Poétique  de 
notre  philosophe,  mais  a  fait  un  Traité  de  la  Constitution  de  la 
Tragédie,  selon  sa  pensée,  nous  en  a  donné  une  sur  le  martyre 
des  Innocents.  L'illustre  Grotius  a  mis  sur  la  scène  la  Passion 
même  de  Jésus-Christ  et  l'histoire  de  Joseph  et  le  savant  Bucha- 
nan  a  fait  la  même  chose  de  celle  de  Jephté  et  de  la  mort  de  Saint 
Jean-Baptiste.  » 

Je  ne  veux  pas  dire  que  le  Herodes  Infanticida  ait  pu  familia- 
riser Corneille  avec  l'idée  du  Théâtre  religieux,  qu'il  connaissait 
bien  par  les  représentations  scolaires  des  Jésuites,  mais  la  polé- 
mique engagée  contre  cette  pièce  latine  de  Heinsius,  n'avait  pas 
été  sans  retenir  son  attention  et  il  ne  commit  assurément  aucune 
des  fautes  que  Balzac  reproche  au  trop  savant  poète  des  Pays- 
Bas. 

Elle  avait  paru  en  1632.  Bien  que  Hofman  Peerlkamp,  qui 
fit  l'histoire  de  la  poésie  latine  en  Hollande  et  fonda,  à  l'Aca- 
démie d'Amsterdam,  un  concours  dont  le  prix  se  décerne  encore  1, 
ait  loué  cette  pièce,  on  ne  prendra  pas  à  sa  lecture  un  très  grand 
plaisir  ;  non  qu'on  n'y  trouve  de  beaux  vers  et  de  jolis  traits, 
mais  l'auteur  a  certainement  contrevenu  au  précepte  qu'il  avait 
donné  lui-même  dans  son  écrit  théorique,  à  savoir  que  le  poète 
tragique  fait  agir  ses  personnages  2. 

Le  premier  acte  consiste  en  effet  en  un  long  monologue  de 
l'ange,  servant  de  prologue  et  suivi  du  chœur  des  prêtres. 
A  l'acte  II  paraît  Joseph,  et  c'est  lui  qui,  célébrant  Jésus  et  la 
Vierge  mère,  trouve  ces  gracieux  accents  qu'admirera  Bal- 
zac : 

Ille  complexum  petens 

Et  e  pudico  dulce  subridens  sinu 

Matrem  fatetur...  3 

Saepe  cura  blandas  puer 

Aut  a  sopore  languidas  jactat  nianus, 

Tenerisque  labris,  pectus  intactum  petit  ; 

Virginea  subitus  ora  perfundit  rubor, 

Laudemque  matris,  virginis  crimen  putat. 

Quid  casta  trépidas  ? 


1.  Le  principal  juge  du  concours  est  lui-même  un  excellent  poète  latin  qui  a 
conservé  la  tradition  de  Heinsius,  le  professeur  Hartman,  de  l'Université  de  Leyde. 

2.  On  trouvera  le  texte  de  la  pièce  dans  Dan.  Heinsii  Poematum,  éd.  nova,  p.  210. 
Muller  (Lucian),  dans  sa  Geschichle  der  Klassischen  Philologie  in  den  Xiederlanden, 
Leipzig,  18G9,  8°  n'en  parle  ni  à  la  page  38,  ni  à  la  page  211. 

3.  Herodes  Infanlicida,  p.  220. 


BALZAC    ET    DANIEL    HEINSIUS  279 

Il  y  a  du  charme  dans  ce  petit  tableau  de  l'enfant  qui  tend  les 
mains  vers  le  sein  de  sa  mère  :  ce  n'est  plus  ici  imitation  de  l'anti- 
quité, mais  de  la  douce  réalité  du  foyer.  Affirmation  de  foi  sincère 

aussi  que  : 

Mater  unius   Dei 
Et  casta  virgo,  castior  mater  tamen. 

Ce  n'est  certes  pas  auprès  de  Heinsius  que  Théophile  a  pu 
apprendre  à  railler  la  Vierge. 

Le  principe  de  la  liaison  des  scènes,  qui  est  une  des  plus  diffi- 
ciles et  des  plus  belles  conquêtes  de  notre  théâtre  classique,  est 
inconnu  de  Heins.  Aussi,  sans  transition,  apparaissent  les  trois 
Mages.  Ils  décident  de  regagner  leurs  pays  pour  échapper  au 
massacre  résolu  par  Hérode.  La  rubrique  de  ce  que  l'on  peut 
appeler  la  scène  suivante  bien  qu'elle  n'en  porte  pas  le  titre, 
indique  que  Heinsius  a  songé  à  la  représentation  et  a  été  influencé 
par  les  mystères  vus  dans  sa  jeunesse  :  «Angeli  qui  in  superiori 
theatri  parte  cunas  Domini  ducunt  ac  subinde  monstrant  ». 
Le  chœur  des  prêtres  s'ajoutant  à  leur  monologue  achève  l'acte  II. 

Le  protagoniste  Hérode  n'apparaît  qu'au  troisième  acte  et 
s'entretient  avec  les  «  legati  »  qu'il  a  envoyés  à  la  poursuite  de 
l'enfant-roi  «  natus  imperio  puer  ».  Cet  acte,  qui  manque  autant 
de  variété  que  les  autres,  se  termine  par  le  chœur  des  vieillards 
hébreux  :  nous  sommes  bien  dans  la  tradition  du  xvie  siècle. 

C'est  à  l'acte  IV  que  l'intérêt  commence  à  naître  avec  l'appa- 
rition de  l'ombre  de  Mariamne,  jadis  décapitée  par  ordre  d'Hé- 
rode,  son  époux.  Elle  est  accompagnée  de  Tisiphone  et  des  autres 

Furies  : 

Sequhnur,  ultrices  Deae, 
Sequimur  tyrannum  l. 

Le  roi,  sous  l'influence  de  cette  vision,  s'affole  :  il  voit 
double   : 

Quid  arma  rursum  quatilis.  infernae  canes  ? 

Cette  scène  de  la  fureur  d' Hérode,  sans  égaler  celle  que  Tris- 
tan donnera  dans  sa  Mariane  2,  n'est  pas  sans  beauté,  mais  elle 
est  un  peu  gâtée  par  trop  d'exclamations  alignées  à  la  file  :  «  Heu  ! 
heu  !  heu  !  heu  !  »  A  sa  crainte  de  l'Enfant  se  mêlent  les  souvenirs 
de  son  amour  pour  Marianne,  innocente  victime  : 

1.  Herodcs  Infanticida,  p.  336. 

2.  Nouv.  éd.  p.  E.  Girard,  Paris,  1901,  in-lS  :  acte  V.  se.  2  et  3. 


280  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

O  hymen  recens 
Vocesque  quondam  tôt  voluptatum  illices 
Jam  parce,  conjux  ! 

Les  terribles  lamentations  du  roi  sont  interrompues  par  l'en- 
tretien d'Anne  et  de  Joseph,  qui,  je  suppose,  doit  se  produire, 
conformément  à  l'usage  du  temps  et  aux  principes  de  la  mise  en 
scène  simultanée  appliqués  par  Corneille  jusqu'à  Polyeude,  sur 
quelque  autre  point  de  la  scène.  Dans  une  sorte  de  dialogue 
pressé  ou  de  stichomythie,  chaque  réplique  constituant  un  hémis- 
tiche, Joseph  annonce  la  Fuite  en  Egypte. 

Hérode  alors  reprend  ses  esprits,  mais  c'est  pour  ordonner  à 
ses  «  satellites  »  le  massacre  de  tous  les  Innocents.  Un  vieillard 
lui  demande  pourquoi  il  veut  crucifier  toutes  les  mères  pour  en 
punir  une  seule,  et  engage  avec  lui  une  nouvelle  stichomythie, 
qui  serait  agréable  si  elle  n'était  trop  prolongée  et  gâtée  par  des 
répétitions  et  des  antithèses.  Hérode  renouvelle  son  ordre.  Un 
chœur  des  soldats  romains  clôt  le  quatrième  acte. 

L'acte  V  s'ouvre  par  les  lamentations  des  mères  de  Bethléem, 
fuyant  avec  leurs  enfants  pour  échapper  au  massacre  ;  là  aussi, 
il  y  a  quelque  émotion  dans  les  paroles  de  la  Première  : 

Oscula,  infelix,  habe 
Secl  summa,  sed  funesta.  Quid  risu,  puer, 
Moraris  animum  ?  Quid  meos  luctus  gravas 
Tuosque  nescis... 
O  dulcis  aetas,  dulce  et  infelix  onus  ! 

Le  massacre  n'est  pas  montré,  il  est  raconté  à  Hérode  par  le 
Messager.  Son  récit  est  plein  de  mouvement  et  ne  manque  pas 
d'une  éloquence  parfois  un  peu  brutale. 

Et  sauguinem  cum  lacté  permistum  vomit, 

dit-il  d'un  enfant  tué  en  prenant  le  sein.  Mais  l'Enfant-roi  ? 
demande  Hérode.  Le  bruit  court  qu'il  s'est  échappé,  répond  le 
Messager.  Il  n'en  faut  pas  plus  pour  que  Hérode  soit  repris  de 
folie  furieuse  : 

Despectus  atque  inultus  ut  lucem  traham 
Victusque  pueri  jura  et  imperium  feram  ? 

Il  menace  de  conquérir  l'Egypte  ;  un  chœur  des  mères  de 
Jérusalem  et  des  anges  termine  cette  pièce  sans  action,  qui 


BALZAC    ET    DANIEL    HEINSIUS  281 

n'avait  pas  plus  de  raison  de  finir  ici  que  plus  tôt  ou  plus  tard. 

Samuel  Sorbière,  s'il  faut  en  croire  les  Sorberiana  1t  blâmait 
Balzac  d'avoir  perdu  son  temps  à  critiquer  Heinsius  :  «  Quand  il 
a  voulu  monter  sur  ses  grands  chevaux  et  se  servir  de  sa  raison, 
il  l'a  emploiée  misérablement  à  examiner  si  Heinsius  avoit  bien 
ou  mal  fait  d'introduire  les  Furies  sur  le  Théâtre  de  son  Herodes 
Infanticida.  Voilà  bien  de  quoi  faire  tant  de  bruit.  »  On  accusait 
souvent  Balzac  de  manquer  d'érudition  ou,  du  moins,  d'user 
d'une  érudition  d'emprunt.  Il  voulut,  je  pense,  saisir  cette  occa- 
sion de  se  ceindre  les  reins  et  de  se  frotter  d'huile  pour  se  mesurer 
avec  un  de  ces  doctes  de  Hollande  dont  le  pape  Alexandre  VI 
lui-même  s'enquérait  auprès  du  dit  Sorbière.  Il  choisit  comme 
adversaire  un  des  plus  grands  et  qui  lui  était  bien  connu,  afin  de 
lui  faire  la  leçon.  Peut-être  était-ce  même  là  une  vengeance 
d'écolier,  mais  cette  leçon  était  une  leçon  de  vérité  classique  et 
c'est  pourquoi  elle  ne  saurait  être  négligée.  L'arbitre  choisi  pour 
la  lutte  était  tout  naturellement  et  devait  être  Constantin  Huy- 
ghens,  Seigneur  de  Zuylichem,  Secrétaire  des  commandements 
du  Prince  Frédéric-Henri.  La  pièce  était  dédiée  à  Huygens  et 
celui-ci  était  lié  avec  Descartes,  avec  Saumaise,  avec  tout  ce  que 
la  Hollande  comptait  de  meilleur  comme  savants,  artistes  et 
lettrés.  Savant  lui-même,  poète  et  prosateur  en  hollandais,  en 
français,  en  italien,  en  espagnol,  artiste  en  peinture,  gravure  et 
musique,  négociateur  avisé  et,  par-dessus  tout  grand  ami  de  la 
France,  Huygens,  était  une  sorte  de  Hollando-Français,  comme 
l'appellera  Balzac,  et  un  des  esprits  les  plus  distingués  du 
xviie  siècle  2. 

C'est  un  gentilhomme  français  au  service  des  Etats,  Saint- 
Surin,  qui  avait  été  l'intermédiaire  entre  Huygens  et  Balzac, 
en  1632,  un  peu  avant  d'avoir  été  blessé  mortellement  au  siège 
de  Macstricht,  le  19  juillet  de  la  même  année.  Alors  que  souvent 
Huygens  écrit  à  ses  propres  parents  en  français,  il  s'adresse  par- 
fois en  hollandais  à  Saint-Surin,  comme  au  duc  de  Vendôme. 
«  De  tous  les  Français,  écrit-il  à  celui-là,  il  n'y  en  a  peut-être 
que  trois  qui  sachent  apprécier  Balzac  à  sa  juste  valeur  3.  Rien 
ne  plaide  tant  pour  vous  que  d'être  son  ami.  » 

1.  P.  37. 

2.  Cf.  Worp,  Constanlijn  Huygens,  dans  De  Haghe,  1919,  1  vol.  in-8°,  et  /.<7/r<\s- 
du  Scif/ncur  de  Zuylichem  à  Pierre  Corneille.  Paris  et  Groningue,  1890. 

3.  Briefwisseling  van  Constantijn  Huygens, éd.  Worp,  t.  I.  p.  336,  n°  648.  Sur  la 
mort  de  Saint  Surin,  voir  Collection  du  Puy,  t.  Y,  fol.  13.").  [ls'éteignit  le 5 août  L632. 


282  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

La  première  lettre  de  Balzac  à  Huygens  est  datée  du  26  mars 
1632  x  et  est  noyée  dans  des  compliments  infinis.  Peut-être 
pourrait-on  découvrir  quelque  critique  sous  tant  de  flatteries  : 
«  La  facilité  de  vostre  style  en  couvre  la  force,  mais  elle  ne  l'énervé 
pas,  et,  soubs  une  négligence  apparente,  je  trouve  de  l'art  et  des 
ornemens.  Il  ne  vous  suffît  pas,  au  lieu  où  vous  estes,  de  faire 
mieux  que  nous  et  de  posséder  à  nostre  exclusion  l'ancienne  et  la 
solide  vertu  ;  vous  nous  allés  encore  oster  ce  qui  reste  de  passable 
dans  les  estats  corrompus,  je  veux  dire  la  gloire  du  langage...  » 

Il  reproche  à  la  Hollande  de  séduire  à  ce  point  Saint-Surin, 
qu'il  est  «  devenu  mauvais  François  »  et  de  lui  «  débaucher  un 
ami  » 2. 

Le  post-scriptum  est  ce  qui  nous  intéresse  le  plus  :  «  Si  Mr  Hein- 
sius  et  Mr  Cunaeus  ont  publié  quelque  chose  de  nouveau,  vous 
m'obligerés  bien  fort  de  m'en  faire  part.  Ce  sont  deux  hommes, 
selon  mon  jugement,  comparables  aux  anciens  et  qui  valent  tout 
ce  que  l'Italie  a  produit  de  plus  docte  et  de  plus  poli  soubs  le 
pontificat  de  Léon  dixième.  »  Heinsius  et  Cunaeus,  ses  maîtres 
d'histoire  et  de  droit  de  1615.  Huygens  réplique  à  cette  invitation 
en  lui  envoyant  ÏHerodes  Infanticida.  Sa  lettre  ayant  mis  sept 
mois  à  parvenir  à  Balzac,  celui-ci  y  répond  le  2  février  1633,  le 
cœur  encore  meurtri  de  la  perte  de  Saint-Surin  :  «  Il  me  semble 
que  ma  douleur  me  tient  lieu  de  mon  amy.  Je  la  possède  avec 
quelque  sorte  de  douceur  et  en  suis  si  jaloux  que  je  croirois  avoir 
fait  une  seconde  perte,  si  je  ne  l'avois  plus  pour  m' entretenir.  » 

Il  loue  fort  YHerodes  infanticida  3  :  «  L'oeconomie  de  la  tra- 
gédie est  dans  les  règles...  Les  vers  sont  magnifiques  et  dignes 
d'un  théâtre  d'yvoire.  Chaque  partie  m'en  a  plu,  mais  surtout 
les  chœurs  m'ont  ravy...  J'ay  seulement  à  vous  proposer  un  petit 
scrupule  et  ne  sçay  pas  bien  pourquoy  Tisiphone  est  introduite 
avec  Mariamne,  qui  parle  du  Styx,  du  Cocyte  et  de  l'Acheron, 
ny  s'il  se  peut  former  un  corps  naturel  de  deux  pièces  si  diffé- 
rentes que  sont,  à  mon  advis,  la  religion  juifveet  la  payenne.  Mon 
doute  vient  de  mon  ignorance  et  non  pas  de  ma  présomption. 
Je  demande  enseignement  et  ne  cherche  pas  querelle,  particu- 
lièrement avec  un  homme  qui  règne  en  ces  matières  critiques  et 

1.  Huygens   avait  loué  Balzac  dans  une  poésie,  en  1626  (Gedîchlen,  éd.  Worp, 

t.   II,  p.  134),  alors  que   les   lettres  de  celui-ci  avaient  été  publiées  en  1624.  On  a 
donc  toujours  été  en  Hollande  a  L'affût  des  nouveautés  littéraires  françaises. 

2.  Publié  par  M.  Worp  dans  Oud-HoUand,  t.  XIV,  1896,  p.  153. 

3.  liriefwissdimj  van  Constantijn  Huygens,  t.  I,  p.  386  et  387. 


BALZAC  ET  DANIEL  HEINSIUS  283 

que  je  reconnois  pour  le  vray  et  légitime  successeur  du  grand 
Scaliger...  »  .  «  J'ay  grand  dessein,  Monsieur,  d'aller  me  rendre 
sçavant  sous  sa  discipline  et  d'estre  enmesme  temps  vostre  cour- 
tisan et  son  auditeur...  mais  je  voudrois  bien  que  vos  armes  eus- 
sent achevé  de  me  faire  le  chemin  que  je  desirerois  tenir  et  qu'il 
n'y  eust  rien  d'Espagnol  depuis  Paris  jusques  à  la  Haye  1.  » 

Le  passage  de  cette  lettre  que  nous  venons  de  citer  est  le 
résumé  du  Discours  sur  une  tragédie  de  Monsieur  Heinsius 
intitulée  Herodes  Infanticida  2.  Il  est  accompagné  d'une  lettre 
d'envoi  datée  de  Balzac,  le  «  15  de  may  1634  »,  parvenue  à 
Huygens  par  la  voie  de  Mme  des  Loges,  dont  le  fils,  marié,  à  la 
cour  de  La  Haye,  est  capitaine  au  service  des  Etats  3. 

Balzac  accable  Heinsius  de  protestations  d'amitié  et  de  véné- 
ration, excessives,  même  pour  un  temps  où  on  avait  le  compliment 
aussi  facile  que  l'injure  :  «  Je  brusle  d'impatience  de  le  voir  et 
d'embrasser  cette  divine  teste,  dont  il  est  sorti  si  grand  nombre 
d'excellentes  choses.  Il  est  poëte,  il  est  orateur,  il  est  philosophe, 
il  est  critique...  Je  vous  prie  de  m'envoyer  un  cathalogue  de 
tous  les  ouvrages  qu'il  a  publiés  jusques  à  présent  et  que  je 
sçache  aussi,  par  vostre  moyen,  quel  âge  il  a,  quelle  alliance  il  a 
prise,  et  quel  homme  estoit  ce  Rutgersius,  dont  il  a  épousé  la 
sœur,  combien  il  a  eu  d'enfans,  en  quel  estât  sont  ses  affaires 
particulières  et  quel  appointeront  luy,donne  vostre  Republique.  » 
Ceci  annonce  certainement  des  démarches  pour  lui  faire  accorder 
une  pension  du  roi  Louis  XIII  4.  Il  ne  fallait  pas  moins  de  miel 
pour  faire  passer  l'acidité  des  critiques  de  Balzac. 

D'abord  une  louange  à  Huygens  à  qui  la  Dissertation  est 
adressée,  au  sujet  de  son  français  ;  il  se  peut  qu'elle  soit  sincère,. 

1.  Déjà  cité  par  M.  "Waddington. 

2.  A  Paris,  chez  Pierre  Rocolet,  1636.  Le  privilège  est  daté  de  Paris,  .">"  janvier 
1635;  l'achevé  d'imprimer,  du  15  janvier  1636. (Bibliothèque  Nationale, "V  3225  Al). 
A  un  autre  exemplaire,  Yc  9345-6  est  jointe  Danielis  I  Ieiusii  Epistola  qua  tlissrr- 
tationi  D.  Balsaci  wl  Herodem  Infanticidam  respondetw...  editore  Marco  Zverio 
Boxhornio,  L.  B.,  Elzevir,  1636.  La  préface  est  datée  du   12  juillet. 

:'..  Briefwisselin§  van  Constanlijn  Huygens.  t.  I,  p.  461-2  et  p.  2  17.  Charles  des 
Loges,  qui  fut  tué.  en  1637.  au  sie;_;v  de  Bréda,  avait  épousé  Madeleine  van  derMyle, 
fille  de  Cornelis  (1579-1642),  gendre  de  Barneveldt  et  Curateur  de  l'Université  de 
Leyde,  de  1606  à  1619,  puis  de  1640  à  sa  mort. 

4.  Ce  ne  fut  que  son  lils  Nicolas,  excellent  philologue  et  poète  latin,  qui  eut  la 
pension  royale,  au  moment  où  Louis  XIV  cherchait  a  attirer  a  lui  des  savants 
étrangers.  Le  roi  écrivait,  en  1666,  au  comte  d'Estrades,  ambassadeur  en  Holland  •  : 
«  Prenez  soin  de  vous  enquérir,  sans  qu'il  y  paroisse  que  je  vous  aie  écrit,  mais 
comme  par  vostre  simple  curiosité,  quelles  sont  dans  toute  l'étendue  des  Provinces- 
Unies  et  même  dans  les  autres  des  Pays  Pas  de  ta  domination  du  Roi  d'Espagne, 
les  personnes  les  plus  insinues  et  qui  excellent  notablement  par-dessus  les  autres 
en  tout  genre  de  professions  et  de  sciences,  et  de  m'en  envoyer  une  liste  bien  exacte, 
contenant  les  circonstances  de  leur  naissance,  de  leurs  richesses  ou  pauvreté,  du 


"284  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

en  tous  cas  elle  est  méritée  x  :  «  Il  faut  que  vous  me  juriez  que 
vous  estes  Hollandois  pour  me  le  persuader  et  je  ne  puis  croire 
que  sur  vostre  serment  une  vérité  si  difficile.  Vous  escrivez  le 
langage  que  nous  parlons  avec  autant  de  grâce  que  si  vous 
estiez  né  dans  le  Louvre.  »  Et  maintenant  au  tour  de  Heinsius, 
car  1'  «  unico  éloquente  »  a  des  ressources  infinies  dans  l'éloge  : 
«  Je  sçay  qu'il  est  le  Docteur  de  nostre  Siècle  et  qu'il  le  sera  de 
nostre  Postérité,  je  ne  dis  pas  que  j'ay  de  l'estime,  ce  terme  est 
inférieur  à  mon  sentiment,  mais  j'ay  une  espèce  de  dévotion  pour 
tous  ses  ouvrages  2.  » 

Il  faut  bien  cependant  en  venir  à  la  critique,  d'abord  indirecte  : 
«  Je  ne  trouve  point  estrange,  Monsieur,  qu'un  Juif,  dans  une 
Tragédie  latine,  parle  à  la  mode  de  Rome  et  se  serve  des  mots 
d'Acheron,  de  Styx,  de  Bacchus  et  de  Ceres  3...  Je  ne  m'estonne 
pas  qu'Herodes  paroisse  demi  Juif  et  demy  Payen  »,  mais  voici 
l'attaque  directe  :  «  Je  me  persuaderois  avec  peine  qu'un  homme 
constant  pust  estre  de  deux  Partis  et  porter  les  couleurs  de 
divers  Maistres.  Cette  Nouveauté,  à  dire  vray,  me  semble  un 
peu  dure  et  je  ne  puis  m'imaginer  sans  gesner  mon  imagination 
que,  dans  un  poème  où  un  Ange  ouvre  le  Théâtre  et  fait  le  Pro- 
logue, Tisiphone  se  vienne  monstrer,  accompagnée  de  ses  autres 
sœurs  et  avec  le  terrible  équipage  que  luy  a  donné  le  Paganisme. 
Je  vous  demande  si  cette  partie  a  de  la  proportion  avec  son  Tout 
et  si  ce  bras  est  de  cette  teste.  Je  vous  prie  de  me  dire  si  les  Anges 
et  les  Furies  peuvent  compatir  ensemble.  » 

Bientôt  Balzac  s'échauffe  et  s'élève  à  la  grande  éloquence  4  : 
«  La  Matière  dont  il  s'agit  est  toute  nostre  et  toute  Chrestienne. 
Il  me  semble  que  les  fausses  Divinitez  n'y  ont  point  de  part  et 
n'y  peuvent  entrer  que  par  violence.  Le  grand  Pan  est  mort 
par  la  naissance  du  Fils  de  Dieu,  ou  plustost  par  celle  de  sa  Doc- 
trine ;  il  ne  faut  pas  le  ressusciter.  Au  lever  de  cette  lumière, 
tous  les  phantosmes  du  Paganisme  s'en  sont  enfuis,  et  il  ne  les 
faut  pas  faire  revenir.  Il  est  juste  que  le  changement  du  stile 

travail  auquel  elles  s'appliquent  et  de  leurs  qualités.  L'objet  que  je  nie  propose  en 
cela  est  d'être  informé  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  excellent  et  de  plus  exquis  dans  chaque 
pays,  en  quelque  profession  que  ce  soit,  pour  en  user  après  ainsi  que  je  l'estimerai 
à  propos  pour  ma  gloire  et  pour  mon  service  »  ;  cité  par  Lavisse,  Histoire  de  France, 
t.  VII,  2'   partie,  p.  83,  note  2. 

1.  Œuvres  <le  J.L.  de  Guez,  sieur  de  Balzac,  pub.  p.  L.  Moreau.  Paris,  J.  Lecofîrc, 
1854,  t.  I,  p.  321. 

2.  Ibid.,  p.  322. 

3.  Ibid.,  p.  324. 

4.  Ibid.,  p.  325. 


BALZAC    ET    DANIEL    HEINSIUS  285 

accompagne  le  renouvellement  de  l'Esprit,  que  le  poison  qu'a 
vomy  nostre  cœur  ne  demeure  pas  dans  nostre  bouche,  que  le 
dehors  rende  tesmoignage  du  dedans...  Véritablement  cette 
mauvaise  coustume  a  besoin  d'estre  reformée  et  mérite  bien  que 
nous  en  considérions  l'importance.  Cette  bigarrure,  Monsieur,, 
n'est  pas  recevable.  Elle  travestit  toute  nostre  Religion  ;  elle 
choque  les  moins  délicats  et  scandalise  les  plus  indevots.  Quand 
la  Piété  en  cela  ne  soufïriroit  rien,  la  Bienséance  y  seroit  offensée 
et,  si  ce  n'est  commettre  un  grand  crime,  c'est  commettre  hor& 
de  temps  une  mascarade.  Quelle  apparence  de  peindre  les  Turcs 
avec  des  Chapeaux  et  les  François  avec  des  Turbans  ?  de  mettre 
les  fleurs  de  Lis  dans  leurs  Drapeaux  et  le  Croissant  dans  les- 
nostres  ?  » 

Tout  ceci  est  d'une  certaine  importance  pour  la  connaissance 
des  idées  littéraires  au  xvne  siècle.  Le  souci  des  «  mœurs  »,  de 
la  couleur  psychologique  locale,  la  préoccupation  de  la  vraisem- 
blance apparaissent  ici  avec  une  très  grande  force.  C'est  le 
même  reproche  qu'adressera  Scudery  à  Corneille  de  ne  pas  faire 
vrai  et  c'est  encore  celui  que  Saint-Evremond  et  Mme  de  Se  vigne 
adresseront  à  Racine. 

Suit  alors  un  acte  d'accusation  contre  les  philologues,  contre 
les  humanistes  qui  vivent  dans  le  passé  et  en  gardent  le  langage, 
parlent  des  Dieux  immortels  au  lieu  du  Dieu  Immortel,  des 
orgies  pour  les  fêtes  et  du  crime  de  «perduellion  »  pour  l'hérésie. 
«  Ces  Messieurs  sont  si  accoutumez  aux  lettres  Profanes  qu'ils- 
ne  s'en  peuvent  défaire  dans  les  matières  les  plus  Religieuses  *  », 
et  il  rappelle  cet  ambassadeur  de  Constantinople  à  Rome,  qui 
appelait  le  pape  «  le  Grand  Turc  des  Chrestiens  ».  Balzac  quitte 
bientôt  la  plaisanterie  pour  retourner  à  des  déclarations  de 
principes  2  ;  «  Si  j'osois  tirer  une  conséquence  de  tout  ce  Discours, 
je  dirois  que,  premièrement,  nous  devons  nous  souvenir  qui  nous 
sommes  et,  en  second  lieu,  quel  est  le  subjet  sur  lequel  nous  tra- 
vaillons... et  si  nos  compositions  sont  Chrestiennes,  elle  le  doivent 
estre  aussi  bien  en  la  forme  qu'en  la  matière.  J'aymela  Discipline 
et  la  Justesse,  mais  je  hay  le  Pedantisme  et  V Affectation. 

Au  lieu  de  broder  sur  ce  thème,  ce  qui  eût  contribué  à  nous 
révéler,  à  la  veille  du  Cid,  quelques-unes  des  lois  de  l'esprit 
français  à  celle  époque,  Balzac  s'égare  dans  l'érudition,  cite  du 

1.  Œuvres  de  Balzac,  t.  I,  p.  328. 

2.  Ibid.,  p.  332. 


286  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

grec  et  reparle  en  détail  des  Furies  en  général  et  de  celles  de 
VHerodes  Infanticida  en  particulier.  Il  se  refuse  à  les  admettre 
comme  svmbole  des  fureurs  qui  agitent  Hérode  ou  de  son  remords. 
Or,  continue-t-il,  «  Dans  vostre  poème  il  n'en  est  pas  ainsi l. 
Les  Furies  n'y  sont  pas  des  illusions  ;  elles  y  sont  de  véritables 
objets  ;  Herodes  ne  se  les  imagine  pas,  le  Poète  les  fait.  Elles 
s'arment  de  tous  leurs  Flambeaux  et  n'oublient  pas  un  de  leurs 
Serpents  pour  faire  peur  à  la  compagnie.  Mariamne  les  évoque  à 
haute  voix  et  les  tire  après  elle  du  fond  de  l'Abysme.  » 

La  longue  dissertation  sur  Mariamne,  qui  fait  suite,  a  peut-être 
attiré  l'attention  de  Tristan  L'Hermite  sur  l'héroïne  de  son  futur 
chef-d'œuvre  2.  Ici  Balzac  critique  son  intervention  :  «  C'est  un 
personnage  peu  convenable  à  l'action  où  elle  s'occupe  et  un 
instrument  fort  mal  propre  à  estre  employé  dans  un  massacre. 
Il  falloit  chercher  une  autre  instigatrice  du  Tyran  et  un  autre 
guide  des  Furies.  »  Balzac  demande  encore  à  Huygens  3  :  «  Si  le 
principal  personnage  d'une  Tragédie  devant  estre  plus  malheu- 
reux que  meschant  afin  d'exciter  en  l'âme  du  Peuple  plus  de 
pitié  que  de  haine,  Herodes  est  un  personnage  de  cette  nature...  » 

Il  est  temps  d'en  revenir  aux  compliments  et  de  s'incliner 
d'avance  devant  «  cette  souveraine  Critique,  qui  prononce  ses 
Arrests  à  Leiden,  et  qu'on  va  consulter  des  dernières  parties 
de  l'Europe  »,  il  loue  le  discours  de  l'Ange,  la  Thèse  morale, 
Y  «  Hypothèse  historique  et  le  tableau  de  la  nativité,  «la  plus 
belle  Nativité  qu'on  ait  jamais  veue...  ».  «  J'ay  veii  des  Images 
de  la  Saincte  Vierge  de  la  main  de  Raphaël  d'Urbain  ;  j'en  ay 
veii  de  celle  de  Michel  Ange,  mais  je  n'en  ay  point  veii  du  prix  et 
du  mérite  de  celle-cy  et  j' ad  voue  que  la  Peinture  parlante  a 
beaucoup  d'avantage  sur  la  muette.  » 4 

Balzac  n'aime  point  les  sentences  dont  Corneille  usera  encore 
beaucoup  :  «  Je  laisse  les  sentences  à  ceux  qui  les  aiment  et  au 
peuple  qui  les  demande,  ainsi  que  le  remarque  Aristote.  »  Sous 
couleur  d'éloge,  il  signale  quelques  imitations  et  il  en  profite 
pour  manifester  à  l'égard  des  anciens  un  irrespect  tout  moderne, 
dont  le  philologue  néerlandais  dut  être  profondément  froissé. 
La  Querelle  des  Anciens  et  des  Modernes5  agite  surtout  la  seconde 

1.  Œuvres  de  Guez  de  Balzac,  t.  I.  p.  341. 

2.  Cf.  ici  p.  27'.».   ii.  2. 

3.  Œuvres  de  due/,  de  Balzac,  t.  I.  p.  345-347. 

4.  Jbid,  t.  I,  p.  348. 

5.  Cf.  Gillot  <H'.  La  QuerelU  des  Anciens  et  des  Modernes...  Thèse  de  Lettres 
Paris;  Paris,  Ed.  Champion,    1914,  in  8°. 


BALZAC    ET    DANIEL    HEINSIUS  2<S7 

moitié  du  siècle,  mais,  dès  son  début,  elle  est  résolue  en  faveur 
de  ceux-ci  et  c'est  par  son  indépendance  envers  l'Antiquité, 
en  dépit  de  nombreuses  marques  de  vénération,  que  le  xvne  siè- 
cle se  distingue  le  plus  du  xvie  :  «  Je  n'ay  pas  assez  de  foy  pour 
m'imaginer  un  Mystère  sous  chaque  mot  d'un  Ancien  et  pour 
croire  que  toutes  les  vieilles  erreurs  sont  raisonnables  et  régu- 
lières. »  Balzac  connaît  son  Heinsius  ;  il  appréhende  les  fureurs 
du  savant  hollandais,  dont  l'orgueil  est  si  altier  qu'il  est  impa- 
tient de  la  contradiction  :  «  Je  veux  croire  de  plus,  Monsieur, 
qu'il...  tempérera  ses  Escrits  d'une  telle  discrétion  qu'il  n'y 
aura  pas  un  mot  qui  sente  la  passion  des  Partis  et  l'aigreur  de 
la  Dispute,  qui  ne  puisse  estre  souscrit  de  tous  les  Chrestiens... 
Il  ne  voudroit  pas...  se  fermer  les  portes  de  Rome,  où  ses  livres 
ont  esté  si  plausiblement  recetis  et  son  nom  est  en  si  bonne  odeur 
au  Vatican.  »  On  pourrait  voir  là  un  avertissement,  même  une 
menace,  un  appel  aux  foudres  de  l'Eglise  et  de  la  Congrégation 
de  l'Index,  ce  qui  ne  serait  pas  très  courageux  l. 

Heinsius,  malgré  les  compliments  qui  lui  étaient  assénés,  fut 
très  piqué,  et  ne  laissa  pas  de  répondre,  non  par  une.  lettre,  ce 
qui  eût  été  trop  peu,  mais  par  une  longue  dissertation  où  il  y  a 
moins  d'injures  qu'on  n'attendrait  de  la  part  d'un  aussi  sus- 
ceptible personnage  ;  il  y  perce  surtout  le  dédain  pour  le  David 
qui  a  osé  s'attaquer  à  ce  Goliath.  La  réplique,  qui  est  do  juin  1636, 
est  intitulée  :  Epistola  qua  dissertationi  D.  Balzaci  ad  Herodem 
Infanticidam  respondetur '-.  Elle  est  fondée  sur  les  principes 
du  De  Tragoediae  constitulione  qui,  étant  considéré  par  son 
auteur  comme  la  quintessence  de  la  pure  doctrine  aristotéli- 
cienne, a  droit  au  même  respect  qu'un  livre  sacré;  il  en  copie  des 
pages  entières  qui  servent  d'argument.  Après  avoir  cité  des 
évoques  et  des  vies  de  saints,  qui  employent  le  mot  Tartare,  il 
définit  les  Furies,  des  passions  de  l'âme  divinisées  :  il  nie 
que  ce  soient  des  Déesses  et  il  affirme  son  droit  de  les  mêler  à  des 
personnages  de  l'antiquité  judaïque.  Au  reste,  pour  oser  tou- 
cher à  celle-ci,  il  faudrait  savoir  l'Hébreu  et  I  [einsius  prie  Huv- 
gens  de  remontrer  à  son  ami  Balzac  d'agir  avec  pins  de  circons- 
pection, car  la  matière  exige  non  moins  d'érudition  que  de  juge- 
ment. 


1.  Œuvres  de  (liiez  de  Balzac,  1.  I.  p.  3 

2.  Editore  Marco  Zvcrio  Boxhornio.  Leyde,  Elzevir,  1636.  (Bibl.  Nat.,  Yc  9345- 
6). 


288  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

Il  conclut  avec  modestie  que  son  Hérode  doit  être  absous  ou 
l'antiquité  condamnée.  Ces  «  gladiateurs  de  la  République  des 
Lettres  »  ne  sont  jamais  tout  seuls  :  ils  ont  toujours  derrière  eux 
le  bataillon  carré  des  Anciens.  Elevant  le  débat,  Heinsius 
met  en  garde  contre  ceux  qui  cherchent  secrètement  à  désunir 
les  Hollandais  et  les  Français,  et  il  affirme  son  admiration  pour 
les  Scaliger,  les  Casaubon,  les  du  Maurier,  les  de  Thou,  les  du 
Puy,  les  Gaumain,  les  Rigault,  les  Hérauld  l.  Il  engage  Balzac 
à  lui  écrire  directement. 

Ce  dernier,  dans  une  lettre  à  Huygens  2  observera  :  «  Il  s'esgaye 
sur  des  choses  dont  j'estois  demeuré  d'accord  avec  luy  et  change 
Testât  de  la  question  ou  ne  la  touche  que  légèrement  ».  Balzac 
ayant  invoqué  Rome,  Heinsius  appelle  le  pape  «  ipsum  etiam 
Ecclesiae  caput  »,  ce  qui  fit  au  Souverain  Pontife  un  sensible 
plaisir,  atténué  par  la  rectification  comique  de  l'errata  :  «  Eccle- 
siae romanae  caput  ». 

La  même  lettre  fait  allusion  à  l'intervention  de  Saumaise, 
F  «  Incomparabilis  »,  qui  n'avait  pas  figuré,  et  pour  cause,  parmi 
les  savants  français  admirés  de  Heinsius,  et  qui,  enchanté  d'être 
désagréable  à  son  adversaire  de  Leyde  en  prenant  parti  pour 
Balzac,  adressa  à  Ménage  une  épître  intitulée  :  «  Claudii  Salmasii 
ad  Aegidium  Menagium  epistola  super  Herode  Infanticida, 
Heinsii  tragoedia  et  censura  Balzacii  3.  » 

Ici  finissent  les  relations  épistolaires  de  Balzac  et  Constantin 
Huygens  4  qui,  toujours  à  l'affût  des  nouveautés,  se  tournera  plu- 
tôt vers  l'étoile  ascendante  dugrand  Corneille 5  et  vers  celle  de  René 
Descartes  qu'il  a  plus  à  sa  portée  et  dans  son  voisinage,  mais 
Balzac  ne  lâchera  pas  plus  Heinsius  que  Heinsius  n'oubliera 
Balzac,  exemple  de  ces  mémorables  querelles  scientifiques  et 
littéraires  dont  notre  temps  n'a  pas  absolument  perdu  le  secret. 

Tout  un  entretien  de  Balzac,  le  vingt-cinquième  6,  dédié  à 
Monsieur  Girard,  traite  «  de  son  procédé  et  de  celuy  de  Monsieur 
Heinsius  en  leur  querelle  ».  «  Si  le  chagrin  de  Monsieur  Heinsius 
estoit  de  mesme  nature,  il  feroit  différence  entre  les  Compli- 

1.  Ibid.,  p.  236. 

2.  Briefwisseling  van  Constantijn  Huygens,  t.  III,  p.  5. 

'A.  Parisiis,  apud  Viduam  .Mathurini  Dupuis,  Kilo.  Haag  signale  une  éd.  de  1644, 
in-4°  (La  France  protestante,  l*e  éd.,  t.  IX.  p.  166). 

1.  Cf.  Worp,  huygens  en  Balzac  extr.  de  Oud-Holland,  t.  XIV:  notamment  p.  5, 
note  2. 

.").    Cf.   Worp,    Lettres  du  .S'r  (/<■  Zuuliehern  à   l'ierre  Corneille,  déjà  eité. 

<i.  Les  Entretiens  de  feu  Monsieur  de  Balzac  ;  A  Leiden,  chez  Jean  Elsevier, 
1659,  in- 12,  i>.  348. 


BALZAC    ET    DANIEL    HEINSIUS  289 

mens  et  les  Injures,  entre  Balzac  et  Schioppius  :  il  ne  se  jetteroit 
pas  indifféremment  sur  l'Hoste  et  sur  le  Larron  »  ;  Scioppius 
est  l'odieux  pamphlétaire,  adversaire  de  Scaliger.  Quant  à 
Y  «  Hoste  »,  ce  mot  n'a-t-il  qu'une  signification  symbolique  ou 
veut-il  dire  que  Balzac  a  été  jadis  l'hôte  de  Heinsius  ? 

«  Pour  ne  rien  dire  de  pis  de  ce  grand  Adversaire,  il  a  mal 
pris  ma  bonne  intention  et  n'a  pas  receii  mes  civilitez  comme  il 
devoit.  Je  n'ay  eu  dessein  que  de  luy  donner  matière  de  s'égayer  ; 
je  luy  ay  parlé  avec  toute  sorte  de  déférence  ;  je  luy  ai  demandé 
instruction  sur  quelques  endroits  de  sa  Tragédie,  intitulée 
Herodes  injanticida  :  voilà  ce  que  j'ay  fait.  Luy,  tout  au  contraire, 
n'a  pas  voulu  recevoir  mes  civilitez,  il  s'est  effarouché  de  mes 
complimens  ;  je  luy  ay  demandé  instruction  et  il  m'a  jette  des 
pierres.  Jugez  qui  de  nous  deux  a  le  tort,  car  voilà  au  vrav  ce 
qui  s'est  passé  entre  nous. 

«  Il  est  vray  aussi  que  je  ne  croyois  pas  mon  objection  si  forte 
de  moitié  et  c'est  peut-être  ce  qui  l'a  fasché.  ...  Il  est  riche  en 
lieux  communs  et  trait  te  quantité  de  belles  matières  en  sa 
defîense...  il  ne  les  traitte  pas  assez  clairement.  »  Enfin  Balzac 
raille  de  nouveau  son  adversaire  sur  le  «  ipsum  Ecclesiae  Caput  », 
rectifié  dans  l'errata  :  «  l'un  est  pour  Rome,  l'autre  pour  Leyden. 
Par  le  premier  il  veut  plaire  au  Pape,  qui  ne  lit  pas,  non  plus  que 
les  autres  hommes,  Y  Errata,  qu'on  met  à  la  fin  des  Livres  ;  par 
le  second,  il  veut  avoir  de  quoy  se  justifier  envers  les  Ministres, 
si  on  l'accusoit  d'estre  mauvais  Huguenot  et  d'avoir  intelligence 
avec  l'Ennemy...  Comme,  dans  sa  Tragédie,  il  est  Juif  et  Payen, 
il  croit  que,  dans  sa  Dissertation,  il  peut  estre  Catholique  et 
Huguenot 1.  » 

La  vivacité  et  l'aigreur  du  conflit  ne  priva  pas  le  fils  de 
Daniel  Heinsius,  Nicolas,  l'excellent  philologue  et  poète  latin,  de 
chercher  à  connaître  l'ennemi  de  son  père.  Les  manuscrits  des 
lettres  échangées  sont  à  la  Bibliothèque  de  l'Université  de  Leyde.2 
Dans  l'une  d'elles,  écrite  de  Paris  en  avril  1646,  Nicolas  rappelle 
sans  délicatesse,  cette  querelle,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  d'èlre 

1.  Œuvres  de  Balzac,  t.  I,  p.  352. 

2.  Ms.  B.  P.L.  246.  Balzac  adresse  ses  lettres  :  «  A  Monsieur  de  Heins,  Gentilhomme 
Hollandois,  à  Paris»  (15  janvier  1646)  ;  une  autre  est  datée  d'Angoulême,  15  juin 
1049,  et  porte  comme  suseription:  «A  Monsieur  Heinsius  le  fils,  Gentilhomme  Hol- 
landois à  Leyde  (recommandé  à  la  courtoisie  de  Monsieur  Chapelain)  >.  lue  troisième" 
datée  du  24  décembre  1653,  est  libellée  «A  Monsieur  Heinsius.  gentilhomme  hollan- 
dois à  Florence  ».  Les  brouillons  des  lettres  écrites  par  Nicolas  Heinsius  sont  dans 
la  même  chemise  ;  une  copie,  faite  sans  doute  par  Heinsius,  d'une  épître  de  Balzac 
à  du  Moulin  (20  sept.  1037)  est  dans  le  dossier  B.  P.  L.  293  15. 

19 


290  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

reçu  par  Balzac  dans  son  «  Désert  ».  Celui-ci  aimait  ces  importu- 
nités  de  l'étranger  dont  il  affectait  de  se  plaindre  :  «  Il  est  la 
butte  de  tous  les  mauvais  compliments  de  la  Chrestienté,  pour 
ne  rien  dire  des  bons,  qui  lui  donnent  encore  plus  de  peine.  Il  est 
persécuté,  il  est  assassiné  de  civilitez  qui  lui  viennent  des  quatre 
Parties  du  Monde,  et  il  y  avoit  hier  au  soir,  sur  la  table  de  sa 
chambre,  cinquante  Lettres  qui  luy  demandoint  des  Responses, 
mais  des  Responses  éloquentes,  des  Responses  à  estre  monstrées, 
à  estre  copiées,  à  estre  imprimées...  Il  faut  bien  se  garder  d'une 
si  dangereuse  familiarité,  traitant  avec  ces  gens-là.  Il  faut  qu'on 
s'ajuste,  qu'on  se  pare,  qu'on  se  farde  mesme  pour  plaire  à  des 
veux  si  délicats  et  la  condition  de  celuy  qui  a  dessein  de  leur 
plaire  est  pour  le  moins  aussi  malheureuse  que  celle  d'un  homme 
qui  seroit  obligé  ou  de  ne  parler  jamais  qu'en  musique  ou  d'estre 
sur  un  Théâtre  depuis  le  matin  jusques  au  soir  ou  de  passer 
toute  sa  vie  en  jours  de  Cérémonie  et  avec  un  autre  habillement 
que  le  sien.  » 

«  Ce  n'est  pas  tout  que  cela.  On  luy  envoyé  du  François  de 
Castelnau-d'Arry,  des  vers  de  basse-Bretagne,  du  Latin  de 
Gothie  et  de  Vandalie,  de  la  raillerie  de  Bruscambille  et  de  Tur- 
lupin  pour  en  avoir  son  Jugement,  dans  une  Dissertation  régu- 
lière, car  le  nom  de  Lettre  ne  contente  pas  assez  l'ambition  des 
Faiseurs  de  questions...  » 

«  Pour  l'achever,  il  vient  icy  des  importuns  en  personne, 
quelquefois  de  plus  de  cent  lieues  et  tout  exprès,  si  on  les  veut 
croire,  qui  luy  donnent  le  dernier  coup  de  la  mort,  luy  disant,  pour 
leur  premier  compliment,  que  sa  haute  réputation  et  la  célébrité 
qu'il  a  donnée  au  lieu  où  il  est,  les  ont  obligez  de  venir  voir  cette 
Personne  si  connue  et  ce  Village  si  renommé  ;  qu'il  ne  doit  point 
trouver  mauvaise  une  si  juste  et  si  honneste  curiosité  que  la 
leur.  Un  de  ces  Curieux  luy  commença  il  y  a  quelques  jours  sa 
Harangue,  par  le  respect  et  la  vénération  qu'il  avoit  tous  jours  eue 
pour  lui)  et  pour  Messieurs  ses  Livres.  Il  n'est  rien  de  plus  histo- 
rique que  cecy  et  vous  pouvez  voir  par  là  jusqu'où  peut  aller  le 
stile  des  Complimens  1.  » 

Il  n'y  a  aucune  exagération  dans  ce  passage,  Balzac  recevait 
des  visites  de  partout.  J'ai  trouvé  Un  de  ses  autographes  dans 
Y  Album  Amicorum  du  philologue  allemand  Gronovius,  ami  à  la 

1.  Les  Entreii  ens  de  Feu  Monsieur  de  Balzac,  pp.  161  à  163. 


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Autographe  inédit  de  Balzac  (daté  do   iô  septembre  iG^o; 

DANS   L'ALBUM   DE    GrO.NOVII  S. 

(Bibliothèque  Royale  de  La  Haye). 


BALZAC    ET    DANIEL    HEINSIUS  291 

fois  de  Saumaise  et  de  Heinsius  et  qui  devint  professeur  à 
«  l'Athenaeum  illustre  »  de  Deventer  ;  plusieurs  lettres  de  Guez 
à  ce  savant  font  allusion  au  séjour  de  Gronovius  à  Balzac. 
Le  15  septembre  1640,  le  solitaire  traça  dans  YAlbum 
conservé  à  la  Bibliothèque  Royale  de  La  Haye,  les  lignes 
suivantes  : 

Etiam  de  Deo  vera  dicere  periculosum 

Nobilissimo,  eruditissimo  et  humanissimo  Gronovio,  hoc  grati 
animi  qualecumque  monumentum  relinquit  Joannes  Ludovicus 
Balzacius.  Ann.  MDCXXXX.  Sept.  XV»  (cf.  pi.  XXIX)  i. 

André  Pineau  dans  une  lettre  inédite  à  André  Rivet,  datée 
de  Paris,  21  février  1648,  parle  d'  «  un  jeune  Gentilhomme  alle- 
man,  neveu  de  Monsr.  de  Borstel...  Son  oncle  l'a  envoyé  depuis 
peu  à  l'Académie  [de  M.  de  Vaux]  au  retour  de  chez  Monsieur  de 
Balzac,  sous  lequel  il  vient  de  faire  son  cours  en  Langue  fran- 
çoise  et  luy  écrit  par  tous  les  ordinaires.  »  Balzac,  professeur  de 
français  pour  étrangers  et  continuant  ses  leçons  par  correspon- 
dance, voilà  une  révélation  un  peu  surprenante  des  manuscrits 
de  Leyde  2. 

Dans  une  autre  lettre  du  même  au  même,  datée  du  21  août 
suivant,  il  est  question  de  la  visite  de  Heinsius  en  Saintonge  : 
«  Monsieur  Heinsius  le  fds  est  aussi  revenu  sain  et  sauf  de  son 
beau  voyage  d'Italie,  d'où  il  a  apporté  quantité  de  raretez 
pleines  d'attraits  pour  l'esprit  et  pour  les  yeux.  Il  m'a  obligé  de 
sa  visite  ce  matin...  Mr.  Heinsius  a  passé  par  l'Angoûmois  où  il 
a  vu  Y  Oracle  de  Charente,  Monsr.  de  Balzac,  qui  etoit  en  un  déplo- 
rable état  de  santé.  Il  lui  a  fait  présent  de  son  livre  nouveau 
dont  vous  estes  à  la  veille  d'avoir  un  exemplaire  3.  » 

Les  deux  adversaires  devaient  mourir  presque  en  même  temps  : 
Balzac  le  18  février  1654,  Daniel  Heinsius  le  25  février  1655, 
emportant  dans  la  tombe  leur  querelle  et  leur  rancune. 

1.  Manuscrit,  Bibliothèque  royale  de  la  Haye,  130  E  32.  Selon  la  notice  auto- 
graphe du  professeur  Brugmans,  il  faut  se  reporter,  pour  la  visite  de  Gronovius,  au 
Sylloge  epislolarum...  de  Burman,  t.  III,  p.  9(i,  266,  303,  331.  Dans  l'édition  de 
1648  des  Lettres  Choisies  de  Balzac,  il  y  a  trois  lettres  à  Gronovius  :  par  celle  du 
11  août  1641,  l'.alzae  le  remercie  pour  une  élégie  et  lui  olïre  l'hospitalité  pour  le 
mois  suivant  afin  de  le  dédommager  du  court  séjour  de  l'année  précédente  :  dans 
uih  lettre  du  1er  octobre  suivant,  il  le  félicite  de  sor  retour  à  Paris  après  son 
aventureux  voyage  :  dans  sa  troisième  (7  mars  1644),  Balzac  l'accable  de 
protestations   d'amitié. 

2.  Manuscrit  Bibliothèque  de  l'Université  de  Leyde,  B.  P.  L,  Q  286,  t.  IV, 
f°  15  recto. 

3.  Ibid.,  f°  53  verso. 


CHAPITRE  XIII 

UN    GRAND    THÉOLOGIEN    ORTHODOXE     :     ANDRÉ    RlVET 

(1620-1632) 


Reprenons  l'histoire  de  l'Université  de  Leyde  au  point 
où  nous  l'avons  laissée,  c'est-à-dire  à  la  grande  crise  que 
représentent  pour  elle,  comme  pour  toutes  les  institutions 
hollandaises  le  Synode  de  Dordrecht  et  les  événements  qui  ont 
suivi.  Nous  avons  vu,  à  propos  de  Bertius,  que  l'Université  avait 
été  purgée  de  tous  ses  éléments  «  remonstrants  »  ou  suspects. 
Il  s'agissait  d'y  rétablir  l'orthodoxie  la  plus  complète  et  l'on 
songea,  une  fois  de  plus,  à  remonter  aux  sources  du  Calvinisme 
et  à  recourir  à  des  théologiens  français.  Le  plus  illustre  était  sans 
conteste  Pierre  du  Moulin.  Déjà,  nous  l'avons  vu,  pour  remplacer 
Arminius  décédé  et  Gomarus  parti,  et  remettre  de  l'ordre  dans 
l'Université  profondément  troublée  par  la  querelle  de  leurs 
partisans  respectifs,  on  avait  songé  à  lui,  en  1611,  pour  porter  «un 
esprit  de  paix  et  de  tranquillité  et  empescher  que  la  robbe  de 
nostre  Seigneur  Jésus  ne  soit  déchirée  » 1.  Il  n'était  pas  éloigné 
d'accepter,  ce  qui  montre  qu'il  avait  gardé  bon  souvenir  de  son 
professorat  de  1593.  Il  aurait  été  le  compagnon  de  Vorstius, 
la  bête  noire  des  Gomaristes  et  son  autorité  eût  fait  contrepoids 
à  la  sienne.  Très  nobles  sont  les  termes  de  sa  réponse,  datée  du 
6  mai  16112:  «J'ay  receii  vos  lettres  et  veii les  offres  et  conditions 
que  vous  et  Messieurs  vos  collègues  m'offres.  Elles  sont  telles 
que  j'ay  tout  sujet  de  m'en  contenter.  Ce  neantmoins,  j'oseray 
vous  dire  que  ce  ne  seront  jamais  les  profits  ou  avantages  qui 
me  feront  changer  de  condition.  J'ay  d'autres  raisons  plus  fortes 
qui  me  poussent  à  condescendre  à  vostre  désir  et  à  me  donner 
à  vostre  académie.  Le  repos,  la  seureté,  l'honneur  de  vostre 

1.  Bronncn  Leidsche  Vniversileit,  t.  II,  p.  12*.  Termes  de  la  lettre  de  van  der  Mijle 
à  du  Moulin,  le  21  avril  1611. 

2.  lbid.,  p.  14*. 


201  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

amitié,  le  redressement  de  mes  estudes  qui  se  dissipent  et  surtout 
le  désir  que  j'ay  de  servir  l'église  de  Dieu  avec  plus  de  fruict 
que  je  ne  fais  icy,  sont  les  causes  qui  me  touchent  le  plus,  car  les 
difficultés,  que  vous  me  proposés,  qui  pourroient  degouster  un 
autre,  sont  celles  qui  m'encouragent  et  me  font  désirer  d'estre 
employé  en  un  travail  si  important  et  si  nécessaire  et  apporter 
quelque  addoucissement  à  ceste  playe,  laquelle  j'ay  tousjours 
estimé  ne  se  devoir  guarir  par  disputes  mais  par  prudence,  veii 
que  la  pluspart  du  mal  vient  de  vouloir  trop  sçavoir.  Joint  que  je 
voy  entre  les  parties  des  aigreurs  invétérées  ausquelles  nul  ne 
s'interposera  avec  fruict,  s'il  ne  vient  avec  un  esprit  non  préoc- 
cupé et  s'il  n'apporte  avec  la  douceur,  une  liberté  franche  pour 
dire  aux  uns  et  aux  autres  ce  en  quoy  ils  violent  la  charité  ou 
résistent  à  la  vérité...  Il  n'y  a  rien  si  pernicieux  en  la  religion  que 
de  vouloir  monstrer  sa  subtilité,  veii  que  ce  n'est  point  seulement 
un  combat  de  sçavoir,  mais  une  aemulation  de  probité  et  d'in- 
nocence. » 

Mais  ni  l'intervention  des  Curateurs,  ni  celle  de  la  Commission 
permanente  des  Etats  de  Hollande,  ni  celle  de  Louise  de  Coligny 
ou  du  Prince  Maurice,  ne  purent  amener  le  Consistoire  de  l'Eglise 
de  Paris  à  donner  congé  à  son  Pasteur,  d'autant  plus  que  le 
peuple  s'en  était  ému  x  :  «  Plusieurs  sont  venus,écrit  du  Moulin 
à  van  der  Mijle,  former  de  grosses  plaintes  contre  mes  compa- 
gnons et  contre  les  Anciens,  comme  désireux  de  me  chasser  ou 
peu  soigneux  du  bien  de  l'église,  disants  que  l'église  n'en  rece- 
vroit  point  un  autre  en  ma  place  ;  que  j'avois  peur  ;  que  vous 
me  corrompies  par  argent  ;  que  les  Jésuites  seroie.nt  désormais 
intollerables  et  se  vanteroient  de  m' avoir  chassé  ;  que  le  Synode 
n'y  a  pas  consenti  ;  que  toutes  les  églises  de  France  y  ont  inte- 
rest  ;  que  mon  père  en  mourra  de  tristesse  et  plusieurs  choses 
semblables  que  peut  suggérer  une  affection  indiscrète  d'un  peuple 
qui  ne  juge  de  la  nécessité  de  l'église  que  par  ce  qu'il  voit  devant 
ses  yeux.  » 

Il  faut  se  presser.  La  lettre  de  van  der  Mijle,  du  31  août  161 1, 2 
est  une  mise  en  demeure,  quoique  empreinte  d'une  grande  amitié 
personnelle  :  «  Si  la  vostre  resolution  est  négative,  je  regretteray 
tousjours  que  cest  amour  et  respect  m'auront  privé  de    vostre 


1.  Bronncn  Leidsche  Universileil,  t.  II,  p.  20*-21* 

2.  Ibid.,  p.  28*. 


UN    THÉOLOGIEN    ORTHODOXE    :    ANDRÉ    RIVET  295 

conversation,  laquelle  j'ay  de  longtemps  aimé  et  honoré  »,  ce  qui 
prouve  qu'ils  se  sont  connus  et  fréquentés  à  Leyde  jadis. 

Le  11  septembre  suivant,  ies  chefs  de  famille,  réunis  à  l'église 
de  Paris,  dont  le  culte  se  célébrait,  nous  l'avons  dit,  à  Charen- 
ton,  refuse  de  céder  du  Moulin.  Il  souhaite  qu'on  trouve  quel- 
qu'un qui  entretienne  l'accord  entre  les  Eglises  françaises  et  hol- 
landaises et  que  celles-ci  se  fassent  représenter  aux  Svnodes 
nationaux  de  France  1. 

Cette  tentative  manquée,  les  Curateurs  la  renouvellent  en 
juillet  1619,  cette  fois,  en  reprenant  le  procédé  qui  avait 
réussi  pour  Scaliger,  c'est-à-dire  en  envoyant  un  ambassadeur 
universitaire,  qui  sera  l'orientaliste  Erpenius,  dont  les  instruc- 
tions sont  datées  du  22  2.  Il  fallait  d'autant  plus  d'adresse  que 
le  roi  Louis  XIII,  dont  le  ministre,  du  Maurier,  avait  tout  tenté 
pour  sauver  Barnveldt,  avait  interdit  à  du  Moulin  et  à  ses  co- 
délégués  de  représenter  les  églises  françaises  au  Synode  de 
Dordrecht.  On  offre  1.200  florins  et  300  florins  d'indem- 
nité de  logement,  sans  parler  d'autres  émoluments  ordinaires 
et  extraordinaires.  Il  aura  la  seconde  chaire,  Polyander.  à  cause 
de  son  âge  et  de  son  ancienneté,  ne  pouvant  être  rétrogradé3. 
Si  le  traitement  ne  paraît  pas  suffisant,  les  Curateurs  ajouteront 
deux  à  trois  cents  florins  et  iront  jusqu'à  1.200  florins  pour  le 
déménagement. 

Dans  leur  lettre  du  22  juillet  1619  au  Synode,  réuni  à  Paris,  les 
Curateurs  insistent  sur  les  services  que  l'enseignement  de  du 
Moulin  à  Leyde  rendra  à  toutes  les  églises  réformées  et  même 
aux  églises  françaises,  dont  la  jeunesse  a  coutume  de  se  préparer 
au  ministère  à  l'Académie  de  Leyde  4.  Ils  se  servent  du  même 
argument  auprès  de  du  Plessis-Mornay  à  Saumur. 

Reçu  au  Consistoire  de  Paris,  Erpenius  y  est  accueilli  par  des 
paroles  nombreuses  et  flatteuses,  enveloppant  un  relus  formel 
de  céder  un  homme  aussi  indispensable  au  salut  de  l'Eglise  de 
France  que  du  Moulin  5.  Les  nouvelles  instructions  sollicitées 
par  le  chargé  de  mission  prévoient  que  du  Moulin  sera  demandé  en 
prêt  pour  deux  ou  trois  ans.  Si  on  échoue,  on  sollicitera  Rivet, 


1.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  II,  p.  31*. 

2.  lbid.,  p.  86*. 

3.  Ibid.,  p.  87*. 

4.  lbid.,  p.  91*  :  «  Ecclesiis  omnibus  Reformatïs,  ctiani  vestris  quaruin  juventus 
in  hac  Academia  nostra  ad  ministerium  illarum  praeformari  solrt    . 

5.  lbid.,  p.  9J*« 


296  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

«  parce  que  les  Curateurs  sont  d'avis  qu'il  faut  à  leur  université 
un  théologien  français  »  \  et  que  le  pasteur  de  Thouars  leur 
paraît  indiqué  tant  par  la  valeur  de  ses  ouvrages  que  par  les 
recommandations  dont  il  est  l'objet. 

On  recourra  à  l'influence  de  la  duchesse  de  la  Trémoille, 
Charlotte-Brabantine  de  Nassau,  fdle  de  Guillaume  le  Taciturne, 
à  laquelle  les  Curateurs  et  Bourgmestres  s'adressent  en  fran- 
çais 2  : 

Ma   Dame, 

Voslrc  Excellence  n'ignore  pas  combien  il  est  nécessaire,  notamment  en 
ces  derniers  jours  dangereux,  que  les  Académies,  séminaires  de  l'Eglise 
de  Christ  et  des  conducteurs  d'icelle,  soyent  bien  pourveiies  d'excellens 
Docteurs  en  Théologie  orthodoxes,  doués  de  singulière  science,  piété, 
intégrité  de  vie  et  autres  dons  rares  et  convenables  à  leur  profession. 
C'est  ce  cpie.  hélas  !  nous  avons  expérimenté  à  nostre  grand  intérest  en 
nostre  République  depuis  quelques  années  en  çà.  A  quoy,  nos  Illustres 
et  Puissans  Seigneurs,  les  Estats  de  Hollande  et  West-Frise,  ayans  eu 
esgard,  ils  ont  jugé,  après  meure  délibération,  n'estre  rien  plus  conseil- 
lable  pour  remédier  à  nos  playes  que  de  remettre  la  faculté  théologique 
de  nostre  Académie,  principale  source  de  nos  maux,  en  sa  première  fleur 
et  dignité.  A  quoy,  ayans  besoing  de  Théologiens  conscientieux,  fort 
sçavans  et  renommés  tant  de  saine  doctrine  que  de  saincte  vie.  par  ce 
que  nous  n'en  avons  poinct  par  de  çà  en  telle  abondance  qu'il  serait  à  désirer 
et  que  nous  estimons  eslre  de  nostre  devoir  d'orner  nostre  Université  de 
quelques  luminaires  de  dehors,  nous  avons  trouvé  bon  de  requérir  instam- 
ment votre  pasteur,  Mr  Rivet,  homme  qui,  par  ses  escrits.  s'est  monstre 
capable  de  la  charge  de  professeur  Théologique  en  nostre  Académie,  de 
la  vouloir  accepter.  Et  comme  ainsi  soit  qu'en  cela  il  despendra  entière- 
ment [de]  l'adveu  et  advis  de  vostre  Excellence,  nous  la  supplions  bien 
affectueusement  d'y  condescendre,  espérans  qu'elle  prestera  d'autant 
plus  promptement  l'oreille  à  nostre  requeste  qu'elle  cognoist  trop  bien 
(pour  avoir  esté  naguerres  en  ce  païs)  la  très  grande  nécessité  d'icelle 
et  le  bien  qu'en  recevra  toute  la  Christienté  reformée  et  notamment  les 
Eglises  de  France  par  la  fidèle  instruction  que  leurs  Escoliers  pourront 
par  ce  moyen  recevoir  par  deçà  de  l'un  de  leurs  propres  pasteurs  en  nostre 
Académie.  En  confiance  de  quoy,  etc.  De  Leyde,  ce  dernier  d'Aoust 
1619. 

D'après  ce  que  du  Moulin  dit  à  Erpenius,  Rivet  est  assez  solide 
en  controverse,  mais  pas  très  sûr  de  son  latin,  ce  qui  le  fera 

1.  Bronnrn  Leidsche  Universileil,  t.  II,  p.  97*,  deuxièmes  instructions  données  à 
Erpenius  par  les  Curateurs,  le  31  août  161'J  :  «  Ende  alzoo  de  voors.  Heeren  oor- 
delen  dat  op  desc  tijt  de  voors.  Universiteit  wel  dient  geprovideert  met  een  Franscb 
thcologant,  zoo  is  verstaen  dat  geprocedeert  zal  werden  tôt  het  beroup  van  1>  V 
Riveto.  » 

2    Ibid.,  pp.  100*-101*. 


UN   THÉOLOGIEN    ORTHODOXE    :    ANDRÉ    Kl VI    I  297 

hésiter  à  accepter,  puisqu'il  doit  enseigner  en  cette  langue.  C'est 
aussi  ce  qui,  jadis,  faisait  réfléchir  Wtenbogart  car,  observait-il, 
les  étudiants  de  Leyde  ont  l'oreille  délicate  à  cet  égard  1.  Du 
Moulin  semble  sincèrement  marri  de  ne  pouvoir,  cette  fois  encore, 
accepter  2  :  «  J'honore  et  respecte  vos  personnes,  écrit-il  aux. 
Etats,  et  désire  avec  passion  la  prospérité  de  vostre  estât  et 
voudrais  y  pouvoir  contribuer,  estimant  vostre  bien  estre  le 
nostre  et  me  souvenant  des  meilleures  années  de  ma  jeunesse.  » 

Rebuté  de  nouveau  par  le  Consistoire  de  Paris,  même  pour  un 
prêt,  Erpenius,  d'ordre  des  Curateurs,  se  rabat  donc  sur  Rivet. 
Il  s'informera  auprès  de  Duplessis-Mornay  et  du  professeur 
hollandais  de  Saumur,  Pierre  Franconi  Burgersdijk,  si,  avec  de 
l'exercice,  le  pasteur  de  Thouars  ne  pourrait  pas  arriver  à 
professer  en  latin.  A  Paris,  on  conseille  beaucoup  à  Erpenius  de 
s'adresser  plutôt  à  Daniel  Charnier  (1570-1621),  professeur  à 
Montauban. 

Ce  ne  sont  peut-être  pas  formules  de  feinte  modestie,  que  les 
explications  de  Rivet  dans  sa  lettre.  Xé  à  Saint-Maixent  le 
2  juillet  1572  3,  il  a  été  appelé  à  exercer  le  saint  ministère,  dès 
1595  4,  avant  d'avoir  ses  vingt-quatre  ans  accomplis  et  après 
avoir  conquis,  sous  Daneau,  à  l'Académie  d'Orthcz,  le  grade  de 
maître-ès-arts,  en  1592.  C'est  à  peine  si  le  soin  de  son  troupeau 
lui  a  laissé  des  loisirs  pour  continuer  à  s'instruire  ;  il  a  peu  le 
don  des  langues  et  ne  maîtrise  guère  que  la  sienne,  dans  laquelle 
il  a  accoutumé  d'exprimer  ses  pensées.  Cependant  l'insistance 
des  autres  l'enhardissent  à  prendre  confiance  ;  c'est  à  eux,  au 
prochain  Synode  du  printemps,  qu'il  laissera  la  décision  de 
savoir  s'il  lui  faut  quitter  sa  patrie,  son  père,  octogénaire,  ses 
parents  et  ses  amis,  pour  l'avènement  du  Royaume  de  Dieu. 

Quoiqu'il  en  soit,  son  esprit  n'a  jamais  cessé  d'être  tendu  vers 
les  Eglises  des  Pays-Bas,  et  dans  leur  prospérité  et   dans  leur 


1.  On  se  demande  si  ces  étudiants  hollandais  comprenaient  bien  leurs  maîtres 
français  quand  ceux-ci  Faisaient  leurs  co  irs  en  latin,  car  la  prononciation  de  nus 
savants  était  assurément,  alors  comme  aujourd'hui,  singulièrement  différente  de  la 
leur.  Les  Hollandais  ont,  ainsi  que  nous,  îa  mauvaise  habitude  d'accommoder  les 
voyelles  et  les  consonnes  latines  aux  phonèmes  de  la  langue  Indigène  :  le 

i  genus  »  devient  une  gutturale  aspirée  qui  eût  causé  à  Cicéron  un  profond  étonne- 
ment  et  qu'il  eût  été  fort  en  peine  de  reproduire. 

2.  Bronnen  Leidsche  Universiieit,  t.  II,  p.  105*. 

3.  Cette  date  est  contestée  a  torl  par  certains  biographes.  A  la  page  3  du  Traité 
de  la  bonne  vieillesse,  dont  la  version  française  a  été  terminée  le  15 décembre  1650, 
il  écrit  :  «  Il  n'y  a  pas  longtemps  sça\  oir  au  second  île  juillet,  au  nouveau  style  qu'on 
appelle,  que  l'an  7.S  de  mon  aage,  s'est  achevé...  » 

4.  Cf.  Meursius,  notice  de  YAthenae  Bciluvae.  Leyde,  L625,  in-l°,  p.  310. 


208  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

affliction.  Cela  est  vrai,  puisque  son  frère  Guillaume  Rivet  avait 
fait  ses  études  à  Leyde  et  que  son  maître,  Lambert  Daneau, 
y  avait  assumé  la  charge  de  professeur  de  théologie  l.  En  esprit 
il  a  assisté  au  Synode  de  Dordrecht,  n'ayant  pu  le  faire  en 
personne  à  cause  de  l'interdiction  royale. 

Rivet  avait-il  fait  relire  sa  lettre  ?  je  n'en  sais  rien,  mais 
toujours  est-il  qu'elle  est  écrite  en  excellent  latin.  La  réponse  de 
la  duchesse  de  la  Trémoïlle  qui  l'accompagne  est  en  français, 
mais  n'est  pas  moins  intéressante  ;  elle  témoigne  de  la  fidélité 
de  la  princesse  à  son  pays  natal  :  «  Il  est  question  de  mon  propre 
pais,  où  j'ay  receii,  après  ma  naissance,  mon  éducation  en  la 
pieté,  où  je  possède  encores  les  tesmoignages  que  ces  Provinces 
rendent  à  la  mémoire  des  travaux  de  feu  [Monsieur  mon  Père  2  ». 
Bien  qu'elle  regrette  d'abandonner  son  chapelain,  elle  se  sou- 
mettra à  la  décision  des  Synodes  qui  se  tiendront  au  printemps 
prochain,  et  elle  signe  :  «  Charlotte  Brabantine  de  Nassau, 
duchesse  doariere  de  la  Tremoille.  » 

Du  Plessis-Mornay  est  très  élogieux  pour  Rivet  et  ne  dissi- 
mule pas  aux  Curateurs  les  difficultés  que  feront  le  Synode  pro- 
vincial de  mars  et  le  Synode  national  de  mai.  Erpenius rentre  de 
France  et  dépose,  le  10  février  1620,  le  rapport  qu'il  a  rédigé  sur 
son  voyage,  avec  la  note  de  ses  frais,  qui  ne  sont  pas  aussi 
élevés  que  ceux  de  Scaliger,  car  ils  se  montent  à  750  florins  seule- 
.  ment.  Mais  il  est  à  peine  rentré  qu'on  le  lait  repartir,  tant  Rivet 
tient  à  cœur  aux  Curateurs,  dont  les  nouvelles  instructions  sont 
datées  du  19  mars  suivant.  Erpenius  doit  plaider  la  cause  de 
l'Université  auprès  des  Synodes  provinciaux  et  nationaux  et 
amener  le  pasteur  aussitôt  avec  toute  sa  famille  et  son  mobilier, 
cii  offrant  300  florins  pour  la  traversée  3. 

A  la  rigueur,  l'Université  de  Leyde  serait  satisfaite  si  le 
Svnode  lui  prêtait  Rivet  pour  cinq  ou  six  ans.  Résumer  les 
lettres  adressées  le  7  mars  par  les  Curateurs  au  Synode  provin- 
cial du  Poitou,  réuni  à  Fontenay,  et  au  Synode  national,  assemblé 
à  Alais,  serait  s'exposer  aux  plus  fastidieuses  redites.  Citons 
seulement  la  phrase  :  «  Ceterum  cum  non  eam  virorum  ad  hoc 
idoneorum  apud  nos  copiam  habeamus,  quam  desideremus, 
nostrique  esse  ollicii  videatur  ut  de  lumine   aliquo  extero  et 

1.  Cf.  plus  haut,  chapitre  n. 

2.  Bronnen  Leidsche  Unioersiteit,  t.  II,  p.  113*. 

3.  lb ici.,  p.  13G*. 


UN   THÉOLOGIEN    ORTHODOXE    !    ANDRÉ    RIVET  299 

quidem  e  regno  Galliae  petito,  Academiae  nostrae  prospicia- 
mus...  x  »  D'autres  lettres,  datées  du  20  mars,  en  français  cette 
fois,  sont  adressées  par  les  Curateurs  au  duc  de  la  Trémoïlle 
à  la  duchesse,  qui  va  èlre  privée  du  précepteur  de  son  fils,  le 
futur  prince  de  Tarente,  et  par  le  Prince  Maurice  au  Synode 
national,  au  Consistoire  de  Thouars  et  enfin  à  sa  sœur.  Malgré 
toutes  ces  belles  recommandations,  Erpenius  est  assez  mal 
accueilli  par  l'intéressé  lui-même,  dont  la  femme  n'a  aucune 
envie  d'aller  en  Hollande  2.  Leurs  pères  qui  ont,  chacun,  passé 
quatre-vingts  ans,  font  beaucoup  d'objections  et  disent  que 
cette  séparation  «  mettrait  leurs  cheveux  blancs  au  tombeau  »  ; 
tout  cela  sans  préjudice  des  difficultés  que  feront  les  Synodes. 
Cependant  Rivet  s'inclinera  devant  leur  volonté  et  celle  de 
Dieu. 

Un  jeune  Hollandais,  qui  est  le  pensionnaire  du  pasteur,  con- 
firme à  Erpenius  que  la  femme  de  Rivet  a  fait  des  scènes  à  son 
mari  :  La  ménagère  hésite,  non  qu'elle  tienne  à  l'argent,  mais  parce 
qu'il  est  dur  de  quitter  sa  patrie,  où  l'on  a  un  traitement  suffisant 
pour  vivre  et  même  pour  faire  des  économies,  et  d'aller  s'établir 
dans  un  pays  étranger,  où  la  vie  est  chère,  et  avec  un  traitement 
qui  ne  permettrait  pas  de  joindre  les  deux  bouts.  Rivet  n'est 
pas  mal  installé,  a  une  belle  maison,  est  aimé  des  siens  et  de  ses 
amis  ;  pour  gagner  l'épouse,  il  faudrait  peut-être  offrir  un  traite- 
ment supérieur.  En  somme,  le  pasteur  espère  que  les  Synodes 
refuseront  ;  cependant,  plus  Erpenius  le  fréquente,  plus  il  lui 
paraît  l'homme  qu'il  faut  à  l'Université.  Aussi  est-ce  avec 
éloquence  qu'il  plaide  devant  les  chefs  de  famille  de  Thouars,  leur 
remontrant  qu'il  parlait  au  nom  des  Etats  de  Hollande  et  de 
son  Excellence  le  Prince  d'Orange,  lesquels  avaient  tant  fait 
pour  la  Religion  Réformée  et  avaient  tant  d'affection  pour  les 
Eglises  de  France  qu'eux  et  leurs  sujets  souffraient  de  leurs 
malheurs  comme  si  c'étaient  les  leurs  ;  mais  Erpenius  a  l'impres- 
sion de  se  cogner  la  tête  au  mur,  comme  il  le  dit  lui-même  :i. 

Si  grande  est  la  célébrité  de  Rivet  que  beaucoup  d'étudiants 
en  théologie  comptent  le  suivre  s'il  se  rend  à  Leyde  '.  Déjà  ils 
viennent  des  académies  de  France,  pendant  les  vacances,  dans 


1.  Bronnen  Lcidschc  Uniocrsileil,  t.  II.  p.  14G* 

2.  Ibid.,  p.  152*  et  172*. 

3.  Ibid.,  p    158*. 

4.  Ibid.,  ]>.  162*. 


300  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

ce  «  trou  de  Thouars,  pour  apprendre  de  lui  L'art  de  la  prédica- 
tion et  de  l'exposition  »,  au  reste  les  discours  théologiques 
qu'Erpenius  lui  a  entendu  prononcer  lui  ont  extraordinairement 
plu  et  ont  accru  son  désir  de  l'obtenir  du  Synode  provincial, 
remis  au  4  juin.  En  attendant,  il  briguera  le  concours  de  Mon- 
sieur Clemenceau,  de  Poitiers,  qui  a  beaucoup  d'influence  sur 
le  Synode  et  qui  est  sans  doute  le  même  que  celui  que  nous  avons 
vu  immatriculé  à  Leyde.  Il  se  rendra  aussi  à  Saumur  pour  s'y 
entretenir  avec  Monsieur  du  Plessis  et  y  revenir  un  instant, 
dans  la  bibliothèque,  à  ses  chères  études. 

Le  11  mai  1620,  les  Curateurs  permettent  à  Erpenius  d'offrir 
à  Rivet,  outre  le  traitement  promis  de  1.200  florins,  quatre  ou 
cinq  cents  florins  de  gratification,  sous  prétexte  de  prêches 
dans  la  communauté  française  de  Leyde,  bien  que  celle-ci  soit 
pourvue  de  pasteurs  réguliers  1.  Enfin,  le  8  juin,  le  Synode  pro- 
vincial réuni  à  Fontenay,  accorde  Rivet  à  Erpenius,  sous  réserve 
de  l'approbation  du  Synode  national,  à  qui  l'église  de  Thouars 
en  appelle  2.  Le  Synode  affronté,  il  s'agit  de  gagner  la  femme  et 
c'est  plus  difficile  ;  elle  se  tient  si  mal  que  le  bon  Erpenius  ne 
sait  comment  la  dépeindre.  Elle  dit  qu'elle  ne  veut  pas  partir  et 
ne  partira  pas,  que  si  son  mari  veut  y  aller,  il  y  aille  tout  seul 
et,  si  elle  ne  trouve  pas  à  se  nourrir,  qu'elle  se  mettra  en  service. 
Elle  tient  des  propos  si  excessifs  qu'on  la  croirait  folle,  dit  son 
mari,  qui  n'ose  plus  lui  parler.  Elle  ne  veut  pas  même  écouter  la 
lettre  de  son  beau-frère,  Monsieur  de  Chanvernon  3,  et  elle  dit 
que  c'est  la  cupidité  et  l'ambition  qui  poussent  son  mari  à 
accepter;  c'est  pourquoi  elle  ne  veut  pas  le  suivre  :  qu'il  parte 
avec  les  enfants,  cela  lui  est  égal,  elle  ira  mendier.  <•  En  somme, 
ajoute  Erpenius  avec  cette  espèce  d'humour  particulier  aux  Hol- 
landais, «  Mademoiselle  »  Rivet  a  une  tète,  et  elle  m'accuserait  jus- 
tement de  mensonge  si  je  disais  qu'elle  n'en  a  point.  »  Erpenius 
lance  sur  «  Mademoiselle  »  Rivet,  pour  la  calmer,  la  duchesse  de  la 
Trémoïlle  elle-même,  mais  en  vain.  Elle  aime  mieux  mourir  tout 
de  suite  que  de  partir  pour  la  Hollande.  On  craint  qu'elle  ne 


1.  Bronncn  Lcidsche  Universiteit,  t.  II,  p.  163*  :  «  Franchoysche  gemeente  ». 

2.  Ibid.,  p.  168*.  La  conversation  d' Erpenius  et  de  Rivet,  rapportée  par  l'am- 
bassadeur de  l'université  avec  les  longueurs  habituelles  aux  I  lollandais,  qui  sont 
volontiers  i  uitvoerig  i  el  ■  breedvoerig  »,  est  amusante:  elle  est  malheureusement 
traduite  en   néerlandais. 

3.  Guillaume  Rivet,  sieur  de  Chanvernon.  Il  avait  été  inscrit  à  l'Université  de 
Leyde,  le  28  octobre  1598  et  y  avait  étudié  pendant  quatre  ans.  d'après  ce  que  dit 
Erpenius,  p.  173*.  Cf.  aussi  plus  haut,  p.  230. 


UN   THÉOLOGIEN'    ORTHODOXE    :    ANDRÉ   RIVET  301 

devienne  malade  ;  elle  menace  de  tomber  dans  l'inconduite  et 
l'impiété,  sans  qu'elle  puisse  en  être,  affirme-t-elle,  rendue  res- 
ponsable devant  Dieu.  Hélas  !  la  pauvre  dame  avait  raison  de 
craindre.  Suzanne  Oyseau  devait  succomber,  après  vingt-cinq  ans 
de  mariage,  quelques  mois  après  le  départ  de  son  mari.  C'est 
un  vrai  cas  de  pressentiment  funeste,  comme  il  y  en  a  dans  les 
tragédies  de  l'époque  1. 

En  cet  orage  domestique,  Rivet  flotte  dans  la  plus  grande  indé- 
cision, craignant  également  de  mécontenter  son  épouse  et  les 
Etats.  Il  suffît  que  le  mari  ait  l'air  de  céder,  pour  que  la  femme 
se  contente  de  sa  victoire  sans  l'exploiter.  Elle  accepte  une  trans- 
action proposée  par  Erpenius  :  le  ministre  promet  de  partir 
pour  deux  ou  trois  ans  seulement,  laissant  son  ménage  à  Thouars. 
Il  n'emmènera  que  ses  deux  aînés,  dont  le  plus  âgé  a  déjà 
vingt  ans,  quelques  livres,  un  peu  de  linge  et  des  meubles. 

Rivet  a  si  peur  qu'elle  change  d'avis  qu'il  demande  à  Erpenius 
de  rester  jusqu'au  départ,  fixé  au  mois  d'août,  d'autant  plus  que 
les  Académies  de  Saumur,  Nîmes  et  Montauban  se  mettent  à 
faire  des  démarches  pour  avoir  un  professeur  si  prisé  à  l'étranger 
qu'ils  commencent  à  en  comprendre  la  valeur.  Le  bagage  sera 
embarqué  à  Nantes,  tandis  qu'eux  passeront  par  la  Belgique, 
avec  des  passeports  accordés  par  Marie  de  Médicis.  En  attendant, 
Erpenius  s'assure  par  un  contrat  en  due  forme,  qui  est  du 
10  août2  et  qui  confère  au  pasteur  la  deuxième  chaire  de  théologie 
(Explication  du  Vieux  Testament)  pour  1.200  livres  françaises 
de  vingt  sous,  plus  300  livres  d'indemnité  de  logement,  plus 
500  livres  pour  l'Eglise  Wallonne  3,  soit  2.000  livres  ou  francs, 
c'est-à-dire  666  écus  de  France,  plus  40  sous.  Peut-être  les 
Hollandais  gagnaient-ils  au  change  à  stipuler  en  francs,  non  en 
florins,  alors  nominalement  équivalents.  Donc  après  vingt-cinq 
ans  de  ministère,  à  l'âge  de  quarante-huit  ans,  André  Rivet  quitte 
Thouars,  le  duc  delaTrémoïlle,  son  élève,  la  duchesse  et  ses  propres 
ouailles,  «  suorum  visceribus  avulsum  »,  arraché  à  leurs  en- 
trailles, comme  écrira  du  Plessis-Mornav  aux  Curateurs  et 
Bourgmestres  4.  Le  jeune  Pineau,   encore  enfant,  fut  si  Ira j  pé 

1.  Rivet  se  remaria  très  vite  ;  il  épouse,  dès  la  fin  août  1621,  à  Londres.  Marie  du 
Moulin,  sœur  de  Pierre  et  veuve  du  capitaine  Antoine  des  Guyots,  tué  au 
d'Amiens. 

2.  Bronncn  Leidschc  UnioersUeit,  t.  II,  p.  185*-6*. 

3.  Ibid.,  p.  186*. 

4.  Ibid.,  p.   194*. 


302  PROFESSEURS    ET   ETUDIANTS    FRANÇAIS 

que,  vingt-six  ans  plus  tard,  il  écrira  à  son  oncle,  le  23  novembre 
1646  x  :  «  Je  me  souviendray  toute  ma  vie  de  ceux  [des  regrets] 
qui  turent  témoignés  par  tout  le  général  de  nôtre  païs,  mesme 
par  les  adversaires,  lorsque  vous  pristes  congé  du  Poitou.  Il 
semble  y  avoir  encore  quelque  Echo  dans  nos  bois  de  la  Trô- 
nière,  qui  retentit  des  cris  éclatans  qui  y  furent  jettes  par  la 
bonne  compagnie,  qu'une  affection  extraordinaire  avoit  obligée 
de  vous  y  venir  conduire.  » 

Erpenius,  Rivet  et  ses  deux  fils,  partis  de  Thouars,  le  21  août 
pour  Paris,  arrivent  à  Leyde  le  26  septembre  1620,  après  avoir 
passé  par  Sedan,  Xamur,  le  Brabant,  la  Flandre  et  la  Zélande  2. 
Thomas  van  Erpen,  car  c'est  là  le  vrai  nom  d' Erpenius,  conden- 
sera ses  impressions  de  voyage  en  France  en  un  guide,  dont  la 
préface  est  datée  de  Leyde,  29  octobre  1624  :  «  De  Peregrinatione 
Gallica  utiliter  instituenda  Tractatus  3  »,  où  il  exige  avant  tout 
du  jeune  voyageur  la  parfaite  connaissance  du  français,  qu'il 
possédait  certainement  aussi.  Le  28  septembre,  Rivet  est  salué 
par  le  vice-Recteur  et  ses  assesseurs;  le  13  octobre  il  est  consacré 
docteur  en  théologie  par  son  collègue  Polyander  ;  le  14,  il  fait 
sa  leçon  inaugurale.  Une  semaine  auparavant  4,  les  Curateurs 
et  Bourgmestres  avaient  fait  savoir  à  du  Moulin:  «André  Rivet  est 
enfin  parmi  nous,  sain  et  sauf,  et  nous  nous  en  félicitons  beau- 
coup pour  nos  Universités  et  nos  Eglises.  »  Le  même  jour,  ils 
s'étaient  adressés  aussi  au  Synode  National  d'Alais,  pour  qu'il 
confirmât  la  décision  du  Synode  provincial  du  Poitou,  ce  qui  fut 
fait  le  28  novembre  1620  avec  accompagnement  de  félicitations 
pour  avoir  étouffé  la  peste  de  l'Arminianisme.  On  trouve  là  la 
marque  de  du  Moulin,  auteur  de  l' Anatome  Arminianismi,  paru 
à  Leyde  en  1619.  Rivet,  que  les  signataires  de  la  lettre  con- 
sidèrent comme  une  des  principales  lumières  de  leurs  Eglises, 
est  accordé  par  eux  pour  deux  ans  seulement  :  il  en  resta 
trente. 

Un  peu  avant,  31  juillet,  les  «  Pilgrim  Fathers  »  avaient  quitté  la 
maison  de  Robinson,  qui  est  en  face  de  l'Eglise  Saint-Pierre  de 
Leyde,  pour  se  rendre  en  Amérique  sur  le  May  Flower.  Ils 
débarquent,  le  22  décembre  1620,  dans  la  baie  d'Hudson,  au  cap 

1.  Bibliothèque  de  l'Université  de  Leyde,  Ms.  Q  286,  t.  III,  f°  83  r°. 

2.  Bronnen  Leidsche  Ûnioersiteit,  t.  II,  p.  194*. 

'À.  Cf.  Brunol  (F.),  Histoire  de  la  langue  française,  Taris,  Colin,  in-8°,  t.  V,  1917, 
p.  229. 

4.  Bronnen  Leidsche  Universileit,  t.  II,  p.  191*. 


Planche  XXX. 


ANDREAS  RIVETUS  SS.TH~- 
EOLOG.DOCT.dfPROFESSOR. 


\M)lil;:    l\l\  ET,     III I  i  H  OGIER    I  K  \\c    \l-, 

professeur  a  l'Université  de  Leïde  (i6ao-i63a  . 
(D'après  Meursius,    ithenae  Balavae, 


UN   THÉOLOGIEN   ORTHODOXE   :    A.NDRÉ    RIVET  303 

Cod  et  y  bâtissent  New-Plymouth  \  date  immense  dans  l'his- 
toire du  monde  !  Peut-être  Rivet  s'intéressa-t-il  à  eux,  car  sa 
sympathie  allait  naturellement  aux  persécutés,  quand  ils  parta- 
geaient son  rigorisme. 

Sa  présence  à  Leyde  y  a  attiré  beaucoup  d'étudiants  en 
théologie  français,  puisque,  écrivant  au  duc  de  la  Trémoïlle, 
le  8  mai  1623,  pour  qu'il  leur  laisse  Rivet,  les  Curateurs  et  Bourg- 
mestres.2 parlent  de  «  continuer  icy  son  service,  non  seulement  à 
nos  églises,  mais  aussi  à  celles  de  France,  lesquelles,  depuis  son 
arrivée,  y  ont  tousjours  eu  bon  nombre  d'escholiers,  qui  ont  besoin, 
pour  directeur  de  leurs  estudes,  d'un  professeur  de  leur  nation  » 
«  et  puis  que  le  dit  S1'  Rivet,  continuent-ils,  est  accoustumé  avec 
nous  et  que  sa  demeure  en  ce  lieu  a  si  bien  succédé,  il  importe, 
pour  le  public  des  uns  et  des  autres,  que  sa  vocation  ne  soit  point 
interrompue.  »  Cette  lettre,  et  d'autres  de  semblable  teneur. 
Rivet  les  emporte  en  France,  où  il  a  été  autorisé  à  retourner 
pour  trois  mois,  afin  d'y  mettre  ordre  à  ses  affaires. 

Un  peu  plus  tard,  par  leur  missive  du  13  août  1623,  adressée 
au  Synode  national  siégeant  à  Charenton 3,  ils  prient  que, 
cette  fois,  on  leur  abandonne  définitivement  Rivet.  Ceci  est 
refusé,  mais  on  le  leur  accorde  jusqu'au  Synode  suivant,  en 
faveur  des  nombreux  étudiants  français  qui  vont  étudier  à  Leyde 
les  Belles-Lettres  et  la  Théologie  sacro-sainte.  A  son  retour, 
Rivet  réclame,  le  prix  du  transport  de  ses  meubles  et  de  sa  biblio- 
thèque, par  mer,  de  Nantes  à  Rotterdam  :  on  lui  donna 
200  florins  4. 

Le  synode  national  d'Apt  demande  Rivet  pour  l'Académie  de 
Montauban  ou  celle  de  Saumur,  mais  les  Curateurs  ne  réagissent 
pas  5.  L'Eglise  de  La  Haye,  de  son  côté,  l'appelle  comme  pasteur 
de  l'Eglise  française,  décision  que  ratifie  le  Synode  des  Eglises 
Wallonnes,  tenu  à  Leyde  en  avril  1630  6. 

En  janvier  1632  7,  le  Prince  d'Orange,  par  L'intermédiaire 
de  son  secrétaire,  Constantin  Huygens,  obtient  des  Curateurs 
qu'on  lui  cède  le  professeur  Rivet,  à  qui  il  veut  confier  1'  «  ins- 
titution et  nourriture  »  de  son  fils,  le  jeune  prince  Guillaume. 

1.  Lavisse  et  Rambaud,  Histoire  Générale,  t.  V.  p.  9,46. 

2.  Bronnen  Leidsche  Universiteii,  t.  II,  p.  200*. 

3.  Ibid.,  p.  201*. 

4.  Ibid.,  p.  116-117.  Résolution  du  9  février  1624. 

5.  Ibid.,  p.  209*.  Lettre  du  Synode  du  7  octobre  1626. 
(i.  Livre  synodal,  \>.  '.'•■•'■>. 

7.  Bronnen  Lcids^hc  Universiteii,  t.  II,  p.  163.  Résolution  du  26  Janvier  L632. 


304  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

Rivet  garde  le  titre  de  professeur  honoraire  de  théologie  à 
l'Université  de  Leyde,  sa  place  au  Sénat  lui  étant  conservée 
ainsi  que  son  rang.  Il  fait,  au  début  de  mai  1632,  sa  leçon 
de  clôture,  mais  ses  rapports  avec  l'Aima  Mater  restent 
■constants  1. 

Il  intervient  dans  la  nomination  de  Saumaise,  dans  l'appel 
adressé  à  Jacques  Godefroy  à  Genève 2.  Il  s'interpose  avec 
Polyander  et  Isaïe  du  Pré,  pasteur  de  l'Eglise  française  de  Leyde 
entre  Saumaise  et  Heinsius,  en  mai  1640  3.  C'est  lui  encore  qui 
•sert  d'intermédiaire  pour  faire  venir  Spanheim.  de  Genève  à 
Leyde,  en  1642  4. 

A  la  Cour,  son  rôle  dépasse  les  devoirs  de  sa  charge  de  précep- 
teur et  de  chapelain.  Il  fut  chargé  d'aller  négocier  en  Angle- 
terre le  mariage  de  Marie,  fdle  d'Henriette  et  de  Charles  I, 
donc  petite-fille  de  Henri  IV  et  de  Marie  de  Médicis,  et  il 
l'obtint  pour  son  élève,  le  futur  Guillaume  II 5. 

En  1646,  ses  services  devenus  inutiles,  il  est  choisi 
comme  curateur  d'une  nouvelle  Université  hollandaise,  l'Ecole 
illustre  de  Bréda,  qu'il  inaugura,  en  1646 6,  par  un  sermon 
en  français.  Il  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  d'y  appeler,  comme 
professeur,  un  théologien  de  ses  compatriotes,  nommé  Dauber, 
alors  que  précisément  un  autre  théologien  français,  Desmarets, 
avait  succédé  à  Gomar  à  la  chaire  de  l'Université  de  Groningue, 
-dès  1642.  La  théologie  protestante  française,  malgré  la  mort  de 
Polyander  en  1646,  gardait  ses  droits  et  sa  place  aux  Pays-Bas. 

Rivet  s'éteignit  la  plume  à  la  main,  après  douze  jours  de 
cruelles  souffrances,  le  7  janvier  1651,  à  78  ans  6  mois  7,  soutenu 
par  sa  seconde  femme,  Marie  du  Moulin  ;  mais  il  n'avait  pas 
besoin  d'une  telle  aide  :  il  avait  celle  de  Dieu  et  la  sienne  propre, 
en  cette  méditation  sur  la  bonne  vieillesse,  dont  les  préceptes 
ont    dû  l'aider  dans  l'épreuve  8. 

1.  L'usage  des  leçons  solennelles  de  clôture  s'est  conservé  en  Hollande,  de  même 
que  celui  des  leçons  inaugurales  ;  à  partir  de  ce  moment.  Pineau  adresse  ses  lettres  : 
«  M.  Rivet,  gouverneur  de  Mongr.  le  jeune  prince  d'Orange  à  La  Hâve  »  (Bibliothèque 
de  Leyde.  Ms.  B.  P.  L.  Q  286,  T.  I). 

2.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  II,  p.  229.  Rés.  11  janvier  1639. 

3.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  II,  p.  247. 
L    Ibid.,  p.  268  à  270. 

5.  Haag,  La  France  Protestante,  lre  éd.,  t.  VIII,  p.  441. 

6.  Van  Goor  (Th.  E.),  Beschryving  iler  Stadl  en  Lande  van  Brela  ;  La  Haye, 
1744,  un  vol.  in-fol.  pli. 

7.  La  dernière  lettre  du  t.  IV  de  la  correspondance  de  Pineau,  f°  135  verso,  est 
datée  de  Paris,  le  9  décembre  1650.  J'ai  sous  les  yeux  la  copie  du  testament  fait 
par  Rivet  et  qui  se  trouve  aux  Archives  municipales  de  La  Haye. 

8.  Ms.  B.  P.  L.  Q  286,  t.  IV,  f°  123  recto  :  «  Nous  attendons  avec  impatience  votre 


UN   THÉOLOGIEN    ORTHODOXE    :    ANDRÉ    RIVET  305 

Nous  ne  pouvons  songer  à  donner  ici  un  tableau  de  la  multiple 
activité  de  ce  digne  ministre.  Ce  ne  serait  pas  trop  de  consacrer 
un  livre  au  grand  théologien  orthodoxe  français  établi  en  Hol- 
lande, et  qui  n'est  pas  moins  considérable  en  son  genre,  bien  que 
la  portée  de  son  œuvre  soit  moins  générale,  qu'un  Doneau,  un 
Scaliger,   un   Saumaise. 

Pour  notre  dessein,  il  suffit  de  marquer  sa  place  et  de  dire  que, 
pour  la  période  de  1620  à  1632,  c'est'lui  qui  représente,  à  l'Uni- 
versité de  Leyde,  non  sans  éloquence  et  non  sans  éclat,  la  pensée 
française  sous  son  aspect  calviniste,  comme  de  1579  à  1587,  l'y 
avait  représentée  Doneau,  comme  de  1593  à  1609,  l'y  avait  incar- 
née Scaliger,  comme  de  1632  à  1653  la  personnifiera  Saumaise. 

Calviniste,  il  l'est,  ce  quinquagénaire  déjà  connu  en  1620 
par  son  Isagoge  seu  Introduclio  generalis  ad  Scripturam  sacram 
V.  et  X.  Testamenti  (Dordrecht,  1616),  et  le  reste  de  son  exis- 
tence se  passera  à  maintenir  la  doctrine  du  Synode  de  Dordrecht 
sur  la  prédestination.  Il  l'avait  approuvée  à  l'avance,  parce 
qu'elle  était  selon  son  cœur,  sa  foi,  sa  tradition.  Quoi  d'étonnant 
si  la  Maison  d'Orange  s'associe  Rivet,  puisque  sa  puissance 
s'appuie  sur  les  même;  dogmes,  bien  qu'elle  les  envisage, 
Frédéric-Henri  surtout,  sous  l'angle  politique  plus  que  sous 
l'angle  religieux. 

La  bataille  ne  se  livre  plus  guère  sur  le  territoire  hollandais,  où 
l'orthodoxie  l'a  emporté  par  l'exécution  d'Oldenbarneveldt,  parla 
prison,  puis  l'exil  d'un  Bertius  et  d'un  Grotius  ;  mais  justement 
c'est  en  France  que  Grotius  apporte  la  semence  de  bonne  doc- 
trine «  remonstrante»  et  libérale  et  il  y  trouve  un  grand  disciple  : 
Amyraut.  Contre  la  prédestination  calviniste,  l'école  de  Saumur, 
dont  celui-ci  est  le  chef,  érige  le  principe  universaliste,  qui 
n'exclut  personne  de  la  Grâce  et  se  rapproche  singulièrement,  sur 
ce  point,  des  opinions  jésuites. 

Ainsi  dans  le  courant  du  xvne  siècle,  et  précisément  vers  la 
même  date  de  1640,  les  deux  camps,  catholique  et  protestant, 
se  divisent  sur  la  même  question  (qui,  au  fond,  est  celle  de  la  des- 
tinée humaine)  du  bien  et  du  mal,  de  la  toute  puissance  et  de  l'in- 
tervention de  Dieu  dans  les  actes  et  dans  le  cœur  de  l'homme. 

épître  de  Senectute  bona  ;  ibid,  f°  126  recto,  10  octobre  1650  :  «  Mr  Courait,  lequel 
est  ravi  de  ce  que  vous  avez  envie  de  nous  donner  en  plus  d'une  langue  votre 
méditation  sur  la  bonne  vieillesse.  »  Ibid.,  1°  128  recto,  de  Paris,  5  nov.  1  « ►  -~> < »  :  «J'ai 
trouvé  [chez  le  tils  de  M.  Le  Yasseur]  13  exemplaires  de  vôtre  excellente  Epître 
De  Senectute  bona.  » 

20 


306  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

Sans  vouloir  analyser  l'œuvre  de  Rivet,  on  peut  trouver  dans 
les  nombreux,  papiers  que  conserve  la  Bibliothèque  de  l'Uni- 
versité de  Leyde,  des  traces  vivantes  de  son  activité.  Il  y  a 
surtout  la  correspondance  de  son  neveu  André  Pineau  ;  nous 
y  avons  déjà  puisé  souvent  et  nous  voudrions  attirer  sur  elle 
l'attention  des  historiens  de  la  littérature. 

André  Pineau,  neveu  et  filleul  d'André  Rivet,  n'est  ni  un  génie 
ni  un  grand  écrivain,  c'est  un  honnête  précepteur  protestant, 
mais  qui,  aimant  passionnément  Paris,  s'y  accroche,  s'y  engage 
dans  des  familles  influentes  et  finalement  échoue  chez  l'ambassa- 
deur de  Hollande,  fréquentant  des  gens  en  vue,  les  libraires  de 
la  rue  Saint- Jacques  et  ceux  du  Palais,  à  l'affût  des  nouveautés 
et  des  scandales  et  ponctuel  à  en  instruire  son  vieil  oncle, 
assez  friand  de  ce  qui  se  passe  dans  la  république  des  lettres 
et  à  la  Cour,  sur  lesquelles  Son  Excellence  Frédéric-Henri,  le 
secrétaire  Constantin  Huygens  et  les  princesses  ne  manquent 
pas  de  l'interroger. 

Source  précieuse,  que  ces  missives  d'un  homme  instruit, 
dont  l'élégance  et  la  facilité  de  style  nous  permettent,  par 
comparaison  avec  celui  de  Rivet  lui-même,  de  mesurer  le  progrès 
que  l'influence  de  Balzac  a  fait  faire  à  tous  les.  lettrés.  Ses 
allées  et  venues  jettent  un  jour  singulier  sur  la  tolérance  foncière 
de  la  première  moitié  du  xvne  siècle.  Zélé  huguenot,  André 
Pineau  ne  manque  pas  un  prêche  de  Charenton,  pas  un  Synode, 
pas  une  visite  chez  M.  Daillé,  M.  du  Moulin,  M.  Sarrau, 
auprès  desquels  il  sert  de  messager  à  son  oncle,  mais  il  ne 
va  pas  moins  aux  Minimes,  chez  le  Père  Mersenne,  qui  l'ac- 
cable de  gentillesses  à  l'intention  d'André  Rivet.  Rien  de  plus 
touchant  aussi  que  les  visites  hebdomadaires  de  Pineau  au 
couvent  de  Montmartre  où  ces  dames  s'enquièrenl  avec  tendresse 
du  vieillard  calviniste,  dont  M.  de  Condé  achète  les  œuvres  à  la 
foire  Saint-Germain  l. 

Dans  les  lettres  de  Pineau,  il  n'est  pas  seulement  question  de 
la  Cour,  où  il  accompagne  l'ambassadeur  de  Hollande,  qui  l'a  pris 
comme  précepteur  de  son  fils,  mais  d'un  Daillé,  dont  les  sermons 
ne  sauraient  être  oubliés  dans  une  histoire  de  la  chaire  française. 
c.J'ay  été  auditeur  et  un  des  admirateurs  de  ce  grand  Prédicateur  . 

1.  Bibliothèque  de  l'Université  de  Leyde,  Ms.  Q  28(5,  t.  I,  f»  91  recto  ;  de  Taris, 
le  27  février  lui  1  :  »  Je  vous  diray  avoir  \i'ù  vendre  quelques  exemplaires  de  votre 
Prince  Ckrestien  dans  une  boutique  de  la  foire  Saint-Germain,  où  M.  le  Prince  de 
Condé,  fort  curieux  de  livres,  l'avoit  entre  les  mains,  ce  que  j'ay  aussi  veii.  » 


UN   THÉOLOGIEN   ORTHODOXE    :    ANDRÉ    RIVET  307 

écrit  Pineau  de  Paris  le  17  mai  1647  :  «  Il  est  aujourd'hui}-  écouté 
avec  un  applaudissement  universel,  ayant  ce  don  particulier  de 
l'agrément  et  de  rendre  la  Théologie  bien  disante...»1:  «aussi 
sont-ils  [ces  sermons]  2  des  plus  estimez,  mesmes  par  les  plus 
grands  Prédicateurs  de  l'Eglise  romaine,  qui  les  recherchent 
curieusement  chez  nos  libraires  et  en  admirent  l'éloquence.  » 
Ce  souci  de  laforme répond  auxexigences  d'un  public  qui  est  aussi 
celui  de  nos  premiers  classiques  :  «  Madame  nôtre  Duchesse  [de 
la  Trémoïlle]  a  trouvé  le  nouveau  temple  [de  Thouars]  fort  beau 
et  bien  rempli  le  jour  de  la  Sainte  Cène.  Mais  on  dit  qu'elle  l'ait 
un  peu  la  dégoûtée  des  Ministres  de  campagne  et  regrette  tou- 
jours les  presches  de  Charenton.  Les  deux  dimanches  derniers, 
nous  y  avons  esté  presches  par  des  Pasteurs  du  Pays  d'Adieu- 
sias,  qui  n'étoient  pas  bien  intelligibles  aux  habitans  de  celui 
de  Dieu  vous  conduise.  Ils  ont  le  zèle  meilleur  que  la  Langue. 
Leurs  expressions  faisoient  quelques  fois  tort  à  leurs  pensées,  ce 
qui  ne  plaisoit  pas  à  la  délicatesse  de  ceux  qui  ne  peuvent  souffrir 
de  stile  tant  soit  peu  licentieux,  et  qui  appellent  barbare  tout 
ce  qui  n'est  pas  de  la  Cour.  » 

«  Ils  ont  de  la  peine,  poursuit  Pineau  3,  d'écouter  les  Prédica- 
teurs qui  ne  veulent  rien  donner  à  l'agrément  et  qui  croyent  que 
c'est  faire  chose  injurieuse  à  la  Théologie  de  la  rendre  bien  di- 
sante. C'est  en  quoy  ils  disent  que  Monsr.  Daillé  leur  l'ait  honte, 
le  nommant  Y  Incomparable  et  élans  ravis  de  voir  que  sa  pro- 
fonde doctrine  est  toujours  si  dignement  secondée  de  son 
éloquence.  »  Chez  ce  disert  Poitevin,  fréquentent  le  pasteur 
Drelincourt,  qui  fera  en  1649  un  «excellent  sermon  sur  la  paix  »  4 
et  aussi  Sarrau,  quand  il  n'est  pas  en  son  siège  de  Rouen,  et 
Conrart 5,  quand  il  n'est  pas  aux  eaux  de  Bourbon-l'Archam- 
bault  ou  au  Louvre,  car  la  «bonne  société  protestante  »  tient  le 
haut  du  pavé  et  est  fort  bien  en  cour  chez  le  Cardinal  de  Riche- 
lieu comme  chez  le  Cardinal  de  Mazarin.  Sarrau  ou  Sarravius 
est  ce  conseiller  au  Parlement  de  Rouen,  dont  le  nom  se  retrouve, 
comme  celui  de  Conrart,  à  toutes  les  pages  de  l'histoire  littéraire 
de  la  première  moitié  du  xvne  siècle.  Il  semble  s'être  brouillé 
avec  Rivet  à  cause  dos  Amyralistes  :  «  Quant  à  l'interruption  du 

1.  Bibliothèque  de  l'Université  de  Leyde,  Ms.  Q  286,  t.  III.  fJ  126  v»  ; 

2.  Ibid.,  1"  122  recto  :  lettre  du  26  avril  1647. 

3.  Ibid.,  f°  4(.'  verso  :  de  Paris,  le  6  juillet  1646. 

4.  Ibid.,  t.   IV.  f o  80  verso. 

5.  Ibid.,  t.  IV,  1°  130  vers,,. 


308  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

commerce  de  M.  Sarrau  avec  vous,  Monsieur,  écrit  Pineau  le 
15  juin  1646  1,  je  ne  sçay  pas  à  quoy  l'attribuer;  mais  j'ay 
remarqué  en  plusieurs  rencontres  qu'il  soutient  et  défend  la 
cause  de  Monsr.  Amyraut  avec  beaucoup  de  véhémence  et  que, 
de  juge,  il  est  devenu  partisan.  » 

Vers  1650,  Rivet  et  Amyraut 2,  sous  l'influence  de  la  duchesse 
de  la  Trémoïlle,  se  réconcilièrent  :  Rivet,  approchant  de  sa  fin, 
voulait  faire  sa  paix  avec  les  hommes  avant  de  la  faire  avec 
Dieu.  Avec  un  apostat  comme  La  Milletière,  par  contre,  aucun 
rapprochement  n'était  possible  3. 

Il  serait  injuste  cependant  de  ne  voir  en  l'ancien  pasteur  de 
Tnouars  qu'un  fanatique  étroit  :  il  '  lit  et  accueille  les  produc- 
tions des  catholiques,  comme  les  Lettres  Spirituelles  et  Chres- 
tiennes  de  feu  Monsieur  de  Saint-Cyran.  Il  est  vrai  qu'il  se 
trouvait  sur  la  question  de  la  grâce,  nous  l'avons  vu,  plus  en 
harmonie  avec  les  Jansénistes  qu'avec  les  Amyralistes. 

Rivet  est  un  homme  grave,  il  abhorre  les  perruques  qui  com- 
mencent à  être  à  la  mode  en  Hollande,  vers  1645,  et  il  en  proscrit 
l'usage  dans  un  écrit  latin.  Il  déteste  et  condamne  le  théâtre 
et  c'est  pourquoi,  malheureusement,  Pineau  ne  lui  parle  pas  des 
chefs-d'œuvre  de  Corneille  ;  il  n'a  pas  moins  horreur  de  la  danse, 
mais  il  ne  répugne  pas  au  badinage  :  «  Nous  avons  veli,  lui 
écrit  Pineau 4,  en  une  mesme  semaine  le  commencement 
et  la  fin  du  Synode.  On  y  a  déposé  un  Ministre,  pour  cause 
d'Adultère  avec  une  veuve  de  son  diocèse,  quoy  qu'il  ait  encore 
sa  femme,  à  laquelle  il  n'a  point  fait  conscience  de  planter  des 
cornes.  Elle  n'a  pas  de  quoi  lui  rendre  la  pareille,  à  ce  que  l'on 
dit.  Je  ne  sçay  ce  qu'il  veut  faire  de  deux  femmes,  puisque  tant 
d'autres  de  ses  collègues  se  trouvent  bien  empeschés  d'une 
seule.  » 

Il  s'enquiert  de  Scarron,  sur  qui  Pineau  lui  donne,  le  1er  oc- 
tobre 1650,  les  renseignements  que  voici 5  :  «  Quant  à  l'Autheur 
de  la  Requeste  Burlesque,  dont  vous  m'escrivés,  il  est  le  propre 
fils  de  ce  Monsieur  Scarron  l'Apostre,  que  vous  avés  autrefois 
veii  à  Paris.  Je  vous  puis  bien  assurer  que  cettui-ci  est  encore 

1.  Bibliothèque  de  l'Université  de  Levde,  Ms.  Q  286,  t.  III,  f°  43,  recto. 

2.  Ibid.,  t.  IV,  f°  110  recto.  Sur  la  querelle  de  Rivet  et  Amyraut  de  1644  h.  1650, 
voir  Haag,  La  France  Protestante,  2e  éd.,  t.  I,  col.  187-189,  col.  197,  col.  200. 

3.  Ms.  Q  286,  t.  II,  f°  21  recto. 

4.  Ibid.,  t.  III,  f°  118  verso;  de  Paris,  le  5  avril  1647. 

5.  Bibliothèque  de  l'Université  de  Leyde,  Ms.  Q  286,  t.  IV,  f°  124  verso  et  125 
recto. 


Planche  XXXI. 


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Lettre  i.nldite  de  Rivet. 
(Bibliothèque  «  Rcmonstrante  »,  fonds  Vossius,  à  Amsterdam). 


UN   THÉOLOGIEN    ORTHODOXE    :    ANDRÉ   RIVET  309 

moins  Papiste  que  son  Père  et  qu'il  n'est  pas  ennemi  de  notre 
Religion.  Il  a  veiï,  par  mon  moyen,  les  excellens  sermons  de 
Monsr.  du  Moulin  et  ceux  de  Monsr.  Daillé,  à  cause  de  leur  élé- 
gance. J'ay  le  bonheur  de  le  voir  souvent,  comme  étant  son 
voisin  d'environ  cent  pas.  » 

Rivet  ne  refuse  même  pas  un  rondeau  assez  raide  sur  les 
Amours  de  Monsieur  de  Chabot  et  de  Mademoiselle  de  Rohan  \ 
si  raide  que  nous  n'osons  pas  le  reproduire  ici,  bien  que  le  théolo- 
gien de  Leyde  ait  pris  soin  de  le  faire  relier  avec  les  lettres  de 
son  neveu.  Il  est  vrai  que  Rivet  est  né  au  xvie  siècle  et  la  pudeur 
verbale  du  xvne  lui  est  inconnue.  Il  ne  recule  pas  devant  le 
mot,  s'il  a  horreur  de  la  chose  :  le  siècle  où  il  mourut  faisait 
peut-être  l'inverse. 

Grâce  à  la  correspondance  de  Pineau  et  de  Rivet  il  n'est  pas 
difficile  de  pénétrer  en  son  privé.  Il  travaille  debout  :  «  Je  leur 
fis  remarquer,  écrit  le  neveu  le  18  juin  1650  2,  que  vous  n'estes 
jamais  assis  en  vostre  Ribliothèque  et,  par  conséquent,  c'est  à 
bon  droit  que  vous  avez  envie,  aussi  bien  qu'un  ancien  Empereur 
de  mourir  debout  en  vos  exercices  spirituels.  »  Ce  détail  est 
confirmé  par  lui-même  au  début  du  traité  de  la  bonne  vieillesse3, 
écrit  à  78  ans,  auprès  de  sa  femme  :  «Je  suis  venu  devant  vous 
près  de  neuf  ans  entiers,  et  il  n'y  a  pas  long  temps,  sçavoir  au 
second  de  juillet  au  nouveau  style  qu'on  appelle,  que  l'an  78  de 
mon  aage  s'est  achevé,  auquel  Dieu  par  sa  grâce,  m'a  jusques 
à  présent  conservé  Marie  du  Moulin,  ma  femme,  laquelle  compte 
la  76e  année  de  sa  vie,  et  de  nostre  mariage,  la  30e.  Tous  deux 
grâces  au  Seigneur,  jouissons  d'une  vieillesse  assez  vigoureuse, 
moy  particulièrement  qui,  d'ordinaire,  me  pourmène  ou  me  tiens 
debout  le  plus  souvent,  lisant  et  escrivant  ;  qui  suis  rarement 
assis  et  n'ay  encore  besoin  de  lunete,  quoy  que,  depuis  plusieurs 
années,  elles  ayent  esté  nécessaires  à  ma  femme  comme  aussi  à 
son  très  célèbre  Frère,  qui  me  surpasse  en  aage  presque  de  quatre 
ans  et  lequel,  par  un  rare  exemple,  jouit  à  présent  d'une  ferme 
santé,  avec  les  mesmes  poinctes  d'esprit,  desquels  il  n'a  rien 
rabbatu,  faisant  encore  ses  charges  en  l'Eglise  et  en  l'eschole 
avec  grand  édification  et  progrès  de  ses  auditeurs  et  de  ses 
estudiants.  » 


1.  Bibliothèque  de  l'Université  de  Leyde,  Ms.  Q  28(1,  t.  I.  f°  10  recto. 

2.  lbid.,  f°  180  recto. 

3.  La  Bonne  Vieillesse,  p.  3. 


310  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

Mari  et  femme  souffrent  d'incommodités,  elle,  de  rhumatismes 
articulaires,  et  lui,  de  coliques  néphrétiques,  mais  ils  se  main- 
tiennent. Leur  famille  est  nombreuse,  comme  il  convient  à  un 
pasteur,  mais  il  s'y  fait  des  vides  cruels,  telle  la  perte  de  ce  Mon- 
sieur de  Montdevis,  son  fils  aîné,  qui  sert  Frédéric-Henri  comme 
gentilhomme  x  et  dont  la  mauvaise  conduite  lui  avait  causé 
maint  tourment.  Il  se  console  par  la  présence  du  petit-fds 
qu'il  a  recueilli  et  il  lui  apprend  à  bien  garder  cette  tradition  de 
la  langue  française  que  les  réfugiés  de  Hollande  n'ont  jamais 
voulu  perdre.  «  Que  sa  prononciation,  écrit  Pineau,  soit  aussi 
bonne,  aussi  distincte  et  aussi  agréable  que  la  vôtre.  » 

Sans  doute,  Rivet  sait  que  son  style  n'a  pas  la  politesse  du 
temps,  qu'il  sent  trop  le  provincial  et  qu'il  garde  trop 
d'archaïsmes,  il  s'en  excuse  auprès  de  Conrart  dans  la  dédicace 
de  la  Bonne  Vieillesse,  Brécla,  le  15  décembre  1650  :  «  Vous  n'y 
trouverez  pas  un  agencement  de  paroles  digne  de  vos  oreilles, 
ni  un  style  du  temps  qui  puisse  passer  pour  bon  entre  ceux  qui 
raffinent  à  présent  un  langage  duquel  je  n'ay  jamais  appris  la 
politesse.  Vous  prendrez  en  considération,  [Monsieur,  que  je  suis 
Poictevin  et  qu'il  y  a  trente  ans  que  j'habite  entre  les  estrangers 
de  ma  nation.  Ce  sera  donc  assez  sij'ay  pu  exprimer  intelligible- 
ment mes  conceptions,  en  sorte  que  je  puisse  estre  entendu.  Je 
le  seray  aisément  par  vous,  qui  sçavez  parfaictement  l'elegance 
de  nostre  langue  et  qui  vous  pouvez  toutesfois  accommoder  au 
plus  grossier  dialecte  des  provinces.  » 

Il  n'en  demeure  pas  moins  qu'André  Rivet  fut  un  des  maîtres 
d'éloquence  de  l'Eglise  Wallonne  et  chacun  sait  que  celle-ci  a 
profondément  agi  sur  l'éloquence  de  la  chaire  hollandaise. 
Seulement,  on  avait  coutume  d'attribuer  cette  influence  aux 
grands  réfugiés  d'après  la  Révocation,  aux  Basnage,  aux  Sau- 
rin,  aux  Jurieu  2  et  c'est  à  Rivet  et  à  Des  Marets  qu'il  faut,  en 
partie,  en  faire  remonter  l'origine. 

1.  Bibliothèque  de  l'Université  de  Leyde,  Ms.  Q  286,  t.  III,  f°  107  recto.  Pineau 
écrit  de  Paris  le  8  février  1647  :  «  J'ay  été  incroyablement  surpris  de  la  triste  nou- 
velle que  j'ay  trouvée  dans  la  dernière  lettre  dont  vous  m'avés  honoré  du  23e  du 
passé.  »  Dans  la  lettre  suivante,  22  février,  Pineau  lui  ofTre  des  consolations  un  peu 
rudes  (f°  108  recto)  :  «  Je  m'asseure  qu'après  ces  premières  pointes  de  douleurs  vous 
n'aurés  pas  manqué  de  vous  servir  sagement  des  remèdes  qui  vous  sont  salutaires...  » 
Le  frère  de  Pineau,  du  Breuil,  s'était  engagé  aussi  au  service  de  Hollande.  Cf.  t.  III, 
fo  7  ro  et  passim. 

2.  Dans  les  lettres  de  Pineau,  il  est  maintes  fois  question  de  M.  Jurieu,  le  pasteur  de 
la  Rochelle  et  aussi  de  la  petite  Mademoiselle  Jurieu,  qui  a  été  en  Hollande  :  encore 
des  conducteurs  du  Refuge.  Il  est  question  également  delà  fille  de  Pierre  du  Moulin, 
qui  s'appelait  Marie,  comme  sa  tante,  «  Mademoiselle  Rivet  ». 


CHAPITRE  XIV 

LE  PLUS  GRAND  PHILOLOGUE  DU  XVIIe  SIÈCLE  I  CLAUDE  SAUMAISE 

(1632-1653) 


Si,  de  1620  à  1632,  Rivet  représenta  la  France  à  l'Université 
de  Leyde,  c'est  à  Saumaise  que  revint  l'honneur  de  le  faire,  avec 
combien  plus  d'éclat,  de  1632  à  1653.  Saumaise,  c'est  le  Scaliger 
du  xvne  siècle.  Il  l'est,  quoique  avec  moins  de  génie,  à  tous  les 
égards  et  de  toutes  les  façons.  C'est  sa  faiblesse,  car  l'époque  n'est 
plus  à  la  science  envisagée  comme  renaissance  des  lettres  et 
du  savoir  antique,  mais  c'est  aussi  sa  force,  car  sa  connaissance 
des  Grecs  et  des  Romains  n'est  pas  moins  remarquable  que  celle 
de  son  illustre  prédécesseur. 

Que  ce  soit  l'Université  de  Leyde  qui,  une  seconde  fois,  ait 
offert  un  sûr  et  honorable  asile  au  plus  grand  philologue  français 
du  temps,  à  vingt  ans  de  distance,  ce  n'est  point  un  hasard, 
c'est  un  choix,  une  volonté  bien  arrêtée  ;  c'est  aussi  et  surtout 
une  preuve  de  ces  rapports  intellectuels  étroits  entre  la 
France  et  la  Hollande,  que  nous  avons  pris  à  tâche  de  montrer 
dans  la  première  moitié  du  xvne  siècle. 

Saumaise,  selon  son  propre  témoignage1,  était  né  le  15  avril 
1588,  à  Semur-en-Auxois,  d'une  famille  noble  de  Bourgogne  ; 
son  père,  Bénigne  Saumaise,  était  seigneur  de  Tailly,  Bouze  et 
Saint-Loup,  et  conseiller  au  Parlement  de  Dijon,  depuis  1592 
jusqu'à  sa  mort,  survenue  le  15  janvier  1640.  Érudit, 
comme  beaucoup  de  ses  confrères,  il  traduisit  en  vers  français 
la  géographie  de  Denys  d'Alexandrie.  «  Poene  te  solo  praeceptore 
usus  »,  écrit  Saumaise  à  son  père  dans  la  dédicace  du  de  Pallio. 
Il  était  catholique,  mais  sa  femme,  Elisabeth  Virot,  était 
huguenote. 

1.  Haag,  La  France  Protestante,  lre  éd.,  t.  IX.  p.  149  a  173. 


312  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

Le  jeune  Claude,  aîné  des  fils,  est  envoyé  à  Paris  en  1604. 
Comme  pour  Erasme  et  Scaliger,  l'influence  de  la  capitale  sor- 
bonique  fut,  sur  lui,  décisive.  Sa  philosophie  achevée,  il  demande 
à  son  père,  sur  les  conseils  de  Casaubon,  l'autorisation  d'étudier 
à  Heidelberg,  auprès  de  Godefroy  :  «  Allez  donc  »,  lui 
répondit-il,  car  «  je  vous  veux  monstrer  en  cela  que  je  suis 
plus  indulgent  père  que  vous  n'estes  obéissant  fils.  »  Allusion, 
sans  doute,  à  ce  qu'il  pratiquait  ouvertement  la  religion 
réformée,  sans  tenir  compte  de  la  volonté  de  son  père  qui, 
sous  l'empire  de  considérations  humaines,  désirait  qu'il  ne 
la  professât  que  secrètement.  Ainsi  s'exprime  Casaubon,  dans  sa 
lettre  au  Conseiller  Lingelsheim.  Il  parle  de  lui  à  Scaliger  comme 
d'un  jeune  homme  «ad  miraculum  doctus».  Saumaise  s'épuise  à 
passer  au  travail  deux  nuits  sur  trois  ;  il  découvre  à  la  Bibliothèque 
Palatine,  dont  Gruter  lui  facilite  l'accès,  le  recueil  d'Epigrammes 
d'Agathias.  Casaubon  le  morigène  doucement  en  latin  :  «  Sou- 
viens-toi, très  docte  Saumaise,  de  ce  que  je  t'ai  si  souvent  prêché 
dans  mes  lettres,  d'être  prudent,  d'avoir  égard  à  la  santé  de  ton 
petit  corps  débile.  Je  savais  l'ardeur  de  ton  esprit  et  sa  propen- 
sion à  imposer  au  corps  plus  que  ses  forces  ne  pouvaient  sup- 
porter. » 

N'ayant  pas  écouté  les  conseils  du  vieillard,  ce  qui  est  le 
propre  des  jeunes  gens,  il  tombe  malade  et  se  voit  prescrire  un 
repos  complet,  mais  ce  Bourguignon  ardent  le  supporte  mal  et 
il  cherche  à  se  guérir  du  travail  par  l'amour,  dans  lequel  il  se 
jette  avec  la  même  violence.  Il  se  prend  «non  pas  à  aimer»,  dit- 
il,  car  il  n'aime  vraiment  que  les  livres,  mais  «  à  faire  l'amour  ». 
Il  guérit  de  l'asthénie  et  de  la  passion,  puis  se  met  à  son 
Florus. 

Après  trois  ans  de  séjour  à  Heidelberg,  rentré  à  Dijon  en 
mars  1609,  il  se  fait  recevoir,  le  19  juillet  1610,  avocat  au  Parle- 
ment. Il  va  souvent  à  Paris,  d'où  Nicolas  Rigault  lui  permet 
généreusement  d'emporter  les  livres  de  la  Bibliothèque  du  Roi. 
Le  5  septembre  1623,  il  épouse  Anne  Mercier,  une  des  filles  du 
savant  Josias  Mercier,  sieur  des  Bordes,  et  vécut  avec  elle  dans 
la  terre  de  son  beau-père,  à  Grigny,  près  de  Paris.  Il  en  voulut 
toujours  à  La  Millelière  et  à  Didier  Hérauld,  responsables  de  cette 
alliance  de  philologues,  qui  rappela  plus  souvent  Socrate  et 
Xanthippe  que  Philémon  et  Baucis.  «La  femme  de  Monsieur  de 
Saumaise,  fille  de  Josias  Mercier,  a  donné  bien  des  chagrins  à 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIIe    SIÈCLE    :    CLAUDE    SAUMAISE    313- 

cet  homme  docte  »,  est-il  dit  dans  le  Lantiniana,  où  le  Conseiller 
Lantin  rapporte  aussi  les  vers  latins  qu'on  avait  faits  sur  ce 
mariage   : 

Vir  clare  ex  scriptis,  uxorem  ducere  noli. 

Foemina  cum  Libris  vix  bene  conveniet 
Ergo,  Salmaside,  si  fido  credis  amico, 

Cura  tenax  calami  sit  tibi,  non  thalami. 

«  Ces  vers  latins,  continue  le  Lantiniana,  ne  sont  guère  bons, 
quoi  qu'ils  contiennent  un  bon  avis.  Voici  des  vers  françois 
encore  moins  bons  que  les  latins  sur  le  même  sujet  : 

Des  neuf  Muses,  Doctes  Pueelles, 

Il  estoit  toujours  amoureux  ; 

Il  estoit  toujours  chéri  d'elles 

Comme  le  favori  des  Dieux. 

Une    dixième    survenue, 

Qui  n'estoit  Muse  néanmoins 

Fut  par  lui  plus  chère  tenue 

Mais  neuf  en  valoient  une  au  moins  1. 

Jaloux  des  lauriers  de  Scaliger,  rêvant  peut-être  déjà  de  lui 
succéder,  après  s'être  vu  refuser,  pour  cause  de  religion,  en  1629, 
la  charge  de  son  père,  il  se  met  à  l'hébreu  et  à  l'arabe,  puis  au 
syriaque,  au  chaldéen  et  au  persan  qu'il  étudie  sans  maîtres. 
Il  semble  avoir  reconnu  plus  tard  la  parenté  de  cette  langue  avec 
le  germanique  2.  Mais  il  se  rend  compte  que  «  les  siècles  futurs 
ne  produiront  jamais  le  semblable  de  Scaliger  et  que,  dans 
les  siècles  passés,  personne  ne  l'avait  égalé3.  Pourtant,  ce  der- 
nier lui-même  disait  qu'il  s'instruisait  à  lire  les  lettres  du  jeune 
homme. 

C'est  à  la  séance  des  Curateurs  du  20  juin  1630  que  M.  de 
Sommelsdijck,  qui  n'est  autre  que  l'ancien  ambassadeur  des 
Provinces-Unies  à  Paris,  un  Bruxellois  d'ailleurs,  propose  de 
reprendre   d'urgence  les   négociations   avec   Saumaisc,   devenu 

1.  Bibliothèque  Nationale,  Ms.  fr.  23254,  p.  122,  n°  101. 

2.  Je  fais  allusion  à  une  curieuse  lettre  à    Peiresc  (Salmasii  Epistolarum    Liber 

primas,  Leyde,  165G  in-4°.  Ep.  XLIX,  s.  d.),  sur  laquelle  je  reviendrai  dans  un  des 
prochains  Bulletins  de  la  Société  de  Linguistique  de  Paris  (Section  de  Strasbourg), 
avec  la  collaboration  de  MM.  Fer  té  et  Muller.  In  jeune  érudit  belge,  M.  Jean  Bau- 
gniet,  disciple  du  professeur  Henri  Grégoire,  et  qui  prépare  une  thèse  sur  Saumaise, 
veut  bien  nie  signaler  une  lettre  où  ce  dernier  annonce  à  Peirese  qu'il  s'est  mis  à 
l'étude  du  copte  (Les  Correspondants  de  Peiresc,  V,  Cl.  de  Saumaise.  dans  Mémoires 
de  l'Académie  de  Dijon,  3e  série,  t.  VII  (1882),  pp.  203-384). 

3.  Haag,  La  France  protestante,  lr'  éd.,  t.  VII,  p.  7,  art.  L'Escale. 


314  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

Salmasius,  pour  le  faire  venir  à  Leyde,  illustrer  l'Université 
par  les  livres  qu'il  écrirait,  sans  faire  aucune  leçon  publique  \ 
indiquant  assez,  par  là,  qu'il  s'agissait,  dans  son  esprit  et  dans 
eeluideses  collègues,  de  recommencer,  avec  ce  savant,  l'expérience 
qui  avait  si  bien  réussi  pour  Scaliger.  Rivet  est  autorisé  à  l'in- 
former dès  lors  des  intentions  des  Curateurs,  qui  destinent 
à  Saumaise  un  traitement  de  1.500  florins.  On  se  sert  aussi  de 
Monsieur  Justel,  secrétaire  du  duc  de  Bouillon  et  fondateur  de 
la  Bibliothèque  de  Sedan,  pour  sonder  les  intentions  du  phi- 
lologue 2. 

Un  des  Curateurs,  le  Président,  semble  manifester  une  cer- 
taine répugnance,  avoir  des  objections  ou  «  bezwaar  »,  qui  jouent 
un  grand  rôle  dans  les  délibérations  des  Sociétés  ou  comités 
hollandais.  Ceci  retarde  la  décision  finale  jusqu'au  8  août  1631, 
date  à  laquelle  les  Curateurs  et  Bourgmestres  consultent  Gérard 
Vossius  3.  Il  affirme  que  «  le  dit  Salmasius  est  un  des  person- 
nages les  plus  érudits  et  les  plus  versés  dans  les  antiquités  reli- 
gieuses et  profanes  ainsi  que  dans  l'histoire,  qu'on  pût  trouver 
en  toute  la  chrétienté,  que  cependant  il  n'avait  pas  connaissance 
de  son  éloquence  orale  et  que,  par  conséquent,  il  ignorait  s'il 
serait  capable  ou  non  de  faire  des  leçons  en  public  ».Eien  que 
Cromholt,  qui  a  lui-même  rapporté  cet  avis  compétent,  formule 
encore  des  «bezwaren»,  après  mûre  délibération,  à  l'unanimité, 
les  Curateurs  décident  d'inviter  le  Sr.  Claude  Saumaise  avenir 
résider  dans  la  ville  de  Leyde  et  à  en  illustrer  l'Université  par 
son  nom  et  par  ses  écrits,  à  traiter  en  particulier  d'Histoire 
religieuse  et  à  réfuter  notamment  les  Annales  de  Baronius,  le 
tout  moyennant  un  traitement  annuel  de  2.000  florins,  payables 
par  trimestre,  auxquels  s'ajoutent  600  florins  pour  le  transport 
de  son  mobilier,  à  condition  qu'arrivé  à  Leyde,  il  n'accepte 


1.  Bronnen  Leidsche  Unioersiteit,  t.  II,  p.  150.  Je  croirais  volontiers  que  l'inter- 
médiaire doit  avoir  été  Grotius,  qui  habitait  Paris. 

2.  Le  nom  de  Justel  revient  souvent  dans  la  correspondance  de  Pineau  (Cf.  Bibl. 
Univ.  Leyde,  Ms.  Q  286,  t.  II.  f°  82  verso  :  Paris,  9  décembre  1645):  i  J'en  donneray 
avis  à  Monsieur  Justel,  qui  le  [le  sieur  Elzévir]  veut  charger  de  quelques  exem- 
plaires de  son  Histoire  pour  vous  et  pour  ses  autres  Amis  de  Hollande  ».  Il  y  a  un 
autographe  de  Justel  dans  l'Album  Amicorum  de  Gronovius  à  la  Bibl.  Roy.  de  La 
Haye. 

3.  Il  est  dit  dans  le  Lantiniana,  Ms.  fr.  de  la  Bibliothèque  Nationale  23254, 
p.  120  :  *  Monsieur  de  Saumaise  a  toujours  esté  ami  de  Vossius  le  père.  Il  le  croyoit 
le  plus  docte,  le  plus  judicieux  et  le  plus  laborieux  critique  des  Hollandois  il  Je 
préféroit  à  Grotius.  J'ai  une  lettre  latine  de  lui  où  il  dit  toutes  les  raisons  qu'il  a  de 
préférer  Gérard  Vossius  à  Grotius.  Cette  lettre  de  Monsieur  de  Saumaise  n'a  pas  esté 
imprimée,  » 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIIe    SIÈCLE    :    CLAUDE    SAUMAISE    315 

aucune  autre  charge  ailleurs  sans  le  consentement  des  Cura- 
teurs K 

La  lettre  écrite  à  Saumaise,  en  exécution  de  cette  Résolution2, 
le  15  août  1631,  est  conçue  en  latin,  dans  les  termes  les  plus 
flatteurs  :  «  Telles  sont  la  renommée  de  votre  érudition  et  la 
célébrité  de  votre  nom,  établies  par  tant  d'œuvres  de  premier 
ordre,  que  personne  d'un  peu  cultivé  n'ignore  combien  vous  doit 
la  République  des  lettres  et  combien  elle  est  en  droit  d'attendre 
encore  de  votre  esprit,  si,  à  ses  dons  naturels,  s'ajoute  l'oppor- 
tunité de  les  exploiter  et  de  les  divulguer.  » 

Les  Curateurs  le  louent  d'avoir  mis  ses  talents  au  service 
de  l'Eglise,  entendez  de  celle  de  Calvin,  et  lui  offrent  les 
2.000  livres  de  France,  qu'ils  ont  votées,  plus  les  600  li- 
vres du  déménagement.  Aucun  cours  ne  lui  est  imposé  :  il 
vivra,  plein  d'honneur  et  de  loisir,  personne  ne  le  troublant 
dans  ses  études  et  en  complète  liberté. 

La  réponse  de  Saumaise,  si  elle  n'est  pas  brève,  est 
catégorique  :  c'est  une  acceptation  de  principe,  enveloppée 
seulement  des  amples  formules  d'une  modestie  qu'on  voudrait 
croire  sincère.  C'est  plutôt  à  Leyde  de  «  votre  coin  d'heureuse 
Hollande  que  l'on  pourrait  appeler,  de  toutes  les  parties  de  la 
terre,  des  érudits  ».  Les  seules  réserves  que  fasse  le  savant 
français  concernent  la  rigueur  du  climat,  à  laquelle  il  n'est  pas 
accoutumé,  le  mauvais  état  de  santé  qui  en  pourrait  résulter  et 
qui  pourrait  l'obliger  à  regagner  le  sol  natal  afin  d'y  respirer 
un  air  plus   clément. 

Il  demande  qu'on  ajoute  au  traitement,  comme  on  le  fit  pour 
Scaliger,  dont  le  flatteur  souvenir  s'évoque  à  son  esprit,  300  livres 
pour  le  logement.  Il  fera  l'impossible  pour  partir  dès  le 
début   de   l'hiver  et  s'est  mis  déjà  à  prendre  ses  dispositions, 

1.  Bronnen  Letdsche  Universiteît,t.  II,  p.  161  :  «By  resumplie  van't stuck  der  beroc- 
pinghe  Dni  Claudii  Salmasii  refereert  de  Heer  Cromholt,  hoe  hem  D.  M.  Gerardus 
Vossius  hadde  verklaert  dat  hy  den  voorn.  Salmasium  oordeelde  een  van  de  ge- 
leertste  ende  ervarentste  personen  in  de  kerckelicke  ende  profane  anUquiteyten  ende 
historien  respective  te  wesen,  die  men  nu  in  de  geheele  Christenneyt  soude  konnen 
vinden,  edoch  dat  hy  van  sijne  mondelinghe  welspreeckentheyl  egeene  kennisse 
hebbende,  derhalven  ooek  niet  en  konde  weten  off  hy  tôt  hel  doen  van  publycque 
lessen  bequaem  soude  wesen  ofte  niet...  :  geresolveert  den  voorn.  Dnum  Claudium 
Salmasium  te  beroepen  om  te  komen  resideren  binnen  de  stadt  Ley  den  ende  d'Uni- 
versiteit  aldacr  met  sijnen  naem  ende  geschriften  te  illustreren  ende  Lnsonderheyt 
om  te  tracteren  Historiam  ecclesiasticam,  tnitsgaders  te  wederlegghen  Annules 
ecclesiasticos  Baronii  ».  11  n'y  a  donc  pas  lieu  de  mettre  en  doute,  comme  on  l'a  fait, 
l'affirmation  de  Paquot  sur  ce  dernier  point. 

2.  Ibid.,  p.  253*  :  «  in  honesto  otio  et  quiète,  nemine  sludia  tua  interturbante, 
cum  plena  libertate...  ». 


316  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

mais  il  est  à  Dijon  et  doit  s'arrêter  à  Paris  pour  mettre  ordre  à 
ses  affaires  *.  C'est  là  que,  le  23  octobre  1631,  il  reçoit  la  visite 
de  deux  fils  de  professeurs  de  Leyde,  Joh.  Walaeus  et  Fr.  Thy- 
sius,  chargés  de  lui  remettre  copie  des  propositions  des  Cura- 
teurs 2. 

L'émerveillement  des  deux  jeunes  Hollandais  devant  cette 
bibliothèque  animée,  «  è[x«itr/ov  ftifiXiotirpr^  »,  ce  musée  vivant, 
cette  âme  pure,  cette  parfaite  vertu,  comme  ils  disent,  est  vrai- 
ment touchante.  Ils  trouvent  Saumaise  déjà  occupé  à  empaque- 
ter ses  livres  :  il  abandonnera  au  besoin  le  reste  et  s'est  déjà 
inquiété  de  ses  passeports  et  de  louer  ou  de  vendre  ses  biens  ; 
mais  tout  cela  demande  du  temps.  Sa  femme,  enceinte,  ne  sera 
pas  en  état  de  supporter  le  voyage,  ni  par  mer,  ni  par  terre  ;  un 
de  ses  enfants  est  très  délicat:  décidément,  il  vaut  mieux  remettre 
l'expédition  au  printemps  prochain. 

Ces  raisons,  Saumaise,  dans  sa  lettre  du  25,  les  répète  aux 
Curateurs,  ajoutant  que,  sans  cela,  il  volerait  vers  eux.  En 
conséquence,  le  9  février  1632,  les  Curateurs  et  Bourgmestres 
décident  de  lui  louer  une  maison,  sans  engager  par  là  l'avenir, 
mais  la  lettre  de  Saumaise  au  Curateur  Wevelinchoven,  du 
31  août  suivant,  montre  qu'il  est  toujours  en  France;  une  fois 
c'est  le  xo/a'.xov  -àOoç,  une  autre  fois,  la  fièvre  qui  l'empêchent 
de  partir. 

Par  Résolution  du  15  novembre  suivant,  les  Curateurs 
et  Bourgmestres  prennent  à  bail,  à  son  intention,  pour  la 
somme  de  145  florins  par  semestre 3,  la  maison  de  Jan 
Jansz.  van  der  Vecht,  dite  de  la  Commanderie,  près  de  l'Eglise 
Saint-Pierre;  c'est  aujourd'hui  le  numéro  23  du  Kloksteeg  4. 
Ace  moment.il  est  arrivé,  puisque  les  Curateurs  et  Bourgmestres 
font  faire  un  siège  spécial  pour  lui  dans  l'amphithéâtre  de  théo- 
logie, à  droite  de  ceux  des  Curateurs,  portent  à  1.000  florins  son 
indemnité  de  déménagement  et  prennent  à  leur  charge  ses  frais 
de  séjour  au  Keysershof  à  La  Haye  et  à  la  Corne  d'or  à  Leyde. 
Sa  réception  fut  un  renouvellement  de  celle  de  Scaliger  :  <  quanto 
applausu,  quanto  gaudio,  quanta  exultatione,  quanto  honore  », 


1.  La  lettre  de  Saumaise  du  19  septembre  1631  se  trouve  dans  les  Bronnen,  t.  II, 
pp.  254*  à  256*. 

2.  Ibid.,  p.  284*. 

3.  Ibid.,  p.  178. 

4.  Bronnen  Leidsche   Vniversiteît,  t.   II,  pp.  178  et  287.  Voir  aussi  Crenii  . A ni- 
madversiones,  t.  II,  p.  97  et  Bronnen,  t.  II,  p.  298*  note. 


Planche  XXXII. 


Portrait   de    Saumaise,    célèbre    philologue    français, 

professeur  a  l'Université  de   Leyde  (l632-l653). 

(Salle  de  la  Faculté  '1rs  Lettres  d'Amsterdam). 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIIe    SIÈCLE    :    CLAUDE    SAUMAISE    317 

écrit  son  biographe  et  disciple  Clément  \  «  quanto  omnium  or- 
dinum  et  aetatum  confluxu  exceptus  sit,  longum  foret  hic 
referre.    » 

Pourtant,  malgré  tant  d'honneurs  et  d'égards,  le  mariage  de 
Saumaise  et  de  l'Université  ne  fut,  pas  plus  que  le  sien  propre, 
une  lune  de  miel.  D'abord,  comme  tous  les  Français,  comme 
Daneau,  comme  Scaliger,  il  se  plaint  de  la  rigueur  du  climat. 
Dans  l'intéressant  volume  de  ses  lettres  à  Dupuy,  n°  713 
de  la  collection  qui  porte  ce  nom  à  la  Bibliothèque  Natio- 
nale, il  écrit  le  22  novembre  1632  2  :  «  Monsieur,  J'eus  regret  de 
partir  de  Paris  pour  sortir  de  France,  sans  vous  avoir  veu,  mais 
je  ne  pouvois  arrester  davantage,  n'ayant  eu  tout  juste  que  ce 
qu'il  me  falloit  de  temps  pour  arriver  en  ces  quartiers  avant 
l'hiver,  qui  commence  tousjours  ici  de  bonne  heure  et  finit  bien 
tard,  et  c'est  tout  ce  qui  me  desplait  de  ce  pais,  où  toute  chose 
au  reste  m'agrée  fort  et  sur  tout  la  liberté.  Nostre  France  n'est 
plus  France  pour  ce  subjet  et  c'est  la  cause  qui  me  la  fera  moins 
regretter.  »  Les  curieux  Mémoires  de  Hollande3,  où  il  y  a,  à  côté 
de  tant  d'imagination,  tant  d'exactitude,  lui  attribuent  un 
mot  cruel  et  que  je  veux  croire  apocryphe  :  «  c'est  un  pays 
où  les  quatre  éléments  ne  valent  rien  et  où  le  démon  de  l'or, 
couronné  de  tabac,  est  assis  sur  un  trône  de  fromage  ».  «  Car,  dit 
le  commentateur,  dans  cette  province  d'ailleurs  si  célèbre,  la 
terre  ne  porte  point  de  fruits,  l'eau  n'est  pas  bonne  à  boire, 
l'air  est  ordinairement  épais  comme  de  la  fumée  et  le  feu  y  sent 
si  mauvais  par  la  matière  qui  sert  à  l'entretenir,  qu'on  est  con- 
traint de  le  cacher  pour  s'en  servir.  Avec  cela,  le  fromage,  qui  est 
la  principale  nourriture  des  Hollandais,  se  peut  aussi  bien  nom- 
msr  leur  soutien,  comme  le  tabac  leur  divertissement  ordinaire 
■et  enfin  l'or,  dont  l'autorité  est  partout  si  grande,  règne  ou  du 
moins  régnait  alors  chez  eux  avec  une  telle  abondance  qu'il 
semblait  que  tout  le  Pérou  y  eût  été  transporté.  » 

La  vérité  est  que  le  Français  n'est  jamais  satisfait  nulle  part 
où  lui  manque  «  la  douceur  de  la  patrie  »  :  «  Osté  cette  douceur  de 

1.  Claudii  Salmasii,  viri  maximi  Efiistolarum  liber  primas,  Accedunt  de  laudibus 
«t  vita  ejusdem  prolegomena,  accurante  Antonio  Clementîo  ;  Leyde,  Adr.  Wyngaer- 

den,  1656,  in-4°. 

2.  F»  13  recto. 

3.  Mémoires  de  Hollande,  p.  p.  A.  T.  Barbier,  Paris,  Techener,  1856,  pet.in-16.  L'édi- 
teur attribue  à  tort  à  Mme  de  La  Fayette  cet  écrit,  que  plus  justement  M.  Wadding- 
ton  restitue  à  du  Buisson,  officier  au  service  des  Etats.  (Cf.  Bulletin  du  Biblio- 
}>hile,  1898,  p.  268).  Le  mot  de  Saumaise  est  à  la  p.  83  des  Mémoires. 


318  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

la  patrie  qu'il  est  difficile  d'oublier,  écrit  le  savant  à  Dupuy,  le 
15  janvier  1633,  je  suis  assez  bien  pour  mon  contentement;  le 
mal  que  j'y  trouve  seulement  est  que  je  ne  puis  contenter  tout 
le  monde  et  que  j'en  voi  qui  ne  m'y  voient  qu'à  regret  et  d'un 
fort  mauvais  oeuil.  Je  n'eusse  jamais  creii  qu'en  des  gens  d'une 
si  haulte  condition,  il  se  rencontrast  si  peu  d'humanité,  veii 
mesmes  qu'ils  en  font  profession  publique  et  qu'ils  sont  payés 
pour  cela.  Ils  ne  peuvent  dissimuler  leur  mal  talent  et,  comme 
si  j'estois  venu  pour  roigner  leur  prébende,  peu  s'en  fault  qu'ils 
ne  me  courent  sus...  Je  porte  tout  patiemment  et  peut  estre 
qu'à  la  fin  je  les  vaincrai  ou  crèverai  de  courtoisie  1.  » 

Ces  ennemis,  en  tête  desquels  figure  Heinsius,  qui  va  jusqu'à 
lui  refuser  des  livres  de  la  Bibliothèque  qu'il  dirige,  font  courir 
le  bruit  qu'il  ne  sait  même  pas  parler  latin  :  «  Ils  ne  peuvent  plus 
se  mosquer  de  moi  de  costé  là,  écrit-il  le  29  janvier  1634,  car  je 
m'en  escrime  à  présent  aussi  bien  qu'eux  »,  voir  même  qu'il  les 
dépassa,  s'il  faut  en  croire  le  Conseiller  Lantin  :  «  J'ai  eu,  dit-il, 
plusieurs  conversations  avec  Monsieur  Saumaise,  lorsqu'il 
revint  passer  quelques  mois  à  Dijon  en  l'an  2,  il  passoit 

toute  la  matinée  et  toute  la  soirée  à  travailler  à  ses  ouvrages  et 
à  lire,  mais  il  se  promenoit  volontiers  l'après-dinée.  Ilestoit  très 
agréable  en  conversation  et  n'y  parloit  point  de  sciences,  à  moins 
qu'on  l'exigeât  de  lui.  Il  s'expliquoit  plus  facilement  en  latin 
qu'en  françois.  Je  me  souviens  qu'on  le  pria  un  jour  de  parler 
de  l'histoire  du  Bas-Empire  et  qu'il  pria  à  son  tour  qu'il  lui  fût 
permis  de  s'en  expliquer  en  latin.  Il  le  fit,  pendant  plus  de 
trois  heures,  et  dit  des  choses  admirables.  Il  se  plaisoit  à  faire 
des  contes  agréables  et  j'aurois  bien  fait  un  Salmasiana,  c'est-à- 
dire  un  Recueil  des  bons  mots  de  Mr  de  Saumaise,  si  je  l'avois  vu 
plus  longtemps.  J'en  ai  dit  quelques-uns  à  Monsieur  le  Conseiller 
de  la  Mare,  qui  a  écrit  sa  vie  en  latin  3  et  qui  a  ajouté  à  la  fin 
de  cette  vie  quelques  bons  mots  de  ce  sçavant  homme.  » 

A  la  fin  de  janvier  1633,  Saumaise  écrit  à  Dupuy  :  «  L'air 
commence  à  ne  m'estre  guères  favorable  et  moins  encore  à  ma 

1.  Bibliothèque  Nationale,  Fonds  Dupuy.  T.  713,  f°  18. 

2.  Bibliothèque  Nationale,  Ms.  fr.  23251,"  l.anliniana.  recueillis  par  Pierre  Le  Gouz, 
p.  lG(i.  n°  226.  La  date  est  en  blanc  dans  le  manuscrit  :  ce  doit  être  1640. 

3.  Il  s'agit  de  la  vie  manuscrite  latine  de  Saumaise,  qui  se  trouve  à  la  Bibliothèque 
de  Dijon.  Il  y  en  a  deux  copies  à  la  Bibliothèque  Nationale,  fonds  la' in  17712-3 
(avec  matériaux  ayant  servi  à  ce  travail)  et  18350  avec  notes  de  Fr.  Oudin.  Voici 
d'autres  manuscrits  du  même  fonds  intéressant  Saumaise  :  10350,  Lettres  origi- 
nales de  Sarrau  à   ce  dernier;   17.S'.il,  Sa!  naii  opu^cula  (au  o.-ir.). 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIIe    SIÈCLE    :    CLAUDE    SAUMAISE    319 

famille  ;  je  tascheray  néanmoins  de  m'y  accommoder  et  accous- 
tumer.  J'aime  mieux  vivre  ici  que  vivre  en  France,  mais  j' aime- 
rois  mieux  vivre  en  France  que  de  mourir  ici.  »  Vers  l'automne  de 
la  même  année,  il  est  gravement  malade  :  les  médecins  galé- 
nistes  l'avaient  déjà  condamné,  lorsqu'un  allemand  de  sa  con- 
naissance, le  docteur  Elichmann,  dont  nous  reparlerons  à  propos 
de  Descartes,  le  guérit  au  moyen  de  pilules  extraites  des  eaux  de 
Spa.  Il  songe  à  partir  :  «  Je  fais  estât,  écrit-il  à  Dupuy,  le  26  sep- 
tembre, de  passer  encore  tout  l'hyver,  à  cause  de  quelques  livres 
que  je  ne  trouverois  point  en  France  et  pour  voir  achever  l'édi- 
tion de  mon  Arnobe,  duquel  le  texte  est  desjà  fait  et  d'un  aultre 
de  Plantes  et  Aromates  et  de  quelques  aultres,  mais  tout  cela 
va  fort  lentement,  comme  il  plaît  à  nos  imprimeurs  d'ici  »;  même 
plainte  que  chez  Scaliger. 

Au  printemps  1634,  il  se  trouve  «  plus  empesché  après  la  cure 
de  son  corps  qu'à  la  culture  de  son  esprit  ».  Cependant,  en  été, 
il  se  met  à  sa  Milice  des  Romains,  que  le  prince  d'Orange  lui  a 
demandée.  Il  écrit  à  ce  propos  à  Pierre  Dupuy,  le  7  janvier  1635  x  : 
«  Il  me  faut  faire  un  petit  traicté  de  l'ancienne  Milice  et  de  la 
manière  de  camper  des  Romains,  en  françois,  pour  le  Prince,  et 
je  me  trouve  empesché  à  rendre  en  bons  et  propres  termes  plu- 
sieurs choses  usitées  dans  l'art  militaire  antique,  qui  ne  sont 
point  cognues  clans  la  nostre,  en  laquelle  aussi  je  ne  suis  guéres 
sçavant  »  et.  le  8  avril  :  «  Je  n'avois  dessein  que  de  faire  un  petit 
abbrégé  pour  faire  entendre  la  manière  de  camper  des  Romains 
et  celle  de  ranger  en  bataille.  Il  [le  Prince]  a  trouvé  bon  que  je 
m'estendisse  plus  long  et  que  je  lui  expliquasse  tout  Testât  de  la 
milice  romaine,  ce  que  je  fais.  Si  je  ne  l'achève  ici,  j'aurai  plus 
de  moyen  de  le  mieux  polir  en  France,  principalement  pour  ce 
qui  est  du  stile,  que  je  n'ay  jamais  eu  guéres  bon  en  nostre 
langue,  pour  ne  m'y  estre  pas  exercé  et  qui  s'est  encore  achevé 
de  gaster,  depuis  que  je  suis  en  ce  beau  pais,  parmi  ces  ventres 
de  bière,  où  je  suis  devenu  fort  flegmatique  et  catarreux,  niais 
c'est  pour  cracher  toujours  du  latin.  Si  je  ne  m'entretenons 
quelquefois  avec  vous,  j'aurois  desja,  longtemps  il  y  a.  oublié 
tout  ce  peu  que  ma  nourrice  m'en  avoit  apris.  » 

Le  fait  que  Saumaise  était  payé  sur  les  fonds  de  l'Université 

1.  Lettre  citée  par  Haag,  La  France  protestante,  lro  éd.,  t.  IX,  art.  Saumaise.  Le 
traité  dont  il  s'agit  a  été  publié  après  sa  mort,  mais  en  traduction  latine  (Leyde, 
1(557  ;  cf.  Haag,  p.  171»,  n<»  XXXXV). 


320  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

sans  être  tenu  de  faire  de  cours,  n'était  pas  sans  susciter  les 
jalousies  de  ses  collègues,  qui,  pourtant,  ne  brillaient  pas  toujours 
par  leur  assiduité  à  s'acquitter  de  leurs  obligations  professo- 
rales. 

Rien  n'a  plus  d'importance  dans  une  république  aristocratique 
comme  l'était  la  Hollande,  et  même  dans  une  république 
démocratique,  que  les  questions  de  préséance  et  de  protocole, 
surtout  quand  il  s'y  mêle  des  jalousies  de  femmes  et  la  sienne 
n'était  déjà  pas  très  commode  de  nature.  Madame  Saumaise 
était  fort  irritée  de  se  voir  traitée  de  «  Mademoiselle  »  et 
d'être  ainsi  assimilée  aux  autres  femmes  des  professeurs. 
Celles-ci  ont,  depuis,  monté  en  grade  dans  la  société  hollandaise 
•et  sont  devenues  des  «  Mevrouw»,  desMadames;  à  l'époque,  elles 
n'étaient  que  des  «  Juffrouw»,  des  Mademoiselles,  comme  le  sont 
aujourd'hui  encore  les  petites  bourgeoises  et  les  femmes  du 
peuple,  eussent-elles  douze  enfants  légitimes  ! 

La  susceptibilité  de  Madame  Saumaise  est  la  principale 
raison  pour  laquelle  son  mari  sollicita  et  obtint,  en  septembre 
1635,  un  brevet  de  Conseiller  au  Conseil  d'Etat  :  c'était  aussi 
une  porte  de  sortie  en  cas  de  besoin.  A  lire  la  plainte  de  Saumaise 
sur  le  rang  qui  lui  est  assigné  dans  les  banquets  officiels  et  les 
«  promotions  »  ou  soutenances  de  thèses,  on  croirait  vraiment 
qu'il  s'agit  d'une  affaire  capitale  et  d'une  injure  mortelle.  Dans  sa 
lettre  du  6  juin  1635  x  aux  Curateurs,  Saumaise  s'excuse  de 
n'avoir  rien  pu  faire  depuis  qu'il  est  à  Leyde.  Pendant  deux  ans, 
le  mauvais  climat  l'a  empêché  de  travailler  et  il  a  eu  à  lutter 
contre  une  maladie  opiniâtre.  Cependant  il  a  tenu  bon,  ne  cédant 
pas  aux  conseils  de  ses  amis  et  de  ses  médecins,  qui  lui  prescri- 
vaient le  retour  dans  sa  patrie  comme  l'unique  remède.  Mainte- 
nant que,  grâce  à  Dieu,  le  voilà  rendu  à  la  santé  et  à  l'étude, 
les  hommes  se  mettent  à  la  traverse.  Lui,  qui  possède 
la  place  que  Scaliger  avait  obtenue  par  la  seule  réputation  de 
son  savoir,  il  n'a  pas  le  rang  de  gentilhomme  qu'il  occupe  dans 
-sa  patrie.  Il  est  traité  comme  un  âne  parqué  avec  des  chevaux 
qui  ne  cessent  de  le  persécuter  de  ruades  et  de  morsures  pour  le 
priver  de  l'herbe  que  les  Curateurs  ont  voulu  leur  être  commune. 
On  le  tient  pour  la  peste  et  le  déshonneur  de  cette  Université  : 
il  a  double  traitement,  dit-on,  et  ne  fait  pas  de  cours.   Il  en 

1.  Bronnen  Leidsche  Univcrsileit,  t.  II,  pp.  308*  à  310*,  n°  617. 


UN   PHILOLOGUE    DU    XVIIe    SIÈCLE    :    CLAUDE    SAUMAISE    321 

appelle  aux  Curateurs,  demandant  ou  sa  démission  ou  des 
garanties  de  repos  et  de  sécurité,  car  seul,  l'attrait  de  la  gloire  et 
non  du  profit  l'a  amené  ici,  loin  des  siens,  arraché  du  sol  de  la 
patrie,  perdu  dans  une  terre  lointaine. 

La  portée  exacte  de  la  réclamation  enveloppée  dans  cette 
requête  toute  cicéronienne,  nous  échapperait,  si  l'on  ne  pouvait 
la  commenter  par  les  Résolutions  des  Curateurs.  Ceux-ci  appré- 
hendent de  perdre  le  grand  homme  qui  est  le  «  clecus  academiae  » 
et  ils  chargent  le  pensionnaire  ou  secrétaire  de  la  ville,  Weve- 
linchoven,  de  s'enquérir  de  l'objet  de  son  mécontentement  et, 
sur  le  rapport  l  de  ce  fonctionnaire,  ils  décident  qu'à  l'avenir, 
Saumaise,  quand  il  paraîtra  parmi  les  professeurs,  aux  banquets 
officiels,  sera  assis  en  face  du  premier  assesseur  du  Recteur 
et  qu'à  l'Université,  aux  discours  d'ouverture,  thèses, 
disputes,  etc.,  il  sortira  derrière  le  Magistrat  de  la  ville  de 
Leyde,  qu'il  soit  en  corps  ou  représenté  par  quelques-uns  de 
ses  membres.  Si  ceux-ci  sont  absents,  à  une  soutenance  ou  à 
une  discussion  à  laquelle  Saumaise  aura  été  invité  parle  Recteur, 
un  professeur  ou  un  candidat,  il  sortira  de  l'amphithéâtre  avant 
les  professeurs  d'Université,  à  l'invitation  du  bedeau  ou 
massier,  qui  le  précédera. 

Ce  règlement  très  sage  et  très  honorable  pour  le  gentilhomme- 
philologue  fut  contesté  par  ses  collègues,  lesquels  affectèrent  de 
n'en  avoir  pas  eu  connaissance,  ce  qui  les  fit  mander  devant  les 
Curateurs,  auxquels  Saumaise  doit  recourir  sans  cesse  pour  faire 
observer  le  privilège  qu'il  a  obtenu.  Il  en  est  encore  question 
même  en  1645  et  1646  2. 

L'envie  dont  il  se  sent  entouré  et  ce  conflit  de  préséance 
le  font  sans  cesse  penser  au  départ.  Ajoutez-y  les  sollicita- 
tions du  prince  de  Condé,  Henri  de  Bourbon,  gouverneur 
de  Bourgogne  3,  qui  lui  offre  un  brevet  de  Conseiller  au 
Parlement  de  Dijon  avec  deux  mille  livres  de  pension  ou  un 
office  de  Conseiller  au  Grand  Conseil,  s'il  aime  mieux  rester  à 
Paris.  «  Ma  response  fut,  dit  Saumaise  à  Dupuy,  dans  sa  lettre 
du  19  avril  1636,  que  ni  cela  ni  les  plus  grandes  charges  de  la 
robe,  ni  touts  les  plus  grands  et  honorables  emplois  que  l'on  me 
pourroit   bailler,    n'estoient    pas    capables    de    m'esmouvoir    à 

1.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  II.  p.  19(3  et  197. 

2.  Ibi/L,  p.  299  et  305. 

3.  Haag,  La  France  Protestante,  lro  éd.,  t.  IX,  p.  155. 

21 


322  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

changer  ma  religion  et  que  je  n'en  voulois  ouir  parler  en  façon 
quelconque  ».  Le  Prince  ne  se  tient  pas  pour  battu.  <  Jenelairrai 
pas  pourtant,  lui  dit-il,  de  procurer  à  ce  que  vous  soyés  retenu 
en  France  par  une  bonne  pension  qui  vous  sera  ordonnée.  Je 
sçai  les  intentions  de  Monsieur  le  Cardinal  et  lui  en  escrirai  par 
le  premier  ordinaire.  Ce  sera  sans  aucune  condition  :  il  n'en  fault 
point  prescrire  aux  gens  de  vostre  sorte.  Si  vous  advisés  quelque 
jour  d'estre  des  nostres,  je  ferai  monter  vos  appointements  bien 
plus  hault.  Mais  quand  vous  voudrés  demeurer  ferme  dans 
vostre  opinion,  les  gratifications  que  l'on  vous  veut  faire  vous 
seront  toujours  continuées.  » 

La  perplexité  de  Saumaise  devant  ce  nouvel  assaut  est  grande  : 
mais  «  mettes  d'un  costé,  écrit-il,  la  liberté  que  j'ai  chez  les  estran- 
gers  de  dire,  d'escrire  et  de  faire  ce  que  je  voudrai,  le  repos  et  la 
tranquillité  de  ma  conscience,  une  pension  payée  à  poinct  nommé, 
touts  les  trois  mois  un  quartier,  sans  aucun  délai,  et  mettes  de 
l'aultre  tout  le  contraire  :  lequel  me.  conseillères  vous  de  choisir? 
Une  pension  en  France  et  rien,  c'est  tout  un,  et  à  une  personne 
principalement  de  ma  profession  et  de  ma  condition.  »  Madame 
Saumaise  ne  pensait  pas  tout  à  fait  comme  son  époux  et  celui-ci 
confesse  à  son  ami,  le  3  mai  1636,  «  que  l'aversion  que  sa  femme 
avoit  pour  la  Hollande  ne  pouvoit  estre  augmentée  et  fortifiée 
que  par  des  offres  telles  que  celles  qu'on  lui  faisoit...  » .  «  Pour 
conclusion  donc,  si  on  me  laisse  faire,  j'ai  envie  d'estre  encore 
Hollandois  et  ne  me  souviens  non  plus  des  incommodités  et  des 
dégousts  que  j'y  ai  ressentis,  par  le  passé,  qu'une  femme  de 
bien,  du  travail  que  son  enfant  lui  a  causé.  Et  puis  on  a 
apporté  le  remède  qu'il  falloit  au  différent  qui  estoit  cause  de 
nos  troubles.  Ils  m'en  ont  envoie  l'acte  escrit  en  leur  langue 
afin  que  je  n'en  fusse  plus  en  doubte,  avec  parole  de  le  faire, 
exécuter  de  bonne  foi.  Si  celui  [Heinsius]  qui,  par  sa  jalousie,  a 
excité  toute  cette  tempe.ste  contre  moi  se  pouvoit  retirer  de 
là,  j'y  jouirois  d'un  grand  calme.  »  Il  est  vrai  que  tout  cela  est 
écrit  de  France. 

Après  avoir  attendu  en  vain  la  réponse  du  Cardinal  à  Condé, 
Saumaise  se  décide  à  rentrer  en  Hollande,  par  la  Normandie 
et  la  mer  ;  il  arrive  à  Dieppe,  dans  la  première  quinzaine 
d'octobre  1636,  et  son  retour,  passablement  mouvementé, 
mérite  d'être  raconté;  mais  laissons-lui  la  parole,  puisqu'il  en 
a   narré  les  péripéties   avec   une   verve    toute   bourguignonne, 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIIe    SIÈCLE    :    CLAUDE    SAUMAISE    323 

dans  sa  lettre  à  Dupuy,  datée  de  «  Leyden  ce  16  février  1637  l  : 

«  Monsieur, 

«  Il  n'y  a  pas  encore  quinze  jours  que  je  suis  arrivé  en  cette  ville  de 
Leyde  et  y  suis  arrivé  malade  et  l'ai  tousjours  esté  depuis  que  j'y  suis, 
ce  qui  m'a  empesché  de  vous  escrire  plus  tost  2.  Je  commence  à  sortir 
depui;  deux  jours  seulement. 

«  Je  vous  escrivi  du  jour  de  mon  départ  de  Dieppe,  qui  fust  fort  pré- 
cipité et  sur  une  mauvaise  nuit  que  j'avois  passée  sans  dormir  par  un 
grand  catherre,  qui  fallit  à  m'estouffer.  Ma  femme  fist  ce  qu'elle  put 
pour  empescher  que  je  ne  m'embarquasse,  ayant  esté  et  estant  encore 
si  malade,  et  dans  un  temps  si  fascheux  et  si  froid.  Elle  n'en  fust  pas 
crue.  Nous  n'avons  esté  que  trois  jours  sur  mer,  mais  malades  à  l'aceous- 
tumée,  c'est  à  dire  jusques  à  l'extrémité,  avec  la  peur  où  nous  estions 
des  Donquerquois,  qui  avoient  vingt  vaisseaux  en  mer,  quinze  frégates 
et  cinq  grands  vaisseaux,  où  nous  n'avions  qu'un  vaisseau  de  guerre, 
qui  n'eust  pas  rendu  combat,  si  nous  eussions  esté  rencontrés  par  quel- 
ques uns  de  ces  grands,  comme  nous  le  fusmes  des  petits,  qui  nous  sui- 
virent et  costoierent  quelque  temps,  pensants  d'attrapper  à  l'escart 
quelques  vaisseaux  marchands  de  ceux  que  nostre  navire  escortoit.  En 
ce  mesme  passage  et  en  mesme  temps,  il  prirent  quatre  vaisseaux  hol- 
landois  d'une  flotte  qui  retournoit  de  Nantes,  chargée  de  vin.  Mais  la 
bonne  fortune  de  la  faveur  nous  conduisoit,  puisque  nous  avions  avec 
nous  les  hardes  de  Monsr.  de  Charnassé,  qui  estoient  un  carrosse  fort 
beau  et  soixante  cinq  ballots,  qui  l'ont  tenu  tous  temps  en  appréhen- 
sion qu'ils  n'arrivassent  à  un  aullre  port,  tant  il  se  defnoit  de  son  bon  heur. 

«  J'avois  plus  de  subject  de  me  défiler  du  mien,  car  le  malheur  m'a 
persequuté  jusques  au  bout.  J'avois  estes  langui  et  pati  en  France, 
attendant  le  passage  pour  passer  tout  droit  et  sans  obstacle,  qui  nous 
obligeât  de  faire  encore  quelque  malheureux  séjour  en  quelque  infortuné 
port  de  mer.  Nous  fusmes  contraints  d'arrester  à  la  Brielle,  où,  toute  la 
nuit,  les  glaces  qui  venoient  choquer  à  monceau  nostre  navire  faillirent 
à  le  faire  perdre  et  tindrent  en  eschec,  sans  dormir,  et  les  matelots  et  le 
capitaine  et  nous  aussi  par  mesme  moyen,  qui  estoit  un  bon  rafraîchisse- 
ment pour  des  gens  travaillés  et  malades  comme  nous  estions. 

«  Le  jour  venu,  l'on  nous  met  à  terre,  par  wn  temps  où  l'eau  du  ciel 
n'estoit  point  espargnée  à  ceux  qui  marchoient  sans  parapluie.  En  cet 
estât,  il  nous  convint  estre  sur  le  pavé,  trois  heures  durant,  sans  pouvoir 
trouver  de  couvert  ni  hostellerie  où  l'on  entendist  nostre  langage,  car, 
d' estre  ailleurs  nous  ne  pouvions,  n'ayans  personne  qui  pût  demander  ce 
qui  nous  t'alioif  et  nous  avions  besoin  de  plusieurs  choses. 

«  Enfin,  après  avoir  bien  cherché,  un  soldat  de  la  garnison  qui  dasti- 
cotoit  un  peu  de  françois  nous  adressa  à  un  petil  cabarel  <>ù  nous  j 
mismes  à  l'abri  de  h:  pluye,  bien  heureux  d'avoir  si  bien  remontré,  et  si 
tost.  veu  la  nécessité,  cpii  nous  pressoil  de  plus  d'un  costé.  Ilfaloit  pre- 
mièrement se  sécher,  ce  qui  ne  fut  si  prompt,  car  le  feu  de  tourbe  est 
aussi  lent  que  ceux  qui  s'en  servent.  Après  avoir  esté  un  peu  reschauffés 
nous  demandasmes  un  lieu  pour  aller  ad  requisita  naturae,  car  la   mer 

1.  Bibliothèque  Nationale,  collection  Dupuy.  vol.  713,  f°  122  et  123.  Tamizey  de 
Larroque  l'a  publiée,  mais  d'après  un  autre  manuscrit  différent, dans  le  recueil  cité 
ci-dessus  (cf.  p.  313  u.  2  in  fine),  p.  359  a  365  avec  q  lelques  variantes. 

2.  i  a .  i  édente  avait  été  écrite  de  Dieppe,  le  22  décembre  UïM, 


o24  PROFESSEURS    ET    ETUDIANTS    FRANÇAIS 

nous  avoit  un  peu  laschés:  on  nous  conduisit  sur  les  murailles  de  la  ville, 
qui  n'estoient  pas  loing  de  là. 

'  Il  falloit  pourtant  passer  une  assez  longue  rue  avant  que  d'y  parvenir: 
la  nécessité  fait  tout  trouver  bon  et  aise.  Ce  cabaret,  au  reste,  estoit 
double,  car  c' estoit  aussi  un  bourdel.  Et,  pour  vous  monstrer  ci  comme  le 
bonheur  nous  accompagne  tousjours,  nous  y  trouvasmes  de  la  cognois- 
sance  :  un  François,  Bourguignon,  qui  souflloit  du  tabac  dans  ce  véné- 
rable [lieu],  voiant  entrer  des  gens  qui  n'estoient  pas  du  tout  faits  comme 
lui.  demanda  à  mon  laquai  qui  nous  estions  ;  ce  coquin  me  nomma, 
l'aultre  me  cognut  et  dit  qu'il  estoit  de  Dijon  et  qu'il  avoit  servi  le  prestre 
Desgan,  lequel  prestre,  sans  offenser  l'ordre  et  la  religion,  a  la  réputation 
[d'estre]  un  insigne  maquereau  et  l'est  en  effet,  car  personne  n'en  doubte 
en  mon  pais. 

c  Pour  me  tirer  de  ce  mauvais  pas,  je  m'advise,  après  le  disné,  d'aller 
voir  un  des  ministres  ou  pasteurs  de  la  ville;  s'il  ne  parloit  françois,  il 
pourroit  parler  latin.  Je  m'adressai  si  bien  qu'il  savoit  l'une  et  l'aultre 
langue;  je  lui  dis  l'incommodité  de  mon  logement  et  si,  par  son  moyen,  je 
pourrois  point  trouver  à  loger  chez  quelque  bourgeois  qui  entendist 
quelque  mot  de  ce  que  je  dirois.  Il  me  promit  de  s'y  emploier  et  qu'au 
reste  j'estois  logé  dans  le  plus  infâme  lieu  de  la  ville  et  qu'il  se  falloit 
bien  garder  d'y  coucher  ;  que,  si  nous  ne  trouvions  devant  la  nuit,  qu'il 
avoit  un  lict  pour  ma  femme  et  pour  moi.  et  que,  pour  ma  petite  et  la 
demoiselle  de  ma  femme  avec  le  laquai,  ils  y  coucheroient  encore  une 
nuit.  Nous  cherchons  toute  la  journée  et  en  vain.  Il  me  vouloit  mener 
coucher  en  son  logis,  ce  que  je  refusai  pour  ne  pouvoir  me  séparer  de  mes 
gens  et  puis,  de  laisser  une  fille  seule  en  un  lieu  tel  qu'il  me  le  depaignoit, 
il  ne  me  sembloit  pas  à  propos  et  qu'il  vailloit  mieux  y  coucher  touts. 
Nous  y  couchons  donc  et,  le  lendemain,  dés  le  matin,  nous  nous  remettons 
en  queste. 

«  Il  devoit  prescher  cette  mattinée  là,  mais  il  pria  son  collègue  de 
faire  la  journée  pour  lui.  et  puis  vous  dires  que  ces  gens  ne  sont  pas 
obligeants.  Après  avoir  couru  toute  la  journée,  sur  le  soir,  nous  trou- 
vasmes, de  bonne  fortune,  une  honneste  maison  bourgeoise,  où  nous 
avons  demeuré  prés  de  trois  semaines,  avec  autant  de  desgoust  et  de 
goust  que  les  trois  mois  que  j'ai  passé  à  Dieppe. 

<■  Des  glaces  nous  empeschoient  d'en  sortir.  Dés  le  premier  jour  qu'on  me 
dit  que  l'ouverture  estoit  faite  et  qu'il  partoit  un  batteau  pour  Rotter- 
dam, je  me  mis  dedans  contre  le  conseil  de  mon  ministre,  qui  jugeoit 
que  je  risquois  trop  de  partir  par  le  premier  batteau  et  qu'il  falloit  voir 
rompre  la  glace  deux  ou  trois  jours,  premier  (pie  de  s'y  lier:  que,  pour  lui, 
il  ne  le  feroit  pas,  et  je  le  croirois  bien  car  il  estoit  chez  lui.  Je  me  repentis 
pourtant  de  ne  l'avoir  creii  :  à  demi-lieue  de  Rotterdam,  nous  trouvasmes 
tant  de  glace  (pie.  si  le  vent  n'eust  esté  extrêmement  fort,  aidé  encore  de 
la  marée,  nous  y  tussions  demeuré.  Xostre  vaisseau  fust  arresté  plus 
d'une  demi-heure,  sans  pouvoir  ni  advancer  ni  reculer. 

(.eux  qui  n'aiment  pas  la  Hollande,  je  vous  laisse  à  penser  ce  qu'ils 
pouvoient  dire  alors  et  de  quelle  façon  je  pouvois  les  consoler.  Nous  voilà 
donc  enfin  à  Rotterdam  et  de  là  à  La  Haye  où  nous  arrivasmes  à  huict 
heures  du  soir,  au  bout  de  la  ville,  le  logis  ou  nous  devions  aller  estant  à 
l'aultre.  sans  lumière,  sans  personne  qui  nous  pust  conduire.  Ce  n'a  pas 
[esté]  le  moindre  inconvénient  où  je  me  sois  trouvé  dans  mon  voiage, 
c'est  pourquoi  je  vous  le  marque. 

«Au  bout  de  tout,  je  suis  venu  ici  malade  et  ai  esté  plus  de  dix  jours 


UN   PHILOLOGUE   DU    XVIIe    SIÈCLE    :    CLAUDE    SAUMAISE    325 

sans  pouvoir  dormir,  à  cause  d'une  grande  angine  que  j'avois  dans 
l'hypochondre  droit  avec  tumeur  et  tension.  Pour  m'en  guairir  bien  tost, 
j'ai  trouvé  que  mes  professeurs  avoient  fait  les  diables  contre  moi,  pen- 
dant mon  absence.  Ils  se  sont  teiis  long  temps,  sur  la  créance  qu'ils 
avoient  que  je  ne  viendrois  pas...  » 

Le  pasteur  dont  il  est  question  dans  cette  amusante  lettre,  est 
Cloppenburg,  dont  la  rencontre  fut  décisive,  car  c'est  de  la 
discussion  que  Saumaise  eut  avec  lui  que  sortit  le  livre  sur  le 
prêt  à  intérêt  dont  nous  reparlerons  plus  loin.  Quant  à  l'allusion 
de  la  fin,  elle  se  rapporte  aux  manœuvres  occultes  de  l'éternel 
ennemi,  Heinsius.  Heinsius  contre  Salmasius,  voilà  bien  encore 
un  de  ces  jolis  exemples  de  haine  entre  savants,  qui  n'en  finis- 
sent pas  de  déverser  l'un  sur  l'autre  des  flots  d'encre  et  d'in- 
jures. 

L'origine  de  la  querelle  était  certainement  la  jalousie  du 
bibliothécaire-philologue,  dont  la  notoriété,  qui  était  grande, 
se  trouvait  éclipsée  par  la  gloire  du  nouveau  venu.  Peut-être 
aussi  faisait-il  des  comparaisons  avec  son  vénérable  maître 
Scaliger,  et  Saumaise  lui  semblait  usurper  cette  place,  qu'il 
aurait  aimé  garder  pour  lui-même.  Au  reste,  Scaliger  étant 
au  tombeau  lui  portait  moins  d'ombrage  :  il  est  permis  aux 
morts  d'être  grands.  Il  y  avait  là  conflit  de  deux  suscepti- 
bilités à  vif,  sinon  écorchées.  A  Heinsius  qui  lui  disait  un  jour  : 
«  Si  l'on  mettait  dans  un  plateau  d'une  balance  les  travaux  de 
tous  les  philologues  de  l'Europe  et  dans  l'autre  les  nôtres,  ils 
s'équilibreraient  »,  Saumaise  avait  répondu,  dit-on,  négligem- 
ment :  «  On  pourrait  même,  aux  leurs,  ajouter  les  vôtres.  » 

Il  n'était  bruit  à  Leyde  que  de  la  dispute  des  deux  profes- 
seurs :  aussi,  comme  elle  faisait  scandale,  les  Curateurs  et  le 
Sénat  se  crurent  obligés  d'intervenir,  le  9  mai  1640,  à  la  suite 
d'une  plainte  formulée  par  Nicolas  Heinsius.  Les  arbitres 
désignés  sont  tous  Français,  Polyander,  «  Recteur  magnifique  >, 
Rivet  et  Esaïe  du  Pré,  ministre  de  l'Eglise  wallonne  ou  française 
de  Leyde  1.  Un  accord  signé  par  les  deux  rivaux,  mais  en  février 
1644  seulement,  stipule  2  :  les  deux  émiiienls  personnages,  orne- 
ments de  l'Université,  s'engagent  à  ne  plus  rien  publier  l'un 
contre  l'autre  et  à  ne  plus  s'attaquer  dans  leurs  écrits.  Mais 
les  libraires  hollandais,  surtout  les  Elzévirs,    dont    l'un   taisait 

1.  Bronncn  Lcidschc  Universiteit,  t.  II.  pp.  247-250 

2.  Ibid.,  p.  343*,  n»  651. 


326  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

toujours  la  navette  entre  Paris  et  Leyde,  excellaient  à  inonder 
rapidement  le  marché  français  de  leurs  produits,  et  le  livre  de 
Saumaise  contre  Heinsius  en  faveur  de  Balzac  l  se  vendait 
encore,  en  dépit  de  la  signature  du  compromis.  Il  fallut 
que  les  Curateurs  achetassent  le  stock  restant  à  Paris,  par 
l'intermédiaire  de  Jean  Elzévir  2.  qui  dut  l'aire  là  une  bonne 
petite  affaire,  d'autant  plus  que,  s'il  faut  en  croire  Heinsius, 
Jean  et  Bonaventure  Elzévir  continuèrent  à  en  vendre  d'autres 
à  Leyde,  sous  le  manteau. 

Si  Saumaise  avait  à  se  plaindre  de  Leyde,  Leyde  n'avait  pas 
moins  à  se  plaindre  parfois  de  Saumaise,  qu'elle  traitait  pourtant 
en  enfant  gâté.  Sans  doute,  après  deux  ans  de  silence,  le  savant 
s'était  remis  au  travail  et  avait  donné,  en  1638,  le  De  Usuris, 
son  chef-d'œuvre,  qui  séduisait  d'autant  plus  les  comm  rçants 
hollandais,  soucieux  de  mettre  leur  intérêt  d'accord,  si  possible, 
avec  leur  conscience,  que  Saumaise  y  démontrait  que  Je  prêt  â 
intérêt  n'était  contraire  ni  au  droit  naturel  ni  au  droit  positif 
divin. 

Ce  fut  une  tempête  chez  les  juristes  qui,  sauf  Grotius  3,  le 
taxèrent  d'incompétence,  et  chez  les  pasteurs,  qui  l'accusèrent 
d'hérésie.  «  Ce  qui  fâche  nos  ministres,  écrit-il  à  Dupuy,  le 
10  mai  1638,  est  que  je  monstre,  par  l'antiquité,  que  l'usure  doit 
seulement  estre  deffendue  aux  ministres  de  l'autel  et  non  point 
au  peuple.  Ils  n'osent  dire  que  c'est  ce  qui  les  fait  crier,  mais  en 
efîect  c'est  là  l'encloutire.  »  «  Un  peu  après  que  mon  livre  des 
Usures  fust  imprimé,  dit  encore  Saumaise,  il  [le  professeur 
Cunaeus]  me  vint  quereller  céans  sur  ce  que  j'avois  entrepris  de 
soustenir  une  opinion  qui  choquait  toute  la  théologie  de  ce 
pays  et  les  décrets  des  Eglises  Belgiques  et  la  prattique 
d'icelles.  Nous  en  vinmes  aux  gros  mots 4...  »  Il  reprit  la 
même  question  dans  son  De  modo  usurarum  liber,  Leyde,  1639, 
qu'il  envoya  comme  le  précédent  à  Descartes  5. 

Saumaise  se  mêle,  par  son  De  Coma,  à  la  question  des  cheveux 
longs  et  des  perruques,  fort  agitée  vers  1645,  surtout  dans  le 
monde  des  pasteurs.  Il  traite  des  maladies  endémiques;  il  prouve, 

1.  Epistola  D.  Salmasii  ad  Aegidlum  Menayinm  super  Herode  infanlicida,  citée 
plus  haut,  p.  388. 

2.  Bronnen  Leidsehe  Unioersiteit,  t.  II,  p.  286  :  les  Curateurs  payent  225  florins 
pour  trois  cents  exemplaires  achetés  à  .Madame  du  Puis  à  Paris. 

3.  Haag,  La  L'rance  protestante,  lre  éd.,  t.  IX,  p.  164. 

4.  Cité  par  MM.  Adam  et  Tannery,  au  t.  X  des  Œuvres  de  Deseartes,  p.  561. 

5.  Cf.  Ibid.,  p.  557-558. 


UN    PHILOLOGUE    DU    XVIIe    SIÈCLE    :    CLAUDE    SAUMAISE    327 

non  sans  raison,  qu'elles  proviennent  de  l'air,  du  climat,  de  la 
nourriture  et  pas  de  la  conjonction  des  astres  ;  simple  conver- 
sation avec  le  ministre  de  France,  en  présence  d'un  singulier 
aventurier  de  lettres,  Isaac  Lapeyrère,  et  qu'il  a  rédigée.  Enfin, 
il  visera  à  la  haute  politique,  en  prenant,  plus  tard,  la  défense  de 
Charles  Ier  contre  Cromwell,  pour  faire  sa  cour  à  la  princesse 
Marie,  femme  du  Slathouder  Guillaume  et  fille  du  malheureux 
décapité.  Toutefois,  il  se  heurte  à  un  redoutable  adversaire, 
Millon,  qui  opposa  à  La  Defensio  regia  pro  Carolo  I  sa  Défense 
pour  le  peuple  anglais. 

«  Ces  deux  ouvrages  d'un  pédantisme  dégoûtant  sont  tombés 
dans  l'oubli»,  déclare  Voltaire,  qui  confond  le  livre  de  Saumaise 
et  «Le  cri  du  sang  royal  contre  les  parricides  de  Charles  I»,  de 
Pierre  du  Moulin.  Bayle  reproche  à  Saumaise  d'avoir  défendu 
d'abord  contre  le  pape  les  principes  républicains  et  de  défendre, 
quelques  années  après,  contre  les  rebelles  d'Angleterre,  les 
principes   aristocratiques. 

En  somme,  en  ce  qui  touche  les  publications,  Saumaise,  depuis 
1638,  s'acquittait  largement  de  sa  dette  envers  les  Curateurs, 
mais  il  n'en  était  pas  tout  à  fait  de  même  en  ce  qui  concerne  la 
présence  à  Leyde,  qui  était  la  deuxième  obligation  qu'il  avait 
contractée.  Le  18  juillet  1636,  les  Curateurs  et  Bourgmestres 
se  voient  déjà  forcés  d'écrire  à  Saumaise  à  Paris  pour  lui  rap- 
peler qu'ils  ne  lui  ont  accordé  qu'un  congé  d'un  trimestre  à 
passer  en  France  et  qu'ils  l'ont  attendu  en  vain  depuis  plusieurs 
mois.  Il  n'est  pas  possible  que  les  affaires  de  famille  pour  les- 
quelles il  a  prétendu  partir,  l'aient  retenu  si  longtemps.  Ils  ne 
peuvent  croire  que  Saumaise  ait  fui  la  rigueur  de  leur  climat, 
puisqu'il  était  guéri  grâce  à  Dieu.  Quant  à  la  peste  qui  avait 
affligé  la  ville  de  Leyde,  il  n'y  en  avait  plus  de  trace  et,  la  semaine 
dernière  il  n'y  avait  eu  que  douze  décès,  ce  qui  ne  s'était  pas 
produit  depuis  un  siècle.  Ils  le  rappellent  sérieusement  à  son 
devoir  et  lui  ordonnent  de  rentrer,  au  plus  tôt,  à  l'Université  l. 

Mais,  craignant  d'en  avoir  trop  dit,  et  d'avoir  blessé  la  délicate 
et  susceptible  merveille,  ils  ajoutent  à  la  lettre  officielle,  seule 
destinée  à  être  montrée,  un  billet  presque  tendre,  qui  commence 
par  des  excuses  et  finit  par  des  conseils  de  précautions  à  prendre 
pour  sa  précieuse  santé.  A  qui  la  lettre  comminatoire  était-elle 

1.  Bronnen  Leidsche  Uniuersiteit,  t.  II,  p.  313,  n»s  621  et  622. 


328  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS. 

destinée  ?  Aux  puissants  amis  qu'il  avait  dans  l'entourage  de  la 
Cour  et  qui  voudraient  garder  en  France,  nous  l'avons  vu,  cette 
lumière  du  savoir,  avec  la  secrète  arrière-pensée  de  la  mettre 
sous  le  boisseau  de  l'Eglise  Catholique  et  de  la  dérober  à  la 
R.  P.  R. 

L'idée  prit  corps  sous  Mazarin.  Le  Cardinal,  désireux  de 
réserver  à  sa  patrie  d'adoption  toutes  les  grandeurs,  désireux 
peut-être  aussi  de  voir  Saumaise  célébrer  Son  Eminence, 
ne  voulait  pas  renouveler  l'erreur  ou  la  négligence  d'Henri  IV, 
et  lui  fait  accorder  par  Louis  XIV  un  brevet  de  pension  de 
0.000  livres,  daté  du  25  septembre  1644  et  subordonné  à  son 
retour  à  Paris  1.  Louis  XIV,  ou  du  moins  celui  qui  tient  la 
plume  de  l'enfant  royal,  y  ajoute  une  lettre  particulière,  qui 
fut  remise  à  Saumaise  par  notre  chargé  d'affaires  Brasset,  et 
qui  dut  faire  au  savant,  un  singulier  plaisir.  Son  pays  et  son 
Roi  lui  rendaient  enfin  le  tardif  hommage  que  l'étranger  lui 
avait  depuis  longtemps  décerné  :  «Louis,  par  la  grâce  de  Dieu, 
Roy  de  France  et  de  Navarre,  à  nos  amez  et  féaux  conseillers., 
salut.  Estans  bien  informez  que  l'eminente  doctrine  du  sieur 
Saumaize,  Conseiller  en  nostre  Conseil  d' Estât  et  sa  singulière 
érudition  en  toutes  sortes  de  sciences,  joinctes  aux  belles  qualitez 
qui  accompaignent  ordinairement  ceux  qui  ont  de  si  grandes 
lumières  d'esprit,  l'ont  faict  rechercher  par  divers  princes  et 
republiques,  pour  servir  d'ornement  à  leurs  estats  et  rendre  plus 
illustres  par  la  demeure  qu'y  feroit  un  si  grand  personnage, 
Nous  avons  estimé  à  propos  le  dict  sieur  de  Saumaise,  estant 
nay  nostre  sujet  d'ancienne  et  noble  race  de  nostre  duché  deBour- 
goigne,  de  l'appeller  de  la  ville  et  université  de  Leyden  en  Hol- 
lande, où  il  est  depuis  plusieurs  années  en  grande  considération 
en  la  place  de  defunct  Sieur  de  l'Escale,  et  lui  donner  moyen 
dans  notre  royaume  et  panny  les  siens,  de  produire  avec  repos 
et  tranquillité  d'esprit,  ce  que  ses  longues  et  laborieuses  estudes 
luy  peuvent  fournir  de  plus  rare  et  de  plus  exquis.  Pour  ces  con- 
sidérations, de  l'advis  de  la  Reyne  Régente,  nostre  très  honorée 
dame  et  mère,  avons,  par  ces  présentes  signées  de  nostre  main, 
accordé  et  accordons  au  dict  Sieur  de  Saumaize  la  somme  de 
six  mil  livres  de  pension  par  chacun  an...  Donné  à  Fontainebleau 
le  treziesme  jour  de  septembre,  l'an  de  grâce  164  I.  et  de  nostre 
reigne  le  deuxième.  » 

1.  Bronnen  Leidsche  Unioersiteil,  t.  II,  pp.  289  et  346*,  nOJ  655  et  656. 


UX    PHILOLOGUE    DU    XVIIe    SIÈCLE    :    CLAUDE    SAUMAISE    329 

La  lettre  particulière  à  laquelle  nous  faisions  allusion  est  ainsi 
conçue  :  «  Après  avoir  esté  informé  des  bonnes  qualitez  que 
vous  possédez,  de  vostre  grande  cognoissance  et  lumière  extra- 
ordinaire en  toutes  sortes  de  sciences  et  de  la  glorieuse  réputation 
que  vous  avez  acquise  dans  l'université  de  Leyden,  où  vous  avez 
souvent  faict  paroistre  les  talents  cl'  votre  esprit.  Je  me  suis 
facilement  engagé  à  une  affection  particulière  pour  vostre  per- 
sonne et  à  vous  (scrire  cîlle-cy...,  pour  vous  dire  que  vous  ayez, 
incontinent  après  que  vous  l'aurez  receiie,  à  venir  icy  recueillir 
les  fruicts  de  l'estime  que  je  fais  de  vostre  ver  lu...  Vous  aurez 
donc,  en  vous  retirant,  à  vous  séparer  des  Srs.les  Estais  Géné- 
raux des  Provinces-Unies  avec  quelque  bienséance,  puisque 
vous  avez  long  temps  travaillé  dans  leur  université  si  célèbre  et 
que  vous  ne  les  quictez  que  pour  retourner  en  vostre  patrie,  où 
vous  devez  croire  que  vous  aurez  toute  sorte  de  satisfaction... 
Escrit  à  Paris  le   1  novembre  1644  1.  » 

Saumahe  s'empressa  de  montrer  ce3  lettres  aux  Curateurs, 
tant  pour  s'en  targuer  auprès  d'eux  et  leur  prouver  le  cas  qu'on 
faisait  de  lui  dans  son  pays  que  pour  en  battre  monnaie  et  se 
faire  accorder  une  augmentation,  qui  ne  lui  fut  d'ailleurs  pas 
refusée.  Le  Prince  d'Orange,  consulté  à  ce  sujet  2,  déclare,  qu'il 
est  incompatible  avec  l'honneur  et  l'intérêt  de  l'Université 
de  laisser  partir  pour  la  France  un  tel  personnage  et  qu'il  fallait 
essayer  de  le  retenir  par  tous  les  moyens,  sans  s'arrêter  à  la 
dépense.  Après  une  entrevue  avec  Saumaise,  Wevelinchoven 
propose,  h  15  novembre,  d'augmenter  le  savant,  de  1.000  florins, 
ce  qui  le  met  à  3.000. 

C'est  après  cet  accord,  et  comme  pour  couper  les  ponts,  qu'il 
publie  son  De  Primatn  Papae  (1645),  qui  rendait  désormais  son 
retour  impossible,  bien  que  le  Cardinal  Mazarin  refusât  d'écou- 
ter les  plaintes  portées  contre  cet  ouvrage  par  le  clergé  de 
Franc  devant  le  Parlement  de  Paris. 

Une  nouvelle  entreprise  allait  essayer  de  détacher  Saumaise 
de  la  Hollande.  Elle  venait  de  la  Sémiramis  du  Nord,  de  celle 
que  loin  les  écrivains  français  accablaient  de  leurs  flatteries,  car 
rien  ne  les  séduisait  davantage  qu'une  reine  qu'ils  imaginaient 
belle,  trônant  dans  un  lointain  septentrion.  Elle  avait  attiré 
Descartes,   qui  en   devait   mourir,   mais  celle   Sirène  était    une 

1.  Bronnen  Leidsche  Unioersiteit,  t.  II,  pp.  340*  et  317*.  n"   655  el  656 

2.  Ibid.,  p.  289. 


330  PROFESSEURS    ET   ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

ogresse  et  voulait  une  nouvelle  proie,  non  moins  illustre  :  elle 
choisit  Saumaise. 

L?  8  février  1650,  trois  jours  avant  la  mort  de  Descartes, 
les  Curateurs  délibèrent  sur  la  permission  que  demande 
Saumaise  de  répondre  à  l'invitation  de  Christine,  ce  qu'ils 
lui  accordent  pour  la  durée  de  six  mois.  Il  tira  même  une  traite 
sur  son  traitement  d'absence  en  faveur  d'Adrien  Pla,  commerçant 
à  Leyde 1.  Saumaise  se  mettra  en  route  en  juillet.  Peu  de 
temps  auparavant,  il  avait  dîné  avec  Constantin  Huygens, 
qui  le  raconte  au  grand  Corneille  après  avoir  reçu  le  Don 
Sanche,  précédé  de  la  flatteuse  dédicace  bien  connue.  11  n'est 
pas  de  document  qui  nous  introduise  mieux  dans  la  société 
littéraire  franco-hollandaise  du  temps,  que  cette  lettre, 
datée  du  5  octobre  1650  2  :  «  Nous  disnames  ensemble  en 
bon  lieu,  tost  après  que  vostre  pacquet  m'eust  esté  rendu  et 
comme  donc  ce  premier  point  fut  vuidé,  il  [Saumaise]  leiït 
vostre  epistre  imprimée  et  s'engagea  soudainement  à  maintenir 
que  la  qualité  des  Actions  faict  la  Tragédie  et  non  pas  le  subject, 
qui  souvent  se  trouve  peu  ou  point  funeste  dans  des  Poèmes  que 
les  anciens  n'ont  pas  laissé  de  nommer  Tragiques,  à  raison  du 
cothurne  de  leurs  personnages.  La  chose  ne  se  passa  point  sans 
débat,  car  toute  la  compagnie  estoit  lettrée,  mais  enfin  ce  grand 
homme  ne  sçauroit  se  résoudre  à  se  démettre  de  la  possession 
de  vaincre  et  régner  partout.  » 

«  Tost  après,  il  partit  pour  Suède  et  se  trouva  lors  mesme  dans 
l'embaras  des  préparatifs  pour  un  si  grand  voyage.  C'est  ce  qui 
me  le  fit  espargner,mais.  sans  ceste  considération,  vous  en  eussiez 
veii  un  bien  ample  discours  de  sa  main,  qui  ne  [lui]  eust  guères 
plus  cousté  qu'une  lettre  de  six  lignes,  car  sa  libéralité  le  porte 
d'ordinaire  à  des  reparties  au  centuple,  ce  que  je  sçay  de  beau- 
coup d'expérience.  Encor,  Monsieur,  vous  en  feray-je  taster, 
si  vous  le  desirez,  à  son  retour,  duquel  cependant  nous  n'avons 
pas  toute  la  plus  forte  espérance,  considérant  la  rigueur  du 
climat  où  il  va  et  la  foiblesse  de  son  pauvre  petit  corps  gout- 
teux :i.   . 

Pour  pénétrer  dans  l'intérieur  de  Saumaise,  il  faut  joindre  à 

1.  Bronncn  Leidsche  L'niiffrsileil,  t.  III,  pp.  41,  57-58. 

2.  Warp,  Lettres  du  Seigneur  de  Zuylicncmà  Pierre  Corneille,  Paris  et  Groningue, 
1890,  pp.  9  et  10. 

3.  Le  Supplément  du  Menagiana,  Ils.  fr.  23254  de  la  Bibliothèque  Nationale,  dit  : 
«Mr  de  Saumaise  aimoit  un  peu  le  bon  vin  et  c'est  ce  qui  lui  causa  la  goûte.  .M.  le 


Planche  XXXIII  a. 


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Autographe  de  Saumaise  dans  l'album   deGronovius. 
(Bibliothèque  Royale  de  La  Haye). 


Planche  \\\lll  b. 


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\i   rOGRAPnE    Iil     SORBIÈRE    DANS    L'ALBUM    DE    GrONOVIUS. 
i  Bibliothèque  Hoyale  de  La  Haye). 


UN    PHILOLOGUE   DU   XVIIe    SIÈCLE    :    CLAUDE    SAUMAISE    331 

ce  récit  celui  de  Sorbière  \  qui  le  fréquenta  beaucoup  dans  les 
années  qui  précédèrent  le  départ  pour  la  Suède  : 

«  J'ai  eu  le  bonheur  de  converser  deux  ans  assez  familièrement  avec 
feu  Monsieur  de  Saumaise  de  qui  j'étois  voisin  à  Leyden,  où  je  pratiquois 
la  Médecine.  Je  le  visitois  règlement,  deux  fois  la  semaine,  et  jemerendois 
chez  lui  particulièrement  le  Dimanche,  au  sortir  du  dîner,  parce  qu'il 
n'alloit  pas  au  Prêche  du  soir  et  qu'ainsi  nous  demeurions  seuls  deux  ou 
trois  heures,  après  quoi  j'étois  bien  aise  de  voir  la  compagnie  qui  y 
arrivoit. 

«  Il  s'y  formoit  un  cercle  de  quinze  ou  vingt  personnes  de  remarque, 
telles  qu'étoient  Messieurs  l'Empereur,  de  Laët,  Golius,  etc.  Et  il  y  avoit 
beaucoup  de  plaisir  et  de  profit  en  ces  conversations.  Nous  étions  la 
plû-part  du  tems  à  l'entour  d'un  grand  feu,  dont  il  occupoit  un  coin  et 
Madame  de  Saumaise  tenoit  l'autre,  se  mêlant  dans  tous  nos  discours  et 
ne  permettant  point  qu'aucun  se  retirât  sans  avoir  reçu  quelque  trait 
de  sa  raillerie... 

«  Je  puis  donc  dire,  après  avoir  tant  étudié  Mr.  de  Saumaise,  que  je 
l'admirois  autant  dans  ses  familiers  entretiens  que  dans  ses  livres.  Il 
paraissoit  fort  froid  et  ne  se  produisoit  point  avec  empressenemt.  Il  y 
avoit  même  de  la  peine  à  le  faire  parler  :  mais,  lorsqu'il  étoit  en  train,  il 
faisoit  paroître  une  grande  fécondité  de  pensée  et  une  vaste  érudition. 
Je  me  souviens  d'y  avoir  amené  un  gentilhomme  François,  qui  ne  l' avoit 
jamais  vu  ;  en  y  allant,  nous  nous  proposâmes  de  le  faire  parler  de  la 
chasse  :  nous  le  mîmes  sur  ce  discours  là  et  mon  ami,  en  revenant,  me 
dit  qu'un  vieux  veneur,  tel  qu'il  étoit,  n'en  eût  pas  sçû  discourir  plus 
pertinemment.  Il  étoit  fort  étonné  d'où  un  homme  de  cabinet  et  de 
manuscrits  et  d'ailleurs  si  mal  à  cheval,  en  avoit  peu  tant  aprendre,  car 
il  ne  parloit  pas  tant  seulement  de  ce  qu'il  avoit  lu  dans  les  Auteurs,  mais 
de  ce  que  l'on  ne  peut  sçavoir  qu'après  avoir  battu  beaucoup  de  païs  et 
fait  mourir  force  gibier. 

«  La  conversation  étoit  souvent  infestée  (pour  me  servir  d'un  terme  qui 
exprime  le  dépit  que  nous  en  avions)  par  un  Professeur  en  Philosophie 
nommé  David  2  Stuard,  Ecossois,  qui  contredisoit  maussadement  à  la 
plupart  des  choses  qui  y  étoient  avancées  et  ce  tousseux  nous  faisoit 
beaucoup  perdre  de  l'entretien  de  Mr  de  Saumaise,  auquel  nous  nous 
plaignions  de  ce  qu'il  ne  rembarroit  pas  assez  ce  rêveur,  lui  qui  avoit  accou- 
tumé de  poursuivre'  à  outrance  dans  ses  livres  ceux  qui  osoient  lui 
résister.    » 

Un  an  après  son  départ,  le  15  juillet  1651,  il  n'est  pas  encore 
rentré  au  bercail3  et  Christine  de  Suède,  par  une  lettre  datée 
du  31  mai4,  a  demandé  qu'on  lui  laissât  cet  homme  dont  l'inté- 

Cardinal  de  Richelieu  lui  ayant  envoyé  d'excellent  vin,  aussi  bien  qu'à  un  autre 
sçavant,  pour  boire  a  sa  Santé,  on  l'avertit  que,  s'il  en  bùvoit,  il  auroit  la  goûte.  Il 
dit  qu'il  aimoit  mieux  avoir  la  goûte  que  de  ne  point  boire  île  ee  bon  vin  là.  » 

1.  Surbeiïana,  déjà  cité,  pp.  192  à  191. 

2.  Il  s'appelait  en  réalité  Adam  Stuart.  David  est  son  lils,  devenu  docteur  en 
philosophie,  le  2  oct  1646  (et.  Bronnen,  il.  p.  302). 

à.  Bronnai  Leidsche  Universiteit,  I.  III,  p.  5/.  J'ai  fait  photographier  aux 
Archives  de  Stockholm  le  contrat  d'engagement  de  Saumaise  el  le  publierai  ulté- 
rieurement. 

4.   lbid.,  p.  21*,  n»  G80. 


332  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

grité,  les  travaux  littéraires  et  la  connaissance  approfondie  de 
toutes  choses,  autant  que  des  dons  singuliers,  recommandent  de 
tant  de  manières.  L'argument  qu'emploie  Christine  est  bien 
mauvais  :  elle  n'a  pu  profiter  de  lui  autant  qu'elle  l'aurait 
voulu,  à  cause  de  la  mauvaise  santé  dont  il  avait  été  affligé 
depuis  son  arrivée. 

L'air  de  la  Suède  était  beaucoup  plus  nuisible  à  nos  grands 
hommes  que  celui  de  la  Hollande,  mais  Christine,  qui  avait  déjà 
tué  Descartes  en  le  forçant  à  la  venir  entretenir  de  grand  matin, 
ne  s'en  souciait  guère,  pourvu  que  sa  Cour  et  par  conséquent 
elle-même,  vissent  accroître  leur  éclat  par  la  présence  «  du 
citoyen  le  plus  honoré  de  la  république  des  lettres  x  ». 

Le  18  juillet  1651,  les  Curateurs  répondent  qu'ils  supporte- 
raient aussi  difficilement  de  priver  le  monde  de  l'Astre  du 
jour  que  leur  Académie  de  ce  «  Musarum  sacrario  ».  Or  il  y  a 
déjà,  non  pas  six  mois,  mais  un  an,  que  l'Université  et  l'Eglise 
sont  privées  de  ce  soleil  dont  elle  veulent  être  illuminées  et 
réchauffées.  On  espère  donc  que  la  reine  permettra  qu'avant 
l'hiver,  Saumaise  ait  regagné  son  poste. 

Ce  ne  devait  pas  être  pour  longtemps  :  comme  à  Descartes, 
la  Suède  lui  avait  glacé  le  sang.  Il  ne  fit  plus  que  végéter  :  «  Je 
n'ouvre  plus  un  livre  que  je  n'y  sois  forcé» 2,  mauvais  signe  chez 
ce  livresque  qui  écrivait  sur  le  tissage  d'après  les  auteurs  anciens 
sans  s'aviser  des  métiers  de  Leyde.  Il  partit  pour  Spa,  comme 
Juste  Lipse,  jadis,  mais  il  n'en  devait  point  revenir.  Il  y  mourut, 
le  3  septembre  1653  ;  son  corps  fut  transporté  à  Maestricht,  où 
il  fut  inhumé  dans  l'Eglise  française  3.  M.  Fairon,  l'archiviste  de 
Liège,  n'a  pu  découvrir  les  traces  de  son  décès  et  M.  Flament, 
l'archiviste  de  Maestricht,  n'a  pu  retrouver  sa  tombe.  Ainsi, 
d'un  si  grand  nom  il  ne  reste  même  plus,  comme  pour  Scaliger, 
sur  la  terre  hollandaise,  une  dalle  brisée. 

Le  4  octobre  1653  4,  le  Sénat  exprima  ses  condoléances  à  la 

1.  Bronnen  Leidsche  Universileit,  t.  III,  p.  21*,  n°  6S0. 

2.  Haag,  La  France  prolestante,  lrc  éd.,  t.  IX,  p.  161. 

3.  Cf.  van  der  Aa,  Biogr.   Woordenboek. 

4.  Bronnen  Leidsche  Universileit,  t.  III,  p.  71.  Mon  éminent  collègue  de  l'Uni- 
versité de  Strasbourg,  M.  F.  Baldensperger,  veut  bien  me  communiquer  la  lettre 
de  Christine  de  Suéde  à  la  veuve  de  Saumaise.  par  lui  copiée  aux  Archives  de 
Stockholm  (Biographiska  S.).  La  reine  lui  reproche  la  destruction  des  manuscrits 
du  grand  homme  qu'elle  a  i  aimé  comme  un  Père  »  et  lui  promet  cependant  d'avoir 
soin  de  son  fils.  Sur  ce  dernier  et  ses  déportements  j'ai  trouvé  un  dossier  intéres- 
sant à  la  Bibliothèque  de  l'Université  d'Utrecht  Je  possède  aussi  la  photographie 
de  toutes  les  ledits  de  Saumaise  a  Boulliaud  qui  se  trouvent  à  la  BibL  de- 
vienne (Autriche). 


UN    PHILOLOGUE   DU    XVIIe    SIÈCLE    :    CLAUDE    SAUMAISE    333 

veuve  qui,  se  préparant  à  rentrer  en  France,  obtint  des  Curateurs 
3.000  florins  de  viatique.  Le  conseil  du  bibliothécaire  Thysius  \ 
estimant  que  l'intérêt  et  l'honneur  de  l'Université  comman- 
daient de  racheter  les  manuscrits  orientaux  et  les  livres  annotés 
du  défunt,  ne  semble  pas  avoir  été  suivi. 

Beaucoup  ont  vu  passer  le  nom  de  Salmasius  el  des  généra- 
tions de  professeurs  et  d'étudiants  hollandais  ont  contemplé  son 
portrait  à  l'Université,  sans  reconnaître,  sous  l'universelle  termi- 
naison latine,  le  nom  d'un  grand  savant  français.  Un  érudit 
allemand,  dans  un  ouvrage  publié  en  1915,  se  trompait,  invo- 
lontairement sans  doute,  en  écrivant  :  «  die  Schriften  des  ll<d- 
laenders  Saumaise  » 2. 

Pour  moi,  je  n'ai  jamais  pu  le  contempler  sans  un  affectueux 
respect  clans  la  salle  de  la  Faculté  des  Lettres  d'Amsterdam,  où 
je  siégeais  avec  mes  collègues  hollandais  :  son  portrait  (cf.  pi. 
XXXII)  était  accroché  au  mur,  en  face  de  celui  de  Scaliger,  avec 
kquel  il  voisine  aussi  dans  la  salle  du  Sénat  de  l'Université  de 
Leyde  :  la  figure  est  ravagée  et  anguleuse,  les  méplats  saillants, 
le  regard  ironique,  la  bouche  dédaigneuse.  Les  professeurs  de 
philologie  classique,  d'aujourd'hui  ne  les  regardent  pas,  ces 
glorieux  ancêtres  français  de  la  science  hollandaise.  Le  perfec- 
tionnement de  leurs  méthodes  critiques,  autorisent  jusqu'à  un 
certain  point  ce  dédain,  mais  si,  de  leur  part,  il  est  un  peu 
injuste,  de  la  nôtre  il  serait  coupable,  et  nous  n'avons  pas  le 
droit  de  laisser  tomber  dans  l'oubli  aucun  des  titres  de  noblesse 
et  de  gloire  de  la  science  française  et  de  l'esprit  français. 

1.  Ibid.,  pp.  79,  87,  88,  90  ;  p.  69*,  une  lettre  de  Clément,  fils  du  pasteur  wallon 
de  Ziericzee,  sur  ces  manuscrits.  Clément,  l'éditeur  du  premier  tome  (seul  paru)  des 
Lettres  de  Saumaise,  Claudii  Salmasii  viri  maximi  Epistolarum  liber  primus,  acce- 
dunt  de  laudibus  et  vitae  ejusdem  prolegomena  accurante  Antonio  Clementio,  Leyde. 
Adr.  Wyngaerden,  1656,  1  vol.  in-4°,  est  immatriculé  à  Leyde  le  17  mai  lii.">i>;il 
mourut  en  1G57.  La  maison  de  Thysius  et  sa  belle  bibliothèque  existent  encore  au 
Rapenburg. 

2.  IL  Sieveking  :  Grundziïge  der  neueren  Wirtschaflsgeschirhle  vom  17  Jlul. 
bis  zur  Gegenwart,  Leipzig,  Teubner,  1915,  2e  édition,  p.  lu  (Extrait  du  i  Grundriss 
der  Geschichtswissenschafi  hsgg.  v.  Aloys  Meister). 


CHAPITRE  XV 
Du  Ban  et  les  origines  du  cartésianisme  a  l'université 

DE    LEYDE 


Il  convient,  afin  d'être  complet,  de  mentionner  encore, 
brièvement,  pour  cette  période  de  1633  à  1653,  en  dehors  de 
Polyander,  quelques  maîtres  ou  lecteurs  français  de  philoso- 
phie ou  d'éloquence,  dont  le  principal  est  François  du  Ban,  né 
à  Autun  vers  1592;  qui  avait  enseigné  à  l'université  de  Pont- 
à-Mousson  et  aux  collèges  de  la  Flèche,  de  Reims  et  de  Moulins. 
Il  fut,  à  la  Flèche,  un  des  professeurs  de  Descartes,  mais  le  maître 
s'en  souvint  mieux  que  l'élève.  A  Paris.il  se  convertit  au  protes- 
tantisme et,  sur  la  recommandation  du  Comte  de  Lansberg, 
devint  précepteur  des  enfants  du  «  Roi  d'un  hiver  ,  comme  on 
dit  en  Hollande,  c'est-à-dire  de  l'Electeur  palatin,  roi  de  Bohème. 
La  Hollande  est  aussi  un  refuge  de  princes  en  exil. 

Du  Ban  est  inscrit  comme  étudiant  en  théologie  à  l'Université 
de  Leyde,  le  1er  février  1630  et  eut  l'honneur  d'être  candidat 
contre  Reneri,  L'élève  et  l'ami  de  Descartes,  à  l'Université 
d'Utrecht,  quatre  ans  plus  tard.  Il  ne  fut  pas  choisi.  Van  Baerle 
et  Vossius  le  recommandèrent  de  nouveau,  cette  fois  à  Leyde.  et, 
le  21  août  1035  \  les  Curateurs  et  Bourgmestres  lui  permettent 
d'enseigner  la  logique  jusqu'au  8  novembre,  à  titre  d'épreuve, 
épreuve  qu'ils  prolongent  d'un  an  au-delà  de  celte  date,  en  lui 
accordant  le  titre  de  Professeur  de  Logique  2  et  un  traitement  de 
400  florins  avec  le  droit  de  présider  les  soutenances  de  thès< 
cette  matière.  Toutefois,  ce  n'est  que  le  11  août  1636  :!  qu'il  lut 
nommé  définitivement  professeur  extraordinaire  de  logique  au 
traitement  de  500  florins,  plus  100  florins  d'indemnité,  ce  qui  ne 

1.  Brormen  Leidsche  uniuersileil,  l.  II.  p.  197. 

2.  Ibid.,  t.  II.  p.  199. 
:i.  Ibid.,  p.  204. 


336  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

l'empêche  pas,  cela  se  comprend,  d'être  cousu  de  dettes  1.  Le 
Recteur,  qui  tenait,  semble-t-il,  à  mériter  son  titre  de  magni- 
fique, propose  de  lui  accorder  1.000  florins  pour  les  payer.  Afin 
de  raffermir  sa  situation,  les  Curateurs  et  Bourgmestres  lui 
accordent,  à  sa  demande,  le  9  février  1638,  l'enseignement  de  la 
Physique,  selon  Aristote  bien  entendu,  avec  un  traitement  de 
400  florins. 

En  1639,  du  Ban  est  admis  à  tous  les  examens,  disputes  et 
soutenances  des  candidats  au  baccalauréat  ou  à  la  licence  de 
philosophie  ;  mais  du  Ban  a  gagné  son  jeune  collègue  Heere- 
boord  à  la  philosophie  cartésienne  et  tous  deux  se  voient  invités 
à  faire  désormais  leurs  leçons,  selon  le  texte  d' Aristote.  Du  Ban 
semble  s'incliner  puisque,  d'accord  avec  Triglandius,  Schotanus, 
Heinsius,  l'Empereur,  Heereboord  et  le  Recteur  Heurnius,  il 
établit  le  programme2  de  l'enseignement  de  la  philosophie,  daté 
du  8  août  1641.  Descartes  a,  depuis  quatre  ans,  publié  à  Leyde 
même  son  Discours  de  la  Méthode,  mais  il  semble  que  ce  soit  en 
vain,  puisque  le  dit  programme  commence  comme  suit  :  «  Que 
le  précepte  général  soit  celui-ci,  que  le  texte  lui-même  d'Aristote 
soit  lu  avant  toute  chose  et  expliqué  littéralement  et  qu' Aristote 
soit  commenté  par  Aristote,  ainsi  que  par  ses  interprètes  anciens, 
les  grecs  surtout.  » 

Donc  ce  dernier,  en  1641,  est  encore  le  philosophe  unique,  le 
divin  péripatéticien.  Le  progrès  relativement  au  moyen-âge, 
le  résultat  des  conquêtes  du  xvie  siècle  est  seulement  qu'on 
recourt  au  texte  grec  même  et  non  à  une  traduction  latine  ou  à 
des  commentateurs  :  progrès  parallèle  à  celui  que  Doneau  a  fait 
faire  aux  études  juridiques.  Il  est  même  interdit  au  maître  de  se 
servir  des  vocables  delà  scolastiqueetilest  prescrit  de  n'enseigner 
la  philosophie  qu'en  pur  latin  3,  mais  les  Curateurs  ne  peuvent 
concevoir  d'autre  base  à  la  philosophie  que  l'œuvre  d'Aristote  ; 
il  reste  la  somme  et  la  quintessence  de  toute  doctrine.  Encore, 
si  l'on  n'en  tirait  que  les  Logicae  et  les  Ethicae  Praelectiones, 
mais  c'est  aussi  de  lui  que  l'on  apprend  la  physique  et  voilà  pour- 
quoi du  Ban  peut  passer  d'une  chaire  de  logique  et  de  morale 
à  une  chaire  de  physique,  comme  fit  du  Moulin,  alors  que  c'est 


1.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  Il,  p.  216. 

2.  Ibid.,  p.  259  à  260  et  p.  331*,  n°  639. 

3.  Ibid.,  p.  333*  :  «  In  praelectionibus  nulla  barbara  vocabulascholastica,  artisque 
termini  monstrosi  usurpentur,  utque  puro  sermone  Latino  Philosophia  tradatur.  » 


ORIGINES    DU    CARTÉSIANISME    A    LEYDE  337 

le  contraire  qui  pourrait  seul,  à  la  rigueur,  se  produire  aujour- 
d'hui. 

Rien  d'étonnant  donc  si  Descartes  rencontre  dans  les  milieux 
universitaires  de  Leyde,  comme  dans  ceux  d'Utrecht,  une  vio- 
lente et  farouche  opposition  dont  nous  reparlerons  au  livre  III  ; 
mais  c'est  en  vain  qu'on  cherche  à  entraver  la  vérité  nouvelle, 
du  Ban  fait  encore  soutenir  des  thèses  cartésiennes  le  23  mars 
1643  !. 

Sa  mort,  survenue  au  mois  de  mai,  ne  fut  pas  celle  du  Carté- 
sianisme, auquel  la  nomination  de  l'Ecossais  Adam  Stuart,  dont 
nous  a  parlé  Sorbière  et  celle  du  théologien  genevois  Spanheim, 
ami  de  Rivet,  devaient,  dans  l'esprit  des  Curateurs,  opposer 
une  barrière.  Stuart  avait  professé  longtemps  à  l'Académie  de 
Sedan  et  se  servait  du  français,  d'ailleurs  assez  mal,  dans  sa 
correspondance  avec  les  Curateurs  2. 

Disons  un  mot,  pour  finir,  de  seigneurs  de  moindre  valeur  : 
les  nommés  Pierre  Jarrige  et  Jean  Botté,  tous  deux  apostats. 
On  attachait  aux  apostats  une  énorme  importance,  car  leur 
conversion  était  un  témoignage  de  la  vitalité  et  de  la  force 
attractive  des  Eglises  réformées.  De  plus  on  se  souvenait 
que  tant  des  meilleurs  prédicants  du  xvie  siècle  avaient  été  des 
moines  suivant  l'exemple  de  Luther.  Aussi  leur  faisait-on  bon 
accueil  et  les  Articles  synodaux  mentionnent  les  secours  qu'on 
leur  accorde  :  Synode  de  Flessingue,  septembre  1644  3,  art.  22  : 
«  A  Jehan  Botté,  ont  esté  accordés,  pour  la  dernière  fois,  30 
florins  »  ;  Synode  de  Middelbourg,  septembre  1648,  nrt.  9  :  «  Le 
Sr  Pierre  Jarrige,  cy-devant  Jésuite,  profès  du  4me  vœu  et 
prédicateur-,  s'estant  présenté  en  ce  Synode...,  la  Compagnie, 
ayant  esgard  aux  bons  tesmoignages  et  recommandations  de 
l'Eglise  de  Leyde  et  de  quelques  doctes  et  signalés  personnages, 
et  aux  dons  que  Dieu  luy  a  despartis,  déclare  luy  accorder 
dispense...,  etc.  » 

Dans  les  Bronnen,  le  nom  de  Botté  apparaît  souvent  à  partir 
de  1643,  souslafo:me  de  Johannes  Bottesius,  de  Grandville, 
naguère   Docteur  et  professeur  de  théologie   dans  l'ordre  des 


1.  Cf.  la  notice  de  de  Waard  dans  Nederl.  Bio</r.  Woordenboek,  t.  III,  p.  58 
qui  renvoie  à  Siegenbeek,  I,  149,  153  ;  II,  121,  269;  et  Œuvres  de  Descartes,  t.  IV, 
p.  79,  80. 

2.  Exemple,  Bronnen,  t.  III,  p.  17*,  n°674.  Il  avait  été  appelé  en  1644  ;  cl.ibid., 
t.  II,  p.  287  ;  Spanheim  avait  été  nommé  en  1612. 

3.  Livre  Synodal,  pp.  479  et  484. 

22 


338  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

Dominicains  \  A  la  date  du  17  novembre  1643,  les  Curateurs  et 
Bourgmestres  lui  confèrent  la  licence  de  présider  à  des  «  disputa- 
tions  »  sur  des  sujets  de  logique,  mais  non  l'autorisation  de  faire 
des  cours,  à  condition  que  le  dit  Bottesius  se  maintiendra  dans 
les  limites  deia  philosophie  d'Aristote,  reçue  dans  cette  Académie, 
sans  introduire  de  «  nouvelletés  »  quelconques,  à  quoi  le  Sénat 
aura  à  veiller.  Ceci  est  contre  Descartes  avec  qui  Botté  est  en 
rapport,  nous  le  verrons  plus  loin.  Du  Ban  mort,  on  se  méfie 
de  la  sympathie  des  Français  pour  leur  compatriote. 

Au  reste,  cette  autorisation  est  toute  provisoire  et  ne  don- 
nera à  Botté  aucun  droit  à  prétendre  à  une  chaire.  11  reçoit 
cinquante  florins  pour  son  livre  Disputationes  Logicae.  Par 
décision  du  23  août  1644  2,  il  est  maintenu  jusqu'à  l'arrivée 
du  professeur  Adam  Stuart,  à  qui  on  en  référera.  L'avis  de  ce 
dernier  fut  sans  doute  défavorable,  puisque,  le  8  février  1646, 
les  Curateurs  et  Bourgmestres  repoussent  une  nouvelle  requête 
de  Botté,  mais  il  fut  admis  à  nouveau  à  professer  pendant 
un  an,  après  une  intervention  de  Saumaise  en  sa  faveur,  le 
25  mai 3. 

Quant  à  l'ancien  jésuite  Pierre  Jarrige,  converti  à  «  la  vraie 
religion  chrétienne  de  l'Eglise  réformée  »,  les  «  Gecommiteerde 
Raden  »  ou  Commission  permanente  des  Etats  de  Hollande,  ont 
décidé  de  pourvoir  à  son  entretien,  par  Résolution  du  28  juin  1648, 
jusqu'à  ce  qu'il  ait  trouvé  une  situation  et  le  recommandent  à 
la  sollicitude  des  Eglises  françaises  de  Hollande  et  de  l'Université 
de  Leyde  4.  Celle-ci  l'autorise  à  apprendre  la  rhétorique  à  la 
jeunesse  en  des  cours  privés,  mais  lui  défend  de  faire  un  discours 
public  sur  son  livre  contre  les  Jésuites. 

Toutefois,  on  lui  accorda  de  parler  publiquement  de  tout 
sujet  qui  ne  touchera  ni  à  la  politique  ni  à  l'Etat.  L'épreuve 
fut  assez  concluante  pour  que,  le  15  novembre  1649,  les  Cura- 
teurs et  Bourgmestres  lui  permissent  d'enseigner  l'éloquence, 
dans  l'amphithéâtre  de  philosophie,  deux  fois  par  semaine  5,  le 
mercredi  et  le  samedi,  entrant  ainsi  en  concurrence  avec  Antoine 
Thysius  le  fils,  professeur  extraordinaire  de  poésie,  à  qui  une 


1.  Bronnen  Leidsche  Vniversileil,  t.  II,  p.  279  :  *  Joli.  Bottesius  de  Grandivilki, 
quondani  in  online  Doniinieanoruni  Theologiae  ae  philosophiae  doctor  et  prof  essor.  • 

2.  lbid.,  p.  288. 

3.  lbid.,  p.  305. 

4.  lbid.,  t.  III,  p.  22. 

5.  lbid.,  t.  III,  pp.  30  et  31. 


ORIGINES    DU    CARTÉSIANISME    A    LEYDE  339 

tâche  analogue  est  confiée.  On  sait  que  Jarrige  rentra  plus  tard 
dans  le  sein  de  l'Eglise  catholique  après  une  deuxième  apostasie, 
non  moins  retentissante  que  la  première,  mais  peut-être  plus 
avantageuse. 

Je  ne  dirai  rien  du  Lyonnais  Pierre  La  Mole,  inscrit  le  7  juin 
1636,  et  qui  enseigne  le  français  aux  étudiants,  ni  de  l'ancien 
acteur  Antoine  de  La  Barre,  autorisé  à  faire  deux  fois  par 
semaine  un  cours  public  de  français  dans  une  salle  dépendant 
de  l'Université,  et  ce  malgré  l'opposition  des  théologiens, 
mon  ancien  élève,  M.  Riemens  ayant  longuement  parlé  d'eux 
dans  son  Esquisse  historique  de  l' enseignement  du  français  aux 
Pays-Bas  x. 

1.  Thèse  de  doctorat  de  l'Université  de  Paris,  déjà  citée  ;  Leyde,   Siithofî   1919. 
1   vol.  in-8°  pli.  J  '  ' 


CHAPITRE  XVI 

ÉTUDIANTS  FRANÇAIS  A  L'UNIVERSITÉ  DE  LEYDE  DE   1616  A  1648 


Il  nous  reste  à  examiner  le  mouvement  des  étudiants  français 
pour  la  période  allant  de  1616  a  la  paix  de  Westphalie  en  1648. 

Sous  le  recteur  Guillaume  Coddaeus,  en  1616,  15  inscriptions, 
dont  celle  du  Parisien  Jacques  Bigot  et  de  l'Orléanais  Gilles 
Jove,  se  répartissant  comme  suit  :  six  étudiants  en  théologie, 
six  en  droit,  deux  en  lettres,  un  en  médecine  ;  on  voit  donc  que 
les  théologiens  ne  sont  pas  majorité.  A  côté  d'eux,  il  faut  noter  le 
Belge  Henricus  Reneri,  inscrit  le  15  mars  1616  :  il  sera  plus  tard 
le  disciple  et  l'ami  de  Descartes. 

En  1617,  même  nombre  ;  un  nom  à  retenir:  « Albertus  Gerardus 
Metensis  »,  22  ans,  Math.,  immatriculé  le  28  avril.  C'est  le 
célèbre  Girard  de  Saint-Mihiel *  qui,  avec  Simon  du  Chesne, 
de  Dole,  professeur  de  mathématiques  à  Delft,  Alleaume  et 
David  d'Orléans,  ingénieurs  au  service  de  Maurice,  représente 
dignement  la  mathématique  française  aux  Pays-Bas 2,  à  la 
fin  du  xvie  siècle  et  au  commencement  du  xvne,  avant  Des- 
cartes. Le  même  Albert  Girard,  «  Samielois  »,  revise  Y  Arithmé- 
tique de  Simon  Stévin  (Leyde,  Elzévir,  1625).  Constantin  Huy- 
gens,  dans  une  lettre  à  Golius  3,  datée  de  décembre  1629,  l'ap- 
pelle :  «  Vir  stupendus  Albertus  Girardus  »  et  ce  Golius,  un  des 
correspondants  de  Descartes,  entretenait  avec  Girard  des  rapports 
suivis.  Celui-ci  étudiait  les  lois  de   la  réfraction,   un   des  pro- 

1.  Voir  sur  lui  la  notice  de  de  Waard  dans  Nieuw  Biogr.  Wdb.,  t.  II,  col.  477  s., 
qui  cite  Hagers,  Bouwsloflen  et  Dannreuther  (H),  Le  Mathématicien  Albert  Girard 
de  Sainl-Mihiel  (1595  à  1633),  extrait  des  Mémoires  de  la  Soc.  des  Lettres,  Sciences 
et  Arts  de  Bar-le-Duc,  3e  série,  t.  III,  in-8°. 

2.  Notons  en  passant,  pour  conférer  le  passé  au  présent,  qu'elle  est  représentée 
en  Hollande  aujourd'hui  par  un  des  plus  distingués  mathématiciens  de  la  jeune 
école,  M.  Denjoy,  appelé  en  1917  à  l'Université  d'Utrecht,  et  qui  y  enseigne  en  fran- 
çais la  théorie  des  fonctions. 

3.  Cf.  Korteweg,  Descaries  et  les  Manuscrits  de  Snellius,  Revue  de  Métaphysique 
et  de  morale,  juillet  1896,  p.  10  du  tirage  à  part. 


342  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

blêmes  qui  préoccupèrent  le  plus  le  philosophe  français,  au  début 
de  son  séjour  en  Hollande.  Suivant  les  fiches  wallonnes  de  Leyde, 
Girard  publie  ses  bans  à  Amsterdam,  le  12  avril  1614,  au 
moment  d'épouser  Suzanne  des  Nouettes,  âgée  de  18  ans.  Lui, 
en  a  19  et  se  donne  pour  joueur  de  luth,  habitant  derrière  la 
Halle;  la  musique,  étant  fondée  sur  le  nombre,  a  eu  toujours 
une  singulière  attraction  sur  les  mathématiciens.  Le  5  février 
1615,  il  est  encore  à  Amsterdam,  où  il  fait  baptiser,  à  la  Vieille 
Eglise,  son  fils  Daniel.  C'est  donc  en  1617  qu'il  s'est  établi  à 
Leyde,  et  c'est  là  qu'il  fait  baptiser  sa  fille  Marie  à  l'Eglise  Saint- 
Pierre,  le  15  juillet. 

Après  avoir  réédité  la  Fortification  de  Marolois  (1627)  \  il 
assiste  au  siège  de  Bois-le-Duc,  avec  Henri  de  Bergaigne,  à  qui 
il  dédie  son  Invention  nouvelle  en  Algèbre  (Amsterdam,  1629) 2. 
Il  songe  à  un  Traité  de  l'optique,  sans  oublier  les  réfractions,  mais 
il  a  de  la  peine  à  réaliser  ses  projets,  «  estant  en  pays  estrange, 
sans  Maecenas  et  non  sans  perte  »,  et  il  pense  aussi  à  un  traité 
de  musique.  L'identité  de  son  plan  de  recherches  avec  celui  de 
Descartes  est  frappante.  «  Obiit  heu  !  Alb.  Girardus,  vir  incom- 
parabilis  »,  note  Huygens  dans  son  Dagboek  3.  Il  est  enterré  à 
La  Haye,  le  11  décembre  1632,  dans  la  Groote  Kerk  sous  le 
nom  de  «Monsieur  Albert,  ingénieur».  Il  «n'a  laissé  qu'une  bonne 
réputation,  écrit  sa  femme,  d'avoir  fidèlement  servi  et  employé 
tout  son  temps  à  la  recherche  des  plus  beaux  secrets  des  mathé- 
matiques. » 

Le  regretté  Paul  Tannery  écrit  a  son  sujet  4  :  «  Elève  et  suc- 
cesseur de  Stévin,  Girard,  dans  son  Invention  nouvelle  en  Al- 
gèbre (1629),  expose  nettement  la  composition  des  coefficients 
d'une  équation  algébrique  en  fonction  des  racines.  Il  donne 
également,  le  premier,  la  mesure  de  la  surface  des  triangles  et 
polygones  sphériques  d'après  la  mesure  de  leurs  angles.  » 

Pour  1618,  une  douzaine  d'immatriculations  nouvelles,  dont 
une  remarquable,  celle  de  «  Fridéricus  Tremolius,  com.  Lavalli, 
natus  Thouarei,  15,  P.  »,  c'est-à-dire  de  la  Trémoïlle,  comte  de 


1.  Samuel  Marollois  ou  Marlois  était  né  dans  les  Pays-Bas  du  Nord  vers  1572, 
et  mourut  à  La  Haye  avant  1627  (cf.  Nieiuv  Ned.  Biogr.  Wbd.,  t.  II).  Il  est  l'auteur 
de  :  Fortification  ou  architecture  militaire  tant  offensive  quedetfensive,  La  Haye,  1615. 

2.  Lettres  de  Peiresc,  t.  IV,  p.  201. 

3.  Cité  dans  Giuvrcs  de  Descartes,  éd.  Adam  et  Tannery  ,  t.  XII,  p.  593. 

4.  Les  Sciences  en  Europe  (1559-16-48),  dans  E.  Lavisse  et  A.  Rambaud,  Histoire 
Générale...  Paris,  Colin,  in  8°  t.  V  (1895).  p.  471. 


a  l'université  de  leyde  de  1616  a  1648  343 

Laval,   l'élève  de   Rivet,   le  petit-fils   du  Taciturne,   le  futur 
prince  de  Tarente. 

Les  troubles  de  l'année  1619,  marqués  par  l'abominable 
exécution  d'Oldenbarneveldt,  n'amènent  pas  une  diminution  des 
Français,  qui  seront  14  :  à  signaler,  un  groupe  de  deux  jeunes 
gens,  Jean-Antoine  de  Couvert  et  son  frère  Arthur,  jumeaux 
de  20  ans,  accompagnés  de  leur  «ephorus»  ou  précepteur,  Michel 
du  Roy,  âgé  de  24  ans  et  de  leur  domestique,  Carolus  Le 
Fevre.  Nombreuses  restent  d'ailleurs  les  inscriptions  de 
domestiques  et  souvent  ceux-ci  servent  des  nobles  de  Lusace 
ou  de  la  Marche  de  Brandebourg  :  ne  méprisons  pas  ces  modestes 
agents  de  l'influence  française. 

L'arrivée  de  Rivet  en  1620,  fait  affluer  les  étudiants  français, 
comme  les  Curateurs  l'avaient  prévu.  Autour  de  lui,  se  groupent 
28  inscriptions  nouvelles,  en  y  comprenant  celle  de  ses  deux  fils, 
Samuel  et  Claude.  Le  plus  étonnant,  c'est  qu'avec  lui,  semble 
être  arrivé  son  fameux  adversaire  de  plus  tard,  Amyraut, 
porté  le  16  octobre,  comme  «  Moses  Admiraldus,  Andegavensis, 
23  ans,  T.  *  »  On  s'étonne  moins  de  voir  apparaître,  le  28  novem- 
bre, «  Johannes  Dailleus,  Picto,  27,  T.  »,  qui  est  le  prédicateur 
Jean  Daillé  2,  que  nous  avons  vu  vanter  plus  haut  et  enfin 
Samuel  Bochard  3,  de  Rouen,  21  ans,  plus  tard  membre  de 
l'A:adémie  de  Caen  et  auteuv  de  la  fameuse  Géographie  sacrée 
(1646),  homme  d'un  génie  divin,  selon  Casaubon  le  jeune. 

Samuel  Bochard  est  inscrit  pour  la  théologie  4  également,  tou- 
tefois il  est  bon  de  remarquer  que,  sur  ces  28  immatriculations 
de  1620,  il  y  en  a  à  peine  une  diznine  pour  cette  branche  :  il  est 
vrai  que  parmi  elles,  il  est  au  moins  trois  noms  qui  seront  célèbres, 
Amyraut,  Daillé  et  Bochard,  mais  ceci  montre  une  fois  de  plus 
qu'il  ne  faut  pas  exagérer  le  rôle  de  la  religion  dans  l' afflux  des 
Français  aux  Pays-Bas. 

Pour  1621,  on  saute  brusquement  à  49  inscriptions  nouvelles  : 
le  chiffre  de  l'année  d'arrivée  de  Scaliger  (1593  :  37)  est  large- 
ment dépassé.  Peut-être  l'expédition  de  Louis  XIII  dans  le 
Sud-Ouest,  marquée  notamment  par  la  prise  de  Saumur  et  la 

1.  Cette  inscription  semble  avoir  échappé  à  M.  Bordier  qui  n'en  fait  pas  mention 
dans  sa  notice  sur  Amiraut  (Ilaag,  La  France  protestante,  2e  éd.,  t.  I,  col.  185  s.). 
11  était  né  à  Bourgueil,  en  Touraine,  au  mois  de  Septembre  1596. 

2.  Daillé  était  né  à  Châtellerault,  le  G  janvier  1594  (Haag,  op.  cit.,  2e  éd.,  t.  V,  col. 
23  et  s.),  voir  aussi  plus  haut,  p.  307. 

3.  Il  était  né  à  Rouen  le  10  mai  1599.  Cf.  Haag,  op.  cit.,  2e  éd.,  t.  II,  col.  649  et  s. 

4.  Il  soutint  une  thèse  De  Idolatria,  qui  parut  à  Leyde  en  1621. 


344  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

fermeture  momentanée  de  son  Académie,  en  est-elle  cause,  car 
les  étudiants  de  La  Rochelle,  par  exemple,  ne  sont  pas  moins  de 
quinze,  dont  un  groupe  de  cinq,  le  même  jour,  mais  l'influence  de 
Rivet  y  est  certainement  pour  une  plus  grande  part.  Les  Sainton- 
geais  aussi  continuent  à  être  nombreux  :  l'un  d'eux  a  un  nom 
dans  l'histoire,  c'est  «  Benjaminus  Pritolaus,  Xanto  S.  Ange- 
liacus,  20.  T.  »,  19  mai,  et  qui  est  Benjamin  Priolo,  de  Saint- 
Angely,  en  Saintonge.  Beaucoup  d'autres  Français  m'échap- 
pent sous  la  forme  latine  donnée  à  leur  nom. 

Les  inscriptions  de  1622  s'élèvent  encore  à  42  :  Comme  les 
étudiants  de  l'année  précédente  ont  dû  rester,  cela  fait  peut- 
être  près  d'une  centaine  d'étudiants  français  présents  à  Leyde, 
cette  année-là.  Maximilien  du  Maurier,  de  Paris,  est  inscrit 
comme  étudiant  de  lettres,  à  14  ans,  le  9  avril  :  c'est  le  fils  de  notre 
ambassadeur  à  La  Haye  ;  l'année  suivante,  le  28  février,  son 
frère,  le  futur  écrivain,  Louis  Aubéry  du  Maurier,  imite  son 
exemple  à  12  ans.  Tous  deux  ont  pour  précepteur  le  Benjamin 
Priolo,  dont  nous  venons  de  parler.  Je  ne  sais  qui  est  Isaac  de 
Sainct-Mars,  Normand,  inscrit,  le  6  août.  Quant  à  François 
et  Philippe  de  Jaucourt,  Bourguignons  de  14  et  11  ans,  ils 
doivent  appartenir  à  une  famille  qui  donna  d'illustres  représen- 
tants au  Refuge  de  1685. 

Il  y  a  encore  30  immatriculations  nouvelles  en  1623.  Est-ce 
pour  cela  que  Louis  XIII  défendit,  à  cette  date,  d'envoyer  les 
jeunes  candidats  au  saint  ministère  faire  leurs  études  hors  du 
royaume  ?  Aussi  le  chiffre  s'abaisse-t-il  à  22  pour  l'année  suivante, 
parmi  lesquelles  il  n'y  a  que  cinq  théologiens.  Deux  gentilshommes 
sont  mentionnés  sans  que  leurs  études,  peut-être  assez  vagues, 
soient  précisées  :  Jean  Frotier,  Sr  de  La  Rochette  et  Pontius 
de  Besque,  Sr  de  Montmarnes,  tous  deux  âgés  de  27  ans  l. 
Pierre  du  Moulin,  Parisien,  23  ans,  inscrit  le  5  mai  1624  à  la 
Faculté  de  théologie,  est  le  fils  de  l'ancien  professeur  de  l'Uni- 
versité de  Leyde  ;  aussi  est-il  dispensé  de  droits. 

Sous  le  rectorat  de  Walaeus,  en  1625,  10  inscriptions  seule- 
ment, mais  une  importante,  celle  de  Samuel  des  Marets,  Picard, 
26  ans,  candidat  en  théologie  (19  juin),  futur  professeur  de  l'Uni- 
versité de  Groningue,  de  1642  à  1673,  qui  devient  docteur  dès 
le  8  juillet 2. 1626  :  relèvement  à  16,  parmi  lesquels  je  ne  compte 

1.  Notons  aussi  François  Passavant,  de  Bàlc,  étudiant  en  théologie,  de  21  ans. 

2.  Bronnen  Leidsche  L'niversiteit,  t.  II,  p.  120. 


a  l'université  de  leyde  de  1616  a  1648  345 

pas  un  Toussain  Dormieux,  indiqué  comme  étant  de  Francfort  et 
qui  pourrait  être  Français  ainsi  que  beaucoup  d'autres  étudiants 
aux  noms  à  consonnance  française,  venant  de  Hollande  ou 
d'Allemagne. 

L'année  1627  est  celle  du  quatrième  rectorat  de  Polyander  : 
22  immatriculations  environ,  dont  celles  de  deux  fils  de  Pierre 
du  Moulin,  Louis,  étudiant  en  médecine  de  21  ans,  qui  devien- 
dra docteur  le  23  janvier  1630  \  et  Théophile,  qui  a  20  ans  et 
étudie  les  mathématiques  (inscrit  le  12  janvier  1628). 

1628  :  environ  27  Français,  parmi  lesquels  François  de  Buisson, 
de  Metz,  étudie  les  mathématiques,  s  Jacobus  Moyzantius  Cado- 
mensis,  18  J.  »,  26  août,  ne  nous  frapperait  pas,  si  nous  ne  nous 
avisions  que  c'est  Moysan  de  Brieux,  fondateur  de  l'Académie  de 
Caen,  un  des  plus  brillants  poètes  latins  du  xvne  siècle  2  et  dont 
un  descendant  du  même  nom,  gendre  de  du  Bosc,  passera  en 
Hollande  au  Refuge. 

1629  :  23  inscriptions  nouvelles,  dont  celle,  le  13  octobre, 
d'  «Henricus  Reigneri,  Leodiensis»,  36  ans,  «M.  Art.  Mag. »,  qui 
est  cet  ami  et  disciple  de  Descartes  que  nous  avons  vu  déjà  à  la 
date  du  15  mars  1616.  Il  n'y  a  pas  moins  de  6  inscriptions  fran- 
çaises dans  cette  année  1629,  à  l'Université,  pour  les  mathémati- 
ques, en  attendant  celle  de  «  Renatus  Descartus,  Picto,  33,  Math.  », 
immatriculé  le  27  juin  1630,  dont  on  ne  lit  pas  le  nom  sans  émo- 
tion dans  Y  Album  Studiosorum.  Il  y  a  encore  cinq  autres  étu- 
diants français  de  mathématique  autour  de  lui,  notamment 
Paul  La  Grange  et  Henri  Colin,  de  Metz,  21  et  20  ans,  et  Petrus 
Bordier,  au  total  22  immatriculations  nouvelles.  Un  peu  après 
le  nom  de  Descartes,  on  voit,  à  la  date  du  24  août,  la  mention 
suivante,  qui  l'aurait  inquiété  s'il  l'avait  lue  :  François  Mer- 
langes,  connu  chez  les  papistes,  d'où  il  a  fait  défection,  sous  le 
nom  de  Durand  Caudel,  Gascon,  âgé  de  26  ans. 

1631  :  16  immatriculations. 

1632  :  23  ou  peut-être  27  immatriculations,  car  c'est  l'année 
de  l'arrivée  de  Saumaise.  Deux  noms  illustres,  Mauritius  a 
Coligniaco,  14  ans,  et  Gotspar  a  Coligniaco,  12  ans,  deux  fils  du 
maréchal  de  Chastillon,  dont  l'un  portait  le  prénom  de  Maurice 
de  Nassau,  l'autre  celui  du  célèbre  amiral  Gaspard  de  Coligny. 

1.  linmncn  Leidsche  Unîversiieit,  t.  II,  p.  144. 

2.  Haag,  La  France  protestante,  lrc  éd.,  t.  VII,  p.  431  et  suiv.  avec  bibliogra- 
phie. 


346  PROFESSEURS    ET  ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

Le  portrait  de  Gaspard  a  été  peint  par  Rembrandt 1.  Leur 
précepteur,  âgé  de  33  ans,  et  docteur  en  droit,  est  Jean  Hugue- 
tan,  immatriculé  lui-même  le  13  février  1633.  A  sa  suite,  son 
famulus  et  une  dizaine  d'étudiants  français. 

1634  :  23  inscriptions,  dont  Samuel  de  Tord,  Normand,  et 
Philippe  de  Glarges.  Plus  connu  est  «  Xicolaus  Perrotus,  Catalau- 
nensis  »,  28  ans,  porté  le  5  octobre  pour  la  théologie.  C'est  le 
traducteur  le  plus  admiré  de  son  temps,  Perrot  d'Ablancour, 
qui  venait  de  reprendre  la  religion  de  Calvin,  après  avoir  été 
catholique,  par  amour  pour  Mme  de  Saint-Didier.  Bayle  l'appelle 
l'un  des  bons  et  des  beaux  esprits  de  ce  siècle.  Evidemment, 
la  présence  de  Saumaise  l'attirait  à  Leyde  :  cette  influence 
devait  être  décisive  et  entraîner  son  neveu  Frémont  d'Ablancour 
à  aller  lui  aussi,  plus  tard  aux  Pays-Bas  2. 

1635  :  sixième  rectorat  de  Polyander,  environ  26  immatricula- 
tions, mais  dont  beaucoup  de  «  servi  et  famuli  »,  dont  on  ne  sait 
jamais  si  ce  sont  de  simples  domestiques  ou  des  étudiants 
pauvres  accompagnant  de  riches  gentilshommes  pour  les  servir, 
tout  en  continuait  leurs  études.  Un  Elie  de  Polignac,  de  22  ans, 
étudie  les  mathématiques.  Le  8  mars,  s'inscrit,  Charles  de 
Limay,  sieur  de  Bezu,  âgé  de  46  ans,  et.  le  22  juin  1635  :  «  Isaacus 
Heraldus,  Gallus  Parisiensis,  fil.  D.  Heraldi,  22  ans  •, 
fils  de  l'avocat  au  Parlement  de  Paris,  Didier  Hérauld,  ami 
intime  de  Saumaise,  avec  qui  il  se  brouilla  plus  tard,  à 
cause  des  plaisanteries  du  philologue  à  l'adresse  des  avocats  3. 

1636  :  23,  par  exemple  (25  février),  «  Johannes  Gillot,  Gallus, 
22  ans,  math.  »,  qui  est  certainement  le  domestique  et  l'élève  de 
Descartes,  dont  il  sera  question  plus  loin;  et,  le  3  mai,  «  Joh.  de 
Loges,  Santo,  22,  P.  »,  qui  doit  être  un  fils  de  Mme  des  Loges, 
peut-être  celui  dont  Balzac  pleurera  la  mort  au  siège  de  Bois-le- 
Duc,  où  il  fut  tué  en  1637.  Qui  est  Joh.  de  la  Mot,  noble  parisien 
de  22  ans,  étudiant  en  philosophie  ?  A  signaler,  pour  la  curiosité 
des  noms,  le  domestique  Louis  Aristote  et  le  Sedanais  Frédéric 
Poilblanc. 


1.  Cf.  Jean  Veth,  op.  cit.  supra  p.  33  n.  4. 

2.  Haag,  La  France  protestante,  lre  éd.,  t.  VIII,  p,  197  et  le  Supplément  aux  Mena- 
giana,  par  Pierre  le  Gouz  (Ms.  fr.  23254,  p.  34)  :  <  M.  d'Ablancourt  a  changé  de  reli- 
gion deux  fois.  Estant  devenu  amoureux  de  Madame  de  Saint-Didier,  qui  estoit 
catholique,  il  se  fit  catholique.  M.  d'Ablancourt  estant  allé  en  Hollande,  y  reprit  ses 
premières  opinions  et  la  religion  de  Calvin.  »  La  suite  est  aussi  assez  intéressante 
pour  la  connaissance  de  ce  personnage. 

3.  Haag,  La  France  protestante,  t.  V,  p.  507. 


a  l'université  de  leyde  de  1616  a  1648  347 

1637  :  11  étudiants  seulement,  dont  le  grammairien  Natha- 
niel  Duez  x  et  le  Provençal  Et.  Chaix,  45.  ans,  Dr.  en  médecine. 

1638  :  sous  le  rectorat  de  Constantin  l'Empereur,  qui  n'est 
pas  Français  en  dépit  de  son  nom  :  16  ou  19  immatriculations, 
parmi  lesquelles  celles  de  Charles  de  Poucet,  chevalier,  Sr  de 
Brétigny,    24   ans,    étudiant  en   mathématiques. 

1639  :  10,  dont  il  faut  retrancher  Xathaniel  Duez,  de  Metz, 
réinscrit. 

1640.:  environ  21,  peut-être  23,  suivant  qu'on  y  ajoute  Daniel 
de  la  Bassecourt  et  Jacques  Agache,  élèves  du  Collège  wallon 
de  théologie,  auquel  il  eut  fallu  consacrer  une  notice,  car  c'est 
une  des  institutions  annexées  à  l'Université  de  Leyde,  où  la 
pensée  et  la  langue  françaises  sont  le  plus  vivaces.  Les  «  Reigles 
et  loix  du  Collège  des  Eglises  wallonnes  estably  à  Leyde  »,  avaient 
été  arrêtées  au  Synode  de  Ziericzee,  le  12  avril  1606.  Daniel 
de  Cologne,  Louis  de  Dieu,  Daniel  Massis,  en  furent  successive- 
ment directeurs.  La  mort  de  ce  dernier  marqua  la  fin  de  cet 
organisme,  devenu  d'ailleurs  moins  utile,  au  moment  où  le 
Refuge  allait  grossir  à  la  fois  le  troupeau  des  fidèles  et  la  cohorte 
des  pasteurs. 

1641  :  12,  dont  Claude  Rivet,  frère  du  professeur,  noble 
français,  35  ans,  inscrit  honoris  causa,  c'est-à-dire  gratuitement, 
pour  les  mathématiques.  Pour  la  même  branche,  se  fait  immatri- 
culer un  noble  dauphinois  de  20  ans,  François  de  Brunel  des 
Areniers.  Par  contre,  c'est  à  la  Faculté  de  droit  que  l'on  trouve, 
le  22  juin,  le  Messin  Paul  Ferry.  Il  est  fils  du  pasteur  Ferry, 
connu  pour  ses  collections  de  documents  sur  l'histoire  de  Lor- 
raine. Rivet  s'intéresse  à  ses  études  et  les  surveille,  puisqu'il 
écrit  au  père  2,  à  la  date  du  1er  mars  1642  :  «  Ayant  faict  depuis 
peu,  deux  voyages  à  Leyde,  où  j'ay  mon  fils  aisné  marié,  j'ay 
veu  vostre  fils  et  me  suis  soigneusement  enquis  de  ses  comporte- 
mens  et  de  ses  progrès.  Je  n'en  ai  appris  que  des  choses  bonnes 
et  louables.  Mons.  Schotanus,  auquel  je  l'ai  particulièrement 


1  Cf.  Bulletin  Eglises  wallonnes,  2e  s.,  t.  IV.  pp.  100  à  107  et  p.  218  :  Mounier, 
Aperçu  général  des  destinées  des  Eglises  wallonnes  des  Pays-Bas.  Il  y  avait  aussi  des 
Ecoles  wallonnes,  dont  il  est  question  dans  différents  passages  du  Livre  Synodal  (voir 
la  table  analytique).  Il  en  existe  encore,  à  côté  de  toutes  les  Eglises  wallonnes  ou  à 
peu  près,  pour  la  préparation  des  catéchumènes.  Parmi  les  plus  importantes  sont 
celles  du  pasteur  Giran,  qui  malheureusement  vient  de  quitter  son  importante 
communauté  d'Amsterdam. 

2.  Bibliothèque  de  l'Histoire  du  Protestantisme  français,  54,  rue  des  Saint-Pères, 
Ms.  214. 


348  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

recommandé,  et  qui  est  homme  fort  sincère,  m'a  assuré  qu'il  y 
[a]  tout  subjet  d'en  bien  espérer  et,  qu'ayant  commencé  à  dis- 
cuter en  son  collège  l,  il  s'y  est  si  bien  pris  dès  l'entrée,  qu'il  a 
de  beaucoup  surpassé  son  attente.  Il  m'a  dit  au  reste  qu'il  est 
assez  assidu  et  diligent  et  quelques  autres  m'ont  dit  de  mesme. 
Je  l'ay  exhorté  et  accouragé  de  tout  mon  pouvoir.  M.  de  Mory 
vous  dira  le  surplus  et  ce  que  nous  avons  jugé  ensemble  pour  son 
séjour,  veli  qu'ailleurs  il  ne  trouvera  ni  tant  de  bons  exercices, 
ni  un  lieu  si  tranquille  et  qu'il  ne  faut  pas  précipiter  les  voyages 
des  jeunes  gens,  desquels  les  estudes  sont  entor  en  fleur,  ni 
suivre  leurs  jeunes  désirs...  »  Ce  qui  montre  que  le  jeune  homme 
en  a  assez  de  Leyde  et  qu'il  a  envie  de  s'en  aller  ailleurs. 

Si  orthodoxe  que  fût  la  surveillance,  elle  ne  suffit  pas  à  main- 
tenir cette  âme  d'adolescent  dans  le  droit  chemin.  Dans  la  lettre 
inédite  du  21  décembre  1643,  il  n'est  question  de  rien  moins  que 
<le  poursuites  évitées,  pour  je  ne  sais  quelle  débauche  ou  quel 
méfait,  dont  Ferry  le  père  n'était  que  trop  informé.  On  peut 
soupçonner  Ferry  le  jeune  de  l'avoir  fait  exprès  pour  se  faire 
envoyer  ailleurs,  surtout  à  Paris  :  «  Reste  que  vous  donniez 
ordre,  écrit  Rivet,  pour  l'envoyer  au  lieu  que  vous  jugerez  propre 
pour  le  faire  graduer,  afin  de  le  tirer  de  l'oisiveté  et  le  jetter 
dans  l'employ.  Monsieur  de  Mory  m'a  faict  savoir  que  vous 
pensez  à  Orléans.  J'y  trouve  des  difïicultez,  car  premièrement, 
c'est  une  université  où  tous  les  Flamands  et  Alemans  abordent 
■et  portent  la  desbauche,  et  il  y  pourroit  estre  recognu.  Seconde- 
ment, il  y  a  un  statut  de  n'admettre  aucun  qui  n'ait  estudié 
deux  ans  en  droit  es  Universitez  de  France  ;  ce  qui  me  fait  vous 
proposer  que  vous  feriez  mieus,  ce  me  semble,  de  l'envoyer  de 
Paris  à  Caen,  le  recommander  à  Mons.  Bochart,  nepveu  de  Mons. 
du  Moulin,  lequel  ne  vous  peut  estre  incognu,  qui  vous  y  servira 
soigneusement.  Il  y  a  là  une  belle  Eglise,  on  veillera  sur  ses 
mœurs  et  sur  sa  conduite...  » 

1642  :  9  inscriptions. 

1643:  12,  parmi  lesquelles,  de  nouveau,  celle  d'Etienne  Chaix, 
■docteur  en  médecine,  48  ans. 

1644  :  environ  18  immatriculations,  dont  celle  de  Henri, 
comte  de  La  Tour,  17  avril  ;  et,  le  1er  juillet,  celle  de  «  Praestan- 
tis.  ac  dotis.  vir  Justus  Brave,  magister  artium.  »  Le  27  août, 

1.  Rivet  se  sert  ici  d'une  expression  restée  courante  aux  Pays-Bas  pour  désigne 
un  cours  ;  on  dit  i  collège  geven  ». 


a  l'université  de  leyde  de   1616  a   1648  3491 

apparaît  «  Joannes  Peudevyn,  chirurg.  constitutus  in  nosoco- 
mio  ut  studiosos  medicinae  eo  in  loco  in  chirurgia  instituât  ». 
On  se  préoccupe  donc  de  la  pratique  de  la  chirurgie,  et  c'est  un 
Français  qu'on  charge  de  l'enseigner.  Le  24  novembre,  un 
Strasbourgeois,  Diedrich  et  enfin,  le  28  décembre,  Etienne  Le 
Moine,  de  Caen,  22  ans,  étudiant  en  théologie  :  évidemment 
le  futur  professeur  de  théologie  de  l'Université  de  Leyde,  où 
on  lui  confia  une  chaire  en  1676  l,  tandis  que  son  compatriote, 
Charles  Drelincourt,  premier  médecin  du  Roi,  y  enseignait  la 
médecine  depuis  1668  2. 

1845  :  22,  parmi  lesquelles,  le  13  mai,  «  Carolus  de  Vallès  vel. 
Vallesus,  nobilis  ;  Petrus  du  Bordier,  Gallus,  36,  opt.  Scient  ; 
Petrus  de  Torsi,  nob.  Parisiensis,  25  ;  Pierre  Basse,  Mathematicus 
institutor  »,  60  ans. 

1646  :  12  ou  13  ;  beaucoup  de  nobles  :  Nicolas  de  Saint-Aignan,. 
28  ans;  Jean  «Launaeus  a  Vivantio,  nobilis  aquitanus...»;  en  sep- 
tembre «  Samuel  Sorberius,  Gallus,  30,  Dr.  M.  »  Voici  quelqu'un 
d'intéressant,  Samuel  Sorbière,  dont  M.  Morize  3  a  bien  campé 
la  figure  d'aventurier  littéraire  et  d'apostat  professionnel. 
Semeur  d'idées,  s'il  en  fut,  et  précurseur,  à  bien  des  égards,  des- 
philosophes du  xviiie  siècle,  le  traducteur  de  Hobbes,  l'éditeur 
de  Gassend,  est  un  personnage  trop  important  pour  ne  lui  con- 
sacrer ici  que  quelques  lignes.  Nous  reparlerons  de  lui  plus  tard  •- 
bornons-nous  à  signaler  l'autographe  qu'il  mit  dans  l'album 
de  Gronovius,  le  3  août  1643,  à  La  Haye  (cf.  pi.  XXXIII  b) 
(il  était  en  Hollande  depuis  1642)  et  les  fiches  wallonnes  de 
Leyde,  que  M.  Morize  n'a  pas  connues  : 

«  Mariés  à  La  Haye,  le  24  juin  1646,  Samuel  Sorbier,  docteur 
en  médecine,  jeune  homme,  et  damoiselle  Judith  Renaud,  jeune 
fille,  tous  deux  demeurant  à  La  Haye  »  4. 

1.  Bulletin  Eglises  Wallonnes,  I,  p.  99. 

2.  Ibid.,  t.  VI,  p.  334-5. 

3.  Zeitschrift  fur  franzb'sische  Sprdche  und  Literatur,  1908,  p.  214-265  .'  Samuel 
Sorbière  (1610-1670);  Morize,  .S'.  Sorbière  et  son  voyage  en  Angleterre  (1664),  dans 
Revue  il' Histoire  littéraire  de  la  France,  avril-juin  1907,  etc.  (Cf.  le  Manuel  biblio- 
graphique de  Lanson  )  Voir  aussi  Blok  (P.  ,).),  Drie  Brieven  van  Sam.  Sorbière 
oi'er  den  toestand  i>an  Holland  in  1660,  dans  Bijdr.  en  Med.  Ilisl.  Gehootschap, 
t.  XXII,  1901,  1,  p.  57  et  s.  M.  de  Waard  veut  bien  me  signaler  à  la  Biblio- 
thèque Barberini,  à  Rome  (Ms,  Fiandra,  XXXI,  f°  58),  une  biogra]  lue  de 
de  Groot  (Grotius)  écrite  par  un  neveu  de  Samuel  Petit  et  qui  doit  être  de 
S.  Sorbière. 

1.  Cette  Judith  Renaud  était  la  fille  de  Daniel  Renaud  et  de  Catherine  Tourne- 
meine.  Elle  fut  baptisée  à  La  Haye,  le  22  mars  1620,  et  reçue  membre  de  l'Eglise 
de  La  Haye,  le  7  avril  1635:  Daniel  Renaud,  devenu  veuf,  se  remaria,  le  15  mars  1648, 
à  La  Haye,  avec  Elisabeth  Bouche,  veuve  de  M.  GrifTith. 


350  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

«  Reçus  membres  de  l'Eglise  de  Leide,  juin  1647,  Sorbière, 
Samuel,  Dr.  en  médecine  et  Renaud  Judith,  sa  femme,  par 
témoignage  de  l'Eglise  de  la  Hay 

«  Baptisé  le  24  avril  16~0  à  La  Haye,  Sorbier  Henri,  fils  de 
Sorbier  et  de  Judith  Renaud.  » 

Extrayons  enfin  des  Sorberiana  1  cette  heureuse  notation  du 
caractère  néerlandais  :  «  les  Hollandais  peuvent  être  comparés 
à  leur  tourbe,  qui  s'allume  lentement  et  qu'il  ne  faut  point 
hâter,  mais  qui,  étant  une  l'ois  allumée,  tient  son  feu  ».  Il  dit 
aussi  et  plus  durenrmt,  leur  fait  aux  Français  à  l'étranger2  : 
«  J'ai  vu  hors  du  Roiaume  comment  en  usent  ceux  de  nôtre 
nation  avec  les  étrangers,  sur  tout,  lorsqu'il  y  a  de  la  jeunesse 
peu  expérimentée,  qui  accompagne  un  Ambassadeur.  J'en  ai  eu 
souvent  bien  de  la  honte  ;  j'en  ai  vu  arriver  de  fâcheux  accidens 
et  cela  m'a  bien  donné  sujet  de  pester  contre  l'indiscrétion  dont 
on  nous  accuse.  Car  je  ne  sçay  comment  nous  prenons  plaisir 
à  gâter  toute  la  disposition  que  nos  voisins  ont  à  nous  aimer  et  à 
nous  bien  recevoir. 

«  Il  est  certain  que  les  François  plaisent  par  tout,  qu'ils  ont 
Pair  fort  galant  et  que  l'on  emprunte  volontiers  ai  leurs  leurs 
habi's  et  quelque  chose  de  leurs  coutumes,  de  sorte  que  ceux  qui 
sçavent  se  prévaloir  des  avantages  que  la  patrie  leur  donne  et 
s'abstenir  du  mépris  de  leur  hôtes,  des  brocards  et  de  l'insolence, 
ne  réussissent  pas  mal  aupr's  d'eux,  ou  du  moins  ils  ne  reçoivent 
jamais  de  mauvais  traitement  ;  mais  il  semble  que  nous  prenons 
à  tâche  de  nous  faire  mal  traiter  par  tout,  dis  que  nous  croions 
d'y  être  les  plus  forts  ou  des  que  nous  avons  quelque  titre  d'y 
agir  un  peu  librement. 

«  Et  ainsi,  par  ce  que  l'on  nous  estime,  que  l'on  nous  témoigne 
de  l'amitié  et  que  l'on  a  pour  nous  beaucoup  de  déférence,  nous 
y  voulons  vivre  en  maîtres,  y  changer  les  coutumes  et  nous 
moquer  impunément  de  tout  ce  qui  n'est  pas  à  nôtre  goût.  Il 
me  souvient...  que,  voiageant  en  Hollande,  un  Gascon  mit  la 
main  à  l'épée  contre  le  Batelier  qui  va  d'Harlem  à  Amsterdam, 
parce  qu'il  ne  vouloit  pas  attendre  son  valet  de  chambre,  quoi 
qu'on  lui  pût  dire  que  l'ordre  étoit  de  n'attendre  personne  dés 
que  l'heure  du  départ  est  sonnée.  Il  me  semble  qu'un  homme 
se  doit  faire  instruire  des  coutumes  du  pais  où  il  va  et  y  confor- 

1.  Sorberiana,  p.  112. 

2.  lbid.,  p.  94. 


a  l'université  de  leyde  de   1616  a   1648  351 

mer  les  siennes  ou  ses  actions,  plutôt  que  de  vouloir  obliger  tout 
un  peuple  de  se  régler  à  lui.  Si  elles  se  rencontrent  fort  contraires 
à  son  humeur,  il  n'a  que  faire  de  sortir  de  sa  maison  pour  s'in- 
commoder en  voiageant  et  si  ses  affaires  l'en  ont  tiré,  c'est  à  lui 
de  s'accommoder  à  la  nécessité  de  ses  affaires.  » 

1647  :  Sous  le  rectorat  de  Frédéric  Spanheim,  25  inscriptions 
et  beaucoup  de  noms  importants,  comme  par  exemple  «  Ludovi- 
cus  de  Beaufort,  Parisinus  >,  29  ans,  étudiant  en  théologie,  inscrit 
le  28  mai.  Le  20  septembre  1649  \  il  devint  docteur  en  médecine 
et  fut  un  Cartésien  ardent  2.  Le  8  juillet,  se  fait  immatriculer 
Etienne  Morin,  de  Caen.  C'est  à  lui  que.  reviendra  plus  tard 
l'honneur  de  maintenir  à  Y Athenaeum  illustre  d'Amsterdam, 
de  1686  à  1699,  la  tradition  française  qu'y  avait  inaugurée,  de 
1649  à  1655,  le  professeur  d'histoire  ecclésiastique  David  Blondel, 
et  de  1655  à  1659,  son  successeur  Alexandre  Morus.  Ainsi, 
étudiant  à  l'Université  de  Leyde  en  1648,  Morin  devient  pro- 
fesseur à  Amsterdam  en  1686  :  la  voie  qu'il  a  choisie,  dans  celles 
qui  s'ouvraient  au  Refuge,  lui  a  été  suggérée  par  ses  souvenirs 
de  jeunesse  ;  ce  n'est  pas  un  exemple  isolé. 

Il  est  temps  de  résumer  en  un  tableau  les  données  éparses 
en  deux  chapitres  de  ce  livre  II  sur  les  étudiants  français  à 
l'Université  de  Leyde  3  (voir  ci-contre). 

Les  chiffres,  parfois  différents  de  ceux  de  notre  exposé,  au 
•cours  duquel  une  discussion  des  cas  douteux  était  possible,  ne 
peuvent  donner  que  des  indications  approximatives,  d'abord, 
parce  qu'il  ne  représentent  que  des  immatriculations  nouvelles 
et  que  beaucoup  d'étudiants  faisaient  des  séjours  de  quatre  ans, 
comme  nous  l'avons  prouvé  pour  Guillaume  Rivet  et  bien 
d'autres  ;  ensuite,  il  est  difficile  parfois  d'établir  qui  est  Français 
et  qui  ne  l'est  point  :  le  nom  n'est  pas  une  indication  suffisante, 
môme  en  le  dépouillant  de  son  travestissement  latin.  Il  en  est 
tant  appartenant  à  des  réfugiés  wallons  ou  français,  installés 
en  Hollande  et  en  Allemagne  et  qui  y  sont  nés.  Nous  n'avons 
attribué  la  qualité  de  Français  qu'à  ceux  qui  sont  indiqués 

1.  Bronncn  Leidsche  Universiteil,  t.  III,  p.  25. 

2.  Il  est  l'auteur  du  Diseurs  des  opérations  de  l'âme  et  </</  corps,  Leyde,  1655.  Son 
Tractatus  de  Concordia  Christiana,iu\  condamné  par  le  Synode  de  Bois-le  Due  en 
nuit.  Cf.  Livre  si/no(l<rf.  p.  622,  art.  7.  p.  628,  art.  1  /  et  Haag,  I.a  France  protestante, 
2e  éd.,  t.  II,  col.  219. 

3.  Il  y  avait  aussi  des  étudiants  français,  mais  en  beaucoup  moins  grand  nombre, 
dans  d'autres  universités  hollandaises.  Pour  Groningue,  .M.  Worp  en  avait  dressé  la 
liste  sur  fiches  :  elle  est  conservée  à  la  Bibliothèque  Wallonne  de  Leyde. 


352  PROFESSEURS    ET    ÉTUDIANTS    FRANÇAIS 

comme  venant  d'une  ville  ou  région  de  la  France  actuelle  ou 
accompagnés  de  la  mention  vague  de  Gallus.  Plusieurs  ne  sont 
que  des  «servi  »  et  des  «famuli  »,  quelques-uns  sont  des  étudiants 
de  fantaisie.  Mais,  si  imparfaites  que  soient  ces  données,  et  si 
approximatifs  que  soient  les  chiffres,  ils  attestent  un  apport 
français  continu,  régulier,  avec  des  courbes  indiquant  qu'à 
certains  moments,  il  s'enfle  ou  décroît. 

Les  sommets  sont  en  1593  :  37  ou  39  inscriptions  ;  en  1620  : 
49  ou  50.  Or,  ces  deux  dates  correspondent  à  l'arrivée  à  Leyde  de 
deux  grands  professeurs  français  :  Scaliger  et  Rivet.  On  s'étonne 
que  l'arrivée  de  Saumaise  n'ait  pas  eu  le  même  résultat,  puisque, 
en  1632,  les  immatriculations  françaises  nouvelles  ne  s'élèvent 
qu'à  22,  chiffre  moyen  souvent  atteint  en  cette  période. 


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Sud-Ouest 


Ouest 

(La  Rochelle, 

Poitou, 

Saintonge, 

Bretagne) 


Anjou, 

Touhaine, 

Orléans 


Paris 


Normandie 


Flandre 
française, 

Artois, 
Picardie 


Lorraine 

Alsace 

Sedan 

Bourgogne 


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CONCLUSION 


Quoi  qu'il  en  soit,  de  1575  à  1648,  la  collaboration  française 
à  la  fondation  et  au  progrès  de  l'Université  de  Leyde  est  considé- 
rable :  on  peut  même  la  qualifier,  sans  exagération,  d'essen- 
tielle ;  non  que  l'Université  de  Leyde,  sans  elle,  n'eût  vécu  aussi 
bien  que  celle  de  Franeker,  mais  elle  doit  à  un  Scaliger  ou  à  un 
Saumaise,  par  exemple,  la  réputation  universelle  qu'elle  a 
soutenue,  notamment  en  philologie,  jusqu'à  nos  jours  et  il  ne 
tint  pas  aux  Curateurs  que  la  tradition  philologique  française 
ne  fût  continuée,  après  la  mort  de  Saumaise,  par  Tanaquil 
Faber  l,  alias  Tanneguy-Lefèvre,  père  de  Mme  Dacier. 

Cependant,  ce  ne  serait  pas  assez  de  ne  retenir  que  deux 
grands  noms  d'humanistes.  Comment  oublier  que  deux  Français, 
Cappel  et  Feugueray,  furent  les  premiers  professeurs  de  cette 
Académie  et  que  ce  dernier  en  traça  le  programme?  Comment 
oublier  qu'en  théologie  leur  succéda  Lambert  Daneau  et  plus 
tard  un  Trelcat,  un  du  Jon,  un  Polyander  et  surtout  un  Rivet  ? 

Comment  oublier  que  le  rival  de  Cujas,  Doneau,  y  fonda  l'en- 
seignement du  droit,  tandis  qu'un  Le  Baudier  ou  Baudius  qui, 
malgré  ses  défauts  n'était  pas  sans  valeur,  continue  l'éloquente 
tradition  de  Juste  Lipse  ?  Comment  oublier  que  l'Arrageois  de 
l'Escluse  ou  Clusius  veillait  sur  le  Jardin  botanique  qu'il  orga- 
nisait, attirant  les  étudiants  de  sciences  comme  son  collègue  et 
ami  de  l'Escale  ou  Scaliger  attirait  les  étudiants  de  lettres  ? 

Mais  surtout  ce  dont  il  faut  se  souvenir,  c'est  que  la  Hol- 
lande donna  un  admirable  exemple  de  générosité  intelligente,  en 
offrant  à  trois  de  nos  grands  hommes,  de  l'Escluse  et  Scaliger, 
de  1593  à  1609,  Saumaise,  de  1632  à  1653,  un  asile,  non  contre 
les  pirsécutions,  car  ils  n'étaient  pas  proscrits,  mais  contre  les 

1.  Bronnen  Leidsche  Universileit,  t.  III  (1918),  p.  111,  116  etc.,  et  surtout  pp.  69* 
à  71*,  n°  724  (Lettre  des  Curateurs  à  Tanaquil  Faber,  à  Saumur)  et  n°  725 
(réponse  du  même,  datée  du  9  mai  1657). 

23 


354  PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 

tourmentes  de  la  vie.  Cette  République  leur  assurait  largement 
le  pain  quotidien  et  ne  leur  imposait  d'autre  obligation  que  celle 
de  leur  illustre  présence,  dont  l'éclat  profitait  à  celui  de  l'Uni- 
versité; elle  les  invitait  non  à  faire  des  cours,  où  la  science  s'épar- 
pille au  vent,  mais  à  écrire  des  livres  et  à  ériger  dans  le  silence 
du  cabinet  des  «  monuments  plus  durables  que  l'airain  ».  Ils  y 
réussirent,  grâce  aux  loisirs  qu'on  leur  donna,  dans  la  mesure 
où  les  œuvres  des  hommes  sont  éternelles,  c'est-à-dire  qu'elles 
dorment  dans  une  poussière,  que  parfois  quelque  érudit  ou 
quelque  curieux  vient  secouer. 

Mais,  si  l'œuvre  est  caduque,  l'esprit  reste  ;  il  a  passé  de  cer- 
veau en  cerveau,  de  génération  en  génération,  dans  ceux  mêmes 
qui  le  renient.  A  nous  de  retrouver  ces  traces  du  rayonnement 
éternel  de  la  France. 


PIN 

DU 

LIVRE    II 


LIVRE     III 

L/V  PHILOSOPHIE  INDÉPENDANTE 
DESCÀRTES  EN  HOLLANDE 


«  Quel   autre  pays   où  l'on  puisse  jouir 
d'une  liberté  si  entière  ? 

(Lettre  de  Descartes  à  Balzac,  1631.) 
«  Cependant,  me  tenant  comme  je  fais, 
un  pied  en  un  pays  et  l'autre  en  un  autre, 
je  trouve  ma  condition  tres-heureuse,  en 
ce  qu'elle  est  libre.  »  (Lettre  de  Des- 
cartes à  la  Princesse  Elisabeth,  1648). 


CHAPITRE  PREMIER 


INTRODUCTION 


Que  Descartes  ait  séjourné  en  Hollande,  c'est  un  fait  connu 
de  tous  nos  écoliers,  qu'il  n'a  pas  laissé  de  surprendre  un  peu, 
mais  l'étonnement  des  étudiants  hollandais,  en  l'apprenant, 
n'était  pas  moindre,  surtout  en  entendant  parler  des  endroits  choisis 
par  le  grand  philosophe  pour  les  plus  longs  de  ses  séjours  :  Fra- 
neker,  Endegeest,  Egmond,  lieux  si  éloignés  des  centres  de  la 
vie  néerlandaise  qu'ils  n'éveillaient  en  leur  esprit  que  des  souve- 
nirs assez  vagues  et  beaucoup  d'entre  eux  ne  les  connaissaient 
souvent  même  que  de  nom. 

Pourquoi  Descartes  les  avait  préférés,  ces  lieux  et  d'autres, 
au  cours  de  sa  vie  errante,  quelle  trace  il  y  avait  laissée  de  son 
passage,  voilà  ce  qu'il  importait  de  rechercher.  Partout  je  me 
suis  efforcé  de  le  suivre  ;  j'ai  refait  pieusement  toute  la  série  des 
pèlerinages  cartésiens  :  parfois,  comme  à  Egmond  ou  à  Franeker, 
je  n'ai  plus  même  trouvé  les  pierres  de  sa  maison,  mais  à  Ende- 
geest, je  me  suis  arrêté  quelques  minutes  dans  la  salle  où  peut- 
être  il  a  rêvé.  En  tout  cas,  le  cadre  est  resté  le  même,  l'aspect 
du  site  n'a  point  changé,  et  l'on  peut  laisser  errer  ses  regards  sur 
les  champs  où  sa  pensée  flotta. 

Certes,  bien  des  faits  que  l'on  trouvera  dans  ce  Livre  III  ne 
sont  pas  une  révélation  :  c'est  à  l'active  et  ingénieuse  patience 
de  M.  Adam,  de  ses  collaborateurs  et  de  ses  prédécesseurs  qu'on 
les  doit.  A  lui  et  à  M.  Tannery  revient  l'honneur  de  nous  avoir 
dotés  d'une  édition  monumentale  de  Descartes  mais,  justement 
parce  qu'elle  est  un  monument  dans  tous  les  sens  du  mot,  ses 
treize  gros  in-4° x  demeurent  inaccessibles  au  grand  public,  voire 
aux  lettrés  et  aux  savants  qui  n'ont  pas  une  bibliothèque  à  leur 

1.  Paris,  Cerf.  Le  Supplément,  qui  termine  l'ouvrage,  a  paru  en  11»  13. 


358  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

disposition.  Pourtant,  quelle  œuvre  magistrale  que  cette  biogra- 
phie de  Descartes  par  M.  Ch.  Adam,  qu'on  lit  au  tome  XII. 
C'est  une  étude  presque  définitive,  on  n'aura  pas  la  vanité  de  la 
recommencer  ici,  mais,  en  même  temps  qu'une  biographie,  elle 
est  surtout  une  analyse  de  l'œuvre  et  cette  œuvre,  en  tant  qu'elle 
ne  traite  pas  proprement  de  la  Hollande  ou  qu'elle  n'est  pas 
déterminée  directement  par  elle,  ne  nous  concerne  point. 

C'est  d'ailleurs  souvent  un  inconvénient  de  mêler  l'œuvre  et 
la  vie.  Nous  voudrions  nous  borner  uniquement  à  celle-ci,  et 
dans  celle-ci,  avant  tout,  à  ses  périodes  hollandaises,  les  princi- 
pales et  les  décisives  il  est  vrai,  ce  qui,  par  conséquent,  ne  sera 
peut-être  pas  sans  utilité. 

Et  d'abord,  s'il  est  infiniment  précieux  et  fécond  de  repenser 
les  systèmes  des  philosophes,  il  ne  l'est  pas  moins,  car  l'histoire 
de  la  philosophie  n'est  parfois  que  l'histoire  des  philosophes,  de 
revivre  leur  existence,  de  tâcher  de  s'ennoblir  par  elle,  surtout 
quand  ils  l'ont  exclusivement  consacrée  à  la  perfection  de  leur 
intelligence  et  à  la  recherche  de  la  vérité. 

Ensuite,  à  étudier  les  séjours  en  Hollande  de  Descartes,  non 
pas  séparément,  ce  qui  les  fait  prendre  pour  une  fantaisie  incom- 
préhensible, mais  dans  le  cadre  des  présentes  études,  consacrées 
à  l'attraction  qu'a  exercée  sur  tous  les  Français  de  la  fin  du 
xvie  et  du  commencement  du  xvne  siècles  la  République  des 
Provinces-Unies,  ces  séjours  semblent  tout  à  fait  naturels,  pres- 
que nécessaires,  ces  voyages  et  cet  établissement  apparaissent 
comme  une  marche  presque  attendue  vers  le  pays  de  la  Liberté. 
Le  fait  que  Descartes  est  et  veut  rester  catholique  (nous 
aurons  à  y  insister  encore)  souligne  la  valeur  et  l'extension 
de  cette  liberté  :  c'est  le  moment  de  renouveler  cette  affirma- 
tion que  la  Hollande  n'est  pas  seulement  le  Refuge  protes- 
tant, qu'elle  est  aussi  le  refuge  catholique,  ou,  si  l'on  préfère,  le 
Refuge  de  la  pensée  indépendante.  Aussi  aura-t-elle  offert  asile 
à  deux  des  plus  grands  créateurs  de  systèmes  du  xvne,  un 
Français  :  René  Descartes,  et  un  juif  d'origine  espagnole  : 
Baruch  d'Espinoza.  Ce  n'est  pas  le  moindre  prestige  de  cette 
terre  féconde  en  miracles. 


. 


CHAPITRE  II 


ENFANCE    ET    ADOLESCENCE    (1606-1617) 


René  Descartes  est  né  le  31  mars  1596,  dans  un  petit  bourg 
situé  à  la  limite  de  la  Touraine  et  du  Poitou  et  qui  s'appelle  la 
Haye.  Nom  prédestiné,  dirait-on.  Lui-même  s'intitule  Poitevin, 
quand  il  se  fait  inscrire  à  l'Université  de  Leyde  ;  il  se  présente 
aussi  comme  tel  à  Beeckman.  Au  reste,  son  père,  Joachim  des 
Cartes,  coi  seiller  au  Parlement  de  Bretagne,  et  de  petite  noblesse 
provinciale,  était  de  Châtellerault  en  Poitou  K 

Le  jeune  René,  cadet  de  Pierre,  baptisé  le  19  octobre  1591, 
et  de  Jeanne,  dont  on  ignore  la  date  de  naissance,  perdit  sa 
mère,  Jeanne  Brochard,  le  16  mai  1597.  Descartes,  comme 
Pascal,  est  un  enfant  élevé  en  dehors  des  tendresses  mater- 
nelles :  cela  se  sent  dans  toute  leur  vie.  Ils  auront  cette 
méfiance  de  la  femme,  cette  maladresse  envers  elle,  particu- 
lière aux  enfants  privés  de  caresses.  On  le  voit  dans  les  rapports 
de  Descartes  avec  la  Princesse  Palatine,  comme  dans  ceux  de 
Pascal  avec  Mlle  de  Roannez.  Chez  tous  deux,  il  y  a  ce  je  ne  sais 
quoi  d'âpre,  de  tourmenté,  un  peu  moins  chez  celui-là,  davantage 
chez  celui-ci,  avec  une  certaine  sécheresse  de  cœur,  peut-être  en 
surface  seulement,  et  une  âme  difficilement  accessible  aux  pas- 
sions qui  ne  sont  pas  d'ordre  intellectuel  ou  entachées  d'intellec- 
tu  alité. 

René  se  trompe  en  écrivant  à  la  Princesse  Elisabeth  qu'il 
perdit  sa  mère  peu  de  jours  après  sa  naissance,  car  ce  fut  trois 
jours  après  avoir  accouché  d'un  enfant  mort-né  qu'elle  mourut. 
Il  hérita  d'elle  une  peau  mate  et  la  toux  sèche  qu'il  traîna  toute 
sa  vie.  Sa  marâtre,  Anne  Marin,  que  son  père  épousa,  sans  doute 


1.  Sur  l'enfance  du  philosophe,  voir  le  chap.  I  de  Descaries,  sa  vie  el  ses  œuvres 
(Etude  historique),  par  M.  Ch.  Adam,  constituant  le  t.  XII  des  Œuvres. 


360  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

vers  1600,  ne  remplaça  pas  l'absente,  mais  lui  donna  une 
demi-sœur,  Anne. 

Son  enfance  paraît  avoir  été  douce  et  paisible.  Il  fit  un  jour 
confidence  à  Chanut  d'une  inclination  puérile  pour  une  fillette 
qui  louchait  :  «  Lorsque  j'estois  enfant,  j'aimois  une  fille  de  mon 
âge  qui  estoit  un  peu  louche  ;  au  moyen  de  quoy  l'impression 
qui  se  faisoit  par  la  veiie  en  mon  cerveau,  quand  je  regardois  ses 
yeux  égarez,  se  joignoit  tellement  à  celle  qui  s'y  faisoit  aussi 
pour  émouvoir  en  moy  la  passion  de  l'amour  que,  long-temps 
après,  en  voyant  des  personnes  louches,  je  me  sentois  plus  enclin 
à  les  aimer  qu'à  en  aimer  d'autres,  pour  cela  seul  qu'elles  avoient 
ce  défaut  et  je  ne  sçavois  pas  néantmoins  que  ce  fust  pour  cela. 
Au  contraire,  depuis  que  j'y  ay  fait  réflexion  et  que  j'ay  reconnu 
que  c'estoit  un  défaut,  je  n'en  ay  plus  esté  émeii  » 1.  La  fillette 
aux  yeux  louches,  c'est  «la petite  Noémi  »  de  Descartes  et  cette 
introduction  précoce  aux  passions  humaines  lui  reviendra  à 
l'esprit  dans  son  âge  mûr,  au  moment  où  il  songera  à  les  décrire 
en  un  Traité. 

Il  est  impossible  que  la  verte  parure  de  la  Touraine  lui  fût 
indifférente,  le  souvenir  de  son  abondance  dut  le  consoler  bien  des 
fois  dans  son  exil  volontaire  et  ce  sont  ses  jardins  qui  le  font 
hésiter  à  aller  en  Suède,  au  «  pays  des  ours  entre  des  rochers  et 
des  glaces  ».  2  Fréquentes  sont  aussi  chez  lui  les  images  emprun- 
tées aux  vendanges  3,  auxquelles  il  put  prendre  part  et  qui  sont 
là-bas  comme  une  des  cérémonies  essentielles  de  la  religion  de  la 
nature,  innée  dans  cet  heureux  pays. 

Les  années  d'école,  qui  commencent,  pour  René  Descartes,  à 
l'âge  de  dix  ans,  en  1606  4,  ne  furent  pas,  comme  pour  ces  élèves 
du  Collège  dont  parle  Montaigne,  des  années  de  tortures  et  de 
cris.  Le  collège  de  la  Flèche  5,  qui  est  aujourd'hui  le  Prytanée, 
avait  été  fondé  par  ces  maîtres  éducateurs  qu'étaient  les  Jésuites, 

1.  Giuvres  de  Descartes  publiées  par  Adam  et  Tannery  (citées  désormais  :  (Luvres 
avec  indication  du  tome),  tome  V  p.  57.  Dans  les  citations  je  différencie  les 
«  u  »  des  «  V  »,  les  «  i  »  des  «  j  »  et  je  modifie,  quand  il  le  faut,  la  ponctuation. 

2.  lbid.,  p.  349. 

3.  Exemple  dans  le  Discours  de  la  Méthode,  b'  partie;  t.  VI,  p.  46. 

4.  Nous  adoptons  pour  le  séjour  à  La  Flèche,  les  dates  de  1606  à  1 1 >  1 4  ou  lf>15. 
établies  par  M.  Adam  aux  pages  564  à  565  du  t.  XII.  Ces  dates  ont  été  continuées 
par  Mgr  Monchamp,  auteur  d'une  Histoire  du  Cartésianisme  en  Belgique,  dans  une 
brochure  posthume  intitulée  :  Xotes  sur  Descartes,  I,  Descartes  au  collège  de  La 
Flèche  ;  II,  Chronologie  de  la  vie  des  Descartes,  depuis  sa  sortie  du  collège  jusqu'à 
son  établissement  définitif  en  Hollande  (1614-1629).  Liège,  1913,  in-8°. 

5.  Cf.  le  P.  Camille  de  Rochemonteix,  Un  Collège  de  Jésuites  aux  X  VII*  cl  XV II I* 
siècles.  Le  Collège  Henri  IV  de  La  Flèche.  Le  Mans,  1889,  4  vol.  in-8°,  employé  par 
M.  Adam. 


ENFANCE    ET    ADOLESCENCE    (1606-1617)  361 

en  1604,  par  privilège  d'Henri  IV  et  avec  l'intention  évidente 
d'ériger  une  citadelle  universitaire  catholique,  en  face  de  la 
citadelle  universitaire  protestante  de  Saumur.  L'école  devint, 
avant  le  Collège  de  Clermont,  fondé  à  Paris  en  1619,  «  l'une  des 
plus  célèbre  de  l'Europe  »,  bien  que  son  Recteur,  le  P.  Chastellier, 
n'eût  pas  l'envergure  d'un  Duplessis-Mornay  :  la  force  de  la 
«  Société  »  suppléait  à  celle  de  l'individu.  Le  P.  Charlet,  allié 
aux  Brochard,  fut  pour  René  «  un  second  père  »,  et  le  distingua 
entre  les  autres  écoliers,  lui  donnant  une  chambre  à  part,  qui 
n'est  pas  celle  que  l'on  montre  aujourd'hui  sous  le  nom  d'obser- 
vatoire de  Descartes. 

Selon  le  témoignage  de  Lipstorp  \  on  le  laissait  prolonger 
au  lit  sa  matinée,  la  position  couchée  étant  favorable  à  la  fois  à 
sa  chétive  santé  et  à  ses  méditations.  C'est  un  peu  le  violon  du 
père  de  Montaigne  :  Descartes  lui,  s'éveillait  au  bourdonnement 
confus  de  ses  pensées.  «  Ce  fut,  en  effet,  dit  Lipstorp,  en  son 
latin,  une  habitude  constante  chez  lui  de  s'éveiller  de  bonne  heure, 
mais  de  s'abandonner  ensuite,  toujours  couché,  à  la  réflexion, 
jusqu'à  midi,  ce  dont  témoignent  ses  familiers  et  tous  ceux 
qui  ont  éprouvé  la  puissance  de  son  génie.  C'est  ainsi  qu'il 
composa  son  Algèbre.  » 

L'abbé  Baillet,  l'ancien  biographe  de  Descartes,  confirme  cette 
observation.  Comme  le  philosophe  avait  fui  un  jour  à  Paris  la 
demeure  de  M.  Le  Vasseur,  pour  se  dérober  à  l'importunité  de 
ses  amis,  un  valet  de  chambre  vendit  le  secret  :  «  Il  luy  conta 
toutes  les  manières  dont  son  maître  se  gouvernoit  dans  sa  retraite 
et  lui  dit  entre  autres  choses  qu'il  avoit  coutume  de  le  laisser  au 
lit  tous  les  matins,  lorsqu'il  sortoit  pour  exécuter  ses  commissions 
et  qu'il  espéroit  l'y  retrouver  encore  à  son  retour.  Il  étoit  près 
d'onze  heures,  et  M.  Le  Vasseur,  qui  revenoit  du  Palais,  voulant 
s'assurer,  sur  l'heure,  de  la  demeure  de  M.  Descartes,  obligea  le 
valet  de  se  rendre  son  guide  et  se  fit  conduire  chez  Monsieur  Des- 
cartes. Lorsqu'ils  y  furent  arrivez,  ils  convinrent  qu'ils  entre- 
roient  sans  bruit  et  le  fidèle  conducteur,  ayant  ouvert  doucement 
l'antichambre  à  M.  Le  Vasseur,  le  quitta  aussitôt  pour  aller 
donner  ordre  au  dîner.  M.  Le  Vasseur  s'étant  glissé  contre  la 
porte  de  la  chambre  de  M.  Descartes,  se  mil  à  regarder  par  le 
trou  de  la  serrure  et  l'apperçut  dans  son  lit,  les  fenêtres  de  la 

1.  Daniclis  Lipstorpii  Lubcccnsis  Spccimina  Philosophiae  Carlesianae,  Leyde,  1653, 
pp.  74-75,  cités  au  t.  XII  des  Œuvres,  p.  20,  note  a. 


362  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

chambre  ouvertes,  le  rideau  levé  et  le  guéridon  avec  quelques 
papiers  près  du  chevet.  Il  eut  la  patience  de  le  considérer  pendant 
un  tems  considérable  et  il  vid  qu'il  se  levait  à  demij-corps  de 
tems  en  tems  pour  écrire  et  se  recouchait  ensuite  pour  méditer. 
L'alternative  de  ces  postures  dura  près  d'une  demi-heure,  à  la 
vue  de  M.  Le  Vasscur.  M.  Descartes  s'étant  levé  ensuite  pour 
s'habiller,  M.  Le  Vasseur  frappa  à  la  porte  de  la  chambre  comme 
un  homme  qui  ne  faisoit  que  d'arriver  et  de  monter  l'esca- 
lier. »  x 

Entré  en  sixième,  le  jeune  Descartes  suit  le  cours  régulier  des 
études  qu'il  nous  a  assez  fidèlement  décrit  au  début  du  Discours 
de  la  Méthode  :  «  J'ay  esté  nourri  aux  lettres;  dès  mon  enfance, 
et  pour  ce  qu'on  me  persuadoit  que,  par  leur  moyen,  on  pou  voit 
acquérir  une  connoissance  claire  et  assurée  de  tout  ce  qui  est 
utile  à  la  vie,  j'avois  un  extrême  désir  de  les  apprendre.  Mais 
sitost  que  feu  achevé  tout  ce  cours  cTestudes  2,  au  bout  duquel  on 
a  coustume  d'estre  receii  au  rang  des  doctes,  je  changeay  entière- 
ment d'opinion,  car  je  me  trouvois  embarrassé  de  tant  de  doutes 
et  d'erreurs  qu'il  me  sembloit  n'avoir  fait  autre  profit  en  taschanl 
de  m'instruire,  sinon  que  j'avois  découvert  de  plus  en  plus  mon 
ignorance.  » 3  Ce  souvenir  d'enfance  est  une  attaque  de  coup  droit 
contre  l'éducation  des  xvie  et  xvne  siècles  en  général  et  des 
Jésuites  en  particulier  :  trop  de  littérature,  pas  assez  de  raison- 
nement. 

Expérience  qui  sera  renouvelée  par  les  trois  plus  puissants 
philosophes  de  cette  époque  :  Montaigne,  Descartes,  Pascal, 
qui  tous  partent  du  doute  pour  y  retourner  ou  en  sortir,  par  des 
voies,  diverses  d'aboutissement,  identiques  de  point  de.  départ. 

«  Et  néanmoins,  j'estois  en  l'une  des  plus  célèbres  escholes 
de  l'Europe,  où  je.  pensois  qu'il  devoit  y  avoir  des  sçavans 
hommes,  s'il  y  en  avoit  en  aucun  endroit  de  la  terre.  J'y  avois 

1.  D'après  une  relation  manuscrite  de  M.  Le  Vasscur,  consultée  par  |A.  B.|,  c'est- 
à-dire  Adrien  Baillet,  Lu  Vie  de  Monsieur  Descartes;  A  Paris,  chez  Daniel  Ilorthc- 
mels,  rue  Saint-Jacques,  Au  Mécénas,  1691,  avec  privilège  ;  2  tomes  en  1  vol.  in-4u  : 
L  I,  pp.  153-4. 

2.  Œuvres,  t.  VI,  p.  4. 

3.  M.  Adam,  au  tome  XII,  p.  21,  a  fort  bien  remarqué  crue  les  souvenirs  de  Des- 
cartes se  rapportant  à  ses  études,  reproduisent  la  marche  du  cours,  qui  commence 
par  les  fables,  Phèdre,  Les  Métamorphoses  d'Ovide  et  les  Histoires  correspondant  aux 
classes  de  Grammaire, 6e,  5'  et  4e;  viennent  ensuite  les  classes  d'humanités,  troisième, 
seconde,  rhétorique,  où  l'on  cultive  la  poésie  et  l'éloquence.  Enfin  les  trois  dernières 
années  étaient  vouées  à  la  logique,  aux  mathématiques  et  à  la  physique.  M  Espinas, 
dans  la  Revue  Bleue  du  U>  mai  190Get  des  23-30  mai  1907,  conteste,  au  contraire, 
Ja  véracité  du  témoignage  de  Descartes  sur  ses  propres  études. 


ENFANCE    ET    ADOLESCENCE    (1606-1617)  363 

appris  tout  ce  que  les  autres  y  apprenoient  et  mesme  ne  m'estant 
pas  contenté  des  scieuces  qu'on  nous  enseignoit,  j 'a  vois  parcouru 
tous  les  livres  traitant  de  celles  qu'on  estime  les  plus  curieuses 
et  les  plus  rares,  qui  avoient  pu  tomber  entre  mes  mains.  Avec 
cela,  je  sçavois  les  jugements  que  les  autres  faisoient  de  moy  et 
je  ne  voyois  point  qu'on  m' l  estimast  inférieur  à  mes  condisciples, 
bien  qu'il  y  en  eust  desjà  entre  eux  quelques-uns  qu'on  destinoit 
à  remplir  les  places  de  nos  maistres.   > 

Qui  sont  ces  condisciples  ?  On  aurait  aimé  qu'il  les  nommât. 
Son  futur  ami,  le  P.  Marin  Mersenne,  ne  peut  guère  être  ici 
désigné,  puisqu'il  est  plus  âgé  que  lui  de  sept  ans  et  demi 2, 
et  qu'il  prend  l'habit  des  Minimes  dès  1611.  Ce  ne  peut  être  non 
plus  René  Le  Clerc,  depuis  évêque  de  Glandèves,  également  plus 
âgé,  mais  ce  peut  bien  être  le  futur  mathématicien  Chauveau.  Ces 
jeunes  gens,  au  témoignage  de  Descartes  3,  viennent  «de  tous  les 
quartiers  de  la  France  ;  ils  y  font  un  certain  mélange  d'humeurs 
par  la  conversation  les  uns  des  autres,  qui  leur  apprend  quasi 
la  même  chose  que  s'ils  voiageoient.  Et  enfin  l'égalité  que  les 
Jésuites  mettent  entr'eux,  en  ne  traittant  guéres  d'autre  façon 
les  plus  relevés  que  les  moindres  est  une  invention  extrêmement 
bonne  pour  leur  oster  la  tendresse  et  les  autres  défauts  qu'ils 
peuvent  avoir  acquis  par  la  coustume  d'estre  chéris  dans  les 
maisons  de  leurs  parens.  » 

«  Je  ne  laissois  pas  toutefois,  continue  Descartes,  d'estimer  les 
exercices  ausquels  on  s'occupe  dans  les  escholes.  Je  sçavois  que 
les  langues  qu'on  y  apprent,  sont  nécessaires  pour  l'intelligence 
des  livres  anciens.  »  Il  s'agit  donc  du  latin,  que  Descartes 
maniait  parfois  plus  facilement  que  sa  propre  langue,  et  du  grec, 
qu'il  négligea,  comme  le  faisaient  ses  maîtres. 

«  Que  la  gentillesse  des  fables  resveillent  l'esprit,  que  les  actions 
mémorables  des  histoires  le  relèvent  et  qu'estant  leiies  avec  dis- 
crétion, elles  aydent  à  former  le  jugement  ».  C'est  l'histoire  à 
la  façon  de  Plutarque  et  de  Montaigne,  l'histoire  source  d'exem- 
ples moraux,  qui  est  un  progrès  sur  l'histoire-imagination, 
en  attendant  l'histoire-vérité,  œuvre  des  époques  suivantes. 


1.  «  m'  »  manque  dans  l'édition  Adam  et  Tannery,  p.  5,  t.  VI 

2.  Mersenne  était  né  le  8  septembre  1588  à  Ovsa,  dans  le  Maine.  Cf.  Baillet,  op. 
cit.,  t.  I,  p.  21. 

3.  Lettre  citée  par  Baillet,  p.  33;  dans  l'édition  Adam    et    Tannery,   Oùwrcs, 
t.  II,  p.  378. 


364  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

«  Que  la  lecture  des  bons  livres  est  comme  une  conversation 
avec  les  plus  honnestes  gens  des  siècles  passez,  qui  en  ont  esté 
les  autheurs  et  mesme  une  conversation  estudiée,  en  laquelle  ils 
ne  nous  découvrent  que  les  meilleures  de  leurs  pensées  x  ;  que 
l'Eloquence  a  des  forces  et  des  beautez  incomparables  ».  Des- 
cartes reste  bien  français  en  cela  ;  c'est  pourquoi  il  aimera  Balzac 
et  sera,  sans  dessein  prémédité  d'ailleurs,  comme  lui,  un  des 
créateurs  de  la  prose  française  moderne. 

«  Que  la  Poésie  a  des  délicatesses  et  des  douceurs  très  ravis- 
santes ;  que  les  Mathématiques  sont  des  inventions  très  subtiks 
et  qui  peuvent  beaucoup  servir,  tant  à  contenter  les  curieux  qu'à 
faciliter  tous  les  arts  et  diminuer  le  travail  des  hommes  ;  que  les 
escris  qui  traitent  des  mœurs  contienent  plusieurs  enseignemens 
et  plusieurs  exhortations  à  la  vertu,  qui  sont  fort  utiles  ;  que  la 
Théologie  enseigne  à  gaigner  le  ciel  ;  que  la  Philosophie  donne 
moyen  de  parler  vray  semblablement  de  toutes  choses  et  se  faire 
admirer  des  moins  sçavans,  que  la  Jurisprudence,  la  Médecine 
et  les  autres  sciences  apportent  des  honneurs  et  des  richesses 
à  ceux  qui  les  cultivent  et  en  fin  qu'il  est  bon  de  les  avoir  toutes 
examinées,  mêmes  les  plus  superstitieuses  et  les  plus  fausses, 
afin  de  connoistre  leur  juste  valeur  et  se  garder  d'en  estre 
trompé.   » 

Mais  je  croyois  avoir  desjà  donné  assez  de  tems  aux  langues 
et  mesme  aussy  à  la  lecture  des  livres  anciens  et  à  leurs  histoires 
et  à  leurs  fables,  car  c'est  quasi  le  mesme  de  converser  avec 
ceux  des  autres  siècles  que  de  voyasger.  Il  est  bon  de  sçavoir 
quelque  chose  des  meurs  de  divers  peuples  affni  de  juger  des 
nostres  plus  sainement  et  que  nous  ne  pensions  pas  que  tout  ce 
qui  est  contre  nos  modes  soit  ridicule  et  contre  raison,  ainsi  qu'ont 
coustume  de  faire  ceux  qui  n'ont  rien  vu.  Mais  lorsqu'on  employé 
trop  de  tems  à  voyasger,  on  devient  enfin  estranger  en  son  païs 
et  lorsqu'on  est  trop  curieux  des  choses  qui  se  pratiquoient  aux 
siècles  passés,  on  demeure  ordinairement  fort  ignorant  de  celles 
qui  se  pratiquent  en  cetuy-cy.  Outre  que  les  fables  font  imaginer 
plusieurs  evenemens  comme  possibles,  qui  ne  le  sont  point,  et 
que  mesme  les  histoires  les  plus  fidèles,  si  elles  ne  changent 
ni  n'augmentent  la  valeur  des  choses,  pour  les  rendre  plus  dignes 
d'estre  leties,  au  moins  en  omettent-elles  presque  tousjours  les 

1.   Idée  joliment  développée  par  Ruskin  dans  Sésame  and  Lilies. 


ENFANCE    ET    ADOLESCENCE    (1606-1617)  36o 

plus  basses  et  moins  illustres  circonstances,  d'où  vient  que  le 
reste  ne  paroist  pas  tel  qu'il  est  et  que  ceux  qui  règlent  leurs 
meurs  par  les  exemples  qu'ils  en  tirent,  sont  sujets  à  tomber 
dans  les  extravagances  des  Paladins  de  nos  romans  et  à  conce- 
voir des  desseins  qui  passent  leurs  forces.  » 

Allusion  à  Don  Quichotte,  connu  par  les  traductions  de  César 
Oudin  (1616)  et  de  François  de  Rosset  (1618)  \  qui  nous  mon- 
trent un  Descartes  précurseur,  en  un  sens,  à  la  fois  du  roman  - 
réaliste  et  de  l'histoire  intégrale,  la  recherche  de  la  vérité  restant 
en  toutes  choses,  la  tendance  essentielle  de  son  être. 

«  J'estimois  fort  l'Eloquence  et  j'estois  amoureux  de  la  Poésie, 
mais  je  pensois  que  l'une  et  l'autre  estoient  des  dons  de  l'esprit 
plutost  que  des  fruits  de  l'estude  ».  Descartes  est  un  volontaire. 
La  facilité  de  l'expression  n'est  pas  pour  le  séduire,  la  forme  l'in- 
téresse moins  que  le  fond.  «  Ceux  qui  ont  le  raisonnement  le 
plus  fort  et  qui  digèrent  le  mieux  leurs  pensées,   affin  de  les 
rendre  claires  et  intelligibles  peuvent  toujours  le  mieux  persua- 
der ce  qu'ils  proposent,  encore  qu'ils  ne  parlassent  que  le  bas- 
breton  et  qu'ils  n'eussent  jamais  apris  la  Rhétorique,  et  ceux  qui 
ont  les  inventions  les  plus  agréables  et  qui  les  sçavent'  exprimer 
avec  le  plus  d'ornement  et  de  douceur  ne  lairroient  pas  d'estre 
les  meilleurs  Poètes,  encore  que  l'art  Poétique  leur  fust  inconnu  ». 
Aussi  l'enfant  fuit-il  souvent  l'éloquence,  trop  adroite  à  dissi- 
muler le  vide  des  pensées,  et  la  poésie,  dont  cependant  le  charme 
l'attire,  pour  se  réfugier  dans  les  mathématiques  : 

«  Je  me  plaisois  surtout  aux  Mathématiques,  à  cause  de  la 
certitude  et  de  l'évidence  de  leurs  raisons,  mais  je  ne  remar- 
quois  point  encore  leur  vray  usage  et,  pensant  -qu'elles  ne  ser- 
voient  qu'aux  Arts  Mechaniques,  je  mesionnois  de  ce  que  leurs 
fondemens  estans  si  fermes  et  si  solides,  on  navoitricn  basti  dessus 
de  plus  relevé.  »  Tout  le  germe  de  la  recherche  cartésienne  est  la, 
dans  ces  premières  conceptions  d'enfant  génial,  à  qui  ses  maîtres 
n'apprennent  que  l'utilité  pratique  des  mathématiques,  appli- 
quées au  commerce  et  à  l'industrie  ou  encore  à  la  curiosité,  et 
qui  se  demande  déjà  ai  l'évidence  de  leurs  principes  ne  pourrait 
pas  devenir  le  fondement  de  toute  évidence  et  la  base  d'une  philo- 
sophie où  tout  se  ramènerait   au   nombre  et   à  l'axiome.  11  n  y 
a  pas  lieu  de  révoquer  en  doute  ces  confidences  et  de  croire 

1.  Cf.  A.  Rondel,  Commémoration  de  Molière,  ^làe,QCorneiUe,  Shakespear 
Cervantes  à  la  Comédie  française,  Paris,  Ed.  Champion,  1919,  in-4  ,  p.  iu. 


366  DESCAKTES.EN    HOLLANDE. 

que,  par  une  sorte  de  phénomène  de  paramémoire,  Descartes 
reporte. à  son  enfance  des  méditations  de  .l'âge  mùr  ou  de  l'ado- 
lescence ;  seulement,  ce  qui  plus  tard  deyait  devenir  système 
n'est  ici  encore  qu'intuition  confuse. 

«  Je  reverois  nostre  Théologie  et  preLendois,  autant  qu'au-cun 
autre  à  gaigner  le.  ciel,  mais,  ayant  appris,  comme  chose  très 
assurée,  que  Le  chemin  n'en  est  pas  moins  ouvert  aux  plus  igno- 
rans  qu'aux  plus  doctes  et  que  les  veritez, révélées,, qui  y  condui- 
sent, sont  au  dessus  de  nostre  intelligence,  je  n'eusse  osé  les  sou- 
mettre à  la  foiblesse  de  mes  raisonnemens  et  je  pensois  que, 
pour  entreprendre  de  les  examiner  et  y  réussir,  il  estoit  besoin 
d'avoir  quelque  extraordinaire  assistence  du  Ciel  et  d'estre-plus 
qu'homme.  ... 

Même  en  dégageant  de  cette  déclaration  la  .prudence  qu'exi- 
geait la  publication  d'idées  nouvelles  avec  la  volonté  de  les 
dérober  aux  foudres  de  l'Eglise,  l'attitude  de  Descartes  en 
matière  de  religion  se  trouve  suffisamment  définie  dans  ce 
passage.  .     ...  ,      • 

Il  en  vient  alors  à  la  philosophie.  Celle-ci  était  enseignée  au 
Collège  de  la  Flèche  et  même  bien  enseignée,  si  l'on  en  croit 
la  lettre  de  Descaries  publiée  par  Baillet  \  dans  laquelle  le 
philosophe  détourne  un  père  d'envoyer  son  fils  étudier  cette 
science  à  l'Université  de  Leyde,  comme  il  en  avait  manifesté 
l'intention  :  <  Encore  que  mon  opinion  ne  soit  pas  que  toutes  les 
choses  qu'on  enseigne  en  Philosophie  soient  aussi  vrayes  que 
l'Evangile,  toutesfois,  à  cause  qu'elle  est  la  clef  des  autres 
sciences,  je  crois  qu'il  est  très-utile  d'en  avoir  estudié  le  cours 
entier  en  la  façon  qu'il  s'  2  enseigne  dans  les  Ecoles  des  Jésuites, 
avant  qu'on  entreprenne  d'éLever  son  esprit  au-dessus  de  la 
pédanterie,  pour  se  faire  sçavant  de  la  bonne  sorte.  »  Justifi- 
cation de  la  classe  de  philosophie  de  nos  lycées,  qui  manque 
tant  à  l'étranger.  «  Et  je  dois  rendre  cet  honneur  à  mes  Maistres, 
poursuit-il,  que  de  dire  qu'il  n'y  a  lieu  au  monde  où  je  juge 
qu'elle  s'enseigne  mieux  qu'à  la  Flèche.  » 

Cela  ne  lui  donnait  pas  d'ailleurs  une  plus  haute  idée  de 
la    scolastique,    dont    il  lui    resta    pourtant    bien    des    traces, 


1.  Vie  de  Descartes,  t.  I,  pp.  32-33.  Dans  l'édition  Adam  et  Tannery,  la  lettre  figure 
au  tome  II.  [>.  377-'.»  ;  elle  est  supposée  par  les  éditeurs  être  du  12  septembre  1638,. 
niais  Clerselier,  1  ancien  éditeur  des  Lettres,  ne  dit  pas  à  qui  elle  est  adressée. 

2.  Baillet  :  i  De  la  manière  qu'on  1'  ». 


ENFANCE    ET    ADOLESCENCE    (1606-1617)  367 

comme  M.  Gilson  l'a  démontré  dans  une  thèse  récente1  :..«  Je 
ne  diray  rien  de  la  Philosophie,  continue  le  Discours  de  la  Mé- 
thode, sinon  que,  voyant  qu'elle  a  esté  cultivée  par  les  plus 
excellens  esprits  qui  ayent  vesc-u  depuis  plusieurs  siècles  et  que 
néanmoins,  il  ne  s'y  trouve  encore  aucune  .chose  dont  on  ne 
dispute  et,  par  conséquent,  qui  ne  soit  douteuse,  je  n'avais  point 
assés  de  présomption  pour  espérer -d'y  rencontrer  mieux  que  les 
autres  et  que,  considérant  combien  il  peut  y  avoir  de  diverses 
opinions  touchant  une  mesme  matière,  qui  soient  soustenues 
par  des  gens  doctes,  sans  qu'il  y  en  puisse  avoir  jamais  plus  d'une 
seule  qui  soit  vraye,  je  reputois  presque  pour  faux  tout  ce  qui 
n'estoit  que  vraysemblable.  » 

Les  sciences,  dans  l'état  où  elles  étaient  alors,  ne  pouvaient  - 
davantage  étancher  sa  soif  de  vérité  et  surtout  de  certitude  : 
«  Puis,  pour  les  autres  sciences,  d'autant  qu'elles  empruntent 
leurs  principes  de  la  Philosophie,  je  jugeois  qu'on  ne  pouvoit 
avoir  rien  basti  qui  fust  solide  sur  des  fondemens  si  peu  fermes 
et  ny  l'honneur  ny  le  gain  qu'elles  promettent  n'estoient  suffisans 
pour  me  convier  à  les  apprendre,  car  je  ne  me  sentois  point, 
grâces  à  Dieu,  de  condition  qui  m'obligeast  à  faire  un  mestier 
de  la  science  pour  le  soulagement  de  ma  fortune  et  quoy  que  je 
ne  fisse  pas  profession  de  mespriser  la  gloire  en  Cynique,  je 
faisois  néanmoins  fort  peu  d'estat  de  celle  que  je  n'esperois  point 
pouvoir  acquérir  qu'à  faux  titres  »  2. 

A  côté  des  vraies  sciences,  il  y  avait  les  fausses  ou  plutôt 
les  vraies  sciences  étaient  presque  toutes  faussées,  étant 
détournées  de  leur  objet  propre,  qui  est  la  recherche  du  vrai, 
vers  des  fins  eudémoniques  et  utilitaires,  l'astronomie  s'appli- 
quant  encore  à  lire  dans  les  astres  la  destinée  humaine,  la  chimie 
à  rechercher  la  pierre  philosophale,  la  physique  à  étudier  des 
phénomènes  météorologiques  ou  à  faire  des  tours  de  prestidigita- 
tion. 

«  Enfin  pour  les  mauvaises  doctrines,  je  pensois  desja  con- 
noistre  assés  ce  qu'elles  valoient  pour  n'estre  plus  sujet  à  estre 
trompé,,  ny  par  les  promesses  d'un  Alchemiste,  ny  par  les  prédic- 
tions d'un  Astrologue,   ny   par  les  impostures  d'un  Magicien, 


ï.  La  Liberté  chez  Descartes  et  la  Théologie  ;  Paris,  Alcan,  1913,  in-8  ;  et  du  même 
autour,  l'Index  scolastico-cartésien  (Paris,  Alcan,  1913);  L'Innéisme  cartésien  et  la 
Théologie  (Extr.  «le  la  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale). 

2.  Œuvres,X.  VI,  pp.  8  et  9. 


368  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

ny  par  les  artifices  ou  la  venterie  d'aucun  de  ceux  qui  font  pro- 
fession de  sçavoir  plus  qu'ils  ne  sçavent.  »  Dans  cette  phrase  se 
traduit  la  déception  qu'il  éprouva  à  lire  l'Art  de  Raymond 
Lulle,  les  livres  de  Corneille  Agrippa,  que  ses  maîtres  eurent  la 
largeur  d'esprit  de  lui  laisser  entre  les  mains,  bien  que  leur 
possession  ait  fait  condamner  à  mort,  à  Moulins,  un  pauvre 
bonhomme,  comme  sorcier,  en  1623  encore  l. 

«  C'est  pourquoy,  sitost  que  l'aage  me  permit  de  sortir  de  la 
sujétion  de  mes  Précepteurs,  je  quittay  entièrement  l'estude  des 
lettres  et,  me  resolvant  de  ne  chercher  plus  d'autre  science  que 
\  celle  qui  se  pourroit  trouver  en  moy-mesme  ou  bien  dans  le 
grand  Hure  du  monde,  j'employai  les  restes  de  ma  jeunesse  à 
voyasger,  à  voir  des  cours  et  des  armées,  à  fréquenter  des  gens 
de  diverses  humeurs  et  conditions,  à  recueillir  diverses  expé- 
riences, à  m'esprouver  2  moy  mesme  dans  les  rencontres  que  la 
fortune  me  proposoit  et,  partout,  à  faire  telle  reflexion  sur  les 
choses  qui  se  presentoient  que  j'en  pusse  tirer  quelque  profit.  » 

Ceci  se  rapporte  aux  quelque  quinze  années  de  vie  errante 
(1614-1628)  qui  vont  précéder  vingt  années  de  production 
scientifique  et  philosophique  (1629-1649)  :  germination,  florai- 
son ;  préparation,  construction. 

C'est  une  chose  digne  de  remarque,  et  qu'on  n'a  peut-être  pas 
assez  soulignée,  que  la  vie  du  plus  grand  philosophe  français, 
et  du  plus  abstrait,  commence  par  l'action,  par  une  prise  de 
contact  voulue  avec  la  réalité,  par  une  vaste  enquête  poursuivie 
hors  des  frontières  de  son  pays  et  étendue  aussi  bien  aux  mœurs 
des  hommes  qu'à  l'aspect  des  choses.  Ce  sont  ces  quinze  ans  de 
contact  avec  la  vie  qui  préservent  Descartes  de  se  perdre  dans 
les  constructions  sans  bases  de  la  métaphysique,  qui  l'empêchent 
de  créer  un  système  du  monde  dédaigneux  de  la  réalité,  qui  le 
portent  à  tenir  compte  de  ce  bon  sens  qu'il  a  observé  parmi  les 
hommes  et  qui  lui  font  admettre  la  relativité  des  connaissances 
humaines,  la  variété  des  mœurs,  des  religions  et  des  doctrines. 

La  philosophie  à  laquelle  il  aboutit,  loin  d'être  aussi  déductive 
qu'on  le  croit  généralement,  se  différenciera  nettement  des 
formules  à  priori  de  la  philosophie  allemande  et  il  s'affirmera 
très  Français  encore  en  ceci  que,  si  abstraits  qu'ils  soient,  nos 

1.  Œuvres,  t.  XII,  p.  31. 

2.  C'est-à-dire  faire  l'essai  de  soi-même,  selon  le  langage  de  Montaigne,  au  contact 
de  la  vie,  comme  on  éprouve  un  métal  à  la  pierre  de  touche. 


ENFANCE    ET    ADOLESCENCE    (1606-1617)  369 

philosophes  restent  fidèles  au  «  bon-sens  »,  ne  dédaignent  pas 
le  «  sens  commun  »,  ne  font  abstraction  ni  de  la  réalité  ni 
de  la  société  dans  laquelle  ils  vivent.  Le  réalisme  hollandais, 
qui  n'est  pas  aussi  exclusif  que  celui  des  Anglais,  ne  pouvait 
que  renforcer  chez  Descartes  une  tendance  déterminée  par  sa 
race  et  par  son  milieu,  ce  milieu  de  Touraine  si  semblable  à  celui 
de  la  Grèce  antique  et  où  le  regard  est  souvent  ramené  des 
sommets  et  des  espaces  infinis  vers  le  sourire  de  la  nature. 

Les  témoignages  se  rapportant  aux  années  postérieures  à  la 
sortie  du  collège  de  La  Flèche  x  sont  rares  et  incertains.  M.  Adam2 
ne  relève  pour  cette  période  que  quatre  documents.  Descartes 
est  parrain  à  Poitiers,  le  21  mai  1616,  et  il  prend  ses  degrés  de 
bachelier  et  de  licencié  en  droit  à  l'Université  de  cette  ville,  les 
9  et  10  novembre  de  la  même  année,  ce  qui  permet  de  supposer 
qu'il  fit  des  études  juridiques  régulières,  au  moins  pendant  un 
semestre  ou  même  pendant  un  an,  sans  qu'il  soit  nécessaire  de 
l'imaginer,  comme  le  suggère  M.  Adam,  suivant  des  cours  de 
médecine  et  de  droit  à  La  Flèche.  Par  contre  il  peut  y  avoir 
conquis  les  titres  de  licencié  et  maître  es  arts  et  il  semble  bien 
y  être  resté  jusqu'en  1614  3. 

Les  22  octobre  et  3  décembre  1617,  enfin,  il  signe  deux  actes, 
comme  témoin,  à  Sucé,  au  diocèse  de  Nantes.  De  tout  cela  on 
serait  tenté  de  conclure  qu'il  passa  les  années  1616  et  1617  dans 
l'Ouest.  Séjourna-t-il  à  Paris,  comme  le  veut  Baillet,  c'est  pos- 
sible, mais,  provisoirement,  rien  ne  le  prouve. 

1.  Il  aurail  laissé  à  sa  sortie  à  la  bibliothèque  du  Collège  de  I.a  Flèche,  selon 
Schooten,  des  livres  annotés  de  sa  main  et  qu'il  serait  intéressant  de  retrouver.  Cf. 
Œuvres,  \.  X,  p.  6  16. 

2.  XII,  p.  35. 

3.  Cf.  Œuvres,  Supplément  (  1913),  p.  107.  C'est  aussi  l'opinion  de  Mgr  Monchamp, 
Notes  sur  Descartes  :  Liège  (1913),  p.  7. 

Le  P.  Fournet  y  aura  été  son  maître  et  c'est  lui  qui,  selon  .Mgr  Monchamp,  serait 
le  Jésuite  inconnu  de  la  lettre  LXXIX  (cf.  op.  cil.  p.  8). 


21 


CHAPITRE  III 


DESCARTES     VOLONTAIRE     AU     SERVICE     DES     ÉTATS     (1618-1619) 
LA    RENCONTRE    AVEC    BEECKMAN 


Quoi  qu'il  en  soit,  l'avenir  de  son  «jeune  philosophe  «pouvait 
être  pour  son  père  une  source  de  préoccupations,  mais  la  solu- 
tion dut  lui  apparaître  bientôt  :  René  était  cadet  de  famille  ; 
un  cadet,  cela  s'envoie  aux  armées,  tandis  que  l'aîné  héritera  des 
charges  paternelles. 

En  1618,  la  France  n'est  pas  en  guerre,  la  Hollande  non  plus  ; 
elle  est  en  pleine  paix  ;  la  trêve  de  douze  ans,  conclue  en  1609, 
n'expirera  qu'en  1621  ;  mais  Maurice  de  Nassau  reste  dans  tout 
l'éclat  de  sa  gloire  de  guerrier  savant.  A  quelqu'un  qui  lui 
demande  qui  est  le  plus  grand  capitaine  du  siècle,  il  a  répondu, 
ce  dit-on,  après  un  instant  d'hésitation,  que  Spinola  était  le 
second.  Son  «  Krijgsspel  »  inaugure  la  guerre  scientifique  et  son 
prestige  s'accroît  de  celui  de  son  cousin  Guillaume,  de  son  jeune 
frère  Frédéric-Henri,  si  connu  à  la  cour  de  France,  et  de  son  vieux 
conseiller   Oldenbarneveldt. 

Tout  cela,  on  le  sait  bien  en  France,  soit  par  des  rapports  de 
l'ambassadeur  Aubéry  du  Maurier,  ou  par  l'ambassadeur  de 
Hollande  à  Paris,  M.  de  Langerack,  soit  par  les  jeunes  gens  qui 
revenaient  de  là-bas  et  qui  parlaient  de  leurs  exploits  lointains 
au  point  d'en  être  insupportables,  à  entendre  Balzac,  qui  écrit 
à  son  frère,  le  1er  janvier  1624  :  «  Pour  éviter  la  rencontre  de  ces 
grands  causeurs  je  prendrais  la  poste,  je  me  mettrais  sur  mer, 
je  m'enfuirais  jusqu'au  bout  du  monde...  mais  particulièrement 
ils  me  font  mourir  quand  ils  viennent  freschement  de  Hollande 
ou  qu'ils  commencent  à  estudier  en  mathématique  »*.  De 
ceux-ci  beaucoup,  nous  le  savons  maintenant,  ont,  comme  Balzac. 

1.  Cite  par  M.  Adam  au  tome  XII,  p.  11,  note  a. 


372  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

et  Théophile,  fréquenté  l'université  de  Leyde,  où  les  étudiants  de 
l'ouest  de  la  France,  nous  l'avons  vu,  étaient  légion.  Frédéric, 
comte  de  Laval,  né  à  Thouars,  est  immatriculé  à  l'Université 
de  Leyde,  le  31  octobre  1618,  à  l'âge  de  quinze  ans,  pour  la 
philosophie,  avec  Pierre  Thorius,  Angevin,  âgé  de  vingt-sept  ans 
et  Abraham  Grouel,  de  Caen,  âgé  de  seize  ans,  suivi,  bientôt  après, 
le  12  novembre,  de  Charles  Vallée  (Carolus  Vallaeus),  Poitevin, 
dix-neuf  ans,  également  étudiant  en  philosophie.  Mais  notre 
cadet  a  assez  des  Universités  :  ses  études  de  La  Flèche  et  de 
Poitiers  lui  suffisent  ;  c'est  «  le  grand  livre  du  monde  »  qu'il  veut 
feuilleter  :  la  guerre  doit  être  pour  lui  l'apprentissage  de  la  vie. 

Les  deux  régiments  français  dont  nous  avons  raconté  au  livre  I 
les  origines,  sont  toujours  au  service  des  Etats.  Ils  sont  com- 
mandés, à  ce  moment,  par  Saint-Simon,  baron  de  Courtomer,  qui 
a  succédé  à  Cyrus  deBéthune,  et  par  l'illustre  Gaspard  de  Chastil- 
lon,  le  futur  Maréchal  de  France,  «  colonnel  gênerai  des  gens  de 
guerre  à  pied  françois  »  depuis  1614  l.  Le  budget  de  la  guerre 
pour  1618,  conservé  aux  Archives  de  l'Etat  à  La  Haye,  ne  con- 
tient malheureusement  que  les  noms  des  chefs,  jusqu'aux  capi- 
taines inclusivement,  et  notre  cadet  René  Descartes,  sieur  du 
Perron,  n'a  jamais  été  qu'un  simple  volontaire,  ne  prétendant  à 
aucun  grade  ni  à  aucune  solde,  puisqu'il  raconte  avoir  toujours 
gardé  en  souvenir,  le  seul  doublon  qu'il  aurait  gagné  à  ce  titre, 
celui  de  son  engagement. 

Malgré  la  Trêve,  les  dépenses,  prévues  par  le  budget  de  1619  2, 
s'élèvent  encore  à  524.350  florins.  Les  troupes  wallonnes  y 
entrent  pour  une  large  part,  ainsi  que  les  Français,  sous  Sailly, 
Jehan  de  la  Sale,  Robert  de  Billy,  Bernard  Plouchard,  Guillaume 
de  Vitry,  La  Barbe,  Foullau,  Estienne  de  la  Buissière,  Claude  de 
la  Foreest.  Les  compagnies  comptent  70  hommes  seulement  ; 
ajoutez-y  Jean  de  Poictiers,  dit  Cadet,  qui,  pour  ses 70 cavaliers, 
reçoit  par  mois  2. 157  livres  et  les   gentilshommes  de  l' Artillerie  »  : 


1.  Le  registre  si.  Generaelj  n°  3250.  Commissien  1586  tôt  1625,  contient,  à  la  date 
de  1613,  au  folio  2!>2  verso  :  i  Commission  pour  le  Sr  le  Baron  de  Courtomer,  Co- 
lonial »  ;  en  Kit  1.  I"  301  :  <  Commission  pour  Gaspard,  le  sieur  de  Chastillon.  Colon- 
nel General  des  (.eus  de  guerre  a  pied  françois  »  .  au  !"  301  même  année  :  <■  Commis- 
sion pour  le  Sieur  de  1  lanterne.  Colonnel  d'un  Régiment  françois  »;  enfin  en  1615, 
1'°  312  :  (.Commission  pour  le  Sr  Baron  de  Courtomer,  Lieutenent  Colonnel  generael 
des  -eus  de  guerre  à  pied  françois.  l 

2.  Staet  van  Oorloge  voor  de  Hecekcncamer  van  den  .laere  1618  •  (R.  V.  St. 
1243).  Le  dépouillement  des  Lias  Lopende  Staten  Generaal  (S.  G.  1777  a  1782)  n'a 
rien  donné,  pas  plus  (pie  le  dépouillement  des  Résolutions  des  Etats  Généraux,  des 
Etats  de  Hollande  et  du  Conseil  d'Etat. 


VOLONTAIRE  AU  SERVICE  DES  ÉTATS  (1618-1619)  373 

Flamigny,  le  capitaine  Ferné,  Lebrebiettes  ;  mais  il  faut 
relever  surtout  dans  ce  budget  le  nom  des  ingénieurs  et 
mathématiciens  célèbres  qui  entourent  Maurice  et  dont  les  noms 
ne  devaient  pas  être  pour  René  Descartes  une  mince  attraction  : 
Simon  Stévin,  Jacques  Alleaume,  David  d'Orléans.  Voici  les 
mentions  qui  se  rapportent  à  ces  illustres  ingénieurs  belge  et 
français  : 

Meester  Symon  Stevin,  Ingénieur 50  £ 

Jacques   Alleaume  1 100  £ 

David  van  Orliens,  Ingénieur 25  £ 

Je  n'ai  pas  eu  le  bonheur  de  rencontrer,  comme  pour  d'autres 
années,  dans  les  Lias  Lopende  ou  «  séries  courantes  »  des  Etats 
Généraux  conservées  aux  Archives  de  La  Haye,  les  rôles  com- 
plets de  1618  ou  1619  ;  s'il  en  tombait  entre  les  mains 
d'heureux  investigateurs,  je  les  avertis  qu'ils  ont  peu  de  chance 
d'y  trouver  René  Descartes  et  beaucoup  d'y  voir  mentionner 
le  Sieur  du  Perron,  qui  n'était  pas  un  nom  de  guerre,  mais  celui 
d'une  petite  terre  qu'il  avait  héritée  de  sa  famille  maternelle 
•en  Poitou. 

Que  Descartes  ait  dû  se  trouver  coude  à  coude  avec  beaucoup 
■de  protestants,  cela  résulte  du  fait  que  les  deux  régiments 
français  ont  chacun  leur  pasteur  : 

Guillaume    Remondt,     Predicant    van    de 

fransche    Regimenten xxv  £ 

Richard  Jean  de  Nerée,  idem xxv  £ 

Christiaen  de  la  Quewellerie  se  borne  à  s'occuper  du  Régiment 
wallon.  J'ignore  si  «  Joannes  Nicasius,  minister  inde  Bour- 
tange  »,  qui  reçoit  300  livres  par  an,  exerce  aussi  son  office  auprès 
des  troupes. 

Ce  contact  avec  les  protestants,  au  reste  très  nombreux  en 
Poitou,  n'était  pas  pour  effrayer  l'ancien  élève  des  Jésuites,  pas 
plus  qu'il  n'avait  effaré  l'élève  de  Scaliger,  le  jeune  de  LaRoche- 
Pozay  2,  plus  tard  évêque  de  Poitiers,  ni,  quelques  années  après, 
le  gentilhomme  normand  Breauté3.  Cependant  le  futur  Oratorien 
Charles  de  Condren  demanda  à  son  père  «  que  le  voyage  fût 

1.  Admis  comme  ingénieur  au  service  des  Etats  en  1605.  Cf.  Res.  St.  Gen.  1605, 
f°  871,  20  décembre.  Res.  St.  Gen.  1607,  3  janvier  :  ordonnancé  200  florins  pour 
Jacques  Aleaume  «  Decifïreur  extraordinaris  »  et  75  florins  par  mois,  élevés  à 
1.200  florins  par  an,  5  février,  f°  90,  où  le  nom  est  orthographié  Jacques  à  Le 
Ihaulme. 

2.  Voir  plus  haut,  au  livre  II,  p.  196. 

3.  Cf.  livre  I,  p.  129. 


374  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

changé  en  celui  de  Hongrie,  qu'il  avoit  de  la  peine  d'aller  chez 
des  hérétiques  et  qu'il  combattroit  bien  plus  volontiers  contre 
les  Turcs  que  contre  des  catholiques  » 1. 

Au  seigneur  du  Perron,  ceci  était  profondément  indifférent  ; 
il  s'agissait  d'expérience  de  la  vie  et  d'apprentissage  de  l'action 
et  il  pouvait  se  faire  la  main  aussi  bien  sur  le  dos  de  ses  coreli- 
gionnaires, d'ailleurs  ennemis  de  son  pays,  que  sur  celui  des 
Infidèles,  alliés  anciens  de  la  monarchie.  Au  reste,  il  s'est  même 
vanté,  plus  tard,  dans  sa  lettre  à  Servien,  d'avoir  combattu 
l'Inquisition  d'Espagne,  sous  les  ordres  de  Maurice  de  Nassau. 
C'est  là  un  mirage  du  souvenir,  car  je  ne  vois  pas  trop  à  quels 
combats  il  a  pu  prendre  part  pendant  la  Trêve  de  douze  ans. 
La  phrase  est  celle-ci  2  :  «  Car  je  me  suis  assuré  qu'ils  [les  Cura- 
teurs de  l'Université  de  Leyde]  n'approuveront  pas  qu'après  tant 
de  sang  que  les  François  ont  répandu  pour  les  aider  à  chasser 
d'icy  l'Inquisition  d'Espagne,  un  François,  qui  a  aussi  porté  les 
armes  pour  la  même  cause,  soit  aujourd'huy  soumis  à  l'Inquisi- 
tion des  Ministres  de  Hollande  »  3. 

Le  vieux  biographe  de  Descartes,  Baillet,  veut  que  celui-ci 
soit  parti  pour  la  Hollande  er,  mai  1617.  M.  Adam  le  nie,  à  cause 
des  deux  actes  qu'il  signe  comme  témoin  à  Sucé,  près  Nantes, 
le  12  octobre  et  le  3  décembre  1617,  mais  ce  fait  ne  prouve  rien, 
car  il  a  pu  passer  l'été  aux  Pays-Bas  et  revenir  en  automne  dans 
le  Poitou.  Ainsi  on  arriverait  aux  quinze  mois  de  séjour  à  Bréda, 
dont  Descartes  parlait  un  jour  à  Frans  van  Schooten  4.  Toute- 
fois, comme  nous  n'avons,  à  cet  égard,  aucune  certitude,  il  vaut 
mieux  reporter  au  printemps  1618  le  départ  de  Descartes  pour 
Bréda,  quoique  sa  présence  là-bas,  pendant  l'été  1618  ne  soit  pas 
plus  assurée  que  celle  de  l'été  1617. 

La  première  preuve  décisive,  précise,  incontestable,  de  la 
présence  de  René  Descartes  à  Bréda,  dans  le  Brabant  Septen- 
trional, est  une  mention  du  Journal  de  Beeckman,  à  la  date  du 
10  novembre  1618,  et  il  est  bon  de  s'arrêter  un  instant  à  celte 

1.  Cf.  Adam,  t.  XII,  p.  41,  note  ;  sur  le  mot  voyage  au  sens  d'expédition,  voir 
livre  Ier,  p.  69. 

2.  Œuvres,  t.  V,  p.  25. 

3.  L'interprétation  de  la  phrase  n'est  pas  absolument  sûre.  Descartes  ne  se 
référerait-il  pas  à  son  engagement  en  Allemagne  ?  Il  semble  bien  cependant  que  là 
il  ait  été  dans  les  rangs  des  Impériaux. 

4.  «  Mansit  autem  LJredae  per  15  menses  unde  in  Germaniam  discessit,  dum  intes- 
tina  bclla  ibi  orirentur,  ut  mihi  ipse  narravit.  »  Ce  texte  Important,  mais  non  daté, 
figure  à  la  suite  du  ras.  du  Compendium  musicae  découvert  à  la  Biblioth.  de  l'Uni- 
versité de  Groningue  par  M.  C.  de  Waard  (cf.  Œuvres,  t.  X,  p.  64ti). 


VOLONTAIRE  AU  SERVICE  DES  ÉTATS  (1618-1619)  375 

source  capitale,  récemment  découverte  par  un  érudit  hollandais 
de  grande  valeur,  le  Dr  C.  de  Waard  et  dont  nous  nous  servi- 
rons pour  le  présent  exposé. 

C'est  en  1905  que  celui-ci  trouva  à  Middelbourg,  à  la 
Bibliothèque  provinciale  de  Zélande,  le  Journal,  dont  l'existence 
était  connue  par  les  lettres  de  Descartes  de  1630  et  par  des 
extraits  publiés,  en  1644,  par  Abraham,  frère  d'IsaacBeeckman. 
M.  C.  de  Waard  s,  propose  de  publier  in  extenso  le  gros  registre 
et  nous  souhaitons  à  ce  mathématicien,  qui  connaît  aussi  bien 
l'histoire  des  lettres  que  l'histoire  des  sciences  au  xvne  siècle,  de 
pouvoir  mettre  bientôt  son  projet  à  exécution.  Pour  l'instant, 
contentons-nous  des  amples  extraits  que  M.  de  Waard  a  fournis 
à  M.  Adam  et  qui,  publiés  dans  le  tome  X  1  des  Œuvres  de  Des- 
cartes, en  1908,  ne  sont  pas  encore  très  connus.  Par  bonheur, 
Isaac  Beeckman,  qui  était  un  homme  aussi  soigneux  que  curieux, 
a  inséré  dans  son  Journal  des  copies  fidèles  des  lettres  qu'il  avait 
reçues  de  Descartes  lors  du  premier  séjour  de  celui-ci  en  Hollande 
et  cette  période  si  importante  pour  la  formation  s'en  trouve  sin- 
gulièrement éclairée. 

Beeckman  était  un  de  ces  savants  comme  on  en  trouve  dans 
les  provinces  les  plus  reculées  des  Pays-Bas,  méditatif  et  solitaire, 
se  livrant  peu,  ne  fréquentant  guère  ses  confrères,  tout  absorbé 
par  la  vie  familiale  et  le  travail  de  l'esprit.  11  avait  cependant 
voyagé  hors  des  limites  de  sa  province  de  Zélande,  où  il  était  né, 
à  Middelbourg,  le  10  décembre  1588.  Il  est  inscrit  dans  le  fameux 
Album  studiosorum  de  l'Université  de  Leyde,  qui  nous  est  si 
familier  désormais,  le  21  mai  1607  et  le  29  septembre  1609, 
en  qualité  d'étudiant  en  philosophie  et  lettres. 

Ainsi  que  tant  d'autres  de  ses  compatriotes,  un  Olden- 
barneveldt,  un  Cats,  un  Grotius,  il  fait,  en  1612,  son  tour  de 
France  et  il  y  retourne,  en  1618,  pour  conquérir,  le  18  août,  cinq 
jours  après  avoir  débarqué  en  Normandie,  ses  grades  de  bache- 
lier et  de  licencié  devant  la  Faculté  de  Médecine  de  l'Université 
de  Caen  ;  il  fut  docteur,  le  6  septembre.  Il  se  rembarque,  le  21,  au 
Havre,  pour  rentrer  en  Zélande  et  arriver  à  Bréda  le  16  octobre, 
non  pas  afin  de  fréquenter  la  cour  de  Maurice,  qui  venait  de  s'y 
installer  au  château  de  son  frère  Philippe,  après  lui  avoir  suc- 
cédé comme  Prince.  d'Orange  2,  mais,  plus  prosaïquement,  afin 

1.  Pp.  17  et  s. 

2.  On  serait  tenté  de  se  demander  même  si  Descartes  n'aurait  pas  été  d'abord  au 


376  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

d'aider  l'oncle  Pierre  à  abattre  ses  porcs  et  aussi  afin  d'y  cher- 
cher femme1.  Beeckman  était  un  jeune  médecin  de  trente  ans  ;  il 
n'était  encore  ni  adjoint  au  principal  (conrector)  du  Collège  latin 
d'Utrecht,  ce  qu'il  ne  devint  que  le  26  novembre  1619,  ni  prin- 
cipal (rector)  du  Collège  latin  de  Dordrecht,  ce  qu'il  ne  fut  que 
le  2  juin  1627. 

On  a  toujours  su  que  Descartes  avait  séjourné  dans  la  jolie 
petite  ville  du  Brabant  que  Héraugière  avait,  par  sa  ruse,  ravie 
en  1590  à  l'Espagnol  2  et  qui  faisait  partie  de  la  Généralité, 
province  conquise  appartenant  en  commun  à  toutes  les  autres. 
D'abord  le  Compendium  Musicae,  publié  en  1650,  après  la  mort 
du  philosophe,  sans  doute  d'après  les  papiers  mêmes  de  Beeckman, 
est  daté  de  Bréda,  31  décembre  1618  3.  Ensuite  il  se  rattache  à 
ce  séjour  une  anecdote  trop  célèbre  pour  n'être  pas  un  peu  sus- 
pecte, surtout  parce  qu'on  en  raconte  une  à  peu  près  semblable 
sur  Viète.  La  voici  toujours,  paraphrasée  de  Lipstorp,  qui  l'en- 
jolive moins  que  son  successeur  Baillet  :  «  Lorsqu'il  quitta  la 
France  pour  la  première  fois,  il  avait  vingt  et  un  ans  [?].  Comme  il 
brûlait  d'être  à  la  fois  spectateur  et  acteur  de  la  Comédie  humaine, 
il  s'enrôla  comme  volontaire  en  Hollande,  sous  le  glorieux  Prince 
Maurice,  Stathouder  et  capitaine  général  des  Provinces-Unies. 
Ce  Prince  tenait  alors  garnison  avec  toute  son  armée  autour  de 
Bréda  en  Brabant,  alors  soumis  à  Leurs  Hautes  Puissances  les 
Etats  généraux  et  qui  n'avait  pas  encore  été  reprise  par  Spinola 
(1625).  Il  arriva  que,  comme  notre  Descartes  séjournait  à  Bréda, 
un  pauvre  mathématicien,  désireux  d'améliorer  son  propre  sort, 
proposa,  par  voie  d'afFiche,  au  public,  quelque  problème  à 
résoudre.  Les  passants  s'arrêtaient,  et,  parmi  eux,  notre  Des- 
cartes ;  mais,  récemment  arrivé  aux  Pays-Bas,  il  n'en  possédait 
pas  encore  la  langue  et  c'est  pourquoi  il  pria  son  voisin  (que  par 
la  suite  il  sut  être  un  philosophe  et  mathématicien  assez  connu, 
Beeckman,  proviseur  du  Lycée  de  Dordrecht)  de  lui  expliquer 

service  du  catholique  Philippe  d'Orange  ou  de  sa  femme  la  princesse  de  Condé.  Sur 
ceux-ci,  voir  plus  haut,  livre  Ier,  p.  117-118. 

1.  «  Voor  de  slachttijt  des  jaers  1618,  ben  ic  te  Breda  gecomen  om  Pieteroom  te 
belpen  wercken  en  te  vrijen  ooek.  »  (F0  94  v°). 

2.  Vide  supra,  p.  129. 

3.  Œuvres,  t.  X,  p.  141  :  «  Bredae  Brabuntinorum  pridie  Calendas  Januarias  anno 
MDCXV 1 1 1  completo  ».  Cf.  aussi  t.  X,  p.  89,  note  a.  Le  Journal  de  Beeckman  contient 
un  manuscrit  du  traité  avec  la  dédicace  :  «  Bené  Isaco  Beeckmanno.  »  C'est  une  copie 
imparfaite  de  l'original  et  qui  n'est  pas  de  la  main  de  Beeckman  ;  ce  dernier  a  ajouté  : 
♦  Du  Peron  sive  Des  Chartes».  Le  manuscrit  de  Lcyde  porte  sur  la  couverture  : 
«  Compendium  Musicae  B.  des  Chartes  Isaaco.  » 


DESCARTES    ET    BEECKMAN  377 

la  donnée  du  problème,  soit  en  français,  soit  en  latin.  Celui-ci 
acquiesça  à  sa  demande  et  lui  donna  son  adresse  afin  qu'il  lui 
fît  parvenir  la  solution.  Beeckman  ne  fut  point  déçu,  car  Des- 
cartes, rentré  chez  lui,  ayant  examiné  le  problème  selon  les  règles 
de  sa  méthode,  en  triompha  avec  autant  d'art  et  de  rapidité, 
que,  jadis,  Viète,  qui,  en  trois  heures,  avait  résolu  la  difficulté 
proposée  à  tous  les  mathématiciens  de  la  terre  par  Adrien  Ro- 
main. Aussi,  fidèle  à  sa  promesse,  se  rendit-il  sans  tarder,  chez 
Beeckman,  pour  lui  apporter  non  seulement  la  solution  mais  la 
marche  à  suivre.  Le  Hollandais  admira  cet  esprit  qui  dépassait 
son  attente  et  il  conclut  avec  Descartes  une  amitié  éternelle...  » 

Il  est  permis  de  professer  une  certaine  tendresse  pour  la 
légende,  mais  il  ne  l'est  point  de  la  préférer  à  la  vérité.  Celle-ci 
est  plus  sèche  et  plus  simple  ;  elle  tient  dans  ces  lignes  du  Journal 
de  Beeckman,  à  la  date  du  10  novembre  1618  *  : 

«  Descartes  n'est  pas  arrivé  à  prouver  qu'il  n'y  a  pas  d'angles  : 

«  Hier,  qui  était  le  10  novembre,  à  Bréda,  un  Français 
du  Poitou  s'efforçait  de  prouver  qu'en  réalité  il  n'existe  point 
d'angle  et  cela  par  le  raisonnement  que  voici  :  » 

Il  semble  bien  tout  de  même  que  ce  soit  autour  d'un  problème, 
et  d'un  problème  assez  paradoxal  que  s'est  faite  la  rencontre 
de  Beeckman  et  de  Descartes  et  nouée  leur  amitié,  mais  pourquoi 
Schooten  n'en  a-t-il  pas  raconté  la  donnée  à  Lipstorp  ?  On  se 
demande  même  si  ce  n'est  pas  le  jeune  cadet  en  personne  qui, 
par  manière  de  défi  et  pour  amuser  ses  loisirs,  n'aurait  pas,  par 
voie  d'affiche,  proposé  la  difficulté. 

Le  second  passage  du  Journal  2,  qui  se  rapporte  à  Descartes  et 
où  celui-ci  est  appelé  cette  fois  Renatus  Picto,  René  le  Poitevin, 
est  au  folio  99  verso,  à  la  date  du  17  novembre  :  «  Pourquoi  le 
sabot  ou  toupie  des  enfants  reste  debout  en  tournant...  René, 
le  Poitevin,  me  fit  songer  qu'un  homme  pouvait  se  maintenir 
dans  les  airs...  » 

Dans  un  troisième  passage,  après  le  23  novembre  1618, 
Renatus  Picto  3  apparaît  déjà  préoccupé  des  problèmes  du  son. 
Il  en  est  de  même  dans  les  fragments  V  et  VI,  mais  le  plus  intéres- 
sant, parce  qu'il  est  le  plus  personnel,  est  le  quatrième  (fc  100 

1.  Œuvres,  t.  X,  p.  46  :  «  Angulum  nullum  esse  maie  probavit  Des  Cartes.  Nitebatur 
heri  qui  erat  10  nov.  [1618],  Bredae,  Gallus  Picto  probare  nullum  esse  angulum 
rêvera,  hoc  argumento  :  » 

2.  Œuvres,  t.  X,  pp.  51  et  42. 

3.  Ibid.,  pp.  52  et  12. 


378  DESCARTES  EN  HOLLANDE 

verso),  également  du  23  novembre  ou  de  très  peu  postérieur, 
et  que  je  traduirais  ainsi  :  «  Mon  Poitevin  est  lié  avec  beaucoup 
de  Jésuites  et  d'autres  hommes  d'étude  et  de  savants  » x  ;  ceci 
semble  justifier  Baillet  du  reproche  que  lui  adresse  M.  Adam  de 
faire  remonter  trop  haut  les  relations  de  Descartes  avec  Mersenne 
et  Mydorge,  qui  peuvent  être  visés  ici.  «  Cependant  il  dit  qu'à  part 
moi,  il  n'a  jamais  rencontré  personne  qui  unît  étroitement  dans 
ses  études  la  physique  et  la  mathématique  et  je  m'en  réjouis. 
Moi,  de  mon  côté,  je  n'ai  parlé  à  personne  qu'à  lui  de  ce  genre 
d'études  ». 

On  ne  saurait  assez  insister  sur  l'importance  de  ce  passage 
qui  nous  initie  aux  enfances  d'un  génie.  L'anecdote,  telle  que 
la  tradition  la  conte,  nous  montre  un  escamoteur  de  difficultés, 
un  curieux  de  problèmes,  ainsi  qu'il  y  en  avait  alors  tant  parmi 
les  gens  du  monde,  dont  l'arithmétique  ou  l'algèbre  était  la  dis- 
traction favorite,  comme,  au  xvme  siècle  ce  furent  les  sciences 
naturelles,  par  une  succession  qui  n'est  pas  du  tout  fortuite.  Ici, 
c'est  le  constructeur  de  systèmes  qui  apparaît  et  qui  se  plaît  à 
ramener  les  phénomènes  physiques  à  des  lois  mathématiques, 
en  attendant  qu'il  fasse  de  l'axiome  la  formule  même  de  l'évi- 
dence. Sur  ce  point  il  se  rencontre  avec  Beeckman  qui,  sentant 
sans  doute,  et  cela  lui  fait  honneur,  la  supériorité  de  ce  jeune 
esprit,  sans  toutefois  en  mesurer  encore  toute  l'envergure,  ne 
laisse  pas  de  tirer  quelque  vanité  de  cette  coïncidence.  Peut-être 
sont-ce  ses  propres  idées  que  le  Poitevin  admire  en  son  nouvel 
ami. 

Dans  la  proposition  VII,  consacrée  à  la  musique,  Renatus 
Descartes  Picto  est  nommé  plus  complètement  et,  dans  la  VIIIe, 
sur  la  racine  carrée,  il  est  aussi  appelé  Renatus  Descartes  2. 

Une  simple  phrase  nous  apprend  qu'à  la  requête  de  son  ami 
hollandais,  il  a  rédigé  son  traité  de  la  musique.  Nous  sommes 
assurément  en  décembre  1618  :  «  Mr  Duperon,  le  Poitevin  se 
nomme  René  Des  Cartes  dans  ce  traité  de  la  Musique,  qu'il 
écrit  à  mon  intention...  » 3.  A  ce  livre  se  rapporte  la  proposi- 

1.  Ibid.,  p.  52  :  IV,  Physico-Mathemalici  paucissimi  :  Hic  Picto  cum  multis  Jcsuitis 
aliisquc  studiosis  virisquc  doctis  vcrsatus  est.  Dicit  tamen  se  minquam  hominem 
reperisse,  praeter  me,  qui,  hoc  modo  quo  ego  gaudeo  studendi  utitur  accurateque 
cum  Mathematicâ  Physicam  jungat.  Ncquc  etiam  ego,  praeter  illum,  nemini  Jocutus 
sum  hujusmodi  studii.  » 

2.  Œuvres,  t.  X,  p.  54. 

3.  Ibid.,  pp.  5G  et  44,  n°  IX  :  «  Mr  Duperon  Picto,  Renatus  Des  Cartes  vocaturin 
eâ  Musica  quain  mel  causa  jam  describit.  » 


DESCARTES    ET    BEECKMAN 


379 


tion  X,  tandis  que  les  deux  suivantes,  XI  et  XII,  cherchent 
la  loi  de  la  chute  des  corps,  c'est-à-dire  nous  ramènent  à  un 
autre  chapitre  de  physique  :  l'unité  de  conception  reste  incon- 
testable. Les  articles  XII  à  XIV  l  sont  postérieurs  à  la  remise 
du  De  Musica  à  Beeckman  par  «  M.  Duperon  »  et  le  premier 
d'entre  eux  est  daté  du  2  janvier  1619. 

C'est  avant  cette  date,  probablement  entre  le  23  novembre 
et  le  26  décembre,  que  Descartes  a  rédigé,  à  la  demande  de 
Beeckman  et  à  son  intention  aussi,  «  René  du  Perron  mihi  »,  un 
traité  que  M.  Adam  appelle  Physico-niatheinalica,  <  ontenant 
une  étude  de  la  pression  de  l'eau  sur  les  parois  du  vase  qui  la 
contient,  et  une  autre  se  rapportant  à  la  chute  des  corps. 
Celle-ci  est  intitulée  en  latin  :  «  De  combien  croît  à  chaque 
moment  le  mouvement  de  la  pierre  tombant  dans  le  vide  et  se 
dirigeant  vers  le  centre  de  la  terre,  selon  Descartes  ».  Les  deux 
problèmes  ont  été  aussi  mentionnés  dans  le  Journal,  ce  qui  permet 
de  dater  le  traité. 

La  fin  du  Compendium  Musicae2  est  toute  personnelle  et 
mérite  par  conséquent  que  nous  y  revenions  un  instant  :  Main- 
tenant je  vois  la  terre,  je  me  hâte  vers  le  rivage  ;  j'omets  ici 
bien  des  choses,  beaucoup  par  souci  de  concision,  beaucoup  par 
oubli,  davantage  par  ignorance.  Cependant  je  permets  à  cet 
enfant  de  mon  esprit,  informe  comme  il  l'est,  à  mon  «ours»3, 
d'aller  vers  vous,  pour  qu'il  soit  un  souvenir  de  notre  intimité 
et  la  plus  sûre  affirmation  de  mon  affection  pour  vous  :  a  cette 
condition  toutefois  qu'éternellement  caché  dans  l'ombre  de  vos 
coffres  ou  de  votre  cabinet,  il  n'ait  pas  à  affronter  le  jugement 
des  hommes.  Ceux-ci  ne  détourneraient  pas  les  yeux,  comme  je 
m'assure  que  vous  le  ferez,  de  ses  imperfections,  pour  les  fixer 
sur  les  pages  où  je  ne  nie  pas  que  soient  tracés,  pris  sur  le  vif, 
quelques  linéaments  de  mon  esprit.  Ils  ne  sauraient  pas  surtout 
que  tout  ceci  a  été  composé  à  la  hâte,  pour  vous  seul,  parmi 
l'ignorance  des  soldats,  par  un  homme  oisif  4,  soumis  a  un  genre 
de  vie  entièrement  différent  de  ses  pensées. 

De  Bréda  en  Brabant,  31  décembre  1618.  » 


1.  Ibid.,  pp  Gl-63. 

2.  Œuvres,  t.  X,  pp.  140-141. 

3.  Ibid.  :  «  quasi  ursae  foetum  imper  editum  ».  ... 

4.  Il  y  a  dans  le  texte  :  «  desidio.o  et  libero  »,  mais  je  crois,   avec  M.  Adam,  qu  il 
faut  lire  «  non  libero  ». 


380  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

A  partir  du  2  janvier  1619,  les  relations  orales,  résumées  dans 
le  Journal,  cessent,  Beeckman  datant  de  Geertruidenberg, 
même  jour,  une  observation  de  lui  sur  les  conditions  du  vol 
des  oiseaux.  Le  10  janvier,  il  est  à  Middelbourg,  mais,  si  le 
nom  de  Descartes  apparaît  dès  lors  plus  rarement  dans  le 
Journal  (il  n'y  a  qu'un  passage  important  en  mai  sur  lequel  nous 
reviendrons),  nous  avons,  pour  suppléer  à  son  silence,  des 
lettres  de  Descartes,  très  privé  du  contact  de  son  ami  et  que 
M.  de  Waard  a  publiées  en  août  1905,  dans  le  Nieuw  Archief 
voor  Wiskunde  1. 

Rien  de  plus  curieux  que  cette  correspondance  du  jeune  gentil- 
homme, la  plus  ancienne  que  l'on  connaisse,  car  elle  nous  fait  péné- 
trer dans  les  replis  intimes  de  son  cœur  et  de  son  esprit,  à  la  veille 
de  l'éclosion  grandiose  et  un  peu  mystérieuse  de  novembre  1619. 
Un  mot  d'abord  sur  la  langue  dans  laquelle  elle  est  écrite  :  toute  la 
correspondance  révélée  par  M.  de  Waard  est  en  latin.  Est-ce  à  dire 
que  les  deux  nouveaux  amis  parlassent  entre  eux  cette  langue? 
il  est  permis  d'en  douter.  Le  latin  est  alors  pour  Descartes  le 
seul  idiome  dont  il  se  soit  servi  au  Collège  pour  exprimer  ses 
pensées  d'ordre  scientifique  ou  même  littéraire.  L'algèbre,  il 
l'avait  apprise  dans  les  livres  du  P.  Clavius,  celui  que  ses  con- 
frères de  la  Société  de  Jésus  appelaient  le  nouvel  Euclide.  Mais 
Beeckman,  ayant  voyagé  en  France  et  séjourné  quelques  mois 
à  Caen,  devait  savoir  le  français,  assez  pour  converser,  sinon  pour 
s'en  servir  comme  d'instrument  pour  la  science,  ainsi  que  le 
fera  de  préférence  son  compatriote  Christian  Huygens,  dans  la 
seconde  moitié  du  xvne  siècle  2. 

Traduisons  et  commentons  les  passages  essentiels  de  ces 
curieuses  épîtres.  La  première  dont  Beeckman  ait  inséré  la 
copie  dans  son  Journal  3,  débute  par  les  marques  de  l'amitié  la 
plus  vive,  mais  sans  rien  de  l'exagération  propre  aux  correspon- 
dances du  temps  :  «  Votre  lettre  si  impatiemment  attendue, 
m'est  parvenue  et,  dès  le  premier  abord,  je  me  suis  réjoui  quand 


1.  2'-  série,  t.  VII,  sous  ce  titre  :  Ecne  Correspondcnlic  van  Descartes  uil  de 
jaren  1618  en  1619.  M.  Adam  a  reproduit  ces  lettres  au  t.  X  de  sa  grande  édilion, 
et  c'est  à  ce  tome  que  nous  renvoyons. 

2.  Ses  Œuvres  sont  en  cours  de  publication  par  les  soins  du  savant  professeur 
honoraire  de  l'Université  d'Amsterdam,  I).  .J.  Korteweg.  C'est  une  source  impor- 
tante   pour   l'histoire   littéraire   et  scientifique  du  xvne  siècle. 

3.  Non  pas  à  leur  date,  mais  plus  tard,  en  1(527,  au  moment  où,  sans  doute,  Beeck- 
man remet  en  ordre  ses  papiers,  après  son  arrivée  à  Dordrecht.  Cf.  Œuvres,  t.  X, 
p.  28. 


DESCARTES    ET    BEECKMAN  381 

j'y  ai  vu  des  notes  de  musique.  Comment  m'auriez  vous  pu 
témoigner  plus  clairement  que  vous  vous  souveniez  de  moi  ? 
mais  il  y  avait  autre  chose  que  j'attendais  surtout  :  des  détails 
sur  le  lieu  où  vous  étiez,  sur  ce  que  vous  faisiez,  sur  votre 
santé.  Ne  croyez  pas,  en  effet,  que  je  ne  m'inquiète  que  de 
votre  science  et  non  de  vous  ;  de  votre  esprit,  qui  en  est,  il  est 
vrai,  la  partie  principale  et  non  de  votre  personne  tout  entière. 

Ensuite  quelques  notes  sur  lui-même,  qui  sont  sans  prix  : 
«  En  ce  qui  me  touche,  je  reste  oisif  selon  mon  habitude,  j'ai  à 
peine  écrit  le  titre  des  livres  que  je  me  propose  de  rédiger  à  votre 
instigation.  Pourtant,  ne  me  croyez  pas  oisif  au  point  de  gas- 
piller mon  temps  sans  aucun  profit  ;  au  contraire,  je  l'emploie 
assez  utilement,  mais  en  des  matières  que  votre  esprit,  livré  à  de 
plus  hautes  préoccupations,  considérera  avec  dédain  du  haut  de 
l'empyrée  de  la  science  :  à  savoir  la  Peinture,  l'Architecture 
militaire  et  surtout  le  hollandais  K  Vous  verrez  bientôt  ce  que 
j'ai  fait  de  progrès  dans  votre  langue,  car  je  compte  être  à  Mid- 
delbourg,  si  Dieu  le  veut,  pour  le  prochain  Carême.  » 

Voilà  donc  à  quoi  s'occupait  Descartes,  à  l'école  de  Maurice, 
dans  cette  sorte  d'Académie  militaire  comme  il  en  existe  encore 
une  aujourd'hui  au  même  lieu,  à  la  même  place,  et  où  des  maîtres 
de  choix,  peut-être  Stévin,  David  d'Orléans  et  Jacques  Alleaume, 
enseignaient  aux  jeunes  nobles,  venus  de  partout,  le  dessin, 
l'architecture  militaire  ou  l'art  des  fortifications  et  le  hollan- 
dais, car  Stévin,  nous  a  révélé  M.Brunot2,  était  très  féru  de  son 
flamand.  N'avait-il  pas  été  «  Professor  in  de  Duytsche  Mathe- 
matik  »,  à  Leyde,  c'est-à-dire  qu'il  y  enseignait  en  hollandais 
l'arithmétique  que  Girard  de  Saint-Mihiel  3  devait,  pins  tard, 
tourner  en  français. 

Il  faut  insister  sur  l'architecture,  car  ainsi  s'explique  que 
le  Discours  de  la  Méthode  fourmille  de  comparaisons  em- 
pruntées à  un  art  particulièrement  cher  à  Descartes,  parce  qu'il 
exprime  le  mieux  sou  génie  constructeur  et  ordonnateur,  qui  est 
aussi  celui  de  son  siècle  :  «  Ainsi  voit-on  que  les  baslimens  qu'un 
seul  Architecte  a  entrepris  et  achevez,  ont  coustume  d'estre 
plus  beaux  et  mieux  ordonnez  que  ceux  que  plusieurs  ont  tasché 


1.  (lui mm,  t.  X,  pp.  151-2  :  <•  Nempein  Picturê,  Architecture  militari  el  praecipue 
sermone  belgico,  in  mio  quid  profeceriin  bn-vi  visurus  es    . 

2.  Histoire  de  lu  Langue  Française,  t.  V  (l'JlT).  p.  229. 

3.  Cf.  plus  haut,  p.  311. 


382  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

de  racommoder  en  faisant  servir  de  vieilles  murailles  qui 
avoient  esté  basties  à  d'autres  fins.  Ainsi  ces  anciennes  citez 
qui,  n'ayant  esté,  au  commencement,  que  des  bourgades,  sont 
devenues,  par  succession  de  tems,  de  grandes  villes,  sont  ordinaire- 
ment si  mal  compassées,  au  pris  de  ces  places  régulières  qu'un 
Ingénieur  trace  à  sa  fantaisie  dans  une  plaine,  qu'encore  que, 
considérant  leurs  édifices,  chascun  à  part,  on  y  trouve  souvent 
autant  ou  plus  d'art  qu'en  ceux  des  autres,  toutefois,  à  voir 
comme  ils  sont  arrangez,  icy  un  grand,  là  un  petit  et  comme  ils 
rendent  les  rues  courbées  et  inesgales,  on  diroit  que  c'est  plutost 
la  fortune  que  la  volonté  de  quelques  hommes  usans  de  raison, 
qui  les  a  ainsi  disposez.  Et  si  on  considère  qu'il  y  a  eu  néanmoins 
de  tout  tems  quelques  officiers  qui  ont  eu  charge  de  prendre  garde 
aux  bastimens  des  particuliers,  pour  les  faire  servir  à  l'ornement 
du  public,  on  connoistra  bien  qu'il  est  malaysé,  en  ne  travaillant 
que  sur  les  ouvrages  d'autruy,  de  faire  des  choses  fort  accom- 
plies. » 1  Le  plan  de  Versailles  est  là,  dirait-on,  tracé  d'avance 
par  l'élève  de  Bréda. 

Mais  retournons  à  la  lettre  de  Descartes  à  Beeckman,  qui  se 
termine  ainsi  :  «  Assez  sur  ce  sujet.  J'en  dirai  ailleurs  davan- 
tage. En  attendant,  aimez-moi  et  tenez  pour  assuré  que  j'oublierai 
plutôt  les  Muses  que  je  ne  vous  oublierai  vous,  car  elles  m'unis- 
sent à  vous  par  le  lien  d'une  éternelle  affection...  De  Bréda, 
24  janvier  1619.  Du  Perron.  » 

L'adresse  est  «  A  Monsieur  Isaack  Beeckman,  Docteur  en 
Medicine  à  Middelb.  »  La  lettre  suivante  est  du  26  mars  :  le 
philosophe  a  tenu  sa  promesse,  il  s'est  rendu  à  Middelbourg 
vers  le  20,  pour  voir  son  ami,  mais  celui-ci  a  négligé  de  lui 
mander  qu'il  continuait  ses  pérégrinations  à  la  poursuite  de 
l'épouse  de  ses  rêves.  Le  voyage,  au  cours  duquel  il  a  peut-être 
visité  la  boutique  de  Lipperhey  ou  celle  de  Zacharias  Jansen, 
qui  l'un  et  l'autre  se  prétendent  inventeur  des  lunettes  d'ap- 

1.  Œuvres,  t.  VI,  p.  11.  Cf.  aussi  XII,  p.  581.  Il  se  pourrait  qu'il  y  c-ùt  dans  ce 
passade  une  allusion  à  la  ville  de  Richelieu.  Voici  d'autres  comparaisons  empruntées 
à  l'architecture,  extraites  du  même  Discours  de  la  Méthode  :  »  Il  est  vrav  que  nous 
ne  voyons  point  qu'on  jette  par  terre  toutes  les  maisons  d'une  ville  pour  le  seul 
dessein  de  les  refaire  d'autre  façon  et  d'en  rendre  les  rues  plus  belles...  »  et  ailleurs, 
dans  la  Troisième  partie  :  «  Mon  dessein  ne  tendoit  qu'à  m'assurer  et  à  rejet  t. t  la 
terre  mouvante  el  le  sable  pour  trouver  le  roc  ou  l'argile...  et  comme  en  abatant  un 
vieux  louis,  on  eu  reserve  ordinairement  les  démolitions  pour  servir  à  en  bastir  un 
nouveau...  Cf.  aussi  t.  VI,  p.  22  :  «  Et  enfin,  comme  ce  n'est  pas  assez,  axant  de 
commencer  a  rebastir  le  logis  où  on  demeure  que  de  l'abattre  et  de  faire  provision  de 
matériaux  et  d'Architectes  ou  s'exercer  soy  mesme  a  l'Architecture  et  outre  cela 
d'en  avoir  soigneusement  tracé  le  dessein,  etc.  » 


DESCARTES    ET    BEECKMAN  383 

proche  \  n'a  fait  que  stimuler  l'activité  mentale  de  Descartes. 

Il  n'y  a  pas  six  jours  qu'il  est  rentré  et  il  a  déjà  trouvé  quatre 
démonstrations  remarquables  et  presque  toutes  nouvelles,  à 
l'aide  de  ses  compas.  Il  semble  s'orienter  déjà  vers  l'applica- 
tion de  l'algèbre  à  la  géométrie,  mais  il  faut  surtout  souligner 
la  phrase  où  se  manifeste  la  tendance  vers  l'unité  d'un  système, 
vers  une  solution  unique  de  tous  les  problèmes  :  «  En  vérité, 
pour  m' ouvrir  à  vous  ingénument  de  ce  que  je  construis,  ce  que 
je  veux  fournir,  ce  n'est  pas  un  Ars  brevis  de  Lulle,  mais  une 
science  presque  nouvelle,  par  laquelle  se  puissent  résoudre  toutes 
les  questions  proposées  sur  n'importe  quel  ordre  de  quantités 
continues  ou  discontinues  » 2. 

Beeckman  écrit  en  marge  :  «  Ars  generalis  ad  omnes  quaes- 
tiones  solvendas  quaesita»,  mais  ce  n'est  là  qu'une  interprétation 
bornée  ;  le  philosophe  vise  plus  haut  que  les  simples  mathéma- 
tiques, il  est  en  marche  vers  la  Méthode  et  la  méditation  du 
«  poêle  »  est  une  résultante,  une  coordination  brusque  de  choses 
acquises,  une  illumination  intérieure,  plutôt  qu'une  révélation 
d'en  haut.  Pour  une  recette  à  problèmes,  il  -ne  se  fût 
pas  servi  des  mots  «  science  nouvelle  »  et  l'addition  concernant 
les  quantités  continues  ou  discontinues  n'est  qu'une  restric- 
tion, une  atténuation  dictée  soit  par  la  modestie,  soit  par  la 
volonté  de  ne  pas  trahir  le  grand  secret  qu'annoncera  dix-huit  ans 
plus  tard  le  Discours  de  la  Méthode. 

Notre  interprétation  se  justifie  mieux  encore  par  la  suite  de 
la  lettre  où,  comme  un  poète,  le  philosophe  se  sent  agité  d'un  * 
saint  enthousiasme  préludant  à  la  nuit  mystique  de  son  Annon- 
ciation (10  novembre  1619)  :  «  C'est  une  œuvre  infinie,  il  est  vrai, 
qui  ne  saurait  être  d'un  seul,  et  d'une  ambition  incroyable,  mais 
j'ai  aperçu  je  ne  sais  quelle  lumière  à  travers  le  chaos  de  cette 
mienne  science,  avec  laide  de  laquelle  je  pense  pouvoir  dissiper  les 
plus  épaisses  ténèbres  » 3. 

Ces  accents  sont  rares  chez  Descartes,  mais  ils  justifient,  en 
quelque  manière,  le  reproche  de  mysticisme  que  lui  adressent 
Leibnitz  et  Christian  Huygens  4.  Ceux-ci  ne  semblent  pas  com- 

1.  Œuvres,  t.  XII,  pp.  185-6. 

2.  Ibiil..  t.  X,  ]).  154  s.  :  «  Et  certe  ut  tibi  nude  aperiam  quid  moliar,  non  Lullii 
Arlem  brevem  sed  seientiam  penitus  novain  tradere  cupio... 

3.  Œuvres,  t.  X.  pp.  156-7  :  i  Inlinitiim  quidem  opus  est,  necunius.  Incredibile 
quam  ambitiosum,  sed  nescio  quid  luminis  per  obscurum  hujus  scientiae  chaos 
aspexi,  c-ujus  auxilio  densissimas  quasque  tenebras  discuti  pusse  existimo.  » 

4.  C.f  Œuvres,  l.  XII,  p.  2'.),  ûote  (/. 


384  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

prendre  le  frisson  de  joie  mêlée  d'angoisse  qui  fait  trembler  le 
chercheur  à  l'approche  de  la  vérité. 

En  tout  cas,  il  ne  s'attarde  pas  sur  ce  thème  :  le  positif  Hol- 
landais ne  le  comprendrait  plus  ;  peut-être,  lui  prend-il  aussi  une 
sorte  de  pudeur  d'en  avoir  trop  dit,  d'avoir  trop  livré  de  lui- 
même  et  il  raconte  ses  souvenirs  de  voyage,  les  périls  de  sa  pre- 
mière traversée  \  où  la  tempête  l'a  surpris  sur  une  coquille  de 
noix,  au  sortir  du  port  de  Flessingue,  mais  il  se  vante  de  l'avoir 
affrontée  «  avec  plus  de  plaisir  que  de  crainte  et  même...  sans 
nausée.  » 

Cela  l'enhardit  pour  de  plus  longues  traversées  et  de  plus 
audacieux  projets.  Il  semble  qu'une  voix  secrète,  un  «  démon  » 
pareil  à  celui  de  Socrate,  le  pousse  vers  le  lieu  de  sa  révélation 
intérieure.  Il  confie  ses  projets  à  son  ami  :  «  Les  troubles  qui 
agitent  l'Allemagne2  n'ont  pas  modifié  mon  dessein;  tout  au 
plus  me  retiennent-ils  un  peu.  Je  ne  m'en  irai  pas  d'ici  avant 
trois  semaines,  mais,  à  ce  moment  là,  je  compte  gagner  Amster- 
dam, de  là  «  Gedanum  »3,  ensuite  je  traverserai  la  Pologne  et  une 
partie  de  la  Hongrie  pour  arriver  en  Autriche  et  en  Bohême  ; 
certes  cette  voie  est  la  plus  longue,  mais  à  mon  sens  la  plus  sûre. 
J'emmènerai  mon  domestique  et  peut-être  quelque  camarade 
à  moi  connu.  Xe  craignez  pas  pour  moi,  vous  qui  m'aimez. 
Avant  le  15  avril,  je  ne  partirai  certainement  pas  d'ici.  Tâchez 
donc,  si  vous  pouvez,  de  m'éciïre  avant  ce  moment,  sans  cela 
je  n'aurai  plus  de  lettres  de  vous  d'ici  longtemps.  A  cette  o<ca- 
sion,  dites-moi  ce  que  vous  pensez  de  ma  Mécanique  et  si  vous 
êtes  d'accord  avec  moi. 

Il  s'agit  peut-être  d'un  écrit  perdu  et,  s'il  en  est  ainsi,  le  cycle 
des  études  préliminaires  se  complète  :  Algèbre.  Géométrie,  Phy- 
sique, Mécanique,  sans  parler  du  Dessin,  de  l'Architecture  mili- 
taire et  du  Néerlandais.  La  lin  de  la  lettre  suggère  aux  naviga- 
teurs hollandais  mie  manière  simple  et  nouvelle  de  taire  le  point 
pour  se  diriger  sur  mer.  La  missive  du  20  avril  n'est  qu'un  simple 
billet  transmis  par  le  domestique  de  I  )escartes,  où  celui-ci  demande 
des  nouvelles  de  Beeckman  et  s'il  a  trouvé  femme.  Le  départ  est 


1.  Ibid.,  I.  X.  p.  158  :  *  Probavi  enim  nu-  ipsum  et  marinis  Huctibus,  quos  nun- 
quam  antea  tentaveram...  i 

'_'.  Le  texte  de  cette  importante  lettre  du  26  mars  1619  (t.  X.  p.  158)  porte  : 
«  Galliae  motus  »,  mais  il  faut  lire,  avec  .M.  Adam,  i  Germaniae  ,  a  cause  de  ce  qui 
suit. 

3.  C'est-a  dire  Dantzig. 


DESCARTES    ET   BEECKMAN  385 

fixé  au  mercredi  24  avril  1619.  La  veille  de  ce  jour,  il 
écrit  une  lettre  plus  importante,  qui  est  comme  un  adieu  et  un 
hymne  de  reconnaissance  : 

«  J'ai  reçu  votre  missive,  presque  le  même  jour  où  elle  a  été 
écrite  et  je  ne  veux  pas  m'en  aller  d'ici  sans  renouveler  encore, 
par  une  lettre,  cette  amitié  qui  ne  doit  pas  s'éteindre  entre  nous. 
N'attendez  pas  cependant  quelque  produit  de  mon  esprit  : 
déjà,  il  vagabonde,  depuis  que  je  m'apprête  à  me  mettre  en 
route  dès  demain  matin.  Je  ne  sais  pas 

où  me  conduit  le  destin,  où  il  me  sera  donné  de  m'arrêter, 

car  les  menaces  de  guerre  ne  m'appellent  pas  encore  sûrement 
en  Allemagne  et  je  crains  de  trouver  là-bas  beaucoup  d'hommes 
en  armes,  mais  pas  de  combats.  » 

Donc  c'est  la  bataille  à  laquelle  aspire  le  cadet  du  Poitou,  las 
•de  l'inaction  de  Bréda.  Ce  n'est  pas  pour  étudier  l'architecture 
militaire  ou  pour  revêtir  le  corselet  d'acier  ceint  de  l'écharpe 
orange  qu'il  s'est  engagé  chez  Maurice.  Il  a  fait  sa  théorie,  il  est 
prêt  :  «  S'il  en  est  ainsi,  je  me  promènerai,  en  attendant,  parle 
Danemark,  la  Pologne  et  la  Hongrie,  jusqu'à  ce  que  je  puisse 
gagner  en  Allemagne,  un  chemin  débarrassé  de  Soudards  bri- 
gands par  où  atteindre  plus  sûrement  la  guerre.  » 

Cela  ne  l'empêche  pas  de  songer  à  la  science  :  «  Si  je  m'arrête 
n'importe  où,  ce  que  j'espère,  je  vous  promets  aussitôt  d'entre- 
prendre la  rédaction  de  ma  Mécanique  ou  de  ma  Géométrie  et 
de  vous  célébrer  comme  l'inspirateur  et  le  père  spirituel  de  mes 
études.  » 1  C'était  déjà  un  bel  éloge,  Descartes  le  juge  insuffisant 
et  il  insiste,,  dans  l'émotion  du  départ  :  «  Vous  seul,  en  vérité, 
m'avez  réveillé  de  mon  oisiveté  ;  vous  avez  évoqué  en  moi  une 
science  presque  effacée  de  ma  mémoire  et  vous  avez  ramené 
vers  des  occupations  sérieuses  et  meilleures  un  esprit  qui  s'en 
était  écarté.  Si  donc,  il  sort  de  moi  quelque  chose  qui  ne  soit  pas 
méprisable,  vous  avez  le  droit  de  le  réclamer  et  moi-même  je  ne 
manquerai  pas  de  vous  en  faire  part,  soit  pour  que  vous  en 
profitiez,  soit  pour  que  vous  le  corrigiez.  » 

Aucun  passage  ne  définit  mieux  les  relations  de  Descartes  et 
de  Beeckman.  Le  jeune  homme  était  allé  en  Hollande,  moitié 
par  curiosité,  moitié  par  désœuvrement.   11  avait  l'âme  grosse 

1.  Œuvres,  t.  X,  p.  162  :  ♦  Tequc  ut  studiorum  inconnu  proinotomn  et  primum 
authorem  amplectar.  » 

25 


386  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

de  pensées  :  le  génie  a  de  ces  torpeurs  qui  sont  des  gésines.  Il  lui 
faut  un  accoucheur,  comme  disait  Socrate.  Beeckman  fut  celui-là. 
En  était-il  digne  ?  Il  n'importe.  Est-il  vrai,  comme  le  veut 
M.  Adam,  que  ce  fût  un  esprit  confus  1  ?  C'est  possible,  mais  Des- 
cartes, avec  sa  vision  de  Français,  pouvait  apercevoir  en  clair 
ce  qui,  chez  son  ami,  était  encore  obscur.  Il  pouvait  se  réfléchir 
en  ce  miroir  et  y  contempler  sa  propre  image  dont,  de  plus  en 
plus,  il  allait  faire  ses  délices. 

Beeckman,  de  son  côté,  admire  ce  Poitevin,  si  vif,  si  ingénieux, 
si  lucide,  qui  lui  explique  ses  propres  idées,  à  lui  qui  en  a  beau- 
coup (il  a  d'ailleurs  six  ans  de  plus),  mais  qui  est  parfois  maladroit 
à  les  exprimer.  Donne-t-il  autant  de  son  cœur  que  le  Français, 
prompt  à  l'effusion,  on  ne  le  dirait  pas  ?  Il  semble  trop  parfois 
voir  en  Descartes  une  mine  de  science  à  exploiter  et  c'est  cela 
qui,  en  1630,  causera  la  rupture.  Mais,  pour  le  moment,  il  est 
l'excitateur.  Il  n'est  pas  nécessaire  que  la  baguette  qui  fait 
jaillir  la  source  soit  de  matière  précieuse,  il  suffît  qu'elle  ait 
frappé  à  la  bonne  place.  Pourquoi  faut-il  qu'en  regard  du  magni- 
fique studiorum  meoriim  promotorem  et  primum  authorem, 
Beeckman  ait  écrit  bêtement  en  marge  :  «  Descartes  de  me  », 
ce  qui  trahit  sa  sotte  vanité?  Non,  il  n'a  pas  compris  quel  trésor 
il  avait  découvert.  Il  a  cru  avoir  vu  un  esprit  ingénieux,  apte  à 
résoudre  des  problèmes  de  physique  et  de  métaphysique  ou 
même  de  mathématiques  appliquées  à  la  physique,  mais  non 
pas  quelqu'un  qui  portait  en  lui  le  Monde,  un  monde  selon  sa 
pensée,  mille  fois  plus  proche  de  la  vérité  que  celui  que  contemple 
la  myopie  de  nos  regards  quotidiens. 

Au  reste,  après  cette  production  intensive  de  l'hiver  1618- 
1619,  constamment  surexcitée  par  Beeckman,  une  lassitude 
se  manifeste  2  :  «  Depuis  un  mois  je  n'ai  plus  étudié,  peut-être 
parce  que  l'esprit  est  à  ce  point  épuisé  par  ces  inventions  qu'il 
ne  peut  plus  suffire  à  trouver  ce  que  je  me  proposais  de  chercher 
encore.  »  Il  en  aspire  davantage  au  départ,  le  voyage  étant 
pour  les  travailleurs  de  l'espril  la  meilleure  hygiène  de  renou- 
vellement. 

La  dernière  des  précieuses  lettres  d'adolescence  est  datée 
d'Amsterdam,    29   avril    1619 3.    Elle   est  toujours   adressée  à 

1.  Œuvres,  t.  XII.  p.  16. 

2.  Œuvres,  t.  X,  p.  163. 

3.  Ibid.,  p.  164. 


DESCARTES    ET    BEEC K.MAX  387 

«Monsieur  Beecman,  docteur  en  Medicinae  à  Middelbourg  ».  Il  ne 
veut  pas  perdre  cette  dernière  occasion  de  lui  écrire  pour  lui 
montrer  que  son  affection  et  son  souvenir  ne  sont  pas  susceptibles 
d'être  entravés  même  par  les  tracas  du  voyage.  Celui-ci  a  été 
l'occasion  d'une  rencontre,  qui  rappelle  celle  de  Tristan  l'Hermite 
et  de  son  «  philosophe  j)1.  Il  circulait  ainsi  de  par  l'Europe  des 
savants  2  mi-vrais,  mi-faux,  demi-philosophes,  demi-prestidigi- 
tateurs, curieux  de  savoir,  évidemment,  et,  à  ce  titre,  dignes  de 
notre  respect,  mais  battant  monnaie  avec  leurs  connaissances 
et  plus  préoccupés  d'étonner  que  d'instruire.  Les  badauds 
s'amusaient  et  passaient,  des  rêveurs  comme  le  nôtre  s'arrêtent, 
et,  n'ayant  pas  les  préjugés  de  l'Ecole,  écoutent,  se  demandent 
s'il  n'y  a  pas  là  certaine  fontaine  cachée  où  rouleraient,  pêle-mêle 
avec  des  cailloux,  quelques  pépites.  Le  vieillard  que  Descartes  a 
rencontré  en  passant  dans  une  auberge  de  Dordrecht  invoque 
YArs  Brevis  de  Lulle,  comme  tous  ses  congénères,  et  s'en  sert 
avec  tant  d'habileté  qu'il  prétend  parler,  vingt  heures  consécu- 
tives, de.  quelque  matière,  que  ce  soit. 

«  Erudition  des  lèvres  plutôt  que  du  cerveau  »,  observe  spiri- 
tuellement Descartes,  mais,  néanmoins  il  s'enquiert  et  demande 
si  «  cette  science  ne  consiste  pas  simplement  en  quelque  classement 
de  lieux  communs  ».  Cependant  Lulle  le  préoccupe,  il  voudrait 
examiner  le  livre,  s'il  le  possédait,  mais  il  prie  son  ami  de  le  faire 
à  sa  place  et  de  lui  écrire  s'il  y  a  trouvé  quelque  chose  d'in- 
génieux. Il  voudrait  savoir  ce  que  le  vieillard  appelle  les  «  clés  »  de 
Lulle  et  d'Agrippa.  Lipstorp  a  tort  de  dire  que  Descartes  possède 
déjà  sa  méthode,  il  la  cherche  et  ne  veut  négliger  aucune  «  clé  » 
qui  puisse  lui  ouvrir  les  portes  du  mystère.  Lulle  est  pour  lui 
une  hantise  et  on  peut  prétendre  qu'il  lui  a  donné  l'idée  de  trou- 
ver une  Méthode  unique  applicable  à  toute  chose,  mais  qui  ne 
se  bornerait  pas  «  comme  l'art  de  Lulle  à  parler  sans  jugement  de 
celles  qu'on  ignore  » 3.  Les  cabalistes  eux-mêmes  n'effrayent 
point  ce  libre  esprit  dépourvu  de  ces  préjugés  et  de  ces  craintes, 
qu'on  ignore  au  pays  de  Rabelais. 

Peut-être  est-ce  en  Hollande  et  non  en  Allemagne  qu'il  a,  pour 
la  première  fois,  entendu  parler  des  Rose-Croix.  Ce  n'est  même 


1.  Voir  plus  haut,  livre  II.  p.  249. 

2.  C'étaient  souvent  des  Français,  témoin  celui  dont  parle  Beeckman  dans  sa 
lettre  à  Descartes  du  6  mai  1619.  Œuvres,  t.  X,  p.  169. 

3.  Discours  de  la  Méthode,  au  t.  VI,  p.  17. 


388  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

pas  une  simple  hypothèse,  car  il  est  question  des  célèbres  F.  R.  C. 
dans  les  Cogitaliones  priuatae  de  janvier  1619 l.  C'est  de 
France  que  les  mystérieux  Frères  étaient  venus  aux  Pays- 
Bas,  aux  termes  de  l'accusation  formelle  affichée  à  Harlem,  le 
19  juin  1625,  par  ordre  des  Etats  de  Hollande,  accusation  que 
confirme  YHistorisch  Yerhael  ou  récit  de  Wassenaer  (1624-5) 
qui  invoque  une  traduction  de  la  Fama  fraternitatis  Roseae 
Crucis  2,  semblable  à  la  déclaration  originale  éditée  à  Cassel 
en  1614,  et  dont  la  traduction  hollandaise  serait  due  à  ce  singulier 
Nicolas  Barnaud  dont  nous  avons  parlé  au  livre  II  3.  Celui-ci, 
dans  un  manifeste  lancé  de  Gouda,  avait  fait  connaître  que  les 
Frères  de  la  Rose-Croix  de  France  avaient  décidé  de  communi- 
quer leurs  découvertes  à  Henri  IV,  pour  que  la  fabrication  de 
l'or  ne  tombât  pas  en  des  mains  criminelles.  Il  priait  les  Frères 
hollandais  de  s'unir  à  lui  et  de  faire  part  de  leurs  trouvailles  au 
Prince  Maurice.  Barnaud  avait  publié  à  Leyde  un  livre  sur  l'au- 
torité de  la  Sainte  Ecriture  et  une  traduction  des  œuvres  de  ce 
Socin,  dont  on  retrouve  le  nom  sous  la  plume  de  tous  les  hétéro- 
doxes. Barnaud  prêchait  l'union  des  théosophes  et  des  cabalistes 
pour  la  recherche  de  la  panacée  4.  Plus  que  la  quête  de  la 
pierre  philosophale,  c'est  la  tâche  que  s'assignent  les  Rose-Croix, 
qui  sont  presque  tous  des  médecins. 

Pouvons-nous  oublier  que  Beeckman  en  était  un  et  que  Des- 
cartes, petit-fils  du  médecin  Pierre  Descartes  et  arrière-petit-fïls, 
par  sa  mère,  d'un  autre  médecin,  Jean  Ferrand,  fut  toujours  très 
attiré  par  l'art  de  guérir,  qu'il  pratiqua  même,  comme  nous  le 
verrons  plus  tard  ? 

Disons  encore  que  Beeckman  était  protestant  et  qu'à  ce  mo- 
ment les  Rose-Croix  tendaient  à  être  absorbés  par  le  Protes- 
tantisme, surtout  en  Allemagne,  mais  la  doctrine  de  large  tolé- 
rance et  d'union  de  tous  les  cultes  contenue  dans  la  Fama  était 


1.  Œuvres,  t.  X,  p.  214. 

2.  Cf.  Dr  W.  Meijer,  De  Rozckruisers  of  de  Yrijdenkers  der  XVII*'  eeuw, 
Harlem,  F.  Bohn,  1916,  petit  in-  lu.  p.  66. 

3.  P.  225.  M.  Meijer  l'appelle  à  tort  Bartaud  ou  Bernard  Montaux.  Il  résulte  d'un 
long  échange  de  lettres  que  j'ai  eu  avec  l'excellent  Spinoziste,  qu'il  est  d'accord  avec 
moi  sur  l'identification  des  deux  personnages.  Aucun  doute  ne  saurait  subsiste/ 
sur  son  nom  :  j'ai  sons  les  yeux  une  photographie  d'une  lettre  autographe  adressée 
par  lui  d'Utrecht,  le  5  aoûl  1598,  au  professeur  rleurnius  et  qui  est  conservée  à  la 
bibliothèque  de  Leyde.  C'est  aussi  à  Leyde,  en  1616,  selon  BaiUet,  que  parait  l'Apo- 
logie (des  Rose-Croix)  de  Robert  Fludd,  gentilhomme  anglais.  Cf.  Œuvres  de  Des- 
cartes.  t.  X,  p.  200.  Gassend  a  réfuté  le  mime  I-'ludd. 

4.  Cf.  Meijer,  op.  cit.,  pp.  1G  et  17. 


DESCARTES    ET    BEECKMAN  389 

assurément  incompatible  avec  l'aspect  que  prenait  en  ce  moment 
le  calvinisme  aux  Pays-Bas. 

On  n'a  pas  assez  remarqué  que  le  premier  séjour  de  Descartes 
en  Hollande  coïncide  exactement  avec  les  délibérations  du  fameux 
Synode  de  Dordrecht,  qui  s'ouvrit  le  13  novembre  1618  et  se 
clôtura  le  9  mai  1619.  Il  s'occupait,  nous  l'avons  dit,  de  résoudre 
la  controverse  sur  la  prédestination  entre  les  «  libertins  »  arminiens 
et  les  orthodoxes  gomaristes  pour  aboutir  à  une  doctrine  officielle, 
à  une  confession  de  foi  \  qui  serait  imposée  à  tous  les  pasteurs 
et  professeurs  de  théologie  du  pays.  Le  Synode,  auquel  des 
délégués  des  églises  étrangères  furent  conviés,  se  prononça,  on  le 
sait,  dans  le  sens  du  calvinisme  le  plus  rigoureux. 

On  ne  se  fait  pas  toujours  une  idée  très  exacte  de  la  tolérance 
hollandaise.  Ce  pays  est  d'abord,  plus  que  le  nôtre,  celui  de 
l'anarchie  intellectuelle  :  toutes  les  sectes,  fussent  les  plus 
insensées,  y  ont  toujours  des  adeptes,  dans  ces  isolés  livrés 
à  leur  orgueilleuse  méditation  solitaire  et  qui  n'en  sortent 
que  pour  se  grouper  en  petites  chapelles.  Aujourd'hui  encore, 
il  y  a,  à  côté  de  l'Eglise  officielle  calviniste,  une  Eglise  remons- 
trante  qui  continue  Arminius,  des  Vieux  Catholiques  suppo- 
sant aux  catholiques  Romains,  des  Mennonites,  des  Anabaptistes 
et  que  sais-je  encore. 

Ces  Eglises  se  tolèrent,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'elles  se 
supportent.  Malgré  les  Synodes,  il  en  fut  à  peu  près  ainsi  pen- 
dant tout  le  xvne  siècle,  l'autorité  fermait  les  yeux  et  laissait 
coexister  ces  sectes,  par  nécessité  politique  et  économique,  peut- 
être  plus  que  par  la  conviction  profonde  de  ceux  qui  exercent  le 
pouvoir.  En  leur  for  intérieur,  ils  ont  pris  parti,  et  l'indulgence 
souriante  d'un  Montaigne  n'est  pas  leur  fait.  Si  un  jour  alors,  ils 
s'aperçoivent  que  leur  puissance  est  en  jeu,  ils  sont  capables  de 
toutes  les  intransigeances  :  en  1619,  ils  allèrent  jusqu'au  crime. 
Ce  n'est  pas  pourtant  que  Maurice,  adversaire  du  Pensionnaire 
fût  bien  zélé  en  matière  de  foi.  On  lui  attribue  ce  mot,  prononcé 
à  son  lit  de  mort,  que  l'article  principal  de  son  credo  était:  deux 
et  deux  font  quatre  2. 


1.  Voir  celle  que  signèrent  à  travers  tout  le  xvn8  siècle,  et  même  après,  les 
pasteurs  de  l'Eglise  Wallonne  et  dont  l'original  est  conservé  à  Leyde  à  la  Biblio- 
thèque wallonne.  J'en  donnerai  bientôt  une  édition  critique. 

2.  Balzac  et  Tallemant  le  racontent  l'un  comme  l'autre  (cf.  Œuvres  de  Dcscnrtos. 
t.  XII,  p.  41).  Qu'il  ait  dit  cela  à  un  ministre  protestant,  par  exemple  ù  Rivet,  je  me 
permets  d'en  douter. 


390  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

On  n'a  pas  assez  remarqué  non  plus  que  le  départ  du  philosophe 
coïncide  avec  le  procès  d'Oldenbarneveldt,  dans  lequel  est  im- 
pliqué un  homme  que  Descartes,  juriste  et  latiniste,  ne  pouvait 
s'empêcher  d'admirer,  Hugo  Grotius  ;  la  lâcheté  avec  laquelle  il 
abandonna  ses  amis  ne  le  sauva  pas  d'une  condamnation.  Des- 
cartes doit  s'embarquer  le  29  avril  1619.  Le  13  mai  suivant,  la 
tête  du  grand  Pensionnaire  tombe  sur  l'échafaud. 

Comme  Jean  de  Nérée,  pasteur  des  régiments  français,  traduit 
les  actes  du  Synode,  Descartes  n'a  rien  pu  ignorer  de  ces  séances, 
qui  d'ailleurs  se  passaient  dans  une  ville  voisine,  ni  de  la  prépa- 
ration de  la  tragédie  de  La  Haye,  qui  en  fut  le  résultat.  Il  dut  se 
sentir  mal  à  l'aise.  Il  lui  parut  sans  doute  qu'il  tombait  de  l'in- 
tolérance catholique  dans  l'intolérance  protestante,  mais,  assuré- 
ment, il  perdit  le  souvenir  de  ces  impressions  puisque,  dix  ans 
après,  nous  le  retrouverons  en  Hollande. 

S'embarqua-t-il  effectivement  le  29  avril  1619  ?  il  n'y  a  pas 
lieu  d'en  douter,  car  il  écrit  à  Beeckman  :  «  Aujourd'hui  je  m'em- 
barque pour  visiter  le  Danemark  » l.  M.  Adam  trouve  le  détour 
trop  grand  pour  permettre  à  Descartes  d'assister  aux  fêtes  du 
couronnement  de  l'empereur  Ferdinand  -,  qui  eurent  lieu  à 
Francfort,  entre  le  20  juillet  et  le  9  septembre  1619.  Mais  n'a-t-il 
pas  eu  le  temps,  du  29  avril  au  20  juillet,  de  gagner  cette  ville, 
même  en  consacrant  quelques  jours  à  Copenhague,  comme  il 
en  a  l'intention  :  «  Je  resterai  quelque  temps  dans  la  ville  de 
Coppenhaven  3  où  j'attends  une  lettre  de  vous.  Chaque  jour, 
des  navires  partent  d'ici  pour  le  Danemark  et,  quoique  vous 
ignoriez  mon  hôtel,  je  m'informerai  si  diligemment  des  marins 
qui  apporteraient  quelque  chose  pour  moi,  qu'elle  ne  risque  pas 
de  se  perdre.  » 

Si  donc  Descartes  avait  été  empêché  de  s'embarquer  le  29.  il 
lui  était  facile  de  prendre  le  bateau  suivant  ;  s'il  avait  renoncé  à 
la  voie  de  mer,  une  nouvelle  lettre  à  son  fidèle  Beeckman  nous 
en  eût  fait  part.  Celle  qui  est  bien  la  dernière,  du  moins,  pour 
cette  période,  se  termine  par  un  message  pour  Pierre  van  der 
Merck  4  et  enfin  par  une  phrase  d'affection  :  «  Je  n'ai  plus  rien 

1.  Œuvres,  t.  X,  p.  165. 

2.  IbicL,  t.  VI,  p.  11. 

3.  Remarquer  cette  forme,  qui  se  rapproche  du  danois  beaucoup  plus  que  celle 
dont  nous  nous  servons  d'ordinaire. 

4.  Œuvres,  t.  X,  p.  166.  Il  s'agit  d'un  marchand  et,  je  suppose,  à  propos  de  lettre 
de  change.  Voyez  le  rôle  de  Joostens  à  Tours,  à  l'égard  de  Scaliger.  Cf.  Livre  IL 
p.  202. 


DESCARTES    ET    BEECKMAX  391 

à  ajouter,  si  ce  n'est  que  je  vous  demande  de  m' aimer  et  que  je 
vous  souhaite  d'être  heureux.  Adieu!  A  Amsterdam, 29  avril  1619. 
Vôtre  autant  que  sien,  Du  Perron.  » 

Beeckman  répondit  le  6  mai  à  son  «rare  »  ami,  mais  sa  lettre  ne 
l'atteignit  point.  Elle  traite  sommairement  et  avec  mépris 
d' Agrippa  et  de  Lulle  et  se  termine  par  ce  vœu  et  ces  recomman- 
dations :  «  Que  Dieu  donne  que  nous  vivions  pendant  quelque 
temps  ensemble  pour  pénétrer  dans  le  champ  de  la  science  jusqu'à 
l'ombilic  !  cependant,  veillez  sur  votre  santé,  soyez  prudent 
pendant  votre  voyage,  de  crainte  que  vous  ne  paraissiez  ignorer 
la  seule  pratique  de  cette  science  dont  vous  faites  tant  de  cas. 
Songez  à  rédiger  ma  Mécanique  et  la  vôtre.  Vous  avez  l'habitude 
d'être  fidèle  à  vos  promesses...  Vous  êtes  maintenant  dans  la 
capitale  de  ce  pays  \  Ne  manquez  pas  d'y  examiner  tout  ce  qui 
s'y  trouve  de  science,  ne  manquez  de  visiter  aucun  savant,  afin 
que  rien  de  ce  qu'il  y  a  de  bon  en  Europe  ne  vous  échappe  ou 
plutôt  afin  que  vous  expliquiez  votre  système  aux  autres  savants2. 
Je  me  porte  bien.  » 

Excellents  conseils  de  l'aîné  au  cadet,  mais  qui  ne  trahissent 
pas  la  même  tendresse  que  celle  que  Descartes  éprouvait  à 
l'égard  de  son  initiateur  «  vir  ingeniossisimus  » 3,  «  stadiorum 
promotor  et  primus  author  » 4. 

1.  Evidemment  du  Danemark,  sans  cela  il  eût  écrit  :  i  hujus  regni  »  et  non  «  ejus  ». 

2.  Je  ne  suis  pas  sûr  du  sens,  le  texte  porte  :  «  aut  potius  ut  ratio nem  lui  ad  reli- 
quos  doctos  intelligas.  »  Œuvres,  X;  p.  169. 

3.  Cogilationes  privalae,  au  t.  X,  p.  219  :  «  Contigit  mihi  ante  paucos  dies  familia- 
ritate  uti  ingeniosissimi  viri  ».  Tous  ces  passages  témoignent  d'une  pénétration 
réciproque  des  deux  esprits. 

4.  Œuvres,  t.  X;  p.  162. 


CHAPITRE  IV 


LES    ANNÉES    D'ALLEMAGNE    (1619-1621) 
L'INVENTION    MERVEILLEUSE    DU    10    NOVEMBRE    1619 


«  J'estois  alors  en  Allemaigne,  où  l'occasion  des  guerres  qui 
n'y  sont  pas  encore  finies,  m'avoit  appelé  et,  comme  je  retournois 
du  couronnement  de  l'Empereur  vers  l'armée,  le  commencement 
de  l'hyver  m'aresta  en  un  quartier,  où,  ne  trouvant  aucune 
conversation  qui  me  divertist  et  n'ayant  d'ailleurs,  par  bonheur, 
aucuns  soins  ny  passions  qui  me  troublassent,  je  demeurois  tout 
le  jour  enfermé  seul  dans  un  poésie,  où  j'avois  tout  loysir  de 
m'entretenir  de  mes  pensées  ». 

Il  est  peu  de  passages  plus  célèbres  que  ce  début  de  la  Seconde 
partie  du  Discours  de  la  Méthode  1.  Pour  le  commun  des  hommes, 
le  philosophe  dans  son«  poêle»  résume  même  toute  la  biographie 
de  Descartes,  comme  l'accident  du  pont  de  Xeuilly,  celle  de 
Pascal.  Mais,  si  cette  dernière  anecdote  est  suspecte,  l'autre  ne 
l'est  point  et  le  philosophe  y  a  assez  insisté  pour  nous  permettre 
de  nous  y  arrêter  à  notre  tour.  Il  y  revient  encore  plus  loin, 
comme  s'il  tenait  à  marquer  exactement  les  limites  de  sa  médita- 
tion fondamentale  :  «  Et  d'autant  que  j'esperois  en  pouvoir 
mieux  venir  à  bout  [il  s'agit  des  préjugés  sur  les  mœurs]  en 
conversant  avec  les  hommes  qu'en  demeurant  plus  long-tems 
renfermé  dans  le  poésie  où  j'avois  eu  toutes  ces  pensées,  l'hyver 
n'estoit  pas  encore  bien  achevé  que  je  me  remis  à  voyager.  » 

Il  n'est  pas  besoin  d'expliquer  le  sens  de  poêle,  puisque  le 
mot  est  dans  le  Journal  de  voyage  de  Montaigne2,  dans  le  Thresor 
de  la  Langue  françoyse  de  Nicot,  avec  le  sens  de  hypocaustum  ou 
chambre  chauffée  et  qu'il  a  survécu  dans  le  patois  lorrain  et 

1.  Œuvres,  t.  VI,  p.  11. 

2.  Ed.  Lautrey,  p.  92  et  Essais,  III,  13.  Je  reproduis  ces  textes  à  la  fin  de  mes 
Pièces  justificatives. 


394  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

en  Alsace  1.  On  le  trouvera  aussi  dans  le  Glossaire  des  Clas- 
siques français  de  M.  Huguet.  Il  s'applique  mieux  encore  à  ces 
chambres  d'Allemagne  où  1'  «  altdeutscher  Ofen  »  répand  la 
douce  chaleur  de  sa  colonne  de  céramique,  dans  le  bas  de  laquelle 
des  sièges  sont  aménagés. 

Mais  on  peut  marquer  avec  plus  de  précision  que  par  le  Dis- 
cours de  la  Méthode,  les  termes  de  cet  hiver  décisif,  en  recourant 
aux  petits  écrits  de  jeunesse  de  Descartes,  en  partie  perdus,  mais 
que  M.  Adam  a  reconstitués  au  tome  X  de  son  édition.  Baillet 
les  connut  par  l'abbé  Legrand,  qui  les  avait  hérités  de  Clerselier 
(1684),  lequel  les  tenait  lui-même  de  son  beau-frère  Chanut,  notre 
ambassadeur  en  Suède.  Ils  nous  ont  été  conservés  en  partie  par 
les  copies  qu'en  fit  faire  Leibnitz  à  Paris  ou  en  Hollande,  où  ils 
circulaient. 

Parmi  ces  opuscules,  celui  qui  nous  intéresse  le  plus,  en  ce 
moment,  c'est  le  discours  intitulé  Olympica.  Il  porte  la  marque 
d'une  exaltation  étrange,  de  ce  mysticisme  cartésien  que  je 
voudrais  mettre  en  relief,  parce  qu'il  fait  apparaître  moins  isolé, 
au  xviie  siècle,  le  cas  de  Pascal  et  qu'il  trahit  un  des  caractères 
que  cette  époque  unit  souvent  à  son  réalisme. 

Or  donc,  on  lit,  en  tête  des  Olympica,  dont  le  titre  nous  porte 
déjà  sur  les  sommets:  «  X  novembris  1619  cum...  mirabilis  scientiae 
fundamenta  reperircm»,  2«le  10  novembre  1619,  lorsque  je  décou- 
vris les  fondements  d'une  science  merveilleuse  ». 

Il  n'est  pas  difficile  de  rapporter  cette  date  au  premier  passage 
que  nous  avons  cité  du  Discours  de  la  Méthode.  Descartes  est 
parvenu  de  Copenhague  à  Francfort,  où,  entre  le  20  juillet  et  le 
9  septembre,  il  a  assisté,  au  couronnement  de  l'Empereur  Ferdi- 
nand 3.  Il  est  friand  des  grands  spectacles  où  se  pressent  la  cohue 
bariolée  des  hommes  d'habit  varié  et  de  coutumes  diverses.  Le 
métaphysicien,  chez  lui,  n'est  pas  indifférent  à  l'homme,  son 
point  de  départ  et  son  objet  :  il  ne  s'isole  pas  en  son  moi,  qu'il 
confère  sans  cesse  à  celui  des  autres. 

Sans  doute,  ce  n'est  pas  ce  qu'il  cherchait  :  ii  veut  une 
mêlée  plus  ardente  que  celle  des  foules,  et  surtout  le  danger. 
Il   s'est   admiré    déjà    d'être    sans    crainte    dans    la  tempête. 


1.  A  Strasbourg,  on  lit  sous  une  enseigne,  faubourg  de    Pierres  :  «  Zur  Gaertner 
Stube  »,  la  traduction  :  «  Au  poêle  des  jardiniers.  » 

2.  Œuvres,  t.  XII,  p.  50. 

3.  Œuvres,  t.  X,  p.  186,  note  b. 


ANNÉES    D'ALLEMAGNE    (16 19-1621)  395 

Comment  se  conduira-t-il  au  combat  ?  c'est  une  question 
qui  préoccupe  l'homme  de  cœur  qui  réfléchit,  se  méfiant  des 
lâchetés  de  son  pauvre  corps  et  désireux  de  «  s'esprouvër  ». 

Connut-il  l'exaltation  et  les  angoisses  de  la  bataille  ?  il  semble 
que  oui,  car  le  Père  Poisson  1  dit  :  «  J'ay  des  mémoires  entre  les 
mains  que  M.  Descartes  a  faits  à  la  guerre,  où  l'on  peut  voir 
combien  cet  exercice  est  utile  à  un  homme  qui  sçait  faire  usage  de 
toutes  choses  et  qu'un  esprit  bien  fait  trouve  dans  le  milieu  d'un 
camp  de  quoy  servir  d'entretien  à  ceux  qui  fréquentent  aussi  le 
Lycée  ».  Ceci  ne  prouverait  pas  encore  qu'il  ait  été  engagé,  mais 
l'observation  que  voici  a  bien  l'air  d'avoir  été  prise  sur  le  vif 2  : 
«  Un  Gendarme  revient  d'une  mêlée  :  pendant  la  chaleur  du 
combat,  il  auroit  pu  estre  blessé,  sans  s'en  appercevoir...  ».  Il 
est  parfaitement  exact  et  il  s'est  vérifié  plusieurs  fois  qu'on  peut 
être  blessé  sans  le  savoir  :  c'est  le  privilège  de  1'  «  état  de  choc  ». 
On  ne  voit  pas  cependant  qu'il  y  ait  eu  une  campagne  de  l'Em- 
pereur Ferdinand,  dans  la  fin  de  l'été  1619,  et  M.  du  Perron,  pas- 
sant des  troupes  protestantes  de  Maurice  aux  troupes  catholi- 
ques de  Maximilien  de  Bavière3,  au  début  de  la  guerre  de  Trente 
ans,  y  rencontre  la  même  déception  de  l'inaction  forcée  ;  celle 
des  quartiers  d'hiver  lui  eût  été  plus  sensible  encore,  s'il  n'y  avait 
trouvé  un  asile  pour  l'éclosion  de  ses  pensées. 

10  novembre  1619.  Comment  n'a-t-on  pas  observé  que  c'est 
l'anniversaire,  jour  pour  jour,  de  la  rencontre  avec  Beeckman 
à  Bréda  ou,  du  moins,  de  la  première  mention  que  celui-ci  fait 
de  Descartes  dans  son  Journal.  Simple  coïncidence  ?  ce  n'est 
guère  possible,  car,  l'année  suivante,  c'est  encore  le  10  4,  qu'il 
note,  en  marge  des  Ohjmpica  toujours  :  «  X  novembris  1620,  eoepi 
intclligere  fundamentum  Inventi mirabilis  »,  «le  10  novembre  1620, 
je  commençai  à  concevoir  le  fondement  d'une  invention  admi- 
rable. »  Il  doit  attacher  à  cette  date,  décidément,  une  grâce  triple, 
dont  la  série  s'établirait  ainsi  :  10  novembre  1618  :  rencontre  de 
l'annonciateur  ;  10  novembre  1619  :  réflexion  prolongée  sur  cet 


1.  Dans  une  observation  sur  un  passage  du  Discours  de  la  Méthode  (t.  VI,  p.  9), 
citée  par  M.  Adam,  t.  X,  p  255. 

2.  Œuvres,  t.  XII,  p.  61,  notée. 

3.  Lipstorp,  Specimina  Philosophiae  Carlesianae,  163o,  cité  au  t.  X,  p.  25-i. 
Le  passage  est  important. 

4.  Le  10  novembre  est  la  date  donnée  dans  les  Cogilaliones  (Œuvres,  t.  X,  p.  216), 
d'après  les  Ohjmpica.  Baillet,  d'après  les  mêmes  Ohjmpica,  donne  le  11  novembre 
1610.  Comme  il  peut  s'agir  de  la  nuit  du  10  au  11,  la  différence  est  peu  impor- 
tante. 


396  DESCARTES  EX  HOLLANDE 

anniversaire  et  annonciation  de  la  science  nouvelle  et  univer- 
selle ;  10  novembre  1620  :  invention  admirable  qui  en  serait 
l'application. 

Sommes-nous  fondés  à  attribuer  au  plus  positif  de%nos  philo- 
sophes et  au  plus  rationaliste,  des  visions  qui  tiennent  plutôt 
d'un  Pascal  ou  d'une  Sainte-Thérèse  ?  Oui,  de  par  le  reste  des 
Olympica  et  la  relation  qu'il  nous  donne  du  songe  qu'il  fit  en 
cette  étrange  nuit  du  10  au  11  novembre  1619. 

La  recherche  de  la  vérité  «  jetta  son  esprit,  nous  dit  Baillet l, 
dans  de  violentes  agitations  qui  augmentèrent  de  plus  en  plus 
par  une  contention  continuelle  où  il  le  tenoit,  sans  souffrir  que 
la  promenade  ni  les  compagnies  y  fissent  diversion.  Il  le  fatigua 
de  telle  sorte  que  le  feu  lui  prît  au  cerveau  et  qu'il  tomba  dans 
une  espèce  d'enthousiasme,  qui  disposa  de  telle  manière  son  esprit 
déjà  abatu  qu'il  le  mit  en  état  de  recevoir  les  impressions  des 
songes  et  des  visions.  » 

«  Il  nous  apprend  que,  le  dixième  de  novembre  mil  six  cent 
dix  neuf,  s'étant  couché,  tout  rempli  de  son  enthousiasme  et  tout 
occupé  de  la  pensée  d'avoir  trouvé  ce  jour  là  les  fondemens  de  la 
science  admirable,  il  eut  trois  songes  consécutifs  en  une  seule 
nuit  qu'il  s'imagina  ne  pouvoir  être  venus  que  d'en  haut.  » 

A  analyser  attentivement  cette  phrase,  dont  le  contenu  est 
relativement  garanti  par  une  nouvelle  référence  marginale  de 
Baillet  renvoyant  à  Cartesii  Olympica,  on  y  distingue  deux 
choses  :  la  découverte  des  «  fondemens  de  la  science  admirable  ». 
qui  a  eu  lieu  dans  la  journée  du  10  novembre,  et  les  songes,  qui 
ne  sont  pas  exempts  de  l'étrangeté  particulière  au  travail  mental 
pendant  le  sommeil  ou  le  demi-sommeil. 

La  découverte  diurne  ne  porte  que  les  caractères  d'une  illu- 
mination soudaine,  éclatant  en  quelque  sorte  d'un  bouillon- 
nement de  pensées  contenues  pendant  une  année  entière,  celle 
qui  a  précédé  la  date  fatidique.  Il  y  a  pourtant,  aux  yeux  de 
Descartes,  un  élément  mystique  dans  cette  illumination  môme, 
et  on  peut  le  prouver  par  la  hantise  d'une  formule  dont  il  se  ser- 
vira de  nouveau  l'année  suivante,  à  la  date  anniversaire,  et  puis, 
plus  jamais  par  la  suite.  Le  mot  «  mirabilis  »  semble  avoir  ici 
autant  le  sens  de  miraculeux  que  celui  d'admirable. 

1.  Œuvres  de  Descartes,  t.  X,  p.  181.  Baillet  mentionne  en  marge  la  source,  qui  ne 
nous  est  connue  malheureusement  que  par  lui,  Cart.  Olymp.  init.  Ms.,  c'est-à-dire 
le  début  du  manuscrit  des  Olympica  de  Descartes 


ANNÉES    D'ALLEMAGNE    (1619-1621)  397 

Les  songes  de  la  nuit,  eux,  sont  si  fous,  qu'on  aimerait 
mieux  que  Descartes  n'y  eût  pas  attaché  assez  d'importance 
pour  les  noter  et  les  décrire,  quoique  Baillet  ait  pu  les  ampli- 
fier encore  et  en  accentuer  les  éléments  religieux.  Donc,  dans 
le  premier,  il  croit  marcher  par  les  rues,  mais  il  se  sent 
si  faible  du  côté  droit  qu'il  est  obligé  de  se  renverser 
du  côté  gauche  pour  pouvoir  avancer.  Un  tourbillon  lui  fait 
faire  trois  ou  quatre  tours  sur  le  pied  gauche.  Il  se  traîne  jusque 
dans  la  cour  d'un  collège,  où  une  personne  lui  dit  «  que,  s'il  vouloit 
aller  trouver  Mr.  N.,  il  avoit  quelque  chose  à  lui  donner.  M.  Des- 
cartes s'imagina  que  c'étoit  un  melon  qu'on  avoit  apporté  de 
quelque  pais  étranger.  » 

«  Ce  melon  »,  dira-t-il  plus  loin,  «  signifioit  les  charmes  de  la 
solitude  »,  interprétation  singulière  qui  provoquera,  plus  tard,  en 
1693,  les  railleries  de  Huet,  dans  un  pamphlet,  où  il  fera  demander 
par  Chanut  au  philosophe  «  comment  il  avoit  reconnu  que  toutes 
ces  visions  étoient  des  révélations  du  Ciel  et  non  pas  des  songes 
ordinaires,  excitez  peut-être  par  les  fumées  du  tabac  ou  de  la 
bière  ou  de  la  melancholie  »,  remarquant  aussi  qu'ils  arrivaient 
«  pendant  une  nuit  qui  suivit  une  soirée  du  jour  de  Saint  Martin, 
après  avoir  un  peu  plus  fumé  qu'à  l'ordinaire  et  ayant  le  cerveau 
tout  en  feu  »  \ 

Baillet  avait  prévu  l'objection  et  observé  que  Descartes  «  avoit 
passé  le  soir  et  la  journée  dans  une  grande  sobriété  et  qu'il  y 
avoit  trois  mois  entiers  qu'il  n' avoit  bû  de  vin  »  2. 

Le  second  songe,  survenu  au  bout  de  deux  heures,  commence 
par  un  bruit  aigu  et  éclatant,  qu'il  prit  pour  un  coup  de  tonnerre. 
«  Ayant  ouvert  les  yeux,  il  apperçut  beaucoup  d'étincelles  de 
feu  répandues  par  la  chambre.  La  chose  lui  étoit  souvent  arrivée 
en  d'autres  tems  et  il  ne  lui  étoit  pas  fort  extraordinaire,  en  se 
réveillant  au  milieu  de  la  nuit,  d'avoir  les  yeux  assez  étincellans 
pour  lui  faire  entrevoir  les  objets  les  plus  proches  de  lui  »  3.  Le 
jeune  philosophe  est  donc  sujet  à  des  hallucinations. 

«  Le  troisième  songe  n'eut  rien  de  terrible  comme  les  doux 
premiers.  Dans  ce  dernier,  il  trouva  un  livre  sur  sa  table,  sans 
sçavoir  qui  l'y  avoit  mis.  Il  l'ouvrit,  et,  voyant  que  c'étoit  un 


1.  Œuvres,  t.  X,  p.  185,  note  a. 

2.  C'est-à-dire  depuis  les  fêtes  du  couronnent  snt  de  l'empereur  Ferdinand.  Cf. 
ibid.,  p.  186,  note  b. 

3.  Baillet,  t.  I,  p.  82  s. 


398 


DESCARTES    EX    HOLLANDE 


Dictionnaire,  il  en  fut  ravi,  dans  l'espérance  qu'il  pourrait  lui 
être  fort  utile.  Dans  le  même  instant,  il  se  rencontra  un  autre 
livre  sous  sa  main,  qui  ne  lui  étoit  pas  moins  nouveau,  ne  sçachant 
d'où  il  lui  étoit  venu.  Il  trouva  que  c'étoit  un  recueil  des  Poésies 
de  difïérens  Auteurs,  intitulé  Corpus  Pottarum,  etc.  Il  eut  la 
curiosité  d'y  vouloir  lire  quelque  chose  et,  à  l'ouverture  du  livre, 
il  tomba  sur  le  vers  : 

Quod  vitse  sectabor  iter  ?  J 

«  Au  même  moment,  il  apperçut  un  homme  qu'il  ne  connoissoit 
pas,  mais  qui  lui  présenta  une  pièce  de  Vers  commençant  par 
«  Est  et  non  »,  lui  demandant  s'il  la  connoissoit  ».  Descartes 
répond  affirmativement,  veut  la  chercher  dans  le  Recueil  des 
poètes,  qui  était  sur  la  table.  «L'homme  lui  demanda  où  il  avoit 
pris  ce  livre  et  M.  Descartes  lui  répondit  qu'il  ne  pouvoit  lui  dire 
comment  il  l'avoit  eu,  mais  qu'un  moment  auparavant,  il  en 
avoit  manié  encore  un  autre  qui  venoit  de  disparoître,  sans  sçavoir 
qui  le  lui  avoit  apporté  ni  qui  le  lui  avoit  repris.  Il  n'avoit  pas 
achevé  qu'il  revit  paroître  le  livre  à  l'autre  bout  de  la  table,  mais 
il  trouva  que  ce  dictionnaire  n'étoit  plus  entier  comme  il  l'avoit 
vu  la  première  fois».  Ayant  voulu  montrer  alors  à  l'inconnu,  dans 
le  Recueil  des  poètes,  la  pièce  :  «  Quod  vitae  sectabor  iter  »,  il 
tomba  sur  «  divers  petits  portraits  gravez  en  taille  douce,  ce  qui 
lui  fit  dire  que  ce  livre  étoit  fort  beau,  mais  qu'il  n'étoit  pas  de  la 
même  impression  que  celui  qu'il  connoissoit.  Il  en  étoit  là,  lorsque 
les  livres  et  l'homme  disparurent  et  s'effacèrent  de  son  imagina- 
tion, sans  néanmoins  le  réveiller  ». 

Voici  maintenant  l'interprétation  conçue  dans  le  sommeil 
encore  :  «  Il  jugea  que  le  Dictionnaire  ne  voulait  dire  autre  chose 
que  toutes  les  sciences  ramassées  ensemble  et  que  le  Recueil  de 
Poésies,  intitulé  le  Corpus  poetarum,  marquoit  en  particulier  et 
d'une  manière  plus  distincte  la  Philosophie  et  la  Sagesse  jointes 
ensemble.  »  Descartes  attribue  d'ailleurs  une  grande  valeur  à 
l'intuition  du  poète.  Xe  dit-il  pas  dans  les  Cogitationes  Privatae, 
qui  sont  de  la  même  époque  2  :  «  Il  peut  sembler  étonnant  qu'on 
trouve  d'importantes  sentences  dans  les  écrits  des  poètes  plus 
que  dans  ceux  des  philosophes.  La  raison  en  est  que  les  poètes 

1.  Que]  chemin  suivrai-je  dans  la  vie  ? 

2.  La  pensée  suivante  est  extraite  du  Recueil  que  Foucher  de  Careil  a  découvert 
et  publie,  qa  a  a  appelé  Cogitaliones  privatae  et  qui  fut  commencé,  encore  ÙBréda, 
ie   i      janviei    îolJ.   11  y  est  question  aussi   du  songe  de  novembre  1619   et  du 


l'invention  DU  10  NOVEMBRE  1619  399 

écrivent  sous  l'empire  de  l'enthousiasme  et  par  la  puissance  de 
l'imagination.  Or  il  en  est  des  semences  de  savoir  qui  sont  en 
nous,  comme  du  feu  dans  la  pierre,  les  philosophes  l'en  peuvent 
tirer  par  leur  raisonnement,  les  poètes  le  faire  jaillir  avec  plus 
d'éclat  par  l'imagination  ». 

Par  la  pièce  de  vers  «  Est  et  non  »,  qui  est  le  oui  et  le  non,  le 
«  val  xal  ou  »  de  Pythagore,  il  entendait  la  Vérité  et  la  fausseté 
dans  les  connaissances  humaines.  Et  qui  est  l'homme  inconnu? 
«  Il  fut  assez  hardi,  écrit  Baillet,  pour  se  persuader  que  c'étoit 
l'Esprit  de  Vérité,  qui  avoit  voulu  lui  ouvrir  les  trésors  de  toutes 
les  sciences  par  ce  songe.  » 

Comme  tout  cela  n'est  pas  très  orthodoxe  el  que,  si  le  dernier 
songe  lui  avait  donné  un  sentiment  agréable,  les  deux  premiers 
n'avaient  pas  laissé  de  lui  inspirer  une  certaine  terreur,  il  prit 
celle-ci  pour  un  avertissement  du  ciel  sur  ses  péchés  et  il  promit 
à  la  Sainte  Vierge  de  se  rendre  en  pèlerinage  à  Xotre-Dame-de- 
Lorette  à  la  fin  de  novembre,  promesse  qu'il  ne  tint  point.  Ce 
vœu  n'est  pas  une  invention  de  Baillet  \  car  on  le  retrouve 
dans  les  Cogitationes  Privatae,  qui  m'ont  presque  l'air  d'être 
composées  de  fragments  des  Olympica  :  «  Avant  la  fin  de  novem- 
bre, j'irai  à  N.  D.  de  Lorette  à  pied  depuis  Venise,  si  c'est  la 
coutume  et  si  c'est  pratiquable  mais,  sinon,  au  moins  le  plus 
dévotement  qu'il  se  puisse  faire.  »  Entre  cette  phrase  et  la  précé- 
dente sur  les  poètes,  il  y  a  celle-ci  :  «  les  doctrines  des  sages  peu- 
vent se  réduire  à  quelques  règles  générales»,  2  où  l'on  trouve  en 
germe  l'idée  de  formuler,  en  peu  de  points,  la  Méthode. 

Etrange  mélange  de  rationalisme,  de  religion  et  de  mysti- 
cisme; mais  c'est  trop  s'arrêter  aux  bas-fonds  troubles  d'où  jaillit 
la  clarté  si  pure  de  l'évidence  et  il  est  temps  de  se  demander 
quelle  est  l'invention  merveilleuse  que  fit  Descartes  en  cette 
journée  du  10  novembre  1619,  disons  bien  journée,  pour  distinguer 
des  rêves  fantastiques  de  la  nuit  suivante. 

Quod  vilac,  etc.  Cf.  Œuvres,  t.  X,  p.  21G  :  «  Somnium,  1619,nov.  in  quo  carmen  7  cujus 
initium  : 

Quod  vitae  sectabor  iter  ?  (Auson).  • 

Ceci  plaide  en  faveur  de  l'exactitude  de  Baillet  dans  son  analyse  des  Olt/mpica  ; 
l'idée  est  sensiblement  la  même  que  dans  les  Cogitationes.  Cf.  aussi  Revue  de  Méla- 
physique  et  de  Morale,  mars-avril  1618.  On  se  reportera  également  aux  articles  de 
M.  Milhaud,  Une  crise  mastique  chez  Descartes  en  1619,  dans  la  même  Revue, 
septembre  1916,  et  L'Œuvre  de  Descaries  pendant  l'hiver  161U-lHJi>,  dans  Scicntia. 
t.  XXIII.  1918,  pp.   1-8,  77-90. 

1.  Baillet,  t.  I.  p.  85  et  86. 

2.  Œuvres,  t.  X.  p.  217  :  «  Dicta  sapientium  ad  paucissimas  régulas  générales 
possunt  reduci.  » 


400  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

Ce  ne  peut  être,  comme  nous  l'avons  observé  déjà  à  propos 
d'une  lettre  de  Beeckman  à  Descartes  \  une  marche  à  suivre 
générale  applicable  à  divers  ordres  de  problèmes.  Serait-ce,  se 
demande  M.  Adam,  la  mathématique  universelle  dont  l'idée 
hantait  déjà  les  Pythagoriciens  et  qui  est  la  science  des  rapports 
de  grandeur  et  de  proportion,  que  ce  soit  entre  les  figures  ou 
les  nombres,  les  astres  ou  les  sons?  «Mathématique  universelle 
ou  science  des  proportions,  voilà  donc  une  première  invention 
de  Descartes  et  qui  suffirait  à  expliquer  son  enthousiasme  r>. 
<Ch.  Adam). 

En  voici  une  autre  :  Aux  caractères  cossiques  2  exprimant 
la  racine  (R),  le  carré  (Q),  le  cube  (C),  Descartes  substitue  les 
nombres  2,  3  ;  il  désigne  les  quantités  connues  par  des  minus- 
cules, c'est  ce  qu'il  appelle  son  a  b  c  3  ;  les  inconnues  par  les 
majuscules  A  B  C,  plus  tard  par  les  dernières  de  l'alphabet, 
x  y  z.  Ainsi  dans  les  équalions,  les  nombres  seront  remplacés 
par  des  lettres  et  les  caractères  cossiques  par  des  nombres. 
«  Cette  seconde  invention,  dit  M.  Adam,  n'était-elle  pas 
admirable  autant  que  la  première  ?  »  4 

En  voici  une  troisième  et  une  quatrième  :  «  toutes  les 
quantités  entre  lesquelles  existent  des  relations  numériques 
peuvent  être  exprimées  par  des  lignes  »,  ce  qui  fait  que,  comme  dit 
si  bien  quelque  part  Paul  Tannery  5,  le  plus  grand  mérite  de 
Descartes  n'est  peut-être  pas  d'avoir  appliqué  l'algèbre  à  la 
géométrie,  mais  la  géométrie  à  l'algèbre.  Toute  la  physique 
qui.  jusqu'alors,  avait  été  assimilée  à  la  médecine  ou  à  la  philo- 
sophie 6  est  ramenée,  elle  aussi,  au  Nombre. 

L'unité  foncière  de  la  Science  apparaît.  Or  c'est  là,  à  mon  sens, 
la  grande  découverte  du  10  novembre  1619.  C'est  celle  que  fait 
pressentir  la  lettre  à  Beeckman,  du  26  mars  précédent  :  «  Scien- 
tiam  penitus  novam  tradere  cupio  » 7...  «  Infinitum  quidem  opus 
est,  nec  unius.  Incredibile  quam  ambitiosum,  sed  nescio  quid 
luminis    per    obscurum    hujus    scientiae    chaos    aspexi,    cujus 

1.  Cf.  plus  haut,  p.  383. 

2.  De  l'italien  Cosa  quadrata,  cf.  Œuvres,  t.  X,  pp.  261,  2G2. 
:'..   Œuvres,  t.  XII,  p.  212. 

4.  Ibid.,  i>.  53. 

5.  Dans  su n  article  de  La  Grande  Encyclopédie. 

6.  Voyez  plus  haut,  au  livre  II,  pp.  177  et  336,  ce  qui  est  dit  à  propos  de  Pierre 
<lu  Moulin  ;  c'est  lui  qui,  philosophe,  est  chargé  de  la  physique.  Ainsi  encore  pour 
du  Mail,  du  temps  même  de  Descartes.  Heureux  quand  on  ne  confiait  pas  ce  cours 
à  un  simple   philologue. 

7.  Œuvres,  t.  X,  pp.  156-8. 


l'invention   DU   10  NOVEMBRE  1619  401 

auxilio  densissimas  quasque  tcnebras   discuti   posse  existimo  ». 

C'est  ce  rayon  de  lumière  qui,  en  avril  1619,  guide  le  penseur 
dans  la  pénombre  du  subconscient  et  qui,  brusquement,  après 
six  mois  d'alternance  de  réflexion  et  de  pressentiments 
obscurs,  jaillit  en  un  torrent  de  lumière  et  suscite  l'enthousiasme 
de  celui  qui  voit  sortir  du  creuset  la  coulée  de  lave  incandes- 
cente. 

«  Toutes  les  sciences  sont  liées  comme  par  une  chaîne,  a-t-il 
écrit  dans  un  de  ses  fragments  manuscrits1,  et  on  n'en  peut 
tenir  une,  parfaitement,  sans  que  d'autres  ne  suivent  d'elles- 
mêmes  et  qu'on  n'embrasse  en  même  temps  l'encyclopédie 
tout  entière.  » 

Que  serait  alors  la  découverte  merveilleuse  du  10  novembre 
1620  ?  selon  notre  hypothèse,  ce  serait  l'application,  le  moyen 
d'arriver  à  la  science  une,  conçue  le  10  novembre  précédent  : 
c'est-à-dire,  la  Méthode.  On  remarquera  que  les  termes  dont 
Descartes  se  sert  à  l'occasion  de  la  première  des  deux  dates  sont 
à  la  fois  plus  lyriques  et  plus  généraux  :  «  X  novembris  1619  eu  m 
plenus  forem  Enthousiasme  et  mirabilis  scientiae  fundamenta 
reperirem  ». 

Le  11  novembre  1620,  ce  n'est  plus  d'une  science  qu'il  parle, 
mais  d'une  invention  remarquable  :  «  XI  novembris  1620,  coepi 
intelligere  fundamentum  Inventi  mirabilis  ». 

Le  travail  de  l'hiver  du  «  poêle  »  devait,  clans  l'esprit  du  jeune 
volontaire  de  l'armée  impériale,  aboutir  à  un  livre.  Dès  février 
1620,  il  est  en  quête  d'un  imprimeur.  Comme  les  Olgmpica,  les 
Cogitalionrs  Privatae,  qui,  sur  ce  point,  de  nouveau  les  décal- 
quent, disent  :  «  J'aurai  complètement  terminé  avant  Pâques 
mon  Traité  et,  si  je  l'en  juge  digne  et  si  je  trouve  un  éditeur,  je  le 
publierai  comme  je  l'ai  promis  aujourd'hui,  le  2.')  lévrier  1620  . 
Pourquoi  celte  date  ?  Est-ce  encore  un  vœu  ?  En  tous  < 
c'en  est  un,  il  ne  fut  pas  plus  tenu  que  celui  du  pèlerinage  île 
Lorette,  du  moins  à  ce  moment. 

Que  devint-il  alors  «  un  peu  avant  la  lia  de  l'hiver  .  pour 
reprendre  le  terme  dont  il  se  sert  dans  le  Discours  de  la  M<tli<><l<  V 
On  n'en  a  pas  de  témoignage  certain.  Selon  Lipstorp  -  il  aurait 
repris  du  service,  à  moins  qu'il  ne  l'ait  continué,,  comme  volon- 
taire dans  l'armée  que  le  duc  de  Bavière,  Maximilien,  rassemblait 

1.  Œuvres,  T.  X,  p.  255  :  <  Quippe  sunt  concatenatœ  oiùnes  scientise  ». 

2.  Ibid.,  p.  252. 

20 


402  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

contre  le  comte  Frédéric,  l'Electeur  Palatin,  élu  roi  de  Bohême 
et  qui,  par  une  étrange  rencontre,  était  le  père  de  la  princesse 
Elisabeth,  pour  laquelle  Descartes  écrivit  le  Traité  des  Passions. 
Mais  les  ambassadeurs  du  Roi  Très  Chrestien  procurèrent  la  paix 
entre  la  Ligue  évangélique  et  Maximilien  ;  les  négociations  s'étant 
engagées  à  Ulm,  le  6  juin,  le  traité  fut  signé,  le  3  juillet  1620. 
Voilà  notre  gentilhomme  déçu  une  seconde  fois  !  Toutefois  la 
Bohême,  révoltée,  depuis  1619,  contre  l'Empereur,  n'étant  pas 
comprise  dans  le  traité  \  les  troupes  catholiques  furent  lancées 
contre  l'Electeur,  qui  perdit  la  couronne,  à  la  bataille  de  la  Mon- 
tagne Blanche,  sous  Prague,  le  8  novembre  1620. 

Descartes  y  prit-il  part  ?  le  plus  ancien  de  ses  biographes, 
Pierre  Borel  2  l'affirme,  mais  il  a  la  manie  de  le  faire  assister  à 
des  batailles  où  il  ne  fut  jamais.  S'il  avait  vu  ce  grand  événement 
historique,  il  l'aurait  noté  dans  ses  Olympica,  d'autant  plus 
qu'il  mentionne  la  découverte  du  surlendemain.  Lipstorp  3 
n'en  dit  rien  non  plus,  mais  place  après  le  traité  d'Ulm  la  visite 
de  Descartes  à  Faulhaber,  qui  est  loin  d'être  sans  importai" ce  4. 
On  peut  faire  bon  marché  des  détails  qui  se  rapportent 
aux  interrogations  du  savant  au  cadet,  dont  la  présomption 
l'étonné  et  dont  bientôt  la  science  le  stupéfie,  après  qu'il  lui 
a  vu  résoudre  des  problèmes  de  plus  en  plus  difficiles  :  cela 
semble  trop  une  réplique  de  l'aventure  avec  Beeckman,  mais 
qu'il  est  impossible  cette  fois  de  contrôler. 

Le  principal  n'est  peut-être  pas  le  contact  qui  s'établit 
entre  le  philosophe  français  et  l'école  bavaroise  d'où  venaient 
tant  de  mathématiciens  allemands,  mais  le  fait  qu'au  sortir 
de  sa  crise  mystique,  Descartes  se  rencontre  avec  un  membre  de 
la  confrérie  des  Rose-Croix.  Comment,  dans  l'état  d'esprit  où 
il  est,  ne  serait-il  pas  au  moins  attiré  par  le  symbole  de  la  rose, 
qui  représente  la  chair  et  la  puissance  créatrice  de  la  nature, 
embrassant  la  Croix  qui  est  la  Mort,  mais  aussi  la  Résurrection? 
Il  ne  se  figure  pas  que  le  nom  des  adeptes  vienne  de  leur  maître 
Rosenkreutz,  mort  en  1484  (?)  et  qui  a  tous  les  caractères  d'un 
héros  fabuleux,  mais  assurément,  il  est  prédisposé  à  se  ratta- 
cher   à  une    de    ces    branches  qui,    telle    la   légende  du  Saint- 

1.  Vie  de  Descartes,  par  M.  Ch.  Adam,  au  t.  XII,  p.  60. 

2.  Compendium  vilae  Renali  Carlesii,  petit  in-12°  de  53  pages,  imprimé  à  Castres. 
Cf.  Œuvres,  I.  I,  p.  xvi. 

3.  (lùwrcs  de  Descartes,  t.  X,  p.  252. 

-J.   .M.  Adam  la  nul  en  1(>19,  je  ne  vois  pas  trop  pour  quelles  raisons. 


LES    ROSE-CROIX  403 

Graal,    poussent   sans   cesse   du  tronc  inépuisable  de  la  Croix. 

Comme  nous  l'avons  vu  préoccupé  de  l'Art  de  Lulle,  il  doit 
se  demander  ou,  selon  notre  hypothèse,  se  redemander,  ainsi 
qu'il  l'avait  déjà  fait  en  Hollande,  s'il  n'y  a  pas  là  quelque  secret 
occulte  dont  la  vraie  science  pourrait  profiter.  Mais  petit  est 
le  nombre  des  adeptes  :  il  suffît  que  chacun  d'entre  eux  se  choi- 
sisse un  successeur  qu'il  initie  peu  à  peu  et  prépare  à  attendre  la 
venue  d'Elia  Artista,  d'Elie  Artiste.  Le  vieux  savant  d'Ulm 
arrête  la  curiosité  impétueuse  et  peut-être  indiscrète  du  jeune 
Français  qui,  dans  les  phrases  de  son  Studium  bonae  mentis  \ 
traduites  par  Baillet,  s'en  justifie  en  ces  termes  :  «  Si  c'étoient 
des  imposteurs,  il  n'étoit  pas  juste  de  les  laisser  jouir  d'une 
réputation  mal  acquise  aux  dépens  de  la  bonne  foy  des  peuples  » 
et  «  s'ils  apportoient  quelque  chose  de  nouveau  dans  le  monde, 
qui  valût  la  peine  d'être  sçu,  il  auroit  été  malhonnête  à  luv  de 
vouloir  mépriser  toutes  ces  sciences  parmi  lesquelles  il  s'en  pour- 
roit  trouver  une  dont  il  auroit  ignoré  les  fondemens  ».  Enfin 
Baillet  nous  fournit  une  seule  citation  en  texte  original  et  qui  est 
comme  une  conclusion  :  «  Necdum  de  illis  quidquam  certi  com- 
pertum  habeo  »  (Stud.  B.  M.  Ms.  art.  5),  qu'il  rend  inexacte- 
ment par  :  «  Il  ne  sçavoit  rien  des  Rose-Croix.  » 

Il  paraît  bien,  au  contraire,  que,  sans  avoir  été  initié  en  Alle- 
magne, à  l'époque  où  il  trace  ces  lignes,  il  a  pu  l'être  plus  tard. 
Est-ce  une  mystification  que  l'affiche  qui  fut  placardée  sur  les 
murs  de  Paris  en  1625  :  «  Nous,  députés  du  Collège  principal  des 
Frères  de  la  Roze-Croix,  faisons  séjour  visible  et  invisible  en 
cette  ville  par  la  Grâce  du  Très  Haut,  vers  lequel  se  tourne  le 
cœur  des  justes.  Nous  monstrons  et  enseignons  sans  livres  nv 
marques  à  parler  toutes  sortes  de  langues  de  pays  où  voulons  être 
pour  tirer  les  hommes,  nos  semblables,  d'erreur  de  mort...  » 
Si  c'est  une  plaisanterie,  dont  les  Parisiens  sont  fort  capables, 
elle  ne  s'explique  que  parce  que  l'attention  du  public  était 
attirée  vers  les  mystérieux  confrères;  leur  influence  était  telle 
que  le  P.  Mersenne,  dans  ses  Quaestiones  celeberrimae  in  Genesim 
(1623)  et  Gabriel  Naudé,  dans  son  Instruction  à  la  France  sur 
la  vérité  de  l'histoire  des  Frères  de  la  Roze-Croix  (Paris,  1623), 
éprouvèrent  le  besoin  de  mettre  en  garde  les  bons  chrétiens  contre 
ce   nouveau   danger   qui   les   menace,   remarquons-le,  en  même 

1.  Œuvres,  t.  X.  ]>.  193.  Ce  sont  les  seules  phrases  de  ce  traité  qui  aient  été  con- 
servées ri  le,  seules  où  Descartes  ail  parlé  des  Rosi-Croix. 


404  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

temps  que  le  libertinage.  C'est  l'époque  du  Procès  de  Théophile 
et  de  la  condamnation  de  Jean  Fontanier,  de  Montpellier,  qui 
fut  brûlé  vif  à  Paris  pour  avoir  enseigné  qu'il  révélerait  aux 
hommes  un  trésor  inestimable  1.  On  serait  tenté  de  se  demander 
si  le  tapage  fait  autour  des  Rose-Croix,  à  Paris,  n'est  pas  une 
des  raisons  du  départ  de  Descartes  en  1628.  Le  bruit  avait  couru, 
à  son  retour  d'Allemagne,  qu'il  était  affilié  à  l'Ordre  2  et  il  fallut 
démentir.  Personne  ne  peut  affirmer  avec  certitude  qu'il  l'ait 
été,  mais  il  est  impossible  de  ne  pas  mentionner  un  certain  nom- 
bre de  traits  qui  sembleraient  l'attester. 

Et  d'abord  Descartes,  comme  tous  les  Confrères,  pratique  la 
médecine  gratuitement,  quoique  rien  ne  l'y  prépare  particulière- 
ment :  les  soins  aux  malades  sont  de  l'essence  de  la  Société.  A  la 
fin  du  Discours  de  la  Méthode,  il  annonce  son  intention  de 
ne  plus  se  consacrer  qu'à  cela  :  «  Je  diray  seulement  que  j'ay 
résolu  de  n'employer  le  temps  qui  me  reste,  à  vivre  à  autre  chose 
qu'à  tascher  d'acquérir  quelque  connoissance  de  la  Nature  qui 
soit  telle  qu'on  en  puisse  tirer  des  règles  pour  la  Médecine  plus 
assurées  que  celles  qu'on  a  eues  jusques  à  présent  »  3. 

En  second  lieu,  plusieurs  de  ses  amis  de  Hollande  sont  des 
Rose-Croix  connus,  comme  le  docteur  YVassenaer,  auteur  de 
Y Historisch  Yerhael,  et  Corneille  van  Hogelande,  dont  nous 
reparlerons,  fils  de  l'alchimiste  Théobald  van  Hogelande4. 

Ensuite,  comme  tous  les  frères  «  longlivers  »,  ainsi  que  se 
nomment  les  disciples  de  Fludd,  il  tient  pour  assuré  qu'il  vivra 
jusqu'à  cent  ans  (eux  disent  cent  vingt)  et  Descartes  1" avait 
tellement  persuadé  à  ses  amis  que  ceux-ci  ne  voulurent  pas  croire  à 
la  nouvelle  de  sa  mort  prématurée  à  l'âge  de  cinquante-quatre  ans. 
«L'abbé  Picot,  écrit B aille t5,  étoit  si  persuadé  delà  certitude  de 
ses  connoissances  sur  ce  point,  qu'il  auroit  juré  qu'il  îuy  auroit 
été  impossible  de  mourir  comme  il  fit,  à  cinquante  quatre  ans 
et  que,  sans  une  cause  étrangère  et  violente  (comme  celle  qui 
dérégla  sa  machine  en  Suéde),  il  auroit  vécu  cinq  cens  ans,  après 
avoir  trouvé  l'art  de  vivre  plusieurs  siècles  »>.«  Ses  oracles  l'ont 
bien  trompé  »,  écrit,  à  ce  propos,  Christine  à  Saumaise,  et  la 
Gazette  d'Anvers,  au  témoignage  de  Christian  Huygens  (12  avril 

1.  Cf.  F.  Strowski,  Pascal  et  son  temps,  t.  I,  p.  140-1  et  Meijer,  op.  ci!.,  p.  46. 

2.  Œuvres,  t.  X.  p.  197. 

3.  Ibid.,  t.  VI,  p.  78. 

4.  Cf.  Jaegcr.  op.  cil.  ;  vide  supra  p.  182,  n.  t. 

5.  Baillel,  t.  II,  p.  452,  cité  au  t.  XII  des  Œuvres,  p.  552,  note  a. 


LES    ROSE-CROIX 


405 


1650),  a  publié  le  dimanche  précédent  «dat  in  Suéde,  een  geck 
gestorven  was,  die  seyde  dat  hy  soo  langh  leven  kon  ate  hy 
wilde  » ,  <(  qu'un  fou  était  mort  en  Suède,  qui  prétendait  vivre 
aussi  longtemps  qu'il  le  voudrait  » 1. 

Les  lettres  de  Constantin  Huygens  ne  sont  pas  moins  péremp- 
toires.  Celui-ci  ayant  demandé  à  Descartes,  s'il  laissait  après 
lui  le  moyen  de  vivre  plus   que   nous  ne  faisons  2,   il  répond, 
le  25  janvier  1638  3  :  «  Je  n'ay  jamais  eu  tant  de  soin  de  me  con- 
server que  maintenant  et  au  lieu  que  je  pensois  autresfois  que 
la  mort  ne  me  pût  oster  que  trente  ou  quarante  ans  tout  au  plus, 
elle  ne  sçauroit  désormais  me  surprendre  qu'elle  ne  m'oste  l'es- 
pérance de  plus  d'un  siècle,  car  il  me  semble  tres-evidemment 
que,  si  nous  nous  gardions  seulement  de  certaines  fautes  que 
nous  avons  coustume  de  commettre  au  régime  de  nostre  vie, 
nous  pourrions,  sans  autres  inventions,  parvenir  à  une  vieillesse 
beaucoup   plus  longue  et  plus  heureuse  que  nous  ne  faisons, 
mais  pour  ce  que  j'ay  besoin  de  beaucoup  de  temps  et  d'expé- 
rience pour  examiner  tout  ce  qui  sert  à  ce  sujet,  je  travaille  main- 
tenant à  composer  un  abrégé  de  Médecine,  que  je  tire  en  partie 
des  livres  et  en  partie  de  mes  raisonnemens,  duquel  j'espère  me 
pouvoir  servir  par  provision  à  obtenir  quelque  delay  de  la  nature 
et  ainsi  poursuivre  mieux  cy-après,  en  mon  dessein  ». 

Dans  sa  réplique 4,  Huygens  parle  du  «  siècle  que  vous  avez 
résolu  de  vivre  ». 

Ce  n'est  pas  tout.  Il  est  de  règle  que  les  Frères  se  rendent 
invisibles  et,  pour  cela,  changent  sans  cesse  le  lieu  de  leur 
séjour  :  n'est-ce  pas  aussi  ce  que  fait  notre  philosophe  errant, 
dont  les  cendres  même  ignorèrent  le  repos 5  ?  Comme  les  Rose- 
Croix,  il  a  pris  pour  devise  le  mot  d'Epicure  :  «Bene  qui  latuit, 
bene  vixit  »,  qui  s'est  bien  caché,  a  bien  vécu. 

M.  Adam  fait  observer  que  Descartes  a  pour  cachet  R.  C. 
et  non  pas  R.  D.  Il  est  vrai  que  ces  deux  lettres  peuvent 
correspondre  à  la  traduction  latine  de  son  nom,  Renatus  Car- 
tesius,  mais  il  ne  cesse  de  protester,  notamment  auprès  de  Regius, 

1.  Cf.  Œuvres  de  Descartes,  t.  V,  p.  630  et  D'  W.  Meijer,  De  Rozekruizers,  p.  58. 

2.  Œuvres  de  Descartes,  t.  I,  p.  463. 

3.  Ibid.,  p.  507. 

5'  CfidŒuùresX'  XII,  pp.  585  à  628  et  W.  Meijer  :  Hel  Leven  na  dcn  dood  vanRené 
Descartes  ( eïtr du  Tiidspiegel,  1911);  Over  Descartes'  leven  na  den  dood;  Ibid., 
inZ  Waî  er  met  hèt  vermeènde  stoffelijke  oversehot  van  Descaries  is  geschud, 
(Ibid.,  1917). 


406  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

contre  ce  travestissement.  Or,  on  ne  saurait  oublier  que  la  cin- 
quième règle  des  statuts  révélés  par  Michel  Mayer  dans  la 
Themis  aurea  (Francfort,  1618)  oblige  les  Frères  à  prendre  pour 
cachet  celui  de  la  Congrégation  :  R.  C.  1. 

Il  est  juste  de  dire  que  le  passage  sur  la  longévité  peut 
s'interpréter  dans  le  sens  de  la  découverte  d'une  hygiène,  propre 
à  l'assurer,  et  que,  dans  le  Discours  de  la  Méthode,  Descartes  s'élève 
avec  force  contre  les  «  artifices  ou  la  venterie...  de  ceux  qui  font 
profession  de  sçavoir  plus  qu'ils  ne  sçavent  »  2  et  aussi  contre 
ceux  qui  détiennent  un  secret  3,  la  vérité  scientifique  n'étant  pas 
du  domaine  des  trésors  qu'on  ait  le  droit  de  dérober  aux  regards 
et  à  la  connaissance  des  hommes. 

La  doctrine  de  large  tolérance  et  d'unité  finale  des  croyances 
s'accorde  mieux  avec  la  pensée  de  Descartes  que  l'obligation 
du  secret.  Dans  l'exemplaire  de  la  Pia  Admonitio  de  fratribus 
Roseae  Crucis  de  Henrieus  Neuhusius  (1C22),  à  la  Biliothèque 
Royale  de  La  Haye,  on  lit  une  remarque  en  français,  à  propos  de 
la  réplique  de  Fludd  à  Mersenne,  et  qui  est  ainsi  conçue  :  «  S'il 
est  vrai  qu'ils  [les  Frères  Rose-Croix]  ont  retrouvé  cette  clef  de 
connoissance  par  laquelle  ils  commissent  le  divin  mystère  de 
Moïse  et  Elie,  cachés  au  monde,  et  ce  que  leurs  prophéties  [nous 
dit]  de  l'arrivée  du  Lion,  de  la  réparation  du  monde,  de  la  des- 
truction de  la  dernière  monarchie  avec  le  faux  prophète  et  de  la 
réduction  de  l'Univers  à  l'obéissance  du  seul  Tout-Puissant  et 
roi  des  Rois,  cela,  pour  toute  éternité,  s'accorde  en  tout  avec  la 
Sainte  Ecriture  » 4.  Le  catholicisme  de  Descartes  et  de  Hoge- 
lande  pouvait  se  trouver  rassuré  par  des  raisonnements  pareils. 

Il  n'est  donc  pas  possible  de  répondre  affirmativement  en  toute 
certitude  à  cette  question  :  Descartes  a-t-il  été  Rose-Croix  ? 
mais  il  n'en  est  pas  moins  démontré  que  grandes  ont  été  ses 
préoccupations  à  l'égard  des  Frères,  qu'il  en  a  fréquenté  plusieurs, 
Faulhaber  à  Ulm,  Wassenaer  et  Hogelande  en  Hollande  ;  qu'il 
les  a  certainement  écoutés,  sinon  par  sympathie,  du  moins  par 
curiosité  d'esprit,  et  qu'il  a  retenu  de  leur  enseignement  mainte 
doctrine,  comme  celle  de  la  longévité,  de  l'exercice  gratuit  de 

1.  Œuvres,  t.  X,  pp.  196  et  197. 

2.  Cf.  Ibid.,  t.  VI,  p.  9. 

3.  Ibid.,  p.  73  :  •  Et  pour  les  expériences  que  les  autres  ont  desjà  faites,  quand  bien 
mesme  ils  les  luy  voudroient  communiquer,  ce  que  ceux  qui  les  nomment  des  secrets 
ne  feroient  jamais,  elles  sont,  pour  lapluspart,  composées  de  tant  de  circonstances  ou 
d'ingrédiens  superflus  qu'il  luy  seroit  très  malaisé  de  déchiffrer  la  vérité.  » 

4.  Découvert  et  cité  par  le  D1  Meijer  dans  ses  Rozckruizers,  p.  28. 


LES    ROSE-CROIX  407 

l'art  de  guérir,  et  peut-être  le  goût  des  changements  de  rési- 
dence, destinés  à  éluder  l'importunité  des  profanes  1. 

De  la  période  qui  va  du  10  novembre  1620,  où  il  est  encore 
en  Allemagne,  au  3  avril  1622,  où  il  écrit  de  Rennes  à  son  frère 
aîné,  on  ne  sait  rien  de  précis,  mais  c'est  à  ce  moment,  sans  doute, 
qu'il  visita  la  fontaine  miraculeuse  d'Hornhausen,  entre  Aschers- 
leben  et  Schoeningen,  à  quarante  kilomètres  au  sud-ouest  de 
Magdebourg,  et  dont  il  parlera  plus  fard  à  la  princesse  Elisa- 
beth 2.  A  cette  même  période  se  rattacherait  une  aventure  assez 
curieuse,  qu'il  a  contée  longuement  dans  ses  Expérimenta.  Son 
récit  a  été  traduit  par  Baillet,  qui  rapporte  l'anecdote  à  la  fin 
de  novembre  1621  :  «  Etant  sur  le  point  de  partir  [du  Danemark] 
pour  se  rendre  en  Hollande  avant  la  fin  de  novembre  de  la  même 
année  1621,  il  se  défit  de  ses  chevaux  et  d'une  bonne  partie  de 
son  équipage  et  il  ne  retint  qu'un  valet  avec  luy.  Il  s'embarqua 
sur  l'Elbe,  soit  que  ce  fût  à  Hambourg,  soit  que  ce  fût  à 
Gluckstadt,  sur  un  vaisseau  qui  devoit  luy  laisser  prendre  terre 
dans  la  Frise  Orientale,  parce  que  son  dessein  étoit  de  visiter  les 
côtes  de  la  mer  d'Allemagne  à  son  loisir.  Il  se  remit  sur  mer  peu 
de  jours  après,  avec  résolution  de  débarquer  en  West-Frise, 
dont   il   étoit  curieux  de  voir  aussi  quelques  endroits  »  3. 

Si,  comme  il  est  probable,  Baillet  paraphrase  les  Expérimenta, 
qu'il  citera  nommément  un  peu  plus  loin,  en  marge,  il  faut  noter 
ce  détail.  Descartes  aura  entendu  parler  de  Franekcr,  dont 
l'Université  était  la  rivale  de  celle  de  Leyde  et  ici  aurait  germé 
déjà  son  dessein,  réalisé  plus  tard,  de  s'y  retirer.  Baillet  continue  : 
«  Pour  le  faire  avec  plus  de  liberté,  il  retint  un  petit  bateau  à  luy 
seul,  d'autant  plus  volontiers  que  le  trajet  étoit  court  depuis 
Embden  jusqu'au  premier  abord  de  West-Frise.  Mais  celte  dis- 
position, qu'il  n'avoit  prise  que  pour  mieux  pourvoir  à  sa  com- 
modité, pensa  luy  être  fatale.  Il  avoit  affaire  à  des  mariniers  qui 
étoient  des  plus  rustiques  et  des  plus  barbares  qu'on  pût  trouver 
parmi  les  gens  de  cette  profession.  Il  ne  fut  pas  long-tems  sans 
reconnoître  que  c'étoient  des  scélérats,  mais,  après  tout,  ils 
étoient  les  maîtres  du  bateau.  M.  Descartes  4  n'avoit  point  d'autre 

1.  On  trouvera  d'autres  détails  sur  l'histoire  des  Rose-Croix  dans  Sédir,  Les 
Rose-Croix,  Paris,  Libr.  du  xxe  s.,  1918,  in-12,  et  au  t.  X  des  Œuvres  de  Descartes, 
p.  193  et  s. 

2.  Œuvres,  t.  IV,  pp.  523  et  525.  Les  eaux  de  cette  fontaine  furent  beaucoup 
utilisées  pendant  la  Guerre  de  Trente  ans. 

3.  Œuvres,  t.  X,  p.  189. 

4.  En  marge  de  Baillet  :  «  Cartes.  Frag.  cui  titul.  Expérimenta.  » 


408  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

conversation  que  celle  de  son  valet,  avec  lequel  il  parloit  Fran- 
çois. Les  mariniers  qui  le  prenoient  plutôt  pour  un  marchand 
forain  que  pour  un  cavalier,  jugèrent  qu'il  devoit  avoir  de 
l'argent.  C'est  ce  qui  leur  fit  prendre  des  résolutions  qui  n'étoient 
nullement  favorables  à  sa  bourse...  Ils  voyoient  que  c'étoit  un 
étranger  venu  de  loin,  qui  n'avoit  nulle  connoissance  dans  le 
pays  et  que  personne  ne  s'aviseroit  de  réclamer  quand  il  vien- 
droit  à  manquer.  Ils  le  trouvoient  d'une  humeur  fort  tranquille, 
fort  patiente,  et,  jugeant  à  la  douceur  de  sa  mine  et  à  l'honnêteté 
qu'il  avoit  pour  eux  que  ce  n'étoit  qu'un  jeune  homme  qui 
n'avoit  pas  encore  beaucoup  d'expérience,  ils  conclurent  qu'ils 
en  auroient  meilleur  marché  de  sa  vie.  Ils  ne  firent  point  diffi- 
culté de  tenir  leur  conseil  en  sa  présence,  ne  croyant  pas  qu'il 
sçût  d'autre  langue  que  celle  dont  il  s'entretenoit  avec  son  valet 
et  leurs  délibérations  alloient  à  l'assommer,  à  le  jetter  dans  l'eau 
et  à  profiter  de  ses  dépouilles. 

«  M.  Descartes,  voyant  que  c'étoit  tout  de  bon,  se  leva  tout  d'un 
coup,  changea  de  contenance,  tira  l'épée,  d'une  fierté  si  imprévue, 
leur  parla  en  leur  langue  *  d'un  ton  qui  les  saisit,  et  les  menaça  de 
les  percer  sur  l'heure,  s'ils  osoient  lui  faire  insulte.  Ce  fut  en 
cette  rencontre  qu'il  s'apperçut  de  l'impression  que  peut  faire 
la  hardiesse  d'un  homme  sur  une  âme  basse.  Celle  qu'il  fit 
paraître  pour  lors  eut  un  effet  merveilleux  sur  l'esprit  de  ces 
misérables.  L'épouvante  qu'ils  en  eurent  fut  suivie  d'un  étour- 
dissement  qui  les  empêcha  de  considérer  leur  avantage  et  ils  le 
conduisirent  aussi  paisiblement  qu'il  pût  souhaiter.  »  2 

Sans  douter  de  la  véracité  de  ce  récit,  M.  Adam  voudrait  le 
placer  en  avril  1619,  plutôt  qu'en  novembre  ou  décembre  1621, 
parce  qu'il  ne  lui  semble  pas  vraisemblable  que  Descartes  eût 
abordé  en  West-Frise  sans  aller  voir  son  ami  Beeckman,  en 
Zélande,  ou  sans  lui  écrire.  L'argument  ne  me  semble  pas  décisif. 
Descartes  pouvait  avoir  de  bonnes  raisons  pour  passer  incognito 
par  la  Hollande,  s'il  venait  de  combattre  dans  les  armées  catho- 
liques contre  un  ami  et  un  parent  du  Prince  Maurice,  l' Electeur- 
Palatin  Frédéric  ;  ensuite,  la  Trêve  de  Douze  ans  avait  pris  fin, 


1.  Je  doute  que  ce  fût  en  frison,  mais  il  put  se  faire  comprendre  de  ces  marins 
d'Oost-Frise,  parlant  sans  doute  le  bas-allemand  ou  le  «  plattdeutsch  »,  en  employant, 
soit  le  haut-allemand  qu'il  avait  dû  apprendre,  soit  le  néerlandais  qu'il  avait  retenu 
de  son  séjour  à  Bréda. 

2.  A.  Baillet,  Vie  de  Monsieur  Des  Caries,  t.  I,  pp.  102-103.  Cf.  Œuvres  de  Des- 
cartes, t.  X,  p.  189-190. 


AVENTURE    DE    FRISE  409 

la  guerre  de  la  Hollande  avec  l'Espagne  avait  recommencé  et 
l'on  n'eût  pas  admis,  à  Bréda,  que  le  jeune  cadet  manquât  cette 
nouvelle  occasion  de  passer  de  la  théorie  à  la  pratique. 

Pour  lui,  il  avait  vu  assez  de  la  guerre  pour  savoir  qu'elle 
n'était  pas  son  lot  et  qu'il  était  fait  pour  la  méditation  plus  que 
pour  l'action.  Déjà  l'année  du  «  poêle  »  avait  été  assez  féconde 
pour  lui  fournir  de  la  matière  à  dix  ans  de  spéculation  philoso- 
phique. 


CHAPITRE  V 


VOYAGES  EN  FRANGE  ET  EN  ITALIE  (1622-1628) 


«  Et  en  toutes  les  neuf  années  suivantes  \  je.  ne  fi  autre  chose 
que  rouler  çà  et  là  dans  le  monde,  taschant  d'y  cstre  spectateur 
plutost  qu'acteur  en  toutes  les  Comédies  qui  s'y  jouent  et  faisant 
particulièrement  réflexion,  en  chasque  matière,  sur  ce  qui  la 
pouvoit  rendre  suspecte  et  nous  donner  occasion  de  nous  mes- 
prendre,  je  déracinais  cependant  de  mon  esprit  toutes  les  erreurs 
qui  s'y  estoient  pu  glisser  auparavant.  »  Ainsi  parle  le  Discours 
de  la  Méthode. 

Neuf  années  après  la  sortie  du  «  poêle  »,  avant  la  fin  de  l'hiver 
1619-1620,  cela  nous  met  à  1628-1629  :  ce  sont  donc  elles 
que  nous  avons  à  parcourir  maintenant.  On  pourrait  les  appeler 
les  années  de  mondanité  et  les  rapprocher  d'une  période  analogue 
que  connut  plus  tard  Pascal,  sous  l'influence  de  Méré  et  de  Mi  ton. 
Le  contact  de  la  «  société  polie  »,  qui  est  alors  dans  sa  formation, 
la  fréquentation  même  des  «  jeunes  veaux  »,  comme  le  père  Ga- 
rasse appelait  les  Libertins,  n'est  pas  seulement  utile  au  gentil- 
homme, mais  au  philosophe,  s'il  veut  que  son  expérience  soit 
totale.  Une  fois  de  plus  la  philosophie  française  révèle  ici  son 
côté  humain. 

Rentré  en  Poitou,  après  une  si  longue  absence,  Descartes  se 
préoccupe  avant  tout  de  mettre  ordre  à  son  patrimoine.  C'est  une 
lettre  d'affaires  ou  plutôt  un  engagement  qu'il  envoie,  à  son  frère 
Pierre,  le  conseiller  au  Parlement  de  Bretagne,  le  3  avril  1622  2. 
et  qui  est  daté  de  Rennes,  où  lui-même  se  trouve  auprès  de  leur 
père.  Celui-ci  a  remis  à  René  le  tiers  des  biens  provenant  de  la 
succession  de  feu  Mme  Descartes.  Entré  en  possession  des  dits 

1.  Œuvres,  t.  VI,  p.  28.  Un  peu  plus  loin,  p.  30,  ù  la  fin  de  la  Troisième  partie, 
on  lit  :  «  Toutefois  ces  neuf  ans  s'escoulerent,  etc.  » 

2.  Œuvres,  t.  I,  p.  1. 


412  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

biens,  il  n'a  rien  de  plus  pressé  que  de  les  vendre  ;  la  Grand' 
Maison  et  le  Marchais,  à  un  marchand  nommé  Pierre  Dieu-le- 
fils,  pour  onze  mille  livres  tournois  (6  juin  1623)  ;  le  fief  du 
Perron  avec  les  droits  seigneuriaux  et  la  terre  de  la  Bobinière, 
à  M.  de  Châtillon,  gentilhomme  poitevin,  pour  trois  mille  livres 
seulement  (8  juillet  1623).  La  maison  de  Poitiers  fut  ccd^e  peu 
après  pour  dix  ou  onze  mille  livres.  Ces  réalisations  faites,  quelque 
six  à  sept  mille  livres  de  rente  lui  étaient  assurées,  chiffre  de 
Borel,  que  Baillet  estime  trop  élevé  1.  Il  l'est  en  tout  cas  pour 
cette  période,  où  il  n'a  pas  encore  hérité  de  son  père.  C'était, 
sinon  la  richesse,  du  moins  l'indépendance  assurée. 

Il  cherchait  une  occasion  de  partir  pour  l'Italie,  ce  qui 
complétera  le  cycle  des  voyages  qu^in  gentilhomme  cultivé 
du  temps  doit  avoir  faits  :  il  lui  manquera  toujours  l'Angleterre, 
où  il  a  cependant  plusieurs  fois  pensé  se  rendre. 

Le  prétexte  de  l'expédition  n'est  pas,  comme  on  s'y  attendrait, 
l'exécution  du  pèlerinage  à  X.-D.-de-Lorette,  mais  la  mort  du 
mari  de  sa  marraine,  M.  Sain,  commissaire  général  des  vivres  pour 
l'armée  d'au-delà  des  Alpes.  Peut-être  songeait-il  à  lui  succéder 
en  cette  charge.  Dans  une  lettre  du  21  mars  1623  2,  il  fait  part  à 
son  frère  et  à  son  père  de  son  projet  :  a  s'il  ne  revient  plus  riche, 
au  moins  en  reviendra-t-il  plus  capable  »  ;  mais  il  s'attarda 
d'abord  à  Paris  et  ce  n'est  qu'en  septembre  qu'il  se  met  en 
route. 

Sur  ce  voyage  qui,  pourtant,  a  pu  être  décisif,  on  ne  sait  rien; 
rien,  si  ce  n'est  ce  que  nous  en  apprennent  Borel  et  Baillet  qui, 
à  défaut  d'informations  précises,  lui  font  suivre  simplement  le 
guide  du  voyageur  en  Italie  ou  du  pèlerin  à  N.-D.-de-Lorette  : 
arrêt  à  Venise  pour  y  contempler  la  cérémonie  du  mariage  du 
doge  et  de  l'Adriatique  ;  grand  Jubilé  de  Noël  1624,  à  Rome; 
de  plus,  visite  à  Florence  au  célèbre  Galilée,  et  siège  de  Gavi  en 
Piémont.  Tout  cela  est  vraisemblable  mais,  surtout  quand  il 
s'agit  de  Descartes,  il  vaut  mieux  préférer  le  vrai.  A  nos 
amis  italiens  d'entreprendre  une  enquête.  Le  sujet  en  vaut  la 
peine. 

Dans  l'œuvre  du  philosophe,  on  relève  peu  de  passages  se 
rapportant  à  l'Italie  :  il  en  est  un  sur  le  climat,  auquel  nous 


1.  Cf.  Œuvres,  t.  X 1 1,  p.  5 18,  note  a. 

2.  lbkL,  t.  1,  p.  4. 


VOYAGES     EN     FRANCE     ET     EN     ITALIE     (1622-1628)  413> 

reviendrons,  mais  un  autre,  dans  les  Météores,  se  réfère  à  la 
traversée  des  Alpes  :  «  En  mesme  façon  que  je  me  sou  vieil 
d'avoir  vu  autrefois  dans  les  Alpes,  environ  le  mois  de  May,  que 
les  neiges,  estant  eschauffées  et  appesanties  par  le  soleil,  la 
moindre  esmotion  d'air  estoit  suffisante  pour  en  faire  tomber 
subitement  de  gros  tas  qu'on  nommoit,  ce  me  semble,  des 
avalanches  x  et  qui,  retentissant  clans  les  valées,  imitoient  assés 
bien  le  bruit  du  tonnerre  » 2.  Ajoutons  encore  cette  observation 
sur  les  chemins  en  lacets  des  montagnes  :  «  En  mesme  façon  que 
les  grans  chemins  qui  tournoyent  entre  des  montaignes  devie- 
nent  peu  à  peu  si  unis  et  si  commodes  à  force  d'estre  fréquentez, 
qu'il  est  beaucoup  meilleur  de  les  suivre  que  d'entreprendre 
d'aller  plus  droit  en  grimpant  au-dessus  des  rochers  et  descen- 
dant jusques  au  bas  des  précipices  »  3. 

Au  retour,  il  passe  de  Lyon  en  Poitou  et  écrit  à  son  père,  le 
24  juin  1625,  pour  lui  demander  conseil  au  sujet  d'une  charge  de 
Lieutenant-général  qu'on  lui  offre  à  Châtelleraut  pour  cin- 
quante mille  livres,  mais  dont  il  ne  veut  donner  que  trente  mille. 
Pour  acquérir  la  pratique  nécessaire,  il  s'ira  mettre  chez  un  pro- 
cureur du  Châtelet 4.  Il  se  rend  à  Paris,  en  juillet,  pour  aller  lui- 
même  chercher  la  réponse  et  il  y  restera,  quoique  son  père  eût 
déjà  regagné  la  Bretagne.  Le  «  bonhomme  »,  comme  on  disait 
sans  ironie  alors,  dira  plus  tard  de  son  «  cadet  »  :  «  De  tous  mes 
enfants,  je  n'ai  de  mécontentement  que  de  la  part  d'un  seul. 
Faut-il  que  j'aie  mis  au  monde  un  fils  assez  ridicule  pour  se  faire 
relier  en  veau  !  »  5 

On  peut  considérer  que,  de  l'été  1625  à  l'automne  1628.  la 
capitale  fut  son  quartier  général  et  le  séjour  qu'il  y  fit  ue  fut 
interrompu  que  par  des  voyages  en  Bretagne  ou  en  Poitou, 
comme  celui  qu'il  entreprit  au  commencement  de  1626  avec 
son  ami  Levasseur  d'Etiolés.  C'est  alors  qu'il  argumenta  à 
une  soutenance  de  thèses  au  Collège  des  Jésuites   de    Poitiers  ,;. 

Son  père  lui  parle  de  son  établissement,  dont  il  se  préoccupe, 


1.  Passage  intéressant  pour  l'histoire  du  mot  qui,  pas  plus  que  «  dune  ,  n'était 
encore  fort  répandu. 

2.  Œuvres,  t.  VI,  p.  316. 

3.  Jbid.,  p.  14. 

4.  Ibid.,  t.  I,  p.  4. 

5.  Le  propos  est  authentique.  Cf.  M.  Adam,  an  t.  XII,  p.  433,  où  il  cite  S.  Ropartz, 
La  Famille  Descaries  en  Bretagne  (1586-1762):  Mémoires  de  l'association  bretonne, 
1876,  p.  100. 

6.  Œuvres,  t.  XII,  p.  74. 


414  DESCÀRTES    EN    HOLLANDE 

et  il  entend  par  là  aussi  bien  une  charge  qu'un  mariage,  mais, 
pour  le  philosophe,  c'est  tout  un,  et  il  rejette  avec  la  même 
énergie  l'un  que  l'autre.  Il  aime  tant  sa  liberté  qu'on  peut  lui 
appliquer  à  lui-même  le  mot  qu'il  écrira  plus  tard  au  sujet  de 
Balzac,  v.  que  même  ses  jarretières  et  ses  aiguillettes  lui  pesoient  ». 

Cependant,  une  jeune  demoiselle  de  naissance,  la  future 
Mme  du  Rosay,  se  vantait  d'avoir  attiré  ses  hommages  ;  sa  pour- 
suite, s'il  y  en  eut  une,  ne  fut  pas  toujours  très  galante,  car  il  lui 
dit  une  fois  «  qu'i/  ne  trouvoit  point  de  beautez  comparables  à 
celle  de  la  Vérité  » 1,  et  ce  sont  là  comparaisons  qu'une  femme  ne 
tolère  point.  Une  autre  fois,  étant  dans  le  monde,  il  assura  qu'une 
belle  femme,  un  bon  livre  et  un  parfait  prédicateur,  étaient  les 
choses  les  plus  difficiles  à  trouver. 

Dans  le  traité  des  Passions  de  Vâmc,  dédié  pourtant  à  la  Prin- 
cesse Elisabeth,  est  consignée  cette  opinion  de  misogyne  : 
«  Lors  qu'un  mary  pleure  sa  femme  morte,  laquelle  (ainsi  qu'il 
arrive  quelquefois)  il  seroit  fasché  de  voir  resuscitée,  il  se  peut 
faire  que  son  cœur  est  serré  par  la  Tristesse,  que  l'appareil  des 
funérailles  et  l'absence  d'une  personne  à  la  conversation  de 
laquelle  il  estoit  accoustumé,  excitent  en  luy,  et  il  se  peut  faire 
que  quelque  reste  d'amour  ou  de  pitié,  qui  se  présente  à  son 
imagination,  tire  de  véritables  larmes  de  ses  yeux,  nonobstant 
qu'il  sente  cependant  une  Joye  secrète  dans  le  plus  intérieur  de 
son  âme.  »  2 

A  madame  du  Rosay  se  rapporterait  pourtant,  selon  le  manus- 
crit du  P.  Poisson,  une  aventure  à  la  d'Artagnan  que  le  religieux 
raconte  ainsi  :  «Monsieur  Descartes,  retournant  un  jour  de  Paris, 
où  il  l'avoit  accompagnée  avec  d'autres  dames,  avoit  été  attaqué 
par  un  Rival  sur  le  chemin  d'Orléans  et...  l'ayant  désarmé,  il 
luy  rendit  son  épée,  disant  qu'il  devoit  la  vie  à  cette  Dame  pour 
laquelle  il  venoit  d'exposer  luy  même  la  sienne  ».  3  René  a  lu 
Amadis  et...  don  Quichotte. 

Quand  un  philosophe  veut  être  mondain,  il  l'est  avec  passion, 
et  nous  devons  l'imaginer  à  l'occasion  bretteur  (il  composa  un 
Art  d'escrime  et  pratiqua  le  fleuret,   même  en    Hollande)  4    et 

1.  Baillet,  t.  II,  pp.  501  et  510,  cité  par  M.  Adam,  Œuvres  de  Descartes,  t.  XII, 
pp.  70,  noie  b,  et  7L. 

2.  Œuvres,  t.  XI.  p.  441. 
:<.   Ibid.,  t.  X,  |>.  538. 

I.  Ibid.,  p.  535  e1  s.,  d.au  t.  IV,  p. 319,  le  récit  du  maître  d'armes  français, qni 
•  se  vantoit  de  [le]  connoître  mieux  que  personne  pour  l'avoir  hanté  en  différents 
endroits  de  la  1  lolland 


séjour  a  paris  (1625-1628)  415 

joueur,  car  le  jeu  a,  pour  les  mathématiciens,  l'attrait  de  l'inconnu, 
dont  ils  veulent  se  rendre  maîtres  par  des  calculs  de  probabilités. 
Songez  encore  à  Pascal. 

Il  fréquente,  bien  qu'avec  la  prudence  que  commandent  les 
retentissants  procès  de  1623  et  de  1625,  les  libertins.  Il  ne 
transcrit  pas  souvent  des  vers  français,  mais  il  cite  par  cœur, 
à  Chanut,  dans  une  lettre,  un  quatrain  de  Théophile,  fort  mé- 
diocre d'ailleurs,  qu'il  a  lu  dans  le  Parnasse  satyrique  1. 

Est-il  chaste  ?  il  n'y  a  pas  lieu  de  le  penser.  Il  écrira  plus  tard 
en  latin  à  Voetius,  qui  l'accuse  d'avoir  eu  des  enfants  naturels  : 
«  Eh!  si  j'en  avais,  je  ne  le  nierais  pas;  j'ai  été  jeune...;  je  n'ai 
jamais  prononcé  de  vœu  de  chasteté  ni  voulu  passer  pour  un 
saint  ;  mais  le  fait  est  que  je  n'en  ai  point  »  2. 

Cette  mondanité  ne  va  pas  sans  certain  regret.  Au  milieu  de 
ce  tourbillon,  Descartes  se  sent  parfois  pris  de  remords  qui  ne 
sont  pas  d'ordre  religieux.  Ne  gaspille-t-il  pas  les  dons  qu'il  a 
reçu  d'en  haut,  n'est-il  pas  infidèle  au  serment  qu'il  s'est  fait 
à  lui-même,  en  1619,  «d'employer  toute  sa  vie  à  cultiver  sa  raison 
et  à  s'avancer...  en  la  connoissance  de  la  Vérité  suivant  la 
Méthode  »  ?  3 

Souvent  lui  revient,  sans  doute,  à  la  mémoire,  le  vers  du  Livre 
des  Poètes,  posé  sur  la  table  par  l'homme  inconnu  : 

Quod  vitre  sectabor  iter  ? 

Il  s'est  isolé,  en  juin  1626  4,  au  faubourg  Saint-Germain,  dans 
la  rue  du  Four,  «  Aux  trois  Chappelets  »,  mais  ses  amis,  le 
P.  Mersenne,  ce  Minime  curieux  de  tout,  un  «  maître  moine  », 
comme  l'appellera  Constantin  Huygens,  et  qui  habite  en  un 
couvent  situé  près  la  Place  Royale  ;  Claude  Mydorge,  le  trésorier 
de  France  à  Amiens,  qui  s'occupe  de  catoptrique,  c'est-à-dire  des 
miroirs,  tandis  que  Descartes  se  consacre  à  la  dioptrique,  c'est-à- 
dire  aux  lunettes  ;  de  Villebressieu,  l'ingénieur  ;  Jean-Baptiste 
Morin,  Professeur  au  Collège  de  France5,  astrologue  autant 
qu'astronome,  l'accablent  de  leur  empressement,  si  bien  que 
sa  retraite  se  change  en  lieu  de  conférence.   Morin    lui    écrira 

1.  Œuvres,  t.   IV,  p.  617. 

2.  Œuvres,  t.  XII,  p.  337,  note  c. 

3.  Œuvres,  l.  VI,  p.  27.  ,•,,->• 

4.  Baillet  cite  a  ce  propos  une  lettre  de  Descartes  ù  son  frère,  datée  de  1  ans, 
16  juillet  1626.  Cf.  Œuvres,  t.  I,  p.  5. 

5.  Ibid.,  t.  XII,  pp.  S'J-90. 


416  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

plus  tard,  le  22  février  1638  x  :  «  Dès  l'heure  que  j'eus  l'honneur 
de  vous  voir  et  de  vous  connoistre  à  Paris,  je  jugé  que  vous 
aviez  un  esprit  capable  de  laisser  quelque  chose  de  rare  et 
d'excellent  à  la  postérité.  » 

Le  refuge  qu'il  prit  chez  un  ami  de  son  père,  Le  Vasseur 
d'Etiolés  ne  lui  réussit  pas  mieux.  Il  fut  forcé  de  s'enfuir  et 
nous  avons  vu  plus  haut  2  comment  celui-là  découvrit  sa 
retraite,  le  ramenant  ensuite  à  Mme  Le  Vasseur,  «  qui  s'étoit  crû 
méprisée  dans  la  manière  dont  il  avait  abandonné  sa  maison  ». 
(  M.  Descartes  lui  fit  toute  la  satisfaction  qu'elle  pouvoit  attendre 
non  d'un  Philosophe  mais  d'un  galant  homme,  qui  sçavoit  l'art 
de  vivre  avec  tout  le  monde.  »  3 

Baillet  nous  donne  d'autres  détails  encore  :  «  Il  étoit  servi 
d'un  petit  nombre  de  valets,  il  marchoit  sans  train  dans  les  rues. 
Il  étoit  vêtu  d'un  simple  taffetas  vert,  selon  la  mode  de  ces 
tems-là,  ne  portant  le  plumet  et  l'épée,  que  comme  des  marques 
de  sa  qualité,  dont  il  n'étoit  point  libre  à  un  gentilhomme  de 
se  dispenser  »  4. 

Les  témoignages  écrits  de  son  activité  intellectuelle  en  cette 
période  agitée  sont,  comme  il  faut  s'y  attendre,  des  plus  res- 
treints, mais  nous  avons  cependant,  sur  ses  projets,  un  témoi- 
gnage important  de  Guez  de  Balzac.  Celui-ci,  ayant  pris 
parti  contre  Théophile,  nous  l'avons  vu  au  livre  II5,  tous  les 
amis  du  poète  s'étaient  ligués  contre  le  prosateur  :  d'autres 
s'étaient  mêlés  à  la  querelle  et  il  en  était  résulté  une  polémique 
littéraire  assez  vive.  Descartes  ne  consulte  que  son  goût  et,  d'ins- 
tinct, il  sent  ce  que  le  style  de  Balzac  a  à  la  fois  d'élégant  et  de 
rationnel,  préparant  L'instrument  dont  lui-même  se  servira,  au 
lieu  du  latin,  et  il  envoie  à  Balzac  un  dithyrambe  sur  les 
Lettres  qui,  chose  singulière,  est  rédigé  précisément  dans  cette 
langue  : 

«  Dans  quelque  disposition  d'esprit  que  je  lise  ces  lettres,  que  je 
les  soumette  à  une  sérieuse  analyse  ou  que  simplement  je  m'en 
délecte,  elles  me  causent  une  si  grande  satisfaction  que,  non 
seulement  je  ne  trouve  rien  à  y  reprendre,  mais  qu'entre  tant 
de  choses  excellentes,  j'ai  peine  à  distinguer  celle  qu'il  convient 

1.  Ibid.,  t.  I,  p.  537. 

2.  P.  361. 

3.  Cf.  Œuvres,  t.  XII,  p.  73.  note  a. 

4.  Ibid. 

5.  P.  256. 


séjour  a  paris  (1625-1628)  417 

de  louer  davantage.  Il  y  a  là  une  telle  pureté  dans  l'expression 
qu'il  en  est  d'elle  comme  de  la  santé  dans  le  corps,  laquelle  est 
d'autant  meilleure  qu'on  n'en  a  point  le  sentiment. 

«  Il  y  a  là  encore  une  telle  élégance,  une  telle  grâce  qu'il  en  est 
d'elles  comme  de  la  beauté  chez  une  femme  parfaitement  belle, 
dont  on  ne  peut  louer  une  qualité  sans  risquer  par  là  d'en  accuser 
d'autres  d'imperfection».  Il  le  vante,  en  outre,  de  ce  que  cette 
élégance  et  cette  grâce  n'enlèvent  rien  à  la  véhémence  du  style 
et  à  sa  puissance  .pas  plus  qu'à  sa  force  de  persuasion  et  à  sa 
sincérité  dans  l'expression  de  la  pensée  1. 

Voilà  de  ces  éloges  comme  Balzac  les  aimait  et  dont  il  faisait 
volontiers  son  pain  quotidien.  Dans  sa  lettre  du  30  mars  1628  °, 
il  en  accuse  réception  et  il  envoie  à  Descartes  les  trois  Discours 
du  Socrate  Chrestien,  qu'il  lui  a  dédiés  et  dont  il  composait  à 
Paris  le  dernier,  au  moment  où  le  philosophe  l'a  quitté  pour  se 
rendre  en  Bretagne  ;  car  c'est  là  que  ce  dernier  semble  avoir 
séjourné  pendant  les  trois  premiers  mois  de  1628  3.  Balzac  a  tenu 
sa  promesse,  que  Descartes  tienne  la  sienne  :  «  Au  reste,  Mon- 
sieur, souvenez  vous,  s'il  vous  plaist,  de  l'Histoire  de  vostre 
Esprit.  Elle  est  attendue  de  tous  nos  amis  et  vous  me  l'avez 
promise  en  présence  du  Père  Clitophon,  qu'on  appelle,  en  langue 
vulgaire,  Monsieur  de  Gersan4.  Il  y  aura  plaisir  à  lire  vos  diverses 
aventures  dans  la  moyenne  et  dans  la  plus  haute  région  de  l'air, 
à  considérer  vos  prouesses  contre  les  Geans  de  l'Escole,  le  chemin 
que  vous  avez  tenu,  le  progrez  que  vous  avez  fait  dans  la  vérité 
des  choses,  etc.  » 

On  ne  saurait  douter  que  ce  ne  soient  là  les  termes  mêmes  dont 
Descartes  se  sera  servi  dans  ses  entretiens  avec  Balzac,  car 
c'est  tout  le  programme  du  début  du  Discours  de  la  Méthode, 
lequel  est,  dès  à  présent,  conçu,  moins  comme  un  traité  dogmati- 
que que  comme  l'histoire  d'une  âme.  La  phrase  «  le  progrez  que 
vous  avez  fait  »,  va  se  retrouver  presque  littéralement,  au  point 


1.  Œuvre*,  de  Descartes,  t.  I,  p.  7  et  s. 

2.  M.  Adam  ne  l'ayant  retrouvée  qu'après  l'achèvement  de  son  tome  I.  l'a  placée 
en  appendice,  pp.  570-571. 

3.  Il  fut  parrain,  le  22  janvier  1628,  à  Elven,  d'un  fils  de  son  frère  aîné.  Cf.  t.  I, 
p.  (),  au  bas. 

4.  Cf.  t.  I,  p.  572  ;  François  de  Soucy,  Sieur  de  Gerzan.  Voilà  donc  un  ami  ou  un 
familier  de  Descartes  et  c'est,  de  nouveau,  un  hermétiste  et  un  médecin,  .le 
soupçonnerais  même  un  Rose-Croix,  car  il  s'est  occupé  à  la  fois  de  l'art  de  guérir 
et  de  la  fabrication  de  l'or.  Il  a  écrit  un  Sommaire  <!<■  la  médecine  chymique  (Paris, 
1632,  in-8°)  et,  plus  tard,  Le  grand  or  potable  des  anciens  philosophes,  (Paris, 
in-12). 

27 


418  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

qu'on  serait  tenté  de  croire  à  la  communication  par  Descartes 
à  Balzac  d'un  projet,  d'une  ébauche  du  Discours  de  la  Mé- 
thode \  qui  aurait  eu  pour  titre  celui  que  Balzac  imprime  en 
petites  capitales  :  Histoire  de  mon  Esprit.  On  lit  en  effet  dans 
le  Discours  de  la  Méthode  2  :  «  Je  pense  avoir  eu  beaucoup  d'heur 
de  m'estre  rencontré  dès  ma  jeunesse  en  certains  chemins  qui 
m'ont  conduit  à  des  considérations  et  des  maximes  dont  j'ay 
formé  une  Méthode  par  laquelle  il  me  semble  que  j'ay  moyen 
d'augmenter  par  degrez  ma  connoissance  et  de  l'eslever  peu  à  peu 
au  plus  haut  point  auquel  la  médiocrité  de  mon  esprit  et  la 
courte  durée  de  ma  vie  luy  pourront  permettre  d'atteindre.  Car 
j'en  ay  desja  recueilly  de  tels  fruits...  que...  je  ne  laisse  pas  de 
recevoir  une  extrême  satisfaction  du  progrés  que  je  pense  avoir 
desja  fait  en  la  recherche  de  la  verilé...  » 

«  Toutefois,  il  se  peut  faire  que  je  me  trompe  et  ce  n'est  peut 
estre  qu'un  peu  de  cuivre  et  de  verre  que  je  prens  pour  de  l'or 
et  des  diamans...  mais  je  seray  bien  ayse  de  faire  voir,  en  ce 
discours,  quels  sont  les  chemins  que  j'ay  suivis  et  d'y  représenter 
ma  vie  comme  en  un  tableau,  affin  que  chacun  en  puisse  juger... 

«  Ainsi  3  mon  dessein  n'est  pas  d'enseigner  icy  la  Méthode  que 
chacun  doit  suivre  pour  bien  conduire  sa  raison,  mais  seulement 
de  faire  voir  en  quelle  sorte  j'ay  tasché  de  conduire  la  mienne... 
Ceux  qui  se  meslent  de  donner  des  préceptes  se  doivent  estimer 
plus  habiles  que  ceux  ausquels  ils  les  donnent  et,  s'ils  manquent 
en  la  moindre  chose,  ils  en  sont  blasmables.  Mais,  ne  proposant 
cet  escrit  que  comme  une  histoire  ou,  si  vous  l'aymez  mieux,  que 
comme  une  fable,  en  laquelle,  parmi  quelques  exemples  qu'on 
peut  imiter,  on  en  trouvera  peut-estre  aussy  plusieurs  autres 
qu'on  aura  raison  de  ne  pas  suivre,  j'espère  qu'il  sera  utile  à 
quelques-uns,  sans  estre  nuisible  à  personne  et  que  tous  me 
sçauront  gré  de  ma  franchise.  »  4 

Dans  ce  passage,  les  mots  en  italique  sont  à  peu  près  identiques 
à  ceux  qu'a  reproduits  Balzac  dans  sa  lettre  de  1628. 

S'attaquer  aux  Géants  de  l'Ecole,  dit  encore  celui-ci  :  le  pluriel 
n'est  ici  qu'une  prudence  pour  qu'Aristote  ne  soit  pas  reconnu  ; 

1.  L'hypothèse  n'est  pas  très  hasardeuse,  car  les  Rcgulac  ad  directionem  ingenii 
paraissent  bien  de  la  même  époque. 

2.  Œuvres,  t.  VI,  p.  3. 

?,.  Ibid.,  p.   i.  . 

4.  On  remarquera  en  passant  aussi  la  ressemblance  de  ce  dessein  avec  celui  de 
Montaigne,  même  dans  la  façon  dont  il  est  exprimé.  Ce  rapprochement  n'est  d'ail- 
leurs pas  le  seul  qui  s'impose  entre  le  Discours  de  la  Méthode  et  les  Essais. 


séjour  a  paris  (1625-1628)  419 

c'était  bien  contre  lui'  cependant  que  s'élevait  la  hardie  entre- 
prise que  le  philosophe  avait  dès  lors  conçue.  Descartes  sortait 
de  la  mathématique  universelle,  dont  personne  ne  pouvait 
prendre  ombrage,  pour  la  muer  en  philosophie  universelle, 
fondée  sur  l'axiome  et  le  nombre.  L'entreprise  était  aussi  auda-  - 
cieuse  que  dangereuse.  Non  qu'elle  fut  tout  à  fait  isolée.  Bacon 
a  donné  en  1620  sort  Xovum  Organum,  mais  c'était  en  Angleterre, 
et  son  livre,  s'il  est  connu  de  Descartes,  ne  l'est  pas  encore  du 
grand  public.  Gasscnd  x  n'a  publié  jusqu'alors  que  ses  Exercita- 
tiones  paradoxicae  adversus  Aristoteleos  (Grenoble,  1623).  Aristote 
n'est  pas  seulement  le  Géant  de  l'Ecole,  il  en  est  le  Dieu  et  un 
Dieu  qui  a  à  son  service  le  bras  séculier. 

Ce  fut  au  cours  du  second  procès  de  Théophile  qu'éclata,  en 
effet,  en  1624,  l'affaire  des  thèses  contre  Aristote,  qui  devaient 
être  disputées  publiquement,  le  samedi  24  et  le  dimanche 
25  août  par  Jean  Bitault,  Etienne  de  Claves,  «médecin  chymistoy 
et  Antoine  Villon,  «le  soldat  philosophe  ».  Mille  personnes  étaient 
déjà  rassemblées  pour  les  entendre,  dans  une  des  plus  belles 
salles  de  Paris,  lorsque  vint  l'ordre  du  Premier  Président  d'éva- 
cuer la  salle.  A  la  requête  de  la  Sorbonne,  le  Parlement,  par  arrêt  4- 
du  4  septembre  1624,  fit  lacérer  les  thèses  et  en  exila  les  auteurs 
hors  du  ressort  de  la  Cour  de  Paris.  Défense  fut  faite  en  outre, 
«  à  peine  de  la  vie  »,  d'enseigner  rien  contre  les  anciens  auteurs  2. 

Descartes  n'avait  pas  manqué  de  connaître  cet  arrêt,  au  moins 
par  le  P.  Mersenne  et  par  J.-B.  Morin,  qui  l'approuvèrent.  Sans 
craindre  le  sort  de  Lucilio  Vanini,  «  Prince  des  athées  »,  brûlé  à 
Toulouse,  le  9  février  1619,  ni  celui  de  Jean  Fontanier,  brûlé  à 
Paris,  en  Place  de  Grève,  en  1621  3,  ni  celui  de  Théophile,  brûlé  en 
effigie,  le  19  août  1623,  il  pouvait  craindre,  lui  qui  pourtant  n'était 
pas  athée  et  se  donnait  même  pour  bon  catholique,  le  sort  des 
trois  adversaires  d'Aristote.  Beaugrand  ne  lui  infligea-t-il  pas 
un  jour  à  lui  aussi  l'épithète,  qu'il  méritait  mieux  que  le  Villon 
en  question,  de  «  soldat  philosophe  » 4  ? 

Or  le  Discours,    qu'il   médite  déjà,  n'est  qu'une  perpétuelle    • 
attaque  contre  la  philosophie  de  l'Ecole  et  contre  Aristote,  qu'il 


1.  C'est  bien  Gassend  qu'il  faut  dire,  comme  le  voulait  Paul  Tannery  (Cf.  Œuvres 
de  Descartes,  t.  XII,  p.  85,  note  a)  et  non  Gassendi  :  le  mot,  chez  un  poète,  rime  avec 
«impuissant  ».  Cf   aussi  t.  XII,  p.  564. 

2.  Cf.  la  Biographie  de  Descartes,  par  M.  Adam,  au  t.  XII,  pp.  S5  et  SG. 

3.  Ibid.,  p.  82. 

4.  Ibid,  p.  252. 


420  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

essaye  en  vain  de  dissimuler  sous  son  ironie1  :  «  Je  m'assure  que 
les  plus  passionnez  de  ceux  qui  suivent  maintenant  Aristote,  se 
croyroient  heureux,  s'ils  avoient  autant  de  connoissance  de  la 
Nature  qu'il  en  a  eu,  encore  mesme  que  ce  fust  à  condition  qu'ils 
n'en  auroient  jamais  davantage.  Ils  sont  comme  le  lierre,  qui  ne 
tend  point  à  monter  plus  haut  que  les  arbres  qui  le  soutiennent 
et  mesme  souvent  qui  redescend  après  qu'il  est  parvenu  jusques 
à  leur  faiste  ;  car  il  me  semble  aussy  que  ceux-là  redescendent, 
c'est-à-dire  se  rendent  en  quelque  façon  moins  sçavans  que  s'ils 
s'abstenoient  d'estudier,  lesquels,  non  contens  de  sçavoir  tout  ce 
qui  est  intelligiblement  expliqué  dans  leur  autheur,  veulent,  outre 
cela,  y  trouver  la  solution  de  plusieurs  difhcultez,  dont  il  ne  dit 
rien  et  ausquelles  il  n'a  peut-estre  jamais  pensé.  Toutefois  leur 
façon  de  philosopher  est  fort  commode,  pour  ceux  qui  n'ont  que 
des  esprits  fort  médiocres,  car  l'obscurité  des  distinctions  et  des 
principes  dont  ils  se  servent,  est  cause  qu'ils  peuvent  parler  de 
toutes  choses  aussy  hardiment  que  s'ils  les  sçavoient  et  soustenir 
tout  ce  qu'ils  en  disent  contre  les  plus  subtils  et  les  plus  habiles, 
sans  qu'on  ait  moyen  de  les  convaincre. 

«  En  quoy  ils  me  semblent  pareils  à  un  aveugle  qui,  pour  se 
battre  sans  desavantage  contre  un  qui  voit,  l'auroit  fait  venir 
dans  le  fonds  de  quelque  cave  fort  obscure,  et  je  puis  dire  que 
ceux-cy  ont  interest  que  je  m'abstiene  de  publier  les  principes 
de  la  Philosophie  dont  je  me  sers,  car  estans  très  simples  et  très 
evidens,  comme  ils  sont,  je  ferois  quasi  le  mesme,  en  les  publiant, 
que  si  j'ouvrois  quelques  fenestres  et  faisois  entrer  du  jour  dans 
cete  cave  où  ils  sont  descendus  pour  se  battre.  » 

Projeter  du  jour  dans  la  cave  où  se  débattent  les  ignorances 
humaines,  quelle  admirable  image  et  combien  symbolique  de 
l'œuvre  cartésienne,  mais,  pour  le  faire  utilement,  il  fallait 
dérober  la  source  de  lumière  à  ceux  qui  avaient  intérêt  à  la 
mettre  sous  le  boisseau  :  c'était  l'exil. 

1.  Ibid.,  t.  VI,  p.  70. 


CHAPITRE  VI 

DESCARTES    EN    HOLLANDE    (1628-1649) 


«  Toutefois  x  ces  neuf  ans  s'escoulerent  avant  que  j'eusse  encore 
pris  aucun  parti,  touchant  les  difficultés  qui  ont  coustume  d'estre 
disputées  entre  les  doctes  ny  commencé  à  chercher  les  f  ondemens 
d'aucune  Philosophie  plus  certaine  que  la  vulgaire.  Et  l'exemple 
de  plusieurs  excelens  espris  qui,  en  ayant  eu  cy-devant  le  dessein, 
me  sembloient  n'y  avoir  pas  réussi,  m'y  faisoit  imaginer  tant  de 
difficulté,  que  je  n'eusse  peut-estre  pas  encore  si  tost  osé  l'entre- 
prendre, si  je  n'eusse  vu  que  quelques  uns  faisoient  desja  courre 
le  bruit  que  j'en  estois  venu  à  bout. 

«  Je  ne  sçaurois  pas  dire  sur  quoy  ils  fondoient  cette  opinion 
et,  si  j'ay  contribué  quelque  chose  par  mes  discours,  ce  doit  avoir 
esté  en  confessant  plus  ingenuèment  ce  que  j'ignorois  que  n'ont 
coustume  de  faire  ceux  qui  ont  un  peu  estudié  et  peut  estre  aussy 
en  faisant  voir  les  raisons  que  j'avois  de  douter  de  beaucoup  de 
choses  que  les  autres  estiment  certaines  plutost  qu'en  me  vantant 
d'aucune  doctrine.  »  Tout  ceci  est  excès  de  modestie  et  de  pru- 
dence. Nous  savons  maintenant  par  la  lettre  de  Balzac  que 
L'Histoire  de  mon  Esprit  est  à  l'état  d'ébauche,  au  début 
de  1628,  et  d'ailleurs  il  semble  bien  que  les  Regulae  ad  directionem 
ingenii,  les  règles  pour  la  conduite  de  l'esprit 2,  soient  de  la  même 
époque. 

«  Mais,  ayant  le  cœur  assez  bon  pour  ne  vouloir  point  qu'on  me 
prist  pour  autre  que  je  n'estois,  je  pensay  qu'il  faloit  que  je 
taschasse  par  tous  moyens  à  me  rendre  digne  de  la  réputation 
qu'on  me  donnoit  et  i7  y  a  justement  huit  ans  que  ce  désir  me  fit 

1.  Œuvres,  t.  VI,  pp.  30  à  31. 

2.  On  les  trouvera,  en  texte  original,  au  t.  X  de  l'édition  Adam  et  Tannery, 
pp.  351  et  s  ,  et,  en  traduction,  dans  l'édition  Victor  Cousin  (t.  XI,  p.  201  et  s.)  à 
laquelle  il  faut  rendre  ici  hommage,  car  elle  fut  la  première  édition  critique  com- 
plète des  Œuvres  de  Descartes  (Paris,  Levrault,  1824,  11  vol.  in-8°). 


422  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

résoudre  à  nrC esloigncr  de  tous  les  lieux  où  je  pouvois  avoir  des 
connoissances  et  à  me  retirer  icy  en  un  pais,  où  la  longue  durée 
de  la  guerre  a  fait  establir  de  tels  ordres  que  les  armées  qu'on  y 
entretient  ne  semblent  servir  qu'à  faire  qu'on  y  jouisse  des  fruits 
de  la  paix  avec  d'autant  plus  de  seureté,  et  où,  parmi  la  foule  d'un 
grand  peuple  fort  actif  et  plus  soigneux  de  ses  propres  affaires  que 
curieux  de  celles  d'autruy,  sans  manquer  d'aucune  des  commoditez 
qui  sont  dans  les  villes  les  plus  fréquentées,  j'ay  pu  vivre  aussy 
solitaire  et  retiré  que  dans  les  desers  les  plus  escartez  ».  x 

On  s'étonnera  peut-être  de  l'abondance  des  citations  que  nous 
extrayons  du  Discours  de  la  Méthode.  Il  y  a,  à  cela,  deux  raisons, 
la  première,  c'est  que  ce  Discours  contient  la  seule  autobiographie 
que  nous  possédions  de  Descartes  et  qu'elle  semble  vraiment 
sincère  ;  la  seconde  est  dans  l'avertissement  qu'il  contient  à  notre 
égard  et  que  nous  n'avons  pas  le  droit  de  négliger  2  :  «  Je  suis 
bien  ayse  de  prier  icy  nos  neveux  de  ne  croire  jamais  que  les 
choses  qu'on  leur  dira  vienne  de  moy,  lorsque  je  ne  les  auray 
point  moy  mesme  divulguées.  » 

Ceci  ne  doit  pas  nous  priver  d'ajouter,  à  son  exposé  à  lui,  des 
conjectures,  à  condition  qu'elles  soient  historiquement  fondées. 
Donc,  le  seul  motif  allégué  par  Descartes  pour  son  refuge  en 
Hollande  est  la  recherche  de  la  paix  et  de  l'isolement  favorables 
au  travail.  Il  n'est  pas  persécuté,  si  ce  n'est  par  l'importunité 
de  ses  amis.  Ceux-ci  sont  de  bons  catholiques,  comme  le 
P.  Mersenne  ou  le  P.  Bérulle,  supérieur  de  l'Oratoire,  ou  des 
gens  bien  en  Cour,  comme  les  Conseillers  Debeaune  et  Mydorge 
ou  des  professeurs  orthodoxes  comme  Morin.  Il  n'a  rien  à 
*■  craindre,  pour  le  moment  du  moins.  C'est  librement  qu'il  vient 
chercher  asile  dans  les  Pays-Bas  du  Nord. 

Quel  passant,  allant  par  leurs  plaines  et  s' arrêtant  dans  un 
de  leurs  villages  ou  de  leurs  bourgs  aux  maisons  basses  et  nettes, 
aux  places  ombragées  d'arbres,  aux  canaux  somnolents,  n'a  rêvé 
d'une  retraite  qui  s'écoulerait  là,  douce  et  paisible,  dans  la 
solitude  absolue  ? 

Telle  a  dû  être  l'impression  de  Descartes,  lors  de  son  premier 
séjour  dans  le  Brabant  septentrional  et  en  Zélande.  Les  prairies 
s'étendent  au  loin,  découpées  en  carrés  verts  par  des  fossés  ; 
aucun  accident,  si  ce  n'est,  çà  et  là,  un  rideau  de  saules  étêtés, 

1.  Œuvres,  t.  VI,  pp.  30-31. 

2.  Ibid.,  pp.  69-70. 


DESCARTES    EN    HOLLANDE    (1628-1610)  423 

ne  limite  la  vue  et  la  pensée  suit  le  regard  vers  l'infini,  surtout 
quand  le  vert  de  la  prairie  se  prolonge  dans  celui  de  la  mer,  sans 
barrière,  sans  transition,  au  point  qu'ils  se  confondent  presque, 
comme  au  bord  du  Zuyderzée.  La  prairie  près  de  la  mer,  c'est  le 
lieu  que  Descartes  élira  presque  partout.  Sa  poitrine  est  trop 
faible  pour  supporter,  l'hiver,  le  vent  violent  de  l'océan  ;  peut- 
être  aussi  de  brusques  sautes  troubleraient-elles  l'équilibre  de 
ses  idées. 

Il  choisira  donc,  le  plus  souvent,  un  village,  à  quelque  distance 
de  la  côte,  d'où  le  souffle  du  large  lui  arrive  par  bouffées  et  où  - 
il  peut  aller  respirer  et  songer,  mais  à  son  heure.  Les  lieux  où  il 
séjournera  le  plus  longtemps,  pendant  vingt  ans,  correspondent 
à  cette  définition  :  Franeker  en  Frise,  Endegeest  en  Hollande 
méridionale,  Egmond  ou  Santpoort  en  Hollande  septen- 
trionale. Comme  le  dialogue  avec  l'océan  ne  suffît  pas  à  un 
homme  du  xvne  siècle,  il  choisira  ces  lieux  pas  trop  loin  d'un 
centre  intellectuel,  où  il  trouve  une  société  intermittente  et  une 
bibliothèque,  dont  il  use  peu,  car  sa  science  est  en  lui,  mais  dont 
encore  il  peut  avoir  besoin.  Franeker  a  une  université  et  par 
conséquent  une  «  librairie  »,  Endegeest  est  à  côté  de  Leyde, 
Egmond  n'est  qu'à  une  petite  journée  d'Amsterdam  et  Santpoort 
est  aux  portes  de  Harlem. 

Il  connaîtra  presque  toutes  les  villes,  groupées  d'ailleurs 
dans  ce  petit  pays  comme  des  ruches  :  Leyde,  Deventer, 
Utrecht,  Amsterdam,  La  Haye,  dont  la  Cour  et  l'ambassade 
l' éloignent,  lui  rappelant  trop  le  Louvre,  les  souverains  et  tout 
ce  que  leur  doit  celui  qui  a  qualité  nobiliaire. 

Bien  que,  plus  tard,  la  cité  aux  cent  canaux  et  aux  nobles 
maisons,  sises  sur  le  Fossé  des  Seigneurs  (Heerengracht),  le  Fossé 
de  l'Empereur  (Keizersgracht)  et  le  Fossé  du  Prince  (Prinsen- 
gracht)  lui  semble  trop  bruyante,  il  se  sentira  à  l'aise  parmi 
ce  peuple  de  marchands,  le  gentilhomme  au  chapeau  de  feutre  à 
plume  et  l'épée  au  côté,  semblable  à  tant  de  Français  et  qui  ne 
s'inquiète  pas  de  lui. 

C'est  la  portée  de  la  phrase  citée  plus  haut,  écrite  certaine- 
ment à  Amsterdam  et  pour  Amsterdam  :  «  où,  parmi  la  foule, 
etc.  ». 

Peut-être  est-ce  à  Balzac  qu'il  a  emprunté  la  notion  et  le  mot 
de  «  désert  »  qui,  pour  un  homme  du  xvne  siècle,  représente  la 
retraite,  mais  c'est  là  un  besoin  général  du  temps,  même  chez 


424  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

les  mondains,  chez  un  de  Bussy,  chez  une  Mme  de  Sévigné,  chez 
un  maréchal  de  Chastillon,  de  faire  une  part  à  la  vie  spirituelle, 
à  la  vie  intérieure,  loin  des  fêtes.  Pourtant,  bien  que  les  raisons 
données  par  Descartes  soient  plus  impérieuses  que  les  leurs  et 
d'un  ordre  plus  général,  elles  ne  suffisent  pas  à  expliquer  son 
choix,  car  d'autres  pays  qu'il  connaissait,  pouvaient  aussi 
appeler  ses  préférences. 

Mais,  et  c'est  là  la  portée  des  présentes  études,  la  Hollande  est 
le  pèlerinage  naturel  et  en  quelque  sorte  national  des  Français 
de  toute  espèce,  commerçants,  soldats,  hommes  d'état,  savants, 
écrivains. 

Si  la  Hollande  aime  la  France,  la  France  apprécie  la  Hollande 
comme  un  miracle  physique  et  un  miracle  politique  :  un  miracle 
physique,  l'industrie  de  l'homme  y  ayant,  par  la  digue,  triomphé 
du  flot  ;  un  miracle  politique,  la  petite  nation,  fervente  de  liberté, 
ayant,  à  force  d'audace  et  de  patience,  triomphé  de  la  puissante 
Espagne.  Il  plaît  aux  Français  que  le  petit,  quand  il  est  juste, 
triomphe  du  grand,  quand  il  n'est  que  fort. 

Puis,  la  Hollande  n'est  pas  pour  la  France  une  étrangère,  car 
notre  langue  y  est  si  répandue  que,  pas  plus  alors  que  mainte- 
nant, ceux  qui  ignorent  le  néerlandais  ne  s'y  sentent  embarrassés. 
Il  résulte  de  la  thèse  toute  récente  de  M.  Riemens  \  qu'il  y  a, 
à  cette  époque,  aux  Pays-Bas,  deux  catégories  d'écoles,  l'école 
latine,  qui  prépare  à  l'Université,  l'école  française,  qui  est 
l'école  moderne  et  prépare  au  commerce  ou  à  la  vie.  Œuvre 
privée,  fondée  par  des  instituteurs  flamands,  wallons  ou 
français,  elle  est  adoptée,  peu  à  peu,  et  subsidiée  par  les 
municipalités  au  milieu  du  xvne  siècle.  L'école  française  de- 
viendra par  là  l'école  officielle.  Il  n'y  a  pas  d'école  «  néerlan- 
daise ». 

Surtout  et  avant  tout,  la  Hollande  est  la  terre  de  la  Liberté  ; 
elle  a  eu  beau  avoir,  en  1619,  sa  crise  d'intolérance  et,  le  grand 
crime  de  meurtre  de  chef  d'état,  que  le  destin  n'a  épargné  à 
aucune  des  trois  autres  marraines  de  la  liberté,  Angleterre,  France, 
Amérique,  elle  l'a  commis  aussi  ;  mais,  en  1625,  elle  a  repris 
son  équilibre.  Frédéric-Henri  est  le  plus  tolérant,  le  plus  élégant 
et  le  plus  souriant  de  tous  les  princes,  ce  qui  ne  l'empêche  pas 
d'être  fort  ;  et  combien  il  est  Français  avec  son  entourage,  le 

1.  Esquisse  historique  de  l'enseignement  du  français  en  Hollande,  Leyde  1919,  déjà 
citée. 


DESCARTES    EN    HOLLANDE    (1628-1649)  425 

prince  de  Bouillon,  Frédéric  de  la  Tour  et  son  cadet  Turenne,  le 
maréchal  de  Chastillon  et  le  marquis  d'Hauterive,  Alphonse  de 
Pollot  et  le  fidèle  écuyer  Deschamps,  sans  parler  de  seigneurs  de 
moindre  importance.  Quand  Guillaume  II,  fils  de  Frédéric- 
Henri,  aura  épousé  la  fille  d'Henriette  de  France,  Marie  d'An- 
gleterre, qui  rédige  ses  lettres  en  notre  langue,  Louise  de 
Coligny  sera  remplacée  par  une  grâce  plus  juvénile,  qui  est 
encore  une  grâce  française. 

Il  est  bien  vrai  que  certains  de  ces  éléments  ne  doivent  pas 
plaire  absolument  à  Descartes.  Il  méprise  et  craint  l'orthodoxie 
étroite  d'un  Rivet,  mais  il  apprécie  sa  science  et  sait  que  l'Uni- 
versité de  Leyde  est  un  grand  centre  scientifique,  fréquenté  par 
ses  compatriotes,  où  il  espère  bien  trouver  des  partisans  de 
marque  pour  sa  doctrine,  ce  qui  ne  manqua  point. 

Descartes  se  gardera  d'écrire  contre  les  protestants,  il  ne  le 
fera  que  contraint  par  les  attaques  d'un  Voetius  ;  il  n'est  pas 
attiré  par  leur  rigidité,  mais  celle-ci  ne  l'éloigné  pas.  II 
trouve,  à  s'approcher  d'eux,  une  objection  plus  grave  :  il  est 
à  la  recherche  de  la  vérité  et  d'une  vérité  unique  qui  rendrait 
compte  de  toutes  les  autres  ;  comment  n'apercevrait-il  pas 
d'emblée  la  confusion  de  leurs  sectes,  l'émiettement  de  leur  doc- 
trine, l'âpreté  et  le  vide  de  leurs  controverses?  C'est  sans  doute  à 
leur  propos  qu'il  écrit  :  «  Il  se  pourroit  trouver  autant  de  reforma- 
teurs que  de  testes,  s'il  estoit  permis  à  d'autres  qu'à  ceux  que 
Dieu  a  establis  pour  souverains  sur  ses  peuples  ou  bien  ausquels 
il  a  donné  assez  de  grâce  et  de  zèle  pour  estre  prophètes,  d'en- 
treprendre d'y  rien  changer  ». 

Cet  homme,  qui  cherche  l'ordre  et  la  hiérarchie  dans  les 
pensées,  n'admet  pas  le  renversement  de  l'ordre  social.  Il 
accepte  la  forme  républicaine  aristocratique  du  pays  dont  il  est 
l'hôte,  il  ne  songera  jamais  à  l'imposer  ou  même  à  la  conseiller 
à  son  pays.  «  Ces  grands  cors,  écrit-il,  en  parlant  des  institutions 
sont  trop  mal  aysez  à  relever,  estant  abatus,  ou  mesme  à  retenir, 
estant  esbranlez,  et  leurs  cheutes  ne  peuvent  estre  que  très 
rudes.  Puis,  pour  leurs  imperfections,  s'ils  en  ont,  comme  la  seule 
diversité  qui  est  entre  eux  suffit  pour  assurer  que  plusieurs  en 
ont,  l'usage  les  a  sans  doute  fort  adoucies  et  mesme  il  en  a  évité 
ou  corrigé  insensiblement  quantité,  ausquelles  on  ne  pourroit  si 
bien  pourvoir  par  prudence  et  enfin  elles  sont  quasi  tousjours  plus 
supportables  que  ne  seroit  leur  changement...  C'est  pourquoy 


426  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

je  ne  sçaurois  aucunement  approuver  ces  humeurs  brouillonnes 
et  inquiètes  de  ceux  qui,  n'estant  appelez,  ny  parleur  naissance,  ny 
par  leur  fortune,  au  maniement  des  affaires  publiques,  ne  laissent 
pas  d'y  faire  tousjours  en  idée  quelque  nouvelle  reformation.  » 
C'est  la  condamnation  des  Bouillon,  des  Rohan,  des  protestants 
et,  par  avance  des  Frondeurs  1. 

Moderne  en  tout  et  précurseur  de  la  pensée  contemporaine, 
il  l'est  encore  en  ceci  qu'il  tient  la  Religion  pour  le  support 
de  la  Société,  auquel  il  préfère  ne  point  toucher.  La  première 'des 
règles  de  morale  tirées  de  la  Méthode  est  celle-ci  :  «  obéir  aux  lois 
et  aux  coustumes  de  mon  pais,  retenant  constamment  la  religion 
en  laquelle  Dieu  m'a  fait  la  grâce  d'estre  instruit  dés  mon 
enfance  et  me  gouvernant  en  toute  autre  chose,  suivant  les  opi- 
nions les  plus  modérées  et  les  plus  esloignées  de  l'excès  qui  fussent 
commun  ment  receues  en  pratique  parles  mieux  sensez  de  ceux 
avec  lesquels  j'aurois  à  vivre.  »  2 

Pour  satisfaire  à  cette  maxime,  à  laquelle  il  reste  obstiné- 
ment fidèle,  Descartes  observe  avec  exactitude  les  rites.  Il 
est  essentiel  de  remarquer  que  dans  quatre  des  lieux  que 
nous  avons  déjà  nommés  :  Franeker,  Endegeest,  Santpoort, 
Egmond,  il  peut  pratiquer  sa  religion,  parce  qu'il  a  des 
catholiques  autour  de  lui  ;  leur  culte  est  interdit,  mais  ils 
l'exercent  néanmoins,  privément,  sous  les  regards  indulgents 
des  Régents.  Ceux-ci  se  garderont  surtout  d'inquiéter  ces 
obstinés,  quand  ils  appartiennent  à  l'aristocratie  du  pays. 
N'est-il  pas  notable  que  le  château  de  Franeker,  où  Descartes 
trouvera  son  premier  asile,  soit  la  propriété  de  la  grande  famille 
catholique  frisonne  des  Sjaerdema;  que  le  château  d' Endegeest, 
qu'il  habitera  quelques  années  après,  appartienne  à  une  autre 
famille  de  nobles  catholiques,  les  van  Foreest  ?  Ajoutez  qu'à 
Santpoort,  il  fréquentera  les  abbés  Blommaert,  Ban  et  Cater. 

Cela  ne  l'empêchera  nullement  d'entretenir  un  commerce  suivi 
avec  des  protestants  comme  Reneri  et  Regius,  qui  seront  ses 
meilleurs  disciples,  ou  avec  Constantin  Huygens  et  Saumaise, 
mais,  pas  plus  pour  lui  que  pour  son  correspondant  de  Paris, 
le  P.  Mersenne,  ou  les  Cardinaux  Richelieu  et  Mazarin,  qui 
suivent  la  tradition  politique  d'Henri  IV,  la  pratique  du 
catholicisme  n'implique  l'exclusion  des  protestants.  Il  est  bien 

1.  Œuvres,  t.  VI,  p.  14. 

2.  Ibid.,  p.  22-23. 


DESCARTES    EN    HOLLANDE    (1628-1649)  427 

vrai  que  la  religion  romaine  a  exercé,  par  l'intermédiaire  des  pou- 
voirs politiques,  d'étranges  et  de  cruelles  rigueurs,  mais  il  n'en  reste 
pas  moins  que  c'est  dans  les  pays  catholiques,  surtout  en  France, 
et  chez  des  catholiques,  que  s'est  levée  la  conception  moderne  de  t- 
la  tolérance  et  de  la  libre-pensée.  Celles-ci  doivent  plus  à  un 
Rabelais,  à  un  Montaigne  et  même  à  un  Descartes,  qu'à  un 
Luther  ou  à  un  Calvin. 

Une  fois  en  règle  avec  la  société,  dont  l'Eglise  est  pour  lui 
partie  intégrante,  Descartes  se  sent  libre,  absolument  libre  et 
son  Dieu  métaphysique,  garant  de  la  vérité  des  axiomes  et  t 
fondement  de  toute  évidence,  qui  prête  son  concours  ordinaire  à 
la  Nature  et  la  laisse  agir  suivant  les  lois  qu'il  a  établies,  n'a 
presque  rien  du  Dieu  de  la  religion. 

Ce  qu'il  y  a  peut-être  de  plus  hardi  dans  le  Discours  de  la 
Méthode  n'est  pas  ce  qui  y  est,  mais  ce  qui  n'y  est  point,  Dieu 
se  trouvant  reculé  dans  le  métaphysique  et  tenu  à  l'écart 
de  l'exercice  quotidien  de  la  raison  souveraine  :  «  Il  n'y  a 
rien  qui  soit  entièrement  en  notre  pouvoir  que  nos  pensées  »  ; 
«  nous  ne  nous  devons  jamais  laisser  persuader  qu'à  l'évidence 
de  nostre  raison  » 1  ;  «  ne  recevoir  jamais  aucune  chose  pour 
vraie  que  je  ne  la  connusse  évidemment  estre  telle».  Ce  n'était 
pas  encore  sur  le  sol  français  que  pouvaient  fleurir  ces  fières 
maximes  de  la  raison  indépendante  de  la  foi  et  ce  fut  une 
singulière  entreprise  que  celle  du  Cardinal  de  Bérulle  et  plus 
tard  des  Oratoriens  avec  Malebranche  de  se  les  annexer  pour 
en  faire  des  étais. 

Aux  Pays-Bas  où  les  libraires,  quelle  que  fût  leur  opinion, 
battaient  monnaie  avec  toutes  les  pensées,  les  plus  hautes  comme 
les  plus  sottes,  les  plus  orthodoxes  comme  les  plus  hétérodoxes, 
il  était  aussi  facile  de  les  concevoir  que  de  les  publier.  Et  puis  cet 
original  que  les  paysans  considéraient  avec  une  curiosité,  vite 
lassée  par  l'accoutumance,  ne  troublait  ni  l'ordre  public,  dont  -! 
il  était  par  nature  respectueux,  ni  les  articles  du  Synode  de 
Dordrecht  que,  n'étant  pas  fonctionnaire,  il  n'avait  pas  à  contre- 
signer. 

Ce  n'est  que  du  jour  où  ses  idées  s'infiltrèrent  par  ses  disciples 
dans  les  Universités  hollandaises,  à  Deventer,  à  Utrecht,  à  Leyde,  1 
qu'il  rencontra  sur  son  chemin  les  féroces  théologiens  orthodoxes, 

1.  Œuvres,  t.  VI,  p.  39. 


428  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

devenus  un  peu  moins  dangereux  depuis  que  Frédéric-Henri 
leur  refusait  le  bras  séculier,  que  leur  prêtait  Maurice.  S'il  avait 
su  ce  que  Voet  serait  pour  lui,  Descartes  ne  serait  peut-être  pas 
venu  aux  Pays-Bas,  mais,  au  fait,  il  savait  :  de  Gomar  à  Voetius 
il  n'y  a  que  la  différence  d'une  perruque  et  d'un  quart  de  siècle. 
Le  Synode  de  Dordrecht  pouvait  lui  faire  prévoir  les  foudres 
d'Utrecht.  Qu'importe,  il  les  craignait  moins  que  le  bûcher  de 
l'Eglise  romaine,  qui  brûlait  encore  aussi  bien  les  hommes  que 
les  livres.  Il  gardait  ses  bons  maîtres  les  Jésuites  et  ses  amis 
Oratoriens  et  Minimes  qui  l'en  préservaient.  D'ailleurs  il  était 
décidé  à  toutes  les  concessions,  même  au  sacrifice  d'idées  très  -f 
chères,  dont  il  garderait  le  secret  par  devers  lui. 

La  seule  chose  sur  laquelle  il  serait  intransigeant,  c'est  l'in- 
dépendance à  l'égard  des  pouvoirs  établis  :  «  Et  particulièrement, 
je  mettois  entre  tous  les  excès  toutes  les  promesses  par  lesquelles 
on  retranche  quelque  chose  de  sa  liberté  »  l.  Sur  ce  point  surtout, 
son  refuge  en  Hollande  est  un  acte  presque  révolutionnaire.  Ses 
pages  de  vérité  et  de  certitude,  il  ne  les  dédiera  ni  à  Louis  XIII,  | 
ni  à  Richelieu,  ni  à  aucun  des  puissants  d'un  instant.  Pas  de 
flagornerie,  comme  chez  un  Corneille  ;  pas  d'adulation,  comme 
chez  un  Balzac. 

Entre  la  Cour  et  lui,  il  a  coupé  les  ponts  qui  mènent  aux  hon- 
neurs, aux  richesses  et  aux  servitudes  dorées  :  «  De  quoy  je 
fais  icy  une  déclaration  que  je  sçay  bien  ne  pouvoir  servir  à  me 
rendre  considérable  dans  le  monde,  mais  aussy  n'ay  je  aucune- 
ment envie  de  l'estre  et  je  me  tiendray  tousjours  plus  obligé  à 
ceux,  par  la  faveur  desquels  je  jouiray  sans  empeschement  de 
mon  loisir,  que  je  ne  serois  à  ceux  qui  m'ofïriroient  les  plus 
honorables  emplois  de  la  terre  »  2. 

1.  Œuvres,  t.  VI,  p.  24. 

2.  Ibid.,  p.  78. 


CHAPITRE  YII 


VISITE    CHEZ    BEECKMAN    A    DORDRECHT    (8    OCTOBRE     1628) 
INSCRIPTION   A   L'UNIVERSITÉ   DE   FRANEKER   (16-26   AVRIL    1629) 


Quand  commence  le  second  séjour  de  Descartes  en  Hollande, 
le  principal  et  le  plus  long,  puisqu'il  occupe  vingt  années  de  sa 
vie  et  des  plus  importantes,  les  années  de  production  ?  On 
répond  d'habitude  :  1629  ;  il  faut  dire  :  1628. 

Le  Journal  de  Beeckman  vient,  ici  encore,  nous  apporter 
des  clartés  nouvelles.  Aux  motifs  généraux  mentionnés  au 
chapitre  précédent,  ajoutez  un  motif  particulier  :  Beeckman. 
Sans  doute,  il  l'avait  bien  négligé  son  ancien  ami,  son  «  pro- 
moteur »  et  son  «  auteur  ».  Pas  un  mot,  pas  une  ligne,  en 
ces  neuf  ans  de  vie  errante  et  dissipée,  pour  rallumer  les 
cendres  d'un  foyer  près  de  s'éteindre.  Pourtant  le  souvenir 
est  resté  au  fond  du  cœur,  le  sentiment  d'une  parenté  intellec- 
tuelle, d'une  affinité  d'esprit  unique,  est  demeuré  et,  si  la 
pensée  de  Beeckman  n'a  pas  été  déterminante  ou  si  elle  n'a 
été,  pour  fixer  le  choix,  qu'une  cause  occasionnelle,  du  moins 
son  premier  soin,  en  abordant  en  Hollande,  est-il  d'aller  le  sur- 
prendre et  de  lui  rendre  visite. 

Où  cela  ?  dans  cette  même  ville  de  Middelbourg  où  il  était 
destiné  à  le  manquer  ;  car  son  ignorance  du  sort  de  son  ami  est 
telle  qu'il  ne  sait  ni  la  nomination  à  l'école  latine  d'Utrecht, 
en  1619,  ni  l'accession  ultérieure  à  la  dignité  de  Recteur  du 
Gymnase  ou  école  latine  de  Dordrecht,  en  1627. 

Ayant  fait  le  voyage  par  mer  et  s'étant  embarqué  probable- 
ment à  Calais,  puisque  c'est  la  seule  voie  qu'il  conseille,  l'été 
suivant,  à  Ferrier  \  il  va  frapper  à  la  porte  connue.  L'ami 
Isaac  s'est  envolé  ;  il  le  suit  à  Dordrecht,  l'y  trouve.  Que  fut  la 

1.  Œuvres,  t.  I,  p.  13 


430  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

rencontre  ?  embrassades,  effusions  ?  les  Hollandais  ne  sont  pas 
démonstratifs  :  on  ne  s'embrasse  pas  entre  hommes  et,  s'il  y  eut 
accolade,  elle  fut  unilatérale.  Peut-être  y  eut-il  pourtant  plus 
d'émotion  que  n'en  marque  le  Journal  de  Beeckman,  à  la  date 
du  8  octobre  1628  \  Soulignons  cette  date,  elle  était  inconnue 
avant  la  découverte  du  manuscrit,  dont  tout  le  passage  mérite 
d'être  traduit,  car  il  est  des  plus  importants.  Il  porte  pour 
titre  : 

HISTOIRE    DE    DESCARTES    ET    DE    SES    RELATIONS    AVEC    MOI 

«  Le  Sr  René  des  Cartes  du  Peron,  qui,  en  1618,  à  Bréda  en 
Brabant,  avait  écrit  pour  moi  le  traité  de  la  Musique,  dans  lequel 
il  me  révéla  ses  opinions  sur  cet  art  et  qui  est  encarté  dans  mon 
Journal  ;  le  Sr  des  Cartes,  dis-je,  est  venu  à  Dordrecht  pour  me 
rendre  visite,  le  8  octobre  1628,  après  s'être  rendu  d'abord  de 
Hollande  à  Middelbourg,  pour  m'y  chercher.  »  2 

Arrêtons-nous  un  instant  pour  un  bref  commentaire.  Descartes 
était  en  Hollande,  c'est  de  là  qu'il  s'est  rendu  en  Zélande  pour 
retourner  ensuite  à  Dordrecht.  Ces  détours  n'ont  guère  pu 
durer  moins  de  huit  jours  :  il  faut,  par  conséquent,  fixer  son 
départ  de  France  à  la  fin  septembre  au  plus  tard.  Il  n'a  pu 
assister  à  la  prise  de  La  Rochelle,  comme  le  veut  Borel.  Encore 
un  siège  de  moins,  et  nous  en  avons  déjà  retranché  quatre.  Tout 
au  plus,  aura-t-il  pu  suivre  les  opérations  en  été. 

Le  Journal  continue  :  «  Il  me  disait  qu'en  fait  d'Arithmétique 
et  de  Géométrie,  il  ne  lui  restait  plus  rien  à  désirer,  c'est-à-dire 
qu'il  avait  fait  dans  ces  branches,  en  neuf  ans,  autant  de  progrès 
qu'esprit  humain  en  pouvait  faire.  »  Cette  formule  orgueilleuse 
n'est  pas  très  dans  le  style  de  Descartes,  mais  il  se  peut  qu'en 
conversation,  il  se  soit  laissé  gagner  par  l'enthousiasme,  en  mesu- 
rant le  chemin  parcouru  par  son  esprit  depuis  neuf  années.  On 
remarquera  ces  his  novem  annis,  qui  permettent  d'interpréter 
plus  exactement  qu'on  ne  l'a  fait  jusqu'à  présent,  les  «  neuf  ans  » 
dont  il  est  question,  par  deux  fois,  dans  le  Discours  de  la  Méthode3: 
«  En  toutes  les  neuf  années  suivantes  »  et  «  toutefois  ces  neuf  ans 

1.   Œuvres,  1.  X,  p.  331. 

'1.  Ibid.  :  «  Is,  inquam,  die  8°  mensis  octobris  1628,  ad  me  visendum  venit  Dor- 
trechtum,  cum  prius  frustra  ex  Hollandia  Middelburgum  venisset  ut  me  ibi  quaere- 
ret   ». 

3.   Œuvres,  t.  VI,  pp.  28,  30,  31. 


CHEZ    BEECKMAN    A   DORDRECHT   (8    OCTOBRE    1628)  431 

s'escoulèrent  ».  Le  point  de  départ  est  le  10  novembre  1619,  date 
de  la  méditation  essentielle.  Ajoutez  neuf  ans  de  vie  errante  et 
vous  obtenez  l'automne  1628.  Le  Discours  de  la  Méthode  ne  l'ait 
donc  que  reproduire  le  propos  tenu  à  Beeckman  à  Dordrecht, 
que  confirme  encore  le  «  et  il  y  a  justement  huit  ans  »  que  nous 
lisions  en  tête  de  ce  chapitre,  car  nous  verrons  que,  le  Discours 
ayant  été  achevé  au  début  de  l'hiver  1636-1637,  l'expression  nous 
reporte,  une  fois  de  plus,  à  1628. 

La  suite  de  la  conversation,  qui  est  ici  prise  sur  le  vif,  n'est  pas 
moins  intéressante  :  «  Cette  affirmation,  il  m'en  donna  des 
preuves  décisives,  me  promettant  de  m'envoyer  sous  peu,  de 
Paris,  son  Algèbre,  qu'il  dit  achevée  et  par  laquelle  non  seule- 
ment il  parvient  à  une  parfaite  connaissance  de  la  Géométrie, 
mais  par  laquelle  en  outre  il  prétend  arriver  à  toute  connaissance 
humaine  ;  peut-être  va-t-il  venir  ici  pour  la  mettre  au  jour  et  la 
perfectionner,  afin  que  nous  achevions  ensemble  l'étude  de  ce 
qui  reste  [à  découvrir]  dans  les  sciences  ».  Tout  est  important 
dans  ce  passage.  D'abord  Descartes  ne  semble  pas  encore  tout 
à  fait  fixé  sur  ses  projets.  Va-t-il  retourner  à  Paris  et  envoyer 
de  là  son  Algèbre  à  Beeckman,  ou  viendra-t-il  la  lui  montrer  à 
Dordrecht,  pour  la  mettre  au  point  avec  lui  avant  de  la  publier 
en  Hollande  ?  Ensuite  l'Algèbre  est  écrite,  il  n'y  a  pas  moyen 
d'en  douter,  et  c'est  une  algèbre  appliquée  à  la  Géométrie,  c'est- 
à-dire  une  géométrie  analytique  ;  enfin,  il  lui  attribue  une  portée 
qui  dépasse  celle  de  l'analyse  mathématique  et  elle  n'est  conçue, 
dès  à  présent,  que  comme  une  branche  de  la  science  universelle. 

L'estime  qu'il  continue  à  témoigner  au  «  rector  »  semble 
sincère,  comme  l'atteste  la  suite  de  l'entretien  :  «  Après  avoir 
parcouru  l'Allemagne,  la  France  et  l'Italie,  il  affirme  n'avoir  pu 
trouver  personne  que  moi  avec  qui  il  pût  discuter  selon  son  cœur 
et  dont  il  put  espérer  une  aide  pour  ses  recherches.  Il  trouve 
partout  disette  de  vraie  philosophie,  de  celle  qu'il  nomme 
l'œuvre  des  vaillants  1.  Pour  moi,  je  le  préfère,  lui,  à  tous  les 
arithméticiens  et  géomètres  que  j'aie  jamais  vus  ou  lus.  » 

POURQUOI    IL    Y    A    SI    PEU    DE    SAVANTS 

«  Je  crois  que  la  raison  pour  laquelle  il  y  a  ici  si  peu  de  savants 
est  que  tous  ceux  qui  sont  doués  pour  la  science,  dès  qu'ils  ont 

1.  Ibid.,  T.  X,  p.  332  :  <<  Tanlam  dicit  esse  ubique  inopiam  verae  philosophiae, 
quam  vocal  operam  navantium  ». 


432  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

fait  une  découverte,  brûlent  de  l'écrire  et,  ne  se  contentent  pas 
de  publier  ce  qu'ils  ont  découvert,  mais,  saisissant  l'occa- 
sion, reprennent  les  sciences  aux  origines  en  y  mêlant  leurs 
travaux  récents,  au  point  qu'ils  écrasent,  sous  un  labeur  inutile 
et  dépourvu  d'originalité,  leur  esprit  parfaitement  capable  de 
nombreuses  inventions. 

«  Celui-ci,  au  contraire,  n'a  encore  rien  écrit,  mais,  méditant 
jusqu'à  la  trente-troisième  année  de  son  âge,  il  semble  avoir 
trouvé  mieux  que  les  autres,  la  chose  qu'il  cherchait.  Que  ceci 
soit  dit,  afin  qu'on  soit  plus  tenté  de  l'imiter  lui,  que  la  foule 
des  écrivailleurs.  » 

Viennent  ensuite,  dans  le  Journal,  à  la  même  page,  un 
spécimen  de  Y  Algèbre  et  une  étude  sur  l'angle  de  réfraction  1. 
Le  «  ut  enim,  inquit  »,  le  «  nam,  inquit  »,  indiquent  assez  qu'il 
s'agit  d'une  transmission  orale.  En  traitant  un  troisième  sujet, 
celui  de  l'épaisseur  des  cordes  des  instruments  de  musique,  Des- 
cartes a  parlé  d'un  moine  de  ses  amis  à  Paris,  qui  est  évidemment 
le  P.  Mersenne.  Ce  qu'il  rapporte  aussi  au  sujet  de  la  réfraction 
renforce  la  démonstration  de  M.  Korteweg  sur  l'indépendance  des 
recherches  de  Descartes  à  l'égard  de  celles  de  Snellius2.  La 
démonstration  sur  la  convergence  des  rayons  incidents  au 
foyer  est,  cette  fois,  extraite  par  Beeckman  des  manuscrits 
mêmes  du  philosophe,  et  comme  ce  passage  voisine  avec  le 
précédent,  il  est  impossible  que  ce  dernier  les  ait  envoyés  de 
Paris.  Il  n'a  peut-être  pas  voulu  les  montrer  tout  de  suite  par 
timidité  ou  par  méfiance,  mais  il  les  a  livrés,  peu  à  peu,  en  plusieurs 
visites  successives  à  Dordrecht,  à  moins  qu'il  n'y  ait  séjourné 
d'une  façon  constante  d'octobre  1628  à  février  1629,  ce  que  je 
ne  pense  pas. 

Par  contre,  qu'il  ait  rendu  de  nouveau  visite  à  Beeckman  dans 
sa  ville,  le  1er  février  1629,  c'est  ce  que  semble  prouver  impéra- 
tivement le  passage  suivant  : 


1.  Œuvres,  t.  X,  p.  336  et  s. 

2.  Cf.  l'article  du  savant  éditeur  des  Œuvres  de  Christian  Huygens  :  Descartes  et 
les  manuscrits  de  Snellius  d'après  quelques  documents  nouveaux  ;  extrait  de  la  Revue 
de  Métaphysique  et  de  Morale,  2  juillet  1896.  Snellius  avait  gardé  en  manuscrit  sa 
découverte  de  la  loi  de  la  réfraction  que  Descartes  trouva,  de  son  côté,  d'une  façon 
indépendante.  Snellius  était  mort  en  1626. 


CHEZ  BEECKMAN  A  DORDRECHT  (1er  FÉVRIER  1629)   433 

L'HYPERBOLE  GRACE  A  LAQUELLE  TOUS  LES  RAYONS  PARALLÈLES 

VIENNENT  CONVERGER  EN  UN  SEUL  POINT 

1er  FÉVRIER  1629  A  DORDRECHT 

«  Le  Sr  Des  Chartes  avait  laissé  sans  démonstration  cette 
proposition  au  sujet  de  l'hyperbole  et  m'avait  demandé  d'en 
chercher  la  démonstration  ».  C'est  bien  là  une  allusion  à  une 
précédente  visite  :  «  Comme  je  l'avais  trouvée,  il  en  manifesta 
de  la  joie  et  la  jugea  exacte.  La  voici  :  ». 

Le  «  gavisus  est  »  ne  peut  pas  s'appliquer  à  une  expression 
contenue  dans  une  lettre  et  si  cette  lettre  existait,  le  proviseur 
n'eût  pas  manqué  de  la  reproduire  en  son  Journal,  pour  s'en 
targuer.  La  présence  de  Descartes  à  Dordrecht,  le  1er  février 
1629,  n'est  pas  moins  sûre,  à  mon  sens,  que  sa  présence 
au  même  lieu,  le  8  octobre  1628.  Ce  qui  le  confirme,  me 
semble-t-il,  c'est  la  version  cartésienne  de  la  démonstration  de 
la  parabole  donnée  par  le  philosophe  dans  sa  lettre  à  Beeckman, 
le  17  octobre  1630  \  à  l'occasion  de  leur  grande  querelle,  sur 
laquelle  nous  aurons  à  revenir.  La  lettre  est,  comme  toujours 
entre  eux,  en  latin:  «  Mais  vous  prétendez  à  de  grandes  louanges 
au  sujet  de  l'hyperbole  que  vous  m'avez  enseignée.  Certes,  si  je 
ne  vous  plaignais  d'être  un  malade,  je  ne  pourrais  me  tenir  de 
rire,  parce  que  vous  ne  compreniez  même  pas  ce  que  c'était 
qu'une  hyperbole,  si  ce  n'est  au  sens  que  lui  donne  un  marchand 
de  grammaire.  J'ai  mentionné  une  de  ses  propriétés  :  la  conver- 
gence des  rayons,  dont  la  démonstration  m'était  sortie  de  la 
mémoire  et  elle  ne  me  revenait  pas  sur  le  moment,  comme  il 
arrive  parfois  pour  les  choses  les  plus  faciles,  mais  je  vous  ai 
prouvé  sa  transformation  en  ellipse 2  et  je  vous  ai  expliqué 
quelques  théorèmes,  d'où  la  démonstration  en  question  pouvait 
être  si  facilement  déduite  qu'elle  ne  pouvait  échapper  à  personne 
qui  fît  tant  soit  peu  attention.  C'est  pourquoi  je  vous  exhortai  à 
exercer  votre  esprit  à  la  chercher  et  je  ne  l'aurais  certes  pas  fait 
si  je  ne  l'avais  jugée  très  facile,  puisque  vous  veniez  d'avouer 
que  vous  ne  saviez  absolument  rien  des  sections  coniques...  Et 
vous  auriez  cherché,  écrivez-vous,  vous  auriez  trouvé,  vous 
m'auriez    montré  3,    je   me    serais    réjoui    et   j'aurais   dit    que 

1.  Œuvres,  t.  I,  p.  163. 

2.  Le  texte,  qui  porte  «  ejus  conversam  »,  doit  être  faiTàf  ;  peut-être  faut-il  lire 
«  couversum  »,  mais  le  sens  serait  alors  celui  du  mouvement  circulaire,  tour. 

3.  Le  texte  a  le  parfait  :  «  quaesivisti,  invenistl,  ostendisti  milii  ».  Œuvrcs,L  I 
p.  163. 

28 


434  *    DESCARTES    EN    HOLLANDE 

je  me  servirais  de  cette  démonstration,  si  jamais  je  me 
proposais  d'écrire  sur  cette  question  !  Dites-moi,  avez-vous 
tout  votre  bon  sens,  quand  vous  allez  jusqu'à  me  reprocher 
de  ne  pas  témoigner  assez  de  respect  à  mon  maître  et 
de  ne  pas  lui  rendre  hommage  ?  Si  j'avais  donné  à  l'un 
de  vos  enfants,  qui,  alors,  n'avait  encore  composé  aucun 
poème,  quelque  épigramme  à  faire,  dont  je  lui  aurais  fourni  le 
canevas,  au  point  qu'il  eût  suffi  d'y  changer  un  ou  deux  mots 
pour  que  les  vers  en  fussent  justes,  vous  réjouiriez-vous,  s'il  les 
avait  heureusement  transposés  ?  » 1 

Le  «  laetatus  sum  »  de  la  lettre  de  Descartes  couvre  exacte- 
ment le  «  gavisus  est  »  du  Journal  de  Beeckman  et  le  «  hortatus 
sum  ut  in  illa  quaerenda  ingenium  exerceres  »  de  la  même  lettre 
correspond  précisément  au  «  me  rogavit  ut  ejus  demonstrationem 
quaererem  »  du  Journal.  Il  n'y  a  que  l'interprétation  qui  diffère 
sensiblement,  car  Descartes  avoue  seulement  que  la  démonstra- 
tion lui  était  sortie  de  la  mémoire;  il  s'accorde  pourtant  en  ceci 
avec  la  phrase  du  recteur  de  Dordrecht  :  «  Hanc  de  Hyperbola 
propositionem  D.  des  Chartes  indemonstratam  reliquerat  ». 
Dans  un  cas  comme  dans  l'autre,  il  s'agit  visiblement  d'une  ou 
plutôt  de  deux  visites,  et  le  philosophe  français  ajoute  même 
une  allusion  à  un  des  enfants  de  Beeckman,  assurément  élève 
au  «  Gymnase  »  dirigé  par  son  père. 

Ces  deux  visites  peu  espacées  semblent  impliquer  que  Descartes 
faisait  un  court  séjour  à  Dordrecht,  où  il  était  peut-être  l'hôte 
du  proviseur,  ou  dans  une  ville  peu  éloignée,  ce  qui  empêche  de 
penser  à  Amsterdam.  C'est  pourtant  là  que  nous  le  trouvons  à  la 
fin  de  mars  1629,  si  c'est  lui  le  «  nobilis  Gallus  »,  dont  parle 
-f  Reneri,  son  disciple  et  ami,  dans  une  lettre  datée  d'Amsterdam, 
28  mars  1629,  et  reproduite  par  M.  Adam  dans  son  supplément 
à  la  Correspondance  2.  Il  s'agit  d'optique,  et  nous  savons  que 
cette  partie  de  la  physique  est  la  principale  préoccupation  de 
Descartes  à  ce  moment-là. 

La  date  suivante,  à  laquelle  la  présence  de  ce  dernier  en  Hol- 
lande est  absolument  attestée,  est  le  16-26  avril  1629,  où  il  se 
fait  immatriculer  comme  étudiant  à  l'Université  de  Franeker. 
Pour  être  parvenu  et  installé  en  Frise,  il  doit  être  aux  Pays-Bas 


1.  lbid. 

2.  Œuvres,  t.  X,  p.  542. 


a  l'université  de  franeker  (16-26  avril  1629)     435 

depuis  une  quinzaine    de  jours,    ce    qui   confirme   l'explication 
donnée  par  M.  Adam  à  la  lettre  de  Reneri. 

Donc,  pour  nous  résumer,  entre  le  8  octobre  1628,  date  de  la 
première  visite  de  Descartes  à  Beeckman  à  Dordrecht,  et  le 
16-26  avril  1629,  date  de  son  inscription  à  Franeker,  il  n'y  a  pas 
de  témoignage  irrécusable  de  sa  présence  continue  en  Hollande, 
mais  l'abondance  des  renseignements  sur  les  travaux  de 
celui-là,  contenus  dans  les  pages  du  Journal  de  Beeckman  se 
rapportant  à  l'époque  intermédiaire,  les  termes  «  inquit  », 
«  dicit  »,  dont  celui-ci  se  sert,  l'histoire  de  la  démonstration  sur 
l'hyperbole  datée  du  1er  février,  et  la  lettre  de  Reneri  à  la  fin  de 
mars,  sont  des  preuves  presque  décisives  d'un  séjour  ininter- 
rompu en  Hollande  dans  l'hiver  1628-1629. 

Il  ne  reste  que  quelques  difficultés  :  la  première  est  dans  le 
passage  de  la  lettre  à  Balzac  du  15  avril  1631  x  :  «  Depuis  deux 
ans  que  je  suis  dehors  [Paris],  je  n'ay  pas  esté  une  seule  fois 
tenté  d'y  retourner  ».  Or,  deux  ans  avant,  le  16  avril  1629,  Des- 
cartes est  inscrit  à  Franeker.  Ici  il  semble  qu'il  faille  traduire 
deux  ans  par  deux  ans  et  demi.  Seconde  difficulté,  le  «  Is  nuper 
hue  a  vobis  transivit  »  de  Beeckman  à  Mersenne,  mais  dans 
une  lettre  non  datée,  et  présumée  par  M.  Adam  du  mois 
d'août  1629  2.  La  troisième,  encore  moins  grave,  est  l'affirma- 
tion contenue  dans  une  lettre,  non  datée  aussi,  mais  qui  est 
probablement  de  1648  :  «  Le  meilleur  est  de  ne  passer  d'une 
extrémité  à  l'autre  que  par  degrez.  Pour  moy,  avant  que 
je  vinsse  en  ce  pais  pour  y  chercher  la  solitude,  je  passay 
un  hiver  en  France  à  la  campagne,  où  je  fis  mon  apprentis- 
sage ». 

Cet  hiver  ne  doit  pas  être  celui  de  1628-1629,  mais  les  trois 
premiers  mois  de  1628,  en  cette  région  de  l'ouest,  d'où  il  envoie 
à  Balzac  le  beurre  qui  «  a  gagné  sa  cause  contre  celuv  de  Mnie  la 
Marquise.  A  mon  goust,  il  n'est  guères  moins  parfumé  que  les 
Marmelades  de  Portugal  qui  me  sont  venues  par  le  mesme 
messager.  Je  pense  que  vous  nourrissez  vos  vaches  de  marjo- 
laine et  de  violettes.  Je  ne  sçay  pas  mesmes  s'il  ne  croist 
point  de  canne  de  sucre  dans  vos  Marais  pour  engraisser 
ces   excellentes   Faiseuses   de   lait    »  3.   Les  marais    sont   peut- 

1.  Œuvres,  t.  I,  p.  197. 

2.  Ibid.,  p.  30. 

:;.  Ibid.,  p.  571.  Lettre  de  Balzac,  datée  de  Paris,  30  mars  1628.  Voir  plus  haut, 
ici,  p.  -117,  pour  un  autre  passage  de  la  in 


436  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

être    le    Marais    poitevin,   qui  serait,   en   effet,   une   excellente 
préparation  à  ceux  de  Hollande. 

C'est  là  que  nous  allons  maintenant  le  rejoindre,  à  Franeker 
en  Frise. 

Si  l'auteur  des  Meditaiiones  voulait  une  retraite  lointaine, 
assurément  il  ne  pouvait  mieux  choisir  que  la  petite  ville 
reléguée  au  nord  des  Provinces-Unies,  dans  cette  sorte  de  pres- 
qu'île que  la  Frise  occidentale  forme  en  s' avançant  dans  le 
Zuyderzée.  Pourtant  Franeker  n'était  pas  alors  le  coin  perdu  et 
presque  inaccessible  qu'il  est  aujourd'hui.  Un  gracieux  hôtel  de 
ville  à  clocheton  à  jour,  à  pignon  en  escalier  et  à  trois  étages, 
dans  le  meilleur  style  de  la  Renaissance  flamande,  une  grande 
église,  la  maison  des  porteurs  de  blé,  l'asile  des  vieillards,  la 
maison  Ockinga  et  sa  tour  octogonale,  la  maison  Botnia  avec  ses 
fenêtres  à  ogives  et  meneaux,  l'emplacement  du  château  des 
Sjaerdema,  l'auberge  «  in  de  Klok  »,  sont  autant  de  témoins  de 
l'antique  splendeur  de  la  première  ville  de  Frise. 

On  comprend  donc  que  le  «  Landdag  »,  ou  assemblée  des  Etats 
de  Frise,  réunis  en  cette  ville,  le  24  avril  1584,  ait  songé  à  y 
ériger  une  école  supérieure  «  Hoogeschool  »,  à  l'imitation  de 
celle  de  Leyde,  et  que  Guillaume-Louis  de  Nassau,  élu  Stat- 
houder  par  ces  mêmes  Etats,  le  26  octobre,  en  ait  fait  proclamer, 
le  25  juillet  1585,  la  fondation.  L'inauguration  eut  lieu  le  29  juil- 
let :  le  «  plat  pays  »  l'emportait  sur  la  ville  de  Leeuwa^rden.  Les 
premiers  professeurs  n'étaient  pas  des  inconnus,  H.  Schotanus 
pour  le  droit,  Tiara  pour  le  grec,  Drusius  pour  l'hébreu. 

Au  moment  où  Descartes  arrive  à  Franeker  et  où  il  se  fait 
immatriculer  le  16-26  avril  1629,  (cf.  pi.  XXXVI  a.)  l  sous  le 
nom  de  : 

RENATUS    DES    CARTES    GALLUS,    PHILOSOPHUS 

Le  Recteur  est  l'orthodoxe  M.  Schotanus,  les  professeurs  Ame- 
sius,  Bouricius,  Winsemius,  Hachtingius,  Amama  2,  Metius, 
ainsi  nommé,  selon  Bierens  de  Haan,  parce  que  le  père  était 
de  Metz.  Le  philosophe   dut   suivre   les    cours    de    cet   Adrien 

1.  D'après  le  registre  manuscrit,  qui  n'est  pas  à  l'Université  de  Groningue, 
comme  le  dit  M.  Charles  Adam,  au  t.  XII,  p.  123,  note  b,  niais  aux  Archives  de 
l'Etal  à  Leeuwarden,  où  l'archiviste.  M.  Berns,  a  bien  voulu  faire  photographier 
pour  moi  la  page  sur  laquelle  ligure  Descartes.  Il  faut  transcrire  la  date  en  nouveau 
style,  donc  26  avril. 

2.  Cf.  Décret  du  .">  juillet  1  (î20  et  Frieslands  Hoogeschool  en  lui  Rijksathenaeum 
te  Franeker,  '1  vol.,  1878-9,  par  W.  B.  S.  Boeles  :  il  y  a  un  bon  guide  de  la  ville,  où 


A    FRANEKER    (ÉTÉ    1629)  437 

Metius  \  dont  Fromont  avait  parlé  dès  1627,  comme  du 
frère  de  Jacques  Metius,  «  le  vrai  inventeur  primitif  du  téles- 
cope »,  selon  Peiresc  2.  Il  était  l'auteur  d'une  Arithmeticae 
et  Geometricae  Practica  3.  Les  portraits  de  tous  ces  maîtres,  tels 
qu'ils  figuraient  dans  la  salle  du  Sénat,  ornent  encore  une  grande 
chambre  de  l'Hôtel  de  Ville,  dont  le  premier  étage  est  trans- 
formé en  musée.  On  y  voit  aussi,  dans  une  salle  plus  petite,  des 
dentelles,  des  dessins,  des  œuvres  de  calligraphie,  des  gravures, 
qui  sont  de  cette  extraordinaire  femme  savante  du  xvne  siècle, 
Anne-Marie  de  Schurmann,  qui,  née  à  Cologne,  le  5  novembre 
1607,  était  venue  se  réfugier  à  Franeker,  où  son  père,  d'origine 
flamande,  mourut  la  même  année  ;  sa  famille  y  resta  jusqu'à 
ce  que  Jean  Godschalk,  frère  d'Anne-Marie,  eût  terminé  ses 
études  à  l'Université.  Ensuite,  elle  retourna  avec  les  siens  à 
Utrecht  4  et,  le  9  janvier  1630,  Barlaeus  écrit  de  Leyde  à 
Huygens,  en  latin  :  «  Il  y  a  à  Utrecht  une  jeune  fille  qui  est 
un  prodige,  Anne-Marie  de  Schuurmans,  Romaine  non  pas 
seulement  en  ce  qu'elle  possède  un  prénom,  un  nom  et  un 
surnom,  mais  en  ce  qu'elle  parle  le  latin.  Elle  peint,  écrit,  ver- 
sifie, lit  le  Grec  et  le  comprend...,  elle  a  un  frère  très  savant, 
Jean  Godschalk  à  Schuurmans  ».  5 

L'éloge  fait  honneur  à  l'élève  autant  qu'à  l'Université  où  il 
se  forma.  De  celle-ci,  il  ne  reste  plus  qu'un  amphithéâtre  dans 
les  bâtiments  de  l'asile  d'aliénés,  mais,  à  la  fin  du  xvme  siècle, 
subsistait  encore  l'ancienne  église  faisant  partie  du  couvent  des 
Frères  de  la  Croix,  et  qui  avait  servi  à  abriter  à  la  fois  des  salles 
de  cours  et  la  salle  du  Sénat  (cf.  pi.  XXXIV).  Partout,  il  semble 
que  les  Universités  hollandaises  se  soient  installées  dans  des 
églises    monacales  :    c'est    le    cas  à   Leyde    pour  la    «  Faliede 


l'on  lit  aussi  des   détails   sur  l'université  et  qui  est  intitulé  :    Geilluslreerdc   Gids 
voor  Franeker  en  omslreken.  Franeker,  "Westerbaan's  Boekhandel,  s.  d. 

1.  Né  à  Alkmaar  en  1571,  mort  à  Franeker  en  1635  ;  cf.  Œuvres  de  Descartes, 
t.  XII,  pp.  185-6.  Sur  les  appareils  de  physique,  que  possédait  Metius,  voirBoeles, 
t.  I,  p.  417.  L'Ordo  lectionum  de  1629  porte  :  «  D.  Adrianus  Metius  usum  utriusque 
■Globi  et  Planispherii  explicat  ». 

2.  Lettre  de  Peiresc  à  Dupuy,  8  novembre  1626  ;  cf.  Œuvres,  ibid.  Voir  aussi  C.  de 
"Waard,  De  Uilvinding  der  Verrekijkers  ;  La  Haye,  1906,  in-8°. 

3.  Elzevier,  1611,  1626,  1640. 

4.  C'est  le  3  novembre  1629  que  Jonkvrouw  Eva  van  Harlï,  veuve  de  Jon- 
kheer  Frédéric  van  Schuyrmann  et  mère  d'Anne  Marie,  achète  à  Utrecht  la  mai- 
son dite  «  De  Loodse  »,  derrière  la  Cathédrale  (communication  de  M.  l'archiviste 
S.  Muller).  Descartes  a  donc  pu  fréquenter  la  famille  Schurmann  à  Franeker. 

5.  P.  273  au  t.  I  de  la  correspondance  de  Constantin  Huygens,  Briefwisseling 
van  Constantijn  Huygens  (1605-1687),  éditée  par  le  regretté  Dr  J.  A.  Worp,  La 
Haye,  M.  Nijhoff,  1911,  in-4°  (Rijksgeschiedkundige  Publicatien,  t.  XV). 


438  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

Bagijnenkerk  »  et  à  Amsterdam  pour  F  «  Agnietenkerk  ».   La 
science,  appuyée  sur  la  théologie,  achevait  l'œuvre  de  la  politique. 

C'est  en  face  de  l'Université  que  se  logea  Descartes,  dans  le 
château  des  Sjaerdema,  au  pied  des  remparts,  à  l'est  de  la 
ville  (cf.  pi.  XXXV)  \  mais  qui,  alors,  était  en  dehors  de 
l'enceinte.  Hélas  !  il  fut  démoli  vers  1725  et  l'emplacement 
n'est  plus  qu'une  prairie,  que  le  Frison,  en  sa  langue,  qui  n'a 
rien  de  commun  avec  le  hollandais,  si  ce  n'est  qu'elle  est 
germanique,  appelle  le  «Sjoekeland» 2,  «  âlde  sté  fen  Sjaerdema». 
Que  tel  ait  été  le  logement  de  Descartes,  c'est  ce  qu'attestent 
plusieurs  passages  de  ses  lettres,  dont  le  plus  important  est 
contenu  dans  celle  du  18  mars  1630,  écrite  au  P.  Mersenne 
à  propos  de  Ferrier  3  :  «  Ce  qui  me  faisoit  plustost  juger  qu'il 
estoit  occupé  à  d'autres  choses  que  non  pas  qu'il  pensast 
à  venir  icy,  veiï  principalement  que,  l'année  passée,  lorsque 
je  l'y  avois  convié,  il  m'en  avoit  osté  toute  espérance.  Alors, 
j'estois  à  Fran[e]ker,  logé  dans  un  petit  Chasteau,  qui  est 
séparé  avec  un  fossé  du  reste  de  la  ville,  où  l'on  disoit  la  Messe  en 
seureté,  et,  s'il  fust  venu,  je  voulois  acheter  des  meubles  et  pren- 
dre une  partie  du  logis,  pour  faire  nostre  ménage  à  part.  J'avois 
desjà  fait  provision  d'un  garçon  qui  sceiist  faire  la  cuisine  à  la 
mode  de  France  et  me  resolvois  de  n'en  changer  de  trois  ans 
et,  pendant  ce  temps-là,  qu'il  auroit  tout  le  loisir  d'exécuter  le 
dessin  des  verres  et  de  s'y  stiler  en  sorte  qu'il  en  pourroit  par 
après  tirer  de  l'honneur  et  du  profit.  Mais,  si-tost  que  je  sceiis 
qu'il  ne  venoit  point,  je  disposay  mes  affaires  en  autre  sorte...  » 

L'indication  du  fossé  qui  sépare  le  château  de  la  ville,  con- 
firmée par  les  historiens  locaux,  et  la  messe  qu'on  y  dit 
librement,  ne  laissent  aucun  doute  sur  l'identification  :  il  s'agit 
bien  du  château  des  nobles  catholiques  Sjaerdema  et,  foulant 
du  pied  le  chemin  de  ronde  des  remparts,  en  contemplant,  de  là, 
la  campagne  qui  s'étend  jusqu'à  la  mer,  nous  sommes  assurés 
de  suivre  la  trace  du  philosophe,  qui  ne  quittait  guère  sa  résidence 
que  pour  se  rendre  en  face  à  l'Université,  au  cours  de  Metius, 
ou  peut-être  pour  aller  s'égayer  avec  les  étudiants  au  «  Bogt 

1.  D'après  le  Tooneel der  sleden  van  de  Yereenighde  Nederlanden  ;  Amsterdam, 
J.  Blaeu,  1649.  Cf.  aussi  Oud-Sjaerdema  en  Sjaerdemaslot  le  Franeker,  par  D.  Canne- 
gieter  ;  Franeker,  T.  Telenga  et  Hel  Huis  oud  en  nieuiv,  1917. 

2.  Du  nom  de  Nicolas  Sjoek,  locataire  du  terrain,  propriétaire  de  l'auberge  ou 
«  Heerenlogement  »,  «  Bogt  van  Guné  ». 

3.  Œuvres,  t.  I,  p.  129. 


Planche  XXXIV 


A    FRANEKER    (ÉTÉ    1629)  439 

van  Guné  »,  à  l'auberge  du  golfe  de  Guinée,  qui  existe  encore. 

Cette  lettre  de  mars  1630  sert  à  en  préciser  une  autre  plus 
vague,  à  Ferrier,  du  18  juin  1629  \  et  qui  est  écrite  de 
Franeker  :  «  Si  vous  avez  aussi  quelques  meubles  qu'il  vous 
fallust  laisser  à  Paris,  il  vaudroit  mieux  les  apporter,  au 
moins  les  plus  utiles  ;  car,  si  vous  venez,  je  prendray  un  logis 
entier  pour  vous  et  pour  moy,  où  nous  pourrons  vivre  à  nostre 
mode  et  à  nostre  aise.  N'estoit  que  je  ne  vous  sçaurois  faire 
donner  d'argent  à  Paris  sans  mander  où  je  suis  (ce  que  je  ne 
désire  pas),  je  vous  prierois  de  m' apporter  un  petit  lit  de  camp, 
car  les  lits, d'icy  sont  fort  incommodes  et  il  n'y  a  point  de  matelas  ». 
Eternelle  plainte  du  Français  à  l'étranger  :  le  mauvais  lit  et  la 
mauvaise  cuisine!  L'absence  de  matelas  et  les  mets  sans  saveur, 
c'est  ce  dont  s'offusque  la  délicatesse  du  Tourangeau-Poitevin. 
Voilà  pourquoi  il  s'est  assuré  un  cuisinier,  un  Belge  sans  doute, 
et  qu'il  demande  à  Ferrier  de  lui  apporter  un  lit  de  camp. 
Jusqu'à  présent  il  a  été  en  pension  ;  si  Ferrier  vient,  il 
louera  un  appartement  dans  le  château,  s'achètera  des 
meubles  et  se  mettra  en  ménage  pour  trois  ans  :  pour  lui,  c'est 
un  bien  long  bail. 

Mais  qui  est  ce  Ferrier  qu'il  appelle  avec  tant  d'insistance  ? 
Chapelain  dira  plus  tard  à  Christian  Huygens  2  :  «  J'ai  veU  la 
lettre  où  estoient  ces  paroles  entre  les  mains  d'un  nommé  Ferrier, 
qui  estoit  son  amy  et  son  ouvrier  ».  «  Son  amy  et  son  ouvrier», 
expression  qui,  empruntée  à  cet  aristocratique  xvne  siècle, 
nous  fait  rêver,  et  pourtant  elle  convient  bien  aux  rapports  que 
leur  correspondance  nous  fait  deviner  entre  le  savant,  qui  con- 
çoit, et  le  lunetier,  qui  doit  exécuter:  «S'il  y  a  quelque  chose  en 
tout  cecy  que  vous  n'entendiez  point,  écrit  Descartes  à  Ferrier, 
le  13  novembre  1629  3,  mandez-le  moy  et  je  n'épargneray  point 
le  papier  pour  vous  répondre.  Au  reste,  n'espérez  pas,  avec  toutes 
ces  machines,  de  faire  des  merveilles  du  premier  coup  ;  je  vous 
en  advertis,  afin  que  vous  ne  vous  fondiez  pas  sur  de  fausses 
espérances  et  que  vous  ne  vous  engagiez  point  à  travailler  que 
vous  ne  soyez  résolu  d'y  employer  beaucoup  de  temps  ;  mais,  si 
vous  aviez  un  an  ou  deux  à  vous  ajuster  de  tout  ce  qui  est  neces- 


1.  Œuvres,  p.  15. 

2.  Correspondance  de  Christian  Huygens,  t.  I,  p.  483,  citée  dans  Œuvres  de  Des- 
cartes, t.  I,  p.  69. 

3.  Œuvres,  t.  I,  p.  68. 


440  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

saire,  j'oserois  espérer  que  nous  verrions  par  vostre  moyen,  s'il 
y  a  des  animaux  dans  la  Lune  ».  * 

Il  faut  lire  avec  quelle  patience  il  lui  donne  tous  les  détails 
sur  les  verres  et  la  façon  de  les  tailler  et  comment  il  multiplie 
dessins  et  croquis  pour  mieux  se  faire  entendre.  L'ouvrier 
n'est  d'ailleurs  ri  moins  précis  ni  moins  élégant  dans  l'ex- 
pression :  c'est  plutôt  un  de  ces  maîtres  des  antiques  corpora- 
tions chez  qui  se  retrouve  le  souvenir  et  le  souci  du  «  chef- 
d'œuvre  »,  que  les  meilleurs  des  ouvriers  parisiens  ont  encore 
aujourd'hui. 

Dans  son  invitation  à  venir  le  rejoindre  en  ce  lieu  qu'il  ne 
nomme  point,  mais  que  nous  savons  être  Franeker,  le  savant 
évite  tout  ce  qui  pourrait  blesser  l'artisan  et  lui  faire  sentir  sa 
subordination  2  :  «  Il  arrive  mille  rencontres,  en  travaillant,  qui 
ne  se  peuvent  prévoir  sur  le  papier  et  qui  se  corrigent  souvent 
d'une  parole,  lors  qu'on  est  présent  ;  c'est  pourquoy,  il  seroit 
nécessaire  que  nous  fussions  ensemble.  Je  n'ose  pourtant  vous 
prier  de  venir  icy,  mais  je  vous  diray  bien  que,  si  j'eusse  pensé 
à  cela,  lors  que  j'estois  à  Paris,  j'aurois  tasché  de  vous  amener, 
et  si  vous  estiez  assez  brave  homme  pour  faire  le  voyage  et  venir 
passer  quelque  temps  avec  moy  dans  le  désert,  vous  auriez  tout 
loisir  de  vous  exercer,  personne  ne  vous  divertiroit,  vous  seriez 
éloigné  des  objets  qui  vous  peuvent  donner  de  l'inquiétude  ; 
bref,  vous  ne  seriez  en  rien  plus  mal  que  moy  et  nous  vivrions 
comme  frères,  car  je  m'oblige  de  vous  défrayer  de  tout,  aussi 
long-temps  qu'il  vous  plaira  de  demeurer  avec  moy,  et  de  vous 
remettre  dans  Paris,  lorsque  vous  aurez  envie  d'y  retourner.  Si 
vous  avez  maintenant  quelque  bonne  fortune,  je  serois  marry  de 
vous  débaucher,  mais  si  vous  n'estes  pas  mieux  que  lorsque  je 
vous  ay  quitté,  je  vous  diray  franchement  que  je  vous  conseille 
de  venir.  » 

Suivent  quelques  avis  sur  le  voyage  :  «  Le  voyage  n'est  pas 
de  la  moitié  si  long  que  pour  aller  en  vostre  pais  ;  nous  sommes 
en  esté  et  la  mer  est  maintenant  fort  assurée.  Il  faudroit  apporter 
les  outils  dont  vous  pourriez  avoir  besoin,  ils  ne  coûteroient  à 
apporter   que   jusqu'à   Calais,    car  c'est   le   chemin   qu'il   vous 


1.  Je  ne  crois  pas  que  la  phrase  soit  une  plaisanterie.  C'est  une  des  grandes  pré- 
occupations du  xvne  siècle,  témoin  la  fable  de  la  Fontaine,  si  profonde  et  si 
philosophique,  intitulée  :  Un  animal  dans  la  lune 

2.  Œuvres,  t.  I,  p.  13  et  14. 


A    FRANEKER    (ÉTÉ    1629)  441 

îaudroit  prendre.  De  Calais,  vous  pourriez  passer  par  mer  en  un 
jour  ou  deux  jusqu'à  Dort 1  ou  Roterdam,  c'est  à  dire  icy,  car, 
de  là,  on  peut  venir  plus  seurement  jusques  icy  qu'on  ne  fait 
à  Paris  depuis  le  logis  jusqu'à  l'église.  Et  mesme  estant  à  Dort, 
vous  pourriez  voir  Monsieur  Beecman,  qui  est  recteur  du  Collège 
et  lui  montrer  ma  lettre,  il  vous  enseignera  le  chemin  pour  venir 
icy  2  et,  si  vous  aviez  besoin  d'argent  ou  de  quoy  que  ce  soit, 
il  vous  en  fourniroit,  en  sorte  que  vous  ne  devez  conter  pour 
la  difficulté  du  voyage  que  jusqu'à  Calais  »3.  Vient  alors  le  pas- 
sage sur  les  meubles  et  le  lit  de  camp  à  apporter,  cité  plus 
haut. 

Ferrier  ne  se  laissa  pas  séduire  par  cet  alléchant  tableau  d'une 
vie  cénobitique  consacrée  au  travail  en  commun  et  à  la  décou- 
verte de  «  quelque  chose  qui  passe  le  commun  ».  Descartes  sait 
par  où  le  prendre  cependant,  car  «  l'ouvrier  »  a  de  l' amour-propre 
et  de  l'ambition  :  «  J'avoue  mon  insuffisance,  écrira-t-il  un  jour 
à  Descartes,  le  26  octobre  1630  4,  qui  doit  estre  excusée,  n'ayant 
jamais  esté  instruit  en  quoy  que  ce  soit  que  par  vous,  Monsieur, 
à  qui  je  veux  devoir  toutes  choses.  Ce  mépris  [de  M.  Mydorge] 
neantmoins  ne  sçauroit  tellement  me  rebuter  que  je  ne  sente 
assez  d'inclination  en  moy  pour  goûter  et  comprendre  les  véri- 
tables connoissances  des  sciences,  qui  me  pourroient  estre  com- 
muniquées par  des  personnes  de  vostre  mérite,  tant  j'ay  d'ambi- 
tion de  me  faire  connoistre  par  quelque  chose  au  delà  du  commun, 
ce  qui  me  donne  quelque  sorte  de  courage  pour  chercher  les 
moyens  de  surmonter  beaucoup  de  difficultez  qui  se  rencontrent 
dans  les  opérations  des  ouvrages  exquis  ».  Son  refus  de  venir 
n'empêche  pas  Descartes  de  s'employer,  en  octobre,  par  ses 
recommandaticns,  à  lui  faire  obtenir  5  une  de  ces  chambres  dans 
les  combles  du  Vieux  Louvre,  donnant  sur  la  Seine,  auxquelles 
aspiraient  artistes  et  artisans  et  qui  sont  aujourd'hui  les  cabinets 
des  Conservateurs  du  Musée. 

En  attendant    Ferrier   ou    sa    réponse,    à    quoi    s'occupe    le 
philosophe  ?    Sa   lettre    au    P.    Gibieuf  6,    qui    a    succédé    au 

1.  Abréviation   de  Dordrecht,   dont  on  se  sert  encore  aujourd'hui  en  hollan- 
dais. ,  . 

2.  Cela  prouve  une  fois  de  plus  que  Becckman  sait  le  français  et  le  parle  ;  voir 
plus  haut,  p.  380. 

3.  Œuvres,  t.  I,  p.  15. 

4.  Ibid.,  p.  51. 

5.  Cf.  Œuvres,  t.  I,  p.  32.  Lettre  du  8  octobre  1629  de  Descartes  à  Ferner. 

6.  Prononcez  Gibieu,  forme  que  porte  l'adresse.  Œuvres,  t.  I,  p.  17. 


442  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

P.  Bérulle,  comme  supérieur  de  l'Oratoire,  datée  «  de  Hol- 
lande, ce  18  juillet  1629  »,  nous  l'apprend  :  «  Je  me  reserve  à 
vous  importuner,  lorsque  j'auray  achevé  un  petit  traité  que 
je  commance,  duquel  je  ne  vous  aurois  rien  mandé  qu'il  ne 
fust  fait,  si  je  n'avois  peur  que  la  longueur  du  tans  vous  fist 
oublier  la  promesse  que  vous  m'avés  faite  de  le  corriger  et  y 
adjouster  la  dernière  main.  » 

Le  traité  fait  donc  partie  des  projets  exposés  aux  amis  de 
Paris  et  aussi  sans  doute  à  Balzac  dès  1628.  «  Je  n'espère  pas  en 
venir  à  bout  de  deus  ou  trois  ans  et  peut  estre  apprés  cela,  me 
resoudrai-je  de  le  brusler  ou  du  moins  il  n'eschappera  pas  d'entre 
mes  mains  et  celles  de  mes  amis,  sans  estre  bien  considéré,  car 
si  je  suis  assés  habile  pour  faire  quelque  chose  de  bon,  je  tascheray 
au  moins  d'estre  assés  sage  pour  ne  pas  publier  mes  imperfec- 
tions. » 

Un  petit  traité  qui  sera  prêt  dans  deux  ou  trois  ans  et  qu'on 
brûlera,  cela  fait  penser  au  Traité  du  Monde,  mais  la  lettre  du 
15  avril  1630  x  au  P.  Mersenne,  nous  apprend  qu'il  s'agit  d'un 
ouvrage  de  métaphysique,  qui  s'appela  plus  tard  Meditationes 
de  prima  philosophia  :  «  J'estime  que  tous  ceus  à  qui  Dieu  a 
donné  l'usage  de  cete  raison,  sont  obligés  de  l'employer  princi- 
palemant  pour  tascher  de  le  connoistre  eus-mesme.  C'est  par  là 
que  j'ay  tasché  de  commencer  mes  estudes  et  je  vous  diray  que 
je  n'eusse  sceù  trouver  les  fondemans  de  la  Physique,  si  je  ne  les 
eusse  cherchés  par  cete  voye.  Mais  c'est  la  matière  que  j'ay  le 
plus  estudiée  de  toutes  et  en  laquelle,  grâces  à  Dieu,  je  me  suis 
aucunemant 2  satisfait  ;  au  moins  pensé-je  avoir  trouvé  commant 
on  peut  demonstrer  les  vérités  métaphysiques  d'une  façon  qui  est 
plus  évidente  que  les  démonstrations  de  Géométrie  ;  je  dis 
cecy,  selon  mon  jugemant,  car  je  ne  sçay  pas  si  je  le  pourray 
persuader  aus  autres.  Les  9  premiers  mois  3  que  j'ay  esté  en  ce 
pais,  je  n'ay  travaillé  à  autre  chose  et  je  croy  que  vous  maviés 
desjà  oui)  parler  auparavant  que  favois  fait  dessein  d'en  mettre 
quelque  chose  par  escrit.  »  Ajoutez  encore  ce  passage  4  d'une  lettre 
du  25  novembre  1630  :  «  Je  ne  dis  pas  que  quelque  jour  je 

1.  Ibid.,  p.  144. 

2.  Cet  adverbe  n'a  naturellement  pas  ici  le  sens  négatif  qu'il  a  pris  aujour- 
d'hui. 

3.  Neuf  mois,  calculés  depuis  le  8  octobre  1628,  nous  mènent,  à  dix  jours  près, 
à  la  date  de  la  lettre  au  P.  Gibieuf  (18  juUlet  1629)  et  les  dix  jours  sont  ceux  que 
Descartes  a  passés  à  rechercher  Beeckman. 

4.  Œuvres,  t.  I,  p.  182. 


Planche  XXXV. 


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A   FRANEKER    (ÉTÉ    1629)  443 

n'achevasse  un  petit  Traittéde  Métaphysique,  lequel  fay  commencé 
estant  en  Frize,  et  dont  les  principaux  points  sont  de  prouver 
l'existence  de  Dieu  et  celle  de  nos  âmes,  lorsqu'elles  sont  séparées 
du  corps,  d'où  suit  leur  immortalité.  » 

Ainsi  donc,  c'était  à  méditer  sur  Dieu  et  l'âme  et  à  prouver 
leur  existence,  par  les  seules  voies  de  la  raison,  que  Descartes 
employait  les  longues  heures  que  lui  laissait  la  vie  paisible  du 
château  de  Franeker,  troublée  seulement  de  temps  à  autre  par 
les  cris  des  étudiants  attablés  «  au  golfe  de  Guinée  »,  et  le  seul 
fait  qu'il  ait  réfléchi  là,  à  la  place  où  s'étend  aujourd'hui  un  pré 
vert,  devant  les  remparts,  en  contemplant  le  ciel  ou  en  regardant, 
de  sa  fenêtre,  du  côté  de  la  mer,  qu'on  n'aperçoit  pas,  mais  dont 
on  devine  les  espaces  infinis,  ce  seul  fait  nous  rend  ce  lieu  sacré, 
comme  un  des  temples  où  s'abrita,  ne  fût-ce  que  pendant  peu  de 
mois,  la  plus  haute  pensée  française  et  humaine. 


CHAPITRE  VIII 

SÉJOUR  A  AMSTERDAM  (1629-1630). 

INSCRIPTION    A    L'UNIVERSITÉ    DE    LEYDE    (27    JUIN     1630). 

RETOUR  A  AMSTERDAM.  —  RUPTURE  AVEC  BEECKMAN. 


Si  parfait  qu'il  soit  à  certains  égards,  l'isolement  dans  les 
petites  villes  crée  des  habitudes  qui  ne  laissent  pas  d'être  parfois 
plus  gênantes  que  l'agitation  des  grandes  cités.  C'est  ce  que 
semble  avoir  éprouvé  Descartes.  En  se  plaignant  de  n'avoir  pu 
décider  Ferrier,  il  dit:  «Si  jel'avois  pu  tirer  de  Paris,  jel'aurois 
tenu  icy  exprés  pour  l'y  faire  travailler  et  employer  avec  luy 
les  heures  que  je  perdrois  dans  le  jeu  ou  dans  les  conversations 
inutiles  »>.  1  «  Icy  »  dans  cette  lettre,  qu'on  date  à  peu  près  de 
septembre  1629,  ce  ne  peut  être  encore  que  Franeker,  car,  a 
Amsterdam,  où  le  philosophe  va  se  réfugier,  il  ne  veut  plus  de 
«  l'ouvrier  ».  Il  ne  pourrait  l'y  avoir  «  sans  incommodité  »  et 
puis,  il  se  prépare  à  partir  pour  l'Angleterre  dans  «  cinq   ou 
six  semaines  »  (ceci  est  écrit  le  18  mars  1630  au  P.  Mersenne)  \ 
Mais  tout  de  suite  Descartes,  qui  est  vraiment  un  bon  homme,  a 
peur  de  blesser  Ferrier  :  «  Il  n'est  point  de  besoin,  s'il  vous  plaist, 
de  luy  parler  de  cecy  ni  mesme  que  je  ne  suis  plus  en  dessein  de 
le  recevoir,  sinon  que  vous  vissiez  tout  à  bon  qu'il  s'y  préparas^ 
auquel  cas  vous  luy  direz,  s'il  vous  plaist,  que  je  vous  ay  mande 
que  je  m'en  allois  hors  de  ce  pais  et  que,  peut-estre,  il  ne  m  y 
trouvèrent  plus.  Que  s'il  pensoit  venir,  encore  que  je  n  y  lusse 
pas,  pensant  y  estre  mieux  qu'à  Paris  (car  ceux  qui  n  ont  pas 
voyagé  ont  quelquesfois  de  telles  imaginations),  vous  le  pourrez 
assurer  qu'il  y  fait  plus  cher  vivre  qu'à  Paris  et  qu  il  trouveront 
icy  moins  de  personnes  curieuses  des  choses  qu  il  peut  taire, 


1.  Œuvres,  t.  I,  p.  21.  Ce  passage   qui  fait  ^^^\^^^m- 
cartes  pour  attirer  Ferrier  en  Hollande   me  parait  décider  pour 

bre  1629,  conformément  à  l'hypothèse  de  M.  lannery. 

2.  Œuvres,  t.  I,  pp.  130-131. 


446  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

qu'il  n'y  en  a  en  la  plus  petite  ville  de  France  ».  1  Les  chercheurs 
hollandais  vivent  si  isolés  que  l'étranger  a  peine  à  les  découvrir 
et  ils  ont  si  peu  de  contact  entre  eux  qu'ils  se  dérobent  même  à 
leurs  propres  compatriotes.  Descartes  ne  connaît  encore  ni 
Huygens,  ni  Golius,  ni  Schooten. 

Il  se  plaint  du  mauvais  caractère  de  Ferrier,  mais  ajoute 
aussitôt  :  «  Ce  n'est  pas  que  je  ne  l'ayme  et  que  je  ne  le  tienne 
pour  un  homme  tout  plein  d'honneur  et  de  bonté  »,  dit-il,  mais 
surtout  il  lui  en  veut  de  son  inexactitude  et  de  son  irrésolution  : 
«  Après  tout,  je  plains  fort  Mr  Ferrier  et  voudrois  bien  pouvoir, 
sans  trop  d'incommodité,  soulager  sa  mauvaise  fortune,  car  il 
la  mérite  meilleure  et  je  ne  connois  en  luy  de  deiïaut,  si  non  qu'il 
ne  fait  jamais  son  conte  sur  le  pié  des  choses  présentes,  mais 
seulement  de  celles  qu'il  espère  ou  qui  sont  passées,  et  qu'il  a 
une  certaine  irrésolution  qui  l'empesche  d'exécuter  ce  qu'il 
entreprend.  Je  luy  ay  rebattu  presque  la  mesme  chose  en  toutes 
les  lettres  que  je  luy  ai  écrittes,  mais  vous  avez  plus  de  prudence 
que  moy  pour  sçavoir  ce  qu'il  faut  dire  et  conseiller.  » 2 

Puis  le  silence  se  fait  au  point  qu'au  bout  d'un  an,  Ferrier 
s'en  émouvra  et  fera  intervenir  Gassend  auprès  de  Descartes,  par 
l'intermédiaire  de  Reneri.  Le  [2  décembre  1630]  3,  il  rassure 
Ferrier  sur  les  sentiments  qu'il  nourrit  à  son  égard,  tout  en  con- 
tinuant à  l'accuser  de  manque  de  persévérance  :  «  J'ay,  pour 
l'amour  de  vous,  abaissé  ma  pensée  jusques  aux  moindres  inven 
tions  des  mechaniques4  et,  lors  que  j'ay  crû  en  avoir  assez  trouvé 
pour  faire  que  la  chose  pût  réussir,  je  vous  ay  convié  de  venir 
icy  pour  y  travailler  et  me  suis  offert  d'en  faire  toute  la  dépense 
et  que  vous  en  auriez  tout  le  profit,  s'il  s'en  pouvoit  retirer. 
Je  ne  voy  pas  encore  que  vous  puissiez  vous  plaindre  de  moy 
jusques-là  ».  5 

Laissons  Ferrier  et  revenons  au  départ  de  Franeker  pour 
Amsterdam.  On  en  fixe  généralement  la  date  à  octobre  1629, 
d'après  Baillet 6.  Il  y  a  cependant  un  passage  d'une  lettre  du 
8  de  ce  mois,  adressée  au  P.  Mersennej  qui  inviterait  à  faire 

1.  Ferrier  vint  néanmoins  en  Hollande,  mais  beaucoup  plus  tard.  Cf.  Œuvres, 
t.  I,  p.  19. 

2.  Œuvres,  t.  I,  p.  132. 

3.  Les  dates  entre  crochets  sont  celle  qui  ont  été  établies  par  les  sagaces  induc- 
tions de  MM.  Adam  et  Tannery.  Cf.  Œuvres,  t.  I,  p.  183. 

4.  Entendez  :  «  des  ouvriers  ». 

5.  Œuvres,  t.  I,  p.  185. 

6.  Baillet,  Vie  de  Descaries,  I,  p.  175. 


SÉJOUR  A  AMSTERDAM  (1629-1630)  447 

Temonter  l'installation  de  Descartes  à  Amsterdam  au  commence- 
ment d'août,  voire  même  à  la  fin  de  juillet  :  «  Il  y  a  plus  de  deux 
mois  qu'un  de  mes  amis  m'en  a  fait  voir  icy  une  description 
assez  ample  » 1.  «  Icy  »  c'est  probablement  Amsterdam  ;  la  des- 
cription dont  il  s'agit  est  celle  des  parhélies  ou  faux  soleils,  obser- 
vés à  Rome,  le  20  mars  1629,  par  le  P.  Scheiner  et  que  Gassend  a 
transmise  à  Reneri,  au  cours  d'un  voyage  en  Hollande,  y  ajou- 
tant son  explication  du  phénomène.  L'épître  latine  de  Gassend, 
commencée  à  Leyde,  terminée  à  La  Haye,  au  moment  de  partir, 
le  14  juillet  1629,  s'exprime  ainsi  :  «  J'étais  déjà  revenu  d'Utrecht, 
mon  cher  Reneri,  lorsque  me  fut  remise  votre  lettre  me  deman- 
dant de  faire  honneur  à  ma  promesse  et  au  désir  exprimé  par 
le  noble  médecin  de  Wassenaer,  etc.  » 2. 

Tout  est  important  dans  ces  lignes  du  maître  de  Molière  et  de 
Cyrano  de  Bergerac  et,  d'abord,  le  fait  même  du  voyage  de  Gas- 
send, dit  Gassendi,  aux  Pays-Bas,  au  cœur  de  l'été  1629,  en 
compagnie  de  Luillier,  un  des  correspondants  de  Théophile. 
Il  n'est  pas  nécessaire  de  supposer  que  celui-ci,  avant  de  mourir, 
ait  conseillé  à  son  ami  cette  excursion  ;  elle  fait  partie  de  l'éduca- 
tion d'un  homme  de  science  ou  de  lettres,  au  même  titre  que  le 
voyage  à  Rome  au  xvie  siècle.  En  juillet  1629,  les  deux  meilleurs 
philosophes  français  (Pascal  n'est  encore  qu'un  enfant  de  6  ans) 
sont  donc  en  Hollande,  l'un,  pour  une  mission  scientifique  qu'il 
s'était  donnée  à  lui-même  ou  que  Peiresc,  qui  en  a  accompli  une 
première  en  1606,  lorsqu'il  monta  à  Scheveningue  sur  le  chariot  à 
voiles3,  lui  a  conseillée;  l'autre,  pour  un  séjour  prolongé  dont  il 
n'a  pas  cependant  décidé  encore  la  durée.  Chose  étrange,  ils  ne 
se  rencontrèrent  point  :  Gassend,  déjà  célèbre  par  ses  Exercita- 
tiones,  n'avait  pas  à  s'enquérir  d'un  jeune  homme  inconnu  et 
celui-ci  tenait  à  son  incognito.  Catholiques,  ils  l'étaient  tous  les 
deux  :  Gassend  est  chanoine  de  Digne  et  cela  ne  l'empêche  pas 

1.  Œuvres,  t  I,  p.  22.  «  icy  »  n'est  pas  et  ne  peut  pas  être  Franeker.  Le  12  août  1629, 
-donc  deux  mois  avant  la  lettre  du  8  octobre,  Reneri  écrit  au  Professeur  Cunaeus,  à 
Leyde,  et  lui  demande  de  lui  répondre  :  «  Henrico  Reneri  woenende  bij  mijnheer 
Hans  l'Hermite  op  de  Heeregraft,  by  de  Schans  naest  net  Witte  Paerdt  toi  Amster- 
dam ».  Ms.  autographe  de  la  bibliothèque  de  l'Université  de  Leyde,  communiqué 
par  G.  de  Waard. 

2.  Pétri  Gassendi  Dinicnsis  ecclcsiae  praeposili  et  in  Academia  parisiens]  Ma- 
theseos  regii  professons  Opuscula,  t.  III,  pp.  651-662  ;  d'après  une  copie  commu- 
niquée par  M.  de  Waard. 

3.  Gette  invention,  qui  fut  popularisée  par  la  gravure,  me  rappelle  qu'une  autre 
invention,  celle  d'un  bateau  à  propulsion  spontanée  fut  essayée  à  Rotterdam  en  1653 
par  un  Français*  nommé  Du  Son  (Cf .  Blok.  Geschiedenis,t.  III-'p.  1  <  '  1  -  r>  )  et  la  planche, 
aux  Archives  de  Rotterdam  :  «  llet  malle  schip  te  Rotterdam,  1653  ». 


448  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

de  rechercher  et  de  cultiver  les  doctes  protestants  de  Hollande. 
Parti  de  Charleville  au  début  de  février  1629  *,  il  visite  les  Pays- 
Bas  et  nous  le  trouvons,  au  début  de  juillet,  à  Amsterdam, 
où  il  entre  en  relation  avec  Reneri  et  le  docteur  Wassenaer. 
Comment  et  par  qui  ?  Par  le  théologien  protestant  André 
Rivet,  qui  nous  est  maintenant  familier 2.  Le  jeune  Hutois, 
Henricus  Reneri,  que  nous  avons  vu  inscrit,  le  13  octobre  1629, 
à  l'Université  de  Leyde,  comme  maître  es  arts  médicaux,  à  l'âge 
de  36  ans,  et  comme  étudiant  en  Théologie,  le  15  mars  1616, 
à  23  ans,  ne  nous  est  pas  moins  connu.  Son  vrai  nom  est  Régnier, 
sa  langue  maternelle  est  le  français,  puisqu'il  est  de  Huy  ;  c'est 
déjà  un  lien  entre  Descartes  et  lui.  Il  en  est  un  autre  :  tous  deux 
sont  philosophes,  médecins,  théologiens  et  physiciens  en  même 
temps,  et  cela  est  suffisant  pour  que,  s'étant  rencontrés,  en  mars 
1629,  à  Amsterdam,  ils  deviennent  amis,  comme  en  témoigne  l'ex- 
pression de  la  lettre  de  Descartes,  du  8  octobre  :  «  Il  y  a  plus  de 
deux  mois  qu'un  de  mes  amis  m'en  a  fait  voir  icy  une  descrip- 
tion assez  ample  ».  Or,  il  n'y  a  que  Reneri  qui  possède  en  ce 
moment-là,  en  Hollande,  au  commencement  d'août  1629, 
une  description  des  parhélies.  Il  y  en  a  un  autre  auquel  on  peut 
penser  cependant,  c'est  à  ce  noble  docteur  de  Wassenaer, 
d'Amsterdam,  dont  parle  Gassend,  qui  l'a  vu  aussi  et  qui  n'est 
autre  que  le  fameux  Rose-Croix,  auteur  de  YHistorisch  Yerhael. 
On  pense  si  Gassend,  qui  vient  de  réfuter  le  Rose-Croix  anglais 
Fludd  par  son  Examen  Philosophiae  Roberti  Fluddi,  est  heureux 
de  mettre  la  main  sur  un  Rose-Croix  hollandais  authentique. 

Parti  d'Amsterdam  pour  Utrecht,  le  10  juillet,  Gassend  va  à 
Leyde,  passe  à  La  Haye,  et  enfin  à  Dordrecht,  où  le  Journal  de 
Beeckman  nous  signale  sa  présence  en  un  passage  extrêmement 
curieux  et  qui  doit  se  rapporter  à  la  seconde  quinzaine  de  juillet. 
Qui  lui  a  donné  l'adresse  du  recteur  de  Dordrecht  ?  Reneri,  à  qui 
Descartes  aura  parlé  de  lui  ou  le  P.  Mersenne  ?  Le  passage  est 
intitulé  :  «  Ce  que  j'ai  communiqué  a  mon  hôte,  Pierre 
Gassendi.  Gassend 3  m'a  communiqué  cette  note  sur  les  Parhélies, 


1.  Cf.  Œuvres,  t.  I,  p.  127.  C'est  là  qu'il  achève  son  Examen  Philosophiae  Roberti 
Fluddi,  qu'il  adresse  au  P.  Mersenne. 

2.  Cf.  Gassendi  (Pétri)  Epislolae,  1658,  p.  31. 

3.  Beeckman  écrit  correctement  en  latin  Gassendus  et  non  le  génitif  Gassendi 
qui  figure,  comme  il  est  naturel  dans  le  titre  des  livres  latins.  Le  voyage  de  Gassend 
laissa  un  si  durable  souvenir  que,  14  ans  après,  ceux  qui  l'avaient  connu  aux  Pays- 
Mas  y  demandaient  encore  à  Sorbière  ce  que  le  savant  avait  en  préparation.  Cf. 
Gassendi  vila,  de  Sorbière,   dans  Gassendi  opéra,  t.  I,  p.  5  de  l'édition  de  Lyon,  citée-- 


SÉJOUR  A  AMSTERDAM  (1629-1630)  449 

lorsque  je  lui  avais  donné  l'hospitalité  chez  moi  [à  Dordrecht). 
C'est  lui  qui,  en  1624,  a  publié  les  Exercitationes  aduersus  Aristote- 
lem  ;  il  est  docteur  en  théologie  et  chanoine  de  l'Eglise  Cathédrale 
de  Digne.  J'ai  discuté  avec  lui  de  questions  philosophiques  et  je  lui 
ai  exposé  ma  théorie  du  mouvement  perpétuel,  à  savoir  que  les 
corps,  une  fois  mis  en  branle  dans  le  vide,  continuent  à  s'y  mou- 
voir sans  arrêt...  Ensuite  je  lui  indiquai  pourquoi  la  vibration 
d'une  corde  sonore  entraîne  celle  des  harmoniques.  Je  lui 
démontrai  la  raison  de  la  douceur  des  accords  1.  Il  approuva  tout 
cela  et  parut  l'entendre  avec  autant  de  plaisir  que  d'admiration  ». 
Admiration  sincère,  car,  dans  une  lettre  à  Peiresc  2,  Gassend 
appelle  «  le  Sieur  Beeckman  »,  le  meilleur  philosophe  qu'il  ait 
encore  rencontré,  mais  admiration  pas  toujours  justifiée,  car 
Beeckman  semble  s'être  paré  des  plumes  du  paon  et  avoir  exposé 
les  idées  cartésiennes,  pêle-mêle  avec  les  siennes. 

Comme  Gassend,  comme  Wassenaer,  comme  Reneri,  qui  lui 
en  a  demandé  l'explication,  Descartes  est  préoccupé  du  phéno- 
mène observé  à  Rome.  C'est  ce  qu'il  explique,  le  8  octobre  1629, 
au  P.  Mersenne,  qui  l'a,  lui  aussi,  interrogea  ce  sujet,  mais  il  n'a 
point  «  l'esprit  asses  fort,  dit-il  avec  la  modestie  du  grand  savant, 
pour  l'employer  en  mesme  temps  à  plusieurs  choses  différentes, 
et  comme  je  ne  trouve  jamais  rien  que  par  une  longue  traisnée 
de  diverses  considérations,  il  faut  que  je  me  donne  tout  à  une 
matière,  lorsque  j'en  veux  examiner  quelque  partie.  »  Plus  fami- 
lièrement exprimées,  ce  sont  déjà  «  ces  longues  chaines  de  rai- 
sons, toutes  simples  et  faciles,  dont  les  Géomètres  ont  coustume 
de  se  servir  pour  parvenir  à  leurs  plus  difficiles  démonstrations  » 
ou  encore  les  troisième  et  quatrième  préceptes  de  la  Méthode  :  «  Le 
troisiesme  de  conduire  par  ordre  mes  pensées  en  commençant  par 
les  objets  les  plus  simples  et  les  plus  aysez  à  connoistre,  pour 
monter  peu  à  peu,  comme  par  degrez,  jusques  à  la  connois- 
sance  des  pms  composez  et  supposant  mesme  de  l'ordre  entre 
ceux  qui  ne  se  précèdent  point  naturellement  les  uns  les  autres.  »  3 


à  la  page  60  de  U.  V.  Châtelain,  Quas  ob  causas  docli  inler  noslros  viri  e  Gallia, 
régnante  Ludovico  XVI...  egressi  essent.  Thèse  de  Paris  1904.  Paris,  Pedone' 
in-8°. 

1.  On  trouvera  le  texte  latin  complet  au  t.  X,  p.  37,  note  b. 

2.  Correspondance  de  Peiresc,  IV,  p.  201.  Cf.  Œuvres  de  Descartes,  I,  p.  169. 

3.  Il  se  pourrait  que  cette  règle  eut  sa  source  dans  un  passage  de  VArs  brevis 
de  Lulle,  cité  par  Beeckman  (Cf.  Œuvres  de  Descartes,  t.  X,  p.  63-64),  mais  à  travers 
les  commentaires  d'Agrippa  :  «  Res  omnes  ita  dividit  ut  nihil  rei  sit  quod  ad  aliquam 
divisionis  partem  non  possit  reduci  ». 

29 


4.")0  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

«  Et  le  dernier,  de  faire  partout  des  denombremens  si  entiers 
et  des  reveiies  si  générales  que  je  fusse  assuré  de  ne  rien  omettre.  » l 

Il  lui  a  donc  fallu  interrompre  ce  qu'il  avait  sur  le  métier, 
c'est-à-dire  les  Meditationes,  pour  examiner  par  ordre  «  tous  les 

Météores  » «  Mais  je  pense   maintenant  en  pouvoir  rendre 

quelque  raison  et  suis  résolu  d'en  faire  un  petit  Traitté,  qui 
contiendra  la  raison  des  couleurs  de  l'Arc  en  Ciel...  et  générale- 
ment tous  les  Phainomenes  sublunaires...  Au  reste,  je  vous  prie 
de  n'en  parler  à  personne  du  monde,  car  j'ay  résolu  de  l'exposer 
en  public,  comme  un  échantillon  de  ma  Philosophie  et  d'estre 
caché  derrière  le  tableau  pour  écouter  ce  qu'on  en  dira.  » 

Dans  une  œuvre,  il  faut  toujours  distinguer  la  date  de  publi- 
cation, la  date  de  l'achèvement,  la  date  de  la  conception,  mais 
il  est  rare  que  l'on  puisse  les  établir  toutes  avec  une  rigueur 
suffisante  :  ici,  c'est  le  Traité  des  Météores,  dont  on  surprend 
le  germe  et  ce  Traité  est  envisagé  comme  un  échantillon  de  sa 
philosophie,  c'est  pourquoi  il  sera  précédé,  en  1637,  du  Discours 
de  la  Méthode. 

L'exécution  est  bientôt  retardée  par  l'élargissement  du  plan  : 
«  Je  ne  laisse  pas,  écrit-il,  le  13  novembre  1629  2,  à  son  fidèle 
confident  Mersenne,  de  vous  en  avoir  très  grande  obligation 
et  encores  plus  de  l' offre  que  vous  me  faites  de  faire  imprimer 
ce  petit  traité  que  j'ay  dessein  d'escrire,  mais  je  vous  diray  qu'il 
ne  sera  pas  prest  de  plus  d'un  an.  Car,  depuis  le  tans  que  je  vous 
avois  escrit,  il  y  a  un  mois,  je  n'ay  rien  fait  du  tout  qu'en  tracer 
l'argumant,  et,  au  lieu  d'expliquer  un  Phaenomenc  seulemant, 
je  me  suis  résolu  d'expliquer  tous  les  Phaenomenes  de  la  nature, 
c'est-à-dire  toute  la  Physique.  Et  le  dessein  que  j'ay  me  contente 
plus  qu'aucun  autre  que  j'aye  jamais  eu,  car  je  pense  avoir  trouvé 
un  moyen  pour  exposer  toutes  mes  pensées  en  sorte  qu'elles 
satisferont  à  quelques  uns  et  que  les  autres  n'auront  pas  occasion 
d'y  contredire.  » 

Le  18  décembre  suivant  3,  il  reparle  de  son  livre,  sur  lequel  il 
est  résolu  à  ne  pas  mettre  son  nom  :  il  le  soumet  Ira  à  la  censure 
de  Mersenne  et  d'autres  «  des  plus  habiles,  principalement  à 
cause  de  la  Théologie,  laquelle  on  a  tellemant  assujettie  à  Aris- 


1.  Discours  dr  la  Méthode,  au  t.  VI,  pp.  18  et  19. 

2.  (KavreSy  t.   I,  p.  70.  La  citation  précédente  est  à  la  p.  23. 

3.  Jbid.,  p.  85. 


SÉJOUR    A    AMSTERDAM    (1629-1630)  451 

tote,  qu'il  est  presque  impossible  d'expliquer  une  autre  Philo- 
sophie, sans  qu'elle  semble  d'abbord  contre  la  foy.  8 

Dans  la  lettre  datée  «  d'Amsterdam,  18  décembre  1629  »  l, 
Descartes  se  plaint  de  sa  propre  paresse.  Les  grands  inventeurs 
sont  des  paresseux  ou  du  moins  leur  inaction  apparente  corres- 
pond à  un  travail  intérieur  inconscient  ou  subconscient  qui  éclate 
soudain  en  traits  de  lumière  :  «  J'ay  envie  de  me  mettre  un  mois 
ou  deus  à  travailler  tout  de  bon  ;  je  n'ay  pas  encore  tant  escrit 
de  mon  traité  qu'il  y  a  d'escriture  en  la  moitié  de  cette  lettre,  et 
j'en  ay  grand  honte  ». 

Malgré  ces  belles  promesses  faites  à  soi-même,  on  n'est  pas  en- 
core fort  avancé,  le  15  avril  1630  2  :  «  Cela  ne  m'empcschera  pas 
d'achever  le  petit  traité  que  j'ay  commencé,  mais  je  ne  désire 
pas  qu'on  le  sçache,  amn  d'avoir  tousjours  la  liberté  de  le  desa- 
vouer et  j'y  travaille  fort  lentemant,  pource  que  je  prens  beaucoup 
plus  de  plaisir  à  m'instruire  moy-mesme  que  non  pas  à  mettre 
par  escrit  le  peu  que  je  sçay.  J'estudie  maintenant  en  chymie  et 
en  anatomie  tout  ensemble,  et  apprens  tous  les  jours  quelque 
chose  que  je  ne  trouve  pas  dedans  les  livres...  Au  reste,  je  passe 
si  doucemant  le  tans,  en  m'instruisant  moy-mesme,  que  je  ne  me 
mets  jamais  à  escrire  en  mon  traité  que  par  contrainte  et  pour 
m'acquiter  de  la  resolution  que  j'ay  prise  qui  est,  si  je  ne  meurs, 
de  le  mettre  en  estât  de  vous  l'envoyer  au  commencement  de 
l'année  1633.  Je  vous  détermine  le  tans  pour  m'y  obliger  davan- 
tage, et  afïin  que  vous  m'en  puissiés  faire  reproche  si  j'y  manque. 
Au  reste,  vous  vous  estonnerés  que  je  prene  un  si  long  terme 
pour  escrire  un  discours  qui  sera  si  court  que  je  m'imagine  qu'on 
le  pourra  lire  en  une  apprés-disnée,  mais  c'est  que  j'ay  plus  de 
soing  et  croy  qu'il  est  plus  important  que  j'apprene  ce  qui  m'est 
nécessaire  pour  la  conduite  de  ma  vie,  que  non  pas  que  je 
m'amuse  à  publier  le  peu  que  j'ay  appris. 

«  Que  si  vous  trouvés  estrange  de  ce  que  j'avois  commencé 
quelques  autres  traités,  estant  à  Paris  3,  lesquels  je  n'ay  pas 
continués,  je  vous  en  diray  la  raison  :  c'est  que,  pendant  que 
j'y  travaillois,  j'acquerois  un  peu  plus  de  connoissance  que  je 
n'en  avois  eu  en  commençant,  selon  laquelle  me  voulant  accom- 


1.  Œuvres,  t.  I,  p.  104. 

2.  Ibid.,  pp.  136-138. 

3.  Allusion  sans  doute  à  l'Algèbre  et  aux  Regulae  ad  directionem  ingenii,  voir 
plus  haut,  p.  418,  n.  1. 


452  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

moder,  j'estois  contraint  de  faire  un  nouveau  projet  un  peu  plus 
grand  que  le  premier,  ainsi  que  sy  quelqu'un  ayant  commencé 
un  bastimant  pour  sa  demeure,  acqueroit  cependant  des  richesses 
qu'il  n'auroit  pas  espérées  et  changeoit  de  condition,  en  sorte 
que  son  bastimant  commencé  fust  trop  petit  pour  luy,  on  ne  le 
blasmeroit  pas,  si  on  luy  en  voyoit  recommancer  un  autre  plus 
convenable  à  sa  fortune.  Mais  ce  qui  m'assure  que  je  ne  changeray 
plus  de  dessein,  c'est  que  celuy  que  j'ay  maintenant  est  tel  que, 
quoy  que  j'apprene  de  nouveau,  il  m'y  pourra  servir  et,  encore 
que  je  n'apprene  rien  de  plus,  je  ne  laisseray  pas  d'en  venir  à 
bout.    » 

Le  «  petit  Traité  »  dont  il  est  question  ici  n'est  rien  moins,  cette 
fois,  que  le  Traité  du  Monde,  la  preuve  en  est  dans  cette  phrare 
de  la  lettre  du  23  novembre  1630  :  «  La  promesse  que  je  vous  ay 
faite  d'avoir  achevé  mon  Monde  dans  trois  ans  ».  1 

La  correspondance  avec  Mersenne,  si  variée  et  si  intéressante, 
dans  laquelle  les  questions  de  physique  succèdent  à  celles  de 
métaphysique  et  où  l'on  trouve  jusqu'à  la  discussion  d'un  projet 
de  langue  universelle  2,  s'interrompt  à  la  fin  de  mai  1630.  C'est 
que  le  bon  religieux,  dont  la  curiosité  est  aussi  générale  que 
dépourvue  de  préventions,  a  voulu,  non  seulement  rendre  visite 
à  son  ami,  mais  interroger  lui-même  les  érudits  hérétiques  de 
Hollande.  En  juin,  il  est  à  Bruxelles  3  (la  guerre  ne  suspendait 
pas  alors  les  voyages).  A  la  fin  du  mois,  il  a  dû  retrouver  Des- 
cartes à  Leyde  où,  interrompant,  pour  peu  de  temps,  son  séjour 
à  Amsterdam,  il  s'est  fait,  nous  l'avons  vu,  immatriculer  à 
l'Université,  le  27  juin  (cf.  pi.  XXXVI  b.)  : 

Rëxatus  Descartes  Picto,  studiosus  matheseos,  annos  natus 
xxxm.  Bij  Cornelis  Heymenss.  van  Dam. 

Il  est  impossible  de  ne  pas  prendre  au  sérieux  cette  imma- 
triculation de  Descartes,  car,  étant  à  Amsterdam,  rien  ne  le 
forçait  de  venir  s'installer  à  Leyde,  et  il  y  est  bien  installé, 
puisque  Y  Album  Sludiosorum  indique  môme  son  domicile.  Après 
avoir  essayé  de  la  science  d'Adrien  Metius  à  Franeker,  il  aura 
voulu  goûter  aussi  celle  de  Golius,  le  mathématicien  orientaliste, 
qui  lui  posera,  à  la  fin  de  l'année  suivante,  le  problème  de  Pappus, 

1.  Œuvres,  t.  I,  p.  179. 

2.  Ibid.,  pp.  76,  112,  126. 

3.  Cf.  Œuvres,  t.  I,  pp.  147  et  151. 


Planche  XXXVI  a  et  b. 


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a  l'université  de  leyde  (27  juin  1630)  453 

et  à  qui  il  soumettra,  en  janvier  1632,  le  manuscrit  delà  première 
partie  de  sa  Dioptrique l.  11  retrouve,  sur  les  bancs  de  l'Université 
de  Leyde,  l'excellent  astronome  Martin  Hortensias  (1605-1639), 
inscrit  pour  les  mathématiques  depuis  le  7  mai,  qui  fait  des 
observations  solaires  avec  Beeckman,  et  qui  reste  aussi  en 
relations  avec  Descartes,  même  en  janvier  1632  2. 

Peut-être  celui-ci  a-t-il  voulu  surtout  rejoindre  Reneri,  qui 
y  est  depuis  le  début  de  janvier  1630,  et  cela  a  obligé  ce  dernier 
à  laisser  «  à  un  ami  fidèle  et  savant  »,  qui  pourrait  bien  être 
Descartes,  le  soin  de  surveiller  l'impression  de  l'explication  de  la 
parhélie.  L'auteur,  Gassendi  3,  écrit  à  Reneri,  par  l'intermé- 
diaire de  Rivet  et,  le  8  février  suivant,  lui  donne  les  conseils 
qu'il  a  demandés  sur  l'éducation  des  enfants  dont  il  est  devenu 
précepteur  4.  Reneri  est  encore  à  Leyde  en  septembre  1630, 
puisque  c'est  là  que  Gassend  lui  écrit  de  Paris  le  8  5. 

Descartes  retourne  à  Amsterdam,  d'où  il  se  remet  à  écrire 
au  P.  Mersenne,  le  4  novembre.  C'est  pour  parler  de  la  mésa- 
venture survenue  au  Religieux  à  Anvers  et  qui  doit  se  placer 
en  septembre  ou  octobre  précédent  :  «  Pour  vostre  fortune 
d'Anvers,  je  ne  la  trouve  pas  tant  à  plaindre  et  je  croy  qu'il 
est  mieux  que  la  chose  se  soit  passée  ainsi  que  si  on  eiïst  sceii, 
long-temps  après,  que  vous  estiez  venu  en  ces  quartiers,  comme 
il   estoit   malaisé   qu'on   ne  le   sceiist  »  .  6 

Le  clergé  séculier  et  régulier  n'était  pas,  semble-t-il,  aussi 
tolérant  en  Belgique  qu'en  France,  et,  à  ce  que  raconte  Baillet 7, 
«  Lorsque  le  P.  Mersenne  fut  arrivé  à  Anvers,  il  y  trouva  des  gens 
qui  avoient  appris  une  partie  de  ce  qu'il  avoit  fait  en  Hollande 
et  qui  pensèrent  lui  susciter  des  affaires  à  ce  sujet.  Il  paroît 
que  ses  confrères  surtout  et  quelques  autres  catholiques  scrupu- 
leux, voulurent  lui  faire  un  crime  du  danger  où  il  avoit  exposé 
la  sainteté  de  sa  robe  et  des  démonstrations  d'amitié  qu'il  avoit 
données  et  reçues  de  plusieurs  hérétiques  couverts  du  manteau 
de  sçavans  ».  Allusion   à  Rivet,  dont    le  neveu,   Pineau,  dans 


1.  Œuvres,  t.  I,  p.  234. 

2.  Cf.  Ibid.,  et  surtout  la  notice  de  de  "Waard  sur  Hortensius,  dans  Xieuw  Ned, 
Biogr.  Wdb.,  t.  I,  col.  1160. 

3.  Cf.  la  lettre  qu'il  lui  adresse,  en  janvier  1G30,  de  Leyde.  Voir   Pétri    Gassendi 
Epislolae,  t.  VI,  p.  395  de  l'éd.  «le  Lyon,  1058,  d*après  la  copie  de  de  Waard. 

4.  Gassendi  Epislolae,  pp.  29  à  31. 

5.  Ibid.,  pp.  37-38. 

6.  Œuvres,  t.  I,  p.  171. 

7.  Cf    Ibid.,  p.  17G. 


454  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

une  correspondance  encore  inédite,  va  jusqu'à  nommer  le  P.  Mer- 
senne  «  le  moine  huguenot  »  ! 

Le  voyage  du  Minime  fut  l'occasion  d'un  autre  incident 
plus  grave  :  la  rupture  de  Descartes  avec  Beeckman.  Celui-ci, 
dans  maintes  lettres  à  Mersenne,  écrites  en  1629  et  1630,  avait 
employé  des  expressions  qui  avaient  blessé  profondément  le 
philosophe  :  «  C'est  lui  à  qui  j'avais  communiqué,  il  y  a  dix  ans, 
ce  que  j'avais  écrit  sur  les  causes  de  la  douceur  des  accords»1, 
écrit  le  recteur  de  Dordrecht,  en  août  1629.  Descartes  répond 
à  Mersenne,  dès  le  8  octobre  2  :  «  Vous  m'avez  extrêmement 
obligé  de  m'advertir  de  l'ingratitude  de  mon  amy  ;  c'est,  je 
crois,  l'honneur  que  vous  luy  avez  fait  de  luy  escrire  qui  l'a 
éblouy  et  il  a  crû  que  vous  auriez  encore  meilleure  opinion  de 
luy,  s'il  vous  écrivoit  qu'il  a  esté  mon  maistre,  il  y  a  dix  ans. 
Mais  il  se  trompe  fort,  car  quelle  gloire  y  a-t-il  d'avoir  instruit 
un  homme  qui  ne  sçait  que  très  peu  de  chose  et  qui  le  confesse 
librement  comme  je  fais  ?  » 

Il  revient  sur  ce  sujet  dans  une  autre  lettre,  datée  d'Amster- 
dam, janvier  1630  3  :  «  Je  vous  jure  que,  du  temps  que  ce  per- 
sonnage se  vante  d'avoir  écrit  de  si  belles  choses  sur  la  [Musique, 
il  n'en  sçavoit  que  ce  qu'il  avoit  appris  dans  Faber  Stapulensis  4... 
je  blâme  son  peu  de  reconnoissance,  laquelle  j'ay  découvert  en 
beaucoup  d'autres  choses  qu'en  ce  que  vous  m'avez  mandé, 
aussi  n'ay-je  plus  de  commerce  avec  luy.  » 

Ce  n'est  qu'une  interruption  des  relations,  ce  n'est  pas  encore 
la  rupture  ;  celle-ci  surviendra  après  que  Beeckman  aura  montré 
à  Mersenne  son  Journal  tout  farci  de  propositions  cartésiennes 
dont  il  se  serait  prétendu  l'inventeur.  La  mesure  est  comble,  et 
Descartes,  en  septembre  ou  octobre  1630,  lance  sur  l'impertinent 
ses  foudres  latines  :  «  Je  vous  ai  redemandé  l'an  dernier  ma 
«  Musique  »,  non  parce  que  j'en  avais  besoin,  mais  parce  qu'on 
m'avait  dit 5  que  vous  en  parliez  comme  si  je  l'avais  apprise  de 
vous.  Je  n'ai  pas  voulu  cependant  vous  l'écrire  tout  de  suite  pour 
ne  pas  paraître  douter  de  la  fidélité  d'un  ami,  sur  le  propos  d'un 
tiers.  Maintenant  qu'il  m'est  confirmé  que  vous  préférez  une 
sotie  vantardise  à  l'amitié  et  à  la  vérité,  je  vous  avertis,  en  peu 

1.  Œuvres,  t.  I,  p.  30. 

2.  Ibid.,  p.  24. 

3.  Ibid.,  pp.  110  et  111. 

4.  Lcfèvre  d'Etaples. 

5.  Sans  doute  Gassend,  par  l'intermédiaire  de  Mersenne,  voir  plus  haut,  p.  448. 


RUPTURE  AVEC  BEECKMAN  (1630)  455 

de  mots  que,  si  vous  dites  avoir  appris  quelque  chose  à  quelqu'un, 
quand  ce  serait  vrai,  cela  est  odieux  ;  que,  si  c'est  faux,  c'est 
plus  odieux  encore  ;  mais  que  c'est  le  plus  odieux,  lorsque  vous 
l'avez  apprise  de  lui-même. 

Sans  aucun  doute,  vous  avez  été  induit  en  erreur  par  la  poli- 
tesse de  notre  langue  française  \  quand,  soit  en  conversation, 
soit  par  lettre,  je  vous  ai  souvent  affirmé  que  j'avais  appris 
beaucoup  de  choses  de  vous,  que  j'attendais  beaucoup  d'aide  de 
vos  observations...  En  ce  qui  me  concerne,  je  me  moque  de  tout 
cela,  mais  au  nom  de  notre  vieille  amitié,  je  vous  avertis  que  vous 
nuisez  beaucoup  à  votre  propre  réputation  en  vous  vantant  ainsi 
devant  ceux  qui  me  connaissent.  Et  je  vous  avise  de  ne  pas  leur 
montrer  mes  lettres  comme  preuves  2,  car  ils  savent  que  j'ai 
coutume  de  m'instruire  même  auprès  des  fourmis  et  des  ver- 
misseaux. » 

Assurément  l'urbanité  française  est  ici  oubliée  :  elle  l'est 
davantage  encore  dans  la  lettre  du  17  octobre,  qui  est  presque 
un  mémoire  en  latin  3.  Les  reproches  à  Beeckman  ne  sont  pas 
fojidés  sur  une  dénonciation  du  P.  Mersenne,  mais  sur  la  lettre 
que  le  recteur  lui-même  vient  d'écrire  à  Descartes,  après  un 
silence  réciproque,  et  dans  laquelle  il  l'invite  à  revenir  vers 
lui,  s'il  désire  le  consulter  pour  ses  études,  ajoutant  qu'il  y 
trouverait  plus  de  profit  que  chez  n'importe  qui. 

«  Que  votre  stupidité  et  votre  ignorance  de  vous-même  fussent 
assez  grandes  pour  croire  que  vraiment  j'aie  pu  apprendre 
davantage  de  vous  que  ce  que  j'ai  coutume  de  tirer  des  autres 
choses  qui  sont  dans  la  nature,  je  ne  pouvais  le  soupçonner. 
Ne  vous  souvenez-vous  donc  pas,  lorsque  je  m'occupais  de  ces 
études,  dont  vous  avouiez  n'être  pas  capable...,  combien  vous 
m'avez  importuné  et  combien  vous  avez  souhaité  d'en  entendre 
plus  long...?  Maintenant  je  reconnais  à  toute  évidence,  par  votre 
dernière  lettre,  que  vous  avez  péché,  non  par  malice,  mais  par 
insanité...  » 


1.  Clerselier  traduit  (Œuvres  de  Descartes,  édition  Cousin,  t.  VI,  p.  142)  «la  civilité 
du  style  français».  Le  texte  porte  :  «  Te  procul  du&io  Gallici  styli  fefellit  urbanitas.  » 
Cette  preuve  s'ajoute  à  celles  que  nous  avons  données  (p.  380  et  p.  441),  que  les 
deux  amis  s'entretenaient  en  français.  A  Bréda,  ils  se  sont  cependant  abordés  en 
latin.  Cf.  la  fin  de  la  lettre  du  17  octobre  1630,  t.  I,  p.  167  :  «  Cum  in  urbe  militari 
in  qua  versabar,  te  unum  invenirèm  qui  latine  loqueretur.  » 

2.  Ceci  est  un  témoignage  d'authenticité,  s'il  en  était  besoin,  des  lettres  de  jeu- 
nesse de  Descartes,  insérées  dans  le  Journal  de  Beeckman. 

3.  Œuvres,  t.  I,  p.  157.  La  précédente  épître  est  à  la  p.  155. 


456  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

La  suite,  où  il  cherche  des  remèdes  à  cette  folie,  est  d'un  pédan- 
tisme  fort  désagréable  :  «Vous  comprendrez  facilement  que  je  n'aie 
pu  apprendre  plus  de  cette  Mathématico-physique  que  vous 
rêvez  avoir  faite,  que  de  la  Batrachomyomachie...  Vous  écrivez 
que  l'Algèbre  que  je  vous  ai  donnée  n'est  plus  mienne  ;  vous  avez 
écrit  la  même  chose  ailleurs  au  sujet  de  ma  «  Musique  ».  Il  l'ac- 
cuse d'en  avoir  demandé  les  autographes,  dont  lui-même  n'a 
pas  de  copie,  pour  les  lui  faire  oublier  et  les  posséder  seul  et  d'en 
être  le  receleur.  Il  invite  son  correspondant  à  croire  qu'il  lui 
écrit,  non  sous  l'empire  de  la  colère  ou  par  mauvais  gré,  mais  par 
amitié  véritable  ;  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  reparler  de  la  maladie 
de  Beeckman,  de  faire  une  allusion  blessante  à  la  Zélande,  île 
barbare,  patrie  des  moutons  et  des  sabotiers,  comme  disait 
Paul  de  Middelbourg,  prédécesseur  de  Galilée. 

Heureusement  le  latin  ne  tire  pas  à  conséquence  et  c'est  dans 
tous  les  sens  qu'il  brave  l'honnêteté.  Descartes,  qui,  au  fond, 
était  bon  ami,  semble  avoir  été  pris  de  remords  et,  à  son  retour 
d'un  voyage  en  Danemark,  dans  l'été  1631,  ayant  appris  que 
le  recteur  était  malade,  il  l'alla  voir  à  Dordrecht 1.  En  octobre 
1631,  ils  dînent  ensemble  ;  Beeckman  écrit  en  effet  à  Mersenne, 
le  7  :  «  Le  Sr  des  Cartes  avec  qui  j'ai  dîné,  il  y  a  quelques  jours 
à  Amsterdam,  relève  d'une  assez  grave  maladie  ».  En  tout  cas, 
les  relations  s'espacent  et  le  philosophe  se  garde  d'écrire  aussi 
souvent 2,  mais  ils  se  rendent  visite,  car,  le  14  août  1634,  par 
exemple,  Descartes  mande  d'Amsterdam  au  P.  Mersenne3:  «Le 
Sieur  Beecman  vint  icy  samedy  au  soir  et  me  presta  le  livre  de 
Galilée  ;  mais  il  l'a  remporté  à  Dort  ce  matin,  en  sorte  que  je  ne 
l'ay  eu  entre  les  mains  que  trente  heures.  » 

Lorsque  Beeckman  mourut,  le  20  mai  1637,  Descartes  écrivit 
au  pasteur  Colvius,  qui  lui  avait  appris  la  nouvelle,  un  billet  4 
qui  ne  semble  pas  marquer  une  douleur  excessive  : 

Monsieur, 

«  En  passant  par  cette  ville  au  retour  d'un  voyasge  où  j'ay 
esté  plus  de  six  semaines,  j'y  ai  trouvé  la  lettre  que  vous  avez 

1.  Cf.  un  fragment  de  lettre  à  VUlebressieu,  publié  par  BaiUet.  Œuvres  de  Des- 
cartes,  t.  1,  p.  21.".. 

2.  Voir  cependant  (Euvres,  t.  I,  p.  307  et  s. 

3.  Ibid.,  p.  303. 

4.  Découvert  a  Munich  par  le  professeur  D.  J.  Korteweg,  publié  par  l'abbé 
G.  Monchamp  (Isaac  Beeckman  et  Descartes,  brochure,  Bruxelles,  1895)  et  reproduit 
dans  Œuvres  de  Descartes,  t.  I,  pp.  379-380. 


MORT    DE    BEECKMAN  457 

pris  la  peine  de  m'escrire,  par  laquelle  j'apprens  les  tristes  nou- 
velles de  la  mort  du  Sr  Beeckman,  lequel  je  regrette,  et  jem'as- 
seure  que,  comme  ayant  esté  l'un  de  ses  meilleurs  amis,  vous  en 
aurez  eu  de  l'affliction.  Mais,  Monsieur,  vous  sçavez  beaucoup 
mieux  que  moy  que  le  tems  que  nous  vivons  en  ce  monde  est  si 
peu  de  chose  à  comparaison  de  l'éternité,  que  nous  ne  nous 
devons  pas  fort  soucier  si  nous  sommes  pris  quelques  années  plu- 
tost  ou  plus  tard.  Et  Mr  Beeckman  ayant  esté  extrêmement 
philosophe,  comme  il  a  esté,  je  ne  doute  point  qu'il  ne  se  fust 
résolu  dés  long  temps  à  ce  qui  luy  est  arrivé.  Je  souhaite  que  Dieu 
l'ait  illuminé,  en  sorte  qu'il  soit  mort  en  sa  grâce,  et  je  suis, 
Monsieur,  vostre  très  humble  et  affectionné  serviteur.  Des 
Cartes.  » 

Ce  fut  le  seul  «  regret  »  du  philosophe  à  son  «  auteur  »  et  «  pro- 
moteur »  de  l'hiver  1618-1619. 


CHAPITRE  IX 


SUITE    DU    SÉJOUR    A    AMSTERDAM    (HIVER    1G30-1631) 


Après  l'exécution  magistrale  et  un  peu  pédante  de  Beeckman, 
Descartes  se  remet  à  son  Traité  du  Monde  et,  dès  le  25  novem- 
bre 1630,  il  rend  compte,  à  son  confident  habituel,  de  l'état  d'avan- 
cement de  l'œuvre.  Il  est  ennuyé  de  ce  que  le  P.  Mersenne  ait 
montré  à  Mydorge  la  lettre  précédente,  parce  que  ses  épîtres 
«  sont  ordinairement  écrittes  avec  trop  peu  de  soin  pour  mériter 
d'estre  veiies  par  d'autres  que  ceux  à  qui  elles  sont  adressées  » 1 
et  parce  qu'il  ne  veut  pas  qu'on  sache  qu'il  a  l'intention  d'im- 
primer la  Dioptrique. 

Il  a  vraiment  cette  phobie  de  la  publication,  fréquente  chez 
les  hommes  de  valeur,  en  France  surtout  ;  de  la  façon  qu'il  y 
travaille,  «  elle  ne  sçauroit  estre  prête  de  long-temps.  J'y  veux 
insérer  un  discours  où  je  tâcheray  d'expliquer  la  nature  des 
couleurs  et  de  la  lumière,  lequel  m'a  arresté  depuis  six  mois  et 
n'est  pas  encore  à  moitié  fait,  mais  aussi  sera-t-il  plus  long  que 
je  ne  pensois  et  contiendra  quasi  une  Physique  toute  entière, 
en  sorte  que  je  pretens  qu'elle  me  servira  pour  me  dégager  de  la 
promesse  que  je  vous  ay  faite  d'avoir  achevé  mon  Monde,  dans 
trois  ans,  car  c'en  sera  quasi  un  abrégé.  Et  je  ne  pense  pas, 
après  cecy,  me  résoudre  jamais  plus  de  faire  rien  imprimer, 
au  moins  moy  vivant,  car  la  fable  de  mon  Monde  me  plaist  trop 
pour  manquer  à  la  parachever,  si  Dieu  me  laisse  vivre 
long-temps  pour  cela,  mais  je  ne  veux  point  répondre  de  l'ave- 
nir...  » 2 

La  lettre  suivante  au  même  correspondant,  datée  du  2  décem- 
bre, trahit  toujours  la  préoccupation  presque  maladive  de 
dérober  sa  personne  et  ses  œuvres  à  la  curiosité  publique  :  a  Si 

1.  Œuvres,  t.  I,  p.  178. 

2.  Ibid.,  p.  179. 


460  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

on  vous  demande  où  je  suis,  je  vous  prie  de  dire  que  vous  n'en 
estes  pas  certain,  pource  que  j'estois  en  resolution  de  passer  en 
Angleterre  \  mais  que  vous  avez  receii  mes  lettres  d'icy  et  que, 
si  on  me  veut  écrire,  vous  me  ferez  tenir  leurs  Lettres.  Si  on 
vous  demande  ce  que  je  fais,  vous  direz,  s'il  vous  plaist,  que  je 
prens  plaisir  à  estudier  pour  m'instruire  moy  mesme,  mais  que, 
de  l'humeur  que  je  suis,  vous  ne  pensez  pas  que  je  mette  jamais 
rien  au  jour  et  que  je  vous  en  ay  tout  à  fait  osté  la  créance  ».  2 

Le  23  décembre,  Descartes  reparle  de  son  ouvrage.  Rien 
de  plus  intéressant  que  de  pénétrer  ainsi  dans  l'atelier  du 
maître  et  d'y  assister  à  la  succession  des  esquisses  et  des 
ébauches  préliminaires  au  chef-d'œuvre  :  «  Je  vous  diray  que 
je  suis  maintenant  après  3  à  demesler  le  chaos,  pour  en  faire 
sortir  de  la  lumière,  qui  est  l'une  des  plus  hautes  et  des  plus 
difficiles  matières  que  je  puisse  jamais  entreprendre,  car  toute 
la  Physique  y  est  presque  comprise.  J'ay  mille  choses  diverses 
à  considérer  toutes  ensemble  pour  trouver  un  biais  par  le  moyen 
duquel  je  puisse  dire  la  vérité,  sans  estonner  l'imagination  de 
personne  ny  choquer  les  opinions  qui  sont  communément  receues. 
C'est  pourquoy  je  désire  prendre  un  mois  ou  deux  à  ne  penser  à 
rien  autre  chose.  » 

Le  philosophe  cherche  plus  à  convaincre  qu'à  émerveiller, 
à  la  différence  de  beaucoup  d'alchimistes,  d'astrologues  et  même 
de  philologues  de  son  temps.  Une  fois  de  plus,  ses  théories 
fussent-elles  même  en  partie  caduques  aujourd'hui,  il  est  le 
savant  moderne,  pour  qui  l'effet  produit  n'est  rien,  la  vérité, 
tout. 

Cette  intéressante  correspondance  avec  Mersenne  subit  une 
interruption  apparente  de  plus  de  neuf  mois,  due  peut-être  à 
la  noyade  des  papiers  de  Descartes  dans  la  Seine,  lorsque 
Chanut,  après  la  mort  de  celui-ci,  les  envoya  de  Suède,  en 
France  à  Clerselier.  La  lacune  est  en  partie  comblée  par  un  remar- 
quable échange  de  lettres  avec  Balzac  au  printemps  1631. 

Quand  Descartes  écrit  «  al  unico  éloquente  »,  il  taille  sa  plume 
avec  plus  de  soin,  la  trempe  dans  de  l'encre  dorée  ;  il  polit  son 

1.  Toujours  ce  voyage  qui  n'eut  jamais  lieu.  Le  11  juin  1640,  Descartes  dira 
encore  :  «  Bien  qu'il  y  ait  plus  de  dix  ans  que  j'ay  eu  envie  d'aller  en  Angleterre  » 
Note  de  MM.  Adam  et  Tannery  ;  Œuvres,  t.  I,  p.  Ï92. 

2.  (Euvres,  t.  I,  p.  191. 

3.  Inutile  de  souligner  la  familiarité  de  l'expression  qui  n'est  pas  du  français  très 
littéraire,  mais  s'entend  encore  bien  souvent  dans  la  conversation. 


SÉJOUR    A    AMSTERDAM    (1630-1631)  461 

style  qui,  s'il  gagne  en  grâce  mignarde,  perd  de  ce  naturel  qu'on 
goûte  dans  la  correspondance  avec  le  moine.  Il  use  même  d'une 
urbanité  qui  va  jusqu'à  la  flatterie  et,  quoiqu'on  y  sente  une 
admiration  sincère,  elle  n'est  pas  exempte  d'exagération  1  : 

«  Cette  nouvelle  [que  Balzac  est  à  Paris]  m'a  fait  connoistre 
que  je  pourrois  estre  maintenant  quelqu' autre  part  plus  heureux 
que  je  ne  suis  icy,  et,  si  l'occupation  qui  m'y  retient  n'estoit, 
selon  mon  petit  jugement,  la  plus  importante  en  laquelle  je 
puisse  jamais  estre  employé  2,  la  seule  espérance  d'avoir  l'hon- 
neur de  vostre  conversation  et  de  voir  naistre  naturellement 
devant  moy  ces  fortes  pensées  que  nous  admirons  dans  vos 
ouvrages,  seroit  suffisante  pour  m'en  faire  sortir.  Ne  me  demandez 
point,  s'il  vous  plaist,  quelle  peut  estre  cette  occupation  que 
j'estime  si  importante,  car  j'aurois  honte  de  vous  la  dire  :  je  suis 
devenu  si  philosophe  que  je  méprise  la  plus-part  des  choses  qui 
sont  ordinairement  estimées  et  en  estime  quelques  autres  dont 
on  n'a  point  accoustumé  de  faire  cas.  Toutesfois,  pour  ce  que  vos 
sentimens  sont  fort  éloignez  de  ceux  du  peuple  et  que  vous 
m'avez  souvent  témoigné  que  vous  jugiez  plus  favorablement  de 
moy  que  je  ne  meritois,  je  ne  laisseray  pas  de  vous  en  entretenir 
plus  ouvertement  quelque  jour,  si  vous  ne  l'avez  point  désa- 
gréable. » 

Il  a  levé  un  coin  du  rideau  derrière  lequel  il  se  cache  pour 
repenser  le  Monde.  Aussi  se  reprend-il  aussitôt,  afin  de  donner  le 
change  à  son  illustre  correspondant  :  «  Pour  cette  heure,  je  me 
contenteray  de  vous  dire  que  je  ne  suis  plus  en  humeur  de  rien 
mettre  par  écrit,  ainsi  que  vous  m'y  avez  autresfois  vu  disposé. 
Ce  n'est  pas  que  je  ne  fasse  grand  état  de  la  réputation,  lors  qu'on 
est  certain  de  l'acquérir  bonne  et  grande,  comme  vous  avez  fait, 
mais  pour  une  médiocre  et  incertaine  telle  que  je  la  pourois 
espérer,  je  l'estime  beaucoup  moins  que  le  repos  et  la  tranquillité 
d'esprit  que  je  possède.  » 

Puis,  quelques   détails   précieux  sur   sa  vie   quotidienne.   Le 

1.  Œuvres,  t.  I    p.  198. 

2.  Descartes  "ardait  les  brouillons  do  ses  lettres,  sans  quoi  il  nous  en  manquerait 
beaucoup  plus.  Celle-ci,  dans  cette  phrase  et  dans  une  «les  suivantes,  parait  avoir 
servi  pour  le  début  du  Discours  de  lu  Méthode  (t.  VI  p.  '■'<)  ■  -  que.  regardant  d'un 
œil  de  Philosophe  les  diverses  actions  et  entreprises  de  tous  les  hommes,  il  n'y  en 
ait  quasi  aucune,  qui  ne  me  semble  vaine  et  inutile,  je  ne  laisse  pas  de  recevoir  une 
extrême  satisfaction  du  propres  que  je  pense  avoir  desjà  fait  en  la  recherche  de 
la  vérité  et  de  concevoir  de  telles  espérances  pour  l'avenir  (pie  si.  entre  les  occu- 
pations des  hommes  purement  hommes,  il  y  en  a  quelqu'une  qui  soit  solidement 
bonne  et  importante,  j'ose  croyre  que  c'est  celle  que  j'ay  choisie.  » 


462  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

passage  est  exquis  et  presque  d'un  poète  :  «  Je  dors  icy  dix 
heures  toutes  les  nuits  et,  sans  que  jamais  aucun  soin  me 
réveille,  après  que  le  sommeil  a  longtemps  promené  mon 
esprit  dans  des  buys,  dès  jardins  et  des  palais  enchantez,  où 
j'éprouve  tous  les  plaisirs  qui  sont  imaginez  dans  les  Fables, 
je  mesle  insensiblement  mes  rêveries  du  jour  avec  celles  de  la 
nuit  et,  quand  je  m'aperçoy  d'estre  éveillé,  c'est  seulement  afin 
que  mon  contentement  soit  plus  parfait  et  que  mes  sens  y  parti- 
cipent, car  je  ne  suis  pas  si  severe  que  de  leur  refuser  aucune 
chose  qu'un  philosophe  leur  puisse  permettre,  sans  offenser 
sa  conscience.  » 

Ce  gracieux  badinage  complète  le  portrait  que  nous  pouvons 
nous  tracer  de  Descartes.  Le  savant  français  n'est  pas  exclusive- 
ment un  algébriste  ni  un  alchimiste,  ni  un  métaphysicien,  ni 
surtout  un  pédant  de  collège,  il  est  un  «  honnête  homme  »  au 
sens  du  Chevalier  de  Méré,  pour  qui  «  l'honnêteté  »  est  Fart 
«  d'exceller  en  tout  ce  qui  regarde  les  agréments  et  les  bien- 
séances de  la  vie  » 1. 

Descartes  termine  par  un  trait  qui  n'est  plus,  cette  fois,  d'hon- 
nêteté, mais  de  galanterie  :  «  Enfin  il  ne  manque  rien  icy  que  la 
douceur  de  vostre  conversation,  mais  elle  m'est  si  nécessaire 
pour  estre  heureux  que  peu  s'en  faut  que  je  ne  rompe  tout  mes 
desseins,  afin  de  vous  aller  dire  de  bouche  que  je  suis  de  tout 
mon  cœur,  Monsieur,  etc.  »  2 

On  devine  le  ton  de  la  réponse  que  Balzac  paraît  avoir  envoyée 
poste  pour  poste  3,  le  25  avril  1631  4.  A  la  finale  de  la  lettre 
de  Descartes,  Balzac  ne  peut  faire  moins  que  de  répondre  par 
un  empressement  égal  et  une  volonté  de  conjonction  identique  : 
«  Je  ne  vis  plus  que  de  l'espérance  que  j'ay  de  vous  aller  voir 
à  Amsterdam  et  d'embrasser  cette  chère  teste,  qui  est  si  pleine 
de  raison  et  d'intelligence...  La  conqueste  de  la  vérité,  à  laquelle 
vous  travaillez  avec  tant  de  force  et  de  courage,  me  semble  bien 
quelque  chose  de  plus  noble  que  tout  ce  qui  se  fait  avec  tant  de 
bruit  et  de  tumulte  en  Allemagne  et  en  Italie.  Je  ne  suis  pas  si 
vain  que  je  prétende  devoir  estre  compagnon  de  vos  travaux, 

1.  Œuvres  de  Méré,  t.  I,  p.  264,  cité  par  M.  L.  Brunschvicg  dans  sa  remarquable 
édition  des  Pensées  et  Opuscules  de  Pascal,  6e  éd.;  Paris,  Hachette,  1912,  un  vol. 
in-16,  p.  116. 

2.  Œuvres,  t.  I,  p.  199. 

3.  Dans  ce  cas,  conjecturent  les  éditeurs,  la  lettre  de  Descartes  est  du  15  avril  163U 
Cf.  Œuvres,  t.  I,  p.  196. 

4.  Œuvres,  t.  I,  p.  199-201. 


LETTRE  A  BALZAC  SUR  AMSTERDAM  (1631)  463 

mais  j'en  sera}'  pour  le  moins  le  spectateur  et  m'enrichiray 
assez  du  reste  de  la  proye  et  des  superfluitez  de  vostre  abon- 
dance. » 

«  Ne  pensez  pas  que  je  face  cette  proposition  au  hazard,  je 
parle  fort  sérieusement  et,  pour  peu  que  vous  demeuriez  au  lieu 
où  vous  estes,  je  suis  Hollandois  aussi  bien  que  vous,  et  Messieurs 
les  Estats  n'auront  point  un  meilleur  citoyen  que  moy,  ni  qui 
ait  plus  de  passion  pour  la  liberté.  Quoy  que  j'aime  extrêmement 
le  ciel  d'Italie  et  la  terre  qui  porte  les  orangers,  vostre  vertu 
seroit  capable  de  m' attirer  sur  les  bords  de  la  mer  Glaciale  et 
jusqu'au  fond  du  septentrion.  Il  y  a  trois  ans  que  mon  imagina- 
tion vous  cherche  et  que  je  meurs  d'envie  de  me  reunir  à  vous, 
afin  de  ne  m'en  séparer  jamais  et  de  vous  tesmoigner...  etc.  » 

Pour  marquer  «  son  ressentiment  »,  comme  on  disait  alors, 
d'une  telle  affection,  Descartes  répond,  semble-t-il,  aussitôt,  au 
début  de  mai,  pour  inviter  Balzac  à  le  rejoindre  à  Amsterdam, 
dont  il  va  lui  faire  un  magnifique  éloge  ;  il  en  faut  peser  les  termes 
pour  retenir  ce  qui  nous  initie  à  la  vie  de  Descartes  dans  la 
.grande  cité  du  Nord  1  : 

«  Mesme  vous  devez  pardonner  à  mon  zèle,  si  je  vous  convie  de 
choisir  Amsterdam  pour  votre  retraite  et  de  le  préférer,  je  ne  vous 
diray  pas  seulement  à  tous  les  Convens  des  Capucins  et  des  Char- 
treux, où  force  honnestes  gens  se  retirent,  mais  aussi  à  toutes  les 
plus  belles  demeures  de  France  et  d'Italie,  mesme  à  ce  célèbre 
Hermitage  dans  lequel  vous  estiez  l'année  passée.  Quelque 
accomplie  que  puisse  estre  une  maison  des  chams,  il  y  manque 
tousjours  une  infinité  de  commoditez,  qui  ne  se  trouvent  que 
dans  les  villes,  et  la  solitude  mesme  qu'on  y  espère,  ne  s'y  ren- 
contre jamais  toute  parfaite.  » 

C'est  un  souvenir,  frais  encore,  des  inconvénients  de  Fra- 
neker,  lits  sans  matelas  et  hôtes  à  l'importune  bienveillance.  Des- 
cartes n'a  rien  d'un  philosophe  cynique  ni  d'un  cénobite,  il  ne 
croit  pas  qu'un  certain  luxe  soit  nuisible  à  l'exercice  de  la  pensée 
spéculative  et  une  maison  confortable  lui  paraît  plus  propre  à  la 
méditation  que  la  grande  amphore  de  Diogène 2.  Descartes 
oppose  sa  solitude,  parmi  la  foule  bruyante  et  les  fossés  hollan- 


1.  Œuvres,  t.  I,  pp.  202-203. 

2.  Je  n'écris  pas  le  tonneau,  parce  qu'il  n'y  en  avait  pas  de  son  temps.  C'est  Pline 
l'ancien  qui  le  premier  en  signale  l'invention. 


464  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

dais,  à  la  «  vallée  solitaire  et  au  canal  qui  fait  rêveries  plus  grans 
parleurs  »,  qu'a  vantée  Balzac  1  : 

«  En  cette  grande  ville  où  je  suis,  n'y  ayant  aucun  homme, 
excepté  moy,  qui  n'exerce  la  marchandise,  chacun  y  est  telle- 
ment attentif  à  son  profit,  que  j'y  pourrois  demeurer  toute  ma 
vie  sans  estre  jamais  vu  de  personne.  » 

«  Le  sou:'y  d'amasser  fit  tout  seul  vostre  étude  » 

dira  d'Hénault  dans  son  sonnet  «  sur  les  Hollandois  » 2.  Les 
marchands  se  hâtent  sous  les  arcades  de  la  Bourse,  sur  le  Dam, 
ou  le  long  du  Rokin  ;  au  milieu  d'une  foule  bariolée  où  les 
Arméniens,  les  Arabes,  les  nègres  et  les  princes  malais  arrêtent 
à  peine  les  regards,  comment  le  gentilhomme  français,  à  la 
grande  cape  noire,  à  col  et  rabat  blancs,  ne  passerait-il  pas 
inaperçu  ? 

«  Je  me  vais  promener  tous  les  jours  parmy  la  confusion 
d'un  grand  peuple  avec  autant  de  liberté  et  de  repos  que  vous 
sçauriez  faire  dans  vos  allées  et  je  n'y  considère  pas  autrement 
les  hommes  que  j'y  voy  que  je  ferois  les  arbres  qui  se  rencontrent 
en  vos  forests  ou  les  animaux  qui  y  paissent.  » 

Ce  n'est  pas  très  poli  pour  ses  hôtes,  mais  comment  lui,  qui 
n'a  pas  l'œil  lumineux  d'un  Rembrandt,  pourrait-il  s'intéresser 
aux  gros  «  staalmeesters  »,  aux  maîtres  de  l'étalon  du  drap, 
bouffis  de  graisse  et  de  contentement  d'eux-mêmes  sous  leur 
houppelande  noire.  Leurs  profits  ne  sont  pas  les  siens  et  il 
a  pour  leurs  gains  le  même  mépris  qu'ils  ont  pour  son  titre, 
qui  rapporte  moins  que  ceux  de  la  Compagnie  des  Indes. 

«  Que  si  je  fais  quelquefois  reflexion  sur  leurs  actions,  j'en 
reçoy  le  mesme  plaisir  que  vous  feriez  de  voir  les  païsans  qui 
cultivent  vos  campagnes,  car  je  voy  que  tout  leur  travail  sert  à 
embellir  le  lieu  de  ma  demeure  et  à  faire  que  je  n'y  aye  manque 
d'aucune  chose.  Que  s'il  y  a  du  plaisir  à  voir  croître  les  fruits  en 
vos  vergers  et  à  y  estre  dans  l'abondance  jusques  aux  yeux, 
pensez-vous  qu'il  n'y  en  ait  pas  bien  autant  à  voir  venir  icy  des 
vaisseaux  qui  nous  aportent  abondamment  tout  ce  que  pro- 
duisent les  Indes  et  tout  ce  qu'il  y  a  de  rare  en  l'Europe  ?  » 


1.  Lettres  de  M.  de  Balzac  ;  éd.  de  1628,  livre  premier,  pp.  123  à  128,  citées  dans  les 
Œuvres  de  Descartes,  t.  I,  p.  2<i.'5,  note  a. 

2.  Manuscrit  3208  de  la  Bibliothèque  Sainte-Geneviève,  cité  par  F.  Lachèvre, 
Bibliographie  des  Recueils  collectifs  de  poésie,  t.  III,  p.  313. 


LETTRE  A  BALZAC  SUR  AMSTERDAM  (1631)  465 

On  sait  quel  cri  d'admiration  la  grande  ville  hollandaise 
arrachera  à  Sorbière  en  1660  x  :  «  La  ville  d'Amsterdam  a 
affermé  cette  année  son  poids  des  marchandises,  six  mille  livres 
par  jour,  qui  viennent  à  plus  de  sept  mille  de  nostre  monnoye... 
Elle  a  tracé  vingt  deux  bastions  pour  son  agrandissement,  qui 
cousteront  cinq  cens  mille  livres  chacun...  sa  Maison  de  Ville 
coustera  huict  millions  2  avant  qu'elle  soit  achevée...  Les  Mais 
de  six  mille  vaisseaux  sont  tousjours  au  Port  la  représentation 
d'une  grande  Forest,  quoy  qu'il  en  parte  quelquefois  six  cens 
voiles  dans  un  jour...  La  Banque  a  tousjours  plusieurs  millions 
en  argent  monnoyé  qui  croupit  dans  les  caves,  sans  celuy  que 
la  ville  met  en  usage... 

«  Il  me  resterait  beaucoup  de  choses  à  dire  de  ce  miracle  du 
monde,  de  cette  ville  assise  sur  la  pointe  de  cent  millions  d'ar- 
bres 3,  et  dont  le  prodigieux  commerce  fait  non  seulement  qu'elle 
abonde  de  tout  ce  qui  luy  manque  naturellement,  mais  que,  le 
distribuant  aux  autres  peuples,  elle  a  eu  de  quoy  fournir  à 
payer  vingt  huict  de  cent,  c'est-à-dire  plus  du  quart  de  toutes 
les  dépenses  des  Provinces-Unies...  Je  vous  representerois 
l'opulence  de  la  Compagnie  des  Indes  Orientales,  qui  occupe  plus 
de  cinquante  mille  hommes  à  son  service.  » 

«  Quel  autre  lieu,  dit  de  son  côté  Descartes,  pouroit-on  choisir 
au  reste  du  monde,  où  toutes  les  commoditez  de  la  vie  et  toutes 
les  curiositez  qui  peuvent  estre  souhaitées  soient  si  faciles  à 
trouver  qu'en  cettuy-cy  ?  Quel  autre  pays  où  Von  puisse  jouyr 
d'une  liberté  si  entière,  où  l'on  puisse  dormir  avec  moins  d'inquié- 
tude, où  il  y  ait  toujours  des  armées  sur  pied  exprés  pour  nous 
garder 4,  où  les  empoisonnemens,  les  trahisons,  les  calomnies 
soient  moins  connues  et  où  il  soit  demeuré  plus  de  restes  de  l'in- 
nocence de  nos  ayeuls  ?  » 

Laissons  là  cette  évocation  de  l'âge  d'or,  destinée  à  fiai  1er  la 
manie  du  très  moderne  Balzac  de  citer  toujours  les  anciens,  mais 
il  reste  vrai  qu'alors  qu'on  se  coupait  la  gorge  quotidiennement 
dans  les  rues  de  Paris,  Amsterdam,  malgré  ses  bouges  à  marins, 

1.  Relations,  Lettres  et  Discours  de  M.  de  Sorbière  ;  Paris,  1660,  in-24,  p.  26  et  s. 

2.  C'est  actuellement  le  palais  de  la  Reine  sur  le  Dam,  œuvre  de  1  architecte 
van  Campen.  ,  .  ,,.  ,  .  „_ 

3.  Ces  arbres  sont  les  pilotis" sur  lesquels  toutes  les  maisons  d  Amsterdam,  aujour- 
d'hui encore,  sont  bâties.  _.    ,  ,,  .,     ,     n.  .  .. 

4.  Encore  un  passage  qui  a  servi  pour  la  fin  de  la  Troisième  partie  du  Discours  de 
la  Méthode,  t.  VI,  p.  31.  La  phrase  en  italique  a  été  reproduite  sur  la  plaque 
apposée  à  la  maison  de  Descartes,  voir  plus  loin  p.  482,  note  2. 

30 


466  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

était  plus  paisible.  Il  n'y  avait  que  quatre  ans  que  Bouteville 
et  des  Chapelles  s'étaient  battus,  trois  contre  trois,  place  Royale,1 
et  avaient  été  exécutés  (1627).  C'était  le  vingt-deuxième  duel  de 
Bouteville  ;  de  Boësse,  «  brave  gentilhomme  mais  cruel  »,  avait 
tué  en  duel  dix-sept  personnes  et  d'Andrieux,  soixante  douze. 
Aussi  fut-ce  un  grand  scandale  à  La  Haye  quand,  en  1646,  le 
marquis  de  L'Espinay  y  fut  assassiné  2,  à  la  suite  d'une  aventure 
amoureuse,  dont  nous  reparlerons  plus  loin. 

Reste,  pour  convaincre  Balzac,  à  réfuter  l'objection  prévue 
de  la  rudesse  du  climat,  qui  lui  faisait  appréhender  pour 
Ferrier  l'arrivée  en  automne  3.  Mais  le  Français  exagère  la 
rigueur  de  l'hiver  néerlandais.  Si,  l'été,  il  se  figure  le  Hollandais 
en  sabots,  fumant  sur  le  pas  de  sa  porte  une  longue  pipe  de 
porcelaine,  qui  y  est  inconnue  aujourd'hui  ;  l'hiver,  il  le  voit 
remplaçant  les  sabots  par  des  patins  et  la  route  par  le  canal,  sur 
lequel  il  glisse  à  longues  enjambées.  Ceci  se  voit,  même  en 
dehors  des  tableaux  de  van  Ostade,  mais  pendant  quelques 
semaines  seulement,  par  exception,  comme  en  1650,  pendant 
plusieurs  mois.  Le  22  janvier  de  cette  année-là,  Pineau  écrit 
de  Paris  à  son  oncle  Rivet  à  Bréda  4  :  «  Les  glaces,  qui  vous 
ont  enfermé  quelques  mois,  n'ont  duré  ici  que  fort  peu  de  jours 
et,  malgré  elles,  le  Soleil  n'a  pas  laissé  de  nous  faire  voir  des  vio- 
lettes et  des  anémones  et  de  produire  des  asperges  et  des  arti- 
chaux.  J'a}'  fait  avouer  à  Mr  de  la  Plate  que  les  boues  de  Paris 
valent  encore  mieux  que  le  froid  et  la  gelée  de  son  Pais,  qui  est 
sauvage  au  prix  de  ce  charmant  climat.  » 

En  1630  au  contraire,  Descartes  se  plaint,  le  4  mars,  de  n'avoir 
pu  faire,  de  tout  l'hiver,  aucune  observation  sur  le  gel  :  «  Pour  les 
neiges,  il  a  un  peu  neigé  icy,  au  mesme  temps  que  vous  marquez 
et  fait  un  peu  froid,  quatre  ou  cinq  jours,  mais  non  pas  beaucoup. 
Mais  tout  le  reste  de  cet  hyver,  il  a  fait  si  chaud  en  ce  pais,  qu'on 
n'y  a  vu  ni  glace,  ny  neige,  et  j'avois  desja  pensé  vous  l'écrire 


1.  Aujourd'hui  place  des  Vosges.   Cf.  Lavisse  et  Rambaud,   Histoire   générale, 
t.  V,  p.  357. 

,  2.  Cf.  Blok  (T.  J.),  Ceschiedcnis  van  het  Xcdcrlandschc  Volk,  2e  éd.,  t.  II,  p.  171. 
Les  fêtes  et  les  désordres  commencent  après  l'époque  où  écrit  Descartes  et  ont 
surtout  pour  théâtçe  l£  mondain  et  cosmopolite  La  Haye,  ville  des  diplomates  et 
des  officiers  étrangers. 

h  3.  «  Nous  sommes  en  une  saison  qui  vous  scroit  incommode  »,  lui  écrit-il  le 
8  octobre .UV'X  Cf.  (Euvres,  l.  1.  p. 

■1.   Bibliotheque.de  l'.Université  de  Leyde,  13.  P.  L„  Q.  286,  t.  IV,  f°  98  recto. 


LETTRE  A  BALZAC  SUR  AMSTERDAM  (1631)  467 

pour  me  plaindre  de  ce  que  je  n'y  avois  sceii  faire  aucune  remar- 
que touchant  mes  Météores  »  *. 

Ce  dont  l'étranger,  nous  l'avons  vu  par  Daneau  et  par  Sau- 
maise,  souffre  plus  que  du  froid,  aux  Pays-Bas,  c'est  de  l'humi- 
dité de  l'atmosphère.  Descartes  observe  lui-même,  dans  une 
lettre  du  14  juin  1637  2,  qu'il  aurait  pu  préférer  un  pays  «  où 
la  pureté  et  la  sécheresse  de  l'air  sembloient  plus  propres  aux 
productions  de  l'esprit  »,  mais  l'humidité  cependant  ne  l'incom- 
mode point.  On  la  disait  jadis  favorable  à  la  poitrine,  qu'il 
avait  délicate.  Quoiqu'il  en  soit,  et,  si  paradoxal  que  cela 
paraisse,  il  préfère  le  climat  de  la  Hollande  à  celui  de  -I 
l'Italie  :  «  Je  ne  sçay  comment  vous  pouvez  tant  aimer  l'air 
d'Italie,  avec  lequel  on  respire  si  souvent  la  peste  et  où 
tousjours  la  chaleur  du  jour  est  insuportable,  la  fraischeur  du 
soir  mal  saine  et  où  l'obscurité  de  la  nuit  couvre  des  larcins  et 
des  meurtres.  Que  si  vous  craignez  les  hyvers  du  septentrion, 
difes-moy  quelles  ombres,  quel  évantail,  quelles  fontaines  vous 
pouroient  si  bien  préserver  à  Rome  des  incommoditez  de  la 
chaleur,  comme  un  poésie  et  un  grand  feu  vous  exemteront  icy 
d'avoir  froid.  » 

Balzac  ne  se  laissa  pas  convaincre  et,  se  réfugiant  jusqu'au 
jour  de  sa  mort,  dans  son  «  désert  »,  ne  recommença  pas  l'aven- 
ture de  1615  et  le  voyage  aux  Pays-Bas  du  Nord.  C'est  tant 
mieux  pour  les  lettres,  car  le  Socrate  chrétien  et  le  moderne 
Zenon  se  fussent  vite  lassés  de  se  tresser  des  guirlandes.  11  en 
serait  advenu  peut-être  comme  de  Balzac  et  de  Théophile,  ou 
de  Descartes  et  de  Beeckman. 

Peut-on  savoir  quelque  chose  de  plus  précis  sur  ce  premier 
séjour  du  philosophe  à  Amsterdam,  sur  sa  façon  de  vivre,  et  son 
logis  ?  Oui,  par  un  passage  très  intéressant  qu'on  lit  dans  les 
œuvres  du  professeur  Plempius 3.  Celui-ci,  né  à  Amsterdam, 
le  23  décembre  1601,  y  exerça  la  médecine  de  1623  à  1633  ;  il  y 
fit  la  connaissance  du  Français  par  le  médecin  Silésien  Elich- 
mann  4,  leur  ami  commun.  Descartes  ayant  quitté  Amsterdam 
pour  Deventer,  à  la  fin  de  mai  1632,  et  Plemp  avant  été  nommé 
professeur  à  l'Université  de Louvain, le 3 août  1633,  leurs  relations 

1.  Œuvres,  t.  I.  p.  127. 

2.  Ibid.,  p.  385. 

::.   Fundamenta  Medicinae,  3e  éd.,  Louvain,  1654,  p.  3"  lans  Œuoi 

Descartes,  i.  I,  p.  401. 

1.  Sur,  Elichmann  voir  M.  Adam,  au  t.  XII,  p.  : 


468  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

se  placent  en  1630,  1631,  ou  clans  les  premiers  mois  de  1632. 
C'est  donc  à  cette  période  que  se  réfère  la  lettre  latine  de  Plemp, 
du  21  décembre  1652,  où  on  lit  :  «  J'ai  fréquenté  intimement  cet 
homme  illustre,  à  Amsterdam,  avant  d'avoir  été  appelé  à  la 
chaire  de  Louvain  par  la  Sér.  Infante  Isabelle.  Par  l'intermé- 
diaire de  Jean  Elichmann,  médecin  silésien,  je  le  connus  et  je 
m'entretins  souvent  de  la  physique  avec  lui.  » 

«  Ignoré  de  tous,  Descartes  se  cachait  dans  la  maison  d'un 
marchand  de  drap,  située  dans  la  rue  qui  tire  son  nom  des  veaux 
(Kalverstraat)  1.  Je  l'y  ai  vu  bien  souvent  et  ai  toujours  trouvé 
un  homme  qui  ne  lisait  pas  de  livres  et  n'en  possédait  point, 
voué  à  ses  méditations  solitaires  et  les  confiant  au  papier,  quel- 
quefois disséquant  des  animaux,  ainsi  qu'Hippocrate  trouva 
Démocrite  près  d'Abdère.  » 

Sur  ces  dissections  à  Amsterdam,  nous  avons  l'aveu  de  Des- 
cartes lui-même  dans  une  lettre  à  Mersenne  du  13  novembre 
1639  2  :  «  Comme  vous  m'écrivez,  ce  n'est  pas  un  crime  d'estre 
curieux  de  l'Anat'omie  et  j'ay  esté  un  hyver  à  Amsterdam,  que 
j'allois  quasi  tous  les  jours  en  la  maison  d'un  boucher  pour  luy 
voir  tuer  des  bestes  et  faisois  apporter  de  là  en  mon  logis  les  parties 
que  je  voulois  anatomiser  plus  à  loisir  ;  ce  que  j'ay  encore  fait 
plusieurs  fois  en  tous  les  lieux  où  j'ay  esté,  et  je  ne  croy  pas 
qu'aucun  homme  d'esprit  m'en  puisse  blâmer.  » 

1.  «  Nulli  notus  inpannarii  mercatoris  domum  se  abdidit,  sitamin  platea  quae  a 
vitulis  nomen  habet.  »  Je  n'ai  pu  encore  établir  qui  était  ce  marchand  de  drap. 

2.  Œuvres,  t.  II,  p.  621.  Cf.  aussi  p.  86  et  t.  I,  p.  137. 


CHAPITRE  X 


voyage  en  danemark  (été  1631).  continuation  du  séjour  a 
amsterdam  (automne  1631  a  mai  1632).  séjour  a  deventer 
(fin  mai  1632  a  fin  novembre  1633).  retour  a  amsterdam 
(décembre  1633  au  printemps  1635). 


C'est  peu  de  temps  après  les  lettres  à  Balzac,  c'est-à-dire  en 
mai  1631  \  que  se  place  un  voyage  en  Frise  orientale,  à  Embden 
et  en  Danemark,  sur  lequel  nous  avons  peu  de  détails.  La  date 
même  n'en  est  pas  absolument  assurée.  Il  semble  bien  que  Des- 
cartes, se  sentant  malade,  ait  assez  vite  quitté  son  compagnon 
de  route,  Villebressieu,  et  qu'il  soit  rentré  en  Hollande,  où  il 
va  d'abord  passer  quelques  jours  à  Dordrecht,  comme  nous 
l'avons  vu.  Il  écrit  en  effet  à  celui-ci 2  :  «  J'ay  parcouru  et  examiné 
la  plupart  des  choses  qui  sont  contenues  dans  vôtre  mémoire, 
pendant  le  cours  du  voyage  que  j'ay  fait  ces  jours  passez  à  Dort, 
d'où...  je  suis  arrivé  en  bonne  santé.  Vous  me  trouverez  dans 
nôtre  logis  du  Vieux  Prince  ». 

Ainsi  que  me  l'apprend  l'archiviste  d'Amsterdam,  le  Dr  C. 
Breen,  le  «  Oude  Prins  »  se  trouvait  sur  le  Dam,  dans  la  série  de 
maisons  comprises  entre  le  palais  royal  actuel  et  le  Wijdekerk- 
steeg.  C'était  la  troisième  maison  au  sud  de  cette  ruelle.  Comme 
les  autres,  le  «  Oude  Prins  »  fut  démoli  en  1653  3,  en  vue  de  la 
construction  de  l'Hôtel  de  Ville  dont  Sorbière  nous  a  parlé. 
Donc,  après  avoir  habité  la  Kalverstraat,  le  philosophe  s'est 
installé  sur  le  Dam  ;  il  restait  au  centre  de  la  ville  et  dans  sa 
partie  la  plus  animée. 

«  Nôtre  logis  »  semble  indiquer  que  l'ingénieur  Villebressieu  a 


1.  Cette  date  est  conjecturée,  selon  des  raisonnements  fort  probants,  par  MM. 
Adam  et  Tanncry,  Œuvres  de  Descartes,  t.  I,  p.  210.  Baillet  dit  1031  et  croit  qne 
c'est  en  1632  que  Villebressieu  aurait  habité  avec  Descartes. 

2.  Œuvres,  t.  I,  p.  215,  d'après  Baillet. 

3.  Topographische  Geschiedenis  van  den  Dam  te  Amsterdam,  par  le  Dr  Brccn,  dans 
7"  Jaarboek  van  Amstelodamum,  1909,  p.  101. 


470  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

habité  avec  lui  à  Amsterdam,  sans  doute  un  peu  avant  leur 
départ  pour  le  Danemark.  Singulier  personnage  que  Yille- 
bressieu  :  un  de  ces  agitateurs  d'idées,  comme  il  y  en  a  tant  en 
France,  mais  qui  n'arrivent  pas  à  coordonner  et  à  réduire  en  sys- 
tème leur  ingéniosité  inventive.  Les  rares  fragments  que  Baillet 
nous  a  conservés  des  lettres  de  Descartes  à  l'ingénieur,  témoi- 
gnent de  l'élévation  et  de  la  profondeur  de  sa  conversation  et  de 
ses  vues  x  :  «  J'ay  parcouru  et  examiné  la  plupart  des  choses  qui 
sont  contenues  dans  vôtre  mémoire...  Je  vous  conseillera}-  de  les 
mettre  la  plupart  en  forme  de  proposition,  de  problème  et  de 
théorème  et  de  leur  laisser  voirie  jour,  pour  obliger  quelque  autre 
à  les  augmenter  de  ses  recherches  et  de  ses  observations.  » 

Idée  de  la  collaboration  de  tous  à  l'œuvre  collective  de  la 
science  :  «  C'est  ce  que  je  souhaiterois  que  tout  le  monde  voulût 
faire  pour  être  aidé  par  l'expérience  de  plusieurs  à  découvrir 
les  plus  belles  choses  de  la  Nature  et  bâtir  une  Physique  claire* 
certaine,  demonstrée  et  plus  utile  que  celle  qui  s'enseigne  d'ori- 
naire.  Vous  pourriez  beaucoup  servir  de  vôtre  côté  à  desabuser 
les  pauvres  malades  d'esprit  touchant  les  sophistications  des 
métaux,  sur  lesquels  vous  avez  tant  travaillé  et  si  inutilement  ; 
sans  que  vous  ayez  vu  rien  de  vray  en  douze  années  d'un  travail 
assidu  et  d'un  grand  nombre  d'expériences,  qui  serviroient  fort 
utilement  à  tout  le  monde  en  avertissant  les  particuliers  de  leurs 
erreurs.  » 

Mais  les  recherches  de  Villebressieu  n'auront  pas  que  cette 
utilité  négative.  «  Il  me  semble  même  que  vous  avez  déjà  décou- 
vert des  generalitez  de  la  nature  :  comme,  qu'il  n'y  a  qu'une 
substance  matérielle,  qui  reçoit  d'un  agent  externe,  l'action  ou  le 
moien  de  se  mouvoir  localement,  d'où  elle  tire  diverses  figures 
ou  modes,  qui  la  rendent  telle  que  nous  la  voyons  dans  ces  pre- 
miers composez  que  l'on  appelle  les  elemens.  » 

Et  ceci  n'est  rien  moins  qu'une  affirmation  de  l'unité  de  La 
matière,  une  ébauche  de  théorie  atomique  et  de  mécanisme  uni- 
versel, qu'il  faut  attribuer  sans  doute  plus  à  l'interprétation  de 
Descartes  qu'au  mémoire  qui  en  est  l'objet.  Finis  et  réduits  à 
l'unité  les  quatre  éléments  de  la  Physique  de  l'Ecole  :  «  De  plus 
vous  avez  remarqué  que  la  nature  de  ces  elemens  ou  premiers 
composez,  appelez  Terre,  Eau,  Air  et  Feu,  ne  consiste  que  dans 


1.  Œuvres,  t.  I,  pp.  215-21G,  d'après  Baillet, 


A  AMSTERDAM  (AUTOMNE  1631  A  MAI  1632)  471 

la  différence  des  îragmens  ou  petites  et  grosses  parties  de  cette 
matière,  qui  change  journellement  de  l'un  en  l'autre  par  le 
chaud  et  le  mouvement  des  grossières  en  subtiles  ».  x 

Il  n'y  a  rien  d'étonnant  à  ce  que  Yillebressieu  soit  venu  en 
Hollande,  même  en  dehors  de  la  présence  de  Descartes,  laquelle 
l'y  devait  attirer  :  en  effet,  il  s'intéresse  particulièrement  à 
Y  Hydraulique  ou  Art  d'élever  les  Eaux  ;  il  y  consacra  une 
plaquette  2.  Il  avait  inventé  aussi  un  pont  roulant,  un  bateau 
portatif  à  passer  les  rivières  et  un  chariot-chaise  pour  le  transport 
des  blessés  3. 

Une  fois  guéri,  Descartes  reprend,  avec  le  P.  Mersenne, 
cette  correspondance  qui  a  la  valeur  d'une  Revue  des  Sciences  :  il 
n'y  en  avait  point  alors.  Le  P.  Blanchot,  Minime,  vient  seule- 
ment de  lancer  l'idée  d'une  Bibliothèque  Universelle,  projet 
dont  Descartes  se  réjouit,  car  «  elle  ne  servira  pas  seulement 
à  ceus  qui  veulent  lire  beaucoup  de  livres,  du  nombre  des  quelz 
vous  scavés  que  je  ne  suis  pas,  mais  aussy  à  ceus  qui  craignent 
de  perdre  le  teins  à  en  lire  de  mauvais,  pour  ce  qu'elle  les  avertira 
de  ce  qu'ilz  contienent.  » 

Il  songe  aussi  à  se  remettre  au  travail  :  «  Il  y  a  plus  de  trois 
ou  quatre  mois  que  je  n'ay  point  du  tout  regardé  à  mes  papiers,  et 
je  me  suis  amusé  à  d'autres  choses  peu  utiles,  mais  je  me  propose, 
dans  huit  ou  dix  jours,  de  m'y  remettre  à  bon  escient  et  je  vous 
promets  de  vous  envoyer,  avant  Pasques,  quelque  chose  de  ma 
façon,  mais  non  pas  toutesfois  pour  le  faire  sitost  imprimer.  » 4 

A  l'échéance  d'avril,  le  débiteur  est  encore  insolvable  :  «  Je 
vous  diray  qu'encore  qu'il  soit  presque  tout  fait  et  que  je  pusse 
tenir  ma  promesse...,  je  seray  toutesfois  bien  aise  de  le  retenir 
encore  quelques  mois,  tant  pour  le  revoir  que  pour  le  mettre  au 
net  et  tracer  quelques  figures  qui  y  sont  nécessaires  et  qui  m'im- 
portunent assez,  car,  comme  vous  sçavez,  je  suis  fort  mauvais 
peintre  et  fort  négligent  aux  choses  qui  ne  servent  de  rien  pour 
apprendre  » 5. 

En  été,  l'échange  de  lettres  à  ce  sujet  se  poursuit,  mais  Des- 
cartes n'est  plus  à  Amsterdam  ;  il  est,  dès  la  fin  de  mai  1632  sans 
doute,  à  Deventer  en  Overyssel.  Il  n'est  pas  difficile  de  rendre 

1.  Œuvres,  t.  I,  p.  216. 

2.  Ibid.,  p.  218.  Celte  plaquette  est  à  la  Bibliothèque  de  la  ville  de  Grenoble. 

3.  Ibid.,  p.  214,  d'après  Baillet. 

4.  Ibid.,  p.  228. 

5.  Ibid.,  pp.  242-3. 


472  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

compte  de  ce  changement,  car  c'est  son  disciple  et  ami  wallon, 
Reneri,  qui  l'attire  là-bas,  et,  peut-être  même,  qui  lui  a  offert 
l'hospitalité. 

Reneri  avait  été  nommé  professeur  de  Philosophie  à  l'Ecole 
illustre  de  Deventer.  Les  Ecoles  Illustres,  dirigées,  elles  aussi,  par 
un  Recteur  Magnifique,  étaient  quelque  chose  de  moins  que  les 
Universités,  puisqu'elles  n'avaient  pas  les  quatre  facultés  et 
ne  conféraient  pas  de  diplômes.  Elles  appointaient  pourtant 
un  certain  nombre  de  professeurs  pour  les  branches  princi- 
pales, théologie,  philosophie  et  histoire  ancienne  surtout.  En 
Hollande,  pays  de  l'individualisme  forcené  et  du  particularisme 
provincial,  l'exemple  de  l'Université  de  Leyde,  fondée  en  1575, 
de  l'Université  de  Franeker,  fondée  dix  ans  plus  tard,  et  enfin 
de  celle  de  Groningue,  datant  de  1614,  avait  suscité  de  nombreuses 
jalousies  et  des  imitations  proportionnées  aux  ressources  locales. 

En  cette  période  d'extraordinaire  prospérité  qui  se  développa, 
malgré  ou  peut-être  à  cause  de  l'état  de  guerre,  nous  voyons 
surgir  pas  moins  de  quatre  «  Illustre  Scholen»,  celle  de  Deventer x, 
en  1630,  pour  la  province  d'Overyssel,  la  «  Geldersche  Hooges- 
chool»,  fondée,  en  1619, à  Harderwijk, parla  province  de Gueldre2, 
1'  «  Illustre  School»  d'Amsterdam,  inaugurée  le  8  janvier  1632,  et 
enfin  celle  d'Utrecht,  instaurée  à  la  même  époque. 

Etre  un  centre  de  hautes  études  n'était  pas,  pour  la  vieille 
capitale  de  l'Overyssel,  une  prétention  excessive  ;  elle  pouvait 
se  souvenir  avec  orgueil  d'avoir  été  un  des  berceaux  de  la  Renais- 
sance et  d'avoir  abrité  ces  Frères  de  la  Vie  Commune  qui  furent 
les  maîtres  d'Erasme,  dont  des  manuscrits  reposent  encore  à  la 
Bibliothèque  municipale  3.  C'est  à  l'emplacement  de  l'actuelle 
«  Hoogere  Burgerschool»  qu'ils  avaient  leur  couvent.  Un  admirable 
Hôtel  de  Ville  du  xve  siècle,  une  cathédrale  médiévale  et  les 
ruines  de  l'Eglise  de  Ste-Marie  sont  les  imposants  vestiges  de 
l'antique  splendeur  de  la  cité  des  bords  de  l'Yssel.  Elle  avait 
en  garnison  des  troupes  dont   le   registre  des  serments  existe 

1.  Cf.  van  Slee  (J.  C),  De  Illustre  School  te  Deventer,  1630-1S7S.  Hare  Geschie- 
dénis,  Hooyleeraren  en  Studenlen  met  bijvoeging  van  het  Album  Studiosorum  ;  met 
Register  ;  La  Haye,  1916,  deux  vol.  in-8,  avec  deux  portraits  gravés  :  voir  aussi 
Revii  Davenlriae  illustratae,  Leyde,  1651,  4°,  et  Houck  (Dr  M.  L\)  Gids  voor  Deventer 
en  Omslreken,  Deventer,  Kreunen,  1901,  in-18. 

2.  Bouman,  Geschicdcnis  van  de  Geldersche  Iloogeschool  ;  Utrecht,  1844-1847, 
deux  v.  in-8°. 

3.  Ms.  1785.  Copies  faites  par  ses  élèves  avec  corrections  de  sa  main  :  cf.  Opus 
Epislolarum  Des.  Lrasmi  Rotcrodami,  éd  p.  Allen  ;  Oxford,  Clar.  Press,  1908,  un  vol. 
in-8°,  p.  603. 


A  DEVENTER  (FIN  MAI  1632  A  NOVEMBRE  1633)  473 

encore  aux  Archives  de  Deventer  (n°  502)  ;  on  y  lit  les  noms 
bien  français  de  Ev.  Dupin,  28  avril  1631,  et  de  d'Anchies, 
qui  nous  est  connu  par  le  Livre  premier. 

Notre  langue  y  était  en  honneur  :  nombreux  étaient  les  jeunes 
gens  de  Deventer  qui  allaient  faire  des  études  à  Orléans.  Ancien 
usage,  puisque,  au  milieu  du  xvie  siècle  déjà,  la  ville  envoie, 
à  ses  frais,  en  France,  Thierry  Myrican,  le  fils  de  Nicolas,  secré- 
taire municipal,  pour  apprendre  chez  nous  «  la  vertu  et  la  poli- 
tesse des  mœurs  non  moins  que  l'expérience  du  droit  civil, 
l'usage  de  la  langue  française  et  la  calligraphie,  ce  qui  le  rendra 
capable  de  succéder  à  son  père  en  sa  charge.  »  1 

Le  premier  professeur,  nommé  en  1630,  avait  été  un  Suisse, 
Nicolas  Vedel,  précédemment  pasteur  à  Genève,  qui  prêchait 
en  français  aux  troupes  2.  C'est  lui  dont  la  signature  figure 
la  première  sous  la  déclaration  ou  acte  d'Union  imposée  à  tous 
les  professeurs  pour  marquer  leur  adhésion  à  la  doctrine  du 
synode  de  Dordrecht.  On  y  lit  aussi  la  signature  de  l'ami  de  Des- 
cartes : 

Henricus  Reneri,  professor  philosophiae,  3 

et,  un  peu  plus  bas,  celle  de  deux  philologues  connus,  qui  y  pro- 
fessèrent plus  tard,  Gronovius,  le  disciple  de  Saumaise,  et  Grae- 
vius.  Reneri  était  donc  un  protestant  orthodoxe  et  fervent. 
La  preuve  en  est  qu'il  fut  chaudement  appuyé  pour  succéder  à 
Scanderus  comme  professeur  de  Philosophie,  par  les  théologiens 
français  de  Leyde  que  nous  connaissons,  Polyander  et  Rivet. 

Polyander  écrit  de  Leyde,  le  14  septembre  1631,  au  pasteur 
van  Goor,  à  Deventer,  en  latin  :  «  Je  ne  doute  pas  que  vous 
n'appeliez,  pour  succéder  à  Scanderus,  un  philosophe  très 
érudit.  Tel  est  Me  Henri  Reneri 4,  qui  habite  chez  le  pasteur 
Louis  de  Dieu.  Ledit  maître  est  d'une  piété  insigne  et  d'une, 
parfaite  pureté  de  mœurs.  Il  est  extrêmement  subtil  dans 
la   dispute    et   très   intelligent5,   sachant    unir    la   pratique    à 

1.  Archives  de  Deventer.  Registre  :  «  Allerlei  acten,  1476-1546  ».  f°  303,  com- 
muniqué par  M.  Houck.  Je  tiens  à  remercier  aussi  MM.  van  Slee,  bibliothécaire, 
et  Acquoy,  archiviste,  de  leur  complaisance. 

2.  Bulletin  de  l'histoire  des  Lglises  Wallonnes,  T.  I,  p.  48. 

3.  Archives  de  Deventer  n°  54  Acla  des  Schoolraets  binnen  Deventer  acngevantjcn 
A°  1619  ;  22  déc.  1629. 

4.  Cf.  Manuscrit  n°  1716,  t.  II,  p.  93-94,  à  Y  «  Athenaeum  Bibliotheek  >.  Biblio- 
thèque publique  de  Deventer)  communiqué  par  M.  C.  de  Waard  et  collationné  par 
moi  sur  place. 

5.  Mot  suppléé  par  de  Waard  dans  sa  copie. 


474  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

la  théorie.  »  Rivet  n'est  pas  moins  chaleureux  dans  sa  recom- 
mandation à  Revins  et  ceci  en  dit  long  sur  l'orthodoxie  du 
candidat.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  de  le  voir  nommé,  le 
4  octobre  1631,  et  faire  sa  première  leçon  le  28  novembre 
de  la  même  année  1.  Il  n'est  pas  probable  que  Descartes  y  assita. 
Il  se  borne  à  écrire  au  P.  Mersenne  2  :  «  M.  Renery  est  allé  demeu- 
rer à  Deventer  depuis  cinq  ou  six  jours  et  il  est  maintenant  là 
Professeur  en  Philosophie.  C'est  une  Académie  peu  renommée, 
mais  où  les  Professeurs  ont  plus  de  gages  et  vivent  plus  commodé- 
ment qu'à  Leyde  ny  Fr[aneker],  où  M.  R[enery]  eust  pu  avoir 
place  par  cy-devant,  s'il  ne  l'eust  point  refusée  ou  négligée.  » 

Ceci  témoigne  d'une  sincère  estime  pour  son  ami,  duquel  il 
ne  faut  pas  dire  cependant,  comme  le  font,  par  mégarde,  certains 
historiens  hollandais,  qu'il  a  été  le  maître  de  Descartes.  Les 
contemporains  ne  s'y  trompaient  pas,  témoin  la  pièce  en  vers 
que  le  poète  latin  Antoine  Aemilius  3  a  consacrée  en  mars  1639  : 
«  Aux  mânes  de  Henri  Reneri...  professeur  de  Philosophie  à 
l'Université  d'Utrecht,  qui  vécut  dans  l'intimité  du  noble 
gentilhomme  René  Descartes,  Atlas  et  unique  Archimède  de 
notre  siècle,  duquel  il  apprit  à  pénétrer  les  secrets  de  la  Nature 
et  les  limites  du  Ciel.  »  Reneri  lui-même  n'écrit-il  pas  :  «  Is  est 
mea  lux,  meus  sol,  erit  ille  mihi  semper  Deus  »  ?  4 

Le  fait  est  que  le  Llutois,  quoique  plus  âgé  de  trois  ans, 
suit  docilement  l'enseignement  du  maître.  Il  abandonne  la 
théorie  et  la  pratique  de  la  médecine  pour  se  donner  à  la  philo- 
sophie et  aux  mathématiques  5,  non  pas,  dit-il,  qu'il  en  fût 
ignorant,  mais  parce  qu'il  ne  les  a  pas  encore  pénétrées  à  fond  : 
«  Je  m'y  livre  avec  d'autant  plus  de  zèle  qu'une  occasion  magni- 
fique d'y  faire  de  grands  progrès  m'est  fournie  par  le  commerce 
du  prince  des  mathématiciens,  le  Seigneur  Des  Cartes,  gentil- 
homme français  »  6. 

Ce  texte,  en  même  temps  qu'il  définit  dans  quel  sens  sont, 

1.  Cf.  Œuvres  de  Descartes,  t.  I,  p.  226. 

2.  Ibid.,  p.  228. 

3.  Antonii  Aemilii  Orationes  ;  Utrecht,  1651,  p.  412-413.  Voir,  sur  lui,  une  impor- 
tante notice  de  de  Waard,  laquelle  intéresse  l'histoire  du  Cartésianisme,  dans  Nieuw 
Xed.  Biogr.  Wdb.  (1911),  t.  I,  col.  38-39. 

4.  BusKen  Huet,  llct  land  van  Rembrandt,  II 1,  Harlem,  1912,  p.  98.  Mon  ancien 
élève,  M.  Tielrooy,  préparc  une  thèse  sur  Huet  et  la  France. 

5.  Lettre  à  Corneille  Boot,  12  décembre  1633.  Bibliothèque  provinciale  d'Utrecht  : 
Supplément  op  de  Caialogus  van  de  Bibliotheek  over  Ulrecht  par  Mr.  S.  Muller 
Fz.,  Utrecht,  1906,  p.  95,  d'après  une  copie  de  M.  de  Waard. 

6.  Ibid.  :  «  per  familiaritatem  cum  omnium  qui  unquain  fuerunt  mathematicorum 
principe  Domino  de  Cartes  nobili  Gallo  ». 


A  DEVENTER  (FIN  MAI  1632  A  NOVEMBRE  1633)    475 

de  Descartes  à  Reneri,  les  rapports  de  maître  à  élève,  montre 
pourquoi  le  Belge  entraîne  le  Français  à  le  rejoindre,  au  commen- 
cement de  l'été  1632.  Celui-ci  s'est  laissé  faire,  d'abord  parce 
qu'il  considère  le  séjour  à  Deventer,  comme  une  villégia- 
ture 1  :  «  Je  m'en  vais  passer  cet  esté  à  la  campagne  »  ; 
ensuite  parce  que,  Villebressieu  parti,  il  sent  qu'au  point  où 
en  sont  les  travaux  en  cours,  il  lui  faut  en  parler  les  résultats 
et  les  discuter  avec  un  ami.  C'est  un  besoin  de  chez  nous 
cela,  et  notre  Poitevin  n'y  échappe  pas.  Qui  dira  ce  qu'en  des 
conversations  entre  savants  et  étudiants  français,  il  s'est  élaboré, 
et  parfois  dispersé  à  tous  vents,  de  livres  en  projets  et  d'idées 
sans  lendemain  ? 

Comme  interlocuteurs,  outre  Reneri,  Descartes  a  Nicolas 
Vedel  et  le  pasteur  très  orthodoxe  Revius,  qui  sera  plus  tard  son 
adversaire,  et  qui  lui  est  peut-être  connu  déjà  sous  le  nom  de 
Jacques  de  Rêve,  comme  éditeur  des  Lettres  françoises  adressées 
à  M.  de  la  Scala.  Revius  savait  bien  le  français  ;  on  a  même 
de  lui  un  poème  en  notre  langue  dédié  à  Reneri.  En  bon  pasteur, 
il  entreprit  la  conversion  du  philosophe  et  leur  entretien  est 
rapporté,  en  hollandais,  par  J.  du  Bois,  dans  sa  Naecktheydt  der 
Cartesiacnsche  Philosophie  2  :  «  On  va  voir  combien  ce  Descartes 
était  entêté  et  déraisonnable  dans  sa  foi  papiste.  Comme  il 
habitait  Deventer,  il  fut  invité  par  un  excellent  prédicant,  qui 
vivait  en  grande  intimité  avec  lui,  à  se  convertir  à  la  Religion  4- 
Réformée.  Descartes  le  repoussa  avec  douceur,  ne  voulant  pas 
entrer  en  dispute  avec  un  homme  habitué  à  la  controverse.  Il  lui 
dit  d'abord  qu'il  avait  la  religion  du  Roi,  mais,  comme  le  pré- 
dicant insistait,  il  lui  répondit  :  «  J'ai  la  religion  de  ma 
nourrice.  »  Et  voilà  sur  quelles  belles  raisons  était  fondée  cette 
foi  dans  laquelle  il  s'est  obstiné  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  » 

Le  brave  du  Bois  ne  comprend  pas  qu'il  a  peut-être  fourni  là 
le  mot  le  plus  vrai,  le  plus  profond  et  le  plus  moderne  de  Des-  f 
cartes  sur  sa  religion,  envisagée  par  lui,  ainsi  que  par  tant 
d'hommes  de  notre  temps,  comme  une  tradition  sociale  et  c'était 
peut-être  aussi  l'idée  de  Guez  de  Balzac,  affirmant  ne  vouloir 
«  rien  croire  de  plus  véritable  que  ce  qu'il  a  appris  de  sa  mère 
et  de  sa  nourrice.  » 

i     (J-£ni)r£s  de  Dcscârtcs   t    T   d    '^-48. 

2.  P.  5,  au  rapport  de  Dirck'Rembrandtsz  :  Des  Aerlrycks  beweging  en  de  Sonne 
stilstant;  Amsterdam,  1661,  cité  par  Ch.  Adam,  au  t.  XII,  p.  345,  note  a. 


476  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

Descartes  se  remet  à  son  Monde  :  «  Je  suis  maintenant  icy 
à  Dfeventer],  d'où  je  suis  résolu  de  ne  point  partir  que  la  Diop- 
trique  ne  soit  toute  achevée  K  II  y  a  un  mois  que  je  délibère 
sçavoir  si  je  décriray  comment  se  fait  la  génération  des 
animaux  dans  mon  Monde  et  enfin  je  suis  résolu  de  n'en  rien 
faire,  à  cause  que  cela  me  tiendroit  trop  long-temps.  J'ay  achevé 
tout  ce  que  j'avois  dessein  d'y  mettre  touchant  les  cors  inanimez  ; 
il  ne  me  reste  plus  qu'à  y  adjouster  quelque  chose  touchant  la 
nature  de  l'homme  et  après  je  l'écriray  au  net  pour  vous  l'en- 
voyer, mais  je  n'ose  plus  dire  quand  ce  sera,  car  j'ay  desjà  manqué 
tant  de  fois  à  mes  promesses  que  j'en  ay  honte.  » 2 

En  novembre  ou  décembre  de  la  même  année  1632,  il  écrit, 
de  Deventer  toujours  :  «  Je  parleray  de  l'homme  en  mon  Monde, 
un  peu  plus  que  je  ne  pensois,  car  j'entreprens  d'expliquer 
toutes  ses  principales  fonctions.  J'ay  desjà  écrit  celles  qui  appar- 
tiennent à  la  vie,  comme  la  digestion  des  viandes,  le  battement 
du  pouls,  la  distribution  de  l'aliment,  etc.,  et  les  cinq  sens  ».  3 
C'est  à  ce  moment  que  Golius  écrit  à  Huygens,  le  1er  novem- 
bre 4  :  «  Descartes  s'est  retiré  à  Deventer  pour  échapper  à  la 
foule  et  aux  sollicitations  et  se  consacrer  avec  plus  de  fruit  à  ses 
travaux.  » 

Que  ce  dernier  garde  le  souci  d'ajouter  «  l'expérience  à  la 
ratiocination  » 5  et  qu'il  se  préoccupe  de  psycho-physiologie, 
c'est  ce  qu'atteste  la  suite  de  la  lettre  citée  plus  haut  :  «  J'ana- 
tomise  maintenant  les  testes  de  divers  animaux  pour  expliquer 
en  quoy  consistent  l'imagination,  la  mémoire,  etc.  » 

Cependant  il  n'est  pas  tout  à  fait  d'accord  avec  Harvey,  dont 
il  vient  de  lire  seulement  le  De  motu  cordis  6  :  «  J'ay  veu  le  livre 
De  motu  cordis,  dont  vous  m'aviez  autrefois  parlé,  et  me  suis 
trouvé  un  peu  différent  de  son  opinion,  quoy  que  je  ne  l'ave  vu 
qu'après  avoir  achevé  d'écrire  de  cette  matière  ».  7Le  philosophe, 


1.  Œuvres,  t.  I,  p.  254. 

2.  Ibid. 

3.  Ibid.,  p.  263. 

4.  Korteweg,  Descartes  et  les  manuscrits  de  Snellius,  1896,  p.  7. 

5.  Formule  contenue  dans  une  lettre  précédente,  du  5  avril  1632.  Œuvres,  t.  I, 
p.  243. 

6.  L'Exercitalio  anatomica  de  motu  cordis  et  sanguinis  in  animalibus,  publiée  en 
1628,  fut  connue  en  France  au  printemps  de  1629.  Note  de  MM.  Adam  et  Tannery, 
au  t.  I,  p.  264.  Cf.  surtout  E.  Gilson,  Descaries  et  Harvey,  dans  Revue  Philosophique, 
nov.-déc.  1920. 

7.  Il  n'y  a  pas  à  douter  que  ce  chapitre  n'ait  été  inséré  plus  tard  dans  la  Cin- 
quième partie  du  Discours  de  la  Méthode.  Si  l'on  songe  aussi  au  traité  de  l'Homme, 
on  voit  que  le  Monde  de  Descartes  n'est  qu'en  partie  perdu. 


A    DEVENTER    (FIN    MAI     1632    A    NOVEMBRE     1633)  477 

comme  souvent  les  inventeurs,  n'aime  pas  la  documentation  ; 
il  préfère  vivre  sur  son  propre  fonds,  au  risque  de  rencontrer  le 
déjà  vu  et  de  réinventer  ce  qui  a  été  trouvé  par  d'autres. 

Ce  n'est  que  le  22  juillet  1633,  et  toujours  à  De  venter,  où  il 
est  maintenant  depuis  plus  d'un  an,  qu'il  déclare  (pour  la  quan- 
tième fois  ?)  :  «  Mon  Traitté  est  presque  achevé,  mais  il  me  reste 
encore  à  le  corriger  et  à  le  décrire  »  \  c'est-à-dire  à  le  recopier  ; 
il  n'y  a  plus  à  inventer,  cela  ne  l'intéresse  plus  et  «  pour  ce 
qu'il  ne  m'y  faut  plus  rien  chercher  de  nouveau,  j'ay  tant  de 
peine  à  y  travailler,  que,  si  je  ne  vous  avois  promis,  il  y  a  plus 
de  trois  ans,  de  vous  l'envoyer  dans  la  fin  de  cette  année  2,  je 
ne  croy  pas  que  j'en  pusse,  de  longtemps,  venir  à  bout,  mais  je 
veux  tascher  de  tenir  ma  promesse.  » 

Que  ne  l'a-t-il  fait  comme  il  le  disait  !  Le  P.  Mersenne  aurait 
tiré  du  manuscrit  plusieurs  copies  :  il  les  aurait  passées  à  My- 
dorge,  au  P.  Gibieuf,  à  d'autres  encore,  sous  le  sceau  du  secret, 
un  secret  qui  n'aurait  pas  été  tenu,  et  nous  ne  serions  pas 
obligés,  pour  en  parler,  de  juger  sur  les  fragments  conservés. 

Enfin  tout  est  prêt,  le  manuscrit  va  être  expédié  pour  les 
étrennes  du  Minime,  lorsque,  coup  de  théâtre,  Descartes  apprend 
la  condamnation  de  Galilée.  Rien  ne  traduit  mieux  le  boulever- 
sement qui  s'opère  en  sa  conscience  et  le  conflit  de  sa  raison  et  de 
sa  foi  que  sa  lettre  écrite  au  P.  Mersenne,  à  la  fin  de  novembre 
1633  3  :  «  J'en  estois  à  ce  poinct,  lors  que  j'ay  receu  vostre 
dernière  de  l'onziesme  de  ce  mois,  et  je  voulois  faire  comme  les 
mauvais  payeurs,  qui  vont  prier  leurs  créanciers  de  leur  donner 
un  peu  de  delay,  lors  qu'ils  sentent  approcher  le  temps  de  leur 
dette.  En  effet,  je  m'estois  proposé  de  vous  envoyer  mon  Monde 
pour  ces  estrennes,  et  il  n'y  a  pas  plus  de  quinze  jours  que 
j 'estois  encore  tout  résolu  de  vous  en  envoyer  au  moins  une 
partie,  si  le  tout  ne  pouvoit  estre  transcrit  en  ce  temps-là  ; 
mais  je  vous  diray  que,  m'estant  fait  enquérir,  ces  jours,  à 
Leyde  et  à  Amsterdam,  si  le  Sisteme  du  Monde  de  Galilée 
n'y  estoit  point,  à  cause  qu'il  me  sembloit  avoir  apris  qu'il  avoit 
esté  imprimé  en  Italie,  l'année  passée,  on  m'a  mandé  qu'il  estoit 
vray  qu'il  avoit  esté  imprimé,  mais  que  tous  les  exemplaires  en 
avoient  esté  brûlez  à  Rome  au  mesme  temps  et  luy  condamné 

1.  Œuvres,  t.  I,  p.  268. 

2.  Voir  plus  haut,  p.  451. 
3    Œuvres,  t.  I,  p.  270  et  s. 


478  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

à  quelque  amande,  ce  qui  m'a  si  fort  estonné  \  que  je  me  suis 
quasi  résolu  de  brûler  tous  mes  papiers  ou  du  moins  de  ne  les 
laisser  voir  à  personne.  Car  je  ne  me  suis  pu  imaginer  que  luy 
qui  est  Italien  et  mesme  bien  voulu  2  du  Pape,  ainsi  que  j'entens, 
ait  pu  estre  criminalizé  pour  autre  chose,  sinon  qu'il  aura  sans 
doute  voulu  establir  le  mouvement  de  la  Terre,  lequel  je  sçay 
bien  avoir  esté  autresfois  censuré  par  quelques  Cardinaux,  mais 
je  pensois  avoir  ou}*  dire  que,  depuis,  on  ne  laissoit  pas  de  l'en- 
seigner publiquement,  mesme  dans  Rome,  et  je  confesse  que, 
s'il  est  faux,  tous  les  fondemens  de  ma  Philosophie  le  sont  aussi, 
car  il  se  demonstre,  par  eux,  évidemment  et  il  est  tellement  lié 
avec  toutes  les  parties  de  mon  Traitté  que  je  ne  l'en  sçaurois 
détacher,  sans  rendre  le  reste  tout  défectueux. 

«  Mais,  comme  je  ne  voudrois,  pour  rien  au  monde,  qu'il  sortist 
de  moy  un  discours  où  il  se  trouvast  le  moindre  mot  qui  fust 
desaprouvé  de  l'Eglise,  aussi  aymé-je  mieux  le  supprimer  que 
de  le  faire  paroistre  estropié.  » 

Rien  de  plus  étrange  que  de  voir  germer  de  pareils  scrupules 
en  plein  milieu  protestant  orthodoxe,  dans  cette  ville  de  l'Overys- 
sel,  où  l'on  ne  saisit  même  pas  comment  il  pouvait  exercer  sa 
religion.  Est-ce  l'âme  de  Thomas  de  Kempen,  l'auteur  de  l'Imi- 
tation de  Jésus-Christ,  lequel  vécut  non  loin  de  là,  qui  se  réincarne 
en  lui  ou,  plus  simplement,  le  puritanisme  des  «  fijnen  »  n'a  t-il 
pas  provoqué  chez  le  philosophe  une  réaction,  qui  le  rejette  plus 
étroitement  dans  le  sein  de  l'Eglise  ?  Le  P.  Ismaël  Boulliaud  lui- 
même,  un  des  correspondants  de  Saumaise2,  ne  se  faisait  pas  autant 
de  souci  et  écrivait,  le  21  juin  1633,  à  Gassend  :  «Je  ne  puis  croire 
que  le  Pape  veuille  étendre  la  puissance  des  clés  de  Saint  Pierre. 
à  ce  qui  n'est  pas  du  ressort  de  la  foi.  »  4 

Descartes  n'est  que  trop  bien  informé.  Le  24  février  1616,  le 
Saint   Office   avait   censuré  les   deux  propositions   que  voici   : 

1°  Le  soleil  est  centre  du  monde  et  est  tout  à  fait  immobile. 

2°  La  terre  n'est  pas  le  centre  du  monde  et  n'est  pas  immobile, 
mais  est  animée  d'un  mouvement  de  rotation  totale  sur  elle- 
même,  même  pendant  le  jour.  Le  5  mars  1616,  la  Congrégation 

1.  I.c  sons  est  naturellement  plus  fort  qu'aujourd'hui.  Entendez  «  frappé  de 
stupeur  ». 

2.  C'est-à-dire  :  à  qui  le  Pape  a  témoigné  do  la  bienveillance. 

3.  Je  possède  les  photographies  des  lettres  de  Saumaise  à  Boulliaud,  conservées 
a  la  Bibliothèque  de  Vienne.  Cf.  plus  haut  p.  332.  n.  4. 

4.  On  trouvera  le  texte  latin  dans  Œuvres  de  Descartes,  t.  I,  p.  290. 


A    DEVENTER    (FIN    MAI     1632    A    NOVEMBRE     1633)  479 

de  l'Index  avait  suspendu  à  correction  l'ouvrage  de  Copernic. 
Pour  avoir  contrevenu  à  ces  interdictions,  qui  s'inspirent 
du  dogme  de  l'anthropocentrisme  et  du  géocentrisme,  si 
difficiles  à  déraciner  de  l'esprit  de  l'homme,  Galilée  comparaît 
devant  le  Saint-Office,  le  premier  dimanche  de  carême  1633, 
subit  trois  interrogatoires,  12  avril,  30  avril,  21  juin,  pour 
être  condamné  le  22  juin.  Son  livre  fut  brûlé,  il  dut  se  rétracter 
et  resta  soumis  à  la  surveillance  dudit  Saint  Office  \ 

S'il  n'a  pas  dit  le  fameux  «  Eppur'  si  muovc  »,  il  a  dû  le  penser. 
Descartes  aussi.  Ce  qui  est  devenu  pour  lui  la  vérité,  par  la  4- 
persuasion  de  sa  raison,  reste  la  vérité,  mais  il  ne  la  publiera 
point,  si  elle  est  contraire  à  l'ordre  public  de  l'Eglise,  partie 
intégrante  et  essentielle  d'une  Société  dont  il  entend  préserver 
les  fondements.  C'est  à  cela  que  reviennent  les  phrases  embarras- 
sées du  début  de  la  Sixième  partie  du  Discours  de  la  Méthode, 
lesquelles  se  réfèrent  à  son  état  d'âme  de  novembre  1633  : 

«  Or  il  y  a  maintenant  trois  ans  que  j'estois  parvenu  à  la  fin  du 
traité  qui  contient  toutes  ces  choses  et  que  je  commençois  à  le 
revoir,  afhn  de  le  mettre  entre  les  mains  d'un  imprimeur  [ceci 
est  donc  écrit  en  novembre  1636],  lorsque  j'appris  que  des  per- 
sonnes à  qui  je  défère  et  dont  l'authorité  ne  peut  gueres  moins 
sur  mes  actions  que  ma  propre  raison  sur  mes  pensées  [admirez  la 
distinction  entre  le  for  intérieur,  où  règne  la  raison  souveraine  et 
la  vie  pratique  soumise  à  d'autres  puissances]  avoient  desap- 
prouvé une  opinion  de  Physique,  publiée  un  peu  auparavant  par 
quelque  autre,  de  laquelle  je  ne  veux  pas  dire  que  je  fusse  [ceci 
est  peu  sincère],  mais  bien  que  je  n'y  avois  rien  remarqué,  avant 
leur  censure,  que  je  pusse  imaginer  estre  préjudiciable  ny  à  la 
Religion  ny  à  l' Estât  ny,  par  conséquent,  qui  m'eust  empesché 
de  l'escrire,  si  la  raison  me  l'eust  persuadée  et  que  cela  me  fit 
craindre  qu'il  ne  s'en  trouvast  tout  de  mcsme  quelqu'une  entre 
les  mienes  en  laquelle  je  me  fusse  mépris...,  ce  qui  a  esté  suffisant 
pour  m' obliger  à  changer  la  resolution  que  j' avois  eue  de  les 
publier...  »  Il  s'excuse  encore  sur  une  autre  mauvaise  raison,  qu'il 
hait  «  le  mestier  de  faire  des  livres  » 2. 

L'opinion  de  Dcscartes  sur  le  mouvement  de  la  terre  n'est 
pas  seulement  celle  que  lui  dictent  Copernic  et  la  raison,  c'est 

1.  Pièces  du  procès  de  Galilée,  publiées  p.  Henri  del'Epinois,  citées  par  Adam  et 
Tannerv,  t.  I,  p.  2715. 

2.  Œuvres,  t.  V  I,  p.  60. 


480  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

aussi  celle  qui  est  la  plus  répandue  aux  Pays-Bas,  d'où  Gassend 
écrit  à  Peiresc,  en  cours  de  voyage,  en  juillet  1629  :  «  Au  reste 
tous  ces  gens-là  sont  pour  le  mouvement  de  la  terre  »  *.  C'est 
donc  l'idée  de  Beeckman,  que  Gassend  vient  de  voir,  et  celle  de 
Golius.  Aussi  les  Hollandais  songèrent-ils  à  offrir  un  refuge,  à 
Amsterdam,  au  grand  Italien  persécuté,  mais  le  projet,  pour 
lequel  s'entremit  Hortensius,  n'eut  pas  de  suite.  Chose  curieuse, 
du  philosophe  et  du  moine,  je  veux  dire  Mersenne,  celui  qui  songe 
à  défendre  Galilée,  au  besoin  par  un  gros  in-folio,  ce  fut  le 
moine,  mais  il  n'osa  passer  à  l'exécution  2. 

La  correspondance  se  poursuit  sur  ce  thème  du  Monde  et 
de  Galilée,  datée,  non  plus  de  Deventer,  mais  d'Amsterdam, 
où  Descartes  est  retourné,  dès  le  début  de  décembre  1633,  après 
un  an  et  demi  d'absence  :  «  Vous  n'aurez  que  meilleure  opinion 
de  moy,  écrit-il  au  P.  Mersenne  3,  de  voir  que  j'ay  voulu  entière- 
ment supprimer  le  Traitté  que  j'en  avois  fait  [de  sa  philosophie] 
et  perdre  presque  tout  mon  travail  de  quatre  ans,  pour  rendre 
une  entière  obéissance  à  l'Eglise,  en  ce  qu'elle  a  deffendu  l'opi- 
nion du  mouvement  de  la  terre.  Et  toutesfois,  pour  ce  que  je 
n'ay  point  encore  vu  que  ny  le  Pape  ny  le  Concile  ayent  ratifié 
cette  défense,  faite  seulement  par  la  Congrégation  des  Cardinaux 
establis  pour  la  Censure  des  livres,  je  serois  bien  aise  d'apprendre 
ce  qu'on  en  tient  maintenant  en  France  et  si  leur  authorité  a  esté 
suffisante  pour  en  faire  un  article  de  foy.  Je  me  suis  laissé  dire  que 
les  Jésuites  avoient  aidé  à  la  condamnation  de  Galilée  et  tout 
le  livre  du  P.  Scheiner  montre  assez  qu'ils  ne  sont  pas  de  ses 
amis.  Mais  d'ailleurs  les  observations  qui  sont  dans  ce  livre  4, 
fournissent  tant  de  preuves  pour  oster  du  Soleil  les  mouvemens 
qu'on  luy  attribue,  que  je  ne  sçaurois  croire  que  le  P.  Scheiner 
mesme,  en  son  âme,  ne  croye  l'opinion  de  Copernic,  ce  qui 
m'étonne  de  telle  sorte  que  je  n'en  ose  écrire  mon  sentiment» 
Pour  moy,  je  ne  cherche  que  le  repos  et  la  tranquillité  d'esprit, 
qui  sont  des  biens  qui  ne  peuvent  estre  possédez  par  ceux  qui  ont 
de  l'animosité  ou  de  l'ambition,  et  je  ne  demeure  pas  cependant 
sans  rien  faire,  mais  je  ne  pense,  pour  maintenant,  qu'à  m'instruire 
moy-mesme  et  me  juge  fort  peu  capable  de  servir  à  instruire 
les  autres.  » 

1.  Lettres  de  Peiresc,  t.  IV,  p.  202. 

2.  Œuvres,  t.  I.  pp.  578-580. 

3.  Ibid.,  pp.  281-282. 

4.  La  Rosa  Ursina  du  P.  Scheiner.  Cf.  Œuvres  de  Descartes,  t.  I,  p.  283. 


Planche  XXXVII. 


Habitation  de   I>i-i  mites    \    Amsterdam   en  mai    iG3'i 
-Mus  M'  Thomas  Sergeaki    in   i.k\   \Vesterk.erckstraet  » 
(aujourd'hui  Westermarkt,  6). 
C'esl    là    probablement   que  le  philosophe  connut  Hélène  et  c'est  la  qu'une  plaque 
ç  immémoralîve  a  été  apposée  par  l'Alliance  Française,  le  iG  octobre  ig     . 


LA    MAISON    DU    WESTERMARKT    A    AMSTERDAM  481 

La  lettre  d'avril  1634  au  P.  Mersenne  répète  à  peu  près  celle 
de  novembre  1633,  qui  s'est  perdue  en  route  ou  qu'un  cabinet 
noir  a  arrêtée  au  passage. 

Cette  fois,  notre  auteur  a  vu  la  Patente  de  condamnation  de 
Galilée,  «  imprimée  à  Liège,  le  20  septembre  1633,  où  sont 
ces  mots  :  «  quamvis  hypothetice  a  se  illam  proponi  simularet  », 
en  sorte  qu'ils  semblent  me  s  me  deffendre  qu'on  se  serve  de  cette 
hypothèse  en  l'Astronomie  »  *.  Cependant,  ajoute-t-il,  «  je 
ne  perds  pas  tout  à  fait  espérance  qu'il  n'en  arrive  ainsi  que  des 
Antipodes,  qui  avoient  esté  quasi  en  me  s  me  sorte  condamnez 
autresfois  et  aussi  que  mon  Monde  ne  puisse  voir  le  jour  avec  le 
temps.  » 

Descartes  n'habite  plus  au  «  Vieux  Prince  »  ;  dans  la 
missive  à  Mersenne,  datée  «  d'Amsterdam,  ce  15  May  1634  »,  il 
précise  qu'il  est  : 

logé  chés  Mr  Thomas  Sergeant 

in  ckn  Westerkerck  straet, 

où  vous  adresserés,  s'il  vous  plaist,  vos  lettres  2. 

Grâce  aux  travaux  des  historiens  amsterdamois,  Kleerkooper  3, 
Six,  Breen  et  aux  fiches  de  la  Bibliothèque  Wallonne,  je  suis  en 
mesure  de  donner  quelques  détails  sur  ce  Thomas  Sergeant. 
C'était,  comme  le  porte  le  registre  des  mariages  de  l'Eglise  wal- 
lonne d'Amsterdam,  à  la  date  du  6  octobre  1607,  un  «  fransche 
schoolmeester  »,  un  maître  d'école  français,  ou  plutôt  un  maître 
d'  «  Ecole  française  »,  car  il  était  né  à  Dordrecht,  vingt-deux  ans 
auparavant.  Il  était  d'origine  française,  comme  son  nom  semble 
l'indiquer  :  sa  mère  s'appelle  Barbe  Loyson.  M.  Six  4,  le  pro- 
fesseur d'histoire  de  l'art  à  l'université  d'Amsterdam,  a  publié 
une  lettre  de  lui  à  son  «  Confrère  »,  «  Guilliam  Willemsen,  Fran- 
soijsche  schoolm.  tôt  Haerlem  »5,  et  qui  est  signée  Thomas  Jacob- 
sen  ;  elle  concerne  son  fils  Johannes  Sergeant,  qui  devint  peintre. 
Lui-même,  s'établit,  en   1631,  libraire  6  à    l'enseigne  de  Saint- 

1.  Œuvres,  t.  I,  p.  288. 

2.  IbicL,  p.  299. 

3.  Dans  un  ouvrage  en  partie  posthume  intitulé  :  De  Boekhandel  le  Amsterdam, 
voornamelijk  in  de  XVIIe  eeuw,  La  Haye.  M.  Nijhoff;   191  1  à  L916,  p.  719. 

■1.  Six  (Jhr.  Dr.  J.)  :  Johannes  Sergeant,  dans  Amsterdamsch  Jaarboekje  voor  1S99  ; 
Amsterdam,  L.  J.  Veen,  p.  73. 

5.  Ce  Willemsen  est  plus  connu  sous  le  nom  de  Coppenol  :  cf.  ibid. 

6.  Il  le  resta  jusqu'en  1646.  Cf.  Ledeboer  (A.  M.),  De  Boekdrukkers,  Baekverkoo- 
pers  en  Uiigevers  in  Noord-Nederland  ;  Deventer,  1872.  Ledeboer  Le  mentionne  sons 
le  nom  de  «  Thomas  Jacobsen  Sergeant  »,  demeurant  <•  achter  de  Westerkerck  in, 
St  Jacob  ».  Ledeboer  se  trompe  sans  doute  en  disant  qu'il  est  dessinateur  en 
même  temps  que  libraire  ;  il  le  confond  probablement  avec  son  fils  Jean. 

31 


482  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

Jacques,  dans  la  «  Westerkerk-straat  »,  qui  s'appelait  aussi 
«côté  nord  du  cimetière  de  l'église  de  l'ouest ",  aujourd'hui  «côté 
silencieux»1  du  « Westermarkt »  ;  les  recherches  que  M.  Breen  a 
faites  à  ma  demande  ont  établi  que  c'est  au  numéro  6  de  ce 
Westermarkt  (cf.  pi.  XXXVII).  C'est  donc  là  qu'habitait  le 
philosophe,  en  1634,  et  c'est  là  que  nos  amis  d'Amsterdam» 
ceux  de  l'Alliance  française  et  du  Cercle  français  de  l'Univer- 
sité, ont  fait,  dans  une  séance  solennelle  2,  apposer  une  plaque 
commémorative  du  séjour  de  Descartes  dans  leur  capitale, 
de  1629  à  1635,  avec  une  interruption  d'un  an  et  demi  passés  à 
Deventer. 

Il  y  est  encore  le  14  août,  où  il  reçoit  la  visite  du  Sieur 
Beeckman,  venu  pour  y  passer  la  fin  de  la  semaine  auprès  de 
lui,  du  samedi  soir  au  lundi  matin,  et  qui  lui  laisse,  pendant  ce 
temps,  feuilleter  le  livre  de  Galilée3.  Il  lut  aussi  les  Dialogues  du 
même  auteur,  car  on  vient  de  découvrir  à  Londres,  à  la  Biblio- 
thèque de  1'  «  Institution  of  Electrical  Engineers  »,  un  exemplaire, 
dans  la  traduction  latine  de  1635,  annoté  de  la  main  de  Des- 
cartes 4. 


1.  «  De  Xoordzijde  van  het  Westerkerkhof  »,  actuellement  «stille  Zijde  der  Wes- 
termarkt ».  Il  y  avait  acheté  un  terrain,  le  22  août  1624  (Kwijtscheldingregister  A. 
218).  Note  due  à  l'obligeance  de  M.  Breen. 

2.  Le  16  octobre  1920,  en  présence  de  M.  Charles  Benoist,  ministre  de  France  à 
La  Haye,  représentant  le  Gouvernement  français,  de  M.  le  Jonkheer  Roëll,  repré- 
sentant le  Gouvernement  hollandais,  de  M.  Tellegen,  bourgmestre  d'Amsterdam, 
de  M.  Mendès  Da  Costa,  recteur  de  1  Université  municipale  et  de  M.  René  Doumic 
délégué  par  l'Académie  française.  Cf.  Revue  des  deux   Mondes,  1  novembre  1920. 

3.  Œuvres,  t.  I,  p.  303. 

4.  Communication  de  M.  de  Waard,  qui  m'est  parvenue  trop  tard  pour  que 
j'aie-pu  examiner  le  volume,  lors  de  mon  séjour  à  Londres. 


CHAPITRE  XI 


LE    ROMAN    DE    DESCARTES  :   HELENE  JANS  ET  SA  FILLE  FRANCINE 


Au  milieu  de  ces  occupations  et  préoccupations  du  séjour 
d'Amsterdam  se  place  un  événement  mystérieux  :  la  ren- 
contre avec  Hélène.  Coin  de  roman  dans  une  vie  grave, 
tout  entière  vouée  à  la  science,  revanche  du  cœur  sur  l'esprit, 
qui  satisfait  notre  humanité  en  abaissant  le  géant  de  la  pensée 
jusqu'à  notre  faiblesse  quotidienne.  Il  en  est  de  cette  histoire 
comme  d'un  vers  consacré  à  la  nature  dans  l'abstraction  d'un 
poème  classique  :  il  a  d'autant  plus  de  charme  qu'il  est  plus  rare 
et  nous  repose  de  la  sécheresse  ambiante. 

Elle  s'appelait  Hélène  Jans.  C'était  une  simple  servante  qui, 
sans  doute,  faisait  le  ménage  du  philosophe  quand  il  habitait 
chez  Thomas  Sergeant,  dans  la  «  Westerkerckstraet  ».  Etait-elle 
blonde,  yeux  bleus  et  joues  de  brique,  comme  le  Français  se 
représente  volontiers  la  Hollandaise  et  comme  elle  est  effective- 
ment, quand  elle  n'a  pas  le  teint  plombé  des  marais?  c'est  pos- 
sible. Mais,  à  coup  sûr,  il  ne  s'agit  pas  d'une  «passade  »,  un  soir  de 
débauche,  l'union  est  ici  un  «  engagement  »,  presque  un  mariage. 
Presque,  car  elle  est  protestante,  et  lui  catholique,  roturière,  et  lui 
gentilhomme.  L'abbé  Baillet  prononce  ce  vilain  mot  :  «  concu- 
binage »,  comme  en  se  signant.  Nous  dirions  en  notre  langage  qui, 
par  exception,  est  ici  plus  poli  que  celui  du  xvne,  une  liaison. 
Liaison  assez  intermittente,  pour  que,  dans  des  notes  manus-  l 
crites,  singulièrement  placées  sur  le  feuillet  de  garde  d'un  livre, 
et  que  Baillet x  a  vues,  le  philosophe  ait  pu  noter  la  date  de  la 
conception  de  sa  fille  : 

«  Elle  s'appeloit  Franchie,  dit  le  vieux  biographe,  et  elle  étoit 

1.   La  vie  de  Monsieur  Descaries,  t.  II,  pp.  89-90. 


484  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

née  à  Déventer,  le  IX,  c'est-à-dire  le  XIX  de  juillet  1635  x  et, 
selon  l'observation  de  son  père,  elle  avoit  été  conçue  à  Amsterdam, 
le  dimanche  XV  d'octobre  de  l'an  1634.  » 

Nuit,  dont  il  semble  avoir  gardé  le  souvenir,  mêlé  de  ce 
charme  et  de  ce  remords,  qui  s'attachent,  pour  le  catholique 
fervent,  à  l'œuvre  de  chair  accomplie  hors  mariage.  Il  n'a  cepen- 
dant pas  fait  vœu  de  s'en  abstenir  et  il  l'écrira  à  son  adversaire 
Voet,  en  badinant,  mais  si  ce  vœu  n'est  pas  formulé  devant 
l'Eternel,  peut-être  l'a-t-il  fait  envers  son  âme  en  la  consacrant 
à  la  vérité.  Tout  ce  qui  est  donné  à  la  chair  est  volé  à  la  raison. 
Est-ce  là  le  sens  qu'il  faut  attribuer  à  la  confidence  faite  à  Chanut 
«à  qui  M.  Descartes  déclara,  durant  son  voyage  de  Paris  en  1644, 
qu'il  y  avoit  prés  de  dix  ans  que  Dieu  F  avoit  retiré  de  ce  dange- 
reux engagement,  que,  par  une  continuation  de  la  même  grâce,  il 
l'avoit  préservé  jusques-là  de  la  récidive  et  qu'il  espéroit  de 
sa  miséricorde  qu'elle  ne  l'abandonneroit  point  jusqu'à  la 
mort  »  2  ? 

Baillet  a  pu  changer  les  termes,  forcer  même  le  sens  de  la 
confidence,  car  il  est  par  trop  anxieux  de  nous  affirmer  que  son 
héros  «  s'est  relevé  promptement  de  sa  chute  et  qu'il  a  rétabli 
son  célibat  dans  sa  première  perfection,  avant  même  qu'il  eût 
acquis  la  qualité  de  père  ».  Nous  qui  ne  pratiquons  pas  l'indis- 
crétion du  confesseur,  jetons  un  voile  sur  les  secrets  de  cette 
alcôve,  mais  retenons  de  la  confidence  de  Descartes  le  mot 
d'engagement.  Honnête  homme,  il  ne  l'était  pas  seulement  au 
sens  de  son  siècle,  il  l'était  dans  toute  l'acception  du  terme  :  il 
avait  engendré  un  petit  être,  il  le  reconnaîtrait,  il  se  sent  des 
devoirs  envers  l'enfant  de  sa  chair. 

Pour  éviter  qu'on  jase,  il  éloigne  la  mère  et  il  semble  bien  qu'il 
la  confie  à  des  personnes  qu'il  connaissait  à  Deventer,  mais  non 
pas  à  Reneri,  près  duquel  il  va  bientôt  habiter  à  Utrecht .  Il  alla  voir 
Hélène  à  Deventer  pendant  sa  grossesse,  car  c'est  ainsi  que  j'in- 
terprète l'absence  de  huit  jours,  dont  il  est  question,  au  début  de 
la  lettre  datée  du  19  mai  1635,  et  d'où  il  est  rentré  à  Utrecht,  par 
le  Zuyderzée  et  Amsterdam  3. 


1.  Les  protestants  des  provinces  autres  que  la  Hollande,  n'avaient  pas,  par  pré- 
jugé protestant,  voulu  adopter  la  réforme  Grégorienne. 

2.  Relation  manuscrite  de  Clcrselier,  citée  en  marge  par  Baillet,  Vie  de  Descaries 
t.  II,  ]>.  '.H. 

.'5.   C'est  à  peine  un  détour  :  il  dit  bien  qu'il  revient  de  Frise,  mais  c'est  peut-être 
pour  donner  le  change  a  Golius  (Œuvres,  t.  I,  p.  317/ 


Planche  XXXVIII  a. 


ffff 


^ife 


Pavillon  qu'habita  Descartes  a  Ltkecht. 
(D'après   un   dessin   conservé  aux   Archives   de   cette   ville). 


Planche  \\\\  III  b 


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'  "à       f  M  ./\  / 


/)f^f.,  ^ 


.3/.  j{«-*~*  • 


'    1       !>sn: 


A.UTOGRAPHE    INÉDIT    DE    DESCARTES    DANS    [/ALBUM    DE    MoMh.M     DE    GLARGES. 
{Bibliothèque  Royale  de  La  Haye). 


LE   ROMAN   DE   DESCARTES    :    HÉLÈNE    ET   FRANCINE         485 

«  Elle  étoit  née  à  Déventer,  dit  Baillet,  le  9,  c'est-à-dire  le 
19  de  juillet  1635...  Elle  avoit  été  bàtisée  à  Déventer,  le  28  de 
Juillet,  selon  le  stile  du  pais,  qui  étoit  le  septième  jour  d'août 
selon  nous.  »  Ce  dernier  renseignement,  on  a  pu  le  contrôler, 
dès  1868  \  sur  le  registre  des  baptêmes,  dont  nous  reproduisons 
ici  une  feuille  (Cf.  pi.  XXXIX),  où  on  lit  : 

Den  28  dito  [juillet] 
Vader  Moeder  Kint 

Reyner  Jochems  Helena  2   Jans  Fraxsintge 

Reyner,  c'est  René  ;  Jochems,  c'est  le  fils  de  Joachim,  qui  était 
en  effet  le  nom  du  père  de  Descartes.  Le  nom  de  Helena,  qui 
n'est  pas  chez  Baillet,  va  se  retrouver  dans  une  lettre  du  30  août 
1637,  et  quant  à  Franchie,  elle  est  nommée,  nous  l'avons  vu, 
par  le  biographe.  Franchie,  petite  France,  ce  n'est  pas  un  de  ces 
noms  choisis  au  hasard  ;  il  y  a  là  un  peu  de  la  nostalgie  du  pays 
où  son  père  aurait  voulu  la  voir  naître.  Les  Hollandais  ont  la 
manie  des  diminutifs  et  Hélène  a  créé  celui  de  «  Francintje  », 
qu'elle  devait  sans  doute  encore  abréger  en  «  Sintje  ».  Descartes 
prononçait  Francinette,  et  c'était  plus  joli. 

Baillet  dit  bien  que  Francine  a  été  baptisée  :  il  omet  de  marquer 
que  c'est  à  l'église  protestante  et,  si  Descartes  est  sincèrement 
catholique,  ce  dut  lui  être  un  terrible  crève-cœur  :  il  damnait 
son  enfant.  Le  pasteur  Moltzer  se  demandait  même  si  Descartes 
n'aurait  pas  épousé  Hélène  au  temple,  car,  sans  cela,  Frai  ci  ne 
eût  été  inscrite  dans  le  «Kalverboek  »  (Livre  des  veaux),  destiné 
aux  enfants  illégitimes;  argument  peu  décisif,  car  le.  premier 
registre  qui  porte  ce  titre  et  que  j'ai  vu  à  Deventer,  date  du 
xvine  siècle  et  est  réservé  aux  enfants  de  soldats.  Ce  qu'on 
peut  dire,  c'est  que  l'absence  du  nom  de  Descartes,  indique 
une  certaine  dissimulation,  dont  le  pasteur  a  dû  se  faire  complice. 
On  se  demande  aussi  si  Descartes  a  assisté  à  la  présentation  au 
baptême,  c'est  possible,  mais  alors  comment  aurait-il  pu  cacher 
sa  qualité  dans  une  petite  ville  où  il  était  si  connu  par  son  précè- 
dent séjour  ?  En  tout  cas,  jusqu'à  présent,  les  registres  des 
mariages  ainsi  que  le  fichier  wallon,  sont  restés  muets;  peut-être 
n'ont  ils  rien  à  nous  apprendre. 

1.  Dans  le  Navorscher,  t.  XVIII,  1868,  p.  294. 

2.  Hijlcna  est,  selon  moi,  une  faute  de  lecture  de  M.  Moltzer  dans  Œuvres,  t.  XII, 
pp.  575-576,  due  à  une  haste  de  la  ligne  suivante. 


486  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

Toujours  est-il  que  Francine  devint  la  préoccupation  cons- 
tante de  son  père  et  la  raison  de  beaucoup  de  ses  déplacements. 
Il  a  dû  la  cacher  d'abord  avec  Hélène  aux  environs  de  Leyde, 
où,  en  1636-1637,  il  surveille  l'impression  du  Discours  de  la 
Méthode,  ce  qui  fait  écrire  à  Saumaise,  le  4  avril  1637  x  :  «  Je  ne 
vous  dirai  rien  du  personnage...  Il  a  tousjours  esté  en  ceste  ville 
pendant  l'impression  de  son  libvre,  maisil  se  cache  et  ne  se  monstre 
que  fort  rarement  et  vit  tousjours  en  ce  pais  dans  quelque  petite 
ville  à  l'escart  et  quelques-uns  tiennent  qu'il  en  a  pris  le  nom 
d'Escartes  ».  Ne  serait-il  pas  déjà  à  Endegeest  ou  à  Oegstgeest, 
mais  c'est  bien  près  ?  Ce  doit  être  pour  chercher  un  asile  plus 
retiré  encore  qu'il  fait,  en  mai,  une  absence  de  plus  de  six 
semaines  2.  Au  cours  d'une  autre  absence,  un  peu  plus 
tard,  le  30  août  1637,  il  écrit  la  seule  lettre  où  il  ait  parlé 
d'Hélène  et  où  il  ait  fait  allusion  à  Francine.  Nous  la  repro- 
duisons ici  en  un  fac-similé  (cf.  pi.  XL)  d'après  l'autographe 
qui  est  à  la  Bibliothèque  de  l'Université  d'Amsterdam  et  dont 
voici  la  transcription  3  : 

«  Monsieur, 

«  Toutes  choses  vont  icyle  mieux  que  sçaurions  souhaiter.  Je 
parlay  hier  à  mon  hôtesse  pour  sçavoir  si  elle  vouloit  avoir  icy  ma 
niepce  et  combien  elle  desiroit  que  je  lui  donnasse  pour  cela. 
Elle,  sans  délibérer,  me  dist  que  je  la  fisse  venir  quand  je  vou- 
drois  et  que  nous  nous  accorderions  aysement  du  prix,  pour  ce 
qu'il  luy  estoit  indiffèrent  si  elle  avoit  un  enfant  de  plus  ou  de 
moins  à  gouverner.  » 

Il  s'agit  donc  d'une  famille  chez  qui  Descartes  est  lui-même 
en  pension  et  qui,  moyennant  une  minime  rétribution,  prendrait 
en  nourrice  Francine,  qu'il  appelle  sa  nièce  et  qu'elle  élèverait, 
pêle-mêle  avec  les  autres  enfants.  La  lettre  étant  du  30  août 
1637,  la  petite  a  deux  ans. 

«  Pour  la  servante,  elle  s'attend  que  vous  luy  en  fournirez  une 
et  il  luy  tarde  extrêmement  qu'elle  ne  l'a  desja,  c'est  pourquoy, 
afïin  qu'il  ne  luy  ennuyé  trop,  je  vous  prie  de  mander  icy  au 
plutost  à  Mr  Godfroy,  que  vous  pensez  à  nous  en  faire  trouver 
une  et  qu'on  vous  a  desja  parlé  de  deux  ou  trois,  mais  que  vous 

1.  Cf.  Œuvres  de  Descartes,  t.  I,  p.  365. 

2.  Ibid.,  pp.  365,  373,  379. 

3.  Elle  est  imprimée  dans  Œuvres,  t.  I,  pp.  393-394. 


LE   ROMAN   DE   DESCARTES    \    HÉLÈNE   ET   FRANCINE         487 

n'avez  encore  rien  aresté,  afïin  de  vous  pouvoir  mieux  informer 
de  la  meilleure,  et  que,  pour  nous,  nous  n'avons  point  besoin  de 
nous  en  mettre  en  peine,  pour  ce  que  nous  aurons  infalliblement 
l'une  ou  l'autre.  » 

«  Mr  Godfroy  »  pourrait  être  le  nom  de  la  personne  chez  qui  il 
habite  et  celui  du  futur  père  nourricier  1.  Dans  le  passage 
suivant,  apparaît  Hélène  et  justement  ce  rapprochement  et  le 
mot  «  en  effect  »  semblent  prouver  qu'Hélène  est  une  simple  ser- 
vante et  que  c'est  à  ce  titre  et  sous  ce  masque  qu'elle  rejoindra 
son  enfant  : 

«En  effect,  il  faut  faire  qu'Helene  viene  icyleplustost  qu'il  se 
pourra  et  mesme  s'il  se  pouvoit  honnestement  avant  la  Saint 
Victor  2  et  qu'elle  en  mist  quelque  autre  en  sa  place,  ce  seroit  le 
meilleur,  car  je  crains  que  nostre  hôtesse  ne  s'ennuye  d'attendre 
trop  long  tems  sans  en  avoir  une  et  je  vous  prie  de  me  mander 
ce  qu'Hel.  vous  aura  dit  la  dessus.  » 

L'interprétation  de  ce  texte  est  claire  :  Hélène  est  placée, 
mais  elle  a  renoncé  pour  la  Saint-Victor,  le  30  septembre,  car 
c'est  autour  de  la  Saint-Michel  (29  septembre)  que  se  louent 
les  domestiques.  Si  elle  peut  se  dégager  convenablement  plus  tôt, 
qu'elle  le  fasse  et  se  trouve  au  besoin  une  remplaçante.  Le  «  en 
avoir  une  »  ne  laisse  pas  de  doute  sur  sa  qualité  de  servante. 
Descartes  ajoute  en  marge  :  «  la  lettre  que  j'escris  à  Hel.  n'est 
point  pressée  et  j'ayme  mieux  que  vous  la  gardiez  jusques  à  ce 
qu'Hel.  vous  aille  trouver,  ce  qu'elle  fera,  je  croy,  vers  la  fin 
de  cete  semaine,  pour  vous  donner  les  lettres  qu'elle  m'escrira, 
que  de  luy  faire  porter  par  vostre  servante.  » 

Que  ne  donnerait-on  pas  pour  retrouver  ces  lettres  !  Elle 
était  donc  un  peu  instruite,  l'humble  femme  qui  fut  un  jour  la 
tentation  du  Philosophe;  au  moins  savait-elle  écrire,  en  hollan- 
dais assurément,  langue  que  Descartes  entendait  parfaitement. 
Y  balbutiait-elle  des  mots  d'amour  ou  simplement  la  mère 
demandait-elle  timidement  des  nouvelles  de  son  enfant,  dont  ses 
occupations  serviles  la  tenaient  éloignée  ?  Toujours  est-il  que 
Descartes  et  elle  s'écrivent.  Il  s'agit  bien  de  lettres  au  pluriel, 

1.  Mes  recherches  et  celle  de  M.  Gonnet,  archiviste  à  Harlem,  où  sont  déposées  les 
archives  d'Egmond,  pour  identifier  ce  Godfroy,  n'ont  pas  abouti.  Il  serait  cependant 
intéressant  d'établir  s'il  habitait  Alkmaar,  Ëgmondou  Santpoort,  ce  qui  aiderait 
beaucoup  à  l'interprétation  de  la  lettre  de  Descartes.  Peut-être  y  arrivera-t-on  par 
les  archives  municipales  de  Santpoort,  qui  sont  à  Velsen,  où  je  n'ai  encore  pu  me 
rendre  pour  les  consulter. 

2.  Cf.  Œuvres,  t.  I,  p.  394,  note  a. 


488  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

d'un  commerce  régulier  de  lettres  que  le  destinataire  de  la  pré- 
sente se  charge  de  faire  transmettre,  et  de  rapports  constants, 
qui  durent  depuis  près  de  trois  ans  déjà.  Ceci  se  concilie-t-il 
bien  avec  la  déclaration  à  Chanut,  rapportée  par  Baillet  ? 

Où  habite  le  destinataire  ?  A  une  certaine  distance,  car  la 
lettre  du  30  août  se  termine  ainsi  :  «  J'ay  reçeii  vos  livres  sans 
qu'ils  ayent  aucunement  esté  mouillez  ou  corrompus,  encore 
qu'ils  ayent  esté  deux  nuits  sur  l'eau  et  je  commence  desjà  tout 
de  bon  à  estudier  en  médecine.  » 

Ceci  fait  penser  à  un  docteur,  éloigné  de  deux  jours  de  route,  et 
Tannery  conjecture,  non  sans  raison,  que  c'est  Corneille  van 
Hogelande  1,  lequel  habite  Leyde,  aux  environs  duquel  se  trou- 
verait placée  Hélène.  Une  allusion  de  Huygens,  dans  une  lettre 
datée  du  8  septembre  suivant  :  «  Je  ne  suis  pas  si  loing  de  vous 
qu'il  y  a  d'icy  [de  Bréda]  à  Alckmaer  »,  montre  que  Descartes 
est  aux  environs  d'Alkmaar,  selon  le  raisonnement  de  MM.  Adam 
et  Tannery,  c'est-à-dire  soit  à  Egmond,  soit  même  à  Santpoort,  qui 
pourtant  est  plus  près  de  Harlem.  Après  cela,  nous  sommes  au 
bout  de  nos  hypothèses.  Ensuite,  nous  ne  saurons  plus  rien  de 
Francine  que  ce  que  nous  en  dira  le  biographe  : 

«  M.  Descartes  songeoit  à  la  transplanter  en  France  pour  lui 
procurer  une  éducation  convenable  et,  sçachant  quelle  étoit  la 
vertu  de  Madame  du  Tronchet,  sa  parente,  mère  de  M.  l'Abbé  du 
Tronchet,  qui  est  aujourd^huy  Chanoine  de  la  Sainte  Chapelle,  il 
fit  agir  auprès  de  cette  dame,  afin  qu'elle  eût  la  bonté  de  vouloir 
veiller  sur  la  personne  qu'elle  seroit  priée  de  choisir  elle  même 
pour  mettre  auprès  de  sa  fille  et  que  cette  enfant  pût  être  élevée 
dans  la  piété  sous  ses  grands  exemples.  Pendant  que  les  choses 
sembloient  se  disposer  à  cela  et  que  Madame  du  Tronchet 
songeoit  aux  mesures  qu'il  falloit  prendre  pour  seconder  de  si 
louables  intentions,  M.  Descartes  perdit  sa  chère  Francine,  qui 
mourut  à  Amersfort,  le  VII  de  septembre  de  l'an  1640,  qui  étoit 
le  troisième  jour  de  sa  maladie,  ayant  le  corps  tout  couvert  de 
pourpre.  Il  la  pleura  avec  une  tendresse  qui  lui  lit  éprouver  que 
la  vraye  philosophie  n'étouffe  point  le  naturel.  Il  protesta  qu'elle 
luy  avoit  laissé  par  sa  mort  le  plus  grand  regret  qu'il  eût  jamais 
senti  de  sa  vie,  ce  qui  étoit  un  effet  des  excellentes  qualitez 
avec  lesquelles  Dieu  l' avoit  fait  naître.  » 

1.  Œuvres  de  Dcscartcs,  t.  I,  pp.  581-582. 


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sMl    LAQUELLE    EST    INSCRITE    LA    FILLE    1)1     DESCARTES    (REINE!»    JoCHEMS 
M     d'HeLENA    .Ians.    FrANCINE    (FRANSINTGl     .     28    JUILLET     1  ' >3i "1     \.    <. 

(  Avant-dernière  ligne). 
D'après  l'original  conservé  aux    Irchives  de  Deventer. 


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Lettre  de  Descartes,  où  il  i  »  i   questio»   de  sa   fili.i    m    d'Hélène. 
(Bibliothèque  de  l'I  niversité  d'  Imsterdam). 


LE    ROMAN    DE    DESCARTES    :    HÉLÈNE    ET   FRANCINE  489 

Pourquoi  Baillet  a-t-il  enrichi  de  fadaises  les  regrets  du  philo- 
sophe devant  le  berceau  vide  de  l'enfant  de  cinq  ans  qu'il  avait 
perdue  ?  Que  ne  les  a-t-il  transcrits,  sans  plus,  pour  que  nous 
puissions  recueillir  pieusement  ses  larmes,  les  premières  peut- 
être  depuis  ses  peines  juvéniles,  et  qu'il  versa  sur  la  tombe,  où  -f 
tout  espoir  d'une  survivance  de  sa  race  était  à  jamais  enseveli  ? 

La  scène,  il  est  à  peine  besoin  de  l'imaginer.  Descartes 
assista  aux  derniers  moments  de  la  petite  et,  sans  doute,  puis- 
qu'il a  commencé  depuis  trois  ans  à  «  estudier  en  médecine  »,  a-t-il 
exercé  sur  elle,  pour  la  tirer  de  sa  scarlatine,  les  rudiments  de 
son  art,  comme  il  l'avait  fait  en  juin  au  chevet  de  la  petite 
Wilhem  l.  C'est  bien  aux  pénibles  jours  d'Amersfoort  qu'il  fait 
allusion,  le  15  septembre  1640  2,  dans  sa  lettre  au  P.  Mersenne  : 
«  Il  y  a  quinze  jours  que  je  pensois  vous  envoyer  les  lettres  qui 
sont  jointes  à  celle  cy,  mais  j'allay  inopinément  hors  de  cete 
ville  avant  que  de  les  avoir  fermées  ».  Huit  jours  après  le  triste 
événement,  il  a  repris  assez  de  présence  d'esprit  pour  parler  de 
son  Traité  de  Métaphysique,  du  jet  des  eaux,  de  la  graine  de  sen- 
sitive,  de  la  matière  subtile  et  des  «  lunetes  à  puces  »  ou  micros- 
cope 3.  Il  n'a  pas  perdu  le  dessein  de  passer  en  France  4  et  le 
voyage  sera  bien  lugubre,  sans  la  petite,  qu'il  y  aurait  menée.  Mais 
il  se  résigne,  comme  il  semble  qu'on  l'ait  fait,  au  xvne  siècle,  plus 
facilement  que  de  nos  jours,  à  la  mort  d'un  enfant,  et  c'est  sans 
doute  en  songeant  à  Franchie  qu'il  termine  sa  lettre  par  ces  mots 
de  soumission  mélancolique  :  «  Il  est  certain  que  tout  ce  qu'on 
conçoit  distinctement  est  possible,  car  la  puissance  de  Dieu 
s'estend  au  moins  aussy  loin  que  nostre  pensée.  » 

Et  Hélène  ?  elle  a  été  sans  cloute  l'instrument  de  Dieu  ;  qu'elle 
aussi,  avec  l'enfant,  se  résigne  au  néant  !  Il  ne  sera  plus  question 
d'elle.  Pas  un  souvenir,  pas  une  trace,  pas  un  regret.  Assura-t-il 
son  sort  ?  S'en  inquiéta-t-il  ou  se  borna- t-il  à  se  réjouir  de  ce 
que  Dieu  l'eût  «  retiré  de  ce  dangereux  engagement  »  ?  A  ces 
questions  nous  ne  savons  que  répondre,  mais  l'historien  ne  pour- 
rait être  aussi  indifférent  que  le  philosophe.  Il  garde  une  secrète 
tendresse  pour  la  servante  inconnue,  qui  plut  un  jour  au  penseur 
et  qui  lui  donna  l'enfant,  dont  le  sourire  et  les  grâces  câlines 
éclairèrent,  pendant  cinq  ans,  la  gravité  de  ses  méditations. 

1.  Œuvres,  t.  I,  p.  581. 

2.  Ibid.,  t.  III,  p.  175. 

3.  Ibid.,  pp.  176-177. 

4.  Ibid.,  p.  178. 


CHAPITRE  XII 

SÉJOUR    A    UTRECHT   :    1635.  - —    UN    AMI    DE    DESCARTES   :    CONS- 
TANTIN     HUYGENS.      UN    DOMESTIQUE-DISCIPLE      :       JEAN 

GILLOT. 


Il  nous  faut  revenir  un  peu  en  arrière,  au  moment  où  Descartes 
quitte  Amsterdam  pour  Utrecht.  La  première  lettre  datée  de  cette 
ville  est  du  16  avril  1635. 

Ce  qui  l'attirait  à  Utrecht,  il  n'est  pas  besoin  de  se  le  demander 
longtemps,  c'était  son  disciple  et  ami,  Reneri,  qui  y  avait  été  nommé 
professeur  à  l'Ecole  Supérieure  (Hoogeschool)  ou  Université, 
le  18  juin  1634.  Il  avait,  avant  même  le  départ  de  Descartes 
de  Deventer,  intrigué  auprès  de  l'échevin  Corneille  Boot,  pour 
obtenir  la  chaire;  il  lui  en  écrit,  le  25  octobre  1633  et  le  2  dé- 
cembre, le  priant,  dans  cette  dernière  missive,  rédigée  en  latin,  de 
lui  adresser  un  billet  en  français  ainsi  conçu  :  «Je  n'ose  pas  encore 
vous  congratuler,  n'estant  pas  asseuré  du  bruit  quy  court  icy 
que  soyez  appelé  à  Utrecht.  Tousjours,  cela  en  est  certain,  que 
la  resolution  est  prise  d'y  appeler  des  professeurs.  Vous  ferez 
vostre  profit  de  cet  advis,  si  ne  le  sçavez  encores.  m1  Dès  le  2  jan- 
vier, sa  présentation  est  certaine.  Dans  une  lettre  que  Reneri 
écrit  à  Constantin  Huygens,  le  4  avril  1634,  2  un  post-scriptum 
concerne  le  philosophe,  qui  doit  être  déjà  à  ses  côtés:  «Monsr.  des 
Cartes  n'a  point  esté  adverti  par  moy  de  ces  lettres  ».  Serait-ce 
parce  qu'il  y  est  question  de  nouvelles  observations  «  assez 
gentilles  »  touchant  la  représentation  des  objets  en  la  chambre 
obscure,  auxquelles  il  ne  doit  pas  être,  étranger  ?  «  mais  je  vous 
diray  bien,  en  un  mot,  qu'il  vous  admire  extrêmement  et  tant  de 
belles  et  rares  parties  qu'il  trouve  en  vous  ». 

1.  Henricus  Reneri,  de  Deventer,  à  Corneille  Boot  à  Utrecht  (Provinciale  Bibllo- 
theek  à  Utrecht).  Cf.  Supplément  op  de  Catalogus  van  de  Bibliotheek  over  Utrecht, 
par  M.  S.  Muller  Fz.,  Utrecht,  1906,  p.  93,  t.  IV.  Copie  de  M.  de  Waard. 

2.  Dietsche  Warande,  VIII  (1869),  pp.  483-484. 


492  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

Cet  obligeant  message  répond  à  la  réalité.  L'admiration  de 
Descartes  pour  Constantin  Huygens,  cet  étonnant  M.  de  Zuy- 
lichem,  dont  nous  avons  déjà  parlé,  comme  de  l'ami  de  Rivet  et 
de  Saumaise,  comme  du  correspondant  de  Balzac  et  de  Corneille, 
n'est  pas  feinte,  et  elle  est,  ainsi  qu'il  faut  s'y  attendre,  entière- 
ment réciproque.  Leur  première  rencontre  date  d'assez  loin  déjà. 
Le  1er  novembre  1632,  Golius,  le  mathématicien  orientaliste  de 
Leyde,  avait  mandé  à  Constantin  Huygens,  en  parlant  de  la  décou- 
verte des  lois  de  la  réfraction  par  Snellius  et  par  Descartes  : 
«  Tous  deux,  qui  méritent  d'être  appelés  de  grands  mathémati- 
ciens, sans  s'être  jamais  connus,  dans  des  lieux  et  des  temps 
divers  et  par  des  voies  indépendantes,  le  Français  procédant  par 
les  principes  et  les  causes,  le  Hollandais,  au  contraire,  par  les 
effets  et  l'observation,  sont  parvenus  à  des  conclusions  identi- 
ques, diversement  formulées  ».  Il  fait  ensuite  l'éloge  de  l'homme 
avec  qui  il  vient  de  passer  deux  jours  et  que,  plus  il  connaît,  plus 
il  aime  et  admire  :  «  Sa  bonté  d'âme  et  l'intégrité  de  sa  vie,  ne  sont 
pas  moindres  que  les  heureuses  qualités  de  son  génie  et  la  valeur 
de  sa  doctrine.  » 

Il  veut  faire  profiter  Huygens  de  ce  contact  :  «  A  la  première 
occasion,  lui  dit-il,  je  lui  ferai  vos  compliments,  ce  qui,  je  le 
sais,  lui  sera  fort  agréable  et,  ce  qui  vous  le  sera  non  moins  à 
tous  les  deux,  c'est  une  amitié  mutuelle,  si  jamais  il  vous  est 
donné  de  vous  rencontrer.  » 1  Ceci  eut  lieu  à  Leyde,  chez 
Golius,  et  ne  fut  pas  une  déception.  «  En  sortant  de  chez  vous, 
lui  écrit  Huygens  le  7  avril  1632,  l'image  du  merveilleux  Français, 
votre  ami,  m'a  poursuivi.  » 2 

L'entrevue  a  été  trop  fugitive.  Huygens  cherche  à  la  renou- 
veler, mais  ce  n'est  qu'au  début  d'avril  1635,  que  les  deux 
hommes  semblent  avoir  eu  une  conversation  plus  longue,  trois 
matinées  durant 3,  à  Amsterdam,  au  cours  de  laquelle  Descartes 
a  lu  une  partie  de  sa  Dioptrique. 

La  patience  et  l'intelligence  avec,  laquelle  le  Hollandais  l'a 
écouté,  la  bonne  volonté  avec  laquelle  il  s'est  offert  à  en  faire 
exécuter  les  dessins  par  un  «  tourneur  »  de  sa  connaissance,  ont 
séduit  Descartes,  qui  fait  de  lui  à  Golius,   dans  la  lettre  datée 

1.  L'original  latin  a  été  découvert  et  publié  par  M.  Korteweg,  à  qui  les  études 
cartésiennes  doivent  beaucoup  d'aussi  heureuses  trouvailles,  p.  7  de  Descaries  et  les 
manuscrits  de  Snellius  (extr.  de  la  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  juillet  1896). 

2.  lbid.,  p.  9. 

3.  Cf.  Œuvres,  t.  I,  p.  329. 


SÉJOUR  A  utrecht  :  1635  493 

d'Utrecht,  16  avril  1635  \  un  magnifique  éloge:  «Véritablement 
c'est  un  homme  qui  est  au  delà  de  toute  l'estime  qu'on  en  sçauroit 
faire  et  encore  que  je  l'eusse  ouy  louer  à  l'extrême  par  beaucoup 
de  personnes  dignes  de  foy,  si  est-ce  quejen'avois  pas  encore  pu 
me  persuader  qu'un  mesme  esprit  se  pust  occuper  à  tant  de 
choses  et  s'acquiter  si  bien  de  toutes,  ny  demeurer  si  net  et  si 
présent  parmi  une  si  grande  diversité  de  pensées  et,  avec  cela, 
retenir  une.  franchise  si  peu  corrompue,  parmi  les  contraintes  de 
la  Cour  2.  Il  y  a  des  qualités  qui  font  qu'on  estime  ceux  qui  les 
ont,  sans  qu'on  les  ayme,  et  d'autres,  qui  font  qu'on  les  ayme  sans 
qu'on  les  en  estime  beaucoup  davantage,  mais  je  trouve  qu'il 
possède  en  perfection  celles  qui  font  ensemble  l'un  et  l'autre. 
Et  je  ne  tire  pas  peu  de  vanité  de  ce  que  je  ne  luy  ay  sceu  dire 
aucune  chose  qu'il  ne  comprist  quasi  avant  que  j'eusse  commencé 
de  l'expliquer.  Car,  si  la  Metempsicose  et  la  réminiscence  de 
Socrate  avoient  lieu,  cela  me  feroit  croyre  que  son  ame  a  esté 
autrefois  dans  le  cors  d'un  homme  qui  avoit  les  mesmes  pensées 
que  j'ay  maintenant  et  je  prens  de  là  occasion  de  juger  que  mes 
opinions  ne  sont  point  trop  esloignées  de  ce  que  dicte  le  bon 
sens,  puisque,  estant  en  luy  très  parfait  comme  il  est,  elles  ne 
laissent  pas  de  luy  estre  si  familières.  Et  je  vous  ay  voulu  escrire 
cecy  tout  au  long,  affin  que  vous  sçachiés  combien  je  vous  ay 
d'obligation  de  l'honneur  de  sa  connoissance,  car  je  sçay  que 
c'est  principalement  à  vous  que  je  la  doy.  » 

Après  cet  éloge,  on  ne  s'étonnera  pas  de  celui  de  Corneille 
dans  la  dédicace  du  Menteur  et  dans  bien  d'autres  passages. 

A  partir  de  ce  moment,  l'échange  de  lettres  et  de  pensées  entre 
Descartes  et  Huygens  va  croissant.  Celui-ci  l'attire  chez  lui,  et  sa 
séduction  est  telle  qu'elle  l'emporte  sur  le  cénobitisme  volon- 
taire du  philosophe.  L'affection  n'est  pas  exclue  de  ce  commerce, 
qui  fut  d'abord  et  avant  tout  d'ordre  intellectuel.  C'est  en  quoi 
nous  choque  la  lettre  de  condoléances  que  Descartes  adresse  à 
Constantin  Huygens  à  propos  de  la  mort  de  sa  femme,  Suzanne 
van  Baerle,  décédée  le  10  mai  1637,  et  où  il  exprime  un  peu  trop 

1.  Œuvres,  t.  I,  pp.  315-316. 

2.  Constantin  Huygens  était,  comme  nous  l'avons  vu,  secrétaire  des  Commande- 
ments. L'écrit  le  plus  important  qui  lui  ait  été  consacré  est  l'étude  posthume  du 
regretté  J.  A.  Worp,  Hei  levai  l'an  Constanlijn  Huygens,  extrait  de  Die  Haghe, 
Jaarboek  1917-1918,  1  vol.  in-8°  pi.  Voir  aussi  le  livre  du  Professeur  Kallï  :  Cons- 
tanlijn Iluijf/ens,  Harlem,  1901,  in-18  ;  l'article  d'Em.  .Michel  dans  la  Revue  des 
Deux  Mondes,  1893,  t.  CXVII,  p.  568-609,  puis  surtout  la  correspondance  publiée 
par  Worp,   que  nous  avons  souvent  citée  déjà. 


494  DESCARTES  EN  HOLLANDE 

ses  «  sentimens  en  Philosophe  »,  invitant  le  veuf  à  prendre  son 
parti  de  cette  perte,  «  maintenant  qu'il  n'y  a  plus  du  tout  de 
remède  »  x. 

Le  sujet  de  leur  correspondance  du  début  est  la  Dioptrique,  à 
laquelle  Descartes  travaille  à  Utrecht  avec  plus  d'ardeur  que 
jamais  :  «  Pour  les  lunettes,  je  vous  diray,  écrit-il  en  automne 
1635,  à  un  correspondant,  qui  doit  être  le  P.  Mersenne,  que» 
depuis  la  condamnation  de  Galilée,  j'ay  reveu  et  entièrement 
achevé  le  Traité  que  j'en  avois  autrefois  commencé  et,  l'ayant 
entièrement  séparé  de  mon  Monde,  je  me  propose  de  le  faire 
imprimer  seul  dans  peu  de  temps.  »  2  Huygens  craint  tou- 
jours que  des  scrupules  ne  l'en  détournent  3  :  «  Je  vous  supplie 
de  ne  point  souffrir  qu'aucune  considération  imaginaire,  de  celles 
qui  vous  ont  tenu  en  scrupule  jusques  à  présent,  esbranle  plus 
ce  dessein.  » 

Cependant  Descartes  lui  en  a  fait  part  par  Jean  Gillot  :  «  J'au- 
ray  tousjours  Jan  Gillot  en  estime  pour  avoir  veu,  de  sa  jeunesse, 
le  mystère  de  vos  instructions  incomparables,  dit  Huygens,  et 
tousjours  l'aimeray  pour  la  bonne  nouvelle  qu'il  m'a  portée  de 
la  resolution  où  vous  seriez  de  vous  produire  à  l'ignorance  du 
monde  par  l'édition  de  vostre  Dioptrique.  »  4 

Jean  Gillot  a  été  le  domestique  de  Descartes  et,  remarquant 
ses  dispositions,  celui-ci  lui  a  enseigné  les  mathématiques.  Il 
semble  l'avoir  cédé  à  Leleu  de  Wilhem  et  il  fait  le  sujet  de  la 
lettre  que  Descartes  écrit  au  beau-frère  de  Huygens,  de  Deventer, 
le  7  février  1633,  Jean  Gillot  s'étant  plaint  de  n'avoir  plus  assez 
de  loisirs  pour  faire  des  mathématiques  chez  son  nouveau 
maître  :  «  J'ay  receu  trois  lettres  de  vostre  Jean  Gillot,  depuis 
quelque  temps,  dont  je  croy  vous  devoir  rendre  compte,  pour  le 
désir  que  j'ay  de  me  conserver  l'honneur  de  vos  bonnes  grâces. 
Aus  deux  premières,  il  se  loue  extrêmement  du  bon  traitement 
qu'il  reçoit  de  vous  et  tesmoigne  s'estimer  hureus  d'estre  à  vostre 
service,  mais  il  adj  ouste  qu'il  a  fort  peu  de  tems  à  estudier  en 
Mathématiques  et  que  ses  parens  5  luy  offrent  de  l'entretenir  à 
leurs  dépens  où  il  voudra,  lorsque  le  tems  de  son  service  sera 

1.  Œuvres,  t.  I,  p.  371.  Voir  plus  haut,  p.  114. 

2.  Œuvres,  t.  I,   p.  322. 

3.  Lettre  du  28  octobre  1635,  Œuvres,  t.  I,  p.  325. 

4.  lbid. 

5.  Son  pire  s'appelait  aussi  Jean  Gillot.  Il  porte,  d'Utrccht  à  Leyde,  la  lettre  de 
Descartes  ;i  I  rolius,  «lu  10  avril  1635.  Cf.  Œuvres,  t.  I,p.  314.  Dans  les  fiches  de  Leyde, 
il  est  malaisé  de  voir  lesquelles  se  rapportent  au  domestique  de  Descartes  et  à  son 


UN    DOMESTIQUE-DISCIPLE     :     JEAN     GILLOT  495 

expiré,  si  ses  amis  luy  conseillent  de  vous  demander  son  congé. 
A  cela  je  luy  ay,  par  deus  fois,  respondu  qu'il  apprenoit  beaucoup 
de  choses  en  vous  servant,  qui  luy  estoient  plus  nécessaires  que 
l'Algèbre,  quand  ce  ne  seroit  que  la  civilité,  la  netteté,  la  patience 
et  autres  telles  qualités  qui  luy  manquent,  et  qu'il  devoit  craindre 
la  liberté  comme  une  sorcière  qui  le  pourroit  perdre  ».  1 

Le  tome  II  de  la  Correspondance  nous  fournit  d'autres  preuves 
du  cas  que  Descartes  faisait  de  son  ancien  serviteur  qui  est, 
disons-le  en  passant,  un  protestant  français  réfugié  aux  Pays- 
Bas.  En  1638,  il  songe  à  l'envoyer  à  Paris  pour  y  exposer  et  y 
répandre  les  principes  de  la  Géométrie  qui  fait  suite  au  Discours 
de  la  Méthode  :  «  Au  reste  je  pense  à  un  autre  moyen  qui  seroit 
beaucoup  meilleur,  qui  est  que  le  jeune  Gillot,  que  vous  connois- 
sez,  est  l'un  de  ces  deux  qui  enseignent  icy  les  Mathématiques 
et  presque  celuy  du  monde  qui  sçait  le  plus  de  ma  Méthode. 
Il  fut,  l'année  passée,  en  Angleterre,  d'où  ses  parens  l'ont  retiré, 
au  tems  qu'il  commençoit  à  entrer  en  réputation  et  il  n'a  pas  icy 
grande  fortune  qui  l'oblige  à  y  demeurer.  » 

«  S'il  y  avoit  assurance  de  luy  en  faire  trouver  une  meilleure 
à  Paris,  j'ay  assez  de  pouvoir  sur  luy  pour  luy  faire  aller  et  il 
pourroit  donner  plus  d'ouverture  en  une  heure,  pour  l'intelli- 
gence de  ma  Géométrie,  que  tous  les  escrits  que  je  sçaurois 
envoyer.  » 2 

Rien  de  plus  touchant  que  l'affection  qu'il  témoigne  à 
cet  ancien  domestique,  devenu  son  élève  et  qui  n'est  ni   de   sa 


père.  Je  me  borne  donc  à  les   reproduire,  d'après  les  copies  qu'a  bien  voulu  m'cn- 
voyer  M.  le  pasteur  Cler  : 

1.  Baptisé  à  Sedan,  le  4  septembre  1607  :  Jean,  fils  de  Jean,  chirurgien,  etBeatrix 
Gillo. 

IL  Reçu  membre  de  l'Eglise  de  Lcide,  en  1607,  Gillot  Jean  et  sa  femme  par 
témoignage  de  l'Eglise  de  Sedan  (ce  personnage  peut  être  le  chirurgien  ci-dessus 
mentionné  et  le  père  du  serviteur  de  Descartes). 

III.  Baptisé,  le  12  août  1618  :  à  Leide,  Gillot  Pierre,  fils  de  Jean  et  de  Jenne  de  la 
Lezand. 

IV.  Proclamés  à  Dordrecht,  le  8  janvier  1635  :  Gillot  Jean,  né  à  Paris,  et  Marguerite 
Jeans,  Vve  de  Jean  Cornélis,  née  à  Dordrecht,  (si  ce  personnage  est  le  disciple  de 
Descartes,  il  n'est  pas  de  Sedan  et  n'a  rien  de  commun  avec  le  précédent). 

V.  Membres  de  l'Eglise  de  Leide,  26  avril  1643  :  Gillot  Jean  et  sa  femme. 

VI.  Proclamés  à  Leide,  le  30  novembre  1649  :  Gillot  Jean  et  Blanche  Isabelle. 
VIL  Mariés  a  Delft,  le -1  décembre  1649  :  Gilot  j.  h.,  né  à  Leyden,  et  Blanche   Isa- 
belle j.  f. 

Je  connais  encore  un  Jean  Gillot,  libraire,  mort  en  1665.  Sa  veuve,  Marthe  Person, 
épouse  à  Groningue,  en  avril  1671,  Jean  de  La  Barre,  de  Normandie,  et  meurt  à 
Groningue  en  1694  (Bulletin  Eglises  Wallonnes,  2e  série,  t    I,  p.  '2  18). 

Sur  Jean  Gillot,  domestique  de  Descartes,  voir  aussi  Baillet,  t.  I,  pp.  292,  361, 
393    394. 

l!   Œuvres,  t.  I,  pp.  264-265. 

2.  Ibid.,  t.  II,  p.  89. 


496  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

classe  ni  de  sa  religion.  Ceci  fait  grand  honneur  à  sa  largeur 
d'esprit.  La  lettre  du  27  mai  1638  est  adressée  au  P.  Mer- 
senne,  qui  va  donc,  par  intérêt  pour  la  science,  s'occuper  de 
placer  à  Paris  le  jeune  huguenot  :  «  Ce  que  je  vous  avois  écrit  de 
Gillot  n'estoit  point  à  dessein  que  vous  vous  missiez  aucunement 
en  peine  de  luy  chercher  condition,  car  je  ne  luy  ay  pas  encore 
seulement  demandé  s'il  voudroit  se  résoudre  d'aller  en  France 
ny  ne  l'ay  vu  il  y  a  plus  de  six  mois,  et,  en  s'arrestant  à  Leyde  ou 
à  La  Haye,  il  y  peut  aisément  guaigner  quatre  ou  cinq  cens 
écus  par  an.  Il  eut  pu  aussi  en  gaigner  assez  en  Angleterre,  mais 
ses  parons  l'en  ont  retiré  contre  son  gré,  lorsqu'il  commençoit 
à  y  entrer  en  connoissance  pource  qu'ils  craignoient  qu'il  ne 
se  debauchast,  estant  loin  d'eux,  comme  ils  craindroient  sans 
doute,  estant  en  France,  qu'on  ne  le  rendist  catholique,  car  ils 
sont  fort  zélés  huguenots,  mais,  pour  luy,  il  est  fort  docile  et,  de 
sa  fidélité,  j'en  voudrois  répondre  comme  de  mon  frère.  »  Le  beau 
mot  !  qu'il  a  déjà  employé  à  propos  de  l'ouvrier  Ferrier  et  qui 
atteste  un  cœur  tendre  et  confiant  dans  l'amitié. 

«  En  sorte  que,  si  M.  de  Sainte-Croix  ou  quelque  autre  luy 
offre  une  condition  que  vous  jugiez  luy  estre  avantageuse,  je 
ne  lairray  pas  de  l'envoyer,  pourvu  toutefois  que  Rivet  1  n'en 
soit  point  averty,  car  il  a  tant  de  pouvoir  sur  ses  parens  qu'il 
les  empescheroit  d'y  consentir,  sous  prétexte  de  la  Religion, 
bien  que  ce  ne  fust  en  effet  que  pour  empescher  son  avancement, 
car  c'est  son  humeur  ».  2 

Descartes  croit  n'avoir  pas  été  assez  chaleureux  et,  dans  la 
suite  de  la  même  lettre,  il  accentue  l'éloge,  supplie  qu'on  ne 
froisse  pas  le  jeune  homme  et  que  son  nouveau  maître  le  traite 
non  en  valet  mais  en  camarade,  sans  exiger  de  lui  trop  d'humi- 
lité. C'est  une  merveille  de  délicatesse  et  qui  en  dit  long  sur  la 
façon  dont  Descartes  traitait  ses  valets  en  un  siècle  où  Arsinoé 
les  battait  et  ne  les  payait  point  : 

«  Il  y  a  règle  générale  pour  trouver  des  nombres  qui  ayent 
avec  leurs  parties  aliquotes  telle  proportion  qu'on  voudra 
et,  si  Gillot  va  à  Paris,  je  luy  apprendray,  avant  que  de  l'y 
envoyer,  mais  je  vous  prie  de  me  mander,  si  vous  jugez  que  la 
condition  de  Monsieur  Sainte-Croix  fust  bonne  pour  luy  ;  il  est 

1.  Lancicn  professeur  de  Leyde,  alors  précepteur  du  jeune  Guillaume  II,  à  La 
Haye.  Cf.  plus  haut,  1.  II,  chap'.  XIII,  p.  303. 

2.  Œuvres,  t.  II,  pp.  1 15-146. 


SÉJOUR  A  utrecht  :  1635  497 

trés-fidele,  de  tres-bon  esprit  et  d'un  naturel  fort  aimable  ; 
il  entend  un  peu  de  Latin  et  d'Anglois,  le  François  et  le  Flamand. 
Il  sçait  très-bien  l'Arithmétique  et  assez  de  ma  méthode  pour 
apprendre  de  soy-mesme  tout  ce  qui  luy  peut  manquer  dans 
les  autres  parties  de  Mathématique.  Mais,  si  on  attend  de  luy 
des  sujettions,  comme  d'un  valet,  il  n'y  est  nullement  propre, 
à  cause  qu'il  a  toujours  esté  nourry  avec  des  personnes  qui 
estoient  plus  que  luy  et  avec  lesquels  neantmoins  il  a  vécu 
comme  camarade,  outre  qu'il  ne  sçait  pas  mieux  les  civilitez 
de  Paris  qu'un  Estranger.  Et  je  crains  que,  si  on  le  vouloit 
faire  trop  travailler  dans  les  nombres,  il  ne  s'en  ennuyast,  car, 
en  effet,  c'est  un  labeur  fort  infructueux  et  qui  a  besoin  de 
trop  de  patience  pour  un  esprit  vif  comme  le  sien.  » x  Pour  le 
vulgaire,  le  mathématicien  est  celui  qui  sait  bien  compter  et 
jongler  avec  les  chiffres2;  pour  Descartes,  c'est,  selon  la  formule 
moderne,   l'analyste  et  l'inventeur. 

Mais  quittons  le  jeune  Gillot  et  revenons  à  Utrecht,  où 
nous  avons  laissé  Descartes,  en  l'été  1635.  Par  bonheur  nous 
savons  où  il  habita.  On  trouve  aux  archives  de  cette  ville 
un  dessin,  sur  lequel  une  main  inconnue   a  tracé   ces  mots  : 

«  Het  huis,  waarin  Descartes  eenigen  tijd  gewoond  heeft  in 
de  Maliebaan  te  Utrecht  »  (La  maison  où  Descartes  habita 
quelque  temps,  sur  le  Mail,  à  Utrecht). 

On  verra  une  reproduction  de  ce  dessin  dans  notre  planche 
XXXVIII  a  :  un  petit  pavillon  carré  en  retrait  sur  la  chaussée, 
dont  il  est  séparé  par  une  misérable  palissade  interrompue 
par  les  fenêtres  d'un  appentis  et  un  porche  somptueux  en  plein 
cintre,  fermé  d'une  porte  en  planches  mal  équarries.  Le  bâtiment 
à  toit  pyramidal,  surmonté  d'une  cheminée,  est  percé,  du 
côté  de  la  rue,  de  trois  fenêtres  assez  jolies,  à  fronton,  garnies, 
dans  la  partie  inférieure,  de  petits  volets  et  encadrées  par  des 
pilastres  de  style  ionien.  Toute  l'architecture  est  un  compromis 
entre  le  style  hollandais  et  le  style  français  :  il  rappelle  la  maison 
Thysius  de  Leyde  et  semble  avoir  été  refait  dans  la  seconde 
moitié  du  xvn«  siècle.  On  en  sait  l'emplacement  :  c'est  à  peu 
près  au  coin  de  la  rue  du  Rossignol  (Nachtegaalstraat)  et  du 
Mail  (Maliebaan)  dont  les  ombrages  épais  et  les  lignes  d'arbres 

1.  Œuvres,  t.  II,  pp.  149-150.  ^     , 

2.  Voir  la  réfutation  de  ce  préjugé  dans  un  article  de  M.  Denjoy,  Revue  du 
Mois,  1912. 

32 


498  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

rectilignes  attirent  et  séduisent  l'étranger,  mais  qui  n'était  alors 
qu'un  terrain  vague,  hors  de  l'enceinte  fortifiée. 

Dans  le  lointain,  on  aperçoit  la  majestueuse  tour  ajourée 
de  la  cathédrale  médiévale.  Descartes  y  monta,  auprès  du 
carillonneur  :  «  A  propos  de  quoy,  je  vous  diray,  écrit-il,  le 
23  août  1638,  au  P.  Mersenne  qu'il  y  a  un  aveugle  à  Utrecht, 
fort  renommé  pour  la  Musique  \  qui  joue  ordinairement  sur  les 
cloches  de  cete  haute  Tour  dont  vous  desirez  avoir  les  mesures, 
lequel  j'ay  vu  faire  rendre  5  ou  6  divers  sons  à  chascune  des 
plus  grosses  de  ces  cloches,  sans  les  toucher,  approchant  seule- 
ment sa  bouche  de  leur  bord  et  y  entonnant  tout  bassement 
le  mesme  son  qu'il  leur  vouloit  faire  imiter.  » 2  Au  pied  de  la 
tour,  est  tapie  l'Université,  vieux  cloître  entouré  de  jardins  et 
où  Descartes  dut  se  rendre  souvent  pour  entendre  son  ami 
Reneri  défendre  en  latin  les  théories  révolutionnaires  du  Car- 
tésianisme naissant  qui  tentait  les  routes  nouvelles  et  s'écartait 
«  du  grand  chemin  qui  ne  conduit  nulle  part  et  qui  ne  sert  qu'à 
fatiguer  et  égarer  ceux  qui  le  suivent  ».  3 


1.  Une  obligeante  communication  du  savant  archiviste  d" Utrecht,  M.  S. 
Muller,  me  permet  de  préciser  que  ce  carillonneur  célèbre  est  le  «  Jonkheer  »  Jacob 
van  Eyck. 

2.  Cf.  Œuvres,  t  II,  p.  329. 

3.  Expression  détachée  d'une  lettre  à  Constantin  Huygens  de  [mars  1638J  ; 
cf.  Œuvres,  t.  II,  p.  52. 


. 


CHAPITRE  XIII 


SÉJOUR    A    LEYDE    (1636-1637)  :    PUBLICATION    DU      DISCOURS 
DE  LA   MÉTHODE 


Lorsque  Descartes  a  achevé  à  Utrecht  la  Dioptrique  dont  il  • 
parle  beaucoup,  et,  sans  doute,  le  fameux  Discours  de  la  Méthode  • 
dont  il  ne  parle  point,  il  se  rend  à  Leyde,  centre  de  la  Librairie 
hollandaise  pour  y  trouver  les  célèbres  Elzeviers,  Bonaventure, 
l'oncle,  et  Abraham,  le  neveu,  illustres  descendants  de  l'humble 
«  Pedel  »  ou  bedeau  de  l'Université  de  Leyde  et  qui  avaient 
grandi  littéralement  dans  l'ombre  de  l'ancienne  «  Académie  ». 

«  Je  suis  venu  à  ce  dessein  en  cette  ville,  écrit  le  philosophe  à 
Mersenne  en  mars  1636  \  mais  les  [Elzeviers]  qui  témoignoient 
auparavant  avoir  fort  envie  d'estre  mes  libraires,  s'imaginans, 
je  croy,  que  je  ne  leur  échapperois  pas,  lors  qu'ils  m'ont  veii 
icy,  ont  eu  envie  de  se  faire  prier,  ce  qui  est  cause  que  j'ay 
résolu  de  me  passer  d'eux  et,  quoy  que  je  puisse  trouver  icy 
assez  d'autres  libraires,  toutesfois,  je  ne  resoudray  rien  avec 
aucun  que  je  n'aye  receii  de  vos  nouvelles,  pourveu  que  je  ne 
tarde  point  trop  à  en  recevoir  et  si  vous  jugez  que  mes  escrits 
puissent  estre  imprimez  à  Paris  plus  commodément  qu'icy  et 
qu'il  vous  plust  d'en  prendre  le  soin,  comme  vous  m'avez  obligé 
autresfois  de  m' offrir,  je  vous  les  pourrois  envoyer  incontinent 
après  la  vostre  receue.  » 

«  Seulement  y  a-t-il  en  cela  de  la  difficulté  que  ma  copie 
n'est  pas  mieux  écrite  que  cette  lettre,  que  l'ortographe  ny 
les  virgules  n'y  sont  pas  mieux  observées  et  que  les  figures 
n'y  sont  tracées  que  de  ma  main,  c'est  à  dire  tres-mal,  eu  sorti' 
que,  si  vous  n'en  tirez  l'intelligence  du  texte  pour  les  interpréter 
après  au  graveur,  il  luy  seroit  impossible  de  les  comprendre. 

1.  Œuvres,  t.  I,  p.  338.'  ' 


500  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

Outre  cela,  je  serois  bien  aise  que  le  tout  fust  imprimé  en  fort 
beau  caractère  et  de  fort  beau  papier  et  que  le  libraire  me  don- 
nast  du  moins  deux  cens  exemplaires,  à  cause  que  j'ay  envie  d'en 
distribuer  à  quantité  de  personnes.  »  x 

Le  gentilhomme  ne  songe  donc  pas  à  demander  à  son  éditeur, 
qu'il  enrichira,  des  honoraires  :  il  se  contentera  de  deux  cents 
exemplaires  d'auteur  et  c'est  ce  que  fut  payé  un  des  plus  purs 
chefs-d'œuvre  de  l'esprit  humain!  Peut-être  que  cela  est  bien 
ainsi,  car,  comme  l'écrivait  Descartes,  deux  ans  plus  tôt 2  : 
«  pource  que  les  inventions  des  sciences  sont  de  si  haut  prix 
qu'elles  ne  peuvent  estre  assez  payées  avec  de  l'argent,  il  semble 
que  Dieu  ait  tellement  ordonné  le  monde  que  cette  sorte  de 
recompense  n'est  communément  réservée  que  pour  des  ouvrages 
mechaniques  et  grossiers  ou  pour  des  actions  basses  et  serviles.  » 

11  faut  dire  aussi  que  le  Discours  est  le  premier  livre  d'un  jeune 
auteur  de...  quarante  ans  3. 

«  Et  afin  que  vous  sçachiez  ce  que  j'ay  envie  de  faire  impri- 
mer, il  y  aura  quatre  Traittez,  tous  françois  et  le  titre  en  gênerai 
sera  :  Le  projet  d'une  Science  universelle  qui  puisse  élever  nostre 
nature  à  son  plus  haut  degré  de  perfection.  Plus  la  Dioptrique, 
les  Météores  et  la  Géométrie,  où  les  plus  curieuses  Matières  que 
i Autheur  ait  pu  choisir,  pour  rendre  preuve  de  la  Science  univer- 
selle qu'il  propose,  sont  expliquées  en  telle  sorte  que  ceux  mesmes 
qui  n'ont  point  estudié  les  peuvent  entendre.  » 

C'est  bien  pour  cela  qu'ils  sont  «  tous  françois  »  et  d'un  français 
qui  ne  sent  pas  la  «  West-Frise  »  4.  Ce  n'est  rien  moins  qu'une 
révolution.  Les  deux  traités  que  Gassendi  a  publiés  dans  la  précé- 
dente décade  sont  en  latin,  en  latin  le  Xovum  Organum  de  Bacon 
(1620),  en  latin  la  Géométrie  de  Clavius  et  les  cours  des  univer- 
sités ;  l'emploi  de  notre  «  vulgaire  »  confère  au  Projet  d'une  science 
universelle  la  portée  d'un  appel  au  peuple  des  lettrés,  aux 
hommes  du  bon  sens,  ignorassent-ils  le  latin,  en  faveur  de  la 
raison,  apanage  de  tous.  La  vieille  Sorbonne  en  devait  trembler 

1.  Œuvres,  t.  I,  p.  338-310. 

2.  A  Morin  (septembre  ou  octobre  1634),  ibid.  p.  31  1. 

3.  A  qui  cependant  «  des  libraires...  ont  fait  offrir  un  présent  »,  pour  leur  mettre 
ce  qu'il  ferait  entre  les  mains,  avant  même  qu'il  ne  sortît  de  Paris.  (Cf.  Œuvres, 
t.  I,  p.  351.) 

4.  Je  crois  qu'il  faut  lire  West-Frise  (c'est  là  qu'est  Franeker)  dans  la  lettre  du 

12  décembre  1633  à  Wilhem,  à  laquelle  je  fais  allusion  (Œuvres,  t.  I,  p.  273)  :  «  Je 
ne  doy  pas  espérer  que  le  séjour  de  Westfalie,  où  je  me  suis  presque  toujours  aresté, 
m'ait  donné  moyen  d'acquérir  les  grâces  que  je  n'avois  sceu  apporter  de  mou 
pais.    » 


SÉJOUR  A  LEYDE  (1636-1637)  501 

dans  ses  fondements.  Le  gentilhomme-philosophe,  sans  épitoge 
ni  bonnet,  l'épée  au  côté  et  la  plume  au  chapeau,  enfonçait  ses 
portes  pour  faire  entrer  la  vérité.  Ceci  explique  la  fière  excuse 
que  l'on  lit  à  la  fin  du  Discours  de  la  Méthode  l  :  «  Et  si  j'escris 
en  François,  qui  est  la  langue  de  mon  pais,  plutost  qu'en  Latin, 
qui  est  celle  de  mes  Précepteurs,  c'est  à  cause  que  j'espère  que 
ceux  qui  ne  se  servent  que  de  leur  raison  naturelle  toute  pure, 
jugeront  mieux  de  mes  opinions  que  ceux  qui  ne  croyent  qu'aux 
livres  anciens  et,  pour  ceux  qui  joignent  le  bon  sens  avec  l'estude, 
lesquels  seuls  je  souhaite  pour  mes  juges,  ils  ne  seront  point, 
je  m'asseure,  si  partiaux  pour  le  Latin  qu'ils  refusent  d'entendre 
mes  raisons  pourceque  je  les  explique  en  langue  vulgaire.  » 

La  suite  de  cette  importante  lettre  de  mars  1636  prouve  que 
le  Projet  d'une  Science  universelle  est  bien  le  Discours  de  la 
Méthode,  auquel  il  pourrait  servir  de  sous-titre  et  qui  est,  par 
conséquent,  achevé  en  grande  partie  :  «  En  ce  projet,  je  découvre 
une  partie  de  ma  Méthode,  je  tâche  à  demonstrer  l'existence 
dr  Dieu  et  de  l'ame  séparée  du  corps  et  j'y  adj ouste  plusieurs 
autres  choses  qui  ne  seront  pas,  je  croy,  désagréables  au  lecteur. 
En  la  Dioptrique,  outre  la  matière  des  refractions  et  l'invention 
des  lunettes,  j'y  parle  aussi  fort  particulièrement  de  l'Oeil,  de 
la  Lumière,  de  la  Vision  et  de  tout  ce  qui  appartient  à  la  Catop- 
trique  et  à  l'Optique.  Aux  Météores,  je  m'arreste  principalement 
sur  la  nature  du  Sel,  les  causes  des  Vents  et  du  Tonnerre,  les 
figures  de  la  Neige,  les  couleurs  de  l'Arc-en-Ciel,  où  je  tasche 
aussi  à  demonstrer  généralement  quelle  est  la  nature  de  chaque 
Couleur  et  les  Couronnes  ou  Halones  2  et  les  Soleils  ou  Parhelia 3, 
semblables  à  ceux  qui  parurent  à  Rome,  il  y  a  six  ou  sept  ans. 
Enfin,  en  la  Géométrie,  je  tasche  à  donner  une  façon  générale 
pour  soudre  tous  les  Problèmes  qui  ne  l'ont  encore  jamais 
esté.  Et  tout  cecy  ne  fera  pas,  je  croy,  un  volume  plus  grand 
que  de  cinquante  ou  soixante  feuilles.  » 

Descartes  n'a  pas  la  superstition  du  volume,  dans  tous  les 
sens  du  mot,  et  ne  croit  pas  que  les  idées  qui  y  sont  contenues 
ont  d'autant  plus  de  poids  qu'il  est  plus  lourd.  Il  avait  d'ail- 
leurs bien  calculé  :  il  y  eut  exactement  soixante-six  feuilles  4. 


1.  Œuvres,  t.  VI,  p.  77-78. 

2.  Nous  disons  aujourd'hui  «  halos  ». 

3.  C'est-à-dire  faux-soleils.  Voir  plus  haut,  p.  449. 

4.  Œuvres,  t.  I,  p.  342. 


502  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

«  Au  reste  je  n'y  veux  point  mettre  mon  nom,  suivant  mon 
ancienne  resolution,  et  je  vous  prie  de  n'en  rien  dire  à  personne, 
si  ce  n'est  que  vous  jugiez  à  propos  d'en  parler  à  quelque  libraire, 
afin  de  sçavoir  s'il  aura  envie  de  me  servir,  sans  toutesfois 
achever,  s'il  vous  plaist,  de  conclure  avec  luy,  qu'après  ma 
réponse.  » 

Pas  de  nom  !  le  Discours  de  la  Méthode  paraîtra  anonyme  ; 
anonyme  comme  les  Provinciales,  comme  les  Satires  du  Sieur  D . . . 
Quelle  leçon  pour  notre  vanité  moderne,  si  préoccupée  d'assurer 
notre  droit  de  propriété  sur  la  moindre  des  productions  de 
l'esprit  !  Cette  modestie  foncière  du  grand  homme,  laquelle 
nous  repose  de  la  vanité  bouffie  d'un  Saumaise  ou  d'un  Hein- 
sius,  se  marque  encore  dans  l'humilité  avec  laquelle  il  se  soumet 
d'avance  à  la  censure  d'un  Constantin  Huygens,  à  qui  il  va 
lire  son  manuscrit  à  La  Haye,  le  1er  avril  1636,  dans  l'après- 
midi  x  : 

«  Monsieur, 

•  «  Je  ne  manqueray  de  me  trouver  demain  à  vostre  logis, 
incontinent  apprés  vostre  dîner,  puisqu'il  vous  plaist  de  me 
taire  la  faveur  de  me  le  permettre  et  je  porteray  avec  moy 
tous  ceus  de  mes  papiers  qui  seront  assés  au  net  pour  les  pou- 
voir lire,  affîn  que  vous  en  puissiés  choisir  ceus  dont  la  lecture 
vous  sera  le  moins  ennuieuse  et  que  j'aye  le  bonheur  de  sçavoir 
au  vray  le  jugement  que  vous  en  ferés.  Car,  comme  je  tasche 
en  tout  de  reigler  plutost  mes  sentimans  par  la  raison  que  par 
la  coustume,  j'ay  particulièrement  cete  maxime  que  je  me 
tiens  beaucoup  plus  redevable  à  ceus  qui  me  reprenent  qu'à 
ceus  qui  me  louent...  »2  II  lui  laisse  môme  une  partie  de  ce 
manuscrit,  comme  en  témoigne  la  lettre  de  Constantin  Huy- 
gens, écrite  de  La  Haye  le  15  juin  1636  3.  Il  semblerait,  à  la 
lire,  que  l'impression  soit  déjà  commencée,  car  le  Hollandais 
demande  à  Descartes  de  lui  «faire  entendre  par  occasion  jusques 
où  en  est  /'imprimeur  ». 

Pour  lequel  s'est-il  décidé  ?  Pour  Jean  Maire,  qui  était  ori- 
ginaire de  Valenciennes  et  établi  à  Leyde.  Entre  la  lettre  de 


1.  Œuvres,  t.  I,  p,  342. 

2.  Ibid.  p.  343. 

3.  Ibid. 


Planche  XLï. 


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Le  Discours  de  la  Méthode    iti.v. 
Contrat  d'Edition 

ni  '   'L\i::;i    ai  \  Auciiivks  Municipales  i>k  Letde. 


Planche  XLII. 


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Vp    / / ^. 


Le  Discours  île  la  Méthode    i  * ► . ;  — 

Contrat  d'Edition 

pass]    par   René  Descartes  et  son  libraire  Jah  Maire, 

le  2   décembre   1 63(3, 

devant  le  notaire  L.   Vergeyl,  a  Lettde. 

DÉCOUVERT    AUX    ARCHIVES    MUNICIPALES    DE    CETTE    VILLE. 


contrat  d'édition  du  discours  de  la  méthode       508 

Descartes  du  31  mars  1636  et  celle  de  mars  1637  \  il  y  a,  dans 
la  correspondance  publiée  avec  tant  de  soin  par  MM.  Adam 
et  Tannery,  une  lacune  d'une  année  entière.  Nous  ne  sommes 
pas  en  mesure  de  la  combler,  mais,  au  moins,  pouvons-nous  verser 
au  dossier  un  document  resté  jusqu'à  présent  ignoré  et  inédit, 
et  qui  est  sans  prix2:  le  contrat  d'édition  du  Discours  de  la 
Méthode,  passé  devant  le  «  Notaire  public  »  Laurens  Vergeyl 
et  signé  de  la  propre  main  de  René  Descartes  et  de  Jean  Maire 
à  Leyde,  le  2  décembre  1636.  Nous  le  reproduisons  en  deux  fac- 
similés  (cf.  pi.  XLI-XLII),  dont  voici  la  transcription  littérale 
et  complète  : 

Prothocol  335 

Laurens  Vergeyl  69 

Not.  public  à  Leyde 

Aujourd'huy  le 2e  Décembre  [1636]  comparurent  pardevant  moy  LAU- 
RENS VERGEYL,  notaire  public  et  les  tesmoings  soubsnomés,  Monsr 
RENÉ  DES  CARTES  demeurant  à  présent  en  ceste  ville  d'une  et 
Sr  JEAN  LE  MAIRE,  marchand  libraire  en  cest  ditte  ville  de  Leyde 
d'autre  part,  lesquels  comparants  déclarèrent  entre  eux  deux  estre  accordés 
en  telle  sorte  que  ledit  DES  CARTES  mettra  entre  les  mains  dudzï 
LE  MAIRE  toute  la  copye  d'un  livre  intitulé  :  La  méthode  etc.  plus  la 
Dioptrique,  les  Météores  et  la  Géométrie  et  s'employera  avecq  luy  pour 
luy  faire  avoir  les  privilèges  pour  l'imprimer  tant  en  ce  pays  qu'en 
France,  à  condition  que  ledzï  LE  MAIRE  ne  jouira  desdits  privilèges 
que  pour  deux  éditions  à  sçavoir  celle  quy  est  desja  commencée  en  ceste 
ville  et  une  autre  qu'il  poura  faire  icy  ou  en  France  et  qu'en  ces  deux 
éditions  ensemble,  il  ne  poura  fîner  plus  de  trois  milles  exemplaires, 
lesquels  estant  distribuées  ou  ledzï  DES  CARTES  s'ofïrant  de  prendre 
tous  ceux  quy  resteront  audzï  LE  MAIRE  pour  le  pris  qu'il  aura  com- 
munément vendu  les  autres  aux  libraires,  ledzï  DES  CARTES  jouyra 
desdits  privilèges  tout  de  mesme  que  s'ils  avoyent  esté  octroyés  en  son 
nom  pour  en  user  ou  les  transporter  à  luy  LE  MAIRE  ou  à  tel  autre 
libraire  qu'il  luy  plaira,  en  sorte  que  sy,  après  cela  ledzï  LE  MAIRE 
imprimoit  ledzï  livre  ou  en  françois  ou  en  autre  langue  sans  le  consen- 
tement' dudzï  DES  CARTES,  il  se  soubsmet  aux  mesmes  peines  ou 
amendes  ausquels  seront  condamnés  par  lesdzïs  privilèges  ceux  quy 
l'imprimeroient  pendant  la  distribution  de  ces  deux  premières  éditions 
sans  son  consentement.  Et  de  plus,  il  promet  de  donner  au  susdit(s) 
DES  CARTES  deux  cents  exemplaires  de  la  première  édition  quy  est 
commencée,  obligants  l'accomplissement  de  tout  ce  que  dessus  [par] 
personnes  et  biens,  nuls  réservés,  les  soubsmettants  à  tous  Seigneurs 
et  justices  Requérant  etc. 

1.  Œuvres,  p.  347. 

2.  L'honneur  de  la  découverte  de  ce  document  capital  pour  notre  histoire  litté- 
raire et  dont  l'original  se  trouve  aux  Archives  Municipales  de  Leyde,  revient  à 
M.  Bijleveld,  ancien  archiviste-adjoint,  lequel  le  signala  à  M.  de  Waard,  qui  a 
bien  voulu,  ainsi  que  M.  Bijleveld,  me  laisser  le  soin  de  le  publier  ici,  ce  dont  je  les 
remercie,  l'un  et  l'autre,  très  sincèrement. 


504  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

Ainsi  faict  à  Leyde  au  comptoir  de  moy,  notaire,  en  présence  DAVID 
GATOU  et  JEAN  DESPUY  comme  tesmoings  dignes  de  foy  à  ce,  avec 
moy,  notaire,  requis 

RENÉ  DESCARTES 
GATOU/  pour  ce  que  dessus 
JAX  MAIRE 
JAN  DU  PUIS 

Le  notaire  Vergeyl  nous  a  épargné  les  clauses  de  style  et  il 
est  très  facile  de  résumer,  en  quelques  lignes,  le  précieux  docu- 
ment :  l'impression  a  déjà  commencé  par  les  soins  de  Jan 
Maire,  que  la  pièce  appelle  «  Le  Maire  ».  Descartes  s'engage  à 
lui  procurer  les  deux  privilèges,  l'un  pour  la  Hollande,  l'autre 
pour  la  France,  mais  ils  ne  vaudront  que  pour  l'édition  déjà 
commencée  et  pour  une  autre  que  Maire  pourra  faire  aux  Pays- 
Bas  ou  en  France,  jusqu'à  concurrence  de  trois  mille  exemplaires, 
gros  tirage  pour  l'époque.  Ceux-ci  vendus,  ou  repris  par  l'auteur 
au  prix  de  libraire,  il  recouvre  la  propriété  de  son  livre. 
Il  obtient  en  payement  les  deux  cents  exemplaires  qu'il  désire 
pour  les  distribuer  à  ses  amis. 

Le  privilège  fut  facilement  obtenu  des  États  de  Hollande, 
sans  doute  par  les  soins  de  Huygens  ;  celui  du  Roi  Très 
Chrétien  mit  plus  de  temps,  pour  beaucoup  de  raisons, 
dont  l'une  est  que  les  épreuves  intéressaient  tellement  les 
intercesseurs  qu'ils  les  gardaient  indéfiniment  entre  les  mains, 
l'autre,  que  le  bon  P.  Mersenne  voulut  trop  bien  faire  et 
qu'il  rédigea  un  texte  pompeux  dont  les  louanges,  que  l'auteur 
semblait  s'accorder  à  lui-même,  dévoilant  d'ailleurs  son  ano- 
nymat,  l'irritèrent  profondément 1  : 

«  L'invention  des  Sciences  et  des  Arts  accompagnez  de  leurs 
démonstrations  et  des  moyens  de  les  mettre  à  exécution  estant 
une  production  des  Esprits  qui  sont  plus  excellens  que  le  com- 
mun, a  fait  que  les  Princes  et  les  Estats  en  ont  toujours  receii 
les  inventeurs  avec  toutes  sortes  de  gratifications,  afin  que, 
ces  choses  introduites  es  lieux  de  leur  obéissance,  ils  en  devienent 
plus  ilorissans.  Ainsy  nostre  bien-amé  Des  Cartes  nous  a  fait 
remonstrer  qu'il  a,  par  une  longue  estude  rencontré  et  demonstré 
plusieurs   choses   utiles   et  belles,    auparavant  incognues   dans 


1.  Il  s'excuse  plus  tard  de  son  irritation  auprès  du  P.  Mersenne  (cf.  t.  I,  p.  376 
des  Œuvres)  :  «  Je  sçay  bien  qu'il  y  a  force  gens  qui  seroient  bien  glorieux  d'en 
avoir  un  semblable,  jusques-la  que  quelqu'un  icv,  en  avant  vu  la  copie,  disoit  qu'il 
l'estimoit  plus  qu'il  n'eust  fait  des  Lettres  de  Chevalerie.  » 


PUBLICATION   DU  DISCOURS  DE  LA    MÉTHODE  505 

les  Sciences  humaines  et  concernant  divers  arts  avec  les  moyens 
de  les  mettre  en  exécution...  » 

La  suite  devait  le  fâcher  plus  encore,  car  elle  l'engageait  pour 
l'avenir  :  «  A  ces  causes,  désirant  gratifier  ledit  Des  Cartes  et 
faire  cognoistre  que  c'est  à  luy  que  le  publiq  a  l'obligation  de 
ses  inventions,  nous  avons...  accordé,  permis,  voulons  et  nous 
plaist  que  ledit  Des  Cartes  puisse  faire  et  face  imprimer  toutes 
les  œuvres  qu'il  a  composées  et  qu'il  composera  touchant  les 
sciences  humaines  en  tel  nombre  de  traitez  et  de  volumes  que 
ce  soit  etc.  »  x 

Par  la  lettre  de  mars  1637,  nous  comprenons  que  Mersenne 
a  critiqué  le  titre  qu'il  a  lu  sur  les  épreuves,  car  Descartes  lui 
répond  :  «  Je  ne  mets  pas  Traité  de  la  Méthode,  mais  Discours 
de  la  Méthode,  ce  qui  est  le  mesme  que  Préface  ou  Advis  touchant 
la  Méthode,  pour  monstrer  que  je  n'ay  pas  dessein  de  l'ensei- 
gner, mais  seulement  d'en  parler.  Car,  comme  on  peut  voir 
de  ce  que  j'en  dis,  elle  consiste  plus  en  Pratique  qu'en  Théorie 
et  je  nomme  les  Traitez  suivans  des  Essais  de  cette  Méthode, 
pour  ce  que  je  pretens  que  les  choses  qu'ils  contiennent  n'ont 
pu  estre  trouvées  sans  elle,  et  qu'on  peut  connoistre,  par  eux, 
ce  qu'elle  vaut,  comme  aussi  j'ay  inséré  quelque  chose  de  Méta- 
physique, de  Physique  et  de  Médecine  dans  le  premier  discours, 
pour  montrer  qu'elle  s'étend  à  toutes  sortes  de  matières.  » 

Au  témoignage  de  Saumaise,  dans  une  lettre  à  Jacques  du 
Puy,  datée  de  Leyde,  4  avril  1637,  et  que  nous  avons  déjà  citée 
«  le  livre  du  sieur  des  Cartes  est  achevé  d'imprimer»,  à  cette 
date,  «  mais  il  ne  se  débite  point  encores,  à  cause  du  privilège 
qu'on  attend  de  France...»;  «il  a  tousjours  esté  en  ceste  ville 
pendai  t  l'impression  de  son  libvre  ».  C'est  ce  que  confirme  la 
phrase  de  notre  contrat  :  «  demeurant  à  présent  en  ceste  ville  . 
Il  a  dû  y  voir  Monsieur  de  Hauterive  avec  sa  femme  et 
sa  «  compagnie  Françoise  ».  Pendant  ce  séjour  aussi,  pour- 
suivant ses  recherches  d'Amsterdam,  il  assiste  à  l'Université 
de  Leyde,  à  la  «  leçon  d'Anatomie  »,  comme  il  l'a  raconté  lui- 
môme  plus  tard  au  P.  Mersenne  2  : 

1.  Le  texte  complet  du  privilège  français  ne  figure  pas  dans  l'édition  princeps, 
qui  n'en  présente  qu'un  résumé  (t.  VI,  p.  515),  mais  en  tête  de  l'édition  latine,  publiée 
en  1644,  sous  le  titre  de  Renati  Des  Cartes,  Specimina  philosophiae  seu  dissertatio 
de  Mcthodo,  etc.,  par  Louis  Elzevir  (cf.  Œuvres,  t.  VI,  p.  518).  Comme  le  pri 
donné  le  4  may  1637,  était  valable  pour  dix  ans,  on  en  peut  conclure  que  Main-  avait 
alors  probablement  vendu  ses  deux  mille  huit  cents  exemplaires. 

2.  Lettre  du  1er  avril  1640,  dans  Œuvres,  t.  III,  pp.  48-49. 


506  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

«  Je  ne  trouverois  pas  estrange  que  la  Glande  Conarium  t 
se  trouvast  corrompue  en  la  dissection  des  léthargiques,  car 
elle  se  corrompt  aussi  fort  promptement  en  tous  les  autres  et, 
la  voulant  voir  à  Leyde,  il  y  a  trois  ans,  en  une  femme  qu'on 
anatomisoit,  quoy  que  je  la  cherchasse  fort  curieusement  et 
sceusse  fort  bien  où  elle  devoit  estre,  comme  ayant  accoustumé 
de  la  trouver  dans  les  animaux  tous  fraischement  tuez,  sans 
aucune  difficulté,  il  me  fut  toutesfois  impossible  de  la  recon- 
noistre.  Et  un  vieil  Professeur,  qui  faisoit  cette  anatomie, 
nommé  Valcher2,  me  confessa  qu'il  ne  l'avoit  jamais  pu  voir 
en  aucun  cors  humain,  ce  que  je  croy  venir  de  ce  qu'ils  employent 
ordinairement  quelques  jours  à  voir  les  intestins  et  autres  par- 
ties, avant  que  d'ouvrir  la  teste.  » 

Le  Discours  de  la  Méthode  n'a  pas  paru,  que  déjà  les  gens 
bien  informés  de  Paris  jasent  et  demandent  au  P.  Mersenne, 
à  la  grande  colère  de  Descartes,  de  quelle  religion  est  l'auteur. 

Enfin  le  privilège  de  France,  daté  du  4  mai  1637,  est  arrivé 
et  Maire  peut  composer,  au-dessous,  la  ligne  fatidique:  «  achevé 
d'imprimer  le  8  jour  de  juin  1637  »  3.  L'auteur  ne  partage  pas 
sa  satisfaction,  car  il  fait  insérer,  après  l'errata,  qui  occupe  une 
page  entière,  cette  curieuse  note  :  «  On  trouvera  aussy  en  plu- 
sieurs endroits  des  distinctions  fort  mal  mises  et  quantité 
d'autres  fautes  de  peu  d'importance,  lesquelles  on  excusera 
facilement,  quand  on  sçaura  que  l'Autheur  ne  fait  pas  profession 
d'estre  Grammairien  et  que  le  Compositeur,  dont  le  Libraire 
s'est  servi,  n'entend  pas  un  mot  de  François.  » 

Il  s'agit  maintenant  de  distribuer  les  deux  cents  exemplaires. 
-v  Les  premiers  doivent  être,  comme  il  convient  à  un  loyal  sujet, 
«  pour  le  Roy  »,  pour  «  Monsieur  le  Cardinal  de  Richelieu  » 
et  leur  ministre  à  La  Haye  «  Monsieur  de  Charnassé  »,  à  qui 
l'auteur  a  été  présenté  récemment  et  qui  se  chargera  de  les 
leur  transmettre 4.  Il  n'oublie  pas  non  plus  le  prince  dont 
l'hospitalité  lui  est  si  douce,  son  Altesse 5  Frédéric-Henri  : 
«  Dés  lors  que  je  me  résolu  de  quitter  mon  païs  et  de  m'éloigner 
de  mes  connoissances,  afin  de  passer  une  vie  plus  douce  et  plus 

1.  C'est  la  glande  pinéale,  où  Descartes  localisait  les  «  esprits  animaux  », 

2.  C'est-à-dire  van  Valckenburg  (Adrien).  Cf.  van  der  Aa,   Biogr.  Wdb.,  \°  Fal- 
coburgius. 

3.  Œuvres,  t.  VI,  p.  514-515. 

4.  Cf.  Œuvres,  t.  I,  p.  387. 

5.  La  France  lui  avait  tout  récemment  accordé  ce  Utre. 


DESCARTES    ET    P.    C.    HOOFT  50/ 

tranquille  que  je  ne  faisois  auparavant,  je  ne  me  fusse  point 
avisé  de  me  retirer  en  ces  Provinces  et  de  les  préférer  à  quantité 
d'autres  endroits,  où  il  n'y  avoit  aucune  guerre  et  où  la  pureté 
et  la  sécheresse  de  l'air  sembloient  plus  propres  aux  productions 
de  l'esprit,  si  la  grande  opinion  que  j'avois  de  Son  Altesse  ne 
m'eust  fait  extraordinairement  fier  à  sa  protection  et  à  sa  con- 
duite et  depuis,  ayant  jouy  parfaitement  du  loisir  et  du  repos 
que  j'avois  espéré  trouver  à-  l'ombre  de  ses  armes,  je  luy  en  ay 
très-grande  obligation  et  pense  que  ce  livre  qui  ne  contient 
que  des  fruits  de  ce  repos,  luy  doit  plus  particulièrement  estre 
offert  qu'à  personne  ».  x 

L'intermédiaire,  ici  choisi,  est  assurément  Huygens,  qui 
eut  naturellement  son  exemplaire.  Quant  au  fidèle  disciple 
Reneri,  il  n'est  pas  oublié  non  plus  et  il  reçoit  même  la  mission 
de  distribuer  un  certain  nombre  de  volumes  à  des  Hollandais 
de  marque.  C'est  ce  que  montre  la  lettre  que  voici,  adressée 
par  le  professeur  d'Utrecht  à  P.  C.  Hooft 2  : 

Monsieur, 

Estant  à  Amsterdam  pour  distribuer  quelques  exemplaires  du  livre 
de  Monsr.  Des  Cartes  à  personnes  de  qualité,  dont  il  faisoit  estime 
pour  avoir  eu  l'honneur  de  les  avoir  veii  et  de  leur  avoir  parlé  aultre 
fois,  il  m' avoit  recommandé  de  bailler  un  ou  le  faire  tenir  à  Vostre 
Seigneurie  pour  le  grand  estime  qu'il  fait  de  vostre  mérite,  désirant 
bien  d'estre  tenu  pour  vostre  humble  serviteur.  J'espère  que  trouverez 
le  livre  à  vostre  goust  ;  pour  moy,  je  n'ay  encore  rien  veù  d'approchant 
es  aultres  autheurs  sur  les  subjets  qu'il  a  choisi  pour  eschantillon  d'un 
œuvre  plus  grand. 

Je  n'ay  rien  en  moy  dont  puisse  sortir  quelque  chose  d'approchant 
et  si  haults  degrez  et  beaucoup  moins  qui  soit  digne  d'estre  veû 
d'un  œil  d'aigle  comme  est  celuy  de  vostre  sublime  esprit,  néanmoins 
m'estant  imaginé  que  certaine  nouvelle  façon  d'analyse,  dont  je  suis 
le  premier  inventeur,  pourroit  avoir  quelque  usage  es  sciences,  je 
prendray  le  hardiesse  de  vous  en  envoyer  quelque  jour  un  échan- 
tillon afin  que  je  puisse  recognoistre  par  vostre  censure  si  je  ne  me 
trompe...  etc. 

[s.]  Henri  Reneri. 

d'Amsterdam,  en  haste  ce 
16e  de  juin. 

Le  destinataire,  Pieter  Corneliszoon  Hooft,  n'était  pas  un 
mince  personnage.  Vondel,  Cats,  Constantin  Huygens  et  lui 
sont  les  lumières   de  la  littérature   hollandaise,  en   un  siècle 

1.  Œuvres,  t.  I,  p.  385.  w      J      _    T   _  ... 

2.  Copie  de  M.  C.  de  Waard,  d'après  P.  C.  Hooft,  Brieven  ;  Leyde,  E.  J.  Brill, 
1857,  p.  215. 


508  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

qui  est  aussi  son  grand  siècle.  A  la  suite  d'un  voyage  de 
France  et  d'Italie,  de  1598  à  1601  (il  était  né  en  1581),  Hooft 
devient  le  représentant  authentique  de  la  renaissance  italo- 
française.  Il  sera  pétrarquisant  et  ronsardisant,  pratiquant  le 
culte  de  la  femme  et  de  la  nature.  Ce  qui  le  distinguera  de  son 
temps  et  de  son  milieu  orthodoxe,  c'est  sa  fidélité  à  la  libre 
pensée  et  au  doute  de  Montaigne  qu'il  appellera  «  le  divin 
Gascon  »,  «den  godlyken  Gascoen  m1.  C'est  pourquoi  il  est  curieux 
de  voir  Descartes  le  fréquenter  ;  car  le  début  de  la  lettre  à 
Reneri  ne  laisse  pas  de  doute  sur  le  fait  que  le  philosophe  fran- 
çais et  l'écrivain  hollandais  se  sont  vus.  Ne  serait-ce  pas  au 
château  de  Muiden,  dont  Hooft  est  «drossart»,  depuis  1609  2, 
à  mi-chemin  entre  Naarden  et  Amsterdam,  aux  bords  du 
Zuyderzée  ?  Il  y  continue  la  tradition  du  poète  Roemer  Visscher 
et  des  deux  filles  de  celui-ci,  les  poétesses  Maria  Tesselschade  3 
et  Anne,  et  y  entretient  une  véritable  cour  littéraire  où  fré- 
quentent le  grand  Vondel,  qui  ne  se  brouilla  avec  lui  qu'après 
être  devenu  catholique  (1643),  Samuel  Coster,  fondateur  de 
l'Académie  Hollandaise  (1617),  Jan  Vos,  etc.  Hooft  était  aussi 
auteur  tragique  et  comique  (on  lui  doit  une  excellente 
imitation  amsterdamoise  de  Y Aululaire,  le  Warenaar),  4  mais 
il  n'est  pas  moins  historien  et  son  histoire  de  Henri  IV,  Hei 
leven  van  Hendrik  de  Groote,  parue  en  1626,  n'avait  pas  man- 
qué, sans  doute,  d'attirer  sur  lui  l'attention  de  Descartes. 
Quoi  qu'il  en  soit,  quand  même  celui-ci  n'aurait  eu  avec 
Hooft  qu'une  seule  entrevue,  elle  est  intéressante  en  ceci  que 
le  Français  ne  fuit  nullement  les  Hollandais  de  marque,  que, 
bien  plus,  il  semble  les  rechercher  à  Amsterdam  et  ailleurs, 
que  la  réputation  de  libre-penseur  du  bailli  de  Muiden  ne  l'avait 
pas  éloigné  de  lui,  et  cela  encore  est  caractéristique. 

Quant  à  Reneri,  auteur  de  la  lettre  que  nous  venons  de  citer, 

1.  Cf.  (icdichten  van  P.  C.  Hooft,  éd.  Sloett  :  Amsterdam  van  Kampen,  1899, 
in-8°  ;  t.  I,  p.  73.  Selon  M.  Prinsen,  à  qui  je  dois  cette  indication,  la  poésie  inti- 
tulée «  Nécessité  »  (Noodlot)  est  toute  imprégnée  de  la  philosophie  de  Mon- 
taigne. 

'1.  11  est  aussi  bailli  du  Gooiland,  le  pays  de  bruyères  qui  s'étend  entre  le  Zuyder- 
zée  et  la  ligne  Amersfoort-Naarden. 

.1.  Ainsi  nommée  par  son  père,  assez  singulièrement,  d'après  le  désastre  qu'avaient 
subi  ses  vaisseaux  près  de  Texel. 

■1.  L'article  le  plus  récent  sur  Hooft  est  celui  que  M.  Prinsen,  qui  vient  de  suc- 
céder à  M.  le  Winkcl,  comme  professeur  de  littérature  néerlandaise  à  l'Université 
d'Amsterdam,  a  inséré  dans  le  Nieuw  Xedcrlandsch  Biogra/isch  Woordenboek,  au 
t.  IV  (1918),  col.  771-777,  avec  une  bibliographie.  M.  Prinsen  est  l'auteur  d'un 
remarquable  llanlboek  lot  de  Xcdcrlandsche  Lcllerkundiijc  Ccschiedcnis  ;  La 
Haye,  .M.  Nijhoiï,  1916,  in-8",  où  il  est  question  aussi  de  Hooft  à  la  page  256. 


DESCARTES   ET    P.    G.    HOOFT  50D 

il  n'hésita  pas  à  prendre  aussitôt  le  Discours  de  la  Méthode  et 
les  Essais  pour  sujet  de  ses  cours  à  l'Université  d'Utrecht. 
C'est  ce  que  prouve  une  lettre  de  Saumaise  x  à  l'astronome 
Boulliaud,  datée  du  7  mars  1638,  et  qui  en  dit  long  sur  le  succès 
du  livre  en  Hollande  :  «  Je  suis  bien  aise  du  jugement  favorable 
que  vous  faites  du  livre  de  Monsr  Des  Cartes.  Je  le  lui  ferai 
sçavoir  et  à  ses  sectateurs,  qui  sont  en  grand  nombre  en  ses 
(sic)  quartiers,  jusques  là  que  son  livre  se  lit  2  publiquement 
en  l'Académie  d'Utrech  par  un  professeur  en  philosophie  nommé 
Reyneri.  Il  travaille  tousjours,  à  ce  que  j'apprens,  après  son 
Monde.  S'il  estoit  moins  bon  catholique,  il  nous  l'auroit  desjà 
donné,  mais  il  craint  de  publier  une  opinion  qui  n'est  pas  ap- 
prouvée à  Rome.  » 

L'Université  d'Utrecht  peut  donc  revendiquer  l'honneur 
d'avoir  été  la  première  au  monde,  où  l'on  ait  expliqué  le 
Discours  de  la  Méthode. 

1.  Cf.  Œuvres  de  Descartes,  t.  X,  p.  556-557,  d'après  le  ms.  7050  de  la  Bibliothèque 
de  Vienne,  fol.  143.  Saumaise  n'eut  pas  autant  de  chance  que  Hooft  et  n'eut  son 
exemplaire  qu'en  décembre.  Je  ne  sais  s'il  y  en  eut  un  pour  Rivet,  dont  Descartes 
se  méfiait  :  •  Je  connois  son  cœur,  il  y  a  long-temps,  et  de  tous  les  Ministres  de  ce 
pais,  pas  un  desquels  ne  m'est  amy,  mais  neantmoins  ils  se  taisent  et  sont  muets 
comme  des  poissons  ».  (Œuvres,  t.  Il,  32). 

2.  S'enseigne. 


CHAPITRE  XIV 


SÉJOUR    A    SANTPOORT    PRÈS    HARLEM    (1G38-1639) 


Le  bruit  qui  se  fait  autour  de  sa  doctrine  n'étourdit  pas  le 
philosophe  et  l'accueil  favorable  des  Universités  hollandaises 
ne  lui  donne  pas  d'illusions  sur  la  valeur  de  l'enseignement  qui  s'y 
donne.  Il  le  juge  même  assez  durement  dans  cette  lettre  de 
septembre  1638,  à  laquelle  nous  avons  déjà  fait  allusion  1  et 
où  il  déconseille  à  un  père  d'y  envoyer  son  fils  :  «  La  Philosophie 
ne  s'enseigne  icy  que  tres-mal,  les  Professeurs  n'y  font  que 
discourir  une  heure  le  jour,  environ  la  moitié  de  l'année,  sans 
dicter  jamais  aucuns  Ecrits  2  ny  achever  le  cours  en  aucun 
temps  déterminé,  en  sorte  que  ceux  qui  en  veulent  tant  soit 
peu  sçavoir,  sont  contraints  de  se  faire  instruire  en  particulier 
par  quelque  maistre,  ainsi  qu'on  fait  en  France  pour  le  droit, 
lorsqu'on  veut  entrer  en  office.  »  Ce  genre  de  «  répétitions  » 
fit  la  première  fortune  de  Regius  à  Utrecht.  C'est  à  celui-ci, 
qui  s'appelait,  de  son  vrai  nom,  Henri  de  Roy,  bien  qu'il  appar- 
tînt à  une  vieille  famille  locale  3,  que  Descartes  renvoie  le  père 
en  question,  s'il  tient  absolument  à  faire  étudier  son  fils  aux 
Pays-Bas  :  a  Si  M.  vostre  fils  vient  en  ces  quartiers,  je  le  serviray 
en  tout  ce  qui  me  sera  possible.  J'aylogéà  Leyde  en  une  maison 
où  il  pourroit  estre  assez  bien  pour  la  nourriture  ;  mais,  pour  1rs 
études,  je  croy  qu'il  seroit  beaucoup  mieux  à  Utrecht,  car  c'est 
une  Université  qui,  n'estant  érigée  que  depuis  quatre  ou  cinq  ans, 
n'a  pas  encore  eu  le  temps  de  se  corrompre,  et  il  y  a  un  Professeur, 

1.  Cf.  plus  haut,  p.  3G6.  et  Œuvres,  t.  II,  pp.  377-378. 

2.  Cependant  nous  avons  conservé  bien  «les  cahiers  'le  émirs  de  ce  tem] 
s'appelaient,  alors  comme  aujourd'hui,  en  hollandais,  i  dictaal  •.  ce  qui  indique  une 
persistance  de  la  mauvaise   habitude  qu'ont  certains   professeurs  de  dicter  leurs 
cours. 

3.  Voir,  sur  lui,  une  thèse  récente  de  M.  .1.  A.  de  Vrijer  :  Henrtcas  Reghts.  Een 
«  Curtesiaansch  »  hooykeraar  aau  de  l'trevhlsrhr  lloogescltool.  La  Haye,  M.  Nij- 
hoff,  1917,  in-8.  ...      • 


512  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

appelle  M.  le  Roy,  qui  m'est  intime  amy  l  et  qui,  selon  mon 
jugement,  vaut  plus  que  tous  ceux  de  Leyde.  » 

«  Les  sçavans  d'ici  le  tiennent  pour  le  nompareil  »,  dit  encore 
quelque  part  Saumaise  2,  à  propos  de  Descartes.  L'encens  de 
ces  fidèles  devait  incommoder  ceux  à  qui  il  n'allait  point. 
On  le  lui  fit  bien  voir,  mais  ne  devançons  pas  les  événements. 

La  période  qui  s'ouvre  après  la  publication  du  Discours  de 
la  Méthode  en  juin  1637  est  une  période  heureuse  :  l'auteur 
est  soulagé  de  son  fardeau,  il  est  délivré  ;  il  a  «  posé  son  paquet  », 
comme  écrit  brutalement  le  même  Saumaise  à  propos  de  l'accou- 
chement de  Madame  de  Hauterive  3  et  une  allégresse  l'envahit. 
Malgré  l'ardente  polémique  avec  Fermât,  Roberval,  Etienne 
Pascal,  sur  le  sujet  des  tangentes  et  de  la  roulette,  ses  lettres 
respirent  la  joie  de  vivre.  D'abord  il  est  à  la  campagne,  en 
Xoord-Holland  ou  Hollande  septentrionale  dès  août  1637,  soit 
f     à  Egmond-binnen,  soit  plus  probablement  à  Santpoort. 

D'ailleurs,  c'est  la  même  région:  des  dunes  de  sable,  revêtues 
d'une  herbe  dure,  d'un  vert  foncé,  qu'on  appelle  des  oyats  et 
qui  ondulent  avec  de  jolis  chatoiements  gris,  sous  chaque  brise 
venue  de  la  mer  toute  proche.  Celles  derrière  lesquelles  s'abrite 
Egmond  sont  plus  pelées  et  leurs  arbustes  ne  sont  que  de  maigres 
arbousiers  aux  baies  orange,  mais  celles  de  Santpoort,  qui  n'est 
séparé  de  Harlem  que  par  la  vallée  des  fleurs  (Bloemendael), 
sont  plus  boisées,  ombragées  par  des  pins  maritimes  aux  troncs 
noueux  et  tordus,  dont  la  forme  rappelle  assez  les  pins  parasols 
du  midi. 

Il  y  a,  aujourd'hui  encore,  trois  Egmond:  Egmond  aan-Zee, 
qui  était  alors  beaucoup  plus  important  et  que  la  mer  ravagea 
dans  une  de  ses  brusques  tempêtes  4,  puis,  vers  l'intérieur  des 
terres,  Egmond  aan-den-Hoef,  Egmond  au  fer  à  cheval  5,  c'est- 
à-dire  au  carrefour,  au  point  où  s'arrêtent  les  dunes  ;  enfin, 
à  deux  kilomètres  plus  loin  encore,  Egmond-binnen.  Xi  dans 
l'un  ni  dans  l'autre  on  ne  trouve  plus  la  trace  du  philosophe  qui 
pourtant  y  passa  tant  d'années.  Il  y  a  bien  une  vieille  auberge 
carrée  parmi  des.  arbres  avec  une  enseigne  peinte,  des  maisons 

1.  L'expression  «  intime  amy  »  fait  supposer  aux  éditeurs  de  Descartes  qu'il 
faudrait  peut-être  remplacer  dans  le  texte  «  le  Roy  »  par  «  Reneri  » 

2.  Lettre  aux  du  Puy,  du  4  avril  1637,  citée  au  t.  II,  p.  6-12  et  t.  X,  p.  555. 
.i.   (A.  Œuvres  de  Descartes,  t.  X,  p.  554. 

4.  On  y  voyait  encore,  en  1620,  d'importantes  ruines  d'église, 
o    A  moins  que  ce  nom  ne  signifie,  comme  le  veut  l'ancien  archiviste  d'Alkmaar. 
M.  Brumvis  :  «  Lgmond  de  la  ferme  »  (hoeve) 


Planche  XLIII. 


L^^£f^«lfi(^J*iMy.-*  ««^^^L^^^  £  ^^ 


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■'r-ir^e.;^}^  /^P^c 


£< 


«  Copie  de  la  main  de  M.  des  Cartes  de  mis  répliques  sue  u.ne  lettre  de  M.  Saumaise 

a  M.  Rivet,  touchant  l'Epigramme  qui  s'ensuit...  » 

Note  de  Constantin  Huygens  sur  un   autographe  de  Desi  irtes 

RETROUVÉ    A    LA    BIBLIOTHÈQUE    ROYALE    DE    La    HvM 


Planche  KLIV. 


£ç&ù*f-  eS£u^,  jL^Tfi^  £~Lc*ni*U^^cÛ£ 

*i*-*—l^y-—JU^<   vite  5  ^-^/^    éU-  £  —A  '^t  r».^*r„A^^_e  ^    S?^ 


VUTOGRAPllE    DE    DESCARTES    RETROUVÉ    A    LA    BIBLIOTHÈQUE    ROYALE    Dl     La    HaïE. 


A    SANTPOORT   PRÈS    HARLEM    (1638-1639)  513 

du  temps,  consistant  en  un  rez-de-chaussée  seulement,  une 
porte,  deux  ou  trois  fenêtres  à  croisillons,  abrité  par  un  toit 
très  haut  à  mansarde  saillante,  dont  la  fenêtre  s'aligne 
sur  la  façade  et  est  surmontée  d'un  minuscule  pignon  en  forme 
de  proue  renversée.  Une  de  ces  maisons,  la  plus  proche  des 
ruines  du  château,  pourrait  être  celle  qu'on  montrait  encore, 
vers  1750,  comme  ayant  été  la  demeure  du  philosophe  K 

L'église,  qui  avait  été  détruite  par  les  Espagnols  venait 
d'être  reconstruite  en  1633  au  frais  des  États  ;  elle  possède 
un  gracieux  clocheton  à  belvédère  et  de  jolis  vitraux  en  grisaille. 
Descartes  la  visita  sûrement,  mais  il  n'y  fit  pas  ses  dévotions, 
car  elle  est  affectée  au  culte  protestant,  bien  qu'il  y  ait  dans 
les  deux  Egmond  beaucoup  de  catholiques. 

C'est  en  1643,  que  Descartes  habita  au  Hoef  ;  en  1637, 
Baillet  signale  sa  présence  à  Egmond-binnen  2.  Ce  vil- 
lage, au  sud  du  Hoef,  est  remarquable  par  les  ruines 
d'une  célèbre  abbaye,  dont  il  ne  reste  presque  plus  trace, 
mais  qui,  alors,  présentait  des  vestiges  encore  imposants. 
Ici,  une  autre  tradition  locale,  qui  n'est  jamais  négligeable, 
ferait  croire  que  Descartes  aurait  habité  au  Waterryk, 
situé  à  mi-chemin  entre  Egmond  aan-den-hoef  et  Egmond- 
binnen  et  qui  est  aujourd'hui  une  ferme  que  seul  un  vieux  por- 
tique, au  bord  de  la  route,  signale  à  l'attention  du  passant. 

Le  paysage  est  facile  à  caractériser  :  des  champs  abondants, 
malgré  un  sous-sol  sablonneux,  des  prairies  qu'engraisse  le 
*  polder  »  et  où  paissent  d'innombrables  bestiaux.  Vers  le  nord, 
la  ligne  verte  ou  jaunâtre  des  dunes;  dans  le  lointain,  les  tours 
d'Alkmaar  émergeant  de  leur  bouquet  d'arbres,  comme  dans 
les  vieilles  gravures  des  Délices  des  Pays-Bas  et,  naturellement, 
des  moulins.  Sur  tout  repose  une  paix  absolue  ;  on  n'entend 
même  pas  le  bourdonnement  confus  de  la  mer,  distante  de 
deux  kilomètres. 

Si  Descartes  est  avec  sa  chère  Francine  à  Egmond,  dans  la 
seconde  moitié  de  1637,  en  1638,  par  contre,  il  est  descendu 
un  peu  plus  bas,  franchissant  1'  «  Y»  pour  se  rapprocher  de  Har- 


1.  On  lit.  en  effet  à  propos  d'Egmond  aan-den-hoef,  dans  le  Tegenwoordige  Slaat 
der  Vereenigde  Xederlanden  ;  8*'  decl,  Amsterdam,  I.  'Jïrion.  175',  in  s  ,  p.  357  : 
«  Men  toont  noch,  nabij  het  verwoeste  kasteel,  de  woonplaats  alwaai  de  berne1,  e 
lilosoof  Descartes  cenigejaren  Iang  zijn  verblijfplaats  gehouden  heeft  ►.  Commu- 
nication due  à  l'obligeance  de  M11,    Bruining,  archiviste  il  Alkmaa  \ 

2.    Vie  de  Descaries,  t.  I,  p.  1.1. 

33 


514  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

lem,  à  Sanlpoort.  Ici,  il  n'est  plus  besoin  de  faire  d'hypothèses; 
nous  avons  une  lettre  que  Descartes  a  adressée  à  Alphonse 
de  Pollot x  et  qui  est  datée  par  lui:  «de  Santporte,  à  une  lieue 
de  Harlem  vers  Alkmaer  2,  le  6e  may  1639  »,  mais  Plempius, 
le  professeur  de  Louvain  dont  nous  avons  déjà  parlé,  semble 
l'y  avoir  visité  déjà  deux  ans  plus  tôt  puisqu'il  écrit  :  «  in  praedio 
circa  Harlemum  »  3. 

Ah  !  le  délicieux  oasis  de  verdure  dans  le  désert  des  dunes. 
C'est  là  que  Descartes  a  loué  une  maison  avec  un  grand  jardin. 
Un  château  ?  Que  non,  un  ermitage  tout  au  plus.  Il  n'ose  y  accueil- 
lir l'officier  genevois  Alphonse  de  Pollot,  gâté  par  les  splendeurs 
de  la  Cour  de  La  Haye  :  «  Il  est  vray  que  j'aurois  trez  mauvaise 
grâce  de  vous  convier  à  prendre  de  la  peine  pour  vous  rendre  en 
un  lieu  où  vous  ne  sçauriez  être  si  bien  receu  que  vous  méritez, 
et  les  règles  de  la  bienséance  me  le  deffendent,  mais  ne 
peuvent  m'empécher  de  vous  témoigner  que  si,  néanmoins,  il 
vous  plaît  de  le  faire,  j'en  seray  trez  aise  et  vous  en  auray 
obligation.  » 

S'il  n'insiste  pas  davantage,  ne  serait-ce  pas  que  le  philo- 
sophe a  avec  lui  Hélène  et  surtout  sa  Franchie  ?  N'est-ce 
pas  à  elles  qu'il  ferait  allusion  dans  la  lettre  du  12  septembre 
1638  4  :  «  Je  suis  environné  de  fièvres  de  tous  ccstez  ;  tout  le 
monde  en  est  malade  er  ces  quartiers  et  il  n'y  a  que  moy  seul 
en  ce  logis  qui  en  ait  esté  exempt  jusquesà  présent.  MrBannius 
en  a  bien  eu  sa  part  à  Harlem,  mais  j'apprens  qu'il  se  porte 
mieux  :  il  y  a  fort  longtemps  qu'il  m'avoit  dit  qu'il  vous  escri- 
roit,  peutestre  que  son  mal  l'en  a  empesché.  » 

X'est-ce  pas  encore  de  la  présence  de  sa  fille  que  résultent 
cette  sérénité,  cette  allégresse  même,  qui  se  marque  dans  tous 
ses  propos  ?  Qu'on  ne  lui  parle  pas  de  la  vieillesse,  des  cheveux 
gris  qu'il  s'était  observés  :  «  Il  y  a  trente  ans  que  je  n'ayeu,  écrit- 
il  à  Mersenne,  le  9  janvier  1639  5,  grâces  à  Dieu,  aucun  mal 
qui  meritast  d'estre  appelé  mal.   Et,   pour  ce  que  l'aage  m'a 


1    Cf.  Œuvres,  t.  II,  pp.  544-546. 

2.  Cette  mention  de  Alkmaar  ferait  songer  à  Sanlpoort,  même  pour  la  lettre  déjà 
citée,  de  aoûl   L637.  Cf  plus  haut,  p.  488. 

Cf.  Œuvres,  t.   I,  p.  401  et  t.   XII,  p.  123,  note/. 
•I.  Cf.  Œuvres,  t.  II,  p.  361.  C'est  le  voisinage  de  Bannius  (cf.  aussi  t.  II,  p.  153), 
le  fait  que  Descartes  se  sert  du  courrier  de  Harlem  et  non  de    celui  d<-    Alkmaar  (cf. 
t.  II,  p.  174,  338,   I  .'17)  qui  me  font  reporter  à  mai  1638  le  séjour  à  Santpoort  et  peut- 
être  même  à  novembre  1637,  sinon  plus  tôt  (cf.  t.  II,  p.  450). 
Œuvres,  t.  II,  p.  480. 


A    SANTPOORT   PRÈS   HARLEM   (1638-1639)  515 

osté  cette  chaleur  de  foyé  qui  me  faisoit  autrefois  aymer  les 
armes  et  que  je  ne  fais  plus  profession  que  de  poltronnerie  et 
aussy  que  j'ay  acquis  quelque  peu  de  connoissance  de  la  méde- 
cine et  que  je  me  sens  vivre  et  me  taste  avec  autant  de  soin 
qu'un  riche  goûteux,  il  me  semble  quasi  que  je  suis  maintenant 
plus  loin  de  la  mort  que  je  n'estois  en  ma  jeunesse.  Et  si  Dieu 
ne  me  donne  assez  de  science  pour  éviter  les  incommoditez 
que  l'aage  apporte,  j'espère  qu'il  me  lairra  au  moins  assez  long 
tems  en  cete  vie  pour  me  donner  loysir  de  les  souffrir.  Toute- 
fois, le  tout  dépend  de  sa  providence,  à  laquelle,  raillerie  à 
part,  je  me  soumets  d'aussy  bon  cœur  que  puisse  avoir  fait  le 
Père  Joseph  x  et  l'un  des  poins  de  ma  morale  est  d' aymer  la 
vie  sans  craindre  la  mort.  » 

A  Huygens,  il  mande,  en  juin  1639  2  :  «  Et  pour  la  mort, 
dont  vous  m'avertissez,  quoy  que  je  sçache  assez  qu'elle  peut 
à  chaque  moment  me  surprendre,  je  me  sens  toutesfois  encore, 
grâces  à  Dieu,  les  dents  si  bonnes  et  si  fortes  que  je  ne  pense 
pas  la  devoir  craindre  de  plus  de  trente  ans,  si  ce  n'est  qu'elle 
me  surprenne.  » 

a  Les  dents  si  bonnes  et  si  fortes  »,  toujours  l'impression  de 
vie  robuste  que  donne  à  ce  corps  grêle  et  petit,  à  la  poitrine 
trop  étroite,  le  grand  air  du  large  et  la  végétation  luxuriante 
du  jardin  où  il  écoute  l'écho  :  «  Je  rencontray  icy,  dernière- 
ment 3,  par  hasard,  un  autre  Echo  que  vous  trouverez  peut 
estre  assez  rare,  car,  soit  qu'on  parlast  haut  ou  bas  ou  qu'on 
frapast  des  mains  etc.,  il  rendoit  tousjours  un  mesme  son,  qui 
estoit  fort  clair  et  fort  aigu,  semblable  à  celui  de  la  voix  d'un 
poulet,  nonobstant  que  ceux  qu'on  faisoit  en  fussent  fort 
differens,  en  sorte  que  je  pensois  du  commencement  qu'il  y 
eust  quelque  oiseau  caché  dans  les  herbes  où  je  l'entendois, 
mais  j'apperceu  aussy  tost  après  que  c'estoit  un  Echo  qui  se 
formoit  dans  ces  herbes,  lesquelles  estant  des  cors  fort  petits 
et  déliez  à  comparaison  des  tours  et  des  rochers,  où  l'Echo  a 
couslume  de  se  former,  estant  frapées  par  la  voix,  faisoient 
leurs  tours  et  retours  beaucoup  plus  frequens  et  ainsy  don- 
noient  un  son  plus  aigu.  Car  cet  Echo  estoit  dans  un  coin  de 
jardin  où  quantité  de  bestes  et  autres  herbes  estoient  montées 

1.  «  L'Eminence  grise  »,  mort  le  18  décembre  1638. 

2.  Œuvres,  t.  II,  p.  552. 

3.  Ibid.,  p.  330  :  Lettre  à  Mcrsenne  du  23  août  1638. 


516  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

en  graines  à  la  hauteur  d'un  homme  ou  davantage  et  la  plus 
part  de  ces  herbes  estant  coupées,  l'Echo  a  presque  du  tout 
cessé.  » 

Comme  Mersenne  émet  des  doutes,  Descartes  se  fâche  et  le 
rembarre  d'importance  :  «  Pour  l'Echo  \  j'admire  que  vous 
m'estimiez  si  simple  que  de  penser  que  quelque  Jean  des  Vignes 
m'ait  abusé,  car  je  vous  assure  que  jel'ay  observé  aux  champs, 
en  mon  propre  jardin,  où  il  n'y  a  personne  aux  environs  qui 
puisse  y  faire  aucune  fourbe  ny  en  donner  le  moindre  soupçon 
qu'on  puisse  imaginer.  Et  encore  maintenant,  il  y  a  une  planche 
de  cicorée  sauvage,  dans  laquelle  il  répond  un  peu,  quand  on 
frappe  des  mains,  mais  les  grandes  herbes,  où  il  répondait  le 
plus  distinctement,  ont  esté  coupées.  Au  reste,  la  raison  de 
cet  Echo  me  semble  si  claire  que  je  ne  doute  point  qu'on  ne 
le  puisse  rencontrer  en  plusieurs  autres  lieux,  comme,  par 
exemple,  dans  les  bleds,  quand  ils  sont  fort  hauts  et  prests  à 
coupper.  » 

Il  n'échangerait  pas  son  ermitage  pour  le  Louvre  même  : 
«  Pour  en  parler  entre  nous,  confie-t-il  à  son  correspondant,  le 
27  mai  1638  2,  il  n'y  a  rien  qui  fust  plus  contraire  à  mes 
desseins  que  l'air  de  Paris,  à  cause  d'une  infinité  de  divertisse- 
mens  qui  y  sont  inévitables  et,  pendant  qu'il  me  sera  permis  de 
vivre  à  ma  mode,  je  demeureray  tousjours  à  la  campagne,  en 
quelque  pais  où  je  ne  puisse  estre  importuné  des  visites  de  mes 
voisins,  comme  je  fais  icy  maintenant  en  un  coin  de  la  Xorthol- 
lande,  car  c'est  cette  seule  raison  qui  m'a  fait  préférer  ce  pais 
au  mien  et  j'y  suis  maintenant  si  accoustumé  que  je  n'ay  nulle 
envie  de  le  changer.  » 

Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  n'y  reçoive  quelques  visites.  Le  jardin 
touffu  abrite  souvent,  de  ses  ombrages,  les  robes  courtes  à  rabat 
blanc  de  deux  prêtres  catholiques  de  Harlem,  Bannius  et  Blom- 
maert 3,  qui  deviendront  et  resteront  ses  amis  et  avec  qui  il 
discutera,  comme  il  l'avait  fait  à  Egmond,  avec  le  prêtre  d'Alk- 
maar,  Caterus  4. 

-  Monsieur  Bannius...  est  non  seulement  catholique  mais,  avec 
cela,  Prestre,  écrit  Descartes  à  Mersenne  le  27  mai  1638 5,  et 

1.  Œuvres,  t.  II,  pp.  396-397.  Lettre  à  Mersenne,  du  11  octobre  1638. 

2.  Ibid.,  t.   II,  pp.   151-152. 

3.  Sur  tes  prêtres  et  le  Chapitre  de  Harlem,  voir  Œuvres,  t.  XII,  p.  290  et  s. 

4.  Cf.  Ibid.,  et  t.  III,  p.  265. 

5.  Ibid.,  t.  II,  p.  150. 


LES   ABBÉS   BANNIUS   ET  BLOMMAERT  517 

qui  a,  je  croy,  quelque  bénéfice  dans  Harlem.  Il  est  fort  sçavant 
en  la  pratique  de  la  musique  ;  pour  la  théorie,  je  vous  en  laisse 
juger.  »  Bannius,  c'est  Jean  Albert  Ban,  archiprêtre  de  Harlem, 
où  les  canonicats  sont  restés  debout  sur  les  ruines  de  l'Église, 
comme  à  Utrecht.  On  le  fit  un  jour  concourir  contre  Boësset 
de  Villedieu  pour  composer  un  air  sur  les  vers  : 

Me  veux-tu  voir  mourir,  insensible  Climaine  ? 

La  préférence  alla  au  musicien  français  et  c'est  en  vain  que  le 
Hollandais  en  appela  à  Anne  Marie  de  Schurman  x.  Ban  a  fait 
entendre  un  petit  concert  de  musique  vocale  et  instrumentale 
à  Descartes,  qui  a  été  le  voir  le  13  janvier  1640,  sans  doute  «  en 
la  rue  de  Saint- Jean»,  où  il  habitait,  du  moins  en  juillet  suivant, 
«visa  vis  de  la  Commanderie  » 2.  Le  15  octobre  1639,  Bannius 
écrit  à  Constantin  Huygens  3  :  «  Hier  j'ai  passé  une  demi- 
journée  avec  le  héros  Descartes  à  parler  musique.  »  L' archi- 
prêtre a  fait  connaître  à  celui-ci  le  digne  curé  «  Blomert  » 
et  c'est  en  leur  faveur  que  Descartes  adresse  à  Huygens, 
dans  ce  même  mois 4,  une  requête,  intéressante  à  bien  des 
égards,  d'abord,  en  ce  qu'elle  établit  leurs  relations  avec  leur 
voisin  le  philosophe,  ensuite,  parce  qu'elle  nous  éclaire  sur  la  - 
situation  des  catholiques  en  Hollande,  à  cette  époque  : 

«  Monsieur, 

«  Si  vous  n'aviez  jamais  dit  aucun  bien  de  moy,  je  n'aurois 
peut  estre  jamais  eu  de  familiarité  avec  aucun  Prestre  de  ces 
quartiers,  car  je  n'en  ay  qu'avec  deux,  dont  l'un  est  M.  Ban- 
nius, de  qui  j'ay  acquis  la  connoissance  par  l'estime  qu'il  avoit 
ouy  que  vous  faisiez  du  petit  traitté  de  Musique  qui  est  autres- 
fois  eschappé  de  mes  mains,  et  l'autre  est  son  intime  amy, 
M.  Bloemert,  que  j'ay  aussi  connu  par  mesme  occasion.  Ce  que 
je  n'écris  pas  à  dessein  de  vous  en  faire  des  reproches,  car,  au 
contraire,  je  les  ay  trouvez  si  braves  gens,  si  vertueux  et  si 
exempts  des  qualitez  pour  lesquelles  j'ay  coust urne,  en  ce  pais, 
d'éviter  la  fréquentation  de  ceux  de  leur  robe,  que  je  conte 


1.  Œuvres,  t.  III,  pp.  261-262. 

2.  Ibid.,  t.  III,  p.  127. 

3.  Cf.  Ibid.,  t.  II,  p.  586  :  «  Hcri  cum  Hcroc  Dcscartio  mcdiain  diem  in  colloquiis 
musicis  consumpsi  ».  Dans  une  lettre  précédente,  il  avait  dit:  «Rem  omnem  Heroi 
Descartio  mini  amicissimo  proposui  ». 

4.  Cf.  ibid.,  t.  II,  pp.  583-586. 


518  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

leur   connoissance   entre   les    obligations   que  je  vous    ay...  » 

«  Je  croy  les  avoir  assez  fréquentez  pour  connoistre  qu'ils 
ne  sont  pas  de  ces  simples  qui  se  persuadent  qu'on  ne  peut 
estre  bon  Catholique  qu'en  favorisant  le  party  du  Roy  qu'on 
nomme  Catholique1,  ny  de  ces  séditieux  qui  le  persuadent  aux 
simples,  et  qu'ils  sont  trop  dans  le  bon  sens  et  dans  les  maximes 
de  la  bonne  Morale.  A  quoy  j'adj ouste  qu'ils  sont  icy  trop 
accommodez  et  trop  à  leur  aise  dans  la  médiocrité  de  leur  con- 
dition Ecclésiastique  et  qu'ils  chérissent  trop  leur  liberté,  pour 
n'estre  pas  bien  affectionnez  à  l'Estat  dans  lequel  ils  vivent. 
Que  si  on  leur  impute  à  crime  d'estre  Papistes...,  c'est  un  crime 
si  commun  et  si  essentiel  à  ceux  de  leur  profession  que  je  ne  me 
sçaurois  persuader  qu'on  le  veuille  punir  à  la  rigueur  en  tous 
•ceux  qui  en  sont  coupables...  » 

Descartes  se  justifie  de  sa  requête  en  affirmant  qu'il  considère 
aussi  son  propre  intérêt  :  «  Il  y  en  a  en  France,  entre  mes  faiseurs 
d'objections,  qui  me  reprochent  la  demeure  de  ce  Païs,  à  cause 
que  l'exercice  de  ma  Religion  n'y  est  pas  libre  ;  mesme,  ils 
disent  que  je  ne  suis  pas,  en  cela,  si  excusable  que  ceux  qui 
portent  les  armes  pour  la  deffense  de  cet  Estât,  pource  que  les 
interest  en  sont  joints  à  ceux  de  la  France  et  que  je  pourrois 
faire  par  tout  ailleurs  le  mesme  que  je  fais  icy.  A  quoy  je  n'ay 
rien  de  meilleur  à  répondre,  sinon  qu'ayant  icy  la  libre  fréquen- 
tation et  l'amitié  de  quelques  Ecclésiastiques,  je  ne  sens  point 
que  ma  conscience  y  soit  contrainte.  » 

Nous  avons  là  un  écho  des  conversations  de  famille,  ou  de 
confessionnal,  dans  lesquelles  on  reprochait  à  de  jeunes  catho- 
liques français  d'aller  servir  ou  s'instruire  chez  les  protestants 
de  Hollande. 

Outre  les  deux  prêtres,  deux  protestants  très  authentiques, 
sans  parler  de  Pollot,  fréquentaient  la  maison  de  Santpoort 
et  y  faisaient  de  courts  séjours,  l'ancien  et  le  nouveau  dis- 
ciples, Reneri,  qui  avait  été  l'annonciateur,  et  Regius,  qui 
allait  devenir  l'apôtre  :  «  Mr  Renery,  venant  icy,  m'a  apporté 
la  hauteur  de  la  tour  d'Utrecht  »  2,  note  Descartes,  le  23 
août  1638,  mais  il  ne  devait  pas  jouir  longtemps  ni  souvent 
de  cette  hospitalité  qui  savait  se  faire  si  accueillante.  Au  début 
de  mars,  une  lettre  de  Regius  annonce  que  Reneri  est  empêché 

1.  Le  roi  d'Espagne. 

2.  Cf.  Œuvres,  t.  II,  p.  330. 


A   SANTPOORT  PRÈS  HARLEM  (1638-1639)  519 

de  venir  «  à  cause  de  ses  fréquentes  indispositions  ».  *  Comme 
celles-ci  prennent  une  allure  inquiétante,  Descartes  se  précipite 
au  chevet  de  son  ami  et  le  trouve  mourant,  à  Utrecht,  à  la 
mi-mars  2  1639  : 

«  J'ay  fort  plaint  la  mort  de  Mr  Renery,  écrit-il  de  Santpoort 
à  Pollot,  le  6  mai  suivant.  J'allay  pour  le  voir  si  tost  que  j'eu 
apris  que  son  mal  avoit  passé  les  bornes  d'une  simple  fièvre, 
mais  j'en  avois  esté  averti  si  tard  que  je  ne  le  trouvay  plus 
en  estât  de  recevoir  aucune  assistance  de  ses  amis  et  mon 
voyage  fut  en  tout  si  peu  heureux  que  mesme  je  ne  vous  trouvay 
point  à  Utrecht  où  je  pensois  que  vous  fissiés  vostre  demeure  » 3. 

Cette  mort  fut  l'occasion  d'une  éclatante  manifestation  du 
Cartésianisme  à  l'Université  d' Utrecht,  car  Jîmilius  ou  Melis 
y  prononça  une  oraison  funèbre  de  Reneri  qui  n'était  qu'un 
long  panégyrique  de  Descartes,  à  qui  Regius  en  envoya  une 
copie  manuscrite.  Ce  fut  aussi  l'occasion  d'un  avancement 
pour  celui-ci  qui,  de  «  professeur  extraordinaire  »  qu'il  était  depuis 
le  6  septembre  1638  seulement,  devint  «  professeur  ordinaire  », 
le  18  mars  1639,  sans  que  personne  s'opposât  au  rapide  avance- 
ment 4  où  était  arrivé  l'élève  de  Reneri  et  le  fidèle  disciple 
de  la  Méthode. 

Sa  réputation  est  désormais  établie  et,  une  semaine 
avant  la  mort  de  son  maître,  il  pouvait  écrire  à  Descartes  5 
que  les  cours  de  médecine,  conformes  aux  principes  cartésiens, 
attiraient  non  seulement  plusieurs  étudiants  en  médecine  mais 
même  des  philosophes,  des  jurisconsultes,  des  théologiens  et 
d'autres  auditeurs  étrangers.  Il  lui  annonce  qu'il  passera  deux 
ou  trois  jours  auprès  de  lui  pour  lui  demander  son  avis  sur  divers 
projets.  Si  insensible  qu'il  soit  à  la  flatterie,  Descartes  ne  laisse 
pas  d'être  agréablement  chatouillé  par  l'hommage  des  jeunes, 
et,  en  sciences  comme  en  lettres,  on  l'est  encore  à  quarante 
ans,  qui  est  l'âge  de  Regius,  né  à  Utrecht  en  1598  6  : 

«  Que  ces  gens  là  facent  ou  dient  ou  escrivent  tout  ce  qu'ils 


1.  D'après  un  résumé  de  Baillet,  cf.  Œuvres  de  Descartes,  t.  II,  527. 

2.  Il  mourut,  le  15  ou  16  mars  1639,  peut-être  dans  les  bras  de  sa  jeune  femme, 
qu'il  aurait  épousée  in  extremis,  mais  il  ne  semble  pas  que  ce  fut  le  jour  de  ses  noces, 
comme  le  veut  Gassend  (cf.  Œuvres  de  Descartes,  t.  II,  p.  529),  qui  dit  tenir  son 
récit  de  Bornius. 

3.  Œuvres,  t.  II,  p.  545. 

4.  Ibid.,  p.  529. 

5.  9  mars  1639.  Cf.  Ibid.,  t.  II,  p.  527. 

6.  Vrijer,  Regius,  p.  5. 


520  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

voudront,  mandait  Descartes  à  Mersenne,  le  23  août  1638 1,  en 
parlai  t  de  ses  contradicteurs  et  après  avoir  reçu  le  premier 
hommage  de  Regius  ou  de  Roy,  je  suis  résolu  de  les  mespriser. 
Et,  au  bout  du  conte,  si  les  François  me  font  trop  d'injustice, 
je  me  tournerai  vers  les  gentils  2.  Je  suis  résolu  de  faire  imprimer 
bientost  ma  version  latine  pour  ce  sujet  et  je  vous  diray  que 
j'ay  receu,  cete  semaine  mesme,  des  lettres  d'un  Docteur  que  je 
n'ay  jamais  vu  ny  connu  et  qui,  néanmoins,  me  remercie  fort 
affectueusement  de  ce  que  je  l'ay  fait  devenir  Professeur  en 
une  Université  où  je  n'ay  ny  amis  ny  pouvoir.  »  Exagération 
évidente,  puisqu'il  y  a  non  seulement  Reneri  mais  ^Emilius. 

«  Mais  j'apprens,  qu'ayant  enseigné  en  particulier  quelque 
chose  de  que  j'ay  fait  imprimer,  à  des  escholiers  de  ce  lieu  là, 
ils  y  ont  pris  tel  goust  qu'ils  ont  tous  prié  le  magistrat  de  leur 
donner  ce  professeur.  Il  y  en  a  d'autres  aussy  qui  enseignent 
ma  Géométrie,  sans  en  avoir  eu  de  moy  aucunes  instructions  et 
d'autres  qui  la  commentent.  Ce  que  je  vous  escris,  afïin  que  vous 
sçachiez  que,  si  la  vérité  ne  peut  trouver  place  en  France, 
elle  ne  lairra  peut  estre  pas  d'en  trouver  ailleurs  et  que  je  ne 
m'en  mets  point  fort  en  peine  » 3. 

Ceci  est  du  dépit  ou  je  m'y  trompe  fort,  car  seule  consacre 
la  louange  du  grand  Paris  :  tous  les  Regius  du  monde  ne  la 
remplaceront  point.  Cependant  le  Hollandais  conjure  le  maître  de 
lui  donner,  auprès  de  lui,  la  place  de  feu  M.  Reneri,  ajoutant  que, 
s'il  l'accordait,  il  s'estimerait  aussi  heureux  que  s'il  estoit  élevé 
jusqu'au  troisième  Ciel.  Il  ira  le  voir  à  la  Pentecôte  4  sans  doute 
pour  lui  parler  de  la  Physique,  enseignement  qu'il  a  demandé 
à  joindre  à  celui  de  la  Botanique  et  de  la  Médecine,  à  quoi 
la  municipalité  avait  consenti,  le  22  avril  1639. 

Dans  les  intervalles  de  ces  rares  visites,  de  quoi  s'occupe 
Descartes  ?  Beaucoup  de  la  médecine,  il  nous  l'a  dit,  et,  par 
conséquent,  delà  dissection.  Il  rit  de  ceux  qui  l'accusent  d'aller 
par  les  villages  pour  voir  tuer  des  pourceaux  5,  mais  il  est  per- 
suadé que  la  «  Nature  agit,  en  tout,  suivant  les  loix  exactes  des 

1.  Cf.  Œuvres,  t.  II,  p.  334. 

2.  En  latin  dans  le  texte. 

3.  Ibid. 

4.  Non  pas  à  Egmond,  comme  dit  Baillet,  mais  à  Santpoort,  car  il  est  difficile 
d'admettre  que  Descartes,  dans  sa  lettre  du  (3  mai  1639,  datée  de  Santpoort,  invite 
Pollot  à  venir  l'y  voir,  sans  le  prévenir  qu'il  sera  à  la  Pentecôte  (12  juin)  à  Egmond, 
où,  selon  Baillet,  Regius  lui  fait  prévoir,  le  17  mai,  sa  visite. 

5.  Œuvres,  t.  II,  p.  G21. 


A    SANTPOORT   PRÈS   HARLEM   (1638-1639)  521 

Mechaniques  et  que  c'est  Dieu  qui  luy  a  imposé  ces  loix  »,  x 
mais  il  ne  se  contente  pas  de  cette  théorie.  «  J'ay  considéré 
non  seulement  ce  que  Vezalius  et  les  autres  écrivent  de  l'Ana- 
tomie,  mais  aussi  plusieurs  choses  plus  particulières  que  celles 
qu'ils  écrivent,  lesquelles  j'ay  remarquées  en  faisant  moy-mesme 
la  dissection  de  divers  animaux.  C'est  un  exercice  où  je  me  suis 
souvent  occupé  depuis  unze  ans  et  je  croy  qu'il  n'y  a  gueres 
de  Médecin  qui  y  ait  regardé  de  si  prés  que  moy.  Mais  je  n'y 
ay  trouvé  aucune  chose  dont  je  ne  pense  pouvoir  expliquer  en 
particulier  la  formation  par  les  causes  Naturelles.  » 

En  cela  Descartes,  malgré  ses  erreurs  et  la  fausseté  de 
certaines  de  ses  théories,  est,  encore  un  coup,  vraiment  un 
savant  moderne  :  «  tout  de  mesme  que  j'ay  expliqué  en  mes 
Météores,  celle  d'un  grain  de  sel  ou  d'une  petite  étoille  de  neige. 
Et  si  j'estois  à  recommencer  mon  Monde  où  j'ay  suposé  le  corps 
d'un  animal  tout  formé  et  me  suis  contenté  d'en  monstrer  les 
fonctions,  j'entreprendrois  d'y  mettre  aussi  les  causes  de  sa 
formation  et  de  sa  naissance.  Mais  je  n'en  sçay  pas  encore 
tant,  pour  cela,  que  je  pusse  seulement   guérir  une    fièvre...  » 

Il  a  donc  refait  dans  son  «  Monde  »,  appliquée  à  l'homme, 
l'hypothèse,  si  dangereuse  pour  les  théogonies,  qu'il  a  formulée 
dans  le  Discouis  de  la  Méthode  et  où  apparaît  si  nettement  la 
notion  de  Loi  :  «  Je  me  résolu  de  laisser  tout  ce  Monde  icy  à 
leurs  disputes  et  de  parler  seulement  de  ce  qui  arriveroit  dans 
un  nouveau,  si  Dieu  creoit  maintenant,  quelque  part,  dans  les 
Espaces  imaginaires,  assez  de  matière  pour  le  composer  et  qu'il 
agitast  diversement  et  sans  ordre  les  diverses  parties  de  cete 
matière,  en  sorte  qu'il  en  composast  un  Chaos  aussy  confus 
que  les  Poètes  en  puissent  feindre  et  que,  par  après,  il  ne  fist 
autre  chose  que  prester  son  concours  ordinaire  à  la  Nature  et 
la  laisser  agir  suivant  les  Loix  qu'il  a  establies.  » 2 

Aussi  se  garde-t-il  bien  de  mettre  «  au  monde  son  Mondi 
comme  l'y  invite   avec  insistance   Constantin   Huygens.    1  >es- 
cartes  lui  répond4  :  «  Je  n'ay  pas  juré  de  ne  permettre  point 
que  mon  Monde  voye  le  jour  pendant  ma  vie,  comme  je  n'ay 
point  aussi  juré  de  faire  qu'il  le  voye   après  ma  mort,   mais 


1.  Œuvres,  t.  II,  p.  525.  Lettre  du  [20  février  1639]  a  Mersenne. 

2.  lbid.,  t.  VI,  p.  12. 

3.  Ibid.,  t.  II,  p.  547.  Lettre  de  La  Hâve,  15  mai  1639. 

4.  Ibid.,  pp.  552-553.  Lettre  de  [juin  1030]. 


522  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

que  j'ay  dessein,  tant  en  cela  qu'en  toute  autre  chose,  de  me 
régler  selon  les  occurrences  et  de  suivre,  autant  que  je  pourray, 
les  conseils  les  plus  seurs  et  les  plus  tranquilles...  Et  comme 
on  laisse  les  fruits  sur  les  arbres  aussi  long-temps  qu'ils  y  peuvent 
devenir  meilleurs,  nonobstant  qu'on  sçache  bien  que  les  vents 
et  la  gresle  et  plusieurs  autres  hazards  les  peuvent  perdre  à 
chaque  moment  qu'ils  y  demeurent,  ainsi  je  croy  que  mon 
Monde  est  de  ces  fruits  qu'on  doit  laisser  meurir  sur  l'arbre 
et  qui  ne  peuvent  trop  tard  estre  cueillis.  » 

«  Après  tout  je  m'asseure  que  c'est  plutost  pour  me  gratifier 
que  vous  m'invitez  à  le  publier  que  pour  aucune  autre  occasion, 
car  vous  jugez  bien  que  je  n'aurois  pas  pris  la  peine  de  l'écrire, 
si  ce  n'estoit  à  dessein  de  le  faire  voir  et  que  par  conséquent, 
je  n'y  manqueray  pas,  si  jamais  j'y  trouve  mon  compte  et  que 
je  le  puisse  faire  sans  mettre  au  hazard  la  tranquillité  dont  je 
jouis  »  1. 

1.  Cf.  Œuvres,,  t.  II,  p.  553. 


CHAPITRE  XV 


SÉJOUR    A    HARDERWIJK    (1640),     A   LEYDE    (1040) 
ET   A    ENDEGEEST    (1641-1643) 


Vers  la  fin  de  l'année  1639,  au  début  de  décembre,  Descartes 
semble  avoir  voulu  se  rapprocher  d'Utrecht  et  de  Regius,  sans 
toutefois  s'établir  dans  cette  ville  même.  Il  choisit  Harderwijk. 
C'est  encore  une  petite  cité  universitaire.  Elle  avait  sa  «  Hoo- 
geschool  »  depuis  1619  et  des  hommes  de  valeur  y  avaient 
enseigné,  comme  Thysius  et  Constantin  L'Empereur  van 
Oppyck,  appelés  par  la  suite  à  Leyde  ;  Johan  van  Mandeville  ; 
Hendrick  de  Diest,  qui  remplaça  L'Empereur  en  1627  et  passa 
après  à  Deventer  ;  Johan  Kloppenburg  (1592-1652),  ami  de 
Saumaise.  En  droit,  elle  eut  Gérard  van  Bronckhorst,  A.  Mat- 
thaeus  II,  Cup,  plus  tard  appelé  à  Franeker,  et  Christenius.  Jean 
Isaac  Pontanus  y  était  mort,  au  début  d'octobre  1639.  Docteur 
en  médecine,  et,  comme  A.  Metius,  élève  de  Tycho-Brahé,  à 
Copenhague,  il  avait  publié  le  Livre  de  Magirus  De  Physica  et 
un  Itinerarium  Galliœ  Narbonensis.  Ant.  Deusing  lui  avait 
succédé  l,  après  une  leçon  inaugurale  De  recta  Philosophiae 
naturalis  conquirendae  methodo.  On  dirait  vraiment  que  le 
philosophe  français  veut  faire  le  tour  des  universités  hollan- 
daises pour  y  recruter  des  disciples  et  en  gagner  les  maîtres. 

Ceux-ci  enseignaient  au  Catharinen  Closter  dont  des  parties 
existent  encore  ;  là  dut  se  rendre  parfois  Descartes,  au 
moins  pour  y  consulter  des  livres  quand  il  n'a  pas  assez  de 
sa  Bible  et  de  la  Somme  de  Saint  Thomas  qu'il  a  emportées  2. 
Pouvait-il  exercer  la  religion  catholique  à  Harderwijk  ?  c'est 

1.  Cf.  Schrassert,  Hardervicum  anliquum,  Harderwijk,  1732,  petit  in-4°,  deux 
volumes  et  surtout  Bouman,  (iesch.  van  de...  (ieldersche  Hoogeschool,  t.  I,  p.  40. 

2.  Il  écrit,  le  25  décembre  1639,  (cf.  Œuvres,  t.  II,  p.  630)  au  Père  Mcrsenne  :  «Je 
ne  suis  point  si  dépourvu  de  livres  que  vous  pensez  et  j'ay  encore  icy  une  Somme  de 
S.  Thomas  et  une  Bible  que  j'ay  aportée  de  France.  » 


524  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

possible,  mais  elle  y  était  en  tous  cas  persécutée,  car,  le  26  jan- 
vier 1659,  un  prêtre  est  arrêté  et  condamné  à  six  cents  florins 
d'amende  pour  y  avoir  célébré  la  messe  1. 

Je  n'ai  pu  retrouver  trace  de  Descartes,  aux  archives  de  la 
vieille  cité  fortifiée,  dont  les  remparts  gazonnés  et  boisés  baignent 
dans  les  eaux  de  ce  grand  marais  glauque  qu'est  le  Zuyderzée. 
Au  reste,  pour  attester  son  séjour  à  Harderwijk,  nous  n'avons 
que  le  seul  témoignage  de  Baillet 2,  ce  qui  n'est  pas  toujours 
suffisant. 

Mais  cette  ville  est  encore  bien  loin  d'Utrecht  ;  aussi  Regius 
l'a-t-il  peut-être  persuadé  de  se  rapprocher  de  lui  davantage 
et  de  venir  à  Amersfoort.  C'est  au  moins  là  qu'il  a  installé 
Francine  et  qu'il  songe  à  aller  la  rejoindre,  au  témoignage  d'une 
lettre  de  Regius  du  30  mai  1640,  résumée  par  Baillet. 

Il  n'y  a  pas  d'autres  raisons  aux  intentions  de  Des- 
cartes de  se  fixer  à  Amersfoort  que  la  présence  de  sa  fille  et  le 
voisinage  d'Utrecht,  dont  cette  cité  est  distante  de  22  kilo- 
mètres. Aujourd'hui,  on  y  cherchera  en  vain  des  vestiges 
de  ce  séjour  et  delà  tombe  de  l'enfant  de  cinq  ans,  mais  on  y 
trouvera  un  lieu  qui  doit  nous  être  cher  et  sacré,  le  Séminaire 
des  Vieux-Catholiques,  du  vénérable  professeur  Kenning,  où 
se  forment  les  prêtres  des  «  Roomschkatholieke  van  de  Oudbis- 
schoppelijke  clerezie  ».  Là  sont  recueillies  les  précieuses  archives 
du  Refuge  janséniste  de  Hollande  ;  là  sont  les  vues  de  Port- 
Royal,  les  admirables  portraits  de  Philippe  de  Champaigne, 
ceux  de  la  Mère  Angélique,  du  grand  Arnauld,  de  Nicole,  de 
Le  Maistre  de  Sacy  ;  là  ont  été  rassemblés  les  registres  de  la 
sainte  maison  de  Rhijnberg,  près  Zeist,  où  enseigna  au  xvme  siècle 
du  Pac  de  Bellegarde  et  où  le  fondateur  de  l'orientalisme,  Anquetil 
du  Perron,  fut  élève  d'Étemare.  Bien  que  les  Vieux-Catholiques 
se  défendent  d'être  des  jansénistes,  ils  gardent  la  tradition  de 
ceux-ci  et  leur  aversion  pour  les  Jésuites.  Amersfoort  et  Port- 
Royal  des  Champs  sont  les  deux  lieux  où  se  respire  encore 
l'atmosphère  propre  du  génie  de  Pascal. 

Tout  cela  n'était  point  encore,  et  Descartes,  à  part  la 
présence  de  sa  fille,  n'avait  rien  qui  l'attirât  là.  Il  se  fixa  à 
Leyde,  pour  la  raison  qui  l'y  avait  amené  en  1636.  De  même 

1.  Cf.  Schrassert,  op.  cit.,  p.  150.  Signalons  encore  la  présence  d'un  poète  gantois 
de  valeur  Zevecoot  (1596-1642).  Cf.  Bouman,  op.  cil.  I,  p.  59. 

2.  Cf.  Œuvres  de  Descartes,  t.  II,  p.  624. 


A  LEYDE  (1640)  525 

qu'il  songeait  alors  à  y  faire  éditer  la  Méthode,  il  pense  main- 
tenant à  y  imprimer  les  Meditationes,  commencées,  dès  1629, 
à  Franeker  et  qu'il  a  mises  au  point  à  Santpoort  et  à  Harder- 
wijk  :  «  Je  ne  feray  point  imprimer  mon  Essai  de  Métaphysique, 
écrit-il,  le  11  mars  1640,  au  P.  Mersenne  que  je  ne  sois  à  Leyde  *, 
où  je  pense  aller  dans  cinq  ou  six  semaines  et  vous  y  adresserez, 
s'il  vous  plaist,  vos  lettres,  chez  le  sieur  Gillot,  vis  à  vis  de  la 
Cour  du  Prince.  » 2  Aussi  celle  du  7  mai  suivant  3,  adressée  à 
Pollot  est-elle  écrite  de  Leyde.  Il  a  déjà  montré  le  manuscrit  1 
des  Meditationes  à  Regius  et  à  /Emilius,  qui  en  ont  été  tellement 
en  extase  qu'ils  n'ont  trouvé  à  y  corriger  que  la  ponctuation, 
et  cette  admiration  un  peu  aveugle  agace  l'auteur.  Il  est,  de  plus, 
fort  engagé  à  ce  moment  en  faveur  de  son  élève  Wassenaer, 
cet  arpenteur  d'Utrecht  qui  a  relevé  la  gageure  d'un  mathéma- 
ticien un  peu  hâbleur  nommé  Stampioen,  lequel  y  perdit  les 
six  cents  florins  de  l'enjeu  4. 

Cette  affaire,  que  Descartes  prend  fort  à  cœur,  retarde  l'impres- 
sion de  cinq  à  six  feuilles  des  Méditations  qu'il  pensait  envoyer, 
comme  spécimen,  au  P.  Mersenne  5,  ainsi  que  le  voyage  en  France 
auquel  il  songe.  Il  s'en  excuse  auprès  de  son  père,  par  une  lettre, 
aujourd'hui  perdue,  du  28  octobre  1640,  laquelle  ne  lui  parvint 
point,  car  le  conseiller  Joachim  Descartes  était  déjà  mort 
et  avait  été  inhumé,  le  20,  dans  l'Église  des  Cordeliers  de 
Nantes  6.  René,  à  qui  son  frère  tarda  beaucoup  à  faire  part  du  r 
décès  de  leur  père  éprouva  un  grand  chagrin.  «  La  dernière  lettre 
que  vous  m'avez  envoyée,  mande- t-il  au  P.  Mersenne,  le  3  dé- 
cembre 7,  m'apprend  la  mort  de  mon  Père,  dont  je  suis  fort 
triste  et  j'ay  bien  du  regret  de  n'avoir  pu  aller  cet  esté  en  France, 
afin  de  le  voir  avant  qu'il  mourust,  mais,  puisque  Dieu  ne  l'a 
pas  permis,  je  ne  croy  point  partir  d'icy  que  ma  Philosophie  ne 
soit  faite.  » 

La  blessure  nouvelle  rouvre    l'autre,    qui    n'est    pas    encore 
cicatrisée.  Aussi  la  lettre  de  condoléances  à  de  Pollot,  écrite 


1.  Il  doit  être  encore  soit  à  Harderwijk,  soit  à  Amersfoort.  Peut-être  a-t-il  deux 
résidences  à  ce  moment,  lui-même  étant  à  Ilarderwiju,  Francine  à  Amersfoort. 

2.  Œuvres,  t.  III,  pp.  35-36. 

3.  Ibid.,  p.  62. 

4.  La  sentence  fut  rendue  le  24  mai  1640  (cf.  Œuvres,  t.  III,  p.  63  et  passim,  notam- 
ment, p  5,  pour  l'exposé  de  la  querelle,  et  p.  16). 

5.  Œuvres,  t.  III,  p.  126.  Lettre  du  30  juillet  1640. 

6.  Ibid.,  p.  228. 

7.  Ibid.,  p.  251. 


526  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

de  Leyde,  en  janvier  1641  V  est  plus  sensible,  comme  on 
disait  au  xvme  siècle,  que  d'ordinaire.  Le  passage  suivant  a  la 
valeur  d'une  confession  sentimentale  :  «  Je  ne  suis  pas  de  ceux 
qui  estiment  que  les  larmes  et  la  tristesse  n'apartiennent  qu'aux 
femmes  et  que,  pour  paroistre  homme  de  cœur,  on  se  doive 
contraindre  à  monstrer  tousjours  un  visage  tranquille.  J'ay 
senty,  depuis  peu  2,  la  perte  de  deux  personnes  qui  m'estoient 
très-proches  et  j'ay  éprouvé  que  ceux  qui  me  vouloient  def- 
fendre  la  tristesse,  l'irritoient,  au  lieu  que  j'estois  soulagé  par  la 
complaisance  de  ceux  que  je  voyois  touchez  de  mon  déplaisir.  » 

Malgré  la  tristesse,  il  fallut  bien  se  préoccuper  des  questions 
d'héritage,  importun  et  nécessaire  accompagnement  de  la  perte 
d'êtres  qui  vous  sont  chers. 

Cependant,  retenu  par  ses  Méditations,  peu  soucieux  d'entrer 
en  contact  personnel  avec  les  Jésuites,  dont  il  sent  croître  l'oppo- 
sition à  la  philosophie  nouvelle,  ie  cadet  renonce  à  se  rendre 
en  France  pour  défendre  ses  intérêts,  et  il  en  confie  la  gestion 
à  son  ami  de  la  Villeneuve  du  Bouexic.  Il  l'établit  pour  pro- 
cureur, dit  Baillet.  Rien  de  plus  exact,  car  je  puis  produire 
ici,  pour  la  première  fois,  la  procuration  même  que  Descartes  a 
signée  et  fait  dresser  à  Leyde,  le  13  février  16.41,  par  le  notaire 
public  Fr.  Doude  3  ;  en  voici  le  début  et  la  fin  4  : 

Aujourd'huy,  le  13e  jour  du  mois  de  Février  1641,  comparut  par 
devant  moy,  François  Doude,  notaire  publicq  par  la  Court  provintiale 
d'Hollande,  sur  la  nomination  de  messieurs  les  magistrats  de  la  ville  de 
Leyde,  admis  residans  à  la  dite  ville,  et  les  tesmoins  cy  après  nommez,. 
René  d'Eseartes,  escuyer,  seigneur  du  Perron  5  demeurant  à  présent 
en  cette  ville  de  Leyde,  lequel,  en  sa  bonne  volonté,  a  fait  et  constitué, 
comme  il  fait  et  constitue  par  ces  présentes,  pour  son  procureur  gênerai 
et  spécial,  monsr.  Jacques  de  Bouexic,  escuyer,  seigneur  de  la  Villeneuve, 
spécialement  pour  et  au  nom  du  dit  sieur  constituant,  partager  et  divider 
avecq  Messieurs  ses  frères  et  sœurs  tous  les  biens  que  monsr.  son  feu 
père  et  mère  respectif  à  eux  ont  délaissé,  soit  héritages,  rentes,  meubles, 
immeubles...,  aussi  de  pouvoir  vendre  au  plus  grand  profit  du  dit  sieur 
constituant...  etc. 


1.  Œuvres,  t.  III,  p.  278. 

2.  Franchie  était  morte  le  7  septembre  1640.  Cf.  plus  haut,  p.  488. 

3.  Baillet  en  a  vu  une  ampliation,  puisque,  en  marge,  il  date  correctement  la 
procuration,  du  13  février  1641.  Cf.  Vie  de  Descaries,  t.  II,  p.  95. 

4.  Comme  pour  le  document  précédent  (cf.  p.  503,  n.  2),  l'honneur  de  la  découverte 
de  ce  manuscrit,  aux  Archives  municipales  de  Leyde,  revient  à  M.  Bijleveld,  ancien 
archiviste-adjoint,  qui  en  a  fourni  la  copie  à  M.  de  "W'aard  ;  ils  ont  bien  voulu  l'un 
et  l'autre  m'en  abandonner  la  publication. 

5.  Il  continue  donc  à  porter  ce  titre,  bien  qu'il  ait  vendu  sa  terre  du  Perron. 
Cf.  plus  haut,  p.  112. 


PROCURATION   INÉDITE  DU   13   FÉVRIER    1641  527 

Ainsi  fait  et  passé  à  la  vil'e  de  Leyde,  le  jour  et  an  que  dessus,  en 
présence  de  Messieurs  Corneille  de  Hogelande  et  Antoine  van  Surcq, 
tous  deux  cohabitans  de  cette  ville,  comme  croyables  tesmoins  de  ce 
requis. 

[signé]    René  Descartes 
C.  van  Hogelande 
A.  van  Surck 
Doude,  notaire  public. 

Remarquons  la  présence  aux  côtés  de  Descartes,  lors  de  la 
signature  de  cet  acte,  de  ses  deux  grands  amis,  van  Surck, 
qu'il  a  connu  à  Amsterdam  *  et  Corneille  van  Hogelande,  qui 
s'occupe  de  médecine  et  avec  qui  il  s'était  trouvé  au  chevet  de 
la  petite  de  Wilhem,  comme  il  résulte  des  deux  lettres  adressées, 
les  13  et  24  juin  1640  au  père,  le  conseiller  de  Leu  de  Wilhem, 
beau-frère  de  Huygens  : 

«  Monsieur, 

«  Nous  venons  de  voir  Mlle  vostre  fille,  Mr  Hooghelande  et 
moy,  et  nous  avions  aussy  envoyé  quérir  le  Me  Chrestien 2, 
mais  il  estoit  sorti  de  la  ville,  pour  estre  de  retour  à  ce  soir. 
C'est  pourquoy  nous  avons  remis  à  demain,  qu'on  l'avertira 
de  se  trouver,  sur  les  deux  heures,  chez  le  Sr  Gillot,  où  nous  irons 
aussy  et,  si  c'est  vostre  commodité  de  vous  trouver  icy  en  ce 
tems  là,  on  pourra  commencer  en  vostre  présence  ou  bien  mesme, 
encore  que  vous  ne  veniez  point,  on  ne  lairra  pas  de  commencer, 
si  ce  n'est  que  vous  donniez  autre  ordre  :  à  sçavoir,  on  lairra 
faire  le  Chirurgien,  pour  ce  qui  est  de  l'application  extérieure 
des  choses  qui  peuvent  servir  à  redresser  les  os  et  Mr  de  Hoo- 
ghelande s'est  laissé  persuader  d'entreprendre  le  reste,  en  quoy 
je  suis  assuré  qu'il  ne  manquera  pas  de  faire  tout  le  mieux  qui 
luy  sera  possible.  » 3 

La  collaboration  de  ce  Rose-Croix,  du  Chirurgien  et  du  Philo- 
sophe ne  semble  pas  avoir  donné  d'excellents  résultats  et,  de 
nos  jours,  Descartes  eût  peut-être  été  inculpé  d'exercice  illégal 
de  la  médecine.  Dans  sa  lettre  du  24  juin,  il  console  le  père  en 
lui  disant  : 


1.  Et  qui  transmettra  un  manuscrit  de  Descartes  à  Rcgius,  en  mai  16 11  (cf.  Œi:< 
vres,  t.  III,  p.  374). 

2.  Le  chirurgien. 

3.  Œuvres,  t.  III,  p.  91. 


528  DESCARTES  EN  HOLLANDE 

«  Monsieur, 

«  Je  croy  bien  que  vous  ne  remarquerez  pas  encore  grand 
changement  en  Mlle  vostre  fille  et  aussy  que  vous  n'en  espérez 
pas  encore  si  tost,  à  cause  qu'il  arrive  bien  plus  ordinairement 
que  les  maladies  qui  vienent  fort  viste,  soyent  fort  long  tems 
à  s'en  aller  que  non  pas,  au  contraire,  que  celles  qui  ont  esté 
plusieurs  années  à  se  former  se  passent  en  peu  de  jours. 

«  Mais  si  vous  jugez  que  les  remèdes  de  Mr  de  Hoghelande 
luy  soient  utiles,  j'ay  à  vous  offrir,  de  sa  part,  tout  ce  qui  est  en 
son  pouvoir  ;  et  il  dit  pouvoir  bien  lui  envoyer  à  la  Haye  quelques 
poudres,  qui  apparemment  luy  serviroient,  mais  qu'il  ne  pour- 
roit  pas  néanmoins  luy  envoyer  les  mesmes  choses  qu'il  luy 
pourroit  faire  prendre  icy,  à  cause  qu'il  faut  souvent  faire  la 
guerre  à  l'œil  et  augmenter  ou  diminuer  la  force  du  médica- 
ment, selon  qu'on  a  vu  l'efïect  des  precedens.  Et  enfin  je  voy 
bien  que  ce  qui  le  fait  estre  icy  plus  retenu  est  que,  le  mal  estant 
fort  invétéré,  il  n'en  ose  assurer  la  guerison,  mais  seulement 
offrir  de  faire  son  mieux.  »  1 

Il  doit  s'agir  d'une  coxalgie,  mais  Descartes  garde  une  par- 
faite confiance  dans  les  vertus  de  thaumaturge  de  van  Hoge- 
lande  ;  c'est  aussi  à  lui  qu'il  doit  faire  allusion  en  décembre  1640  2, 
quand  il  parle  d'un  ami  qui  lui  est  très  fidèle  et  qui  est  en  rela- 
tions suivies  avec  un  Jésuite  se  trouvant  alors  à  Leyde.  Sor- 
bière,  qui  y  exerça  également  la  médecine,  nous  a  parlé  du 
personnage  en  termes  assez  comiques3  :  «  Quant  au  Cornélius 
ab  Hoghelande,  duquel  vous  avés  Cogilationes  de  Œconomia 
Animalis,  c'est  un  gentil-homme  catholique,  grand  amy  de 
M.  Descartes.  Lors  que  je  demeurois  à  Leyden,  il  exerçoit  une 
Médecine  charitable  et  ne  demandoit  des  pauvres  gens  qu'il 
traittoit  qu'un  fidelle  rapport  du  succès  de  ses  remèdes.  Et 
comme  il  estoit  ravi  d'entendre  que  les  affaires  succedoient  bien, 
qu'on  se  portoit  un  peu  mieux  ou  qu'on  estoit  entièrement  guéri, 
il  ne  se  rebutoit  point  aussi  de  sa  pratique,  lors  qu'on  luy  disoit 
que  la  maladie  estoit  empirée,  qu'un  tel  symptôme  estoit  sur- 
venu et  qu'à  la  quarantième  selle,  le  pauvre  patient  estoit  expiré; 

1.  Œuvres,  t.  III,  p.  92-93. 

2.  Ibid.,  pp.  253-254  et  ici,  pius  haut,  p.  369,  n.  3. 

:<.  Samuel  Sorbière,  Lettres  et  Discours,  1660,  pp.  444-445,  cité  par  M.  Adam 
dans  sa  biographie  de  Descartes  au  t.  XII  des  Œuvres,  p.  111,  note,  mais  rectifié, 
ici,  sur  l'original,  in-4°. 


Planche  XLV, 


au  château  d'endegeest  (1641-1643)  529 

car  il  estoit  fort  homme  de  bien,  il  louoit  Dieu  de  toutes  choses 
et,  voyant,  par  le  moyen  de  ses  trois  elemens,  des  raisons  de 
tous  les  Phœnomenes,  desquelles  il  se  satisfaisoit,  il  ne  deses- 
peroit  jamais  de  remédier  une  autrefois  aux  plus fascheux incon- 
vénients de  sa  Pharmacie.  » 

«  J'ay  esté  souvent  dans  son  Laboratoire  et  je  l'ay  veli  plusieurs 
fois  au  vestibule  de  son  logis,  en  pantoufles  et  en  bonnet  de  nuict, 
distribuant,  de  8  à  9  heures  du  matin  et  de  une  à  deux  après 
midy,  des  drogues  qu'il  tiroit  d'un  cabinet,  qui  en  estoit  bien 
pourveii.  Son  père  avoit  travaillé  au  grand  Œuvre  et  mesme  il 
en  a  escrit,  si  je  ne  me  trompe.  Mais  le  fils  ne  seservoit  de  la 
Chymie  que  pour  la  Médecine  et  il  n'employait  les  remèdes  de 
cet  art  qu'au  défaut  des  communs  et  des  galeniques  qu'il  met- 
toit  premièrement  en  usage.  » 

L'importance  de  l'héritage  paternel  était  assez  grande  pour 
que  René  Descartes  pût  songer  à  un  établissement  à  la  fois 
plus  considérable  et  plus  définitif.  Le  31  mars  1641,  donc  moins 
de  deux  mois  après  la  procuration  que  nous  avons  citée,  Des- 
cartes ajoute  à  sa  communication  hebdomadaire  à  Mersenne 
un  post-scriptum  ainsi  conçu  :  «  Je  vous  envoyé  un  escrit  pour 
le  libraire,  que  vous  ne  trouverez  pas  daté  de  Leyde,  à  cause 
que  je  n'y  demeure  plus,  mais  en  une  maison  qui  n'en  est  qu'à 
demi-lieue,  en  laquelle  je  me  suis  retiré  pour  travailler  plus 
commodément  à  la  Philosophie  et  ensemble  aux  expériences. 
Il  n'est  point  besoin  pour  cela  de  changer  l'adresse  de  vos 
lettres  ou  plutost,  il  n'est  point  besoin  d'y  mettre  aucune  autre 
adresse  que  mon  nom,  car  le  messager  de  Leyde  sçait  assez  le 
lieu  où  il  les  doit  envoyer.  »  1 

La  maison  à  une  demi-lieue  de  Leyde,  c'est  ce  qu'on  appelle- 
rait, un  peu  pompeusement  pour  ce  qu'elle  était  alors,  le  château 
d'Endegeest.  Pourtant,  le  large  fossé  qui  l'entoure  toujours, 
après  les  nombreux  agrandissements  et  transformations  qu'il  a 
subis,  montrent  bien  que  nous  sommes  sur  l'emplacement  d'un 
de  ces  anciens  châteaux-forts,  si  nombreux  encore  dans  tous 
les  pays  où  ils  ont  été  bâtis  de  pierres  ou  de  rocs,  et  si  rares  en 
Hollande,  où  l'on  n'avait  à  sa  disposition  que  la  brique. 

Endegeest  avait  beaucoup  souffert  lors  du  fameux  siège  de 
Leyde  en  1574  2,  le  corps  principal  fut  incendié  et  seules  subsis- 

1.  Œuvres,  t.  III,  p.  350-351. 

2.  L'histoire  du  château  a  été  faite  par  M.  Bijlcveld  et  publiée  par  lui  dans  le 


530  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

taient,  comme  le  montre  un  dessin  du  temps  (cf.  pi,  XLV), 
les  deux  tours  de  droite  et  de  gauche,  mais  Maerten  van 
Schouwen  le  restaura  et  il  y  habitait  en  1622  avec  sa  femme, 
trois  enfants  et  quatre  domestiques.  En  1639,  le  domaine 
tomba  entre  les  mains  d'un  enfant  mineur,  Pieter  van  Foreest 
van  Schouwen,  qui,  se  mettant  à  voyager,  le  loua  à  René 
Descartes  ;  celui-ci  y  habita  de  la  fin  mars  1641  à  la  fin  d'avril 
1643  \  Le  propriétaire  était  catholique  et  c'est  probablement 
par  van  Hogelande  qu'ils  entrèrent  en  relation.  Tout  proche 
est  le  village  de  Oegstgeest,  où  il  y  avait  alors  une  petite  église, 
affectée,  aujourd'hui  encore,  au  culte  catholique.  C'est  là  que 
le  philosophe  allait  sans  doute  à  la  messe. 

De  Leyde  à  Endegeest,  il  n'y  a  pas  une  demi-lieue  française 
et  l'on  y  est  aujourd'hui  en  cinq  minutes,  par  le  tramway.  Le 
château  a  encore  grand  air,  mais  c'est  un  lieu  désagréable  à 
visiter,  car  il  a  été  transformé  en  asile  d'aliénés  et  cet  endroit, 
qui  vit  éclore  tant  de  pensées  ordonnées  et  hautes,  sert  de  refuge 
aux  divagations  des  fous.  Ironie  de  la  destinée,  du  genre  de 
celles  que  pratiquait  le  moyen-âge,  qui  aimait  à  faire  agiter 
les  grelots  et  la  marotte  du  sot  près  du  bonnet  des  docteurs. 

L'aspect  actuel  de  la  demeure,  où  il  n'y  a  à  visiter,  en  dehors 
des  deux  tours,  qu'une  grande  salle  ornée  de  tapisseries  des 
Gobelins,  ne  nous  dit  qu' approximativement  ce  qu'elle  était 
au  temps  de  Descartes.  Heureusement  que  cet  étonnant  Sor- 
bière,  embusqué  à  tous  les  coins  de  l'histoire  littéraire  duxvne 
siècle,  se  présente,  à  point  nommé,  pour  nous  servir  de  cicérone. 

«  Il  me  souvient,  écrit-il  dans  deux  lettres  à  M.  Petit,  Conseiller 
du  Roy  et  intendant  des  fortifications,  l'une  du  10  novem- 
bre 1657  et  l'autre  du  20  février  1658  2,  que  je  courus  à  Endelgeest, 
à  demie  lieue  de  Leyden,  du  costés  de  Warmont,  dés  que  je 
fus  en  Hollande  au  commencement  de  l'année  mil  six  cents 
quarante  deux.  J'y  visitay  M.  Descartes,  dans  sa  solitude,  avec 
beaucoup  de  plaisir...».  3 

«  Je  remarquay  avec  beaucoup  de  joye  la  civilité  de  ce  gen- 

Leidsche  Jaarboekje  de  1909  (Leyde,  Sijthofï),-p.  1-44  sous  ce  titre  :  Geschicdenis  van 
het  Kasleel  Endegeest.  M.  Adam  en  a  donné  un  résumé  dans  son  Supplément  (1913), 
aux  Œuvres  de  Descartes,  pp.  37-38. 

1.  Mis  efforts  pour  retrouver  le  contrat  de  location,  dans  les  Archives  de  Leyde 
ont  été  vains. 

2.  Lettres  et  Discours  de  M.  de  Sorbière,  Paris,  1660,  p.  677  et  p.  684,  cité  par 
MM.  Adam  et  Tannery,  t.  III,  p.  351.  Collationné  sur  l'original. 

3.  Sorbière,  "/).  cit.. 


au  château  d'endegeëst  (1641-1643)  531 

til-homme,  sa  retraite  et  son  (Economie1.  Il  estoit  dans  un  petit 
Chasteau  en  très-belle  situation,  aux  portes  d'une  grande  et 
belle  Université,  à  trois  lieues  de  la  Cour  et  à  deux  petites  heures 
de  la  Mer.  » 

Tout  cela  est  excellemment  dit  et  avec  beaucoup  de  précision. 
On  accède  au  château  par  une  allée  de  vieux  arbres  qui  prend 
à  gauche,  sur  la  route  en  allant  de  Leyde  vers  la  mer.  Il  est 
ombragé  d'un  bois  assez  touffu.  La  proximité  de  l'Université 
de  Leyde  permettait  à  Descartes  d'y  suivre  les  progrès  de  sa 
philosophie  qu'y  défendaient  Heydanus  et  le  Français  du  Ban  2  ; 
le  voisinage  de  la  Cour,  c'est-à-dire  de  La  Haye,  qui,  en  effet, 
n'est  pas  bien  éloignée,  soit  qu'il  s'agisse  du  «  Binncnhof  », 
soit  qu'il  s'agisse  de  la  Résidence  d'été  ou  «  Huis  ten  Bosch  », 
plus  proche  encore,  l'intéressait  moins  assurément  que  la  mer, 
qu'on  trouve  au  petit  port  de  Katwijk,  à  l'embouchure  du 
Vieux-Rhin. 

«  Il  avoit,  continue  Sorbière,  un  nombre  suffisant  de  domes- 
tiques, personnes  choisies  et  bien-faites,  un  assés  beau  jardin, 
au  bout  duquel  estoit  un  verger  et,  tout  à  l'entour,  des  prairies, 
d'où  l'on  voyoit  sortir  quantité  de  Clochers  plus  ou  moins 
élevés,  jusques  à  ce  qu'au  bord  de  l'horizort,  il  n'en  paroissoit 
plus  que  quelques  pointes.  » 

Ceci  est  comme  un  tableau  fait  d'après  nature,  de  la  vue 
étendue  dont  ort  jouit,  au  delà  des  fossés  du  château  et  par 
une  vaste  clairière,  des  fenêtres  de  la  chambre  aux  tapisseries,'  où 
nous  nous  sommes  longtemps  arrêtés.  Était-ce  sa  salle  à  manger, 
était-ce  son  cabinet  de  travail  ?  Peut-être  l'un  et  l'autre,  mais 
qu'il  ait  résolu  là  quelque  problème  ou  quelque  objection  et 
songé  à  l'âme,  à  l'infini,  à  Dieu,  en  contemplant  distraitement  les 
prairies  jusqu'à  la  lisière  des  dunes,  le  regard  à  peine  accroché 
par  ces  clochers  qui  se  dressent  dans  la  plaine,  tout  ceci  est 
absolument  certain,  de  par  la  description  de  Sorbière. 

«  Il  alloit  à  une  journée  de  là,  par  canal,  à  Ulrect,  à  Délit, 
à  Roterdam,  à  Dordrecht,  à  Haerlem  et  quelquesf ois  à  Amster- 
dam, où  il  avoit  deux  mille  livres  de  rente  en  banque.  Par  canal? 
oui,  on  prenait  le  «  trekschuit  »  ou  coche  d'eau  ;  la  lenteur  avec 
laquelle  il  cheminait,  entre  les  berges,  sur  les  eaux  surplombant 
la  plaine  par  une  sorte  de  paradoxe  hydrostatique,  s'accommodait 

1.  \oiis  dirions  familièrement  son   i  ménage  *t 

2.  Vu ir  plus  haut,  p.  335  et  s. 


532  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

mieux  aux  pensées  du  philosophe  qu'à  l'impatience  d'un  voyageur 
gascon  1. 

«  Il  pou  voit  aller  passer  la  moitié  du  jour  à  La  Haye  et  revenir 
au  logis,  et  faire  ceste  promenade  par  le  plus  beau  chemin  du 
monde,  par  des  prairies  et  des  maisons  de  plaisance,  puis  dans 
un  grand  bois  qui  touche  ce  village,  comparable  aux  plus  belles 
villes  de  l'Europe.  » 

Le  village,  c'est  La  Haye,  que  les  diplomates  appelaient  ainsi 
et  qui  a  gardé  son  allure  de  petite  résidence  royale,  si  propre, 
si  nette  et  si  noble,  au  milieu  de  ses  admirables  futaies.  Il  est 
exact  qu'on  traverse  le  bois  de  Wassenaer  pour  y  arriver  en 
partant  d'Endegeest,  par  la  vieille  route,  et  que,  tout  du  long, 
à  droite  et  à  gauche,  s'étalent  les  coquettes  villas  des  «  poor- 
ters  »  de  La  Haye,  qui  y  engloutissent  leurs  gros  dividendes 
de  la  Compagnie  des  Indes.  «  Superbe  en  ce  temps  là,  par  la 
demeure  de  trois  Cours,  dont  celle  du  Prince  d'Orange,  qui 
estoit  toute  militaire,  attiroit  deux  mille  gentils-hommes  en 
équipage  guerrier,  le  collet  de  bufle,  l'écharpe  orangée,  la  grosse 
botte  et  le  cimeterre  estant  leur  principal  ornement.  »  On  croi- 
rait voir  la  Ronde  de  nuit. 

«  Celle  des  Estats-Generaux,  poursuit  Sorbière,  comprenoit 
les  députés  des  Provinces-Unies,  faisant  voir  l'Aristocratie  en 
habit  de  velours  noir,  avec  la  large  fraise  et  la  barbe  quarrée,. 
qui  marchoit  gravement  dans  les  Places  Publiques.  La  Cour 
de  la  Reine  de  Bohême  estoit  celle  des  Grâces,  qui  n'y  estoient 
pas  moins  de  quatre,  puis  que  sa  Majesté  avoit  quatre  filles, 
vers  lesquelles  se  rendoit,  tous  les  jours,  le  beau  monde  ds 
la  Haye,  pour  rendre  hommage  à  l'esprit  et  à  la  beauté  de  ces 
Princesses...  » 

Nous  reparlerons  d'elles,  mais  il  faut  se  borner  pour  l'instant 
à  citer  la  conclusion  de  Sorbière  :  «  Je  louay  grandement  en 
moy-mesme  le  choix  que  M.  Descartes  avoit  fait  d'une  demeure 
si  commode  et  l'ordre  qu'il  avoit  mis  à  son  divertissement,  aussi 
bien  qu'à  sa  tranquillité.  » 2 

Voilà  le  cadre,  on  voudrait  s'approcher  et  écouter  ce  qui  se  dit, 
dans  les  allées,  parmi  les  vieux  arbres.  Schooten  le  jeune,  le 
mathématicien,  nous    a   gardé,    dans   une  lettre 3  à   Christian 

1.  Vide  supra,  p.  350. 

2.  Sorbière,  op.  cit.,  p.  683. 

3.  Du  19  septembre  1658,  citée  dans  Œuvres  de  Descartes,  t.  III,  p.  333. 


DIALOGUES    DE    DESCARTES  533 

Huygens,  l'illustre  physicien,  fils  de  Constantin,  un  propos  de 
Descartes,  s' abandonnant  à  des  confidences  sur  le  Conseiller 
Fermât,  analyste  fameux:  «Comme  j'étais  allé  voir  le  Sr.  Des 
Cartes  à  Endegeest  à  son  retour  de  France,  je  lui  racontai, 
tout  en  nous  promenant,  que  Fermât  avait  inventé  pas  mal  de 
belles  choses,  dont  il  se  vantait  beaucoup,  à  quoi  il  me  répliqua  » 1  : 
«  Monsieur  Fermât  est  Gascon,  moy  non.  Il  est  vray  qu'il  a 
inventé  plusieurs  belles  choses  particulières  et  qu'il  est  homme 
de  grand  esprit.  Mais,  quant  à  moy,  j'ay  tousjours  estudié  à 
considérer  les  choses  fort  généralement,  afin  d'en  pouvoir  conclure 
des   Reigles,   qui   ayent  aussy   ailleurs   de  l'usage.  » 

Un  autre  interlocuteur,  dans  les  salles  ou  le  parc  d'Endegeest, 
était  l'abbé  Picot,  prieur  du  Rouvre,  lequel,  à  l'imitation  de 
l'abbé  Gassend  et  du  P.  Mersenne,  avait  fait  le  voyage  classique 
de  Hollande,  dans  la  singulière  compagnie  de  Jacques  Vallée  des 
Barreaux,  «  l'illustre  débauché  »,  l'ancien  ami  de  Théophile,  et 
devenu  un  conseiller  sérieux,  au  moins  d'apparence.  N'avait-il 
pas  manifesté  à  Balzac  son  désir  d'aller  voir  Descartes  en  Hol- 
lande, pour  chercher  la  vérité  et  le  bon  vin  par  mer  et  par 
terre,  sur  quoi  Chapelain  observe  que  Desbarreaux  ne  dépassera 
pas  le  Languedoc,  parce  qu'il  croira  «  qu'ayant  trouvé  le  vin,  il 
aura  trouvé  la  vérité  »  ? 2  Desbarreaux  prétend  écumer  «  toutes 
les  délices  de  la  France  »  et  se  rendre  «  en  chaque  lieu,  dans  la 
saison  de  ce  qu'il  produit  de  meilleur  »  3. 

«  Mr.  Picot  est  icy  à  Leyde,  écrit  Descartes  à  Mersenne,  le 
23  juin  1641  4  et  semble  avoir  envie  de  s'y  arester  ;  nous  sommes 
assez  souvent  ensemble.  Pour  ses  deux  camerades,  ils  vont  et 
vienent  et  je  croy  que,  dans  peu  de  tems,  ils  retourneront 
en  France.  »  L'un  des  deux  «  camerades  »  est  encore  un  abbé, 
M.  de  Touchelaye  le  jeune,  l'autre  doit  être  Desbarrcaux. 

Le  philosophe  s'applique  à  convertir  Picot,  qui  s'installa  au 
château  même,  dès  la  fin  de  1641  5,  à  la  métaphysique  carté- 
sienne, car  «  il  y  a  plus  de  joye  dans  le  ciel  pour  un  pécheur 

1.  La  lettre  est  en  latin,  mais  les  paroles  de  Descartes  sont  rapportées  en  français. 
On  peut  les  tenir  pour  authentiques. 

2.  Cf.  Œuvres  de  Deseartes,  t.  XII,  p.  79,  note  a. 

3.  Tallemant  des  Réaux,  cité  par  M.  Adam,  au  t.  X,  p.  532.  Cf.  aussi  t.  III, 
p.  332. 

I.   Œuvres,  t.  III,  pp.  388  et  390. 

5.  Cf.  ibid.,  p.  571.  En  décembre  1642,  il  est  rentré  à  Paris,  puisque  Descartes 
écrit,  le  7,  au  P.  Mersenne  à  Paris  (cf.  Œuvres,  t.  111,  p.  GUI)  :  «Jenescris  point  à 
M.  Picot,  pour  ce  que  je  n'ay  point  eu  de  ses  lettres,  a  ce  voyage  [c'est-à-dire  à  ce 
courrier],  mais  je  vous  prie  de  l'asseurer  de  mon  service,  si  vous  le  voyez.  » 


534  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

qui    se    convertist    que   pour   mille   justes    qui    persévèrent  ». 

Suivant  une  ingénieuse  et  très  vraisemblable  conjecture  de 
M.  Charles  Adam,  tout  ne  serait  pas  perdu  de  ces  longues  dis- 
cussions entre  Descartes,  l'abbé  Picot  et  Desbarreaux  à  Ende- 
geest,  lesquelles  mettaient  en  présence  la  philosophie  nouvelle, 
la  philosophie  traditionnelle  et  le  libertinage,  c'est-à-dire  les 
grandes  doctrines  du  temps,  puisque  le  jansénisme  est  à  peine 
né.  Par  badinage  et  délassement,  sans  doute  aussi  pour  suivre 
l'exemple  de  Platon,  Descartes  les  aurait  consignées,  ces  con- 
versations, dans  le  Dialogue  intitulé  :  La  Recherche  de  la 
Vérité  par  la  Lumière  naturelle,  conservé,  mi-partie  en  fran- 
çais, dans  la  copie  qu'en  fit  faire  Leibnitz  à  Paris,  en  1676,  mi- 
partie  en  latin  dans  l'édition  des  Opuscula  posthuma  (1701) 1. 

N'a-t-il  pas  trois  interlocuteurs  ce  dialogue  :  Eudoxe,  Epis- 
temon,  Polyandre  ?  Eudoxe  n'a-t-il  pas  beaucoup  voyagé 2, 
fréquenté  les  savants  et  examiné  les  plus  difficiles  inventions 
des  sciences  pour  se  retirer  ensuite  à  la  campagne  en  un  lieu 
solitaire,  où  il  invite  ses  amis  à  passer  avec  lui  la  belle  saison  3, 
ne  parle-t-il  pas  des  plantes  rares  et  des  pierres  précieuses,  en 
ajoutant  :  «  qu'on  rapporte  icy  des  Indes  »  4  ?  Picot  n'est-il 
pas  «préoccupé  »  des  principes  de  l'Ecole  comme  Epistemon, 
et  Desbarreaux,  qui  fréquenta  tant  de  monde,  ne  mérite-t-il 
pas  le  nom  de  Polyandre  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  aucune  définition  ne  convient  mieux  à 
l'état  d'esprit  de  l'écrivain,  dans  son  château  d'Endegeest,  que 
celle  d'Eudoxe  :  «  La  science  de  mes  voysins  ne  borne  pas  la 
mienne,  ainsy  comme  leurs  terres  font  icy  tout  autour  le  peu 
que  je  possède,  et  mon  esprit,  disposant,  à  son  gré,  de  toutes  les 
vérités  qu'il  rencontre,  ne  songe  point  qu'il  y  en  ait  d'autres 
à  descouvrir,  mais  il  jouist  du  mesme  repos  que  feroit  le  Roy 
de  quelque  pays  à  part  et  tellement  séparé  de  tous  les  autres, 
qu'il  se  seroit  imaginé  qu'au  delà  de  ses  terres,  il  n'y  auroit  plus 
rien,  que  des  desers  infertiles  et  des  montagnes  inhabitables.  » 5 

1.  Pp.  67-90,  Inquisitio  verilalis,  cf.  Œuvres,  t.  X,  p.  4S9  et  s. 

2.  Cf.  Œuvres,  t.  X,p.  501  :  «  Le  temps  que  vous  avés  autrefois  employé  à  voyas- 
ger,  à  fréquenter  les  sçavants  et  à  examiner  tout  ce  qui  a  voit  été  inventé  de  plus 
difficile  en  chaque  science.  » 

3.  Ibid.,  p.  502  :  «  C'est  pourquoy,  je  vous  convie  tous  deus  de  séjourner  icy  pen- 
dant cette  belle  saison,  afin  que  j'aye  loisir  de  vous  déclarer  ouvertement  une  partie 
de  ce  que  je  sçay.  » 

4.  «  Les  herbes  et  les  pierres  qui  viennent  aux  Indes  »  ;  traduction  latine  :  «  qui 
ex  Indiis  hue  perferuntur  »,  t.  X,  p.  503. 

5.  Ibid.,  p.   501. 


CHAPITRE  XVI 

REGIUS    ADVERSUS    V'OETIUM 


A  côté  de  ces  visiteurs  permanents  ou  de  passage,  Descartes 
reçoit  souvent  à  Endegeest  son  disciple  Regius.  Il  l'invite  en 
des  termes  qui  s'adressent  bien  plus  à  un  ami  qu  a  un  eleve  : 
«  J'ai  appris  par  Pollot  que  vous  aviez  l'intention  de  venir 
me  voir  lui  écrit-il  en  latin,  en  juin  1642.  Quant  a  moi,  non 
seulement  je  vous  demande  de  venir  le  plus  souvent  possible, 
mais  je  vous  prie  d'amener  votre  femme  et  votre  fille  ;  vous 
serez  les  très  bienvenus.  Les  arbres  sont  déjà  verts  et  bientôt 
même  les  cerises  et  les  poires  seront  mûres  »  \ 

Reaiu-de  Rov  a  bien  besoin  de  ce  soutien  et  de  ce  refuge 
car  à  Utrecht, Vorage  s'amoncelle  au-dessus  de  sa  tête  et  il 
faut  revenir  un  peu  en  arrière  pour  en  montrer  la  préparation. 
L'affaire  Regius  contre  Voetius  ou  de  Roy  contre  Voet,  peut, 
mieux  qu'aucune  autre,  nous  introduire  dans  ces  Universités 
hollandaises,  à  la  vie  desquelles  notre  Descartes,  sans  y  ensei- 
gner, est  si  intimement  mêlé  par  l'action  des  fervents  de  la  doc- 

trine  nouvelle.  ,  , 

Querelle  de  pédants,  sera-t-on  tenté  de  dire  en  haussant  les 
épaules,  si  on  se  borne  à  feuilleter  les  pièces  latines .  (ta  procès! 
Non  pas,  mais  phases  de  réternelle  lutte  des  novateurs  contre  - 
ks  obscurantistes,  vieilles  erreurs  résistant  à  l'assaut  des j,„u« 
vérités  dernières  convulsions  de  l'aristotéhsme  finissant  qui 
a  conclu  cet  étrange  mariage  de  raison  avec  .es  ÉgUses  et  ^ 
devra  céder  la  place  au  cartésianisme,  représentant  alors  1  esprit 
moderne,  jusqu'à  ce  que,  par  un  retour  des  choses,  .1  devienne 
lui-même  le  palladium  de  la  réaction. 

La  fortune  du  médecin-physic.en-ph.losophe  de  Roy    a%ait 


1.  Œuvres,  t.  III,  p.  568. 


536  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

été  rapide,  mais  n'avait  pas,  d'abord,  porté  trop  d'ombrage  à 
ses  collègues  ni  même  au  théologien  hyperorthodoxe  Voetius,  qui 
avait,  plusieurs  fois,  soutenu  ses  requêtes.  Comme  pour 
Luther,  toutes  proportions  gardées,  ce  furent  des  thèses,  qui 
déchaînèrent  le  conflit,  en  juin  1640.Baillet  ne  sait  si  Descartes 
y  assista,  mais  c'est  possible,  car  il  avait  écrit,  en  latin  comme 
toujours,  à  Regius,  le  24  mai  1640  \  cette  curieuse  phrase  : 
«  Si  vous  désirez  une  plus  ample  explication  sur  un  point  quel- 
conque, vous  me  trouverez  toujours  prêt  à  vous  la  donner  par 
écrit  ou  de  vive  voix.  Bien  plus,  si  vos  thèses  sont  l'objet  d'une 
«  dispute  »,  2  j'accourrai  à  Utrecht,  si  vous  voulez,  à  condition 
seulement  que  nul  ne  le  sache  et  que  je  puisse  rester  caché  dans 
la  tribune  de  laquelle  Mlle  de  Schurmans  a  coutume  de  suivre 
les  cours.  » 

Détail  remarquable  :  la  célèbre  femme  savante,  que  les  Pré- 
cieuses, qui  l'estimaient  comme  la  meilleure  d'entre  elles,  appe- 
laient Statira  3,  assistait  donc  aux  leçons  et  aux  soutenances  4, 
«  derrière  un  voile,  invisible  et  présente  »,  les  personnes  de  son 
sexe  n'étant  pas  admises,  alors,  en  ces  temples  du  savoir. 
Comme  toutes  ces  émules,  elle  rêvait  d'amours  chimériques  et 
spiritualisées  et  elle  semble  bien  avoir  été  éprise  du  philosophe 
français,    qui   dédaigna   ses   charmes   et   son  érudition. 

«  M.  Descartes,  raconte  la  Vie  de  Jean  Labadie 5,  la  vint 
voir  chez  elle,  à  Utrecht,  et,  comme  il  se  passa  quelque  chose 
de  particulier  en  leur  conversation,  dont  Mlle  de  Schurmann 
a  voulu  laisser  quelque,  mémoire,  je  crois  que  je  ferai  bien 
de  le  rapporter  icy  fidèlement.  Il  la  trouva  livrée  à  son 
étude  favorite  qui  étoit  celle  de  l'Ecriture  sainte,  d'après 
le  texte  original  en  hébreu.  Descartes  fut  étonné  qu'une  per- 
sonne de  ce  mérite  donnât  tant  de  temps  à  une  chose  de  si  peu 
d'importance  :   ce  furent  les  termes  mêmes  dont  il  se  servit. 


1.  Œuvres,  t.  III,  p.  70. 

2.  Elles  devaient  être  soutenues  le    10-20  juin.  Cf.  ibid.,  t.  III,  p.  65,  note  d. 

3.  Cf.  Somaize,  Le  Dictionnaire  des  Précieuses,  éd.  Ch.-L.  Livet,  Paris  P.  Jannet, 
1856,  2  vol.  in-12,  t.  II,  p.  368. 

4.  Elle  n'avait  pas  loin  à  aller,  car  elle  habitait  derrière  la  cathédrale  ou  dôme, 
(Cf.  plus  haut  p.  457  n.  4),  alors  entourée  d'un  cimetière.  Descartes,  dans  la  lettre 
du  30  juillet  1640,  adressée  à  Mersenne  (cf.  Œuvres,  t.  I II,  p.  127),  écrit  :  «  Je  viens  à 
vostre  troisiesme  parquet,  où  estoit  la  lettre  pour  M.  Schuerman  [c'était  le  frère 
de  la  poétesse]  que  j'ay  addressée.  Il  demeure  sur  le  cimetière  du  Dom  à  Utrecht». 
La  «  Tribune»  d  Anne-Marie  était  sur  le  côté  nord  de  la  chaire  de  Y  «  Auditorium 
theologicum  i  et  fut  remplacée  en  1825,  par  un  escalier.  (Cf.  S.  Muller,  De  Un  - 
versiteitsgebouwen  te  Utrecht,   1899,  pp.  20-21). 

5.  1670,  cité  dans  Œuvres  de  Descartes,  t.  IV,  pp.  700-701. 


ANNE-MARIE    DE    SCHURMANN  537 

Comme  cette  demoiselle  cherchoit  à  lui  démontrer  l'importance 
capitale  de  cette  étude  pour  la  connoissance  de  la  parole  divine, 
Descartes  lui  répondit  que  lui  aussi  avoit  eu  cette  pensée  et 
que,  dans  ce  dessein,  il  avoit  appris  cette  langu^  qu'on  appelle 
sainte,  qu'il  avoit  même  commencé  à  lire,  dans  le  texte  hébreu, 
le  premier  chapitre  de  la  Genèse,  qui  traite  de  la  création  du 
monde,  mais  que,  quelle  que  eût  été  la  profondeur  de  ses  médi- 
tations, il  avoit  eu  beau  réfléchir,  il  n'y  avoit  rien  trouvé  de 
clair  et  de  distinct,  rien  qu'on  pût  comprendre  «  clarc  et  dis- 
tincte ».  Alors,  s'étant  aperçu  qu'il  ne  pouvoit  point  entendre 
ce  que  Moïse  avoit  voulu  dire  et  même  qu'au  lieu  de  lui  apporter 
de  nouvelles  lumières,  tout  ce  qu'il  lisoit  ne  servoit  qu'à  l'em- 
brouiller davantage,  il  avoit  dû  renoncer  à  cette  étude.  » 

«  Cette  réponse  surprit  extraordinairement  Mlle  de  Schur- 
mann  ;  elle  la  blessa  profondément  et  elle  en  conçut  une  telle 
antipathie  contre  ce  philosophe  qu'elle  évita,  depuis  ce  jour,  de 
jamais  se  trouver  en  relation  avec  lui.  Dans  le  journal  où  elle  ■ 
fait  mention  de  cet  événement,  elle  avoit  mis  à  la  marge  sous 
ce  titre  :  Bienfaits  du  Seigneur,  les  paroles  suivantes  :  «  Dieu 
a  éloigné  mon  cœur  de  l'homme  profane  et  il  s'est  servi  de  lui 
comme  d'un  aiguillon  pour  ranimer  en  moi  la  piété  et  pour 
me  faire  me  donner  entièrement  à  Lui.  » 

Descartes  avait  reçu  les  thèses  de  Regius  à  correction   et   il 
y  avait,  dans  la  même  lettre  \  que   nous   venons    d'invoquer, 
apporté   maintes   modifications,    tant  en  ce   qui  concernait  la 
perception  des  universaux  qu'en  ce  qui  touchait  les  mouvements  4 
du  cœur. 

Il  lui  reproche  de  le  mettre  lui-même  trop  en  avant,  d'accom- 
pagner son  nom,  souvent  cité,  d'épithètes  trop  flatteuses  et 
surtout  de  l'affubler  d'une  désinence  latine  :  Cartesius  2.  Il  le 
prie  d'atténuer  les  termes  lancés  aux  adversaires,  comme  les 
qualificatifs  «  rusé  ou  ignorant  »,  appliqués  au  professeur  de 
Louvain,  Plempius,  et  lui  demande  de  ne  pas  attaquer  Walaeus 
ou  J.  de  Wael,  le  professeur  de  Leyde,  dont  les  observations 
à  l'appui  de  la  théorie  Harvéienne  de  la  circulation  du  sang 
ont  une  réelle  importance  3. 

1.  Œuvres,  t.  III,  p.  66  et  s. 

2.  lbid.,  t.  III,  p.  68. 

3.  Ibid.,  p.  70.  Descartes  cite  aussi  les  observations  d'un  jeune  médecin  nommé 
Silvius,  qui  ne  peut  guère  être  que  del  Boë-Silvius,  dont  nous  reparlerons  un 
jour.  Cf.  de  Vrijer,  Henricus  Regius,  p.  212  s.  et  Et.  Gilson,  Descartes  et  Harvey, 
dans  Revue  Philosophique,  nov.-déc.  1920. 


538  DESCARTES    EN    tfOLLANDE 

Sur  tous  les  points,  le  docile  disciple  s'incline.  Descartes, 
au  fond,  en  est  très  fier.  Son  dédain  de  l'École  ne  s'applique 
qu'à  celle  qui  ne  suit  pas  sa  doctrine.  Quand  elle  l'accueille, 
il  a  pour  elle  plus  de  complaisance  :  «  Je  vous  envoyé  icy  d'autres 
Thèses,  écrit-il,  à  ce  propos,  à  Mersenne,  le  22  juillet  1640  \ 
dans  lesquelles  on  n'a  rien  du  tout  suivy  que  mes  opinions, 
afin  que  vous  sçachiez  que,  s'il  y  en  a  qui  les  rejettent,  il  y  en 
a  aussi  d'autres  qui  les  embrassent.  Peut-estre  que  quelques- 
uns  de  vos  Médecins  ne  seront  pas  marris  de  voir  ces  Thèses,  et 
celuy  qui  les  a  faites  en  prépare  encore  de  semblables  sur  toute 
la  Physiologie  de  la  Médecine  et  mesme,  si  je  luy  voulois  pro- 
mettre assistance,  sur  tout  le  reste  ;  mais  je  ne  la  luy  ose  pro- 
mettre, à  cause  qu'il  y  a  mille  choses  que  j'ignore,  et  ceux  qui 
enseignent  sont  comme  obligez  de  dire  leur  jugement  de  toutes 
choses.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  succès  des  Thèses  de  juin  déplut  non 
seulement  à  Yoetius  mais  à  beaucoup  de  médecins  de  l'ancienne 
école,  en  particulier  à  un  nommé  Primerose,  qui  entreprit, 
en  un  écrit  publié  à  Leyde,  de  réfuter  la  doctrine  de  la  Circu- 
lation du  sang.  Regius  lui  répond  par  un  de  ces  livres  à  titre 
latin  grossier,  qui  sont  le  secret  des  querelles  imprimées  du 
temps  :  «  Eponge  à  laver  la  saleté  des  remarques  publiées  par 
le  Docteur  Primerose  contre  les  thèses  en  faveur  de  la  Circu- 
lation du  sang,  disputées  à  l'Université  d'Utrecht.  »  2  Inutile 
de  dire  que  le  provocateur  n'avait  pas  été  moins  violent,  sinon 
dans  son  titre,  qui  est  honnête,  du  moins  dans  son  texte.  Des- 
cartes, à  qui  Regius  avait  soumis  son  manuscrit,  en  atténua 
les  termes  autart  qu'il  put,  d'accord  en  cela  avec  Yoetius, 
Lyraeus  et  de  Maets,  à  qui  leur  collègue  l'avait  lu. 

Le  philosophe  voit  clair  dans  le  jeu  du  théologien  et,  dans 
une  lettre  à  Mersenne,  datée  de  Leyde,  11  novembre  1640,  il  le 
démasque  avec  une  verdeur  digne  de  Molière.  Le  pasteur 
s'était  adressé  au  moine  pour  l'enrôler  contre  les  Cartésiens 
et  leur  chef.  Il  tombait  mal  :  «  Je  vous  remercie,  des  nouvelles 
du  Sieur  [Yoetius]  3  ;  je  n'y  trouve  rien  d'estrange,  sinon 
qu'il  ait  ignoré  ce  que  je  vous  suis,  car  il  n'y  a  personne 
icy,  qui  me  connoisse  tant  soit  peu,  qui  ne  le  sçache.  C'est  le 

1.  Œuvres,  t.  III,  p.  95-96. 

2.  lbid.,  p.  202. 

3.  Ibid.,  p.  23(1-231. 


REGIUS  ADVERSUS  VOETIUM  (1640)  539 

plus  franc  pédant  de  la  terre  et  il  crevé  de  dépit  de  ce  qu'il 
y  a  un  Professeur  de  Médecine,  en  leur  Académie  d'Utrecht, 
qui  fait  profession  ouverte  de  ma  Philosophie  et  fait  mesme 
des  leçons  particulières  de  Physique  et,  en  peu  de  mois,  rend  ses 
disciples  capables  de  se  moquer  entièrement  de  la  vieille  Phi- 
losophie. Voëtius  et  les  autres  Professeurs  ont  fait  tout  leur 
possible  pour  luy  faire  défendre  par  le  Magistrat  de  l'enseigner, 
mais,  tout  au  contraire,  le  Magistrat  luy  a  permis  malgré  eux. 
Ce  Voëtius  a  gasté  aussi  la  Damoiselle  de  Schurmans  car,  au 
lieu  qu'elle  avoit  l'esprit  excellent  pour  la  Poésie,  la  Peinture 
et  autres  telles  gentillesses,  il  y  a  desja  cinq  ou  six  ans  qu'il 
la  possède  si  entièrement,  qu'elle  ne  s'occupe  plus  qu'aux  con- 
troverses de  la  Théologie,  ce  qui  luy  fait  perdre  la  conversation 
de  tous  les  honnestes  gens  et,  pour  son  frère,  il  n'a  jamais  esté 
connu  que  pour  un  homme  de  petit  esprit.  »  1 

Il  est  bien  vrai  que  la  bonne  demoiselle  tomba  dans  une 
dévotion  singulière  et  dans  le  plus  étrange  mysticisme,  qui 
devait  en  faire  un  docile  instrument  entre  les  mains  d'un  illu- 
miné français,  le  pasteur  deux  fois  apostat,  Labadie  2  et  de  son 
accolyte,  Pierre  Yvon,  de  Montauban,  avec  qui  elle  fonda  l'Eglise 
Labadiste  de  Wieuwerd  en  Frise. 

La  lettre  du  11  novembre  1640  continue  par  une  gaminerie  à 
l'égard  du  pédant:  «J'ay  fait  rendre  une  lettre  pour  Voëtius  au 
Messager,  afin  qu'il  en  paye  le  port,  comme  si  elle  n'estoit  point 
venue  sous  couvert  et  que  vous  soyez  par  là  un  peu  vangé 
des  six  livres  qu'il  vous  a  fait  payer  pour  ses  Thèses.  » 3 

Le  16  mars,  qui  se  célèbre  encore  aujourd'hui  comme  le 
«  dies  natalis  »,  l'anniversaire  de  naissance  de  \* Université 
d'Utrecht,  Voëtius  est  élu  recteur  par  le  Sénat  et  c'est  préci- 
sément le  début  de  son  rectorat  que  Regius  choisit  pour  le 
défier,  en  instituant  une  série  de  «  Disputations  »  se  rapportant 
soi-disant  à  la  médecine,  mais  s'étendant,  en  réalité,  à  L'ensemble 
de  la  physique  et  même  de  la  philosophie,  bien  que  le  recteur 


1.  Sur  Voëtius  on  consultera  les  trois  volumes  que  lui  a  consacrés  M.  I  >uker(A.  I  | 
souscetiire:  Gisbertus  Voëtius.  Leyde,  E.  J.  Brffi,  in-8»,  t.  1.  1897;  t.  II.  1910; 
t.  III,  1911  (Cf.  table  ;  V°  Descartes).  Ce  passage  a  été  cité  par  Busken  lluet, 
Het  Land  van  Rcm.bra.nd  II1,  p.  98. 

2.  Né  à  Bourges,  le  13  février  1610.  Cf.  Bulletin  Eglises  Wallonnes,  t.  IV,  p.  1-28, 
L'article  de  Gerlach  (J.  H.):  Jean  de  Labadie  à  Middelbourg  d'après  des  documents 
inédits.  Cf.  aussi  Bulletin  Eglises  wallonnes,  t.  111,  p.  104  et  Catalogue  de  la  Biblio- 
thèque wallonne,  t.  I,  pp.  30-31,  121  et  s.,  etc. 

3.  Œuvres,  t.  III,  p.  231. 


540  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

eût  cherché  à  l'en  détourner  ou,  au  moins,  à  le  persuader  de 
ne  défendre  les  doctrines  nouvelles  que  sous  forme  de  corollaires, 
ainsi  que  le  Sénat  en  avait  décidé  l'année  précédente  l. 

Ces  mémorables  séances  s'ouvrirent,  le  17-27  avril  1641,  en 
présence  d'un  auditoire,  où  les  théologiens  étaient  aussi  nom- 
breux que  les  étudiants  en  médecine.  Regius  présidait  ;  celui 
qui  soutenait  les  disputes  sous  lui  était  le  jeune  de  Raey,  qui 
fut  plus  tard  professeur  à  l'École  Illustre  d'Amsterdam,  ancêtre 
authentique  de  l'actuelle  Université  municipale  de  cette  ville. 

Cela  n'alla  pas  sans  un  joli  tapage,  au  cours  duquel  les  vérités 
ne  parvinrent  pas  toujours  aux  oreilles  des  auditeurs  sous  la 
forme  dans  laquelle  elles  avaient  été  émises  :  «  Hinc  indecorae 
ortae  sunt  contentiones  et  clamores  animorumque  distractiones; 
hinc  carmina  satyrica  »,  dit  gravement  le  récit  officiel. 

Regius  avait  à  peine  imprimé  les  premières  thèses,  qu'il  les 
envoie  à  Descartes  en  même  temps  que  les  secondes,  en  manuscrit, 
avec  les  remarques  de  M.  le  Recteur  Magnifique.  Elles  furent 
soutenues  le  5-15  mai  avec  non  moins  d'éclat  que  les  premières, 
mais  causant  autant  de  déplaisir  aux  professeurs  de  philosophie, 
de  médecine  et  de  mathématique,  qui  se  sentaient  lésés  dans 
leurs  droits  par  l'encyclopédisme  envahissant  de  leur  collègue. 

Après  les  disputes  de  physiologie,  il  y  en  eut  d'autres,  raconte 
Baillet 2  dans  le  cours  de  l'été,  touchant  les  opérations  de 
l'Esprit...  les  Passions  de  l'Ame,  la  Substance,  la  Quantité,  le 
Mouvement...  «  Mais  ses  Thèses,  quoyque  corrigées  par  M.' Des- 
cartes à  qui  il  ne  donna  pas  peu  d'exercice  pendant  tout  le 
reste  de  l'année  1641,  ne  servirent  qu'à  augmenter  la  jalousie 
qu'on  avoit  de  sa  réputation  ».  Toute  la  seconde  partie  du 
volume  III  de  la  Correspondance  est  pleine,  en  effet,  de  ces 
corrections  et  rectifications  sur  l'âme  triple  et  l'animal-machine, 
en  latin  toujours:  «Je  n'admets  pas  que  la  faculté  végétative 
et  sensitive  chez  les  animaux  mérite  le  nom  d'âme,  comme 
l'esprit  dans  l'homme.  » 

Dans  la  première  épître  importante,  écrite  à  la  réception  de 
thèses  de  mai,  Descartes  remercie  Regius  et  de  Raey  d'avoir 
voulu  les  mettre  sous  son  nom.  Il  répond  non  seulement  à  eux, 
mais  aux  remarques  dont  Voetius  a  enrichi  les  marges  du  manus- 

1.  Baillet,  Vie  de  Descartes,  t.  II,  pp.  139-149  et  Œuvres  de  Descartes,  t.  III. 
p.  365  et  s. 

2.  Cf.  Œuvres  de  Descartes,  t.  III,  p.  367. 


REGIUS    ADVERSUS    VOETIUM    (1641)  541 

crit  :  «  Tout  ce  que  vous  m'enverrez  je  le  lirai  volontiers  et, 
avec  ma  franchise  coutumière,  je  vous  écrirai  ce  que  j'en  pense.  » 
Dans  la  lettre  de  novembre  1641,  qui  se  rapporte,  cette  fois, 
aux  nouvelles  thèses  que  de  Roy  fit  soutenir  à  Utrecht,  le  24  no- 
vembre ou  3  décembre  1641,  sur  la  circulation  du  sang,  Des- 
cartes félicite  Regius  d'avoir  trouvé  un  appui  dans  l'échevin 
van  der  Hoolck,  avec  qui  il  est  lui-même  en  relation.  Celles 
qu'il  fit  soutenir  le  S  décembre  suivant  (peut-être  le  18  n.  s.) 
provoquèrent  des  querelles  entre  étudiants  de  philosophie,  de 
lettres,  de  droit  et  de  médecine,  beaucoup  plus  vives,  surtout  à 
propos  de  l'homme-essence  accidentelle  et  de  l'union  accidentelle 
de  l'âme  et  du  corps,  soutenue  par  Regius  et  qu'il  maintient 
malgré  les  objurgations  que  Voetius  lui  adresse,  lorsqu'il  le 
reconduit  chez  lui.  Descartes  même,  dans  sa  lettre  de  la  mi- 
décembre,  donne  raison,  cette  fois,  à  l'Adversaire  et  blâme  la 
malheureuse  phrase  :  «  Quod  homo  sit  ens  per  accidens  »,  contre 
laquelle  l'étudiant  en  philosophie  avait  argumenté  avec  tant 
de  succès  en  syllogismes,  malgré  les  frottements  de  pieds  de  ses 
camarades  de  médecine.  L'ami  fidèle  suggère  cependant  divers 
correctifs  et  lui  dit  qu'il  sera  toujours  le  bienvenu,  s'il  veut 
venir  à  Endegeest  en  conférer  avec  lui  1. 

Il  regrette  qu'il  n'ait  pu  venir  aux  vacances  de  Noël  et  du 
Nouvel  an,  car  il  aurait  voulu  discuter  la  conduite  à  tenir 
envers  Voetius  2.  Ayant  appris  que  leurs  ennemis  communs 
avaient  triomphé  et  qu'on  interdisait  à  Regius  d'enseigner  la 
doctrine  nouvelle,  il  l'engage  à  se  rire  d'eux,  car  leur  haine  ouverte 
est  plus  glorieuse  que  l'approbation  des  ignorants.  Rien  d'éton- 
nant à  ce  que,  avec  le  seul  concours  de  la  vérité  et  de  quelques 
amis,  on  ne  puisse  pas  triompher  en  un  lieu  où  tout  se  décide 
à  la  majorité  des  voix.  Il  lui  demande  ce  qu'il  a  décidé. 

Voetius  n'avait  pas  laissé  de  répliquer  aux  thèses  du  Carié- 
sien,  en  ajoutant  trois  corollaires  à  celles  que  lui-même  avait 
fait  soutenir  par  ses  élèves,  les  18  et  24  décembre  (v.  s.)  3.  Le 
premier  corollaire  ne  le    vise   qu'indirectement,  en  s'attaquant 

1.  Œuvres,  t.  III,  p.  462. 

2.  Ibid.,  p.  486. 

3.  Dans  le  Supplément  (1913)  aux  Œuvres  de  Deseartes.  M.  Adam  écrit 
(p.  6)  :  «Le  plus  important  des  opuscules  auxquels  il  collabora  de  la  sorte,  est  un 
Appendice  aux  thèses  des  23  et  2  1  décembre  1641, qui pa-ut  au  commencement  de 
1642  ;  par  malheur,  nous  n'avons  pu,  malgré  nos  recherches,  en  retrouver  aucun 
imprimé  ».  Or,  ^rai  c  aux  Indications  de  M.  de  Waard,  j'ai  pu  lire  Y  Appendice  à  la 
Bibliothèque  de  l'Université  d'Utrecht. 


542  DESCÂRTES    EN    HOLLANDE 

à  Gorleus,  auteur  de  la  fameuse  proposition  sur  l'unité  acci- 
dentelle de  l'être  humain.  Le  Second  corollaire  est  bien  plus 
important  et  bien  plus  intéressant,  parce  qu'il  nie  le  mouvement 
de  la  terre  et  parce  que  l'intolérance  protestante  rejoint  ici 
l'intolérance  romaine,  en  s'exprimant  en  la  même  langue,  dans 
tous  les  sens  du  mot  :  IL  «Le  mouvement  de  rotation  diurne 
et  annuel  dé  la  Terre  (que  de  notre  temps  Kepler  et  quelques 
autres  mathématiciens  ont  tiré  des  ténèbres  de  l'oubli),  répugne 
directement  et  évidemment  à  la  vérité  divine  révélée  dans  la 
Sainte  Écriture,  etc.  »  x 

A  défaut  d'oser  le  proclamer  lui-même,  Descartes  faisait 
donc  enseigner  le  mouvement  de  la  terre  par  ses  disciples  des 
Universités  hollandaises,  et  l'opposition  de  Voetius  ne  pouvait 
que  lui  être  agréable,  car  il  écrivait,  un  an  auparavant,  à  Mer- 
senne  2  :  «  Je  ne  suis  pas  marry  que  les  Ministres  fulminent 
contre  le  mouvement  de  la  Terre;  cela  conviera  peut-estre  nos 
Prédicateurs  à  l'approuver.  Et  à  propos  de  cecy,  si  vous  écrivez 
à  ce  Mjedecin]  du  C[ardinal]  de  B[aigné],  je  serois  bien  aise 
que  vous  l'avertissiez  que  rien  ne  m'a  empeSché  jusques  icy 
de  publier  ma  Philosophie  que  la  deffense  du  mouvement  de 
la  Terre,  lequel  je  n'en  sçaurois  séparer,  à  cause  que  toute  ma 
Physique  en  dépend,  mais  que  je  seray  peut-estre  bien-tost 
contraint  de  la  publier,  à  cause  des  calomnies  de  plusieurs  qui, 
faute  d'entendre  mes  principes,  veulent  persuader  au  monde 
que  j'ay  des  sentimens  fort  éloignez  de  la  vérité.  » 

Régius,  ayant  surpris  à  l'imprimerie  les  corollaires,  va  les 
porter  à  l'échévin  van  der  Hoolck,  qui  s'en  irrite  et  demande 
à  Yoetius  d'en  modifier  un  peu  le  libellé,  pour  ne  pas  froisser 
le  médecin,  ce  à  quoi  le  théologien  consentit.  La  soutenance 
du  18  décembre  n'en  fut  pas  moins  agitée  et  Voetius,  qui  la 
présidait,  étant  embarrassé  par  l'ardeur  avec  laquelle  un  opposant 
défendait  la  philosophie  nouvelle,  «  l'interrompit  brusquement 
pour  dire  que  ceux  qui  ne  s'accommodoieiit  pas  de  la  manière  ordi- 
naire de  philosopher,  en  attend  oient  une  autre  de  M.  Descartes, 
comme  les  Juifs  attendent  leur  Elie,  qui  doit  leur  apprendre 
toute  vérité.  » 3  On  voit  donc  combien  les  Universités  hollan- 


1.  Baill  de  Deséartés,  t.  II,  p.  1  in  et  Œuvres,  t.  III,  p.  487. 

2.  Œuvres  de  Descàrtés,  t.  III,  p.  258. 

3.  Baillet,  loco  cil.,  l>.  117-1 18,  cité  au  t.  III,  p:  490  'des  Œuvres  de  Descartes. 


REGIUS    ADVERSUS    VOETIUM   (1641)  543 

daises  étaient,  à  ce  moment-là,  ouvertes  aux  idées  françaises 
contemporaines. 

Regius  rend  compte  à  son  maître  de  ce  qui  se  passe  :  on 
dirait  vraiment  que  Descartes  enseigne  à  l'Université  d'Utrecht 
par  personne  interposée.  L'échevin  van  der  Hoolck  semble 
plus  tiède  et  préconise  le  silence.  Le  capitaine  Alphonse  de 
Pollot,  qui  habite  Utrecht,  s'intéresse  aussi  à  l'affaire,  en  qualité 
de  philosophe,  de  mathématicien  et  d'ami  de  Descaries,  à  qui 
il  a  rapporté  de  vive  voix  ce  qui  s'est  passé.  Il  engage  Regius 
à  garder  le  silence  pendant  quelque  temps,  à  s'abstenir 
de  disputes  publiques x  et  a  ne  pas  jeter  de  l'huile  sur 
le  feu.  Descartes  conseille  de  céder  sur  les  Formes  subs- 
tantielles et  les  Qualités  réelles,  objet  du  troisième  corol- 
laire de  Voet  :  dans  les  Météores  même  (p.  164  de  l'édition  fran- 
çaise), elles  ne  sont  pas  absolument  repoussées,  quoi  qu'elles 
n'y  soient  pas  tenues  pour  nécessaires.  Mais  ce  qui  est  fait  est 
fait  ;  il  faut  veiller  à  défendre  maintenant,  le  plus  modestement 
possible,  les  vérités  proposées  et  ne  pas  oublier  que  rier  n'est 
plus  louable  chez  un  philosophe  que  la  confession  spontanée 
de  ses  erreurs. 

Pour  le  «  ens  per  accidens»,  qu'il  avoue  franchement  n'avoir 
pas  bien  compris  ce  terme  de  l'École  et  qu'il  ne  perde  aucune 
occasion  d'affirmer  que  l'homme  est  véritablement  un  être  en 
soi  et  non  par  accident,  que  l'âme  est  unie  au  corps  réellement 
et  essentiellement.  Avec  beaucoup  de  prudence,  l'auteur  des 
Meditationes  s'efforce  de  dissuader  Regius  de  publier  sa  réponse 
écrite  à  Voetius  ;  il  la  trouve  trop  dure,  pas  assez  claire  ;  on 
sent  qu'elle  a  été  écrite  par  un  esprit  fatigué  et  sous  l'empire 
de  l'indignation.  Descartes  se  donne  la  peine  de  refaire  au 
courant  de  la  plume,  en  français  ou  en  latin,  comme  cela  lui 
vient 2,  une  réponse  à  Y Appendix  ad  Corollaria  Theologico- 
Philosophica,  dans  lesquelles  sont  contenues  les  thèses  soutenues 
par  van  den  Waterlaet,  de  Gemert,  les  23  et  2  I  décembre  (v.  s.)  : 
«  Je  voudrois,  après,  commencer  par  une  honneste  lettre  à 
Monsieur  Voëtius,  en  laquelle  je  dirois  qu'ayant  vcii  fëS  tres- 
doctes  et  très-excellentes  et  tres^siïbtites  Thèses  qu'il  a  publiées 
touchant  les  Formes  substantielles  et   autres  matières  appar- 

1.'  (if.  Œunrrs,  I.  III.  ,,.   191.  ■      ' 

1!.   Kt  aussi  pour  empêcher  qua  Regius  ne  reeppie  le  projet  de  réponse  Ul  que] 
'((ËttOrè&l  t:  III,  p-  494): 


544  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

tenantes  à  la  Physique  et  qu'il  a  particulièrement  adressées 
aux  Professeurs  en  Médecine  et  en  Philosophie  de  cette  Univer- 
sité, au  nombre  desquels  je  suis  compris,  j'ay  esté  extrêmement 
aise  de  ce  qu'un  si  grand  homme  a  voulu  traitter  de  ces  matières... 
Et  mesme,  que  je  me  suis  réjouy  de  ce  que  la  pluspart  des  opinions 
qu'il  a  voulu  deffendre  en  ces  Thèses,  estant  directement  con- 
traires à  celles  que  j'ay  enseignées,  il  semble  que  c'a  esté  par- 
ticulièrement à  moy  à  qui  il  a  adressé  sa  Préface  et  qu'il  a 
voulu  par  là  me  convier  à  luy  répondre...  Que  je  m'estime  bien 
glorieux  de  ce  qu'il  m'a  voulu  faire  cet  honneur.  » 

On  n'est  pas  plus  poli,  et  c'est  le  bel  air  de  la  Cour  de  France 
introduit  dans  la  rudesse  des  Universités.  Il  renonce  à  opposer 
d'autres  thèses  à  ces  thèses  et  d'autres  disputes  à  ces  disputes, 
parce  que  celles  de  Voetius  se  déroulent  dans  le  calme  dû  à 
ses  «  qualitez  de  Recteur  et  de  Ministre  »,-.«  sa  grande  pieté,... 
son  incomparable  doctrine  » ,  «  au  lieu  que,  n'ayant  point  le 
mesme  respect  pour  moy,  poursuit  le  pseudo-Regius,  deux  ou 
trois  fripons,  que  quelque  ennemy  aura  envoyez  à  mes  disputes, 
seront  suffisans  pour  les  troubler  et  ayant  éprouvé  cette  fortune 
en  mes  dernières,  je  croyrois  m' abaisser  trop  et  ne  pas  assez 
conserver  la  dignité  du  lieu  que  nostre  tres-sage  Magistrat  m'a 
fait  l'honneur  de  vouloir  que  j'occupasse  en  cette  Académie, 
si  je  m'y  exposois  d'orénavant...  Ces  faiseurs  de  bruit  ayant 
tousjours  interrompu  nos  réponses,  avant  que  de  les  avoir  pu 
entendre,  il  a  esté  tres-aisé  à  remarquer,  que  nous  n'avons 
point  donné  occasion  à  leur  insolence  par  nos  fautes,  mais 
qu'ils  estoient  venus  à  nos  disputes,  tout  à  dessein  de  les  trou- 
bler et  d'empescher  que  nous  ne  pussions  avoir  le  temps  de 
faire  bien  entendre  nos  raisons.  Et  l'on  ne  peut  juger  de  là 
autre  chose,  sinon  que  mes  ennemis,  en  se  servant  d'un  moyen 
si  séditieux  et  si  injuste,  ont  témoigné  qu'ils  ne  cherchent 
pas  la  vérité  et  qu'ils  n'espèrent  pas  que  leurs  raisons  soient 
si  fortes  que  les  miennes,  puisqu'ils  ne  veulent  pas  qu'on  les 
entende.  » 

Comme  les  faiseurs  de  bruit  sont  les  élèves  et  les  amis  de 
Voet,  celui-ci  n'en  sera  pas  moins  atteint  à  travers  les  flatteries, 
dont  la  moindre  n'est  pas  le  «  patronum  fautorem  amicis- 
simum  »  de  la  fin.  L'auteur  du  projet  blâme  autant  que  Voet 
les  jeunes  gens  qui,  possédant  à  peine  les  éléments  de  la  philo- 
sophie, sifflent  toute  la  doctrine  de  l'École  sans  en  comprendre 


REGIUS  ADVERSUS  VOETIUM  (1611)  515 

même  les  termes,  mais  il  n'entend  pas  qu'on  applique  cette  cri- 
tique à  ses  seuls  auditeurs  «car,  dit-il,  j'aydéjasceti  que  quelques- 
uns,  estant  jaloux  de  voir  les  grans  progrez  que  mes  auditeurs 
faisoient  en  peu  de  tems,  ont  tàsché  de  décrier  ma  façon  d'en- 
seigner, en  disant  que  je  negligeois  de  leur  expliquer  les  termes 
de  la  Philosophie  et,  ainsi,  que  je  les  laissois  incapables  d'entendre 
les  livres  ou  les  autres  Professeurs  et  que  je  ne  leur  apprends 
que  certaines  subtilitez,  dont  la  connoissance  leur  donnoit, 
après  cela,  tant  de  présomption  qu'ils  osoient  se  mocquer  des 
opinions  communes  .  Et,  pour  ce  sujet,  je  me  persuade  que 
Monsieur  Voëtius  (ou  Rector  Magnificus  etc.  ;  donnez-luy  les 
titres  les  plus  obligeans  et  les  plus  avantageux  que  vous  pour- 
rez) \  ayant  esté  averty  de  cette  calomnie...  a  voulu...  me 
donner  occasion  de  m'en  purger  ;  ce  que  je  feray  facilement 
en  faisant  voir  que  je  ne  manque  pas  d'expliquer  tous  les  termes 
de  ma  profession  ,  lors  que  les  occasions  s'en  présentent ,  bien 
que  j'aye  encore  plus  soin  d'enseigner  les  choses.  » 2 

Dans  la  suite,  Descartes  oublie  presque  qu'il  est  devenu  de 
Roy  et  dit  :  «  Et  je  veux  bien  confesser  que,  d'autant  que  je 
ne  me  sers  que  de  raisons  qui  sont  tres-evidentes  et  intelli- 
gibles à  ceux  qui  ont  seulement  le  sens  commun,  je  n'ay  pas 
besoin  de  beaucoup  de  termes  étrangers  pour  les  faire  entendre  ;  et 
ainsi,  qu'on  peut  bien  plutost  avoir  apris  les  veritez  que  j'enseigne 
et  trouver  son  esprit  satisfait  touchant  toutes  les  principales 
difficultez  de  la  Philosophie,  qu'on  ne  peut  avoir  apris  tous  les 
termes  dont  les  autres  se  servent  pour  expliquer  leurs  opinions 
touchant  les  mesm.es  difficultez  et  avec  tous  lesquels  ils  ne 
satisfont  jamais  ainsi  les  esprits  qui  se  servent  de  leur  raison- 
nement naturel,  mais  les  remplissent  seulement  de  doutes  et  de 
nuages.  »  3 

Le  reste  du  projet  de  réponse,  en  latin  cette  fois,  est  une 
attaque  plus  vive  encore  contre  l'abus  des  mois  dont  se  mourait 
la  philosophie  de  l'École  :  «  Ces  pauvres  entités,  qu'on  appelle 
formes  substantielles  et  qualités  réelles»,  ne  servent  qu'à  aveu- 
gler les  esprits  des  étudiants  et  à  leur  donner  celte  docte  igno- 
rance que  blâme  le  Recteur  Magnifique  ;  ii  ne  peut  croire  que 
celui-ci  ait  voulu   désigner   la  philosophie  qu'enseigne    Regius 

1.  Œuvres,  t.  III,  p.  498. 

2.  Ibid.,  p.  499. 

3.  Ibid. 

35 


546  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

en   parlant   de   «   cette   ignorance   idiote,    sauvage   et   orgueil- 
leuse. » 

La  réponse  sur  le  mouvement  de  la  Terre  est  assez  ambiguë. 
Descartes  oublie  encore  une  fois  qu'il  écrit  pour  le  compte  d'un 
autre  et  parle  de  «  nostra  Meteora  »  et  de  la  Dioplrique,  mais  il 
s'arrête,  il  a  été  plus  long  qu'il  ne  pensait  et,  avec  cela,  il  n'est 
même  pas  sûr  que  Regius  se  servira  de  ces  notes,  mais  si  ce 
dernier  en  exprime  le  désir,  il  les  continuera  dans  la  langue  que 
le  professeur  d'Utrecht  préférera1.  Qu'il  en  parle  avec  l'ami  van 
Leeuwen,  «  leur  Nestor  »,  ou  avec  Aemilius,  mais  surtout, 
«  manifester  de  la  vénération  pour  Voetius  et  éviter  jusqu'au 
soupçon  de  l'ironie,  afin  d'être  dans  une  position  d'autant 
meilleure,  s'il  faut  un  jour  changer  de  style  ». 

1.  Œuvres,  t.  III,  p.  509. 


CHAPITRE  XVII 


DESCARTES    CONTRE    VOETIUS 


Il  arrivera  un  moment  où  le  philosophe  ne  pourra  plus  se  + 
contenter  d'armer  son  partenaire  et  où  il  devra  entrer  lui- 
même  en  liée  pour  rompre  des  lances  avec  le  grand  adversaire 
et  ses  partisans,  d'autant  plus  que  Regius  a  l'air  de  faiblir 
un  peu  :  il  craint  de  perdre  sa  place,  et  Descartes  est  obligé  de 
le  gourmander,  tout  en  stimulant  son  courage  x  :  «  Je  ne  savais  4 
pas,  lui  dit  il,  toujours  en  janvier  1642,  que  cet  homme  régnât 
dans  votre  ville,  que  je  supposais  plus  libre,  et  j'ai  pitié  d'elle, 
si  elle  soutient  un  pédant  aussi  vil  et  un  aussi  misérable  tvran.  » 
Voilà  le  fonds  de  sa  pensée  et  néanmoins  il  continue  à  exhorter 
à  la  patience  et  à  la  modération.  Toute  cette  polémique  n'est 
guère  dans  son  tempérament,  mais  il  s'y  est  trouvé  engagé 
malgré  lui  et  les  qualités  combatives  du  Français  ne  lui  per- 
mettent pas  de  céder  la  place. 

«  Peut-estre  que  ces  guerres  scholastiques,  écrit-il  d'Ende- 
geest  à  Huygens,  le  31  janvier  1642  2,  seront  cause  que  mon 
Monde  se  fera  bientost  voir  au  monde  et  je  croy  que  ce  seroit 
dés  à  présent,  sinon  que  je  veux  auparavant  luy  faire  aprendre 
à  parler  latin;  et  je  leferay  nommer  Summa  Philosophiae,  affîn 
qu'il  s'introduise  plus  aysement  en  la  conversation  des  gens 
ide  l'escole,  qui,  maintenant,  le  persécutent  et  taschent  à  l'étouf- 
fer avant  sa  naissance,  aussy  bien  les  Ministres  que  les  Jésuites. 
Mr  de  Pollot  vous  en  peut  dire  des  nouvelles  de  ce  qu'il  a  vu 
.à  Utrecht,  où  il  a  aydé  à  combatre  pour  moy.  » 

Les   conseils   de   modération   prodigués   par   Descartes,    par 


1.  J'accepte  l'hypothèse  formulée  à  la  p.  519  du  t.  III  par  .MM.  Adam  et  Tannery, 
et  je  détache,  du  projet  de  réponse  à  Voetius,  la  fin,  comme  étant  une  lettre  nou- 
velle, en  réponse  à  une  communication  de  Regius  (t.  III,  pp.  509-510). 

2.  Ibid.,  p.  523. 


5  18  DESCAHTES    EN    HOLLANDE 

Aemilius,  par  van  der  Hoolck,  n'arrêtèrent  pas  l'impétueux 
Regius  et  il  lit  mettre  sous  la  presse  sa  «  Responsio  seu  Notât 
in  appendicem  ad  Corollaria  iheologico-Philosophica  »,  qui  en 
sortit  le   16  février. 

Descartes  l'en  félicite  en  latin,  dans  ces  termes  :  «  D'après  ce  que 
j'entends  dire  par  nos  amis,  personne  qui  ne  loue  vivement 
votre  réponse  à  Voetius,  personne  qui  ne  se  moque  de  lui  et 
qui  ne  dise  que  lui-même  désespère  du  succès  de  sa  cause,  puisque 
le  Magistrat  n'a  pas  la  force  de  la  défendre.  Les  formes  substan- 
tielles, elles-mêmes,  éclatent  et  on  dit  ouvertement  que  si  toute 
notre  Philosophie  explique  ainsi  le  reste  des  choses,  tout  le 
monde  l'embrasserait.   » x 

Malheureusement  Regius  avait  confié  sa  Responsio  à  un 
imprimeur  catholique,  travaillant  pour  le  compte  d'un  libraire 
«  remonstrant  ».  2  II  fut  trahi. 

Le  Sénat  s'inquiète  et  s'assemble,  nomme  une  commission 
pour  s'aboucher,  le  24  février,  avec  le  Magistrat  et  le  prier  de 
mettre  iin  aux  querelles  provoquées  par  l'introduction  de  la 
j  Philosophie  nouvelle  dans  l'Université.  Le  Sénat  de  la  ville 
(nous  dirions  le  Conseil)  prit  un  arrêté,  traduit  du  flamand  en 
latin  le  1er,  publiéle  15  mars  1642,  confié  à  l'examen  d'un  comité 
de  professeurs,  approuvé  par  eux  le  surlendemain  et  que  nous 
appellerons,  pour  cette  raison,  avec  Descartes3,  le  jugement  de 
l'Université.  Celui-ci  condamne  la  philosophie  nouvelle,  sans  du 
reste  la  réfuter  ni  nommer  Descartes,  mais  comme  étant  l'étincelle 
capable  d'allumer  l'incendie  qui  pourrait  détruire  cette  institu- 
tion encore  au  berceau,  semer  la  discorde  entre  les  étudiants,  les 
faire  émigrer  vers  d'autres  provinces.  Les  signataires  engagent  les 
professeurs  à  faire  détruire  les  exemplaires  de  la  Responsio.  à 
en  faire  interdire  la  lecture  et  aviser  aux  moyens  d'empêcher 
le  «  propugnator  novae  philosophiae  »,  qui  n'est  pas  nommé, 
mais  qu'on  devine  être  Regius,  de  répandre  par  ses  cours  la 
mauvaise  doctrine.  Le  texte  flamand  est  signé  par  Voetius. 
Schotanus,  de  Maets  ou  Dematius,  Liraeus  et  même  Aemilius. 

En  suite  de  quoi,  la  délégation  du  Sénat  et  du  Magistrat 
cita  devant  elle  le  coupable  et  lui  intima  l'ordre   de  s'abstenir 


1.  Œuvres,  t.  111.  p.  :>2<s. 

2.  Cf.  plus  haut,  p.  '1  16. 

3.  CA.  Œuvres,  l.  VIII,  2"    partie,    p.  209  :    Lettre    apologétique    aux    Magistrats 
d'Ulrecht.  Le  texte  du  jugement  est  publié  au  t.  111,  p.  531. 


JUGEMENT     DE     L'UNIVERSITÉ     d'uTRECHT     (1642)         51'.) 

à  l'avenir  de  disputes  philosophiques  et  de  se  tenir  dans  les 
limites  de  la  Médecine  et  de  la  Botanique  \  Selon  Baillet,  le 
Magistrat  avait  fait  saisir  130  exemplaires  du  livre  chez  le 
libraire,  qui,  le  premier  jour,  en  avait  débité  150,  tant  était 
vif  aux  Pays-Bas  l'intérêt  suscité  par  cette  polémique.  «  De 
sorte  que  ce  qui  resta  d'exemplaires  devint  exorbitamment 
cher  et  fit  rechercher  le  livre  comme  une  chose  très-rare  et  trés- 
précieuse.  »  2 

C'est  ce  que  prévoit  Descartes,  en  félicitant  son  ami  de 
souffrir  la  persécution  pour  la  cause  de  la  vérité.  Rien  de  4 
plus  utile  à  la  vente  que  la  saisie  d'un  livre  et  c'est  une 
faveur  que  beaucoup  d'auteurs  envient.  Le  public  s'indigne 
de  ce  que  Voetius  ait  pu  traiter  son  adversaire  de  bête  féroce. 
«  Sa  colère  vient  de  ce  que  votre  philosophie  est  plus  vraie  qu'il 
ne  le  voudrait  et  que  ses  raisons  sont  si  évidentes  qu'elle  évince 
l'erreur  sans  avoir  même  à  la  combattre.  » 3  Descartes  a  con- 
fiance dans  la  sagesse  du  Magistrat  et  en  particulier  de  van 
der  Hoolck.  Si  même,  en  mettant  les  choses  au  pis,  Regius 
était  destitué,  couvert  de  gloire,  il  n'aurait  pas  de  peine  à  trouver 
à  se  placer  ailleurs.  La  lettre  est  destinée  à  être  montrée  à  van 
der  Hoolck  et  c'est  pourquoi  elle  contient  ce  vœu  que  la  ville 
d'Utrecht  puisse  se  vanter  auprès  de  la  postérité  d'avoir  été 
la  première  à  admettre  l'enseignement  public  de  la  Philoso-  - 
phie  cartésienne  4.  Ce  qu'on  lui  reproche,  c'est  d'être  nouvelle, 
mais  cela  n'est-il  pas  au  contraire  à  son  honneur,  si  elle  est  à  J 
la  fois  nouvelle  et  vraie,  alors  que  d'autres  tirent  déjà  vanité 
d'émettre  des  opinions  nouvelles  et  fausses  ? 

L'objection  que  la  présence  de  Regius  ferait  fuir  les  étudiants 
n'est  pas  plus  fondée,  puisqu'il  est  prouvé  au  contraire  qu'il 
attire  de  nombreux  auditeurs  et  des  meilleurs,  séduits  par  les 
doctrines  récentes,  qui  ne  répugnent  qu'aux  maîtres  d'école 
parvenus  à  quelque  renommée  par  une  fausse  science 5.  Au 
fond,  Descartes  n'est  pas  si  rassuré  sur  ce  procès  universitaire 
qu'il  le  feint  vis-à-vis  de  son  disciple  et  dans  le  dessein  de  calmer 
les  appréhensions  de  ce  dernier.  A  l'ami  Pollot,  il  ne  dissimule 
pas  ses  craintes  6  :  «  On  ne  dit  rien  moins  à  Leyde,  si  non  qu'il 

1.  Œuvres,  t.  III,  p.  533. 

2.  Ibid.,  p.  534. 

3.  Ibid.,  p.  537. 

4.  Ibid.,  pp.  538-539. 

5.  Ibid.,  ]>.  541. 
G.  Ibid.,  p.  550. 


550  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

[Monsieur  le  Roy]  est  desja  demis  de  sa  Profession,  ce  que  je 
ne  puis  toutesfois  croire  ny  mesme  m'imaginer  que  cela  puisse 
jamais  arriver  et  je  ne  voy  pas  quel  prétexte  ses  ennemis  auroient 
pu  forger  pour  luy  nuire.  Mais,  quoy  qu'il  arrive,  je  vous  prie 
de  l'assurer,  de  ma  part,  que  je  m'employeray  pour  luy  en  tout  ce 
que  je  pourray,  plus  que  je  ne  ferois  pour  moy-mesme,  et  qu'il  ne 
se  doit  nullement  fascher,  pour  ce  que  cette  cause  est  si  célèbre 
et  si  connue  de  tout  le  monde  qu'il  ne  s'y  peut  commettre 
aucune  injustice  qui  ne  tourne  entièrement  au  desavantage  de 
ceux  qui  la  commettroient  et  à  la  gloire  et  mesmes  peut-estre, 
avec  le  temps,  au  profit  de  ceux  qui  la  soufîriroient...  ».  «  On 
m'a  assuré  qu'ils  ont  fait  une  Loy  en  leur  Académie,  par  laquelle 
ils  defîendent  expressément  qu'on  n'y  enseigne  aucune  autre 
4-    Philosophie  que  celle  d'Aristote.  » 

C'est  bien  en  effet  ce  qu'a  décidé,  le  17  mars  1642,  l'assemblée 
du  Sénat  en  condamnant  la  Responsio  1  :  «  Tertio  :  le  Sénat 
rejette  cette  Philosophie  nouvelle,  d'abord  parce  qu'elle  s'oppose 
t  à  la  vieille  Philosophie  qu'ont  enseignée,  dans  leur  souveraine 
sagesse,  jusqu'à  présent,  les  Universités  du  Monde  entier  et 
qu'elle  en  sape  les  fondements;  ensuite,  parce  qu'elle  détourne 
la  jeunesse  de  la  vieille  et  saine  Philosophie  et  l'empêche  de 
s'élever  aux  sommets  de  l'érudition...;  enfin,  parce  que  diverses 
opinions  fausses  et  absurdes  sont  professées  par  elle  ou  peuvent 
en  être  déduites  par  une  jeunesse  imprudente  et  que  ces  opi- 
nions répugnent  aux  autres  disciplines  et  facultés,  en  particulier 
-   à  la  Théologie  orthodoxe.  » 

Seuls,  Aemilius  et  Cyprien  Regneri 2,  qu'il  ne  faut  pas  confondre 
avec  Henri  Reneri,  depuis  longtemps  décédé,  protestèrent  contre 
cette  exécution  de  la  Responsio,  mais  «  tant  de  fiel  entre-t-il 
dans  l'àme  des  dévots  ?  »,  Voetius  ne  fait,  même  pas  grâce  à 
son  adversaire  tombé,  et,  d'autant  plus  libre  qu'il  n'est  plus 
recteur,  il  lance  encore  sur  lui  son  fils  Paul  Voet  qui,  né  en 
1619,  était  devenu,  le  19  mars  1641,  professeur  de  métaphy- 
sique à  l'Université  d'Utrecht. 

L'entrée  en  jeu  de  ce  nouvel  adversaire  provoque  l'hilarité 
de  Descartes  :  «  J'ai  lu  les  thèses  de  l'enfant  Voetius  3,  je  veux 


1.  On  trouvera  le  texte  latin  complet  au  t.  III,  pp.  552-553. 

2.  Ab  Oosterga,  Frison  de  naissance. 

3.  Œuvres,  t.  III,  p.  558.  La  plaisanterie  est  plus  drôle  en  latin  :    *  Legietrisi 
tum  thèses  Voëtii  pueri,  sive  infantis,  filii  volui  dicere...,  etc.  » 


UNE   LETTRE   DE   VAN   BAERLE   (10   MARS-  1642)  551 

dire  du  fils  Voetius,  ainsi  que  le  jugement  de  votre  Académie 
et  j'en  ai  bien  ri...  »  Il  approuve  la  conduite  d'Aemilius  et  de 
Cyprianus,  il  gronde  Regius  de  se  faire  tant  de  souci  et  il  lui 
annonce  que  l'Adversaire  fait  préparer,  par  un  moine  converti, 
une  nouvelle  réponse,  qui  s'appellera  YAppendix  Voelii.  Il  lui 
conseille  de  s'incliner  provisoirement  et  de  ne  plus  enseigner 
que  la  médecine  d'Hippocrate  et  de  Galien,  rien  de  plus. 
«  Si  les  étudiants  vous  demandent  davantage,  récusez-vous 
poliment,  en  disant  que  cela  ne  vous  est  pas  permis...  Calmez- 
vous,  je  vous  en  prie,  et  riez  donc...  Vous  vaincrez,  en  fin  de 
compte,  pourvu  que  vous  gardiez  le  silence  en  ce  moment, 
mais,  si  vous  préférez  recommencer  la  lutte,  fiez-vous  à  votre 
bonne  fortune.  » 1 

Toute  la  Hollande  lettrée  et  savante  se  passionne  pour  le 
débat,  sauf  toutefois  l'excellent  poète  latin  Gaspar  van  Baerle  2, 
qui  enseignait  la  philosophie  à  l'École  Illustre  d'Amsterdam 
où,  depuis  le  9  janvier  1632,  il  était  devenu  le  collègue  de  G.  J. 
Vossius  3.  Il  était  l'ami  de  P.  C.  Hooft  et  un  des  plus  beaux 
ornements  de  ce  Muiderkring,  du  cercle  littéraire  du  château 
de  Muiden  dont  nous  avons  parlé.  A  Jean  de  Wicquefort, 
qui  lui  a  envoyé  tous  ces  factums  imprimés,  van  Baerle  répond 
par  le  spirituel  billet  que  voici,  daté  du  10  mars  1642  : 

«  Monsieur, 
«  Je  vous  remercie  très  humblement  de  ce  que  vous  m'avez 
envoie  ces  écrits  de  controverse.  Je  les  ai  lu  avec  la  même 
avidité  que  nous  avons  coutume  de  manger  des  huîtres  fraîches. 
Mais,  pardonnez,  je  vous  prie,  l'aveu  que  je  vous  fait:  je  n'es- 
time pas  tant  les  formes  substantielles  ou  essentielles  que  je 
croie  qu'il  soit  maintenant  tems  de  déclarer  mon  sentiment  sur 
ce  sujet.  Vous  sçavez  bien  que  je  ne  suis  pas  sur  un  pied  à  pou- 
voir condamner  Aristote,  sans  l'avoir  entendu,  et  que  je  ne  me 
suis  pas  engagé  non  plus  à  le  suivre.  J'ai  quelque  chose  à  dire 
sur  le  sentiment  du  sçavant  Descartes,  mais  je  le  dirai  lorsqu'il 
sera  tems  et  qu'il  se  sera  expliqué  plus  au  long  et  plus  claire- 
ment... » 4 

1.  Œuvres,  t.  III,  p.  560. 

2.  Voyez  sur  lui  la  notice  de  "\Yorp  dans  le  Nieuw  Xcd.  Jiiogr.  \Ydb.,  t.  II,  col.  67 
à  70. 

3.  Voir  plus  haut,  au  livre  II,  pp.  175,  315  n.  1  etc. 

4.  Lettres  de  M.  J.  de  Wicquefort...  avec  les  réponses  de  M.  G.  Barlée.  3a  éd. 
A  Amsterdam,  chez  Balth.  Lakeman,  1696  :  à  Leyde  chez  Jean  et  Henri  Verbeek, 
1722,  p.  158  ;  d'après  une  copie  communiquée  par  M.  de  "NYaard. 


552  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

Ceci  n'allait  pas  tarder,  et  Descartes  devait  le  faire  d'abord 
dans  sa  fameuse  lettre  latine  au  Père  Dinet  de  la  Société  de 
Jésus,  Provincial  de  France,  publiée  à  la  suite  des  Objedioncs 
Seplimae,  achevées  d'imprimer  par  Louis  Elzevir ,  à  Amsterdam, 
vers  la  mi-mai  1642  1.  Comme  l'écrit  Huygens,  le  26  de  ce 
mois,  Descartes  y  a  bien  raconté  ce  qui  s'est  passé  entre  lui 
cl  ses  adversaires  «  tant  de  ça  que  delà  ».  Celui-ci  y  insiste  sur 
l'attraction  que  sa  philosophie  exerce  sur  les  jeunes,  maîtres 
et  élèves  2.  Le  portrait  qu'il  trace  de  Voetius  est  si  ressemblant 
qu'on  ne  peut  manquer  de  le  reconnaître,  bien  qu'il  ne  soit  pas 
nommé  :  «  Il  passe  pour  théologien,  orateur,  disputateur  ;  il 
s'est  concilié  les  petites  gens  en  étalant  une  piété  fervente  et 
un  zèle  indomptable  pour  la  religion,  en  attaquant  les  gouver- 
nants, l'Église  Romaine  et  toute  opinion  différente  de  la  sienne 
propre,  en  chatouillant  les  oreilles  de  la  populace  par  des 
brocards  de  bouffon.  Il  édite  chaque  jour  des  pamphlets  qui 
ne  sont  lus  de  personne,  citant  des  auteurs  qu'il  ne  connaît 
peut-être  que  par  leur  table  des  matières  et  qui  plaident  plus 
souvent  contre  lui  que  pour  lui,  parlant  avec  autant  de  pré- 
somption que  de  maladresse  de  toutes  les  sciences,  comme 
s'il  les  savait  et,  par  là,  ne  passant  pour  savant  qu'auprès  des 
ignorants...»3  Descartes  ne  l'accuse  pas  d'avoir  provoqué  par 
ses  amis  les  frottements  de  pieds  qui  ont  troublé  les  soutenances 
de  Regius,  mais  il  constate  qu'avant  ce  Rectorat  cela  ne  s'était 
pas  produit.  L'auteur  de  l'Epître  se  prévaut,  pertinemment,  du 
fait  que  Regius  a  été  condamné  par  le  Sénat  sans  même  avoir  été 
entendu  ou  avoir  été  convoqué  par  le  Recteur,  qui  fut  à  la 
fois  président  du  tribunal  académique  et  accusateur. 

Le  philosophe  reproduit  alors  la  décision  du  Sénat,  du 
17  mars  1642,  pour  que  personne  ne  puisse,  dire,  si  par  aventure 
tous  ces  écrits  se  perdent,  que  la  philosophie  cartésienne  a  été 
condamnée  à  Utrecht  par  bonnes  et  valables  raisons,  mais  il 
omet  le  nom  de  la  ville,  qu'il  n'était  pas  très  difficile,  pour  les 
lecteurs  hollandais  du  moins,  de  suppléer.  Il  relève  les  trois 
chefs  d'accusation  contenus  dans  le  jugement  et  les  réfute, 
sentant  bien  que  c'est  lui,  plutôt  que.  Regius,  qui  est  l'accuse 

1.  Avant  le  2G,  en  tous  cas.  Cf. la  lettre  de  Huygens  dans  Œuvres  de  Descartes, 
t.  111.  p.  564.  Le  texte  de  la  lettre  de  Descartes  au  P.  Dinet  est  au  t.  VII,  pp.  5G3-603 
et  les  passages  qui  nous  intéressent  ici  aux  pp.  582-599.  Cf.  aussi  t.  VIII,  p.  209. 

2.  Œuvres,  t.  VII,  pp.  575-577. 

3.  Ibid.,  p.  584. 


ARRÊT     DU     CONSEIL     D'UTRECHT     (12     AOUT     1012)  553 

et  le  condamné  ;  mais,  pourquoi  le  faire  dans  une  lettre  à  un 
Jésuite  français?  C'est  qu'il  craint,  comme  dans  Le  cas  du  mou- 
vement de  la  terre,  la  concordance  et  l'alliance  des  deux  ortho- 
doxies,    des   partisans   protestants   et   catholiques   du   principe    • 
d'autorité  en  matière  de  science  et  de  philosophie. 

Tout  cela  n'est,  pour  un  an  encore,  que  l'attaque  indirecte  ; 
Regius  reste  au  premier  plan,  comme  protagoniste.  Le  récit  des 
faits,  établi  par  le  philosophe  dans  sa  lettre  au  P.  Dinet  a 
plu  au  disciple  1,  autant  qu'elle  a  déplu  à  Voetius. 

Ce  dernier  fait  convoquer  le  Sénat  académique  qui,  assemblé 
le  29  juin  1642,  nomme  une  commission  de  quatre  membres 
pour  examiner  les  injures  à  l'adresse  de  l'Université  d'Utrechl 
contenues  dans  la  lettre  de  Descartes  au  P.  Dinet2.  Cette  assemblé 
y  reviendra  encore,  un  an  après,  le  6  mars  1643,  pour  approuver 
l'historique  officiel  de  la  querelle  ou  Testimonium  Academiae 
Ultrajectinae  et  Narratio  historien  qaa  defensae,  qua  exterminatae 
novae  Philosophiae  (Utrecht,  1643)  3,  rédigé  par  Paul  Voet, 
le  fils  de  Gisbert.  Cet  auxiliaire  de  vingt-trois  ans  ne  suffisait 
pas  au  vieux  théologien.  Il  en  trouva  bientôt  un  autre  dans  la 
personne  de  son  ancien  élève  Martin  Schoock,  alias  Schoockius,  { 
devenu  professeur  à  l'Université  de  Groningue.  Celui-ci,  que 
Piegius  appelle  dans  ses  lettres  «  le  Moine  renégat  »,  étant  venu 
à  Utrecht,  se  serait  laissé  persuader,  en  juillet  1642,  à  la  suite 
d'un  somptueux  repas  que  lui  offrit  Voetius,  de  prendre  la 
plume  contre  l'épître  à  Dinet,  et  il  emporta  les  document  s. 
D'autre  part  le  théologien,  qui  soupçonne  avec  raison  le  médecin 
d'en  avoir  fourni  à  Descartes  les  éléments,  s'efforce  d'obtenir  la 
destitution  de  celui  qu'il  accuse  d'être  un  traître,  d'autant 
plus  qu'il  continue  à  exposer  les  doctrines  nouvelles  en  regard 
de  celles  d'Hippocrate,  de  Galien  et  d'Aristote  '. 

Un  nouvel  arrêt  du  Conseil  de  la  Ville  d'Utrecflt,  en  date  du 
12  août  1642,  conclut  un  peu  prématurément  à  la  fin  de  l'intrus* 
c'est-à-dire   de  la  philosophie   nouvelle,   et   fulmine   une   peine  4 
exceptionnelle    de   cent   florins,    sans    préjudice    des    amendes 
antérieurement  promulguées,  contre  l'importation,  l'impression, 
la  vente  et  la  propagation   de    toute  espèce  de      libelles   diffa- 


1.  Cf.  Œuvres,  t.  III,  p.  5G5. 

2.  Ibid.,  p.  568. 

3.  Ibid.,  p.  569. 

4.  Ibid.,  p.  57  1. 


554  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

natatoires  ,  ou  autres  écrits  de  «  même  farine  t  (sic),  lancés 
contre  les  thèses  ou  corollaires  proposés  pour  la  dispute  publique 
par  MM.  les  professeurs  ou  les  étudiants.  Vaine  digue  opposée 
conjointement  par  le  Magistrat  et  le  Sénat  à  la  marée  montante 
des  vérités  nouvelles.  Bien  plus,  la  résistance  qu'elle  rencontre 
■   lui  fait  redoubler  ses  efforts  pour  en  triompher. 

Le  livre  de  Schoockius  commence  déjà  à  s'imprimer,  mais, 
les  premières  feuilles  que  Descartes  a  pu  se  procurer  chez 
Waesberge,  on  ne  sait  par  quel  artifice,  ne  portant  point  de 
nom,  le  philosophe  a  de  bonnes  raisons  de  le  croire  entièrement 
de  la  main  de  Voetius.  Cette  fois  il  ne  s'agit  plus  de  Regius, 
est  l'auteur  de  la  Méthode  qui  est  ouvertement  visé,  déjà 
par  le  seul  libellé  du  titre  :  Philosophia  Cartesiana  sive  Admi- 
randa  Melhodus  novae  Philosophiae  Renati  Descartes  (Utrecht, 
Waesberge,  1643).  Ce  dernier  mande  à  ce  propos  au  P.  Mersenne, 
d'Endegeest,  le  7  décembre  1642  :  «  Le  livre  de  Voetius  contre 
moy  est  soubs  la  presse,  j'en  ay  veu  les  premières  feuilles  ;  il 
l'intitule  :  Philosophia  Cartesiana.  Il  est  environ  aussy  bien 
fait  qu'un  certain  Pentalogos  \  que  vous  avez  veu  il  y  a  deux 
ans,  et  je  ne  daignerois  y  respondre  un  seul  mot.  si  je  ne  regar- 
dois que  mon  propre  interest  ;  mais,  pource  qu'il  gouverne 
le  menu  peuple  2,  en  une  ville  où  il  y  a  quantité  d'honestes  gens 
qui  me  veulent  du  bien  et  qui  seront  bien  ayses  que  son  autho- 
rité  diminue,  je  seray  contraint  de  luy  respondre  en  leur  faveur 
et  j'espère  faire  imprimer  ma  response  aussy  tost  que  luy  son 
livre,  car  elle  sera  courte  et  son  livre  fort  gros  et  si  impertinent, 
qu'après  avoir  examiné  les  premières  feuilles  et  avoir  pris 
occasion  de  là  de  luy  dire  tout  ce  quejecroyluy  devoir  dire,  je 
negligeray  tout  le  reste,  comme  indigne  mesme  que  je  le  lise.»3 
Voetius  n'a  pas  hésité  de  nouveau  à  essayer  d'associer  le  très 
docte  Mersenne  à  sa  cause  et  à  accuser  Descartes  de  se  réfugier 
dans  le  sein  des  Jésuites  pour  échapper  aux  coups  du  Minime, 
ce  qui  provoque  l'indignation  particulière  du  philosophe  et 
amène  une  protestation  du  religieux. 

Il  est  venu  à  celui-là  un  autre  allié  inattendu,  dans  la  personne 


1.  Allusion  à  l'œuvre  d'un  «  chvmiste  boemien,  demeurant  à  La  Haye  »,  que  je 
ne  puis  identifier  autrement.  Cf.  Œuvres  de  Descartes,  t.  III,  p.  249.  Lettre  du  3  dé- 
cembre 1640. 

2.  Le»  menu  peuple  »  tenait  en  effet  avec  les  orthodoxes,  pour  les  princes  d'Orange, 
contre  l'aristocratie  bourgeoise  qui  gouvernait  les  villes. 

3.  Œuvres,  t.  III,  pp.  598-599. 


ARRÊT     DU     CONSEIL     d'uTRECHT     (12     AOUT     1642)  556 

de  l'ancien  pasteur  français  de  l'Eglise  Wallonne  :  Samuel  Des- 
marets  ou  Maresius,  né  à  Oisemont  le  9  août  1599  (mort  en 
1673),  qui  avait  été  d'abord  professeur  de  théologie  à  l'Aca- 
démie de  Sedan  1;  il  était  pasteur  à  Maestricht  en  1629,  puis  à 
Bois-le-Duc,  le  29  janvier  1636,  où  il  fut  installé  le  18  mai  ; 
le  18  décembre  1642,  il  avait  été  appelé,  nous  l'avons  vu  au 
livre  II  2,  comme  professeur,  à  l'Université  de  Groningue.  Peu 
avant,  il  avait  été  impliqué  dans  l'affaire  de  la  Congrégation 
de  Marie  et  il  est  accusé  par  Voet  d'orthodoxie  insuffisante, 
dans  un  écrit  qui  s'imprime  en  même  temps  que  l'attaque 
contre  Descartes.  Ce  dernier  a  réussi  à  en  surprendre  aussi  3 
les  premières  feuilles  qu'il  s'empresse  de  communiquer  à  son 
compatriote  Desmarets.  Il  offre  à  celui-ci  une  alliance  défensive, 
dont  le  pasteur  accepte  le  principe  :  «  A  cause  que  je  croy,  lui 
écrit  le  philosophe,  qu'ils  [c'est-à-dire  les  deux  livres  de  Voetius] 
se  suivront  l'un  l'autre  de  fort  prés,  mon  opinion  est  que. 
j'employeray  deux  ou  trois  pages  en  ma  réponse,  pour  dire 
mon  avis  de  vostre  différent,  puis  que  vous  ne  l'avez  pas 
désagréable  et  ce  qui  m'y  oblige  le  plus  est  que  ce  que  j'écriray 
sera  publié  en  Latin  et  en  Flamand,  car  je  croy  qu'il  est  à 
propos  que  le  peuple  soit  desabusé  de  la  trop  bonne  opinion 
qu'il  a  de  cet  homme.  » 4 

(f  Je  ne  crains  autre  chose,  mande  Descartes  à  Merseune,  le 
4  janvier  1643  5,  sinon  qu'il  ait  quelque  ami  qui  luv  conseille 
de  le  supprimer,  avant  qu'il  soit  achevé  et  ainsy  qu'il  me  face 
perdre  5  ou  6  feuilles  de  papier  que  j'ay  desja  brouillées,  non 
pas  pour  lui  respondre,  car  il  ne  dit  rien  qui  mérite  response, 
mais  pour  faire  connoistre  sa  probité  et  sa  doctrine.  » 

«  Le  titre  du  livre  de  Voetius  contre  moy,  écrit-il  encore 
au  même  correspondant,  le  23  mars  suivant,  toujours  d'En- 
degeest 6  est  Admiranda  Methodus  novae  Philosophiae  Renati 
Des  Cartes  7  et,  au  dessus  de  toutes  les  pages,  il  a  fait  mettre 

1.  .J'ai  eu  sous  les  yeux  un  reçu  signé  de  lui  en  cette  qualité,  à  la  date  du  10  jan- 
vier 1629,  dans  le  ms  44421  à  la  Bibliothèque  de  la  Société  d'Histoire  du  Protestan- 
tisme français,  54,  rue  des  Saint-Pères,  Paris. 

2.  Cf.  p.  304  et  Bulletin  Eglises  Wallonnes,  t.  III,  p.  30;  Haag,  La  France 
Protestante,  2e  éd.,  t.  V,  col.  320  et  s. 

3.  Par  quels  moyens,  il  prétend  ne  pas  le  savoir,  disons  qu'il  aime  mieux  ne  pas 
le  savoir,  t.  III,  p.  606. 

4.  Œuvres,  t.  III,  p.  607. 

5.  Ibid.,  t.  III,  pp,  608-609. 

6.  Ibid.,  t.  III,  pp.  642-643. 

7.  L'ouvrage,  d'après  M.  Adam,  est  extrêmement  rare  en  Hollande,  où  l'on  n'en 
connaît  qu'un  exemplaire  dans  une  bibliothèque  privée.  Il  y  en  a  deux,  au  moins 


556  DESCARTES  EX  HOLLANDE 

«  Philosophia  Cartesiana  »,  ce  qu'il  a  fait  pour  faire  vendre  le 
livre  sous  mon  nom  et  je  vous  en  avertis,  afïin  que  vous  puissiez 
détromper  ceux  qui,  ayant  vu  ce  titre,  pourroient  croyre  que 
ce  fust  quelque  chose  de  moy.  » 

Descartes  sait  maintenant  que  c'est  Schoockius,  qu'il  appelle 
«  le  badin  de  Groningue  »,  qui  servira  de  prête-nom  à  Voetius  : 
«  vous  verrez  peut  estre  par  ce  qui  réussira  du  livre  que  Voetius 
a  fait  contre  moy,  sous  le  nom  de  ce  badin  de  Groningue,  que 
les  Catholiques  ne  sont  point  haïs  en  ce  pais.  Ce  livre  est  extrê- 
mement infâme  et  plein  d'injures  sans  aucune  apparence  de 
vérité  ny  de  raison...  mais,  pour  ce  que  j'ay  des  amis  à  qui  il 
importe  que  Voetius  soit  decredité,  je  fais  imprimer  une  res- 
ponse  contre  luy,  qui  ne  le  chatouillera  pas.  » l 

A  la  fin  de  mai  1643,  elle  parut,  cette  fameuse  réponse, 
«  chez  Louys  Elzevier,  marchand  libraire  à  Amsterdam  »,  alors 
que  Descartes  s'est  rapproché  de.  cette  ville,  en  s'installant 
+    pour  un  an  à  «  Egmont  op  de  Hoef  » 2. 

UEpistola  Rexati  Des-Cartes  ad  celeberrimum  Virum 
D.  Gisbertum  Voetium,...  in  quâ  examinantur  duo  libri,  imper 
pro  Voetio  Ultrajecti  sirnul  editi  :  imus  de  Conj rater nitcde  Ma- 
rianâ,  aller  de  Philosophia  Cartesiana  3,  parut  simultanément 
en  latin  et  en  hollandais  (Briej  van  René  Des  Cartes,  aen 
D.  Gisbertus  Voetius,  etc.),  cette  dernière  version  étant  évi- 
demment une  traduction. 

en  France,  à  la  Bibl.  V.  Cousin,  à  la  Sorbonne,  et  à  la  Bibliothèque  de  la  Ville  de 
Nancy. 

1.  Cf.  Œuvres,  t.  III,  pp.  642-G43. 

2.  Ibid.,  pp.  647  :  672  ;  674-675. 

3.  Reproduite  au  t.  VIII,  2e  partie,  des  Œuvres;  pp.  i-xm  ;  1-198. 


CHAPITRE  XVIII 


l' epistola  ad  voetium  (1643) 


Je  ne  crois  pas  que  Y  Epistola  ad  Voetium,  publiée  à  la  fin 
mai  1643,  ajoute  beaucoup  à  la  gloire  du  philosophe  ;  il  s'est 
laissé  un  peu  trop  entraîner  par  le  milieu  universitaire  hol- 
landais, où  ce  genre  de  polémique  personnelle  était  fort  en 
honneur.  Comme,  tout  à  l'heure,  il  parlait  souvent  par  la  bouche 
de  Regius,  c'est  Regius  qui,  aujourd'hui,  parle  souvent  par  la 
sienne  et  même  aussi  un  pasteur  protestant  de  l'Église  Wal- 
lonne :  Samuel  Desmarets. 

La  liberté  qu'autorise  le  latin  entraîne  parfois  des  écarts 
de  langage  dont  Y Admiranda  Methodus  de  son  adversaire 
Voetius  lui  donne  souvent  l'exemple,  de  sorte  qu'on  aboutit 
à  un  concert  de  grossièretés,  dont  les  termes  de  bouiïon  et  de  1 
menteur  sont  la  basse  continue.  Il  est  vrai  que  les  deux  ennemis 
ne  s'accusent  pas  de  vices  contre  nature,  c'est  un  progrès  sur 
les  polémiques  de  la  période  précédente. 

Un  autre  défaut  fondamental  de  la  lettre  réside  dans  la 
façon  dont  elle  a  été  rédigée,  par  fragments,  d'abord  en  réponse 
aux  cinq  ou  six  feuilles  du  début,  que  Descartes  a  pu  se  procurer 
et  que,  nous  l'avons  vu,  faute  de  titre  et  de  préface,  il  croit, 
non  sans  apparence  de  raison,  être  de  Voet.  La  publication  a 
été  interrompue,  parce  que  celui-ci  s'est  mis  à  sa  Confraternitas 
Mariana,  qui  doit  être  prête  pour  le  Synode  wallon  du  15  avril 
1643.  Le  philosophe  le  suit  sur  ce  terrain  et  réfute  aussi  ce  livre, 
d'accord  avec  Desmarets  qui  y  est  attaqué,  et  cela  rompt  une 
fois  de  plus  l'unité  de  sujet. 

Il  n'empêche  que,  tel  qu'il  est,  cet  écrit  ne  laisse  pas  d'être 
plein  de  verve,  de  vivacité,  d'érudition,  d'esprit,  qu'il  est 
un  bon  exemple  du  genre  d'éloquence  dont  Beaumarchais 
nous   donnera   plus    tard   le    chef-d'œuvre,    et    qu'il   y   a   a   y 


558  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

\.  glaner  des  idées  générales,  exprimées  avec  une  allure  agressive 
à  laquelle  les  grands  ouvrages  de  Descartes  ne  nous  ont  pas 
accoutumés,  mais  qui  n'en  indique  que  mieux  le  fond  de  son 
tempérament. 

La  préface  ou  «  Argumentum  » 1  proclame  la  liberté  de  l'erreur, 
dont  ne  résulte  aucun  péril,  car  elle  permet  la  rencontre  de  la 
vérité,  qui  en  tirera  grand  profit  ;  mais  celle-ci  est  odieuse  à 
ceux  dont  la  doctrine  cesserait  d'être  à  l'honneur,  s'ils  étaient 
privés  de  controverses.  Il  rappelle  alors  la  condamnation  de 
la  doctrine  nouvelle  par  le  jugement  du  Sénat  de  l'Université 
d'Utrecht,  le  17  mars  1642,  arrêt  dont  Voet  est  le  véritable 
auteur  ;  l'intervention  tardive  de  Schoockius,  embauché  par 
Voet  pour  écrire,  sous  sa  dictée,  Y Admiranda  Methodus,  pleine 
de  nouvelles  calomnies  si  abominables  que,  cette  fois,  Descartes 
se  sent  obligé  de  rétorquer,  d'autant  plus  que  Voetius  a  été 
jusqu'à  l'accuser  d'enseigner  secrètement  l'athéisme. 

Il  demande  donc  au  Magistrat  d'Utrecht  la  punition  de  ce 
dernier,  qui  s'est  disqualifié  aussi  dans  l'affaire  de  Bois-le-Duc, 
à  propos  de  la  «  Confrérie  ou  Sodalité  de  la  Vierge  »,  sur  laquelle 
nous  reviendrons. 

UEpistola,  qui  n'a  pas  moins  de  deux  cent  quatre-vingt- 
deux  pages  in-12,  dans  l'édition  princeps,  et  cent  quatre- 
vingt-quatorze  pages  in-4°,  au  t.  VIII,  2e  partie,  de  l'édition 
Adam  et  Tannery,  est  divisée  en  neuf  parties,  dont  la  première 
réfute  l'introduction  du  livre  appelé  Philosophia  Cartesiana, 
titre  fait  pour  en  assurer  la  vente  et  qui  constitue,  aux  yeux 
de  Descartes,  une  véritable  fraude. 

Voet,  qui  a  qualifié  l'Épître  à  Dinet,  à  laquelle  il  entend 
répliquer,  de  bouffonne  et  de  mensongère,  sans  d'ailleurs  en 
fournir  de  preuves,  donne  tout  de  suite  le  ton  à  la  réponse 
du  Philosophe,  qui  a  été  traité  aussi  d'imposteur  et  de  fou. 

Des  extraits  du  livre  de  Voet,  permettent  de  nous  rendre 
mieux  compte  de  la  valeur  des  accusations  lancées  contre 
Descartes.  Sa  philosophie  est  une  philosophie  à  l'usage  des  gens 
du  monde,  d'oisifs  qui  n'ont  pas  fait  d'études  et  d'hommes 
politiques  2.  Elle  est  d'un  rhéteur  et  d'un  escamoteur.  Ici 
le  Français  a  beau  jeu  pour  répondre  qu'il  habite  la  cam- 
pagne, qu'il  fuit  la  foule,  qu'il  n'a  jamais  eu  d'élèves,  ce  qui 

1.  (Kiwres,  t.  Vil I,  p.  3  et  s. 

2.  lbid.,  p.   l.i. 


EPISTOLA    AD     VOETIUM   (.MAI    1(343)  551) 

n'est  vrai  qu'au  sens  strictement  scolaire  du  mot,  et  que,  bien 
loin  de  les  chercher,  il  les  a,  au  contraire,  évités  l. 

La  biographie  esquissée  par  Voet  est  bien  amusante  :  «  Lui-  j. 
même  se  nomme  René  des  Cartes  ;  sa  patrie  est  la  France, 
astre  du  ciel  européen.  S'il  faut  en  croire  les  titres  qu'on  lui 
donne,  il  est  très  noble,  ou  du  moins  noble.  Je  n'envie  pas  cette 
prérogative  de  la  naissance,  qui  peut  échoir,  par  l'eiïet  du 
hasard,  au  plus  mauvais  et  au  plus  sot  »  ;  à  quoi  l'intéressé 
repartit  qu'il  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde,  comme  à  son 
adversaire,  de  naître  dans  une  gargote,  des  œuvres  d'un  goujat, 
ou  de  recueillir  les  premiers  rudiments  de  la  piété  et  des  autres 
vertus,  parmi  les  courtisanes  et  les  cantinières  qui  suivent  Les 
armées. 

Nous  avons  déjà  parlé  de  l'accusation  d'avoir  des  enfants  - 
naturels  et  de  la  spirituelle  réponse  de  Descartes  sur  ce  point 2. 
Voet  passe  alors  aux  qualités  intellectuelles  qu'il  ne  lui  dénie 
pas,  mais  il  nous  donne  en  passant  un  témoignage  intéressant 
de  l'admiration  que  le  philosophe  français  inspire  à  ses  dis- 
ciples hollandais,  qui  le  tiennent  pour  un  Dieu  :  «  Eh  !  oui,  il 
a  du  talent,  mais  n'en  avaient-ils  pas  aussi  ces  fous  furieux 
qu'on  appelle  Épicure,  Lucien,  Mahomet,  Machiavel,  Yanini, 
Campanella,  Socin,  le  Dr  Faust,  Corneille  Agrippa,  Lipman 
de  Mulhouse,  etc.  ?  »  Voilà  notre  auteur  bien  encadré  !  11  reproche 
ensuite  au  disciple  de  Loyola  d'avoir  fait  la  guerre  de  siège 
et  la  guerre  navale  (!!?)  et  de  s'être  jeté  dans  la  philosophie, 
désespérant  d'arriver  au  grade  de  Maréchal  ou  de  Général. 

Descartes  conclut  en  disant  que  les  reproches  que  lui  fait 
Voetius  se  ramènent  à  ceci,  qu'il  est  Français,  de  naissance 
honorable,  non  dépourvu  de  talent,  célibataire  et  qu'il  a  conçu 
une  philosophie  l'ondée  sur  la  Mathématique.  Ce  ne  sont  pas 
des  raisons  suffisantes  pour  le  qualifier  d'imposteur,  de  fou, 
de  daim,  d'insensé,  d'hypermenteur  et  de  vendeur  de  fumée. 
Que  si  ces  injures  lui  étaient  lancées  par  une  femme  ivre  ou 
un  eabaretier  en  colère,  il  ne  ferait  qu'en  rire,  mais  comme 
elles  sont  écrites  et  imprimées  par  un  théologien,  un  pasteur, 
qui  veut  passer  pour  très  religieux,  très  pieux  et  devrait  être  un 
exemple  de  modération,  d'indulgence  et  de.  gravité,  elles  sont, 
inexcusables  3. 

1.  Œuvres,  t.  VIII,  p.  20. 

2.  Cf.  plus  haut, p. 415 et  t.  VIII,  p.  22. 

3.  Œuvres,  t.  V II,  pi>.  25. 


560  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

S'élevant  au-dessus  des  questions  personnelles,  Descartes 
termine  sa  première  partie  par  une  définition  de  la  philosophie, 
telle  qu'avec  quelques  autres,  il  la  conçoit  et  qui  n'est  que  la 
connaissance  des  vérités  pouvant  être  perçues  par  la  lumière 
naturelle  et  servir  à  des  fins  humaines,  d'où  il  suit  qu'aucune 
étude  n'est  plus  honorable,  plus  digne  de  l'homme,  plus  utile 
dans  la  vie.  Au  contraire,  la  philosophie,  vulgaire  qui  s'enseigne 
dans  les  écoles  et  dans  les  Universités  n'est  qu'un  chaos  d'opi- 
nions pour  la  plupart  douteuses,  comme  le  montrent  les  conti- 
nuelles disputes  où  elles  sont  discutées,  et  tout  à  fait  inutiles, 
comme  en  témoigne  une  longue  expérience.  Personne  n'a  jamais 
rien  pu  tirer  pour  son  usage  de  «  la  matière  première  »  ,  des 
«  formes  substantielles  »,  des  «  qualités  occultes  »  et  autres 
choses  semblables. 

En  Religion,  il  ne  faut  rien  innover  ;  en  Philosophie,  au 
contraire,  rien  de  plus  louable  que  d'être  novateur. 

On  regrette  de  ne  pas  trouver  plus  souvent  dans  YEpistola 
ad  Voetium  de  pareilles  envolées.  La  «  pars  secunda  »  nous  ramène 
aux  «  Actes  de  Yoetius  » ,  par  lesquels  ses  vertus  nous  ont  été, 
dès  l'abord,  révélées.  Descartes  n'a  jamais  vu  son  adversaire 
et  il  n'avait  pas  plus  d'opinion  sur  lui  que  sur  ceux  qui  ne  sont 
pas  encore  nés,  lorsqu'il  sut  que  le  théologien  l'avait  compris 
parmi  les  athées.  Alors,  il  s'enquit  et  voici  ce  qu'il  apprit  : 
Yoetius  était  très  zélé  et  très  assidu  dans  l'accomplissement  de 
sa  double  charge  de  pasteur  et  de  professeur  ;  il  parlait,  il 
enseignait,  il  disputait  plus  souvent  que  ses  collègues  ;  le 
froncement  de  sourcils,  la  voix,  le  geste,  tout  annonçait  la  plus 
grande  piété  ;  il  paraissait  brûler  d'un  tel  zèle  pour  maintenir 
la  vérité  et  la  pureté  de  la  religion,  qu'il  blâmait,  avec  rigueur, 
non  pas  seulement  les  plus  légers  des  vices,  surtout  chez  les  puis- 
sants, mais  même  les  petits  travers,  qui,  pour  beaucoup,  ne 
sont  pas  des  vices.  Contre  tous  ceux  qui  n'étaient  pas  de  son 
avis,  il  disputait  et  déclamait  avec  véhémence  \ 

«  Cela  eût  amené,  continue  Descartes,  à  vous  considérer 
comme  un  des  Prophètes  ou  des  Apôtres,  si  l'injuste  accusation 
d'athéisme,  lancée  contre  moi,  ne  m'avait  inspiré  des  doutes  », 
et  il  se  réfugie  dans  ce  dilemme  :  ou  c'est  un  saint  ou  c'est  un 
hypocrite.  Il  n'est  pas  besoin  de   dire  vers    laquelle    des   deux 

1.  Œuvres,  t.  VIII.  ]>.  28. 


EPISTOLA    AD    VOETIUM   (MAI  1643)  561 

appréciations,  les  circonstances  de  l'affaire  Regius  ont  fait 
pencher  la  balance.  Les  troubles,  Descartes  soupçonne  Voetius 
de  les  avoir  lui-même  provoqués,  après  avoir  incité  son  ennemi 
à  s'y  exposer  par  des  soutenances  de  thèses  répétées.  Il  repro- 
che, non  sans  raison,  au  théologien  d'avoir  excédé  les  pou- 
voirs du  Recteur  et  d'avoir  condamné  un  collègue  sans  l'entendre1. 

La  troisième  partie,  qui  répond  aux  chapitres  i  et  n  de  la  pseudo 
Philosophia  Cartesiana,  affirme  d'abord  qu'il  n'y  a  pas  de 
mystère  dans  la  philosophie  cartésienne,  comme  l'a  prétendu  - 
l'adversaire.  On  retrouve  ici  une  objection  faite  à  toutes  les 
doctrines  d'art  ou  de  philosophie  modernes  :  elles  sont  un 
snobisme  et  exigent  .une  initiation  2.  A  quoi  Descartes  réplique  • 
qu'évidemment  les  Meditationes  ne  sont  pas  accessibles  à  tous 
sans  préparation.  Il  l'accuse  de  mal  citer  et  d'être  de  ceux  qui, 
selon  la  parole  de  l'apôtre,  calomnient  ce  qu'ils  ignorent.  Pour 
lui,  il  ne  s'est  jamais  flatté  de  savoir  toutes  les  difficultés  des 
sciences,  car  autre  chose  est  de  construire  une  méthode  et  de 
résoudre  toutes  les  questions. 

Dans  la  quatrième  partie,  l'auteur  se  moque  de  l'érudition 
de  Voetius,  qui  lit  les  sottises  des  athées,  des  libertins,  des 
cabalistes,  des  mages,  et  même  une  bouffonnerie  comme  le 
Cymbalum  Mundi  de  Bonaventure  des  Périers 3.  La  seconde 
catégorie  des  lectures  qu'il  pratique  est  celle  des  livres  de 
controverses  qui  lui  ont  monté  la  tête  au  point  que,  n'eût-il  lu 
que  le  quart  de  ceux  qu'il  cite,  il  devait  passer  sa  vie  en  rixes 
et  en  querelles,  et  la  troisième  espèce  de  livres  que  le  théologien 
cultive  sont  les  recueils  de  lieux  communs,  de  commentai- 
res, de  résumés,  et  de  sentences  de  divers  auteurs.  Cela  fait, 
non  un  savant  4,  mais  un  érudit,  qui  n'en  impose  qu'au  vul- 
gaire, séduit  par  cette  façon  agressive,  ces  injures,  ces  plaisan- 
teries grossières,   cette  abondance  verbale. 

Mais,  à  être  ainsi  gavées  d'attaques  et  de  disputes,  il 
ne  se  peut  pas  que  les  femmes  en  revenant  du  sermon,  n'imitent 
leur  pasteur  et  ne  troublent  la  maison  de  leurs  querelles. 

Au  troisième  chapitre  seulement,  réfuté  par  la  cinquième 
partie,  Descartes  s'est  aperçu  qu'il  avait  attaqué  Voetius  pour 


1.  Œuvres,  t.  VIII,  2e  partie,  p.  33. 

2.  Ibid.,  p.  35. 

3.  Il  est  vrai  qu'il  le  cite  d'après  le  P.  Mersennc.  Cf.  Ibid.,  p.  42. 

4.  Ibid. 


562  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

un  livre  écrit  par  le  professeur  Schoockius,  mais  Voetius  n'a- 
t-il  pas  corrigé  les  épreuves,  le  style  n'est-il  pas  sien  et  aussi 
la  façon  d'injurier  ?  Comment  Schoock  eût-il  pu  s'irriter  à 
ce  point  de  l'Épître  au  P.  Dinet,  où  il  n'est  même  pas  visé  ? 

L'argumentation  est  convaincante  :  Schoock  n'est  qu'un 
prête-nom.  Cependant,  dérouté  dans  son  plan  par  ce  change- 
ment, Descartes  réfutera  désormais  le  livre  en  bloc  et  non  plus 
en  détail;  mais,  comme  il  n'aime  pas  à  combattre  des  masques, 
il  revient  au  principal  adversaire  sur  un  terrain  où  il  ne  peut 
lui  échapper,  celui  de  la  Confraternitas  Mariana. 

Cette  polémique,  qui  n'est  pas  du  tout  un  hors-d'œuvre, 
puisqu'elle  occupe  toute  la  sixième  partie  et  est  annoncée  dans 
la  préface,  est  bien  une  des  choses  les  plus  déconcertantes  de 
l'activité  du  philosophe  en  Hollande.  Nous  allons  le  voir  batailler 
ici  pour  un  pasteur  orthodoxe  français,  Samuel  Desmarets,  contre 
un  pasteur  plus  orthodoxe  hollandais,  Gisbert  Voetius,  sur  le 
sujet  de  la  Confrérie  de  la  Vierge. 

Ne  croyez  pas  qu'il  s'agisse  ici  d'un  plaidoyer  pour  le  libre 
exercice  de  la  religion  catholique  :  voici  ce  dont  il  retourne. 
Bois-le-Duc  avait  été  pris  par  les  Hollandais  aux  Espagnols 
en  1637,  après  un  siège  brillant  auquel  bien  des  Français,  comme 
le  duc  de  Bouillon  et  son  frère,  le  jeune  Turenne,  avaient  pris 
part  et  où  d'autres,  d'Hauterive  et  d'Aigueberre,  avaient 
trouvé  la  mort. 

Comme  aujourd'hui  encore,  les  Catholiques  étaient  les  plus 
nombreux  à  Bois-le-Duc  et  ceux  des  hautes  classes  étaient 
constitués  en  une  sodalité  ou  confrérie,  ainsi  qu'il  y  en  a  en 
Flandre  et  en  Brabant,  sous  le  vocable  de  la  Vierge.  Banquets, 
fêtes,  enterrements,  de  même  que  chez  les  Pénitents  blancs  de 
notre  midi,  en  constituaient  la  principale  activité.  Ces  confréries 
étant  un  instrument  important  de  domination,  le  gouverneur 
hollandais,  van  Brederode,  et  treize  autres  protestants  de 
marque  s'y  font  admettre. 

Aussitôt  que  Voetius  l'apprend,  notamment  par  le  pasteur 
C.  Lemann,  il  émet  ou  fait  émettre  des  thèses,  à  l'Université 
d'Utrecht,  dans  lesquelles  il  anathématise  les  réformés  qui 
sacri lient  à  l'idolâtrie  papiste,  assistant  aux  funérailles  de 
leurs  frères,  avec  un  drap  rouge  sur  les  épaules  et  portant 
une  médaille  ornée  de  cette  inscription  :  «  Comme  un  lis  parmi 
les  épines  )>.<■•• 


EPISTOLA    AD    VOETIUM   (MAI  1643)  563 

.Inquiets  dans  leur  conscience  et  ainsi  gravement  soupçonnés 
de  papisme,  plusieurs  des  nouveaux  confrères,  comme  Ber- 
gaigne,  de  Fresnes,  etc.,  qui  appartiennent  à  l'Église  française, 
se  tournent  vers  leur  berger  Samuel  Desmarets,  qui  les  rassure 
et  prend  ouvertement  leur  défense  en  un  écrit  adressé  à  Voetius 
et  intitulé  :  «  Defensio  pietatis  et  synceritatis  Optimatum  Sijlvae- 
Ducensium  »,  1  parue  en  été  1642.  Il  n'en  faut  pas  plus  pour  que 
Voetius  prenne  feu  et  décide  de  foudroyer  son  adversaire  par 
son  Spécimen  assertionam  ou  Confraternitas  Mariana 2,  qui 
exposera  la  question  au  Synode  des  Églises  Wallonnes  lequel 
doit  se  rassembler,  en  avril  1643,  à  La  Haye.  C'est  pourquoi 
Voet  a  suspendu  la  publication  de  la  Philosophia  Cartesiana. 

Attaqués  en  même  temps  par  le  même  ennemi,  Desmarets 
et  Descartes  s'allient,  comme  nous  l'avons  vu.  Le  premier 
sait  bien  que  le  second  n'aura  pas,  à  l'égard  de  Voetius,  les 
ménagements  auxquels  lui  est  tenu  envers  son  très  aimé 
frère  en  Jésus-Christ.  Pour  le  philosophe,  on  est  tenté  de 
se  demander  ce  qu'il  vient  faire  dans  cette  galère  ?  Est-ce 
amitié  personnelle  ?  pas  encore,  ce  n'est  que  plus  tard  qu'il 
nommera  le  professeur  de  théologie  de  Groningue  son  ami  ; 
«  l'un  des  deux  juges  m'est  amy  »,  3  dit-il  en  1645  et  1648, 
en  parlant  de  Samuel  Desmarets.  On  voit  donc,  une  fois 
de  plus,  combien  Descartes  est  éclectique  dans  ses  relations 
et  combien  toute  intolérance  est  loin  de  sa  pensée. 

Qu'il  y  ait  collusion  entre  eux,  cela  n'est  pas  douteux.  Com- 
ment pourrait-il  connaître  les  articles  secrets  du  Synode 
Wallon,  au  moment  où  il  se  tient,  et  les  citer  avec  exacti- 
tude, si  ce  n'est  que  Desmarets,  qui  en  est  membre,  les  lui 
a  communiqués  pour  en  faire  flèche  contre  l'ennemi  commun  ? 
Aussi  le  Synode  en  conçoit-il  une  vive  irritation,  formulée 
dans  l'article  16  du  Synode  d'Utrecht  (août  1643)  4,  lequel  suivit 
celui  de  La  Haye  (avril  1643)  : 

«  Sur  la  proposition  des  Eglises  d'Utrecht  et  de  Délit,  à 
l'occasion  de  deux  articles  du  Synode  dernier,  cites  dans  un 
livre  que  le  Sr  René  Descaries    a  dernièrement  lait  imprimer, 


1.  Cf.  Œuvres  de  Descartes,  t.  VI II,  '2"  partie,  p.  73. 

2.  Ibid.,  p.  6. 

3.  Ibid.,  p.  245. 

4.  Livre  Synodal  contenant  les  articles  résolus  dans  les  synodes  des  Eijlises  Wal- 
lonnes des  Pays-Bas  ;  La  I  lave,  Nijhoff,  ÎS'JG,  t.  I,  p.  117.  i 


564  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

la  Compagnie  se  sent  grandement  offensée  de  ce  qu'on  a  com- 
muniqué à  un  homme  d'autre  religion  lesdits  articles  et  a  déclaré 
que  quiconque  l'a  fait  est  digne  de  sévère  censure.  »  Le  «  quicon- 
que »  n'est  pas  très  difficile  à  découvrir  et  il  a  fourni  à  son  allié  ca- 
tholique bien  autre  chose,  des  arguments,  un  historique  détaillé 
de  la  question  et  diverses  armes,  dont  seul  Desmarets  pouvait 
disposer.  C'est  avec  une  véritable  chaleur  que  Descartes  prend 
la  défense  de  ce  dernier  contre  «  l'accusateur  et  l'insulteur  per- 
pétuel, professeur  par  la  grâce  de  Dieu  »,  et  qui  croit  que  les 
Églises  Wallonnes  ne  peuvent  subsister  sans  lui  K 

Les  «  deux  ou  trois  pages  »  en  sont'  devenues  soixante,  mais 
l'exécution  de  Voetius  n'est  pas  achevée.  La  septième  partie 
de  la  réfutation  de  son  pamphlet  traite  des  mérites  de  Gisbert  ; 
on  devine  ce  que  cela  peut  être  et  il  serait  fastidieux  d'y  insister. 
Descartes  y  énumère  les  vertus  d'un  théologien  et  en  constate 
naturellement  l'absence  chez  son  ennemi,  la  charité  surtout, 
et  il  revient,  à  cette  occasion,  sur  l'affaire  de  Bois-le-Duc. 

La  huitième  partie  de  la  curieuse,  mais  un  peu  indigeste 
épître,  est  consacrée  à  la  préface  de  YAdmiranda  Methodus  que 
Descartes  n'a  vue  qu'en  dernier  lieu  et  qui  porte  en  tête  :  «  Mar- 
tinus  Schoockius,  Philosophiae  in  Academia  Groningo-Omlan- 
dica  »  2,  dont  le  style  et  les  habitudes  peuvent  à  peine  être  dis- 
tingués de  celui  du  maître,  au  point  qu'il  vaut  mieux  les  consi- 
dérer tous  deux  comme  auteurs  du  livre  incriminé.  Cette  préface 
est  d'ailleurs  intéressante  à  lire  en  ce  qu'elle  montre  l'attitude 
des  orthodoxes  à  l'égard  du  Discours  de  la  Méthode,  taxé  par 
eux  de  vantardise  insupportable  et  vis-à-vis  de  Descartes, 
accusé  de  vouloir  exercer  une  véritable  dictature  à  l'Univer- 
sité d'Utrecht,  par  l'intermédiaire  de  Regius3,  et  même  d'acheter 
des  suffrages  en  faveur  de  la   Philosophie  nouvelle. 

Schoock  lui  reproche  aussi  ses  migrations,  à  la  façon  des 
Scythes,  de  West-Frise  en  Gueldre,  de  Gueldre  en  Hollande, 
en  Overyssel  ou  à  Utrecht,  ce  qui  le  ferait  soupçonner  à  bon 
droit  d'appartenir  à  la  Société  des  Frères  de  la  Rose-Croix4. 
Mais  il  diffère  d'eux  en  ce  qu'il  recherche  la  gloire  et  n'a  rien 

1.  Œuvres,  t.  VIII,  2e  partie,  p.  85  de  l'Epislola  ad  Yoetium. 

2.  L'  «  Ommeland  »  est  la  campagne  autour  de  Groningue  et  qui  avait  une  repré- 
sentation à  part  aux  Etats.  On  disait  aussi  Stad  en  Land.  Voir  le  début  de  cette 
préface  au  t.  VIII,  p.  137,  2e  partie. 

3.  Ibid..  p.  139. 

4.  Ibid.,  p.  142,  note  reproduisant  ce  passage  de  la  préface,  auquel  Descartes  ne 
répond  pas. 


EP1ST0LA    AD    VOETIUM   (MAI  1643)  565 

d'un  anachorète,  car  on  dit  qu'il  fait  venir  chez  lui  des  Phrynés, 
qu'il  entretient  dans  les  plaisirs  et  qu'il  embrasse  de  très  près. 
Du  coup,  Descartes  deviert  le  prêtre  de  la  chair  et  du 
monde.  Cette  fois  il  dédaigne  de  répondre  et  préfère  s'en  prendre 
aux  autres  points,  notamment  à  celui  d'avoir  voulu  flatter 
les  Jésuites,  dont  il  serait  le  valet. 

La  dernière  partie  enfin  traite  de  la  quatrième  section  de 
la  Philosophia  Cartesiana  et  des  mérites  de  ses  auteurs,  qui 
ont  accusé  Descartes  de  favoriser  secrètement  l'athéisme  et  \ 
qui  ont  affecté  de  l'assimiler  à  Vanini  \  brûlé  à  Toulouse 
en  1619.  Ceci  fait  déborder  l'indignation  du  philosophe  français  : 
«  Je  respecte,  dit-il,  tous  les  théologiens,  comme  étant  les  ser- 
viteurs de  Dieu,  même  ceux  qui  sont  d'une  autre  religion  que 
la  mienne,  parce  que  nous  adorons  tous  le  même  Dieu.  » 2 
Phrase  peu  connue,  mais  qu'il  convient  de  mettre  en  valeur, 
•car  elle  est  bien  remarquable  pour  l'époque,  «  mais,  continue- 
t-il,  si  quelque  traître  a  revêtu  l'habit  des  ministres  du  Prince, 
cela  ne  doit  pas  empêcher  ceux  qui  savent  qu'il  appartient  à 
ses  ennemis  de  le  démasquer  publiquement.  Si  quelqu'un  se 
donne  pour  théologien  mais  que  je  le  sais  menteur  insigne  et 
calomniateur  et  que  ses  vices  sont  tels  qu'ils  constituent,  à 
mon  sens,  un  danger  pour  la  chose  publique,  ce  titre  de  théolo- 
gien ne  m'empêchera  pas  de  les  dévoiler  :  en  grec,  le  calomniateur 
s'appelle  «  diable  ».  A  la  fin,  c'est  vers  Schoock  qu'il  se  tourne 
et  vers  ses  collègues  de  l'Université  de  Groningue,  pour  leur 
demander  justice  contre  lui 3.  Descartes  frappait  à  la  bonne  porte, 
puisque  l'allié   Desmarets  était  derrière. 

«  Je  sais,  dit-il,  que  les  habitants  de  ces  provinces  jouissent 
d'une  grande  liberté,  mais  je  m'assure  que  cette  liberté  consiste 
dans  la  sécurité  des  innocents  et  non  dans  l'impunité  des  cou- 
pables... Je  considère  cette  République  comme  libre,  surtout 
en  ce  que  tous  y  sont  égaux  en  droit.  » 4  Le  crime  d'athéisme,  + 
s'il  est  réellement  prouvé,  ne  saurait  rester  impuni.  Il  y  a  trois 
ans  déjà,  parut  à  La  Haye  un  livre  anonyme  si  futile  qu'en 
France  et  en  Angleterre  on  s'étonna  que,  dans  une  nation  aussi 
cultivée  que  celle-ci,   d'aussi  grossières  et  inciviles  absurdités 

1.  Œuvres,  t.  VIII,  2e  partie,  p.  179. 

2.  Ibid.,  p.  180. 

3.  Ibid.,  p.  187. 

4.  Ibid.,  p.  188.  «  hoc  praecipue  nornine  liane  Rempublicam  libérant  puto,  quod 
omnes  i:i  eà  aequo  jure  utantur...» 


56fr  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

pussent  paraître.  Qu'y  dira-t-on  dans  le  cas  présent,  où,  à  la 
futilité  des  motifs  est  jointe  l'atrocité  de  vos  calomnies,  dont 
l'auteur  principal  veut  être  considéré  comme  la  lumière  et 
l'ornement  des  Églises  Belgiques  ? 

Enfin  il  répond  à  l'accusation  d'être  un  étranger.  Il  y  a  déjà 
fait  allusion  plus  tôt,  en  un  passage  qui  mérite  d'être  traduit 
clans  une  étude  sur  Descartes  en  Hollande  1  : 

«  Au  reste,  c'est  un  fait  connu  que  j'habite  ce  pays  depuis 
plusieurs  années,  au  point  que  personne  ne  puisse  douter  que 
je  n'aie  pour  lui  les  mêmes  sentiments  que  celui  qui  y  est  né. 
Il  résulte  peut-être  même  pour  moi  certaine  prérogative  du 
fait  que  j'y  habite  non  par  le  hasard  de  la  naissance  mais  par 
suite  d'un  choix.  » 

«  Alors  que,  comme  chacun  sait,  je  vivais  parfaitement  à 
l'aise  dans  ma  patrie  et  qu'aucun  motif  ne  me  contraignait  à 
m'établir  ailleurs,  si  ce  n'est  la  foule  de  mes  amis  et  de  mes 
parents,  dont  je  ne  pouvais  éviter  la  fréquentation,  et  le  manque 
de  temps  et  de  loisirs  à  consacrer  à  mes  études  préférées..., 
alors  qu'aucune  contrée  de  la  terre  ne  m'était  fermée  et  qu'il 
n'en  était  pas  qui  ne  m'eût  accueilli  volontiers,  j'ai  choisi  ce 
pays  pour  y  habiter,  de  préférence  à  tout  autre.  »  2 

Ce  passage  est  à  rapprocher  de  la  péroraison,  qui  est  celle-ci  : 
«  Il  ne  vous  servira  à  rien  de  me  qualifier  d'étranger  et  de  papiste. 
Il  n'est  pas  besoin  de  rappeler  qu'en  vertu  des  traités  conclus 
entre  mon  Roi  et  les  Souverains  de  ces  Provinces,  quand  même 
je  serais  arrivé  d'hier,  je  jouirais  ici  des  mêmes  droits  que  les 
indigènes  ;  mais  que  j'habite  ici  depuis  tant  d'années  et  que  j'y 
suis  si  connu  des  gens  de  bien  que,  fussé-je  transfuge  d'un 
camp  ennemi,  je  ne  pourrais  plus  y  être  considéré  comme 
étranger.  Et  je  n'ai  pas  besoin  non  plus  d'invoquer  la  liberté 
de  religion  qui  nous  [c'est-à-dire  aux  catholiques  français]  est 
accordée  dans  cette  république.  Je  me  borne  à  affirmer  que 
votre  livre  contient  des  mensonges  si  criminels,  des  injures  si 
bouffonnes,  des  calomnies  si  abominables  qu'aucun  ennemi 
n'en  pourrait  proférer  de  semblables  contre  son  ennemi,  aucun 
chrétien  contre  un  infidèle,  sans  se  dénoncer  lui-même  comme 
un  malhonnête  homme  et  un  scélérat.  J'ajoute  que  j'ai  toujours 
rencontré  dans  cette  nation  tant  de  politesse  ;  que  j'y  ai  été 

1.  Œuvres,  t.  VIII,  2-  partie,  p.  110. 

2.  lbid.,  pp.  110-111. 


EPISTOLA    AD    VOETIUM  (MAI    1643)  567 

reçu  avec  tant  d'amitié  par  tous  ceux  avec  qui  je  me  suis  trouvé 
en  contact  et  que  j'y  ai  trouvé  tant  de  gens  bienveillants,  obli- 
geants et  si  éloignés  de  votre  grossière  et  importune  licence 
de  tourmenter  les  gens  qui  vous  sont  inconnus,  que  je  ne  doute 
pas  que  vous  ne  soyez  encore  plus  odieux  à  vos  compatriotes 
qu'à  des  étrangers. 

«  Enfin  je  connais  assez  le  tempérament  des  Hollandais  pour 
savoir  que  leurs  gouvernants  imitent  le  souverain  Dieu  en  ceci 
qu'ils  tardent  souvent  et  hésitent  à  punir  les  coupables,  mais 
que,  lorsque  la  hardiesse  des  méchants  a  dépassé  la  limite  où 
ils  jugent  une  répression  nécessaire,  ils  l'appliquent  sans  misé- 
ricorde et  sans  se  laisser  tromper  par  de  fallacieuses  paroles. 
Et  vous  qui,  en  publiant  des  livres,  vides  de  charité  et  de  preuves 
et  remplis  seulement  de  calomnies,  avez  déshonoré  votre  Pro- 
fession et  votre  Religion,  prenez  garde  qu'ils  ne  jugent  que  la 
seule  satisfaction  qui  convienne  à  celles-ci  soit  votre  châtiment. 
Adieu  !  » 


CHAPITRE  XIX 


LE  PROCES  DE  DESCARTES  A  UTRECHT  ET  A  GRONINGUE 


h'Epistola  ad  Voetium  eut  du  retentissement,  même  à  Paris  ; 
c'est  ce  que  Descartes  voulait,  mais  les  conséquences  ne  furent 
pas  toutes  conformes  à  ses  désirs. 

Huygens,  vieux  routier  de  la  politique  hollandaise  et  fin 
lettré,  les  prévoit  et  regrette,  au  fond,  que  Descartes  se  soit 
laissé  aller  à  cette  exécution,  tout  en  l'approuvant  d'ailleurs. 

C'est  le  sens  de  sa  missive  du  6  juin  1643  1:  «  J'ay  veii,  tout 
du  long  des  chemins  que  nous  avons  faict  jusques  icy  [à  Buren] 
la  bonne  justice  que  vous  rendez  à  Voetius  et  à  son  ayde  de 
camp  [Schoockius].  Ainsi  fault  il  bien  appeler  vostre  escrit, 
car  ils  ont  doublement  mérité  le  fouet  que  vous  leur  donnez. 
Quelqu'un  des  plus  sensés  d'entre  MM.  les  Eslats  d'Utrecht, 
qui  est  ici,  m'en  jugea  de  mesme  hier  et  que  cest  homme  (ce 
sont  ses  paroles)  commence  à  puer  en  leur  ville,  n'y  ayant 
plus  que  des  femmelettes  et  quelques  imbecilles  qui  en  fassent 
cas.  Cependant,  je  m'asseure  qu'il  remuera  toute  pierre,  pour 
se  revancher  de  ce  que  vous  luy  faictes  souffrir  d'une  main  si 
vigoureuse,  qui,  à  tout  prendre,  ne  s'est  employée  qu'aveq  ce 
qu'il  fault  de  ressentiment,  en  une  très  juste  defence  contre  la 
plus  noire  calomnie  dont  un  Gentilhomme  Chrestien  puisse 
estre  entaché.  Vous  disputez  sagement  contre  l'impertinence 
des  Prédicateurs  descrians,  sans  retenue,  les  péchés  du  peuple 
ou  du  Magistrat  en  chaire,  mais  cela  en  alarmera  beaucoup 
d'autres  aveq  Voetius  contre  vous.  » 

«  Un  homme  estourdi  me  fit  un  jour  une  plaisante  compa- 
raison, disant  que  les  Théologiens  estoyent  semblables  aux 
porceaux,  qui,  quand   on  en   tire  un  par  la  queue,  tous  crient. 

1.  Œuvres  de  Descartes,  t.  III,  pp.  677-678. 


570  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

Cela  vous  arrivera  de  la  part  de  gens  de  mesme  farine,  mais 
les  discrets  vous  sauront  gré,  ou  de  les  avoir  confirmés  en  leur 
opinion   ou   de  les   avoir   obligés   d'une  leçon   d'importance.   » 

«  Quoy  qui  advienne,  Mjonsieur],  soit  icy  la  fin  de  ces  ordures 
et  ne  prodiguez  plus  vos  bonnes  heures  à  respondre  aux  mauvais 
en  leur  folie.  Vous  avez,  comme  vous  dites,  employé  tout  ce 
qui  est  en  vostre  pouvoir  pour  tirer  raison  de  leurs  accusations 
et  la  postérité  le  sçaura.  C'est  la  satisfaction  pleniere  que  vous 
vous  debviez.  » 

Admirons,  en  passant,  la  perfection  et  l'élégance  du  style 
français  de  ce  Hollandais  cultivé  du  xvne  siècle  ;  il  n'y  a  vrai- 
ment pas  moyen  de  le  distinguer  de  celui  d'un  Français  de  nais- 
sance, car  il  en  a  même  le  naturel. 

«  Cela  en  alarmera  beaucoup  d'autres  avec  Voetius  »,  dit 
Constantin  Huygens  ;  nous  le  voyons  par  la  lettre  de 
Colvius,  qui  accuse  Descartes  de  manquer,  lui  aussi,  de  charité 
envers  Voetius  l,  mais  Colvius  est  pasteur  et  c'est  la  corpo- 
ration qui  se  sent  atteinte  :  bien  à  tort,  car  Descartes  a  précisé 
qu'il  vénérait  tous  les  serviteurs  de  Dieu  et  ne  voulait  pas  s'en 
prendre  au  Protestantisme  que,  remarquons-le,  ce  catholique 
n'a  jamais  ni  nulle  part  ouvertement  attaqué. 

Le  28  juin  1643  2,  Descartes  écrit  «d'Egmont  op  de  Hoef  »  * 
ou  «  du  Hoef  en  Egmond  »  comme  il  dit,  à  la.  princesse 
Elisabeth  :  «  Une  fascheuse  nouvelle  que  je  viens  d'aprendre 
d'Utrech  4,  où  le  Magistrat  me  cite,  pour  vérifier  ce  que  j'ay 
écrit  d'un  de  leurs  Ministres,  combien  que  ce  soit  un  homme 
qui  m'a  calomnié  très  indignement  et  que  ce  que  j'ay  écrit 
de  luy,  pour  ma  juste  défense,  ne  soit  que  trop  notoire  à  tout  le 
monde,  me  contraint  de  finir  icy,  pour  aller  consulter  les 
moyens  de  me  tirer,  le  plutost  que  je  pourray,  de  ces  chicane- 
ries. » 

Qu'est-il  donc  arrivé  ?  Les  registres  des  délibérations  du 
Magistrat  d'Utrecht  ou  «  Notulen  der  Utrechtsche  Vroedschap  » 
nous  renseignent  suffisamment  à  ce  sujet.  Celui-ci  s'est  ému 
des  attaques  portées  contre  un  de  ses  professeurs  et  pasteurs 


1.  Œuvres,  t.   UI.  p.  680. 

2.  Ibid.,  p.  t>95. 

3.  Cf.  ibut.,  p.  <"»*♦«*..  On  disait  alors  ainsi  ;  aujourd'hui  c'est  Egmond   aan-den 
Hoef  (Noord-Holland).  Cf.  plus  haut,  p.  512  n.  5. 

4.  Les  Français  ne  pouvaient    articuler    la    finale    «  kt  »    et    prononçaient    ou 
«  Utrek  *  ou  «  L'trè  ». 


ASSIGNATION  DU  MAGISTRAT  D'UTRECHT  (1643)  571 

les  plus  vénérés  et  c'est  Descartes  qui  a  pris  soin  de  les»  faire 
connaître  en  adressant  des  exemplaires  de  YEpistola  à  van 
Leeuwen  et  à  van  der  Hoolck,  pour  les  remettre  aux  Bourg- 
mestres. Dès  le  5-15  juin  (n.  s.)  1643,  une  commission  de  deux 
conseillers  et  de  deux  professeurs,  dont  Dematius,  l' aller  ego 
de  Voetius  et  son  collègue  en  théologie,  est  nommée  pour«exa-  - 
mineren  seecker  boeckgen  uytgegeven  by  D.  Descartes  tegens 
D.  Voetium  ». 

La  commission  avait  son  jugement  fait  d'avance  et,  le  13- 
23  juin,  la  Vroedschap  ou  le  Magistrat  lance  l'assignation  en 
hollandais  \  dont  Descartes  parle  à  la  Princesse  et  dont  voici 
une  traduction  abrégée  : 

«  Le  Magistrat  de  la  Ville  d'Utrecht,  ayant  appris  qu'il  y 
a  peu  de  temps,  a  été  édité  et  répandu  certain  écrit,  imprimé 
en  1643  à  Amsterdam,  chez  Louis  Elzevier,  intitulé  :  Epislola 
Renali  Des  Cartes,  etc.,  et,  un  peu  auparavant  une  lettre  portant 
pour  suscription  :  «  au  R.  P.  Dinet  »,  que,  dans  cette  dernière, 
le  nom  de  certaine  Personne  occupant  des  fonctions  publiques 
dans  cette  ville,  était  constamment  mis  en  cause  et  ses  actions, 
sa  vie,  ses  relations,  ses  mœurs,  ses  études,  son  enseignement 
décrits  de  telle  sorte  que,  au  jugement  des  hommes  d'entende- 
ment et  sans  parti-pris,  qui  ont  été  consultés,  une  telle  personne, 
répondant  à  ce  portrait,  ne  serait  pas  seulement  inutile  mais 
nuisible,  au  premier  chef,  tant  à  l'Université  que  dans  l'Eglise  : 
pour  ces  motifs,  prenant  la  chose  à  cœur  et  ayant  songé  à  la 
meilleure  façon  d'arriver  à  la  vérité  pour  la  tranquillité  de  la 
ville,  le  service  de  l'Eglise  et  la  prospérité  de  l'Université  et 
éviter  tout  trouble,  désordre  et  scandale,  nous  avons  trouvé 
bon  de  retenir  la  cause.  » 

«  A  cette  fin,  nous  serions  d'avis  de  contraindre  ledit  des 
Cartes,  s'il  se  tenait  dans  le  ressort  de  cette  ville,  à  fournir 
les  preuves  des  affirmations  contenues  dans  ses  deux  Traites, 
la  personne  visée  étant  entendue...  » 

«  Mais,  attendu  que  le  dit  des  Cartes  habite  en  dehors  de  la 
juridiction  de  cette  ville  et  qu'on  est  incertain  du  lieu  de  sa 
résidence,  nous  avons  trouvé  bon  de  faire  publier  par  celles-ci 
que  ledit  des  Cartes  pourra  se  présenter  dans  les  trois  semaines, 
muni  d'un  sauf-conduit,  pour  que  ses  preuves  soient  examinées 

1.  Œuvres,  t.  III,  p.  690.  Il  y  a  une  traduction  au  t.  IV,  p.  «346,  dont  la  mienne 
est  indépendante. 


572  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

contradictoirement 1...  Et  pour  que  le  dit  des  Cartes  puisse 
mieux  en  avoir  connaissance,  nous  avons  fait  afficher  les  Pré- 
sentes, comme  il  est  de  coutume  pour  les  publications  de  la 
Ville. 

«  Ainsi  publié,  au  son  de  la  cloche  de  l'Hôtel  de  ville  d'Utrecht, 
le  13-23  juin  1643  par  moi,  C.  de  Ridder.  » 

Descartes  fut  aussi  alarmé  qu'indigné.  N'était-ce  pas  pourtant 
ce  qu'il  avait  demandé  ?  et  n'était-il  pas  naturel  qu'il  fût 
invité  à  fournir  les  preuves  ?  mais  cet  appareil  judiciaire,  les 
attendus,  la  citation,  le  sauf-conduit,  le  son  de  cloche,  cela 
affole  le  malheureux  savant  descendu  des  espaces  sublunaires. 
Ah  !  s'il  avait  prévu  ces  conséquences,  «  selon  son  algèbre  », 
il  aurait  renoncé  à  quitter  la  région  sereine  des  idées  claires  et 
distinctes.  Pourtant,  qui  sait  ?  quand  un  homme  d'étude  se 
mêle  à  la  vie  et  s'est  mis  dans  la  tête  de  réaliser  la  raison,  la 
justice  et  la  vérité,  il  la  poursuit  inexorablement  et  implaca- 
blement avec  une  patience  et  une  obstination  égales  ou  supé- 
rieures à  celle  de  l'homme  de  loi. 

C'est  le  spectacle  que  va  nous  donner  le  grand  écrivain  pendant 
les  sept  années  qui  vont  suivre.  De  procès  en  procès,  de  requête 
en  requête,  de  lettre  en  lettre,  il  ne  lâchera  pas  son  Voetius  ni 
aucun  de  ceux  qui  font  chorus  avec  lui. 

Ayant  reçu  l'assignation,  le  28  juin,  il  répond  par  une  lettre 
au  Magistrat  d'Utrecht  ;  le  temps  de  la  faire  traduire  et  imprimer 
en  hollandais,  et  il  l'expédie  le  6  juillet 2.  Elle  débute  très 
poliment  par  des  remerciements  au  Magistrat  pour  avoir  fait 
droit  à  ses  plaintes,  avoir  ordonné  une  enquête  sur  les  faits 
et  gestes  de  la  personne  incriminée  et  l'avoir  appelé  lui-même 
à  compléter  ses  preuves.  Toutefois,  il  s'étonne  que  le  Magistrat 
n'ordonne  pas  de  poursuites  contre  Y Admiranda  Methodus,  dont 
il  importerait  d'établir  le  véritable  auteur  et  il  les  demande 
formellement. 

Il  est  surpris  de  ce  que  Leurs  Seigneuries  en  aient  usé  comme 
s'il  était  un  inconnu  en  ces  Provinces  et  qu'on  ait  paru 
ignorer  sa  résidence.  Il  dénie,  avec  raison,  au  Magistrat 
d'Utrecht  toute  juridiction  sur  lui.  Il  se  déclare  prêt  cependant 
à  lui  fournir  des  éclaircissements,  mais  par  écrit. 

La  lettre  a  été  reçue,  le  11  juillet,  avec  la  traduction  française, 

1.  Cette  phrase  est  résumée. 

2.  Œuvres,  t.  IV,  pp.  9  à  12  et  traduction,  p.  646. 


ASSIGNATION  DU  MAGISTRAT  D'UTRECHT  (1643)  573 

malheureusement  perdue,  intitulée  :  «  Réponse  du  Gentilhomme 
René  Descartes,  seigneur  du  Perron  [les  titres  font  bien  dans  les 
démocraties],  à  la  publication  de  Messieurs  du  Vroedschap 
de  la  Ville  d'Utrecht,  faite  le  13  juin  de  l'année  1643.  »  ?  Le 
7-17  août,  on  nomme,  est-il  besoin  de  le  dire,  une  commission 
chargée  d'interroger  Regius,  qui  tergiverse  et  demande  du 
temps  pour  délibérer,  et,  le  13-27  septembre  1643,  le  Magistrat 
ou  Vroedschap  rend  un  nouvel  arrêt.  Les  considérants  en  sont 
modérés  à  l'égard  de  Regius,  visé  en  passant  et  accusé  de  s'être 
occupé  de  l'affaire  de  René  des  Cartes,  seigneur  du  Perron  et 
de  sa  philosophie,  plus  qu'on  eût  pu  le  désirer;  superlaudatifs 
à  l'égard  de  Voetius,  édifiant  dans  ses  prédications,  subtil  dans 
ses  disputations,  détestant  et  détruisant  les  opinions  athées, 
libertines  et  hétérodoxes  contraires  à  la  Sainte  Écriture,  etc. 
Son  innocence  à  l'égard  des  accusations  formulées  par  Des- 
cartes est  notoire.  Ce  dernier  se  plaint  à  tort  d'avoir  été  offensé. 
Voetius  n'est  pas  l'auteur  de  la  Philosophia  Cartesiana  ;  Des- 
cartes a  agi  à  la  façon  des  Jésuites,  dont  on  sait  qu'il  a  été 
l'élève  et  qu'il  a  toujours  grandement  révérés  et  honorés... 

En  conséquence,  les  deux  Epistolae  au  P.  Dinet  et  à  Voetius 
sont  déclarées  «  libelli  famosi  »,  «  livres  fameux  »,  comme  on 
disait  alors,  libelles  diffamatoires  comme  on  dirait  aujourd'hui, 
et  la  reproduction,  la  vente  et  la  diffusion  en  sont  interdites  dans 
toute  la  ville  d'Utrecht  2. 

Descartes,  de  son  côté,  ne  reste  pas  inactif.  Il  est  assailli 
de  mille  craintes.  Peu  habitué,  malgré  son  long  séjour  en  Hol- 
lande, au  particularisme  provincial,  il  appréhende  que  le  nouvel 
arrêt  ne  soit  exécutoire  ailleurs  que  dans  la  province  d'Utrecht, 
il  craint  une  saisie,  une  descente,  voire  une  arrestation,  malgré 
la  consultation  que  lui  a  envoyée  Huygens  et  malgré  son  entrevue 
avec  un  avocat  3,  à  la  suite  du  premier  arrêt  :  Après  la  lettre  de 
femme  que  vous  avez  veue,  écrit-il  à  un  correspondant  inconnu, 
en  octobre  1643  4,  j'en  ay  encore  trouvé  icy  une  d'un  homme,  et 
d'un  homme  qui  ne  s'épouvante  pas  aisément,  en  Laquelle  il 
répète  la  mesme  chose  et  qu'il  y  a  un  accord  entre  les  Provinces 
d'Utrecht  et  de  Holande,  que  les  sentences  qui  se  font  là,  se 


1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  648. 

2.  Ibid.,  p.  650.  Textes  hollandais,  ibid.,  pp.  20-23. 

3.  Probablement  à  Amsterdam.  Cf.  la  lettre  datée  de  cette  ville,  10  juillet  1643» 

4.  Œuvres,  t.  IV,  p.  31. 


574  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

peuvent  exécuter  icy.  On  me  dit,  de  plus,  qu'ils  ont  escrit  pour 
•cella  à  la  cour  de  Holande,  de  façon  que,  s'ils  y  obtiennent  ce 
qu'ils  désirent,  il  pourroit  arriver  que,  sans  que  j'y  pensasse, 
on  viendroit  à  Hoef  saisir  mes  papiers,  qui  est  tout  le  bien  qu'ils 
pourroyent  saisir,  et  brusler  cette  malheureuse  philosophie,  qui 
est  cause  de  toute  leur  aigreur.  » 

A  de  Wilhem,  il  mande,  le  7  novembre  1643 1  :  «  Jenesçay  si 
l'article  de  la  coustume,  sur  lequel  mon  adversaire  se  fonde, 
se  peut  entendre  de  ceux  qui  ne  sont  point  sous  leur  jurisdiction; 
car,  si  cela  estoit,  il  n'y  auroit  personne  en  lieu  du  monde,  sur 
lequel  ils  ne  peiissent  estendre  leur  puissance,  en  faisant  faire 
des  livres  contre  luy,  remplis  de  toute  sorte  d'injures  et  calom- 
nies, puis,  s'il  ose  s'en  plaindre,  en  l'accusant  d'estre  luy  mesme 
le  calomniateur.  De  dire  aussy  que  j'ay  escrit  contre  la  Ville  2 
ou  l'Académie,  c'est  chose  très  fausse  et  sans  apparence,  car 
j'ay  eu  partout  plus  de  soin  que  je  ne  devois  de  les  espargner. 
Mais  je  voy  bien  quJil  n'est  pas  question  de  disputer  le  droit  ; 
il  faut  seulement  que  j'aye  soin  de  me  garentir  de  la  violence 
et  de  pourvoir  à  ma  seureté  ;  car,  pour  mon  honneur,  il  me 
semble  qu'ils  y  pourvoyent  eux-mesmes.  Je  ne  voudrois  pas 
que  Vfoetius]  eust  pouvoir  de  me  faire  arester  en  quelque 
mauvaise  hostelerie,  ny  mesme  en  quelque  lieu  que  ce  fust, 
à  cause  que,  cela  estant,  je  serois  obligé  d'entreprendre  un 
procès  et  c'est  à  quoy  je  ne  me  resoudray  que  le  plus  tard  qu'il 
me  sera  possible.  » 

Descartes,  qui  est  d'une  famille  de  robins,  sait  trop  ce  qu'il 
en  coûte  de  procéder  ;  il  préfère  éviter  la  chicane,  différant  en 
cela  de  ses  contemporains  français,  qui  ont  toujours  quelque 
affaire  sur  les  bras. 

«  Je  ne  sçay,  continue-t-il,  et  c'est  la  même  inquiétude  qui 
le  hante,  si,  en  cete  province,  il  me  pourroit  faire  ainsy  arester 
et  si,  er  ce  cas,  ce  ne  seroit  pas  devant  les  juges  du  lieu  où  je 
serois  ainsy  aresté  que  la  cause  devroit  estre  disputée.  Si  cela 
e:-t,  je  ne  croy  pas  qu'il  l'entreprene  ;  mais  si,  m' ayant  fait 
arester  icy,  il  pouvait  continuer  ses  procédures  à  Utrecht,  j'ai- 
merois  mieux  aller  à  La  Haye,   allia  que,  s'il  me  veut  faire 


1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  33. 

2.  uni  l  avait  tait  assigner  par  l'Escoutète;  dont  l'avoué  avait  demandé  aux  juges 

-  Jugement  par  défaut  ot  prise  de- corps  »,  oontrc  Descartes.  Cf.  lettre  du  23  octobre 
1643,  au  t.  IV,  p.  29.  ... 


ARRÊT  DU  MAGISTRAT  d'UTRECHT  (23  SEPT.  1643)  575 

arester,  ce  soit  plutost  là  qu'ailleurs.  » 1  Aussi  y  va-t-il  souvent 
«  solliciter  »,  suivant  l'usage  français.  Il  récapitule  les  appuis 
qu'il  possède  :  de  Wilhem,  conseiller,  Constantin  Huygens, 
secrétaire  des  Commandements,  Pollot,  gentilhomme  de  la 
Chambre.  Il  en  trouve  un  nouveau  en  Graswinkel,  auprès  du 
Prince  lui-même.  Celui-ci  se  donne  la  peine  d'écrire  à  ceux 
d'Utrecht,  en  octobre,  pour  étouffer  l'affaire  et  cela  avait, 
momentanément  du  moins,  comme  on  l'assure  à  Descartes, 
«  calmé  toute  la  tempête  ». 

Mais  surtout,  dans  la  détresse,  il  se  souvient  qu'il  est  sujet 
français  ;  il  a  beau  nourrir  à  l'égard  de  la  Hollande  tous  les 
sentiments  fdiaux,  qu'il  a  un  peu  exagérés,  peut-être,  dans  son 
Epistola,  il  se  réfugie  sous  l'aile  de  la  mère-patrie  et  fait  appel 
à  ses  ministres  pour  obtenir  leur  protection.  Celle-ci  ne  lui  fit 
pas  défaut.  Nous  avons  perdu  la  lettre  qu'il  écrivit  à  Gaspard 
Coignet  de  La  Thuillerie  et  la  réponse  de  ce  dernier,  mais  nous 
avons  celle  du  dévoué  secrétaire  de  l'ambassade,  Brasset,  avec 
qui  il  dînait  souvent  à  La  Haye,  à  moins  qu'il  ne  l'oubliât  par 
distraction  2,  et  qui  est  bien  intéressante  :  elle  est  datée  du  10  no- 
vembre 1643  3  : 

«  M.  rAmb[assadeur]  travaille  à  leur  faire  connoistre  que  la 
nostre  [notre  nation]  ne  doibt  pas  estre  censée  pour  estrangere 
dans  leur  Estât  et  qu'ils  se  font  tort  d'en  vouloir  bannir  la 
vertu,  qui  a  voulu  y  prendre  avec  vous  sa  retraite.  Souffrez, 
sans  offense,  que  je  vous  dye  que  je  ne  serois  pas  mary  qu'ils 
vous  eussent  obligés  (plus  civilement  neantmoins)  à  quitter 
leur  pays,  parce  que  le  nostre  en  profitteroit  en  vous  recueillant 
avec  autant  de  joye  que  ces  gens  là  ont  de  peine  à  vous  veoyr 
avec  des  yeux  qui  ne  peuvent  souffrir  la  lumière.  Je  cedde 
pourtant  à  vostre  interest  et,  quand  il  s'agira,  soit  de  vostre 
inclination  ou  de  vostre  honneur,  je  ne  suivray  pas  moins  l'une 
que  je  seray  tousjours  prest  à  seconder  l'autre...  » 

Cela,  ce  sont  les  sentiments  ;  pour  les  actes,  le  fidèle  secrétaire 
rentre  dans  une  prudence  très  diplomatique  :  Tant  y  a  Mon- 
sieur] que,  soubz  l'adveu  de  M.  L'Amb[assadeur],  qui  prend  un 


1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  34. 

2.  Cf.  lettre  de  Brasset  à  Chanut,  23  mars  liil,  (Œuvres  de  Descartes,  t.  IV. 
p.  701)  :  «Je  vous  baise  très  humblement  les  mains.  M.  Des  Cartes,  qui  est  iey,  faiet 
le  mesme.  Nous  aurions  hier  beu  céans  a  vostre  santé,  s'il  n'eust  oublié  de  disner. 
C'est  un  deffault  qui  semil  condamnable  eu  tout  autre  qu'en  luy.  » 

3.  Œuvres,  t.  IV,  p.  G53. 


576  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

singulier  plaisir  d'estre  à  tout,  quand  il  y  va  de  vostre  faict, 
j'av  parlé  tant  à  S.  A.  qu'à  tous  ceux  qui  représentent  icy  la 
souveraineté  d'Utrecht.  Ils  m'ont  promis,  unanimement  et  de 
bonne  grâce,  de  travailler  à  un  juste  et  stable  tempérament. 
Je  voudrois  bien  pouvoir  user  d'un  terme  qui  signifiast  quelque 
chose  plus  à  vostre  goust.  Mais  quoy  ?  L'on  dict  aussy  libre- 
ment icy  pour  vostre  partie  principale  :  «  Xoli  tangere  Christos 
meos  »,  que  s'il  estoit  un  evesque  sacré.  Voyons  donc  ce  que 
nous  en  pouvons  tirer  avec  cordes  de  soye  et  croyez  que  jamais 
vous  n'en  aurez  tant  de  satisfaction  comme  vous  en  souhaitte, 
etc.  » 

Ce  n'est  pas  tout  à  fait  ce  que  veut  Descartes.  Comme  il 
l'écrivait  à  Pollot,  le  23  octobre  1643  \  pas  d'  «  expediens  pour 
faire  que  la  cause  ne  se  termine  point  par  Sentence  » .  «  Pour 
moy,  dit-il,  de  l'humeur  que  je  suis,  j'aimerois  mieux  qu'ils 
me  condamnassent  et  qu'ils  fissent  tout  le  pis  qu'ils  pourroient, 
pourveii  que  je  ne  fusse  pas  entre  leurs  mains,  que  non  pas  que 
la  chose  demeurast  indécise.  » 

«  S'il  [c'est-à-dire  van  der  Hoolck]  veut  seulement  tascher 
d'assoupir  les  choses,  alTm  qu'on  n'en  parle  plus,  c'est  ce  que 
je  ne  désire  en  façon  du  monde,  et  plutost  que  de  m'attendre 
à  cella,  je  me  propose  d'aller  demeurer  à  la  Haye,  pour  y  soli- 
citer et  demander  justice,  jusques  à  ce  qu'elle  m'ayt  esté  rendue 
ou  refusée.  » 

Il  est  loin  de  compte.  Si  ces  MM.  des  Etats  de  la  Province 
d'Utrecht,  qui  ont  pris  langue  à  La  Haye,  leur  président  en 
particulier,  sont  pour  Descartes,  les  «  Bourgmaistres  et  Esche- 
vins  »,  2  avec  une  obstination  toute,  hollandaise,  sont  d'autant 
plus  contre  lui.  Ils  menacent  de  saisir  une  rente  que  Descartes  a 
dans  la  province.  Quant  à  l'Université,  Voetius  et  Aristote  y 
sont  les  maîtres,  plus  que  jamais,  depuis  que  les  nouveaux  Sta- 
tuts du  6-16  septembre  1643  ont  décrété  3  quj  : 

«  Les  Philosophes  ne  s'écarteront  pas  de  la  philosophie 
d'Aristote,  ni  dans  leurs  leçons  publiques,  ni  dans  leurs  cours 
privés  ;  les  partisans  des  paradoxes  absurdes  et  des  nouveaux 
dogmes  qui  s'écartent  de  la  doctrine  d'Aristote  ne  seront  pas 
tolérés.  » 

1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  28. 

2.  Œuvres,  t.  IV,  p.  53.  Cf.  Lettre  de  Descartes,  30  novembre. 

3.  Ibid.,  p.  53. 


PLAINTE    CONTRE    SCHOOCKIUS    (22    JANVIER    1644)  577 

L'attitude  flottante  de  Regius,  sa  résignation  à  la  tyrannie 
de  l'adversaire  ne  laissent  plus  aucun  espoir  du  côté  de  l'Uni- 
versité d'Utrecht.  Descartes  se  tourne  alors  vers  celle  de  Gro- 
ningue,  où  il  compte  un  adversaire,  Schoockius,  qui,  cette 
année-là,  en  est  recteur,  et  deux  amis,  Samuel  Desmarets  et 
Tobie  Andreae  \  un  Français  et  un  Allemand. 

N'ayant  pu  obtenir  des  États  et  de  l'Université  d'Utrecht 
raison  contre  Voetius,  il  tâchera  d'être  plus  heureux  auprès 
des  États  et  de  l'Université  de  Groningue  contre  Schoockius. 
11  s'en  explique  à  cœur  ouvert  le  8  janvier  1644  2,  à  son  ami 
Pollot  :  «  Au  reste  il  m'importe  extrêmement  de  demander 
justice  à  Groningue,  car  on  m'assure  que  Schoock  a  desja  dit 
que,  s'il  estoit  attaqué  par  moy,  il  declareroit  librement  ce  qui 
estoit  de  luy  et  ce  qui  estoit  de  V[oetius],  que  la  préface,  qui  est 
le  pire  de  tout,  n'est  nullement  de  luy  et  que  le  Magistrat  dit 
avoir  veti  des  lettres  qu'il  avoit  escrites  à  V[oetius]  où  il  mandoit 
qu'il  prevoyoit  bien  que  ce  livre  ne  luy  tourneroit  pas  à  honneur 
et  qu'il  n'entreprenoit  de  l'escrire  que  pour  l'amour  de  luy  et 
qu'il  s'appuyoit  sur  son  authorité.  Ainsy  peut-estre  qu'on  décou- 
vrira diverses  choses  par  son  moyen.  Et  si  je  puis  avoir  sa  dépo- 
sition, je  ne  doute  point  que  je  n'obtienne  aussy  justice  à  Utrecht. 
Je  remercier ay  cy  après  M.  Brasset  de  ce  qu'il  a  fait  pour  moy 
et  de  ce  qu'il  a  disposé  aussy  M.  Aldringa  à  escrire  »  et  le  15  3  : 
«  Je  seray  bien  aise  qu'on  sache  que  mon  intention  n'est  pas  de 
faire  aucun  mal  à  Schoock,  mais  seulement  de  me  délivrer  des 
persécutions  d'Utrecht,  de  la  continuation  desquelles  je  suis 
encore  tous  les  jours  menasse,  de  la  part  des  Voetius,  et  je  ne 
voy  point  d'autre  moyen  pour  les  faire  cesser  qu'en  contrai- 
gnant Schoock  à  dire  la  vérité  ou  bien  à  estre  condamné.  » 

Aussi  Descartes  se  hâte-t-il  de  rédiger  en  latin,  le  22  jan- 
vier 1644,  ses  trois  requêtes  :  aux  États  de  Groningue,  où  il 
s'est    assuré   l'appui    d'Aldringa,    à    l'Université    et    enfin    à 

1.  Né  à  Braunfels,  le  19  août  1609,  mort  à  Gronin.mie.  le  17  octobre  L676,  profes- 
seur d'histoire  et  de  Grec  à  l'Université  de  cette  ville  depuis  le  17  février  1635.  Il 
convertit  au  Cartésianisme,  son  ancien  condisciple  de  Brème,  Joh.  Clauberg,  pro- 
fesseur  a  Herborn.  Il  défend,  après  la  mort  de  Descartes,  les  Nolae  in  programmait 
quodam  (Amsterdam,  1648),  de  celui-ci  contre  Regius,  devenu  apostal  de  la  foi  (ar- 
tésienne et  contre  .lac.  Revius,  cf.  Effigies  et  vitae  Profess.  Groning.  Groningue, 
1654,  et  surtout  la  notice  de  C.  de  Waard  dans  Xiruir  Ned.  Biogr.  Wbd.,  t.  1.  col. 
132  133.  C'est  d'André  (pie  vise  Descartes  dans  la  lettre  du  S  juin  1644  (Œuvres, 
t.  IV,  p.  78)  :  «  On  me  mande  aussy  qu'il  y  en  a  un  à  Groningue  qui  veut  estre  de 
mon  costé.  » 

2.  Œuvres,  t.  IV,  p.  77. 

3.  Ibid.,  p.  81. 

37 


578  DESCARTES  EN  HOLLANDE 

La  Thuillerie.  Elles  sont  toutes  à  peu  près  de  la  même  teneur 
et,  comme  elles  relatent  des  faits  connus,  il  n'est  pas  nécessaire 
d'en  parler,  si  ce  n'est  qu'il  faut  mentionner  la  fin  de  celle  qui 
est  adressée  à  ce  dernier,  parce  qu'elle  a  un  caractère  per- 
sonnel. Le  philosophe  s'excuse  de  troubler,  pour  ses  minces 
querelles,  le  diplomate  habitué  à  traiter  des  plus  graves  affaires, 
mais,  sa  cause  étant  devenue  publique,  «  l'honneur  de  la  France 
est  en  jeu.  Il  ne  faut  pas  qu'après  un  séjour  de  15  ans  en  Hol- 
lande, pendant  lequel  il  y  a  vécu  en  pleine  confiance  de  jouir 
de  droits  égaux  à  ceux  des  indigènes,  on  abuse  de  sa  qualité 
d'étranger  pour  l'abreuver  impunément  des  plus  horribles 
calomnies.  »  * 

La  lettre  personnelle  dont  l'Ambassadeur  de  France  accom- 
pagne la  requête  du  Philosophe  aux  États  de  Groningue  mérite 
d'être  citée  en  entier  2  : 

«  Messieurs, 

«  La  vertu  de  Monsr  des  Cartes  est  si  cognue  qu'il  est  inutile 
de  vous  en  parler  et  il  semble  qu'il  doit  estre  si  cher  à  ces  Pro- 
vinces de  posséder  seules  un  personnage  de  son  mérite,  que  ce 
que  j'en  pourrois  dire  est  au  dessous  de  ce  que  vous  en  cognois- 
sez.  Après  cela,  Messrs,  vous  ne  vous  estonnerez  pas  que  je  le 
protège  et  vous  demande  pour  luy  justice  du  tort  qui  luy  est 
fait.  Sa  naissance  et  ma  charge  m'y  obligent  et  ses  prétentions, 
telles  que  vous  les  verrez  dans  la  requeste  qu'il  m'a  présentée, 
me  forcent  à  vous  prier  qu'il  luy  soit  fait  raison.  Vous  le  devez, 
puisqu'il  l'a  toute  entière  et  que  le  publiq  a  interest  de  tenir 
son  esprit  libre,  affin  qu'avec  moins  d'inquiétude,  il  puisse 
travailler  pour  luy. 

«  Je  vous  prie  donc  d'apporter  pour  son  soulagement  tout 
ce  qu'il  vous  sera  possible  et  que  cette  équité,  avec  laquelle 
vous  satisfaites  ceux  qui  se  plaignent,  vous  serve  de  règle  pour 
donner  du  contentement  à  celuy  cy. 

«  Croyez,  Messrs,  qu'où  je  pourray,  en  revanche,  vous  en 
témoigner  gratitude,  je  le  feray  aussi  volontiers  que  de  bon 
cœur  et  avec  vérité,  je  vous  assure  d'estre  etc. 

La  Thuillerie.  » 

1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  95.  «  Ad  honorcm  Galliac,  patriae  meac  »,  dit  le  texte 
original. 

2.  Ibid.,  p.  96. 


CHAPITRE  XX 


VOYAGE    A    PARIS    (1644).    RETOUR    A    EGMOND 


Le  procès  n'eut  pas  de  conclusion  immédiate  et  le  jugement 
fut  retardé  d'un  an  par  le  départ  de  Descartes,  qui  n'était  plus 
là  pour  presser  une  solution. 

Il  y  avait,  en  1644,  quinze  ans  qu'il  n'avait  pas  revu  la  France 
et  cela  devait  lui  sembler  bien  long.  Aussi  songe-t-il  à  ce  voyage 
depuis  1640  déjà,  et  ce  sont  toujours,  soit  les  Méditations,  soit 
les  Principes,  soit  les  aff aires  d'Utrecht  qui  le  détournent  de 
son  projet.  Ses  amis  hollandais  aussi  se  mettent  à  la  traverse, 
car  ils  craignent  de  le  voir  partir  pour  tout  de  bon.  Comme 
ils  tremblaient  pour  Saumaise,  ils  appréhendent  pour  Descartes, 
Huygens  surtout,  qui  lui  écrivait  déjà  le  14  août  1640  *  :  «  En 
me  nommant  le  dessein  de  ce  voyage,  il  m'a  semblé  d'un  coup 
de  tonnerre  qui  me  frappoit  et  vous  dis  franchement,  bien 
que  ce  me  soit  praeuisum  telum,  qu'il  me  touche  par  trop  vive- 
ment. » 

Il  craint  que  ce  ne  soient  les  vantardises  stupides  de  Stam- 
pioen  qui  ne  soient  causes  de  cet  éloignement,  au  deux  sens 
du  mot  :  «  Ce  que  je  pense  y  avoir  preveii  est  le  desplaisir  que 
ce  sot  garçon  vous  aura  donné,  comme  souvent  de  mauvais 
objects  particuliers  sont  capables  de  donner  un  desgoust  uni- 
versel de  quelque  pais...  Si  ma  conjecture  est  faulse,  au  moins 
ranimez-nous  de  cette  asseurance,  que  vous  n'avez  rien  veii 
de  si  hideux  en  ma  Patrie,  qui  vous  la  puisse  faire  abhorrer  pour 
tousjours  et  sçachons  quel  terme  d'exil  passif  vous  nous  donnez. 
«Exil  passif»  est  curieux  et  donne  la  mesure  de  l'amitié  de  Huy- 
gens, dont  la  sincérité  s'affirme  encore  dans  la  fin  :  «  Car  véri- 
tablement et  sans  couleur[s]  de  cour,  qui  sont  indignes  de  vostre 

1.   Œuvres,  t.  III,  p.  152. 


580  DESCARTES  EN  HOLLANDE 

entretien,  vous  ne  lairrez  personne  icy,  qui  se  ressente  plus  de 
vostre  absence  ni  qui  regrette  plus  vivement  de  n'avoir  jamais 
eu  moyen  de  vous  tesmoigner  d'etTect,  comme  il  est  d'entière 
affection,  Monsieur,  vostre,  etc.  » 

Descartes  le  rassure,  en  lui  écrivant  qu'il  n'est  pas  de  ces 
bêtes  sauvages  dont  parle  Justinien  qui  n'ont  pas  l'esprit  du 
retour  et  qu'il  ne  se  propose  qu'  «  une  course  de  quatre  ou  cinq 
mois  ».  Il  le  rassure  aussi  sur  le  dégoût  que  certaine  personne 
aurait  pu  lui  donner  de  la  Hollande  :  «  Je  ne  suis  pas,  grâces  à 
Dieu,  d'humeur  si  déraisonnable...  Je  sçay  très-bien  que  les 
plus  beaux  corps  ont  toujours  une  partie  qui  est  sale,  mais  il 
me  suffit  de  ne  la  point  voir  ou  d'en  tirer  sujet  de  raillerie,  si 
elle  se  montre  à  moy  par  mégarde  et  je  n'ay  jamais  esté  si 
dégoûté  que  d'aimer  ou  estimer  moins,  pour  cela,  ce  qui  m'avoit 
semblé  beau  ou  bon  auparavant.  » 1 

Les  craintes  de  Constantin  Huygens  étaient  vaines  :  ce  n'est 
qu'en  1644  que  Descartes  songe  de  nouveau  sérieusement  au 
voyage,  pour  diverses  raisons,  où  les  affaires  de  famille  et  d'amitié 
avaient  part,  aussi  bien  que  les  préoccupations  de  la  science  et 
le  désir  de  prendre  un  bain  de  Paris  pour  se  laver  des  «  brouil- 
leries  d'Utrecht  ».  2 

«  Je  suis  résolu,  écrit-il  le  1er  avril  1644  3  à  l'abbé  Picot, 
d'aller  voir  cet  Été  à  Paris  ce  qu'on  y  fait  et  si  j'y  trouve  l'air 
assez  bon  pour  y  pouvoir  demeurer  sans  incommodité,  je  seray 
ravy  d'y  jouir  de  vôtre  conversation,  que  je  n'espère  plus  en 
ces  quartiers.  »  Il  avait  en  effet  invité  en  Hollande  l'abbé  Picot 
dont  il  désirait  la  visite,  mais  il  eut  celle  de  Villebressieu, 
qu'il  ne  désirait  point. 

Pourtant,  ce  projet  de  voyage  ne  va  pas  sans  appréhension. 
S'il  échappe  à  la  tyrannie  de  l'Université  et  du  Magistrat 
d'Utrecht,  n'ira-t-il  pas  tomber  dans  celle  de  la  Sorbonne  et 
des  Jésuites  qui,  en  ce  moment  précis,  persécutent  le  grand 
Arnauld  ?  Il  n'aimerait  pas  être,  comme  ce  dernier,  condamné 
par  eux  à  un  voyage  à  Rome  4  et  n'y  a-t-il  pas  imprudence  à 
quitter  Egmond  du  Hoef,  qui  est,  au  philosophe,  son  petit  Port- 
Royal-des-Champs  ? 

1.  Œuvres,  t.  III,  p.  159. 

?..  Expression  empruntée  à  une  lettre  de  Descartes  au  t.  IV,  p.  23. 

3.  Œuvres,  t.   IV,  p.  103. 

4.  Le  traité  De  la  fréquente  communion  est  du  mois  d'août  1643.  Pour  le  détail 
de  faits,  voir  Œuvres  de  Descartes,  t.  IV,  p.  104,  éclaircissement. 


DISCUSSION    AVEC    SORBIÈRE  581 

Aussi  Descartes  marque-t-il  à  l'abbé  Picot,  dans  la  même 
lettre  1  :  «  La  disgrâce  de  M.  Arnaud  me  touche  davantage  que 
les  miennes,  car  je  le  conte  au  nombre  de  ceux  qui  me  veulent 
du  bien  et  je  crains,  au  contraire,  que  ses  ennemis  ne  soient 
aussi,  pour  la  plupart,  les  miens.  Toutesfois,  je  ne  sçay  point  encore 
le  sujet  de  mécontentement  qu'il  peut  leur  avoir  donné  et  je  me 
console  sur  ce  que  mes  écrits  ne  touchent,  ny  de  prés  ny  de  loin,  la 
Théologie  et  que  je  ne  crois  pas  qu'ils  y  puissent  trouver  aucun 
prétexte  pour  me  blâmer.  » 

Mais  le  bail  de  la  maison  d'  «  Egmond  op  de  Hoef  »  finit  le 
1er  mai  1644  2  et  le  1er  mai  est  encore  aujourd'hui,  en  Hollande, 
avec  le  1er  novembre,  le  terme  de  location.  Il  prend  congé  de  son 
ami  van  Surck,  à  Bergen,  à  qui  il  confie  le  soin  de  distribuer  les  J 
hommages  d'auteur  des  Principia  et  se  rend  à  Leyde  pour  y  régler 
ses  affaires,  dire  adieu  à  Hogelande  et  être  à  proximité  de  La 
Haye,  où  l'inévitable  Sorbière  se  jette  sur  lui  pour  l'exciter 
contre  Gassend,  envenimer  la  discussion  des  deux  philosophes  i 
et  faire  rejaillir  sur  sa  bruyante  et  papillotante  personne  quelques 
étincelles  de  leurs  gloires  entrechoquées. 

Sorbière  écrit,  de  La  Haye,  à  Gassend,  en  latin,  le  10  mai  sui- 
vant 3  :  «  Descartes  est  venu  ici,  dans  l'intention  de  s'en  aller  en 
France,  dès  que  la  partie  de  sa  Physiologie  qui  traite  des  choses 
inanimées  aura  paru  ;  aussitôt  votre  lettre  reçue,  je  n'ai  pas  hésité 
à  l'aborder.  »  S'engage  alors  une  discussion  assez  vive  sur 
le  vide,  à  la  fin  de  laquelle  l'interpellé  estime  que  les  Médi- 
tations n'ont  rien  perdu  de  leur  poids.  Sorbière  s'irrite  de  cette 
vanité  qu'il  avait  assez  durement  qualifiée  naguère  4  :  «  Comme 
je  ne  pouvois  m'empescher,  mande-t-il  à  M.  Petit,  de  comparer 
M.  Descartes  à  M.  Gassendi,  quej'avois  laissé  à  Paris,  je  desiray 
en  luy  la  simplicité,  la  modération,  l'ordre  et  la  facilité  que 
ce  dernier  avoit  à  communiquer  ses  pensées  aux  personnes 
qui  estoient  curieuses  de  les  entendre.  Je  craignis  d'abord 
que  ce  Philosophe  n'eust  pensé  trop  subtilement  et  je  me 
defiay  du  succès  de  ses  spéculations,  de  mesme  que  de  son 
détachement  de  l'ambition,  lors  que  je  vis  qu'il  avoit  de  la 
peine  à  m'instruire  sur  le  champ  des  choses  qu'il  avoit  méditées, 


1.  Œuvres,  t.   IV,  pp.   103-104. 

2.  Ibid.,  p.  108. 

3.  Ibid.,  p.  109. 

4.  Ibid.,  pp.  58-59,  d'après  Sorbière,  Lettres  et  Discours,  1660,  in-4°,  pp. 684-685. 


582  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

et  lors  qu'il  me  fit  mystère  de  ce  dont  il  devoit  estre  bien 
aise  de  conférer  avec  une  personne  docile  et  non  préoccupée.  » 

«  Mon  sujet  de  crainte  s'augmenta,  lors  qu'en  la  suite  du 
discours,  il  me  fit  paroistre  de  l'aigreur  contre  M.  Gassendi, 
le  meilleur  de  tous  les  hommes,  traictant  avec  beaucoup  de 
mespris  ses  objections  contre  sa  Métaphysique  et  se  mocquant 
des  instances  qu'il  n'avoit  pas  encore  publiées  :  «  Qu'il  ne  les 
cache  point,  me  dit-il,  ou  qu'il  ne  les  face  pas  courir  à  Paris 
seulement,  entre  les  mains  de  mes  adversaires,  mais  qu'il  les 
laisse  paroistre  en  public  et  je  verray  si  elles  sont  dignes  que 
j'y  responde.  » 

«  Le  ton  de  voix  dont  il  usa  et  le  corps  de  ce  discours  me 
firent  comprendre  que  M.  Descartes  philosophoit  avec  un  peu 
d'ambition  et  à  dessein  d'acquérir  de  la  renommée  ou  mesme 
de  se  rendre  chef  de  secte,  comme  il  n'a  pas  fait  difficulté  de 
l'avouer  en  divers  endroits  de  ses  ouvrages.  Je  vous  advoue 
que  cela  me  depleût  et  que  j'eusse  bien  désiré  qu'il  n'eust  phi- 
losophé que  pour  philosopher,  pour  le  seul  interest  de  la  Vérité, 
pour  sa  propre  satisfaction  et  avec  une  entière  indifférence 
pour  la  réputation  et  pour  le  nom  qui  s'acquiert  dans  les  Aca- 
démies. » 

Rivet,  qui  tient  pour  Gassend,  nous  confirme  cette  attitude 
dédaigneuse  de  Descartes  à  l'égard  de  celui-ci  en  communiquant 
au  P.  Mersenne,  le  28  mars  1644  1  :  «  Je  suis  avec  vous  que  Mons. 
Gassend  est  un  vaillant  combatant,  et  je  trouve  son  Apologie 
claire  et  bien  suivie.  Cependant,  j'apprens  que  Mons.  des  Cartes 
en  faict  un  grand  mespris  et  dit  que,  pour  toute  response,  en 
faisant  imprimer  ses  Méditations,  il  en  ostera  tout  ce  qui  est 
de  Mons.  Gassend  et  mettra  au  tittre,  rejectis  objectionibus 
inutilibus.  J'estimay  qu'il  le  devoit  traicter  plus  respectueuse- 
ment. » 

11  y  a  encore  ceci  de  vrai  dans  le  récit  de  Sorbière,  que  Des- 
cartes attend  pour  partir  la  fin  de  l'impression  de  la  quatrième 
partie  des  ses  Principia,  achevée  en  janvier  1644,  d'abord  en 
français  puis  en  latin  2.  Il  confie  ses  intérêts  à  Groningue  au 
professeur  Tobie  d'André,  son  partisan.3  Puis,  l'imprimeur  n'en 
finissant  pas  4  avec  les  Principia  auxquels  il  joindra  les  Speci- 

1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  110. 

2.  Ibtd.,   p.  73. 

3.  Ibid.,  p.  123,  et  plus  haut,  ici  même,  p.  577  n.  1. 

4.  L'achevé  d'imprimer  est  du  10  juillet  1644. 


SÉJOUR     A     PARIS     ET     EX     BRETAGNE     (ÉTÉ     1644)  583 

mina  ou  traduction  latine  du  Discours  de  la  Méthode  et  des 
Essais,  faite  par  le  théologien  protestant  français  de  Courcelles, 
réfugié  à  Amsterdam  \  il  va  prendre  congé  de  Jean  de  Bever- 
wyck,  dit  Beverovicius,  à  Dordrecht,  où  ce  dernier  pratique 
comme  médecin. 

S'étant  embarqué  en  Zélande,  Descartes  arrive  à  la  fin  de  ^ 
juin  à  Paris,  où  il  descend  chez  l'abbé  Picot,  rue  des  Écouiïes, 
entre  la  rue  du  Roy-de- Sicile  et  la  rue  des  Francs-Bourgeois. 
Il  fréquenta  aussi  chez  Mydorge,  au  Palais  des  Tournelles,  et 
naturellement  chez  les  Minimes,  près  la  place  Royale,  dans  la 
cellule  ou  au  parloir  du  P.  Mersenne.  Ces  lieux  deviennent  le 
rendez-vous  de  tout  ce  que  Paris  contenait  de  beaux  esprits 
méritant  ce  titre,  c'est-à-dire  plus  attachés  à  ravir  ses  secrets 
à  la  nature  qu'à  respirer  le  bel  air  des  ruelles  à  l'hôtel  de  Ram- 
bouillet. 

Descartes  avait  quitté  la  grand' ville  en  1628,  gentilhomme    | 
presque   inconnu,    si    ce   n'est   de   quelques   personnes   comme 
Mersenne,  Balzac  ou  Mydorge,  qui,  dans  ses  yeux  gris,  avaient  (■ 
deviné  l'infini,  dont  les  mystères  s'y  reflétaient  déjà,  mais  aujour-  \. 
d'hui  il  était  l'auteur  connu,  honoré  et  fêté  du  Discours  de  la 
Méthode,  des  Meditationes  et  bientôt  des  Principia.  Cependant 
il  y  a  trop  de  latin  là-dedans  aux  yeux  des  gens  du  monde  qui, 
comme  Conrart,  par  horreur  du  pédantisme,  affectent  de  ne  le 
point  savoir,  ou  l'ignorent  effectivement.  Aussitôt,  l'abbé  Picot, 
encore  un  bon  commis-voyageur  en  lettres,   comme  Mersenne 
en  était  un  pour  les  sciences,  de  songer  à  traduire  les  Principia, 
ainsi  que  le  duc  de  Luynes,  oui,  le  duc  de  Luynes  lui-même,  se 
met  à  traduire  les  Meditationes,  pour  charmer  et  orner  ses  loisirs 
de  grand  seigneur. 

Mais  à  Paris,  que  Descartes  a  ainsi  conquis  du  dehors,  la 
gloire  n'est  rien  aux  yeux  du  monde,  sans  la  fortune  qui  parfois 
la  suit.  Il  faut  que  la  munificence  royale  pare  cette  tête  de 
quelques  rayons  dorés.  Des  officieux,  bien  en  cour,  s'y  emploient, 
mais  mieux  eussent  valu  des  courbettes  au  grand  ou  au  petit  lever. 
Au  reste,  dans  ce  palais-là,  non  plus  qu'au  Palais  Cardinal, 
on  n'aimait  trop  ces  exilés  volontaires  de  Hollande  qui  leur 
dérobaient  des   parcelles    de    cette,    majesté    impérissable    que 

1.  Cf.  Œuvres  de  Descartes,  t.  IV,  p.  123.  C'est  la  traduction  latine  bien  connue 
et  souvent  invoquée,  parce  que  Descartes  l'a  Lui-même  revue.  Cf.  l'intéressante  pré- 
face des  Specimina. 


584 


DESCARTES    EX    HOLLANDE 


confèrent  les  lettres  et  les  sciences  à  la  majesté  périssable,  qui 
daigne  les  protéger.  Descartes  n'était  pas  assez  servile,  il  n'eut 
pas  sa  «  pension  ».  1  Peut-être  n'y  tenait-il  guère,  préférant  sa 
liberté. 

Ce  séjour  de  Paris  fut  interrompu  par  un  voyage  auprès 
des  siens,  en  Bretagne,  lequel  dura  du  12  au  29  juillet  1644  2. 
Il  avait  vu,  en  passant  à  Blois,  M.  de  Beaune,  le  conseiller-géo- 
mètre. La  magistrature,  nous  le  savons  par  l'exemple  de  Fermât, 
menait  souvent  à  la  mathématique  :  les  procès  et  les  audiences 
donnent  tant  de  loisirs  !  Surtout,  il  avait  réglé  ses  affaires  de 
famille  avec  son  aîné  Descartes  de  la  Bretallière,  qui  ne  l'aimait 
point,  Rogier  du  Crevis,  veuf  de  leur  sœur  Jeanne,  et  M.  de  Cha- 
vagnes,  un  frère  du  second  lit.  Il  repassera  encore  en  Bretagne 
avant  la  mi-août,  pour  y  signer  quelques  contrats  de  partage 
avec  ses  frères,  et  séjournera  successivement  à  Kerleau,  à  Cha- 
vagnes,  au  Crevis,  à  Nantes.  Ce  n'est  guère  qu'à  la  mi-octobre 
qu'on  le  reverra  dans  la  capitale  :  ses  amis  voudraient  l'y 
retenir,  mais  il  n'y  passa  qu'une  dizaine  de  jours,  assez  pour 
rendre  visite  au  chancelier  Séguier,  l'homme  des  Privilèges 
d'impression,  au  duc  de  Luynes,  à  l'avocat  Clerselier  et  à  Chanut, 
qui  avait  épousé  la  sœur  de  ce  dernier  et  jouera  un  si  grand 
rôle  vers  la  fin  de  la  vie  de  Descartes.  Celui-ci  se  méfie  de  Paris, 
sans  être  insensible  à  ses  séductions,  au  charme  des  conversa- 
tions brillantes  et  fécondes,  où  les  esprits  s'aimantent,  s'ai- 
guisent, s'élèvent  au-dessus  d'eux-mêmes  par  une  émulation 
perpétuelle,  en  faisant  assaut  d'esprit  et  parfois  de  génie,  mais 
pourquoi  à  leur  cohorte,  se  mêle-t-il  tant  de  faux-monnayeurs  de 
l'intelligence,  dont  le  bourdonnement  vient  troubler  la  médi- 
tation du  penseur  ?  C'est  à  peu  près  ce  que  Descartes  écrira  à 
Chanut,  le  30  mars  1646  3,  en  une  minute  où  l'a  pris,  dans  son 
Egmond,  la  nostalgie  du  glorieux  Paris  : 

«  Je  me  plains  de  ce  que  le  monde  est  trop  grand,  à  raison 
du  peu  d'honnestes  gens  qui  s'y  trouvent  ;  je  voudrois  qu'ils 
fussent  tous  assemblez  en  une  ville,  et  alors  je  serois  bien  aise 
de  quitter  mon  hermitage  pour  aller  vivre  avec  eux,  s'ils  me 


1.  C'est  le  moment  aussi  où,  par  lettre  patente  du  3  septembre  1644,  enre- 
gistrée, le  25,  Saumaise  faillit  en  avoir  une  de  six  mille  livres.  Cf.  Œuvres,  de 
Descartes,  t.  IV,  p.  145  et  plus  haut,  ici  même,  livre  II,  p.  328. 

2.  Œuvres,  t.  IV,  pp.  129  et  130. 

3.  Ibid.,  t.  IV,  p.  378. 


UN    AUTOGRAPHE    INÉDIT    (10    NOVEMBRE    1644)  585 

vouloient  recevoir  en  leur  compagnie.  Car,  encore  que  je  fuie 
la  multitude,  à  cause  de  la  quantité  des  impertinens  et  des 
importuns  qu'on  y  rencontre,  je  ne  laisse  pas  de  penser  que  le 
plus  grand  bien  de  la  vie  est  de  jouir  de  la  conversation  des 
personnes  qu'on  estime.  Je  ne  sçay  si  vous  en  trouvez  beaucoup 
aux  lieux  où  vous  estes,  qui  soient  dignes  de  la  vostre  ;  mais, 
pour  ce  que  fay  quelquefois  envie  de  retourner  à  Paris,  je  me 
plains  quasi  de  ce  que  Messieurs  les  Ministres  vous  ont  donné 
un  employ  qui  vous  en  éloigne  et  je  vous  assure  que,  si  vous 
y  estiez,  vous  seriez  l'un  des  principaux  sujets  qui  me  pourroient 
obliger  d'y  aller.  » 

A  Calais,  au  moment  de  s'embarquer,  au  début  de  novembre, 
il  est  retenu  par  des  vents  contraires.  Il  y  est  encore,  le  10.  et 
je  suis  en  mesure  de  le  prouver  par  un  petit  autographe  inédit 
qu'il  traça  dans  Y  Album  amicorum  de  Montigny  de  Glarges, 
résident  des  États,  nous  dirions  aujourd'hui  consul,  dans  ce  port. 
Nous  reproduisons  ces  lignes  en  fac-similé  (cf.  pi.  XXXVIII  b). 
Descartes  ne  s'est  pas  mis  en  frais  d'imagination,  il  s'est  borné 
à  transcrire  sa  devise  latine  :  «  Dure  mort  que  celle  de  l'homme 
qui  s'éteint,  connu  de  tous,  inconnu  de  lui-même  \ 

«  Ceci  fut  écrit  en  témoignage  d'amitié  et  de  respect,  le 
10  novembre  1644. 

[s]  R.  Descartes.  » 

Enfin  rentré  en  Hollande,  le  15,  après  une  absence  de  près 
de  cinq  mois,  Descartes  n'a  rien  de  plus  pressé  que  de  regagner 
son  Egmond,  non  «  le  Hoef  »  cette  fois,  mais  Egmond-binnen, 
qu'il  ne  quittera  que  pour  abandonner  définitivement  le  pays. 
Plus  que  jamais,  il  a  besoin  de  calme  :  «  Depuis  mon  voyage  de 
France,  écrit-il  à  Pollot,  le  18  mai  1645  2,  je  suis  devenu  plus 
vieux  de  vingt  ans  que  je  n'estois  l'année  passée,  en  sorte  que 
ce  m'est  maintenant  un  plus  grand  voyage  d'aller  d'icy  à  La 
Haye  que  ce  n'eust  esté  auparavant  d'aller  jusques  à  Rome. 
Ce    n'est    pourtant    que   j'aye    aucune   indisposition,    grâces   a 

1.  Cf.  la  lettre  à  Chanut  du  1"  novembre  1646  (Œuvres  de  Descartes,  t.  IV, 
p.  537)  :  «  ayant  pris  pour  ma  devise  : 

«  Illi  mors  gravis  incubât 
Qui,  notus  nimis  omnibus, 
Ignotus  moritur  sibi.  » 

(Sénèque  le  Tragique,  Thyeste,  v.  400). 

2.  Œuvres,  t.  IV,  p.  205. 


586  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

Dieu,  mais  je  me  sens  plus  foible  et  pense  avoir  davantage 
f   besoin  de  rechercher  mes  commodités  et  mon  repos.  » 

A  Egmond,  il  est  à  proximité  de  «  Antoine  Studler  van  Zureck, 
seigneur  de  Berghen  en  Kennemerlandt  »  \  pas  trop  près  pour 
que  le  voisinage  fût  importun,  mais  assez,  cependant,  pour  qu'il 
put  l'aller  trouver  commodément  à  quelque  trois  lieues,  en 
son  château,  tapi  dans  les  épais  fourrés  et  les  hautes  futaies, 
abrité  du  vent  par  les  dunes,  entouré  de  fossés,  dont  l'eau 
dormante  est  couverte  de  mousse  verte  ou  pourpre. 

Cet  homme  riche  est  son  prêteur  et  son  banquier,  car  le 
;  Hollandais,  qui  aime  l'argent  et  passe  sa  vie  à  en  gagner,  est 
généreux  envers  ses  amis  comme  envers  les  pauvres.  La  joie 
de  van  Surck,  celle  de  van  Hogelande,  de  Regius,  au  retour  de 
Descartes,  est  touchante.  Van  Surck  et  Regius  étaient  chez  de 
Haestrecht,  à  Utrecht,  quand  Corneille  van  Hogelande  vient, 
le  17  novembre,  leur  apprendre  la  bonne  nouvelle.  Aussitôt, 
ils  lui  écrivent  une  lettre  collective  pour  lui  dire  leur  bonheur 
de  recouvrer  celui  qu'ils  appelaient  «  la  lumière,  éclatante  de 
leur  païs  ».  Les  Hollandais  sont  bons  amis  et  sincères. 

C'est  pour  s'adonner  librement  à  l'étude  de  la  nature,  en 
contact  étroit,  en  communion  presque  avec  elle,  que  Descartes 
se  réfugie  à  Egmond,  à  proximité  de  la  mer,  du  sable  et  du  ciel, 
loin  d'Amsterdam  où  deux  rangées  de  pignons  dentelés,  se 
menaçant,  de  leurs  potences  biscornues,  en  travers  de  la  rue, 
restreignent  par  trop  les  espaces  stellaires. 

Un  professeur  d' Utrecht,  Henri  Bornius,  écrit  en  latinàGas- 
send,  dont  il  est  disciple,  et  non  sans  quelque  ironie,  le  26  juin  16452: 
«  Descartes  s'est  maintenant  installé  près  d'Alcmar  ;  de  nuit, 
de  jour,  sans  relâche  interrogeant  la  Nature,  il  s'attache  à 
rendre  compte  du  caractère  des  animaux  et  des  végétaux.  Il  se 
promet  d'expliquer  par  ses  Principes  tout  ce  qu'il  a  observé 
dans  son  Monde,  de  telle  sorte  que  tout  le  bataillon  des  philo- 
sophes aperçoive  dans  quelles  ténèbres  Aristote  et  sa  séquelle 
ont  plongé  la  nature  des  choses.  » 

A  un  gentilhomme  qui  vient  le  visiter  dans  sa  ferme-château 
d'Egmond-binnen  et  qui  lui  demande  de  lui  montrer  les  livres 
de  physique  dont  il  faisait  sa  plus  ordinaire  lecture  :  «  Je  vous 
les  monstreray,  luy  respondit  il,  s'il  vous  plaist  de  me  suivre 

1.  Cf.  Œuvres  de  Descartes,  t.  IV,  p.  149. 

2.  Ibid.,  p.  238. 


SON    EXISTENCE    A    EGMOND-BINNEN    (1645)  587 

«t,  le  menant  dans  une  basse  court,  sur  le  derrière  de  son  logis, 
il  luy  monstra  un  veau,  à  la  dissection  duquel  il  dit  qu'il  se 
devoit  occuper  le  lendemain.  » 1 

Ce  qui  lui  manque,  dans  son  entourage  rustique  de  paysans 
en  veste  courte,  pantalon  large  et  sabots  blancs,  il  le  faisait 
venir  de  la  coquette  petite  ville  voisine  d'Alkmaar.  par  laquelle 
lui  parvient  aussi  son  courrier,  comme  en  témoigne  l'envoi 
d'Egmond-binnen,  17  avril  1646,  et  qui  porte  le  postscrip- 
tum  que  voici  :  «  On  adresse  les  lettres  qu'on  prend  la  peine 
de  m'escrire  : 

aen  Mr  Adam  Spiicker 
Meester  int  Weeshuys 
tôt  Alckmaer.  » 2 

C'est  donc  que  le  directeur  de  l'orphelinat  d'Alkmaar  est 
en  relations  suivies  avec  lui. 

Baillet  nous  donne,  d'après  une  lettre  à  l'abbé  Picot  datée 
d'Egmond,  26  avril  1647,  quelques  détails  sur  l'existence  que 
le  philosophe  y  mène  3. 

Il  (M.  Descartes)  «  travailloit  beaucoup  et  long-tems,  non' 
seulement  avant  le  disner,  mais  encore,  principalement,  depuis 
quatre  heures  après  midy,  fort  avant  dans  la  nuit,  et  les  moindres 
occupations  le  mettoient  toujours  dans  une  application  très- 
profonde.  Mais,  dans  les  deux  ou  trois  dernières  années  de  sa 
vie,  il  parut  un  peu  plus  rebuté  du  travail  de  la  plume,  quoy 
que  son  esprit  demeurât  toujours  le  môme  pour  la  méditation 
et  pour  l'art  de  rêver.  Il  donnoit  volontiers  le  tems  d'après 
son  dîner  [c'est-à-dire  le  début  de  l'après-midi]  à  la  conversation 
de  ses  amis,  à  la  culture  des  plantes  de  son  jardin,  ou  à  la  pro- 
menade. Il  aimoit  assez  les  exercices  du  corps  et  les  prenoit 
souvent  dans  le  tems  de  sa  récréation.  Il  montoit  volontiers  à 
cheval,  lors  même  qu'il  pouvoit  aller  en  gondole  par  les  canaux  ; 
mais  sa  vie  sédentaire  le  des-accoûtuma  tellement  de  cette 
sorte  de  fatigue  que,  depuis  l'an  1645,  il  ne  pouvoit  plus  supporter 
d'autre  voiture  que  celle  du  carrosse  et  du  bateau.  » 

Ceci  correspond  assez  à  ce  qu'écrivait  Descartes  lui-même, 
d'une  façon  un  peu  plus  abstraite,  d'Egmond  op  de  Hoef,  à  la 

1.  D'après  Sorbière,  Lettres,  p.  690,  cité  au  t.  III  des  Œuvres  de  Descartes,  p.  353. 

2.  Œuvres,  t.  IV,  p.  390. 

3.  lbid.,  p.  640. 


588  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

princesse  Elisabeth,  le  28  janvier  1643  1  :  «  La  principale  règle 
que  j'ay  tousjours  observée  en  mes  études,  et  celle  quejecroy 
m' avoir  le  plus  servy  pour  acquérir  quelque  connoissance,  a 
esté  que  je  n'ay  jamais  employé  que  fort  peu  d'heures,  par  jour, 
aux  pensées  qui  occupent  l'imagination,  et  fort  peu  d'heures, 
par  an,  à  celles  qui  occupent  l'entendement  seul  et  que  j'ay 
donné  tout  le  reste  de  mon  temps  au  relasche  des  sens  et  au 
repos  de  l'esprit  :  mesme,  je  conte,  entre  les  exercices  de  l'ima- 
gination, toutes  les  conversations  sérieuses  et  tout  ce  à  quoy 
il  faut  avoir  de  l'attention.  C'est  ce  qui  m'a  fait  retirer  aux 
champs,  car,  encore  que,  dans  la  ville  la  plus  occupée  du  monde, 
je  pourrois  avoir  autant  d'heures  à  moy  que  j'en  employé 
maintenant  à  l'étude,  je  ne  pourrois  pas  toutesfois  les  y  employer 
si  utilement,  lors  que  mon  esprit  seroit  lassé  par  l'attention  que 
requert  le  tracas  de  la  vie.  » 

Comme  domestiques,  il  n'avait  guère  que  des  Français  ou 
des  Flamands.  Il  prétendait  que  ceux-ci  étaient  incommodes 
en  voyageant  et  que  les  Français  se  gâtaient  vite  en  Hollande. 
Il  les  traitait  avec  indulgence  et  douceur  et  se  les  «  assujetissoit 
par  amour  »,  mais  il  n'était  pas  trop  assuré  de  leur  fidélité. 
«  Afin  de  n'être  jamais  trompé  en  matière  de  serviteurs  et  de 
servantes,  disait-il  à  l'abbé  Picot,  qui  était  mal  satisfait  de 
Louise,  la  cuisinière,  il  faut  faire  son  conte  qu'il  n'y  en  a  point 
qui  ne  puissent  être  infidelles,  lors  qu'ils  en  ont  occasion  et  ne 
leur  en  donner  jamais  de  grande,  c'est-à-dire  qu'il  faut  prendre 
soy-même  le  soin  de  ses  affaires  et  être  un  peu  diligent,  malgré 
qu'on  en  ait.  »  2  Tout  en  proférant  cette  boutade,  il  lui  recom- 
mandait «  la  fidélité  de  Maçon,  son  valet,  qui  alloit  de  Hollande 
à  Paris  pour  le  service,  et  à  qui  il  avoit  confié  son  chien,  appelle 
Monsieur  Grat,  avec  une  petite  chienne  pour  en  donner  de  la 
race  à  cet  abbé.  » 3 

Ainsi,  comme  on  voit  volontiers  Boileau  recevant  La  Fontaine 
dans  son  jardin  d'Auteuil,  faut-il  imaginer  Descartes  cultivant 
son  jardin  d'Egmond,  en  compagnie  de  son  fidèle  Maçon,  tandis 
que  Monsieur  Grat,  son  chien,  leur  aboie  aux  chausses. 

Parfois,  passe  un  de  ces  paysans  de  Noord-Holland  ou  de  ces 


1.  Œuvres,  t.  III,  pp.  692-693. 

2.  lbid.,  t.  V,  p.  133. 

3.  Lettre  manuscrite  à  Picot,  du  28  février  1648,  citée  par  Baillet.  Cf.  Œuvres 
de  Descartes,  t.  V,  p.  133. 


SUPPLIQUE    POUR    LE    PAYSAN    MEURTRIER 


589 


marins    d'Egmond  aan  Zee,  rudes  loups  de  mer,  qui  viennent 
lui  parler  de  leurs  pêches  aventureuses  sur  les  côtes  d'Angle- 
terre  ou    d'Islande,    des   migrations    des   poissons  ou  de  leurs 
propres  infortunes.  Ce  n'est  pas  une  supposition.  Nous  possédons 
une  requête  de  Descartes  très  pressante  en  faveur  d'un  de  ses 
voisins.  Elle  est  adressée  probablement  à  Huygens  et  commence 
ainsi  :'«  Je  sçay  que  vous  avez  tant  d'occupations  qui  valent 
mieux  que  de  vous  arrester  à  lire  des  complimens  d'un  homme 
qui  ne  fréquente  icy  que  des  paysans,  que  je  n'ose  m'ingerer 
de  vous  écrire  que  lors  que  j'ay  quelque  occasion  de  vous  impor- 
tuner. Celle  qui  se  présente  maintenant  est  pour  vous  donner 
sujet    d'exercer    vostre    charité    en    la   personne    d'un    pauvre 
paysan  de  mon  voisinage  qui  a  eu  le  mal-heur  d'en  tuer  un  autre.  » 
«  Ses  parens  ont  dessein  d'avoir  recours  à  la  clémence  de 
Son  Altesse,  afin  de  tascher  d'obtenir  sa  grâce  et  ils  ont  désiré 
aussi  que  je  vous  en  écrivisse...  Le  paysan,   pour  qui  je  vous 
prie,  est  icy  en  réputation  de  n'estre  nullement  querelleux  et 
de  n'avoir  jamais  fait  de  déplaisir  à  personne  avant  ce  mal- 
heur. Tout  ce  qu'on  peut  dire  le  plus  à  son  desavantage  est  que 
sa  mère  estoit  mariée  avec  celuy  qui  est  mort,  mais,  si  on  adjoute 
qu'elle   en  estoit   aussi  fort   outrageusement  battue   et  l'avoit 
esté  pendant  plusieurs  années  qu'elle  avoit  tenu  ménage  avec 
luy,  jusqu'à  ce  qu'enfin  elle  s'en  estoit  séparée  et  ainsi  ne  le 
consideroit  plus  comme  son  mary  mais  comme  son  persécuteur 
et  son  ennemy,  lequel  mesme,  pour  se  vanger  de  cette  séparation, 
la  menaçoit  d'oster  la  vie  à  quelqu'un  de  ses  enfans  (l'un  des- 
quels est  cettuy-cy)  on  trouvera  que  cela  mesme  sert  beaucoup 
à  l'excuser...  J'ay  sceii  qu'au  temps  que  ce  mal-heur  luy  est 
arrivé,  il  avoit  une  extrême  affliction,   à  cause  de  la  maladie 
d'un  sien  enfant,  dont  il  attendoit  la  mort  à  chaque  moment, 
et  que,  pendant  qu'il  estoit  auprès  de  luy,  on  le  vint  appeller 
por  secourir  son  beaufrére,  qui  estoit  attaque  par  leur  commun 
ennemy...   Aussi  luy  fut-il  pardonné  par  tous  les  principaux 
parens  du  mort,  autour  mesme  qu'ils  estoient  assemblez  pour 
le  mettre  en  terre.  Et,  de  plus,  les  Juges  d'icy  L'ont  absous,  niais. 
par  une  faveur  trop  précipitée,  laquelle  avant  obligé  le  Fiscal  l 
à  se  porter  apellant  de  leur  sentence,  il  n'ose   pas  se  présenter 
derechef  devant  la  Justice... 


1.  Le  Procureur. 


590 


DESCARTES    EN    HOLLANDE 


«  Le  criminel  estant  absent,  tout  ce  qu'on  luy  peut  faire 
n'est  que  de  l'empescher  de  revenir  dans  le  pays  et  ainsi  punir 
sa  femme  et  ses  enfans  plus  que  luy  ;  j'aprens  qu'il  y  a  quantité 
d'autres  paysans  en  ces  Provinces,  qui  ont  commis  des  meurtres 
moins  excusables  et  dont  la  vie  est  moins  innocente,  qui  ne 
laissent  pas  d'y  demeurer,  sans  avoir  aucun  pardon  de  Son 
Altesse  (et  le  mort  estoit  de  ce  nombre)  ;  ce  qui  me  fait  croire 
que,  si  on  commençoit  par  mon  voisin  à  faire  un  exemple,  ceux 
qui  sont  plus  accoutumez  que  luy  à  tirer  le  couteau,  diroient 
qu'il  n'y  a  que  les  innocens  et  les  idiots  qui  tombent  entre  les 
mains  de  la  Justice  et  seroient  confirmez,  parla,  en  leur  licence. 
Enfin,  si  vous  contribuez  quelque  chose  à  faire  que  ce  pauvre 
homme  puisse  revenir  auprès  de  ses  enfans,  je  puis  dire  que 
vous  ferez  une  bonne  action  et  que  ce  sera  une  nouvelle  obli- 
gation que  vous  aura,  etc.  » 1 

Le  meurtrier  en  rupture  de  ban,  d'après  les  recherches  de 
M.  l'archiviste  van  Gelder,  c'est  Meeus  Jacobsz,  donc  Bar- 
tholomé,  fils  de  Jacques.  Dans  une  requête  un  peu  postérieure, 
datée  du  5  janvier  1647  2,  et  adressée  à  Jean  van  Foreest,  membre 
du  Haut-Conseil  à  La  Haye,  Descartes  revient  sur  cette  affaire, 
pour  éviter  à  la  femme  de  Meeus,  son  voisin  l'aubergiste,  la 
confiscation  des  biens  de  son  époux,  dont  elle  voulait  continuer 
le  commerce,  afin  de  gagner  sa  vie  et  celle  de  ses  deux  petits 
enfants,  ce  qu'elle  obtint,  peut-être  grâce  à  l'intervention  du 
philosophe. 

Descartes  sollicitant  pour  son  voisin  l'aubergiste,  sa  femme 
et  leurs  petits  enfants,  rien  ne  donne  une  meilleure  idée  de  ses 
rapports  avec  les  habitants  du  village  d'Egmond-binnen.  Ils 
allaient  chez  le  «  Franschman  »,  parce  qu'ils  le  savaient  simple 
et  bon  et  qu'il  entendait  leur  langue.  Ceci  ne  fait  pas  le  moindre 
doute,  car,  déjà,  dans  la  requête,  on  retrouve  le  bavardage 
un  peu  embrouillé  du  paysan  ;  au  reste,  puisqu'il  avait 
appris  le  hollandais  en  1619,  comment  quinze  ans  de  Hollande 
et  les  relations  avec  Hélène  ne  l' auraient-ils  pas  perfectionné  dans 
celte  langue  ?  Descartes  blâme  ses  compatriotes,  émigrés  aux 
Pays-Bas,  de  ne  pas  l'apprendre.  Il  écrit  en  elïet  à  son  ami 
Huygeus,  en  réponse  à  l'envoi  du  Gebruyck  of  ongebnujck  van  't 


1.  Œuvres,  t.  V,  pp.  262-265. 

2.  Œuvres,  t.  X,  pp.  613-617.  C'est  le  commentaire  qui  oblige  à  changer  la  date 
indiquée  au  t.  V,  p.  260-265,  pour  la  précédente  requête. 


SES    CONNAISSANCES    EX    NÉERLANDAIS  591 

Orgel  in  deKerken  der  Vereenighde  Nederlanden  (Leyde,  1641)  :  1 
«  Je  suis  bien  glorieux  de  l'honneur  qu'il  vous  a  plû  me  faire, 
en  me  permettant  de  voir  vostre  traitté  Flamend,  touchant 
l'usage  des  Orgues  en  l'Eglise,  comme  si  j'estois  fort  sçavant 
en  cette  langue.  Mais,  quoy  que  l'ignorance  en  soit  fatale  à 
tous  ceux  de  ma  nation,  je  me  persuade  pourtant  que  l'idiome 
ne  m'a  pas  empesché  d'entendre  le  sens  de  vostre  discours, 
dans  lequel  j'ay  trouvé  un  ordre  si  clair  et  si  bien  suivy  qu'il 
m'a  esté  aisé  de  me  passer  du  meslange  des  mots  estrangers 
qui  n'y  sont  point 2  et  qui  ont  coustume  de  me  faciliter  l'intel- 
ligence du  Flamend  des  autres.  Mais  ce  n'est  pas  à  moy  à  parler 
du  stile  et  j'aurois  mauvaise  grâce  de  l'entreprendre3...  Pour 
les  epithètes  que  vous  nous  donnez  [aux  catholiques]  en  divers 
endroits,  je  ne  croy  pas  que  nous  devions  nous  en  offenser 
davantage  qu'un  serviteur  s'offense,  quand  sa  maistresse  l'ap- 
pelle «  Schelme  »  [fripon],  pour  se  vanger  d'un  baiser  qu'il  luy 
a  pris  ou  plustost  pour  couvrir  la  petite  honte  qu'elle  a  de  le 
luy  avoir  octroyé.  »  Scène  vue,  entendue,  peut-être  vécue. 

Nombreux  sont  les  écrits  flamands  et  les  lettres  néerlandaise 
ou  mi-partie  néerlandaise  et  française  de  Descartes,  mais  souvent, 
elles  sont  l'œuvre  d'un  traducteur.  Huygens  pense  que  c'est 
van  Surck  :  «  J'adjoustray  que,  venant  de  lire  la  Préface  qui 
se  va  publier  sous  le  nom  Waessenaer,  elle  me  semble  un  dis- 
cours véritable,  judicieux  et  discret...  J'estime  que  vous  n'aurez 
pas  voulu  prendre  la  peine  de  l'escrire  en  flamenet,  de  là,  je 
vous  juge  heureux  d'avoir  trouvé  de  si  bons  interprètes,  qui 
véritablement  vous  suivent  de  si  bonne  façon  et  en  termes  si 
propres  que  la  traduction  seulement  n'y  paroist  pas,  qui  i  est 
pas  un  don  commun  à  touts  translateurs.  Mr  van  Surck,  qui 
est  poli  en  tout,  vous  y  pourra  avoir  preste  de  sa  diligence  ;  qui 
que  ce  soit,  vous  lui  en  avez  un  peu  bien  d'obligatior.  »  4 

Huygens  n'eût  certes  pas  décerné  le  même  éloge  à  la  Lettre 
que  Descartes  écrivait  d'  «  Egmont  op  de  Hoeï  .  le  18  juillet  1643, 

1.  Œuvres,  t.  III,  p.  153.  Descartes  s'est  occupa  de  la  construction    des  orgues       „ 
notamment     de   celui    d'Alkmaar.     Cf.    G.    W.    Enschedé,    dans    Amslrlodamum. 
octobre  1920. 

2.  Constantin  Huygens.  justement  parce  qu'il  sait  tant  de  langues  étrangères,  esl 
un  puriste  dans  la  sienne  et  en  écarte  les  mots  français  qui  y  sont  si  nombreux. 
Cf.  le  livre  de  M.  Salverda  de  (.rave.  L' influence  de  la  langue  française  en  Hollande 
d'après  les  mots  empruntés  :  Leçons  faites  à  l'Université  de  Paris  en  janvier  1913; 
Paris,  Ed.  Champion,  1913,  un  vol.  in-18". 

3.  Œuvres,  t.  III.  pp.  157-158. 

4.  Ibid.,  p.  151. 


592  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

à  son  horloger  Gérard  Brandt,  aux  Douze  heures,  sur  le  «  Roc- 
kiune  »,  près  de  la  Bourse,  à  Amsterdam,  et  qu'il  termine  en 
s'excusant  d'écrire  si  mal  le  hollandais  :  «  Excuseert  my  dat  ick 
soo  quaet  Duytsch  schrijve.  » x 

Au  bas  de  sa  requête  en  néerlandais  au  Magistrat  d'Utrecht, 
écrite  d'Egmond,  le  21  février  1648,  figure  cette  note  auto- 
graphe 2  :  «  J'ay  fait  traduire  cet  escrit  en  Flamend,  mais, 
pource  que  c'est  une  langue  que  j'entens  fort  peu,  je  prie  ceux 
qui  le  liront  d'avoir  principalement  égard  au  François,  duquel 
seul  je  puis  respondre.  » 

C'est  pourtant  bien  en  hollandais,  en  flamand  ou  en  «  duytsch  », 
ce  qui  est  tout  un,  qu'il  enseignait  Dirck  Rembrantsz  van  Nierop, 
cet  étonnant  paysan  de  Noord-Hollande  dont  nous  parle  Baillet 
et  dont  l'histoire  est  absolument  authentique  3  : 

«  Dirck  Rembrantsz  étoit  un  païsan  de  Hollande,  natif  du 
village  de  Nierop,  vers  les  extremitez  de  la  Nort-Hollande, 
qui  regarde  la  Frise.  L'exercice  qu'il  faisoit  du  métier  de  cor- 
donnier, dans  le  lieu  de  sa  naissance,  ne  luy  fournissoit  que  fort 
étroitement  le  nécessaire...  Mais  il  avoit  trouvé  les  moyens  do 
vaincre  sa  fortune  par  une  connoissance  exquise  des  Mathéma- 
tiques, qu'il  ne  pouvoit  s'empêcher  de  cultiver,  souvent  au  pré- 
judice du  travail  de  ses  mains.  »  Les  paysans,  vivant  sous  les 
larges  espaces  étoiles,  sont  souvent  des  contemplateurs,  tel 
ce  Eise  Eisinga  qui,  à  Franeker,  construisit  de  ses  dix  doigts 
par  des  moyens  de  hasard  de  1774  à  1781,  le  Planétarium, 
qui  marche  encore. 

Dirck  avait  entendu  dire  que  le  «  Franschman  »  n'était  pas 
qu'un  «  goeye  man  »,  que  c'était  aussi  un  «  geleerde  man  »; 
il  voulut  lui  exposer  les  connaissances  qu'il  avait  acquises, 
et  dont  les  simples  sont  d'autant  plus  fiers  qu'elles  leur  ont 
coûté  plus  de  peine  à  découvrir.  Par  la  rumeur  publique, 
Il  le  savait  d'abord  facile,  mais  les  valets  étaient  plus  rogues 
que  le  maître  et  repoussèrent  durement  ce  fou.  Au  second  voyage, 
le  Philosophe  lui  fit  donner  de  l'argent,  que  Dirck  Rembrantsz 
refusa,  ajoutant  que  son  heure  n'était  pas  encore  venue  et 
«  qu'il  esperoit  qu'un  troisième  voyage  luy  seroit  plus  utile  ». 
Sa  persévérance  fut  récompensée.  Descartes  l'accueillit,  reconnut 

1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  17. 

2.  Ibid.,  t.  Vin,  2-  partie,  p.  275. 

3.  Cf.  Œuvres,  t.  V,  p.  266-267,  d'après  Baillet,  t.  II,  p.  553  s. 


LE    PAYSAN-ASTRONOME  :    DIRCK   REMBRANTSZ  593 

son  habileté  et  son  mérite,  lui  communiqua  sa  Méthode  et  le 
reçut  «  au  nombre  de  ses  amis,  sans  que  la  bassesse  de  sa  condi- 
tion le  luy  fît  regarder  au  dessous  de  ceux  du  premier  rang  et 
il  l'assura  que  sa  maison  et  son  cœur  luy  seroient  ouverts  à 
toute  heure.  » 

Ainsi,  celui  qu'on  a  tort  de  n'avoir  jamais  appelé  «le  bon  Des- 
cartes »  en  avait  agi  avec  l'ouvrier  Ferrier,  le  domestique  Gillot, 
l'arpenteur  Wassenaer.  «  Rembrantsz,  qui  ne  demeuroit  qu'à 
cinq  ou  six  lieues  d'Egmond,  rendit,  depuis  ce  tems-là  de  liés 
fréquentes  visites  à  M.  Descartes  et  il  devint,  à  son  école,  l'un  V 
dés  premiers  Astronomes  de  son  siècle...  U  Astronomie  Flamande 
ou  Hollandoise  qu'il  a  donnée  en  langue  vulgaire,  après  la  mort 
de  nôtre  Philosophe,  et  qui  luy  fait  aujourd'huy  tant  d'honneur 
parmi  les  Scavans,  est  toute  sur  le  système  de  M.  Descartes 
et  débute  par  l'établissement  des  Tourbillons.  » 

Ce  dernier  s'intéresse  aussi  à  un  autre  mathématicien,  fran- 
çais cette  fois,  et  qui  habitait  Alkmaar  :  «  Je  vous  remercie, 
lui  écrit  Brasset,  le  secrétaire  de  l'ambassade,  faisant  alors 
fonction  d'ambassadeur,  à  la  date  du  4  décembre  1647,  du  soin 
que  vous  avez  eu  de  veoyr  nostre  infirme  d'Alkmar.  » 1 

C'était  un  jeune  Français,  nommé  du  Laurens,  de  médiocre  . 
santé,  venu  en  Hollande,  attiré  sans  doute  par  la  renommée 
de  ce  pays  comme  terre  promise  des  savants  et  des  lettrés 
ou  par  l'envie  d'approcher  Descartes;  il  aimait  l'étude  par- 
dessus tout  :  «  Je  n'improuve  pas,  disait  Brasset  à  M.  de 
Brisacier,  son  application  aux  estudes,  je  voudrois  aussy  que, 
dans  les  contentemens  de  l'esprit,  il  songeast  un  peu  à  la 
subsistance  du  corps  »  et  ailleurs  :  «  il  s'applique  à  une  estude 
qui  est  charmante  pour  ceux  qui  l'ayment.  à  scavoir  les  Mathé- 
matiques ».«  Je  luy  mande  aussy  [à  M.  Collaye],  écrit-il  au 
même  correspondant,  le  14  octobre  1647,  la  nécessite  où  se 
trouve  le  pauvre  M.  du  Laurens,  accablé  de  fiebvre  a  Alke- 
mar.  Je  veoy  par  une  lettre  du  bonhomme  -  de  père  qu'il  est 
un  peu  serré...  J'attends  des  nouvelles  de  l'infirme  parle  moyen 
de  M.  des  Cartes.  »3  Du  Laurens  paraît  eéder  aux  instances  de 
Brasset   qui  l'exhorte    à   quitter  ce  «  mauvais    quartier  »,  «  ce 

1.  Œuvres,  t.  V,  p.  94. 

2.  Le  «  bonhomme  »  n'a.  au  xvne  siècle,  rien  d'injurieux,  d'ironique,  à  peine  de 
familier.  Ce  «  bonhomme  »  était,  d'ailleurs,  Conseiller  du  Roi  et  Président  en  l'Elec- 
tion d'Angers. 

3.  Œuvres,  t.  V,  p.  108. 

08 


594  DESCARTES    EN    HOLLANDE 


malheureux  trou  d'Alkmaar,  qui  est  à  dix  ou  douze  lieues 
de  la  Haye  et  d'où  il  y  a  autant  de  peine  à  avoir  de  ses 
lettres  que  de  Constantinople  ».  Sa  maladie  est  un  «  efîect  de 
corruption  du  sang  »  et  est  de  plus  «  communicative  »,  la  phtisie 
évidemment.  «  J'envoie,  écrit  toujours  Brasset,  le  23  décem- 
bre 1647,  l'extraict  d'une  lettre  que  j'ay  receue  de  M.  Des  Cartes 
au  suject  de  M.  du  Laurens,  où  il  marque  son  humeur  studieuse 
et  son  incommodité,  qui  n'est  pas  petite,  ce  mal  estant  fort 
fâcheux  et  contagieux,  ce  qui  m'empeschera  de  le  retirer  parmy 
une  famille  à  la  santé  de  laquelle  j'ay  interest...  »,  la  sienne 
sans  doute. 

Brasset,  le  20  janvier  1648,  l'engage  à  rentrer  en  France  : 
«  La  connoissance  que  vous  avez  que  ce  climat  vous  est  contraire 
doibt  vous  faire  resouldre  à  le  quitter  tout  le  plus  tost  que  vous 
pourrez  » .  «  Je  tiens,  mande-t-il  à  de  Brisacier,  le  3  février,  que, 
quand  il  voudra  se  desveloper  l'esprit  de  cette  encyclopédie 
aprez  laquelle  il  court,  il  a  de  quoy  se  rendre  propre  à  la  fonction 
dont  vous  me  parlez...  Il  se  faict  fort  d'escrire  bien  l'italien  et 
l'espagnol  ;  le  latin  avec  cela  et  l'entente  de  l'allemand  et  fla- 
mand n'est  pas  peu  de  chose.  » 

Parti  pour  un  «  changement  d'ayr  »,  le  22  février,  il  revint 
en  juillet  pour  occuper  auprès  de  Brasset  un  emploi  presque 
officiel,  mais,  dès  la  fin  de  l'année  1648,  «  l'ajT  de  ce  climat 
luy  a  esté  si  contraire  qu'il  a  esté  contraint  de  l'aller  restablir 
en  nostre  bon  payz,  où  il  est  arrivé,  écrit  Brasset  le  13  jan- 
vier 1649,  aprez  un  long  circuit  de  pérégrination  douloureuse 
par  Bordeaux  et  la  Rochelle  ».  x 

En  passant  par  Paris,  en  juin  1648,  du  Laurens  va  trouver 
Descartes,  ce  qui  prouve  l'attraction  que  son  compatriote  de 
l'Anjou  exerce  sur  lui,  bien  qu'il  ne  paraisse  pas  l'avoir  vu  très 
souvent  en  Hollande.  C'était  pourtant  pour  le  fréquenter, 
semble-t-il,  que  le  jeune  mathématicien  du  Laurens,  assoiffé, 
d'encyclopédie,  s'était  installé  près  d'Egmond,  à  Alkmaar, 
où  il  sue  la  fièvre. 

1.  Cf  Œuvres,  t.  V,  pp.  216  à  218. 


CHAPITRE  XXI 


SUITE  DES  PROCÈS  DE  GRONINGUE  ET  d'uTRECIIT  (1645-1648) 


Une  fois  réinstallé  à  Egmond-binnen,  Descartes  écrit  à  Tobie  j 
-d'André  pour  s'informer  de  ce  qu'étaient  devenues  l'affaire  de 
Groningue  et  la  plainte  en  diffamation  auprès  du  Sénat  acadé- 
démique  contre  Schoockius.  Ce  dernier  n'était  plus  recteur  et 
avait  été  remplacé  par  Samuel  Desmarets,  aussi  intéressé  que 
notre  philosophe  à  aboutir.  Le  moment  était  donc  favorable  et,  par 
une  nouvelle  requête  adressée  au  Sénat,  le  17  février  1645, 
Descartes  insiste  pour  que  son  procès  soit  examiné.  Les  choses 
ne  traînèrent  plus  :  l'affaire  fut  inscrite  au  rôle,  le  4  avril,  et 
instruite,  sans  désemparer,  les  jours  suivants,  sous  la  présidence 
de  Desmarets.  Schoockius,  qui  fait  figure  d'accusé,  répondant  à 
son  interrogatoire,  affirme  que  c'est  Waterlaet  (encore  un 
homme  de  paille  de  Voetius)  qui  a  procuré  l'édition  de  YAdmi- 
randa  Methodus,  qu'il  ne  l'a  pas  fait  seul  et  que,  sans  doute, 
il  agissait  au  nom  d'un  tiers  ;  il  n'est  pas  difficile  de  deviner 
qui. 

Le  10-20  avril  1645,  le  tribunal  rend  sa  sentence,  qui  est 
écrasante  et  pour  Schoockius  et  pour  Voetius.  Dans  les  consi- 
dérants, l'Université  de  Groningue  affirme  son  esprit  pacifique, 
sa  volonté  de  se  tenir  à  l'écart  des  discussions  et  des  divisions 
et  lave  Descartes  du  reproche  d'athéisme.  Le  jugement  consigne 
les  déclarations  faites  sous  serment  par  Schoockius  et  dont 
voici  le  résumé  1  : 

1°  C'est  à  l'incitation  du  Dr  Voetius  qu'il  a  pris  la  plume, 
et  ce  dernier  lui  a  fourni  beaucoup  de  particularités,  notamment 
ce  qui  touche  le  prétendu  athéisme  de  Descartes  et  l'odieusi 
comparaison  avec  Vanini. 

1.  Œuvres,  t.  IV,  pp.  177  à  180  et  195  à  190.  Sur  les  affaires  d'Utrecht  et  de 
Groningue,  voir  l'étude  de  M.  Ch.  Adam,  au  t.  XII,  p.  32/  et  s. 


596  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

2°  Sans  doute,  Schoockius  a  écrit  la  plus  grande  partie  de 
Y Admiranda  Methodus  ou  Philosophia  Cartesiana  et  en  avait 
laissé  le  manuscrit  à  Utrecht,  mais  une  main  étrangère  y  a 
inséré,  contre  tout  droit,  les  choses  les  plus  injurieuses  ;  toute- 
fois, il  est  difficile  d'établir  lesquelles,  car  les  auteurs  ont  fait 
disparaître  leurs  notes.  Ils  ont  inscrit,  sur  le  titre,  le  nom  de 
Schoockius,  malgré  sa  propre  défense,  pour  écarter  d'eux-mêmes 
la  haine  que  susciterait  cet  écrit. 

3°  Schoockius  ne  peut  établir  avec  certitude  quelle  est  la 
main  criminelle  qui  s'est  permis  d'altérer  ainsi  le  manuscrit, 
mais  il  en  avait  confié  l'édition  à  un  étudiant  nommé  Water- 
laet,  intime  de  Voetius,  qu'il  soupçonne  cà  juste  titre  d'avoir 
pris  autant  de  part  à  l'édition  que  Waterlaet,  qui  affirme  n'en 
avoir  jamais  vu  une  épreuve. 

4°  Schoockius  avoue  que  le  ton  de  l'écrit  ne  convient  ni  à 
un  savant  ni  à  un  honnête  homme.  Il  n'a  pas  du  tout  voulu 
prétendre  que  Des  Cartes  est  un  second  Gain,  qu'il  est  direc- 
tement ou  indirectement  athée  et  émule  de  Vanini  :  qu'au 
contraire,  il  le  tient  pour  un  homme  érudit,  bon  et  probe. 

5°  Schoockius   a  rompu  presque   entièrement   avec   Voetius, 

6°  Schoockius  a  déposé  entre  les  mains  des  juges  un  projet 
de  déclaration  à  faire  par  lui-même  devant  eux,  entièrement 
rédigé  et  écrit  de  la  main  de  Voetius  et  dont  le  dit  Schoockius 
a  refusé  de  faire  usage,  parce  qu'il  aurait  constitué  un  véritable 
faux-témoignage  ;  après  quoi,  Voetius  lui  en  avait  envoyé 
une  seconde  plus  conforme  à  la  vérité,  mais  que  Dematius 
avait  encore  amendée.  Ces  pièces  seront  communiquées  à  Des- 
cartes. 

Le  jugement  lui  fut  également  transmis  et  ce  fut  là  la  satis- 
faction qu'il  obtint.  Elle  ne  lui  suffit  point,  bien  que  les  décla- 
rations de  Schoockius,  concernant  le  faux-témoignage  à  lui 
suggéré  par  Voetius,  fussent  écrasantes  pour  ce  dernier.  Quant 
au  premier,  méprisable  jouet  d'une  haine  théologale,  Des- 
cartes est  tout  prêt  à  se  réconcilier  avec  lui.  «  De  quelque  naturel, 
écrit-il  à  Tobie  d'André,  le  26  mai  1645  \  que  soit  Schoockius, 
je  suis  tout  à  fait  persuadé  que  vous  ne  desapprouverez  pas  que 
j'offre  de  me  réconcilier  avec  luy.  Il  n'y  a  rien  de  plus  doux 
dans  la  vie  que  la  paix  et  il  faut  se  souvenir  que  la  haine  du  plus 

1.   Œuvres,  t.  IV,  p.  215. 


LETTRE  AUX  MAGISTRATS  D'UTRECHT    (1648)  597 

petit  animal,  ne  fût-il  qu'une  fourmi,  est  capable  de  nuire  quel- 
quefois, mais  qu'elle  ne  sçauroit  être  utile  à  rien.  Je  ne  refu- 
serois  pas  même  l'amitié  de  Yoetius,  si  je  croyois  qu'il  me 
l'offrît  de  bonne  foy.  » 

Il  s'agit  bien  de  réconciliation.  Loin  d'y  songer  sérieu- 
sement, Descartes,  plus  fort  que  jamais  de  son  droit,  à  la  suite 
du  jugement  de  Groningue,  prépare  implacablement  sa  ven- 
geance. Il  se  borne  d'abord  à  communiquer  la  sentence  du 
20  avril  au  Magistrat  d'Utrecht  et  les  accablantes  pièces  y 
annexées.  Aussitôt  le  Magistrat  rend,  le  2-12  juin,  un  nouvel 
arrêt  interdisant  de  vendre  ou  d'éditer  quelque  écrit  que  ce 
soit  pour  ou  contre  Descartes,  sous  peine  de  poursuites. 

A  cette  mesure,  ce  dernier  réplique  par  sa  grande  lettre 
apologétique  en  latin,  présentée  au  Magistrat  le  16  juin  1645. 
Elle  fut  lue  en  séance  le  13-23,  ne  fut  pas  comprise  et 
le  secrétaire  fut  chargé  de  la  traduire.  Comme  elle  n'avait  pro- 
duit aucun  effet,  Descartes  la  renvoya  au  même  Magistrat, 
trois  ans  après,  cette  fois  en  français  et  en  flamand,  pour  être  • 
plus  sûr  d'être  entendu,  le  21  février  1648  1. 

Cette  lettre  est  connue  sous  le  nom  de  Lettre  apologétique 
de  Mr  Descartes  aux  Magistrats  de  la  Ville  d'Utrecht  contre 
Messieurs  Voëtius,  Père  et  Fils2.  Elle  est  aux  œuvres  françaises 
du  philosophe  ce  que  YEpistola  ad  Voetium,  dont  elle  paraît  en 
beaucoup  d'endroits  une  réplique,  est  à  ses  œuvres  latines. 
Elle  y  représente  la  polémique  nerveuse  et  verbeuse  avec,  de 
çà  de  là,  de  bons  portraits  et  d'excellentes  satires  qu'il  suffit 
de  souligner,  les  faits  de  la  cause  nous  étant  assez  connus  main- 
tenant. 

Il  en  appelle  aux  Magistrats  d'Utrecht  de  leur  propre  sen- 
tence, les  priant  de  lui  apprendre  quelles  procédures  exactement 
ont  été  engagées  contre  lui,  par  quels  juges,  sur  quoi  elles  sont 
fondées  et  s'il  est  véritablement,  comme  le  prétendent  ses  adver- 
saires, «  desertor  causae  » .  3 

C'est  Voetius  qui  a  commencé  dans  des  cours  et  des  positions 
de  thèses  à  accuser  Descartes  d'athéisme,  aussi  lui  a-t-il 
répondu  dans  l'épître  au  P.  Dinet  e1  en  tin  dans  YEpistola 
ad   Voetium.  Ce  qui  l'a  porté  à  écrire  celle-ci,   ce   ne  sont   pas 

1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  226. 

2.  Elle  se  trouve  au  t.  VIII,  2e  partie,  pp.  199  à  2,.">. 

3.  Ibid.,  p.  202. 


598  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

seulement  des  préoccupations  personnelles,  mais  «  l'utilité  du 
public  et  le  repos  de  ces  Provinces,  qui  a  tousjours  esté  désiré 
et  procuré  avec  plus  de  soin  par  les  François  que  par  plusieurs 
naturels  de  ce  païs  ».  x 

Il  proteste  contre  la  citation  qui  lui  a  été  faite,  sans  que 
le  Magistrat  d'Utrecht  eût  juridiction  sur  lui,  «  avec  grand 
bruit,  au  son  de  la  cloche  »,  comme  s'il  eût  été  un  criminel  et 
comme  si  les  Bourgmestres  n'avaient  pu  s'enquérir  du  lieu  de 
sa  demeure.  Il  s'élève  davantage  encore  contre  la  sentence 
déclarant  ses  deux  lettres  «  libelles  diffamatoires  »,  en  mettant 
autant  de  soin  à  lui  cacher  ladite  sentence  qu'ils  avaient  mis  à 
rendre  publique  la  précédente,  ses  adversaires  espérant  le  faire 
condamner  par  défaut  et  bannir  des  Provinces-Unies,  après 
avoir  fait  brûler  ses  livres.  «  Quelques-uns  assurent  que  Voëtius 
avoit  desja  transigé  avec  le  Bourreau,  afin  qu'il  fist  un  si  grand 
feu,  en  les  brûlant,  que  la  flame  en  fust  veiie  de  loin.  » 2 

Enfin  il  en  vient  à  la  dernière  sentence,  celle  du  2-12  juin  1645, 
qui  est  l'occasion  de  la  présente  lettre  et  défend  à  quiconque 
de  publier  pour  ou  contre  Descartes,  ce  qui  n'empêche  pas 
Voetius  le  fils  de  continuer  sa  campagne  de  calomnies  et  Voetius 
le  père,  ainsi  que  son  complice  Dematius,  d'intenter  un  procès 
en  diffamation  contre  Schoock  à  la  suite  de  ses  déclarations  de 
Groningue.  Il  maintient  que  Voetius  est  un  calomniateur  et 
un  menteur  et  prétend  l'avoir  prouvé  surtout  par  l'affaire  de 
Bois-le-Duc  3. 

Répondant  aux  accusations  de  Voetius,  qui  l'incrimine  de  col- 
lusion avec  un  des  juges  de  Groningue,  il  dit  :  «  Pour  ce  qui  est 
de  l'amitié  qu'il  prétend  que  j'ay  avec  l'un  des  Juges,  il  me  fait 
tort  de  penser  qu'il  n'y  en  ait  qu'un  qui  me  soit  amy  [Desma- 
rets],  car  je  m'assure  qu'ils  le  sont  tous,  comme  aussi,  de  mon 
costé,  il  n'y  a  aucun  d'eux  que  je  n'estime  et  que  je  n'honore. 
Mais  l'amitié  qui  est  entre  eux  et  moy,  n'est  pas  de  mesme 
espèce  que  celle  que  G.  Voëtius  a  contractée  avec  Schoock, 
Dematius,  Waeterlaet  et  semblables,  qu'il  engage  peu  à  peu  en 
ses  querelles  et  oblige  à  sa  deffense,  en  les  rendant  ses  complices 
et  les  poursuivant  à  outrance,  comme  de  tres-cruels  ennemis, 
lors  qu'ils  témoignent  avoir  envie  de  se  repentir  ;  comme  il  a 

1.  Œuvres,  t.  VIII,  2e  partie,  p.  212. 

2.  Ibid.,  p.  218. 

3.  Cf.  plus  haut,  p.  562. 


LETTRE  AUX  MAGISTRATS  LTUTRECHT  (1648)  599 

paru  en  l'exemple  de  Schoock,  qu'il  avoit  appelle  en  justice 
pour  ce  sujet.  Et  après  s'estre  réciproquement  menacez  qu'ils 
decouvriroient  les  secrets  l'un  de  l'autre,  la  crainte  qu'on  ne 
sçache  ces  misteres,  semble  les  avoir  ralliez.  » 

«  Il  n'y  a  point  de  tels  secrets  entre  Messieurs  les  Professeurs 
de  Groningue  et  moy,  leur  bien-veillance  n'est  fondée  sur  aucun 
interest,  ny  mesme  sur  aucune  conversation,  car  je  n'ay  jamais 
parlé  que  deux  fois  à  celuy  dont  il  me  reproche  particulièrement 
l'amitié  [Desmarets]  et  je  ne  luy  ay  point  écrit  durant  cette 
affaire,  pource  qu'il  avoit  témoigné  ne  vouloir  pas  s'en  mêler...  » 
«  Quoy  qu'il  en  soit,  ce  ne  peut  estre  ny  l'amitié  ny  la  haine  des 
Juges  qui  ont  rendu  G.  Voëtius  et  Dematius  criminels,  ce  sont 
les  actes  écrits  de  leur  main,  lesquels  ils  n'ont  point  jusques 
icy  desavouez,  qui  les  rendent  manifestement  coupables  d'avoir 
tasché  de  corrompre  Schoock  et  mesme  de  l'avoir  corrompu 
pour  donner  un  faux  témoignage  contre  moy.  » 1 

Avec  une  ironie  vengeresse  et  une  certaine  verve  comique, 
Descartes  retrace  la  scène  de  la  séduction  de  Schoock,  comparé 
à  Suzanne  entre  les  deux  vieillards,  qui  sont  Voetius  et  Dema- 
tius !  «  Il  [Dematius]  dit  luy-mesme  qu'il  n' avoit  aucune  familia- 
rité avec  Schoock  et  toutesfois  il  confesse  qu'après  lui  avoir 
envoyé  ce  billet,  il  l'alla  trouver  le  lendemain  entre  les  six  et 
sept  heures  du  matin,  ce  qui  monstre,  ce  me  semble,  une  solli- 
citation tres-importune.  Un  homme  âgé,  Professeur  en  Théo- 
logie 2,  va  de  grand  matin  au  logis  d'un  autre  plus  jeune  3 
avec  lequel  il  n'a  aucune  familiarité,  pour  le  prier  d'une  chose 
à  laquelle  il  n'a  point  d'autre  interest,  comme  il  le  déclare,  que 
pour  faire  plaisir  à  son  amy  [Voetius]  et  mesme  de  laquelle 
cet  amy  a  déjà  esté  refusé.  On  n'a  pas  coustume  d'aller  trouver 
quelqu'un  de  cette  façon  pour  luy  parler  d'une  affaire,  que  ce 
ne  soit  à  dessein  de  l'en  prier  à  bon  escient  et  de  joindre  ses  raisons 
et  ses  instances  avec  celles  de  l'amy  par  qui  on  est  envoyé. 

«  Mais  j'advoue  que  je  ne  sçay  point  pourquoy  Voëtius  n'y 
alloit  pas  luy-mesme,  sinon  qu'il  vouloit  en  cela,  aussi  bien 
qu'en  faisant  écrire  Schoock  contre  moy,  imiter  le  singe  qui 
se  servoit  de  la  patte  du  chat  pour  tirer  les  marons  du  feu. 

«  Ou  bien  peut-estre  qu'après  avoir  desja  fait,  de  son  costé, 

1.  Œuvres,  t.  VIII,  2e  partie,  pp.  246-248. 

2.  Dematius  était  né  en  1597. 

3.  Schoock  était  né  en  1614  ;  cf.  ibid.,  p.  262. 


600  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

tout  ce  qu'il  avoit  pu,  sans  en  estre  venu  à  bout,  il  esperoit 
que  les  persuasions  et  l'authorité  de  plusieurs  seroient  plus 
efficaces  que  celles  d'un  seul  et  qu'il  falloit  que  Voëtius  et 
Dematius,  deux  vieillards  de  réputation,  et  qui,  comme  je 
croy,  composoient,  alors,  toute  la  faculté  Theologique  de  vostre 
Académie,  pource  que  le  troisième  mourut  en  ce  temps-là, 
joignissent  ensemble  leurs  artifices,  pour  corrompre  la  chasteté 
de  cette  Susane. 

«  Mais,  s'il  vous  semble  que  toutes  les  preuves  que  vous 
pouvez  avoir  contre  ces  deux  hommes...  ne  soient  pas  suffisantes 
pour  les  convaincre,  je  vous  prie  de  considérer  que  celles  du 
jeune  Daniel  contre  ces  deux  autres  vieillards  de  très-grande 
authorité  et  les  Juges  du  peuple,  qui  avoient  tasché,  comme  eux, 
de  faire,  par  de  faux  témoignages,  que  l'innocent  fust  condamné, 
estoient  bien  moindres.  Car  Daniel  ne  donna  point  d'autres 
preuves  contr'eux,  sinon  qu'ils  ne  s'estoient  pas  accordez  tou- 
chant le  nom  de  l'arbre,  sous  lequel  ils  pretendoient  que  Susane 
avoit  péché.  Sur  quoy  il  est  croyable  que  ces  vieillards  ne  man- 
quèrent pas  de  trouver  diverses  excuses,  en  disant  qu'ils  n'y 
avoient  pas  pris  garde,  qu'ils  ne  sçavoient  point  les  noms  des 
arbres,  qu'ils  n' avoient  pas  assez  bonne  vei'ie  pour  les  recon- 
noistre  de  loin,  qu'ils  ne  s'en  souvenoient  plus  ou  choses  sem- 
blables, qui  avoient  beaucoup  plus  d'apparence  qu'aucune  de 
celles  que  Voëtius  et  Dematius  ont  alléguées  en  la  deffense  de 
leur  cause  et  toutesfois  ils  ne  laissèrent  pas  d'estre  condamnez.  » x 

Descartes  ne  veut  pas  «  continuer  à  mettre  icy  des  exemples 
de  la  Bible  »  2  et  il  dépose  ses  conclusions,  tendant  à  ce  que  le 
Magistrat  d'Utrecht  reconnaisse  le  préjudice  qu'il  a  causé  au 
déposant  et  qu'il  lui  en  accorde  réparation.  Ce  réquisitoire 
contre  «  ceux  d'Utrecht  »  a  une  réelle  éloquence  et  l'accent 
propre  à  l'homme  de  talent,  sûr  de  la  justice  de  sa  cause  : 
«  Je  vous  prie  de  trouver  bon,  qu'avec  tout  l'honneur  et  tout 
le  respect  que  je  dois  et  que  je  veux  rendre  aux  Magistrats 
d'une  Ville  comme  la  vostre,  je  me  plaigne  à  vous  de  vous- 
mesmes,  à  cause  que,  par  vos  procédures  et  par  la  sentence 
que  mes  ennemis  se  vantent  d'avoir  obtenue  de  vous  contre 
moy,  vous  avez  donné  autant  d' authorité  et  autant  de  crédit 
à  leurs  calomnies  qu'il  a  esté  en  vostre  pouvoir.  C'est  pourquoy 

1.  Œuvres,  t.  VIII,  2«  partie,  p.  262-2G4. 

2.  IbiU.,  p.  2G5. 


LETTRE  AUX  MAGISTRATS  D'UTRECHT    (1648)  601 

je  puis  dire  avec  juste  raison  que  c'est  de  vous  seuls  que  je 
me  dois  plaindre.  Ce  n'est  pas  que  je  prétende  pour  cela  vous 
donner  aucun  blasme  des  choses  que  vous  avez  faites  ;  je  sçay 
que  les  meilleurs  Juges  du  monde  peuvent  estre  trompez  par 
de  fausses  dépositions  de  témoins  et  je  ne  sçay  point  toutes 
les  intrigues  et  toutes  les  ruses  dont  G.  Voëtius  s'est  servy 
pour  obtenir  les  choses  qu'il  a  obtenues.  Je  ne  sçay  pas  mesme 
certainement  s'il  les  a  obtenues,  je  sçay  seulement  qu'un  homme 
<le  son  humeur  et  qui  a  le  crédit  qu'il  a  en  vostre  Ville,  y  peut 
obtenir  beaucoup  de  choses. 

«  Mais  pource  que  la  raison  veut  et  que  la  justice  demande 
qu'on  dédommage  et  qu'on  mette  hors  d'interest,  autant  qu'on 
en  a  le  pouvoir,  non  seulement  ceux  qu'on  a  offensez  volontai- 
rement, mais  aussi  ceux  à  qui  on  a  fait  quelque  tort  sans  le 
sçavoir  ou  mesme  avec  intention  de  bien  faire,  et  pource  que 
c'est  l'ordinaire  des  hommes  vertueux,  qui  sont  jaloux  de  leur 
réputation  et  de  leur  honneur,  d'avoir  beaucoup  de  soin  de  reparer 
les  torts  qu'ils  ont  ainsi  faits  sans  le  sçavoir,  afin  d'empescher 
qu'on  ne  se  persuade  qu'ils  ont  eu  mauvaise  intention  en  les 
faisant  ;  comme,  au  contraire,  ce  ne  sont  que  les  aines  basses, 
lasches  et  stupides  qui,  ayant  fait  du  mal  à  quelqu'un,  bien 
que  c'ait  peut-estre  esté  sans  y  penser,  continuent  après  de  luy 
nuire  le  plus  qu'ils  peuvent,  pour  cela  seul  qu'ils  croyent  avoir 
mérité  d'en  estre  haïs,  ou  bien  que,  s'estant  une  fois  mépris, 
ils  ont  honte  de  ne  pas  maintenir  ce  qu'ils  ont  fait,  bien  qu'en 
eux-mesmes,  ils  le  desapprouvent  ;  enfin,  pource  que  je  vous 
estime  tres-genereux,  tres-vertueux  et  trcs-prudens,  je  ne  doute 
point  que,  maintenant  que  les  faussetez  de  mes  ennemis  sont 
découvertes  et  que  vous  ne  les  pouvez  plus  ignorer,  nous  ne 
soyez  bien-aises  d'avoir  occasion  de  me  donner  la  satisfaction 
que  je  vous  demande.  » 1 

Cette  satisfaction  sollicitée  par  deux  fois,  et  en  1645  et  m 
1648,  Descartes  ne  l'obtint  point,  mais  il  n'est  jamais  trop  tard 
pour  bien  faire,  et  peut-être  que,  sous  tel  ou  tel  mode  de  perpé- 
tuation du  souvenir,  l'Université  d'Utrecht  la  lui  voudra  un 
jour  accorder,  puisqu'elle  eut  l'honneur  d'être,  dans  Les  Pro- 
vinces-Unies, grâce  à  Reneri  d'abord,  grâce  a  Regius  ensuite. 
Le  berceau  du  Cartésianisme  naissant. 

1.  Œuvres,  t.  VIII,  2e  partir,  pp.  26S-269. 


CHAPITRE  XXII 


UN  AMOUR   INTELLECTUEL   :   DESCARTES   ET  LA  PRINCESSE 
ELISABETH     (1642-1644) 


C'était  une  singulière  cour  de  rois  en  exil,  que  l'Électeur 
Palatin,  Frédéric  de  Bohême  \  roi  sans  royaume,  souverain 
d'un  hiver,  celui  de  1619,  avait  installée  à  La  Haye  sous  la 
protection  du  Prince  d'Orange,  moins  titré  mais  plus  fortuné, 
et  en  ce  qui  concerne  la  gloire  des  armes  et  en  ce  qui  touche 
le  budget.  Une  sorte  de  misère  dorée  et  de  gloire  besogneuse 
régnait  dans  la  maison,  où  l'on  continuait  à  faire  figure  de  roi 
et  de  reine,  misère  telle,  qu'un  jour,  celle-ci  demanda  des  sub- 
sides aux  États,  parce  qu'elle  ne  pouvait  plus  payer  son  boucher 
ni  son  boulanger  2.  Le  nombre  des  enfants,  à  qui  il  fallait 
donner  une  éducation  et  un  train  de  princes,  augmentait  la 
difficulté  :  ils  étaient  cinq  garçons  et  quatre  filles,  dont  l'aînée 
était  Elisabeth,  être  rare  que  les  malheurs  avaient  mûri 
avant  l'âge.  Née  le  26  décembre  1618,  elle  avait  perdu  son 
père  à  dix  ans  et,  telle  une  petite  bourgeoise,  avait  dû 
veiller  sur  ses  sœurs  et  ses  frères,  tout  en  recevant  une  forte 
instruction,  comme  si  on  l'avait  préparée  à  l'Empire. 

Samuel  Sorbière,  gazetier  universel,  nous  a  parlé  d'elle  et 
des  siens  et,  chose  remarquable,  il  l'a  lait  à  propos  de  Des- 
cartes : 

«  La  Cour  de  la  Reine  de  Bohême,  écrit-il  à  la  fin  d'un  pas- 


1.  A  consulter  :  Dr  G.  D.  J.  Schotel,  De  Winterkoning  en  zijn  Gain  :  TieL  Veuve 

D.  R.  van  Wermerskerken,  1859,  1  vol.  in-8°  ;  A  Foucher  de  Careil,  Descartes,  la 
Princesse  Elisabeth  et  la  Reine  Christine,  d'après  des  lettres  inédites.  Paris,  Genner- 
Baillière;  Amsterdam,  Frédérik  Muller.  1879,  1  vol.  in-8°  ;  J.  Bertrand,  Une  amie 
de  Descartes,  Elisabeth,  Princesse  de  Bohême,  Revue  des  Deux  Mondes,  1890,  t.  Cil, 
p.  93  à  122  ;  V.  Dcswarte,  Descartes,  Directeur  Spirituel,  Paris,  Alcan,  un  vol.  in- 
18°,  1904  ;  et  surtout  1  important  chapitre  de  M.    Adam  au   t.    XII  pp.  401  à  431. 

2.  Van  Aitzema,  Saeken  van   Staat  en   Oorlogh   in  ende    omirent    de   Yereenigde 
Nederlanden  ;  en  15  vol.,  1065,  t.  111,  p.  32  1. 


604  DESCARTES  EN  HOLLANDE 

sage  que  nous  avons  cité  plus  haut,  *  estoit  celle  des  Grâces, 

qui   n'y  estoient  pas  moins   de   quatre,   puis   que   Sa  Majesté 

avoit  quatre  filles,  vers  lesquelles  se  rendoit  tous  les  jours  le 

beau  monde  de  la  Haye,  pour  rendre  hommage  à  l'esprit  et 

à  la  beauté   de   ces   Princesses.    Ausquelles   j'appliquois   alors 

ce  que  le  Cavalier  Marin  a  dit  élégamment  des  Princesses  de 

Savoye  : 

Per  queste... 

Le  Gratie,  che  son  trè,  diverran  quattro  2. 

«  Comme  j'eusse  volontiers  appliqué  plus  particulièrement 
à  Madame  la  Princesse  Elizabeth,  qui  prenoit  plaisir  à  entendre 
discourir  M.  Descartes,  ces  autres  vers  du  mesme  Poète  : 

Quant'  aspetto  real  ritiene  e  serba, 

Bella,  ne  men  ehe  bella,  honesta  e  saggia, 

Isabella  Palatina,  il  cui  valore 

E  tesoro  di  virtù,  pompa  d'honoré  3.  » 

Il  faut  rapprocher  de  ce  passage  un  autre,  emprunté  au  Sor- 
bericma  4,  et  qui  nous  introduit  dans  le  milieu  élégant  de  la 
résidence  princière  dont  les  mœurs  commençaient  à  offusquer 
le  rigorisme  des  Voetius  et  de  leurs  accolytes  : 

«  De  mon  tems,  qui  étoit  1642,  en  Hollande,  c'étoit  un  diver- 
tissement des  Dames  d'aller  en  bateau  de  la  Haye  à  Dclf  ou  à 
Leyde,  habillées  en  bourgeoises  et  mêlées  parmi  le  vulgaire, 
afin  d'ouïr  les  discours  que  l'on  tiendroit  des  Grands  sur  le 
propos  desquels  elles  jettoient  la  compagnie.  Et  il  arrivoit 
souvent  qu'elles  oyoient  diverses  choses  qui  les  touchoient  et 
même,  leur  galanterie  aiant  quelque  chose  d'extraordinaire, 
elles  ne  revenoient  gueres  sans  trouver  quelque  Cavalier  qui 
leur  oiïroit  son  service  et  qui,  au  débarquer,  se  voioit  bien 
trompé  de  la  petite  espérance  qu'il  avoit  conçue  que  ce  fussent 
des  courtisanes,  parce  que  toujours  un  Carosse  les  attendoit. 

«  Elisabeth,  l'aînée  des  Princesses  de  Bohême,  étoit  quelque- 


1.  P.  532.  Il  est  reproduit  au  t.  III,  p.  351-352,  d'après  Sorbière,  Lettres  et 
Discours...  pp.  681-683. 

'-.   C'est-à-dire  :  Par  elles,  les  Grâces  qui  sont  trois,  seront  quatre. 

:;  '  *  i  à-dire  :  que]  aspect  vraiment  royal  sarde  Isabelle  Palatine,  belle,  mais 
honnête  e1  âge  autant  que  belle,  dont  la  valeur  est  un  trésor  de  vertu,  un  cortège 
d'honneur. 

I.  Sorberiana  ou  bons  mots,  rencontres  agréables,  pensées  judicieuses  et  observa- 
tions curieuses  de  M.  Sorbicrc:  A  Paris,  chez  la  Veuve  Mabre-Cramoisy,  1732, 
petit  in-12,  pp.  85-8G. 


Planche  M.\  I. 


La  Princesse  Elisabeth. 
(D'après  an  portrait  au  Musée  de  Heidelberg). 


Planche  XLVII. 


Portrait  inconnu  de  Des»  ^rtes. 
(Faculté  des  Lettres  de  VI  niversilé  d'Amsterdam,  Salle  des  cours  de  littérature  française). 


LA    PRINCESSE    ELISABETH    (1642-1644)  605 

fois  de  la  partie.  On  racontoit  merveilles  de  cette  rare  personnel 
qu'à  la  connoissance  des  langues,  elle  ajoûtoit  celle  des  sciences  ; 
qu'elle  ne  s'amusoit  point  aux  vétilles  de  l'Ecole,  mais  vouloit 
connoître  les  choses  clairement  ;  que,  pour  cela,  elle  avoit  un 
esprit  net  et  un  jugement  solide  ;  qu'elle  avoit  pris  plaisir  à 
ouïr  Descartes  ;  qu'elle  lisoit  fort  avant  dans  la  nuit;  qu'elle  4 
se  faisoit  faire  des  dissections  et  des  expériences  ;  qu'il  y  avoit, 
en  son  Palais,  un  Ministre  tenu  pour  Socinien  [Sorbière  désigne 
ici  l'Anglais  Jonson].  Son  âge  sembloit  de  vingt  ans,  sa  beauté 
et  sa  prestance  étoient  vraiment  d'une  Héroïne.  Elle  avoit 
trois  sœurs  et  cinq  frères  :  Frédéric,  Robert,  Maurice,  Edouard, 
Philippe  ;  Louise,  Henriette,  Sophie.  » 

Cette  dernière  nous  a  laissé  dans  ses  Mémoires  l  un  portrait 
de  sa  sœur  (comparez  notre  pi.  XLVI)  :  «  Ma  sœur,  qui 
s'appelloit  Mad.  Elisabet,...  avoit  les  cheveux  noirs,  le  teint 
vif,  les  yeux  bruns  et  brillans,  les  sourcils  noirs  et  larges, 
le  front  bien  fait,  la  bouche  belle  et  vermeille,  les  dens 
admirables,  le  nez  aquilin  et  menu,  sujet  à  rougir  ;  elle  aimoit 
l'étude,  mais  toute  sa  philosophie  ne  l'empeschoit  point 
d'estre  fort  chagrinée  aux  heures  que  la  circulation  du  sang 
luy  causoit  le  malheur  d'avoir  le  nez  rouge  ;  elle  se  cachoit 
dans  ce  moment  devant  le  monde....  Elle  sçavoit  toutes  les 
langues  et  toutes  les  sciences  et  avoit  un  commerce  réglé 
avec  M.  Descartes,  mais  ce  grand  sçavoir  la  rendoit  un  peu 
distraite  et  nous  donnoit  souvent  sujet  de  rire.» 

Elle  était  donc  non  moins  intelligente  que  jolie,  malgré  son 
nez  sujet  à  rougir  ;  son  esprit,  que  ne  rebutait  aucun  des 
plus  difficiles  problèmes  de  la  mathématique  et  de  la  méta- 
physique, était  de  la  qualité  de  ceux  où  un  philosophe  pouvait 
se  .plaire  à  voir  refléter  ses  pensées,  comme  en  un  miroir  magique 
où  ses  idées  se  revêtiraient  de  grâce  et  de  féminité. 

Sorbière  l'avait  bien  jugée  et  cependant  il  n'avait  pas  été 
initié  à  cette  exquise  correspondance  de  l'homme  de  quarante- 
cinq  ans  avec  la  jeune  fdle  de  vingt-quatre,  mûrie  par  l'épreuve 
et  par  la  réflexion.  N'y  cherchez  pas  un  de  ces  secrets  brûlants 
qui  passionnent  l'histoire  littéraire,  et  pourtant  il  y  a  un  secret. 
D'amour  ?  pas  tout  à  fait.  D'amitié  ?  pas  tout  à  fait  non  plus, 


1.  Memoiren   der  Herzoain   Sophie,   édités   par  Adolf   Kocchcr  ;  Leipzig,    1879,. 
p.  38,  cités  par  M.  Adam  au  t.  XII,  p.  4U3,  note  a. 


606  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

mais  un  compromis  de  l'un  et  de  l'autre,  un  «  amour  intellec- 
tuel »,  pour  employer  une  expression  cartésienne,  où  deux 
esprits  s'approchent  et  se  pénètrent  avec  des  tendresses  cachées 
et  des  délicatesses  qui  ont  le  charme  de  l'amour. 

Peut-être  l'image  ou  la  fiction  d'un  amour  presque  royal 
hanta  parfois  la  solitude  du  jardin  d'Egmond,  comme  un  de 
ces  mirages  qu'on  voit  là-bas  à  l'horizon  par  les  fortes  chaleurs, 
sur  la  côte  de  la  mer  du  Nord,  mais  le  philosophe  devait  écarter 
vite  la  folle  imagination,  comme  n'étant  pas  une  de  ces  idées 
claires  et  distinctes  auxquelles  il  se  plaisait.  Disproportion  des 
âges,  disparité  du  sang,  tout  cela  suffisait  à  l'empêcher  de  s'y 
complaire,  mais  cela  devait-il  le  priver  de  glisser  un  peu  de 
parfum  sentimental  sous  le  couvert  des  lettres  d'un  barbon,  car 
on  était  barbon  à  quarante  ans,  au  xvne  siècle  ?  Celal'empêche-t-il 
encore,  quand  la  jeune  fille  parle  de  libre-arbitre  ou  d'algèbre, 
d'imaginer  le  sourire  de  deux  lèvres  de  vingt  ans  ? 

Pour  l'instruire,  aucune  peine  n'est  trop  grande,  aucune 
explication  trop  longue.  Le  philosophe  s'évertue  à  simplifier 
sa  pensée,  mais  pourtant  à  la  développer  jusqu'au  bout,  sachant 
que  rien  n'est  trop  difficile  pour  Elle  et  que  rien  non  plus  ne 
L'effrayera,  car,  si  elle  est  gracieuse,  elle  n'a  rien  de  la  frivolité 
de  celles  de  son  âge  et  de  son  rang.  Jamais  on  ne  trouvera  plus 
parfait  modèle  de  ces  femmes  érudites  du  xvne  siècle,  dont 
Molière  a  le  tort  de  nous  dégoûter. 

La  première  mention  de  la  Princesse  Palatine  Elisabeth, 
dans  la  correspondance  de  Descartes,  est  dans  une  lettre  qu'il 
adresse  à  Pollot,  le  6  octobre  1642  \  et  qui  est  datée  d'Ende- 
geest  : 

«  Monsieur, 

«  J'avois  déjà,  cy  devant,  ouï  dire  tant  de  merveilles  de 
l'excellent  esprit  de  Madame  la  Princesse  de  Boëme  que  je  ne 
suis  pas  si  étonné  d'aprendre  qu'elle  lit  des  escrits  de  métaphy- 
sique comme  je  m'estime  heureux  de  ce  qu'ayant  daigné  lire 
les  miens,  elle  témoigne  ne  les  pas  desaprouver  et  je  fais  bien 
plus  d'estat  de  son  jugement  que  de  celuy  de  ces  Mrs  les  Doc- 
teurs, qui  prenent  pour  règle  de  la  vérité  les  opinions  d'Aristote 


1.  Œuvres,  l.  III,  pp.  577-578. 


PREMIÈRE    ENTREVUE  607 

plutost  que  l'évidence  de  la  raison.  Je  ne  manqueray  pas  de 
me  rendre  à  la  Haye,  si  tost  que  je  sçauray  que  vous  y  serez, 
aiïin  que,  par  vostre  entremise,  je  puisse  avoir  l'honneur  de 
lui  faire  la  révérence  et  recevoir  ses  commandemens.  Et  pour 
ce  que  j'espère  que  ce  sera  bientost...  etc. 

Descartes.  » 

Cette  entrevue  toute  fugitive,  il  y  fera  allusion,  fugitivement 
aussi,  dans  sa  lettre  du  21  mai  1643  1,  la  première  de  leur 
correspondance  que  nous  ayons  conservée  :  «  J'aurois  eu  trop 
de  merveilles  à  admirer  en  mesme  temps  et,  voyant  sortir 
des  discours  plus  qu'humains  d'un  corps  si  semblable  à  ceux 
que  les  peintres  donnent  aux  anges,  j'eusse  esté  ravy  de 
mesme  façon  que  me  semblent  le  devoir  estre  ceux  qui,  venans 
de  la  terre,  entrent  nouvellement  dans  le  ciel.  Ce  qui  m'eust 
rendu  moins  capable  de  respondre  à  vostre  Altesse  qui,  sans 
doute,  a  desjà  remarqué  en  moy  ce  défaut,  lors  que  j'ay  eu, 
cy-devant,  l'honneur  de  luy  parler.  » 

Il  vaut  donc  mieux  «  recevoir  ses  commandemens  par  escrit  » 
que  «  de  les  recevoir  de  bouche  »,  pour  être  «  véritablement  moins 
esblouy  »  et  c'est  certainement  cette  crainte  de  se  trouver 
devant  le  «  bel  objet  »,  comme  on  disait  alors,  qui  a  empêché 
Descartes  d'accomplir,  dès  octobre,  sa  promesse  à  Pollot  d'aller 
faire  à  sa  Princesse  «  la  révérence  »  et  lui  offrir  ses  «  tres-humbles 
services  ».  Pourtant  il  est  là,  à  Endegeest,  il  n'a  que  le  bois  de 
Wassenaer  et  celui  de  La  Haye  à  traverser  pour  être  à  ses 
pieds,  mais  justement  parce  qu'il  est  trop  proche,  qu'elle  lui 
rendrait  sa  visite  dans  un  trop  modeste  château,  il  a  peur, 
et  le  fait  qu'il  la  fuit  d'abord,  est  justement  signe  d'amour. 
Cela  n'est  pas  dit  dans  le  Traité  des  Passions,  mais  cela  est 
écrit  de  toute  éternité  dans  le  cœur  de  l'homme. 

Il  y  retourne  cependant,  à  La  Haye,  mais  huit  mois  après,  au 
commencement  de  mai  1643,  et,  remarquons-le,  à  un  moment 
où  il  croit  ne  point  la  trouver  et  où,  en  effet,  il  ne  la  trouve  point  ; 
à  un  moment  aussi  où  il  a  quitté  Endegeest  pour  Egmond  op 
de  Hoef,  lieu  sauvage,  où  elle  n'ira  point  le  chercher.  Elisabeth, 
n'y  voit  point  malice  et,  dans  la  première  lettre  d'elle  qui  nous 
ait  été  gardée,   datée  du  6-16  mai   1643  \  elle  exprime  ingé- 

1.  Œuvres,  t.  III,  p.  664. 

2.  Œuvres,  de  Descaries,  t.  III,  p.  660. 


608  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

nument  sa  déception  d'avoir  manqué  cette  précieuse  visite  : 
«  J'ay  appris  avec  beaucoup  de  joye  et  de  regret  l'intention 
que  vous  avez  eu  de  me  voir,  passé  quelques  jours,  touchée 
également  de  vostre  charité  de  vous  vouloir  communiquer  à 
une  personne  ignorante  et  indocile  et  du  malheur  qui  m'a 
detourbé  une  conversation  si  profitable.  » 

C'est  Regius,  interrogé  par  elle  et  embarrassé  pour  résoudre 
la  question  de  physique  qu'elle  lui  posait,  qui  l'a  renvoyée  au 
maître  «  pour  en  recevoir  la  satisfaction  requise  ».  «  La  honte  de 
vous  montrer,  dit-elle,  un  style  si  déréglé,  m'a  empesché  jus- 
qu'icy  de  vous  demander  cette  faveur  par  lettre.  » 

.Mais  aujourd'huy  M.  Palotti  [Pollot]  1  m'a  donné  tant 
d'assurance  de  vostre  bonté  pour  chacun  et  particulièrement 
pour  moy  que  j'ay  chassé  toute  autre  considération  de  l'esprit, 
hors  celle  de  m'en  prévaloir  en  vous  priant  de  me  dire  comment 
l'ame  de  l'homme  peut  déterminer  les  esprits  du  corps  pour 
faire  les  actions  volontaires,  n'estant  qu'une  substance  pen- 
sante.  » 

Voilà  la  conversation  engagée  et  portée  d'emblée  sur  le 
terrain  psychologique  et  métaphysique  ;  elle  se  poursuivra 
pendant  sept  ans  et  ne  s'arrêtera  que  par  la  mort  du  plus 
âgé  des  deux  interlocuteurs. 

La  dernière  œuvre  de  Descartes,  le  Traité  des  Passions, 
publié  en  1649  seulement,  en  germera  et  s'y  développera.  La 
jeune,  hlle,  dans  sa  naïveté,  émet  parfois  des  phrases  qui,  lues 
par  un  autre,  pourraient  se  mal  comprendre  et  faire  sourire, 
car  elle  parle  souvent  un  langage  de  femme,  mais  la  pudeur  est 
de  l'essence  des  amours  de  l'esprit,  qui  sont  les  plus  grandes 
amours.  Au  reste  ne  l'appelle-t-elle  pas,  elle-même,  le  «médecin 
de  son  à;i!"  :  ne  sera-t-il  pas  même  bientôt  le  médecin  de  son 
corps  et  n'exige-t-elle  pas  de  lui,  en  commençant,  ce  serment 
d'Hippocrate  qui  demande  à  ses  disciples  le  secret,  et.  dès  la 
première  lettre,  elle  signe  de  cette  formule  qu'elle  variera  à 
peine  et  qui  est  charmante  :  «  Vostre  aiïeetionée  amie  à  vous 
servir,  Elisabeth.  » 

Elle  écrit  en  français,  parce  que  c'est  la  langue  dans  laquelle 


1.  La  famille  de~ce  noble  «enevois  était  originaire  des  vallées  vaudoises  du  Pié- 
mont ;  c  est  pourquoi  on  trouve  souvent  son  nom  sous  la  forme  italienne.  Cf. 
Œuvres,  t.   XII,  p.  109, 


LA    PRINCESSE    ELISABETH    (1642-1644)  609 

«lie  a  été  élevée  à  La  Haye  ;  et,  enfant,  elle  a  joué  un  rôle  dans 
la  Médée  de  Corneille,  à  la  campagne. 

Après  avoir  dit  ses  regrets  de  ne  l'avoir  pas  vue  à  La  Haye, 
Descartes  la  loue  de  ses  réflexions  ingénieuses  autant  que  judi- 
cieuses et  y  répond  par  une  dissertation  sur  l'union  de  l'âme 
et  du  corps,  qu'on  peut  lire  dans  cette  lettre  du  21  mai  1643, 
datée  d'Egmond  du  Hoef  ou  bien  dans  le  Traité  des  Passions. 
Nous  n'avons  ici  à  retenir  que  ce  qui  touche  l'histoire  de  René 
Descartes  et  de  la  Princesse  Palatine.  Sur  le  secret  qu'elle  lui 
demande  il  lui  répond  en  terminant  x  :  «  Je  ne  puis  icy  trouver 
place  à  l'observation  du  serment  d'Hippocrate  qu'elle  m'enjoint, 
puis  qu'elle  ne  m'a  rien  communiqué  qui  ne  mérite  d'est re 
vu  et  admiré  de  tous  les  hommes.  Seulement  puis-je  dire, 
sur  ce  sujet,  qu'estimant  infiniment  la  vostre  que  j'ay  receiie, 
j'en  useray  comme  les  avares  font  de  leurs  trésors,  lesquels  ils 
cachent  d'autant  plus  qu'ils  les  estiment  et,  en  enviant  la  veiie 
au  reste  du  monde,  ils  mettent  leur  souverain  contentement 
à  les  regarder.  Ainsi  je  seray  bien  aise  de  jouir  seul  du  bien  de 
la  voir.  » 

La  lettre  de  Descartes  du  28  juin  suivant,  revient  sur  l'union 
•de  l'âme  et  du  corps  et  contient,  après  une  confidence  sur  sa 
propre  vie  intellectuelle,  une  expression  de  son  admiration 
pour  la  Princesse  2  :  «  J'admire  véritablement  que,  parmv  les 
affaires  et  les  soins  qui  ne  manquent  jamais  aux  personnes  qui 
sont  ensemble  de  grand  esprit  et  de  grande  naissance,  elle  ait 
pu  vaquer  aux  méditations  qui  sont  requises  pour  bien  connoistre 
la  distinction  qui  est  entre  l'ame  et  le  corps.  » 

C'est  pour  sonder  les  limites  de  cet  esprit  de  femme,  qui  ne 
laisse  pas  de  le  déconcerter  un  peu,  que  Descartes  lui  pose  le 
problème  des  trois  cercles,  mais,  tout  de  suite,  il  en  a  regret, 
car,  au  fond,  il  serait  désolé  de  la  trouver  en  défaut  :  «  J'av 
bien  du  remors,  écrit-il  à  Pollot,  du  Hoef,  le  21  octobre  1643  3, 
de  ce  que  je  proposay  dernièrement  la  question  des  3  cercles 
à  Me  la  Princesse  de  Bohême,  car  elle  est  si  difficile  qu'il  nie 
semble  qu'un  ange,  qui  n'auroit  point  eu  d'autres  instructions 
d'Algèbre    que    celles    que    St[ampioen]    luy    auroit    données  '. 


1.  Œuvres,  t.  III,  p.  6G8. 

2.  Ibid.,  |«.  693. 

3.  Ibid.,  t.  IV.  p.  26. 

1.  Raillerie  à  l'égard  de  l'adversaire  de  Wassenaer,  voir  plus  haut,  p.  525. 

39 


610  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

n'en  pourroit  venir  à  bout  sans  miracle.  »  Aussi  devance-t-il  sa 
réponse  :  «  Madame,  Ayant  sceli  de  Monsieur  de  Pollot  que 
Vostre  Altesse  a  pris  la  peine  de  chercher  la  question  des  trois 
cercles  et  qu'elle  a  trouvé  le  moyen  de  la  soudre,  en  ne  supposant 
qu'une  quantité  inconnue,  j'ay  pensé  que  mon  devoir  m'obli- 
geoit  de  mettre  icy  la  raison  pourquoy  j'en  avois  proposé  plu- 
sieurs et  de  quelle  façon  je  les  demesle.  » 1  La  suite  n'est  qu'une 
démonstration  fort  compliquée,  avec  des  figures  et  des  formules, 
farcie  d'x  et  d'y  et  l'on  se  demande  où  l'amour  va  se  loger, 
mais  n'est-il  pas  lui-même  une  équation  à  une  et  quelquefois 
plusieurs  inconnues  ? 

En  finissant,  Descartes  s'excuse  ainsi  :  «  Le  reste  ne  sert 
point  pour  cultiver  ou  recréer  l'esprit,  mais  seulement  pour 
exercer  la  patience  de  quelque  calculateur  laborieux.  Mesme, 
j'ay  peur  de  m'estre  rendu  icy  ennuyeux  à  Vostre  Altesse, 
pour  ce  que  je  me  suis  arresté  à  écrire  des  choses  qu'elle  sçavoit 
sans  doute  mieux  que  moy  et  qui  sont  faciles,  mais  qui  sont 
neantmoins  les  clefs  de  mon  Algèbre.  » 

D'autre  part,  il  a  tellement  peur  de  la  froisser  en  la  devan- 
çant, qu'il  en  récrit  encore  à  Pollot,  chargé  de  transmettre  la 
précédente  :  «  Sur  ce  que  vous  m'escriviez  dernièrement  de 
Mme  la  Princesse  de  B[oheme],  j'ay  pensé  estre  obligé  de  luy 
envover  la  solution  de  la  question  qu'elle  croit  avoir  trouvée, 
et  la  raison  pourquoy  je  ne  croy  pas  qu'on  en  puisse  bien  venir 
à  bout,  en  ne  supposant  qu'une  racine.  Ce  que  je  fais  néanmoins 
avec  scrupule,  car  peut  estre  qu'elle  aimera  mieux  la  chercher 
encore,  que  de  voir  ce  que  je  luy  escris  et,  si  cella  est,  je  vous 
prie  de  ne  luy  point  donner  ma  lettre  si  tost.  Je  n'y  ay  point 
mis  la  datte.  Peut  estre  aussy  qu'elle  a  bien  trouvé  la  solution, 
mais  qu'elle  n'en  a  pas  achevé  les  calculs,  qui  sont  longs  et 
ennuyeux  et,  en  ce  cas,  je  seray  bien  ayse  qu'elle  voye  malettre, 
car  j'y  tache  à  la  dissuader  d'y  prendre  cette  peine,  qui  est 
superflue.  »  2 

Elisabeth  a  travaillé  d' arrache-pied  et  a  établi  une  solution, 
par  la  méthode  qu'on  lui  a  enseignée  autrefois  et  dont  elle 
s'excuse,  car  elle  n'a  pas  encore  fait  tous  les  progrès  qu'elle 
aurait  voulu  dans  la  nouvelle  algèbre  cartésienne  3.  Le  maître 

1.  Œuvres.  I.   IV,  p.  38. 

2.  Ibid.,  t.  IV,  p.  43. 

3.  Ibid.,  pp.  44-45. 


LA    PRINCESSE    MATHÉMATICIENNE  611 

n'en  est  pas  moins  aussi  flatté  que  surpris  :  «  La  solution  qu'il 
a  plû  à  Vostre  Altesse  me  faire  l'honneur  de  m'envoyer  est  si 
juste  qu'il  ne  s'y  peut  rien  désirer  davantage  et  je  n'ay  pas 
seulement  esté  surpris  d'estonnement  en  la  voyant,  mais  je  ne 
puis  m' abstenir  d'adjouster  que  j'ay  esté  aussi  ravy  de  joye 
et  ay  pris  de  la  vanité  de  voir  que  le  calcul  dont  se  sert  Vostre 
Altesse  est  entièrement  semblable  à  celuy  que  j'ay  proposé 
dans  ma  Géométrie.  L'expérience  m'avoit  fait  connoistre  que 
la  pluspart  des  esprits  qui  ont  de  la  facilité  à  entendre  les  rai- 
sonnemens  de  la  Métaphysique,  ne  peuvent  pas  concevoir  ceux 
de  l'Algèbre  et,  réciproquement,  que  ceux  qui  comprennent 
aisément  ceux-cy,  sont  d'ordinaire  incapables  des  autres  et  je 
ne  voy  que  celuy  de  Vostre  Altesse  auquel  toutes  choses  sont 
également  faciles.  Il  est  vray  que  j'en  avois  desja  tant  de  preuves 
que  je  n'en  pouvois  aucunement  douter,  mais  je  craignois  seu- 
lement que  la  patience  qui  est  nécessaire  pour  surmonter,  au 
commencement,  les  diffîcultez  du  calcul,  ne  luy  manquast, 
car  c'est  une  qualité  qui  est  extrêmement  rare  aux  excellens 
espris  et  aux  .personnes  de  grande  condition.  »  1 

Cette  fois,  la  preuve  est  faite,  la  mathématicienne,  en  elle,  i 
vaut  la  philosophe  :  c'est  bien  la  confidente  que  Descartes 
vieillissant  pouvait  rêver,  et  pourtant  la  jeunesse,  le  charme  et 
les  questions  de  celle-ci  l'entraîneront  plutôt  sur  le  terrain 
des  passions,  envisagées  abstraitement  s'entend,  que  sur  celui  des 
nombres.  Telle  est  aussi  la  conclusion  des  rares  entrevues  à 
La  Haye,  de  ces  visites  prolongées  dont  Descartes  sort  rêveur, 
fuyant  plus  que  jamais  les  fâcheux  et  emportant,  «comme  les 
avares  font  de  leurs  trésors  »,  le  souvenir  de  précieuses  minutes, 
ce  que  nous  fait  entrevoir  le  début  d'une  assez  gauche  excuse  à 
Pollot,  du  8  avril  1644  2  :  «  La  rencontre  de  quatre  ou  cinq  visages 
François,  qui  descendoyent  de  chez  la  Reyne,  au  mesme  moment 
que  je  sortois  de  chez  Me  la  Princesse  de  Bjohème]  fust  cause 
que  je  n'eus  pas  dernièrement  l'honneur  de  vous  revoir  et  que 
je  m'en  alay,  sans  dire  à  Dieu.  Car,  ayant  ouy  de  loin  qu'ils 
me  nommoient  et  craignant  que  ces  éveillez  ne  m'arrestassent 
avec  leurs  discours,  à  une  heure  que  j'avois  envie  de  dormir,  je 
me  retiray  le  plus  vite  qu'il  me  fut  possible  et  n'eus  loisir  que 
de  dire  à  un  de  vos  gens  que  je  vous  souhaitois  le  bon  soir.  » 

1.  Œuvres,  t.  IV,  pp.  45-46. 

2.  Ibid.,  p.  106. 


612  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

Le  départ  de  Descartes  pour  la  France,  à  la  fin  de  juin  1644, 
espaça  beaucoup  les  lettres,  mais  il  avait  laissé  comme  adieu 
à  la  Princesse  un  aveu  public  de  son  admiration,  qui  est  la  belle 
préface  des  Principia  parus  au  début  de  juillet.  Pour  Paris 
qui,  pas  plus  que  la  Hollande,  ne  savait  rien  de  leur  échange 
de  lettres,  ce  pouvait  être  simplement  la  dédicace  banale, 
l'offre  grandiloquente  d'une  œuvre  à  une  très  Illustre  Princesse 
dont  Fauteur  cherche  à  s'acquérir  la  protection  ou  peut-être 
l'aumône.  Pour  Descartes  qui,  presque  seul  de  son  siècle,  hait 
la  flatterie  et  la  servilité  de  cour,  il  y  a  là  une  étape  nouvelle 
de  sa  passion  intellectuelle,  celle  où  l'on  éprouve  le  besoin  de 
faire  partager  au  monde  sa  propre  vénération.  C'est  cela  qu'il 
faut  voir  dans  les  nobles  lignes  où  jamais  le  latin  de  Descartes 
ne  s'est  fait  plus  élégant  dans  sa  sobriété  : 

«  A   la   Sérénissime  Princesse  Elisabeth, 

Fille  aînée  du  Roi  Frédéric  de  Bohême, 

Comte  Palatin  et  Electeur  du  Saint  Empire  Romain. 

«  Sérénissime  Princesse, 

«  J'ai  recueilli  le  plus  grand  bénéfice  des  écrits  que  j'ai 
publiés  antérieurement,  puisque  vous  avez  daigné  les  lire  et 
qu'à  leur  occasion,  admis  à  l'honneur  de  vous  connaître,  j'ai 
reconnu  en  vous  de  telles  facultés  qu'il  m'a  semblé  de  l'intérêt 
de  l'humanité  de  les  proposer  en  exemple  aux  siècles  futurs.  Il 
ne  me  conviendrait  ni  de  vous  flatter  ni  d'affirmer  quoi  que  ce 
soit  qui  ne  fût  tout-à-fait  évident,  surtout  en  tête  de  ce  livre 
où  je  m'efforcerai  de  poser  les  fondements  de  la  vérité,  et  je 
sais  que  votre  belle  modestie  préférera  le  simple  jugement  sans 
fard  du  Philosophe  aux  louanges  plus  ornées  des  flatteurs. 
C'est  pourquoi  je  n'écrirai  que  ce  que  la  raison  et  l'expérience 
m'ont  fait  reconnaître  pour  vrai  et  c'est  pourquoi  je  philoso- 
pherai en  cette  préface  de  la  même  manière  que  dans  le  reste 
du  livre.  »  Après  avoir  donc  distingué  entre  les  vraies  et  les 
fausses  vertus,  Descartes  conclut  par  ce  magnifique  éloge  : 
«  Ni  les  distractions  de  la  Cour,  ni  l'éducation  qui,  d'habitude, 
condamne  les  jeunes  filles  à  l'ignorance,  n'ont  pu  vous  empêcher 
de  cultiver  les  arts  et  les  sciences.  La  haute  et  incomparable 
pénétration  de  votre  esprit  apparaît  encore  en  ceci  que  vous 
avez  considéré  jusqu'au  fond   les  secrets   des  sciences  et  qu'en 


DÉDICACE    DES    PRISCIPIA  613 

très  peu  de  temps,  vous  les  avez  connues  avec  précision.  J'en 
ai  une  preuve  qui  m'est  propre,  c'est  que  je  n'ai  trouvé  jusqu'à 
présent  que  vous  seule  qui  ayez  parfaitement  compris  les  traités 
que  j'ai  publiés. 

«  A  la  plupart,  même  aux  plus  intelligents  et  aux  plus  savants, 
ils  semblent  très  obscurs  ;  presque  tous,  s'ils  sont  versés  en 
Métaphysique,  ont  l'horreur  de  la  Géométrie  ;  s'ils  ont  au  con-  4 
traire  cultivé  la  Géométrie,  ils  ne  saisissent  pas  ce  que  j'ai 
écrit  de  la  Philosophie  première  ;  je  ne  connais  que  votre  esprit 
seul  à  qui  tout  soit  également  et  parfaitement  clair  et  c'est 
donc  à  juste  titre  que  je  le  nomme  incomparable.  Et  quand  je 
considère  qu'une  connaissance  aussi  variée  et  si  parfaite  de 
toute  chose  ne  réside  pas  dans  quelque  vieux  sage  de  l'Inde, 
qui  a  passé  beaucoup  d'années  dans  la  contemplation,  mais 
dans  une  Princesse  enfant  qui,  parla  taille  et  par  l'âge,  rappelle, 
plutôt  qu'une  Minerve  aux  yeux  pers  ou  une  Muse,  une  des 
trois  Grâces,  je  ne  puis  m'empêcher  d'être  ravi  en  admiration.      f 

«  Enfin,  ce  n'est  pas  seulement  dans  le  domaine  de  la  con- 
naissance, mais  dans  celui  de  la  volonté  que  je  remarque  que 
rien  de  ce  qu'exige  la  sagesse  absolue  et  sublime  ne  manque  à 
vos  mœurs.  Elles  unissent  à  la  plus  haute  majesté,  une  sorte 
de  bonté  et  de  mansuétude,  en  butte  aux  perpétuelles  injures 
de  la  Fortune  et  pourtant  résistant  à  ses  assauts.  Et  tout  cela 
m'a  tellement  attaché  à  votre  personne  que,  non  seulement 
je  crois  devoir  dédier  et  consacrer  ma  Philosophie,  qui,  aussi 
bien,  n'est  que  le  culte  de  la  Sagesse,  à  cette  sagesse  que  j'observe 
en  vous,  mais  que,  plutôt  qu'au  nom  de  Philosophe  j'aspire  à 
celui  du  Serviteur  le  plus  dévoué  de  votre  Altesse  Sérénis- 
sime  1. 

«  Des-Cartes.  » 

1.  Œuvres,  t.  VIII,  lre  partie,  pp.  1  à  4. 


CHAPITRE  XXIII 


UN  AMOUR   INTELLECTUEL   :   DESCARTES  ET  LA  PRINCESSE 

Elisabeth  (suite)  (1644-1645) 


C'est  de  cet  hommage  qu'Elisabeth  «rend  grâce»  à  Descartes, 
dans  la  lettre  du  1er  août  1644 \  adressée  à  Paris  :  «Le  présent 
que  M.  van  Bergen2  m'a  fait,  de  vostre  part, m'oblige  de  vous 
en  rendre  grâce  et  ma  conscience  m'accuse  de  ne  le  pouvoir 
faire  selon  ses  mérites.  »  Elle  le  remercie  du  «  tesmoignage 
public  »  qu'il  lui  a  fait  de  son  amitié  et  de  son  approbation,  et 
qui  semblerait  avoir  été  formulé  sans  son  aveu  préalable  3. 

«  Les  pédants  diront  que  vous  estes  contraint  de  bastir  une 
nouvelle  morale  pour  m'en  rendre  digne.  Mais  je  la  prens  pour 
une  règle  de  ma  vie,  ne  me  sentant  qu'au  premier  degré  que  vous 
y  approuvez,  le  désir  d'informer  mon  entendement  et  de  suivre 
le  bien  qu'il  connoit.  C'est  à  cette  volonté  que  je  dois  l'intelli- 
gence de  vos  œuvres,  qui  ne  sont  obscures  qu'à  ceux  qui  les 
examinent  par  les  principes  d'Aristote  ou  avec  fort  peu  de  soin, 
comme  les  plus  raisonnables  de  nos  docteurs  en  ce  païs  m'ont 
avoué  qu'ils  ne  les  estudioient  point,  parce  qu'ils  sont  trop 
vieux  pour  commencer  une  nouvelle  méthode,  ayant  usé  la 
force  du  corps  et  de  l'esprit  dans  la  vieille.  » 

Etre  le  guide  des  jeunes  gens,  voilà  qui  devait  plaire  au  phi- 
losophe vieillissant,   à  qui  cet  hommage  des  nouveaux  venus 


1.  Œuvres,  t.  IV,  pp.  131-132. 

2.  C'est-à-dire  van  Surck,  devenu  seigneur  de  Berge  n. 

3.  A  en  juger  par  la  phrase  de  Descartes,  dans  une  lettre  d  août  1644,  en  réponse 
aux  remerciements  de  la  Princesse  (cf.  Œuvres,  t.  IV,  p.  13G)  :  «  La  faveur  que  me 
fait  vostre  Altesse  de  n'avoir  pas  désagréable  que  j'aye  ose  témoigner  en  public 
combien  je  l'estime  et  je  l'honore  est  plus  grande  et  m'oblige  plus  qu  aucune  que 
je  pourrois  recevoir  d'ailleurs  et  je  ne  crains  pas  qu'on  m'acuse  d'avoir  rien  change 
en  la  Morale,  pour  faire  entendre  mon  sentiment  sur  ce  sujet,  car  ce  que  ]  en  ay  écrit 
est  si  véritable  et  si  clair  que  je  m'assure  qu'il  n'y  aura  point  d'homme  raisonnable 
qui  ne  l'avoue.  » 


616  DESCARTES  EX  HOLLANDE 

assurait  la  perpétuation  de  sa  pensée  et  comme  un  deuxième 
printemps   intellectuel. 

Après  deux  objections,  l'une  sur  le  vif-argent?  l'autre  sur  les 
tourbillons,  Elisabeth  conclut  :  «  Je  ne  vous  représente  icy  que 
les  raisons  de  mes  doutes  dans  vostre  livre,  celles  de  mon  admi- 
ration estant  innumerables,  comme  aussi  celles  de  mon  obli- 
gation, entre  lesquelles  je  conte  encore  la  bonté  que  vous  avez 
eu  de  m'informer  de  vos  nouvelles  et  me  donner  des  préceptes 
pour  la  conservation  de  ma  santé.  Celles-là  m'apportoient  beau- 
coup de  joye  par  le  bon  succès  de  vostre  voyage  et  la  continua- 
tion du  dessein  que  vous  aviez  de  revenir,  et  celles-cy  beaucoup 
de  profit,  puisque  j'en  expérimente  desja  la  bonté  en  moy 
mesme.  » 1  Ces  questions  de  santé  et  ces  entretiens  d'hy- 
giène vont  donner  un  caractère  plus  intime  et  plus  personnel 
à  leurs  rapports  :  toujours  une  conséquence  de  cette  union  de 
l'âme  et  du  corps  discutée  dans  leurs  premières  lettres. 

Descartes  est  réinstallé  à  Egmond-binnen,  au  retour  de  Paris, 
en  mai  1645.  Il  apprend  par  Pollot  que  la  Princesse  est  souf- 
frante et  il  s'inquiète  :  «  Vos  dernières,  lui  mande-t-il  le  18  mai, 
m'ont  fort  obligé  de  m'apprendre  l'indisposition  de  Mme  la 
Princesse  de  Boh[ême],  laquelle  m'a  tellement  touché  que  je 
serois  allé  à  la  Haye,  tout  aussy  tost  que  je  l'ay  sceiie,  sinon 
que  j'ay  veli,  à  la  fin  de  vostre  lettre,  qu'elle  se  portoit  beau- 
coup mieux  qu'elle  n'avoit  fait  auparavant.  »  2  Dans  la 
.  même  et  aussitôt  après,  il  se  dit  «  plus  vieux  de  vingt  ans  » 
qu'il  n'était  l'an  passé.  Y  a-t-il  corrélation  entre  ces  dis- 
positions de  corps  et  d'esprit  et  la  longue  interruption  de  son 
commerce  avec  Elisabeth  ?  On  ne  peut  croire  que  l'air  de  Paris 
ait  provoqué  l'oubli,  mais  on  peut  penser  que  l'éloignement 
lui  aura  permis  de  se  ressaisir  d'une  attraction  devenue  peut- 
être  plus  forte  qu'il  ne  l'aurait  voulu.  Il  a  pu,  dans  l'atmosphère 
raisonnable  de  sa  province,  mesurer  mieux  la  distance  qu'il  y 
a  d'un  gentilhomme  à  une  fille  de  reine,  d'un  homme  de  quarante- 
six  ans  à  une  jeune  femme  de  vingt-sept,  et  c'est  pour  cela  qu'il 
se  sentirait  «  plus  vieux  de  vingt  ans  ».  Alors  il  se  terre  dans  son 
«  hermitage  »  et  se  renferme  dans  sa  «  solitude  »,  mais  la  nouvelle 
de  la  maladie  ranime  un  feu  mal  couvert.   C'est  pourquoi  il 


1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  133 

2.  lbid.,  pp.  204-205. 


LA    PRINCESSE    ELISABETH    (1644-1645)  617 

rompt  le  silence,  le  18  mai  1645  \  pour    assurer  la   princesse, 
«  de  la  part  qu'il  prend  à  ses  souffrances  »  : 

Madame, 

«  J'ay  esté  extrêmement  surpris  d'aprendre  par  les  lettres 
de  Monsieur  de  P[ollot]  que  V.  A.  a  esté  longtemps  malade 
et  je  veux  mal  à  ma  solitude  pour  ce  qu'elle  est  cause  que  je 
ne  l'ay  point  sceti  plutost.  Il  est  vray  que,  bien  que  je  sois 
tellement  retiré  du  monde  que  je  n'aprenne  rien  du  tout  de  ce 
qui  s'y  passe,  toutesfois  le  zèle  que  j'ay  pour  le  service  de  Vostre 
Altesse  ne  m'eust  pas  permis  d'estre  si  longtemps  sans  sçavoir 
Testât  de  sa  santé,  quand  j'aurois  dû  aller  à  la  Haye  tout  exprés 
pour  m'en  enquérir,  sinon  que  Monsieur  de  Pjollot],  m'ayant 
écrit  fort  à  la  haste,  il  y  a  environ  deux  mois,  m'avoit  promis  de 
m'écrire  derechef  par  le  prochain  ordinaire,  et  pour  ce  qu'il  ne 
manque  jamais  de  me  mander  comment  se  porte  Vostre  Altesse, 
pendant  que  je  n'a}'  point  receu  de  ses  lettres,  j'aysuposé  que 
vous  estiez  tousjours  en  mesme  estât.  Mais  j'ay  apris,  par  ses 
dernières  que  Vostre  Altesse  a  eu  trois  ou  quatre  semaines 
durant,  une  fièvre  lente,  accompagnée  d'une  toux  seiche  et 
qu'après  en  avoir  esté  délivrée  pour  cinq  ou  six  jours,  le  mal  est 
retourné  et  que,  toutesfois,  au  temps  qu'il  m'a  envoyé  sa  lettre 
(laquelle  a  esté  prés  de  quinze  jours  par  les  chemins),  vostre 
Altesse  commençoit  derechef  à  se  porter  mieux.  » 

Puis,  un  vrai  diagnostic  d'homme  de  l'art.  Au  reste  Des- 
cartes, qui  avait  scruté  la  nature  plus  que  les  livres  d'Hip- 
pocrate  et  de  Galien,  en  savait  bien  autant  que  les  Diafoirus 
de  son  temps  et  autres  «  grands  Saigneurs  de  la  Faculté  >,  comme 
il  les  appelle  plaisamment  quelque  part  : 

«  En  quoy  je  remarque  les  signes  d'un  mal  si  considérable 
et  neantmoins  auquel  il  me  semble  que  vostre  Altesse  peut  si 
certainement  remédier  que  je  ne  puis  m' abstenir  do  luy  en  écrire 
mon  sentiment,  car,  bien  que  je  ne  sois  pas  Médecin,  l'honneur 
que  Vostre  Altesse  me  lit,  l'esté  passé,  de  vouloir  sçavoir  mon 
opinion,  touchant  une  autre  indisposition,  qu'elle  ayoit  pour 
lors,  me  fait  espérer  que  ma  liberté  ne  luy  sera  pas  désagréable.  > 

Une  consultation  psychologique  fait  suite  à  l'examen  phy- 
siologique  et   montre   l'importance    que   Descartes    attribue    à 

1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  200. 


618  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

l'action  du  moral  sur  le  physique.  Il  y  est  en  même  temps 
question  des  malheurs  de  la  Maison  de  Bohême  et  c'est  pour- 
quoi il  la  faut  citer  :  «  La  cause  la  plus  ordinaire  de  la  fièvre 
lente  est  la  tristesse,  et  l'opiniastreté  delà  Fortune  à  persécuter 
vostre  maison  vous  donne  continuellement  des  sujets  de  fas- 
cherie,  qui  sont  si  publics  et  si  éclatans,  qu'il  n'est  pas  besoin 
d'user  beaucoup  de  conjectures  ny  estre  fort  dans  les  affaires, 
pour  juger  que  c'est  en  cela  que  consiste  la  principale  cause  de 
vostre  indisposition.  Et  il  est  à  craindre  que  vous  n'en  puissiez 
estre  du  tout  délivrée,  si  ce  n'est  que  par  la  force  de  vostre 
vertu,  vous  rendiez  vostre  ame  contente,  malgré  les  disgrâces 
de  la  Fortune.  Je  sçay  bien  que  ce  seroit  estre  imprudent  de 
vouloir  persuader  la  joye  à  une  personne  à  qui  la  Fortune 
envoyé,  tous  les  jours,  de  nouveaux  sujets  de  déplaisir,  et  je  ne 
suis  point  de  ces  Philosophes  cruels  qui  veulent  que  leur  sage 
soit  insensible.  Je  sçay  aussi  que  vostre  Altesse  n'est  point  tant 
touchée  de  ce  qui  la  regarde  en  son  particulier  que  de  ce  qui 
regarde  les  interests  de  sa  maison  et  des  personnes  qu'elle 
affectionne,  ce  que  j'estime  comme  une  vertu  la  plus  aimable 
de  toutes.  Mais  il  me  semble  que  la  différence  qui  est  entre  les 
plus  grandes  âmes  et  celles  qui  sont  basses  et  vulgaires,  consiste 
principalement  en  ce  que  les  âmes  vulgaires  se  laissent  aller 
à  leurs  passions  et  ne  sont  heureuses  ou  malheureuses  que  selon 
que  les  choses  qui  leur  surviennent  sont  agréables  ou  déplai- 
santes, au  lieu  que  les  autres  ont  des  raisonnemens  si  forts  et 
si  puissans  que,  bien  qu'elles  ayent  aussi  des  passions,  et  mesme 
souvent  de  plus  violentes  que  celles  du  commun,  leur  raison 
demeure  neantmoins  tousj ours  la  maistresse  et  fait  que  les  afflic- 
tions mesme  leur  servent  et  contribuent  à  la  parfaite  félicité 
dont  elles  jouissent  dés  cette  vie.  » 1 

On  dirait  que  Descartes  propose  ici  en  modèle  à  Elisabeth 
une  de  ces  Princesses  de  Tragédie  que  le  grand  Corneille  a  pu 
lui  montrer  sur  la  scène  ou  dans  ses  livrets  et  ce  ne  serait  pas 
la  première  fois  que  la  poésie  aurait  devancé  la  philosophie. 
On  croit  entendre,  par  exemple,  Pauline  disant  à  Sévère  (Po- 
lyeucte,  II,  2)  2. 

Et  sur  mes  passions  ma  raison  souveraine... 
Ma  raison,  il  est  vrai,  dompte  mes  sentiments. 

1.  Œuvres,  t.  IV,  pp.  201-202. 

2.  Ce  quatrième  chef-d'œuvre  avait  paru  en  1643,  deux  ans  avant  la  lettre  citée. 


LA    PRINCESSE    ELISABETH    (1644-1645)  619 

Ce  n'est  pas  tout  à  fait  une  hypothèse,  car  Descartes  évoque 
un  peu  plus  loin  les  tragédies,  sans  toutefois  nommer  Corneille  : 
«  Et  comme  les  Histoires  tristes  et  lamentables,  dit-il,  que  nous 
voyons  représenter  sur  un  théâtre,  nous  donnent  souvent  autant 
de  récréation  que  les  gayes,  bien  qu'elles  tirent  des  larmes  de 
nos  yeux,  ainsi  ces  plus  grandes  âmes,  dont  je  parle,  ont  de  la 
satisfaction  en  elles-mesmes  de  toutes  les  choses  qui  leur  arrivent, 
mesme  des  plus  fascheuses  et  insuportables.  Ainsi,  ressentant 
de  la  douleur  en  leur  cors,  elles  s'exercent  à  la  supporter  patiem- 
ment et  cette  épreuve  qu'elles  font  de  leur  force  leur  est  agréable.» 

Descartes  invite  son  héroïne  à  estimer  peu  la  Fortune  «  au 
regard  de  l'Eternité  » *  :  il  n'est  pas  nécessaire  de  chercher 
dans  Spinoza  le  «  sub  specie  aeternitatis  »,  puisqu'il  nous  est 
ici  proposé.  - 

«  Je  craindrois  que  ce  stile  ne  fust  ridicule,  poursuit-il,  si 
je  m'en  servois  en  écrivant  à  quelqu' autre,  mais,  pour  ce  que 
je  considère  vostre  Altesse  comme  ayant  l'ame  la  plus  noble 
et  la  plus  relevée  que  je  connoisse,  je  croy  qu'elle  doit  aussi 
estre  la  plus  heureuse  et  qu'elle  le  sera  véritablement,  pourveii 
qu'il  luy  plaise  jetter  les  yeux  sur  ce  qui  est  au  dessous  d'elle 
et  comparer  la  valeur  des  biens  qu'elle  possède  et  qui  ne  luy 
sçauroient  jamais  estre  ostez,  avec  ceux  dont  la  Fortune  l'a 
dépouillée  et  les  disgrâces  dont  elle  la  persécute  en  la  personne 
de  ses  proches.  » 2 

Elisabeth  est  très  sensible  à  l'intérêt  que  lui  témoigne  son 
ami  et  elle  l'en  remercie  en  ces  termes,  le  24  mai  1645  3  : 

«  Monsieur  Descartes, 

«  Je  vois  que  les  charmes  de  la  vie  solitaire  ne  vous  ostent  point 
les  vertus  requises  à  la  société.  Ces  bontés  généreuses  que  vous 
avez  pour  vos  amis  et  me  tesmoignez  aux  soins  que  vous 
avez  de  ma  santé,  je  serois  faschée  qu'ils  vous  eussent  engagé 
à  faire  un  voyage  jusqu'icy,  depuis  que  M.  de  Palotti  m'a  dit 
que  vous  jugiez  le  repos  nécessaire  à  vostre  conservation.  » 
Elle  apprécie  à  sa  juste  valeur  la  consultation  psycho-phy- 
siologique :  «  Je  vous  asseure  que  les  médecins,  qui  me  virent 
tous  les  jours    et  examinèrent  tous    les   symptômes  de   mon 

1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  202. 

2.  Jbid.,  pp.  203-204. 

3.  Ibid.,  pp.  207-208. 


620  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

mal,  n'en  ont  pas  trouvé  la  cause  ni  ordonné  de  remèdes 
si  salutaires  que  vous  avez  fait  de  loin.  Quand  ils  auroient  esté 
assez  savants  pour  se  douter  de  la  part  que  mon  esprit  avoit 
au  desordre  du  corps,  je  n'aurois  point  eu  la  franchise  de  le 
leur  avouer.  Mais  à  vous,  Monsieur,  je  le  fais  sans  scrupule, 
m'asseurant  qu'un  récit  si  naïf  de  mes  défauts  ne  m'ostera 
point  la  part  que  j'ay  en  vostre  amitié,  mais  me  la  confirmera 
d'autant  plus,  puisque  vous  y  verrez  qu'elle  m'est  nécessaire.  » 

Ce  qui  suit  est  la  plus  intime  des  confidences  :  «  Sachez  donc 
que  j'ay  le  corps  imbu  d'une  grande  partie  des  foiblesses  de 
mon  sexe,  qu'il  se  ressent  très-facilement  des  afflictions  de 
l'ame  et  n'a  point  la  force  de  se  remettre  avec  elle,  estant  d'un 
tempérament  sujet  aux  obstructions  et  demeurant  en  un  air 
qui  y  contribue  fort.  »  Il  ne  faut  pas  trop  se  choquer  de  ce  détail 
à  une  époque  où  les  affaires  intestinales,  quand  elles  concer- 
naient une  personne  royale,  étaient  affaires  d'état  et  se  «  résol- 
vaient »  parfois  en  public  ! 

«  Aux  personnes  qui  ne  peuvent  point  faire  beaucoup  d'exer- 
cice, continue-t-elle,  il  ne  faut  point  une  longue  oppression 
de  cœur  par  la  tristesse  pour  opiler  la  rate  et  infecter  le  reste 
du  corps  par  ses  vapeurs.  Je  m'imagine  que  la  fièvre  lente  et 
la  toux  seiche,  qui  ne  me  quitte  pas  encore,  quoy  que  la  chaleur 
de  la  saison  et  les  promenades  que  je  fais  rappellent  un  peu 
mes  forces,  vient  de  là.  C'est  ce  qui  me  fait  consentir  à  l'avis 
.des  médecins  de  boire,  d'icy  en  un  mois,  les  eaux  de  Spa  (qu'on 
fait  venir  jusqu'icy  sans  qu'elles  se  gastent),  ayant  trouvé, 
par  expérience  qu'elles  chassent  les  obstructions.  Mais  je  ne 
les  prendray  point  avant  que  j'en  sache  vostre  opinion, 
puisque  vous  avez  la  bonté  de  me  vouloir  guérir  le  corps  avec 
l'ame.  » 

Celle-ci  est  la  plus  difficile  à  soigner,  parce  qu'elle  est 
accablée  par  la  misère  de  ses  proches,  le  spectacle  de  sa 
maison  destituée  et  cette  maison  n'a  pas  plus  tôt  pris  un  peu  de 
relâche  qu'un  nouveau  désastre  s'abat  sur  elle  :  «  Je  pense  que 
si  ma  vie  vous  estoit  entièrement  cognue,  vous  trouveriez  plus 
est  range  qu'un  esprit  sensible  \  comme  le  mien,  s'est  conservé 
si  longtemps,  parmi  tant  de  traverses,  dans  un  corps  si  foible, 
sans  conseil  que  celuy  de  son  propre  raisonnement  et  sans  con- 

1.  C'est  presque  le  sens  du  xvine  siècle. 


LA    PRINCESSE    ELISABETH    (1644-1645)  621 

solation  que  celle  de  sa  conscience,  que  vous  ne  faites  les  causes 
de  cette  présente  maladie.  » 1 

Il  y  a  tant  et  de  si  intimes  confessions  là-dedans  que  l'on 
comprend  que  dans  le  post-scriptum,  Elisabeth  demande  à 
son  ami  de  brûler  sa  lettre,  ce  qu'il  ne  fit  point. 

Le  médecin  improvisé  ne  déconseille  pas  les  eaux  de  Spa 
mais  préconise,  en  les  prenant,  pour  qu'elles  soient  plus  effi- 
caces, de  «  délivrer  l'esprit  de  toutes  sortes  de  pensées  tristes 
et  mesme  aussi  de  toutes  sortes...  de  méditations  sérieuses  tou- 
chant les  sciences  et  ne  s'occuper  qu'à  imiter  ceux  qui,  en 
regardant  la  verdeur  d'un  bois,  les  couleurs  d'une  fleur,  le  vol 
d'un  oyseau  et  telles  choses  qui  ne  requerrent  aucune  attention, 
se  persuadent  qu'ils  ne  pensent  à  rien  ».  2 

A  la  confidence  d'Elisabeth,  il  répond  par  cette  autre 
sur  lui-même  :  «  Estant  né  d'une  mère  qui  mourut,  peu  de 
jours  après  ma  naissance,  d'un  mal  de  poumon,  causé  par 
quelques  déplaisirs,  j'avois  hérité  d'elle  une  toux  seiche  et  une 
couleur  pasle  que  j'ay  gardée  jusques  à  l'âge  de  plus  de  vingt 
ans  et  qui  faisoit  que  tous  les  Médecins  qui  m'ont  vu  avant 
ce  temps-là  me  condamnoient  à  mourir  jeune.  Mais  je  croy 
que  l'inclination  que  j'ay  tousjours  eue  à  regarder  les  choses 
qui  se  presentoient,  du  biais  qui  me  les  pouvoit  rendre  le  plus 
agréables,  et  à  faire  que  mon  principal  contentement  ne  depen- 
dist  que  de  moy  seul,  est  cause  que  cette  indisposition,  qui 
m'estoit  comme  naturelle,  s'est  peu  à  peu  entièrement  passée.  »  3 

Peut-être  le  philosophe  accentue-t-il,  pour  elle,  un  opti- 
misme qui  n'est  pas  très  dans  sa  nature,  afin  que  les  lettres 
qu'il  lui  écrit,  lui  servent,  comme  elle  le  dira  elle-même,  «d'anti- 
dote contre  la  mélancolie  ».  Elle  se  confie  de  plus  en  plus  à  lui 
et  elle  en  dit  long  cette  phrase,  écrite  le  22  juin  4  :  «  le  bonheur 
que  je  possède  dans  l'amitié  d'une  personne  de  vostre  mérite 
au  conseil  duquel  je  puis  commettre  la  conduite  de  ma  vie.  » 
Il  est  vrai  qu'elle  aurait  besoin  de  voir  plus  souvent  son  médecin 
et  que  jamais  la  consultation  écrite  ne  vaudra  celte  consultation 
orale  dont  les  yeux,  eût-on  dit  alors,  sont  les  muets  truchemans  : 
«  La  malédiction  de  mon  sexe  m'empesche  le  contentement  que 


1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  209. 

2.  Ibid.,  t.  IV,  p.  220. 

3.  Ibid.,  p.  221. 

4.  Ibid.,  p.  233. 


622  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

me  donneroit  un  voyage  vers  Egmond  pour  y  apprendre  les 
vérités  que  vous  tirez  de  vostre  nouveau  jardin.  »x  Que  la 
phrase  a  de  grâce,  car  sa  signification  dépasse  celle  d'une  allusion 
au  passage*  d'Egmond  op-de-Hoef  à  Egmond-binnen.  Avec 
moins  de  délicatesse  mais  non  moins  de  sincérité,  Descartes 
lui  répond  :  «  J'ay  bien  plus  de  désir  d'aller  aprendre  à  la  Haye 
quelles  sont  les  vertus  des  eaux  de  Spa  que  de  connoistre  icy 
celle  des  plantes  de  mon  jardin.  » 2  Les  lettres  qu'il  lui  écrit 
ne  troubleront  pas  la  digestion  des  dites  eaux  :  «  Vous  estes  au 
moins  assurée  que,  si  elles  [mes  lettres]  ne  vous  donnent  aucun 
sujet  de  joye,  elles  ne  vous  en  donneront  point  aussy  de  tristesse... 
Car,  n'apprenant,  en  ce  désert,  aucune  chose  de  ce  qui  se  fait 
au  reste  du  monde  et  n'ayant  aucunes  pensées  plus  fréquentes 
que  celles  qui,  me  représentant  les  vertus  de  vostre  Altesse, 
me  font  souhaiter  de  la  voir  aussy  hureuse  et  aussy  contente 
qu'elle  mérite,  je  n'ay  point  d'autre  sujet,  pour  vous  entretenir, 
que  de  parler  des  moyens  que  la  Philosophie  nous  enseigne 
pour  acquérir  cete  souveraine  félicité  que  les  âmes  vulgaires 
attendent  en  vain  de  la  fortune  et  que  nous  ne  sçaurions 
avoir  que  de  nous  mesmes.  » 3 

Ainsi  Descartes  qui,  fondant  tout  son  système  sur  la  cer- 
titude mathématique,  a  le  plus  fait  perdre  au  nom  de  phi- 
losophe son  ancien  sens  d'amateur  de  sagesse  et  de  profes- 
seur de  félicité,  en  reprend  ici  la  tradition  en  faveur  de  sa 
chère  princesse  et  lui,  qui  aime  si  peu  les  anciens  et  méprise 
tant  l'érudition,  se  propose  de  remplir  ses  lettres,  afin  qu'elles 
«  ne  soyent  pas  entièrement  vuides  et  inutiles  »  de  considérations 
tirées  de  la  lecture  du  De  Vita  beata  de  Senèque,  mais  il  est  si 
personnel  qu'il  ne  pourra  s'empêcher  de  le  refaire,  dans  sa  corres- 
pondance de  l'été  1645.  On  remarquera  qu'il  ne  propose  pas 
Montaigne,  que  Pascal,  au  contraire,  citera  souvent  :  c'est  parce 
qu'il  est  trop  décevant  et  que  le  doute  cartésien,  bien  différent 
de  celui  de  Montaigne,  n'est  pas  un  oreiller  pour  s'y  reposer 
mais  un  tremplin  pour  s'élancer  dans  les  espaces  infinis.  Ce 
n'est  pas  certes  ignorance  ou  absence  de  lecture,  car  Descartes 
est  beaucoup  plus  érudit  qu'il  ne  voudrait  le  paraître,  témoin 
sa  dissertation  sur  le  souverain  bien,  selon  Zenon,  Aristote  et 

1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  234. 

2.  Ibid.,  ]>.  238. 

3.  Ibid.  p.  252. 


ORIGINE    DU    TRAITÉ    DES    PASSIONS  623 

Épicure,  dont  il  explique  parfaitement  la  doctrine  dans  sa  lettre 
du  18  août  \  pour  les  concilier  et  arriver  à  cette  conclusion 
que  «  la  béatitude  ne  consiste  qu'au  contentement  de  l'esprit  », 
ce  qui  exige  de  «  suivre  la  vertu,  c'est  à  dire  d'avoir  une  volunté 
ferme  et  constante  d'exécuter  tout  ce  que  nous  jugerons  estre 
le  meilleur  et  d'employer  toute  la  force  de  nostre  entendement 
à  en  bien  juger.  » 

Elisabeth  a  eu  le  loisir  de  s'y  exercer,  car  sa  naissance  et 
sa  fortune  l'ont  forcée  à  employer  son  jugement  de  meilleure 
heure  pour  la  conduite  d'une  vie  assez  pénible  :  «  Je  vous  vou- 
drois  encore,  lui  demande-t-elle  dans  sa  lettre  du  13  septem- 
bre 1645  2,  voir  définir  les  passions  pour  les  bien  connoistre  ».  - 
Ici  est  le  précieux  germe  du  Traité  des  Passions,  qu'il  lui  fera 
en  plusieurs  lettres  pour  la  satisfaire  et  Y  «  éclaircir  »,  en  com- 
mençant par  la  connaissance  de  Dieu  et  la  définition  de  ces 
Passions  3.  Elle  discute,  mais  elle  est  heureuse  et  songe  main- 
tenant à  se  conserver  pour  ce  bonheur  :  «  J'ay  tousjours  esté 
en  une  condition  qui  rendoit  ma  vie  très  inutile  aux  personnes 
que  j'aime,  mais  je  cherche  sa  conservation  avec  beaucoup 
plus  de  soin,  depuis  que  j'ay  le  bonheur  de  vous  connoistre, 
parce  que  vous  m'avez  montré  les  moyens  de  vivre  plus  heureu- 
sement que  je  ne  faisois.  »  4 

Cette  accalmie  est  de  courte  durée.  Sans  parler  de  «  la  mau- 
vaise humeur  d'un  frère  malade  »,  à  qui  il  faut  faire  prendre 
médecine,  en  le  divertissant 5,  la  conversion  au  catholicisme  de 
son  frère  Edouard,  qui  a  épousé,  en  France,  Anne  de  Gonzague, 
princesse  de  Mantoue,  cause  à  la  jeune  fille  de  gros  soucis. 
Cette  calviniste  s'en  ouvre  sans  crainte  à  son  vieil  ami  catho- 
lique, se  plaignant  à  lui  d'une  «  certaine  sorte  de  gens  »,  qui 
sont  évidemment  les  Jésuites.  «  Il  faut  que  je  voie  une  personne 
que  j'aimois  avec  autant  de  tendresse  que  j'en  saurois  avoir, 
abandonnée  au  mépris  du  monde  et  à  la  perte  de  son  aine 
(selon  ma  croyance).  Si  vous  n'aviez  pas  plus  de  charité  que  de 
bigoterie,  ce  seroit  une  impertinence  de  vous  entretenir  de 
cette  matière  ».  6  Descartes,  ainsi  interpelle  sur  cette  apostasie, 


1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  275. 

2.  Ibid.,  p.  28'J  et  404. 

3.  Lettre  du  G  octobre  1(345  et  Traité  des  Passions,  au  t.  XI,  pp.  312  et  34o. 

4.  Œuvres,  t.  IV,  p.  324. 

5.  Ibid.,  p.  27n. 

6.  Ibid.,  p.  33G. 


624  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

répond  avec  autant  de  franchise  et  non  sans  esprit  :  «  S'ils 
[les  protestants]  considèrent  qu'ils  ne  seroient  pas  de  la  Religion 
dont  ils  sont,  si  eux,  ou  leurs  pères  ou  leurs  ayeuls  n'avoient 
quitté  la  Romaine,  ils  n'auront  pas  sujet  de  se  mocquer  ni  de 
nommer  inconstans  ceux  qui  quitent  la  leur.  » x 

Mais  bientôt  un  malheur  plus  grave  que  celui  de  la  conversion 
du  Prince  Edouard  va  fondre  sur  l'infortunée  Maison  Palatine. 
Voici  ce  que  la  Princesse  écrit  à  son  ami  :  «  Puis  que  vostre 
voyage  est  arresté  pour  le  3me/13  de  ce  mois,  il  faut  que  je 
vous  représente  la  promesse  que  vous  m'avez  faite  de  quitter 
vostre  agréable  solitude,  pour  me  donner  le  bonheur  de  vous 
voir,  avant  que  mon  partement  d'icy  m'en  fasse  perdre  l'espé- 
rance pour  6  ou  7  mois,  qui  est  le  terme  le  plus  esloigné  que  le 
congé  delà  Reine  ma  mère,  de  M.  mon  Frère  et  le  sentiment  des 
amis  de.  nostre  maison  ont  prescrit  à  mon  absence...  »  2  «  J'es- 
père que  vous  me  permettez  d'emporter  celuy  [le  Traité]  des  pas- 
sions 3,  encore  qu'il  n'a  esté  capable  de  calmer  [celles]  que  nostre 
dernier  malheur  avoit  excité.  » 

Cherchons  le  mot  de  cette  énigme  :  Tallemant  des  Réaux 
va  nous  le  donner. 

Il  y  avait  alors  à  La  Haye  comme  capitaine-major  du  régi- 
ment de  M.  de  Chastillon  un  gentilhomme  français,  le  sieur 
d'Espinay,  qui  y  était  venu  pour  fuir  un  passé  orageux.  Favori 
■de  Gaston  d'Orléans,  il  avait  été  chassé  par  lui  en  mai  1639, 
pour  l'avoir  supplanté  auprès  de  sa  maîtresse  Louise  ou  Loyson 
Roger. 

«  L'Espinay  chassé,  raconte  Tallemant  4,  s'en  alla  en  Hol- 
lande, où  il  eut  facilement  accez  chez  lareyne  de  Bohême.  Comme 
il  y  entra  avec  la  réputation  d'un  homme  à  bonne  fortune,  il 
y  fut  tout  autrement  regardé  qu'un  autre  et,  dans  l'ambition 
de  n'en  vouloir  qu'à  des  princesses  ou  à  des  maistresses  de 
princes,  on  dit  qu'il  cajolla  d'abord  la  mère,  et  après,  la  prin- 
cesse Louyse,  car  les  Louyses  estoient  fatales  à  ce  garçon. 
On  dit  que  cette  fille  devint  grosse  et  qu'elle  alla  pour  accoucher 
à  Leyde,  où  l'on  n'en  faisoit  pas  autrement  la  petite  bouche.  5 

1     Œuvres,  t.  IV,  p.  352. 

2.  Ibid.,  pp.  448-449. 

3.  Descartes  lui  en  avait  remis  une  ébauche  à  La  Haye,  le  7  mars  1646.  Cf.  ibid., 
p.  404.  J 

4.  Historiettes,  3e  édit.,  publiées  par  Monmerqué  et  P.  Paris.  Paris,  Techener, 
18o4,  t.  II,  p.  287-289  ;  cité  aussi  au  t.  IV  des  Œuvres  de  Descartes,  p.  451. 

5.  C'est  également  à  Leyde  que  la  duchesse  de  Rohan  cache  ce  jeune  héritier  pos- 


assassinat  de  l'espinay  (20  JUIN   1646)  625 

«  La  princesse  Elisabeth,  son  aisnée,  qui  est  une  vertueuse 
fille,  une  fille  qui  a  mille  belles  connoissances  et  qui  est  bien 
mieux  faite  qu'elle,  ne  pouvoit  souffrir  que  la  Reyne,  sa  mère, 
vist  de  bon  œil  un  homme  qui  avoit  fait  un  si  grand  affront 
à  leur  maison.  Elle  excita  ses  frères  contre  luy,  mais  l'Electeur  l 
se  contenta  de  luy  jetter  son  chapeau  à  terre,  un  jour  qu'estant 
à  la  promenade  à  pié,  il  s'estoit  couvert,  par  ordre  de  la  Reyne, 
à  cause  qu'il  pleuvoit  un  peu.  Mais  le  plus  jeune  de  tous,  nommé 
Philippe,  ressentit  plus  vivement  cette  injure  et,  un  soir,  proche 
du  lieu  où  l'on  se  promené  à  la  Haye,  il  attaque  l'Espinay, 
qui  estoit  accompagné  de  deux  hommes  et  luy  n'en  avoit  pas 
davantage.  Il  se  battirent  quelque  temps  :  il  survint  des  gens 
qui  les  séparèrent.  Tout  le  monde  conseilla  à  l'Espinay  de  se 
retirer,  mais  il  n'en  voulut  jamais  rien  faire.  Enfin,  un  jour 
qu'il  avoit  disné  chez  M.  de  la  Tuillerie,  ambassadeur  de  France, 
il  sortit  avec  des  Loges.  2 

«  Si  l'on  eust  creù  que  le  Prince  Philippe  eust  osé  le  faire 
assassiner  en  plein  jour,  on  n'eust  pas  manqué  de  le  faire  accom- 
pagner et  il  s'en  fallut  peu  que  M.  de  la  Vieuville,  qui  avoit 
aussy  disné  chez  l'Ambassadeur  ne  prist  le  mesme  chemin. 
Il  fut  donc  attaqué  par  huit  ou  dix  Anglois,  en  présence  du 
prince  Philippe.  Des  Loges  ne  mit  point  l'espée  à  la  main  ; 
l'Espinay  se  défendit  le  mieux  qu'il  put,  mais  il  fut  percé  de  tant 
de  coups  que  les  espées  se  rencontroient  dans  son  corps.  Il 
voulut  tascher  à  se  sauver,  mais  il  tomba  ;  toutefois,  il  fit  encore 
quelque  résistance  à  genoux  et  enfin,  il  rendit  l'esprit.  » 

Ce  drame,  qui  passionna  non  seulement  La  Haye,  mais  toute 
la  Hollande,  et  dont  la  boue  sanglante  éclaboussa  jusqu'aux 
marches  du  trône,  s'était  déroulé  le  20  juin  1646. 

Dans  son  ensemble,  le  récit  de  Tallemant,  d'ordinaire  suspect 
à  cause  de  son  goût  du  scandale,  est  exact.  Les  rapports  entre 
L'Espinay  et  Louise  étaient,  à  La  Haye,  de  notoriété  publique, 
puisque  Mme  de  Longueville  qui  passa  en  Hollande  entre  le  20  juin 
et  le  26  juillet,  en  route  pour  Munster,  et  qui  fréquenta  la  Cour 
de  Bohême,  à  La  Haye,  du  20  août  au  12  septembre  3,  écrivait 
au  lendemain  de  l'assassinat  :  «  J'ay  veù  la  princesse  Louyse 

thume  qu'elle  ne  montra  qu'au  bout  de  quinze  ans  et  qui  fut,  à  l'époque,  l'occasion 
d'un  retentissant  procès. 

1.  Charles-Louis. 

2.  Autre  fils  de  la  poétesse  Mme  des  Loges. 

3.  Œuvres  de  Descartes,  t.  IV,  pp.  450-451. 

40 


626  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

et  je  ne  croy  pas  que  personne  envie  à  l'Espinay  la  couronne 
de  son  martyre.  »  D'ailleurs  la  conduite  ultérieure  de  Louise- 
Hollandine  justifie  tous  les  soupçons,  car,  le  17  décembre  1657, 
elle  se  sauva  de  La  Haye  à  Paris  avec  un  officier  français,  nommé 
Laroque,  et  abjura  le  25  janvier  1658,  pour  faire  ensuite  profes- 
sion, le  19  septembre  1660,  à  Maubuisson,  dont  elle  devint  abbesse 
le  14  novembre  1664  1. 

Le  résident  de  France,  Brasset,  il  est  vrai,  plus,  prudent,  ne 
parle  point  d'elle,  dans  la  lettre  datée  du  lendemain  du  crime, 
21  juin,  où  il  traite  de  cette  «  action  qui  a  despieu  à  tout  le 
monde,  un  des  plus  honnestes  et  braves  gentilshommes  des 
troupes  françoyses  ayant  esté  malheureusement  tué,  en  plaine 
rue,  de  plusieurs  mains.  L'on  s'estonne  que  M.  le  Pr[ince]  Phi- 
lippe Palatin  ayt  voulu  estre  du  nombre.  Je  ne  sçaurois  vous  dire 
la  cause  d'un  tel  mouvement,  mais  ceux  qui  révèrent  et  ont  à 
cœur  l'honneur  de  cette  maison,  sont  desplaisans  que  l'affaire 
se  soit  passée  de  la  sorte.  Les  Grands  ont  des  sentimens  que  tous 
ne  sont  pas  capables  de  comprendre.  » 

Qu'il  en  sache  plus  qu'il  n'en  dit,  c'est  ce  qu'atteste  une  autre 
missive,  du  22,  écrite  par  le  prudent  chargé  d'affaire  :  «  Il 
y  a  beaucoup  de  choses  à  dire  là  dessus  que  le  papier  ne 
peut  souffrir,  ce  qui  touche  les  Grands  estant  tousjours  délicat.  » 

Pourquoi  d'ailleurs  le  peuple  se  serait-il  ameuté  autour  de 
la  maison  et  aurait-il  menacé  les  princesses,  au  témoignage  du 
même  Brasset  :  «  Il  en  a  cousté  la  vie  à  M.  de  l'Espinay,  capi- 
taine et  major  du  Régiment  de  Chastillon,  l'un  des  plus  honnestes 
gentilhommes  françoys  que  nous  ayons  icy.  Il  n'y  a  point  de 
valeur  qui  peust  résister  seul  à  dix  ou  douze  espees  qui,  après 
le  malheur  d'une  cheutte,  le  percèrent  de  douze  coupz,  sans 
que  luy  eust  le  moyen  de  tirer  la  sienne.  Cela  s'estant  [fait] 
en  plaine  rue  et  en  plain  jour,  le  peuple  s'en  seroit  esmeiï,  sans 
la  prudence  du  Magistrat,  qui  mist  toute  la  nuict  garde  Bour- 
geoyse  aux  environs  de  la  Cour  de  Bohesme,  pour  la  seureté 
des  Dames,  car,  pour  le  Pr[ince],  après  le  coup  faict,  il  monta 
à  cheval  et  tira  de  longue.  » 

Le  3  juillet  1646,  «  fut  proclamé  à  son  de  cloche  le  Prince 
Philippe  et  ceux  de  sa  suitte  qui  ont  commis  cette  belle  action.  » 
La  reine  de  Bohême  n'ose  plus  se   promener   au  «  Verhault  » 

1.  Née  le  28  avril  1622,  elle  mourut  le  11  février  1709.  Cf.  ibid.,  p.  495. 


exil  d'Elisabeth  (15  août  1646)  627 

(Voorhout).  «  Ce  ne  sera  pas,  aux  siècles  à  venir,  un  petit  nota  dans 
la  cronique  de  Hollande,  écrit  touj ours  Brasset,  après  la  seconde 
proclamation,  le  9  juillet,  d'y  veoyr  un  fils  deroy  presser  comme 
un  autre  »,  mais,  brusquement,  l'on  suspendit  les  poursuites,  ce 
dont  une  dame  se  montrait  «  fort  estomachée  »,  «  adjoustant 
qu'au  moins  la  considération  de  sa  personne  ne  devoit  pas  mettre 
à  couvert  un  taz  de  coquins  qui  avoient  si  infammement  trempé 
leurs  mains  dans  le  sang  d'un  pauvre  gentilhomme  innocent  ».  * 

La  reine  de  Bohême  qui,  selon  cette  mauvaise  langue  de 
Tallemant  «  estoit  bien  aise  que  sa  fille  [Louise]  se  divertist  », 
entra  dans  une  violente  colère  contre  son  fils,  lequel  menaçait, 
par  cet  acte  inconsidéré,  de  ruiner  la  fortune  de  sa  Maison, 
qui  pouvait  espérer  renaître  du  traité  de  Paix  qu'on  prévoyait 
assez  proche.  «  Le  bruit  courut  alors,  raconte  Baillet  2,  qu'une 
action  si  noire  avoit  été  concertée  sur  les  conseils  de  la  Princesse 
Elizabeth.  La  Reine  sa  mère,  qui  prenoit  beaucoup  de  part  à 
cette  affaire,  en  conceut  tant  d'horreur  que,  sans  se  donner  la 
patience  d'en  examiner  le  fonds,  elle  chassa  sa  fille  avec  son 
fils  de  chez  elle  et  ne  voulut  jamais  les  revoir  de  sa  vie.  » 

C'est  cela  le  «  congé  »,  entendez  «  ordre  »,  «  de  la  Reine  ma 
mère,  de  M.  mon  frère  et  les  sentimens  des  amis  de  nostre  mai- 
son »,  dont  parle  Elisabeth  et  qui  exigent  une  absence  de  six  mois, 
laquelle  se  transformera  en  exil  éternel  à  la  Cour  de  Brande- 
bourg. 

Il  est  à  peine  besoin  de  repousser  la  calomnie  dont  Elisabeth 
est  l'objet.  On  la  devine  victime  des  manœuvres  de  Louise, 
qu'elle  a  dû  souvent  blâmer  de  ses  désordres  et  essayer  de 
ramener  à  la  vertu.  C'est  ce  que  semble  indiquer  une  phrase 
d'une  lettre  du  21  février  1647,  où  Elisabeth  se  loue  d'être  en 
Brandebourg  «  avec  des  personnes  desquels  on  n'a  point  sujet 
de  se  méfier.  C'est  pourquoy,  dit-elle,  j'ay  plus  de  complaisance 
icy  que  je  n'avois  à  La  Haye.  »  3  Pauvre  lis  grandi  sur  ce  terreau 
impur,  il  devait  être  emporté  et  tordu  dans  l'orage  de  ces  pas- 
sions qu'elle  ne  connaissait  jusqu'alors  que  par  le  Traité  de  son 
Philosophe. 

Lui,  ami  fidèle  avant  tout,  accourt  à  La  Haye  au  lendemain 


1.  Extraits  tirés  de  lettres  inédites  de  Brasset,  publiés  par    MM.  Adam    et  Tan- 
nery  au  t.  IV  des  Œuvres  de  Descartes,  pp.  670-675. 

2.  Ibid.,  p.  450,  d'après  Baillet,  Vie  de  M.  Descarla,  t.  II,  p.  231. 

3.  Œuvres,  l.  IV,  p.  610. 


628 


DESCARTES    EN    HOLLANDE 


du  crime,  sentant  bien  que  la  plume  ne  suffira  pas  à  consoler 
tant  de  misère  morale  et  il  vient  la  réconforter.  Il  y  alla  encore, 
une  dernière  fois,  avant  le  départ  de  la  Princesse,  qui  quitta 
La  Haye,  le  15  août x  1646,  avec  sa  sœur  Henriette.  On  causa 
lectures,  sans  doute  pour  parler  d'autre  chose,  et,  distraitement, 
Elisabeth  recommanda  à  Descartes  d'examiner  Le  Prince  de 
Machiavel,  qu'elle  n'avait  plus  lu  depuis  six  ans  et  où  peut-être- 
elle  espérait  trouver  des  remèdes  à  ses  malheurs  et  à  ceux 
de  son  cadet  Philippe.  La  Princesse  et  le  Philosophe  ne 
devaient  plus  jamais  se  revoir,  mais  l'absence,  pour  eux,  ne 
fut  pas  l'oubli. 

1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  673. 


CHAPITRE  XXIV 


CORRESPONDANCE     AVEC     l' EXILÉE     (1646-1647)     DEUXIÈME 

VOYAGE    DE    DESCARTES    EX    FRANCE    (1647) 


La  correspondance  suppléera  à  l'absence,  mais  elle  est  plus 
malaisée  par  delà  les  frontières,  et  dans  une  perpétuelle  crainte 
des  espions,  car  Elisabeth  exilée  est  évidemment  surveillée. 
Aussi  Descartes  propose-t-il  un  chiffre  et  tous  deux  se  servent, 
en  matière  politique,  d'un  langage  figuré.  Comme  les  dames 
allaient  souvent  sous  le  masque,  les  lettres  vont  passer  sous  le 
chiffre.  Elles  n'en  sont  que  plus  intimes  et  plus  cordiales,  la 
jeune  princesse  Sophie  prêtant  ses  bons  offices  pour  faire  tenir 
celles  de  Descartes  à  la  sœur  aînée,  ce  qui  donne  occasion  au 
philosophe  de  comparer  la  gracieuse  messagère  à  un  ange  1. 

Elisabeth  est  arrivée  à  Berlin,  le  17  septembre  1646,  après  un 
voyage  agréable  sinon  rapide.  L'Électeur  régnant,  son  cousin, 
Frédéric-Guillaume,  la  sœur  de  celui-ci,  Hedwige-Sophie,  qui 
deviendra  l'élève  d'Elisabeth,  et  enfin  leur  mère  l'Électrice 
douairière  de  Brandebourg,  Elisabeth-Charlotte,  comtesse  pala- 
tine, lui  font  un  excellent  accueil  dans  leur  maison,  où  la  nou- 
velle venue  a  été  chérie  depuis  son  enfance  et  où  tout  le  monde 
conspire  à  lui  faire  des  caresses,  ce  qui  ne  laisse  pas  de  lui  imposer 
un  peu  trop  de  complaisances  mondaines,  de  distractions  et  de 
divertissements  2. 

Au  reste,  après  les  premières  effusions,  son  bonheur  est  de 
courte  durée  ;  sans  parler  même  de  la  séparation  d'avec  son 
philosophe,  elle  se  sent  dans  un  milieu  lourd,  grossier,  par- 
faitement étranger  aux  choses  de  l'esprit  et  à  la  politesse  de 
la  Cour  toute  française  de  La  Haye,  que  devait  évoquer  seu- 
lement, un  peu  plus   tard,    Louise-Henriette    de  Nassau,   fille 

1.  Œuvres,  t.  IV,  pp.  495,  533,  59 2. 

2.  Ibid.,  pp.  522,  525. 


630  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

de  Frédéric-Henri,  laquelle  épousa,  en  décembre  1646,  Frédéric- 
Guillaume  :  «  Le  peuple  d'icy,  écrira  la  princesse  du  Rhin 
à  Descartes,  en  mai  1647,  a  une  croyance  extraordinaire  en  sa 
profession  [en  celle  du  médecin]  et  n'estoit  la  grande  saleté 
de  la  commune  et  de  la  noblesse,  je  crois  qu'il  en  auroit  moins 
besoin  que  peuple  du  monde,  puisque  l'air  y  est  fort  pur.  J'y 
ay  aussi  plus  de  santé  que  je  n'avois  en  Hollande.  Mais  je  ne 
voudrois  pas  y  avoir  tousjours  esté,  puisqu'il  n'y  a  rien  que 
mes  livres  pour  m'empescher  de  devenir  stupide  au  dernier 
point.  » 1 

Évidemment,  le  nom  de  Descartes  fait  hausser  les  épaules 
aux  junkers  et  à  leurs  maîtres  et  ceux-ci  doivent  sourire  des 
billevesées  latines,  historiées  de  figures  et  de  signes  cabalis- 
tiques, où  se  plonge,  des  heures  entières,  leur  folle  cousine  Elisa- 
beth. Il  n'y  a  que  le  vieux  Duc  de  Brunswick  qui  veuille  se  les 
procurer,  pour  les  faire  relier  en  maroquin  et  en  orner, 
sinon  son  esprit,  du  moins  sa  célèbre  bibliothèque  :  «  Il  n'y  a 
personne  icy,  écrit  Elisabeth  le  19  novembre  1646,  en  reparlant 
à  Descartes  de  ses  œuvres,  d'assez  raisonnable  pour  les  com- 
prendre, quoy  que  je  me  sois  engagée  de  promesse  à  ce  vieux 
duc  de  Brunswick,  qui  est  à  Wolfenbuttel,  de  les  luy  faire  avoir, 
pour  orner  sa  bibliothèque.  Je  ne  crois  point  qu'ils  luy  servi- 
ront pour  orner  sa  cervelle  catherreuse,  desjà  toute  occupée 
du  pedantisme.  »  2 

Les  savants  prussiens  qu'elle  voit  et  qui  sont  surtout  des 
médecins,  la  rebutent  :  Les  «  doctes...  sont  encore  plus  pédants 
et  superstitieux  qu'aucun  de  ceux  que  j'ai  connus  en  Hollande 
et  cela  vient  de  ce  que  tout  le  peuple  y  est  si  pauvre  que  per- 
sonne n'y  estudie  ou  raisonne  que  pour  vivre.  J'ay  eu  toutes  les 
peines  du  monde  à  m'exemter  les  mains  des  médecins,  pour  ne 
patir  de  leur  ignorance.  »  3 

Il  n'y  a  qu'une  exception,  un  certain  docteur  Weiss,  qui 
pourrait  être  Alsacien,  à  en  juger  par  son  nom.  Cela  expliquerait 
que,  sachant  le  français,  il  ait  lu  le  Discours  de  la  Méthode  : 
«J'ay  rencontré  depuis  peu,  icy,  un  seul  homme  qui  en  avoit 
i  veiï  quelque  chose.  C'est  un  docteur  en  médecine,  nommé 
Weis,  fort  savant  aussi.  Il  m'a  dit  que  Bacon  luy  a  premiere- 

1.  Œuvres,  t.  V,  p.  49. 

2.  Ibid.,  t.  IV,  pp.  580-581. 

3.  Ibid.,  p.  579. 


correspondance  avec  l'exilée  (1646-1647)  631 

ment  rendu  suspecte  la  philosophie  d'Aristote  et  que  vostre 
méthode  la  luy  a  fait  entièrement  rejetter  et  l'a  convaincu 
la  circulation  du  sang,  qui  détruit  tous  les  anciens  principes  de 
leur  médecine  ;  c'est  pourquoy  il  avoue  d'y  avoir  consenti  à 
regret.  Je  luy  ay  preste  à  cette  heure  vos  Principes,  desquels 
il  m'a  promis  de  me  dire  ses  objections  :  s'il  en  trouve  et  qu'ils 
en  méritent  la  peine,  je  vous  les  envoiray,  afin  que  vous  puissiez 
juger  de  la  capacité  de  celuy  que  je  trouve  estre  le  plus  raison- 
nable entre  les  doctes  de  ce  lieu,  puisqu'il  est  capable  de  gouster 
vostre  raisonnement...  » x 

La  grande  consolation  est  de  causer  longuement  avec  l'ami 
qu'elle  ne  saurait  oublier  :  «  J'aime  mieux  paroistre  devant 
vous  avec  toutes  mes  fautes  que  de  vous  donner  sujet  de  croire 
que  j'ay  un  vice  si  esloigné  de  mon  naturel  comme  celuy  d'où-  * 
blier  mes  amis  en  l'absence,  principalement  une  personne  que 
je  ne  saurois  cesser  d'affectionner,  sans  cesser  aussi  d'estre 
raisonnable,  comme  vous,  Monsieur,  à  qui  je  seray  toute  ma 
vie 

Vostre  très  affectionnée  amie  à  vous  servir 

Elisabeth.   » 2 

De  quoi  parle-t-on  ?  de  la  politique  et  du  Prince,  dont  Des- 
cartes, avec  les  restrictions  que  suggère  l'époque,  réprouve 
l'immorale  brutalité,  de  la  joie  intérieure  imposée  par  la  volonté, 
du  succès  des  choses  entreprises  d'un  cœur  gai,  sous  une  ins- 
piration secrète  qu'il  assimile  au  «  g?nie  de  Socrate  » 3,  des 
eaux  de  Spa,  des  pustules  dont  elle  a  été  atteinte,  de  purga- 
tifs ou  bouillons  rafraichissants,  des  drogues,  de  la  Chymie 
qu'il  faut  éviter  4,  menus  conseils  qui  pourraient  être  ridicules 
et  qui  ne  le  sont  point  quand  ils  témoignent  de  la  plus  tendre 
sollicitude  et  du  désir  du  médecin-philosophe  de  conserver  en 
belle  santé  sa  chère  «  patiente  ». 

Elle  et  lui  se  bercent  de  l'espoir  d'un  prochain  mais  incer- 
tain revoir  :  «  Si  je  ne  retourne  à  la  1  Iu\  e,  l'esté  qui  vient,  comme 
je  n'en  puis  respondre,  quoy  que  je  n'ay  point  changé  de  reso- 
lution, parce  que  cela  dépend  en  partie  de  la  volonté  d'autruy 


1.  Œuvres,  t.  IV,  pp.  619-620. 

2.  De  Berlin,  ce  30  septembre  [10  octobre  1646  n.  s.],  t.  IV,  p.  52  I. 

3.  Ibid.,  p.  530. 

4.  Ibid.,  p.  590. 


632 


DESCARTES    EN    HOLLANDE 


et  des  affaires  publiques.  » x  Elle  est  donc  toujours  en  exil  de 
par  «  le  congé  »  de  Madame  sa  mère.  C'est  quand  il  erre  dans  les 
allées  du  Voorhout  ou  sur  la  montagne  (!)  du  Vivier  (Vijver- 
berg)  et  qu'il  admire,  au  delà  de  l'étang  aux  cygnes,  l'alternance 
des  tours  rondes,  des  tours  carrées  et  des  pignons  à  redans, 
dont  la  diversité  symbolise  si  bien  l'étrange  disparité  des  insti- 
tutions qu'ils  abritent,  il  cherche  en  vain  dans  les  carrosses 
dorés  les  regards  de  sa  princesse  perdue  :  «  La  satisfaction  que 
j'aprens  que  vostre  Altesse  reçoit  au  lieu  où  elle  est,  lui  écrit-il, 
en  mars  1647,  fait  que  je  n'ose  souhaiter  son  retour,  bien  que 
j'aye  beaucoup  de  peine  à  m'en  empescher,  principalement  à 
cette  heure  que  je  me  trouve  à  la  Haye.  Et  pour  ce  que  je  re- 
marque, par  vostre  lettre  du  21  février,  qu'on  ne  vous  doit 
point  attendre  icy  avant  la  fin  de  l'esté,  je  me  propose  de  faire 
un  voyage  en  France  pour  mes  affaires  particulières,  avec 
dessein  de  revenir  vers  l'hyver,  et  je  ne  partiray  point,  de  deux 
mois,  affin  que  je  puisse  auparavant  avoir  l'honneur  de  recevoir 
les  commandemens  de  vostre  Altesse,  lesquels  auront  tousjours 
plus  de  pouvoir  sur  moy  qu'aucune  autre  chose  qui  soit  au 
monde.  » 2 

C'est  bien  là  le  langage  d'un  serviteur  à  sa  dame,  mais  sans 
préciosité  ni  galanterie.  Qu'elle  ait  été  émue  de  ce  souvenir 
de  La  Haye,  c'est  ce  dont  témoigne  la  délicate  et  nostalgique 
réponse  du  11  avril  1647  3  :  «  Je  n'ay  point  regretté  mon  absence 
de  La  Haye  que  depuis  que  vous  me  mandez  y  avoir  esté  et 
que  je  me  sens  privée  de  la  satisfaction  que  je  soulois  avoir 
en  vostre  conversation,  pendant  le  séjour  que  vous  y  faisiez  ; 
il  me  sembloit  que  j'en  parfois  toutes  les  fois  plus  raisonnable 
et,  encore  que  le  repos  que  je  trouve  icy...  surpasse  tous  les 
biens  que  je  puisse  avoir  ailleurs,  il  n'approche  point  de  celuy- 
là,  que  je  ne  me  saurois  neantmoins  promettre  en  quelques 
mois  ni  en  prédire  le  nombre...  Ainsi,  je  puis  espérer  mais  non 
pas  m'asseurer  que  j'auray  le  bonheur  de  vous  revoir,  au  temps 
que  vous  avez  proposé  vostre  retour  de  France.  » 

Cependant  la  science  n'est  point  oubliée  et,  pour  tenir  sa 
royale  élève  au  courant,  Descartes  lui  fait  parvenir  le  livre 
du    disciple    infidèle    Regius,    les    Fundamenta    Physices.    La 


1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  G19. 

2.  Ibid.,  p.  G24. 

3.  Ibid.,  pp.  628-623. 


l'apostasie  de  regius  633 

conduite  de  ce  dernier  n'a  pas  cessé  d'être  ambiguë  depuis 
que  les  démêlés  avec  Voetius  ont  pris  mauvaise  tournure  et 
qu'il  a  craint  d'y  laisser  sa  place  de  professeur  à  Utrecht.  Il 
continue  à  fréquenter  le  maître,  à  lui  rendre  visite  à  Egmond, 
à  exploiter,  même  sans  discrétion,  les  observations  et  les  travaux 
inédits  du  philosophe,  mais  quand,  avec  une  grande  franchise, 
celui-ci  lui  conseille,  comme  à  un  frère 1,  de  ne  pas  publier 
le  livre  dont  Regius-de  Roy  lui  a  laissé  le  manuscrit  à  l'examen, 
le  disciple,  quittant  sa  docilité  de  jadis,  se  révolte  et  le  donne 
à  l'impression  2. 

«  Je  vous  diray  icy  ingenuement  que  je  n'estime  pas  qu'il 
[le  livre  de  Regius]  mérite  que  vostre  Altesse  se  donne  la  peine 
de  le  lire.  Il  ne  contient  rien  touchant  la  Physique,  sinon  mes 
assertions  mises  en  mauvais  ordre  et  sans  leurs  vrayes  preuves, 
en  sorte  qu'elles  paroissent  paradoxes,  et  que  ce  qui  est  mis  au 
commencement  ne  peut  estre  prouvé  que  par  ce  qui  est  vers  la 
fin.  »  L'élève  a  évidemment  beaucoup  à  apprendre  encore  de 
la  clarté  française  de  son  maître. 

«  Il  n'y  a  inséré  presque  rien  du  tout,  continue-t-il 3,  qui 
soit  de  luy  et  peu  de  choses  de  ce  que  je  n'ay  point  fait  imprimer, 
mais  il  n'a  pas  laissé  de  manquer  à  ce  qu'il  me  devoit,  en  ce 
que,  faisant  profession  d'amitié  avec  moy  et  sçachant  bien 
que  je  ne  desirois  point  que  ce  que  j'avois  écrit  touchant  la 
description  de  l'animal,  fust  divulgué,  jusques-là  que  je  n'avois 
pas  voulu  luy  monstrer  et  m'en  estois  excusé  sur  ce  qu'il  ne 
se  pourroit  empescher  d'en  parler  à  ses  disciples,  s'il  l'avoit 
vu,  il  n*a  pas  laissé  de  s'en  aproprier  plusieurs  choses  et,  ayant 
trouvé  moyen  d'en  avoir  copie  sans  mon  sceù,  il  en  a  particu- 
lièrement transcrit  tout  l'endroit  où  je  parle  du  mouvement 
des  muscles  et  où  je  considère,  par  exemple,  deux  des  muscles 
qui  meuvent  l'œil,  de  quoy  il  a  deux  ou  trois  pages  qu'il  a  répé- 
tées deux  fois,  de  mot  à  mot,  en  son  livre,  tant  cela  luy  a  plu. 
Et  toutesfois,  il  n'a  pas  entendu  ce  qu'il  écrivoit,  car  il  en  a 
obmis  le  principal,  qui  est  que  les  esprits  animaux,  qui  coulent 
du  cerveau  dans  les  muscles,  ne  peuvent  retourner  par  les  mesmes 


1.  Œuvres  t.  IV  p.  249. 

2.  L'échange  de' lettres  à  ce  sujet  entre  Descartes  et  Regius  se  trouve  au  t.  IV, 
pp.  239,  241,  248,  254,  256,  497,  514,  517,  566,  627  ;  voir  aussi  Supplément  (1913), 
aux  Œuvres  de  Descartes,  pp.  6  à  14. 

3.  Œuvres,  t.  IV,  pp.  625-626.  Lettre  de  mars  1647.  A  rapprocher,  la  lettre  à 
Mersenne,  ibid.,  p.  517  et  la  préface  de  l'édition  française  des  Principes. 


634  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

conduits  par  où  ils  viennent,  sans  laquelle  observation  tout  ce 
qu'il  écrit  ne  vaut  rien  et  pource  qu'il  n'avoit  pas  ma  figure, 
il  en  a  fait  une  qui  monstre  clairement  son  ignorance.  On  m'a 
dit  qu'il  a  encore,  à  présent,  un  autre  livre  de  Médecine *  sous  la 
presse,  où  je  m'attens  qu'il  aura  mis  tout  le  reste  de  mon  écrit, 
selon  qu'il  aura  pu  le  digérer.  Il  en  eust  pris  sans  doute  beau- 
coup d'autres  choses,  mais  j'ay  sceii  qu'il  n'en  avoit  eu  une 
copie  que  lors  que  son  livre  s'achevoit  d'imprimer. 

«  Mais,  comme  il  suit  aveuglement  ce  qu'il  croit  estre  de 
mes  opinions,  en  tout  ce  qui  regarde  la  Physique  ou  la  Médecine, 
encore  mesme  qu'il  ne  les  entende  pas,  ainsi  il  y  contredit 
aveuglement,  en  tout  ce  qui  regarde  la  Métaphysique,  de 
quoy  je  Pavois  prié  de  n'en  rien  écrire,  pource  que  cela  ne  sert 
point  à  son  sujet  et  que  j'estois  assuré  qu'il  ne  pouvoit  en  rien 
écrire  qui  ne  fust  mal.  Mais  je  n'ay  rien  obtenu  de  luy,  sinon 
que,  n'ayant  pas  dessein  de  me  satisfaire  en  cela,  il  ne  s'est 
plus  soucié  de  me  desobliger  aussi  en  autre  chose.  » 

Sans  doute,  mais  il  s'agissait  d'apaiser  le  demi-dieu  Yoetius 
à  qui  il  pouvait  être  parfaitement  indifférent  que  Regius  suivît 
la  physique  de  Descartes,  pourvu  qu'il  en  réfutât  la  métaphy- 
sique 2.  Quant  à  Elisabeth,  elle  en  est  indignée.  Réceptive 
comme  sont,  le  plus  souvent  les  élèves-femmes,  et  ayant  voué 
à  son  maître  une  espèce  de  culte,  elle  s'irrite  contre  le  téméraire 
qui  attente  à  l'idole  :  «  J'ay  eu  plus  d'envie  de  voir  le  livre  de 
Regius,  pour  ce  qu'il  y  a  mis  du  vostre  que  pour  ce  qui  est  du 
sien...  Mais  quoy  que  j'excuserois  toutes  les  autres  fautes  dudit 
Regius,  je  ne  saurois  lui  pardonner  l'ingratitude  dont  il  use 
envers  vous  et  le  tiens  tout  à  fait  lasche,  puisque  vostre  con- 
versation ne  luy  a  pu  donner  d'autres  sentiments.  » 3 

Elle  aime  bien  mieux  les  Cogitationes  du  «bon  amy  »  «Monsieur 
de  Hogelande  »  qui,  dit  Descartes,  «  a  fait  tout  le  contraire  de 
Regius,  en  ce  que  Regius  n'a  rien  écrit  qui  ne  soit  pris  de  moy 
et  qui  ne  soit,  avec  cela,  contre  moy,  au  lieu  que  l'autre  n'a 
rien  écrit  qui  soit  proprement  de  moy  (car  je  ne  croy  pas 
mesme  qu'il  ait  jamais  bien  lu  mes  écrits)  et  toutesfois  il  n'a 
rien  qui  ne  soit  pour  moy,  en  ce  qu'il  a  suivy  les  mesmes  prin- 
cipes. »  4 

1.  Les  Fundamenla  Medica,  cf.  t.  IV  des  Œuvres  de  Descartes,  p.  626,  note  b. 

2.  lbid.,  pp.   (325-tiJT. 

3.  Œuvres,  t.  IV,  p.  630. 

•1.   Ibid.,  p.  G27.  Il  s'agit  de  Corn,  ab  Hogelande,  Cogitationes,  quibus  Dei  exis- 


correspondance  avec  l'exilée  (1646-1647)  635 

La  déception  profonde  que  lui  cause  l'attitude  de  Regius, 
qu'il  avait  tenu  pour  un  ami  sincère,  les  difficultés  toujours 
pendantes  avec  les  théologiens  d'Utrecht,  celles  qui  naissent 
alors  avec  l'Université  de  Leyde,  la  perpétuelle  remise  du 
retour  de  la  Princesse,  font  que  rien  n'attache  plus  Descartes 
à  la  Hollande  et  qu'il  songe  plus  que  jamais  au  voyage  en  France. 
Il  s'en  explique  avec  Elisabeth,  au  début  d'une  lettre  envoyée 
d'Egmond,  le  10  mai  1647  :  «  Encore  que  je  pourray  trouver 
des  occasions  qui  me  convieront  à  demeurer  en  France,  lors 
que  j'y  seray,  il  n'y  en  aura  toutesfois  aucune  qui  ait  la  force 
de  m'empescher  que  je  ne  revienne  avant  l'hyver,  pourvu  que 
la  vie  et  la  santé  me  demeurent,  puis  que  la  lettre  que  j'ay  eu 
l'honneur  de  recevoir  de  vostre  Altesse  me  fait  espérer  que  vous 
retournerez  à  la  Haye  vers  la  fin  de  l'esté. 

«  Mais  je  puis  dire  que  c'est  la  principale  raison  qui  me  fait 
préférer  la  demeure  de  ce  païs  à  celle  des  autres,  car,  pour  le 
repos  que  j'y  estois  cy-devant  venu  chercher,  je  prevoy  que  - 
d'oresnavant,  je  ne  l'y  pourray  avoir  si  entier  que  je  desirerois, 
à  cause  que,  n'ayant  pas  encore  tiré  toute  la  satisfaction  que 
je  devois  avoir  des  injures  que  j'ay  receiies  à  Utrech,  je  voy 
qu'elles  en  attirent  d'autres  et  qu'il  y  a  une  troupe  de  Théologiens, 
gens  d'école,  qui  semblent  avoir  fait  une  ligue  ensemble  k 
pour  tascher  à  m'oprimer  par  calomnies...  » 1  Les  «  personnes 
de  ce  pais...  révèrent,  non  pas  la  probité  et  la  vertu,  mais  la 
barbe,  la  voix  et  le  sourcil  des  Théologiens,  en  sorte  que  ceux 
qui  sont  les  plus  effrontez  et  qui  sçavent  crier  le  plus  haut, 
ont  icy  le  plus  de  pouvoir  (comme  ordinairement  en  tous  les 
états  populaires)  ».  2 

S'il  ne  peut  obtenir  justice,  il  médite  de  se  «  retirer  tout  à 
t'ait  de  ces  Provinces  »,  «  mais,  continue-t-il,  pource  que  toutes 
choses  se  font  icy  fort  lentement,  je  m'assure  qu'il  se  passera 
plus  d'un  an,  avant  que  cela  arrive  ».  3 

Elisabeth,  pour  beaucoup  de  raisons  avoines  et  inavouées, 
cherche  à  le  détourner  de  ce  dessein  :  «  11  est  indigne  de  vous  - 
de  céder  la  place  à  vos  ennemis...  ;  cela  paroîtroit  comme  une 

lenlia,  item  animae  spiritalitas  et  possibilis  cum  corporc  uni"  demonslraniur;  nec  non 
brevis  hisloria  oeconomiae  corporis  animalis  proponitur  alquc  mechanice  explicatur. 
Amsterdam,  L.  Elzevir,  1646,  petit  in-12.  L'énoncé  du  titre  est  bien  cartésien  ;  aussi 
l'ouvrage  est-il  dédié  à  Descartei. 

1.  Œuvres,  t.  V,  pp.  15-1(3. 

2.  lbid.,  p.  17. 

3.  lbid. 


636  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

espèce  de  bannissement,  qui  vous  apportèrent  plus  de  préju- 
dice que  tout  ce  que  Messieurs  les  théologiens  peuvent  faire 
contre  vous...  ».  L'argument  décisif,  elle  le  réserve,  par  une  vraie 
finesse  de  femme  :  «  Si  vous  continuez  celle  [la  résolution]  de 
quitter  le  pays,  je  relascherois  aussi  celle  que  j'avois  prise  d'y 
retourner,  si  les  intérêts  de  ma  maison  ne  m'y  rappellent  et 
attendray  plutost  icy  que  l'issue  des  traités  de  Munster  ou 
quelque  autre  conjoncture  me  ramené  en  ma  patrie.  » 1 

N'ayant  donc  plus  rien  qui  le  retienne,  Descartes  se  met  en 
route,  non  sans  envoyer  à  la  Princesse,  le  6  juin  1647  2,  une 
dernière  pensée,  en  traversant  le  lieu  de  leurs  entrevues  de  jadis: 
«  Passant  par  la  Haye,  pour  aller  en  France,  puis  que  je  ne  puis 
y  avoir  l'honneur  de  recevoir  vos  commandemens  et  vous  faire 
la  révérence,  il  me  semble  que  je  suis  obligé  de  tracer  ces  lignes, 
afin  d'assurer  vostre  Altesse  que  mon  zèle  et  ma  dévotion  ne 
changeront  point,  encore  que  je  change  de  terre.  » 

Parti  de  la  Résidence  le  7,  il  est,  le  8,  à  Rotterdam,  d'où  il  écrit 
à  l'abbé  Picot  3,  chez  qui  il  descendra  à  Paris,  rue  Geoffroy- 
l'ànier,  entre  la  Seine  et  la  rue  Saint-Antoine,  dans  la  même 
maison  que  Madame  Scarron  de  Xandiné.  C'est  là  qu'il  fait 
la  préface  de  l'édition  française  de  ses  Principes,  traduits  par 
son  hôte  et  qui  s'achève  d'imprimer.  Le  26  juillet,  il  est  en  Bre- 
tagne, où  il  règle  ses  éternelles  affaires  de  famille  et  rentre  à 
Paris  en  septembre  ;  il  y  trouve  le  P.  Mersenne  malade,  d'une 
artère  maladroitement  coupée  par  un  médecin,  au  cours  d'une 
saignée,  et  Mydorge  mort  en  son  ancien  Palais  des  Tournelles, 
près  la  Place  Royale.  Ce  pauvre  bonhomme  avait  gaspillé 
cent  mille  écus  de  son  bien  à  la  fabrique  des  verres  de 
lunettes,  de  miroirs  ardents  et  à  d'autres  expériences  phy- 
siques et  mathématiques,  ce  dont  ses  héritiers  furent  fort 
marris.  4 

Au  cours  de  ce  séjour,  Descartes  reçoit  du  roi,  par  l'intermédiaire 
du  Cardinal  Mazarin,  sans  autre  sollicitation  que  celle  de  ses 
amis  et  par  lettres  patentes  du  6  septembre  1647,  une  pension 
de  trois  mille  livres  en  considération  «  de  ses  grands  mérites  et 
de  l'utilité  que  sa  Philosophie  et  les  recherches  de  ses  longues 


1.  Œuvres,  t.  V,  pp.  46-47. 

2.  Jbid.,  p  59. 

3.  Ibid.,  p.  63. 

4.  Ibid.,  p. 


ENTREVUES    AVEC    PASCAL    (23-24    SEPT.    1647)  637 

études  procuroient  au  genre  humain  ;  comme  aussi  pour  l'aider 
à  continuer  ses  belles  expériences  qui  requeroient  de  la  dé- 
pense ».  1 

A  ce  moment  aussi,  les  23  et  24  septembre  1647,  il  ren- 
contra à  Paris  «  M.  Pascal  le  jeune  »,  qui  avait  alors  vingt- 
quatre  ans  et  ces  entrevues  ont  été  rapportées  comme  suit 
dans  une  lettre2  de  la  sœur  cadette,  Jacqueline,  à  l'aînée,  Gil- 
berte  Périer,  écrite  de  Paris  le  mercredi  25  septembre  : 

«  J'ay  différé  à  t'écrire,  ma  tres  chère  sœur,  parce  que  je 
voulois  te  mander  tout  au  long  l'entreveue  de  Mr  Descartes 
et  de  mon  frère,  et  je  n'eus  le  loisir,  hier,  de  te  dire,  que,  dimanche 
au  soir,  Mr  Habert  vint  icy,  accompagné  de  Mr  de  Montigny 
de  Bretagne,  qui  me  venoit  dire,  au  deffaut  de  mon  frère,  qui 
étoit  à  l'Eglise,  que  M.  Descartes,  son  compatriote  et  intime 
amy,  avoit  fort  témoigné  avoir  envie  de  voir  mon  frère,  à  cause 
de  la  grande  estime  qu'il  avoit  ouï  faire  de  M.  mon  père  et  de 
lui,  et  que,  pour  cet  effet,  il  l' avoit  prié  de  venir  voir  s'il  n'incom- 
moderoit  pas  mon  frère,  parce  qu'il  savoit  qu'il  étoit  malade, 
en  venans  céans  le  lendemain  à  9  heures  du  matin.  Quand 
Mr  de  Montigny  me  proposa  cela,  je  fus  assez  empêchée  de 
répondre,  à  cause  que  je  savois  qu'il  a  peine  à  se  contraindre 
et  à  parler,  particulièrement  le  matin  ;  néanmoins,  je  ne  crûs 
pas  à  propos  de  le  refuser,  si  bien  que  nous  arrêtâmes  qu'il 
viendroit  à  10  heures  et  demie,  le  lendemain,  ce  qu'il  fit  avec 
M1*  Habert,  Mr  de  Montigny,  un  jeune  homme  de  soutane  que 
je  ne  connois  pas,  le  fils  de  Mr  de  Montigny  et  deux  ou  trois 
autres  petits  garçons.  Mr  de  Roberval,  que  mon  frère  en  avoit 
averti,  s'y  trouva  et  là,  après  quelques  civilités,  il  fut  parlé 
de  l'instrument  3,  qui  fut  fort  admiré,  tandis  que  M.  de  Roberval 
le  montroit.  Ensuite,  on  se  mit  sur  le  vuide,  et  Mr  Descartes, 
avec  un  grand  sérieux,  comme  on  lui  comptoit  une  expérience 
et  qu'on  lui  demanda  ce.  qu'il  croyoit  qui  fût  entre  dans  la 
seringue,  dit  que  c'étoit  de  la  matière  subtile  ;  sur  quoy,  mon 
frère  lui  répondit  ce  qu'il  put  et  Mr  de  Roberval,  croyant  que 
mon  frère  auroit  peine  à  parler,  entreprit  avec  un  peu  de  chaleur 
Mr  Descartes,  avec  civilité  pourtant,  qui  lui  répondit  avec  in 

1.  D'après  Baillet,  cité  au  t.  V.  p.  68. 

2.  Publiée  d'abord  par  P.  Faugère,  Lettres,  Opuscules  ri  Mémoires  de  Madame 
Périer  et  de  Jacqueline,  sœurs  de  Pascal;  Paris,  1845.  Cf.  Œuvres  de  Descartes» 
t.  V,  pp.  71-72.. 

3.  La  machine  arithmétique  inventée  par  Pascal. 


638  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

peu  d'aigreur  qu'il  parleroit  à  mon  frère  tant  que  l'on  voudroit, 
parce  qu'il  parloit  avec  raison,  mais  non  pas  avec  lui,  qui  parloit 
avec  préoccupation  ;  et,  là  dessus,  voyant  à  sa  montre  qu'il 
étoit  midy,  il  se  leva,  parce  qu'il  étoit  prié  de  dîner  au  faux- 
bourg  wSaint-Germain  et  Mr  de  Roberval  aussi,  si  bien  que 
Mr  Descartes  l'emmena  dans  un  carosse,  où  ils  étoient  tous 
deux  seuls  et  là,  ils  se  chantèrent  goguette,  mais  un  peu  plus 
fort  qu'icy,  à  ce  que  nous  dit  Mr  de  Roberval,  qui  revint  icy, 
l' après  dinée.  » 

Il  y  a  tout  un  petit  tableau  dans  cette  lettre.  On  voit  si  bien 
M.  Descartes  traînant  après  lui  une  ribambelle  d'enfants  et 
venant  voir  ce  jeune  Pascal,  dont  on  lui  a  parlé  comme  d'un 
phénomène  extraordinaire  et  en  qui,  en  effet,  il  se  reconnaît, 
tel  qu'il  était  lui-même,  dans  son  temps  d'Allemagne,  à  24  ans 
aussi.  Seulement,  au  lieu  d'être  en  présence  du  seul  Pascal, 
qui  est  maladif,  fiévreux,  si  timide  qu'il  ne  trouve  pas  ses  mots, 
il  se  heurte  à  Roberval,  un  vieil  adversaire,  lui  répond  avec 
aigreur  \  l'emmène  cependant  clans  son  carrosse,  où  ils  s'en- 
g...oguettent  à  qui  mieux  mieux. 

La  seconde  entrevue,  celle  du  lendemain  à  huit  heures,  ne 
fut  pas  moins  importante.  Malheureusement  Jacqueline  n'y 
assistait  pas  :  «  Mr  Descartes  venoit  icy  en  partie  pour  consulter 
le  mal  de  mon  frère,  sur  quoy  il  ne  lui  dit  pourtant  pas  grand 
chose  ;  seulement,  il  lui  conseilla  de  se  tenir  tout  le  jour  au  lit, 
jusqu'à  ce  qu'il  fût  las  d'y  être,  et  de  prendre  force  bouillons. 
Ils  parlèrent  de  bien  d'autres  choses,  car  il  y  fut  jusqu'à 
1 1  heures.  »  2 

Quelles  autres  choses  ?  Voilà  ce  qu'on  voudrait  savoir,  car 
l'une  d'elle  peut  être  celle  à  laquelle  se  rapporte  la  phrase  de 
Ja  lettre  que  Descartes  écrira  d'Egmond  au  P.  Mersenne  le 
13  décembre  1647  :  «  J'avois  averti  M.  Pascal  d'expérimenter 
si  le  vif-argent  montoit  aussi  haut,  lorsqu'on  est  au-dessus 
d'une  montagne,  que  lorsqu'on  est  tout  au  bas  ;  je  ne  sçay 
s'il  l'aura  fait  »  3  et  l'on  peut  voir  dans  ce  conseil  l'origine  de  la 
fameuse  expérience  du  Puy-de-Dôme,  bien  qu'elle  ait  été  pré- 

1.  Sur  une  autre  querelle  semblable  avec  Roberval,  chez  le  P.  Mersenne,  où  le 
professeur  du  Collège  de  France  se  vanta,  à  tort,  d'avoir  fermé  la  bouche  à  Des- 
cartes,  qui  était  d'ailleurs  peu  disert  et  qui  refusa  de  lui  répondre  autrement  que 
par  écrit,  voir  Œuvres  <!<■  Descartes,  t.  Y,  p.  201.  Roberval,  dit  Baillet,  lui  était 
devenu  i  formidable  par  son  humeur  s>. 

2.  Ibid.,  p.  7;'.. 

3.  Ibid.,  p.  99. 


ENTREVUES  AVEC  PASCAL  (23-24  SEPT.  1647)      639 

cédée  des  expériences  de  Pascal  à  Rouen,  invoquées  dans  les 
Expériences  nouvelles  touchant  le  vide,  dont  le  permis  d'im- 
primer est  du  8  octobre  1647,  les  instructions  données  par  Pascal 
à  son  beau-frère  Périer,  à  Clermont,  étant  du  15  novembre 
suivant  ;  mais  ne  soulevons  pas  ici  la  question  de  priorité  pour 
une  expérience  qui,  si  l'on  ose  dire,  était  dans  l'air  et  que  Mer- 
senne  aussi  se  targue  d'avoir  conçue  quatre  ans  auparavant 1. 
Ce  qui  intéresse  Descartes  dans  la  question  est  que  sa  théorie 
de  la  négation  du  vide  absolu  est  mise  en  cause  ;  gardons-nous 
bien  de  l'en  railler,  puisqu'elle  correspond  exactement  à  l'hypo- 
thèse de  l'éther  des  physiciens  modernes. 

1.  Cf.  Œuvres  de  Descartes,  t.  V,  p.  100-106,  et  Charles  Adam,  Pascal  cl  Descartes, 
les  expériences  du  vide.  (Revue  Philosophique,  décembre  1887  et  janvier  1888)  ; 
\bel  Lefranc,  Pascal  est-il  un  faussaire  ?  (Extr.  du  Bull,  du  Bibliophile,  1907,  m-8'J). 


CHAPITRE  XXV 


CORRESPONDANCE    AVEC    LEXILÉE     (suite)    (1647-1649) 
TROISIÈME   VOYAGE    EN    FRANCE    (1648) 


C'est  à  la  veille  de  son  départ  pour  la  Hollande  que  Descartes 
a  vu  Pascal  ;  il  y  est  de  retour,  dès  la  fin  de  septembre  1,  et  il  a 
emmené  pour  s'y  distraire,  l'abbé  Picot,  qui  semble  un  peu 
remplacer  le  P.  Mersenne,  malade,  comme  confident  et  mes- 
sager officieux.  Picot  restera  avec  lui  à  Egmond-binnen  jusqu'au 
mois  de  janvier  1648.  Brasset  écrit  le  14  octobre  1647  :  «  M.  des 
Cartes...  est  repassé  en  ces  quartiers  là  pour  y  exercer  sa  Phi- 
losophie cet  hiver.  C'est  un  esprit  plus  digne  de  la  France  que 
de  la  Hollande.  »  2  Dès  le  20  novembre,  la  correspondance  avec 
Elisabeth  reprend  ;  elle  concernera  toujours  les  Passions,  mais 
une  nouvelle  personne  va  désormais  y  tenir  une  grande  place, 
Christine  de  Suède. 

Nous  avons  déjà  parlé  de  la  Sémiramis  du  Nord  et  de  ses 
efforts  pour  embellir  sa  Cour  de  tout  ce  que  la  France,  alliée 
de  son  père  Gustave-Adolphe,  pouvait  lui  donner  de  plus  poli 
et  de  plus  illustre.  Elle  tourne  aussi  les  yeux  vers  la  Hollande, 
non  seulement  à  cause  de  ses  savants,  dont  elle  attire  les  fils, 
Isaac  Vossius  et  Nicolas  Heinsius,  mais  encore  parce  qu'elle 
offre  une  pépinière  de  Français  illustres  déjà  transplantés  et  - 
par  conséquent  plus  aptes  à  l'être,  une  fois  de  plus,  vers  un  climat 
plus  différent  du  leur  et  plus  rigoureux.  Comme  la  Hollande 
était  l'entrepôt  de  nos  vins  pour  l'exportation  vers  les  pays 
de  la  Hanse,  elle  devient  ainsi  «  étape  »  de  nos  grands  esprits. 

Mais  quel  rapport  y  a-t-il  entre  Christine  et  Elisabeth  ? 
Celui-ci:  c'est  que.  Descartes  accueille  avec  d'autant  plus  d'em- 
pressement toute  marque  d'intérêt  ou  de  bienveillance  de  la 
reine  de  Suède,  transmise  par  notre  ambassadeur  Chanut,  qu'il 


1.  Œuvres,  t.  V,  p.  80, 

2.  Ibid. 


Il 


642  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

espère  en  tirer  parti  pour  son  amie  et  la  maison  Palatine  : 
«  J'ay  receu  depuis  deux  jours,  écrivait-il  déjà  à  Elisabeth, 
le  6  juin  1647  l,  une  lettre  de  Suéde  de  Monsieur  le  Résident 
de  France  [son  nouvel  ami  Chanut]  qui  est  là,  où  il  me 
propose  une  question  de  la  part  de  la  Reyne,  à  laquelle  il  m'a 
fait  connoistre  en  luy  monstrant  ma  réponse  à  une  autre  lettre 
qu'il  m'avoit  cy-devant  envoyée.  Et  la  façon  dont  il  décrit 
cette  Reyne,  avec  les  discours  qu'il  raporte  d'elle,  me  la  font 
tellement  estimer  qu'il  me  semble  que  vous  seriez  dignes  de  la 
conversation  l'une  de  l'autre  et  qu'il  y  en  a  si  peu,  au  reste  du 
monde,  qui  en  soient  dignes  qu'il  ne  seroit  pas  mal-aisé  à  vostre 
Altesse  de  lier  une  fort  étroite  amitié  avec  elle,  et  qu'outre  le 
contentement  d'esprit  que  vous  en  auriez,  cela  pourroit  estre 
à  désirer  pour  diverses  considérations...  Je  tascheray  tousjours 
d'y  mettre  [dans  mes  lettres]  quelque  chose  qui  luy  donne  sujet 
de  souhaitter  l'amitié  de  vostre  Altesse,  si  ce  n'est  que  vous 
me  le  deffendiez.  » 

Il  y  a  plus  :  «  La -Reine  ayant  esté  à  Upsale,  ouest  l'Académie 
du  païs,  elle  avoit  voulu  entendre  une  harangue  du  Professeur 
en  l'éloquence  [Freinshemius]...  et...  elle  luy  avoit  donné, 
pour  son  sujet,  à  discourir  du  Souverain  Bien  de  cette  vie  : 
mais...  après  avoir  ouy  cette  harangue,  elle  avoit  dit  que  ces 
gens-là  ne  faisoient  qu'efleurer  les  matières  et  qu'il  en  faudroit 
sçavoir  mon  opinion.  »  2  Christine  charge  Chanut  de  l'obtenir 
de  Descartes.  Celui-ci  écrit  une  lettre  à  la  Reine  sur  ce  sujet, 
qu'il  connaît  bien  pour  l'avoir  traité  avec  Elisabeth,  et,  afin 
de  compléter  ses  explications,  il  envoie  à  l'ambassadeur  les 
lettres  qu'il  a  écrites  à  sa  Princesse  sur  le  De  Vita  beata  de 
Sénèque  et  dont  il  a  conservé  les  brouillons.  Peu  délicat  et 
d'un  gentilhomme  de  lettres  plutôt  que  d'un  gentilhomme. 
Il  n'en  semble  pas  très  confus,  car  il  dit  ingénument  à  Elisa- 
beth, le  20  novembre  1647  3:  «  Ces  écrits  que  j 'envoyé  à  M.  Chanut 
sont  les  lettres  que  j'ay  eu  l'honneur  d'écrire  à  vostre  Altesse 
touchant  le  livre  de  Seneque  De  Vita  beata,  jusques  à  la  moitié 
de  la  sixième,  où,  après  avoir  definy  les  Passions  en  gênerai, 
je  mets  que  je  trouve  de  la  difficulté  à  les  dénombrer.  En  suite 
dequoy,  je  luy  envoyé  aussi  le  petit  Traitté  des  Passions,  lequel 

1.  Œuvres,  t.  V,  pp.  59  à  60. 

2.  lbid.,  p.  89. 

3.  lbid.,  p.  90. 


TROISIÈME    VOYAGE    EN    I'KANCI'.    (1648)  643 

j'ay  eu  assez  de  peine  à  faire  transcrire  sur  un  brouillon  fort 
confus  que  j'en  avois  gardé.  »  * 

Aveu  plus  candide  encore  :  «  Je  luy  mande  que  je  ne  le 
prie  point  de  présenter  d'abord  ces  écrits  à  la  Revue,  pource 
que  j'aurois  peur  de  ne  pas  garder  assez  le  respect  que  je  dois  à  sa 
Majesté,  si  je  luy  envoyois  des  lettres  que  j'ay  faites  pour  une 
autre...  »  Il  laisse  donc  à  Chanut  toute  latitude  pour  révéler 
ou  cacher  le  nom  de  la  destinataire.  Le  but  est  toujours, 
directement  ou  indirectement,  un  rapprochement  entre  Chris-  4 
tine  et  Elisabeth  2.  Celle-ci,  très  attachée  aux  intérêts  de  sa 
maison,  en  favorise  l'idée  ;  elle  songe  même  à  accompagner  en 
Suède,  au  milieu  de  l'été  1648,  Marie-Éléonore  de  Brandebourg, 
veuve  de  Gustave-Adolphe  et  mère  de  Christine,  mais  le  projet 
n'aboutit  pas,  au  grand  chagrin  de  la  Princesse  Palatine  3. 
Elle  en  parle,  en  langage  conventionnel,  dans  sa  lettre  à  Des- 
cartes, datée  de  Crossen  en  Silésie,  le  30  juin  1648,  et  adressée 
à  Paris  où  il  se  trouve  à  nouveau  depuis  la  mi-mai,  cette 
fois  dans  une  chambre  garnie,  du  côté  des  Théatins,  avec 
un  cabinet  d'étude  et  une  garde-robe  pour  coucher  son 
valet.  4 

11  avait  donc  réalisé  ce  troisième  voyage  en  France,  dont 
il  avait  déjà  parlé  à  Elisabeth,  au  mois  de  janvier  précédent  5 
et  qui  était  provoqué,  tant  par  ses  affaires  domestiques  que  par 
le  nouveau  titre  de  pension  que  le  roi  lui  a  fait  parvenir.  Il 
dit  à  ce  propos,  dans  une  lettre  à  Chanut,  datée  d'Egmond, 
31  mars  1649  :  6 

«  Au  reste,  il  semble  que  la  fortune  est  jalouse  de  ce  que  je 
n'ay  jamais  rien  voulu  attendre  d'elle  et  que  j'ay  tasché  de 
conduire  ma  vie  en  telle  sorte  qu'elle  n'eust  sur  moy  aucun 
pouvoir,  car  elle  ne  manque  jamais  de  me  desobliger,  si-tost 
qu'elle  en  peut  avoir  quelque  occasion.  Je  l'ay  éprouvé  en  tous 
les  trois  voyages  que  j'ay  faits  en  France,  depuis  que  je  suis 


1.  Descartes  avait  donc,  comme  tous  les  grands  écrivains,  des  brouillons  confus 
sur  lesquels  il  se  refaisait  souvent.  Les  autographes  que  nous  avons  conservés  sont 
des  copies  faites  par  lui  sur  ses  minutes. 

2.  On  pourra  s'étonner  de  ce  qu'il  ne  suit  pas  souvent  question  d'Elisabeth  dans 
les  lettres  a  Chris  Une  et  à  Chanut.  Descartes  s'en  explique  a  la  Princesse  dans  la 
même  lettre  du  20  novembre  10  17.  Il  craint  que  Chanut  n'ose  parler  d'elle  à  la 
reine,  ne  sachant  l'accueil  qui  lui  serait  fait. 

3.  Cf.  Œuvres,  t.  V,  pp.  195-1U7  et  lettres  DXXII  et  DXXVI. 

4.  Ibid.,  p.   140. 

5.  Ibid.,   p.    113. 

6.  Ibid.,  pp.   328-329. 


644  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

retiré  en  ce  pays,  mais  particulièrement  au  dernier,  qui  m'avoit 
esté  commandé  comme  de  la  part  du  Roy. 

«  Et,  pour  me  convier  à  le  faire,  on  m'avoit  envoyé  des  lettres 
en  parchemin  et  fort  bien  scellées,  qui  contenoient  des  éloges 
plus  grands  que  je  n'en  meritois  et  le  don  d'une  pension  assez 
honneste.  Et  de  plus,  par  des  lettres  particulières  de  ceux  qui 
m'envoyoient  celles  du  Roy,  on  me  promettoit  beaucoup  plus 
que  cela,  si-tost  que  je  serois  arrivé. 

«  Mais,  lors  que  j'ay  esté  là,  les  troubles,  inopinément  sur- 
venus, ont  fait  qu'au  lieu  de  voir  quelques  effets  de  ce  qu'on 
m'avoit  promis,  j'ay  trouvé  qu'on  avoit  fait  payer  par  l'un  de 
mes  proches  les  expéditions  des  lettres  qu'on  m'avoit  envoyées 
et  que  je  luy  en  devois  rendre  l'argent,  en  sorte  qu'il  semble 
que  je  n'estois  allé  à  Paris  que  pour  acheter  un  parchemin,  le 
plus  cher  et  le  plus  inutile  qui  ait  jamais  esté  entre  mes  mains. 

«  Je  me  soucie  neantmoins  fort  peu  de  cela  ;  je  ne  l'aurois 
attribué  qu'à  la  fascheuse  rencontre  des  affaires  publiques  et 
n'eusse  pas  laissé  d'estre  satisfait,  si  j'eusse  vu  que  mon  voyage 
eust  pu  servir  de  quelque  chose  à  ceux  qui  m'avoient  appelle. 
Mais  ce  qui  m'a  le  plus  dégoûté,  c'est  qu'aucun  d'eux  n'a  témoi- 
gné vouloir  connoistre  autre  chose  de  moy  que  mon  visage, 
en  sorte  que  j'ay  sujet  de  croire  qu'ils  me  vouloient  seulement 
avoir  en  France,  comme  un  Eléphant  ou  une  Panther°,  à  cause 
de  la  rareté  et  non  point  pour  y  estre  utile  à  quelque  chose.  » 

Descartes  formule  encore  à  l'égard  de  la  capitale  un  reproche 
plus  grave,  parce  qu'il  touche  à  l'activité  mentale  même  : 
«  Mais  je  vous  prie  d'en  attribuer  la  faute,  écrit-il  à  Chanut,  de 
Paris,  en  mai  1648  \  à  l'air  de  Paris,  plutost  qu'à  mon  inclina- 
tion :  car  je  croy  vous  avoir  déjà  dit  autrefois  que  cet  air  me 
dispose  à  concevoir  des  chymeres,  au  lieu  de  pensées  de  Philo- 
sophe. J'y  voy  tant  d'autres  personnes  qui  se  trompent  en  leurs 
opinions  et  en  leurs  calculs,  qu'il  me  semble  que  c'est  une  maladie 
universelle.  L'innocence  du  désert  d'où  je  viens  me  plaisoit 
beaucoup  davantage  et  je  ne  croy  pas  que  je  puisse  m'empescher 
d'y  retourner  dans  peu  de  temps.  » 

Au  reste,  il  tombe  à  Paris  en  pleine  Fronde  parlementaire, 
l'Arrêt  d'Union  entre  le  Parlement,  la  Chambre  des  Comptes, 
la  Cour  des  Aides  et  le  Grand  Conseil  étant  du  13  mai.  Il  rend 

1.  Œuvres,  t.  V,  p.  183. 


TROISIÈME    VOYAGE    EN    FRANCE    (1648)  645 

compte  de  ces  événements  à  sa  fidèle  confidente  *  :  «  Le  Parlement, 
joint  avec  les  autres  Cours  souveraines,  s'assemble  maintenant, 
tous  les  jours,  pour  délibérer  touchant  quelques  ordres  qu'ils 
prétendent  devoir  estre  mis  au  maniment  des  finances  et  cela 
se  fait  à  présent  avec  la  permission  de  la  Reine  2,  en  sorte  qu'il 
y  a  de  l'apparence  que  l'affaire  tirera  de  longue,  mais  il  est 
mal-aisé  de  juger  ce  qui  en  réussira.  On  dit  qu'ils  se  proposent 
de  trouver  de  l'argent  suffisamment  pour  continuer  la  guerre 
et  entretenir  de  grandes  armées,  sans  pour  cela  fouler  le  peuple  ; 
s'ils  prennent  ce  biais,  je  me  persuade  que  ce  sera  le  moyen  de 
venir  enfin  à  une  paix  générale.  Mais,  en  attendant  que  cela 
soit,  j'eusse  bien  fait  de  me  tenir  au  pai's  où  la  paix  est  desja.  » 

Les  Hollandais  avaient,  en  effet,  abandonnant  leur  vieille 
alliée  de  cinquante  ans,  la  France,  conclu  avec  l'Espagne  une 
paix  séparée,  parle  Traité  de  Munster,  signé  le  30  janvier  1648  3, 
au  grand  désespoir  de  notre  Résident  Brasset,  qui  écrit  mélan- 
coliquement à  Descartes,  le  7  février,  à  propos  de  Chanut  : 
«  Il  a  du  moins  le  plaisir  d'estre  en  lieu  où  il  ne  veoid  que  des 
sentimens  unanimes  pour  une  fermeté  d'union  avec  la  France. 
Nous  ne  pouvons  pas  dire  le  mesme  icy.  »  4 

Descartes,  d'après  la  phrase  que  nous  avons  citée,  semble 
s'être  laissé  influencer  par  le  pacifisme  de  ses  amis  hollandais 
plus  que  par  les  sentiments  fermes  de  notre  Résident  à  La  Haye 
qui  lui  écrit  fièrement,  toujours  le  7  février  1648,  et  au  lende- 
main de  la  sécession  néerlandaise  :  «  Dieu  mercy,  nous  sommes 
en  posture,  en  France,  de  continuer  la  guerre,  si  la  dureté  de  nos 
ennemiz  nous  y  oblige.  »  5 

«  Si  ces  orages  ne  se  dissipent  bien-tost,  continue  Descartes 
dans  la  même  lettre  à  la  Princesse  Elisabeth,  fin  juin  1648,  je 
me  propose  de  retourner  vers  Egmond  dans  six  semaines  ou 
deux  mois  et  de  m'y  arrester  jusques  à  ce  que  le  ciel  de  France 

1.  Œuvres,  t.   V,  p.  198. 

2.  Anne  d'Autriche. 

3.  Cf.  Waddington,  La  République  des  Provinces-Unies,  t.  II,  p.  174. 

4.  Œuvres  de  Descartes,  t.  V,  p.  122.  La  suite  est  intéressante  aussi  :  «  J'espère 
neantmoins  qu'enfin  un  mal  qui  ne  corrompt  toute  la  masse  de  l'Estal  se  rendra 
remediable  »,  ce  qui  est  une  allusion  aux  sentiments  belliqueux  et  francophiles  du 
jeune  prince  Guillaume  1 1,  qui  a  succédé  à  son  père  Frédéric-Henri,  mort  le  14  mars 
1647.  Il  fera,  sous  l'influence  peut-être  de  ses  conseillers  et  amis  français,  le 
singulier  coup  d'Etat  de  1650,  cette  entreprise  sur  Amsterdam,  dont  il  est  question 
au  début  du  roman  intitulé  Mémoires  de  Hollande,  attribué  à  tort  à  M  ""  de  La  Fayette 
et  qui,  selon  M.  Waddington,  est  de  du  Buisson  (cf.  Bulletin  du  Bibliophile,  1898, 
p.  268)  [communiqué  par  M.  Fransen].  Brasset  était  un  homme  clairvoyant  et 
consciencieux. 

5.  Œuvres,  t.  V,  p.  122. 


646  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

soit  plus  serain.  Cependant,  me  tenant  comme  je  fais,  un  pied 
en  un  pays  et  l'autre  en  un  autre,  je  trouve  ma  condition  très 
heureuse  en  ce  qu'elle  est  libre.  » x 

Il  semble  même  en  vouloir  à  ses  amis  de  l'avoir  fait  venir 
en  un  moment  si  troublé  et  il  se  sert,  en  en  parlant  plus  tard  à 
Chanut 2,  d'une  comparaison  bien  amusante  :  «  Je  les  ay  con- 
sidérez comme  des  amis  qui  m'avoient  convié  à  disner  chez  eux 
et,  lors  que  j'y  suis  arrivé,  j'ay  trouvé  que  leur  cuisine  estoit 
en  desordre  et  leur  marmite  renversée  ;  c'est  pourquoy,  je  m'en 
suis  revenu,  sans  dire  un  mot,  afin  de  n'augmenter  point  leur 
fascherie.  Mais  cette  rencontre  m'a  enseigné  à  n'entreprendre 
jamais  plus  aucun  voyage  sur  des  promesses,  quoy  qu'elles 
soient  écrites  en  parchemin.  » 

Elisabeth  y  voit  la  main  de  Dieu  et,  au  fond,  ayant  plus 
souci  de  son  ami  que  des  intérêts  de  la  France,  il  ne  lui 
déplaît  pas  que  ces  «  desordres  inopinés  »  conservent  la  liberté 
du  philosophe,  en  le  forçant  à  retourner  en  Hollande,  sans  cela 
la  Cour  la  lui  eût  ravie,  quelque  soin  qu'il  eût  pris  pour  s'y 
opposer3  «  et  pour  moy,  conclut-elle,  vraie  femme,  toujours 
plus  attachée  au  particulier  qu'au  général,  j'en  reçois  le  plaisir 
de  pouvoir  espérer  le  bonheur  de  vous  revoir  en  Hollande  ou 
ailleurs.  »  Ailleurs,  c'est  en  Suède  sans  doute,  où  elle  pense  encore 
aller  et  le  retrouver  à  la  Cour  de  Christine,  mais  cet  espoir, 
nous  l'avons  vu,  fut  de  courte  durée  4. 

Après  l'arrestation  des  Parlementaires,  la  Journée  des  Bar- 
ricades met  Descartes  en  fuite.  Le  mot  n'est  pas. trop. fort,  car 
il  laissait  son  vieil  ami  Mersenne  à  l'article  de  la  mort  ;  il  passe 
à  Boulogne  le  1er  septembre,  à  l'heure  où  le  Minime  rend  l'âme, 
arrive  à  Rotterdam,  visite  Hogelande  à  Leyde,  est  à  Ams- 
terdam le  6,  et,  trois  jours  après,  se  retrouve  dans  son  Egmond- 
binnen  5  :  «  Bien  que  rien  ne  m'attache  en  ce  heu,  écrira-t-il  à 
Chanut,  le  26  février  1649,  sinon  que  je  n'en  connois  point 
d'autre  où  je  puisse  estre  mieux,  je  me  voy  neantmoins  en  grand 
hazard  d'y  passer  le  reste  de  mes  jours,  car  j'ay  peur  que  nos 
orages  de  France  ne  soient  pas  si-tost  appaisez  et  je  deviens, 
de  jour  à  autre,   plus  paresseux,  en  sorte  qu'il  seroit  difficile 

1.  Œuvres,  t.  V,  p.  198. 

2.  Ibid.,  p.  292. 

3.  Ibid.,  pp.  209-210. 

4.  Ibid.,  p.  226. 

5.  Ibid.,  pp.  228-229. 


INVITATION    DE    CHRISTINE    DE    SUÈDE  647 

que  je  pusse  derechef  me  résoudre  à  souffrir  l'incommodité 
d'un  voyage.  »  *  Pourtant,  le  moment  n'est  pas  éloigné  où  il 
va  en  entreprendre  un  plus  difficile,  qui  sera  le  prélude  du 
dernier,  lequel,  pour  un  vrai  philosophe,  n'est  pas  difficile  du 
tout. 

A  Elisabeth  il  écrit,  dès  le  retour  à  Egmond  :  «  Pour  moy, 
grâces  à  Dieu,  j'ay  achevé  celuy  [le  voyage]  qu'on  m'avoit 
obligé  de  faire  en  France  et  je  ne  suis  pas  marri  d'y  estre  allé, 
mais  je  suis  encore  plus  aise  d'en  estre  revenu.  Je  n'y  ay  veii 
personne  dont  il  m'ait  semblé  que  la  condition  fust  digne  d'envie 
et  ceux  qui  y  paroissent  avec  le  plus  d'éclat  m'ont  semblé 
estre  les  plus  dignes  de  pitié.  Je  n'y  pouvois  aller  en  un  tems 
plus  avantageux  pour  me  faire  bien  reconnoistre  la  félicité 
de  la  vie  tranquille  et  retirée,  et  la  richesse  des  plus  médiocres 
fortunes.   » 2 

C'est  ainsi  qu'il  cherche  à  consoler  son  amie  de  ses  malheurs 
à  elle,  du  silence  blessant  de  Christine,  qui  ne  répond  pas  aux 
lettres  qu'elle  lui  écrit  et  de  la  demi-satisfaction  que  les  Traités 
de  Westphalie  ont  donnée  à  son  frère  Charles-Louis,  en  lui 
rendant  seulement  une  partie  de  ses  États  héréditaires,  le  Bas- 
Palatinat,  livrant,  par  contre,  le  Haut-Palatinat  avec  la  dignité 
électorale  au  duc  de  Bavière.  Charles-Louis  hésite  à  accepter, 
mais  Descartes  avise  Elisabeth  de  le  lui  conseiller.  C'est  une 
vraie  consultation  politique  que  la  lettre  du  22  février  1649 3, 
et  assez  rare  chez  Descartes,  généralement  indifférent  à  ces 
problèmes,  pour  justifier  une  citation  un  peu  ample,  qu'on 
croirait  d'hier  : 

«  J'ay  tousjours  esté  en  peine,  depuis  la  conclusion  de  cette 
paix,  de  n'aprendre  point  que  Monsieur  l'Electeur  voslre  frère 
l'eust  acceptée...  Je  puis  seulement  dire  en  gênerai,  que,  lors 
qu'il  est  question  de  la  restitution  d'un  Estât  occupé  ou  disputé 
par  d'autres  qui  ont  les  forces  en  main,  il  me  semble  que  ceux 
qui  n'ont  que  l'équité  et  le  droit  des  gens  qui  plaide  pour  eux, 
ne  doivent  jamais  faire  leur  conte  d'obtenir  toutes  leurs  preten- 
sions  et  qu'ils  ont  bien  plus  de  sujet  de  sçavoir  gré  à  ceux  qui 
leur  en   font   rendre   quelque   partie,   tant   petite   qu'elle   soit, 

1.  Ibid.,  p.  293.  Notons  que  c'est  pendant  ce  séjour  à  Paris  en  1C48  qu'eut  lieu 
la  réconciliation  de  Descartes  et  de  Gassend  (cf.  ibid.,  p.  199),  et  la  rencontre 
avec  le  grand  Arnauld  (cf.  ibid.,  p.  18  l-l'.i  l). 

2.  Ibid.,  p.  232. 

3.  Œuvres,  t.  V,  pp.  284-285. 


648  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

que  de  vouloir  du  mal  à  ceux  qui  leur  retiennent  le  reste.  Et 
encore  qu'on  ne  puisse  trouver  mauvais  qu'ils  disputent  leur 
droit  le  plus  qu'ils  peuvent,  pendant  que  ceux  qui  ont  la  force 
en  délibèrent,  je  croy  que,  lors  que  les  conclusions  sont  arrestées, 
la  prudence  les  oblige  à  témoigner  qu'ils  en  sont  contens,  encore 
qu'ils  ne  le  fussent  pas  et  à  remercier  non  seulement  ceux  qui 
leur  font  rendre  quelque  chose,  mais  aussi  ceux  qui  ne  leur 
ostent  pas  tout,  afin  d'acquérir,  par  ce  moyen,  l'amitié  des  uns 
et  des  autres,  ou  du  moins  d'éviter  leur  haine,  car  cela  peut 
beaucoup  servir,  par  après,  pour  se  maintenir. 

«  Outre  qu'il  reste  encore  un  long  chemin  pour  venir  des 
promesses  jusqu'à  l'effet  et  que  si  ceux  qui  ont  la  force  s'a- 
cordent  seuls,  il  leur  est  aisé  de  trouver  des  raisons  pour  par- 
tager entr'eux  ce  que,  peut-estre,  ils  n'avoient  voulu  rendre 
à  un  tiers  que  par  jalousie  les  uns  des  autres  et  pour  empescher 
que  celuy  qui  s'enrichiroit  de  ses  dépouilles  ne  fust  trop  puissant. 
La  moindre  partie  du  Palatinat  vaut  mieux  que  tout  l'Empire 
des  Tartares  ou  des  Moscovites  et,  après  deux  ou  trois  années 
de  paix,  le  séjour  en  sera  aussi  agréable  que  celuy  d'aucun 
autre  endroit  de  la  terre.  » 

La  suite  redevient  toute  personnelle  :  «  Pour  moy,  qui  ne 
suis  attaché  à  la  demeure  d'aucun  lieu,  je  ne  ferois  aucune 
difficulté  de  changer  1  ces  Provinces  ou  mesme  la  France  pour 
ce  pays-là,  si  j'y  pouvois  trouver  un  repos  aussi  assuré,  encore 
qu'aucune  autre  raison  que  la  beauté  du  païs  ne  m'y  fist  aller, 
mais  il  n'y  a  point  de  séjour  au  monde,  si  rude  ny  si  incommode, 
auquel  je  ne  m'estimasse  heureux  de  passer  le  reste  de  mes 
jours,  si  vostre  Altesse  y  estoit  et  que  je  fusse  capable  de  luy 
rendre  quelque  service,  pour  ce  que  je  suis  entièrement  et  sans 
aucune  reserve,  etc.  »  Ce  ne  sont  point  là  formules  de  poli- 
tesse destinées  à  amener  une  de  ces  finales  que  l'ingéniosité 
du  style  épistolaire  de  l'ancien  régime  varie  à  miracle. 

Vers  ce  moment,  Descartes  reçoit j>ar  l'ambassadeur  Chanut, 
l'invitation  de  la  reine  Christine  à  venir  en  Suède.  «  Il  y  a 
environ  un  mois  que  j'ay  eu  l'honneur,  dit  le  philosophe 
à  Elisabeth,  à  la  fin  de  mars  1649  2,  d'écrire  à  vostre  Altesse 
et  de  luy  mander  que  j'avois  receii  quelques  lettres  de 
Suéde.  Je  viens  d'en  recevoir  derechef,   par  lesquelles  je  suis 

1.  C'est-à-dire  échanger,  quitter. 

2.  Œuvres,  t.  V,  pp.  330-331. 


INVITATION    DE    CHRISTINE    DE    SUÈDE  649 

convié,  de  la  part  de  la  Reyne,  d'y  faire  un  voyage,  à  ce  printemps, 
afin  de  pouvoir  revenir  avant  l'hyver.  Mais  j'ay  répondu  de 
telle  sorte  que,  bien  que  je  ne  refuse  pas  d'y  aller,  je  croy  neant- 
moins  que  je  ne  partiray  point  d'icy  que  vers  le  milieu  de  l'esté. 
J'ay  demandé  ce  delay  pour  plusieurs  considérations  et  parti- 
culièrement afin  que  je  puisse  avoir  l'honneur  de  recevoir  les 
commandemens  de  V[otre]  A[ltesse]  avant  que  de  partir... 
Je  fais  mon  conte  de  passer  l'hyver  en  ce  pays-là  et  de  n'en 
revenir  que  l'année  prochaine.  Il  est  à  croire  que  la  paix  sera, 
pour  lors,  en  toute  l'Allemagne  et,  si  mes  désirs  sont  accomplis, 
je  prendray  au  retour  mon  chemin  par  le  lieu  où  vous  serez...  » 

11  l'assure  dans  la  même  lettre  qu'il  fera  tout  pour  rendre 
service  à  elle  et  aux  siens  et  affirme  qu'elle  a  autant  de  pouvoir 
sur  lui  que  s'il  avait  été  toute  sa  vie  son  «  domestique  ».  x 

Ce  n'est  pas  qu'il  n'ait  quelque  hésitation  qu'il  confie  plai- 
samment à  Brasset 2  :  «  Pour  la  promenade  à  laquelle  on  m'a 
fait  l'honneur  de  m'inviter,  si  elle  estoit  aussi  courte  que  celle 
de  vostre  logis  jusques  au  bois  de  la  Haye,  j'y  serois  bientost  ■ 
résolu  ;  la  longueur  du  chemin  mérite  bien  qu'on  prenne  quelque 
temps  pour  délibérer  avant  que  de  l'entreprendre  »  ;  et,  une 
autre  fois,  plus  sérieusement  3  :  «  J'avoue  qu'un  homme  qui  est 
né  dans  les  jardins  de  la  Touraine  et  qui  est  maintenant  en 
une  terre,  où,  s'il  n'y  a  pas  tant  de  miel  qu'en  celle  que  Dieu 
avoit  promise  aux  Israélites,  il  est  croyable  qu'il  y  a  plus  de 
laict,  ne  peut  pas  si  facilement  se  résoudre  à  la  quitter  pour 
aller  vivre  au  pays  des  ours,  entre  des  rochers  et  des  glaces. 
Toutesfois  à  cause  que  ce  mesme  pays  est  aussi  habité  par  des 
hommes,  et  que  la  Reyne  qui  leur  commande  a,  toute  seule, 
plus  de  sçavoir,  plus  d'intelligence  et  plus  de  raison  que  tous 
les  doctes  des  Cloistres  et  des  Collèges,  que  la  fertilité  des  pais 
où  j'ay  vécu  a  produits,  je  me  persuade  que  la  beauté  du  lieu 
n'est  pas  nécessaire  pour  la  sagesse,  et  que  les  hommes  ne  sont 
pas  semblables  aux  arbres,  qu'on  observe  ne  croistre  pas  si 
bien,  lors  que  la  terre  où  ils  sont  transplantez  est  plus  maigre 
que  celle  où  ils  avoient  esté  semez.  » 

Elisabeth  a  aussi  peur  de  ce  voyage,  mais  il    lui    écrit    en 


1.  C'est-à-dire,  s'il  avait  appartenu  à  sa  maison  ;    La   Bruyère  était    «  domes- 
tique »  des  Condés. 

2.  Œuvres,  t.  V,  p.  332. 

3.  Ibid.,  pp.  349  à  35U  ;  à  Brasset,  d'Egmond,  23  avril  1649. 


650  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

juin  1  :  «  Puisque  vostre  Altesse  désire  sçavoir  quelle  esl  ma 
resolution  touchant  le  voyage  de  Suéde,  je  luy  diray  que  je 
persiste  dans  le  dessein  d'y  aller,  en  cas  que  la  Reyne  continue 
à  témoigner  qu'elle  veut  que  j'y  aille  et  M.  Chanut,  nostre 
R[esident]  en  ce  païs-là,  estant  passé  icy,  il  y  a  huit  jours  2, 
pour  aller  en  France,  m'a  parlé  si  avantageusement  de  cette 
merveilleuse  Reine,  que  le  chemin  ne  me  semble  plus  si  long 
ny  si  fascheux  qu'il  faisoit  auparavant.  » 

Le  1er  septembre,  il  part,  laissant  à  Louis  Elzevier  le  manus- 
crit du  petit  Traité  des  Passions  qui  est  le  meilleur  fruit  de 
cette  longue,  correspondance  de  sept  ans  entre  un  mathéma- 
ticien philosophe  et  une  princesse  lettrée. 

Il  lui  écrivit  encore  à  son  arrivée  en  Suède,  de  Stockholm, 
le  9  octobre  1649,  pour  lui  faire  «  connoistre  que  le  changement 
d'air  et  de  païs  »  ne  pouvaient  rien  diminuer  de  sa  dévotion  et 
de  son  zèle  3.  La  Reine,  qu'il  a  trouvée  aussi  pleine  de  douceur 
et  de  bonté  que  de  générosité  et  de  majesté,  lui  a  demandé 
des  nouvelles  de  la  Princesse  et,  continue-t-il,  «  remarquant  la 
force  de  son  esprit,  je  n'ay  pas  craint  que  cela  luy  donnast 
aucune  jalousie,  comme  je  m'assure  aussi  que  Yfostre]  A[ltesse] 
n'en  sçauroit  avoir  de  ce  que  je  luy  écris  librement  mes  senti- 
mens  de  cette  Reine  ».  Est-ce  que  l'atmosphère  de  Cour  por- 
terait notre  Descartes  à  la  fatuité  ? 

Elisabeth,  d'ailleurs,  le  rassure  le  4  décembre4:  «Ne  croyez 
pas  toutefois  qu'une  description  si  avantageuse  me  donne 
matière  de  jalousie,  mais  plutost  de  m'estimer  un  peu  plus 
que  je  ne  faisois  avant,  qu'elle  m'a  fait  avoir  l'idée  d'une  per- 
sonne si  accomplie,  qui  affranchit  nostre  sexe  de  l'imputation 
d'imbecilité  et  de  foiblesse  que  MM.  les  pédants  lui  souloient 
donner.  » 

A  la  fin  de  la  lettre  de  Descartes,  du  9  octobre,  à  laquelle 
répond  celle-ci,  on  lit  cette  phrase. 5  :«  Après  tout  neantmoins, 
encore  que  j'aye  une  très-grande  vénération  pour  sa  Majesté, 
je  ne  croy  pas  que  rien  soit  capable  de  me  retenir  en  ce  païs 
plus  long-temps  que  jusques  à  l'esté  prochain,  mais  je  ne  puis 
absolument  répondre  de  l'avenir.  »  Phrase  fatidique,  inspirée, 

1.  Œuvres,  t.  V,  pp.  359-360. 

2.  Probablement  un  peu  avant  son  arrivée  à  La  Haye  (28  mai). 

3.  Œuvres,  t.  V,  p.  429. 

4.  Ibid.,  pp.  451-452. 

5.  Ibid.,  pp.  430-431. 


LES    LETTRES    D'ELISABETH  651 

peut-être,  par  cette  voix  intérieure  qu'il  avait  précédemment 
assimilée  au  «  génie  de  Socrate  »  et  qui  devait  être  la  dernière 
pensée  adressée  à  la  Princesse. 

Ce  sont  ses  propres  lettres  qu'elle  allait  recevoir  en  février  1650, 
de  Chanut,  liées  en  paquets,  jaunies  et  flétries,  avec  cet 
aspect  triste  des  choses  qui  ne  sont  plus. 

«  Entre  ses  papiers,  lui  écrit  Chanut  le  19  février  \  donc 
huit  jours  après  la  fin,  il  s'est  rencontré  quantité  de  lettres  que 
Vostre  Altesse  Royalle  luy  a  fait  l'honneur  de  luy  escrire,  qu'il 
tenoit  bien  précieuses,  quelques  unes  estant  soigneusement 
serrées  avec  ses  plus  importans  papiers...  Je  ne  doute  point, 
Madame,  qu'il  ne  fust  avantageux  à  vostre  réputation  que 
l'on  connust  que  vous  avez  eu  des  entretiens  sérieux  et  sçavans 
avec  le  plus  habile  homme  qui  ayt  vescu  depuis  plusieurs  siècles 
et  j'ay  sceii,  de  Monsieur  Descartes  mesme,  que  vos  lettres 
estoient  si  plaines  de  lumière  et  d'esprit  qu'il  ne  vous  peut 
estre  que  glorieux  qu'elles  soient  veiies.  Et  neantmoins,  j'ay 
pensé  qu'il  estoit  de  mon  respect  envers  Vostre  Altesse  Royale 
et  de  ma  fidélité  envers  mon  amy  defunct,  de  n'en  lire  aucune, 
et  ne  permettre  pas  qu'elles  tombent  entre  les  mains  de  qui 
que  ce  soit,  que  par  l'ordre  et  la  permission  de  Vostre  Altesse 
Royalle.  » 

Chanut  insiste  en  vain  pour  obtenir  cette  permission  de  publier 
les  «  précieuses  »  épîtres,  au  moins  celles  sur  le  Souverain  Bien. 

Elisabeth  ne  voulut  rien  livrer  ni  rien  donner  au  vulgaire 
des  trésors  qui,  pendant  sept  ans,  lui  avaient  été  prodigués.  ■* 
Elle  demande  seulement  si,  sur  le  point  de  s'éteindre,  cette 
noble  intelligence  n'a  pas  brûlé  encore  pour  elle  d'un  suprême 
éclat.  «  Je  crois,  Madame,  répond  Chanut 2,  que  s'il  eust  pensé, 
le  jour  précèdent,  estre  si  proche  de  sa  fin,  ayant  encore  la 
parolle  libre,  il  m'eust  recommandé  plusieurs  choses  de  ses  der- 
nières volontez  et  m'eust,  en  particulier,  ordonné  de  faire  sçavoir 
à  vostre  Altesse  Royale,  qu'il  mouroit  dans  le  mesme  respect 
qu'il  a  eu  pour  Elle,  pendant  sa  vie,  et  qu'il  m'a  souvent  tes- 
moigné  par  des  paroles  plaines  de  révérence  et  d'admiration.  » 

1.  Œuvres,  t.  V,  p.  471. 

2.  Ibid.,  p.  474. 


CHAPITRE  XXVI 


DESCARTES    ET    L'UNIVERSITÉ    DE    LEYDE    (1647-1648) 


L'histoire  de  Descartes  et  d'Elisabeth  nous  a  conduits,  un 
peu  prématurément,  autour  de  la  fin  :  revenons  maintenant 
en  arrière,  pour  raconter  les  démêlés  de  Descartes  avec 
l'Université  de  Leyde.  Us  rappellent,  de  très  près,  ceux 
d'Utrecht,  et  par  l'identité  des  injures  et  par  la  qualité  de  leurs 
auteurs  et  par  la  nature  des  répliques. 

Il  faut  cependant  s'y  arrêter  un  peu,  parce  que  la  publication 
récente,  en  1918,  du  tome  III  des  Bronnen  der  Leidsche  Univer- 
siteit  \  permet  de  renouveler  la  matière  et  c'est  là  qu'on  trou- 
vera, avec  les  originaux  des  lettres  de  Descartes,  les  réponses 
de  ses  adversaires  et  les  délibérations  des  autorités  académiques 
et  consulaires. 

Nous  avons  étudié,  au  livre  II,  chapitre  XV,  la  naissance 
du  Cartésianisme  à  l'Université  de  Leyde,  en  parlant  du  pro- 
fesseur français  du  Ban,  qui  l'y  avait  introduit  le  premier  et 
qui  avait  bataillé  pour  l'y  faire  admettre.  Il  est  étonnant  que 
Descartes  ne  parle  jamais  de  lui  et  pourtant  il  a  dû  le  con- 
naître. Toutes  proportions  gardées,  cet  ancien  professeur  de  la 
Flèche  joue,  à  Leyde,  le  même  rôle  que  Reneri  à  Utrecht.U  est 
l'annonciateur  de  la  vérité  nouvelle,  mais,  semblable  à  Regius 
là-bas,  Heereboord  est  ici  l'apôtre  et  faillit  être  le  martyr. 

Ce  dernier  avait  enseigné,  nous  l'avons  vu,  aux  côtés  de  du 
Ban,  dès  1641,  et  il  avait  été  adjoint  à  la  commission  qui, 
le  8  août  de  cette  année-là  2,  s'était  prononcée  pour  Aristote. 
Il  semble  s'être  refusé  à  signer  le  document,  à  moins  qu'il  n'y 
ait  pas  été  invité,  n'étant  qu'  «  extraordinarius  ». 

La  nomination  de  Revius,  le  pasteur  de  Deventer,  qui  prête 

1.  Cf.  plus  haut  p.   144,  n.  2. 

2.  Bronnen  Leidsche  Universiteil,  t.  II.  pp.  331*  à  333*  et  260-261. 


654  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

serment,  le  6  janvier  1642,  comme  directeur  du  Collège  Théo- 
logique hollandais  *  et  le  fait  qu'on  lui  adjoint,  le  9  février  sui- 
vant2, comme  sous-directeur,  Heereboord,  qu'il  dit,  rageusement, 
ne  point  connaître,  est  déjà  le  germe  du  conflit  futur.  Ce  maître 
n'a  rien  de  plus  pressé  que  de  remettre  en  honneur  les  positions 
et  soutenances  de  thèses,  et  il  n'est  pas  besoin  de  dire  qu'elles 
concernent  la  philosophie  française  nouvelle,  car  il  est  à  l'affût 
des  idées  qu'elle  apporte  et  Gassend  le  passionne  3,  mais  surtout 
Descartes. 

La  première  allusion  que  celui-ci  y  fait,  est  dans  une  lettre 
à  Pollot,  écrite  d'Egmond  op  de  Hoef,  le  8  janvier  1644  4  : 

c  Je  viens  de  lire  les  Thèses  d'un  Professeur  en  Philosophie 
de  Leyde,  qui  s'y  déclare  plus  ouvertement  pour  moy  et  me 
cite  avec  beaucoup  plus  d'éloges  que  n'a  jamais  fait  Mr  de  Roy. 
Il  a  fait  cella  sans  mon  conseil  et  sans  mon  sceu,  car  mesme 
il  y  a  trois  semaines  qu'elles  sont  imprimées  et  je  ne  les  receus 
que  hier  5.  Mais  elles  fascheront  fort  mes  ennemis,  car  il  y  a 
quelque  temps  que  ce  mesme,  en  ayant  fait  d'autres,  de  formis 
substitut ialibus,  où  il  sembloit  estre  pour  Aristote,  et  toutefois 
en  effet  il  estoit  pour  moy,  à  ce  qu'on  m'a  dit,  car  je  ne  les  ay 
point  veiies,  Voëtius  luy  escrivit  aussytost,  pour  luy  congratuler 
et  l'exhorter  à  continuer.  On  me  mande  aussy  qu'il  y  en  a  un 
à  Groningue  6,  qui  veut  estre  de  mon  costé.  Ces  choses  là  ne 
me  touchent  gueres,  mais  ce  sont  des  coups  d'Estat  pour  mon 
adversaire  qui,  je  croy,  ne  dort  pas  si  bien  que  moy.  » 

Le  26  février,  il  mande  à  Wilhem  7  :  «  Il  y  avoit  trois  semaines 
que  les  thèses  de  Leyde  avoient  esté  disputées,  avant  que  j'en 
eusse  ouy  parler.  Ainsy  on  ne  peut  dire  que  j'y  ave  rien  con- 
tribué et  mesme,  si  l'autheur  m'eust  demandé  conseil,  je  l'eusse 
prié  de  ne  me  point  nommer,  ainsy  que  j'ay  fait  depuis,  à  l'occa- 
sion de  quelques  autres  thèses  qu'il  prépare.  Mais,  je  ne  puis 
nier  pourtant  que,  en  cete  rencontre,  je  n'aye  esté  bien  ayse 
que  quelqu'un  ce  soit  trouvé  à  Leyde,  qui  a  monstre  publique- 
ment qu'il  n'est  pas  de  l'opinion  de  ceux  d'Utrecht  et,  pour 

1.  Bronnen  Leidsche  Universiteil,  t.  II,  p.  261. 

2.  Ibid.,  p.  267. 

3.  Il  semble  avoir  admiré  chez  lui,  moins  le  fond  que  la  forme  et  la  dialectique. 
Cf.  Œuvres  de  Descartes,  t.  IV,  p.  62. 

•1.  Ibid.,  pp.  77-78. 

5.  Elles  n'ont  pu  être  retrouvées  jusqu'à  présent. 

6.  Tobie  d'André  ;  voir  plus  haut,  p   577,  n.  1. 

7.  Œuvres,  t.  IV,  p.  98. 


LE    CARTÉSIANISME    A    LEYDE    (1647)  655 

mesme  raison,  je  soufïriray  très  volontiers  qu'il  y  en  ait  encore 
quelque  autre  à  Groningue  de  mesme  humeur,  ainsy  que  les 
letres  que  vous  m'avez  fait  la  faveur  de  me  communiquer  nous 
aprenent.  » 

Descartes  n'est  donc  nullement  indifférent  à  ce  qui  se  passe 
dans  les  Universités  hollandaises  ni  à  la  position  qu'elles  adoptent 
à  l'égard  de  sa  philosophie.  Un  de  ses  agents  d'observation  semble 
être  «  un  François,  qui  tient  des  collèges  *  à  Leyde  et  cherche 
à  estre  Professeur  » 2.  Ce  doit  être  ce  Joh.  Bottesius  (Jean 
Botté)  de  Granville,  ancien  Professeur  de  Philosophie  et  de 
Théologie  dans  l'Ordre  des  Dominicains  3,  moine  défroqué  et 
converti  au  protestantisme,  singulière  relation  pour  un  bon 
catholique.  Qu'en  eût  dit  Baillet  ? 

Les  vrais  incidents  cependant,  ne  surgirent  qu'en  1647,  à 
l'occasion  des  thèses  annoncées  par  le  Professeur  de  Théologie 
Triglandius  et  que  devait  soutenir  un  ancien  capucin  De 
blasphemia  Cartesii.  Annoncées  pour  le  27  mars,  elles  furent 
renvoyées  au  6  avril  4,  et  c'est  sur  elles  que  Descartes  demande 
des  détails  à  Heereboord,  dans  une  lettre  écrite  d'Egmond,  le 
19  avril  1647. 

Un  nouvel  adversaire  de  Heereboord,  «  ordinarius  »,  depuis 
le.  24  mai  1644  5,  avait  surgi  en  la  personne  de  l'Écossais 
Adam  Stuart,  ancien  professeur  à  Sedan,  dont  nous  avons 
également  parlé  au  livre  II  et  à  qui  on  avait  donné  le  pas  sur 
lui,  quoiqu'il  n'eût  été  nommé  que  le  22  août  6. 

Quelques  exemples  donneront  une  idée  de  la  nature  de  ces 
thèses.  Le  candidat  Biman,  reçu  maître  ès-arts  le  18  septem- 
bre 1646  7,  avait  soutenu  «  que  le  doute  est  le  fondement  de  la 
certitude  philosophique  »,  proposition  qui  souleva  les  protes- 
tations de  Triglandius  auprès  du  Sénat,  lequel  décida,  le  même 
jour,  qu'il  fallait  s'eiîorcer,  conformément  à  l'avis  des  Cura- 
teurs, de  s'en  tenir,  dans  l'enseignement,  à  la  philosophie  péri- 
patéticienne. 

1.  Voici  Descartes  coupable  d'un  «batavisme  »  ou  d'un  latinisme  ;  «  collège  »  pour 
«  cours  o. 

2.  Œuvres,  t.  IV,  p.  300. 

3.  Cf.  plus  haut,  p.  337  et  Bronnen  Leidsehe  Universiteit,  t.  II.  pp.  279  et  303. 

1  Bronnen  Leidsehe  Universiteit,  t.  III,  p.  2*.  donnent  le  •>  avril,  tandis  que 
MM.  Adam  et  Tanncry,  au  t.  IV  des  Œuvres,  p.  631,  indiquent  le  lti.  Il  n'y  en  a  pas 
trace  dans  les  Bronnen,  mais  il  peut  s'agir  de  .soutenances  au  Collège  de  Théologie  ou 
d'exercices. 

5.  Bmnnen  Leidsehe  Universiteit,  t.  II,  p.  286. 

6.  Ibid.,  p.  287. 

7.  Ibid.,  p.  302. 


656  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

Cela  n'empêcha  pas  Heereboord,  le  17  janvier  1647,  de  pro- 
noncer un  discours  De  Libertate  philosophandi  \  qui  est  presque 
un  manifeste  du  cartésianisme  :  «  Il  faut  renoncer,  dit-il,  à 
toutes  ces  idoles  de  notre  esprit,  il  faut  en  arracher  ces  opinions 
préconçues,  ces  préjugés  et  apporter  à  l'étude  de  la  Philosophie 
une  âme  vierge,  comme  est  celle  du  nouveau-né,  dans  laquelle 
rien  n'est  peint,  modelé  ni  écrit,  mais  dans  laquelle  tout  peut 
s'écrire,  se  modeler,  se  peindre.  Telle  a  été  la  voie  suivie  et  le 
sentier  foulé  par  Aristote  et  les  plus  illustres  esprits  de  tous  les 
siècles  et  de  toutes  les  nations,  comme  elle  est  de  nos  jours 
la  route  de  cet  incomparable  génie,  maître  unique  de  la  vérité 
surgissant  des  ténèbres  et  de  la  servitude,  René  des  Cartes. 
Si  nous  avons  appris  à  refuser  notre  assentiment  aux  affirma- 
tions douteuses  et  à  libérer  notre  esprit  de  tous  préjugés,  c'est 
grâce  à  ce  demi-dieu  par  qui,  enfin,  cette  inestimable  liberté 
de  l'esprit  et  du  jugement  nous  a  été  rendue  et  restituée.  » 

Suit  alors  une  prosopopée  à  René  Descartes  :  «  Salut,  ô  le 
plus  grand  des  philosophes,  gardien,  sauveur  et  vengeur  de  la 
Vérité,  de  la  Philosophie,  de  la  Liberté  de  pensée.  » 

Même  en  faisant  la  part  du  latin  et  de  l'exagération  que  com- 
porte la  rhétorique  universitaire  d'alors,  il  reste  un  assez  bel 
éloge  et  qui  montre  quelle  passion  Descartes  suscite  chez  ses 
disciples  hollandais,  professeurs  et  étudiants.  Ceux-ci,  plus 
bouillants,  comme  il  convient  à  leur  âge,  sinon  à  leur  nation, 
allaient  parfois  jusqu'aux  arguments  frappants  et,  un  jour,  le 
7  février  1648,  ils  prêtèrent  à  Descartes,  contre  le  vieil  Aristote, 
le  secours  de  leurs  poings  de  vingt  ans  2. 

Cette  fois,  ce  sont  donc  les  fameuses  thèses  que  Triglandius 
fit  soutenir  par  son  moine  défroqué,  le  6  avril  1647,  qui  mirent 
le  feu  aux  poudres.  Trigland  y  affirmait  incidemment  que  c'était 
un  blasphème  de  poser  ou  de  supposer,  comme  l'avait  fait  Des- 
cartes, «  Dieu  imposteur  ou  trompeur  ».  Heereboord  interrompt 
et  proteste  auprès  du  président  et  du  répondant,  qui  avoua 
n'avoir  jamais  lu  les  Meditationes  8.  Un  tumulte  relate  et  on 
lève  la  séance.  Elisabeth,  à  qui  on  a  rapporté  la  chose,  écrit  à 
son  philosophe  :  «  Ceux  qui  ont  disputé  pour  vous,  ne  furent 


1.  Heereboord   (Adrien),    Mclelemata  Philosophica,   Amsterdam,   1665,  cités    au 
t.  IV  des  Œuvres  de  Descartes,  p.  634. 

2.  Bronnen  Leidsche  Univcrsileil,  t.  III.  p.  10. 

3.  Cf.  Œuvres,  t.  V,  p.  12. 


LE    CARTÉSIANISME    A    LEYDE    (1647)  657 

point  vaincus  par  raison,  mais  contraints  de  se  taire  par  le 
tumulte  qui  s'excita  en  l'Académie  »  *.  Descartes  apprend,  de 
son  côté,  tout  cela  et,  soucieux  de  ne  rien  laisser  passer  qui  pût 
le  faire  considérer  comme  un  athée,  il  envoie  une  lettre  aux 
Curateurs,  qu'il  faut  lire  désormais,  d'après  l'autographe,  au 
tome  III  des  Bronnen  2.  Elle  est  écrite  en  latin,  naturellement, 
et  est  datée  d'Egmond,  4  mai  1647. 

Il  s'y  indigne  d'avoir  été  publiquement  et  personnellement 
accusé,  dans  les  thèses  du  premier  professeur  de  théologie, 
du  plus  odieux  et  du  plus  grave  de  tous  les  crimes,  celui  de  blas-  4 
phème.  S'il  n'a  pas  encore  répondu  par  une  épître  ouverte, 
c'est  par  égard  pour  une  Université  qu'il  honore  et  où  il  compte 
d'excellents  et  illustres  amis. 

Il  y  a  un  trimestre,  c'était  une  attaque  de  Revius,  directeur 
du  Collège  Théologique,  dans  des  disputes  contre  les  Médita- 
tions, dont  il  «  déflore  la  chasteté  ».  De  thèse  en  thèse,  la  calomnie 
va  croissant  :  clans  la  première,  on  ne  parle  que  de  contradictions, 
dans  la  seconde,  de  faux-témoignage,  dans  la  troisième,  de 
pélagianisme  et  dans  la  quatrième  seulement,  Descartes  est 
nommément  désigné  comme  coupable  de  ces  crimes. 

Mais  tout  cela  n'est  qu'un  prélude  qui  se  joue  au  Collège 
théologique.  Il  faut  que  l'Université  suive  en  acceptant  le 
septième  corollaire,  cité  plus  haut,  sur  le  Dieu  imposteur.  La 
soutenance  avait  été  fixée  au  27  mars  ;  elle  est  remise  au  6  avril, 
à  la  suite  de  la  protestation  du  professeur  Heereboord,  qui  avertit 
le  candidat  de  la  fausseté  de  ses  imputations,  sur  quoi  celui-ci 
se  réfugie  derrière  Revius  et  Trigland,  qui  prétend  en  vain 
avoir  rédigé  la  majeure,  mais  non  la  mineure  où  Descartes  est 
nommé.  Ce  qui  n'empêche  pas  celle-ci  de  venir  en  discussion. 
«  Comme  le  Répondant  m'attaquait,  raconte  Descartes,  moi 
et  mes  Méditations,  à  grand  renfort  de  gestes  d'histrion,  et  que 
le  Président  [Trigland],  en  vociférant,  condamnait  ma  méta- 
physique comme  horrible,  impie  et  blasphématoire,  deux  jeunes 
gens  très  érudits  3  et  ensuite  Heereboord,  à  qui  je  dois  beaucoup 

1.  Qiuvres,  t.  V.  p.  46. 

2.  Pièces  justificatives,  pp.  1*  à  G*. 

'A.  Ce  doivent  être  Bornius  et  de  Raey.  Sorbière  dit  de  de  Raey,  dans  une 
lettre  écrite  le  20  février  1657  (cf.  Œuvres  de  Descartes,  t.  V,  p.  49)  :  «  Depuis 
cette  brouillerie  de  Regius  avec  .Monsieur  Descartes,  je  vis  venir  à  I.eyden  un 
jeune  homme,  estudiant  en  médecine,  nommé  Raëi,  qui  lit  quelques  leçons 
privées,  environ  l'an  quarante  sept,  pour  expliquer  les  nouvelles  opinions,  aus- 
quelles  s'attacha  aussi  Heereboord,  pour  contrarier  un  peu  le  bonhomme  Stuart, 
professeur  Escossois,  son  Collègue...  > 

12 


658  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

de  reconnaissance,  prirent  la  défense  de  l'innocence  et  de  la 
vérité  et  prodiguèrent  les  plus  sérieux  avertissements.  Mais, 
bien  que  j'aie  eu  d'excellents  défenseurs,  je  demande  s'il  est 
juste  que  j'aie  été  traîné,  absent,  sans  avoir  été  prévenu  et 
dans  l'ignorance  de  ce  qui  se  tramait,  devant  le  tribunal  inqui- 
sitorial  de  votre  premier  professeur  de  théologie,  pour  qu'il  me 
représente  comme  convaincu  du  plus  exécrable  de  tous  les 
crimes  et  me  proclame  à  haute  voix,  horrible,  impie  et  blasphé- 
mateur. Qu'on  n'argue  pas  de  la  «  liberté  académique  »,  quand  il 
s'agit  d'une  calomnie  si  évidente,  si  préméditée,  si  atroce,  qui 
n'est  tolérable  en  aucun  lieu  et  surtout  de  la  part  d'hommes 
dont  la  parole  a  tant  de  poids  en  ces  Provinces.  » 

Le  passage  sur  lequel  se  fonde  l'adversaire  est  dans  cette 
hypothèse  que  formule  Descartes  d'un  Dieu,  un  instant  supposé 
malin  génie,  mettant  son  industrie  à  tromper  l'homme  et  qu'il 
n'a  imaginée  que  pour  mieux  réfuter  les  athées  et  les  scep- 
tiques. Après  avoir  raconté  en  détails  la  discussion  qui  suit, 
il  évoque  l'affaire  d'Utrecht,  le  jugement  de  Groningue  condam- 
nant Schoockius  et  Voetius  et  termine  en  réclamant  satis- 
faction du  Régent  du  Collège  Théologique,  Revius,  et  du  premier 
professeur  de  théologie,  Triglandius. 

Se  rappelant  ce  qui  s'est  passé  à  Utrecht,  Descartes  prie, 
dans  un  post-scriptum 1,  les  Curateurs  de  ne  pas  confier  le 
jugement  de  l'affaire  aux  Théologiens,  parce  que,  «  vivant  aux 
Pays-Bas  dans  l'espoir  d'y  jouir  de  la  liberté  de  religion  »,  il 
n'a  pas  à  se  soumettre  à  leurs  appréciations,  ensuite,  parce 
que  ses  ouvrages  ne  touchent  jamais  aux  controverses  reli- 
gieuses, enfin,  parce  qu'il  ne  s'agit  que  d'une  abominable  et 
calomnieuse  accusation  personnelle  de  blasphème  articulée 
contre  lui  par  le  premier  professeur  de  théologie. 

Aussitôt  la  lettre  de  Descartes  reçue,  les  Curateurs  en  déli- 
bèrent et  la  publication  des  Sources  de  l'histoire  de  L'Université 
de  Leyde  nous  permet  d'assister  à  leur  discussion,  dont  nous 
avons  le  compte  rendu  en  hollandais  et  qui  eut  lieu  le  20  mai 
1647  2.   On  décachette  et  on  lit  en  séance  une  missive  latine 


1.  L'autographe  publié  dans  les  Bronncn  Leidschc  Universitcil,  au  t.  IIL  p.  5*, 
montre  que  ce  post-scriptum  n'est  pas  une  nouvelle  lettre  séparée,  comme  l'ont  cru 
les  savants  éditeurs  de  Descartes  (Cf.  Œuvres,  t.  V,  pp.  22-23.) 

2.  Bronnen  Leidsche  Universilcit,  t.  III,  pp.  4  à  G.  Cf.  aussi  J.  A  Cramer,  Abraham 
Heidanus  en  zijn  Cartésianisme,  Utrecht,  1889,  mais  les  sources  n'y  sont  pas  exacte- 
ment  citées. 


LE    CARTÉSIANISME    A    LEYDE    (1647)  659 

écrite  le  4,  d'Egmont,  par  un  dénommé  des  Cartes  (van  eenen 
genaemt  des  Cartes).  Nous  ne  sommes  plus  à  l'époque  des 
Douza  et  des  van  Hout,  qui  se  seraient  exprimés  plus  poliment 
et  avec  plus  de  connaissance.  Il  s'y  plaint  de  l'injure  qui  lui  a 
été  faite  par  certaines  Thèses,  où  il  est  accusé  de  blasphème  et 
d'athéisme,  et  il  demande  satisfaction.  Après  délibération,  on 
décide  de  mander  le  Recteur  Spanheim,  Revius,  Heereboord 
et  le  Professeur  de  Philosophie  [Stuart].  L'avis  de  Frédéric 
Spanheim,  qui  est  Suisse  et  préfère  rester  neutre  \  est  que 
les  professeurs,  soient  invités  à  ne  plus  faire  mention  de  la 
nouvelle  philosophie  dans  leurs  disputes  2.  A  Revius,  les 
Curateurs  font  observer  qu'ils  ont  trouvé  étrange  qu'un  certain 
des  Cartes  soit  pris  à  partie  nominativement  dans  des  thèses 
défendues  sous  sa  présidence  à  lui,  Revius  3. 

Quant  à  Heereboord,  qui  comparaît  ensuite,  l'honorable 
assemblée  s'étonne  qu'il  ait  pris  parti  clans  une  dispute  publique 
en  qualité  d'opposant,  en  faveur  de  l'insolite  opinion  de  des 
Cartes  (de  vremde  opinie  van  des  Cartes).  Il  répond  qu'il  s'est 
borné  à  préciser  que  celui-ci  n'avait  jamais  eu  les  idées 
qu'on  lui  prêtait. 

Le  directeur  et  son  sous-directeur  sortis,  on  les  fait  rentrer, 
après  délibération,  et  on  leur  communique  que  l'Assemblée  des 
Curateurs  a  décidé  d'inviter  Professeurs  et  Régents  à  s'abstenir 
d'imprimer  le  nom  de  Descartes  dans  les  positions  de  thèses, 
ou  de  se  servir  de  son  nom  ou  de  ses  opinions  dans  les  disputes 
orales,  et  à  s'en  taire  absolument  ;  que  le  «  Sous-Régent  » 
[Heereboord]  aura  à  se  tenir  dans  les  limites  de  la  philosophie 
aristotélicienne  reçue  en  cette  Université,  sous  peine  de  se  voir 
l'objet  de  mesures  de  rigueur. 

Heereboord  ayant  fait  observer  que  le  Professeur  Adam 
Stuart  avait  affiché  des  thèses  contre  la  philosophie  cartésienne, 
on  fait  comparaître  également  celui-ci  et  on  lui  fait  part  des 
décisions  prises,  le  priant  d'amender  ses  thèses  en  conséquence. 

1.  »  Mr  Spanheim  a,  des  le  commencement,  déclaré  vouloir  estre  neutre  «-(lettre  de 
Descartes  a  Wilhem,  au  t.  V,  p.  .'!:;». 

2.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  III.  p.  5  :  i  fneynende  den  meergenoemden 
Rcctor  voor  sijn  advys,  dat  den  Professoren  behoort  belast  te  werden  voortaen  in 
disputationibus  geen  mentie  meer  noch  pro  noch  contra  te  maken  van  de  nietrwe 
philosophie  van  Cartesius.  » 

;;.  Bronnen  Leidsche  Universiteit, t.  III.  p.  5  :  •  dat  dese  vergaderinge  vremt  vindt 
dal,  in  sekere  gedruckte Thèses,  endersijn  presidio  gedefendeert,  eenen  des  Cartes 
nominatim  wert  aengetast,  waervan  men  de  redenen  wel  soude  Le^eeren  te  vers- 
taen  ». 


660  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

Les  Curateurs  décident  enfui  de  communiquer  à  Descartes 
l'interdiction  signifiée  aux  Recteur,  Professeurs  de  théologie 
et  de  philosophie  de  cette  Université,  ainsi  qu'aux  Régents  du 
Collège  Théologique,  de  faire  désormais  aucune  mention  de  son 
nom  ou  de  sa  philosophie,  ni  pour  la  défendre  ni  pour  l'attaquer, 
espérant  qu'il  s'en  tiendra  satisfait  et  lui  demandant  de  s'abs- 
tenir, de  son  côté,  de  donner  lieu  à  de  nouvelles  difficultés. 

Le  Pensionnaire  Wevelichoven  met  tout  cela  en  son  plus 
beau  latin  \  en  accentuant  la  prière  de  se  taire  adressée  au 
philosophe. 

Au  reçu  de  la  missive,  Descartes  se  jette  sur  sa  plume  2  pour 
répondre  aux  Curateurs,  leur  demandant  si  vraiment  il  les  a 
bien  compris.  Quoi  !  il  serait  permis  à  des  théologiens  de  l'ac- 
cuser publiquement  d'avoir  écrit  que  l'idée  de  notre  libre 
arbitre  est  plus  grande  que  l'idée  de  Dieu  ou  que  notre  libre 
arbitre  est  plus  puissant  que  Dieu  ;  qu'il  tenait  Dieu  pour  un 
imposteur  et  un  trompeur,  et  lui  ne  pourrait  les  accuser  publi- 
quement de  calomnie.  «  Je  ne  trouve  pas  dans  vos  lettres,  con- 
tinue-t-il,  l'ombre  d'une  satisfaction.  » 

Le  silence  n'est  pas  ce  qu'il  demande.  Il  n'a  jamais  pu  soup- 
çonner qu'aucune  de  ses  opinions  fût  si  abominable  qu'il  ne 
fût  pas  permis  d'en  parler.  «  Il  n'y  a  que  les  scélérats  d'entre  les 
scélérats  qu'il  faille  appeler  «  innommables  .  parce  qu'il  est 
honteux  de  les  nommer  ».  «  Vos  professeurs,  crie-t-il  aux  Cura- 
teurs dans  son  indignation,  me  tiennent-ils  donc  pour  tel  ? 
Je  ne  puis  croire  que  ce  soit  le  sens  de  votre  lettre  et  je  préfère 
penser  que  je  l'ai  mal  comprise. 

«  Ma  requête,  poursuit-il,  n'a  pas  d'autre  but  que  de  forcer 
vos  deux  Théologiens  à  retirer  leurs  atroces  et  inexcusables 
calomnies.  Notez  que  ce  n'est  pas  une  question  de  doctrine, 
mais  de  fait.  Remarquez  qu'il  m'est  parfaitement  indifférent 
qu'on  parle  ou  qu'on  ne  parle  pas  de  moi  dans  votre  Université, 
mais  j'estime  qu'on  ne  peut  expulser  d'aucun  lieu  mes  opinions 
(au  nombre  desquelles  je  compte  toute  vérité  reconnue),  sans 
en  chasser  la  vérité  elle-même  et  qu'il  me  semble  qu'on  ne 
peut  interdire  à  ceux  qui  pensent  du  bien  d'un  homme  de  le 
dire.  >  3 

1.  Brotmen  Leidsche  Unioersiteit,  t.  III,  p.  6*. 

2.  Œuvres,  t.  Y,  p.  12  :  i  La  réponse  que  j'y  ai  faite  à  l'heure  mesme.  » 

3.  Bronnen  Leidsche  L'uivcrsiteit,  t.  III,  pp.  6*  à  8*. 


LE    CARTÉSIANISME    A    LEYDE    (1647)  661 

Cette  éloquente  épître  latine  est  du  26  mai  1647  ;  elle  fut 
lue  en  séance  du  Conseil  des  Curateurs  le  26  août,  mais  il  ne  fut 
pris  aucune  décision  à  son  endroit,  quoique,  dans  la  même  séance, 
il  ait  été  interdit  à  David  Stuart,  lequel  aspirait  sans  doute  à 
jouer,  à  l'égard  de  son  père,  le  même  rôle  que  le  jeune  Paul 
Voet  à  l'égard  de  Gisbert,  de  présider  des  disputes,  et  ils  aug- 
mentent de  100  florins  le  traitement  de  Heereboord  1. 

Cependant  Descartes  lance  feu  et  flammes  :  «  L'intention  de 
ces  gens-là,  écrit-il  à  Elisabeth,  le  10  mai  1647  2,  parlant  des 
théologiens  de  Leyde,  en  m' accusant  d'un  si  grand  crime 
comme  est  le  blasphème,  n'estoit  pas  moindre  que  de  tascher 
à  faire  condamner  mes  opinions  comme  tres-pernicieuses,  pre- 
mièrement par  quelque  Synode,  où  ils  seroient  les  plus  forts,  et 
ensuite  de  tascher  aussi  à  me  faire  faire  des  affronts  par  les 
Magistrats  qui  croyent  en  eux...».  «Les  Théologiens...  veulent 
estre  juges,  c'est  à  dire  me  mettre  icy  en  une  inquisition  plus 
severe  que  ne  fut  jamais  celle  d'Espagne  et  me  rendre  l'adver- 
saire de  leur  Religion.  » 

De  sa  lettre  aux  Curateurs,  il  n'attend  d'autre  satisfaction 
«  que  quelques  emplastres  qui,  n'ostant  point  la  cause  du  mal, 
ne  serviront  qu'à  le  rendre  plus  long  et  plus  importun  ».  Il  songe 
même  à  leur  quitter  la  place,  s'il  ne  peut  obtenir  gain  de  cause 
ni  à  Leyde  ni  à  Utrecht.  Provisoirement  il  renonce  à  demander 
l'appui  de  l'Ambassadeur  de  France,  mais,  bientôt,  il  se  décide 
à  «  faire  jouer  »  ce  qu'il  appelle  «  le  grand  ressort  »  3  et  il  écrit, 
le  12  mai,  à  Servien,  donc  avant  même  d'avoir  connu  la  décision 
des  Curateurs,  qui  est  du  20. 

Le  poste  de  La  Haye  est  alors  sans  titulaire,  mais  au-dessus 
du  chargé  d' affaires,  Brasset,  il  y  a,  à  l'ambassade,  Servien, 
notre  plénipotentiaire  de  Munster,  arrivé  delà-bas,  le  7  janvier, 
pour  empêcher  les  Hollandais  de  faire  une  paix  séparée.  Il  lui 
est  profondément  indifférent,  sans  doute,  que  deux  théologastres 
en  «  us  »  aient  traité  de  blasphémateur  son  compatriote  René 
Descartes,  mais  celui-ci  prend  la  chose  à  cœur  : 

«  C'est  ce  qui  m'oblige  à  vous  supplier  d'intercéder  pour  moy 
auprès  de  M.  le  Prince  d'Orange  4  à  ce  qu'il  luy  plaise,  comme 

1.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  III,  p.  6. 

2.  Œuvres,  t.  V,  pp.  16-18. 

3.  lbid.,  p.  27. 

4.  Guillaume  II  qui  a  succédé  comme  nous  l'avons  vu,  à  son  père  Frédéric-Henri, 
mort  le  14  mars  1647. 


662  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

chef  de  l'Université  de  Leyde  aussi-bien  que  des  armées  de  ce 
Pais,  d'ordonner  que  Mess,  les  Curateurs  me  fassent  avoir  la 
satisfaction  du  passé  et  empêchent  que  leurs  Théologiens  n'en- 
treprennent de  se  rendre  mes  juges  à  l'avenir  ;  car  je  suis  assuré 
qu'ils  n'approuveront  pas  qu'après  tant  de  sang  que  les  François 
ont  répandu  pour  les  aider  à  chasser  d'icy  l'Inquisition  d'Es- 
pagne, un  François,  qui  a  aussi  porté  autrefois  les  armes  pour 
la  même  cause  \  soit  aujourd'huy  soumis  à  l'Inquisition  des 
Ministres  de  Hollande.  »  2 

Le  même  jour  3  où  il  répond  à  l'arrêt  de  silence  qu'ont  rendu 
les  Curateurs,  il  exhale  sa  fureur  à  un  correspondant  inconnu, 
peut-être,  de  Wilhem  :  «  Au  reste,  ce  n'est  point  que  je  désire 
qu'on  parle  de  moy  en  leur  Académie  ;  je  voudrois  qu'il  n'y 
eust  aucun  pédant  en  toute  la  terre  qui  sceust  mon  nom  et  si, 
entre  leurs  Professeurs,  il  se  trouve  des  chahùans,  qui  n'en 
puissent  suporter  la  lumière,  je  veux  bien  que,  pour  favoriser 
leur  foiblesse,  ils  mettent  ordre,  en  particulier,  que  ceux  qui 
jugent  bien  de  moy  ne  le  témoignent  point  en  public  par  des 
louanges  excessives  4.  Je  n'en  ay  jamais  recherché  ny  désiré 
de  telles  ;  au  contraire,  je  les  ay  tousjours  évitées  ou  empeschées, 
autant  qu'il  a  esté  en  mon  pouvoir. 

«  Mais  de  deffendre  publiquement  qu'on  ne  parle  de  moy,  ny 
en  bien  ny  en  mal,  et,  qui  plus  est,  de  m'écrire  qu'on  a  fait  cette 
défense  et  vouloir  que  je  cesse  de  maintenir  les  opinions  que 
j'ay,  comme  si  elles  avoient  esté  bien  et  légitimement  impugnées 
par  leurs  Professeurs,  c'est  vouloir  que  je  me  retracte  après 
avoir  écrit  la  vérité,  au  lieu  que  j'attendois  qu'on  fi[s]t  retracter 
ceux  qui  ont  menti  en  me  calomniant  et,  au  lieu  de  me  rendre 
la  justice  que  j'ay  demandée,  ordonner  contre  moy  tout  le  pis 
qui  puisse  estre  imaginé.  » 

Les  respectables  «  chahùans  »  de  l'Université,  qui  ne  se  con- 
tentaient pas  de  fuir  la  lumière,  mais  la  voulaient  mettre  sous 
le  boisseau,  continuèrent  leur  campagne  contre  Heereboord. 
Les  soutenances  reprennent  de  plus  belle  ;  la  philosophie  car- 
tésienne y  est  constamment  discutée,  car,  en  Hollande,  pays 
d'anarchie  intellectuelle  et  d'individualisme  forcené,  plus  encore 

1.  Voir  plus  haut,  p.  374,  la  discussion  de  ce  passage. 

2.  Œuvres,  t.  V,  pp.  25-26. 

3.  Lettres  du  27  mai  1617,  p.  43,  au  t.  V.  des  Œuvres. 

4.  Allusion  peut-être  au  discours  de  Heereboord,  cité  plus  haut,  et  à  l'admiration 
de  celui-ci. 


LE    CARTÉSIANISME    A    LEYDE    (1647)  663 

qu'en  France,  les  règlements  sont  faits  pour  ne  pas  être  observés. 

Une  des  plus  agitées  de  ces  soutenances  fut  celle  du  23  dé- 
cembre 1647,  présidée  par  Stuart1:  Heereboord  entre  au  mo- 
ment où  Jean  de  Raei,  docteur  en  médecine  et  maître  de  phi- 
losophie, prenait  la  parole,  attaquant  la  cinquième  thèse,  où 
il  est  parlé  de  philosophes  qui  estiment  pouvoir  nier  Dieu  et 
douter  de  son  existence  et  demandant  qui  sont  ces  philosophes. 
Le  président  répond  qu'il  est  défendu  de  le  dire,  mais  que  tout 
le  monde  sait  de  qui  ont  veut  parler.  De  Raei  riposte  que  le 
décret  des  Curateurs  défend  non  seulement  de  nommer  Des- 
cartes, mais  de  discuter  ses  opinions.  Le  théologien  se  fâche  et 
fait  donner  l'ancien  capucin.  Huées  des  étudiants,  qui  voient  cet 
individu  préféré  à  un  homme  deux  fois  docteur  comme  de  Raei. 
Au  coup  de  onze  heures,  Stuart  lève  précipitamment  la  séance. 
Heereboord,  le  lendemain,  affiche  «  ad  valvas  »  ses  thèses  de 
Nolilia  Dei  naturali  que  son  adversaire  a  attaquées  et  qui  datent 
déjà  du  25  mars  1643.  Sur  les  instances  du  Recteur,  il  les  remet  à 
plus  tard,  ce  dont  l'Ecossais  profite  pour  les  vilipender  dans  un 
libelle  «  tellement  sale  et  tellement  puant,  écrit  Heereboord, 
que  celui-ci  n'ose  le  mettre  sous  le  nez  des  Curateurs  ».  Revius, 
de  son  côté,  trempe  sa  plume  dans  du  fiel  pour  répondre  à  son 
sous-directeur. 

Enfin  la  scène  de  pugilat  dont  nous  avons  parlé,  et  qui  se 
déroula  sous  la  présidence  de  Stuart,  le  7  février  1648,  força 
les  Curateurs  à  le  mander  de  nouveau  auprès  d'eux,  pour  lui 
faire  rendre  compte  de  l'inobservation  de  leur  arrêté  du  20  mai 
1647  interdisant  de  discuter  la  Philosophie  Cartésienne  2. 

Interrogé  par  les  Curateurs  sur  les  remèdes  à  apporter  au 
mal  dont  souffre  l'Université,  le  Recteur  Spanheim  propose  : 

1°  De  supprimer  tous  les  pamphlets  injurieux  publiés  pour 
ou  contre  la  philosophie  cartésienne.  C'est  le  procède  d'Utreeht. 

2°  De  suspendre,  pour  un  temps,  tout  enseignement  de  la 
métaphysique. 

3°  De  forcer  les  professeurs  de  philosophie  à  communiquer 
les  thèses  à  leurs  collègues  avant  de  les  faire  imprimer. 

4°  De  décréter  une  amnistie  générale. 


1.  Les  Bronnen  Leidsche  Universilcit  n'en  font  pas  mention,  mais  on  se  reportera 
au  récit  de  Heereboord  lui-même,  dans  sa  lettre  aux  Curateurs  du  12  février  1648, 
publiée  par  lui  dans  ses  Melelemala.  Cf.  Œuvres  de  Descartes,  t.  V,  p.  126. 

2.  Cf.  Bronnen  Leidsche  Universileit,  t.  III,  p.  10,  et  surtout  pp.  14  à  23. 


664  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

5°  De  défendre  par  voie  d'affiche  les  tumultes  et  rixes  des 
étudiants  dans  les  amphithéâtres. 

Consultés  à  leur  tour,  les  deux  autres  professeurs  de  théo- 
logie, Triglandius  et  L'Empereur,  estiment  que  le  seul  remède 
est  d'ordonner  qu'on  n'enseigne  d'autre  philosophie  en  cette 
Université  que  la  philosophie  péripatéticienne,  qui  y  est  seule 
reçue  1. 

Triglandius  se  plaint  de  la  concurrence  des  disputes  théolo- 
gique et  philosophique  et  affirme  que,  quand  on  apporte  dans 
celles-ci  quelques  «  nouveautés  »,  la  jeunesse  y  vole  et  qu'il 
reste  à  peine  aux  théologiens  de  rares  auditeurs,  ce  qui  montre 
l'engouement  des  étudiants  de  Leycle  pour  la  nouvelle  philoso- 
phie française. 

Tous  les  témoins,  de  Raey  compris  2,  ayant  été  entendus, 
le  conseil  des  Curateurs  décide  :  que  Stuart  a  contrevenu  à  la 
résolution  du  20  mai  relative  au  nom  et  aux  sentiments  d'un 
certain  René  des  Cartes  et  qu'une  traduction  latine  de  cette 
résolution  sera  mise  entre  les  mains  dudit  Stuart  ;  que  celui-ci 
aura  à  s'abstenir,  jusqu'à  nouvel  ordre,  d'enseigner  la  métaphy- 
sique en  cours  publics  ou  privés;  qu'il  se  bornera  à  la  physique 
en  se  tenant  dans  les  limites  de  la  philosophie  aristotélicienne  ; 
qu'il  lui  est  défendu  d'injurier,  de  diffamer,  d'accuser,  ou  de 
faire  injurier,  diffamer  et  accuser  ses  collègues  par  disputes, 
leçons  ou  libelles,  de  quelque  manière  que  ce  soit,  sous  peine 
de  sanctions  sévères. 

D'autre  part  :  que  Heereboord  s'abstiendra  dorénavant  de 
toutes  thèses,  corollaires,  accessoires,  impertinences,  annexes 
•et  autres  choses  semblables,  en  matière  de  métaphysique,  for- 
mulés par  lui  ou  par  d'autres  à  son  instigation.  Il  se  gardera 
d'enseigner  cette  branche  et  se  bornera  aux  parties  de  la 
philosophie  qui  lui  sont  confiées,  s'abstenant  de  les  appuyer 
sur  d'autres  fondements  que  la  philosophie  aristotélicienne 
reçue  en  cette  Université.  Il  se  contentera  d'employer  les  ter- 
mes d'Aristote  et  épargnera  toute  injure  et  toute  calomnie  à  ses 
adversaires. 

Les  bourgmestres  de  la  ville  de  Leyde  seront  invités  à  retirer 
de  la  circulation  et  à  interdire  les  pamphlets  se  rapportant  à 


1.  Bronnen  Leidsche  Universilcil,  t.  III,  p.  15. 

2.  lbid.,p.  11. 


LE    CARTÉSIANISME    A    LEYDE    (1647)  655 

cette  affaire,  en  particulier  1'  Abstersio  macularum  1  (le 
lavage  des  taches)  de  Revius,  déclaré  également  coupable 
d'avoir  enfreint  l'ordre  du  20  mai  1647,  les  Vindiciac  dispu- 
tationum  Steuarti,  les  Notae  in  Notas  de  Stuart,  le  Sermo  extem- 
poraneus  de  Heereboord  avec  ses  annexes  2.  Le  Recteur  invi- 
tera ses  collègues  à  vivre  en  bonne  harmonie,  comme  il  con- 
vient à  des  chrétiens. 

Stuart  et  Heereboord  comparaissant  à  nouveau  pour  entendre 
lecture  de  ce  jugement,  promettent  de  s'y  conformer,  mais 
Revius,  plus  grincheux,  proteste  contre  la  suppression  de  son 
livre  sur  la  Méthode  de  Descartes,  alors  que  les  livres  de  celui- 
ci,  pendant  ce  temps,  s'impriment  partout  et  en  diverses  langues3. 

Cette  immense  déclaration  du  8  février  1648  est  bien  inutile, 
puisque,  le  14  juin,  le  Sénat  est  encore  forcé  de  signifier  à  de 
Raey  de  ne  pas  faire  de  cours  privés  sans  l'autorisation  du 
Recteur  et  des  Professeurs  4  et  de  s'abstenir  de  toute  philoso- 
phie cartésienne,  ce  qui  prouve  que  celle-ci,  toute  comprimée 
qu'elle  est,  continue  sourdement  sa  marche  victorieuse. 

Les  pauvres  Curateurs  ont  beau  vouloir  faire  taire  tout  le 
monde,  la  vérité  est  plus  forte  que  leur  puissance.  Pourtant 
ils  se  multiplient.  Le  17  août  1648,  ils  ordonnent  une  enquête 
sur  ces  «  Collegia  privata  philosophica  »,  qui  se  tiennent  dans  la 
ville  de  Leyde,  et  ils  se  proposent  de  les  dissoudre,  s'il  est  établi 
qu'on  y  enseigne  ou  favorise  les  opinions  de  René  des  Cartes. 
Sous  couleur  d'impartialité,  ils  pourchassent  non  moins  les 
adversaires  de  ce  dernier,  surtout  Stuart,  convaincu  de  déso- 
béissance et  menacé  des  sanctions  les  plus  rigoureuses,  ce  contre 
quoi  il  proteste  en  une  lettre  d'un  français  détestable,  où  il 
trouve  le  décret  «  un  peu  dur  ».  Il  réclame  communication 
«  des  actes  de  tout  ce  qui  s'est  passé  en  cest  affaire  du  de  Cartes  ». 
Il  demande  aux  Curateurs  et  aux  Rourgmestres  «  si  la  paix 
de  l'Académie  se  peut  conserver  en  permettant  de  vendre, 
publiquement  les  livres  d'Athéisme  du  sieur  de  Cartes,  un 
Papiste,  les  opinions  du  quel  sont  refutés  par  les  Papistes 
mesme...  ou  en  permettant  aux  Cartésiens  d'enseigner  dans 
l'Académie  et  nous  defandant  de  réfuter  leurs  opinions,  lesquelles, 

1.  Réponse  de  Revius  à  la  Pnvfalio  ad  Notas  Cartesii,  anonyme,  cf.  Bronnen 
Leidsche  Universiteit,  t.  III,  p.  15*. 

2.  Ibid.,  p.  17. 

3.  Ibid.,  p.  18. 

4.  Voilà  l'origine  des  «  Privaat-docent  ». 


666  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

selon  qu'elles  sont  proposées  par  le  dit  des  Cartes,  sont  athées, 
comme  nous  sommes  prest  à  le  prouver... 

«  Aussi  ne  sert  à  rien  de  dire  qu'il  est  un  estranger  et  qu'il 
ne  se  tient  pas  ici,  car  il  n'est  non  plus  permis  aux  estrangers 
qu'à  d'auttres  de  publier  l'athéisme  en  des  livres,  en  aucun  pais 
du  monde  ;  aussi  est  il  souvent  à  Leyde,  et  le  Magistrat  le  peut 
appréhender,  lui  faire  rendre  counte  de  l'athéisme  qu'il  a  ici 
semé  en  ses  livres  et  le  chastier  condignement.  » *  Ainsi  parle 
cet  Écossais,  venu  de  Sedan,  «  qui  ne  sçavoit,  dit  Sorbière  2, 
que  la  vieille  game  en  philosophie  et  qui  ne  servoit  qu'à 
irriter  quelques  fois  les  honnestes  gens  chez  M.  de  Saumaise 
dans  nos  conversations  ».  Elisabeth,  qui  l'a  pratiqué,  le  qualifie 
d'homme  de  grande  lecture,  mais  d'un  jugement  médiocre  3. 
En  tous  cas,  il  est  d'accord  avec  Revius  4  pour  dire  que  les 
écrits  athées  de  Descartes  «  corrompent  tant  de  monde  ici  »,  en 
séduisant  la  jeunesse  ;  «  les  erreurs  de  la  secte  cartésienne  me- 
nacent, comme  dit  le  Régent  du  Collège  de  Théologie,  les  églises 
de  ces  pays  et  de  bien  d'autres  jusqu'aux  Indes  orientales  et 
occidentales  inclusivement  ». 

Ces  fureurs  théologales  n'empêchent  pas  les  Curateurs,  dans 
leur  clairvoyante  sagesse,  de  nommer,  le  13  septembre  1648, 
«  Caspar  Heydanus  »,  professeur,  en  remplacement  de  L'Em- 
pereur. 

Sorbière  5  dit  de  celui-là  :  «  Heereboord,  homme  sçavant 
et  laborieux,  fut  favorisé  du  Théologien  Heydanus,  grand 
Cartésien,  de  Bornius,  de  Hoghelande,  Zylchom  6  et  de 
quantité  d'autres  gens  de  sçavoir  et  de  qualité,  qui  le 
soustindrent  contre  Revius,  Régent  du  Collège  en  Théologie 
et  qui  a  escrit  plusieurs  livrets  peu  solidement  contre  Monsieur 
Descartes.  Et  ainsi  ce  Philosophe  est,  en  quelque  façon,  venu 
à  bout  de  ses  souhaits,  quand  il  a  fait,  de  son  vivant,  tant  de. 
bruit  en  France  et  aux  Pays-Bas,  où  il  a  commencé  une  secte, 
qui  trouvera  sans  doute  de  l'appuy  en  tous  ceux  qui  se  plaisent 
à  la  Métaphysique  et  aux  Mathématiques  ou  qui  révèrent  ces 
deux  sciences  sans  les  examiner.  » 

1.  Bronnen  Leidsche  Universiteit,  t.  III,  pp.  17*-18*. 

2.  Cité  dans  Œuvres  de  Descartes,  au  t.  V,  p.  49. 

3.  Ibid.,  p.  46.  Lettre  de  (mai  1647). 

4.  Cf.  la  requête  de  Revius  du  8  juin  1648  dans  Bronnen  Leidsche  Universiteit, 
t.  III,  pp.  14*-15*  ;  elle  est  très  curieuse. 

5.  Cité  dans  Œuvres  de  Descartes,  t.  V,  p.  49,   d'après    Sorbière,   Lettres,  p.  688. 

6.  Zuylicheni,  c'est-à-dire  Constantin  Huygens,  dont  le  nom  a  été  altéré. 


LE    CARTÉSIANISME    A   LEYDE    (1647)  667 

Plus  ferme  dans  ses  opinions  qu'un  Sorbière,  Heidanus,  le 
4  mai  1676,  aima  mieux  abandonner  sa  chaire  que  son  maître, 
dont  les  opinions  venaient  d'être  de  nouveau  interdites,  le 
16  janvier  précédent,  et  il  rendit  à  Descartes,  à  ce  moment 
même,  ce  magnifique  témoignage  :  «  Je  songe  au  nombre  de  fois 
où  j'ai  joui  de  la  compagnie  et  de  l'amicale  conversation  de 
Monsieur  Descartes,  à  sa  sincère  gaîté,  à  la  bienveillance  ^ 
avec  laquelle  il  répondait  d'emblée  à  tout  ce  qu'on  voulait  lui 
demander,  avec  une  telle  clarté  de  raisonnement,  comme  si  la 
philosophie  même  parlait  par  sa  bouche,  sans  calomnier  per- 
sonne, jugeant  de  tout  avec  honnêteté.  » x 

Heidanus,  c'était  la  Méthode,  les  Méditations  et  les  Principes 
installés  dans  la  vieille  Université  de  Leyde  qui,  si  elle  ne 
peut  disputer  à  l'Université  d'Utrecht  l'honneur  d'avoir  été 
le  berceau  du  Cartésianisme,  peut  se  vanter  au  moins  d'en 
avoir  été  le  premier  temple. 

1.  «  Als  ick  daerom  dencke  hoe  menichmael  ick  't  geselchap  en  't  vriendelyck 
onthaal  van  d'Heer  des  Cartes  genoten  hebbe,  syne  ongeveynsde  vrolyckheyt, 
syne  goetheyt  in  ailes,  dat  men  hem  vragen  wilde,  op  staande  voet  te  beantwor- 
den,  met  sulcken  klaerheyt  van  redenen,  als  of  de  Philosophie  selfs  door  syn  mondt 
sprak,  sonder  ycmant  te  lasteren,  maar  van  ailes  rediglijck  teoordelen  (Considera- 
tien  over  eenige  saecken  onlanghs  voorgevallen  in  de  Universileyl  binnen  Leyden, 
1676,  §  30  ;  cité  par  Ch.  Adam  au  t.  XII,  p.  110,  note  c). 


CHAPITRE  XXVII 


le  départ  pour  la  suède  (1er  septembre  1649) 
la  mort  (11  février  1650) 


Les  démêlés  avec  l'Université  de  Leyde  nous  acheminent 
vers  la  fin  du  séjour  de  Descartes  en  Hollande  et  le  départ  pour 
la  Suède.  Si  la  considération  de  la  Princesse  Elisabeth  est  pour 
beaucoup  dans  ce  voyage,  la  présence  de  Chanut  en  Suède  en 
est  sinon  la  cause,  du  moins  l'occasion. 

Descartes  avait  fait  sa  connaissance  à  Paris,  par  Clerselier, 
dont  Chanut  avait  épousé  la  sœur,  mais  il  n'était  alors  que 
Conseiller  et  Trésorier  de  France  en  la  Généralité  d'Auvergne  1. 
La  sympathie  entre  eux  fut  rapide,  comme  par  une  sorte  d'affi- 
nité élective  :  «  Dés  la  première  heure  que  j'ay  eu  l'honneur 
de  vous  voir,  j'ay  esté  entièrement  à  vous.  » 2  Le  29  sep- 
tembre 1645,  Descartes  mande  d'Egmond  à  de  Wilhem  : 
«  On  m'a  escrit  de  Paris  qu'un  de  mes  meilleurs  amis,  nommé 
Mr  Chanuyt,  en  devoit  partir  le  15  de  ce  mois  de  Septembre, 
pour  aller  en  Suéde  en  qualité  de  Résident  pour  le  Roy  et  qu'il 
passeroit  par  ce  pais.  »  3 

Au  commencement  d'octobre,  il  est  à  Amsterdam  avec  sa 
famille.  Descartes  quitte  aussitôt  sa  solitude  d'Egmond  pour 
tenir  compagnie  à  Madame  Chanut,  à  son  mari,  à  M.  Por- 
lier  4  jusqu'à  leur  embarquement.  Amsterdam  reste  le  port  de 
transit  de  France  en  Suède.  A  bord,  Porlier  rencontre  ce  Maî- 
tre d'armes  qui  avait  «  hanté  souvent  »  le  philosophe  «  en 
différens  endroits  de  la  Hollande  »  et  le   connaissait  bien  pour 


1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  14 1  et  p.  301. 

2.  Ibid.,  p.  537. 

3.  Ibid.,  p.  300. 

4.  Ibid.,  pp.  318-319. 


670  DESCARTES  EN  HOLLANDE 

avoir  fait  de  nombreux  assauts  de  fleuret  avec  lui.  Le  maître 
d'armes,  lui  aussi,  passe  en  Suède.  Cet  humble  suit  le  nouveau 
courant  qui  entraîne  les  Français  plus  au  nord.  Descartes, 
Chanut  l'ambassadeur,  Saumaise  le  philologue  et  son  fils  le 
soldat,  Naudé  le  bibliothécaire,  Huet  l'érudit,  le  peintre  Bour- 
don, le  maître  d'armes,  agents  divers  de  la  même  expansion. 
Sorbière,  en  novembre  1649,  ira  faire  sa  cour  à  Chanut,  alors 
de  passage  à  Amsterdam,  espérant  le  suivre  également  en  Suède, 
mais  il  lui  déplut  tellement  que  la  recommandation  de  Brasset 
fut  inefficace  1. 

La  première  lettre  conservée,  de  Descartes  à  Chanut,  du  6  mars 
1646  2,  rappelle  encore  leur  entrevue  en  Hollande.  Il  y  plaint 
l'ambassadeur  du  froid  qu'il  doit  subir  en  Scandinavie  et  dont 
il  juge  par  celui  qui  règne  à  Egmond,  le  plus  rude  «  depuis 
l'année  1608  ».  «  Ce  qui  me  console  c'est  que  je  sçay  qu'on  a 
plus  de  préservatifs  contre  le  froid  en  ces  quartiers-là,  qu'on 
n'en  a  pas  en  France  et  je  m'assure  que  vous  ne  les  aurez  pas 
négligez.  Si  cela  est,  vous  aurez  passé  la  pluspart  du  temps 
dans  un  poésie,  où  je  m'imagine  que  les  affaires  publiques 
ne  vous  auront  pas  si  continuellement  occupé  qu'il  ne 
vous  soit  resté  du  loisir  pour  penser  quelquefois  à  la  Philo- 
sophie. » 

Descartes  sait  d'expérience  que  les  «  poêles  »  favorisent  réclu- 
sion des  idées.  Dans  une  autre  lettre  du  15  juin  suivant,  Des- 
cartes lui  parle  de  la  Morale  «  que  vous  avez  choisie  pour  vostre 
principale  étude  ».  3  Nous  avons  toujours  eu  dans  notre  diplo- 
matie de  ces  hommes  qui  pratiquaient  le  style  de  l'écrivain  et 
du  penseur  aussi  bien  que  celui  des  chancelleries.  Tels  Buzenval, 
du  Maurier,  d'Estrades  et  Charnacé,  les  deux  derniers  maniant 
de  plus  l'épée. 

Aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner  de  ce  que  Descartes  prenne 
Chanut  pour  confident4  :  «Je  vous  diray,  de  plus,  que,  pendant 
que  je  laisse  croistre  les  plantes  de  mon  jardin  dont  j'attens 
quelques  expériences  pour  tascher  de  continuer  ma  Physique,  je 
m'arreste  aussi  quelquefois  à  penser  aux  questions  particulières  de 
la  Morale.  Ainsi  j'ai  tracé  cet  hyver  nu  petit  Traitté  de  la  Nature 


1.  Œuvres,  t.  V,  pp.  445-446. 

2.  Ibid.,  t.  IV,  p.  377. 

3.  Ibid.,  p.   111. 

4.  Ibid.,  p.  442. 


INVITATION    DE    CHRISTINE    DE    SUÈDE  671 

des  Passions  de  l'Ame,  sans  avoir  neantmoins  dessein  de  le  mettre 
au  jour,  et  je  serois  maintenant  d'humeur  à  écrire  encore  quel- 
que autre  chose,  si  le  dégoust  que  j'ay  de  voir  combien  il  y  a 
peu  de  personnes  au  monde  qui  daignent  lire  mes  écrits  ne  me 
faisoit  estre  négligent.  » 

Les  Passions  humaines,  c'est  bien  là  un  de  ces  sujets  dont  le 
philosophe  et  le  diplomate  se  sont  entretenus,  car  ce  dernier, 
dans  sa  réponse,  le  félicite  de  n'avoir  plus,  à  l'égard  de  ces  fai- 
blesses du  corps  et  de  l'âme,  le  dégoût  qu'il  manifestait  à  Ams- 
terdam 1. 

Il  est  difficile  d'établir  si  Descartes  a  cherché  à  s'attirer  la 
faveur  de  la  reine  Christine  ou  s'il  s'est  borné  à  ne  pas  repousser 
les  marques  de  sa  bienveillance,  mais,  comme  il  était  aisé 
d'observer  à  son  égard  la  même  abstention  dédaigneuse  et  même 
un  peu  hautaine  qu'il  pratiquait  à  l'égard  de  tout  ce  qui  tou- 
chait à  la  Cour  de  France  ou  aux  grands  Cardinaux,  c'est  la 
première  hypothèse  qui  doit  être  la  vraie. 

«  Je  n'ay  jamais  eu  assez  d'ambition  pour  désirer  que  les 
personnes  de  ce  rang,  écrit-il  à  Chanut  le  1er  novembre  1646  2, 
sceussent  mon  nom  et  mesme,  si  j'avois  esté  seulement  aussi 
sage  qu'on  dit  que  les  sauvages  se  persuadent  que  sont  les  singes, 
je  n'aurois  jamais  esté  connu  de  qui  que  ce  soit,  en  qualité  de 
faiseur  de  livres,  car  on  dit  qu'ils  s'imaginent  que  les  singes 
pourroient  parler,  s'ils  vouloient,  mais  qu'ils  s'en  abstiennent, 
afin  qu'on  ne  les  contraigne  point  de  travailler  et  pource  que 
je  n'ay  pas  eu  la  mesme  prudence  à  m' abstenir  d'écrire,  je  n'ay 
plus  tant  de  loisirs  ny  tant  de  repos  que  j'aurois,  si  j'eusse  eu 
l'esprit  de  me  taire.  Mais,  puisque  la  faute  est  desjà  commise 
et  que  je  suis  connu  d'une  infinité  de  gens  d'Ecole,  qui  regardent 
mes  écrits  de  travers  et  y  cherchent  de  tous  costez  les  moyens 
de  me  nuire,  j'ay  grand  sujet  de  souhaitter  aussi  de  l'estre  des 
personnes  de  plus  grand  mérite,  de  qui  le  pouvoir  et  la  vertu 
me  puisse  protéger.  »  Puis,  éloge  des  qualités  de  la  Reine,  déduites 
d'une  conversation  avec  l'Ambassadeur  la  Thuillerie  que  Des- 
cartes a  vu,  retour  de  Suède,  et  de  l'expérience  do  la  Prin- 
cesse à  qui  il  a  dédié  ses  Principes  de  Philosophie. 

L'Ambassadeur  renchérit3:  «  M.   de  la  Thuillerie   ne   vous 


1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  171. 

2.  Ibid.,  p.  535. 

3.  Œuvres,  t.  IV,  pp.  581-582.  Lettre  de  Stockholm,  l«  décembre  10  1G. 


672  DESCARTES    EN    HOLLANDE 

a  point  trompé,  lorsqu'il  vous  a  dit  merveilles  de  nôtre 
Reine  de  Suéde.  Sans  mentir,  vous  seriez  étonné  de  la  force  de 
son  esprit.  Pour  la  conduite  de  ses  affaires,  non  seulement  elle 
les  connoît,  mais  elle  en  porte  vigoureusement  le  poids  et  elle 
le  porte  presque  seule.  Au  lieu  que,  dans  plusieurs  autres  cours, 
on  ne  traite  d'affaires  qu'avec  les  Ministres,  icy,  nous  n'avons 
à  rendre  compte  qu'à  la  Reine  et  à  prendre  les  réponses  de  sa 
bouche  ».  Quant  à  ses  distractions,  «  elle  s' égayé  dans  des  entre- 
tiens qui  passeroient  pour  trés-sérieux  entre  les  sçavans  ». 
Lors  d'un  de  ces  entretiens,  la  conversation  tombe  sur  la  ques- 
tion de  savoir  lequel  des  deux  dérèglements  est  le  pire,  de 
l'Amour  ou  de  la  Haine. 

Descartes  répond  aussitôt  par  une  énorme  épître,  datée  d'Eg- 
mond,  1er  février  1647  \  qui  est  une  vraie  dissertation  sur 
l'amour,  laquelle  nous  donne  le  premier  état  de  ce  qu'elle  est 
dans  le  Traité  des  Passions;  elle  débute  par  cette  distinction 
«  entre  l'amour  qui  est  purement  intellectuelle  ou  raisonnable 
et  celle  qui  est  une  passion  ».  Dans  la  première.  «  notre  ame 
aperçoit  quelque  bien,  soit  présent,  soit  absent,  qu'elle  juge 
luy  estre  convenable,  elle  se  joint  à  luy  de  volonté,  'est-à- 
dire,  elle  se  considère  soy-mesme  avec  ce  bien-là  comme  un  tout 
dont  il  est  une  partie  et  elle  l'autre  ». 

Mais  1'  «  amour  raisonnable  est  ordinairement  accompagnée 
de  l'amour  «  sensuelle  ou  sensitive  2,  «  car  il  y  a  une  telle  liaison 
entre  l'une  et  l'autre  que,  lors  que  l'ame  juge  qu'un  objet  est 
digne  d'elle,  cela  dispose  incontinent  le  cœur  aux  mouvemens 
qui  excitent  la  passion  d'amour  et  lors  que  le  cœur  se  trouve 
ainsi  disposé  par  d'autres  causes,  cela  fait  que  l'ame  imagine 
des  qualitez  aimables  en  des  objets  où  elle  ne  verroit  que  des 
défauts  en  un  autre  temps.  »  3  Pourtant  il  faut  se  garder  de 
prendre  le  désir  pour  l'amour  et  l'on  a  distingué  «  deux  sortes 
d'amour  :  l'une  qu'on  nomme  amour  de  Bien-veillance,  en  laquelle 
ce  désir  ne  paroist  pas  tant,  et  l'autre  qu'on  nomme  amour  de 
Concupiscence,  laquelle  n'est  qu'un  désir  fort  violent,  fondé 
sur  un  amour  qui  souvent  est  foible  ».  4 

«  Amour  intellectuelle    ,      amour  de  Bien-veillance  »,  n'est-ce 


1.  Œuvres,  l.    IV.  pp.  600-617. 

2.  Ibid.,  ]>.  602. 

I5.  Ibid.,  p.  603. 

-1.  Ibid.,  p.  606. 


INVITATION    DE    CHRISTINE    DE    SUÈDE  673 

pas  à  Elisabeth  qu'il  songe,  n'est-ce  pas  pour  elle,  plutôt  que 
pour  instruire  Chanut,  qu'il  écrit  ceci  et  ce  qui  le  prouve,  c'est 
un  autre  passage  encore  :  «  Il  est  vray  aussi  que  l'usage  de  nostre 
langue  et  la  civilité  des  complimens  ne  permet  pas  que  nous 
disions  à  ceux  qui  sont  d'une  condition  fort  relevée  au  dessus 
de  la  nostre  que  nous  les  aimons,  mais  seulement  que  nous  les 
respectons,  honorons,  estimons  et  que  nous  avons  du  zèle  et 
de  la  dévotion  pour  leur  service...  »  1  ;  «  Je  ne  sçay  point  d'autre 
définition  de  l'amour  sinon  qu'elle  est  une  passion  qui  nous 
fait  joindre  de  volonté  à  quelque  objet,  sans  distinguer  si  cet 
objet  est  égal  ou  plus  grand  ou  moindre  que  nous.  » 2  Et  c'est 
pour  elle  aussi,  cette  théorie  de  l'amour  du  plus  digne,  de  l'amour- 
■dignité,  empruntée,  consciemment  ou  inconsciemment,  au  grand 
Corneille  3. 

Pour  la  réponse  à  la  question  principale  «  lequel  des  deux 
déreglemens  est  le  pire,  celuy  de  l'amour  ou  celuy  de  la  haine  »,  4 
Descartes  conclut  que  c'est  la  haine,  car  celle-ci  porte  à  la  tris- 
tesse et  au  chagrin,  l'amour  à  la  bienveillance  et  à  la  joie. 
«  L'amour,  tant  déréglée  qu'elle  soit,  donne  du  plaisir,  et  bien 
que  les  Poètes  s'en  plaignent  souvent  dans  leurs  vers,  je  croy 
neantmoins  que  les  hommes  s'abstiendroient  naturellement 
d'aimer,  s'ils  n'y  trouvoient  plus  de  douceur  que  d'amertume, 
et  que  toutes  les  afflictions  dont  on  attribue  la  cause  à  l'amour 
ne  viennent  que  des  autres  passions  qui  raccompagnent,  à 
sçavoir  des  désirs  téméraires  et  des  espérances  mal  fondées  » 5, 
ce  qui  n'empêche  pas  l'amour  déréglée  d'être  cause  aussi  parfois 
-des  plus  grands  désastres. 

M.  du  Ryer  «  Françoys  de  nation  et  Médecin  de  la  Reine  », 
ayant  vu  cette  dissertation  entre  les  mains  de  Chanut,  n'eut 
rien  de  plus  pressé  que  d'en  parler  à  sa  royale  cliente  ;  c'est  d'ail- 
leurs peut-être  pour  cela  qu'on  la  lui  avait  laissé  voir.  Christine 
dit  :  «  Monsieur  Descartes,  autant  que  je  le  puis  voir  par  cet 
écrit  et  par  la  peinture  que  vous  m'en  laites,  est  le  plus  heureux 
de  tous  les  hommes  et  sa  condition  me  semble  digne  d'envie. 
Vous  me  ferez  plaisir  de  l'assurer  de  la  grande  estime  que  je 
fais  de  luy  »,  mais  elle  ajouta  «  que,  n'ayant  pas  ressenti  cette 

1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  610. 

2.  Cf.  ibid.,  p.  611. 

3.  Ibid.,  surtout  p.  603. 

4.  Ibid.,  p.  613. 

5.  Ibid.,  p.  G  M. 

43 


674  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

passion,  elle  ne  pouvoit  pas  bien  juger  d'une  peinture  dont  elle 
ne  connoissoit  point  l'original  ».  x 

Descartes  n'est  pas  mécontent  du  tout  de  cette  indiscrétion 
concertée  2.  Il  répond,  avec  non  moins  de  zèle,  sur  la  question 
du  Monde  fini  ou  infini  et,  nous  l'avons  vu,  sur  celle  du  Sou- 
verain Bien,  cette  fois  exposée  dans  une  épître  à  Christine  elle- 
même,  datée  d'Egmond,  20  novembre  1647  3. 

On  peut  voir  aussi  de  nouvelles  avances  de  Descartes,  par 
allusion,  dans  la  lettre  à  Chanut  du  21  février  1648  4,  avant  le 
départ  pour  Paris  :  «  Je  pourrois  dire  que,  pour  mon  interest, 
je  ne  souhaite  pas  d'avoir  si-tost  l'honneur  de  vous  y  voir,  à 
cause  des  faveurs  que  vous  me  procurez  au  lieu  où  vous  estes, 
mais  je  n'ay  jamais  aucun  égard  à  moy,  lors  qu'il  peut  y  aller 
du  contentement  de  mes  amis.  Et  j'avoue  que  je  ne  souhai- 
terois  pas  un  employ  pénible,  qui  m'ostast  le  loisir  de  cultiver 
mon  esprit,  encore  que  cela  fust  récompensé  par  beaucoup 
d'honneur  et  de  profit.  Je  diray  seulement  qu'il  ne  me  semble 
pas  que  le  vostre  soit  du  nombre  de  ceux  qui  ostent  le  loisir 
de  cultiver  son  esprit  ;  au  contraire,  je  croy  qu'il  vous  en  donne 
les  occasions  en  ce  que  vous  estes  auprès  d'une  Reine  qui  en  a 
beaucoup.  » 

Ce  passage  n'autorise-t-il  pas  à  penser  qu'il  est  hanté  par  l'idée 
de  «  cette  chasse  où  l'on  porte  des  livres  »  et  de  ce  trône  à  con- 
quérir pour  sa  Philosophie  ?  Ce  n'est  pas,  pourtant,  que  Christ i ne 
ait  mis  trop  d'empressement  à  répondre,  car  son  accusé  de  récep- 
tion de  la  dissertation  sur  le  Souverain  Bien  et  du  Traité  des 
Passions,  qui  l'accompagnait,  est  du  12  décembre  1648  seule- 
ment. Sa  lettre  est  bienveillante,  sans  plus,  en  un  français  si 
net  et  si  facile  que  «  toute  nostre  nation,  dira  Descartes,  luy 
en  est  tres-obligée.  » 5  Elle  ne  mentionne  pas  ce  détail  des 
Principes  de  la  Philosophie  dont  Chanut  lui  aurait  lu  la  préface, 
en  l'accompagnant  aux  mines  de  la  Dalécarlie.  et  qui  l'auraient 
laissée  «  pensive  pendant  quelques  jours  ».  6  Peut-être  cependant 
envie-t-elle  à  Elisabeth,  et  cette  jalousie  serait  bien  féminine, 
l'hommage  du  philosophe.  Toujours  est-il  qu'elle  s'est  enquise 


1.  Œuvres,  t.  V,  p.  20. 
•2.  Ibid.,  p.  50. 

3.  Ibid.,  pp.  81-86. 

4.  Ibid.,  p.  131. 

5.  Ibid.,  p.  290. 
(5.   Ibid.,  p.  253. 


DÉPART  POUR  LA  SUÈDE  (1er  SEPT.  1649)        675 

de  sa  fortune  et  «  du  soin  qu'on  prenoit  »  de  lui  «  en  France  ». 
«  Je  ne  sçay,  ajoute  Chanut  dans  la  même  missive  du  12  dé- 
cembre, si,  lorsqu'elle  aura  pris  goût  à  votre  Philosophie,  elle 
ne  vous  tentera  point  de  passer  en  Suède  »  :  «  Je  seray,  s'il 
plaît  à  Dieu,  pour  lors  en  France,  où  je  vous  pourray  dire  plu- 
sieurs choses  qui  seront  considérables,  si  vous  mettez  l' affaire 
en  délibération.  » x  Cette  invitation  ainsi  annoncée,  préparée, 
peut-être  provoquée,  ne  tarda  pas  à  lui  être  adressée,  sans  doute 
le  27  février  1649  2.  Chanut  insiste  encore  dans  le  même  sens, 
le  27  mars,  le  priant  de  la  part  de  la  Reine  de  venir  dès  avril. 
Sa  Majesté  aime  que  ses  ordres  s'exécutent  rapidement. 

Descartes  répond  par  deux  lettres  à  l'ambassadeur,  du  même 
jour  (31  mars  1649) 3,  l'une  destinée'à  être  montrée  et  qui  s'exprime 
ainsi  :  «  J'ay  tant  de  vénération  pour  les  hautes  et  rares  qua- 
litez  de  cette  Princesse,  que  les  moindres  de  ses  volontez  sont 
des  commandemens  très-absolus  à  mon  regard  :  c'est  pour- 
quoy  je  ne  mets  point  ce  voyage  en  délibération,  je  me  resous 
seulement  à  obeïr. 

«  Mais,  pource  que  vous  ne  me  prescrivez  aucun  temps  et 
que  vous  ne  le  proposez  que  comme  une  promenade,  dont  je 
pourrois  estre  de  retour  dans  cet  esté,  j'ay  pensé  qu'il  seroit 
malaisé  que  je  pusse  donner  grande  satisfaction  à  Sa  Majesté, 
en  si  peu  de  temps,  et  qu'elle  aura  peut-estre  plus  agréable 
que  je  prenne  mes  mesures  plus  longues  et  fasse  mon  conte  de 
passer  l'hyver  à  Stocholm.  Dequoy  je  tireray  un  avantage 
que  j'avoue  estre  considérable  à  un  homme  qui  n'est  plus 
jeune  et  qu'une  retraite  de  vingt-ans  a  entièrement  désaccoutumé 
de  la  fatigue  :  c'est  qu'il  ne  sera  point  nécessaire  que  je  me 
mette  en  chemin  au  commencement  du  printemps  ny  à  la  fin 
de  l'automne,  et  que  je  pourray  prendre  la  saison  la  plus  sure 
et  la  plus  commode  qui  sera,  je  croy,  vers  le  milieu  de  l'esté, 
outre  que  j'espère  avoir  cependant  le  loisir  de  mètre  ordre  à 
quelques  affaires  qui  m'importent.  » 

Explications  assez  confuses  que  l'autre  lettre,  plus  personnelle, 
à  Chanut,  éclaircit 4  :  «  J'ay  réservé  pour  celle-cy  ce  que  je 
pensois  n'estre  pas  besoin  qu'elle  vist,  à  sçavoir  que  j'ay  beau- 


1.  Œuvres,  t.  V,  p.  254. 

2.  Ibid.,  p.  295. 

3.  Ibid.,  p.  324. 

4.  Ibid.,  p.  32G. 


676  DESCARTES  EN  HOLLANDE 

coup  plus  de  difficulté  à  me  résoudre  à  ce  voyage  que  je  ne  me 
serois  moy-mesme  imaginé.  »  Voilà  l'explication  de  la  contra- 
diction qu'on  aura  sentie  :  Descartes  peut  parfaitement  avoir 
désiré,  voire  provoqué  ou  laissé  provoquer  cette  invitation,  et 
hésiter  au  moment  de  s'y  rendre,  en  mesurant,  pour  la  première 
fois,  la  distance  de  l'imagination  à  la  réalisation.  C'est  un  beau 
rêve  d'avoir  pour  élève  et  disciple,  après  une  Princesse,  une 
Reine,  mais  elle  vit  au  milieu  d'une  Cour,  et  ce  nom  seul  veut 
dire  servitude.  Et  puis,  du  côté  de  la  philosophie  même,  n'y 
aura-t-il  pas  aussi  désillusion  :  «  L'expérience  m'a  enseigné 
que,  mesme  entre  les  personnes  de  tres-bon  esprit  et  qui  ont 
un  grand  désir  de  sçavoir,  il  n'y  en  a  que  fort  peu  qui  se  puissent 
donner  le  loisir  d'entrer  en  mes  pensées,  en  sorte  que  je  n'ay 
pas  sujet  de  l'espérer  d'une  Reine,  qui  a  une  infinité  d'autres 
occupations.  L'expérience  m'a  aussi  enseigné  que,  bien  que  mes 
opinions  surprennent  d'abord,  à  cause  qu'elles  sont  fort  diffé- 
rentes des  vulgaires,  toutesfois,  après  qu'on  les  a  comprises,  on 
les  trouve  si  simples  et  si  conformes  au  sens  commun,  qu'on 
cesse  entièrement  de  les  admirer  et,  par  mesme  moyen,  d'en 
faire  cas,  à  cause  que  le  naturel  des  hommes  est  tel,  qu'ils  n'es- 
timent que  les  choses  qui  leur  laissent  de  l'admiration  et  qu'ils 
ne  possèdent  pas  tout  à  fait...  » 

«  La  connoissance  de  la  vérité  est  comme  la  santé  de  l'ame  : 
lorsqu'on  la  possède,  on  n'y  pense  plus.  » 1 

Les  désillusions  de  son  dernier  voyage  en  France  lui  ont 
appris  à  se  méfier  des  promesses  des  Souverains  ;  il  commence 
à  professer  pour  les  expéditions  Lointaines  par  mer  la  même 
horreur  que  jadis  le  bon  Horace  :  «  Les  mauvais  succez  de  tous 
les  voyages  que  j'ay  faits  depuis  vingt  ans  me  font  craindre 
qu'il  ne  reste  plus,  pour  cettuy-cy,  que  de  trouver  en  chemin 
des  voleurs  qui  me  dépouillent  ou  un  naufrage  qui  m'oste  la 
vie...  »  2  J'y  ai  «  plus  de  répugnance  que  vous  ne  pourriez 
peut-estre  imaginer»  3,  écrit-il  à  Clerselier.  «  Je  ne  croy  pas... 
que  je  parte  d'icy,  de  plus  de  trois  mois  »,  mande-t-il  à 
Brasset  4,  qui  en  avise  Chanut  :  «  Vous  verrez,  Monsieur,  par 
la  lettre  cy  joinct,  la  disposition  de  M.  Descartes  pour  le  voyage. 


1.  Œuvres,  t.  V,  p.  327. 

2.  lbid.,  p.  329. 

3.  lbid.,  p.  353. 

4.  lbid.,  p.  332  ;  31  mars  1049. 


DÉPART  POUR  LA  SUÈDE  (1er  SEPT.  1649)        677 

Entre  tout,  M.  de  Bethune  est  allé  à  Amstredam  pour  profitter 
l'occasion  de  l'admirai  Fleming.  »  *  De  Bethune,  un  officier 
cette  fois,  se  prépare  donc  aussi  à  quitter  la  Hollande  pour  la 
Suède.  Quand  Saumaise  y  sera  allé,  en  1650,  notre  série  sera  com- 
plète et  toutes  les  catégories  de  Français  des  Pays-Bas  que  nous 
avons  étudiées  ici  seront  représentées  dans  cet  exode. 

Enfin  le  moment  est  venu  de  mettre  le  grand  projet  à  exé- 
cution. On  dirait  que  le  philosophe  sent  que  ce  départ  pourrait 
être  le  dernier.  Il  met  ordre  à  ses  affaires,  arrête  ses  comptes 
avec  son  voisin,  «  Monsieur  Anthoine  Studler  van  Zurich,  sei- 
gneur de  Berghe  »,  à  qui  il  reconnaît  «  devoir  justement  neuf 
mil  livres,  monnoye  de  ce  pays,  qui  reviennent  à  plus  de  dix 
mil  cinq  cents  de  la  monnoye  de  France  »,  pour  lesquels  il  accepte 
deux  traites  l'une  «  de  cinq  mil  livres  sur  le  sieur  de  Tremandan, 
Malescot  et  leurs  associez  »,  l'autre  «  de  quattre  mil  livres  » 
sur  «Monsieur  de  la  Chapelle  Bouëxic»2.  Tout  ceci  est  «escrit  à 
Egmont  le  trentième  jour  d'Aoust,  en  l'an  de  grâce  mil  six  cents 
quarente  neuf,  et  adressé  à  Monsieur  Claude  Picot,  prieur  de 
Rouvre  et  demeurant  présentement  en  la  rue  Geoffroy-l'Asnier 
à  Paris  ».  11  laisse  chez  M.  de  Hogelande  un  coffre,  contenant 
des  papiers  et  des  lettres  3,  en  abandonnant  à  sa  discrétion  de 
les  brûler  ou  de  les  garder  après  sa  mort,  sauf  celles  de  Voetius 
au  P.  Mersenne,  qui  peuvent  servir  à  parer  à  des  calomnies 
posthumes. 

«  Il  quita,  dit  Baillet,  sa  chère  solitude  d'Egmond,  le  premier 
jour  de  Septembre,  pour  venir  à  Amsterdam,  où,  après  avoir 
laissé  son  petit  traité  des  Passions  entre  les  mains  du  sieur 
Louis  Elzévier,  pour  l'imprimer  durant  l'autonne,  il  s'embar- 
qua, n'ayant  pour  tout  domestique  que  le  sieur  Henry  Schluter 
Allemand,  qui  avoit  été  auparavant  à  M.  Picot  et  que  M.  Des- 
cartes avoit  été  bien  aise  d'avoir  à  son  service,  tant  à  cause  de 
sa  fidélité  et  de  son  industrie,  que  parce  qu'il  sçavoit  passable- 
ment le  françois,  le  latin,  l'allemand  » 4  et  même  les  mathéma- 
tiques. 

Plusieurs  de  ses  amis  de  Hollande  l'accompagnent  :  l'abbé 

1.  Qui  avait  rendu  visite  à  Descartes  à  Egmond,  sans  que  celui-ci  eût  bien  com- 
pris à  quel  personnage  considérable  il  avait  affaire.  Cf.  Œuvres,  t.  Y,  p.  335. 

2.  Cf.  Œuvres,  t.  V,  pp.  406-409. 

3.  Il  fut  ouvert,  trois  semaines  après  la  mort  du  philosophe,  le  4  mars  1650, 
en  présence  de  Louis  de  la  Voyette,  «  Gentilhomme  françois  ■>,  de  van  Surek.  de 
Schooten  le  (ils  et  de  de  Rai  \ . 

4.  Cf.  Œuvres,  t.  V,  p.  411,  d'après  Baillet,  t.  II,  pp.  386-387. 


678  DESCARTES  EN  HOLLANDE 

Bloemaert,  de  Harlem,  et,  assurément,  van  Surck  et  Hogelande, 
à  moins  qu'il  n'ait  été  voir  ce  dernier  à  Leyde,  en  revenant  de 
chez  Brasset,  dont  il  alla  prendre  congé  à  La  Haye.  Le  Résident 
eut  peine  à  reconnaître  l'ermite  d'Egmond  déguisé  en  homme 
de  cour  :  «  J'advoue,  raconte-t-il,  le  7  septembre  1649, 1  à  Chanut 
que,  quand  il  me  vint  dire  adieu  avec  une  coiffure  à  boucles, 
des  souliers  aboutissans  en  croissant  et  des  gandz  garniz  de 
nege,  il  me  souvint  de  ce  Platon  qui  ne  fut  pas  si  divin  qu'il  ne 
voulust  sçavoir  ce  que  c'estoit  de  l'humanité  et  consideray 
que  le  recez  d'Egmond  alloit  jecter  dans  Stockholm  un  cour- 
tisan tout  chaussé  et  tout  vestu.  » 

Cet  amusant  croquis  de  Brasset  permet  peut-être  de  rendre 
compte  d'une  différence,  qui  ne  laisse  pas  d'être  surprenante, 
entre  les  deux  portraits  de  Descartes  que  possède  le  Musée  du 
Louvre  2,  celui  de  Bourdon,  fait  à  Stockholm  (pi.  XLIX),  où  le 
philosophe  apparaît  bichonné,  pomponné,  bouclé,  mignardise, 
et  la  robuste  toile,  peinte  à  Harlem  par  Frans  Hais  (pi.  XLVIII), 
sans  doute  peu  avant  le  départ,    à  l'initiative  de   l'abbé   Bloe- 


1.  Œuvres,  t.  V,  p.  411. 

2.  Je  tiens  à  remercier  ici  MM.  les  Conservateurs  du  Louvre  et  en  particulier 
MM.  Guilîrey  et  Demont,  qui  m'ont  permis  d'examiner  de  près  les  deux  toiles 
encore  sans  cadres,  à  leur  retour  de  Toulouse.  C'est  une  joie  d'art  des  plus  déli- 
cates qu'ils  ont  réservée  à  un  admirateur  de  Descartes  et  de  Hais.  Malheureu- 
sement en  comparant,  même  sur  nos  planches  XLVIII  et  LI  (frontispice), 
le  portrait  de  la  collection  Ny-Carlstad,  à  Copenhague,  et  celui  du  Louvre,  on 
comprend  un  peu  les  doutes  qui  ont  été  émis  sur  l'authenticité  de  ce  dernier  ;  les 
spécialistes  jugeront.  On  serait  tenté  de  dire  que  celui  de  Copenhague,  que  me 
signala  M.  Six  et  que  mon  ancienne  élève,  M'  van  Ogtrop,  a  lait  photographier 
pour  moi  e>t  l'ébauche  d'atelier  faite  d'après  modè'e  et  le  tableau  du  Louvre,  le 
tableau  plus«  léché  ■>  fait  sur  l'esquisse.  Malgré  l'explication  donnée  ci-dessus,  on 
hésite,  on  se  demandera  si  le  tableau  de  Bourdon  (pi.  XLIX)  représente  vraiment  le 
philosophe.  L'Université  d'Amsterdam  possède  un  Descartes  que  je  produis 
aussi  pour  la  première  fois  (pi.  XLVII).  Il  a  peu  de  valeur  artistique,  mais 
un  grand  caractère  de  vérité,  et  son  intérêt  réside  dans  sa. présence  à  Amster- 
dam, parmi  les  collections  anciennes  de  l'Université.  Il  a  dû  être  commandé  par 
un  Hollandais,  amateur  de  philosophie. 

Donnons  une  place  à  part  au  crayon  de  Schooten  le  jeune,  le  professeur  de 
Mathématiques  à  l'Université  de  Leyde,  gravé  en  tète  de  sa  traduction  latine  de 
la  Géométrie  de  Descartes  (2e  éd.)  et  qui  lui  a  valu  la  critique  que  voici  de  la  part 
de  son  modèle  (cf.  Œuvres,  t.  V,  p.  338)  :  «  Pour  le  pourtrait  en  taille  douce,  vous 
m'obligez  plus  que  je  ne  mérite  d'avoir  pris  la  peine  de  le  graver  et  je  le  trouve 
fort  bien  fait,  mais  la  barbe  et  les  habits  ne  me  ressemblent  aucunement.  »  M.  Adam 
l'a  reproduit  en  son  t.  XII,  p.  358.  M.  Demonl  veut  bien  m'écrire  qu'un  portrait  de 
Descartes  a  été  signalé  chez  le  marquis  de  ChHeaugiron  (parent  du  philosophe,  par 
les  femmes)  en  1856,  dans  la  Revue  Universelle  des  Arts,  t.  IV.  p.  507,  notes.  Il  y  a, 
au  musée  de  Stockholm,  un  autre  portrait  fait  par  Beck,  un  Hollandais,  peintre  de 
la  Reine  (pi.  L).  On  le  trouvera  reproduit  également  au  t.  XII,  p.  5413.  Je  ne 
mentionne  que  pour  mémoire,  et  sans  prétendre  même  esquisser  ici  une  iconographie 
de  Descartes,  celui  qui  est  à  La  Haye,  dans  une  collection  particulière,  et  qui 
provient  d'Endegeest.  Le  professeur  d'histoire  de  l'LTniversité  d'Amsterdam,  mon 
ancien  collègue,  M.  Six,  qui  a  examiné  la  reproduction  qu'en  a  publiée  M.  Bijhveld 
dans  le  Leidsche  Jaarboekje  en  1909,  est  d'avis  qu'il  ne  peut  représenter  Descartes 
et  tel  avait  été,  dès  l'abord,  mon  sentiment. 


Planche   \I.\  III. 


Le  portrait  de  Descartes  par  Fr.   Hals 
au  Musée  du  Louvre. 


Planche  XLI\. 


PoitïHWl     DE    DES(    LRTES    PAR    Bpl  RDON. 

(Musée  du  Louvre). 


CHRISTINE    DE    SUÈDE  679 

maert,  qui  veut  garder  l'image  de  son  ami.  Le  contraste  est 
plus  violent  encore  avec  la  réplique,  ou  peut-être  l'original, 
conservée  à  la  Galerie  Ny-Garlstad,  à  Copenhague,  et  qui 
constitue  le  frontispice  du  présent  livre. 

Jamais  Frans  Hais,  parfois  théâtral,  tout  en  étoffes,  en  cha- 
toiements et  en  coloris,  n'a  été  plus  intime  et  plus  profond  que 
dans  cette  ébauche  d'atelier,  demeurée  jusqu'à  présent  inconnue. 
Les  yeux,  sous  les  paupières  inégalement  baissées,  mais,  toutes 
les  deux,  lourdes,  surmontées  de  sourcils  à  l'arc  dur,  scrutent 
jusqu'au  fond  celui  qui  en  cherche  l'énigme.  Le  rictus  amer 
des  lèvres  à  la  moustache  rare  et  à  la  mouche  courte,  est  fait 
pour  le  rebuter,  à  moins  qu'il  ne  s'obstine,  ne  fixe  à  son  tour 
ces  yeux  pour  voir  ce  qu'il  y  a  derrière  de  délicate  bonté  et 
d'intelligence  vraiment  royale. 

La  description  de  Baillet  n'est  pas  très  différente  du  portrait 
de  Hais  :  «  Le  corps  de  M.  Descartes  étoit  d'une  taille  un  peu 
au-dessous  de  la  médiocre...  Il  paroissoit  avoir  la  tête  un  peu 
grosse  par  rapport  au  tronc.  Il  avoit  le  front  large  et  un  peu 
avancé,  mais  presque  en  tout  tems  couvert  de  cheveux  jusqu'aux 
sourcils.  Il  eut  le  teint  du  visage  assez  pâle,  depuis  sa  naissance 
jusqu'au  sortir  du  collège  ;  après,  il  fut  mêlé  d'un  vermillon 
éteint  ou  passé,  jusqu'à  sa  retraite  en  Hollande  et,  depuis,  il 
parut  un  peu  olivâtre  jusqu'à  sa  mort. 

«  Il  portoit  à  la  joue  une  petite  bube  qui  s'écorchoit  de  tems 
en  tems  et  qui  renaissoit  toujours.  Il  avoit  la  lèvre  d'en-bas 
un  peu  plus  avancée  que  celle  de  dessus,  la  bouche  assez  fendue, 
le  nez  assez  gros,  mais  d'une  longueur  proportionnée  à  sa  gros- 
seur ;  les  yeux  d'une  couleur  mêlée  de  gris  et  de  noir  ;  la  vue 
fort  agréable,  si  ce  n'est  qu'elle  parut  un  peu  trouble  dans 
les  dernières  années,  quoi  qu'elle  fût  bonne  jusqu'à  la  fin  de 
ses  jours. 

«  Il  avoit  le  visage  toujours  fort  serain  et  la  mine  affable, 
même  dans  le  fort  de  la  dispute,  le  ton  de  la  voix  doux,  entre 
le  haut  et  le  bas,  mais  peu  propre  à  pousser  un  long  discours 
sans  interruption,  à  cause  d'une  foiblesse  de  poitrine  et  d'une 
petite  altération  de  poumon  qu'il  avoit  apportée  en  naissant,  m1 

Les   cheveux   noirs  sont-ils  les  siens  ?   non.    Il   avait    depuis 

1.  Baillet,  Vie  de  Descarlrs,  t.  II,  p.  4  15-4-IG.  d'après  les  relations  manuscrites  et 
des  mémoires  de  Borcl  et  de  Clcrselier  (cité  dans  Œuvres  de  Descartes,  t.  XII, 
p.  620,  note  a). 


680  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

plusieurs  années  adopté  la  perruque  :  «  Il  aimoit  à  se  voir  pro- 
prement coëffé,  mais  sans  faste  et  sans  luxe  ;  ses  perruques  se 
faisoient  toujours  à  Paris,  même  lors  qu'il  étoit  en  Suéde.  Mais 
elles  différoient  peu  de  la  forme  des  cheveux  qu'il  s'étoit  fait 
couper.  Il  avoit  soin  seulement  de  recommander  que  l'on  n'y 
mît  point  de  cheveux  teints,  parce  qu'ils  changent  trop  tôt 
de  couleur,  mais  qu'ils  fussent  naturellement  noirs,  et  qu'on  y 
en  mêlât  quelques  uns  de  gris.  Il  se  faisoit  toujours  raser,  en 
Hollande  et  ailleurs,  à  la  manière  de  France.  Il  suivoit  moins 
les  modes  qu'il  ne  s'y  laissoit  entraîner.  »  * 

Après  toutes  ces  précautions,  le  testament,  les  portraits, 
après  les  adieux,  ce  n'était  certes  pas  sans  regrets  qu'il  voyait, 
du  château  de  poupe,  disparaître  les  hautes  tours  d'Amsterdam, 
la  \Yesterkerk,  près  de  laquelle  il  avait  habité,  la  Xieuwe  Kerk, 
et  la  tour  des  pleureuses  (Schrijerstoren),  ainsi  nommée,  dit-on, 
des  larmes  qu'y  versent  les  femmes  de  marins  sur  leurs  maris 
qui  s'en  vont  ou  dont  elles  attendent  en  vain  le  retour.  Là 
il  avait  vécu  longtemps  dans  les  premières  années  de  son 
séjour  en  Hollande,  quand  il  se  plaisait,  dans  sa  chambre  de  la 
Kalverstraat,  philosophe  inconnu,  à  essayer  de  déchiffrer  les 
énigmes  de  la  nature.  Il  était  plus  heureux  alors,  sans  doute,  en 
son  obscurité,  dans  la  joie  des  découvertes,  dans  la  révélation 
angoissante  d'un  nouveau  système  du  Monde,  que  maintenant, 
chargé  de  gloire  par  les  uns,  d'anathèmes  par  les  autres,  allant 
tenter  à  cinquante-quatre  ans,  si  loin  de  sa  Touraine  natale, 
une  fortune  nouvelle. 

Arrivé  au  début  d'octobre  1649,  les  désillusions  l'accueillent. 
D'abord,  il  lui  manque  son  introducteur  Chanut,  attardé  en 
France,  d'où  il  ne  repasse  par  Amsterdam  qu'au  commencement 
de  novembre.  L'ambassadeur  lui-même  est  déçu  de  n'y  trouver, 
au  lieu  du  philosophe,  que  Saint-Amand,  le  poète-goinfre,  avec 
Verpré,  «  qui  ne.  lairront  point  aigrir  le  vin  dans  les  bou- 
teilles »,  2  en  attendant  le  départ  pour  Hambourg. 

D'autre  part  Christine,  qui  a  mieux  à  faire  en  ce  moment, 
ne  l'a  encore  reçu  que  deux  fois  en  cinq  jours.  Peut-être  a-t-il 
été  déçu  par  son  physique,  car  sa  taille  est  aussi  «  un  peu  au 
dessous  de  la  médiocre  »,  comme  dit  poliment  Chanut  3,  et  elle 

1.  Œuvres  de  Descartes,  t.  V,  p.  335,  d'après  Baillet,  II.  446-447. 

2.  Brasset,  dans  une  lettre  citée  au  t.  V  des  Œuvres  de  Descartes,  p.  445. 

3.  lbid.,  t.  IV,  p.  539,  d"après  Baillet,   II,  p.  303-308. 


CHRISTINE    DE    SUÈDE  681 

s'obstine  à  ne  porter  que  «  des  souliers  à  simple  semelles,  d'un 
petit  maroquin  noir  tout  semblables  à  ceux  des  hommes».  Elle 
est  mal  habillée,  s'étant  vêtue  en  un  quart  d'heure  avec  «  le 
peigne  seul  et  un  bout  de  ruban  »  pour  toute  coiffure,  dans  un 
complet  «  mépris  du  soin  de  sa  personne  »  ;  «  il  ne  restoit 
presque  aucune  apparence  de  son  sexe,  lors  qu'elle  étoit  couverte 
d'une  hongreline  avec  un  petit  collet  comme  les  hommes  »  et 
elle  n'a  que  faire  des  «  desabillés  parfumez  »,  que  lui  envoie 
Mazarin,  à  la  demande  de  notre  ambassadeur  l.  Son  mauvais 
goût  se  marque  encore  en  ceci  qu'  «  elle  faisoit  apprendre  à 
chanter  à  ses  demoiselles  suédoises  les  plus  dissolues  chansons 
qui  se  chantassent  en  France,  et,  quand  elle  estoit  en  ses  humeurs 
gaies,  elle  disoit  à  Mr  de  la  Tuillerie  :  «  M.  l'ambassadeur,  je 
vous  veux  faire  entendre  la  musique  de  mes  filles  »  et,  le  menant 
dans  son  cabinet,  elle  faisoit  chanter  ces  chansons-là  par  ses 
filles  lesquelles,  n'entendant  pas  le  françois,  les  chantoient 
d'aussy  bone  foy  que  si  c'eust  esté  quelques  chansons  bien 
sérieuses.  »  2 

Son  visage  est  assez  affable  et  un  peu  pensif,  mais  à  la  moindre 
irritation  prend  «  un  certain  air  troublé  qui...  ne  laissoit  pas 
de  donner  de  la  terreur  à  ceux  qui  le  regarcloient.  » 

Il  est  vrai  que  son  esprit  sort  du  commun,  mais  cela  ne  suffît 
pas  toujours  ;  elle  n'a  pas  encore  la  moindre  initiation  à  la 
philosophie  cartésienne  ni  à  aucune,  autre,  et  est  tout  empê- 
trée à  «  cultiver  la  langue  Grecque  »  3  que  lui  enseigne  Isaac 
Vossius,  le  fils  de  Gérard,  le  professeur  d'Amsterdam,  que 
Descartes  connaît  assurément. 

Celui-ci  se  sent  incommodé  par  l'air  de  la  cour  et  il  se 
promet  de  dire  à  la  Reine  franchement  ses  sentiments,  même 
«  s'ils  manquent  de  luy  estre  agréables  ».  On  a  voulu  tout  de 
suite  le  mettre  aux  servitudes  de  cour,  mais  il  a  au  moins 
obtenu  de  Monsieur  Fr[einshemius]  de  n'aller  au  Château 
qu'aux  heures  qu'il  plaira  à  sa  Majesté  de  lui  donner  a  pour 
avoir  L'honneur  de  luy  parler  >.  Il  se  promet  déjà  de  repartir 
«  l'esté  prochain  ». 


1.  Œuvres,  t.  IV,  p.  379. 

2.  Ibid.,  p.  542.  L'anecdote  est  racontée  par  le  Bis  Saumaîse,  M.  de  Saint-Loup, 
qui  lui  aussi  était  passé  de  Hollande  en  Suède  pour  y  être  enseigne  aux  Gardes.  Il 
y  a  un  intéressant  dossier  de  lettres  manuscrites  à  son  sujet,  à  la  Bibliothèque  de 
l'Université  d'Utrecht. 

3.  Œuvres,  t.  V,  p.  430. 


682 


DESCARTES    EN    HOLLANDE 


Christine,  pour  le  fixer,  parle  «  de  le  faire  naturaliser  et  de 
l'incorporer  à  la  Noblesse  suédoise  »,  mais,  tout  nomade  qu'il 
est,  le  philosophe  a  «  le  cœur  bon  françois  » 1  et,  s'il  a  écrit  à 
Christine,  un  jour,  que  s'il  était  «  né  Suédois  ou  Finlandois  », 
il  ne  pourrait  être  avec  plus  de  zèle  ni  plus  parfaitement...  etc., 
ce  n'était  que  pour  obtenir  une  jolie  finale  de  lettre. 

La  proposition  en  question  eut  surtout  pour  effet  de  le  for- 
tifier dans  son  dessein  de  rentrer  en  France,  surtout  que,  en 
plein  hiver,  et  auprès  des  grands  lacs,  d'où  souffle  la  bise,  le 
service  commençait  à  devenir  pénible.  Il  fallait  se  trouver  dans 
la  bibliothèque  de  la  Reine,  tous  les  matins,  à  cinq  heures.  Quel- 
ques heures  de  sommeil  à  elle  lui  suffisaient,  elle  entendait 
qu'il  en  fût  de  même  pour  ses  sujets  et  se  préoccupait  peu  de 
ce  que  le  philosophe  eût  contracté,  depuis  le  collège,  l'habitude 
des  grasses  matinées  favorables  à  la  méditation  couchée. 

Encore  si  elle  n'avait  exigé  de  lui  que  des  dissertations  sur 
le  Souverain  Bien  ou  sur  le  bien  des  Souverains,  mais,  pour  elle, 
un  philosophe  était  un  homme  à  tout  faire  et  elle  n'hésita 
pas  à  lui  commander  une  comédie  et  un  ballet,  que  la  reine 
dansa,  le  19  décembre,  et  qu'il  composa  en  vers  et  en  prose  2, 
d'ailleurs  de  bonite  grâce,  rivalisant  ainsi  avec  ce  fou  de  Brégy 
qui  l'amuse,  mais  le  déconcerte. 

Le  barbon  avait  beau  faire  le  courtisan,  la  reine  préférait 
le  jeune  Vossius,  qui  avait  trente-deux  ans  et  savait  du  grec 
autant  qu'homme  de  Hollande.  On  assure  que  Descartes  aurait 
dit  assez  durement  à  Christine  «  qu'il  s'estonnoit  que  S.  M. 
s'amusast  à  ces  bagatelles  ;  qu'il  en  avoit  appris  tout  son  saoul, 
estant  petit  garçon  dans  le  Collège,  mais  qu'il  estoit  bien  aise 
d'avoir  tout  oublié  en  l'aage  de  raisonner  ».  3 

Le  grec,  ce  n'était  pas  seulement  Vossius,  c'était  aussi  Aris- 


1.  Expression  de  Brasset  à  Descartes  (Œuvres,  t.  V,  p.  297)  :  ;  Néant  moins, 
comme  vous  avez  le  coeur  bon  françoys  et  pareillement  charitable,  je  ne  doubte 
point  crue  vous  ne  soyez  attendry  par  le  récit  de  nos  combustions  »,  et,  le  4  décem- 
bre 1647  (cf.  ibid.,  p.  93)  :  «  Vous  estes  trop  bon  françoys  pour  ne  vous  pas  inquietter 
de  la  maladie  du  Rov.  » 

2.  Cf.  Œuvres,  t.  V,  pp.  458-459.  Un  distingué  critique.  M.  Thibaudet,  lecteur  de 
français  à  l'Université  d'Upsal,  vient  d'en  retrouver  le  texte,  qu'il  a  publié  dans 
La  n<vue  de  Genève,  d'août  1920,  avec  M.  .1.  Nordstrom.  D'autre  part,  M.  Huet 
veut  bien  me  signaler  une  comédie  du  «  citoyen  »  Bouilly  (J.  N.),  René  Descartes, 
Irait  historique  en  deux  actes  et  en  prose  ;  Paris,  An  cinquième  de  la  République  (B.  N. 
Y  th.  15304,  in-18°)  qui  n'a  d'ailleurs  d'historique  que  le  nom  :  on  y  voit  Voétius, 
personnage  heureusement  muet,  persécuter  René  Descartes,  «  âgé  d'environ  45  ans» 
sous  Maurice  de  Nassau  (!),  également  mis  en  scène.  Cf.  France-Hollande, 
octobre  1920,  pp.  105-106. 

3.  Ibid.,  p.  460. 


Planche  L 


l'ol;ll;\ll     DE    DESCARTES    PAU    IlliK. 
i  Musée  de  Stockholm  |. 


LES    DERNIERS    MOMENTS  683 

tote,  c'est-à-dire  l'ennemi  de  toute  sa  vie  et  qu'il  lui  fallait 
rencontrer  encore  sur  sa  route,  au  moment  où  il  l'avait  presque 
achevée.  Il  se  sent  de  plus  en  plus  seul,  délaissé,  inutile,  presque 
en  disgrâce. 

Rien  de  plus  navrant,  de  plus  désabusé  que  sa  dernière  lettre, 
celle  qu'il  écrit  à  Brégy  de  «  Stockholm,  le  15  janvier  1650  »  1  : 
«  Depuis  les  letres  que  j'ay  eu  l'honneur  de  vous  escrire,  le 
18  Décembre,  je  n'ay  vu  la  Reine  que  quatre  ou  cinq  fois,  et 
c'a  tousjours  esté  le  matin  en  sa  biblioteque,  en  la  compagnie 
de  Monsieur  Fransheimius...  Il  y  a  quinze  jours  qu'elle  est 
allée  à  Upsale,  où  je  ne  l'ay  point  suivie,  ny  ne  l'ay  pas  encore 
veue  depuis  son  retour...  » 

«  Il  me  semble  que  les  pensées  des  hommes  se  gèlent  icy,  pen- 
dant l'iryver,  aussy  bien  que  les  eaux...»;  «je  vous  jure  que  le 
désir  que  j'ay  de  retourner  en  mon  désert  s'augmente  tous  les 
jours  de  plus  en  plus...  Ce  n'est  pas  que  je  n'aye  tousjours  un 
zèle  très  parfait  pour  le  service  de  la  Reine,  et  qu'elle  ne  me 
tesmoigne  autant  de  bienveillance  que  j'en  puis  raisonnable- 
ment souhaiter.  Mais  je  ne  suis  pas  icy  en  mon  élément  et  je 
ne  désire  que  la  tranquillité  et  le  repos,  qui  sont  des  biens  que 
les  plus  puissans  Roys  de  la  terre  ne  peuvent  donner  à  ceux 
qui  ne  les  sçavent  pas  prendre  d'eux  mesmes.  » 

On  dirait  que  ces  paroles  ont  l'accent  grave,  et  mélancolique 
des  voix  qui  vont  se  taire.  La  tranquillité  et  le  repos,  il  allait  les 
trouver  en  cette  froide  Suède,  mais  dans  le  linceul  de  l'éternité. 

Voici  la  traduction  du  récit  que  Schluter,  son  domestique, 
envoya  en  hollandais  2  à  Schooten  et  que  celui-ci  communiqua 
plus  tard  à  Rembrantz,  le  paysan  astronome  :  «  Le  trois  février, 
à  quatre  heures  du  matin,  comme  Monsieur  Descartes  se  pré- 
parait à  se  rendre,  ainsi  que  tous  les  matins  à  la  même  heure, 
dans  la  bibliothèque  delà  Reine,  même  par  les  plus  grands  froids 
(or,  depuis  longtemps,  disaient  les  Suédois,  il  n'y  en  avait  pas 
eu  d'aussi  rigoureux,  ce  qui  doit  avoir  été  cause  de  sa  mort), 
il  fut  pris  d'un  violent  accès  de  fièvre,  qui  venait,  remarquait-il, 
ex  sua  pituita...  il  avait  en  même  temps  très  froid  et  grand 
mal  à  la  tête  et  ne  prit,  de  la  journée,  que  trois  ou  quatre  cuil- 


1.  Œuvres,  t.  V,  pp.  466-467. 

2.  On  trouvera  le  texte  original  dans  le  Supplanenl  aux  Qùirres  de  Descartes 
(1913),  p.  35.  La  dernière  phrase  de  notre  adaptation  est  en  tète  du  récit  de 
Schluter. 


684  DESCARTES    EX    HOLLANDE 

lerées  d'eau-de-vie,  après  lesquelles  il  dormit  deux  jours  entiers. 
Le  Vendredi,  nous  avons  pu  lui  donner  une  soupe  au  vin,  mais 
il  commença  à  se  plaindre  de  violentes  douleurs  dans  le  côté, 
au  point  de  ne  pouvoir  rattraper  son  souffle,  et  ces  douleurs  ne 
firent  qu'augmenter,  dégénérant  en  fièvre  violente  et  en  pleu- 
résie, sans  qu'il  y  voulut  croire.  Le  lundi  la  reine  lui  envoie 
son  médecin,  qui  lui  prescrit  de  bons  remèdes  et  une  saignée, 
mais  Descartes  lui  répond  qu'il  n'a  pas  de  sang  à  perdre  [  Mes- 
sieurs, épargnez  le  sang  français  »,  disait-il]  *  et  qu'il  ne  veut 
pas  d'autres  remèdes  que  ceux  qui  viennent  de  la  cuisine. 
Toutefois  enfin,  il  se  laisse  faire  par  trois  fois,  mais  la  saignée 
ne  donne  que  du  sang  déjà  corrompu  et  tout  jaune  et  cela  ne 
servit  à  rien.  Il  est  mort  hier  [11  février  1650],  entre  trois  et 
quatre  heures.  » 

Voilà,  dans  sa  nudité,  le  récit  de  ce  simple.  Que  Descartes  ait 
communié,  c'est  certain  ;  qu'il  ait  prononcé  pour  les  amis  qui  l'en- 
touraient «  des  discours  fermes  et  pieux. . .  dignes  d'un  homme  non 
seulement  philosophe,  mais  religieux  » 2,  c'est  possible,  mais  non 
assuré.  Un  philosophe  n'a-t-il  pas  le  droit  de  mourir  comme 
un  autre,  troublé,  râlant,  dans  les  affres  d'une  agonie,  suivie 
d'un  brusque  apaisement,  où  il  ne  reste  plus  rien,  du  moins  sur 
cette  terre,  de  cette  lucide  conscience  dont  l'Univers  même 
s'illumina  ?  C'est  cette  idée  que  développa  Christian  Huy- 
gens,  le  fameux  physicien,  fils  de  Constantin,  dans  un  poème 
français  qui  est  l'adieu  de  la  Hollande  à  celui  qui  l'enrichit  de 
sa  présence  : 

Epitaphe  de  Des  Cartes  par  Clir.  Iluygens  3. 

Sous  le  climat  glacé  de  ces  terres  chagrines, 
Où  l'hiver  est  suivi  de  l'arriere-saison, 
Te  voici  sur  le  lieu  que  couvrent  les  ruines 
D'un  fameux  bastiment  qu'habita  la  Raison. 

Par  la  rigueur  du  sort  et  de  la  Parque  infâme, 
Cy  gist  Descartes  au  regret  de  l'Univers. 
Ce  qui  servoit  jadis  d'interprète  à  son  aine 
Sert  de  matière  aux  pleurs  et  de  pâture  aux  vers. 

1.  Cf.  A.  Baillet.  La  vie  de  Descartes,  t.  II,  p.  418. 

2.  Œuvres,  t.  V,  p.  474.  Lettre  de  Chanut  à  Elisabeth. 

3.  Envoyée  par  lui  à  son  frère  Constantin  le  jeune,  dès  le  29  mars  1650.  Christian 
avait  alors  vingt  et  un  ans,  étant.né  le  14  avril  1629.  Comme  Descartes  avait  pressenti 
le  génie  de  Pascal,  il  pressentit  aussi  celui  de  Christian,  alors  que  ce  dernier  n'avait 
pas  dix-sept  ans.  Il  écrit  en  efïet  à  de  W'ilhem,  le  15  juin  1646  :  <  Il  y  a  quelque  temps 
que  le  Professeur  Schooten  m'envoya  un  escrit  que  le  second  fils   de   Mr  de  Zuy- 


ÉPITAPHE    DE    DESCARTES    PAR    CHR.    HUYGENS  685 

Cette  ame  qui  tousjours,  en  sagesse  féconde, 
Faisoit  voir  aux  esprits  ce  qui  se  cache  aux  yeux, 
Après  avoir  produit  le  modèle  du  monde, 
S'informe  désormais  du  mystère  des  cieux. 

Nature,  prends  le  deuil,  viens  plaindre  la  première, 
Le  Grand  Descartes,  et  monstre  ton  desespoir  ; 
Quand  il  perdit  le  jour,  tu  perdis  la  lumière  : 
Ce  n'est  qu'à  ce  flambeau  que  nous  t'avons  pu  voir  ! 

Christ.  Huygens,  1650. 

lichem  avoit  fait  touchant  une  invention  de  Mathématique  qu'il  avoit  cherchée,  et 
encore  qu'il  n'y  eust  pas  tout  à  fait  trouvé  son  conte  (ce  qui  n'estoit  nullement 
estrange,  pource  qu'il  avoit  cherché  une  chose  qui  n'a  jamais  esté  trouvée  de  per- 
sonne), il  s'y  estoit  pris  de  tel  biais  que  cela  m'assure  qu'il  deviendra  excelent  en 
cete  science",  en  laquelle  je  ne  voy  presque  personne  qui  sçache  rien.  »  (Cf.  Œuvres, 
t.  IV,  p.  436).  Selon  le  père,  DescaVtes  le  disait  de  son  sang  (cf.  lbid.,t.  X,  p.  631). 

Je  reproduis  1?  poème  du  physicien  hollandais,  sans  chercher  à  en  corriger  les 
vers  mal  rythmés  ;  il  y  en  a  assez  d'admirables  pour  faire  pardonner  ceux-là  à 
un  jeune  Hollandais  écrivant  en  notre  langue.  Dans  les  Œuvres  de  Dascartes,  la 
pièce  de  Huygens  est  au  t.  V,  p.  480. 


FIN 

DU 

LIVRE  III 


CONCLUSION 


Il  y  a  un  passage  de  la  correspondance  de  Descartes  que 
nous  n'avons  pas  cité  et  qui  est  assez  singulier,  c'est  celui  où 
il  raconte  la  visite  qu'il  fit,  probablement  en  1637,  avec  deux 
de  ses  amis  \  «  à  une  lieue  de  Leyde  pour  voir,  par  curiosité, 
l'assemblée  d'une  certaine  Secte  de  gens,  qui  se  nomment  Pro- 
phètes et  entre  lesquels  il  n'y  a  point  de  Ministre,  mais  chacun 
presche  qui  veut...  soit  homme  ou  femme,  selon  qu'il  s'imagine 
estre  inspiré...  Une  autre  fois  nous  fusmes  entendre  le  Presche 
d'un  Ministre  Anabaptiste,  qui  disoit  des  choses  si  impertinentes 
et  parloit  un  françois  si  extravagant  que  nous  ne.  pouvions 
nous  empescher  d'éclater  de  rire.  » 

Soyons  plus  graves  cette  fois  que  le  philosophe,  mais  suivons- 
le.  Les  anabaptistes  qu'il  va  voir  et  qui  sont  Français  ou  Wal- 
lons, puisque  c'est  en  notre,  langue  qu'on  leur  prêche,  c'est  à 
Warmond  qu'ils  demeurent,  nous  le  savons  par  les  Sorberiana. 
Quant  aux  «  Prophètes  »,  ce  sont  à  toute  évidence  les  «  Colle- 
gianten  »  de  Rhijnburg. 

Il  n'y  a  pas  en  Hollande  de  Colline  inspirée,  pour  l'excel- 
lente raison  qu'il  n'y  a  pas  de  collines,  mais  pourtant  «  il  est 
des  lieux  où  souffle  l'esprit  » 2  et  la  campagne  qui  s'étend  de 
Leyde  à  la  mer  en  contient  au  moins  trois.  Il  n'est  pas  possible, 
quand  on  passe  de  l'un  à  l'autre,  de  ne  point  les  rapprocher  en 
pensée,  plus  encore  qu'ils  ne  le  sont  dans  la  réalité:  Endegeest, 
Rhijnburg,  Warmond. 

Partez  de  Leyde,  prenez  la  rouie  qui  va  vers  la  nier:  au  bout 
d'un  quart  d'heure,  engagez-vous  sous  l'allée  sombre  des  ormes, 
qui  s'ouvre  à  votre  gauche,  vous  arriverez  au  château  d'Ende- 

1.  Œuvres  de  Descartes,  t.  1T,  pp.  (îl9  à  621. 

2.  Maurice  Barrés,  La  Cvllinc  Inspirée  (1913),  p.  1. 


688  ÉCRIVAINS    FRANÇAIS    EN    HOLLANDE 

geest  :  les  arbres  semblent  s'y  répéter  encore  les  dialogues  de 
notre  Platon.  Revenez  sur  la  route,  reprenez-la,  dans  la  direction 
de  la  mer;  après  une  demi-heure,  vous  serez  à  Rhijnburg,  ce 
qui  veut  dire  château  sur  le  Rhin.  Vous  en  chercherez  un  en 
vain,  mais  vous  trouverez  mieux.  Tapie  parmi  les  jardins, 
encadrée  de  fermes  blanches  et  basses,  à  toit  rouge  et  à  volets 
verts,  nullement  différente  d'elles,  si  ce  n'est  qu'elle  est  plus 
modeste  et  plus  humble,  vous  trouverez  une  masure  :  c'est  la 
maison  de  Spinoza.  Ferme  de  Rhijnburg,  petit  château  d'Ende- 
geest,  palais  immenses  dont  les  pensées  des  philosophes  qui  y 
logeaient,  reculaient  les  murs  jusqu'aux  étoiles.  Le  monde 
habite  là. 

Or,  si  Spinoza  a  choisi  Rhijnburg,  c'est  pour  la  même  raison 
que  Descartes  a  choisi  Endegeest,  c'est  parce  que  dans  «  ces 
fins  de  terre  »,  les  pensées  hétérodoxes  fleurissent  librement. 
Chassé  d'Amsterdam  par  la  Synagogue,  Spinoza  se  met  à  l'ombre 
de  ces  illuminés  qu'a  visités  Descartes,  ces  «  Collegianten  »,  qui 
sont  aussi  parmi  les  précurseurs  de  la  pensée  libre.  Un  des  nôtres, 
un  Français,  nommé  Poiret,  ira  mourir  à  Rhijnburg,  avec  sa 
secte,  en   1719. 

Ainsi  de  Warmond,  troisième  point  de  ce  triangle  mystique, 
et  où  un  autre  Français,  bien  illustre  celui-là  dans  l'histoire 
des  idées  religieuses,  le  Père  Quesnel,  va  s'éteindre,  à  la  même 
date,  et  repose  encore  en  son  cimetière  d'exil. 

Les  routes  de  l'épopée  française,  a  démontré  Bédier,  sont 
jalonnées  par  des  tombeaux,  tombeaux  de  saints,  tombeaux 
de  preux,  d'où,  selon  les  récits  du  moyen-âge,  germent  souvent 
des  branches  fleuries.  Xe  les  laissons  pas  dépérir,  ces  précieux 
rameaux  de  la  légende.  Xe  laissons  pas,  abandonnées  et  privées 
de  l'hommage  de  notre  souvenir,  aucune  des  sépultures  où  dorment 
les  grands  Français  qui,  à  la  terre  étrangère,  loin  du  soleil  doré 
qu'ils  regrettaient,  ont  apporté  des  rayons  de  sa  féconde  lumière. 

De  Grave  au  Limbourg  et  du  Limbourg  à  Grave,  à  Bréda 

ou    à    Bois-le-Duc,   cherchons  les  lieux  où  ils  sont  morts    ces 

soldats   de  la  «liberté  belgique  >,  du  Hamelet,  Montmartin,  La 

Gravelle  : 

Que  si  leurs  années 
Furent  icy  bas, 
Parmy   les   combats 
Trop  tost  terminées, 
Au  moins  que  leur  los 


CONCLUSION  689 

Réduit  en  mémoire, 
Couronne  leurs  os 
D'immortelle  gloire. 

Prenons  le  chemin  des  tombes.  Que  nos  amis  de  Maestricht 
retrouvent  celle  de  Saumaise,  comme  nous  avons,  dans  l'Église 
de  Saint-Pierre,  dégagé  celle  de  notre  immortel  Scaliger. 

Que  partout  surgissent  des  pierres  commémoratives  ou,  à 
leur  défaut,  que  des  pèlerinages  littéraires  s'organisent  aux 
lieux  que  les  nôtres  ont  illustrés,  à  Franeker,  à  Harderwijk,  à 
Egmond,  à  Deventer,  à  Utrecht,  dans  lesquels  vécut  Descartes,  à 
Amersfoort.  qui  est  comme  l'asile  du  Jansénisme  français,  à 
Amsterdam,  où  l'ombre  de  Descartes  peut  aussi  rencontrer  l'ombre 
de  Spinoza,  mais  surtout  à  Leyde,  dont  nos  étudiants  ont 
oublié  le  chemin,  et  où  ils  furent  jadis  si  nombreux  que  partout 
dans  les  rues  retentissaient  ou  les  «  A  Diu  sias  !  »  ou  les  «  Dieu 
vous  conduise  !"  ». 

Entrez  avec  respect,  non  pas  seulement  dans  l'Église  Saint- 
Pierre,  où  reposent  Scaliger,  Polyander,  de  l'Escluse,  près  de 
Christian  Huygens,  ce  qui  est  un  symbole  encore,  mais  dans 
le  vieux  cloître  qui  abrite  l'Université.  Songez  que  dans  cette 
salle  de  philosophie  fréquenta  Guez  de  Balzac,  et  que  dans  un 
même  amphithéâtre,  on  vit  se  pencher  curieusement  sur  les 
cadavres  et  assister  à  la  «  Leçon  d'Anatomie  »,  en  1615,  le 
«  libertin  »  Théophile,  en  1637,  le  croyant  Descartes.  Vovez 
passer  devant  la  loge  du  «  Pedel  »  ou  bedeau,  alors  Louis  Elzevier, 
moitié  concierge,  moitié  libraire,  la  toge  traînante  de  Doneau, 
la  robe  rouge  à  col  d'hermine  du  petit  vieillard  à  barbe  blanche, 
Joseph  Juste  Scaliger,  «  lumière  de  cette  Université  ». 

En  ce  lieu  surtout  l'on  comprendra  combien  la  pensée  fran- 
çaise et  la  pensée  hollandaise  ont  été,  dans  la  première  moitié 
du  xvne  siècle,  intimement  et  étroitement  mêlées,  comme 
l'étaient,  sur  terre,  leurs  armes,  et  sur  mer,  leurs  pavillons,  et 
l'on  sera  tenté  d'écouter,  dans  l'une  et  l'autre  nation,  la  voix 
impérieuse  du  passé,  pour  lui  demander  des  inspirations  pour 
le  présent  et  des  directives  pour  l'avenir. 


FIN 


44 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES 


I 

[page  43]         ODE  PINDARIQUE  SUR  LE  VOYAGE 
FAIT  PAR  L'ARMÉE  DES  ESTAIS 
DE  HOLLANDE  AU  PAIS  DE  LIEGE 
L'AN  1602.    ITEM  SUR  LA  PRISE 
DE  GRAVE1. 

STROPHE    I 

Piqué  d'un  sainct  aiguillon 

Qui  vient  agiter  mon  âme, 

Bouffi   de   l'enthousiâme 

Du  doux  sonnant  Apollon, 

Imbu  de  Feau  qui  découle 

De  la  corne  du  cheval, 

De  qui  le  brillant  christal 

En  cent  petits  plis  se  roule 

Sur  le  pré,  verd  à  jamais, 

Du  beau  mont  à  deux  sommets, 

ANTISTROPHE 

Je  veux  repousser  les  airs 
D'une  clameur  Stentorée 
Jusqu'à  la  voûte  etherée, 
Je  veux  enfanter  des  vers 
En  faveur  du  grand  voyage, 
Où  ce  nourrisson  de  Mars 
Conduisoit  nos  estandards, 
Maurice,  honneur  de  nostre  aage  ; 
Puis  je  veux  chanter  comment, 
D'un  terreux  retranchement, 

ÉPODE 

('.est  Héros  tant  brave 
[page  44]  Brida  l'Amirand 

Et  son  ost  courant  2 
Au  secours  de  Grave, 
Faisant  ses  aprests 

1.  Le  commentaire  de  cette  pièce  de  Jean  de  Schelandre  ayant  été  donné 
dans  le  corps  du  Livre  I,  les  notes  qui  suivent  ne  se  rapporteront  guère  qu'à 
l'établissement  du  texte.  Celui-ci  reproduit,  sauf  indication  contraire,  l'édition 
de  1608  (Tijr  cl  Sidon,  Tragédie  ou  les  Funestes  Amours  de  Belear  et  Meliane  avec 
autres  Meslanges  Poétique  (Bibl.  Nat.,  Kés.  Vf.  4264),  par  Daniel  d'Aïuhcres,  Gen- 
tilhomme verdunois.  Paris,  Jean  Micard,  1608).  La  ponctuation  est  modernisée: 
les  «  i  »  et  les  i  u  »  remplacés,  quand  il  y  a  lieu,  par  des  t  j  »  et  des  «  V  ».  Je  n'ai 
ajouté  d'accent  aigu  que  sur  P  -  e  >  fermé  tonique.  La  pagination  est  celle  de 
l'édition. 

2.  Edition  1608  :  lioste  *.  où  l'«ei  est  fautif.  Allusion  aux  événements  qui  seront 
racontés  plus  loin  par  le  poète. 


694  PIÈCES    JUSTIFICATIVES 

Avec  un  tel  ordre 
Qu'il  ne  fust  après 
Forcé  de  démordre. 

STROPHE    II 

Le  ciel,  rendu  plus  serain, 
Pour  r'estaller  sa  richesse, 
De  sa  féconde  Maistresse 
Avoit  esmaillé  le  sein. 
Jà  dans  la  verte  ramée 
Se  nichoit  maint  oyselet  ; 
Un  petit  zephir  follet, 
Caressant  sa  Flore  x  aymée, 
Frisoit  son  poil  nouvellet 
D'un  souspir  mignardelet. 

ANTISTROPHE 

Les  Estats,  trop  ennuyez 
De  voir  que  le  chappeau  rouge 
D'entour  Oostende  ne  bouge, 
Siégeant  ses  murs  poudroyez, 
Mettent  leurs  gens  en  campagne, 
Comme  oyseau  de  Jupiter 
Pour  faire  prise  quitter 
A  ces  corneilles  d'Espagne. 
Le  Brabant  nous  traversons 
Et  droit  à  Liège  passons. 

ÉPODE 

Soubs  tant  de  charettes 
La  terre  fremist 
Et  le  ciel  gemist 
Au  son  des  trompettes, 
[page  45]  La  Meuse  ne  peut, 

Par  nous  retenue, 
Payer  son  tribut 
A  la  mer  chenue. 

strophe  m 

L'Arragonnois  un  peu  froid, 

Ne  nous  osant  entreprendre 

En  plain  camp,  nous  vint  attendre 

Sur  un  malaisé  destroit. 

Pour  nous  arrester,  il  gaigne 

Le  trop  avantageux  bord 

D'un  petit  fleuve  qui  dort 

Près  d'une  large  campagne, 

Et  pour  bouclier  contre  nous 

Se  targua  de  son  flot  doux. 


1.  Edition  1608  ;  «  Filorc  »,  faute  d'impression. 


ODE    PINDARIQUE    DE   J.    DE    SCHELANDRE  695 

ANTISTROPHE 

Ainsi  pourroit  quelquefois 
Une  paresseuse  vache 
Braver  la  mine  bravache 
Du  plus  fier  hoste  des  bois, 
Sur  le  sueil  de  son  estable, 
Quand,  de  pied  ferme  attendant, 
D'un  lionceau  gros  grondant 
La  fureur  espouventable 
Luy  présente  seulement 
Un  front  armé  durement, 

ÉPODE 

Lionceau  qui  crève 
Bouillant  de  courroux, 
Qui  son  poitral  roux 
Hérissant  esléve, 
Qui  les  flancs  se  bat 
Des  nœuds  de  sa  queue  l, 
Huchant  au  combat 
[page  46]  La  beste  cornue. 

STROPHE    IV 

Son  Excellence  voyant 
Sa  prime  en  reprise  vaine, 
S'estant  campé  dans  la  plaine, 
L'ennemy  va  deffiant. 
Desjà  le  genest  à  l'erte, 
A  pleins  naseaux  hannissant. 
Fougueux  2,  l'oreille  dressant, 
Frappe  du  pied  l'herbe  verte, 
Eschauffé  d'un  beau  désir 
De  combattre  à  son  plaisir. 

ANTISTROPHE 

Jà  la  sanglante  Enyon 
Pour  la  bataille  s'appreste, 
Faisant  reluire  la  creste 
De  son  guerrier  morion  ; 
Mais  ceste  belle  espérance, 
Naissant  au  cœur  des  soldats, 
En  fin  ne  succéda  pas, 
L'autre  manque  d'asseurance, 
Comme  un  regnard  casanier 
Se  tapit  en  son  terrier. 

ÉPODE 

Bien  qu'égal  de  nombre, 
Son  peu  de  valeur 

1.  La  rime  est  en  «  iïe  ».  Dans  l'édition,  le  tréma  est  cependant  sur  1'  «  e  »  final. 

2.  Ed.  1608  :  «  Fougoux  », 


696  PIÈCES    JUSTIFICATIVES 

Le  met  en  frayeur 
D'un  second  encombre  ; 
Ce  tant  brusqu'abord, 
Suivi  de  victoire, 
Aux  champs  de  Nieuport, 
Luy  vient  en  mémoire. 

strophe  v 

Trois  fois  l'astre   Delien 
[page  47]         Fraya  sur  nous  sa  carrière, 
De  rayons  de  sa  crinière 
Dora  le  rond  terrien 
Et,  dans  la  mer  ondoyante, 
Jà  pour  la  quatriesme  nuict, 
Chaleureux  avoit  conduit 
La  charette  flamboyante, 
Ja  soubs  un  voile  noirci, 
Le  monde  estoit  obscurci  ; 

ANTISTROPHE 

Le    sommeil    charme-travaux, 
D'une  liqueur  distilée, 
La  paupière  avoit  colée 
Du  grand  César  de  Xassaux, 
Lors,  songeant,  il  vit  paroistre 
Le  Dieu  qui,  pour  ses  esbats, 
Se  plaist  parmy  les  combats, 
Qui,  de  sa  nerveuse  dextre, 
D'un  coutelas  grand  et  beau 
Luy  presentoit  le  pommeau, 

ÉPODE 

Serrant  une  targe 
Au  senestre  bras, 
Qui  couvroit  en  bas, 
De  son  ombre  large, 
Les  murs  importants 
D'une  forte  place, 
Que  jà  de  longtemps 
Un  Prestre  menace. 

STROPHE    VI 

•   Mon  fils,  dit-il,  ne  feins  pas 
De  retourner  en  arriére  ; 
Dresse  la  pointe  guerrière 
De  tes  indontez  soldats 
[page  46]         Contre  quelque  forteresse 
Et,  vivement  guerroyant, 
"Va  la  Gueldre  nettoyant 
De  ceste  engeance  traistresse, 
Puis  que  le  sort   envieux 
N'a  pas  secondé  tes  vœux. 


ODE    PIXDARIQUE    DE    J.    DE    SCHELANDRE  697 

ANTISTROPHE 

Plustost  les  Chevreuils  craintifs, 
Quittants  des  forests  ombreuses  l 
Les  cavernes  ténébreuses, 
Paistront  au  sein  de  Thetis, 
Plustost   l'horrible   baleine 
Viendra  brosser  aux  forests, 
Quittant  le  sein  tout  exprés 
De  la  bouillonnante  plaine, 
Plustost  l'aigle  ravissant 
Craindra  le  pigeon  passant, 


Que  jamais  se  rende 
A  ces  basanez, 
Contre  elle  obstinez, 
Ta  superbe  Oostende  ; 
Elle  est  à  couvert 
Soubs  ceste  rondelle, 
Ne  craignant  Albert 
N'y  son  Isabelle. 

STROPHE    VII 

A  tant  le  père  ayme-sang 
Se  guinda  vers  l'Empirée, 
Hastant  sa  coche  tirée 
Par  lions  à  double  rang, 
Coche  qu'un  cliquetis  d'armes 
Va  tousjours  environnant, 
Un  tonnerre  cannonant 
[page  47]         Une  espouvante  d'alarmes, 

Puis,  le  sommeil  chasse-ennuy 
Se  retira  quand  et  luy. 

ANTISTROPHE 

L'Hercules  des  Hollandois, 
Esveillé  devant  l'Aurore, 
Le  Roy  tout  puissant  adore, 
Comme  cognoissant  sa  voix 
Favorablement  certaine, 
Puis  courageux,   ensuivant 
L'oracle  non  décevant, 
Tous  ses  drapeaux  il  remeine 
Vers  la  forte  garnison. 
Qui  garde  en  toute  saison 


De  Grave  les  terres 
Et,  comme  un  Autour, 

1     Ed.  1608  :  «  ombrageuses  ».  Ma  correction  est  imposée  par  la  mesure  du  vers. 


698  PIÈCES    JUSTIFICATIVES 

Estend  à  l'entour 
Quatre  fortes  serres 
Sur  ceste  perdrix, 
Qui,  fort  désirable, 
A  beaucoup  d'esprits 
Sembloit  imprenable. 

strophe  vin 

Sur  les  fromenteux  seillons, 
Près  de  l'ombreuse  fueillade, 
Logea  sa  belle  brigade, 
Cinq  aguerris  bataillons, 
Mais,  sur  la  plaine  jonchée, 
Près  des  marests  limonneux, 
De  Guillaume  1,  sage  preux, 
La  bande  y  fut  retranchée 
Et  du  beau  Prince  Henry 
Aussi  bien  né  que  nourri. 

[page  48]  antistrophe 

Là,  sur  toute  nation, 
Parmy  cette  grande  armée, 
Parust  la  fleur  renommée 
Des  nepveux  de  Francion, 
La  noblesse  aux  armes  duite 
Des   indontables   François, 
Qui,  par  La  Noue  2  autrefois. 
Et  par  Chastillon  conduite, 
De  Dommarville  despend, 
Digne  d'un  fardeau  si  grand. 

ÉPODE 

Et  de  ce  Bethune 
De  qui  le  Démon 
Promet  à  son  nom 
Plus  belle  fortune, 
De  qui  le  grand  cœur, 
Plein  de  belle  audace, 
Seconde  l'honneur 
•  De  sa  noble  race. 

STROPHE    IX 

Plus  loin  de  là  sont  butez 
Les  fantassins  d'Angleterre, 
Où  la  Hollandoise  terre 
Jette  les  commoditez. 


1.  En  petites  capitales  dans  le  texte,  ainsi  que  les  noms  qui  suivent  :  Henry,  La 
Neve,  Chastillon,  Dommarville,  Bethune. 

2.  Ed.  1608  :  La  Neve.  La  correction  en  «  La  Noue  »  ne  porte  que  sur  le  premier*  e  » 
remplacé  par  un  «  o  »  et  est  fondée  sur  l'histoire  des  régiments  français,  telle 
qu'elle  a  été  retracée  plus  haut,  pp.  26  et  s. 


ODE    PINDARIQUE    DE    J.    DE    SCHELANDRE  691) 

Par  ce  lieu,  la  providence 

Des  Sénateurs  bien  liguez, 

Sur  les  soldats  fatiguez, 

Espandit  toute  abondance, 

Là,  les  superbes  Anglois 

Tremblent  grand  Veer  x,  sous  ta  voix. 

ANTISTROPHE 

Mais  des  Julesques  2  l'honneur, 
Ernest,  le  miroir  des  Princes, 
[page  49]         L'Achilles  de  ces  provinces, 
Et  d'Espaigne  la  frayeur, 
Peupla  la  digue  terreuse 
Et  le  petit  fort  quitté, 
Séparé  de  la  cité 
D'un  seul  contour  de  la  Meuse  ; 
Touts  ces  quartiers  au  dehors 
Furent  conjoincts  en  un  corps. 


Si  longue  muraille, 
Tant  de  garnisons 
Fermant  de  gasons 
Un  champ  de  bataille, 
Rompirent  le  cours 
De  leur  admirande, 
Menant  au  secours 
Multitude   grande. 

strophe  x 

Près  de  nous  il  se  logea 

Et,  de  la  part  que  le  fleuve 

Les  champs  de  Mastricht  abreuve, 

Nostre  ost  assigeant  siégea, 

Gallante   Rodomontade, 

Si  son  courage  abaissé 

Tel  dessein  n'eust  délaissé 

D'une  Espagnolle  boutade 

Et,  de  nostre  ombre  craintif, 

Quitté  tout  preparatif. 

ANTISTROPHE 

Mais,  pauvres  gens,  dites  moy, 
Qui  vous  esmouvoit  de  faire 
Si  notable  vitupère 
A  l'orgueil  de  vostre  Roy  ? 
Avoir  fait  si  belle  monstre, 

1.  Ed/1608  :  «  VVer  »  ;  sans  doute  faute  d'impression  pour  «  Veer  »,  qui  est  la  forme 
courante  du  nom  du  général  anglais  François  Vere  dans  les  documents  hollan- 
dais. 

2.  Ed.  1608  :  «  Judesques  ».Cf.  plus  haut,  pp.  78-79. 


700  PIÈCES    JUSTIFICATIVES 

[page  50]         Nous  avoir  veiis  de  si  près 
Pour  éviter  par  après 
Le  devoir  d'une  rencontre, 
Se  retirer  sans  subject  ! 
O  l'admirable  project  ! 


Que  si  la  foiblesse 
D'un  si  grand  amas 
Redoutoit  le  bras 
De  nostre  noblesse, 
C'estoit  vostre  honneur, 
Sans  monstrer  la  teste, 
De  masquer  la  peur 
D'une   excuse  honneste. 

STROPHE    XI 

Je  sçay  qu'au  creux  infernal 
L'un  de  vos  pères  Monarques, 
Voyant  sur  le  doigt  des  Parques 
Vostre  infortune  fatal, 
Requist  au  Roy  des  ténèbres 
Qu'il  despeschast  les  frayeurs 
Pour  s'emparer  de  vos  cœurs 
Pleins  d'entreprisefs]  funèbres, 
Car  c'est  là  le  seul  pouvoir 
Qu'en  ces  lieux  il  peut  avoir. 

ANTISTROPHE 

Mais  l'Eternel  qui,  d'en  haut, 
Avisa  toute  une  armée 
Concordément  animée 
Pour  attendre  cest  assaut. 
Qui  vit  nostre  chef  en  armes, 
Ce  Comte  Hollac  l  si  vaillant 
Et  tout  le  champ  fourmillant 
De  six  milliers  de  gendarmes 
[page  51]         Qui  vit  border  nos  fossez 
De  bataillons  hérissez, 


Tourne  la  fortune 
(Dit  ce  Père  doux), 
Sens  dessus  dessous, 
Sa  roue  importune, 
Laisser  je  ne  veux 
A  son  inconstance 
Sur  ces  miens  nepveux 
Aucune  puissance.  » 

1.  Ed.  1608.  «  Hollac  ».  Hollac  est  la  forme  française  de  Hohenlohe. 


ODE    PINDARIQUE    DE    J.    DE    SCHELANDRE  701 

STROPHE    XII 

Les  demy-Mores  honteux 
D'avoir  porté  les  eschelles, 
Les  picqs,  les  planches,  les  paisles, 
Pour  un  effon  helliqueux, 
Puis  d'avoir  fait  la  retraicte 
Parmy  l'horreur  de  la  nuict, 
S'estre  espouvantez  au  bruit 
D'une  sourdine  secrette. 
Logent  dés  le  lendemain, 
Dans  leurs  cabanes,  Vulcain. 

ANTISTROPHE 

Nostre   sage   Agamemnon, 
Délivré  de  tant  d'affaires, 
Presse  les  murs  adversaires 
D'un  plus  poignant  esperon. 
Si  qu'après  trente  journées 
Fismes  à  l'extrémité, 
Desloger  de  la  cité 
Leurs  phalanges  mal-menées, 
Non  sans  perdre  en  cest  honneur 
Testes  de  grande  valeur  : 


[page  52]  -Mais  quoy  ?  gens  de  guerre, 

«  Tant  chefs  que  soldats, 
«  Semblent  en  ce  cas 
«  La  tasse  de  verre, 
«  Que  son  maistre  veut 
«  Souvent  estre  veue, 
«  Qui  durer  ne  peut 
«  Tant  de  fois  tenue. 

STROPHE    XIII 

Muse,  mon  sacré  soucy, 
He  !  de  grâce  que  la  flame, 
Qui  tient  en  fureur  mon  aine, 
Ne  s'estaigne  point  icy. 
Que  ton  souffle,  ma  mignonne, 
Qui  travaille,  violent, 
Mon   estomach  panthelant, 
Au  besoin  ne  m'abandonne, 
Plustost  emply  mon  cerveau 
D'un  Apollon  tout  nouveau. 

ANTISTROPHE 

Mon  cœur,  ne  permets-tu  pas 
Que,  sur  mes  chordes,  je  range 
Du  bon  Du  Puis  »  la  louange, 

1.  Du  Puis,  ainsi  que  les  noms  suivants,  est  imprimé  eu  romaine,  alors  que  le 
texte  est  en  italique.  On  remarquera  que  les  petites  capitales  ont  été  réservées  aux 


^02  PIÈCES    JUSTIFICATIVES 

Du  Puis,  l'amour  des  soldats  ? 
Que,  baignant  en  pleurs,  je  sonne 
Le   dommageable   destin 
D'Hamelet  et  Mont-Martin, 
Et  qu'encor  je  mensionne 
Lagravelle  en  qui  les  Dieux 
Estallerent  tout  leur  mieux  ? 

ÉPODE 

Que  si  leurs  années 
Furent  icy  bas, 
Parmy  les  combats, 
[page  53]  Trop  tost  terminées, 

Au  moins  que  leur  los, 
Réduit  en  mémoire, 
Couronne  leurs   os 
D'immortelle  gloire. 

STROPHE    XIIII 

.Mais  non,  dedans  moy  je  sens, 
Je  sens  ta  main  qui  me  pousse 
D'une  soudaine  secousse, 
Pour  me  remettre  en  bon  sens. 
Or  sus,  abaissons  les  voiles, 
Je  sens  amortir  le  vent, 
Qui  s'eslançoit  en  avant 
Dans  mes   demi-rondes  toiles, 
Et  mouillons  en  attendant 
Le  fer  à  deux  crocs  mordant. 

ANTISTROPHE 

Prince,  non  pas  le  Phœnix 
.Mais  le  Soleil  de  prouesse, 
L'appuy,  la  force,  et  l'addresse 
De  tant  de  peuples  unis, 
S'il  vous  vient  à  gré  de  lire, 
Libre  de  soucis  plus  grands, 
Ces  fredons  que  j'entreprends 
Sur  la  Pindarique  lire, 
Prenez,   mon   Prince  clément, 
En  gré  mon  begayement  ; 

ÉPODE 

Voyez  qu'Amphitrite 
Reçoit  en  ses  eaux, 
Des  moindres  ruisseaux 
La  rente  petite, 
Et  du  Rhin  puissan 
L'onde  fréquentée  : 
[page  54]  «  Chacun  faict  présent 

«  Selon  sa  portée. 


princes  hollandais  et  aux  colonels  français.  «  En  qui  les  Dieux  •  est  aussi  en  romaine, 
sans  doute  par  erreur. 


II 

[page  1]  LE  PROCEZ  D'ESPAGNE  CONTRE  HOLLANDE/ 
PLAIDÉ  DÈS  L'AN  1600,  APRES  LA  BATAILLE 
DE  NIEUPORTi. 

Dédié  à  très-sage  Prince  et  très-valeureux  Capitaine,  Maurice 
de  Nassau,  Duc  de  Grave  etc. 

Grand  foudre  de  combats,  boulevard  d'innocence, 
Beau  patron  de  sagesse  et  miroir  de  clémence, 
Prince,  qui,  pour  monter  sur  le  throsne  d'honneur, 
Taillez  en  marche-pieds  l'Espaignolle  fureur, 
Ja  Flore,  par  six  fois,  de  nouveau  s'est  parée  2, 
Depuis  qu'un  bel  instinct  de  victoire  asseurée 
Vous  fit  entrer  en  Flandre,  et,  costoyant  ses  bords. 
Paver  les  flots  de  naus  et  les  sables  de  morts. 
Deslors  cognust  Philippe,  en  sa  perte  fatale, 
Que  la  fortune  estoit  d'un  Maurice  vassale  ; 
Ce  coup,  vostre  beau  nom  par  le  monde  porta, 
Jusqu'aux  murs  de  Madril,  l'horreur  en  esclata. 
Le  bruit  d'un  tel  exploit  dans  mon  âme  fit  naistre 
Un  esguillon  de  Mars,  un  désir  de  cognoistre 
Le  guerrier  qui  deffend,  nompareil  en  vertus, 
[page  2]  De  l'acier  de  César,  les  raisons  de  Brutus  3. 

Flottant  en  ce  dessein,  la  pesanteur  du  Somme, 

Image  de  la  mort,  tous  mes  soucis  assomme, 

Lors  sortant  en  esprit  pour  prendre  mes  esbats, 

Je  laissay  mon  tombeau  gisant  entre  les  draps, 

C'estoit  lors  que  le  chantre  à  la  creste  vermeille 

Prédit   au  laboureur   que   l'Aube   s'appareille, 

Lors  vois-je  ou  pensay  voir  le  fantastic  4  Morphé 

Sortir  par  le  portail  qui,  de  corne  estoffé, 

Ne  fait  voir  aux  dormants  que  véritables  songes  : 

«  Ce  ne  sont  (me  dit-il)  effroyables  mensonges 

Ni  spectres  importuns  que  monstrer  je  te  veux  ; 

Laissons  ce  lieu  terrestre,  il  faut  monter  aux  deux,  » 

A-tant,  il  me  chargea  sur  son  espaule  forte, 

Guindé  sur  deux  cerceaux  et,  d'un  clin  d'œil,  m'enporte 

Aux  planchers  etherés  ;  à  peine  eus- je  le  temps 

1.  Collationné  sur  l'exemplaire  des  Meslangcs. qui  se  trouve  à  la  Bibliothèque  Natio- 
nale (Rés.  Yf.  4264),  à  la  suite  de  :  Les  Funestes  Amours  de  Beicar  et  Meliane...,  par 
Daniel  d'Ancheres.  Paris,  Jean  Micard,  Ki(l8.  Le  l'roccz  d'Espagne  est  la  première 
pièce  des  Meslanges.  Pour  le  commentaire  littéraire  et  historique,  se  reporter  au 
chapitre  IV  du  Livre  I.  Les  notes  qu'on  trouvera  ci-après  ne  se  rapportèrent  en  général 
qu'à  l'établissement  du  texte.  Les  «  u»  ont  été  remplacés  par  des  «  v  *,  les  «  i  »  par 
des  «  j  »,et  inversement,  quand  il  y  a  lieu.  La  ponctuation  a  été  modernisée, l'accen- 
tuation ancienne  respectée,  sauf  quand  il  a  fallu  ajouter  un  accent  aigu  pour  inar- 
quer la  tonique. 

2.  La  pièce  a  donc  été  composée  en  1606.  Voir  plus  haut,  p.  !!•   . 

3.  Voir  plus  haut,  pp.  45  e»  17  pour  le  commentaire  de  ces  vers. 
-!.   Ed.  H308  :  «fantastique». 


704  PIÈCES    JUSTIFICATIVES 

D'aviser  en  passant  tant  d'astres  esclatants  : 
J'entre  dans  un  palais,  où  la  salle  dorée, 
De  cent  divinité[s]  1  en  couronne  parée, 
D'une  odeur  de  Nectar  me  ravissoit  les  sens, 
Nectar  au  pris  duquel  ni  les  lis  blanchissans, 
Ni  la  fleur  d'Adonis,  fraischement  espanie, 
Ni  les  parfums  Indois,  les  douceurs  d'Arabie, 
Ne  sentent  rien  de  bon.  Là,  le  Père  tonnant. 
Assis  en  majesté  sur  un  throsne  eminent, 
Croullait  un  feu  bruyant,  son  courroux  à  trois  pointes  ; 
L'aigle  asseuré  le  voit,  bien  que,  des  troupes  saintes 
Le  respect,  le  silence,  et  la  morne  palleur 
Couvrent   dans  la  poictrine  une  glaceuse  peur. 
Contemplant  ces  beaux  lieux,  ceste  heureuse  demeure, 
Tantost  je  voy  monter  sous  la  ronde  cambreure 
Deux  Nymphes  d'icy  bas,  que  l'Athlantide  aislé, 
Sergent  et  messager  du  Palais  estoilé, 
Guidoit  au  jugement  de  leur  noise  obstinée. 
Première  s'avançant,  L'Espagne  basannée, 
[page  3]  Orgueilleuse  en  son  dueil,  dolente  en  son  orgueil, 
Portoit  la  rage  au  frond  et  les  larmes  à  l'œil. 
Sa  démarche  estoit  grave  et  sa  robbe  tissue 
De  metail  de  Peru  rayonnoit  à  la  veiie. 
Le  jayet  de  son  poil,  mignardement  tressé, 
De  brillants  Soleillés  estoit  entrelassé  2. 
Son  sein  estoit  blanchi  de  perles  arrengées 
Et  de  chaînons  d'or  fin  ses  espaules  chargées. 
Lors,  baissant  son  3  sourcil,  se  prosterne  aux  degrés 
Du  trosne  supernel  et  verse  aux  pieds  sacrés 
Du  Roy  des   Immortels  un  torrent  de  ses  larmes. 
"  Père,  dit-elle  alors,  qui,  d'un  trait  de  vos  armes, 
Poudroyastes,  ireux,  sur  les  champs  Phlegreans, 
Le  superbe   appareil   des   frères   Aethneans, 
Las  î  je  me  plains  de  l'injure  à  moy  faite 
Par  la  rébellion  d'Hollande  ma  sujette, 
A  vous,  grand  Justicier,  qui.  tout  puissant,  vengez 
Sur  l'inique  oppresseur  les  pauvres  affligés. 
Pour  reprimer  l'ardeur  d'un  peuple  trop  volage, 
Pour  maintenir  des  loix  le  sacré-saint  usage, 
Vous  couronnez  les  Roys  qui  serrent  en  la  main 
Le  sceptre  appanagé  d*  pouvoir  souverain  : 
Vous  les  eslevez  haut  pour  redoutés  les  rendre 
Et,  par  signes  divers,  nous  voulez  faire  entendre 
Qu'estans  vos  Lieutenans  et  comme  issus  de  vous. 
Il  faut  trembler  sous  eux  et  craindre  leur  courrous, 
Que  l'homme,  entreprenant  de  leur  faire  nuisance, 
Conspire  en  mesme  temps  contre  vostre  puissance, 
Qu'il  vous  veut  dethroner,  s'eslevant  comme  ceux 
Qui  entassoient  les  monts  pour  escheller  les  cieux. 

1.  Ed.  1608  :•  divinité». 

2.  «  Jayet  »  est  un  synonyme  de  jais,  que  I.ittré  signale  encore,  «  jais  :  on  dit  auisl 
jaiet  ».  Le  sens  est  :  ses  cheveux  noirs  sont  entrelacés  de  brillants  étincelants. 

3.  Edition  :  1608  «  leur  soucil  ». 


PROCEZ    D'ESPAGNE    CONTRE    HOLLANDE  705 

Ore  si  voyez  vous,  et  le  souffres  encore, 
Que  le  meilleur  des  Roys,  Philippe  que  j'honore, 
Race  du  grand  César  qui,  Plus  outre  passant, 
Feit  jusques  au  tombeau  son  Empire  croissant, 

[page  4]  Soit  mesprisé  des  siens,  des  peuples  dont  vous  mesme 
Assortistes  jadis  son  royal  diadème. 
Ils  ont  pour  leur  conduite  un  Alexandre  esleu, 
Mignon  du  Sort  aveugle,  et  de  Mars  bien  voulu, 
Qui,  Nestor  au  conseil,  Peleïde  en  la  guerre, 
Joint  cités  à  cités  et  terre  contre  terre, 
Nous  menaçant  qu'un  jour  la  terrestre  rondeur 
Bornera  sa  conqueste  et  le  Ciel  son  honneur. 
Las  !  abaissez  le  front,  et,  d'un  œil  de  clémence, 
Voyez  mes  champs  déserts  où,  vainqueur,  il  se  lance, 
Voyez  mes  bataillons  à  l'estran  terracés, 
Mes  plus  illustres  fils  à  monceaux  renversés 
Et,  voyez,   creve-cœur  !   courir  un  pauvre  Prince, 
Ne  trouvant  pas  lieu  seur  au  cœur  de  sa  Province, 
Et,  sinon  par  pitié,  par  devoir  pour  le  moins, 
Embrassez  l'équité,  qui  recourt  à  vos  mains. 
Voire  si,  Roy  des  Roys,  les  majestés  humaines 
Sont  de  vostre  grandeur  les  images  certaines, 
Pourquoi  permettez  vous  aux  peuples  alliés 
De  se  crester  le  chef  pour  les  fouler  aux  pieds  ? 
De  quoy  vous  sert  ce  bras  tout  rougissant  de  flame  ? 
Est-ce  pour  mettre  en  cendre  un  Capharé  sans  ame  ? 
Pour  briser  en  esclats  un  chesne  de  cent  ans, 
Vaine  terreur  des  daims  ?  Non,  non  !  Père,  il  est  temps 
De  monstrer  aux  mortels,  d'une  plus  vive  sorte, 
Le  redoutable  chocq  de  vostre  ire  plus  forte. 
Ils  mesprisent  tout  frein,  comme  ne  pensant  pas 
Qu'un  Dieu  soit  soucieux  des  affaires  d'embas. 
Hé  1  si  tant  de  guerriers  qui  n'agueres  en  France 
Causèrent  à  leur  Roy  mainte  dure  souffrance, 
Sont  rangés  à  ses  loix  et  si  les  plus  mutins 
Ont  changé  les  combats  en  paisibles   festins, 
Que  ne  nous  faictes-vous  une  pareille  grâce  ? 
Mon  Prince  at-il  moins  d'heur,  de  puissance  ou  d'audace 

[page  5]  Qu'Henri  tant  craint  au  monde  ?  Hé  !  ne  permettez  pas 
Qu'ils  montent  sur  son  throne  et  le  versent  à  bas, 
Arrestez  ce  torrent  qui  nos  plaines  ravage 
Ou  destournez  ailleurs  sa  bouillonnante  rage. 
Ainsi  tousjours  le  son  de  vos  foudres  grondans 
Face  trembler  les  Dieux,  contre  vous  se  bandons. 
Ainsi  l'Enfant  aislé  n'outre-perce  navrées 
Vos  superbes  beautés  que  de  flesches  dorées.  » 
A  tant  se  teiit  Espagne  et  sur  pied  se  dressa, 
Puis,  d'un  humble  maintien,  Hollande  s'advança. 
L'or  de  ses  blonds  cheveux  où  Cupidon  se  joue 
D'un  humide  roseau  sans  parade  se  noue; 
Son  front,  illuminé  de  flambeaux  azurés. 
Les  lis  de  son  teint  frais,  de  rose  colorés  1, 
1.  Edition  1608  :  «  colorées  ». 

15 


706  PIÈCES    JUSTIFICATIVES 

L'embon-point  de  ses  bras,  mi-couverts  de  la  manche, 
Son  voile  à  cent  replis  de  fine  toile  blanche, 
Tiroient  au  fond  des  coeurs  plus  de  rayons  ardents 
Que  l'Espagnole  pompe  aux  yeux  des  regardants. 
«  Monarque  universel,  de  qui  la  providence 
Tourne  de  tant  de  feux  la  diverse  cadence, 
Si,  dit-elle,  équitable  et  juste  vous  sembla 
Le  vieil  chasse-Tarquins,  qui  de  Rome  doubla 
La  couronne  en  Consuls,  vous  rendez  approuvée 
Ma  main  de  liberté  contre  Espaigne  eslevée. 
Les  Roys  sont  vos  nepveux  s'ils  gouvernent  en  paix, 
S'ils  briguent  en  douceur  l'amour  de  leur  subjets, 
Ils  sont  les  favorits  de  vos  images  vives, 
Mais  si,  bridants  les  cœurs  et  les  langues  craintives 
Des  peuples  asservis,  ils  transforment  les  noms 
De  Princes  en  Tyrans,  de  Csesars  en  Xerons, 
Si,  pour  souverain  chef,  ils  ne  vous  recognoissent. 
Si,  brutaux,  de  rapine  et  de  meurtre  ils  se  paissent, 
Il  faudra  prendre  en  gré  la  rage  qui  les  poind  ? 
Nous  sentirons  les  coups  et  n'en  soufflerons  point  ? 
[page  6]  Le  poisson,  l'oyselet,  et  la  biche,  grand-erre. 

Fendra,  battra,  courra,  l'eau,  le  vent  et  la  terre, 
Au  seul  nom  du  trespas.  Nous  serons  à  jamais 
Brebis  entre  les  loups  cjui  nous  mangent  en  paix  ? 
Nous  verrons  chasque  jour,  au  gré  de  leur  furie, 
Un  carnage  d'Anvers  et  cent  autre  turie  ?  1 
Un  Duc  d'Albe  sans  foy  qui  voudra,  résolu, 
Fonder  sur  le  massacre  un  pouvoir  absolu, 
Qui  semble  conjurer  par  bourreaux  et  par  guerres 
De  peupler  l'Acheron  aux  despens  de  nos  terres  ? 
Si  nous  levons  la  voix,  nous  serons  des  mutins  ; 
Si  nous  cherchons  salut,  nous  voudrons,  libertins, 
Enterrer  la  balance  et  le  glaive  d'Astrée  ? 
Et  quoy  ?  se  plaint-on  d'eux  2  en  ma  seule  contrée  ? 
Sommes  nous  seul[s]  là  bas,  dont  la  juste  rancoeur 
Garde  leurs  faits  en  l'ame  et  les  ait  en  horreur  ? 
Soit  où  l'Aube  première  ouvre  son  teint  de  rose, 
Soit  où  le  coche  ardant  de  Phœbus  se  repose, 
Soit  où  d'éternel  chaud  les  Nègres  sont  pressés, 
Soit  où  les  flots  baveux  en  marbre  sont  glacés, 
"Vous  ne  voyez  climat  où  chacun  ne  déteste 
De  leur  ambition  la  dommageable  peste. 
L'Espagnol  est  un  feu,  qui  tant  plus  se  fait  grand 
Du  mal  de  ses  voisins,  et  tant  plus  entreprend. 
C'est  un  chien  en  sa  foy,  c'est  un  Paon  en  sa  gloire, 
Un  regnard  en  sa  guerre,  un  tigre  en  sa  victoire. 
N'appelons  à  tesmoin  le  monde  jù  désert, 
Par  un  vol  de  Coulombe  autrefois  descouvert, 
Où  Ferrand  par  le  sang,  par  la  chaine  servile, 

1.  Pour  la  seconde  fois  (cf.  plus  haut,  p.  2),  le  poète  ne  met  pas  le  pluriel  après 
cent. 

2.  Edition  1608  :  deux. 


PROCEZ  D' ESPAGNE  CONTRE  HOLLANDE  707 

Presehant  le  metail  jaune  au  lieu  de  l'Evangile, 
Fit  aux  peuples  dontés  plus  de  mortel  ennuy 
Que  les  Démons  d'enfer  qui  regnoient  avant  luy. 
Je  tairay  leur  César  qui  gaigna  par  amorce 
Les  Allemans  peu  fins,  les  gouverna  par  force  ; 

[page  7]  Je  tairay  les  complots  qu'il  dressa  tant  de  fois 
Pour  esbranler  l'Itale   et  tenter  les   Anglois  ; 
Je  n'iray  recherchant  les  terres  esloignées, 
Je  ne  veux  de  si  loing  fueilleter  les  années, 
Mais  abaissez  les  yeux,  ô  Fondateur  du  Tout, 
Contemplez  à  loisir  de  l'un  à  l'autre  bout, 
La  France  encor  en  pleur  pour  ses  villes  bruslées, 
Pour  ses  fleuves  sanglans,  ses  terres  désolées  ; 
Un  poison  infectant  ses  membres  abrutis 
Les   avoit  divisés   en  contraires   partis, 
Opposant  en  bataille  et  le  frère  à  son  frère 
Et  le  père  à  son  fils,  une  hideuse  Mère. 
LTne  civile  horreur  luy  deschirant  les  flancs, 
Vouloit  ses  plus  beaux  lis  aussi  rouges  que  blancs. 
Qui  causoit  ce  meschef  ?  les  secrettes  menées 
D'un  Herode  routier,  qui  par  longues  années 
Engraissoit  les  Caphards,  pour,  d'escrits  et  de  voix, 
Rendre  un  peuple  félon,  tant  fidèle  autrefois, 
Peuple  qui,  se  couvrant  en  barricades  fortes  l, 
Outragea  son  bon  Prince  et  luy  ferma  ses  portes, 
Luy  poussa  dans  le  sein  le  parricide  fer 
D'un  meurtrier  enfrocqué    créature  d'enfer. 
Mais  vous  le  scavez  mieux,  car  vos  oreilles  saintes 
Ont  de  tant  d'oppressez  entendu  les  complaintes, 
Voire  exaucez  leurs  vœux  et  vostre  œil,  de  pitié. 
Poussant  dans  ses  brouillards  un  rayon  d'amitié, 
A  dessillé  les  yeux  des  Ligueuses  armées 
Et  remis  en  vigueur  les  palmes  renommées 
D'un  Henry  sans  pareil  qui  tiendra  désormais 
Toute  l'Espagne  en  peur,  toute  la  France  en  paix. 
Ainsi  parla  la  Xymphe,  et  le  grand  fils  de  Rhée, 
Secouant  tout  le  chef  de  façon  cholerée, 
Feit  trembler  de  Pluton  les  empires  noircis, 

[page  8]   Craquer  les  fondemens  où  le  monde  est  assis. 
Puis  de  l'œil  trouble-ciel,  qui  farcit  les  nuages 
De  tourbillons  d'esclairs  et  de  gresleux  orages, 
Lança  sur  la  Castille  un  regard  furieux, 

1.  Les  caractères  typographiques  de  ce  vers  et  des  onze  suivants  jusqu'au  bas  de 
la  pa^e  sont  passablement  brouillés  dans  l'exemplaire  de  la  Bibliothèque  Nationale. 
Il  a  fallu  collationner  sur  celui  de  l'Arsenal.  Il  ne  s'agit  pas  ici  d'un  composteur  mal 
vissé  eu  d'une  /orme  mal  serrée,  mais  d'un  brouillage  voulu  pour  échapper  à  la 
censure,  à  raison  de  la  vive  attaque  contre  la  Heine  Catherine  de  Médius,  les 
moines,  Jacques  Clément,  l'Eglise  et  la  Ligue...  Les  derniers  mots  lisibles  sont  le 
#rand  fils  de  Rhée  •>.  Les  deux  vers  :  <«  Secouant  tout  le  chef.  etc.  i  et  i  Feit  trem- 
bler, etc.  »,  manquent  complètement.  De  la  phrase:*  Un  Henry  sans  pareil  qui 
tiendra  désormais  |toute  l'Espagne  en  peur,  tout  la  France  en  paix]»,  seul  le  pre- 
mier vers  est  lisible.  Le  second  a  du  être  brouillé  volontairement,  comme  compro- 
mettant pour  la  politique  de  Henri,  qui  allait  s'entremettre  ou  s'était  entremis 
pour  la  paix. 


708  PIÈCES    JUSTIFICATIVES 

Tonnant  en  mesme  temps  ces  mots  impétueux  : 

«  Enfin  donc,  arrogante,  après  mille  blasphèmes 

Vomis,  en  ton  malheur,  contre  mon  trosne  mesmes, 

Mille  horribles  despits,   dont  le  moindre  jugé 

Meritoit  bien  un  traict  des  Cyclopes  forgé, 

Ton  audace  est  dontée  et  cognoist,  par  contrainte, 

Qu'il  est,  sur  tous  desseins,  une  Majesté  sainte, 

Et,  succombant  aux  faix  de  mon  bras  violent, 

Couve  un  fiel  venimeux  sous  un  masque  dolent. 

Ha  !  qu'en  vain  contre  moy  ces  feintes  sont  dressées, 

A  qui  seul  appartient  de  sonder  des  pensées  : 

Ou  ce  regard  farouche  ou  ce  geste  me  dit 

Que  la  langue  me  prie  et  le  cœur  me  maudit. 

Ouy,  j'ayme  le  bon  droit  :  tant  que  ta  gloire  vaine  1 

Haussera  ton  mespris  sur  la  nature  humaine, 

Je  me  rendray  partie  et,  te  versant  à  bas, 

Te  briseray  du  tout,  si  tu  ne  fleschis  pas. 

J'ay  souffert  jusqu'icy  ta  barbare  malice 

Pour  en  donter  les  miens  qui  se  plongeoient 2  au  vice, 

Mais  garde  toy  du  feu  !  La  verge  est  en  danger, 

Si  l'enfant  s'adoucit  et  se  veut  corriger.   » 

J'escoutois  attentif,  quand  le  grand  œil  du  monde, 

Jaunissant  l'Orizon,  de  sa  perruque  blonde 

Vint  darder  un  rayon  qui  dessilla  mes  yeux  ; 

Je  demeure  estonné,  comme  tombé  des  cieux. 

1.  Edition  1608  :  «  veine  ». 

2.  Edition  1608  :  «  plongeoit  ». 


III 

LE  MODELLE  DE  LA  STUARTIDE 
(Ms.  du  British  Muséum  16  E  xxxiii). 

Voici  comment  j'ai  été  conduit  à  la  découverte  de  ce  manuscrit, 
le  seul  jusqu'à  présent  connu  de  Jean  de  Schelandre  et  très  probablement 
en  grande  partie  autographe. 

On  lit  dans  Les  Funestes  amours  de  Belcar  et  Mellane  dédiées  au  Roy 
d' Angleterre  par  Daniel  d'Ancheres,  gentilhomme  verdunois,  A  Paris, 
chez  Jean  Micard...  1608  avec  Privilège  du  Roy,  1  vol.  pet.  in-16 
[Br.  Muséum,  1073  a  23  1-2],  à  la  fin  de  la  préface,  ceci  :  «  Et  si  V.  M. 
me  fait  l'honneur  de  les  avoir  pour  agréables,  je  promets  que,  m'estant 
fortifié  la  voix,  sous  ses  favorables  auspices,  je  feray  retentir  au  Par- 
nasse François  le  divin  subject  de  ses  louanges...  »  Le  dessein  delà  Stuar- 
tide  est  donc,  dès  lors,  conçu. 

Dans  la  préface  de  l'édition  de  la  Stuartide  de  1611 l,  il  est  dit  :  «Le 
seul  argument  imparfait  et  manuscript  a  remporté  le  nom  de  belle 
invention.  » 

C'est  cette  indication  qui  me  servit  de  guide  et,  aidé  par  l'obligeance 
de  MM.  Pollard,  Wood  et  Thomas,  je  retrouvai  cet  «  argument  imparfait 
et  manuscrit  »  sous  la  forme  d'un  petit  in-quarto  de  la  Royal  Collection 
portant  la  cote  16  E  xxxm  et  dont  voici  le  titre.  J'en  respecte  la  dispo- 
sition. (Cf.  pli.  XI  et  XII)  : 

Le  Modelle  de  la  Stuartide  en  l'honneur  de  la  très  illustre 
maison  des  stuarts 

Présenté  au  Roy  de  la  Grande  Bretaigne  pour  obtenir  son  adveu  en  la 
continuation  d'un  si  grand  project 

PAR 

Daniel  d'Ancheres 

Sieur  de  Schelandre 

Plus  d'Enchères  et  plus 

vault. 

Au  folio  2  r°  se  lit  une  préface  dont  voici  la  transcription  : 
[fo  2  r°] 

Au  Treshault,  très  puissant  et  très  excellent  Jacques  I  du  nom,  roy 
de  la  grande  Bretaigne,  etc. 

Sire, 
Cest  embryon  sans  forme  (ou  plus  tost  cest  eschantillon)  d'un  ouvrage 
de  longue  haleine  paroistroit  aux  yeux  de  vostre  Majesté  avec  une 

1.  «  Les  deux  premiers  livres  de  la  Stuartide  en  l'honneur  </<■  la  Tris  illustre  maison 
des  Stuarts,  dédire  au  Sercnissime  roy  de  la  grande  Bretaigne  par  Jean  de  Schelandre 
Srde  Souma/ennes  en  Verdunois.  A  Paris,  par  Fleury  Bourriquant,  1611, 1  vol.  in-10. 
(British  Muséum,  1073,  e  25).  Le  texte  du  premier  livre  édité  est  sensiblement  le 
même  que  celui  du  ms.  du  Modelle,  mais  ce  dernier  présente,  a  côté  de  lacunes,  des 
variantes  importantes. 


710  PIÈCES    JUSTIFICATIVES 

témérité  trop  évidente,  s'il  ne  prenoist  l'eseuze  du  jardinier  qui.,  dezles 
premières  traces  de  son  parterre,  a  besoin  des  bénins  aspects  du  ciel 
pour  la  reprize  de  son  plan.  Aussi  me  suis-je  fait  accroire  que  le  fonde- 
ment de  mon  travail  ne  peut  estre  expozé  à  meilleure  censure  qu'à 
celle  de  V.  M.  à  qui  son  interest  en  ce  fait  augmentera  (si  l'on  peut 
croistre  au  delà  de  l'extrémité)  son  ordinaire  clair-voyance,  soubs  le 
sain  jugement  de  laquelle,  soit  que  l'invention  n'en  semble  bien  conceue, 
soit  que  le  stile  ne  soit  trouvé  digne  de  sa  matière,  j'auray  tousjours 
plus  aizé,  devant  longue  poursuite,  ou  de  redresser  le  modelle  au  niveau 
de  son  bon  plaisir,  ou  d'employer  ci  après  en  autre  mestier  qu  à  celuy 
des  Muses  les  années  et  [f.  2  v°]  l'affection  que  j'ay  vouées  au  service 
de  V.  M.  Au  contraire,  si  la  candeur  de  mon  zèle  supplée  tant  aux  def- 
faults  de  ma  plume  qu'elle  puisse  impetrer  l'honneur  d'un  petit  adveu, 
je  me  promets  qu'en  despit  de  sa  foiblesse,  elle  prendra  haute  volée  à 
l'imitation  du  roitelet  eslevé  soubs  la  faveur  de  l'aigle,  et  que.  puis 
que  nous  tenons  ordinairement  de  l'astre  soubs  lequel  nous  sommes 
nés,  la  Stuartide  pourra  tirer  quelque  influence  de  perfection  d'un  si 
parfait  et  accompli  Monarque  duquel  je  me  qualifieray  toute  ma  vie, 
Sire, 

Le  tres-humble,   tres-obeissant 
et  tres-affectionné  serviteur 

Daniel  d'Ancheres. 

Aux  fos  3  à  7  r°  :  Fondement  de  tout  le  Poème  sur  la  vérité  de  l'histoire. 
Explicit  :  Tu  acquis  Astrée. 

F0  7  v°  :  Argument  Particulier  de  ce  Livre  premier. 

F0  8  r°  :  Le  Premier  Livre  de  la  Stuartide.  Inc.  :  «  Je  chante  icy  l'hon- 
neur des  Escossois.  » 

F0  35  r°  :  Expl.  :  Que  l'opulent  qui  n'a  l'aine  replette. 

FIN  DU  PREMIER 

LIVRE  DE  LA 

STUARTIDE. 

Voici  la  raison  qui  me  fait  croire  que  nous  sommes  en  présence  d'un 
manuscrit,  dont  au  moins  le  titre,  la  préface  et  l'argument  sont  auto- 
graphes. 

Dans  l'exemplaire  probablement  unique  de  La  Stuartide  (édition 
de  1611)  que  possède  le  British  Muséum  (107:*  e  25),  on  trouve  à  la  p.  140 
(cf.  pi.  XIII)  une  addition  marginale  manuscrite,  encadrée  par  un 
signe  d'intercalation  entre  les  mots  <  Maistre    ...  et     Las  !  »  : 

«  Ces  deux  vers  sont  obmis  en  l'impression  : 

De  mon  conseil  l'inépuisable  source, 
Mon  seul  consort  en  ma  pénible  course. 
Las,  etc.  » 

Le  peu  de  soin  et  d'élégance  avec  lequel  est  indiquée  cette  interca- 
tion montre  clairement  que  nous  sommes  en  présence  d'une  addition 
d'auteur,  d'après  sm  propre  manuscr  t,  pareille  à  celle;  qu'on  reporte 
sur  des  épremes.  Or  le  seul  Schelandre  peut  avoir  souci  d'offrir  à 
Jacques  I  un  texte  non  inutile.  Il  y  a  donc  tout  lieu  de  supposer  que 
l'addition  da  la  p.  140  est  autographe.  L'écriture  du  titre  et  delà  dédi- 
cace du  Modelle  de  la  Stuartide  étant  sans  contestation  poss'ble  (comme 
on  peut  s'en  ass  :rer  parla  onr^a'so  î  d?  ncs  pl.in.he;  XI-XII  d'une 


LE    MODELLE    DE    LA   STUARTIDE  711 

paît,  et  XIII,  d'autre  part)  absolument  identique  à  celle  de  l'intereala- 
tbn,  il  paraît  légitime  d'en  induire  que  le  Ms.  E  xxxiii  de  Londres  est, 
lui  aussi,  autographe. 

J'ajoute  encore  ici  la  préface  de  l'édition  de  la  Stuartide  pour  qu'on 
puisse  la  comparer  à  celle  du  Modelle. 

LA  STUARTIDE 

Les    deux  premiers  Livres  de    la   Stuartide  en   l'honneur,    etc.,    1611. 
P.  3.  A  Très  hault,  tres-puissant  et  tres-sage  Monarque  Jacques  I 
du  nom,  roy  de  la  G  de  Bretaigne,  etc. 

Sire, 

Voicy  les  effects  de  mon  offre,  sinon  touts  entiers,  au  moins  suffisants 
pour  me  garentir  du  tiltre  de  faux  prometteur.  L'honneur  est  l'aiguillon 
des  âmes  bien  nées,  c'est  pourquoy  celuy  dont  vostre  Majesté  favoreza 
les  premiers  traicts  de  mon  [p.  4]  dessein  m'a  fait  résoudre  à  la  conti- 
nuation de  l'œuvre  tant  que  le  printemps  de  mon  aage  accompagnera 
mon  affection.  Et  si  les  fruicts  ne  démentent  point  l'apparence  des 
fleurs,  je  me  fay  fort  qu'ils  seront  aucunement  bien  receus,  puisque 
le  seul  argument  imparfait  et  manuscript  a  remporté  —  le  nom  de  belle 
invention.  Belle  certes,  Sire,  non  l'invention  mais  la  matière  et  digne 
esteuf  de  tomber  en  la  main  d'un  bon  joueur,  propre  a  relever  ce  divin 
chantre  de  Loire  de  la  peine  qu'il  a  prize  a  ressusciter  un  Astyanax  et 
fonder  la  majesté  de  cent  Roys  sur  la  vanité  d'un  fantosme.  Mais  puisque 
l'aage  où  nous  vivons  a  produict  peu  d'esprits  qui  daignent  et  tout 
ensemble  puissent  bien  entreprendre  un  project  de  si  longue  haleine  ; 
au  deffault  d'un  plus  fort  de  reins,  si  ne  tiendray-je  pas  mes  mains  en 
pochette  à  la  rencontre  d'un  si  excellent  thresor  :  moy,  dis-je,  qui  (bien 
que  je  fusse  des  moindres)  me  penseroy  bien  au  seur  de  l'affront  que 
receut  devant  le  grand  Alexandre  un  certain  versificateur  ;  bref,  moy  qui 
ay  tousjours  tenu  pour  maxime  que  l'ele[p.  âjction  d'un  beau  subjet  fait 
honneur  à  son  autheur  comme  le  diamant  à  son  or.  Je  poursuivray 
donc,  Sire,  et  d'autant  plus  hardiment  que  je  sçay  qu'audaces  fortuna 
juvat  :  (or  je  pren  l'adveu  de  V.  M.  pour  le  seul  vent  de  ma  fortune) 
je  pousseray  ma  pointe,  voire  plus  vivement  que  jusqu'icy,  pourveu 
que  nous  n'ayons  pas  touts  les  ans  le  divertissement  d'un  voyage  de 
Juilliers.  L'universelle  paix  qui  colle  aujourd'huy  nos  fourreaux  sur 
nos  espées  symbolize  à  mes  intentions  et  fait  que,  ne  pouvant  exercer 
en  qualité  de  soldat,  j'ay  recours  à  celle  de  PoLte,  laquelle  je  ne  repute 
pas  tant  odieuze  que  fait  le  commun  de  nostrc  siècle... 

Selon  Colletet  (Ap.  Asselineau,  Notice  sur  Jean  de  Schelandre,  2e  éd.,  p.  15),  l'au- 
teur avait  composé  encore  deux  autres  chants  que,  converti  par  ses  conseils  a  la 
manière  de  Malherbe,  il  avait  écrits  en  vers  alexandrins  réguliers. 


IV 

DISCOURS  POLITIQUE  SUR  LESTAT  DES  PROVINCES-UNIES 

DES  PAYS-BAS 

Par  J.  L.  D.  B.,  Gentilhomme  françois.  A  Leyde,  chez  Jan  Maire,  1638, 
4  feuillets  pet.  4°  signés  Jean  Louys  de  Balzac  et  insérés  dans  le 
Ms.  fr.  17861,  fos  269  à  272  de  la  Bibliothèque  Nationale,  i  (Voir  ci- 
dessus  :  Livre  II,  chap.  XI,  pp.  270-274). 


[F0  A  2  r0].  Un  peuple  est  libre,  pourveû  qu'il  ne  veuille  plus  servir. 
Après  avoir  combatu  longtemps  pour  la  vie,  il  combat  en  fin  pour  la 
victoire  ;  après  avoir  tout  enduré,  il  peut  tout  faire  et  lorsqu'il  n'a  plus 
d'espérance,  il  n'a  plus  de  crainte.  Les  Provinces  du  Pays-Bas  qui  ont 
eschappé  des  mains  du  Roy  d'Espagne,  pour  les  avoir  voulu  trop  serrer  2 
doivent 3  leur  liberté  à  l'extrémité  de  leur  servitude,  jouissent  de  la 
paix,  pour  avoir  esté  contraintes  à  la  guerre,  font  une  belle  leçon  à  tous 
les  Souverains,  de  ce  qu'ilz  doivent  envers  leurs  peuples  et  donnent  un 
exemple  mémorable  à  tous  les  peuples  de  ce  qu'ilz  peuvent  contre  leurs 
Souverains  4.  Elles  ont  la  justice  de  leur  costé,  puisqu'elles  ont  eu  la 
nécessité.  Elles  méritent  d'avoir  Dieu  seul  pour  Roy,  puis  qu'elles  n'ont 
peu  endurer  un  Roy  pour  Dieu  et  de  ne  relever  que  de  sa  puissance, 
puisqu'elles  ont  combatu  pour  sa  seule  querelle.  Celui  qui  estoit 
leur  maistre,  estant  devenu  leur  ennemi,  a  perdu  les  droits  qu'il 
avoit  sur  elles,  ayant  violé  ceux  que  Dieu  a  sur  lui.  Voulant  traitter 
ses  subjets  en  [f°  A  2  v°]  bestes,  il  les  a  contraints  de  se  souvenir  qu'ilz 
estoient  hommes  et  ayant  rompu  le  droit  des  gens  par  la  mort  de  leurs 
Ambassadeurs  5,  il  les  a  obligés  à  recourir  au  droit  de  nature  par  l'acqui- 
sition de  leur  liberté.  Point  de  merveilles  donc,  s'il  a  perdu  le  Pays 
duquel  il  a  voulu  perdre  le  peuple,  si  ceux  qu'il  a  violentés  en  leur  foy 
se  sont  oubliés  de  leur  fidélité.  Les  Tyrans  plus  subtilz  et  ingénieux  à 
l'invention  des  cruautés  extraordinaires  qui  furent  jamais,  ne  s'estoyent 
point  encore  advisés  de  s'attaquer  à  l'esprit,  ne  sçachans  par  où  le 
battre.  Philippe  Second  a  esté  le  premier  qu'on  peut  à  bon  droit  nommer 
le  Tyran  des  âmes.  Il  a  trouvé  le  moyen  de  les  faire  endurer,  il  les  a 
mises  à  la  géhenne  6  pour  les  faire  déposer  contre  la  vérité  et  après 
avoir  emploie  toutes  les  peines  de  ce  monde  pour  tourmenter  le  corps, 
il  s'est  à  la  fin  servi  de  celles  de  l'enfer  pour  tourmenter  l'Ame.  Ainsi, 

1.  Nous  avons  suivi  ici  ce  texte  original,  en  mentionnant,  en  note,  les  variantes 
importantes,  empruntées  soit  à  l'exemplaire  encarté  dans  le  t.  517  de  la  Collection 
Dupuy  et  qui  porte  des  corrections  manuscrites,  soit  à  l'édition  posthume  des 
Œuvres  de  M.  de  Balzac,  tome  second  ;  A  Paris,  chez  Thomas  Jolly,  1665,  in-fol. 
pp.  482-5  (B.  N.  Rés.  Z.  2167  fol.). 

2.  Var  :  «  parce  qu'il  les  a  ». 

3.  Les  deux  éditions  ont  «donnent  »,  mais  ma  correction  s'est  trouvée  vérifiée  par 
celle  de  l'ex.  Dupuy. 

4.  Italique  dans  l'édition  originale. 

5.  Allusion  à  l'assassinat  de  Montigny  en  Espagne  en  1570.  Cf.  Pirenne,  Histoire 
de  Belgique,  IV,  p.  17. 

6.  Torture.  I.'éd.  «le  1665  orthographie  :  «  gesne  ». 


714  PIÈCES    JUSTIFICATIVES 

ce  qu'on  dit  estre  un  don  de  Dieu  s'est  fait  un  suplice  des  hommes  et 
ceste  lumière  spirituelle,  qui  doit  esclairer  les  entendemens,  a  esté  changée 
en  un  feu  matériel  qui  consume  les  membres.  Levons  le  masque  à  ceste 
sanglante  tragédie.  N'est  ce  pas  destruire  son  peuple,  sous  couleur  de 
le  vouloir  instruire  ?  tuer  ses  subjets  pour  les  guérir  ?  brusler  son  Pays 
pour  le  nettoier  ?  n'est  ce  pas  faire  servir  la  Religion  à  sa  Tyrannie  ? 
rendre  Jésus  Christ  ministre  de  ses  passions  ?  et  au  nom  du  Roy  Catho- 
lique, venger  la  cruauté  du  Roy  d'Espagne  l  ?  Cruauté  [A  3  r°]  si  grande 
et  inouye,  que,  s'il  n'estoit  pas  permis  autrefois  de  respirer  sans  payer 
tribut,  on  n'osoit  ouvrir  la  bouche  sans  craindre  la  corde  et,  si  on  dit 
que  tous  les  hommes  vivent  pour  le  Prince,  il  sembloit  qu'ilz  dévoient 
tous  mourir  pour  le  Tyran.  Ce  pauvre  peuple  alors,  ne  trouvant  point 
de  milieu  2  pour  se  sauver,  fust  contraint  de  cercher  3  sa  seureté  dans 
les  perilz  de  la  guère  et  prit  les  armes  à  l'extrémité,  non  tant  pour  résister 
à  un  si  puissant  ennemi  que  pour  rendre  les  derniers  devoirs  à  la  Nature 
et  faire  un  effort  aux  abbois  de  sa  liberté.  Mais  celui  qui  lui  donna  la 
resolution  au  cœur  lui  mit  quant  et  quant  4  la  force  en  la  main  et  rendit 
libres  avec  beaucoup  de  gloire  ceux  qui  ne  demandoient  que  servir 
avec  un  peu  de  tranquillité.  On  vit  naistre  en  un  instant  une  armée, 
où  le  Duc  d'Albe  ne  pensoit  pas  avoir  laissé  un  homme.  On  vit  les  cendres 
r'allumées  de  tant  d'innocens  mettre  le  feu,  où  il  croyoit  l'avoir  esteint 
par  leur  mort  et,  cependant  que  le  sang  versé  crioit  vengeance.  Celui  5 
qui  restoit  estoit  le  vengeur.  La  Chrestienté  intéressée  6  en  la  justice 
d'une  si  bonne  cause,  ne  permit  pas  qu'on  lui  arrachast 7  l'oeil  sans  y 
porter  la  main.  Elle  anima  tous  ses  8  princes  contre  ce  9  Tyran.  Elle 
arma  ses  peuples  pour  la  defîense  de  cestui-cy 10  et  les  fit  tous  combatre 
pour  le  faire  vaincre.  Or  c'est  icy  le  grand  livre  des  jugemens  de  Dieu 
qu'il  a  ouvert  en  ces  derniers  temps  [A  3  v°]  pour  y  faire  lire  en  tremblant 
les  puyssances  de  la  terre,  qui  verront  un  usurpateur  de  Royaumes 
perdre  son  patrimoine.  Celuy  qui  s'est  fait  maistre  de  l'autre  monde, 
sans  donner  coup  d'espées  u,  ne  pouvoit  venir  à  bout  d'un  petit  point 
de  cettui-cy  avec  toutes  ses  forces  et  le  grand  Philippe  chargé  des  co- 
ronnes  de  tant  de  Roys  estre  despouillé  de  sa  chemise  par  ses  propres 
subjets.  Chose  estrange  et  qu'on  ne  croira  pas  en  un  autre  Siècle  I  II 
a  p'us  emploie  d'or  qu'il  n'avoit  de  terre  à  conquérir  et  semble  qu'il 
n'ait  eu  plus  d'hommes  de  son  costé  que  pour  avoir  d'avantage  de  morts. 
Les  bons  coups  mesmes  qu'il  a  pensé  faire  lui  ont  mal  succédé.  Car, 
sans  la  mort  du  Prince  d'Orange  marchandée  par  luy  de  longuemain, 
il  n'eust  pas  senti  si  tost  qu'il  a  fait,  les  effects  de  la  bonne  conduite  et 
du  courage  de  son  filz,  qu'il  a  rendu  Capitaine  à  ses  despens  et  de  meil- 
leure heure  qu'il  n'eust  esté  bon  pour  ses  affaires.  Il  s'est  desfait  de  la  teste, 
mais  il  a  12  resté  encore  deux  bras  pour  le  battre  :  deux  Princes  nais 

1.  Ed.  orig.  :  «  Espange  »,  corrigé  dans  l'cx.  Dupuy. 

2.  Italique  dans  l'édition  originale. 
.'}.  Ed.  de  1665  :  «  chercher  ». 

•1.  Aussi. 

.">.  La  majuscule  remplacée  par  la  minuscule  et  non  sans  dessein  dans  l'ex.  Dupuy. 

i).  Ed.  orig.  :  «  inteteresse  »  ;  «  e  »  final  ajouté  dans  l'ex.  Dupuy. 

7.  Ed.  orig.  :  «  arrarcha  ». 

8.  Ed.  orig.  :  «  ces  ». 

9.  Ed.  1665  :  «  le». 

10.  Ed.  1665  :  «  cettui-cy  »;  éd.  orig.  :  «  cestui-icy  »,  corrigé  en  «  cestui-ci  »  dans  l'ex. 
Dupuy. 

11.  «  s  »  barré  dans  l'ex.  Dupuy. 

12.  Corrigé  en  «  est  *  dans  l'ex.'  Dupuy. 


Planche  LU. 


Carti    des  Pays-Bas  d  vns  là   premier]    moitié  di    w  h    siècle. 
(D'après  Wa  Idinglon,  La  Rtfj  ibliquc  des  Provint  s  I  nies). 


DISCOURS    SUR    L'ESTAT    DES    PROVINCES-UNIES  715 

dans  les  armes,  nourris  dans  les  armées,  desquelz  le  plus  jeune  seroit 
trop  digne  d'y  commander  si  son  frère  ne  l'estoit  encores  l  plus.  Ilz 
luy  emportent  ses  meilleures  villes,  pendant  qu'il  s'opiniastre  après 
un  cimetière  et  qu'il  se  ruine  d'hommes  et  d'argent  pour  avoir  les  ruines 
d'une  ville  despourveiie  de  l'un  et  de  l'autre.  Si  leurs  gens  monstrerent 
à  la  bataille  de  Xieuport  qu'ilz  savoient  bien  tuer,  ilz  2  firent  voir  en  ce 
siège  qu'ilz  sçavoient  bien  mourir.  Hz  ont  gardé  Ostende,  ne  restant 
plus  que  la  place  où  elle  avoit  esté  ;  ils  ont  eu  assés  de  terre  pour  com- 
batre,  tant  qu'ilz  en  ont  eu  pour  s'enterrer  et  si  elle  n'eust  manqué  à 
leurs  pieds  pour  les  soustenir,  leurs  mains  ne  luy  eussent  jamais  manqué 
pour  la  défendre.  De  sorte  que  l'Espagnol  ne  l'a  pas  prise,  mais  ilz  luy 
ont  laissée  et  ont  autant  gaigné  de  la  perdre  que  l'autre  a  perdu  de  la 
gaigner,  qui  commença  deslors  à  s'ennuyer  de  prendre  3  de  la  peine 
pour  avoir  du  deshonneur  ;  d'estre  encores  à  un  commencement  de 
quarante  ans  et  de  s'esforcer  à  ne  rien  faire.  Il  fallut  donc  crier  :  «  C'est 
assés  !  «  et  mettre  bas  le  premier  les  armes,  comme  il  les  avoit  prises  le 
premier.  Ses  Capitaines  lui  servirent  plus  à  demander  la  paix  qu'à 
faire  la  guerre.  Il  les  envoya  vers  les  Hollandois,  non  pas  pour  les  forcer 
de  servir,  mais  pour  les  prier  de  se  -contenter  de  leur  liberté.  Il  les  reco- 
gneut  pour  souverains,  ne  pouvant  les  faire  esclaves.  Il  leur  donna  ce 
qu'il  ne  leur  pouvoit  pas  oster  et  fust  contraint,  traittant  avec  eux,  de 
baptizer  leur  gouvernement  du  nom  de  République  souveraine  et  d'estre 
son  parrein  après  avoir  esté  son  ennemi.  Si  on  demande  les  titres  de 
cette  souveraineté,  ils  sont  escrits  en  lettre  rouge,  ils  ont  été  signés  de 
la  propre  main  de  leurs  parties.  Si  on  doute  de  la  durée  de  cette  Répu- 
blique, eir  est  éternelle,  puisqu'ell'  a  Dieu  pour  fondateur  et  la  Religion 
[verso]  pour  fondement.  Si  on  mesure  sa  grandeur  par  celle  de  la  mer, 
où  elle  commande,  elle  est  des  plus  grandes  ;  si  on  compte  ses  années 
par  ses  victoires,  ell'  est  des  plus  anciennes.  Son  peuple  est  Celui  qui 
a  esté  nommé  autresfois  le  frère  des  Romains  et  aujourdhui,  héritier 
de  leur  vertu,  produit  des  Courages,  qui  ne  font  rien  qui  ne  mérite 
d'estre  escrit  de  ces  grans  Personages  Douza,  Grotius,  Heinsius,  Bau- 
dius 4,  Esprits  qui  n'escrivent  rien  qui  ne  mérite  d'estre  leu.  Les  Romains, 
comme  leurs  frères,  ne  les  ont  jamais  fait  servir,  les  Espagnolz  ne  l'ont 
pas  pu  faire  comme  leurs  Maistres. 

Concluons  hardiment  que  ceste  liberté  qui  se  rencontre  si  souvent 
en  ce  discours  ne  finira  point  qu'à  la  fin  de  la  République  et  que  ce 
peuple  ne  sera  plus,  ou  sera  tousjours  libre. 

Jean  Louys  de  Balzac. 

1.  Barré  dans  l'ex.   Dupuy. 

2.  Autre  feuille,  sans  signature. 

3.  Ed.  1665  :  «  perdre  ►. 

4.  En  italique  dans  l'édition  originale  et  dans  celle  de  1665.  Dupuy  a  recueilli 
deux  feuilles  dont  le  verso  est  différent.  L'une  est  semblable  à  celle  du  Ms.fr.  17861, 
mais  la  ligne  «de  ces  grands  personnages,  Douza,  Grotius,  Heinsius,  Baudius,  »  est 
barrée  et,  dans  la  marge,  on  lit  cette  note  manuscrite:  •  Voici  comme  il  y  a  dans  la 
copie  qui  a  esté  baillée  à  l'imprimeur  :  qui  ne  font  rien  qui  ne  mérite  d'estre  escrit 
et  des  esprits  qui  n'escrivent  rien  qui  ne  mérite  d'estre  leu.  »  Tel  est  d'ailleurs  le 
texte  de  l'autre  feuille  avec  une  astérisque  renvoyant  à  une  note  marginale  imprimée 
en  italique  :  «  Ces  grans  personages  Douza,  Grotius,  Heinsius,  Baudius  »,  à  côté  de 
quoi  la  même  main  a  écrit  :  i  II  fault  lire  comme  il  y  a  dans  l'original  :  et  des  Esprits 
qui  n'cscrirenl  rien,  ele  ».  Les  corrections  ne  sont  pas  de  la  main  de  Dupuy. 


NOTES  COMPLÉMENTAIRES  POUR  LE  LIVRE  II 


Chapitre  VI.  On  trouvera  encore  quelques  renseignements 
sur  Scaliger  (J.-.T.)  dans  L'Ancien  Théâtre  en  Poitou  de 
H.  Clouzot,  Niort,  1901,  in-8°,  pp.  58,  59  (et  n.  3). 

Chapitre  VIII,  p.  230  (et  PI.  XXVII).  --  Je  dois  à  M.  Henri 
Grégoire,  professeur  à  l'Université  de  Bruxelles,  quelques 
indications  sur  la  page  d'album  de  Lescherpicnv. 

La  citation  en  syriaque  esl  empruntée  au  Deutéronome 
VIII,  «S  et  est  reproduite  dans  Matthieu,  V,  4.  Elle 
signifie  :  «  L'homme  ne  vil  pas  seulement  de  pain  >.  La 
phrase  en  hébreu  vient  des  Psaumes  (Ps.  XXV  (  =  XXIV), 
1  !)  :  «  Le  secret  de  Jahvé  est  pour  ceux  qui  le  craignent 
el  son  alliance  a  pour  but  de  les  instruire  ».  Le  grec  est 
d'Hésiode  (Théogonie,  96).  Est-il  nécessaire  que  je  donne 
la  solution  que  j'ai  trouvée  du  rébus  du  bas  de  la  page  : 
Nella  fideltà  (-f.  5)  finirô  (s,  v,  p,  prononcés  à  la  moderne) 
la  viln. 


NOTES  COMPLÉMENTAIRES  POUR  LE  LIVRE  III 


Chapitre  IV.  Mon  Collègue  M.  Et.  Gilson  me  signale  dans 
la  Revue  Universelle  de  décembre  1920  un  article  de  M.  Mari- 
l;iin  intitulé  :  Le  songe  de  Descartes,  mais  je  n'ai  pu  le  con- 
sulter. Il  en  esl  de  même  du  livre  de  M.  L.  Blanchet,  Les 
antécédents  historiques  du  ■  Je  pense,  doue  je  suis  ,  Paris, 
F.  Vlcan.   1920,  in-8°. 

.le  voudrais  saisir  celle  occasion  de  rendre  hommage 
à  une  intéressante  biographie  anglaise  écrite  par  Elisabeth 
S.   Haldane  :  Descartes,  his  life  and  limes,   Londres,  John 

46 


718  NOTES    COMPLÉMENTAIRES    POl'R    LE    LIVRE    III 

Murray,  1905,  in-8°.  Je  ne  m'en  suis  pas  servi  parce  qu'elle 
a  l'inconvénient  d'avoir  été  faite  avant  l'achèvement  de 
la  grande  édition  Adam  et  Tannery. 
Chapitre  VII,  p.  438.  —  YVinsemius,  le  frère  du  professeur 
d'anatomie,  habita  aussi  le  château  de  Franeker,  peut-être 
en  même  temps  que  Descartes, et  décrit  ainsi  cette  demeure 
dans  sa  Beschrijuinghc  der  Stedcn  van  Frieslandt,  en  appen- 
dice à  sa  Chronique  (1629)  :  «Cette  ville  [de.  Franeker]  est 
l'émerveillement  des  étrangers  par  ses  nombreuses  et 
nobles  maisons,  tel  le  Château,  embelli  d'un  beau  fossé 
et  de  superbes  tours,  si  magnifiques  que  les  voyageurs 
affirment  qu'elles  peuvent  être  comparées  à  mainte  rési- 
dence ducale  ou  comtale.  >  Notre  Planche  montre  qu'ici 
le  patriotisme  local  exagère  un  peu.  (Texte  original  dans 
Cannegieter,  op.  cit.,  86  et  89  :  Boeles,  t.  II,  p.  151). 

DESCARTES  DANS  SON  «  POELE  » 

Complément  de  la  note  2,  p.  303. 

1°  Extrait  du  Journal  de  voyage  de  Montaigne,  éd.  Lautrey, 
Paris,  Hachette,  1909,  pp.  92-93  : 

«  Nous  nous  applicames  incontinant  à  la  chaleur  de  leurs  poiles,  et 
est  nul  des  nostres  qui  son  offençat.  Car  depuis  qu'on  a  avalé  une  cer- 
tene  odeur  d'air  qui  vous  frappe  en  entrant,  le  demurant  c'est  une 
chaleur  douce  et  eguale.  M.  de  Montaigne,  qui  couchoit  dans  un  poile. 
s'en  louoit  tort,  et  de  santir  toute  la  nuict  une  tiédeur  d'air  plaisante 
et  modérée.  Au  moins  on  ne  s'y  brusle  ny  le  visage  ny  les  botes,  et  est 
on  quitte  des  fumées  de  France.  Aussi  là  où  nous  prenons  nos  robes 
de  chambre  chaudes  et  fourrées  entrant  au  logis,  eus  au  rebours  se 
mettent  en  pourpoint,  et  se  tiennent  la  [este  descouverte  au  poile,  et 
s'habillent  chaudement  pour  se  remettre  à  l'air. 

2°  Extrait  des  Essais  de  Montaigne,  éd.  Strowski,  t.  III 
(Bordeaux,  F.  Pech,  1919,  in-4°),  p.  381-382;  Livre  III,  cha- 
pitre xm  : 

«Un  Aleinan  me  fit  plaisir,  à  Auguste  [Augsbourg],  de  combatre  l'in- 
commodité de  noz  fouyers  par  ce  mesme  argument  dequoy  nous  nous 
servons  ordinairement  à  condamner  leurs  poyles.  Car  a  la  vérité,  cette 
Chaleur  croupie,  et  puis  la  senteur  de  cette  matière  rescbautïée  dequoy 
ils  soni  composez,  enteste  la  plus  part  de  ceux  qui  n'y  sont  expérimen- 
tez ;  à  moy  non.  Mais  au  demeurant,  estanl  cette  challeur  eguale,  cons- 
tante et  universelle,  sans  lueur,  sans  fumée,  sans  le  vent  (pic  l'ouverture 
de  nos  cheminées  nous  apporte,  elle  a  bien  par  ailleurs  dequoi  se  com- 
parer  à    la    nostre.    Que   n'imitons   nous   l'architecture    Romaine  ?   Car 


NOTES    COMPLÉMENTAIRES     POUR    LE    LIVRE    III  71!) 

on  dict  que  anciennement  le  feu  ne  se  faisoit  en  leurs  maisons  que  par 
le  dehors,  et  au  pied  d'icelles  :  d'où  s'inspiroit  la  chaleur  à  tout  le  logis 
par  les  tuyaux  practiquez  dans  l'espais  du  mur,  lesquels  alloient  embras- 
sant les  lieux  qui  en  dévoient  estre  eschauffez  ;  ce  que  j'ayveu  clairement 
signifié,  je  ne  sçay  où,  en  Serieque.  Cettuy-cy,  m'oyant  louer  les  commo- 
ditez  et  beautez  de  sa  ville,  qui  le  mérite  certes,  commença  à  me  plaindre 
dequoy  j'avois  à  m'en  esloigner  ;  et  des  premiers  inconveniens  qu'il 
m'allega,  ce  fut  la  poisanteur  de  teste  que  m'apporteroient  les  chemi- 
nées ailleurs.  Il  avoit  ouï  faire  cette  plainte  à  quelqu'un,  et  nous  l'atta- 
choit,  estant  privé  par  l'usage  de  l'appercevoir  chez  luy.  Toute  chaleur 
qui  vient  du  feu  m'afîoiblit  et  m'appesantit. 

Chapitre  XIV.  —  La  tradition  locale  veut  que  Descartes  ait 
habile  à  Santpoort,  la  ferme  Auspiciis  et  Telis  d'après  le 
Professeur  van  Walsem,  dans  le  Haarlem's  Dagblad  du 
16  octobre  (cf.  Amstelodamum,  décembre  1920).  La  recherche 
est  amorcée  par  la  commémoration  de  la  maison  de  Des- 
cartes à  Amsterdam.   Elle  ne  s'arrêtera  plus. 

Chapitre  XVI  ;  p.  537.  -  Anne-Marie  de  Schurman  eut  une 
polémique  avec  André  Rivet  sur  les  «  filles  sçavanles 
et  il  est  probable  que  Molière  en  connut  la  traduction 
publiée  par  Colletet  sous  le  titre  que  voici  :  Question  célèbre 
s'il  est  nécessaire  ou  non  que  les  filles  soient  sçavantes.  .\<jil<: 
de  part  et  d'antre  par  Madem.  A.  M.  a  S.  Hollandoise  et  le 
sieur  André  Rivet. 


ERRATA 


15,  ligne  1  :  littéraire  ;  1.  dramatique. 

17,  note  1  :  Marty-Lavaux  ;  1.  Laveaux. 

25,  note  1  :  «  qui.  à  veue  d'œuil  »  ;  1.  «  qui,  à  veue  d'œuil  », 

(32,  ligne  15  :  oncle  :  1.  cousin. 

99,  note  2  :  1607,  1609,  1609;  1.  1607,  1608,  1609. 


149,  ligne  4 

Galien. 

P.  154,  ligne  1 
316,  ligne  7 
395,  note  4 


Senèque  ;  lire  Sénèque.  Ligne  25  :  Gallien, 


Jérôme  ;  1.  Jérémie. 
èu.'.l'jyov  ;  1.  È'u.'iuyov. 
1610  ;'  1.  1620.  ' 
449,  ligne  2  des  notes  :  Ludovico  XVI  ;  1.  XIV. 
474,  ligne  5  :  assita  ;  1.  assista. 
P.  663,  ligne  9  :  ont  ;  1.  on. 
P.  669,  ligne  5  du  bas  :  campagnie  ;  1.  compagnie. 


INDEX  DES  NOMS  PROPRES 


Abain  (Sr  d'),  191  (n.  3)  :  v.  La 
Roche-Pozay   (Louis   de). 

Abain  (Sr  d'),  206;  v.  La  Roche- 
Pozay   (Henri-Louis   de). 

Abein  (Mr  d'),  203  ;  v.  La  Roche- 
Pozay   (Louis   de). 

Ablancour  (d'),  346  :  v.  Perrot  d' 
et   Frémont  d'. 

Admiraldus  (.Aloses),  34.'i  ;  v.  Amy- 

RAUT. 

Aemilius  (Antoine),  474  (et  n.  3), 
519,  520,  525,  546,  548,  550,  551. 

Aersen  (François  d'),  Sr  de  Som- 
melsdijik,  4  1,  131  (n.  4),  136, 
2:;2.  313. 

Aerssen  (Corneille  d'),  232,  243. 

Africanus  (Julius),  210. 

Agache    (Jacques),    847. 

Agrippa  (Corneille),  36S,  387,  391, 
11!»  (il.  3),  55U. 

AlClEBERRE    ((!').    562. 

Aire  (Évêque  d'),  256,  258  ;  y.  Bou- 

THILLIER    (Sri).). 

Ai  be  (Duc  d').  49,  706,   714. 

Albert  (Archiduc).  10,  41,  42.  51. 
56,  71.  75.  120.  130,  697. 

Albert  (.Monsieur).  342;  v.  Gi- 
rard  de  Saint-Mihiel  (Albert). 

Aldringa,   577. 

Aleaume  (Jacques),  .'!7.'î  (n.  1): 
v.   Alleaume   (Jacques). 

Alençon  (François  d'),  duc  d'An- 
jou,   1(12. 

Alex  wuiik.    204. 

Alexandre  V  I.  281 . 

Allart,    102    (11.    0)  :    v.    I  [allart. 

Au  \i;i>.     121  :     v.     1  lu. i. art. 

Alleaume  (Jacques),  27.  341,  373 
(d   n.    1).  381. 


Almirante      (L'),    ;   v.      Mendoza 

(Francisco    de). 
Alting,  263,  264. 
Amama,  436. 
Amesius.  436. 
Amiraut   (.Moïse),   239   (n.    5),   .'543 

(n.  1)  ;  v.  Amyraut  (.M.). 
Armijn,  261  ;  y.  Arminius. 
Amyraut  (Moïse).   239  (n.   5),   202 
(et  n.   4),  305,  308  (et  n.  2).  343 
(et  n.   1). 
Anchères    (Daniel    d"),    15    (n.    1). 
87  (n.  2),  116.  118  (n.  2),  110.  125 
(n.  1).  693  (n.  1),  703  (n.  1),  709: 
y.  Schelandre  (Jean  de). 
Anchers  (François  d'),  116  (n.   4). 
Anchies  (d).  121,  473. 
Andelot   (Marquis   d'),   33   (n.     h: 
y.  Chastillon  (Gaspard  III  de). 
André   (Tobie    d).    577    (et   n.    1  ), 

582,    505.    500.    05  1    (n.    6). 
Andke.e   (Tobie),    577  ;   y.    André 

(d)'. 
Andrieux,  466. 
Aneau    (Barthélémy),    171. 
Angélique   (Mère).    52  1. 
Anjou  (François  d' Alençon,  duc  d'), 

162. 
Anne   d'Autriche,   645   (n.   2). 
Anne    d'Egmond,    :'>"    (n.    1). 
Anne  m;  Saxe,  27.  30  in.   1  ).  151. 
Anquetil    di     Perron,    524. 
Antonisz   (Abraham),    250. 
Archimède,    l  lo. 
Archytas,    1  IN. 
Aristophane,    1  IN.    237. 
Aristote,    o.    1  17.    170.    loi.    204, 
211.  263,  201.  27»:.  277.  286, 
338,   UN.   lio.   120.   150.  550,  551, 


1.  0(1  index  ne  comprend  que  les  personnages  antérieurs  au  \ix    siècle. 


722 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


553,  576,  586,  606,  615,  622,  631, 

653,   654,   656,   664. 
Aristote  (Louis),  540. 
Arminius,    171,    174,    175    (n.    1), 

222,  231,  261  (et  n.  4),  293,  389. 
Arnauld  (Abbé),  126  (n.  4). 
Arnauld   (Antoine,   dit    le   grand), 

.724,   580,    581,   647   (n.    1). 
Arxobe,  319. 

ASSAS    Mi).     121. 

Athanase  (Le  P.),   133  (n.  3). 

Aubéry  (Benjamin),  Sr  du  Mau- 
rieb,  126  ;  v.  Du  Maurier. 

Aubéry  (Louis).  344;  v.  Dr  Mau- 
rier. 

Aubignac    (Abbé    d').    277    (n.    4). 

Aubigné  (Agrippa  d'),  13,  26,  47. 
64  (et  n.  3,  4),  128  (n.  5),  129 
(n.  5),  133,  228,  261. 

Auriacus  (Princeps),  157  (n.  1); 
v.    Guillaume   d'Orange. 

Ausone,  398  (n.  2). 

Avila  (Don  Loys  Bernarrio  d'),  54. 

Bacon    (François),    419,    500,    630. 

Baigné   (Cardinal   de),   542. 

Baillet  (Adrien).  361,  362  (n.  2). 
363  (n.  2.  5),  366  (et  n.  1,  2), 
369.  374,  376,  378,  388  (n.  3), 
394,  395  (n.  4),  396  (et  n.  1  ). 
397  (et  n.  5).  398  (n.  2).  399,  403, 
104.  (et  n.  5).  107  (  el  n.  4),  408 
(et  n.  2),  1115  11  1  m.  1).  415 
(n.  4),  416,  416  (et  n.  G).  153,  456 
(n.  1).  469  (n.  2),  170  (n.  1).  471 
(n.  3),  483,  484  (et  n.  2).  185,  188, 
489,  194  (n.  5).  513,  520  (n.  4), 
524,  526  (et  n.  2).  526  (n.  3), 
536,  5  10  (et  m  1).  5  12  (n.  1.  3), 
549,  587,  588  (n.  3),  592  (n. 
627  (et  lu  2).  637  (n.  1  ),  638  (n.  1  i. 
(555.  677  ((4  n.  h.  679  (et  n.  1  ). 
C.ng  (n.   1.  3). 

Baigly.    238. 

Baldran  (Pierre),  98  :  v.  La  Caze. 

Baldray  (Pierre)  dit  La  Case,  '.'.s 
(n.  2)  ;  v.  La  Caze. 

Balsatius,    111  :   v.  Balzac. 

Balzac  (Jean-Louis  Guez  de),  lo. 
75  (n.  1  ),  139,  1  11  (el  n.  5).  219, 
221.  22:;,  232,  241  :  Livre  II, 
Chap.  X.  XL  XII  :  pp.  243-291, 
306,    326,     346,    356,    371,    389 


(n.  2),  414.  41(5,  417.  ILS.  121, 
425.  428,  435  (n.  5),  412,  460- 
467.  469,  175.  192,  689  :  Pièces 
Justificatives  IV  :  pp.  713-715. 

Ban   (Abbé   Jean-Albert),    i".    126, 
517  :    v.    Baxnius. 

Bannius    (Abbé    Jean-Albert),    10, 
120.   51  1   (et   n.   4).   510.   517. 

Barbeyrac  (Jean),  107  (n.   1). 

Barlagus  (Gaspard),  240,  265,  137; 
y.    Van    Baerle    (Gaspard). 

Barlée   (G.).    551    (n.    1):    v.    Van 
Baeggg    (Gaspard). 

Barnand,  226  (p..  1):  v.  Barnaud 
(Xicolasi. 

Barxardgs  (Nicolaus),  225:  v.  Bar- 
naud  (Nicolas). 

Barnaud   (Jean).   2 

Barnaug    (Nicolas).     225.     220    (et. 
n.  1).  :J»S,S  (et  n.  3). 

Barneveldt  :      v.      Oldenba 
veldï. 

Baronius,    31  1.    515   (n.    1  >. 

Bartaud,   220   (n.   2).   388   (n.   3)  : 
v.  Barnaud  (Nicolas). 

Basnage    (Antoine),    S1'    de    Saint- 
Gabriel  et  de  Flottemanville,  229. 

Basnage  (Benjamin).  22'.i  (et  n.  2). 

Basnage    (Henri),    Sr    de    Beau  val. 
221). 

Basnagg  (Henri),   Sr  de   Franques- 
ney,  229. 

Basnage  (Jacques),   170.  2 
510. 

Basnage  (Madeleine).   229. 

nage  (Timothée),  220  (n.  2). 

1 1  \ssé  (Lierre)    349. 

Bassompierre     (François     de)      58 

Basting     (Jérémie),     154,     230  ;v. 
Bastïngius. 

li.vsi  [ngius    (Jeremias),    15  I  : 
Livre  IL  Chap.  IV  :  pp.  175-176. 
170. 

Baudi    (Di  minique),   158  :  v.  1  '.ag- 

DIUS. 

Baudouin,    L59. 

Baudius    (Dominicus)    (Dominique 
Le  Baudier  dit       ».  158,  192, 
10  1.  196,  107.  202  (et  n.  2».  211  : 
Livre   11.  Oiap.   VU   :   pp.  219 
222.  225.  226,  2  11.  2  11.  : 
250.  27g.  271.  273,  276,  353,  715 
((4    n.     I). 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


723 


Bauldri    d'Iberville  (Paul),   229. 

Bayle  (Pierre),  10,  160,  215,  221 
(n.  (i).  229,  269,  327,  346. 

Beaufort  (Louis  de),  351. 

Beaugrand,   41  i). 

Beau-Hubert,    130. 

Beaumarchais,  557. 

Beaune  (Florimond  de),    122,   584. 

Beauval  (Henri  Basnage,  S1  de), 
229  ;   v.   Basnage   (Henri). 

Beck,  (37<S  (n.  2). 

Beeckman    (Abraham),    375. 

Beeckman  (Isaac),  358;  Livre  III, 
Chap.  III  :  pp.  371-391.  395,  400, 
102,  408  :  Livre  III,  Char.  VII  : 
])[>.  429-435.  111  (et  n.  2),  442 
(n.  3),  448  (et  n.  3),  149  (et  n.  3), 
453  :  Livre  III.  Chap.  VIII  : 
pp.   454-457.    459,    167,   482. 


411 


v.      Beeckman 


de).    342,    563. 


Vax 


Beecman, 

(Isaac)'. 
Beima,  226. 
Bellegarde  (Du   Pac  de).  524  :  v. 

Dr  Lac.  de  — . 
Berck  (Jean).   1 12. 
Berck,   118. 
Berendrecht,    loi. 
Bergaigne    (I  [enri 
Bergh,  272. 

BERGHE  (Comte  de).   1  15. 
Berghe     (S1     de).     077  : 

SURCK. 

Berghen  en   Kennemerlandt  (S1 

do.  586  :  v.  Van  Surck. 
Bernard,    225,    220:    v.    Barnaud 

(  Nicolas). 
Bernaudus,    226   (n. 

N  \rn    (Nicolas). 
Beroald,    101     (n.     I). 
Bert     (Lierre).     263  : 

i  Pierre  I). 
Bert  (Pieter  de).  263  (n.  2). 
Berths    (Abraham-Cœsarius), 

(cl      11.     0). 

BERTIUS  (Madame). 
I '.ci:  rus  (Lierre  I). 
Lia:  rus  (  Lierre    I  I). 

266.  2!);;.  305. 
Bertius    (Pierre     a 

20;,. 

Bertrand  (Jacques),   S1    de  Saint- 

Fulgent,   231. 
BÉRULLE   (Le    L.l.     122.     127.     I  12. 


1' 


Bar- 


Bertii  s 


265 


263. 

20:;. 

254,  201.  262 


Maire      l>ei). 


Besque   (Pontius   de).    Sr   de   Mont- 
marnes.  344. 
BÉTHUNES    (  Les    de).    8. 
Béthune     (Comte     de).     265     (vers 

1619). 
Béthune    (de),    officier    au    service 

de    Suède    (1649),    077. 
Béthune    (Cyrus    de).    55    (n.    .'!), 

100  (et   n.   2).    113,    116   (et  n.    1). 

120,    121.   .!72. 
Béthune  (Florestan  de)  ;  v.  Congy 

(Sr  de). 
Béthune  (Léonidas  de),  19,  20,  33, 

55.  58,   59  (et    n.   2).  61,  62.  64, 

65,  07.   08.   77   (cl    n.    1  i.   91,   :•<; 

(n.    1).  07  (n.    1).   KH)  (n.   2),   116, 

131.   187.  698  (et  n.  li. 
Beverovicius,  583  :  v.  Beverwyck 

(J.  de). 
Beverwyck    (Jean    de),    583. 
Beyry,  loi. 
Beys  (H.),  215  (n.  4). 
Bezu    (Charles    de    Liniay.    S1    de), 

346  :   v.    Limay. 
Bezu    (Samuel    de    Limay,    Sr    de), 

282. 
Bèze  (Théodore  de),  51,   150,   153, 

154,   155,  222.  287. 
Bigot  (Jacques),  341. 
Billy   (Robert    de).   872. 
Biman,  655. 
Binet,    28,8. 

Birox  (Maréchal  de).  12!»  tu.  5),  197. 
Bismarck  ((".ointes  de),  232. 
Bitault  (Jean).    119. 
Blanche    (Isabelle).    494    (n.    5). 
Blanchard  (Everard),  166. 
Blanchot  (  Le  P.),   171 . 
Bloemaert  (Abbé),  678  :  v.  Blom- 

maert  (Abbé). 
Bloemart    (Abbé),    lu  :    v.    Blom- 

m  vert  i  Abbé). 
Bloi  mit.  i    (Abbé),   817  :   v.    Blom- 

maert  i  Abbé). 
Blomeb  i    i  Abbé),    817  :    v.    Blom- 

maert  (  Abbé). 
Blomm  m  n  i    (Abbé),    10,    2  16,    516, 

817.   678. 
Blonck  (Antonius),  208. 
Blondel  (  uavid  |,  .181 . 

I ÎOCHARD  (Samuel  ).  8  13,  8  IN. 
BOCHART     (Samuel).     8  IN  :     v.     Bo- 
CHARD  (Sam.). 


724 


INDEX    DES    NOMS    l'KOl'RES 


430, 
2), 


Bodin  (Jean).  272. 
Boèsse    (de),    466. 

BoËSSET     DE     VlLLEDIEU,     517. 

Bohème    (Princesse    de),    610,    611, 

616  :    v.    Elisabeth    (Princesse). 
Bohème  (Reine  de),  532.  603,  625, 

626.     627  :     v.     aussi     Frédéric 

(Électeur  Palatin). 
Boileau  (Nie.),  181,  277.  502,  588. 
Boisot,    143. 
Boisrobert,  258.  259. 
Boissize    (Thuméry,    Sr    de),    264. 
Bollius,    l.~>2. 

Bomberghen,  59  (et  n.  2).  97, 
Bonours    (Chr.),    81     (n.     1 1. 

(n.  6). 
Boot  (Corneille).  474,  4(J1  (et  n. 
Boot  (Everharl   C),   17:!,   174,   185, 

208,  209  (n.  1».  230.  235. 
Bor  (Pieter),  71  (n.  2). 
Bordier  (Petrus).  345. 
Borel  (Pierre).   402.   412. 

(n.  1). 
Borxius   (Henri).   519   (n. 

657  (n.  'A).  666. 
Bossuet,  273. 

BOTNIA,   436. 

Botté  (Jean),  337,  338,  655. 
Bottesius     (Johannes),     337, 

(et  n.  1),  655  :  v.  Botté  (Jean). 
Bouche  (Elisabeth),  349  (n.  h. 
Bouchereau     (Gilles),      228, 

(n.  2). 
Bouchereau  (Samuel),   230. 
Boucholt,   234. 
Bouëxic    (Jacques     de),    526, 

v.    La   Villeneuve   et    La 

pelle  (du)  — . 
Bouillons  (Les),  8. 
Bouillon  (Jehan  de  La  Marck.  duc 

de).  22.  23,  26. 
Bouillon  (Henri  de  La  Tour  d'Au- 
vergne, duc  de),  18  (n.  1).  28,  58 

m.  2),  f>!»  tu.    h.  110. 
Bouillon  (Frédéric-Maurice  de  La 

Tour  d'Auvergne,   duc   de),   314, 

125,     126.     562. 
Bouillon    (Elisabeth    de    Nassau. 

duchesse  de),  28. 
Bouilly,  682  (n.  2). 
Bouilliali)  (Ismaël),   178  (cl  u.  3), 

509. 
Bourbon-Montpensieb     (Charlotte 


129 


!)• 


679 


586, 


338 


230 


677  ; 

Cha- 


de)  28   151  ;  v.  Charlotte  de — . 

Bourdon  (Sébastien)    670    678    (et 

n.  2). 
Bouricius,    136. 

Bourgeois  (Louis),  51. 
Bourguignon    (Daniel).    23".    235 
(et  n.  3). 

BOURRIQUANT,      125  ;      v.      FLEURY- 

BOURRIQUANT. 
Bouteville,  466. 
Bouthillier     (Sebastien),     évêque 

d'Aire.  256.  258. 
Bouvin  (Jean).  230  (et  n.  1). 
Bouze    (Sr    do.    311;    v.    Saumaise 

(Bénigne). 
Boxhorn   (M.    X.i.    2<S3   (n.    2),   287 

(n.  2). 
Boxhornius,    2<S3    (n.    2)  ;    v.    Bo- 
xhorn. 
Brabant,   Brabantine  ;   v.    Char- 

lotte-Brabantine. 
Bhaxdexbourgh   (  Prince   de),   124. 
Brandt   (Barlel),   2i>7. 
Brandt  (Gérard),  592. 
Brantôme,  81  (n.  1).  259. 
Brasset,    328.    577.    575    (et    n.    2i. 

593,  594,  626,  627  (et  n.  1),  641, 

645  (et  n.  4),  649,  661.  678,  680 

(n.  2).  682  (n.  1). 
Brave  (Justus),  348. 
Bray  (Guy  de),  150. 
Breart,  21. 
Breauté,   129-131   (el    notes).   243, 

373. 
Brederode  (Sr  de).   115. 
Brederode  (Sr  de),  120. 
Brégy,  683. 
Brétigny  (Sr  de),  317:  v.  Poncet 

(Cuarlcs  de). 
Bremont,    130. 
Brisacier   (Mr  de),   593,  594. 
BROCHARD  (Jeanne).  359. 
BROGGE  (Colonel).  32. 
Broni  hhors r,  167,  18  1  (n.  3),  206. 
Bronckhorst,    1  13,    1  I  I. 
BROUWER    (Adrien).    260. 
Bruce  (Henrj  i.   99  (ci    n.    1 1.    105 

(n.  5). 
Bruce  t  Walter),99  (n.l)  ;v.  Pi: 
Brunel  (François  i\v).  des  Areniers, 

347. 
Brunswick  (Dm-  do.  630. 
Bri  s  ,62  m.  1 1.  '.m;  m.  1 1.  v.  Bo  sse. 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


/_:.) 


Bbuscambille,  290. 
Brusse  (Walter),  38,  53,  54,  58,  59, 
62  (et  n.  1).  64,  67,  96  (e1  n.  1,  h. 

97  (n.  3),  99  (n.  1),  10.-,.  121,  131. 
Buchanan,  111.  IN!).  277.  278. 
Bueil  (Honorât  de),  114  (et  n.  .">,  6)  ; 

v.  Racan. 
Builoxeus     (l 'et  rus     Regius),     227. 
Buisson,    59,    96    (cl    n.    1).    103; 

Y.    Dr    BUYSSON. 

Buisson    (François    de),    345. 

Bulliox.   227. 

Burex  (Comte  de),  117:  v.  Phi- 
lippe   d'Orange. 

Burgersdijk  (Pierre  Franconi),  171 
(n.  3),  210  (n.  6),  297. 

Burman,  291  (n.  1). 

Bus  (Paul),  16  1  :  v.  Buys  (Paul). 

Bussy-Rabutin,     121. 

Buys  (Paul).  162. 

Buzenval  (Paul  Choart,  S1'  de).  :.:; 
(et  n.  3),  61,  112,  131  (et  n.  1), 
139,  199,  200,  201.  202.  210, 
(170. 

Buzenval  (Eustache  Choart,  S1  de), 

P.  10. 

Cadet,  .172  :  v.  Poitiers  (Jean  de). 
Cajou,  130. 

Callot   (Jacques),    36,    128. 
Calvin  (.Jean).    111,   Mo.   153,  .".17. 

346,    127. 
Campanella,   559. 
Canchiné  (île).  236  :  v.  Lanfran. 
Candale  (Comte  de),  261. 
Canquigny  (de)  :  v.  Lanfran. 
Cappel  (Louis).  S'    de    Monjauberl 

ou     Mbngombert,     .s.      1  l  l.     1  17 

(n.  i  ).  1  17.  177  (n.  2i.  :;:>:;. 
Cappel  (Louis),  (lils  du  précédent) 

1  I.")  (n.  3),  232. 
C  v.ppel  <  Magdelaine),   1  15  (n.  •">). 
Cappel  (Marie),  1  l">  (n.  3). 
Caron  (Noël  de),  112.  1  in. 
Cartes  (  René  de),  17  I  (n.  0)  ;  v.  I  >es- 

CAB  i  i:s. 

Cartes  (René  des).  .->">7  ci  passim, 

559  :  v.  I  >escari  es. 
<  .au  œsius     (  Renatus)  :      v.      I  >es- 

cab  i  i:s. 
Casa     (Pierre     Baldran     de),     on  : 

V .     I .  A     (  '.  \  X  1   . 

Casàubon    (  fsaac),    189,    288,    .".12. 


CASAUBON  (Méric)  (fils  du  précé- 
dent), 343. 

Caselis  (de).  233. 

Cassagne  (Abbé),  270. 

Cassedenier,  239,  2  10  (n.  1). 

Castellion  (Sébastien;,  175  (et 
n.   1). 

Cateb  (Abbé),  10,    126. 

('.ai  i.ius  (Abbé),  516. 

Cathebine  de  Médicis,  707  (n.  1). 

Cats  (Jacob),  2lo  (et  n.  h.  :;7.">.  507. 

Claudel   (Durand).   345. 

Cecil  (Sir  Edward),  07  (n.  2),  78 
(n.    1).  120. 

Cebidos,  15,  20,  61,  02.  ci  (el  n.  1 1. 
66,  67  (et  n.  •".).  ON. 

Cebvantès,  365  (n.  1). 

CÉSAR,    210. 

Chabot  (de),  309. 

Chagxi  (Baron  do.  115;  v.  Jean- 
xix   (Présidenl    Pierre). 

Chaix  (Etienne),  :;I7,  348. 

Chalandre,  57  (n.  1  ).  58  (n.  1  ),  59, 
97  (n.  1.  2)  ;  v.  Schelandre  (Ro- 
bert de). 

Chalandeb  :    v.    Schelandre. 

Chalanders  (Capitaine),  '.in  ;  v. 
Schelandre   (Robert    do. 

Challandière  (Pont),  ."7  (n.  5). 

Challandière,    121. 

Chamieb  (Daniel),  297. 

Champaigne  (Philippe   de),   524. 

Chandieu,   222. 

Chanut  (Hector-Pierre),  360,  394, 
397,  11-"..  160,  INI.  188,  575  m.  2), 
584,  585  (n.  1  i  :  Livre  II!. 
Chap.  XXV  :  pi>.  641-651  :  cl 
Chap.      XXVII  :     pp.    669-684. 

Chanut  (Madame),   669. 

Chanuyt,  669  :   v.   Ch  \xu  t. 

Chanvebnon  (M*  de),  300  :  v.  Ri- 
vet (Guillaume). 

Chapelain  (Jean),  114,  244,  245, 
270.  277.  289(n.  2),  139,  533. 

Chables   I".   133,  304,  327. 

Chables    de    Lobbain]  .    25. 

Chables-Loi  is  i  Prince  Palatin». 
625,  0  17. 

0.11  VBLES-QUIN  I.    10. 

Chabi  h  (Le  1'.  i.  361. 

Chabl( 'i    I  '..n  rbon  Mon  ["pen- 

sieb,  151  (el  n.  l  i. 
Chablotte-Bbabantine     de    N'as- 


726 


INDEX    DES    NOMS  'PROPRES 


sau,  28  (n.  1)  ;  v.  La  Trémoïlle 
(  Duchesse  de). 

Charnacé  (de)',  323,  506,  670; 
v.  Charnassé. 

Charnassé  :   v.   Charnacé. 

Chasteigner  de  la  Roche-Pozay 
(Henri).  190  :  v.  La  Roche-Pozay 

Chasteigner  de  la  Roche-Pozay 
(Louis)  :  190,  v.  La  Roche-Po- 
zay. 

Chastellher  (Le  P.),  361. 

Chastillons    (Les),    8. 

Chastillon  (Maréchal  Gaspard  II 
de).  32,  33,  35  (n.  2),  105  (n.  6), 
109,  113,  116,  120,  121,  126,  133, 
264.  345,  372  (et  n.  1),  424,  42.Ï. 

Chastillon  (Gaspard  III  de),   624. 

Chastillon  (Henri  de),  19.  2!) 
(n.  6),  31,  32.  38,  41,  54,  55.  56, 
59,  60,  61,  76.  77,  95,  116,  137. 

Chatillon  (Mr  de)  (Gentilhomme 
poitevin),   112. 

Chatillon,  v.  Chastillon. 

Chaumont  (Jean  de),  232. 

Chaumont  (sr  de)  ;  v.  schelandre 
(Gohert   de). 

Chauveau,    363. 

Chayagnes   (de),   084. 

Chavenel   (Richard    de),    125. 

Chelander,  .")!•  (et  n.  2)  :  v.  Sche- 
landre (Robert  de). 

Chelandre,  64  (n.  4),  96  (n.  1)  : 
y.    Schelandre   (Robert   de). 

Chelandre  (Àladame  de),  125  ; 
v.   Schelandre. 

Chelandre  (M11-  de).  125,  126; 
y.   Schelandre. 

Chemnitz,    156. 

Chilandre,  53  :  v.  Schelandre 
(Robert  de). 

Choart    (Paul),    131    (n.    4),    19!»: 

Y.    BUZENVAL. 

Choisnin,  191  (n.   1  ). 

Chrestien  (M'  ).  .Y27. 

Christine  de  Suède,  330,  331.  332 
(etn.  4).  mi.  603  (n.  1)  :  Livre  III 
Chap.  XXV  :  pp.  641-651,  et 
Chap.  XXV II  :  pp.  669  à  684. 

ClCÉRON,     1  17.     1   IN.     17(i.     189,     1  *  »  1 

220,    2'.  17. 
Cinq-Mars    ~>~>  (n.  1). 
Clauberg  (.lob)    r>77  (n.  1). 
Claudin  le  Jeune    30. 


Claves  (Etienne  de)    119. 

Clavils  (Le  P.)    380,  500. 

Clemenceau  (Jacques)   228   300. 

Clément  (Ant.)  317  (n.  1)  333  (et 
n.   1). 

Clément   (Jacques)     707    (n.    1). 

Clérac     131    (n.   2). 

Clerselier,  366,  394,  455  (n.  1). 
460.  181  (n.  2),  584.  669,  676,  679 
(n.  1). 

Cloppenburg,    325. 

Clovovius,  102  (n.  4). 

Clusius,  202,  209,  211, '219,  353; 
v.  l'Escluse  (Ch.  de). 

Cluyt,  184  (et  n.  3). 

Codd.h's     (Guillaume),     341. 

Codelonm;  (David  de).  232.  243. 

Coignet  (Gaspard),  575  ;  v.  La 
Thuillerie. 

Coligny,  30,  56  (n.  5),  64(n.  4). 125  : 
v.  Chastillon  et  Louise   de  — . 

Coligny  (Gaspard  de),  l'amiral  :  .';  15. 

Coligny  (Gaspard  III  de)  ;  v.  Chas- 
tillon (Gaspard  III  de). 

Coligny  (Henri  de),  57  ;  v.  Chas- 
tillon (Henri  de). 

Coligny  (.Maurice  de).  345  ;  v. 
Chastillon. 

Colin  (Henri),  345. 

Collaye,  .")!».;. 

Colletlt.  17,  22,  25,  48  (n.  1). 
121,  126,  133  (et  n.  3).  711. 

Cologne  (Daniel  de),  347. 

Cologne  (Pierre  de),  222. 

Colomb  (Christophe).  48. 

Colomiès.  172  (n.    1),     210    (n.    6). 

Colomesius  (P.),  210  (n.  6)  ;  v.  Co- 
lomiès. 

Colyius  (Le  pasteur  Théodore).  9. 
220.  456,  570. 

Condes  (Les),  649  (n.  1). 

Condé   (Louis    II.    Prince   de),   110. 

Condé  (Henri  II.  Prince  de),  ILS. 
204,  306  (et  n.  1). 

Condé  (Princesse  de),  118,  femme 
de    Philippe    d'Orange. 

Condé  (Princesse  do.   203. 

CONDREN   (Charles   de).  373. 

Com.y   (François   île).   55   (n.   3). 

CONINCK,    146. 

CONRART,     114     (et     II.     6).     17ti     (et 

n.  2).  262  (n.  3),  270,  304  (n.  N). 

307,  310,  583. 


INDEX    DES    NOMS    IH'.OI'KKS 


727 


COOLHAES,     157. 

COORNHERT",    175    (il.    1). 

COPPENOL,    481    (il.    5)  ;    V.    WlLLEM- 

sen  (Guilliam). 

Copernic.  47<). 

Coppe,  25  (n.  1  ). 

Cormièrés,  38,  39,  44,  131. 

Corneille  (Pierre).  17  (n.  1).  243 
(n.  1),  259,  272.  270.  277  (n.  1  et  4). 
278,  280,  285,  286,  308,  330  (et 
n.  2),  365  (n.  1).  428,  192,  493, 
609,  618,  619,  67.".. 

Cornélis   (Jean).    194    (n.    5). 

Corpit   (Jean).    175. 

Coster  (Samuel).   508. 

Coup  (Pierre   de),    107   (n.    !).   583. 

Courtomer  (Jean-Antoine  de  Saint- 
Simon,  baron  de),  8,  58  (n.  2), 
133,  372  (et   n.   1). 

Couvert  (Arthur  de).  343. 

Colvert  (Jean-Antoine  de).  343. 

Crenius,  816  (n.  4). 

Crevain  et  de  Beauchamp  (André 
Lenoir  S1  de),  231. 

Cromholt,  315  (n.  1  ). 

Cromwell,  179.  2)27. 

Crouse  (Ger.).  216  (n.  1  ). 

Crusius,   152. 

Cuchlin,  184  (n.    Ii.  264. 

Cuchlinus,   264:   v.   Cuchlin. 

Cuissy,  67  (et  n.  5),  Ci^,   97  (n.  1). 

Cujas,  153,  159,  190  (et  n.  3),  240, 
353. 

CULEMHOURG    ((.'*     de).    115. 

Cunveus,   253,   282.  326,    1  17. 
Cup,  523. 

Cussy,  96  tu.  1  )  ;  v.  Cuissy. 
Cyprianus,  55  :  v.  Regneri. 
Cyrano    de    Bergerac,    447. 

Dacieb    (Madame),    353. 

Daillé  (Jean).  306,  307,   309,  343 

(et  n.  2). 
Dailleus       (Johannes),     343;      v. 

Daillé    (Jean). 
I  )aliet  (Jacob),  227. 
D.w.i.is  :    v.    Daneau    (Lambert). 
I  >anchieSj  98   ii.  h  ;  v.  Anchies  (d') 
I  >anchy,  98  (n.  I)  :  v.  Anchies  (d  i. 
Daneau    (Anne),    155. 
Daneau      (Lambert),      8,      152     : 

Livre  II.  Chap.  II  :  pp.  153-158: 

159,  160  (n.  3),  161  (et  n.  2).  L69 


(n.    1).   297,   298,    317,   353,    167. 

Daneau  (Lambert),  petit-fils  du 
précédent,    158. 

Daneau    (Marie).    155. 

Daneau  (Samuel),  155. 

Dathenus,   154. 

Dauber,  304. 

Daucye,   129. 

David  d'Orléans,  51,  etc.  ;  v.  Or- 
léans  (David    d'). 

Debeaune,  422.  58  1  :  v.  Beaune 
(Florimond   de). 

Deheins,  275  ;  v.  Heinsius  (Da- 
niel). 

Del  Boë-Silvius,  537. 

Del  Rio,  210. 

Del   Villar    (Don    Luys),     13. 

Dematius  (De  Maets,  dit),  548,  571, 
596,  599  (et  n.  2),  600. 

Démocrite,    468. 

Denis  (Capitaine),   53. 

Denys   d'Alexandrie,   311. 

Des  Areniers,  2,17;  v.  Brunel 
(  François). 

Des  Barreaux,  533,  534  :  v.  Val- 
lée (Jacques). 

Des  Bordes  (S1).  312  :  v.  Mercier 
(Josias). 

Descartes    (Anne).    360. 

Descartes  (Franchie),  10;  Livre 
vre  III  :  Chap.  XI  :  pp.  483- 
489.  513,  514,  524,  525  (n.  1 1. 
526  (n.  2). 

Descartes    (Jeanne),    359,    584. 

Descartes  (Joachim),  359,  185, 
525. 

Descari  es  (Madame  Joachim),  111. 

Descartes  (Pierre),  grand-père  de 
René,  388. 

Descartes  (Pierre)  de  la  Bretal- 
lière,  fr  re  de  René,  359,  111.  58  I. 

Descartes    (René),    9,    10,    Il 
(n.    D.    226,   319 
332,    335,    336,    277   (n.     1  ». 
341  (et    p.    3),    342  ((  l  n.  3),  345, 
346  :    Livre    III    :    pp.    355-685  : 
Conclusion  :  pp.  687-689  :  Notes 
Complém  entaires  sur  le  Livre  III: 
pp.  717-719. 

I  >escab  rus  1 1  tenal  us),  3  15  ;  v.  I  >es- 
cai!  i  es    il  lené). 

Deschamps    (L'écuyer),     125. 

I  )i.s   (Il  V.PELLES,     166. 


Ï28 


INDEX    DES    NOMS    PUOI'KES 


Des    Chartes,    376    (n.    3),    433  ; 

v.   Descartes  (René). 
Descoffiers    (Jean),    26    (n.    3). 
Des  Essars  (François),  38  (n.   1)  ; 

v.    Du    Hamelet. 
Desgan  (Prêtre),  324. 
Des  Guyots  (Antoine).  301   (n.   1). 
Des    Landes    (Salomon),    206. 
Des  Loges  (Charles).  283  (n.  3). 
Des   Loges    (Jean).    346. 
Des  Loges.  625. 
Des  Loges  (.Madame).  176,  283,  625 

(n.  2). 
Desmarets  (Samuel).  304,  310,  344, 
555,  557,  562,  563,  577,  595,  598. 
Desmazures    (  Louis ).    222. 
Des  Xouettes  (Suzanne),  342. 
Des    Périers    (Bonaventure),    561. 
Despuy   (Jean).    504  :   v.    Du    Puis 

(Jan). 
Dessau,  64  (n.  4)  :  v.  Du  Sau. 
Dester  (Raeff),   99. 
Deusing   (Antoine),    323. 
Diderot,  269. 
Diedrich,  349. 
Diest  (Hendrick  de),  523. 
Dieu   (Louis   de),   347,   473. 
Dieu-le-Fils    (Pierre),    412. 
Dinet  (Le  P.),  332.  553,  558,  562, 

571,  573,  597. 
Diogène,  213.  463. 
Dodonée,   181,    185. 
Domitien,  221. 

Dommarville   (Guillaume   de   Hal- 
lot.  S'  de),   19,  31   (n.  7).  33,  38, 
53,  54,  58,  59,  60,  61,  62,  64,  67, 
76,  77  (et  n.  1).  91,  109  (et  n.  2), 
116,  137,  698  (et   n.   1  ). 
Doneau    (Hugues),    8,     153,    154; 
Livre    II,    Chap.    III    :    pp.    159- 
168  :  169  (n.  L),  170,  171.  192,219, 
222.  305,  336,  353,  689. 
Donellus  :   v.    Doneau  (Hugues). 
Dorât,  212. 
Doria  (Nicolas).  109. 
Dormieux  (Toussain),  345. 
Dortoman    (Nicolas).    240. 
Doude    (François).    526,    527. 
Douza  (Janus,  Sr  de  Noorwijk),  106, 
146,    156,    163,    173.    184    (n.    3), 
197,  202,  211,  240,  27  1.  275,  659, 
715  (et   n.   4). 
Douza  (Janus),  fils,  152  (n.  3),  217. 


Draecke,  104. 
Droetelinck   (Loys).    221. 


v.  Droete- 


(Charles), 

(Charles). 


pasteur, 
médecin. 


Droitelino  .221  (n.  2) 

LINCK. 

Drelincouri 
307. 

Drelincourt 
349. 

Drusius,  1">2.  275,  436. 

Duaren,   159. 

Dr  Lan  (François):  Livre  IL 
Chai-.  XV  :  pp.  335-338.  100 
(n.  6),  531,  653. 

Du  Bartas,  15  (n.  1).  73  fn.l), 
144,    189. 

Dubois  (Général),  110. 

Dubois  de  Nieuwkerke  (Chré- 
tienne), 222. 

Dubois  de  Nieuwkerke  (Noël).  222. 

Du  Bois  (J.),  475. 

Du  Bordier  (Pierre).   349. 

Du  Bosc,  345. 

Du  Bourg  (Anne),  153. 

Du  Bouëxic,  526  ;  v.  La  Ville- 
neuve du  —  et  La  Chapelle 
du.  — 

Du  Bp.av  (Toussainct),  236. 

Du  Breuil,  310  (n.  1  ). 

Du  Buisson,  auteur  des  Mémoires 
de  Hollande,  317,  645  (n.  4). 

Du  Buysson,  18  (n.  1).  35,  39,  52, 

53,  54,  58,  39.  62.  64,  65,  67,  96 
(et  n.  1).  97  (n.  3),  99,  103,  121. 

Du  Chesne  (Simon),  341. 
Ducloux  (Philippe).  22. 
Du  Crevis  (Rogier).  584. 
Dudlev    (Robert),    comte    de    Ley- 

cester,  160  (n.  2);  v.  Leicester. 
Duez  (Nathaniel),  347. 
1  )i    Fob  i  :  v.  Gentil  (Jan). 
Du  Fort,  20,  38,  53,  54,  56  (n.  1  ), 

58,  59,  62,  6  -,  67,  68. 
Du     Hamelet    (François),    Sr    des 

Essars,    19,  20,  38  (et   n.    1  ).  53, 

54,  37  (n.    1).  62.  64,  65,  66,  67 
(n.  5),  85,   137,  688,  702. 

I  h    Jon  i  Elisabeth),  175. 

Du   Jon   (François),   dit    Junius,   8, 

26(n.  1  ).  L60  :  Livre  II.  Chap.  IV: 

pp.   171-175.   179,  200,  206,  '222. 

22N.  230,  238,  241,  353. 
Du  Jon   (François)  dit  Junius.  fils, 

17.'». 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


729 


Du  Jon   (.Jean-Casimir).   26,   228. 

Du  Laurens,  593,  594. 

1  )u  Luat,  145  tu.  •')). 

Du  Lyon  ,130. 

Du  Maurier  (Benjamin  Aubérv.  Sr), 
126,  264  (et  n.  8),  276  (el  n.  6), 
288,  295,  371,  670. 

Du  Maurier  (Louis   Aubéry),  344. 

Du  Maurier  (Maximilien  Aubéry), 
344. 

Du  Motet,  62.  64,  67,  68,  96  (n.  1). 

Du  Moulin  (Cyrus),   179  (n.  5). 

Du  Moulin  (Henry),  17(.t. 

Du    Moulin    (Joachim),    177. 

Du  Moulin  (Louis).  17'.».  345. 

Du  Moulin  (Marie),  sœur  de  Lierre, 
178  (et  n.  L.  301  (n.  1),  304, 
309. 

Lu  Moulin  (Marie),  fille  de  Lierre, 
179,  310  (n.  2). 

Du  .Moi  lin  (Lierre)  ;  Livre  II, 
Chap.  IV  :  pj).  176-179  ;  222,  227. 
2  11.  254,  263,  289  (n.  2).  293- 
297.  301  (n.  1),  302.  306,  309,  327, 
336,  345,  348,    100  (n.  6). 

Du  Moulin  (Pierre),  lils  du  précé- 
dent, 178,  17!).  :;  i  i. 

Du    Moulin    (Suzanne).    229. 
l)i-  Moulin  (Théophile),  345. 
Dr  Noyer,  130. 
Lu  Lac  de  Bellegarde,  524. 
Du  Peron,  370  (n.  M).  378  (el   n.  8). 

37!>.    430  ;  v.    Dr    PERRON. 
Du  Perron  (S'l  372.  373,  37  1.  370 

(n.  3).  378  (et  n.  3).  :i7!).  382,  391, 

395,    13(1.  320  (el    n.  3).  372. 
I  )!■  Perron  (Anquetil),  52  I. 
Du    Perron    (Cardinal).    170. 
Du  Petit-Val  (  1  >avid),  207  (el  n.  2). 
Dupin  (Ev.),  172. 
\)\    Plessis-Mornay  (Philippe),    17 

(n.  2).   lin  (et   n.  1  ).  133  (et  n.  4), 

17<s  (n.  2).   198,  230  (n.  2l  2!»:). 

297,  298,  300,  301,  361. 
\)i   Plessis-Mornay  (Philippe),  fils, 

110  (et  n.  1).  228. 
Du    Plomb    (Jacques    Esprinchard, 

Sr),  234. 
Dr  Pré  (Esaïe),  208,  304,  325. 
\)\-  Puis  ,701  (et  n.  1  ),  702  :  v.  Du 

PUY. 

Du  Puis  (Jan),  504. 

Dr  Puis  (Madame),  326  (n.  2). 


Dr     Puis    (Veuve     Malhurin).     288 

(n.  :',). 
Dr   Puy   (Antonin),  22. >. 
Du    Puy    (Capitaine),    19,    44,    53, 

3  1.  37.  62,  00.  07.  3  1.  85,  137.  7<H 

(el   n.    1  ).   702. 
Du  Puy  (Claude).  203,  208. 
Du    Puy   (Frères),    DO   (n.    D.    172 

(n.   1).  219,  233  (n.  2).  288,  217. 

437  (n.  2).  312  (n.  2). 
Du  Puy  (Jacques),  505. 
Du  Puy  (Pierre),  318,  319,  2.21.  323. 
Du  Puys,  01. 
Durant  (Daniel).   237. 
Durant  (Jonas),   55  (el   n.  2). 
Durant    de    Hautefontaine,    178 

(n.  3). 
Durer  (Albert).   17  (il  1  ). 
Du   Rosay   (Madame).    111. 
Du  Roy  (Michel).  3  13. 
Du   Ryer,    072.. 
DUSSAU,   20.   32.   33.   32.   33,.   .VI.   58, 

30.  (il.  62,  0  1  (el  n.    1).  00.  67  (et 

n.  3). 
Dr    Son.    IL. 
Dr   Tibau,    13,0. 

Dr    Tilloy    (Jacques),    1  15   (n.   3). 
\)v    Tronchet    (Abbé),     138. 
Dr   Tronchet   (Madame),    bs.x. 
Duyck    (Antoine);    Livre    I.    pas- 

sim  :  not.  p.  21  (et  n.  1). 
Duyck   (Franck),   238. 

Edmond     (Colonel),     61,     111. 

Edouard  (Prince  Palatin),  605,  623, 
021. 

Eisinga  (Eise),  592. 

Elichmann  (Dr  Jean),  319,  167 
(et  n.   I).   ION. 

Elisabeth  (Princesse  Palatine),  L». 
356,  359,  Hi2.  K)7.  11  1.  370.  588  : 
Livre  III.  Chap.  XXII  \W  : 
pp.   603-651  :   (532,.   030.   0(3.    669, 

07.-;. 
Elisabeth  de  Nassau,  28. 
Elisari.i  ii-Cii  \i;i.u  m;,  douairière 

de  Brandebourg,  629. 
Elisabeth  (Reine  d'Angleterre),  M. 

102. 

Elzevirs    (Les).    200.    283    (n.    2). 

314.  32."..    127  (u.  3). 
Elzevir    (Abraham),     127    (n.    1), 

199. 


730 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


Elzevir  (Bonaventure),  19/  (n.  1), 

326,    199. 
Elzevir  (Jean),  288  (n.  6),  326. 
Elzevir  (Josse),  227. 
Elzevir  (Louis   1er),  209,  227,  689. 
Elzevir  (Louis),  52  (n.  2).  173  (et 

n.  1),  2d2  (n.  2),  505  (n.  1).  552, 

556,  571,  634  (n.  4),  650,  677. 
Kmmerv    (Sr    d'),     198;    v.    Thou 

(G.-A.    de). 
Epicure,  405,  559,  623. 
Erasme,    144,    236,    260,    312,    472 

(et  n.  3). 
Ernest-Casimir    de    Nassau,     38,- 

39,  40,  41,  61,  62,  64,  65,  76,  78, 

79,  89,  105  (n.  6),  113,  699. 
Erpenius  (Th.).  295,  296,  298,  299, 

300  (n.  2),  301,  302. 
Esgartes  (d'),  486,    526  ;  v.   Des- 
cartes   (  René). 
Espinay  (Marquis  d'),  466,  624,  625  ; 

v.  L'Espixav. 
Espinoza  (Baru ch  d')  ;  v.  Spinoza. 
Esprinchard    (Jacques    d'),    Sr    du 

Plomb,  234. 
Esprinssart,  235  (n.  3). 
Essars   (François    des),    38   (n.    1)  ; 

v.  du  Hamelet. 
Estienne  (Henri),  261. 
Estivaulx  (d'),  25  (n.  1). 
Estrades   (Godefroi,   comte   d'),   8, 

283   (n.   4).   670. 
Etrechy  (Sr  d").  126  ;  v.  Jaucourt 

(Louis  de). 
Euclide,  380. 
Euripide,  236. 
Eusèbe,  190  (et  n.  2),  210,  212,  214, 

215. 

Faber   Stapulensis,    154;   v.    Le- 

fèvre  d'étaples. 
Fairfax,  106. 

Falaizeau  (Charles),  196,  197. 
Faulhaber,  402,  406. 
Ferdinand  d'Aragon,    18,    19,  706. 
Ferdinand   (Empereur),    390,    394, 

395,  397  (n.  2). 
Fermât,  512,  533. 
Ferné  (Cap.  ),  373. 
Ferrand,      706    ;     v.     Ferdinand 

d'Aragon. 
Ferrand  (Jean)*  388. 
FerrieRj    129,    138,    139,    1  10,    44 1 


(n.  5),  445  (et  n.  1),  446  (et  n.  1), 
166,    196,  593. 

Ferry  (Paul),  347.  348. 

Feugeret,   147  ;  v.   Feugueray. 

Feuguer.eus,  145,  147  (et  n.  2)  : 
v.    Feugueray. 

Feugheran     151  ;   v.    Feugueray. 

Feugueray  (Guillaume)  Sr  de  la 
Hâve,  8  :  Livre  II,  Chap.  I  : 
pp.' 144-152.  154,  172.  225.  353. 

Flamigny,  373. 

Fleury-Bourriquant,  125  (n.  1), 
709  (n.  1). 

Fleming  (Amiral),  677. 

Fleming,  Livre  I  :  passim,  notam- 
ment p.  20  (et  n.  2). 

Flessches  (Cte  de),  111. 

Flottemanville  (Antoine),  Bas- 
nage,  Sr  de  Saint-Gabriel  et  de,  — 
229  ;  v.  Basnage. 

Fludd  (Robert),  388  (n.  3).  404, 
406,  448  (n.  1). 

Fontaines,  158  (n.   1). 

Fontainier    (Jean),    404,    419. 

Force  ;  v.  La  Force. 

Foriant,  59  (n.  2)  ;  v.  Fourmen- 
tières. 

Formentières  ;  v.  Fourmentières. 

FORQUIER.     121. 

Fouace  (Estienne),  239  (et  n.  6). 

FOULLAU,   372. 

Fourmentières.     35,     3<S.     53.     51. 

58.  5'.»  (el  n.  2).  61  (n.  5). 
Fournet  (Le  P.),  369. 
Francine,   Livre   III.   Chap.   XI  : 

pp.   483-489,   513,   514,   524,   525 

(n.  1),  520  (n.  2i. 
Franconi    (Pierre),    297  ;    v.    Bur- 

GERSDIJK. 

Franquesney  (Henri  de)  :  v.  Bas- 
nage. 

Fransintge,  485  :  v.  Descartes 
(Francii 

Franshkimius,   ."),s:;  ;   v.    Freinshe- 

MIUS. 

Frédéric-Henri.  IX  (n.  1).  19,  29, 
31.  39,  11.  42,  58  (ii.  2),  01.  70 
(et  n.  iii.  L09,  1  1''.  199,  228,  27:;. 
303,  305,  306,  329,  371,  121.  125, 
128,  506,  630,645(n.  h.  661  (n.  1 1. 
698  (et  n.  1). 

Frédéric-Palatin,  Roi  de  Bo- 
hême.   102,    lus.  603,  612. 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


731 


Frédéric  (Prince  Palatin),   605. 
Frédéric    de    la    Tour,    425  ;    v. 

Bouillon  (Duc  de). 
Frédéric-Guillaume  (Électeur  de 

Brandebourg),  629. 
Frédéricx    (Sabine),    250. 
Freinshemius,  642,  681,  683. 
Frémont  d'Ablancourt,  346. 
Fresnes  (de),  26  (n.  5),  563. 
Froissart,  69  (n.  2). 
Froland  (Louis),  240  (n.   ■>). 
Fromont  ,437. 
Frotier  (Jean),  Sr  de  la  Rochette, 

3  44. 
Fulgous,  33,  54,  55. 

Galiex,  149,  551.  553,  617. 
Galilée,    412,    456,    477,    479    (et 

n.  1),  480,  481,  482. 
Gamox  (Christoflc  de),  15  (n.  1). 
Garasse  (Le  P.),  251,  252. 
Garnier,  222. 
Garritz  (Hessel),  250. 
Gassend,  108  (n.  1),  349.  388  (n.  3), 

419  (et  n.   1),  446,  447  (et  n.  2), 

448(et  notes),  1  l!>.  153  (et  n.  3,  4), 

454(n.4).  478,  180,  500,  519  (n.  2), 

533,  581,  582,  586,  647  (n.  1),  654. 
Gassendi  ;  v.  Gassend. 
Gaston  d'Orléans,  024. 
Gatou  (David),  50  t. 
Gaultier,  157  (et  n.  1). 
Gaumain.  288. 

Gentil  (Jan),  Sr  du  Fort.  37  (n.  5). 
Gentilis  (Scipio),    150  (n.   2»,   168 

(n.  1),  169. 
Gérard  (Balthazar),  27. 
Gerardus    (Albertus),    .">  1  :    v.    Gi- 

rard    de    Saint-Mihiel. 
Gersan   (De),    117  ;  v.   Soucy  (Fr. 

de). 
Gerzan  (de);  v.  Soucy  (Fr.  de). 
Gheyn  (Jacques  de),  le  \4eux,  127 

(et    notes).    128  (notes),    L29,   135 

(n.  1). 
Gibieu,    141   (n.  ('))  ;  v.   Gibieuf. 
Gibieuf  (Le  P.),  441  (et  n.  6).    I  12 

(n.  3),   177. 
Gillo  (Beatrix),  49  I  (n.  5». 
GlLLOT    (Jean),    père,     0»1    (n.    5). 
(in. lot    (Jean),     346,     Livre     III, 

Chap.  XII  :  pp.  494-497,  525  527, 

593. 


Gillot  (Jean),  divers  personnages 
portant    ce   nom.    491    (n.    5). 

Gillot  (Pierre),    19  1   in.   5). 

Gillot  (Famille),  494  (n.   5). 

Gilson,   ~>2. 

Girard  (Daniel),  288,  342. 

Girard  (.Marie),  342. 

Girard  de  Saint-Mihiel  (Albert), 
341  (et  n.  1).  342,  381. 

Girardus  Albertus,  341;  v.  Gi- 
rard. 

GlSTELLES  (Pierre  de).  38.  101,  103. 

Glarges   (Philippe   de),   346,    ~>K~>  : 

V.    MONTIGNY    DE   . 

Godefroy  (Jacques).  304  et  312. 
Godfroy  (Mr).  486.  487  (et  n.  1). 
Golius.  331,  341,  446,  452.  476.  IN". 

484  (n.  5),  492.   191  (n.  5). 
Goltzils  (Henri).  00  (n.  2),  197. 
Gomar,    174    (et  n.    8),   240   (n.  6), 

262,  293,  304,  428  ;  v.  Gomari  s. 
Gomarus,  174,  240  (n.  6),  262,  293  : 

v.  Gomar. 
Gonnevet,  61. 
Gonzague  (Anne  de),   Princesse  de 

Mantoue,  623. 
Gorgias  (Marcus-Antonius),  204  (et 

n.  2).  227  :  v.  Gourgues. 
Gorleus,  5  12. 
goudimel,    51. 

Goulart  (Simon).  155.  191  (n.  ."). 
Gourgues  (M. -A.  de).  20  1  (et  n.  2), 

227  ;  v.  Gorgias. 
Gr.evius,  47:'>. 
Graswinkel,  575. 
Grenu,  105. 
Grey,  41. 

GRIFFITH,  3  0»  (n.  I  ). 
Grobbendonc.k.  130. 
Gronovius,  221.  290,  291  (et  n.  1  ). 

31  1  (n.  2l  349,  17:;. 
Groot  (Corneille  de).   167, 
Groot  (H.    de).   349  :   v.   Grotius. 
Grotius    (Guillaume),    107    (n.     h. 
Grotius  (Hugo),  1<»7  (et  n.  4),  108, 

221.   202   (et    n.   0).   27."..   27t.   277. 

27.x.  3t)5,  31  I  tn.   1.  3),  326,  349 

m.  3),  ."-7:..  390,  7i:>  (et   n.  4). 
Grouel  (Abraham),  :'>72. 
Gruter,  190,  21  l.  312. 
Guilhome    (Capitaine),     121. 

(  rUILLAUME     I'  '     1>'<  (RANGE    I  I.' 

citnrnei.   27.   28,    17.   (il.   76,   82, 


732 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


143,  144,  1  t.">.  146,  147  (et  n.  1,2), 
150,  151  (et  n.  2).  152,  157  (et 
n.  1),  160  (n.  6),  161.  172,  181 
(n.  2),  194.273,  296,  343. 

Guillaume  II,  Prince  d'Orange, 
303,  304,  327,  425,  496  (n.  1). 
64.5  (n.  4),  661  (n.  4). 

Guillaume-Louis  (Comte  de  Nas- 
sau), 19,  27.  39,  42,  53,  61,  62, 
63,  64,  76,  78  (et  n.  2).  371,  436. 
698. 

Gulonius  (J.),  245  (n.  2)  ;  v.  Goulu. 

Gustave-Adolphe,    641,    643. 

Habert,   637. 

I  Iachtingius,  436. 

Haestrecht  (de),  .586. 

Halardt,   3.5.   38  :   v.    Hallart. 

Hallart,  3.5,  38,  53,  54  (et  n.  3), 

.57  (n.  4),  62,  64,  6.5.  66,  67,  102 

(n.  6),  103,   121. 
Hallert,  .54  (n.  3)  :  v.  Hallart. 
Hallot    (Guillaume     de),     29  :     v. 

DOMMARVILLE. 

Hals,  678  (et  n.  2),  679. 

Hamelet  ((Y),   85,   702  :  v.  du  Ha- 

MELET. 

Haxicrot,  53. 

Hardy  (Alexandre),  1.5  (n.  2),  16, 
248. 

Harixcourt.  .5.5. 

Harley  (Achille),  197. 

Harvey,  476  (et.  n.  6),  .537  (n.   '■>). 

Haucourt  (103. 

Haussoxyille  (African),  26  (n.  .5). 

Hauteriye  (Marquis  de).  121.  372 
(n.   1),  42.5.  .505.  .562. 

Hauterive  (Madame  de).  -50.5.  .512. 

Hauthin,  239  (et  n.  6). 

Hedwige-Sophie  de  Braxdebouro 
629. 

Heexyliet  (Jean,  Sr  de).  222,  22:;. 

Heereboord,  10.  336,  Livre  III, 
Chap.  XXVI  :  pp.  653-667. 

Heidaxus    (Abraham),    56.S    (n.    2). 

Heidaxus  (Gaspard).  .531.  666,  667. 

Heixs  (de),  275  ;  v.  Heixsius  (Da- 
niel). 

Heixsius  (Daniel),  209  (et  n.  .5). 
211,  214,  220,  221,  244.  24.5,  271, 
274,  Livre  II,  Chap.  XII  : 
pp.  275-291,  304,  318,  322,  325, 
32(3.  336,  51)2,  715  (n.  4). 


Heixsius  (Nicolas),  283  (n.  1).  289 
(etn.  2),  291.  325.  641. 

Heixs  (M'  de),  289  (n.  2)  ;  v.  Heix- 
sius (Nicolas). 

Héxault  (d'),  464. 

Henri   IL  93  (n.  1). 

Henri  III,  49. 

Henri  IV,  15,  26  (n.  5),  28  (n.  3), 
'2'.).  11.  17  (n.  2),  49.  .56.  61,  69 
(n.  4),  76,  89,  102,  112.  114.  119 
(et  n.  5).  120.  132,  173.  194,  195, 
205,  213,  234,  271.  304.  328,  361, 
426.  508.   705,  707  (et  n.  1). 

Henri  II  de  Bourbox,  Prince  de 
Condé.  204.  321,  322:  v.  Coxdé. 

Hexri  IL  duc  de  Lorraine,  12.5 
(n.  4). 

Hexri-Frédéric,  62  ;  v.  Frédéric- 
Henri. 

Hexri  de  Nassau  :  v.  Frédéric- 
Henri. 

Hexri  (Prince),  76,  110  ;  v.  Frédé- 
ric-Henri. 

Hexri-Frédéric  (Comte),  228  :  v. 
Frédéric-Hexki. 

Hexriette    d'Axgleterre,    304. 

Henriette  (Princesse  Palatine), 
605,  628. 

Hexricx  (Mayken),  221. 

Henry,  109,  698  (et  n.  1). 

Hexri  (Thomas),   189   (n.   3). 

Hélèxe  Jaxs,  Livre  III,  Chap.  XI: 
pp.  483-489,  511.  590;  v.  Jaxs 
(Hélène). 

Heraldus  (Isaacus).  346  :  v.  He- 
rauld. 

Heraugiére  (Charles  de),  12*).  :  :;7(i 
v.  Hérauld. 

Hérauld,  12D.  288,  .".76. 

Hérauld    (Didier).    312.    346. 

Hérauld  (  Isaac),  346. 

Heurnius,  206,  251,  263,  336. 
(n.  3). 

Heydanus.  531  :  v.  Heidaxus. 

Heydanus  (Gaspard),  366  :  v.  Hei- 
dants. 

Heymenss  (Cornelis),  van  Dam., 
4.52. 

Hijlena.  485  (n.  2)  ;  v.  Hélène 
Jans. 

Hippocrate,  149,  468,  5.51,  553, 
608,  609,  617. 

Hippoi.yu:   (Évêque),   210. 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


F33 


IIobbes,  349. 
Hocquixcourt.   130. 

HOGELAXDE    (Fl\  ).    183. 

Hogelande  (Corneille  van).  106, 
527,  528,  530,  581,  634  (n.  4). 
646,  666.  677,  678  :  v.  Vax  Ho- 
gelaxde  (Corneille). 

Hoghelaxde.  666  :  v.  C.  vax  Ho- 

GELAXDE. 

Hohexlo.  82  (n.  3)  ;  v.  Hohenlohe 
(Phil.  de). 

Hohexloe,  82  (n.  3)  :  v.  Hohen- 
lohe. 

Hohenlohe  (Comte  de),  54.  61.  64. 
65,  82  (et  n.  3),  91,  162.  163.  700 
(et  n.  1). 

Hollac,  82  (et  n.  3),  700  (et  n.  1)  : 
v.    Hohenlohe    (Phil.    de). 

Hollae,    82    (n.    3),    700    (n.    1)  ; 

V.  HOHEXLOHE. 

Holloe.    82  :    v.    Hohenlohe. 

Holsteix.  41. 

Homère.  148,  189,  258. 

Hooft  (P.  C),  507  (et  n.  2).  508 
(et  notes).   509  (n.   1). 

Hooft  (P.  C),  551. 

Hoogeveex.  146. 

Hooghelaxde  (Mr  C.  de).  527; 
v.    van    Hogelande    (Corneille). 

Horace.  177.  276,  676. 

Hortexsius  (Martin).  L>.'î  (et  n.  2), 
480. 

Hotmax  (François),  159,  160  (et 
n.  2,. 

Huchtenbroeck  ,32,  38. 

Huet  (Jean).  231,  397. 

Huguetan  (.Jean).  346. 

Humbert(P.),  58  (n.  2). 

Huygens  (Christian).  185,  380,  383, 
404.  432.  439  (et  n.  2),  533,  684 
(et  n.  3),  685,  089. 

Huygens  (Constantin),  Sr  de  Zuy- 
lichem,  10,  58,  150  (et  n.  1».  281 
(et  n.  2.  3),  282,  283  (et  n.  3), 
286,  2X7.  288  (et  n.  2.  4),  303,  306, 
330  (et  n.  2).  341,  342,  lu:),  il.",. 
12(1.  i:;7  (et  n.  5),  1  16,  176,  188, 
Livre  III.  Chap.  XII  :  pp.  491- 
494.  498  (n.  3),  502,  504,  507,  .".M. 
:.17.  521,  :»27.  533,  546,  552,  569, 
570,  :>7:;.  575,  579,  580,  589,  6b6 
(n.  0).  081  (et  n.  3). 


Huygens     (Constantin     le     jeune). 

684  (n.  3). 
Huyghens  :  v.  Huygens. 

Iberville  (Paul  Eauldry   d'),   229. 
Isabelle  (Infante).   7.">   (n.    1).   '.»'.». 
468. 

Jacobsz   (Meeus),   590. 
Jacobs  (Nicolas),   250. 
Jacques  Ier  (Roi  d'Angleterre).  <X7 
(n.  2).   118.   119.   120  (n.  6),   12.".. 

7(1!). 
Jaixxix.   58  (n.   1);  y.   Jeannin. 
Jaixyx.    58   (n.    1):    v.    Jeannin. 
Jaxoox,   261. 
Jans  (Hélène).  Livre  III,  Chap.  XI  : 

pp.  483-489. 
Jaxsex  (Corneille)  :  v.    Jansenius. 
Jaxsex   (Zaeharias).   382. 
Jaxsexius.   262. 

Jarrige    (Pierre).     337,     338,    339. 
Jaucourt    (François    de).    .X44. 
Jaucourt  (Louis  de),  Sr  d'Etrechv. 

126. 
Jaucourt    (Philiphe  de),  344. 
Jaucourt  (Renée  de),  126. 
Jaucourt  (Les),  126   (n.   2). 
Javersac,  2Ô7. 
Jean-Casimir    (Électeur     Palatin). 

145,    172. 
Jean-Guillaume,  119. 
Jeax  de  Nassau,  158  (n.  1). 
Jeax-Sigismoxd,    119. 
Jeaxs    (Marguerite).    494    (n.    .">>. 
Jeannin     (Président      Pierre).     58 

(n.  1).  112.  113,  114.  115.  116. 
Jochems   (Reyner).    485  :     v.     Des- 
cartes (René). 
Jofre  (Commandeur).    121. 
Jolly  (Thomas),  270  (n.  1). 
Joostexs    (Hans),    202,    203,    204, 

205  (n.  1  ».  390  (n.   1). 
Jolly  (Thomas),  713  (n.   1  ). 
Joseph  (  Le   P.  ).   .M."). 
Joubert  (Laurent).    182. 
Jove  (Gilles),  341. 
Junius,  25  :  v.  nu  Jon. 
Junius  (Casimir),  228  :  v.   du  Jon. 
Junius    (Franciscus),    lils.     17.">    (et 

n.  3). 
Junius    (Patricius),    17.">     (n.    3). 

47 


734 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


Jurieu   (Pierre),   269,   310. 

Jurieu  (Mu«),  310  (n.  1). 

Juste-Lipse,  152,  154,  160,  161, 
166,  168,  170,  189,  191  (et  n.  5), 
192,  193,  194,  200,  225,  226,  232, 
275.  332,  353. 

Justel.  314  (et  n.  2). 

JUSTINIEN,    580. 

Kloppenburg  (Johan),  522. 
Kempen  (Thomas  de),  478. 

KEPLER,     512. 

Kerckhoyen,  222  ;  v.  Polyander. 
Keuchlin,   176. 

Labadie    (Jean    de),    536,    539    (et 

n.  2). 
La  Barbe,  372. 
La  Barre,  54. 

La  Barre   (Antoine   de),   339. 
La  Barre  (Jean  de),  494  (n.  5). 
La   Bassecourt   (Daniel   de).    347. 
Le  Baudier,   353  ;  v.   Baudius. 
La  Boetie  (Et.  de),  153. 
La    Bretallière  ;     v.     Descartes 

(Pierre). 
La  Brosse  (Guy  de).  182. 
La  Bruyère    (Estienne    de),    372. 
La  Casa,   101   (n.   5)  :  v.   La  Caze. 
La  Case,   96,   103  :   v.    La   Caze. 
La  Caze   (Pierre   Baldran   dit).    54. 

96,   97   (et    n.    M).    US.   99.   101    (et 

n.  .">>.  103  (et  n.  2).  104.  105. 
La  Chapelle    Bouexic    (de),    677. 
La  Charnais,   84   (n.    1). 
La  Chastre   (Mareschal   de),    12  1  : 

v.  La  Châtre. 
La  Châtre    (Maréchal),    120,    121. 

124. 
La  Cloche  (Abraham  de).  235  (et 

n.  3),  230. 
La  Croys,  105. 
Laët  (de).  331. 
La  Faye,  222. 
La  Fayette     (Madame     de),     317 

(n.  3),  645  (n.  4). 
La  Fère  (Comte  de).   43  :  v.  Mon- 

télimar  (Sénéchal  de). 
La  Fontaine   (Jean    de),    114,    440 

(n.  1).  588. 
La   Force  (de),   n.    120,    121,   124. 
La   Fleur,    134   (n.    1  ). 
La   Foreest    (Claude    de),    372. 


La  Garde,  121. 

La  Grange,  67  (et  n.  5). 

La  Grange  (Paul),   345. 

La  Grange    (Pérégrin    de),    172. 

La  Grayelle,  19,  66,  85,  137,  688, 
702. 

La  H  a  y,  62  (n.  1)  ;  y.  La  Haye. 

La  Haye  (Capitaine;,  59  (n.  2), 
61  (n.  5),  62  (et  n.  1),  64,  67,  96 
(et  n.  1).  97  (n.  3),  99,  103,  104. 

La  Haye,  235  (n.  3). 

La  Haye    (Sr    de),    145  ;    y.    Feu- 

GUERAY. 

La  Haye  (Jean  de),   19  (n.   2),  69 

(n.    2). 
Lakeman  (Balthazard),  551   (n.    4). 
La  Lezand  (Jeune  de).  494  (n.   5). 
La  Lou   (Philippe),   94   (n.    1). 
La  Marck  (Jean  de)  ;  y.  Bouillon 

(Duc   de). 
La  Mare  (Conseiller  de),  318. 
La  Milletière,  308,  312. 
La  Mole  (Pierre).  339. 
La  Mot  (Jean),  346. 
La  Mouillerie,   55   (n.   2). 
La  Xeue,   76  (n.   5)  :  v.   La  Noue 

(Odet  de). 
La  Neve,   698   (n.   1    et  2)  ;  y.   La 

Xoue  (Odet  de). 
Lanfran    de   Canquigny   ou    Can- 

ciiixé,    236. 
Languet    (Hubert).    47,    233. 
Langeraçk  (de).   371. 
La  Noue  (François  de).  2'.».  30,  57 

(n.  1  ).  233. 
La  Noue  (Odet  de),  8.  28,  30,  31, 

3.").  36.  37.  3.S  (n.  5).  52.  53.  76.  77 

(et  n.   1).  116.  127.  228,  229,  698 

(et  n.  1.  2). 
Lansberg  (Comte  de).  335. 
Lantin  (Conseiller).  313,  818. 
La  Pailleterie,    103. 
Lapeyrère  (Isaac),  327. 
La  Pierre.  130. 

La  Place  (Élie  de),  165  ;  v.   Bussi. 
La  Place  (Pierre  île).   230.  235. 
La  Plate   (M*   de),    466. 
La  Quewellerie   (Christian).    .">7.">. 
La  Roche-Pozay  (Henry-Louis  de), 

190,  196,  2(i2.  20  1.  227.  236,  .".7:;. 
La  Roche-Pozay     (Louis     de.     Sr 

d'Abain),  190,  191   (et  n.  3),  196, 

198,  202.  203. 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


7&5 


La  Rochette  (Sr  de),  .344  ;  v.  Fro- 

tier  (Jean). 
La  Rose,  130. 
Laroque,  626. 
La  Rivière    (Samuel    de),     Sr    de 

Leseherpière,    230. 
La  Sale   (Jehan    de),    42,    61,    109 

(et  n.  2),  372. 
La     Salle,     109    (n.     2)  ;     v.    La 

Sale. 
La  Scala    (de),    236     (n.    5),    475  ; 

v.    Scaliger  (Joseph- Juste). 
La  Simendière,    38,    43,    44. 
La  Taille  (Jean  de),  277. 
La  Tarte,-  130. 
La  Thuillerie    (Gaspard    Coignet 

de).  575,  578,  625,  671,  681. 
La  Tour  d'Auvergne  (Henri  de)  ; 

v.  Turenne. 
La  Tour   (Henri,   comte   de),   348. 
La  Trimouille,   197  ;   v.    La   Tré- 

MOILLE. 

La  Trémoille  (Claude  de),  28  (n.  1) 
197. 

La  J'rémoille  (Henri-Charles,  duc 
de),  prince  de  Tarente,  299,  301, 
303. 

La  Trémoille  (Frédéric  de),  comte 
de  Laval,  343,  372. 

La  Trémoille  (Chariot  te-Braban- 
tine  de  Nassau,  Duchesse  douai- 
rière de),  125,  298,  300,  301,  307, 
308. 

La  Tuillerie,  120,  625,  681  ;  v.  La 
Thuillerie. 

Launaeus  (Zacharie),  228  :  v.  Lau- 
xay  (Z.  de). 

Launaeus  a  Vivantio  (Johannes), 
349. 

Lauxav  (Z.  de),  228. 

Laurens   (Henry).   189  (n.   3). 

Lauvau  (Sr  de),  197  ;  v.  Saint- 
Vertunien. 

Laval  (Frédéric,  comte  de),  372  : 
v.   La  I'remoille. 

La  Valette  (Louis  de  Nogaret, 
Cardinal  de).    126   (et    n.   4). 

La  Vieuville  (de),  625. 

La  Villeneuve  du  Bouexic  (Jac- 
ques). 526. 

La   Voyette  (Louis  de),  677  (n.  3). 

Lawenstein  (Jean-Lambert  île 
Stretï  de),  125. 


Le  Baudier  (Dominique),  192,  219, 

271  ;  v.  Baudius. 
Le  Bauldier     (Dominique),     21!)  : 

v.  Baudius. 
Lebrebiettes.    'M'A. 
Leckerbeetgen,    130. 
Le  Clerc  (René),  évêque  de  Glan- 

dèves,   363. 
Le  Coin,   130. 
Lecomte  ;  v.   Valleran. 
Lefèvre  (Tanneguy),   353. 
Lefèvre  d'Étaples,  454  (et  n.  4). 
Le  Fort,  59,  96  (n.  1)  ;  v.  du  Fort. 
Le  Fevre  (Carolus),  343. 
Le  Goullon   (Marie),  125  (et  n.  2). 
Le  Gouz  (Pierre),  318. 
Legrand  (Abbé),  394. 
Le  Haulme  (Jacques  à),  373  (n.  1)  ; 

v.  Alleaume. 
Le  Hongre,    145. 
Leibnitz,    383,    394,    534. 
Leicester  (Robert  Dudlev,  comte 

de),  160  (n.  2),  162  (et  n.  1),  163, 

(n.  2),  167,  170. 
Le  Maire   (Capitaine),   65. 
Le  Maire  (Jean),  503,  504;  v.  Maire. 
Le  Maistre  de  Sacy,  52  1. 
Lemann  (C),   562. 
Le  Moine    (Etienne),    349. 
L'Empereur  (Paul),  228. 
L'Empereur  (Constantin),  van  Op- 

pijck,  331,  336,  347,  523,  664. 
Lennox  (Duc  de),  119,  120  (n.  0). 
Le  Noir  (André),  Sr  de  Crevain  et 

de  Beauchamp,   231. 
Le  Xoir  (Guy),  231. 
Le  Xoir  (Jacques),   231. 
Le  Xoir  (Philippe),  231. 
Le  Petit,    129. 
Le  Prince    (Capitaine),    66. 
Le  Roy  (Henri),    512   (n.    1)..    550; 

v.  Régi  us. 
Leroy-Bouillon     (Pierre),     227. 
L'Escale    (de),     189,    211    (n.     L), 

328  :  v.  Scaliger  (Joseph-Juste). 
Lescalla,    204;    v.    Scaliger    (Jo- 

seph-Jûste). 
LescherpiÈRE    (Samuel    de).    Sr    de 

la  Rivière.   230. 
L'Escluse  (Charles  de),  dit  Clusius 

N  :   Livre   1 1.  Chajp.   Y.  pp.   181- 

185  :  L87  202,  209,  211,  21!'.  230, 

353,  689. 


736 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


L'Escluses  (Jacques  de),  232. 

Lesme  (Lévin),  240. 

L'Espixay  (Marquis  de),  466,  624, 

625,  626. 
L'Essart,   .38. 
Leu  (de  ou  Le)    de  Wilhem,  .527  ; 

v.  Wilhem. 
Le  Vasseur  305  (n.  8). 
Le  Vasseur    d'Etiolés.    361,    362 

(et  n.  1),  413.  416. 
Le  Vasseur  d'Etiolés  (.Madame), 

416. 
Leycester  (Robert  Dudley.  Comte 

de),  160  (n.  2)  ;  v.  Leicester. 
L'Hermite  (Hans),  447  (n.  1). 
L'Hermite  (Jacob),   250. 
L'Hermite    (J.-B.).    248. 
L'Hermite    (Jeanne),    175. 
L'Hermite  (Tristan)  :  v.   Tristan. 
L'Hospital    (Michel    de).     87,     88. 
Limay  (Charles  de).  Sr  de  Bezu,  346. 
Limay  de  Bezu    (Samuel  de),  232. 

LlXGELSHEIM,    312. 

Lipman    de    Mulhouse,    559. 

LlPPERHEY,    382. 

Lipsius,  160  (n.  6).  161  (n.  2),  165 

et   passim  :   v.    Juste-Lipse. 
Lipstorp    (Daniel),    361    (et    n.    1), 

376,    377.    387,    395    (n.   3),    401, 

402. 
Liraeus,  538,  548. 
Lisle  (Agnès  de),  22. 
Loeel  (Mathieu  de).  181  (n.  2). 
lobelius  ;  v.  lobel. 
Lochorst,    236. 

Longueyille    (Madame    de),    625. 
Lopes  (Honeste),  235   (n.   3). 
Lorges     (Gabriel     de),     comte     de 

Montgommerv,    232. 
Louis  XIII.  265,  295,  343,  428. 
Louis  XIV,   54,  828,  448  (n.  3). 
Louis  de  Nassau,  29,  54.  115. 
Louis  VI   (Électeur   Palatin),    159. 
Louise    de    Coligny,    76.    125    (et 

n.   5,   6).   126   (et   n.    1),    198   (et 

n.  3),  228,  294.  425. 
Louise-Henriette  de  Nassau,  629. 
louise-hollandixe     de    bohême 

(Princesse     Palatine),     605,     624, 

625,  626,  627. 
Loyer   (Nicolas),   237. 
Loyola  (Ignace  de),  559. 
Loys  Berxap.do  d'Ayila  (Don),  54. 


LOYSELEUH  DE  VlLLIERS,  145.  1 72  ; 
Y.    VlLLIERS. 

Loysox  (Barbe),  481. 

Luciex,    559. 

Lucrèce,   149. 

Ludolf  (Job).  211  (n.  3). 

Ludoyic  de  Nassau,  115  ;  v.  Loris 

de. 
Lulle    (Raymond),    368,     383    (et 

n.  2).  387,  391,  403,  449  (n.  3). 
Luillier,  447. 
Luther,  337,  427. 
Luynes  (Duc  de),  583.  584. 
Lyraeus.  538,  548. 

Mabre-Cramoisy  (Veuve),  604  (n.  4) 

Machault  (Vicomte  de),  115  :  v. 
Russe 

Machiavel,    559,    628. 

Maçon,  588. 

Madisox.  53. 

Maets  (de),  538.  548  ;  v.  Dema- 
tius. 

Magirus.  523. 

Mahomet,  559. 

Maire  (Jan),  11,  270  (n.  1).  502, 
503,  504,  505  (n.  2),  506.  713. 

Mairet,  277. 

Malderé  (Jacob  de),  112,  118.  120. 

Malebraxche,    427. 

Malherbe,  15,  69  (n.  4),  89.  91, 
93  (n.  1),  95  (et  n.  2),  107,  108 
(n.  1),  119,  120,  134,  176,  257, 
258  (n.  2),  259,  271,  711. 

Maligxy  (Daniel),   91   (n. 

Maxtoue  (Duc  de),   261. 

Maxtoue    (Princesse    de), 
Goxzague   (Anne    de). 

Marchand    (Prosper),    225. 

Marescot   (Capitaine),    38,    43,   44. 

Maresius.  555  :  v.  Desmarets  (Sa- 
muel). 

Marguerite    de   Parme,    115. 

Marie  d'Angleterre  (Princesse), 
304,  327,  425. 

Marie-  Éléoxore  de  Brande- 
bourg, 643. 

Marie  de  Médicis,  89,  120,  301, 
304. 

Marie  Tudor,  48. 

Marix  (Cavalier),  604. 

Marischal  (François),   52,   64, 

Ma  m  us  (Nathanaël),  230. 


f6,    2 

1). 
623 


65. 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


737 


Marlois  (Sam.),  342  (n.  1)  ;  v.  Ma- 
kollois  (Sanniel). 

Marly   (François),   94   (n.    1). 

Marlye  (François),  52. 

Marni.x  de  Sainte-Aldegondé, 
loi).  172  (et  n.  2).  27."). 

Marollois  (Samuel),  342  (et  n.   1). 

Marot  (Clément),  51. 

Marquette,  55,  105,  106. 

Massau    (Capitaine).    53. 

Matham,  90  (n.  2). 

Matignon  (Maréchal  de),  204  (n.  2). 

Matth.eus  II  (A.),  523. 

Maubuisson  (Abbesse  de),  626  ; 
v.  Louise-Hollandine  de  Bo- 
hème. 

Maulde  (Nicolas  de),  163. 

Maurice  de  Nassau,  7,  9,  18,  19, 
27,  29,  31,  32,  37,  38,  39,  40,  41, 
12,  43,  45,  46,  50,  51,  52,  54,  7^, 
59,  60  (et  n.  2),  61,  62,  63,  64, 
6:k  66,  70,  72,  73  (n.  2),  74,  76, 
82,  88,  89,  95  (et  n.  3),  96,  99, 
100  (n.  4),  102,  105,  109,  110  (et 
n.  3),  111,  117,  118,  121,  124,  127, 
130,  137,  162,  163,  19  1.  198,  228, 
262.  264,  267,  268,  269,  273,  294. 
299.  371.  373,  374,  375.  376,  381, 
385,  389,  395,  408,  428,  682  (n.  2), 
693.    703. 

Maurice    (Prince    Palatin),    605. 

Maximilien  II,  archiduc  d'Au- 
triche,  182. 

Maximilien  de  Bavière,  395,  402. 

Mayer  (Michel),  406. 

Mazarin  (Cardinal),  307,  325,  329, 
426.   636. 

Médicis  ;  v.  Marie  de  —  et  Ca- 
therine DE. 

Melander  (Johan),  97  (n.   1). 

Melis.  519  ;  v.  .Fmilius. 

Melun  (Maison  de),  55. 

Ménage  (Gille),  114,  288,  326  (n.  1), 
330  m.  3). 

Menagius      (iEgidius)  ;      v.      Mé- 
nage. 
Mendoza    (Francisco    «Ici.     13.    62, 

63,  64,  66,  71.  80,  8!î. 
Mercier  (Anne),  312  :  v.  Saumaise 

(Madame  Cl.). 
MERCIER    (.losias),     Sr    des    Bordes, 

170.  312. 
Meri  cjsz  d'Ypres  (Jean),  207. 


Méré  (Chevalier  de),  411,  462  (et 
n.  1). 

Merlanges    (François),    34.). 

Merricq  (Pierre),  9  1  (n.  1). 

Mersenne  (Le  P.  Marin),  306.  363 
(et  n.  2),  378,  403.  406,  415.  419, 
122,  126,  432,  435,  438,  442,  445, 
446,  448  (et  n.  1),  449,  450,  152. 
453,  154  (et  n.  4),  455,  456,  459, 
460,  468,  471,  474,  177,  480,  481, 
489,  494,  196,  198,  499,  504  (et 
n.  1),  505,*  506,  514,  515  (n.  3), 
516  (et  n.  1).  52(1,  521  (n.  1),  523 
(n.  2),  525.  529,  533  (et  n.  3), 
536  (n.  1),  7)'.')^,  542,  554.  555,  561 
(n.  3),  582,  583,  633  (n.  3),  636, 
637,  638  (et  n.  1),  639,  641,  646, 
677. 

Mlrula,  209,  220,  276. 

Meteren  (Van)  ;  v.  Van  Meteren. 

Metius  (Adrien),  436,  437  (et  n.  1), 
438,  452,  523. 

Metius  (Jacques),  437. 

Meuris  (Aert),  96  (n.  1). 

Meursius,  145  (et  n.  1),  254  (n.  1), 
297  (n.  4). 

Micard  (Jean).  693  (n.  1).  703  (n.  1), 
709. 

Michel-Ange.    286. 

Michel  de  l'Hospital,  87,  88,  159. 

MlEREVELT,  33  (n.  4). 

Milton,  327. 

Mirabeau,  10,  26!). 

Mist  (De),  96. 

MlTON,    411. 

Moue    (Lowijs    de),    141,    254. 
Molière.  :\i^  (n.  1).  447,  538,  606. 
Molin.eus    (Petrus),    177:    v.    Du 
Moulin  (  Pierre). 

MONCASSIN,   25   (IL    1  ). 

Monet  (Le  P.).  60.  78. 

MONGOMMERY,  131  ;  V.  MoNTGOM- 

MERY. 
MONGOMBERT  (S1'  (le).  1  1  I  :  V.  CAP- 

pel  (Louis). 
MONJAUBEB  I    (Sr  de).    1  1  I  :   v.    Cap- 

pel  (Louis). 
Monluc,  évêque  de  Valence    191. 

MONMARTUN  61  (IL  2)  :  V.  MONT- 
MARTIN. 

Montaigne    117  (et  n.  .1)    LIN.  153 

et   n.  2)     18!)     191    (n.   3  et    5)     192 
(et    n.    1)     228    (et    n.    1  |     233   (et 


73S 


INDEX    Db!S    NOMS    PROPRES 


n.  2),  247,  361,  362,  363,  368  (n.  2), 
389,  393,  418  (n.  4),  427,  508  (et 
n.  1),  622,  718. 

Montauban  (Antoine  de).  232. 

Montait  (Anne  de),  92  (n.  2),  116 
(n.  5),  117  (n.  1). 

Montaux  (Bernard).  226  (n.  2),  388 
(n.  3)  :  v.  Barnaud  (Nicolas). 

Montchrestien  (Antoine  de),  15, 
261. 

Montdevis  (Mr  de),  310  :  v.  Rivet. 

Montélimar  (Sénéchal  de).  Comte 
de  La  Fère.  45. 

Montesquieu,   247.   269. 

Montesquieu  de  Rocques  (Secon- 
dât de),  père.  116,  124   (n.  4). 

Montesquieu  de  Rocques  (Jacques 
Secondât  de),fils;v.  Rocques  (Ca- 
pitaine). 

Montheu  (Sr  de)  :  v.  Jeannin  (Pré- 
sident  Pierre). 

MONTGOMMERY,    243. 

Montgommery  (Gabriel,  comte  de). 

232,  243  (et  n.  2). 
Montgommery  (Louis  de),  232,  243. 
Montigny,  272.  713  (n.  5). 

MONTIGNY     DE    BRETAGNE    (Mr    de), 

637. 

Montigny    de    Glarges,    £85. 

Montluc  (Biaise  de).  Ml». 

Montmarnès  (Pontius  de  Bescpie, 
Sr  de),  34  1. 

Montmartin  (Capitaine)  19.  20, 
59  (n.  2),  61  (et  n.  2).  62.  64  (et 
n.  4).  66.  67  (n.  5),  85,  137.  688. 
702. 

Montmartijn,  64  (n.  4)  :  v.  Mont- 
martin. 

Montmorency   (Duc   de).    264. 

Morel  (Frédéric).  210. 

Moriau,    130. 

Morin  (Anne).  359. 

Morin   (Etienne),   351. 

Morin  (Jean-Baptiste).  115.  U9. 
422.  500  m.  2). 

Morin   (Pierre).   227. 

Mornay  (Philippe  de).  133  (n.  4); 
v.  Du  Plessis-Mornay. 

Mortier  (Pierre).  63  (n.  1). 

Morus   (Alexandre).    351. 

Mory  (de).  348. 

Mostart.  208. 

Moysan  nu  Brieux  (J.),  .'!  15. 


Moyzantius     (Jacobus),     345  ;     v. 

Moysan  de  Briéux. 
Mulqueau   (Adam),   61   (n.   2). 
Muret    (Marc-Antoine),    189,    190, 

191  (n.  3). 
Mydorge   (Claude).    378.    115.   422. 

441.  459,  583,  636. 
Myricax    (Nicolas).    473. 
Myrican    (Thierry).    473. 

Nassau  (Charlotte)  ;  v.  Charlotte 

DE. 

Nassau  (Elisabeth)  :  v.   Hlisabeth 

DE. 

Nassau  (Ernest-Casimir):  v.  Er- 
nest-Casimir   de. 

Nassau  (Fredeiic-Henri):  y.  Frédé- 
ric-Henri de. 

Nassau  (Guillaume)  :  v.  Guillaume 
d'Orange. 

Nassau  (Guillaume- Louis)  :  v. 
Guillaume-Louis    de. 

Nassau  (Jean-Louis)  ;  v.  Jean- 
Louis  de. 

Nassau  (Louis),  54  ;  y.  Louis  de. 

Nassau  (Maurice)  :  v.  Maurice  de. 

Nassau-Siegen  (Jean  de),  106  (n.  6). 

Naudé  (Gabriel).  403,  670. 

Nerée  (Richard- Jean  de).  373 

Néron,  232. 

Neuhusius  (Henricus),   406. 

Neyen  (Jean  de).  111. 

NicAsius  (Johannes),  .'!7.">. 

Nicole,  524. 

Nicot,  393. 

NlEBUHR,     213. 

Niei wklrke.    222  :    y.    Dubois. 
Nogaret    (Louis    de),    126  :    v.    La 

Valette  (Cardinal  de). 
Noortich  (Heere  van),  216  (il  1); 

V.  Noordwijk  et  Douza(Jj.  fils. 
Nortwijck  (Mr  île).  161  :  v.  Douza 

(Jean). 

Ockinga,  436. 

Ogier  (François).  16,  84  (et  tl.  1). 
126. 

Oldenbarnevelt,  35  (n.  1).  ::.s. 
112,  121,  136,  162.  208,  21i».  238, 
262,  264,  265,  283  (n.  3),  295,  305, 
343.  371,  375,  390. 

Orange  (Frédéric-Henri  d')  :  v.  Fré- 
déric-Henri d'  —  et  Nassau. 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


139 


Orange  (Guillaume  d')  :  v.   Guil- 
laume d'  —  et  Nassau. 
Orange  (Maurice  d')  ;  v.  Maurice 

(Prince)    et    Nassau. 

Orange  (Philippe  d')  ;  v.  Pm lippe 
d' 

Orléans  (David  d'),  27.  57  (n.  1). 
99  (et  n.  5),  103,  341,  373,  381. 

Orléans  (Gaston  d'),  624  ;  v.  Gas- 
ton d'. 

Orliens  (David  van).  99  (n.  5), 
373  ;  v.  Orléans  (David). 

Orlers,  83  (n.  1),  241  (n.  1). 

Oudart  (Robert),  231. 

Oudin  (César),  365. 

Oudin   (François),    318   (n.    .';>. 

Oyseau  (Suzanne).  301. 

Ovide,  362  (n.  3). 

Paau  (Petrus),  184.  263. 

Pâlotte  608,  619  ;  v.  Pollot  (Al- 
phonse de). 

Paquot,   160,  3i:>  (n.   1). 

Pascal  (Biaise),  28,  359,  362,  393, 
391,  396,  404  (n.  1).  111,  415,  4  17, 
162  (ie  1).  524,  (i22.  637-639  (et 
n.  1),  641.  684  (n.  3). 

Pascal  (Etienne),  512. 

Pascal  (Jacqueline),  637  (et  n.  2). 

Passavant   (François),    344    (n.    1). 

Patin   (Guy),   22F 

Paul  de  Middelbourg,  456. 

Pauw  (P.).  184,  263. 

Pecquius,  119. 

Pedro  de  Tolède  (Don),  113. 

Péguv  (Glande),  là."). 

Peiresc  ,108  (ie  1  >.  313  (n.  2).  3  12 
(n.  3),  137  (ci  ie  2),  447.  119  (cl 
n.  2).  480  (et  n.  1). 

Périer,  63!). 

Périer  (Gilberte),  637  (et  n.  2). 

Périer   (Jérémie),   30   (11.    .">). 

Perrotus  (Nicolaus),  .'MO;  v.  Per- 

ROT      D'ABLANCOUR. 

Perrot     d'Ablancour     (Nicolas). 

346  (d  11.  2). 
Person  (Marthe),    194  (n.  :>). 
Pescarengis  (Cosme  de).   163. 
Petit,  conseiller  du  Roy,  530,  581. 
Petit  (François).   227.   231. 
Petit  (Samuel),  228,  349. 
Peudevyn    (Jean).    .'!  19. 
Phèdre,  362  (ie  2). 


Philippe  II,  27,    18.   1  13.   146,  147, 

273.   713.   71  1. 
Philippe   IV,   115. 
Philippe  d'Orange,  Comte  de  Bu- 

ren,   117,  118  (et  n.  1)    267.  273. 

3)7."). 
Philippe  (Prince  Palatin),  605.  625, 

626    627. 
Picot     (Abbé     Claude),     prieur     de 

Rouvre.    104,  :.3:;,  534,  580,  581, 

583,  587,  588  (et  n.  3),  636,  Cil. 

677. 
Picto    (Renatus),    377    (et    n.    1)  ; 

v.    Descartes   (René). 
Pigot,   109. 
Pineau  (André),  179  (et  n.  6),  239 

(n.  5),  291,  301,  304  (et  n.   1,  7), 

306,  308,  309,  310  (et  n.  1,2).  453, 

466. 
Pinon  (Jacques),  246. 
Piset,  61. 

Pithou    (Pierre).    190,    203,    208. 
Pla  (Adrien),  330. 
Platon,  147,  534. 
Plantin  (Christophe).  200  (et  n.  3). 
Plaute,  236,  237. 
Plemp,  468  :  v.  Plempius. 
Plempius,   467.   468.   .">14,   537. 
Pline   l'Ancien,    149,    463    (n.    2). 
Plisson,   130. 

Plouchard     (Bernard),     372. 
Plutarque,  363. 
Poictiers    (Jean     de),    dit    Cadet, 

372. 
Poil-Blancq  (Samuel),   100  (n.  2). 
Poilblanc    (Frédéric),    346. 
Poisson  (Le  P.).  395,  414. 
Poiret,  688. 

Polignac  (Ëlie  de),  346. 
Pollot    (Alphonse    de).     125,    514, 

518,  .".20  (n.  1),  :.2."..  .".i::.  549,  575, 

576,  .".n:,.  606,  ou;.  608,  609,  610, 

611,  616,  617,  010.  0:.  1. 
Polyander  van  den  Kerckhoven 

(Jean).  3».  1  11.  170.  l,s:.  :  Livre  II. 

Chap.    Vil    :    pp.    219.   222-223  . 

232.  211.  259,  20:..  302,  304,  325, 

345,  346,  353,   17:;.  ON!». 
Polyander   (Jean),    fils,   222.   223; 

V.    HEENVLIET    (S'    del. 

Pomarède  (Capitaine),    il.  52,  53, 

5  l.  56  (n.  :.).  58  (n.  1  ). 
Pomponne  (Marquis   de),    129. 


7ï<> 


INDEX    DES    NOMS    lJROE>RES 


Poncet  (Charles   de),   Sr  de  Bréti- 

gny.  347. 
Pontanus    (Jean    Isaac),    523. 

PONT-AUBERT,    38. 

Pont-Challandièke,  121  :  v.  Chal- 

LANDIÈRE. 

Pontius   de  Besqle,    Sr   de   Mon- 

niarnes,  344  ;  v.  Besque. 
Porlier,  669. 
Primerose,    538. 
Princesse  de  Condé,  119  (et  n.  5)  ; 

V.    CONDÉ. 

Priolo   (Benjamin),   344. 
Pritolaus    (Benjaminus),    344  :    v. 

Priolo  (B.). 
Puget   (Estienne),   21. 
Puteanus    (Antoninus),    225. 
Putschius,  221. 
Pythagore.  399. 

Quesnel  (Le  P.).  688. 

Rabelais,  182,  240  (n.  6),  261.  387, 
427. 

Racan  (Honorât  de  Bueil.  Sr  de), 
16,  95,  114  (et  n.  5,  6). 

Racine  (Jean),  185,  365. 

Raei  (de),  657  (n.  3).  663  :  v.  Raey. 

Raey  (Jean  de),  540,  657  (n.  3),  663, 
664,  677  (n.  3). 

Rams.eus  (Jac.),  177,  178  :  v.  Ram- 
say. 

Ramsay  (Jac.),  177,  178. 

Ramus,  170. 

Raphaël,  286. 

Raphalingius,  173,  200  :  v.  RA- 
PHELENGIEN. 

Raphelexgien  (François).  173.  200 
(et  n.  3),  207,  209,  210  (et  n.  2), 
211.   263. 

Raphelengien  (Joost).  209. 

Raphelengius,  173,  263  ;  v.  Ra- 
phelengien. 

Raphelingius,  200  (n.  3),  211  :  v. 
Raphelengien  <  Fr.i. 

Rassard,   66. 

Ratleyf.  109. 

Ratloo  (Alexandre),   L54,   160. 

Rausciienbourgh  (Maréchal  de), 
124. 

Rayentein  :   v.   Van  — . 

Rebeusac,    129. 

Rebertus  (Lazarus),  22.".. 


Reboul  (Denis),  227.  237. 

Rebelles    (Denis).    TH. 

Régis  (Capitaine),  121. 

Régies  (Henri  le  Roy  ou  de  Rov, 

dit).  9.  10.  405,  426.'  .">12  (et  n.  3), 

518.  519  (et  n.  6).  52o  (et  n.  4), 

522.  524,  525,  .V27  (n.  1),  Livbe  III 

Chap.   XVI-XIX   :  pp.  535-573: 

586  :  Chap.   XXI  :  pp.  595-601  : 

608,  632.  633  (et  n.  2).  634,  651  . 
Régneri  ab  Oosterga  (Cyprianus), 

."»:)()  (et  n.  2).  551. 
Reigneri   (Henricus),   345  ;  y.   Re- 

neri   (Henri). 
Régnier  (Henri),   448  ;  y.   Reneiu 

(Henri). 
Reinekeres    (Hermannus).    152. 
Rembrandt.    33    (n.    4),    254.    346, 

464.  539  (n.  1). 
Rembrandtsz  (Dirck).  van  Xierop, 

17.".  (et  n.  2).  .".'.12.  593,  ii,s:;. 
Remondt   (Guillaume),    373. 
Renaud  (Daniel).  341»  (n.  4). 
Renaud  (Judith).  349  (et  n.  4).  350. 
Reneri    (Henricus    ou    Henri),    9. 

10,  335,  341,  426,  434,  435,  446, 

447    (et    n.    1),    448.     149,    453; 

Livre    III,    Chap.    X   :   pp.   472- 

475,  484.  491  (et  n.  1).  498,  :><i7. 

508,  509,  512  (n.  1).  518,  519,  520, 

550,  601,  653. 
Renery  (H.).  518,  519;  v.  Reneiu 

(H.). 
Reqeesens    (Don    Louis    do.    143. 
Rerac,  131. 
Reyes    (Jacques    de),    1<S'.)    (n.    3)  : 

y.  Revius. 
Reyius  (Jac),   9.   189.    172   (n.   1  ). 

474,  47.">  (et  u.  •'!).  577  (n.  1  ».  653, 

657,  658.  659,  663,  665  (et  n.  1  >. 

666  (et  n.  4). 
Reyneri  (H.).  509  :  v.  Reneri  (H.). 
Reyiers  (Sybilla),  263  (n.  2). 
Rhosny  (Sieur  de).  55  ;  v.  Sully. 
Richardot  (Président).   113. 
Richelieu  (Cardinal  de).  ('>:;  (n.  1), 

330  (n.  5).  382  in.    1  ».    126,    128, 

5(16. 
Richier  (Sébastien),  22. 
Rll>DER  (C.  de).  572. 
Rigault   (Nicolas),    288,    :;12. 
Rivet  (André).  N.  178.  179  (et  n.  6), 

22N.    25!»    (n.    5).    211.    2(i2.    291  : 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


741 


Livre  II,  Chap.  XIII  :  pp.  £93 
310.  311,  31  1.  325,  337,  343,  344, 
347,  348,  352,  353,  389  (n.  2),  425, 
453,  466,  473,  474,  492,  496,  509 
(n.    1),   582. 

Rivet  (Claude),  343,  347. 

Rivet  (Guillaume),  Sr  de  Chanver- 
non,  208,  213,  228,  230,  298,  300 
(et  n.  3),  343,  351. 

Rivet  (Madame),  300  :  v.  Oyseau 
(Suzanne). 

Roannez    (Mademoiselle    de),    359. 

Robert  (Prince  Palatin),  605. 

Robert  (Lazare),  225. 

Roberval,  512,  637,  638  (et  n.  1). 

Robinson  (Rév.),  302. 

Rocolet   (Pierre),   283   (n.    2). 

ROEMER-VlSSCHER,      508. 

Roger  (Louise  ou  Loyson),  624. 
Rohan  (Duc  de),  52,  110,  426. 
Rouan  (Duchesse  de),  624  (n.  5). 
Rohan  (Mademoiselle  de),  309. 
Roissi.  152  (n.  1). 
Romano  (Pompeio  Justiniano),  99, 
Ronsard.  71,  73  (n.  1).  87  (et  n.  4). 

<><•  (n.  3),  91,  93  (n.  1),  134,  114, 

257.    259. 
Rondelet,   182. 
Rocques     (Jacques     Secondât     de 

Montesquieu  de),  fils,  38  (n.  5), 

5:i.  5  1.  57,  61,  62,  64,  67,  92  (n.  1), 

102,  104,  105,  106,  116. 
Rocques     (Jacques     Secondât     de 

Montesquieu  de),  106,  110,  121, 

124  (n.  2),  136. 
Rocques-Lobéjac  (AndietU'),   189. 
Roques,  136  ;    v.    Rocques    père. 
Rosenkreutz,    402. 
Rosny  (Maximilien,  baron  de).  33  : 

v.   Sully. 
Rosset  (François  de),  365. 
Rou  (Jean),  240. 
Rousseau     (Jean- Jacques).     272. 
Roussv  (Sr  de),  112. 
Roy  (Andries  de).  66  (n.  3). 
ROY  (Henri  de),  512  (el  n.    1).  520, 

5.'!.">.  .")  1 1 .  545,  633,  654  :  v.   Re- 

GIUS. 

Russi  (Élie  de  la  Place.  Sr  de),  vi- 
comte  de    Machault,    113,   11"». 
Rrssv  (Sr  de),    ll.'i  :  v.   Russi. 
I!i    rGERSIUS,     283. 


S.mi.i.v   (Capitaine),   372. 

Sain,     112. 

Sainct-Mars    (  Isaac),    344. 
Saint-Amand,     680. 
Saint-Aignan    (Nicolas    de).    349. 
Saint-Cyran  (de),    262,  308. 
Saint-Didier    (Madame    de),     346 

(et  n.  2). 
Saint-Éyremond,   2(S5. 
Saint-Fulgent   ( Jacques-Bertrand, 

Sr  de),  231. 
Saint-Gabriel  (Ant.    Basnage    Sr 

de),  229  ;  v.  Basnage  (Antoine). 
Saint-Hilaire        (Capitaine).        ou 

Saint-Hillaire,    61,    62,    64,    67 

(n.  5),  68,  96  (n.  1),  121. 
Saint-Loup   (Sr   de).   310  :   v.    Sau- 

maise  (Bénigne). 
Saint-Loup    (Sr    de),    fils    de    Sau- 

maise   (Claude),    332    (n.    4),    681 

(n.    2). 
Saint-Mihiel  (Girard  de).  2/  (n.  1)  ; 

v.  Girard  de  Saint-Mihiel. 
Saint-Paul,    176. 

Saint-Simon  (Jean-Antoine  de),  ba- 
ron de  Courtomer,  58  (n.  2).  372  ; 

v.  Courtomer. 
Saint-Surin,  281  (et  n.  3),  282  (et 

n.  1,  3). 
Saint    Thomas.  523  (et  n.  2). 
Saint-Vertunien  (François  de).  Sr 

de  Lauvau,  190  (n.  3),  197,  204. 
Sainte-Aldegonde  :     v.     Marnix 

DE  . 

Sainte-Croix  (Mr  de).  496. 

Sainte    Thérèse,   396. 

Salandre,  58  (n.  3);  v.  Schelandke 

(Robert  de). 
Sai.isbury,  67  (n.  2). 
Salmash  s.       221  ;       v.       SAUMAISE 

(Claude). 
Sancy  (Sr  de).  55,  61,  62  (el   n.  1  ). 

63  (et  n.  1),  64,  (37  (et  n.  5),  68, 

98  m.  1). 
Sanson,   71»  (n.    1  .). 
Saporta  (Antoine),  240  (n.  (i). 
Saravia     (Adrien),     n.     158,     163; 

Livre  II.  Chap.  IV  :  pp.  169-170  : 

171.  172  in.  2),   192,  2  11. 
Sardign^s  (M1  de),  179  (et  n.  (i). 
Sarocqi  es    (Capitaine).    59    (n.    2), 

61.  (12.  (H.  (»7  (et   n.  .".).  '.Mi  (n.   1  ). 

97  ni.  l  i.  106,  121.  136. 


742 


INDEX     DES    NOMS    PROPRES 


Sarrau  (Conseiller),  306,  307,  308, 
318  (n.  3). 

Sarrocques,    121  ;    v.    Sarocques. 

Sarravia  (Thomas),  169  (n.  1)  ; 
v.    Saravia. 

Sarravius,   307  ;   v.    Sarrau. 

S  au  (du)  ;  v.  du  — . 

Saucy,  62,  (n.  1)  :  v.  Sancy. 

Saumaise  (Bénigne),  Sr  de  Tailly, 
Bouze  et  Saint-Loup,  310. 

Saumaise  (Claude).  9,  10,  214,  221, 
27.3,288,  291,  304,  305;  Livre  II, 
Chap.  XIY  :  pp.  311-333.  338, 
340.  316.  352,  353,  404,  426.  467, 
173.  478  (et  n.  3),  486,  492.  502, 
505,  509  (et  n.  1),  512,  523.  579, 
584  (n.  1).  666,  670,  677.  681  (n.  2). 
689. 

Saumaise  (Madame  Claude),  312, 
320. 

Saurin,  310. 

Savorxix,  97  (n.  3). 

Scala  (La),  189  :  v.  Scaliger. 

Scaliger  (Joseph- Juste).  8,  9.  10, 
53,  106  (et  n.  4),  139,  173,  184 
(n.  4).  185  :  Livre  II,  Chap.  VI  : 
pp.  187-217  :  219,  220,  221,  227. 
228  (et  n.  1).  280,  234,  236  (et 
n.  2.  5),  237  (et  n.  3),  263,  275, 
276,  283,  288,  289,  295.  298,  305, 
311.  312,  313,  314.  315,  316,  317, 
319,  320,  325,  332,  333,  343».  852. 
353,  373.  390  (n.  4).  689  ;  Notes 
Complémentaires  sur  le  Livre 
II,  717. 

Scaliger  (Jules-César),  187,  188, 
189,  190,  193,  197  (et  n.  1),  209. 
210  (n.  2),  212,  213  (n.  2). 

Scaliger  (Sylve),  190. 

Scanderus,  473. 

Scarrox,    308. 

Scarrox  de  Nandiné  (Madame). 
636. 

Scelandre  ( Jobannes ).  2.~>  (et  u.  1), 
v.     Schelaxdre    (Jean    de). 

Schalaxder,  97  (et  n.  2)  ;  v.  Sche- 
laxdre (Robert   de). 

Schalandiere,   121  :  v.   aussi   C.HA- 

LANDIÈRE. 

Schalandre,  97  (et  n.  2)  :  v.  Sche- 
landre  (Robert   de). 

Schaliger  (.1.).  216  (n.  1);  v.  SCA- 
LIGER   (■!.    .1.). 


Sciieixer  (Le  P.).   117.  480  (et  n.  4). 

SCHELAXDLK,     57     (il.     1)  ;     V.     SCHE- 

laxdre  (Robert  de). 
Schelaxdre  (Anne  de),   17  (n.   7). 
Schelaxdre   (Charlotte   de),   22. 
Schelaxdre   (François   de),    Sr   de 

Wuidebourg  ou  YVuidebourgs,  ou 

Yuidebourse,  26  (n.  5),  125  (n.  4). 
ScHELAXDKi:    (Gobert     de),    Sr    de 

Chaumont,  26  (n.  5). 
Schelaxdre    (Hélène    de).    22,    2(1 

(n.  5). 
Schelaxdre  (Jean  de).  8  ;  Livre  I  : 

pp.  15-137,  177  (n.  2),  222,  234, 

258  (n.  2),  268,  270,  272  ;  Pièces 

Justificatives  I  et  II  :  pp.  693- 

711. 
Schalaxdre    (Jean    de),    Sr    de    la 

Cour     et     de     Yuidebourse,     125 

(n.    4). 
Schelaxdre   (Judith   de),    125  :   v. 

Streff. 
Schelaxdre   (Madeleine    de),    125  : 

v.    Chavexel   (Richard    de). 
Schelaxdre  (Mademoiselle  de),  36 

(n.  3),  125,  126. 
Schelaxdre   (Madame   de),    125. 
Schelaxdre  (Robert  de),  frère  de 

Jean    de   — .    Livre  I  :    pp.    15- 

137. 
Schelaxdre   (Robert   Thin   de),   le 

père,  22,  26. 

SCHELAXDRES,      98.      W  ;      V.      ScHE- 

laxdre  (Robert  de). 
Schelaxdres  (Renée  de),  126. 
Schelexder    (French,    Frantz    ou 

Franeh),  26  (n.  5). 
Schelnders  (Jehan  Thin  von),  26. 
Schioppius,  281)  :  v.  Scioppius. 
Schlaxdres,   54   (n.    6)  ;   v.    Sche- 

landre  (Robert   de). 

SCHLANDRES  :     V.     SciIELXDLUS. 

Schluter  (Henry),  077.  fis:;  (et 
n.    2),    684. 

Schotaxus.  336,  •'!  17. 

Schotaxus  (11.).  436. 

Schotanus  (M.).  436. 

Schotanus    (d'Utrecht),     548. 

Schoock  (Martin),  9,  553;  v. 
Schoocki  us. 

Schoockius  (Martinus),  0  :  Li- 
vre III  :  Chai-.  XVII  :  pp.  553- 
556  :  Chap.  XVIII  :  pp.  557-567  : 


INDEX    Dl  S    NOMS     l'ROl'KFS 


743 


Chai-.      XIX  pp.      569-578: 

Chap.   XXI   :  pp.  595-601  ;  658. 
Schooten  (Frans),  le  père,  446. 
Sc.iiooten    (Frans),    le    jeune,    369 

(n.    1),   377,   532,   077   (n.   3),   678 

(h.  2),  683,  684  (n.  3). 
Schouten    (André),    147. 
Schrassert,  523  (n.  1),  524  (n.  1). 
Schuerman  (Jean   Godsehalk),  536 

(n.  4)  ;  v.  Schurmax. 
Schurman    (Anne-Marié    de),    437 

(et  n.  4).  .".17.  .136  (et  n.    1).  537, 

539,   719. 
Schurman   (Jean   Godsehalk  de,   à, 

ou  van),  437  (et  n.  4),  536  (n.  4). 
Schurmann,  437  (n.    I;  ;  v.  Schur- 
man. 
Schurmans  (.Mademoiselle  de),  536, 

539  ;   v.    Schurman   (Anne-Marie 

de). 
Schurmans,  437  :  v.  Schurmann. 
Scioppius,  189,  210,  289. 
Scudéry    (Georges    de),    276,    277, 

285. 
Second  (Jean),  144. 
Sedlinsky,  124. 
Séguier    (Chancelier), 
Selandre,  2.">  (n.  1) 
Selidos   (Capitaine). 

(n.  4),  96  (n.  1). 
Skxèque,   149,   176.   236,   237,   585, 

622,   642. 
Sergeant  (Johannes).  4SI   (et  n.   1. 

6). 
Sergeant  (Thomas  Jacobsen),  481 

(et   n.  6),    182. 
Seridos,    64    (n.    À):    x.    Ceridos, 

Celidos,   Sklidos. 
Serocques  (Capitaine).  136  :  v.  S\ 

ROCQUES. 

Servin,  20."). 

Servien,  37  !.  ooi. 

Sévigné  (Madame  de).  285,  12  1. 

Shakespeare,  237,  365  (n.   1). 

Silyk  (Capitaine),  .">7  (n.   h.  02.  o  I. 

07.  103,  Kt."». 
Silvius,  "'.';7  :  v.  Del  Boe  — . 
Simonsz    (Reyer),    210    (et    n.     l  i. 
Sin  r-1  in  vre,  96  (n.   1  )  :  y.  Saint- 

I  ilLAIRE. 

Sjaerdema    (Famille),     120.     l.;o. 

138  (et    n.    1). 
Sjoeck  (Nicolas),    138  (n.    h. 


584. 


59   in.   2).   (il 


Slandre,   54   (n.   0).   '.i7  ;   v.   Sche- 

landre  (Robert   de). 
Smedt  ou   Smet  (Bonaventure  de), 

178,    1!I2,     230,    27Ô  ;    v.    VuLCA- 

NIUS. 

SxELLirs.   230.   :J.  11    (n.    3).   432   (et 
n.  2),  476  (n.    I).  402  (n.  1). 

Socix.   .">•">'.). 

Socrate,  384,  386,   107.  031.  651. 

Solms  (Comte  Georges  de),  38, 39,  10. 

Somaize,  536. 

Sommelsdijck    (Mr    de).     313  ;     Y. 
Aerssen  (François). 

Sommère  (Mr  de).  205. 

Soxo  y,  162. 

Sophie     (Princesse     Palatine).     605 
(et  n.   1).  629. 

Soreerius,  349;   v.   Sorhière  (Sa- 
muel). 

Sorbier  (Henri),  350  :  v.  Sorbière. 

Sorbière  (Samuel),  228,  281,  331, 
337,  349  (et  n.  3),  350,  448  (n.  3), 
465  (et  n.  1).  400.  528  (et  n.  3), 
530  (et  n.  2,  3).  .".31.  532  (et  n. 
2).  581  (et  n.  4),  582.  587  (et 
n.  1),  603,  0(H  m.  1).  657  (n.  3), 
666  (et  n.  .".). 
Sosus.  107. 
Soibysk  (M1  de).    11(1. 

Soucy  (François  de).  Sr  de  Gerzan, 
417  (n.    i). 

SOUMAZANNES    (Sr    de),    125    (11.     1): 

y.    Schelandre    (Jean    de). 

SOUMAZENNES  (S*  de).  O.S.   12.")  (11.   1). 

709    (et    n.    1);    y.    Schelandre 

(Jean  de). 
Spangenberg,    10(0 
Spanheim   (Frédéric),  304,   .:.!7  (et 

n.  2).  351,  0.")!)  (et  n.  1  ).  663. 
Spencer  (Richard),  112,  lis. 
Spinola,    58   (n.    2),    00.    Kl."..    106, 

110,  111.  113,  371,  376. 
Spinoza,    358,    619,    688,    689. 
Spucker  (Adam),  .">S7. 
S  i  wm'Iokx.  .">2.">.  609. 
Stasquin  (Jean),  22. 
Statira,  536  :  v." Schurman  (Anne- 
Marie  de). 
Steen  (Jan),  185,  260. 
Steuartius,      665;      y.      Stuart 

(Adam). 
Stf.yix  (  Simon  ).  27.  275,  341,  342, 

373,   381. 


744 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


Streff  de  Lawenstein  (Jean  Lam- 
bert de),  125. 

Stuart  (Adam),  331  (n.  2),  337,  338, 
655,  657  (n.  3),  659,  663,  664,  665. 

Stuart  (David),  331  (et  n.  2),  661. 

Stuarts   (Les),   125   (et   n.    1). 

Sturm  (Jean),  155,  156. 

StUDLER  VAX  ZUP.ECK  OU  VAN  ZU- 
RICH (Antoine),  Sr  de  Berghe 
(Bergen),  586,  677  ;  v.  Van 
Surck. 

Sully.  33,   119. 

Surck;  v.  Vax  Surck. 

Taciturne,    172  ;    v.    Guillaume 

d'Oraxge. 
Taffix  (Jean),  151  (n.  1),  222, 
Tailly  (Sr  de),   311  ;   v.   Saumaize 

(Bénigne). 
Tallemaxt  des  Réaux,  176  (n.  3), 

271  (n.  3),  389  (n.  2),  533  (n.  3), 

624,   625. 
Talmont  ;       v.       La       Trémoille 

(Claude  de). 
Talon  (Jacques),  126  (n.  4). 
Tanaquil-Faher,    353    (et    n.    1); 

v.    4\\xxeguy-Lefèvre. 
Taxxeguy-Lefèvre,  353  (et   n.   1  ). 
Tarexte  (Prince  de).  299,  342,  343  ; 

v.   La  Trémoïlle. 
Taurin  (Joseph),  225. 
Tayaert  (Jacob),  146. 
Téligxy  ;  v.  La  Xoue. 
Téligxy    (Marguerite    de).    30. 
Térence,  148. 

J'esselschade  (.Maria).  308  (et  n.  3). 
Texton  (Renatus),  230. 
Théophile  de  Viau,  119,  139,  111 

(et    n.    3).    210.    223.    232,    2  11  : 

Livre  IL  Chap.  X  et  XI  :  pp.  243 

270.  27! t.  372.   lui.   11.").   116,   119, 

1  17.    167,  689. 
Thin  (Robert),  134  (n.  2)  :  v.  Sche- 

laxdre. 
i  horius  (Pierre),   372. 
Thou  (Jacques-Auguste  de).  Conseil- 
ler d'Emmery,  26,  106,  loi.   L98, 

203,  205,  210,  237.  288. 
Thou  (Gouverneur  de).  55. 
Thouars  (de)  :  v.   La    Trémoïlle. 
Thuanus  :  v.  Thou  (de). 
Thuméry,  26  1  :  v.  Boissize  (de). 
Thunic,  2(i  I  :  v.  Tuning. 


Thysius  (Fr.),  316,  333  (et  n.   1). 
Thysius    (Antoine),    338,    523. 
Tiara,  436. 

J'iriox  (Isaac).  70  (n.  3). 
Torci  (Samuel  de),  346. 
Torsi  (Pierre  de).  340. 
Tossaxus,   160  :   v.   Toussaix. 
Touchelaye    (de),    533. 
Tourxemeixe  (Catherine),  349  (  n.4) 
J'oussaix  (Daniel),  160. 
J'relcat  (Luc),   fils,   171. 
Trelcat      (Luc),      8  ;      Livre      IL 

Chap.  IV  :  pp.  170-171  ;  175.  170. 

241,   353. 
Trémoïlle    (Cbarlotte-Brabantine), 

Duchesse  de  la  — ,  296  ;  v.  Xas- 

SAU. 

Tremolius    (Frederieus)    com.    La- 

valli,    342  ;    v.    Tarente    et    La 

Trémoïlle. 
Triglaxd,  657  :  v.  J^riglaxdius. 
Triglaxdius,    336,    655,    656,    657, 

658,   664. 
Tristan     L'Hermite,     Livre     II, 

Chap.  X  :  pp.  247-253,  279,  286, 

387. 
J'roxchix  (Daniel),  230. 
Troxchix  (Jliéodore),  231. 
Troxcixus    (D.),    230  ;    v.    Tron- 

CHIN. 

Tuning  (Gerijt),  173,  192,  103,,  104. 
195,  196,  197  (et  n.  3),  204,  217. 
219,  238. 

Turexxe  (Le  Grand).  N.  17.  18, 
126,  425,  562  ;  v.  La  Tour  d'Au- 
vergne. 

Turlupix,   20ii. 

Turnère,    IN!».    102. 

Turnebus,   102  :  v.  Turnèbe. 

Turretin   (Benoît),   231. 

Tuyninck,  216  (n.  1)  :  v.  Tuning. 

Tycho-Brahé,    523. 

Valcher,    506  :    v.    Valckenburg. 

Valckenburg  (Adrien).  506  (n.  2). 

Valkexsteix   (Comte   de),   54. 

Vallaeus  (Carolus),  'M'1  :  v.  Val- 
lée (Charles). 

Vallée  (Charles),  372. 

Vallée  des  Barreaux  (Jacques), 
533  :    V.    1  )i:s    1  ',  \i;i;  i:\ix. 

Valleran-Lecomte,  10.  253  (et 
n.   1).  3  10. 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


745 


Vallès  (Ch.  de),  349  :  v.  Vallesus. 
Vallesus  (Carolus).  349  :  v.  Vallès 

(C.  de). 
Vax  Aitzema,    603   (n.    2). 
Van  Asperen  (Sr).  55. 
Van  Baerle  (Gaspard),   2  10.   i>('>5. 

335,   551. 
Vax  Baerle    (Suzanne),     493. 
Vax  Bergex   (M.),    615   (et    n.    2)  ; 

v.  Van  Surck. 
Vax  Bergex  (Le  marinier).  129. 
Van  Brederode,   562. 
Van  Bkoxchkorst    (Gérard),   523. 
Van  Campexe.    158. 
Vax     Dam     (Cornelis     Heymenss), 

152. 
Van  den  Waterlaet,  543  :  v.  Wa- 

TERLAET. 

Van  der  Burcht,  103. 

Vax  der  Does  (J.),  143,  144,  146, 

202  :  v.  Douza  (Père). 
Vax   der    Hoolck,    542,    543,    .5 1«S. 

549,   571.   576. 
Van  der  Linden,  221. 
Vax   deb  .Merck  (Pierre).  390. 
Van   der    .Mylex    (Cornelis).     120. 

283  (n.  3),  293  (n.  1).  294. 

Mylex   (M"').   283. 
Xoot  (Charles).  07  (n.  3), 


Van  der 
Van  der 

101. 
Van  der 
Vax  der 


Vecht  (Jan  Jansz),  316. 

Werff,   143. 
Van   Dorp  (Frédéric),    loi. 
Van  Erpex  (Thomas).  302  :  v.  Er- 

PENIUS. 

Van  Eyck  (Jacob),   498  (n.   1). 
Van  Foreest  (Les),  426. 
Vax  Foreest  (Jean),    590. 
Van  Foreest-Schouwex    (Pieter). 
Van  Goob  (Th.  Ernest),  58  (n.  2), 

304. 
Van  Goob  (Le  pasteur),    173. 
Vax   Habff    (Eva),    437    (n.    4). 
Van   Hogelande    (Corneille),     0)1. 

188,  527,  530,  586,  634  (e1   n.    I), 

646.  666,  077.  678. 
Vax  Hogelande    (Fr.t.    182. 
Vax  Hogelande    (Theobald),    182 

ici    n.   1).  226  (n.   1  ).    104. 
Van  Hoir     (Jan),     1  l  1.     184     (d 

n.  2).  100.  238,  263,  659. 
Van     Ïnhausen     et     Kniphausen 

(Dodo).   102. 


Vanini  (Lucilio),  419,  550.  56."». 

5!i0. 
Vax   Leeuwen,    546,    571. 
Vax   Loo  (Maria).  221 . 
Vax   Loon,   60,    1".".. 
Vax  Mandeville  (Johan),  512.",. 
Van  Mi;i  eben  ( Emmanuel);  Livre  L 

pp.    15-137.    notamment    p.    10. 

loi  m.  5). 
Van    Mi  luis.    1.S7    (n.    1  ). 
Van  Oppyck,  523;  v.  L'Empebeub 

(Constantin). 
Vax   Ostade,  466. 
Vax  Ostrum    (Pétronille),    236. 
Vax  Raphelengen    (Joost),    209; 

v.   Raphelexgiex. 
Vax  Rayelexc.lx  (François),  209; 

v.  Raphelengien. 
Vax  Rayexsteix.    32    (n.    4). 
Van  Schooten    (Frans),    374. 
Van  Shouwen    (Martcn).    530  :    v. 

Vax  Foreest. 
Van  Schuyrman     (Frédéric),     457 

(n.  4),  v.  Schlrmax. 
Van  Surck    (Antoine    Studler),    Sr 

de  Bergen,  10,  581.  586,  591,  077 

(et   n.  .'!).  678. 
Van    Si  rcq  (Antoine).   527. 
Vax  Vervou  (Fredrich),  67  (n.   1  •. 
Van  Zureck,  586  :  v.  Van  Surck. 
Varennes  (Sr  do.  111. 
Varron,    100. 

N'assan  (Les  Erères),  210  (n.  6),  212. 
Vaux  (de),  :;i  (n.  5».  201. 

Vedel  (Nicolas).    17.'!.    475. 

Veer    (dénéral    François),    60,    77 

(n.2.  h.  78,699(et  n.  1)  ;  v.  Vere. 
Veere,    208    (étudiant    hollandais). 
Vendôme  (  Duc  de).  281 . 
Verbeck  (  1  Eenri),  551   (n.    1 1. 
Verbeck  (.Jean).  551  (n.    1). 
Vere  <  I  )aniel),  36. 
Vere  l  Edouard),  36. 
Vere   (François),    Général,    31, 

:;.;.  38,  39,   0'.   12,   13,  60,  61, 

64,  65,  70.  77  m.  2».  78  (et   n.  2. 

:;.  L.  101,  102,  109,  699  (n.  1  ». 
Vere  d  loratio),  35,  36,   12.  (d. 
Verger  l  I  Laurens),  ■">"•'!. 
Vermeer,    10. 

Verni  i  m  (Duc  do.  35,  38,  53, 
VERPRi  .  680. 
Verth  vmon   (  François   do. 


746 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


Vetter  (I)r).  182  (n.  1). 

Vésale  (André).  521. 

Viarius  (Theophilus),  141  ;  v.  Théo- 
phile. 

Viau  (Théophile  de),  232,  241  ;  v. 
Théophile. 

Viète,  203.  210.  376. 

YlLLAR  ;   V.    DEL. 

Villebox  (de),  120. 
Yillebressieu  (de),  415,  456  (n.  1), 

469     (et     n.    1),    470,    471,     475, 

580. 
Yilleroy  (de),  111  (n.  2),  131. 
Yilliers  (Loyseleur  de),   145,   172. 
A'illox  (Antoine),  419. 
Yirgile,  148.   149. 
Yirot  (Elisabeth),  311. 
Yischer  (C.-S.),  129  (n.  6). 
Visé  (Jacques  de),  61,  66. 
Yiset,  61  (n.  2)  ;  v.  Visé. 
Yisscher  (Anne),  508. 
Yitaxyal,  67  (n.  5)  ;  v.  Yitexval. 
Yitexval,  58  (u.  2),    61    (et  n.  2), 

62,  64  (et  n.  4),  67,  68,  96  (n.  1), 

121,  124  (n.    1). 
Yitteval,  64  (n.  4)  ;  v.  Yitexval. 
Yittexyal,  64  (n.  4)  ;  v.  Yitexval. 
Yitry  (Guillaume  de),  372. 
Voetius   (Gisbertus),    9.    415,    425  : 

Livre   III.   Chap.    XVI,   XIX   et 

XXI    :   pp.   535-578    et   595  601. 

633,  634,  654.  658,  661,  682  (n.  2). 
Voetius  (Paul).  597,  661. 
Voet,  484.  534,  5  13  :  v.  Voetius. 
Voet   (Paul),   428.    550.    553,   661  ; 

v.  Voetius  (Paul). 
Voiture,  245. 

Voltaire.  212,  229,  209.  327. 
Voxdel,  507.  508. 
Yorstius,    178.    2!>3. 
Vos  (Antoine).  219.   22(1.   254.   256, 

257. 
Vos  (Jan),  508. 
Yossius  (Gérard),   172.   175  m.    1  ). 

314  (et  n.  3).  315  (n.  1),  335,  351, 

681. 
Yossius  (Isaac),  175.  041.  681,  682. 
Yoz  (Sr  de).  2P.i  :  v.  Vos  (Antoine 

do. 
Vrancx  (Séb.)5  129  (n.  6). 
Vtenbogaert,  07  (n.  1)  :  v.  Wtex- 

BOGAERT. 

Yuidebolusl  (Sr  de),   125  (n.   4); 


v.  Schelaxdre  (Jean  de),  Sr  de 

la  Cour  et  de  — . 
Vulcanius  (Bonaventure)  de  Smet. 

152.  157,  168,  173,  192,  211,    236, 

263,  275. 
Yuydebource   (Sr   de),   25   (n.    1)  ; 

v.   Schelaxdre  (François   de). 
Vuytenval,   61   (n.   2)  ;   v.   Yitex- 
val. 
Yver,  78  (n.  4),  699  (n.  1)  ;  v.  Yere 

(François). 

Wael  (J.  de),  537. 

Waesberge,    55  1. 

Walaeus  (Joh.),  le   fils,  316. 

Walaeus,   344,   537. 

Wvxdreher  (Sr  de),  26  (n.  5). 

AVassé,   55. 

Wassexaer,    226,    388,    404,    447, 

448,   449. 
Wassexaer  (L'arpenteur),  525,  591, 

593,  609  (n.  4). 
Waterlaet,    543,    595,    596,    598. 
\\  akterlaet,  598  ;  v.  waterlaet. 
Weis,  630. 

Y'evelichovex,  316,  321,  329,  660. 
Wevelixchovex  ;    v.    Weyelicho- 

VEX. 

Wicquefort  (Jean  de),  551  (et  n.  4). 
Wilhem   (Leleu    de),    10,   494,    500 

(n.    4),    527,    574.    575.    054.    059 

(n.  1),  662,  669,  684  (n.  3). 
Wilhem  (M11*  de),  489. 
Wilhem   (La  petite  de),   527. 
Willemsex     (Guilliam),     dit     Cop- 

penol,   481. 
Wixsexius,  436.  717. 
WixwooD   (Ralph).    67    (n.    2),    112 

(et  n.   3),   118. 

WlTTEXHORST,  63  (U.    1). 

Wolfgaxg  -  Guillaume  (Electeur 
Palatin   de   Xeubourg). 

Wtenbogaert,   07.   263,  297. 

nVuidebourgs,  125  (n.  4)  ;  v.  Sche- 
laxdre (François  de)  et  Yuide- 
bourse. 

Wijngaerden  (Adr.),  333  (n.  1). 

Xelaxdre,  26  (n.  5)  ;  v.  Sciie- 
LAXDlîE. 


INDEX    DES    NOMS    PROPRES 


7'»7 


Young  (Patrick),  175  (n.  3)  ;  v.  Ju- 

nius  (Patricius). 
Yvon  (Pierre),  539. 

Zaxchi,  151  (n.  2),  160. 
Zanchius,    160  ;    v.    Zaxchi. 
Zéxox,  467,  622. 


Zkvecot,    ~>21  (n.   1  ). 

Zurich  (Van),  677  ;  v.  Vax  Surck. 

Zuylichem  (Sr  de).  330  (n.  2),  402. 

666  (et  n.  6),  684  (n.  3)  ;  v.  Huv- 

gexs  (Const.). 
Zylciiom,  666  ;  v.  Zuylichem. 


TABLE  DES  PLANCHES  ! 


Pages. 

I.  Quittance  de  Robert  de  Schelandre  pour  son  «  hors  de 

page  ».  (Bibliothèque  Nationale,  à  Paris,  Cabinet  des  titres)..     20-21 

I  a  et  b.  Eedloek  c  u  registre  des  serments  prêtés  par  les 
capitaines  au  service  des  États.  ( Archives  du  Royaume  à  La 
Haye) 20-21 

III.  Formule  du  serment  aux  États.   (Archives  du  Royaume 

à  La  Haye) 22 

IV.  La  bataille  de  Nieuport  en  1600.  ( Cabinet  des  Estampes 
d'Amsterdam) 44 

V.  La  campagne  de  1602.  (Régiments  français  :  B.'thune  et  Dom- 
marville).  (Cabinet  des  Estampes  d'Amsterdam) (i'J 

VI.  Le  siège  de  Grave  en  1602.  (Cabinet  des  Estampes  d'Ams- 
terdam)   64 

VIL  Le  siège  d'Ostende  (1601-1604).    (Cabinet  des  Estampes 

d'Amsterdam) 1 I  II  i 

VIII.   Le   siège  de   Juliers   en   1610.    (Cabinet  des   Estampes 

d'Amsterdam) 124 

IX  a  et  b.  L'École  du  Mousquetaire  et  de  l'Arquebusier. 
(Gravures  de   Jacques  de  Gheyn) 128-12:1 

X  a  et  b.  L'École  du  piquier.  (Gravuresde  Jacques  de  Gheyn).    128-129 

XI  a  et  b.  Le  Modelle  de  la  Stuartide.  Dédicace  probable- 
ment autographe  de  Jean  de  Schelandre.  (British  Muséum, 
Département  des  Manuscrits) 1 3<  ' 

XII.  Fin  de  la  Dédicace  signée  par  Daniel  d'Anchères 
(anagramme  de  Jean  de  Schelandre).  (British  Muséum) 132 

XIII.  Page  140  de  la  Stuartide  (d'après  l'exemplaire  unique 
au  British  Muséum,  avec  une  addition,  probablement  auto- 
graphe, de  Jean  de  Schelandre) 1  35 

XIV.  Titre  dessiné  pour  l'exemplaire  des  Tableaux  de 
Pénitence  de  J.  de  Schelandre  offert  a  Jacques  I. 
(British  Muséum) 138 


1.  Elles  sont  mentionnées   ici  sommairement  ;  on  trouvera  sous  chaque  plan- 
che une  légende  plus   détaillée. 

4  S 


750  TABLE    DES   PLANCHES 

XV.    L'Église    du    Béguinage    qu'occupa    l'Université    de 

Leyde  a  sa  fondation,    de   1575  à  1581 149 

XVI  a.  L'Université  de  Leyde  après  1581 152-153 

b.  L'Amphithéâtre  d'anatomie  fréquenté  par  Théo- 
phile et  Descartes  a  l'Université  de  Leyde.  (Gravures 
extraites  de  Meursius,  Athenœ  Batavœ,  1625) 152-153 

XVII  a.  La  Bibliothèque  de  l'Université  de  Leyde 152-153 

b.  Le  Jardin  des  Plantes  de  l'Université   de  Leyde 

dirigé    par    de    l'Escluse    d'Arras.    fD'après    Meursius, 
Athenœ  Batavse,  1625) 152-U3 

XVIII.  Portrait  de  Lambert  Daneau,  théologien  protes- 
tant FRANÇAIS,  PROFESSEUR  A  L'UNIVERSITÉ  DE  LEYDE  (1581- 

1582) ' 156 

XIX.  Le  grand  juriste  français  Doneau,  professeur  a 
l'Université  de  Leyde  (1579-1587),  d'après  Meursius,  Athenœ 
Batavœ 160 

XX.  François  du  Jon  (de  Bourges),  professeur  de  théologie 
a  l'Université  de  Leyde  (1592-1602),  d'après  Meursius, 
Athenœ   Batavœ 172 

XXI.  Pierre  du  Moulin,  professeur  de  philosophie  a  l'Uni- 
versité de  Leyde  (1593-1598),  d'après  Meursius,  Athenœ 
Batavœ 176 

XXII  a.  Charles  de  l'Escluse,  professeur  de  botanique 
a  l'Université  de  Leyde  (1593-1609),  d'après  Meursius, 
Athenœ  Batavœ 182 

b.  Autographe  de  de  l'Escluse  dans  l'Album  amico- 
rum  de  Boot.    (Bibliothèque  de  V  Université    d'Utrecht) 182 

XXIII.   Portrait   du   célèbre  philologue  français,  Joseph 

SCALIGER    D'AGEN,    PROFESSEUR     A    L'UNIVERSITÉ    DE     LEYDE 

(1593-1609).    (Salle  du  «  Sénat  académique  ») 213 

XXIV  a.  Autographe  inédit  de  J.  Scaliger  dans  l'Album 
amicorum  de  Boot.  (Manuscrit  de  la  Bibliothèque  de  l'Uni- 
versité d' Utrecht) 216-217 

b.  Lettre    de    Joseph    Scaliger    a     Douza.     (British 
Muséum) 216-217 

XXV.  Tombe  de  Joseph  Scaliger  dans  l'Église  Saint-Pierre 

a  Leyde 216-217 

XXVI.  Portrait  de  Baudius  (D.  Le  Baudier,  de  Lille)  (lt03- 
1613).  (Université  d'Amsterdam) 220 

XXVII.  Page  de  l'album  de  Boot  remplie  par  un  étudiant 
français  de  l'Université  de  Leyde.  (Manuscrit  de  la  Biblio- 
thèque  d'  Utrecht) ' 236 

XXVIII.  Feuillet  de  l'Album  studiosorum  de  Leyde  por- 
tant les  noms  de  Balzac  et  de  Théophile  (8  irai   1615).  .  .  .        243 

XXIX.  Autographe    inédit    de   Balzac,    tans   l'Album   te 
Gronovius.    (Bibliothèque  Royale  de  La  Haye) 291 


TABLE    DES    PLANCHES  751 

XXX.  André  Rivet, théologien  français, professeur  a  l'Uni- 
versité de  Leyde  (1629-1632),  d'après  Meursius,  Athense 
Batavœ 302 

XXXI.  Lettre  inédite  de  Rivet  .(Bibliothèque  de  l'Université 
d'Amsterdam) 309 

XXXII.  Portrait  de  Saumaise,  philologue  français,  pro- 
fesseur   a    l'Université    de    Leyde  (1632-1653).     (Faculté 

des  Lettres  d'Amsterdam) '. . 316 

XXXIII    a.    Autographe    de    Saumaise    dans    l'Album     de 

Gronovius.  (Bibliothèque  Royale  de  La  Haye) 330 

b.    Autographe    de    Sorbière    dans    l'Album    de 
Gronovius.  (Bibliothèque  Royale  de  La  Haye) 330 

XXXIV.  L'Université  de  Franeker  ou  Descartes  fut 
inscrit  comme  étudiant  pour  le  semestre  d'été  1629.  .  .  .        439 

XXXV.  Le  château  de  Franeker  ou  habita  Descartes 
dans  l'été  1629.  (Cabinet  des  Estampes  d'Amsterdam) 442 

XXXVI  a.  Inscription  de  Descartes  sur  l'Album  Studioso- 
rum    de    l'Université   de    Franeker,  a    la    date  du    16- 

26  avril  1629  (Archives   de   Leeuwarden ) 452 

b.  Inscription  de  Descartes  sur  l'Album   Studios  >- 
rum   de  l'Université    de  Leyde,  LE   27  JUIN    1630 452 

XXXVII.  Habitation  de  Descartes  a  Amsterdam  en  mai 
1634  «  chés  Mr  Thomas  Sirgeant  in  du  Westerkerckstraet  » 
(aujourd'hui   Wistermarkt,    6) 4SI 

XXXVIII  a.  Pavillon  qu'habita  Descartes  a  Utrecht,  d'après 

UN  DESSIN  CONSERVÉ  AUX  ARCHIVES  DE  CETTE  VILLE 484 

b.  Autographe  inédit  de  Descartes  dans  l'Album 
de  Montigny  de  Glarges..  (Bibliothèque  Roycde  de  La  Haye).        18  1 

XXXIX.    Feuille   du   registre  des   baptêmes   de  l'Église 
protestante  de  Deventer  sur  laquelle  est  inscrite  la 
fille  de  Descartes,  Francine  (avant-dernière  ligne)....    488-489 

XL.  Lettre  de  Descartes  ou  il  est  question  de  sa   fille 

et  d'Hélène.  (Bibliothèque  de  V  Université  d' Amsterdam)  .  .    488-48.» 

XLI.    Ll    Discours  de  la  Méthode  (1637).  Contrat  d'édition 

découvert  aux  Archives  municipales  de  Leyde 502-503 

XL  H.  Le  Discours  de  la  Méthode.  Contrat  d'édition  dé- 
couvert aux  Archives  municipales  de  Leyde    (fin).  .  .  .    502-503 

XL III.  Autographe  de  Descartes  retrouvé  a  la  Bibliothè- 
que Royale  de  La  Haye 512-513 

XLIV.  Autographe  de  Descartes  retrouvé  a  la  Biblio- 
thèque Royale  de  La  Haye  (fin) 512-"'  13 

XLV.  Château  d'Endegeest  après  la  destruction  de  1574. 
(Dessin  des  Archives  municipales  de  Leyde  extrait  du  Leidsche 
Jaarbœkje  de  1909) 529 

XLVI.   La  Princesse  Elisabeth   (d'après  un  portrait  du  Musée 

de  Heidelberg) 60 1-605 

48* 


752  TABLE    DES    PLANCHES 

XLVII.  Portrait  inconnu  de  Descartes.  (Université  d'Ams- 
terdam)      604-625 

XLVIII.  Le  portrait  ee  Descartes  par  Frans  Hals  au  Musée 

du    Louvre 678-679 

LIX.  Portrait  de  Descartes  par  Bourdon.  (Musée  du  Louvre)    678-679 

L.  Portrait  de  Descartes  par  Beck.  (Musée  de  Stock- 
holm)        682 

LI.   Portrait   de   Descartes    par    Fraxs     Hals.     (Collection 

Ng-Carlstad   à    Copenhague) en  Frontispice 

LIL  Carte  des  Pays-Bas  dans  la  première  moitié  du 
xvne  siècle  d'après  Waddixgtox.  (La  République  des  Pro- 
vinces-Unies)          714 


LES  CLICHES  DES  PLAlS'CHES   HORS  TEXTE  I  >NT 
ÉTÉ    EXÉCUTÉS    DANS    LES    ATELIERS    DE    LA 

PHOTOGRAVURE    DEMOULIN 

IIO,    rue    de   vaugirard,    paris 


TABLE  DES   MATIERES 


Pages. 

Introduction 

LIVRE   I 
RÉGIMENTS  FRANÇAIS  AU  SERVICE  DES  ÉTATS 

UN    POÈTE-SOLDAT    :    JEAN    DE    SCHELANDRE,     GENTILHOMME  YERDUNOIS. 

Chapitre  I.  —  Introduction 14 

Chapitre  II.  —  Les  premières  années  de  Jean  de  Sehelandre 25 

Chapitre  III.  —  Les  premiers  faits  d'armes  du  jeune  capitaine  : 

Robert  de  Sehelandre.  Rataille  de  Nieuport  (2  juillet  1600).  .  .  35 

Chapitre  IV.  —  Le  poème  de  Jean  de  Sehelandre  sur  la  bataille 

de  Nieuport 1- 

Chapitre  V.  —  Retraite  de  Flandres.  Les  campagnes  de  1601  et 

de  1602 55 

Chapitre  VI.  —  L'ode  pindarique  de  Jean  de  Sehelandre  sur  le 
Voyage  fait  par  l'armée  des  Etats  de  Hollande...  l'an  1602  et 
la  Prise  de  Grave 69 

Chapitre  VIL     —  Le  siège  d'Ostende 95 

Chapitre  VIII.  --La  guerre  ralentie.  —  La  Trêve  de  1609.  — 

Jean  de  Sehelandre  à  Avignon,  puis  au  siège  de  Juliérs  1610.  .        109 

Chapitre  IX.  —  Vie  et  mœurs  des  gens  de  guerre 127 

LIVRE   II 

PROFESSEURS  ET  ÉTUDIANTS  FRANÇAIS 
A    L'UNIVERSITÉ    DE    LEYDE     (1575     a     1648) 

a  propos  de  balzac.  et  he   ruéophile  (1615) 

Introduction 141 

Chapitre  I.    —  La  Fondation  de  l'Université  de  Leyde 113 

Chapitre  II.  —  Un  Théologien  du  xvie  siècle  :  Lambert  Daneau 

(1581-1582) 153 


754  TABLE    DES    MATIÈRES 

Chapitre    III.  —  Un   grand   Juriste   :    Hugues   Doneau   (1579- 

1587) 159 

Chapitre  IV.  —  Un  groupe  de  Théologiens  :  Saravia,  du  .Ion,  du 

Moulin,  Treleat,  Basting 169 

Chapitre  V.  —  Un  fameux  Botaniste  artésien  :  Charles  de  l'Es- 

cluse  (1593-1609) 181 

Chapitre  VI.  ■ —  Le  plus  grand  philologue  du  xvie  siècle  :  Joseph 

Juste  Scaliger  (1593-1609) 187 

Chapitre  VII.  ■ —  Dii  minores  :  Baudius  de  Lille,  Polvander  de 

Metz 219 

Chapitre  VIII.  --  Étudiants  français  à  l'Université  de  Leyde 

de  1575  à  1615 225 

Chapitre  IX.  —  Vie  et  mœurs  des  étudiants  français 233 

Chapitre  X.  —  Balzac  et  Théophile  (1615) 243 

Chapitre  XL  —  Deux  devoirs  d'écoliers  : 

a)  L'Ode  de  Théophile 267 

b)  Le  Discours  de  Balzac 270 

Chapitre  XII.  —  Balzac  et  Daniel  Heinsius 275 

Chapitre  XIII.  —  Un  grand  Théologien  orthodoxe  :  André  Rivet 

(1620-1653) 311 

Chapitre  XIV.  --  Du  Ban  et  les  origines  du  Cartésianisme  à 

l'Université  de  Leyde 335 

Chapitre  XV.   —  Étudiants  français  à  l'Université   de  Leyde 

de  1616  à  1648 341 

Conclusion 353 


LIVRE  III 

LA  PHILOSOPHIE  INDÉPENDANTE 

rené  descartes  en  hollande. 

Chapitre  I.  —  Introduction 357 

Chapitre  IL  —  Enfance  et  adolescence  (1606-1617) 359 

Chapitre  III.  —  Descartes  volontaire  au  service  des  États.  — 

La  rencontre  avec  Beeckman 371 

Chapitre  IV.  —  Les  années  d'Allemagne  (1619-1621).  —  L'in- 
vention merveilleuse  du  10  novembre  1619 393 

Chapitre  V.  —  Voyages  en  France  et  en  Italie  (1622-1628) 411 

Chapitre  VI.  —  Descartes  en  Hollande  (1628-1649) 421 

Chapitre  VIL  —  Visite  chez  Beeckman  à  Dordrecht  (8  octobre 
1628).  —  Inscription  à  l'Université  de  Franeker  (16-26  avril 
1629)     429 


TABLE    DES    MATIÈRES  755 

Chapitre  VIII.  —  Séjour  à  Amsterdam  (1629-1630).  —  Inscription 
à  l'Université  de  Leyde  (27  juin  1630).  —  Retour  à  Amster- 
dam. —  Rupture  avec  Beeckman 445 

Chapitre  IX.  —  Suite  du  séjour  à  Amsterdam  (hiver  1630-1631).        459 

Chapitre  X.  —  Voyage  en  Danemark  (été  1631).  —  Continuation 
du  voyage  à  Amsterdam  (automne  1631  à  mai  1632).  —  Séjour 
à  Deventer  (fin  mai  1632  à  fin  novembre  1633).  —  Retour 
à  Amsterdam  (décembre  1633  au  printemps  1635) 469 

Chapitre  XI.  —  Le  roman  de  Descartes  :  Hélène  Jans  et  sa  fille 

Franchie 483 

Chapitre  XII.  —  Séjour  à-  Utrecht  (1635).  —  Un  ami  de  Des- 
cartes :  Constantin  Huvgens.  —  Un  domestique-disciple  : 
Jean  Gillot 491 

Chapitre  XIII.  —  Séjour  à  Leyde  (1636-1637)  ;  publication  du 

Discours  de  la  Méthode 499 

Chapitre  XIV.     -  Séjour  à  Santpoort  près  de  Harlem  (1638- 

1639) 511 

Chapitre  XV.  —  Séjour  à  Harderwijk  (1640),  à  Leyde  (1640)  et  à 

Endegeest  (1641-1643) 523 

Chapitre  XVI.       -  Regius  adversus  Voetium 535 

Chapitre  XVII.  —  Descartes  contre  Voetius 547 

Chapitre  XVIII.  —  L'Epistola  ad  Voetium  (1643) 557 

Chapitre  XIX.  —  Le  procès  de  Descartes  à  Utrecht  et  à  Gro- 

ningue 569 

Chapitre  XX.  —  Voyage  à  Paris  (1644)  ;  retour  à  Egmond 579 

Chapitre  XXI.  —  Suite  des  procès  de  Groningue  et  d' Utrecht 
(1645-1648) 

Chapitre  XXII.  —  Un  amour  intellectuel  :  Descartes  et  la  prin- 
cesse Elisabeth  (1642-1644) 603 

Chapitre  XXIII.  —  Un  amour  intellectuel  :  Descartes  et  la  prin- 
cesse Elisabeth   (suite)  (1644-1645) 615 

Chapitre  XXIV.  —  Correspondance  avec  l'exilée  (1646-1647).  — 

Deuxième  voyage  de  Descartes  en  France  (1647) 629 

Chapitre  XXV. —  Correspondance  avec  l'exilée    (suite)   (1617- 

1649).  —  Troisième  voyage  en  France  (1648) 641 

Chapitre  XXVI.  ■ —  Descartes  et  l'Université  de  Leyde  (1617- 

1648) 653 

Chapitre  XXVII.  —  Départ  pour  la  Suède  dr  septembre  1649). 

—  La  mort  (1 1  lévrier  1650) 669 

Conclusion    687 


756  TABLE    DES    MATIÈRES 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES 

I.  —  Ode  pindarique  sur  le  voyage  fait  par  l'armée  des  Estats  de 

Hollande  au  païs  de  Liège  l'an  1602.  Item  sur  la  prise  de 
Grave 693 

II.  —  Le  procez  d'Espagne  contre  Hollande  plaidé  dès  l'an  1600 

après  la  bataille  de  Nieuport 704 

III.  —  Le  Modelle  de  la  Stuartide  (Ms.  du  British  Muséum  16  E 

xxxiii) 709 

IV.  —  Discours    politique    sur    V estai    des'  Provinces-Unies    des 

Pays-Bas  ;  par  J.   L.   D.  B.  (Jean-Louis  de  Balzac). 

A  Leyde,  chez  Jan  Maire,  1638 713 

V.  —  Notes  complémentaires  sur  le  LIVBE  II 717 

VI.    —  Notes  complémentaires  sur  le  LIVRE  III 717 

Errata 720 

Index  onomastique  des  personnages  antérieurs  au  xixe  siècle.  .  721 

Table  des   Planches 749 

Table  des  Matières 733 


ACHEVE  D IMPRIMER 
PAR  F.  PAILLART,  A 
ABREVILLE  (SOMME) 
LE 28  DÉCEMBRE  1920 


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rable :  c'est  la  source  principale  du  mal  que  l'on  a  pu  dire  des  femmes  dans  la  querelle  |qui,se 
termina  seulement  au  xvie  siècle. 

Wilmotte  (M.).  Etudes  critiques  sur  la  tradition  littéraire  en  France.  La  naissance 
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dans  le  théâtre  religieux.  —  Le  sentiment  descriptif  au  moyen-àge.  —  F.  Villon.  — 
La  tradition  didactique  du  moyen-àge  chez  J.  du  Bellay.  —  La  critique  littéraire  au 
xvn*  siècle.  —  J.  Jacques  Rousseau  et  les  origines  du  romantisme.  —  Eugène  I  romentin 
et  les  Réalistes.  —  L'esthétique  des  Symbolistes,  in-12.  5  fr.  25 

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1909,  p.  350. 

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ABREVILLE.    —      IMPRIMERIE    F.    PAILl.ART. 


La    Bibliothèque 

Université   d'Ottawa 

Echéance 

Celui  qui  rapporte  un  volume 
après  la  dernière  date  timbrée 
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