i.i ;'.
U d'/of OTTAWA
uni
39003003747770
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/ecrivainsfranaOOcohe
•
£/
Z-l. Il
BIBLIOTHÈQUE
DE LA
REVl E DE LITTÉRATURE COMPARÉE
Dirigée par MM. Baldensperger et Hazard
ÉCRIVAINS FRANÇAIS EN HOLLANDE
DANS LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XVIIe SIÈCLE
DU MÊME AUTEUR :
Histoire de la mise en scène dans le Théâtre religieux français du Moyen-
Age. Paris, Champion, 1906 : un vol. in-8°, pli. (épuisé).
Le même ouvrage, traduit en allemand par le I)r C. Baver.
Leipzig, \V. Klinkhardt, 1907, in-8°, pli.
Rabelais et le Théâtre (extrait de la Revue des Eludes rabelaisiennes) .
Paris, Champion, 1911 : un vol. in-8°, pli. (épuisé).
Mystères et Moralités du Manuscrit 617 de Chantilly, publics pour la
première fois cl précédés dune étude linguistique et littéraire. Paris.
Champion, 1921 ; un vol. in-l°, pli.
EN PRÉPARATION
Ecrivains français en Hollande dans la seconde moitié du XVIIe siècle.
Le Livre de scène du Mystère de la Passion joué à Mons en 1501.
POM I, \l l IKÉD I M S( M. i i - PAH II. INS HaLS
(Collection Ny-Carlstad à Copenhague).
Gustave COHEN
DOCTE!" U ES LETTRES
CHARGÉ DE COURS A lA NI VEIl-UÏ: DE BTRASB
ÉCRIVAINS FRANÇAIS
EN HOLLANDE
DANS LA PREMIÈRE MOITIÉ Dl Wll SIÈCLE
Liv I • « Le guerrier qui deflend, nom pareil en vertus.
De l'a< ier de César, les raisons de Brutus. »
Jean de S. helandre, uentilhonnne verdunois).
Liv II : « Ce peuple ne sera plus ou sera toujours libre. »
Guez ih Balzai . Discours politique sur l Estât
des Provinces-l nies .
Liv. III •• « Quel autre pays du monde où l'on puisse jouir d'une
liberté si entière ? »
Lettre de Descartes à Balzac).
PARIS
IBRA1RIE ANCIENNE ÉDOU VRD CH VMPIO>
,"). qi vi m \i.\<u as, .»
L920
y
DROITS DE REPRODUCTION, d'aDAPTATIOH El DE TRADUCTION RÉSERVÉS
POLI! TOUS PAYS Y COMPRIS LV HOLLANDE, LA SUÈDE ET LA NORVÈGE.
Copyright 1920 by Gustave Cohen
À
A MON MAITRE
GUSTAVE LAXSOX
En témoignage de respectueuse admiration
et d'affectueuse gratitude.
G. C.
INTRODUCTION
Nous avons voulu apporter ici une contribution à l'histoire
de l'expansion française à l'étranger dans la première moitié
du xvne siècle.
C'est un fait extrêmement connu que la Révocation de l'Edit
de Nantes a jeté en Hollande quelque cent mille réfugiés qui
ont augmenté la prospérité de ce pays, y ont l'ait souche, et dont
les descendants ont, jusqu'à nos jours, gardé l'usage du fran-
çais dans leurs églises. Encore fallait-il expliquer pourquoi
les persécutés avaient préféré la Hollande à beaucoup d'autres
contrées qui leur étaient plus faciles d'accès. C'est, disons-le
d'un mot, qu'ils suivaient la voie tracée par leurs pères pour
qui la Hollande avait été, bien avant 1685, pendant tout le
cours du xvne siècle, non seulement un refuge, mais surtout
un séjour de prédilection.
Elle l'était pour les protestants français, mais aussi, dans un
grand nombre de cas, pour les catholiques, lorsque ceux-ci
avaient soif d'indépendance et de libelle. On ne lrignorai1 pas
en ce qui touche l'un d'eux. l«' grand Descartes; on a bien lu
également, quelque part, soit dans une de ses biographies, soit
ailleurs, dans des manuels, des phrases comme celles-ci :
«De jeunes gentilshommes français se rendaient aux l'a\s-
Bas pour y servir sous Maurice on bien : L'Université de
Leyde était fréquentée par des étudiants de diverses natii
A ces phrases vagues, à ces notions imprécises, il fallait,
substituer, selon les exigences de la méthode moderne, des faits,
des dates, des noms et, selon d'antres exigences non moins
impérieuses, sans lesquelles cette méthode n'est qu'un pai
minemenl de l'histoire, sons ces noms, mettre des êtres ri dans
ces êtres, si possible, une étincelle de vie. en sorte qu'il puisse
<S ÉCRIVAINS FRANÇAIS EN HOLLANDE
nous paraître avoir été mêlés nous-mêmes aux cohortes de ces
lointains pionniers de notre civilisation de jadis.
Fréquentation profitable, car ce n'étaient pas que des maîtres
d'armes, des « friseurs », des « perruquiers et des danseurs,
que nous envoyions au dehors, c'étaient de brillants officiers,
comme Odet de la Noue, les deux Béthunes, les deux Chastillons,
les Hauterive, les Courtomer, les Bouillons, dont l'un s'appelle
Turenne, les La Force, les d'Estrades ; mais, pour prendre part
aux combats de ces Régiments français au service des Etats
et pénétrer leur existence, ne valait-il pas mieux se placer dans
leurs rangs aux côtés d'un simple soldat, qui fut en même temps
un vrai poète : « Jean de Schelandre » ? et ce sera notre pre-
mier livre.
Le Livre II est réservé aux combats plus pacifiques de l'in-
telligence. Ce que la pensée française a apporté à Y Université
de Leijde, et, partant, à la civilisation hollandaise, en son a Siècle
d'Or », comme l'appellent ses historiens, on ne le dira jamais
assez. Ses deux premiers professeurs, en 1070, Feugueray et
Cappel, sont deux Français. Son premier programme est rédigé
par un Français, le même Feugueray et, après eux, dont le
séjour fut de courte durée, c'est un défilé des meilleures de nos
gloires dans le Cloître des Béguines voilées, puis dans celui des
Dames blanches.
En théologie, après les deux pasteurs que nous avons nommés,
c'est Lambert Daneau, de Beaugency-sur-Loire, Du Jon\
qui est de Bourges, Polvander, qui est de Met/. Saravia et
Trelcat, qui sont de L'Artois, Dr Moulin, qui est des environs
de Paris et plus tard Rivet, qui est du Poitou. En droit, ce n'est
rien moins que l'émule de Cujas, le célèbre Hugues Doneau
qui y fonde les études juridiques. En science, c'est le grand bota-
niste De L'Esclusi.. d'Arras ; mais c'est surtout dans les lettres
que nous donnons à la vieille Université hollandaise un éclat
extraordinaire, en lui cédant le plus grand philologue du
xvie siècle, Joseph Juste Scaliger : non pas pour occuper
une chaire, car il n'a pas l'obligation d'enseigner, mais pour
recevoir un traitement, considérable pour l'époque, à seule
lin d'enrichir l'Université de sa présence et celle-ci, comme son
historien M. Molhuysen le reconnaît et comme l'avouait au^si
un savant allemand, M. von Wilamovitz-Mbllendorf, lui doit
en grande partie sa réputation. L'expérience lut si heureuse
INTRODUCTION '.I
qu'elle fut recommencée et, Scaliger étant mort en 1609, on
laissa sa place vide, jusqu'à ce qu'un Français encore, qu
à la philologie du xvne siècle ce que Scaliger est a la philologie
du xvie, Claude Saumaise, fût appelé a l'occuper dans les
mêmes conditions, ce qu'il fit jusqu'à sa mort, survenue en 1
La vie de Descartes, à laquelle nous consacrons notre
IIIe livre, semble en faire une synthèse des deux prédécents,
car, si, en 1618-1619, nous le trouvons, à Bréda, soldat de Mau-
rice et mêlé aux autres gentilshommes français ([ni se formaient
à l'école du prince d'Orange, nous le retrouvons, en 1629,
immatriculé à la petite Université de Franeker-en-Frise et, en
1630, à celle de Leyde. Mais toute son existence, de 1629 à 16 19,
c'est-à-dire pendant ses années de production, n'est-elle pas
étroitement mêlée à celle des universités hollandaises, où il
recrute des disciples à la philosophie nouvelle, et parmi les
maîtres et parmi les élèves ?
Ne suit-il pas Reneri à 1' «École illustre de Deventer en 1'
ne s'insf alle-t-il pas auprès de lui à Utrecht, en 1635, ne
guide-t-il pas là les recherches de son élève Regius ? Tout ceci
ne va pas sans luttes et nous assisterons aux duels à la
plume de Descartes contre Voetius, le professeur de l'Université
d'Utrecht, contre Schoock, le théologien de l'Université de Gro
ningue, contre Revius et Triglandius, les théologiens de l'Uni-
versité de Leyde.
Mais malgré ces « chahuants », comme les appelle Descartes,
la lumière se répand. « Tels esprits, dira le pasteur Colvius
en 1657, empeschent le cours libre de la vérité, qui néanmoins
percera avec le temps tous ces obstacles 1. Le fantôme d'Aris-
tote recule pas à pas dans les ténèbres, effaré du plein jour de la
vérité. Ce n'est pas le moindre honneur des Universités hollan-
daises d'avoir été les premiers foyers du Cartésianisme, qu
toute la pensée moderne, car la notion de Dieu même n';
reçue qu'à la condition d'être fondée en raison, et la raison esl
« l'instrument universel » 2.
La biographie de Descaries est une merveilleuse leçon
tolérance donnée au monde par un philosophe Erançais, vivai
en terre hollandaise. Ce catholique y exerce, sans entri
1. Œuvres do Descartes, éd. Adam et Tannery, t. XII. p. U
2. Ibid., t. VI, [.. 57, I. 8-9.
10 ÉCRIVAINS FRANÇAIS EN HOLLANDE
son culte avec ses amis, Corneille van Hoghelande à Leyde,
les abbés Ban et Bloemaert à Harlem, Cater à Alkmaar.
Cela ne l'empêche pas d'avoir des disciples protestants, comme
Reneri, Regius, Heereboord, des amis protestants, comme Cons-
tantin Huygens, van Surck, de Wilhem ; de laisser baptiser
une fille naturelle, Franchie, au temple ; de guider enfin dans
les sentiers ardus de la philosophie indépendante et dans la
métaphysique des Passions, une calviniste fervente, la princesse
Elisabeth.
Vivant ici avec l'espoir d'y pouvoir jouir de la liberté de
religion... », écrit Descartes aux Curateurs de l'Université de
Leyde. C'est à cette liberté, tant politique que religieuse, que
Balzac consacre sa dissertation scolaire, rédigée dans la même
Université de Leyde, en 1613, et que nous donnerons ici, pour
la première fois, depuis l'édition de 1665 ; c'est cette liberté
encore qui y conduit Scaliger comme en un port de refuge
contre la tempête des guerres de religion ; c'est cette liberté
en lin qui y retient un Saumaise, malgré les inconvénients du
climat, la mauvaise humeur de son épouse et la jalousie de ses
collègues.
De la dissertation de l'élève Balzac, à la lettre du comte de
Mirabeau Aux Bataves sur le Stathoudérat (1788), il y a une chaîne
continue, dont le Discours de la Méthode, de Descartes, et les
Pensées sur la Comète de Bayle, sont les anneaux. La théorie
française de la liberté politique trouvait « chez le plus ancien
des peuples libres » \ des applications et des modèles sur lesquels
nos Français de Hollande et nos voyageurs ne cessaient d'attirer
l'attention de leurs compatriotes.
D'avoir été ainsi par ces illustres hôtes et par de plus humbles :
étudiants, savants, hommes de lettres, un des asiles de choix
de la pensée française, un des lieux où celle-ci s'est développée
et épanouie avec le plus de vigueur et d'indépendance, poussant
plus droit que si elle avait dû croître seulement dans l'ombre du
vieuxLouvre, cela crée à la Hollande un éternel titre de gloire,
et, à la France, une dette de reconnaissance sacrée envers elle.
Que le Discours d<> la Méthode, quintessence de l'esprit fran-
çais en même temps que chef-d'œuvre de la prose française.
1. Aux Bataves sur /<■ Stathoudérat, par le comte do Mirabeau, L788 : un vol. in-S\
L'ouvrage commence ainsi : C'est un jour de deuil pour l'Europe que celui ou
l'invasion prussienne a déconcerte, vos nobles projets, infortunés Bataves ! »
INTRODUCTION l1
ail été conçu, écrit, imprimé, en Hollande, n'est-ce pas déj
un svmbole ? Nous publions ici, pour la première lois. Le contrat
d'édition de ce Discours de la Méthode, signé par René Descartes
et son éditeur Jean Maire et rédigé en français par un notaire
^st dire que, pour établir l'authentique ancienneté de l'in-
fluence française dans les Pays-Bas du Nord, sous es auspic
d'une alliance politique et militaire d'un denu-siecle, de 588
à 1648, nous avons exploré leurs archives et leurs bibliothèques,
mais si consciencieuses qu'aient été nos recherches en
d Ivtir leurs trésors à notre histoire littéraire tant rança, e
nue latine', elles sont sans doute restées incomplètes et des
chercheurs plus heureux y feront certes encore de féconde,
déCeUIeTai?un résultat suffisant, si le présent ouvrage pouvait
les leur faciliter et leur être un guide dans leurs explorations.
Nous faisons appel aux archivistes, aux professeurs et aux étu-
diants néerlandais, pour qu'ils veuillent bien corriger, amender
compléter, développer cette étude d'un étranger a—en
attaché à la Hollande, précisément parce qu elle lui offrit spon
tanément, à lui aussi, une hospitalité libérale, bienvenlante et
amicale. Gustave Cohen.
Puisque fai parié des archivistes et de bibliothécaires hollandes,
bibUothécaire en chef de la même -ersite ^ Bu • -
teur des manuscrits; Overvoorde, directeur des ^
pales ; Bijleveld, archiviste au ^J^^llZ Sommeren,
survaleur de la [Bibliothèque wa Ion n à L > de a _
bibliothécaire en chef de l'Université ,d Utrecht ,1 S. ^u££ am,ou
d'Utrecht ; Henkel, conservateur M" Blok^ attachée ^ ^
conservateur adjoint du Cabine ^ J« ,A Irdani et a
Burger, bibliothécaire en chet de M niversiiï
1. Une rois de plus apparaîtra, en l'occasion, cette venté ^Jnjde
KS^r^S^^* u y a là pour
vailleurs des mines immenses à creuser.
12 ÉCRIVAINS FRANÇAIS EN HOLLANDE
Mmc Berg, bibliothécaire adjointe, ainsi qu'à mes anciens élèves de
l'Université d'Amsterdam : MM. Fransen, Riemens et Tielrooy, à
qui je dois divers renseignements.
Je ne saurais oublier non plus l'accueil que j'ai reçu à Londres au
British .Muséum, de la part de MM. les bibliothécaires Pollard et Wood ;
à la Bibliothèque Nationale, de la part de M. Omont ; à la Bibliothèque
de l'Arsenal, de la part de M. Bonnefon ; à la Bibliothèque de l'His-
toire du protestantisme français, de la part de M. Weiss.
Enfin ce serait une singulière ingratitude que de ne pas dire bien
haut tout ce que mon travail doit d'améliorations et de remaniements
utiles à la critique du Maître de l'Histoire littéraire de la France,
j'ai nommé M. Gustave Lanson, sous les auspices duquel cet ouvrage
a été présenté à la Sorbonne pour l'obtention du titre de Docteur es
Lettres.
LIVRE I
RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
UN POÈTE SOLDÂT : JEAN DE SCHELÀNDRE
GENTILHOMME \ERDlXOIS
• Le Septentrion d'où nous verrons esclorrc
et espanouïr un Orient cramoisi, plain d'es-
clairs, qui produira ses orages violents.
(Agrippa d'Aubigné, Histoire Universelle).
<f Le guerrier qui detïend nomparcil en ver; us.
De l'acier de César, les raisons de Brut us ».
(Jean de Schelandre)
CHAPITRE PREMIER
IXTP.ODLXTIOX
On connaît assez bien l'œuvre littéraire de Jean de Schelandre
surtout depuis que M. Haraszti a réédité, dans l'excellente
collection de la «Société des textes français modernes >, la version
originale de la tragédie Tyr et Sidon (1608) l. C'est que Jean de
Schelandre est en effet un des bons tragiques « précornéliens ■
du xvne siècle et qu'il tient une place honorable à côté d'un
Antoine de Montchrestien 2, dans la période de calme succé-
dant à l'orage des guerres de religion, à un moment où nue so-
ciété, aspirant à la régularité et à l'ordre, traduit cette tendance,
sur la scène, par des tragédies à forme presque classique, et,
dans la poésie, par les Odes et la doctrine de Malherbe.
Mais, après l'assassinat d'Henri IV, le trouble qui agile les
esprits, se reflétera dans le triomphe d'une forme d'art pins
1. Société des tkxtes français modernes : Jean de Schelandre, Tyr <l Sidon
ou /es funestes amours de Belcar et de Meliane, tragédie. Edition critique publiée par
Jules Haraszli. Paris, Cornély, 1908, 1 vol. in-18, i.xx-l/2 pp. J'ai examiné 1rs
exemplaires connus, celui du British Muséum ( L073 a 23) et celui de la Bibliothèque
do l'Arsenal. A tous deux manque le privilège accordé à Daniel d'Anchères, ana-
gramme de Jean de Schelandre. Il lait défaul aussi à un troisième exemplaire que
M. Haraszti n'a pas connu, celui de la Bibliothèque Nationale (Réserve VI 1264),
qui a appartenu a Asselineau. Voici la reproduction de la feuille de titre île Londres :
Les Funestes Amours de Belcar et Meliane^ dédiées mi Roy d' Angleterre, par Daniel
D'Anchères, gentilhomme Verdunois. A Paris, chez Jean Micard, tenant sa boutique
au Palais en la Gallerie allant à la Chancellerie, 1608, Avec Privilège du Roy; 1 vol.
pet. in-24. L'exemplaire du British, qui comprend 96 - 72 pages, comme celui de
Paris, est précédé de 1.'! feuillets non paginés, les huit premiers avec signatures (a 8)
Jl est relié (au dos une couronne royale et la marque J. R moderne) a^
Semaine ou Création du Mon, le du Sieur Christofle de Gamon, contre celle d i
du Bartas... Paris. Gedeon Petit, 1609, 1 vol. de 12 feuillets et 128 pa
évident (pie la feuille de litre de Londres a dû être imprimée pour le roi d'Angleterre
et en vue de sou seul exemplaire, conservé au British .Muséum, car le titre de
de la Bibl. Nationale est tout a fait différent : Tyr et Sidon. Tragédii
Amours île Belcar et Meliane. Avec autres meslanges Poétiques par Daniel d An-
cheres, gentilhomme Verdunois. A Paris, etc. (Le reste comme dans le volu
Londres).
2. Pour la bibliographie, se reporter à l'indispensable Maniai bibh
de la Littérature jraneaise moderne (1500-1900) de M. le Lanson. x
Paris, Hachette, 1914, in-8», n° 1751-4742 bis (Schelandre);
(.Montchrestien): n°« 1751-4754 (Alexandre Hardy).
16 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
indépendante, plus relâchée, et ce seront la Pyrame et Thisbé
de Théophile \ les Bergeries de Racan 2, puis surtout, la prodi-
gieuse fantaisie d'un Alexandre Hardy 3. Le poète aux gages
de Valleran Lecomte 4 fait régner au théâtre la tragédie à dénoue-
ment heureux ou, comme on disait alors, à « succez » favorable,
chatoyante d'aspect et trépidante d'action, sans laquelle le Ciel
n'est même pas concevable.
Séduit par la vogue des pièces de Hardy, Jean de Schelandre,
vingt ans après avoir publié, en 1608, sa tragédie régulière de
Tyr et Sidon, la reprend, à l'invitation de ses amis, la remanie,
la transforme en tragi-comédie, la farcit d'épisodes grotesques
et parfois obscènes, l'allonge en deux journées et dix actes 5,
y promène le spectateur à travers le décor simultané d'une scène
unique 6, de Tyr à Sidon et de Sidon à Tyr, sur des bateaux et
dans des prisons, par les rivages des mers et les pentes des
montagnes, si bien que son œuvre primitive, laquelle d'ailleurs
ne" fut peut-être pas jouée, en devint méconnaissable.
Le public, habitué à une Felismène 7 où la scène, qui, au pre-
mier acte, est en Espagne, passe en Allemagne au second, sans
changement de décors, dut être ravi. Ne l' eût-il pas été. qu'une
préface retentissante de François Ogier 8, embouchant pour l'au-
1. Entre 1617 et 1619 ou bien 1621 et 1623, cf. Gustave Lanson, Eludes sur les
origines de la tragédie classique en France, dans la Revue d'histoire littéraire de la
France, 10e année, 1903, p. 228.
2. 1622-1623. Cf. G. Lanson, ibid., p. 229 et Histoire de la littérature française,
12e éd., Paris, Hachette, 1912, 1 vol. in-18, p. 384. Œuvres de Racan, éd. Tenant de
Latour, 1857, 2 vol. in-16 (Bibliothèque Elzévirienne), p. 28 à 135 au tome I.
3. Cf. E. Rigal, Alexandre Hardy. Paris, Hachette, 1889, in-8°.
4. E. Rigal, Le Théâtre français avant la période classique ; Paris, Hachette, 1901,
1 vol. in-18, p. 83 et suiv.
5. Mollet le Duc, Ancien Théâtre français. Paris, Jannet, 1854 et s., au tome VIII
(1856) (Bibliothèque Elzévirienne), p. 5 à 225. L'exemplaire de l'édition princeps
a la Bibliothèque Xa'ionale (Réserve Yf 4075) porte pour titre : Tgr et Shlon, tragi-
comédie divisée en deux journées. A Paris, de l'imprimerie de Robert Estienne,
rue S'-Jean-de-Beauvais. Avec privilège du Roy. 1628.
6. Voir notre Histoire de la Mise en scène dans le théâtre religieux français au
Moyen-Age. Paris, H. Champion, 1906, 1 vol. in-8°, p. 11. pp. 72-73 et Y Evolution
de la Mise en Scène dans le Théâtre français. (Bulletin de la Société d'Histoire du
Théâtre, 9e année, janvier-avril 1910, p. 81-99.)
7. Felismène, tragi-comédie, par Alexandre Hardy, Parisien, dans lf Théâtre
d'Alexandre Hardy. Parisien, tome II. A Paris, chez Jacques Quesnel, 1626;
p. 1 13 et s. de la réimpression d • I-:. Stengel, t. 111. Marburg, Elwert, 1883, in-18°.
8. Du la lira en tête de Tyr el Sidon, tragi-comédie divisée en deux journées.
l'avis. Robert Estienne, 1628. L'auteur n'est nommé que dans le privilège et dans la
préface, qu'on trouvera au tome VIII de Y Ancien théâtre françiis, pp. 9 a 23. Il a tou-
jours régné dans l'histoire littéraire la plus grande confusion au sujet des relations
entre la pièce de 1608 et celle de 1628. Tout récemment encore, dans une très bonne
Anthologie poétique française, XVIIesiècle; Paris, damier, s. d.. 2 vol. in-18, au t. I,
I>. 159, M. Maurice Allein reporte erronémenl a 1608 la préface de l'r. Ogier et la
tragicomédie". Par contre il appelle < édition nouvelle, donnée en 1628 ■ ce qui est. en
fait, une véritable refaçon ., pour employer un mot cher à Gaston Paris.
INTRODUCTION : JEAN DR SCHELANDRE 1/
teur la trompette de la Renommée, l'aurait persuadé qu'on
était en présence d'un authentique chef-d'œuvre, devant lequel
devaient céder toutes les règles pseudo-aristotéliciennes, dont
la tyrannie commençait déjà à peser 1.
Les étapes de l'histoire littéraire sont souvent marquées
par des préfaces. Avoir suscité, neuf ans avant la querelle du
Cid2, et deux siècles avant la préface de Cromwell 3, un manifeste
contre les Unités, c'est le principal titre de gloire de Jean de
Schelandre et le seul qui lui ait fait conférer les honneurs des
manuels, ces panthéons de la réputation.
Cependant, ce n'est pas ce mérite-là qui a appelé sur lui notre
attention, mais plutôt cette circonstance particulière du séjour
qu'il fit en Hollande et de sa double activité littéraire et mili-
taire en ce pays. Le point de départ de notre recherche fut.
cette phrase 4 d'une biographie perdue, œuvre du poète Colletet 5,
utilisée jadis par Asselineau 6 dans une brochure que cite M. Ha-
raszti 7 : « il fut envoyé en Hollande pour y faire ses premières
armes ». « Entré simple soldat dans l'armée de Turenne, il passa
1. A la même date, dans sa province, le jeune Corneille ne semble pas encore
en avoir entendu parler, s'il faut en croire le début de VExamen de Clitandre : « Qn
voyage que je lis à Paris, pour voir le succès de Mélite, m'apprit qu'elle n'étoit pas
daiis les vingt et quatre heures :c'étoit l'unique règle que l'on connût dans ce temps-
là » (Œuvres de P. Corneille, éd. Martv-Lavaux, Les grands Ecrivains de la France,
t. I. p. 270).
2. En 1(537. Cf. Gasté (Armand), La querelle du Cid. Paris, Welter, 1899, Ln-8°.
3. Maurice Souriau, La Pré/ace de Cromwell. Paris, Soc. fr. d'imp. et de librairie,
1 vol. in-18, 1897.
4. Que voulut bien me signaler M. Gallas, le distingué lecteur de littérature
française à l'Université d'Amsterdam.
5. G. Colletet, Vie des poètes français, manuscrit détruit en L871, dans l'incendie
de la Bibliothèque du Louvre (cf. Manuel bibliographique de G. Lanson, n° 1909).
Une restitution de ce manuscrit a été entreprise par M. Ad. van Bever, qui la fera
paraître chez Ed. Champion. La vie de Jean de Schelandre ne figure pas hélas '■
parmi les copies contenues dans le Ms. n. acq. fr. 3073 de la Bibliothèque Natio-
nale. Celle que fit jadis Ch. Buvignier a disparu et. malgré nus efforts, je n'ai pu
la retrouver ni à Nancy, ni à Bar-le-Duc, ni à la Bibliothèque Nationale, car le fonds
Buvignier, qu'elle a récemment acquis, ne contient, comme voulait bien me le dire
récemment M. Omont, aucun papier appartenant à l'érudit verdunois.
n. Asselineau (Ch.), Xolice sur Jean de Schelandre, poète verdunois, 1585-1033.
2e éd. Alençon, 185(i, 1 br. in-8°.
7. Dans la préface de son édition de Tijr et Sidon, p. VI, n. 1. Aux indications trop
sommaires de ladite note, il faut joindre les n°9 4740, 4742, 47 12 bis du Manuel
bibliographique de G. Lanson, enfin la notice que l'on trouve dans la Franc/- Pro-
testante des frères Haag, lrc éd., t. IX, article sur Thin (Robert de). Qu'il nous
soit permis de dire ici tout ce que nous devons a ce monument de l'érudition
française. On ajoutera encore : une communication de M. l'abbé Delabar dans les
Mémoires de la Société philomathique de Verdun (Meuse), t. XV, 1901, in-8 '. p. JCÇII-
xem, séance du 9 janvier 1901 sous la présidence de M. Bonnardot, et Mémo
de la Société des Lettres, Sciences et Arts de Bar-le-Duc, 3e s., t. X, pp. 3
Confiscations exercées sur les défenseurs de Jarndz par le duc de Lorraine
1590), par C. Chévelle; L'abjuration d'Anne de Schelandre dans l'Eglise d'Aului
en 1683..., par le baron Max de Einfe de Saint-Pierreinont. Sedan. 1908, in-S . ( l.xtr.
de la Revue d'Argonnc). On trouvera dans la même revue l'étude du Dr Jailliot sur
le Protestantisme dans le Rethelois et dans l'Argonnc.
2
18 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DÈS ÉTATS
successivement aux grades de lieutenant et de capitaine. Depuis
lors, il ne se passa guère de campagne, sans qu'il rendît au roi,
tantôt comme capitaine, tantôt comme volontaire, le service
d'un gentilhomme de sa condition. »
Erreur évidente, écrit M. Haraszti, car « Turenne n'entra
au service de Hollande qu'en 162 1 \ alors que Schelandre
avait quarante ans environ. Celui-ci dut donc commencer sa
carrière sous Maurice de Nassau, le célèbre stathouder de Hol-
lande. Le premier volume de Schelandre, paru en 1608, contient
en effet plusieurs poèmes panégyriques sur ce prince : Le Procez
d'Espagne contre Hollande, Plaidé des Van 1600, après la bataille
de Nieuport Dédié à très-sage et très-valeureux capitaine, Maurice
de Nassau, duc de Grave, etc. — Ode pindarique sur le voyage
fait par V armée des Estais de Hollande au pais de Liège Van 1602.
Item sur la prise de Grave. »
« Schelandre était-il déjà soldat vers 1602 on même vers 1600,
se demande M. Haraszti2, c'est-à-dire à l'âge de quinze ou dix-
sept ans ? On sent dans ces vers l'homme de métier... Dans un
sonnet publié en 1608, il prend congé de la « troupe guerrière
d'Avignon », les soldats de cette ville qu'il appelle « témoins de
ses travaux passés ». A cette époque il avait donc un certain
passé militaire et même il devait dès lors quitter le service, du
moins provisoirement ».
1. Ici M. Haraszti se trompe à son tour. Henri de La Tour d'Auvergne, vicomte de
Turenne. petit-fils de Guillaume le Taciturne et futur maréchal de France, fut au
service des Etats, comme capitaine dans le régiment de Maisonneuve, de 1633 à 1637.
Voyez la Résolution du Conseil d'Etat du 5 janvier 1633 et celle du 1 1 novembre 1637
citées par le général F. de Bas et le colonel F. J. G. ten Raa dans leur savant ouvrage
Het Staalsche Léger, 1568-1795. (Bréda, De Koninklijk-e Militaire Académie, in-8°,
pli. t. I, 1911; t. II (1588-1609), 1913; t. III, 1915: t. IV, 1918 : cf. p. 104,
n. 4, au tome IV. L'ancienne biographie de Turenne, de « du Buisson », La Vie
du vicomte de Turenne, nouvelle é<L, La Haye, H. van Bulderen. 1688, in-12. p. 27,
porte ceci : « Madame de Bouillon... le fit partir pour la Hollande où il arriva
le treizième avril 1627. Le comte Maurice et son frère Henry de Nassau, ses oncles,
lui firent mille caresses, aussi bien que le duc de Bouillon (son aîné Frédéric-Maurice
qui avoit déjà aquis quelque réputation en ce païs-là). Ce fut donc à quinze ans cinq
mois et deux jours qu'il commença à faire la guerre, car, aussitôt qu'il fut arrivé,
. le comte Maurice lui lit prendre un mousquet, ne lui voulant pas donner de charges
• qu'il n'eût appris auparavant comment il falloit obéir ». L'anachronisme que com-
met du Buisson consiste à parler de Maurice en 1627. alors qu'il était mort deux ans
auparavant, Te 23 avril 1625. Au reste M. Boy traite, non sans rais, m. de roman
; cette biographie, œuvre de Courtilz de Sandras. Cf. Boy (Jules), J'urennc, sa vie,
■ les institutions militaires de son temps, 2e éd. Paris. A. I.e Vasseur, 1896, in-X '.
; Je ne sais sur quoi s'appuie M. Boy pour faire venir Turenne en Hollande dés 1621.
Il est bon de l'aire observer que,' dans le passage de Collet et, Turenne pourrait
-désigner, non le célèbre maréchal, mais son père Henri de l.a Jour d'Auvergne,
• vicomte de Turenne, duc de Bouillon (1555-1623), (Cf. le, tableau généalogique qui
figure à la page 311 de Ihl Slaatsche Le^er, t. 111). mais ci' duc de Bouillon n'a
. jamais uté. à proprement parler, au service des Etats,
2. Tyr et Sidon, introduction, p. vk
INTRODUCTION : .JEAN* DE SCHELAXDI 19
C'est à ces questions du savant hongrois que je vais essayer
de répondre aujourd'hui, à l'aide des documents les plus authen-
tiques. Pour le tenter, il fallait partir des poèmes dédiés à Mau-
rice, mentionnés par M. Haraszti, mais non reproduits par lui l.
En les lisant attentivement, on est frappé, non seulement,
comme il l'a été déjà, par la perfection de la facture, qui
est d'un poète et d'un bon poète, mais aussi par une rigueur
dans le détail qui ne laisse pas de surprendre un peu. Si Le Procez
d'Espagne n'apporte dans son titre qu'une date, celle de la bal aille
de Xieuport, en 1600, connue d'ailleurs de toute la France,
où ce fait d'armes avait eu un grand retentissement, l'autre
pièce, l'Ode Pindarique sur le voyage fait par Vannée des Estais de
Hollande au pais de Liège Van 1602, item sur la prise de Grave, ne
pouvait avoir été écriteque par quelqu'un de très familier avec
l'histoire des Pays-Bas et probablement même, par un soldat
ayant pris part à la campagne qui y était célébrée.
Il suffisait en effet d'ouvrir une chronique contemporaine,
celle de van Meteren 2 par exemple, pour retrouver dans le
poème des détails stratégiques remarquables d'exactitude.
Ce n'est pas tout. A propos du siège de Grave, non seulement
l'auteur mentionnait les grands chefs comme Maurice, le Prince
Guillaume, le Prince Henry, les colonels français Béthune,
Chastillon, Dommarville, mais aussi il citait d'autres noms
d'autant plus curieux qu'ils étaient plus ignorés et devaient être
ceux d'humbles' capitaines connus de lui seul : Du Puy, Hami:-
let, Mont-Martin, La Gravelle. Ces notes en vers semblaient
d'un témoin. Restait à le prouver.
Il existe à la Bibliothèque Wallonne de Leyde un immense
répertoire sur fiches, constitué par la Commission 3 de L'Histoire
1. On les trouvera réimprimés ici, pour la première fois, dans nos 1 lèces jusUfl
catives I et II. C'est M. Bonnefon, l'érudit bibliothécaire de I Arsenal, qui
la bonté de nous les faire copier et d'en collationner la copie sur 1 exemplaire de 1 yr
et Sidon (1608) que possède la bibliothèque de ta rue de Sully. Qu il veuille trouver
ici l'expression de notre gratitude. . Ho_ 1(-1S
2. VHistoire des Pays-Bas, trad. française par J. de La Haye. La Haye, Itrt»,
in30l'Cettc Commission public l'important Bulletin de la Conunission pour
VHistoire des Eglises wallonnes, 1" série, t. I à IV, 1885-1892; 2' série, t. i
1896-1909 : 3' série. 8 livraisons parues, la dermère en 1918. sur ceségl
aujourd'hui encore Bdèles a notre langue, voir G. + Cohen, Une Egl isefra
en Hollande {Repue Bleue, 7 octobre 1911) et surtout; Poujol t(D. .
mflnenee des églises wallonnes dans les Pays-Bas. Paris, Fischbacher, 1902 1 >oK
.inso. Nnus-mémes consacrerons une étude * cette manifestation de «
réformée française à l'étranger. Rien de plus intéressant .pie cette b.Ll
20 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
des Eglises wallonnes et consacré aux Réformés belges et
français, réfugiés aux Pays-Bas dans le cours des siècles.
Malheureusement notre poète n'y figurait ni à Schelandre
ni à Chelandre, il faut prévoir en effet les fantaisies des scribes.
Par contre, parmi les fiches Bethune, se trouvai! celle-ci :
« Bethune, cap. Ostende, 1601. Col., avril 1602. Comp. Dussau,
du Fort, Hamelet, Du Puy, Chalandre, du Buisson, Ceridos,
MONTMARTIN ; COTTip. 145 h. »
Sur cette seule feuille, quatre noms de la pièce de vers, outre
celui du poêle.
Mais les fiches de la Bibliothèque Wallonne ne portent pas
toujours, malheureusement, l'indication de la source. Seule la
couleur bleue du papier faisait présumer que, comme d'autres
de la même teinte, dont la provenance était indiquée, celle-ci avait
été prise aux Archives de l'Etat à La Haye. Guidé par le savant
livre de M. Waddington 1 et par les conseils avertis du directeur,
M. Fruin, j'explorai les fonds du « Staet van Oorloge », c'est-
à-dire du budget de la guerre, les a C.ommissie-Boekex », dont
les séries présentent de regrettables lacunes, les Résolutions
des Etats-Généraux, etc.
Or, dans le « Staet van Oorloge », de 1599 à 1604, le nom de
Schelandre m'apparut deux fois et à l'année 1599 et en 1604,
en l'un et l'autre endroit comme capitaine, avec le nombre de
ses hommes et les sommes affectées à l'entretien de sa compa-
gnie. Il n'était pas seul : autour de lui se groupaient, en
un chœur guerrier, les noms des officiers figurant dans le
poème invoqué plus haut. Il y avait plus. Comme à côté de la
seconde mention découverte aux Archives de La Haye se lisaient
ces mots : « Nu naer Oostende gegaen », c'est-à-dire : « Maintenant
parti pour Ostende », je consultai le Belegheringhe der Stadl
Ostende ou Siège d'Ostende de Philippe Fleming 2. Le nom de
Schelandre y était plusieurs fois cité.
lonne de Leyde et il n'est pas de bibliothécaires plus complaisants que M. le Pasteur
Cler et sa fille, MI,e Andrée Cler.
1 La République des Provinces-Unies, la France et les l'ai/s-Bas espaqnols de 1630
à 1650. Parte, (i. Masson. 2 vol. in-8°, t. 1 (1630-42), 1895. T. II (1642-1650), 1897.
2 Que voulut bien me signaler le vénérable historien de la littérature hollandaise,
mon ancien collègue, J. Te Winkel, professeur honoraire à l'Université d'Amster-
dam. Le titre complet de l'ouvrage est Oostende vermaerde, gheweldighe, lanck-
duurighe ende bloedighe lirle<ihcrin<jhr, Bestorminghe ende sioute Aenocdun (c'est-à-
dire : le fameux, formidable, long et sanglant siè^e d'Ostende, les assauts furieux
<>t hardis)..., etc., ghedaen Inde Jaren, 1601, 1602, 1603 ende 1604... beschreven
door Philippe Fleming, auditeur van net Garnison... ende Secretaris van de Gou-
verneurs... La Haye, Aert Meuris, 1621, 1 vol. pet. in-4°, pli.
Planche [.
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l'I.i nchc II a.
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VEedboek o\ registri des sermekts prêtés par les . vpitaixi
m -i rvii e des Etats.
(Si-nalurcs.de Robert de Schclandrc. Dupuy. Montesquieu de
Fourmcnlieres, tlullnrt, du Buisson, Pomarede, bulgous.
, [rchives du Royaume à la 11 '-'s- P- ,e
INTRODUCTION : ROBERT DE SCHELANDRE 21
Cependant l'essentiel était de démontrer sa participation
à la campagne de 1602 et sa présence au siège de Grave, que
faisait présumer déjà le seul examen de son Ode.
Cette preuve, le Joarnaal si complet et si scrupuleux du « pro-
cureur fiscal » Antoine Duyck *, semblait la fournir. Schelandre
était mentionné en effet dans mainte et mainte page de ce fidèle
compte rendu.
La démonstration paraissait complète et l'identification du
Schelandre des Archives de La Haye ou des documents histo-
riques hollandais avec notre poète s'imposait, lorsque le colonel
Ten Raa me signala le registre même où les capitaines au service
des Etats inscrivaient leurs noms à la suite de leur prestation
de serment. Schelandre y figurait à la page de l'année 1601,
mais avec le prénom de Robert.
Ce fut une désillusion, tout était à recommencer. Il fallait
identifier maintenant ce Robert de Schelandre. Je retrouvai
bientôt son nom et sa signature, absolument pareille à celle de
La Haye, comme il est aisé à constater par la comparaison de
nos deux fac-similés (pi. I et II a), sur un reçu, parmi les
Pièces originales au Cabinet des Titres, département des Manus-
crits, à la Bibliothèque Nationale. En voici le texte: «En présence
de moy, Notaire et secrétaire du Roy, Robert de Schelandre,
paige de la Chambre dudit Sieur Roy, a confessé avoir eu et
receu comptant de M. Estienne Puget, consez'Z/er de Sa Majesté
et Trésorier de son Espargne la somme de deux centz escus à
luy ordonnée et dont sa dicte Majesté luy a faict don pour le
recompenser de ses services pour son hors de paige, de laquelle
somme de IIC escizs le di'ct Schelandre s'est tenu et tient pour
contan, bien payé et en a quicté et quicte ledit Sr Puget, Tré-
sorier de l'Espargne susdict et tous autres. Tesmoing mon seing
manuel cy mis ; enregistré à Paris le dixiesme Jour de Janvier
mil Ve quatre vingt dix huit ; [s.] Schelandre, [s.] Breart.
Donc, le 10 janvier 1598, Robert de Schelandre, page du roi,
quitte la Cour de ce dernier et reçoit pour son « hors de page >:
200 écus.
Que fait-il ? Encouragé sans doute par son royal maître,
1. Journaal van Anthonis Duvck, advokaat fiskaal van den Raad van State
(1591-1602), uitgegeven op last Van net departemenl van oorlog, nul înk-idni-!
en aanteekeningen door Lodewijk Muller, kapitein der infanterie. La 1 Eaye, M. NijnoM,
3 vol. in-8°, t. I, 1862 ; t. II, 1864 ; t. III, 1866.
22 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
il s'engage au service de Hollande et, en 1601, il signe, comme
capitaine, le registre des Etats. Est-ce à dire qu'il n'ait pas
commandé et combattu plus tôt ? Nullement, puisque son nom
figure dans le Budget de la guerre de 1399 ; et, désormais,
partout où dans les pièces authentiques de cette période nous
lisons Schelandre, il faut entendre Robert de Schelandrc.
Mais alors, aurions-nous fait fausse route et Jean n'aurait-il
pas été au service des Etats ? C'est impossible, car son ami Col-
letet l'affirme, nous l'avons vu, dans la biographie qu'il lui a
consacrée et l'étonnante précision des poèmes le confirme.
Que faut-il en conclure ? Que Jean comme Robert a servi en
Hollande et que, si celui-ci est le capitaine des documents offi-
ciels, l'autre est un soldat qui a participé aux mêmes combats,
sans doute sous ses ordres. Ceci n'aurait rien d'étonnant, car
Jean est le frère cadet de Robert, qui l'aura pris sous sa pro-
tection et sous sa garde. Tous deux sont fils de Robert Thin
de Schelandre, qui se rendit fameux dans la défense de la for-
teresse de Jametz que son maître, le duc de Bouillon, lui avait
confiée.
Nous sommes en mesure de prouver cette filiation par le tes-
tament de Robert Thin de Schelandre qu'a publié M. Ernest
Henry, l'érudit sedanais \ et qui est daté du 27 mars 1591 :
« Par devant nous Philippe Ducloux et Jan Stasquin, notaires
jurez et établis en la ville et souveraineté de Sedan soussignez,
fut présent en sa personne honoré seigneur Robert Thin de Sche-
landert, escuyer, sr de Soumazannes, lequel, estant en son lit,
malade,... a voulu, fait et ordonné son testament... qu'il nous
a dicté... »
« Item veult et ordonne le dit sr testateur que la dite damoiselle
Agnctz de Lisle, sa femme, soit et demeure tutrice de Robert,
Jan, Iléleyne et Charlotte, enfîans dudit sieur testateur et de
la dite damoiselle sa femme, lesquels ses enfîans il a institué
et institue pour ses vrays et légitimes héritiers universelz et
pour curateur Maître Sebastien Richier... »
Le testateur ordonne encore que « la couppe de ses boys de
Soumazannes » et « les deux mille escus que feu monseigneur
1. Bulletin mensuel de lu Société des Lettres, Sciences et Arts de Bar-le-Duc, no-
vembre 1904, p. <:\xx à cxxxn. L'original du testament est déposé aux minutes
de l'étude de M0 Foucart, notaire à Sedan. (Cf. Hep. d'Antenne et d'Argonne, 1902,
n" 3 ; Mémoires de la Société des Lettres, t. X (1901), p. 333 et Bulletin, 1903, p. xx
et lxvi).
Planche III.
SERMENT
Pour la Milice a faire a la Généralité.
E promets & jure d'eftre loyal & fidèle
.lux F,ftats Généraux des Provinces Vnies , cjui demeureront cri l'Vnion , & maintien-
dront la Religion Reformée , & nommément aux Eftats de N N. qui me payent fut
leur répartition, femblablement aux Eftats des aultres Provinces , efcjiielles je feray cm
ployé , comme aufsi aux Magiftrats des Villes tant dedans que dehors lefdites Provinces,
efquelles ie feray mis en Guarnifon , de lesfervir loyalement & fidèlement , foubs la conduire des
Chefs & Commandeurs , cjui fontjou feront mis Si eftablis fur moy , Et aufsi de rcfpeftcr & oben
aux Commandements & ordres qui me (êront donnez defdits Seigneurs Eftats Généraux , & particu-
liers . qui me payent, Enfcmbledcs Eftats des autres Provinces Vnies. efquelles je ferav mis en Guar-
nifon, Se employé , comme aufsi des Gouverneurs d'icelles , ou il y en a , ou par après y en pourra cftrc ,
aufquels y aura efté deferé la charge & le commandement fur la Milice , ou par après y pourroit cftre
déféré, & des autres Chefs, qui auront charge ou Commandement defdits Eftats , durant le temps
que je feray employé dans lefdites Provinces & Villes , & qu'au refte , leme gouvernera)' félon les Ar-
ticles & Ordonnances défia faiétes touchant le fervice Militaire, ou qui fc pourront faire a l'avenir, 6c Ipc-
cialcment de n'obeyrou rcfpe&er aucunes Patentes, finon celles qui feront conditionecsjcomrr.es s'enfuit.
Afçavoir, foubs la Paraphure du r rendent , avec la Signature de deux autres Députez dans la Généra-
lité, foubfcription du Greffier, imprefsion du Seau des Eftats Généraux , Parapluire du Prcfident du
Confcil d'Eftat , foubfcription du Secrétaire, & l'imprcfsion du Seau dudit Confeil d'Eftat, auxquelles
feront fcrîmftcs les Paternes des EHars des Provinces, hors ou dedans Iefquelles m'aura efte commande
de fortir ou d'entrer, Bien entendu qu'eflant dedans quclcune des Provinces Vnies , je me Tranfpoitcny
fur la Patente particulier des Eftats de ladite Province , ou de leurs authorifèz en une autre Ville on place
de ladite Province, comme aufsi dans les Villes & Forts, immédiatement refortants foubs ).i Généra-
lité, & derechef hors defdites Villes & Forts, dedans la Province, hors laquelle j'auray cfte envoyé , &
cela autant de fois , & fi fouvenc que les Eftats de iaditte Province , pour leur fervice ou celuv de la Gé-
néralité trouveront neceflaire, de m'ordonner, qu'aufsi en cas de pafler par vne des Provinces Vnies , je
ne feray aucune hoftilité , foule ou aultre outrage quelconque que ce puifle eftre aux I [-.habitants de ladite
Province, n y aufsi permettray que par mes Soldats leur en foit faicî . aufsi n attenteray, n'y pcrrr.c;tr.iv
que par mes Soldats foit attenté , ce qui pourroit tendre ou redonder a l'intereft, dommage, charge , ou
préjudice de laditte Province , Membre, ou Villes d'icellc, Et en cas que quelqu'un de la part des Eftats de
telle Province , ou de leurs Authorifèz , dcuément pourveu de pouvoir, me fuft envoyé au devant afin de
me conduire audit paflage , que je fuivray en cecy puncluellemcnt fon Ordre : Que venant près de quel-
que Ville dcfdittcs Provinces Vnies , je n'y marcheray pas dedans , fins premièrement en avoir adverti le
Magiftrat de ladite Ville, ains que je demeureray hors d'icellc , attendant leur ordre & confentement ,
foitpour palier a travers de ladite Ville , ou a l'entour d'icellc , félon qu'ils ordonneront.
Ainfi mnyde Dieu .
Formule di sermen r lux Etats.
I archives du Royaume à Ut H
II! adonfiW
INTRODUCTION : JEAN DE SCHELANDRE 23
le duc de Bouillon luy a donnés et légués par testament »,
soient employés « par ladite damoiselle sa femme en l'achapt
de leur terre pour et au nom de Jan, son fils puisné, afin de déchar-
ger d'autant la terre de Soumazannes au profit de Robert
son fils aisné... »
Il est donc bien établi que l'ancien gouverneur de Jametz
a deux fils, dont Robert est l'aîné et Jean le puîné. Leur histoire
à tous deux va être si intimement mêlée qu'elle se confondra
clans les pages qui vont suivre.
CHAPITRE II
LES PREMIERES ANNEES DE JEAN DE SCHELANDl: E.
Jean de Schelandre, selon Colletet, naquit vers 1585, en ce
château de Soumazannes (Meuse), dont nous venons de parler.
Les recherches que nous avons faites dans les registres de bap-
tême de la communauté protestante de Sedan, dont les copies
nous ont été obligeamment montrées par M. Weiss à la Biblio-
thèque de la Société d'histoire du Protestantisme français,
ne nous ont pas fourni malheureusement de fiche sur notre
poète.
Outre le testament déjà cité, le plus ancien document qui le
concerne est son inscription sur les registres de l'Université
de Heidelberg en même temps que Junius, de Metz, tous deux
« injurati propter œtatem», c'est-à-dire non admis au serment,
à raison de leur jeune âge, le 11 août 1596 *.
« Joannes Scelander » aurait eu alors onze ans et cela n'est
1. Toepke (Dr Gustav), Die Matrikel der Universitael Heidelberg von 1386 bis I
t. II (1554-1662). Heidelberg, C. Winter, 1886, in-8°. La référence de M. Haraszti
n'est pas exacte. C'est bien sous le n°80, mais à la page 184 que figure la mention :
nos 79 Joannes Junius, Metensis ;
80 Joannes Scelander, Sedanehsis :
injurati propter a-tatcm ; 11 [aoûl 1596].
Le contexte montre que 11 désigne la date el non l'âge. Ce ne doit pas être de
notre écrivain, mais peut-être de son aîné, Robert, qu'il s'agit dans la lettre de
Charles de Lorraine, datée du 2 juillet 1588, et où il est question du ijeune Selandre .
qui se rend en Allemagne : « Il est aussy très-certain que, de jour et le plus souvent
de nuict, clandestinement, lesditz de Jametz praticquent et négotient avec ledit de
Moncassin, qui leur donne ouverture des portes de ladite ville de Metz, quand bon
leur semble, comme il est advenu récentement que les Sr- d'Estivaulx, Cop]
le jeune Selandre, accompagné de dix ou douze cuirassés qui, allant en Allemaigne,
ont esté receuz de nuict en la dite ville de Metz, y séjourné et conféré fort longue-
ment de leurs affaires avec ledit Sr de Moncassin, qui à veue d'ceuilel sans aulcune
dissimulation, les favorise et support, comme aussy tous ceubc de la nouvelle
gion, lesquelz il a rappelé et introduit tn ladite ville, où ilz sont présentement
toute licence et liberté, i L'éditeur de ce texte, M. Henri Le]
menti sur l'histoire de Lorraine. Nancy, Wiener. 1864, l vol. in ! croit <|u il
S'agit de Jean de Schelandre (en allemand Schclindcn. sieur de \ ir
frère de Robert ; l'existence de ce Jean i ne me semble nullement pr
plus loin, page suivante, note 5.
26 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
pas tout à fait impossible, si l'on songe que l'Université, comme
nous le venons au Livre II, comprenait aussi des lycéens et
qu'un autre Junius \ iils d'un professeur de l'Université, il est
vrai, y est immatriculé à l'âge de sept ans.
Oui put bien détourner vers la carrière militaire le jeune
étudianl ? Assurément l'exemple de son père, Robert de Thin,
seigneur de Schelandre, dans l'héroïque défense de la petite
place de Jametz (Meuse) 2 contre le duc de Lorraine.
Sa belle résistance emporta l'admiration des assiégeants eux-
mêmes, contre lesquels il tint deux ans, jusqu'en juillet 1589.
L'impartial de Thou 3 en parle aussi bien qu'Agrippa d'Aubigné 4.
Robert de Thin, seigneur de Schelandre, était le fils aîné de
Jehan Thin von Schelnders ou de Schlandres, vieux capitaine
de reîtres, un peu pillard, très redouté de son voisin i'evèque
de Verdun et à qui Jean de la Marck, duc de Rouillon, avait
donné l'investiture des fiefs de Soumazannes et de Gomvaux.
Henri-Robert de la Marck, successeur de Jean, lui avait en
outre, dès 1571, confié la forteresse de Jametz, au commande-
ment de laquelle Robert de Thin avait été proposé en 1584 5.
En 1598, le 2 mai, la paix de Vervins avait mis fin à la guerre
1. Toepke, op. cit., p. 146, anno 1589, n° 151: « Casimirus Junius Otterburf<ensis, doc-
toris Francisci Junii, theologine professons in hac acadenùa fuius, injuratus propter
setatem, gratis. » Or ce fils du (('libre théologien français, François du Jon, étant né
en 1582, avait à ce moment sept ans. (Cf. Fr. W. Cuno, Francisais Junius der
Aellerc, Professor der Théologie u. Paslor (1545-1002). Amsterdam, Scheffer, 1891.
in-8°, p. 219. Le père ayant été nommé professeur à l'université de Leyde, y fait
immatriculer le même Jean Casimir a treize ans en 1595 (cf. Album studiosorum
Academiic Lugduno Batavie, 1575-1875. La Haye, 1875).
2. Canton de Montmédy.
3. Jae. Augusti 1 liuani..., Historiarum sui temporis cordinuatio (t. IV). Aurclianœ.
ap. heredes Pétri de la Eovière, 1630, Ln-fol.,fol. 177 ab ; a 1587, f '270 a !>. La capi-
tulation de Jametz est du 21 juillet 1589. Cf. aussi Descoffler (Jean). Véritable dis-
cours de lu guerre et siège de lu ville et château de J omets, le sieur il'- Schelandre u
commandant, 1590, in-8° (Mémoires de la Ligue, t. III, p. 565-664), cité par M. II.
Hauser dans les Sources <lc l'Histoire de France, XVIe siècle, t. III. p. 312, n° 'iiss.
Cf. surtout, Ch. Buvignier, Jametz cl ses seigneurs. Verdun, Pierson, 1861, in-8°.
4. Histoire Universelle, édition publiée pour la Société de l'Histoire de France
parle baron Alphonse de Ruble, t. VIL (Paris, Renouard, 1893, p. 365 et 163 sqq.).
5. Ch. Buvignier, op. cil., p. 28-29, 36. Le nom de tous les enfants du vieux reitre
nous est fourni par les Lettres Patentes du Trésor des Charles de Lorraine (Arch. de
Meurthe-et-Moselle, registre 15 59, loi. '252 v°, reproduites par M. C. Chévelle dans
Mémoires île lu Société des Lettres, Sciences il Arts de Bur-li I )uc. .'V s., t. X, 1901,
în-8°, p. .">:;.'! à .'!I7) par lesquelles, à la suite de la capitulai ion, le duc de Lorraine
Confisqua huis biens au profit du chef des assaillants. African dl laussonvillc.
La pièce, datée du 5 juillet 1590, porte pour titre : « Donnation, pour le sr de llaus-
sonville, des biens de Robert de Xelandre, sr de Soumasane, François de Xelandre,
sr de Wuidebourgs, Gobert de Xelandre, s1 de Chaumont, Helesne de Xelandre,
vefve «le [eu sr de Wandreher... •• L'initiale x n'a rien qui doive surprendre: c'est
la graphie lorraine et wallonne de la spirante pal dale sourde <7j. Ce document, le seul
authentique que nous possédions et que les historiens de la littérature n'ont pas encore
utilisé, est si formel qu'il ne perniel pas de supposer un Jean de Schelandre, frère
de Robert de Thin et dont notre poète serait le lils, comme le veut H. de S. (Intcr-
PREMIERES ANNEES DE JEAN DE SCHELANDRE
entre la France et l'Espagne, de même que l'E'dit de Nan
signé un mois auparavant, avait, pour un temps, apais<
luîtes religieuses.
Mais pour la jeunesse française, toujours frémissante à l'appel
des armes et dont l'activité guerrière se trouvait sans emploi,
les Provinces-Unies offraient un admirable champ d'action.
Pour les protestants surtout, désireux de servir leur foi en
même temps que la cause du « Béarnais », auquel ils restaient
attachés malgré le « parjure », l'attirance septentrionale était
grande. Et puis, quel prestige que celui des « Gueux » qui
avaient relevé une injure pour s'en faire un drapeau et qui,
presque seuls, avaient, pendant plus de trente ans déjà, tenu
tête à la plus formidable puissance militaire du temps, l'Es-
pagne unie au Saint Empire romain germanique.
Le Français a le culte des héros : il fallait que son admiration
s'incarnât dans un homme ; or, la Révolution du xvie siècle,
le soulèvement des Pays-Bas espagnols contre le tyran papiste •
Philippe II, s'étaient personnifiés pour ainsi dire dans l'austère
et mâle figure du Taciturne, de Guillaume d'Orange, nimbée
de l'auréole du martyre depuis que, le 10 juillet 1584, il était
tombé à Delft sous les coups de l'assassin Balthasar Gérard en
murmurant ces mots : « Mon Dieu, aie pitié de mon âme et de
ce pauvre peuple ! ».
Son fils Maurice, qu'il avait eu en 1.167, de sa seconde femme,
Anne de Saxe, avait hérité de la gloire de son père, avec ce
quelque chose de plus hardi que donne la jeunesse et de plus
résolu, . qui commande la confiance. En compagnie de
cousin, Guillaume-Louis, stathouder de Frise, il se plongeait
dans les ouvrages de stratégie et de tactique et s'instruisait
aussi au contact des modernes, le Belge Simon Stévin, les
Français Alleaume et David d'Orléans 1.
médiaire des Chercheurs et des Curieux, 25 aoûl 1876, col. 505), suivi par M. Hari
L'opinion exprimée ici est simplement un retour a Haag (La lanle,
lrt' éd., I. IX, article : Thin) et à Asselincau qui, tous deux, s'appuyant évidemment
sur Colletet, font de Jean, le fils de Robert. Signalons en passanl qu . lettre
de Henri IV a M. de Fresnes (éd. Berger de Xivrey), datée du il
question d'un colonel de reîtres, French Schelender : mais les docum<
Ï)orains l'appelleni simplement Frentz ou Franch. ('.«■ peul être le l [
andre, sieur de Vuidebourse, que nous venons il'' mentionner. Dans
originales 730, à la Bibliothèque Nationale iM-^o. il est question d'un •:
Henri IV. le 2'.» janvier 1594, au sr de Chaumont. Dans le bas de I i
Gobert de Schelander.
1. Nous parlerons d'eux plus loin, au Livre III. à propos de D(
Sur Simon Stévin, on peut consulter Van derAa(A. G.), Biographi
der Nederlanden, nouv. éd., p. K. J. 11., et G. I». .1. Schotel en 21 vol
28 RÉGIMENTS FRANÇAIS Al" SERVICE DES ÉTATS
Pouvait-on ignorer cela dans la principauté de Sedan d'où
4es Schelandre étaient originaires ? C'est impossible, car la
maison de Bouillon, qui la possédait, avait, avec la maison
•d'Orange-Nassau, les plus étroites attaches.
Henri de La Tour d'Auvergne, comte de Turenne, duc de
Bouillon, n'avait-il pas épousé, le 15 avril 1595, en secondes
noces, Elisabeth de Nassau, fdle de Guillaume le Taciturne et
d'une princesse française, Charlotte de Bourbon-Montpensier,
sa troisième femme 1 ? Témoignage entre mille, des rapports
•qui unissaient alors la Hollande à la France, mais, dans le
•cas particulier de Sedan, état quasi indépendant, ce n'était
pas seulement le hasard des alliances princières, mais aussi
la communauté de confession calviniste et d'intérêt écono-
mique qui déterminait ces relations.
« Les rivières sont des chemins qui marchent et qui portent
où l'on veut aller », a écrit Pascal 2. La Meuse conduisait en
Hollande, en passant par les terres des évêques de Liège, qui
restaient neutres dans les guerres. C'était une des routes que
suivaient les voyageurs se rendant de France en Hollande.
C'était celle que longeaient les tisserands et les fdateurs de
Sedan allant chercher fortune vers le Nord, pour avoir leur
part d'une miraculeuse prospérité qu'on sentait naître ; ce
fut peut-être aussi la voie que prirent Robert et Jean de
Schelandre.
A quelle levée se présentèrent-ils ? à celle de la Noue probable-
ment. A ce moment, ce n'était plus Henri IV qui appelait les
Provinces-Unies à son secours, comme en 1595 et en 1596 3;
c'étaient elles qui cherchaient à reprendre les régiments de la
Noue, rendus disponibles par la paix franco-espagnole. Celle-ci
de 1878), Harlem, .1. .1. van Brederode et la Biographie nationale de Belgique. Sur
.Jacques Alleaume, qui était d'Orléans, on lira un article d'un jeune savant à qui je
dois beaucoup d'indications précieuses, M. de Waard, au t. II du Nieuw Xederlandsch
Biografisch Woofdenboek publié sous la direction de M. P. C. Molhuysen et du pro-
fesseur P. J. Blok. Dans ce dictionnaire, qui n'en est encore qu'au T. IV (Leyde,
A. W. Sijthofî, 1918, in-8°), on trouvera, à chaque tome, les notices déjà prêtes, de
A à /.. et, nolainment; au même T. II. une étude de M. de Waard sur notre
mathématicien Girard de Saint-Mihiel.
1. Cf. Delaborde (le comte Jules), Charlotte de Bourbon, princesse d'Orange.
Paris, Fischbacher, 1888, 1 vol. in-8°. Sur le mariage d'Elisabeth de Nassau, voir
Het Slaatschc Léger, t. II, p. 17. n. 1. La sœur d'Elisabeth, C.harlotte-Brabantine,
'celle que Maurice appelait sa « belle Brabant . avait épousé le 11 mars 1589. Claude
de la Trémoille, vicomte de Thouars, duc de Laval el prince de Talmont (1566-
1604). Se reporter au tableau généalogique île Hei Staaische léger, t. III. p. 314.
2. Opuscules et Pensées, éd. Brunschvicg. Paris, Hachette, in-12, sect. I. n° 17.
3. Cf. la lettre de Henri IV. datée du 13 janvier 1596, citée par Bor (Pieter),
Vervolch van <lc Nederlàndsche Oorloghen... Amsterdam, s. il., in-fol., f". s recto.
PREMIÈRES ANNÉES DE JEAN DE SCHELANDRE 29
emportait pour conséquence de laisser les Etats Généraux seuls
en face de leur redoutable ennemi.
Ils devaient accroître d'autant leurs effectifs et Henri IV.
tout en ayant traité, n'était pas fâché de continuer à susciter
des difficultés à ses adversaires d'hier en encourageant, en même
temps, ses bons et loyaux amis hollandais, à qui il continua à
payer d'importants subsides, destinés à l'entretien des troupes
françaises. Jusqu'à sa mort, ses yeux n'allaient passe détourner
des frontières de l'Est. Il vit donc certainement sans déplaisir
les négociations que le prince. Maurice ouvrit en 1599 l, par ordre
des Etats, avec Odet de la Noue de Téligny, fils du célèbre
François de la Noue dit le « Seigneur d'un bras ». C'est ainsi qu'il
est appelé dans une lettre adressée en juillet 1572 au comte
Louis de Nassau. Il avait été blessé en 1570 et on avait
été forcé de l'amputer : « De bons ouvriers lui tirent un bras
de fer dont il porta depuis le nom » 2.
Il s'agissait de recruter 2.000 Français, répartis en un régiment
de 13 compagnies, la compagnie colonelle devant être forte de
200 hommes, les autres de 150, bientôt réduites à 113 par Réso-
lution du 29 septembre 1599 3. Le lieu de rassemblement était
Arnhem 4. C'est par une décision des Etats-Généraux en date
du 7 janvier 1599 5qu'Odet de la Noue fut désigné comme chef
de ce régiment, sur la proposition du prince Guillaume-Louis
et du Conseil d'Etat. On lui adjoignit comme lieutenant-colonel,
Guillaume de Hallot, seigneur de Dommarville 6, gouverneur
du jeune prince Henri de Nassau. Celui-ci demi-frère de Maurice.
et qui devait être en 1625 son successeur au stathoudérat, étail
né, le 29 janvier 1584, du mariage de Guillaume d'Orange avec
1. Van Meteren, trad. fr. de 1618, fol. 451 r°. <■ Ils [les Etats] donnèrent pareille-
ment charge au sieur de la Noue, de leur amener deux mille François en Hollande,,
de ceux qui avoient longtemps servy le Roy à leurs despens et, par ce moyen, Il
espéroyent que le Roy seroit d'autant plus' prompt à rembourser les deniers qui
avoyent esté payés à ces gens, en sa guerre, notamment puisque cest argent avoit
esté employé et pavé à ceux de sa nation. »
2. Amiràult, Vie de la Xouc. Leyde, 1661, p. 63. Cf. Archives... d'Orange-Nassau,
t. III de la lr" série, p. 469.
3. Cf. Het Staatsche Léger, t. I, où l'on trouvera aux pages 164 à 166 une brève
esquisse de l'histoire des régiments français au service des Etats pour la première
décade du xvii° siècle.
4. Hés. des Etats Généraux du 6 avril 1599. Les recherches obligeamment entre-
prises pour nous à ce sujet, aux archives d' Arnhem par l'archiviste, a la demand
de M. le professeur Lacomblé, n'ont pas donné de résultats.
.">. Het Staatsche Léger, t. 11. p. 164.
6. Rés. des Etats Généraux du il mars 1599. Il resta lieutenant-colonel
Henri de Chastillon, en 1601. Cf. Het Staatsche Léger, loco Uuutalo.
30 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
sa quatrième femme ', une Française encore, Louise de Coli-
gny 2, fille du célèbre amiral massacré à la Saint-Barthélémy.
Presque tous les noms que nous venons de citer se retrouve-
ront dans les poèmes de Jean de Schelandre et c'est pourquoi
il est utile d'en faire mention ici.
Ce la Noue, lui aussi, était poète à ses heures et l'on peut
supposer que son exemple n'aura pas été sans exercer une in-
fluence sur la vocation de notre jeune écrivain. Odet avait de
qui tenir, car son père, François de la Noue 3, n'était pas moins
remarquable par sa campagne aux Pays-Bas que par ses Dis-
cours politiques et militaires, modèles d'éloquence sobre et con-
tenue, composés par lui en captivité à Spa et qui continuaient
dignement la tradition des Commentaires de Biaise de Montluc.
On lit d'Odet de la Noue un quatrain laudatif en tète fies
Cent cinquante Psaumes mis en musique par Claudia le jeune
(t 1600) :
Soubs ce simple contrepoint
Se cache un art admirable,
D'autant plus inimitable
Qu'il semble ne l'estre point 4.
Odet, fils du deuxième mariage de François avec Marguerite
de Téligny, sœur du premier époux de Louise de Coligny, était
déjà connu aussi comme auteur du Paradoxe que les adversitez
sont plus nécessaires que les prospérité: et qu entre toutes
Vestat d'une estroile prison est le plus doux et le plus profi-
table, par le seigneur de Téligny (La Rochelle, Haultin, 1588,
in-8°) ; republié à la suite, des Poésies chrestiennes de Messire
Odet de la Noue, capitaine de 50 hommes d'armes et gouverneur
pour Sa Majesté au fort de Gournay-sur-Marne. (Genève,
pour les héritiers d'Eustache Vignon, 1594, petit in-8°). Ces
1. La première était hollandaise : Anne d'Egmond (morte le 21 mars 1558) j
la seconde. Anne de Saxe, gui était Allemande, Le rendit profondément malheureux,
car elle était ivrogne et débauchée (cf. Archives et Correspondance inédite de lu
Maison d'Orange- Nassau, lr< série, pages 391 à 397 (A" 1571).
2. l.e comte .Iules Delaborde lui a consacré un livre en deux volumes : Louise
de Coligny, princesse d'Orange (1555-1620). Paris, Picard, inx7, 1 vol. in-8°. Cf. en-
core Louise de Coligny, Lettres à If. Lu ï'our, vicomte </c Turenne. publ. p. Aog,
Laugel. Paris, Fischbacher, 1*77. 1 vol. in-8°.
.'{. Cf. Mans. r. François delà Noue, Paris, Hachette, in-8, 18'J2 et Manuel biblio-
graphique de G. Lanson, n°" 2248-2251.
4. Haag, Lu Fiante protestante, i** éd.. t. Yl. p. ">2,x.
PREMIÈRES ANNÉES DE .JEAN DE SCHELANDRE 31
poésies ont été conçues par lui quand il était prisonnier en
Flandre 1.
Schelandre, pour se mettre à écrire dans les loisirs des quar-
tiers d'hiver, les intervalles des assauls ou les longues attentes
dans la tranchée, n'avait qu'à s'inspirer de son chef. Peut-être
avait-il dans son fourniment certain Dictionnaire des rimes fran-
çaises selon Uardrc des lettres de l'alphabet auquel deux traités
sont ajoutés, l'un des conjugaisons françoises, Vautre de l'ortho-
graphe françoise (Genève, les Héritiers d'Eustache Vignon, 1596,
in-8°), œuvre du même Odet de la Noue 2.
Ce dernier, ayant passé la plus grande partie de l'année 1600
en France, au lieu d'être à son poste, et ne consentant à revenir
que si on lui augmentait sa solde, fut déchargé de ses fondions,
le 3 janvier 1601, et remplacé par Chastillon3. Si son successeur
n'était pas aussi lettré, du moins pouvait-il se réclamer d'une
ascendance plus illustre encore.
Henri de Coligny, en effet, seigneur de Chastillon-sur-Loing 4,
était le petit-fds du grand amiral, le neveu de Louise de Coligny,
cousin-germain par conséquent du futur stathoudcr Frédéric
Henri. Un vieil homme de guerre, rompu aux fatigues des camps ?
Non pas! : un jouvencel à peine sorti de l'académie5. Il avait
paru devant le fort de Saint-André 6, qu'assiégeait Maurice,
commandant les Anglais de Vere et les Français de la Noue T.
(L'était le 29 avril 1600. Il faisait grand vent, dit le naïf chroni-
queur 8. « A midi, vint à l'armée, auprès de Son Excellence
1. Cf. Haag, La France Protestante, 1 rr' éd., t. VI, p. 296 et s. Les dates qui sont
indiquées pour le séjour de I.a Noue en Hollande ont besoin d'être rectifiées et pré-
cisées par les indications données ci-dessus. 11 en est de même pour l'intéressante
étude de M. Guy de Pourtalès, Odet de la Noue, poète et soldat huguenot de la /in
du XVIe s. Paris, Soe. Littér. de France, 1919, in-8.
2. N°s 1596 et 1624 de la bibliographie de M. Hugo P. Thieme i Essai sur l'His-
toire du vers français. Paris, Champion, 1916, 1 vol. in-8°); cf. surtout la grande His-
toire de la Langue française de M. F. Brunot, t. H, p. xx. (Paris, Colin, 1906, u
3. Journaalàs Duyck, t. III, p. 20.
4. Cf. J. Delabordé, Henri de Coli</nij, seigneur de Chastillon. Paris. Fischba-
Cher, 1 vol. in-N». Voir aussi le tableau généalogique de la .Maison de Coligny dans
H et Staatsche Léger, t. Il, p. 381.
5. Ecole où les jeunes nobles apprenaient l'équitation et le maniement di s armes.
Une des plus célèbres a Paris, dans la première moitié du xvnc siècle, fut celle de
.M. de Vaux.
(i. Au confluent de La .Meuse et du Waal. Voir à la lin du volume la (art
j'emprunte à L'ouvrage de -M. Waddington, avec sa bienvei lante autorisation.
7. Journaal de Duyck, l. II, p. 558, pour la Noue: p. Vô pour Dommarville,
p. 583 pour Chastillon.
8. Journaal de Duyck, p. 583. Voici le texte original dans toul ur ar-
chaïque : « Den XXIX" Aprilis was windiefa weder...; smiddachs, quam in •
bij sijn,,Ex.c.ellcnt;c den lierre van Chastillon, almiral van Guyenne, d outî
dieu huyse, om dese landen te besien ende dencrijgh wat te hantercn, mogelijck tir
32 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
[Maurice de Nassau], lé seigneur de Chastillon, amiral de Guyenne,
aîné de la Maison, pour visiter nos pays et y pratiquer la guerre
ou peut-être pour s'y procurer l'appui de ceux de la Religion.
C'était un jeune homme de seize ou dix-sept ans, assez élancé
de sa personne et au visage épanoui. »
C'est ainsi qu'Henri de Coligny, dans ce brumeux et froid
Brabant, loin de la terre de ses pères, reçut le baptême du feu.
Il n'en devait pas connaître longtemps les épreuves, car il fut
tué dès le 10 septembre 1601, à la défense d'Ostende. Un
témoin, Philippe Fleming \ nous a conté la mort de ce brave.
« Le seigneur de Chastillon avait résolu de se rendre compte
par lui-même de la situation et, accompagné du colonel Huchten-
broeck, du colonel Brogge et de plusieurs autres capitaines,
moi-même étant présent aussi, il arriva au « Santhil » 2 pour
résoudre et ordonner diverses choses touchant le service du
pays. Monsieur de Chastillon et les autres s'assirent pour mieux
deviser ensemble, sur l'affût d'un canon, dont la gueule était
masquée par des clayonnages. Il leur semblait être assurés
contre toute surprise, ne pensant pas que l'ennemi tirerait sur
des batteries aveuglées. Mais comme ils devisaient ainsi, l'en-
nemi tira sur le « Santhil ». Le boulet traversa les claies, empor-
tant la tète du seigneur de Chastillon. Lamentable lin d'un si
avisé jeune homme, dont la perte causa à tous une grande dou-
leur )>. Son corps fut transporté en Zélande. Dussau, son lieute-
nant-colonel, le suppléa.
Les régiments étaient alors un peu comme des apanages de
famille ; on en héritait ainsi que d'un titre ou d'une propriété.
C'est au frère du défunt, Gaspard II de Coligny, devenant,
par la mort de son aîné, seigneur de Chastillon, que les Etats
et Maurice songèrent naturellement à confier les troupes fran-
çaises. Mais comme il tardait à venir et que le nombre des
compagnies françaises avait grossi jusqu'à atteindre vingt
et un, à 150 hommes par compagnie 3, on décida, en
avril 1602 4, d'en former deux régiments, dont l'un fut confié à
begeerte van die van de religie oui schier ofte morgen steunsel acn hen te hebben.
Hij was een jong man van 1G ofte 17 jaren, tamelijck lan-j van persone, van blijden
gelate, eilde cousijn germain van Graef Hendrick, broeder van Sijn Excellentie. »
1. Jirlri/erinf/he der Sladi Oostende, p. 112.
2. Nom d'une position, clé de la défense de la place.
3. Secr. Res. St. Gen., 1 1 mars 1602, etc., Résolution secrète des Etats Généraux,
citée dans llct Staatsche Léger, t. II, p. 161, n. 4.
1. Res. St. (.en., 25 avril 1602. Ibiri., n. 5. Je me suis reporté aux Résolutions des.
Etats (.éneraux, n° 28, A" 1602, fol. 138 r° et v°.
PREMIERES ANNEES DE JEAN DE SCHELANDRE 33
Dommarvillc, qui nous est déjà connu, et l'autre, à Léonidas
de Béthune, encore un des grands noms de l'armoriai protestant
de France, cousin de Sully : « Ce jour-là [le 19 juillet 1601, au
siège de Rhinberc], Son Excellence confia la compagnie de Ful-
gous [tué la veille] à un gentilhomme français, le seigneur de
Béthune, de la maison de Mclun, propre fils du seigneur de
Rhosny » K
Ce Béthune, qui répondait au nom Spartiate de Léonidas,
était seigneur de Cogni, Mareuil, etc. Il périt misérablement
à Geertruidenberg, le 5 août 1603, en s'interposant entre des
soldats français et anglais engagés dans une rixe 2.
Jean de Schelandre semble avoir sincèrement admiré ce chef,
puisqu'il lui consacre toute l'épode de la strophe VIII de son
poème sur la prise de Grave en 1602 :
Et de ce Béthune
De qui le démon
Promet à son nom
Plus belle fortune,
De qui le grand cœur,
Plein de belle audace,
Seconde l'honneur
De sa noble race.
Après sa mort, son régiment passa aux mains de Gaspard de
Coligny, frère d'Henri et ayant hérité de lui, nous l'avons vu,
le titre de Chastillon 3. Gaspard II était né le 21 juillet 1584.
Il n'avait donc que 19 ans, en 1603, ce nouveau colonel, mais il le
resta, sinon en fait, du moins en titre, jusqu'à sa mort, survenue
le 4 janvier 1646 4. Il est mieux connu dans l'histoire de France
sous le nom de maréchal de Chastillon. Une fois de plus, histoire
de France et histoire de Hollande se trouvent ainsi intimement
mêlées. Mais revenons à nos héros.
1. Journaal de Duvck, t. III, p. 103. Fulgous signe dans YEedbock
(R. v. St., 1928), 1601, p. 16. Cf. mtrc planche II b.
2. Het Staalsche Léger, t. II, p. 72, n. 4.
3. Corn. St. Gen., 13 nov. 1003. Res. St. Gen., 24 février 16i 5. Cf. Hcl Slaatsche
léger, t. II, p. 165.
4. Cf. Nieuw Ned, Biografisch Woordenboek, t. I, col. 625. La date de 1648, indi-
quée dans Het Staalsche Léger, t. II, p. 381, n'est pas exacte. On trouve à Amsterdam
au Rijks Muséum, son portrait peint par J. van Ravenstein. On en doit un autre à
Mierevelt. Son fils a été peint par Rembrandt lui-même. (Cf. Jan Veth, Rembrand-
tiana, Rembrandt' s J'ortrel van dcn marquis d'Andelot, 1 br. in-1". pi., rxtr. de Onze
Kunst, mars 1912, et du même, Tweerlei opvatling, dans le Gids, juin 1915. br.
p. 11 (tirage à part).
CHAPITRE III
LES PREMIERS FAITS D ARMES DU JEUNE CAPITAINE ROBERT
DE SCHELANDRE.
BATAILLE DE NIEUPORT (2 JUILLET 1600)
C'est sur le Budget de la guerre (Staat van Oorloge) de « Leurs
Hautes Puissances » les Etats Généraux, pour les années 1599
à 1604, que le nom de Schelandre apparaît pour la première fois
dans un document hollandais manuscrit et voici la mention
qui le concerne, encadrée par d'autres, relatives à ces compagnons
d'armes :
Vuyt de ongerepartieerde *.
Generael Vere 200 2612
HoratioVere 200 2612
heere de la Noue 150 sp. 2014
Formentières 113 1460
CHALAXDER 113 J Spiessen 1460
Du Buisson 113 , ende 1460
Verneuil 113 \ roers 1460
Halardt 113 1460
Etc..
Considérons ce tableau. Le premier chiffre représente le
nombre des soldats, le second, le montant du prêt, reçu par le
capitaine, pour un mois, compté à 36 jours. 1.460 livres pour
113 hommes, cela fait tout près de 13 livres, un peu plus qu'en
France, où le vétéran en touche 12 à la même époque 2.
Sur cette page de registre ofiiciel, Anglais et Français frater-
1. t Vuyt de ongerepartieerde », c'est-à-dire troupes dont la charge incombe à
toutes les provinces et n'ont pas encore été réparties entre elles. Même mention dans
le Budget daté de 1599 et de la main même d'Oldtiibarncvcldt, qu'a bien voulu me
signaler M. Japikse (Hijksarchief. Holland, 2605).
2. Lavisse, Histoire de France, t. VI, 2e partie, p. 322. « Le reste de la compagnie
est payée à 12 1. par moys », est-il écrit cependant à la ti ri de la « List»
Appointz de la G19 de Mr de Chastillon » (1609. Budget, ibid.).
36 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
nisent comme sur le champ de bataille. En tête, c'est le célèbre
général Vere, dont parlera Schelandre à propos de la prise de
Grave :
Là, les superbes Anglois
Tremblent, grand Veer, sous ta voix.
(Strophe ix).
Puis vient le frère du générai, le colonel Horatio Vere ; plus
loin, deux autres Vere, simples capitaines, Edouard et Daniel,
car c'est toute une tribu qui s'est mise au service des Etats *.
Mais, avant ces deux derniers, apparaît le seigneur de la Noue,
Odet, avec ses « 150 sp. », c'est-à-dire ses 150 «spiessen», les longues
piques dressées, qui le suivent dans la bataille, mouvante
forteresse carrée, telle qu'on en voit dans les estampes de Callot 2.
Cent cinquante hommes, n'est-ce pas un elïectif à peine
supérieur à celui d'une compagnie ? Sans doute, mais le colonel
était alors, plutôt que commandant de régiment, commandant
de la compagnie colonelle, c'est-à-dire tête de colonne, ouvrant
la marche dans les défilés, après la « monstre » ou revue, et tou-
jours la plus nombreuse comme la plus choisie.
Quant à Chalander, déformation orthographique ou, si l'on
veut, orthographe phonétique 3, sous laquelle il n'est pas diffi-
cile de reconnaître Schelandre, dont un autre budget transcrira
d'ailleurs correctement le nom, il ne mène que 113 hommes!
C'est encore pour l'époque une forte compagnie.
On aura remarqué, derrière l'accolade, les mots : Spiessen
ende roers, qui signifient, littéralement, piques et armes à feu,
celles-ci comprenant les mousquets se tirant sur fourquine et
les arquebuses qui s'épaulent 4. Toutefois, comme on n'avait
pas encore su adapter l'arme blanche du corps à corps à l'arme
1. Dictionaru of national Biography, editecl by Sidney Lee, t. LVIII, p. 233 ;
Sir Cléments R. Markham, The fighting Yeres, 1888, 1 vol. in-8°, et The commentaries
of Sir Francis Vere, published by W. Dillingham, Cambridge, 1657, 1 vol. in-8°,
pli. L'édition de Tgr el Sidon (1608) imprime * VVer ». Veer est une orthographe
fréquente dans les documents hollandais ; la forme la plus correcte est ♦ Vere ».
2. Et dans la gravure de la bataille de Nieuport reproduite ici pi. IV.
3. Le ♦ Ch » n'a rien qui doive étonner: il correspond à la prononciation. Louise
de Coligny, dans son testament, parle d'une Ml,e de Chelandre [Correspondance de
Louise de Coligny, p. p. Marchegay, p. 334). La graphie er pour re représente une
prononciation hollandaise qui a toujours altéré ainsi le suffixe * re » dans les mots
d'emprunt. Cf. Salverda de Grave, L'influence de la langue française en Hollande
d'après les mois empruntés. Paris, Ed. Champion, 1913, 1 vol. in-16.
4. M. Mariéjol, au t. VI (2 partie) de Y Histoire de France de Lavissc. p. 3'2ô,
intervertit ces définitions qui s'appuient sur les gravures et explications du Maniement
d'armes, d'arquebuses, mousqwtz >t idi/iics, etc., de Jaques de Ghevn. La Haye,
1608, in fol., voir plus loin, Pli. IX a b et X a b.
PREMIERS FAITS D'ARMES DE ROBERT DE SCHELANDRE 37
à feu du combat à distance, il fallait que les piquiers protégeassent
les tireurs contre une trop grande approche de l'ennemi et alors,
leurs piques de dix-huit pieds l, soudain abaissées, hérissaient
le carré.
Ce chiffre de 113 soldats, si on l'interprète à la lumière de la
Résolution du 29 septembre 1599, ramenant les compagnies
du régiment de la Noue, de 150 à 113 hommes, semble att<
que le budget a été établi dans le dernier quart de 1599 2 et ce
n'est donc que dans cette partie de l'année que la présence de
Robert de Schelandre se trouverait certifiée. Si nous avions
conservé pour les années 1598 et 1599 le Journaal du fiscal 3
ou docteur Duyck, lequel suivait les armées en notant au jour le
jour leurs faits et gestes, nous pourrions peut-être établir ce que
fit Schelandre en 1599 ; mais le quatrième livre d'Antoine
Duyck étant perdu, il faut se borner à feuilleter son œuvre
au livre cinquième « contenant tout ce qui s'est passé dans
les sièges de Crèvecœur et de Saint-André et dans la terrible
bataille de Flandre, près de Xieuporl... depuis Le 1er janvier
1600 jusqu'au dernier de décembre suivant inclus, n'indiquant
guère que les conséquences toutes nues et les événements les
plus remarquables. 4 »
Nous ne savons pas si Robert de Schelandre 5 était avec la
Noue, lorsque le régiment participa, sous Maurice, à la prise du
fort de Crèvecœur sur la Meuse (25 mars 1600) et du fort de
Saint-André (8 mai) sur le Waal 6. C'est d'autant plus probable
1. Chiffre donné par van Metcren, fol. 451.
2. Cependant le budget était généralement établi pour l'année suivante. Il est
vrai que ce budget-ci est exceptionnel, ayant été préparé pour cinq ans, en vue d'une
grande et longue offensive.
3. Cf. Mariéjol, dans Lavisse, Histoire de France, t. VI, 2e partie, p. 337. « Il
(Manty) propose d'établir en chaque escadre, comme chez les Hollandais, un fiscal
ou docteur qui tienne le journal du bord, transmette les ordres de l'amiral, etc. »
4. Journaal van Anthonis Duyck, éd. Mulder, t. II, p, 195 : i Vijfde bouck, daerinne
vervat is aile tgene in de belegeringen van Crevecuer énde SI Andries, ende in den
swaeren veltslach in Vlaènderen bij Nieuwpoort voorgevallen is,mitsgadersin andere
aenslaegen... tsedert den cersten Januarij 1600 tottën letsten Décernons daeraenvol-
gende incluys, houdende meestal niet dan de naeckte eflecten mette notabelste
geschiedenissen ».
5. Quant à Jean, qui n'est pas capitaine, il ne faut pas s'attendre à trouver son
nom dans les budgets de la guerre ; tout au plus serait-il dans une monsteiTOlle »
où i état des monstres ». La plupart sont perdus. Il en est cependant un de cette
date où apparaît sous les ordres de Jan Gentil, sieur du Fort, un certain Pont <.h.d-
landière, mais je ne crois pas pouvoir l'identifier avec notre poète. • Roue
geleverd bv Jan Gentil, lieutenant van den In ère van Corbeke, 18 jan. 1
(i Lias lopende Staten Generaal, n° 1709 ». La liste, qui n'est constituée presque
que de noms français, est d'ailleurs intéressante.
6. Cf. Bor (Pieter), Veroolch van de Nederlantsche Oorloghen, livre 37. fol. 0 v« et
14 r° ; Duyck, II, p. 552, 558, 586.
38 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
que le Halardt du tableau précédent s'y trouve, ainsi que ce
du Hamelet l qui devait périr au siège de Grave, en 1602, et ce
Marescot dont Schelandre va reprendre la compagnie, deux mois
plus tard.
Dès le 9 juin 16002, Son Excellence, c'est-à-dire le Stathouder,
fait rassembler les vaisseaux, dans le dessein de se transporter
en Flandre avec toute son armée, forte de 125 enseignes de fan-
tassins, 25 cornettes de cavaliers, 100 chariots, 250 chevaux de
trait, 16 canons lourds, 14 mortiers et 7 pièces de campagne 3.
Le 14, on commence à embarquer. Le 17, le Prince quitte La
Haye en compagnie de Chastillon, Vere, Solms et d'autres encore
afin de prendre le bateau à Delfshaven pour Dordrecht. Le 18,
les Etats Généraux eux-mêmes se décident à se rendre en Flandre,
se transformant ainsi en commissaires de la République pour
surveiller la campagne et veiller à ce qu'elle prît bien pour objectif
Dunkerque. Il s'agissait en effet de détruire ce nid de corsaires
et d'assurer à la Hollande la possession de toute la côte belge
et, par conséquent, la maîtrise de la mer du Nord.
Cette méfiance à l'égard du jeune chef, c'est le Pensionnaire
de Hollande, le célèbre Oldenbarneveldt, qui l'inspire et Maurice
ne l'oubliera jamais.
Le 22 juin 1600, le prince débarque ses troupes au fort Phi-
lippine, près de Terneuzen, sur la rive gauche de l'Escaut, en
Flandre zélandaise. Son armée est divisée en trois corps *
confiés, le premier, au comte Ernest de Nassau, que nous
retrouverons dans le poème de Schelandre ; le second, au général
François Vere, qui conduit les Anglais et les Frisons ; le troi-
sième, au comte Georges de Solms à la tête des régiments de
Gistelles, de Huchtenbroeck, des Suisses, des Wallons et des
Français. Ceux-ci, sous la Noue, comprennent, outre sa compagnie
colonelle et celle de Dommarville, les compagnies Rocques,
Du Sau, La Simendière, Marescot, Hamelet, Hallart, Brusse,
Cormières, du Fort, Fourmentières, Verneuil et Pont-Aubert3.
1. Journaal de Duyck, II, p. 610. Il signe Du Hamelet sur YEedboek, p. 10, après
avoir prêté serment le 10 avril 1599. J'ai retrouvé sa « commission » dans le Com-
missieboek van den Raad van Staate, 10 mei 1591-6 déc. 1599: Commissie voor Fran-
çois des Essors... béer van Hamelet.
2. Ibid., II, p. 629.
3. Duyck, II, p. 635 et 636.
4. Duyck, t. H, p. 638-639.
5. Duyck, t. II, p. 639. Il, n'est pas sûr que la Noue ait été présent, à en juger
par le texte de Fleming, Bcl'egeringhe der stadt Oostende, p. 32 : à part cela, sa liste
correspond à celle de Duyck. Je ne tiens pas compte des altérations orthographicrues,
PREMIERS FAITS D'ARMES DE RORERT DE SCHELANDRE
Les noms imprimes en petites capitales, sont ceux qui figurent
au budget de 1599 à 1604, à côté de celui de Schelandrc. Où
est-il, lui, à ce moment et où est du Buysson ? On ne sait.
Le 23 juin, l'armée s'ébranle, la cavalerie indépendante
du comte Guillaume-Louis, formant pointe d'avant-garde,
les régiments de Solms et par conséquent les Français le suivant.
On passe par Ecloo, les maisons brûlent, marquant les étapes de
l'invasion, puis on traverse Oudenburch, au sud d'Ostende,
laissant Bruges de côté. Maurice ordonne à Solms d'enlever
l'ouvrage Albert, situé dans les dunes, à l'ouest d'Ostende,
cette ville étant toujours, comme on sait, aux mains des
Etats. Il éprouve quelque peine à pousser ses approches 1 dans
le sable sec et mouvant où il choisit ses emplacements de
batterie, l'un sur l'estran, l'autre sur les dunes. Quelques
Français audacieux livrent des escarmouches jusque devant
les retranchements Isabelle, qui confinent au fort Albert :
le capitaine Cormières est tué, le corps traversé de part en
part; effrayée par un feu d'artillerie, d'ailleurs peu meurtrier,
la garnison du fort Albert se rend le 29 2.
Lentement, le long du rivage, Solms s'achemine vers Xieu-
port fortement occupé par les Espagnols. Il vise à s'emparer
de la digue et des écluses. Maurice et Guillaume-Louis le re-
joignent à la hauteur de Lefïinghe, ainsi que les Anglais et le
comte Ernest, tandis qu'il s'établit lui-même à Westende, face
à l'Ouest. Nous sommes le 30 juin.
Le 1er juillet, par un beau temps, le Stathouder avance
encore et, trouvant l'embouchure de l'Yser presque à see,
à marée basse, il la franchit avec Vere et Solms, le comte
Guillaume-Louis et le comte Henri- Frédéric, sans rencontrer
de résistance. Par un vent favorable, des bateaux partis d'Os-
tende, ne tardent pas à amener vivres et munitions 3.
Stratégiquement, la position est dangereuse. On n'y reconnaît
pas la prudence habituelle de Maurice, car, n'était la maîtrise
de la mer, il serait coupé de sa base et pris entre trois feux :
Bruce pour Brussc, Mariscot pour Marescot, etc., ni des traductions 'lu l
Sau pour du San. Au reste nous n'avons pu toujours contrôler la vraie ;
Rocques est Jacques de Rocques, baron de Montesquieu, dont il sera souvint ques-
tion plus loin. Cf. Het Staatsche Léger, t. II. p. 1"'.'. '-!<7. 165.
1. Boyau ou galerie destiné a approcher des remparts à couvert.
2. Duyck, t. II, p. 649-651.
3. Duyck, t. II, p. 658.
40 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
Furncs, Dunkcrque, Nieuport, sans compter la menace de l'ar-
chiduc qui s'avance de Bruges avec toute une armée pour dégager
Nieuport, reprenant en passant Oudenburch et Leflinghe,
comme s'il avait voulu suivre le Hollandais à la trace l.
Les Etats, qui ne se sentent pas trop en sécurité à Ostende,
s'affolent. Maurice même est surpris. On ne croyait plus l'en-
nemi si agressif ni si fort. Le comte Ernest est envoyé au nord
de Lefïinghe, avec mission de garder ouverte la route de la côte.
Le 2 juillet 1600, dit le chroniqueur, commence à poindre,
par un beau temps et un vent d'ouest assez fort, le jour sanglant
de la grande bataille. C'était un dimanche, anniversaire de la
Visitation de Notre-Dame Marie, très honorée par les « papistes »2.
Au point du jour, le comte Ernest, avec deux régiments,
comprenant dix-neuf enseignes de fantassins, quatre cornettes
de cavalerie et deux mortiers, se dirige vers Mariakerke, mais
l'archiduc Albert, partant de Leflinghe et profitant de ce qu'on
avait omis de rendre la route impraticable, l'y devance.
Ernest se met en bataille ; la panique s'empare de ses troupes,
il perd beaucoup de monde. Albert a raison d'écrire à ceux de
Bruges, qu'il a battu l' avant-garde de Maurice, mais il a tort
de dire qu'il l'a coupé de sa base. L'histoire apprend qu'il ne
faut pas trop tôt chanter victoire. Cependant, à Bruges, on sonna
les cloches.
L'archiduc dispose de 8.000 fantassins et 1.600 cavaliers. Il
reste à Maurice 96 enseignes à pied, 18 à cheval, soit 10.000 fan-
tassins et 1.200 cavaliers.
A la faveur de la marée basse, il les transporte dès huit heures
sur la rive droite de l'Yser et il se range en bataille, adossé au
fleuve et sentant qu'il a tout à perdre ou tout à gagner. Il fait
savoir à Vere, commandant l'avant-garde et qui propose de se
retrancher, qu'il entend ne pas s'abriter ailleurs que derrière
des piques et des mousquets, qu'il veut livrer bataille et qu'en
ce jour, le sang coulera.
Il avait fait passer aussi sur la rive droite le gros 3 composé
des régiments français, wallons et suisses, conduits par le comte
Georges de Solms et flanqués des cavaliers du jeune Henri-
1. Duyck, t. II, p. GG1.
2. Duyck, t. II, p. 661 à 680. On pourra suivre sou récit également sur le plan
que nous reproduisons ici, pi. IV. Cf. plus loin, page suivante, note 1.
3. Qu'on appelait alors « la bataille ».
PREMIERS EAITS D ARMES DE ROBERT DE SCHELANDRE 41
Frédéric, les fantassins répartis en quatre bataillons, les cava-
liers, en quatre escadrons.
Le comte Ernest reste sur la rive gauche pour observer la
garnison espagnole de Nieuport. Les seigneurs de Chastillon,
Grey, Holstein, ne quittent pas Maurice. Tandis que ce dernier
envoie ses cavaliers en reconnaissance, il éloigne ses vaisseaux,
leur faisant regagner Ostende pour ôter aux troupes tout espoir
de retraite. Les six mortiers sont en batterie sur Pestran. L'en-
nemi tarde à paraître : Maurice en profite pour exhorter ses
soldats à se conduire vaillamment.
Voyant les vaisseaux cingler vers Ostende et croyant qu'ils
transportent le Stathouder lui-même et son état-major, l'ar-
chiduc Albert se décide à attaquer et marche vers Nieuport
le long de la côte, appréhendant d'être inquiété sur ses derrières
par la garnison d'Ostende qui, au reste, ne bougea pas. C'est
à midi que les estradiots espagnols prennent le contact.
Dix ou douze coups de canon tirés à bref intervalle les ac-
cueillent et les dispersent dans les dunes.
La marée montant, l'une et l'autre armée ne tardent pas à s'y
réfugier. Sentant qu'il va être at laqué, le stathouder appelle
le comte Ernest et lui fait prendre position, après avoir coupé
les ponts sur l'Yser, pour qu'ils ne livrent point passage aux
fuyards.
Maurice a pour lui le vent et bientôt le soleil qui, l'après-midi,
aveuglera l'adversaire, puisque celui-ci fait lace à l'ouest.
L'armée espagnole gagnant de plus en plus, l'artillerie hollan-
daise commence à donner de ses cinq mortiers mis en batterie
dans les dunes, et de son canon unique, resté sur le rivage.
Le stathouder déploie sa cavalerie dans les « polders ». L'avant-
garde à pied comprend quarante-trois enseignes, tandis que le
gros n'en a que vingt-quatre, réparties en quatre bataillons, dont
deux de Français 1.
Vers trois heures de l'après-midi, l'ennemi avait tellement
approché que les éléments avancés en viennent aux prises et
qu'un feu assez vif d'arquebuse éclate, faisant un bruit terrible.
1. Duyck, t. II, ]i. (171. On les voit indiquées sur la gravure très rare «lu Cabinet
des Estampes qu'on trouvera reproduite ici. pi. IV. On en lira la description dai
.Muller (Fred), De Nederlandsche Geschiedenis in Pleten, beredeneerde Beschnjvin
van nederlandsche Historié Platen, Zinneprenten en historische Kaarten, ver
zameld, gerangschikt, beschreven door -. Amsterdam, F. Muller, 1863, 1 vol.
La collection complète ayant été acquise par le cabinet dis estampes «l Amsterdam,
il suffit d'indiquer le numéro de Muller : n° U3ti au t. I.
42 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
si bien qu'on entendait un roulement confus « de mousqueterie,
de cris, de. tambours et de trompettes ». Voyant son infanterie
engagée, Maurice fait charger la cavalerie du comte Guillaume-
Louis, du comte Henri et de la Sale sur les escadrons ennemis,
qu'elle met en fuite.
Albert soutient son avant-garde, qui a le dessous, par sa
« bataille », c'est-à-dire par le gros. Les Anglais fléchissent
un peu ; le général Vere est pjlessé et va se faire panser \
mais son frère Horatio rétablit la situation en fonçant sur le
parti ennemi le- plus important, à la tête de six ou sept cents
hommes. Il fit preuve d'une telle opiniâtreté que l'Espagnol
ne parvint pas à l'ébranler. Cependant Anglais et Frisons
eussent fini par céder, si Maurice n'avait amené en ligne, à son
tour, le gros de ses forces. Les nouveaux Wallons chargèrent
bravement mais, avant le corps à corps, voici que les fantassins
de Vere lâchent pied. Il faut faire donner les Suisses et puis les
Français, en deux troupes, mais ils n'arrivent ni à faire reculer
l'ennemi, ni à arrêter la débandade des Anglais.
L'armée du Prince perd dune après dune, sans que les charges
partielles de sa cavalerie, prenant l'Espagnol en flanc, parviennent
à rétablir la situation. Il ne reste au stathouder qu'à faire avancer
son arrière-garde, exhortant ses cavaliers à rester en bon ordre,
puisqu'aussi bien ils n'ont pas d'autre alternative que de vaincre
ou d'être tués ou noyés, ce qui avait été, au reste, le sort d'une
partie du train des équipages.
La panique commence à se mettre dans celte cohue. On entend
les cris effarés des femmes et des enfants qui l'accompagnent 2
et, pour comble de danger, l'ennemi ayant aperçu ce désordre,
engage son arrière-garde, pour tenter de forcer la fortune
des armes. L'infanterie hollandaise est en recul sur toute la
ligne et Maurice ne réussit même pas à remettre de l'ordre dans
sa cavalerie. La situation paraît désespérée : « Il semblait que
le Seigneur Dieu voulût laisser périr et accabler le florissant
Etat de Néerlande ». L'ennemi avance si vite que l'artillerie
tombe entre ses mains. Seul, le Prince est sans crainte : il
appelle, il supplie chacun de maîtriser ses terreurs, de mourir
plutôt en combattant.
C'est alors qu'il mande ses trois dernières enseignes de cava-
1. Duyck, t. il. p. 672-673.
2. Duyck, t. IJ, p. 071.
PREMIERS FAITS d'aRMES DE ROBERT DE SCHELANDRE 13
liers qui, s'élançant avec furie, portent le désordre dans les rangs
ennemis. Les Anglais de Vere se ressaisis* ent ainsi que les Frisons
qui, au nombre de cent cinquante piquiers, jettent un parti
espagnol à bas des dunes l. Tout à coup des matelots et des
canonniers se mettent à crier : « Chargez ! chargez ! » 2 et d'autn-s,
sans raison d'ailleurs : « Victoire ! victoire !... » et toute l'armée
hollandaise se met à presser l'adversaire, qui ne tarde pas à
céder. Le prince le harcelle sur ses flancs avec un groupe de
cuirassiers qu'il a ralliés. Le recul des Espagnols se change
bientôt en une fuite éperdue.
Maurice reste maître du champ de bataille, il couchera le
soir à Westende.
Commencée à trois heures et demie de l'après-midi, la lutte.
a duré jusqu'à sept heures du soir.
Cette victoire de Maurice, si remarquable, parce que c'était
la première qu'il remportait en rase campagne sur « cette redou-
table infanterie de l'armée d'Espagne », jusqu'alors partout
victorieuse, lui avait coûté cher : mille morts, donc le dixième
de son effectif, et sept cents hommes grièvement blessés. Les
Anglais avaient perdu cinq capitaines, les Français, deux : La
Simendière et Marescot 3.
Il est vrai que l'ennemi avait laissé sur le terrain trois mille
morts et six cents prisonniers et, parmi ces derniers, ■ l'Ai mi-
rante d'Aragon » Francisco de Mendoza4, don Luys del Villar
et le sénéchal de Montélimar, comte de la Fère, qui mourut à
Ostende des suites de ses blessures.
De plus, il abandonnait tous ses bagages, ses drapeaux, quatre
mortiers, deux canons de campagne ou couleuvrines et des muni-
tions.
Malheureusement, Maurice ne sut pas ou ne voulut pas
exploiter son succès. Il se contenta d'avoir rouvert la route
d'Ostende et y délibéra avec les Etats sur les trois objectifs qui
s'offraient à lui : L'Ecluse, Nieuport, Dunkerque, «l'on partaient
les galères et les brigantins pour inquiéter et surprendn
1. Duyck, t. II, p. 675.
2. « Val aen, val aen >, ibidem.
3. Duyck, t. II, p. 677. ,• , i • t
4. C'est à cet amiral que Maurice dit à table, en français : ♦ Monsieur 1 Admirante
a esté plus heureux que pas un de son Année, car il a fort désiré, plus de quatre an-
nées continuellement, de voir l'Hollande; maintenant il y enti oup tenr. »
Le propos a été entendu et noté par Fleming, Belegeringhe..., etc., p. i ■•
44 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
rouliers des mers qu'étaient déjà les marins de Hollande et de
Zélande.
En attendant une résolution définitive, le Prince procède au
remaniement de ses troupes, fusionnant probablement des
compagnies, quand leurs pertes avaient été trop lourdes et surtout
quand elles avaient été privées de leur chef, donnant notamment
celle de Cormières, tué au fort Albert, à du Puy \ celle de la
Simandière, tué, à Pomarède et celle de Marescot, également
tué, à Schelandre 2 que nous retrouvons donc ainsi cité en fin
de bataille et qui a été l'occasion de ce récit.
L'événement eut en Europe et surtout en France un reten-
tissement considérable. Elisabeth en rend grâces à Dieu. Henri IV
reçoit d'Aerssen, ambassadeur des Etats, à onze heures de la
nuit et « manifeste une telle joie que beaucoup se scandalisèrent
de lui voir trop ouvertement montrer son affection et sa sym-
pathie pour le succès de Leurs Hautes Puissances. Il s'arrête
même de jouer et ordonne à Monsieur le Grand de lire à haute
voix les dépèches 3. »
1. J'ai retrouvé la Commission de Guillaume du Puy, datée du 15 décembre 1598
{Commissieboek van den Raad van State, 10 mei 1591-decemb. 1599, fol. 88). De
graves lacunes de ces registres nous ont empêché de mettre la main sur le brevet
de Schelandre. Ce du Puys, dont nous reparlerons encore, fut arrêté à la Haye le
26 octobre 1600 (cf. Duyck, t. II, p. 571) pour avoir, dans une « monstering », abusé
des <• passe- volants », hommes de paille destinés à grossir frauduleusement les effec-
tifs des compagnies pour les jours de revue. Il ne tarda pas à être relâché.
2. Dont le nom apparaît cette fois estropié par Duyck en Chilandre, ce qui n'a
rien d'étonnant si l'on songe qu'un descendant du poète a relevé, dans les docu-
ments français du temps, les formes : Scheland, Chelandre, Schlandres, Thin von
Schelnder, ce qui est la propre signature du père du poète, le gouverneur de Jametz
(cf. Y Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux, 25 juillet 1876, col. 422. et 25 sep-
tembre 1877, col. 566). Voici le texte de Duyck (t. II, p. 684), à la date du 5 juil-
let 1600 : « De compagnie van la Simandière gaf hij aen Pommarède, die van Cor-
mières aen du Puys ende die van Mariscot aen CHILANDRE. »
3. Lettre d'Aerssen aux Etats Généraux, 19 juillet 1600, citée par van der Kemp
(C. M.i. Maurits van Xassau, t. IL (Rotterdam, van der Meer et Verbruggen,
1843, in-8°, p. 264-265).
Planche IV.
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CHAPITRE IV
LE POEME DE JEAN DE SCHELANDRE SUR LA BATAILLE
DE NIEUPORT.
C'est au même moment où la présence d'un Schclandre,
que nous devons supposer être Robert, est attestée à Ostende
par le Journaal de Duyck, qu'un poème de son frère Jean nous
montre qu'il y arrive aussi. Il y écrit en effet à propos de ce
fait d'armes :
Le bruit d'un tel exploit dans mon âme fit naistre
Un esguillon de Mars, un désir de cognoistre
Le guerrier qui deffend, nompareil en vertus,
De l'acier de César, les raisons de Brutus l.
Le poète va nous habituer à une telle exactitude, qu'il est
permis de demander au lecteur, sous bénéfice d'inventaire,
d'accepter qu'il s'agit là d'un détail biographique exact et que
Jean rejoint son aîné au lendemain de la bataille de Xieuport,
à laquelle, six ans après2, selon ses indications toujours, il con-
sacre un poème de large facture intitulé : Le Procez d'Espagne
contre Hollande. Plaidé dès Van 1600 après la bataille de Xieu-
port. Dédié à très-sage et très-valeureux capitaine Maurice de
Nassau, Duc de Grave, etc.
Cette pièce de vers, toute en alexandrins 3, appartient à la
famille des songes et visions, qui ont fait tant de tort à notre
littérature didactique et dramatique, au moyen-âge comme au
1. Admirable vers à souligner en passant et qui sert d'épigraphe à ce livre 1.
2. Sur cette date, voir plus loin.
3. Pour la Sluarlide, publiée en 1611, l'auteur rejettera l'alexandrin (cf. Argu-
ment de la Stuartide, p. 3.'5) : « Quant à la qualité des vers l'autheur a suivy (plus
par devoir que par inclination) l'exemple et l'opinion de nostre Apollon *
qui juge les Alexandrins mal convenables à un subjeCt Héroïque, comme à la ver
la plus courte césure de ceux-cv leur donne je ne sçay quelle retenu •
plus graves, plus relevés et moins licenUeux, laissant tant plus de loisir ;<ux pru
fondes conceptions de se faire bien peser avant que d'estre exprime
46 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
xvie siècle, mais elle se rachète par une réelle éloquence et une
grande chaleur de sincérité. Le poète est endormi, Morphée
lui apparaît et l'enlève aux cieux, vers
le père tonnant
Assis en majesté sur un throsne eminent
et, devant le Souverain juge, il voit amener « deux nymphes
d'icy-bas », l'Espagne et la Hollande :
L'Espagne basannée,
Orgueilleuse en son dueil, dolente en son orgueil,
Portoit la rage au frond et les larmes à l'œil.
Sa démarche estoit grave et sa robbe tissiie
De metail de Peru rayonnoit à la veùe
Son sein estoit blanchi de perles arrengées,
Et de chaînons d'or fin, ses espaules chargées ;
Dans un « torrent de larmes », elle dresse sa plainte contre la
« rébellion d'Hollande sa sujette » et invoque le droit divin
des rois. Celle-ci a « un Alexandre esleii », Maurice. Au Tout-
Puissant, de foudroyer le révolté.
A tant se teùt Espagne et sur pied se dressa,
Puis d'un humble maintien Hollande s'advança.
L'or de ses blonds cheveux, où Cupidon se joue,
D'un humide réseau, sans parade, se noue.
Son front, illuminé de flambeaux azurés,
Les lis de son teint frais, de rose colorés,
L'embonpoint de ses bras mi-couverts de la manche,
Son voile à cent replis de fine toile blanche,
Tiroient au fond des cœurs plus de rayons ardants,
Que l'Espagnole pompe aux yeux des regardants.
Il y a peut-être un souvenir d'amour ou d'amourette dans
cette description si précise. Nous n'avons plus affaire à une
abstraction. Ce n'est pas la Hollande, c'est une Hollandaise qui
est ici décrite avec des touches de peintre et telle que le Français
l'a vue : cheveux blonds, yeux bleus (« les flambeaux azurés »),
les joues vivement enluminées de rose, l'avant-bras découvert,
en son costume national, que l'allusion à la coiffe de fine toile
de Hollande achève d'évoquer, comme en un tableau de Ver-
meer. Deux traits de ce costume, le bras découvert et les cent
LE POÈME DE JEAN DE SCHELANDRE 47
replis de cette coiffe indiquent un modèle pris en Zélande K
La simplicité de l'habit se retrouve dans le langage. Si
l'Espagne a parlé devant le souverain juge du droit divin des
rois sur leurs sujets, la Hollande se dresse en défenseur des
opprimés et ses alexandrins vibrants plaident la cause des
« Monarcomaques », des peuples faiseurs de rois et défendent
la théorie des Vindiciœ contra tyrannos de Languet2, qui n'étaient
autre chose que l'apologie de Guillaume d'Orange en révolte
contre son suzerain, pour des causes politiques aussi bien que
religieuses.
Les Roys sont vos nepveux, s'ils gouvernent en paix,
S'ils briguent, en douceur, l'amour de leurs subjets
Mais si, bridants les cœurs et les langues craintives,
Des peuples asservis, ils transforment les noms
De Princes en Tyrans, de Csesars en Xerons,
Si, pour souverain chef, ils ne vous recognoissent,
Si, brutaux, de rapine et de meurtre ils se paissent,
Il faudra prendre en gré la rage qui les poind ?
Nous sentirons les coups et n'en soufflerons point ?
Ne voilà-t-il pas des accents dignes des Tragiques d'un Agrippa
d'Aubigné, qui pourtant ne paraîtront que dix ans plus tard,
en 1616 ? 3 Suit un véritable réquisitoire contre la barbarie
espagnole, qui a crucifié les deux mondes :
Soit où d'éternel chaud les nègres sont pressés,
Soit où les flots baveux en marbre sont glacés,
1. En 1601, nous verrons la compagnie Schelandre en garnison à Berg-op-Zoom,
à la limite du Brabant septentrional, mais en face de la Zélande. Tous les dessins se
rapportant à la Hollande du Nord et que j'ai vus au Cabinet des Estampes d'Ams-
terdan, montrent que les paysannes de ces contrées ont des manches longues, de
même que les bourgeoises et grandes dames du temps. Ce détail du bras découvert
localise donc exactement le poème. Pour les plis de la coilîe de Goes en Zélande
par exemple, voir A. Diircrs Xiederlaendiscke Reisc (Berlin, 1918, 2 in-fol.) par un
artiste bien connu, Jan Veth et l'éminent archiviste d'Utrecht, M. S. Muller I-'z.
2. Cf. de Jong, Eenige Opmerkingen over de Rechtsleer der Monarchumachcn
(Thèse de lettres de la « Vrije Universiteit », ou Université libre d'Amsterdam) 1914,
Rotterdam, P. de Vries, 1 vol. in-8°, et Itjeshof Jz., De Werkzaamheid ocun Du
Plessis-Mornaij in diensl van Hendrik van Navarre in de jaren 1576 lot 1581, Thèse
de lettres de l'Université de Leyde, 1917, Kampen, Kok, 1917, 1 vol. in-8°. M. Itjeshof
a tort d'attribuer les Vindiciœ à Du Plessis-Mornay malgré la démonstration de
M. Joseph Barrère en faveur de Languet. Cf. Observations sur quelques ouvrages
jmlitiqucs anoru/mes du XVIe siècle, dans la Revue d'Histoire littéraire de la France,
21e année, n° 2, avril-juin 1914, p. 377-3S2.
3. Manuel bibliographique de G. Lanson, n° 1813. Voir les beaux livres de
S. Bocheblave, Agrippa d'Aubigné, Paris. Hachette, 19 >3, 1 vol. in-16, (Les Grands
Ecrivains) et La vie d'un héros : Agrippa d'Aubigné, Paris, Hachette, 1900, 1 vol,
in-16.
48 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
Vous ne voyez climat où chacun ne déteste
De leur ambition la dommageable peste.
L'Espagnol est un feu, qui tant plus se fait grand
Du mal de ses voisins et tant plus entreprend.
C'est un chien en sa fov. c'est un Paon en sa gloire,
Un regnard en sa guerre, un tigre en sa victoire.
Puis vient un résumé, évidemment tendancieux, de l'histoire
d'Espagne, qui atteste chez l'auteur une grande connaissance
des faits, et, par conséquent, une certaine instruction \ mais qui
est un peu déparée au début par un mauvais jeu de mots sur
Christophe Colomb :
N'appelions à tesmoin le monde jà désert,
Par un vol de Coulombe autrefois descouvert,
Où Ferrand 2, par le sang, par la chaine servile,
Preschant le métail jaune 3 au lieu de l'Evangile,
Fit aux peuples dontés plus de mortel ennuy
Que les Démons d'enfer qui regnoient avant luy.
Ensuite, une brève allusion à l'accession de Charles-Quint
à l'Empire, en 1519 :
Je tairay leur César, qui gaigna, par amorce,
Les Allemans peu fins, les gouverna par force.
Enfin, une évocation des conquêtes d'Italie, des intrigues
de Philippe II en Angleterre avec Marie Tudor et un tableau
de la France ravagée par les invasions successives :
Mais abaissez les yeux, ô Fondateur du Tout,
Contemplez à loisir, de l'un à l'autre bout,
La France encore en pleur pour ses villes bruslées,
Pour ses fleuves sanglants, ses terres désolées.
C'est l'Espagnol encore qui, chez elle, a provoqué les querelles
intestines :
Une civile horreur luy déchirant les flancs,
Youloit ses plus beaux lis aussi rouges que blancs.
1. Cf. Asselineau. Notice sur Jean de Schelandre, 2e éd., p. 5. Selon la Biographie
de Colletet, l'histoire et les mathématiques remplissent les loisirs du soldat aussi
bi«n que la poésie. D'après le même biographe, Schelandre avait fait des études
brillantes à l'Université de Paris (Ibid.).
2. Ferdinand d'Aragon.
3. L'or du Pérou.
LE POÈME DE JEAN DE SCHELANDRE 49
Mais Dieu a suscité
Un Henry sans pareil qui tiendra désormais
Toute l'Espagne en peur, toute la France en paix.
Aussi le Seigneur ne peut-il pas moins faire que de lancer
contre la fourbe Espagne ce formidable anathème :
Ha ! qu'en vain, contre moy, ces feintes sont dressées,
A qui seul appartient de sonder les pensées.
Ou ce regard farouche, ou ce geste me dit
Que la langue me prie et le cœur me maudit.
Oui], j'ayme le bon droit : Tant que ta gloire vaine.
Haussera ton mespris sur la nature humaine,
Je me rendray partie, et, te versant à bas,
Te briseray du tout, si tu ne fleschis pas.
J'ay souffert jusqu'icy ta barbare malice
Pour en donter les miens qui se plongeoient au vice,
Mais garde-toy du feu...
Le soleil jaunit l'horizon, un rayon vient dessiller les yeux
du rêveur qui demeure « estonné, comme tombé des cieux »,
et c'est la fin du long poème.
Y trouverait-on quelques détails utilisables pour la biographie
de son auteur, en dehors de la date de composition, 1606, éta-
blie par la phrase : « Jà Flore, par six fois, de nouveau s'est pa-
rée... » ? D'abord, plusieurs vers montrent une connaissance
nette, non pas seulement de l'histoire de France (allusions aux
guerres de religion, à la Ligue, à l'assassinat de Henri III, à la
pacification de la France par Henri IV) mais aussi de l'histoire
d'Espagne (Ferdinand, Charles-Quint, conquête du Pérou),
ainsi que des circonstances particulières de la révolte des Pays-
Bas. Il faut notamment souligner le passage où il est question
du duc d'Albe :
Un Duc d'Albe sans foy, qui voudra, résolu,
Fonder sur le massacre un pouvoir absolu,
Qui semble conjurer par bourreaux et par guerres
De peupler l'Achéron aux despens de nos terres.
et du tragique massacre d'Anvers connu sous le nom de Furie
Espagnole l :
1. Placée sous'le duc d'Albe au mépris de la chronologie. En effet, le duc d'Albe
avait déjà quittéjes Pays-Bas.
4
50 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
Nous verrons chasque jour, au gré de leur furie,
Vn carnage d'Anvers et cent autres turies ?
Pourtant, ce qui nous intéresse, ici davantage, c'est une par-
faite connaissance de la campagne de Maurice. Elle commence
par un débarquement en Flandre :
Jà Flore, par six fois, de nouveau s'est parée
Depuis qu'un bel instinct de victoire asseurée
Vous fit entrer en Flandre, et, costoyant ses bords,
Paver ses Ilots de naus et ses sables de morts ;
« costoyant ses bords » : c'est bien la marche par la côte, d'Os-
tende vers Xieuport, qui ouvre les opérations.
« Paver les flots de naus et les sables de morts »
Oui, la mer était couverte de navires faisant voile vers l'Yser
et escortant les troupes en marche qui, du rivage, les suivaient
des yeux.
« Paver les flots de naus et les sables de morts »
N'est-ce pas un rappel de choses vues au lendemain de la mêlée,
car c'est dans le sable des dunes et de la plage que se livra le
sanglant combat et que gisaient, glacés et rigides, les trois mille
morts qu'abandonnait l'ennemi. Au même tableau répond
cette plainte de l'Espagne :
Voyez mes bataillons à l'estran terracés,
Mes plus illustres fds à monceaux renversés.
Si nous n'avons pas affaire à la même exactitude que dans la
pièce que nous analyserons plus tard, nous sommes loin cepen-
dant de la froide abstraction habituelle aux songes poétiques.
L'horreur de la vision du champ de bataille et de ses monceaux
de cadavres se trahit ici.
CHAPITRE V
RETRAITE DE FLANDRE. LES CAMPAGNES DE 1601 ET DE 1602.
Reprenons le fil des événements. Le stathouder rend
grâces au ciel et fait entonner, en français, le psaume 116.
Ainsi de Bèze et Marot, sur la grave polyphonie vocale d'un
Bourgeois ou d'un Goudimel, célébraient la victoire hollandaise.
Au reste, le fameux « Wilhelmus » n'était-il pas aussi un vieux
chant historique français ? 1
Quoique Albert ait rallié sous Bruges ses troupes en déroule,
Maurice fait, dès le 6 juillet, reprendre à toute son armée la
direction de Nicuport 2. L'essentiel était alors de s'emparer des
places; c'était la tactique hollandaise, celle qui convenait le
mieux au tempérament obstiné de ce peuple, et, d'ailleurs,
l'objectif primitif de Dunkerque n'était point abandonné.
De nouveau, on passe l'Yser et le grand chef va camper à
l'ouest du chenal. Les soldats creusent des fossés et cons-
truisent des abris sous une pluie persistante. Le mauvais temps
empêche les travaux d'approche, l'eau envahit les tranchées de
l'Yser. Néanmoins, on arrive à dresser, à force de gabions, les
emplacements de batterie : douze pièces au Nord-Ouest de la
ville, quatre à l'Est. On perce une digue pour tenter d'inonder
toute la région et interdire aux assiégés l'arrivée de renforts,
mais la digue principale, qui protégeait tout le « métier » de
Fumes, ne put être atteinte; chaque jour, par la venue des
troupes fraîches et par l'artillerie qu'il reçoit, on voit croître
kfrésistance de l'assiégé.
L'ingénieur David d'Orléans est blessé au pied ; ses direc-
1. Voyez la démoostralionTdu musicologue .1. W. Enschedé, Les Origines du
Wilhelmus van Nassauive, dans !<■ Bulletin de la Commission de l'Hit i jlises
wallonnes, '!■ série, l. II, p. 341-386. r«
2, l'our ce qui suit, voir Duyck, t. H, p. G84-694.
52 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
tives vont manquer aux travaux du génie. Une éclipse de
soleil, à midi, le 10 juillet, semble encore un mauvais présage \
dans le port les vaisseaux se heurtent sous un vent violent
soufflant du Nord-Ouest. Toutes ces difficultés croissantes ne
laissent pas de provoquer un certain flottement et les ordres
sont suivis de contre-ordres. On retire quatre pièces, cela
enlève confiance aux hommes, qui ne se sentent plus sou-
tenus ; le généralissime même paraît découragé, d'autant plus
qu'une pointe poussée vers Dixmude rencontre une forte oppo-
sition. Sans cesse enhardie, la garnison fait des sorties. Successi-
vement, après en avoir délibéré avec les Etats, Maurice renvoie
à Ostende ses douze pièces, puis quatre enseignes de Français,
deux de Wallons, cinq de Frisons. Le 15 juillet enfin, il se résoud
tout de bon à abandonner l'entreprise ; le 17, les dernières troupes
s'embarquent sur des bateaux qui bientôt les ramènent dans
Ostende, que les Etats Généraux, fort dépités, ont déjà quitté.
Le 1er août 1600, le Stathouder envoie ses soldats en Zélande,
ne laissant de Français et de Wallons que les compagnies Du Sau,
Pomarède, du Buysson, François Marischal, Fr. Marlye, Gilson,
sous le commandement de Du Sau. La compagnie de Schelandre
est probablement avec le prince et, comme le reste du convoi,
échappe à la menace des galères de l'Ecluse, que le mauvais
temps empêche de déboucher du Zwijn 1. Arrivés à Middel-
bourg, les Français restent en garnison en Zélande, ainsi que
les Anglais. Furent-ils visités là par le marquis de Rohan, qui,
avec son frère, arriva à La Haye, le 15 septembre, venant d'Ita-
lie, « après avoir passé par l'Allemagne et clans le dessein de se
rendre en Angleterre et de voir ainsi du pays » ? 2 Nous ne savons,
mais inutile de s'attarder à des hypothèses.
Le 30 septembre 1600, comme les députés, fatigués de la
guerre, veulent licencier toutes les troupes « non réparties »
(ongerepartieerde) 3, le Stathouder, assisté du Conseil d'Etat,
sorte de directoire exécutif, fait porter au compte de la province,
de Hollande, la compagnie colonelle de La Noue (150 hommes),
1. Baie aujourd'hui ensablée, à l'est de l'actuel Zeebrugge, et ayant servi jadis
de rade à l'Ecluse.
2. Duyck, t. II. p. 734-743. On leur offrit, à la Haye, un banquet, le 3 octobre.
Le récit de ce voyage nous a été conservé à la suite des 'Mémoires du duc de ]{nhan...,
ensemble le Voyage du mesme auteur, (ail en Italie, Allemagne. Pais-Bas- V ni,
Angleterre et Escosse, fuit en l'an 1600. A Paris, sur l'imprimé à Leyden, cher
Louys Elzevir, 1661, 2 vol. in-12.
3. Sur ce tenue, voir plus haut, p. 35, note 1.
RETRAITE DE FLANDRE. CAMPAGNES DE 1001-1602 03
et les compagnies Fourmentières, Schelandre \ du Buysson,
Verneuil et Hallart, chacune de 113 têtes.
Robert de Schelandre passe donc du service de la Généralité
des Provinces-Unies, où nous l'avons vu figurer, dans le précè-
dent document, au service de la riche province de Hollande
qui, grâce aux droits d'entrée de ses grands ports : Rotterdam,
Dordrecht, Amsterdam, Hoorn, Enkhuijzen, Zaandam, Monni-
kendam, et des impôts de ses cités industrielles : Leyde, Delft,
Harlem, supportait à elle seule le plus lourd poids de la guerre 2.
Comme l'écrivait déjà en 1593 à Scaliger, l'ambassadeur de
France, Buzenval, « ces pays » ont « ce bonheur, par-dessus les
aultres, que la guerre qui les aultres fait faner, les faict flo-
rir » 3.
La province maritime de Zélande en était, en second lieu, l'âme
et le nerf. A elle échoient les compagnies Du Sau, Rocques,
Brusse, du Puys, Dommarville, du Fort, du Hamelet, Denis et
Madison, qui nous sont devenues familières aussi. Les compa-
gnies de Pomarède, Massau, Hanicrot ressortiront à Gro-
ningue et à son Omland ou au « Pays et campagne » (Stad en
Lande) comme on appelait cette province septentrionale, extrê-
mement particulariste et qui, avec la Frise, s'était donné un
Stathouder séparé, le comte Guillaume-Louis.
L'année 1601, à laquelle correspond le sixième livre du Jour-
naal d'Antoine Duyck, n'a guère d'importance au point de vue
des opérations militaires. La Noue n'ayant pas répondu, nous
le savons, aux rappels successifs qu'on lui avait adressés et
ayant écrit en dernier lieu qu'il ne reviendrait que si on lui
accordait 1.200 livres par mois de trente jours4, les Etats
estimèrent ces prétentions intolérables, l'avisèrent qu'ils renon-
çaient à ses services et le relevaient de sa charge de colonel
1. Encore estropié par Duyck, l. II. p. 7.">7. en Chilandre. Les autres noms sont
orthographiés correctement ; L'ordre et l'effectif sont exactement ceux du budget
de 1599 reproduit plus haut, p. 35.
2. Sur ces répartitions, les relations entre Etats «le Hollande et Etats Généraux,
voir, outre la grande Geschiedenis van het Nederlandsche Volk du professeur de Leyde,
1'. .1. Blok, en 1 vol. in- 1". 2* éd., Leyde, A. W. Sijtholï (1912 a 1915), l'article de
A. Waddington dans l'Histoire générale de Lavisse ci Rambaud, t. VI, p. 469
et s.; une remarquable synthèse de Lavisse dans l'Histoire </<' France, t. NIL
2e partie, p. 211 sqq. et surtout : R. Fruin, Geschiedenis der StaatsinstellinQ
\ ■>!, rland tôt den val de r Republiek uitgegeven door I)r IL T. Colenbrander. La Haye,
M. Nijhoff, 1901, 1 vol. in-8°.
3. Lettre de Buzenval du 2 janvier 1593, publiée a la p. 212, par Mr. 1". C. Molhuy-
sen dans ses Bronnen tut de Geschiedenis der Leidsche Unioersiteit, t. I, 1574
La Hâve, M. Nijhoff, 1913, in-l". (Rijksgeschiedkundige Publicalien, a
4. Duyck, t. III, p. 20.
54 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
pour la confier au seigneur de Chastillon. lequel était depuis un
certain temps déjà dans le pays. Ce dernier prêta serment
devant les Etats Généraux le 19 janvier.
Au début de juin, de grandes fêtes se préparent à Arnhem
pour les fiançailles du comte Louis de Nassau avec la veuve du
comte de Valkensteyn. Les banquets succèdent aux banquets,
celui du comte de Hohenlohe à celui du comte de Solms et à ce
dernier, celui de l'illustre fiancé. Mais toutes ces réjouissances
ne sont que feintes destinées à tromper l'Espagnol et, tandis
que le 6, dans la grande église de la capitale de la Gueldre, le
comte Louis mène sa fiancée à l'autel, des péniches chargées de
canons et de munitions couvrent les eaux jaunâtres du Rhin et
les troupes se massent au « tolhuys » ou maison de péage, que la
campagne de Louis XIV rendra célèbre en 1672.
Là, sont les Anglais avec 20 enseignes, là aussi les Français
avec 14 enseignes : Chastillon, Dommarville, Du Sau, Brusse,
Rocques, du Fort, Fourmentières, Schelandre 1, du Puy 2,
Pomarède, Du Buysson, Fulgous, du Hamelet et Hallart 3.
Les ponts jetés, tout ce monde traverse l'abondante Betuwe,
les Français faisant partie de l' arrière-garde. Le 10 juin, Mau-
rice met le siège devant Rhinberc, fortement occupé par don
Loys Bernardo d'Avila 4. L'Espagnol fit trois sorties les 20,
24 et 28 juin et à chaque fois c'étaient les Français qui « avaient
la garde ». A la première de ces sorties, Chastillon fut atleint à la
cuisse. Le jeune colonel payait de sa personne. En ce même jour
périrent le lieutenant du capitaine de Pomarède et un riche
gentilhomme français nommé La Barre5. Du Buysson fut blessé
avec beaucoup d'autres. Rocques le fut à l'attaque du 2 1 juin 1601
et tomba aux mains de l'ennemi ainsi qu'un nommé La Caze,
lieutenant de Schelandre 6, dont la compagnie fut donc cer-
tainement engagée ce jour-là. Dommarville, lui, était tombé
1. Cf. Duyck, t. III, p. GO. Le nom de Schelandre apparaît cette fois sous la
forme Filandre, qui doit être une erreur de lecture de .M. .Mulder.
2. Sans doute remis en liberté, voir plus haut, p. 44 n. 1.
3. Altéré en llallert : les autres noms sont également rectifiés d'après VJîcdboek
(R. v. St., 1928), p. 1G (cf. pi. 11).
4. Cf. van Mcleren, trad. franc, de 1G18, fol. 497. La forme originale du nom est
Rheinberg, au sud de Wesel, dans les provinces rhénanes.
5. Duyck, t. 111, ]>. 76.
G. Duyck, t. III, p. 80. Cette fois altéré en Slandre. altération voisine de celle
que l'on trouve dans les documents lorrains où on lit parfois Schlar.dres, orthographe
phonétique, car l'e de la première syllabe n'est pas un é. Duyck écrit : « een lieute-
nant van Slandre genacmt La Case ». Nous reverrons plus loin ce La Caze comme
successeur de Robert de Schelandre, a ht tête de la Compagnie.
RETRAITE DE FLANDRE. CAMPAGNES DE 1601-1602 55
dans une tranchée, où il s'était cassé la jambe, son porte-fanion
était blessé également.
A la mine, Maurice fait sauter une contre-escarpe, où se
jettent trois cents Français. Le 30 juillet, la garnison se rend
avec les honneurs. C'est à ce moment qu'à l'armée de Son
Excellence arrivent encore de France les fds du seigneur de
Sancy et les fils du gouverneur de Thou, pour voir l'année l.
Comme pendant chaque affaire sanglante, on a dû
procéder à des remaniements et à des nominations ; Fulgous
ayant été tué 2 le 16 juillet 1601, Maurice remit, le 19, sa com-
pagnie « à un gentilhomme français, le seigneur de Béthune,
de la maison de Melun, cousin du sieur de Rhosny»3. C'est donc
ici qu'apparaît pour la première fois, dans un document d'une
authenticité certaine, ce parent de Sully, lequel nous a déjà
occupé.
Quant à la compagnie de feu Jonas Durant, le prince la réserve,
parce qu'il aurait voulu la donner à un noble français nommé
Ceridos, beau-frère du seigneur van Asperen et que. les Wallons
avaient pris en grippe, mais il finit par la confier, le 22, au lieu-
tenant de Durant, Wassé ou Harincourt, un Wallon, cousin de
Marquette 4.
Comme Henri de Coligny, seigneur de Chastillon, veut être
où l'on se bat, il demande à être envoyé à Ostende. Il emmène
six enseignes de Français, quatre de Frisons, cinq d'Allemands,
quatre d'Ecossais et quatre de Wallons ; il sera sous François
Vere, qui y dirige la défense depuis longtemps.
Le 16 août, il lève l'ancre à Dordrecht pour cingler vers la
Flandre. Il n'est en vue de Blankenbergh que le 22, et ne pénètre
dans le port d'Ostende que le 24. On lui fait savoir qu'on n'a
1. Duyck, t. III, p. 117. Mulder a lu Saucy pour Sancy. J'ignore qui sont ces
jeunes gens ; en tous cas, il ne faut pas identifier l'un d'eux avec le malheureux
ami de Cinq-Mars, car François-Auguste de Thou, fds aîné de Jacques-Auguste,
l'historien, ne naquit qu'en 1607.
2. Enterré à Wesel, le 18. ainsi que Jonas Durant (Duyck. t. III, p. 101). A la
même page, Duyck signale l'arrivée d'un gentilhomme nommé La Mouillerie,
3. Duyck, t. III, p. 103 : < den heere van Bethune uyten huyse van Melun, een
neefî vanden heere van Rhosny •. En hollandais • neef » signifie à la fois neveu et
cousin, mais ici le doute n'est pas possible, il s'agit de Léonidas d< Béthune,
fils de François, seigneur de Congy. On distingue dans la grande maison de Béthune,
la branche de Rosny à laquelle appartient Maximilien, baron de Rosny, duc de
Sully depuis 1G06, et la branche de Congv à laquelle appartiennent Florestan de
Béthune el ses deux Bis, Léonidas et Cyrus, dont il sera question ici. Cf. Eugène et
Emile Eiaag, La France Protestante, 2e éd., p. Henri Bordier (arrêtée au t. \ 1. au
mot Gasparin) ; Paris, Fischbacher, 1879, in-8°, t. II, article Béthune, eu..
à 194.
4. Duyck, t. III, p. 103.
56 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
pas besoin de lui ni de ses 23 enseignes. Il en renvoie donc 17 en
Zélande. mais réussit à se faire admettre avec ses six compagnies
françaises l.
C'est une puissante place forte qu'Ostende. De simple havre
de pêcheurs, incapable de rivaliser avec l'Ecluse, elle est devenue,
depuis la capitulation d'Anvers (17 août 1585), le seul point
d'appui que les Etats Généraux possédassent encore dans les
Pays-Bas méridionaux, qu'ils n'ont pas perdu l'espoir de rame-
ner à eux. L'Angleterre ne s'intéresse pas moins à son sort
que la Zélande et la Hollande 2. On flanqua la place de tant de
fossés et de contrescarpes, qu'elle passa à bon droit, dès 1600,
pour imprenable entre toutes.
C'est pourquoi l'archiduc Albert a écrit à Henri IV en
un mouvement d'orgueil : « Je m'en vois prendre Ostende ! ».
A quoi Henri, éclatant de rire, s'écria : « Ventre Sint Gry prendre
Oisteynde ! » 3 Mais cela ne fait qu'échauffer le désir de l'archiduc.
A peine débarqué, Chastillon veut être partout. Comme l'en-
nemi ne bouge point, lui et ses Français insistent, le 10 sep-
tembre 1601, pour qu'on parte à l'assaut 4, ce qui, à la plupart,
semble imprudent, parce que les tranchées ennemies étaient
« hautes et bien armées ». « Or, comme il faisait une ronde avec
d'autres de ces messieurs, pour se rendre compte ou essayer
de persuader ses compagnons du point d'où pourrait partir l'at-
taque et de la façon de l'exécuter, un boulet lui emporta la
tête. » Nous avons lu les détails de cette mort, a Plusieurs avaient
prédit cette fin en le voyant partir en reconnaissance, tant il
était d'un tempérament de feu et tant il avait de cœur à la
besogne. On regretta beaucoup qu'il eût si prématurément
perdu la vie, parce qu'il semblait franc et loyal et très dévoué
à la religion, dont il devait être, en France, l'espoir et le soutien.
Peut-être était-il trop prompt et trop impétueux pour faire un
prudent général, ce que l'on ne devient qu'à la longue, mais il
eut au moins l'honneur de tomber, au service, et en témoignant
de son dévouement à la cause. » 5
1. Duyck, t. III, p. 128-132. Les compagnies du Fort, Fourmentières, du Buysson,
tiennent garnison à Rhinberc.
2. Van Meteren, trad. fi\. de KU.S, fol. 498.
3. Duyck, t. III. p. 107. En français dans le texte.
4. Duyck, t. III, p. 1 I I.
5. D'après Duyck, t. III. p. 135. C'est sur le i Santhil », position dont il sera
question plus loin (n° 1 de notre planche VII), que Chastillon est tombé. (Van Mete-
ren, fol. 499). Pomarède lui tué le 22 septembre 1601. Cf. Duyck, t. III, p. 161-162
et aussi fol. 19 r° de V Histoire remarquable cl véritable de ce <jiii s'est jiassé chacun jour
RETRAITE DE FLANDRE. CAMPAGNES DE 1601-1602 5 /
« Que de belle bravoure se déploya ici, et tout cela avec si
peu de peur, raconte van Meteren, qu'on a jamais rien veu de
semblable, car il sembloit que la coustume eust osté toute
crainte \ » Et les nôtres sourient au péril : « Un soldat ayant
achapté un pain et le monstrant à d'autres, en l'élevant en haull,
un boulet en emporta la moitié et retint encore le reste en sa main
tellement qu'il se mit à dire que c'estoit un vray coup de soldat,
de ce qu'il luy avoit encore laissé la plus grande partie. » A côté
de l'insouciance française devant le danger, le flegme britan-
nique : « Un gentilhomme anglois, aagé d'environ vingt ans,
estant en une sortie, eust le bras droit emporté, qu'il ramassa
luy mesme, et le fit emporter avec lui ches le Chirurgien ;
comme on l'eust pansé, sans en estre malade 2, il print ce bras
en sa main gauche et l'emporta en son logis, disant que c'estoit
ce bras qui, à disné, avoit servi les autres 3. »
Robert de Schelandre était-il auprès du jeune Henri de
Coligny quand celui-ci mourut ? Rocques en tous cas se trouvait
à Ostencle 4. C'est vers cette date que Robert semble avoir
signé, en-dessous de du Puy, que son frère célébrera l'année
suivante dans ses vers, le registre des serments du Conseil d'Etat
conservé au Rijksarchicf à La Haye 5.
Continuons à suivre la chronique de Duyck. Le 26 octobre 1601,
Schelandre est certainement revenu en Hollande, car, à cette
au siège de la ville d'Oslende... A Paris, Jérémic Périer, 1604. in-16. C'est à la fin du
jeune colonel que se rapporte le poème « sur la Mort de M. de Chastillon », qui figure
au fol. 62 r° de l'Album de Louise de Coligny à la Bibliothèque Royale de 1 .a I l.i\ e,
du moins si l'on admet les arguments du regretté A. (1. van Hamel ([.'Album de
Louise de Coligny. Hxtr. de la Revue d'Histoire littéraire de la France d'avril-juin
1903).
1. Van Meteren, fol. 499 verso. Un Français, parlant de ses camarades et des
officiers hollandais, disait : « Il parait qu'ils vont à la mort comme s'ils dévoient res-
susciter le lendemain et comme s'ils avoient une autre vie dans leur coffre i : cité
par le Jhr. C. A. van Sypesteyn, Het merkwaardig Beleg van Ostende; La Haye.
\V. P. van Stockum, 1887, in-12, p. 12, n. 2. Dans un tableau, dressé par l'auteur
à la fin du volume, figure, à la p. 128, de Chalandre, comme resté vi\ ant. et, a la p. 131,
Schelander, comme avant été tué au siège d'Ostende. Dans le même tableau. David
d'Orléans étant porté parmis les tués, alors qu'il est mort a quatre-vingt-deux ans,
le 22 avril 1652 (Cf. F. Nagtglas, Zelandia illustrata... Middelbourg, Altorffer,
1880, 2 vol. in-8°, t. II, p. 448), on ne peut se lier en toute sécurité aux renseigne-
ments de M. van Sypesteyn, qui parle aussi, en 1600, de François de la Noue, tué
en 1591 (p. 28-29).
2. Sans qu'il en fût incommodé.
3. Van Meteren, f° 499 v».
4. Duyck, t. III, p. 234-5. Selon van Meteren (F0 .">00 r°), Chastillon aurait
emmené avec lui 23 compagnies françaises, mais cela n'est rien moins que sûr, étant
donné le réiit de Duvck rapporté plus haut. J'ai trouvé aux Archives de l'Etat,
à La Haye (S*-Gen, 4725, Lias Lopende, 1602) une requête signée par les capitaines
Rocques, Hamelet. llallart. du Puv et Silve, relative a leur solde d'Ostende et ten-
dant à «faire favre leurs descomptes depuis le \\ aust 1601 jusqu'au 111 mais L602. '
5. Eedboek, Raad van Staate, n° 1928, p. 1; (cf. notre pL 11 a).
58 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
date, sa compagnie fait partie des 53 enseignes rassemblées pour
aller assiéger Weert en Limbourg \ Le « Fiscaal » les énumère
par les noms de leurs capitaines : Fourmentières, du Fort,
Du San, du Buvsson, Dommarville, Brusse, Bethune et Sche-
landre. Il les appelle encore les Français de Chastillon, malgré
la disparition de leur chef, mais il a soin de préciser que c'est
Du Sau, comme étant le plus ancien capitaine, qui les com-
mande.
Bientôt, on résolut de changer de destination et on alla mettre
le siège devant Bois-le-Duc ; l'objectif stratégique est toujours
le même, faire une diversion pour attirer l'ennemi et dégager
Ostende, tout en s'emparant d'une ville, capitale de la Meyerie
et qui était la clé du Brabant septentrional. Il était si difficile
de la forcer « qu'on l'appeloit Bolduc la pucelle 2 ».
Dès le début des opérations, le 5 novembre, probablement
devant la porte de Vucht, « le capitaine SCHELANDRE reçoit
une balle de mousquet dans la poitrine, non sans péril pour sa
vie » 3. Il a payé l'impôt du sang. Le 20 novembre, périrent un gen-
tilhomme nommé de L'Essart, trois soldats et un sergent
français 4.
Toutes ces pertes et le froid de plus en plus vif affaiblissent
le moral de la troupe. Toujours est-il que, pour reprendre un
mot cher à Bassompierre, le siège se porta bien puisqu'il fut levé
le 27 novembre, et elle pourrait être de Jean de Schelandre
cette inscription latine laissée à Vucht : « Ce n'est pas l'épée
d'Albert mais le froid et la glace qui sauvèrent Bois-le-Duc
assiégée 5. » Duyck omet de dire où les Français prirent leurs
1. Duyck. t. III, p. 180. Il cite à tort Pomarède, tué à Ostende, le 22 septembre
(cf. III, 161-2). Schelandre est orthographié cette fois : Chalandre. Notons encore
un exemple d'altération de noms français chez Duyck (t. 111, p. 385; : le président
Jainnin pour Jeannin, ailleurs il écrit Jamijn (p. 3 11 >.
2. Cf. Mémoires de Frédéric Henri (attribués à Constantin Huygens), Amster-
dam, P. Humbert, 1733, 1 vol. in-4°, p. 61. Ce n'est que le 14 septembre 1629 que
le prince d'Orange réussit à s'emparer de la ville. A ce siège, se distingua le frère
aîné de Turenne, le duc de Bouillon, à la tête d'un corps d'armée (Op. cil., p. 58).
Vitenval, devenu sergent-major, c'est-à-dire sorte de Maréchal de Camp, y fut tué
(ibid., p. 73), de même que le colonel Jean-Antoine de Saint-Simon, baron de
Courtomer. (Ibid., p. 101),
L'autre clé du Brabant, Bréda, étant déjà aux mains des Etats depuis le 4 mars
1590, cf. van Goor (Th. Ernst), Beschrijoing der stadt en lande van Breda; La Haye,
1744, 1 vol. in-fol., p. 11. Reprise par Spinola et ses : le 2 juin 1625,
elle retomba aux mains de Frédéric-Henri le 1 1 décembre 1636. (Cf. Waddington,
La République des Provinces-Unies, etc.. t. I. p. 295-296).
3. Journaal de Duyck, t. III, p. 190 : i Dcn eapiteyn Salaxdre werd met een
musquet in de borst geschoten, niet sonder periculi
4. Duyck, t. III, p. 207.
5. Duyck, t. III, p. 215 : a Non Dueis obsessse servavit moenia Silva; Alberti
gladius, frigida sed glaeies. »
RETRAITE DE FLANDRE. CAMPAGNES DE 1601-1602
59
quartiers d'hiver et où Robert se remit de sa grave blessure,
mais une pièce manuscrite inédite, annexée à une letti
Maurice de Nassau, datée du 3 décembre 1601 et ayant
trait aux compagnies à pied et à cheval qui ont ét<
campagne avec lui (St. Gen. 4722), montre que c'est à B<
op-Zoom que Schelandre est en garnison a ce moment-la.
Voici ce tableau des cantonnements des diverses compagnies
françaises. Toutes, affirme Maurice, dans sa lettre du 30 no-
vembre, sont trop harassées pour pouvoir partir pour Ostende :
2 Décembris 1601.
Compaignien die te veldc geweest en zoo
zij nu in gamisoen gesonden zijn.
FRAXCOYSCHE :
Cap'Dussau binnen Gorinchem
de compnie van wijlen den heer
van Chastfflon. binnen Vianen
Dommarville Ter Goude •
Brusse Amersfort
Le Fort Asperen
de heere van Bethune Heukelum
Formentieres Woudrichem
CH \LAXDRE Bergen op Zoom
Buisson Heusden \
Robert doit être encore à Berg-op-Zoom, au moment on le
Commissaire des Etats, Bomberghen. reçoit, pour lui, à Middel-
bourg, une vingtaine de recrues, à qui il paye, pour leur trans-
port et leur solde, entre le 26 avril et le 13 mai 1602, la
somme de 39 livres :
lay
Aen 20 nyeuwe aengekomen voor de compz'e van
Cap" CI [ELANDER, zedert den voorss. 26 aprilis
totten 13 May ende tranne schipvracht XXXIX
1. Obligeamment communiqué par M. van Rôsmalen, attaché aux Archi .
"a"» otn! 4*25 Lias lopende. • Staetken van ,1, I .ntfanch ende Vuytgheven van de
C^rn^ansHonnJ,r,h,n1,.. A,» Recreutten. un y ™^*Sg?££E£
de nombre uyet en weet, tnaer cleyn is nae k ^ ■ ;' „ !;.., ,.,^.n lc -,
Chelandeh. Morgen vroeg moeten die l-> m> ki i m no IV* )
e„d, glieinrolleert : daerna tnoet Ick gaen naerA ..m m U n ma e ; nce|.ne
Montmartin hunne Leeninghe te gheven. La mention qui, clans
■60 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
C'est à Berg-op-Zoom que Jean de Schelandre, accompa-
gnant son frère Robert, aura pu se rendre compte des effets
de la ruée des flots sur les digues, telle qu'il la décrit dans le
Modelle de la Stuartide (Brit. Muséum, 16 E xxxni, fol. 18 r°) :
Ainsi le Roy de la plaine escumeuse
Alla frapper la carène odieuse
Du mesme outil qui souvent met à fonds
Le grand travail des digues et des ponts,
Pour esearter les Holandoises villles
Parmi les flots et les sables mobiles.
Mais sa présence aux côtés de son frère sera bientôt attestée
par des arguments plus décisifs.
Le thème stratégique arrêté pour l'offensive du printemps
était une grande expédition en Brabant, en direction de Louvain
et de Bruxelles, toujours dans le dessein de diminuer la pression
qui s'exerce sur Ostende, et cela en attirant sur les frontières
septentrionales du Brabant les forces ennemies. « Le prince
Maurice, écrit van Meteren, ne se trouvoit guère enclin à
ce voyage \ mais bien quelques uns des Etats avec le colonnel
Veer 2, qui, pour ce faict, avoit esté en Angleterre. La
Reyne se monstra fort libérale tant à envoyer des gens qu'à
envoyer de l'argent. Le Roy de France se monstra aussi fort
enclin, tellement que le prince Maurice avec le reste y consentit
aussi. »
Dès mars, commencent les premiers mouvements de troupes
et les premiers préparatifs. A Ostende, le général Yere passe
une revue, le 3, et s'embarque, le jour même, pour la Hol-
lande, avec dix des enseignes de feu Chastillon et de van Loon 3.
Le 16 février déjà, le lieutenant colonel Dommarville était
rentré de France à La Haye, annonçant de la part du roi
• ce dernier, est celle-ci : « Aen cp. van Mons. Montmartin... Ville IIIIXX V £. 1. s.
IX d. A propos de La Haye, il est dit : i Aen 18 nyeuwe overgekomen tôt recreue
van de comp. van wylen cap. Foriant ('?), jegenwoordigt van capiteyn La Haye,
zedert den 2(5 Aprilis totten 15 May ende hnnne schipvracht : IIII" VII £. »
1. Van Meteren, fol. 513 recto. Ceci est confirmé par notre ambassadeur Buzenval,
qui écrit, à la date du 24 juillet 1601 : < M. le Prince Maurice m'avoit fait toucher
au doigt la difficulté ou plus tost l'impossibilité de l'entreprise ►. Archives d'Orange-
Xassau, 2e série, t. II, p. 144, cité par M. Mulder dans son édition du Journaal de
Duyck, t. III, p. 381, n. 1.
2. En réalité, le général. Il était colonel général et on lui donne souvent le premier
titre seulement.
3. Duyck, t. III, p. 318.
RETRAITE DE FLANDRE. CAMPAGNES DE 1601-1602 01
(Henri IV) un subside de trois cent mille couronnes dont l'am-
bassadeur Buzenval allai l incessamment apporter le tiers 1.
Cependant les capitaines Piset et Jacques de Visé s'occupent
à recruter une cornette de cuirassiers dans le pays de Liège et
en Lorraine jusqu'aux environs de Metz 2. D'autre part, sept
gentilshommes français sont envoyés en France même, pour
faire des recrues destinées à porter le régiment français à 21 en-
seignes et chaque compagnie à 150 hommes. Leurs noms sont
Saint-Hilaire, Vitenval, Sarocques, Ceridos, Montmartin, Gon-
nevet et Sancy 3, tous camarades de Robert de Schelandre.
Nous les retrouverons à leur retour. En les attendant, on pro-
cède, le 10 avril 1002, à un regroupement des unités et; comme le
frère de feu Chastillon tarde à arriver, on les répartit en deux
régiments, dont Dommarville aura l'un, avecle capitaine Rocques4
pour lieutenant-colonel, et dont l'autre échoira au seigneur de
Béthune (Léonidas), avec le capitaine Du Sau pour lieutenant-
colonel, les colonels au traitement de 400 fl. par mois, les lieu-
tenants-colonels à 100 livres par mois de trente jours 5.
Une fois de plus, le point de rassemblement des Français
est le fameux tolhuys, à la bifurcation du Rhin, en amont de
Nimègue. Le 17, le généralissime passe la revue de ses troupes.
Il n'y a pas moins de quarante-huit enseignes d'Anglais, soit
six mille sept cent trente-six hommes, répartis en deux
régiments, celui du général Vere et de son frère Horatio ; dix
enseignes de Dommarville, soit 1.291 hommes: dix enseignes
de Français sous Béthune, soit 1.217 hommes ; au total, avec les
Ecossais d'Edmond, les Frisons du comte Guillaume-Louis et
du comte Frédéric - Henri, les Allemands du comte Ernest -
Casimir, 18.942 hommes, dont 17.000 combattants6. Il s'y vient
ajouter le régiment de cavalerie de Maurice, celui de Hohenlohe,
celui de La Salle, etc.
1. Duvck, t. III. p. 308.
2. Duvck, t. III, p. 312. Duyck écrit Visct au lieu de Visé. Ibid., p. 351. Au
commencement de mai 1602, arrive Jacques de Visé avec deux nouvelles compa-
gnies ainsi qu'Adam Mulqueau et ses fantassins. Voir aux Archives de l'Etat à
La Haye, Resolutie Staten General, 28, A" 1602, 23 avril, fol. 134 r°.
3. Duyck, t. III, p. 321 écrit Vuvtenval et Mon Martijn. A la date du 9 mai 1602,
il signale (p. 356) le débarquement en Zélande de quelques-unes des compagnies
nouvellement levées et, à la date du 28, l'arrivée du reste. (Ibid., p. 370).
4. Duyck, t. III, p. 341.
5. Duyck, t. III, p. 342. A la page 345, est signalée la mort, le 27 avril 1602, à
Ostende, du capitaine Fourmentières, bel homme et courageux, dont la compagnie
passe à La Haye son lieutenant.
6. Duyck, t. III, p. 391.
62 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
Schelandrf est dans le régiment de Béthune avec Du Sau,
du Fort, du Hamelet, du Puy, du Buysson, Ceridos, Vitenval et
Montmartin, ce qui donne les dix enseignes. Sous Dommarville
sont : Rocques, Brasse, Hallart, Sancy, Silve, du Motet, La
Haye \ Sarocques, Saint-Hilaire, donc encore dix enseignes.
Le 18 juin, ce qui était alors une immense armée, s'ébranla,
avec, comme point de direction, Saint-Trond. Cette ville lim-
bourgeoise se trouvait dans le pays de Liège, mais la neutralité
de l'évêque était de celles dont lui-môme faisait bon marché,
pourvu que les ravitaillements qu'il aurait à fournir à toutes
ces troupes hérétiques lui fussent grassement payés.
Le 21 et le lendemain 2, le comte Ernest s'emploie à jeter
un pont sur la Meuse à la hauteur de Moock. L'armée est répartie
en trois corps, dont l'un est sous Maurice, l'autre sous Guillaume
et, nominalement, sous le jeune Henri-Frédéric, que son oncle
initie au rôle de chef d'armée. Vere étant à la tête du troisième.
Ils négligent, sur leur droite, la forteresse de Grave et, sur leur
gauche, les places fortes de Venlo et de Ruremonde, toutes
trois aux mains des Espagnols, qui les ont laissés passer. C'est
tout au plus si, du haut de ses remparts, Venlo leur lâche au
passage une ou deux salves de coups de canon. On a quelque
difficulté à s'approvisionner. Les Anglais dévorent trop vite la
ration de pain qui leur avait été assignée pour dix jours et, sans
pain, ils ne peuvent avancer. On a peur de la maraude et les
députés de Liège sont venus supplier le Prince de ne pas ran-
çonner le pays et de maintenir la discipline pendant le passage
sur le territoire liégeois. Cependant, on apprend que l'ennemi
se concentre à Tiiiemont sous 1' « Almirante » d'Aragon avec près
de 8.000 hommes et de 3.000 chevaux, des transfuges disent
même 8.000 fantassins et 5.000 cavaliers, peut-être pour effrayer
Son Excellence.
Le 2 juillet, la question du pain ayant été finalement résolue
par des moyens de fortune, l'armée de Maurice atteint Luydt,
sur la rive gauche de la Meuse, Maeseyck et Maestricht. Certains
Français, notamment dans le régiment de Béthune, désertent,
parce que « beaucoup d'entre eux étaient des papistes. Son Excel-
lence les fait rattraper ou abattre a coups de fusil » 3.
1. Duyck, t. III, p. 391, écrit par erreur liras au lieu de Brusse, Saucy au lieu
•de Sancv, La Hav, au luu de La Haye.
2. Duyck, t. III, p. 394.
3. Tout ceci d'après le Journaal de Duyck. t.JIII, p. 307 à 415
Planche V.
£ '<
RETRAITE DE FLANDRE. CAMPAGNES DE 1601-1 <o
Le 4 juillet, l'armée campe aux environs de Tongrés, dans le
Limbourg liégeois, où un vrai magasin de vivres a été depuis
longtemps créé à son intention, mais les bourgeois hésitent fort
à ouvrir leurs portes à ce monde un peu trop turbulent. On
arrive alors aux environs de Saint-Trond, ville « neutrale » \
qu'on dépasse, n'y laissant pénétrer que les vivandiers et les
cantinières.
Avançant encore, Maurice parvient sur la rive droite de la
petite Gète, où il se met en bataille 2. Sa cavalerie seule la fran-
chit pour reconnaître l'ennemi, qu'elle trouve retranché sur des
collines couvrant Tirlemont ; mais l'adversaire reste immobile
et ne se préoccupe même pas de disperser les estradiots. 11 est
visible qu'il refuse d'accepter le combat que lui offrent les Etals
et ceux-ci ne savent ni s'il faut pousser outre, vers Louvaiu et
Bruxelles, ayant sur les flancs la constante menace d'une année
intacte de 16 à 17.000 hommes, ni s'il faut se replier et alors
s'amuser à quelque siège en Gueldre espagnole. C'est à cette
seconde alternative que députés et chefs militaires se résolvent
et, le 10 juillet déjà, la puissante armée bat en retraite sur Has-
selt 3, suivie à bonne distance par 1' «Amirante » d'Aragon qui
l'observe, mais ce dernier oblique bientôt vers Diest.
Maurice, n'étant pas môme inquiété par l'ennemi, ne tarda
pas à arriver à destination. Le 28 juillet, il s'établit à Test
de Grave, à la ferme de Gasel, tandis que Guillaume et
Vere campent à l'ouest. On fait amener, de Gennep. les pontons
qui ont servi à l'aller et on jette une passerelle sur la Meuse, en
amont de la ville, un grand pont devant être construit, par la
suite, en aval.
Grave avait été assez bien mis en état de défense, par crainte
d'un coup de main, lorsque l'année hollandaise s'était ébranlée
en juin, mais on achevait encore le « courador a ou chemin de
ronde couvert. La ville et la plus grande partie de ses défenses
1. Richelieu appelle Wittenhorst un gentilhomme neutral . Cf. Waddington,
op. cit., t. I, p. 346, n. 1. On peut suivre ces diverses étapes dans Le Théâtre de la
guerre ; Amsterdam, Pierre Mortier, s. d., allas portatif Su voyageur i>"ur h
sept provinces des Pays-Bas par le sr Sanson : 1 vot in-12, voir carte 8 ou notre
Planche finale. Les eorps d'armée et même les compagnies françaises sont indiqués
sur le plan, signalé par M. Fr. Muller dans son catalogue comme rarissime (n° L178),
et reproduit ici, pL V, d'après l'exemplaire, probablement unique, du cabinet <W s
Estampes d'Amsterdam. Le fleuve est bien représenté dans L'estampe I180»dt la
Collection Muller.
2. Duvck, t. III. ]). U2-3.
3. Duvck, t. lll, p. 111-5.
64 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
étaieRt situées sur la rive gauche ou méridionale de la Meuse,
mais, sur la rive droite, une sorte de demi-lune la protégeait.
C'est cette demi-lune que le comte Ernest eut ordre de réduire
d'abord 1. 11 la canonne avec sa batterie de six demi-canons,
au point que les pionniers et les défenseurs espagnols ne
tardèrent pas à l'abandonner, tandis que Vere se retranche à
l'ouest et le comte Guillaume au sud. Le stathouder ayant reçu
des Etats, le 23 juillet, l'autorisation qu'il attendait, ordonne
d'achever autour de la ville une circonvallation ininterrompue.
Cependant l'amirauté d'Aragon, don Francisco de Mendoza,
se décide à tenter quelque chose pour délivrer Grave, dont il
s'approche lentement en descendant la Meuse. Heureusement,
le 31 juillet, le comte de Hohenlohe a amené de diverses
garnisons un renfort d'infanterie 2, qui vient à point pour
remplacer le comte Ernest et les siens (compagnies du Fort,
Marischal, du Motet), qu'il a fallu, dès le 28, envoyer garder
Rhinberc 3.
Le stathouder, par ordre des Etats, passe, le 4 août 1602, la
revue de ses troupes. La compagnie-colonelle de Béthune ne
compte plus que 177 hommes, celle de son lieutenant-colonel
Du Sau, 107, celle de Schelandre, 105, de du Hamelet, 103, de du
Puys, 103, de du Buisson, 102, de Céridos, 91, de Vitenval, 120,
de Montmartin, 105 4. Le régiment de Dommarville n'a pas moins
fondu, puisque sa compagnie-colonelle n'a plus que 173 hommes,
celle de son lieutenant-colonel Rocques, 118, deBrusse, 68, de Hal-
lart, 91, de Silve, 107, de La Haye, 86, de Sancy, 122, de Sa-
roques, 114, de Saint-Hilaire, 104.
Le soir même, Maurice, de son quartier d'Esteren, près de
la digue de la Meuse, commence les approches. Le comte Guil-
laume fait de même, le long des « fromenteux seillons », comme
dira Schelandre, au sud de la Hampoorte et Vere, le long de la
Meuse, en aval et à l'ouest de la cité 5.
C'est Béthune, le chef de Schelandre, qui sollicita et obtint
1. Van Meteren, fol. 515 r°.
2. Duyck, t. III, p. 430.
3. Duyck, t. III, p. 428. D'Aubigné (Histoire Universelle, éd. de Rublc, t. VII,
p. 259) écrit Rimberg et M. de Ruble, en note, Rhinberg. L'orthographe adoptée
ici est celle de la traduction de van .Meteren.
4. Duyck, t. III, p. 432. Il orthographie cette fois, presque correctement, Che-
i.andrf., forme qu'adoptent Louise de Loligny dans ses lettres et A. d'Aubigné (Hisl.
Univ., éd. de Ruble, t. VII, p. 163) ; par contre, il altère Dussau en Dessau, Ceridos
en Seridos, Vittenval en Vitteval, Montmartin en Montmartijn.
5. Suivre sur le plan (pi. VI) où les quartiers généraux des chefs sont indiqués.
Planche VI.
^1"
_ :
RETRAITE DE FLANDRE. CAMPAGNES DE 1601-1602 63
l'honneur d'ouvrir la première sape *. L'assiégé ne reste pas
immobile : dans une sortie, le 8 août, il tue à Hallart son
lieutenant, un sergent, quinze soldats et lui blesse 36 hommes,
ce qui réduisait la compagnie de plus de la moitié de son effec-
tif 2.
« L'Amirauté », continuant à descendre la Meuse, en longeant
la rive gauche avec son gros et la rive droite avec une flanc-
garde, est déjà, le 10 août, à Grand-Linde 3. La partie de l'armée
de Maurice, qui s'appuie à la Meuse, à l'est de la ville, depuis
Gasel jusqu'à Esteren, c'est-à-dire les corps de Béthune et de
Hohenlohe, vont devoir, en partie, faire face en arrière et seront
pris entre les feux de la forteresse et ceux de l'agresseur.
Si celui-ci montre un peu de mordant, la situation, incontes-
tablement, peut devenir périlleuse. Maurice, qui garde toujours
son sang-froid, fait élever des parapets également dans la direc-
tion de l'assaillant et y met du canon 4. Après minuit, on double
les petits postes. Le comte Ernest avec du Motet, le Maire,
Marischal, etc., a été rappelé précipitamment de Rhinberc.
De Houmen, sur la rive droite, au marais du sud de Grand-
Linde, 1' « Admirante » 5 se retranche pour garantir sa ligne de
bataille. Pleins de l'espoir d'une prompte délivrance, les assiégés
s'agitent. Dans le secteur français, un certain corps de garde
passe plusieurs fois de mains en mains, non sans pertes pour
nous, puisque le capitaine du Hamelet est blessé au côté et le capi-
taine duBuysson à l'épaule. Le 22 août, un mouvement se mani-
feste dans le camp de 1' « Amirante » 6, où s'élève une grande rumeur.
Maurice est inquiet et multiplie ses rondes. Il apprend que, dans
les tranchées anglaises, Vere a été blessé au visage, sous l'œil,
par une balle perdue : personne, même de sa nation, ne le plaint,
parce qu'il était arrogant, méprisait ses hommes et les payait
mal. Ils auraient autant aimé le voir tué 7.
Le soir, dans le camp hollandais, le bruit court, répandu on
ne sait par qui, que l'ennemi va déclencher une attaque de nuit
et tous les hommes de Son Excellence s'arment. Vers les onze
heures, l'Espagnol ouvre le feu, et c'est un grondement qui va
1.
Duyck, t. III,
p. 433.
2.
Duyck, t. III,
p. 439.
3.
Duyck, t. III,
p. 441.
1.
Ibidem.
5.
« Alinirante »,
amiral, en espagnol.
45.
Duyck, t. III,
p. 451.
7.
Ibidem.
66 RÉGIMENTS FRANÇAIS AL' SERVICE DES ÉTATS
se prolonger, mais, vers les deux heures, on le voit
mettre le feu à son camp, ce qui laisse supposer qu'il bat
en retraite. Cette même nuit, le pauvre du Hamelet meurt
de ses blessures.
Dans la matinée du 23, des transfuges apportent la nouvelle
que l'ennemi se retire \ protégé aux vues par un épais brouil-
lard, qui empêche, la poursuite, mais, le soir, la brume
s'étant dissipée, le Stathouder occupe les lignes et le camp de
François de Mendoza : on n'entendra pins parler de lui.
Le siège continue, avec ses sanglantes alternatives d'attaques
et de contre-attaques, d'assauts et de travaux du génie. Les
Français, s'exposent, le 27 août, à une surprise où ils
laissent le capitaine Montmartin, qui reste parmi les morts 2.
Pressé d'en finir et débarrassé de toute inquiétude sur ses
derrières, Maurice, aidé de ses ingénieurs, pousse vivement
les approches, que creusent des paysans réquisitionnés de par-
tout 3.
Le 6 septembre, le capitaine Du Prv est tué, tandis que le
capitaine Jacques de Visé et un lieutenant de Céridos sont blessés
et faits prisonniers, en s'emparant d'une demi-lune qu'ils
doivent bientôt abandonner, y étant pris d'enfilade par le feu de
l'adversaire. Du Sau est blessé le 9. Ce même jour, comme on
avait fait sauter une mine, le capitaine La Gravelle, qui venait
de succéder à du Hamelet, s'établit dans l'entonnoir et y tombe
sous une balle de mousquet 4. L'assiégeant continue à avancer
à la mine et à la sape et, cette fois, il parvient à se maintenir
dans la demi-lune qui avait coûté la vie à Du Puy.
Le 18 septembre, l'assiégé se sentant de plus en plus pressé
de toute part, envoie, à midi, un tambour avec une lettre, pour
offrir la reddition 5. Les capitaines Hallart, Rassard et Le
Prince, pénètrent dans la ville pour discuter de l'armistice et
de la capitulation, qui est signée le 19 : la garnison sera autorisée
1. Duyck, t. III. p. 152. Cf. surtout au Rijksarchief (Lias Lppende, St. Gen. 472G)
la lettre de Maurice de Nassau aux Etats: ■ Gistereri morghen, omtrent twee
uren voor den daghe, is den Almirante van Aragon... met zyn loyer opgebroken », etc.
La lettre est datée du 2 1 août 1602.
2. Duyck, t. III, p. 157.
:;. Andries de Roy, l'ingénieur, tué. a été remplacé (Duyck, t. III, p. 443). On
lira sa signature en-dessous de c< lie de Schelandre, pi. II".
1. Duyck, t. II!, p- 167.
;> Duyck, t. III. p. 476 et s. Texte il'1 la capitulation, en français, dans Lias
Lopende (St. Gen. 17'27), 19 septembre 1»'"'::.
RETRAITE DE FLANDRE. CAMPAGNES DE 1601-1602 67
à sortir le lendemain, avec armes et bagages, pour rejoindre à
Diest l'armée de 1' « Amirante ».
Le célèbre pasteur Wtenbogaert fit, dans Grave, un sermon en
français, suivi d'actions de grâces 1.
Le 21 septembre, une immense revue termine l'heureuse entre-
prise du « maistre ouvrier en ce mestier » 2. Béthune y paraît à
la tête de ses 145 hommes 3, Du Sau, avec 80, la Grange avec 60,
Schelandre 4, avec 60 aussi, au lieu de ses 105 du début du
siège et de ses 113 du commencement de la campagne. La com-
pagnie Du Puy, qui a perdu son chef, est passée de 103 à 53 têtes;
du Buysson a encore 90 hommes, Céridos 58, Vite n val 75,
Cuissy 59, du Fort 86 5.
Dans le régiment de Dommarville, c'est sa propre compagnie
qui a fait les pertes les plus sévères, puisqu'il n'a plus sous la
main que 39 soldats. Il en reste 97 à de Rocques, 93 à Brusse,
70 à Hallart, 88 à Silve, 112 à du Motet, 64 à La Haye, 85 à
Sancy, 76 à Sarocque.
L'ensemble donne 4.625 cavaliers et 12.322 fantassins 6 :
ce qui restait des 18.942 hommes du début; tout ce monde
fut embarqué sur la Meuse, le dernier jour de septembre. On n'a
pas grand détail sur la dislocation des troupes, mais les compa-
1. Ce ne peut être naturellement le 12, date indiquée par Fredrich van Vervou
dens son journal intitulé : Enige Gedenckweerdige geschiedenissen..., etc., édité
par Het Provinciaal Friesch Genootschap... Leeuwarden, Suringar, 1841, 1 vol.
in-8°, p. 138 : « Den 12 septembris is deur Johannem Vtenbogaert, een wel begaefft
predicant. eue predicatie in de Graeff, gedaen nae de waere Gereformeerde religie,
Dese predicant is van Utrecht geboren ende reyset gemeenliken aile jaeren met
Sijne Excellentie int léger, prediket ordinaerlijcken in de Fransche tael, soin t i j ts
oyck in Niderduyts ». Sur ce fameux pasteur « remonstrant > ou « Arminien », voir
Nieuw Nederlandsch Biografisch Woordenboek, t. II, col. 1469 et s.
2. C'est ainsi que l'ambassadeur d'Angleterre à La Haye, Winwood, qualifie
Maurice dans sa lettre à Salisbury du 22 août 1610, citée par Dalton (Ch.), Life
and limes of... Sir Edward Cecil... (Londres, 1S85, 8°), p. 195 : « The honour of
the conduct of the siège, no man will detract from the Count .Maurice who is Ihe
maistre ouvrier in that mestier ».
3. Il en avait, au début, 117. et Du Sau, 107 ; voir plus haut.
4. Orthographié Schelandre par Duyck. Celui-ci fait l'état de cette « Monstc-
rintf » au t. III, p. 482-483.
5. Les nouveaux capitaines sont La Grange et Cuissy au lieu de du Hamelet
et Montmartin tués. Que Cuissy ait remplacé Montmartin, c*est ce qui résulte du
tableau de payement d'octobre 1602 (lectum, 18 october 1602), St. Gen. Lias
Lopende 172.7. Ce tableau ne comprend (pie quelques no. us :
Franche Compen
Cap. Sancy V C £. [500 livres]
Sarocques V C £.
St. 1 [maire IV C- £.
Seridos III C £.
Vitanval IV C £.
Cuissy voor .Montmartin III C £".
Somma van de l'ranchoisen : II M V C £. [2.500 Ih
6. Duyck, t. III, p. 188.
68 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
gnies de Béthune, de Vitenval, du Motet, Céridos, Cuissy, Sancy,
Saint-Hilaire, du Fort, sont expédiées à Ostende où elles dé-
barquent, par un vent favorable, le 25 octobre 1.
1. Duyck, t. III, p. 498.
CHAPITRE VI
L « ODE PINDARIQUE » DE JEAN DE SCHELANDRE SUR LE « VOYAGE
FAIT PAR L'ARMÉE DES ETATS DE HOLLANDE..., LAN 1602 »
ET « LA PRISE DE GRAVE ».
Voilà tout ce que nous apprennent, sur la campagne d'été 1602,
les chroniques et autres documents historiques. Ecoutons main-
tenant parler ou chanter le poète.
Ce n'est rien de moins qu'une Ode Pindarique que Jean de
Schelandre consacre au Voyage fait par l'armée des Estats de
Hollande au Pais de Liège, Van 1602 et à La Prise de Grave 1.
Le mot de voyage, au sens d'entreprise militaire, n'a rien qui
doive étonner. C'est celui dont se sert le traducteur 2 de van
Meteren au début de son récit : Voyage du prince Maurice en
Brabant aux mois de juin et de juillet. Le Père Monet, dans son
Abrégé du parallèle des langues françoise et latine 3, en 1635, ne
le connaît plus dans ce sens, mais il est courant au moyen-âge
et jusque dans la première décade du xvne siècle 4.
Le choix du sujet est déjà un peu surprenant, car, nous
l'avons vu, l'expédition de 1602 n'eut rien de glorieux et n'eut
1. Le titre complet est Ode pindarique sur le voyage fait par l'armée des Estais
de Hollande au Pais de Liège l'an 1602. Item sur la prise de Grave. Le poème figure
à la page 43 de l'édition de Tur et Sidon de 1608 (Bibliothèque de l'Arsenal), voir
aussi Pièces justificatives n° II.
2. Jean de La Haye, fol. 514 v°.
3. 5e édition, in-4°.
4. Cf. les exemples donnés dans F. Godefrov, Dictionnaire de l'ancienne langue
française, t. VIII (1895), p. 278-9, verbo : voyage. Le troisième sens donné
expédition militaire, croisade (veage de la croix) : ; A quele quantité de gens d'armes
me pores vous servir en ce voiage. » (Froissart, Chroniques, VI, 21S, éd. I.u
M. Edm. I lu^uet dans son utile Petit qlossaire des Classiques français du X Vil' siècle
(Paris, Hachette, 1907, 1 vol. in-12°j, ni M. Lalanne, dans son Lexique de la langue
de Malherbe, au t. V de son édition des Œuvres, n'ont enregistre cette signifi-
cation du mot voyage ; cependant c'est celle qu'il faut lui donner dans le titre de
l'Ode : Au roi Henri le Grand sur l'heureux succès du voyage de Sedan, où il
de l'expédition de L606 contre le duc de Bouillon (Œuvres de Malherbe, éd. Lalanne,
t. I, p. 87). Au contraire, une pièce précédente, de 1605 (ibid., p. 69), e1 qui m' rap-
porte à un voyage au sens ordinaire du mot, est intitulée : Prière pour le roi Henri le
Grand, allant en Limousin.
70 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
aucun retentissement, mais c'est surtout le titre qui frappe,
car il révèle, au premier examen, une sérieuse information
historique et politique.
L'armée est bien, en effet, celle des Etats x et non celle de Maurice
et l'offensive n'ayant guère dépassé la petite Gète, Schelandre
est ici plus rigoureux que van Meteren parlant d'un « voyage »
en Brabant. Les villes auprès desquelles on campa, sont toutes
à l'évêque de Liège, mais il fallait être singulièrement versé dans
les enclaves, proéminences et bizarre configuration de sa Prin-
cipauté, pour savoir que des cités limbourgeoises et flamandes
de langue, comme Saint-Trond, Tongres, Hasselt en dépen-
daient.
L'exactitude de la date est moins frappante, mais c'est en
suivant le texte, strophe par strophe, que l'étonnement aug-
mente.
La strophe I semble annoncer cet enthousiasme à froid qui
caractérise la plupart des odes historiques du temps ; les acces-
soires mythologiques et l'imitation de la Pléiade n'y font point
défaut. L'eau de la source Hippocrène et le double sommet du
Parnasse y voisinent avec Apollo. Il ne manque vraiment que
le chœur des Muses.
Dès l'antistrophe, il est question, comme dans le titre,
du grand voyage
Où ce nourrisson de Mars
Conduisoit nos estendards,
Maurice, honneur de nostre aage.
La suite annonce la deuxième partie du poème, le siège
de Grave. L'exposition est parfaite, un peu scolastique, mais
très française par sa netteté :
Puis je veux chanter comment
D'un terreux retranchement,
EPODE
Cest Héros tant brave
Brida l'Amirand.
1. Schelandre aurait pu ajouter « Généraux », car ce ne sont pas uniquement
les Etats de Hollande qui ont organisé ce « voyage », dont pourtant ils sont l'âme,
mais de ces derniers dépend la compagnie de Robert de Schelandre.
ODE PIXDARIQUE DE J. DE SCHELANDRE / l
L' « Amirand» , c'est l'amiral d'Aragon, « l'Almirante1 », comme
disent les chroniqueurs, empruntant le mot espagnol, Francisco de
Mendoza, terreur de la Chrétienté 2, l'ait prisonnier à la bataille
de Nieuport en 1G00, mais qui, libéré en 1G02, avait repris le
commandement de l'armée.
Par la strophe II, nous n'apprendrons rien, si ce n'est que Jean
de Schelandre a trop lu Ronsard dont il pratique encore, avec
excès, les agaçants et mièvres diminutifs. Ce sont « i'aullelles
mignardelettes » 3 :
Là dans la verte ramée
Se nichoit maint oyselet ;
Un petit zephir follet,
Caressant sa Flore aymée,
Frisoit son poil nouvellet
D'un souspir mignardelet.
L'antistrophe expose par contre, avec une rigueur qui ne
laisse rien à désirer, l'objectif stratégique. Il s'agit d'opérer
une diversion qui fera lâcher prise au « chappeau rouge », c'est
à-dire à l'archiduc Albert, le cardinal-infant, et sauvera Osteude :
Les Estats trop ennuyez
De voir que le chappeau rouge
D'entour Oostende 4 ne bouge,
Siegant ses murs poudroyés,
Mettent leurs gens en campagne,
Pour faire prise quitter
A ces corneilles d'Espagne.
Le Brabant nous traversons
Et droit à Liège passons.
On aura souligné le « nous » qui indique la présence de l'au-
teur parmi les troupes, mais ces deux derniers vers ont besoin
d'être commentés. C'est bien par l'Est du Brabant septentrio-
nal 5 que les troupes s'acheminèrent vers le Limbourg liégeois.
1. Van Meteren écrit « l'admirante », cf. fol. 51 1 verso, mais ce d, pas plus que
l devant m ne se prononçail en français.
2. Bor, Vervolch van de Nederlanlsche Oorloghen, 37e L, fol. 41 v". où l'on verra
son portrait. 11 y en a un de Ravestèyn au Rijksmuseum à Amsterdam.
3. Expression' citée par F. Brunot dans un paragraphe de son Histoire de la langue
française, t. II, p. 193-194, auquel il faut se reporter sur ce point.
4. On remarquera cette orthographe flamande, que je me garde bien de corriger.
Cf. le vers de la Stuartide (de 1611), p. 71 :
Du lion Pilotte Oostene * qpii contoit.
* [en marge] fondateur d'Os tende.
5. Cf. encore van Meteren, fol. 513 v° : < Comme l'armée debooit marcher en
Brabant, les Estats des Provinces fuies tirent imprimer et publier une certaine
déclaration... »
72 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
EPODE
Sous tant de charettes
La terre fremist
Et le ciel gemist
Au son des trompettes.
La Meuse ne peut,
Par nous retenue,
Payer son tribut
A la mer chenue.
« Sous tant de charettes » : « bien trois mille chariots de ser-
vice, écrit van Meteren 1, tant pour mener le bagage qu'au-
trement, et à chasque chariot il y avoit trois chevaux. » Faut-il
s'étonner « si la terre fremist », surtout sous le roulement des
douze « demy-canons », des trois pièces de campagne, de leurs
affûts et de leurs caissons 2 ?
Ce sont les lourds pontons de Moock, mandés de Gennep
qui ont, pendant le long défilé, empêché la Meuse d'aller rejoindre
la mer blanche d'écume.
L'Aragonnois, un peu froid,
Xe nous osant entreprendre
En plain camp, nous vint attendre
Sur un malaisé destroit :
Pour nous arrester. il gaigne
Le trop avantageux bord
D'un petit fleuve qui dort
Près d'une large campagne
Et, pour bouclier contre nous,
Se targua de son flot doux.
Excellent exposé de la position tactique et qui est d'un homme
du métier. Il est bien vrai que si l'Aragonnais, appelé plus haut
« l'Amirand », avait eu plus d'esprit d'offensive, il eût dispersé
le camp de Maurice sous Tongres ou Saint-Trond. Qu'il ait pré-
féré s'abriter derrière « Un petit fleuve qui dort » 3, c'est-à-dire
la Petite Gète, pour se borner à couvrir Tirlemont, cela est non
moins incontestable.
La comparaison de l'Amiral d'Aragon avec une vache luttant
contre un lionceau, qui est naturellement Maurice, est de moins
bon goût :
1. Fol. 513 r».
2. Fol. 513 v».
3. Ce fleuve est représenté dans l'estampe 1183* de la Collection Muller au Cabi-
net des Estampes d'Amsterdam.
ODE PINDAKIQUE DE J. DE SCHELANDRE 1\>
Ainsi pourroit quelquefois
Une paresseuse vache
Braver la mine bravache
Du plus fier Hoste des bois,
Sur le sueil de son estable,
Quand, de pied ferme attendant,
D'un lionceau gros grondant l
La fureur espouvantable,
Luy présente seulement
Un front armé durement.
EPODE
Lionceau qui crève,
Bouillant de courroux,
Qui son poitral roux
Hérissant esleve,
Qui les flancs se bat
Des nœuds de sa queue,
Huchant au combat
La beste cornue.
Ce qui suit est mieux, car nous quittons les comparaisons
plus ou moins poétiques pour le terrain solide de la réalité :
Son Excellence voyant
Sa prime en reprise vaine 2,
S'estant campé dans la plaine,
L'ennemy va defïiant.
Desja le genest a l'erte,
A pleins naseaux hannissant,
Fougueux, l'oreille dressant,
Frappe du pied l'herbe verte:
1. Voilà qui sent son Du Bartas, et il n'était pas difficile de trouver aux Pays-Bas-
un exemplaire de ses œuvres. Cf. A. Beekman, Influence de Du Bartas sur la littéra-
ture néerlandaise, thèse de Doetorat de l'Université, Faculté des Lettres de Poitiers:
Poitiers, A. Masson, 1912, 1 vol. in-8° et nos 1789 à 1797 du Manuel bibliographique
de G. Lanson.
Le gros grondant est exactement calqué sur le « flo-flottant séjour », les « sou-souj-
flantes voiles », «le teupe-petillant »et autres gentillesses, dont le bon poète de la Semaine
était assurément très lier. (Cf. Haag, La France Protestante. 1" éd., t. IX. p. 126-7).
Citons, à ce propos, ce passage caractéristique du Barbon de (liiez de Balz; c {Œuvres,
éd. de 1665. t. II, p. 702) : « Il tient que l'enthousiasme de la Poésie Françoise a
cessé depuis qu'on ne dit plus la Terre porte-moissons et le Ciel porte-flambeaux,
depuis qu'on n'use plus de la flo-flollante Mer et de la clo-clolante poule. Il ne trouve
rien de meilleur dans les Œuvres de Bonsard, que sa chère Entelechie, quand il
parle à sa Maistresse, que son amelette Ronsardelette, quand il veut changer île
charactère et passer du grave au délicat. •
2. Prime et reprise peuvent être tous les deux des termes de jeu aussi bien que
des termes d'escrime, mais je pencherais pour cette dernière hypothèse a raison du
contexte. Littré définit :« 3) prime, la première garde ou position, qui est celle où le
corps se rencontre en achevant de tirer l'épéc ». Le sens serait donc : • Maurice, voyant
que sa prime ne conduirait pas à une reprise ou à un engagement, i
74 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
Esehaufïé d'un beau désir
De combattre à son plaisir.
Et il est exact que Maurice, campé dans la plaine sur la
rive droite de la petite Gète, tandis que l'ennemi occupe les
hauteurs de la rive gauche, le harcèle et le provoque de sa cava-
lerie frémissante. Le reste de l'armée n'est pas moins impatient
de combattre,
Mais ceste belle espérance,
Naissant au cœur des soldats,
Enfin ne succéda pas 1.
L'autre, manquant d'asseurance,
Comme un renard casanier,
Se tapit en son terrier.
EPODE
Bien qu'égal de nombre
(sans doute, puisqu'il a plus de 16 à 17.000 hommes) -
Son peu de valeur
Le met en frayeur
D'un second encombre.
C'est l'amer souvenir de sa défaite à Xieuport qui le rend si
capon :
Ce tant brusqu'abord,
Suivi de victoire
Aux champs de Xieuport
Lui vient en mémoire.
STROPHE V
Trois fois l'astre Delien
Fraya sur nous sa carrière...
Ainsi se trouvent désignées les trois journées des 7, 8 et 9 juin,
que les adversaires ont passées à s'observer 3. La « quatriesme
nuit », le « grand César de Nassaux », pendant son sommeil,
a une vision. Ici le chroniqueur d'occasion redevient poète.
Mars présente au Prince le pommeau d'une épée et l'immense
« targe » ou bouclier que le dieu tient du bras gauche, couvre
1 . Ne réussit pas, sens bien connu.
2. Cf. Duvck, t. III, p. 413.
3. Cf. Duyck, t. III, p. 410.
ODE PINDARIQUE DE J. DE SCHELANDRE /.)
De son ombre large
Les murs importants
D'une place forte
Que jà, de longtemps,
Un prestre menace... l.
C'est Ostende serré de près par Albert. Mars désigne une for-
forteresse en Gueldre (c'est-à-dire Grave), qui consolera le
héros de s'être vu refuser la bataille qu'il offrait :
Dresse la pointe guerrière
De tes indontez soldats
Contre quelque forteresse
Et, vivement guerroyant,
Va, la Gueldre nettoyant
De ceste engeance traistresse,
Puis que le sort envieux
N'a pas secondé tes vœux.
« L'Hercule des Hollandois » obéit à cette inspiration du ciel et
Tous ses drapeaux il remeine
Vers la forte garnison
Qui garde en toute saison
EPODE
De Grave les terres.
«Remeine » indique assez que l'armée a refait en sens inverse
le chemin qu'elle a déjà parcouru. En langage militaire cela
s'appelle une retraite, qu'on nommera stratégique, si l'on veut
embellir la chose.
Et comme un Autour
Estend à l'entour
Quatre fortes serres
Sur cette perdrix
Qui, fort désirable,
A beaucoup d'esprits
Sembloit imprenable.
Il est permis de ne pas goûter non plus cette nouvelle compa-
raison, du moins celle de la perdrix, mais les «quatre serres»
désignent au contraire, avec une rigueur suflisante, les quatre
1. Plus loin on précisera :
Xi- craignant Albert
N'y son Isabelle.
76 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
corps du comte Ernest, du comte Guillaume, de Vere et de Mau-
rice lui-même l. Leurs quartiers généraux sont inscrits en toutes
lettres sur notre planche VI. Au reste, si l'on doutait de cette
interprétation, la strophe VIII suffirait à la justifier.
Sur les fromenteux seillons,
Près de l'ombreuse feuillade,
Logea sa belle brigade,
Cinq aguerris bataillons,
Mais sur la plaine jonchée,
Près des marets limoneux,
De Guillaume, sage preux,
La bande y fut retranchée
Et du beau Prince Henry
Aussi bien né que nourri.
L' « ombreuse fueillade », ce sont les bosquets près desquels
est établi le quartier de Son Excellence. Le graveur n'a eu garde
de les oublier. Que Guillaume-Louis, le stathouder de Frise,
guidant le jeune prince, qui était le demi-frère et le successeur
désigné de Maurice et qui tenait de Henri IV son prénom, ait
retranché ses troupes près des marais (moeras), situés au sud
de la place, rien de plus exact 2. Bien né, le fils de Louise de
Coligny et du Taciturne l'était et si on le dit bien « nourri »,
c'est-à-dire bien éduqué, c'est à Dommarville qu'en revient le
mérite 3.
Mais Schelandre, avec une pointe d'orgueil national, n'oublie
pas de célébrer les indomptables Français :
Là, sur toute nation,
Parmy cette grande armée,
Parust la fleur renommée
Des nepveux de Francion,
La noblesse aux armes duites 4,
Des indontables François,
Qui, par La Noue 5 autrefois
Et par Chastillon conduites,
1. Cf. van Meteren, fol. 515 r° et Duyck, t. III, p. 437.
2. Cf. Duyck, t. III, p. 131 et 445 ; se' reporter aussi au plan (pi. VI, où les marais
sont indiqués par le mot hollandais e moeras •>, au sud de la ville, c'est à dire en
haut sur le plan).
3. Henri est le vrai nom du Prince et celui que lui donnent alors tous ses contem-
porains ; ce n'est qu'après son accession au stathoudérat qu'on l'appela, le plus
souvent, Frédéric-Henri.
4. Participe passé du verbe « duire ». Le mot est encore dans le dictionnaire de
l'Académie de 1690, cité par Littré, verbo, duit, avec le sens de <• façonné, dressé ».
5 Le texte de 1008 porte La N'eue, simple faute d'impression.
ODE PINDARIQUE DE J. DE SCHELÀNDRE 77
De Dommarville despend,
Digne d'un fardeau si grand.
Les quatre derniers vers résument toute l'histoire des unités
françaises, telle qu'elle a été exposée plus haut : la formation
du régiment sous Odet de La Noue autrefois, c'est-à-dire
de 1599 à 1601 ; Chastillon qui lui succède, de janvier 1601 à
la mort, en septembre de la même année, suivi par Dommar-
ville qui, cependant, ne s'en voit confier que la moitié, l'autre
devant former le régiment de Léonidas de Béthune.
Comment ce dernier serait-il oublié, puisqu'il est le chef de
Jean de Schelandre qui lui voue, cela se sent dans ses vers,
l'affectueuse et familière admiration que les Français ont tou-
jours professée pour leurs supérieurs :
Et de ce Béthune l,
De qui le Démon
Promet à son nom
Plus belle fortune,
De qui le grand cœur,
Plein de belle audace,
Seconde l'honneur
De sa noble race.
Cette louange est méritée, puisque Béthune sollicita et oblint,
nous l'avons vu, la faveur d'ouvrir les premières approches.
Assez loin de lui, à l'ouest de Grave, sont les camarades anglais :
Plus loin de là sont butez 2
Les fantassins d'Angleterre.
« Plus loin » serait vague, si le chroniqueur-poète n'ajoutait
aussitôt :
Où la Hollandoise terre
Jette les commoditez.
Par ce lieu, la providence
Des Sénateurs bien liguez,
Sur les soldats fatiguez,
Espandit toute abondance.
Cela n'est pas très joliment dit, mais il s'agit d'une chose
dont l'utilité exclut tout lyrisme, c'est le ravitaillement. « Commo-
1. Le « de ♦ s'explique par le verbe de l'antistrophe. Simplifiée, la phrase serait :
La noblesse qui, autrefois commandée par La Noue et puis par Chastillon, dépend
aujourd'hui de Dommarvi'le et de Béthune. Rien de plus exact (cf. pi. V).
2. Retranchés. Cf Duyck, t. III, p. 421, 427 et le plan (pi. VI). lut quartier van
den generael Francisco Veer ».
/8 REGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ETATS
ditez », selon le P. Monet \ signifie « aisance de bien, suffisante
abondance de richesses » et en effet, c'est du côté du quartier
général de Vere, en aval de la place, que sont amarrés les bateaux
envoyés par les commissaires des vivres pour la nourriture des
troupes, comme il se voit sur le plan (pi. VI), où on lit l'inscription
« amoni lie schepen » 2.
Les deux vers qui terminent la strophe peuvent être une allu-
sion à la terreur qu'inspirait le général anglais Yere, dont la
méthode était de se faire craindre plutôt que de se faire aimer 3 :
Là les superbes Anglois
Tremblent, grand Yeer, sous ta voix 4.
Il n'y en a pas moins là l'expression d'une admiration sincère
pour l'auteur des Commentaries, le défenseur d'Ostende, un
maître homme de guerre.
Non moins véritable sans doute est le sentiment de vénération
qu'inspire au poète, le comte Ernest, c'est-à-dire Ernest-Casimir 5
de la maison de Nassau, né à Dillenburg, en 1573, et qui, en 1620,
devait succéder à son frère Guillaume-Louis comme stathouder
de Frise. Il prit une part active, avec Maurice, au premier siège
de Rhinberc, en 1597 (20 août) 6. C'est ce qui lui vaut dans notre
pièce, le titre de « des Julesques l'honneur », ce qui veut dire
l'honneur du pays de Juliers, légère erreur géographique, Rhin-
berc étant dans le pays de Clèves à sept lieues du duché de
1. Abrégé du Parallèle des Langues françoise el laline, 5e éd. Paris, 1635, in-4°.
2. Cf. van Meteren, fol. 515 r° : < Le Comte Guillaume de Nassau estoit campé
du costé méridional de la ville et les Anglois sous le Général Veer, du costé occi-
dental, où l'on dressa encore un pont sur la rivière. Incontinent beaucoup de bateaux
d'Hollande y arrivèrent avec toute sorte de vivres. » Sur l'estampe 1183' de la
collection Muller, on lit, au même endroit, une inscription plus précise : « Victuailie
en amonitieschepen ».
3. Dans une lettre en français (Lias Lopende St. Gen. 4729 : Archives de La Haye).
Vere se plaint de l'indulgence des conseils de guerre à l'égard de ses officiers « mes
capitaines, convaincus d'avoir volu mutiner leurs soldats, de m'avoir mal traitté
de parolles et menacé ma personne, etc. ■
4. L'édition de 1608 imprime t Wer ►, Van Meteren (par exemple fol. 673 r°)
et beaucoup de documents manuscrits orthographient Veer. La vraie forme est
Vere. Cf. Cléments R. Markham, The Fighling Yeres... Londres. Sampson, etc.,
1888, 1 vol. in-8°. La campagne de 1602 y est fort mal racontée, la blessure de Vere
le priva de toute participation aux opérations militaires ultérieures. « Cest habile
et sage seigneur mourut le 8 septembre 1609 i ( van Meteren, fol. 673 t°). Sur sa tombe,
à Westminster, on grava cette curieuse épitaphe :
Wlien Vere sought Death. arm'd witli hîs sword and sheild,
Death was afraid tô meeî him in the Feild ;
P>ut when his weapon he had laid aside,
Death, like a coward, stroke him, and lie dy'd.
(Camden, Remains, cité par Dalton, Sir Edward Cecil, p. 401).
5. On trouvera sur lui une notice du professeur Blok, dans le Nieuw Xederl. Biogr*
Woordenbnejc, t. I, col. 83.3-834. ...
6. Cf. Histoire de Belgique de Pirenne, t. IV, p. 213.
ODE PINDARIQUE DE J. DE SCHELANDRE 71)
Juliers 1. Il n'importe, c'est là qu'il fut blessé à la main ; il
était brave et ferme : « Constant » était sa devise ; il est la souche
de la branche frisonne des Nassau, d'où descend la reine actuelle
des Pays-Bas. Ce ne sont donc pas vaines flatteries, en dépit de
l'incontestable échec qu'il subit au début de la bataille de
Nieuport, à la tête de l' avant-garde, que les vers suivants :
Mais des Julesques 2 l'honneur,
Ernest, le miroir des Princes,
L'Achille de ces provinces,
Et d'Espagne la frayeur,
Peuple la digue terreuse
Et le petit fort quitté,
Séparé de la cité
D'un seul contour de la Meuse.
Exposé minutieux des premières opérations du siège. Il suffit
de jeter un coup d'œil sur un plan de la forteresse de Grave,
tel qu'on le trouve par exemple, dans le Tegenwoordige Staat
der Vereenigde Nederlanden 3 ou sur celui de notre pi. VI,
pour voir que, si la cité entière est massée sur la rive gauche,
au sud de la Meuse, elle est néanmoins gardée sur la rive
droite, au nord, par des ouvrages avancés, une demi-lune,
qui la protège contre une attaque partie du Rhin. Il n'y a
pas jusqu'au détail du « contour », qui ne soit conforme à la
réalité, car le cours de la Meuse n'est pas rectiligne en cet endroit,
mais forme une légère courbe.
Nous avons vu, en suivant simplement le récit de Duyck,
que c'est à Ernest, que fut confiée la tâche de réduire cette demi-
lune, que les défenseurs, vivement canonnés, ne tardèrent pas
à quitter (22 juillet)4 . Il y a bien là aussi une « digue terreuse ».
La suite retrace l'investissement complet de la place par une
ceinture de retranchements continus :
Tous ces quartiers au dehors
Purent conjoincls en un corps.
Van Meteren 5 parle à peine autrement, mais avec moins de
1. Carte 29 du Théâtre de la Guerre de Sanson, cité plus haut.
2. Dans l'édition de 1608, p. 8, Judesques. C'est une faute d'impression.
3. Amsterdam, [saac Tirimi, P740, in-8°, 2° vol., en face de la p. 21
' 4. Duyck, t. III, p. 422-423.
5. Fol. 515 r°. Il est bon de noter que la traduction citée ici n'a paru qu'en 1618
et que Schelandre n'a pu l'utiliser pour sa pièce composée sans doute «lès 1602 et
publiée en 1008.
80 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
concision : « On mit incontinent toute diligence à retrencher le
camp et les retrenchements, et si fort qu'on n'en avoit point
veii beaucoup de semblables auparavant. Le fossé estoit de la
profondeur d'une picque et demye et tous les Boulevarts flanc-
quoyent l'un sur l'autre avec beaucoup de redouttes et de petits
Forts, qui n'estoyent qu'à un traict de Mousquet l'un de l'autre.
Il y en avoit bien soixante ou septante qui estoyent comme les
Tours et Chasteaux à l'entour d'une ville bien munie d'artillerie,
chasque quartier1 estoit ainsi retrenché tout à l'entour, et chasque
retrenchement estoit aussi grand que la ville mesme, et estoyent
joincts Vun à Vautre. La longueur, depuis l'Orient jusqu'à l'Oc-
cident, estoit bien d'une demy-lieue d'Allemagne, sans compter
ce qui estoit de l'autre costé de la rivière, où il y avoit aussi de
tels et semblables retrenchemens, depuis un pont jusques à
l'autre, presque aussi de la longueur d'une lieuë. »
Ceci justifie les termes de l'épode de la strophe IX :
Si longue muraille,
Tant de garnisons,
Fermant de gasons
Un champ de bataille,
Rompirent le cours
De leur admirande
Menant au secours
Multitude grande,
Nous touchons là à l'événement le plus sensationnel qui
interrompit la monotonie du siège : la tentative de dégagement
opérée par 1' « Almirante » d'Aragon, Francisco de Mendoza,
dont il a été question plus haut. Les Français n'aiment pas la
guerre de tranchées, ils ne la font que lorsqu'on les y contraint.
Aussi fut-ce grande joie dans leur camp, lorsqu'il fallut qu'une
partie d'entre eux fît face en arrière, pour attendre de pied ferme
le choc des Espagnols descendant la Meuse :
Près de nous il se logea
Et de la part que le fleuve
Les champs de Mastricht abreuve
Nostre ost [armée] assiégeant, siégea 2.
L'amiral, nous l'avons vu, a sa droite appuyée à la Meuse en
1. Secteur occupé par le camp et le corps d'un général
2. C'est-à-dire : assiégea l'assiégeant.
ODE PINDARIQUE DE J. DE SCHELANDRE 81
amont de la ville, donc dans la direction de Maestricht, et il y
établit son camp, au Grand-Linde, en face d'Esteren, où campent
les Français. Voyez la carte 4 du Théâtre de la guerre.
Mais cette menace d'une formidable armée intacte, n'était
qu'une rodomontade et l'Espagnol n'ose même pas atta-
quer. Cet abandon d'un glorieux dessein aiguise la satire du
soldat-poète :
Gallante Rodomontade l,
Si son courage abaissé
Tel dessein n'eust délaissé
D'une Espagnolle boutade
Et, de nostre ombre craintif,
Quitté tout préparatif.
AXTISTROPHE
Mais, pauvres gens, dites moy,
Qui vous esmouvoit de faire
Si notable vitupère [honte]
A l'orgueil de vostre Roy ?
Avoir fait si belle monstre,
Nous avoir veùs de si près
Pour éviter, par après,
L,e devoir d'une rencontre,
Se retirer sans subject !
O l'admirable project !
Les regards des Espagnols pouvaient plonger dans le
camp des Franco-Hollandais et les adversaires étaient si
proches que, du milieu des tentes espagnoles, on entendait
s'élever une longue rumeur, annonciatrice d'attaque. De motif
ni même d'excuse à une retraite il n'en est point 2, si ce n'est
celle qu'invente Schelandre par esprit de corps et conscience de
la bravoure française :
Que si la foiblesse
D'un si grand amas
Redoutoit le bras
De nostre noblesse,
1. On attribuait toujours aux Espagnols des rodomontades. Cf. les Rodomontades
Espagnoles de Brantôme (Œuvres complèles, éd. J. A. C. Buchon. Paris, 1838,
gr. in-8°, t. II, p. 3 et s.). Cf. aussi Bonours, Siège d'Gslende, éd. 1628, p. 558-9,
à l'année 1<>04 : « Aux Rodomontz ensemble et Prescheurs Espagnolz... Les Fran-
çois combatans à la deffense d'Ostende. »
2. A moins peut-être la crainte de rébellion, justifiée par ce qui se produisit
pour l'escadron Eletto.
82 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
C'estoit vostre honneur,
Sans monstrer la teste,
De masquer la peur
D'une excuse honnête.
Cependant, il y a dans le camp ennemi une velléité d'attaque
de nuit. Schelandre en parle longuement.
Le comte «Holloe » c'est-à-dire Hohenlohe qui, nous le savons
par Duyck 1, est arrivé depuis le 31 juillet, avec un important
renfort d'infanterie, donne l'éveil. Qu'il soit en liaison avec le
régiment de Béthune, c'est évident, puisque son poste de com-
mandement est établi dans une maison sur la digue près de
Gasel 2, au sud-est et à la droite des Français.
Mais l'Eternel qui, d'en haut,
Avisa toute une armée
Concordement animée
Pour attendre eet assaut.
Qui vit nostre chef en armes,
Ce comte Hollac si vaillant 3
Et tout le champ fourmillant
De six milliers de gendarmes,
Qui vit 4 border nos fossez
De bataillons hérissez.
Le comte Philippe de Hohenlohe, beau-frère de Guillaume le
Taciturne, était né en 1550 et il combattait aux Pays-Bas
depuis 1575 déjà. Il était vaillant et s'exposait même parfois
à la légère, comme au siège de Geertruidenberg où il fut blessé
en 1593. Il mourut en mars 1606, à 56 ans.
La strophe XII évoque les préparatifs des Espagnols qualifiés
de demi-Arabes :
Les demy-Mores honteux
D'avoir porté les eschelles
Les picqs, les planches, les paisles,
Pour un effort belliqueux.
Ceci est une allusion à une reconnaissance de cavalerie de
Maurice, dont parle Duyck, à la date du 21 août, et qui fit décou-
1. T. III, p. 430 et ici plus haut, p. 64.
2. Duyck, t. III, p. 137.
3. Van der Aa (A. J.), Biographisch W'oordenboek der Xederlanden, 18e vol.,
p. 917 et suiv., art. Hohenlo. Ilohenloe est l'orthographe adoptée par Du3'ck .'
le texte de 1608 porte llollae, simple faute d'impression ; « Hollac » est la forme
usuelle des textes français.
4. « Qui » a pour antécédent « champ ».
ODE PINDARIQUE DE J. DE SCHELANDRE 83
vrir, sur la route de Beers, les « échelles, pelles, bêches, fascines,
planches garnies de piques » \ rassemblées pour l'assaut par les
Espagnols.
Puis d'avoir faict la retraite
Parmy l'horreur de la uuict
S'estre espou vantez au bruit
D'une sourdine seerette.
En effet, c'est clans la nuit du 22 au 23 que l'ennemi, sans avoir
rien accompli, battit en retraite et que le généralissime avait
alerté le camp, sans doute, au son de la « sourdine » ou trompette
sourde, comme le 11 août 2.
Avant de se retirer, Mendoza, à trois heures du matin, met le
feu à ses tentes 3, ce qu'exprimera le poète par une image
mythologique :
Logent dès le lendemain,
Dans leurs cabanes, Vulcain.
Schelandre semble s'intéresser moins aux opérations du siège
même, qui va pouvoir être poussé avec énergie ; il les résume,
cette fois, en une seule strophe :
Xostre sage Agamemnon,
Délivré de tant d'affaires,
Presse les murs adversaires
D'un plus poignant esperon,
Si epu'après trente journées
Fismes à l'extrémité
Desloger de la cité
Leurs Phalanges mal-menées.
Entre la retraite de l'ennemi, le 23 août au matin, et la reddi-
tion qui fut signée le 19 septembre. 4, il s'écoula quelques vingt-
huit jours, toutefois il y en a trente jusqu'à la revue et solennelle
prise d'armes, à laquelle assista Robert de Schelandre, le
21 septembre 5.
1. Duyck, t. III, p. 450. On les trouve dessinés sur la gravure de Orlers « Den
Nassauschcn Laurencrans •>, n°1185 de Muller. M. le généra] Boucabeille, noire ancien
attaché militaire à La Haye, veut bien me faire observer que cette exactitude
minutieuse des estampes représentant des batailles au xvir siècle est très fréquente
et qu'il en a eu mainte preuve pour les campagnes qu'il étudiait lui-même à l'Ecole
de Guerre. Chez un poète, par contre, cette exactitude est plus rare que chez les
graveurs.
2. Duyck, t. III, p. 112.
A. Duyck, t. III. p. 452: Maer ombrent drie ayren sach men dal se l heele léger
In de hrant staken ».
1. La garnison ne sortit que le lendemain.
5. Duyck, t. III, p. -182 et ici même, supra, p. 67.
84 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
On a souligné le pluriel « fismes », assez inattendu, puisque le
sujet de la principale est « nostre sage Agamemnon », mais qui
s'explique par le désir du poète d'affirmer sa participation aux
opérations.
L' « heureuse journée » est arrivée, mais elle n'a pas laissé
d'être assombrie par des pertes cruelles et Schelandre, qui a
du cœur, dans tous les sens du mot, s'émeut : ,
Non sans perdre en cest honneur
Testes de grande valeur...
Toutefois, n'est-ce pas le fragile destin des « gens de guerre » ?
Ne sont-ils pas brisés comme verre ?
Mais quoy ? gens de guerre,
Tant chefs que soldats,
Semblent en ce cas
La tasse de verre,
Que son maistre veut
Souvent estre veûe,
Qui durer ne peut,
Tant de fois tenue...
Peut-être est-ce en vidant, non sans mélancolie, quelque
coupe de vin du Rhin que « notre brave Schelandre », qui « boit
toujours en Alexandre », 1 comme dit Ogier, songeait à la fragi-
lité de l'existence humaine et concevait cette triste strophe.
Pourtant ce n'est pas des larmes qu'il faut au soldat mort,
mais des chants de flamme :
Muse, mon sacré soucy,
Hé ! de grâce que la flame
Qui tient en fureur mon âme,
Ne s'estaigne point icy !
Il s'agit de trouver des accents mâles, dignes des chefs aimés,
tombés au champ d'honneur, et à qui il veut envoyer son suprême
salut :
Mon cœur ne permets-tu pas
Que sur mes cordes je range
Du bon DU PUIS la louange,
DU PUIS, l'amour des soldats,
Que baignant en pleurs, je sonne
Le dommageable destin
1. Ode d'Ogier à la Chamais, citée par Haraszti, p. xvit.
ODE PINDARIQUE DE J. DE SCHELANDRE 85
D'HAMELET et MONTMARTIN
Et qu'encore je mentionne
LA GRAVELLE en qui les Dieux
Estallèrent tout leur mieux ?
Le «bon Du Puis», c'était le capitaine suisse qu'il avait déjà
dû connaître, sinon à Nieuport, du moins à Ostende, et deux ans
de communs dangers, c'est long pour une fraternité d'armes et
une camaraderie de combat. On goûte fort cette louange qui
indique un rapport affectueux entre le chef et les hommes :
DU PUIS, l'amour des soldats.
Ce n'est pas une phrase à fournir une rime. Lorsqu'à l'at-
taque du 7 septembre 1602, les Français et les Wallons virent
tomber le capitaine Du Puy, furieux, ils s'élancèrent à l'assaut
de la demi-lune, qui protégeait la « Berchpoort », la forcèrent et
en chassèrent l'ennemi, qui y abandonna dix cadavres * : leur
capitaine était vengé.
Le 22 août 2 déjà, précisément dans la nuit de l'alerte,
le capitaine Du Hamelet était mort des suites des blessures
qu'il avait reçues au flanc le 13 3. La chirurgie de guerre d'alors
était si indigente de science et de moyens que c'était miracle
d'en réchapper, comme l'avait fait Robert de Schelandre.
Pour Montmartin, c'était le 27 août qu'il avait été tué, lors
d'une surprise tentée par l'assaillant sur une galerie de mine des
Français, où ceux-ci, avec leur coutumière insouciance, s'étaient
mal gardés 4. On voit que les chefs ne cherchaient pas souvent
refuge dans les profondes « galeries » creusées sous terre à l'abri
des feux d'artillerie.
A peine La Gravelle avait-il, le. 9 septembre, succédé à
Du Hamelet, mort il y avait à peine plus de quinze jours, que le
voilà qui tombe à son tour sous la mousqueterie ennemie J.
Pauvre capitaine de tant d'avenir, au témoignage de Schelandre,
et qui eut deux semaines de gracie. Au moins auront-ils la conso-
lation du héros, la gloire éternelle, et celle-ci, la voix de leur
chantre la leur assurera :
1. Journaal de Duyck, t. III. p. 465 et van Meteren, fol. 515 r°.
2. Duyck, t. III, p. 452.
3. Duvck, t. III, p. 444.
4. Duvck, t. III, p. 457.
5. Duyck, t. III, p. 467.
86 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
Que si leurs années
Furent icy bas
Parmy les combats
Trop tost terminées
Au moins que leur los [louange],
Réduit en mémoire,
Couronne leurs os
D'immortelle gloire.
On ne peut pas s'attarder à ces regrets : ils affaibliraient le
moral du combattant. Les fleurs une fois jetées sur les tombes,
fleurs de la nature et fleurs de la poésie, il faut aller à d'autres
exploits. C'est le sens de la strophe XIV, rappelant l'embarque-
ment après la revue, sur des bateaux qui, bientôt, iront jeter
l'ancre en quelque port paisible de Hollande ou de Zélande, où
l'armée prendra ses quartiers d'hiver et où le poète « recordera »
ses souvenirs :
Mais non, dedans moy je sens,
Je sens ta main qui me pousse,
D'une soudaine secousse
Pour me remettre en bon sens :
Or sus abaissons les voiles,
Je sens amortir le vent
Qui s'eslançoit en avant
Dans mes demi-rondes 1 toiles
Et mouillons en attendant
Le fer à deux crocs mordants.
Le poème va finir avec l'expédition qu'il a célébrée, mais il y
manque l'adresse que traceront l'antistrophe et l'épode, pareilles
à l'Envoi d'une ballade :
Prince, non pas le Phœnix
Mais le soleil de prouesse,
L'appuy, la force et l'adresse
De tant de peuples unis,
S'il vous vient à gré de lire,
Libre de soucis plus grands,
Ces f redons que j'entreprends
Sur la Pindariquc lire,
Prenez, mon Prince clément.
En gré mon bégayement.
1. C'est-à-dire gonflées. Le sens esl précisé par ces deux jolis vers du Modelle
de la Sluarlide (Ms. British Muséum, 16 h. XXXIII, fol. 18 v°) :
La barque est droitte et ses toiles mi-rondes,
Toutes au large, empaument le bon vent.
ODE PINDARIQUE DE J. DE SCHELANDRE 87
Maurice a-t-il reçu le poème ? Sans nul doute, mais cet homme
d'action était peu soucieux des papiers, surtout de ceux que
remplissent mal les lignes inégales et sonores, où ces fous de
poètes mettent leur rêverie, et le manuscrit original n'a pu être
retrouvé dans les Archives de la Maison d' Orange-Nassau 1.
Pourtant, est-il assez humble celui qui l'offre, comparant
joliment ses dons à ces petits ruisseaux dont la mer accepte l'hom-
mage aussi bien que celui du Rhin majestueux :
Voyez qu'Amphitrite
Reçoit en ses eaux,
Des moindres ruisseaux
La rente petite,
i '.i du Rhin pujssan
L'oncle fréquentée.
« Chacun faict présent
« Selon sa portée. » 2
Tel est ce long poème qui, sans doute, méritait de nous arrêter
quelques instants ; aurait-il été de moindre valeur littéraire,
qu'il eût encore été profitable de l'analyser, strophe par strophe,
à cause de son exactitude, désormais assurée, et à titre de docu-
ment.
Mais cette exactitude même est, pour une ode historique,
chose si rare dans la seconde moitié du xvie siècle et la première
moitié du xvne, que déjà, elle conférerait à l'auteur une
place à part.
Il n'est que de comparer le poème que Ronsard consacre à
Michel de l'Hospital et qui fait partie du cinquième livre des
Odes, paru à la suite des Amours en 1552 3, et où, à chaque
strophe, répond aussi une antistrophe et une épode.
Pour louer le Surintendant 4, d'avoir restauré le règne de
la poésie, Ronsard évoque Mémoire, mère des neuf Muses,
qu'elle eut de Jupiter, la conception et accouchement d'icelles,
leur visite à leur père au banquet oifert par Thétis, au sein de
1. Malgré les recherches faites obligeamment pour moi par l'archiviste, M. Kra-
mer.
2. Idée chère à Jean de Schelandre. puisqu'elle se retrouve dans la dédicace de
Daniel d'Anchères à Jacques Ier {Funestes Amours, etc., a 11. \ < : ■ qu'elle [la
Cour du roi] en est aujourd'huy la nier ou tous les ruisseaux sont tributaires : cha-
cun toutes fuis selon sa portée. »
3. Laumonier (Paul). Tableau chronologique des anwres de Ronsard, 2- éd. Taris,
Hachette, 1911, I vol. in-8". p. 5 et 11.
I. Ronsard, Œuvres choisies p. Sainte-Beuvej nouvelle éd., p. !.. Moland ; Paris,
Carnier (1879), 1 vol. in-8°, p. 95 et s.
88 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
l'Océan. Après un premier séjour sur terre, les Muses se réfugient
auprès de Jupiter : elles assistent à la fabrication de Michel de
l'Hospital :
Luy tout puissant prent une masse
De terre et devant tous les dieux
Imprima dedans une face,
Un corps, deux jambes et deux yeux,
Deux bras, deux flancs, une poitrine.
Arrêtons là cette analyse, qui pourrait être longue encore, et
louons Jean de Schelandre de nous avoir épargné la naissance de
Maurice et sa conception dans quelques Champs Elvséens.
Evidemment, il y a encore beaucoup « trop de tintamarre
là-dedans, trop de brouillamini », comme dirait le Bourgeois
Gentilhomme, et surtout trop de mythologie. C'est un héritage
du moyen-âge et du xvie siècle, qui se transmettra à travers la,
poésie lyrique du xvnie siècle, jusqu'au début du xixe.
Passe encore pour l'Apollon du début et son astre dClien,
pour le Mars du milieu et l'Amphitrite de la fin, mais on
ferait grâce de la « corne de cheval », entendez de Pégase, du
cristal de la fontaine Hippocrène et de la guerrière Enyon.
La pièce gagnerait aussi à être privée de ses deux apparitions,
celle de Mars à Maurice, lui conseillant d'abandonner le
Brabant pour le siège de Grave, et celle, moins précisée, du feu
roi d'Espagne essayant de déchaîner sur l'armée hollandaise
les frayeurs « dépeschées » par les enfers.
Divinité pour divinité, on préfère celle de l'antistrophe,
citée plus haut, car l'Eternel qui y paraît est le Dieu des
Armées qu'invoquent ces protestants dans leur psaume x :
Que Dieu se monstre seulement
Et l'on verra soudainement
Abandonner la place,
Le camp des ennemis espars
Et ses haineux de toutes parts
Fuir devant sa face.
Pourquoi faut-il que chaque héros, au lieu de se contenter
d'être un chevalier sans peur et sans reproche, ne puisse être
moins qu'un Hercule ou un Achille ? La loi du genre le veut
1. Elle semble être née aussi à Strasbourg cette Marseillaise huguenote. Cf. Tier-
sot, Histoire de la Chanson populaire en France. Paris, Pion, 1889, 1 vol. in-8°, p. 274.
ODE PINDARIQUE DE J. DE SCHELANDRE 89
ainsi. Maurice sera 1' « Hercule des Hollandois » (str. VII),
« nostre sage Agamemnon » (str. XII), « le Phœnix », le « Soleil
de Prouesse », tandis que le comte Ernest est « l'Achille de ces
provinces ».
L'excuse de notre Schelandre est que Malherbe puise ses
traits au même arsenal poétique. Parle-t-il de Marie de Médicis
arrivant à Aix en 1600, pour aller partager le trône et le lit de
son futur époux, il nomme ce dernier :
Cet Achille de qui la pique
Faisoit aux braves d'Ilion
La terreur que fait en Afrique
Aux troupeaux, l'assaut d'un lion 1.
Dans l'Ode du même Malherbe sur « l'heureux succès du
voyage de Sedan », composée dès 1606 2, Henry le Grand devient
aussi un Hercule :
Qui ne confesse qu'Hercule
Fut moins Hercule que toi ?
A la vérité, on ne pouvait alors moins dire, sous peine d'être
mal poli, pas plus qu'on ne pouvait écrire moins que ceci : « Je
suis, Monsieur, de votre Seigneurie, le très humble et très obéis-
sant serviteur ».
La comparaison du héros avec un lion, tandis que ses adver-
saires sont assimilés à du bétail (il n'est pas nécessaire que ce soit
une vache comme dans Schelandre), n'était pas moins « de style »,
si l'on peut dire.
Ce n'est pas pourtant que la description du lionceau n'ait
assez d'allure :
Lionceau qui crève,
Bouillant de courroux,
Qui son poitral roux
Hérissant eslève ;
Qui les flancs se bat
Des nœuds de sa queue,
Huchant au combat 3
La beste cornue.
En fait de peinture d'animaux, celle, du « genêt d'Espagne >
est bien plus intéressante, d'abord parce qu'elle ne sert pas à
1. Œuvres, éd. Lalanne, t. I, p. 53.
2. Œuvres, éd. Lalanne, t. I, p. 87.
3. Provoquant.
90 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
une comparaison alambiquée, ensuite parce qu'il s'agit là, à
nouveau, de choses vues : la bête hennissante, dressant l'oreille
au bruit de la trompette et piaffant, prête à la charge :
Desja le genest alerte,
A pleins naseaux hennissant.
Fougueux, l'oreille dressant,
Frappe du pied l'herbe verte,
Eschaufïé d'un beau désir
De combattre à son plaisir.
Malheureusement Jean de Schelandre a une tendance fâcheuse
à abuser de la zoologie. S'il peut à la rigueur comparer Grave,
pressé de toute part, à une perdrix prise dans les rets, on se pas-
serait volontiers de la ménagerie qui défile dans l'antistrophe VI :
chevreuil, baleine, aigle et pigeon, étonnés de s'y trouver ras-
semblés :
Plustost les chevreuils craintifs,
Quittants, des forests ombreuses
Les cavernes ténébreuses,
Paistront au sein de Thetis, 1
Plutost l'horrible baleine 2
Viendra brosser aux foresls, 3
Quittant le sein, tout exprès,
De la bouillonnante plaine,
Plutost l'aigle ravissant
Craindra le pigeon passant.
Mais il serait souverainement injuste, de ne remarquer, du
poème que les taches, sans doute très apparentes, et de ne pas
en voir les échappées vers
i
les froment eux seillons,
Près de l'ombreuse feuillade
et les bois où,
dans la verte ramée
Se nichoit main oyselet.
A quoi il faut surtout s'abandonner, c'est au mouvement
général de la pensée, à ce souffle qui soutient l'ode et la porte, du
1. C'est-à-dire la mer.
2. Il échouait souvent des baleines sur lis eûtes de Hollande. Innombrables
sont les estampes qui eu représentent, par exemple celle de Goltzius (21 nov. lô'Ji)
(Muller, 1033), de Matham (1598) (ibid., 1081), etc.
3. «Brosser» est le mol qu'on applique au cerf. Cf. I.ittré. (2) Brosser: 1° Terme de
chasse. Courre à cheval ou a pied au travers des bois les plus épais. On dit que le
cerf brosse, quand on l'entend marcher dans les bois... * Je brossai par les bois »
(Ronsard). »
ODE PINDARIQUE DE J. DE SCHELANDRE 91
commencement de la campagne jusqu'à la fin, lorsque le poète
sent
amortir le vent
Qui s'eslançoit en avant,
Dans ses demi-rondes toiles.
L'unité de sujet, l'unité d'inspiration, n'est-ce pas ce par quoi
Hugo devait plus tard renouveler l'ode * et, sans aller jusqu'à
chercher, avec ce géant, une commune mesure vraiment dispro-
portionnée, n'est-ce pas quelque chose que de supporter avanta-
geusement un parallèle avec une ode de Malherbe ou de Ronsard ?
Surtout s'il s'agit d'un jeune nourrisson des Muses, qui n'a que
quelque dix-sept ans. C'est ici qu'il est permis d'élever un doute,
moins sur la date de composition que sur la date de naissance
généralement assignée au poète, 1585.
Celle de la composition ne saurait être longtemps discutée :
elle est limitée étroitement par un terminus a quo, 19 septembre
1602, jour de la reddition de Grave, et un terminus ad qucm,
la publication, en 1608. Il est permis même de serrer davantage,
car Hohenlohe étant mort le 5 mars 1606, si la strophe qui lui est
consacrée était postérieure, son nom serait accompagné d'une
expression de regret. On peut préciser encore, car, si L'auteur
prédit à Béthune «plus belle fortune », c'est qu'il est toujours
en vie, au moment où Schelandre écrit. Or nous savons que
ce chef périt en s'interposant entre soldats français et anglais à
Geertruidenberg, le 5 août 1603 2. D'autre part, le poète pourrait
difficilement employer le présent « despend » à propos de Dom-
marville, puisque celui-ci fut tué, en mai 1605, à Mulheim-sur-
Ruhr.
D'ailleurs, à quoi bon ces raisonnements ? Est-il possible que
la pièce date d'un autre hiver que celui de 1602. Imaginez
quelque garnison perdue : une ville de Hollande ou de Zélande,
presque morte, une veillée à peine troublée par un cri d'enfant
dans la rue ou une manœuvre commandée sur un vaisseau du
port, et, dans son « poêle. », le poète méditant sur les récents
combats, qu'évoque la lourde rapière, pendue au croc. Peut-être
même, les souvenirs sont-ils plus proches, s'il tant inter-
préter littéralement la strophe XIV :
1. Il manque cependant ici l'unité de symbole, caractérisUque du grand poète
romantique.
2. Van Meteren, fol. 533 v°.
^)2 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
Or sus, abaissons les voiles...
Car, ne serait-ce pas plutôt sur le bateau même qui le ramenait,
tandis que, tirée par un cheval ou s'aidant de la voile, la
nef suivait, lourde, ventrue et lente, le fil de l'eau, qu'il aurait
esquissé les premiers contours des strophes et cueilli au vol
les premières rimes, à mesure qu'elles passaient dans l'air
transparent ?
Ceci expliquerait l'émotion encore si présente sur les capi-
taines morts et la chronologie si rigoureuse des incidents les
plus menus, le détail des « eschelles et paisles », raflées en une
reconnaissance.
Qui essayera d'écrire sa campagne, un ou deux ans après
l'avoir faite, reconnaîtra aussitôt que, sous la plume, les faits se
brouillent, les noms échappent, les incidents s'intervertissent.
Encore si Duyck lui avait mis en mains son Journaal, mais on
peut tenir pour assuré que notre écrivain ne comprenait pas
le hollandais 1 et n'eût su ni entendre ni déchiffrer ce grimoire,
soigneusement serré, d'ailleurs, dans les coffres du Conseil d'Etat.
En tous cas, cette exactitude minutieuse atteste la présence
de Jean et sa participation à la campagne de l'été 1602, sans
doute sous les ordres de son frère Robert, le capitaine.
Si Schelandre a composé son Ode, dès l'automne 1602, comme
on l'a montré, et s'il est né en 1585, il aurait eu dix-sept ans au
moment de la rédiger. Or, à la relire d'une venue, cela ne paraît
guère croyable.
Quelle maîtrise de facture, quelle agilité dans la phrase 2 !
Plus remarquable que l'unité d'inspiration, apparaît, dès l'abord,
la souplesse de la forme, l'identique groupement des rimes de
chaque strophe et de chaque antistrophe, avec lesquelles con-
traste le. rythme plus fluide et plus léger, qui entraîne chaque
épode. Quatorze fois de suite, et sans apparence d'essoufflement,
l'antistrophe succède à la strophe et l'épode à l'antistrophe,
1. Le capitaine Roeques, entré au service des Etats en même temps que Robert,
ne comprenait pas encore le hollandais en 1604 : « Den Collonel Roeques. die Nedcr-
lantsche taie niet en verstont » (Ooslende Belegeringhc de Fleming, p. 489).
2. Schelandre apprécie la difficulté à vaincre et celle-ci ne le rebute point ;
témoin ce quatrain qu'il ajoute au sonnet en "acrostiche, mesostiche, croix de Saint-
André et lozenge • qu'il dédia à Anne de Montaut (Asselineau, Xotice sur Jean de
Schelandre, 2e éd., p. 12) :
Il est rude et contraint, si en fay-je grand cas ;
Venez, doctes ouvriers d'ignorant n'y voit goutte) :
(.'est un saut de deffy, tous ne le feront pas ;
Je ne sçay ce qu'il vaut, je sçay ce qu'il me couste.
ODE PINDARIQUE DE J. DE SCHELANDRE 93
les deux premières constituées par des dizains, l'épode au con-
traire par un huitain.
L'enchaînement des rimes pour chacun des quatorze groupes
qu'on vient de décrire, est représenté par le tableau suivant, où-
la lettre M désigne la rime masculine, la lettre F la féminine, et
l'exposant, l'apparition d'une rime nouvelle :
STROPHE ET ANTISTROPHE
M
F
F
M
F2
M2
M2
F2
M3
M3
Le dessin rythmique est assez carré, surtout à cause de la
scission du dizain 1 en deux quatrains à rimes embrassées,
suivies de deux rimes plates masculines, l'abondance de ces
dernières renforçant la solidité de la strophe.
L'épode est plus facile, plus aérienne, à cause d'un entrecroi-
sement plus varié, le premier quatrain, qui la constitue, rappelant
la coupe des précédents, tandis que le second est à rimes entre-
croisées, le dernier vers finissant sur le souffle de IV muet :
ÉPODE
F
M
M
F
M2
F2
M2
F2
1. Le dizain de Ronsard, dans l'ode à Henri II, est très différent. Très différent
aussi celui de Malherbe, t. I, p. 23, 87, 107. J'en cherche en vain l'équivalent exact
dans les tables très complètes qu'a dressées M. P. Laumonier, à la troisième partie
de son Honsard, poète lyrique, l'aris, Hachette, 1909, 1 vol. in-8°.
91 RÉGIMENTS FRANÇAIS AL' SERVICE DES ÉTATS
Rarement la rigueur de cet entrecroisement embarrasse ou
interrompt la période. Notre lyrique n'est non plus jamais court
de rimes. Il les varie de la strophe à l'antistrophe et de celle-ci
à l'épode, sinon toujours pour l'oreille, du moins pour l'œil.
Il n'y a guère à reprendre qu'à la strophe II, où son affection
exagérée pour les diminutifs en « elet » lui en ont fait amener deux
de trop. Mince défaut, à côté d'une richesse de rythme d'autant
plus remarquable que le vers pratiqué est impair, sept syllabes
dans la strophe et l'antistrophe, cinq dans l'épode.
En vérité, tout cela est d'un maître, pour qui les cordes de la
lyre n'ont pas plus de secrets que la mèche de l'arquebuse et il est
permis de se demander combien de patientes études de prosodie,
d'informes griffonnages sous la tente, d'invocations aux Muses,
de sonnets ou d'odelettes à quelque Philis de village, laquelle n'y
comprend goutte, suppose un pareil métier.
Les camarades de Schelandre, dont beaucoup ne savaient ni
lire ni écrire \ devaient considérer avec étonnement ce blanc-bec,
qui ne se contentait pas de tracer son histoire en lettres de sang
sur le sable du champ de bataille.
1. Nombreuses sont, dans YEedboek du Conseil d'Etat (n° 1928), les marques
remplaçant la signature de l'officier qui ne sait pas écrire, exemples p. 15(année 1600):
« La marque de Franehois Marly : la marque de Philippe La Lou: h et mercke van
capitaen Daniel Maligny ». Sur notre PI. IIa : P. M. « Dit is net merke van Capn
Pierre Merricq ».
CHAPITRE VII
LE SIEGE D OSTEXDE.
Quittons la poésie pour revenir aux faits. Duyck va nous
manquer. C'est grand dommage: il va falloir le remplacer par
Fleming, auditeur militaire et secrétaire du Gouverneur qui,
aussi méticuleux, va nous conter, jusque dans les moindres
détails, De belegeringhe der stadt Oostende de 1601 à 1604.
La lutte autour des remparts sur lesquels, au début du siège,
nous avons vu s'affaisser Chastillon, s'est poursuivie inexorable-
ment. Fleming a raison de parler d'une « nouvelle Troye » x.
La sensation chez les contemporains fut immense. Vingt ans
après, Malherbe en parlera encore dans une lettre à Racan 2.
Comme son ancien chef Chastillon, Jean de Schelandre
devait souhaiter « avoir part à l'honneur, avoir part au danger »
et son imagination, volontiers tournée vers les souvenirs de la
Grèce antique, devait s'exalter à la pensée de cette seconde
Uion, témoin de ses premiers exploits. Avoir, pendant deux ans
fait toute la campagne, et échappé au sifflement des balles
et à la gangrène des blessures, donne confiance aux jeunes :
ils se croient invulnérables et c'était à la gloire, non au péril
qu'il devait songer, peut-être aussi à quelque nouveau thème
pour sa lyre.
Dans une lettre datée du 6 juin 1603, Son Excellence Maurice
de Nassau écrit au Gouverneur d'Ostende que, donnant suite
au projet annoncé dans sa missive précédente, il avait envoyé 3
1. C'est le litre que donne van Haestens à sa traduction de Fleming, parue en
1615. Les recherches que M. Jules Frédéric a bien voulu taire pour moi aux Archives
du Royaume à Bruxelles, pour essayer de retrouver des listes de prisonniers n'ont
pas donné de résultat.
2. Œuvres de Malherbe, t. IV. p. 18 : « Encore ai-je peur que. tandis qu'ils seront
trois ans à prendre une autre Ostende, on ne leur prenne une autre Ecluse en quinze
jours. »
3. Les compagnies sont donc déjà parties, quand Maurice écrit sa lettre.
96 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
à Ostende quatre compagnies françaises, à savoir : celles des
capitaines du Buysson, Brusse, Schelandre et de La Haye K
Il s'agissait de relever neuf autres compagnies françaises,
qu'on enverrait au grand repos dans leurs garnisons, pour s'en
servir, après, dans d'autres expéditions. Le commissaire de Mist
est désigné pour les attendre sur la rade 2. Avec le convoi du
22 juin arrivent les compagnies que voici : 3
Capitaine Buisson
Capitaine La Case
Capitaine La Haye
Capitaine Brusse.
On remarquera que le capitaine La Caze remplace le capitaine
Schelandre annoncé par Maurice, mais, dans le tableau des
compagnies présentes à Ostende au 30 juin 1603, que Fleming
fait suivre, à deux pages d'intervalle, reparaît Schelandre (assu-
rément Robert) avec ses trois mêmes camarades 4 :
« Le capitaine Brusse commandait les quatre compagnies
françaises 5, savoir :
Sa compagnie 103 Hommes
Capitaine Schelander 90 »
Capitaine du Buisson 92 »
Capitaine La Haye 37 »
322 Hommes
1 . Cf. Oostende vermaerde, gheweldighe, lanckduyrighe ende bloedighe Beleghe-
ringhe, bestorminghe ende sloule aenvallen mitsgaders de manlijcke, cloecke ende
dappere ieghenweer ende De/ensie by den Belegerden meer dan drie voile Jaren langh
Cloeekmoede'ijcken ghedaen, inde jaren 1601, 1602, 1603 ende 1604. Waerachtelick
beschreven door Philippe Fleming, Auditeur van het Garnisoen aldaer gheweest
zijnde, den tijdt van 13 Jaren ende Secretaris vande Gouverneurs, hebbende
hem ghestadich gheduyrende de BelegherinL'he binnen derselver Stede ghehouden.
In s'Graven-Hage, by Aert Meuris, Boeckvercooper inde Papestraet, in den Bybel,
anno 1621, met Privilégie, 1 vol. in-4°, p. 11. Cf. p. 389 : « Sijn Excel, veradver-
teerde ons, in date vanden 6 Junij 1603, dat hy, achtervolgende sijne voorgaende,
vier Fransehe compaig. naer Oostende hadde gesonden, te weten, den Capiteyn
Buisson, Brusse, Chelaxdre, ende de la Haye, opdat men daer teghens die neghen
Fransehe Compaignien die te voorens beschreven waren, achtervolghende haer
lieder patenten, souden laten vertrecken, opdat se haer lieder inde Garnisoenen
mochten ververschen, opdat se beneffens andere te velde mochten werden ghe-
bruyckt ». La lettre précédente de Maurice est celle dont il est question à la page 377,
à la date du mai 1603 ; les compagnies à relever y sont toutes nommées sauf une ;
on verra qu'elles appartiennent aussi à deux régiments différents : « Sijn Excell.
hadde ons over eenighe daghen gheschreven dat den Gouverneur die neghen
Fransehe Compaignien, te weten, die vanden Heere van Bethune, die van du
Motet, Selidos, Cussij, Le Fort, Vitenval, Sarocques, ende Sint Hilare uyt die stadt
naer hare Garnisoenen souden laten gaen, naer dat die Compaignien, die sijn Excell.
ghesonden hadde, souden ghearriveert wesen ».
2. Fleming, p. 389.
3. Fleming, p. 392-393.
4. Fleming, p. 395-396 : « Capiteyn Brus connnandeerde over die vier Fransehe
Compaignen. Sijne Compaignic, 103, etc. ».
5. Les seules qui fussent à Ostende.
LE SIÈGE D'OSTENDE 97
Comment s'expliquer ce changement à vue, cette substitu-
tion de La Gaze à Schelandre et puis, de nouveau, de Schelandre
à La Caze, au cours du même mois de juin 1603 ?
Robert de Schelandre se serait-il attardé en Zélande, au lieu
•de continuer le voyage avec son unité ou plutôt n'y serait-il
pas resté pour le service, afin d'y recevoir ses renforts ? C'est
ce que semblerait indiquer un rapport manuscrit du commis-
saire Bomberghen, sur les recrues arrivées en Zélande, du 26 avril
au 20 mai 1603. Il en est parvenu une à Schelandre, le 4 mai
et son « sergent du prêt » a reçu pour elle, six livres *. D'autre
part, une Résolution du Conseil d'Etat, datée du 24 juin 1603
(Raad van State, n° 21, fol. 145), peut se traduire ainsi : a Cap"
Schalander... A la requête du Capitaine Schalandre, quoi-
que le requérant eût dû :être présent ici, pour mieux veiller
à sa compagnie et ne pas être si longtemps en dehors du pays
et du service, son traitement pour 6 mois lui est accordé par
Son Excellence et en outre le mois de février, à raison des recrues
qu'il a faites » 2.
Quant à La Caze, il ne nous est pas inconnu, car nous l'avons
vu fait prisonnier, le 24 juin 1601, à Rhinberc : « een lieutenant
van Slandre, genaemt La Case » 3. Là où Fleming fait erreur,
•c'est en l'appelant capitaine, dès le mois de juin. Il ne le sera,
qu'après avoir prêté serment, le 17 septembre 1603, et la mention
1. Lias Lopende" (Série courante, c'est-à-dire pièces annexes reçues par les
Etats Généraux), 1603 :
Den 4 deses (May)
Van Sarocqucs 1
Van Cuissy 9
Van Mons. de Bethunes 7
Van Chalandre 1
Van La Haye 2
20 (Mannen)...
« Aen Monsieur de Chalandre in handen van sergeant du Prêt, VI £. »
La liste des garnisons, dressée, le 4 septembre, par Johan Melander pour tout le
pays et qui ne comprend pas les compagnies assiégées dans Ostende, ne mentionne
naturellement pas Schelandre (St. Gen., 4732, Lias Lopende).
2. Le texte n'est pas très clair. Cap" Schalander : « Opte requeste van Cap"
Schalandre, hoewel de remonstrant wel gevoeghelicker hyer te lande, zoowel
als aile andere hem hadde mogen Laeten cureren, om alzoo te beter te mogen letten
op zyne compaignie ende zoo langen tyt buyten landt ende dienst nvet te zijn, zoo
wordt nochtans den remonstrant zijn tractement geaccordeert voor den tyt van
zes maenden.hem by Syne Excellentie vergunt ende boven dyn noch voor de raaendt
van Februarius ten aénsien van de gedaene recreutte. » Par une autre Résolution
du Conseil d'Etat n° 21, fol. 11.*). M mai 1603, Dominique de... (le nom manque),
enseigne du capitaine Chalandre (Dominique de.... vendrich van Capitain Cha-
landre) demande et obtient une permission de 1 mois, qu'il a passée en France.
3. Duyck, t. III, p. 80 et plus haut, p. 54. — Sur l'état fourni à van der Noot,
gouverneur d' Ostende, par les capitaines français, seuls ont signé : Walter Bruss,-,
I.a 1 lave, du Buysson et Savornin, lieutenant de la compaignie de Mons' 'le La Caze.
<St. Gen., 4732. "Lias Lopende). « Nombre des soldatz sains, mallades et absans du
7
98 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
qui le concerne, ne laisse pas d'être importante pour nous.
On lit en effet, dans le registre des Résolutions du Conseil
d'Etat, à la date du 17 septembre 1603 1 :
Capn. Pierre Baldran : Pierre Baldran de Casa doet eede als capn. van
de compagnie van wylen Capn. Chalanders.
ce qui veut dire : « Pierre Baldran de la Case prête serment
comme capitaine de la compagnie de feu Chalanders. » En
foi de quoi, il a signé Baldran La Caze, sur le registre des ser-
ments 2.
Le capitaine Robert de Schelandre semble donc avoir été tué
au siège d'Ostende entre le 30 juin et le 17 septembre 1603 et
c'est après la mort de son aîné que son frère Jean a pu prendre
le titre de seigneur de Soumazennes en Verdunois, qu'il se donne
sur la feuille de titre de La Stuartide en 161 1 3.
Comme chaque fois que les documents historiques attestent
la présence du capitaine Robert de Schelandre, celle de son cadet
est légitimement induite d'un poème d'une extraordinaire
précision, nous sommes fondés à supposer que Jean continua
à participer à la défense de la ville, probablement dans les rangs
de la compagnie La Caze.
La seule difficulté est que Schelandres est encore porté
sur le budget de la guerre de 1604, mais il se peut que ce budget
ait été établi dès juin 1603 4. C'est ce que semblerait indiquer
la mention : « Nu naer Ostende gegaen, is voor een maent
genomen », ce qui doit s'entendre : « Maintenant parti pour
Ostende, a emporté le prêt d'un mois. » Cette mention figure
à côté des noms des quatre capitaines déjà partis pour Ostende,
Régiment de Monsieur de Brusse, à présant dans Oostende. sans y comprandre
les officiers :
Monsieur de Brusse 34 hommes sains entrant en garde
32 hommes
Somme 71 hommes presantz [sic] ;
Dans les hôpitaux de Hollande 15 hommes
Monsieur de la Caze 45 hommes entrant en garde
Mallades dans Hostande 20 hommes
65 hommes presantz.
Dans les hôpitaux de Hollande 12 ■hommes, etc.
1. P. 227 au bas.
2. Raad van Staa'c n" 1928, p. 21 en haut. Dans Hcl Slaalsche Léger, il est appelé
Pierre Baldray, dit La Case, t. LU, p. 237.
, 3. n oir plus loin. p. 125, a. 1.
4. Pas plus tôt, puisque Sancy, tué dans les premiers jours de juin 1603 (cf. Fle-
ming, p. 388); y est remplacé par Danchies : « Sancy nu Danehy ».
LE SIÈGE D'OSTENDE 99
aux termes de la lettre de Maurice de Nassau, du' 6 juin 1603.
Voici donc l'extrait. de ce Staet van Oorloge de 1604 :
Nu naer Oostende , La Haye 89 — 128."> ; 1285 voor een maent
eeeaen, is voor een } Schelandres 95 — 1365 ; / -, -no
b . ' / rr . ,„ ,,.,,, 1503 voor een maent
maent eenomen. ' Eenrecreute van 12 — U<S. s
Nu naer Oostende. Da Buisson, 109 — 152o ; 1526 voor een maent
Voor een maent
genomen
Oostende ; te vooren Henry Bruce 122 — 1622 ; 1550 voor een maent1
voor een maent gehat :
1550
Au budget de 1605, c'est le seul de La Caze qui figure avec
113 hommes et le nom de Schelandre n'apparaîtra plus, à notre
connaissance, dans les documents hollandais jusqu'à 1609 2.
Au moment (30 juin 1603) où la présence de Schelandre
est attestée par Fleming avec une pleine certitude, l'investisse-
ment est entré dans sa phase décisive. Des deux côtés, on s'obs-
tine. C'est une question d'honneur, de gloire militaire aussi bien
que d'argent que l'on ne veut pas avoir dépensé en vain. Les
Provinces-Unies y auront mis, en 1604, plus de quatre millions
d'or 3, l'Archiduc peut-être davantage.
Sa piété multiplie les pèlerinages à N.-D. de Hal et à X.-D .de
Montaigu 4, où Isabelle se rend elle-même nu-pieds. Cependant
il faut quelque chose de plus, et le génie militaire ne tombe pas
du ciel : on mande d'Espagne le fameux amiral Spinola, secondé
par les meilleurs ingénieurs (juin 1603). Au Français David
d'Orléans 5 et à l'Anglais Raeiï Dester, « homme hardy », il
opposera l'ingénieur italien Pompeio Justiniano Romano 6,
qui tentera de bloquer Ostende, en obstruant le goulet par des
« flottes de longues faiscines », « qu'ils nommoyent sausisses,
1. Archives de l'Etat à La Haye, R. v. St. (Conseil d'Etat), n° 1228, année 1604.
On remarquera que Bruce est précédé d'un prénom pour le distinguer de ses homo-
nymes, notamment de Walter Bruce, même budget.
2. Ont été dépouillés aussi par oi, aux Archivés de l'Etat à La Haye, les budgets
de la guerre des années 1597, 1598, 1599, 1604, 1605, 1607, 1609, 1609, 1610 (1596
et 1606 manquent).
3. Van Meteren, fol. 544 r°.
4. Van Meteren, fol. 541 r°.
5. Voir plus haut, p. 57 n. 1 : « Den ingénieur Monsieur David van Orliens » reçut
ordre de se rendre à Ostende pour y remplacer Raeff Dester, le 31 janvier 1604.
(Cf. Fleming, p. 442) ; cf. aussi van Meteren, 545 r°.
6. Van Meteren. fol. 5 14 r° ; Fleming, p. 398, à la date du 9 juillet 1603, et p 41 s.
à la date de décembre 1603 ; p. 433, a la date de janvier 1604 et la pi. O à la p.398:
« Modi di fabricarc le salsicce /sic). Salsicione ! etc. ».
^\
100 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
lesquelles estoyent faictes de telle façon que le dedans estoit
remply de pierres. » Les assiégés les leur brûlaient à coups de
« boulets ardens ». Tant et si bien que « ce siège a esté comme une
Académie et Escole pour les gens de guerre, tant pour les Gou-
verneurs, Officiers et Capitaines, que pour les Canonniers,
Pilotes, gens de marine, Ingénieurs, Médecins, Chirurgiens
et semblables : tellement qu'il n'y avoit pas un, qui, ayant esté
quelques mois en ceste Escole, qui ne devint maistre en son art,
tant à ofïencer qu'à deffendre, de sorte qu'en matière de siège,
ils pouvoyent sçavoir et discourir de tout ce qui estoit nécessaire
pour bien garder une place, de quoy, auparavant, on ne sçavoit
point tant à parler. Un ingénieur, qui pouvoit long temps avoir
estudié en ses livres, estoit contraint de confesser qu'il n'estoit
qu'un apprentif au regard de l'expérience. Médecins et Chirur-
giens apprindrent plus là, en une sepmaine, qu'ailleurs en un
an l... » Ecole de marine et d'artillerie, aussi bien que de méde-
cine 2 et de génie : « Matelots y apprenoyent à bien gouverner
leurs batteaux, afin d'éviter les coups de canon ; les canonniers
à bien planter le canon... et comment il falloit dresser les contre-
batteries, rompre ou démonter les canons de l'ennemy, ce qui
estoit cause de la perte de beaucoup de gens de part et d'autre.
On compta qu'es premiers vingt mois, on avoit tiré, contre la ville,
plus de deux cent cinquante mille boulets, chaque boulet pesant
trente et cinquante livres. Car, tandis que l'Infante estoit à
Nieuport, quand elle n'entendoit point tirer, elle n'estoit pas
bien contente, de sorte qu'elle commanda qu'on eust à tirer
continuellement. Ceux de la ville, qui ne vouloient point estre
redevables aux assiegeans, tirèrent pareillement èsdict(e)s pre-
miers vingt mois plus de cent mille coups. » 3
De si longues opérations ne vont pas sans quelque commodité
que l'on se donne, pour faire diversion par un peu de relâche.
On allait en permission, même sans permission4, et on recevait
des visites galantes ou sérieuses : « Et combien qu'on ne cessoit
de tirer et que la peste et la pauvreté estoit grande en la ville,
si est que les gens de Hollande et Zelande ne laissoyent pas de
1. Van Meteren, fol. 544.
2. Un des chirurgiens qui furent nommés le 4 juillet 1603 (Cf. Fleming, p. 397) était
probablement un Français, répondant au nom ou au sobriquet assez plaisant de
Samuel Poil-Blancq.
3. Van Meteren, fol. 544 v°.
4. Ce qui rendit nécessaire l'interdiction promulguée par Maurice (cf. Fleming,
p. 400) qui, chaque semaine, exige un état des effectifs, à fournir par le capitaine.
Planche VII.
w4YjjjJ
7. 8-5
H C -
H ■§ fc
7 J -i
LE SIÈGE D'OSTENDE 101
venir ordinairement visiter leurs amis, avec femmes et enfans.
Quelques capitaines y amenoyent leurs femmes et enfans.
Mesme plusieurs gentilshommes, seigneurs et grands maistres,
y venoyent de France et d'Angleterre, pour voir comment on se
defendoit, comme aussi plusieurs Princes d'Allemagne et mesme
le frère du roy de Danemarc : le mesme faysoit on aussi au camp
des assiegeans, afin de voir comment on offençoit et ce nonobstant
tous les grans dangers ».
Ostende avait fait une extraordinaire consommation de gou-
verneurs. A Francis Vere, blessé au siège de Grave et désormais
hors de combat, avait succédé Frédéric van Dorp, qui comman-
dait encore en juin 1603, mais, dès le 13 juillet, lui succède le
vidame Charles van der Noot 1.
Le 5 juillet, jour anniversaire de l'investissement de 1601,
Schelandre dut assister à la grande fête annuelle qui consistait,
pour les assiégés, « à battre sur des chaudrons et à descharger
toute l'artillerie, au lieu de sonner les cloches, d'autant qu'ils
n'en avoient point et puis on faysoit, ce jour, un presche pour
remercier Dieu. » 2
Au moment de poursuivre son récit pour juillet 1603, le bon
Fleming s'excuse de ne plus parler d'original, pour les six se-
maines qui suivent, car il a obtenu enfin une permission, lui,
qui avait fini par oublier, dit-il, jusqu'à l'aspect des fruits de
la terre, la couleur des arbres et les formes des animaux 3.
Mais, recourant aux récits des autres il n'en est pas moins
méticuleux et il continue à noter soigneusement toutes les
relèves 4 et à dresser la liste des pertes, que, chaque jour, le feu
terrible de l'assaillant allonge lamentablement.
Au commencement de décembre, le capitaine La Caze 5 aide
le gouverneur à faire une enquête sur la gabegie constatée en
matière de poudres. Le 9 décembre 1603, sans qu'il y ait relation
certaine entre les deux f-faits, van der Xoot est remplacé au
poste de gouverneur par le colonel Pierre de Gistelles 6. Le 20,
il fait l'inventaire des canons français, demi-canons ou couleu-
1. Fleming, p. 400.
2. Van Meteren, fol. 541 v° et Fleming, p. 397-398.
'3. Fleming, p. 398.
■1. Par exemple p. 415, pour novembre 1603 ; p. 405, pour août 1603; p. 402,
pour juillet 1603.
5. La Casa ; Fleming, p. 417. J'insiste surtout sur ce successeur de Robert de
Schelandre, parce que je suppose que le jeune Jean était resté dans sa compagnie.
6. Fleming, p. 418.
102 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
vrines, des serpentins de faible calibre, qu'à la place du capitaine
Pouvillon, parti, le capitaine Dodo van Inhausen et Kniphau-
sen va gérer en qualité de général de l'artillerie (décembre 1603) l.
Il a sous ses ordres les gentilshommes de l'artillerie, les « cons-
tables » 2, canonniers, conducteurs, artificiers, charrons, forge-
rons, charpentiers et, parmi eux, maint Français. L'unité de
direction dans cette arme était ainsi garantie, de même que l'unité
dans la défense de la place était assurée par l'autorité suprême
du gouverneur, assisté de son conseil de guerre.
Aux quatre compagnies françaises que nous connaissons,
est confiée la défense d'un des plus importants ouvrages,
nommé le Porc-Epic3 (cf. pi. VII, n° 3). A leur gauche, et
faisant également face dans la direction de Nieuport sont les
Ecossais, au « Ravelin » ou redan occidental. Sur leur
droite, les Français sont couverts par le « Santlul » ou colline
de sable, que les Anglais appelaient, selon Vere, le « Ironhill s
ou « colline de fer » parce que, comme l'écrivait un témoin fran-
çais, il « sembloit un mur de fer » où « on oyoit les boulets donner
les uns contre les autres » 4 (pi. VII, n° 1).
Il importait de faire bonne garde, car le roi Henri avait fait
avertir que l'ennemi allait tenter des attaques brusquées sur les
principaux ouvrages, notamment sur celui qui était dit « la demi-
lune espagnole », à l'est 5.
Nous ne nous arrêterons pas à la monotonie de ces lentes
approches que creuse l'ennemi, à ces détails de parapets suré-
levés, de fossés approfondis, de gabions posés, d'explosions de
mines, de grenades lancées, de bouts de tranchées passant de
mains en mains, qui sont la menue monnaie de ce genre de
guerre, dangereuse, lassante et sans gloire. Au bout de huit mois
de redoutables gardes et veilles aux remparts, nos quatre compa-
gnies françaises apprirent que Maurice se proposait, dans sa
lettre du 3 mars 1604 6, de les remplacer par cinq autres de la
même nation, celle du lieutenant-colonel Montesquieu de Rocques
1. Fleming, p. 422.
2. Je crois que c"est le moyen néerlandais Conincstavel (Fr. connétable'), mais
avec le sens de commandant de dix hommes. (X Verdam (J.), M iddelnederlandsch
Handwoordenboek ; La Haye, M. Nijholï (1911), 1 vol. in-8°, p. 303.
3. Fleming, p. 425. Il écrit « porcquespic ». Cet ouvrage ne devait être pris que le
4 juin 1604, tandis que le Santhil succomba en août 1004. (Cf. van Meteren, fol.
545 v°).
4. Van Svpestevn, op cit., p. 18 et 19.
5. Fleming, p. 426-427.
6. Malheureusement perdue (Fleming, p. 462-464). L'auteur écrit Allart.
LE SIÈGE D'OSTENDE 103
et celles des capitaines Silve, Hallart, La Pailleterie, Haucourt.
Suivant le môme ordre de route, les compagnies à relever
étaient celles des :
Capitaine Brusse,
Capitaine Buisson,
Capitaine La Haye,
Capitaine La Case.
Avant de partir, deux d'entre eux, Brusse, La Gaze et certains
officiers particulièrement engagés dans la défense du Porc-Epic
et autres ouvrages importants \ signent, avec le gouverneur
Gistelles, une lettre aux Etats, datée du 12 mars 1604 2, et«re-
monstrant » à Leurs Hautes Puissances le péril qui menaçait
la vaillante place, tout en affirmant leur résolution de combattre
jusqu'à la mort.
.En annexe à la lettre, était ajoutée une liste de capitaines
absents, parmi lesquels un Français, qui, malheureusement,
n'est pas nommé.
Les onze compagnies de relève débarquent sans encombre,
mais privées de leurs chefs, qui avaient sans doute oublié de
rejoindre leur unité 3. Les Etats songent à sévir contre ces ab-
sences, en cassant aux gages les coupables et en leur substituant
leurs lieutenants, ou d'autres, qualifiés, mais, momentanément,
ils renoncent à ces mesures de rigueur.
Cependant les pertes augmentent. David d'Orléans est blessé
le 20 mars, en inspectant quelque ouvrage. 11 sera pour longtemps
hors de combat 4. Le lendemain, c'est le gouverneur lui-même
qui tombe, frappé mortellement d'une balle de mousquet 5.
Provisoirement, il sera remplacé par le colonel van Loon, qui
ne devait pas même lui survivre un mois 6. Ces morts successives
entraînent des changements dans le haut commandement, qui
ne sont pas sans provoquer un certain désordre. Les capitaines
se réunissent pour élire un gouverneur, mais, ne pouvant se
mettre d'accord sur un nom, confient le pouvoir à une sorte de
1. Fleming, p. 470.
2. Cette lettre a été retrouvée par van Sypesteyn au Rijksarchief (Lias Lopende)
et publiée par lui dans son Belrg van Oostende, p. 75 et s. A la suite de chaque signa-
ture a été ajouté ultérieurement Le destin de chaque officier : Le capitaine de I a
Caze porte l'indication : • tué ».
3. Fleming, p. 476-477.
I. Fleming, p. 478.
.">. Fleming, p. 479.
6. 11 mourut des suites d'une blessure à la cuisse, le 26 mars 1604. Cf. Fleming,
p. 492.
104 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
conseil, composé du colonel Rocques, à qui on adjoint le lieute-
nant-colonel van der Burcht, pour lui servir d'interprète en
hollandais l et du colonel anglais Draecke, assisté du colonel
Bevry pour le même motif.
La minorité proteste et, parmi les signataires de la protesta-
tion du 30 mars 1604, on est étonné de trouver La Caze. Malgré
l'arrivée des compagnies de Rocques, les quatre compagnies ne
sont donc pas encore parties à la fin de mars. Ce qui achève de
le prouver, c'est que le capitaine La Haye, camarade de Robert
de Schelandre, est signalé comme tué le 29 avril 2, tandis
que le commandant Bevry est blessé. « Ainsi, ajoute Fleming
avec mélancolie, nous perdions peu à peu nos officiers les meilleurs
et les plus expérimentés. »
La Caze signe encore, avec d'autres, un ordre daté du 17 avril,
contre les soldats qui ne montent point la garde, selon Jes
ordres donnés, ou qui y arrivent en état d'ivresse. D'ailleurs,
l'ordre du 19 avril 3 porte que le régiment du colonel Montes-
quieu de Rocques, à la tête de neuf compagnies, occupera
le boulevard d'Hellemont (cf. planche VII) et la moitié de
la courtine, dans la direction du boulevard de l'ouest.
Comme on ne mélangeait guère les troupes de diverses natio-
nalités, c'est donc que Rocques a probablement gardé les quatre
compagnies qui devaient être relevées. On a de ces déceptions.
Au moins avaient-elles eu la satisfaction de changer de secteur
et, pour le soldat, tout changement est une consolation. Rocques
n'exerce plus le commandement suprême qu'il a passé à Beren-
drecht, nommé gouverneur.
Sur ces entrefaites, un espoir de délivrance a surgi pour ces
malheureux. Le bruit a couru à la fin d'avril, que Son Excel-
lence a débarqué en Flandre. Sans doute, il médite quelque
grande expédition qui mettra un terme à leur cauchemar et
à leur isolement, que la mer libre ne suspend que par intermit-
tence.
La nouvelle est exacte et il est vraiment temps que l'on fasse
quelque chose ; l'ennemi a réussi à prendre pied dans la corne
du « Porc-Epic » et l'on n'est plus séparé de lui que par une lon-
gueur de pique. C'est ce qu'écrivent à Son Excellence et aux
1. Fleming, p. 489.
2. Fleming, p. 5U7.
3. Fleming, p. 514.
LE SIÈGE D'OSTEXDE 1 ( ).")
Etats, le 3 mai 1604, les colonels et capitaines et, parmi eux,
Montesquieu de Rocques, Silve, La Caze, Grenu l.
Une nouvelle lettre du 11 mai apprend aux « Gecommit-
teerde Heeren » 2 que l'ennemi commence à miner le Porc-Epic
et que les soldats sont forcés de se défendre nuit et jour, les armes
à la main, ou de monter la garde ou de travailler aux remparts.
Ils déploient un courage inouï, soutenus qu'ils sont par l'espoir
de la délivrance.
A si courte distance, on ne combat pas seulement à la mine
et à la grenade, on tâche d'affaiblir le moral de la défense, en
lui présentant des proclamations au bout d'un bâton 3 ; Fleming
y répond par des billets en français, flamand, italien et espagnol
qu'on envoie dans les tranchées ennemies, attachés à un carreau
d'arbalète.
.Le capitaine La Croys, chef des mineurs, est tué le 24 mai,
toujours au Porc-Epic. Le 29, l'Espagnol fait sauter à la mine
le fameux ouvrage et prend d'assaut l'entonnoir malgré une
héroïque et coûteuse défense. Le 2 juin, une nouvelle mine
fait, au rempart du Polder, une brèche de quarante pieds de
large : on la répare sous un feu intense. Les bonnes nouvelles
du siège de l'Ecluse encouragent une résistance qui devient
désespérée.
Mais la nécessité de relever des troupes, épuisées par les
fatigues de continuels assauts, s'impose de plus en plus. Les
effectifs des compagnies fondent à vue d'œil. Tout cela, Montes-
quieu de Rocques et d'autres colonels, essayent de le faire
entendre à Maurice 4. On leur répond de tenir, jusqu'à ce que
l'Ecluse soit tombé.
Seule des compagnies françaises, celle du capitaine Brusse
est renvoyée5 par Marquette, le nouveau et énergique gouverneur.
La sortie qu'il tente n'empêche Spinola, ni de mordre toujours
sur les remparts de l'ouest ni de détacher des troupes pour tenter
de dégager l'Ecluse. L'échec de l'Espagnol dans eetle direction ne
profita pas à la défense des Ostendais car, si l'Ecluse tomba effecti-
vement le 27 août 1604, cette capitulation 6 n'eut d'autre résultat
1. Fleming, p. 521.
2. Bureau permanent des Etats» Cf. Fleming, p. 527;
3. Fleming, p. 528.
4. Fleming, p. 547 et 559.
5. Fleming, p. 570. Encore peut-il s'agir de son homonyme anglais, distingué
par un autre prénom et parfois par une autre orthographe (Henry Bruce).
6. Dans une intéressante lettre relative aux opérations devant l'Ecluse, adressée
106 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
que d'inspirer aux Etats ce raisonnement : Puisque Ostende a
été défendu avec tant d'acharnement, comme uniques base
navale et point d'appui possédés par les Hollandais sur la côte
de Flandre, cette obstination n'a plus sa raison d'être, du mo-
ment où, avec l'Ecluse, on acquiert l'excellent port du Zwvn,
directement relié par la terre à la Flandre zélandaise.
Sur ces entrefaites, l'ennemi fait sauter le boulevard de
l'ouest et, le 13 septembre \ prend d'assaut le Santhil, clé
de la défense occidentale, malgré la brave résistance de
Sarocques, qui s'y fait tuer sur place, après s'y être maintenu
en dépit de l'ordre de repli qu'il avait reçu 2. A un nouvel appel
désespéré de la garnison, les Etats répondent par une demande
de tenir encore vingt jours, mais les forces humaines ont des
limites : le gouverneur et les colonels déclarent qu'ils ne peuvent
durer une heure de plus.
Le colonel anglais Fairfax est tué, tandis que Montesquieu de
Rocques est mortellement blessé, au « grand deuil de toute la
garnison, car c'étaient des officiers habiles et expérimentés » 3.
Son cousin, le grand philologue Scaliger, dont nous parlerons
plus loin, écrivait de Leyde à ce propos à de Thou 4 : « J'ai faict
cette perte [il s'agit de Douza], après avoir perdu mon pouvre
cousin, le sieur de Montesquieu de Rocques, qui commandoit aux
neuf compagnies des François en la ville d'Ostende. Il a sur-
vesqû dix jours, après avoir receti une arquebusade au-dessus
de la cuisse ». Son père, Jacques de Secondât de Rocques, baron
de Montesquieu, prit plus tard sa place et devint lieutenant-
colonel le 12 mai 1608 5. Ce sont des ancêtres de l'auteur de V Es-
prit des Lois qui, lui aussi, ira en Hollande.
Les jours de la citadelle sont comptés. Elle va bientôt être
forcée dans le réduit de sa défense. Marquette se décide à traiter
et, le 20 septembre 1604, arrête avec Spinola les articles de la
par le comte Ernest-Casimir, à son frère le comte Jean de Xassau-Siegen, il est
question des six compagnies françaises de Chastillon (il s'agit de Gaspard II, le
futur maréchal) et des six compagnies de Dommarvilk (Archives ou Correspon-
dance inédile de la Maison d' Orange-Nassau, 2e série, t. II, p. 291-308. Lettre du
7 juin 1604 ; voir, notamment, p. 293).
1. Fleming, p. ">7 1.
2. Fleming, p. 575.
3. Fleming, p. 576.
4. Coll. du Puy, vol. 838, fol. 68. Lettre du 19 octobre 1604, citée par Tamizey
de Larroque, Lettres françaises inédites de Joseph Scaliger ; Paris, 1881, in-8°, p. 335j
n. 1.
ô. II el Slaalschc Léger, II, p. 165.
LE SIÈGE D'OSTEXDE 107
capitulation x : La garnison sera autorisée à s'embarquer pour
Flessingue ou même à rejoindre l'Ecluse par terre, sans être in-
quiétée, avec armes, étendards déployés, tambours battants,
mèches d'arquebuses allumées, mousquets chargés, tous ses
bagages, mais n'emportant que quatre pièces d'artillerie 2.
Ainsi tomba cette « nouvelle Troie » dont la défense avait
coûté bien « des colonels, capitaines, officiers et soldats, qui y
avoient été tués, jusqu'au nombre de 72.124», du côté des assié-
geants, et autant, sinon davantage, du côté des assiégés,
« nombre presque incroyable », ajoute le naïf van Meteren 3.
« Il en est mort beaucoup et de toutes sortes de gens, seigneurs,
gentilshommes et autres, qui estoyent venus de longtain pays
à celle fin de voir ce renommé siège et qui mesme se sont laissé
employer comme volontaires es assauts et combats. Depuis, on
vint enecre visiter la ville de tous costés, mais ce n'estoit plus
qu'un monceau de pierres et de sables, tant elle avoit esté ren-
versée es derniers retrenchemens. »
C'est ce qui justifie la plainte latine que le jeune Hugo Gro-
tius 4 prête à la malheureuse ville, avant la capitulation, et que
Malherbe, un peu plus tard, devait traduire ainsi :
Trois ans déjà passés, théâtre de la guerre,
J'exerce de deux chefs les funestes combats
Et fais émerveiller tous les yeux de la terre
De voir que le malheur n*ose me mettre à bas.
A la merci du ciel, en ces rives, je reste,
Où je souffre l'hiver, froid à l'extrémité ;
Lorsque l'été revient, il m'apporte la peste
Et le glaive est le moins de ma calamité.
Tout ce dont la Fortune afflige cette vie,
Pêle-mêle assemblé, me presse tellement,
Que c'est parmi les miens être digne d'envie.
Que de pouvoir mourir d'une mort seulement.
1. Fleming, p. 578-580.
2. Fleming, p. 578, art. II de l'acte de capitulation : « ... met hare Wapencn,
vliegcndc Vendelen, slaende Trommelen, brandende Lonten, Kogels in den mondt,
met aile hâre Bagagien », etc.
3. Fol. 546. , ^ . ,
4. C'est le célèbre auteur du De Jure belli cl pqcis (1625), dont le professeur
français de l'université de Groningue, Jean Barbe^irac, donna, en 1724. une tra-
duction (Amsterdam, Pierre de Coup, 2 vol. in-4°). La pièce sur Ostende est dans
Grotii (Hugonis). Pocmata collecta..., éd. a fratre Guilielmo Grotio. L. B. ap. A. Cio-
vovium, 1637, in-12, p. 58-59. M. 1". C. Molhuysen prépare une édition monumentale
des Œuvres de Grotius, laquelle rendra les plus grands services et dont le premier
volume vient de paraître.
108 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
Que tardez-vous Destins ? Ceci n'est pas matière
Qu'avecque tant de doute, il faille décider ;
Toute la question n'est que d'un cimetière,
Prononcez librement qui le doit posséder l.
Songez à ces mots de Grotius : « Xec perimit mors una semel»,
Que c'est parmi les miens être digne d'envie
Que de pouvoir mourir d'une mort seulement,
et vous sentirez tout ce que dut souffrir le pauvre Schelandre
par la faim, la soif, le froid, le chaud, le feu, pendant le temps
qu'il assista au siège d'Ostende.
Au reste, il n'est plus besoin de faire d'hypothèse à ce sujet,
car ce sont de véritables impressions de bombardement que Jean
de Schelandre a consignées dans un passage de la Stuartide,
qui figure déjà dans le Modelle 2 manuscrit du British Muséum
offert à Jacques Ier et qui est resté jusqu'à présent inconnu des
historiens de la littérature :
Ainsi encore, aux mazures d'Oostende,
Fond un boulet de la dune Flamende,
Et par dessus un terreux logement
Vient le couvert effleurer seulement ;
Là, le soldat, qui, avant ce vacarme
Se deslassoit d'un silenique charme,
Parloit d'amour ou dormoit à recoy
Change vizage et sursaute d'effroy.
Puis les tuilots et la poudre secoue
Et, tout rassis, au péril fait la moue,
De raesme aussi, etc..
N'est-il pas du soldat français de faire ainsi la nique au dan-
ger ?
1. Malherbe, Œuvres, éd. Lalanne, t. I, p. 56-57. D'après un passage de la Vie
de Peiresc de Gassendi, Malherbe écrivit en 1604 ces belles stances, qui parurent
d'abord dans le Parnasse des plus excellents poêles de ce temps (au t. II) et non pas,
comme dit Lalanne, dans les Délices de la poésie françoise, en 1615. La rectification
est de M. F. Lachèvre, dans sa grande Bibliographie des Recueils collectifs de Poésies,
publics de 1597 à 1700, t. I. (Paris. Hachette. 11. Leclerc, 1901, in-4^), p. 234.
2. British Muséum, Royal Ms. 16 E XXXIII, fol. 13 r° (du foliotage moderne).
Le texte reproduit ci-dessus est celui de L'imprimé (éd. de 1611, au British Muséum,
Impr. 1073 e 25. p. 45). Une seule variante à noter dans le ms. : < et disnoit a recoy ».
qui convient évidemment mieux que la correction de l'édition : i ou dormoit à
recoy ». Au vers suivant, le manuscrit orthographie : visage, sursauïte, esfroy.
CHAPITRE VIII
LA GUERRE RALENTIE. LA TRÊVE DE 1609. JEAN DE
SCHELANDRE A AVIGNON, PUIS AU SIÈGE DE JULIERS (1610).
A partir de la chute d'Ostende, les événements militaires
perdent beaucoup de leur importance et de leur intérêt. Il faut
mentionner seulement une offensive avortée sur Anvers, en
mai 1605, et la bataille de Mulheim-sur-Ruhr1, où le comte Henry,
après avoir bravement chargé, fut sauvé par l'héroïque résis-
tance des Anglais du chevalier Horatio Vere. Ceux-ci n'échap-
pèrent, eux-mêmes, que grâce aux Français de Dommarville,
qui périt dans cette affaire et fut fort regretté. La situation
de l'avant-garde eût été très compromise, si Maurice n'était
survenu. Cette fois, ce fut au comte de Chastillon à dégager
l'infanterie anglaise sur laquelle les Espagnols s'étaient furieu-
sement jetés. Le Stathouder battit en retraite, ayant perdu
deux cents hommes. « Quelques capitaines furent pareillement
prins prisonnier, entre lesquels le Sieur de Bethune 2, qui fut
incontinent délivré par eschange pour Nicolas Doria : semblable-
ment le Ritmaistre La Sale, le capitaine Pigot et Ratleyf...
Cecy advint le 9 d'octobre [1605] et donna grande occasion
au prince Maurice de ne se fier plus tant en sa cavallerie, veu
qu'il estoit foible d'infanterie et fut cause qu'il n'osa plus tant
avanturer. » Tandis que le comte de Bucquoy se jette sur Wach-
tendonck 3, en Gueldre espagnole, le Prince, pour lui barrer la
1. Van Meteren, fol. 575 v° à 57G r°.
2. C'est Cyrus, le frère de ce Léonklas. qui fut tué à GeertruidenbcrL'. en 1603.
Sur Cyrus de Bethune, qui succéda à Dommarville en novembre l^11"' (Commission
du 24 novembre, St. Generael, n° 3250, fol. 248), voir Het Staatsche Léger, H. p. 166.
Les auteurs disent que Cyrus est le fils de Léonidas ; m l'on en croit la généalogie
qui est dans Haag, La France protestante, 2e éd., t. II, lrt' partie, col. !'•>!. ce serait
son frère. M. Bordier a tort d'écrire en parlant de Cyrus : l'ait prisonnier a"
Salle dans la retraite qui suivit le combat de Brouck, en 1605, il rentra en France
et fut tué en duel. » Il exerça en elïet son commandement jusqu'en 1613.
3. Sur la Nicrs, affluent de droite de la Meuse. Cf. van Meteren, fol. 57'
110 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
route, lente de surprendre Gueldre, en aval de la même rivière,,
mais le pétard qui devait faire sauter le pont-levis n'ayant l'ait
nul effet, l'alarme fut donnée et la surprise échoua.
« En ce voyage mourut le fils du sieur de Plessis, surnommé
Mornay \ fils d'un docte Père, renommé Conseillier en France
et gouverneur de Saumur ». Le père était celui à qui son autorité
et son talent avaient fait donner le surnom de pape des protes-
tants.
L'échec de cette campagne ne découragea pas les Etats, bien
qu'elle les inclinât à passer, en 1606, de l'offensive à la défensive.
Néanmoins, non seulement on ne congédia pas de « gendarmes » 2,
mais on se décida même « derechef à avoir recours à la levée des
François, pour fortifier les enseignes ; mais on avoit attendu si
longtemps que les compaignies françoises ne peurent estre
levées ni les autres renforcées, à cause que le Roy de France
levoit luy mesme des gens contre le Duc de Bouillon. » 3
« Enfin ils [les Etats] receurent quelque infanterie et caval-
lerie et notamment cincq cens chevaux, sous la conduitte de
Monsieur de Rohan et de son frère Monsieur de Soubyse, accom-
pagné de plusieurs gentilshommes, tous bien montés. » 4
« Le Prince Maurice, le 4 de juillet 1606, arrive à Arnhem,
où il manda toute sa gendarmerie et le 15 il alla à Doesbourgh. »
Le général Dubois, secondé par M. de Rocques et deux compa-
gnies françaises 5, empêche l'ennemi de débarquer en amont de
Nimègue (21 juillet). Pour se dédommager, Spinola, qui cherche
en Hollande le point vulnérable par lequel attaquera plus tard
Condé, assiège Grol, qui se rendit le 14 août. Cependant, pas
plus que l'année précédente en Frise, il n'osa poursuivre ses
avantages. Mis en goût cependant par ce succès, il assiège
Rhinberc 6. Le prince Henri y jette, le 25 août 1606, des com-
pagnies de secours et « quelque huictante gentilshommes Fran-
çois de qualité..., entre lesquels estoit le sieur de Soubyse,
frère du sieur de Rohan, et parent du Roy, pareillement le
1. Il fut tué, comme le montre la rubrique marginale de van Meteren (fol. 576 v°) :
« Le sieur du Plessis tué » : ce doit être le 22 ou 23 octobre 1605.
2. Van Meteren, fol. 583 r°, année 1606.
3. C'est l'expédition ou « voyage » de Sedan, dont il a été question plus haut,
p. 69, et qui aboutit à l'accord signé à Donchery, le 23 mars 1606, grâce à la média-
tion des Etats et du Prince de Nassau (Van Meteren, fol. 585 v°).
4. Van Meteren, fol. 585 v°.
5. Van .Meteren, fol. 5(J4 v°.
6. Ibidem.
LA GUERRE RALENTIE. -- LA TREVE DE 1609 111
sieur de Varennes, qui estoyent tous bien montés, et se compor-
tèrent fort valeureusement. »
Le 28 août, les assiégés firent une sortie par-delà le Rhin,
« souz la conduitte de quelques François » ; dans une autre,
« le comte de Flessches, qui s'estoit par trop esloingné, fut prins »,
tandis que, peu après, Edmond, colonel des Ecossais et vieux
soldat de valeur, est tué. Le 1er octobre la ville que Maurice a
renoncé à délivrer, capitule. « Les Seigneurs et Gentilhommes
François en sortirent aussi avec honneur x » (2 octobre).
« La perte de Rhinberck ne causa point peu d'espouvantement
et perplexité es Provinces Unies... » Maurice tente de reprendre
Grol, mais Spinola l'en empêche (10 novembre). C'est la fin de
la campagne d'été de 1606.
On peut supposer que, à ce moment, pour s'attirer une
faveur que sa première pièce sur le siège de Grave n'avait
pu lui ménager, Jean de Schelandre composa son Procez d'Es-
pagne contre Hollande, plaidé dès Van 1600 après la bataille de
Nieuport, dédié à très sage Prince et très valeureux Capitaine
Maurice de Nassau, duc de Grave.
Le poème, nous l'avons vu, est daté de l'été ou de l'automne
1606, avec une précision suffisante, par ces vers :
Jà Flore par six fois, de nouveau s'est parée
Depuis qu'un bel instinct de victoire asseurée
Vous fit entrer en Flandre...
La pièce entière, par la majesté et l'ampleur du vers, la lar-
geur de la conception, semble attester plus de maturité que
V Ode pindariquc, analysée ici après elle, pour respecter la chro-
nologie des événements historiques.
De cette guerre ralentie et, dans sa dernière phase, assez
infructueuse pour les Etats, il résulte si peu de chose,
que l'on commence à prêter l'oreille aux propositions de suspen-
sion d'armes, que Jean de Neyen, général des Frères Mineurs,
vient apporter à La Haye, en février 1607, de la part de l'Archi-
duc. Le 24 avril suivant, l'armistice est signé pour huit mois,
prenant cours au 4 mai (n. s.) 2.
A l'étranger, l'étonnement fut général. « Es Provinces Unies
1. Van Meteren, 595 r°.
2. Nouaillac (J.), Villeroy. Paris, Champion, 1909, 1 vol. in-8°, p. 161 et s. ; IV
renne, IV, 239 ; Blok, III, p. 510.
112 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
plusieurs aussi n'eu estoyent pas bien contens, mesme on disoit
que le Roy de France aspiroit à la souveraineté des Provinces-
Unies et que, pour y parvenir, il avoit moyenne ceste trei've ;
•ce qui ne plaisoit pas à plusieurs qui n'aymoient pas les Fran-
çois » l. Pure calomnie, car, au contraire, Henri s'inquiète de cette
trêve qui contrecarre sa politique générale, en permettant à
l'Espagnol de reprendre haleine.
Aussi envoya-t-il en Hollande une ambassade extraordinaire
composée du « Président Jeannin, du Sieur de Roussy, et du
Sieur de Buzenval» 2, ce dernier ayant été chargé d'affaires en
Hollande depuis 1592. Ils arrivèrent à La Haye, le 24 mai,
•eurent audience le 28 et se plaignirent auprès de Leurs Hautes
Puissances de ce que Celles-ci n'avaient pas pris conseil du roi
qui les avait constamment soutenues de ses deniers, promettant
•de les aider encore, aussi bien pour faire la paix que pour conti-
nuer la guerre. A leur demande, la Hollande désigna son Pen-
sionnaire Oldenbarneveldt, la Zélande, le Sieur de Malderé et
les autres provinces, quelques délégués, pour discuter avec les
ambassadeurs de France.
Les Etats, ne voulant pas d'une politique unilatérale, « re-
quirent pareille assistance du Roy de la Grande Bretaigne et
à cette fin lui envoyèrent, au mois de juillet 1607, les sieurs
Jean Berck,... et Jacob de Malderé... accompagnés du Sieur
Noël de Caron, ambassadeur résident en Angleterre ». Le Roi les
reçut fort bien, les congédia et leur promit d'envoyer à La Haye
le chevalier Richard Spencer et le chevalier Ralph Winwood,
qui les suivirent de près 3.
L'armistice, qui devait expirer le 4 janvier 1608, fut renou-
velé 4. Ce n'est que le prélude de la paix. Contre celle-ci, souhaitée
par tous les belligérants, s'élevait un triple obstacle 5: la ques-
tion religieuse, où la Hollande exigeait une liberté d'action
allant jusqu'à l'interdiction du culte catholique, la question de
la souveraineté, que les Etats voulaient faire reconnaître pleine
et entière et enfin le trafic des Indes, où les grandes Compagnies
1. Van Meteren, fol. G09 r°.
2. Il mourut de maladie à La Haye, en cette même année 1607. Cf. van Meteren,
fol. 615 v°. M. le comte de Bylandl a bien voulu, à ma demande, rechercher sa
tombe el l'a retrouvée dans la « Groote Kerk » à La Haye.
3. Van Meteren, fol. 609 r°, et Winwood (Ralph), Mcmorials of Af/airs of Slate,
1725, in-fol., pp. Mil.
4. Van Meteren, fol. 614.
5. Van Meteren, fol. 632 v°.
LA GUERRE RALENTIE. LA TREVE DE 1609 113
d'Amsterdam et de Middelbourg exigeaient la porte ouverte
à leur commerce *.
Les députés de l'Archiduc et, parmi eux, le président Richardot
arrivent à Bréda, le 29 janvier 1608, pour se rendre de là, en traî-
neau ou en voiture à La Haye, où un vrai congrès européen va
se trouver réuni. La Hollande, afin de se couvrircontre tout danger
de reprise des hostilités, au cas de rupture des négociations,
conclut une alliance avec la France, le 25 janvier. L'alliance
anglaise, également proposée, ne put se faire, faute de pouvoirs
suffisants des délégués britanniques.
Fêtes et banquets, comme il convient, entrecoupent et égayent
les négociations. Les députés espagnols invitent le comte Ernest,
M- de Chastillon et d'autres seigneurs et les traitent fort bien,
puis ils visitent « M. Jeannin, qui ne les reconduisit que jusqu'à
l'huys de la chambre, chargeant le sieur de Russi de les mener
jusques à leur coche ». Les Anglais imitèrent ces nuances proto-
colaires « en quoy, ils voulurent tous monstrer que leurs maistres
n'estoyent pas moindres que le Roy d'Espaigne ». Cela était
d'autant plus nécessaire que. Spinola cherchait à les éblouir
tous par ses aiguières d'argent et « tout ce qui pouvoit servir
à fanfare et magnificence » 2.
Le 28 avril 1608, le président Jeannin fait dire aux Etats
« qu'il falloit qu'il allast faire un tour en France » 3. Le plus
étrange est « qu'il avoit aussi demandé congé pour les deux
colonels, Messieurs de Chastillon et de Béthune, de pouvoir faire
un tour avec luy en France » 4. Cela éveille des soupçons, mais,
parti le 2 mai 1608 pour Rotterdam, il arrive en Zélande où
une tempête le retient « soit qu'il eust peur ou pour ce qu'il
avoit receu autre charge de son maistre ». Il retourna à La Hâve
le 5 mai, ce qui ne l'empêcha pas de partir effectivement, vers
le 17 juin 1608 5.
La coïncidence de ce voyage avec celui de Don Pedro de Tolède
à Paris, fait appréhender une collusion, appréhension que le
retour du président Jeannin à La Haye, dans la nuit du 14 août 6.
ne tarda pas à dissiper, d'autant plus que, le 18, il fit aux députés
1. Van Meteren, fol. 629 v° : « Les Pays-Bas ne peuvent demeurer en leur (leur,
sans la navigation des Indes. »
2. Van Meteren, fol. 625 r°.
3. Van .Meteren, fol. 638 r°.
4. Ibidem.
5. Van Meteren, fol. 639 r°.
6. Van Meteren, fol. 650 r°.
8
114 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
des Etais le récit de son voyage et des négociations de Don
Pedro, dont il tut d'ailleurs l'essentiel, c'est-à-dire le projet
des mariages espagnols.
Le 23 août 1608 \ après une dernière déclaration peu satis-
faisante des délégués des Pays-Bas sur le fait de la religion
catholique et du trafic des Indes, les députés des Etats rompent
les négociations, par des lettres datées du 25 août '-.
La paix ayant ainsi échoué, les ambassadeurs des Grandes
Puissances, et les Français surtout, suggèrent, le 27, l'idée
d'une trêve prolongée, que les Etats refusent. Le 30 septembre,
les députés des Pays-Bas méridionaux sont reçus en audience
de congé. Tout espoir de paix ou de trêve semble perdu.
Le président Jeannin ne se lasse pas d'essayer de persuader
les Etats de conclure un accord, dont, au fond, ils avaient grande
envie, a Les Anglois ne se monstrerent pas moins vehemens et
usèrent de grandes persuasions, mesme de menaces » 3. Il faut
que le roi Henri IV confirme aux méfiants Hollandais que son
ambassadeur traduit sa véritable pensée.
Tous firent si bien que, le 23 décembre 1608, on recommença
à conférer sur une trêve prolongée. Le 9 février 1609, les ambas-
sadeurs français et anglais 4 se rendent à Anvers, pour y rencon-
trer les délégués des Espagnols, et les députés des Provinces-
Unies les y rejoignent le 25 mars.
C'est vers ce moment qu'arrive en Hollande, pour s'engager
dans les armées des Etats, Honorât de Bueil, seigneur de Racan \
qui devait être plus tard le délicieux poète des Bergeries,
l'écrivain du xyii* siècle qui eut, avec La Fontaine, le plus vrai
sentiment de la nature.
Comme il l'écrivit, lui-même, par la suite, à Chapelain, Ménage
et Conrart 6, il était né trop tôt ou trop tard : « Toutes les guerres
de Henry le Grand se passèrent pendant mon enfance ; je n'avois
1. Van Meteren, fol. R52 v°.
2. Van Meteren, fol. 653 v°.
3. Van Meteren, fo!. 656 r°.
1. Van Meteren, fol. 657 v.
5. Cf. Louis Arnould, Un Gentilhomme de lettres au XVIIe siècle. Honorât de
Bueil. seigneur de Racan, nouvelle édition ; Paris. Colin. 1901, in-8°, p. 63 et suiv.
c. l )ans une lettre publiée par M. Tenant de l.aîour, en son édition des Œtwres
complètes de Racan (Paris, P. Jannet, 1857, deux vol. in-12, Bibliothèque Klzé-
virienne), t. I, p. 323. Conrart, dans sa notice manuscrite, écrit : « De là [c'est-à-
dire de Calais), il passa en Hollande, mais comme la Tresse s'ectoit faite un peu
auparavant et qu'il n'y avoil plus d'apparence de guerre, son voyage fut fort court. »
!! revint donc ù Paris, selon M. Arnould (p. 66, n. 2), vers le mois d"avril ou de mai
Il 09.
LA GUERRE RALENTIE. -- LA TRÊVE DE 1609 115
que neuf ans, quand on fit la paix de Yervins. Elle ne laissa que
la guerre des Espagnols et des Hollandois, où ce grand prince
envoyait tous ceux qui avoient l'honneur de porter ses livrées.
J'y courus comme les autres, en sortant de page, mais ce fut
trop tard ; cette longue trêve qui a duré douze ans, estoit déjà
faite ».
En effet, dès le 14 avril, la Trêve de Douze ans est proclamée
publiquement. « Partout on sonna les cloches, on fit des feux
de joye, et on deschargea tout le canon. A Anvers on sonna la
grande cloche, à laquelle il falloit employer vingt-quatre hommes;
elle estoit si grande, qu'on en pouvoit ouyr le son jusques à
Ordam et Lillo, voire à quatre lieues de là... Le peuple démena
joye, firent des banquets et se congratulèrent l'un l'autre, de
sorte que la ville estoit partout pleine de feux et de joye... »
« On célébra ce jour de prières [22 avril 1609] par tout, es
Provinces Unies, au lieu du Te Deum Laudamus, et ce suivant
l'escriture saincte et l'exemple des bons Pvoys de Juda, et ce
non sans cause de part et d'autre, quand on considère les troubles,
guerres, misères, pauvretés, famines, tueries et massacres d'une
infinité de personnes, qu'on a veii es Pays-Bas, l'espace de qua-
rante-trois ans, en contant depuis l'an 1566, le cincquiesme
d'Avril, que les troubles commencèrent par la présentation de la
Requeste des Nobles, laquelle fut présentée contre l'intro-
duction de nouveaux Evesques et de l'Inquisition d'Espaigne,
à la Régente, Duchesse de Parme, par le Sieur de Brederode,
les comtes de Culenbourgh, de Berghe et le comte Ludovic de
Nassau, accompagnés de trois ou quatre cens Seigneurs et Gen-
tilshommes, à cause de quoy, ils furent appelés gueux par leurs
adversaires, pour ce qu'ils n'avoyent point faict de bien à la
Religion Catholique l. »
On lira dans van Meteren 2, les trente-huit articles de la
trêve, garantie et contre-signée par les ambassadeurs des Grandes
Puissances et notamment par le « Sieur Pierre Jeannin, cheva-
lier, baron de Chagni et Montheu, conseiller du Tres-Chrestien
Roy en son Conseil d' Estât et son ambassadeur extraordinaire
près des susdits Sieurs Estais, el le Sieur Elie de la Place. Cheva-
lier, Sieur de Russi, vicomte de Machault, etc. »
Philippe IV, roi d'Espagne et les archiducs, souverains des
1. Van Meteren, fol. fi58 r°.
2. Van Meteren, fol. G5S v° et suiv.
116 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
Pays-Bas, reconnaissent les Provinces-Unies, « les tenant pour
pays, provinces et Estats libres sur lesquels ils n'ont rien à pré-
tendre » (Article Ier)-
La cause de la liberté, pour laquelle se sont battus La Noue,
Dommarville, les deux Chastillons, les deux Béthunes, les deux
Montesquieux et les deux Schelandres a triomphé. Les « Gueux»
sont rois ! Une puissance nouvelle, qui sera bientôt une grande
puissance, se trouve créée.
Après avoir conclu une alliance avec la Hollande, le 21 juinl609,
les ambassadeurs anglais quittent La Haye le 27, aussitôt suivis
par le Président Jeannin 1.
« Cette Trefve pour douze ans ayant esté arrestée, on com-
mença de part et d'autre à congédier la gendarmerie. On faysoit
courrir le bruit qu'on casseroit 2 quinze mille piétons et douze
cens chevaux, tant Anglois qu'autres ; mais qu'on retiendroit
la plus part des Capitaynes et officiers, en amoindrissant les
compagnies et les réduisant à cincquante et soixante testes, en
donnant à ceux qu'ils casseroyent leur plein payement et encores
un daler par dessus 3. // y eust peu ou point de François cassés,
tellement que deux régiments et quelques chevaux demeu-
rèrent au service des Estats et à la charge du Roy de France,
pour estre employez où il leur plairoit. »
C'est au milieu de tous ces événements d'ordre plutôt paci-
fique, que se place le séjour de Jean de Schelandre à Avignon
et son voyage en Angleterre, tous deux antérieurs à 1608, date
de publication de Tyr et Sidon..., tragédie avec autres Meslanges
par Daniel d'Anchères, gentilhomme verdunois, dans lequel
on a reconnu depuis longtemps l'anagramme de Jean de Sche-
landre 4.
On lit, entre autres, dans les Meslanges, le sonnet que
voici : 5
1. Van Meteren, fol. 660 v° et 661 r°.
2. Licencierait.
3. Van Meteren, fol. 661 r°.
4. Il se pourrait que le nom du capitaine François d'Anchers, cpii exerça, dans
le régiment de Cyrus de Béthune, la charge de «sergent-major » (maître de camp),
depuis 1607 (cf. Het Staatsche Léger, t. II, p. 166), lui ait donné l'idée de ce pseu-
donyme. Il n'y avait que le prénom à changer pour faire l'anagramme de son
propre nom.
5 .Publié par Allem (Maurice), Anthologie poétique française. XVIIe sièrle;
Paris, Garnier, s. d., t. I, p. 160. J'ai restitué l'orthographe de l'édition prineeps,
p. 22. Ce sonnet est le dixième et dernier de la série « Le Soldat Malcontent », dans
les Amours d'Anne de Montant.
LA GUERRE RALENTIE, LA TREVE DE 1609 117
ADIEUX A LA VILLE D'AVIGNON
Adieu, beau roc, où deux Palais dressez
Lèvent en l'air une face tant fiére ;
Adieu, beau pont ; adieu, belle rivière,
Adieu, beaux murs, belles tours, beaux fossez.
Adieu, cité dont je ne puis assez
Chanter la gloire et l'excellence entière ;
Adieu noblesse ; adieu troupe guerrière,
Amis, tesmoins de mes travaux passez,
Adieu ballets, dances et mascarades,
Adieu beautéz, dont les vifves œillades
Ont de ces lieux banni l'obscurité,
Adieu sur tout, belle rebelle fdle,
Dont les rigueurs m'ont chassé d'une ville
Où vos douceurs m'avoient tant arresté.
Ce sonnet à Avignon reste une énigme et ce n'est pas à nous
qu'il incombe de la résoudre, puisque seuls les séjours de nos
écrivains en Hollande sont l'objet des présentes investigations.
Pourtant, la question se pose de savoir quand, pourquoi,
à quelle occasion, Jean de Schelandre s'est rendu à Avignon.
Cette ville est la capitale du Comtat Yenaissin, dont la princi-
pauté d'Orange n'était qu'une enclave. Sont-ce les rapports
de Maurice avec la principauté d'Orange qui auraient pu faire
envoyer le poète dans ces parages, ainsi que M. Gustave Lanson
l'a suggéré à M. Haraszti ? Ce n'est pas impossible, mais il importe
de remarquer qu'à ce moment Maurice de Nassau n'est pas
encore prince d'Orange ; il ne le sera qu'en 1618, au moment
où il héritera de son frère aîné Philippe, comte de Buren, qui,
en 1608, en est encore seul possesseur. Comme Philippe est
catholique et tout inféodé à l'Espagne, où il a été enlevé et élevé,
il y a aussi peu de motifs politiques à alléguer en faveur d'un
séjour de Schelandre à Orange, qu'à Avignon, ville papale.
On se tromperait moins en l'attribuant à l'attirance des beaux
yeux d'une insensible l ou des danses sur le pont bien connu.
Il reste à expliquer l'adieu à ses compagnons d'armes :
1. Je songe à « Anne de Montaut, rocher de cruauté •>. ■ d'Avignon la lumière
plus vive », cf. Haraszti, p. vu et Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux, t. X,
col. 566, où H. de S. l'appelle Anne Arles de Montaud.
118 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
Adieu troupe guerrière,
Amis, témoins de mes travaux passés.
Peut-être ce Lorrain s'est-il laissé entraîner vers les pays au
chaud soleil par ses camarades du Midi rentrant chez eux,
puisqu'on n'avait plus besoin de leurs services chez les Gueux.
On pourrait encore penser que Maurice de Nassau aurait
envoyé Schelandre et d'autres seigneurs de plus d'importance
le représenter au mariage de son frère Philippe avec la sœur
du prince de Condé, mariage célébré le 23 novembre 1606, à
Fontainebleau, et par lequel l'aîné de la Maison d'Orange
obtint l'entière possession et souveraineté de sa principauté, où
il alla s'établir aussitôt *.
Quelle serait maintenant la cause de ce voyage en Angleterre
dont il n'a « sceu différer l'occasion»2? On serait tenté de la
mettre en relation avec l'envoi de délégués hollandais à Jacques I,
ambassade de Berck, Malderé et Caron (juillet 1607) et ensuite
de délégués anglais à La Haye (Winwood, Spencer) pour pro-
curer la paix.
C'est en effet sur ce rôle de médiateur joué par Jacques Ier
qu'insiste le poète, dans les belles stances qu'il lui dédie en 1608:
Mes vers estants nés de la paix
Seroient comme enfants de vipère;,
S'ils n'estoient à vous désormais,
Vous estant de la paix le père.
Les feux brilloient de toutes parts
Soubs la Diane qui précède 3,
Mais où est l'estoille de Mars
Dès que vostre Aurore succède ?
Par là, vous gaignez les lauriers
Sur touts les guerriers de la terre,
La guerre assomme les guerriers.
Vous ave: assommé la guerre.
Pour s'eslever, les autres Rois
Font eslever force gens-d'armes
1. Van Meteren, fol. 599 v°. Philippe d'Orange vint en Hollande en 1608, sa
femme le rejoignit à Bréda, vers la fin de 1609. Cf. van Meteren. fol. 663.
2. Haraszti, p. xti, et Y Avis au Lecteur, p. 7, des Trois premiers de se pi tableaux
de Pénitence, par Daniel d'Ancheres : « prenant cependant en paye l'excuse de mon
voyage, dont je n'ay sceu différer l'occasion... ». Je reproduis ici (pi. XIV), d'après
l'exemplaire unique du British Muséum, le frontispice au lavis qui y remplace la
feuille de titre.
3. Allusion à la sonnerie du réveil.
LA GUERRE RALENTIE. LA TREVE DE 1609 1 1(.)
« Mais reigner par la seule voix,
« C'est avoir les plus fortes armes.
Le ciel soustient vostre grandeur,
Aussi tout-divin je vous nomme,
Veii que, sans l'humaine douceur,
Vous n'avez rien tenant de l'homme *.
Il est certain, comme le dit, sans énoncer de date, un biographe
anonyme, qu'à ce moment « à l'approche de la paix, J. de Sche-
landre songe à quitter l'épée pour la plume » 2 et que, comme
un Malherbe ou un Théophile, il cherche à être à quelqu'un :
il choisit le roi d'Angleterre. 3
Mais ce prince de la paix qui avait « assommé la guerre » ne
l'avait pas empêchée de ressusciter sur les bords du Rhin, par
suite de l'ouverture de la succession de Clèves et de Juliers,
revendiqués, à la mort du duc Jean Guillaume (25 mars 1609),
à la fois par l'Electeur de Brandebourg, Jean-Sigismond, et
l'Electeur palatin de Xeubourg, Wolfgang-Guillaume 4.
Henri IV attend de cette compétition, non l'exécution d'un
grand dessein, lequel n'exista que dans l'imagination de Sully,
mais une occasion d'humilier et d'abaisser l'Espagne et l'Empe-
pereur, qui se pose en médiateur. Peut-être veut-il surtout
passer par les Pays-Bas, pour y requérir d'amour « la nouvelle
Hélène », comme l'appelle le respectable Pecquius, c'est-à-dire
la princesse de Condé, que son mari a enlevée à Bruxelles, pour
la soustraire aux entreprises du Vert Galant 5.
1. Pièce reproduite d'après Haraszti, p. 5, mais collationnée sur l'édition princeps
à Londres, au Brilish Muséum. (Les Funestes Amours, etc., 1608, fol. a III v°).
2. Haraszti, p. vi, n. 2.
:;. Haraszti, p. xm. Dans un des sonnets de Daniel d'Anchèrcs, celui-ci insiste
sur le savoir de Jacques I'r, très en honneur, disons-le en passant, auprès des théo-
logiens de Hollande, dont les querelles passionnaient le roi d'Angleterre. I.afinde
ce sonnet est fort belle cl mérite d'être citée (Les Funestes Amours île Iielcar et
Mellane..., 1608, fol. a. III v°).
Bien heureux est Testai dont le Roy se demonstre
Aussi grand en sçavoir qu'en honneur il est haut ;
Qui, tenant en s;i main l'une et l'autre Minerve,
Paisible quand il peut, guerrier quand il le faut.
L'olivier ou la palme à son choix se reserve.
Que Schelandre ait été reçu à la cour de Jacques, c'est ce que nous apprend le
sonnet à Mgr le duc de I.ennox, en tète de la Sluartide, 161 1 (p. 14) :
Puisque les est ranger.-, dont reste Court abonde
Sont tous receiis de vous d'un visage courtois.
Que, par nous introduit, i'ay receu quelques fois
L'accez du meilleur Koy de la machine ronde.
J'ai en vain cherché au Record Office, à Londres, avec la collaboration d'un
érudit hollandais, M. de! Court, des traces de ces audiences.
1. Cf. Mariéjol, dans l' Histoire de France de Lavisse, t. VI, 2" partie, p. 1 19 et suiv.
5. Cf. Henranl (!'.), Henri IV et la princesse de Condé, Bruxelles, 18*5, l vol. in-8° ;
van Meteren, fol. 679 et suiv., anno X'.o'.t, lin novembre ; l'irennc. H istoire de Bel-
gique, t. IV, p. 245.
120 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
Le poignard de l'assassin vient brutalement, le 14 mai 1610,
arrêter ses projets, au moment où il songeait à mener des troupes
vers Juliers, par le Luxembourg, à travers lequel Albert lui
avait accordé le passage K Marie de Médicis, cette fois, sent que
son honneur est engagé et poursuivra l'expédition.
Maurice qui, lui aussi, avec la France, soutient les deux
Electeurs, va prendre les devants et mettre le siège devant
Juliers, pour leur assurer la possession de la capitale, en l'enle-
vant aux Impériaux 2.
Que Jean de Schelandre ait participé à cette nouvelle opé-
ration militaire, cela résulte assez clairement de ce passage de
la préface de la Stuartide, parue en 1611 : « Je poursuivray donc,
Sire..., pourveu que nous n'ayons pas touts les ans le divertisse-
ment d'un voyage de Juilliers » 3. Nous savons désormais le
sens du mot voyage, sous la plume de Jean de Schelandre aussi
bien que sous celle de Malherbe : il veut dire « expédition ».
Schelandre a donc été au siège de Juliers, place qui succomba,
non le 1er septembre 1609, comme dit M. Haraszti 4, mais le
1er septembre 1610. « Schelandre a-t-il quitté l'Angleterre,
avec les troupes anglaises qui prirent part au siège, se demande
cet érudit, ou bien est-il venu en France prendre rang
dans l'armée du maréchal de La Châtre ? » On pourrait
supposer plutôt qu'il aurait suivi les colonels des régiments
français au service des Etats ; toujours est-il que, le 20 avril
de la même année, Messieurs de Chastillon et de Béthune
sont en permission à Paris et qu'avec de Yillebon, La Tuillerie,
La Force 'et autres, ils y allèrent à la rencontre de l'am-
bassade extraordinaire hollandaise, composée des sieurs de
Bréderode, van der Mylen et de Malderé 5, venus pour remercier
le roi Henri de ses bons offices, lors de la conclusion de la trêve 6.
Cela n'empêche pas Chastillon et Béthune d'être présents
avec les Anglais du général Cecil à la grande revue ou « monstre
1. Van Meteren, fol. 699 v°.
2. Van Meteren, fol. 702 r°.
3. Haraszti, p. xiv. Je me suis reporté au British Muséum à l'exemplaire unique de
la Stuartide (1073 e 25), p. 5. La phrase qui suit est à noter aussi : « L'universelle
paix qui colle aujourd'hui nos fourreaux sur nos espées symbolize à mes intentions
et fait que, ne pouvant exercer en qualité de soldat, j'ay recours à celle de Poète,
laquelle je ne repute pas tant odieuze que fait le commun de nostre siècle... »
4. Cf. p. xv.
5. Van Meteren. fol. 695 v°.
6. Une autre ambassade extraordinaire, au même moment, est allée le 22 avril,
remplir le même office près du roi Jacques. Le due de l.ennox, protecteur de Sche-
landre, fut parmi ceux qui la reçurent. Cf. van Meteren, fol. 6'Jti r°.
LA GUERRE RALENTIE. -- LA TREVE DE 1609 121
que Maurice fit de ses troupes, le 11 juillet 1610, au fort de
Schenck, d'où devait partir l'expédition.
Nous n'avons plus les « rôles » de cette « monstre », mais j'ai
trouvé, au dos de la gravure du siège de Juliers, reproduite ici 1
d'après l'exemplaire unique du Cabinet des Estampes d'Ams-
terdam, une liste, qui semble complète, des colonels et capitaines,
tant de Maurice que de La Châtre. Ni clans le régiment de Chas-
tillon ni dans le régiment de Béthune ne figure Schelandre.
C'est qu'il n'est pas encore capitaine. Par contre les anciens
chefs n'y manquent point : Rocques, Vitenval, du Buysson, de
la Force, etc., dans l'unité commandée par Chastillon. Au
régiment de Béthune, on en voit d'autres encore: Allard, devenu
lieutenant-colonel, d'Anchies, sergent-major, Sarrocques, Saint-
Hilaire, Hauterive, etc. Dans les troupes du maréchal de La
Châtre, un seul nom nous frappe, celui d'un « commandeur »,
Jofre.
Mais si Schelandre ne figure pas au dos de l'estampe en ques-
tion, il est mentionné peut-être sur une feuille détachée, insérée
dans le budget de la guerre préparé dès juin 1609 et qui est fort
curieuse 2.
C'est une liste « des apointz de la Compagnie de Monsieur de
Chastillon ». Sur cette liste, qui semble bien se rapporter, non
au principal de la solde, mais à des suppléments, les capitaines
coudoient les sergents, les tambours et les caporaux. En voici
un extrait :
Capn Forquier 15 £.
SCHALANDIERE 15 £.
Capn Guilhome 15 £.
Monsr La Garde 15 £.
d'Assas 15 £.
Capn Régis 15 £.
Etc.
Brusse, par moys 15 £. 10 s.
Schalandiere est-il Jean de Schelandre ? C'est possible mais
nullement certain, car un Pont-Challandière nous est déjà
apparu dans un « état » de 1599, et un « Balthazard Chalandière,
1. PL VIII.
2. Budgets établis par et pour Oldenbarneveldt : Staten van Oorlog, tiolland,
2605, aux Archives de l'Etat à La Haye.
122 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVJCE DES ÉTATS
capitaine reformé au régiment de Sault» nous est révélé, en 1669,
par le Cabinet des Titres de la Bibliothèque Nationale K
D'autre part, les « Resolutien» du « Raaad van State » 2 parlent,
à la date du 26 août 1609 d'un « Salander, cuirassier, onder
Yillebon, habeat voor drye maenden », qu'on peut identifier
plutôt avec notre poète, lequel aurait à ce moment reçu trois mois
de permission correspondant à un de ses séjours en Angleterre.
Esquissons maintenant la campagne de Juliers.
Maurice dispose de « cent trente-six enseignes de gens de pieds
et trente-huict cornettes de Cavallerie, tous braves soldats et
bien en ordre, tellement qu'il y avoit une belle et grande trouppe
de gens ensemble » 3. Boissize, l'ambassadeur de France, attend
le stathouder à Dusseldorf 4. Dès le 29 juillet, la ville de Juliers
est cernée et les quartiers ou secteurs assignés. Le maréchal de
la Châtre est encore à Trêves avec les Français, très « jaloux de
ce qu'on avoit commencé le siège sans les attendre », et qui, à
cause de cela, refusent d'avancer, quoiqu'on leur ait envoyé le
comte de Solms avec quelques capitaines français au service
des Etats, pour les en persuader.
Cela n'empêche pas Maurice de pousser énergiquement les
opérations avec les moyens et les forces dont il dispose. Le 15 août,
le Prince charge les Anglais d'assaillir une des demi-lunes et
les Français l'autre. « Les Anglois prindrent la leur et la retin-
drent, mais les François furent repoussés, mais, de nuict, ils recom-
mencèrent, tellement qu'ils la prindrent aussi et la retindrent.
De sorte que, par ce moyen, ceux de la ville se trouvèrent desnués
de leurs re.tranchemens » 5.
« Voyant aussi que le Prince Maurice commençoit à avoir de
l'avantage sur la ville », La Châtre « passa enfin la Moselle et
arriva au camp devant Juliers, avec ses trouppes, le dix-huic-
tiesme d'Aoust. Le dix-neuf, il mit ses trouppes en bataille,
que les Princes et le Prince Maurice allèrent voir. La cavallerie
françoise estoit bien montée. Il y en avoit beaucoup qui avoient
des armes dorées, mais celle du Pays-Bas estoit plus chargée de
fer et d'acier. C'estoient les Cornettes de plusieurs grands sei-
1. Un reçu de sa main, daté du 2 août 1669, est. conservé dans les Pièces originales
648 (fr. 27132).
2. No 27, 26 août 1609, fol. 103.
3. Van Meteren, fol. 702 r°.
4. Van Meteren, fol. 702 v°.
5. ibidem.
LA GUERRE RALENTIE. LA TREVE DE 1609 123
gneurs, car il y avoit la moitié de la compagnie des bandes d'Or-
donnance du Roy, conduit te par le sieur de Vitry : la cornette des
Chevaux légers du Roy ; les Cornettes des ducs d'Orléans,
d'Anjou, de Nevers et de Vendosme, celle du Chevalier de Yen-
dosme et le Marquis de Ve[r]neuil, avec six cornettes de Carra-
bins et beaucoup de Noblesse. L'Infanterie estoit assez bien
armée, mais les armes n'estoient pas si pesantes que celles des
Flamands. Il y avoit les Régiments de Navarre, de Baligny et
de Vaulbecourt, qui faysoient ensemble 26 enseignes, chasque
enseigne de deux cens hommes, le Régiment des Suisses du
colonel Galatin estoit de 12 compagnies, chasque compagnie
de trois cents testes, mais ils n'estoient armés qu'à demy, le
reste n'ayant que des picques.
« Après cela le Prince Maurice fit voir au Mareschal ses trente-
huict Cornettes de Cavallerie en bataille, avec toutes leurs
armes, que luy et les autres seigneurs François regardèrent avec
admiration, et confessèrent qu'elle surpassoit leur Cavallerie.
Le Mareschal estant au camp sembloit avoir oublié toutes les
jalousies précédentes et fit cest honneur au Prince Maurice, de
déclarer ouvertement qu'on ne suivroit point là d'autre comman-
dement que le sien \ »
A l'aide de traverses de bois, Maurice fait faire des « galeries
es fossés, qui estoient secs, à celle fin de pouvoir venir aux ram-
parts pour ainsi commencer à sapper, miner et à faire bresche,
et se rendre maître de la ville » 2, de telle sorte que le boulevard
des remparts fut miné dès le 26 août.
« Le vingt-septième, le Prince Maurice fit sommer la ville ».
Le 30, l'assiégé fit sans résultat sauter une contre-mine. « Le
dernier d'aoûst, on commença derechef à miner. Le Prince
Maurice, ayans apperceu que ceux de la ville contre-minoyent
et craignant qu'on le previendroit, fit en haste estoupper 3
la mine et y fit mettre deux tonneaux de poudre, puis la fit
sauter, et par ce moyen », la contre-mine des assiégés, bourrée
de trois tonneaux de poudre, fit explosion en même temps.
Ce camouflet provoqua une grande brèche dans le rempart et,
le même jour, « après midi, les Impériaux envoyèrent un tambour,
pour demander congé que la femme du Gouverneur peust
1. Van Meteren, fol. 703 r°, ce qui évita « toute émulation » (.fol. 704 r°).
2. Van Meteren, fol. 702 v° et 703 r°.
3. Bourrer.
124 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
sortir pour parler au Mareschal de la Chastre. » Elle espérait
peut-être apitoyer un galant général français, mais Maurice fit
répondre qu'on ne pouvait parler à personne qu'aux Princes « et
que, s'ils ne vouloient pas rendre la ville, qu'ils n'avoient que
faire de parler à eux. » Le 1er septembre 1610, au soir, la capitu-
lation est signée 1.
Le maréchal de Rauschenbourgh sortit, le 2 septembre, avec
ses 1.500 soldats. Il prit fort honnêtement congé, donna la
main au maréchal la Châtre. « Il voulut faire le mesme au
Prince de Brandenbourgh, mais il [celui-ci] le refusa et luy donna
un regard de travers, comme firent aussi les autres [princes]
et luy dirent qu'il eust à aller son chemin, parlans ainsi à luy
comme à leur subject » 2.
Il y eut de part et d'autre des pertes sérieuses. Dans les
rangs de Maurice, périt le baron de Sedlinsky 3, sergent-major
de l'armée, sorte de chef d'état-major. « Le sieur de la Force,
gentilhomme françois y fut pareillement tué 4 et fort regretté :
c'estoit un capitaine, au service des Estats ».
ci Le huictiesme de septembre, le Prince Maurice fit mettre toute
ses trouppes, tant à pied qu'à cheval en bataille, pour les faire
voir au Mareschal, mesme leur fit faire quelque exercice, telle-
ment qu'en disant seulement un mot ou deux, on les faisoyt
avancer, reculer, aller de costé, se reserrer, s'ouvrir et marcher
comme on vouloit, ce que le mareschal loiia fort et estoit estonné
de cest ordre, des belles trouppes et de leurs bonnes et pesantes
armes... »
« Le neufiesme de septembre, le Mareschal partit avec les
François vers Luxembourg et Mazieres... et... print congé des
Princes, du Prince Maurice et des autres Seigneurs, avec beau-
coup de compléments, cérémonies et courtoysies 5. »
La dislocation des troupes se fit, le 18 septembre, au fort de
Schenk « d'où chacun devoit estre renvoyé en sa garnison ».
Nous perdons ici de nouveau la trace de Jean de Schelandre,
dont nous ne savons plus que deux choses pour l'année sui-
vante, 1611, l'une, que ce fut celle où il publia Les deux premiers
1. Van Meteren, fol. 703 r°.
2. Van .Meteren, fol. 703 v»,
3. Tué le 13 août, ('.était un capitaine polonais servant avec les Français et
venu avec eux, plus de dix ans auparavant.
4. Sa compagnie fut ramenée à cent hommes et le surplus (50), fut réparti entre
lis compagnies de Montesquieu et de Vitenval, qui nous sont bien connues (Rés.
des Etats Gén., 1er octobre 1610, dans Het Staâtsche Léger, III, p. 167, n. 4).
5. Van Meteren, fol. 704 r°.
Planche VIIT.
Le siège de Juliers en 1610.
Cabinet des Estampes d' imslerdam, Collection F. Muller, n° /vs/.
i l gauche: 1rs enseignes de Chastillon et de Bélhuné).
LA GUERRE RALENTIE. --LA TREVE DE 1609 125
Livres de la Stuartide, x dans lesquels il est démontré que
Jacques Ier descend de Gathelus, fils de Cecrops et de Scota, en
passant par Hercule ; l'autre, que ce fut aussi l'année de son
mariage avec Marie Le Goullon, célébré le 13 novembre 1611 2.
Elle lui donna deux filles: Madeleine, mariée, le 19 avril 1643,
avec Richard de Chavenel, son cousin, cavalier dans la com-
pagnie de Vaubecourt, et Judith, morte à quarante-cinq ans,
le 19 juillet 1669, qui avait épousé Jean Lambert de Strefï de
Lawenstein, maréchal des camps et armées du Roi 3.
Ce sage établissement du guerrier, s'il mit fin momentané-
ment à ses campagnes 4, n'interrompit point cependant les rela-
tions des Schelandre avec la Hollande.
Le 29 juillet 1619, Louise de Coligny n'écrit-elle pas de La
Haye à la duchesse de la Trémoille, sa belle-fille : « Je vous sup-
plie, mandez-moi si vous aurez avisé sur le voyage de Che-
landre et de cette autre fille que je vous mandois qui pouvoit
venir avec elle ». 5
La demoiselle a dû se rendre à La Haye, témoin la lettre du
7 mars 1620 6, adressée de cette ville par la princesse à la même
correspondante : « Madame ma fille, j'ai appris par des lettres
que Madame de Chelandre a écrit à sa fille, que vous étiez
à Paris »... Cette dernière est évidemment celle à qui, dans son
1. Les deux premiers livres de la Stuartide en l'honneur de la Très-Illustre Maison
des Stuarts dédiée au Serenissirne Roy de la Grande-Bretaigne, par Jean de
Schelandre, sr de Soumazennes en Verdunois. A Paris, par Fleury Bourriquant, au
mont S. Hilaire, près le puits Certain, aux Fleurs Rovalles, 1611, in-18 (British
Muséum, exemplaire unique, 1073 e 25), 150 p. C'est le seul livre de Schelandre
où son vrai nom figure sur le titre. Au début de la Préface, il rappelle, dans les
termes suivants, la promesse faite à Jacques Ier dans la dédicace des Funestes
Amours en 1608 (fol. a III r° : je ferav retentir au Parnasse François le divin
subject de ses louanges) : « Voicy les effects de mon offre, sinon tout entiers, du
moins suffisants pour me garentir du tiltre de faux prometteur... » (p. 3) ; «ils
seront aucunement bien receiis, puisque le seul argument imparfait et manuscrit a
remporté le nom de belle invention. » En 1609. dans la dédicace des Trois pre-
miers de sept tableauv de Pénitence, Daniel d'Anchères a encore renouvelé la
promesse de 1608, que tiendra Schelandre : « Dans l'aine, un désir extresme
d'estre un jour aussi capable d'entonner la trompette héroïque à 1 immortel
honneur des Stuarts comme je suis résolu d'en projetter le travail. » , „
2. Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux, 25 juillet 1876. Marie Le Goullon
mourut veuve, à 77 ans, le 31 mars 1668, selon H. de S.
3. Intermédiaire..., 25 août 1876, col. 505.
4. L'érudit archiviste de Meurthe-et-Moselle à Nancy. M. F- Duvemoy, a bien
voulu m'envoyer la copie d'un contrat du 17 octobre 1618, relatif a la vente par
Jean de Schelandre, seigneur de la Cour et Vuidebourse, an duc de Lorraine. 1 Iciui 1 1 .
de la maison dite « du lïef de la Cour ». à Jatnetz, et de plusieurs censés, a Jametz i :
aux environs (Lavette B 656, n° 9, parchemin scellé). Je ne crois pas que ce .Jean
de Schelandre soit notre poète, parce qu'il ne porte pas le titre de »r de Souma-
zannes ; il doit s'agir d'un fils de ce François de Schelandre, sr de \\ uidebourgs,
dont il a été question plus haut, p. 26. n. 5. . .
5. Correspondance de Louise de Coligny..., recueillie par P. Marchcgay. pubi.
par L. Marlet. Paris, Picard. 1887, in-8". p. 328.
6. Correspondance de Louise de Coligny, p. 330.
126 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
testament \ dressé au « château de Fontainebleau, le dimanche
huitième jour de novembre mil six cent vingt, à onze heures du
soir », Louise de Coligny, fait un don important :
« Item a donné et légué à Mlle de Chelandre la somme de
six mil livres tournois, une fois payée ».
On serait porté à identifier cette jeune fille avec Renée de
Schelandres, qu'épousa Louis de Jaucourt, sieur d'Etrechy 2,
qui servit en Hollande comme capitaine dans le régiment de
Chastillon et dont la sœur, Renée, épousa Benjamin Aubéry,
sieur du Maurier, ambassadeur en Hollande en 1622. Mais nous
sommes, à notre grand regret, hors d'état d'établir la filiation
ou la parenté de cette demoiselle avec notre poète et nous faisons
appel aux Intermédiaires et Curieux pour nous y aider.
François Ogier fait observer à la fin de sa préface de
1628: « Monsieur de Schelandre..., faisant profession des
lettres et des armes comme il fait..., ne seroit pas homme pour
entretenir le théâtre de combats en peinture, tandis que les
autres se battent à bon escient 3... »
Dès qu'il ne fut plus retenu par « des considérations impor-
tantes, qu'il n'est pas besoin que tu sçaches », écrit Ogier, et
qui « luy donnoient malgré luy le loisir de solliciter des procez
et de faire des livres...», il ne se consola pas longtemps « de la
perte des occasions où l'on acquiert des lauriers plus sanglans »
que ceux de la poésie et, une nouvelle fois, à l'âge de quarante-
cinq ans, sinon davantage, il reprit du service.
Selon la notice de Colletet, il suivit Turenne, entré en 1630
au service de la France, et prit part à la guerre en Allemagne
sous le général-commandant La Valette. Pendant la retraite
de ce cardinal, en 1635, il fut blessé et succomba à ses blessures
dans son château de Sousmazanne, âgé de cinquante ans 4.
Digne fin d'un poète-Soldat!
1. Publié pur Marchegay et Mariet, Correspondance de Louise de Coligny, p. 334.
2. Haag, La France Protestante, 1 r-' éd., t. VI, p. 44, art. Jaucourt.
3. Ancien Théâtre français, t. VIII, p. 22.
4. Cf. Haraszti, p. 20. J'ai cherché en vain le nom de Schelandre dans le récit
très circonstancié de la campagne, rédigé par Jacques Talon, secrétaire du Cardinal,
que SOll père avait baptisé lui-même Cardinal Valet ». Il a été publié sous le titre
de Mémoires de Louis de Nogaret, Cardinal de La Valette, général des Années du
Roi, en Allemagne, en Lorraine, en Flandre et en Italie.... t. 1. \nnees 1635, 1636,
1637. Paris, 1772, m-16. -Même silence dans les Mémoires de l'abbé Arnauld, qui
prit part à cette campagne de 1635. (Mkhaud et Poujoulat, Nouvelle collection des
Mémoires pour servir a l'Histoire de France, t. l\ ; Paris, 1859, m-8°, p. 183 et suiv.).
Voir sur i'es mémoires : Les Sources de l'Histoire de France, KV1I* siècle, par Em.
Bourgeois et L. André, t II. Paris. Picard, 1913, Bos 745 et 7">U. Ces Archives du
Ministère de la Guerre, a Paris, n'ont malheureusement pas été rouvertes depuis
août PU 1.
CHAPITRE IX
VIE ET MŒURS DES GENS DE GUERRE.
Et maintenant, sur cette tombe fermée, on voudrait en
apprendre davantage et savoir quel secret d'âme y est enseveli.
On voudrait camper le corps dans ses attitudes héroïques,
évoquer l'esprit et pénétrer le cœur.
Les attitudes, elles sont faciles à retrouver sur les belles
estampes de l'Anversois Jacques de Gheyn le vieux \ dans son
Maniement d'armes, d'arquebuses, mousquet: et piques, en con-
formité de l'ordre de Mgr le Prince Maurice 2.
Au reste, lors de la levée faite par La Noue, en 1599, l'arme-
ment et l'équipement des hommes d'armes avait été exactement
prévu : « Parmy l'Infanterie, ceux qui portoyent des Picques,
debvoyent avoir un Heaulme, un gorgerin, avec la cuyrasse
devant et derrière et une espée. La picque debvoit estre longue
de dix-huict pieds et tout cela sur certaines peines establies...
Les Mousquetaires debvoyent avoir un Heaulme, une Espee, un
Mousquet, portant une Balle de dix en la Livrent une Fourchette.
Les Harquebusiers debvoyent avoir un Heaulme, une Espée,
une bonne Harquebuse d'un calibre qui debvoit porter une balle
de vingt en la livre... Nous avons trouvé bon de dire cecy, afin
1. Sur ret admirable dessinateur et graveur, auquel nous empruntons notre
vignette, voir la notice du l)r Alfred von Wurzbach, Niederlàndisches KiwsBer-
Lexikon, t. I (A-K), Vienne et Leipzig, Halin et Goldniann. 1906, in-s . et 3.-1
savant. Le peinlre-grai'i'iir, t. Jl, p. 116-117.
2b Représenté par lit/uns par Jaques de Gheyn. Ensemble les enseignement
par csiril, à Futilité de [mis Capitaines et commandeurs pour, pur oacg, pouvoir plus
facillemeni enseigner à leurs soldatz inezperimcatez l'entier et par/ail maniement
d'iriihs armes, imprimé à La Haye en Hollande, avec privilège le l'Empereur,
du Roy de France et de Nobles et Puissans Seigneurs Messeigneurs les Estats
Generaulx des Provinces Unies, ions, petit fol., Pli. J'ai consulté les exemplaires
du Cabinet des Estampes d'Amsterdam.
128 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
■que nos successeurs puissent sçavoir de quelles armes on s'est
servy en ce temps es Pays-Bas en ceste guerre » *.
En fait, rien de moins « uniforme » que l'habit de ces gens de
guerre et l'on peut se figurer indifféremment la tête de notre
capitaine sous le morion 2, le chapeau de feutre à larges bords
ou le casquet à gorgerin, le cou emprisonné dans la fraise blanche
aux mille plis, le torse protégé par le corselet à l'épreuve 3.
Mais sur le morion comme sur le feutre, il faut piquer le large
panache blanc ou rouge, au gré de la fantaisie, et, sur la cuirasse à
arrêtes vives, bombant sur la poitrine, passer en sautoir l'écharpe
bariolée. Fête de couleurs et somptuosité d'étoffes, qui se dé-
ploient dans les immenses et lourds drapeaux, lesquels flottent
au-devant des enseignes et des cornettes, près des buccins et
•des tambours, manteaux d'or et de pourpre, jeté sur ces Misères
de la Guerre, qu'a gravées Callot.
Dans les nombreuses estampes, reproduites ici, par exemple
celle de la bataille de 1600 (pi. IV), on peut voir le chef en avant
de son bataillon carré de piques, que précèdent, arme sur l'épaule
•gauche, les mousquetaires au lourd mousquet, les arquebusiers
à l'arquebuse plus légère.
Arrêtons-les un instant pour l'exercice. Aux tireurs, on com-
mande 4 : « Serrez la mesche au serpentin ! » car, tenue entre les
deux premiers doigts, la mèche brûle aux deux bouts, toujours
prête, au talon de la crosse.
« Enjouez ! » [En joue !]
« Tirez ! »
Aux piquiers, le capitaine crie : « Baissez ou présentez la
pique... » ; « Remettez ou plantez la pique !» ; « Posez la pique
•contre le pied droit et tirez l'espée ! » 5, pour attendre la charge
1. Van Meteren, fol. 451 r°. On y trouve, aussi bien décrit, le costume des cuiras-
siers et des « carabins ».
2. Le morion à fleur de lys du Musée d'histoire nationale d'Amsterdam (direc-
teur, M. van Nooten), ne doit pas avoir appartenu à un soldat français, car l'arsenal
de la ville de Munich en possède un aussi, qui était porté par un « garde municipal »
de cette ville. Le lis y est le symbole de la Vierge et non de la monarchie française ;
selon Demmin, Guide des amateurs d'armes..., 3e éd. Paris, Renouard, s. d., in-8°,
p. 294.
3. Voir les estampes de Jacques de Gheyn, pli. IX a et b et X a et b. L'inven-
taire de l'arsenal d Ostende (Fleming, p. 437), en janvier 1604, porte : « 40 corse-
letten à la preuve ». 11 m'a été impossible de découvrir un portrait de Schclandre,
ni au Cabinet des Estampes de Paris, ni à celui d'Amsterdam, ni au British Muséum,
ni dans les musées de Hollande ou de Paris.
4. « Motz de commandement desquclz les capitaines doibvent user ». Cf. de
Gheyn, éd. fr. de 1C>08, fol. 3 r°.
5. Maniement d'armes; en tète de la troisième partie. Certains * capitaines de
picorée et de pétrinaux. », comme écrit Agrippa d'Aubigné, se moquaient des piquiers
Planche I\ a cl ''
Planche X a et b.
• -S
VIES ET MŒURS DES GENS DE GUERRE 129
de cavalerie et protéger contre elle les mousquetaires, tandis que
ceux-ci tirent, appuyant le canon sur la fourquine. Elle est donc
justifiée, dès le commencement du siècle, cette phrase qu'écrira
Rebersac, en 1656, au roi de France : « Effectivement, Sire, on
croit être dans l'armée de V. M. C'est le même exercice, et
presque tous les ordres se portent en françois » ; et Pomponne
mandera, le 30 janvier 1670 : « Ils [les régiments français] y gardent
encores le drapeau, l'escharpe blanche et la marche françoise 1. »
Mais tout cela n'est que le geste, on aimerait aller jusqu'à
l'âme de ces jeunes, de ces très jeunes gens, presque des enfants,
mêlés aux vétérans barbus, si l'on en juge par les gravures de
de Gheyn.
Ce sont tous des « sang-bouillants », comme écrit le gref-
fier de Béthune, Le Petit 2, les Français notamment. Beaucoup
valent ce hardi et ingénieux Charles de Héraugière, qui, se
cachant avec ses compagnons dans la péniche chargée de tourbe
du marinier van Bergen, pénètre, le 4 mars 1590, dans le château
de Bréda et s'empare de la ville.
Daucye, le « sergent-major » des Français devant Rhinberc,
fait donner l'alarme le 19 juillet 1601, uniquement parce qu'il
a envie de se battre 3.
Les nôtres aiment bien mieux risquer leur peau que de
travailler la terre et, quand on les y force, « ils passent la moitié
du temps à rire ou à jouer » ; dans ce domaine, un seul Frison
« fait plus en un jour que quatre Français » 4.
Malheureusement leur impétuosité ne se manifeste pas seule-
ment dans les batailles : combats singuliers, duels et rixes
en remplissent les intervalles 5. Ce fut une sérieuse affaire que
celle où fut engagé un gentilhomme catholique6 français, nommé
Breauté, le 5 février 1600, aux portes de Bois-le-Duc.
aux longues piques de dix-huit pieds, les appelant « abateurs de noix ». Cf. Mémoires
de Théodore Agrippa d'Aubigné, publiés par Lud. Lalanne. Paris, Charpentier,
1854, 1 vol. in-18, p. 389.
1. F. Brunot, Histoire de la Langue française. Paris, Colin. 1917, t. V, p. 232-233.
2. La Grande Chronique ancienne et moderne de Hollande, Zélandc, etc. Dordrecht,
Guillemot, 1601, 2 vol. in-fol., t. II, p. 656.
3. Duvck, III. p. 103.
4. Het Slaatsche Léger, II, 284.
5. Cf. Mémoires d'Agrippa d'Aubigné, éd. Lalanne, appendice, p. 389 : * Le
Mareschal de Biron ne vouloit pas que le mot de discipline sortist de la bouche
d'un capitaine : presque tous les François disoient que, sans tout ce manège, ils
sçavoicnt bien se battre... »
6. J'insiste tout particulièrement sur ce mot « catholique » ; on croit trop sou-
vent que l'histoire des Français en Hollande n'est qu'une page de l'histoire dis
protestants qui s'y sont réfugiés. Les soldats aussi étaient souvent catholiques,
130 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
Leckerbeetgen, lieutenant du gouverneur de la place, Grob-
bendonck, ayant dispersé, sur la route de Diest, de jeunes maîtres
appartenant à Breauté, celui-ci écrivit à son propre lieutenant,
qui s'était fait surprendre : « Je suis bien esbàhy que vous,
avecq vingt maistres, vous estes laissé battre de quarante
coquins ». Offensé dans sa vanité, Leckerbeetgen adresse aux
Français un cartel les provoquant à un combat singulier :
vingt maîtres contre vingt « coquins ». Breauté relève le défi,
malgré l'interdiction de Maurice. La mêlée fut chaude. Au pre-
mier choc, Breauté abat Leckerbeetgen, tandis que, parmi les
nôtres, Plisson et Beau Hubert restent sur le carreau. Mais
Breauté, au lieu de rallier les siens se laisse entraîner par sa
fougue dans les rangs ennemis où, successivement, il a deux che-
vaux tués sous lui. Cajou, Moriau, Le Coin, tombent encore ;
la Tarte, la Pierre et du Lyon, malgré son nom, s'enfuient hon-
teusement. Breauté, resté presque seul, désarçonné et combattant
à pied, finit par se rendre avec son neveu du Tibau et les cava-
liers La Rose, du Noyer etBremont, moyennant promesse d'avoir
la vie sauve.
Le gouverneur de Bois-le-Duc, Grobbendonck, en dépit de
cette promesse, et furieux de la mort de son lieutenant, les
fit tous massacrer, en commençant par leur chef1. L'assas-
sinat de Breauté excita en France une telle colère que
son neveu, Hocquincourt, passa la mer exprès pour venir pro-
voquer Grobbendonck et bien d'autres gentilshommes, disait-il,
étaient prêts à en faire autant. Le vieux père, en vrai Don
Diègue d'avant Corneille, mande à Maurice qu'il a rappelé lui-
même d'Italie son autre fils pour venger l'injure faite à son
sang et que, si celui-ci ne le faisait pas, il le renierait 2.
Grobbendonck se déroba, disant qu'il ne pouvait, en sa
qualité de gouverneur, se laisser impliquer dans des querelles
personnelles sans solliciter l'autorisation de l'Archiduc. Hocquin-
court partit sans attendre la réponse. Albert interdit le duel et
selon le témoignage de Duyck et celui de Chr. Bonours (Le mémorable siAge d'Ostende,
Bruxelles, 1628, pet. in-4°, p. 508) : « Ce qui... en avoit envoyé maint contre sa
propre inclination et devoir de religion à l'IIollandois, qui en sçait faire compte, et
estime ces soldatz ». Voir plus haut, ici même, p. 62.
On trouvera au Cabinet dis Estampes d'Amsterdam un i Pourtraict du mémo-
rable combat a cheval... entre le... Sieur de Breauté, gentilhomme normand, etc. »
(Catal. F. Muller, n° 1122 a., Seb. Vrancx invenit, C. .1. Vischer txcudebat).
1. Duyck, II, p. 539.
2. « Een exempel van hete vader », exemple d'un père bouillant, ajoute Duyck
(III, p. 540), avec ellarement.
Planche XI a et b.
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le Flamand ne put que faire part de cette décision à Mon-
gommery, venu à son tour pour venger Breauté x.
Hélas ! ce n'était pas toujours contre les ennemis que se
déployait cette « furia francese ». Sous l'influence de la boisson,
ou l'excitation du jeu, elle s'attaquait parfois aux amis.
C'est ainsi que, le 12 avril 1600, s'émut grande noise entre
Français et Frisons, à cause de deux d'entre eux qui s'étaient
disputés aux cartes et pour lesquels leurs camarades avaient
pris parti. On dégaina, on s'attaqua à coups de bâtons et de
pierres. Il fallut que les capitaines français Cormières et Brusse
se jetassent entre eux, non sans se faire blesser assez cruelle-
ment dans la mêlée, où périt, d'ailleurs, un page du roi, nommé
Rerac 2.
En 1603, le 5 août, à Geertruidenberg, ce fut avec les Anglais
qu'ils se prirent de querelle et c'est là que fut blessé à mort le
malheureux Béthune en se précipitant inconsidérément parmi
les Anglais pour tenter de les contenir3.
Bretteurs, joueurs, débauchés, héroïques, tels ils sont tous,
ces soldats de fortune, ou peu s'en faut. « La blessure de M. de
Bréauté ne sera rien, écrit notre ambassadeur à La Hâve,
Buzenval, à M. de Villeroy, le 20 juillet 1599; je crois que sa
bourse luy fait plus de mal que sa playe ; mais il faudroit de
bien expers médecins pour retenir le flux d'icelle, principalement
quand il est échauffé au jeu, où il débauche tout ce qu'il ren-
contre. Je l'ay fait assister de ce que j'ay pu en l'état auquel je
suis 4. »
Débauche s'entend là du jeu, mais il s'applique non moins
aux femmes. Ah ! que de cotillons troussés et d'amours éternelles
jurées. Cela commence par un témoignage d'admiration, une
protestation de fidélité, une affirmation de patience, pour finir
par une invitation à « l'amoureuse volupté », que protégera la
sécurité du mystère et de la nuit :
Belle, si pour tirer les dames
Au réciproque de nos fiâmes,
Ce n'est rien de la loyauté
1. Duyck, II, p. 560.
J. DuycU, II, p. 565. Je me demande si ce n'est pas une mauvaise lecture de
Mulder, pour Clérac.
3. Van Meteren, fol. 533 v°.
I. Lettres il négociations de Paul Choarl, seigneur de Buzenval et de Francis
d' A fisse //..., publié par G. G. Vreede. Leyde, Cuchtmans, L846, l vol. in-8°, p. 230
132 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
Sans les hameçons d'éloquence,
Que n'ay-je autant de bien-disance
Comme vous avez de beauté !
Ou si vostre amc plus subtile,
Jugeant la parolle inutile,
Veut voir un amour arresté,
Fidèle en sa persévérance,
Que n'ay-je autant de recompense
Comme j'ay de fidélité !
Ou si vostre œil inexorable
Se plaist à voir le misérable
Eternellement tourmenté.
Pour vous complaire en ma souffrance,
Que n'ay-je autant de patience
Que vous avez de cruauté !
Ou si la rumeur du vulgaire
Vous retient de me satisfaire
En l'amoureuse volupté,
Pour trahir toute médisance.
Ah ! que n'ay-je autant de licence
Comme vous d'opportunité l !
N'oublions pas qu'en 1608, date de publication de ces vers,
règne encore le roi Henri, et que nous sommes plus près des
Dames dallantes que de la Guirlande de Julie. L'amour même,
exprimé dans ces poèmes passionnés, n'est souvent qu'une feinte
et l'auteur ne s'en cache point :
J'escri...
Aux dames pour l'amour ou pour la feinte au moins 2.
Mais l'esquisse, de cette âme des débuts du xvne siècle serait
bien noire, si l'on n'y voyait que brutalité et galanterie.
Une sincère piété, une réelle ferveur protestante anime
encore ces capitaines, fils des héros des guerres de religion et
dont le sang ne fait qu'un tour au seul nom de la Saint-Barthé-
lémy. La paix avec l'Espagne, son tyran, son inquisition sombre
est faite depuis 1598, mais pour eux la guerre dure encore et par la
plume et par l'épée. Et queljplus beau terrain pour exercer l'une
1. Publié par M. Allem, Anlholof/ie^pnclii/ue française (xvne s.), t. I, p. 161 et
collationné par moi sur l'édition princèps, p. 17.
2. Haraszti, p. 11.
franche XÎt.
s
L 1~£-
VANIELLT>'A.N CHtKïS.
Fin de la dédicace signée par Daniel d'Anchères,
anagramme de jean de schelandre.
(British Muséum, Département des Manuscrits, Ms. 16 E \ \ Mil
VIES ET MŒURS DES GENS DE GUERRE 133
et l'autre que chez ces gens « à qui le desespoir avoit donné des
armes, unis par les intérestz, reliez par la religion..., d'agneaux
devenus lions, de marehans, capitaines » (d'Aubigné) \
Au prince de Galles, le futur Charles Ier, Schelandre lance cet
appel de croisade :
Sur tout, que vous jettant aux terres infidèles,
Releviez l'Evangile en son premier honneur,
Marquant la croix de sang sur le dos des rebelles,
Qui auront refusé de la porter au cœur 2.
Ailleurs il dira :
J'escri pour le devoir à la Majesté Sainte 3.
On ne s'étonnera donc pas de retrouver les chefs de Schelandre,
Gaspard II de Chastillon, de Courtomer, et d'autres encore, à
l'assemblée de Saumur, en mai 1611 sous la présidence du véné-
rable gouverneur du Plessis-Mornay 4.
Religion, guerre et poésie, sont les trois fées qui se sont
penchées sur le berceau de Schelandre et lui ont octroyé leurs
dons : la foi, la bravoure, le talent. Guerre et poésie surtout
restent, pour lui, intimement, étroitement, indissolublement
liées. « Il aimait, écrit son ami Colletet, les choses mâles et vigou-
reuses » 5.
Non seulement il a mis en rimes ses campagnes, comme nous
l'avons montré, mais les images empruntées à la vie militaire se
dressent naturellement sous sa plume. « Ce ne sont icy que trois
avant-coureurs equippez à la légère », dira-t-il en parlant des
Trois premiers des sept tableaux de Pénitence tirés de la Saincte
Escriptnrc (1609) 6, faisant allusion sans doute à ces « sauteurs »,
« aventuriers » ou voltigeurs, si redoutés des Espagnols.
1. Appendice aux Mémoires, éd. Lalanne, p. 390-1. C'est à la p. 387 que se trouve
l'épigraphe mise en tète du présent chapitre et qui se rapporte aux guerres des
Pays-Bas.
2. Haraszti. p. 9. Collationné sur l'exemplaire du British Muséum des Funestes
Amours de Belcar et Mellane, fol. a VI r°. Texte identique, dans la version de ses
.stances, profondément remaniée cependant, que .Jean de Schelandre a donnée en 1611,
en tète de sa Sluarlidc (p. L2-13), exemplaire unique du British .Muséum (1073
3. Haraszti, p. 14, et le Sonnet « A Dieu », p. 8, des Tableaux de Pénitence (1609).
Schelandre en voulait beaucoup à ses amis et à Colletet lui-même d'avoir aidé
à la conversion de sa femme qui, selon le biographe, lit abjuration publique entre
les mains du P. Athanase.
4. Cf. Mémoires de Philippe de Mornay, t. III, Amsterdam. Elzevier,
p. 302 s.
5. Haraszti, p. xix et Asselineau, Notice sur Schelandre, 2e éd., p. 6.
6. Haraszti, p. xn. Je les ai lus dans l'exemplaire unique du British Muséum
(c. H, c. 12), dont le titre est calligraphié (PI. XIV». La miniature qui Bgure dans
134 RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
La même année, il tracera dans Le Modelle de la Sluartide,
que j'ai trouvé parmi les manuscrits du British Muséum, un
pittoresque portrait des « soldats de fortune » : 1
Viennent après six soldats de fortune,
J'appelle ainsi ceux qui, de la commune,
Lèvent la teste en hazardeux desseins
Pour pervenir ; qui, produits par essains,
Sans père ou mère, au dezert d'indigence,
(Fort peu civile et peu fidèle engeance),
Courent après la fortune et souvent
S'y rendent gros, mais les bulles de vent
Ne durent moins que de ceste gent rogue
Dure le gain, la mémoire et la vogue
Ils sont de par le monde envoyés,
Prodiguement aux guerres employés
Et, la plus part, lardés de coups d'épées,
Embalafrés, bras ou jambes couppées ;
Mais des plus sains et des plus résolus
Elle en mit douze, entre un millier esleus :
L'Orme, des Champs, la Planche, du Noyer,
Le Jonc, du Lac, le Sable, du Vivier,
La Fleur, du Pré, des Jardins, la Verdure,
Sont touts leurs noms, leur surnom : l'Avanture 1
La pièce, qui est en quelque sorte son « Art Poétique », son
acte de foi littéraire, sa d ' ;laration de guerre à Malherbe,
en 1628, à la veille de a publication posthume de ses
œuvres et du triomphe des règles, finit par une comparaison
empruntée aux armes : 2
J'aime du Bartas et Ronsard ;
Toute censure m'est suspecte,
Quelque raison que l'on m'objecte,
De celui qui fait bande à part 3.
le coin, à droite, est à remarquer : c'est un heaume, à visière baissée et gorgerin,
reposant sur un livre, excellent symbole de la double profession que l'auteur fait,
des armes et des lettres.
1. British Muséum, Royal Ms. 16 E XXXIII, fol. 28 v° (Cf. pli. XI à XIII). Le
texte reproduit ici est celui de la Stuartide; Paris, 1611 (exemplaire à Londres, au
British Muséum, p. 86-87). Le ms. ne présente qu'une variante sans intérêt : «leur
devise Avanture » pour : « leur surnom, l'Avanture » : la correction de l'imprimé est
bonne. Il y a un La Fleur qui obtient une permission, Res. Raad van Staate,
22 juillet 1609, p. 84.
2. Haag, La France Protestante. lrc éd., t. IX, article Thin ; rapprochez le sonnet
aux poètes de ce temps, publié dans Ancien Théâtre français, t. VIII, p. 225.
3. « De » signifie : « au sujet de, sur ».
Planche Mil.
I40 LE II. LIVRE DE
Si l'on ny lowt vn externe fe cour s,
. j{j. du j- 1 \n refHS « qu il eut dans peu de tours
decunbm. jj^ ^ jejpjt fertin comme de flanche
_ Pour le porter où l'ambition panche.
^h3\ Ce fMt alors iHVn enra^ re^ret
£ * \ A [on Pylade il defcouure enjecret:
^ 1 ^ Ccufin/it-ilfiher de la Couronne,
H? jjLl Le plus vaillant que ce Çtecle nous donne,
§ % g i O <fc mon cccur la meilleure moitié,
$ S % {Mdifïre abfolu de ma forte aminé,
\ "S^ \Ckl\ cher Banchon3n importe plus enrien
D'cftre couards ou d'eftre gens de bien
DésquVn ingrat on a receu pour maigre,
qui ne fçait pas les mérites cognoiflre !
Ha ^uil ef} dur de riauoirqu'vn meftrù
Pour des bienfaifls d'ineflimable prix !
Si nous V 'fions au lieu du motdenofire
De tien de mien }fi tu eftots Vn autre
J qui monfaicl ri tmportaft point ft fort
Qu^auoirtouts deux e froncé mefme fort :
Si tu riauois rendu tant de fermées 5
En Vain donté les ennemis Jes vices,
Et les mutins en deuoir retenus
Tantfoubs ïounert quefoubslecloslanus,
PAGE , ',,, de La Sluarlide, d'après l'exemplaire chique v\ Britisb Muséum.
AVE< UNE ADDITION, PROBABLEMEN1 AUTOGRAPHE, DE JEAN Dl Sm.IIVNDUE.
VIES ET MŒURS DES GENS DE GUERRE 135
C'est fort bien d'enrichir son art,
Pourvu que trop on ne l'affecte ;
Mais d'en dresser nouvelle secte,
Notre siècle est venu trop tard.
O censeur des mots et des rimes,
Souvent vos ponces et vos limes
Otent le beau pour le joli !
En soldat j'en parle et j'en use :
Le bon ressort, non le poli
Fait le bon rouet d'arquebuse 1.
Enfin, dans cette même Tyr et Sidon, refaite, en 1628, en deux
journées, c'est tout un tableau de la vie des soudrilles français
que trace La Ruine, soldat de Sidon, au début de l'acte V de la
Première journée 2 :
Enfin, je suis honteux de mon piteux estât :
C'est un meschant mestier d'estre pauvre soldat.
Le service est pour nous ; Messieurs les capitaines
En ont la recompense au despens de nos peines,
Et, pour paroistre en mine, ils nous rendent tous gueux,
Combien qu'aux bons effets nous paroissions plus qu'eux.
S'ils tombent quand et nous en disette importune,
Ou si d'une desroute ils craignent l'infortune,
Ces pennaches flot t ans, *ces veaux d'or, ces mignons,
Pour estre plus au seiir nous nomment compagnons.
Vous croiriez, à leur dire, et mesme des plus chiches,
Qu'au sortir du combat ils nous feront tous riches ;
Qu'en pères des soldats, partageans le butin,
Nos piques nous seront des aulnes à satin.
Mais, si tost qu'ils ont veu l'occasion passée,
La libéralité leur sort de la pensée.
Si nous sommes vainqueurs, l'honneur en est à tous ;
Mais le fruit du travail n'en revient point à nous :
Le gain remonte aux chefs, la risque estant finie.
Qui, sur nostre pillage, usans de tyrannie,
La poule, sans crier, des bons hostes plumans,
Ne nous laissent jouyr que des quatre elemens.
Si nous sommes battus, cbaqu'un lesçhe sa playe
Et tel doit au barbier deux fois plus que sa paye
1. L'arquebuse a rouet n'est pas encore connue de de Gheyn, dont le Maniement
d'armes est de 1607 (éd. hollandaise). Sur ce mécanisme, voir \V. Boeheim, Hand-
buch der Waffenkunde, Leipzig, E. A. Seemann, 1890, in-8°, t. VII. p. 477, et Aug.
Demmin, Guide des Amateurs d'armes. Paris, Renouard, 1869, 1 vol. in-8°.
'2. Ancien Théâtre français, t. VIII, pp. 100 et 101.
136 RÉGIMENTS FRANÇAIS Al" SERVICE DES ÉTATS
Qui, le soir de sa monstre, à peine aura de quoy
Nourrir en sa personne un serviteur du roy.
Jamais nostre bon temps n'arrive qu'en cachettes,
Car nostre bien public sont des coups de fourchettes ;
De fatigues sans fin nous portons le fardeau,
A peine ayans le saoul de mauvais pain et d'eau.
Cependant ces Messieurs veulent que, pour leur plaire,
Nous ayons l'œil gaillard, l'armure toujours claire,
Desrouillans nostre fer et dehors' et dedans,
Cependant que le jeusne enrouille tout nos dents.
Il est vrai que souvent nous faisons la desbauche
D'un demy-tour à droitte, un demy-tour à gauche,
Dançant par entre-las des bransles différents,
Pour serrer et doubler nos files et nos rangs ;
Si bien qu'à regarder nos jambes sans nos trongnes,
Un passant nous prendroit pour un balet d'yvrongnes.
Aussi sommes-nous saouls jusqu'à nous en fascher,
J'entends saouls de marcher, affamez de mascher :
Car, quant à l'appétit, rarement il nous quitte,
Estant d'autant plus grand que la solde est petite.
Enfin, lorsqu'un de nous en sa poste est campé,
S'il dort, c'est d'estre las, non d'avoir trop souppé...
A n'en pas douter, tout, dans cette tirade, est chose vue ou
entendue : or, Jean de Schelandre, vingt-cinq ans après la prise
de Grave, nous apparaît, une fois de plus, poète réaliste, et il ne
faut pas oublier que l'amour de la vérité est un des traits domi-
nants du classicisme, que, par là, ce « romantique » annonce
malgré lui.
Le couplet débute par un réquisitoire contre la rapacité des
chefs et l'ambassadeur hollandais à Paris, François d'Aerssen,
n'est pas moins dur pour eux, dans sa lettre à 1' « Avocat » de
Hollande, Oldenbarneveldt : « La vénalité est toute introduicte
en noz regimens françois, les charges sont à l'encan. Serocques
a eu deux milles pistolets pour sa compagnie. Roquas met sa
lieutenance-colonelle et compaignie à dix mil escus l. »
Fondés ou non fondés, c'est le propre du soldat français
d'adresser des reproches à ses chefs, mais, sonne l'heure du danger,
il leur l'ait un rempart de son corps. C'est ce qu'expriment bien
les sonnets si peu connus de Jean de Schelandre intitulés :
1. Cité dans Ilet Slaalschc Léger, t. III, p. 37. Sur l'absentéisme des chefs, voir
ibid., p. 49.
VIES ET MŒURS DES GENS DE GUERRE 137
Le Soldat Mal-Conte ni, car ce n'est pas seulement à l'Amour
qu'il pense quand il écrit : x
Mon petit colonnel, je veux mourir pour toy,
J'espancheray mon sang pour gage de ma foy.
et ailleurs :
Je suis vostre soldat et vous mon capitaine,
J'ay choisi vostre enseigne entre les bataillons.
Si l'on en rapproche les strophes émues, consacrées par Sche-
landre à ses chefs tombés à ses côtés au siège de Grave, il acquiert
une plus grande valeur d'humanité et nous nous sentons rap-
prochés de celui qui n'était guère tout à l'heure qu'un inconnu
et presque un étranger.
Aussi trouvera-t-on moins inutile qu'on ait songé à s'enquérir
de sa vie, à préciser les dates de son séjour en Hollande entre
1599 et 1610, à le suivre dans son aventureuse carrière mili-
taire, comme dans ses débuts littéraires, qui en portent le si
fidèle reflet : telle cette Ode pindarique... sur la Prise de Grave
en 1602, dont l'exactitude est si parfaite qu'elle rivalise avec
celle du chroniqueur officiel Antoine Duyck.
Autour de Schelandre, en Flandre, en Brabant et en Gueldret
nous avons vu évoluer, puis tomber successivement ses chefs,
Henri de Chastillon, à Ostende, en 1601, Léonidas de Béthune,
à Geertruidenberg, en 1603, Dommarville, à Mulheim, en 1605,
Du Puy, du Hamelet, Montmartin, La Gravelle, tués à Grave
en 1602, jeunes et vaillants soldats qui, comme Schelandre,
avaient répondu à l'appel de Maurice, pour défendre contre la
tyrannie espagnole, la « Liberté Belgique ».
Beau sang français, versé sur la terre étrangère ! N'en fallait-il
pas chercher ici la trace, puisque, des sillons qu'il arrose, lève
toujours quelque moisson, dont s'enrichit l'humanité ?
1. P. 18 des « Sonnets d'amour et autres meslanges poétiques » à la suite de a
Tyr et Sidon de 1608.
FIN
DU
LIVRE PBEMIER
Planche \l\
Titre dessiné pour l'exemplaire des Tableaux de Pénitence di J. dj Sciielandre
ni i II; l' P \li LUI V .1 M '.'Il - I
British Muséum).
LIVRE II
PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
A L'UNIVERSITÉ DE LEYDE (i575 a i648)
H PROPOS DE BALZAC ET DE THÉOPHILE
(i6i5)
« Ce petit coin du monde qui commence
à dominer l'Océan. » (Scaliger).
« Ce peuple ne sera plus ou sera toujours
libre. » (Guez de Balzac).
s La douceur de la liberté y est si
grande qu'en nul. » (Lettre de Buzenval
à Scaliger.)
INTRODUCTION
Dans Y Album Studiosorum de l'Université de Leyde \ gros
registre sur lequel les « Recteurs magnifiques » ont, depuis
plusieurs siècles, inscrit, lors de la prestation de serment, les
noms des étudiants immatriculés, on lit, à la date du 8 mai 1615,
deux mentions dont voici la copie littérale 2 (cf. pi. XXVIII) :
vm Johannes-Ludouicus Balsatius, Zanctonensis, studiosus Juris-
prudentiae. Annorum XX, bij Lowys de Moije.
Theophilus Viarius, Vasco, studiosus Medicinae. Annor. XXV, bij
d' selve, vicinum R. V. Dni. Joli. Polyandri. »
Il y a longtemps que sous cet habillage latin, M. Eugène Ritter3
a reconnu deux des plus fameux écrivains de la première moitié
du xviie siècle, le charmant lyrique Théophile et cet élo-
quent Guez de Balzac, que M. Gustave Lanson a justement
appelé un des principaux ouvriers du classicisme.
Pourquoi Balzac et Théophile se sont-ils rendus à Leyde ?
Qui a pu leur en donner l'idée ? Quel profit ont-ils pu tirer de
leur voyage ou de leur séjour aux Pays-Bas? Quelles en ont été
les conséquences pour le reste de leur carrière littéraire ? Pour
répondre au moins à la première de ces questions, il faudra faire
une esquisse de l'histoire de l'Université de Leyde, en insistant
sur la part qu'a prise la science française à ses origines et à
son développement.
1. Publié par M. du Rieu, sous le titre suivant • Album Studiosorum Academise
Lugduno-Batavœ (1575-1875), accedunt nomina Curatorum et Professorum per
eadem sccula. La Haye. Nijholï, 1.S75, 1 vol. in-4°.
2. C'est la première fois qu'elles sont reproduites au complet et avec exactitude,
d'après le manuscrit original.
3. Balzac et Théophile. Revue d'Histoire littéraire de la France. 9e année, 1902,-
pp. 131 et 132.
CHAPITRE PREMIER
LA FONDATION DE L UNIVERSITE DE LEYDE
C'était en 1574, au plus fort des guerres des Pays-Bas en révolte
contre la tyrannie de Philippe II1. Xaarden, aux portes d'Ams-
terdam, avait été pillé et brûlé (1er décembre 1572), Haarlem,
après six mois de résistance, s'était rendu aux Espagnols (12 juil-
let 1573), qui avaient passé la garnison au fil de l'épée. Le duc
d'Albe, le duc de sang, ayant été forcé de lever le siège d'Alk-
maar (8 octobre), se rabat sur Leyde, qu'il assiège le 30 ;
mais il n'est déjà plus gouverneur des malheureuses terres qu'il
a opprimées ou réduites. Il quitte, le 18 décembre, les Pays-Bas,
où Don Louis de Requesens continuera, avec non moins de fer-
meté mais plus d'habileté, son entreprise. La petite place résiste
héroïquement sous les Bronckhorst, les van der Does, les van
der Werff2.
Pour se sauver, les Hollandais usent du moyen qui, dans l'his-
toire, leur réussit tant de fois contre l'envahisseur : ils rompent
les digues. Les eaux ne montent que lentement, lorsque, tout
à coup, survient la haute marée de l'équinoxe de septembre
et la flotte de Boisot paraît devant Leyde. Dans la nuit du
2 au 3 octobre 1574, l'ennemi se retire, il était temps : la ville
était à bout de forces. L'impression de ce succès des Gueux
fut immense. Pour la perpétuer, Guillaume d'Orange offrit,
dit-on, à la ville héroïque, en récompense de sa piété et de sa
résistance, une exemption d'impôts ou la fondation d'une
Université3. Elle choisit l'Université ou « Académie », qui fut
1. Cf. E. Lavisse et A. Rambaud, Histoire générale. (Paris, Colin), t. V, chap. IV,
par le regretté professeur de L'Université de Garni, Paul Frédéricq.
2. Cf. Blok, Geschiedenis van het Nederlandsche \'<>lk. t. 11. 2« éd., p. 99.
3. Blok, Geschiedenis van het Xederlandsche Volk, p. 1 <•'-!. et Geschiedenis eener
llollandsche Slad, t. III : Eene Hnllandsche Stad onder de Republiek. La Haye,
M. N'ijhofï, 1916, un vol. in-8°, pp. 63-4. Il n'y est pas question de ce choix.
144 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
installée le 8 février 1575 * et c'est encore à cette date-là que,
chaque année, avec la fidélité due à un si glorieux souvenir, elle
célèbre son « dics natalis ».
Réfléchissons un instant sur ce choix. Entre un bien matériel
et un bien spirituel, une « Vroedschap » ou municipalité hollan-
daise, choisit le bien spirituel. Immortelle leçon, donnée au monde
par un peuple de marchands, qu'on n'a pas entièrement pénétré
et compris, quand on le croit uniquement préoccupé de la pour-
suite d'un gain et du développement de son commerce 2. Il
sait ce que la science apporte de lustre à la cité et que
l'éclat dont le savoir brille, plus durable que celui de l'or, perce
seul les brumes de l'avenir.
Sans doute un van der Does, mieux connu sous son nom latin
de Douza, sans doute un Jan van Hout, ou encore un Bronck-
horst, vont ainsi fixer le choix de leurs concitoyens, parce qu'ils
sont des humanistes et que l'esprit d'Erasme de Rotterdam
habite encore en eux. Sans doute, à leurs heures perdues, ils
font des vers latins, qui valent ceux de leur compatriote Jean
Second ou de l'Ecossais Buchanan et ils lisent les odes de Ron-
sard, mais la foi de Calvin les anime, la foi de Calvin, non pas
celle de Luther, c'est-à-dire une pensée française, quand même
elle a passé par Genève, et non pas une pensée germanique.
Différence capitale, qui donne à la civilisation hollandaise son
individualité propre : la Hollande est une nation germanique
à foi te culture fiançaise. Puisque le Calvinisme a pénétré dans les
Pays-Bas du Sud par la voie de Valenciennes, de Tournai, pour
arriver en Zélande et en Hollande, via Gand et Anvers, et qu'il
a été l'âme de la révolution du xvie siècle et de la lutte pour
l'indépendance, il n'est pas étonnant que Guillaume d'Orange
lui assure une large place à l'Université de Leyde. Le premier
professeur qu'il désignera sera le Parisien Louis Cappel, le
second sera le Rouennais Guillaume Feugueray.
C'est à Louis Cappel, Sieur de Monjaubert ou Mongombert,
que revient l'honneur d'inaugurer solennellement la nouvelle
1. Cf. Paul Frédéricq, luco cilatn, p. 193.
2. Il n'y a pas trace du choix laissé à la ville dans les archives de l'Université de
Leyde, publiées par M. Molhuysen, sous le titre de i Bronnen lui de Gesrhiedenis der
Leidsche Utiioersiteit » (Hijks Gescbiedkundige Publicatiën), t. I, 1574 au 7 février
1610; La Hâve, M. Xijhofï, 1913, 1 vol. in-4°; t. II. 8 février 1610-7 février 1647;
La Haye. M. Xijhofï, 1916, un vol. in-4° ; t. III, 8 février 1647-18 février 1682, La
Haye, M. Xijhotï. 1918, un-vol. in-4°. Ces volumes seront cités désormais % Bronncit
J.eidsclie L'niuersileit ». Toutefois M. Paul Frédéricq accepte la tradition.
LA FONDATION DE L'UNI YERSITÉ DE LEYDE 143
institution en prononçant une harangue, que Meursius a publiée
en tête de son Athenae Batavae. 1
Bien que proposé comme professeur de théologie par Guil-
laume, peut-être à l'instigation de son chapelain français
Loyseleur de Villiers, dès le 26 avril 1575, le 22 août, il n'a
encore reçu pour tout salaire, depuis quatre mois qu'il est là,
que 50 florins de frais de voyage et de séjour. 11 est toujours
présent à Leyde, le 22 juin 1575, puisqu'il signale à l'attention
de Guillaume une belle « librairie » monastique, à Middelbourg,
et une autre à Veere en Zélande, que l'on pourrait faire trans-
porter pour servir de bibliothèque universitaire 2.
A partir de cette date, on perd sa trace dans les archives: c'est
qu'il a rejoint en Flandre l'armée de l'Electeur palatin Jean
Casimir, en qualité d'aumônier 3
Si nous n'avons pas le droit d'oublier que ce fut un Français
qui ouvrit les cours de l'Université de Leyde, nous n'avons pas
le droit d'ignorer non plus que l'autre professeur de théologie, et il
n'y en avait que deux, était un Français aussi, Feugueraeus
ou Feugueray, et que c'est à lui que revient l'honneur d'avoir
conçu et formulé le premier programme de cette Université.
Ce Guillaume. Feugueray, seigneur de La Haye, appartenait
•à la noblesse normande et était né à Rouen. Il mourut à un âge
très avancé, vers 1613 4 Sa vie est peu connue, mais elle mérite-
rait de l'être davantage. Pasteur, il s'était fait un nom par ses
prêches dans diverses villes de Normandie et par les conférences
de controverses qu'il avait tenues, le 23 juillet 1565, avec Le Hongre,
docteur de l'Université de Paris. A la Saint-Barthélémy, étant
ministre à Longueville, il s'était sauvé en Angleterre et c'est de
là qu'il fut appelé en Hollande.
Nous avons conservé les pièces se rapportant à cette « voca-
tion », dans les archives du « Sénat », nom que porte aujourd'hui
1 Joannis Meursi, Athenae Batavae... libri duo ; Leyde, 1625, petit in-4°.
2. liromwn Leidsche Unioersiteit, t. [, p. 2 e1 p. 4 ; ef. aussi p. 4'A*.
3. H était né à Paris, le 15 janvier 153 1, el s'était réfugié en Angleterre : cf. Haag,
La France Protestante, 2e éd., t. III, art. Cappel. Son testament a été publié :
Testament de Louis Cappel, s. I. n. d., ni titre, Bibliothèque Nationale, F 4649 (11).
Il est daté de Sedan, 30 juillet 1585; en voici un extrait (p. 5) : < Cinquante ans passez
en ceste ville avec peu d'incommodité ny maladie, vingt ans tantost en ménage et
vingt-deux ans au sacré ministère... ». (P. 11) : «Je laisse à mon fils aisné Lois, en
considération de ses estudes, où il est desjà aucunement advancé, ma bibliotecque,
a sçavoir tous mes livres et papiers, .le donne à ma tille aisnée. Marie, ete. A Mag-
delaine, ma seconde tille, etc. .le prie mes autres enfaiis n'estre marris de ci' petit
advantage faict à ces trois cy, les plus grands. .Je donne à Monsieur du Tilloy, mon
frère, etc. ; à mon neveu Jacques, son tils etc. : a mon frère du l.uat, etc.
4. Cf. Haag, La France Protestante, 2e éd., t. VI, col. 526 s.
10
146 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
encore, là-bas, l'assemblée des professeurs, et dans les archives
des « Curateurs » ou administrateurs de l'Université de Leyde.
Ces archives l'ont en ce moment l'objet d'une publication magis-
trale du Dr P. C. Molhuysen, bibliothécaire du Palais de la Paix
à La Haye, et qui en est à son troisième volume, paru en 1918.
Sans ces Bronnen. M de Geschiedenis der Leidsche Universiteit,
le présent livre n'eût pu être écrit.
Dans la lettre du Prince Guillaume d'Orange aux Etats
(26 décembre 1574) proposant l'érection d'une Université pour
les Etats du Nord \ afin d'être particulièrement agréable à
Dieu et de répandre grandement la gloire de son nom, empêcher
que l'ennemi ne puisse ériger à nouveau sa tyrannie ou opprimer
par la force ou par la ruse la religion et la liberté de ces contrées,
il n'est pas encore question de Leyde, mais simplement d'un
boulevard et protection pour tout le pays, d'un lien infrangible
de leur unité.
L'exemple que cite, quelques jours plus tard, la «Résolution
de Hollande », du 2 janvier 1575, est celui de Cologne, Paris
et la Rochelle, et ce n'est que là qu'il est question de la pro-
position de Guillaume de choisir Leyde comme le lieu le plus
approprié à la nouvelle fondation.
C'est probablement Jacob Tayaert, l'émissaire du Prince et
son fondé de pouvoir pour cette question, qui aura fait, au nom de
ce dernier, cette désignation, et celle-ci ne se sera produite qu'a-
près des pourparlers avec la municipalité de la ville, laquelle a donc
pu être placée devant l'alternative dont on parlait tout à l'heure.
Dans cette Résolution des Etats de Hollande 2 du 2 janvier,
il est question d'un Collège des Trois Langues (Latin, Grec,
Hébreu), où l'on sent le souvenir de Louvain, à qui il s'agissait
de faire pièce, et du Collège de France, fondé par François Ier.
Deux professeurs de théologie sont prévus, on enseignerait
aussi la philosophie et les mathématiques ; la médecine et le
droit viendraient plus tard.
Le 6 janvier 1575, van der Does ou Douza, Coninck et Hooge-
veen sont désignés comme Curateurs et le couvent de Sainte-
Barbe, sur le Rapenburg, est indiqué comme local. On ne lit
pas sans surprise a la même date, une Licence de Philippe II
1. Bronnen Leidsche UniversiteU, I. p. 2*. La pagination avee astérisque se rap-
porte aux pièces annexes, formant la seconde partie de chaque volume.
2. Ibitl., t. I, p. 3*. On hésitait entre Leyde et Middelboorg.
LA FONDATION DE L UNIVERSITÉ DE LEYDE 1 1/
pour l'érection de cet établissement d'enseignement supérieur,
qui allait faire une rude concurrence, à la fois à l'Université
de Louvain et à celle de Douai et devenir la métropole intel-
lectuelle du protestantisme dans les Pays-Bas du Nord, mais ce
n'est qu'en 1581, ne l'oublions pas, quela déchéance de Philippe II
fut proclamée.
Par sa lettre du 22 avril 1575, le Prince Guillaume prie
les Curateurs d'installer « Monsr. Feugeret », qu'il leur a
adressé en qualité de professeur de théologie \ au traitement
annuel de 600 florins, et de lui assurer en outre un logement.
Le 4 juillet, Feugueraeus ou Feugueray présente son
programme d'études, qu'il avait conçu dès le 8 février 2 et dont
il devait être fier, puisqu'en 1579, il le publie dans ses Lugdu-
nensia Opuscula, au moment où, disons-le en passant, Montaigne
écrit son chapitre de Y Institution des enfants 3.
Il est à peine nécessaire de marquer que ce programme, comme
le discours inaugural de Louis Cappel, est en latin, langue unique
de l'enseignement universitaire d'alors, et qui est restée, aujour-
d'hui encore, aux Pays-Bas, celle des soutenances de thèses de
lettres classiques, celle du programme officiel ou « Séries Lec-
tionum », affiché au début de chaque année scolaire « aux
valves » de 1' « Aula », dans les quatre Universités du Pays :
Leyde, Utrecht, Groningue et Amsterdam.
Nous ne serions pas à l'époque de la Renaissance, si le docte
auteur n'invoquait les anciens, au début de son programme,
mais il faut lui savoir gré d'avoir cité Platon, « ce fameux et
divin Platon, que Cicéron appelle le Dieu des philosophes »,
« divinus ille Plato, quem Tullius Philosophorum deum appellat ,
quoiqu'il se range aussitôt après sous la loi d'Aristote.
1. Bronnen Leidsehe Universiteit, t. I, p, 1S*. La lettre de Guillaume d'Orange
montre que Feugueray avait commencé ses cours le 3 mars 1575 ; il est précisé que
son entretien est à la charge de la ville.
2. Guiliel. Feugueraei Rothomagensis Lugdunensia Opuscula ad illustr. principem
Aransinum. In nova Academia Lugdunensi in Bâta., apud Andraeam Schoutenum,
Anno 1579, 1 vol in-24 (Biblioth. Nat., 1>- 7<j'.t4); en appendice : Schola Lugdunensis
ex optimis (juibusque de rc scholastica scriptis et pnrstantiss. antiquse et nostree setath
scholarum exemplis expressa, Guilelmi Feugueraei Th. pp. opéra. A la dernière page,
on lil : « llorum autem studiorum, utramque praxin ex decreto iHusmi principis
et consultissimorum Ordinum Magistratu urbis Lugdunensis, una cum Dominis
prudentiss. Curatorihus Academiae, jubente, VI Idus Februarii superioris inchoatam
et provehendi tanti institut i gratia, aliquantisper intermissam, désignât! proies-
sores I\' die Julii anno L575, Deo favente répètent, i
3. Essais, I. 26 ; éd. Strowski, t. I. p. 187 et s. Cf. Les sources et l'évolution des
Essais de Montaigne (Thèse de Lettres, Paris, 1908), par Lierre Villey. à la vaste
érudition duquel le programme de Feugueray semble avoir échappé. Sur la date
de l'essai de Montaigne, voir Villey, t. [, p. 290.
148 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Feuguerav prend l'enfant à partir de sept ans et l'on voit
comment l'enseignement supérieur est étroitement lié à l'en-
seignement secondaire, qui y mène et qu'on commençait par
créer pour préparer à l'autre et, en quelque sorte, le nourrir. 11
ne faut donc pas s'étonner de voir inscrits sur les registres uni-
versitaires des enfants de onze ou de quatorze ans, comme nous
l'avons dit au livre 1.
Au <■ gvmnase », l'enfant consacrera les trois premières années
à l'étude grammaticale du latin et du grec : «La première année,
nous lui apprenons à décliner les noms et à conjuguer les verbes,
à écrire et à parler, par des exemples et par l'usage, plus que par
les règles ». C'est déjà la méthode directe, comme la pratique, à
l'égard de son fils, le père de Montaigne. Peu de syntaxe. Les
Bucoliques de Virgile, la Batrachomifomachie d'Homère, quelque
comédie de Térence, à cause de la familiarité de son langage ou
la prose facile (! ?) de quelques lettres de Cicéron, seront les
textes de cette première année. S'étonnera-t-on encore du pro-
gramme de Gargantua ?
La seconde année renforcera et complétera chez l'enfant la
connaissance de la grammaire et de l'étymologie et le mettra en
contact avec les plus grandes œuvres de Virgile, Cicéron, Homère
et Aristophane (sic). La troisième année est consacrée à la
syntaxe.
Tel est le cycle de l'école triennale d'où, vers l'âge de dix ou
onze ans, les enfants vont à l'école publique de • l'Académie »,
« in publicam Academiœ scholam », qui serait aujourd'hui le
lvcée. La quatrième année qu'ils y entament les initie à la
rhétorique, le premier des arts majeurs.
C'est par la récitation et la diction qu'on arrive à comprendre
et à imiter les principaux poètes et orateurs de l'antiquité.
De science, dans tout cela, ni de la langue maternelle, ni des
langues étrangères, il n'est pas question. L'enseignement est
purement verbal et exclusivement gréco-latin, Tout au plus la
dialectique de la cinquième année développera-t-elle le raison-
nement ! Nous ne nous contentons pas des règles de la dialec-
tique scolastique. »
Enfin, dans la sixième année de l'étude libérale ou des arts
libéraux, arrivent les mathématiques, » dignes de la connaissance
même des rois ». Malheureusement c'est encore dans Archylas
et Archimède qu'on les étudiera.
Planche \V
L'Eglise des Béguines voilées
qu'occupa l'Université de Leyde a sa fondation, de i ."• - ."> a i58i.
{(Test là qu'enseignèrent Daneau et Doneau).
LA FONDATION DE L'UNIVERSITÉ DE LEYDE 149
La Morale et la Physique occupent la septième année et, chaque
fois, un auteur, poète ou orateur, les illustrera. « Toutes les
Géorgiques de Virgile sont de la physique, Lucrèce aussi est un
vrai physicien, les Questions de Senèque sont de l'Histoire Natu-
relle et l'Œuvre divine de Pline est toute une physique encore. »
Celui qui aura accompli ce premier cycle est appelé Doctor
artium, Docteur es arts ; ce serait pour nous le bachelier.
Mais c'est la « description des facultés supérieures », qui nous
intéresse surtout. Le septennat suivant est ou théologique ou
juridique ou médical.
Le maître d'Hébreu, autant que possible, se servira de cette
langue, le maître de grec, du grec, dont il aura pénétré les très
difficiles secrets. Le Magister Artium exposera moins des sophismes
que le vrai contenu de l'Ancien et du Nouveau Testament, le
premier dans le texte hébreu, le second dans le texte grec. On les
éclaircira l'un et l'autre par des « déclamations et des disputes ».
Après les avoir longtemps pratiquées comme candidat, l'étudiant
est renvoyé avec le titre de docteur en théologie.
Feugueray passe assez légèrement sur les études de droit,
pour lesquelles cinq ans de cours, d'exercices oratoires, de dis-
cussions ou disputes lui paraissent suffire. La médecine
l'intéresse davantage \ aussi entre-t-il dans plus de détails ;
non seulement il prévoit l'étude des corps animés, des végétaux
et des métaux, mais la dissection, les dissolutions et les trans-
mutations. Hippocrate et Gallien seront les guides de l'étudiant :
il les admire, les imite et reçoit les insignes avec le titre de
docteur, quand il a témoigné n'être plus un danger pour les
malades et qu'il s'est montré un digne ministre de la nature pour
rappeler et conserver la santé.
Soulignons une phrase finale où, sans doute, se retrouve le
Français faisant une place à sa langue, mais qui est, en même
temps, un témoignage important de la diffusion de celle-ci aux
Pays-Bas : « Afin de ne négliger en rien les intérêts publics, pour
que l'on puisse étudier ici cette langue française dont l'usage
est si fréquent dans tous nos Pays-Bas, aussi bien dans les
affaires politiques qu'ecclésiastiques, nous illustrons publique-
ment les règles de la langue française par les exemples et la
lecture expliquée du plus éloquent auteur de cette langue 2. »
1. Bronnen Leidsche Universileit, t. I. p. 42*.
2. Feugueraei... Opuscula déjà cité, dernière page : i ne autem reipubliese alla in
150 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Cet auteur n'est pas nommé, je gagerais que c'est Calvin, mais
ceci importe peu. Il faut souligner avant tout le fait que le
français fut enseigné à l'origine de la première et de la plus
illustre des Universités hollandaises, et que, dans le pays, aujour-
d'hui encore, notre langue est inscrite au programme des écoles
primaires et est la seule dont se servent dans leurs cours les
professeurs de français des universités, même lorsqu'ils sont de
nationalité hollandaise K
Ce qu'il faut souligner aussi, c'est que le français n'apparaît
pas comme une langue étrangère, mais comme un parler dont
l'usage est très répandu aux Pays-Bas. Or il ne s'agit pas, remar-
quons le bien, des provinces wallonnes, dont la destinée se sépa-
rait de plus en plus de celle des provinces du Nord et qui allaient
bientôt former l'Union d'Arras (6 janvier 1579), contre laquelle
se dressera l'Union d'Utrecht (Hollande, Zélande, Utrecht,
Gueldre, Frise, Overyssel, Groningue, 23 janvier 1579).
Mais les rapports avec la bourgeoisie flamande et les autorités
espagnoles, le contact des députés des Etats Généraux entre eux,
faisaient du français une seconde langue officielle, même en
Hollande et en Zélande. N'était-ce pas celle que maniait le plus
facilement le prince Guillaume, n'était-ce pas celle dans laquelle
son conseiller Marnix de. Sainte-Aldegonde écrivait ses chefs-
d'œuvre et dans laquelle le jeune Constantin Huygens corres-
pondait avec ses parents, au début du xvne siècle 2 ? Surtout,
le français était l'organe de la puissante Eglise Wallonne des
Pays-Bas, créée par les réfugiés du Hainaut et de la Flandre,
lors du premier Refuge, et dont la constitution avait servi de
modèle à celle de l'Eglise Réformée hollandaise. La confession de
foi de cette dernière est une adaptation de celle de Guy de
Bray, qui elle-même s'inspire de celle de Théodore de Bèze.
Si, en 1579, l'église de langue flamande invita l'Eglise Wallonne
à s'associer à elle, à abandonner ses propres Synodes, ses propres
re desimus ut Gallicae linguie (cujus hoc teniporc, toto hoc Bclgio, tuni in Ecclesias-
ticis, tum in politicis frequens usus est) domi discendae potestas liât, praecepta
linguœ Gallicae, exemplis et praelectione disertissimi in ea lingua auctoris, publiée
illustramus » ; cf. la thèse de doctorat de L'Université <ie Paris, présentée par M. K. J.
Riemens : Esquisse historique de l'enseignement du français en Hollande, au XVIe au
XIX' siècle, Leyde, A. W. Sijthoff, 1919, 1 vol. in-8°, pli., p. 58.
1. Comme par exemple M. Salverda de Grave, réminent professeur de l'Univer-
sité de Groningue, qui a récemment repris la chaire de littérature française que
j'ai occupée à l'Université d'Amsterdam, d'octobre 1912 à octobre 1919.
2. De Briefwisseling van Constantijn Huygens, éd. par J. A.YVorp. t. I, La Haye,
Nijhoff, 1911, un vol. in-4°, par ex., p.p. 10, 17. 18,21, etc., p. 22 et passim: on en
trouvera aussi de bilingues. Cf. également Riemens, op. cil.
LA FONDATION DE L' UNIVERSITÉ DE LEYDE 151
« Classes », en un mot, son autonomie et si celle-ci s'y refusa, ce
n'était pas par hostilité envers les frères flamands, bien loin de
là, mais pour garder la langue qui était celle de ses premiers
fondateurs et de ses martyrs.
Cette organisation autonome et cette langue, l'Eglise Wal-
lonne, qui s'appellerait plus justement française, depuis qu'elle
a été renforcée, après la Révocation, par le second Refuge de 1685,
les a gardées jusqu'à nos jours et, dans chaque grande ville de
Hollande, chaque dimanche, sur les fidèles descendants des
Huguenots de jadis, tombe, du haut de la chaire, une parole
purement et vraiment française, commentant celle du Christ.
Dès le 8 février 1576, Feugueray est recteur, en dépit de l'ar-
ticle III du Règlement, qui exige la connaissance du hollandais.
Guillaume d'Orange lui est reconnaissant, peut-être, d'avoir,
avec d'autres théologiens protestants, en juin 1575, déclaré
valable son union avec Charlotte de Bourbon, conclue
le 12, bien que la précédente épouse, Anne de Saxe, convaincue
d'adultère, fût encore en vie. On possède 1' « Avis de M. Feu-
gheran touchant le mariage du Prince » et résumant les motifs
« qui semblent plus que. suflisans pour satisfaire à ce que semble-
roit avoir defailly à la formalité dont il est question » K
Le séjour de Feugueray en Hollande ne fut pas de
longue durée. Au bout d'un an, à cause de l'irrégularité des
payements, il songe à partir, sous prétexte que sa Communauté
de Rouen le réclame. Comme celle-ci redouble ses instances, les
Etats envoient un messager exprès au Synode des Eglises de
France pour le prier de leur laisser Feugueray en attendant que
l'on ait pourvu à son remplacement.
Guillaume demande aux Curateurs de tâcher de conserver
ce théologien, qui a l'avantage de prêcher en français 2, à la
fois pour ceux qui ignorent le hollandais et pour ceux qui veulent
1. Voir la notice de M. le professeur Knappert dans le Nieuw Xederlandsch
Biografisch Woordenboek de MM. Molhuysen et Blok, t. 111 (1914), col. 399. On
trouve à la bibliothèque de la Société de l'Histoire du Protestantisme français, 54,
rue des Saints-Pères, Paris, une copie signée par le pasteur Jean Tallin. de l'acte
de célébration du mariage entre Mgr le Prince d'Orange et Mademoiselle de Bourbon,
lilK de Mgr. le duc de Montpcnsicr. Cette copie est datée du 12 juin 1575 : elle provient
des Mss. de l'Académie de Sedan et porte le numéro 336 bis, pièce 183.
2. Cf. la lettre du prince Guillaume adressée aux Curateurs, 9 mai 1579 (Brvnnen
f.cidschr Université*, t. I. p. 65*). Parlant de l'Italien Zanchius, qui pourrait
éventuellement succéder à Feugueray. il dit : « Wesende een Italiaen, cghcen sermoen
en zal kunnen gedoen int Franchois, zoo wij verstaen, dat de voors. Feugheray
somwijlen doet, d'welek grootelyek aient den gencn. die de spraeeke van den lande
nyet en verstaen ende andere w'illende leeren de voors. Franchoischc spraeeke. »
152 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
apprendre le français ; sa science, sa piété, sa fidélité, avaient
rendus de si grands services à la fondation, que son départ
risquerait de faire disparaître l'institution à peine créée.
Mais Feugueray partit pour Rouen, après avoir passé par
Anvers, d'où il signe le 15 octobre 1579, la dédicace de ses
Opuscula, présentés au Prince d'Orange 1.
Celui qui, deux ans après, allait prendre sa place, devait
être un Français encore, Lambert Daneau, dont nous parlerons
plus loin.
Il faudrait cependant se garder de voir dans l'Université de
Leyde une sorte d'institution française, mais, sur huit professeurs
dont les traitements sont établis le 17 juillet 1575 -, il y a
néanmoins, pour cinq Hollandais, deux Français et un Westpha-
lien, Hermannus Reinekerus. Celui-ci, malheureusement, il fallut
le congédier par Résolution du 1er mars 1576, suspendue, puis
reprise, le 9 mai 1578, pour grossièreté et ivrognerie. Il avait,
sauf respect, montré son derrière à son hôtesse, en prononçant
des mots malhonnêtes : il s'enivrait journellement avec de la
racaille, au point d'en vomir. Ainsi parle le vieux-hollandais qui
ne mâche pas ses mots 3.
Le personnelenseignant du début se renouvelle rapidement et
bientôt y prendra place l'élément belge, représenté par des
hommes de valeur comme Drusius, né à Audenarde, Vulcanius,
né à Bruges, Bollius de Gand et enfin, grand entre tous, Juste-
Lipse, nommé, le 5 avril 1578, professeur d'histoire et de
droit, au traitement de 500 florins, porté ensuite à 600, le
10 août 1578 4.
Revenons à la chaire de théologie, à la vacance de laquelle
il n'avait été pourvu que provisoirement par la nomination du
Hollandais Crusius, de Delft 5.
1. Cf. Nieuw Ned. Bior/r. Woordenboek, t. III, col. 101. Le départ de Feugueray est
signalé comme imminent, le 5 août 1579; cf. Bronnen Leidsche Universiteit, t. I,
p. 76*. Sur la généalogie de la famille Feugueray, voir tiaag, La France Protes-
tante, Ve éd., t. VIII, p. 408, art. Roissi, mais surtout le même ouvrage, 2e éd..
t VI, col. 526 s.
2. Cf. Bronnen Leidsche Universiteit, t. I, p. 3.
3. La neuvième question qui le concerne est celle-ci : < of hij hem jegens zijn wacr-
dinne zeer schoffierlick ende als een fielt draecht en haer zijn acnterste schande-
lick vertoont, daarbij vougende eenige zeer oneerlicke woorde : la troisième :
« of hij hem dagelicks begeeft met schuytboeven ende zulc gespuys ende vole te
drincken ende ooe hem zelfs mette zelve zoo droncken ende vol liad gezopen. dat
hy, met verlof gezeyt, most braecken ? », ainsi est formulée la plainte des Etats,
Bronnen, t. I, p. 1, n. 1. Voir aussi I. Douzae Poemata (1609), p. 7'.».
4. Bronnen Leidsche Universiteit, t. I, p. 5 et 0.
5. lbid., t. I, p. 70*.
Planche XVI a.
w.r-scBswv. . -* , --•_.( i f v '■'.•■' .'■-.i '-A.* l.--i" - ^rffi: ■ '« ?Mfe-0
m
,rr^_ . .
; AcadeimA XMtfdu na
L'Université de Leyde depuis i58i (Cloître des Dames Blanches)'
Planche XVI h
CJ~JCE A -J~^R\j7ll A^ITOMIC UAi .
L'Amphithéâtre d'anatomie fréquenté par Théophile et I)i>caktes
a l'Université de Leyde (Eglise des Béguines voilées).
(Gravures extraites de Meursius, Ithenae Batavae, il
Planche XMI a.
BlBLIOTHECA PUBL1CA.
La Bibliothèque de l'Université de Le\de, où travaillait Scaliger.
Planche XVII b.
Le Jardin des Plantes de l'Université de Leydi dirigé par
de L'ESCLUSE d 'Auras.
(D'après Meursius, Itfxenae Batavae, ;
CHAPITRE II
UN THÉOLOGIEN DU XVIe SIÈCLE : LAMBERT DANEAU (1581-1582)
Lambert Daneau était né, vers 1530, à Beaugency-sur-Loire.
Son historien, M. de Félice \ le qualifie «un des théologiens
réformés les plus laborieux et les plus distingués du xvie siècle »,
et, ailleurs, «un de nos plus grands théologiens du xvie siècle...
il est des premiers du second rang », le premier rang étant celui
de Calvin et de de Bèze. Il fit ses études de droit, successivement
à Orléans, sous Anne du Bourg, dont le martyre devait, en 1559,
entraîner pour Daneau la conversion et bientôt l'exil. C'est
dans cette ville qu'il connut le célèbre ami de Montaigne, La
Boëtie, qui lui adressa un distique latin ainsi conçu : «Lorsque
je nie que tu sois jeune, tu me contredis, Daneau ; mais tes
paroles sérieuses trahissent un vieillard » 2. Le jeune vieillard
se rendit à Bourges, où il reçut le grade de docteur des mains
de Cujas. Il s'y lia avec le professeur Hugues Doneau, que
nous retrouverons, auprès de lui, à Leyde.
Arrivé à Genève, le 24 avril 1560, il y passa un peu moins
d'un an, mais, influencé par Calvin, il se décida à quitter le
droit pour la théologie. Nommé pasteur à Gien, où il exerce
de 1560 à 1572, il est sept fois chassé, sept fois rappelé, con-
damné, absous, toujours errant, jusqu'à ce qu'il se fixe a Genève
le 10 octobre 1572 ; il y devient pasteur et professeur de théolo-
gie, le 25 juillet 1571.
1. Dans son livre intitulé Un Théologien <lu XVI' siècle: Lambert Daneau de
Beaugency-sur-Loire, pasteur et professeur de théologie (1530-1595^, Sa m
ouvrages, ses lettres inédiles, par Paul de Félice, pasteur : Paris, 1883, 38 l pp., in s .
Voir du même, un article plus récent dansHaag, La France Protestante, 2e éd., t. V.
col. 62-91, avec bibliographie. Cf. aussi \Y. x. Du Rieu, Lambert Daneau <) /.<v/</<-,
Fondation de la Communauté wallonne à Leyde, le 26 mars 1581, dans Bulletin de la
Commission de l'Histoire des Eglises wallonnes, I. 69-91, et Nieuw Nederlandsch
Biographisch Woordenboek, t. I, col. G85-8.
2. Bonnefon (Paul) Montaigne et ses amis, nouvelle édition : Paris, Colin, 1898,
in-18°, p. 204.
154 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Dès l'année suivante, par une lettre à Bastingius ou Jérôme
Basting, alors étudiant à Heidelberg, où professait Doneau,
nous le voyons en relations avec les théologiens des Pays-Bas
méridionaux, réfugiés là, notamment Dathenus, et préoccupé
du Synode. d'Embden et de la Confession de foi l.
Quoi d'étonnant si, le départ de Feugueray décidé, les Cura-
teurs de l'Université de Leyde. à qui incombent les nominations,
offrent à Daneau la chaire de théologie devenue vacante. Celui-ci
répond, le 16 mai 1579, à leur émissaire Ratloo, avec cette humi-
lité orgueilleuse, qui caractérise les savants du xvie siècle dans
leur correspondance. Le vrai motif de son refus, il l'indique, mais
le maître, de Bèze, dans sa lettre du 29 mai 1579 au même
Ratloo, le précise, en déclarant que, à cause de son grand âge
et de son état de santé, il ne saurait se passer des services de
son collègue Daneau.
Quant à celui-ci, au fond, cette « vocation le tente et ce n'est
pas uniquement par reconnaissance qu'il dédie, en 1580, à
l'Université, son Livre des Sentenees, ce qui lui vaut quatre
pièces d'or aux armes de la ville, décernées par les Curateurs,
le 27 octobre 1580 2. Peu de temps après, en effet, le 1er décem-
bre, le collège des Bourgmestres et Régents de la ville de Leyde
nomme L. Danaeus, Premier professeur de théologie, au traite-
ment de 800 florins, avec une indemnité de voyage de 400 florins.
Ils écrivent à Bèze de vouloir bien faciliter son départ 3.
Le messager, chargé d'apporter à Genève les médailles,
lui remet en même temps la lettre des Bourgmestres et
Régents, datée de décembre 1580, lui demandant d'accepter la
place, pour laquelle ils n'ont trouvé jusqu'à présent aucun
titulaire capable : « Ton érudition, ô très illustre, dans les
Lettres divines et les Saints Mystères, est connue de tous et la
bienveillance que tu nous a témoignée, nous a donné confiance
de pouvoir obtenir ta collaboration pour notre Université, i
A l'élégance du latin de cette épître, on reconnaît sans peine la
main de Juste Lipse, dont les Archives des Curateurs gardent
encore la minute. Non moins élégante est celle qu'il a rédigée
à l'adresse de Théodore de Bèze, le priant, au cas où il
ne pourrait procurer et favoriser l'adhésion de Daneau, de
1. Bulletin Eglises Wallonnes (1»« série), t. IV. pp. 202 à 291.
2. Bronnen Leidsche UnioersUeit, t. I. p. 1 l-l">.
3. Ibid., t. I, p. 1U et pièce 67, p. 84*.
UN THÉOLOGIEN : LAMBERT DANEAU ( 1 08 1 -1 .")<S'2) 155
désigner quelque autre candidat. Les relations se resserrent entre
Leyde et Genève qu'un auteur appelait récemment : « La pépi-
nière du Calvinisme hollandais » 1.
Le 26 janvier, Daneau accepte, et, dans sa lettre aux
Bourgmestres et aux Régents, il raconte qu'il se prépare,
qu'il vend son mobilier, qu'il emballe ses livres et l'ait ses malles 2.
Ce n'est pas une mince allaire qu'une pareille expédition avec sa
femme, Claude Péguy, fille d'un prévôt des marchands d'Or-
léans 3, trois enfants, Samuel, Marie et Anne, dont l'aîné n'a
pas même six ans, et un domestique. Aussi profitera-t-il de la
foire de Francfort, qui se tient au printemps, pour faire route
avec les marchands et, sans doute, pour y prendre connaissance
des dernières nouveautés de la librairie européenne. Daneau
prie donc les Bourgmestres et Régents de le recommander aux
Hollandais qui en reviendront, pour qu'il puisse les accompagner
et être plus promptement et plus sûrement rendu. Notre savant
n'a pas l'air bien entreprenant, une fois sorti de sa théologie.
Il retiendra le messager de la ville de Leyde, car lui-même ignore
l'allemand et ne saurait faire une aussi longue expédition sans
interprète 4.
Quoique se dépouillant avec douleur de cet insigne ornement
de son Eglise, Théodore de Bèze consent au départ de Daneau,
dont l'amitié lui tenait au cœur : le 8 février, le Magistrat de
Genève le décharge de ses fonctions 5.
Malgré toutes les précautions prises, le voyage ne se fit pas
sans encombre. L'incident le plus marquant fut qu'il faillit
être arrêté à Strasbourg, où son bateau était arrivé après
deux jours de. navigation. Il avait voulu rendre visite au célèbre
pédagogue Jean Sturm qui, converti en 1540, y avait fondé un
gymnase, bientôt transformé en Académie avec quatre cents
disciples, et qu'on peut considérer comme l'origine de notre
Université de Strasbourg. Or, Daneau venait de publier un
1. De Vrics (Hernian), Genève, Pépinière <lu (".alpinisme hollandais', Fribourg
(Suisse), Pragnière frères, l'.H.s, l vol. in-8°. Il y est question de Daman aux pp. 72-
73. Voir aussi le livre récent de Léonard Chester Jones : Simon Goulart < 1543 1628).
Etude biographique et bibliographique : Paris, Champion, 1917, 1 vol. in-8°, p. 35*3
et 360.
2. Iimnncn Leidsche Universileit, t. I. p. 85*.
3. Elle s'était réfugiée en Suisse et il l'avait épousée en secondes noces en L573.
Appartiendrait-elle à la même famille (pie l'auteur du Mystère de Jeanne d'Arc.
Charles Péguy, mort au Champ d'honneur en 1914 .'
•I. Bronnen Leidsche Universiteit, t. L p. 85 .
■"-. Ibid., t. I, p. 80*, et Du Rieu, op. cil.
156 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
examen critique du livre de Chemnitz, sur les deux natures
en Christ, et si vive était alors la querelle entre Sturm et les
théologiens ubiquitaires, que ceux-ci firent interdire les auberges
à Daneau et qu'il se vit refuser l'accès « du Bœuf ». Ayant
trouvé asile ailleurs, grâce à des amis, il fut arrêté au sortir d'un
déjeuner chez Sturm, et un sergent le conduisit chez le bourg-
mestre. Ce dernier, après l'avoir fait attendre trois heures,
l'interrogea pendant deux, lui reposant sans cesse les mêmes
questions (il était d'ailleurs ivre) et s'enquérant s'il n'avait
rien écrit contre la formule de Concorde. On finit par le relâcher,
et, le 14 mars 1581 \ Daneau arrive àLeyde, salué, le lendemain,
à son auberge, par le Recteur et les professeurs, qui lui offrent un
banquet. Le 18 mars 1581, il est reçu dans l'assemblée des pro-
fesseurs au Sénat, en présence du Curateur Douza : ses cours
auront lieu régulièrement à trois heures. La leçon inaugurale qui,
dans toutes les Universités hollandaises est aujourd'hui encore
une solennité, fut donnée, disent les « Acta Senatus », le 26 mars
1581, au milieu d'un grand concours de monde. Le Magistrat
lui demande de prêcher tous les dimanches en français. Ce fut,
après les sermons de Feugueray, mais d'une façon plus directe
encore, l'origine de la fondation de l'Eglise wallonne ou française
de Leyde, dont l'existence n'était pas peu faite pour attirer
dans cette lointaine ville de Hollande les étudiants protestants
de chez nous 2.
Si ces prêches en notre langue, dont le premier se fit également,
le dimanche 26 mars, dans l'église des Béguines voilées (cf. pi. XV),
eurent l'approbation du Magistrat, il n'en fut pas de même
lorsque Daneau prit, sans le consulter, l'initiative de former un
Consistoire français, avec un Collège des Anciens et un Collège
des Diacres. Cependant, le 18 décembre 1581, le Magistrat
autorisa ce Consistoire à distribuer, de concert avec Daneau,
la Sainte Cène, en choisissant pour cela un jour convenable,
pourvu qu'il admît à la distribution exclusivement ceux qui
sont de langue française. L'Eglise wallonne de Leyde esl
désormais instituée : elle existe encore aujourd'hui avec
deux pasteurs, tous deux Français. Leur communauté est
petite, mais fidèle : l'un représente en matière de reli-
gion des tendances orthodoxes, l'autre des tendances lihé-
1. Bronnen Leîdsche Universîteit, t. I. p. 17.
2. Bulletin Eglises Wallonnes, t. I, lr' série, j>. 81.
Planche W III.
Lambert Daneau, théologien protestant français,
professei r \ l'1 niversité de Leyde (i58i-i58a).
(D'après une gravure conservée à la Bibliothèque wallonne, à Leyde").
UN THÉOLOGIEN : LAMBERT DANEAU (1581-1582) 157
raies, mais ces nuances n'empêchent pas leur collaboration.
Les conflits d'alors étaient plus aigus et le Magistrat, dont l'ins-
piration est « libertine » comme celle de Guillaume d'Orange \
reproche bientôt à Daneau son intolérance calviniste et l'accuse
de vouloir faire peser sur les consciences des bourgeois un nouveau
joug, aussi insupportable que celui de la papauté. Dans une lettre
adressée aux Etats de Hollande, le 5 avril 1582, Daneau se défend
d'avoir « rien voulu de plus que la discipline ecclésiastique
genevoise, mais surtout pas d'inquisition ».
Daneau, lui aussi, avait des sujets de mécontentement : peu
satisfait de son logement 2, il se plaignait également, dans ses
lettres, du climat froid et humide et des gens du pays, qu'il
trouve entêtés et orgueilleux ; il écrit à Gaultier, le 13 octobre
1581 3 : « Pour moi, je trouve ce climat détestable, maritime,
trop lourd, couvert, l'atmosphère presque constamment troublée
par les vents les plus violents, d'où résultent des catarrhes et
des rhumes, qui sont la peste des gens voués à la vie sédentaire.
Enfin je le supporte autant que je peux; ma-famille, les enfants
surtout, s'y adaptent mieux et s'accommodent de la nourriture
de ce pays. A mon âge, au seuil de la vieillesse, c'est plus diffi-
cile ».
Il se plaint du nombre trop restreint de ses disciples :
rares sont ceux qui se consacrent à l'étude de la théologie, quoi-
qu'il y ait disette de bons ministres4. Cependant, il n'a qu'à se
louer des étudiants, qu'il trouve studieux et zélés et qui le sou-
tiennent dans ses démêlés avec le théologien Coolhaes. Leur
intervention envenime le conflit ; le magistrat affirme qu'ayant
fait tête à l'inquisition d'Espagne, il saura résister aussi facile-
ment à celle de Genève, à quoi le professeur réplique qu'il ne
saurait demeurer en un pays, où la discipline de Genève, con-
forme à la parole de Dieu, est assimilée à l'Inquisition d'Espagne
et qu'il offre sa démission5. Le 2 mars 1582, Vulcanius, secré-
1. Dans sa lettre du 13 oetobre 1581, adressée à Gaultier, et qu'on trouvera chez
de Félice, op. cil., p. 357, Daneau donne en passant, sans le vouloir, un magnifique
témoignage de tolérance au prince d'Orange : « Princeps Auriacus, tum propter
varias alias occupationes, tum etiam quod suapte quadam natura si t ïfciaxa Spasxii
p'.o;, sinit omnes suo more vivere : in cujus tamen unius saluteet incolumitate posita
videtur totius hujus re^ionis salus et pax. i
2. Il habitait au Rapenburg.
3. Cf. de Félice, Lambert Daneau. ., p. 351, n° 51, lettre latine.
■1. Même lettre, p. 358.
5. Acta Senatus, 9 février 1582, dans Brannen Lcidschc Universileil, t. I. p. 28,
■98* et 102*.
15<S PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
taire du Sénat académique, communique au Prince d'Orange la
requête de Daneau, tendant à être relevé de ses fonctions en
avril. Le Prince ne tarde pas à répondre, le 10 mars, demandant
plus de détails et suppliant qu'on le retienne, de crainte de voir
déserter la Faculté 1.
Cela n'empêcha pas Lambert Daneau de partir pour Gand,
où le calvinisme régnait alors en maître et où on le garda à la
Faculté de théologie protestante, qui y avait été fondée. Il y fit,
le 30 mai 2, son discours inaugural.
Le chroniqueur van Campene, qui l'a entendu professer, n'en
fut pas enchanté, car « il lisait ses leçons dans un cahier », mais,
par après, il le nomme « claiïssimus vir Lambertus Danaeus ».
Le 14 juillet 1382, à deux heures de l'après-midi, quarante propo-
sitions furent affichées dans l'église des Dominicains. Le même
jour, elles furent soutenues, sous la présidence de Daneau, par
un jeune homme de Lille, nommé Dominique Baude : nous le
retrouverons, plus loin, professeur à Leyde, sous le nom de
Baudius. Un des inspecteurs de la Faculté de Gand était Adrien
Saravia, dont nous reparlerons aussi.
Daneau ne devait pas rester longtemps dans cette ville, il n'v
passa qu'une année jusqu'au 15 mai 1583 3, une « vocation dfe
l'Académie d'Orthez ayant hâté son retour. Il la suivit à Lescar,
puis il passa à celle de Castres, où il entra le 29 octobre 1593.
Il y mourut le 11 novembre 1595 4.
Son petit-fils Lambert, un siècle plus tard, devait, après la
Révocation, se réfugier à Leeuwarden, où il s'éteignit en 1699.
Ainsi se marque la continuité de l'histoire et s'explique le Refuge
en Hollande de plus de cent mille réformés. Les petits-fils sui-
vaient, forcés par la persécution, la voie que jadis leurs grands-
pères avaient prise, attirés les uns comme les autres par ce phare
de liberté qui les guidait vers le Septentrion.
1. Jean de Nassau, frère du Taciturne, écrit à celui-ci, le 1 1 juillet 1582 : i en ce
qui concerne l'Université de Leyde, clic se porte fort mal. attendu que le docteur
Danaeus, le plus remarquable théologien que l'on puisse trouver dans ces provinces,
est parti pour Gand où il est devenu professeur. - Fontaines dit qu'après le départ
de Daneau, l'Université marche à reculons à la manière des écrevisses (gehet den
Krepsganck). Cf. P. Frédéricq : L'enseignement public tirs calvinistes à Gand (1578-
1584) dans Travaux du cours pratique d'histoire nationale de 1'. Frédéricq, l,r fas-
cicule, (.and et La Haye, 1883, in-8°, p. 81-82.
2. 11 était arrivé le 20. Cf. Frédéricq, op. cit., p. 79.
3. De l'élite, op. cit., p. 110.
4. Haag, Lu France Protestante, 2e éd., t. V, col. G8, et Nieuw Nederl. Binqrafisch
Woordcnbuck, t. I, col. 680.
CHAPITRE III
UN GRAND JURISTE : HUGUES DONEAU (1579-1587)
Le meilleur appui de Daneau, dans sa lutte contre le magistrat
de Leyde, avait été un autre protestant français beaucoup
plus illustre, l'émule du grand Cujas lui-même, Hugues
Doneau ou Donellus. Les Bronnen der Leidsche Universiteit,
apportent, sur le long séjour qu'il fit à Leyde, bien des détails
curieux.
Doneau était né à Chalon-sur-Saône, le 23 décembre 1527,
d'une famille de« robins » très considérée dans la ville 1. Etudiant
à Bourges, il y enseigna bientôt aux côtés de son maître, Duaren;
en 1555, Cujas lui ayant été préféré, malgré l'appui de Michel
de l'Hôpital, pour la chaire de Baudouin, il en conçut une
vive jalousie, qu'il manifesta en rendant la vie impossible à
Cujas, ce qui n'empêcha pas celui-ci, après une année, d'éloigne-
ment, de succéder à Duaren en 1558. Les deux rivaux se suppor-
tèrent jusqu'en 1566, date à laquelle Hotman succéda à Cujas :
Doneau et lui furent suspendus comme suspects d'hérésie en
1571. A la Saint-Barthélémy, déguisé en valet d'étudiant alle-
mand 2, Doneau s'enfuit à Genève, où il fut admis comme habi-
tant, le 26 septembre 1572.
Sur la prière du Conseil, il y donna quelques leçons, mais bien-
tôt il répondit à l'appel de l'Electeur Palatin, qui lui offrit la
première chaire de droit à l'Université de Heidelberg. Louis VI,
lils de l'Electeur palatin, ayant succédé à son père, destitua tous
les professeurs calvinistes, sauf Doneau.
1. Haag, La France Protestante, 2« éd., t. V, col. lis et Nieuw Ned. Biogr. R
denboek, l. I. col. l'2'J à 735.
2. Cf. L'oraison funèbre prononcée par Scipio Gentilis et qui figure en tête <K,v-
Opéra Omnia de Doneau, réédités à Florence, de 1840 à lts 17, en 12 voL in-fol.,
t. I, p. VI.
160 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Selon Bayle et la Biographie Universelle, il se rendit en Hol-
lande dès 1575. Paquot et Spangenberg, dans l'Encyclopédie
d'Ersch et Gruber, reculent son départ de Heidelberg jusqu'en
1579 ; discussion inutile, les Bronnen résolvant la question :
c'est en effet, le 14 juin 1578 seulement, qu'il est fait mention
de Doneau pour la première fois dans les Acta Senatus K
Devant cette haute assemblée, le professeur de physique,
Alexandre Ratloo rend compte de la mission dont il a été chargé
par le Sénat pour tenter de recruter des professeurs en Alle-
magne. Auprès du Français François Hotman 2, ses efforts ont
été vains, de même auprès de l'Italien Zanchi, alias Zanchius,
de Daniel Toussain (Tossanus), alors professeur à Xeustadt sur
Hardt, et d'un troisième Français : Junius. Seule une con-
versation avec Doneau laisse quelque espoir, ce qui décide
le Sénat à demander aux Curateurs d'adresser à ce dernier
une lettre officielle 3.
Une Résolution des Etats de Hollande, du 21 juin 1570,
arrête que le docteur Hugo Donellus, professeur de droit à Hei-
delberg, sera invité à occuper la chaire de droit de Leyde, au
traitement annuel de mille livres de gros, c'est-à-dire mille
florins, et qu'il lui sera accordé trois cents livres pour son
voyage 4.
Le 24 octobre, on annonce, en séance du Sénat, que le savant
arrivera le soir même, heureuse et favorable nouvelle (quod
felix et faustum sit) : un banquet lui sera offert dans la maison
du Recteur Juste Lipse 5. Elles allaient donc se trouver en face
l'une de l'autre « ces deux merveilleuses lumières, les yeux de
cette université » 6 : Doneau et Juste Lipse. Le 27 octobre, Doneau
est reçu dans le collège des professeurs et admis au serment de
fidélité aux statuts, en présence de deux Curateurs et du Sénat
académique, dans la maison du Recteur 7.
1. Bronnen Leidsche Universiteit, t. I, p. 12.
2. Sur Hotman. voir Correspondance de Rob. Dudley, comte de Leycester et de
François et de Jeun Hotman, publiée par 1 '.-.). Blok dans les Archives du .Musée
Teyler, Sér. II, t. XII, 2- p., Harlem, 1911, 1 vol. in-4°.
'S. Bronnen Leidsche Universiteit, t. I. p. S et 9. Le renvoi aux numéros 50-52 des
pièces justificatives, n'est pas exact en ce qui concerne Doneau, dont le nom se
confond facilement avec celui de Daneau.
4. Bronnen Leidsche Universiteit, t. I, p. 12.
5. Ibid., t. I. p. lu.
0. Ibid., I. I. p. 111*. Ainsi s'expriment les Bourgmestres écrivant au Prince
Guillaume, le '.i février 158 1 : • De twee beerlj cke lichten ende oogen deser Universi-
teyt, 1)1). Donellus ende Lipsius (die \vv hier in eeren noemen). »
7. Bronnen Leidsche Universiteit, t. I, p. 10.
Planche XIX.
HUGO DONELLU5 IC.
ET IURIS PROFESSOR.
Le grand juriste français Doneau,
PROFESSEUR \ 1,'Um VERSITK DE LeYUE i I .W|- 1 ."> S 7 I.
(D'après Meursius, [thenae Baiavae, [6a5).
UN GRAND JURISTE : HUGUES DONEAU 161
Un mois après, le 23 novembre, il fait sa première leçon.
Dès le 1er février 1580, il est adjoint au Recteur en qualité
d'assesseur, « quoique ne sachant pas le hollandais ». Son ensei-
gnement avait une telle valeur et son nom était une telle garantie
que la Cour d'Utrecht admit aussitôt à la profession du Barreau,
deux docteurs en droit, reçus par lui, le 3 mai 1580, après sou-
tenance publique de leur thèse l.
Dans sa lettre, déjà citée, du 13 octobre 1581, Daneau, après
s'être plaint du petit nombre de ses auditeurs, ajoute : « La
plupart des étudiants, presque tous, suivent le droit civil, pour
lequel nous avons Doneau, un maître qui dépasse tous les
autres. Pour les belles-lettres nous possédons ce fameux Juste
Lipse, dans lesquelles personne ne peut être plus versé » 2.
Ayant appuyé, dans l' affaire du Consistoire wallon, Daneau,
son compatriote, Doneau songe à l'imiter dans sa retraite
et, dès le 14 octobre 1582, il accepte la chaire que lui offre
l'université d'Altorf 3. Mais Guillaume d'Orange qui, décidé-
ment, n'avait pas de chance avec ses Français, refuse de
laisser partir cet homme, dont le nom seul et l'érudition
unique apportaient à l'Université de si riches et si insignes
moissons 4. Altorf revint à la charge au printemps 1584. C'est
sans doute pour retenir Doneau qu'on lui accorde une augmenta-
tion de 300 florins.
Le 13 septembre 1585, les étudiants demandent aux profes-
seurs de tâcher de le garder : ils avaient appris qu'il se pré-
parait à s'en aller, la ville n'ayant pas tenu les engagements
des Curateurs. Les Etats de Hollande, par Résolution du 18 sep-
tembre, lui garantissent son traitement de 1.300 florins5.
Sur ces entrefaites, étaient survenus des événements d'une
grande importance pour l'histoire des Pays-Bas, et auxquels
Doneau allait être étroitement mêlé. Privées de leur souverain
légitime, déclaré déchu de ses droits, le 26 juillet 1581, les Pro-
1. Bronnen Leidsche Unioersîteil, t. I, p. 14.
2. De Félice, Lambert Daneau, p. 358 : « Plerique, fere omnes, Jus civile sequuntur
in quo D. Donellum caeteris praestantiorem habemus. In bonis literis. Justuin illuiu
Lipsium, quo ni) in omni bonarum litterarum génère politius esse potest.
3. Bronnen Leidsche Universiteit, p. 38 et note 1 ; cf. aussi Eyssell (A. P. Th.),
Doneau, su vie et ses ouvrages, trad. <\u latin par J. Simonnet, Mémoires de l'Aca-
démie de Dijon. 2e série, t. XIII. 1861, et du même : Les dernières années île
H. Doneau, dans Mémoires de l' Académie de Dijon, t. XV. 1868-9; M. Bodet, Etude
sur Doneau, dans Revue du Droit français et étranger, I, 8 15-858.
•1. Bronnen Leidsche Universiteit, p. 110* et 118*.
5. Ibid., p. 10 et 11.
11
162 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
vinces Unies avaient offert le gouvernement à François d'Alen-
çon, duc d'Anjou. La malheureuse aventure d'Anvers, la Furie
française et bientôt la mort du duc en 1584, avaient mis fin à
ces projets d'union avec le royaume de France, et c'est du côté
de l'Angleterre que les Etats, se sentant trop faibles pour lutter
seuls contre la puissante Espagne, cherchèrent leur salut.
Elisabeth, comme l'avait fait le roi de France, refusa la
souveraineté pour elle, mais désigna comme son conseiller
auprès des Etats, son fameux favori Robert Dudley, comte de
Leicester, demandant comme gage, Flessingue, La Brielle et
Rammekens (20 août 1585) 1. L'ambitieux Leicester s'irritait
du peu de pouvoir et du peu de moyens qui lui étaient conférés
et son mécontentement s'accrut lorsque les Etats de Hollande
élevèrent, le 1er novembre 1585, le jeune Maurice de Nassau à la
dignité de Stathouder, Capitaine et Amiral général, avec le
comte de Hohenlohe comme Lieutenant. Le 7 janvier 1586,
Leicester fut reçu par les Etats généraux. Les députés représen-
tant le parti des Régents, c'est-à-dire l'oligarchie des grandes
villes, lui offrirent le souverain pouvoir, qu'il hésita à accepter
par crainte d'Elisabeth ; mais bientôt, il prêta serment, dans la
vaste salle du Binnenhof, en qualité de gouverneur des Pays-
Bas, à la grande fureur de la reine, qui finit par s'apaiser. L'in-
terdiction de faire du commerce avec l'ennemi et la défense d'ex-
porter des vivres et des munitions irritèrent les marchands
hollandais, qui prétendaient continuer à trafiquer, même avec
les adversaires de leur propre patrie ; ceci le brouilla avec les
Régents des grandes villes.
Une sorte de coup d'Etat à Utrecht, le 30 juin, marqué
par l'arrestation de Paul Buys, que Leicester considérait comme
le principal obstacle à ses desseins, accrut la défiance d'un pays
fort ombrageux à l'égard de la tyrannie. Leicester nomme des
gouverneurs comme Sonoy, en Hollande septentrionale, sans
même consulter le Stathouder. Parti pour l'Angleterre, le
4 décembre 1586, il n'en revint que le 6 juillet 1587. Qu'au
début de septembre, il ait projeté de s'emparer du pouvoir
absolu, cela n'est pas douteux. Oldenbarneveldt (Pension-
naire de Hollande depuis le 3 mars 1586), cherche refuge auprès
1. Voir l'article I.eiceslcr par M. Ilaak dans Nieuw Ned. Biogr. Woordenbock,
t. IV, col. «91 à 901.
UN GRAND JURISTE : HUGUES DONEAU 163
du Prince Maurice et des Etats de Hollande à Delft, tandis que
les Etats Généraux se rassemblent à Dordrecht.
Les négociations entamées par Leicester avec l'Espagne lui
aliénèrent, en octobre, jusqu'à ses amis calvinistes et les prédi-
cants eux-mêmes commencèrent à réagir. L'arrestation à Leyde
du capitaine Cosme de Pescarengis, fit découvrir la trame d'une
conspiration dans laquelle était impliqué le professeur Saravia.
Ce dernier réussit à s'échapper, mais Pescarengis et Nicolas de
Maulde, dont les enseignes devaient renverser les Régents, furent
exécutés (25 octobre 1587).
Le 17 décembre, Leicester signe son abdication, qui ne par-
vint, par suite d'un hasard, dit-on, à la connaissance des Etats-
Généraux que le 11 avril 1588 1.
C'est précisément de la longue absence du Gouverneur, en
1587, que profitèrent les Régents de Leyde et en particulier
Douza, pour chasser Doneau, que son orthodoxie faisait avec
raison soupçonner d'être en relations étroites avec Leicester 2.
D'après les pièces conservées, le Lieutenant général de Maurice
de Nassau, le prince de Hohenlohe, ouvre le feu, par sa plainte
contre Doneau, adressée aux Bourgmestres et Echevins de la
ville de Leyde 3. Après avoir rappelé ses propres titres et ses
mérites, Hohenlohe se plaint de quelques étrangers, qui, n'ayant
aucun droit de se mêler des affaires des Pays-Bas, se permettent
de le calomnier et de blâmer ses actes, l'accusant d'entraver la
religion évangélique, le service de Sa Majesté et le bien public.
En particulier un docteur en droit s'était, le jeudi avant Pâques,
dans l'assemblée de l'Université, répandu en invectives contre
lui et les Etats, et avait justifié son attitude en tant qu'étranger,
par cette comparaison, qu'étant sur un navire, il avait le droit
de crier, en voyant ses compagnons de voyage tenter de couler
le bâtiment. Le docteur en droit, auteur de la dite comparaison,
est évidemment Doneau.
La lettre de Hohenlohe est du 13 avril 1587 : l'exécution ne
tarda guère4. Doneau lui-même, dans sa requête aux Etats,
nous en a conservé le détail :
1. On croit qu'à son retour en Angleterre, il fut empoisonné : en tous cas, il
y mourut le 1 sepieml re 1588.
2. Cl. W. Bisschop, De Wcelingen der Leiceslersche parti j binnen Leiden ; Leyde,
1867, un vol. in- 1" : sur le rôle de l k>n< au, voir ootammenl p. 23 36, 85 92
3. Bronnen Leidsehe Uniuersileit, t. I, p. 142*- 1*. Traduction ap. Eyssell, l>"i:eau.
sa vie et sis ouvrages, p. 332-337.
I. La décision des Curateurs fut prise le 11 avril 1587; cf. Bronnen Leidsehe
164 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
« Messeigneurs.
« Comme ainsi soit qu'au souverain degré de gouvernement,
auquel Dieu vous a mis en ces pais, vous soyes constituez pour
faire droict et justice, défendre les affligez, soulager et main-
tenir ceux qui sont injustement oppressez et, singulièrement,
pour faire jugement aux vefves, orfelinset estrangers au nombre
desquelz je suis entre vos subjeets, ayant receue, ces jours passez,
par les practicques et menées d'aulcuns miens ennemis, une
injure et violence indigne, par la sentence de ceulx qui moins me
debvoyent nuyre, au pouvoir desquels je ne puis ny n'est à moy
de résister, je n'ay peu faire autre chose qu'avoir recours à voz
Seigneuries, pour obtenir le soulagement gratieux que je me suis
promis de vostre équité et justice. Il est advenu ces jours passés,
Messeigneurs, sçavoir est le XXVe d'Apvril dernier passé, que
Messieurs les Curateurs de l'Université de Leijden, asçavoir
Monsieur de Xoorhvijck * et Maistre Pauls Bus, ensemble les
Burgemaistres de la dicte ville, assemblés en l'université, au
lieu destiné par eux à telles assemblées, m'ayant faict venir,
par leur mandement, par devers eux, sans aulcune forme de
procès, sans me dire aucune cause de ce qu'ils faisoient. sans
m'ouvr ou me donner aucun lieu de me purger et défendre en ce
qu'ilz m'eussent peii accuser, me feirent prononcer par le secré-
taire de leur ville la sentence qui s'ensuyet, en françoiset en ces
termes :
- Monsieur le Docteur ! Messieurs les Curateurs de l'Univer-
sité de Leyden et Messieurs les Bourguemaistres de la dicte
ville, pour certaines causes, vous demectent de Testât et degré
de professeur. A quoy, pour l'estonnement de telle nonveaulté,
je ne respondy autre chose, sinon: Et bien ! . voulant dire, s'il se
doit et peut ainsi faire, au nom de Dieu, soit: je n'y pourroye
résister. A ceste iniquité de sentence pour avoir condemné ung
homme non ouy, ils ont adjousté la seconde : c'est que, comme
ainsi soit que toute humanité nous convie et commende de porter
faveur à ceulx qui sont foullessés, assaillis et que les loix des
payens mesmes commandent de donner ung advocat et défen-
seur à celui 2 qui en a besoing etle requiert, ceux-ci, aucontraire,
Unioersiteil, t. T. p. 51. Elle fui communiquée à l'intéressé le lendemain. La requête
de Doneau a été écrite entre le 25 avril et le 5 mai.
1. C'est-à-dire .i< an 1 touza.
2. Le texte des Bronnen porte, t. I, p. 145*, ♦ ceulx ». De même dans EysselL op.
cil., p. 339.
UN GRAND JURISTE : HUGUES DONEAU 165
ont soudain après, envoyé quérir Monsieur le Recteur Lipsius,
auquel ayant declairé la sentence susdicte contre moy, luy ont
défendu d'entreprendre en ceste cause aulcune défense pour
moy, c'est-à-dire pour celuy auquel par tout ftebvoir de son
office il doit toute assistence, adjoustans qu'ils vouloient qu'il le
feisse entendre aux aultres professeurs, leur défendant à tous de
s'entremesler aucunement en ceste affaire, ayans aussy, à toutes
requestes à eulx faictes, refusé de dire les causes qui les avoit
esmeus de donner telle sentence, pour ne me laisser aucun lieu
de me pouvoir défendre. Une telle injustice s'estant espandue
sur moy et m'estant faict un tort si évident, auquel ils persistent
constamment, rien ne m'est laissé que d'avoir recours, après
Dieu, aux puissances supérieures, comme présentement je fay
à vos x Seigneuries, Messeigneurs, vous suppliant en toute humi-
lité et obéissance deiie, de ne me dénier, en ceste 2 affaire, vostre
secours et justice.
Et si j'ay esté appelle jadis par eux de lointain pays pour
vous venir faire service ; si, en ma charge, je me suis porté
avecq fidélité et diligence, avecq le contentement de tous gens
de bien et d'honneur ; si j'ay désiré, de tout temps, de porter
et ay porté en conscience à vos Seigneuries toute honneur et
affection serviable, comme Dieu me commande, queleque chose
que taschent autrement me dénigrer aulcuns miens ennemis ;
si, d'abondant, ayant dernièrement voulu suivre la vocation
honorable de Heydelberch et estant sur le poinct de partir, il a
semblé bon à vos Seigneuries, par commandement et instance
amiables de vos lettres réitérées, me divertir et comme contraindre
de laisser la susdicte vocation et de demeurer, et, à ceste lin,
adjouster un instrument autenticque, qu'il pletit à voz Seigneu-
ries m'envoyer 3, par lequel vous ordonnies que, tant que je
voudroy demeurer icy en ma profession, les gages que vous y or-
donnez me seroyent payés, commandans estroictement aux Cura-
teurs et Bourgemaistres de Leyden qu'ainsy fût faict et qu'ils
eussent à se reigler selon vostre ordonnance : Ces choses considé-
rées, vostre bon plaisir soit maintenir vostre ancien serviteur
contre ung tel tort faict contre tout droict et mesmement contre
1. Le texte des Bronncn porte « vous ». Eyssel, loco citalo, « Vos ».
'2. Le texte des Bronnen a par erreur « t'est »; Eyssel : cesl .
3. Il s'agil évidemment de la résolution «les Etats de Hollande mentionnée plus
haut, i). 161 (Rés. 18 sept. 1585). Doneau avait été appelé non seulement par
L'Université d'Altorf, mais aussi par celle île lleidelbcrg.
106 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
vostre arrest et ordonnance susdicte. Et, pour cest efîect, si la
sentence susdicte contre tout droict divin et- humain, donnée
contre ung homme non ouy, est de soy nulle par toutes loix,
vostre plaisir sôil la déclarer telle et suyvant ce, me déclairer
estre demeuré et demeurer encore de présent, comme aupara-
vant, au mesme degré qu'il vous a pieu m'ordonner de touts
temps et singulièrement par vostre dernière ordonnance. Ce
faisant, Messeigneurs, vos Seigneuries feront chose digne de
leur honneur et grandeur, c'est-à-dire raison et justice, et,
particulièrement, elles m'accroystront le désir et affection que
j'ay de tout temps de leur faire très humble service. »
Ne voilà-t-il pas un excellent modèle d'éloquence judiciaire
française au xvie siècle ? La requête peint la comparution
de l'inculpé devant les Curateurs, son étonnement en entendant
la brève exécution, prononcée en français, et dont l'audition
ne lui arrache qu'une exclamation de stupeur : « Eh bien ! »
Les Etats ayant soumis ce digne document à l'appréciation
des Curateurs et Bourgmestres, constituant le conseil d'admi-
nistration de l'Université, ils répondirent en formulant leurs
plaintes contre Doneau.
Dans l'espèce, puisque nous parlons d'un juriste, c'est un
déclinatoire de compétence ; les Etats ont aussi peu à voir dans
une destitution de professeur que les Curateurs et Bourgmestres
dans la mise à pied d'un ritmaistre, colonel, capitaine ou autre
officier. C'est l' affirmation la plus nette à la fois des franchises
municipales et de la liberté académique. Les Curateurs et Bourg-
mestres donnent néanmoins d'autres raisons encore et discutent
la lettre point par point, non sans longueurs, ainsi qu'il est de
règle dans les documents officiels hollandais. Doneau ne se tient
pas pour battu. Il fait appel, le 21 mai, à la solidarité de ses
collègues et sollicite l'appui du Recteur, Juste Lipse, demandant
que celui-ci contresignât, au nom de tout le Sénat, la supplique
au Magistrat de Leyde rédigée en Hollandais par le • lamulus a
Everard Blanchard l.
Les étudiants soutiennent leur maître, mais le Magistrat
se venge de Blanchard, considère comme le meneur, en lui reti-
rant la franchise des droits sur la bière.
11 y a encore d'autres pièces au dossier. Les Etats, par lettre
1. Cf. Bronnen Leidsche Unioersileit, t. I, p. -18 et Bisschop, Woelingen, cité plus
haut, p. 34.
UN GRAND JURISTE : HUGUES DONEAU 167
du 4 juillet 1587 *, continuent à retenir l'affaire, ce dont s'irritent
les Bourgmestres e*t Curateurs. Le 6, était rentré Leicester et
ceci va redonner confiance à ses partisans et ses amis. Le Gou-
verneur anglais intervient même personnellement en faveur de
Doneau, lors d'une visite à Leyde en octobre, mandant auprès
de lui les Bourgmestres et Curateurs, pour les prier de reprendre
le professeur et de le restituer en sa charge.
Dans leur séance du 15 octobre suivant, les Bourgmestres et
Curateurs maintiennent leur décision, affirment que son
retour ne fera que provoquer de nouveaux troubles dans
un milieu formé en grande partie d'éléments étrangers, trop
accessibles aux « nouvelletés ». De plus, la façon d'enseigner
habituelle à Doneau n'avait été de grande utilité ni à l'Univer-
sité ni aux étudiants.
Ceux-ci, à en juger par l'ardeur qu'ils avaient mise à défendre
leur maître, en témoignaient autrement et c'était probablement
une calomnie des magistrats, qui n'osaient exprimer ouver-
tement au Gouverneur les raisons purement politiques de
cette destitution. C'était aussi se consoler un peu facilement
que de dire, comme il était écrit clans la lettre, aux Etats,
du 20 mai 1587 2, que le dommage résultant pour l'Uni-
versité du départ de Doneau n'était pas si grand qu'on le
criait.
A la vérité, ce célèbre représentant de notre école juridique
était venu apporter aux Pays-Bas le « mos gallicus » 3 et, servi
par sa grande éloquence, il avait réagi à Leyde comme à Hei-
delberg, comme à Bourges, contre l'étude des glossateurs et
postglossateurs, des gloses et des gloses de gloses, pour y substituer
l'étude des textes mêmes, ce qui sera toujours, en toute matière
la bonne doctrine française.
Au reste, son talent ne devait pas être longtemps sans emploi :
l'Université d'Altorf allait se l'associer, tandis que Corneille de
Groot, Bronchorst et Sosius se mettaient trois pour le remplacer.
A Altorf, il retrouva Scipio Gentilis son ancien élève de
Leyde, «qu'il aimait comme son fils », et celui-ci prononça après
la mort du juriste, survenue le 4 mai 1591, une oraison funèbre,
1. Bronnen Leidsche Universiteit, p. 119*.
2. Ibid., t. 1. p. 118*.
'A. Cf. l'article de .M. van Kuyk dans Nieuw Ned. Biogr. }Yuurdenbvek, t. I,
col. 72lJ et Eyssell, op. cil., not. p. 192.
168 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
qui débute par un magnifique éloge de la science française K
Il n'avait donc pas survécu longtemps à son départ de Leyde ;
à 60 ans, ses infirmités pouvaient le faire paraître plus que
son âge. Quand l'Université de Leyde avait été définitivement
contrainte d'abandonner l'église des Béguines voilées, qui avait
été son berceau, le Recteur Juste Lipse et son secrétaire Vulca-
nius demandèrent pour Doneau l'autorisation d'y continuer ses
cours, car ii montait avec peine les escaliers, et cet abandon d'un
local où il professait depuis nombre d'années, rendrait trop
évident son manque de mémoire, probablement parce que, dans
sa distraction, le savant continuerait à s'y rendre par habitude 2,
trait fugitif qui transforme tout à coup un document en un
tableau, où l'on voit le petit homme à barbe courte et pointue,
au regard pénétrant mais distrait, à la fraise modeste à peu de
plis, s'avançant en robe, à pas machinal, vers l'amphithéâtre
où l'attendent ses auditeurs.
1. On la trouvera, comme nous l'avons dit plus haut, en tète de Hugonis Donelli...
Opéra Omnia, t. I, Luques, 1752, in-fol. Les œuvres de Doneau ont joui d'une telle
faveur en Italie que les douze in-fol. du xvnie siècle furent encore reproduits de 1840
à 1847 à Florence en 12 vol. in-8°. Ceci en dit long sur la valeur qu'elles ont con-
servée, même pour la science juridique moderne. L'oraison funèbre fut prononcée
par Gentilis, le 7 mai 1591 (cf. p. III, n. 1).
2. Bronnen Leidsche Universileit, t. I, p. 141*.
CHAPITRE IV
UN GROUPE DE THÉOLOGIENS : SaRAVIA, Du JON, Du MOULIN,
Trelcat, Basting
Doneau ne devait pas être la seule victime française des
troubles leicestériens : une autre exécution universitaire allait
suivre la sienne, celle d'un professeur de théologie cette l'ois,
nommé Saravia.
Selon les fiches de la Bibliothèque Wallonne de Leyde, que
nous avons invoquées maintes f ois « : Monsieur de Sarravia et sa
femme ont été reçus membres de l'Eglise de Leyde en 1584 » 1.
Dès la même date, il est question de lui dans le Livre Synodal
des Eglises Wallonnes 2. La « Classe » ou assemblée provinciale
des Eglises de Hollande et de Zélande, réunie le 29 octobre 1584,
accorde aux membres de l'Eglise de Leyde, « attendu le nombre
survenu en ceste Eglise depuis quelque temps », de choisir leur
Ministre. Saravia leur communiquera ces décisions (Art. 2).
En 1584 aussi, son nom apparaît dans les sources de
l'histoire de l'Université de Leyde 3. Le 12 mai de cette
année, les Curateurs et Bourgmestres ayant accepté la
démission de Sturmius proposent Adrien Saravia, comme pro-
fesseur de théologie, au traitement de 600 florins. Le 1 septembre
suivant, il est admis dans le Collège des Professeurs ordinaires.
Il est déjà Recteur au commencement de la nouvelle année
« académique », le 8 février 1585, quoique étranger, puisqu'il
était né à Hesdin, en Artois, vers 1530.
1. D'après une autre fiche, un Thomas Sarravia est aussi reçu membre de L'Eglise
de Leyde en 1584. La fiche citée m'empêche d'admettre avec M. Gagnebin (Bulletin
Eglises Wallonnes, t. I, p. 11) que Saravia a remplacé Daneau comme pasteur de
rÈifiise Wallonne, en novembre 1582. Sur Doneau. il n'y a rien à trouver dans le
fichier wallon. Il est cependant plus que probable qu'il lit partie de la Communauté.
2. Livre Synodal contenant les articles résolus dans les Synodes des Eglises Wal-
lonnes des Pays-Bas, publié par la Commission de l'Histoire des Eglises Wallonnes,
t. I, 15(53-1685. La Haye, M. Nijhoff, 1896, in-8°; t. II, 1686-1688, La Haye,
Nijhofi', 1904, un vol. in-8°.
3. Bronnen Leidsche Universileit, t. I, p. 40.
170 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
La théologie à Leyde retombait en des mains françaises. Le
nouveau Recteur connaîtra bientôt, à ses dépens, la difficulté
de sa situation. Le 4 janvier 1586, le Sénat décide que Saravia se
rendra à La Haye, pour congratuler Leicester, mais en son nom
personnel. Celui-ci, sur la proposition des Curateurs, le maintient
comme Recteur, pour l'année 1586 1.
Dans une réunion des Curateurs, des Rourgmestres (ces
derniers qualifiés pompeusement, en latin, de Consules) et
du Sénat, tenue le 6 mai 1586, on adresse un avertissement
au Recteur, parce qu'il va trop souvent à la Cour, chez
le Gouverneur, et qu'il fait irrégulièrement ses leçons, ce
dont il s'excuse sur ce qu'il est mandé par le Comte pour
affaires ecclésiastiques. Dans la môme séance, interrogé sur
les projets de celui-ci à l'égard d'un transfert éventuel de
l'Université de Leyde à Utrecht 2, centre d'influence du
parti de Leicester, Saravia déclare ne rien en savoir.
Pourquoi alors est-il à Utrecht, le 25 juin, et pourquoi, le
surlendemain encore, est-il absent, lors de la « promotion »
d'un nouveau Docteur, à laquelle, de par sa charge, il était tenu
d'assister ?
Sous le Rectorat de Juste Lipse, l'année suivante, les difficultés
ne font que s'accroître, nous l'avons vu à propos de Doneau, et,
par décision du 2 novembre 1587, les Curateurs et Rourgmestres
congédient Saravia, pour avoir trempé dans les mutineries
entreprises, dans cette ville de Leyde, contre le bien public 3.
C'est en vain qu'il supplie les Curateurs dans sa requête du
30 janvier 1588 de le rétablir dans sa charge 4. Il proteste contre
le fait qu'il a été condamné sans même avoir été entendu : le
sort de Doneau aurait pu lui faire prévoir le sien.
On croirait qu'après ces expériences, les Curateurs de l'Uni-
versité de Leyde se seraient dégoûtés des étrangers en général
et des Français en particulier. Il n'en est rien. On fait encore
appel à un de nos compatriotes, Lie. Thelcat, né à Erin,
près d'Arras, en 1512 ~\ et qui avait été, à Paris, l'élève de
Mercier et de Ramus. Déjà avant qu'il ne fût question du départ
1. Bronncn Leidsche Université il, t. I, p. 43.
2. Ibitl., t. I. p. 15, et Bisschop, Woelingen Leyceslersche parlij, p. 77. La fondation
récente de la nouvelle université de Franeker causait aussi à Leyde d'j gros soucis.
3. Bronncn, t. I, p. 53, et pièces justificatives, n° 137, p. 159*.'
4. Ibid., t. I, p. 161*, n» 1 10.
5. Haag, La France Protestante, lre éd., t. IX, p. 412-3.
LES TRELCATS 171
de Saravia, le 4 mai 1587, les Curateurs et Bourgmestres nom-
ment provisoirement Lucas Trelcat, qu'ils intitulent « Minister
van de Walsche Gemeynte deser stede van Leyde » (c'est-à-dire
pasteur de l'Eglise wallonne de Leyde) professeur extraordinaire
de théologie, au traitement de 300 florins, en remplacement de
Holman x.
Les étudiants l'ayant demandé, après le départ de Saravia,
comme professeur ordinaire, les Curateurs se bornent, par leur
délibération du 9 février 1588, à l'augmenter à 400 florins, à
condition qu'il fera quatre leçons au lieu de deux par semaine 2.
Le 10 août 1591, ils lui accordent les 600 florins du professeur
« ordinaire », ce qui veut dire titulaire.
Beaucoup de fiches wallonnes à Leyde concernent les Trelcat.
D'après mes recherches aux Archives municipales de Leyde,
le père et le fils se firent admettre comme « bourgeois de la
ville 3 » : « Mr. Lucas Trelcat, de oude, en Mr. Lucas Trelcat de
jonge, beyde, dienaren des "NYoorts alhier, hen tôt burgers onf-
iangende hebben overzulx den burgereedt gedaen, etc. » On
conserve à la bibliothèque de l'Université d'Utrecht une partie
de ses cours écrits 4. Il exerça ses fonctions jusqu'à sa mort,
survenue fin août 1602 5. Son fils lui succéda provisoirement,
mais mourut en 1607, date à laquelle le fameux Arminius le
remplaça.
C'est à la même époque (10 août 1591) que les Curateurs
décident d'appeler à eux, en qualité de Premier professeur de
théologie, un Français célèbre, François du Jox, plus connu
peut-être sous le nom de Fraxciscus Junius 6.
11 était né à Bourges en 1545, et y avait été l'élève et
l'ami de Doneau. Il faillit être massacré à Lyon en même
temps que son autre maître Barthélémy Aneau et partit
1. Bronncn Leidsche Uniocrsiteit, t. I, p. 52.
2. Ibid., p. 53-54. Cf. aussi sur Trelcat, Lettres françaises de Scaliger, p. 34 1, 3 19-
350.
3. Poorlcrboek, 1588-1002, f° 169 recto.
4. Ms. Utrechl 155 (Eccl. 511) : Loci communes theologise.
5. Brunnen Leidsche Universileit, t. 1, p. 139. Acta Senatus, 1602, 29 août :
i Decrctum in Sen. acad. ut ad 30 Au.y. diem, Professores conveniant pullati, deduc-
turi funus lidi. Clarissimique p. m. viri 1). Lucae Trelcatii, hora 3a pomeridiana ».
6. On ne saurai) admettre avec M. Blok, Gescliiedenis ran het Nedaiandsche Volk,
2e éd., t. I, p. G(ju, que Junius suit un des rares huguenots qui aient influencé le
calvinisme aux Pays-Pas. 11 y en eut bien d'autres encore. On consultera sur du
Jon, Ilaag, La France Protestante, 2 éd., t. V, col. 713 et suivantes, <>u l'on trou-
vera une importante bibliographie. Sur son arrivée a Les de, voir Oud-UuUand,
t. XXV i (1908), p. 21.
172 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
pour Genève, où il arriva le 17 mars 1562. En 1565, il se
dirige avec Pérégrin de La Grange, du Dauphiné où ils se
trouvaient alors, vers Valenciennes, pour y prêcher « sous la
Croix», c'est-à-dire au milieu des persécutions, où son compagnon
connut le martyre.
Nommé ensuite pasteur à Anvers, il fut exclu de cette ville,
en vertu de l'accord conclu entre Guillaume d'Orange et les
députés des Eglises Réformées ; le 2 septembre 1566, il alla
exercer à Limbourg ; ensuite, nous le retrouverons à Heidelberg,
puis à Metz, où il remplace Taffin. Jean Casimir lui donne une
chaire à Xeustadt et enfin, de nouveau, à Heidelberg K
Son rôle dans la formation des Eglises Wallonnes et, par elles,
du calvinisme hollandais, fut considérable et, s'il n'a pas rédigé
la Confession de Foi, dont l'original est conservé à la bibliothèque
wallonne de Leide, au moins les retouches de langage sont-elles
de lui 2. Aussi était-ce à du Jon qu'à l'instigation du célèbre
écrivain bruxellois, Marnix de Sainte-Aldegonde, bras droit
du Taciturne, et de Loyseleur de Villiers, on avait songé pour
remplacer Feugueray, en 1579. Le 30 octobre 1579, les Curateurs
et Bourgmestres lui offrent un traitement de 600 florins 3. Il
est tenté, mais le synode de Francfort auquel il remet la décision,
aux termes de sa lettre du 31 décembre 1579, datée d'Otterburg,
où il avait fondé une Eglise française, refusa sans doute de le
laisser partir 4.
La lettre des Curateurs à Junius, qui constitue leur troisième
appel déjà, est datée du 19 août 1591. Ils mettent le prix :
800 florins. La vie a renchéri, les professeurs aussi. De plus, il
aura 200 «daler» comme viatique. Honneur et profit sont, dans
une même phrase, étroitement mêlés : « Songez, ô homme illustre,
quel accroissement et quel assistance vous allez apporter à notre
Université, quel secours à l'Eglise des Pays-Bas et aux fidèles
1. Cf. Vita Francisci Junii Biluricensis ab ipso nuper conscripta et édita a Paulo
Merula, L. B., 1594 ou 1595, in-4°, réimprimée en tète des Optra llwologica, Genève,
1607, 2 vol. in-fol. On trouvera des lettres de lui dans le recueil des Epistolae de
Vossius, Londres, 1690, in-fol., éd. par Coloiniès et aussi dans les volumes 103 à 105
.ainsi que 2<i8 de la collection du Puy à la Bibliothèque Nationale. 11 y en a
d'autres à Bàle et (Unis divers manuscrits cités par Haag.
2. Selon son autobiographie. C'est dans un synode réuni à Anvers au commence-
ment de mai 1565, auquel il assista en même temps (pie .Marnix de Sainte-Aldegonde
et Adrien Saravia, qu'il fit approuver la revision de la Confession de foi qu'il avait
faite à la demande des Eglises. Cf. Livre Synodal, p. 12, préface de Bourlier.
3. Cf. Bronnen Leidsche Unioi rsiteit, t. I, p. 13 et pièces 56 et 58, 31 décembre 1579.
Le refus est du 26 avril 1580, p. 13.
4. Bronnen Leidsche Universiteit, pièce 58 p. 77*.
Planche XX.
FRANCISCUS IUNIUS S S.
THEOLOGIE PROFESSOR.
François ou .Ion (de Bourges .
PROFESSEUR DE THÉOLOGIE A L'UNIVERSITÉ DE LiEYDE (l5ga-l6o2).
(D'après Meursius, Ithenae Batavae, H
DU JON 173
de la vraie Religion; songez enfin au solide honneur et au béné-
fice que vous en retirerez l. »
L'exprès, qui a apporté cette lettre, est un personnage qui,
aujourd'hui encore, joue, dans les Universités hollandaises, un
rôle important : c'est le « Pedel » ou bedeau. Huissier, massier,
appariteur, factotum, secrétaire, il est tout cela et bien plus
encore. Dans le cas présent, il a un nom, et un nom destiné à
devenir illustre, c'est Loys Elzevier, l'imprimeur et libraire
de l'Université, installé dans une loge à l'entrée des amphi-
théâtres et ancêtre d'une célèbre dynastie. Le 28 octobre 1591 2,
il rentre de Heidelberg, sans avoir pu rencontrer Junius, parti
pour la France. Les Curateurs et Bourgmestres proposent,
d'écrire à Tuning, qui est en ce moment, dans ce pays, à la
recherche de Scaliger: il est probable qu'il trouvera du Jon dans
l'entourage du roi Henri IV.
On décide de faire récrire à Junius à Heidelberg, par Douza,
le 8 février 1592 3, car, aux termes d'une lettre que le théologien a
écrite à Vulcanius, le 4 décembre précédent, il y a des chances
pour qu'il vienne et, le 3 mars 4, il annonce à celui-ci son
arrivée.
Il n'est quelquefois pas mauvais de se faire prier, car, le
8 août 1592 5, les Curateurs et Bourgmestres le nomment Pre-
mier professeur de théologie, au traitement de 1.200 florins, avec
effet rétroactif au 20 juillet et deux cents «rijksdaalders o de frais
de voyage.
En 1597, il remplace, en qualité de professeur d'hébreu,
Raphelengius ou Raphelengien, décédé (Résolution du 11 août
1597). Il abandonne cette chaire en 1601 et reçoit une coupe de
cent grammes (Résolution des 8-9 août) 6. Sa fin est proche.
Cependant, le 29 juillet 1602, il écrit dans Y Album amicorum
de Boot, et nous invoquerons souvent ces sources précieuses et
presque inexplorées que sont les « Album amicorum » que les
étudiants faisaient signer à leurs maîtres et à leurs amis :
Non hic àvifjtou ireSîov scd veritatis campus
In quo Deus dux nobis est, et fides lux : quicumque
1. Bronnen Leidsche Universiteit, t. I, p. 182*. Sur Louis Elzevier n 1617) voir
A. Willems, Les Elzevier... Bruxelles, 1880, in 8°, not. p. xu.
2. Ibid., t. I, p. 66.
3. Ibid., p. 70.
I. Ibid., pièce n» 180, p. 198*.
:». Ibid., p. 71.
G. Ibid., p. 136.
174 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
vivimus non nos, sed Christus vivit in nobis. In his esto,
mi Booti, ut maneas in Christo et Christus in te.
Fr. Junius Everharto Bootio discessuro
scripsi.
Lugduni Batavorum a. d. 1 1 1 1 Kal.
August. MDCII l.
La pieuse âme du doux théologien est tout entière dans ces
lignes; cette âme, il allait la rendre à son Dieu, le 23 octobre 1602,
car, le lendemain de cette date, les « Actes » du Sénat 2 portent :
« Decretum 1) ut per literas significetur D. D. Curatoribus
D. Franciscum Junium ad 23 hujus mensis diem suum obiisse ;
efferendum 25, hora 2a pomeridiana ;
2) ut vocetur ad funus universus Magistratus.
3) ut D. Gomarus habeat orationem funebrem, statim a fu-
nere.
4) ut Programmate vocentur studiosi et membra Acad. ad
deducendum funus. »
Tout est prévu: l'enterrement, qui aura lieu le 25 octobre 1602,
à deux heures de l'après-midi, les convocations à la municipalité,
aux étudiants, à tous les membres du corps universitaire et
enfin le discours funèbre de Gomar ou Gomarus, à l'issue de la
cérémonie.
Gomarus célébrant Junius, singulier rapprochement. Non pas
que du Jon fût d'un calvinisme moins rigoureux ou moins
orthodoxe, mais combien sa religion était plus conciliante
que celle de ce théologien, qui allait devenir le farouche
adversaire d'Arminius et qui allait fomenter les querelles théolo-
gico-politiques, où son pays pouvait sombrer 3.
Du Jon n'avait-il pas dit dans son ouvrage préféré, PElpT.vixô*
sive de Pace Ecclesiae catholicae inter Christianos 4, publié à
Leyde, en 1593, que protestants et catholiques, habitant la
demeure du même Père, doivent se traiter en frères ? Il est
vrai qu'il ajoutait que les premiers sont obligés de se retirer
dans un corps de logis particulier, pour éviter ''infection, mais
ceci n'est qu'une concession à L'esprit du temps. 11 tenait à ces
1. Ms. de la Bibliothèque de l'Université d'Utrecht, n° 1686. Album E. C. Boot.
f- 18 a.
2. Bronnen Leidsche Universiteît, t. I. p. l 10.
:;. Gomar avait été professeur à l'Académie protestante de Saumur, comme le
fut un peu plus tard Burgersdijk. Sur Gomar voir : Lettres françaises de Scaliger,
éd. Tamizey de Larroque, p. 3 1 1. 3 19-350.
1. I laag, La I-ramc Protestante, 2e éd., t. V, col. 71*. n° XXI.
DU JON 175
idées de tolérance relative, puisqu'il les développe dans son
Amiable Confrontation.
On éprouve une certaine satisfaction à constater que la France
n'exportait pas uniquement les plus purs produits de l'into-
lérance calviniste. Au reste, si les Hollandais se gardèrent
d'appeler chez eux Castellion, l'admirable apôtre de la tolérance,
au moins publièrent-ils ses œuvres, dans l'original et en traduc-
tion, dès 1613 1.
Junius ou du Jon devait laisser aux Pays-Bas autre chose que
des œuvres de papier : allié à la fdle de Jean Corput, bourg-
mestre de Bréda, la deuxième des quatre, épouses qu'il eut,
il engendra plusieurs enfants, dont Elisabeth, connue par son
mariage, le 18 août 1607 2, avec le célèbre philologue Gérard
Vossius, un des premiers professeurs et fondateurs de 1' « Athe-
naeum illustre » d'Amsterdam.
De son troisième mariage avec Jeanne Lhermite, d'Anvers,
il eut un fils, qu'il appela François, comme lui, et qui, né à
Heidelberg, en 1589, devint un des bons philologues du
xviie siècle, ancêtre de nos germanistes actuels, par ses études
sur l'anglo-saxon et le frison 3. Il vécut surtout en Angleterre,
à Oxford, où il attira son neveu, Isaac Vossius. Il y mourut le
19 novembre 1677.
Le tableau de l'enseignement français de la théologie à l'Uni-
versité de Leyde, entre 1592 et 1602, avec ses deux professeurs,
François du Jon et Luc Trelcat, serait incomplet, si l'on ne faisait
une place à deux hommes, dont il convient de dire quelques mots.
Le premier est Jeremie Bastingius ou Bastixg, né à Calais
en 1554 4, de parents originaires d'Ypres. Les Curateurs avaient,
maintes fois aussi, essayé de l'attirer auprès d'eux 5. Il avait
été nommé, en 1593, en remplacement de Keuchlin, directeur du
Collège des Théologiens, boursiers des Etats6, mais des troubles
1. Sur Séb. Castellion, voir la thèse de M. F. Buisson : Sébastien Castellion, Sa
vie et son œuvre (1515-1563), Paris. Hachette. 1892, 2 vol. in-N". e1 Et. Giran, Séb.
Castellion et la Réforme calviniste... Paris. I Cachette, 1914, 1 vol. Ln-12, p. 193 et 19 1.
Cf. p. l'J7 ce que Coornhert, précurseur d'Arminius, écrit ausujel de Castellion.
2. Cf. Haag, loco cit. col., 726, et Cuno (Fr. W.), Franciscus Junius der Aeltere,
prof essor der Théologie und Pastor (1545-1602), Amsterdam, 1891, in-8°.
3. Il ne faut pas ci m fondit' ce François Junius le jeune avec son contemporain
anglais Patricius Junius (Patrick Young, né à Seaton le 2'J août 1584, mort en
philologue également connu).
\. Cf. Bulletin Enlises wallonnes, t. IV, p. 202-3.
5. Notamment en 1582. Cf. Résolutions des Curateurs du 16 mai 1582, dans
B'onnen Leidsche Universiteit, t. I, p. 33 et en 1587, t. 1, pp. 51, 52, 54.
6 Cf. A. ta Senatus du PJ septembre 1593 dans Bronnen Leidsche Universiteit,
t. I [). 71.
176 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
ayant éclaté contre le « Régent », troubles au cours desquels il
y eut un mort, on le congédie et, pour le consoler, on le nomme,
le 24 mai 1595, professeur de théologie, au traitement de 1.000 flo
rins. Il fut l'un des personnages marquants de l'Université de
Leyde, jusqu'à sa mort, survenue le 16 octobre 1598 l.
Le second théologien français auquel je faisais allusion était
encore trop jeune pour être déjà célèbre, mais il allait le devenir,
dans la première moitié du xvne siècle, c'est Pierre du Moulin.
Conrart lui écrira, le 20 mai 1636 2, ce bel éloge, dont il reste
assez, même si on lait la part de la flagornerie inséparable de
la phraséologie complimenteuse du temps :
« Car, bien que j'admire en vous, Monsieur, les traces de la
Nature et les trésors que l'estude et les sciences vous ont fait
acquérir, je mets toutesfois ces biens-là au dessous de ceux que
vous avez receus immédiatement du Ciel. La Philosophie et
l'Eloquence ne sont que des Instruments dont vous vous servez
pour mettre en œuvre les pierres précieuses de la Théologie. Vous
avez joint la subtilité d'Aristote, l'élégance de Ciceron et la
briefveté de Séneque avec la doctrine de Saint Paul et avez
arraché, par la force et la netteté de votre stile, les épines de la
scholastique, qui rendoyent les plus sublimes mystères de nostre
l'oy si ardus et si difficiles à comprendre. »
C'est au sujet de Pierre du Moulin que Malherbe, ayant un
jour trouvé chez Mme des Loges un des livres que le théologien
avait dirigés contre le cardinal du Perron, écrivit ces vers 3 :
Quoique l'auteur de ce gros livre
Semble n'avoir rien ignoré.
Le meilleur est tousjours de suivre
Le Prosne de nostre curé.
Toutes ces doctrines nouvelles
Ne plaisent qu'aux folles cervelles :
Pour moy, comme une humble brebis,
Sous la houlette je me range :
Il n'est permis d'aimer le change
Qu'en fait de femmes et d'habits !
1. Fichier Bibliothèque Wallonne de Leyde, Anno 1598 : « De bocdel van Jere-
mias Baslin^ius kwain aan de Weeskamer te Leiden . c'est a dire : le mobilier de
Jérémie Bastingius est transféré à la Chambre des orphelins à Leyde.
2. Copie contemporaine d'une lettre de Courait à Pierre Du Moulin, datée de
Paris. 20 mai 1636. Bibliothèque de l'Université de Leyde, ms. du xvuc siècle.
3. Cf. Tallemanl des Réaux, Historiettes, éd. Paris et Monmerqué, t. I, p. 2S>5.
Planche \\l.
PETRUS MOLINEUS, PHILOSO=
?HIFL NATUKALIS PROFESSOR.
Pjerre di Moi lin,
PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE A l'I NIVERSITÉ DE LeïDE I .">().">-- 1 >ms
(D'après Meursius, ithenae Balavae, i6a5)
PIERRE DU MOULIN 177
Pierre du Moulin, fils de Joachim, né le 16 octobre 1568, au
château de Buhy en Vexin, près de Mantes, entra au collège
de Sedan à dix ans 1. Abandonné par son père avec 12 écus, il
se rend en Angleterre, à Cambridge. Il quitte cette ville
pour Leyde en 1592. Ce n'est pas la première fois que, de
Sedan, nous voyons qu'on se dirige vers la Hollande2. Ce n'est
pas la première fois non plus qu'un Français va aux Pavs-
Bas, après avoir passé par l'Angleterre, où les réfugiés flamands
sont si nombreux. Suisse, Alsace, Provinces Rhénanes (Heidel-
berg surtout), Hollande, Angleterre dans le dernier quart du
xvie siècle, sont, le long des frontières de France, autant de
bastions avancés ou de glacis, pouvant servir aux Huguenots,
ou de réduit de défense ou de base d'attaque contre le catho-
licisme.
Pendant la traversée, du Moulin perd ses livres, le meilleur
de ses biens 3. Au bout de deux mois nous le trouvons co-recteur,
c'est à dire censeur dans un collège, où il enseigne le grec, la
musique, Horace, etc. 4 ; on était là-bas si accueillant aux
Français que bientôt, à 25 ans, on va le nommer professeur à
l'Université.
Substituons, une fois de plus, des dates précises, empruntées
aux sources, aux indications vagues des biographes : le 11 juillet
1593 5, les Curateurs et Bourgmestres nomment Petrus Moli-
naeus professeur extraordinaire, ce qui veut dire chargé de cours,
comme successeur de l'Anglais Ramsaeus ou Ramsay, au traite-
ment de 300 florins. C'est la moitié de ce que touche en movenne
un titulaire, mais, pour notre jeune homme, c'est la fortune ;
d'ailleurs il semble qu'on soit très satisfait de lui puisque, le
9 février 1595, on l'augmente à 400 florins 6.
Le 24 février 1598, dans les Résolutions des Curateurs7, il est
question de l'imminente démission du professeur de physique
1. Haag, La France prolestante, 2e éd., t. V, col. 800.
2. Cf. plus haut ce qui est dit de Louis Cappel et au livre I, ce qui est écrit a
propos de Jean de Schelandre, p. 28.
3. Cf. ses Votiva Tabella.
4. Cf. l'autobiographie de du Moulin, parue dans le Bulletin de la Société d'his-
toire du Protestantisme français, t. VII, p. 170-222 et Gédéon Govry, Pierre du
Moulin, essai sur sa vie, etc., 1888.
5. Bronnen Leidsche Universiteit, t. I, p. 76.
(i. lbid., p. 90.
7. lbid., p. 112 : i Hierby gevoecht dat alsoe Petrus Molineus, professor Physices,
zijn dienst ende professie van meyninge was te renuncieren aen de Curateurs, oui
redenen hy sien wilde ofte inoste begeven in Vrankrijk door versoeck van sijne.
ouders. »
12
178 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Petrus Molinaeus, qui veut ou qui doit se rendre en France à
la requête de ses parents. C'est Vorstius qui lui succédera ; quant
à Pierre du Moulin, on lui accorde démission honorable de ses
fonctions et, comme « reyspenning » ou argent de route, on lui
octroie six semaines de salaire. Ce n'est que d'un bon serviteur
que l'on se sépare ainsi. Il s'était vu conférer, en 1594, avec
dispense de thèse, le grade, encore aujourd'hui très envié en
Hollande, de Doctor honoris causa ; il figure en effet dans la
liste dressée par le secrétaire Vulcanius (de Smet) : Catalogus
eorum qui, nullis Thesibus publiée aut privatim disputaiis, titulo
honoris academiei sunt donati l, avec la mention suivante :
« Petrus Molinaeus, Gallus, Logices Professor extraordinarius
in Academia Leidensi sufîectus in locum Jacobi Ramsaei.
An. 1594. Magist. Artium. »
Le motif de son départ, l'ordre de ses parents, était-il un
prétexte ? nous n'en savons rien ; toujours est-il que son père,
qui ne l'avait pas vu depuis neuf ans, ne le reconnut pas 2.
De cette époque hollandaise de la vie de Pierre du Moulin
qui, nous l'avons lu, n'était pas encore pasteur (il ne reçut
l'imposition des mains qu'en 1599), datent ses Elément a
logices, publiés à Leyde en 1596, traduits en français, Paris,
1624 3. Il put se vanter plus tard d'avoir vu imprimer treize fois
son De relatis, publié à Leyde en 1597, in-4°, et son De indole et
virtute, même lieu, même date.
Le reste de son œuvre et de sa longue et laborieuse vie, qui
se termina à Sedan, le 10 mars 1658, ne nous concerne point.
Qu'il nous suffise de rappeler que sa demi-sœur, Marie du Moulin,
épousa en secondes noces André Rivet (elle avait alors 47 ans et
son deuxième mari 49) et que cet André Rivet, théologien pro-
testant, non moins célèbre que son beau-frère, nous le trouverons
professeur à Leyde en 1620 4.
Si l'on ajoute qu'un fils de Pierre du Moulin, qui s'appelait
aussi Pierre, et était né à Paris en 1620, lit des études à Leyde
1. Bronnen Leidsche Universiteit, t. I, p. 159* et 4(30*.
2. On chercha à ravoir du .Moulin à l'Université de Leyde en 1611 (et Mémoires de
du Plessis-Mornay, t. II, p. 225) et en 1G19 (cf. Bmnneh Leidsche Universileil, t. II,
p. 88).
3. Cf. Haag, La France Protestante, 2e éd., t. V, col. 808, et la préface d<- l'ouvrage
de du Moulin. Je n'ai pas trouvé de trace de ce concurrent, Durant de Hautefon-
taine, qui l'aurait roue de coups (cf. Haag, op. cit.. t. V. col. 1025-6).
4. C'est en août 1021 qu'il épousa Marie du Moulin, après avoir perdu sa première
femme, l'année précédente.
PIERRE DU MOULIN 179
et y fut reçu docteur en théologie, le 17 mai 1643, par le messin
Polyander1; que la sœur de ce Pierre junior, nommée Marie,
séjourne en Hollande chez son oncle Rivet (elle est reçue membre
de l'église de Leyde en février 1649) ; que Louis du Moulin, autre
fils du célèbre ministre, était déjà devenu docteur en médecine
à Leyde, le 23 janvier 1630 2, et occupa ensuite à Oxford la
chaire d'histoire, pendant le protectorat de Cromwell 3 ; si l'on
remarque enfin que la petite-fille du patriarche protestant épouse,
en 1684, Jacques Basnage et passe en Hollande avec cet illustre
réfugié de la Révocation 4, l'on verra se nouer les fils conducteurs
du grand Refuge5.
Ainsi, entre 1592 et 1602, tout un petit groupe de profes-
seurs français se forme à l'Université de Leyde : du Jon
ou Junius, Luc Trelcat ou Trelcatius, Basting ou Bastingius, du
Moulin ou Molineus, et, étant donnée la verve toute parisienne
de du Moulin, dont l'esprit était très acéré 6, l'on ne devait pas
s'ennuyer, car Pineau écrivait un jour à son oncle Rivet, à
propos de M. de Sardigny : « J'ay souvent pris un singulier
plaisir, à le voir avec Monsieur du Moulin à Sedan : c'étoit
entr'eux à qui en diroit le plus et des meilleurs ». La gaieté
française est éternelle, même parmi les théologiens !
1. Cf. Bronnen Leidsche Univcrsileit, t. II, p. 243 et Haag, La France Protestante,
2e éd., col. 824.
2. Cf. Bronnen, t. II, p. 144.
3. Haag, La France Protestante, 2e éd., t. V, col. 827.
4. Cf. Bulletin Eglises Wallonnes, 2e série, t. IV, p. 368.
5. Ce n'est pas tout : par le même Bulletin, 2e série, t. III, p. 59, on verra que
•Cyrus du Moulin, en 1634, pasteur à Limbourg, prisonnier des Espagnols, est délivré
en 1636 ; et qu'en 1664 Henry du Moulin, fils de Pierre, et réfugié venant du Havre,
est appelé à Middelbourg, le 19 août, comme pasteur.
6. Lettre d'André Pineau à André Rivet, de Paris, 14 octobre 1645 ; Ms. de la
Bibliothèque de Leyde, Q 286, t. II, f° 70 verso : « C'a esté [il s'agit de Monsieur de
Sardigny | un des plus déliez courtisans de son temps. 11 est bien mort des bons mots
avec lui. J'ay souvent pris un singulier plaisir à le voir avec Monsieur du Moulin...
etc. »
CHAPITRE V
UN FAMEUX BOTANISTE ARTÉSIEN : CHARLES DE L'ESCLUSE
(1593-1609)
Comme les amis de Boileau allaient le retrouver dans son
jardin d'Auteuil pour converser avec lui, il est probable que les
quatre théologiens français, curieux qu'ils étaient des œuvres de
Dieu, se rendaient parfois, après leurs cours, dans le grand
« Hortus » ou jardin botanique, situé, alors comme aujourd'hui,
derrière la vieille église abritant l'Université, et qui s'étendait
jusqu'au fossé de la ville, dit « blanc fossé » ou « Witte Singel » h
Là les accueillait un illustre vieillard, un Français encore,
qu'on appelait Clusius, dans le verbiage érudit du temps, mais
qu'ils nommaient plus familièrement de son vrai nom, M. de
l'Escluse, car il était d'Arras. C'était déjà un vénérable septua-
génaire : il était né en 1524.
Seul il avait été jugé digne de succéder à Leyde au Flamand
Dodonée 2, et il est encore tenu aujourd'hui pour un des plus
grands botanistes qui ait jamais existé.
Sa carrière avait été mouvementée, comme celle de presque
tous les grands savants de la Renaissance, surtout quand ils
étaient nés dans ces Pays-Bas d'où partirent tant de messagers
et d'annonciateurs de la civilisation européenne. On le rencontre
en son jeune âge à Gand, à Louvain, où, en 1546, il fait son droit ;
à Marbourg, où il étudie la philosophie; à Wittemberg, où il voit
Melanchton 3. En 1550, il visite Francfort, Strasbourg, la Suisse,
Lyon, et enfin Montpellier, où il devient médecin, comme
1. Beaucoup de professeurs habitent encore le long de ce « fosse >.
2. Un autre de nos meilleurs botanistes du xvic siècle : Mathieu «le Lobe] ou
Lobelius (d'où le nom de la famille des Lobéliacées), né à Lille en 1538, avait etc. a
Iklft, le médecin particulier de Guillaume d'Orange. Il passa ensuite eu Angleterre.
où il mourut le 3 mars 1616. Cf. Haag, La France Protestante, lre éd., t VII, p. 104.
3. Haag, La France Protestante, 1" éd., t. VII, p. 26.
182 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
naguère Rabelais. Rondelet, chez qui il prend pension, dirige
ses études avec Laurent Joubert. Il retourne à Arras, passe deux
ans à Paris. En 1564, il explore l'Espagne et le Portugal, pour
en étudier la flore. Maximilien II l'appelle à Vienne, où il dirige
ses jardins, pendant quatorze ans. En 1587, il se fixe à Francfort *.
Une luxation de la hanche le force à ne marcher qu'avec des
béquilles.
C'est pourtant, à ce moment même que, malgré cette infirmité,.
l'Université de Leyde songe à lui confier la direction de son
« Hortus ».
Ce dernier datait du jour, 17 mars 1587 2, où les Curateurs de-
mandèrent aux Bourgmestres de transformer le terrain sis
derrière l'Université (« de plaetse achter de Universiteit ») en
jardin médical, car la botanique eut la même difficulté que la
chimie et les autres sciences à se dégager de l'utilitarisme. Notre
Jardin des Plantes lui-même n'est-il pas le « Jardin des Plantes
médicinales », créé, en 1626, par Guy de la Brosse ?
A cause de son invalidité, dans l'incertitude sur les conditions
trop modiques qui lui sont faites, de l'Escluse refuse a de
préfecture van den hof der medicynen ». Tel est le sens de
sa lettre, que Fr. van Hogelande, frère de l'alchimiste Theobald,
communique aux Curateurs et Bourgmestres dans leur séance
du 8 février 1592 3.
Après une seconde lettre, adressée au même correspondant, les
Curateurs et Bourgmestres décident de lui accorder un traite-
ment de 300 rijksdaalders et ses frais de voyage ; ceci, après une
nouvelle missive qu'il a écrite à Hogelande. Elle est admirable
de probité et de naïveté. De l'Escluse n'est pas ambitieux ni
avare, ni fatigué de la modicité de son sort, mais, à son âge,
il a besoin d'une nourriture un peu plus délicate. Il lui faut, pour
ses besoins quotidiens, du bois, une chandelle, des livres et un
1. Th. van Hogelande y adresse encore sa lettre du 5 novembre 1592 : * iu die
behaussing von Doctor Vetter op den Oldenkorenmarckt ». Cf. Jaeger (Dr F. M.),
Historische Studiën, Bijdragcn tôt de kennis van de geschiedenis der natuuriveien-
schappen in de Xederlanden gedurende de 16e en lleeeuu>. (c'est-à-dire : contribuUon
à l'histoire des sciences naturelles aux Pays-Bas aux xvie et xviie siècles); Groningue,
J. B. Wolters, 1919, 1 vol. pet. in-4°, Pli., p. 27.
2. Bronnen Leidsehe Universiteit, t. I, p. 51. L'Hortus ne date donc pas de 1577,
comme le disent par erreur Meyer, Geschichte der Bolanik, t. IV, p. 263 et Tannery,
dans Lavisse et Rambaud, Histoire Générale, t. V, p. 461. Le Jardin Royal de Paris,
au Louvre, est de 1597 ; celui de Montpellier, de l'année suivante.
3. Bronnen Leidsehe Universiteit, t. I, p. 70. L'épitre. fort intéressante et fort
belle, est publiée page 193*, n° 180 ; voir aussi n° 19U.
Planche XXII a.
CAROLUS CLUSIUS CLARISS.
BOTANICUS PROFESS. HONOR.
Chaules de l'Escluse, d'Arras,
PROFESSEUR DE BOTANIQUE A L'UNIVERSITÉ DE LEYDE I I ."h|.'> 1 Im m) .
(D'après Meursius, Athenae Batavae, 1G25).
Planche \\l! b.
Virtute ôc Gznio.
AUTOGRAPHE DE DE L'ESCLUSE DANS L'ALBUM AMICORUM DE IÎOOT.
(Bibliothèque de l'Université d'L'trecht, n !•
UN BOTANISTE ARTÉSIEN : CHARLES DE L'ESCLUSE 183
serviteur qui l'aide aux soins du Jardin aussi bien que pour
faire ses courses en ville, car il est impotent.
Mais, lui ferait-on un pont d'or, et ici se marque la conscience
du savant, il ne saurait venir avant l'automne de l'année 1593 \
car il lui faut non seulement achever ses travaux, mais attendre
une saison appropriée pour transplanter les tubercules 2 qu'il
cultive dans son jardin et qu'il veut emporter à Leyde.
Peut-être s'agit-il de la pomme de terre, dont il répandit la
culture, notamment en Picardie.
Dans leur lettre du 12 août 1592 3, les Curateurs et Bourg-
mestres, abandonnant l'intermédiaire de Hogelande, s'adressent
directement à Clusius, lui exposent leur désir de voir un homme
de sa réputation, exposer à jours et à heures fixes, dans l'Hortus,
en vue du progrès des sciences médicales et naturelles, les vertus
des simples.
Ce sont en somme des leçons de choses, fondées sur l'observa-
tion de la nature, qu'on lui demande, et non plus l'étude des
textes anciens. Pas de cours publics : mais que, seulement, l'été,
quand il fait beau, c'est-à-dire lorsque les plantes poussent
vigoureusement, chaque jour, l'après-midi, au moment du
coucher du soleil, il se rende au jardin pour expliquer à ceux
qui le lui demanderont, les noms des herbes et dise, sur leur
histoire et leurs vertus, ce que bon lui semblera. Qu'en hiver
il se borne, deux fois par semaine, pendant une heure, à montrer
les aromates, les pierres, les terres, les métaux et les autres
produits servant à la médecine ou, si cela lui est trop pénible,
qu'il se contente d'assister le professeur chargé de cet enseigne-
ment.
Les 300 dalers par an et les frais de voyage qu'il demande, il
les aura, tant on tient à l'ornement que sa présence apportera
à l'Académie.
Le 6 septembre 1592, de l'Escluse adhère à l'offre qui lui est
faite, à condition de ne pas être forcé de faire des cours4 : il
est un peu tard pour débuter et entrer dans l'arène à
soixante-six ans. S'il se sent assez valide, il se propose, par
1. La lettre a été écrite vers le 21 juin 1592. .
2. « Expectanda taiiien cssct commoda tempestas eximendi bulbaceas et tubero-
sas stirpes » ; cf. Bronnen Leidsche Univcrsiteit. t. I, p. 203*.
3. Bronnen Leidsche Univcrsiteit, t. I, p. 204*, nû 193.
4. Ibid., lettre n» 202, p. 231*.
184 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
contre, de faire, avec les étudiants, des excursions dans les
dunes pour en explorer la flore.
Il prie qu'on le dispense aussi des cours prévus pour l'hiver,
parce que, avec une modestie rare au xvie siècle, il avoue son
ignorance relative, au sujet des métaux. Les conditions qui lui
sont faites, il les accepte, puisqu'elles lui assureront une frugale
aisance et il rappelle que, dans le transport du mobilier, doivent
être compris oignons et tubercules, « ses délices ».
Comme ses semences lui tiennent autant à cœur que si c'étaient
ses enfants, avec des recommandations et des précautions mater-
nelles, il en envoie aux Curateurs et Bourgmestres, dès le 15 no-
vembre 1592 1.
Régulier comme une plante qui pousse, le bon vieillard arrive
à Leyde au moment fixé, le 19 octobre de l'année suivante,
puisque van Hout 2, secrétaire des Curateurs, introducteur et
ami de la Pléiade française aux Pays-Bas, note dans son journal :
« Clusius quam binnen dezer stede, den 19 octobris 1593 3 ».
Il aura donc pu prendre part à la délibération à laquelle le Col-
lège des Bourgmestres convie, le 9 janvier 1594, les professeurs de
médecine et de physique, à la requête de la cour suprême de Hol-
lande, pour savoir si les sorcières, jetées à l'eau surnageaient !
Le chemin de la vraie science était encore bien long à parcourir.
A mesure que les ans pesaient plus lourdement sur lui, ses fonc-
tions semblent être devenues simplement honorifiques, et il
n'est désormais question dans les documents, que de Cluyt
ou, après la mort de ce dernier, en 1598, que de Petrus
Paau, comme « praefectus horti ».
Cependant, on convoque encore Clusius aux funérailles d'un
curateur, le 2 décembre 1601 4. En 1598, il trace d'une main
1. Bronnen Leidsche Vniversileit, t. I, p. 238*, n° 213. On y trouvera un inven-
taire des plantes envoyées, qui constitue le n° 214.
2. Sur van Hout, voir l'ouvrage de M. Prinsen (J. Lzn), devenu, depuis, profes-
seur de littérature néerlandaise à l'Université d'Amsterdam : De nederlandsche
Renaissance-dichler Jan Van Hout, Amsterdam, Maas et van Suchtelen, 1907,
pet. in-4°, pi. Du même, un article dans le Xieuw Xed. Biogr. \Ydb., t. II, col. 608
â 612 et une étude dans la Revue de la Renaissance, t. VIII. 1907, p. 121. Voir aussi
la thèse récente de doctorat de l'Université de Paris, sur L'Alternance binaire dans
le vers néerlandais du XVIe siècle, par .M. ,1. van der Elst, Groninuuc, Jan Haan,
1920, in-8.
3. Bronnen, t. I, p. 77. Bronchorst dans son Diarium (1591-1627), éd. p. J. C.
van Slee, La Haye, 1898, 8°, p. 65, ne mentionne point l'arrivée de Clusius. On
trouvera au t. I, p. 294*, n° 263 des Bronnen, une lettre de Clusius à Douza,
du 10 mars 1594. Dans une missive des Bourgmestres à ce dernier, Cluyt, phar-
macien, est désigné comme assistant de de l'Escluse.
4. Bronnen Leidsche Univcrsiteil, t. I, p. 134 : « Placuit Senatui et ut id ipsum
signilicetur etiani DD. Scaligero, Clusio et Cuchlino. »
UN BOTANISTE ARTÉSIEN : CHARLES DE L'ESCLUSE 185
nette mais un peu tremblante, avec une écriture assez apprêtée,
sur l'album d'Everard Boot, ces mots (cf. pi. XXII): « Yirtute
et genio », devise qui s'adaptait admirablement à sa vie.
Il s'endormit doucement à Leyde, le 4 avril 1609, dans sa
quatre-vingt cinquième année 1.
De l'Escluse est enterré dans l'église Saint-Pierre de Leyde,
ce Panthéon des gloires hollandaises, où reposent aussi le
grand Huygens, le physicien ; Jan Steen, le peintre ; Dodonée,
l'émule de Clusius ; notre génial Scaliger et Polyander, si bien
que ce Panthéon n'est pas moins dédié à nos gloires qu'à celles
des Pays-Bas et que ceux d'entre nous qui ont le culte des
ancêtres et le respect de notre passé scientifique, doivent venir
méditer sous ces voûtes en tiers-point et dans ces nefs que le
calvinisme a dénudées de tentures et d'images.
1. Haag, La France protestante, lre éd., t. VII, p. 26.
CHAPITRE VI
LE PLUS GRAND PHILOLOGUE DU XVIe SIÈCLE : JOSEPH-JUSTE
SCALIGER (1593-1609)
J'ai nommé Scaliger ; il fut l'ami de de FEscluse pendant toute
la durée, sensiblement la même, de leur séjour à Leyde, et ils
s'y éteignirent en même temps, aux limites de la vieillesse.
Ce que la découverte d'une fleur était pour de l'Escluse, et
elle l'emplissait d'une joie aussi grande que s'il avait trouvé un
trésor, la découverte d'un manuscrit l'était pour Scaliger. La
précision merveilleuse que le premier mettait à classer une
plante, celui-ci l'appliquait à décrire un palimpseste. Nulle
rivalité entre eux, puisque l'objet de leurs soins était bien
différent. Un zèle pieux pour la vraie religion, selon eux,,
la doctrine de Calvin, les réunissait dans le temple wallon, qui,
à la même date fatale de 1609 et dans la même ville de Leyde,.
devait assembler leurs os à la place, dit-on, d'où ils écoutaient
le sermon. Plus tard, en 1823, on transporta leurs cendres dans
cette église de Saint-Pierre, dont nous parlions à la fin du cha-
pitre précédent.
Il m'a fallu longtemps pour y retrouver la tombe parmi les
dalles : elle était à demi cachée sous les gravats des réparations
et les planches destinées aux échafaudages. Bientôt, sous le
balai du bedeau, dans un coin du transept nord, se dessinèrent
les lettres en creux de l'inscription (cf. pi. XXV), dont voici
la restitution :
JOSEPHUS JUSTUS SCALIGER
JUL. CAES. F.
HIC EXPECTO RESURRECTIONEM.
TERRA HAEC AB ECCLESIA EMPTA EST
NEMINI CADAVER HUC INFERRE LICET 1.
1. Restitué à l'aide de Van Mieris. Bcschryuing der slad Leydcn, î-eyde, t. I, 17G2,
p. 91 ; le t. II est de 1770, Pli.
Je remercie le jeune et savant helléniste de l'Université de Bruxelles, M. H. Gré-
goire, d'avoir bien voulu relire le chapitre consacré à celui qu'il considère comme
le plus grand philologue de tous les temps.
188 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
<( Joseph Juste Scaliger, fils de Jules César ; eu ce lieu j'attends
la Résurrection. Cette terre a été achetée à l'Eglise ; il n'est
permis à personne d'y ensevelir un cadavre. »
Hélas ! des Vandales ont brisé la pierre sacrée, sans doute, lors
du transfert du corps, pour la l'aire entrer dans je ne sais quel
groupement de dalles nobiliaires. Aujourd'hui, les professeurs
mêmes de l'Université qu'il honora, ignorent souvent l'existence
de cette tombe.
Pourtant l'homme qui dort là, s'il fut petit de corps, fut grand
par l'esprit. C'est un des géants du xvie siècle, un de ces hommes
dont le savoir encyclopédique illumina les âges et dont, aujour-
d'hui encore, la philologie comme l'histoire, continue à exploiter
les découvertes. Il est, en lui-même, la Renaissance, car l'anti-
quité entière revivait en ce vaste cerveau. Il en savait les textes
par cœur, il en recherchait les monuments et les manuscrits ;
malheureusement il croyait qu'ils étaient toute la science
humaine ; ce passé était si grand et si cher à ses yeux
qu'il suppléait le présent et contenait l'avenir. C'était la clé
magique, de tous les problèmes qu'il pensait posséder et
c'est pourquoi il traita, avec une incompétence égale, mais
une érudition formidable, de la quadrature du cercle, du perce-
ment des isthmes et de la médecine ; mais son Emendatio tem-
porum, malgré les préjugés anti-papistes qui la rapetissent, reste
un monument remarquable et Tamizey de Larroque a pu dire
à bon droit que Scaliger était le créateur de la science chronolo-
gique et de la science épigraphique *.
Au reste, quand même l'œuvre entière serait caduque et
inutilisable, ce qui n'est point, Scaliger est un des hommes dont
l'exemple et l'action furent immenses. Il est l'honneur de la
philologie française qui, après l'italienne, avec plus d'exactitude
et moins d'imagination que celle-ci, devança toutes les autres ;
il fut l'honneur aussi de l'Université de Leyde, qui sut se l'atta-
cher.
Lorsqu'un historien français, Charles Nisard, voulut, dans un
livre, d'ailleurs passionnément injuste, et qui, en ce qui touche
notre auteur, a plutôt les allures d'un pamphlet que d'une étude,
rassembler trois des plus grands savants du temps, sous une
même rubrique : Le Triumvirat Littéraire au XVIe sièele2, il
1. I. titres françaises de Scaliger, éd. Tamizey de Larroque, p. 8.
2. Paris. Amyot, s. d., in-8° [1852].
UN PHILOLOGUE DU XVIe SIÈCLE : J.-J. SCALIGER 189
réunit Juste Lipse, Joseph Scaliger et Isaac Casaubon. N'est-il
pas curieux que l'Université de Leyde se soit associé les deux
premiers et qu'elle faillit avoir le troisième, que l'Angleterre
garda ?
Joseph Juste de l'Escale ou de la Scala était né à Agen,
dans la nuit du 4 au 5 août 1540 \ le dixième des quinze enfants
que Jules César Scaliger eut de sa femme Andiette de Roques-
Lobéjac. Il remontait, ce fécond médecin-philologue, aux princes
souverains de Vérone ; Scioppius le nie, mais ni lui ni son illustre
fils ne permettaient qu'on en doutât et, par une faiblesse fré-
quente chez les grands hommes, ils tenaient encore plus à ces
hochets de la vanité humaine qu'aux titres de gloire acquis par
eux dans les lettres latines.
A onze ans, Joseph-Juste était allé en ce fameux Collège de
Guyenne, à Bordeaux, où l'avait précédé Montaigne, et il y profita
comme lui des leçons de Muret et de Buchanan. Il y passa trois
ans avec deux de ses frères, puis revint à Agen, pour être l'élève
de son père, qui lui faisait copier ses poésies latines et faire une
dissertation par jour dans la langue de Cicéron, ce qui l'amena
à composer une tragédie d'Œdipe à seize ans. Le père étant mort
le 21 octobre 1558, il se rend à Paris, à dix-neuf ans, pour y
apprendre le grec chez Turnèbe, mais, lassé de la lenteur de ses
méthodes, il s'enferme dans une chambre et, en vingt et un
jours, il achève la lecture d'Homère en s'aidant d'une traduction
latine. Au bout de deux ans, il possède toute la littérature
grecque qu'il explore sans dictionnaire et sans grammaire a.
Bientôt ce champ devient trop étroit pour son avidité de
savoir ; il apprend l'arabe et compose un Thésaurus linguae
arabicae. Il acquit peu à peu treize langues, ce qui arracha à du
Bartas, ce cri d'admiration, dans ses Poètes François, au deu-
xième Jour de sa deuxième Sepmaine 3 :
Scaliger, merveille de nostre aage,
Le Soleil des sçavans, qui parle eloquemment
Hebrieu, Grégeois, Romain, Espagnol, Alemant,
1. Haag, La France Protestante, lrc édition, t. VII. p. 1.
2. Sandys (John Edwin), A History of Classical Scholarsliip, t. II. Cambridge
University Press, 1908, in-8°, p. 199.
3. En tète des Epistres françoiscs des personnages illustres et doctes <i Monsr.
Joseph Juste de la Scala, mises en lumière par Jaques de Rêves. A I [arderwyck, chez
la vefve de Thomas Henry, pour Henry Laurens, libraire a Amsterdam, 1624
(Bibliothèque Nationale, Z 14322), 1 vol. in-12.
190 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
François, Italien, Nubien 1, Arabique,
Syriaque, Persan, Anglois et Chaldaïque
Et qui, ehameleon, transfigurer se peut,
O riche, ô souple esprit ! en tel aucteur qu"il veut,
Digne fils du grand Jule et digne frère encore
De Sylve, son aisné, cpie la Gascogne honnore.
Dans ces quatre années de Paris, il se rapprocha des Pro-
testants et écouta leurs proches, où le mena M. de Buzenval,
frère du futur ambassadeur de France en Hollande, qui jouera
un rôle dans l'arrivée de Scaliger à Leyde.
En 1563, il se lie avec Louis Chasteigner, sieur de La Roche-
Pozay, en Poitou. Il devait, plus tard, être le précepteur du jeune
Henry de La Roche-Pozay, le futur évèque de Poitiers qui,
en 1596, se vante d'être son « recognoissant disciple », et, en 1607,
se plaint qu'il n'ait pas inscrit comme dédicace, sur l'Eusèbe
qu'il lui offre, « alumno » 2.
Dans sa retraite au château de Preuilly, il écrit ses commen-
taires sur Vairon, son premier ouvrage, et, en 1565, il accom-
pagne à Rome, Louis de La Roche-Pozay. 11 reste en Italie
jusqu'en 1566 et Muret l'y présente à des érudits. Il visite
Vérone, berceau de ses ancêtres, mais travesti et sous un faux
uom, parce que, dit-il : « Si les Vénitiens me tenaient, ils me
coudraient dans un sac ». Il recueille des inscriptions que Gruter
insérera, en 1602, dans son Thésaurus inscriptionum. Après avoir
visité l'Angleterre et l'Ecosse, il semble avoir pris l'épéeen 1569,
dans les Guerres de religion, puisqu'il écrit, en 1571, à Pierre
Pithou : « Quamdiu fui in militia ». En 1570, nous le trouvons à
Valence auprès de Cujas. Ce séjour fut pour lui décisif, il en parle
•en termes enthousiastes. Cujas l'engage à faire du droit et le
tient en si haute estime qu'il écrit : « Doctissimus J. Scaliger a
quo pudet dissentire », et, en 1581, peu après la perte de son
fils : « J'ai céans M. de la Scala, de qui la douce compagnie m'a
tiré du sepulchre où j'étois misérablement tombé et m'a essuyé
une partie de mes piteuses larmes 3. »
1. Sur les connaissances de Scaliger en éthiopien, voir plus loin p. 211 n. 3.
2. 11 écrit de Paris, 30 mars 1607 (Epislres, p. '.») : i nu- plaignant seulement de ee
que, au bout de mon nom, vous n'avez écrit Aliuniio dans l'Eusèbe qu'il vous a
pieu me donner, car c'est une qualité que je tiendray, toute ma vie, aussy chère que
celle que je prends, Monsieur, de vostre très humble et très obéissant serviteur.
Abain. »
3. Cf. Eîaag, La I-'raucr jtrutrsifinle, 1 r,~ éd.. t . Y 1 1. p. 1. Sur les relations de Cujas et
-de Scaliger, on lira avec profit l'article (pie .M. 1'. !•'. Girard a publié dans la Xuiwclle
UN PHILOLOGUE DU XVIe SIÈCLE : J.-J. SCALIGER 191
C'est aussi à Valence, dont l'école de Droit était alors célèbre,
qu'il se lia avec de Thou et avec Monluc, évèque fort épris
d'humanisme 1. Ce dernier voulait l'emmener en Pologne comme
secrétaire, mais, à Strasbourg, Scaliger, ayant appris le massacre
de la Saint-Barthélémy, décida de se réfugier en Suisse pour
s'y faire recevoir habitant de Genève, le 8 septembre 1572, et y
accepter une chaire de philosophie 2. Il ne se récusa point, comme
le prétend Charles Nisard, qui, par une contradiction singulière,
l'accuse, à ce propos, à la fois de trop d'orgueil et de trop de
modestie.
Elu professeur le 21 octobre, il demanda et obtint son congé
en septembre 1574. Il expliquait YOrganon d'Aristote et le
De Finibus bonorurn de Cicéron, mais il n'était pas propre,
dit-il lui-même, à « caqueter en chaire et à pedanter » et,
profitant de l'accalmie, il rentre en France pour retourner
auprès de M. de La Roche-Pozay, au château dWbain 3. C'est
là qu'il prépara ce fameux De Emendatione temporum (1583) 4,
qui mit le sceau à sa réputation et resta un des fonde-
ments de la science de. la Chronologie, sur laquelle nos
grand Bénédictins des xvue et xvine siècles allaient s'exercer.
Cet ouvrage devait appeler sur Scaliger l'attention de
l'Université de Le.yde, au moment où celle-ci songe à
pourvoir au remplacement de Juste Lipse 5, Justus Lipsius, que
Revue historique de droit français ei étranger, août-décembre 1917, p. 403 à 424, sous
ce titre : Lettres inédites de Cujas et de Scaliger. On y trouvera une intéressante
épître latine de celui-ci à Saint-Vertunien, découverte par M. Seymour de Ricci.
1. Cf. Haag, op. cit., lre éd., t. Vil, p. 488. Choisnin disait de Scaliger, dès cette
époque (1572) : « qui est pour son aage un des plus rares de ce royaume. »
2. Cf. registre A de la Compagnie des pasteurs, cité par Haag.
3. Louis Chasteigncr, sr d'Abain et de La Roche-Pozay, fut ambassadeur à Rome,
de 1575 à 1581, et eut, en cette qualité, là-bas, la visite de Montaigne. Celui-ci, dans
son Journal ne fait pas mention de Scaliger et ne semble donc pas l'y avoir rencontre.
(Cf. Journal île voyage de Montaigne, p.p. L. Lautrey, 2e éd., Paris, Hachette, 1909,
in-18, p. 210, note). A moins qu'il ne fût parmi les « autres sçavans » qui, à la table
de l'ambassadeur, discutent, avec Montaigne et Muret, de la valeur de la traduction
d'Amyot.
4. 11 ne faut pas oublier qu'un autre Français, Beroald, le précéda avec sa Chro-
nologia. qui est de 1577. Cf. Haag, La France protestante, 2e éd., t. II, col. 403.
5. Sur Juste Lipse, voir, outre le livre de Nisard déjà cité, L. Galesloot, Parti-
cularités sur la vie de Juste Lipse (Annales de la Société d'émulation peur l'étude de
la Flandre, 4e série, t. I, Bruges, 1876-7). Un Choix des Epîtres de Juste Lipse parut
en 1619, in-8° ; des Lettres inédites ont été publiées par G. H. M. Delprat, Amster-
dam, 1858. Voir encore un article de M. Roersch dans la Biographie Nationale '!,■
JJrlgique. Montaigne parle de Juste Lipse dans sis Essais, I. 26; 11. 12; 11. 334
(Essais, éd. Jeanroy, p. 43). Les Politiques ont été traduits par Goulard, 1594. Cf.
aussi Croll : Juste Lipse et le mouvement anti-Cicéronien à lu fin du XVIe et au
début du XVII': siècles, dans la Revue du XVIe siècle, 191 1, I. H. p. 200. Sur son
départ de Levde, un article de H. T. Oberman dans Ned. Archie) ooor Kerkge-
schiedenis, n. s. t. V (1908) et Resolutie v. Holl. 31 janvier L591, p 151 ; van
Meteren, op. cit., f° 586 verso.
192 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Montaigne appelle « le plus sçavant homme qui nous reste,
d'un esprit très poly et judicieux, vrayement germain à... Tur-
nebus » l.
Dans leur séance du 5 avril 1578, les Curateurs avaient
nommé Lipsius, professeur d'histoire et de droit, avec un
traitement de 500 florins, porté, dès le 10 août à 600, tandis
qu'un autre Belge, Bonaventura Yulcanius, de son vrai nom
Bonaventure de Smedt, c'est-à-dire a le forgeron », enseigne,
depuis le 1er février 1578, la langue grecque et les arts libé-
raux.
En 1579 et 1580, Juste Lipse est recteur. Il l'est de nouveau
en 1587 et c'est sous ce rectorat que se produisit le renvoi de
Saravia et de Doneau, dont il n'est responsable, peut-être, que
par la mollesse qu'il mit à défendre ses collègues. Il est encore
recteur en 1588, mais, bientôt, on le voit travaillé par des
influences occultes, qui ébranlent sa foi calviniste et le font
profiter d'une cure aux eaux de Spa, en juin 1591, pour adresser
aux Curateurs une lettre de démission, datée du 2 du même mois.
En vain cherche-t-on à le retenir.
Dès septembre, on songe à le remplacer, et ici intervient
un singulier personnage, dont le nom reviendra plusieurs fois
par la suite : Baudius, ou plutôt Dominique Le Baudier, de
Lille, ancien étudiant de l'Université de Leyde, où on le trouve
immatriculé, une première fois, le 22 avril 1578 : « Dominicus
Baudius Insulensis », comme théologien, et, une seconde fois,
comme juriste, le 7 septembre 1583 2.
Au moment qui nous occupe, il est en Zélande et il va jouer,
vis-à-vis de l'Université, le rôle d'honnête courtier, tant pour
se donner de l'importance et se mettre en valeur, en se faisant
passer pour l'ami et le confident d'un grand homme, que pour
attirer sur soi l'attention d'une « Académie », où il espère bien
que Scaliger, une fois nommé, le fera entrer à sa suite.
La perspective de pouvoir obtenir Scaliger, en qualité de suc-
cesseur de Juste Lipse, est si séduisante, qu'à peine Baudius
l'a-t-il fait entrevoir par lettre à l'Université, celle-ci, immé-
diatement, délègue Maître Geryt Tuning, professeur d'Insti-
tutes, pour amener ledit Baudius, afin qu'il s'explique devant
1. Montaigne, Essais, II, 12, éd. Strowski, t. II. p. .'534 ; la phrase est une addi
tion de 1588.
2. Album studiosorum, col. 2.
UN PHILOLOGUE DU XVIe SIÈCLE I J.-J. SCALIGER 193
les Magistrats 1. Ceux-ci, enthousiasmés, décident d'offrir à
Scaliger, en raison de sa qualité, de son savoir et de sa réputalion
(ten respect van zijn qualiteyt, geleertheyt ende vermaertheyt),
la somme de 1.200 florins par an2. Ils enverront Baudius et
Tuning en France aux frais de l'Université, pour s'aboucher
avec le savant. Outre ses frais de voyage, si Baudius réussit, il
aura une récompense. C'est le courtage, dont le montant est
laissé à la discrétion des autorités. La chose doit être tenue
aussi secrète que possible, pour ne pas susciter d'obstacles de la
part des ennemis de l'Université. Est-ce Juste Lipse, les
Jésuites ou les Espagnols qui se trouvent ici visés ?
Quatre lettres sont rédigées : la première, d'octobre 1591, des
Curateurs et Bourgmestres à Scaliger 3. Elle est en latin et la
minute, de la main de Tuning. Après avoir mentionné la démis-
sion de Juste Lipse, qu'ils attribuent uniquement à son état
de santé, ils parlent de l'espoir que Baudius leur a donné de
changer Lipsius pour Scaliger, « le plus savant des nobles et le
plus noble des savants. » C'était toucher un point sensible, en
faisant allusion à la fameuse parenté, un peu hypothétique, avec
les ducs de la Scala, les princes de Vérone et le roi des Alains.
Scaliger succédant à la chaire Lipsienne, chaire unique d'his-
toire romaine et d'archéologie, c'est Hercule succédant à Atlas
pour... mille carolus, vulgo florins. L'esprit pratique des Hollan-
dais ne perd pas ses droits et le rapprochement de ces demi-
dieux et de ce sac d'écus ne laisse pas d'étonner un peu.
Les payements se font régulièrement par trimestres 4 (il
s'agit d'une bonne maison bien administrée). Les Curateurs
parlent aussi en marins, comme il est naturel au pays où l'on
dit en manière d'adieu : « naviguez bien ! ». « Que Scaliger, au sortir
des formidables tempêtes qui l'ont secoué, vienne trouver abri
dans leur port de tranquillité, inondant de la splendeur de Sa
Lumière, leur Batavie ». Comme hommes publics et comme
hommes privés, pour la gloire de ses ancêtres, par le génie de la
gent Scaligère, au nom des services rendus aux Lettres par son
père Jules César, au nom de Juste Lipse enfin qui, s'il était
présent, ne voudrait passer à nul autre la torche de la course du
1. Bronnen Leidschr Universiteit, t. I, p. 65, 28 septembre 1591.
2. Le florin vaut théoriquement 2 fr. 05. Il vaut 4 fr. 00 aujourd'hui.
3. Bronnen, t. I, p. 183*, n° 107.
4 Ce qui est encore l'usage dans les Universités hollandaises.
13
194 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
flambeau, ils le supplient de se hâter et de ne pas faire attendre
plus longtemps aux candidats de la Faculté des lettres l'érudition
du Phoenix de la Gaule. »
La lettre du Prince Maurice à Henri IV, datée du 6 octobre 1591,
est moins ampoulée : le tempérament de ces deux soldats ne s'y
prête pas. Peut-être même l'homme de guerre se trompe-t-il
de terme, car il émet le vœu que « la dicte Université, comme
fondation de feu Monseigneur le Prince d'Aurange, demeure pro-
veue de telz officiers, comme elle ena1 besoing pour son accrois-
sement 2 ». Il s'agit d'un ordre. Qu'il plaise donc à Henri
« d'interposer son authorité, afïin que le sieur Joseph Scaliger
(celui-ci eût préféré de l'Escale ou de la Scala) qui, par sa doc-
trine et aultres bonnes qualitez est en renommée par toute l'Eu-
rope, vienne par deçà à deservir la place du dict Lipsius. »
La missive des Etats de Hollande à Henri IV est datée du
lendemain et est plus fleurie : le Sr Joseph Scaliger y est encore
qualifié « le Phoenix de l'Europe » et ils invoquent, pour obtenir
l'appui du roi, « l'interest très évident que la Gloire de Dieu et
service de la cause commune en rapporteroyent ». Dans une
autre lettre, du même jour, à Scaliger, ils lui donnent de « Vostre
Seigneurie », par quatre fois en huit lignes, et c'est bien plus
adroit : « Qu'il plaise à Vostre Seigneurie servir de flambeau et
esperon aulx estudes languissans de la jeunesse par deçà, à
l'avancement de la gloire de Dieu et service de la cause commune,
asseurans Vostre Seigneurie qu'en tous endroicts, elle se trouvera
rencontrée du faveur et respect que sa très noble race et doctrine
méritent. »
L'histoire des deux ambassadeurs de la science hollandaise
auprès du savant français est bien amusante. M. Molhuvsen a
pu la suivre, jour par jour, pour ainsi dire, parles comptes de
Tuning 3. Premier contretemps : en Zélande, Baudius, embar-
rassé dans des discussions avec des marchands, refuse de s'em-
barquer avec lui et promet de le rejoindre à Caen. Le premier
rapport de Tuning, en hollandais, est daté du camp de Henri IV
à Darnctal sous Rouen, le 2 décembre 1591 4. Il s'est dirigé
d'abord vers Caen, centre commercial et universitaire 1res
1. Ms. * ai ». qui est une faute, à moins qu'il n'y ait une coquille dans le teste de
M. Molhuvsen.
'1. Bronnèïl I.eidsche l'nincrsileil, t. I. p. 184*, n° 16S.
3. .Molhuvsen (P. ('..). De Komsi van Scaliger te teiden, I.evdc. 1912. Un vol. in-4°.
4. Bronnen, t. I, p. 187*, n° 173.
UN PHILOLOGUE DU XVIe SIÈCLE : J.-J. SCALIGER 195
fréquenté des Hollandais. Non sans péril ni peine, il a été retrou-
ver le roi dans son camp à quatre kilomètres de Rouen qu'il
assiège. Introduit dans sa chambre à coucher, il n'a obtenu
d'Henri que cette réponse : « Je ne pense point qu'il ira ! x »,
ce qui n'empêche pas le souverain de faire rédiger par son secré-
taire des lettres pour Scaliger.
Tuning communique alors une série de nouvelles des opéra-
tions militaires et, visiblement inquiet, le paisible professeur
hollandais ajoute : « Pendant que je vous écris de nuit, les mous-
quets font tiaf, tiaf, tiaf»2; cela lui donne un air de bravoure
et une teinture d'homme de guerre. Suit un croquis d'Henri IV,
pris sur le vif: «Sa Majesté veille, jour et nuit, avec une audace
indicible, au point de ne pas hésiter à sortira cheval, dans la nuit
noire, avec quatre ou cinq gentilshommes, comme il le fait en
cet instant. Partout c'est la misère, la pauvreté, le chagrin et
une cherté excessive de tout ce qui est nécessaire pour vivre ».
Ah ! la guerre en Hollande, pensait-il sans doute, ce n'est pas la
même chose, car elle y va de pair avec l'abondance. Mais ici « sur
toutes les routes, c'est l'angoisse et la crainte d'être assassiné,
pillé, volé et fait prisonnier. » C'est pourquoi il a été forcé de se
faire faire de mauvaises nippes d'homme du peuple, pour avoir
l'air d'un charretier allant par les routes.
Dans sa lettre aux même Curateurs et Bourgmestres, datée
du 28 décembre 1591, Tuning insère une copie légalisée de la
lettre qu'Henri IV a écrite, le 3 décembre précédent, à Scaliger :
« Monsr. Scaliger, les Sieurs Estats de Hollande, soigneux de ne
laisser esteindre les belles lumières de doctrine et vertu que leur
Université de Leiden a produictes jusquesici au profict du public
et de rechercher les moyens plus propres, là où ils se peuvent
trouver, pour la maintenir en sa splendeur, ont particulièrement
jeté les yeulx sur vostre personne »... La dépêche est assez pres-
sante. Ch. Nisard insinue qu'elle l'est plus que le savant ne l'eût
souhaité, car il aurait préféré qu'on le retînt. Toujours est-il
que Henri invoque, outre « le devoir que chacun a de communi-
quer au public les grâces que Dieu luy a départies... », « le mérite
et honneur » qu'il y pourra acquérir, sa propre amitié pour les
Etats, l'intérêt de la chrétienté, car le bien qui dérive de cette
1. En français dans le texte.
2. Bronnen, 1, p. 188*. Voici l'original de cette curieuse phrase : Dit schrivende
bi nacht gingen de roers : « tiaf, tiaf, tiaf ».
196 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
source de Leyde peut se répandre partout. Brochant sur le
tout, une promesse «de quelque bonne gratification et recognois-
sance » de la part du roi, vient fortifier l'intercession *.
Les dangers immenses et angoissants qui environnent
le bon Tuning de toutes parts, à ce qu'il écrit, lui feraient volon-
tiers renoncer à poursuivre son ambassade de Caen à Tours, où
les chemins sont particulièrement peu sûrs, les paysans eux-
mêmes assassinant souvent, par méfiance, les passants. Cependant,
il va se mettre en route, le lendemain matin, à pied, avec un seul
serviteur et, vêtus tous deux en laboureurs 2, ils se joindront à une
troupe d'autres voyageurs. Quant à Baudius, enfin arrivé à
Caen, la grandeur du péril le retient au rivage.
D'Alençon, le jour de l'an 1592, Tuning confie à van Hout sa
navrante mésaventure : il avait loué à Falaise un messager et
l'avait envoyé, chargé de ses lettres, un peu en avant de la petite
troupe de marchands de poisson, à laquelle lui-même s'était
joint. Il avait probablement peur d'être pris par ceux de la Ligue.
La précaution, si elle était peu courageuse, n'était pas superflue,
car c'est ce qui arriva au messager, dont la bonne foi n'est
peut-être pas hors de cause. A l'arrivée de la petite troupe, dans
les bois aux portes d'Alençon, les Ligueurs assaillirent le mes-
sager, qui la précédait d'un quart de mille, le laissèrent complète-
ment nu et lui volèrent ses lettres. Tuning et ses compagnons
se gardèrent bien de s'élancer à son secours et s'estimèrent
heureux de passer inaperçus, pour parvenir jusqu'à Alençon.
Ils sont à Tours, le 6 janvier, et commencent par s'y renipper
de pied en cap. Le médecin Charles Falaizeau prête, à Tuning
un cheval, au serviteur de celui-ci un mulet, et, sous la conduite
du Prévôt de Loches, ils s'acheminent en cet équipage, le 15 jan-
vier, vers Preuilly où, le 16 au soir, les accueille Louis de Chas-
teigner de La Roche-Pozay, Seigneur d'Abain, son fils Henri-
Louis, le futur évêque, et son savant précepteur, M. de la Scala.
Le pauvre Tuning est tout éploré d'avoir perdu ses lettres.
Néanmoins, il remplit fidèlement et oralement sa mission. C'est
ce que Scaliger raconte aux Etats dans sa lettre du 21 jan-
1. Bronncn Lridsche Universiteit, t. I, p. 190*, n° 175.
2. Ibid., p. 209* : « Voor de bocreclederen die ic voor mi onde inijn dienaer heb doen
maicken om te veiliger door de perickelen op Tours te geraicken betaelt : 3 1 g. 15 st. »
Je signale aux historiens tout ce compte d'un voyage en France en 1591-1592,
p. 206* à 214* au tome I des Bronncn.
UN PHILOLOGUE DU XVIe SIÈCLE : J.-J. SCALIGER 197
vier 1592, déjà imprimée au xvne siècle, dans ses Epistolae 1. 11
a confié au professeur qui les répétera de vive voix, les motifs
de son refus, sur lequel il ne sera pas plus explicite dans sa
missive à Douza, de même date 2.
Le 23, Tuning quitte Preuilly et le 27, Tours, en brillante
compagnie cette fois, avec « Mons. de la Trimouille » et le premier
Président du Parlement de Paris « Achilles Harley » 3, qui le
conduisent au quartier du Maréchal de Biron, dans le camp royal,
sous Rouen. Notre maître ne doit plus se sentir d'orgueil. Ce
sentiment fait place à la terreur, quand, le 15 février, il s'agit
d'échapper à la menace du duc de Parme, pour gagner Dieppe.
Il s'y embarque pour l'Angleterre, gagne Londres et Grave-
send, d'où enfin il atteint, le 12 mars, Armuyden, en Zélande.
Après avoir rendu compte aux Curateurs, le 8 août, il est, en
récompense de ses peines, nommé professeur ordinaire au traite-
ment de 500 florins 4.
Ainsi finit heureusement cette malheureuse expédition. Le
14 août 1592, les Curateurs et Bourgmestres, prirent l'initia-
tive, pour satisfaire au vœu de Scaliger, transmis par Tuning,
de faire faire, par le fameux graveur Henri Goltzius, pour
216 florins, deux planches, représentant l'une, Jules César Sca-
liger, l'autre, son fils Joseph.
Tout ceci n'est que travaux d'approches en vue d'un nouvel
assaut. Le 1er novembre, les Curateurs et Bourgmestres5 insis-
tent auprès de Scaliger, pour qu'il vienne restaurer chez eux par
sa présence, sa noblesse, son génie, sa science, son ci humanité »,
le royaume des lettres. Ils s'adressent encore le même jour à
deux médecins de ses amis à Tours, Fr. de Saint-Vertunien,
Sr de Lauvau, et Charles Falaizeau, afin qu'ils s'entremet tout
auprès de l'homme incomparable 6. L'effort est parfaitement
combiné. Les Etats de Hollande, dans leur lettre en français
du 26 novembre 1592, le pressent de leur côté " : « Venez doneques
non seulement pour estre en repos et seureté, mais aussi aymé,
1. lllustriss. Viri Josephi Scaligeri, Julii Cacs. a Burden Y. Epistolae «murs quae
reperiri potuerunt, nunc primura collectât ac editae... Lugduni Batavorum, ex
officina Bonaventurae et Abrahami Elzevir. Academ. Typograph. n<2, (Biblio-
thèque Nationale, Z 14002, 1 vol. in-12. L'exemplaire porte cette note manuscrite
sur la feuille de garde : liber prohibitus).
2. Bronncn Leidsche Unioersiteit, t. I, p. 197*.
3. Ibiil.. [>. 210*. Compte de Tuning.
4. Ibiil., t. 1, p. 71.
5. Ibid., p. 72 et n» 20."». 206, 207, pp. 233* à 235*.
6. Ibid., [>. 235*.
7. Ibid., p. 236*.
198 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
chery et respecté, tenant pour asseuré qu'estes attendu icy de
si bonne dévotion et d'aussi prompte bonne volenté que nous
souhaittons d'estre recueillies noz recommandations très affec-
tionnées, priant l'Eternel... etc. »
Comme les Curateurs et Bourgmestres se sont assuré deux
auxiliaires, les Etats s'en assurent deux aussi, formant pointe
d'avant-garde, et ils sont d'importance, J. A. de Thou, le grand
historien catholique, auquel ils s'adressent dans les termes que
voici : « Monsieur, D'aultant que prenons bien au cœur l'accrois-
sement et splendeur des Lettres, nous avons trouvé convenable
d'envoyer iterativement vers Monsr. de la Scala pour lui rendre
l'honneur que mérite sa très noble et singulière vertu et doc-
trine, èstans d'opinion que, se retirant du milieu des guerres
civiles et troubles aiguz, qui courent par toute la France et
allentissent la gaillardise des bons esprits, il auroit fort bon
moyen, par decha, de mettre en lumière ses très précieuses œuvres
qui, aultrement, périront par l'iniquité du temps présent et
demeureront ensevelies dans le cercueil d'oubliance. »
L'autre appel à du Plessis-Mornay n'est pas moins ardent,
pour que M. de la Scala 1 vienne « servir d'ornement et splen-
deur des Lettres en l'Académie... à Leyden ». Le Prince Maurice
écrit également à Scaliger, le 27 novembre 1592, et enfin à Louis
de Chasteigner de La Roche-Pozay en ces termes 2 : « Monsieur,
l'Académie de Leyden a besoin, pour son accroissement, d'un
personnage tel que Monsr. de la Scala, qui la puisse par son grand
sçavoir et renom rendre célèbre ». Il écrivit aussi, car tout ici se
fait par deux, à Monsr. le conseiller d'Emmery, c'est-à-dire à
de Thou.
Mais il fallait une couronne de fleurs à joindre à tous ces
parchemins : ce fut une femme qui la tressa et l'offrit ; elle
portait un nom cher et glorieux entre tous. Elle aimait les poètes,
comme en témoigne l'Album conservé à la Bibliothèque de La
Haye 3, elle vénérait les savants : c'était Louise de Coligny.
« Ils ont icy, écrit la Princesse à Scaliger, le 9 janvier 1593 4,
le repos et la tranquillité autant assuré qu'en nulle région de
l'Europe, suget requis pour y convier et retenir les Muses. Mais
1. Bronnen Leidsche Universileil, t. I, p. 23(5*.
2. lbid., p. 237*.
3. Cf. van Hamel, L'Album de Louise de Colignij, dans Revue d'Histoire Litté-
raire de la France, 1903, p. 232.
4. Bronnen, t. I, p. 211*.
UN PHILOLOGUE DU XVIe SIÈCLE : J.-J. SCALIGER 199
ils auroient besoin d'un homme rare en doctrine comme vous,
pour donner nom et bruict à cett' Académie. Il est en vous de
la faire, fleurir par vostre présence... et vous puis asseurer,
monsieur Scaliger, que vous serez caressé et honoré en ce lieu,
autant ou plus qu'en autre province où vous puissiez choisir
vostre demeure... » Bien plus, elle donnera l'exemple en lui
confiant son fils Frédéric-Henri : « et me donnez ce contente-
ment... de vous voir en lieu où mon fils ait ce bien de vous
approcher, car je me délibère mesmes de l'envoyer dans quelque
temps à Leyden. Il commence à apprendre les Lettres; j'esti-
meray que vostre seule ombre puisse beaucoup à le faire devenir
savant. »
Louise est femme et elle est Française, elle comprend, pour
l'avoir éprouvé, qu'on souffre à être loin de la Patrie et qu'il est
dur à monter l'escalier de l'étranger: « Vous quitterés la France,
mais aussi bien n'est-elle pas maintenant elle-mesme et vous en
trouvères icy quelque portion. »
Est-ce elle qu'elle désigne ou songe-t-elle aux autres Français
qui sont clans le pays, ou à sa chère Eglise Wallonne ? ou veut-elle
dire simplement, ce qui est vrai, qu'il y a là tant d'amour
pour la France que l'exil y est un peu moins pénible à supporter ?
Notre ambassadeur Paul Choart, seigneur de Buzenval,
allait joindre ses instances à celles de la Princesse. Sa lettre
est, de beaucoup, la plus intéressante, parce qu'elle a les allures
d'une confidence et qu'elle nous initie aux idées, impressions
et sentiments qu'un Français pouvait avoir sur la Hollande
d'alors. Elle est datée du 2 janvier 1593 et adressée à Scaliger,
qu'il avait rencontré, vingt ans auparavant, en Savoie, et qu'il
y avait fréquenté aussi familièrement que sa propre « jeunesse
et rudesse », pouvaient approcher de sa « meureté et pollissure ».
Depuis, il avait déserté les études pour la diplomatie, qu'il avait
exercée, depuis deux ans, aux Pays-Bas, où il a « enduré
beaucoup d'incommoditez, pour les misères et pauvre lez de
nostre France », mais où il a aussi « receu du contentement
pour y avoir trouvé des moyens, et aulx plus grands besoings
de nostre Estât, de bien servir et secourir Sa Majesté et tant
d'affection au bien de ses affaires que nous n'en pouvions
espérer davantage *. »
1. Bronncn Leidsche Universileit, t. I, p. 242*
200 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
« Or ces pays, conlinue-t-il, ayants ce bonheur par-dessus les
aultres que la guerre, qui les aultres faict faner, les faict florir,
ha cherché avecq beaucoup de soing, despuis quelques années
en ça, de se faire valoir par les lettres et n'ont rien espargné
pour appeller en leur Université de Leyden les plus doctes
hommes desquel ilz se sont peu adviser. Ilz ont perdu (plutost
luy mesme s'est esgaré), despuis quelque temps, Lipsius. Hz
ont recouvert Franciscus Junius, grand personnaige en toute
sorte de lettres et principalement en théologie 1. Mais, quelques
richesses qu'ilz ayent, ils s'estiment pauvres, s'ils n'ont Mon-
sieur Scaliger. Hz disent n'avoir rien de si précieux qu'ilz ne
changeassent volontiers à un tel acquest. »
C'est Buzenval qui, voyant leur désir, s'est offert à les aider 2 :
« Ils ont en admiration vostre ombre et de là jugez combien
ilz révèrent vostre présence...; ilz demandent un nom qui face
croistre celuy de leur Université, qui est encores naissante et
presque en son berceau. Ilz sçavent qu'ilz n'en peuvent avoir de
plus célèbre que le vostre. Prestez le leur pour un an, prestez le
leur pour dix, pour tant et si peu que vouldrez, ilz s'estimeront
obligez à vous. »
Vient maintenant un argument plus concret et qui devait
atteindre le cœur de ce savant tout en lettres écrites, pour qui
l'imprimé était, après le manuscrit, le souverain bien et le but
suprême de l'existence : « Ilz ont la plus belle imprimerie de
ces pays et tout ce qui estoit de bon dans celle de feu Plantin
et Raphalingius 3, docte personnage et professeur es-langues
hébraïque, syriaque, qui y préside ; tant de beau labeur que
vous tenez soubz la clef et en ténèbres, pourront, par ce moyen,
veoir la clarté. »
Scaliger, qui cherchait en vain à ce moment des caractères
syriaques, devait se sentir attiré vers ce centre de la librairie
hollandaise où allaient fleurir bientôt les Elzevirs, successeurs
de Raphelengien et- de Plantin.
1. « Recouvert » rTest pas tout à fuit exact. Il n'y avait eu que des tentatives pour
avoir Junius, avant 1592.
2. Bronnen Leidsche Universileil, t. I. p. 243*.
3. Le gendre de Plantin, Raphelingius, de son vrai nom Raphelengien, était né
le 27 février 1539 à Lannoy, près Lille, dans la Flandre française (cf. p. 71, de A. J.
van der Aa Biographisch Woordenboek, 9e éd., t. XV). 11 était donc Français, comme
létait son beau-père Chr. Plantin, né à S'-Avertin, en Touraine, en 1520, et dont
M. Abel Lefranc vient de célébrer Je rôle dans un éloquent discours prononcé à
Anvers à l'occasion du quatrième centenaire de la naissance du grand imprimeur
(cf. Le Temps du 10 août 1920).
UN PHILOLOGUE DU XVIe SIÈCLE : J.-J. SCALIGER 201
« Quand à la façon de vivre de ce pays, croyez que j'y trouve
peu de différence à la nostre ; en quelque chose, vous y trouverez
plus de pollissure, en d'aultres plus de simplesse. Mais la douceur
de la liberté y est si grande qu'en milite). »
La douceur de la liberté, voilà qui devait plaire à ces protes-
tants du xvie siècle et, plus tard, à la fois à eux et au grand philo-
sophe du xviie, soucieux de pouvoir développer et publier
ses pensées sans être inquiété par le pouvoir royal et les puis-
sances ecclésiastiques.
« Vostre esprit ny vostre honneur ne sera asservy. C'est un
angle du monde, où toutes nations abordent, où toutes vivent à
leur guise, où toutes apportent quelque chose de leur veu. »
Conception de la Hollande-refuge, de la Hollande-carrefour
des nations, à laquelle aujourd'hui encore ce peuple entend
rester fidèle.
« Quant au climat duquel l'élévation pourroit faire peur à
quelques ungs, croyez moy que je n'y trouve point les hyvers
plus aspres qu'en celuy de Parys, mais nous havons icy plus de
commodités de les passer doucement, pour la grande quantité
des boys et des tourbes, dont ce pays est fourni, estant le chauf-
fage de luy x aussy commun et aussy bon marché que l'aultre
et vous diray plus, que celuy qui se prend soubz terre, qui sont
les tourbes, n'ha rien qui puisse offenser les plus délicates per-
sonnes, soyt en odeur, soyt en vapeur ». Vérité contestable, car
l'odeur de la tourbe est caractéristique des villes hollandaises,
l'hiver, et frappe tout de suite désagréablement les narines de
l'étranger.
Buzenval conclut : « Hz vous désirent, ilz vous attendent ;
vous ne sçauriez rien désirer ny espérer d'eulx que très facile-
ment vous n'obteniez. Il semble que les troubles et agitation
de nostre estât vous invitent assez à venir jouyr du repos de
cestuy-cy. » Reste à combattre l'absurde préjugé du Français,
trop porté à confondre esprit hollandais et esprit allemand :
« Si je cognois le goust de ces pays, il me semble que vous estes a
viande 3 propre à leur appétit, car il est assez différent de celuy
des Allemans en mal ivre de Lettres et doctrine. »
1. Tourbe était alors masculin ; lu mot et la chose étaient presque aussi inconnus
en France que la houille, employée surtout dans les Pays-Bas du Sud.
2. Ms. * estez », Bronncn Leidsche Universiteit, t. I, p. 213*.
3. Nourriture.
202 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Style à part, la lettre, à l'air écrite d'hier ; elle se termine par
des protestations d'amitié et des offres d'un constant commerce
« pour v regouster, dit-il, les souaves fruits de rostre vertu et la
doulceur de vostre conversation », et, en elïet, Scaliger fréquenta
Buzenval à La Haye et le pleura à sa mort l.
Les Curateurs et Bourgmestres donnent mandat à un certain
marchand anversois établi à Tours, Hans Joostens, de faire, en
leur nom, les avances nécessaires à Scaliger pour son voyage, lui
promettant bonne récompense, s'il parvient à le persuader.
Baudius, qui est maintenant à Tours, continue à s'entremettre
dans cette affaire, et il en profite pour tirer une lettre de change
sur les Curateurs et Bourmestres, que ceux-ci refusent d'abord
de payer 2. La réponse qu'il a reçue de Scaliger et qu'il leur
communique n'a cependant rien d'un acquiescement : « J'ai
décidé, écrit-il en latin, de mourir dans ma patrie et avec ma
patrie s'il le faut. »
Ceci en dit long sur le sentiment patriotique au xvie siècle,
bien plus grand, chez les protestants comme chez les catholi-
ques, qu'on ne le croit ordinairement. Ce n'est pas la première
preuve que nous en trouvons en chemin.
Un autre motif capital, à ce qu'explique Baudius à Douza ou
Le Baudier à van der Does, dans sa lettre datée de Tours du
20 janvier 1593 3, est qu'il ne se sent pas capable de remplir
l'emploi qu'on veut lui confier. En vérité, il a peur d'entrer dans
l'arène, comme il dit, (Clusius exprimait de même une pareille
appréhension de l'enseignement) : <• La solitude, ajoute Baudius,
lui est une consolation, il vit avec lui-même et il s'}' parle à
lui-même. »
Douza, dans sa lettre du 29 mars, malmène durement le
courtier lillois Baudius et se plaint de ses vantardises de Fla-
mand 4.
Enfin, la réponse du 27 mars, de Scaliger à Douza, est, avec
mille excuses, une acceptation : 11 viendra, mais il emmènera
avec lui son élève Henri-Louis de Chasteigner de La Roche-
Pozay, fils de Louis, tète chère que le père lui confie comme
1. Lettres françaises de Scaliger, éd. Tamizey de Larroque, p. 356.
2. 17 décembre 1592. La lettre de Baudius figure dans Baudii (Uoniinici) Epistolae,
Amsterdam, Louis Elzevir, 1654, un vol. in -12, p. 14. Elle est du 18 novembre
1592.
3. Bronnen Leidsche Unioersiteit, T. I, p. 257*.
4. Ibid., t. I, p. 258* : « ita Flandrum in morem se iactat atque ampuUatur ».
UN PHILOLOGUE DU XVIe SIÈCLE : J.-J. SCALIGER 203
gage de retour. Maître protestant, élève catholique, la Saint-
Barthélémy n'est pas tout le xvie siècle français ! Ajoutez que
Scaliger a pour amis les Du Puy, Pithou, de Thou et l'évèque de
Valence.
Hans Joostens, dans sa lettre en français à Tuning (2 avril
1593), confirmant le prochain départ de Scaliger, dépeint la
désolation des amis du grand érudit x : « Je vous asseure que
tous les gens de sçavoir sont très maris de son partement. Monsr
d'Abein a pleuré plus de deux grosses heures, quand Monsieur de
la Scala print résolution d'aller aux Pays-Bas... Et son filz
vient avec Monsr. de la Scala en notre pays, lequel aime tant
Monsr. de la Scala qu'il ne le peut laisser. Il pleuroit tousjours
sans cesse jusques à tant que Monsr. d'Abein avoit permis de le
laisser aller avec Monsr. de la Scala. »
Celui-ci est exigeant, il demande une escorte, deux chevaux
et un tort mulet pour porter ses coffres. Baudius, la
mouche du coche, continue à se vanter d'avoir triomphé de la
résistance du savant 2.
Une série de billets très curieux écrits par Scaliger à Joostens,
du 13 avril au 29 juin 1593, ont trait aux préparatifs du voyage.
Il pense surtout à ses livres « qu'il ne saurait porter sans coffres »
et « au filz de Monsieur d'Abein », qu'il emmène « pour le
regret » qu'il avait « de le laisser » 3. Scaliger est fâché que les
vaisseaux de guerre, envoyés à sa rencontre par les Etats, soient
allés en vain l'attendre à Caen 4 ; il suggère de s'embarquer à
La Rochelle comme plus facile à atteindre de Tours, car, s'il
faut se « submectre à la mercy des Gouverneurs des Provinces,
il faudra plus de quatre mois pour aller de Tours à Caen. »
A Tours, il demandera raison au célèbre mathématicien Viète,
qui l'a bafoué, non sans motif d'ailleurs, à propos de la qua-
drature du cercle 5. Il parvient dans cette ville, le mardi 29 juin,
avec tous les gentilshommes, qui l'ont délivré des voleurs
épiant, jour après jour, son départ. La princesse de Condé cherche
1. Bronnen Leidschc Uniuersileit, p. 260*.
2. Jbid., p. 262*, 11 avril 1593.
3. Selon M. Molhuysen, ['élève ne l'aurait suivi qu'à distance, parce que ce n'est
que le 22 décembre 1593 qu'il est immatriculé à Leyde, mais l'argument n'est pas
décisif.
4. Bronnen Lcidsche UniversUeil, t. I, p. 280*.
5. Lettres françaises, éd. Tamizey de Larroque. pp. 304, 305, 308, 330 ; on y
trouvera des exemples de la grossièreté avec laquelle Scaliger traite le magistrat,
dont il ignore la valeur comme algébriste.
204 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
encore à le retenir, en lui offrant d'entreprendre l'éducation de
son fils, âgé de 5 ans, le futur Henri II de Condé, et d'être « un
aultre Aristote près de son Alexandre » 1. Provisoirement, c'est
une sinécure qu'on lui offre, car il n'aura qu'à surveiller les
maîtres qui apprendront à lire à l'enfant, jusqu'à ce que celui-ci
soit en âge de profiter de ses leçons. Il aurait douze cents écus
par an, nourri et logé. Mais la lettre de la princesse arrive trop
tard, le sort en est jeté : la France sera veuve de son grand
homme.
Ce départ avait fait tant de bruit dans le pays, qu'un savant
gentilhomme de Bordeaux vint en Touraine pour accompagner
Scaliger. « Il est arrivé en ceste ville, écrit Joostens à Tuning,
de Tours, 26 mai 2, un fort gentil personnage de Bordeaux,
lequel est fdz d'un fort riche homme et se nomme Monsieur de
Gourgues, qui vient avecq Monsieur de La Scala. Je m'asseure
qu'il sera bien venu envers Messieurs de Leiden, car on le tient
icy pour estre bien savant personnage. » C'est évidemment
celui qui est inscrit sur Y Album Studiosurum sous le nom de
< Marcus Antonius Gorgias Burdegalensis, jur. doctor ».
L'effarement du pauvre Joostens, en voyant Scaliger s'ap-
procher avec tout son monde, est fort comique, mais l'afTluence
qu'il attire à son logis, le remplit d'admiration et de respect.
Il écrit le 5 juillet 1593 « en Tours » 3 : « Monsieur Thunnic.
Après avoir bien attendu, nous avons eu la fin de nostre attente,
à sçavoir Monsr. de Lescalla, lequel est arrivé le 29e de juing à
Tours, à mon logis, où il est logé, luy et Monsieur Henry-Louys
et six serviteurs et sept chevaulx. Il est venu avecque force gens
de guerre, qui ont mis leurs vie en danger pour luy, car il estoit
fort espié, parce que le bruict courroit de son partement par le
pays. J'ay payé, pour sa conduicte depuis Preuilly jusques icv,
103 escus. Si nous falloit beaucoup de telle escortes, il nous seroit
bien besoing d'une bonne bourse, mais ce n'est que de l'argent
qui coûtera à Messieurs les Estats, mais s'il scavoient l'honneur
qu'ils ont perdeça d'avoir, par leur libéralité et assidue pour-
suitte, attiré ung si grandt personnage hors de ce Royaulme, il
1. Termes d'une lettre de Saint- Vertunien, Bronnen, t. I, p. 283* et p. 282*. note 1 ;
cf. aussi Epislres françaises, pp. 4 et 31. .J. Bernays, Scaliger (Berlin, 1855), a tort de
croire que cette tentative eut lieu en 1592.
2. Bronnen, t. 1, p. 265* et p. 281*. Il est question d'un M. de Gourgues dans la
correspondance de Montaigne et dans celle du Maréchal de Matignon en 158
P. Bonnefon, Montaigne et ses amis. Nouv. éd., Paris. Colin, 1898, t. II, pp. 118-119.
3 Bronnen Leidsche Universiteit, t. I, p. 268*.
UN PHILOLOGUE DU XVIe SIÈCLE : J.-J. SCALIGER 205
l'auroient à grandt plaisir comme je croy qui l'ont aussy ;
chacun le regretté par deçà 1 et disent que la France demeure
orpheline du père des sciences. Il est rechersé de tous les plus
appareils de la Court, présidents, gens du Roy, conseillers,
maistres de contes. Il n'a pas ung heure de loisir. Mesme Mon-
sieur le premier président, monsr de Sommère, gouverneur de
ceste ville qui l'ont traicté chez eulx. Je ne vous sçaurois dire
l'honneur qui luy font, les offres de service qui luy présente et
tacheroint volontiers à le desbaucher de sa résolution, qui
pourtant demeure inviolable avecq ung affection de vous
voir. »
Plus loin, il ajoute : « Il vient, avecq mon dict Sr. de Lescalle,
quatre gentilshommes pour estudier à Leyden, je crois que le
filz de mons. Servin viendra aussy, qui sera le cinquiesme. »
Henri IV écrit, le 13 juillet 1593, aux Etats de Hollande, que
Scaliger est venu prendre congé de lui avant de partir et le roi
lui a confirmé de vive-voix qu'il « tiendra le service qu'il leur
fera comme fait à lui-même ».
En conversation, Henri fut, paraît-il, moins aimable et voici
ce qu'en dit le Lantiniana manuscrit de la Bibliothèque Natio-
nale 2 : « On dit que Joseph Scaliger avoit le ventre fort dur et
fort resséré et que, lorsqu'il vint saluer le Roy Henry IV, avant
que de partir pour la Hollande, ce Prince, après lui avoir fait
quelques caresses, lui demanda s'il estoit vrai qu'il eut fait
autrefois le voyage de Paris à Dijon sans aller à la selle. »
La réponse de l'historien de Thou aux Etats est très intéres-
sante, car elle témoigne de la haute opinion qu'un catholique même
avait, à la fin du xvie siècle, de la Hollande et de son avance-,
ment dans les lettres 3 : « C'est ung grand heur à la christienté
•et honneur à vous, messieurs, que les Lettres, qui sont aujour-
d'huy comme bannies de toute l'Europe par la férocité des
armes, aient trouvé retraicte et support chez vous et qu'encrnes
que soiez agitez de guerres continuelles, vous sachiez si bien
dispenser et ordonner vos affaires que les Muses soient en hon-
neur en vostre Républycque, et dehors la réputation de voz
armes redoubtables, argument certain de l'heur et prospérité
1. Le texte paraît fort corrompu ; je suppose que c'est le peu d'instruction de
Joostens ou son imparfaite connaissance du français qui est en cau^c.
2. Manuscrit fr. 23254, p. 164, n» 239.
3. Bronnen Leidschc l'niversitcit, t. I, p. 271*.
206 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
asseurée de rostre estât, laquelle je supplie V. S. vouloir tous-
jours conserver, maintenir et accroistre à sa gloire et repos de
nosire France, de laquelle, estant si proche de vous, le bien et
mal aussi vous touche. »
La recommandation qui suit, en faveur de Scaliger, est bien
touchante et révèle le grand cœur de celui qui l'a tracée :
a Cependant, je vous supplieray très affectueusement avoir pour
recommandé ce cher gaige qu'avecq tant d'affection et hono-
rables conditions, vous avez recerché et voulut avoir et luy
donner moien, pendant que vous le posséderez, de faire veoir
au publycq une infinité de belles lucubrations, qu'il pourra,
estant par delà et aiant la commodité de l'impression, mectre
en lumière, dont le prof y t sera à la postérité, si le siècle présent
s'en rend indigne, et la gloire et honneur immortel à vous. »
Le compte remis par Hans Joostens aux Curateurs et
Bourgmestres nous initie à tous les détails du voyage et
en précise les moindres dates. Le 10 juillet, a eu lieu le
départ de Tours avec M. de Lescalle et d'Abain, leurs
gens et neuf chevaux. Vendôme est atteint le 12, Chartres le 16,
Saint-Denis le 20. C'est là évidemment que Scaliger a dû voir
le roi. Poissy. Mantes, Gisors, Xeuchàtel, sont les étapes vers
Dieppe, où six tambourins sont venus donner l'aubade à Mon-
sieur de Lescalle, probablement chez Salomon des Landes, « oste
à l'enseigne de la ville d'Amsterdam ». On embarque le 17 juillet
et, le 19, on est déjà à Schiedam, en aval de Rotterdam. A Délit,
des amis viennent saluer la petite troupe, qui est accueillie à la
Cour à La Haye.
Le 25 août, vers six heures du soir, se conformant aux ordres
delà Section permanente des Etats, et sans doute à leur propre
désir, les Bourgmestres reçoivent Scaliger comme un souverain.
Le professeur Bronchorst, dans son Diarium, note : « Le 25, est
arrivé Scaliger à Leyde, avec une grande compagnie, quatre
chars, et après avoir été fêté à La Haye, en un magnifique
banquet : ici aussi, lui a été offert un repas d'honneur, auquel
assistaient le Recteur, Heurnius et du .Ion. Ces large
s'ajoulèrent aux 3.531 florins, 18 stuyvers, que coûta le
voyage (quelque. 20.000 francs de notre monnaie), somme
que les Bourgmestres trouvèrent excessive. En plus, après un
long marchandage entre ceux-ci, les Curateurs et Joos-
tens, caissier de l'expédition, on accorde à ce dernier une
UN PHILOLOGUE DU XVIe SIÈCLE : J.-.J. SCALIGER 20/
indemnité de 600 florins et le cheval abandonné par Scaliger à
Dieppe K
A cela s'additionne ce qui a été consommé par Scaliger et sa
suite au logis de Jean Mercusz d'Ypres, < .Vu Lion Combattant »,
Breestraat 2.
Le traitement avait été aussi peu prévu que les frais de route.
Déjà Scaliger. si on ne lui donnait pas de larges satisfactions,
menaçait de s'en aller et brandissait les offres de la princesse
de Condé avec pièces à l'appui.
La question du logis avec pension complète, fut réglée la
première. Les Curateurs et Bourgmestres 3 avaient d'abord
songé à le mettre chez « Maître Franchois Raphelengen »,
savant orientaliste, dont la société et le contact lui eussent été
agréables, parce qu'il était de la Flandre française, ou chez
Lochorst, auberge où logeaient la plupart des étudiants français.
Mais, dans leur délibération du 27 août 1593, ils s'étaient
décidés pour la maison du jonkheer ou vidame Bartel Brandt,
locataire de l'immeuble du jonkheer Franchois van Lanscroon,
situé sur le Rapenburg, en face de l'Université, aujourd'hui
numéros 40 à 42.
Moyennant 1.300 florins par an, de Brandt s'engageait à
entretenir largement Scaliger, deux gentilshommes, deux servi-
teurs et à leur assurer logement, nourriture, boisson, feu, lumière,
blanchissage, depuis le mardi 31 août 1593 jusqu'au lermai 15944.
Quant au vin, Scaliger le fera venir du dehors à ses frais et, pour
ses invités, on paiera à Brandt 9 stuyvers ou gros sous par tète.
Enfin, les 8 et 12 octobre 1593, le traitement est aussi déterminé
par les Curateurs et Bourgmestres.
Considérant que Scaliger est incontestablement un si haut
personnage et que sa seule présence apporte à l'Université grand
honneur, accroissement et réputation, il ne sera pas tenu de
faire, comme les autres professeurs, des leçons publiques, mais
il tiendra chez lui, à son gré, pour quelques-uns, des conférences
particulières 5.
Les Curateurs et Bourgmestres, après en avoir référé au
1. Bronnen Leidsche Universileit, t. I, pp. 272*. 273* à 275*.
2. Ibid., p. 7i..
3. Ibid.
■1. Ibid., p. 27(i*.
."). Ibid., p. 28É*.
'208 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Pensionnaire de Hollande, Oldenbarneveldt \ fixent le traite-
ment à 1.200 florins, plus une gratification de 800 florins à la
charge du pays. Plus tard, par Résolution des Etats de Hollande
du 14 septembre 1595 2, Scaliger obtint encore 200 florins d'in-
demnité de loyer. Mais 2.000 florins, près de 20.000 francs en valeur
actuelle, étaient, à l'époque (le traitement moyen s'élevant à
600 florins) une somme considérable et d'autant plus remar-
quable qu'elle ne correspondait pas à des fonctions effectives.
Assurer à un grand savant, et à un grand savant français,
le toit et le couvert, lui servir une rente, simplement pour
qu'il soit là, assistant, à l'occasion, de ses conseils et en son
particulier, les jeunes érudits, mais en ayant à peine l'obligation ;
verser de l'huile à cette illustre lampe de savoir, afin qu'elle
éclairât la Chrétienté et que sa lueur attirât vers la ville du Vieux-
Rhin ceux qui, dans toute l'Europe, poursuivaient l'ambitieuse
quête de la science universelle, tel était l'exemple et la leçon que
donnaient aux rois cette République de marchands et son
Athènes batave.
Scaliger lui-même écrit à Pierre Pithou, le 6 septembre 1593 3 :
« Je suis fort content de l'honneur et bon accueil qu'on m'a fait
icy. Si cela continue, je n'ai poinct de regret à la France », et à
Claude du Puy : « Je suis arrivé ici il y a quinze jours, où j'ai
receu pareil accueil à celui qu'on me promettoit. Et n'ai de quoi
jusques aujourd'hui me plaindre ni du pais ni des hommes.
L'Université commence à estre plus fréquentée. Mesmes, sur
mon advènement,ily est arrivé de France plus de vingt escoliers.»
En effet, nous verrons qu'il y eut autant de Français immatri-
culés cette année-là à l'Université de Leyde que dans les dix-huit
premières années de son existence prises ensemble.
Les étudiants tenaient à honneur d'avoir son nom dans
leur album ; il signa ceux d'Esaïe Du Pré, de Guillaume
Rivet 4, d'Antonius Blonck, de Veere 5 et de Mostart 6 ; dans
celui du jeune Boot, d'Utrecht, il écrivit cette phrase, que
1. Bronnen Leidsche Universiteit, t. I, p. 77.
2. La Hollande est restée très généreuse en matière de traitements universitaires.
A l'Université municipale d'Amsterdam ils commencent à 7.500 florins et finissent à
10.000, maximum qu'on obtient après huit ans de service.
3. Lettres françaises, éd. Tamizey de Larroque, p. 298, note, d'après le manuscrit
496, î«" 196 et 121.
4. Bulletin Ef/lises Wallonnes, lrc série, t. I, p. 327.
5. Son Album se trouve dans la Bibliothèque de la Société de Littérature Néer-
landaise à Leyde.
6. Publié dans la revue Stcmmen voor ÏYaarheid en Yrcde, 1873, t. X, p. 399.
UN PHILOLOGUE DU XVIe SIÈCLE : J.-J. SCALIGER 209
j'ai retrouvée et dont je donne ici le fac-similé (pi. XX IV) :
Humana vita est aléa, in qua vincere
Tarn fortuitum est quam neeesse perdere
.Josephus Scaliger Jul. Caes. F.
Scribebam Lugduni Batavorum VII Eid.
Mai Juliani MDXCIX l.
En dessous, le philologue a ajouté la devise « Fuimus Troes »
et l'étudiant a dessiné sur la page précédente les armes des
Scaliger : l'échelle à laquelle montent deux ours et qui est
sommée de l'aigle bicéphale couronné.
Comme le grand savant ne fait pas de cours, son nom ne figure
pas sur le programme affiché ou « Séries Lectionum ». Pas plus
que Clusius, il n'assiste aux séances du Sénat. Les comptes-
rendus ne font donc pas souvent mention de lui, si ce n'est à
l'occasion de funérailles ou de solennités auxquelles on le convie
et où il marche à gauche du Recteur 2.
Il usait beaucoup de la riche bibliothèque universitaire
(cf. pi. XVII), dont il avait les clés : « Ce jour d'hui troisiesme
septembre, dit un bulletin qu'on y conserve encore, j'ai reeeii
de Mons. Merula, professeur de ceste Université de Leyden,
d'aultres clefs de la librairie, nouvellement faictes, et lui ai
rendu les premières le mesme jour. Faict à Leyden, le mesme
jour 1598. Joseph de la Scala » 3. Il reconnut les services
que cette institution lui avait rendus en lui léguant tous ses
papiers avec défense de publier ceux de ses écrits auxquels
il n'avait pas mis la dernière main 4 ; il lui laissait aussi ses
manuscrits hébreux, arabes, syriaques et chaldéens, appelés,
aujourd'hui encore, les « Codices Scaligerani », que François
et Joost van Ravelengen (Raphelengien), exécuteurs testamen-
taires, remirent entre les mains de Daniel Heinsius, le biblio-
thécaire 5.
Si les seize ans de Leyde ne furent pas la période la plus
1. Bibliothèque de l'Université d'Utrecht, Ms. 1686, Album E. C. Boot, f° 78
verso et 79. « La vie humaine est un jeu auquel il est si hasardeux de gagner qu'il
est fatal qu'on perde. »
2. Bronnen Leidsche Universileit, t. I, p. 117.
3. Ibid., t. I. p. 109, note 2.
4. Haag, La France protestante, lr' éd., l. VII, p. 1 1.
5. Bronnen, t. 1. p. 183 et noirs. Voir aussi C. Molhuysen : Geschiedenis <lcr l'ni-
versiteils Bibliotheek te Leiden et Heinsii malin lll. dans Danielis Heinsii Orationes,
editio nova... Leyde, Louis Elzevir, Kilo, in-18, p. 23 et s.
210 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
décisive de la production de Scaliger, elle n'en l'ut pas moins
féconde. Il donne chez son collègue et ami François Raphelengien
une nouvelle édition du De Emendatione Temporum, tellement
remaniée qu'elle peut être considérée, dit-il, presque comme
un ouvrage nouveau.
Le même éditeur entreprit une réimpression des Cyclome-
trica elemenla duo (1594), dédiée aux Etats de Hollande, où
était proposée la solution de la quadrature du cercle que
Yiète n'avait pas eu de peine à renverser, ce qui lui attira les
foudres du susceptible et orgueilleux érudit ; mais, par la suite,
selon de Thou, il se repentit de l'avoir ainsi maltraité, ne sachant
à qui il avait eu affaire 1.
La même année, il exposa ses titres de noblesse dans son
Epistola de vetustate et splendore gentis Sccdigerae 2 el donna à
Paris, chez Frédéric Morel, une nouvelle édition de ses pro-
verbes grecs en vers DapoipUti sp-perpot. En 1595, il dédie
au Pensionnaire de Hollande, Oldenbarneveldt, son édition
du Canon paschalis, de l'évêque Hippolyte. Le commentaire
de César est de 1606.
Son Thésaurus temporum (1606), dans lequel il restitue la
Chronique d'Eusèbe, complète ses études de chronologie 3. Ses
conjectures, au sujet de la nature et du contenu du premier
livre d'Eusèbe, furent confirmées, longtemps après, parla décou-
verte d'une version arménienne, en 1818, renfermant également,
comme il l'avait pensé, les listes olympiques de Julius Alri-
canus 4.
Sa vie se passe en partie à se défendre, lui et son illustre généa-
logie, contre les attaques furieuses des Jésuites Scioppius et del
Rio5. Ce n'est qu'après sa mort que devaient paraître ses
Poemata (1615), les Epistres françoises des personnages illustres
et doctes à Monsieur Joseph Juste de la Scala (1624) et ses Epis-
tolae (1627).
11 est facile de s'imaginer la vie du savant à Leyde : de temps
à autre, une visite à Buzenval ou à la Cour à La Haye 6, une con-
1. Haag, La France protestante, lre éd., t. IX, p. 1X7, verbo Viète.
2. et -lui- Caes. Sealigai oita... Lugduni Batavorum, ex officina Plantiniana apud
Frahciscum Raphelengium, 1591, in-4°, 123 pp., précédé d'une dédicace à Douza,
d'un tableau généalogique et d'un portrait du père de Scaliger, Jules César. (Biblio-
thèque <ie l'Université d'Utrecht. Historia litteraria; quarto, 142).
3. Cf. Lettres françaises, éd. Tamizev de Larroque, p. 335.
4 Cf. Sandys, Histûrg of Classical Scholarship, t. Il, l 1908), pp. 2 2 2 13.
5. Cf. Nisard, op. cit., qui s'appesantit longuement sur cette querelle.
6. Cependant il n'y allait pas très souvent : « H y a dix mois que je n'ai salué
IX PHILOLOGUE DU XVIe SIÈCLE : J.-J. SCALIGER 211
versation mi-latine, mi-française avec Douza, une causerie d'une
vivacité toute gasconne avec l'accent, qu'il a conservé \ les
interlocuteurs étant l'Artésien Clusius, les Lillois Baudius et
Raphelingius, les Gantois Vulcanius et Heinsius. Avee celui-ci
et Douza, il échange des vers grecs ou latins. A ce dernier
il envoie par exemple une pièce latine, dont le manuscrit
est à l'Exeter Collège à Oxford 2, sur les miracles de la
terre hollandaise, et dont voici le résumé : « Votre terre,
Douza, est vraiment incroyable, vous n'avez pas de troupeaux
et vous avez des fabriques de laine ; vos greniers croulent sous
le blé et vous ne cultivez pas de céréales, vos celliers regorgent
de tonnes, et vous n'avez pas de. vignobles. Vous habitez au
milieu des eaux, mais vous n'en buvez point ». Et ceci devait
plaire au Gascon qui louait ses compatriotes de n'avoir qu'un
mot pour « bibere » et « vivere ».
Ses veillées se prolongent tard, penché sur les gros in-folio
reliés en veau et couverts de caractères hébreux, syriaques,
chaldaïques, éthiopiens 3. Il aurait pu, pour animer l'Anti-
quité, essayer de regarder au dehors, contempler le ciel, se mêler
à la foule, y retrouver les identités éternelles, mais tout est
trop différent : le ciel est gris et bas, la vie est terne, et lourde,
les âmes sont taciturnes et lentes : il vaut mieux se plonger
dans les livres, c'est de la lettre que ressuscitera l'esprit.
Scaliger pense en Latin ou en Grec, il n'est pas de ce monde,
son Excellence », est-il dit dans les Scaliyeriana (p. 317), recueillis par les frères
Vassaii : Scaligeriana sive Excerpta ex ore ./'< sepbi Scaligeri, par F. F. P. P. Genevae
apud Petrum Columesium, 1666. Un vol. in-24°.
1. ScdHi/criana.
2. J'ai pu en collationner le texte sur la copie qui m'a été obligeamment envoyée
par le bibliothécaire M. Bernard \V. Eienderson : le poème se trouve déjà dans les
Opuscula.
'A. Scaliger étail un «les 1res rares hommes de son temps qui sût l'éthiopien, qu'on
appelle parfois l'abyssin. On a, à ce sujet, le témoignage «le l'Allemand Ludolf :
« l'ost haec Scaliger peritiam hujus tinguae «.«lit «> sacroram Ecclesiae aethiopicaé
temporum computo «lemonstravit. Elegantissimana eara voeat, si modo cultura
adhibeatur ; seque institutiones illius olim scripsïsse narrai : verum illae lucem
non vidèrent > (Iobi Ludolfi, Grammatica aelhiopica editio secunda, Francfort s m..
1702, lre page «le la préface, au ha i . Voir au i i G. Fumagalli, Bibliografia eti
1893, p. 236, n° 2299, Scaliger, on l'auteur renvoie à la page€7Q dnrfe Emenda
on lit encore dans lobi l.inlolii ad suam Historié/m ae&iopicam... Commeniarius
(Francfort, 1691, p. 1/, §84): a Josephus Scaliger in abstruso opère suo De saerorum
temporum emendalione, Computum Ecclesiae aetfùopieae orbi literato dédit cum
millum unquam hujus linguae praeceptorem habuisset. Vir iste sagacissimus in
dissertatione ad Computum illum multa rectissime conjecit ab aliis nondum îra-
«lita... ; nnilta recte negat «piae alii maie crediderunt. Attamen Lnter tôt eg
qvaedam paulo incautius, quaedam obscurius, quaedam pro more suo pauln
eonliiU nlins tradit. » Je «loi1- ces intéressantes indications à mon cousin. M. M
Cohen, professeur d'abyssin à l'Ecole des Langues Orientales à Paris a din
d'études pour l'éthiopien a l'Ecole «les I lautes l études.
212 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
il est d'un autre, passé pour la plupart des hommes, présent
pour lui et d'une jeunesse éternellement vivante avec ses dieux,
ses vestales, ses monuments, ses discours et ses plaidoyers.
Parfois cette possession de tout un temps, envisagé, non
comme un long devenir, mais comme un monument unique
et achevé, l'enivre d'un sentiment de jouissance et de maî-
trise ; parfois au contraire, il sent l'immensité de la tâche
impossible, les lacunes des textes et des manuscrits perdus, qu'il
ne peut pas restituer toujours par voie de conjectures, comme
les chapitres de son Eusèbe. Celui-ci même le désespère parfois,
si l'on en croit les propos recueillis par les Vassan et publiés
dans les Scaligeriana x : « Je ne pense, voir mon Eusèbe achevé ;
je deviens aagé, je ne dors que trois heures, je me couche à dix,
je me resveille à une et demie et ne puis plus dormir depuis. »
Dans ces moments-là, il en arrive à désespérer de la science
même, dont il lui semble apercevoir le néant : « Si j'avois dix
enfans, je n'en ferois estudier pas un, je les avaneerois aux Cours
des Princes. » Le Français se plaît à médire de ce dont il s'occupe.
Scaliger en usait ainsi, mais il ne tardait pas à retourner à son
établi en prononçant un mot qui annonce celui de Voltaire dans
Candide : « Je m'en vois bescher la vigne .
Et il concluait une autre fois : « J'honore les Grands, mais je
n'ayme point les Grandeurs. Je ne pense pas qu'il y ait homme
en Hollande qui travaille plus que moi •• 2. Il lui arrivait d'en-
vier l'argent des marchands des Pays-Bas : a Mea nobilitas mihi
est dedecoiï ; j'aymerois mieux estre fils de van der Vec, mar-
chand, j'aurois des escus » 3.
L'esprit de domination le hante, associé an souvenir de
son père Jules César 4 : « Mon père estoit honoré et respecté
de tous ces Messieurs de la Cour. Il estoit plus craint
qu'aymé à Agen ; il avoit une autorité, Majesté et Représenta-
tion; il estoit terrible et crioit tellement qu'ils le craignoient
tous ». Dorât disait que Jules César Scaliger était semblable à un
roi. Oui, à un Empereur. « Il n'y a Roy ni Empereur qui eut
si belle façon que luy. Regardez moy, je luy ressemble en tout
et par tout, le nez aquilin. »
1 i ■ 313
2 Scaligeriana, p. 315. Une édition nouvelle des Scaligeriana, faite sur une copie
laissée par le regretté Max Bonnet, scia donnée par M. A. Monod, professeur à l'Uni-
versité «le Montpellier.
3. Ibid., p. 317.
4. Ibid., p. 315.
Manche XXIII.
Portrait du célèbre philologie français Joseph Scaliger, d'Agen,
professeur a l'Umyersité de Letde (1593-1G09).
(Salle du « Sénat académique »).
UN PHILOLOGUE DU XVIe SIÈCLE : J.-.I. SGALIGER 213
Le portrait s'arrête là, il le faut achever, d'après celui qui figure
aujourd'hui encore (cf. pi. XXIII), dans cette salle du Sénat
que Xiebuhr appelait un des plus nobles lieux du monde.
Une longue barbe, grise et blanche, pendant sur la poitrine,
les tempes rentrées, le visage éiriacié, les cheveux très courts ;
le regard est fixe, scrutant le passé. La simarre rouge couvre
un corps maigre. Il est assis à sa table de travail et sa main
transparente aux veines saillantes tient la plume d'oie qui
s'est arrêtée de tracer sur le papier des caractères arabes : « Je
n'écris point si bien en nulle langue qu'en Arabe, et je n'escris
bien que lorsque, j'ay une bonne plume. »
Parfois il sortait sur le Rapenburg, le château des navets,
le long du canal aux eaux vertes et jaunes, revêtues d'algues
moussues, aux redans brusques comme un fossé de rempart.
Les arbres qui le bordent se réfléchissent dans l'eau et, l'été,
donnent une ombre épaisse et fraîche : il le franchissait sur les
ponts surélevés aux pentes raides, pour aller au vieux cloître
des Dames blanches, qui sert d'Université, assister à une
soutenance de thèse.
Or les passants regardaient avec étonnement et respect
le petit vieillard, dont la seule présence enrichissait la Cité. Il
devait faire un long chemin, passer près de la vaste église
gothique, la « Pieterskerk », où reposent aujourd'hui ses os,
pour se rendre à l'église wallonne et y écouter le sermon. Le
milieu lui déplaisait : « les Wallons puent, je ne puis endurer la
puanteur, lorsque j'entre au Temple des Wallons, loquuntur
belgice » 1.
En janvier 1609, il se sentit faiblir. Ce sédentaire avait
toujours souffert des intestins. Qu'on se souvienne des railleries
de Henri IV ! Lui-même plaisante sa maladie et se compare, à
cause de l'énormité de son ventre, à Diogène dans son tonneau.
Le zélé protestant ne craignait pas la mort : il écrivait dans
l'album de Guillaume Rivet : « Formido mortis morte pejor ;
non potes vitare mortcm sed potes contemnere », c'est-à-dire :
« La crainte de la mort est pire que la mort ; on ne peut é\ iter la
mort, on la peut mépriser » 2.
1. Scaligeriana, p. 364.
2. Bulletin Eglises Wallonnes, lrc série, 1. 1, p. 327. L'autographe est signé Josephus
Scaliger, Jul. Caes. F. scribebam Lugduni Batavor. VI Kal. Sextilis Juliani. Fuimus
'1 roi ai-.
214 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Daniel Heinsius, son disciple préféré, l'assiste avec sollici-
tude : « Daniel, mon fils, lui dit-il, voici la fin. Je puis à peine
endurer ce que je souffre. Mon corps est épuisé, par la maladie
et l'habitude du lit, mais mon esprit conserve toute sa force.
Si mes ennemis me voyaient, ils attribueraient mes souffrances
à la vengeance divine. Tu sais ce qu'ils ont déjà publié sur moi :
tu peux être mon témoin. Poursuis comme tu as commencé et
fais cela afin de défendre religieusement la mémoire de celui qui
t'aime tant. Mais Dieu aussi t'aime sans doute. » Puis, humilité
suprême de cet orgueilleux : « Fuis la présomption et l'or-
gueil. Garde toi autant que possible de l'ambition et surtout
garde toi de rien faire par calcul contre le vœu de ta conscience. Tout
ce qui est en toi est en Dieu ; tsxvov ©ÎÀe, oty6|Ae2rx. Cher fils, nous
nous en allons. Ton Scaliger a vécu pour toi. » 1
Et il expira, le 21 janvier 1609, dans sa soixante-neuvième
année 2. Avec lui, c'était tout un siècle, c'était toute une concep-
tion de la science, c'était l'humanisme de la Renaissance qui
expirait : en vain celui-ci devait-il tenter de ressusciter à Leyde,
et dans un Français aussi, Claude Saumaise, vingt ans plus
tard.
Mais n'est-ce pas un symbole touchant que ce savant français
expirant clans les bras de son disciple de Hollande, qui devait
hériter de sa tradition, à laquelle l'école des Cobet se rattache
directement ?
En vain les philologues d'aujourd'hui, plus rigoureux, plus
rebelles aux aventureuses conjectures, renieront cette ascen-
dance. Pour peu qu'ils fassent l'historique des questions et des
textes qu'ils traitent, ils retrouveront, à l'origine, le grand
ancêtre français.
Si l'on voulait faire le bilan] de ce formidable labeur, il faudrait
dire à peu près ceci : Scaliger est le fondateur de la Chronologie
dont il a posé les bases inébranlables dans son ouvrage capital,
le De Emendatione Temporum et le Chronicon Eusebi, ainsi que
de l'Epigraphie latine par les Indices du recueil de Gruter 3.
Si hasardeuse que fût sa critique conjecturale, elle se vérifia
1. Cf. Haag, La France protestante, lre partie, t. VII, art. L'Escale.
2. Bronnen Leidsche Universiteit, t. I, p. 178, 22 janvier 1609 : o Visum est Senatui
Acad. ut propter obitum Ulustris. viri D. Josephi Scaligcri, Professores non doceant
ad proximum diem Jovis usque qui erit hujusce mensis 29. Cf. aussi Bronnen. t. 1,
p. 183, pour l'inscription votée par le Sénat et qui est encore dans l'église Saint-
Pierre.
3. Langlois (Ch. V.), Manuel de Bibliooraj>hie historique, p. 264.
UN PHILOLOGUE DU XVIe SIÈCLE : J.-J. SCALIGER 215
dans le cas de l'Eusèbe et elle constituait, à coup sûr, un progrès
sur la critique imaginative et impressionniste de ses prédéces-
seurs italiens, bien qu'elle justifiât dans une large mesure cette
page de Bayle : « Sa profonde littérature était cause qu'il voyait
mille rapports entre les pensées d'un auteur et quelques points
rares de l'antiquité : de sorte qu'il s'imaginait que son auteur
avait fait quelque allusion à ce point d'antiquité et, sur ce pied-là,
il corrigeait un passage ; si l'on n'aime mieux s'imaginer que
l'envie d'éclaircir un mystère d'érudition inconnu aux autres
critiques, l'engageait à supposer qu'il se trouvait dans tel ou tel
passage. Quoiqu'il en soit, les commentaires qui viennent de
lui sont pleins de conjectures hardies, ingénieuses et fort savantes,
mais il n'est guère apparent que les auteurs aient songé à tout
ce qu'il leur fait dire » l. Ainsi le fameux Français de Rotterdam
attaquait le célèbre Français de Leyde à moins d'un siècle de
distance. Mais nous, nous en arrivons à nous demander parfois
s'il ne faut pas retourner à Scaliger, et s'il ne faut pas préférer
une critique qui tend simplement à donner un texte intelligible,
le plus proche possible de l'original qu'il s'agit de restituer, à
cette hypercritique prétendue scientifique, qui nous donne
le texte de l'éditeur et non celui de l'auteur, qui n'est pas fran-
çaise et qui nous apprend à reconstruire un écrivain, sur un
système de généalogie de manuscrits d'une vérité plus apparente
que réelle. 2
11 n'y a pas jusque dans la philologie germanique où on ne
trouve la trace de Scaliger, car il collabora avec les érudits
hollandais pour rassembler les premiers éléments d'une enquête
sur les anciens textes gothiques 3. De plus, et ceci intéresse les
romanistes, c'est lui qui découvrit cette forme « ficatum » pour
« jecur », laquelle servit de base à la remarquable étude étymolo-
gique sur le mot « foie », publiée par Gaston Paris dans les
Mélanges Ascoli.
Enfin, groupant les langues européennes par mots souches, il
semble avoir eu, de leur parenté, une idée remarquablement
exacte pour l'époque 4.
1. Cité par Haag, La France Protestante, lre éd., t. VII, art. L'Escale.
2. Ces lignes étaient écrites quand a paru l'arUcle de M. Wilmotte Sur la
critique des textes, dans Le Correspondant du 10 mai 1920, et qui établit sur des
preuves décisives une opinion semblable.
X Charles Y. Lan^lois, Manuel de Bibliographie Historique, p. 20;*. n° 349, et
Hermann-Paul, Grundriss der Germanischen Philologie, t. 1. 2" éd.. p. 16.
4. Je fais allusion à nue curieuse dissertation des Opuscula varia (Paris. II. Beys,
216 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Mais de tout cet immense savoir et de ce prodigieux cerveau,
il ne reste que des éléments si bien assimilés par notre érudition
contemporaine qu'elle ne les attribue pas plus à son auteur que
nous ne rendons grâce de notre vigueur au lait de celle qui nous
a nourris ; or, cela est proprement une grande injustice. On ne lit
plus ses lettres, on ne lit plus ses poèmes latins, on laisse dormir
sur les rayons des bibliothèques, les gros in-folios dont le meilleur
a passé dans des livres plus maniables et plus récents. Enfin, ce
qui est plus grave, on ne sait même plus guère à Leyde, à qui il
donna seize ans de sa vie et dont il fut 1' « Academiae decus »,
l'honneur de l'Université, que Scaliger fut un Français.
Il est un endroit, à Bennebroek, près de Harlem, où on a con-
servé sa tradition sous une forme étrange. C'est dans une auberge
où se rencontraient, à mi-chemin de leurs deux villes, les avocats
de la Haye et d'Amsterdam pour y traiter de leurs affaires et y
manger un excellent saumon, sauce verte. L'enseigne représente
un personnage, affublé du costume légendaire du savant du xvie
siècle et portant une longue échelle ; en dessous, on lit cette
inscription : « De geleerde man », ce qui veut dire en hollandais,
par un jeu de mot impossible à rendre en français, à la fois, homme
à l'échelle et homme savant. Un érudit, M. Aert Veder, donna un
jour, en un banquet, la vraie solution du rébus en traduisant en
latin : Scaliger. Cette solution est si juste que je suis en mesure
de prouver, par un document trouvé aux archives municipales
de Harlem \ que Scaliger a réellement séjourné dans l'auberge
de Reyer Simonsz, aubergiste, à l'enseigne de la Cigogne, le
1610, in-4°, p. 119), intitulée Diatribae de Europaeorum linguis, sur laquelle je
reviendrai prochainement dans le Bulletin de la Société de Linguistique de Paris
(section de Strasbourg).
1. Rekening v. de Thesaurie der Stadt Haerlcm voor jare 1593, t. I, 34G, fol. 73
verso : « Reyer Simonsz, waert in den Oyevaer, over de costen t sijnen huyse gedaen,
den lesten Septembris ende eersten Octobris, tijde deser, op't Defroyement van den
Heer Doctor ende Professor J. Schaliger uyt Vranckryck versocht tôt Professor
in der L'niversiteyt tôt Leyden, reisende alhier gecomen met den Doctor Tuynick
mitsgaders vergeselschapt met den zoon van den Heere van Noortich [lisez Xoord-
wijk] en oock eenen edelman uyt Vranckryck ende heuren Dienaers, betaelt bij
ordonnantie syne quitantie... 7G £ ». Je dois le souvenir relatif à l'auberge à M. Vf.
del Court et le texte à M. J. Fransen, qui m'envoie encore celui-ci, lequel se rapporte
à Utrecht : Stads Kameraarrekeningen 1593, sept. 27 : « Schenkelwijn Dor Scaliger,
met syn bywesende heren, 12 quaert» ( Archief voor Kerkelijke en Wereldsche Gcschic
denissen in zonderheid van Utrecht par J. J. Dodt van Flensburg ; Utrecht, 1843,
t. III, p. 269). Une autre mention, ibid., t. III, p. 268, non datée, est rapportée par
erreur à 1552 ; elle doit se référer à la même date : <• Jos. Scaliger. Item, Ger. Grouse,
voor de E. en de Hoogel. Hr. Joseph Scaliger, met syn byhebbende heren getapt
18 quaert wvns... 20 £ 12 st. » Les grandes villes de Hollande semblent donc s'être
disputé l'honneur de posséder dans leurs murs le célèbre philologue et de lui offrir
ainsi qu'à sa suite un abondant vin d'honneur.
Planche XXIV a.
Tarn -fortu'ttum tfl, ouastl ne<cAe fcrJwc -
1
lo(?pbu*> ScauPtt lul'0& • J- fcriPCPœm LctfJ#»i
£afaui)iLf Çï7EiJ ■ Mai JuiUm •■£•?- t> • Xc^
fvtrtvs H-R4J5S.
Al UAPUE INÉDIT DE .1. SCALIGER DANS [/ALBUM AMICORUM DE BoOT.
(Bibliothèque de VI niversité d'I trecht, n' 1686).
Planche XXIV b.
7
■/J< j "iitw>, Cr/'r, fem> frv&ïe. /Si if a Û h. ^jy^ otafe'fyet* ,>? £>>/ >4??k>À .
Ç hrtmc- ttmMhT //, £4£Tn'jy><~- &o & $ ï/rm\ /v\ fw*imA, ï*fsU-jn«J*_)
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Lettre i>k Joseph Scaligeb \ Douza.
(British Muséum).
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Planche XXV.
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Tombe i>r. .Ii>m ph Si vliger
dans i I j.i isi Saint Pu khi \ Leyde.
UN PHILOLOGUE DU XVIe SIÈCLE '. J.-.J. SCALIGER 217
30 septembre et le 1er octobre 1593, en compagnie du professeur
Tuning, du fils de Douza, poète latin comme son père, d'un
gentilhomme français et de leurs serviteurs. La dépense, se.
montant à 76 livres, fut généreusement soldée par la ville de
Harlem.
Dans une circonstance plus grave et plus auguste, le souvenir
de Scaliger fut évoqué par Cobet, d'ailleurs descendant de
réfugiés. C'était en 1875, au troisième centenaire de l'Université
de Leyde, où, s'adressant à Gaston Paris, Perrot et Renan, qui
représentaient l'Université de France, l'éminent philologue
hollandais leur dit publiquement : « Quand on n'y prend pas
garde et bien garde, ce grand savoir, cette vaste érudition
étouffent tout doucement le bon goût d'abord et le bon sens
ensuite. Aussi, Messieurs, pour en finir une bonne fois, nous
autres Hollandais, qui avons conservé religieusement les saintes
traditions de nos pères et qui, par conséquent, n'avons pas peur
de ces vieux portraits qui nous regardent fixement dans la salle
du Sénat, tant que nous tiendrons à conserver aussi, dans notre
érudition nationale, solide et massive comme toujours, le bon
goût et le bon sens, c'est vous, Messieurs les Français, qui serez
toujours nos maîtres \ »
1. Voir la revue France- Hollande, novembre 1917, p. 5, et Revue des Deux
Mondes, 1er avril 1S75.
CHAPITRE VII
Du minores : Baudius, de Lille ; Polyaxdep, de Metz
Clusius et Scaliger morts tous deux en 1609, notre influence à
l'Université de Leyde devait subir une éclipse. Non pas cepen-
dant que le corps professoral ne comptât plus de Français, mais
ils n'étaient ni d'une telle réputation ni d'une telle envergure ;
l'un s'appelait Baudius, l'autre Polyander. Ils vont l'un et
l'autre nous amener à Balzac et à Théophile.
Nous avons déjà vu, au chapitre précédent, le rôle un peu
étrange joué par Dominique le Bauldier, alias Baudius, dans la
venue de Scaliger à Leyde.
Le Baudier était né à Lille, en 1561. On le trouve inscrit à
l'Université de Leyde, une première fois, en 1578, donc au début
de cette institution, en qualité d'étudiant en théologie, le 22 avril.
En 1582, nous l'avons rencontré à l'Université calviniste de
Gand K Après cela, il apparaît sur Y Album studiosoriun do Leyde,
comme étudiant en droit, le 7 septembre 1583. C'est en celle
qualité que, le 4 juin 1585, il soutint en public, sous la prési-
dence de Doneau, sa thèse de doctorat De Yerborum obliaatio-
nibus 2. Nous avons vu qu'il s'établit en Zélande, à Ycre, et
qu'il suivit, à quelque distance, Tuning, dans son ambassade
scientifique, pour continuer à Tours, à son profit et pour son
propre compte, les négociations en suspens.
Une lettre, conservée par le fonds du Puy 3, à la Bibliothèque
Nationale, est adressée à « Monsieur Baudius, avocat en la Cour
du Parlement, en son logis chez le Seigneur de Voz, graveur
1. Voir plus haut, p. 158.
2. Bronnen Leidsche Universileit, t. I, p. 11 et p. 161*.
3. Citée par Haag, La Fiance protestante, 2e éd., t. IV. col. 365.
220 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
lapidaire, en la rue de la Sellerie, à Tours ». Ce « seigneur de Voz t
pourrait bien être Anthony de Vos, qu'un acte inédit de 1612,
conservé aux archives municipales de Leyde, mentionne comme
son gendre et qu'il faut à mon sens, identifier avec Anthony
de Vos, qui grave un portrait de Théodore Colvius, mort
en 1607. Nous reparlerons de ce de Vos.
En 1603, l'Université s'associa Baudius, sans doute à
la requête de Sealiger, comme professeur extraordinaire
d'éloquence, au traitement de 700 florins l. Heinsius, pour
enseigner la poésie en cette même qualité, n'en a que 400. Le
20 mai, le Sénat réserve la quatrième heure pour l'explication
de Brutus 2: «Dominico Baudio, D. Juris, Professori Eloquentiae
assignatus est Brutus Ciceronis explicandus hora 4a » ; mais,
tempérament inquiet, Baudius est perpétuellement en conflit
avec Heinsius et les Curateurs, au sujet des heures.
Les étudiants, en 1607, protestent contre son enseignement du
droit, dont les Curateurs l'avaient en partie chargé par Résolu-
tion du 9 février 3. En dépit de cette réclamation, les Curateurs
et Bourgmestres le nomment, le 8 mai de l'année suivante,
« Professor Historiarum et Institutionum Juris », donc profes-
seur d'histoire et de droit. Il avait suppléé Menila dès 1603,
ce qui justifie l'attribution du premier des deux titres et il
était docteur en droit, ce qui légitime le second. Il ne fut cepen-
dant titulaire, de la chaire d'histoire qu'en 1609 4.
Il paraît avoir eu des embarras financiers puisque, à cause de
ses lourdes charges, les Curateurs et Bourgmestres lui accordent,
le 9 mai de la même année, une indemnité supplémentaire de
100 florins. Ses difficultés ne font que croître en 1611, où il
demande des subsides pour apaiser ses créanciers, dont il est
si « infesté » qu'il ne peut plus trouver le repos nécessaire à
l'étude.
Sa vie est tellement ignoble que, le 8 août 1612, le Recteur
et quelques uns de ses assesseurs se font introduire auprès des
Curateurs et Bourgmestres, leur disant que l'entrée de la salle
du Sénat avait été consignée par eux à Baudius, à cause de sa
1. Bronncn Leidsche Universiteit, t. I, p. 151.
2. Ibid., p. 148.
3. Ibid., p. 173.
4. Ibid., p. 178.
Planche XXVI.
POUTUAIT DE BAUDIUS (D. Le BaIDIER, DE LiLLE),
PROFESSEUR A L'UNIVERSITÉ DE LiEYDE (lGo3-lGl3).
(Salle de la Faculté des Lettres d'Amsterdam).
BAUDIUS, DE LILLE 221
vie scandaleuse et qu'ils les priaient de ne pas lui donner accès
non plus auprès d'eux, à quoi ils consentent 1.
Il y a donc quelque vraisemblance dans cette anecdote restée
fameuse en Hollande et qui veut que, rencontré arpentant en
zigzags la Breestraat ou rue large qui est, aujourd'hui encore,
la plus fréquentée de la ville, Baudius ait répondu à quelqu'un
qui lui demandait où il allait : « Eo per viam latam ad portam
coeli », ce qui signifie, en somme, « je vais par la voie large à la
porte étroite ». Or la « Porta coeli » était l'enseigne d'un cabaret
fameux, fréquenté par les étudiants.
Peu de temps après l'ostracisme du Sénat, un acte inédit du
12 octobre 1612, parle des fiançailles de Baudius avec une
dame noble, « Jofiïe [c.-à-d. Juffer, Mlle] Maria van Loo », de
Dordrecht, veuve du vidame Loys Droetelinck. Il s'agit d'une
renonciation de Mayken Henricx, fille de ladite veuve à son
opposition, bien naturelle avouons-le, à la publication des bans2.
Le 18 novembre 1613, les Curateurs et Bourgmestres 3 nom-
ment D. Heinsius, jusque-là professeur de politique, professeur
d'histoire en qualité de successeur de Baudius, décédé.
Il n'était pas sans talent ce Baudius, surtout comme poète
et orateur latin. Scaliger disait : « Baudius doctus est ut et
Putschius. Baudius a un style non cicéronien, mais du temps de
Domitianus ; je garde toutes les lettres de Baudius4. » Non seule-
ment Balzac parlera de lui, et nous aurons à rechercher pourquoi,
mais aussi Guy Patin, encore en 1672 5 : « Je viens d'apprendre
du jeune van der Linden que Monsieur Gronovius est mort à
Leiden. Il restoit presque tout seul du nombre des Savans d'Hol-
lande. Il n'est plus, dans ce païs-là, de gens faits comme. Joseph
Scaliger, Baudius, Heinsius, Salmasius et Grotius. » Dans cette
phrase, sur cinq noms, il y en a trois de français. 6
1. Bronncn Leidsche Uniuersiteil, l. II, p. 27.
2. Archives municipales de la ville de Leyde : document communiqué par
M. Bij'eveld, archiviste-adjoint. Je n'ai rien trouvé dans le registre des fiancés,
nomn é « Bruiden ». Bronnen, t. II. p. 56, 20 mai 1615 : la veuve de Baudius presse
le Sénat d'obtenir une solution dans l'affaire Droiteling.
3. Tbid., t. II, p. 49.
4. Se iligeriana, p. 36.
5. Lvllrcs choisies, t. III, p. 443. à .M. F. C. M. I>. R. : de Taris, le 22 janvier
1672.
6. Sur Baudius, consultez Haag, La France prolestante, 2' éd.. art. Baudier, et les
Epistolae et Orationes, les Amores et le De tnduciis Belli belgici lib. 111. de cet
auteur. Cf. aussi le Dictionnaire historique de Bayle, article Baudius.
222 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
L'année de la mort de Baudius est celle du rectorat de Polyan-
der a Kerckhoven qui, pendant près de dix ans, devait être le
seul représentant de l'érudition française àl'Université de Leyden
et qui y enseigna jusqu'à sa mort, survenue en 1646. 11 y avait été
appelé en octobre 1611, après qu'on eût en vain essayé d'y
ravoir Pierre du Moulin, alors ministre de la communauté pro-
testante de Charenton *. Le nom complet de notre théologien
était Jean Polyander van den Kerckhoven. Il était né à Metz,
le 26 ou 28 mars 1568 2. Son père, originaire de Gand. s'était
réfugié en Lorraine et y avait été pasteur adjoint, à Metz,
en 1561, à côté de Pierre de Cologne, de JeanTafîin, de Garnier,
auteur de YInstitutio linguae gallicae 3, et de Louis Des-
mazures, l'auteur tragique tournaisien. Forcé de se retirer en
Allemagne avec sa femme, Chrétienne, fille de Xoël Dubois de
Nieuwkerke, il avait mis son fils à l'Université de Heidelberg,
où il devint l'élève de François du Jon, dont il devait plus
tard occuper la chaire à Leyde. On voit donc que, pour plusieurs
des hommes qui nous intéressent, Doneau, du Jon, Polyandre
et même le jeune Schelandre, Heidelberg fut une étape vers
Leyde, qu'elle avait précédée en tant qu'Université germanique
du Refuge. A vingt ans, il fréquenta l'autre centre des études
protestantes, Genève, sous de Bèze, la Faye et Chandieu.
C'est là qu'il reçut vocation de différentes églises wallonnes
des Pays-Bas 4. Il y exerça son ministère, en même temps que
le professorat, pendant un demi-siècle. Les actes synodaux
d'avril 1646 expriment « les regrets de la perte d'un si grand
personnage qui a rendu à nos églises des services signalés pen-
dant cinquante-cinq années 5. » Il avait remplacé Arminius, dont
il ne partageait d'ailleurs pas les idées et il fut membre de la
Commission chargée de dresser les Canons et de publier les
Actes du Synode de Dordrecht (1620), in-4°. Il fit partie égale-
ment du Comité à qui les Etats Généraux avaient donné mission
de reviser la traduction hollandaise de la Bible. Jean, son lils
1. Cf. Bronnen Lcidschc Unioersiteit, t. II. p. 20.
2. Haa,g, Lu 'ranci' protestante, ln éd., l. VI, p. 118.
3. Cf. nid., 2' éd., t. VI, col. 849.
4. Bulletin Eglises Wallonnes, t. IV, p. 21,.
5. Ibid. Sur Polyander, voir encore Livre Siinmlal. Synode de Leyde, ir>ll. p. 227.
art. I et suivants. Il redevient pasteur de l 'enlise de Leyde. cf. p. 2.;.">. art. 5 ; cf.
encore Catalogue de la Bibtiothèque Wattonne, t. I. pp. 111. 146, 187.
POLYANDER, DE METZ 223
unique, sieur de Heenvliet, lui fit dresser un beau monument,
qui existe encore dans l'église Saint-Pierre *.
Quels que fussent le nombre et la valeur de ses ouvrages, ils
n'étaient pas de tel ordre qu'ils pussent attirer deux jeunes
nobles, tels que Balzac et Théophile, en 1613. Il faut donc
attribuer leur présence à une cause plus générale : l'afflux
constant d'étudiants à l'Université de Leyde, depuis les débuts.
Nous avons parlé jusqu'à présent des professeurs français de
l'Université, disons quelques mots des étudiants.
1. On trouvera une bibliographie de Polyander dans Haag, op. cit., lra éd., t. VI,
p. 119.
CHAPITRE VIII
ÉTUDIANTS FRANÇAIS A L'UNIVERSITÉ DE LEYDE DE .1575 A 1615
Les sources principales qui sont à notre disposition sont
l'Album sludiosorum ou registre d'immatriculation \ les Résolu-
tions du Sénat et des Curateurs, les positions de thèses, les Albums
amicorum et le fichier wallon. Il peut y en avoir d'autres encore,
mais le seul examen de V Album, même dans l'édition assez impar-
faite de M. du Rieu, est déjà fort instructif.
Ce n'est pas tout d'affirmer que de jeunes Français allaient
souvent se perfectionner à l'Université de Leyde, il faut en savoir
le nombre, la qualité, les noms, la provenance.
Dès l'année rectorale qui va du 8 février 1576 au 8 février 1577,
sur 14 étudiants inscrits, il y a déjà deux Français : Lazarus
Rebertus (Lazare Robert ?), de Rouen, qui étudie les arts libé-
raux et a pu être attiré par la présence de son compatriote
Feugueray, recteur cette année-là. Un autre Français, nommé
Antoninus Puteanus (Antonin Dupuy ?) est mentionné, pour la
même branche, le 23 juillet. Aucun de nos compatriotes, en 1577.
L'année suivante, s'en montrent deux ou trois, dont Raudius
et Joseph Taurin, de Paris, étudiant de lettres.
Sous le premier rectorat de Juste Lipse, en 1579, il y en a cinq,
dont un, et des plus intéressants, n'a pas encore été identifié
jusqu'à présent. C'est Nicolas Rarnardus, Allobrox, inscrit
comme étudiant en théologie le 27 janvier, singulier personnage,
qu'on trouve alternativement cité • Bernard ou Barnaud,
qui est son vrai nom. Il nous apprend lui-même, en tête de son
Quadriga Aurifera, qu'il était né à « Christa-Arnaude, Delphi-
nate », c'est-à-dire à Crest, en Dauphiné, entre Gap et Livron 2.
1. Album sludiosorum Acadcmiae Lur/duno-Batavac, 1575-1875. La Haye Niihoff
1 vol. in-4<>, 1875.
2. Haa^, l.a France protestante, 2" éd., t. IV, col. 1072, additions et col. 840
à 853. Voir aussi l'article du Dictionnaire historique do Prosper Marchand ; E. Ar-
naud, Histoire du protestantisme à Crest, en Dauphiné, Paris. 1893, in-8° : Ad. Rochas
Bioqraphie du Dauphiné; E. Arnaud, Histoire de l'Académie protestante de Die'
Paris, 1872, p. 91.
226 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Il était neveu du sénéchal Jean Barnaud. Bordier ne l'avait
trouvé à Leyde qu'en 1597 et 1599 et à Gouda en 1601 \ mais il
ne m'a pas été possible de vérifier son affirmation, quoique je
puisse maintenant établir sa présence aux Pays-Bas dès 1579.
Y serait-il resté constamment jusque vers 1600 ? c'est peu pro-
bable, puisqu'on le signale à Prague et à Genève ; en tous cas, il
a publié en Hollande des ouvrages d'alchimie, s'y est adonné aux
sciences occultes, à la recherche de la pierre philosophale et y
a été, au début du xvne siècle et sans doute avant, un des ton
dateurs de la secte des Rose-Croix, dont nous reparlerons à l'occa-
sion de Descartes. Il n'est pas inutile de remarquer que le
Ilistorisch Yerhael de Wassenaer, raconte qu'au début du
xvne siècle un Français nommé Bernard ou Barnaud aurait été
envoyé en Hollande à Ter Gouwe pour y trouver la pierre
philosophale 2. On cherchera plus loin, au livre III, si Barnaud
n'a pas, à certains égards, montré le chemin à Descartes, dont
on verra l'intérêt pour les mystères rosicruciens.
Sous le deuxième rectorat de Juste Lipse (1580), deux étudiants
français, un de Paris, pour le droit, l'autre de Cambrai, docteur
en médecine. En 1581, huit Français, dont cinq pour les Lettres.
11 ne s'agit par conséquent nullement de futurs pasteurs protes-
tants, venus pour achever en liberté leurs études de théologie.
Ces huit étudiants sont-ils restés l'année suivante, c'est
possible, mais ils ne sont grossis d'aucune recrue nouvelle et,
l'année d'après, on ne signale que le seul Baudius. Pour 15.x 1.
une inscription sûre, deux douteuses ; il n'y en a que deux de
certaines pour 1585 3, aucune pour 1586. Le quatrième rectorat
de Juste Lipse en 1588, attire deux étudiants, dont un d'Orléans ;
celui de Beima (1589) également deux ; l'année suivante. 1590,
1. Selon le docteur .T. Huges, professeur au lycée, consulté à ma demande par
M. Baale, le nom de Barnaud ne figure pas dans le Poorterboek de Gouda, entre
1599 et 1610. Rien dans le fichier wallon. J'ai par contre trouvé, grâce à M. Bùcbner,
une lettre autographe de Nicolas Barnaud, à la Bibliothèque de l'Université de
Leyde. H n'y a donc plus «le doute sur son nom, que M. Jaeger (F. M.) orthographie
Barnand, dans son étude sur Théobald van Hogelande, publiée dans Chemisch
Weekblad, 5 octobre 1918, p. 1251. Van Hogelande, par contre, n'a pas tort de
parler d'un Bernaudus, car on distinguait mal entre ■ er • et ar » ; M. Jaeger donne
une bibliographie intéressante des œuvres de Barnaud.
2. Cf. Meijer (\Y.), De Rczekruisers pf de vrîjdenkers der 11- eeuiv, Haarlem
F. Bonn, 1916, in-8°, p. 38, 46, 17. .M. Meijer (p. 46) l'appelle, erronément aussi,
Burtaud ou Bernard Montaùx, p. 1 I.
3. Je nomme incertaines les inscriptions se rapportant à des noms d'aspect fran-
çais et qui ne sont pas accompagnées de la mention <■ Gallus » ou du nom d'une ville
irançaise, traduit en latin : le nom de la ville avec la terminaison -ensis. n'indique
pas toujours le lieu de naissance, mais parfois le lieu d'où l'on vient. Disons en pas-
sant que, dans notre ouvrage, nous ne nous occupons en principe que des person-
î âges nés dans les limites de la France d'aujourd'hui.
ÉTUDIANTS FRANÇAIS A L'UNIVERSITÉ DE LEYDE 227
il y a un Français seulement, Josse Elsevire, de Douai x, étudiant
en Lettres ; deux en 1591, mais quatre en 1592, la plupart
de familles connues : Petrus Regius Builoneus, Parisiensis,
étudiant de Lettres, qui doit être un Pierre Leroy-Bouillon ou
Bullion, un François Petit de Caen, un Denis Reboul (Rebullus),
de la Meuse, pour les mathématiques, et enfin, 8 octobre, Pierre
du Moulin, d'Orléans.
De ces quatre étudiants, dont le dernier sera bientôt un pro-
fesseur, on bondit brusquement, en 1593, à quelque trente-sept
ou trente neuf, plus que la somme de tous ceux de nos compatriotes
qui s'étaient fait immatriculer jusqu'à cette date à l'Université
de Leyde., et toutes ces inscriptions sont postérieures au 5 juin,
c'est-à-dire qu'elles coïncident sensiblement avec l'arrivée de
Scaliger (25 août suivant).
Ainsi on peut mesurer par un chiffre le niveau de la réputation
du grand humaniste, la perte que son départ constituait pour la
France, le gain qu'il représentait pour Leyde, sans compter que,
sa célébrité étant grande dans le reste de l'Europe, il y attirait
aussi bien des Allemands et des Polonais. Examinons de plus
près l'origine des nouveaux venus : onze sont de La Rochelle,
quatre sont qualifiés poitevins, huit Saintongeais, un Gascon;. un
vient de Bordeaux, un autre de Tours, un troisième d'Angers;
trois seulement sont Parisiens. La plupart sont donc de la France
de l'Ouest ou du Sud-Ouest, d'où Scaliger était originaire.
Le jour où il alla se faire inscrire, lui-même, le 2 septembre
1593, il se fit accompagner de tout un cortège, d'une cour de
quatorze étudiants poitevins, rochelois et saintongeais. C'est le
surlendemain, le 4, que se fait porter, sous le nom de Marcus
Antoninus Gorgias Burdegalensis, ce docteur en droit de Bor-
deux, M. de Gourgues, dont il a été question, comme d'un des
compagnons de voyage de Scaliger ; mais ce n'est que le 31 dé-
cembre de cette même année 1593 que le disciple de ce dernier,
Henri-Louis de La Roche-Pozay, se fit immatriculer avec
Jacob Daliet, de La Roche-Pozay, et Pierre Morin. de Preuilly.
Ils sont à la Faculté des lettres et, sur nos trente-sept Fran-
çais, il y en a dix-neuf dans ce cas, ce qui atteste encore une
fois le prestige de Scaliger; les philosophes, qui se rattachent au
même groupe, sont quatre, les juristes, trois.
1. Quatrième fils de Louis I, et plus tard libraire aussi.
228 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Le comte Henri-Frédéric se fait immatriculer le 1er janvier
1594, et il n'est pas douteux qu'il ait fréquenté Scaliger, à qui
Louise de Coligny voulait le confier, et cette brillante jeunesse
troublait souvent le recueillement du savant, habitué d'ailleurs
à s'abstraire du bruit, comme l'érudit dont parle Montaigne *.
Beaucoup d'incertitude sur 1594, on a négligé souvent de
mentionner, à côté des noms, le lieu d'origine ; mais on peut la
conjecturer française pour onze d'entre eux, tandis que deux
seulement sont sûrs. Pour 1595, quinze Français authentiques,
dont Samuel Petit, Saintongeais, étudiant en théologie de vingt
ans, inscrit le 23 septembre, avec trois camarades de Dieppe
et un de La Rochelle, et qui n'est autre que le futur théologien
de Montpellier, oncle de cet étrange aventurier de lettres,
Samuel Sorbière, à qui il apprendra la route de la Hollande.
Casimir Junius, inscrit le 1er octobre, à 13 ans, est le fils du
professeur du Jon ; nous l'avons vu déjà immatriculé, par égard
pour celui-ci, à l'Université de Heidelberg, à l'âge de sept ans.
Un autre personnage connu est Philippe du Plessis-Mornay,
inscrit à la Faculté des lettres, le 22 novembre 1595, et âgé
alors de seize ans. C'est celui qui se fera tuer en 1605, à
MuJheim-sur-Ruhr, sous Maurice de Nassau. Il n'était donc pas
ignorant, ce jeune guerrier, et il suivait la tradition de son père,
d' Agrippa d'Aubigné, de la Noue, de Scaliger lui-même, qui
tous avaient manié la plume comme l'épée 2.
En cette même année 1595, il n'y a pas moins de trois Français
qui soutiennent des thèses, deux en théologie : Jacques Clemen-
ceau, Poitevin, le 18 février, « Sur la prédestination », Zacharie
Launaeus (de Launay ?), Poitevin aussi, le 19 juillet, « Sur la
Personne du Christ Médiateur », et enfin Gilles Bouchereau,
Angevin, le 25 septembre, « Sur l'usufruit » 3.
En 1596, le nombre d'étudiants français semble tomber à six.
Les années suivantes donnent des chiffres modérés ; 1597, sept
ou huit, si l'on ajoute Paul L'Empereur, de Cologne ; 1598,
six, dont le plus important est Guillaume Rivet, frère aîné
d'André Rivet, le futur professeur de Leyde. L' Album <um-
corum de ce Guillaume, âgé de 17 ans, a été conservé et est
1. Livre III. eh. 13, Lès Essais, éd. Motheau et Jouaust, t. VII. p. 32. Le passage
pourrait fon bien se rapporter à Scaliger.
2. Cf. Livre I".
3. Brotiticn Leidsche Unioersiteit. t. I, p. 367*.
ÉTUDIANTS FRANÇAIS A L'UNIVERSITÉ DE LEYDE 229
publié dans le Bulletin pour l'histoire des Eglises Wallonnes K
1599 atteste une nouvelle progression avec treize inscriptions
et l'on ne saurait s'empêcher de remarquer qu'elle coïncide
avec la formation des Régiments français de La Noue.
Soldats et étudiants voyageaient sans doute ensemble, l'aîné
peut-être entraînant parfois le cadet. En 1600, nouvelle
augmentation : quinze Français, dont le théologien Benjamin
Basnage, qui ouvre la liste et dont le nom mérite de nous arrêter
à plus juste titre encore que celui de Guillaume Rivet, car les
Basnage seront parmi les plus illustres chefs du Refuge d'après
la Révocation.
Par l'exemple de cette famille là aussi, il est facile de com-
prendre comment et pourquoi la Hollande fut la Terre promise
du Refuge. Benjamin Basnage 2, né en 1580, pasteur dès 1601
à Sainte-Mère Eglise, dont Carentan sous Rouen était alors
annexe, y exerce le ministère pendant cinquante et un an, et y
meurt en 1652. Il laisse deux fils : Antoine, sieur de Saint-Gabriel
et de Flottemanville, né en 1610, pasteur à Baveux, et qui se
retire, en Hollande en 1685, pour aller mourir à Zutphen en 1721 3.
L'autre fils est Henri Basnage, sieur de Franquesney, né le 15 oc-
tobre 1615, avocat à Rouen, où il s'éteint en 1695.
Celui-ci est le père de Jacques, né dans la même ville en
août 1653, et qui se réfugie, en 1684, en Hollande ; il y sera
le redoutable adversaire de Bayle. C'est de ce Basnage que Vol-
taire dira qu'il était plus fait pour être ministre d'un Etat que
d'une Eglise. Il meurt en 1723, le 22 décembre, à La Haye ; il
avait épousé Suzanne du Moulin, petite fille de Pierre 4.
Le frère de Jacques, Henri Basnage, Seigneur de Beauval,
n'est pas moins connu. Né à Rouen en 1656 et expatrié en 1685,
il continue en 1687 les Nouvelles de la République des Lettres,
fondées par Bayle en Hollande en 1688, et il leur donne le titre
nouveau de Histoire des ouvrages des Savants, par M. B*, docteur
en droit5. Enfin, leur sœur Madeleine épousa Paul Bauldri
d'Iberville, qui fut nommé, en mai 1685, professeur extraordi-
1. Deuxième série, t. I, p. 321 a ;;:>(».
2. Il ne faut pas l'identifier avec ce Timothée Basnage, reçu membre 'le l'Eglise de
Leyde, le 22 avril 1601 (fichier wallon). Benjamin soutient des thèses exerciiii
gratin dès 1600. Voir l.ci France protestante, 2e éd., verbo Basnage, col. 922 et s.
3. Bulletin Eglises Wallonnes, I, p. 37.
•I. Ibid., 2e série, t. IV, p. 370.
5. Ibid., p. 159, note 3.
230 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
naire d'Histoire ecclésiastique à l'Université d'Utrecht, où il
mourut en 1706 1.
On voit donc combien il est erroné de faire remonter à la
Révocation, comme on le fait le plus souvent, les relations litté-
raires de la France et de la Hollande et l'installation des Fran-
çais aux Pays-Bas.
En 1601, fléchissement apparent : dix inscrits, venus de
partout, de Normandie, notamment de Caen et de Rouen, de
Champagne, de Bourges, de Metz et du Poitou (Renatus Textor).
Le Champenois est Daniel Tronchin (Troncinus) ; c'est un étu-
diant en médecine de 24 ans. J'ai dit fléchissement apparent,
parce que les étudiants de l'année précédente sont en partie
restés, témoin l'Album de l'Utrechtois Boot, que j'ai souvent
invoqué.
Même Guillaume Rivet, immatriculé en 1598, le 28 octobre,
signe encore cet Album en 1602. Celui-ci est un vrai nid de noms
français : ceux des maîtres, François du Jon, de l'Escluse,
Basting, Scaliger, y voisinent avec ceux des étudiants : Samuel
Bouchereau, de Saumur 2, Nathanael Marius (« Si Dieu est pour
nous, qui sera contre nous?»), Daniel Bourguignon, d'Orléans,
Abraham de la Cloche, de Metz 3, Guillaume Rivet, Bouvin 4,
Normand, Pierre de la Place, Normand aussi, qui écrit le
3 août :
Pour mourir bienheureux, à vivre faut apprendre ;
Pour vivre bienheureux, à mourir faut entendre.
Samuel de Lescherpiere, Sr de la Rivière, est le plus savant
ou le plus pédant d'eux tous ; il trace deux lignes de syriaque, une
ligne d'hébreu, une de grec, une de latin, une d'espagnol, quel-
ques vers en allemand, en anglais, en hollandais, une devinette
absurde en Italien, et une conclusion idiote en français (cf.
pi. XXV II).
Plusieurs de ces noms manquent à Y Album Stadiosorum, qui
1. Ibid., p. 295, note 2.
2. Il avait été envoyé en Hollande aux frais de l'Eglise de Saumur et y est rap-
pelé par du Plessis en 1602, pour y occuper une chaire à l'Académie protestante.
Cf. Haag, La France protestante, t. VII, lre éd., p. 530. Nous avons vu qu'un Gilles
Bouchereau, Angevin, avait soutenu des thèses en septembre 1595. Cf. p. 22S.
3. Il défend des thèses <« exercitii gratia ■> en 1602 et en 1603, cf. Bronnen Lcidsche
Universiteit, t. I, p. 468*. Ces thèses se trouvent encore à la Bibliothèque de l'Uni-
versité de Leyde.
4. Peut-être identique à Jean Bouvin. qui épouse Marie Destombes, dont il
eut un fils, Jean, baptisé le 31 juillet 1614 (Bulletin Eglises }\'allonnes, 2e série,
t. I, p. 339).
ÉTUDIANTS FRANÇAIS A L'UNIVERSITÉ DE LEYDE 231
est donc loin de nous présenter tous les jeunes Français de Leyde.
Ceux de 1602, les nouveaux du moins, sont peu nombreux, cinq
seulement, par contre, il y a quatre genevois qui devaient les
rechercher beaucoup. Relèvement à huit en 1603, parmi lesquels
je note un Jean Huet, un Robert Oudart, un Benoît Turretin.
Le Bulletin des Eglises Wallonnes x y ajoute Jacques Ber-
trand, Sr de Saint Fulgent, étudiant en médecine. Nouvelle
progression pour 1604 : neuf inscrits, et la plupart de
l'ouest, dont deux Orléanais, deux Poitevins, deux Bretons.
L'un de ces derniers est André Le Noir, âgé de vingt ans et
étudiant en théologie, suivi à trois ans d'intervalle (23 août
1607), par son frère cadet qui, au même âge, entreprend là
les mêmes études, et, si je m'arrête à ces deux noms, ce
n'est pas qu'ils désignent des hommes d'une valeur particulière,
mais parce qu'ils montrent comme la tradition du voyage en
Hollande se perpétua dans les familles protestantes françaises
au cours du xvne siècle.
Lisons en effet cette requête adressée par le Pasteur Philippe
Le Noir, ministre, de la Duchesse de Rohan, au Synode assemblé
à Harlem, en avril 1683, pour lui recommander son fils Jacques 2 :
« Outre cela, je voulois qu'en qualité d'estudiant, il se formât
et perfectionnât sous les grands hommes de vostre République
et, qu'ayant faict cincq ou six ans de théologie à Saumur, il y
mît la dernière main dans vostre célèbre Université de Leiden
où son ayeul, Guy Le Noir, et son grand-oncle, André Le Noir,
Sr de Crevain et de Beauchamp, firent en entier leurs estudes de
Théologie à l'entrée du siècle que nous finissons et où leur course
pastorale a esté bien longue en cette province. »
Signalons, en passant, Théodore Tronchin de Genève, qui,
en 1605, soutient des thèses « exercitii gratia », en même temps
que Benoît Turretin 3. Le Rectorat du fameux Arminius
semble avoir attiré beaucoup de nos compatriotes, car j'en
compte, en 1605, environ quinze : François Petit, de Paris, un
Saintongeais et quatre étudiants de la Rochelle. Elévation à
dix-sept en 1606, dont dix Normands. Quatre Rouennais de
dix-huit à vingt ans, se font inscrire, le 7 octobre, à la Faculté
de droit et, huit jours après, les 13 et 11, un nouvel étudiant
1. 2e série, t. I, p. 336.
2. Bulletin Eglises Wallonnes, t. I, p. 20G-8.
3. Bronnen Leidschc Unioersiteit, t. 1, p. 472*.
232 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
de Rouen et deux du Havre de Grâce. Les Normands ne sont
pas moins bien représentés dans les dix de 1607, Caen surtout.
Ce chiffre est dépassé d'une unité pour 1608.
En 1609, huit étudiants seulement, parmi lesquels un certain
Juste, qui est le « famulus » ou serviteur de trois comtes de
Bismarck, de la Marche de Brandebourg. Pour 1610, cinq inscrits
sûrs seulement, mais pour 1611 il y en a de nouveau neuf, tandis
que l'année 1612, n'en offre que sept, dont Louis Cappel, de Sedan,
vingt-sept ans, le célèbre théologien, immatriculé le 4 septembre,
fils de celui qui avait inauguré l'Université. L'année 1613, celle
du rectorat de Polyander, ne fournit que sept noms nouveaux,
mais ils exigent une attention particulière, parce que nous
approchons du moment où arriveront Balzac et Théophile et
que c'est parmi ces étudiants qu'on sera tenté de chercher
ceux qui auront entraîné vers ces terres lointaines les deux
jeunes nobles de l'ouest. Je signale donc, le 15 février 1613,
Samuel de Limay de Bezu, Briensis (de Brie), vingt et un ans ;
Antoine de Montauban, dix-huit ans, étudiant en droit ; David
de Codelonge, Gascon, vingt- cinq ans, pour la théologie.
En 1614, il n'y a que cinq inscriptions françaises nouvelles,
mais il en est une qui a pu jouer un rôle dans la décision du
jeune Balzac, c'est celle du comte Gabriel de Montgommery,
sans doute le comte de Lorges, mort en 1635. Son immatricula-
tion est du 25 janvier 1614. Quelques jours avant, le 7, s'est
fait inscrire Corneille Aerssen, 13 ans, mentionné comme Parisien,
mais qui ne l'est qu'accidentellement, parce que ce doit être
le fils de François Aerssen, ambassadeur des Etats à Paris.
Enfin, en scrutant avec attention la page de 1615, on y relève
douze immatriculations françaises nouvelles, chiffre qui n'avait
plus été atteint depuis une dizaine d'années.
Autour de Balzac et de Théophile de Viau, inscrit le 8 mai, rien
d'intéressant à signaler, mais, le 27 novembre, Louis, comte
de Montgommery, a suivi l'exemple de son frère qu'il a sans doute
rejoint. Mentionnons en passant Jean de Chaumont, Normand,
étudiant en droit, et Jacques de l'Escluses, étudiant en méde-
cine de Rouen (vingt-six ans).
Arrêtons ici cette statistique instructive, mais qu'il vaut
mieux suspendre quelques instants, pour examiner ce que les
sources nous révèlent des mœurs et de la vie de ces étudiants.
CHAPITRE IX
VIE ET MŒURS DES ETUDIANTS FRANÇAIS
En se rendant ainsi en lointains pays pour y parfaire leur
instruction, les jeunes Français semblaient suivre le conseil que
leur donnait Montaigne : « A cette cause [l'exercice de l'enten-
dement] le commerce des hommes y est merveilleusement propre,
et la visite des pays estrangers, non pour en rapporter seulement
à la mode de nostre noblesse françoise, combien de pas a Santa
Rotonda, ou, comme d'autres, combien le visage de Néron, de
quelque vieille ruine de là, est plus long et plus large que celui
de quelque pareille médaille, mais pour en raporter principale-
ment les humeurs de ces nations et leurs façons et pour frotter
et limer nostre cervelle contre celle d'autrui ».
« Je voudrois qu'on commençast à le promener dès sa tendre
enfance, et premièrement, pour faire d'une pierre deux coups.
par les Nations voisines où le langage est plus esloigné du nostre
et auquel, si vous ne la formez de bonne heure, la langue ne se
peut plier 1. »
Il est certain cependant que l'auteur des Essais, à la date où il
écrit, n'a pu songer à la Hollande, mais il aura pensé à l'Italie
et plus encore à l'Allemagne, « où le langage est plus esloigné du
nostre. »
C'est à Padoue, en effet, que Hubert Langue! (né en 1518)
va prendre le bonnet de docteur. C'est dans la même ville
qu'en 1581, Montaigne, en son voyage, laisse M. de Caselis
comme écolier. A propos de l'Université de Bologne, il écrit :
« Le meilleur de ses escoliersesloit un jeune homme de Bordeaus,
nomé Binet » 2. C'est l'Italie que visite François de la Noue3,
1. Essais, I, 26.
2. Montaigne, Journal de voyage, publié par Louis Lautrey, 2 éd., Pari-,
Hachette, 1909, 1 vol. in-18, p. 170 et US3.
3. Haag, La France protestante, l™ éd., t. VI, p. 26 I et 281.
234 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
mais c'est vers l'Allemagne que se dirige, en 1596, nous
l'avons vu, le jeune Schelandre. Jacques Esprinchard 1, Sr du
Plomb, baptisé h La Rochelle, le 16 décembre 1573, est envoyé,
d'abord en Angleterre et plus tard seulement à Leyde, «à cause des
beaux exercices de toute science qu'on y voit ». Après avoir dédié à
Scaliger sa thèse sur les tutelles, il part le 3 mars 1597, pour
l'Allemagne, et rentre à La Rochelle, le 24 mai 1598, où il s'oc-
cupe de la fondation d'une Bibliothèque publique, qui fut
ouverte deux ans après sa mort, survenue en 1606.
Henri IV reconnaît l'Université de Leyde en accordant, en
janvier 1597, à ses étudiants, les mêmes privilèges, «exemptions
et immunitez » que ceux dont jouissent les écoliers des autres
Universités étrangères, sans toutefois leur donner le droit de
« lire publiquement », c'est-à-dire de faire des cours en France,
sans autorisation 2. Cette ordonnance ne semble pas résoudre,
dans un sens favorable, la question de l'équivalence, demandée
par les Curateurs au roi Henri IV, dès la fin de 1591, pour les
doctorats conquis à l'Université de Leyde par les Fiançais,
« attendu, dit la Résolution 3, qu'il y a ici présentement des
étudiants français, qui désireraient prendre leurs degrés dans
cette Université, mais ne l'osent, craignant que leur diplôme
ne soit pas valable en France 4. »
L'Université hollandaise avait donc la préoccupation des
étudiants étrangers et le souci de les attirer, notamment les
Français 5. Ils étaient d'ailleurs plus aisés que les Allemands,
dont beaucoup étaient de pauvres « clerici vagantes », qu'il
fallait assister et qu'on poursuivait parfois en les appelant
« mof maff » 6, car au peuple néerlandais « le nom d'Allemand
est plus odieux que celui du démon », écrit le Poméranien
Boucholt dans sa requête du 9 février 1600.
Bien que n'ayant pas, comme en France, le droit de se consti-
tuer en Nations, les étudiants de même nationalité ou de même
langue, se rassemblaient volontiers. Ce qui frappe dans ï Album
1. Haag, La France protestante, 2" éd., t. V, coL 110.
2. Bronnen Leidsehe Universiteit, t. I, p. 370*, .'571*.
3. lbid., p. 67.
1. lbid., p. 154 : l'n Anglais demande à l'Université l'équivalence pour son
diplôme de docteur en médecine, de Caen.
5. lbid., p. 37* et 94*.
(i. « Mof » est encore aujourd'hui en hollandais un terme péjoratif, très usité
dans le peuple, pour désigner les Allemands. Ce curieir est au tome I,
p. 395*, note, des Bronnen.
VIE ET MŒURS DES ÉTUDIANTS FRANÇAIS 235
studiosorum, c'est que, le plus souvent, un groupe d'étudiants
français se présente ensemble, surtout quand ils sont de même
origine, auquel cas ils auront fait route en commun, sans doute.
Qu'ils aient vécu en bonne intelligence avec les Hollandais,
c'est ce qu'attestent, par exemple, les termes affectueux dont
se servent les compagnons de chambre d'Everard Boot, d' Utrecht,
en écrivant dans son Album amicorum 1 : « Suavissimo contu-
bernali meo », dit Pierre de la Place, Normanus Gallus; " suavis-
simo contubernali et amico perjucundo in nunquam interiturae
amicitiae signum », écrira le Messin Abraham de la Cloche
(1602), et. de la part d'un Lorrain, habituellement plus réservé,
cela ne saurait être un compliment à la française, comme on
dit aux Pays-Bas. Daniel Bourguignon d'Orléans n'est pas
moins enthousiaste de celui à qui, à jamais, il « demeurera
humble valet et affectionné ami ». Au moment de quitter le
même Everard Boot, pour rentrer en France, le 1er avril 1601, il
lui dédie ces vers 2.
Ta docte piété et ton humeur courtoise,
Tes discours gracieux.
T'ont acquis ceste main et ceste âme françoise
Qui te peut oublier, s'elle oublie ses yeux.
Cela n'est pas très éloquent, mais on est satisfait de retrouver
sur ces feuillets d'Album ces traces où revivent les âmes de nos
étudiants de jadis pour qui, isolés du monde, les camaraderies
de chambrée remplaçaient un peu la famille absente et toujours
regrettée.
Aujourd'hui encore, on lit dans toutes les rues de Leyde cette
affiche en latin : « Cubicula locanda », mais, à l'habitation chez
le bourgeois 3, l'étudiant français préférait souvent l'auberge,
plus bruyante, plus grouillante de vie, où la tablée est plus
joyeuse, la conversation plus variée par les récits des voyageurs,
entrecoupée parfois par les cris des rouliers et les disputes des
postillons. L'une de ces auberges est à l'enseigne de l'Empereur ;
c'est là, par exemple, que logeait, le 11 novembre 1600. an jeune
1. Ms. 16813, à la Bibliothèque d'Utrccht.
2. Ibid., f° 185 recto.
3. La Cloche, en mai 1601, habitait chez Honweg, tailleur. Houtstraat ; Daniel
Bourguignon, le 14 février 1601, chez un nommé la Haye (Bulletin Egliâa Wal-
lonnes, 2e série, t. I, p. 341) : « Esprinssart, een Franchois, voïKnck by Iloneste
Lopes » (Bronnen. t. I, p. 296*, note 1 1.
236 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
théologien de seize ans, Lanfran de Canquigny ou Canchiné l,
et, à la même date, Jacques MifTantius.
D'autres préfèrent la maison Lochorst (Huize Lochorst), dans
la petite rue qui porte encore aujourd'hui ce nom 2, en face de
l'élégant « Gymnase » qui existe toujours. Cette pension était
tenue par Mlle Pétronille van Ostrum et, en 1593, des profes-
seurs mêmes, comme le Belge de Smet-Vulcanius, a féru de dez
et de boisson »3 autant que d'érudition, y habitaient.
Nous avons déjà parlé de la « Porte du Ciel » et du « Lion
Combattant », que fréquentaient les étudiants, mais malheu-
reusement aussi certains maîtres. Souvenons-nous de la
phrase d'Erasme, se plaignant, au commencement du xvie siècle,
des formidables beuveries et mangeries de Hollande ; la phrase
reste vraie, un siècle après, sauf en ce qui touche l'érudition et le
mépris de la science : « In Hollandia, caelo quidem juvor, sed
epicureis illis comessationibus offendor, adde hominum genus
sordidum, incultum, studiorum contemptum praestremum,
uullum eruditionis fructum, invidiam summam *.
D'autres étudiants, les plus studieux peut-être, sont en pension
chez des professeurs, qui se créaient par là des ressources supplé-
mentaires. Tel le jeune de la Roche-Pozay, chez Scaliger, mais
le père le rappelle bientôt, parce qu'il n'y a pas encore à Leyde
d'Académie où le futur évêque « se puisse exercer à monter à
cheval et à tirer des armes » 5, lacune dans l'enseignement hollan-
dais qui fut comblée plus tard.
Pourtant le sport n'est pas absent des préoccupations de ces
jeunes gens qui réclament, les Allemands surtout, un terrain
pour leurs ébats en 1598 6. On l'appellera le « palle-malle ».
Quelques-uns se livrent au plus noble jeu du théâtre et, en 1590,
jouent la Médée de Senèque 7 ; en 1602, ils demandent l'autorisa-
tion de donner l'Amphitryon de Plaute 8. Les élèves de
Snellius montent, en 1592, quatre tragédies d'Euripide et une de
Plaute et reçoivent, en récompense, du Recteur, 13 florins
1. Bulletin Eglises Wallonnes, 2e série, t. I, p. 340, 347.
2. Cf. Molhuysen, De komst van Scaliger in Leiden, p. 12.
3. Scaligeriana.
4. Renaudet, Préréforme cl humanisme ( 1 19 1-1517), Paris, Champion, 1916, in-8°.
Thèse de Lettres. Paris, p. 426, note 1.
5. Epistres françoises à M. de la Scala, p. ô4.
(». Bronnen Leidsche Universiteit, t. 1, p. 111 et p. 111.
7. Ibiil., p. L68*.
8. La requête des étudiants aux Curateurs est Intéressante pour l'histoire du
théâtre scolaire ; cf. Bronnen Leidsche Universiteit, t. I, p. 407*, 408*, n° 349.
Planche XXVII.
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VIE ET MŒURS DES ÉTUDIANTS FRANÇAIS 237
16 stuyvers 1. En 1594, on donne, en français, Y Abraham
sacrifiant, de Théodore de Bèze, dont la première représentation,
fameuse dans l'histoire du théâtre, avait eu lieu à Lausanne
en 1549 ou 1550 2. Scaliger écrit en effet à de Thou, de Leyde,
le 13 décembre 1595 3 : « Ceste tragédie, l'esté passé, fut jouée ici
par quelques enfants Sans Souci, de si bonne grâce et si naïve-
ment, que touz les spectateurs en furent tous ravis et y en eust
qui pleurèrent 4. »
En 1595 5, ils reçoivent 18 florins pour le Plutus, d'Aristo-
phane, la Troade de Sénèque, le Miles gloriosus, de Plaute 6 ;
le 16 juillet, les élèves de Snellius obtiennent encore 10 florins
pour YAululaire de Plaute, et les étudiants frisons, 18 florins, le
7 septembre, pour avoir représenté trois pièces latines. On
se contente, en 1597, d'amener des comédiens anglais, contem-
porains, peut-être compagnons de Shakespeare, dans le
cloître des Béguines, lesquels gênèrent grandement les pro-
fesseurs, pendant leurs cours, par leurs tambours et leurs trom-
pettes 7.
Les étudiants aiment le bruit et j'ai honte de dire, à la
charge de nos bouillants compatriotes qu'ils étaient parfois
parmi les fauteurs de ces rixes avec le guet, duels, etc., dont
les annales universitaires sont pleines et qui appelaient la sévé-
rité du Sénat des Professeurs, juge naturel de la population
scolaire.
C'est Daniel Durant, Nicolas Loyer et Denis Reboul, Galli
studiosi, qui, par un tapage nocturne, furent cause des troubles
universitaires qui marquèrent l'année 1594 8. Le 8 février, le
Sénat leur ordonne par affiches de comparoir devant lui.
Les trois Français s'étaient battus, le 19 janvier précédent,
avec d'autres étudiants et avaient blessé l'un d'eux griève-
ment, ce qui amena le Sénat, le 3 février 1594, à interdire aux
1. Bronnen Leidsche Universiteit, t. I, p. 249*.
2. Cf. G. Lanson, Les Origines de la Irai/édie classique, dans Revue d'Histoire Litté-
raire de la France, 1903, p. 185.
3. Lettres françaises de Scaliger, éd. Tamizey de Larroque, p. 'A\ 1-312.
1. In de mes anciens élèves de l'Université d'Amsterdam. M. Fransen, prépare
une thèse de Doctorat de l'Université de Paris sur l'Histoire du théâtre français
en 1 lollande.
5. Bronnen, t. I, p. 88 : Le Sénat interdit aux étudiants d'organiser des représen-
tations sans son autorisation. Il considère d'ailleurs ces jeux comme inférieurs a la
dignité des membres du corps académique.
6. Bronnen, t. 1, p. 366*.
7. Ibid., t. I, p. 98.
8. Scbotel, Een studenten oproer in 1594. Cf. Bronnen Leidsche Universiteit, t. I,
p. 78.
238 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
étudiants le port de l'épée ; ceux-ci, frustrés d'un privilège qui
marquait leur dignité et les assimilait aux gentilshommes, pro-
testèrent avec indignation. La lutte, à ce sujet, entre le Sénat et
les étudiants dura jusqu'à la fin de l'année.
En juin, il fallut même suspendre les cours à cause de ces
« applaudissements de pieds », qui se pratiquent, aujour-
d'hui encore, dans les Universités allemandes. La présence des
troupes françaises était une cause nouvelle d'algarades à main
armée, contre le bourgeois ; aussi du Jon, de Groot et Tuning
partent-ils pour La Haye en novembre 1600, pour deman-
der au Pensionnaire Oldenbarneveldt de les éloigner.
D'autres désordres proviennent des maisons mal famées où le
« bedeau-appariteur » Bailly conduit, en 1598, les étudiants,
souvent masqués, et où ils perdent argent et santé l.
C'est surtout dans cette malheureuse année 1594 que des
désordres se produisirent encore au commencement de novembre ;
on jeta des pierres sur la porte de Franck Duyck, le Bourgmestre-
président, on cassa les vitres du Collège des théologiens, en même
temps qu'on endommageait la pyramide élevée à l'honneur de
Son Excellence devant son palais. La même nuit, les « escholiers
se ruèrent sur la maison du secrétaire Jan van Hout, et ils jetèrent
à l'eau plusieurs personnes au risque de les noyer.
Les duels, qui sont restés jusqu'à l'heure actuelle en vigueur
dans les universités d'outre-Rhin sous le nom de « mensur », sont
interdits le 3 mars 1600 par le Sénat, comme contraires à la loi
divine et humaine.
On aurait tort de croire que les querelles occupaient seuls
la vie de l'étudiant ; celui-ci savait en mêler la pétulance au
soin de l'étude, et, le dimanche matin, à la sévérité des exer-
cices religieux.
Bien que la majorité fût protestante, toutes les confessions
étaient admises. La proclamation annonçant la fondation de
l'Université 2 est formelle à cet égard, et le futur évêque de
Poitiers n'avait pas besoin de se faire violence. Au reste il ne
faut pas croire que le catholicisme avait disparu des Pays-Bas
du Nord. Interdit en principe, il était pratiqué, en fait, dans
les campagnes et même dans les villes, sous l'œil indulgent du
1. Bronnen, t. I, p. 108 et 313*.
2. Ibid., t. I, p. 57*
VIE ET MŒURS DES ÉTUDIANTS FRANÇAIS 239
Magistrat. Pourtant, c'est au culte réformé que la cloche x
appelle les étudiants, pour lesquels on prêche en latin, s'ils sont
Hollandais, en français, s'ils sont Français, Genevois ou Wal-
lons.
Sur les bancs de l'église, comme sur ceux de l'Université, se
coudoient des jeunes gens de tout âge. Sans doute il ne faut pas
prendre au sérieux toutes les inscriptions de Y Album, qui sont
souvent «honoris causa», c'est-à-dire gratuites, pour des fils de
professeurs, afin de leur assurer les exemptions d'accises sur la
bière et le vin, qu'entraîne la qualité d'étudiant, mais les écoliers
de la cinquième classe de la grande école ou école latine, usaient
souvent du privilège qu'on leur accordait de se faire immatri-
culer dès l'âge de treize, ans 2. En tous cas, la formule de serment
arrêtée par le Sénat, le 14 février 1595 3, s'applique à tous les
étudiants âgés de plus de quatorze ans ; le 10 février précédent,
les Curateurs 4 avaient décidé que ceux qui seront en-des-
sous de cet âge feraient une simple promesse.
Si l'on est indulgent pour les inscriptions, par contre, pour
conquérir la licence, il faut avoir au moins vingt-trois ans et
vingt-cinq pour le doctorat, qui coûte 40 florins pour les indi-
gènes et 60 pour les étrangers.
Beaucoup des inscrits ne sont pas vraiment des étudiants, ils
sont simplement des « famuli » et des précepteurs. Parmi eux,
les Français sont nombreux, notamment auprès des nobles
polonais ou prussiens.
Cent francs de gages étaient courants au milieu du xvne siècle
à Paris 5, mais je doute qu'Estienne Fouace en ait eu autant
pour devenir précepteur du fils de M. Hauthin, gouverneur
de l'Ecluse, en 1632 6 et, vers 1600, les salaires devaient être
plus bas encore, puisqu'un certain Cassedenier, qualifié de
savant et qui enseigne le français à Leyde, reçoit du Recteur
1. Bronnen Leidsche Universiteil, t. I, p. 34.
2. Cf. du Rieu dans Bulletin Eqlises Wallonnes, 2e série, t. I, p. 325, note 1, et
l>. :>,■:,:>,.
:>,. Bronnen, t. 1, p. 87 et n° 288.
4. Ibid., p. 90.
:». Cf. Bibliothèque de l'Université de Leyde. Aïs. Q 286, t. I. f° lu1'. Lettre
d'André Pineau a André Rivet, de Paris, le 2 avril HU I : lui taisant savoir qu'il ne
vouloit donner qu< cent francs de gages et que M. Amyraut lui avoit fait trouver un
homme a ce prix-là. Je VOV bien que la demande que je faisois de cent eseus à cause
qu'il y a trois enfans A gouverner luy aura fait peur, i
6. Livre Synodal, Synode de septembre 1632, art. 12 (p. 373-4) : « Sur la demande
d'Estienne Fouace, de Saint-Loo en Normandie, estudiant en théologie, maintenant
précepteur du fils de M. Hauthin, gouverneur de l'Escluse... >
240 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
le 18 mai de cette année une aumône de 2 florins 5 deniers K
En dehors des cours assez nombreux qu'ils suivaient et qui
avaient lieu entre sept heures du matin, heure dont se plaint
Baudius, et cinq heures du soir, la grande affaire des étudiants
étaient les « disputations » et les thèses dont les « promotions •
ou soutenances s'accompagnaient d'une certaine solennité avec
une afïluence de camarades, de professeurs et de curieux dans
le décor du grand amphithéâtre, qui existe encore, et qu'on
revêtait pour la circonstance de tapisseries prêtées par l'appa-
riteur. Les trompettes mêmes ne sont pas interdites pour la
proclamation.
Les épreuves du doctorat, consistant en plusieurs disputes,
étaient certes plus sérieuses à Leyde, à la fin du xvie siècle et
au commencement du xvne, qu'à Orléans vers 1660, s'il faut
en croire Jean Rou : « J'endossai là, écrit-il dans ses Mémoires 2,
la vénérable robe de Cujas (car c'est ainsi qu'on appelle une
vieille souquenille qui, depuis plus de six-vingt ans, traîne dans
la poussière d'une salle où l'on examine les réponses des divers
candidats qui se présentent à toute heure) ; le point principal
est sans doute de savoir s'ils ont sur eux les vingt écus dont ils
doivent payer leurs licences » 3.
Est-ce pour cela que tant de Hollandais préféraient conquérir,
tel le poète Jacob Cats 4, leurs degrés, à Orléans ou à l'Uni-
versité de Caen, dont la réputation d'indulgence provoqua un
arrêt du Parlement de Rouen 5 ? Cependant Barleus y mit deux
ans à obtenir son doctorat en médecine. Douza écrivait : « La
plupart de nos savants visitent la France, plusieurs vont en
Allemagne, quelques-uns en Italie » 6.
1. Bronnen Leidsche Unioersiteil, t. I. p. 402*, comptes du Recteur pour 1C>00,
18 mai : <• gegeven aan een geleert man genaemt Cassedenier die doceerde Gallicam
linguam ende nu verarmt was : 2 g. 5 st. ».
2. Cité par Haag, La France protestante, lre édition, t. IX, p. 11.
3. Cf. Loiseleur (J.), L'Université d'Orléans pendant la période de décadence.
4. Cf. Derudder, Cats, sa Vie et ses Œuvres, Calais, 1898, in-8°.
5. Cf. Recueil d'arrêts de règlement donnés au Parlement de Normandie par Louis
Froland, p. 593, au sujet de 1 arrêt du Parlement de Rouen défendant aux docteurs
de l'Université de Caen de passer aucuns licenciés ni docteurs sans être examinés
suivant l'ordonnance ; cité par Bouquet, l'oints obscurs... de la vie de Corneille, p. 22.
il. Fruin, Tien Jaren, 1899, p. 211, apud Riemens, Esquisse historique de
l'enseignement du français en Hollande du XVIe au XIXe s. Leyde. 1919.
Citons parmi les savants hollandais établis en France, Lévin Lésine {Manuel biblio-
graphique de la Littérature française, de (i. Lanson, n° 1410). Nommons encore
Nicolas Dortoman, qui remplaça Ant. Saporta, l'ami de Rabelais, dans sa chaire de
professeur à la Faculté de Médecine «le Montpellier en 1.V73 (Haag, 2e éd., t. V,
col. 475). Nous avons parlé déjà de Goinar et de Burgersdijk à l'Académie de
San mur.
VIE ET MŒURS DES ÉTUDIANTS FRANÇAIS 241
Pour finir, disons un mot des amphithéâtres fréquentés
par tant de nos compatriotes. L'Université de Leyde avait
été inaugurée dans le couvent de Sainte-Barbe, le 8 février
1575, plus tard modifié en « Prinsenhof », où on logea Son
Excellence. Il était situé au Rapenburg, aux numéros actuels
8 et 10, au coin nord du Langebrug ou long pont, puis, en
septembre, on l'avait transférée à l'église des Béguines voilées
ou Faliede Bagijnhof, (cf. pi. XV ), dont l'étage supérieur,
après 1581, servit successivement ou simultanément de « li-
brairie », d'église anglaise, de salle d'escrime et de salle d'ana-
tomie (cf. pi. XVI b) Elle était située au lieu même où s'élève
aujourd'hui le tout nouveau bâtiment de la Bibliothèque.
Le 8 février 1581, l'Université fut transférée au couvent des
Dames Blanches (Witte Nonnen, cf. pi. XVI a). Extérieure-
ment, elle a conservé, au bord du vieux fossé, son aspect d'église
gothique en briques, aux longues fenêtres en ogives coupées
malheureusement à mi-hauteur par les solives du plancher
des salles supérieures. Un escalier à vis, bâti dans une tour, y
livre accès. Si modifiés qu'ils soient, les amphithéâtres, avec
leurs croisées, leurs hautes cheminées, leurs poutres de plafond
apparentes, la noble chaire de bois sculpté de l'Aula, où prend
place le professeur nouvellement promu, pour sa leçon inaugurale,
donnent encore l'impression des choses de jadis 1.
La salle voûtée du bas, près de l'entrée, est celle qui servit,
depuis 1581, pour la philosophie, et Pierre du Moulin y expliqua
Arislote ; la salle du Sénat, la salle aux cent portraits, était
l'amphithéâtre de médecine et Théophile de Viau y fréquenta.
Le « Groot Auditorium », ou grand amphithéâtre, était réservé
à la théologie. C'est donc là que professèrent Saravia, du Jon,
Trelcat, Polyander et plus tard Rivet, tandis que Baudius
occupa le « Klein Auditorium » ou petit amphithéâtre, réservé
au droit : là s'assit Balzac.
Voilà donc la scène : laissons entrer les acteurs.
1. Bronnen Leidsche Universiteit, t. I, p. 3G8*, note 3 et Orlers (1G14), p. 130-
132.
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Feuillet de L'Album Studlosorum de l'I niversité de Leyde
PORTAM LES NOMS DE BaLZAI II DE ThÉOPHILI IMMATRICULÉS LE 8 MAI l6l5).
CHAPITRE X
Balzac et Théophile (161."))
Ainsi se trouve expliqué, par l'histoire de la participation
française à l'Université de Leyde, comment deux gentilshommes
de l'ouest, pouvaient être amenés naturellement à suivre l'ins-
piration de leur temps et l'exemple de leurs camarades de la
même classe et de la même région, pour aller chercher aux
Pays-Bas :
Ces teintures qu'on prend aux Universités *.
Cependant les causes que nous avons examinées étant d'ordre
général, il convient de rechercher s'il en est de particulières à la
biographie de chacun des deux et qui auraient pu orienter leur
choix. Déjà nous avons vu que, parmi les étudiants inscrits en
1613 (le 12 novembre), il y avait un Gascon de vingt-cinq ans,
étudiant en théologie, nommé David Codelonge ; mais cela n'a
guère d'importance. Ce qui en a davantage peut-être, c'est la
présence à Leyde, nous l'avons dit, le 25 janvier 1614, de Gabriel,
comte de Montgommery 2. Son frère (?) Louis, comte de Mont-
gommery, n'est immatriculé que le 27 novembre de l'année
suivante. Nous avons vu déjàaulivre I un Montgommery lançant
un cartel à Breauté. L'inscription de Balzac et de Théophile,
le 8 mai 1615, est donc encadrée par celle de deux Montgommery
et suivie de celle de Corneille Aerssen, 15 ans, le iîls de l'ambas-
sadeur des Etats à Paris.
Voila dans quelle direction on pourrait chercher, mais d'abord
il conviendrait d'établir les relations des Montgommery et de
1. Corneille, La Suite du Menteur, II. !. v. 621-2 :
Et l'air du monde change en bonnes qualités
Ces teintures qu'on prend aux Universités.
2. Le fichier wallon comprend beaucoup de fiches de Montgommery, mais aucune
ipportanl à nos deux personnages.
244 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Balzac, ce à quoi nous ne sommes pas encore parvenus. Qu'il
me suffise provisoirement d'indiquer cette piste ; il en est une
autre en ce qui concerne Balzac et une autre aussi peut-être
pour Théophile : les voici.
Tout d'abord Balzac a-t-U ru connaître Baudius ? On
est frappé de l'insistance avec laquelle il parle sans cesse
de lui et du rôle que le nom de ce professeur lillois joue
dans la querelle entre Balzac et Théophile. On a souvent
écrit, Mlle K. Schirmacher notamment, dans sa biographie de
Théophile l, que Balzac suivit les cours de Baudius. Ayant trouvé
la mention des deux écrivains, le 8 mai 1615, dans YAlbum
studiosorum, M. Ritter 2, fit observer que c'était impossible,
puisque Baudius mourut en 1613.
Il y a cependant une phrase de Balzac dans sa dissertation
sur une tragédie intitulée Herodes infanticida, qui ferait penser
à des rapports personnels, c'est celle-ci 3 : « J'ay eu pitié, autrefois,
de ce zèle forcené dans les vers du Docteur Baudius, et luy ay
souhaité souvent les bons intervalles des Malades ou, pour le
moins, la remission de leurs accez. Cet homme entroit en fureur
toutes les fois qu'il parlait de Rome : je ne dis pas en fureur
pareille à celle qui inspiroit Orphée, mais pareille à celle qui le
deschira. Je ne vis jamais tant d'escume ny tant de bile sur le
papier. Et bien qu'aux autres matières, son Génie fust heureux et
son Expression agréable, en celle-cy, il faloitl'enchaisner comme
Possédé et non pas le couronner comme Poète. On ne doit point
appréhender que son Amy [Heinsius] ait de semblables enthou-
siasmes. »
Je ne fais pas difficulté à reconnaître que les termes de cette
lettre sont ambigus et qu'ils peuvent se rapporter à une connais-
sance « pure livresque » de Baudius, mais voici un texte sur
lequel on n'a pas encore assez appelé l'attention. Irrité de la
publication subreptice, en 1638, par Heinsius, du Discours
politique sur V Estât des Provinces Unies, qu'il avait fait comme
étudiant à Leyde, Balzac écrit à Chapelain : « Il est vray que je
suis l'autheur du Discours qui ne craint pas assez les foudres de
Rome... mais il est vray aussi que je le composai dans la chaleur
d'un âge qui excuse de bien plus grandes fautes. Puis donc que
1. Théophile de Vian, sein Leben und seine Werke, 1897, in-8°.
2. Revue d'Histoire Littéraire de la France, article cité plus haut, p. 141, note 3.
3. Œuvres de J. I.. de Guez, sr de Balzac, Paris, Lecoffre, 1 !-* . "3 4 , in-18, édition
!.. Moreau, t. 1, p. JÔ9.
BALZAC ET THÉOPHILE 245
vingt-cinq ans entiers ont passé sur celle-cy, il me semble qu'il y
a prescription légitime contre toute sorte d'accusateurs. Et en
vérité le grand Heinsius devroit avoir honte de s'acharner si
cruellement sur la personne du petit Balzac, de vouloir triompher
en cheveux gris d'un garçon de dix-sept ans... J'ay l'ait une folie
estant jeune et le bonhomme Heinsius l'a publiée vingt-cinq ans
après... Qui est le plus coupable de luy ou de moy ? » x
Guez de Balzac insiste sur les dates avec une telle précision qu'il
est difficile de ne pas en tenir compte ; or, l'édition duDiscours par
Heinsius étant de 1638, vingt-cinq ans avant nous ramènent
à l'année 1613. L'âge de dix-sept ans qu'il mentionne nous
ramènerait par contre à 1614, si l'on tient qu'il est né le 1er juin
1597, mais cette date, comme l'a fait observer M. Emile Roy 2, est
celle de son baptême, qui peut être de plusieurs années postérieure
à celle de sa naissance. Il paraît probable que Balzac était né
en 1595, car il se donne au Recteur, en 1615, comme âgé de
vingt ans. La lettre qu'il écrit à Chapelain, le 12 juin 1645, nous
reporte également à 1595 : «M. de Voiture et moi nous en avons
plus de cinquante ».
Si Balzac est né en 1595, le « j'avais dix-sept ans » de la lettre
précédente nous mettrait à 1612, pour la composition du Dis-
cours et du voyage en Hollande et à 1615 pour l'inscription à
l'âge de vingt ans. Il y a donc concordance absolue entre les décla-
rations faites par Balzac devant le Recteur de Leyde en 1615,
à Chapelain en 1638 et au même Chapelain en 1645. Or en 1612, il
a pu entendre Baudius et même être son pensionnaire, après
que ce professeur se fut remarié. Il paraît difficile d'admettre
que Balzac, en 1638 et 1645, se soit vieilli vis-à-vis de Chapelain,
pour le seul plaisir de se mettre d'accord avec une déclaration
ignorée de celui-ci et faite par lui-même spontanément, devant
le Recteur, en 1615.
Problème analogue pour Théophile de Vian, qui se lait imma-
triculer à la Faculté de Médecine en accusant vingt-cinq ans. pour
cette même année. Ceci fait supposer qu'il est né en 1590, date
traditionnelle, admise par M. Lachèvre, qui précise même le mois :
avril, sans dire sur quel texte il s'appuie 3. Cette date n'est pas
1. Edit. Moreau, t. I, p. 210.
'J. Dr Juan. Lud. Guezio Balzacio contra Dom. Joan. Gulonium disputante, thèse
Faculté des Lettres de Paris ; Paris, Hachette, 1892, in-8°, i». 97 et s.
3. Le Libertinage au XVII' siècle, t. IV, Recueils Collectifs de Poésies libres cl
246 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
en opposition avec une autre déclaration de Théophile, celle
de l'interrogatoire du 22 mars 1624, où il se dit âgé de trente-
trois ans, car il suffit de le supposer né en mai 1590, pour réduire
la contradiction entre les deux affirmations.
Au lieu de les qualifier respectivement de « Zanctonensis »,
c'est-à-dire Saintongeais, et de « Vasco », c'est-à-dire Gascon,
le Recteur eût mieux fait de nous dire où ils étaient nés, ce qui
eût, pour Théophile du moins, résolu un petit problème contro-
versé. M. Lachèvre tient avec raison pour Clairac, à cause des
deux vers x :
Clairac, pour une fois que vous m'avez fait naistre,
Hélas ! combien de fois me faites vous mourir ?
et à cause aussi de l'interrogatoire du 22 mars 1624 : « Par
devant nous, Jacques Pinon et Françoys de Verthamon, con-
seillers du Roy en sa cour de Parlement... avons fait extraire des
prisons de la Conciergerie Théophile de Viau, aagéde XXXIII ans,
natif de Clérac en Agenoys et dit servyr le roy en qualité de
poëtte... » 2
Mais son lieu d'élection, celui qui lui donna, parmi les vignes,
une enfance dorée, fut Bussères de Mazères. C'est là qu'il convie
sa Chloris à le suivre 3 :
Là tu verras un fonds où le paysan moissonne
Mes petits revenus sur les bords de Garonne,
Le fleuve de Garonne où de petits ruisseaux
Au travers de mes préz vont apporter leurs eaux.
Où des saules espais leurs rameaux verds abaissent.
Pleins d'ombre et de fraîcheur, sur mes troupeaux qui paissent,
Cloris, si tu venais dans ce petit logis...
Tu le verras assis entre un fleuve et des roches
Mes plats y sont d'estaùa et mes rideaux de toile ;
Un petit pavillon, dont le vieux baslinient
Fut massonné de brique et de mauvais riment
Montre assez qu'il n'est pas orgueilleux de nos t il l res ;
Ses chambres n'ont plancher, toict ny portes ny vitres,
satiriques, publiés depuis 1600 jusqu'à la mort de Théophile (1626), par Fréd. La-
chèvre, Paris, Champion. 191 1, un- vol. in-4°.
1. F. Lachèvre, l.c Procès de Théophile, t. I, p. 3.
2. Ibid., p. 309.
3. Œuvres de Théophile, éd. Alleaume (Bibliothèque Llzévirieune), t. II, p. -15.
BALZAC ET THÉOPHILE 247
Par où les vents d 'y ver s'introduisent un peu,
Xe puissent venir voir si nous avons du feu.
Peut-être au fond n'y a-t-il là presque pas de problème, parce
que d'après ce crue veut bien m'écrire M. Genouy, pasteur de
l'Eglise Wallonne d'Utrecht et qui a sa propriété à Clairac,
cette commune est très vaste, quelque trente kilomètres carrés,
et chaque fonds y porte un nom : Fernand, La Combe, Bus-
sères, etc. Bussères est sur la rive gauche du Lot, au-dessous de
Clairac. « Il est possible et probable, dit M. Genouy, que les
de Viau avaient leur domaine à Bussères et une maison dans
l'enceinte de Clairac, qui était une ville forte. » La question ne
serait alors que de savoir si Théophile est né dans le domaine ou
clans la ville, en tous cas entre le Lot et la Garonne, et c'est
ce qui importe. Ce qui n'importe pas moins, c'est de savoir que
Montesquieu composa là, en son château de Yivens, son Esprit
des Lois, et que Théophile, sans égaler son grand compatriote
du xvie siècle, Montaigne, et son grand compatriote du xvme
Montesquieu, prend place entre eux pour maintenir une tra-
dition de liberté et parfois de libertinage d'esprit, produits natu-
rels de cette terre féconde et qui en jaillit aussi bien que le vin.
Y eut-il pour Théophile, en dehors de ses attaches protestantes,
un mobile particulier qui l'entraîna vers la Hollande ? Si l'on
admet, pour le voyage, de Balzac, la date de 1612, et notre
démonstration semble la justifier, on est tenté de faire remonter
à la môme date celui de son ami Théophile, dont le séjour se
serait alors aussi prolongé jusqu'à 1615, et voici pourquoi.
La première constatation un peu troublante, réside dans un
document inédit, qui paraît se rapporter à un séjour de Tristan
LTIermite à Amsterdam, en 1613, et l'on sait que leur jeunesse
eut maint point de ressemblance et de contact.
Tristan a raconté son existence dans un roman. Le Page dis-
gracié, x d'une façon que M. Bernardin 2 a reconnue exacte. Il y
raconte au chapitre IX que le page, c'est-à-dire Tristan lui-même,
s'est acquis l'amitié « d'une troupe de Comédiens qui venoient
représenter trois ou quatre fois la semaine, devant toute cette
Cour », la cour du Roi, et il semble bien que ce soient les comé-
diens de l'Hôtel de Bourgogne.
1. Nouv. éd., p. Aug. Dietrich (Bibl. Elzévirienne), Paris* Pion, 1898, in-18.
2. Un précurseur de Racine, Tristan L'Hermiie. Thèse Paris, L895, in-S°.
248 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Un jour que ceux-ci molestaient le poète « à leurs gages » en
le portant par la tête et par les pieds, le jeune page (Tristan)
le délivra de ce supplice. « Lorsqu'il eust appris qui j'estois et
qu'on luv eust rendu son bonnet et ses mules, il me vint l'aire
compliment comme à son libérateur et à une personne dont on
luy avoit fait grande estime. Tous ses termes estoient extraordi-
naires, ce n'estoient qu'hyberpoles et traicts d'esprit nouvelle-
ment sorty des escoles et tout enflé de vanité. Cependant la
hardiesse dont il débitoit estoit agréable et marquoit quelque
chose d'excellent en son naturel... »
Dans la première édition, le chapitre finit ainsi : « Il me recita
quelques vers qu'il avoit composez pour le Théâtre et d'autres
ouvrages où je trouvois plus de force d'inspiration que de poli-
tesse. Après l'avoir longtemps écouté, je luy en dis de la façon
des plus grands écrivains du siècle et je les fis sonner de sorte
que ce Poète provincial les admira ; mais il feignit d'admirer
beaucoup davantage la gentillesse de mon esprit et flatta si
bien ma vanité que je fis dessein de luy rendre quelque bon
office auprès de mon maistre dès que je serois rentré en grâce.
Je fus esmeu à m'employer en sa faveur par deux motifs, l'un
par l'estime que je faisois de son humeur, l'autre par une com-
passion que j'avois de sa fortune, ayant appris qu'on lui donnoit
fort peu d'argent de beaucoup de vers. » 1
Le « nouvellement sorty des escoles » empêcha M. Rigal
d'accepter l'identification du poète aux gages des comédiens
avec Alexandre Hardy, comme le voulait la Clé de J. B. L'Her-
mite, car Hardy frisait alors la cinquantaine. Le chapitre du
Page Disgracié suggéra au savant auteur de la thèse sur Alexandre
Hardy, une identification plus vraisemblable : « Le poète des
Comédiens ayant appris que j'estois retourné en grâce auprès de
mon Maistre, ne manqua pas de me venir voir afin que je le luy
fisse saluer, comme je luy avois promis. Je le presentay de bonne
grâce ; il eut l'honneur d'entretenir une demie-heure ce jeune
Prince [le duc de Verneuil] et mesme il eut la satisfaction d'en
recevoir quelque libéralité, ayant l'ait sur le champ ces quatre
vers à sa gloire :
Ma muse à ce Prince si beau
Consacre un monde de louanges,
1. Le Paye disgracié, p. 57.
BALZAC ET THÉOPHILE 249
Qui volent au Palais des Anges
Et sont exemptes du tombeau.
« Quoy que ces vers eussent des défaut s, nous n'estions pas capa-
bles de les pouvoir discerner et nous trouvions seulement agréable
ces termes emportiez, qu'il avoit recueillis vers les Pyrénées.
Je ne sçay comment en prenant congé de mon Maistre, ce Poêle
débauché dit inopinément quelque mot sale et qu'il avoit accou-
tumé d'entremesler en tous ses discours. Nostre précepteur en
fut adverty... et m'aggrava fort la hardiesse que j'avois prise de
présenter à mon Maistre un homme inconnu et vicieux. »
« Poète provincial », « termes empoulez... recueillis vers les
les Pyrénées », « Poète débauché... », il n'en fallait pas plus à
M. Rigal pour reconnaître Théophile, d'autant plus que celui-ci,
dans ses vers affirma plus tard avoir « été aux gages des Comé-
diens » : l
Autrefois, quand mes vers ont animé la scène.
L'ordre où j'estois contrainct m'a bien faict de la peine,
Ce travail importun m'a longtemps martyre ;
Mais enfin, grâce aux dieux, je m'en suis retiré.
La suite de l'histoire de Tristan, le. page disgracié, est plus
tragique. Il se prend de querelle 2 (chap. xvi) avec un gentil-
homme dans le Palais de Fontainebleau, le sert de deux coups
d'épée qui le blessent mortellement et s'enfuit en Normandie,
pour passer de là en Angleterre, afin d'y attendre le « Philosophe
chimique » qu'il a rencontré sur sa route et qui était 3 « tel en
effet que ces chimériques esprits, qu'on a surnommez Rose-
Croix. »
Des aventures variées et assez romanesques en Angleterre,
obligent le page à s'embarquer avec des marchands pour la
Norvège et cette partie du roman devient assez fantastique.
Est-ce que cette Norvège ne serait pas la Hollande ? on serait
tenté de se le demander en lisant le curieux document manus-
crit extrait des Archives Notariales d'Amsterdam, auquel je
faisais allusion tout à l'heure et dont voici une traduction
abrégée 4 :
1. Œuvres de Théophile, t. I, p. xiv.
2. Le Page disgracié, p. 83.
S. //>/«/.. p. 178.
4. Document découvert et obligeamment communiqué par M. Fransen.
2~)0 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
«Aujourd'hui, 5 janvier 1613, je, Nicolas Jacobs, Notaire public
admis par la Cour de Hollande et résidant à Amsterdam, me
trouvant en compagnie d'Abraham Antonisz dans certain bureau
à la demeure de l'honorable Sr Tristan L'Hermite, nous avons
entendu que le dit L'Hermite faisait venir du grenier d'en haut
certaine femme nommée, selon ses déclarations, Sabine Fre-
dericx, à laquelle il comptait quelque argent. Ce faisant, nous
avons entendu le dit Tristan L'Hermite, déclarer que, le dimanche
précédent, 30 décembre, comme il était rentré chez lui en état
d'ivresse, la dite Sabine Frédéricx avec sa mère et d'autres,
l'avaient conduit au grenier au lieu de le mener dans la chambre
ordinaire, avaient pénétré dans celle-ci après lui avoir dérobé
ses clés, ouvert toutes les caisses qui s'y trouvaient et enlevé les
soieries qu'elles contenaient...
« Après avoir nié, la dite Sabine avait avoué le vendredi
d'après et rendu ce qu'elle avait pris, à l'exception de certain
compte et papier d'importance qui manquaient et qu'elle affir-
mait n'avoir pas dérobé. A la suite de quoi, sortant du dit bureau,
nous avons vu dans une balance vingt sept livres de soie et huit
de soie floche, que la dite Sabine avait cachées et avons pris
acte des déclarations du dit Tristan les ans et jours que dessus. »
La parfaite concordance des noms est étrange. Certes il y
a des L'Hermite aux Pays-Pas, tel ce Jacob L'Hermite, naviga-
teur hollandais, mort en 1624 et qui découvrit des terres nouvelles
dans l'Amérique du Sud, en un voyage dont Hessel Garritz a
écrit la relation, mais c'est surtout l'identité du prénom qui est
frappante. La date de 1613 s'accorde aussi tout-à-fait avec le
séjour de Tristan à l'étranger 1.
On pourrait hésiter sur la question des pièces de soie, mais
n'oublions pas la phrase du chapitre Y de la deuxième partie :
« Et de Seigneur et de Prince imaginaires que j'avois esté, je
me vis effectivement Marchand, sans jamais avoir pensé l'être. »
Quand à l'ivrognerie du Tristan du document, elle ne cadre que
trop avec les mœurs débauchées du Page disgracié.
Enfin, que Tristan ait songé à passer en Hollande, c'est ce
que semble attester le récit qu'il fit à sa « nouvelle maîtresse »
en Angleterre 2 : « Lors que ma nouvelle maîtresse se fut mise
1. Le Page disgracié, eh. xvi, p. 81, lrL partie : < l'âge avoit un peu meurj nia raison
sur la treziesme de mes années ».
2. lbid., Ch. xxiv de la ln partie, p. 125.
BALZAC ET THÉOPHILE 251
à son aise sur ses oreillers, elle se prit à me faire des interrogations
de ma naissance, de mon élévation et de ma fortune ; je lui res-
pondis à cela conformément au dessein que j'avois pris de cacher
adroitement toutes ces choses. Je luy dis que je me nommois
Ariston, que j'estois fds d'un marchand assez honorable que
j'avois perdu depuis un certain temps et que, n'ayant plus que ma
mère, qui ne vouloit plus se mesler d'aucun négoce, je l'avois priée
de me donner congé d'aller voir le monde, puis que je luy estois
inutile dans la maison ; que mon dessein avait esté de visiter les
Pais-Bas et la Ilolande, mais qu'ayant trouvé compagnie de
connoissance, qui passoit en Angleterre, il m'avoit pris envie
de la suivre. »
■ J'accorde que tous ces arguments ne sont que des présomp-
tions, d'autant plus que M. Bernardin affirme que c'est très
tard que L'Hermite adopta le prénom de Tristan, mais elles nous
justifient d'avoir cité le document en question. Pourquoi l'avoir
fait cependant à propos de Théophile ? C'est que ce dernier a
très bien pu retrouver à Amsterdam son sauveur du Louvre.
Il y a en effet certaine phrase du P. Garasse, dans son
pamphlet contre Balzac, à laquelle on n'a pas prêté assez d'at-
tention. « Vous avez vescu a Amsterdam en compagnie de
Théophile », reproche le pamphlétaire en robe, à Balzac h
Plus loin il insiste : « Je suis de vostre advis et adj ouste que,
s'il y avoit une inquisition en France pour les livres, vos
lettres seroient encores dans vostre grenier, empaquetées en
liasses, car jamais l'inquisition n'eust passé tous vos liberti-
nages et la comparaison que vous faictes d'un de vos serviteurs
trop cérémonieux avec le Vieux Testament, rapport qui ressent
Vair d'Amsterdam et de celuy [Théophile | qui vous y enseigna
de profaner les cérémonies de la Bible, les comparant aux com-
plimens de vos amis... »
Où il se trompe, le P. Garasse, c'est en poursuivant : « Car,
n'ayant jamais estudié, ny en philosophie ny en droict, ny en
théologie, ny en quelque science foncière que ce soit, ayant pour
tout vostre seavoir les seuls restes de celuy que vous mesprisez
tant, ayant fait un saut périlleux de la rhétorique jusques
au libertinage, qui est quasi le saut de l'alternai] ; D'ayant pris
qu'à pièces et lopins quelque légère connoissance des choses
1. Réponse du sieur Hysdape au sieur de Balzac, 1624, in-4°, citée par Alleaume,
t. I, p. C.XXIX, CXXXICXXX1Y.
252 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
esgaréeset sans suitte, je ne sçay pas avec quelle hardiesse vous
pouvez parlez de la logique et de la théologie... Et vous oubliez
tout le bon suc que vous aviez pris sous son instruction, pour
retenir seulement les maximes d'Amsterdam et de vostre second
maistre. »
Le Père Garasse reproche encore à Balzac « de grotesques
imaginations, comme sont des prairies de tulipes, des Euripes
<Teaux de senteurs, des montagnes de perles et autres chimères,
qui font le tissus de vos lettres... » et plus loin, « que vous faites
noircir la neige sous les melons que vous couchez dans un pré
de tulipes... » ; « ne vous perdez pas si profondement dans vos
tulipes et vos fleurs que vous ne vous souveniez de Narcisse ».
Les prairies de tulipes ne sont pas les chimères que croit le
Père Garasse, car il suffît de sortir d'Amsterdam ou de Leyde
«il se dirigeant vers Harlem, pour contempler, non sans étonne-
ment, des deux côtés de la route, des carrés et des rectangles
rouges, azur, orange, carmin, jonquille, pareils à des morceaux
d'étoffe aux tons violents, qui amusent l'œil plus qu'ils ne le
séduisent et qui recouvrent toute la campagne des environs de
Hillegom par exemple, comme d'un manteau d'Arlequin.
Serait-ce un souvenir aussi, et cette fois, chez Théophile, que
ces notations précises de couleur inhabituelles à la poésie du
xviie siècle 1 :
Pour vous, sa fantaisie, en nos vergers errante,
Forme le gris de lin, l'orange, l'amarante
Et, sçachant que vos yeux se plaisent aux couleurs,
Il vous peint son amour dans la face des fleurs.
Quittons cependant le vaste champ des hypothèses. Seules
de nouvelles recherches et le dépouillement des fonds des
notaires à Amsterdam, mais ils ne sont même pas inventoriés,
nous apprendraient si Balzac et Théophile y ont réellement vécu
vers 1613, ce que le P. Garasse est, jusqu'à présent, seul à
affirmer, et si Tristan les y a attirés ou accompagnés.
Mais voici qui est bien plus curieux et bien plus décisif. Un
de mes anciens élèves de l'Université d'Amsterdam, M. Fransen,
qui prépare une thèse de doctorat de l'Université de Paris sur
Y Histoire du Théâtre français en Hollande, vient de faire une jolie
découverte dans les Archives de Leyde. Dans le livre des déci-
1. Œuvres de Théophile, t. I, p. 1-18.
BALZAC ET THÉOPHILE 253
sions de justice de cette ville \ on lit, en hollandais, à la date du
2 mai 1613, ce qui suit : « Ceux de notre tribunal échevinal ont,
à la demande et sur la recommandation de Son Excellence, auto-
risé Mr Valleran et sa troupe à représenter ici ses Tragédies et
comédies, à condition de se procurer à ses frais une salle conve-
nable et de payer une somme de 25 florins de 5 gros l'un, comme
droit des pauvres. »
Ce texte, du plus haut intérêt pour l'histoire de notre théâtre,
atteste donc la présence de la fameuse troupe de Valleran-
Lecomte à Leyde, le 2 mai 1613. Le regretté historien du Théâtre
français avant la période classique (1901), Eugène Rigal, n'a
pas connu cette tournée en Hollande, mais son hypothèse sur
Théophile, poète aux gages de Valleran-Lecomte s'en trouve
merveilleusement confirmée. De là à conclure que Théophile,
comme nous l'avions supposé, était aux Pays-Bas, dès le mois
de mai 1613, il n'y a qu'un pas, et la présence de Balzac en
Hollande, peut-être aussi celle de Tristan L'Hermite à la même
date, devient, non pas certaine, mais du moins encore plus
vraisemblable.
Revenons cependant à l'immatriculation de Balzac et de
Théophile, le 8 mai 1615, fait absolument incontestable et
autour duquel tourne notre livre IL
Balzac est « studiosus juris », il suivit donc les cours de
Cunaeus. Fit-il des « disputationes » ou des thèses « exercitii
gratia » ? on ne sait ; en tous cas les Bronnen et les Actes du
Sénat n'en portent point de traces et il ne conquit assurément
pas le doctorat.
Ces études avaient un caractère nettement oratoire etcontro-
versiste, mais, par là même, assez pratique en ce sens qu'il
entraînait des discussions, dont la Conférence Mole au xixe siècle
ou le séminaire allemand peut donner une idée. C'est en effet
quelque chose de ce genre que demandent en juillet 1597 2 les
étudiants en droit : institution d'une conférence (novum colle-
gium) de sept étudiants en droit, où ils disputeront entre eux
sans président. La condition que leur impose le Recteur est
1. Gerechtsdagboek A0 L613, f. 25: «Die van den gerechte hebben Mr Valleran
met zijne consorten op haerll. [harlieden] versouck ende de recommandatie van
zijn Excellt,e toegelaten alhier hare Tragédien ende comédien te mogen spelen ende
vuthowen mils haer l haren coste voorsiende van een bequame Plaetse ende voor
den Axmen alhier betalende eenen somme van 25 gulden van ."i grooten t stuck.
Actum den 2" Meye, 1613. •
2. Bronnen Leîdsehe Universileit, t. I, p. 98-9.
254 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
seulement la présence d'un des professeurs de droit, qui puisse
résoudre la controverse, si quelque difficulté se présente.
Pour la médecine, et ceci nous intéresse à cause de Théophile,
ce même caractère pratique apparaît dans les exercices publics
de dissection, qui devaient donner de si merveilleux thèmes au
pinceau réaliste d'un Rembrandt. Théophile, s'il fut assidu aux
cours, et assurément il les suivit, car que faire à Leyde àmins
que d'y étudier, dut s'instruire auprès de Heurnius, élève de du
Moulin pour la philosophie l, des merveilles du corps humain,
auxquelles ce matérialiste ne pouvait manquer de s'intéresser.
Y a-t-il encore autre chose à extraire de la brève mention de
l'Album Stiidiosorum, telle que nous l'avons fournie, désormais
complétée, au début de ce livre II ? les deux amis habitaient
dans la même maison, chez Lowis de Moije, qui peut aussi être
un Louis Le Beau ou un Louis Joli, si l'on retraduit son nom en
français, ce à quoi il faut au moins penser, quand on songe qu'au-
jourd'hui encore il y a des van den Bosch qui sont d'anciens du
Bois et des Ledeboer qui sont des « Lait de beurre ». Où était la
maison de Lowis de Moije ? près de celle du professeur Polyan-
der. Il est donc probable qu'ils auront connu et fréquenté le
seul compatriote qu'ils eussent encore dans le corps professoral.
Sa qualité de théologien ne devait pas les arrêter, et c'est peut-
être chez lui que Théophile rencontra Bertius, dont nous
reparlerons et dont le nom revient souvent dans ses œuvres.
Pendant le séjour des deux amis à Leyde surgit, à ce que
l'on croit chez « le gendre du Docteur Baudius », donc sans
doute chez ce graveur Antoine de Vos, dont il avait été l'hôte
à Tours 2, le mystérieux incident qui devait jouer un si grand
rôle dans leur existence et auquel fait allusion une lettre de
Théophile à Balzac ? : « M'ayant promis autrefois une amitié
que favois si bien méritée, il faut que vostre tempérament soit
bien altéré de m'estre venu quereller dans un cachot et vous
jouer, à l'envy de mes ennemis à qui mieux braveroit mon
affliction...
'< Vostre visage et vostre mauvais naturel retiennent quelque
chose de leur première pauvreté et du vice qui lui est ordinaire.
Je ne parle point du pillage des autheurs. Le gendre du docteur
1. Meursius, Athenae itedattae, 1625, p. 277
'2. Voir plus haut, p. 220-221.
:$. Œuncs de Théophile, t. Il, p. I2,s:> vis.
BALZAC ET THÉOPHILE 255
Baudius vous accuse d'une autre sorte de larcin. Kn eei endroit,
j'avme mieux paroistre obscur que vindicatif. S'il se fust trouvé
quelque chose de semblable en mon procez, j'en fusse mort et
vous n'eussiez jamais eu la peur que vous t'ait ma délivrance,
.l'altendois en ma captivité quelque ressentiment l de l'obliga-
tion que vous m'avez depuis ce voyage, mais je trouve que vous
m'avez voulu nuire d'autant que vous me deviez servir et que
vous me haïssez à cause que vous m'avez offensé. Si vous eussiez
es lé assez honneste pour vous excuser, j 'es lois assez généreux
pour vous pardonner. Je suis bon et obligeant et vous estes lasche
et malin et je croy que vous suivrez toujours vos inclinations
et fmoi] les miennes.
« Je ne me repens pas d'avoir pris autrefois Vespéc pour vous
venger du baston. Il ne tint pas à moy que vostre affront ne
fust effacé. C'est peut-estre alors que vous ne me creustes
pas assez bon poète, parce que vous me vistes trop bon soldat.
Je n'allègue point cecy par aucune gloire militaire, ny pour
aucun reproche de vostre poltronerie, mais pour vous mons-
frer que vous deviez vous taire de mes défauts, puisque
j'avois tousjours caché les vostres. Je vous advoue que je ne suis
ny poète, ny orateur et sur tout que je ne vous dispute point
l'éloquence de vostre pays 2. Je suis sans art et je parle simple-
ment et ne sçay rien que bien vivre. Ce qui m'acquiert des
amis et des envieux, ce n'est que la facilité de mes mœurs, une
fidélité incorruptible et une profession ouverte que je fais d'aymer
parfaitement ceux qui sont sans fraude et sans lascheté. C'est
par où nous avons esté incompatibles, vous et moy et d'où
nayssent les accusations orgueilleuses dont vous avez inconsidéré-
ment persécuté mon innocence... Soyez plus discret en vostre
inimitié. Vous ne deviez point faire gloire de ma disgrâce. C'est
peut estre une marque de mon mérite. Si vous n'avez esté ny
prisonnier, ny banny, ce n'est pas que vous n'ayez assez de crimes
pour estre convaincu, mais vous n'avez pas assez de vertu pour
estre recherché. Vostre bassesse est vostre seurete.. J'av esté
malheureux et vous estes coupable... On dit que vous estes un
1. Ressentiment, ici reconnaissance. Le sens de ce mot au xvne siècle est : senti-
ment éprouvé en retour d'un autre.
2. Œuvres de Théophile, 1. II. |>. 2X7. noie 1. L'édition de Michon (Lyon, '
et la copie manuscrite de du Puj (collection du l'uv. vol. '■'< a I cl 5) ajoutent :
esles nai plus proche de Paris que moi. .le suis Gascon et VOUS d'AnuoilIesme ; je
n'ai eu pour ri .unis que des escolliers escossois et vous des docteurs jesuil
256 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
estrange masle : je l'entens au rebours et je ne m'estonne pas si
vous estes si médisant contre les clames. Vous sçavez que, depuis
quatorze ans de nostre eognoissance, je n'ay point eu d'autre
maladie que l'horreur des vostres... Mes desportements ne
laissent point en mon corps quelque marque d'indisposition
honteuse non plus que vos outrages en ma réputation, et après
une très exacte recherche de ma vie, il se trouvera que mon
adoan.tu.re la plus ignominieuse est la fréquentation de Balzac x. »
Soulignons le « depuis quatorze ans de nostre eognoissance »,
qui nous reportent à 1611 ou 1612, la lettre de Théophile étant
de la fin de 1625 ou du commencement de 1626, postérieurement
à l'arrêt qui le condamne au bannissement (1er septembre 1625)
et à son Apologie au Roi (nov. 1625) 2.
La violence de la riposte est amplement justifiée par celle de
l'attaque lâchement dirigée par Balzac contre Théophile dans
deux lettres particulières adressées, l'une à Boisrobert (12 sep-
tembre 1623) et l'autre à Séb. Bouthillier, évêque d'Aire (20 sep-
tembre), mais rendues publiques seulement en 1624, par leur
insertion dans les Lettres du Sieur de Balzac à Paris, chez
Toussainct du Bray 3.
De cet acte d'accusation, où, si l'on veut, de cette sorte
d'action reconventionnelle de Théophile, tâchons de dégager
l'inculpation. « Le gendre du Docteur Baudius vous accuse d'une
autre sorte de larcin ». M. Lachèvre interprète : « Il dut séduire
la fille ou la femme de son hôte, le gendre du Docteur Baudius »,
mais cette accusation ne s'accorderait pas très bien avec celle
de la fin où Théophile taxe Balzac « d'estre un estrange masle »
et d'avoir des mœurs « à rebours ». Il est vrai que ce sont là des
gentillesses qui sont familières à la plupart des polémiques entre
savants, littérateurs ou théologiens du temps.
On dirait plutôt qu'il s'agit d'un véritable vol, suivi d'une
bastonnade énergique de la part de l'intéressé, le graveur Antoine
de Vos sans doute, et d'une intervention de Théophile dégainant
pour venger son ami. Chapitre à ajouter au livre du Bibliophile
Jacob sur le rôle des coups de bâtons dans la littérature.
« Il ne tint pas à moy que vostre affront ne fust effacé », veut dire
1. Œuvres de Théophile, t. II, p. 289.
2. Cf. F. Lachèvre, Le Procès de Théophile, t. II, p. 181.
3. lbid.. p. 17 1.
BALZAC ET THÉOPHILE 257
qu'Antoine de Vos refusa un duel, qui n'était guère dans les
habitudes de la petite bourgeoisie hollandaise.
Si l'affaire est venue en justice, ce que je ne pense pas, les
archivistes hollandais nous montreront quelque jour les traces
qu'elle aura laissées dans les rôles ou les arrêts. Ce qui paraît
certain, c'est qu'au sortir de chez de Vos (rien ne dit que Théo-
phile et Balzac logeassent chez lui), ce dernier jure à son ami
une amitié éternelle. L'éternité des hommes est très limitée,
celle des hommes de lettres l'est plus encore.
Selon Javersac \ Balzac le lui prouva en lui jouant un tour
pendable, qu'il raconte en ces termes : « Quelques jours après,
Balzac montra bien qu'il n'avoit pas eu moins peur que des
bastonnades qu'il a autrefois souffertes, et qu'il se vist aussy
estonné que Théophile en Hollande lorsqu'à son réveil il trouva
que celuy-cy [Balzac] l'avoit laissé en gage à son hôte, pour
quatre cents livres qu'ils avoient mangées ensemble. »
Toujours est-il qu'en 1623, les beaux serments étaient assez
oblitérés dans la mémoire de Balzac pour lui permettre de se
désolidariser d'avec le poète compromis dans la publication du
Parnasse Satyrique. Il semble bien, en tous cas, que l'accusation
de Théophile n'ait pas été sans fondement, car sa lettre parut
vingt fois de 1629 à 1662 sans attirer de la part de l'intéressé ni
rectification ni réplique.
L'affaire civile, ou plutôt « correctionnelle » se greffait sur une
querelle littéraire, qui n'était pas moins grave et qui, dans cette
période si mal étudiée encore de 1600 à 1628, où s'élabore le
classicisme, met aux prises deux tendances, deux doctrines, celle
de la règle, qui se réclame de Malherbe et celle de la fantaisie,
qui se réclame de Ronsard. « C'est peut-estre alors que vous ne
me creustes pas assez bon poète, parce que vous me vistes trop
bon soldat », dit Théophile dans l'acte d'accusation cité plus
haut... « Je vous advoue, continue-t-il, que je ne suis ny poète
ny orateur et sur tout que je ne vous dispute point l'éloquence
de vostre pays. » Allusion sans doute à des railleries de Balzac
sur les gasconismes de Théophile et sur son accent.
En vers, celui-ci dira :
Je suis sans art et parle simplement,
t. Dans Discours d' Aristarquc à Calidoxe, à la suite du Discours d' Aristarque à
Nicandrc ; Rouen, 1629; in-8°, cité par Emile Roy, op. Uiud., p. 99 note 1.
17
258 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
affirmation des droits de la Nature et de l'inspiration, renouvelée
de ces vers fameux :
La règle me déplaist, j'écris confusément :
Jamais un bon esprit ne fait rien qu'aisément.
et ailleurs :
Je veux faire des vers qui ne soient pas contraints.
Composer un quatrain sans songer à le faire l.
Ce « libertinage » poétique est dirigé contre Malherbe :
Malherbe a très bien faict mais il a faict pour luy.
J'approuve que chascun escrive à sa façon,
J'ayrne sa renommée et non pas sa leçon2.
Schelandre nous avait fait entendre des accents analogues.
C'est que la bataille des révolutionnaires classiques et des roman-
tiques ronsardisants s'engage à chaque coin du Bois sacré. Contre
l'indépendant Théophile, Balzac, dès les conversations de Leyde,
s'affirme pur tenant de la doctrine de Malherbe. Un écho de ses
remontrances nous est donné par la lettre de Balzac à l'évêque
d'Aire (20 septembre 1623) : « Du temps qu'il se. contentoit de
faire des fautes purement humaines et qu'il escrivoit avec des
mains qui n'estoient pas encore coupables, je luy aij souvent
monstre quil faisoit de mauvais vers et quil s'estimoit injustement
habile homme, mais, voyant que les reigles que je lui proposois de
faire mieux estoient trop sévères cl qu'il n'auoit point d'espérance
de parvenir où je le voulois mener... » 3
Or Balzac, comme il l'écrivait quelques jours auparavant à
Boisrobert 4 « a le mesme goust pour les vers que pour les melons ;
et si ces deux sortes de f miels ne sont en un degré de bonté qui
soit fort proche des choses parfaites, je ne les louerois pas sur
la table du Roy ny dans les œuvres d'Homère ».
1. Œuvres de Théophile, éd. Alleaume, t. 1. p. 219.
2. Ibid., p. 217. Pourtant Mallu-rhe lui inspire Comme à Schelandre un certain
respect, car il a lait la tangue ce qu'elle est : cf. t. I. p. 176 :
Je ne fus jamais si superbe
Que d'oster aux vers de Malherbe
Le françois qu'ils nous ont appris
Et, sans malice et sans envie,
J'ay toujours leii dans ses escrits
L'immortalité de sa vie.
3. Frédéric Lachèvre, Le Procès de Théophile, t. II, p. 1T9.
4. Ibid., p. 171.
BALZAC ET THÉOPHILE 259
Que ces vers que Théophile lisait à Balzac 1 eussent blessé les
chastes oreille du pasteur Polyander, Guez l'avoue : « Il est
vray qu'il [Théophile] a des qualitez qui ne sont pas absolument
mauvaises et je ne nye pas que je n'aye pris plaisir à sa liberté,
lorsqu'elle ne se proposoit que les hommes pour objectet qu'elle
pardonnoit aux choses sainctes », mais il faut une limite et Balzac
exhorte Boisrobert à n'être point « celui à qui on reproche
d'avoir violé la chasteté de nostre langue et appris aux Fran-
çois des vices estrangers et inconnus à leurs pères ».
La chasteté de la langue, voilà ce que le classicisme, Corneille
surtout, devait imposer, et que les descendants directs de Ron-
sard et de Brantôme n'avaient pas encore appris.
Pourtant Théophile n'était pas toujours ordurier et ils sont
d'une noble et ardente passion ces vers qui étaient parmi les
pièces accusées ou condamnées et reniées d'ailleurs par le
poète 2 :
Tout seul dedans la chambre où j'ai faict ton Eglise,
Ton image est mon Dieu, mes passions, ma foy.
Si, pour me divertir. Amour veut que je lise,
Ce sont vers que luy mesme a composés pour moy.
Dans le trouble importun des soucis de la guerre,
Chacun me voit chagrin, car il semble, à me voir.
Que je faict s des projects pour conquérir la terre
Et mes plus hauts desseins ne sont (pie de l'avoir.
Au reproche adressé par Balzac à Théophile au sujet des
règles, celui-ci devait répondre, comme dans la lettre citée plus
haut, par un reproche de stérilité qui atteignait Malherbe par
dessus son jeune disciple : « Si vous continuez d'escrire vous ne
vivrez pas longtemps 3. Je sçay que vostre esprit n'est pas
fertille. Cela vous picque injustement contre moy. Si la Nature
vous a mal traicté, je n'en suis pas cause : elle vous vend chère-
ment ce qu'elle donne à beaucoup d'autres... Vous sçavez la
grammaire françoise... ; s'il y a de bonnes choses dans vos escrits,
ceux qui les cognoissent sçavent qu'elles ne sont pas à vous. Les
1. Œuvres de Théophile, éd. Alleaume, t. I, p. i.xxxiii : « Lorsque le commerce
estoit permis avec Théophile et que les lois ne delïendoient point sa conversation,
M. de Balzac luy a souvent ouy réciter ses mauvais vers et luy a fait rcconnoistre
une infinité de taules dont ils sont pleins. »
2. Œuvres île Théophile, éd. Alleaume, p. txviii. et Lachèvre, Le Procès de
Théophile, t. II. p.357.
3. Œuvres de Théophile, t. II, p. 285.
260 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
anciens n'ont mérité que pour eux. Tout ce que vous avez du
leur est bon, mais tout ce que vous avez du vostre est contre
vous... »
J'imagine que ces discussions littéraires avaient souvent la
taverne pour cadre aussi bien que les ombrages des arbres du
Rapenburg. Théophile a conservé un mauvais souvenir des
beuveries hollandaises qu'a immortalisées le pinceau de Jan Steen.
Le Français s'enivre rarement pour le plaisir de se soûler et il
méprise l'ivresse solitaire : la bouteille de vin est un point de
rassemblement et le « pineau » doit animer les regards, exciter
les esprits et favoriser les échanges de j oyeux propos : « Je me tiens
plus asprement à l'estude et à la bonne chère qu'à tout le reste »,
écrit Théophile dans le fragment d'une Histoire Comique 1.
« Les livres m'ont lassé quelques fois, mais ils ne m'ont jamais
estourdy et le vin m'a souvent rejouy, mais jamais enyvré. »
Or c'est contre la lourde ivresse des Pays-Bas qu'il proteste
dans son Apologie 2, « ceste desbauche opiniastre qui est ordi-
naire dans les Pays-Bas, où l'on est forcé de manger et de boire
plus qu'on ne peut digérer ». Théophile se rencontre ici avec
Erasme.
Surtout ce qui l'excède, c'est la discipline dans la débauche,
dont les étudiants allemands ont seuls gardé la tradition
dans leurs « Kommers » : « Tous ces messieurs du Pays-Bas
ont tant de règles et de cérémonies à s'ennyvrer que la dis-
cipline m'en rebute autant que l'excez 3 ». Cela ne l'empêche pas
de s'y laisser entraîner tout de même, témoin la suite 4, tableau
réaliste à la façon des petits maîtres flamands, chez qui il y a
toujours quelqu'un qui évacue quelque chose, par la bouche ou
autrement : « Sydias, couché tout plat sur les carreaux, la moitié
des escuelles à terre, presque un muid de vin ou vomy ou renversé,
une musique de ronflemens, une odeur de tobac, des chandelles
allumées comme devant des morts ; bref tout m'apparoissoit
d'un visage si estranger que, si je ne me fusse retiré de là, je
m'allois imaginer de n'estre plus en France, tant cela tenoit des
ceramesses du Pays-Bas. » Lisez « kermesses » et songez à Brouwir !
Théophile alla-t-il souvent au cloître des Béguines voilées ?
1. Œuvres de Théophile, t. II, p. 27.
2. Ibid., p. 275.
3 Fragment d'une Histoire Comique, ibid., p. 25.
à. Ibid., p. 31-32 et Procès de Théophile, t. I, p. 11.
BALZAC ET THÉOPHILE 261
Assurément, ce réaliste curieux des choses de la Nature, devait
se passionner pour la dissection des cadavres humains que
Janoon, le domestique de la Faculté, va chercher jusqu'à
Delft1et d'ailleurs, s'il n'avait été qu'un simple passant ou un
simple voyageur, il ne se serait pas plus fait immatriculer
que Montchrestien ou le duc de Mantoue. Qu'il ne soit pas resté
longtemps après cette immatriculation, c'est incontestable,
puisque, dès le mois d'août, selon M. Lachèvre 2, on le trouve au
château de Castelnau-Barbarens, chez le comte de Candale.
Pourtant ce séjour à Leyde, si court qu'il ait pu être, (et rien
ne dit, nous l'avons vu, qu'il n'ait été que de deux ou trois mois),
aurait eu, selon le même érudit, des résultats décisifs3: «Le contact
du Poète avec les Hollandais, eut une conséquence plus fâcheuse
encore. Il n'était jusque-là qu'un viveur, il rapporta des Pays-
Bas un peu du mépris des Protestants à l'égard des papistes,
objets de leurs railleries et il oublia que ce qui était spirituel à
Leyde devenait criminel à Paris. Désormais, il va mêler la reli-
gion ou plutôt les pratiques religieuses du catholicisme à ses
propos grivois, il prendra un malin plaisir à se moquer de la
Vierge et des Saints et à afficher son incrédulité. » Ceci est un
peu contradictoire. S'il est une chose qu'on ne pouvait apprendre
à Leyde, c'est l'incrédulité. Si l'on y raillait les saints (mais non
pas toutefois les Pères et docteurs de l'Eglise), on y avait le
respect de la Vierge, bien qu'on ne lui dédiât point de culte
particulier.
Quant aux plaisanteries sur les papistes, le protestant fran-
çais qu'était Théophile, l'élève de Saumur n'avait pas à les
apprendre, il n'avait qu'à lire Rabelais, Henri Estienne ou
Agrippa d'Aubigné. Ce n'est donc pas là qu'il faut chercher une
action du milieu hollandais sur Théophile, mais plutôt dans l'in-
fluence du parti arminien, de tendance largement tolérante et
avec les doctrines duquel son ami Bertius a pu le familiariser.
Le ferme même de « libertijn » était d'usage courant à Leyde,
car on était au plus fort de la lutte entre Arminiens et Gomaristes.
Arminius ou Armijn, le professeur de théologie qui avait succédé
à du .Ion en 1602 4, était mort en 1609, mais son enseignement,
1. Bmnnen Leidsche Unîversiieit, t. II, p. 7.")*.
2. l 'mers de Théophile, t. I. p. 10.
3. //>/(/., p. 11.
4. Bronnen Leidsche Universiteil, t. I, p. 117 et 144 et Maronicr (J. II.), Jac
Arminius, Amsterdam, 1905, in-8°.
262 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
contre lequel s'était élevé, avec violence, son collègue Gomarus,
ancien professeur à Saumur \ avait inspiré la fameuse « Remons-
trantie » ou « Remonstrance » du 14 janvier 1610 2. Un grand
principe animait celle-ci, celui de la liberté humaine : liberté
dans l'ordre métaphysique, ce qui signifiait opposition à la
doctrine rigoureuse de la Grâce selon Calvin ; liberté dans l'ordre
politique, ce qui signifiait la tolérance, chère aux Régents des
villes, odieuse à Maurice de Nassau et au petit peuple excité par
ses pasteurs calvinistes.
Ainsi c'est aux Pays-Bas que s'est posé d'abord au xvne siècle
le problème de la Grâce et on a tort, quand on en étudie l'histoire,
de la limiter à l'étude de la controverse entre Jésuites et Jansé-
nistes. Peut-on oublier que Corneille Jansen étudia en Hollande
et qu'il se rencontra avec Saint-Cyran à Paris et, sans doute,
à Louvain 3 ?
Il faut se préoccuper aussi de la querelle protestante
entre Amyralistes ou Saumuriens et Antiamyralistes et ne pas
oublier que le livre d'Amyraut sur La Prédestination 4 est de
1634, que Moïse Amyraut fut étudiant à Leyde en 1620, que le
Synode de Dordrecht, qui résolut la question de la prédestination
dans le sens le plus énergiquement calviniste, est de 1619 et qu'il
eut un grand retentissement en France ; qu'avec la condamna-
tion d'Oldenbarneveldt, il entraîna aussi l'emprisonnement de
Grotius, lequel s'évada de la forteresse de Loewenstein par la
ruse de sa femme 5 et se réfugia en France 6 ; que Bertius, qui
appartenait au même parti Arminien, suivit cet exemple et
tout cela n'est pas indifférent à l'histoire des idées de tolérance
et de liberté métaphysique en France.
1. Voir plus haut, p. 240 n. 6.
2. Heering, Groenewegen, etc. De Remonstranten, Leyde, 1919, ii
3. Cf. Sainte-Beuve, Port-Royal, t. I, p. 293. Sur les rapports entre la doctrine
janséniste et la doctrine protestante de la grâce, il y a un passage intéressant du
huguenot Conrart dans une lettre à André Rivet, 13 décembre 1647 (ap. Kerviler,
Valentin Conrart, p. 406) : « Les Jansénistes et les Arnaldistes. qui ne craignent rien
tant que d'estre accusés d*avoir des opinions conformes à celles des Calvinistes,
ainsi qu'ils nous appellent, nous accablent d'injures atroces, sans sujet et sou-
vent hors de propos, dans les livres qu'ils font contre les Jésuites, quoi que leur
créance sur la matière de la grâce, qui est le point fondamental du salut et de la
religion chrestienne, soit semblable ou du moins fort peu différente de la nostre.
M. de Balzac suit cette erreur commune... »
1. Haag, La l-'rance Protestante, 2e éd., V" Amyraut, col. 187 et 102.
5. Elle le fit échapper en l'enfermant dans un coffre, circonstance célèbre en
Hollande et popularisée par la gravure. Le château de Loewenstein sur la Meuse
existe encore.
6. Cf. G. Maçon, Grotius dans la région de Senlis en 1623 (Extrait des Mémoires
du Comité archéologique de Senlis). Senlis. impr. E. Vignon (ils, 1917, in-8.
BALZAC ET THÉOPHILE 263
Pierre Bertius ou Pieter de Bert, auquel nous avons fait
allusion, était né en Flandre, à Bevcren, le 14 novembre 1565 l ;
son père, Pierre Bert, avait été un des premiers adhérents de la
Réforme dans la Flandre française et l'avait prêchée à Dunker-
que, d'où il s'était réfugié en Hollande avec ses fils. Pierre II
avait été mandé d'Angleterre par son père, d'abord à Leyde, où
on le trouve dès 1577 et où il est immatriculé gratuitement, le
10 février 1589 ; il y soutient ses thèses sur le péché, le 31 mars
de l'année suivante. Il y devint bientôt Recteur de l'école latine,
terme dont on se sert aujourd'hui encore, en Hollande, pour
désigner le Proviseur ; il se rend alors à Heidelberg, à Strasbourg
et, le (S février 1592, les Curateurs de l'Université de Leyde, l'in-
vitent à entrer dans le corps professoral 2. Le Journal du secré-
taire Jan van Hout parle alors de lui comme d'un jeune homme
de vingt-cinq à vingt-six ans, Petrus Bertius, né en Flandre, qui
a étudié plusieurs années à l'Université de Leyde, y a fait de
grands progrès et s'y est révélé homme de singulier entendement
et jugement. On lui donnera une bourse de cent florins pour
poursuivre son voyage d'études dans les Universités allemandes
et s'y perfectionner en théologie et en philosophie 3. Le 14 mai
1593, Bertius est nommé « sous-régent » du Collège des Théolo-
giens des Etats, au traitement de 500 florins, avec logement et
exemption d'impôts 4. C'est aussi le moment où Pierre du Moulin
est nommé professeur extraordinaire de logique, et l'arrivée de
Scaliger est proche. Le 1er février 1595 5, Bertius est autorisé à
faire un cours sur YEthique d'Aristote, mais à peine est-il monté
en chaire, le 4, pour sa leçon inaugurale, qu'il est accueilli par
une telle tempête de cris qu'il ne peut articuler une parole. Heur-
nius, Pauw, Vulcanius, Raphelengius, du Moulin, "Wtenbogard,
venus exprès de La Haye, assistèrent à cette déconvenue.
La cause du tumulte paraît être un châtiment infligé par lui
au boursier Alting, du collège de théologie, qui avait insulté
Mme Bertius et participé à une bruyante manifestation, au cours
de laquelle on avait cassé des vitres. L'exécution du châtiment
1. Xieuw Biografisch Woordenboek, de I'. J. Blok el Molhuysen, t. I. col. 320
«t suiv.
2. lironnen Leidsche L'nivcrsiteit, t. I, p. 70 et n° 171>. Rien dans les liehes de la
Bibliothèque wallonne, sauf celle-ci, qui ne peut se rapporter à lui : Uend
te Leiden, den 1 dec. 1634, Bert (Pieter de) van Leyden en Reyiers (Svbilla1... ►
3. Bronnen Leidsche Universiteit, t. I, p. 193*.
4. Ibid., p. 7â.
5. Ibid., p. 82.
264 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
avait entraîné de nouveaux troubles. Bertius, accusé par Alting
de crimes contre nature, fut acquitté par le tribunal universitaire
(Academisch Vierschaar) le 15 novembre 1595 1. Proposé comme
secrétaire par le Sénat, il est l'objet du vélo des Curateurs, parce
qu'il est haï des étudiants 2. Patient et obstiné, il reprend son
cours sur l'Ethique d'Aristote, qu'il professera, par exemple
en 1599, à ses risques et périls, diront les Curateurs 3. En 1607,
il remplace Cuchlinus comme Régent du Collège de théologie 4.
Malgré les attaques auxquelles il continue à être en butte de la
part des Gomaristes et contre lesquelles il se défend éloquem-
ment 5, il est reçu le 14 juillet 1615, au nombre des « professeurs
ordinaires », après avoir abandonné, le 5 avril précédent, la
direction du Collège 6.
Le 8 mai 1617, Bertius montre aux Curateurs certain brevet,
le nommant Historiographe du roi de France 7. Assurément il
se prépare les voies à une exode qui pourra devenir nécessaire ;
mais qui s'est interposé pour lui obtenir cette faveur ? Ne serait-
ce pas le duc de Montmorency, protecteur de Théophile et peut-
être à la requête de celui-ci?
1619 est la date qui règle son sort en même temps que celui
de la Hollande. Le Synode de Dordrecht a lieu : il condamne les
doctrines arminiennes, la Remonstrance de 1610 et, avec elle,
le parti des Régents dont le chef incontesté est le vieux
pensionnaire de Hollande, Oldenbarneveldt qui, après une cari-
cature de procès, est exécuté dans le Binnenhof à La Haye,
le 13 mai 1619, quoique notre ambassadeur Aubery du
Maurier et deux envoyés extraordinaires Thuméry, Sieur de
Boissize et M. de Chastillon 8 se soient interposés, usant auprès
de l'inflexible Maurice de. toute leur influence.
« Nil scire tutissima fides », disait Barneveldt. C'était peut-être
le principe de Bertius. En tout cas, celui-ci ne paraît pas très
fidèle à ses convictions. Aux Curateurs, qui lui signifient, au nom
1. Bronnen Leidsche Universiteit, t. I, p. 83, note 2.
2. Ibid., p. 90.
3. Ibid., p. 116-117.
4. Ibid.. p. 175.
5. Ibid., t. II, p. 1* à 3*.
6. Ibid., t. II, [». 56 el 59.
7. Ibid., p. 78 et p. 126*. Une copie du brevet, dotée du 23 février 1617, se trouve
dans les Archives des Curateurs.
8. Waddington, La France el la République des Provinces l'aies, t. I, p. 76, et
Bibliothèque de l'Université d'Utrecht, n° 1868, f° la-11 « : i Aub. du Maurier aan
de Staten betr. Oldenbarnevelt » et réponse. Copie du xvni* siècle.
BALZAC ET THÉOPHILE 265
de Son Excellence et de Leurs Nobles Puissances les Etats de
Hollande, qu'ils ne pensaient plus pouvoir utiliser ses services et
qu'ils le considéraient, ainsi que Caspar Barlaeus, comme con-
gédiés au 31 août 1619 \ Bertius répond que les mesures prises
contre lui ne l'avaient pas été sans raisons et qu'il n'articulerait
aucune plainte. L'échafaud de Barneveldt ou la prison de Grotius
hallucinent ses regards ; et puis quelqu'un lui a préparé une
retraite en France, serait-ce encore Théophile ?
Les deux lettres latines que le poète a adressées à Bertius 2,
datent de l'exil de Théophile, mai 1626. Elles ne témoignent
pas d'une grande intimité, mais sont établies sur la base de ser-
vices réciproques, c'est tout ce qu'on en peut dire. Bertius, bien
que converti au catholicisme le 25 juin, ne dédaigne pas de
solliciter l'appui de l'exilé Théophile, auprès du Comte de
Béthune.
L'abjuration de Théophile est de août-septembre 1622. Celle
de Bertius devait être plus profitable, car elle valut à ce dernier
une chaire d'éloquence au Collège de Boncourt, le 20 octobre 1620,
en même temps d'ailleurs qu'une excommunication majeure à
Leyde, à Pâques 1621 3. En 1622, Louis XIII lui confie une
chaire nouvelle de géographie au Collège de France 4 : il
mourut à Paris, le 3 octobre 1629.
Ses fils, Pierre (Petrus a Matre Dei) et Abraham (Cae-
sarius) 5, devinrent Carmes tous deux et furent envoyés, vers
le milieu du xvne siècle, comme missionnaires catholiques,
le premier à La Haye, le second à Leyde6. Ainsi la Hollande
avait l'ait présent à la France d'un « libertijn » qui se con-
vertit au catholicisme, peut-être par intérêt, peut-être aussi
parce que la doctrine arminienne sur la grâce était plus proche de
celle des Jésuites que de celle de Dordrecht, et ce « libertin ne fut
pas sans influence sur Théophile. En échange, la France rend à la
Hollande deux Carmes du même sang, qui firent beaucoup pour
la diffusion du catholicisme aux Pays-Bas, toujours vivace dans
1. Bronnen, t. II. p. 12(3*.
2. Œuvres de Théophile, pp. 421-422 au T. II et le Procès de Théophile, t. I, p. 615.
;;. Xii'uw Biografisch Woordenboek, t. I, col. 323.
1. Cf. Al.el Lefranc, Histoire du Collège de France... Paris, 1893, 8° p. 383.
5. Nieuw Biografisch Woordenboek, t. I, col. 318.
G. Ibid. Abraham Bertius, mort à Leyde. le 4 octobre 1(583, est l'auteur de Les
fleurs du Carmel françois, 1670, et de liistoria missionis sioe dura relalio missionis
hollandicae et prooinciarum confederatarum, 1658, éditée par C. Décider, Botter-
dam, 1891.
266 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
les couches profondes de la population et notamment parmi les
ouvriers français de l'industrie textile à Leyde. Voilà un aspect
très inattendu et trop peu connu de l'influence française en
Hollande : l'action catholique.
CHAPITRE XI
DEUX DEVOIRS D ECOLIERS
A. Lî « Ode » de Théophile.
A part les passages que nous avons cités sur la débauche aux
Pays-Bas, les souvenirs de Hollande sont rares dans l'œuvre
de Théophile et l'impression que lui fit ce séjour ne dut pas être
très favorable. Je pense en effet que c'est à cette contrée qu'il songe
quand il écrit « à un Sot amy » x : « Qu'irois-je faire en un pays
où mes habitudes ne sont point, où les coustumes sont contraires
à ma vie, où la langue, les vivres, les habits, les hommes, le ciel
et les élémens me sont estrangers ? Quel plaisir me peux tu
promettre en un climat où toute l'année n'est qu'un hiver, où
tout l'air n'est qu'une nuée, où nul vent que la bize, nul pro-
menoir que ma chambre, nulle délicatesse que le toubac, nul
divertissement que l'yvrongnerie, nulle douceur que le sommeil,
nulle conversation que. la tienne ? »
Pourtant il semble avoir rapporté de là-bas une ode Au Très
puissant et tousjours victorieux Prince Maurice de Nassau, qui
parut d'abord dans un de ces recueils collectifs dont M. Lachèvre
a si. patiemment fait la bibliographie : Le Cabinet des Muses,
Rouen, David du Petit-Val. 1619 2.
Si, dans l'édition de 1621, l'ode porte pour titre : Au Prince
d'Orange, c'est que Maurice avait, comme nous l'avons vu :;,
acquis ce titre par la mort de son frère aîné Philippe, le 21 fé-
1. Œuvres de Théophile, éd. Alleaume, t. II. p. 329.
2. Le Cabinet des Muses ou nouveau Recueil des plus beaux vers de ce temps.
A Rouen, de L'imprimerie de David du Petit-Val... 1619. La pièce qui nous intéresse
est au t. II, qui continue la pagination du premier, aux pages 656-663. Nous avons
collationné le texte sur l'exemplaire de la Bibliothèque Nationale. Ye 11440.
Cf. F. Lachèvre, Hibliographic des Recueils collectifs de poésie, t. I, p. 319, et i
de Théophile, t. I, p. 12.
3. Cf. Livre I", p. 117.
268 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
vrier 1618. On peut donc conclure que l'ode primitivement dédiée
« Au Prince Maurice de Nassau », est antérieure à cette date et
on serait assez tenté de la reporter, comme inspiration et pro-
bablement comme exécution, au passage par Leyde en 1615,
sinon avant.
L'Ode est du type malherbien plutôt que ronsardien, mais
elle n'en vaut pas davantage. Si la Mythologie y est plus dis-
crète, l'enthousiasme n'en est pas moins absent et, malgré la
pureté de sa langue, elle ne soutiendrait pas la comparaison
avec beaucoup de strophes, d'antistrophes et d'épodes de
Jean de Schelandre. Ce qui distinguait celui-ci c'était la sincé-
rité, l'émotion résultant de la chose éprouvée. Ici, Ostende et
Nieuport ne sont que des souvenirs historiques recueillis à
l'Université et la différence se marque au premier aspect :
Paver les flots de naus et les sables de morts,
avait dit Schelandre 1.
La terre se noya de saur.
réplique Théophile 2. Cependant, que ce dernier ait parlé précisé-
ment d' Ostende et de Nieuport, comme va le faire son camarade
Balzac, dans le discours dont nous allons nous occuper, cela nous
ferait penser qu'il s'agit d'une gageure, d'une sorte de concours,
où le prosateur et le poète se seraient proposé de traiter le
même thème.
Déjà le motif conducteur est semblable : le combat pour la
liberté. Le prestige de ce mot pour ces jeunes Français était
immense ; la lutte contre le tyran, qui n'était plus, dans leur
pays, qu'un thème scolaire, un lointain écho des guerres de reli-
gion, était ici réalité vécue. C'est la liberté qui arrache au
bouillant Gascon ses accents les plus vrais 3 :
L'Espaigne, mère de l'orgueil,
Xe preparoit vostre cercueil
Que de la corde et de la roue
Et venoit avec des vaisseaux
Qui portoient peintes sur la proue
Des potences et des bourreaux.
1. Cf. Livre [«, ]). 50.
2. Œuvres de Théophile, t. I, p. 155.
3. /.' Cabinet des ^l/uses, p. 658.
L'ODE DE THÉOPHILE 269
Les vostres que mordit sa rage,
Mourant, disoient en leur courage * :
O nos terres ! ô nos citez ! 2
Si vous n'estes plus asservies,
Ayant gaigné vos libertez,
Nous voulons bien perdre nos vies !
O vous que le destin d'honneur
Retira 3 pour nostre bon-heur,
Belles aines, soyez apprises
Que l'horreur de vos corps destruicts 4
N'a point rompu nos entreprises
Et que nous recueillons les fruicts
Des peines que vous avez prises.
La liberté n'est pas mortelle !
Ainsi s'entonnait ce paean qui devait se prolonger d'échos en
échos du xvie siècle jusqu'à la Révolution française. Assuré-
ment, ce n'est ici, comme chez Balzac, qu'un murmure, murmure
frondeur s'échappant des lèvres fermées d'un écolier sur les
bancs de la classe, mais il n'est pas douteux que tous ceux de
nos écrivains, de nos savants et de nos penseurs, qui ont passé
jadis par la Hollande et surtout y ont séjourné, y ont respiré
l'air de la liberté, qu'ils s'en sont dilaté la poitrine au point de
trouver, au retour, l'atmosphère politique et religieuse de la
France, plus difficilement respirable.
A tout le moins ont-ils rapporté cette idée qu'un peuple
pouvait vivre sans roi et protégé par la seule majesté de la loi
et le respect des droits de chacun. Cette conviction, ils la trans-
mettent à leurs amis et à leurs descendants, à qui ils enseigneront
les privilèges de cette terre d'élection. Ces descendants qui sont-
ils ? des Basnage et des Jurieu ? Sans doute, c'est-à-dire des
intolérants attirés moins parla liberté religieuse que parl'austé-
rité calviniste, mais bien d'autres aussi, qui y seront non moins
à l'aise, un Bayle, un Voltaire, un Montesquieu, un Diderot, un
Mirabeau. Du xvie siècle à la Révolution française, il ne manque
pas un anneau à la chaîne.
Revenons à l'ode de Théophile. Comme forme, avec sa
1. Le Cabinet des Muses, p. 658, a « Mourans » et, plus loin, « ayans ».
2. Ibid. : « Clartcz » au lieu de « citez ».
3. Ibid. : « malheura » au lieu de « retira » ; le poète a bien fait de supprimer
cette pointe consistant dans l'antithèse de « malheura i et de « bonheur .
4. Ibid, : « que la mort qui vous a destruits ».
270 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
succession monotone de sizains du type F F M F' M F' et de
septains de type M M F M' F M' F, elle n'est ni très variée ni très
riche. Le poète a tort de se vanter de son talent :
Prince, je dis sans me louer
Que le ciel m'a voulu douer
D'un esprit que la France estime
Et qui ne fait point mal sonner
Une louange légitime
Quand il trouve à qui la donner.
Quand au destinataire. Maurice, malgré les coups droits de
flatterie sur ses
yeux dont le feu reluit
Dans le sang et parmy la poudre
Comme aux orages de la nuict
Brillent les flammes de la foudre,
il dut envoyer l'ode de Théophile rejoindre au fond d'un cabinet,
VOde pindarique de Jean de Schelandre.
B. Le « Discours » de Balzac.
Une folie de jeunesse, voilà comment Balzac qualifie son
Discours politique sur V Estai des Provinces-Unies. On l'a repro-
duit ici en appendice, d'après l'édition hollandaise originale,
car il est assez malaisé de l'aller chercher dans le dernier des deux
gros in-folios de 1665 des Œuvres1. La note marginale de Con-
rart ou de l'abbé Cassagne, qui procura cette édition, porte
ceci : « Ce discours fut fait par Monsieur de Balzac en Hollande,
à l'âge de vingt ans et en ayant laissé une copie à un de ses
amis, il y fut imprimé fort longtemps après sans son seû. »
On ne peut accepter cette note marginale, à raison de la lettre
que nous avons citée plus haut 2 et où il affirme l'avoir composé
à dix-sep l ans, ce qui nous reporterait aux leçons de Baudius en
1612 ou 1613. On sait d'ailleurs par M. E. Roy, que Balzac com-
1. Les Œuvres de M. de Balzac, divisées en deux tomes. A Paris, chez Thomas
Joli y. Au tome II, on trouve, parmi les Dissertations Politiques, ce discours qui
constitue la dissertation VII, p. 182 à 485. L'édition que nous donnons en appendice
est faite sur la plaquette originale intitulée : Discours Politique sur l'eslat des Pro-
vinces Unies des Pays-Bas, par .1. L. D. 15., gentilhomme françois. A Leyde, chez
Jan Maire, 1638, quatre feuillets petil in-1", signés Jean Louis de Balzac, et insérés
dans le Ms. fr. 17861, I" 209 à 272 de la Bibliothèque Nationale. Autre exemplaire
avec additions manuscrites, encarté dans le tome T>17 de la Collection Dupuv.
2. Cf. pp. 244-245.
LE DISCOURS DE BALZAC 271
posa un autre discours politique intitulé Harangues Panégy-
riques au Roy sur l'ouverture de ses Etats, etc., dont le privilège
est du 3 décembre 1614 1.
L'ami ou le pseudo-ami dont il est question est, nous le savons,
le bonhomme Heinsius, qui lui joua le mauvais tour de publier
le Discours sans son assentiment, en 1638.
« Véritable déclamation d'un écolier », dit M, Moreau 2, qui
s'abstient de la publier ; mais ce caractère seul serait une raison
de nous intéresser, car rien ne sert mieux notre dessein que de
pouvoir donner une idée des travaux que des étudiants français
pouvaient faire en français, pour leurs maîtres français de
l'Université de Leyde, car, j'insiste sur ce fait, un Hollandais
eut-il accepté un travail conçu et rédigé en langue vulgaire ?
Heinsius, à qui on pourrait songer, mais qui enseignait le grec,
l'eût repoussé avec dédain ; seul le Lillois Baudius me semble
avoir pu l'admettre et le priser.
Discours d'élève si l'on veut, mais d'une telle fermeté de pensée
et de style, en dépit d'une recherche trop grande de l'antithèse,
qu'aucune ne justifie mieux la prédiction de Malherbe 3 : « Ce
jeune homme ira plus loin, pour la prose, que personne n'a
encore esté en France. »
Le plan, car il y a un plan, annonce déjà ces dissertations de
philosophie, dont l'heureuse tradition s'est conservée jusqu'à
nos jours et s'accorde si bien avec les qualités propres de
l'esprit français.
Si le travail est destiné à Le Baudier-Baudius, qui enseigne à
la fois l'histoire et le droit, rien ne s'explique mieux que cet
hymne à la Liberté Belgique, dont ce professeur a célébré la
conquête sur l'Espagnol dans son De Indueiis belli belgici
libri III 4.
Le discours débute par cette itère affirmation qui sent l'en-
seignement des Vindiciae contra tyrannos, que le Sénat avait
essayé en vain de réprimer en interdisant, après l'assassinai
d'Henri IV, les thèses et disputes publiques sur les tyrani-
cides 5.
1. Bibliothèque Nationale Lb36 352, publié par Em. Roy, op. cit. en appendice.
'2. Œuvres choisies de Balzac, t. 1. p. '-il".
:;. 'I allouant des Réaux, Historiettes 3 éd. Monmerquéet P. Paris, t. IV, p. 89b. L
I. Cf. Blok, G schiedenis, 2a éd., t. li, p. 674.
•">. Bronnen Leidsche Universiteit, t. II, p. 2. Résolutions du Sénat, 1610, .lui. 12 :
« Visum est Mg' Rectori et Senatui Xfaeses de Tyrannide et iiitcriiciciHlis tyrannis,
publico programmate ad hoc facto, damnandas esse .
272 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
« Un peuple est libre pourveiï qu'il ne veuille plus servir. Après
avoir combattu long-temps pour la vie, il combat enfin pour la
victoire... » L'exemple des Provinces-Unies est proposé par
l'écolier à tous les rois et à tous les peuples de la terre : « Les
Provinces du Pays-Bas qui ont eschappé des mains du Roy d'Es-
pagne pour les avoir voulu trop serrer, doivent leur liberté à
l'extrémité de leur servitude, jouissent de la paix pour avoir esté
contraintes à la guerre, font une belle leçon à tous les Souverains
de ce qu'ils doivent envers leurs peuples et donnent un exemple
mémorable à tous les peuples de ce qu'ils peuvent contre leurs
•souverains. »
On conçoit que le courtisan de 1638 n'ait pas vu reparaître
avec plaisir cette invitation à la révolution. L'antithèse qui suit
ne lui devait pas être plus agréable, car elle heurtait de front la
thèse du droit divin : « Elles méritent d'avoir Dieu seul pour Roy,
puis qu'elles n'ont pu endurer un Roy pour Dieu et de ne relever
que de sa puissance, puis qu'elles ont combattu pour sa seule
querelle. » C'est cela « qui ne craint pas assez les foudres de Rome »,
-car le Dieu des Provinces-Unies est celui de Genève. Un tyran
qui abuse de ses droits cesse d'en avoir, c'est la thèse que Sche-
landre avait fait soutenir à la Hollande dans son Procez d'Es-
pagne.
« Celuy qui estoit leur maistre, estant devenu leur ennemi,
a perdu les droits qu'il avoit sur elles... Voulant traiter ses
subjects en bestes, il les a contraints de se souvenir qu'ils
•estoient hommes et, ayant rompu le droit des gens par la mort
•de leurs ambassadeurs, il les a obligez à recourir au droit de
nature par l'acquisition de leur liberté. » L'allusion à l'ambassade
de Bergh et Montigny en Espagne et à l'exécution du premier
en 1570, est des plus nettes 1. L'élève a bien profité de ses cours
et quant à l'exercice du droit de nature, il annonce Rousseau, à
moins qu'il ne rappelle Bodin.
Balzac insiste, avec de nouvelles antithèses et avec de ces
pointes 2 que Corneille pratiquera encore : « Point de merveilles,
s'il a perdu le Pays duquel il a voulu perdre le peuple, si ceux qu'il
a violentez en leur foy se sont oubliez de leur fidélité ». Le jeune
catholique est décidément très enveloppé par les doctrines hugue-
notes.
1. Cf. Pirenne, Histoire de Belgique, t. IV, p. 17.
2. Cf. G. Lanson, Manuel d'Histoire de la Littérature française, 11° éd. p. 382, note.
LE DISCOURS DE BALZAC 273
« Les Tyrans plus subtils 1 et ingénieux à l'invention des
cruautez extraordinaires qui furent jamais ne s'estoient point
encore advisez de s'attaquer à l'esprit, ne sçachans par où le
battre. Philippe second a esté le premier qu'on peut à bon droit
nommer le Tyran des âmes. »
Ce qui suit est un acte d'accusation contre l'Inquisition, lequel
ne manque pas d'éloquence : « Il a trouvé le moyen de les faire
endurer [les âmes], il les a mises à la gesne 2, pour les faire déposer
contre la vérité et, après avoir employé toutes les peines de ce
Monde pour tourmenter le Corps, il s'est à la fin servi de celles
de l'Enfer pour tourmenter l'âme... Levons le masque à cette
sanglante Tragédie. N'est-ce pas détruire son peuple, sous couleur
de le vouloir instruire ? tuer les Subjets pour les guérir ? brusler
son Pays pour le nettoyer ? n'est-ce pas faire servir la Religion
à sa tyrannie ? rendre Jésus-Christ ministre de ses passions ?
et, au nom du Roy Catholique, venger la cruauté du Roy d'Es-
pagne ? »
Vient alors un tableau de la résistance et il est d'une singu-
lière vigueur de touche : « Ce pauvre peuple alors, ne trouvant
point de milieu pour se sauver, fut contraint de chercher sa
seureté dans les périls de la guerre et prit les armes à l'extré-
mité. » On sent naître là le maître de la prose française et il a
des accents que l'on ne retrouvera plus que chez Bossuet.
Au tyran, les succès apparents eux-mêmes, n'ont pas réussi ;
le meurtre du Prince d'Orange a fait capitaines ses deux fils,
Maurice et Frédéric-Henri, dont « le plus jeune seroit trop digne »
de « commander, si son frère ne l'estoit encore plus » 3. « Ils luy
emportent ses meilleures villes, pendant qu'il s'opiniastre après
un cimetière ». Rappel des vers de Grotius déjà cités, sur Os-
tende, dont le siège est évoqué peu après, à la suite de la bataille
de Nieuport : « Ils [les Hollandais] ont gardé Ostende, ne restant
plus que la place où elle avoit esté, ils ont eu assez de terre pour
combattre, tant qu'ils en ont eu pour s'enterrer. »
La fin se rapporte aux négociations de la Trêve de 1609,
dont nous avons longuement parlé au Livre précédent 4 et à
laquelle Baudius avait consacré son ouvrage. « Il faut donc crier :
1. Archaïsme pour « les plus subtils ».
2. Torture.
.:. .le ne crois donc pus avec .M. E. Roy, op. cit., p. 99, que « l'autre frère » soit
Philippe, qui était l'aîné des trois.
4. Voir Livre 1, ehap. vin.
18
274 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
c'est assez ! et mettre bas le premier les armes comme il [le
tyran] les avoit prises le premier. Ses Capitaines luy servirent
plus à demander la paix qu'à faire la guerre. Il les envoya vers
les Hollandois, non pas pour les forcer de servir, mais pour les
prier de se contenter de leur liberté. Il les reconnut pour Souve-
rains, ne pouvant les faire Esclaves. Il leur donna ce qu'il ne leur
pouvoit pas oster et fut contraint, traitant avec eux, de bap-
tizer leur Gouvernement du nom de République Souveraine .
L'apprenti juriste a bien compris le problème de droit interna-
tional, posé par les Etats lors des négociations de la Trêve, mais
le jeune Cicéronien doit le revêtir de sa rhétorique enflammée :
« Si l'on demande les titres de cette souveraineté, ils sont inscrits
en lettres rouges, ils ont esté signez de la propre main de leurs
parties. Si on doute de la durée de cette République, elle est
éternelle, puisqu'elle a Dieu pour fondateur et la Religion pour
fondement. Si on mesure sa grandeur par celle de la mer, où elle
commande, elle est des plus grandes, si on compte ses années
par ses victoires, elle est des plus anciennes. »
La dissertation se termine par une flatterie à l'égard de ses
maîtres : Ce peuple ne fait a rien qui ne mérite d'estre escrit
de ses grands Personnages, Douza, Grotius, Heinsius, Baudius,
esprits qui n'escrivent rien qui ne mérite d'estre leii ». Tous ces
personnages nous sont familiers maintenant, Douza, comme
poète latin et Curateur de l'Université, décédé en 1604 1, Gro-
tius, comme poète latin aussi, futur auteur du De Jure Belli
ac Pacis, et qui allait passer si longtemps à Paris, après son évasion
de Loewenstein. Quant à Daniel Heinsius, nous allons voir
bientôt quel rôle il joua dans la vie et les préoccupations de
Balzac.
La conclusion du Discours, très brève et très nette, garde
encore aujourd'hui toute sa portée : « Concluons hardiment que
cette liberté, qui se rencontre si souvent en ce discours, ne finira
point qu'à la fin de la République et que ce peuple ne sera plus
ou sera toujours libre. »
1. Cf. Bronnen Leidschc. L'iùrcrsiliil. t. I. p. 154-5.
CHAPITRE XII
Balzac et Daniel Heinsius
Qui que tu sois, bien grand et bien heureux sans doute,
Puisque Deheins en parle et qu'il l'estime tant 1,
écrit Théophile, en un sonnet, publié dans les Œuvres, en 1621.
Deheins, c'est Daniel Heinsius, le disciple chéri de Scaliger.
Heinsius était né à Gand en 1580 ou 1581 2. L'apport belge à
l'Université de Leyde, sans être l'équivalent de l'apport fran-
çais, a son importance cependant, si l'on songe que de Smet
(Vulcanius), Drusius, Juste Lipse, Simon Stévin, Heins
(Heinsius), venaient des Pays-Bas du Sud. Il est vrai que celui-ci
avait été transporté en Zélande dès l'âge de trois ans, mais ce
fut aussi un carrefour d'influences belges, françaises, anglaises
et hollandaises que cette province maritime.
Après des études à l'Université de Franeker, il se fit immatri-
culer à Leyde le 30 septembre 1598 et le 11 octobre 1600. Il
avait été le préféré de Màrnix de Sainte-Aldegonde, le célèbre
auteur du Tableau des Différends de la Religion, qui était mort
à Leyde en 1598, de Janus Douza, et de Scaliger. Avec le dernier
soupir de celui-ci, il avait recueilli la grande tradition de la Renais-
sance, mais devait la prolonger ainsi que son rival Saumaise,
à une époque où elle cadrait moins avec la loi du siècle. Dès le
8 mai 1602, les Curateurs l'autorisent, après une leçon d'épreuve,
à faire un cours libre de littérature latine ; il donne nussi une
tragédie en l'honneur du Prince d'Orange : Auriacus siut
libellas saucia (1602) 3.
1. i'n><-r* de Théophile, t. I. \>. m. note .",.
2. Nieuw Biograjisch Woordenboek, t. II (1912), col. 554 a 557. Les dates ruTon
trouvera ci-après sont rectifiées d'après les Bronnen.
:;. Publiée à Leyde : cf. Nieuw Biogr. Wdb., t. II, col. 556.
276 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Le 9 novembre 1602, ils lui donnent une gratification de
50 florins pour avoir, pendant un certain temps, expliqué les
odes d'Horace ; quoique simple étudiant, les Curateurs lui accor-
dent, les 9-10 février 1603, 300 florins de gratification par an
pour les cours de poésie qu'il fait 1. En 1605, il devient profes-
seur de langue grecque à 700 florins. Comme il s'était occupé du
catalogue des manuscrits dès 1606, il remplace, moyennant un
supplément de 150 florins, les 30 août-ler septembre 1607,
en qualité de Bibliothécaire 2, Merula décédé. Le 18 novembre
1613, les Curateurs et Bourgmestres nomment Heinsius, qui,
cette année-là, a enseigné la politique, professeur d'histoire au
lieu de Baudius, mort le 22 août précédent 3.
Si donc ce n'est pas pour ce dernier que Balzac a fait le
Discours dont il a été question plus haut, ce ne peut guère être
que pour Heinsius 4, qui en a, en tout cas, conservé le manuscrit,,
qu'il devait publier plus tard. La situation scientifique de
celui-ci était, dès cette époque, solidement établie. D'abord
il était l'héritier des papiers de Scaliger et c'était déjà un titre
de gloire que d'avoir été distingué et élu par le grand homme,
qui l'appelait le premier né de ses fils et que lui, nommait son
divin maître et son patron 5. Sous la direction de Heinsius
en 1615, notre ambassadeur du Maurier avait commencé ses
études de philosophie, à l'âge de 49 ans6; mais ce qui avait déjà
mis le sceau à la réputation du philologue était la publication,
en 1610-1611, de la Poétique d'Aristote, à propos de laquelle
M. Lanson a pu écrire : « qu'elle n'aura de véritable action en
France qu'au xvne siècle, vulgarisée par le petit traité de Hein-
sius » 7 ; ce petit traité c'est le De Tragoediae Constitutione.
Il a été attiré vers la Poétique, par l'exemple de Joseph
Juste Scaliger, publiant celle de son père. Innombrables
sont les citations de Heinsius dans les écrits théoriques de Cor-
neille, Scudérv ou Chapelain. Heinsius est par excellence le
1. Bronnen Leidsche Unîversiteit, t. I, pp. 145, 150, 151.
2. Ibid., pp. 107 et 175.
3. Bronchorst, Diarium, p. 130 et Bronnen, t. II, p. 49.
4. On peut songer aussi à Cunaeus, dont Balzac demandera plus tard les oeuvres
et qui. le 8 février 1614, est chargé du cours de politique, tout en continuant à
enseigner les lettres et l'histoire.
5. Cf. Heinsii, Orationes, 1615, p. 16.
6. Grotius lui adressa même, à ce sujet, une sorte de programme fort admiré.
Cf. Ouvré, Du Maurier. p. 317.
7. G. Lanson, Manuel bibliographique de la littérature française moderne, n° 4891
et Histoire de la liltùalure française (12e éd.). Paris. Hachette, 1912. p. 411.
BALZAC ET DANIEL HEINSIUS 277
savant en « us » dont on se jette le nom à la tête dans les batailles
littéraires, comme étant l'interprète et le prophète du Dieu Aris-
tote, contre lequel il n'est pas permis de blasphémer et qu'on
respecte d'autant plus qu'on l'a moins lu. Si on l'avait fait, on y
aurait simplement découvert dans la Poétique (V, 8), cette inno-
cente constatation qui n'a rien d'un impératif catégorique :
« y, uèv (c'est-à-dire TpaytoSta) Sri 'j.y/^-y. -z<.yj-y. j-ô |xtav TcepîoSoy
rjXiO'j e ïvat rj. <j.'.Y.zhy zîyjjâ--t,.v, r\ os knoTioda. etc. » \ dont on peut
tout au plus induire la règle des vingt-quatre heures, à moins
que ce ne soit celle des douze heures, car tout dépend du sens
qu'on donne à Tïspioôoç.
Or, dans le commentaire de Heinsius on ne pouvait voir
autre chose que ceci : « Primo ut unius non excédât Solis ambi-
tum ». Il avait fallu que Jean de la Taille, dans son Saiil Furieux,
complétât la formule et qu'elle fût reprise par Mairet pour qu'on
arrivât à celle de Boileau. Donc il n'y a pas à attribuer au traité
de Heinsius une influence prépondérante sur la formation des
règles des trois unités.
Surtout à cause du retentissement qu'eut, en 1636, dans
le monde des lettres la querelle de Heinsius et de Balzac, dont
nous allons parler, Scudéry et Chapelain cherchent à s'as-
socier comme auxiliaires les deux adversaires. Scudéry, dans les
Observations sur le Ciel 2, dira : « Et voilà pourquoy le docte
Heinsius a trouvé que Buchanan avoit fait une faute dans sa
tragédie de Jephté... » et Chapelain, dans les Sentiments de
l'Académie 3 parlera de « ce qu'Aristote et Heinsius lui ont
enseigné sur cette matière. »
Le De Tragoediae Constitution a servi aussi de répertoire à
Pierre Corneille et lui a fourni plusieurs développements pour
ses préfaces, sur le vrai et le vraisemblable (p. 22), l'action simple
et complexe (p. 34), l'altération de l'histoire (p. 46), Y « agni-
tio » ou reconnaissance (p. 53), les péripéties, la pitié, la terreur
(ch. IX), et les sentences (ch. XVI). Dans l'Examen de Po-
lyeucle 4, Corneille invoque à la fois Heinsius et Grotius : « Le
1. Breitinger (IL). Les l'uilrs d'Aristote avant le Cid de Corneille, Etude de litté-
rature comparée, Genève, Georg ; Paris, Fischbacher, 1895, 1 br. in-18, p. 51.
2. Cf. A. Gasté, La querelle du Cid, 1899, in-8°. p. 79 : p. 86, on reconnaîtra
facilement du Heinsius dans ce qui est dit de l'Episode simple ou mixte.
3. Cf. Les sentiments de l'Académie sur /<■ Cid, par J. Chapelain, éd. Collas, Paris.
1912, in-8°, Thèse de lettres de Paris, p. 10.
4. Corneille (Pierre), Œuvres, éd. Marty-Laveaux, t. III, p. 17!>. Voir aussi
d'Aubignac, Pratique du Théâtre, p. 8 et p. 1U5 ; cf. encore Préface de Don
Sanehe, Corneille, Œuvres, t. Y. p. 109, et /.'■ Menteur, au t. IV, p 133.
278 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
célèbre Heinsius, qui non seulement a traduit la Poétique de
notre philosophe, mais a fait un Traité de la Constitution de la
Tragédie, selon sa pensée, nous en a donné une sur le martyre
des Innocents. L'illustre Grotius a mis sur la scène la Passion
même de Jésus-Christ et l'histoire de Joseph et le savant Bucha-
nan a fait la même chose de celle de Jephté et de la mort de Saint
Jean-Baptiste. »
Je ne veux pas dire que le Herodes Infanticida ait pu familia-
riser Corneille avec l'idée du Théâtre religieux, qu'il connaissait
bien par les représentations scolaires des Jésuites, mais la polé-
mique engagée contre cette pièce latine de Heinsius, n'avait pas
été sans retenir son attention et il ne commit assurément aucune
des fautes que Balzac reproche au trop savant poète des Pays-
Bas.
Elle avait paru en 1632. Bien que Hofman Peerlkamp, qui
fit l'histoire de la poésie latine en Hollande et fonda, à l'Aca-
démie d'Amsterdam, un concours dont le prix se décerne encore 1,
ait loué cette pièce, on ne prendra pas à sa lecture un très grand
plaisir ; non qu'on n'y trouve de beaux vers et de jolis traits,
mais l'auteur a certainement contrevenu au précepte qu'il avait
donné lui-même dans son écrit théorique, à savoir que le poète
tragique fait agir ses personnages 2.
Le premier acte consiste en effet en un long monologue de
l'ange, servant de prologue et suivi du chœur des prêtres.
A l'acte II paraît Joseph, et c'est lui qui, célébrant Jésus et la
Vierge mère, trouve ces gracieux accents qu'admirera Bal-
zac :
Ille complexum petens
Et e pudico dulce subridens sinu
Matrem fatetur... 3
Saepe cura blandas puer
Aut a sopore languidas jactat nianus,
Tenerisque labris, pectus intactum petit ;
Virginea subitus ora perfundit rubor,
Laudemque matris, virginis crimen putat.
Quid casta trépidas ?
1. Le principal juge du concours est lui-même un excellent poète latin qui a
conservé la tradition de Heinsius, le professeur Hartman, de l'Université de Leyde.
2. On trouvera le texte de la pièce dans Dan. Heinsii Poematum, éd. nova, p. 210.
Muller (Lucian), dans sa Geschichle der Klassischen Philologie in den Xiederlanden,
Leipzig, 18G9, 8° n'en parle ni à la page 38, ni à la page 211.
3. Herodes Infanlicida, p. 220.
BALZAC ET DANIEL HEINSIUS 279
Il y a du charme dans ce petit tableau de l'enfant qui tend les
mains vers le sein de sa mère : ce n'est plus ici imitation de l'anti-
quité, mais de la douce réalité du foyer. Affirmation de foi sincère
aussi que :
Mater unius Dei
Et casta virgo, castior mater tamen.
Ce n'est certes pas auprès de Heinsius que Théophile a pu
apprendre à railler la Vierge.
Le principe de la liaison des scènes, qui est une des plus diffi-
ciles et des plus belles conquêtes de notre théâtre classique, est
inconnu de Heins. Aussi, sans transition, apparaissent les trois
Mages. Ils décident de regagner leurs pays pour échapper au
massacre résolu par Hérode. La rubrique de ce que l'on peut
appeler la scène suivante bien qu'elle n'en porte pas le titre,
indique que Heinsius a songé à la représentation et a été influencé
par les mystères vus dans sa jeunesse : «Angeli qui in superiori
theatri parte cunas Domini ducunt ac subinde monstrant ».
Le chœur des prêtres s'ajoutant à leur monologue achève l'acte II.
Le protagoniste Hérode n'apparaît qu'au troisième acte et
s'entretient avec les « legati » qu'il a envoyés à la poursuite de
l'enfant-roi « natus imperio puer ». Cet acte, qui manque autant
de variété que les autres, se termine par le chœur des vieillards
hébreux : nous sommes bien dans la tradition du xvie siècle.
C'est à l'acte IV que l'intérêt commence à naître avec l'appa-
rition de l'ombre de Mariamne, jadis décapitée par ordre d'Hé-
rode, son époux. Elle est accompagnée de Tisiphone et des autres
Furies :
Sequhnur, ultrices Deae,
Sequimur tyrannum l.
Le roi, sous l'influence de cette vision, s'affole : il voit
double :
Quid arma rursum quatilis. infernae canes ?
Cette scène de la fureur d' Hérode, sans égaler celle que Tris-
tan donnera dans sa Mariane 2, n'est pas sans beauté, mais elle
est un peu gâtée par trop d'exclamations alignées à la file : « Heu !
heu ! heu ! heu ! » A sa crainte de l'Enfant se mêlent les souvenirs
de son amour pour Marianne, innocente victime :
1. Herodcs Infanticida, p. 336.
2. Nouv. éd. p. E. Girard, Paris, 1901, in-lS : acte V. se. 2 et 3.
280 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
O hymen recens
Vocesque quondam tôt voluptatum illices
Jam parce, conjux !
Les terribles lamentations du roi sont interrompues par l'en-
tretien d'Anne et de Joseph, qui, je suppose, doit se produire,
conformément à l'usage du temps et aux principes de la mise en
scène simultanée appliqués par Corneille jusqu'à Polyeude, sur
quelque autre point de la scène. Dans une sorte de dialogue
pressé ou de stichomythie, chaque réplique constituant un hémis-
tiche, Joseph annonce la Fuite en Egypte.
Hérode alors reprend ses esprits, mais c'est pour ordonner à
ses « satellites » le massacre de tous les Innocents. Un vieillard
lui demande pourquoi il veut crucifier toutes les mères pour en
punir une seule, et engage avec lui une nouvelle stichomythie,
qui serait agréable si elle n'était trop prolongée et gâtée par des
répétitions et des antithèses. Hérode renouvelle son ordre. Un
chœur des soldats romains clôt le quatrième acte.
L'acte V s'ouvre par les lamentations des mères de Bethléem,
fuyant avec leurs enfants pour échapper au massacre ; là aussi,
il y a quelque émotion dans les paroles de la Première :
Oscula, infelix, habe
Secl summa, sed funesta. Quid risu, puer,
Moraris animum ? Quid meos luctus gravas
Tuosque nescis...
O dulcis aetas, dulce et infelix onus !
Le massacre n'est pas montré, il est raconté à Hérode par le
Messager. Son récit est plein de mouvement et ne manque pas
d'une éloquence parfois un peu brutale.
Et sauguinem cum lacté permistum vomit,
dit-il d'un enfant tué en prenant le sein. Mais l'Enfant-roi ?
demande Hérode. Le bruit court qu'il s'est échappé, répond le
Messager. Il n'en faut pas plus pour que Hérode soit repris de
folie furieuse :
Despectus atque inultus ut lucem traham
Victusque pueri jura et imperium feram ?
Il menace de conquérir l'Egypte ; un chœur des mères de
Jérusalem et des anges termine cette pièce sans action, qui
BALZAC ET DANIEL HEINSIUS 281
n'avait pas plus de raison de finir ici que plus tôt ou plus tard.
Samuel Sorbière, s'il faut en croire les Sorberiana 1t blâmait
Balzac d'avoir perdu son temps à critiquer Heinsius : « Quand il
a voulu monter sur ses grands chevaux et se servir de sa raison,
il l'a emploiée misérablement à examiner si Heinsius avoit bien
ou mal fait d'introduire les Furies sur le Théâtre de son Herodes
Infanticida. Voilà bien de quoi faire tant de bruit. » On accusait
souvent Balzac de manquer d'érudition ou, du moins, d'user
d'une érudition d'emprunt. Il voulut, je pense, saisir cette occa-
sion de se ceindre les reins et de se frotter d'huile pour se mesurer
avec un de ces doctes de Hollande dont le pape Alexandre VI
lui-même s'enquérait auprès du dit Sorbière. Il choisit comme
adversaire un des plus grands et qui lui était bien connu, afin de
lui faire la leçon. Peut-être était-ce même là une vengeance
d'écolier, mais cette leçon était une leçon de vérité classique et
c'est pourquoi elle ne saurait être négligée. L'arbitre choisi pour
la lutte était tout naturellement et devait être Constantin Huy-
ghens, Seigneur de Zuylichem, Secrétaire des commandements
du Prince Frédéric-Henri. La pièce était dédiée à Huygens et
celui-ci était lié avec Descartes, avec Saumaise, avec tout ce que
la Hollande comptait de meilleur comme savants, artistes et
lettrés. Savant lui-même, poète et prosateur en hollandais, en
français, en italien, en espagnol, artiste en peinture, gravure et
musique, négociateur avisé et, par-dessus tout grand ami de la
France, Huygens, était une sorte de Hollando-Français, comme
l'appellera Balzac, et un des esprits les plus distingués du
xviie siècle 2.
C'est un gentilhomme français au service des Etats, Saint-
Surin, qui avait été l'intermédiaire entre Huygens et Balzac,
en 1632, un peu avant d'avoir été blessé mortellement au siège
de Macstricht, le 19 juillet de la même année. Alors que souvent
Huygens écrit à ses propres parents en français, il s'adresse par-
fois en hollandais à Saint-Surin, comme au duc de Vendôme.
« De tous les Français, écrit-il à celui-là, il n'y en a peut-être
que trois qui sachent apprécier Balzac à sa juste valeur 3. Rien
ne plaide tant pour vous que d'être son ami. »
1. P. 37.
2. Cf. Worp, Constanlijn Huygens, dans De Haghe, 1919, 1 vol. in-8°, et /.<7/r<\s-
du Scif/ncur de Zuylichem à Pierre Corneille. Paris et Groningue, 1890.
3. Briefwisseling van Constantijn Huygens, éd. Worp, t. I. p. 336, n° 648. Sur la
mort de Saint Surin, voir Collection du Puy, t. Y, fol. 13."). [ls'éteignit le 5 août L632.
282 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
La première lettre de Balzac à Huygens est datée du 26 mars
1632 x et est noyée dans des compliments infinis. Peut-être
pourrait-on découvrir quelque critique sous tant de flatteries :
« La facilité de vostre style en couvre la force, mais elle ne l'énervé
pas, et, soubs une négligence apparente, je trouve de l'art et des
ornemens. Il ne vous suffît pas, au lieu où vous estes, de faire
mieux que nous et de posséder à nostre exclusion l'ancienne et la
solide vertu ; vous nous allés encore oster ce qui reste de passable
dans les estats corrompus, je veux dire la gloire du langage... »
Il reproche à la Hollande de séduire à ce point Saint-Surin,
qu'il est « devenu mauvais François » et de lui « débaucher un
ami » 2.
Le post-scriptum est ce qui nous intéresse le plus : « Si Mr Hein-
sius et Mr Cunaeus ont publié quelque chose de nouveau, vous
m'obligerés bien fort de m'en faire part. Ce sont deux hommes,
selon mon jugement, comparables aux anciens et qui valent tout
ce que l'Italie a produit de plus docte et de plus poli soubs le
pontificat de Léon dixième. » Heinsius et Cunaeus, ses maîtres
d'histoire et de droit de 1615. Huygens réplique à cette invitation
en lui envoyant ÏHerodes Infanticida. Sa lettre ayant mis sept
mois à parvenir à Balzac, celui-ci y répond le 2 février 1633, le
cœur encore meurtri de la perte de Saint-Surin : « Il me semble
que ma douleur me tient lieu de mon amy. Je la possède avec
quelque sorte de douceur et en suis si jaloux que je croirois avoir
fait une seconde perte, si je ne l'avois plus pour m' entretenir. »
Il loue fort YHerodes infanticida 3 : « L'oeconomie de la tra-
gédie est dans les règles... Les vers sont magnifiques et dignes
d'un théâtre d'yvoire. Chaque partie m'en a plu, mais surtout
les chœurs m'ont ravy... J'ay seulement à vous proposer un petit
scrupule et ne sçay pas bien pourquoy Tisiphone est introduite
avec Mariamne, qui parle du Styx, du Cocyte et de l'Acheron,
ny s'il se peut former un corps naturel de deux pièces si diffé-
rentes que sont, à mon advis, la religion juifveet la payenne. Mon
doute vient de mon ignorance et non pas de ma présomption.
Je demande enseignement et ne cherche pas querelle, particu-
lièrement avec un homme qui règne en ces matières critiques et
1. Huygens avait loué Balzac dans une poésie, en 1626 (Gedîchlen, éd. Worp,
t. II, p. 134), alors que les lettres de celui-ci avaient été publiées en 1624. On a
donc toujours été en Hollande a L'affût des nouveautés littéraires françaises.
2. Publié par M. Worp dans Oud-HoUand, t. XIV, 1896, p. 153.
3. liriefwissdimj van Constantijn Huygens, t. I, p. 386 et 387.
BALZAC ET DANIEL HEINSIUS 283
que je reconnois pour le vray et légitime successeur du grand
Scaliger... » . « J'ay grand dessein, Monsieur, d'aller me rendre
sçavant sous sa discipline et d'estre enmesme temps vostre cour-
tisan et son auditeur... mais je voudrois bien que vos armes eus-
sent achevé de me faire le chemin que je desirerois tenir et qu'il
n'y eust rien d'Espagnol depuis Paris jusques à la Haye 1. »
Le passage de cette lettre que nous venons de citer est le
résumé du Discours sur une tragédie de Monsieur Heinsius
intitulée Herodes Infanticida 2. Il est accompagné d'une lettre
d'envoi datée de Balzac, le « 15 de may 1634 », parvenue à
Huygens par la voie de Mme des Loges, dont le fils, marié, à la
cour de La Haye, est capitaine au service des Etats 3.
Balzac accable Heinsius de protestations d'amitié et de véné-
ration, excessives, même pour un temps où on avait le compliment
aussi facile que l'injure : « Je brusle d'impatience de le voir et
d'embrasser cette divine teste, dont il est sorti si grand nombre
d'excellentes choses. Il est poëte, il est orateur, il est philosophe,
il est critique... Je vous prie de m'envoyer un cathalogue de
tous les ouvrages qu'il a publiés jusques à présent et que je
sçache aussi, par vostre moyen, quel âge il a, quelle alliance il a
prise, et quel homme estoit ce Rutgersius, dont il a épousé la
sœur, combien il a eu d'enfans, en quel estât sont ses affaires
particulières et quel appointeront luy,donne vostre Republique. »
Ceci annonce certainement des démarches pour lui faire accorder
une pension du roi Louis XIII 4. Il ne fallait pas moins de miel
pour faire passer l'acidité des critiques de Balzac.
D'abord une louange à Huygens à qui la Dissertation est
adressée, au sujet de son français ; il se peut qu'elle soit sincère,.
1. Déjà cité par M. "Waddington.
2. A Paris, chez Pierre Rocolet, 1636. Le privilège est daté de Paris, .">" janvier
1635; l'achevé d'imprimer, du 15 janvier 1636. (Bibliothèque Nationale, "V 3225 Al).
A un autre exemplaire, Yc 9345-6 est jointe Danielis I Ieiusii Epistola qua tlissrr-
tationi D. Balsaci wl Herodem Infanticidam respondetw... editore Marco Zverio
Boxhornio, L. B., Elzevir, 1636. La préface est datée du 12 juillet.
:'.. Briefwisselin§ van Constanlijn Huygens. t. I, p. 461-2 et p. 2 17. Charles des
Loges, qui fut tué. en 1637. au sie;_;v de Bréda, avait épousé Madeleine van derMyle,
fille de Cornelis (1579-1642), gendre de Barneveldt et Curateur de l'Université de
Leyde, de 1606 à 1619, puis de 1640 à sa mort.
4. Ce ne fut que son lils Nicolas, excellent philologue et poète latin, qui eut la
pension royale, au moment où Louis XIV cherchait a attirer a lui des savants
étrangers. Le roi écrivait, en 1666, au comte d'Estrades, ambassadeur en Holland • :
« Prenez soin de vous enquérir, sans qu'il y paroisse que je vous aie écrit, mais
comme par vostre simple curiosité, quelles sont dans toute l'étendue des Provinces-
Unies et même dans les autres des Pays Pas de ta domination du Roi d'Espagne,
les personnes les plus insinues et qui excellent notablement par-dessus les autres
en tout genre de professions et de sciences, et de m'en envoyer une liste bien exacte,
contenant les circonstances de leur naissance, de leurs richesses ou pauvreté, du
"284 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
en tous cas elle est méritée x : « Il faut que vous me juriez que
vous estes Hollandois pour me le persuader et je ne puis croire
que sur vostre serment une vérité si difficile. Vous escrivez le
langage que nous parlons avec autant de grâce que si vous
estiez né dans le Louvre. » Et maintenant au tour de Heinsius,
car 1' « unico éloquente » a des ressources infinies dans l'éloge :
« Je sçay qu'il est le Docteur de nostre Siècle et qu'il le sera de
nostre Postérité, je ne dis pas que j'ay de l'estime, ce terme est
inférieur à mon sentiment, mais j'ay une espèce de dévotion pour
tous ses ouvrages 2. »
Il faut bien cependant en venir à la critique, d'abord indirecte :
« Je ne trouve point estrange, Monsieur, qu'un Juif, dans une
Tragédie latine, parle à la mode de Rome et se serve des mots
d'Acheron, de Styx, de Bacchus et de Ceres 3... Je ne m'estonne
pas qu'Herodes paroisse demi Juif et demy Payen », mais voici
l'attaque directe : « Je me persuaderois avec peine qu'un homme
constant pust estre de deux Partis et porter les couleurs de
divers Maistres. Cette Nouveauté, à dire vray, me semble un
peu dure et je ne puis m'imaginer sans gesner mon imagination
que, dans un poème où un Ange ouvre le Théâtre et fait le Pro-
logue, Tisiphone se vienne monstrer, accompagnée de ses autres
sœurs et avec le terrible équipage que luy a donné le Paganisme.
Je vous demande si cette partie a de la proportion avec son Tout
et si ce bras est de cette teste. Je vous prie de me dire si les Anges
et les Furies peuvent compatir ensemble. »
Bientôt Balzac s'échauffe et s'élève à la grande éloquence 4 :
« La Matière dont il s'agit est toute nostre et toute Chrestienne.
Il me semble que les fausses Divinitez n'y ont point de part et
n'y peuvent entrer que par violence. Le grand Pan est mort
par la naissance du Fils de Dieu, ou plustost par celle de sa Doc-
trine ; il ne faut pas le ressusciter. Au lever de cette lumière,
tous les phantosmes du Paganisme s'en sont enfuis, et il ne les
faut pas faire revenir. Il est juste que le changement du stile
travail auquel elles s'appliquent et de leurs qualités. L'objet que je nie propose en
cela est d'être informé de ce qu'il y a de plus excellent et de plus exquis dans chaque
pays, en quelque profession que ce soit, pour en user après ainsi que je l'estimerai
à propos pour ma gloire et pour mon service » ; cité par Lavisse, Histoire de France,
t. VII, 2' partie, p. 83, note 2.
1. Œuvres <le J.L. de Guez, sieur de Balzac, pub. p. L. Moreau. Paris, J. Lecofîrc,
1854, t. I, p. 321.
2. Ibid., p. 322.
3. Ibid., p. 324.
4. Ibid., p. 325.
BALZAC ET DANIEL HEINSIUS 285
accompagne le renouvellement de l'Esprit, que le poison qu'a
vomy nostre cœur ne demeure pas dans nostre bouche, que le
dehors rende tesmoignage du dedans... Véritablement cette
mauvaise coustume a besoin d'estre reformée et mérite bien que
nous en considérions l'importance. Cette bigarrure, Monsieur,,
n'est pas recevable. Elle travestit toute nostre Religion ; elle
choque les moins délicats et scandalise les plus indevots. Quand
la Piété en cela ne soufïriroit rien, la Bienséance y seroit offensée
et, si ce n'est commettre un grand crime, c'est commettre hor&
de temps une mascarade. Quelle apparence de peindre les Turcs
avec des Chapeaux et les François avec des Turbans ? de mettre
les fleurs de Lis dans leurs Drapeaux et le Croissant dans les-
nostres ? »
Tout ceci est d'une certaine importance pour la connaissance
des idées littéraires au xvne siècle. Le souci des « mœurs », de
la couleur psychologique locale, la préoccupation de la vraisem-
blance apparaissent ici avec une très grande force. C'est le
même reproche qu'adressera Scudery à Corneille de ne pas faire
vrai et c'est encore celui que Saint-Evremond et Mme de Se vigne
adresseront à Racine.
Suit alors un acte d'accusation contre les philologues, contre
les humanistes qui vivent dans le passé et en gardent le langage,
parlent des Dieux immortels au lieu du Dieu Immortel, des
orgies pour les fêtes et du crime de «perduellion » pour l'hérésie.
« Ces Messieurs sont si accoutumez aux lettres Profanes qu'ils-
ne s'en peuvent défaire dans les matières les plus Religieuses * »,
et il rappelle cet ambassadeur de Constantinople à Rome, qui
appelait le pape « le Grand Turc des Chrestiens ». Balzac quitte
bientôt la plaisanterie pour retourner à des déclarations de
principes 2 ; « Si j'osois tirer une conséquence de tout ce Discours,
je dirois que, premièrement, nous devons nous souvenir qui nous
sommes et, en second lieu, quel est le subjet sur lequel nous tra-
vaillons... et si nos compositions sont Chrestiennes, elle le doivent
estre aussi bien en la forme qu'en la matière. J'aymela Discipline
et la Justesse, mais je hay le Pedantisme et V Affectation.
Au lieu de broder sur ce thème, ce qui eût contribué à nous
révéler, à la veille du Cid, quelques-unes des lois de l'esprit
français à celle époque, Balzac s'égare dans l'érudition, cite du
1. Œuvres de Balzac, t. I, p. 328.
2. Ibid., p. 332.
286 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
grec et reparle en détail des Furies en général et de celles de
VHerodes Infanticida en particulier. Il se refuse à les admettre
comme svmbole des fureurs qui agitent Hérode ou de son remords.
Or, continue-t-il, « Dans vostre poème il n'en est pas ainsi l.
Les Furies n'y sont pas des illusions ; elles y sont de véritables
objets ; Herodes ne se les imagine pas, le Poète les fait. Elles
s'arment de tous leurs Flambeaux et n'oublient pas un de leurs
Serpents pour faire peur à la compagnie. Mariamne les évoque à
haute voix et les tire après elle du fond de l'Abysme. »
La longue dissertation sur Mariamne, qui fait suite, a peut-être
attiré l'attention de Tristan L'Hermite sur l'héroïne de son futur
chef-d'œuvre 2. Ici Balzac critique son intervention : « C'est un
personnage peu convenable à l'action où elle s'occupe et un
instrument fort mal propre à estre employé dans un massacre.
Il falloit chercher une autre instigatrice du Tyran et un autre
guide des Furies. » Balzac demande encore à Huygens 3 : « Si le
principal personnage d'une Tragédie devant estre plus malheu-
reux que meschant afin d'exciter en l'âme du Peuple plus de
pitié que de haine, Herodes est un personnage de cette nature... »
Il est temps d'en revenir aux compliments et de s'incliner
d'avance devant « cette souveraine Critique, qui prononce ses
Arrests à Leiden, et qu'on va consulter des dernières parties
de l'Europe », il loue le discours de l'Ange, la Thèse morale,
Y « Hypothèse historique et le tableau de la nativité, «la plus
belle Nativité qu'on ait jamais veue... ». « J'ay veii des Images
de la Saincte Vierge de la main de Raphaël d'Urbain ; j'en ay
veii de celle de Michel Ange, mais je n'en ay point veii du prix et
du mérite de celle-cy et j' ad voue que la Peinture parlante a
beaucoup d'avantage sur la muette. » 4
Balzac n'aime point les sentences dont Corneille usera encore
beaucoup : « Je laisse les sentences à ceux qui les aiment et au
peuple qui les demande, ainsi que le remarque Aristote. » Sous
couleur d'éloge, il signale quelques imitations et il en profite
pour manifester à l'égard des anciens un irrespect tout moderne,
dont le philologue néerlandais dut être profondément froissé.
La Querelle des Anciens et des Modernes5 agite surtout la seconde
1. Œuvres de Guez de Balzac, t. I. p. 341.
2. Cf. ici p. 27'.». ii. 2.
3. Œuvres de due/, de Balzac, t. I. p. 345-347.
4. Jbid, t. I, p. 348.
5. Cf. Gillot <H'. La QuerelU des Anciens et des Modernes... Thèse de Lettres
Paris; Paris, Ed. Champion, 1914, in 8°.
BALZAC ET DANIEL HEINSIUS 2<S7
moitié du siècle, mais, dès son début, elle est résolue en faveur
de ceux-ci et c'est par son indépendance envers l'Antiquité,
en dépit de nombreuses marques de vénération, que le xvne siè-
cle se distingue le plus du xvie : « Je n'ay pas assez de foy pour
m'imaginer un Mystère sous chaque mot d'un Ancien et pour
croire que toutes les vieilles erreurs sont raisonnables et régu-
lières. » Balzac connaît son Heinsius ; il appréhende les fureurs
du savant hollandais, dont l'orgueil est si altier qu'il est impa-
tient de la contradiction : « Je veux croire de plus, Monsieur,
qu'il... tempérera ses Escrits d'une telle discrétion qu'il n'y
aura pas un mot qui sente la passion des Partis et l'aigreur de
la Dispute, qui ne puisse estre souscrit de tous les Chrestiens...
Il ne voudroit pas... se fermer les portes de Rome, où ses livres
ont esté si plausiblement recetis et son nom est en si bonne odeur
au Vatican. » On pourrait voir là un avertissement, même une
menace, un appel aux foudres de l'Eglise et de la Congrégation
de l'Index, ce qui ne serait pas très courageux l.
Heinsius, malgré les compliments qui lui étaient assénés, fut
très piqué, et ne laissa pas de répondre, non par une. lettre, ce
qui eût été trop peu, mais par une longue dissertation où il y a
moins d'injures qu'on n'attendrait de la part d'un aussi sus-
ceptible personnage ; il y perce surtout le dédain pour le David
qui a osé s'attaquer à ce Goliath. La réplique, qui est do juin 1636,
est intitulée : Epistola qua dissertationi D. Balzaci ad Herodem
Infanticidam respondetur '-. Elle est fondée sur les principes
du De Tragoediae constitulione qui, étant considéré par son
auteur comme la quintessence de la pure doctrine aristotéli-
cienne, a droit au même respect qu'un livre sacré; il en copie des
pages entières qui servent d'argument. Après avoir cité des
évoques et des vies de saints, qui employent le mot Tartare, il
définit les Furies, des passions de l'âme divinisées : il nie
que ce soient des Déesses et il affirme son droit de les mêler à des
personnages de l'antiquité judaïque. Au reste, pour oser tou-
cher à celle-ci, il faudrait savoir l'Hébreu et I [einsius prie Huv-
gens de remontrer à son ami Balzac d'agir avec pins de circons-
pection, car la matière exige non moins d'érudition que de juge-
ment.
1. Œuvres de (liiez de Balzac, 1. I. p. 3
2. Editore Marco Zvcrio Boxhornio. Leyde, Elzevir, 1636. (Bibl. Nat., Yc 9345-
6).
288 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Il conclut avec modestie que son Hérode doit être absous ou
l'antiquité condamnée. Ces « gladiateurs de la République des
Lettres » ne sont jamais tout seuls : ils ont toujours derrière eux
le bataillon carré des Anciens. Elevant le débat, Heinsius
met en garde contre ceux qui cherchent secrètement à désunir
les Hollandais et les Français, et il affirme son admiration pour
les Scaliger, les Casaubon, les du Maurier, les de Thou, les du
Puy, les Gaumain, les Rigault, les Hérauld l. Il engage Balzac
à lui écrire directement.
Ce dernier, dans une lettre à Huygens 2 observera : « Il s'esgaye
sur des choses dont j'estois demeuré d'accord avec luy et change
Testât de la question ou ne la touche que légèrement ». Balzac
ayant invoqué Rome, Heinsius appelle le pape « ipsum etiam
Ecclesiae caput », ce qui fit au Souverain Pontife un sensible
plaisir, atténué par la rectification comique de l'errata : « Eccle-
siae romanae caput ».
La même lettre fait allusion à l'intervention de Saumaise,
F « Incomparabilis », qui n'avait pas figuré, et pour cause, parmi
les savants français admirés de Heinsius, et qui, enchanté d'être
désagréable à son adversaire de Leyde en prenant parti pour
Balzac, adressa à Ménage une épître intitulée : « Claudii Salmasii
ad Aegidium Menagium epistola super Herode Infanticida,
Heinsii tragoedia et censura Balzacii 3. »
Ici finissent les relations épistolaires de Balzac et Constantin
Huygens 4 qui, toujours à l'affût des nouveautés, se tournera plu-
tôt vers l'étoile ascendante dugrand Corneille 5 et vers celle de René
Descartes qu'il a plus à sa portée et dans son voisinage, mais
Balzac ne lâchera pas plus Heinsius que Heinsius n'oubliera
Balzac, exemple de ces mémorables querelles scientifiques et
littéraires dont notre temps n'a pas absolument perdu le secret.
Tout un entretien de Balzac, le vingt-cinquième 6, dédié à
Monsieur Girard, traite « de son procédé et de celuy de Monsieur
Heinsius en leur querelle ». « Si le chagrin de Monsieur Heinsius
estoit de mesme nature, il feroit différence entre les Compli-
1. Ibid., p. 236.
2. Briefwisseling van Constantijn Huygens, t. III, p. 5.
'A. Parisiis, apud Viduam .Mathurini Dupuis, Kilo. Haag signale une éd. de 1644,
in-4° (La France protestante, l*e éd., t. IX. p. 166).
1. Cf. Worp, huygens en Balzac extr. de Oud-Holland, t. XIV: notamment p. 5,
note 2.
."). Cf. Worp, Lettres du .S'r (/<■ Zuuliehern à l'ierre Corneille, déjà eité.
<i. Les Entretiens de feu Monsieur de Balzac ; A Leiden, chez Jean Elsevier,
1659, in- 12, i>. 348.
BALZAC ET DANIEL HEINSIUS 289
mens et les Injures, entre Balzac et Schioppius : il ne se jetteroit
pas indifféremment sur l'Hoste et sur le Larron » ; Scioppius
est l'odieux pamphlétaire, adversaire de Scaliger. Quant à
Y « Hoste », ce mot n'a-t-il qu'une signification symbolique ou
veut-il dire que Balzac a été jadis l'hôte de Heinsius ?
« Pour ne rien dire de pis de ce grand Adversaire, il a mal
pris ma bonne intention et n'a pas receii mes civilitez comme il
devoit. Je n'ay eu dessein que de luy donner matière de s'égayer ;
je luy ay parlé avec toute sorte de déférence ; je luy ai demandé
instruction sur quelques endroits de sa Tragédie, intitulée
Herodes injanticida : voilà ce que j'ay fait. Luy, tout au contraire,
n'a pas voulu recevoir mes civilitez, il s'est effarouché de mes
complimens ; je luy ay demandé instruction et il m'a jette des
pierres. Jugez qui de nous deux a le tort, car voilà au vrav ce
qui s'est passé entre nous.
« Il est vray aussi que je ne croyois pas mon objection si forte
de moitié et c'est peut-être ce qui l'a fasché. ... Il est riche en
lieux communs et trait te quantité de belles matières en sa
defîense... il ne les traitte pas assez clairement. » Enfin Balzac
raille de nouveau son adversaire sur le « ipsum Ecclesiae Caput »,
rectifié dans l'errata : « l'un est pour Rome, l'autre pour Leyden.
Par le premier il veut plaire au Pape, qui ne lit pas, non plus que
les autres hommes, Y Errata, qu'on met à la fin des Livres ; par
le second, il veut avoir de quoy se justifier envers les Ministres,
si on l'accusoit d'estre mauvais Huguenot et d'avoir intelligence
avec l'Ennemy... Comme, dans sa Tragédie, il est Juif et Payen,
il croit que, dans sa Dissertation, il peut estre Catholique et
Huguenot 1. »
La vivacité et l'aigreur du conflit ne priva pas le fils de
Daniel Heinsius, Nicolas, l'excellent philologue et poète latin, de
chercher à connaître l'ennemi de son père. Les manuscrits des
lettres échangées sont à la Bibliothèque de l'Université de Leyde.2
Dans l'une d'elles, écrite de Paris en avril 1646, Nicolas rappelle
sans délicatesse, cette querelle, ce qui ne l'empêcha pas d'èlre
1. Œuvres de Balzac, t. I, p. 352.
2. Ms. B. P.L. 246. Balzac adresse ses lettres : « A Monsieur de Heins, Gentilhomme
Hollandois, à Paris» (15 janvier 1646) ; une autre est datée d'Angoulême, 15 juin
1049, et porte comme suseription: «A Monsieur Heinsius le fils, Gentilhomme Hol-
landois à Leyde (recommandé à la courtoisie de Monsieur Chapelain) >. lue troisième"
datée du 24 décembre 1653, est libellée «A Monsieur Heinsius. gentilhomme hollan-
dois à Florence ». Les brouillons des lettres écrites par Nicolas Heinsius sont dans
la même chemise ; une copie, faite sans doute par Heinsius, d'une épître de Balzac
à du Moulin (20 sept. 1037) est dans le dossier B. P. L. 293 15.
19
290 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
reçu par Balzac dans son « Désert ». Celui-ci aimait ces importu-
nités de l'étranger dont il affectait de se plaindre : « Il est la
butte de tous les mauvais compliments de la Chrestienté, pour
ne rien dire des bons, qui lui donnent encore plus de peine. Il est
persécuté, il est assassiné de civilitez qui lui viennent des quatre
Parties du Monde, et il y avoit hier au soir, sur la table de sa
chambre, cinquante Lettres qui luy demandoint des Responses,
mais des Responses éloquentes, des Responses à estre monstrées,
à estre copiées, à estre imprimées... Il faut bien se garder d'une
si dangereuse familiarité, traitant avec ces gens-là. Il faut qu'on
s'ajuste, qu'on se pare, qu'on se farde mesme pour plaire à des
veux si délicats et la condition de celuy qui a dessein de leur
plaire est pour le moins aussi malheureuse que celle d'un homme
qui seroit obligé ou de ne parler jamais qu'en musique ou d'estre
sur un Théâtre depuis le matin jusques au soir ou de passer
toute sa vie en jours de Cérémonie et avec un autre habillement
que le sien. »
« Ce n'est pas tout que cela. On luy envoyé du François de
Castelnau-d'Arry, des vers de basse-Bretagne, du Latin de
Gothie et de Vandalie, de la raillerie de Bruscambille et de Tur-
lupin pour en avoir son Jugement, dans une Dissertation régu-
lière, car le nom de Lettre ne contente pas assez l'ambition des
Faiseurs de questions... »
« Pour l'achever, il vient icy des importuns en personne,
quelquefois de plus de cent lieues et tout exprès, si on les veut
croire, qui luy donnent le dernier coup de la mort, luy disant, pour
leur premier compliment, que sa haute réputation et la célébrité
qu'il a donnée au lieu où il est, les ont obligez de venir voir cette
Personne si connue et ce Village si renommé ; qu'il ne doit point
trouver mauvaise une si juste et si honneste curiosité que la
leur. Un de ces Curieux luy commença il y a quelques jours sa
Harangue, par le respect et la vénération qu'il avoit tous jours eue
pour lui) et pour Messieurs ses Livres. Il n'est rien de plus histo-
rique que cecy et vous pouvez voir par là jusqu'où peut aller le
stile des Complimens 1. »
Il n'y a aucune exagération dans ce passage, Balzac recevait
des visites de partout. J'ai trouvé Un de ses autographes dans
Y Album Amicorum du philologue allemand Gronovius, ami à la
1. Les Entreii ens de Feu Monsieur de Balzac, pp. 161 à 163.
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Autographe inédit de Balzac (daté do iô septembre iG^o;
DANS L'ALBUM DE GrO.NOVII S.
(Bibliothèque Royale de La Haye).
BALZAC ET DANIEL HEINSIUS 291
fois de Saumaise et de Heinsius et qui devint professeur à
« l'Athenaeum illustre » de Deventer ; plusieurs lettres de Guez
à ce savant font allusion au séjour de Gronovius à Balzac.
Le 15 septembre 1640, le solitaire traça dans YAlbum
conservé à la Bibliothèque Royale de La Haye, les lignes
suivantes :
Etiam de Deo vera dicere periculosum
Nobilissimo, eruditissimo et humanissimo Gronovio, hoc grati
animi qualecumque monumentum relinquit Joannes Ludovicus
Balzacius. Ann. MDCXXXX. Sept. XV» (cf. pi. XXIX) i.
André Pineau dans une lettre inédite à André Rivet, datée
de Paris, 21 février 1648, parle d' « un jeune Gentilhomme alle-
man, neveu de Monsr. de Borstel... Son oncle l'a envoyé depuis
peu à l'Académie [de M. de Vaux] au retour de chez Monsieur de
Balzac, sous lequel il vient de faire son cours en Langue fran-
çoise et luy écrit par tous les ordinaires. » Balzac, professeur de
français pour étrangers et continuant ses leçons par correspon-
dance, voilà une révélation un peu surprenante des manuscrits
de Leyde 2.
Dans une autre lettre du même au même, datée du 21 août
suivant, il est question de la visite de Heinsius en Saintonge :
« Monsieur Heinsius le fds est aussi revenu sain et sauf de son
beau voyage d'Italie, d'où il a apporté quantité de raretez
pleines d'attraits pour l'esprit et pour les yeux. Il m'a obligé de
sa visite ce matin... Mr. Heinsius a passé par l'Angoûmois où il
a vu Y Oracle de Charente, Monsr. de Balzac, qui etoit en un déplo-
rable état de santé. Il lui a fait présent de son livre nouveau
dont vous estes à la veille d'avoir un exemplaire 3. »
Les deux adversaires devaient mourir presque en même temps :
Balzac le 18 février 1654, Daniel Heinsius le 25 février 1655,
emportant dans la tombe leur querelle et leur rancune.
1. Manuscrit, Bibliothèque royale de la Haye, 130 E 32. Selon la notice auto-
graphe du professeur Brugmans, il faut se reporter, pour la visite de Gronovius, au
Sylloge epislolarum... de Burman, t. III, p. 9(i, 266, 303, 331. Dans l'édition de
1648 des Lettres Choisies de Balzac, il y a trois lettres à Gronovius : par celle du
11 août 1641, l'.alzae le remercie pour une élégie et lui olïre l'hospitalité pour le
mois suivant afin de le dédommager du court séjour de l'année précédente : dans
uih lettre du 1er octobre suivant, il le félicite de sor retour à Paris après son
aventureux voyage : dans sa troisième (7 mars 1644), Balzac l'accable de
protestations d'amitié.
2. Manuscrit Bibliothèque de l'Université de Leyde, B. P. L, Q 286, t. IV,
f° 15 recto.
3. Ibid., f° 53 verso.
CHAPITRE XIII
UN GRAND THÉOLOGIEN ORTHODOXE : ANDRÉ RlVET
(1620-1632)
Reprenons l'histoire de l'Université de Leyde au point
où nous l'avons laissée, c'est-à-dire à la grande crise que
représentent pour elle, comme pour toutes les institutions
hollandaises le Synode de Dordrecht et les événements qui ont
suivi. Nous avons vu, à propos de Bertius, que l'Université avait
été purgée de tous ses éléments « remonstrants » ou suspects.
Il s'agissait d'y rétablir l'orthodoxie la plus complète et l'on
songea, une fois de plus, à remonter aux sources du Calvinisme
et à recourir à des théologiens français. Le plus illustre était sans
conteste Pierre du Moulin. Déjà, nous l'avons vu, pour remplacer
Arminius décédé et Gomarus parti, et remettre de l'ordre dans
l'Université profondément troublée par la querelle de leurs
partisans respectifs, on avait songé à lui, en 1611, pour porter «un
esprit de paix et de tranquillité et empescher que la robbe de
nostre Seigneur Jésus ne soit déchirée » 1. Il n'était pas éloigné
d'accepter, ce qui montre qu'il avait gardé bon souvenir de son
professorat de 1593. Il aurait été le compagnon de Vorstius,
la bête noire des Gomaristes et son autorité eût fait contrepoids
à la sienne. Très nobles sont les termes de sa réponse, datée du
6 mai 16112: «J'ay receii vos lettres et veii les offres et conditions
que vous et Messieurs vos collègues m'offres. Elles sont telles
que j'ay tout sujet de m'en contenter. Ce neantmoins, j'oseray
vous dire que ce ne seront jamais les profits ou avantages qui
me feront changer de condition. J'ay d'autres raisons plus fortes
qui me poussent à condescendre à vostre désir et à me donner
à vostre académie. Le repos, la seureté, l'honneur de vostre
1. Bronncn Leidsche Vniversileit, t. II, p. 12*. Termes de la lettre de van der Mijle
à du Moulin, le 21 avril 1611.
2. lbid., p. 14*.
201 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
amitié, le redressement de mes estudes qui se dissipent et surtout
le désir que j'ay de servir l'église de Dieu avec plus de fruict
que je ne fais icy, sont les causes qui me touchent le plus, car les
difficultés, que vous me proposés, qui pourroient degouster un
autre, sont celles qui m'encouragent et me font désirer d'estre
employé en un travail si important et si nécessaire et apporter
quelque addoucissement à ceste playe, laquelle j'ay tousjours
estimé ne se devoir guarir par disputes mais par prudence, veii
que la pluspart du mal vient de vouloir trop sçavoir. Joint que je
voy entre les parties des aigreurs invétérées ausquelles nul ne
s'interposera avec fruict, s'il ne vient avec un esprit non préoc-
cupé et s'il n'apporte avec la douceur, une liberté franche pour
dire aux uns et aux autres ce en quoy ils violent la charité ou
résistent à la vérité... Il n'y a rien si pernicieux en la religion que
de vouloir monstrer sa subtilité, veii que ce n'est point seulement
un combat de sçavoir, mais une aemulation de probité et d'in-
nocence. »
Mais ni l'intervention des Curateurs, ni celle de la Commission
permanente des Etats de Hollande, ni celle de Louise de Coligny
ou du Prince Maurice, ne purent amener le Consistoire de l'Eglise
de Paris à donner congé à son Pasteur, d'autant plus que le
peuple s'en était ému x : « Plusieurs sont venus,écrit du Moulin
à van der Mijle, former de grosses plaintes contre mes compa-
gnons et contre les Anciens, comme désireux de me chasser ou
peu soigneux du bien de l'église, disants que l'église n'en rece-
vroit point un autre en ma place ; que j'avois peur ; que vous
me corrompies par argent ; que les Jésuites seroie.nt désormais
intollerables et se vanteroient de m' avoir chassé ; que le Synode
n'y a pas consenti ; que toutes les églises de France y ont inte-
rest ; que mon père en mourra de tristesse et plusieurs choses
semblables que peut suggérer une affection indiscrète d'un peuple
qui ne juge de la nécessité de l'église que par ce qu'il voit devant
ses yeux. »
Il faut se presser. La lettre de van der Mijle, du 31 août 161 1, 2
est une mise en demeure, quoique empreinte d'une grande amitié
personnelle : « Si la vostre resolution est négative, je regretteray
tousjours que cest amour et respect m'auront privé de vostre
1. Bronncn Leidsche Universileil, t. II, p. 20*-21*
2. Ibid., p. 28*.
UN THÉOLOGIEN ORTHODOXE : ANDRÉ RIVET 295
conversation, laquelle j'ay de longtemps aimé et honoré », ce qui
prouve qu'ils se sont connus et fréquentés à Leyde jadis.
Le 11 septembre suivant, ies chefs de famille, réunis à l'église
de Paris, dont le culte se célébrait, nous l'avons dit, à Charen-
ton, refuse de céder du Moulin. Il souhaite qu'on trouve quel-
qu'un qui entretienne l'accord entre les Eglises françaises et hol-
landaises et que celles-ci se fassent représenter aux Svnodes
nationaux de France 1.
Cette tentative manquée, les Curateurs la renouvellent en
juillet 1619, cette fois, en reprenant le procédé qui avait
réussi pour Scaliger, c'est-à-dire en envoyant un ambassadeur
universitaire, qui sera l'orientaliste Erpenius, dont les instruc-
tions sont datées du 22 2. Il fallait d'autant plus d'adresse que
le roi Louis XIII, dont le ministre, du Maurier, avait tout tenté
pour sauver Barnveldt, avait interdit à du Moulin et à ses co-
délégués de représenter les églises françaises au Synode de
Dordrecht. On offre 1.200 florins et 300 florins d'indem-
nité de logement, sans parler d'autres émoluments ordinaires
et extraordinaires. Il aura la seconde chaire, Polyander. à cause
de son âge et de son ancienneté, ne pouvant être rétrogradé3.
Si le traitement ne paraît pas suffisant, les Curateurs ajouteront
deux à trois cents florins et iront jusqu'à 1.200 florins pour le
déménagement.
Dans leur lettre du 22 juillet 1619 au Synode, réuni à Paris, les
Curateurs insistent sur les services que l'enseignement de du
Moulin à Leyde rendra à toutes les églises réformées et même
aux églises françaises, dont la jeunesse a coutume de se préparer
au ministère à l'Académie de Leyde 4. Ils se servent du même
argument auprès de du Plessis-Mornay à Saumur.
Reçu au Consistoire de Paris, Erpenius y est accueilli par des
paroles nombreuses et flatteuses, enveloppant un relus formel
de céder un homme aussi indispensable au salut de l'Eglise de
France que du Moulin 5. Les nouvelles instructions sollicitées
par le chargé de mission prévoient que du Moulin sera demandé en
prêt pour deux ou trois ans. Si on échoue, on sollicitera Rivet,
1. Bronnen Leidsche Universiteit, t. II, p. 31*.
2. lbid., p. 86*.
3. Ibid., p. 87*.
4. lbid., p. 91* : « Ecclesiis omnibus Reformatïs, ctiani vestris quaruin juventus
in hac Academia nostra ad ministerium illarum praeformari solrt .
5. lbid., p. 9J*«
296 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
« parce que les Curateurs sont d'avis qu'il faut à leur université
un théologien français » \ et que le pasteur de Thouars leur
paraît indiqué tant par la valeur de ses ouvrages que par les
recommandations dont il est l'objet.
On recourra à l'influence de la duchesse de la Trémoille,
Charlotte-Brabantine de Nassau, fdle de Guillaume le Taciturne,
à laquelle les Curateurs et Bourgmestres s'adressent en fran-
çais 2 :
Ma Dame,
Voslrc Excellence n'ignore pas combien il est nécessaire, notamment en
ces derniers jours dangereux, que les Académies, séminaires de l'Eglise
de Christ et des conducteurs d'icelle, soyent bien pourveiies d'excellens
Docteurs en Théologie orthodoxes, doués de singulière science, piété,
intégrité de vie et autres dons rares et convenables à leur profession.
C'est ce cpie. hélas ! nous avons expérimenté à nostre grand intérest en
nostre République depuis quelques années en çà. A quoy, nos Illustres
et Puissans Seigneurs, les Estats de Hollande et West-Frise, ayans eu
esgard, ils ont jugé, après meure délibération, n'estre rien plus conseil-
lable pour remédier à nos playes que de remettre la faculté théologique
de nostre Académie, principale source de nos maux, en sa première fleur
et dignité. A quoy, ayans besoing de Théologiens conscientieux, fort
sçavans et renommés tant de saine doctrine que de saincte vie. par ce
que nous n'en avons poinct par de çà en telle abondance qu'il serait à désirer
et que nous estimons eslre de nostre devoir d'orner nostre Université de
quelques luminaires de dehors, nous avons trouvé bon de requérir instam-
ment votre pasteur, Mr Rivet, homme qui, par ses escrits. s'est monstre
capable de la charge de professeur Théologique en nostre Académie, de
la vouloir accepter. Et comme ainsi soit qu'en cela il despendra entière-
ment [de] l'adveu et advis de vostre Excellence, nous la supplions bien
affectueusement d'y condescendre, espérans qu'elle prestera d'autant
plus promptement l'oreille à nostre requeste qu'elle cognoist trop bien
(pour avoir esté naguerres en ce païs) la très grande nécessité d'icelle
et le bien qu'en recevra toute la Christienté reformée et notamment les
Eglises de France par la fidèle instruction que leurs Escoliers pourront
par ce moyen recevoir par deçà de l'un de leurs propres pasteurs en nostre
Académie. En confiance de quoy, etc. De Leyde, ce dernier d'Aoust
1619.
D'après ce que du Moulin dit à Erpenius, Rivet est assez solide
en controverse, mais pas très sûr de son latin, ce qui le fera
1. Bronnrn Leidsche Universileil, t. II, p. 97*, deuxièmes instructions données à
Erpenius par les Curateurs, le 31 août 161'J : « Ende alzoo de voors. Heeren oor-
delen dat op desc tijt de voors. Universiteit wel dient geprovideert met een Franscb
thcologant, zoo is verstaen dat geprocedeert zal werden tôt het beroup van 1> V
Riveto. »
2 Ibid., pp. 100*-101*.
UN THÉOLOGIEN ORTHODOXE : ANDRÉ Kl VI I 297
hésiter à accepter, puisqu'il doit enseigner en cette langue. C'est
aussi ce qui, jadis, faisait réfléchir Wtenbogart car, observait-il,
les étudiants de Leyde ont l'oreille délicate à cet égard 1. Du
Moulin semble sincèrement marri de ne pouvoir, cette fois encore,
accepter 2 : « J'honore et respecte vos personnes, écrit-il aux.
Etats, et désire avec passion la prospérité de vostre estât et
voudrais y pouvoir contribuer, estimant vostre bien estre le
nostre et me souvenant des meilleures années de ma jeunesse. »
Rebuté de nouveau par le Consistoire de Paris, même pour un
prêt, Erpenius, d'ordre des Curateurs, se rabat donc sur Rivet.
Il s'informera auprès de Duplessis-Mornay et du professeur
hollandais de Saumur, Pierre Franconi Burgersdijk, si, avec de
l'exercice, le pasteur de Thouars ne pourrait pas arriver à
professer en latin. A Paris, on conseille beaucoup à Erpenius de
s'adresser plutôt à Daniel Charnier (1570-1621), professeur à
Montauban.
Ce ne sont peut-être pas formules de feinte modestie, que les
explications de Rivet dans sa lettre. Xé à Saint-Maixent le
2 juillet 1572 3, il a été appelé à exercer le saint ministère, dès
1595 4, avant d'avoir ses vingt-quatre ans accomplis et après
avoir conquis, sous Daneau, à l'Académie d'Orthcz, le grade de
maître-ès-arts, en 1592. C'est à peine si le soin de son troupeau
lui a laissé des loisirs pour continuer à s'instruire ; il a peu le
don des langues et ne maîtrise guère que la sienne, dans laquelle
il a accoutumé d'exprimer ses pensées. Cependant l'insistance
des autres l'enhardissent à prendre confiance ; c'est à eux, au
prochain Synode du printemps, qu'il laissera la décision de
savoir s'il lui faut quitter sa patrie, son père, octogénaire, ses
parents et ses amis, pour l'avènement du Royaume de Dieu.
Quoiqu'il en soit, son esprit n'a jamais cessé d'être tendu vers
les Eglises des Pays-Bas, et dans leur prospérité et dans leur
1. On se demande si ces étudiants hollandais comprenaient bien leurs maîtres
français quand ceux-ci Faisaient leurs co irs en latin, car la prononciation de nus
savants était assurément, alors comme aujourd'hui, singulièrement différente de la
leur. Les Hollandais ont, ainsi que nous, îa mauvaise habitude d'accommoder les
voyelles et les consonnes latines aux phonèmes de la langue Indigène : le
i genus » devient une gutturale aspirée qui eût causé à Cicéron un profond étonne-
ment et qu'il eût été fort en peine de reproduire.
2. Bronnen Leidsche Universiieit, t. II, p. 105*.
3. Cette date est contestée a torl par certains biographes. A la page 3 du Traité
de la bonne vieillesse, dont la version française a été terminée le 15 décembre 1650,
il écrit : « Il n'y a pas longtemps sça\ oir au second île juillet, au nouveau style qu'on
appelle, que l'an 7.S de mon aage, s'est achevé... »
4. Cf. Meursius, notice de YAthenae Bciluvae. Leyde, L625, in-l°, p. 310.
208 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
affliction. Cela est vrai, puisque son frère Guillaume Rivet avait
fait ses études à Leyde et que son maître, Lambert Daneau,
y avait assumé la charge de professeur de théologie l. En esprit
il a assisté au Synode de Dordrecht, n'ayant pu le faire en
personne à cause de l'interdiction royale.
Rivet avait-il fait relire sa lettre ? je n'en sais rien, mais
toujours est-il qu'elle est écrite en excellent latin. La réponse de
la duchesse de la Trémoïlle qui l'accompagne est en français,
mais n'est pas moins intéressante ; elle témoigne de la fidélité
de la princesse à son pays natal : « Il est question de mon propre
pais, où j'ay receii, après ma naissance, mon éducation en la
pieté, où je possède encores les tesmoignages que ces Provinces
rendent à la mémoire des travaux de feu [Monsieur mon Père 2 ».
Bien qu'elle regrette d'abandonner son chapelain, elle se sou-
mettra à la décision des Synodes qui se tiendront au printemps
prochain, et elle signe : « Charlotte Brabantine de Nassau,
duchesse doariere de la Tremoille. »
Du Plessis-Mornay est très élogieux pour Rivet et ne dissi-
mule pas aux Curateurs les difficultés que feront le Synode pro-
vincial de mars et le Synode national de mai. Erpenius rentre de
France et dépose, le 10 février 1620, le rapport qu'il a rédigé sur
son voyage, avec la note de ses frais, qui ne sont pas aussi
élevés que ceux de Scaliger, car ils se montent à 750 florins seule-
. ment. Mais il est à peine rentré qu'on le lait repartir, tant Rivet
tient à cœur aux Curateurs, dont les nouvelles instructions sont
datées du 19 mars suivant. Erpenius doit plaider la cause de
l'Université auprès des Synodes provinciaux et nationaux et
amener le pasteur aussitôt avec toute sa famille et son mobilier,
cii offrant 300 florins pour la traversée 3.
A la rigueur, l'Université de Leyde serait satisfaite si le
Svnode lui prêtait Rivet pour cinq ou six ans. Résumer les
lettres adressées le 7 mars par les Curateurs au Synode provin-
cial du Poitou, réuni à Fontenay, et au Synode national, assemblé
à Alais, serait s'exposer aux plus fastidieuses redites. Citons
seulement la phrase : « Ceterum cum non eam virorum ad hoc
idoneorum apud nos copiam habeamus, quam desideremus,
nostrique esse ollicii videatur ut de lumine aliquo extero et
1. Cf. plus haut, chapitre n.
2. Bronnen Leidsche Unioersiteit, t. II, p. 113*.
3. lb ici., p. 13G*.
UN THÉOLOGIEN ORTHODOXE ! ANDRÉ RIVET 299
quidem e regno Galliae petito, Academiae nostrae prospicia-
mus... x » D'autres lettres, datées du 20 mars, en français cette
fois, sont adressées par les Curateurs au duc de la Trémoïlle
à la duchesse, qui va èlre privée du précepteur de son fils, le
futur prince de Tarente, et par le Prince Maurice au Synode
national, au Consistoire de Thouars et enfin à sa sœur. Malgré
toutes ces belles recommandations, Erpenius est assez mal
accueilli par l'intéressé lui-même, dont la femme n'a aucune
envie d'aller en Hollande 2. Leurs pères qui ont, chacun, passé
quatre-vingts ans, font beaucoup d'objections et disent que
cette séparation « mettrait leurs cheveux blancs au tombeau » ;
tout cela sans préjudice des difficultés que feront les Synodes.
Cependant Rivet s'inclinera devant leur volonté et celle de
Dieu.
Un jeune Hollandais, qui est le pensionnaire du pasteur, con-
firme à Erpenius que la femme de Rivet a fait des scènes à son
mari : La ménagère hésite, non qu'elle tienne à l'argent, mais parce
qu'il est dur de quitter sa patrie, où l'on a un traitement suffisant
pour vivre et même pour faire des économies, et d'aller s'établir
dans un pays étranger, où la vie est chère, et avec un traitement
qui ne permettrait pas de joindre les deux bouts. Rivet n'est
pas mal installé, a une belle maison, est aimé des siens et de ses
amis ; pour gagner l'épouse, il faudrait peut-être offrir un traite-
ment supérieur. En somme, le pasteur espère que les Synodes
refuseront ; cependant, plus Erpenius le fréquente, plus il lui
paraît l'homme qu'il faut à l'Université. Aussi est-ce avec
éloquence qu'il plaide devant les chefs de famille de Thouars, leur
remontrant qu'il parlait au nom des Etats de Hollande et de
son Excellence le Prince d'Orange, lesquels avaient tant fait
pour la Religion Réformée et avaient tant d'affection pour les
Eglises de France qu'eux et leurs sujets souffraient de leurs
malheurs comme si c'étaient les leurs ; mais Erpenius a l'impres-
sion de se cogner la tête au mur, comme il le dit lui-même :i.
Si grande est la célébrité de Rivet que beaucoup d'étudiants
en théologie comptent le suivre s'il se rend à Leyde '. Déjà ils
viennent des académies de France, pendant les vacances, dans
1. Bronnen Lcidschc Uniocrsileil, t. II. p. 14G*
2. Ibid., p. 152* et 172*.
3. Ibid., p 158*.
4. Ibid., ]>. 162*.
300 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
ce « trou de Thouars, pour apprendre de lui L'art de la prédica-
tion et de l'exposition », au reste les discours théologiques
qu'Erpenius lui a entendu prononcer lui ont extraordinairement
plu et ont accru son désir de l'obtenir du Synode provincial,
remis au 4 juin. En attendant, il briguera le concours de Mon-
sieur Clemenceau, de Poitiers, qui a beaucoup d'influence sur
le Synode et qui est sans doute le même que celui que nous avons
vu immatriculé à Leyde. Il se rendra aussi à Saumur pour s'y
entretenir avec Monsieur du Plessis et y revenir un instant,
dans la bibliothèque, à ses chères études.
Le 11 mai 1620, les Curateurs permettent à Erpenius d'offrir
à Rivet, outre le traitement promis de 1.200 florins, quatre ou
cinq cents florins de gratification, sous prétexte de prêches
dans la communauté française de Leyde, bien que celle-ci soit
pourvue de pasteurs réguliers 1. Enfin, le 8 juin, le Synode pro-
vincial réuni à Fontenay, accorde Rivet à Erpenius, sous réserve
de l'approbation du Synode national, à qui l'église de Thouars
en appelle 2. Le Synode affronté, il s'agit de gagner la femme et
c'est plus difficile ; elle se tient si mal que le bon Erpenius ne
sait comment la dépeindre. Elle dit qu'elle ne veut pas partir et
ne partira pas, que si son mari veut y aller, il y aille tout seul
et, si elle ne trouve pas à se nourrir, qu'elle se mettra en service.
Elle tient des propos si excessifs qu'on la croirait folle, dit son
mari, qui n'ose plus lui parler. Elle ne veut pas même écouter la
lettre de son beau-frère, Monsieur de Chanvernon 3, et elle dit
que c'est la cupidité et l'ambition qui poussent son mari à
accepter; c'est pourquoi elle ne veut pas le suivre : qu'il parte
avec les enfants, cela lui est égal, elle ira mendier. <• En somme,
ajoute Erpenius avec cette espèce d'humour particulier aux Hol-
landais, « Mademoiselle » Rivet a une tète, et elle m'accuserait jus-
tement de mensonge si je disais qu'elle n'en a point. » Erpenius
lance sur « Mademoiselle » Rivet, pour la calmer, la duchesse de la
Trémoïlle elle-même, mais en vain. Elle aime mieux mourir tout
de suite que de partir pour la Hollande. On craint qu'elle ne
1. Bronncn Lcidsche Universiteit, t. II, p. 163* : « Franchoysche gemeente ».
2. Ibid., p. 168*. La conversation d' Erpenius et de Rivet, rapportée par l'am-
bassadeur de l'université avec les longueurs habituelles aux I lollandais, qui sont
volontiers i uitvoerig i el ■ breedvoerig », est amusante: elle est malheureusement
traduite en néerlandais.
3. Guillaume Rivet, sieur de Chanvernon. Il avait été inscrit à l'Université de
Leyde, le 28 octobre 1598 et y avait étudié pendant quatre ans. d'après ce que dit
Erpenius, p. 173*. Cf. aussi plus haut, p. 230.
UN THÉOLOGIEN' ORTHODOXE : ANDRÉ RIVET 301
devienne malade ; elle menace de tomber dans l'inconduite et
l'impiété, sans qu'elle puisse en être, affirme-t-elle, rendue res-
ponsable devant Dieu. Hélas ! la pauvre dame avait raison de
craindre. Suzanne Oyseau devait succomber, après vingt-cinq ans
de mariage, quelques mois après le départ de son mari. C'est
un vrai cas de pressentiment funeste, comme il y en a dans les
tragédies de l'époque 1.
En cet orage domestique, Rivet flotte dans la plus grande indé-
cision, craignant également de mécontenter son épouse et les
Etats. Il suffît que le mari ait l'air de céder, pour que la femme
se contente de sa victoire sans l'exploiter. Elle accepte une trans-
action proposée par Erpenius : le ministre promet de partir
pour deux ou trois ans seulement, laissant son ménage à Thouars.
Il n'emmènera que ses deux aînés, dont le plus âgé a déjà
vingt ans, quelques livres, un peu de linge et des meubles.
Rivet a si peur qu'elle change d'avis qu'il demande à Erpenius
de rester jusqu'au départ, fixé au mois d'août, d'autant plus que
les Académies de Saumur, Nîmes et Montauban se mettent à
faire des démarches pour avoir un professeur si prisé à l'étranger
qu'ils commencent à en comprendre la valeur. Le bagage sera
embarqué à Nantes, tandis qu'eux passeront par la Belgique,
avec des passeports accordés par Marie de Médicis. En attendant,
Erpenius s'assure par un contrat en due forme, qui est du
10 août2 et qui confère au pasteur la deuxième chaire de théologie
(Explication du Vieux Testament) pour 1.200 livres françaises
de vingt sous, plus 300 livres d'indemnité de logement, plus
500 livres pour l'Eglise Wallonne 3, soit 2.000 livres ou francs,
c'est-à-dire 666 écus de France, plus 40 sous. Peut-être les
Hollandais gagnaient-ils au change à stipuler en francs, non en
florins, alors nominalement équivalents. Donc après vingt-cinq
ans de ministère, à l'âge de quarante-huit ans, André Rivet quitte
Thouars, le duc delaTrémoïlle, son élève, la duchesse et ses propres
ouailles, « suorum visceribus avulsum », arraché à leurs en-
trailles, comme écrira du Plessis-Mornav aux Curateurs et
Bourgmestres 4. Le jeune Pineau, encore enfant, fut si Ira j pé
1. Rivet se remaria très vite ; il épouse, dès la fin août 1621, à Londres. Marie du
Moulin, sœur de Pierre et veuve du capitaine Antoine des Guyots, tué au
d'Amiens.
2. Bronncn Leidschc UnioersUeit, t. II, p. 185*-6*.
3. Ibid., p. 186*.
4. Ibid., p. 194*.
302 PROFESSEURS ET ETUDIANTS FRANÇAIS
que, vingt-six ans plus tard, il écrira à son oncle, le 23 novembre
1646 x : « Je me souviendray toute ma vie de ceux [des regrets]
qui turent témoignés par tout le général de nôtre païs, mesme
par les adversaires, lorsque vous pristes congé du Poitou. Il
semble y avoir encore quelque Echo dans nos bois de la Trô-
nière, qui retentit des cris éclatans qui y furent jettes par la
bonne compagnie, qu'une affection extraordinaire avoit obligée
de vous y venir conduire. »
Erpenius, Rivet et ses deux fils, partis de Thouars, le 21 août
pour Paris, arrivent à Leyde le 26 septembre 1620, après avoir
passé par Sedan, Xamur, le Brabant, la Flandre et la Zélande 2.
Thomas van Erpen, car c'est là le vrai nom d' Erpenius, conden-
sera ses impressions de voyage en France en un guide, dont la
préface est datée de Leyde, 29 octobre 1624 : « De Peregrinatione
Gallica utiliter instituenda Tractatus 3 », où il exige avant tout
du jeune voyageur la parfaite connaissance du français, qu'il
possédait certainement aussi. Le 28 septembre, Rivet est salué
par le vice-Recteur et ses assesseurs; le 13 octobre il est consacré
docteur en théologie par son collègue Polyander ; le 14, il fait
sa leçon inaugurale. Une semaine auparavant 4, les Curateurs
et Bourgmestres avaient fait savoir à du Moulin: «André Rivet est
enfin parmi nous, sain et sauf, et nous nous en félicitons beau-
coup pour nos Universités et nos Eglises. » Le même jour, ils
s'étaient adressés aussi au Synode National d'Alais, pour qu'il
confirmât la décision du Synode provincial du Poitou, ce qui fut
fait le 28 novembre 1620 avec accompagnement de félicitations
pour avoir étouffé la peste de l'Arminianisme. On trouve là la
marque de du Moulin, auteur de l' Anatome Arminianismi, paru
à Leyde en 1619. Rivet, que les signataires de la lettre con-
sidèrent comme une des principales lumières de leurs Eglises,
est accordé par eux pour deux ans seulement : il en resta
trente.
Un peu avant, 31 juillet, les « Pilgrim Fathers » avaient quitté la
maison de Robinson, qui est en face de l'Eglise Saint-Pierre de
Leyde, pour se rendre en Amérique sur le May Flower. Ils
débarquent, le 22 décembre 1620, dans la baie d'Hudson, au cap
1. Bibliothèque de l'Université de Leyde, Ms. Q 286, t. III, f° 83 r°.
2. Bronnen Leidsche Ûnioersiteit, t. II, p. 194*.
'À. Cf. Brunol (F.), Histoire de la langue française, Taris, Colin, in-8°, t. V, 1917,
p. 229.
4. Bronnen Leidsche Universileit, t. II, p. 191*.
Planche XXX.
ANDREAS RIVETUS SS.TH~-
EOLOG.DOCT.dfPROFESSOR.
\M)lil;: l\l\ ET, III I i H OGIER I K \\c \l-,
professeur a l'Université de Leïde (i6ao-i63a .
(D'après Meursius, ithenae Balavae,
UN THÉOLOGIEN ORTHODOXE : A.NDRÉ RIVET 303
Cod et y bâtissent New-Plymouth \ date immense dans l'his-
toire du monde ! Peut-être Rivet s'intéressa-t-il à eux, car sa
sympathie allait naturellement aux persécutés, quand ils parta-
geaient son rigorisme.
Sa présence à Leyde y a attiré beaucoup d'étudiants en
théologie français, puisque, écrivant au duc de la Trémoïlle,
le 8 mai 1623, pour qu'il leur laisse Rivet, les Curateurs et Bourg-
mestres.2 parlent de « continuer icy son service, non seulement à
nos églises, mais aussi à celles de France, lesquelles, depuis son
arrivée, y ont tousjours eu bon nombre d'escholiers, qui ont besoin,
pour directeur de leurs estudes, d'un professeur de leur nation »
« et puis que le dit S1' Rivet, continuent-ils, est accoustumé avec
nous et que sa demeure en ce lieu a si bien succédé, il importe,
pour le public des uns et des autres, que sa vocation ne soit point
interrompue. » Cette lettre, et d'autres de semblable teneur.
Rivet les emporte en France, où il a été autorisé à retourner
pour trois mois, afin d'y mettre ordre à ses affaires.
Un peu plus tard, par leur missive du 13 août 1623, adressée
au Synode national siégeant à Charenton 3, ils prient que,
cette fois, on leur abandonne définitivement Rivet. Ceci est
refusé, mais on le leur accorde jusqu'au Synode suivant, en
faveur des nombreux étudiants français qui vont étudier à Leyde
les Belles-Lettres et la Théologie sacro-sainte. A son retour,
Rivet réclame, le prix du transport de ses meubles et de sa biblio-
thèque, par mer, de Nantes à Rotterdam : on lui donna
200 florins 4.
Le synode national d'Apt demande Rivet pour l'Académie de
Montauban ou celle de Saumur, mais les Curateurs ne réagissent
pas 5. L'Eglise de La Haye, de son côté, l'appelle comme pasteur
de l'Eglise française, décision que ratifie le Synode des Eglises
Wallonnes, tenu à Leyde en avril 1630 6.
En janvier 1632 7, le Prince d'Orange, par L'intermédiaire
de son secrétaire, Constantin Huygens, obtient des Curateurs
qu'on lui cède le professeur Rivet, à qui il veut confier 1' « ins-
titution et nourriture » de son fils, le jeune prince Guillaume.
1. Lavisse et Rambaud, Histoire Générale, t. V. p. 9,46.
2. Bronnen Leidsche Universiteii, t. II, p. 200*.
3. Ibid., p. 201*.
4. Ibid., p. 116-117. Résolution du 9 février 1624.
5. Ibid., p. 209*. Lettre du Synode du 7 octobre 1626.
(i. Livre synodal, \>. '.'•■•'■>.
7. Bronnen Lcids^hc Universiteii, t. II, p. 163. Résolution du 26 Janvier L632.
304 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Rivet garde le titre de professeur honoraire de théologie à
l'Université de Leyde, sa place au Sénat lui étant conservée
ainsi que son rang. Il fait, au début de mai 1632, sa leçon
de clôture, mais ses rapports avec l'Aima Mater restent
■constants 1.
Il intervient dans la nomination de Saumaise, dans l'appel
adressé à Jacques Godefroy à Genève 2. Il s'interpose avec
Polyander et Isaïe du Pré, pasteur de l'Eglise française de Leyde
entre Saumaise et Heinsius, en mai 1640 3. C'est lui encore qui
•sert d'intermédiaire pour faire venir Spanheim. de Genève à
Leyde, en 1642 4.
A la Cour, son rôle dépasse les devoirs de sa charge de précep-
teur et de chapelain. Il fut chargé d'aller négocier en Angle-
terre le mariage de Marie, fdle d'Henriette et de Charles I,
donc petite-fille de Henri IV et de Marie de Médicis, et il
l'obtint pour son élève, le futur Guillaume II 5.
En 1646, ses services devenus inutiles, il est choisi
comme curateur d'une nouvelle Université hollandaise, l'Ecole
illustre de Bréda, qu'il inaugura, en 1646 6, par un sermon
en français. Il n'eut rien de plus pressé que d'y appeler, comme
professeur, un théologien de ses compatriotes, nommé Dauber,
alors que précisément un autre théologien français, Desmarets,
avait succédé à Gomar à la chaire de l'Université de Groningue,
-dès 1642. La théologie protestante française, malgré la mort de
Polyander en 1646, gardait ses droits et sa place aux Pays-Bas.
Rivet s'éteignit la plume à la main, après douze jours de
cruelles souffrances, le 7 janvier 1651, à 78 ans 6 mois 7, soutenu
par sa seconde femme, Marie du Moulin ; mais il n'avait pas
besoin d'une telle aide : il avait celle de Dieu et la sienne propre,
en cette méditation sur la bonne vieillesse, dont les préceptes
ont dû l'aider dans l'épreuve 8.
1. L'usage des leçons solennelles de clôture s'est conservé en Hollande, de même
que celui des leçons inaugurales ; à partir de ce moment. Pineau adresse ses lettres :
« M. Rivet, gouverneur de Mongr. le jeune prince d'Orange à La Hâve » (Bibliothèque
de Leyde. Ms. B. P. L. Q 286, T. I).
2. Bronnen Leidsche Universiteit, t. II, p. 229. Rés. 11 janvier 1639.
3. Bronnen Leidsche Universiteit, II, p. 247.
L Ibid., p. 268 à 270.
5. Haag, La France Protestante, lre éd., t. VIII, p. 441.
6. Van Goor (Th. E.), Beschryving iler Stadl en Lande van Brela ; La Haye,
1744, un vol. in-fol. pli.
7. La dernière lettre du t. IV de la correspondance de Pineau, f° 135 verso, est
datée de Paris, le 9 décembre 1650. J'ai sous les yeux la copie du testament fait
par Rivet et qui se trouve aux Archives municipales de La Haye.
8. Ms. B. P. L. Q 286, t. IV, f° 123 recto : « Nous attendons avec impatience votre
UN THÉOLOGIEN ORTHODOXE : ANDRÉ RIVET 305
Nous ne pouvons songer à donner ici un tableau de la multiple
activité de ce digne ministre. Ce ne serait pas trop de consacrer
un livre au grand théologien orthodoxe français établi en Hol-
lande, et qui n'est pas moins considérable en son genre, bien que
la portée de son œuvre soit moins générale, qu'un Doneau, un
Scaliger, un Saumaise.
Pour notre dessein, il suffit de marquer sa place et de dire que,
pour la période de 1620 à 1632, c'est'lui qui représente, à l'Uni-
versité de Leyde, non sans éloquence et non sans éclat, la pensée
française sous son aspect calviniste, comme de 1579 à 1587, l'y
avait représentée Doneau, comme de 1593 à 1609, l'y avait incar-
née Scaliger, comme de 1632 à 1653 la personnifiera Saumaise.
Calviniste, il l'est, ce quinquagénaire déjà connu en 1620
par son Isagoge seu Introduclio generalis ad Scripturam sacram
V. et X. Testamenti (Dordrecht, 1616), et le reste de son exis-
tence se passera à maintenir la doctrine du Synode de Dordrecht
sur la prédestination. Il l'avait approuvée à l'avance, parce
qu'elle était selon son cœur, sa foi, sa tradition. Quoi d'étonnant
si la Maison d'Orange s'associe Rivet, puisque sa puissance
s'appuie sur les même; dogmes, bien qu'elle les envisage,
Frédéric-Henri surtout, sous l'angle politique plus que sous
l'angle religieux.
La bataille ne se livre plus guère sur le territoire hollandais, où
l'orthodoxie l'a emporté par l'exécution d'Oldenbarneveldt, parla
prison, puis l'exil d'un Bertius et d'un Grotius ; mais justement
c'est en France que Grotius apporte la semence de bonne doc-
trine « remonstrante» et libérale et il y trouve un grand disciple :
Amyraut. Contre la prédestination calviniste, l'école de Saumur,
dont celui-ci est le chef, érige le principe universaliste, qui
n'exclut personne de la Grâce et se rapproche singulièrement, sur
ce point, des opinions jésuites.
Ainsi dans le courant du xvne siècle, et précisément vers la
même date de 1640, les deux camps, catholique et protestant,
se divisent sur la même question (qui, au fond, est celle de la des-
tinée humaine) du bien et du mal, de la toute puissance et de l'in-
tervention de Dieu dans les actes et dans le cœur de l'homme.
épître de Senectute bona ; ibid, f° 126 recto, 10 octobre 1650 : « Mr Courait, lequel
est ravi de ce que vous avez envie de nous donner en plus d'une langue votre
méditation sur la bonne vieillesse. » Ibid., 1° 128 recto, de Paris, 5 nov. 1 « ► -~> < » : «J'ai
trouvé [chez le tils de M. Le Yasseur] 13 exemplaires de vôtre excellente Epître
De Senectute bona. »
20
306 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Sans vouloir analyser l'œuvre de Rivet, on peut trouver dans
les nombreux, papiers que conserve la Bibliothèque de l'Uni-
versité de Leyde, des traces vivantes de son activité. Il y a
surtout la correspondance de son neveu André Pineau ; nous
y avons déjà puisé souvent et nous voudrions attirer sur elle
l'attention des historiens de la littérature.
André Pineau, neveu et filleul d'André Rivet, n'est ni un génie
ni un grand écrivain, c'est un honnête précepteur protestant,
mais qui, aimant passionnément Paris, s'y accroche, s'y engage
dans des familles influentes et finalement échoue chez l'ambassa-
deur de Hollande, fréquentant des gens en vue, les libraires de
la rue Saint- Jacques et ceux du Palais, à l'affût des nouveautés
et des scandales et ponctuel à en instruire son vieil oncle,
assez friand de ce qui se passe dans la république des lettres
et à la Cour, sur lesquelles Son Excellence Frédéric-Henri, le
secrétaire Constantin Huygens et les princesses ne manquent
pas de l'interroger.
Source précieuse, que ces missives d'un homme instruit,
dont l'élégance et la facilité de style nous permettent, par
comparaison avec celui de Rivet lui-même, de mesurer le progrès
que l'influence de Balzac a fait faire à tous les. lettrés. Ses
allées et venues jettent un jour singulier sur la tolérance foncière
de la première moitié du xvne siècle. Zélé huguenot, André
Pineau ne manque pas un prêche de Charenton, pas un Synode,
pas une visite chez M. Daillé, M. du Moulin, M. Sarrau,
auprès desquels il sert de messager à son oncle, mais il ne
va pas moins aux Minimes, chez le Père Mersenne, qui l'ac-
cable de gentillesses à l'intention d'André Rivet. Rien de plus
touchant aussi que les visites hebdomadaires de Pineau au
couvent de Montmartre où ces dames s'enquièrenl avec tendresse
du vieillard calviniste, dont M. de Condé achète les œuvres à la
foire Saint-Germain l.
Dans les lettres de Pineau, il n'est pas seulement question de
la Cour, où il accompagne l'ambassadeur de Hollande, qui l'a pris
comme précepteur de son fils, mais d'un Daillé, dont les sermons
ne sauraient être oubliés dans une histoire de la chaire française.
c.J'ay été auditeur et un des admirateurs de ce grand Prédicateur .
1. Bibliothèque de l'Université de Leyde, Ms. Q 28(5, t. I, f» 91 recto ; de Taris,
le 27 février lui 1 : » Je vous diray avoir \i'ù vendre quelques exemplaires de votre
Prince Ckrestien dans une boutique de la foire Saint-Germain, où M. le Prince de
Condé, fort curieux de livres, l'avoit entre les mains, ce que j'ay aussi veii. »
UN THÉOLOGIEN ORTHODOXE : ANDRÉ RIVET 307
écrit Pineau de Paris le 17 mai 1647 : « Il est aujourd'hui}- écouté
avec un applaudissement universel, ayant ce don particulier de
l'agrément et de rendre la Théologie bien disante...»1: «aussi
sont-ils [ces sermons] 2 des plus estimez, mesmes par les plus
grands Prédicateurs de l'Eglise romaine, qui les recherchent
curieusement chez nos libraires et en admirent l'éloquence. »
Ce souci de laforme répond auxexigences d'un public qui est aussi
celui de nos premiers classiques : « Madame nôtre Duchesse [de
la Trémoïlle] a trouvé le nouveau temple [de Thouars] fort beau
et bien rempli le jour de la Sainte Cène. Mais on dit qu'elle l'ait
un peu la dégoûtée des Ministres de campagne et regrette tou-
jours les presches de Charenton. Les deux dimanches derniers,
nous y avons esté presches par des Pasteurs du Pays d'Adieu-
sias, qui n'étoient pas bien intelligibles aux habitans de celui
de Dieu vous conduise. Ils ont le zèle meilleur que la Langue.
Leurs expressions faisoient quelques fois tort à leurs pensées, ce
qui ne plaisoit pas à la délicatesse de ceux qui ne peuvent souffrir
de stile tant soit peu licentieux, et qui appellent barbare tout
ce qui n'est pas de la Cour. »
« Ils ont de la peine, poursuit Pineau 3, d'écouter les Prédica-
teurs qui ne veulent rien donner à l'agrément et qui croyent que
c'est faire chose injurieuse à la Théologie de la rendre bien di-
sante. C'est en quoy ils disent que Monsr. Daillé leur l'ait honte,
le nommant Y Incomparable et élans ravis de voir que sa pro-
fonde doctrine est toujours si dignement secondée de son
éloquence. » Chez ce disert Poitevin, fréquentent le pasteur
Drelincourt, qui fera en 1649 un «excellent sermon sur la paix » 4
et aussi Sarrau, quand il n'est pas en son siège de Rouen, et
Conrart 5, quand il n'est pas aux eaux de Bourbon-l'Archam-
bault ou au Louvre, car la «bonne société protestante » tient le
haut du pavé et est fort bien en cour chez le Cardinal de Riche-
lieu comme chez le Cardinal de Mazarin. Sarrau ou Sarravius
est ce conseiller au Parlement de Rouen, dont le nom se retrouve,
comme celui de Conrart, à toutes les pages de l'histoire littéraire
de la première moitié du xvne siècle. Il semble s'être brouillé
avec Rivet à cause dos Amyralistes : « Quant à l'interruption du
1. Bibliothèque de l'Université de Leyde, Ms. Q 286, t. III. fJ 126 v» ;
2. Ibid., 1" 122 recto : lettre du 26 avril 1647.
3. Ibid., f° 4(.' verso : de Paris, le 6 juillet 1646.
4. Ibid., t. IV. f o 80 verso.
5. Ibid., t. IV, 1° 130 vers,,.
308 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
commerce de M. Sarrau avec vous, Monsieur, écrit Pineau le
15 juin 1646 1, je ne sçay pas à quoy l'attribuer; mais j'ay
remarqué en plusieurs rencontres qu'il soutient et défend la
cause de Monsr. Amyraut avec beaucoup de véhémence et que,
de juge, il est devenu partisan. »
Vers 1650, Rivet et Amyraut 2, sous l'influence de la duchesse
de la Trémoïlle, se réconcilièrent : Rivet, approchant de sa fin,
voulait faire sa paix avec les hommes avant de la faire avec
Dieu. Avec un apostat comme La Milletière, par contre, aucun
rapprochement n'était possible 3.
Il serait injuste cependant de ne voir en l'ancien pasteur de
Tnouars qu'un fanatique étroit : il ' lit et accueille les produc-
tions des catholiques, comme les Lettres Spirituelles et Chres-
tiennes de feu Monsieur de Saint-Cyran. Il est vrai qu'il se
trouvait sur la question de la grâce, nous l'avons vu, plus en
harmonie avec les Jansénistes qu'avec les Amyralistes.
Rivet est un homme grave, il abhorre les perruques qui com-
mencent à être à la mode en Hollande, vers 1645, et il en proscrit
l'usage dans un écrit latin. Il déteste et condamne le théâtre
et c'est pourquoi, malheureusement, Pineau ne lui parle pas des
chefs-d'œuvre de Corneille ; il n'a pas moins horreur de la danse,
mais il ne répugne pas au badinage : « Nous avons veli, lui
écrit Pineau 4, en une mesme semaine le commencement
et la fin du Synode. On y a déposé un Ministre, pour cause
d'Adultère avec une veuve de son diocèse, quoy qu'il ait encore
sa femme, à laquelle il n'a point fait conscience de planter des
cornes. Elle n'a pas de quoi lui rendre la pareille, à ce que l'on
dit. Je ne sçay ce qu'il veut faire de deux femmes, puisque tant
d'autres de ses collègues se trouvent bien empeschés d'une
seule. »
Il s'enquiert de Scarron, sur qui Pineau lui donne, le 1er oc-
tobre 1650, les renseignements que voici 5 : « Quant à l'Autheur
de la Requeste Burlesque, dont vous m'escrivés, il est le propre
fils de ce Monsieur Scarron l'Apostre, que vous avés autrefois
veii à Paris. Je vous puis bien assurer que cettui-ci est encore
1. Bibliothèque de l'Université de Levde, Ms. Q 286, t. III, f° 43, recto.
2. Ibid., t. IV, f° 110 recto. Sur la querelle de Rivet et Amyraut de 1644 h. 1650,
voir Haag, La France Protestante, 2e éd., t. I, col. 187-189, col. 197, col. 200.
3. Ms. Q 286, t. II, f° 21 recto.
4. Ibid., t. III, f° 118 verso; de Paris, le 5 avril 1647.
5. Bibliothèque de l'Université de Leyde, Ms. Q 286, t. IV, f° 124 verso et 125
recto.
Planche XXXI.
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Lettre i.nldite de Rivet.
(Bibliothèque « Rcmonstrante », fonds Vossius, à Amsterdam).
UN THÉOLOGIEN ORTHODOXE : ANDRÉ RIVET 309
moins Papiste que son Père et qu'il n'est pas ennemi de notre
Religion. Il a veiï, par mon moyen, les excellens sermons de
Monsr. du Moulin et ceux de Monsr. Daillé, à cause de leur élé-
gance. J'ay le bonheur de le voir souvent, comme étant son
voisin d'environ cent pas. »
Rivet ne refuse même pas un rondeau assez raide sur les
Amours de Monsieur de Chabot et de Mademoiselle de Rohan \
si raide que nous n'osons pas le reproduire ici, bien que le théolo-
gien de Leyde ait pris soin de le faire relier avec les lettres de
son neveu. Il est vrai que Rivet est né au xvie siècle et la pudeur
verbale du xvne lui est inconnue. Il ne recule pas devant le
mot, s'il a horreur de la chose : le siècle où il mourut faisait
peut-être l'inverse.
Grâce à la correspondance de Pineau et de Rivet il n'est pas
difficile de pénétrer en son privé. Il travaille debout : « Je leur
fis remarquer, écrit le neveu le 18 juin 1650 2, que vous n'estes
jamais assis en vostre Ribliothèque et, par conséquent, c'est à
bon droit que vous avez envie, aussi bien qu'un ancien Empereur
de mourir debout en vos exercices spirituels. » Ce détail est
confirmé par lui-même au début du traité de la bonne vieillesse3,
écrit à 78 ans, auprès de sa femme : «Je suis venu devant vous
près de neuf ans entiers, et il n'y a pas long temps, sçavoir au
second de juillet au nouveau style qu'on appelle, que l'an 78 de
mon aage s'est achevé, auquel Dieu par sa grâce, m'a jusques
à présent conservé Marie du Moulin, ma femme, laquelle compte
la 76e année de sa vie, et de nostre mariage, la 30e. Tous deux
grâces au Seigneur, jouissons d'une vieillesse assez vigoureuse,
moy particulièrement qui, d'ordinaire, me pourmène ou me tiens
debout le plus souvent, lisant et escrivant ; qui suis rarement
assis et n'ay encore besoin de lunete, quoy que, depuis plusieurs
années, elles ayent esté nécessaires à ma femme comme aussi à
son très célèbre Frère, qui me surpasse en aage presque de quatre
ans et lequel, par un rare exemple, jouit à présent d'une ferme
santé, avec les mesmes poinctes d'esprit, desquels il n'a rien
rabbatu, faisant encore ses charges en l'Eglise et en l'eschole
avec grand édification et progrès de ses auditeurs et de ses
estudiants. »
1. Bibliothèque de l'Université de Leyde, Ms. Q 28(1, t. I. f° 10 recto.
2. lbid., f° 180 recto.
3. La Bonne Vieillesse, p. 3.
310 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Mari et femme souffrent d'incommodités, elle, de rhumatismes
articulaires, et lui, de coliques néphrétiques, mais ils se main-
tiennent. Leur famille est nombreuse, comme il convient à un
pasteur, mais il s'y fait des vides cruels, telle la perte de ce Mon-
sieur de Montdevis, son fils aîné, qui sert Frédéric-Henri comme
gentilhomme x et dont la mauvaise conduite lui avait causé
maint tourment. Il se console par la présence du petit-fds
qu'il a recueilli et il lui apprend à bien garder cette tradition de
la langue française que les réfugiés de Hollande n'ont jamais
voulu perdre. « Que sa prononciation, écrit Pineau, soit aussi
bonne, aussi distincte et aussi agréable que la vôtre. »
Sans doute, Rivet sait que son style n'a pas la politesse du
temps, qu'il sent trop le provincial et qu'il garde trop
d'archaïsmes, il s'en excuse auprès de Conrart dans la dédicace
de la Bonne Vieillesse, Brécla, le 15 décembre 1650 : « Vous n'y
trouverez pas un agencement de paroles digne de vos oreilles,
ni un style du temps qui puisse passer pour bon entre ceux qui
raffinent à présent un langage duquel je n'ay jamais appris la
politesse. Vous prendrez en considération, [Monsieur, que je suis
Poictevin et qu'il y a trente ans que j'habite entre les estrangers
de ma nation. Ce sera donc assez sij'ay pu exprimer intelligible-
ment mes conceptions, en sorte que je puisse estre entendu. Je
le seray aisément par vous, qui sçavez parfaictement l'elegance
de nostre langue et qui vous pouvez toutesfois accommoder au
plus grossier dialecte des provinces. »
Il n'en demeure pas moins qu'André Rivet fut un des maîtres
d'éloquence de l'Eglise Wallonne et chacun sait que celle-ci a
profondément agi sur l'éloquence de la chaire hollandaise.
Seulement, on avait coutume d'attribuer cette influence aux
grands réfugiés d'après la Révocation, aux Basnage, aux Sau-
rin, aux Jurieu 2 et c'est à Rivet et à Des Marets qu'il faut, en
partie, en faire remonter l'origine.
1. Bibliothèque de l'Université de Leyde, Ms. Q 286, t. III, f° 107 recto. Pineau
écrit de Paris le 8 février 1647 : « J'ay été incroyablement surpris de la triste nou-
velle que j'ay trouvée dans la dernière lettre dont vous m'avés honoré du 23e du
passé. » Dans la lettre suivante, 22 février, Pineau lui ofTre des consolations un peu
rudes (f° 108 recto) : « Je m'asseure qu'après ces premières pointes de douleurs vous
n'aurés pas manqué de vous servir sagement des remèdes qui vous sont salutaires... »
Le frère de Pineau, du Breuil, s'était engagé aussi au service de Hollande. Cf. t. III,
fo 7 ro et passim.
2. Dans les lettres de Pineau, il est maintes fois question de M. Jurieu, le pasteur de
la Rochelle et aussi de la petite Mademoiselle Jurieu, qui a été en Hollande : encore
des conducteurs du Refuge. Il est question également delà fille de Pierre du Moulin,
qui s'appelait Marie, comme sa tante, « Mademoiselle Rivet ».
CHAPITRE XIV
LE PLUS GRAND PHILOLOGUE DU XVIIe SIÈCLE I CLAUDE SAUMAISE
(1632-1653)
Si, de 1620 à 1632, Rivet représenta la France à l'Université
de Leyde, c'est à Saumaise que revint l'honneur de le faire, avec
combien plus d'éclat, de 1632 à 1653. Saumaise, c'est le Scaliger
du xvne siècle. Il l'est, quoique avec moins de génie, à tous les
égards et de toutes les façons. C'est sa faiblesse, car l'époque n'est
plus à la science envisagée comme renaissance des lettres et
du savoir antique, mais c'est aussi sa force, car sa connaissance
des Grecs et des Romains n'est pas moins remarquable que celle
de son illustre prédécesseur.
Que ce soit l'Université de Leyde qui, une seconde fois, ait
offert un sûr et honorable asile au plus grand philologue français
du temps, à vingt ans de distance, ce n'est point un hasard,
c'est un choix, une volonté bien arrêtée ; c'est aussi et surtout
une preuve de ces rapports intellectuels étroits entre la
France et la Hollande, que nous avons pris à tâche de montrer
dans la première moitié du xvne siècle.
Saumaise, selon son propre témoignage1, était né le 15 avril
1588, à Semur-en-Auxois, d'une famille noble de Bourgogne ;
son père, Bénigne Saumaise, était seigneur de Tailly, Bouze et
Saint-Loup, et conseiller au Parlement de Dijon, depuis 1592
jusqu'à sa mort, survenue le 15 janvier 1640. Érudit,
comme beaucoup de ses confrères, il traduisit en vers français
la géographie de Denys d'Alexandrie. « Poene te solo praeceptore
usus », écrit Saumaise à son père dans la dédicace du de Pallio.
Il était catholique, mais sa femme, Elisabeth Virot, était
huguenote.
1. Haag, La France Protestante, lre éd., t. IX. p. 149 a 173.
312 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Le jeune Claude, aîné des fils, est envoyé à Paris en 1604.
Comme pour Erasme et Scaliger, l'influence de la capitale sor-
bonique fut, sur lui, décisive. Sa philosophie achevée, il demande
à son père, sur les conseils de Casaubon, l'autorisation d'étudier
à Heidelberg, auprès de Godefroy : « Allez donc », lui
répondit-il, car « je vous veux monstrer en cela que je suis
plus indulgent père que vous n'estes obéissant fils. » Allusion,
sans doute, à ce qu'il pratiquait ouvertement la religion
réformée, sans tenir compte de la volonté de son père qui,
sous l'empire de considérations humaines, désirait qu'il ne
la professât que secrètement. Ainsi s'exprime Casaubon, dans sa
lettre au Conseiller Lingelsheim. Il parle de lui à Scaliger comme
d'un jeune homme «ad miraculum doctus». Saumaise s'épuise à
passer au travail deux nuits sur trois ; il découvre à la Bibliothèque
Palatine, dont Gruter lui facilite l'accès, le recueil d'Epigrammes
d'Agathias. Casaubon le morigène doucement en latin : « Sou-
viens-toi, très docte Saumaise, de ce que je t'ai si souvent prêché
dans mes lettres, d'être prudent, d'avoir égard à la santé de ton
petit corps débile. Je savais l'ardeur de ton esprit et sa propen-
sion à imposer au corps plus que ses forces ne pouvaient sup-
porter. »
N'ayant pas écouté les conseils du vieillard, ce qui est le
propre des jeunes gens, il tombe malade et se voit prescrire un
repos complet, mais ce Bourguignon ardent le supporte mal et
il cherche à se guérir du travail par l'amour, dans lequel il se
jette avec la même violence. Il se prend «non pas à aimer», dit-
il, car il n'aime vraiment que les livres, mais « à faire l'amour ».
Il guérit de l'asthénie et de la passion, puis se met à son
Florus.
Après trois ans de séjour à Heidelberg, rentré à Dijon en
mars 1609, il se fait recevoir, le 19 juillet 1610, avocat au Parle-
ment. Il va souvent à Paris, d'où Nicolas Rigault lui permet
généreusement d'emporter les livres de la Bibliothèque du Roi.
Le 5 septembre 1623, il épouse Anne Mercier, une des filles du
savant Josias Mercier, sieur des Bordes, et vécut avec elle dans
la terre de son beau-père, à Grigny, près de Paris. Il en voulut
toujours à La Millelière et à Didier Hérauld, responsables de cette
alliance de philologues, qui rappela plus souvent Socrate et
Xanthippe que Philémon et Baucis. «La femme de Monsieur de
Saumaise, fille de Josias Mercier, a donné bien des chagrins à
UN PHILOLOGUE DU XVIIe SIÈCLE : CLAUDE SAUMAISE 313-
cet homme docte », est-il dit dans le Lantiniana, où le Conseiller
Lantin rapporte aussi les vers latins qu'on avait faits sur ce
mariage :
Vir clare ex scriptis, uxorem ducere noli.
Foemina cum Libris vix bene conveniet
Ergo, Salmaside, si fido credis amico,
Cura tenax calami sit tibi, non thalami.
« Ces vers latins, continue le Lantiniana, ne sont guère bons,
quoi qu'ils contiennent un bon avis. Voici des vers françois
encore moins bons que les latins sur le même sujet :
Des neuf Muses, Doctes Pueelles,
Il estoit toujours amoureux ;
Il estoit toujours chéri d'elles
Comme le favori des Dieux.
Une dixième survenue,
Qui n'estoit Muse néanmoins
Fut par lui plus chère tenue
Mais neuf en valoient une au moins 1.
Jaloux des lauriers de Scaliger, rêvant peut-être déjà de lui
succéder, après s'être vu refuser, pour cause de religion, en 1629,
la charge de son père, il se met à l'hébreu et à l'arabe, puis au
syriaque, au chaldéen et au persan qu'il étudie sans maîtres.
Il semble avoir reconnu plus tard la parenté de cette langue avec
le germanique 2. Mais il se rend compte que « les siècles futurs
ne produiront jamais le semblable de Scaliger et que, dans
les siècles passés, personne ne l'avait égalé3. Pourtant, ce der-
nier lui-même disait qu'il s'instruisait à lire les lettres du jeune
homme.
C'est à la séance des Curateurs du 20 juin 1630 que M. de
Sommelsdijck, qui n'est autre que l'ancien ambassadeur des
Provinces-Unies à Paris, un Bruxellois d'ailleurs, propose de
reprendre d'urgence les négociations avec Saumaisc, devenu
1. Bibliothèque Nationale, Ms. fr. 23254, p. 122, n° 101.
2. Je fais allusion à une curieuse lettre à Peiresc (Salmasii Epistolarum Liber
primas, Leyde, 165G in-4°. Ep. XLIX, s. d.), sur laquelle je reviendrai dans un des
prochains Bulletins de la Société de Linguistique de Paris (Section de Strasbourg),
avec la collaboration de MM. Fer té et Muller. In jeune érudit belge, M. Jean Bau-
gniet, disciple du professeur Henri Grégoire, et qui prépare une thèse sur Saumaise,
veut bien nie signaler une lettre où ce dernier annonce à Peirese qu'il s'est mis à
l'étude du copte (Les Correspondants de Peiresc, V, Cl. de Saumaise. dans Mémoires
de l'Académie de Dijon, 3e série, t. VII (1882), pp. 203-384).
3. Haag, La France protestante, lr' éd., t. VII, p. 7, art. L'Escale.
314 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Salmasius, pour le faire venir à Leyde, illustrer l'Université
par les livres qu'il écrirait, sans faire aucune leçon publique \
indiquant assez, par là, qu'il s'agissait, dans son esprit et dans
eeluideses collègues, de recommencer, avec ce savant, l'expérience
qui avait si bien réussi pour Scaliger. Rivet est autorisé à l'in-
former dès lors des intentions des Curateurs, qui destinent
à Saumaise un traitement de 1.500 florins. On se sert aussi de
Monsieur Justel, secrétaire du duc de Bouillon et fondateur de
la Bibliothèque de Sedan, pour sonder les intentions du phi-
lologue 2.
Un des Curateurs, le Président, semble manifester une cer-
taine répugnance, avoir des objections ou « bezwaar », qui jouent
un grand rôle dans les délibérations des Sociétés ou comités
hollandais. Ceci retarde la décision finale jusqu'au 8 août 1631,
date à laquelle les Curateurs et Bourgmestres consultent Gérard
Vossius 3. Il affirme que « le dit Salmasius est un des person-
nages les plus érudits et les plus versés dans les antiquités reli-
gieuses et profanes ainsi que dans l'histoire, qu'on pût trouver
en toute la chrétienté, que cependant il n'avait pas connaissance
de son éloquence orale et que, par conséquent, il ignorait s'il
serait capable ou non de faire des leçons en public ».Eien que
Cromholt, qui a lui-même rapporté cet avis compétent, formule
encore des «bezwaren», après mûre délibération, à l'unanimité,
les Curateurs décident d'inviter le Sr. Claude Saumaise avenir
résider dans la ville de Leyde et à en illustrer l'Université par
son nom et par ses écrits, à traiter en particulier d'Histoire
religieuse et à réfuter notamment les Annales de Baronius, le
tout moyennant un traitement annuel de 2.000 florins, payables
par trimestre, auxquels s'ajoutent 600 florins pour le transport
de son mobilier, à condition qu'arrivé à Leyde, il n'accepte
1. Bronnen Leidsche Unioersiteit, t. II, p. 150. Je croirais volontiers que l'inter-
médiaire doit avoir été Grotius, qui habitait Paris.
2. Le nom de Justel revient souvent dans la correspondance de Pineau (Cf. Bibl.
Univ. Leyde, Ms. Q 286, t. II. f° 82 verso : Paris, 9 décembre 1645): i J'en donneray
avis à Monsieur Justel, qui le [le sieur Elzévir] veut charger de quelques exem-
plaires de son Histoire pour vous et pour ses autres Amis de Hollande ». Il y a un
autographe de Justel dans l'Album Amicorum de Gronovius à la Bibl. Roy. de La
Haye.
3. Il est dit dans le Lantiniana, Ms. fr. de la Bibliothèque Nationale 23254,
p. 120 : * Monsieur de Saumaise a toujours esté ami de Vossius le père. Il le croyoit
le plus docte, le plus judicieux et le plus laborieux critique des Hollandois il Je
préféroit à Grotius. J'ai une lettre latine de lui où il dit toutes les raisons qu'il a de
préférer Gérard Vossius à Grotius. Cette lettre de Monsieur de Saumaise n'a pas esté
imprimée, »
UN PHILOLOGUE DU XVIIe SIÈCLE : CLAUDE SAUMAISE 315
aucune autre charge ailleurs sans le consentement des Cura-
teurs K
La lettre écrite à Saumaise, en exécution de cette Résolution2,
le 15 août 1631, est conçue en latin, dans les termes les plus
flatteurs : « Telles sont la renommée de votre érudition et la
célébrité de votre nom, établies par tant d'œuvres de premier
ordre, que personne d'un peu cultivé n'ignore combien vous doit
la République des lettres et combien elle est en droit d'attendre
encore de votre esprit, si, à ses dons naturels, s'ajoute l'oppor-
tunité de les exploiter et de les divulguer. »
Les Curateurs le louent d'avoir mis ses talents au service
de l'Eglise, entendez de celle de Calvin, et lui offrent les
2.000 livres de France, qu'ils ont votées, plus les 600 li-
vres du déménagement. Aucun cours ne lui est imposé : il
vivra, plein d'honneur et de loisir, personne ne le troublant
dans ses études et en complète liberté.
La réponse de Saumaise, si elle n'est pas brève, est
catégorique : c'est une acceptation de principe, enveloppée
seulement des amples formules d'une modestie qu'on voudrait
croire sincère. C'est plutôt à Leyde de « votre coin d'heureuse
Hollande que l'on pourrait appeler, de toutes les parties de la
terre, des érudits ». Les seules réserves que fasse le savant
français concernent la rigueur du climat, à laquelle il n'est pas
accoutumé, le mauvais état de santé qui en pourrait résulter et
qui pourrait l'obliger à regagner le sol natal afin d'y respirer
un air plus clément.
Il demande qu'on ajoute au traitement, comme on le fit pour
Scaliger, dont le flatteur souvenir s'évoque à son esprit, 300 livres
pour le logement. Il fera l'impossible pour partir dès le
début de l'hiver et s'est mis déjà à prendre ses dispositions,
1. Bronnen Letdsche Universiteît,t. II, p. 161 : «By resumplie van't stuck der beroc-
pinghe Dni Claudii Salmasii refereert de Heer Cromholt, hoe hem D. M. Gerardus
Vossius hadde verklaert dat hy den voorn. Salmasium oordeelde een van de ge-
leertste ende ervarentste personen in de kerckelicke ende profane anUquiteyten ende
historien respective te wesen, die men nu in de geheele Christenneyt soude konnen
vinden, edoch dat hy van sijne mondelinghe welspreeckentheyl egeene kennisse
hebbende, derhalven ooek niet en konde weten off hy tôt hel doen van publycque
lessen bequaem soude wesen ofte niet... : geresolveert den voorn. Dnum Claudium
Salmasium te beroepen om te komen resideren binnen de stadt Ley den ende d'Uni-
versiteit aldacr met sijnen naem ende geschriften te illustreren ende Lnsonderheyt
om te tracteren Historiam ecclesiasticam, tnitsgaders te wederlegghen Annules
ecclesiasticos Baronii ». 11 n'y a donc pas lieu de mettre en doute, comme on l'a fait,
l'affirmation de Paquot sur ce dernier point.
2. Ibid., p. 253* : « in honesto otio et quiète, nemine sludia tua interturbante,
cum plena libertate... ».
316 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
mais il est à Dijon et doit s'arrêter à Paris pour mettre ordre à
ses affaires *. C'est là que, le 23 octobre 1631, il reçoit la visite
de deux fils de professeurs de Leyde, Joh. Walaeus et Fr. Thy-
sius, chargés de lui remettre copie des propositions des Cura-
teurs 2.
L'émerveillement des deux jeunes Hollandais devant cette
bibliothèque animée, « è[x«itr/ov ftifiXiotirpr^ », ce musée vivant,
cette âme pure, cette parfaite vertu, comme ils disent, est vrai-
ment touchante. Ils trouvent Saumaise déjà occupé à empaque-
ter ses livres : il abandonnera au besoin le reste et s'est déjà
inquiété de ses passeports et de louer ou de vendre ses biens ;
mais tout cela demande du temps. Sa femme, enceinte, ne sera
pas en état de supporter le voyage, ni par mer, ni par terre ; un
de ses enfants est très délicat: décidément, il vaut mieux remettre
l'expédition au printemps prochain.
Ces raisons, Saumaise, dans sa lettre du 25, les répète aux
Curateurs, ajoutant que, sans cela, il volerait vers eux. En
conséquence, le 9 février 1632, les Curateurs et Bourgmestres
décident de lui louer une maison, sans engager par là l'avenir,
mais la lettre de Saumaise au Curateur Wevelinchoven, du
31 août suivant, montre qu'il est toujours en France; une fois
c'est le xo/a'.xov -àOoç, une autre fois, la fièvre qui l'empêchent
de partir.
Par Résolution du 15 novembre suivant, les Curateurs
et Bourgmestres prennent à bail, à son intention, pour la
somme de 145 florins par semestre 3, la maison de Jan
Jansz. van der Vecht, dite de la Commanderie, près de l'Eglise
Saint-Pierre; c'est aujourd'hui le numéro 23 du Kloksteeg 4.
Ace moment.il est arrivé, puisque les Curateurs et Bourgmestres
font faire un siège spécial pour lui dans l'amphithéâtre de théo-
logie, à droite de ceux des Curateurs, portent à 1.000 florins son
indemnité de déménagement et prennent à leur charge ses frais
de séjour au Keysershof à La Haye et à la Corne d'or à Leyde.
Sa réception fut un renouvellement de celle de Scaliger : < quanto
applausu, quanto gaudio, quanta exultatione, quanto honore »,
1. La lettre de Saumaise du 19 septembre 1631 se trouve dans les Bronnen, t. II,
pp. 254* à 256*.
2. Ibid., p. 284*.
3. Ibid., p. 178.
4. Bronnen Leidsche Vniversiteît, t. II, pp. 178 et 287. Voir aussi Crenii . A ni-
madversiones, t. II, p. 97 et Bronnen, t. II, p. 298* note.
Planche XXXII.
Portrait de Saumaise, célèbre philologue français,
professeur a l'Université de Leyde (l632-l653).
(Salle de la Faculté '1rs Lettres d'Amsterdam).
UN PHILOLOGUE DU XVIIe SIÈCLE : CLAUDE SAUMAISE 317
écrit son biographe et disciple Clément \ « quanto omnium or-
dinum et aetatum confluxu exceptus sit, longum foret hic
referre. »
Pourtant, malgré tant d'honneurs et d'égards, le mariage de
Saumaise et de l'Université ne fut, pas plus que le sien propre,
une lune de miel. D'abord, comme tous les Français, comme
Daneau, comme Scaliger, il se plaint de la rigueur du climat.
Dans l'intéressant volume de ses lettres à Dupuy, n° 713
de la collection qui porte ce nom à la Bibliothèque Natio-
nale, il écrit le 22 novembre 1632 2 : « Monsieur, J'eus regret de
partir de Paris pour sortir de France, sans vous avoir veu, mais
je ne pouvois arrester davantage, n'ayant eu tout juste que ce
qu'il me falloit de temps pour arriver en ces quartiers avant
l'hiver, qui commence tousjours ici de bonne heure et finit bien
tard, et c'est tout ce qui me desplait de ce pais, où toute chose
au reste m'agrée fort et sur tout la liberté. Nostre France n'est
plus France pour ce subjet et c'est la cause qui me la fera moins
regretter. » Les curieux Mémoires de Hollande3, où il y a, à côté
de tant d'imagination, tant d'exactitude, lui attribuent un
mot cruel et que je veux croire apocryphe : « c'est un pays
où les quatre éléments ne valent rien et où le démon de l'or,
couronné de tabac, est assis sur un trône de fromage ». « Car, dit
le commentateur, dans cette province d'ailleurs si célèbre, la
terre ne porte point de fruits, l'eau n'est pas bonne à boire,
l'air est ordinairement épais comme de la fumée et le feu y sent
si mauvais par la matière qui sert à l'entretenir, qu'on est con-
traint de le cacher pour s'en servir. Avec cela, le fromage, qui est
la principale nourriture des Hollandais, se peut aussi bien nom-
msr leur soutien, comme le tabac leur divertissement ordinaire
■et enfin l'or, dont l'autorité est partout si grande, règne ou du
moins régnait alors chez eux avec une telle abondance qu'il
semblait que tout le Pérou y eût été transporté. »
La vérité est que le Français n'est jamais satisfait nulle part
où lui manque « la douceur de la patrie » : « Osté cette douceur de
1. Claudii Salmasii, viri maximi Efiistolarum liber primas, Accedunt de laudibus
«t vita ejusdem prolegomena, accurante Antonio Clementîo ; Leyde, Adr. Wyngaer-
den, 1656, in-4°.
2. F» 13 recto.
3. Mémoires de Hollande, p. p. A. T. Barbier, Paris, Techener, 1856, pet.in-16. L'édi-
teur attribue à tort à Mme de La Fayette cet écrit, que plus justement M. Wadding-
ton restitue à du Buisson, officier au service des Etats. (Cf. Bulletin du Biblio-
}>hile, 1898, p. 268). Le mot de Saumaise est à la p. 83 des Mémoires.
318 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
la patrie qu'il est difficile d'oublier, écrit le savant à Dupuy, le
15 janvier 1633, je suis assez bien pour mon contentement; le
mal que j'y trouve seulement est que je ne puis contenter tout
le monde et que j'en voi qui ne m'y voient qu'à regret et d'un
fort mauvais oeuil. Je n'eusse jamais creii qu'en des gens d'une
si haulte condition, il se rencontrast si peu d'humanité, veii
mesmes qu'ils en font profession publique et qu'ils sont payés
pour cela. Ils ne peuvent dissimuler leur mal talent et, comme
si j'estois venu pour roigner leur prébende, peu s'en fault qu'ils
ne me courent sus... Je porte tout patiemment et peut estre
qu'à la fin je les vaincrai ou crèverai de courtoisie 1. »
Ces ennemis, en tête desquels figure Heinsius, qui va jusqu'à
lui refuser des livres de la Bibliothèque qu'il dirige, font courir
le bruit qu'il ne sait même pas parler latin : « Ils ne peuvent plus
se mosquer de moi de costé là, écrit-il le 29 janvier 1634, car je
m'en escrime à présent aussi bien qu'eux », voir même qu'il les
dépassa, s'il faut en croire le Conseiller Lantin : « J'ai eu, dit-il,
plusieurs conversations avec Monsieur Saumaise, lorsqu'il
revint passer quelques mois à Dijon en l'an 2, il passoit
toute la matinée et toute la soirée à travailler à ses ouvrages et
à lire, mais il se promenoit volontiers l'après-dinée. Ilestoit très
agréable en conversation et n'y parloit point de sciences, à moins
qu'on l'exigeât de lui. Il s'expliquoit plus facilement en latin
qu'en françois. Je me souviens qu'on le pria un jour de parler
de l'histoire du Bas-Empire et qu'il pria à son tour qu'il lui fût
permis de s'en expliquer en latin. Il le fit, pendant plus de
trois heures, et dit des choses admirables. Il se plaisoit à faire
des contes agréables et j'aurois bien fait un Salmasiana, c'est-à-
dire un Recueil des bons mots de Mr de Saumaise, si je l'avois vu
plus longtemps. J'en ai dit quelques-uns à Monsieur le Conseiller
de la Mare, qui a écrit sa vie en latin 3 et qui a ajouté à la fin
de cette vie quelques bons mots de ce sçavant homme. »
A la fin de janvier 1633, Saumaise écrit à Dupuy : « L'air
commence à ne m'estre guères favorable et moins encore à ma
1. Bibliothèque Nationale, Fonds Dupuy. T. 713, f° 18.
2. Bibliothèque Nationale, Ms. fr. 23251," l.anliniana. recueillis par Pierre Le Gouz,
p. lG(i. n° 226. La date est en blanc dans le manuscrit : ce doit être 1640.
3. Il s'agit de la vie manuscrite latine de Saumaise, qui se trouve à la Bibliothèque
de Dijon. Il y en a deux copies à la Bibliothèque Nationale, fonds la' in 17712-3
(avec matériaux ayant servi à ce travail) et 18350 avec notes de Fr. Oudin. Voici
d'autres manuscrits du même fonds intéressant Saumaise : 10350, Lettres origi-
nales de Sarrau à ce dernier; 17.S'.il, Sa! naii opu^cula (au o.-ir.).
UN PHILOLOGUE DU XVIIe SIÈCLE : CLAUDE SAUMAISE 319
famille ; je tascheray néanmoins de m'y accommoder et accous-
tumer. J'aime mieux vivre ici que vivre en France, mais j' aime-
rois mieux vivre en France que de mourir ici. » Vers l'automne de
la même année, il est gravement malade : les médecins galé-
nistes l'avaient déjà condamné, lorsqu'un allemand de sa con-
naissance, le docteur Elichmann, dont nous reparlerons à propos
de Descartes, le guérit au moyen de pilules extraites des eaux de
Spa. Il songe à partir : « Je fais estât, écrit-il à Dupuy, le 26 sep-
tembre, de passer encore tout l'hyver, à cause de quelques livres
que je ne trouverois point en France et pour voir achever l'édi-
tion de mon Arnobe, duquel le texte est desjà fait et d'un aultre
de Plantes et Aromates et de quelques aultres, mais tout cela
va fort lentement, comme il plaît à nos imprimeurs d'ici »; même
plainte que chez Scaliger.
Au printemps 1634, il se trouve « plus empesché après la cure
de son corps qu'à la culture de son esprit ». Cependant, en été,
il se met à sa Milice des Romains, que le prince d'Orange lui a
demandée. Il écrit à ce propos à Pierre Dupuy, le 7 janvier 1635 x :
« Il me faut faire un petit traicté de l'ancienne Milice et de la
manière de camper des Romains, en françois, pour le Prince, et
je me trouve empesché à rendre en bons et propres termes plu-
sieurs choses usitées dans l'art militaire antique, qui ne sont
point cognues clans la nostre, en laquelle aussi je ne suis guéres
sçavant » et. le 8 avril : « Je n'avois dessein que de faire un petit
abbrégé pour faire entendre la manière de camper des Romains
et celle de ranger en bataille. Il [le Prince] a trouvé bon que je
m'estendisse plus long et que je lui expliquasse tout Testât de la
milice romaine, ce que je fais. Si je ne l'achève ici, j'aurai plus
de moyen de le mieux polir en France, principalement pour ce
qui est du stile, que je n'ay jamais eu guéres bon en nostre
langue, pour ne m'y estre pas exercé et qui s'est encore achevé
de gaster, depuis que je suis en ce beau pais, parmi ces ventres
de bière, où je suis devenu fort flegmatique et catarreux, niais
c'est pour cracher toujours du latin. Si je ne m'entretenons
quelquefois avec vous, j'aurois desja, longtemps il y a. oublié
tout ce peu que ma nourrice m'en avoit apris. »
Le fait que Saumaise était payé sur les fonds de l'Université
1. Lettre citée par Haag, La France protestante, lro éd., t. IX, art. Saumaise. Le
traité dont il s'agit a été publié après sa mort, mais en traduction latine (Leyde,
1(557 ; cf. Haag, p. 171», n<» XXXXV).
320 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
sans être tenu de faire de cours, n'était pas sans susciter les
jalousies de ses collègues, qui, pourtant, ne brillaient pas toujours
par leur assiduité à s'acquitter de leurs obligations professo-
rales.
Rien n'a plus d'importance dans une république aristocratique
comme l'était la Hollande, et même dans une république
démocratique, que les questions de préséance et de protocole,
surtout quand il s'y mêle des jalousies de femmes et la sienne
n'était déjà pas très commode de nature. Madame Saumaise
était fort irritée de se voir traitée de « Mademoiselle » et
d'être ainsi assimilée aux autres femmes des professeurs.
Celles-ci ont, depuis, monté en grade dans la société hollandaise
•et sont devenues des « Mevrouw», desMadames; à l'époque, elles
n'étaient que des « Juffrouw», des Mademoiselles, comme le sont
aujourd'hui encore les petites bourgeoises et les femmes du
peuple, eussent-elles douze enfants légitimes !
La susceptibilité de Madame Saumaise est la principale
raison pour laquelle son mari sollicita et obtint, en septembre
1635, un brevet de Conseiller au Conseil d'Etat : c'était aussi
une porte de sortie en cas de besoin. A lire la plainte de Saumaise
sur le rang qui lui est assigné dans les banquets officiels et les
« promotions » ou soutenances de thèses, on croirait vraiment
qu'il s'agit d'une affaire capitale et d'une injure mortelle. Dans sa
lettre du 6 juin 1635 x aux Curateurs, Saumaise s'excuse de
n'avoir rien pu faire depuis qu'il est à Leyde. Pendant deux ans,
le mauvais climat l'a empêché de travailler et il a eu à lutter
contre une maladie opiniâtre. Cependant il a tenu bon, ne cédant
pas aux conseils de ses amis et de ses médecins, qui lui prescri-
vaient le retour dans sa patrie comme l'unique remède. Mainte-
nant que, grâce à Dieu, le voilà rendu à la santé et à l'étude,
les hommes se mettent à la traverse. Lui, qui possède
la place que Scaliger avait obtenue par la seule réputation de
son savoir, il n'a pas le rang de gentilhomme qu'il occupe dans
-sa patrie. Il est traité comme un âne parqué avec des chevaux
qui ne cessent de le persécuter de ruades et de morsures pour le
priver de l'herbe que les Curateurs ont voulu leur être commune.
On le tient pour la peste et le déshonneur de cette Université :
il a double traitement, dit-on, et ne fait pas de cours. Il en
1. Bronnen Leidsche Univcrsileit, t. II, pp. 308* à 310*, n° 617.
UN PHILOLOGUE DU XVIIe SIÈCLE : CLAUDE SAUMAISE 321
appelle aux Curateurs, demandant ou sa démission ou des
garanties de repos et de sécurité, car seul, l'attrait de la gloire et
non du profit l'a amené ici, loin des siens, arraché du sol de la
patrie, perdu dans une terre lointaine.
La portée exacte de la réclamation enveloppée dans cette
requête toute cicéronienne, nous échapperait, si l'on ne pouvait
la commenter par les Résolutions des Curateurs. Ceux-ci appré-
hendent de perdre le grand homme qui est le « clecus academiae »
et ils chargent le pensionnaire ou secrétaire de la ville, Weve-
linchoven, de s'enquérir de l'objet de son mécontentement et,
sur le rapport l de ce fonctionnaire, ils décident qu'à l'avenir,
Saumaise, quand il paraîtra parmi les professeurs, aux banquets
officiels, sera assis en face du premier assesseur du Recteur
et qu'à l'Université, aux discours d'ouverture, thèses,
disputes, etc., il sortira derrière le Magistrat de la ville de
Leyde, qu'il soit en corps ou représenté par quelques-uns de
ses membres. Si ceux-ci sont absents, à une soutenance ou à
une discussion à laquelle Saumaise aura été invité parle Recteur,
un professeur ou un candidat, il sortira de l'amphithéâtre avant
les professeurs d'Université, à l'invitation du bedeau ou
massier, qui le précédera.
Ce règlement très sage et très honorable pour le gentilhomme-
philologue fut contesté par ses collègues, lesquels affectèrent de
n'en avoir pas eu connaissance, ce qui les fit mander devant les
Curateurs, auxquels Saumaise doit recourir sans cesse pour faire
observer le privilège qu'il a obtenu. Il en est encore question
même en 1645 et 1646 2.
L'envie dont il se sent entouré et ce conflit de préséance
le font sans cesse penser au départ. Ajoutez-y les sollicita-
tions du prince de Condé, Henri de Bourbon, gouverneur
de Bourgogne 3, qui lui offre un brevet de Conseiller au
Parlement de Dijon avec deux mille livres de pension ou un
office de Conseiller au Grand Conseil, s'il aime mieux rester à
Paris. « Ma response fut, dit Saumaise à Dupuy, dans sa lettre
du 19 avril 1636, que ni cela ni les plus grandes charges de la
robe, ni touts les plus grands et honorables emplois que l'on me
pourroit bailler, n'estoient pas capables de m'esmouvoir à
1. Bronnen Leidsche Universiteit, t. II. p. 19(3 et 197.
2. Ibi/L, p. 299 et 305.
3. Haag, La France Protestante, lro éd., t. IX, p. 155.
21
322 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
changer ma religion et que je n'en voulois ouir parler en façon
quelconque ». Le Prince ne se tient pas pour battu. < Jenelairrai
pas pourtant, lui dit-il, de procurer à ce que vous soyés retenu
en France par une bonne pension qui vous sera ordonnée. Je
sçai les intentions de Monsieur le Cardinal et lui en escrirai par
le premier ordinaire. Ce sera sans aucune condition : il n'en fault
point prescrire aux gens de vostre sorte. Si vous advisés quelque
jour d'estre des nostres, je ferai monter vos appointements bien
plus hault. Mais quand vous voudrés demeurer ferme dans
vostre opinion, les gratifications que l'on vous veut faire vous
seront toujours continuées. »
La perplexité de Saumaise devant ce nouvel assaut est grande :
mais « mettes d'un costé, écrit-il, la liberté que j'ai chez les estran-
gers de dire, d'escrire et de faire ce que je voudrai, le repos et la
tranquillité de ma conscience, une pension payée à poinct nommé,
touts les trois mois un quartier, sans aucun délai, et mettes de
l'aultre tout le contraire : lequel me. conseillères vous de choisir?
Une pension en France et rien, c'est tout un, et à une personne
principalement de ma profession et de ma condition. » Madame
Saumaise ne pensait pas tout à fait comme son époux et celui-ci
confesse à son ami, le 3 mai 1636, « que l'aversion que sa femme
avoit pour la Hollande ne pouvoit estre augmentée et fortifiée
que par des offres telles que celles qu'on lui faisoit... » . « Pour
conclusion donc, si on me laisse faire, j'ai envie d'estre encore
Hollandois et ne me souviens non plus des incommodités et des
dégousts que j'y ai ressentis, par le passé, qu'une femme de
bien, du travail que son enfant lui a causé. Et puis on a
apporté le remède qu'il falloit au différent qui estoit cause de
nos troubles. Ils m'en ont envoie l'acte escrit en leur langue
afin que je n'en fusse plus en doubte, avec parole de le faire,
exécuter de bonne foi. Si celui [Heinsius] qui, par sa jalousie, a
excité toute cette tempe.ste contre moi se pouvoit retirer de
là, j'y jouirois d'un grand calme. » Il est vrai que tout cela est
écrit de France.
Après avoir attendu en vain la réponse du Cardinal à Condé,
Saumaise se décide à rentrer en Hollande, par la Normandie
et la mer ; il arrive à Dieppe, dans la première quinzaine
d'octobre 1636, et son retour, passablement mouvementé,
mérite d'être raconté; mais laissons-lui la parole, puisqu'il en
a narré les péripéties avec une verve toute bourguignonne,
UN PHILOLOGUE DU XVIIe SIÈCLE : CLAUDE SAUMAISE 323
dans sa lettre à Dupuy, datée de « Leyden ce 16 février 1637 l :
« Monsieur,
« Il n'y a pas encore quinze jours que je suis arrivé en cette ville de
Leyde et y suis arrivé malade et l'ai tousjours esté depuis que j'y suis,
ce qui m'a empesché de vous escrire plus tost 2. Je commence à sortir
depui; deux jours seulement.
« Je vous escrivi du jour de mon départ de Dieppe, qui fust fort pré-
cipité et sur une mauvaise nuit que j'avois passée sans dormir par un
grand catherre, qui fallit à m'estouffer. Ma femme fist ce qu'elle put
pour empescher que je ne m'embarquasse, ayant esté et estant encore
si malade, et dans un temps si fascheux et si froid. Elle n'en fust pas
crue. Nous n'avons esté que trois jours sur mer, mais malades à l'aceous-
tumée, c'est à dire jusques à l'extrémité, avec la peur où nous estions
des Donquerquois, qui avoient vingt vaisseaux en mer, quinze frégates
et cinq grands vaisseaux, où nous n'avions qu'un vaisseau de guerre,
qui n'eust pas rendu combat, si nous eussions esté rencontrés par quel-
ques uns de ces grands, comme nous le fusmes des petits, qui nous sui-
virent et costoierent quelque temps, pensants d'attrapper à l'escart
quelques vaisseaux marchands de ceux que nostre navire escortoit. En
ce mesme passage et en mesme temps, il prirent quatre vaisseaux hol-
landois d'une flotte qui retournoit de Nantes, chargée de vin. Mais la
bonne fortune de la faveur nous conduisoit, puisque nous avions avec
nous les hardes de Monsr. de Charnassé, qui estoient un carrosse fort
beau et soixante cinq ballots, qui l'ont tenu tous temps en appréhen-
sion qu'ils n'arrivassent à un aullre port, tant il se defnoit de son bon heur.
« J'avois plus de subject de me défiler du mien, car le malheur m'a
persequuté jusques au bout. J'avois estes langui et pati en France,
attendant le passage pour passer tout droit et sans obstacle, qui nous
obligeât de faire encore quelque malheureux séjour en quelque infortuné
port de mer. Nous fusmes contraints d'arrester à la Brielle, où, toute la
nuit, les glaces qui venoient choquer à monceau nostre navire faillirent
à le faire perdre et tindrent en eschec, sans dormir, et les matelots et le
capitaine et nous aussi par mesme moyen, qui estoit un bon rafraîchisse-
ment pour des gens travaillés et malades comme nous estions.
« Le jour venu, l'on nous met à terre, par wn temps où l'eau du ciel
n'estoit point espargnée à ceux qui marchoient sans parapluie. En cet
estât, il nous convint estre sur le pavé, trois heures durant, sans pouvoir
trouver de couvert ni hostellerie où l'on entendist nostre langage, car,
d' estre ailleurs nous ne pouvions, n'ayans personne qui pût demander ce
qui nous t'alioif et nous avions besoin de plusieurs choses.
« Enfin, après avoir bien cherché, un soldat de la garnison qui dasti-
cotoit un peu de françois nous adressa à un petil cabarel <>ù nous j
mismes à l'abri de h: pluye, bien heureux d'avoir si bien remontré, et si
tost. veu la nécessité, cpii nous pressoil de plus d'un costé. Ilfaloit pre-
mièrement se sécher, ce qui ne fut si prompt, car le feu de tourbe est
aussi lent que ceux qui s'en servent. Après avoir esté un peu reschauffés
nous demandasmes un lieu pour aller ad requisita naturae, car la mer
1. Bibliothèque Nationale, collection Dupuy. vol. 713, f° 122 et 123. Tamizey de
Larroque l'a publiée, mais d'après un autre manuscrit différent, dans le recueil cité
ci-dessus (cf. p. 313 u. 2 in fine), p. 359 a 365 avec q lelques variantes.
2. i a . i édente avait été écrite de Dieppe, le 22 décembre UïM,
o24 PROFESSEURS ET ETUDIANTS FRANÇAIS
nous avoit un peu laschés: on nous conduisit sur les murailles de la ville,
qui n'estoient pas loing de là.
' Il falloit pourtant passer une assez longue rue avant que d'y parvenir:
la nécessité fait tout trouver bon et aise. Ce cabaret, au reste, estoit
double, car c' estoit aussi un bourdel. Et, pour vous monstrer ci comme le
bonheur nous accompagne tousjours, nous y trouvasmes de la cognois-
sance : un François, Bourguignon, qui souflloit du tabac dans ce véné-
rable [lieu], voiant entrer des gens qui n'estoient pas du tout faits comme
lui. demanda à mon laquai qui nous estions ; ce coquin me nomma,
l'aultre me cognut et dit qu'il estoit de Dijon et qu'il avoit servi le prestre
Desgan, lequel prestre, sans offenser l'ordre et la religion, a la réputation
[d'estre] un insigne maquereau et l'est en effet, car personne n'en doubte
en mon pais.
c Pour me tirer de ce mauvais pas, je m'advise, après le disné, d'aller
voir un des ministres ou pasteurs de la ville; s'il ne parloit françois, il
pourroit parler latin. Je m'adressai si bien qu'il savoit l'une et l'aultre
langue; je lui dis l'incommodité de mon logement et si, par son moyen, je
pourrois point trouver à loger chez quelque bourgeois qui entendist
quelque mot de ce que je dirois. Il me promit de s'y emploier et qu'au
reste j'estois logé dans le plus infâme lieu de la ville et qu'il se falloit
bien garder d'y coucher ; que, si nous ne trouvions devant la nuit, qu'il
avoit un lict pour ma femme et pour moi. et que, pour ma petite et la
demoiselle de ma femme avec le laquai, ils y coucheroient encore une
nuit. Nous cherchons toute la journée et en vain. Il me vouloit mener
coucher en son logis, ce que je refusai pour ne pouvoir me séparer de mes
gens et puis, de laisser une fille seule en un lieu tel qu'il me le depaignoit,
il ne me sembloit pas à propos et qu'il vailloit mieux y coucher touts.
Nous y couchons donc et, le lendemain, dés le matin, nous nous remettons
en queste.
« Il devoit prescher cette mattinée là, mais il pria son collègue de
faire la journée pour lui. et puis vous dires que ces gens ne sont pas
obligeants. Après avoir couru toute la journée, sur le soir, nous trou-
vasmes, de bonne fortune, une honneste maison bourgeoise, où nous
avons demeuré prés de trois semaines, avec autant de desgoust et de
goust que les trois mois que j'ai passé à Dieppe.
<■ Des glaces nous empeschoient d'en sortir. Dés le premier jour qu'on me
dit que l'ouverture estoit faite et qu'il partoit un batteau pour Rotter-
dam, je me mis dedans contre le conseil de mon ministre, qui jugeoit
que je risquois trop de partir par le premier batteau et qu'il falloit voir
rompre la glace deux ou trois jours, premier (pie de s'y lier: que, pour lui,
il ne le feroit pas, et je le croirois bien car il estoit chez lui. Je me repentis
pourtant de ne l'avoir creii : à demi-lieue de Rotterdam, nous trouvasmes
tant de glace (pie. si le vent n'eust esté extrêmement fort, aidé encore de
la marée, nous y tussions demeuré. Xostre vaisseau fust arresté plus
d'une demi-heure, sans pouvoir ni advancer ni reculer.
(.eux qui n'aiment pas la Hollande, je vous laisse à penser ce qu'ils
pouvoient dire alors et de quelle façon je pouvois les consoler. Nous voilà
donc enfin à Rotterdam et de là à La Haye où nous arrivasmes à huict
heures du soir, au bout de la ville, le logis ou nous devions aller estant à
l'aultre. sans lumière, sans personne qui nous pust conduire. Ce n'a pas
[esté] le moindre inconvénient où je me sois trouvé dans mon voiage,
c'est pourquoi je vous le marque.
«Au bout de tout, je suis venu ici malade et ai esté plus de dix jours
UN PHILOLOGUE DU XVIIe SIÈCLE : CLAUDE SAUMAISE 325
sans pouvoir dormir, à cause d'une grande angine que j'avois dans
l'hypochondre droit avec tumeur et tension. Pour m'en guairir bien tost,
j'ai trouvé que mes professeurs avoient fait les diables contre moi, pen-
dant mon absence. Ils se sont teiis long temps, sur la créance qu'ils
avoient que je ne viendrois pas... »
Le pasteur dont il est question dans cette amusante lettre, est
Cloppenburg, dont la rencontre fut décisive, car c'est de la
discussion que Saumaise eut avec lui que sortit le livre sur le
prêt à intérêt dont nous reparlerons plus loin. Quant à l'allusion
de la fin, elle se rapporte aux manœuvres occultes de l'éternel
ennemi, Heinsius. Heinsius contre Salmasius, voilà bien encore
un de ces jolis exemples de haine entre savants, qui n'en finis-
sent pas de déverser l'un sur l'autre des flots d'encre et d'in-
jures.
L'origine de la querelle était certainement la jalousie du
bibliothécaire-philologue, dont la notoriété, qui était grande,
se trouvait éclipsée par la gloire du nouveau venu. Peut-être
aussi faisait-il des comparaisons avec son vénérable maître
Scaliger, et Saumaise lui semblait usurper cette place, qu'il
aurait aimé garder pour lui-même. Au reste, Scaliger étant
au tombeau lui portait moins d'ombrage : il est permis aux
morts d'être grands. Il y avait là conflit de deux suscepti-
bilités à vif, sinon écorchées. A Heinsius qui lui disait un jour :
« Si l'on mettait dans un plateau d'une balance les travaux de
tous les philologues de l'Europe et dans l'autre les nôtres, ils
s'équilibreraient », Saumaise avait répondu, dit-on, négligem-
ment : « On pourrait même, aux leurs, ajouter les vôtres. »
Il n'était bruit à Leyde que de la dispute des deux profes-
seurs : aussi, comme elle faisait scandale, les Curateurs et le
Sénat se crurent obligés d'intervenir, le 9 mai 1640, à la suite
d'une plainte formulée par Nicolas Heinsius. Les arbitres
désignés sont tous Français, Polyander, « Recteur magnifique >,
Rivet et Esaïe du Pré, ministre de l'Eglise wallonne ou française
de Leyde 1. Un accord signé par les deux rivaux, mais en février
1644 seulement, stipule 2 : les deux émiiienls personnages, orne-
ments de l'Université, s'engagent à ne plus rien publier l'un
contre l'autre et à ne plus s'attaquer dans leurs écrits. Mais
les libraires hollandais, surtout les Elzévirs, dont l'un taisait
1. Bronncn Lcidschc Universiteit, t. II. pp. 247-250
2. Ibid., p. 343*, n» 651.
326 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
toujours la navette entre Paris et Leyde, excellaient à inonder
rapidement le marché français de leurs produits, et le livre de
Saumaise contre Heinsius en faveur de Balzac l se vendait
encore, en dépit de la signature du compromis. Il fallut
que les Curateurs achetassent le stock restant à Paris, par
l'intermédiaire de Jean Elzévir 2. qui dut l'aire là une bonne
petite affaire, d'autant plus que, s'il faut en croire Heinsius,
Jean et Bonaventure Elzévir continuèrent à en vendre d'autres
à Leyde, sous le manteau.
Si Saumaise avait à se plaindre de Leyde, Leyde n'avait pas
moins à se plaindre parfois de Saumaise, qu'elle traitait pourtant
en enfant gâté. Sans doute, après deux ans de silence, le savant
s'était remis au travail et avait donné, en 1638, le De Usuris,
son chef-d'œuvre, qui séduisait d'autant plus les comm rçants
hollandais, soucieux de mettre leur intérêt d'accord, si possible,
avec leur conscience, que Saumaise y démontrait que Je prêt â
intérêt n'était contraire ni au droit naturel ni au droit positif
divin.
Ce fut une tempête chez les juristes qui, sauf Grotius 3, le
taxèrent d'incompétence, et chez les pasteurs, qui l'accusèrent
d'hérésie. « Ce qui fâche nos ministres, écrit-il à Dupuy, le
10 mai 1638, est que je monstre, par l'antiquité, que l'usure doit
seulement estre deffendue aux ministres de l'autel et non point
au peuple. Ils n'osent dire que c'est ce qui les fait crier, mais en
efîect c'est là l'encloutire. » « Un peu après que mon livre des
Usures fust imprimé, dit encore Saumaise, il [le professeur
Cunaeus] me vint quereller céans sur ce que j'avois entrepris de
soustenir une opinion qui choquait toute la théologie de ce
pays et les décrets des Eglises Belgiques et la prattique
d'icelles. Nous en vinmes aux gros mots 4... » Il reprit la
même question dans son De modo usurarum liber, Leyde, 1639,
qu'il envoya comme le précédent à Descartes 5.
Saumaise se mêle, par son De Coma, à la question des cheveux
longs et des perruques, fort agitée vers 1645, surtout dans le
monde des pasteurs. Il traite des maladies endémiques; il prouve,
1. Epistola D. Salmasii ad Aegidlum Menayinm super Herode infanlicida, citée
plus haut, p. 388.
2. Bronnen Leidsehe Unioersiteit, t. II, p. 286 : les Curateurs payent 225 florins
pour trois cents exemplaires achetés à .Madame du Puis à Paris.
3. Haag, La L'rance protestante, lre éd., t. IX, p. 164.
4. Cité par MM. Adam et Tannery, au t. X des Œuvres de Deseartes, p. 561.
5. Cf. Ibid., p. 557-558.
UN PHILOLOGUE DU XVIIe SIÈCLE : CLAUDE SAUMAISE 327
non sans raison, qu'elles proviennent de l'air, du climat, de la
nourriture et pas de la conjonction des astres ; simple conver-
sation avec le ministre de France, en présence d'un singulier
aventurier de lettres, Isaac Lapeyrère, et qu'il a rédigée. Enfin,
il visera à la haute politique, en prenant, plus tard, la défense de
Charles Ier contre Cromwell, pour faire sa cour à la princesse
Marie, femme du Slathouder Guillaume et fille du malheureux
décapité. Toutefois, il se heurte à un redoutable adversaire,
Millon, qui opposa à La Defensio regia pro Carolo I sa Défense
pour le peuple anglais.
« Ces deux ouvrages d'un pédantisme dégoûtant sont tombés
dans l'oubli», déclare Voltaire, qui confond le livre de Saumaise
et «Le cri du sang royal contre les parricides de Charles I», de
Pierre du Moulin. Bayle reproche à Saumaise d'avoir défendu
d'abord contre le pape les principes républicains et de défendre,
quelques années après, contre les rebelles d'Angleterre, les
principes aristocratiques.
En somme, en ce qui touche les publications, Saumaise, depuis
1638, s'acquittait largement de sa dette envers les Curateurs,
mais il n'en était pas tout à fait de même en ce qui concerne la
présence à Leyde, qui était la deuxième obligation qu'il avait
contractée. Le 18 juillet 1636, les Curateurs et Bourgmestres
se voient déjà forcés d'écrire à Saumaise à Paris pour lui rap-
peler qu'ils ne lui ont accordé qu'un congé d'un trimestre à
passer en France et qu'ils l'ont attendu en vain depuis plusieurs
mois. Il n'est pas possible que les affaires de famille pour les-
quelles il a prétendu partir, l'aient retenu si longtemps. Ils ne
peuvent croire que Saumaise ait fui la rigueur de leur climat,
puisqu'il était guéri grâce à Dieu. Quant à la peste qui avait
affligé la ville de Leyde, il n'y en avait plus de trace et, la semaine
dernière il n'y avait eu que douze décès, ce qui ne s'était pas
produit depuis un siècle. Ils le rappellent sérieusement à son
devoir et lui ordonnent de rentrer, au plus tôt, à l'Université l.
Mais, craignant d'en avoir trop dit, et d'avoir blessé la délicate
et susceptible merveille, ils ajoutent à la lettre officielle, seule
destinée à être montrée, un billet presque tendre, qui commence
par des excuses et finit par des conseils de précautions à prendre
pour sa précieuse santé. A qui la lettre comminatoire était-elle
1. Bronnen Leidsche Uniuersiteit, t. II, p. 313, n»s 621 et 622.
328 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS.
destinée ? Aux puissants amis qu'il avait dans l'entourage de la
Cour et qui voudraient garder en France, nous l'avons vu, cette
lumière du savoir, avec la secrète arrière-pensée de la mettre
sous le boisseau de l'Eglise Catholique et de la dérober à la
R. P. R.
L'idée prit corps sous Mazarin. Le Cardinal, désireux de
réserver à sa patrie d'adoption toutes les grandeurs, désireux
peut-être aussi de voir Saumaise célébrer Son Eminence,
ne voulait pas renouveler l'erreur ou la négligence d'Henri IV,
et lui fait accorder par Louis XIV un brevet de pension de
0.000 livres, daté du 25 septembre 1644 et subordonné à son
retour à Paris 1. Louis XIV, ou du moins celui qui tient la
plume de l'enfant royal, y ajoute une lettre particulière, qui
fut remise à Saumaise par notre chargé d'affaires Brasset, et
qui dut faire au savant, un singulier plaisir. Son pays et son
Roi lui rendaient enfin le tardif hommage que l'étranger lui
avait depuis longtemps décerné : «Louis, par la grâce de Dieu,
Roy de France et de Navarre, à nos amez et féaux conseillers.,
salut. Estans bien informez que l'eminente doctrine du sieur
Saumaize, Conseiller en nostre Conseil d' Estât et sa singulière
érudition en toutes sortes de sciences, joinctes aux belles qualitez
qui accompaignent ordinairement ceux qui ont de si grandes
lumières d'esprit, l'ont faict rechercher par divers princes et
republiques, pour servir d'ornement à leurs estats et rendre plus
illustres par la demeure qu'y feroit un si grand personnage,
Nous avons estimé à propos le dict sieur de Saumaise, estant
nay nostre sujet d'ancienne et noble race de nostre duché deBour-
goigne, de l'appeller de la ville et université de Leyden en Hol-
lande, où il est depuis plusieurs années en grande considération
en la place de defunct Sieur de l'Escale, et lui donner moyen
dans notre royaume et panny les siens, de produire avec repos
et tranquillité d'esprit, ce que ses longues et laborieuses estudes
luy peuvent fournir de plus rare et de plus exquis. Pour ces con-
sidérations, de l'advis de la Reyne Régente, nostre très honorée
dame et mère, avons, par ces présentes signées de nostre main,
accordé et accordons au dict Sieur de Saumaize la somme de
six mil livres de pension par chacun an... Donné à Fontainebleau
le treziesme jour de septembre, l'an de grâce 164 I. et de nostre
reigne le deuxième. »
1. Bronnen Leidsche Unioersiteil, t. II, pp. 289 et 346*, nOJ 655 et 656.
UX PHILOLOGUE DU XVIIe SIÈCLE : CLAUDE SAUMAISE 329
La lettre particulière à laquelle nous faisions allusion est ainsi
conçue : « Après avoir esté informé des bonnes qualitez que
vous possédez, de vostre grande cognoissance et lumière extra-
ordinaire en toutes sortes de sciences et de la glorieuse réputation
que vous avez acquise dans l'université de Leyden, où vous avez
souvent faict paroistre les talents cl' votre esprit. Je me suis
facilement engagé à une affection particulière pour vostre per-
sonne et à vous (scrire cîlle-cy..., pour vous dire que vous ayez,
incontinent après que vous l'aurez receiie, à venir icy recueillir
les fruicts de l'estime que je fais de vostre ver lu... Vous aurez
donc, en vous retirant, à vous séparer des Srs.les Estais Géné-
raux des Provinces-Unies avec quelque bienséance, puisque
vous avez long temps travaillé dans leur université si célèbre et
que vous ne les quictez que pour retourner en vostre patrie, où
vous devez croire que vous aurez toute sorte de satisfaction...
Escrit à Paris le 1 novembre 1644 1. »
Saumahe s'empressa de montrer ce3 lettres aux Curateurs,
tant pour s'en targuer auprès d'eux et leur prouver le cas qu'on
faisait de lui dans son pays que pour en battre monnaie et se
faire accorder une augmentation, qui ne lui fut d'ailleurs pas
refusée. Le Prince d'Orange, consulté à ce sujet 2, déclare, qu'il
est incompatible avec l'honneur et l'intérêt de l'Université
de laisser partir pour la France un tel personnage et qu'il fallait
essayer de le retenir par tous les moyens, sans s'arrêter à la
dépense. Après une entrevue avec Saumaise, Wevelinchoven
propose, h 15 novembre, d'augmenter le savant, de 1.000 florins,
ce qui le met à 3.000.
C'est après cet accord, et comme pour couper les ponts, qu'il
publie son De Primatn Papae (1645), qui rendait désormais son
retour impossible, bien que le Cardinal Mazarin refusât d'écou-
ter les plaintes portées contre cet ouvrage par le clergé de
Franc devant le Parlement de Paris.
Une nouvelle entreprise allait essayer de détacher Saumaise
de la Hollande. Elle venait de la Sémiramis du Nord, de celle
que loin les écrivains français accablaient de leurs flatteries, car
rien ne les séduisait davantage qu'une reine qu'ils imaginaient
belle, trônant dans un lointain septentrion. Elle avait attiré
Descartes, qui en devait mourir, mais celle Sirène était une
1. Bronnen Leidsche Unioersiteit, t. II, pp. 340* et 317*. n" 655 el 656
2. Ibid., p. 289.
330 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
ogresse et voulait une nouvelle proie, non moins illustre : elle
choisit Saumaise.
L? 8 février 1650, trois jours avant la mort de Descartes,
les Curateurs délibèrent sur la permission que demande
Saumaise de répondre à l'invitation de Christine, ce qu'ils
lui accordent pour la durée de six mois. Il tira même une traite
sur son traitement d'absence en faveur d'Adrien Pla, commerçant
à Leyde 1. Saumaise se mettra en route en juillet. Peu de
temps auparavant, il avait dîné avec Constantin Huygens,
qui le raconte au grand Corneille après avoir reçu le Don
Sanche, précédé de la flatteuse dédicace bien connue. 11 n'est
pas de document qui nous introduise mieux dans la société
littéraire franco-hollandaise du temps, que cette lettre,
datée du 5 octobre 1650 2 : « Nous disnames ensemble en
bon lieu, tost après que vostre pacquet m'eust esté rendu et
comme donc ce premier point fut vuidé, il [Saumaise] leiït
vostre epistre imprimée et s'engagea soudainement à maintenir
que la qualité des Actions faict la Tragédie et non pas le subject,
qui souvent se trouve peu ou point funeste dans des Poèmes que
les anciens n'ont pas laissé de nommer Tragiques, à raison du
cothurne de leurs personnages. La chose ne se passa point sans
débat, car toute la compagnie estoit lettrée, mais enfin ce grand
homme ne sçauroit se résoudre à se démettre de la possession
de vaincre et régner partout. »
« Tost après, il partit pour Suède et se trouva lors mesme dans
l'embaras des préparatifs pour un si grand voyage. C'est ce qui
me le fit espargner,mais. sans ceste considération, vous en eussiez
veii un bien ample discours de sa main, qui ne [lui] eust guères
plus cousté qu'une lettre de six lignes, car sa libéralité le porte
d'ordinaire à des reparties au centuple, ce que je sçay de beau-
coup d'expérience. Encor, Monsieur, vous en feray-je taster,
si vous le desirez, à son retour, duquel cependant nous n'avons
pas toute la plus forte espérance, considérant la rigueur du
climat où il va et la foiblesse de son pauvre petit corps gout-
teux :i. .
Pour pénétrer dans l'intérieur de Saumaise, il faut joindre à
1. Bronncn Leidsche L'niiffrsileil, t. III, pp. 41, 57-58.
2. Warp, Lettres du Seigneur de Zuylicncmà Pierre Corneille, Paris et Groningue,
1890, pp. 9 et 10.
3. Le Supplément du Menagiana, Ils. fr. 23254 de la Bibliothèque Nationale, dit :
«Mr de Saumaise aimoit un peu le bon vin et c'est ce qui lui causa la goûte. .M. le
Planche XXXIII a.
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Autographe de Saumaise dans l'album deGronovius.
(Bibliothèque Royale de La Haye).
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\i rOGRAPnE Iil SORBIÈRE DANS L'ALBUM DE GrONOVIUS.
i Bibliothèque Hoyale de La Haye).
UN PHILOLOGUE DU XVIIe SIÈCLE : CLAUDE SAUMAISE 331
ce récit celui de Sorbière \ qui le fréquenta beaucoup dans les
années qui précédèrent le départ pour la Suède :
« J'ai eu le bonheur de converser deux ans assez familièrement avec
feu Monsieur de Saumaise de qui j'étois voisin à Leyden, où je pratiquois
la Médecine. Je le visitois règlement, deux fois la semaine, et jemerendois
chez lui particulièrement le Dimanche, au sortir du dîner, parce qu'il
n'alloit pas au Prêche du soir et qu'ainsi nous demeurions seuls deux ou
trois heures, après quoi j'étois bien aise de voir la compagnie qui y
arrivoit.
« Il s'y formoit un cercle de quinze ou vingt personnes de remarque,
telles qu'étoient Messieurs l'Empereur, de Laët, Golius, etc. Et il y avoit
beaucoup de plaisir et de profit en ces conversations. Nous étions la
plû-part du tems à l'entour d'un grand feu, dont il occupoit un coin et
Madame de Saumaise tenoit l'autre, se mêlant dans tous nos discours et
ne permettant point qu'aucun se retirât sans avoir reçu quelque trait
de sa raillerie...
« Je puis donc dire, après avoir tant étudié Mr. de Saumaise, que je
l'admirois autant dans ses familiers entretiens que dans ses livres. Il
paraissoit fort froid et ne se produisoit point avec empressenemt. Il y
avoit même de la peine à le faire parler : mais, lorsqu'il étoit en train, il
faisoit paroître une grande fécondité de pensée et une vaste érudition.
Je me souviens d'y avoir amené un gentilhomme François, qui ne l' avoit
jamais vu ; en y allant, nous nous proposâmes de le faire parler de la
chasse : nous le mîmes sur ce discours là et mon ami, en revenant, me
dit qu'un vieux veneur, tel qu'il étoit, n'en eût pas sçû discourir plus
pertinemment. Il étoit fort étonné d'où un homme de cabinet et de
manuscrits et d'ailleurs si mal à cheval, en avoit peu tant aprendre, car
il ne parloit pas tant seulement de ce qu'il avoit lu dans les Auteurs, mais
de ce que l'on ne peut sçavoir qu'après avoir battu beaucoup de païs et
fait mourir force gibier.
« La conversation étoit souvent infestée (pour me servir d'un terme qui
exprime le dépit que nous en avions) par un Professeur en Philosophie
nommé David 2 Stuard, Ecossois, qui contredisoit maussadement à la
plupart des choses qui y étoient avancées et ce tousseux nous faisoit
beaucoup perdre de l'entretien de Mr de Saumaise, auquel nous nous
plaignions de ce qu'il ne rembarroit pas assez ce rêveur, lui qui avoit accou-
tumé de poursuivre' à outrance dans ses livres ceux qui osoient lui
résister. »
Un an après son départ, le 15 juillet 1651, il n'est pas encore
rentré au bercail3 et Christine de Suède, par une lettre datée
du 31 mai4, a demandé qu'on lui laissât cet homme dont l'inté-
Cardinal de Richelieu lui ayant envoyé d'excellent vin, aussi bien qu'à un autre
sçavant, pour boire a sa Santé, on l'avertit que, s'il en bùvoit, il auroit la goûte. Il
dit qu'il aimoit mieux avoir la goûte que de ne point boire île ee bon vin là. »
1. Surbeiïana, déjà cité, pp. 192 à 191.
2. Il s'appelait en réalité Adam Stuart. David est son lils, devenu docteur en
philosophie, le 2 oct 1646 (et. Bronnen, il. p. 302).
à. Bronnai Leidsche Universiteit, I. III, p. 5/. J'ai fait photographier aux
Archives de Stockholm le contrat d'engagement de Saumaise el le publierai ulté-
rieurement.
4. lbid., p. 21*, n» G80.
332 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
grité, les travaux littéraires et la connaissance approfondie de
toutes choses, autant que des dons singuliers, recommandent de
tant de manières. L'argument qu'emploie Christine est bien
mauvais : elle n'a pu profiter de lui autant qu'elle l'aurait
voulu, à cause de la mauvaise santé dont il avait été affligé
depuis son arrivée.
L'air de la Suède était beaucoup plus nuisible à nos grands
hommes que celui de la Hollande, mais Christine, qui avait déjà
tué Descartes en le forçant à la venir entretenir de grand matin,
ne s'en souciait guère, pourvu que sa Cour et par conséquent
elle-même, vissent accroître leur éclat par la présence « du
citoyen le plus honoré de la république des lettres x ».
Le 18 juillet 1651, les Curateurs répondent qu'ils supporte-
raient aussi difficilement de priver le monde de l'Astre du
jour que leur Académie de ce « Musarum sacrario ». Or il y a
déjà, non pas six mois, mais un an, que l'Université et l'Eglise
sont privées de ce soleil dont elle veulent être illuminées et
réchauffées. On espère donc que la reine permettra qu'avant
l'hiver, Saumaise ait regagné son poste.
Ce ne devait pas être pour longtemps : comme à Descartes,
la Suède lui avait glacé le sang. Il ne fit plus que végéter : « Je
n'ouvre plus un livre que je n'y sois forcé» 2, mauvais signe chez
ce livresque qui écrivait sur le tissage d'après les auteurs anciens
sans s'aviser des métiers de Leyde. Il partit pour Spa, comme
Juste Lipse, jadis, mais il n'en devait point revenir. Il y mourut,
le 3 septembre 1653 ; son corps fut transporté à Maestricht, où
il fut inhumé dans l'Eglise française 3. M. Fairon, l'archiviste de
Liège, n'a pu découvrir les traces de son décès et M. Flament,
l'archiviste de Maestricht, n'a pu retrouver sa tombe. Ainsi,
d'un si grand nom il ne reste même plus, comme pour Scaliger,
sur la terre hollandaise, une dalle brisée.
Le 4 octobre 1653 4, le Sénat exprima ses condoléances à la
1. Bronnen Leidsche Universileit, t. III, p. 21*, n° 6S0.
2. Haag, La France prolestante, lrc éd., t. IX, p. 161.
3. Cf. van der Aa, Biogr. Woordenboek.
4. Bronnen Leidsche Universileit, t. III, p. 71. Mon éminent collègue de l'Uni-
versité de Strasbourg, M. F. Baldensperger, veut bien me communiquer la lettre
de Christine de Suéde à la veuve de Saumaise. par lui copiée aux Archives de
Stockholm (Biographiska S.). La reine lui reproche la destruction des manuscrits
du grand homme qu'elle a i aimé comme un Père » et lui promet cependant d'avoir
soin de son fils. Sur ce dernier et ses déportements j'ai trouvé un dossier intéres-
sant à la Bibliothèque de l'Université d'Utrecht Je possède aussi la photographie
de toutes les ledits de Saumaise a Boulliaud qui se trouvent à la BibL de-
vienne (Autriche).
UN PHILOLOGUE DU XVIIe SIÈCLE : CLAUDE SAUMAISE 333
veuve qui, se préparant à rentrer en France, obtint des Curateurs
3.000 florins de viatique. Le conseil du bibliothécaire Thysius \
estimant que l'intérêt et l'honneur de l'Université comman-
daient de racheter les manuscrits orientaux et les livres annotés
du défunt, ne semble pas avoir été suivi.
Beaucoup ont vu passer le nom de Salmasius el des généra-
tions de professeurs et d'étudiants hollandais ont contemplé son
portrait à l'Université, sans reconnaître, sous l'universelle termi-
naison latine, le nom d'un grand savant français. Un érudit
allemand, dans un ouvrage publié en 1915, se trompait, invo-
lontairement sans doute, en écrivant : « die Schriften des ll<d-
laenders Saumaise » 2.
Pour moi, je n'ai jamais pu le contempler sans un affectueux
respect clans la salle de la Faculté des Lettres d'Amsterdam, où
je siégeais avec mes collègues hollandais : son portrait (cf. pi.
XXXII) était accroché au mur, en face de celui de Scaliger, avec
kquel il voisine aussi dans la salle du Sénat de l'Université de
Leyde : la figure est ravagée et anguleuse, les méplats saillants,
le regard ironique, la bouche dédaigneuse. Les professeurs de
philologie classique, d'aujourd'hui ne les regardent pas, ces
glorieux ancêtres français de la science hollandaise. Le perfec-
tionnement de leurs méthodes critiques, autorisent jusqu'à un
certain point ce dédain, mais si, de leur part, il est un peu
injuste, de la nôtre il serait coupable, et nous n'avons pas le
droit de laisser tomber dans l'oubli aucun des titres de noblesse
et de gloire de la science française et de l'esprit français.
1. Ibid., pp. 79, 87, 88, 90 ; p. 69*, une lettre de Clément, fils du pasteur wallon
de Ziericzee, sur ces manuscrits. Clément, l'éditeur du premier tome (seul paru) des
Lettres de Saumaise, Claudii Salmasii viri maximi Epistolarum liber primus, acce-
dunt de laudibus et vitae ejusdem prolegomena accurante Antonio Clementio, Leyde.
Adr. Wyngaerden, 1656, 1 vol. in-4°, est immatriculé à Leyde le 17 mai lii.">i>;il
mourut en 1G57. La maison de Thysius et sa belle bibliothèque existent encore au
Rapenburg.
2. IL Sieveking : Grundziïge der neueren Wirtschaflsgeschirhle vom 17 Jlul.
bis zur Gegenwart, Leipzig, Teubner, 1915, 2e édition, p. lu (Extrait du i Grundriss
der Geschichtswissenschafi hsgg. v. Aloys Meister).
CHAPITRE XV
Du Ban et les origines du cartésianisme a l'université
DE LEYDE
Il convient, afin d'être complet, de mentionner encore,
brièvement, pour cette période de 1633 à 1653, en dehors de
Polyander, quelques maîtres ou lecteurs français de philoso-
phie ou d'éloquence, dont le principal est François du Ban, né
à Autun vers 1592; qui avait enseigné à l'université de Pont-
à-Mousson et aux collèges de la Flèche, de Reims et de Moulins.
Il fut, à la Flèche, un des professeurs de Descartes, mais le maître
s'en souvint mieux que l'élève. A Paris.il se convertit au protes-
tantisme et, sur la recommandation du Comte de Lansberg,
devint précepteur des enfants du « Roi d'un hiver , comme on
dit en Hollande, c'est-à-dire de l'Electeur palatin, roi de Bohème.
La Hollande est aussi un refuge de princes en exil.
Du Ban est inscrit comme étudiant en théologie à l'Université
de Leyde, le 1er février 1630 et eut l'honneur d'être candidat
contre Reneri, L'élève et l'ami de Descartes, à l'Université
d'Utrecht, quatre ans plus tard. Il ne fut pas choisi. Van Baerle
et Vossius le recommandèrent de nouveau, cette fois à Leyde. et,
le 21 août 1035 \ les Curateurs et Bourgmestres lui permettent
d'enseigner la logique jusqu'au 8 novembre, à titre d'épreuve,
épreuve qu'ils prolongent d'un an au-delà de celte date, en lui
accordant le titre de Professeur de Logique 2 et un traitement de
400 florins avec le droit de présider les soutenances de thès<
cette matière. Toutefois, ce n'est que le 11 août 1636 :! qu'il lut
nommé définitivement professeur extraordinaire de logique au
traitement de 500 florins, plus 100 florins d'indemnité, ce qui ne
1. Brormen Leidsche uniuersileil, l. II. p. 197.
2. Ibid., t. II. p. 199.
:i. Ibid., p. 204.
336 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
l'empêche pas, cela se comprend, d'être cousu de dettes 1. Le
Recteur, qui tenait, semble-t-il, à mériter son titre de magni-
fique, propose de lui accorder 1.000 florins pour les payer. Afin
de raffermir sa situation, les Curateurs et Bourgmestres lui
accordent, à sa demande, le 9 février 1638, l'enseignement de la
Physique, selon Aristote bien entendu, avec un traitement de
400 florins.
En 1639, du Ban est admis à tous les examens, disputes et
soutenances des candidats au baccalauréat ou à la licence de
philosophie ; mais du Ban a gagné son jeune collègue Heere-
boord à la philosophie cartésienne et tous deux se voient invités
à faire désormais leurs leçons, selon le texte d' Aristote. Du Ban
semble s'incliner puisque, d'accord avec Triglandius, Schotanus,
Heinsius, l'Empereur, Heereboord et le Recteur Heurnius, il
établit le programme2 de l'enseignement de la philosophie, daté
du 8 août 1641. Descartes a, depuis quatre ans, publié à Leyde
même son Discours de la Méthode, mais il semble que ce soit en
vain, puisque le dit programme commence comme suit : « Que
le précepte général soit celui-ci, que le texte lui-même d'Aristote
soit lu avant toute chose et expliqué littéralement et qu' Aristote
soit commenté par Aristote, ainsi que par ses interprètes anciens,
les grecs surtout. »
Donc ce dernier, en 1641, est encore le philosophe unique, le
divin péripatéticien. Le progrès relativement au moyen-âge,
le résultat des conquêtes du xvie siècle est seulement qu'on
recourt au texte grec même et non à une traduction latine ou à
des commentateurs : progrès parallèle à celui que Doneau a fait
faire aux études juridiques. Il est même interdit au maître de se
servir des vocables delà scolastiqueetilest prescrit de n'enseigner
la philosophie qu'en pur latin 3, mais les Curateurs ne peuvent
concevoir d'autre base à la philosophie que l'œuvre d'Aristote ;
il reste la somme et la quintessence de toute doctrine. Encore,
si l'on n'en tirait que les Logicae et les Ethicae Praelectiones,
mais c'est aussi de lui que l'on apprend la physique et voilà pour-
quoi du Ban peut passer d'une chaire de logique et de morale
à une chaire de physique, comme fit du Moulin, alors que c'est
1. Bronnen Leidsche Universiteit, t. Il, p. 216.
2. Ibid., p. 259 à 260 et p. 331*, n° 639.
3. Ibid., p. 333* : « In praelectionibus nulla barbara vocabulascholastica, artisque
termini monstrosi usurpentur, utque puro sermone Latino Philosophia tradatur. »
ORIGINES DU CARTÉSIANISME A LEYDE 337
le contraire qui pourrait seul, à la rigueur, se produire aujour-
d'hui.
Rien d'étonnant donc si Descartes rencontre dans les milieux
universitaires de Leyde, comme dans ceux d'Utrecht, une vio-
lente et farouche opposition dont nous reparlerons au livre III ;
mais c'est en vain qu'on cherche à entraver la vérité nouvelle,
du Ban fait encore soutenir des thèses cartésiennes le 23 mars
1643 !.
Sa mort, survenue au mois de mai, ne fut pas celle du Carté-
sianisme, auquel la nomination de l'Ecossais Adam Stuart, dont
nous a parlé Sorbière et celle du théologien genevois Spanheim,
ami de Rivet, devaient, dans l'esprit des Curateurs, opposer
une barrière. Stuart avait professé longtemps à l'Académie de
Sedan et se servait du français, d'ailleurs assez mal, dans sa
correspondance avec les Curateurs 2.
Disons un mot, pour finir, de seigneurs de moindre valeur :
les nommés Pierre Jarrige et Jean Botté, tous deux apostats.
On attachait aux apostats une énorme importance, car leur
conversion était un témoignage de la vitalité et de la force
attractive des Eglises réformées. De plus on se souvenait
que tant des meilleurs prédicants du xvie siècle avaient été des
moines suivant l'exemple de Luther. Aussi leur faisait-on bon
accueil et les Articles synodaux mentionnent les secours qu'on
leur accorde : Synode de Flessingue, septembre 1644 3, art. 22 :
« A Jehan Botté, ont esté accordés, pour la dernière fois, 30
florins » ; Synode de Middelbourg, septembre 1648, nrt. 9 : « Le
Sr Pierre Jarrige, cy-devant Jésuite, profès du 4me vœu et
prédicateur-, s'estant présenté en ce Synode..., la Compagnie,
ayant esgard aux bons tesmoignages et recommandations de
l'Eglise de Leyde et de quelques doctes et signalés personnages,
et aux dons que Dieu luy a despartis, déclare luy accorder
dispense..., etc. »
Dans les Bronnen, le nom de Botté apparaît souvent à partir
de 1643, souslafo:me de Johannes Bottesius, de Grandville,
naguère Docteur et professeur de théologie dans l'ordre des
1. Cf. la notice de de Waard dans Nederl. Bio</r. Woordenboek, t. III, p. 58
qui renvoie à Siegenbeek, I, 149, 153 ; II, 121, 269; et Œuvres de Descartes, t. IV,
p. 79, 80.
2. Exemple, Bronnen, t. III, p. 17*, n°674. Il avait été appelé en 1644 ; cl.ibid.,
t. II, p. 287 ; Spanheim avait été nommé en 1612.
3. Livre Synodal, pp. 479 et 484.
22
338 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Dominicains \ A la date du 17 novembre 1643, les Curateurs et
Bourgmestres lui confèrent la licence de présider à des « disputa-
tions » sur des sujets de logique, mais non l'autorisation de faire
des cours, à condition que le dit Bottesius se maintiendra dans
les limites deia philosophie d'Aristote, reçue dans cette Académie,
sans introduire de « nouvelletés » quelconques, à quoi le Sénat
aura à veiller. Ceci est contre Descartes avec qui Botté est en
rapport, nous le verrons plus loin. Du Ban mort, on se méfie
de la sympathie des Français pour leur compatriote.
Au reste, cette autorisation est toute provisoire et ne don-
nera à Botté aucun droit à prétendre à une chaire. 11 reçoit
cinquante florins pour son livre Disputationes Logicae. Par
décision du 23 août 1644 2, il est maintenu jusqu'à l'arrivée
du professeur Adam Stuart, à qui on en référera. L'avis de ce
dernier fut sans doute défavorable, puisque, le 8 février 1646,
les Curateurs et Bourgmestres repoussent une nouvelle requête
de Botté, mais il fut admis à nouveau à professer pendant
un an, après une intervention de Saumaise en sa faveur, le
25 mai 3.
Quant à l'ancien jésuite Pierre Jarrige, converti à « la vraie
religion chrétienne de l'Eglise réformée », les « Gecommiteerde
Raden » ou Commission permanente des Etats de Hollande, ont
décidé de pourvoir à son entretien, par Résolution du 28 juin 1648,
jusqu'à ce qu'il ait trouvé une situation et le recommandent à
la sollicitude des Eglises françaises de Hollande et de l'Université
de Leyde 4. Celle-ci l'autorise à apprendre la rhétorique à la
jeunesse en des cours privés, mais lui défend de faire un discours
public sur son livre contre les Jésuites.
Toutefois, on lui accorda de parler publiquement de tout
sujet qui ne touchera ni à la politique ni à l'Etat. L'épreuve
fut assez concluante pour que, le 15 novembre 1649, les Cura-
teurs et Bourgmestres lui permissent d'enseigner l'éloquence,
dans l'amphithéâtre de philosophie, deux fois par semaine 5, le
mercredi et le samedi, entrant ainsi en concurrence avec Antoine
Thysius le fils, professeur extraordinaire de poésie, à qui une
1. Bronnen Leidsche Vniversileil, t. II, p. 279 : * Joli. Bottesius de Grandivilki,
quondani in online Doniinieanoruni Theologiae ae philosophiae doctor et prof essor. •
2. lbid., p. 288.
3. lbid., p. 305.
4. lbid., t. III, p. 22.
5. lbid., t. III, pp. 30 et 31.
ORIGINES DU CARTÉSIANISME A LEYDE 339
tâche analogue est confiée. On sait que Jarrige rentra plus tard
dans le sein de l'Eglise catholique après une deuxième apostasie,
non moins retentissante que la première, mais peut-être plus
avantageuse.
Je ne dirai rien du Lyonnais Pierre La Mole, inscrit le 7 juin
1636, et qui enseigne le français aux étudiants, ni de l'ancien
acteur Antoine de La Barre, autorisé à faire deux fois par
semaine un cours public de français dans une salle dépendant
de l'Université, et ce malgré l'opposition des théologiens,
mon ancien élève, M. Riemens ayant longuement parlé d'eux
dans son Esquisse historique de l' enseignement du français aux
Pays-Bas x.
1. Thèse de doctorat de l'Université de Paris, déjà citée ; Leyde, Siithofî 1919.
1 vol. in-8° pli. J ' '
CHAPITRE XVI
ÉTUDIANTS FRANÇAIS A L'UNIVERSITÉ DE LEYDE DE 1616 A 1648
Il nous reste à examiner le mouvement des étudiants français
pour la période allant de 1616 a la paix de Westphalie en 1648.
Sous le recteur Guillaume Coddaeus, en 1616, 15 inscriptions,
dont celle du Parisien Jacques Bigot et de l'Orléanais Gilles
Jove, se répartissant comme suit : six étudiants en théologie,
six en droit, deux en lettres, un en médecine ; on voit donc que
les théologiens ne sont pas majorité. A côté d'eux, il faut noter le
Belge Henricus Reneri, inscrit le 15 mars 1616 : il sera plus tard
le disciple et l'ami de Descartes.
En 1617, même nombre ; un nom à retenir: « Albertus Gerardus
Metensis », 22 ans, Math., immatriculé le 28 avril. C'est le
célèbre Girard de Saint-Mihiel * qui, avec Simon du Chesne,
de Dole, professeur de mathématiques à Delft, Alleaume et
David d'Orléans, ingénieurs au service de Maurice, représente
dignement la mathématique française aux Pays-Bas 2, à la
fin du xvie siècle et au commencement du xvne, avant Des-
cartes. Le même Albert Girard, « Samielois », revise Y Arithmé-
tique de Simon Stévin (Leyde, Elzévir, 1625). Constantin Huy-
gens, dans une lettre à Golius 3, datée de décembre 1629, l'ap-
pelle : « Vir stupendus Albertus Girardus » et ce Golius, un des
correspondants de Descartes, entretenait avec Girard des rapports
suivis. Celui-ci étudiait les lois de la réfraction, un des pro-
1. Voir sur lui la notice de de Waard dans Nieuw Biogr. Wdb., t. II, col. 477 s.,
qui cite Hagers, Bouwsloflen et Dannreuther (H), Le Mathématicien Albert Girard
de Sainl-Mihiel (1595 à 1633), extrait des Mémoires de la Soc. des Lettres, Sciences
et Arts de Bar-le-Duc, 3e série, t. III, in-8°.
2. Notons en passant, pour conférer le passé au présent, qu'elle est représentée
en Hollande aujourd'hui par un des plus distingués mathématiciens de la jeune
école, M. Denjoy, appelé en 1917 à l'Université d'Utrecht, et qui y enseigne en fran-
çais la théorie des fonctions.
3. Cf. Korteweg, Descaries et les Manuscrits de Snellius, Revue de Métaphysique
et de morale, juillet 1896, p. 10 du tirage à part.
342 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
blêmes qui préoccupèrent le plus le philosophe français, au début
de son séjour en Hollande. Suivant les fiches wallonnes de Leyde,
Girard publie ses bans à Amsterdam, le 12 avril 1614, au
moment d'épouser Suzanne des Nouettes, âgée de 18 ans. Lui,
en a 19 et se donne pour joueur de luth, habitant derrière la
Halle; la musique, étant fondée sur le nombre, a eu toujours
une singulière attraction sur les mathématiciens. Le 5 février
1615, il est encore à Amsterdam, où il fait baptiser, à la Vieille
Eglise, son fils Daniel. C'est donc en 1617 qu'il s'est établi à
Leyde, et c'est là qu'il fait baptiser sa fille Marie à l'Eglise Saint-
Pierre, le 15 juillet.
Après avoir réédité la Fortification de Marolois (1627) \ il
assiste au siège de Bois-le-Duc, avec Henri de Bergaigne, à qui
il dédie son Invention nouvelle en Algèbre (Amsterdam, 1629) 2.
Il songe à un Traité de l'optique, sans oublier les réfractions, mais
il a de la peine à réaliser ses projets, « estant en pays estrange,
sans Maecenas et non sans perte », et il pense aussi à un traité
de musique. L'identité de son plan de recherches avec celui de
Descartes est frappante. « Obiit heu ! Alb. Girardus, vir incom-
parabilis », note Huygens dans son Dagboek 3. Il est enterré à
La Haye, le 11 décembre 1632, dans la Groote Kerk sous le
nom de «Monsieur Albert, ingénieur». Il «n'a laissé qu'une bonne
réputation, écrit sa femme, d'avoir fidèlement servi et employé
tout son temps à la recherche des plus beaux secrets des mathé-
matiques. »
Le regretté Paul Tannery écrit a son sujet 4 : « Elève et suc-
cesseur de Stévin, Girard, dans son Invention nouvelle en Al-
gèbre (1629), expose nettement la composition des coefficients
d'une équation algébrique en fonction des racines. Il donne
également, le premier, la mesure de la surface des triangles et
polygones sphériques d'après la mesure de leurs angles. »
Pour 1618, une douzaine d'immatriculations nouvelles, dont
une remarquable, celle de « Fridéricus Tremolius, com. Lavalli,
natus Thouarei, 15, P. », c'est-à-dire de la Trémoïlle, comte de
1. Samuel Marollois ou Marlois était né dans les Pays-Bas du Nord vers 1572,
et mourut à La Haye avant 1627 (cf. Nieiuv Ned. Biogr. Wbd., t. II). Il est l'auteur
de : Fortification ou architecture militaire tant offensive quedetfensive, La Haye, 1615.
2. Lettres de Peiresc, t. IV, p. 201.
3. Cité dans Giuvrcs de Descartes, éd. Adam et Tannery , t. XII, p. 593.
4. Les Sciences en Europe (1559-16-48), dans E. Lavisse et A. Rambaud, Histoire
Générale... Paris, Colin, in 8° t. V (1895). p. 471.
a l'université de leyde de 1616 a 1648 343
Laval, l'élève de Rivet, le petit-fils du Taciturne, le futur
prince de Tarente.
Les troubles de l'année 1619, marqués par l'abominable
exécution d'Oldenbarneveldt, n'amènent pas une diminution des
Français, qui seront 14 : à signaler, un groupe de deux jeunes
gens, Jean-Antoine de Couvert et son frère Arthur, jumeaux
de 20 ans, accompagnés de leur «ephorus» ou précepteur, Michel
du Roy, âgé de 24 ans et de leur domestique, Carolus Le
Fevre. Nombreuses restent d'ailleurs les inscriptions de
domestiques et souvent ceux-ci servent des nobles de Lusace
ou de la Marche de Brandebourg : ne méprisons pas ces modestes
agents de l'influence française.
L'arrivée de Rivet en 1620, fait affluer les étudiants français,
comme les Curateurs l'avaient prévu. Autour de lui, se groupent
28 inscriptions nouvelles, en y comprenant celle de ses deux fils,
Samuel et Claude. Le plus étonnant, c'est qu'avec lui, semble
être arrivé son fameux adversaire de plus tard, Amyraut,
porté le 16 octobre, comme « Moses Admiraldus, Andegavensis,
23 ans, T. * » On s'étonne moins de voir apparaître, le 28 novem-
bre, « Johannes Dailleus, Picto, 27, T. », qui est le prédicateur
Jean Daillé 2, que nous avons vu vanter plus haut et enfin
Samuel Bochard 3, de Rouen, 21 ans, plus tard membre de
l'A:adémie de Caen et auteuv de la fameuse Géographie sacrée
(1646), homme d'un génie divin, selon Casaubon le jeune.
Samuel Bochard est inscrit pour la théologie 4 également, tou-
tefois il est bon de remarquer que, sur ces 28 immatriculations
de 1620, il y en a à peine une diznine pour cette branche : il est
vrai que parmi elles, il est au moins trois noms qui seront célèbres,
Amyraut, Daillé et Bochard, mais ceci montre une fois de plus
qu'il ne faut pas exagérer le rôle de la religion dans l' afflux des
Français aux Pays-Bas.
Pour 1621, on saute brusquement à 49 inscriptions nouvelles :
le chiffre de l'année d'arrivée de Scaliger (1593 : 37) est large-
ment dépassé. Peut-être l'expédition de Louis XIII dans le
Sud-Ouest, marquée notamment par la prise de Saumur et la
1. Cette inscription semble avoir échappé à M. Bordier qui n'en fait pas mention
dans sa notice sur Amiraut (Ilaag, La France protestante, 2e éd., t. I, col. 185 s.).
11 était né à Bourgueil, en Touraine, au mois de Septembre 1596.
2. Daillé était né à Châtellerault, le G janvier 1594 (Haag, op. cit., 2e éd., t. V, col.
23 et s.), voir aussi plus haut, p. 307.
3. Il était né à Rouen le 10 mai 1599. Cf. Haag, op. cit., 2e éd., t. II, col. 649 et s.
4. Il soutint une thèse De Idolatria, qui parut à Leyde en 1621.
344 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
fermeture momentanée de son Académie, en est-elle cause, car
les étudiants de La Rochelle, par exemple, ne sont pas moins de
quinze, dont un groupe de cinq, le même jour, mais l'influence de
Rivet y est certainement pour une plus grande part. Les Sainton-
geais aussi continuent à être nombreux : l'un d'eux a un nom
dans l'histoire, c'est « Benjaminus Pritolaus, Xanto S. Ange-
liacus, 20. T. », 19 mai, et qui est Benjamin Priolo, de Saint-
Angely, en Saintonge. Beaucoup d'autres Français m'échap-
pent sous la forme latine donnée à leur nom.
Les inscriptions de 1622 s'élèvent encore à 42 : Comme les
étudiants de l'année précédente ont dû rester, cela fait peut-
être près d'une centaine d'étudiants français présents à Leyde,
cette année-là. Maximilien du Maurier, de Paris, est inscrit
comme étudiant de lettres, à 14 ans, le 9 avril : c'est le fils de notre
ambassadeur à La Haye ; l'année suivante, le 28 février, son
frère, le futur écrivain, Louis Aubéry du Maurier, imite son
exemple à 12 ans. Tous deux ont pour précepteur le Benjamin
Priolo, dont nous venons de parler. Je ne sais qui est Isaac de
Sainct-Mars, Normand, inscrit, le 6 août. Quant à François
et Philippe de Jaucourt, Bourguignons de 14 et 11 ans, ils
doivent appartenir à une famille qui donna d'illustres représen-
tants au Refuge de 1685.
Il y a encore 30 immatriculations nouvelles en 1623. Est-ce
pour cela que Louis XIII défendit, à cette date, d'envoyer les
jeunes candidats au saint ministère faire leurs études hors du
royaume ? Aussi le chiffre s'abaisse-t-il à 22 pour l'année suivante,
parmi lesquelles il n'y a que cinq théologiens. Deux gentilshommes
sont mentionnés sans que leurs études, peut-être assez vagues,
soient précisées : Jean Frotier, Sr de La Rochette et Pontius
de Besque, Sr de Montmarnes, tous deux âgés de 27 ans l.
Pierre du Moulin, Parisien, 23 ans, inscrit le 5 mai 1624 à la
Faculté de théologie, est le fils de l'ancien professeur de l'Uni-
versité de Leyde ; aussi est-il dispensé de droits.
Sous le rectorat de Walaeus, en 1625, 10 inscriptions seule-
ment, mais une importante, celle de Samuel des Marets, Picard,
26 ans, candidat en théologie (19 juin), futur professeur de l'Uni-
versité de Groningue, de 1642 à 1673, qui devient docteur dès
le 8 juillet 2. 1626 : relèvement à 16, parmi lesquels je ne compte
1. Notons aussi François Passavant, de Bàlc, étudiant en théologie, de 21 ans.
2. Bronnen Leidsche L'niversiteit, t. II, p. 120.
a l'université de leyde de 1616 a 1648 345
pas un Toussain Dormieux, indiqué comme étant de Francfort et
qui pourrait être Français ainsi que beaucoup d'autres étudiants
aux noms à consonnance française, venant de Hollande ou
d'Allemagne.
L'année 1627 est celle du quatrième rectorat de Polyander :
22 immatriculations environ, dont celles de deux fils de Pierre
du Moulin, Louis, étudiant en médecine de 21 ans, qui devien-
dra docteur le 23 janvier 1630 \ et Théophile, qui a 20 ans et
étudie les mathématiques (inscrit le 12 janvier 1628).
1628 : environ 27 Français, parmi lesquels François de Buisson,
de Metz, étudie les mathématiques, s Jacobus Moyzantius Cado-
mensis, 18 J. », 26 août, ne nous frapperait pas, si nous ne nous
avisions que c'est Moysan de Brieux, fondateur de l'Académie de
Caen, un des plus brillants poètes latins du xvne siècle 2 et dont
un descendant du même nom, gendre de du Bosc, passera en
Hollande au Refuge.
1629 : 23 inscriptions nouvelles, dont celle, le 13 octobre,
d' «Henricus Reigneri, Leodiensis», 36 ans, «M. Art. Mag. », qui
est cet ami et disciple de Descartes que nous avons vu déjà à la
date du 15 mars 1616. Il n'y a pas moins de 6 inscriptions fran-
çaises dans cette année 1629, à l'Université, pour les mathémati-
ques, en attendant celle de « Renatus Descartus, Picto, 33, Math. »,
immatriculé le 27 juin 1630, dont on ne lit pas le nom sans émo-
tion dans Y Album Studiosorum. Il y a encore cinq autres étu-
diants français de mathématique autour de lui, notamment
Paul La Grange et Henri Colin, de Metz, 21 et 20 ans, et Petrus
Bordier, au total 22 immatriculations nouvelles. Un peu après
le nom de Descartes, on voit, à la date du 24 août, la mention
suivante, qui l'aurait inquiété s'il l'avait lue : François Mer-
langes, connu chez les papistes, d'où il a fait défection, sous le
nom de Durand Caudel, Gascon, âgé de 26 ans.
1631 : 16 immatriculations.
1632 : 23 ou peut-être 27 immatriculations, car c'est l'année
de l'arrivée de Saumaise. Deux noms illustres, Mauritius a
Coligniaco, 14 ans, et Gotspar a Coligniaco, 12 ans, deux fils du
maréchal de Chastillon, dont l'un portait le prénom de Maurice
de Nassau, l'autre celui du célèbre amiral Gaspard de Coligny.
1. linmncn Leidsche Unîversiieit, t. II, p. 144.
2. Haag, La France protestante, lrc éd., t. VII, p. 431 et suiv. avec bibliogra-
phie.
346 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
Le portrait de Gaspard a été peint par Rembrandt 1. Leur
précepteur, âgé de 33 ans, et docteur en droit, est Jean Hugue-
tan, immatriculé lui-même le 13 février 1633. A sa suite, son
famulus et une dizaine d'étudiants français.
1634 : 23 inscriptions, dont Samuel de Tord, Normand, et
Philippe de Glarges. Plus connu est « Xicolaus Perrotus, Catalau-
nensis », 28 ans, porté le 5 octobre pour la théologie. C'est le
traducteur le plus admiré de son temps, Perrot d'Ablancour,
qui venait de reprendre la religion de Calvin, après avoir été
catholique, par amour pour Mme de Saint-Didier. Bayle l'appelle
l'un des bons et des beaux esprits de ce siècle. Evidemment,
la présence de Saumaise l'attirait à Leyde : cette influence
devait être décisive et entraîner son neveu Frémont d'Ablancour
à aller lui aussi, plus tard aux Pays-Bas 2.
1635 : sixième rectorat de Polyander, environ 26 immatricula-
tions, mais dont beaucoup de « servi et famuli », dont on ne sait
jamais si ce sont de simples domestiques ou des étudiants
pauvres accompagnant de riches gentilshommes pour les servir,
tout en continuait leurs études. Un Elie de Polignac, de 22 ans,
étudie les mathématiques. Le 8 mars, s'inscrit, Charles de
Limay, sieur de Bezu, âgé de 46 ans, et. le 22 juin 1635 : « Isaacus
Heraldus, Gallus Parisiensis, fil. D. Heraldi, 22 ans •,
fils de l'avocat au Parlement de Paris, Didier Hérauld, ami
intime de Saumaise, avec qui il se brouilla plus tard, à
cause des plaisanteries du philologue à l'adresse des avocats 3.
1636 : 23, par exemple (25 février), « Johannes Gillot, Gallus,
22 ans, math. », qui est certainement le domestique et l'élève de
Descartes, dont il sera question plus loin; et, le 3 mai, « Joh. de
Loges, Santo, 22, P. », qui doit être un fils de Mme des Loges,
peut-être celui dont Balzac pleurera la mort au siège de Bois-le-
Duc, où il fut tué en 1637. Qui est Joh. de la Mot, noble parisien
de 22 ans, étudiant en philosophie ? A signaler, pour la curiosité
des noms, le domestique Louis Aristote et le Sedanais Frédéric
Poilblanc.
1. Cf. Jean Veth, op. cit. supra p. 33 n. 4.
2. Haag, La France protestante, lre éd., t. VIII, p, 197 et le Supplément aux Mena-
giana, par Pierre le Gouz (Ms. fr. 23254, p. 34) : < M. d'Ablancourt a changé de reli-
gion deux fois. Estant devenu amoureux de Madame de Saint-Didier, qui estoit
catholique, il se fit catholique. M. d'Ablancourt estant allé en Hollande, y reprit ses
premières opinions et la religion de Calvin. » La suite est aussi assez intéressante
pour la connaissance de ce personnage.
3. Haag, La France protestante, t. V, p. 507.
a l'université de leyde de 1616 a 1648 347
1637 : 11 étudiants seulement, dont le grammairien Natha-
niel Duez x et le Provençal Et. Chaix, 45. ans, Dr. en médecine.
1638 : sous le rectorat de Constantin l'Empereur, qui n'est
pas Français en dépit de son nom : 16 ou 19 immatriculations,
parmi lesquelles celles de Charles de Poucet, chevalier, Sr de
Brétigny, 24 ans, étudiant en mathématiques.
1639 : 10, dont il faut retrancher Xathaniel Duez, de Metz,
réinscrit.
1640.: environ 21, peut-être 23, suivant qu'on y ajoute Daniel
de la Bassecourt et Jacques Agache, élèves du Collège wallon
de théologie, auquel il eut fallu consacrer une notice, car c'est
une des institutions annexées à l'Université de Leyde, où la
pensée et la langue françaises sont le plus vivaces. Les « Reigles
et loix du Collège des Eglises wallonnes estably à Leyde », avaient
été arrêtées au Synode de Ziericzee, le 12 avril 1606. Daniel
de Cologne, Louis de Dieu, Daniel Massis, en furent successive-
ment directeurs. La mort de ce dernier marqua la fin de cet
organisme, devenu d'ailleurs moins utile, au moment où le
Refuge allait grossir à la fois le troupeau des fidèles et la cohorte
des pasteurs.
1641 : 12, dont Claude Rivet, frère du professeur, noble
français, 35 ans, inscrit honoris causa, c'est-à-dire gratuitement,
pour les mathématiques. Pour la même branche, se fait immatri-
culer un noble dauphinois de 20 ans, François de Brunel des
Areniers. Par contre, c'est à la Faculté de droit que l'on trouve,
le 22 juin, le Messin Paul Ferry. Il est fils du pasteur Ferry,
connu pour ses collections de documents sur l'histoire de Lor-
raine. Rivet s'intéresse à ses études et les surveille, puisqu'il
écrit au père 2, à la date du 1er mars 1642 : « Ayant faict depuis
peu, deux voyages à Leyde, où j'ay mon fils aisné marié, j'ay
veu vostre fils et me suis soigneusement enquis de ses comporte-
mens et de ses progrès. Je n'en ai appris que des choses bonnes
et louables. Mons. Schotanus, auquel je l'ai particulièrement
1 Cf. Bulletin Eglises wallonnes, 2e s., t. IV. pp. 100 à 107 et p. 218 : Mounier,
Aperçu général des destinées des Eglises wallonnes des Pays-Bas. Il y avait aussi des
Ecoles wallonnes, dont il est question dans différents passages du Livre Synodal (voir
la table analytique). Il en existe encore, à côté de toutes les Eglises wallonnes ou à
peu près, pour la préparation des catéchumènes. Parmi les plus importantes sont
celles du pasteur Giran, qui malheureusement vient de quitter son importante
communauté d'Amsterdam.
2. Bibliothèque de l'Histoire du Protestantisme français, 54, rue des Saint-Pères,
Ms. 214.
348 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
recommandé, et qui est homme fort sincère, m'a assuré qu'il y
[a] tout subjet d'en bien espérer et, qu'ayant commencé à dis-
cuter en son collège l, il s'y est si bien pris dès l'entrée, qu'il a
de beaucoup surpassé son attente. Il m'a dit au reste qu'il est
assez assidu et diligent et quelques autres m'ont dit de mesme.
Je l'ay exhorté et accouragé de tout mon pouvoir. M. de Mory
vous dira le surplus et ce que nous avons jugé ensemble pour son
séjour, veli qu'ailleurs il ne trouvera ni tant de bons exercices,
ni un lieu si tranquille et qu'il ne faut pas précipiter les voyages
des jeunes gens, desquels les estudes sont entor en fleur, ni
suivre leurs jeunes désirs... » Ce qui montre que le jeune homme
en a assez de Leyde et qu'il a envie de s'en aller ailleurs.
Si orthodoxe que fût la surveillance, elle ne suffit pas à main-
tenir cette âme d'adolescent dans le droit chemin. Dans la lettre
inédite du 21 décembre 1643, il n'est question de rien moins que
<le poursuites évitées, pour je ne sais quelle débauche ou quel
méfait, dont Ferry le père n'était que trop informé. On peut
soupçonner Ferry le jeune de l'avoir fait exprès pour se faire
envoyer ailleurs, surtout à Paris : « Reste que vous donniez
ordre, écrit Rivet, pour l'envoyer au lieu que vous jugerez propre
pour le faire graduer, afin de le tirer de l'oisiveté et le jetter
dans l'employ. Monsieur de Mory m'a faict savoir que vous
pensez à Orléans. J'y trouve des difïicultez, car premièrement,
c'est une université où tous les Flamands et Alemans abordent
■et portent la desbauche, et il y pourroit estre recognu. Seconde-
ment, il y a un statut de n'admettre aucun qui n'ait estudié
deux ans en droit es Universitez de France ; ce qui me fait vous
proposer que vous feriez mieus, ce me semble, de l'envoyer de
Paris à Caen, le recommander à Mons. Bochart, nepveu de Mons.
du Moulin, lequel ne vous peut estre incognu, qui vous y servira
soigneusement. Il y a là une belle Eglise, on veillera sur ses
mœurs et sur sa conduite... »
1642 : 9 inscriptions.
1643: 12, parmi lesquelles, de nouveau, celle d'Etienne Chaix,
■docteur en médecine, 48 ans.
1644 : environ 18 immatriculations, dont celle de Henri,
comte de La Tour, 17 avril ; et, le 1er juillet, celle de « Praestan-
tis. ac dotis. vir Justus Brave, magister artium. » Le 27 août,
1. Rivet se sert ici d'une expression restée courante aux Pays-Bas pour désigne
un cours ; on dit i collège geven ».
a l'université de leyde de 1616 a 1648 3491
apparaît « Joannes Peudevyn, chirurg. constitutus in nosoco-
mio ut studiosos medicinae eo in loco in chirurgia instituât ».
On se préoccupe donc de la pratique de la chirurgie, et c'est un
Français qu'on charge de l'enseigner. Le 24 novembre, un
Strasbourgeois, Diedrich et enfin, le 28 décembre, Etienne Le
Moine, de Caen, 22 ans, étudiant en théologie : évidemment
le futur professeur de théologie de l'Université de Leyde, où
on lui confia une chaire en 1676 l, tandis que son compatriote,
Charles Drelincourt, premier médecin du Roi, y enseignait la
médecine depuis 1668 2.
1845 : 22, parmi lesquelles, le 13 mai, « Carolus de Vallès vel.
Vallesus, nobilis ; Petrus du Bordier, Gallus, 36, opt. Scient ;
Petrus de Torsi, nob. Parisiensis, 25 ; Pierre Basse, Mathematicus
institutor », 60 ans.
1646 : 12 ou 13 ; beaucoup de nobles : Nicolas de Saint-Aignan,.
28 ans; Jean «Launaeus a Vivantio, nobilis aquitanus...»; en sep-
tembre « Samuel Sorberius, Gallus, 30, Dr. M. » Voici quelqu'un
d'intéressant, Samuel Sorbière, dont M. Morize 3 a bien campé
la figure d'aventurier littéraire et d'apostat professionnel.
Semeur d'idées, s'il en fut, et précurseur, à bien des égards, des-
philosophes du xviiie siècle, le traducteur de Hobbes, l'éditeur
de Gassend, est un personnage trop important pour ne lui con-
sacrer ici que quelques lignes. Nous reparlerons de lui plus tard •-
bornons-nous à signaler l'autographe qu'il mit dans l'album
de Gronovius, le 3 août 1643, à La Haye (cf. pi. XXXIII b)
(il était en Hollande depuis 1642) et les fiches wallonnes de
Leyde, que M. Morize n'a pas connues :
« Mariés à La Haye, le 24 juin 1646, Samuel Sorbier, docteur
en médecine, jeune homme, et damoiselle Judith Renaud, jeune
fille, tous deux demeurant à La Haye » 4.
1. Bulletin Eglises Wallonnes, I, p. 99.
2. Ibid., t. VI, p. 334-5.
3. Zeitschrift fur franzb'sische Sprdche und Literatur, 1908, p. 214-265 .' Samuel
Sorbière (1610-1670); Morize, .S'. Sorbière et son voyage en Angleterre (1664), dans
Revue il' Histoire littéraire de la France, avril-juin 1907, etc. (Cf. le Manuel biblio-
graphique de Lanson ) Voir aussi Blok (P. ,).), Drie Brieven van Sam. Sorbière
oi'er den toestand i>an Holland in 1660, dans Bijdr. en Med. Ilisl. Gehootschap,
t. XXII, 1901, 1, p. 57 et s. M. de Waard veut bien me signaler à la Biblio-
thèque Barberini, à Rome (Ms, Fiandra, XXXI, f° 58), une biogra] lue de
de Groot (Grotius) écrite par un neveu de Samuel Petit et qui doit être de
S. Sorbière.
1. Cette Judith Renaud était la fille de Daniel Renaud et de Catherine Tourne-
meine. Elle fut baptisée à La Haye, le 22 mars 1620, et reçue membre de l'Eglise
de La Haye, le 7 avril 1635: Daniel Renaud, devenu veuf, se remaria, le 15 mars 1648,
à La Haye, avec Elisabeth Bouche, veuve de M. GrifTith.
350 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
« Reçus membres de l'Eglise de Leide, juin 1647, Sorbière,
Samuel, Dr. en médecine et Renaud Judith, sa femme, par
témoignage de l'Eglise de la Hay
« Baptisé le 24 avril 16~0 à La Haye, Sorbier Henri, fils de
Sorbier et de Judith Renaud. »
Extrayons enfin des Sorberiana 1 cette heureuse notation du
caractère néerlandais : « les Hollandais peuvent être comparés
à leur tourbe, qui s'allume lentement et qu'il ne faut point
hâter, mais qui, étant une l'ois allumée, tient son feu ». Il dit
aussi et plus durenrmt, leur fait aux Français à l'étranger2 :
« J'ai vu hors du Roiaume comment en usent ceux de nôtre
nation avec les étrangers, sur tout, lorsqu'il y a de la jeunesse
peu expérimentée, qui accompagne un Ambassadeur. J'en ai eu
souvent bien de la honte ; j'en ai vu arriver de fâcheux accidens
et cela m'a bien donné sujet de pester contre l'indiscrétion dont
on nous accuse. Car je ne sçay comment nous prenons plaisir
à gâter toute la disposition que nos voisins ont à nous aimer et à
nous bien recevoir.
« Il est certain que les François plaisent par tout, qu'ils ont
Pair fort galant et que l'on emprunte volontiers ai leurs leurs
habi's et quelque chose de leurs coutumes, de sorte que ceux qui
sçavent se prévaloir des avantages que la patrie leur donne et
s'abstenir du mépris de leur hôtes, des brocards et de l'insolence,
ne réussissent pas mal aupr's d'eux, ou du moins ils ne reçoivent
jamais de mauvais traitement ; mais il semble que nous prenons
à tâche de nous faire mal traiter par tout, dis que nous croions
d'y être les plus forts ou des que nous avons quelque titre d'y
agir un peu librement.
« Et ainsi, par ce que l'on nous estime, que l'on nous témoigne
de l'amitié et que l'on a pour nous beaucoup de déférence, nous
y voulons vivre en maîtres, y changer les coutumes et nous
moquer impunément de tout ce qui n'est pas à nôtre goût. Il
me souvient... que, voiageant en Hollande, un Gascon mit la
main à l'épée contre le Batelier qui va d'Harlem à Amsterdam,
parce qu'il ne vouloit pas attendre son valet de chambre, quoi
qu'on lui pût dire que l'ordre étoit de n'attendre personne dés
que l'heure du départ est sonnée. Il me semble qu'un homme
se doit faire instruire des coutumes du pais où il va et y confor-
1. Sorberiana, p. 112.
2. lbid., p. 94.
a l'université de leyde de 1616 a 1648 351
mer les siennes ou ses actions, plutôt que de vouloir obliger tout
un peuple de se régler à lui. Si elles se rencontrent fort contraires
à son humeur, il n'a que faire de sortir de sa maison pour s'in-
commoder en voiageant et si ses affaires l'en ont tiré, c'est à lui
de s'accommoder à la nécessité de ses affaires. »
1647 : Sous le rectorat de Frédéric Spanheim, 25 inscriptions
et beaucoup de noms importants, comme par exemple « Ludovi-
cus de Beaufort, Parisinus >, 29 ans, étudiant en théologie, inscrit
le 28 mai. Le 20 septembre 1649 \ il devint docteur en médecine
et fut un Cartésien ardent 2. Le 8 juillet, se fait immatriculer
Etienne Morin, de Caen. C'est à lui que. reviendra plus tard
l'honneur de maintenir à Y Athenaeum illustre d'Amsterdam,
de 1686 à 1699, la tradition française qu'y avait inaugurée, de
1649 à 1655, le professeur d'histoire ecclésiastique David Blondel,
et de 1655 à 1659, son successeur Alexandre Morus. Ainsi,
étudiant à l'Université de Leyde en 1648, Morin devient pro-
fesseur à Amsterdam en 1686 : la voie qu'il a choisie, dans celles
qui s'ouvraient au Refuge, lui a été suggérée par ses souvenirs
de jeunesse ; ce n'est pas un exemple isolé.
Il est temps de résumer en un tableau les données éparses
en deux chapitres de ce livre II sur les étudiants français à
l'Université de Leyde 3 (voir ci-contre).
Les chiffres, parfois différents de ceux de notre exposé, au
•cours duquel une discussion des cas douteux était possible, ne
peuvent donner que des indications approximatives, d'abord,
parce qu'il ne représentent que des immatriculations nouvelles
et que beaucoup d'étudiants faisaient des séjours de quatre ans,
comme nous l'avons prouvé pour Guillaume Rivet et bien
d'autres ; ensuite, il est difficile parfois d'établir qui est Français
et qui ne l'est point : le nom n'est pas une indication suffisante,
môme en le dépouillant de son travestissement latin. Il en est
tant appartenant à des réfugiés wallons ou français, installés
en Hollande et en Allemagne et qui y sont nés. Nous n'avons
attribué la qualité de Français qu'à ceux qui sont indiqués
1. Bronncn Leidsche Universiteil, t. III, p. 25.
2. Il est l'auteur du Diseurs des opérations de l'âme et </</ corps, Leyde, 1655. Son
Tractatus de Concordia Christiana,iu\ condamné par le Synode de Bois-le Due en
nuit. Cf. Livre si/no(l<rf. p. 622, art. 7. p. 628, art. 1 / et Haag, I.a France protestante,
2e éd., t. II, col. 219.
3. Il y avait aussi des étudiants français, mais en beaucoup moins grand nombre,
dans d'autres universités hollandaises. Pour Groningue, .M. Worp en avait dressé la
liste sur fiches : elle est conservée à la Bibliothèque Wallonne de Leyde.
352 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
comme venant d'une ville ou région de la France actuelle ou
accompagnés de la mention vague de Gallus. Plusieurs ne sont
que des «servi » et des «famuli », quelques-uns sont des étudiants
de fantaisie. Mais, si imparfaites que soient ces données, et si
approximatifs que soient les chiffres, ils attestent un apport
français continu, régulier, avec des courbes indiquant qu'à
certains moments, il s'enfle ou décroît.
Les sommets sont en 1593 : 37 ou 39 inscriptions ; en 1620 :
49 ou 50. Or, ces deux dates correspondent à l'arrivée à Leyde de
deux grands professeurs français : Scaliger et Rivet. On s'étonne
que l'arrivée de Saumaise n'ait pas eu le même résultat, puisque,
en 1632, les immatriculations françaises nouvelles ne s'élèvent
qu'à 22, chiffre moyen souvent atteint en cette période.
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Sud-Ouest
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Poitou,
Saintonge,
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Touhaine,
Orléans
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Normandie
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Artois,
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Lorraine
Alsace
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X
CONCLUSION
Quoi qu'il en soit, de 1575 à 1648, la collaboration française
à la fondation et au progrès de l'Université de Leyde est considé-
rable : on peut même la qualifier, sans exagération, d'essen-
tielle ; non que l'Université de Leyde, sans elle, n'eût vécu aussi
bien que celle de Franeker, mais elle doit à un Scaliger ou à un
Saumaise, par exemple, la réputation universelle qu'elle a
soutenue, notamment en philologie, jusqu'à nos jours et il ne
tint pas aux Curateurs que la tradition philologique française
ne fût continuée, après la mort de Saumaise, par Tanaquil
Faber l, alias Tanneguy-Lefèvre, père de Mme Dacier.
Cependant, ce ne serait pas assez de ne retenir que deux
grands noms d'humanistes. Comment oublier que deux Français,
Cappel et Feugueray, furent les premiers professeurs de cette
Académie et que ce dernier en traça le programme? Comment
oublier qu'en théologie leur succéda Lambert Daneau et plus
tard un Trelcat, un du Jon, un Polyander et surtout un Rivet ?
Comment oublier que le rival de Cujas, Doneau, y fonda l'en-
seignement du droit, tandis qu'un Le Baudier ou Baudius qui,
malgré ses défauts n'était pas sans valeur, continue l'éloquente
tradition de Juste Lipse ? Comment oublier que l'Arrageois de
l'Escluse ou Clusius veillait sur le Jardin botanique qu'il orga-
nisait, attirant les étudiants de sciences comme son collègue et
ami de l'Escale ou Scaliger attirait les étudiants de lettres ?
Mais surtout ce dont il faut se souvenir, c'est que la Hol-
lande donna un admirable exemple de générosité intelligente, en
offrant à trois de nos grands hommes, de l'Escluse et Scaliger,
de 1593 à 1609, Saumaise, de 1632 à 1653, un asile, non contre
les pirsécutions, car ils n'étaient pas proscrits, mais contre les
1. Bronnen Leidsche Universileit, t. III (1918), p. 111, 116 etc., et surtout pp. 69*
à 71*, n° 724 (Lettre des Curateurs à Tanaquil Faber, à Saumur) et n° 725
(réponse du même, datée du 9 mai 1657).
23
354 PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
tourmentes de la vie. Cette République leur assurait largement
le pain quotidien et ne leur imposait d'autre obligation que celle
de leur illustre présence, dont l'éclat profitait à celui de l'Uni-
versité; elle les invitait non à faire des cours, où la science s'épar-
pille au vent, mais à écrire des livres et à ériger dans le silence
du cabinet des « monuments plus durables que l'airain ». Ils y
réussirent, grâce aux loisirs qu'on leur donna, dans la mesure
où les œuvres des hommes sont éternelles, c'est-à-dire qu'elles
dorment dans une poussière, que parfois quelque érudit ou
quelque curieux vient secouer.
Mais, si l'œuvre est caduque, l'esprit reste ; il a passé de cer-
veau en cerveau, de génération en génération, dans ceux mêmes
qui le renient. A nous de retrouver ces traces du rayonnement
éternel de la France.
PIN
DU
LIVRE II
LIVRE III
L/V PHILOSOPHIE INDÉPENDANTE
DESCÀRTES EN HOLLANDE
« Quel autre pays où l'on puisse jouir
d'une liberté si entière ?
(Lettre de Descartes à Balzac, 1631.)
« Cependant, me tenant comme je fais,
un pied en un pays et l'autre en un autre,
je trouve ma condition tres-heureuse, en
ce qu'elle est libre. » (Lettre de Des-
cartes à la Princesse Elisabeth, 1648).
CHAPITRE PREMIER
INTRODUCTION
Que Descartes ait séjourné en Hollande, c'est un fait connu
de tous nos écoliers, qu'il n'a pas laissé de surprendre un peu,
mais l'étonnement des étudiants hollandais, en l'apprenant,
n'était pas moindre, surtout en entendant parler des endroits choisis
par le grand philosophe pour les plus longs de ses séjours : Fra-
neker, Endegeest, Egmond, lieux si éloignés des centres de la
vie néerlandaise qu'ils n'éveillaient en leur esprit que des souve-
nirs assez vagues et beaucoup d'entre eux ne les connaissaient
souvent même que de nom.
Pourquoi Descartes les avait préférés, ces lieux et d'autres,
au cours de sa vie errante, quelle trace il y avait laissée de son
passage, voilà ce qu'il importait de rechercher. Partout je me
suis efforcé de le suivre ; j'ai refait pieusement toute la série des
pèlerinages cartésiens : parfois, comme à Egmond ou à Franeker,
je n'ai plus même trouvé les pierres de sa maison, mais à Ende-
geest, je me suis arrêté quelques minutes dans la salle où peut-
être il a rêvé. En tout cas, le cadre est resté le même, l'aspect
du site n'a point changé, et l'on peut laisser errer ses regards sur
les champs où sa pensée flotta.
Certes, bien des faits que l'on trouvera dans ce Livre III ne
sont pas une révélation : c'est à l'active et ingénieuse patience
de M. Adam, de ses collaborateurs et de ses prédécesseurs qu'on
les doit. A lui et à M. Tannery revient l'honneur de nous avoir
dotés d'une édition monumentale de Descartes mais, justement
parce qu'elle est un monument dans tous les sens du mot, ses
treize gros in-4° x demeurent inaccessibles au grand public, voire
aux lettrés et aux savants qui n'ont pas une bibliothèque à leur
1. Paris, Cerf. Le Supplément, qui termine l'ouvrage, a paru en 11» 13.
358 DESCARTES EN HOLLANDE
disposition. Pourtant, quelle œuvre magistrale que cette biogra-
phie de Descartes par M. Ch. Adam, qu'on lit au tome XII.
C'est une étude presque définitive, on n'aura pas la vanité de la
recommencer ici, mais, en même temps qu'une biographie, elle
est surtout une analyse de l'œuvre et cette œuvre, en tant qu'elle
ne traite pas proprement de la Hollande ou qu'elle n'est pas
déterminée directement par elle, ne nous concerne point.
C'est d'ailleurs souvent un inconvénient de mêler l'œuvre et
la vie. Nous voudrions nous borner uniquement à celle-ci, et
dans celle-ci, avant tout, à ses périodes hollandaises, les princi-
pales et les décisives il est vrai, ce qui, par conséquent, ne sera
peut-être pas sans utilité.
Et d'abord, s'il est infiniment précieux et fécond de repenser
les systèmes des philosophes, il ne l'est pas moins, car l'histoire
de la philosophie n'est parfois que l'histoire des philosophes, de
revivre leur existence, de tâcher de s'ennoblir par elle, surtout
quand ils l'ont exclusivement consacrée à la perfection de leur
intelligence et à la recherche de la vérité.
Ensuite, à étudier les séjours en Hollande de Descartes, non
pas séparément, ce qui les fait prendre pour une fantaisie incom-
préhensible, mais dans le cadre des présentes études, consacrées
à l'attraction qu'a exercée sur tous les Français de la fin du
xvie et du commencement du xvne siècles la République des
Provinces-Unies, ces séjours semblent tout à fait naturels, pres-
que nécessaires, ces voyages et cet établissement apparaissent
comme une marche presque attendue vers le pays de la Liberté.
Le fait que Descartes est et veut rester catholique (nous
aurons à y insister encore) souligne la valeur et l'extension
de cette liberté : c'est le moment de renouveler cette affirma-
tion que la Hollande n'est pas seulement le Refuge protes-
tant, qu'elle est aussi le refuge catholique, ou, si l'on préfère, le
Refuge de la pensée indépendante. Aussi aura-t-elle offert asile
à deux des plus grands créateurs de systèmes du xvne, un
Français : René Descartes, et un juif d'origine espagnole :
Baruch d'Espinoza. Ce n'est pas le moindre prestige de cette
terre féconde en miracles.
.
CHAPITRE II
ENFANCE ET ADOLESCENCE (1606-1617)
René Descartes est né le 31 mars 1596, dans un petit bourg
situé à la limite de la Touraine et du Poitou et qui s'appelle la
Haye. Nom prédestiné, dirait-on. Lui-même s'intitule Poitevin,
quand il se fait inscrire à l'Université de Leyde ; il se présente
aussi comme tel à Beeckman. Au reste, son père, Joachim des
Cartes, coi seiller au Parlement de Bretagne, et de petite noblesse
provinciale, était de Châtellerault en Poitou K
Le jeune René, cadet de Pierre, baptisé le 19 octobre 1591,
et de Jeanne, dont on ignore la date de naissance, perdit sa
mère, Jeanne Brochard, le 16 mai 1597. Descartes, comme
Pascal, est un enfant élevé en dehors des tendresses mater-
nelles : cela se sent dans toute leur vie. Ils auront cette
méfiance de la femme, cette maladresse envers elle, particu-
lière aux enfants privés de caresses. On le voit dans les rapports
de Descartes avec la Princesse Palatine, comme dans ceux de
Pascal avec Mlle de Roannez. Chez tous deux, il y a ce je ne sais
quoi d'âpre, de tourmenté, un peu moins chez celui-là, davantage
chez celui-ci, avec une certaine sécheresse de cœur, peut-être en
surface seulement, et une âme difficilement accessible aux pas-
sions qui ne sont pas d'ordre intellectuel ou entachées d'intellec-
tu alité.
René se trompe en écrivant à la Princesse Elisabeth qu'il
perdit sa mère peu de jours après sa naissance, car ce fut trois
jours après avoir accouché d'un enfant mort-né qu'elle mourut.
Il hérita d'elle une peau mate et la toux sèche qu'il traîna toute
sa vie. Sa marâtre, Anne Marin, que son père épousa, sans doute
1. Sur l'enfance du philosophe, voir le chap. I de Descaries, sa vie el ses œuvres
(Etude historique), par M. Ch. Adam, constituant le t. XII des Œuvres.
360 DESCARTES EN HOLLANDE
vers 1600, ne remplaça pas l'absente, mais lui donna une
demi-sœur, Anne.
Son enfance paraît avoir été douce et paisible. Il fit un jour
confidence à Chanut d'une inclination puérile pour une fillette
qui louchait : « Lorsque j'estois enfant, j'aimois une fille de mon
âge qui estoit un peu louche ; au moyen de quoy l'impression
qui se faisoit par la veiie en mon cerveau, quand je regardois ses
yeux égarez, se joignoit tellement à celle qui s'y faisoit aussi
pour émouvoir en moy la passion de l'amour que, long-temps
après, en voyant des personnes louches, je me sentois plus enclin
à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avoient
ce défaut et je ne sçavois pas néantmoins que ce fust pour cela.
Au contraire, depuis que j'y ay fait réflexion et que j'ay reconnu
que c'estoit un défaut, je n'en ay plus esté émeii » 1. La fillette
aux yeux louches, c'est «la petite Noémi » de Descartes et cette
introduction précoce aux passions humaines lui reviendra à
l'esprit dans son âge mûr, au moment où il songera à les décrire
en un Traité.
Il est impossible que la verte parure de la Touraine lui fût
indifférente, le souvenir de son abondance dut le consoler bien des
fois dans son exil volontaire et ce sont ses jardins qui le font
hésiter à aller en Suède, au « pays des ours entre des rochers et
des glaces ». 2 Fréquentes sont aussi chez lui les images emprun-
tées aux vendanges 3, auxquelles il put prendre part et qui sont
là-bas comme une des cérémonies essentielles de la religion de la
nature, innée dans cet heureux pays.
Les années d'école, qui commencent, pour René Descartes, à
l'âge de dix ans, en 1606 4, ne furent pas, comme pour ces élèves
du Collège dont parle Montaigne, des années de tortures et de
cris. Le collège de la Flèche 5, qui est aujourd'hui le Prytanée,
avait été fondé par ces maîtres éducateurs qu'étaient les Jésuites,
1. Giuvres de Descartes publiées par Adam et Tannery (citées désormais : (Luvres
avec indication du tome), tome V p. 57. Dans les citations je différencie les
« u » des « V », les « i » des « j » et je modifie, quand il le faut, la ponctuation.
2. lbid., p. 349.
3. Exemple dans le Discours de la Méthode, b' partie; t. VI, p. 46.
4. Nous adoptons pour le séjour à La Flèche, les dates de 1606 à 1 1 > 1 4 ou lf>15.
établies par M. Adam aux pages 564 à 565 du t. XII. Ces dates ont été continuées
par Mgr Monchamp, auteur d'une Histoire du Cartésianisme en Belgique, dans une
brochure posthume intitulée : Xotes sur Descartes, I, Descartes au collège de La
Flèche ; II, Chronologie de la vie des Descartes, depuis sa sortie du collège jusqu'à
son établissement définitif en Hollande (1614-1629). Liège, 1913, in-8°.
5. Cf. le P. Camille de Rochemonteix, Un Collège de Jésuites aux X VII* cl XV II I*
siècles. Le Collège Henri IV de La Flèche. Le Mans, 1889, 4 vol. in-8°, employé par
M. Adam.
ENFANCE ET ADOLESCENCE (1606-1617) 361
en 1604, par privilège d'Henri IV et avec l'intention évidente
d'ériger une citadelle universitaire catholique, en face de la
citadelle universitaire protestante de Saumur. L'école devint,
avant le Collège de Clermont, fondé à Paris en 1619, « l'une des
plus célèbre de l'Europe », bien que son Recteur, le P. Chastellier,
n'eût pas l'envergure d'un Duplessis-Mornay : la force de la
« Société » suppléait à celle de l'individu. Le P. Charlet, allié
aux Brochard, fut pour René « un second père », et le distingua
entre les autres écoliers, lui donnant une chambre à part, qui
n'est pas celle que l'on montre aujourd'hui sous le nom d'obser-
vatoire de Descartes.
Selon le témoignage de Lipstorp \ on le laissait prolonger
au lit sa matinée, la position couchée étant favorable à la fois à
sa chétive santé et à ses méditations. C'est un peu le violon du
père de Montaigne : Descartes lui, s'éveillait au bourdonnement
confus de ses pensées. « Ce fut, en effet, dit Lipstorp, en son
latin, une habitude constante chez lui de s'éveiller de bonne heure,
mais de s'abandonner ensuite, toujours couché, à la réflexion,
jusqu'à midi, ce dont témoignent ses familiers et tous ceux
qui ont éprouvé la puissance de son génie. C'est ainsi qu'il
composa son Algèbre. »
L'abbé Baillet, l'ancien biographe de Descartes, confirme cette
observation. Comme le philosophe avait fui un jour à Paris la
demeure de M. Le Vasseur, pour se dérober à l'importunité de
ses amis, un valet de chambre vendit le secret : « Il luy conta
toutes les manières dont son maître se gouvernoit dans sa retraite
et lui dit entre autres choses qu'il avoit coutume de le laisser au
lit tous les matins, lorsqu'il sortoit pour exécuter ses commissions
et qu'il espéroit l'y retrouver encore à son retour. Il étoit près
d'onze heures, et M. Le Vasseur, qui revenoit du Palais, voulant
s'assurer, sur l'heure, de la demeure de M. Descartes, obligea le
valet de se rendre son guide et se fit conduire chez Monsieur Des-
cartes. Lorsqu'ils y furent arrivez, ils convinrent qu'ils entre-
roient sans bruit et le fidèle conducteur, ayant ouvert doucement
l'antichambre à M. Le Vasseur, le quitta aussitôt pour aller
donner ordre au dîner. M. Le Vasseur s'étant glissé contre la
porte de la chambre de M. Descartes, se mil à regarder par le
trou de la serrure et l'apperçut dans son lit, les fenêtres de la
1. Daniclis Lipstorpii Lubcccnsis Spccimina Philosophiae Carlesianae, Leyde, 1653,
pp. 74-75, cités au t. XII des Œuvres, p. 20, note a.
362 DESCARTES EN HOLLANDE
chambre ouvertes, le rideau levé et le guéridon avec quelques
papiers près du chevet. Il eut la patience de le considérer pendant
un tems considérable et il vid qu'il se levait à demij-corps de
tems en tems pour écrire et se recouchait ensuite pour méditer.
L'alternative de ces postures dura près d'une demi-heure, à la
vue de M. Le Vasscur. M. Descartes s'étant levé ensuite pour
s'habiller, M. Le Vasseur frappa à la porte de la chambre comme
un homme qui ne faisoit que d'arriver et de monter l'esca-
lier. » x
Entré en sixième, le jeune Descartes suit le cours régulier des
études qu'il nous a assez fidèlement décrit au début du Discours
de la Méthode : « J'ay esté nourri aux lettres; dès mon enfance,
et pour ce qu'on me persuadoit que, par leur moyen, on pou voit
acquérir une connoissance claire et assurée de tout ce qui est
utile à la vie, j'avois un extrême désir de les apprendre. Mais
sitost que feu achevé tout ce cours cTestudes 2, au bout duquel on
a coustume d'estre receii au rang des doctes, je changeay entière-
ment d'opinion, car je me trouvois embarrassé de tant de doutes
et d'erreurs qu'il me sembloit n'avoir fait autre profit en taschanl
de m'instruire, sinon que j'avois découvert de plus en plus mon
ignorance. » 3 Ce souvenir d'enfance est une attaque de coup droit
contre l'éducation des xvie et xvne siècles en général et des
Jésuites en particulier : trop de littérature, pas assez de raison-
nement.
Expérience qui sera renouvelée par les trois plus puissants
philosophes de cette époque : Montaigne, Descartes, Pascal,
qui tous partent du doute pour y retourner ou en sortir, par des
voies, diverses d'aboutissement, identiques de point de. départ.
« Et néanmoins, j'estois en l'une des plus célèbres escholes
de l'Europe, où je. pensois qu'il devoit y avoir des sçavans
hommes, s'il y en avoit en aucun endroit de la terre. J'y avois
1. D'après une relation manuscrite de M. Le Vasscur, consultée par |A. B.|, c'est-
à-dire Adrien Baillet, Lu Vie de Monsieur Descartes; A Paris, chez Daniel Ilorthc-
mels, rue Saint-Jacques, Au Mécénas, 1691, avec privilège ; 2 tomes en 1 vol. in-4u :
L I, pp. 153-4.
2. Œuvres, t. VI, p. 4.
3. M. Adam, au tome XII, p. 21, a fort bien remarqué crue les souvenirs de Des-
cartes se rapportant à ses études, reproduisent la marche du cours, qui commence
par les fables, Phèdre, Les Métamorphoses d'Ovide et les Histoires correspondant aux
classes de Grammaire, 6e, 5' et 4e; viennent ensuite les classes d'humanités, troisième,
seconde, rhétorique, où l'on cultive la poésie et l'éloquence. Enfin les trois dernières
années étaient vouées à la logique, aux mathématiques et à la physique. M Espinas,
dans la Revue Bleue du U> mai 190Get des 23-30 mai 1907, conteste, au contraire,
Ja véracité du témoignage de Descartes sur ses propres études.
ENFANCE ET ADOLESCENCE (1606-1617) 363
appris tout ce que les autres y apprenoient et mesme ne m'estant
pas contenté des scieuces qu'on nous enseignoit, j 'a vois parcouru
tous les livres traitant de celles qu'on estime les plus curieuses
et les plus rares, qui avoient pu tomber entre mes mains. Avec
cela, je sçavois les jugements que les autres faisoient de moy et
je ne voyois point qu'on m' l estimast inférieur à mes condisciples,
bien qu'il y en eust desjà entre eux quelques-uns qu'on destinoit
à remplir les places de nos maistres. >
Qui sont ces condisciples ? On aurait aimé qu'il les nommât.
Son futur ami, le P. Marin Mersenne, ne peut guère être ici
désigné, puisqu'il est plus âgé que lui de sept ans et demi 2,
et qu'il prend l'habit des Minimes dès 1611. Ce ne peut être non
plus René Le Clerc, depuis évêque de Glandèves, également plus
âgé, mais ce peut bien être le futur mathématicien Chauveau. Ces
jeunes gens, au témoignage de Descartes 3, viennent «de tous les
quartiers de la France ; ils y font un certain mélange d'humeurs
par la conversation les uns des autres, qui leur apprend quasi
la même chose que s'ils voiageoient. Et enfin l'égalité que les
Jésuites mettent entr'eux, en ne traittant guéres d'autre façon
les plus relevés que les moindres est une invention extrêmement
bonne pour leur oster la tendresse et les autres défauts qu'ils
peuvent avoir acquis par la coustume d'estre chéris dans les
maisons de leurs parens. »
« Je ne laissois pas toutefois, continue Descartes, d'estimer les
exercices ausquels on s'occupe dans les escholes. Je sçavois que
les langues qu'on y apprent, sont nécessaires pour l'intelligence
des livres anciens. » Il s'agit donc du latin, que Descartes
maniait parfois plus facilement que sa propre langue, et du grec,
qu'il négligea, comme le faisaient ses maîtres.
« Que la gentillesse des fables resveillent l'esprit, que les actions
mémorables des histoires le relèvent et qu'estant leiies avec dis-
crétion, elles aydent à former le jugement ». C'est l'histoire à
la façon de Plutarque et de Montaigne, l'histoire source d'exem-
ples moraux, qui est un progrès sur l'histoire-imagination,
en attendant l'histoire-vérité, œuvre des époques suivantes.
1. « m' » manque dans l'édition Adam et Tannery, p. 5, t. VI
2. Mersenne était né le 8 septembre 1588 à Ovsa, dans le Maine. Cf. Baillet, op.
cit., t. I, p. 21.
3. Lettre citée par Baillet, p. 33; dans l'édition Adam et Tannery, Oùwrcs,
t. II, p. 378.
364 DESCARTES EN HOLLANDE
« Que la lecture des bons livres est comme une conversation
avec les plus honnestes gens des siècles passez, qui en ont esté
les autheurs et mesme une conversation estudiée, en laquelle ils
ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées x ; que
l'Eloquence a des forces et des beautez incomparables ». Des-
cartes reste bien français en cela ; c'est pourquoi il aimera Balzac
et sera, sans dessein prémédité d'ailleurs, comme lui, un des
créateurs de la prose française moderne.
« Que la Poésie a des délicatesses et des douceurs très ravis-
santes ; que les Mathématiques sont des inventions très subtiks
et qui peuvent beaucoup servir, tant à contenter les curieux qu'à
faciliter tous les arts et diminuer le travail des hommes ; que les
escris qui traitent des mœurs contienent plusieurs enseignemens
et plusieurs exhortations à la vertu, qui sont fort utiles ; que la
Théologie enseigne à gaigner le ciel ; que la Philosophie donne
moyen de parler vray semblablement de toutes choses et se faire
admirer des moins sçavans, que la Jurisprudence, la Médecine
et les autres sciences apportent des honneurs et des richesses
à ceux qui les cultivent et en fin qu'il est bon de les avoir toutes
examinées, mêmes les plus superstitieuses et les plus fausses,
afin de connoistre leur juste valeur et se garder d'en estre
trompé. »
Mais je croyois avoir desjà donné assez de tems aux langues
et mesme aussy à la lecture des livres anciens et à leurs histoires
et à leurs fables, car c'est quasi le mesme de converser avec
ceux des autres siècles que de voyasger. Il est bon de sçavoir
quelque chose des meurs de divers peuples affni de juger des
nostres plus sainement et que nous ne pensions pas que tout ce
qui est contre nos modes soit ridicule et contre raison, ainsi qu'ont
coustume de faire ceux qui n'ont rien vu. Mais lorsqu'on employé
trop de tems à voyasger, on devient enfin estranger en son païs
et lorsqu'on est trop curieux des choses qui se pratiquoient aux
siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant de celles
qui se pratiquent en cetuy-cy. Outre que les fables font imaginer
plusieurs evenemens comme possibles, qui ne le sont point, et
que mesme les histoires les plus fidèles, si elles ne changent
ni n'augmentent la valeur des choses, pour les rendre plus dignes
d'estre leties, au moins en omettent-elles presque tousjours les
1. Idée joliment développée par Ruskin dans Sésame and Lilies.
ENFANCE ET ADOLESCENCE (1606-1617) 36o
plus basses et moins illustres circonstances, d'où vient que le
reste ne paroist pas tel qu'il est et que ceux qui règlent leurs
meurs par les exemples qu'ils en tirent, sont sujets à tomber
dans les extravagances des Paladins de nos romans et à conce-
voir des desseins qui passent leurs forces. »
Allusion à Don Quichotte, connu par les traductions de César
Oudin (1616) et de François de Rosset (1618) \ qui nous mon-
trent un Descartes précurseur, en un sens, à la fois du roman -
réaliste et de l'histoire intégrale, la recherche de la vérité restant
en toutes choses, la tendance essentielle de son être.
« J'estimois fort l'Eloquence et j'estois amoureux de la Poésie,
mais je pensois que l'une et l'autre estoient des dons de l'esprit
plutost que des fruits de l'estude ». Descartes est un volontaire.
La facilité de l'expression n'est pas pour le séduire, la forme l'in-
téresse moins que le fond. « Ceux qui ont le raisonnement le
plus fort et qui digèrent le mieux leurs pensées, affin de les
rendre claires et intelligibles peuvent toujours le mieux persua-
der ce qu'ils proposent, encore qu'ils ne parlassent que le bas-
breton et qu'ils n'eussent jamais apris la Rhétorique, et ceux qui
ont les inventions les plus agréables et qui les sçavent' exprimer
avec le plus d'ornement et de douceur ne lairroient pas d'estre
les meilleurs Poètes, encore que l'art Poétique leur fust inconnu ».
Aussi l'enfant fuit-il souvent l'éloquence, trop adroite à dissi-
muler le vide des pensées, et la poésie, dont cependant le charme
l'attire, pour se réfugier dans les mathématiques :
« Je me plaisois surtout aux Mathématiques, à cause de la
certitude et de l'évidence de leurs raisons, mais je ne remar-
quois point encore leur vray usage et, pensant -qu'elles ne ser-
voient qu'aux Arts Mechaniques, je mesionnois de ce que leurs
fondemens estans si fermes et si solides, on navoitricn basti dessus
de plus relevé. » Tout le germe de la recherche cartésienne est la,
dans ces premières conceptions d'enfant génial, à qui ses maîtres
n'apprennent que l'utilité pratique des mathématiques, appli-
quées au commerce et à l'industrie ou encore à la curiosité, et
qui se demande déjà ai l'évidence de leurs principes ne pourrait
pas devenir le fondement de toute évidence et la base d'une philo-
sophie où tout se ramènerait au nombre et à l'axiome. 11 n y
a pas lieu de révoquer en doute ces confidences et de croire
1. Cf. A. Rondel, Commémoration de Molière, ^làe,QCorneiUe, Shakespear
Cervantes à la Comédie française, Paris, Ed. Champion, 1919, in-4 , p. iu.
366 DESCAKTES.EN HOLLANDE.
que, par une sorte de phénomène de paramémoire, Descartes
reporte. à son enfance des méditations de .l'âge mùr ou de l'ado-
lescence ; seulement, ce qui plus tard deyait devenir système
n'est ici encore qu'intuition confuse.
« Je reverois nostre Théologie et preLendois, autant qu'au-cun
autre à gaigner le. ciel, mais, ayant appris, comme chose très
assurée, que Le chemin n'en est pas moins ouvert aux plus igno-
rans qu'aux plus doctes et que les veritez, révélées,, qui y condui-
sent, sont au dessus de nostre intelligence, je n'eusse osé les sou-
mettre à la foiblesse de mes raisonnemens et je pensois que,
pour entreprendre de les examiner et y réussir, il estoit besoin
d'avoir quelque extraordinaire assistence du Ciel et d'estre-plus
qu'homme. ...
Même en dégageant de cette déclaration la .prudence qu'exi-
geait la publication d'idées nouvelles avec la volonté de les
dérober aux foudres de l'Eglise, l'attitude de Descartes en
matière de religion se trouve suffisamment définie dans ce
passage. . ... , •
Il en vient alors à la philosophie. Celle-ci était enseignée au
Collège de la Flèche et même bien enseignée, si l'on en croit
la lettre de Descaries publiée par Baillet \ dans laquelle le
philosophe détourne un père d'envoyer son fils étudier cette
science à l'Université de Leyde, comme il en avait manifesté
l'intention : < Encore que mon opinion ne soit pas que toutes les
choses qu'on enseigne en Philosophie soient aussi vrayes que
l'Evangile, toutesfois, à cause qu'elle est la clef des autres
sciences, je crois qu'il est très-utile d'en avoir estudié le cours
entier en la façon qu'il s' 2 enseigne dans les Ecoles des Jésuites,
avant qu'on entreprenne d'éLever son esprit au-dessus de la
pédanterie, pour se faire sçavant de la bonne sorte. » Justifi-
cation de la classe de philosophie de nos lycées, qui manque
tant à l'étranger. « Et je dois rendre cet honneur à mes Maistres,
poursuit-il, que de dire qu'il n'y a lieu au monde où je juge
qu'elle s'enseigne mieux qu'à la Flèche. »
Cela ne lui donnait pas d'ailleurs une plus haute idée de
la scolastique, dont il lui resta pourtant bien des traces,
1. Vie de Descartes, t. I, pp. 32-33. Dans l'édition Adam et Tannery, la lettre figure
au tome II. [>. 377-'.» ; elle est supposée par les éditeurs être du 12 septembre 1638,.
niais Clerselier, 1 ancien éditeur des Lettres, ne dit pas à qui elle est adressée.
2. Baillet : i De la manière qu'on 1' ».
ENFANCE ET ADOLESCENCE (1606-1617) 367
comme M. Gilson l'a démontré dans une thèse récente1 :..« Je
ne diray rien de la Philosophie, continue le Discours de la Mé-
thode, sinon que, voyant qu'elle a esté cultivée par les plus
excellens esprits qui ayent vesc-u depuis plusieurs siècles et que
néanmoins, il ne s'y trouve encore aucune .chose dont on ne
dispute et, par conséquent, qui ne soit douteuse, je n'avais point
assés de présomption pour espérer -d'y rencontrer mieux que les
autres et que, considérant combien il peut y avoir de diverses
opinions touchant une mesme matière, qui soient soustenues
par des gens doctes, sans qu'il y en puisse avoir jamais plus d'une
seule qui soit vraye, je reputois presque pour faux tout ce qui
n'estoit que vraysemblable. »
Les sciences, dans l'état où elles étaient alors, ne pouvaient -
davantage étancher sa soif de vérité et surtout de certitude :
« Puis, pour les autres sciences, d'autant qu'elles empruntent
leurs principes de la Philosophie, je jugeois qu'on ne pouvoit
avoir rien basti qui fust solide sur des fondemens si peu fermes
et ny l'honneur ny le gain qu'elles promettent n'estoient suffisans
pour me convier à les apprendre, car je ne me sentois point,
grâces à Dieu, de condition qui m'obligeast à faire un mestier
de la science pour le soulagement de ma fortune et quoy que je
ne fisse pas profession de mespriser la gloire en Cynique, je
faisois néanmoins fort peu d'estat de celle que je n'esperois point
pouvoir acquérir qu'à faux titres » 2.
A côté des vraies sciences, il y avait les fausses ou plutôt
les vraies sciences étaient presque toutes faussées, étant
détournées de leur objet propre, qui est la recherche du vrai,
vers des fins eudémoniques et utilitaires, l'astronomie s'appli-
quant encore à lire dans les astres la destinée humaine, la chimie
à rechercher la pierre philosophale, la physique à étudier des
phénomènes météorologiques ou à faire des tours de prestidigita-
tion.
« Enfin pour les mauvaises doctrines, je pensois desja con-
noistre assés ce qu'elles valoient pour n'estre plus sujet à estre
trompé,, ny par les promesses d'un Alchemiste, ny par les prédic-
tions d'un Astrologue, ny par les impostures d'un Magicien,
ï. La Liberté chez Descartes et la Théologie ; Paris, Alcan, 1913, in-8 ; et du même
autour, l'Index scolastico-cartésien (Paris, Alcan, 1913); L'Innéisme cartésien et la
Théologie (Extr. «le la Revue de Métaphysique et de Morale).
2. Œuvres,X. VI, pp. 8 et 9.
368 DESCARTES EN HOLLANDE
ny par les artifices ou la venterie d'aucun de ceux qui font pro-
fession de sçavoir plus qu'ils ne sçavent. » Dans cette phrase se
traduit la déception qu'il éprouva à lire l'Art de Raymond
Lulle, les livres de Corneille Agrippa, que ses maîtres eurent la
largeur d'esprit de lui laisser entre les mains, bien que leur
possession ait fait condamner à mort, à Moulins, un pauvre
bonhomme, comme sorcier, en 1623 encore l.
« C'est pourquoy, sitost que l'aage me permit de sortir de la
sujétion de mes Précepteurs, je quittay entièrement l'estude des
lettres et, me resolvant de ne chercher plus d'autre science que
\ celle qui se pourroit trouver en moy-mesme ou bien dans le
grand Hure du monde, j'employai les restes de ma jeunesse à
voyasger, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens
de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expé-
riences, à m'esprouver 2 moy mesme dans les rencontres que la
fortune me proposoit et, partout, à faire telle reflexion sur les
choses qui se presentoient que j'en pusse tirer quelque profit. »
Ceci se rapporte aux quelque quinze années de vie errante
(1614-1628) qui vont précéder vingt années de production
scientifique et philosophique (1629-1649) : germination, florai-
son ; préparation, construction.
C'est une chose digne de remarque, et qu'on n'a peut-être pas
assez soulignée, que la vie du plus grand philosophe français,
et du plus abstrait, commence par l'action, par une prise de
contact voulue avec la réalité, par une vaste enquête poursuivie
hors des frontières de son pays et étendue aussi bien aux mœurs
des hommes qu'à l'aspect des choses. Ce sont ces quinze ans de
contact avec la vie qui préservent Descartes de se perdre dans
les constructions sans bases de la métaphysique, qui l'empêchent
de créer un système du monde dédaigneux de la réalité, qui le
portent à tenir compte de ce bon sens qu'il a observé parmi les
hommes et qui lui font admettre la relativité des connaissances
humaines, la variété des mœurs, des religions et des doctrines.
La philosophie à laquelle il aboutit, loin d'être aussi déductive
qu'on le croit généralement, se différenciera nettement des
formules à priori de la philosophie allemande et il s'affirmera
très Français encore en ceci que, si abstraits qu'ils soient, nos
1. Œuvres, t. XII, p. 31.
2. C'est-à-dire faire l'essai de soi-même, selon le langage de Montaigne, au contact
de la vie, comme on éprouve un métal à la pierre de touche.
ENFANCE ET ADOLESCENCE (1606-1617) 369
philosophes restent fidèles au « bon-sens », ne dédaignent pas
le « sens commun », ne font abstraction ni de la réalité ni
de la société dans laquelle ils vivent. Le réalisme hollandais,
qui n'est pas aussi exclusif que celui des Anglais, ne pouvait
que renforcer chez Descartes une tendance déterminée par sa
race et par son milieu, ce milieu de Touraine si semblable à celui
de la Grèce antique et où le regard est souvent ramené des
sommets et des espaces infinis vers le sourire de la nature.
Les témoignages se rapportant aux années postérieures à la
sortie du collège de La Flèche x sont rares et incertains. M. Adam2
ne relève pour cette période que quatre documents. Descartes
est parrain à Poitiers, le 21 mai 1616, et il prend ses degrés de
bachelier et de licencié en droit à l'Université de cette ville, les
9 et 10 novembre de la même année, ce qui permet de supposer
qu'il fit des études juridiques régulières, au moins pendant un
semestre ou même pendant un an, sans qu'il soit nécessaire de
l'imaginer, comme le suggère M. Adam, suivant des cours de
médecine et de droit à La Flèche. Par contre il peut y avoir
conquis les titres de licencié et maître es arts et il semble bien
y être resté jusqu'en 1614 3.
Les 22 octobre et 3 décembre 1617, enfin, il signe deux actes,
comme témoin, à Sucé, au diocèse de Nantes. De tout cela on
serait tenté de conclure qu'il passa les années 1616 et 1617 dans
l'Ouest. Séjourna-t-il à Paris, comme le veut Baillet, c'est pos-
sible, mais, provisoirement, rien ne le prouve.
1. Il aurail laissé à sa sortie à la bibliothèque du Collège de I.a Flèche, selon
Schooten, des livres annotés de sa main et qu'il serait intéressant de retrouver. Cf.
Œuvres, \. X, p. 6 16.
2. XII, p. 35.
3. Cf. Œuvres, Supplément ( 1913), p. 107. C'est aussi l'opinion de Mgr Monchamp,
Notes sur Descartes : Liège (1913), p. 7.
Le P. Fournet y aura été son maître et c'est lui qui, selon .Mgr Monchamp, serait
le Jésuite inconnu de la lettre LXXIX (cf. op. cil. p. 8).
21
CHAPITRE III
DESCARTES VOLONTAIRE AU SERVICE DES ÉTATS (1618-1619)
LA RENCONTRE AVEC BEECKMAN
Quoi qu'il en soit, l'avenir de son «jeune philosophe «pouvait
être pour son père une source de préoccupations, mais la solu-
tion dut lui apparaître bientôt : René était cadet de famille ;
un cadet, cela s'envoie aux armées, tandis que l'aîné héritera des
charges paternelles.
En 1618, la France n'est pas en guerre, la Hollande non plus ;
elle est en pleine paix ; la trêve de douze ans, conclue en 1609,
n'expirera qu'en 1621 ; mais Maurice de Nassau reste dans tout
l'éclat de sa gloire de guerrier savant. A quelqu'un qui lui
demande qui est le plus grand capitaine du siècle, il a répondu,
ce dit-on, après un instant d'hésitation, que Spinola était le
second. Son « Krijgsspel » inaugure la guerre scientifique et son
prestige s'accroît de celui de son cousin Guillaume, de son jeune
frère Frédéric-Henri, si connu à la cour de France, et de son vieux
conseiller Oldenbarneveldt.
Tout cela, on le sait bien en France, soit par des rapports de
l'ambassadeur Aubéry du Maurier, ou par l'ambassadeur de
Hollande à Paris, M. de Langerack, soit par les jeunes gens qui
revenaient de là-bas et qui parlaient de leurs exploits lointains
au point d'en être insupportables, à entendre Balzac, qui écrit
à son frère, le 1er janvier 1624 : « Pour éviter la rencontre de ces
grands causeurs je prendrais la poste, je me mettrais sur mer,
je m'enfuirais jusqu'au bout du monde... mais particulièrement
ils me font mourir quand ils viennent freschement de Hollande
ou qu'ils commencent à estudier en mathématique »*. De
ceux-ci beaucoup, nous le savons maintenant, ont, comme Balzac.
1. Cite par M. Adam au tome XII, p. 11, note a.
372 DESCARTES EN HOLLANDE
et Théophile, fréquenté l'université de Leyde, où les étudiants de
l'ouest de la France, nous l'avons vu, étaient légion. Frédéric,
comte de Laval, né à Thouars, est immatriculé à l'Université
de Leyde, le 31 octobre 1618, à l'âge de quinze ans, pour la
philosophie, avec Pierre Thorius, Angevin, âgé de vingt-sept ans
et Abraham Grouel, de Caen, âgé de seize ans, suivi, bientôt après,
le 12 novembre, de Charles Vallée (Carolus Vallaeus), Poitevin,
dix-neuf ans, également étudiant en philosophie. Mais notre
cadet a assez des Universités : ses études de La Flèche et de
Poitiers lui suffisent ; c'est « le grand livre du monde » qu'il veut
feuilleter : la guerre doit être pour lui l'apprentissage de la vie.
Les deux régiments français dont nous avons raconté au livre I
les origines, sont toujours au service des Etats. Ils sont com-
mandés, à ce moment, par Saint-Simon, baron de Courtomer, qui
a succédé à Cyrus deBéthune, et par l'illustre Gaspard de Chastil-
lon, le futur Maréchal de France, « colonnel gênerai des gens de
guerre à pied françois » depuis 1614 l. Le budget de la guerre
pour 1618, conservé aux Archives de l'Etat à La Haye, ne con-
tient malheureusement que les noms des chefs, jusqu'aux capi-
taines inclusivement, et notre cadet René Descartes, sieur du
Perron, n'a jamais été qu'un simple volontaire, ne prétendant à
aucun grade ni à aucune solde, puisqu'il raconte avoir toujours
gardé en souvenir, le seul doublon qu'il aurait gagné à ce titre,
celui de son engagement.
Malgré la Trêve, les dépenses, prévues par le budget de 1619 2,
s'élèvent encore à 524.350 florins. Les troupes wallonnes y
entrent pour une large part, ainsi que les Français, sous Sailly,
Jehan de la Sale, Robert de Billy, Bernard Plouchard, Guillaume
de Vitry, La Barbe, Foullau, Estienne de la Buissière, Claude de
la Foreest. Les compagnies comptent 70 hommes seulement ;
ajoutez-y Jean de Poictiers, dit Cadet, qui, pour ses 70 cavaliers,
reçoit par mois 2. 157 livres et les gentilshommes de l' Artillerie » :
1. Le registre si. Generaelj n° 3250. Commissien 1586 tôt 1625, contient, à la date
de 1613, au folio 2!>2 verso : i Commission pour le Sr le Baron de Courtomer, Co-
lonial » ; en Kit 1. I" 301 : < Commission pour Gaspard, le sieur de Chastillon. Colon-
nel General des (.eus de guerre a pied françois » . au !" 301 même année : <■ Commis-
sion pour le Sieur de 1 lanterne. Colonnel d'un Régiment françois »; enfin en 1615,
1'° 312 : (.Commission pour le Sr Baron de Courtomer, Lieutenent Colonnel generael
des -eus de guerre à pied françois. l
2. Staet van Oorloge voor de Hecekcncamer van den .laere 1618 • (R. V. St.
1243). Le dépouillement des Lias Lopende Staten Generaal (S. G. 1777 a 1782) n'a
rien donné, pas plus (pie le dépouillement des Résolutions des Etats Généraux, des
Etats de Hollande et du Conseil d'Etat.
VOLONTAIRE AU SERVICE DES ÉTATS (1618-1619) 373
Flamigny, le capitaine Ferné, Lebrebiettes ; mais il faut
relever surtout dans ce budget le nom des ingénieurs et
mathématiciens célèbres qui entourent Maurice et dont les noms
ne devaient pas être pour René Descartes une mince attraction :
Simon Stévin, Jacques Alleaume, David d'Orléans. Voici les
mentions qui se rapportent à ces illustres ingénieurs belge et
français :
Meester Symon Stevin, Ingénieur 50 £
Jacques Alleaume 1 100 £
David van Orliens, Ingénieur 25 £
Je n'ai pas eu le bonheur de rencontrer, comme pour d'autres
années, dans les Lias Lopende ou « séries courantes » des Etats
Généraux conservées aux Archives de La Haye, les rôles com-
plets de 1618 ou 1619 ; s'il en tombait entre les mains
d'heureux investigateurs, je les avertis qu'ils ont peu de chance
d'y trouver René Descartes et beaucoup d'y voir mentionner
le Sieur du Perron, qui n'était pas un nom de guerre, mais celui
d'une petite terre qu'il avait héritée de sa famille maternelle
•en Poitou.
Que Descartes ait dû se trouver coude à coude avec beaucoup
■de protestants, cela résulte du fait que les deux régiments
français ont chacun leur pasteur :
Guillaume Remondt, Predicant van de
fransche Regimenten xxv £
Richard Jean de Nerée, idem xxv £
Christiaen de la Quewellerie se borne à s'occuper du Régiment
wallon. J'ignore si « Joannes Nicasius, minister inde Bour-
tange », qui reçoit 300 livres par an, exerce aussi son office auprès
des troupes.
Ce contact avec les protestants, au reste très nombreux en
Poitou, n'était pas pour effrayer l'ancien élève des Jésuites, pas
plus qu'il n'avait effaré l'élève de Scaliger, le jeune de LaRoche-
Pozay 2, plus tard évêque de Poitiers, ni, quelques années après,
le gentilhomme normand Breauté3. Cependant le futur Oratorien
Charles de Condren demanda à son père « que le voyage fût
1. Admis comme ingénieur au service des Etats en 1605. Cf. Res. St. Gen. 1605,
f° 871, 20 décembre. Res. St. Gen. 1607, 3 janvier : ordonnancé 200 florins pour
Jacques Aleaume « Decifïreur extraordinaris » et 75 florins par mois, élevés à
1.200 florins par an, 5 février, f° 90, où le nom est orthographié Jacques à Le
Ihaulme.
2. Voir plus haut, au livre II, p. 196.
3. Cf. livre I, p. 129.
374 DESCARTES EN HOLLANDE
changé en celui de Hongrie, qu'il avoit de la peine d'aller chez
des hérétiques et qu'il combattroit bien plus volontiers contre
les Turcs que contre des catholiques » 1.
Au seigneur du Perron, ceci était profondément indifférent ;
il s'agissait d'expérience de la vie et d'apprentissage de l'action
et il pouvait se faire la main aussi bien sur le dos de ses coreli-
gionnaires, d'ailleurs ennemis de son pays, que sur celui des
Infidèles, alliés anciens de la monarchie. Au reste, il s'est même
vanté, plus tard, dans sa lettre à Servien, d'avoir combattu
l'Inquisition d'Espagne, sous les ordres de Maurice de Nassau.
C'est là un mirage du souvenir, car je ne vois pas trop à quels
combats il a pu prendre part pendant la Trêve de douze ans.
La phrase est celle-ci 2 : « Car je me suis assuré qu'ils [les Cura-
teurs de l'Université de Leyde] n'approuveront pas qu'après tant
de sang que les François ont répandu pour les aider à chasser
d'icy l'Inquisition d'Espagne, un François, qui a aussi porté les
armes pour la même cause, soit aujourd'huy soumis à l'Inquisi-
tion des Ministres de Hollande » 3.
Le vieux biographe de Descartes, Baillet, veut que celui-ci
soit parti pour la Hollande er, mai 1617. M. Adam le nie, à cause
des deux actes qu'il signe comme témoin à Sucé, près Nantes,
le 12 octobre et le 3 décembre 1617, mais ce fait ne prouve rien,
car il a pu passer l'été aux Pays-Bas et revenir en automne dans
le Poitou. Ainsi on arriverait aux quinze mois de séjour à Bréda,
dont Descartes parlait un jour à Frans van Schooten 4. Toute-
fois, comme nous n'avons, à cet égard, aucune certitude, il vaut
mieux reporter au printemps 1618 le départ de Descartes pour
Bréda, quoique sa présence là-bas, pendant l'été 1618 ne soit pas
plus assurée que celle de l'été 1617.
La première preuve décisive, précise, incontestable, de la
présence de René Descartes à Bréda, dans le Brabant Septen-
trional, est une mention du Journal de Beeckman, à la date du
10 novembre 1618, et il est bon de s'arrêter un instant à celte
1. Cf. Adam, t. XII, p. 41, note ; sur le mot voyage au sens d'expédition, voir
livre Ier, p. 69.
2. Œuvres, t. V, p. 25.
3. L'interprétation de la phrase n'est pas absolument sûre. Descartes ne se
référerait-il pas à son engagement en Allemagne ? Il semble bien cependant que là
il ait été dans les rangs des Impériaux.
4. « Mansit autem LJredae per 15 menses unde in Germaniam discessit, dum intes-
tina bclla ibi orirentur, ut mihi ipse narravit. » Ce texte Important, mais non daté,
figure à la suite du ras. du Compendium musicae découvert à la Biblioth. de l'Uni-
versité de Groningue par M. C. de Waard (cf. Œuvres, t. X, p. 64ti).
VOLONTAIRE AU SERVICE DES ÉTATS (1618-1619) 375
source capitale, récemment découverte par un érudit hollandais
de grande valeur, le Dr C. de Waard et dont nous nous servi-
rons pour le présent exposé.
C'est en 1905 que celui-ci trouva à Middelbourg, à la
Bibliothèque provinciale de Zélande, le Journal, dont l'existence
était connue par les lettres de Descartes de 1630 et par des
extraits publiés, en 1644, par Abraham, frère d'IsaacBeeckman.
M. C. de Waard s, propose de publier in extenso le gros registre
et nous souhaitons à ce mathématicien, qui connaît aussi bien
l'histoire des lettres que l'histoire des sciences au xvne siècle, de
pouvoir mettre bientôt son projet à exécution. Pour l'instant,
contentons-nous des amples extraits que M. de Waard a fournis
à M. Adam et qui, publiés dans le tome X 1 des Œuvres de Des-
cartes, en 1908, ne sont pas encore très connus. Par bonheur,
Isaac Beeckman, qui était un homme aussi soigneux que curieux,
a inséré dans son Journal des copies fidèles des lettres qu'il avait
reçues de Descartes lors du premier séjour de celui-ci en Hollande
et cette période si importante pour la formation s'en trouve sin-
gulièrement éclairée.
Beeckman était un de ces savants comme on en trouve dans
les provinces les plus reculées des Pays-Bas, méditatif et solitaire,
se livrant peu, ne fréquentant guère ses confrères, tout absorbé
par la vie familiale et le travail de l'esprit. 11 avait cependant
voyagé hors des limites de sa province de Zélande, où il était né,
à Middelbourg, le 10 décembre 1588. Il est inscrit dans le fameux
Album studiosorum de l'Université de Leyde, qui nous est si
familier désormais, le 21 mai 1607 et le 29 septembre 1609,
en qualité d'étudiant en philosophie et lettres.
Ainsi que tant d'autres de ses compatriotes, un Olden-
barneveldt, un Cats, un Grotius, il fait, en 1612, son tour de
France et il y retourne, en 1618, pour conquérir, le 18 août, cinq
jours après avoir débarqué en Normandie, ses grades de bache-
lier et de licencié devant la Faculté de Médecine de l'Université
de Caen ; il fut docteur, le 6 septembre. Il se rembarque, le 21, au
Havre, pour rentrer en Zélande et arriver à Bréda le 16 octobre,
non pas afin de fréquenter la cour de Maurice, qui venait de s'y
installer au château de son frère Philippe, après lui avoir suc-
cédé comme Prince. d'Orange 2, mais, plus prosaïquement, afin
1. Pp. 17 et s.
2. On serait tenté de se demander même si Descartes n'aurait pas été d'abord au
376 DESCARTES EN HOLLANDE
d'aider l'oncle Pierre à abattre ses porcs et aussi afin d'y cher-
cher femme1. Beeckman était un jeune médecin de trente ans ; il
n'était encore ni adjoint au principal (conrector) du Collège latin
d'Utrecht, ce qu'il ne devint que le 26 novembre 1619, ni prin-
cipal (rector) du Collège latin de Dordrecht, ce qu'il ne fut que
le 2 juin 1627.
On a toujours su que Descartes avait séjourné dans la jolie
petite ville du Brabant que Héraugière avait, par sa ruse, ravie
en 1590 à l'Espagnol 2 et qui faisait partie de la Généralité,
province conquise appartenant en commun à toutes les autres.
D'abord le Compendium Musicae, publié en 1650, après la mort
du philosophe, sans doute d'après les papiers mêmes de Beeckman,
est daté de Bréda, 31 décembre 1618 3. Ensuite il se rattache à
ce séjour une anecdote trop célèbre pour n'être pas un peu sus-
pecte, surtout parce qu'on en raconte une à peu près semblable
sur Viète. La voici toujours, paraphrasée de Lipstorp, qui l'en-
jolive moins que son successeur Baillet : « Lorsqu'il quitta la
France pour la première fois, il avait vingt et un ans [?]. Comme il
brûlait d'être à la fois spectateur et acteur de la Comédie humaine,
il s'enrôla comme volontaire en Hollande, sous le glorieux Prince
Maurice, Stathouder et capitaine général des Provinces-Unies.
Ce Prince tenait alors garnison avec toute son armée autour de
Bréda en Brabant, alors soumis à Leurs Hautes Puissances les
Etats généraux et qui n'avait pas encore été reprise par Spinola
(1625). Il arriva que, comme notre Descartes séjournait à Bréda,
un pauvre mathématicien, désireux d'améliorer son propre sort,
proposa, par voie d'afFiche, au public, quelque problème à
résoudre. Les passants s'arrêtaient, et, parmi eux, notre Des-
cartes ; mais, récemment arrivé aux Pays-Bas, il n'en possédait
pas encore la langue et c'est pourquoi il pria son voisin (que par
la suite il sut être un philosophe et mathématicien assez connu,
Beeckman, proviseur du Lycée de Dordrecht) de lui expliquer
service du catholique Philippe d'Orange ou de sa femme la princesse de Condé. Sur
ceux-ci, voir plus haut, livre Ier, p. 117-118.
1. « Voor de slachttijt des jaers 1618, ben ic te Breda gecomen om Pieteroom te
belpen wercken en te vrijen ooek. » (F0 94 v°).
2. Vide supra, p. 129.
3. Œuvres, t. X, p. 141 : « Bredae Brabuntinorum pridie Calendas Januarias anno
MDCXV 1 1 1 completo ». Cf. aussi t. X, p. 89, note a. Le Journal de Beeckman contient
un manuscrit du traité avec la dédicace : « Bené Isaco Beeckmanno. » C'est une copie
imparfaite de l'original et qui n'est pas de la main de Beeckman ; ce dernier a ajouté :
♦ Du Peron sive Des Chartes». Le manuscrit de Lcyde porte sur la couverture :
« Compendium Musicae B. des Chartes Isaaco. »
DESCARTES ET BEECKMAN 377
la donnée du problème, soit en français, soit en latin. Celui-ci
acquiesça à sa demande et lui donna son adresse afin qu'il lui
fît parvenir la solution. Beeckman ne fut point déçu, car Des-
cartes, rentré chez lui, ayant examiné le problème selon les règles
de sa méthode, en triompha avec autant d'art et de rapidité,
que, jadis, Viète, qui, en trois heures, avait résolu la difficulté
proposée à tous les mathématiciens de la terre par Adrien Ro-
main. Aussi, fidèle à sa promesse, se rendit-il sans tarder, chez
Beeckman, pour lui apporter non seulement la solution mais la
marche à suivre. Le Hollandais admira cet esprit qui dépassait
son attente et il conclut avec Descartes une amitié éternelle... »
Il est permis de professer une certaine tendresse pour la
légende, mais il ne l'est point de la préférer à la vérité. Celle-ci
est plus sèche et plus simple ; elle tient dans ces lignes du Journal
de Beeckman, à la date du 10 novembre 1618 * :
« Descartes n'est pas arrivé à prouver qu'il n'y a pas d'angles :
« Hier, qui était le 10 novembre, à Bréda, un Français
du Poitou s'efforçait de prouver qu'en réalité il n'existe point
d'angle et cela par le raisonnement que voici : »
Il semble bien tout de même que ce soit autour d'un problème,
et d'un problème assez paradoxal que s'est faite la rencontre
de Beeckman et de Descartes et nouée leur amitié, mais pourquoi
Schooten n'en a-t-il pas raconté la donnée à Lipstorp ? On se
demande même si ce n'est pas le jeune cadet en personne qui,
par manière de défi et pour amuser ses loisirs, n'aurait pas, par
voie d'affiche, proposé la difficulté.
Le second passage du Journal 2, qui se rapporte à Descartes et
où celui-ci est appelé cette fois Renatus Picto, René le Poitevin,
est au folio 99 verso, à la date du 17 novembre : « Pourquoi le
sabot ou toupie des enfants reste debout en tournant... René,
le Poitevin, me fit songer qu'un homme pouvait se maintenir
dans les airs... »
Dans un troisième passage, après le 23 novembre 1618,
Renatus Picto 3 apparaît déjà préoccupé des problèmes du son.
Il en est de même dans les fragments V et VI, mais le plus intéres-
sant, parce qu'il est le plus personnel, est le quatrième (fc 100
1. Œuvres, t. X, p. 46 : « Angulum nullum esse maie probavit Des Cartes. Nitebatur
heri qui erat 10 nov. [1618], Bredae, Gallus Picto probare nullum esse angulum
rêvera, hoc argumento : »
2. Œuvres, t. X, pp. 51 et 42.
3. Ibid., pp. 52 et 12.
378 DESCARTES EN HOLLANDE
verso), également du 23 novembre ou de très peu postérieur,
et que je traduirais ainsi : « Mon Poitevin est lié avec beaucoup
de Jésuites et d'autres hommes d'étude et de savants » x ; ceci
semble justifier Baillet du reproche que lui adresse M. Adam de
faire remonter trop haut les relations de Descartes avec Mersenne
et Mydorge, qui peuvent être visés ici. « Cependant il dit qu'à part
moi, il n'a jamais rencontré personne qui unît étroitement dans
ses études la physique et la mathématique et je m'en réjouis.
Moi, de mon côté, je n'ai parlé à personne qu'à lui de ce genre
d'études ».
On ne saurait assez insister sur l'importance de ce passage
qui nous initie aux enfances d'un génie. L'anecdote, telle que
la tradition la conte, nous montre un escamoteur de difficultés,
un curieux de problèmes, ainsi qu'il y en avait alors tant parmi
les gens du monde, dont l'arithmétique ou l'algèbre était la dis-
traction favorite, comme, au xvme siècle ce furent les sciences
naturelles, par une succession qui n'est pas du tout fortuite. Ici,
c'est le constructeur de systèmes qui apparaît et qui se plaît à
ramener les phénomènes physiques à des lois mathématiques,
en attendant qu'il fasse de l'axiome la formule même de l'évi-
dence. Sur ce point il se rencontre avec Beeckman qui, sentant
sans doute, et cela lui fait honneur, la supériorité de ce jeune
esprit, sans toutefois en mesurer encore toute l'envergure, ne
laisse pas de tirer quelque vanité de cette coïncidence. Peut-être
sont-ce ses propres idées que le Poitevin admire en son nouvel
ami.
Dans la proposition VII, consacrée à la musique, Renatus
Descartes Picto est nommé plus complètement et, dans la VIIIe,
sur la racine carrée, il est aussi appelé Renatus Descartes 2.
Une simple phrase nous apprend qu'à la requête de son ami
hollandais, il a rédigé son traité de la musique. Nous sommes
assurément en décembre 1618 : « Mr Duperon, le Poitevin se
nomme René Des Cartes dans ce traité de la Musique, qu'il
écrit à mon intention... » 3. A ce livre se rapporte la proposi-
1. Ibid., p. 52 : IV, Physico-Mathemalici paucissimi : Hic Picto cum multis Jcsuitis
aliisquc studiosis virisquc doctis vcrsatus est. Dicit tamen se minquam hominem
reperisse, praeter me, qui, hoc modo quo ego gaudeo studendi utitur accurateque
cum Mathematicâ Physicam jungat. Ncquc etiam ego, praeter illum, nemini Jocutus
sum hujusmodi studii. »
2. Œuvres, t. X, p. 54.
3. Ibid., pp. 5G et 44, n° IX : « Mr Duperon Picto, Renatus Des Cartes vocaturin
eâ Musica quain mel causa jam describit. »
DESCARTES ET BEECKMAN
379
tion X, tandis que les deux suivantes, XI et XII, cherchent
la loi de la chute des corps, c'est-à-dire nous ramènent à un
autre chapitre de physique : l'unité de conception reste incon-
testable. Les articles XII à XIV l sont postérieurs à la remise
du De Musica à Beeckman par « M. Duperon » et le premier
d'entre eux est daté du 2 janvier 1619.
C'est avant cette date, probablement entre le 23 novembre
et le 26 décembre, que Descartes a rédigé, à la demande de
Beeckman et à son intention aussi, « René du Perron mihi », un
traité que M. Adam appelle Physico-niatheinalica, < ontenant
une étude de la pression de l'eau sur les parois du vase qui la
contient, et une autre se rapportant à la chute des corps.
Celle-ci est intitulée en latin : « De combien croît à chaque
moment le mouvement de la pierre tombant dans le vide et se
dirigeant vers le centre de la terre, selon Descartes ». Les deux
problèmes ont été aussi mentionnés dans le Journal, ce qui permet
de dater le traité.
La fin du Compendium Musicae2 est toute personnelle et
mérite par conséquent que nous y revenions un instant : Main-
tenant je vois la terre, je me hâte vers le rivage ; j'omets ici
bien des choses, beaucoup par souci de concision, beaucoup par
oubli, davantage par ignorance. Cependant je permets à cet
enfant de mon esprit, informe comme il l'est, à mon «ours»3,
d'aller vers vous, pour qu'il soit un souvenir de notre intimité
et la plus sûre affirmation de mon affection pour vous : a cette
condition toutefois qu'éternellement caché dans l'ombre de vos
coffres ou de votre cabinet, il n'ait pas à affronter le jugement
des hommes. Ceux-ci ne détourneraient pas les yeux, comme je
m'assure que vous le ferez, de ses imperfections, pour les fixer
sur les pages où je ne nie pas que soient tracés, pris sur le vif,
quelques linéaments de mon esprit. Ils ne sauraient pas surtout
que tout ceci a été composé à la hâte, pour vous seul, parmi
l'ignorance des soldats, par un homme oisif 4, soumis a un genre
de vie entièrement différent de ses pensées.
De Bréda en Brabant, 31 décembre 1618. »
1. Ibid., pp Gl-63.
2. Œuvres, t. X, pp. 140-141.
3. Ibid. : « quasi ursae foetum imper editum ». ...
4. Il y a dans le texte : « desidio.o et libero », mais je crois, avec M. Adam, qu il
faut lire « non libero ».
380 DESCARTES EN HOLLANDE
A partir du 2 janvier 1619, les relations orales, résumées dans
le Journal, cessent, Beeckman datant de Geertruidenberg,
même jour, une observation de lui sur les conditions du vol
des oiseaux. Le 10 janvier, il est à Middelbourg, mais, si le
nom de Descartes apparaît dès lors plus rarement dans le
Journal (il n'y a qu'un passage important en mai sur lequel nous
reviendrons), nous avons, pour suppléer à son silence, des
lettres de Descartes, très privé du contact de son ami et que
M. de Waard a publiées en août 1905, dans le Nieuw Archief
voor Wiskunde 1.
Rien de plus curieux que cette correspondance du jeune gentil-
homme, la plus ancienne que l'on connaisse, car elle nous fait péné-
trer dans les replis intimes de son cœur et de son esprit, à la veille
de l'éclosion grandiose et un peu mystérieuse de novembre 1619.
Un mot d'abord sur la langue dans laquelle elle est écrite : toute la
correspondance révélée par M. de Waard est en latin. Est-ce à dire
que les deux nouveaux amis parlassent entre eux cette langue?
il est permis d'en douter. Le latin est alors pour Descartes le
seul idiome dont il se soit servi au Collège pour exprimer ses
pensées d'ordre scientifique ou même littéraire. L'algèbre, il
l'avait apprise dans les livres du P. Clavius, celui que ses con-
frères de la Société de Jésus appelaient le nouvel Euclide. Mais
Beeckman, ayant voyagé en France et séjourné quelques mois
à Caen, devait savoir le français, assez pour converser, sinon pour
s'en servir comme d'instrument pour la science, ainsi que le
fera de préférence son compatriote Christian Huygens, dans la
seconde moitié du xvne siècle 2.
Traduisons et commentons les passages essentiels de ces
curieuses épîtres. La première dont Beeckman ait inséré la
copie dans son Journal 3, débute par les marques de l'amitié la
plus vive, mais sans rien de l'exagération propre aux correspon-
dances du temps : « Votre lettre si impatiemment attendue,
m'est parvenue et, dès le premier abord, je me suis réjoui quand
1. 2'- série, t. VII, sous ce titre : Ecne Correspondcnlic van Descartes uil de
jaren 1618 en 1619. M. Adam a reproduit ces lettres au t. X de sa grande édilion,
et c'est à ce tome que nous renvoyons.
2. Ses Œuvres sont en cours de publication par les soins du savant professeur
honoraire de l'Université d'Amsterdam, I). .J. Korteweg. C'est une source impor-
tante pour l'histoire littéraire et scientifique du xvne siècle.
3. Non pas à leur date, mais plus tard, en 1(527, au moment où, sans doute, Beeck-
man remet en ordre ses papiers, après son arrivée à Dordrecht. Cf. Œuvres, t. X,
p. 28.
DESCARTES ET BEECKMAN 381
j'y ai vu des notes de musique. Comment m'auriez vous pu
témoigner plus clairement que vous vous souveniez de moi ?
mais il y avait autre chose que j'attendais surtout : des détails
sur le lieu où vous étiez, sur ce que vous faisiez, sur votre
santé. Ne croyez pas, en effet, que je ne m'inquiète que de
votre science et non de vous ; de votre esprit, qui en est, il est
vrai, la partie principale et non de votre personne tout entière.
Ensuite quelques notes sur lui-même, qui sont sans prix :
« En ce qui me touche, je reste oisif selon mon habitude, j'ai à
peine écrit le titre des livres que je me propose de rédiger à votre
instigation. Pourtant, ne me croyez pas oisif au point de gas-
piller mon temps sans aucun profit ; au contraire, je l'emploie
assez utilement, mais en des matières que votre esprit, livré à de
plus hautes préoccupations, considérera avec dédain du haut de
l'empyrée de la science : à savoir la Peinture, l'Architecture
militaire et surtout le hollandais K Vous verrez bientôt ce que
j'ai fait de progrès dans votre langue, car je compte être à Mid-
delbourg, si Dieu le veut, pour le prochain Carême. »
Voilà donc à quoi s'occupait Descartes, à l'école de Maurice,
dans cette sorte d'Académie militaire comme il en existe encore
une aujourd'hui au même lieu, à la même place, et où des maîtres
de choix, peut-être Stévin, David d'Orléans et Jacques Alleaume,
enseignaient aux jeunes nobles, venus de partout, le dessin,
l'architecture militaire ou l'art des fortifications et le hollan-
dais, car Stévin, nous a révélé M.Brunot2, était très féru de son
flamand. N'avait-il pas été « Professor in de Duytsche Mathe-
matik », à Leyde, c'est-à-dire qu'il y enseignait en hollandais
l'arithmétique que Girard de Saint-Mihiel 3 devait, pins tard,
tourner en français.
Il faut insister sur l'architecture, car ainsi s'explique que
le Discours de la Méthode fourmille de comparaisons em-
pruntées à un art particulièrement cher à Descartes, parce qu'il
exprime le mieux sou génie constructeur et ordonnateur, qui est
aussi celui de son siècle : « Ainsi voit-on que les baslimens qu'un
seul Architecte a entrepris et achevez, ont coustume d'estre
plus beaux et mieux ordonnez que ceux que plusieurs ont tasché
1. (lui mm, t. X, pp. 151-2 : <• Nempein Picturê, Architecture militari el praecipue
sermone belgico, in mio quid profeceriin bn-vi visurus es .
2. Histoire de lu Langue Française, t. V (l'JlT). p. 229.
3. Cf. plus haut, p. 311.
382 DESCARTES EN HOLLANDE
de racommoder en faisant servir de vieilles murailles qui
avoient esté basties à d'autres fins. Ainsi ces anciennes citez
qui, n'ayant esté, au commencement, que des bourgades, sont
devenues, par succession de tems, de grandes villes, sont ordinaire-
ment si mal compassées, au pris de ces places régulières qu'un
Ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu'encore que,
considérant leurs édifices, chascun à part, on y trouve souvent
autant ou plus d'art qu'en ceux des autres, toutefois, à voir
comme ils sont arrangez, icy un grand, là un petit et comme ils
rendent les rues courbées et inesgales, on diroit que c'est plutost
la fortune que la volonté de quelques hommes usans de raison,
qui les a ainsi disposez. Et si on considère qu'il y a eu néanmoins
de tout tems quelques officiers qui ont eu charge de prendre garde
aux bastimens des particuliers, pour les faire servir à l'ornement
du public, on connoistra bien qu'il est malaysé, en ne travaillant
que sur les ouvrages d'autruy, de faire des choses fort accom-
plies. » 1 Le plan de Versailles est là, dirait-on, tracé d'avance
par l'élève de Bréda.
Mais retournons à la lettre de Descartes à Beeckman, qui se
termine ainsi : « Assez sur ce sujet. J'en dirai ailleurs davan-
tage. En attendant, aimez-moi et tenez pour assuré que j'oublierai
plutôt les Muses que je ne vous oublierai vous, car elles m'unis-
sent à vous par le lien d'une éternelle affection... De Bréda,
24 janvier 1619. Du Perron. »
L'adresse est « A Monsieur Isaack Beeckman, Docteur en
Medicine à Middelb. » La lettre suivante est du 26 mars : le
philosophe a tenu sa promesse, il s'est rendu à Middelbourg
vers le 20, pour voir son ami, mais celui-ci a négligé de lui
mander qu'il continuait ses pérégrinations à la poursuite de
l'épouse de ses rêves. Le voyage, au cours duquel il a peut-être
visité la boutique de Lipperhey ou celle de Zacharias Jansen,
qui l'un et l'autre se prétendent inventeur des lunettes d'ap-
1. Œuvres, t. VI, p. 11. Cf. aussi XII, p. 581. Il se pourrait qu'il y c-ùt dans ce
passade une allusion à la ville de Richelieu. Voici d'autres comparaisons empruntées
à l'architecture, extraites du même Discours de la Méthode : » Il est vrav que nous
ne voyons point qu'on jette par terre toutes les maisons d'une ville pour le seul
dessein de les refaire d'autre façon et d'en rendre les rues plus belles... » et ailleurs,
dans la Troisième partie : « Mon dessein ne tendoit qu'à m'assurer et à rejet t. t la
terre mouvante el le sable pour trouver le roc ou l'argile... et comme en abatant un
vieux louis, on eu reserve ordinairement les démolitions pour servir à en bastir un
nouveau... Cf. aussi t. VI, p. 22 : « Et enfin, comme ce n'est pas assez, axant de
commencer a rebastir le logis où on demeure que de l'abattre et de faire provision de
matériaux et d'Architectes ou s'exercer soy mesme a l'Architecture et outre cela
d'en avoir soigneusement tracé le dessein, etc. »
DESCARTES ET BEECKMAN 383
proche \ n'a fait que stimuler l'activité mentale de Descartes.
Il n'y a pas six jours qu'il est rentré et il a déjà trouvé quatre
démonstrations remarquables et presque toutes nouvelles, à
l'aide de ses compas. Il semble s'orienter déjà vers l'applica-
tion de l'algèbre à la géométrie, mais il faut surtout souligner
la phrase où se manifeste la tendance vers l'unité d'un système,
vers une solution unique de tous les problèmes : « En vérité,
pour m' ouvrir à vous ingénument de ce que je construis, ce que
je veux fournir, ce n'est pas un Ars brevis de Lulle, mais une
science presque nouvelle, par laquelle se puissent résoudre toutes
les questions proposées sur n'importe quel ordre de quantités
continues ou discontinues » 2.
Beeckman écrit en marge : « Ars generalis ad omnes quaes-
tiones solvendas quaesita», mais ce n'est là qu'une interprétation
bornée ; le philosophe vise plus haut que les simples mathéma-
tiques, il est en marche vers la Méthode et la méditation du
« poêle » est une résultante, une coordination brusque de choses
acquises, une illumination intérieure, plutôt qu'une révélation
d'en haut. Pour une recette à problèmes, il -ne se fût
pas servi des mots « science nouvelle » et l'addition concernant
les quantités continues ou discontinues n'est qu'une restric-
tion, une atténuation dictée soit par la modestie, soit par la
volonté de ne pas trahir le grand secret qu'annoncera dix-huit ans
plus tard le Discours de la Méthode.
Notre interprétation se justifie mieux encore par la suite de
la lettre où, comme un poète, le philosophe se sent agité d'un *
saint enthousiasme préludant à la nuit mystique de son Annon-
ciation (10 novembre 1619) : « C'est une œuvre infinie, il est vrai,
qui ne saurait être d'un seul, et d'une ambition incroyable, mais
j'ai aperçu je ne sais quelle lumière à travers le chaos de cette
mienne science, avec laide de laquelle je pense pouvoir dissiper les
plus épaisses ténèbres » 3.
Ces accents sont rares chez Descartes, mais ils justifient, en
quelque manière, le reproche de mysticisme que lui adressent
Leibnitz et Christian Huygens 4. Ceux-ci ne semblent pas com-
1. Œuvres, t. XII, pp. 185-6.
2. Ibiil.. t. X, ]). 154 s. : « Et certe ut tibi nude aperiam quid moliar, non Lullii
Arlem brevem sed seientiam penitus novain tradere cupio...
3. Œuvres, t. X. pp. 156-7 : i Inlinitiim quidem opus est, necunius. Incredibile
quam ambitiosum, sed nescio quid luminis per obscurum hujus scientiae chaos
aspexi, c-ujus auxilio densissimas quasque tenebras discuti pusse existimo. »
4. C.f Œuvres, l. XII, p. 2'.), ûote (/.
384 DESCARTES EN HOLLANDE
prendre le frisson de joie mêlée d'angoisse qui fait trembler le
chercheur à l'approche de la vérité.
En tout cas, il ne s'attarde pas sur ce thème : le positif Hol-
landais ne le comprendrait plus ; peut-être, lui prend-il aussi une
sorte de pudeur d'en avoir trop dit, d'avoir trop livré de lui-
même et il raconte ses souvenirs de voyage, les périls de sa pre-
mière traversée \ où la tempête l'a surpris sur une coquille de
noix, au sortir du port de Flessingue, mais il se vante de l'avoir
affrontée « avec plus de plaisir que de crainte et même... sans
nausée. »
Cela l'enhardit pour de plus longues traversées et de plus
audacieux projets. Il semble qu'une voix secrète, un « démon »
pareil à celui de Socrate, le pousse vers le lieu de sa révélation
intérieure. Il confie ses projets à son ami : « Les troubles qui
agitent l'Allemagne2 n'ont pas modifié mon dessein; tout au
plus me retiennent-ils un peu. Je ne m'en irai pas d'ici avant
trois semaines, mais, à ce moment là, je compte gagner Amster-
dam, de là « Gedanum »3, ensuite je traverserai la Pologne et une
partie de la Hongrie pour arriver en Autriche et en Bohême ;
certes cette voie est la plus longue, mais à mon sens la plus sûre.
J'emmènerai mon domestique et peut-être quelque camarade
à moi connu. Xe craignez pas pour moi, vous qui m'aimez.
Avant le 15 avril, je ne partirai certainement pas d'ici. Tâchez
donc, si vous pouvez, de m'éciïre avant ce moment, sans cela
je n'aurai plus de lettres de vous d'ici longtemps. A cette o<ca-
sion, dites-moi ce que vous pensez de ma Mécanique et si vous
êtes d'accord avec moi.
Il s'agit peut-être d'un écrit perdu et, s'il en est ainsi, le cycle
des études préliminaires se complète : Algèbre. Géométrie, Phy-
sique, Mécanique, sans parler du Dessin, de l'Architecture mili-
taire et du Néerlandais. La lin de la lettre suggère aux naviga-
teurs hollandais mie manière simple et nouvelle de taire le point
pour se diriger sur mer. La missive du 20 avril n'est qu'un simple
billet transmis par le domestique de I )escartes, où celui-ci demande
des nouvelles de Beeckman et s'il a trouvé femme. Le départ est
1. Ibid., I. X. p. 158 : * Probavi enim nu- ipsum et marinis Huctibus, quos nun-
quam antea tentaveram... i
'_'. Le texte de cette importante lettre du 26 mars 1619 (t. X. p. 158) porte :
« Galliae motus », mais il faut lire, avec .M. Adam, i Germaniae , a cause de ce qui
suit.
3. C'est-a dire Dantzig.
DESCARTES ET BEECKMAN 385
fixé au mercredi 24 avril 1619. La veille de ce jour, il
écrit une lettre plus importante, qui est comme un adieu et un
hymne de reconnaissance :
« J'ai reçu votre missive, presque le même jour où elle a été
écrite et je ne veux pas m'en aller d'ici sans renouveler encore,
par une lettre, cette amitié qui ne doit pas s'éteindre entre nous.
N'attendez pas cependant quelque produit de mon esprit :
déjà, il vagabonde, depuis que je m'apprête à me mettre en
route dès demain matin. Je ne sais pas
où me conduit le destin, où il me sera donné de m'arrêter,
car les menaces de guerre ne m'appellent pas encore sûrement
en Allemagne et je crains de trouver là-bas beaucoup d'hommes
en armes, mais pas de combats. »
Donc c'est la bataille à laquelle aspire le cadet du Poitou, las
•de l'inaction de Bréda. Ce n'est pas pour étudier l'architecture
militaire ou pour revêtir le corselet d'acier ceint de l'écharpe
orange qu'il s'est engagé chez Maurice. Il a fait sa théorie, il est
prêt : « S'il en est ainsi, je me promènerai, en attendant, parle
Danemark, la Pologne et la Hongrie, jusqu'à ce que je puisse
gagner en Allemagne, un chemin débarrassé de Soudards bri-
gands par où atteindre plus sûrement la guerre. »
Cela ne l'empêche pas de songer à la science : « Si je m'arrête
n'importe où, ce que j'espère, je vous promets aussitôt d'entre-
prendre la rédaction de ma Mécanique ou de ma Géométrie et
de vous célébrer comme l'inspirateur et le père spirituel de mes
études. » 1 C'était déjà un bel éloge, Descartes le juge insuffisant
et il insiste,, dans l'émotion du départ : « Vous seul, en vérité,
m'avez réveillé de mon oisiveté ; vous avez évoqué en moi une
science presque effacée de ma mémoire et vous avez ramené
vers des occupations sérieuses et meilleures un esprit qui s'en
était écarté. Si donc, il sort de moi quelque chose qui ne soit pas
méprisable, vous avez le droit de le réclamer et moi-même je ne
manquerai pas de vous en faire part, soit pour que vous en
profitiez, soit pour que vous le corrigiez. »
Aucun passage ne définit mieux les relations de Descartes et
de Beeckman. Le jeune homme était allé en Hollande, moitié
par curiosité, moitié par désœuvrement. 11 avait l'âme grosse
1. Œuvres, t. X, p. 162 : ♦ Tequc ut studiorum inconnu proinotomn et primum
authorem amplectar. »
25
386 DESCARTES EN HOLLANDE
de pensées : le génie a de ces torpeurs qui sont des gésines. Il lui
faut un accoucheur, comme disait Socrate. Beeckman fut celui-là.
En était-il digne ? Il n'importe. Est-il vrai, comme le veut
M. Adam, que ce fût un esprit confus 1 ? C'est possible, mais Des-
cartes, avec sa vision de Français, pouvait apercevoir en clair
ce qui, chez son ami, était encore obscur. Il pouvait se réfléchir
en ce miroir et y contempler sa propre image dont, de plus en
plus, il allait faire ses délices.
Beeckman, de son côté, admire ce Poitevin, si vif, si ingénieux,
si lucide, qui lui explique ses propres idées, à lui qui en a beau-
coup (il a d'ailleurs six ans de plus), mais qui est parfois maladroit
à les exprimer. Donne-t-il autant de son cœur que le Français,
prompt à l'effusion, on ne le dirait pas ? Il semble trop parfois
voir en Descartes une mine de science à exploiter et c'est cela
qui, en 1630, causera la rupture. Mais, pour le moment, il est
l'excitateur. Il n'est pas nécessaire que la baguette qui fait
jaillir la source soit de matière précieuse, il suffît qu'elle ait
frappé à la bonne place. Pourquoi faut-il qu'en regard du magni-
fique studiorum meoriim promotorem et primum authorem,
Beeckman ait écrit bêtement en marge : « Descartes de me »,
ce qui trahit sa sotte vanité? Non, il n'a pas compris quel trésor
il avait découvert. Il a cru avoir vu un esprit ingénieux, apte à
résoudre des problèmes de physique et de métaphysique ou
même de mathématiques appliquées à la physique, mais non
pas quelqu'un qui portait en lui le Monde, un monde selon sa
pensée, mille fois plus proche de la vérité que celui que contemple
la myopie de nos regards quotidiens.
Au reste, après cette production intensive de l'hiver 1618-
1619, constamment surexcitée par Beeckman, une lassitude
se manifeste 2 : « Depuis un mois je n'ai plus étudié, peut-être
parce que l'esprit est à ce point épuisé par ces inventions qu'il
ne peut plus suffire à trouver ce que je me proposais de chercher
encore. » Il en aspire davantage au départ, le voyage étant
pour les travailleurs de l'espril la meilleure hygiène de renou-
vellement.
La dernière des précieuses lettres d'adolescence est datée
d'Amsterdam, 29 avril 1619 3. Elle est toujours adressée à
1. Œuvres, t. XII. p. 16.
2. Œuvres, t. X, p. 163.
3. Ibid., p. 164.
DESCARTES ET BEEC K.MAX 387
«Monsieur Beecman, docteur en Medicinae à Middelbourg ». Il ne
veut pas perdre cette dernière occasion de lui écrire pour lui
montrer que son affection et son souvenir ne sont pas susceptibles
d'être entravés même par les tracas du voyage. Celui-ci a été
l'occasion d'une rencontre, qui rappelle celle de Tristan l'Hermite
et de son « philosophe j)1. Il circulait ainsi de par l'Europe des
savants 2 mi-vrais, mi-faux, demi-philosophes, demi-prestidigi-
tateurs, curieux de savoir, évidemment, et, à ce titre, dignes de
notre respect, mais battant monnaie avec leurs connaissances
et plus préoccupés d'étonner que d'instruire. Les badauds
s'amusaient et passaient, des rêveurs comme le nôtre s'arrêtent,
et, n'ayant pas les préjugés de l'Ecole, écoutent, se demandent
s'il n'y a pas là certaine fontaine cachée où rouleraient, pêle-mêle
avec des cailloux, quelques pépites. Le vieillard que Descartes a
rencontré en passant dans une auberge de Dordrecht invoque
YArs Brevis de Lulle, comme tous ses congénères, et s'en sert
avec tant d'habileté qu'il prétend parler, vingt heures consécu-
tives, de. quelque matière, que ce soit.
« Erudition des lèvres plutôt que du cerveau », observe spiri-
tuellement Descartes, mais, néanmoins il s'enquiert et demande
si « cette science ne consiste pas simplement en quelque classement
de lieux communs ». Cependant Lulle le préoccupe, il voudrait
examiner le livre, s'il le possédait, mais il prie son ami de le faire
à sa place et de lui écrire s'il y a trouvé quelque chose d'in-
génieux. Il voudrait savoir ce que le vieillard appelle les « clés » de
Lulle et d'Agrippa. Lipstorp a tort de dire que Descartes possède
déjà sa méthode, il la cherche et ne veut négliger aucune « clé »
qui puisse lui ouvrir les portes du mystère. Lulle est pour lui
une hantise et on peut prétendre qu'il lui a donné l'idée de trou-
ver une Méthode unique applicable à toute chose, mais qui ne
se bornerait pas « comme l'art de Lulle à parler sans jugement de
celles qu'on ignore » 3. Les cabalistes eux-mêmes n'effrayent
point ce libre esprit dépourvu de ces préjugés et de ces craintes,
qu'on ignore au pays de Rabelais.
Peut-être est-ce en Hollande et non en Allemagne qu'il a, pour
la première fois, entendu parler des Rose-Croix. Ce n'est même
1. Voir plus haut, livre II. p. 249.
2. C'étaient souvent des Français, témoin celui dont parle Beeckman dans sa
lettre à Descartes du 6 mai 1619. Œuvres, t. X, p. 169.
3. Discours de la Méthode, au t. VI, p. 17.
388 DESCARTES EN HOLLANDE
pas une simple hypothèse, car il est question des célèbres F. R. C.
dans les Cogitaliones priuatae de janvier 1619 l. C'est de
France que les mystérieux Frères étaient venus aux Pays-
Bas, aux termes de l'accusation formelle affichée à Harlem, le
19 juin 1625, par ordre des Etats de Hollande, accusation que
confirme YHistorisch Yerhael ou récit de Wassenaer (1624-5)
qui invoque une traduction de la Fama fraternitatis Roseae
Crucis 2, semblable à la déclaration originale éditée à Cassel
en 1614, et dont la traduction hollandaise serait due à ce singulier
Nicolas Barnaud dont nous avons parlé au livre II 3. Celui-ci,
dans un manifeste lancé de Gouda, avait fait connaître que les
Frères de la Rose-Croix de France avaient décidé de communi-
quer leurs découvertes à Henri IV, pour que la fabrication de
l'or ne tombât pas en des mains criminelles. Il priait les Frères
hollandais de s'unir à lui et de faire part de leurs trouvailles au
Prince Maurice. Barnaud avait publié à Leyde un livre sur l'au-
torité de la Sainte Ecriture et une traduction des œuvres de ce
Socin, dont on retrouve le nom sous la plume de tous les hétéro-
doxes. Barnaud prêchait l'union des théosophes et des cabalistes
pour la recherche de la panacée 4. Plus que la quête de la
pierre philosophale, c'est la tâche que s'assignent les Rose-Croix,
qui sont presque tous des médecins.
Pouvons-nous oublier que Beeckman en était un et que Des-
cartes, petit-fils du médecin Pierre Descartes et arrière-petit-fïls,
par sa mère, d'un autre médecin, Jean Ferrand, fut toujours très
attiré par l'art de guérir, qu'il pratiqua même, comme nous le
verrons plus tard ?
Disons encore que Beeckman était protestant et qu'à ce mo-
ment les Rose-Croix tendaient à être absorbés par le Protes-
tantisme, surtout en Allemagne, mais la doctrine de large tolé-
rance et d'union de tous les cultes contenue dans la Fama était
1. Œuvres, t. X, p. 214.
2. Cf. Dr W. Meijer, De Rozckruisers of de Yrijdenkers der XVII*' eeuw,
Harlem, F. Bohn, 1916, petit in- lu. p. 66.
3. P. 225. M. Meijer l'appelle à tort Bartaud ou Bernard Montaux. Il résulte d'un
long échange de lettres que j'ai eu avec l'excellent Spinoziste, qu'il est d'accord avec
moi sur l'identification des deux personnages. Aucun doute ne saurait subsiste/
sur son nom : j'ai sons les yeux une photographie d'une lettre autographe adressée
par lui d'Utrecht, le 5 aoûl 1598, au professeur rleurnius et qui est conservée à la
bibliothèque de Leyde. C'est aussi à Leyde, en 1616, selon BaiUet, que parait l'Apo-
logie (des Rose-Croix) de Robert Fludd, gentilhomme anglais. Cf. Œuvres de Des-
cartes. t. X, p. 200. Gassend a réfuté le mime I-'ludd.
4. Cf. Meijer, op. cit., pp. 1G et 17.
DESCARTES ET BEECKMAN 389
assurément incompatible avec l'aspect que prenait en ce moment
le calvinisme aux Pays-Bas.
On n'a pas assez remarqué que le premier séjour de Descartes
en Hollande coïncide exactement avec les délibérations du fameux
Synode de Dordrecht, qui s'ouvrit le 13 novembre 1618 et se
clôtura le 9 mai 1619. Il s'occupait, nous l'avons dit, de résoudre
la controverse sur la prédestination entre les « libertins » arminiens
et les orthodoxes gomaristes pour aboutir à une doctrine officielle,
à une confession de foi \ qui serait imposée à tous les pasteurs
et professeurs de théologie du pays. Le Synode, auquel des
délégués des églises étrangères furent conviés, se prononça, on le
sait, dans le sens du calvinisme le plus rigoureux.
On ne se fait pas toujours une idée très exacte de la tolérance
hollandaise. Ce pays est d'abord, plus que le nôtre, celui de
l'anarchie intellectuelle : toutes les sectes, fussent les plus
insensées, y ont toujours des adeptes, dans ces isolés livrés
à leur orgueilleuse méditation solitaire et qui n'en sortent
que pour se grouper en petites chapelles. Aujourd'hui encore,
il y a, à côté de l'Eglise officielle calviniste, une Eglise remons-
trante qui continue Arminius, des Vieux Catholiques suppo-
sant aux catholiques Romains, des Mennonites, des Anabaptistes
et que sais-je encore.
Ces Eglises se tolèrent, ce qui ne veut pas dire qu'elles se
supportent. Malgré les Synodes, il en fut à peu près ainsi pen-
dant tout le xvne siècle, l'autorité fermait les yeux et laissait
coexister ces sectes, par nécessité politique et économique, peut-
être plus que par la conviction profonde de ceux qui exercent le
pouvoir. En leur for intérieur, ils ont pris parti, et l'indulgence
souriante d'un Montaigne n'est pas leur fait. Si un jour alors, ils
s'aperçoivent que leur puissance est en jeu, ils sont capables de
toutes les intransigeances : en 1619, ils allèrent jusqu'au crime.
Ce n'est pas pourtant que Maurice, adversaire du Pensionnaire
fût bien zélé en matière de foi. On lui attribue ce mot, prononcé
à son lit de mort, que l'article principal de son credo était: deux
et deux font quatre 2.
1. Voir celle que signèrent à travers tout le xvn8 siècle, et même après, les
pasteurs de l'Eglise Wallonne et dont l'original est conservé à Leyde à la Biblio-
thèque wallonne. J'en donnerai bientôt une édition critique.
2. Balzac et Tallemant le racontent l'un comme l'autre (cf. Œuvres de Dcscnrtos.
t. XII, p. 41). Qu'il ait dit cela à un ministre protestant, par exemple ù Rivet, je me
permets d'en douter.
390 DESCARTES EN HOLLANDE
On n'a pas assez remarqué non plus que le départ du philosophe
coïncide avec le procès d'Oldenbarneveldt, dans lequel est im-
pliqué un homme que Descartes, juriste et latiniste, ne pouvait
s'empêcher d'admirer, Hugo Grotius ; la lâcheté avec laquelle il
abandonna ses amis ne le sauva pas d'une condamnation. Des-
cartes doit s'embarquer le 29 avril 1619. Le 13 mai suivant, la
tête du grand Pensionnaire tombe sur l'échafaud.
Comme Jean de Nérée, pasteur des régiments français, traduit
les actes du Synode, Descartes n'a rien pu ignorer de ces séances,
qui d'ailleurs se passaient dans une ville voisine, ni de la prépa-
ration de la tragédie de La Haye, qui en fut le résultat. Il dut se
sentir mal à l'aise. Il lui parut sans doute qu'il tombait de l'in-
tolérance catholique dans l'intolérance protestante, mais, assuré-
ment, il perdit le souvenir de ces impressions puisque, dix ans
après, nous le retrouverons en Hollande.
S'embarqua-t-il effectivement le 29 avril 1619 ? il n'y a pas
lieu d'en douter, car il écrit à Beeckman : « Aujourd'hui je m'em-
barque pour visiter le Danemark » l. M. Adam trouve le détour
trop grand pour permettre à Descartes d'assister aux fêtes du
couronnement de l'empereur Ferdinand -, qui eurent lieu à
Francfort, entre le 20 juillet et le 9 septembre 1619. Mais n'a-t-il
pas eu le temps, du 29 avril au 20 juillet, de gagner cette ville,
même en consacrant quelques jours à Copenhague, comme il
en a l'intention : « Je resterai quelque temps dans la ville de
Coppenhaven 3 où j'attends une lettre de vous. Chaque jour,
des navires partent d'ici pour le Danemark et, quoique vous
ignoriez mon hôtel, je m'informerai si diligemment des marins
qui apporteraient quelque chose pour moi, qu'elle ne risque pas
de se perdre. »
Si donc Descartes avait été empêché de s'embarquer le 29. il
lui était facile de prendre le bateau suivant ; s'il avait renoncé à
la voie de mer, une nouvelle lettre à son fidèle Beeckman nous
en eût fait part. Celle qui est bien la dernière, du moins, pour
cette période, se termine par un message pour Pierre van der
Merck 4 et enfin par une phrase d'affection : « Je n'ai plus rien
1. Œuvres, t. X, p. 165.
2. IbicL, t. VI, p. 11.
3. Remarquer cette forme, qui se rapproche du danois beaucoup plus que celle
dont nous nous servons d'ordinaire.
4. Œuvres, t. X, p. 166. Il s'agit d'un marchand et, je suppose, à propos de lettre
de change. Voyez le rôle de Joostens à Tours, à l'égard de Scaliger. Cf. Livre IL
p. 202.
DESCARTES ET BEECKMAX 391
à ajouter, si ce n'est que je vous demande de m' aimer et que je
vous souhaite d'être heureux. Adieu! A Amsterdam, 29 avril 1619.
Vôtre autant que sien, Du Perron. »
Beeckman répondit le 6 mai à son «rare » ami, mais sa lettre ne
l'atteignit point. Elle traite sommairement et avec mépris
d' Agrippa et de Lulle et se termine par ce vœu et ces recomman-
dations : « Que Dieu donne que nous vivions pendant quelque
temps ensemble pour pénétrer dans le champ de la science jusqu'à
l'ombilic ! cependant, veillez sur votre santé, soyez prudent
pendant votre voyage, de crainte que vous ne paraissiez ignorer
la seule pratique de cette science dont vous faites tant de cas.
Songez à rédiger ma Mécanique et la vôtre. Vous avez l'habitude
d'être fidèle à vos promesses... Vous êtes maintenant dans la
capitale de ce pays \ Ne manquez pas d'y examiner tout ce qui
s'y trouve de science, ne manquez de visiter aucun savant, afin
que rien de ce qu'il y a de bon en Europe ne vous échappe ou
plutôt afin que vous expliquiez votre système aux autres savants2.
Je me porte bien. »
Excellents conseils de l'aîné au cadet, mais qui ne trahissent
pas la même tendresse que celle que Descartes éprouvait à
l'égard de son initiateur « vir ingeniossisimus » 3, « stadiorum
promotor et primus author » 4.
1. Evidemment du Danemark, sans cela il eût écrit : i hujus regni » et non « ejus ».
2. Je ne suis pas sûr du sens, le texte porte : « aut potius ut ratio nem lui ad reli-
quos doctos intelligas. » Œuvres, X; p. 169.
3. Cogilationes privalae, au t. X, p. 219 : « Contigit mihi ante paucos dies familia-
ritate uti ingeniosissimi viri ». Tous ces passages témoignent d'une pénétration
réciproque des deux esprits.
4. Œuvres, t. X; p. 162.
CHAPITRE IV
LES ANNÉES D'ALLEMAGNE (1619-1621)
L'INVENTION MERVEILLEUSE DU 10 NOVEMBRE 1619
« J'estois alors en Allemaigne, où l'occasion des guerres qui
n'y sont pas encore finies, m'avoit appelé et, comme je retournois
du couronnement de l'Empereur vers l'armée, le commencement
de l'hyver m'aresta en un quartier, où, ne trouvant aucune
conversation qui me divertist et n'ayant d'ailleurs, par bonheur,
aucuns soins ny passions qui me troublassent, je demeurois tout
le jour enfermé seul dans un poésie, où j'avois tout loysir de
m'entretenir de mes pensées ».
Il est peu de passages plus célèbres que ce début de la Seconde
partie du Discours de la Méthode 1. Pour le commun des hommes,
le philosophe dans son« poêle» résume même toute la biographie
de Descartes, comme l'accident du pont de Xeuilly, celle de
Pascal. Mais, si cette dernière anecdote est suspecte, l'autre ne
l'est point et le philosophe y a assez insisté pour nous permettre
de nous y arrêter à notre tour. Il y revient encore plus loin,
comme s'il tenait à marquer exactement les limites de sa médita-
tion fondamentale : « Et d'autant que j'esperois en pouvoir
mieux venir à bout [il s'agit des préjugés sur les mœurs] en
conversant avec les hommes qu'en demeurant plus long-tems
renfermé dans le poésie où j'avois eu toutes ces pensées, l'hyver
n'estoit pas encore bien achevé que je me remis à voyager. »
Il n'est pas besoin d'expliquer le sens de poêle, puisque le
mot est dans le Journal de voyage de Montaigne2, dans le Thresor
de la Langue françoyse de Nicot, avec le sens de hypocaustum ou
chambre chauffée et qu'il a survécu dans le patois lorrain et
1. Œuvres, t. VI, p. 11.
2. Ed. Lautrey, p. 92 et Essais, III, 13. Je reproduis ces textes à la fin de mes
Pièces justificatives.
394 DESCARTES EN HOLLANDE
en Alsace 1. On le trouvera aussi dans le Glossaire des Clas-
siques français de M. Huguet. Il s'applique mieux encore à ces
chambres d'Allemagne où 1' « altdeutscher Ofen » répand la
douce chaleur de sa colonne de céramique, dans le bas de laquelle
des sièges sont aménagés.
Mais on peut marquer avec plus de précision que par le Dis-
cours de la Méthode, les termes de cet hiver décisif, en recourant
aux petits écrits de jeunesse de Descartes, en partie perdus, mais
que M. Adam a reconstitués au tome X de son édition. Baillet
les connut par l'abbé Legrand, qui les avait hérités de Clerselier
(1684), lequel les tenait lui-même de son beau-frère Chanut, notre
ambassadeur en Suède. Ils nous ont été conservés en partie par
les copies qu'en fit faire Leibnitz à Paris ou en Hollande, où ils
circulaient.
Parmi ces opuscules, celui qui nous intéresse le plus, en ce
moment, c'est le discours intitulé Olympica. Il porte la marque
d'une exaltation étrange, de ce mysticisme cartésien que je
voudrais mettre en relief, parce qu'il fait apparaître moins isolé,
au xviie siècle, le cas de Pascal et qu'il trahit un des caractères
que cette époque unit souvent à son réalisme.
Or donc, on lit, en tête des Olympica, dont le titre nous porte
déjà sur les sommets: « X novembris 1619 cum... mirabilis scientiae
fundamenta reperircm», 2«le 10 novembre 1619, lorsque je décou-
vris les fondements d'une science merveilleuse ».
Il n'est pas difficile de rapporter cette date au premier passage
que nous avons cité du Discours de la Méthode. Descartes est
parvenu de Copenhague à Francfort, où, entre le 20 juillet et le
9 septembre, il a assisté, au couronnement de l'Empereur Ferdi-
nand 3. Il est friand des grands spectacles où se pressent la cohue
bariolée des hommes d'habit varié et de coutumes diverses. Le
métaphysicien, chez lui, n'est pas indifférent à l'homme, son
point de départ et son objet : il ne s'isole pas en son moi, qu'il
confère sans cesse à celui des autres.
Sans doute, ce n'est pas ce qu'il cherchait : ii veut une
mêlée plus ardente que celle des foules, et surtout le danger.
Il s'est admiré déjà d'être sans crainte dans la tempête.
1. A Strasbourg, on lit sous une enseigne, faubourg de Pierres : « Zur Gaertner
Stube », la traduction : « Au poêle des jardiniers. »
2. Œuvres, t. XII, p. 50.
3. Œuvres, t. X, p. 186, note b.
ANNÉES D'ALLEMAGNE (16 19-1621) 395
Comment se conduira-t-il au combat ? c'est une question
qui préoccupe l'homme de cœur qui réfléchit, se méfiant des
lâchetés de son pauvre corps et désireux de « s'esprouvër ».
Connut-il l'exaltation et les angoisses de la bataille ? il semble
que oui, car le Père Poisson 1 dit : « J'ay des mémoires entre les
mains que M. Descartes a faits à la guerre, où l'on peut voir
combien cet exercice est utile à un homme qui sçait faire usage de
toutes choses et qu'un esprit bien fait trouve dans le milieu d'un
camp de quoy servir d'entretien à ceux qui fréquentent aussi le
Lycée ». Ceci ne prouverait pas encore qu'il ait été engagé, mais
l'observation que voici a bien l'air d'avoir été prise sur le vif 2 :
« Un Gendarme revient d'une mêlée : pendant la chaleur du
combat, il auroit pu estre blessé, sans s'en appercevoir... ». Il
est parfaitement exact et il s'est vérifié plusieurs fois qu'on peut
être blessé sans le savoir : c'est le privilège de 1' « état de choc ».
On ne voit pas cependant qu'il y ait eu une campagne de l'Em-
pereur Ferdinand, dans la fin de l'été 1619, et M. du Perron, pas-
sant des troupes protestantes de Maurice aux troupes catholi-
ques de Maximilien de Bavière3, au début de la guerre de Trente
ans, y rencontre la même déception de l'inaction forcée ; celle
des quartiers d'hiver lui eût été plus sensible encore, s'il n'y avait
trouvé un asile pour l'éclosion de ses pensées.
10 novembre 1619. Comment n'a-t-on pas observé que c'est
l'anniversaire, jour pour jour, de la rencontre avec Beeckman
à Bréda ou, du moins, de la première mention que celui-ci fait
de Descartes dans son Journal. Simple coïncidence ? ce n'est
guère possible, car, l'année suivante, c'est encore le 10 4, qu'il
note, en marge des Ohjmpica toujours : « X novembris 1620, eoepi
intclligere fundamentum Inventi mirabilis », «le 10 novembre 1620,
je commençai à concevoir le fondement d'une invention admi-
rable. » Il doit attacher à cette date, décidément, une grâce triple,
dont la série s'établirait ainsi : 10 novembre 1618 : rencontre de
l'annonciateur ; 10 novembre 1619 : réflexion prolongée sur cet
1. Dans une observation sur un passage du Discours de la Méthode (t. VI, p. 9),
citée par M. Adam, t. X, p 255.
2. Œuvres, t. XII, p. 61, notée.
3. Lipstorp, Specimina Philosophiae Carlesianae, 163o, cité au t. X, p. 25-i.
Le passage est important.
4. Le 10 novembre est la date donnée dans les Cogilaliones (Œuvres, t. X, p. 216),
d'après les Ohjmpica. Baillet, d'après les mêmes Ohjmpica, donne le 11 novembre
1610. Comme il peut s'agir de la nuit du 10 au 11, la différence est peu impor-
tante.
396 DESCARTES EX HOLLANDE
anniversaire et annonciation de la science nouvelle et univer-
selle ; 10 novembre 1620 : invention admirable qui en serait
l'application.
Sommes-nous fondés à attribuer au plus positif de%nos philo-
sophes et au plus rationaliste, des visions qui tiennent plutôt
d'un Pascal ou d'une Sainte-Thérèse ? Oui, de par le reste des
Olympica et la relation qu'il nous donne du songe qu'il fit en
cette étrange nuit du 10 au 11 novembre 1619.
La recherche de la vérité « jetta son esprit, nous dit Baillet l,
dans de violentes agitations qui augmentèrent de plus en plus
par une contention continuelle où il le tenoit, sans souffrir que
la promenade ni les compagnies y fissent diversion. Il le fatigua
de telle sorte que le feu lui prît au cerveau et qu'il tomba dans
une espèce d'enthousiasme, qui disposa de telle manière son esprit
déjà abatu qu'il le mit en état de recevoir les impressions des
songes et des visions. »
« Il nous apprend que, le dixième de novembre mil six cent
dix neuf, s'étant couché, tout rempli de son enthousiasme et tout
occupé de la pensée d'avoir trouvé ce jour là les fondemens de la
science admirable, il eut trois songes consécutifs en une seule
nuit qu'il s'imagina ne pouvoir être venus que d'en haut. »
A analyser attentivement cette phrase, dont le contenu est
relativement garanti par une nouvelle référence marginale de
Baillet renvoyant à Cartesii Olympica, on y distingue deux
choses : la découverte des « fondemens de la science admirable ».
qui a eu lieu dans la journée du 10 novembre, et les songes, qui
ne sont pas exempts de l'étrangeté particulière au travail mental
pendant le sommeil ou le demi-sommeil.
La découverte diurne ne porte que les caractères d'une illu-
mination soudaine, éclatant en quelque sorte d'un bouillon-
nement de pensées contenues pendant une année entière, celle
qui a précédé la date fatidique. Il y a pourtant, aux yeux de
Descartes, un élément mystique dans cette illumination môme,
et on peut le prouver par la hantise d'une formule dont il se ser-
vira de nouveau l'année suivante, à la date anniversaire, et puis,
plus jamais par la suite. Le mot « mirabilis » semble avoir ici
autant le sens de miraculeux que celui d'admirable.
1. Œuvres de Descartes, t. X, p. 181. Baillet mentionne en marge la source, qui ne
nous est connue malheureusement que par lui, Cart. Olymp. init. Ms., c'est-à-dire
le début du manuscrit des Olympica de Descartes
ANNÉES D'ALLEMAGNE (1619-1621) 397
Les songes de la nuit, eux, sont si fous, qu'on aimerait
mieux que Descartes n'y eût pas attaché assez d'importance
pour les noter et les décrire, quoique Baillet ait pu les ampli-
fier encore et en accentuer les éléments religieux. Donc, dans
le premier, il croit marcher par les rues, mais il se sent
si faible du côté droit qu'il est obligé de se renverser
du côté gauche pour pouvoir avancer. Un tourbillon lui fait
faire trois ou quatre tours sur le pied gauche. Il se traîne jusque
dans la cour d'un collège, où une personne lui dit « que, s'il vouloit
aller trouver Mr. N., il avoit quelque chose à lui donner. M. Des-
cartes s'imagina que c'étoit un melon qu'on avoit apporté de
quelque pais étranger. »
« Ce melon », dira-t-il plus loin, « signifioit les charmes de la
solitude », interprétation singulière qui provoquera, plus tard, en
1693, les railleries de Huet, dans un pamphlet, où il fera demander
par Chanut au philosophe « comment il avoit reconnu que toutes
ces visions étoient des révélations du Ciel et non pas des songes
ordinaires, excitez peut-être par les fumées du tabac ou de la
bière ou de la melancholie », remarquant aussi qu'ils arrivaient
« pendant une nuit qui suivit une soirée du jour de Saint Martin,
après avoir un peu plus fumé qu'à l'ordinaire et ayant le cerveau
tout en feu » \
Baillet avait prévu l'objection et observé que Descartes « avoit
passé le soir et la journée dans une grande sobriété et qu'il y
avoit trois mois entiers qu'il n' avoit bû de vin » 2.
Le second songe, survenu au bout de deux heures, commence
par un bruit aigu et éclatant, qu'il prit pour un coup de tonnerre.
« Ayant ouvert les yeux, il apperçut beaucoup d'étincelles de
feu répandues par la chambre. La chose lui étoit souvent arrivée
en d'autres tems et il ne lui étoit pas fort extraordinaire, en se
réveillant au milieu de la nuit, d'avoir les yeux assez étincellans
pour lui faire entrevoir les objets les plus proches de lui » 3. Le
jeune philosophe est donc sujet à des hallucinations.
« Le troisième songe n'eut rien de terrible comme les doux
premiers. Dans ce dernier, il trouva un livre sur sa table, sans
sçavoir qui l'y avoit mis. Il l'ouvrit, et, voyant que c'étoit un
1. Œuvres, t. X, p. 185, note a.
2. C'est-à-dire depuis les fêtes du couronnent snt de l'empereur Ferdinand. Cf.
ibid., p. 186, note b.
3. Baillet, t. I, p. 82 s.
398
DESCARTES EX HOLLANDE
Dictionnaire, il en fut ravi, dans l'espérance qu'il pourrait lui
être fort utile. Dans le même instant, il se rencontra un autre
livre sous sa main, qui ne lui étoit pas moins nouveau, ne sçachant
d'où il lui étoit venu. Il trouva que c'étoit un recueil des Poésies
de difïérens Auteurs, intitulé Corpus Pottarum, etc. Il eut la
curiosité d'y vouloir lire quelque chose et, à l'ouverture du livre,
il tomba sur le vers :
Quod vitse sectabor iter ? J
« Au même moment, il apperçut un homme qu'il ne connoissoit
pas, mais qui lui présenta une pièce de Vers commençant par
« Est et non », lui demandant s'il la connoissoit ». Descartes
répond affirmativement, veut la chercher dans le Recueil des
poètes, qui était sur la table. «L'homme lui demanda où il avoit
pris ce livre et M. Descartes lui répondit qu'il ne pouvoit lui dire
comment il l'avoit eu, mais qu'un moment auparavant, il en
avoit manié encore un autre qui venoit de disparoître, sans sçavoir
qui le lui avoit apporté ni qui le lui avoit repris. Il n'avoit pas
achevé qu'il revit paroître le livre à l'autre bout de la table, mais
il trouva que ce dictionnaire n'étoit plus entier comme il l'avoit
vu la première fois». Ayant voulu montrer alors à l'inconnu, dans
le Recueil des poètes, la pièce : « Quod vitae sectabor iter », il
tomba sur « divers petits portraits gravez en taille douce, ce qui
lui fit dire que ce livre étoit fort beau, mais qu'il n'étoit pas de la
même impression que celui qu'il connoissoit. Il en étoit là, lorsque
les livres et l'homme disparurent et s'effacèrent de son imagina-
tion, sans néanmoins le réveiller ».
Voici maintenant l'interprétation conçue dans le sommeil
encore : « Il jugea que le Dictionnaire ne voulait dire autre chose
que toutes les sciences ramassées ensemble et que le Recueil de
Poésies, intitulé le Corpus poetarum, marquoit en particulier et
d'une manière plus distincte la Philosophie et la Sagesse jointes
ensemble. » Descartes attribue d'ailleurs une grande valeur à
l'intuition du poète. Xe dit-il pas dans les Cogitationes Privatae,
qui sont de la même époque 2 : « Il peut sembler étonnant qu'on
trouve d'importantes sentences dans les écrits des poètes plus
que dans ceux des philosophes. La raison en est que les poètes
1. Que] chemin suivrai-je dans la vie ?
2. La pensée suivante est extraite du Recueil que Foucher de Careil a découvert
et publie, qa a a appelé Cogitaliones privatae et qui fut commencé, encore ÙBréda,
ie i janviei îolJ. 11 y est question aussi du songe de novembre 1619 et du
l'invention DU 10 NOVEMBRE 1619 399
écrivent sous l'empire de l'enthousiasme et par la puissance de
l'imagination. Or il en est des semences de savoir qui sont en
nous, comme du feu dans la pierre, les philosophes l'en peuvent
tirer par leur raisonnement, les poètes le faire jaillir avec plus
d'éclat par l'imagination ».
Par la pièce de vers « Est et non », qui est le oui et le non, le
« val xal ou » de Pythagore, il entendait la Vérité et la fausseté
dans les connaissances humaines. Et qui est l'homme inconnu?
« Il fut assez hardi, écrit Baillet, pour se persuader que c'étoit
l'Esprit de Vérité, qui avoit voulu lui ouvrir les trésors de toutes
les sciences par ce songe. »
Comme tout cela n'est pas très orthodoxe el que, si le dernier
songe lui avait donné un sentiment agréable, les deux premiers
n'avaient pas laissé de lui inspirer une certaine terreur, il prit
celle-ci pour un avertissement du ciel sur ses péchés et il promit
à la Sainte Vierge de se rendre en pèlerinage à Xotre-Dame-de-
Lorette à la fin de novembre, promesse qu'il ne tint point. Ce
vœu n'est pas une invention de Baillet \ car on le retrouve
dans les Cogitationes Privatae, qui m'ont presque l'air d'être
composées de fragments des Olympica : « Avant la fin de novem-
bre, j'irai à N. D. de Lorette à pied depuis Venise, si c'est la
coutume et si c'est pratiquable mais, sinon, au moins le plus
dévotement qu'il se puisse faire. » Entre cette phrase et la précé-
dente sur les poètes, il y a celle-ci : « les doctrines des sages peu-
vent se réduire à quelques règles générales», 2 où l'on trouve en
germe l'idée de formuler, en peu de points, la Méthode.
Etrange mélange de rationalisme, de religion et de mysti-
cisme; mais c'est trop s'arrêter aux bas-fonds troubles d'où jaillit
la clarté si pure de l'évidence et il est temps de se demander
quelle est l'invention merveilleuse que fit Descartes en cette
journée du 10 novembre 1619, disons bien journée, pour distinguer
des rêves fantastiques de la nuit suivante.
Quod vilac, etc. Cf. Œuvres, t. X, p. 21G : « Somnium, 1619,nov. in quo carmen 7 cujus
initium :
Quod vitae sectabor iter ? (Auson). •
Ceci plaide en faveur de l'exactitude de Baillet dans son analyse des Olt/mpica ;
l'idée est sensiblement la même que dans les Cogitationes. Cf. aussi Revue de Méla-
physique et de Morale, mars-avril 1618. On se reportera également aux articles de
M. Milhaud, Une crise mastique chez Descartes en 1619, dans la même Revue,
septembre 1916, et L'Œuvre de Descaries pendant l'hiver 161U-lHJi>, dans Scicntia.
t. XXIII. 1918, pp. 1-8, 77-90.
1. Baillet, t. I. p. 85 et 86.
2. Œuvres, t. X. p. 217 : « Dicta sapientium ad paucissimas régulas générales
possunt reduci. »
400 DESCARTES EN HOLLANDE
Ce ne peut être, comme nous l'avons observé déjà à propos
d'une lettre de Beeckman à Descartes \ une marche à suivre
générale applicable à divers ordres de problèmes. Serait-ce, se
demande M. Adam, la mathématique universelle dont l'idée
hantait déjà les Pythagoriciens et qui est la science des rapports
de grandeur et de proportion, que ce soit entre les figures ou
les nombres, les astres ou les sons? «Mathématique universelle
ou science des proportions, voilà donc une première invention
de Descartes et qui suffirait à expliquer son enthousiasme r>.
<Ch. Adam).
En voici une autre : Aux caractères cossiques 2 exprimant
la racine (R), le carré (Q), le cube (C), Descartes substitue les
nombres 2, 3 ; il désigne les quantités connues par des minus-
cules, c'est ce qu'il appelle son a b c 3 ; les inconnues par les
majuscules A B C, plus tard par les dernières de l'alphabet,
x y z. Ainsi dans les équalions, les nombres seront remplacés
par des lettres et les caractères cossiques par des nombres.
« Cette seconde invention, dit M. Adam, n'était-elle pas
admirable autant que la première ? » 4
En voici une troisième et une quatrième : « toutes les
quantités entre lesquelles existent des relations numériques
peuvent être exprimées par des lignes », ce qui fait que, comme dit
si bien quelque part Paul Tannery 5, le plus grand mérite de
Descartes n'est peut-être pas d'avoir appliqué l'algèbre à la
géométrie, mais la géométrie à l'algèbre. Toute la physique
qui. jusqu'alors, avait été assimilée à la médecine ou à la philo-
sophie 6 est ramenée, elle aussi, au Nombre.
L'unité foncière de la Science apparaît. Or c'est là, à mon sens,
la grande découverte du 10 novembre 1619. C'est celle que fait
pressentir la lettre à Beeckman, du 26 mars précédent : « Scien-
tiam penitus novam tradere cupio » 7... « Infinitum quidem opus
est, nec unius. Incredibile quam ambitiosum, sed nescio quid
luminis per obscurum hujus scientiae chaos aspexi, cujus
1. Cf. plus haut, p. 383.
2. De l'italien Cosa quadrata, cf. Œuvres, t. X, pp. 261, 2G2.
:'.. Œuvres, t. XII, p. 212.
4. Ibid., i>. 53.
5. Dans su n article de La Grande Encyclopédie.
6. Voyez plus haut, au livre II, pp. 177 et 336, ce qui est dit à propos de Pierre
<lu Moulin ; c'est lui qui, philosophe, est chargé de la physique. Ainsi encore pour
du Mail, du temps même de Descartes. Heureux quand on ne confiait pas ce cours
à un simple philologue.
7. Œuvres, t. X, pp. 156-8.
l'invention DU 10 NOVEMBRE 1619 401
auxilio densissimas quasque tcnebras discuti posse existimo ».
C'est ce rayon de lumière qui, en avril 1619, guide le penseur
dans la pénombre du subconscient et qui, brusquement, après
six mois d'alternance de réflexion et de pressentiments
obscurs, jaillit en un torrent de lumière et suscite l'enthousiasme
de celui qui voit sortir du creuset la coulée de lave incandes-
cente.
« Toutes les sciences sont liées comme par une chaîne, a-t-il
écrit dans un de ses fragments manuscrits1, et on n'en peut
tenir une, parfaitement, sans que d'autres ne suivent d'elles-
mêmes et qu'on n'embrasse en même temps l'encyclopédie
tout entière. »
Que serait alors la découverte merveilleuse du 10 novembre
1620 ? selon notre hypothèse, ce serait l'application, le moyen
d'arriver à la science une, conçue le 10 novembre précédent :
c'est-à-dire, la Méthode. On remarquera que les termes dont
Descartes se sert à l'occasion de la première des deux dates sont
à la fois plus lyriques et plus généraux : « X novembris 1619 eu m
plenus forem Enthousiasme et mirabilis scientiae fundamenta
reperirem ».
Le 11 novembre 1620, ce n'est plus d'une science qu'il parle,
mais d'une invention remarquable : « XI novembris 1620, coepi
intelligere fundamentum Inventi mirabilis ».
Le travail de l'hiver du « poêle » devait, clans l'esprit du jeune
volontaire de l'armée impériale, aboutir à un livre. Dès février
1620, il est en quête d'un imprimeur. Comme les Olgmpica, les
Cogitalionrs Privatae, qui, sur ce point, de nouveau les décal-
quent, disent : « J'aurai complètement terminé avant Pâques
mon Traité et, si je l'en juge digne et si je trouve un éditeur, je le
publierai comme je l'ai promis aujourd'hui, le 2.') lévrier 1620 .
Pourquoi celte date ? Est-ce encore un vœu ? En tous <
c'en est un, il ne fut pas plus tenu que celui du pèlerinage île
Lorette, du moins à ce moment.
Que devint-il alors « un peu avant la lia de l'hiver . pour
reprendre le terme dont il se sert dans le Discours de la M<tli<><l< V
On n'en a pas de témoignage certain. Selon Lipstorp - il aurait
repris du service, à moins qu'il ne l'ait continué,, comme volon-
taire dans l'armée que le duc de Bavière, Maximilien, rassemblait
1. Œuvres, T. X, p. 255 : < Quippe sunt concatenatœ oiùnes scientise ».
2. Ibid., p. 252.
20
402 DESCARTES EN HOLLANDE
contre le comte Frédéric, l'Electeur Palatin, élu roi de Bohême
et qui, par une étrange rencontre, était le père de la princesse
Elisabeth, pour laquelle Descartes écrivit le Traité des Passions.
Mais les ambassadeurs du Roi Très Chrestien procurèrent la paix
entre la Ligue évangélique et Maximilien ; les négociations s'étant
engagées à Ulm, le 6 juin, le traité fut signé, le 3 juillet 1620.
Voilà notre gentilhomme déçu une seconde fois ! Toutefois la
Bohême, révoltée, depuis 1619, contre l'Empereur, n'étant pas
comprise dans le traité \ les troupes catholiques furent lancées
contre l'Electeur, qui perdit la couronne, à la bataille de la Mon-
tagne Blanche, sous Prague, le 8 novembre 1620.
Descartes y prit-il part ? le plus ancien de ses biographes,
Pierre Borel 2 l'affirme, mais il a la manie de le faire assister à
des batailles où il ne fut jamais. S'il avait vu ce grand événement
historique, il l'aurait noté dans ses Olympica, d'autant plus
qu'il mentionne la découverte du surlendemain. Lipstorp 3
n'en dit rien non plus, mais place après le traité d'Ulm la visite
de Descartes à Faulhaber, qui est loin d'être sans importai" ce 4.
On peut faire bon marché des détails qui se rapportent
aux interrogations du savant au cadet, dont la présomption
l'étonné et dont bientôt la science le stupéfie, après qu'il lui
a vu résoudre des problèmes de plus en plus difficiles : cela
semble trop une réplique de l'aventure avec Beeckman, mais
qu'il est impossible cette fois de contrôler.
Le principal n'est peut-être pas le contact qui s'établit
entre le philosophe français et l'école bavaroise d'où venaient
tant de mathématiciens allemands, mais le fait qu'au sortir
de sa crise mystique, Descartes se rencontre avec un membre de
la confrérie des Rose-Croix. Comment, dans l'état d'esprit où
il est, ne serait-il pas au moins attiré par le symbole de la rose,
qui représente la chair et la puissance créatrice de la nature,
embrassant la Croix qui est la Mort, mais aussi la Résurrection?
Il ne se figure pas que le nom des adeptes vienne de leur maître
Rosenkreutz, mort en 1484 (?) et qui a tous les caractères d'un
héros fabuleux, mais assurément, il est prédisposé à se ratta-
cher à une de ces branches qui, telle la légende du Saint-
1. Vie de Descartes, par M. Ch. Adam, au t. XII, p. 60.
2. Compendium vilae Renali Carlesii, petit in-12° de 53 pages, imprimé à Castres.
Cf. Œuvres, I. I, p. xvi.
3. (lùwrcs de Descartes, t. X, p. 252.
-J. .M. Adam la nul en 1(>19, je ne vois pas trop pour quelles raisons.
LES ROSE-CROIX 403
Graal, poussent sans cesse du tronc inépuisable de la Croix.
Comme nous l'avons vu préoccupé de l'Art de Lulle, il doit
se demander ou, selon notre hypothèse, se redemander, ainsi
qu'il l'avait déjà fait en Hollande, s'il n'y a pas là quelque secret
occulte dont la vraie science pourrait profiter. Mais petit est
le nombre des adeptes : il suffît que chacun d'entre eux se choi-
sisse un successeur qu'il initie peu à peu et prépare à attendre la
venue d'Elia Artista, d'Elie Artiste. Le vieux savant d'Ulm
arrête la curiosité impétueuse et peut-être indiscrète du jeune
Français qui, dans les phrases de son Studium bonae mentis \
traduites par Baillet, s'en justifie en ces termes : « Si c'étoient
des imposteurs, il n'étoit pas juste de les laisser jouir d'une
réputation mal acquise aux dépens de la bonne foy des peuples »
et « s'ils apportoient quelque chose de nouveau dans le monde,
qui valût la peine d'être sçu, il auroit été malhonnête à luv de
vouloir mépriser toutes ces sciences parmi lesquelles il s'en pour-
roit trouver une dont il auroit ignoré les fondemens ». Enfin
Baillet nous fournit une seule citation en texte original et qui est
comme une conclusion : « Necdum de illis quidquam certi com-
pertum habeo » (Stud. B. M. Ms. art. 5), qu'il rend inexacte-
ment par : « Il ne sçavoit rien des Rose-Croix. »
Il paraît bien, au contraire, que, sans avoir été initié en Alle-
magne, à l'époque où il trace ces lignes, il a pu l'être plus tard.
Est-ce une mystification que l'affiche qui fut placardée sur les
murs de Paris en 1625 : « Nous, députés du Collège principal des
Frères de la Roze-Croix, faisons séjour visible et invisible en
cette ville par la Grâce du Très Haut, vers lequel se tourne le
cœur des justes. Nous monstrons et enseignons sans livres nv
marques à parler toutes sortes de langues de pays où voulons être
pour tirer les hommes, nos semblables, d'erreur de mort... »
Si c'est une plaisanterie, dont les Parisiens sont fort capables,
elle ne s'explique que parce que l'attention du public était
attirée vers les mystérieux confrères; leur influence était telle
que le P. Mersenne, dans ses Quaestiones celeberrimae in Genesim
(1623) et Gabriel Naudé, dans son Instruction à la France sur
la vérité de l'histoire des Frères de la Roze-Croix (Paris, 1623),
éprouvèrent le besoin de mettre en garde les bons chrétiens contre
ce nouveau danger qui les menace, remarquons-le, en même
1. Œuvres, t. X. ]>. 193. Ce sont les seules phrases de ce traité qui aient été con-
servées ri le, seules où Descartes ail parlé des Rosi-Croix.
404 DESCARTES EN HOLLANDE
temps que le libertinage. C'est l'époque du Procès de Théophile
et de la condamnation de Jean Fontanier, de Montpellier, qui
fut brûlé vif à Paris pour avoir enseigné qu'il révélerait aux
hommes un trésor inestimable 1. On serait tenté de se demander
si le tapage fait autour des Rose-Croix, à Paris, n'est pas une
des raisons du départ de Descartes en 1628. Le bruit avait couru,
à son retour d'Allemagne, qu'il était affilié à l'Ordre 2 et il fallut
démentir. Personne ne peut affirmer avec certitude qu'il l'ait
été, mais il est impossible de ne pas mentionner un certain nom-
bre de traits qui sembleraient l'attester.
Et d'abord Descartes, comme tous les Confrères, pratique la
médecine gratuitement, quoique rien ne l'y prépare particulière-
ment : les soins aux malades sont de l'essence de la Société. A la
fin du Discours de la Méthode, il annonce son intention de
ne plus se consacrer qu'à cela : « Je diray seulement que j'ay
résolu de n'employer le temps qui me reste, à vivre à autre chose
qu'à tascher d'acquérir quelque connoissance de la Nature qui
soit telle qu'on en puisse tirer des règles pour la Médecine plus
assurées que celles qu'on a eues jusques à présent » 3.
En second lieu, plusieurs de ses amis de Hollande sont des
Rose-Croix connus, comme le docteur YVassenaer, auteur de
Y Historisch Yerhael, et Corneille van Hogelande, dont nous
reparlerons, fils de l'alchimiste Théobald van Hogelande4.
Ensuite, comme tous les frères « longlivers », ainsi que se
nomment les disciples de Fludd, il tient pour assuré qu'il vivra
jusqu'à cent ans (eux disent cent vingt) et Descartes 1" avait
tellement persuadé à ses amis que ceux-ci ne voulurent pas croire à
la nouvelle de sa mort prématurée à l'âge de cinquante-quatre ans.
«L'abbé Picot, écrit B aille t5, étoit si persuadé delà certitude de
ses connoissances sur ce point, qu'il auroit juré qu'il îuy auroit
été impossible de mourir comme il fit, à cinquante quatre ans
et que, sans une cause étrangère et violente (comme celle qui
dérégla sa machine en Suéde), il auroit vécu cinq cens ans, après
avoir trouvé l'art de vivre plusieurs siècles »>.« Ses oracles l'ont
bien trompé », écrit, à ce propos, Christine à Saumaise, et la
Gazette d'Anvers, au témoignage de Christian Huygens (12 avril
1. Cf. F. Strowski, Pascal et son temps, t. I, p. 140-1 et Meijer, op. ci!., p. 46.
2. Œuvres, t. X. p. 197.
3. Ibid., t. VI, p. 78.
4. Cf. Jaegcr. op. cil. ; vide supra p. 182, n. t.
5. Baillel, t. II, p. 452, cité au t. XII des Œuvres, p. 552, note a.
LES ROSE-CROIX
405
1650), a publié le dimanche précédent «dat in Suéde, een geck
gestorven was, die seyde dat hy soo langh leven kon ate hy
wilde » , <( qu'un fou était mort en Suède, qui prétendait vivre
aussi longtemps qu'il le voudrait » 1.
Les lettres de Constantin Huygens ne sont pas moins péremp-
toires. Celui-ci ayant demandé à Descartes, s'il laissait après
lui le moyen de vivre plus que nous ne faisons 2, il répond,
le 25 janvier 1638 3 : « Je n'ay jamais eu tant de soin de me con-
server que maintenant et au lieu que je pensois autresfois que
la mort ne me pût oster que trente ou quarante ans tout au plus,
elle ne sçauroit désormais me surprendre qu'elle ne m'oste l'es-
pérance de plus d'un siècle, car il me semble tres-evidemment
que, si nous nous gardions seulement de certaines fautes que
nous avons coustume de commettre au régime de nostre vie,
nous pourrions, sans autres inventions, parvenir à une vieillesse
beaucoup plus longue et plus heureuse que nous ne faisons,
mais pour ce que j'ay besoin de beaucoup de temps et d'expé-
rience pour examiner tout ce qui sert à ce sujet, je travaille main-
tenant à composer un abrégé de Médecine, que je tire en partie
des livres et en partie de mes raisonnemens, duquel j'espère me
pouvoir servir par provision à obtenir quelque delay de la nature
et ainsi poursuivre mieux cy-après, en mon dessein ».
Dans sa réplique 4, Huygens parle du « siècle que vous avez
résolu de vivre ».
Ce n'est pas tout. Il est de règle que les Frères se rendent
invisibles et, pour cela, changent sans cesse le lieu de leur
séjour : n'est-ce pas aussi ce que fait notre philosophe errant,
dont les cendres même ignorèrent le repos 5 ? Comme les Rose-
Croix, il a pris pour devise le mot d'Epicure : «Bene qui latuit,
bene vixit », qui s'est bien caché, a bien vécu.
M. Adam fait observer que Descartes a pour cachet R. C.
et non pas R. D. Il est vrai que ces deux lettres peuvent
correspondre à la traduction latine de son nom, Renatus Car-
tesius, mais il ne cesse de protester, notamment auprès de Regius,
1. Cf. Œuvres de Descartes, t. V, p. 630 et D' W. Meijer, De Rozekruizers, p. 58.
2. Œuvres de Descartes, t. I, p. 463.
3. Ibid., p. 507.
5' CfidŒuùresX' XII, pp. 585 à 628 et W. Meijer : Hel Leven na dcn dood vanRené
Descartes ( eïtr du Tiidspiegel, 1911); Over Descartes' leven na den dood; Ibid.,
inZ Waî er met hèt vermeènde stoffelijke oversehot van Descaries is geschud,
(Ibid., 1917).
406 DESCARTES EN HOLLANDE
contre ce travestissement. Or, on ne saurait oublier que la cin-
quième règle des statuts révélés par Michel Mayer dans la
Themis aurea (Francfort, 1618) oblige les Frères à prendre pour
cachet celui de la Congrégation : R. C. 1.
Il est juste de dire que le passage sur la longévité peut
s'interpréter dans le sens de la découverte d'une hygiène, propre
à l'assurer, et que, dans le Discours de la Méthode, Descartes s'élève
avec force contre les « artifices ou la venterie... de ceux qui font
profession de sçavoir plus qu'ils ne sçavent » 2 et aussi contre
ceux qui détiennent un secret 3, la vérité scientifique n'étant pas
du domaine des trésors qu'on ait le droit de dérober aux regards
et à la connaissance des hommes.
La doctrine de large tolérance et d'unité finale des croyances
s'accorde mieux avec la pensée de Descartes que l'obligation
du secret. Dans l'exemplaire de la Pia Admonitio de fratribus
Roseae Crucis de Henrieus Neuhusius (1C22), à la Biliothèque
Royale de La Haye, on lit une remarque en français, à propos de
la réplique de Fludd à Mersenne, et qui est ainsi conçue : « S'il
est vrai qu'ils [les Frères Rose-Croix] ont retrouvé cette clef de
connoissance par laquelle ils commissent le divin mystère de
Moïse et Elie, cachés au monde, et ce que leurs prophéties [nous
dit] de l'arrivée du Lion, de la réparation du monde, de la des-
truction de la dernière monarchie avec le faux prophète et de la
réduction de l'Univers à l'obéissance du seul Tout-Puissant et
roi des Rois, cela, pour toute éternité, s'accorde en tout avec la
Sainte Ecriture » 4. Le catholicisme de Descartes et de Hoge-
lande pouvait se trouver rassuré par des raisonnements pareils.
Il n'est donc pas possible de répondre affirmativement en toute
certitude à cette question : Descartes a-t-il été Rose-Croix ?
mais il n'en est pas moins démontré que grandes ont été ses
préoccupations à l'égard des Frères, qu'il en a fréquenté plusieurs,
Faulhaber à Ulm, Wassenaer et Hogelande en Hollande ; qu'il
les a certainement écoutés, sinon par sympathie, du moins par
curiosité d'esprit, et qu'il a retenu de leur enseignement mainte
doctrine, comme celle de la longévité, de l'exercice gratuit de
1. Œuvres, t. X, pp. 196 et 197.
2. Cf. Ibid., t. VI, p. 9.
3. Ibid., p. 73 : • Et pour les expériences que les autres ont desjà faites, quand bien
mesme ils les luy voudroient communiquer, ce que ceux qui les nomment des secrets
ne feroient jamais, elles sont, pour lapluspart, composées de tant de circonstances ou
d'ingrédiens superflus qu'il luy seroit très malaisé de déchiffrer la vérité. »
4. Découvert et cité par le D1 Meijer dans ses Rozckruizers, p. 28.
LES ROSE-CROIX 407
l'art de guérir, et peut-être le goût des changements de rési-
dence, destinés à éluder l'importunité des profanes 1.
De la période qui va du 10 novembre 1620, où il est encore
en Allemagne, au 3 avril 1622, où il écrit de Rennes à son frère
aîné, on ne sait rien de précis, mais c'est à ce moment, sans doute,
qu'il visita la fontaine miraculeuse d'Hornhausen, entre Aschers-
leben et Schoeningen, à quarante kilomètres au sud-ouest de
Magdebourg, et dont il parlera plus fard à la princesse Elisa-
beth 2. A cette même période se rattacherait une aventure assez
curieuse, qu'il a contée longuement dans ses Expérimenta. Son
récit a été traduit par Baillet, qui rapporte l'anecdote à la fin
de novembre 1621 : « Etant sur le point de partir [du Danemark]
pour se rendre en Hollande avant la fin de novembre de la même
année 1621, il se défit de ses chevaux et d'une bonne partie de
son équipage et il ne retint qu'un valet avec luy. Il s'embarqua
sur l'Elbe, soit que ce fût à Hambourg, soit que ce fût à
Gluckstadt, sur un vaisseau qui devoit luy laisser prendre terre
dans la Frise Orientale, parce que son dessein étoit de visiter les
côtes de la mer d'Allemagne à son loisir. Il se remit sur mer peu
de jours après, avec résolution de débarquer en West-Frise,
dont il étoit curieux de voir aussi quelques endroits » 3.
Si, comme il est probable, Baillet paraphrase les Expérimenta,
qu'il citera nommément un peu plus loin, en marge, il faut noter
ce détail. Descartes aura entendu parler de Franekcr, dont
l'Université était la rivale de celle de Leyde et ici aurait germé
déjà son dessein, réalisé plus tard, de s'y retirer. Baillet continue :
« Pour le faire avec plus de liberté, il retint un petit bateau à luy
seul, d'autant plus volontiers que le trajet étoit court depuis
Embden jusqu'au premier abord de West-Frise. Mais celte dis-
position, qu'il n'avoit prise que pour mieux pourvoir à sa com-
modité, pensa luy être fatale. Il avoit affaire à des mariniers qui
étoient des plus rustiques et des plus barbares qu'on pût trouver
parmi les gens de cette profession. Il ne fut pas long-tems sans
reconnoître que c'étoient des scélérats, mais, après tout, ils
étoient les maîtres du bateau. M. Descartes 4 n'avoit point d'autre
1. On trouvera d'autres détails sur l'histoire des Rose-Croix dans Sédir, Les
Rose-Croix, Paris, Libr. du xxe s., 1918, in-12, et au t. X des Œuvres de Descartes,
p. 193 et s.
2. Œuvres, t. IV, pp. 523 et 525. Les eaux de cette fontaine furent beaucoup
utilisées pendant la Guerre de Trente ans.
3. Œuvres, t. X, p. 189.
4. En marge de Baillet : « Cartes. Frag. cui titul. Expérimenta. »
408 DESCARTES EN HOLLANDE
conversation que celle de son valet, avec lequel il parloit Fran-
çois. Les mariniers qui le prenoient plutôt pour un marchand
forain que pour un cavalier, jugèrent qu'il devoit avoir de
l'argent. C'est ce qui leur fit prendre des résolutions qui n'étoient
nullement favorables à sa bourse... Ils voyoient que c'étoit un
étranger venu de loin, qui n'avoit nulle connoissance dans le
pays et que personne ne s'aviseroit de réclamer quand il vien-
droit à manquer. Ils le trouvoient d'une humeur fort tranquille,
fort patiente, et, jugeant à la douceur de sa mine et à l'honnêteté
qu'il avoit pour eux que ce n'étoit qu'un jeune homme qui
n'avoit pas encore beaucoup d'expérience, ils conclurent qu'ils
en auroient meilleur marché de sa vie. Ils ne firent point diffi-
culté de tenir leur conseil en sa présence, ne croyant pas qu'il
sçût d'autre langue que celle dont il s'entretenoit avec son valet
et leurs délibérations alloient à l'assommer, à le jetter dans l'eau
et à profiter de ses dépouilles.
« M. Descartes, voyant que c'étoit tout de bon, se leva tout d'un
coup, changea de contenance, tira l'épée, d'une fierté si imprévue,
leur parla en leur langue * d'un ton qui les saisit, et les menaça de
les percer sur l'heure, s'ils osoient lui faire insulte. Ce fut en
cette rencontre qu'il s'apperçut de l'impression que peut faire
la hardiesse d'un homme sur une âme basse. Celle qu'il fit
paraître pour lors eut un effet merveilleux sur l'esprit de ces
misérables. L'épouvante qu'ils en eurent fut suivie d'un étour-
dissement qui les empêcha de considérer leur avantage et ils le
conduisirent aussi paisiblement qu'il pût souhaiter. » 2
Sans douter de la véracité de ce récit, M. Adam voudrait le
placer en avril 1619, plutôt qu'en novembre ou décembre 1621,
parce qu'il ne lui semble pas vraisemblable que Descartes eût
abordé en West-Frise sans aller voir son ami Beeckman, en
Zélande, ou sans lui écrire. L'argument ne me semble pas décisif.
Descartes pouvait avoir de bonnes raisons pour passer incognito
par la Hollande, s'il venait de combattre dans les armées catho-
liques contre un ami et un parent du Prince Maurice, l' Electeur-
Palatin Frédéric ; ensuite, la Trêve de Douze ans avait pris fin,
1. Je doute que ce fût en frison, mais il put se faire comprendre de ces marins
d'Oost-Frise, parlant sans doute le bas-allemand ou le « plattdeutsch », en employant,
soit le haut-allemand qu'il avait dû apprendre, soit le néerlandais qu'il avait retenu
de son séjour à Bréda.
2. A. Baillet, Vie de Monsieur Des Caries, t. I, pp. 102-103. Cf. Œuvres de Des-
cartes, t. X, p. 189-190.
AVENTURE DE FRISE 409
la guerre de la Hollande avec l'Espagne avait recommencé et
l'on n'eût pas admis, à Bréda, que le jeune cadet manquât cette
nouvelle occasion de passer de la théorie à la pratique.
Pour lui, il avait vu assez de la guerre pour savoir qu'elle
n'était pas son lot et qu'il était fait pour la méditation plus que
pour l'action. Déjà l'année du « poêle » avait été assez féconde
pour lui fournir de la matière à dix ans de spéculation philoso-
phique.
CHAPITRE V
VOYAGES EN FRANGE ET EN ITALIE (1622-1628)
« Et en toutes les neuf années suivantes \ je. ne fi autre chose
que rouler çà et là dans le monde, taschant d'y cstre spectateur
plutost qu'acteur en toutes les Comédies qui s'y jouent et faisant
particulièrement réflexion, en chasque matière, sur ce qui la
pouvoit rendre suspecte et nous donner occasion de nous mes-
prendre, je déracinais cependant de mon esprit toutes les erreurs
qui s'y estoient pu glisser auparavant. » Ainsi parle le Discours
de la Méthode.
Neuf années après la sortie du « poêle », avant la fin de l'hiver
1619-1620, cela nous met à 1628-1629 : ce sont donc elles
que nous avons à parcourir maintenant. On pourrait les appeler
les années de mondanité et les rapprocher d'une période analogue
que connut plus tard Pascal, sous l'influence de Méré et de Mi ton.
Le contact de la « société polie », qui est alors dans sa formation,
la fréquentation même des « jeunes veaux », comme le père Ga-
rasse appelait les Libertins, n'est pas seulement utile au gentil-
homme, mais au philosophe, s'il veut que son expérience soit
totale. Une fois de plus la philosophie française révèle ici son
côté humain.
Rentré en Poitou, après une si longue absence, Descartes se
préoccupe avant tout de mettre ordre à son patrimoine. C'est une
lettre d'affaires ou plutôt un engagement qu'il envoie, à son frère
Pierre, le conseiller au Parlement de Bretagne, le 3 avril 1622 2.
et qui est daté de Rennes, où lui-même se trouve auprès de leur
père. Celui-ci a remis à René le tiers des biens provenant de la
succession de feu Mme Descartes. Entré en possession des dits
1. Œuvres, t. VI, p. 28. Un peu plus loin, p. 30, ù la fin de la Troisième partie,
on lit : « Toutefois ces neuf ans s'escoulerent, etc. »
2. Œuvres, t. I, p. 1.
412 DESCARTES EX HOLLANDE
biens, il n'a rien de plus pressé que de les vendre ; la Grand'
Maison et le Marchais, à un marchand nommé Pierre Dieu-le-
fils, pour onze mille livres tournois (6 juin 1623) ; le fief du
Perron avec les droits seigneuriaux et la terre de la Bobinière,
à M. de Châtillon, gentilhomme poitevin, pour trois mille livres
seulement (8 juillet 1623). La maison de Poitiers fut ccd^e peu
après pour dix ou onze mille livres. Ces réalisations faites, quelque
six à sept mille livres de rente lui étaient assurées, chiffre de
Borel, que Baillet estime trop élevé 1. Il l'est en tout cas pour
cette période, où il n'a pas encore hérité de son père. C'était,
sinon la richesse, du moins l'indépendance assurée.
Il cherchait une occasion de partir pour l'Italie, ce qui
complétera le cycle des voyages qu^in gentilhomme cultivé
du temps doit avoir faits : il lui manquera toujours l'Angleterre,
où il a cependant plusieurs fois pensé se rendre.
Le prétexte de l'expédition n'est pas, comme on s'y attendrait,
l'exécution du pèlerinage à X.-D.-de-Lorette, mais la mort du
mari de sa marraine, M. Sain, commissaire général des vivres pour
l'armée d'au-delà des Alpes. Peut-être songeait-il à lui succéder
en cette charge. Dans une lettre du 21 mars 1623 2, il fait part à
son frère et à son père de son projet : a s'il ne revient plus riche,
au moins en reviendra-t-il plus capable » ; mais il s'attarda
d'abord à Paris et ce n'est qu'en septembre qu'il se met en
route.
Sur ce voyage qui, pourtant, a pu être décisif, on ne sait rien;
rien, si ce n'est ce que nous en apprennent Borel et Baillet qui,
à défaut d'informations précises, lui font suivre simplement le
guide du voyageur en Italie ou du pèlerin à N.-D.-de-Lorette :
arrêt à Venise pour y contempler la cérémonie du mariage du
doge et de l'Adriatique ; grand Jubilé de Noël 1624, à Rome;
de plus, visite à Florence au célèbre Galilée, et siège de Gavi en
Piémont. Tout cela est vraisemblable mais, surtout quand il
s'agit de Descartes, il vaut mieux préférer le vrai. A nos
amis italiens d'entreprendre une enquête. Le sujet en vaut la
peine.
Dans l'œuvre du philosophe, on relève peu de passages se
rapportant à l'Italie : il en est un sur le climat, auquel nous
1. Cf. Œuvres, t. X 1 1, p. 5 18, note a.
2. lbkL, t. 1, p. 4.
VOYAGES EN FRANCE ET EN ITALIE (1622-1628) 413>
reviendrons, mais un autre, dans les Météores, se réfère à la
traversée des Alpes : « En mesme façon que je me sou vieil
d'avoir vu autrefois dans les Alpes, environ le mois de May, que
les neiges, estant eschauffées et appesanties par le soleil, la
moindre esmotion d'air estoit suffisante pour en faire tomber
subitement de gros tas qu'on nommoit, ce me semble, des
avalanches x et qui, retentissant clans les valées, imitoient assés
bien le bruit du tonnerre » 2. Ajoutons encore cette observation
sur les chemins en lacets des montagnes : « En mesme façon que
les grans chemins qui tournoyent entre des montaignes devie-
nent peu à peu si unis et si commodes à force d'estre fréquentez,
qu'il est beaucoup meilleur de les suivre que d'entreprendre
d'aller plus droit en grimpant au-dessus des rochers et descen-
dant jusques au bas des précipices » 3.
Au retour, il passe de Lyon en Poitou et écrit à son père, le
24 juin 1625, pour lui demander conseil au sujet d'une charge de
Lieutenant-général qu'on lui offre à Châtelleraut pour cin-
quante mille livres, mais dont il ne veut donner que trente mille.
Pour acquérir la pratique nécessaire, il s'ira mettre chez un pro-
cureur du Châtelet 4. Il se rend à Paris, en juillet, pour aller lui-
même chercher la réponse et il y restera, quoique son père eût
déjà regagné la Bretagne. Le « bonhomme », comme on disait
sans ironie alors, dira plus tard de son « cadet » : « De tous mes
enfants, je n'ai de mécontentement que de la part d'un seul.
Faut-il que j'aie mis au monde un fils assez ridicule pour se faire
relier en veau ! » 5
On peut considérer que, de l'été 1625 à l'automne 1628. la
capitale fut son quartier général et le séjour qu'il y fit ue fut
interrompu que par des voyages en Bretagne ou en Poitou,
comme celui qu'il entreprit au commencement de 1626 avec
son ami Levasseur d'Etiolés. C'est alors qu'il argumenta à
une soutenance de thèses au Collège des Jésuites de Poitiers ,;.
Son père lui parle de son établissement, dont il se préoccupe,
1. Passage intéressant pour l'histoire du mot qui, pas plus que « dune , n'était
encore fort répandu.
2. Œuvres, t. VI, p. 316.
3. Jbid., p. 14.
4. Ibid., t. I, p. 4.
5. Le propos est authentique. Cf. M. Adam, an t. XII, p. 433, où il cite S. Ropartz,
La Famille Descaries en Bretagne (1586-1762): Mémoires de l'association bretonne,
1876, p. 100.
6. Œuvres, t. XII, p. 74.
414 DESCÀRTES EN HOLLANDE
et il entend par là aussi bien une charge qu'un mariage, mais,
pour le philosophe, c'est tout un, et il rejette avec la même
énergie l'un que l'autre. Il aime tant sa liberté qu'on peut lui
appliquer à lui-même le mot qu'il écrira plus tard au sujet de
Balzac, v. que même ses jarretières et ses aiguillettes lui pesoient ».
Cependant, une jeune demoiselle de naissance, la future
Mme du Rosay, se vantait d'avoir attiré ses hommages ; sa pour-
suite, s'il y en eut une, ne fut pas toujours très galante, car il lui
dit une fois « qu'i/ ne trouvoit point de beautez comparables à
celle de la Vérité » 1, et ce sont là comparaisons qu'une femme ne
tolère point. Une autre fois, étant dans le monde, il assura qu'une
belle femme, un bon livre et un parfait prédicateur, étaient les
choses les plus difficiles à trouver.
Dans le traité des Passions de Vâmc, dédié pourtant à la Prin-
cesse Elisabeth, est consignée cette opinion de misogyne :
« Lors qu'un mary pleure sa femme morte, laquelle (ainsi qu'il
arrive quelquefois) il seroit fasché de voir resuscitée, il se peut
faire que son cœur est serré par la Tristesse, que l'appareil des
funérailles et l'absence d'une personne à la conversation de
laquelle il estoit accoustumé, excitent en luy, et il se peut faire
que quelque reste d'amour ou de pitié, qui se présente à son
imagination, tire de véritables larmes de ses yeux, nonobstant
qu'il sente cependant une Joye secrète dans le plus intérieur de
son âme. » 2
A madame du Rosay se rapporterait pourtant, selon le manus-
crit du P. Poisson, une aventure à la d'Artagnan que le religieux
raconte ainsi : «Monsieur Descartes, retournant un jour de Paris,
où il l'avoit accompagnée avec d'autres dames, avoit été attaqué
par un Rival sur le chemin d'Orléans et... l'ayant désarmé, il
luy rendit son épée, disant qu'il devoit la vie à cette Dame pour
laquelle il venoit d'exposer luy même la sienne ». 3 René a lu
Amadis et... don Quichotte.
Quand un philosophe veut être mondain, il l'est avec passion,
et nous devons l'imaginer à l'occasion bretteur (il composa un
Art d'escrime et pratiqua le fleuret, même en Hollande) 4 et
1. Baillet, t. II, pp. 501 et 510, cité par M. Adam, Œuvres de Descartes, t. XII,
pp. 70, noie b, et 7L.
2. Œuvres, t. XI. p. 441.
:<. Ibid., t. X, |>. 538.
I. Ibid., p. 535 e1 s., d.au t. IV, p. 319, le récit du maître d'armes français, qni
• se vantoit de [le] connoître mieux que personne pour l'avoir hanté en différents
endroits de la 1 lolland
séjour a paris (1625-1628) 415
joueur, car le jeu a, pour les mathématiciens, l'attrait de l'inconnu,
dont ils veulent se rendre maîtres par des calculs de probabilités.
Songez encore à Pascal.
Il fréquente, bien qu'avec la prudence que commandent les
retentissants procès de 1623 et de 1625, les libertins. Il ne
transcrit pas souvent des vers français, mais il cite par cœur,
à Chanut, dans une lettre, un quatrain de Théophile, fort mé-
diocre d'ailleurs, qu'il a lu dans le Parnasse satyrique 1.
Est-il chaste ? il n'y a pas lieu de le penser. Il écrira plus tard
en latin à Voetius, qui l'accuse d'avoir eu des enfants naturels :
« Eh! si j'en avais, je ne le nierais pas; j'ai été jeune...; je n'ai
jamais prononcé de vœu de chasteté ni voulu passer pour un
saint ; mais le fait est que je n'en ai point » 2.
Cette mondanité ne va pas sans certain regret. Au milieu de
ce tourbillon, Descartes se sent parfois pris de remords qui ne
sont pas d'ordre religieux. Ne gaspille-t-il pas les dons qu'il a
reçu d'en haut, n'est-il pas infidèle au serment qu'il s'est fait
à lui-même, en 1619, «d'employer toute sa vie à cultiver sa raison
et à s'avancer... en la connoissance de la Vérité suivant la
Méthode » ? 3
Souvent lui revient, sans doute, à la mémoire, le vers du Livre
des Poètes, posé sur la table par l'homme inconnu :
Quod vitre sectabor iter ?
Il s'est isolé, en juin 1626 4, au faubourg Saint-Germain, dans
la rue du Four, « Aux trois Chappelets », mais ses amis, le
P. Mersenne, ce Minime curieux de tout, un « maître moine »,
comme l'appellera Constantin Huygens, et qui habite en un
couvent situé près la Place Royale ; Claude Mydorge, le trésorier
de France à Amiens, qui s'occupe de catoptrique, c'est-à-dire des
miroirs, tandis que Descartes se consacre à la dioptrique, c'est-à-
dire aux lunettes ; de Villebressieu, l'ingénieur ; Jean-Baptiste
Morin, Professeur au Collège de France5, astrologue autant
qu'astronome, l'accablent de leur empressement, si bien que
sa retraite se change en lieu de conférence. Morin lui écrira
1. Œuvres, t. IV, p. 617.
2. Œuvres, t. XII, p. 337, note c.
3. Œuvres, l. VI, p. 27. ,•,,->•
4. Baillet cite a ce propos une lettre de Descartes ù son frère, datée de 1 ans,
16 juillet 1626. Cf. Œuvres, t. I, p. 5.
5. Ibid., t. XII, pp. S'J-90.
416 DESCARTES EX HOLLANDE
plus tard, le 22 février 1638 x : « Dès l'heure que j'eus l'honneur
de vous voir et de vous connoistre à Paris, je jugé que vous
aviez un esprit capable de laisser quelque chose de rare et
d'excellent à la postérité. »
Le refuge qu'il prit chez un ami de son père, Le Vasseur
d'Etiolés ne lui réussit pas mieux. Il fut forcé de s'enfuir et
nous avons vu plus haut 2 comment celui-là découvrit sa
retraite, le ramenant ensuite à Mme Le Vasseur, « qui s'étoit crû
méprisée dans la manière dont il avait abandonné sa maison ».
( M. Descartes lui fit toute la satisfaction qu'elle pouvoit attendre
non d'un Philosophe mais d'un galant homme, qui sçavoit l'art
de vivre avec tout le monde. » 3
Baillet nous donne d'autres détails encore : « Il étoit servi
d'un petit nombre de valets, il marchoit sans train dans les rues.
Il étoit vêtu d'un simple taffetas vert, selon la mode de ces
tems-là, ne portant le plumet et l'épée, que comme des marques
de sa qualité, dont il n'étoit point libre à un gentilhomme de
se dispenser » 4.
Les témoignages écrits de son activité intellectuelle en cette
période agitée sont, comme il faut s'y attendre, des plus res-
treints, mais nous avons cependant, sur ses projets, un témoi-
gnage important de Guez de Balzac. Celui-ci, ayant pris
parti contre Théophile, nous l'avons vu au livre II5, tous les
amis du poète s'étaient ligués contre le prosateur : d'autres
s'étaient mêlés à la querelle et il en était résulté une polémique
littéraire assez vive. Descartes ne consulte que son goût et, d'ins-
tinct, il sent ce que le style de Balzac a à la fois d'élégant et de
rationnel, préparant L'instrument dont lui-même se servira, au
lieu du latin, et il envoie à Balzac un dithyrambe sur les
Lettres qui, chose singulière, est rédigé précisément dans cette
langue :
« Dans quelque disposition d'esprit que je lise ces lettres, que je
les soumette à une sérieuse analyse ou que simplement je m'en
délecte, elles me causent une si grande satisfaction que, non
seulement je ne trouve rien à y reprendre, mais qu'entre tant
de choses excellentes, j'ai peine à distinguer celle qu'il convient
1. Ibid., t. I, p. 537.
2. P. 361.
3. Cf. Œuvres, t. XII, p. 73. note a.
4. Ibid.
5. P. 256.
séjour a paris (1625-1628) 417
de louer davantage. Il y a là une telle pureté dans l'expression
qu'il en est d'elle comme de la santé dans le corps, laquelle est
d'autant meilleure qu'on n'en a point le sentiment.
« Il y a là encore une telle élégance, une telle grâce qu'il en est
d'elles comme de la beauté chez une femme parfaitement belle,
dont on ne peut louer une qualité sans risquer par là d'en accuser
d'autres d'imperfection». Il le vante, en outre, de ce que cette
élégance et cette grâce n'enlèvent rien à la véhémence du style
et à sa puissance .pas plus qu'à sa force de persuasion et à sa
sincérité dans l'expression de la pensée 1.
Voilà de ces éloges comme Balzac les aimait et dont il faisait
volontiers son pain quotidien. Dans sa lettre du 30 mars 1628 °,
il en accuse réception et il envoie à Descartes les trois Discours
du Socrate Chrestien, qu'il lui a dédiés et dont il composait à
Paris le dernier, au moment où le philosophe l'a quitté pour se
rendre en Bretagne ; car c'est là que ce dernier semble avoir
séjourné pendant les trois premiers mois de 1628 3. Balzac a tenu
sa promesse, que Descartes tienne la sienne : « Au reste, Mon-
sieur, souvenez vous, s'il vous plaist, de l'Histoire de vostre
Esprit. Elle est attendue de tous nos amis et vous me l'avez
promise en présence du Père Clitophon, qu'on appelle, en langue
vulgaire, Monsieur de Gersan4. Il y aura plaisir à lire vos diverses
aventures dans la moyenne et dans la plus haute région de l'air,
à considérer vos prouesses contre les Geans de l'Escole, le chemin
que vous avez tenu, le progrez que vous avez fait dans la vérité
des choses, etc. »
On ne saurait douter que ce ne soient là les termes mêmes dont
Descartes se sera servi dans ses entretiens avec Balzac, car
c'est tout le programme du début du Discours de la Méthode,
lequel est, dès à présent, conçu, moins comme un traité dogmati-
que que comme l'histoire d'une âme. La phrase « le progrez que
vous avez fait », va se retrouver presque littéralement, au point
1. Œuvre*, de Descartes, t. I, p. 7 et s.
2. M. Adam ne l'ayant retrouvée qu'après l'achèvement de son tome I. l'a placée
en appendice, pp. 570-571.
3. Il fut parrain, le 22 janvier 1628, à Elven, d'un fils de son frère aîné. Cf. t. I,
p. (), au bas.
4. Cf. t. I, p. 572 ; François de Soucy, Sieur de Gerzan. Voilà donc un ami ou un
familier de Descartes et c'est, de nouveau, un hermétiste et un médecin, .le
soupçonnerais même un Rose-Croix, car il s'est occupé à la fois de l'art de guérir
et de la fabrication de l'or. Il a écrit un Sommaire <!<■ la médecine chymique (Paris,
1632, in-8°) et, plus tard, Le grand or potable des anciens philosophes, (Paris,
in-12).
27
418 DESCARTES EN HOLLANDE
qu'on serait tenté de croire à la communication par Descartes
à Balzac d'un projet, d'une ébauche du Discours de la Mé-
thode \ qui aurait eu pour titre celui que Balzac imprime en
petites capitales : Histoire de mon Esprit. On lit en effet dans
le Discours de la Méthode 2 : « Je pense avoir eu beaucoup d'heur
de m'estre rencontré dès ma jeunesse en certains chemins qui
m'ont conduit à des considérations et des maximes dont j'ay
formé une Méthode par laquelle il me semble que j'ay moyen
d'augmenter par degrez ma connoissance et de l'eslever peu à peu
au plus haut point auquel la médiocrité de mon esprit et la
courte durée de ma vie luy pourront permettre d'atteindre. Car
j'en ay desja recueilly de tels fruits... que... je ne laisse pas de
recevoir une extrême satisfaction du progrés que je pense avoir
desja fait en la recherche de la verilé... »
« Toutefois, il se peut faire que je me trompe et ce n'est peut
estre qu'un peu de cuivre et de verre que je prens pour de l'or
et des diamans... mais je seray bien ayse de faire voir, en ce
discours, quels sont les chemins que j'ay suivis et d'y représenter
ma vie comme en un tableau, affin que chacun en puisse juger...
« Ainsi 3 mon dessein n'est pas d'enseigner icy la Méthode que
chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement
de faire voir en quelle sorte j'ay tasché de conduire la mienne...
Ceux qui se meslent de donner des préceptes se doivent estimer
plus habiles que ceux ausquels ils les donnent et, s'ils manquent
en la moindre chose, ils en sont blasmables. Mais, ne proposant
cet escrit que comme une histoire ou, si vous l'aymez mieux, que
comme une fable, en laquelle, parmi quelques exemples qu'on
peut imiter, on en trouvera peut-estre aussy plusieurs autres
qu'on aura raison de ne pas suivre, j'espère qu'il sera utile à
quelques-uns, sans estre nuisible à personne et que tous me
sçauront gré de ma franchise. » 4
Dans ce passage, les mots en italique sont à peu près identiques
à ceux qu'a reproduits Balzac dans sa lettre de 1628.
S'attaquer aux Géants de l'Ecole, dit encore celui-ci : le pluriel
n'est ici qu'une prudence pour qu'Aristote ne soit pas reconnu ;
1. L'hypothèse n'est pas très hasardeuse, car les Rcgulac ad directionem ingenii
paraissent bien de la même époque.
2. Œuvres, t. VI, p. 3.
?,. Ibid., p. i. .
4. On remarquera en passant aussi la ressemblance de ce dessein avec celui de
Montaigne, même dans la façon dont il est exprimé. Ce rapprochement n'est d'ail-
leurs pas le seul qui s'impose entre le Discours de la Méthode et les Essais.
séjour a paris (1625-1628) 419
c'était bien contre lui' cependant que s'élevait la hardie entre-
prise que le philosophe avait dès lors conçue. Descartes sortait
de la mathématique universelle, dont personne ne pouvait
prendre ombrage, pour la muer en philosophie universelle,
fondée sur l'axiome et le nombre. L'entreprise était aussi auda- -
cieuse que dangereuse. Non qu'elle fut tout à fait isolée. Bacon
a donné en 1620 sort Xovum Organum, mais c'était en Angleterre,
et son livre, s'il est connu de Descartes, ne l'est pas encore du
grand public. Gasscnd x n'a publié jusqu'alors que ses Exercita-
tiones paradoxicae adversus Aristoteleos (Grenoble, 1623). Aristote
n'est pas seulement le Géant de l'Ecole, il en est le Dieu et un
Dieu qui a à son service le bras séculier.
Ce fut au cours du second procès de Théophile qu'éclata, en
effet, en 1624, l'affaire des thèses contre Aristote, qui devaient
être disputées publiquement, le samedi 24 et le dimanche
25 août par Jean Bitault, Etienne de Claves, «médecin chymistoy
et Antoine Villon, «le soldat philosophe ». Mille personnes étaient
déjà rassemblées pour les entendre, dans une des plus belles
salles de Paris, lorsque vint l'ordre du Premier Président d'éva-
cuer la salle. A la requête de la Sorbonne, le Parlement, par arrêt 4-
du 4 septembre 1624, fit lacérer les thèses et en exila les auteurs
hors du ressort de la Cour de Paris. Défense fut faite en outre,
« à peine de la vie », d'enseigner rien contre les anciens auteurs 2.
Descartes n'avait pas manqué de connaître cet arrêt, au moins
par le P. Mersenne et par J.-B. Morin, qui l'approuvèrent. Sans
craindre le sort de Lucilio Vanini, « Prince des athées », brûlé à
Toulouse, le 9 février 1619, ni celui de Jean Fontanier, brûlé à
Paris, en Place de Grève, en 1621 3, ni celui de Théophile, brûlé en
effigie, le 19 août 1623, il pouvait craindre, lui qui pourtant n'était
pas athée et se donnait même pour bon catholique, le sort des
trois adversaires d'Aristote. Beaugrand ne lui infligea-t-il pas
un jour à lui aussi l'épithète, qu'il méritait mieux que le Villon
en question, de « soldat philosophe » 4 ?
Or le Discours, qu'il médite déjà, n'est qu'une perpétuelle •
attaque contre la philosophie de l'Ecole et contre Aristote, qu'il
1. C'est bien Gassend qu'il faut dire, comme le voulait Paul Tannery (Cf. Œuvres
de Descartes, t. XII, p. 85, note a) et non Gassendi : le mot, chez un poète, rime avec
«impuissant ». Cf aussi t. XII, p. 564.
2. Cf. la Biographie de Descartes, par M. Adam, au t. XII, pp. S5 et SG.
3. Ibid., p. 82.
4. Ibid, p. 252.
420 DESCARTES EN HOLLANDE
essaye en vain de dissimuler sous son ironie1 : « Je m'assure que
les plus passionnez de ceux qui suivent maintenant Aristote, se
croyroient heureux, s'ils avoient autant de connoissance de la
Nature qu'il en a eu, encore mesme que ce fust à condition qu'ils
n'en auroient jamais davantage. Ils sont comme le lierre, qui ne
tend point à monter plus haut que les arbres qui le soutiennent
et mesme souvent qui redescend après qu'il est parvenu jusques
à leur faiste ; car il me semble aussy que ceux-là redescendent,
c'est-à-dire se rendent en quelque façon moins sçavans que s'ils
s'abstenoient d'estudier, lesquels, non contens de sçavoir tout ce
qui est intelligiblement expliqué dans leur autheur, veulent, outre
cela, y trouver la solution de plusieurs difhcultez, dont il ne dit
rien et ausquelles il n'a peut-estre jamais pensé. Toutefois leur
façon de philosopher est fort commode, pour ceux qui n'ont que
des esprits fort médiocres, car l'obscurité des distinctions et des
principes dont ils se servent, est cause qu'ils peuvent parler de
toutes choses aussy hardiment que s'ils les sçavoient et soustenir
tout ce qu'ils en disent contre les plus subtils et les plus habiles,
sans qu'on ait moyen de les convaincre.
« En quoy ils me semblent pareils à un aveugle qui, pour se
battre sans desavantage contre un qui voit, l'auroit fait venir
dans le fonds de quelque cave fort obscure, et je puis dire que
ceux-cy ont interest que je m'abstiene de publier les principes
de la Philosophie dont je me sers, car estans très simples et très
evidens, comme ils sont, je ferois quasi le mesme, en les publiant,
que si j'ouvrois quelques fenestres et faisois entrer du jour dans
cete cave où ils sont descendus pour se battre. »
Projeter du jour dans la cave où se débattent les ignorances
humaines, quelle admirable image et combien symbolique de
l'œuvre cartésienne, mais, pour le faire utilement, il fallait
dérober la source de lumière à ceux qui avaient intérêt à la
mettre sous le boisseau : c'était l'exil.
1. Ibid., t. VI, p. 70.
CHAPITRE VI
DESCARTES EN HOLLANDE (1628-1649)
« Toutefois x ces neuf ans s'escoulerent avant que j'eusse encore
pris aucun parti, touchant les difficultés qui ont coustume d'estre
disputées entre les doctes ny commencé à chercher les f ondemens
d'aucune Philosophie plus certaine que la vulgaire. Et l'exemple
de plusieurs excelens espris qui, en ayant eu cy-devant le dessein,
me sembloient n'y avoir pas réussi, m'y faisoit imaginer tant de
difficulté, que je n'eusse peut-estre pas encore si tost osé l'entre-
prendre, si je n'eusse vu que quelques uns faisoient desja courre
le bruit que j'en estois venu à bout.
« Je ne sçaurois pas dire sur quoy ils fondoient cette opinion
et, si j'ay contribué quelque chose par mes discours, ce doit avoir
esté en confessant plus ingenuèment ce que j'ignorois que n'ont
coustume de faire ceux qui ont un peu estudié et peut estre aussy
en faisant voir les raisons que j'avois de douter de beaucoup de
choses que les autres estiment certaines plutost qu'en me vantant
d'aucune doctrine. » Tout ceci est excès de modestie et de pru-
dence. Nous savons maintenant par la lettre de Balzac que
L'Histoire de mon Esprit est à l'état d'ébauche, au début
de 1628, et d'ailleurs il semble bien que les Regulae ad directionem
ingenii, les règles pour la conduite de l'esprit 2, soient de la même
époque.
« Mais, ayant le cœur assez bon pour ne vouloir point qu'on me
prist pour autre que je n'estois, je pensay qu'il faloit que je
taschasse par tous moyens à me rendre digne de la réputation
qu'on me donnoit et i7 y a justement huit ans que ce désir me fit
1. Œuvres, t. VI, pp. 30 à 31.
2. On les trouvera, en texte original, au t. X de l'édition Adam et Tannery,
pp. 351 et s , et, en traduction, dans l'édition Victor Cousin (t. XI, p. 201 et s.) à
laquelle il faut rendre ici hommage, car elle fut la première édition critique com-
plète des Œuvres de Descartes (Paris, Levrault, 1824, 11 vol. in-8°).
422 DESCARTES EN HOLLANDE
résoudre à nrC esloigncr de tous les lieux où je pouvois avoir des
connoissances et à me retirer icy en un pais, où la longue durée
de la guerre a fait establir de tels ordres que les armées qu'on y
entretient ne semblent servir qu'à faire qu'on y jouisse des fruits
de la paix avec d'autant plus de seureté, et où, parmi la foule d'un
grand peuple fort actif et plus soigneux de ses propres affaires que
curieux de celles d'autruy, sans manquer d'aucune des commoditez
qui sont dans les villes les plus fréquentées, j'ay pu vivre aussy
solitaire et retiré que dans les desers les plus escartez ». x
On s'étonnera peut-être de l'abondance des citations que nous
extrayons du Discours de la Méthode. Il y a, à cela, deux raisons,
la première, c'est que ce Discours contient la seule autobiographie
que nous possédions de Descartes et qu'elle semble vraiment
sincère ; la seconde est dans l'avertissement qu'il contient à notre
égard et que nous n'avons pas le droit de négliger 2 : « Je suis
bien ayse de prier icy nos neveux de ne croire jamais que les
choses qu'on leur dira vienne de moy, lorsque je ne les auray
point moy mesme divulguées. »
Ceci ne doit pas nous priver d'ajouter, à son exposé à lui, des
conjectures, à condition qu'elles soient historiquement fondées.
Donc, le seul motif allégué par Descartes pour son refuge en
Hollande est la recherche de la paix et de l'isolement favorables
au travail. Il n'est pas persécuté, si ce n'est par l'importunité
de ses amis. Ceux-ci sont de bons catholiques, comme le
P. Mersenne ou le P. Bérulle, supérieur de l'Oratoire, ou des
gens bien en Cour, comme les Conseillers Debeaune et Mydorge
ou des professeurs orthodoxes comme Morin. Il n'a rien à
*■ craindre, pour le moment du moins. C'est librement qu'il vient
chercher asile dans les Pays-Bas du Nord.
Quel passant, allant par leurs plaines et s' arrêtant dans un
de leurs villages ou de leurs bourgs aux maisons basses et nettes,
aux places ombragées d'arbres, aux canaux somnolents, n'a rêvé
d'une retraite qui s'écoulerait là, douce et paisible, dans la
solitude absolue ?
Telle a dû être l'impression de Descartes, lors de son premier
séjour dans le Brabant septentrional et en Zélande. Les prairies
s'étendent au loin, découpées en carrés verts par des fossés ;
aucun accident, si ce n'est, çà et là, un rideau de saules étêtés,
1. Œuvres, t. VI, pp. 30-31.
2. Ibid., pp. 69-70.
DESCARTES EN HOLLANDE (1628-1610) 423
ne limite la vue et la pensée suit le regard vers l'infini, surtout
quand le vert de la prairie se prolonge dans celui de la mer, sans
barrière, sans transition, au point qu'ils se confondent presque,
comme au bord du Zuyderzée. La prairie près de la mer, c'est le
lieu que Descartes élira presque partout. Sa poitrine est trop
faible pour supporter, l'hiver, le vent violent de l'océan ; peut-
être aussi de brusques sautes troubleraient-elles l'équilibre de
ses idées.
Il choisira donc, le plus souvent, un village, à quelque distance
de la côte, d'où le souffle du large lui arrive par bouffées et où -
il peut aller respirer et songer, mais à son heure. Les lieux où il
séjournera le plus longtemps, pendant vingt ans, correspondent
à cette définition : Franeker en Frise, Endegeest en Hollande
méridionale, Egmond ou Santpoort en Hollande septen-
trionale. Comme le dialogue avec l'océan ne suffît pas à un
homme du xvne siècle, il choisira ces lieux pas trop loin d'un
centre intellectuel, où il trouve une société intermittente et une
bibliothèque, dont il use peu, car sa science est en lui, mais dont
encore il peut avoir besoin. Franeker a une université et par
conséquent une « librairie », Endegeest est à côté de Leyde,
Egmond n'est qu'à une petite journée d'Amsterdam et Santpoort
est aux portes de Harlem.
Il connaîtra presque toutes les villes, groupées d'ailleurs
dans ce petit pays comme des ruches : Leyde, Deventer,
Utrecht, Amsterdam, La Haye, dont la Cour et l'ambassade
l' éloignent, lui rappelant trop le Louvre, les souverains et tout
ce que leur doit celui qui a qualité nobiliaire.
Bien que, plus tard, la cité aux cent canaux et aux nobles
maisons, sises sur le Fossé des Seigneurs (Heerengracht), le Fossé
de l'Empereur (Keizersgracht) et le Fossé du Prince (Prinsen-
gracht) lui semble trop bruyante, il se sentira à l'aise parmi
ce peuple de marchands, le gentilhomme au chapeau de feutre à
plume et l'épée au côté, semblable à tant de Français et qui ne
s'inquiète pas de lui.
C'est la portée de la phrase citée plus haut, écrite certaine-
ment à Amsterdam et pour Amsterdam : « où, parmi la foule,
etc. ».
Peut-être est-ce à Balzac qu'il a emprunté la notion et le mot
de « désert » qui, pour un homme du xvne siècle, représente la
retraite, mais c'est là un besoin général du temps, même chez
424 DESCARTES EN HOLLANDE
les mondains, chez un de Bussy, chez une Mme de Sévigné, chez
un maréchal de Chastillon, de faire une part à la vie spirituelle,
à la vie intérieure, loin des fêtes. Pourtant, bien que les raisons
données par Descartes soient plus impérieuses que les leurs et
d'un ordre plus général, elles ne suffisent pas à expliquer son
choix, car d'autres pays qu'il connaissait, pouvaient aussi
appeler ses préférences.
Mais, et c'est là la portée des présentes études, la Hollande est
le pèlerinage naturel et en quelque sorte national des Français
de toute espèce, commerçants, soldats, hommes d'état, savants,
écrivains.
Si la Hollande aime la France, la France apprécie la Hollande
comme un miracle physique et un miracle politique : un miracle
physique, l'industrie de l'homme y ayant, par la digue, triomphé
du flot ; un miracle politique, la petite nation, fervente de liberté,
ayant, à force d'audace et de patience, triomphé de la puissante
Espagne. Il plaît aux Français que le petit, quand il est juste,
triomphe du grand, quand il n'est que fort.
Puis, la Hollande n'est pas pour la France une étrangère, car
notre langue y est si répandue que, pas plus alors que mainte-
nant, ceux qui ignorent le néerlandais ne s'y sentent embarrassés.
Il résulte de la thèse toute récente de M. Riemens \ qu'il y a,
à cette époque, aux Pays-Bas, deux catégories d'écoles, l'école
latine, qui prépare à l'Université, l'école française, qui est
l'école moderne et prépare au commerce ou à la vie. Œuvre
privée, fondée par des instituteurs flamands, wallons ou
français, elle est adoptée, peu à peu, et subsidiée par les
municipalités au milieu du xvne siècle. L'école française de-
viendra par là l'école officielle. Il n'y a pas d'école « néerlan-
daise ».
Surtout et avant tout, la Hollande est la terre de la Liberté ;
elle a eu beau avoir, en 1619, sa crise d'intolérance et, le grand
crime de meurtre de chef d'état, que le destin n'a épargné à
aucune des trois autres marraines de la liberté, Angleterre, France,
Amérique, elle l'a commis aussi ; mais, en 1625, elle a repris
son équilibre. Frédéric-Henri est le plus tolérant, le plus élégant
et le plus souriant de tous les princes, ce qui ne l'empêche pas
d'être fort ; et combien il est Français avec son entourage, le
1. Esquisse historique de l'enseignement du français en Hollande, Leyde 1919, déjà
citée.
DESCARTES EN HOLLANDE (1628-1649) 425
prince de Bouillon, Frédéric de la Tour et son cadet Turenne, le
maréchal de Chastillon et le marquis d'Hauterive, Alphonse de
Pollot et le fidèle écuyer Deschamps, sans parler de seigneurs de
moindre importance. Quand Guillaume II, fils de Frédéric-
Henri, aura épousé la fille d'Henriette de France, Marie d'An-
gleterre, qui rédige ses lettres en notre langue, Louise de
Coligny sera remplacée par une grâce plus juvénile, qui est
encore une grâce française.
Il est bien vrai que certains de ces éléments ne doivent pas
plaire absolument à Descartes. Il méprise et craint l'orthodoxie
étroite d'un Rivet, mais il apprécie sa science et sait que l'Uni-
versité de Leyde est un grand centre scientifique, fréquenté par
ses compatriotes, où il espère bien trouver des partisans de
marque pour sa doctrine, ce qui ne manqua point.
Descartes se gardera d'écrire contre les protestants, il ne le
fera que contraint par les attaques d'un Voetius ; il n'est pas
attiré par leur rigidité, mais celle-ci ne l'éloigné pas. II
trouve, à s'approcher d'eux, une objection plus grave : il est
à la recherche de la vérité et d'une vérité unique qui rendrait
compte de toutes les autres ; comment n'apercevrait-il pas
d'emblée la confusion de leurs sectes, l'émiettement de leur doc-
trine, l'âpreté et le vide de leurs controverses? C'est sans doute à
leur propos qu'il écrit : « Il se pourroit trouver autant de reforma-
teurs que de testes, s'il estoit permis à d'autres qu'à ceux que
Dieu a establis pour souverains sur ses peuples ou bien ausquels
il a donné assez de grâce et de zèle pour estre prophètes, d'en-
treprendre d'y rien changer ».
Cet homme, qui cherche l'ordre et la hiérarchie dans les
pensées, n'admet pas le renversement de l'ordre social. Il
accepte la forme républicaine aristocratique du pays dont il est
l'hôte, il ne songera jamais à l'imposer ou même à la conseiller
à son pays. « Ces grands cors, écrit-il, en parlant des institutions
sont trop mal aysez à relever, estant abatus, ou mesme à retenir,
estant esbranlez, et leurs cheutes ne peuvent estre que très
rudes. Puis, pour leurs imperfections, s'ils en ont, comme la seule
diversité qui est entre eux suffit pour assurer que plusieurs en
ont, l'usage les a sans doute fort adoucies et mesme il en a évité
ou corrigé insensiblement quantité, ausquelles on ne pourroit si
bien pourvoir par prudence et enfin elles sont quasi tousjours plus
supportables que ne seroit leur changement... C'est pourquoy
426 DESCARTES EN HOLLANDE
je ne sçaurois aucunement approuver ces humeurs brouillonnes
et inquiètes de ceux qui, n'estant appelez, ny parleur naissance, ny
par leur fortune, au maniement des affaires publiques, ne laissent
pas d'y faire tousjours en idée quelque nouvelle reformation. »
C'est la condamnation des Bouillon, des Rohan, des protestants
et, par avance des Frondeurs 1.
Moderne en tout et précurseur de la pensée contemporaine,
il l'est encore en ceci qu'il tient la Religion pour le support
de la Société, auquel il préfère ne point toucher. La première 'des
règles de morale tirées de la Méthode est celle-ci : « obéir aux lois
et aux coustumes de mon pais, retenant constamment la religion
en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'estre instruit dés mon
enfance et me gouvernant en toute autre chose, suivant les opi-
nions les plus modérées et les plus esloignées de l'excès qui fussent
commun ment receues en pratique parles mieux sensez de ceux
avec lesquels j'aurois à vivre. » 2
Pour satisfaire à cette maxime, à laquelle il reste obstiné-
ment fidèle, Descartes observe avec exactitude les rites. Il
est essentiel de remarquer que dans quatre des lieux que
nous avons déjà nommés : Franeker, Endegeest, Santpoort,
Egmond, il peut pratiquer sa religion, parce qu'il a des
catholiques autour de lui ; leur culte est interdit, mais ils
l'exercent néanmoins, privément, sous les regards indulgents
des Régents. Ceux-ci se garderont surtout d'inquiéter ces
obstinés, quand ils appartiennent à l'aristocratie du pays.
N'est-il pas notable que le château de Franeker, où Descartes
trouvera son premier asile, soit la propriété de la grande famille
catholique frisonne des Sjaerdema; que le château d' Endegeest,
qu'il habitera quelques années après, appartienne à une autre
famille de nobles catholiques, les van Foreest ? Ajoutez qu'à
Santpoort, il fréquentera les abbés Blommaert, Ban et Cater.
Cela ne l'empêchera nullement d'entretenir un commerce suivi
avec des protestants comme Reneri et Regius, qui seront ses
meilleurs disciples, ou avec Constantin Huygens et Saumaise,
mais, pas plus pour lui que pour son correspondant de Paris,
le P. Mersenne, ou les Cardinaux Richelieu et Mazarin, qui
suivent la tradition politique d'Henri IV, la pratique du
catholicisme n'implique l'exclusion des protestants. Il est bien
1. Œuvres, t. VI, p. 14.
2. Ibid., p. 22-23.
DESCARTES EN HOLLANDE (1628-1649) 427
vrai que la religion romaine a exercé, par l'intermédiaire des pou-
voirs politiques, d'étranges et de cruelles rigueurs, mais il n'en reste
pas moins que c'est dans les pays catholiques, surtout en France,
et chez des catholiques, que s'est levée la conception moderne de t-
la tolérance et de la libre-pensée. Celles-ci doivent plus à un
Rabelais, à un Montaigne et même à un Descartes, qu'à un
Luther ou à un Calvin.
Une fois en règle avec la société, dont l'Eglise est pour lui
partie intégrante, Descartes se sent libre, absolument libre et
son Dieu métaphysique, garant de la vérité des axiomes et t
fondement de toute évidence, qui prête son concours ordinaire à
la Nature et la laisse agir suivant les lois qu'il a établies, n'a
presque rien du Dieu de la religion.
Ce qu'il y a peut-être de plus hardi dans le Discours de la
Méthode n'est pas ce qui y est, mais ce qui n'y est point, Dieu
se trouvant reculé dans le métaphysique et tenu à l'écart
de l'exercice quotidien de la raison souveraine : « Il n'y a
rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées » ;
« nous ne nous devons jamais laisser persuader qu'à l'évidence
de nostre raison » 1 ; « ne recevoir jamais aucune chose pour
vraie que je ne la connusse évidemment estre telle». Ce n'était
pas encore sur le sol français que pouvaient fleurir ces fières
maximes de la raison indépendante de la foi et ce fut une
singulière entreprise que celle du Cardinal de Bérulle et plus
tard des Oratoriens avec Malebranche de se les annexer pour
en faire des étais.
Aux Pays-Bas où les libraires, quelle que fût leur opinion,
battaient monnaie avec toutes les pensées, les plus hautes comme
les plus sottes, les plus orthodoxes comme les plus hétérodoxes,
il était aussi facile de les concevoir que de les publier. Et puis cet
original que les paysans considéraient avec une curiosité, vite
lassée par l'accoutumance, ne troublait ni l'ordre public, dont -!
il était par nature respectueux, ni les articles du Synode de
Dordrecht que, n'étant pas fonctionnaire, il n'avait pas à contre-
signer.
Ce n'est que du jour où ses idées s'infiltrèrent par ses disciples
dans les Universités hollandaises, à Deventer, à Utrecht, à Leyde, 1
qu'il rencontra sur son chemin les féroces théologiens orthodoxes,
1. Œuvres, t. VI, p. 39.
428 DESCARTES EX HOLLANDE
devenus un peu moins dangereux depuis que Frédéric-Henri
leur refusait le bras séculier, que leur prêtait Maurice. S'il avait
su ce que Voet serait pour lui, Descartes ne serait peut-être pas
venu aux Pays-Bas, mais, au fait, il savait : de Gomar à Voetius
il n'y a que la différence d'une perruque et d'un quart de siècle.
Le Synode de Dordrecht pouvait lui faire prévoir les foudres
d'Utrecht. Qu'importe, il les craignait moins que le bûcher de
l'Eglise romaine, qui brûlait encore aussi bien les hommes que
les livres. Il gardait ses bons maîtres les Jésuites et ses amis
Oratoriens et Minimes qui l'en préservaient. D'ailleurs il était
décidé à toutes les concessions, même au sacrifice d'idées très -f
chères, dont il garderait le secret par devers lui.
La seule chose sur laquelle il serait intransigeant, c'est l'in-
dépendance à l'égard des pouvoirs établis : « Et particulièrement,
je mettois entre tous les excès toutes les promesses par lesquelles
on retranche quelque chose de sa liberté » l. Sur ce point surtout,
son refuge en Hollande est un acte presque révolutionnaire. Ses
pages de vérité et de certitude, il ne les dédiera ni à Louis XIII, |
ni à Richelieu, ni à aucun des puissants d'un instant. Pas de
flagornerie, comme chez un Corneille ; pas d'adulation, comme
chez un Balzac.
Entre la Cour et lui, il a coupé les ponts qui mènent aux hon-
neurs, aux richesses et aux servitudes dorées : « De quoy je
fais icy une déclaration que je sçay bien ne pouvoir servir à me
rendre considérable dans le monde, mais aussy n'ay je aucune-
ment envie de l'estre et je me tiendray tousjours plus obligé à
ceux, par la faveur desquels je jouiray sans empeschement de
mon loisir, que je ne serois à ceux qui m'ofïriroient les plus
honorables emplois de la terre » 2.
1. Œuvres, t. VI, p. 24.
2. Ibid., p. 78.
CHAPITRE YII
VISITE CHEZ BEECKMAN A DORDRECHT (8 OCTOBRE 1628)
INSCRIPTION A L'UNIVERSITÉ DE FRANEKER (16-26 AVRIL 1629)
Quand commence le second séjour de Descartes en Hollande,
le principal et le plus long, puisqu'il occupe vingt années de sa
vie et des plus importantes, les années de production ? On
répond d'habitude : 1629 ; il faut dire : 1628.
Le Journal de Beeckman vient, ici encore, nous apporter
des clartés nouvelles. Aux motifs généraux mentionnés au
chapitre précédent, ajoutez un motif particulier : Beeckman.
Sans doute, il l'avait bien négligé son ancien ami, son « pro-
moteur » et son « auteur ». Pas un mot, pas une ligne, en
ces neuf ans de vie errante et dissipée, pour rallumer les
cendres d'un foyer près de s'éteindre. Pourtant le souvenir
est resté au fond du cœur, le sentiment d'une parenté intellec-
tuelle, d'une affinité d'esprit unique, est demeuré et, si la
pensée de Beeckman n'a pas été déterminante ou si elle n'a
été, pour fixer le choix, qu'une cause occasionnelle, du moins
son premier soin, en abordant en Hollande, est-il d'aller le sur-
prendre et de lui rendre visite.
Où cela ? dans cette même ville de Middelbourg où il était
destiné à le manquer ; car son ignorance du sort de son ami est
telle qu'il ne sait ni la nomination à l'école latine d'Utrecht,
en 1619, ni l'accession ultérieure à la dignité de Recteur du
Gymnase ou école latine de Dordrecht, en 1627.
Ayant fait le voyage par mer et s'étant embarqué probable-
ment à Calais, puisque c'est la seule voie qu'il conseille, l'été
suivant, à Ferrier \ il va frapper à la porte connue. L'ami
Isaac s'est envolé ; il le suit à Dordrecht, l'y trouve. Que fut la
1. Œuvres, t. I, p. 13
430 DESCARTES EN HOLLANDE
rencontre ? embrassades, effusions ? les Hollandais ne sont pas
démonstratifs : on ne s'embrasse pas entre hommes et, s'il y eut
accolade, elle fut unilatérale. Peut-être y eut-il pourtant plus
d'émotion que n'en marque le Journal de Beeckman, à la date
du 8 octobre 1628 \ Soulignons cette date, elle était inconnue
avant la découverte du manuscrit, dont tout le passage mérite
d'être traduit, car il est des plus importants. Il porte pour
titre :
HISTOIRE DE DESCARTES ET DE SES RELATIONS AVEC MOI
« Le Sr René des Cartes du Peron, qui, en 1618, à Bréda en
Brabant, avait écrit pour moi le traité de la Musique, dans lequel
il me révéla ses opinions sur cet art et qui est encarté dans mon
Journal ; le Sr des Cartes, dis-je, est venu à Dordrecht pour me
rendre visite, le 8 octobre 1628, après s'être rendu d'abord de
Hollande à Middelbourg, pour m'y chercher. » 2
Arrêtons-nous un instant pour un bref commentaire. Descartes
était en Hollande, c'est de là qu'il s'est rendu en Zélande pour
retourner ensuite à Dordrecht. Ces détours n'ont guère pu
durer moins de huit jours : il faut, par conséquent, fixer son
départ de France à la fin septembre au plus tard. Il n'a pu
assister à la prise de La Rochelle, comme le veut Borel. Encore
un siège de moins, et nous en avons déjà retranché quatre. Tout
au plus, aura-t-il pu suivre les opérations en été.
Le Journal continue : « Il me disait qu'en fait d'Arithmétique
et de Géométrie, il ne lui restait plus rien à désirer, c'est-à-dire
qu'il avait fait dans ces branches, en neuf ans, autant de progrès
qu'esprit humain en pouvait faire. » Cette formule orgueilleuse
n'est pas très dans le style de Descartes, mais il se peut qu'en
conversation, il se soit laissé gagner par l'enthousiasme, en mesu-
rant le chemin parcouru par son esprit depuis neuf années. On
remarquera ces his novem annis, qui permettent d'interpréter
plus exactement qu'on ne l'a fait jusqu'à présent, les « neuf ans »
dont il est question, par deux fois, dans le Discours de la Méthode3:
« En toutes les neuf années suivantes » et « toutefois ces neuf ans
1. Œuvres, 1. X, p. 331.
'1. Ibid. : « Is, inquam, die 8° mensis octobris 1628, ad me visendum venit Dor-
trechtum, cum prius frustra ex Hollandia Middelburgum venisset ut me ibi quaere-
ret ».
3. Œuvres, t. VI, pp. 28, 30, 31.
CHEZ BEECKMAN A DORDRECHT (8 OCTOBRE 1628) 431
s'escoulèrent ». Le point de départ est le 10 novembre 1619, date
de la méditation essentielle. Ajoutez neuf ans de vie errante et
vous obtenez l'automne 1628. Le Discours de la Méthode ne l'ait
donc que reproduire le propos tenu à Beeckman à Dordrecht,
que confirme encore le « et il y a justement huit ans » que nous
lisions en tête de ce chapitre, car nous verrons que, le Discours
ayant été achevé au début de l'hiver 1636-1637, l'expression nous
reporte, une fois de plus, à 1628.
La suite de la conversation, qui est ici prise sur le vif, n'est pas
moins intéressante : « Cette affirmation, il m'en donna des
preuves décisives, me promettant de m'envoyer sous peu, de
Paris, son Algèbre, qu'il dit achevée et par laquelle non seule-
ment il parvient à une parfaite connaissance de la Géométrie,
mais par laquelle en outre il prétend arriver à toute connaissance
humaine ; peut-être va-t-il venir ici pour la mettre au jour et la
perfectionner, afin que nous achevions ensemble l'étude de ce
qui reste [à découvrir] dans les sciences ». Tout est important
dans ce passage. D'abord Descartes ne semble pas encore tout
à fait fixé sur ses projets. Va-t-il retourner à Paris et envoyer
de là son Algèbre à Beeckman, ou viendra-t-il la lui montrer à
Dordrecht, pour la mettre au point avec lui avant de la publier
en Hollande ? Ensuite l'Algèbre est écrite, il n'y a pas moyen
d'en douter, et c'est une algèbre appliquée à la Géométrie, c'est-
à-dire une géométrie analytique ; enfin, il lui attribue une portée
qui dépasse celle de l'analyse mathématique et elle n'est conçue,
dès à présent, que comme une branche de la science universelle.
L'estime qu'il continue à témoigner au « rector » semble
sincère, comme l'atteste la suite de l'entretien : « Après avoir
parcouru l'Allemagne, la France et l'Italie, il affirme n'avoir pu
trouver personne que moi avec qui il pût discuter selon son cœur
et dont il put espérer une aide pour ses recherches. Il trouve
partout disette de vraie philosophie, de celle qu'il nomme
l'œuvre des vaillants 1. Pour moi, je le préfère, lui, à tous les
arithméticiens et géomètres que j'aie jamais vus ou lus. »
POURQUOI IL Y A SI PEU DE SAVANTS
« Je crois que la raison pour laquelle il y a ici si peu de savants
est que tous ceux qui sont doués pour la science, dès qu'ils ont
1. Ibid., T. X, p. 332 : << Tanlam dicit esse ubique inopiam verae philosophiae,
quam vocal operam navantium ».
432 DESCARTES EN HOLLANDE
fait une découverte, brûlent de l'écrire et, ne se contentent pas
de publier ce qu'ils ont découvert, mais, saisissant l'occa-
sion, reprennent les sciences aux origines en y mêlant leurs
travaux récents, au point qu'ils écrasent, sous un labeur inutile
et dépourvu d'originalité, leur esprit parfaitement capable de
nombreuses inventions.
« Celui-ci, au contraire, n'a encore rien écrit, mais, méditant
jusqu'à la trente-troisième année de son âge, il semble avoir
trouvé mieux que les autres, la chose qu'il cherchait. Que ceci
soit dit, afin qu'on soit plus tenté de l'imiter lui, que la foule
des écrivailleurs. »
Viennent ensuite, dans le Journal, à la même page, un
spécimen de Y Algèbre et une étude sur l'angle de réfraction 1.
Le « ut enim, inquit », le « nam, inquit », indiquent assez qu'il
s'agit d'une transmission orale. En traitant un troisième sujet,
celui de l'épaisseur des cordes des instruments de musique, Des-
cartes a parlé d'un moine de ses amis à Paris, qui est évidemment
le P. Mersenne. Ce qu'il rapporte aussi au sujet de la réfraction
renforce la démonstration de M. Korteweg sur l'indépendance des
recherches de Descartes à l'égard de celles de Snellius2. La
démonstration sur la convergence des rayons incidents au
foyer est, cette fois, extraite par Beeckman des manuscrits
mêmes du philosophe, et comme ce passage voisine avec le
précédent, il est impossible que ce dernier les ait envoyés de
Paris. Il n'a peut-être pas voulu les montrer tout de suite par
timidité ou par méfiance, mais il les a livrés, peu à peu, en plusieurs
visites successives à Dordrecht, à moins qu'il n'y ait séjourné
d'une façon constante d'octobre 1628 à février 1629, ce que je
ne pense pas.
Par contre, qu'il ait rendu de nouveau visite à Beeckman dans
sa ville, le 1er février 1629, c'est ce que semble prouver impéra-
tivement le passage suivant :
1. Œuvres, t. X, p. 336 et s.
2. Cf. l'article du savant éditeur des Œuvres de Christian Huygens : Descartes et
les manuscrits de Snellius d'après quelques documents nouveaux ; extrait de la Revue
de Métaphysique et de Morale, 2 juillet 1896. Snellius avait gardé en manuscrit sa
découverte de la loi de la réfraction que Descartes trouva, de son côté, d'une façon
indépendante. Snellius était mort en 1626.
CHEZ BEECKMAN A DORDRECHT (1er FÉVRIER 1629) 433
L'HYPERBOLE GRACE A LAQUELLE TOUS LES RAYONS PARALLÈLES
VIENNENT CONVERGER EN UN SEUL POINT
1er FÉVRIER 1629 A DORDRECHT
« Le Sr Des Chartes avait laissé sans démonstration cette
proposition au sujet de l'hyperbole et m'avait demandé d'en
chercher la démonstration ». C'est bien là une allusion à une
précédente visite : « Comme je l'avais trouvée, il en manifesta
de la joie et la jugea exacte. La voici : ».
Le « gavisus est » ne peut pas s'appliquer à une expression
contenue dans une lettre et si cette lettre existait, le proviseur
n'eût pas manqué de la reproduire en son Journal, pour s'en
targuer. La présence de Descartes à Dordrecht, le 1er février
1629, n'est pas moins sûre, à mon sens, que sa présence
au même lieu, le 8 octobre 1628. Ce qui le confirme, me
semble-t-il, c'est la version cartésienne de la démonstration de
la parabole donnée par le philosophe dans sa lettre à Beeckman,
le 17 octobre 1630 \ à l'occasion de leur grande querelle, sur
laquelle nous aurons à revenir. La lettre est, comme toujours
entre eux, en latin: « Mais vous prétendez à de grandes louanges
au sujet de l'hyperbole que vous m'avez enseignée. Certes, si je
ne vous plaignais d'être un malade, je ne pourrais me tenir de
rire, parce que vous ne compreniez même pas ce que c'était
qu'une hyperbole, si ce n'est au sens que lui donne un marchand
de grammaire. J'ai mentionné une de ses propriétés : la conver-
gence des rayons, dont la démonstration m'était sortie de la
mémoire et elle ne me revenait pas sur le moment, comme il
arrive parfois pour les choses les plus faciles, mais je vous ai
prouvé sa transformation en ellipse 2 et je vous ai expliqué
quelques théorèmes, d'où la démonstration en question pouvait
être si facilement déduite qu'elle ne pouvait échapper à personne
qui fît tant soit peu attention. C'est pourquoi je vous exhortai à
exercer votre esprit à la chercher et je ne l'aurais certes pas fait
si je ne l'avais jugée très facile, puisque vous veniez d'avouer
que vous ne saviez absolument rien des sections coniques... Et
vous auriez cherché, écrivez-vous, vous auriez trouvé, vous
m'auriez montré 3, je me serais réjoui et j'aurais dit que
1. Œuvres, t. I, p. 163.
2. Le texte, qui porte « ejus conversam », doit être faiTàf ; peut-être faut-il lire
« couversum », mais le sens serait alors celui du mouvement circulaire, tour.
3. Le texte a le parfait : « quaesivisti, invenistl, ostendisti milii ». Œuvrcs,L I
p. 163.
28
434 * DESCARTES EN HOLLANDE
je me servirais de cette démonstration, si jamais je me
proposais d'écrire sur cette question ! Dites-moi, avez-vous
tout votre bon sens, quand vous allez jusqu'à me reprocher
de ne pas témoigner assez de respect à mon maître et
de ne pas lui rendre hommage ? Si j'avais donné à l'un
de vos enfants, qui, alors, n'avait encore composé aucun
poème, quelque épigramme à faire, dont je lui aurais fourni le
canevas, au point qu'il eût suffi d'y changer un ou deux mots
pour que les vers en fussent justes, vous réjouiriez-vous, s'il les
avait heureusement transposés ? » 1
Le « laetatus sum » de la lettre de Descartes couvre exacte-
ment le « gavisus est » du Journal de Beeckman et le « hortatus
sum ut in illa quaerenda ingenium exerceres » de la même lettre
correspond précisément au « me rogavit ut ejus demonstrationem
quaererem » du Journal. Il n'y a que l'interprétation qui diffère
sensiblement, car Descartes avoue seulement que la démonstra-
tion lui était sortie de la mémoire; il s'accorde pourtant en ceci
avec la phrase du recteur de Dordrecht : « Hanc de Hyperbola
propositionem D. des Chartes indemonstratam reliquerat ».
Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit visiblement d'une ou
plutôt de deux visites, et le philosophe français ajoute même
une allusion à un des enfants de Beeckman, assurément élève
au « Gymnase » dirigé par son père.
Ces deux visites peu espacées semblent impliquer que Descartes
faisait un court séjour à Dordrecht, où il était peut-être l'hôte
du proviseur, ou dans une ville peu éloignée, ce qui empêche de
penser à Amsterdam. C'est pourtant là que nous le trouvons à la
fin de mars 1629, si c'est lui le « nobilis Gallus », dont parle
-f Reneri, son disciple et ami, dans une lettre datée d'Amsterdam,
28 mars 1629, et reproduite par M. Adam dans son supplément
à la Correspondance 2. Il s'agit d'optique, et nous savons que
cette partie de la physique est la principale préoccupation de
Descartes à ce moment-là.
La date suivante, à laquelle la présence de ce dernier en Hol-
lande est absolument attestée, est le 16-26 avril 1629, où il se
fait immatriculer comme étudiant à l'Université de Franeker.
Pour être parvenu et installé en Frise, il doit être aux Pays-Bas
1. lbid.
2. Œuvres, t. X, p. 542.
a l'université de franeker (16-26 avril 1629) 435
depuis une quinzaine de jours, ce qui confirme l'explication
donnée par M. Adam à la lettre de Reneri.
Donc, pour nous résumer, entre le 8 octobre 1628, date de la
première visite de Descartes à Beeckman à Dordrecht, et le
16-26 avril 1629, date de son inscription à Franeker, il n'y a pas
de témoignage irrécusable de sa présence continue en Hollande,
mais l'abondance des renseignements sur les travaux de
celui-là, contenus dans les pages du Journal de Beeckman se
rapportant à l'époque intermédiaire, les termes « inquit »,
« dicit », dont celui-ci se sert, l'histoire de la démonstration sur
l'hyperbole datée du 1er février, et la lettre de Reneri à la fin de
mars, sont des preuves presque décisives d'un séjour ininter-
rompu en Hollande dans l'hiver 1628-1629.
Il ne reste que quelques difficultés : la première est dans le
passage de la lettre à Balzac du 15 avril 1631 x : « Depuis deux
ans que je suis dehors [Paris], je n'ay pas esté une seule fois
tenté d'y retourner ». Or, deux ans avant, le 16 avril 1629, Des-
cartes est inscrit à Franeker. Ici il semble qu'il faille traduire
deux ans par deux ans et demi. Seconde difficulté, le « Is nuper
hue a vobis transivit » de Beeckman à Mersenne, mais dans
une lettre non datée, et présumée par M. Adam du mois
d'août 1629 2. La troisième, encore moins grave, est l'affirma-
tion contenue dans une lettre, non datée aussi, mais qui est
probablement de 1648 : « Le meilleur est de ne passer d'une
extrémité à l'autre que par degrez. Pour moy, avant que
je vinsse en ce pais pour y chercher la solitude, je passay
un hiver en France à la campagne, où je fis mon apprentis-
sage ».
Cet hiver ne doit pas être celui de 1628-1629, mais les trois
premiers mois de 1628, en cette région de l'ouest, d'où il envoie
à Balzac le beurre qui « a gagné sa cause contre celuv de Mnie la
Marquise. A mon goust, il n'est guères moins parfumé que les
Marmelades de Portugal qui me sont venues par le mesme
messager. Je pense que vous nourrissez vos vaches de marjo-
laine et de violettes. Je ne sçay pas mesmes s'il ne croist
point de canne de sucre dans vos Marais pour engraisser
ces excellentes Faiseuses de lait » 3. Les marais sont peut-
1. Œuvres, t. I, p. 197.
2. Ibid., p. 30.
:;. Ibid., p. 571. Lettre de Balzac, datée de Paris, 30 mars 1628. Voir plus haut,
ici, p. -117, pour un autre passage de la in
436 DESCARTES EN HOLLANDE
être le Marais poitevin, qui serait, en effet, une excellente
préparation à ceux de Hollande.
C'est là que nous allons maintenant le rejoindre, à Franeker
en Frise.
Si l'auteur des Meditaiiones voulait une retraite lointaine,
assurément il ne pouvait mieux choisir que la petite ville
reléguée au nord des Provinces-Unies, dans cette sorte de pres-
qu'île que la Frise occidentale forme en s' avançant dans le
Zuyderzée. Pourtant Franeker n'était pas alors le coin perdu et
presque inaccessible qu'il est aujourd'hui. Un gracieux hôtel de
ville à clocheton à jour, à pignon en escalier et à trois étages,
dans le meilleur style de la Renaissance flamande, une grande
église, la maison des porteurs de blé, l'asile des vieillards, la
maison Ockinga et sa tour octogonale, la maison Botnia avec ses
fenêtres à ogives et meneaux, l'emplacement du château des
Sjaerdema, l'auberge « in de Klok », sont autant de témoins de
l'antique splendeur de la première ville de Frise.
On comprend donc que le « Landdag », ou assemblée des Etats
de Frise, réunis en cette ville, le 24 avril 1584, ait songé à y
ériger une école supérieure « Hoogeschool », à l'imitation de
celle de Leyde, et que Guillaume-Louis de Nassau, élu Stat-
houder par ces mêmes Etats, le 26 octobre, en ait fait proclamer,
le 25 juillet 1585, la fondation. L'inauguration eut lieu le 29 juil-
let : le « plat pays » l'emportait sur la ville de Leeuwa^rden. Les
premiers professeurs n'étaient pas des inconnus, H. Schotanus
pour le droit, Tiara pour le grec, Drusius pour l'hébreu.
Au moment où Descartes arrive à Franeker et où il se fait
immatriculer le 16-26 avril 1629, (cf. pi. XXXVI a.) l sous le
nom de :
RENATUS DES CARTES GALLUS, PHILOSOPHUS
Le Recteur est l'orthodoxe M. Schotanus, les professeurs Ame-
sius, Bouricius, Winsemius, Hachtingius, Amama 2, Metius,
ainsi nommé, selon Bierens de Haan, parce que le père était
de Metz. Le philosophe dut suivre les cours de cet Adrien
1. D'après le registre manuscrit, qui n'est pas à l'Université de Groningue,
comme le dit M. Charles Adam, au t. XII, p. 123, note b, niais aux Archives de
l'Etal à Leeuwarden, où l'archiviste. M. Berns, a bien voulu faire photographier
pour moi la page sur laquelle ligure Descartes. Il faut transcrire la date en nouveau
style, donc 26 avril.
2. Cf. Décret du ."> juillet 1 (î20 et Frieslands Hoogeschool en lui Rijksathenaeum
te Franeker, '1 vol., 1878-9, par W. B. S. Boeles : il y a un bon guide de la ville, où
A FRANEKER (ÉTÉ 1629) 437
Metius \ dont Fromont avait parlé dès 1627, comme du
frère de Jacques Metius, « le vrai inventeur primitif du téles-
cope », selon Peiresc 2. Il était l'auteur d'une Arithmeticae
et Geometricae Practica 3. Les portraits de tous ces maîtres, tels
qu'ils figuraient dans la salle du Sénat, ornent encore une grande
chambre de l'Hôtel de Ville, dont le premier étage est trans-
formé en musée. On y voit aussi, dans une salle plus petite, des
dentelles, des dessins, des œuvres de calligraphie, des gravures,
qui sont de cette extraordinaire femme savante du xvne siècle,
Anne-Marie de Schurmann, qui, née à Cologne, le 5 novembre
1607, était venue se réfugier à Franeker, où son père, d'origine
flamande, mourut la même année ; sa famille y resta jusqu'à
ce que Jean Godschalk, frère d'Anne-Marie, eût terminé ses
études à l'Université. Ensuite, elle retourna avec les siens à
Utrecht 4 et, le 9 janvier 1630, Barlaeus écrit de Leyde à
Huygens, en latin : « Il y a à Utrecht une jeune fille qui est
un prodige, Anne-Marie de Schuurmans, Romaine non pas
seulement en ce qu'elle possède un prénom, un nom et un
surnom, mais en ce qu'elle parle le latin. Elle peint, écrit, ver-
sifie, lit le Grec et le comprend..., elle a un frère très savant,
Jean Godschalk à Schuurmans ». 5
L'éloge fait honneur à l'élève autant qu'à l'Université où il
se forma. De celle-ci, il ne reste plus qu'un amphithéâtre dans
les bâtiments de l'asile d'aliénés, mais, à la fin du xvme siècle,
subsistait encore l'ancienne église faisant partie du couvent des
Frères de la Croix, et qui avait servi à abriter à la fois des salles
de cours et la salle du Sénat (cf. pi. XXXIV). Partout, il semble
que les Universités hollandaises se soient installées dans des
églises monacales : c'est le cas à Leyde pour la « Faliede
l'on lit aussi des détails sur l'université et qui est intitulé : Geilluslreerdc Gids
voor Franeker en omslreken. Franeker, "Westerbaan's Boekhandel, s. d.
1. Né à Alkmaar en 1571, mort à Franeker en 1635 ; cf. Œuvres de Descartes,
t. XII, pp. 185-6. Sur les appareils de physique, que possédait Metius, voirBoeles,
t. I, p. 417. L'Ordo lectionum de 1629 porte : « D. Adrianus Metius usum utriusque
■Globi et Planispherii explicat ».
2. Lettre de Peiresc à Dupuy, 8 novembre 1626 ; cf. Œuvres, ibid. Voir aussi C. de
"Waard, De Uilvinding der Verrekijkers ; La Haye, 1906, in-8°.
3. Elzevier, 1611, 1626, 1640.
4. C'est le 3 novembre 1629 que Jonkvrouw Eva van Harlï, veuve de Jon-
kheer Frédéric van Schuyrmann et mère d'Anne Marie, achète à Utrecht la mai-
son dite « De Loodse », derrière la Cathédrale (communication de M. l'archiviste
S. Muller). Descartes a donc pu fréquenter la famille Schurmann à Franeker.
5. P. 273 au t. I de la correspondance de Constantin Huygens, Briefwisseling
van Constantijn Huygens (1605-1687), éditée par le regretté Dr J. A. Worp, La
Haye, M. Nijhoff, 1911, in-4° (Rijksgeschiedkundige Publicatien, t. XV).
438 DESCARTES EN HOLLANDE
Bagijnenkerk » et à Amsterdam pour F « Agnietenkerk ». La
science, appuyée sur la théologie, achevait l'œuvre de la politique.
C'est en face de l'Université que se logea Descartes, dans le
château des Sjaerdema, au pied des remparts, à l'est de la
ville (cf. pi. XXXV) \ mais qui, alors, était en dehors de
l'enceinte. Hélas ! il fut démoli vers 1725 et l'emplacement
n'est plus qu'une prairie, que le Frison, en sa langue, qui n'a
rien de commun avec le hollandais, si ce n'est qu'elle est
germanique, appelle le «Sjoekeland» 2, « âlde sté fen Sjaerdema».
Que tel ait été le logement de Descartes, c'est ce qu'attestent
plusieurs passages de ses lettres, dont le plus important est
contenu dans celle du 18 mars 1630, écrite au P. Mersenne
à propos de Ferrier 3 : « Ce qui me faisoit plustost juger qu'il
estoit occupé à d'autres choses que non pas qu'il pensast
à venir icy, veiï principalement que, l'année passée, lorsque
je l'y avois convié, il m'en avoit osté toute espérance. Alors,
j'estois à Fran[e]ker, logé dans un petit Chasteau, qui est
séparé avec un fossé du reste de la ville, où l'on disoit la Messe en
seureté, et, s'il fust venu, je voulois acheter des meubles et pren-
dre une partie du logis, pour faire nostre ménage à part. J'avois
desjà fait provision d'un garçon qui sceiist faire la cuisine à la
mode de France et me resolvois de n'en changer de trois ans
et, pendant ce temps-là, qu'il auroit tout le loisir d'exécuter le
dessin des verres et de s'y stiler en sorte qu'il en pourroit par
après tirer de l'honneur et du profit. Mais, si-tost que je sceiis
qu'il ne venoit point, je disposay mes affaires en autre sorte... »
L'indication du fossé qui sépare le château de la ville, con-
firmée par les historiens locaux, et la messe qu'on y dit
librement, ne laissent aucun doute sur l'identification : il s'agit
bien du château des nobles catholiques Sjaerdema et, foulant
du pied le chemin de ronde des remparts, en contemplant, de là,
la campagne qui s'étend jusqu'à la mer, nous sommes assurés
de suivre la trace du philosophe, qui ne quittait guère sa résidence
que pour se rendre en face à l'Université, au cours de Metius,
ou peut-être pour aller s'égayer avec les étudiants au « Bogt
1. D'après le Tooneel der sleden van de Yereenighde Nederlanden ; Amsterdam,
J. Blaeu, 1649. Cf. aussi Oud-Sjaerdema en Sjaerdemaslot le Franeker, par D. Canne-
gieter ; Franeker, T. Telenga et Hel Huis oud en nieuiv, 1917.
2. Du nom de Nicolas Sjoek, locataire du terrain, propriétaire de l'auberge ou
« Heerenlogement », « Bogt van Guné ».
3. Œuvres, t. I, p. 129.
Planche XXXIV
A FRANEKER (ÉTÉ 1629) 439
van Guné », à l'auberge du golfe de Guinée, qui existe encore.
Cette lettre de mars 1630 sert à en préciser une autre plus
vague, à Ferrier, du 18 juin 1629 \ et qui est écrite de
Franeker : « Si vous avez aussi quelques meubles qu'il vous
fallust laisser à Paris, il vaudroit mieux les apporter, au
moins les plus utiles ; car, si vous venez, je prendray un logis
entier pour vous et pour moy, où nous pourrons vivre à nostre
mode et à nostre aise. N'estoit que je ne vous sçaurois faire
donner d'argent à Paris sans mander où je suis (ce que je ne
désire pas), je vous prierois de m' apporter un petit lit de camp,
car les lits, d'icy sont fort incommodes et il n'y a point de matelas ».
Eternelle plainte du Français à l'étranger : le mauvais lit et la
mauvaise cuisine! L'absence de matelas et les mets sans saveur,
c'est ce dont s'offusque la délicatesse du Tourangeau-Poitevin.
Voilà pourquoi il s'est assuré un cuisinier, un Belge sans doute,
et qu'il demande à Ferrier de lui apporter un lit de camp.
Jusqu'à présent il a été en pension ; si Ferrier vient, il
louera un appartement dans le château, s'achètera des
meubles et se mettra en ménage pour trois ans : pour lui, c'est
un bien long bail.
Mais qui est ce Ferrier qu'il appelle avec tant d'insistance ?
Chapelain dira plus tard à Christian Huygens 2 : « J'ai veU la
lettre où estoient ces paroles entre les mains d'un nommé Ferrier,
qui estoit son amy et son ouvrier ». « Son amy et son ouvrier»,
expression qui, empruntée à cet aristocratique xvne siècle,
nous fait rêver, et pourtant elle convient bien aux rapports que
leur correspondance nous fait deviner entre le savant, qui con-
çoit, et le lunetier, qui doit exécuter: «S'il y a quelque chose en
tout cecy que vous n'entendiez point, écrit Descartes à Ferrier,
le 13 novembre 1629 3, mandez-le moy et je n'épargneray point
le papier pour vous répondre. Au reste, n'espérez pas, avec toutes
ces machines, de faire des merveilles du premier coup ; je vous
en advertis, afin que vous ne vous fondiez pas sur de fausses
espérances et que vous ne vous engagiez point à travailler que
vous ne soyez résolu d'y employer beaucoup de temps ; mais, si
vous aviez un an ou deux à vous ajuster de tout ce qui est neces-
1. Œuvres, p. 15.
2. Correspondance de Christian Huygens, t. I, p. 483, citée dans Œuvres de Des-
cartes, t. I, p. 69.
3. Œuvres, t. I, p. 68.
440 DESCARTES EN HOLLANDE
saire, j'oserois espérer que nous verrions par vostre moyen, s'il
y a des animaux dans la Lune ». *
Il faut lire avec quelle patience il lui donne tous les détails
sur les verres et la façon de les tailler et comment il multiplie
dessins et croquis pour mieux se faire entendre. L'ouvrier
n'est d'ailleurs ri moins précis ni moins élégant dans l'ex-
pression : c'est plutôt un de ces maîtres des antiques corpora-
tions chez qui se retrouve le souvenir et le souci du « chef-
d'œuvre », que les meilleurs des ouvriers parisiens ont encore
aujourd'hui.
Dans son invitation à venir le rejoindre en ce lieu qu'il ne
nomme point, mais que nous savons être Franeker, le savant
évite tout ce qui pourrait blesser l'artisan et lui faire sentir sa
subordination 2 : « Il arrive mille rencontres, en travaillant, qui
ne se peuvent prévoir sur le papier et qui se corrigent souvent
d'une parole, lors qu'on est présent ; c'est pourquoy, il seroit
nécessaire que nous fussions ensemble. Je n'ose pourtant vous
prier de venir icy, mais je vous diray bien que, si j'eusse pensé
à cela, lors que j'estois à Paris, j'aurois tasché de vous amener,
et si vous estiez assez brave homme pour faire le voyage et venir
passer quelque temps avec moy dans le désert, vous auriez tout
loisir de vous exercer, personne ne vous divertiroit, vous seriez
éloigné des objets qui vous peuvent donner de l'inquiétude ;
bref, vous ne seriez en rien plus mal que moy et nous vivrions
comme frères, car je m'oblige de vous défrayer de tout, aussi
long-temps qu'il vous plaira de demeurer avec moy, et de vous
remettre dans Paris, lorsque vous aurez envie d'y retourner. Si
vous avez maintenant quelque bonne fortune, je serois marry de
vous débaucher, mais si vous n'estes pas mieux que lorsque je
vous ay quitté, je vous diray franchement que je vous conseille
de venir. »
Suivent quelques avis sur le voyage : « Le voyage n'est pas
de la moitié si long que pour aller en vostre pais ; nous sommes
en esté et la mer est maintenant fort assurée. Il faudroit apporter
les outils dont vous pourriez avoir besoin, ils ne coûteroient à
apporter que jusqu'à Calais, car c'est le chemin qu'il vous
1. Je ne crois pas que la phrase soit une plaisanterie. C'est une des grandes pré-
occupations du xvne siècle, témoin la fable de la Fontaine, si profonde et si
philosophique, intitulée : Un animal dans la lune
2. Œuvres, t. I, p. 13 et 14.
A FRANEKER (ÉTÉ 1629) 441
îaudroit prendre. De Calais, vous pourriez passer par mer en un
jour ou deux jusqu'à Dort 1 ou Roterdam, c'est à dire icy, car,
de là, on peut venir plus seurement jusques icy qu'on ne fait
à Paris depuis le logis jusqu'à l'église. Et mesme estant à Dort,
vous pourriez voir Monsieur Beecman, qui est recteur du Collège
et lui montrer ma lettre, il vous enseignera le chemin pour venir
icy 2 et, si vous aviez besoin d'argent ou de quoy que ce soit,
il vous en fourniroit, en sorte que vous ne devez conter pour
la difficulté du voyage que jusqu'à Calais »3. Vient alors le pas-
sage sur les meubles et le lit de camp à apporter, cité plus
haut.
Ferrier ne se laissa pas séduire par cet alléchant tableau d'une
vie cénobitique consacrée au travail en commun et à la décou-
verte de « quelque chose qui passe le commun ». Descartes sait
par où le prendre cependant, car « l'ouvrier » a de l' amour-propre
et de l'ambition : « J'avoue mon insuffisance, écrira-t-il un jour
à Descartes, le 26 octobre 1630 4, qui doit estre excusée, n'ayant
jamais esté instruit en quoy que ce soit que par vous, Monsieur,
à qui je veux devoir toutes choses. Ce mépris [de M. Mydorge]
neantmoins ne sçauroit tellement me rebuter que je ne sente
assez d'inclination en moy pour goûter et comprendre les véri-
tables connoissances des sciences, qui me pourroient estre com-
muniquées par des personnes de vostre mérite, tant j'ay d'ambi-
tion de me faire connoistre par quelque chose au delà du commun,
ce qui me donne quelque sorte de courage pour chercher les
moyens de surmonter beaucoup de difficultez qui se rencontrent
dans les opérations des ouvrages exquis ». Son refus de venir
n'empêche pas Descartes de s'employer, en octobre, par ses
recommandaticns, à lui faire obtenir 5 une de ces chambres dans
les combles du Vieux Louvre, donnant sur la Seine, auxquelles
aspiraient artistes et artisans et qui sont aujourd'hui les cabinets
des Conservateurs du Musée.
En attendant Ferrier ou sa réponse, à quoi s'occupe le
philosophe ? Sa lettre au P. Gibieuf 6, qui a succédé au
1. Abréviation de Dordrecht, dont on se sert encore aujourd'hui en hollan-
dais. , .
2. Cela prouve une fois de plus que Becckman sait le français et le parle ; voir
plus haut, p. 380.
3. Œuvres, t. I, p. 15.
4. Ibid., p. 51.
5. Cf. Œuvres, t. I, p. 32. Lettre du 8 octobre 1629 de Descartes à Ferner.
6. Prononcez Gibieu, forme que porte l'adresse. Œuvres, t. I, p. 17.
442 DESCARTES EN HOLLANDE
P. Bérulle, comme supérieur de l'Oratoire, datée « de Hol-
lande, ce 18 juillet 1629 », nous l'apprend : « Je me reserve à
vous importuner, lorsque j'auray achevé un petit traité que
je commance, duquel je ne vous aurois rien mandé qu'il ne
fust fait, si je n'avois peur que la longueur du tans vous fist
oublier la promesse que vous m'avés faite de le corriger et y
adjouster la dernière main. »
Le traité fait donc partie des projets exposés aux amis de
Paris et aussi sans doute à Balzac dès 1628. « Je n'espère pas en
venir à bout de deus ou trois ans et peut estre apprés cela, me
resoudrai-je de le brusler ou du moins il n'eschappera pas d'entre
mes mains et celles de mes amis, sans estre bien considéré, car
si je suis assés habile pour faire quelque chose de bon, je tascheray
au moins d'estre assés sage pour ne pas publier mes imperfec-
tions. »
Un petit traité qui sera prêt dans deux ou trois ans et qu'on
brûlera, cela fait penser au Traité du Monde, mais la lettre du
15 avril 1630 x au P. Mersenne, nous apprend qu'il s'agit d'un
ouvrage de métaphysique, qui s'appela plus tard Meditationes
de prima philosophia : « J'estime que tous ceus à qui Dieu a
donné l'usage de cete raison, sont obligés de l'employer princi-
palemant pour tascher de le connoistre eus-mesme. C'est par là
que j'ay tasché de commencer mes estudes et je vous diray que
je n'eusse sceù trouver les fondemans de la Physique, si je ne les
eusse cherchés par cete voye. Mais c'est la matière que j'ay le
plus estudiée de toutes et en laquelle, grâces à Dieu, je me suis
aucunemant 2 satisfait ; au moins pensé-je avoir trouvé commant
on peut demonstrer les vérités métaphysiques d'une façon qui est
plus évidente que les démonstrations de Géométrie ; je dis
cecy, selon mon jugemant, car je ne sçay pas si je le pourray
persuader aus autres. Les 9 premiers mois 3 que j'ay esté en ce
pais, je n'ay travaillé à autre chose et je croy que vous maviés
desjà oui) parler auparavant que favois fait dessein d'en mettre
quelque chose par escrit. » Ajoutez encore ce passage 4 d'une lettre
du 25 novembre 1630 : « Je ne dis pas que quelque jour je
1. Ibid., p. 144.
2. Cet adverbe n'a naturellement pas ici le sens négatif qu'il a pris aujour-
d'hui.
3. Neuf mois, calculés depuis le 8 octobre 1628, nous mènent, à dix jours près,
à la date de la lettre au P. Gibieuf (18 juUlet 1629) et les dix jours sont ceux que
Descartes a passés à rechercher Beeckman.
4. Œuvres, t. I, p. 182.
Planche XXXV.
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A FRANEKER (ÉTÉ 1629) 443
n'achevasse un petit Traittéde Métaphysique, lequel fay commencé
estant en Frize, et dont les principaux points sont de prouver
l'existence de Dieu et celle de nos âmes, lorsqu'elles sont séparées
du corps, d'où suit leur immortalité. »
Ainsi donc, c'était à méditer sur Dieu et l'âme et à prouver
leur existence, par les seules voies de la raison, que Descartes
employait les longues heures que lui laissait la vie paisible du
château de Franeker, troublée seulement de temps à autre par
les cris des étudiants attablés « au golfe de Guinée », et le seul
fait qu'il ait réfléchi là, à la place où s'étend aujourd'hui un pré
vert, devant les remparts, en contemplant le ciel ou en regardant,
de sa fenêtre, du côté de la mer, qu'on n'aperçoit pas, mais dont
on devine les espaces infinis, ce seul fait nous rend ce lieu sacré,
comme un des temples où s'abrita, ne fût-ce que pendant peu de
mois, la plus haute pensée française et humaine.
CHAPITRE VIII
SÉJOUR A AMSTERDAM (1629-1630).
INSCRIPTION A L'UNIVERSITÉ DE LEYDE (27 JUIN 1630).
RETOUR A AMSTERDAM. — RUPTURE AVEC BEECKMAN.
Si parfait qu'il soit à certains égards, l'isolement dans les
petites villes crée des habitudes qui ne laissent pas d'être parfois
plus gênantes que l'agitation des grandes cités. C'est ce que
semble avoir éprouvé Descartes. En se plaignant de n'avoir pu
décider Ferrier, il dit: «Si jel'avois pu tirer de Paris, jel'aurois
tenu icy exprés pour l'y faire travailler et employer avec luy
les heures que je perdrois dans le jeu ou dans les conversations
inutiles »>. 1 « Icy » dans cette lettre, qu'on date à peu près de
septembre 1629, ce ne peut être encore que Franeker, car, a
Amsterdam, où le philosophe va se réfugier, il ne veut plus de
« l'ouvrier ». Il ne pourrait l'y avoir « sans incommodité » et
puis, il se prépare à partir pour l'Angleterre dans « cinq ou
six semaines » (ceci est écrit le 18 mars 1630 au P. Mersenne) \
Mais tout de suite Descartes, qui est vraiment un bon homme, a
peur de blesser Ferrier : « Il n'est point de besoin, s'il vous plaist,
de luy parler de cecy ni mesme que je ne suis plus en dessein de
le recevoir, sinon que vous vissiez tout à bon qu'il s'y préparas^
auquel cas vous luy direz, s'il vous plaist, que je vous ay mande
que je m'en allois hors de ce pais et que, peut-estre, il ne m y
trouvèrent plus. Que s'il pensoit venir, encore que je n y lusse
pas, pensant y estre mieux qu'à Paris (car ceux qui n ont pas
voyagé ont quelquesfois de telles imaginations), vous le pourrez
assurer qu'il y fait plus cher vivre qu'à Paris et qu il trouveront
icy moins de personnes curieuses des choses qu il peut taire,
1. Œuvres, t. I, p. 21. Ce passage qui fait ^^^\^^^m-
cartes pour attirer Ferrier en Hollande me parait décider pour
bre 1629, conformément à l'hypothèse de M. lannery.
2. Œuvres, t. I, pp. 130-131.
446 DESCARTES EN HOLLANDE
qu'il n'y en a en la plus petite ville de France ». 1 Les chercheurs
hollandais vivent si isolés que l'étranger a peine à les découvrir
et ils ont si peu de contact entre eux qu'ils se dérobent même à
leurs propres compatriotes. Descartes ne connaît encore ni
Huygens, ni Golius, ni Schooten.
Il se plaint du mauvais caractère de Ferrier, mais ajoute
aussitôt : « Ce n'est pas que je ne l'ayme et que je ne le tienne
pour un homme tout plein d'honneur et de bonté », dit-il, mais
surtout il lui en veut de son inexactitude et de son irrésolution :
« Après tout, je plains fort Mr Ferrier et voudrois bien pouvoir,
sans trop d'incommodité, soulager sa mauvaise fortune, car il
la mérite meilleure et je ne connois en luy de deiïaut, si non qu'il
ne fait jamais son conte sur le pié des choses présentes, mais
seulement de celles qu'il espère ou qui sont passées, et qu'il a
une certaine irrésolution qui l'empesche d'exécuter ce qu'il
entreprend. Je luy ay rebattu presque la mesme chose en toutes
les lettres que je luy ai écrittes, mais vous avez plus de prudence
que moy pour sçavoir ce qu'il faut dire et conseiller. » 2
Puis le silence se fait au point qu'au bout d'un an, Ferrier
s'en émouvra et fera intervenir Gassend auprès de Descartes, par
l'intermédiaire de Reneri. Le [2 décembre 1630] 3, il rassure
Ferrier sur les sentiments qu'il nourrit à son égard, tout en con-
tinuant à l'accuser de manque de persévérance : « J'ay, pour
l'amour de vous, abaissé ma pensée jusques aux moindres inven
tions des mechaniques4 et, lors que j'ay crû en avoir assez trouvé
pour faire que la chose pût réussir, je vous ay convié de venir
icy pour y travailler et me suis offert d'en faire toute la dépense
et que vous en auriez tout le profit, s'il s'en pouvoit retirer.
Je ne voy pas encore que vous puissiez vous plaindre de moy
jusques-là ». 5
Laissons Ferrier et revenons au départ de Franeker pour
Amsterdam. On en fixe généralement la date à octobre 1629,
d'après Baillet 6. Il y a cependant un passage d'une lettre du
8 de ce mois, adressée au P. Mersennej qui inviterait à faire
1. Ferrier vint néanmoins en Hollande, mais beaucoup plus tard. Cf. Œuvres,
t. I, p. 19.
2. Œuvres, t. I, p. 132.
3. Les dates entre crochets sont celle qui ont été établies par les sagaces induc-
tions de MM. Adam et Tannery. Cf. Œuvres, t. I, p. 183.
4. Entendez : « des ouvriers ».
5. Œuvres, t. I, p. 185.
6. Baillet, Vie de Descaries, I, p. 175.
SÉJOUR A AMSTERDAM (1629-1630) 447
Temonter l'installation de Descartes à Amsterdam au commence-
ment d'août, voire même à la fin de juillet : « Il y a plus de deux
mois qu'un de mes amis m'en a fait voir icy une description
assez ample » 1. « Icy » c'est probablement Amsterdam ; la des-
cription dont il s'agit est celle des parhélies ou faux soleils, obser-
vés à Rome, le 20 mars 1629, par le P. Scheiner et que Gassend a
transmise à Reneri, au cours d'un voyage en Hollande, y ajou-
tant son explication du phénomène. L'épître latine de Gassend,
commencée à Leyde, terminée à La Haye, au moment de partir,
le 14 juillet 1629, s'exprime ainsi : « J'étais déjà revenu d'Utrecht,
mon cher Reneri, lorsque me fut remise votre lettre me deman-
dant de faire honneur à ma promesse et au désir exprimé par
le noble médecin de Wassenaer, etc. » 2.
Tout est important dans ces lignes du maître de Molière et de
Cyrano de Bergerac et, d'abord, le fait même du voyage de Gas-
send, dit Gassendi, aux Pays-Bas, au cœur de l'été 1629, en
compagnie de Luillier, un des correspondants de Théophile.
Il n'est pas nécessaire de supposer que celui-ci, avant de mourir,
ait conseillé à son ami cette excursion ; elle fait partie de l'éduca-
tion d'un homme de science ou de lettres, au même titre que le
voyage à Rome au xvie siècle. En juillet 1629, les deux meilleurs
philosophes français (Pascal n'est encore qu'un enfant de 6 ans)
sont donc en Hollande, l'un, pour une mission scientifique qu'il
s'était donnée à lui-même ou que Peiresc, qui en a accompli une
première en 1606, lorsqu'il monta à Scheveningue sur le chariot à
voiles3, lui a conseillée; l'autre, pour un séjour prolongé dont il
n'a pas cependant décidé encore la durée. Chose étrange, ils ne
se rencontrèrent point : Gassend, déjà célèbre par ses Exercita-
tiones, n'avait pas à s'enquérir d'un jeune homme inconnu et
celui-ci tenait à son incognito. Catholiques, ils l'étaient tous les
deux : Gassend est chanoine de Digne et cela ne l'empêche pas
1. Œuvres, t I, p. 22. « icy » n'est pas et ne peut pas être Franeker. Le 12 août 1629,
-donc deux mois avant la lettre du 8 octobre, Reneri écrit au Professeur Cunaeus, à
Leyde, et lui demande de lui répondre : « Henrico Reneri woenende bij mijnheer
Hans l'Hermite op de Heeregraft, by de Schans naest net Witte Paerdt toi Amster-
dam ». Ms. autographe de la bibliothèque de l'Université de Leyde, communiqué
par G. de Waard.
2. Pétri Gassendi Dinicnsis ecclcsiae praeposili et in Academia parisiens] Ma-
theseos regii professons Opuscula, t. III, pp. 651-662 ; d'après une copie commu-
niquée par M. de Waard.
3. Gette invention, qui fut popularisée par la gravure, me rappelle qu'une autre
invention, celle d'un bateau à propulsion spontanée fut essayée à Rotterdam en 1653
par un Français* nommé Du Son (Cf . Blok. Geschiedenis,t. III-'p. 1 < ' 1 - r> ) et la planche,
aux Archives de Rotterdam : « llet malle schip te Rotterdam, 1653 ».
448 DESCARTES EN HOLLANDE
de rechercher et de cultiver les doctes protestants de Hollande.
Parti de Charleville au début de février 1629 *, il visite les Pays-
Bas et nous le trouvons, au début de juillet, à Amsterdam,
où il entre en relation avec Reneri et le docteur Wassenaer.
Comment et par qui ? Par le théologien protestant André
Rivet, qui nous est maintenant familier 2. Le jeune Hutois,
Henricus Reneri, que nous avons vu inscrit, le 13 octobre 1629,
à l'Université de Leyde, comme maître es arts médicaux, à l'âge
de 36 ans, et comme étudiant en Théologie, le 15 mars 1616,
à 23 ans, ne nous est pas moins connu. Son vrai nom est Régnier,
sa langue maternelle est le français, puisqu'il est de Huy ; c'est
déjà un lien entre Descartes et lui. Il en est un autre : tous deux
sont philosophes, médecins, théologiens et physiciens en même
temps, et cela est suffisant pour que, s'étant rencontrés, en mars
1629, à Amsterdam, ils deviennent amis, comme en témoigne l'ex-
pression de la lettre de Descartes, du 8 octobre : « Il y a plus de
deux mois qu'un de mes amis m'en a fait voir icy une descrip-
tion assez ample ». Or, il n'y a que Reneri qui possède en ce
moment-là, en Hollande, au commencement d'août 1629,
une description des parhélies. Il y en a un autre auquel on peut
penser cependant, c'est à ce noble docteur de Wassenaer,
d'Amsterdam, dont parle Gassend, qui l'a vu aussi et qui n'est
autre que le fameux Rose-Croix, auteur de YHistorisch Yerhael.
On pense si Gassend, qui vient de réfuter le Rose-Croix anglais
Fludd par son Examen Philosophiae Roberti Fluddi, est heureux
de mettre la main sur un Rose-Croix hollandais authentique.
Parti d'Amsterdam pour Utrecht, le 10 juillet, Gassend va à
Leyde, passe à La Haye, et enfin à Dordrecht, où le Journal de
Beeckman nous signale sa présence en un passage extrêmement
curieux et qui doit se rapporter à la seconde quinzaine de juillet.
Qui lui a donné l'adresse du recteur de Dordrecht ? Reneri, à qui
Descartes aura parlé de lui ou le P. Mersenne ? Le passage est
intitulé : « Ce que j'ai communiqué a mon hôte, Pierre
Gassendi. Gassend 3 m'a communiqué cette note sur les Parhélies,
1. Cf. Œuvres, t. I, p. 127. C'est là qu'il achève son Examen Philosophiae Roberti
Fluddi, qu'il adresse au P. Mersenne.
2. Cf. Gassendi (Pétri) Epislolae, 1658, p. 31.
3. Beeckman écrit correctement en latin Gassendus et non le génitif Gassendi
qui figure, comme il est naturel dans le titre des livres latins. Le voyage de Gassend
laissa un si durable souvenir que, 14 ans après, ceux qui l'avaient connu aux Pays-
Mas y demandaient encore à Sorbière ce que le savant avait en préparation. Cf.
Gassendi vila, de Sorbière, dans Gassendi opéra, t. I, p. 5 de l'édition de Lyon, citée--
SÉJOUR A AMSTERDAM (1629-1630) 449
lorsque je lui avais donné l'hospitalité chez moi [à Dordrecht).
C'est lui qui, en 1624, a publié les Exercitationes aduersus Aristote-
lem ; il est docteur en théologie et chanoine de l'Eglise Cathédrale
de Digne. J'ai discuté avec lui de questions philosophiques et je lui
ai exposé ma théorie du mouvement perpétuel, à savoir que les
corps, une fois mis en branle dans le vide, continuent à s'y mou-
voir sans arrêt... Ensuite je lui indiquai pourquoi la vibration
d'une corde sonore entraîne celle des harmoniques. Je lui
démontrai la raison de la douceur des accords 1. Il approuva tout
cela et parut l'entendre avec autant de plaisir que d'admiration ».
Admiration sincère, car, dans une lettre à Peiresc 2, Gassend
appelle « le Sieur Beeckman », le meilleur philosophe qu'il ait
encore rencontré, mais admiration pas toujours justifiée, car
Beeckman semble s'être paré des plumes du paon et avoir exposé
les idées cartésiennes, pêle-mêle avec les siennes.
Comme Gassend, comme Wassenaer, comme Reneri, qui lui
en a demandé l'explication, Descartes est préoccupé du phéno-
mène observé à Rome. C'est ce qu'il explique, le 8 octobre 1629,
au P. Mersenne, qui l'a, lui aussi, interrogea ce sujet, mais il n'a
point « l'esprit asses fort, dit-il avec la modestie du grand savant,
pour l'employer en mesme temps à plusieurs choses différentes,
et comme je ne trouve jamais rien que par une longue traisnée
de diverses considérations, il faut que je me donne tout à une
matière, lorsque j'en veux examiner quelque partie. » Plus fami-
lièrement exprimées, ce sont déjà « ces longues chaines de rai-
sons, toutes simples et faciles, dont les Géomètres ont coustume
de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations »
ou encore les troisième et quatrième préceptes de la Méthode : « Le
troisiesme de conduire par ordre mes pensées en commençant par
les objets les plus simples et les plus aysez à connoistre, pour
monter peu à peu, comme par degrez, jusques à la connois-
sance des pms composez et supposant mesme de l'ordre entre
ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. » 3
à la page 60 de U. V. Châtelain, Quas ob causas docli inler noslros viri e Gallia,
régnante Ludovico XVI... egressi essent. Thèse de Paris 1904. Paris, Pedone'
in-8°.
1. On trouvera le texte latin complet au t. X, p. 37, note b.
2. Correspondance de Peiresc, IV, p. 201. Cf. Œuvres de Descartes, I, p. 169.
3. Il se pourrait que cette règle eut sa source dans un passage de VArs brevis
de Lulle, cité par Beeckman (Cf. Œuvres de Descartes, t. X, p. 63-64), mais à travers
les commentaires d'Agrippa : « Res omnes ita dividit ut nihil rei sit quod ad aliquam
divisionis partem non possit reduci ».
29
4.")0 DESCARTES EX HOLLANDE
« Et le dernier, de faire partout des denombremens si entiers
et des reveiies si générales que je fusse assuré de ne rien omettre. » l
Il lui a donc fallu interrompre ce qu'il avait sur le métier,
c'est-à-dire les Meditationes, pour examiner par ordre « tous les
Météores » « Mais je pense maintenant en pouvoir rendre
quelque raison et suis résolu d'en faire un petit Traitté, qui
contiendra la raison des couleurs de l'Arc en Ciel... et générale-
ment tous les Phainomenes sublunaires... Au reste, je vous prie
de n'en parler à personne du monde, car j'ay résolu de l'exposer
en public, comme un échantillon de ma Philosophie et d'estre
caché derrière le tableau pour écouter ce qu'on en dira. »
Dans une œuvre, il faut toujours distinguer la date de publi-
cation, la date de l'achèvement, la date de la conception, mais
il est rare que l'on puisse les établir toutes avec une rigueur
suffisante : ici, c'est le Traité des Météores, dont on surprend
le germe et ce Traité est envisagé comme un échantillon de sa
philosophie, c'est pourquoi il sera précédé, en 1637, du Discours
de la Méthode.
L'exécution est bientôt retardée par l'élargissement du plan :
« Je ne laisse pas, écrit-il, le 13 novembre 1629 2, à son fidèle
confident Mersenne, de vous en avoir très grande obligation
et encores plus de l' offre que vous me faites de faire imprimer
ce petit traité que j'ay dessein d'escrire, mais je vous diray qu'il
ne sera pas prest de plus d'un an. Car, depuis le tans que je vous
avois escrit, il y a un mois, je n'ay rien fait du tout qu'en tracer
l'argumant, et, au lieu d'expliquer un Phaenomenc seulemant,
je me suis résolu d'expliquer tous les Phaenomenes de la nature,
c'est-à-dire toute la Physique. Et le dessein que j'ay me contente
plus qu'aucun autre que j'aye jamais eu, car je pense avoir trouvé
un moyen pour exposer toutes mes pensées en sorte qu'elles
satisferont à quelques uns et que les autres n'auront pas occasion
d'y contredire. »
Le 18 décembre suivant 3, il reparle de son livre, sur lequel il
est résolu à ne pas mettre son nom : il le soumet Ira à la censure
de Mersenne et d'autres « des plus habiles, principalement à
cause de la Théologie, laquelle on a tellemant assujettie à Aris-
1. Discours dr la Méthode, au t. VI, pp. 18 et 19.
2. (KavreSy t. I, p. 70. La citation précédente est à la p. 23.
3. Jbid., p. 85.
SÉJOUR A AMSTERDAM (1629-1630) 451
tote, qu'il est presque impossible d'expliquer une autre Philo-
sophie, sans qu'elle semble d'abbord contre la foy. 8
Dans la lettre datée « d'Amsterdam, 18 décembre 1629 » l,
Descartes se plaint de sa propre paresse. Les grands inventeurs
sont des paresseux ou du moins leur inaction apparente corres-
pond à un travail intérieur inconscient ou subconscient qui éclate
soudain en traits de lumière : « J'ay envie de me mettre un mois
ou deus à travailler tout de bon ; je n'ay pas encore tant escrit
de mon traité qu'il y a d'escriture en la moitié de cette lettre, et
j'en ay grand honte ».
Malgré ces belles promesses faites à soi-même, on n'est pas en-
core fort avancé, le 15 avril 1630 2 : « Cela ne m'empcschera pas
d'achever le petit traité que j'ay commencé, mais je ne désire
pas qu'on le sçache, amn d'avoir tousjours la liberté de le desa-
vouer et j'y travaille fort lentemant, pource que je prens beaucoup
plus de plaisir à m'instruire moy-mesme que non pas à mettre
par escrit le peu que je sçay. J'estudie maintenant en chymie et
en anatomie tout ensemble, et apprens tous les jours quelque
chose que je ne trouve pas dedans les livres... Au reste, je passe
si doucemant le tans, en m'instruisant moy-mesme, que je ne me
mets jamais à escrire en mon traité que par contrainte et pour
m'acquiter de la resolution que j'ay prise qui est, si je ne meurs,
de le mettre en estât de vous l'envoyer au commencement de
l'année 1633. Je vous détermine le tans pour m'y obliger davan-
tage, et afïin que vous m'en puissiés faire reproche si j'y manque.
Au reste, vous vous estonnerés que je prene un si long terme
pour escrire un discours qui sera si court que je m'imagine qu'on
le pourra lire en une apprés-disnée, mais c'est que j'ay plus de
soing et croy qu'il est plus important que j'apprene ce qui m'est
nécessaire pour la conduite de ma vie, que non pas que je
m'amuse à publier le peu que j'ay appris.
« Que si vous trouvés estrange de ce que j'avois commencé
quelques autres traités, estant à Paris 3, lesquels je n'ay pas
continués, je vous en diray la raison : c'est que, pendant que
j'y travaillois, j'acquerois un peu plus de connoissance que je
n'en avois eu en commençant, selon laquelle me voulant accom-
1. Œuvres, t. I, p. 104.
2. Ibid., pp. 136-138.
3. Allusion sans doute à l'Algèbre et aux Regulae ad directionem ingenii, voir
plus haut, p. 418, n. 1.
452 DESCARTES EN HOLLANDE
moder, j'estois contraint de faire un nouveau projet un peu plus
grand que le premier, ainsi que sy quelqu'un ayant commencé
un bastimant pour sa demeure, acqueroit cependant des richesses
qu'il n'auroit pas espérées et changeoit de condition, en sorte
que son bastimant commencé fust trop petit pour luy, on ne le
blasmeroit pas, si on luy en voyoit recommancer un autre plus
convenable à sa fortune. Mais ce qui m'assure que je ne changeray
plus de dessein, c'est que celuy que j'ay maintenant est tel que,
quoy que j'apprene de nouveau, il m'y pourra servir et, encore
que je n'apprene rien de plus, je ne laisseray pas d'en venir à
bout. »
Le « petit Traité » dont il est question ici n'est rien moins, cette
fois, que le Traité du Monde, la preuve en est dans cette phrare
de la lettre du 23 novembre 1630 : « La promesse que je vous ay
faite d'avoir achevé mon Monde dans trois ans ». 1
La correspondance avec Mersenne, si variée et si intéressante,
dans laquelle les questions de physique succèdent à celles de
métaphysique et où l'on trouve jusqu'à la discussion d'un projet
de langue universelle 2, s'interrompt à la fin de mai 1630. C'est
que le bon religieux, dont la curiosité est aussi générale que
dépourvue de préventions, a voulu, non seulement rendre visite
à son ami, mais interroger lui-même les érudits hérétiques de
Hollande. En juin, il est à Bruxelles 3 (la guerre ne suspendait
pas alors les voyages). A la fin du mois, il a dû retrouver Des-
cartes à Leyde où, interrompant, pour peu de temps, son séjour
à Amsterdam, il s'est fait, nous l'avons vu, immatriculer à
l'Université, le 27 juin (cf. pi. XXXVI b.) :
Rëxatus Descartes Picto, studiosus matheseos, annos natus
xxxm. Bij Cornelis Heymenss. van Dam.
Il est impossible de ne pas prendre au sérieux cette imma-
triculation de Descartes, car, étant à Amsterdam, rien ne le
forçait de venir s'installer à Leyde, et il y est bien installé,
puisque Y Album Sludiosorum indique môme son domicile. Après
avoir essayé de la science d'Adrien Metius à Franeker, il aura
voulu goûter aussi celle de Golius, le mathématicien orientaliste,
qui lui posera, à la fin de l'année suivante, le problème de Pappus,
1. Œuvres, t. I, p. 179.
2. Ibid., pp. 76, 112, 126.
3. Cf. Œuvres, t. I, pp. 147 et 151.
Planche XXXVI a et b.
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a l'université de leyde (27 juin 1630) 453
et à qui il soumettra, en janvier 1632, le manuscrit delà première
partie de sa Dioptrique l. 11 retrouve, sur les bancs de l'Université
de Leyde, l'excellent astronome Martin Hortensias (1605-1639),
inscrit pour les mathématiques depuis le 7 mai, qui fait des
observations solaires avec Beeckman, et qui reste aussi en
relations avec Descartes, même en janvier 1632 2.
Peut-être celui-ci a-t-il voulu surtout rejoindre Reneri, qui
y est depuis le début de janvier 1630, et cela a obligé ce dernier
à laisser « à un ami fidèle et savant », qui pourrait bien être
Descartes, le soin de surveiller l'impression de l'explication de la
parhélie. L'auteur, Gassendi 3, écrit à Reneri, par l'intermé-
diaire de Rivet et, le 8 février suivant, lui donne les conseils
qu'il a demandés sur l'éducation des enfants dont il est devenu
précepteur 4. Reneri est encore à Leyde en septembre 1630,
puisque c'est là que Gassend lui écrit de Paris le 8 5.
Descartes retourne à Amsterdam, d'où il se remet à écrire
au P. Mersenne, le 4 novembre. C'est pour parler de la mésa-
venture survenue au Religieux à Anvers et qui doit se placer
en septembre ou octobre précédent : « Pour vostre fortune
d'Anvers, je ne la trouve pas tant à plaindre et je croy qu'il
est mieux que la chose se soit passée ainsi que si on eiïst sceii,
long-temps après, que vous estiez venu en ces quartiers, comme
il estoit malaisé qu'on ne le sceiist » . 6
Le clergé séculier et régulier n'était pas, semble-t-il, aussi
tolérant en Belgique qu'en France, et, à ce que raconte Baillet 7,
« Lorsque le P. Mersenne fut arrivé à Anvers, il y trouva des gens
qui avoient appris une partie de ce qu'il avoit fait en Hollande
et qui pensèrent lui susciter des affaires à ce sujet. Il paroît
que ses confrères surtout et quelques autres catholiques scrupu-
leux, voulurent lui faire un crime du danger où il avoit exposé
la sainteté de sa robe et des démonstrations d'amitié qu'il avoit
données et reçues de plusieurs hérétiques couverts du manteau
de sçavans ». Allusion à Rivet, dont le neveu, Pineau, dans
1. Œuvres, t. I, p. 234.
2. Cf. Ibid., et surtout la notice de de "Waard sur Hortensius, dans Xieuw Ned,
Biogr. Wdb., t. I, col. 1160.
3. Cf. la lettre qu'il lui adresse, en janvier 1G30, de Leyde. Voir Pétri Gassendi
Epislolae, t. VI, p. 395 de l'éd. «le Lyon, 1058, d*après la copie de de Waard.
4. Gassendi Epislolae, pp. 29 à 31.
5. Ibid., pp. 37-38.
6. Œuvres, t. I, p. 171.
7. Cf Ibid., p. 17G.
454 DESCARTES EN HOLLANDE
une correspondance encore inédite, va jusqu'à nommer le P. Mer-
senne « le moine huguenot » !
Le voyage du Minime fut l'occasion d'un autre incident
plus grave : la rupture de Descartes avec Beeckman. Celui-ci,
dans maintes lettres à Mersenne, écrites en 1629 et 1630, avait
employé des expressions qui avaient blessé profondément le
philosophe : « C'est lui à qui j'avais communiqué, il y a dix ans,
ce que j'avais écrit sur les causes de la douceur des accords»1,
écrit le recteur de Dordrecht, en août 1629. Descartes répond
à Mersenne, dès le 8 octobre 2 : « Vous m'avez extrêmement
obligé de m'advertir de l'ingratitude de mon amy ; c'est, je
crois, l'honneur que vous luy avez fait de luy escrire qui l'a
éblouy et il a crû que vous auriez encore meilleure opinion de
luy, s'il vous écrivoit qu'il a esté mon maistre, il y a dix ans.
Mais il se trompe fort, car quelle gloire y a-t-il d'avoir instruit
un homme qui ne sçait que très peu de chose et qui le confesse
librement comme je fais ? »
Il revient sur ce sujet dans une autre lettre, datée d'Amster-
dam, janvier 1630 3 : « Je vous jure que, du temps que ce per-
sonnage se vante d'avoir écrit de si belles choses sur la [Musique,
il n'en sçavoit que ce qu'il avoit appris dans Faber Stapulensis 4...
je blâme son peu de reconnoissance, laquelle j'ay découvert en
beaucoup d'autres choses qu'en ce que vous m'avez mandé,
aussi n'ay-je plus de commerce avec luy. »
Ce n'est qu'une interruption des relations, ce n'est pas encore
la rupture ; celle-ci surviendra après que Beeckman aura montré
à Mersenne son Journal tout farci de propositions cartésiennes
dont il se serait prétendu l'inventeur. La mesure est comble, et
Descartes, en septembre ou octobre 1630, lance sur l'impertinent
ses foudres latines : « Je vous ai redemandé l'an dernier ma
« Musique », non parce que j'en avais besoin, mais parce qu'on
m'avait dit 5 que vous en parliez comme si je l'avais apprise de
vous. Je n'ai pas voulu cependant vous l'écrire tout de suite pour
ne pas paraître douter de la fidélité d'un ami, sur le propos d'un
tiers. Maintenant qu'il m'est confirmé que vous préférez une
sotie vantardise à l'amitié et à la vérité, je vous avertis, en peu
1. Œuvres, t. I, p. 30.
2. Ibid., p. 24.
3. Ibid., pp. 110 et 111.
4. Lcfèvre d'Etaples.
5. Sans doute Gassend, par l'intermédiaire de Mersenne, voir plus haut, p. 448.
RUPTURE AVEC BEECKMAN (1630) 455
de mots que, si vous dites avoir appris quelque chose à quelqu'un,
quand ce serait vrai, cela est odieux ; que, si c'est faux, c'est
plus odieux encore ; mais que c'est le plus odieux, lorsque vous
l'avez apprise de lui-même.
Sans aucun doute, vous avez été induit en erreur par la poli-
tesse de notre langue française \ quand, soit en conversation,
soit par lettre, je vous ai souvent affirmé que j'avais appris
beaucoup de choses de vous, que j'attendais beaucoup d'aide de
vos observations... En ce qui me concerne, je me moque de tout
cela, mais au nom de notre vieille amitié, je vous avertis que vous
nuisez beaucoup à votre propre réputation en vous vantant ainsi
devant ceux qui me connaissent. Et je vous avise de ne pas leur
montrer mes lettres comme preuves 2, car ils savent que j'ai
coutume de m'instruire même auprès des fourmis et des ver-
misseaux. »
Assurément l'urbanité française est ici oubliée : elle l'est
davantage encore dans la lettre du 17 octobre, qui est presque
un mémoire en latin 3. Les reproches à Beeckman ne sont pas
fojidés sur une dénonciation du P. Mersenne, mais sur la lettre
que le recteur lui-même vient d'écrire à Descartes, après un
silence réciproque, et dans laquelle il l'invite à revenir vers
lui, s'il désire le consulter pour ses études, ajoutant qu'il y
trouverait plus de profit que chez n'importe qui.
« Que votre stupidité et votre ignorance de vous-même fussent
assez grandes pour croire que vraiment j'aie pu apprendre
davantage de vous que ce que j'ai coutume de tirer des autres
choses qui sont dans la nature, je ne pouvais le soupçonner.
Ne vous souvenez-vous donc pas, lorsque je m'occupais de ces
études, dont vous avouiez n'être pas capable..., combien vous
m'avez importuné et combien vous avez souhaité d'en entendre
plus long...? Maintenant je reconnais à toute évidence, par votre
dernière lettre, que vous avez péché, non par malice, mais par
insanité... »
1. Clerselier traduit (Œuvres de Descartes, édition Cousin, t. VI, p. 142) «la civilité
du style français». Le texte porte : « Te procul du&io Gallici styli fefellit urbanitas. »
Cette preuve s'ajoute à celles que nous avons données (p. 380 et p. 441), que les
deux amis s'entretenaient en français. A Bréda, ils se sont cependant abordés en
latin. Cf. la fin de la lettre du 17 octobre 1630, t. I, p. 167 : « Cum in urbe militari
in qua versabar, te unum invenirèm qui latine loqueretur. »
2. Ceci est un témoignage d'authenticité, s'il en était besoin, des lettres de jeu-
nesse de Descartes, insérées dans le Journal de Beeckman.
3. Œuvres, t. I, p. 157. La précédente épître est à la p. 155.
456 DESCARTES EX HOLLANDE
La suite, où il cherche des remèdes à cette folie, est d'un pédan-
tisme fort désagréable : «Vous comprendrez facilement que je n'aie
pu apprendre plus de cette Mathématico-physique que vous
rêvez avoir faite, que de la Batrachomyomachie... Vous écrivez
que l'Algèbre que je vous ai donnée n'est plus mienne ; vous avez
écrit la même chose ailleurs au sujet de ma « Musique ». Il l'ac-
cuse d'en avoir demandé les autographes, dont lui-même n'a
pas de copie, pour les lui faire oublier et les posséder seul et d'en
être le receleur. Il invite son correspondant à croire qu'il lui
écrit, non sous l'empire de la colère ou par mauvais gré, mais par
amitié véritable ; ce qui ne l'empêche pas de reparler de la maladie
de Beeckman, de faire une allusion blessante à la Zélande, île
barbare, patrie des moutons et des sabotiers, comme disait
Paul de Middelbourg, prédécesseur de Galilée.
Heureusement le latin ne tire pas à conséquence et c'est dans
tous les sens qu'il brave l'honnêteté. Descartes, qui, au fond,
était bon ami, semble avoir été pris de remords et, à son retour
d'un voyage en Danemark, dans l'été 1631, ayant appris que
le recteur était malade, il l'alla voir à Dordrecht 1. En octobre
1631, ils dînent ensemble ; Beeckman écrit en effet à Mersenne,
le 7 : « Le Sr des Cartes avec qui j'ai dîné, il y a quelques jours
à Amsterdam, relève d'une assez grave maladie ». En tout cas,
les relations s'espacent et le philosophe se garde d'écrire aussi
souvent 2, mais ils se rendent visite, car, le 14 août 1634, par
exemple, Descartes mande d'Amsterdam au P. Mersenne3: «Le
Sieur Beecman vint icy samedy au soir et me presta le livre de
Galilée ; mais il l'a remporté à Dort ce matin, en sorte que je ne
l'ay eu entre les mains que trente heures. »
Lorsque Beeckman mourut, le 20 mai 1637, Descartes écrivit
au pasteur Colvius, qui lui avait appris la nouvelle, un billet 4
qui ne semble pas marquer une douleur excessive :
Monsieur,
« En passant par cette ville au retour d'un voyasge où j'ay
esté plus de six semaines, j'y ai trouvé la lettre que vous avez
1. Cf. un fragment de lettre à VUlebressieu, publié par BaiUet. Œuvres de Des-
cartes, t. 1, p. 21."..
2. Voir cependant (Euvres, t. I, p. 307 et s.
3. Ibid., p. 303.
4. Découvert a Munich par le professeur D. J. Korteweg, publié par l'abbé
G. Monchamp (Isaac Beeckman et Descartes, brochure, Bruxelles, 1895) et reproduit
dans Œuvres de Descartes, t. I, pp. 379-380.
MORT DE BEECKMAN 457
pris la peine de m'escrire, par laquelle j'apprens les tristes nou-
velles de la mort du Sr Beeckman, lequel je regrette, et jem'as-
seure que, comme ayant esté l'un de ses meilleurs amis, vous en
aurez eu de l'affliction. Mais, Monsieur, vous sçavez beaucoup
mieux que moy que le tems que nous vivons en ce monde est si
peu de chose à comparaison de l'éternité, que nous ne nous
devons pas fort soucier si nous sommes pris quelques années plu-
tost ou plus tard. Et Mr Beeckman ayant esté extrêmement
philosophe, comme il a esté, je ne doute point qu'il ne se fust
résolu dés long temps à ce qui luy est arrivé. Je souhaite que Dieu
l'ait illuminé, en sorte qu'il soit mort en sa grâce, et je suis,
Monsieur, vostre très humble et affectionné serviteur. Des
Cartes. »
Ce fut le seul « regret » du philosophe à son « auteur » et « pro-
moteur » de l'hiver 1618-1619.
CHAPITRE IX
SUITE DU SÉJOUR A AMSTERDAM (HIVER 1G30-1631)
Après l'exécution magistrale et un peu pédante de Beeckman,
Descartes se remet à son Traité du Monde et, dès le 25 novem-
bre 1630, il rend compte, à son confident habituel, de l'état d'avan-
cement de l'œuvre. Il est ennuyé de ce que le P. Mersenne ait
montré à Mydorge la lettre précédente, parce que ses épîtres
« sont ordinairement écrittes avec trop peu de soin pour mériter
d'estre veiies par d'autres que ceux à qui elles sont adressées » 1
et parce qu'il ne veut pas qu'on sache qu'il a l'intention d'im-
primer la Dioptrique.
Il a vraiment cette phobie de la publication, fréquente chez
les hommes de valeur, en France surtout ; de la façon qu'il y
travaille, « elle ne sçauroit estre prête de long-temps. J'y veux
insérer un discours où je tâcheray d'expliquer la nature des
couleurs et de la lumière, lequel m'a arresté depuis six mois et
n'est pas encore à moitié fait, mais aussi sera-t-il plus long que
je ne pensois et contiendra quasi une Physique toute entière,
en sorte que je pretens qu'elle me servira pour me dégager de la
promesse que je vous ay faite d'avoir achevé mon Monde, dans
trois ans, car c'en sera quasi un abrégé. Et je ne pense pas,
après cecy, me résoudre jamais plus de faire rien imprimer,
au moins moy vivant, car la fable de mon Monde me plaist trop
pour manquer à la parachever, si Dieu me laisse vivre
long-temps pour cela, mais je ne veux point répondre de l'ave-
nir... » 2
La lettre suivante au même correspondant, datée du 2 décem-
bre, trahit toujours la préoccupation presque maladive de
dérober sa personne et ses œuvres à la curiosité publique : a Si
1. Œuvres, t. I, p. 178.
2. Ibid., p. 179.
460 DESCARTES EN HOLLANDE
on vous demande où je suis, je vous prie de dire que vous n'en
estes pas certain, pource que j'estois en resolution de passer en
Angleterre \ mais que vous avez receii mes lettres d'icy et que,
si on me veut écrire, vous me ferez tenir leurs Lettres. Si on
vous demande ce que je fais, vous direz, s'il vous plaist, que je
prens plaisir à estudier pour m'instruire moy mesme, mais que,
de l'humeur que je suis, vous ne pensez pas que je mette jamais
rien au jour et que je vous en ay tout à fait osté la créance ». 2
Le 23 décembre, Descartes reparle de son ouvrage. Rien
de plus intéressant que de pénétrer ainsi dans l'atelier du
maître et d'y assister à la succession des esquisses et des
ébauches préliminaires au chef-d'œuvre : « Je vous diray que
je suis maintenant après 3 à demesler le chaos, pour en faire
sortir de la lumière, qui est l'une des plus hautes et des plus
difficiles matières que je puisse jamais entreprendre, car toute
la Physique y est presque comprise. J'ay mille choses diverses
à considérer toutes ensemble pour trouver un biais par le moyen
duquel je puisse dire la vérité, sans estonner l'imagination de
personne ny choquer les opinions qui sont communément receues.
C'est pourquoy je désire prendre un mois ou deux à ne penser à
rien autre chose. »
Le philosophe cherche plus à convaincre qu'à émerveiller,
à la différence de beaucoup d'alchimistes, d'astrologues et même
de philologues de son temps. Une fois de plus, ses théories
fussent-elles même en partie caduques aujourd'hui, il est le
savant moderne, pour qui l'effet produit n'est rien, la vérité,
tout.
Cette intéressante correspondance avec Mersenne subit une
interruption apparente de plus de neuf mois, due peut-être à
la noyade des papiers de Descartes dans la Seine, lorsque
Chanut, après la mort de celui-ci, les envoya de Suède, en
France à Clerselier. La lacune est en partie comblée par un remar-
quable échange de lettres avec Balzac au printemps 1631.
Quand Descartes écrit « al unico éloquente », il taille sa plume
avec plus de soin, la trempe dans de l'encre dorée ; il polit son
1. Toujours ce voyage qui n'eut jamais lieu. Le 11 juin 1640, Descartes dira
encore : « Bien qu'il y ait plus de dix ans que j'ay eu envie d'aller en Angleterre »
Note de MM. Adam et Tannery ; Œuvres, t. I, p. Ï92.
2. (Euvres, t. I, p. 191.
3. Inutile de souligner la familiarité de l'expression qui n'est pas du français très
littéraire, mais s'entend encore bien souvent dans la conversation.
SÉJOUR A AMSTERDAM (1630-1631) 461
style qui, s'il gagne en grâce mignarde, perd de ce naturel qu'on
goûte dans la correspondance avec le moine. Il use même d'une
urbanité qui va jusqu'à la flatterie et, quoiqu'on y sente une
admiration sincère, elle n'est pas exempte d'exagération 1 :
« Cette nouvelle [que Balzac est à Paris] m'a fait connoistre
que je pourrois estre maintenant quelqu' autre part plus heureux
que je ne suis icy, et, si l'occupation qui m'y retient n'estoit,
selon mon petit jugement, la plus importante en laquelle je
puisse jamais estre employé 2, la seule espérance d'avoir l'hon-
neur de vostre conversation et de voir naistre naturellement
devant moy ces fortes pensées que nous admirons dans vos
ouvrages, seroit suffisante pour m'en faire sortir. Ne me demandez
point, s'il vous plaist, quelle peut estre cette occupation que
j'estime si importante, car j'aurois honte de vous la dire : je suis
devenu si philosophe que je méprise la plus-part des choses qui
sont ordinairement estimées et en estime quelques autres dont
on n'a point accoustumé de faire cas. Toutesfois, pour ce que vos
sentimens sont fort éloignez de ceux du peuple et que vous
m'avez souvent témoigné que vous jugiez plus favorablement de
moy que je ne meritois, je ne laisseray pas de vous en entretenir
plus ouvertement quelque jour, si vous ne l'avez point désa-
gréable. »
Il a levé un coin du rideau derrière lequel il se cache pour
repenser le Monde. Aussi se reprend-il aussitôt, afin de donner le
change à son illustre correspondant : « Pour cette heure, je me
contenteray de vous dire que je ne suis plus en humeur de rien
mettre par écrit, ainsi que vous m'y avez autresfois vu disposé.
Ce n'est pas que je ne fasse grand état de la réputation, lors qu'on
est certain de l'acquérir bonne et grande, comme vous avez fait,
mais pour une médiocre et incertaine telle que je la pourois
espérer, je l'estime beaucoup moins que le repos et la tranquillité
d'esprit que je possède. »
Puis, quelques détails précieux sur sa vie quotidienne. Le
1. Œuvres, t. I p. 198.
2. Descartes "ardait les brouillons do ses lettres, sans quoi il nous en manquerait
beaucoup plus. Celle-ci, dans cette phrase et dans une «les suivantes, parait avoir
servi pour le début du Discours de lu Méthode (t. VI p. '■'<) ■ - que. regardant d'un
œil de Philosophe les diverses actions et entreprises de tous les hommes, il n'y en
ait quasi aucune, qui ne me semble vaine et inutile, je ne laisse pas de recevoir une
extrême satisfaction du propres que je pense avoir desjà fait en la recherche de
la vérité et de concevoir de telles espérances pour l'avenir (pie si. entre les occu-
pations des hommes purement hommes, il y en a quelqu'une qui soit solidement
bonne et importante, j'ose croyre que c'est celle que j'ay choisie. »
462 DESCARTES EN HOLLANDE
passage est exquis et presque d'un poète : « Je dors icy dix
heures toutes les nuits et, sans que jamais aucun soin me
réveille, après que le sommeil a longtemps promené mon
esprit dans des buys, dès jardins et des palais enchantez, où
j'éprouve tous les plaisirs qui sont imaginez dans les Fables,
je mesle insensiblement mes rêveries du jour avec celles de la
nuit et, quand je m'aperçoy d'estre éveillé, c'est seulement afin
que mon contentement soit plus parfait et que mes sens y parti-
cipent, car je ne suis pas si severe que de leur refuser aucune
chose qu'un philosophe leur puisse permettre, sans offenser
sa conscience. »
Ce gracieux badinage complète le portrait que nous pouvons
nous tracer de Descartes. Le savant français n'est pas exclusive-
ment un algébriste ni un alchimiste, ni un métaphysicien, ni
surtout un pédant de collège, il est un « honnête homme » au
sens du Chevalier de Méré, pour qui « l'honnêteté » est Fart
« d'exceller en tout ce qui regarde les agréments et les bien-
séances de la vie » 1.
Descartes termine par un trait qui n'est plus, cette fois, d'hon-
nêteté, mais de galanterie : « Enfin il ne manque rien icy que la
douceur de vostre conversation, mais elle m'est si nécessaire
pour estre heureux que peu s'en faut que je ne rompe tout mes
desseins, afin de vous aller dire de bouche que je suis de tout
mon cœur, Monsieur, etc. » 2
On devine le ton de la réponse que Balzac paraît avoir envoyée
poste pour poste 3, le 25 avril 1631 4. A la finale de la lettre
de Descartes, Balzac ne peut faire moins que de répondre par
un empressement égal et une volonté de conjonction identique :
« Je ne vis plus que de l'espérance que j'ay de vous aller voir
à Amsterdam et d'embrasser cette chère teste, qui est si pleine
de raison et d'intelligence... La conqueste de la vérité, à laquelle
vous travaillez avec tant de force et de courage, me semble bien
quelque chose de plus noble que tout ce qui se fait avec tant de
bruit et de tumulte en Allemagne et en Italie. Je ne suis pas si
vain que je prétende devoir estre compagnon de vos travaux,
1. Œuvres de Méré, t. I, p. 264, cité par M. L. Brunschvicg dans sa remarquable
édition des Pensées et Opuscules de Pascal, 6e éd.; Paris, Hachette, 1912, un vol.
in-16, p. 116.
2. Œuvres, t. I, p. 199.
3. Dans ce cas, conjecturent les éditeurs, la lettre de Descartes est du 15 avril 163U
Cf. Œuvres, t. I, p. 196.
4. Œuvres, t. I, p. 199-201.
LETTRE A BALZAC SUR AMSTERDAM (1631) 463
mais j'en sera}' pour le moins le spectateur et m'enrichiray
assez du reste de la proye et des superfluitez de vostre abon-
dance. »
« Ne pensez pas que je face cette proposition au hazard, je
parle fort sérieusement et, pour peu que vous demeuriez au lieu
où vous estes, je suis Hollandois aussi bien que vous, et Messieurs
les Estats n'auront point un meilleur citoyen que moy, ni qui
ait plus de passion pour la liberté. Quoy que j'aime extrêmement
le ciel d'Italie et la terre qui porte les orangers, vostre vertu
seroit capable de m' attirer sur les bords de la mer Glaciale et
jusqu'au fond du septentrion. Il y a trois ans que mon imagina-
tion vous cherche et que je meurs d'envie de me reunir à vous,
afin de ne m'en séparer jamais et de vous tesmoigner... etc. »
Pour marquer « son ressentiment », comme on disait alors,
d'une telle affection, Descartes répond, semble-t-il, aussitôt, au
début de mai, pour inviter Balzac à le rejoindre à Amsterdam,
dont il va lui faire un magnifique éloge ; il en faut peser les termes
pour retenir ce qui nous initie à la vie de Descartes dans la
.grande cité du Nord 1 :
« Mesme vous devez pardonner à mon zèle, si je vous convie de
choisir Amsterdam pour votre retraite et de le préférer, je ne vous
diray pas seulement à tous les Convens des Capucins et des Char-
treux, où force honnestes gens se retirent, mais aussi à toutes les
plus belles demeures de France et d'Italie, mesme à ce célèbre
Hermitage dans lequel vous estiez l'année passée. Quelque
accomplie que puisse estre une maison des chams, il y manque
tousjours une infinité de commoditez, qui ne se trouvent que
dans les villes, et la solitude mesme qu'on y espère, ne s'y ren-
contre jamais toute parfaite. »
C'est un souvenir, frais encore, des inconvénients de Fra-
neker, lits sans matelas et hôtes à l'importune bienveillance. Des-
cartes n'a rien d'un philosophe cynique ni d'un cénobite, il ne
croit pas qu'un certain luxe soit nuisible à l'exercice de la pensée
spéculative et une maison confortable lui paraît plus propre à la
méditation que la grande amphore de Diogène 2. Descartes
oppose sa solitude, parmi la foule bruyante et les fossés hollan-
1. Œuvres, t. I, pp. 202-203.
2. Je n'écris pas le tonneau, parce qu'il n'y en avait pas de son temps. C'est Pline
l'ancien qui le premier en signale l'invention.
464 DESCARTES EN HOLLANDE
dais, à la « vallée solitaire et au canal qui fait rêveries plus grans
parleurs », qu'a vantée Balzac 1 :
« En cette grande ville où je suis, n'y ayant aucun homme,
excepté moy, qui n'exerce la marchandise, chacun y est telle-
ment attentif à son profit, que j'y pourrois demeurer toute ma
vie sans estre jamais vu de personne. »
« Le sou:'y d'amasser fit tout seul vostre étude »
dira d'Hénault dans son sonnet « sur les Hollandois » 2. Les
marchands se hâtent sous les arcades de la Bourse, sur le Dam,
ou le long du Rokin ; au milieu d'une foule bariolée où les
Arméniens, les Arabes, les nègres et les princes malais arrêtent
à peine les regards, comment le gentilhomme français, à la
grande cape noire, à col et rabat blancs, ne passerait-il pas
inaperçu ?
« Je me vais promener tous les jours parmy la confusion
d'un grand peuple avec autant de liberté et de repos que vous
sçauriez faire dans vos allées et je n'y considère pas autrement
les hommes que j'y voy que je ferois les arbres qui se rencontrent
en vos forests ou les animaux qui y paissent. »
Ce n'est pas très poli pour ses hôtes, mais comment lui, qui
n'a pas l'œil lumineux d'un Rembrandt, pourrait-il s'intéresser
aux gros « staalmeesters », aux maîtres de l'étalon du drap,
bouffis de graisse et de contentement d'eux-mêmes sous leur
houppelande noire. Leurs profits ne sont pas les siens et il
a pour leurs gains le même mépris qu'ils ont pour son titre,
qui rapporte moins que ceux de la Compagnie des Indes.
« Que si je fais quelquefois reflexion sur leurs actions, j'en
reçoy le mesme plaisir que vous feriez de voir les païsans qui
cultivent vos campagnes, car je voy que tout leur travail sert à
embellir le lieu de ma demeure et à faire que je n'y aye manque
d'aucune chose. Que s'il y a du plaisir à voir croître les fruits en
vos vergers et à y estre dans l'abondance jusques aux yeux,
pensez-vous qu'il n'y en ait pas bien autant à voir venir icy des
vaisseaux qui nous aportent abondamment tout ce que pro-
duisent les Indes et tout ce qu'il y a de rare en l'Europe ? »
1. Lettres de M. de Balzac ; éd. de 1628, livre premier, pp. 123 à 128, citées dans les
Œuvres de Descartes, t. I, p. 2<i.'5, note a.
2. Manuscrit 3208 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, cité par F. Lachèvre,
Bibliographie des Recueils collectifs de poésie, t. III, p. 313.
LETTRE A BALZAC SUR AMSTERDAM (1631) 465
On sait quel cri d'admiration la grande ville hollandaise
arrachera à Sorbière en 1660 x : « La ville d'Amsterdam a
affermé cette année son poids des marchandises, six mille livres
par jour, qui viennent à plus de sept mille de nostre monnoye...
Elle a tracé vingt deux bastions pour son agrandissement, qui
cousteront cinq cens mille livres chacun... sa Maison de Ville
coustera huict millions 2 avant qu'elle soit achevée... Les Mais
de six mille vaisseaux sont tousjours au Port la représentation
d'une grande Forest, quoy qu'il en parte quelquefois six cens
voiles dans un jour... La Banque a tousjours plusieurs millions
en argent monnoyé qui croupit dans les caves, sans celuy que
la ville met en usage...
« Il me resterait beaucoup de choses à dire de ce miracle du
monde, de cette ville assise sur la pointe de cent millions d'ar-
bres 3, et dont le prodigieux commerce fait non seulement qu'elle
abonde de tout ce qui luy manque naturellement, mais que, le
distribuant aux autres peuples, elle a eu de quoy fournir à
payer vingt huict de cent, c'est-à-dire plus du quart de toutes
les dépenses des Provinces-Unies... Je vous representerois
l'opulence de la Compagnie des Indes Orientales, qui occupe plus
de cinquante mille hommes à son service. »
« Quel autre lieu, dit de son côté Descartes, pouroit-on choisir
au reste du monde, où toutes les commoditez de la vie et toutes
les curiositez qui peuvent estre souhaitées soient si faciles à
trouver qu'en cettuy-cy ? Quel autre pays où Von puisse jouyr
d'une liberté si entière, où l'on puisse dormir avec moins d'inquié-
tude, où il y ait toujours des armées sur pied exprés pour nous
garder 4, où les empoisonnemens, les trahisons, les calomnies
soient moins connues et où il soit demeuré plus de restes de l'in-
nocence de nos ayeuls ? »
Laissons là cette évocation de l'âge d'or, destinée à fiai 1er la
manie du très moderne Balzac de citer toujours les anciens, mais
il reste vrai qu'alors qu'on se coupait la gorge quotidiennement
dans les rues de Paris, Amsterdam, malgré ses bouges à marins,
1. Relations, Lettres et Discours de M. de Sorbière ; Paris, 1660, in-24, p. 26 et s.
2. C'est actuellement le palais de la Reine sur le Dam, œuvre de 1 architecte
van Campen. , . ,,. , . „_
3. Ces arbres sont les pilotis" sur lesquels toutes les maisons d Amsterdam, aujour-
d'hui encore, sont bâties. _. , ,, ., , n. . ..
4. Encore un passage qui a servi pour la fin de la Troisième partie du Discours de
la Méthode, t. VI, p. 31. La phrase en italique a été reproduite sur la plaque
apposée à la maison de Descartes, voir plus loin p. 482, note 2.
30
466 DESCARTES EN HOLLANDE
était plus paisible. Il n'y avait que quatre ans que Bouteville
et des Chapelles s'étaient battus, trois contre trois, place Royale,1
et avaient été exécutés (1627). C'était le vingt-deuxième duel de
Bouteville ; de Boësse, « brave gentilhomme mais cruel », avait
tué en duel dix-sept personnes et d'Andrieux, soixante douze.
Aussi fut-ce un grand scandale à La Haye quand, en 1646, le
marquis de L'Espinay y fut assassiné 2, à la suite d'une aventure
amoureuse, dont nous reparlerons plus loin.
Reste, pour convaincre Balzac, à réfuter l'objection prévue
de la rudesse du climat, qui lui faisait appréhender pour
Ferrier l'arrivée en automne 3. Mais le Français exagère la
rigueur de l'hiver néerlandais. Si, l'été, il se figure le Hollandais
en sabots, fumant sur le pas de sa porte une longue pipe de
porcelaine, qui y est inconnue aujourd'hui ; l'hiver, il le voit
remplaçant les sabots par des patins et la route par le canal, sur
lequel il glisse à longues enjambées. Ceci se voit, même en
dehors des tableaux de van Ostade, mais pendant quelques
semaines seulement, par exception, comme en 1650, pendant
plusieurs mois. Le 22 janvier de cette année-là, Pineau écrit
de Paris à son oncle Rivet à Bréda 4 : « Les glaces, qui vous
ont enfermé quelques mois, n'ont duré ici que fort peu de jours
et, malgré elles, le Soleil n'a pas laissé de nous faire voir des vio-
lettes et des anémones et de produire des asperges et des arti-
chaux. J'a}' fait avouer à Mr de la Plate que les boues de Paris
valent encore mieux que le froid et la gelée de son Pais, qui est
sauvage au prix de ce charmant climat. »
En 1630 au contraire, Descartes se plaint, le 4 mars, de n'avoir
pu faire, de tout l'hiver, aucune observation sur le gel : « Pour les
neiges, il a un peu neigé icy, au mesme temps que vous marquez
et fait un peu froid, quatre ou cinq jours, mais non pas beaucoup.
Mais tout le reste de cet hyver, il a fait si chaud en ce pais, qu'on
n'y a vu ni glace, ny neige, et j'avois desja pensé vous l'écrire
1. Aujourd'hui place des Vosges. Cf. Lavisse et Rambaud, Histoire générale,
t. V, p. 357.
, 2. Cf. Blok (T. J.), Ceschiedcnis van het Xcdcrlandschc Volk, 2e éd., t. II, p. 171.
Les fêtes et les désordres commencent après l'époque où écrit Descartes et ont
surtout pour théâtçe l£ mondain et cosmopolite La Haye, ville des diplomates et
des officiers étrangers.
h 3. « Nous sommes en une saison qui vous scroit incommode », lui écrit-il le
8 octobre .UV'X Cf. (Euvres, l. 1. p.
■1. Bibliotheque.de l'.Université de Leyde, 13. P. L„ Q. 286, t. IV, f° 98 recto.
LETTRE A BALZAC SUR AMSTERDAM (1631) 467
pour me plaindre de ce que je n'y avois sceii faire aucune remar-
que touchant mes Météores » *.
Ce dont l'étranger, nous l'avons vu par Daneau et par Sau-
maise, souffre plus que du froid, aux Pays-Bas, c'est de l'humi-
dité de l'atmosphère. Descartes observe lui-même, dans une
lettre du 14 juin 1637 2, qu'il aurait pu préférer un pays « où
la pureté et la sécheresse de l'air sembloient plus propres aux
productions de l'esprit », mais l'humidité cependant ne l'incom-
mode point. On la disait jadis favorable à la poitrine, qu'il
avait délicate. Quoiqu'il en soit, et, si paradoxal que cela
paraisse, il préfère le climat de la Hollande à celui de -I
l'Italie : « Je ne sçay comment vous pouvez tant aimer l'air
d'Italie, avec lequel on respire si souvent la peste et où
tousjours la chaleur du jour est insuportable, la fraischeur du
soir mal saine et où l'obscurité de la nuit couvre des larcins et
des meurtres. Que si vous craignez les hyvers du septentrion,
difes-moy quelles ombres, quel évantail, quelles fontaines vous
pouroient si bien préserver à Rome des incommoditez de la
chaleur, comme un poésie et un grand feu vous exemteront icy
d'avoir froid. »
Balzac ne se laissa pas convaincre et, se réfugiant jusqu'au
jour de sa mort, dans son « désert », ne recommença pas l'aven-
ture de 1615 et le voyage aux Pays-Bas du Nord. C'est tant
mieux pour les lettres, car le Socrate chrétien et le moderne
Zenon se fussent vite lassés de se tresser des guirlandes. 11 en
serait advenu peut-être comme de Balzac et de Théophile, ou
de Descartes et de Beeckman.
Peut-on savoir quelque chose de plus précis sur ce premier
séjour du philosophe à Amsterdam, sur sa façon de vivre, et son
logis ? Oui, par un passage très intéressant qu'on lit dans les
œuvres du professeur Plempius 3. Celui-ci, né à Amsterdam,
le 23 décembre 1601, y exerça la médecine de 1623 à 1633 ; il y
fit la connaissance du Français par le médecin Silésien Elich-
mann 4, leur ami commun. Descartes ayant quitté Amsterdam
pour Deventer, à la fin de mai 1632, et Plemp avant été nommé
professeur à l'Université de Louvain, le 3 août 1633, leurs relations
1. Œuvres, t. I. p. 127.
2. Ibid., p. 385.
::. Fundamenta Medicinae, 3e éd., Louvain, 1654, p. 3" lans Œuoi
Descartes, i. I, p. 401.
1. Sur, Elichmann voir M. Adam, au t. XII, p. :
468 DESCARTES EX HOLLANDE
se placent en 1630, 1631, ou clans les premiers mois de 1632.
C'est donc à cette période que se réfère la lettre latine de Plemp,
du 21 décembre 1652, où on lit : « J'ai fréquenté intimement cet
homme illustre, à Amsterdam, avant d'avoir été appelé à la
chaire de Louvain par la Sér. Infante Isabelle. Par l'intermé-
diaire de Jean Elichmann, médecin silésien, je le connus et je
m'entretins souvent de la physique avec lui. »
« Ignoré de tous, Descartes se cachait dans la maison d'un
marchand de drap, située dans la rue qui tire son nom des veaux
(Kalverstraat) 1. Je l'y ai vu bien souvent et ai toujours trouvé
un homme qui ne lisait pas de livres et n'en possédait point,
voué à ses méditations solitaires et les confiant au papier, quel-
quefois disséquant des animaux, ainsi qu'Hippocrate trouva
Démocrite près d'Abdère. »
Sur ces dissections à Amsterdam, nous avons l'aveu de Des-
cartes lui-même dans une lettre à Mersenne du 13 novembre
1639 2 : « Comme vous m'écrivez, ce n'est pas un crime d'estre
curieux de l'Anat'omie et j'ay esté un hyver à Amsterdam, que
j'allois quasi tous les jours en la maison d'un boucher pour luy
voir tuer des bestes et faisois apporter de là en mon logis les parties
que je voulois anatomiser plus à loisir ; ce que j'ay encore fait
plusieurs fois en tous les lieux où j'ay esté, et je ne croy pas
qu'aucun homme d'esprit m'en puisse blâmer. »
1. « Nulli notus inpannarii mercatoris domum se abdidit, sitamin platea quae a
vitulis nomen habet. » Je n'ai pu encore établir qui était ce marchand de drap.
2. Œuvres, t. II, p. 621. Cf. aussi p. 86 et t. I, p. 137.
CHAPITRE X
voyage en danemark (été 1631). continuation du séjour a
amsterdam (automne 1631 a mai 1632). séjour a deventer
(fin mai 1632 a fin novembre 1633). retour a amsterdam
(décembre 1633 au printemps 1635).
C'est peu de temps après les lettres à Balzac, c'est-à-dire en
mai 1631 \ que se place un voyage en Frise orientale, à Embden
et en Danemark, sur lequel nous avons peu de détails. La date
même n'en est pas absolument assurée. Il semble bien que Des-
cartes, se sentant malade, ait assez vite quitté son compagnon
de route, Villebressieu, et qu'il soit rentré en Hollande, où il
va d'abord passer quelques jours à Dordrecht, comme nous
l'avons vu. Il écrit en effet à celui-ci 2 : « J'ay parcouru et examiné
la plupart des choses qui sont contenues dans vôtre mémoire,
pendant le cours du voyage que j'ay fait ces jours passez à Dort,
d'où... je suis arrivé en bonne santé. Vous me trouverez dans
nôtre logis du Vieux Prince ».
Ainsi que me l'apprend l'archiviste d'Amsterdam, le Dr C.
Breen, le « Oude Prins » se trouvait sur le Dam, dans la série de
maisons comprises entre le palais royal actuel et le Wijdekerk-
steeg. C'était la troisième maison au sud de cette ruelle. Comme
les autres, le « Oude Prins » fut démoli en 1653 3, en vue de la
construction de l'Hôtel de Ville dont Sorbière nous a parlé.
Donc, après avoir habité la Kalverstraat, le philosophe s'est
installé sur le Dam ; il restait au centre de la ville et dans sa
partie la plus animée.
« Nôtre logis » semble indiquer que l'ingénieur Villebressieu a
1. Cette date est conjecturée, selon des raisonnements fort probants, par MM.
Adam et Tanncry, Œuvres de Descartes, t. I, p. 210. Baillet dit 1031 et croit qne
c'est en 1632 que Villebressieu aurait habité avec Descartes.
2. Œuvres, t. I, p. 215, d'après Baillet.
3. Topographische Geschiedenis van den Dam te Amsterdam, par le Dr Brccn, dans
7" Jaarboek van Amstelodamum, 1909, p. 101.
470 DESCARTES EN HOLLANDE
habité avec lui à Amsterdam, sans doute un peu avant leur
départ pour le Danemark. Singulier personnage que Yille-
bressieu : un de ces agitateurs d'idées, comme il y en a tant en
France, mais qui n'arrivent pas à coordonner et à réduire en sys-
tème leur ingéniosité inventive. Les rares fragments que Baillet
nous a conservés des lettres de Descartes à l'ingénieur, témoi-
gnent de l'élévation et de la profondeur de sa conversation et de
ses vues x : « J'ay parcouru et examiné la plupart des choses qui
sont contenues dans vôtre mémoire... Je vous conseillera}- de les
mettre la plupart en forme de proposition, de problème et de
théorème et de leur laisser voirie jour, pour obliger quelque autre
à les augmenter de ses recherches et de ses observations. »
Idée de la collaboration de tous à l'œuvre collective de la
science : « C'est ce que je souhaiterois que tout le monde voulût
faire pour être aidé par l'expérience de plusieurs à découvrir
les plus belles choses de la Nature et bâtir une Physique claire*
certaine, demonstrée et plus utile que celle qui s'enseigne d'ori-
naire. Vous pourriez beaucoup servir de vôtre côté à desabuser
les pauvres malades d'esprit touchant les sophistications des
métaux, sur lesquels vous avez tant travaillé et si inutilement ;
sans que vous ayez vu rien de vray en douze années d'un travail
assidu et d'un grand nombre d'expériences, qui serviroient fort
utilement à tout le monde en avertissant les particuliers de leurs
erreurs. »
Mais les recherches de Villebressieu n'auront pas que cette
utilité négative. « Il me semble même que vous avez déjà décou-
vert des generalitez de la nature : comme, qu'il n'y a qu'une
substance matérielle, qui reçoit d'un agent externe, l'action ou le
moien de se mouvoir localement, d'où elle tire diverses figures
ou modes, qui la rendent telle que nous la voyons dans ces pre-
miers composez que l'on appelle les elemens. »
Et ceci n'est rien moins qu'une affirmation de l'unité de La
matière, une ébauche de théorie atomique et de mécanisme uni-
versel, qu'il faut attribuer sans doute plus à l'interprétation de
Descartes qu'au mémoire qui en est l'objet. Finis et réduits à
l'unité les quatre éléments de la Physique de l'Ecole : « De plus
vous avez remarqué que la nature de ces elemens ou premiers
composez, appelez Terre, Eau, Air et Feu, ne consiste que dans
1. Œuvres, t. I, pp. 215-21G, d'après Baillet,
A AMSTERDAM (AUTOMNE 1631 A MAI 1632) 471
la différence des îragmens ou petites et grosses parties de cette
matière, qui change journellement de l'un en l'autre par le
chaud et le mouvement des grossières en subtiles ». x
Il n'y a rien d'étonnant à ce que Yillebressieu soit venu en
Hollande, même en dehors de la présence de Descartes, laquelle
l'y devait attirer : en effet, il s'intéresse particulièrement à
Y Hydraulique ou Art d'élever les Eaux ; il y consacra une
plaquette 2. Il avait inventé aussi un pont roulant, un bateau
portatif à passer les rivières et un chariot-chaise pour le transport
des blessés 3.
Une fois guéri, Descartes reprend, avec le P. Mersenne,
cette correspondance qui a la valeur d'une Revue des Sciences : il
n'y en avait point alors. Le P. Blanchot, Minime, vient seule-
ment de lancer l'idée d'une Bibliothèque Universelle, projet
dont Descartes se réjouit, car « elle ne servira pas seulement
à ceus qui veulent lire beaucoup de livres, du nombre des quelz
vous scavés que je ne suis pas, mais aussy à ceus qui craignent
de perdre le teins à en lire de mauvais, pour ce qu'elle les avertira
de ce qu'ilz contienent. »
Il songe aussi à se remettre au travail : « Il y a plus de trois
ou quatre mois que je n'ay point du tout regardé à mes papiers, et
je me suis amusé à d'autres choses peu utiles, mais je me propose,
dans huit ou dix jours, de m'y remettre à bon escient et je vous
promets de vous envoyer, avant Pasques, quelque chose de ma
façon, mais non pas toutesfois pour le faire sitost imprimer. » 4
A l'échéance d'avril, le débiteur est encore insolvable : « Je
vous diray qu'encore qu'il soit presque tout fait et que je pusse
tenir ma promesse..., je seray toutesfois bien aise de le retenir
encore quelques mois, tant pour le revoir que pour le mettre au
net et tracer quelques figures qui y sont nécessaires et qui m'im-
portunent assez, car, comme vous sçavez, je suis fort mauvais
peintre et fort négligent aux choses qui ne servent de rien pour
apprendre » 5.
En été, l'échange de lettres à ce sujet se poursuit, mais Des-
cartes n'est plus à Amsterdam ; il est, dès la fin de mai 1632 sans
doute, à Deventer en Overyssel. Il n'est pas difficile de rendre
1. Œuvres, t. I, p. 216.
2. Ibid., p. 218. Celte plaquette est à la Bibliothèque de la ville de Grenoble.
3. Ibid., p. 214, d'après Baillet.
4. Ibid., p. 228.
5. Ibid., pp. 242-3.
472 DESCARTES EN HOLLANDE
compte de ce changement, car c'est son disciple et ami wallon,
Reneri, qui l'attire là-bas, et, peut-être même, qui lui a offert
l'hospitalité.
Reneri avait été nommé professeur de Philosophie à l'Ecole
illustre de Deventer. Les Ecoles Illustres, dirigées, elles aussi, par
un Recteur Magnifique, étaient quelque chose de moins que les
Universités, puisqu'elles n'avaient pas les quatre facultés et
ne conféraient pas de diplômes. Elles appointaient pourtant
un certain nombre de professeurs pour les branches princi-
pales, théologie, philosophie et histoire ancienne surtout. En
Hollande, pays de l'individualisme forcené et du particularisme
provincial, l'exemple de l'Université de Leyde, fondée en 1575,
de l'Université de Franeker, fondée dix ans plus tard, et enfin
de celle de Groningue, datant de 1614, avait suscité de nombreuses
jalousies et des imitations proportionnées aux ressources locales.
En cette période d'extraordinaire prospérité qui se développa,
malgré ou peut-être à cause de l'état de guerre, nous voyons
surgir pas moins de quatre « Illustre Scholen», celle de Deventer x,
en 1630, pour la province d'Overyssel, la « Geldersche Hooges-
chool», fondée, en 1619, à Harderwijk, parla province de Gueldre2,
1' « Illustre School» d'Amsterdam, inaugurée le 8 janvier 1632, et
enfin celle d'Utrecht, instaurée à la même époque.
Etre un centre de hautes études n'était pas, pour la vieille
capitale de l'Overyssel, une prétention excessive ; elle pouvait
se souvenir avec orgueil d'avoir été un des berceaux de la Renais-
sance et d'avoir abrité ces Frères de la Vie Commune qui furent
les maîtres d'Erasme, dont des manuscrits reposent encore à la
Bibliothèque municipale 3. C'est à l'emplacement de l'actuelle
« Hoogere Burgerschool» qu'ils avaient leur couvent. Un admirable
Hôtel de Ville du xve siècle, une cathédrale médiévale et les
ruines de l'Eglise de Ste-Marie sont les imposants vestiges de
l'antique splendeur de la cité des bords de l'Yssel. Elle avait
en garnison des troupes dont le registre des serments existe
1. Cf. van Slee (J. C), De Illustre School te Deventer, 1630-1S7S. Hare Geschie-
dénis, Hooyleeraren en Studenlen met bijvoeging van het Album Studiosorum ; met
Register ; La Haye, 1916, deux vol. in-8, avec deux portraits gravés : voir aussi
Revii Davenlriae illustratae, Leyde, 1651, 4°, et Houck (Dr M. L\) Gids voor Deventer
en Omslreken, Deventer, Kreunen, 1901, in-18.
2. Bouman, Geschicdcnis van de Geldersche Iloogeschool ; Utrecht, 1844-1847,
deux v. in-8°.
3. Ms. 1785. Copies faites par ses élèves avec corrections de sa main : cf. Opus
Epislolarum Des. Lrasmi Rotcrodami, éd p. Allen ; Oxford, Clar. Press, 1908, un vol.
in-8°, p. 603.
A DEVENTER (FIN MAI 1632 A NOVEMBRE 1633) 473
encore aux Archives de Deventer (n° 502) ; on y lit les noms
bien français de Ev. Dupin, 28 avril 1631, et de d'Anchies,
qui nous est connu par le Livre premier.
Notre langue y était en honneur : nombreux étaient les jeunes
gens de Deventer qui allaient faire des études à Orléans. Ancien
usage, puisque, au milieu du xvie siècle déjà, la ville envoie,
à ses frais, en France, Thierry Myrican, le fils de Nicolas, secré-
taire municipal, pour apprendre chez nous « la vertu et la poli-
tesse des mœurs non moins que l'expérience du droit civil,
l'usage de la langue française et la calligraphie, ce qui le rendra
capable de succéder à son père en sa charge. » 1
Le premier professeur, nommé en 1630, avait été un Suisse,
Nicolas Vedel, précédemment pasteur à Genève, qui prêchait
en français aux troupes 2. C'est lui dont la signature figure
la première sous la déclaration ou acte d'Union imposée à tous
les professeurs pour marquer leur adhésion à la doctrine du
synode de Dordrecht. On y lit aussi la signature de l'ami de Des-
cartes :
Henricus Reneri, professor philosophiae, 3
et, un peu plus bas, celle de deux philologues connus, qui y pro-
fessèrent plus tard, Gronovius, le disciple de Saumaise, et Grae-
vius. Reneri était donc un protestant orthodoxe et fervent.
La preuve en est qu'il fut chaudement appuyé pour succéder à
Scanderus comme professeur de Philosophie, par les théologiens
français de Leyde que nous connaissons, Polyander et Rivet.
Polyander écrit de Leyde, le 14 septembre 1631, au pasteur
van Goor, à Deventer, en latin : « Je ne doute pas que vous
n'appeliez, pour succéder à Scanderus, un philosophe très
érudit. Tel est Me Henri Reneri 4, qui habite chez le pasteur
Louis de Dieu. Ledit maître est d'une piété insigne et d'une,
parfaite pureté de mœurs. Il est extrêmement subtil dans
la dispute et très intelligent5, sachant unir la pratique à
1. Archives de Deventer. Registre : « Allerlei acten, 1476-1546 ». f° 303, com-
muniqué par M. Houck. Je tiens à remercier aussi MM. van Slee, bibliothécaire,
et Acquoy, archiviste, de leur complaisance.
2. Bulletin de l'histoire des Lglises Wallonnes, T. I, p. 48.
3. Archives de Deventer n° 54 Acla des Schoolraets binnen Deventer acngevantjcn
A° 1619 ; 22 déc. 1629.
4. Cf. Manuscrit n° 1716, t. II, p. 93-94, à Y « Athenaeum Bibliotheek >. Biblio-
thèque publique de Deventer) communiqué par M. C. de Waard et collationné par
moi sur place.
5. Mot suppléé par de Waard dans sa copie.
474 DESCARTES EN HOLLANDE
la théorie. » Rivet n'est pas moins chaleureux dans sa recom-
mandation à Revins et ceci en dit long sur l'orthodoxie du
candidat. Il ne faut donc pas s'étonner de le voir nommé, le
4 octobre 1631, et faire sa première leçon le 28 novembre
de la même année 1. Il n'est pas probable que Descartes y assita.
Il se borne à écrire au P. Mersenne 2 : « M. Renery est allé demeu-
rer à Deventer depuis cinq ou six jours et il est maintenant là
Professeur en Philosophie. C'est une Académie peu renommée,
mais où les Professeurs ont plus de gages et vivent plus commodé-
ment qu'à Leyde ny Fr[aneker], où M. R[enery] eust pu avoir
place par cy-devant, s'il ne l'eust point refusée ou négligée. »
Ceci témoigne d'une sincère estime pour son ami, duquel il
ne faut pas dire cependant, comme le font, par mégarde, certains
historiens hollandais, qu'il a été le maître de Descartes. Les
contemporains ne s'y trompaient pas, témoin la pièce en vers
que le poète latin Antoine Aemilius 3 a consacrée en mars 1639 :
« Aux mânes de Henri Reneri... professeur de Philosophie à
l'Université d'Utrecht, qui vécut dans l'intimité du noble
gentilhomme René Descartes, Atlas et unique Archimède de
notre siècle, duquel il apprit à pénétrer les secrets de la Nature
et les limites du Ciel. » Reneri lui-même n'écrit-il pas : « Is est
mea lux, meus sol, erit ille mihi semper Deus » ? 4
Le fait est que le Llutois, quoique plus âgé de trois ans,
suit docilement l'enseignement du maître. Il abandonne la
théorie et la pratique de la médecine pour se donner à la philo-
sophie et aux mathématiques 5, non pas, dit-il, qu'il en fût
ignorant, mais parce qu'il ne les a pas encore pénétrées à fond :
« Je m'y livre avec d'autant plus de zèle qu'une occasion magni-
fique d'y faire de grands progrès m'est fournie par le commerce
du prince des mathématiciens, le Seigneur Des Cartes, gentil-
homme français » 6.
Ce texte, en même temps qu'il définit dans quel sens sont,
1. Cf. Œuvres de Descartes, t. I, p. 226.
2. Ibid., p. 228.
3. Antonii Aemilii Orationes ; Utrecht, 1651, p. 412-413. Voir, sur lui, une impor-
tante notice de de Waard, laquelle intéresse l'histoire du Cartésianisme, dans Nieuw
Xed. Biogr. Wdb. (1911), t. I, col. 38-39.
4. BusKen Huet, llct land van Rembrandt, II 1, Harlem, 1912, p. 98. Mon ancien
élève, M. Tielrooy, préparc une thèse sur Huet et la France.
5. Lettre à Corneille Boot, 12 décembre 1633. Bibliothèque provinciale d'Utrecht :
Supplément op de Caialogus van de Bibliotheek over Ulrecht par Mr. S. Muller
Fz., Utrecht, 1906, p. 95, d'après une copie de M. de Waard.
6. Ibid. : « per familiaritatem cum omnium qui unquain fuerunt mathematicorum
principe Domino de Cartes nobili Gallo ».
A DEVENTER (FIN MAI 1632 A NOVEMBRE 1633) 475
de Descartes à Reneri, les rapports de maître à élève, montre
pourquoi le Belge entraîne le Français à le rejoindre, au commen-
cement de l'été 1632. Celui-ci s'est laissé faire, d'abord parce
qu'il considère le séjour à Deventer, comme une villégia-
ture 1 : « Je m'en vais passer cet esté à la campagne » ;
ensuite parce que, Villebressieu parti, il sent qu'au point où
en sont les travaux en cours, il lui faut en parler les résultats
et les discuter avec un ami. C'est un besoin de chez nous
cela, et notre Poitevin n'y échappe pas. Qui dira ce qu'en des
conversations entre savants et étudiants français, il s'est élaboré,
et parfois dispersé à tous vents, de livres en projets et d'idées
sans lendemain ?
Comme interlocuteurs, outre Reneri, Descartes a Nicolas
Vedel et le pasteur très orthodoxe Revius, qui sera plus tard son
adversaire, et qui lui est peut-être connu déjà sous le nom de
Jacques de Rêve, comme éditeur des Lettres françoises adressées
à M. de la Scala. Revius savait bien le français ; on a même
de lui un poème en notre langue dédié à Reneri. En bon pasteur,
il entreprit la conversion du philosophe et leur entretien est
rapporté, en hollandais, par J. du Bois, dans sa Naecktheydt der
Cartesiacnsche Philosophie 2 : « On va voir combien ce Descartes
était entêté et déraisonnable dans sa foi papiste. Comme il
habitait Deventer, il fut invité par un excellent prédicant, qui
vivait en grande intimité avec lui, à se convertir à la Religion 4-
Réformée. Descartes le repoussa avec douceur, ne voulant pas
entrer en dispute avec un homme habitué à la controverse. Il lui
dit d'abord qu'il avait la religion du Roi, mais, comme le pré-
dicant insistait, il lui répondit : « J'ai la religion de ma
nourrice. » Et voilà sur quelles belles raisons était fondée cette
foi dans laquelle il s'est obstiné jusqu'à la fin de sa vie. »
Le brave du Bois ne comprend pas qu'il a peut-être fourni là
le mot le plus vrai, le plus profond et le plus moderne de Des- f
cartes sur sa religion, envisagée par lui, ainsi que par tant
d'hommes de notre temps, comme une tradition sociale et c'était
peut-être aussi l'idée de Guez de Balzac, affirmant ne vouloir
« rien croire de plus véritable que ce qu'il a appris de sa mère
et de sa nourrice. »
i (J-£ni)r£s de Dcscârtcs t T d '^-48.
2. P. 5, au rapport de Dirck'Rembrandtsz : Des Aerlrycks beweging en de Sonne
stilstant; Amsterdam, 1661, cité par Ch. Adam, au t. XII, p. 345, note a.
476 DESCARTES EN HOLLANDE
Descartes se remet à son Monde : « Je suis maintenant icy
à Dfeventer], d'où je suis résolu de ne point partir que la Diop-
trique ne soit toute achevée K II y a un mois que je délibère
sçavoir si je décriray comment se fait la génération des
animaux dans mon Monde et enfin je suis résolu de n'en rien
faire, à cause que cela me tiendroit trop long-temps. J'ay achevé
tout ce que j'avois dessein d'y mettre touchant les cors inanimez ;
il ne me reste plus qu'à y adjouster quelque chose touchant la
nature de l'homme et après je l'écriray au net pour vous l'en-
voyer, mais je n'ose plus dire quand ce sera, car j'ay desjà manqué
tant de fois à mes promesses que j'en ay honte. » 2
En novembre ou décembre de la même année 1632, il écrit,
de Deventer toujours : « Je parleray de l'homme en mon Monde,
un peu plus que je ne pensois, car j'entreprens d'expliquer
toutes ses principales fonctions. J'ay desjà écrit celles qui appar-
tiennent à la vie, comme la digestion des viandes, le battement
du pouls, la distribution de l'aliment, etc., et les cinq sens ». 3
C'est à ce moment que Golius écrit à Huygens, le 1er novem-
bre 4 : « Descartes s'est retiré à Deventer pour échapper à la
foule et aux sollicitations et se consacrer avec plus de fruit à ses
travaux. »
Que ce dernier garde le souci d'ajouter « l'expérience à la
ratiocination » 5 et qu'il se préoccupe de psycho-physiologie,
c'est ce qu'atteste la suite de la lettre citée plus haut : « J'ana-
tomise maintenant les testes de divers animaux pour expliquer
en quoy consistent l'imagination, la mémoire, etc. »
Cependant il n'est pas tout à fait d'accord avec Harvey, dont
il vient de lire seulement le De motu cordis 6 : « J'ay veu le livre
De motu cordis, dont vous m'aviez autrefois parlé, et me suis
trouvé un peu différent de son opinion, quoy que je ne l'ave vu
qu'après avoir achevé d'écrire de cette matière ». 7Le philosophe,
1. Œuvres, t. I, p. 254.
2. Ibid.
3. Ibid., p. 263.
4. Korteweg, Descartes et les manuscrits de Snellius, 1896, p. 7.
5. Formule contenue dans une lettre précédente, du 5 avril 1632. Œuvres, t. I,
p. 243.
6. L'Exercitalio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus, publiée en
1628, fut connue en France au printemps de 1629. Note de MM. Adam et Tannery,
au t. I, p. 264. Cf. surtout E. Gilson, Descaries et Harvey, dans Revue Philosophique,
nov.-déc. 1920.
7. Il n'y a pas à douter que ce chapitre n'ait été inséré plus tard dans la Cin-
quième partie du Discours de la Méthode. Si l'on songe aussi au traité de l'Homme,
on voit que le Monde de Descartes n'est qu'en partie perdu.
A DEVENTER (FIN MAI 1632 A NOVEMBRE 1633) 477
comme souvent les inventeurs, n'aime pas la documentation ;
il préfère vivre sur son propre fonds, au risque de rencontrer le
déjà vu et de réinventer ce qui a été trouvé par d'autres.
Ce n'est que le 22 juillet 1633, et toujours à De venter, où il
est maintenant depuis plus d'un an, qu'il déclare (pour la quan-
tième fois ?) : « Mon Traitté est presque achevé, mais il me reste
encore à le corriger et à le décrire » \ c'est-à-dire à le recopier ;
il n'y a plus à inventer, cela ne l'intéresse plus et « pour ce
qu'il ne m'y faut plus rien chercher de nouveau, j'ay tant de
peine à y travailler, que, si je ne vous avois promis, il y a plus
de trois ans, de vous l'envoyer dans la fin de cette année 2, je
ne croy pas que j'en pusse, de longtemps, venir à bout, mais je
veux tascher de tenir ma promesse. »
Que ne l'a-t-il fait comme il le disait ! Le P. Mersenne aurait
tiré du manuscrit plusieurs copies : il les aurait passées à My-
dorge, au P. Gibieuf, à d'autres encore, sous le sceau du secret,
un secret qui n'aurait pas été tenu, et nous ne serions pas
obligés, pour en parler, de juger sur les fragments conservés.
Enfin tout est prêt, le manuscrit va être expédié pour les
étrennes du Minime, lorsque, coup de théâtre, Descartes apprend
la condamnation de Galilée. Rien ne traduit mieux le boulever-
sement qui s'opère en sa conscience et le conflit de sa raison et de
sa foi que sa lettre écrite au P. Mersenne, à la fin de novembre
1633 3 : « J'en estois à ce poinct, lors que j'ay receu vostre
dernière de l'onziesme de ce mois, et je voulois faire comme les
mauvais payeurs, qui vont prier leurs créanciers de leur donner
un peu de delay, lors qu'ils sentent approcher le temps de leur
dette. En effet, je m'estois proposé de vous envoyer mon Monde
pour ces estrennes, et il n'y a pas plus de quinze jours que
j 'estois encore tout résolu de vous en envoyer au moins une
partie, si le tout ne pouvoit estre transcrit en ce temps-là ;
mais je vous diray que, m'estant fait enquérir, ces jours, à
Leyde et à Amsterdam, si le Sisteme du Monde de Galilée
n'y estoit point, à cause qu'il me sembloit avoir apris qu'il avoit
esté imprimé en Italie, l'année passée, on m'a mandé qu'il estoit
vray qu'il avoit esté imprimé, mais que tous les exemplaires en
avoient esté brûlez à Rome au mesme temps et luy condamné
1. Œuvres, t. I, p. 268.
2. Voir plus haut, p. 451.
3 Œuvres, t. I, p. 270 et s.
478 DESCARTES EN HOLLANDE
à quelque amande, ce qui m'a si fort estonné \ que je me suis
quasi résolu de brûler tous mes papiers ou du moins de ne les
laisser voir à personne. Car je ne me suis pu imaginer que luy
qui est Italien et mesme bien voulu 2 du Pape, ainsi que j'entens,
ait pu estre criminalizé pour autre chose, sinon qu'il aura sans
doute voulu establir le mouvement de la Terre, lequel je sçay
bien avoir esté autresfois censuré par quelques Cardinaux, mais
je pensois avoir ou}* dire que, depuis, on ne laissoit pas de l'en-
seigner publiquement, mesme dans Rome, et je confesse que,
s'il est faux, tous les fondemens de ma Philosophie le sont aussi,
car il se demonstre, par eux, évidemment et il est tellement lié
avec toutes les parties de mon Traitté que je ne l'en sçaurois
détacher, sans rendre le reste tout défectueux.
« Mais, comme je ne voudrois, pour rien au monde, qu'il sortist
de moy un discours où il se trouvast le moindre mot qui fust
desaprouvé de l'Eglise, aussi aymé-je mieux le supprimer que
de le faire paroistre estropié. »
Rien de plus étrange que de voir germer de pareils scrupules
en plein milieu protestant orthodoxe, dans cette ville de l'Overys-
sel, où l'on ne saisit même pas comment il pouvait exercer sa
religion. Est-ce l'âme de Thomas de Kempen, l'auteur de l'Imi-
tation de Jésus-Christ, lequel vécut non loin de là, qui se réincarne
en lui ou, plus simplement, le puritanisme des « fijnen » n'a t-il
pas provoqué chez le philosophe une réaction, qui le rejette plus
étroitement dans le sein de l'Eglise ? Le P. Ismaël Boulliaud lui-
même, un des correspondants de Saumaise2, ne se faisait pas autant
de souci et écrivait, le 21 juin 1633, à Gassend : «Je ne puis croire
que le Pape veuille étendre la puissance des clés de Saint Pierre.
à ce qui n'est pas du ressort de la foi. » 4
Descartes n'est que trop bien informé. Le 24 février 1616, le
Saint Office avait censuré les deux propositions que voici :
1° Le soleil est centre du monde et est tout à fait immobile.
2° La terre n'est pas le centre du monde et n'est pas immobile,
mais est animée d'un mouvement de rotation totale sur elle-
même, même pendant le jour. Le 5 mars 1616, la Congrégation
1. I.c sons est naturellement plus fort qu'aujourd'hui. Entendez « frappé de
stupeur ».
2. C'est-à-dire : à qui le Pape a témoigné do la bienveillance.
3. Je possède les photographies des lettres de Saumaise à Boulliaud, conservées
a la Bibliothèque de Vienne. Cf. plus haut p. 332. n. 4.
4. On trouvera le texte latin dans Œuvres de Descartes, t. I, p. 290.
A DEVENTER (FIN MAI 1632 A NOVEMBRE 1633) 479
de l'Index avait suspendu à correction l'ouvrage de Copernic.
Pour avoir contrevenu à ces interdictions, qui s'inspirent
du dogme de l'anthropocentrisme et du géocentrisme, si
difficiles à déraciner de l'esprit de l'homme, Galilée comparaît
devant le Saint-Office, le premier dimanche de carême 1633,
subit trois interrogatoires, 12 avril, 30 avril, 21 juin, pour
être condamné le 22 juin. Son livre fut brûlé, il dut se rétracter
et resta soumis à la surveillance dudit Saint Office \
S'il n'a pas dit le fameux « Eppur' si muovc », il a dû le penser.
Descartes aussi. Ce qui est devenu pour lui la vérité, par la 4-
persuasion de sa raison, reste la vérité, mais il ne la publiera
point, si elle est contraire à l'ordre public de l'Eglise, partie
intégrante et essentielle d'une Société dont il entend préserver
les fondements. C'est à cela que reviennent les phrases embarras-
sées du début de la Sixième partie du Discours de la Méthode,
lesquelles se réfèrent à son état d'âme de novembre 1633 :
« Or il y a maintenant trois ans que j'estois parvenu à la fin du
traité qui contient toutes ces choses et que je commençois à le
revoir, afhn de le mettre entre les mains d'un imprimeur [ceci
est donc écrit en novembre 1636], lorsque j'appris que des per-
sonnes à qui je défère et dont l'authorité ne peut gueres moins
sur mes actions que ma propre raison sur mes pensées [admirez la
distinction entre le for intérieur, où règne la raison souveraine et
la vie pratique soumise à d'autres puissances] avoient desap-
prouvé une opinion de Physique, publiée un peu auparavant par
quelque autre, de laquelle je ne veux pas dire que je fusse [ceci
est peu sincère], mais bien que je n'y avois rien remarqué, avant
leur censure, que je pusse imaginer estre préjudiciable ny à la
Religion ny à l' Estât ny, par conséquent, qui m'eust empesché
de l'escrire, si la raison me l'eust persuadée et que cela me fit
craindre qu'il ne s'en trouvast tout de mcsme quelqu'une entre
les mienes en laquelle je me fusse mépris..., ce qui a esté suffisant
pour m' obliger à changer la resolution que j' avois eue de les
publier... » Il s'excuse encore sur une autre mauvaise raison, qu'il
hait « le mestier de faire des livres » 2.
L'opinion de Dcscartes sur le mouvement de la terre n'est
pas seulement celle que lui dictent Copernic et la raison, c'est
1. Pièces du procès de Galilée, publiées p. Henri del'Epinois, citées par Adam et
Tannerv, t. I, p. 2715.
2. Œuvres, t. V I, p. 60.
480 DESCARTES EN HOLLANDE
aussi celle qui est la plus répandue aux Pays-Bas, d'où Gassend
écrit à Peiresc, en cours de voyage, en juillet 1629 : « Au reste
tous ces gens-là sont pour le mouvement de la terre » *. C'est
donc l'idée de Beeckman, que Gassend vient de voir, et celle de
Golius. Aussi les Hollandais songèrent-ils à offrir un refuge, à
Amsterdam, au grand Italien persécuté, mais le projet, pour
lequel s'entremit Hortensius, n'eut pas de suite. Chose curieuse,
du philosophe et du moine, je veux dire Mersenne, celui qui songe
à défendre Galilée, au besoin par un gros in-folio, ce fut le
moine, mais il n'osa passer à l'exécution 2.
La correspondance se poursuit sur ce thème du Monde et
de Galilée, datée, non plus de Deventer, mais d'Amsterdam,
où Descartes est retourné, dès le début de décembre 1633, après
un an et demi d'absence : « Vous n'aurez que meilleure opinion
de moy, écrit-il au P. Mersenne 3, de voir que j'ay voulu entière-
ment supprimer le Traitté que j'en avois fait [de sa philosophie]
et perdre presque tout mon travail de quatre ans, pour rendre
une entière obéissance à l'Eglise, en ce qu'elle a deffendu l'opi-
nion du mouvement de la terre. Et toutesfois, pour ce que je
n'ay point encore vu que ny le Pape ny le Concile ayent ratifié
cette défense, faite seulement par la Congrégation des Cardinaux
establis pour la Censure des livres, je serois bien aise d'apprendre
ce qu'on en tient maintenant en France et si leur authorité a esté
suffisante pour en faire un article de foy. Je me suis laissé dire que
les Jésuites avoient aidé à la condamnation de Galilée et tout
le livre du P. Scheiner montre assez qu'ils ne sont pas de ses
amis. Mais d'ailleurs les observations qui sont dans ce livre 4,
fournissent tant de preuves pour oster du Soleil les mouvemens
qu'on luy attribue, que je ne sçaurois croire que le P. Scheiner
mesme, en son âme, ne croye l'opinion de Copernic, ce qui
m'étonne de telle sorte que je n'en ose écrire mon sentiment»
Pour moy, je ne cherche que le repos et la tranquillité d'esprit,
qui sont des biens qui ne peuvent estre possédez par ceux qui ont
de l'animosité ou de l'ambition, et je ne demeure pas cependant
sans rien faire, mais je ne pense, pour maintenant, qu'à m'instruire
moy-mesme et me juge fort peu capable de servir à instruire
les autres. »
1. Lettres de Peiresc, t. IV, p. 202.
2. Œuvres, t. I. pp. 578-580.
3. Ibid., pp. 281-282.
4. La Rosa Ursina du P. Scheiner. Cf. Œuvres de Descartes, t. I, p. 283.
Planche XXXVII.
Habitation de I>i-i mites \ Amsterdam en mai iG3'i
-Mus M' Thomas Sergeaki in i.k\ \Vesterk.erckstraet »
(aujourd'hui Westermarkt, 6).
C'esl là probablement que le philosophe connut Hélène et c'est la qu'une plaque
ç immémoralîve a été apposée par l'Alliance Française, le iG octobre ig .
LA MAISON DU WESTERMARKT A AMSTERDAM 481
La lettre d'avril 1634 au P. Mersenne répète à peu près celle
de novembre 1633, qui s'est perdue en route ou qu'un cabinet
noir a arrêtée au passage.
Cette fois, notre auteur a vu la Patente de condamnation de
Galilée, « imprimée à Liège, le 20 septembre 1633, où sont
ces mots : « quamvis hypothetice a se illam proponi simularet »,
en sorte qu'ils semblent me s me deffendre qu'on se serve de cette
hypothèse en l'Astronomie » *. Cependant, ajoute-t-il, « je
ne perds pas tout à fait espérance qu'il n'en arrive ainsi que des
Antipodes, qui avoient esté quasi en me s me sorte condamnez
autresfois et aussi que mon Monde ne puisse voir le jour avec le
temps. »
Descartes n'habite plus au « Vieux Prince » ; dans la
missive à Mersenne, datée « d'Amsterdam, ce 15 May 1634 », il
précise qu'il est :
logé chés Mr Thomas Sergeant
in ckn Westerkerck straet,
où vous adresserés, s'il vous plaist, vos lettres 2.
Grâce aux travaux des historiens amsterdamois, Kleerkooper 3,
Six, Breen et aux fiches de la Bibliothèque Wallonne, je suis en
mesure de donner quelques détails sur ce Thomas Sergeant.
C'était, comme le porte le registre des mariages de l'Eglise wal-
lonne d'Amsterdam, à la date du 6 octobre 1607, un « fransche
schoolmeester », un maître d'école français, ou plutôt un maître
d' « Ecole française », car il était né à Dordrecht, vingt-deux ans
auparavant. Il était d'origine française, comme son nom semble
l'indiquer : sa mère s'appelle Barbe Loyson. M. Six 4, le pro-
fesseur d'histoire de l'art à l'université d'Amsterdam, a publié
une lettre de lui à son « Confrère », « Guilliam Willemsen, Fran-
soijsche schoolm. tôt Haerlem »5, et qui est signée Thomas Jacob-
sen ; elle concerne son fils Johannes Sergeant, qui devint peintre.
Lui-même, s'établit, en 1631, libraire 6 à l'enseigne de Saint-
1. Œuvres, t. I, p. 288.
2. IbicL, p. 299.
3. Dans un ouvrage en partie posthume intitulé : De Boekhandel le Amsterdam,
voornamelijk in de XVIIe eeuw, La Haye. M. Nijhoff; 191 1 à L916, p. 719.
■1. Six (Jhr. Dr. J.) : Johannes Sergeant, dans Amsterdamsch Jaarboekje voor 1S99 ;
Amsterdam, L. J. Veen, p. 73.
5. Ce Willemsen est plus connu sous le nom de Coppenol : cf. ibid.
6. Il le resta jusqu'en 1646. Cf. Ledeboer (A. M.), De Boekdrukkers, Baekverkoo-
pers en Uiigevers in Noord-Nederland ; Deventer, 1872. Ledeboer Le mentionne sons
le nom de « Thomas Jacobsen Sergeant », demeurant <• achter de Westerkerck in,
St Jacob ». Ledeboer se trompe sans doute en disant qu'il est dessinateur en
même temps que libraire ; il le confond probablement avec son fils Jean.
31
482 DESCARTES EX HOLLANDE
Jacques, dans la « Westerkerk-straat », qui s'appelait aussi
«côté nord du cimetière de l'église de l'ouest ", aujourd'hui «côté
silencieux»1 du « Westermarkt » ; les recherches que M. Breen a
faites à ma demande ont établi que c'est au numéro 6 de ce
Westermarkt (cf. pi. XXXVII). C'est donc là qu'habitait le
philosophe, en 1634, et c'est là que nos amis d'Amsterdam»
ceux de l'Alliance française et du Cercle français de l'Univer-
sité, ont fait, dans une séance solennelle 2, apposer une plaque
commémorative du séjour de Descartes dans leur capitale,
de 1629 à 1635, avec une interruption d'un an et demi passés à
Deventer.
Il y est encore le 14 août, où il reçoit la visite du Sieur
Beeckman, venu pour y passer la fin de la semaine auprès de
lui, du samedi soir au lundi matin, et qui lui laisse, pendant ce
temps, feuilleter le livre de Galilée3. Il lut aussi les Dialogues du
même auteur, car on vient de découvrir à Londres, à la Biblio-
thèque de 1' « Institution of Electrical Engineers », un exemplaire,
dans la traduction latine de 1635, annoté de la main de Des-
cartes 4.
1. « De Xoordzijde van het Westerkerkhof », actuellement «stille Zijde der Wes-
termarkt ». Il y avait acheté un terrain, le 22 août 1624 (Kwijtscheldingregister A.
218). Note due à l'obligeance de M. Breen.
2. Le 16 octobre 1920, en présence de M. Charles Benoist, ministre de France à
La Haye, représentant le Gouvernement français, de M. le Jonkheer Roëll, repré-
sentant le Gouvernement hollandais, de M. Tellegen, bourgmestre d'Amsterdam,
de M. Mendès Da Costa, recteur de 1 Université municipale et de M. René Doumic
délégué par l'Académie française. Cf. Revue des deux Mondes, 1 novembre 1920.
3. Œuvres, t. I, p. 303.
4. Communication de M. de Waard, qui m'est parvenue trop tard pour que
j'aie-pu examiner le volume, lors de mon séjour à Londres.
CHAPITRE XI
LE ROMAN DE DESCARTES : HELENE JANS ET SA FILLE FRANCINE
Au milieu de ces occupations et préoccupations du séjour
d'Amsterdam se place un événement mystérieux : la ren-
contre avec Hélène. Coin de roman dans une vie grave,
tout entière vouée à la science, revanche du cœur sur l'esprit,
qui satisfait notre humanité en abaissant le géant de la pensée
jusqu'à notre faiblesse quotidienne. Il en est de cette histoire
comme d'un vers consacré à la nature dans l'abstraction d'un
poème classique : il a d'autant plus de charme qu'il est plus rare
et nous repose de la sécheresse ambiante.
Elle s'appelait Hélène Jans. C'était une simple servante qui,
sans doute, faisait le ménage du philosophe quand il habitait
chez Thomas Sergeant, dans la « Westerkerckstraet ». Etait-elle
blonde, yeux bleus et joues de brique, comme le Français se
représente volontiers la Hollandaise et comme elle est effective-
ment, quand elle n'a pas le teint plombé des marais? c'est pos-
sible. Mais, à coup sûr, il ne s'agit pas d'une «passade », un soir de
débauche, l'union est ici un « engagement », presque un mariage.
Presque, car elle est protestante, et lui catholique, roturière, et lui
gentilhomme. L'abbé Baillet prononce ce vilain mot : « concu-
binage », comme en se signant. Nous dirions en notre langage qui,
par exception, est ici plus poli que celui du xvne, une liaison.
Liaison assez intermittente, pour que, dans des notes manus- l
crites, singulièrement placées sur le feuillet de garde d'un livre,
et que Baillet x a vues, le philosophe ait pu noter la date de la
conception de sa fille :
« Elle s'appeloit Franchie, dit le vieux biographe, et elle étoit
1. La vie de Monsieur Descaries, t. II, pp. 89-90.
484 DESCARTES EN HOLLANDE
née à Déventer, le IX, c'est-à-dire le XIX de juillet 1635 x et,
selon l'observation de son père, elle avoit été conçue à Amsterdam,
le dimanche XV d'octobre de l'an 1634. »
Nuit, dont il semble avoir gardé le souvenir, mêlé de ce
charme et de ce remords, qui s'attachent, pour le catholique
fervent, à l'œuvre de chair accomplie hors mariage. Il n'a cepen-
dant pas fait vœu de s'en abstenir et il l'écrira à son adversaire
Voet, en badinant, mais si ce vœu n'est pas formulé devant
l'Eternel, peut-être l'a-t-il fait envers son âme en la consacrant
à la vérité. Tout ce qui est donné à la chair est volé à la raison.
Est-ce là le sens qu'il faut attribuer à la confidence faite à Chanut
«à qui M. Descartes déclara, durant son voyage de Paris en 1644,
qu'il y avoit prés de dix ans que Dieu F avoit retiré de ce dange-
reux engagement, que, par une continuation de la même grâce, il
l'avoit préservé jusques-là de la récidive et qu'il espéroit de
sa miséricorde qu'elle ne l'abandonneroit point jusqu'à la
mort » 2 ?
Baillet a pu changer les termes, forcer même le sens de la
confidence, car il est par trop anxieux de nous affirmer que son
héros « s'est relevé promptement de sa chute et qu'il a rétabli
son célibat dans sa première perfection, avant même qu'il eût
acquis la qualité de père ». Nous qui ne pratiquons pas l'indis-
crétion du confesseur, jetons un voile sur les secrets de cette
alcôve, mais retenons de la confidence de Descartes le mot
d'engagement. Honnête homme, il ne l'était pas seulement au
sens de son siècle, il l'était dans toute l'acception du terme : il
avait engendré un petit être, il le reconnaîtrait, il se sent des
devoirs envers l'enfant de sa chair.
Pour éviter qu'on jase, il éloigne la mère et il semble bien qu'il
la confie à des personnes qu'il connaissait à Deventer, mais non
pas à Reneri, près duquel il va bientôt habiter à Utrecht . Il alla voir
Hélène à Deventer pendant sa grossesse, car c'est ainsi que j'in-
terprète l'absence de huit jours, dont il est question, au début de
la lettre datée du 19 mai 1635, et d'où il est rentré à Utrecht, par
le Zuyderzée et Amsterdam 3.
1. Les protestants des provinces autres que la Hollande, n'avaient pas, par pré-
jugé protestant, voulu adopter la réforme Grégorienne.
2. Relation manuscrite de Clcrselier, citée en marge par Baillet, Vie de Descaries
t. II, ]>. '.H.
.'5. C'est à peine un détour : il dit bien qu'il revient de Frise, mais c'est peut-être
pour donner le change a Golius (Œuvres, t. I, p. 317/
Planche XXXVIII a.
ffff
^ife
Pavillon qu'habita Descartes a Ltkecht.
(D'après un dessin conservé aux Archives de cette ville).
Planche \\\\ III b
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' "à f M ./\ /
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' 1 !>sn:
A.UTOGRAPHE INÉDIT DE DESCARTES DANS [/ALBUM DE MoMh.M DE GLARGES.
{Bibliothèque Royale de La Haye).
LE ROMAN DE DESCARTES : HÉLÈNE ET FRANCINE 485
« Elle étoit née à Déventer, dit Baillet, le 9, c'est-à-dire le
19 de juillet 1635... Elle avoit été bàtisée à Déventer, le 28 de
Juillet, selon le stile du pais, qui étoit le septième jour d'août
selon nous. » Ce dernier renseignement, on a pu le contrôler,
dès 1868 \ sur le registre des baptêmes, dont nous reproduisons
ici une feuille (Cf. pi. XXXIX), où on lit :
Den 28 dito [juillet]
Vader Moeder Kint
Reyner Jochems Helena 2 Jans Fraxsintge
Reyner, c'est René ; Jochems, c'est le fils de Joachim, qui était
en effet le nom du père de Descartes. Le nom de Helena, qui
n'est pas chez Baillet, va se retrouver dans une lettre du 30 août
1637, et quant à Franchie, elle est nommée, nous l'avons vu,
par le biographe. Franchie, petite France, ce n'est pas un de ces
noms choisis au hasard ; il y a là un peu de la nostalgie du pays
où son père aurait voulu la voir naître. Les Hollandais ont la
manie des diminutifs et Hélène a créé celui de « Francintje »,
qu'elle devait sans doute encore abréger en « Sintje ». Descartes
prononçait Francinette, et c'était plus joli.
Baillet dit bien que Francine a été baptisée : il omet de marquer
que c'est à l'église protestante et, si Descartes est sincèrement
catholique, ce dut lui être un terrible crève-cœur : il damnait
son enfant. Le pasteur Moltzer se demandait même si Descartes
n'aurait pas épousé Hélène au temple, car, sans cela, Frai ci ne
eût été inscrite dans le «Kalverboek » (Livre des veaux), destiné
aux enfants illégitimes; argument peu décisif, car le. premier
registre qui porte ce titre et que j'ai vu à Deventer, date du
xvine siècle et est réservé aux enfants de soldats. Ce qu'on
peut dire, c'est que l'absence du nom de Descartes, indique
une certaine dissimulation, dont le pasteur a dû se faire complice.
On se demande aussi si Descartes a assisté à la présentation au
baptême, c'est possible, mais alors comment aurait-il pu cacher
sa qualité dans une petite ville où il était si connu par son précè-
dent séjour ? En tout cas, jusqu'à présent, les registres des
mariages ainsi que le fichier wallon, sont restés muets; peut-être
n'ont ils rien à nous apprendre.
1. Dans le Navorscher, t. XVIII, 1868, p. 294.
2. Hijlcna est, selon moi, une faute de lecture de M. Moltzer dans Œuvres, t. XII,
pp. 575-576, due à une haste de la ligne suivante.
486 DESCARTES EN HOLLANDE
Toujours est-il que Francine devint la préoccupation cons-
tante de son père et la raison de beaucoup de ses déplacements.
Il a dû la cacher d'abord avec Hélène aux environs de Leyde,
où, en 1636-1637, il surveille l'impression du Discours de la
Méthode, ce qui fait écrire à Saumaise, le 4 avril 1637 x : « Je ne
vous dirai rien du personnage... Il a tousjours esté en ceste ville
pendant l'impression de son libvre, maisil se cache et ne se monstre
que fort rarement et vit tousjours en ce pais dans quelque petite
ville à l'escart et quelques-uns tiennent qu'il en a pris le nom
d'Escartes ». Ne serait-il pas déjà à Endegeest ou à Oegstgeest,
mais c'est bien près ? Ce doit être pour chercher un asile plus
retiré encore qu'il fait, en mai, une absence de plus de six
semaines 2. Au cours d'une autre absence, un peu plus
tard, le 30 août 1637, il écrit la seule lettre où il ait parlé
d'Hélène et où il ait fait allusion à Francine. Nous la repro-
duisons ici en un fac-similé (cf. pi. XL) d'après l'autographe
qui est à la Bibliothèque de l'Université d'Amsterdam et dont
voici la transcription 3 :
« Monsieur,
« Toutes choses vont icyle mieux que sçaurions souhaiter. Je
parlay hier à mon hôtesse pour sçavoir si elle vouloit avoir icy ma
niepce et combien elle desiroit que je lui donnasse pour cela.
Elle, sans délibérer, me dist que je la fisse venir quand je vou-
drois et que nous nous accorderions aysement du prix, pour ce
qu'il luy estoit indiffèrent si elle avoit un enfant de plus ou de
moins à gouverner. »
Il s'agit donc d'une famille chez qui Descartes est lui-même
en pension et qui, moyennant une minime rétribution, prendrait
en nourrice Francine, qu'il appelle sa nièce et qu'elle élèverait,
pêle-mêle avec les autres enfants. La lettre étant du 30 août
1637, la petite a deux ans.
« Pour la servante, elle s'attend que vous luy en fournirez une
et il luy tarde extrêmement qu'elle ne l'a desja, c'est pourquoy,
afïin qu'il ne luy ennuyé trop, je vous prie de mander icy au
plutost à Mr Godfroy, que vous pensez à nous en faire trouver
une et qu'on vous a desja parlé de deux ou trois, mais que vous
1. Cf. Œuvres de Descartes, t. I, p. 365.
2. Ibid., pp. 365, 373, 379.
3. Elle est imprimée dans Œuvres, t. I, pp. 393-394.
LE ROMAN DE DESCARTES \ HÉLÈNE ET FRANCINE 487
n'avez encore rien aresté, afïin de vous pouvoir mieux informer
de la meilleure, et que, pour nous, nous n'avons point besoin de
nous en mettre en peine, pour ce que nous aurons infalliblement
l'une ou l'autre. »
« Mr Godfroy » pourrait être le nom de la personne chez qui il
habite et celui du futur père nourricier 1. Dans le passage
suivant, apparaît Hélène et justement ce rapprochement et le
mot « en effect » semblent prouver qu'Hélène est une simple ser-
vante et que c'est à ce titre et sous ce masque qu'elle rejoindra
son enfant :
«En effect, il faut faire qu'Helene viene icyleplustost qu'il se
pourra et mesme s'il se pouvoit honnestement avant la Saint
Victor 2 et qu'elle en mist quelque autre en sa place, ce seroit le
meilleur, car je crains que nostre hôtesse ne s'ennuye d'attendre
trop long tems sans en avoir une et je vous prie de me mander
ce qu'Hel. vous aura dit la dessus. »
L'interprétation de ce texte est claire : Hélène est placée,
mais elle a renoncé pour la Saint-Victor, le 30 septembre, car
c'est autour de la Saint-Michel (29 septembre) que se louent
les domestiques. Si elle peut se dégager convenablement plus tôt,
qu'elle le fasse et se trouve au besoin une remplaçante. Le « en
avoir une » ne laisse pas de doute sur sa qualité de servante.
Descartes ajoute en marge : « la lettre que j'escris à Hel. n'est
point pressée et j'ayme mieux que vous la gardiez jusques à ce
qu'Hel. vous aille trouver, ce qu'elle fera, je croy, vers la fin
de cete semaine, pour vous donner les lettres qu'elle m'escrira,
que de luy faire porter par vostre servante. »
Que ne donnerait-on pas pour retrouver ces lettres ! Elle
était donc un peu instruite, l'humble femme qui fut un jour la
tentation du Philosophe; au moins savait-elle écrire, en hollan-
dais assurément, langue que Descartes entendait parfaitement.
Y balbutiait-elle des mots d'amour ou simplement la mère
demandait-elle timidement des nouvelles de son enfant, dont ses
occupations serviles la tenaient éloignée ? Toujours est-il que
Descartes et elle s'écrivent. Il s'agit bien de lettres au pluriel,
1. Mes recherches et celle de M. Gonnet, archiviste à Harlem, où sont déposées les
archives d'Egmond, pour identifier ce Godfroy, n'ont pas abouti. Il serait cependant
intéressant d'établir s'il habitait Alkmaar, Ëgmondou Santpoort, ce qui aiderait
beaucoup à l'interprétation de la lettre de Descartes. Peut-être y arrivera-t-on par
les archives municipales de Santpoort, qui sont à Velsen, où je n'ai encore pu me
rendre pour les consulter.
2. Cf. Œuvres, t. I, p. 394, note a.
488 DESCARTES EX HOLLANDE
d'un commerce régulier de lettres que le destinataire de la pré-
sente se charge de faire transmettre, et de rapports constants,
qui durent depuis près de trois ans déjà. Ceci se concilie-t-il
bien avec la déclaration à Chanut, rapportée par Baillet ?
Où habite le destinataire ? A une certaine distance, car la
lettre du 30 août se termine ainsi : « J'ay reçeii vos livres sans
qu'ils ayent aucunement esté mouillez ou corrompus, encore
qu'ils ayent esté deux nuits sur l'eau et je commence desjà tout
de bon à estudier en médecine. »
Ceci fait penser à un docteur, éloigné de deux jours de route, et
Tannery conjecture, non sans raison, que c'est Corneille van
Hogelande 1, lequel habite Leyde, aux environs duquel se trou-
verait placée Hélène. Une allusion de Huygens, dans une lettre
datée du 8 septembre suivant : « Je ne suis pas si loing de vous
qu'il y a d'icy [de Bréda] à Alckmaer », montre que Descartes
est aux environs d'Alkmaar, selon le raisonnement de MM. Adam
et Tannery, c'est-à-dire soit à Egmond, soit même à Santpoort, qui
pourtant est plus près de Harlem. Après cela, nous sommes au
bout de nos hypothèses. Ensuite, nous ne saurons plus rien de
Francine que ce que nous en dira le biographe :
« M. Descartes songeoit à la transplanter en France pour lui
procurer une éducation convenable et, sçachant quelle étoit la
vertu de Madame du Tronchet, sa parente, mère de M. l'Abbé du
Tronchet, qui est aujourd^huy Chanoine de la Sainte Chapelle, il
fit agir auprès de cette dame, afin qu'elle eût la bonté de vouloir
veiller sur la personne qu'elle seroit priée de choisir elle même
pour mettre auprès de sa fille et que cette enfant pût être élevée
dans la piété sous ses grands exemples. Pendant que les choses
sembloient se disposer à cela et que Madame du Tronchet
songeoit aux mesures qu'il falloit prendre pour seconder de si
louables intentions, M. Descartes perdit sa chère Francine, qui
mourut à Amersfort, le VII de septembre de l'an 1640, qui étoit
le troisième jour de sa maladie, ayant le corps tout couvert de
pourpre. Il la pleura avec une tendresse qui lui lit éprouver que
la vraye philosophie n'étouffe point le naturel. Il protesta qu'elle
luy avoit laissé par sa mort le plus grand regret qu'il eût jamais
senti de sa vie, ce qui étoit un effet des excellentes qualitez
avec lesquelles Dieu l' avoit fait naître. »
1. Œuvres de Dcscartcs, t. I, pp. 581-582.
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Feuille du registre des baptêmes de l'Eguse protestante de Deventer
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M d'HeLENA .Ians. FrANCINE (FRANSINTGl . 28 JUILLET 1 ' >3i "1 \. <.
( Avant-dernière ligne).
D'après l'original conservé aux Irchives de Deventer.
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Lettre de Descartes, où il i » i questio» de sa fili.i m d'Hélène.
(Bibliothèque de l'I niversité d' Imsterdam).
LE ROMAN DE DESCARTES : HÉLÈNE ET FRANCINE 489
Pourquoi Baillet a-t-il enrichi de fadaises les regrets du philo-
sophe devant le berceau vide de l'enfant de cinq ans qu'il avait
perdue ? Que ne les a-t-il transcrits, sans plus, pour que nous
puissions recueillir pieusement ses larmes, les premières peut-
être depuis ses peines juvéniles, et qu'il versa sur la tombe, où -f
tout espoir d'une survivance de sa race était à jamais enseveli ?
La scène, il est à peine besoin de l'imaginer. Descartes
assista aux derniers moments de la petite et, sans doute, puis-
qu'il a commencé depuis trois ans à « estudier en médecine », a-t-il
exercé sur elle, pour la tirer de sa scarlatine, les rudiments de
son art, comme il l'avait fait en juin au chevet de la petite
Wilhem l. C'est bien aux pénibles jours d'Amersfoort qu'il fait
allusion, le 15 septembre 1640 2, dans sa lettre au P. Mersenne :
« Il y a quinze jours que je pensois vous envoyer les lettres qui
sont jointes à celle cy, mais j'allay inopinément hors de cete
ville avant que de les avoir fermées ». Huit jours après le triste
événement, il a repris assez de présence d'esprit pour parler de
son Traité de Métaphysique, du jet des eaux, de la graine de sen-
sitive, de la matière subtile et des « lunetes à puces » ou micros-
cope 3. Il n'a pas perdu le dessein de passer en France 4 et le
voyage sera bien lugubre, sans la petite, qu'il y aurait menée. Mais
il se résigne, comme il semble qu'on l'ait fait, au xvne siècle, plus
facilement que de nos jours, à la mort d'un enfant, et c'est sans
doute en songeant à Franchie qu'il termine sa lettre par ces mots
de soumission mélancolique : « Il est certain que tout ce qu'on
conçoit distinctement est possible, car la puissance de Dieu
s'estend au moins aussy loin que nostre pensée. »
Et Hélène ? elle a été sans cloute l'instrument de Dieu ; qu'elle
aussi, avec l'enfant, se résigne au néant ! Il ne sera plus question
d'elle. Pas un souvenir, pas une trace, pas un regret. Assura-t-il
son sort ? S'en inquiéta-t-il ou se borna- t-il à se réjouir de ce
que Dieu l'eût « retiré de ce dangereux engagement » ? A ces
questions nous ne savons que répondre, mais l'historien ne pour-
rait être aussi indifférent que le philosophe. Il garde une secrète
tendresse pour la servante inconnue, qui plut un jour au penseur
et qui lui donna l'enfant, dont le sourire et les grâces câlines
éclairèrent, pendant cinq ans, la gravité de ses méditations.
1. Œuvres, t. I, p. 581.
2. Ibid., t. III, p. 175.
3. Ibid., pp. 176-177.
4. Ibid., p. 178.
CHAPITRE XII
SÉJOUR A UTRECHT : 1635. - — UN AMI DE DESCARTES : CONS-
TANTIN HUYGENS. UN DOMESTIQUE-DISCIPLE : JEAN
GILLOT.
Il nous faut revenir un peu en arrière, au moment où Descartes
quitte Amsterdam pour Utrecht. La première lettre datée de cette
ville est du 16 avril 1635.
Ce qui l'attirait à Utrecht, il n'est pas besoin de se le demander
longtemps, c'était son disciple et ami, Reneri, qui y avait été nommé
professeur à l'Ecole Supérieure (Hoogeschool) ou Université,
le 18 juin 1634. Il avait, avant même le départ de Descartes
de Deventer, intrigué auprès de l'échevin Corneille Boot, pour
obtenir la chaire; il lui en écrit, le 25 octobre 1633 et le 2 dé-
cembre, le priant, dans cette dernière missive, rédigée en latin, de
lui adresser un billet en français ainsi conçu : «Je n'ose pas encore
vous congratuler, n'estant pas asseuré du bruit quy court icy
que soyez appelé à Utrecht. Tousjours, cela en est certain, que
la resolution est prise d'y appeler des professeurs. Vous ferez
vostre profit de cet advis, si ne le sçavez encores. m1 Dès le 2 jan-
vier, sa présentation est certaine. Dans une lettre que Reneri
écrit à Constantin Huygens, le 4 avril 1634, 2 un post-scriptum
concerne le philosophe, qui doit être déjà à ses côtés: «Monsr. des
Cartes n'a point esté adverti par moy de ces lettres ». Serait-ce
parce qu'il y est question de nouvelles observations « assez
gentilles » touchant la représentation des objets en la chambre
obscure, auxquelles il ne doit pas être, étranger ? « mais je vous
diray bien, en un mot, qu'il vous admire extrêmement et tant de
belles et rares parties qu'il trouve en vous ».
1. Henricus Reneri, de Deventer, à Corneille Boot à Utrecht (Provinciale Bibllo-
theek à Utrecht). Cf. Supplément op de Catalogus van de Bibliotheek over Utrecht,
par M. S. Muller Fz., Utrecht, 1906, p. 93, t. IV. Copie de M. de Waard.
2. Dietsche Warande, VIII (1869), pp. 483-484.
492 DESCARTES EN HOLLANDE
Cet obligeant message répond à la réalité. L'admiration de
Descartes pour Constantin Huygens, cet étonnant M. de Zuy-
lichem, dont nous avons déjà parlé, comme de l'ami de Rivet et
de Saumaise, comme du correspondant de Balzac et de Corneille,
n'est pas feinte, et elle est, ainsi qu'il faut s'y attendre, entière-
ment réciproque. Leur première rencontre date d'assez loin déjà.
Le 1er novembre 1632, Golius, le mathématicien orientaliste de
Leyde, avait mandé à Constantin Huygens, en parlant de la décou-
verte des lois de la réfraction par Snellius et par Descartes :
« Tous deux, qui méritent d'être appelés de grands mathémati-
ciens, sans s'être jamais connus, dans des lieux et des temps
divers et par des voies indépendantes, le Français procédant par
les principes et les causes, le Hollandais, au contraire, par les
effets et l'observation, sont parvenus à des conclusions identi-
ques, diversement formulées ». Il fait ensuite l'éloge de l'homme
avec qui il vient de passer deux jours et que, plus il connaît, plus
il aime et admire : « Sa bonté d'âme et l'intégrité de sa vie, ne sont
pas moindres que les heureuses qualités de son génie et la valeur
de sa doctrine. »
Il veut faire profiter Huygens de ce contact : « A la première
occasion, lui dit-il, je lui ferai vos compliments, ce qui, je le
sais, lui sera fort agréable et, ce qui vous le sera non moins à
tous les deux, c'est une amitié mutuelle, si jamais il vous est
donné de vous rencontrer. » 1 Ceci eut lieu à Leyde, chez
Golius, et ne fut pas une déception. « En sortant de chez vous,
lui écrit Huygens le 7 avril 1632, l'image du merveilleux Français,
votre ami, m'a poursuivi. » 2
L'entrevue a été trop fugitive. Huygens cherche à la renou-
veler, mais ce n'est qu'au début d'avril 1635, que les deux
hommes semblent avoir eu une conversation plus longue, trois
matinées durant 3, à Amsterdam, au cours de laquelle Descartes
a lu une partie de sa Dioptrique.
La patience et l'intelligence avec, laquelle le Hollandais l'a
écouté, la bonne volonté avec laquelle il s'est offert à en faire
exécuter les dessins par un « tourneur » de sa connaissance, ont
séduit Descartes, qui fait de lui à Golius, dans la lettre datée
1. L'original latin a été découvert et publié par M. Korteweg, à qui les études
cartésiennes doivent beaucoup d'aussi heureuses trouvailles, p. 7 de Descaries et les
manuscrits de Snellius (extr. de la Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1896).
2. lbid., p. 9.
3. Cf. Œuvres, t. I, p. 329.
SÉJOUR A utrecht : 1635 493
d'Utrecht, 16 avril 1635 \ un magnifique éloge: «Véritablement
c'est un homme qui est au delà de toute l'estime qu'on en sçauroit
faire et encore que je l'eusse ouy louer à l'extrême par beaucoup
de personnes dignes de foy, si est-ce quejen'avois pas encore pu
me persuader qu'un mesme esprit se pust occuper à tant de
choses et s'acquiter si bien de toutes, ny demeurer si net et si
présent parmi une si grande diversité de pensées et, avec cela,
retenir une. franchise si peu corrompue, parmi les contraintes de
la Cour 2. Il y a des qualités qui font qu'on estime ceux qui les
ont, sans qu'on les ayme, et d'autres, qui font qu'on les ayme sans
qu'on les en estime beaucoup davantage, mais je trouve qu'il
possède en perfection celles qui font ensemble l'un et l'autre.
Et je ne tire pas peu de vanité de ce que je ne luy ay sceu dire
aucune chose qu'il ne comprist quasi avant que j'eusse commencé
de l'expliquer. Car, si la Metempsicose et la réminiscence de
Socrate avoient lieu, cela me feroit croyre que son ame a esté
autrefois dans le cors d'un homme qui avoit les mesmes pensées
que j'ay maintenant et je prens de là occasion de juger que mes
opinions ne sont point trop esloignées de ce que dicte le bon
sens, puisque, estant en luy très parfait comme il est, elles ne
laissent pas de luy estre si familières. Et je vous ay voulu escrire
cecy tout au long, affin que vous sçachiés combien je vous ay
d'obligation de l'honneur de sa connoissance, car je sçay que
c'est principalement à vous que je la doy. »
Après cet éloge, on ne s'étonnera pas de celui de Corneille
dans la dédicace du Menteur et dans bien d'autres passages.
A partir de ce moment, l'échange de lettres et de pensées entre
Descartes et Huygens va croissant. Celui-ci l'attire chez lui, et sa
séduction est telle qu'elle l'emporte sur le cénobitisme volon-
taire du philosophe. L'affection n'est pas exclue de ce commerce,
qui fut d'abord et avant tout d'ordre intellectuel. C'est en quoi
nous choque la lettre de condoléances que Descartes adresse à
Constantin Huygens à propos de la mort de sa femme, Suzanne
van Baerle, décédée le 10 mai 1637, et où il exprime un peu trop
1. Œuvres, t. I, pp. 315-316.
2. Constantin Huygens était, comme nous l'avons vu, secrétaire des Commande-
ments. L'écrit le plus important qui lui ait été consacré est l'étude posthume du
regretté J. A. Worp, Hei levai l'an Constanlijn Huygens, extrait de Die Haghe,
Jaarboek 1917-1918, 1 vol. in-8° pi. Voir aussi le livre du Professeur Kallï : Cons-
tanlijn Iluijf/ens, Harlem, 1901, in-18 ; l'article d'Em. .Michel dans la Revue des
Deux Mondes, 1893, t. CXVII, p. 568-609, puis surtout la correspondance publiée
par Worp, que nous avons souvent citée déjà.
494 DESCARTES EN HOLLANDE
ses « sentimens en Philosophe », invitant le veuf à prendre son
parti de cette perte, « maintenant qu'il n'y a plus du tout de
remède » x.
Le sujet de leur correspondance du début est la Dioptrique, à
laquelle Descartes travaille à Utrecht avec plus d'ardeur que
jamais : « Pour les lunettes, je vous diray, écrit-il en automne
1635, à un correspondant, qui doit être le P. Mersenne, que»
depuis la condamnation de Galilée, j'ay reveu et entièrement
achevé le Traité que j'en avois autrefois commencé et, l'ayant
entièrement séparé de mon Monde, je me propose de le faire
imprimer seul dans peu de temps. » 2 Huygens craint tou-
jours que des scrupules ne l'en détournent 3 : « Je vous supplie
de ne point souffrir qu'aucune considération imaginaire, de celles
qui vous ont tenu en scrupule jusques à présent, esbranle plus
ce dessein. »
Cependant Descartes lui en a fait part par Jean Gillot : « J'au-
ray tousjours Jan Gillot en estime pour avoir veu, de sa jeunesse,
le mystère de vos instructions incomparables, dit Huygens, et
tousjours l'aimeray pour la bonne nouvelle qu'il m'a portée de
la resolution où vous seriez de vous produire à l'ignorance du
monde par l'édition de vostre Dioptrique. » 4
Jean Gillot a été le domestique de Descartes et, remarquant
ses dispositions, celui-ci lui a enseigné les mathématiques. Il
semble l'avoir cédé à Leleu de Wilhem et il fait le sujet de la
lettre que Descartes écrit au beau-frère de Huygens, de Deventer,
le 7 février 1633, Jean Gillot s'étant plaint de n'avoir plus assez
de loisirs pour faire des mathématiques chez son nouveau
maître : « J'ay receu trois lettres de vostre Jean Gillot, depuis
quelque temps, dont je croy vous devoir rendre compte, pour le
désir que j'ay de me conserver l'honneur de vos bonnes grâces.
Aus deux premières, il se loue extrêmement du bon traitement
qu'il reçoit de vous et tesmoigne s'estimer hureus d'estre à vostre
service, mais il adj ouste qu'il a fort peu de tems à estudier en
Mathématiques et que ses parens 5 luy offrent de l'entretenir à
leurs dépens où il voudra, lorsque le tems de son service sera
1. Œuvres, t. I, p. 371. Voir plus haut, p. 114.
2. Œuvres, t. I, p. 322.
3. Lettre du 28 octobre 1635, Œuvres, t. I, p. 325.
4. lbid.
5. Son pire s'appelait aussi Jean Gillot. Il porte, d'Utrccht à Leyde, la lettre de
Descartes ;i I rolius, «lu 10 avril 1635. Cf. Œuvres, t. I,p. 314. Dans les fiches de Leyde,
il est malaisé de voir lesquelles se rapportent au domestique de Descartes et à son
UN DOMESTIQUE-DISCIPLE : JEAN GILLOT 495
expiré, si ses amis luy conseillent de vous demander son congé.
A cela je luy ay, par deus fois, respondu qu'il apprenoit beaucoup
de choses en vous servant, qui luy estoient plus nécessaires que
l'Algèbre, quand ce ne seroit que la civilité, la netteté, la patience
et autres telles qualités qui luy manquent, et qu'il devoit craindre
la liberté comme une sorcière qui le pourroit perdre ». 1
Le tome II de la Correspondance nous fournit d'autres preuves
du cas que Descartes faisait de son ancien serviteur qui est,
disons-le en passant, un protestant français réfugié aux Pays-
Bas. En 1638, il songe à l'envoyer à Paris pour y exposer et y
répandre les principes de la Géométrie qui fait suite au Discours
de la Méthode : « Au reste je pense à un autre moyen qui seroit
beaucoup meilleur, qui est que le jeune Gillot, que vous connois-
sez, est l'un de ces deux qui enseignent icy les Mathématiques
et presque celuy du monde qui sçait le plus de ma Méthode.
Il fut, l'année passée, en Angleterre, d'où ses parens l'ont retiré,
au tems qu'il commençoit à entrer en réputation et il n'a pas icy
grande fortune qui l'oblige à y demeurer. »
« S'il y avoit assurance de luy en faire trouver une meilleure
à Paris, j'ay assez de pouvoir sur luy pour luy faire aller et il
pourroit donner plus d'ouverture en une heure, pour l'intelli-
gence de ma Géométrie, que tous les escrits que je sçaurois
envoyer. » 2
Rien de plus touchant que l'affection qu'il témoigne à
cet ancien domestique, devenu son élève et qui n'est ni de sa
père. Je me borne donc à les reproduire, d'après les copies qu'a bien voulu m'cn-
voyer M. le pasteur Cler :
1. Baptisé à Sedan, le 4 septembre 1607 : Jean, fils de Jean, chirurgien, etBeatrix
Gillo.
IL Reçu membre de l'Eglise de Lcide, en 1607, Gillot Jean et sa femme par
témoignage de l'Eglise de Sedan (ce personnage peut être le chirurgien ci-dessus
mentionné et le père du serviteur de Descartes).
III. Baptisé, le 12 août 1618 : à Leide, Gillot Pierre, fils de Jean et de Jenne de la
Lezand.
IV. Proclamés à Dordrecht, le 8 janvier 1635 : Gillot Jean, né à Paris, et Marguerite
Jeans, Vve de Jean Cornélis, née à Dordrecht, (si ce personnage est le disciple de
Descartes, il n'est pas de Sedan et n'a rien de commun avec le précédent).
V. Membres de l'Eglise de Leide, 26 avril 1643 : Gillot Jean et sa femme.
VI. Proclamés à Leide, le 30 novembre 1649 : Gillot Jean et Blanche Isabelle.
VIL Mariés a Delft, le -1 décembre 1649 : Gilot j. h., né à Leyden, et Blanche Isa-
belle j. f.
Je connais encore un Jean Gillot, libraire, mort en 1665. Sa veuve, Marthe Person,
épouse à Groningue, en avril 1671, Jean de La Barre, de Normandie, et meurt à
Groningue en 1694 (Bulletin Eglises Wallonnes, 2e série, t I, p. '2 18).
Sur Jean Gillot, domestique de Descartes, voir aussi Baillet, t. I, pp. 292, 361,
393 394.
l! Œuvres, t. I, pp. 264-265.
2. Ibid., t. II, p. 89.
496 DESCARTES EN HOLLANDE
classe ni de sa religion. Ceci fait grand honneur à sa largeur
d'esprit. La lettre du 27 mai 1638 est adressée au P. Mer-
senne, qui va donc, par intérêt pour la science, s'occuper de
placer à Paris le jeune huguenot : « Ce que je vous avois écrit de
Gillot n'estoit point à dessein que vous vous missiez aucunement
en peine de luy chercher condition, car je ne luy ay pas encore
seulement demandé s'il voudroit se résoudre d'aller en France
ny ne l'ay vu il y a plus de six mois, et, en s'arrestant à Leyde ou
à La Haye, il y peut aisément guaigner quatre ou cinq cens
écus par an. Il eut pu aussi en gaigner assez en Angleterre, mais
ses parons l'en ont retiré contre son gré, lorsqu'il commençoit
à y entrer en connoissance pource qu'ils craignoient qu'il ne
se debauchast, estant loin d'eux, comme ils craindroient sans
doute, estant en France, qu'on ne le rendist catholique, car ils
sont fort zélés huguenots, mais, pour luy, il est fort docile et, de
sa fidélité, j'en voudrois répondre comme de mon frère. » Le beau
mot ! qu'il a déjà employé à propos de l'ouvrier Ferrier et qui
atteste un cœur tendre et confiant dans l'amitié.
« En sorte que, si M. de Sainte-Croix ou quelque autre luy
offre une condition que vous jugiez luy estre avantageuse, je
ne lairray pas de l'envoyer, pourvu toutefois que Rivet 1 n'en
soit point averty, car il a tant de pouvoir sur ses parens qu'il
les empescheroit d'y consentir, sous prétexte de la Religion,
bien que ce ne fust en effet que pour empescher son avancement,
car c'est son humeur ». 2
Descartes croit n'avoir pas été assez chaleureux et, dans la
suite de la même lettre, il accentue l'éloge, supplie qu'on ne
froisse pas le jeune homme et que son nouveau maître le traite
non en valet mais en camarade, sans exiger de lui trop d'humi-
lité. C'est une merveille de délicatesse et qui en dit long sur la
façon dont Descartes traitait ses valets en un siècle où Arsinoé
les battait et ne les payait point :
« Il y a règle générale pour trouver des nombres qui ayent
avec leurs parties aliquotes telle proportion qu'on voudra
et, si Gillot va à Paris, je luy apprendray, avant que de l'y
envoyer, mais je vous prie de me mander, si vous jugez que la
condition de Monsieur Sainte-Croix fust bonne pour luy ; il est
1. Lancicn professeur de Leyde, alors précepteur du jeune Guillaume II, à La
Haye. Cf. plus haut, 1. II, chap'. XIII, p. 303.
2. Œuvres, t. II, pp. 1 15-146.
SÉJOUR A utrecht : 1635 497
trés-fidele, de tres-bon esprit et d'un naturel fort aimable ;
il entend un peu de Latin et d'Anglois, le François et le Flamand.
Il sçait très-bien l'Arithmétique et assez de ma méthode pour
apprendre de soy-mesme tout ce qui luy peut manquer dans
les autres parties de Mathématique. Mais, si on attend de luy
des sujettions, comme d'un valet, il n'y est nullement propre,
à cause qu'il a toujours esté nourry avec des personnes qui
estoient plus que luy et avec lesquels neantmoins il a vécu
comme camarade, outre qu'il ne sçait pas mieux les civilitez
de Paris qu'un Estranger. Et je crains que, si on le vouloit
faire trop travailler dans les nombres, il ne s'en ennuyast, car,
en effet, c'est un labeur fort infructueux et qui a besoin de
trop de patience pour un esprit vif comme le sien. » x Pour le
vulgaire, le mathématicien est celui qui sait bien compter et
jongler avec les chiffres2; pour Descartes, c'est, selon la formule
moderne, l'analyste et l'inventeur.
Mais quittons le jeune Gillot et revenons à Utrecht, où
nous avons laissé Descartes, en l'été 1635. Par bonheur nous
savons où il habita. On trouve aux archives de cette ville
un dessin, sur lequel une main inconnue a tracé ces mots :
« Het huis, waarin Descartes eenigen tijd gewoond heeft in
de Maliebaan te Utrecht » (La maison où Descartes habita
quelque temps, sur le Mail, à Utrecht).
On verra une reproduction de ce dessin dans notre planche
XXXVIII a : un petit pavillon carré en retrait sur la chaussée,
dont il est séparé par une misérable palissade interrompue
par les fenêtres d'un appentis et un porche somptueux en plein
cintre, fermé d'une porte en planches mal équarries. Le bâtiment
à toit pyramidal, surmonté d'une cheminée, est percé, du
côté de la rue, de trois fenêtres assez jolies, à fronton, garnies,
dans la partie inférieure, de petits volets et encadrées par des
pilastres de style ionien. Toute l'architecture est un compromis
entre le style hollandais et le style français : il rappelle la maison
Thysius de Leyde et semble avoir été refait dans la seconde
moitié du xvn« siècle. On en sait l'emplacement : c'est à peu
près au coin de la rue du Rossignol (Nachtegaalstraat) et du
Mail (Maliebaan) dont les ombrages épais et les lignes d'arbres
1. Œuvres, t. II, pp. 149-150. ^ ,
2. Voir la réfutation de ce préjugé dans un article de M. Denjoy, Revue du
Mois, 1912.
32
498 DESCARTES EN HOLLANDE
rectilignes attirent et séduisent l'étranger, mais qui n'était alors
qu'un terrain vague, hors de l'enceinte fortifiée.
Dans le lointain, on aperçoit la majestueuse tour ajourée
de la cathédrale médiévale. Descartes y monta, auprès du
carillonneur : « A propos de quoy, je vous diray, écrit-il, le
23 août 1638, au P. Mersenne qu'il y a un aveugle à Utrecht,
fort renommé pour la Musique \ qui joue ordinairement sur les
cloches de cete haute Tour dont vous desirez avoir les mesures,
lequel j'ay vu faire rendre 5 ou 6 divers sons à chascune des
plus grosses de ces cloches, sans les toucher, approchant seule-
ment sa bouche de leur bord et y entonnant tout bassement
le mesme son qu'il leur vouloit faire imiter. » 2 Au pied de la
tour, est tapie l'Université, vieux cloître entouré de jardins et
où Descartes dut se rendre souvent pour entendre son ami
Reneri défendre en latin les théories révolutionnaires du Car-
tésianisme naissant qui tentait les routes nouvelles et s'écartait
« du grand chemin qui ne conduit nulle part et qui ne sert qu'à
fatiguer et égarer ceux qui le suivent ». 3
1. Une obligeante communication du savant archiviste d" Utrecht, M. S.
Muller, me permet de préciser que ce carillonneur célèbre est le « Jonkheer » Jacob
van Eyck.
2. Cf. Œuvres, t II, p. 329.
3. Expression détachée d'une lettre à Constantin Huygens de [mars 1638J ;
cf. Œuvres, t. II, p. 52.
.
CHAPITRE XIII
SÉJOUR A LEYDE (1636-1637) : PUBLICATION DU DISCOURS
DE LA MÉTHODE
Lorsque Descartes a achevé à Utrecht la Dioptrique dont il •
parle beaucoup, et, sans doute, le fameux Discours de la Méthode •
dont il ne parle point, il se rend à Leyde, centre de la Librairie
hollandaise pour y trouver les célèbres Elzeviers, Bonaventure,
l'oncle, et Abraham, le neveu, illustres descendants de l'humble
« Pedel » ou bedeau de l'Université de Leyde et qui avaient
grandi littéralement dans l'ombre de l'ancienne « Académie ».
« Je suis venu à ce dessein en cette ville, écrit le philosophe à
Mersenne en mars 1636 \ mais les [Elzeviers] qui témoignoient
auparavant avoir fort envie d'estre mes libraires, s'imaginans,
je croy, que je ne leur échapperois pas, lors qu'ils m'ont veii
icy, ont eu envie de se faire prier, ce qui est cause que j'ay
résolu de me passer d'eux et, quoy que je puisse trouver icy
assez d'autres libraires, toutesfois, je ne resoudray rien avec
aucun que je n'aye receii de vos nouvelles, pourveu que je ne
tarde point trop à en recevoir et si vous jugez que mes escrits
puissent estre imprimez à Paris plus commodément qu'icy et
qu'il vous plust d'en prendre le soin, comme vous m'avez obligé
autresfois de m' offrir, je vous les pourrois envoyer incontinent
après la vostre receue. »
« Seulement y a-t-il en cela de la difficulté que ma copie
n'est pas mieux écrite que cette lettre, que l'ortographe ny
les virgules n'y sont pas mieux observées et que les figures
n'y sont tracées que de ma main, c'est à dire tres-mal, eu sorti'
que, si vous n'en tirez l'intelligence du texte pour les interpréter
après au graveur, il luy seroit impossible de les comprendre.
1. Œuvres, t. I, p. 338.' '
500 DESCARTES EX HOLLANDE
Outre cela, je serois bien aise que le tout fust imprimé en fort
beau caractère et de fort beau papier et que le libraire me don-
nast du moins deux cens exemplaires, à cause que j'ay envie d'en
distribuer à quantité de personnes. » x
Le gentilhomme ne songe donc pas à demander à son éditeur,
qu'il enrichira, des honoraires : il se contentera de deux cents
exemplaires d'auteur et c'est ce que fut payé un des plus purs
chefs-d'œuvre de l'esprit humain! Peut-être que cela est bien
ainsi, car, comme l'écrivait Descartes, deux ans plus tôt 2 :
« pource que les inventions des sciences sont de si haut prix
qu'elles ne peuvent estre assez payées avec de l'argent, il semble
que Dieu ait tellement ordonné le monde que cette sorte de
recompense n'est communément réservée que pour des ouvrages
mechaniques et grossiers ou pour des actions basses et serviles. »
11 faut dire aussi que le Discours est le premier livre d'un jeune
auteur de... quarante ans 3.
« Et afin que vous sçachiez ce que j'ay envie de faire impri-
mer, il y aura quatre Traittez, tous françois et le titre en gênerai
sera : Le projet d'une Science universelle qui puisse élever nostre
nature à son plus haut degré de perfection. Plus la Dioptrique,
les Météores et la Géométrie, où les plus curieuses Matières que
i Autheur ait pu choisir, pour rendre preuve de la Science univer-
selle qu'il propose, sont expliquées en telle sorte que ceux mesmes
qui n'ont point estudié les peuvent entendre. »
C'est bien pour cela qu'ils sont « tous françois » et d'un français
qui ne sent pas la « West-Frise » 4. Ce n'est rien moins qu'une
révolution. Les deux traités que Gassendi a publiés dans la précé-
dente décade sont en latin, en latin le Xovum Organum de Bacon
(1620), en latin la Géométrie de Clavius et les cours des univer-
sités ; l'emploi de notre « vulgaire » confère au Projet d'une science
universelle la portée d'un appel au peuple des lettrés, aux
hommes du bon sens, ignorassent-ils le latin, en faveur de la
raison, apanage de tous. La vieille Sorbonne en devait trembler
1. Œuvres, t. I, p. 338-310.
2. A Morin (septembre ou octobre 1634), ibid. p. 31 1.
3. A qui cependant « des libraires... ont fait offrir un présent », pour leur mettre
ce qu'il ferait entre les mains, avant même qu'il ne sortît de Paris. (Cf. Œuvres,
t. I, p. 351.)
4. Je crois qu'il faut lire West-Frise (c'est là qu'est Franeker) dans la lettre du
12 décembre 1633 à Wilhem, à laquelle je fais allusion (Œuvres, t. I, p. 273) : « Je
ne doy pas espérer que le séjour de Westfalie, où je me suis presque toujours aresté,
m'ait donné moyen d'acquérir les grâces que je n'avois sceu apporter de mou
pais. »
SÉJOUR A LEYDE (1636-1637) 501
dans ses fondements. Le gentilhomme-philosophe, sans épitoge
ni bonnet, l'épée au côté et la plume au chapeau, enfonçait ses
portes pour faire entrer la vérité. Ceci explique la fière excuse
que l'on lit à la fin du Discours de la Méthode l : « Et si j'escris
en François, qui est la langue de mon pais, plutost qu'en Latin,
qui est celle de mes Précepteurs, c'est à cause que j'espère que
ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure,
jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croyent qu'aux
livres anciens et, pour ceux qui joignent le bon sens avec l'estude,
lesquels seuls je souhaite pour mes juges, ils ne seront point,
je m'asseure, si partiaux pour le Latin qu'ils refusent d'entendre
mes raisons pourceque je les explique en langue vulgaire. »
La suite de cette importante lettre de mars 1636 prouve que
le Projet d'une Science universelle est bien le Discours de la
Méthode, auquel il pourrait servir de sous-titre et qui est, par
conséquent, achevé en grande partie : « En ce projet, je découvre
une partie de ma Méthode, je tâche à demonstrer l'existence
dr Dieu et de l'ame séparée du corps et j'y adj ouste plusieurs
autres choses qui ne seront pas, je croy, désagréables au lecteur.
En la Dioptrique, outre la matière des refractions et l'invention
des lunettes, j'y parle aussi fort particulièrement de l'Oeil, de
la Lumière, de la Vision et de tout ce qui appartient à la Catop-
trique et à l'Optique. Aux Météores, je m'arreste principalement
sur la nature du Sel, les causes des Vents et du Tonnerre, les
figures de la Neige, les couleurs de l'Arc-en-Ciel, où je tasche
aussi à demonstrer généralement quelle est la nature de chaque
Couleur et les Couronnes ou Halones 2 et les Soleils ou Parhelia 3,
semblables à ceux qui parurent à Rome, il y a six ou sept ans.
Enfin, en la Géométrie, je tasche à donner une façon générale
pour soudre tous les Problèmes qui ne l'ont encore jamais
esté. Et tout cecy ne fera pas, je croy, un volume plus grand
que de cinquante ou soixante feuilles. »
Descartes n'a pas la superstition du volume, dans tous les
sens du mot, et ne croit pas que les idées qui y sont contenues
ont d'autant plus de poids qu'il est plus lourd. Il avait d'ail-
leurs bien calculé : il y eut exactement soixante-six feuilles 4.
1. Œuvres, t. VI, p. 77-78.
2. Nous disons aujourd'hui « halos ».
3. C'est-à-dire faux-soleils. Voir plus haut, p. 449.
4. Œuvres, t. I, p. 342.
502 DESCARTES EX HOLLANDE
« Au reste je n'y veux point mettre mon nom, suivant mon
ancienne resolution, et je vous prie de n'en rien dire à personne,
si ce n'est que vous jugiez à propos d'en parler à quelque libraire,
afin de sçavoir s'il aura envie de me servir, sans toutesfois
achever, s'il vous plaist, de conclure avec luy, qu'après ma
réponse. »
Pas de nom ! le Discours de la Méthode paraîtra anonyme ;
anonyme comme les Provinciales, comme les Satires du Sieur D . . .
Quelle leçon pour notre vanité moderne, si préoccupée d'assurer
notre droit de propriété sur la moindre des productions de
l'esprit ! Cette modestie foncière du grand homme, laquelle
nous repose de la vanité bouffie d'un Saumaise ou d'un Hein-
sius, se marque encore dans l'humilité avec laquelle il se soumet
d'avance à la censure d'un Constantin Huygens, à qui il va
lire son manuscrit à La Haye, le 1er avril 1636, dans l'après-
midi x :
« Monsieur,
• « Je ne manqueray de me trouver demain à vostre logis,
incontinent apprés vostre dîner, puisqu'il vous plaist de me
taire la faveur de me le permettre et je porteray avec moy
tous ceus de mes papiers qui seront assés au net pour les pou-
voir lire, affîn que vous en puissiés choisir ceus dont la lecture
vous sera le moins ennuieuse et que j'aye le bonheur de sçavoir
au vray le jugement que vous en ferés. Car, comme je tasche
en tout de reigler plutost mes sentimans par la raison que par
la coustume, j'ay particulièrement cete maxime que je me
tiens beaucoup plus redevable à ceus qui me reprenent qu'à
ceus qui me louent... »2 II lui laisse môme une partie de ce
manuscrit, comme en témoigne la lettre de Constantin Huy-
gens, écrite de La Haye le 15 juin 1636 3. Il semblerait, à la
lire, que l'impression soit déjà commencée, car le Hollandais
demande à Descartes de lui «faire entendre par occasion jusques
où en est /'imprimeur ».
Pour lequel s'est-il décidé ? Pour Jean Maire, qui était ori-
ginaire de Valenciennes et établi à Leyde. Entre la lettre de
1. Œuvres, t. I, p, 342.
2. Ibid. p. 343.
3. Ibid.
Planche XLï.
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Le Discours de la Méthode iti.v.
Contrat d'Edition
ni ' 'L\i::;i ai \ Auciiivks Municipales i>k Letde.
Planche XLII.
T$) fr
4
M .-
-*•'. 'l* .• Il ( -» 4 ,
Vp / / ^.
Le Discours île la Méthode i * ► . ; —
Contrat d'Edition
pass] par René Descartes et son libraire Jah Maire,
le 2 décembre 1 63(3,
devant le notaire L. Vergeyl, a Lettde.
DÉCOUVERT AUX ARCHIVES MUNICIPALES DE CETTE VILLE.
contrat d'édition du discours de la méthode 508
Descartes du 31 mars 1636 et celle de mars 1637 \ il y a, dans
la correspondance publiée avec tant de soin par MM. Adam
et Tannery, une lacune d'une année entière. Nous ne sommes
pas en mesure de la combler, mais, au moins, pouvons-nous verser
au dossier un document resté jusqu'à présent ignoré et inédit,
et qui est sans prix2: le contrat d'édition du Discours de la
Méthode, passé devant le « Notaire public » Laurens Vergeyl
et signé de la propre main de René Descartes et de Jean Maire
à Leyde, le 2 décembre 1636. Nous le reproduisons en deux fac-
similés (cf. pi. XLI-XLII), dont voici la transcription littérale
et complète :
Prothocol 335
Laurens Vergeyl 69
Not. public à Leyde
Aujourd'huy le 2e Décembre [1636] comparurent pardevant moy LAU-
RENS VERGEYL, notaire public et les tesmoings soubsnomés, Monsr
RENÉ DES CARTES demeurant à présent en ceste ville d'une et
Sr JEAN LE MAIRE, marchand libraire en cest ditte ville de Leyde
d'autre part, lesquels comparants déclarèrent entre eux deux estre accordés
en telle sorte que ledit DES CARTES mettra entre les mains dudzï
LE MAIRE toute la copye d'un livre intitulé : La méthode etc. plus la
Dioptrique, les Météores et la Géométrie et s'employera avecq luy pour
luy faire avoir les privilèges pour l'imprimer tant en ce pays qu'en
France, à condition que ledzï LE MAIRE ne jouira desdits privilèges
que pour deux éditions à sçavoir celle quy est desja commencée en ceste
ville et une autre qu'il poura faire icy ou en France et qu'en ces deux
éditions ensemble, il ne poura fîner plus de trois milles exemplaires,
lesquels estant distribuées ou ledzï DES CARTES s'ofïrant de prendre
tous ceux quy resteront audzï LE MAIRE pour le pris qu'il aura com-
munément vendu les autres aux libraires, ledzï DES CARTES jouyra
desdits privilèges tout de mesme que s'ils avoyent esté octroyés en son
nom pour en user ou les transporter à luy LE MAIRE ou à tel autre
libraire qu'il luy plaira, en sorte que sy, après cela ledzï LE MAIRE
imprimoit ledzï livre ou en françois ou en autre langue sans le consen-
tement' dudzï DES CARTES, il se soubsmet aux mesmes peines ou
amendes ausquels seront condamnés par lesdzïs privilèges ceux quy
l'imprimeroient pendant la distribution de ces deux premières éditions
sans son consentement. Et de plus, il promet de donner au susdit(s)
DES CARTES deux cents exemplaires de la première édition quy est
commencée, obligants l'accomplissement de tout ce que dessus [par]
personnes et biens, nuls réservés, les soubsmettants à tous Seigneurs
et justices Requérant etc.
1. Œuvres, p. 347.
2. L'honneur de la découverte de ce document capital pour notre histoire litté-
raire et dont l'original se trouve aux Archives Municipales de Leyde, revient à
M. Bijleveld, ancien archiviste-adjoint, lequel le signala à M. de Waard, qui a
bien voulu, ainsi que M. Bijleveld, me laisser le soin de le publier ici, ce dont je les
remercie, l'un et l'autre, très sincèrement.
504 DESCARTES EN HOLLANDE
Ainsi faict à Leyde au comptoir de moy, notaire, en présence DAVID
GATOU et JEAN DESPUY comme tesmoings dignes de foy à ce, avec
moy, notaire, requis
RENÉ DESCARTES
GATOU/ pour ce que dessus
JAX MAIRE
JAN DU PUIS
Le notaire Vergeyl nous a épargné les clauses de style et il
est très facile de résumer, en quelques lignes, le précieux docu-
ment : l'impression a déjà commencé par les soins de Jan
Maire, que la pièce appelle « Le Maire ». Descartes s'engage à
lui procurer les deux privilèges, l'un pour la Hollande, l'autre
pour la France, mais ils ne vaudront que pour l'édition déjà
commencée et pour une autre que Maire pourra faire aux Pays-
Bas ou en France, jusqu'à concurrence de trois mille exemplaires,
gros tirage pour l'époque. Ceux-ci vendus, ou repris par l'auteur
au prix de libraire, il recouvre la propriété de son livre.
Il obtient en payement les deux cents exemplaires qu'il désire
pour les distribuer à ses amis.
Le privilège fut facilement obtenu des États de Hollande,
sans doute par les soins de Huygens ; celui du Roi Très
Chrétien mit plus de temps, pour beaucoup de raisons,
dont l'une est que les épreuves intéressaient tellement les
intercesseurs qu'ils les gardaient indéfiniment entre les mains,
l'autre, que le bon P. Mersenne voulut trop bien faire et
qu'il rédigea un texte pompeux dont les louanges, que l'auteur
semblait s'accorder à lui-même, dévoilant d'ailleurs son ano-
nymat, l'irritèrent profondément 1 :
« L'invention des Sciences et des Arts accompagnez de leurs
démonstrations et des moyens de les mettre à exécution estant
une production des Esprits qui sont plus excellens que le com-
mun, a fait que les Princes et les Estats en ont toujours receii
les inventeurs avec toutes sortes de gratifications, afin que,
ces choses introduites es lieux de leur obéissance, ils en devienent
plus ilorissans. Ainsy nostre bien-amé Des Cartes nous a fait
remonstrer qu'il a, par une longue estude rencontré et demonstré
plusieurs choses utiles et belles, auparavant incognues dans
1. Il s'excuse plus tard de son irritation auprès du P. Mersenne (cf. t. I, p. 376
des Œuvres) : « Je sçay bien qu'il y a force gens qui seroient bien glorieux d'en
avoir un semblable, jusques-la que quelqu'un icv, en avant vu la copie, disoit qu'il
l'estimoit plus qu'il n'eust fait des Lettres de Chevalerie. »
PUBLICATION DU DISCOURS DE LA MÉTHODE 505
les Sciences humaines et concernant divers arts avec les moyens
de les mettre en exécution... »
La suite devait le fâcher plus encore, car elle l'engageait pour
l'avenir : « A ces causes, désirant gratifier ledit Des Cartes et
faire cognoistre que c'est à luy que le publiq a l'obligation de
ses inventions, nous avons... accordé, permis, voulons et nous
plaist que ledit Des Cartes puisse faire et face imprimer toutes
les œuvres qu'il a composées et qu'il composera touchant les
sciences humaines en tel nombre de traitez et de volumes que
ce soit etc. » x
Par la lettre de mars 1637, nous comprenons que Mersenne
a critiqué le titre qu'il a lu sur les épreuves, car Descartes lui
répond : « Je ne mets pas Traité de la Méthode, mais Discours
de la Méthode, ce qui est le mesme que Préface ou Advis touchant
la Méthode, pour monstrer que je n'ay pas dessein de l'ensei-
gner, mais seulement d'en parler. Car, comme on peut voir
de ce que j'en dis, elle consiste plus en Pratique qu'en Théorie
et je nomme les Traitez suivans des Essais de cette Méthode,
pour ce que je pretens que les choses qu'ils contiennent n'ont
pu estre trouvées sans elle, et qu'on peut connoistre, par eux,
ce qu'elle vaut, comme aussi j'ay inséré quelque chose de Méta-
physique, de Physique et de Médecine dans le premier discours,
pour montrer qu'elle s'étend à toutes sortes de matières. »
Au témoignage de Saumaise, dans une lettre à Jacques du
Puy, datée de Leyde, 4 avril 1637, et que nous avons déjà citée
« le livre du sieur des Cartes est achevé d'imprimer», à cette
date, « mais il ne se débite point encores, à cause du privilège
qu'on attend de France...»; «il a tousjours esté en ceste ville
pendai t l'impression de son libvre ». C'est ce que confirme la
phrase de notre contrat : « demeurant à présent en ceste ville .
Il a dû y voir Monsieur de Hauterive avec sa femme et
sa « compagnie Françoise ». Pendant ce séjour aussi, pour-
suivant ses recherches d'Amsterdam, il assiste à l'Université
de Leyde, à la « leçon d'Anatomie », comme il l'a raconté lui-
môme plus tard au P. Mersenne 2 :
1. Le texte complet du privilège français ne figure pas dans l'édition princeps,
qui n'en présente qu'un résumé (t. VI, p. 515), mais en tête de l'édition latine, publiée
en 1644, sous le titre de Renati Des Cartes, Specimina philosophiae seu dissertatio
de Mcthodo, etc., par Louis Elzevir (cf. Œuvres, t. VI, p. 518). Comme le pri
donné le 4 may 1637, était valable pour dix ans, on en peut conclure que Main- avait
alors probablement vendu ses deux mille huit cents exemplaires.
2. Lettre du 1er avril 1640, dans Œuvres, t. III, pp. 48-49.
506 DESCARTES EN HOLLANDE
« Je ne trouverois pas estrange que la Glande Conarium t
se trouvast corrompue en la dissection des léthargiques, car
elle se corrompt aussi fort promptement en tous les autres et,
la voulant voir à Leyde, il y a trois ans, en une femme qu'on
anatomisoit, quoy que je la cherchasse fort curieusement et
sceusse fort bien où elle devoit estre, comme ayant accoustumé
de la trouver dans les animaux tous fraischement tuez, sans
aucune difficulté, il me fut toutesfois impossible de la recon-
noistre. Et un vieil Professeur, qui faisoit cette anatomie,
nommé Valcher2, me confessa qu'il ne l'avoit jamais pu voir
en aucun cors humain, ce que je croy venir de ce qu'ils employent
ordinairement quelques jours à voir les intestins et autres par-
ties, avant que d'ouvrir la teste. »
Le Discours de la Méthode n'a pas paru, que déjà les gens
bien informés de Paris jasent et demandent au P. Mersenne,
à la grande colère de Descartes, de quelle religion est l'auteur.
Enfin le privilège de France, daté du 4 mai 1637, est arrivé
et Maire peut composer, au-dessous, la ligne fatidique: « achevé
d'imprimer le 8 jour de juin 1637 » 3. L'auteur ne partage pas
sa satisfaction, car il fait insérer, après l'errata, qui occupe une
page entière, cette curieuse note : « On trouvera aussy en plu-
sieurs endroits des distinctions fort mal mises et quantité
d'autres fautes de peu d'importance, lesquelles on excusera
facilement, quand on sçaura que l'Autheur ne fait pas profession
d'estre Grammairien et que le Compositeur, dont le Libraire
s'est servi, n'entend pas un mot de François. »
Il s'agit maintenant de distribuer les deux cents exemplaires.
-v Les premiers doivent être, comme il convient à un loyal sujet,
« pour le Roy », pour « Monsieur le Cardinal de Richelieu »
et leur ministre à La Haye « Monsieur de Charnassé », à qui
l'auteur a été présenté récemment et qui se chargera de les
leur transmettre 4. Il n'oublie pas non plus le prince dont
l'hospitalité lui est si douce, son Altesse 5 Frédéric-Henri :
« Dés lors que je me résolu de quitter mon païs et de m'éloigner
de mes connoissances, afin de passer une vie plus douce et plus
1. C'est la glande pinéale, où Descartes localisait les « esprits animaux »,
2. C'est-à-dire van Valckenburg (Adrien). Cf. van der Aa, Biogr. Wdb., \° Fal-
coburgius.
3. Œuvres, t. VI, p. 514-515.
4. Cf. Œuvres, t. I, p. 387.
5. La France lui avait tout récemment accordé ce Utre.
DESCARTES ET P. C. HOOFT 50/
tranquille que je ne faisois auparavant, je ne me fusse point
avisé de me retirer en ces Provinces et de les préférer à quantité
d'autres endroits, où il n'y avoit aucune guerre et où la pureté
et la sécheresse de l'air sembloient plus propres aux productions
de l'esprit, si la grande opinion que j'avois de Son Altesse ne
m'eust fait extraordinairement fier à sa protection et à sa con-
duite et depuis, ayant jouy parfaitement du loisir et du repos
que j'avois espéré trouver à- l'ombre de ses armes, je luy en ay
très-grande obligation et pense que ce livre qui ne contient
que des fruits de ce repos, luy doit plus particulièrement estre
offert qu'à personne ». x
L'intermédiaire, ici choisi, est assurément Huygens, qui
eut naturellement son exemplaire. Quant au fidèle disciple
Reneri, il n'est pas oublié non plus et il reçoit même la mission
de distribuer un certain nombre de volumes à des Hollandais
de marque. C'est ce que montre la lettre que voici, adressée
par le professeur d'Utrecht à P. C. Hooft 2 :
Monsieur,
Estant à Amsterdam pour distribuer quelques exemplaires du livre
de Monsr. Des Cartes à personnes de qualité, dont il faisoit estime
pour avoir eu l'honneur de les avoir veii et de leur avoir parlé aultre
fois, il m' avoit recommandé de bailler un ou le faire tenir à Vostre
Seigneurie pour le grand estime qu'il fait de vostre mérite, désirant
bien d'estre tenu pour vostre humble serviteur. J'espère que trouverez
le livre à vostre goust ; pour moy, je n'ay encore rien veù d'approchant
es aultres autheurs sur les subjets qu'il a choisi pour eschantillon d'un
œuvre plus grand.
Je n'ay rien en moy dont puisse sortir quelque chose d'approchant
et si haults degrez et beaucoup moins qui soit digne d'estre veû
d'un œil d'aigle comme est celuy de vostre sublime esprit, néanmoins
m'estant imaginé que certaine nouvelle façon d'analyse, dont je suis
le premier inventeur, pourroit avoir quelque usage es sciences, je
prendray le hardiesse de vous en envoyer quelque jour un échan-
tillon afin que je puisse recognoistre par vostre censure si je ne me
trompe... etc.
[s.] Henri Reneri.
d'Amsterdam, en haste ce
16e de juin.
Le destinataire, Pieter Corneliszoon Hooft, n'était pas un
mince personnage. Vondel, Cats, Constantin Huygens et lui
sont les lumières de la littérature hollandaise, en un siècle
1. Œuvres, t. I, p. 385. w J _ T _ ...
2. Copie de M. C. de Waard, d'après P. C. Hooft, Brieven ; Leyde, E. J. Brill,
1857, p. 215.
508 DESCARTES EN HOLLANDE
qui est aussi son grand siècle. A la suite d'un voyage de
France et d'Italie, de 1598 à 1601 (il était né en 1581), Hooft
devient le représentant authentique de la renaissance italo-
française. Il sera pétrarquisant et ronsardisant, pratiquant le
culte de la femme et de la nature. Ce qui le distinguera de son
temps et de son milieu orthodoxe, c'est sa fidélité à la libre
pensée et au doute de Montaigne qu'il appellera « le divin
Gascon », «den godlyken Gascoen m1. C'est pourquoi il est curieux
de voir Descartes le fréquenter ; car le début de la lettre à
Reneri ne laisse pas de doute sur le fait que le philosophe fran-
çais et l'écrivain hollandais se sont vus. Ne serait-ce pas au
château de Muiden, dont Hooft est «drossart», depuis 1609 2,
à mi-chemin entre Naarden et Amsterdam, aux bords du
Zuyderzée ? Il y continue la tradition du poète Roemer Visscher
et des deux filles de celui-ci, les poétesses Maria Tesselschade 3
et Anne, et y entretient une véritable cour littéraire où fré-
quentent le grand Vondel, qui ne se brouilla avec lui qu'après
être devenu catholique (1643), Samuel Coster, fondateur de
l'Académie Hollandaise (1617), Jan Vos, etc. Hooft était aussi
auteur tragique et comique (on lui doit une excellente
imitation amsterdamoise de Y Aululaire, le Warenaar), 4 mais
il n'est pas moins historien et son histoire de Henri IV, Hei
leven van Hendrik de Groote, parue en 1626, n'avait pas man-
qué, sans doute, d'attirer sur lui l'attention de Descartes.
Quoi qu'il en soit, quand même celui-ci n'aurait eu avec
Hooft qu'une seule entrevue, elle est intéressante en ceci que
le Français ne fuit nullement les Hollandais de marque, que,
bien plus, il semble les rechercher à Amsterdam et ailleurs,
que la réputation de libre-penseur du bailli de Muiden ne l'avait
pas éloigné de lui, et cela encore est caractéristique.
Quant à Reneri, auteur de la lettre que nous venons de citer,
1. Cf. (icdichten van P. C. Hooft, éd. Sloett : Amsterdam van Kampen, 1899,
in-8° ; t. I, p. 73. Selon M. Prinsen, à qui je dois cette indication, la poésie inti-
tulée « Nécessité » (Noodlot) est toute imprégnée de la philosophie de Mon-
taigne.
'1. 11 est aussi bailli du Gooiland, le pays de bruyères qui s'étend entre le Zuyder-
zée et la ligne Amersfoort-Naarden.
.1. Ainsi nommée par son père, assez singulièrement, d'après le désastre qu'avaient
subi ses vaisseaux près de Texel.
■1. L'article le plus récent sur Hooft est celui que M. Prinsen, qui vient de suc-
céder à M. le Winkcl, comme professeur de littérature néerlandaise à l'Université
d'Amsterdam, a inséré dans le Nieuw Xedcrlandsch Biogra/isch Woordenboek, au
t. IV (1918), col. 771-777, avec une bibliographie. M. Prinsen est l'auteur d'un
remarquable llanlboek lot de Xcdcrlandsche Lcllerkundiijc Ccschiedcnis ; La
Haye, .M. Nijhoiï, 1916, in-8", où il est question aussi de Hooft à la page 256.
DESCARTES ET P. G. HOOFT 50D
il n'hésita pas à prendre aussitôt le Discours de la Méthode et
les Essais pour sujet de ses cours à l'Université d'Utrecht.
C'est ce que prouve une lettre de Saumaise x à l'astronome
Boulliaud, datée du 7 mars 1638, et qui en dit long sur le succès
du livre en Hollande : « Je suis bien aise du jugement favorable
que vous faites du livre de Monsr Des Cartes. Je le lui ferai
sçavoir et à ses sectateurs, qui sont en grand nombre en ses
(sic) quartiers, jusques là que son livre se lit 2 publiquement
en l'Académie d'Utrech par un professeur en philosophie nommé
Reyneri. Il travaille tousjours, à ce que j'apprens, après son
Monde. S'il estoit moins bon catholique, il nous l'auroit desjà
donné, mais il craint de publier une opinion qui n'est pas ap-
prouvée à Rome. »
L'Université d'Utrecht peut donc revendiquer l'honneur
d'avoir été la première au monde, où l'on ait expliqué le
Discours de la Méthode.
1. Cf. Œuvres de Descartes, t. X, p. 556-557, d'après le ms. 7050 de la Bibliothèque
de Vienne, fol. 143. Saumaise n'eut pas autant de chance que Hooft et n'eut son
exemplaire qu'en décembre. Je ne sais s'il y en eut un pour Rivet, dont Descartes
se méfiait : • Je connois son cœur, il y a long-temps, et de tous les Ministres de ce
pais, pas un desquels ne m'est amy, mais neantmoins ils se taisent et sont muets
comme des poissons ». (Œuvres, t. Il, 32).
2. S'enseigne.
CHAPITRE XIV
SÉJOUR A SANTPOORT PRÈS HARLEM (1G38-1639)
Le bruit qui se fait autour de sa doctrine n'étourdit pas le
philosophe et l'accueil favorable des Universités hollandaises
ne lui donne pas d'illusions sur la valeur de l'enseignement qui s'y
donne. Il le juge même assez durement dans cette lettre de
septembre 1638, à laquelle nous avons déjà fait allusion 1 et
où il déconseille à un père d'y envoyer son fils : « La Philosophie
ne s'enseigne icy que tres-mal, les Professeurs n'y font que
discourir une heure le jour, environ la moitié de l'année, sans
dicter jamais aucuns Ecrits 2 ny achever le cours en aucun
temps déterminé, en sorte que ceux qui en veulent tant soit
peu sçavoir, sont contraints de se faire instruire en particulier
par quelque maistre, ainsi qu'on fait en France pour le droit,
lorsqu'on veut entrer en office. » Ce genre de « répétitions »
fit la première fortune de Regius à Utrecht. C'est à celui-ci,
qui s'appelait, de son vrai nom, Henri de Roy, bien qu'il appar-
tînt à une vieille famille locale 3, que Descartes renvoie le père
en question, s'il tient absolument à faire étudier son fils aux
Pays-Bas : a Si M. vostre fils vient en ces quartiers, je le serviray
en tout ce qui me sera possible. J'aylogéà Leyde en une maison
où il pourroit estre assez bien pour la nourriture ; mais, pour 1rs
études, je croy qu'il seroit beaucoup mieux à Utrecht, car c'est
une Université qui, n'estant érigée que depuis quatre ou cinq ans,
n'a pas encore eu le temps de se corrompre, et il y a un Professeur,
1. Cf. plus haut, p. 3G6. et Œuvres, t. II, pp. 377-378.
2. Cependant nous avons conservé bien «les cahiers 'le émirs de ce tem]
s'appelaient, alors comme aujourd'hui, en hollandais, i dictaal •. ce qui indique une
persistance de la mauvaise habitude qu'ont certains professeurs de dicter leurs
cours.
3. Voir, sur lui, une thèse récente de M. .1. A. de Vrijer : Henrtcas Reghts. Een
« Curtesiaansch » hooykeraar aau de l'trevhlsrhr lloogescltool. La Haye, M. Nij-
hoff, 1917, in-8. ... •
512 DESCARTES EN HOLLANDE
appelle M. le Roy, qui m'est intime amy l et qui, selon mon
jugement, vaut plus que tous ceux de Leyde. »
« Les sçavans d'ici le tiennent pour le nompareil », dit encore
quelque part Saumaise 2, à propos de Descartes. L'encens de
ces fidèles devait incommoder ceux à qui il n'allait point.
On le lui fit bien voir, mais ne devançons pas les événements.
La période qui s'ouvre après la publication du Discours de
la Méthode en juin 1637 est une période heureuse : l'auteur
est soulagé de son fardeau, il est délivré ; il a « posé son paquet »,
comme écrit brutalement le même Saumaise à propos de l'accou-
chement de Madame de Hauterive 3 et une allégresse l'envahit.
Malgré l'ardente polémique avec Fermât, Roberval, Etienne
Pascal, sur le sujet des tangentes et de la roulette, ses lettres
respirent la joie de vivre. D'abord il est à la campagne, en
Xoord-Holland ou Hollande septentrionale dès août 1637, soit
f à Egmond-binnen, soit plus probablement à Santpoort.
D'ailleurs, c'est la même région: des dunes de sable, revêtues
d'une herbe dure, d'un vert foncé, qu'on appelle des oyats et
qui ondulent avec de jolis chatoiements gris, sous chaque brise
venue de la mer toute proche. Celles derrière lesquelles s'abrite
Egmond sont plus pelées et leurs arbustes ne sont que de maigres
arbousiers aux baies orange, mais celles de Santpoort, qui n'est
séparé de Harlem que par la vallée des fleurs (Bloemendael),
sont plus boisées, ombragées par des pins maritimes aux troncs
noueux et tordus, dont la forme rappelle assez les pins parasols
du midi.
Il y a, aujourd'hui encore, trois Egmond: Egmond aan-Zee,
qui était alors beaucoup plus important et que la mer ravagea
dans une de ses brusques tempêtes 4, puis, vers l'intérieur des
terres, Egmond aan-den-Hoef, Egmond au fer à cheval 5, c'est-
à-dire au carrefour, au point où s'arrêtent les dunes ; enfin,
à deux kilomètres plus loin encore, Egmond-binnen. Xi dans
l'un ni dans l'autre on ne trouve plus la trace du philosophe qui
pourtant y passa tant d'années. Il y a bien une vieille auberge
carrée parmi des. arbres avec une enseigne peinte, des maisons
1. L'expression « intime amy » fait supposer aux éditeurs de Descartes qu'il
faudrait peut-être remplacer dans le texte « le Roy » par « Reneri »
2. Lettre aux du Puy, du 4 avril 1637, citée au t. II, p. 6-12 et t. X, p. 555.
.i. (A. Œuvres de Descartes, t. X, p. 554.
4. On y voyait encore, en 1620, d'importantes ruines d'église,
o A moins que ce nom ne signifie, comme le veut l'ancien archiviste d'Alkmaar.
M. Brumvis : « Lgmond de la ferme » (hoeve)
Planche XLIII.
L^^£f^«lfi(^J*iMy.-* ««^^^L^^^ £ ^^
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A^-lJ,*/-
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£<
« Copie de la main de M. des Cartes de mis répliques sue u.ne lettre de M. Saumaise
a M. Rivet, touchant l'Epigramme qui s'ensuit... »
Note de Constantin Huygens sur un autographe de Desi irtes
RETROUVÉ A LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE DE La HvM
Planche KLIV.
£ç&ù*f- eS£u^, jL^Tfi^ £~Lc*ni*U^^cÛ£
*i*-*—l^y-—JU^< vite 5 ^-^/^ éU- £ —A '^t r».^*r„A^^_e ^ S?^
VUTOGRAPllE DE DESCARTES RETROUVÉ A LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE Dl La HaïE.
A SANTPOORT PRÈS HARLEM (1638-1639) 513
du temps, consistant en un rez-de-chaussée seulement, une
porte, deux ou trois fenêtres à croisillons, abrité par un toit
très haut à mansarde saillante, dont la fenêtre s'aligne
sur la façade et est surmontée d'un minuscule pignon en forme
de proue renversée. Une de ces maisons, la plus proche des
ruines du château, pourrait être celle qu'on montrait encore,
vers 1750, comme ayant été la demeure du philosophe K
L'église, qui avait été détruite par les Espagnols venait
d'être reconstruite en 1633 au frais des États ; elle possède
un gracieux clocheton à belvédère et de jolis vitraux en grisaille.
Descartes la visita sûrement, mais il n'y fit pas ses dévotions,
car elle est affectée au culte protestant, bien qu'il y ait dans
les deux Egmond beaucoup de catholiques.
C'est en 1643, que Descartes habita au Hoef ; en 1637,
Baillet signale sa présence à Egmond-binnen 2. Ce vil-
lage, au sud du Hoef, est remarquable par les ruines
d'une célèbre abbaye, dont il ne reste presque plus trace,
mais qui, alors, présentait des vestiges encore imposants.
Ici, une autre tradition locale, qui n'est jamais négligeable,
ferait croire que Descartes aurait habité au Waterryk,
situé à mi-chemin entre Egmond aan-den-hoef et Egmond-
binnen et qui est aujourd'hui une ferme que seul un vieux por-
tique, au bord de la route, signale à l'attention du passant.
Le paysage est facile à caractériser : des champs abondants,
malgré un sous-sol sablonneux, des prairies qu'engraisse le
* polder » et où paissent d'innombrables bestiaux. Vers le nord,
la ligne verte ou jaunâtre des dunes; dans le lointain, les tours
d'Alkmaar émergeant de leur bouquet d'arbres, comme dans
les vieilles gravures des Délices des Pays-Bas et, naturellement,
des moulins. Sur tout repose une paix absolue ; on n'entend
même pas le bourdonnement confus de la mer, distante de
deux kilomètres.
Si Descartes est avec sa chère Francine à Egmond, dans la
seconde moitié de 1637, en 1638, par contre, il est descendu
un peu plus bas, franchissant 1' « Y» pour se rapprocher de Har-
1. On lit. en effet à propos d'Egmond aan-den-hoef, dans le Tegenwoordige Slaat
der Vereenigde Xederlanden ; 8*' decl, Amsterdam, I. 'Jïrion. 175', in s , p. 357 :
« Men toont noch, nabij het verwoeste kasteel, de woonplaats alwaai de berne1, e
lilosoof Descartes cenigejaren Iang zijn verblijfplaats gehouden heeft ►. Commu-
nication due à l'obligeance de M11, Bruining, archiviste il Alkmaa \
2. Vie de Descaries, t. I, p. 1.1.
33
514 DESCARTES EX HOLLANDE
lem, à Sanlpoort. Ici, il n'est plus besoin de faire d'hypothèses;
nous avons une lettre que Descartes a adressée à Alphonse
de Pollot x et qui est datée par lui: «de Santporte, à une lieue
de Harlem vers Alkmaer 2, le 6e may 1639 », mais Plempius,
le professeur de Louvain dont nous avons déjà parlé, semble
l'y avoir visité déjà deux ans plus tôt puisqu'il écrit : « in praedio
circa Harlemum » 3.
Ah ! le délicieux oasis de verdure dans le désert des dunes.
C'est là que Descartes a loué une maison avec un grand jardin.
Un château ? Que non, un ermitage tout au plus. Il n'ose y accueil-
lir l'officier genevois Alphonse de Pollot, gâté par les splendeurs
de la Cour de La Haye : « Il est vray que j'aurois trez mauvaise
grâce de vous convier à prendre de la peine pour vous rendre en
un lieu où vous ne sçauriez être si bien receu que vous méritez,
et les règles de la bienséance me le deffendent, mais ne
peuvent m'empécher de vous témoigner que si, néanmoins, il
vous plaît de le faire, j'en seray trez aise et vous en auray
obligation. »
S'il n'insiste pas davantage, ne serait-ce pas que le philo-
sophe a avec lui Hélène et surtout sa Franchie ? N'est-ce
pas à elles qu'il ferait allusion dans la lettre du 12 septembre
1638 4 : « Je suis environné de fièvres de tous ccstez ; tout le
monde en est malade er ces quartiers et il n'y a que moy seul
en ce logis qui en ait esté exempt jusquesà présent. MrBannius
en a bien eu sa part à Harlem, mais j'apprens qu'il se porte
mieux : il y a fort longtemps qu'il m'avoit dit qu'il vous escri-
roit, peutestre que son mal l'en a empesché. »
X'est-ce pas encore de la présence de sa fille que résultent
cette sérénité, cette allégresse même, qui se marque dans tous
ses propos ? Qu'on ne lui parle pas de la vieillesse, des cheveux
gris qu'il s'était observés : « Il y a trente ans que je n'ayeu, écrit-
il à Mersenne, le 9 janvier 1639 5, grâces à Dieu, aucun mal
qui meritast d'estre appelé mal. Et, pour ce que l'aage m'a
1 Cf. Œuvres, t. II, pp. 544-546.
2. Cette mention de Alkmaar ferait songer à Sanlpoort, même pour la lettre déjà
citée, de aoûl L637. Cf plus haut, p. 488.
Cf. Œuvres, t. I, p. 401 et t. XII, p. 123, note/.
•I. Cf. Œuvres, t. II, p. 361. C'est le voisinage de Bannius (cf. aussi t. II, p. 153),
le fait que Descartes se sert du courrier de Harlem et non de celui d<- Alkmaar (cf.
t. II, p. 174, 338, I .'17) qui me font reporter à mai 1638 le séjour à Santpoort et peut-
être même à novembre 1637, sinon plus tôt (cf. t. II, p. 450).
Œuvres, t. II, p. 480.
A SANTPOORT PRÈS HARLEM (1638-1639) 515
osté cette chaleur de foyé qui me faisoit autrefois aymer les
armes et que je ne fais plus profession que de poltronnerie et
aussy que j'ay acquis quelque peu de connoissance de la méde-
cine et que je me sens vivre et me taste avec autant de soin
qu'un riche goûteux, il me semble quasi que je suis maintenant
plus loin de la mort que je n'estois en ma jeunesse. Et si Dieu
ne me donne assez de science pour éviter les incommoditez
que l'aage apporte, j'espère qu'il me lairra au moins assez long
tems en cete vie pour me donner loysir de les souffrir. Toute-
fois, le tout dépend de sa providence, à laquelle, raillerie à
part, je me soumets d'aussy bon cœur que puisse avoir fait le
Père Joseph x et l'un des poins de ma morale est d' aymer la
vie sans craindre la mort. »
A Huygens, il mande, en juin 1639 2 : « Et pour la mort,
dont vous m'avertissez, quoy que je sçache assez qu'elle peut
à chaque moment me surprendre, je me sens toutesfois encore,
grâces à Dieu, les dents si bonnes et si fortes que je ne pense
pas la devoir craindre de plus de trente ans, si ce n'est qu'elle
me surprenne. »
a Les dents si bonnes et si fortes », toujours l'impression de
vie robuste que donne à ce corps grêle et petit, à la poitrine
trop étroite, le grand air du large et la végétation luxuriante
du jardin où il écoute l'écho : « Je rencontray icy, dernière-
ment 3, par hasard, un autre Echo que vous trouverez peut
estre assez rare, car, soit qu'on parlast haut ou bas ou qu'on
frapast des mains etc., il rendoit tousjours un mesme son, qui
estoit fort clair et fort aigu, semblable à celui de la voix d'un
poulet, nonobstant que ceux qu'on faisoit en fussent fort
differens, en sorte que je pensois du commencement qu'il y
eust quelque oiseau caché dans les herbes où je l'entendois,
mais j'apperceu aussy tost après que c'estoit un Echo qui se
formoit dans ces herbes, lesquelles estant des cors fort petits
et déliez à comparaison des tours et des rochers, où l'Echo a
couslume de se former, estant frapées par la voix, faisoient
leurs tours et retours beaucoup plus frequens et ainsy don-
noient un son plus aigu. Car cet Echo estoit dans un coin de
jardin où quantité de bestes et autres herbes estoient montées
1. « L'Eminence grise », mort le 18 décembre 1638.
2. Œuvres, t. II, p. 552.
3. Ibid., p. 330 : Lettre à Mcrsenne du 23 août 1638.
516 DESCARTES EN HOLLANDE
en graines à la hauteur d'un homme ou davantage et la plus
part de ces herbes estant coupées, l'Echo a presque du tout
cessé. »
Comme Mersenne émet des doutes, Descartes se fâche et le
rembarre d'importance : « Pour l'Echo \ j'admire que vous
m'estimiez si simple que de penser que quelque Jean des Vignes
m'ait abusé, car je vous assure que jel'ay observé aux champs,
en mon propre jardin, où il n'y a personne aux environs qui
puisse y faire aucune fourbe ny en donner le moindre soupçon
qu'on puisse imaginer. Et encore maintenant, il y a une planche
de cicorée sauvage, dans laquelle il répond un peu, quand on
frappe des mains, mais les grandes herbes, où il répondait le
plus distinctement, ont esté coupées. Au reste, la raison de
cet Echo me semble si claire que je ne doute point qu'on ne
le puisse rencontrer en plusieurs autres lieux, comme, par
exemple, dans les bleds, quand ils sont fort hauts et prests à
coupper. »
Il n'échangerait pas son ermitage pour le Louvre même :
« Pour en parler entre nous, confie-t-il à son correspondant, le
27 mai 1638 2, il n'y a rien qui fust plus contraire à mes
desseins que l'air de Paris, à cause d'une infinité de divertisse-
mens qui y sont inévitables et, pendant qu'il me sera permis de
vivre à ma mode, je demeureray tousjours à la campagne, en
quelque pais où je ne puisse estre importuné des visites de mes
voisins, comme je fais icy maintenant en un coin de la Xorthol-
lande, car c'est cette seule raison qui m'a fait préférer ce pais
au mien et j'y suis maintenant si accoustumé que je n'ay nulle
envie de le changer. »
Ce n'est pas à dire qu'il n'y reçoive quelques visites. Le jardin
touffu abrite souvent, de ses ombrages, les robes courtes à rabat
blanc de deux prêtres catholiques de Harlem, Bannius et Blom-
maert 3, qui deviendront et resteront ses amis et avec qui il
discutera, comme il l'avait fait à Egmond, avec le prêtre d'Alk-
maar, Caterus 4.
- Monsieur Bannius... est non seulement catholique mais, avec
cela, Prestre, écrit Descartes à Mersenne le 27 mai 1638 5, et
1. Œuvres, t. II, pp. 396-397. Lettre à Mersenne, du 11 octobre 1638.
2. Ibid., t. II, pp. 151-152.
3. Sur tes prêtres et le Chapitre de Harlem, voir Œuvres, t. XII, p. 290 et s.
4. Cf. Ibid., et t. III, p. 265.
5. Ibid., t. II, p. 150.
LES ABBÉS BANNIUS ET BLOMMAERT 517
qui a, je croy, quelque bénéfice dans Harlem. Il est fort sçavant
en la pratique de la musique ; pour la théorie, je vous en laisse
juger. » Bannius, c'est Jean Albert Ban, archiprêtre de Harlem,
où les canonicats sont restés debout sur les ruines de l'Église,
comme à Utrecht. On le fit un jour concourir contre Boësset
de Villedieu pour composer un air sur les vers :
Me veux-tu voir mourir, insensible Climaine ?
La préférence alla au musicien français et c'est en vain que le
Hollandais en appela à Anne Marie de Schurman x. Ban a fait
entendre un petit concert de musique vocale et instrumentale
à Descartes, qui a été le voir le 13 janvier 1640, sans doute « en
la rue de Saint- Jean», où il habitait, du moins en juillet suivant,
«visa vis de la Commanderie » 2. Le 15 octobre 1639, Bannius
écrit à Constantin Huygens 3 : « Hier j'ai passé une demi-
journée avec le héros Descartes à parler musique. » L' archi-
prêtre a fait connaître à celui-ci le digne curé « Blomert »
et c'est en leur faveur que Descartes adresse à Huygens,
dans ce même mois 4, une requête, intéressante à bien des
égards, d'abord, en ce qu'elle établit leurs relations avec leur
voisin le philosophe, ensuite, parce qu'elle nous éclaire sur la -
situation des catholiques en Hollande, à cette époque :
« Monsieur,
« Si vous n'aviez jamais dit aucun bien de moy, je n'aurois
peut estre jamais eu de familiarité avec aucun Prestre de ces
quartiers, car je n'en ay qu'avec deux, dont l'un est M. Ban-
nius, de qui j'ay acquis la connoissance par l'estime qu'il avoit
ouy que vous faisiez du petit traitté de Musique qui est autres-
fois eschappé de mes mains, et l'autre est son intime amy,
M. Bloemert, que j'ay aussi connu par mesme occasion. Ce que
je n'écris pas à dessein de vous en faire des reproches, car, au
contraire, je les ay trouvez si braves gens, si vertueux et si
exempts des qualitez pour lesquelles j'ay coust urne, en ce pais,
d'éviter la fréquentation de ceux de leur robe, que je conte
1. Œuvres, t. III, pp. 261-262.
2. Ibid., t. III, p. 127.
3. Cf. Ibid., t. II, p. 586 : « Hcri cum Hcroc Dcscartio mcdiain diem in colloquiis
musicis consumpsi ». Dans une lettre précédente, il avait dit: «Rem omnem Heroi
Descartio mini amicissimo proposui ».
4. Cf. ibid., t. II, pp. 583-586.
518 DESCARTES EN HOLLANDE
leur connoissance entre les obligations que je vous ay... »
« Je croy les avoir assez fréquentez pour connoistre qu'ils
ne sont pas de ces simples qui se persuadent qu'on ne peut
estre bon Catholique qu'en favorisant le party du Roy qu'on
nomme Catholique1, ny de ces séditieux qui le persuadent aux
simples, et qu'ils sont trop dans le bon sens et dans les maximes
de la bonne Morale. A quoy j'adj ouste qu'ils sont icy trop
accommodez et trop à leur aise dans la médiocrité de leur con-
dition Ecclésiastique et qu'ils chérissent trop leur liberté, pour
n'estre pas bien affectionnez à l'Estat dans lequel ils vivent.
Que si on leur impute à crime d'estre Papistes..., c'est un crime
si commun et si essentiel à ceux de leur profession que je ne me
sçaurois persuader qu'on le veuille punir à la rigueur en tous
•ceux qui en sont coupables... »
Descartes se justifie de sa requête en affirmant qu'il considère
aussi son propre intérêt : « Il y en a en France, entre mes faiseurs
d'objections, qui me reprochent la demeure de ce Païs, à cause
que l'exercice de ma Religion n'y est pas libre ; mesme, ils
disent que je ne suis pas, en cela, si excusable que ceux qui
portent les armes pour la deffense de cet Estât, pource que les
interest en sont joints à ceux de la France et que je pourrois
faire par tout ailleurs le mesme que je fais icy. A quoy je n'ay
rien de meilleur à répondre, sinon qu'ayant icy la libre fréquen-
tation et l'amitié de quelques Ecclésiastiques, je ne sens point
que ma conscience y soit contrainte. »
Nous avons là un écho des conversations de famille, ou de
confessionnal, dans lesquelles on reprochait à de jeunes catho-
liques français d'aller servir ou s'instruire chez les protestants
de Hollande.
Outre les deux prêtres, deux protestants très authentiques,
sans parler de Pollot, fréquentaient la maison de Santpoort
et y faisaient de courts séjours, l'ancien et le nouveau dis-
ciples, Reneri, qui avait été l'annonciateur, et Regius, qui
allait devenir l'apôtre : « Mr Renery, venant icy, m'a apporté
la hauteur de la tour d'Utrecht » 2, note Descartes, le 23
août 1638, mais il ne devait pas jouir longtemps ni souvent
de cette hospitalité qui savait se faire si accueillante. Au début
de mars, une lettre de Regius annonce que Reneri est empêché
1. Le roi d'Espagne.
2. Cf. Œuvres, t. II, p. 330.
A SANTPOORT PRÈS HARLEM (1638-1639) 519
de venir « à cause de ses fréquentes indispositions ». * Comme
celles-ci prennent une allure inquiétante, Descartes se précipite
au chevet de son ami et le trouve mourant, à Utrecht, à la
mi-mars 2 1639 :
« J'ay fort plaint la mort de Mr Renery, écrit-il de Santpoort
à Pollot, le 6 mai suivant. J'allay pour le voir si tost que j'eu
apris que son mal avoit passé les bornes d'une simple fièvre,
mais j'en avois esté averti si tard que je ne le trouvay plus
en estât de recevoir aucune assistance de ses amis et mon
voyage fut en tout si peu heureux que mesme je ne vous trouvay
point à Utrecht où je pensois que vous fissiés vostre demeure » 3.
Cette mort fut l'occasion d'une éclatante manifestation du
Cartésianisme à l'Université d' Utrecht, car Jîmilius ou Melis
y prononça une oraison funèbre de Reneri qui n'était qu'un
long panégyrique de Descartes, à qui Regius en envoya une
copie manuscrite. Ce fut aussi l'occasion d'un avancement
pour celui-ci qui, de « professeur extraordinaire » qu'il était depuis
le 6 septembre 1638 seulement, devint « professeur ordinaire »,
le 18 mars 1639, sans que personne s'opposât au rapide avance-
ment 4 où était arrivé l'élève de Reneri et le fidèle disciple
de la Méthode.
Sa réputation est désormais établie et, une semaine
avant la mort de son maître, il pouvait écrire à Descartes 5
que les cours de médecine, conformes aux principes cartésiens,
attiraient non seulement plusieurs étudiants en médecine mais
même des philosophes, des jurisconsultes, des théologiens et
d'autres auditeurs étrangers. Il lui annonce qu'il passera deux
ou trois jours auprès de lui pour lui demander son avis sur divers
projets. Si insensible qu'il soit à la flatterie, Descartes ne laisse
pas d'être agréablement chatouillé par l'hommage des jeunes,
et, en sciences comme en lettres, on l'est encore à quarante
ans, qui est l'âge de Regius, né à Utrecht en 1598 6 :
« Que ces gens là facent ou dient ou escrivent tout ce qu'ils
1. D'après un résumé de Baillet, cf. Œuvres de Descartes, t. II, 527.
2. Il mourut, le 15 ou 16 mars 1639, peut-être dans les bras de sa jeune femme,
qu'il aurait épousée in extremis, mais il ne semble pas que ce fut le jour de ses noces,
comme le veut Gassend (cf. Œuvres de Descartes, t. II, p. 529), qui dit tenir son
récit de Bornius.
3. Œuvres, t. II, p. 545.
4. Ibid., p. 529.
5. 9 mars 1639. Cf. Ibid., t. II, p. 527.
6. Vrijer, Regius, p. 5.
520 DESCARTES EN HOLLANDE
voudront, mandait Descartes à Mersenne, le 23 août 1638 1, en
parlai t de ses contradicteurs et après avoir reçu le premier
hommage de Regius ou de Roy, je suis résolu de les mespriser.
Et, au bout du conte, si les François me font trop d'injustice,
je me tournerai vers les gentils 2. Je suis résolu de faire imprimer
bientost ma version latine pour ce sujet et je vous diray que
j'ay receu, cete semaine mesme, des lettres d'un Docteur que je
n'ay jamais vu ny connu et qui, néanmoins, me remercie fort
affectueusement de ce que je l'ay fait devenir Professeur en
une Université où je n'ay ny amis ny pouvoir. » Exagération
évidente, puisqu'il y a non seulement Reneri mais ^Emilius.
« Mais j'apprens, qu'ayant enseigné en particulier quelque
chose de que j'ay fait imprimer, à des escholiers de ce lieu là,
ils y ont pris tel goust qu'ils ont tous prié le magistrat de leur
donner ce professeur. Il y en a d'autres aussy qui enseignent
ma Géométrie, sans en avoir eu de moy aucunes instructions et
d'autres qui la commentent. Ce que je vous escris, afïin que vous
sçachiez que, si la vérité ne peut trouver place en France,
elle ne lairra peut estre pas d'en trouver ailleurs et que je ne
m'en mets point fort en peine » 3.
Ceci est du dépit ou je m'y trompe fort, car seule consacre
la louange du grand Paris : tous les Regius du monde ne la
remplaceront point. Cependant le Hollandais conjure le maître de
lui donner, auprès de lui, la place de feu M. Reneri, ajoutant que,
s'il l'accordait, il s'estimerait aussi heureux que s'il estoit élevé
jusqu'au troisième Ciel. Il ira le voir à la Pentecôte 4 sans doute
pour lui parler de la Physique, enseignement qu'il a demandé
à joindre à celui de la Botanique et de la Médecine, à quoi
la municipalité avait consenti, le 22 avril 1639.
Dans les intervalles de ces rares visites, de quoi s'occupe
Descartes ? Beaucoup de la médecine, il nous l'a dit, et, par
conséquent, delà dissection. Il rit de ceux qui l'accusent d'aller
par les villages pour voir tuer des pourceaux 5, mais il est per-
suadé que la « Nature agit, en tout, suivant les loix exactes des
1. Cf. Œuvres, t. II, p. 334.
2. En latin dans le texte.
3. Ibid.
4. Non pas à Egmond, comme dit Baillet, mais à Santpoort, car il est difficile
d'admettre que Descartes, dans sa lettre du (3 mai 1639, datée de Santpoort, invite
Pollot à venir l'y voir, sans le prévenir qu'il sera à la Pentecôte (12 juin) à Egmond,
où, selon Baillet, Regius lui fait prévoir, le 17 mai, sa visite.
5. Œuvres, t. II, p. G21.
A SANTPOORT PRÈS HARLEM (1638-1639) 521
Mechaniques et que c'est Dieu qui luy a imposé ces loix », x
mais il ne se contente pas de cette théorie. « J'ay considéré
non seulement ce que Vezalius et les autres écrivent de l'Ana-
tomie, mais aussi plusieurs choses plus particulières que celles
qu'ils écrivent, lesquelles j'ay remarquées en faisant moy-mesme
la dissection de divers animaux. C'est un exercice où je me suis
souvent occupé depuis unze ans et je croy qu'il n'y a gueres
de Médecin qui y ait regardé de si prés que moy. Mais je n'y
ay trouvé aucune chose dont je ne pense pouvoir expliquer en
particulier la formation par les causes Naturelles. »
En cela Descartes, malgré ses erreurs et la fausseté de
certaines de ses théories, est, encore un coup, vraiment un
savant moderne : « tout de mesme que j'ay expliqué en mes
Météores, celle d'un grain de sel ou d'une petite étoille de neige.
Et si j'estois à recommencer mon Monde où j'ay suposé le corps
d'un animal tout formé et me suis contenté d'en monstrer les
fonctions, j'entreprendrois d'y mettre aussi les causes de sa
formation et de sa naissance. Mais je n'en sçay pas encore
tant, pour cela, que je pusse seulement guérir une fièvre... »
Il a donc refait dans son « Monde », appliquée à l'homme,
l'hypothèse, si dangereuse pour les théogonies, qu'il a formulée
dans le Discouis de la Méthode et où apparaît si nettement la
notion de Loi : « Je me résolu de laisser tout ce Monde icy à
leurs disputes et de parler seulement de ce qui arriveroit dans
un nouveau, si Dieu creoit maintenant, quelque part, dans les
Espaces imaginaires, assez de matière pour le composer et qu'il
agitast diversement et sans ordre les diverses parties de cete
matière, en sorte qu'il en composast un Chaos aussy confus
que les Poètes en puissent feindre et que, par après, il ne fist
autre chose que prester son concours ordinaire à la Nature et
la laisser agir suivant les Loix qu'il a establies. » 2
Aussi se garde-t-il bien de mettre « au monde son Mondi
comme l'y invite avec insistance Constantin Huygens. 1 >es-
cartes lui répond4 : « Je n'ay pas juré de ne permettre point
que mon Monde voye le jour pendant ma vie, comme je n'ay
point aussi juré de faire qu'il le voye après ma mort, mais
1. Œuvres, t. II, p. 525. Lettre du [20 février 1639] a Mersenne.
2. lbid., t. VI, p. 12.
3. Ibid., t. II, p. 547. Lettre de La Hâve, 15 mai 1639.
4. Ibid., pp. 552-553. Lettre de [juin 1030].
522 DESCARTES EN HOLLANDE
que j'ay dessein, tant en cela qu'en toute autre chose, de me
régler selon les occurrences et de suivre, autant que je pourray,
les conseils les plus seurs et les plus tranquilles... Et comme
on laisse les fruits sur les arbres aussi long-temps qu'ils y peuvent
devenir meilleurs, nonobstant qu'on sçache bien que les vents
et la gresle et plusieurs autres hazards les peuvent perdre à
chaque moment qu'ils y demeurent, ainsi je croy que mon
Monde est de ces fruits qu'on doit laisser meurir sur l'arbre
et qui ne peuvent trop tard estre cueillis. »
« Après tout je m'asseure que c'est plutost pour me gratifier
que vous m'invitez à le publier que pour aucune autre occasion,
car vous jugez bien que je n'aurois pas pris la peine de l'écrire,
si ce n'estoit à dessein de le faire voir et que par conséquent,
je n'y manqueray pas, si jamais j'y trouve mon compte et que
je le puisse faire sans mettre au hazard la tranquillité dont je
jouis » 1.
1. Cf. Œuvres,, t. II, p. 553.
CHAPITRE XV
SÉJOUR A HARDERWIJK (1640), A LEYDE (1040)
ET A ENDEGEEST (1641-1643)
Vers la fin de l'année 1639, au début de décembre, Descartes
semble avoir voulu se rapprocher d'Utrecht et de Regius, sans
toutefois s'établir dans cette ville même. Il choisit Harderwijk.
C'est encore une petite cité universitaire. Elle avait sa « Hoo-
geschool » depuis 1619 et des hommes de valeur y avaient
enseigné, comme Thysius et Constantin L'Empereur van
Oppyck, appelés par la suite à Leyde ; Johan van Mandeville ;
Hendrick de Diest, qui remplaça L'Empereur en 1627 et passa
après à Deventer ; Johan Kloppenburg (1592-1652), ami de
Saumaise. En droit, elle eut Gérard van Bronckhorst, A. Mat-
thaeus II, Cup, plus tard appelé à Franeker, et Christenius. Jean
Isaac Pontanus y était mort, au début d'octobre 1639. Docteur
en médecine, et, comme A. Metius, élève de Tycho-Brahé, à
Copenhague, il avait publié le Livre de Magirus De Physica et
un Itinerarium Galliœ Narbonensis. Ant. Deusing lui avait
succédé l, après une leçon inaugurale De recta Philosophiae
naturalis conquirendae methodo. On dirait vraiment que le
philosophe français veut faire le tour des universités hollan-
daises pour y recruter des disciples et en gagner les maîtres.
Ceux-ci enseignaient au Catharinen Closter dont des parties
existent encore ; là dut se rendre parfois Descartes, au
moins pour y consulter des livres quand il n'a pas assez de
sa Bible et de la Somme de Saint Thomas qu'il a emportées 2.
Pouvait-il exercer la religion catholique à Harderwijk ? c'est
1. Cf. Schrassert, Hardervicum anliquum, Harderwijk, 1732, petit in-4°, deux
volumes et surtout Bouman, (iesch. van de... (ieldersche Hoogeschool, t. I, p. 40.
2. Il écrit, le 25 décembre 1639, (cf. Œuvres, t. II, p. 630) au Père Mcrsenne : «Je
ne suis point si dépourvu de livres que vous pensez et j'ay encore icy une Somme de
S. Thomas et une Bible que j'ay aportée de France. »
524 DESCARTES EN HOLLANDE
possible, mais elle y était en tous cas persécutée, car, le 26 jan-
vier 1659, un prêtre est arrêté et condamné à six cents florins
d'amende pour y avoir célébré la messe 1.
Je n'ai pu retrouver trace de Descartes, aux archives de la
vieille cité fortifiée, dont les remparts gazonnés et boisés baignent
dans les eaux de ce grand marais glauque qu'est le Zuyderzée.
Au reste, pour attester son séjour à Harderwijk, nous n'avons
que le seul témoignage de Baillet 2, ce qui n'est pas toujours
suffisant.
Mais cette ville est encore bien loin d'Utrecht ; aussi Regius
l'a-t-il peut-être persuadé de se rapprocher de lui davantage
et de venir à Amersfoort. C'est au moins là qu'il a installé
Francine et qu'il songe à aller la rejoindre, au témoignage d'une
lettre de Regius du 30 mai 1640, résumée par Baillet.
Il n'y a pas d'autres raisons aux intentions de Des-
cartes de se fixer à Amersfoort que la présence de sa fille et le
voisinage d'Utrecht, dont cette cité est distante de 22 kilo-
mètres. Aujourd'hui, on y cherchera en vain des vestiges
de ce séjour et delà tombe de l'enfant de cinq ans, mais on y
trouvera un lieu qui doit nous être cher et sacré, le Séminaire
des Vieux-Catholiques, du vénérable professeur Kenning, où
se forment les prêtres des « Roomschkatholieke van de Oudbis-
schoppelijke clerezie ». Là sont recueillies les précieuses archives
du Refuge janséniste de Hollande ; là sont les vues de Port-
Royal, les admirables portraits de Philippe de Champaigne,
ceux de la Mère Angélique, du grand Arnauld, de Nicole, de
Le Maistre de Sacy ; là ont été rassemblés les registres de la
sainte maison de Rhijnberg, près Zeist, où enseigna au xvme siècle
du Pac de Bellegarde et où le fondateur de l'orientalisme, Anquetil
du Perron, fut élève d'Étemare. Bien que les Vieux-Catholiques
se défendent d'être des jansénistes, ils gardent la tradition de
ceux-ci et leur aversion pour les Jésuites. Amersfoort et Port-
Royal des Champs sont les deux lieux où se respire encore
l'atmosphère propre du génie de Pascal.
Tout cela n'était point encore, et Descartes, à part la
présence de sa fille, n'avait rien qui l'attirât là. Il se fixa à
Leyde, pour la raison qui l'y avait amené en 1636. De même
1. Cf. Schrassert, op. cit., p. 150. Signalons encore la présence d'un poète gantois
de valeur Zevecoot (1596-1642). Cf. Bouman, op. cil. I, p. 59.
2. Cf. Œuvres de Descartes, t. II, p. 624.
A LEYDE (1640) 525
qu'il songeait alors à y faire éditer la Méthode, il pense main-
tenant à y imprimer les Meditationes, commencées, dès 1629,
à Franeker et qu'il a mises au point à Santpoort et à Harder-
wijk : « Je ne feray point imprimer mon Essai de Métaphysique,
écrit-il, le 11 mars 1640, au P. Mersenne que je ne sois à Leyde *,
où je pense aller dans cinq ou six semaines et vous y adresserez,
s'il vous plaist, vos lettres, chez le sieur Gillot, vis à vis de la
Cour du Prince. » 2 Aussi celle du 7 mai suivant 3, adressée à
Pollot est-elle écrite de Leyde. Il a déjà montré le manuscrit 1
des Meditationes à Regius et à /Emilius, qui en ont été tellement
en extase qu'ils n'ont trouvé à y corriger que la ponctuation,
et cette admiration un peu aveugle agace l'auteur. Il est, de plus,
fort engagé à ce moment en faveur de son élève Wassenaer,
cet arpenteur d'Utrecht qui a relevé la gageure d'un mathéma-
ticien un peu hâbleur nommé Stampioen, lequel y perdit les
six cents florins de l'enjeu 4.
Cette affaire, que Descartes prend fort à cœur, retarde l'impres-
sion de cinq à six feuilles des Méditations qu'il pensait envoyer,
comme spécimen, au P. Mersenne 5, ainsi que le voyage en France
auquel il songe. Il s'en excuse auprès de son père, par une lettre,
aujourd'hui perdue, du 28 octobre 1640, laquelle ne lui parvint
point, car le conseiller Joachim Descartes était déjà mort
et avait été inhumé, le 20, dans l'Église des Cordeliers de
Nantes 6. René, à qui son frère tarda beaucoup à faire part du r
décès de leur père éprouva un grand chagrin. « La dernière lettre
que vous m'avez envoyée, mande- t-il au P. Mersenne, le 3 dé-
cembre 7, m'apprend la mort de mon Père, dont je suis fort
triste et j'ay bien du regret de n'avoir pu aller cet esté en France,
afin de le voir avant qu'il mourust, mais, puisque Dieu ne l'a
pas permis, je ne croy point partir d'icy que ma Philosophie ne
soit faite. »
La blessure nouvelle rouvre l'autre, qui n'est pas encore
cicatrisée. Aussi la lettre de condoléances à de Pollot, écrite
1. Il doit être encore soit à Harderwijk, soit à Amersfoort. Peut-être a-t-il deux
résidences à ce moment, lui-même étant à Ilarderwiju, Francine à Amersfoort.
2. Œuvres, t. III, pp. 35-36.
3. Ibid., p. 62.
4. La sentence fut rendue le 24 mai 1640 (cf. Œuvres, t. III, p. 63 et passim, notam-
ment, p 5, pour l'exposé de la querelle, et p. 16).
5. Œuvres, t. III, p. 126. Lettre du 30 juillet 1640.
6. Ibid., p. 228.
7. Ibid., p. 251.
526 DESCARTES EN HOLLANDE
de Leyde, en janvier 1641 V est plus sensible, comme on
disait au xvme siècle, que d'ordinaire. Le passage suivant a la
valeur d'une confession sentimentale : « Je ne suis pas de ceux
qui estiment que les larmes et la tristesse n'apartiennent qu'aux
femmes et que, pour paroistre homme de cœur, on se doive
contraindre à monstrer tousjours un visage tranquille. J'ay
senty, depuis peu 2, la perte de deux personnes qui m'estoient
très-proches et j'ay éprouvé que ceux qui me vouloient def-
fendre la tristesse, l'irritoient, au lieu que j'estois soulagé par la
complaisance de ceux que je voyois touchez de mon déplaisir. »
Malgré la tristesse, il fallut bien se préoccuper des questions
d'héritage, importun et nécessaire accompagnement de la perte
d'êtres qui vous sont chers.
Cependant, retenu par ses Méditations, peu soucieux d'entrer
en contact personnel avec les Jésuites, dont il sent croître l'oppo-
sition à la philosophie nouvelle, ie cadet renonce à se rendre
en France pour défendre ses intérêts, et il en confie la gestion
à son ami de la Villeneuve du Bouexic. Il l'établit pour pro-
cureur, dit Baillet. Rien de plus exact, car je puis produire
ici, pour la première fois, la procuration même que Descartes a
signée et fait dresser à Leyde, le 13 février 16.41, par le notaire
public Fr. Doude 3 ; en voici le début et la fin 4 :
Aujourd'huy, le 13e jour du mois de Février 1641, comparut par
devant moy, François Doude, notaire publicq par la Court provintiale
d'Hollande, sur la nomination de messieurs les magistrats de la ville de
Leyde, admis residans à la dite ville, et les tesmoins cy après nommez,.
René d'Eseartes, escuyer, seigneur du Perron 5 demeurant à présent
en cette ville de Leyde, lequel, en sa bonne volonté, a fait et constitué,
comme il fait et constitue par ces présentes, pour son procureur gênerai
et spécial, monsr. Jacques de Bouexic, escuyer, seigneur de la Villeneuve,
spécialement pour et au nom du dit sieur constituant, partager et divider
avecq Messieurs ses frères et sœurs tous les biens que monsr. son feu
père et mère respectif à eux ont délaissé, soit héritages, rentes, meubles,
immeubles..., aussi de pouvoir vendre au plus grand profit du dit sieur
constituant... etc.
1. Œuvres, t. III, p. 278.
2. Franchie était morte le 7 septembre 1640. Cf. plus haut, p. 488.
3. Baillet en a vu une ampliation, puisque, en marge, il date correctement la
procuration, du 13 février 1641. Cf. Vie de Descaries, t. II, p. 95.
4. Comme pour le document précédent (cf. p. 503, n. 2), l'honneur de la découverte
de ce manuscrit, aux Archives municipales de Leyde, revient à M. Bijleveld, ancien
archiviste-adjoint, qui en a fourni la copie à M. de "W'aard ; ils ont bien voulu l'un
et l'autre m'en abandonner la publication.
5. Il continue donc à porter ce titre, bien qu'il ait vendu sa terre du Perron.
Cf. plus haut, p. 112.
PROCURATION INÉDITE DU 13 FÉVRIER 1641 527
Ainsi fait et passé à la vil'e de Leyde, le jour et an que dessus, en
présence de Messieurs Corneille de Hogelande et Antoine van Surcq,
tous deux cohabitans de cette ville, comme croyables tesmoins de ce
requis.
[signé] René Descartes
C. van Hogelande
A. van Surck
Doude, notaire public.
Remarquons la présence aux côtés de Descartes, lors de la
signature de cet acte, de ses deux grands amis, van Surck,
qu'il a connu à Amsterdam * et Corneille van Hogelande, qui
s'occupe de médecine et avec qui il s'était trouvé au chevet de
la petite de Wilhem, comme il résulte des deux lettres adressées,
les 13 et 24 juin 1640 au père, le conseiller de Leu de Wilhem,
beau-frère de Huygens :
« Monsieur,
« Nous venons de voir Mlle vostre fille, Mr Hooghelande et
moy, et nous avions aussy envoyé quérir le Me Chrestien 2,
mais il estoit sorti de la ville, pour estre de retour à ce soir.
C'est pourquoy nous avons remis à demain, qu'on l'avertira
de se trouver, sur les deux heures, chez le Sr Gillot, où nous irons
aussy et, si c'est vostre commodité de vous trouver icy en ce
tems là, on pourra commencer en vostre présence ou bien mesme,
encore que vous ne veniez point, on ne lairra pas de commencer,
si ce n'est que vous donniez autre ordre : à sçavoir, on lairra
faire le Chirurgien, pour ce qui est de l'application extérieure
des choses qui peuvent servir à redresser les os et Mr de Hoo-
ghelande s'est laissé persuader d'entreprendre le reste, en quoy
je suis assuré qu'il ne manquera pas de faire tout le mieux qui
luy sera possible. » 3
La collaboration de ce Rose-Croix, du Chirurgien et du Philo-
sophe ne semble pas avoir donné d'excellents résultats et, de
nos jours, Descartes eût peut-être été inculpé d'exercice illégal
de la médecine. Dans sa lettre du 24 juin, il console le père en
lui disant :
1. Et qui transmettra un manuscrit de Descartes à Rcgius, en mai 16 11 (cf. Œi:<
vres, t. III, p. 374).
2. Le chirurgien.
3. Œuvres, t. III, p. 91.
528 DESCARTES EN HOLLANDE
« Monsieur,
« Je croy bien que vous ne remarquerez pas encore grand
changement en Mlle vostre fille et aussy que vous n'en espérez
pas encore si tost, à cause qu'il arrive bien plus ordinairement
que les maladies qui vienent fort viste, soyent fort long tems
à s'en aller que non pas, au contraire, que celles qui ont esté
plusieurs années à se former se passent en peu de jours.
« Mais si vous jugez que les remèdes de Mr de Hoghelande
luy soient utiles, j'ay à vous offrir, de sa part, tout ce qui est en
son pouvoir ; et il dit pouvoir bien lui envoyer à la Haye quelques
poudres, qui apparemment luy serviroient, mais qu'il ne pour-
roit pas néanmoins luy envoyer les mesmes choses qu'il luy
pourroit faire prendre icy, à cause qu'il faut souvent faire la
guerre à l'œil et augmenter ou diminuer la force du médica-
ment, selon qu'on a vu l'efïect des precedens. Et enfin je voy
bien que ce qui le fait estre icy plus retenu est que, le mal estant
fort invétéré, il n'en ose assurer la guerison, mais seulement
offrir de faire son mieux. » 1
Il doit s'agir d'une coxalgie, mais Descartes garde une par-
faite confiance dans les vertus de thaumaturge de van Hoge-
lande ; c'est aussi à lui qu'il doit faire allusion en décembre 1640 2,
quand il parle d'un ami qui lui est très fidèle et qui est en rela-
tions suivies avec un Jésuite se trouvant alors à Leyde. Sor-
bière, qui y exerça également la médecine, nous a parlé du
personnage en termes assez comiques3 : « Quant au Cornélius
ab Hoghelande, duquel vous avés Cogilationes de Œconomia
Animalis, c'est un gentil-homme catholique, grand amy de
M. Descartes. Lors que je demeurois à Leyden, il exerçoit une
Médecine charitable et ne demandoit des pauvres gens qu'il
traittoit qu'un fidelle rapport du succès de ses remèdes. Et
comme il estoit ravi d'entendre que les affaires succedoient bien,
qu'on se portoit un peu mieux ou qu'on estoit entièrement guéri,
il ne se rebutoit point aussi de sa pratique, lors qu'on luy disoit
que la maladie estoit empirée, qu'un tel symptôme estoit sur-
venu et qu'à la quarantième selle, le pauvre patient estoit expiré;
1. Œuvres, t. III, p. 92-93.
2. Ibid., pp. 253-254 et ici, pius haut, p. 369, n. 3.
:<. Samuel Sorbière, Lettres et Discours, 1660, pp. 444-445, cité par M. Adam
dans sa biographie de Descartes au t. XII des Œuvres, p. 111, note, mais rectifié,
ici, sur l'original, in-4°.
Planche XLV,
au château d'endegeest (1641-1643) 529
car il estoit fort homme de bien, il louoit Dieu de toutes choses
et, voyant, par le moyen de ses trois elemens, des raisons de
tous les Phœnomenes, desquelles il se satisfaisoit, il ne deses-
peroit jamais de remédier une autrefois aux plus fascheux incon-
vénients de sa Pharmacie. »
« J'ay esté souvent dans son Laboratoire et je l'ay veli plusieurs
fois au vestibule de son logis, en pantoufles et en bonnet de nuict,
distribuant, de 8 à 9 heures du matin et de une à deux après
midy, des drogues qu'il tiroit d'un cabinet, qui en estoit bien
pourveii. Son père avoit travaillé au grand Œuvre et mesme il
en a escrit, si je ne me trompe. Mais le fils ne seservoit de la
Chymie que pour la Médecine et il n'employait les remèdes de
cet art qu'au défaut des communs et des galeniques qu'il met-
toit premièrement en usage. »
L'importance de l'héritage paternel était assez grande pour
que René Descartes pût songer à un établissement à la fois
plus considérable et plus définitif. Le 31 mars 1641, donc moins
de deux mois après la procuration que nous avons citée, Des-
cartes ajoute à sa communication hebdomadaire à Mersenne
un post-scriptum ainsi conçu : « Je vous envoyé un escrit pour
le libraire, que vous ne trouverez pas daté de Leyde, à cause
que je n'y demeure plus, mais en une maison qui n'en est qu'à
demi-lieue, en laquelle je me suis retiré pour travailler plus
commodément à la Philosophie et ensemble aux expériences.
Il n'est point besoin pour cela de changer l'adresse de vos
lettres ou plutost, il n'est point besoin d'y mettre aucune autre
adresse que mon nom, car le messager de Leyde sçait assez le
lieu où il les doit envoyer. » 1
La maison à une demi-lieue de Leyde, c'est ce qu'on appelle-
rait, un peu pompeusement pour ce qu'elle était alors, le château
d'Endegeest. Pourtant, le large fossé qui l'entoure toujours,
après les nombreux agrandissements et transformations qu'il a
subis, montrent bien que nous sommes sur l'emplacement d'un
de ces anciens châteaux-forts, si nombreux encore dans tous
les pays où ils ont été bâtis de pierres ou de rocs, et si rares en
Hollande, où l'on n'avait à sa disposition que la brique.
Endegeest avait beaucoup souffert lors du fameux siège de
Leyde en 1574 2, le corps principal fut incendié et seules subsis-
1. Œuvres, t. III, p. 350-351.
2. L'histoire du château a été faite par M. Bijlcveld et publiée par lui dans le
530 DESCARTES EN HOLLANDE
taient, comme le montre un dessin du temps (cf. pi, XLV),
les deux tours de droite et de gauche, mais Maerten van
Schouwen le restaura et il y habitait en 1622 avec sa femme,
trois enfants et quatre domestiques. En 1639, le domaine
tomba entre les mains d'un enfant mineur, Pieter van Foreest
van Schouwen, qui, se mettant à voyager, le loua à René
Descartes ; celui-ci y habita de la fin mars 1641 à la fin d'avril
1643 \ Le propriétaire était catholique et c'est probablement
par van Hogelande qu'ils entrèrent en relation. Tout proche
est le village de Oegstgeest, où il y avait alors une petite église,
affectée, aujourd'hui encore, au culte catholique. C'est là que
le philosophe allait sans doute à la messe.
De Leyde à Endegeest, il n'y a pas une demi-lieue française
et l'on y est aujourd'hui en cinq minutes, par le tramway. Le
château a encore grand air, mais c'est un lieu désagréable à
visiter, car il a été transformé en asile d'aliénés et cet endroit,
qui vit éclore tant de pensées ordonnées et hautes, sert de refuge
aux divagations des fous. Ironie de la destinée, du genre de
celles que pratiquait le moyen-âge, qui aimait à faire agiter
les grelots et la marotte du sot près du bonnet des docteurs.
L'aspect actuel de la demeure, où il n'y a à visiter, en dehors
des deux tours, qu'une grande salle ornée de tapisseries des
Gobelins, ne nous dit qu' approximativement ce qu'elle était
au temps de Descartes. Heureusement que cet étonnant Sor-
bière, embusqué à tous les coins de l'histoire littéraire duxvne
siècle, se présente, à point nommé, pour nous servir de cicérone.
« Il me souvient, écrit-il dans deux lettres à M. Petit, Conseiller
du Roy et intendant des fortifications, l'une du 10 novem-
bre 1657 et l'autre du 20 février 1658 2, que je courus à Endelgeest,
à demie lieue de Leyden, du costés de Warmont, dés que je
fus en Hollande au commencement de l'année mil six cents
quarante deux. J'y visitay M. Descartes, dans sa solitude, avec
beaucoup de plaisir...». 3
« Je remarquay avec beaucoup de joye la civilité de ce gen-
Leidsche Jaarboekje de 1909 (Leyde, Sijthofï),-p. 1-44 sous ce titre : Geschicdenis van
het Kasleel Endegeest. M. Adam en a donné un résumé dans son Supplément (1913),
aux Œuvres de Descartes, pp. 37-38.
1. Mis efforts pour retrouver le contrat de location, dans les Archives de Leyde
ont été vains.
2. Lettres et Discours de M. de Sorbière, Paris, 1660, p. 677 et p. 684, cité par
MM. Adam et Tannery, t. III, p. 351. Collationné sur l'original.
3. Sorbière, "/). cit..
au château d'endegeëst (1641-1643) 531
til-homme, sa retraite et son (Economie1. Il estoit dans un petit
Chasteau en très-belle situation, aux portes d'une grande et
belle Université, à trois lieues de la Cour et à deux petites heures
de la Mer. »
Tout cela est excellemment dit et avec beaucoup de précision.
On accède au château par une allée de vieux arbres qui prend
à gauche, sur la route en allant de Leyde vers la mer. Il est
ombragé d'un bois assez touffu. La proximité de l'Université
de Leyde permettait à Descartes d'y suivre les progrès de sa
philosophie qu'y défendaient Heydanus et le Français du Ban 2 ;
le voisinage de la Cour, c'est-à-dire de La Haye, qui, en effet,
n'est pas bien éloignée, soit qu'il s'agisse du « Binncnhof »,
soit qu'il s'agisse de la Résidence d'été ou « Huis ten Bosch »,
plus proche encore, l'intéressait moins assurément que la mer,
qu'on trouve au petit port de Katwijk, à l'embouchure du
Vieux-Rhin.
« Il avoit, continue Sorbière, un nombre suffisant de domes-
tiques, personnes choisies et bien-faites, un assés beau jardin,
au bout duquel estoit un verger et, tout à l'entour, des prairies,
d'où l'on voyoit sortir quantité de Clochers plus ou moins
élevés, jusques à ce qu'au bord de l'horizort, il n'en paroissoit
plus que quelques pointes. »
Ceci est comme un tableau fait d'après nature, de la vue
étendue dont ort jouit, au delà des fossés du château et par
une vaste clairière, des fenêtres de la chambre aux tapisseries,' où
nous nous sommes longtemps arrêtés. Était-ce sa salle à manger,
était-ce son cabinet de travail ? Peut-être l'un et l'autre, mais
qu'il ait résolu là quelque problème ou quelque objection et
songé à l'âme, à l'infini, à Dieu, en contemplant distraitement les
prairies jusqu'à la lisière des dunes, le regard à peine accroché
par ces clochers qui se dressent dans la plaine, tout ceci est
absolument certain, de par la description de Sorbière.
« Il alloit à une journée de là, par canal, à Ulrect, à Délit,
à Roterdam, à Dordrecht, à Haerlem et quelquesf ois à Amster-
dam, où il avoit deux mille livres de rente en banque. Par canal?
oui, on prenait le « trekschuit » ou coche d'eau ; la lenteur avec
laquelle il cheminait, entre les berges, sur les eaux surplombant
la plaine par une sorte de paradoxe hydrostatique, s'accommodait
1. \oiis dirions familièrement son i ménage *t
2. Vu ir plus haut, p. 335 et s.
532 DESCARTES EN HOLLANDE
mieux aux pensées du philosophe qu'à l'impatience d'un voyageur
gascon 1.
« Il pou voit aller passer la moitié du jour à La Haye et revenir
au logis, et faire ceste promenade par le plus beau chemin du
monde, par des prairies et des maisons de plaisance, puis dans
un grand bois qui touche ce village, comparable aux plus belles
villes de l'Europe. »
Le village, c'est La Haye, que les diplomates appelaient ainsi
et qui a gardé son allure de petite résidence royale, si propre,
si nette et si noble, au milieu de ses admirables futaies. Il est
exact qu'on traverse le bois de Wassenaer pour y arriver en
partant d'Endegeest, par la vieille route, et que, tout du long,
à droite et à gauche, s'étalent les coquettes villas des « poor-
ters » de La Haye, qui y engloutissent leurs gros dividendes
de la Compagnie des Indes. « Superbe en ce temps là, par la
demeure de trois Cours, dont celle du Prince d'Orange, qui
estoit toute militaire, attiroit deux mille gentils-hommes en
équipage guerrier, le collet de bufle, l'écharpe orangée, la grosse
botte et le cimeterre estant leur principal ornement. » On croi-
rait voir la Ronde de nuit.
« Celle des Estats-Generaux, poursuit Sorbière, comprenoit
les députés des Provinces-Unies, faisant voir l'Aristocratie en
habit de velours noir, avec la large fraise et la barbe quarrée,.
qui marchoit gravement dans les Places Publiques. La Cour
de la Reine de Bohême estoit celle des Grâces, qui n'y estoient
pas moins de quatre, puis que sa Majesté avoit quatre filles,
vers lesquelles se rendoit, tous les jours, le beau monde ds
la Haye, pour rendre hommage à l'esprit et à la beauté de ces
Princesses... »
Nous reparlerons d'elles, mais il faut se borner pour l'instant
à citer la conclusion de Sorbière : « Je louay grandement en
moy-mesme le choix que M. Descartes avoit fait d'une demeure
si commode et l'ordre qu'il avoit mis à son divertissement, aussi
bien qu'à sa tranquillité. » 2
Voilà le cadre, on voudrait s'approcher et écouter ce qui se dit,
dans les allées, parmi les vieux arbres. Schooten le jeune, le
mathématicien, nous a gardé, dans une lettre 3 à Christian
1. Vide supra, p. 350.
2. Sorbière, op. cit., p. 683.
3. Du 19 septembre 1658, citée dans Œuvres de Descartes, t. III, p. 333.
DIALOGUES DE DESCARTES 533
Huygens, l'illustre physicien, fils de Constantin, un propos de
Descartes, s' abandonnant à des confidences sur le Conseiller
Fermât, analyste fameux: «Comme j'étais allé voir le Sr. Des
Cartes à Endegeest à son retour de France, je lui racontai,
tout en nous promenant, que Fermât avait inventé pas mal de
belles choses, dont il se vantait beaucoup, à quoi il me répliqua » 1 :
« Monsieur Fermât est Gascon, moy non. Il est vray qu'il a
inventé plusieurs belles choses particulières et qu'il est homme
de grand esprit. Mais, quant à moy, j'ay tousjours estudié à
considérer les choses fort généralement, afin d'en pouvoir conclure
des Reigles, qui ayent aussy ailleurs de l'usage. »
Un autre interlocuteur, dans les salles ou le parc d'Endegeest,
était l'abbé Picot, prieur du Rouvre, lequel, à l'imitation de
l'abbé Gassend et du P. Mersenne, avait fait le voyage classique
de Hollande, dans la singulière compagnie de Jacques Vallée des
Barreaux, « l'illustre débauché », l'ancien ami de Théophile, et
devenu un conseiller sérieux, au moins d'apparence. N'avait-il
pas manifesté à Balzac son désir d'aller voir Descartes en Hol-
lande, pour chercher la vérité et le bon vin par mer et par
terre, sur quoi Chapelain observe que Desbarreaux ne dépassera
pas le Languedoc, parce qu'il croira « qu'ayant trouvé le vin, il
aura trouvé la vérité » ? 2 Desbarreaux prétend écumer « toutes
les délices de la France » et se rendre « en chaque lieu, dans la
saison de ce qu'il produit de meilleur » 3.
« Mr. Picot est icy à Leyde, écrit Descartes à Mersenne, le
23 juin 1641 4 et semble avoir envie de s'y arester ; nous sommes
assez souvent ensemble. Pour ses deux camerades, ils vont et
vienent et je croy que, dans peu de tems, ils retourneront
en France. » L'un des deux « camerades » est encore un abbé,
M. de Touchelaye le jeune, l'autre doit être Desbarrcaux.
Le philosophe s'applique à convertir Picot, qui s'installa au
château même, dès la fin de 1641 5, à la métaphysique carté-
sienne, car « il y a plus de joye dans le ciel pour un pécheur
1. La lettre est en latin, mais les paroles de Descartes sont rapportées en français.
On peut les tenir pour authentiques.
2. Cf. Œuvres de Deseartes, t. XII, p. 79, note a.
3. Tallemant des Réaux, cité par M. Adam, au t. X, p. 532. Cf. aussi t. III,
p. 332.
I. Œuvres, t. III, pp. 388 et 390.
5. Cf. ibid., p. 571. En décembre 1642, il est rentré à Paris, puisque Descartes
écrit, le 7, au P. Mersenne à Paris (cf. Œuvres, t. 111, p. GUI) : «Jenescris point à
M. Picot, pour ce que je n'ay point eu de ses lettres, a ce voyage [c'est-à-dire à ce
courrier], mais je vous prie de l'asseurer de mon service, si vous le voyez. »
534 DESCARTES EX HOLLANDE
qui se convertist que pour mille justes qui persévèrent ».
Suivant une ingénieuse et très vraisemblable conjecture de
M. Charles Adam, tout ne serait pas perdu de ces longues dis-
cussions entre Descartes, l'abbé Picot et Desbarreaux à Ende-
geest, lesquelles mettaient en présence la philosophie nouvelle,
la philosophie traditionnelle et le libertinage, c'est-à-dire les
grandes doctrines du temps, puisque le jansénisme est à peine
né. Par badinage et délassement, sans doute aussi pour suivre
l'exemple de Platon, Descartes les aurait consignées, ces con-
versations, dans le Dialogue intitulé : La Recherche de la
Vérité par la Lumière naturelle, conservé, mi-partie en fran-
çais, dans la copie qu'en fit faire Leibnitz à Paris, en 1676, mi-
partie en latin dans l'édition des Opuscula posthuma (1701) 1.
N'a-t-il pas trois interlocuteurs ce dialogue : Eudoxe, Epis-
temon, Polyandre ? Eudoxe n'a-t-il pas beaucoup voyagé 2,
fréquenté les savants et examiné les plus difficiles inventions
des sciences pour se retirer ensuite à la campagne en un lieu
solitaire, où il invite ses amis à passer avec lui la belle saison 3,
ne parle-t-il pas des plantes rares et des pierres précieuses, en
ajoutant : « qu'on rapporte icy des Indes » 4 ? Picot n'est-il
pas «préoccupé » des principes de l'Ecole comme Epistemon,
et Desbarreaux, qui fréquenta tant de monde, ne mérite-t-il
pas le nom de Polyandre ?
Quoi qu'il en soit, aucune définition ne convient mieux à
l'état d'esprit de l'écrivain, dans son château d'Endegeest, que
celle d'Eudoxe : « La science de mes voysins ne borne pas la
mienne, ainsy comme leurs terres font icy tout autour le peu
que je possède, et mon esprit, disposant, à son gré, de toutes les
vérités qu'il rencontre, ne songe point qu'il y en ait d'autres
à descouvrir, mais il jouist du mesme repos que feroit le Roy
de quelque pays à part et tellement séparé de tous les autres,
qu'il se seroit imaginé qu'au delà de ses terres, il n'y auroit plus
rien, que des desers infertiles et des montagnes inhabitables. » 5
1. Pp. 67-90, Inquisitio verilalis, cf. Œuvres, t. X, p. 4S9 et s.
2. Cf. Œuvres, t. X,p. 501 : « Le temps que vous avés autrefois employé à voyas-
ger, à fréquenter les sçavants et à examiner tout ce qui a voit été inventé de plus
difficile en chaque science. »
3. Ibid., p. 502 : « C'est pourquoy, je vous convie tous deus de séjourner icy pen-
dant cette belle saison, afin que j'aye loisir de vous déclarer ouvertement une partie
de ce que je sçay. »
4. « Les herbes et les pierres qui viennent aux Indes » ; traduction latine : « qui
ex Indiis hue perferuntur », t. X, p. 503.
5. Ibid., p. 501.
CHAPITRE XVI
REGIUS ADVERSUS V'OETIUM
A côté de ces visiteurs permanents ou de passage, Descartes
reçoit souvent à Endegeest son disciple Regius. Il l'invite en
des termes qui s'adressent bien plus à un ami qu a un eleve :
« J'ai appris par Pollot que vous aviez l'intention de venir
me voir lui écrit-il en latin, en juin 1642. Quant a moi, non
seulement je vous demande de venir le plus souvent possible,
mais je vous prie d'amener votre femme et votre fille ; vous
serez les très bienvenus. Les arbres sont déjà verts et bientôt
même les cerises et les poires seront mûres » \
Reaiu-de Rov a bien besoin de ce soutien et de ce refuge
car à Utrecht, Vorage s'amoncelle au-dessus de sa tête et il
faut revenir un peu en arrière pour en montrer la préparation.
L'affaire Regius contre Voetius ou de Roy contre Voet, peut,
mieux qu'aucune autre, nous introduire dans ces Universités
hollandaises, à la vie desquelles notre Descartes, sans y ensei-
gner, est si intimement mêlé par l'action des fervents de la doc-
trine nouvelle. , ,
Querelle de pédants, sera-t-on tenté de dire en haussant les
épaules, si on se borne à feuilleter les pièces latines . (ta procès!
Non pas, mais phases de réternelle lutte des novateurs contre -
ks obscurantistes, vieilles erreurs résistant à l'assaut des j,„u«
vérités dernières convulsions de l'aristotéhsme finissant qui
a conclu cet étrange mariage de raison avec .es ÉgUses et ^
devra céder la place au cartésianisme, représentant alors 1 esprit
moderne, jusqu'à ce que, par un retour des choses, .1 devienne
lui-même le palladium de la réaction.
La fortune du médecin-physic.en-ph.losophe de Roy a%ait
1. Œuvres, t. III, p. 568.
536 DESCARTES EN HOLLANDE
été rapide, mais n'avait pas, d'abord, porté trop d'ombrage à
ses collègues ni même au théologien hyperorthodoxe Voetius, qui
avait, plusieurs fois, soutenu ses requêtes. Comme pour
Luther, toutes proportions gardées, ce furent des thèses, qui
déchaînèrent le conflit, en juin 1640.Baillet ne sait si Descartes
y assista, mais c'est possible, car il avait écrit, en latin comme
toujours, à Regius, le 24 mai 1640 \ cette curieuse phrase :
« Si vous désirez une plus ample explication sur un point quel-
conque, vous me trouverez toujours prêt à vous la donner par
écrit ou de vive voix. Bien plus, si vos thèses sont l'objet d'une
« dispute », 2 j'accourrai à Utrecht, si vous voulez, à condition
seulement que nul ne le sache et que je puisse rester caché dans
la tribune de laquelle Mlle de Schurmans a coutume de suivre
les cours. »
Détail remarquable : la célèbre femme savante, que les Pré-
cieuses, qui l'estimaient comme la meilleure d'entre elles, appe-
laient Statira 3, assistait donc aux leçons et aux soutenances 4,
« derrière un voile, invisible et présente », les personnes de son
sexe n'étant pas admises, alors, en ces temples du savoir.
Comme toutes ces émules, elle rêvait d'amours chimériques et
spiritualisées et elle semble bien avoir été éprise du philosophe
français, qui dédaigna ses charmes et son érudition.
« M. Descartes, raconte la Vie de Jean Labadie 5, la vint
voir chez elle, à Utrecht, et, comme il se passa quelque chose
de particulier en leur conversation, dont Mlle de Schurmann
a voulu laisser quelque, mémoire, je crois que je ferai bien
de le rapporter icy fidèlement. Il la trouva livrée à son
étude favorite qui étoit celle de l'Ecriture sainte, d'après
le texte original en hébreu. Descartes fut étonné qu'une per-
sonne de ce mérite donnât tant de temps à une chose de si peu
d'importance : ce furent les termes mêmes dont il se servit.
1. Œuvres, t. III, p. 70.
2. Elles devaient être soutenues le 10-20 juin. Cf. ibid., t. III, p. 65, note d.
3. Cf. Somaize, Le Dictionnaire des Précieuses, éd. Ch.-L. Livet, Paris P. Jannet,
1856, 2 vol. in-12, t. II, p. 368.
4. Elle n'avait pas loin à aller, car elle habitait derrière la cathédrale ou dôme,
(Cf. plus haut p. 457 n. 4), alors entourée d'un cimetière. Descartes, dans la lettre
du 30 juillet 1640, adressée à Mersenne (cf. Œuvres, t. I II, p. 127), écrit : « Je viens à
vostre troisiesme parquet, où estoit la lettre pour M. Schuerman [c'était le frère
de la poétesse] que j'ay addressée. Il demeure sur le cimetière du Dom à Utrecht».
La « Tribune» d Anne-Marie était sur le côté nord de la chaire de Y « Auditorium
theologicum i et fut remplacée en 1825, par un escalier. (Cf. S. Muller, De Un -
versiteitsgebouwen te Utrecht, 1899, pp. 20-21).
5. 1670, cité dans Œuvres de Descartes, t. IV, pp. 700-701.
ANNE-MARIE DE SCHURMANN 537
Comme cette demoiselle cherchoit à lui démontrer l'importance
capitale de cette étude pour la connoissance de la parole divine,
Descartes lui répondit que lui aussi avoit eu cette pensée et
que, dans ce dessein, il avoit appris cette langu^ qu'on appelle
sainte, qu'il avoit même commencé à lire, dans le texte hébreu,
le premier chapitre de la Genèse, qui traite de la création du
monde, mais que, quelle que eût été la profondeur de ses médi-
tations, il avoit eu beau réfléchir, il n'y avoit rien trouvé de
clair et de distinct, rien qu'on pût comprendre « clarc et dis-
tincte ». Alors, s'étant aperçu qu'il ne pouvoit point entendre
ce que Moïse avoit voulu dire et même qu'au lieu de lui apporter
de nouvelles lumières, tout ce qu'il lisoit ne servoit qu'à l'em-
brouiller davantage, il avoit dû renoncer à cette étude. »
« Cette réponse surprit extraordinairement Mlle de Schur-
mann ; elle la blessa profondément et elle en conçut une telle
antipathie contre ce philosophe qu'elle évita, depuis ce jour, de
jamais se trouver en relation avec lui. Dans le journal où elle ■
fait mention de cet événement, elle avoit mis à la marge sous
ce titre : Bienfaits du Seigneur, les paroles suivantes : « Dieu
a éloigné mon cœur de l'homme profane et il s'est servi de lui
comme d'un aiguillon pour ranimer en moi la piété et pour
me faire me donner entièrement à Lui. »
Descartes avait reçu les thèses de Regius à correction et il
y avait, dans la même lettre \ que nous venons d'invoquer,
apporté maintes modifications, tant en ce qui concernait la
perception des universaux qu'en ce qui touchait les mouvements 4
du cœur.
Il lui reproche de le mettre lui-même trop en avant, d'accom-
pagner son nom, souvent cité, d'épithètes trop flatteuses et
surtout de l'affubler d'une désinence latine : Cartesius 2. Il le
prie d'atténuer les termes lancés aux adversaires, comme les
qualificatifs « rusé ou ignorant », appliqués au professeur de
Louvain, Plempius, et lui demande de ne pas attaquer Walaeus
ou J. de Wael, le professeur de Leyde, dont les observations
à l'appui de la théorie Harvéienne de la circulation du sang
ont une réelle importance 3.
1. Œuvres, t. III, p. 66 et s.
2. lbid., t. III, p. 68.
3. Ibid., p. 70. Descartes cite aussi les observations d'un jeune médecin nommé
Silvius, qui ne peut guère être que del Boë-Silvius, dont nous reparlerons un
jour. Cf. de Vrijer, Henricus Regius, p. 212 s. et Et. Gilson, Descartes et Harvey,
dans Revue Philosophique, nov.-déc. 1920.
538 DESCARTES EN tfOLLANDE
Sur tous les points, le docile disciple s'incline. Descartes,
au fond, en est très fier. Son dédain de l'École ne s'applique
qu'à celle qui ne suit pas sa doctrine. Quand elle l'accueille,
il a pour elle plus de complaisance : « Je vous envoyé icy d'autres
Thèses, écrit-il, à ce propos, à Mersenne, le 22 juillet 1640 \
dans lesquelles on n'a rien du tout suivy que mes opinions,
afin que vous sçachiez que, s'il y en a qui les rejettent, il y en
a aussi d'autres qui les embrassent. Peut-estre que quelques-
uns de vos Médecins ne seront pas marris de voir ces Thèses, et
celuy qui les a faites en prépare encore de semblables sur toute
la Physiologie de la Médecine et mesme, si je luy voulois pro-
mettre assistance, sur tout le reste ; mais je ne la luy ose pro-
mettre, à cause qu'il y a mille choses que j'ignore, et ceux qui
enseignent sont comme obligez de dire leur jugement de toutes
choses. »
Quoi qu'il en soit, le succès des Thèses de juin déplut non
seulement à Yoetius mais à beaucoup de médecins de l'ancienne
école, en particulier à un nommé Primerose, qui entreprit,
en un écrit publié à Leyde, de réfuter la doctrine de la Circu-
lation du sang. Regius lui répond par un de ces livres à titre
latin grossier, qui sont le secret des querelles imprimées du
temps : « Eponge à laver la saleté des remarques publiées par
le Docteur Primerose contre les thèses en faveur de la Circu-
lation du sang, disputées à l'Université d'Utrecht. » 2 Inutile
de dire que le provocateur n'avait pas été moins violent, sinon
dans son titre, qui est honnête, du moins dans son texte. Des-
cartes, à qui Regius avait soumis son manuscrit, en atténua
les termes autart qu'il put, d'accord en cela avec Yoetius,
Lyraeus et de Maets, à qui leur collègue l'avait lu.
Le philosophe voit clair dans le jeu du théologien et, dans
une lettre à Mersenne, datée de Leyde, 11 novembre 1640, il le
démasque avec une verdeur digne de Molière. Le pasteur
s'était adressé au moine pour l'enrôler contre les Cartésiens
et leur chef. Il tombait mal : « Je vous remercie, des nouvelles
du Sieur [Yoetius] 3 ; je n'y trouve rien d'estrange, sinon
qu'il ait ignoré ce que je vous suis, car il n'y a personne
icy, qui me connoisse tant soit peu, qui ne le sçache. C'est le
1. Œuvres, t. III, p. 95-96.
2. lbid., p. 202.
3. Ibid., p. 23(1-231.
REGIUS ADVERSUS VOETIUM (1640) 539
plus franc pédant de la terre et il crevé de dépit de ce qu'il
y a un Professeur de Médecine, en leur Académie d'Utrecht,
qui fait profession ouverte de ma Philosophie et fait mesme
des leçons particulières de Physique et, en peu de mois, rend ses
disciples capables de se moquer entièrement de la vieille Phi-
losophie. Voëtius et les autres Professeurs ont fait tout leur
possible pour luy faire défendre par le Magistrat de l'enseigner,
mais, tout au contraire, le Magistrat luy a permis malgré eux.
Ce Voëtius a gasté aussi la Damoiselle de Schurmans car, au
lieu qu'elle avoit l'esprit excellent pour la Poésie, la Peinture
et autres telles gentillesses, il y a desja cinq ou six ans qu'il
la possède si entièrement, qu'elle ne s'occupe plus qu'aux con-
troverses de la Théologie, ce qui luy fait perdre la conversation
de tous les honnestes gens et, pour son frère, il n'a jamais esté
connu que pour un homme de petit esprit. » 1
Il est bien vrai que la bonne demoiselle tomba dans une
dévotion singulière et dans le plus étrange mysticisme, qui
devait en faire un docile instrument entre les mains d'un illu-
miné français, le pasteur deux fois apostat, Labadie 2 et de son
accolyte, Pierre Yvon, de Montauban, avec qui elle fonda l'Eglise
Labadiste de Wieuwerd en Frise.
La lettre du 11 novembre 1640 continue par une gaminerie à
l'égard du pédant: «J'ay fait rendre une lettre pour Voëtius au
Messager, afin qu'il en paye le port, comme si elle n'estoit point
venue sous couvert et que vous soyez par là un peu vangé
des six livres qu'il vous a fait payer pour ses Thèses. » 3
Le 16 mars, qui se célèbre encore aujourd'hui comme le
« dies natalis », l'anniversaire de naissance de \* Université
d'Utrecht, Voëtius est élu recteur par le Sénat et c'est préci-
sément le début de son rectorat que Regius choisit pour le
défier, en instituant une série de « Disputations » se rapportant
soi-disant à la médecine, mais s'étendant, en réalité, à L'ensemble
de la physique et même de la philosophie, bien que le recteur
1. Sur Voëtius on consultera les trois volumes que lui a consacrés M. I >uker(A. I |
souscetiire: Gisbertus Voëtius. Leyde, E. J. Brffi, in-8», t. 1. 1897; t. II. 1910;
t. III, 1911 (Cf. table ; V° Descartes). Ce passage a été cité par Busken lluet,
Het Land van Rcm.bra.nd II1, p. 98.
2. Né à Bourges, le 13 février 1610. Cf. Bulletin Eglises Wallonnes, t. IV, p. 1-28,
L'article de Gerlach (J. H.): Jean de Labadie à Middelbourg d'après des documents
inédits. Cf. aussi Bulletin Eglises wallonnes, t. 111, p. 104 et Catalogue de la Biblio-
thèque wallonne, t. I, pp. 30-31, 121 et s., etc.
3. Œuvres, t. III, p. 231.
540 DESCARTES EN HOLLANDE
eût cherché à l'en détourner ou, au moins, à le persuader de
ne défendre les doctrines nouvelles que sous forme de corollaires,
ainsi que le Sénat en avait décidé l'année précédente l.
Ces mémorables séances s'ouvrirent, le 17-27 avril 1641, en
présence d'un auditoire, où les théologiens étaient aussi nom-
breux que les étudiants en médecine. Regius présidait ; celui
qui soutenait les disputes sous lui était le jeune de Raey, qui
fut plus tard professeur à l'École Illustre d'Amsterdam, ancêtre
authentique de l'actuelle Université municipale de cette ville.
Cela n'alla pas sans un joli tapage, au cours duquel les vérités
ne parvinrent pas toujours aux oreilles des auditeurs sous la
forme dans laquelle elles avaient été émises : « Hinc indecorae
ortae sunt contentiones et clamores animorumque distractiones;
hinc carmina satyrica », dit gravement le récit officiel.
Regius avait à peine imprimé les premières thèses, qu'il les
envoie à Descartes en même temps que les secondes, en manuscrit,
avec les remarques de M. le Recteur Magnifique. Elles furent
soutenues le 5-15 mai avec non moins d'éclat que les premières,
mais causant autant de déplaisir aux professeurs de philosophie,
de médecine et de mathématique, qui se sentaient lésés dans
leurs droits par l'encyclopédisme envahissant de leur collègue.
Après les disputes de physiologie, il y en eut d'autres, raconte
Baillet 2 dans le cours de l'été, touchant les opérations de
l'Esprit... les Passions de l'Ame, la Substance, la Quantité, le
Mouvement... « Mais ses Thèses, quoyque corrigées par M.' Des-
cartes à qui il ne donna pas peu d'exercice pendant tout le
reste de l'année 1641, ne servirent qu'à augmenter la jalousie
qu'on avoit de sa réputation ». Toute la seconde partie du
volume III de la Correspondance est pleine, en effet, de ces
corrections et rectifications sur l'âme triple et l'animal-machine,
en latin toujours: «Je n'admets pas que la faculté végétative
et sensitive chez les animaux mérite le nom d'âme, comme
l'esprit dans l'homme. »
Dans la première épître importante, écrite à la réception de
thèses de mai, Descartes remercie Regius et de Raey d'avoir
voulu les mettre sous son nom. Il répond non seulement à eux,
mais aux remarques dont Voetius a enrichi les marges du manus-
1. Baillet, Vie de Descartes, t. II, pp. 139-149 et Œuvres de Descartes, t. III.
p. 365 et s.
2. Cf. Œuvres de Descartes, t. III, p. 367.
REGIUS ADVERSUS VOETIUM (1641) 541
crit : « Tout ce que vous m'enverrez je le lirai volontiers et,
avec ma franchise coutumière, je vous écrirai ce que j'en pense. »
Dans la lettre de novembre 1641, qui se rapporte, cette fois,
aux nouvelles thèses que de Roy fit soutenir à Utrecht, le 24 no-
vembre ou 3 décembre 1641, sur la circulation du sang, Des-
cartes félicite Regius d'avoir trouvé un appui dans l'échevin
van der Hoolck, avec qui il est lui-même en relation. Celles
qu'il fit soutenir le S décembre suivant (peut-être le 18 n. s.)
provoquèrent des querelles entre étudiants de philosophie, de
lettres, de droit et de médecine, beaucoup plus vives, surtout à
propos de l'homme-essence accidentelle et de l'union accidentelle
de l'âme et du corps, soutenue par Regius et qu'il maintient
malgré les objurgations que Voetius lui adresse, lorsqu'il le
reconduit chez lui. Descartes même, dans sa lettre de la mi-
décembre, donne raison, cette fois, à l'Adversaire et blâme la
malheureuse phrase : « Quod homo sit ens per accidens », contre
laquelle l'étudiant en philosophie avait argumenté avec tant
de succès en syllogismes, malgré les frottements de pieds de ses
camarades de médecine. L'ami fidèle suggère cependant divers
correctifs et lui dit qu'il sera toujours le bienvenu, s'il veut
venir à Endegeest en conférer avec lui 1.
Il regrette qu'il n'ait pu venir aux vacances de Noël et du
Nouvel an, car il aurait voulu discuter la conduite à tenir
envers Voetius 2. Ayant appris que leurs ennemis communs
avaient triomphé et qu'on interdisait à Regius d'enseigner la
doctrine nouvelle, il l'engage à se rire d'eux, car leur haine ouverte
est plus glorieuse que l'approbation des ignorants. Rien d'éton-
nant à ce que, avec le seul concours de la vérité et de quelques
amis, on ne puisse pas triompher en un lieu où tout se décide
à la majorité des voix. Il lui demande ce qu'il a décidé.
Voetius n'avait pas laissé de répliquer aux thèses du Carié-
sien, en ajoutant trois corollaires à celles que lui-même avait
fait soutenir par ses élèves, les 18 et 24 décembre (v. s.) 3. Le
premier corollaire ne le vise qu'indirectement, en s'attaquant
1. Œuvres, t. III, p. 462.
2. Ibid., p. 486.
3. Dans le Supplément (1913) aux Œuvres de Deseartes. M. Adam écrit
(p. 6) : «Le plus important des opuscules auxquels il collabora de la sorte, est un
Appendice aux thèses des 23 et 2 1 décembre 1641, qui pa-ut au commencement de
1642 ; par malheur, nous n'avons pu, malgré nos recherches, en retrouver aucun
imprimé ». Or, ^rai c aux Indications de M. de Waard, j'ai pu lire Y Appendice à la
Bibliothèque de l'Université d'Utrecht.
542 DESCÂRTES EN HOLLANDE
à Gorleus, auteur de la fameuse proposition sur l'unité acci-
dentelle de l'être humain. Le Second corollaire est bien plus
important et bien plus intéressant, parce qu'il nie le mouvement
de la terre et parce que l'intolérance protestante rejoint ici
l'intolérance romaine, en s'exprimant en la même langue, dans
tous les sens du mot : IL «Le mouvement de rotation diurne
et annuel dé la Terre (que de notre temps Kepler et quelques
autres mathématiciens ont tiré des ténèbres de l'oubli), répugne
directement et évidemment à la vérité divine révélée dans la
Sainte Écriture, etc. » x
A défaut d'oser le proclamer lui-même, Descartes faisait
donc enseigner le mouvement de la terre par ses disciples des
Universités hollandaises, et l'opposition de Voetius ne pouvait
que lui être agréable, car il écrivait, un an auparavant, à Mer-
senne 2 : « Je ne suis pas marry que les Ministres fulminent
contre le mouvement de la Terre; cela conviera peut-estre nos
Prédicateurs à l'approuver. Et à propos de cecy, si vous écrivez
à ce Mjedecin] du C[ardinal] de B[aigné], je serois bien aise
que vous l'avertissiez que rien ne m'a empeSché jusques icy
de publier ma Philosophie que la deffense du mouvement de
la Terre, lequel je n'en sçaurois séparer, à cause que toute ma
Physique en dépend, mais que je seray peut-estre bien-tost
contraint de la publier, à cause des calomnies de plusieurs qui,
faute d'entendre mes principes, veulent persuader au monde
que j'ay des sentimens fort éloignez de la vérité. »
Régius, ayant surpris à l'imprimerie les corollaires, va les
porter à l'échévin van der Hoolck, qui s'en irrite et demande
à Yoetius d'en modifier un peu le libellé, pour ne pas froisser
le médecin, ce à quoi le théologien consentit. La soutenance
du 18 décembre n'en fut pas moins agitée et Voetius, qui la
présidait, étant embarrassé par l'ardeur avec laquelle un opposant
défendait la philosophie nouvelle, « l'interrompit brusquement
pour dire que ceux qui ne s'accommodoieiit pas de la manière ordi-
naire de philosopher, en attend oient une autre de M. Descartes,
comme les Juifs attendent leur Elie, qui doit leur apprendre
toute vérité. » 3 On voit donc combien les Universités hollan-
1. Baill de Deséartés, t. II, p. 1 in et Œuvres, t. III, p. 487.
2. Œuvres de Descàrtés, t. III, p. 258.
3. Baillet, loco cil., l>. 117-1 18, cité au t. III, p: 490 'des Œuvres de Descartes.
REGIUS ADVERSUS VOETIUM (1641) 543
daises étaient, à ce moment-là, ouvertes aux idées françaises
contemporaines.
Regius rend compte à son maître de ce qui se passe : on
dirait vraiment que Descartes enseigne à l'Université d'Utrecht
par personne interposée. L'échevin van der Hoolck semble
plus tiède et préconise le silence. Le capitaine Alphonse de
Pollot, qui habite Utrecht, s'intéresse aussi à l'affaire, en qualité
de philosophe, de mathématicien et d'ami de Descaries, à qui
il a rapporté de vive voix ce qui s'est passé. Il engage Regius
à garder le silence pendant quelque temps, à s'abstenir
de disputes publiques x et a ne pas jeter de l'huile sur
le feu. Descartes conseille de céder sur les Formes subs-
tantielles et les Qualités réelles, objet du troisième corol-
laire de Voet : dans les Météores même (p. 164 de l'édition fran-
çaise), elles ne sont pas absolument repoussées, quoi qu'elles
n'y soient pas tenues pour nécessaires. Mais ce qui est fait est
fait ; il faut veiller à défendre maintenant, le plus modestement
possible, les vérités proposées et ne pas oublier que rier n'est
plus louable chez un philosophe que la confession spontanée
de ses erreurs.
Pour le « ens per accidens», qu'il avoue franchement n'avoir
pas bien compris ce terme de l'École et qu'il ne perde aucune
occasion d'affirmer que l'homme est véritablement un être en
soi et non par accident, que l'âme est unie au corps réellement
et essentiellement. Avec beaucoup de prudence, l'auteur des
Meditationes s'efforce de dissuader Regius de publier sa réponse
écrite à Voetius ; il la trouve trop dure, pas assez claire ; on
sent qu'elle a été écrite par un esprit fatigué et sous l'empire
de l'indignation. Descartes se donne la peine de refaire au
courant de la plume, en français ou en latin, comme cela lui
vient 2, une réponse à Y Appendix ad Corollaria Theologico-
Philosophica, dans lesquelles sont contenues les thèses soutenues
par van den Waterlaet, de Gemert, les 23 et 2 I décembre (v. s.) :
« Je voudrois, après, commencer par une honneste lettre à
Monsieur Voëtius, en laquelle je dirois qu'ayant vcii fëS tres-
doctes et très-excellentes et tres^siïbtites Thèses qu'il a publiées
touchant les Formes substantielles et autres matières appar-
1.' (if. Œunrrs, I. III. ,,. 191. ■ '
1!. Kt aussi pour empêcher qua Regius ne reeppie le projet de réponse Ul que]
'((ËttOrè&l t: III, p- 494):
544 DESCARTES EN HOLLANDE
tenantes à la Physique et qu'il a particulièrement adressées
aux Professeurs en Médecine et en Philosophie de cette Univer-
sité, au nombre desquels je suis compris, j'ay esté extrêmement
aise de ce qu'un si grand homme a voulu traitter de ces matières...
Et mesme, que je me suis réjouy de ce que la pluspart des opinions
qu'il a voulu deffendre en ces Thèses, estant directement con-
traires à celles que j'ay enseignées, il semble que c'a esté par-
ticulièrement à moy à qui il a adressé sa Préface et qu'il a
voulu par là me convier à luy répondre... Que je m'estime bien
glorieux de ce qu'il m'a voulu faire cet honneur. »
On n'est pas plus poli, et c'est le bel air de la Cour de France
introduit dans la rudesse des Universités. Il renonce à opposer
d'autres thèses à ces thèses et d'autres disputes à ces disputes,
parce que celles de Voetius se déroulent dans le calme dû à
ses « qualitez de Recteur et de Ministre »,-.« sa grande pieté,...
son incomparable doctrine » , « au lieu que, n'ayant point le
mesme respect pour moy, poursuit le pseudo-Regius, deux ou
trois fripons, que quelque ennemy aura envoyez à mes disputes,
seront suffisans pour les troubler et ayant éprouvé cette fortune
en mes dernières, je croyrois m' abaisser trop et ne pas assez
conserver la dignité du lieu que nostre tres-sage Magistrat m'a
fait l'honneur de vouloir que j'occupasse en cette Académie,
si je m'y exposois d'orénavant... Ces faiseurs de bruit ayant
tousjours interrompu nos réponses, avant que de les avoir pu
entendre, il a esté tres-aisé à remarquer, que nous n'avons
point donné occasion à leur insolence par nos fautes, mais
qu'ils estoient venus à nos disputes, tout à dessein de les trou-
bler et d'empescher que nous ne pussions avoir le temps de
faire bien entendre nos raisons. Et l'on ne peut juger de là
autre chose, sinon que mes ennemis, en se servant d'un moyen
si séditieux et si injuste, ont témoigné qu'ils ne cherchent
pas la vérité et qu'ils n'espèrent pas que leurs raisons soient
si fortes que les miennes, puisqu'ils ne veulent pas qu'on les
entende. »
Comme les faiseurs de bruit sont les élèves et les amis de
Voet, celui-ci n'en sera pas moins atteint à travers les flatteries,
dont la moindre n'est pas le « patronum fautorem amicis-
simum » de la fin. L'auteur du projet blâme autant que Voet
les jeunes gens qui, possédant à peine les éléments de la philo-
sophie, sifflent toute la doctrine de l'École sans en comprendre
REGIUS ADVERSUS VOETIUM (1611) 515
même les termes, mais il n'entend pas qu'on applique cette cri-
tique à ses seuls auditeurs «car, dit-il, j'aydéjasceti que quelques-
uns, estant jaloux de voir les grans progrez que mes auditeurs
faisoient en peu de tems, ont tàsché de décrier ma façon d'en-
seigner, en disant que je negligeois de leur expliquer les termes
de la Philosophie et, ainsi, que je les laissois incapables d'entendre
les livres ou les autres Professeurs et que je ne leur apprends
que certaines subtilitez, dont la connoissance leur donnoit,
après cela, tant de présomption qu'ils osoient se mocquer des
opinions communes . Et, pour ce sujet, je me persuade que
Monsieur Voëtius (ou Rector Magnificus etc. ; donnez-luy les
titres les plus obligeans et les plus avantageux que vous pour-
rez) \ ayant esté averty de cette calomnie... a voulu... me
donner occasion de m'en purger ; ce que je feray facilement
en faisant voir que je ne manque pas d'expliquer tous les termes
de ma profession , lors que les occasions s'en présentent , bien
que j'aye encore plus soin d'enseigner les choses. » 2
Dans la suite, Descartes oublie presque qu'il est devenu de
Roy et dit : « Et je veux bien confesser que, d'autant que je
ne me sers que de raisons qui sont tres-evidentes et intelli-
gibles à ceux qui ont seulement le sens commun, je n'ay pas
besoin de beaucoup de termes étrangers pour les faire entendre ; et
ainsi, qu'on peut bien plutost avoir apris les veritez que j'enseigne
et trouver son esprit satisfait touchant toutes les principales
difficultez de la Philosophie, qu'on ne peut avoir apris tous les
termes dont les autres se servent pour expliquer leurs opinions
touchant les mesm.es difficultez et avec tous lesquels ils ne
satisfont jamais ainsi les esprits qui se servent de leur raison-
nement naturel, mais les remplissent seulement de doutes et de
nuages. » 3
Le reste du projet de réponse, en latin cette fois, est une
attaque plus vive encore contre l'abus des mois dont se mourait
la philosophie de l'École : « Ces pauvres entités, qu'on appelle
formes substantielles et qualités réelles», ne servent qu'à aveu-
gler les esprits des étudiants et à leur donner celte docte igno-
rance que blâme le Recteur Magnifique ; ii ne peut croire que
celui-ci ait voulu désigner la philosophie qu'enseigne Regius
1. Œuvres, t. III, p. 498.
2. Ibid., p. 499.
3. Ibid.
35
546 DESCARTES EN HOLLANDE
en parlant de « cette ignorance idiote, sauvage et orgueil-
leuse. »
La réponse sur le mouvement de la Terre est assez ambiguë.
Descartes oublie encore une fois qu'il écrit pour le compte d'un
autre et parle de « nostra Meteora » et de la Dioplrique, mais il
s'arrête, il a été plus long qu'il ne pensait et, avec cela, il n'est
même pas sûr que Regius se servira de ces notes, mais si ce
dernier en exprime le désir, il les continuera dans la langue que
le professeur d'Utrecht préférera1. Qu'il en parle avec l'ami van
Leeuwen, « leur Nestor », ou avec Aemilius, mais surtout,
« manifester de la vénération pour Voetius et éviter jusqu'au
soupçon de l'ironie, afin d'être dans une position d'autant
meilleure, s'il faut un jour changer de style ».
1. Œuvres, t. III, p. 509.
CHAPITRE XVII
DESCARTES CONTRE VOETIUS
Il arrivera un moment où le philosophe ne pourra plus se +
contenter d'armer son partenaire et où il devra entrer lui-
même en liée pour rompre des lances avec le grand adversaire
et ses partisans, d'autant plus que Regius a l'air de faiblir
un peu : il craint de perdre sa place, et Descartes est obligé de
le gourmander, tout en stimulant son courage x : « Je ne savais 4
pas, lui dit il, toujours en janvier 1642, que cet homme régnât
dans votre ville, que je supposais plus libre, et j'ai pitié d'elle,
si elle soutient un pédant aussi vil et un aussi misérable tvran. »
Voilà le fonds de sa pensée et néanmoins il continue à exhorter
à la patience et à la modération. Toute cette polémique n'est
guère dans son tempérament, mais il s'y est trouvé engagé
malgré lui et les qualités combatives du Français ne lui per-
mettent pas de céder la place.
« Peut-estre que ces guerres scholastiques, écrit-il d'Ende-
geest à Huygens, le 31 janvier 1642 2, seront cause que mon
Monde se fera bientost voir au monde et je croy que ce seroit
dés à présent, sinon que je veux auparavant luy faire aprendre
à parler latin; et je leferay nommer Summa Philosophiae, affîn
qu'il s'introduise plus aysement en la conversation des gens
ide l'escole, qui, maintenant, le persécutent et taschent à l'étouf-
fer avant sa naissance, aussy bien les Ministres que les Jésuites.
Mr de Pollot vous en peut dire des nouvelles de ce qu'il a vu
.à Utrecht, où il a aydé à combatre pour moy. »
Les conseils de modération prodigués par Descartes, par
1. J'accepte l'hypothèse formulée à la p. 519 du t. III par .MM. Adam et Tannery,
et je détache, du projet de réponse à Voetius, la fin, comme étant une lettre nou-
velle, en réponse à une communication de Regius (t. III, pp. 509-510).
2. Ibid., p. 523.
5 18 DESCAHTES EN HOLLANDE
Aemilius, par van der Hoolck, n'arrêtèrent pas l'impétueux
Regius et il lit mettre sous la presse sa « Responsio seu Notât
in appendicem ad Corollaria iheologico-Philosophica », qui en
sortit le 16 février.
Descartes l'en félicite en latin, dans ces termes : « D'après ce que
j'entends dire par nos amis, personne qui ne loue vivement
votre réponse à Voetius, personne qui ne se moque de lui et
qui ne dise que lui-même désespère du succès de sa cause, puisque
le Magistrat n'a pas la force de la défendre. Les formes substan-
tielles, elles-mêmes, éclatent et on dit ouvertement que si toute
notre Philosophie explique ainsi le reste des choses, tout le
monde l'embrasserait. » x
Malheureusement Regius avait confié sa Responsio à un
imprimeur catholique, travaillant pour le compte d'un libraire
« remonstrant ». 2 II fut trahi.
Le Sénat s'inquiète et s'assemble, nomme une commission
pour s'aboucher, le 24 février, avec le Magistrat et le prier de
mettre iin aux querelles provoquées par l'introduction de la
j Philosophie nouvelle dans l'Université. Le Sénat de la ville
(nous dirions le Conseil) prit un arrêté, traduit du flamand en
latin le 1er, publiéle 15 mars 1642, confié à l'examen d'un comité
de professeurs, approuvé par eux le surlendemain et que nous
appellerons, pour cette raison, avec Descartes3, le jugement de
l'Université. Celui-ci condamne la philosophie nouvelle, sans du
reste la réfuter ni nommer Descartes, mais comme étant l'étincelle
capable d'allumer l'incendie qui pourrait détruire cette institu-
tion encore au berceau, semer la discorde entre les étudiants, les
faire émigrer vers d'autres provinces. Les signataires engagent les
professeurs à faire détruire les exemplaires de la Responsio. à
en faire interdire la lecture et aviser aux moyens d'empêcher
le « propugnator novae philosophiae », qui n'est pas nommé,
mais qu'on devine être Regius, de répandre par ses cours la
mauvaise doctrine. Le texte flamand est signé par Voetius.
Schotanus, de Maets ou Dematius, Liraeus et même Aemilius.
En suite de quoi, la délégation du Sénat et du Magistrat
cita devant elle le coupable et lui intima l'ordre de s'abstenir
1. Œuvres, t. 111. p. :>2<s.
2. Cf. plus haut, p. '1 16.
3. CA. Œuvres, l. VIII, 2" partie, p. 209 : Lettre apologétique aux Magistrats
d'Ulrecht. Le texte du jugement est publié au t. 111, p. 531.
JUGEMENT DE L'UNIVERSITÉ d'uTRECHT (1642) 51'.)
à l'avenir de disputes philosophiques et de se tenir dans les
limites de la Médecine et de la Botanique \ Selon Baillet, le
Magistrat avait fait saisir 130 exemplaires du livre chez le
libraire, qui, le premier jour, en avait débité 150, tant était
vif aux Pays-Bas l'intérêt suscité par cette polémique. « De
sorte que ce qui resta d'exemplaires devint exorbitamment
cher et fit rechercher le livre comme une chose très-rare et trés-
précieuse. » 2
C'est ce que prévoit Descartes, en félicitant son ami de
souffrir la persécution pour la cause de la vérité. Rien de 4
plus utile à la vente que la saisie d'un livre et c'est une
faveur que beaucoup d'auteurs envient. Le public s'indigne
de ce que Voetius ait pu traiter son adversaire de bête féroce.
« Sa colère vient de ce que votre philosophie est plus vraie qu'il
ne le voudrait et que ses raisons sont si évidentes qu'elle évince
l'erreur sans avoir même à la combattre. » 3 Descartes a con-
fiance dans la sagesse du Magistrat et en particulier de van
der Hoolck. Si même, en mettant les choses au pis, Regius
était destitué, couvert de gloire, il n'aurait pas de peine à trouver
à se placer ailleurs. La lettre est destinée à être montrée à van
der Hoolck et c'est pourquoi elle contient ce vœu que la ville
d'Utrecht puisse se vanter auprès de la postérité d'avoir été
la première à admettre l'enseignement public de la Philoso- -
phie cartésienne 4. Ce qu'on lui reproche, c'est d'être nouvelle,
mais cela n'est-il pas au contraire à son honneur, si elle est à J
la fois nouvelle et vraie, alors que d'autres tirent déjà vanité
d'émettre des opinions nouvelles et fausses ?
L'objection que la présence de Regius ferait fuir les étudiants
n'est pas plus fondée, puisqu'il est prouvé au contraire qu'il
attire de nombreux auditeurs et des meilleurs, séduits par les
doctrines récentes, qui ne répugnent qu'aux maîtres d'école
parvenus à quelque renommée par une fausse science 5. Au
fond, Descartes n'est pas si rassuré sur ce procès universitaire
qu'il le feint vis-à-vis de son disciple et dans le dessein de calmer
les appréhensions de ce dernier. A l'ami Pollot, il ne dissimule
pas ses craintes 6 : « On ne dit rien moins à Leyde, si non qu'il
1. Œuvres, t. III, p. 533.
2. Ibid., p. 534.
3. Ibid., p. 537.
4. Ibid., pp. 538-539.
5. Ibid., ]>. 541.
G. Ibid., p. 550.
550 DESCARTES EN HOLLANDE
[Monsieur le Roy] est desja demis de sa Profession, ce que je
ne puis toutesfois croire ny mesme m'imaginer que cela puisse
jamais arriver et je ne voy pas quel prétexte ses ennemis auroient
pu forger pour luy nuire. Mais, quoy qu'il arrive, je vous prie
de l'assurer, de ma part, que je m'employeray pour luy en tout ce
que je pourray, plus que je ne ferois pour moy-mesme, et qu'il ne
se doit nullement fascher, pour ce que cette cause est si célèbre
et si connue de tout le monde qu'il ne s'y peut commettre
aucune injustice qui ne tourne entièrement au desavantage de
ceux qui la commettroient et à la gloire et mesmes peut-estre,
avec le temps, au profit de ceux qui la soufîriroient... ». « On
m'a assuré qu'ils ont fait une Loy en leur Académie, par laquelle
ils defîendent expressément qu'on n'y enseigne aucune autre
4- Philosophie que celle d'Aristote. »
C'est bien en effet ce qu'a décidé, le 17 mars 1642, l'assemblée
du Sénat en condamnant la Responsio 1 : « Tertio : le Sénat
rejette cette Philosophie nouvelle, d'abord parce qu'elle s'oppose
t à la vieille Philosophie qu'ont enseignée, dans leur souveraine
sagesse, jusqu'à présent, les Universités du Monde entier et
qu'elle en sape les fondements; ensuite, parce qu'elle détourne
la jeunesse de la vieille et saine Philosophie et l'empêche de
s'élever aux sommets de l'érudition...; enfin, parce que diverses
opinions fausses et absurdes sont professées par elle ou peuvent
en être déduites par une jeunesse imprudente et que ces opi-
nions répugnent aux autres disciplines et facultés, en particulier
- à la Théologie orthodoxe. »
Seuls, Aemilius et Cyprien Regneri 2, qu'il ne faut pas confondre
avec Henri Reneri, depuis longtemps décédé, protestèrent contre
cette exécution de la Responsio, mais « tant de fiel entre-t-il
dans l'àme des dévots ? », Voetius ne fait, même pas grâce à
son adversaire tombé, et, d'autant plus libre qu'il n'est plus
recteur, il lance encore sur lui son fils Paul Voet qui, né en
1619, était devenu, le 19 mars 1641, professeur de métaphy-
sique à l'Université d'Utrecht.
L'entrée en jeu de ce nouvel adversaire provoque l'hilarité
de Descartes : « J'ai lu les thèses de l'enfant Voetius 3, je veux
1. On trouvera le texte latin complet au t. III, pp. 552-553.
2. Ab Oosterga, Frison de naissance.
3. Œuvres, t. III, p. 558. La plaisanterie est plus drôle en latin : * Legietrisi
tum thèses Voëtii pueri, sive infantis, filii volui dicere..., etc. »
UNE LETTRE DE VAN BAERLE (10 MARS- 1642) 551
dire du fils Voetius, ainsi que le jugement de votre Académie
et j'en ai bien ri... » Il approuve la conduite d'Aemilius et de
Cyprianus, il gronde Regius de se faire tant de souci et il lui
annonce que l'Adversaire fait préparer, par un moine converti,
une nouvelle réponse, qui s'appellera YAppendix Voelii. Il lui
conseille de s'incliner provisoirement et de ne plus enseigner
que la médecine d'Hippocrate et de Galien, rien de plus.
« Si les étudiants vous demandent davantage, récusez-vous
poliment, en disant que cela ne vous est pas permis... Calmez-
vous, je vous en prie, et riez donc... Vous vaincrez, en fin de
compte, pourvu que vous gardiez le silence en ce moment,
mais, si vous préférez recommencer la lutte, fiez-vous à votre
bonne fortune. » 1
Toute la Hollande lettrée et savante se passionne pour le
débat, sauf toutefois l'excellent poète latin Gaspar van Baerle 2,
qui enseignait la philosophie à l'École Illustre d'Amsterdam
où, depuis le 9 janvier 1632, il était devenu le collègue de G. J.
Vossius 3. Il était l'ami de P. C. Hooft et un des plus beaux
ornements de ce Muiderkring, du cercle littéraire du château
de Muiden dont nous avons parlé. A Jean de Wicquefort,
qui lui a envoyé tous ces factums imprimés, van Baerle répond
par le spirituel billet que voici, daté du 10 mars 1642 :
« Monsieur,
« Je vous remercie très humblement de ce que vous m'avez
envoie ces écrits de controverse. Je les ai lu avec la même
avidité que nous avons coutume de manger des huîtres fraîches.
Mais, pardonnez, je vous prie, l'aveu que je vous fait: je n'es-
time pas tant les formes substantielles ou essentielles que je
croie qu'il soit maintenant tems de déclarer mon sentiment sur
ce sujet. Vous sçavez bien que je ne suis pas sur un pied à pou-
voir condamner Aristote, sans l'avoir entendu, et que je ne me
suis pas engagé non plus à le suivre. J'ai quelque chose à dire
sur le sentiment du sçavant Descartes, mais je le dirai lorsqu'il
sera tems et qu'il se sera expliqué plus au long et plus claire-
ment... » 4
1. Œuvres, t. III, p. 560.
2. Voyez sur lui la notice de "\Yorp dans le Nieuw Xcd. Jiiogr. \Ydb., t. II, col. 67
à 70.
3. Voir plus haut, au livre II, pp. 175, 315 n. 1 etc.
4. Lettres de M. J. de Wicquefort... avec les réponses de M. G. Barlée. 3a éd.
A Amsterdam, chez Balth. Lakeman, 1696 : à Leyde chez Jean et Henri Verbeek,
1722, p. 158 ; d'après une copie communiquée par M. de "NYaard.
552 DESCARTES EN HOLLANDE
Ceci n'allait pas tarder, et Descartes devait le faire d'abord
dans sa fameuse lettre latine au Père Dinet de la Société de
Jésus, Provincial de France, publiée à la suite des Objedioncs
Seplimae, achevées d'imprimer par Louis Elzevir , à Amsterdam,
vers la mi-mai 1642 1. Comme l'écrit Huygens, le 26 de ce
mois, Descartes y a bien raconté ce qui s'est passé entre lui
cl ses adversaires « tant de ça que delà ». Celui-ci y insiste sur
l'attraction que sa philosophie exerce sur les jeunes, maîtres
et élèves 2. Le portrait qu'il trace de Voetius est si ressemblant
qu'on ne peut manquer de le reconnaître, bien qu'il ne soit pas
nommé : « Il passe pour théologien, orateur, disputateur ; il
s'est concilié les petites gens en étalant une piété fervente et
un zèle indomptable pour la religion, en attaquant les gouver-
nants, l'Église Romaine et toute opinion différente de la sienne
propre, en chatouillant les oreilles de la populace par des
brocards de bouffon. Il édite chaque jour des pamphlets qui
ne sont lus de personne, citant des auteurs qu'il ne connaît
peut-être que par leur table des matières et qui plaident plus
souvent contre lui que pour lui, parlant avec autant de pré-
somption que de maladresse de toutes les sciences, comme
s'il les savait et, par là, ne passant pour savant qu'auprès des
ignorants...»3 Descartes ne l'accuse pas d'avoir provoqué par
ses amis les frottements de pieds qui ont troublé les soutenances
de Regius, mais il constate qu'avant ce Rectorat cela ne s'était
pas produit. L'auteur de l'Epître se prévaut, pertinemment, du
fait que Regius a été condamné par le Sénat sans même avoir été
entendu ou avoir été convoqué par le Recteur, qui fut à la
fois président du tribunal académique et accusateur.
Le philosophe reproduit alors la décision du Sénat, du
17 mars 1642, pour que personne ne puisse, dire, si par aventure
tous ces écrits se perdent, que la philosophie cartésienne a été
condamnée à Utrecht par bonnes et valables raisons, mais il
omet le nom de la ville, qu'il n'était pas très difficile, pour les
lecteurs hollandais du moins, de suppléer. Il relève les trois
chefs d'accusation contenus dans le jugement et les réfute,
sentant bien que c'est lui, plutôt que. Regius, qui est l'accuse
1. Avant le 2G, en tous cas. Cf. la lettre de Huygens dans Œuvres de Descartes,
t. 111. p. 564. Le texte de la lettre de Descartes au P. Dinet est au t. VII, pp. 5G3-603
et les passages qui nous intéressent ici aux pp. 582-599. Cf. aussi t. VIII, p. 209.
2. Œuvres, t. VII, pp. 575-577.
3. Ibid., p. 584.
ARRÊT DU CONSEIL D'UTRECHT (12 AOUT 1012) 553
et le condamné ; mais, pourquoi le faire dans une lettre à un
Jésuite français? C'est qu'il craint, comme dans Le cas du mou-
vement de la terre, la concordance et l'alliance des deux ortho-
doxies, des partisans protestants et catholiques du principe •
d'autorité en matière de science et de philosophie.
Tout cela n'est, pour un an encore, que l'attaque indirecte ;
Regius reste au premier plan, comme protagoniste. Le récit des
faits, établi par le philosophe dans sa lettre au P. Dinet a
plu au disciple 1, autant qu'elle a déplu à Voetius.
Ce dernier fait convoquer le Sénat académique qui, assemblé
le 29 juin 1642, nomme une commission de quatre membres
pour examiner les injures à l'adresse de l'Université d'Utrechl
contenues dans la lettre de Descartes au P. Dinet2. Cette assemblé
y reviendra encore, un an après, le 6 mars 1643, pour approuver
l'historique officiel de la querelle ou Testimonium Academiae
Ultrajectinae et Narratio historien qaa defensae, qua exterminatae
novae Philosophiae (Utrecht, 1643) 3, rédigé par Paul Voet,
le fils de Gisbert. Cet auxiliaire de vingt-trois ans ne suffisait
pas au vieux théologien. Il en trouva bientôt un autre dans la
personne de son ancien élève Martin Schoock, alias Schoockius, {
devenu professeur à l'Université de Groningue. Celui-ci, que
Piegius appelle dans ses lettres « le Moine renégat », étant venu
à Utrecht, se serait laissé persuader, en juillet 1642, à la suite
d'un somptueux repas que lui offrit Voetius, de prendre la
plume contre l'épître à Dinet, et il emporta les document s.
D'autre part le théologien, qui soupçonne avec raison le médecin
d'en avoir fourni à Descartes les éléments, s'efforce d'obtenir la
destitution de celui qu'il accuse d'être un traître, d'autant
plus qu'il continue à exposer les doctrines nouvelles en regard
de celles d'Hippocrate, de Galien et d'Aristote '.
Un nouvel arrêt du Conseil de la Ville d'Utrecflt, en date du
12 août 1642, conclut un peu prématurément à la fin de l'intrus*
c'est-à-dire de la philosophie nouvelle, et fulmine une peine 4
exceptionnelle de cent florins, sans préjudice des amendes
antérieurement promulguées, contre l'importation, l'impression,
la vente et la propagation de toute espèce de libelles diffa-
1. Cf. Œuvres, t. III, p. 5G5.
2. Ibid., p. 568.
3. Ibid., p. 569.
4. Ibid., p. 57 1.
554 DESCARTES EX HOLLANDE
natatoires , ou autres écrits de « même farine t (sic), lancés
contre les thèses ou corollaires proposés pour la dispute publique
par MM. les professeurs ou les étudiants. Vaine digue opposée
conjointement par le Magistrat et le Sénat à la marée montante
des vérités nouvelles. Bien plus, la résistance qu'elle rencontre
■ lui fait redoubler ses efforts pour en triompher.
Le livre de Schoockius commence déjà à s'imprimer, mais,
les premières feuilles que Descartes a pu se procurer chez
Waesberge, on ne sait par quel artifice, ne portant point de
nom, le philosophe a de bonnes raisons de le croire entièrement
de la main de Voetius. Cette fois il ne s'agit plus de Regius,
est l'auteur de la Méthode qui est ouvertement visé, déjà
par le seul libellé du titre : Philosophia Cartesiana sive Admi-
randa Melhodus novae Philosophiae Renati Descartes (Utrecht,
Waesberge, 1643). Ce dernier mande à ce propos au P. Mersenne,
d'Endegeest, le 7 décembre 1642 : « Le livre de Voetius contre
moy est soubs la presse, j'en ay veu les premières feuilles ; il
l'intitule : Philosophia Cartesiana. Il est environ aussy bien
fait qu'un certain Pentalogos \ que vous avez veu il y a deux
ans, et je ne daignerois y respondre un seul mot. si je ne regar-
dois que mon propre interest ; mais, pource qu'il gouverne
le menu peuple 2, en une ville où il y a quantité d'honestes gens
qui me veulent du bien et qui seront bien ayses que son autho-
rité diminue, je seray contraint de luy respondre en leur faveur
et j'espère faire imprimer ma response aussy tost que luy son
livre, car elle sera courte et son livre fort gros et si impertinent,
qu'après avoir examiné les premières feuilles et avoir pris
occasion de là de luy dire tout ce quejecroyluy devoir dire, je
negligeray tout le reste, comme indigne mesme que je le lise.»3
Voetius n'a pas hésité de nouveau à essayer d'associer le très
docte Mersenne à sa cause et à accuser Descartes de se réfugier
dans le sein des Jésuites pour échapper aux coups du Minime,
ce qui provoque l'indignation particulière du philosophe et
amène une protestation du religieux.
Il est venu à celui-là un autre allié inattendu, dans la personne
1. Allusion à l'œuvre d'un « chvmiste boemien, demeurant à La Haye », que je
ne puis identifier autrement. Cf. Œuvres de Descartes, t. III, p. 249. Lettre du 3 dé-
cembre 1640.
2. Le» menu peuple » tenait en effet avec les orthodoxes, pour les princes d'Orange,
contre l'aristocratie bourgeoise qui gouvernait les villes.
3. Œuvres, t. III, pp. 598-599.
ARRÊT DU CONSEIL d'uTRECHT (12 AOUT 1642) 556
de l'ancien pasteur français de l'Eglise Wallonne : Samuel Des-
marets ou Maresius, né à Oisemont le 9 août 1599 (mort en
1673), qui avait été d'abord professeur de théologie à l'Aca-
démie de Sedan 1; il était pasteur à Maestricht en 1629, puis à
Bois-le-Duc, le 29 janvier 1636, où il fut installé le 18 mai ;
le 18 décembre 1642, il avait été appelé, nous l'avons vu au
livre II 2, comme professeur, à l'Université de Groningue. Peu
avant, il avait été impliqué dans l'affaire de la Congrégation
de Marie et il est accusé par Voet d'orthodoxie insuffisante,
dans un écrit qui s'imprime en même temps que l'attaque
contre Descartes. Ce dernier a réussi à en surprendre aussi 3
les premières feuilles qu'il s'empresse de communiquer à son
compatriote Desmarets. Il offre à celui-ci une alliance défensive,
dont le pasteur accepte le principe : « A cause que je croy, lui
écrit le philosophe, qu'ils [c'est-à-dire les deux livres de Voetius]
se suivront l'un l'autre de fort prés, mon opinion est que.
j'employeray deux ou trois pages en ma réponse, pour dire
mon avis de vostre différent, puis que vous ne l'avez pas
désagréable et ce qui m'y oblige le plus est que ce que j'écriray
sera publié en Latin et en Flamand, car je croy qu'il est à
propos que le peuple soit desabusé de la trop bonne opinion
qu'il a de cet homme. » 4
(f Je ne crains autre chose, mande Descartes à Merseune, le
4 janvier 1643 5, sinon qu'il ait quelque ami qui luv conseille
de le supprimer, avant qu'il soit achevé et ainsy qu'il me face
perdre 5 ou 6 feuilles de papier que j'ay desja brouillées, non
pas pour lui respondre, car il ne dit rien qui mérite response,
mais pour faire connoistre sa probité et sa doctrine. »
« Le titre du livre de Voetius contre moy, écrit-il encore
au même correspondant, le 23 mars suivant, toujours d'En-
degeest 6 est Admiranda Methodus novae Philosophiae Renati
Des Cartes 7 et, au dessus de toutes les pages, il a fait mettre
1. .J'ai eu sous les yeux un reçu signé de lui en cette qualité, à la date du 10 jan-
vier 1629, dans le ms 44421 à la Bibliothèque de la Société d'Histoire du Protestan-
tisme français, 54, rue des Saint-Pères, Paris.
2. Cf. p. 304 et Bulletin Eglises Wallonnes, t. III, p. 30; Haag, La France
Protestante, 2e éd., t. V, col. 320 et s.
3. Par quels moyens, il prétend ne pas le savoir, disons qu'il aime mieux ne pas
le savoir, t. III, p. 606.
4. Œuvres, t. III, p. 607.
5. Ibid., t. III, pp, 608-609.
6. Ibid., t. III, pp. 642-643.
7. L'ouvrage, d'après M. Adam, est extrêmement rare en Hollande, où l'on n'en
connaît qu'un exemplaire dans une bibliothèque privée. Il y en a deux, au moins
556 DESCARTES EX HOLLANDE
« Philosophia Cartesiana », ce qu'il a fait pour faire vendre le
livre sous mon nom et je vous en avertis, afïin que vous puissiez
détromper ceux qui, ayant vu ce titre, pourroient croyre que
ce fust quelque chose de moy. »
Descartes sait maintenant que c'est Schoockius, qu'il appelle
« le badin de Groningue », qui servira de prête-nom à Voetius :
« vous verrez peut estre par ce qui réussira du livre que Voetius
a fait contre moy, sous le nom de ce badin de Groningue, que
les Catholiques ne sont point haïs en ce pais. Ce livre est extrê-
mement infâme et plein d'injures sans aucune apparence de
vérité ny de raison... mais, pour ce que j'ay des amis à qui il
importe que Voetius soit decredité, je fais imprimer une res-
ponse contre luy, qui ne le chatouillera pas. » l
A la fin de mai 1643, elle parut, cette fameuse réponse,
« chez Louys Elzevier, marchand libraire à Amsterdam », alors
que Descartes s'est rapproché de. cette ville, en s'installant
+ pour un an à « Egmont op de Hoef » 2.
UEpistola Rexati Des-Cartes ad celeberrimum Virum
D. Gisbertum Voetium,... in quâ examinantur duo libri, imper
pro Voetio Ultrajecti sirnul editi : imus de Conj rater nitcde Ma-
rianâ, aller de Philosophia Cartesiana 3, parut simultanément
en latin et en hollandais (Briej van René Des Cartes, aen
D. Gisbertus Voetius, etc.), cette dernière version étant évi-
demment une traduction.
en France, à la Bibl. V. Cousin, à la Sorbonne, et à la Bibliothèque de la Ville de
Nancy.
1. Cf. Œuvres, t. III, pp. 642-G43.
2. Ibid., pp. 647 : 672 ; 674-675.
3. Reproduite au t. VIII, 2e partie, des Œuvres; pp. i-xm ; 1-198.
CHAPITRE XVIII
l' epistola ad voetium (1643)
Je ne crois pas que Y Epistola ad Voetium, publiée à la fin
mai 1643, ajoute beaucoup à la gloire du philosophe ; il s'est
laissé un peu trop entraîner par le milieu universitaire hol-
landais, où ce genre de polémique personnelle était fort en
honneur. Comme, tout à l'heure, il parlait souvent par la bouche
de Regius, c'est Regius qui, aujourd'hui, parle souvent par la
sienne et même aussi un pasteur protestant de l'Église Wal-
lonne : Samuel Desmarets.
La liberté qu'autorise le latin entraîne parfois des écarts
de langage dont Y Admiranda Methodus de son adversaire
Voetius lui donne souvent l'exemple, de sorte qu'on aboutit
à un concert de grossièretés, dont les termes de bouiïon et de 1
menteur sont la basse continue. Il est vrai que les deux ennemis
ne s'accusent pas de vices contre nature, c'est un progrès sur
les polémiques de la période précédente.
Un autre défaut fondamental de la lettre réside dans la
façon dont elle a été rédigée, par fragments, d'abord en réponse
aux cinq ou six feuilles du début, que Descartes a pu se procurer
et que, nous l'avons vu, faute de titre et de préface, il croit,
non sans apparence de raison, être de Voet. La publication a
été interrompue, parce que celui-ci s'est mis à sa Confraternitas
Mariana, qui doit être prête pour le Synode wallon du 15 avril
1643. Le philosophe le suit sur ce terrain et réfute aussi ce livre,
d'accord avec Desmarets qui y est attaqué, et cela rompt une
fois de plus l'unité de sujet.
Il n'empêche que, tel qu'il est, cet écrit ne laisse pas d'être
plein de verve, de vivacité, d'érudition, d'esprit, qu'il est
un bon exemple du genre d'éloquence dont Beaumarchais
nous donnera plus tard le chef-d'œuvre, et qu'il y a a y
558 DESCARTES EX HOLLANDE
\. glaner des idées générales, exprimées avec une allure agressive
à laquelle les grands ouvrages de Descartes ne nous ont pas
accoutumés, mais qui n'en indique que mieux le fond de son
tempérament.
La préface ou « Argumentum » 1 proclame la liberté de l'erreur,
dont ne résulte aucun péril, car elle permet la rencontre de la
vérité, qui en tirera grand profit ; mais celle-ci est odieuse à
ceux dont la doctrine cesserait d'être à l'honneur, s'ils étaient
privés de controverses. Il rappelle alors la condamnation de
la doctrine nouvelle par le jugement du Sénat de l'Université
d'Utrecht, le 17 mars 1642, arrêt dont Voet est le véritable
auteur ; l'intervention tardive de Schoockius, embauché par
Voet pour écrire, sous sa dictée, Y Admiranda Methodus, pleine
de nouvelles calomnies si abominables que, cette fois, Descartes
se sent obligé de rétorquer, d'autant plus que Voetius a été
jusqu'à l'accuser d'enseigner secrètement l'athéisme.
Il demande donc au Magistrat d'Utrecht la punition de ce
dernier, qui s'est disqualifié aussi dans l'affaire de Bois-le-Duc,
à propos de la « Confrérie ou Sodalité de la Vierge », sur laquelle
nous reviendrons.
UEpistola, qui n'a pas moins de deux cent quatre-vingt-
deux pages in-12, dans l'édition princeps, et cent quatre-
vingt-quatorze pages in-4°, au t. VIII, 2e partie, de l'édition
Adam et Tannery, est divisée en neuf parties, dont la première
réfute l'introduction du livre appelé Philosophia Cartesiana,
titre fait pour en assurer la vente et qui constitue, aux yeux
de Descartes, une véritable fraude.
Voet, qui a qualifié l'Épître à Dinet, à laquelle il entend
répliquer, de bouffonne et de mensongère, sans d'ailleurs en
fournir de preuves, donne tout de suite le ton à la réponse
du Philosophe, qui a été traité aussi d'imposteur et de fou.
Des extraits du livre de Voet, permettent de nous rendre
mieux compte de la valeur des accusations lancées contre
Descartes. Sa philosophie est une philosophie à l'usage des gens
du monde, d'oisifs qui n'ont pas fait d'études et d'hommes
politiques 2. Elle est d'un rhéteur et d'un escamoteur. Ici
le Français a beau jeu pour répondre qu'il habite la cam-
pagne, qu'il fuit la foule, qu'il n'a jamais eu d'élèves, ce qui
1. (Kiwres, t. Vil I, p. 3 et s.
2. lbid., p. l.i.
EPISTOLA AD VOETIUM (.MAI 1(343) 551)
n'est vrai qu'au sens strictement scolaire du mot, et que, bien
loin de les chercher, il les a, au contraire, évités l.
La biographie esquissée par Voet est bien amusante : « Lui- j.
même se nomme René des Cartes ; sa patrie est la France,
astre du ciel européen. S'il faut en croire les titres qu'on lui
donne, il est très noble, ou du moins noble. Je n'envie pas cette
prérogative de la naissance, qui peut échoir, par l'eiïet du
hasard, au plus mauvais et au plus sot » ; à quoi l'intéressé
repartit qu'il n'est pas donné à tout le monde, comme à son
adversaire, de naître dans une gargote, des œuvres d'un goujat,
ou de recueillir les premiers rudiments de la piété et des autres
vertus, parmi les courtisanes et les cantinières qui suivent Les
armées.
Nous avons déjà parlé de l'accusation d'avoir des enfants -
naturels et de la spirituelle réponse de Descartes sur ce point 2.
Voet passe alors aux qualités intellectuelles qu'il ne lui dénie
pas, mais il nous donne en passant un témoignage intéressant
de l'admiration que le philosophe français inspire à ses dis-
ciples hollandais, qui le tiennent pour un Dieu : « Eh ! oui, il
a du talent, mais n'en avaient-ils pas aussi ces fous furieux
qu'on appelle Épicure, Lucien, Mahomet, Machiavel, Yanini,
Campanella, Socin, le Dr Faust, Corneille Agrippa, Lipman
de Mulhouse, etc. ? » Voilà notre auteur bien encadré ! 11 reproche
ensuite au disciple de Loyola d'avoir fait la guerre de siège
et la guerre navale (!!?) et de s'être jeté dans la philosophie,
désespérant d'arriver au grade de Maréchal ou de Général.
Descartes conclut en disant que les reproches que lui fait
Voetius se ramènent à ceci, qu'il est Français, de naissance
honorable, non dépourvu de talent, célibataire et qu'il a conçu
une philosophie l'ondée sur la Mathématique. Ce ne sont pas
des raisons suffisantes pour le qualifier d'imposteur, de fou,
de daim, d'insensé, d'hypermenteur et de vendeur de fumée.
Que si ces injures lui étaient lancées par une femme ivre ou
un eabaretier en colère, il ne ferait qu'en rire, mais comme
elles sont écrites et imprimées par un théologien, un pasteur,
qui veut passer pour très religieux, très pieux et devrait être un
exemple de modération, d'indulgence et de. gravité, elles sont,
inexcusables 3.
1. Œuvres, t. VIII, p. 20.
2. Cf. plus haut, p. 415 et t. VIII, p. 22.
3. Œuvres, t. V II, pi>. 25.
560 DESCARTES EN HOLLANDE
S'élevant au-dessus des questions personnelles, Descartes
termine sa première partie par une définition de la philosophie,
telle qu'avec quelques autres, il la conçoit et qui n'est que la
connaissance des vérités pouvant être perçues par la lumière
naturelle et servir à des fins humaines, d'où il suit qu'aucune
étude n'est plus honorable, plus digne de l'homme, plus utile
dans la vie. Au contraire, la philosophie, vulgaire qui s'enseigne
dans les écoles et dans les Universités n'est qu'un chaos d'opi-
nions pour la plupart douteuses, comme le montrent les conti-
nuelles disputes où elles sont discutées, et tout à fait inutiles,
comme en témoigne une longue expérience. Personne n'a jamais
rien pu tirer pour son usage de « la matière première » , des
« formes substantielles », des « qualités occultes » et autres
choses semblables.
En Religion, il ne faut rien innover ; en Philosophie, au
contraire, rien de plus louable que d'être novateur.
On regrette de ne pas trouver plus souvent dans YEpistola
ad Voetium de pareilles envolées. La « pars secunda » nous ramène
aux « Actes de Yoetius » , par lesquels ses vertus nous ont été,
dès l'abord, révélées. Descartes n'a jamais vu son adversaire
et il n'avait pas plus d'opinion sur lui que sur ceux qui ne sont
pas encore nés, lorsqu'il sut que le théologien l'avait compris
parmi les athées. Alors, il s'enquit et voici ce qu'il apprit :
Yoetius était très zélé et très assidu dans l'accomplissement de
sa double charge de pasteur et de professeur ; il parlait, il
enseignait, il disputait plus souvent que ses collègues ; le
froncement de sourcils, la voix, le geste, tout annonçait la plus
grande piété ; il paraissait brûler d'un tel zèle pour maintenir
la vérité et la pureté de la religion, qu'il blâmait, avec rigueur,
non pas seulement les plus légers des vices, surtout chez les puis-
sants, mais même les petits travers, qui, pour beaucoup, ne
sont pas des vices. Contre tous ceux qui n'étaient pas de son
avis, il disputait et déclamait avec véhémence \
« Cela eût amené, continue Descartes, à vous considérer
comme un des Prophètes ou des Apôtres, si l'injuste accusation
d'athéisme, lancée contre moi, ne m'avait inspiré des doutes »,
et il se réfugie dans ce dilemme : ou c'est un saint ou c'est un
hypocrite. Il n'est pas besoin de dire vers laquelle des deux
1. Œuvres, t. VIII. ]>. 28.
EPISTOLA AD VOETIUM (MAI 1643) 561
appréciations, les circonstances de l'affaire Regius ont fait
pencher la balance. Les troubles, Descartes soupçonne Voetius
de les avoir lui-même provoqués, après avoir incité son ennemi
à s'y exposer par des soutenances de thèses répétées. Il repro-
che, non sans raison, au théologien d'avoir excédé les pou-
voirs du Recteur et d'avoir condamné un collègue sans l'entendre1.
La troisième partie, qui répond aux chapitres i et n de la pseudo
Philosophia Cartesiana, affirme d'abord qu'il n'y a pas de
mystère dans la philosophie cartésienne, comme l'a prétendu -
l'adversaire. On retrouve ici une objection faite à toutes les
doctrines d'art ou de philosophie modernes : elles sont un
snobisme et exigent .une initiation 2. A quoi Descartes réplique •
qu'évidemment les Meditationes ne sont pas accessibles à tous
sans préparation. Il l'accuse de mal citer et d'être de ceux qui,
selon la parole de l'apôtre, calomnient ce qu'ils ignorent. Pour
lui, il ne s'est jamais flatté de savoir toutes les difficultés des
sciences, car autre chose est de construire une méthode et de
résoudre toutes les questions.
Dans la quatrième partie, l'auteur se moque de l'érudition
de Voetius, qui lit les sottises des athées, des libertins, des
cabalistes, des mages, et même une bouffonnerie comme le
Cymbalum Mundi de Bonaventure des Périers 3. La seconde
catégorie des lectures qu'il pratique est celle des livres de
controverses qui lui ont monté la tête au point que, n'eût-il lu
que le quart de ceux qu'il cite, il devait passer sa vie en rixes
et en querelles, et la troisième espèce de livres que le théologien
cultive sont les recueils de lieux communs, de commentai-
res, de résumés, et de sentences de divers auteurs. Cela fait,
non un savant 4, mais un érudit, qui n'en impose qu'au vul-
gaire, séduit par cette façon agressive, ces injures, ces plaisan-
teries grossières, cette abondance verbale.
Mais, à être ainsi gavées d'attaques et de disputes, il
ne se peut pas que les femmes en revenant du sermon, n'imitent
leur pasteur et ne troublent la maison de leurs querelles.
Au troisième chapitre seulement, réfuté par la cinquième
partie, Descartes s'est aperçu qu'il avait attaqué Voetius pour
1. Œuvres, t. VIII, 2e partie, p. 33.
2. Ibid., p. 35.
3. Il est vrai qu'il le cite d'après le P. Mersennc. Cf. Ibid., p. 42.
4. Ibid.
562 DESCARTES EX HOLLANDE
un livre écrit par le professeur Schoockius, mais Voetius n'a-
t-il pas corrigé les épreuves, le style n'est-il pas sien et aussi
la façon d'injurier ? Comment Schoock eût-il pu s'irriter à
ce point de l'Épître au P. Dinet, où il n'est même pas visé ?
L'argumentation est convaincante : Schoock n'est qu'un
prête-nom. Cependant, dérouté dans son plan par ce change-
ment, Descartes réfutera désormais le livre en bloc et non plus
en détail; mais, comme il n'aime pas à combattre des masques,
il revient au principal adversaire sur un terrain où il ne peut
lui échapper, celui de la Confraternitas Mariana.
Cette polémique, qui n'est pas du tout un hors-d'œuvre,
puisqu'elle occupe toute la sixième partie et est annoncée dans
la préface, est bien une des choses les plus déconcertantes de
l'activité du philosophe en Hollande. Nous allons le voir batailler
ici pour un pasteur orthodoxe français, Samuel Desmarets, contre
un pasteur plus orthodoxe hollandais, Gisbert Voetius, sur le
sujet de la Confrérie de la Vierge.
Ne croyez pas qu'il s'agisse ici d'un plaidoyer pour le libre
exercice de la religion catholique : voici ce dont il retourne.
Bois-le-Duc avait été pris par les Hollandais aux Espagnols
en 1637, après un siège brillant auquel bien des Français, comme
le duc de Bouillon et son frère, le jeune Turenne, avaient pris
part et où d'autres, d'Hauterive et d'Aigueberre, avaient
trouvé la mort.
Comme aujourd'hui encore, les Catholiques étaient les plus
nombreux à Bois-le-Duc et ceux des hautes classes étaient
constitués en une sodalité ou confrérie, ainsi qu'il y en a en
Flandre et en Brabant, sous le vocable de la Vierge. Banquets,
fêtes, enterrements, de même que chez les Pénitents blancs de
notre midi, en constituaient la principale activité. Ces confréries
étant un instrument important de domination, le gouverneur
hollandais, van Brederode, et treize autres protestants de
marque s'y font admettre.
Aussitôt que Voetius l'apprend, notamment par le pasteur
C. Lemann, il émet ou fait émettre des thèses, à l'Université
d'Utrecht, dans lesquelles il anathématise les réformés qui
sacri lient à l'idolâtrie papiste, assistant aux funérailles de
leurs frères, avec un drap rouge sur les épaules et portant
une médaille ornée de cette inscription : « Comme un lis parmi
les épines )>.<■••
EPISTOLA AD VOETIUM (MAI 1643) 563
.Inquiets dans leur conscience et ainsi gravement soupçonnés
de papisme, plusieurs des nouveaux confrères, comme Ber-
gaigne, de Fresnes, etc., qui appartiennent à l'Église française,
se tournent vers leur berger Samuel Desmarets, qui les rassure
et prend ouvertement leur défense en un écrit adressé à Voetius
et intitulé : « Defensio pietatis et synceritatis Optimatum Sijlvae-
Ducensium », 1 parue en été 1642. Il n'en faut pas plus pour que
Voetius prenne feu et décide de foudroyer son adversaire par
son Spécimen assertionam ou Confraternitas Mariana 2, qui
exposera la question au Synode des Églises Wallonnes lequel
doit se rassembler, en avril 1643, à La Haye. C'est pourquoi
Voet a suspendu la publication de la Philosophia Cartesiana.
Attaqués en même temps par le même ennemi, Desmarets
et Descartes s'allient, comme nous l'avons vu. Le premier
sait bien que le second n'aura pas, à l'égard de Voetius, les
ménagements auxquels lui est tenu envers son très aimé
frère en Jésus-Christ. Pour le philosophe, on est tenté de
se demander ce qu'il vient faire dans cette galère ? Est-ce
amitié personnelle ? pas encore, ce n'est que plus tard qu'il
nommera le professeur de théologie de Groningue son ami ;
« l'un des deux juges m'est amy », 3 dit-il en 1645 et 1648,
en parlant de Samuel Desmarets. On voit donc, une fois
de plus, combien Descartes est éclectique dans ses relations
et combien toute intolérance est loin de sa pensée.
Qu'il y ait collusion entre eux, cela n'est pas douteux. Com-
ment pourrait-il connaître les articles secrets du Synode
Wallon, au moment où il se tient, et les citer avec exacti-
tude, si ce n'est que Desmarets, qui en est membre, les lui
a communiqués pour en faire flèche contre l'ennemi commun ?
Aussi le Synode en conçoit-il une vive irritation, formulée
dans l'article 16 du Synode d'Utrecht (août 1643) 4, lequel suivit
celui de La Haye (avril 1643) :
« Sur la proposition des Eglises d'Utrecht et de Délit, à
l'occasion de deux articles du Synode dernier, cites dans un
livre que le Sr René Descaries a dernièrement lait imprimer,
1. Cf. Œuvres de Descartes, t. VI II, '2" partie, p. 73.
2. Ibid., p. 6.
3. Ibid., p. 245.
4. Livre Synodal contenant les articles résolus dans les synodes des Eijlises Wal-
lonnes des Pays-Bas ; La I lave, Nijhoff, ÎS'JG, t. I, p. 117. i
564 DESCARTES EN HOLLANDE
la Compagnie se sent grandement offensée de ce qu'on a com-
muniqué à un homme d'autre religion lesdits articles et a déclaré
que quiconque l'a fait est digne de sévère censure. » Le « quicon-
que » n'est pas très difficile à découvrir et il a fourni à son allié ca-
tholique bien autre chose, des arguments, un historique détaillé
de la question et diverses armes, dont seul Desmarets pouvait
disposer. C'est avec une véritable chaleur que Descartes prend
la défense de ce dernier contre « l'accusateur et l'insulteur per-
pétuel, professeur par la grâce de Dieu », et qui croit que les
Églises Wallonnes ne peuvent subsister sans lui K
Les « deux ou trois pages » en sont' devenues soixante, mais
l'exécution de Voetius n'est pas achevée. La septième partie
de la réfutation de son pamphlet traite des mérites de Gisbert ;
on devine ce que cela peut être et il serait fastidieux d'y insister.
Descartes y énumère les vertus d'un théologien et en constate
naturellement l'absence chez son ennemi, la charité surtout,
et il revient, à cette occasion, sur l'affaire de Bois-le-Duc.
La huitième partie de la curieuse, mais un peu indigeste
épître, est consacrée à la préface de YAdmiranda Methodus que
Descartes n'a vue qu'en dernier lieu et qui porte en tête : « Mar-
tinus Schoockius, Philosophiae in Academia Groningo-Omlan-
dica » 2, dont le style et les habitudes peuvent à peine être dis-
tingués de celui du maître, au point qu'il vaut mieux les consi-
dérer tous deux comme auteurs du livre incriminé. Cette préface
est d'ailleurs intéressante à lire en ce qu'elle montre l'attitude
des orthodoxes à l'égard du Discours de la Méthode, taxé par
eux de vantardise insupportable et vis-à-vis de Descartes,
accusé de vouloir exercer une véritable dictature à l'Univer-
sité d'Utrecht, par l'intermédiaire de Regius3, et même d'acheter
des suffrages en faveur de la Philosophie nouvelle.
Schoock lui reproche aussi ses migrations, à la façon des
Scythes, de West-Frise en Gueldre, de Gueldre en Hollande,
en Overyssel ou à Utrecht, ce qui le ferait soupçonner à bon
droit d'appartenir à la Société des Frères de la Rose-Croix4.
Mais il diffère d'eux en ce qu'il recherche la gloire et n'a rien
1. Œuvres, t. VIII, 2e partie, p. 85 de l'Epislola ad Yoetium.
2. L' « Ommeland » est la campagne autour de Groningue et qui avait une repré-
sentation à part aux Etats. On disait aussi Stad en Land. Voir le début de cette
préface au t. VIII, p. 137, 2e partie.
3. Ibid.. p. 139.
4. Ibid., p. 142, note reproduisant ce passage de la préface, auquel Descartes ne
répond pas.
EP1ST0LA AD VOETIUM (MAI 1643) 565
d'un anachorète, car on dit qu'il fait venir chez lui des Phrynés,
qu'il entretient dans les plaisirs et qu'il embrasse de très près.
Du coup, Descartes deviert le prêtre de la chair et du
monde. Cette fois il dédaigne de répondre et préfère s'en prendre
aux autres points, notamment à celui d'avoir voulu flatter
les Jésuites, dont il serait le valet.
La dernière partie enfin traite de la quatrième section de
la Philosophia Cartesiana et des mérites de ses auteurs, qui
ont accusé Descartes de favoriser secrètement l'athéisme et \
qui ont affecté de l'assimiler à Vanini \ brûlé à Toulouse
en 1619. Ceci fait déborder l'indignation du philosophe français :
« Je respecte, dit-il, tous les théologiens, comme étant les ser-
viteurs de Dieu, même ceux qui sont d'une autre religion que
la mienne, parce que nous adorons tous le même Dieu. » 2
Phrase peu connue, mais qu'il convient de mettre en valeur,
•car elle est bien remarquable pour l'époque, « mais, continue-
t-il, si quelque traître a revêtu l'habit des ministres du Prince,
cela ne doit pas empêcher ceux qui savent qu'il appartient à
ses ennemis de le démasquer publiquement. Si quelqu'un se
donne pour théologien mais que je le sais menteur insigne et
calomniateur et que ses vices sont tels qu'ils constituent, à
mon sens, un danger pour la chose publique, ce titre de théolo-
gien ne m'empêchera pas de les dévoiler : en grec, le calomniateur
s'appelle « diable ». A la fin, c'est vers Schoock qu'il se tourne
et vers ses collègues de l'Université de Groningue, pour leur
demander justice contre lui 3. Descartes frappait à la bonne porte,
puisque l'allié Desmarets était derrière.
« Je sais, dit-il, que les habitants de ces provinces jouissent
d'une grande liberté, mais je m'assure que cette liberté consiste
dans la sécurité des innocents et non dans l'impunité des cou-
pables... Je considère cette République comme libre, surtout
en ce que tous y sont égaux en droit. » 4 Le crime d'athéisme, +
s'il est réellement prouvé, ne saurait rester impuni. Il y a trois
ans déjà, parut à La Haye un livre anonyme si futile qu'en
France et en Angleterre on s'étonna que, dans une nation aussi
cultivée que celle-ci, d'aussi grossières et inciviles absurdités
1. Œuvres, t. VIII, 2e partie, p. 179.
2. Ibid., p. 180.
3. Ibid., p. 187.
4. Ibid., p. 188. « hoc praecipue nornine liane Rempublicam libérant puto, quod
omnes i:i eà aequo jure utantur...»
56fr DESCARTES EN HOLLANDE
pussent paraître. Qu'y dira-t-on dans le cas présent, où, à la
futilité des motifs est jointe l'atrocité de vos calomnies, dont
l'auteur principal veut être considéré comme la lumière et
l'ornement des Églises Belgiques ?
Enfin il répond à l'accusation d'être un étranger. Il y a déjà
fait allusion plus tôt, en un passage qui mérite d'être traduit
clans une étude sur Descartes en Hollande 1 :
« Au reste, c'est un fait connu que j'habite ce pays depuis
plusieurs années, au point que personne ne puisse douter que
je n'aie pour lui les mêmes sentiments que celui qui y est né.
Il résulte peut-être même pour moi certaine prérogative du
fait que j'y habite non par le hasard de la naissance mais par
suite d'un choix. »
« Alors que, comme chacun sait, je vivais parfaitement à
l'aise dans ma patrie et qu'aucun motif ne me contraignait à
m'établir ailleurs, si ce n'est la foule de mes amis et de mes
parents, dont je ne pouvais éviter la fréquentation, et le manque
de temps et de loisirs à consacrer à mes études préférées...,
alors qu'aucune contrée de la terre ne m'était fermée et qu'il
n'en était pas qui ne m'eût accueilli volontiers, j'ai choisi ce
pays pour y habiter, de préférence à tout autre. » 2
Ce passage est à rapprocher de la péroraison, qui est celle-ci :
« Il ne vous servira à rien de me qualifier d'étranger et de papiste.
Il n'est pas besoin de rappeler qu'en vertu des traités conclus
entre mon Roi et les Souverains de ces Provinces, quand même
je serais arrivé d'hier, je jouirais ici des mêmes droits que les
indigènes ; mais que j'habite ici depuis tant d'années et que j'y
suis si connu des gens de bien que, fussé-je transfuge d'un
camp ennemi, je ne pourrais plus y être considéré comme
étranger. Et je n'ai pas besoin non plus d'invoquer la liberté
de religion qui nous [c'est-à-dire aux catholiques français] est
accordée dans cette république. Je me borne à affirmer que
votre livre contient des mensonges si criminels, des injures si
bouffonnes, des calomnies si abominables qu'aucun ennemi
n'en pourrait proférer de semblables contre son ennemi, aucun
chrétien contre un infidèle, sans se dénoncer lui-même comme
un malhonnête homme et un scélérat. J'ajoute que j'ai toujours
rencontré dans cette nation tant de politesse ; que j'y ai été
1. Œuvres, t. VIII, 2- partie, p. 110.
2. lbid., pp. 110-111.
EPISTOLA AD VOETIUM (MAI 1643) 567
reçu avec tant d'amitié par tous ceux avec qui je me suis trouvé
en contact et que j'y ai trouvé tant de gens bienveillants, obli-
geants et si éloignés de votre grossière et importune licence
de tourmenter les gens qui vous sont inconnus, que je ne doute
pas que vous ne soyez encore plus odieux à vos compatriotes
qu'à des étrangers.
« Enfin je connais assez le tempérament des Hollandais pour
savoir que leurs gouvernants imitent le souverain Dieu en ceci
qu'ils tardent souvent et hésitent à punir les coupables, mais
que, lorsque la hardiesse des méchants a dépassé la limite où
ils jugent une répression nécessaire, ils l'appliquent sans misé-
ricorde et sans se laisser tromper par de fallacieuses paroles.
Et vous qui, en publiant des livres, vides de charité et de preuves
et remplis seulement de calomnies, avez déshonoré votre Pro-
fession et votre Religion, prenez garde qu'ils ne jugent que la
seule satisfaction qui convienne à celles-ci soit votre châtiment.
Adieu ! »
CHAPITRE XIX
LE PROCES DE DESCARTES A UTRECHT ET A GRONINGUE
h'Epistola ad Voetium eut du retentissement, même à Paris ;
c'est ce que Descartes voulait, mais les conséquences ne furent
pas toutes conformes à ses désirs.
Huygens, vieux routier de la politique hollandaise et fin
lettré, les prévoit et regrette, au fond, que Descartes se soit
laissé aller à cette exécution, tout en l'approuvant d'ailleurs.
C'est le sens de sa missive du 6 juin 1643 1: « J'ay veii, tout
du long des chemins que nous avons faict jusques icy [à Buren]
la bonne justice que vous rendez à Voetius et à son ayde de
camp [Schoockius]. Ainsi fault il bien appeler vostre escrit,
car ils ont doublement mérité le fouet que vous leur donnez.
Quelqu'un des plus sensés d'entre MM. les Eslats d'Utrecht,
qui est ici, m'en jugea de mesme hier et que cest homme (ce
sont ses paroles) commence à puer en leur ville, n'y ayant
plus que des femmelettes et quelques imbecilles qui en fassent
cas. Cependant, je m'asseure qu'il remuera toute pierre, pour
se revancher de ce que vous luy faictes souffrir d'une main si
vigoureuse, qui, à tout prendre, ne s'est employée qu'aveq ce
qu'il fault de ressentiment, en une très juste defence contre la
plus noire calomnie dont un Gentilhomme Chrestien puisse
estre entaché. Vous disputez sagement contre l'impertinence
des Prédicateurs descrians, sans retenue, les péchés du peuple
ou du Magistrat en chaire, mais cela en alarmera beaucoup
d'autres aveq Voetius contre vous. »
« Un homme estourdi me fit un jour une plaisante compa-
raison, disant que les Théologiens estoyent semblables aux
porceaux, qui, quand on en tire un par la queue, tous crient.
1. Œuvres de Descartes, t. III, pp. 677-678.
570 DESCARTES EN HOLLANDE
Cela vous arrivera de la part de gens de mesme farine, mais
les discrets vous sauront gré, ou de les avoir confirmés en leur
opinion ou de les avoir obligés d'une leçon d'importance. »
« Quoy qui advienne, Mjonsieur], soit icy la fin de ces ordures
et ne prodiguez plus vos bonnes heures à respondre aux mauvais
en leur folie. Vous avez, comme vous dites, employé tout ce
qui est en vostre pouvoir pour tirer raison de leurs accusations
et la postérité le sçaura. C'est la satisfaction pleniere que vous
vous debviez. »
Admirons, en passant, la perfection et l'élégance du style
français de ce Hollandais cultivé du xvne siècle ; il n'y a vrai-
ment pas moyen de le distinguer de celui d'un Français de nais-
sance, car il en a même le naturel.
« Cela en alarmera beaucoup d'autres avec Voetius », dit
Constantin Huygens ; nous le voyons par la lettre de
Colvius, qui accuse Descartes de manquer, lui aussi, de charité
envers Voetius l, mais Colvius est pasteur et c'est la corpo-
ration qui se sent atteinte : bien à tort, car Descartes a précisé
qu'il vénérait tous les serviteurs de Dieu et ne voulait pas s'en
prendre au Protestantisme que, remarquons-le, ce catholique
n'a jamais ni nulle part ouvertement attaqué.
Le 28 juin 1643 2, Descartes écrit «d'Egmont op de Hoef » *
ou « du Hoef en Egmond » comme il dit, à la. princesse
Elisabeth : « Une fascheuse nouvelle que je viens d'aprendre
d'Utrech 4, où le Magistrat me cite, pour vérifier ce que j'ay
écrit d'un de leurs Ministres, combien que ce soit un homme
qui m'a calomnié très indignement et que ce que j'ay écrit
de luy, pour ma juste défense, ne soit que trop notoire à tout le
monde, me contraint de finir icy, pour aller consulter les
moyens de me tirer, le plutost que je pourray, de ces chicane-
ries. »
Qu'est-il donc arrivé ? Les registres des délibérations du
Magistrat d'Utrecht ou « Notulen der Utrechtsche Vroedschap »
nous renseignent suffisamment à ce sujet. Celui-ci s'est ému
des attaques portées contre un de ses professeurs et pasteurs
1. Œuvres, t. UI. p. 680.
2. Ibid., p. t>95.
3. Cf. ibut., p. <"»*♦«*.. On disait alors ainsi ; aujourd'hui c'est Egmond aan-den
Hoef (Noord-Holland). Cf. plus haut, p. 512 n. 5.
4. Les Français ne pouvaient articuler la finale « kt » et prononçaient ou
« Utrek * ou « L'trè ».
ASSIGNATION DU MAGISTRAT D'UTRECHT (1643) 571
les plus vénérés et c'est Descartes qui a pris soin de les» faire
connaître en adressant des exemplaires de YEpistola à van
Leeuwen et à van der Hoolck, pour les remettre aux Bourg-
mestres. Dès le 5-15 juin (n. s.) 1643, une commission de deux
conseillers et de deux professeurs, dont Dematius, l' aller ego
de Voetius et son collègue en théologie, est nommée pour«exa- -
mineren seecker boeckgen uytgegeven by D. Descartes tegens
D. Voetium ».
La commission avait son jugement fait d'avance et, le 13-
23 juin, la Vroedschap ou le Magistrat lance l'assignation en
hollandais \ dont Descartes parle à la Princesse et dont voici
une traduction abrégée :
« Le Magistrat de la Ville d'Utrecht, ayant appris qu'il y
a peu de temps, a été édité et répandu certain écrit, imprimé
en 1643 à Amsterdam, chez Louis Elzevier, intitulé : Epislola
Renali Des Cartes, etc., et, un peu auparavant une lettre portant
pour suscription : « au R. P. Dinet », que, dans cette dernière,
le nom de certaine Personne occupant des fonctions publiques
dans cette ville, était constamment mis en cause et ses actions,
sa vie, ses relations, ses mœurs, ses études, son enseignement
décrits de telle sorte que, au jugement des hommes d'entende-
ment et sans parti-pris, qui ont été consultés, une telle personne,
répondant à ce portrait, ne serait pas seulement inutile mais
nuisible, au premier chef, tant à l'Université que dans l'Eglise :
pour ces motifs, prenant la chose à cœur et ayant songé à la
meilleure façon d'arriver à la vérité pour la tranquillité de la
ville, le service de l'Eglise et la prospérité de l'Université et
éviter tout trouble, désordre et scandale, nous avons trouvé
bon de retenir la cause. »
« A cette fin, nous serions d'avis de contraindre ledit des
Cartes, s'il se tenait dans le ressort de cette ville, à fournir
les preuves des affirmations contenues dans ses deux Traites,
la personne visée étant entendue... »
« Mais, attendu que le dit des Cartes habite en dehors de la
juridiction de cette ville et qu'on est incertain du lieu de sa
résidence, nous avons trouvé bon de faire publier par celles-ci
que ledit des Cartes pourra se présenter dans les trois semaines,
muni d'un sauf-conduit, pour que ses preuves soient examinées
1. Œuvres, t. III, p. 690. Il y a une traduction au t. IV, p. «346, dont la mienne
est indépendante.
572 DESCARTES EN HOLLANDE
contradictoirement 1... Et pour que le dit des Cartes puisse
mieux en avoir connaissance, nous avons fait afficher les Pré-
sentes, comme il est de coutume pour les publications de la
Ville.
« Ainsi publié, au son de la cloche de l'Hôtel de ville d'Utrecht,
le 13-23 juin 1643 par moi, C. de Ridder. »
Descartes fut aussi alarmé qu'indigné. N'était-ce pas pourtant
ce qu'il avait demandé ? et n'était-il pas naturel qu'il fût
invité à fournir les preuves ? mais cet appareil judiciaire, les
attendus, la citation, le sauf-conduit, le son de cloche, cela
affole le malheureux savant descendu des espaces sublunaires.
Ah ! s'il avait prévu ces conséquences, « selon son algèbre »,
il aurait renoncé à quitter la région sereine des idées claires et
distinctes. Pourtant, qui sait ? quand un homme d'étude se
mêle à la vie et s'est mis dans la tête de réaliser la raison, la
justice et la vérité, il la poursuit inexorablement et implaca-
blement avec une patience et une obstination égales ou supé-
rieures à celle de l'homme de loi.
C'est le spectacle que va nous donner le grand écrivain pendant
les sept années qui vont suivre. De procès en procès, de requête
en requête, de lettre en lettre, il ne lâchera pas son Voetius ni
aucun de ceux qui font chorus avec lui.
Ayant reçu l'assignation, le 28 juin, il répond par une lettre
au Magistrat d'Utrecht ; le temps de la faire traduire et imprimer
en hollandais, et il l'expédie le 6 juillet 2. Elle débute très
poliment par des remerciements au Magistrat pour avoir fait
droit à ses plaintes, avoir ordonné une enquête sur les faits
et gestes de la personne incriminée et l'avoir appelé lui-même
à compléter ses preuves. Toutefois, il s'étonne que le Magistrat
n'ordonne pas de poursuites contre Y Admiranda Methodus, dont
il importerait d'établir le véritable auteur et il les demande
formellement.
Il est surpris de ce que Leurs Seigneuries en aient usé comme
s'il était un inconnu en ces Provinces et qu'on ait paru
ignorer sa résidence. Il dénie, avec raison, au Magistrat
d'Utrecht toute juridiction sur lui. Il se déclare prêt cependant
à lui fournir des éclaircissements, mais par écrit.
La lettre a été reçue, le 11 juillet, avec la traduction française,
1. Cette phrase est résumée.
2. Œuvres, t. IV, pp. 9 à 12 et traduction, p. 646.
ASSIGNATION DU MAGISTRAT D'UTRECHT (1643) 573
malheureusement perdue, intitulée : « Réponse du Gentilhomme
René Descartes, seigneur du Perron [les titres font bien dans les
démocraties], à la publication de Messieurs du Vroedschap
de la Ville d'Utrecht, faite le 13 juin de l'année 1643. » ? Le
7-17 août, on nomme, est-il besoin de le dire, une commission
chargée d'interroger Regius, qui tergiverse et demande du
temps pour délibérer, et, le 13-27 septembre 1643, le Magistrat
ou Vroedschap rend un nouvel arrêt. Les considérants en sont
modérés à l'égard de Regius, visé en passant et accusé de s'être
occupé de l'affaire de René des Cartes, seigneur du Perron et
de sa philosophie, plus qu'on eût pu le désirer; superlaudatifs
à l'égard de Voetius, édifiant dans ses prédications, subtil dans
ses disputations, détestant et détruisant les opinions athées,
libertines et hétérodoxes contraires à la Sainte Écriture, etc.
Son innocence à l'égard des accusations formulées par Des-
cartes est notoire. Ce dernier se plaint à tort d'avoir été offensé.
Voetius n'est pas l'auteur de la Philosophia Cartesiana ; Des-
cartes a agi à la façon des Jésuites, dont on sait qu'il a été
l'élève et qu'il a toujours grandement révérés et honorés...
En conséquence, les deux Epistolae au P. Dinet et à Voetius
sont déclarées « libelli famosi », « livres fameux », comme on
disait alors, libelles diffamatoires comme on dirait aujourd'hui,
et la reproduction, la vente et la diffusion en sont interdites dans
toute la ville d'Utrecht 2.
Descartes, de son côté, ne reste pas inactif. Il est assailli
de mille craintes. Peu habitué, malgré son long séjour en Hol-
lande, au particularisme provincial, il appréhende que le nouvel
arrêt ne soit exécutoire ailleurs que dans la province d'Utrecht,
il craint une saisie, une descente, voire une arrestation, malgré
la consultation que lui a envoyée Huygens et malgré son entrevue
avec un avocat 3, à la suite du premier arrêt : Après la lettre de
femme que vous avez veue, écrit-il à un correspondant inconnu,
en octobre 1643 4, j'en ay encore trouvé icy une d'un homme, et
d'un homme qui ne s'épouvante pas aisément, en Laquelle il
répète la mesme chose et qu'il y a un accord entre les Provinces
d'Utrecht et de Holande, que les sentences qui se font là, se
1. Œuvres, t. IV, p. 648.
2. Ibid., p. 650. Textes hollandais, ibid., pp. 20-23.
3. Probablement à Amsterdam. Cf. la lettre datée de cette ville, 10 juillet 1643»
4. Œuvres, t. IV, p. 31.
574 DESCARTES EN HOLLANDE
peuvent exécuter icy. On me dit, de plus, qu'ils ont escrit pour
•cella à la cour de Holande, de façon que, s'ils y obtiennent ce
qu'ils désirent, il pourroit arriver que, sans que j'y pensasse,
on viendroit à Hoef saisir mes papiers, qui est tout le bien qu'ils
pourroyent saisir, et brusler cette malheureuse philosophie, qui
est cause de toute leur aigreur. »
A de Wilhem, il mande, le 7 novembre 1643 1 : « Jenesçay si
l'article de la coustume, sur lequel mon adversaire se fonde,
se peut entendre de ceux qui ne sont point sous leur jurisdiction;
car, si cela estoit, il n'y auroit personne en lieu du monde, sur
lequel ils ne peiissent estendre leur puissance, en faisant faire
des livres contre luy, remplis de toute sorte d'injures et calom-
nies, puis, s'il ose s'en plaindre, en l'accusant d'estre luy mesme
le calomniateur. De dire aussy que j'ay escrit contre la Ville 2
ou l'Académie, c'est chose très fausse et sans apparence, car
j'ay eu partout plus de soin que je ne devois de les espargner.
Mais je voy bien quJil n'est pas question de disputer le droit ;
il faut seulement que j'aye soin de me garentir de la violence
et de pourvoir à ma seureté ; car, pour mon honneur, il me
semble qu'ils y pourvoyent eux-mesmes. Je ne voudrois pas
que Vfoetius] eust pouvoir de me faire arester en quelque
mauvaise hostelerie, ny mesme en quelque lieu que ce fust,
à cause que, cela estant, je serois obligé d'entreprendre un
procès et c'est à quoy je ne me resoudray que le plus tard qu'il
me sera possible. »
Descartes, qui est d'une famille de robins, sait trop ce qu'il
en coûte de procéder ; il préfère éviter la chicane, différant en
cela de ses contemporains français, qui ont toujours quelque
affaire sur les bras.
« Je ne sçay, continue-t-il, et c'est la même inquiétude qui
le hante, si, en cete province, il me pourroit faire ainsy arester
et si, er ce cas, ce ne seroit pas devant les juges du lieu où je
serois ainsy aresté que la cause devroit estre disputée. Si cela
e:-t, je ne croy pas qu'il l'entreprene ; mais si, m' ayant fait
arester icy, il pouvait continuer ses procédures à Utrecht, j'ai-
merois mieux aller à La Haye, allia que, s'il me veut faire
1. Œuvres, t. IV, p. 33.
2. uni l avait tait assigner par l'Escoutète; dont l'avoué avait demandé aux juges
- Jugement par défaut ot prise de- corps », oontrc Descartes. Cf. lettre du 23 octobre
1643, au t. IV, p. 29. ...
ARRÊT DU MAGISTRAT d'UTRECHT (23 SEPT. 1643) 575
arester, ce soit plutost là qu'ailleurs. » 1 Aussi y va-t-il souvent
« solliciter », suivant l'usage français. Il récapitule les appuis
qu'il possède : de Wilhem, conseiller, Constantin Huygens,
secrétaire des Commandements, Pollot, gentilhomme de la
Chambre. Il en trouve un nouveau en Graswinkel, auprès du
Prince lui-même. Celui-ci se donne la peine d'écrire à ceux
d'Utrecht, en octobre, pour étouffer l'affaire et cela avait,
momentanément du moins, comme on l'assure à Descartes,
« calmé toute la tempête ».
Mais surtout, dans la détresse, il se souvient qu'il est sujet
français ; il a beau nourrir à l'égard de la Hollande tous les
sentiments fdiaux, qu'il a un peu exagérés, peut-être, dans son
Epistola, il se réfugie sous l'aile de la mère-patrie et fait appel
à ses ministres pour obtenir leur protection. Celle-ci ne lui fit
pas défaut. Nous avons perdu la lettre qu'il écrivit à Gaspard
Coignet de La Thuillerie et la réponse de ce dernier, mais nous
avons celle du dévoué secrétaire de l'ambassade, Brasset, avec
qui il dînait souvent à La Haye, à moins qu'il ne l'oubliât par
distraction 2, et qui est bien intéressante : elle est datée du 10 no-
vembre 1643 3 :
« M. rAmb[assadeur] travaille à leur faire connoistre que la
nostre [notre nation] ne doibt pas estre censée pour estrangere
dans leur Estât et qu'ils se font tort d'en vouloir bannir la
vertu, qui a voulu y prendre avec vous sa retraite. Souffrez,
sans offense, que je vous dye que je ne serois pas mary qu'ils
vous eussent obligés (plus civilement neantmoins) à quitter
leur pays, parce que le nostre en profitteroit en vous recueillant
avec autant de joye que ces gens là ont de peine à vous veoyr
avec des yeux qui ne peuvent souffrir la lumière. Je cedde
pourtant à vostre interest et, quand il s'agira, soit de vostre
inclination ou de vostre honneur, je ne suivray pas moins l'une
que je seray tousjours prest à seconder l'autre... »
Cela, ce sont les sentiments ; pour les actes, le fidèle secrétaire
rentre dans une prudence très diplomatique : Tant y a Mon-
sieur] que, soubz l'adveu de M. L'Amb[assadeur], qui prend un
1. Œuvres, t. IV, p. 34.
2. Cf. lettre de Brasset à Chanut, 23 mars liil, (Œuvres de Descartes, t. IV.
p. 701) : «Je vous baise très humblement les mains. M. Des Cartes, qui est iey, faiet
le mesme. Nous aurions hier beu céans a vostre santé, s'il n'eust oublié de disner.
C'est un deffault qui semil condamnable eu tout autre qu'en luy. »
3. Œuvres, t. IV, p. G53.
576 DESCARTES EN HOLLANDE
singulier plaisir d'estre à tout, quand il y va de vostre faict,
j'av parlé tant à S. A. qu'à tous ceux qui représentent icy la
souveraineté d'Utrecht. Ils m'ont promis, unanimement et de
bonne grâce, de travailler à un juste et stable tempérament.
Je voudrois bien pouvoir user d'un terme qui signifiast quelque
chose plus à vostre goust. Mais quoy ? L'on dict aussy libre-
ment icy pour vostre partie principale : « Xoli tangere Christos
meos », que s'il estoit un evesque sacré. Voyons donc ce que
nous en pouvons tirer avec cordes de soye et croyez que jamais
vous n'en aurez tant de satisfaction comme vous en souhaitte,
etc. »
Ce n'est pas tout à fait ce que veut Descartes. Comme il
l'écrivait à Pollot, le 23 octobre 1643 \ pas d' « expediens pour
faire que la cause ne se termine point par Sentence » . « Pour
moy, dit-il, de l'humeur que je suis, j'aimerois mieux qu'ils
me condamnassent et qu'ils fissent tout le pis qu'ils pourroient,
pourveii que je ne fusse pas entre leurs mains, que non pas que
la chose demeurast indécise. »
« S'il [c'est-à-dire van der Hoolck] veut seulement tascher
d'assoupir les choses, alTm qu'on n'en parle plus, c'est ce que
je ne désire en façon du monde, et plutost que de m'attendre
à cella, je me propose d'aller demeurer à la Haye, pour y soli-
citer et demander justice, jusques à ce qu'elle m'ayt esté rendue
ou refusée. »
Il est loin de compte. Si ces MM. des Etats de la Province
d'Utrecht, qui ont pris langue à La Haye, leur président en
particulier, sont pour Descartes, les « Bourgmaistres et Esche-
vins », 2 avec une obstination toute, hollandaise, sont d'autant
plus contre lui. Ils menacent de saisir une rente que Descartes a
dans la province. Quant à l'Université, Voetius et Aristote y
sont les maîtres, plus que jamais, depuis que les nouveaux Sta-
tuts du 6-16 septembre 1643 ont décrété 3 quj :
« Les Philosophes ne s'écarteront pas de la philosophie
d'Aristote, ni dans leurs leçons publiques, ni dans leurs cours
privés ; les partisans des paradoxes absurdes et des nouveaux
dogmes qui s'écartent de la doctrine d'Aristote ne seront pas
tolérés. »
1. Œuvres, t. IV, p. 28.
2. Œuvres, t. IV, p. 53. Cf. Lettre de Descartes, 30 novembre.
3. Ibid., p. 53.
PLAINTE CONTRE SCHOOCKIUS (22 JANVIER 1644) 577
L'attitude flottante de Regius, sa résignation à la tyrannie
de l'adversaire ne laissent plus aucun espoir du côté de l'Uni-
versité d'Utrecht. Descartes se tourne alors vers celle de Gro-
ningue, où il compte un adversaire, Schoockius, qui, cette
année-là, en est recteur, et deux amis, Samuel Desmarets et
Tobie Andreae \ un Français et un Allemand.
N'ayant pu obtenir des États et de l'Université d'Utrecht
raison contre Voetius, il tâchera d'être plus heureux auprès
des États et de l'Université de Groningue contre Schoockius.
11 s'en explique à cœur ouvert le 8 janvier 1644 2, à son ami
Pollot : « Au reste il m'importe extrêmement de demander
justice à Groningue, car on m'assure que Schoock a desja dit
que, s'il estoit attaqué par moy, il declareroit librement ce qui
estoit de luy et ce qui estoit de V[oetius], que la préface, qui est
le pire de tout, n'est nullement de luy et que le Magistrat dit
avoir veti des lettres qu'il avoit escrites à V[oetius] où il mandoit
qu'il prevoyoit bien que ce livre ne luy tourneroit pas à honneur
et qu'il n'entreprenoit de l'escrire que pour l'amour de luy et
qu'il s'appuyoit sur son authorité. Ainsy peut-estre qu'on décou-
vrira diverses choses par son moyen. Et si je puis avoir sa dépo-
sition, je ne doute point que je n'obtienne aussy justice à Utrecht.
Je remercier ay cy après M. Brasset de ce qu'il a fait pour moy
et de ce qu'il a disposé aussy M. Aldringa à escrire » et le 15 3 :
« Je seray bien aise qu'on sache que mon intention n'est pas de
faire aucun mal à Schoock, mais seulement de me délivrer des
persécutions d'Utrecht, de la continuation desquelles je suis
encore tous les jours menasse, de la part des Voetius, et je ne
voy point d'autre moyen pour les faire cesser qu'en contrai-
gnant Schoock à dire la vérité ou bien à estre condamné. »
Aussi Descartes se hâte-t-il de rédiger en latin, le 22 jan-
vier 1644, ses trois requêtes : aux États de Groningue, où il
s'est assuré l'appui d'Aldringa, à l'Université et enfin à
1. Né à Braunfels, le 19 août 1609, mort à Gronin.mie. le 17 octobre L676, profes-
seur d'histoire et de Grec à l'Université de cette ville depuis le 17 février 1635. Il
convertit au Cartésianisme, son ancien condisciple de Brème, Joh. Clauberg, pro-
fesseur a Herborn. Il défend, après la mort de Descartes, les Nolae in programmait
quodam (Amsterdam, 1648), de celui-ci contre Regius, devenu apostal de la foi (ar-
tésienne et contre .lac. Revius, cf. Effigies et vitae Profess. Groning. Groningue,
1654, et surtout la notice de C. de Waard dans Xiruir Ned. Biogr. Wbd., t. 1. col.
132 133. C'est d'André (pie vise Descartes dans la lettre du S juin 1644 (Œuvres,
t. IV, p. 78) : « On me mande aussy qu'il y en a un à Groningue qui veut estre de
mon costé. »
2. Œuvres, t. IV, p. 77.
3. Ibid., p. 81.
37
578 DESCARTES EN HOLLANDE
La Thuillerie. Elles sont toutes à peu près de la même teneur
et, comme elles relatent des faits connus, il n'est pas nécessaire
d'en parler, si ce n'est qu'il faut mentionner la fin de celle qui
est adressée à ce dernier, parce qu'elle a un caractère per-
sonnel. Le philosophe s'excuse de troubler, pour ses minces
querelles, le diplomate habitué à traiter des plus graves affaires,
mais, sa cause étant devenue publique, « l'honneur de la France
est en jeu. Il ne faut pas qu'après un séjour de 15 ans en Hol-
lande, pendant lequel il y a vécu en pleine confiance de jouir
de droits égaux à ceux des indigènes, on abuse de sa qualité
d'étranger pour l'abreuver impunément des plus horribles
calomnies. » *
La lettre personnelle dont l'Ambassadeur de France accom-
pagne la requête du Philosophe aux États de Groningue mérite
d'être citée en entier 2 :
« Messieurs,
« La vertu de Monsr des Cartes est si cognue qu'il est inutile
de vous en parler et il semble qu'il doit estre si cher à ces Pro-
vinces de posséder seules un personnage de son mérite, que ce
que j'en pourrois dire est au dessous de ce que vous en cognois-
sez. Après cela, Messrs, vous ne vous estonnerez pas que je le
protège et vous demande pour luy justice du tort qui luy est
fait. Sa naissance et ma charge m'y obligent et ses prétentions,
telles que vous les verrez dans la requeste qu'il m'a présentée,
me forcent à vous prier qu'il luy soit fait raison. Vous le devez,
puisqu'il l'a toute entière et que le publiq a interest de tenir
son esprit libre, affin qu'avec moins d'inquiétude, il puisse
travailler pour luy.
« Je vous prie donc d'apporter pour son soulagement tout
ce qu'il vous sera possible et que cette équité, avec laquelle
vous satisfaites ceux qui se plaignent, vous serve de règle pour
donner du contentement à celuy cy.
« Croyez, Messrs, qu'où je pourray, en revanche, vous en
témoigner gratitude, je le feray aussi volontiers que de bon
cœur et avec vérité, je vous assure d'estre etc.
La Thuillerie. »
1. Œuvres, t. IV, p. 95. « Ad honorcm Galliac, patriae meac », dit le texte
original.
2. Ibid., p. 96.
CHAPITRE XX
VOYAGE A PARIS (1644). RETOUR A EGMOND
Le procès n'eut pas de conclusion immédiate et le jugement
fut retardé d'un an par le départ de Descartes, qui n'était plus
là pour presser une solution.
Il y avait, en 1644, quinze ans qu'il n'avait pas revu la France
et cela devait lui sembler bien long. Aussi songe-t-il à ce voyage
depuis 1640 déjà, et ce sont toujours, soit les Méditations, soit
les Principes, soit les aff aires d'Utrecht qui le détournent de
son projet. Ses amis hollandais aussi se mettent à la traverse,
car ils craignent de le voir partir pour tout de bon. Comme
ils tremblaient pour Saumaise, ils appréhendent pour Descartes,
Huygens surtout, qui lui écrivait déjà le 14 août 1640 * : « En
me nommant le dessein de ce voyage, il m'a semblé d'un coup
de tonnerre qui me frappoit et vous dis franchement, bien
que ce me soit praeuisum telum, qu'il me touche par trop vive-
ment. »
Il craint que ce ne soient les vantardises stupides de Stam-
pioen qui ne soient causes de cet éloignement, au deux sens
du mot : « Ce que je pense y avoir preveii est le desplaisir que
ce sot garçon vous aura donné, comme souvent de mauvais
objects particuliers sont capables de donner un desgoust uni-
versel de quelque pais... Si ma conjecture est faulse, au moins
ranimez-nous de cette asseurance, que vous n'avez rien veii
de si hideux en ma Patrie, qui vous la puisse faire abhorrer pour
tousjours et sçachons quel terme d'exil passif vous nous donnez.
«Exil passif» est curieux et donne la mesure de l'amitié de Huy-
gens, dont la sincérité s'affirme encore dans la fin : « Car véri-
tablement et sans couleur[s] de cour, qui sont indignes de vostre
1. Œuvres, t. III, p. 152.
580 DESCARTES EN HOLLANDE
entretien, vous ne lairrez personne icy, qui se ressente plus de
vostre absence ni qui regrette plus vivement de n'avoir jamais
eu moyen de vous tesmoigner d'etTect, comme il est d'entière
affection, Monsieur, vostre, etc. »
Descartes le rassure, en lui écrivant qu'il n'est pas de ces
bêtes sauvages dont parle Justinien qui n'ont pas l'esprit du
retour et qu'il ne se propose qu' « une course de quatre ou cinq
mois ». Il le rassure aussi sur le dégoût que certaine personne
aurait pu lui donner de la Hollande : « Je ne suis pas, grâces à
Dieu, d'humeur si déraisonnable... Je sçay très-bien que les
plus beaux corps ont toujours une partie qui est sale, mais il
me suffit de ne la point voir ou d'en tirer sujet de raillerie, si
elle se montre à moy par mégarde et je n'ay jamais esté si
dégoûté que d'aimer ou estimer moins, pour cela, ce qui m'avoit
semblé beau ou bon auparavant. » 1
Les craintes de Constantin Huygens étaient vaines : ce n'est
qu'en 1644 que Descartes songe de nouveau sérieusement au
voyage, pour diverses raisons, où les affaires de famille et d'amitié
avaient part, aussi bien que les préoccupations de la science et
le désir de prendre un bain de Paris pour se laver des « brouil-
leries d'Utrecht ». 2
« Je suis résolu, écrit-il le 1er avril 1644 3 à l'abbé Picot,
d'aller voir cet Été à Paris ce qu'on y fait et si j'y trouve l'air
assez bon pour y pouvoir demeurer sans incommodité, je seray
ravy d'y jouir de vôtre conversation, que je n'espère plus en
ces quartiers. » Il avait en effet invité en Hollande l'abbé Picot
dont il désirait la visite, mais il eut celle de Villebressieu,
qu'il ne désirait point.
Pourtant, ce projet de voyage ne va pas sans appréhension.
S'il échappe à la tyrannie de l'Université et du Magistrat
d'Utrecht, n'ira-t-il pas tomber dans celle de la Sorbonne et
des Jésuites qui, en ce moment précis, persécutent le grand
Arnauld ? Il n'aimerait pas être, comme ce dernier, condamné
par eux à un voyage à Rome 4 et n'y a-t-il pas imprudence à
quitter Egmond du Hoef, qui est, au philosophe, son petit Port-
Royal-des-Champs ?
1. Œuvres, t. III, p. 159.
?.. Expression empruntée à une lettre de Descartes au t. IV, p. 23.
3. Œuvres, t. IV, p. 103.
4. Le traité De la fréquente communion est du mois d'août 1643. Pour le détail
de faits, voir Œuvres de Descartes, t. IV, p. 104, éclaircissement.
DISCUSSION AVEC SORBIÈRE 581
Aussi Descartes marque-t-il à l'abbé Picot, dans la même
lettre 1 : « La disgrâce de M. Arnaud me touche davantage que
les miennes, car je le conte au nombre de ceux qui me veulent
du bien et je crains, au contraire, que ses ennemis ne soient
aussi, pour la plupart, les miens. Toutesfois, je ne sçay point encore
le sujet de mécontentement qu'il peut leur avoir donné et je me
console sur ce que mes écrits ne touchent, ny de prés ny de loin, la
Théologie et que je ne crois pas qu'ils y puissent trouver aucun
prétexte pour me blâmer. »
Mais le bail de la maison d' « Egmond op de Hoef » finit le
1er mai 1644 2 et le 1er mai est encore aujourd'hui, en Hollande,
avec le 1er novembre, le terme de location. Il prend congé de son
ami van Surck, à Bergen, à qui il confie le soin de distribuer les J
hommages d'auteur des Principia et se rend à Leyde pour y régler
ses affaires, dire adieu à Hogelande et être à proximité de La
Haye, où l'inévitable Sorbière se jette sur lui pour l'exciter
contre Gassend, envenimer la discussion des deux philosophes i
et faire rejaillir sur sa bruyante et papillotante personne quelques
étincelles de leurs gloires entrechoquées.
Sorbière écrit, de La Haye, à Gassend, en latin, le 10 mai sui-
vant 3 : « Descartes est venu ici, dans l'intention de s'en aller en
France, dès que la partie de sa Physiologie qui traite des choses
inanimées aura paru ; aussitôt votre lettre reçue, je n'ai pas hésité
à l'aborder. » S'engage alors une discussion assez vive sur
le vide, à la fin de laquelle l'interpellé estime que les Médi-
tations n'ont rien perdu de leur poids. Sorbière s'irrite de cette
vanité qu'il avait assez durement qualifiée naguère 4 : « Comme
je ne pouvois m'empescher, mande-t-il à M. Petit, de comparer
M. Descartes à M. Gassendi, quej'avois laissé à Paris, je desiray
en luy la simplicité, la modération, l'ordre et la facilité que
ce dernier avoit à communiquer ses pensées aux personnes
qui estoient curieuses de les entendre. Je craignis d'abord
que ce Philosophe n'eust pensé trop subtilement et je me
defiay du succès de ses spéculations, de mesme que de son
détachement de l'ambition, lors que je vis qu'il avoit de la
peine à m'instruire sur le champ des choses qu'il avoit méditées,
1. Œuvres, t. IV, pp. 103-104.
2. Ibid., p. 108.
3. Ibid., p. 109.
4. Ibid., pp. 58-59, d'après Sorbière, Lettres et Discours, 1660, in-4°, pp. 684-685.
582 DESCARTES EN HOLLANDE
et lors qu'il me fit mystère de ce dont il devoit estre bien
aise de conférer avec une personne docile et non préoccupée. »
« Mon sujet de crainte s'augmenta, lors qu'en la suite du
discours, il me fit paroistre de l'aigreur contre M. Gassendi,
le meilleur de tous les hommes, traictant avec beaucoup de
mespris ses objections contre sa Métaphysique et se mocquant
des instances qu'il n'avoit pas encore publiées : « Qu'il ne les
cache point, me dit-il, ou qu'il ne les face pas courir à Paris
seulement, entre les mains de mes adversaires, mais qu'il les
laisse paroistre en public et je verray si elles sont dignes que
j'y responde. »
« Le ton de voix dont il usa et le corps de ce discours me
firent comprendre que M. Descartes philosophoit avec un peu
d'ambition et à dessein d'acquérir de la renommée ou mesme
de se rendre chef de secte, comme il n'a pas fait difficulté de
l'avouer en divers endroits de ses ouvrages. Je vous advoue
que cela me depleût et que j'eusse bien désiré qu'il n'eust phi-
losophé que pour philosopher, pour le seul interest de la Vérité,
pour sa propre satisfaction et avec une entière indifférence
pour la réputation et pour le nom qui s'acquiert dans les Aca-
démies. »
Rivet, qui tient pour Gassend, nous confirme cette attitude
dédaigneuse de Descartes à l'égard de celui-ci en communiquant
au P. Mersenne, le 28 mars 1644 1 : « Je suis avec vous que Mons.
Gassend est un vaillant combatant, et je trouve son Apologie
claire et bien suivie. Cependant, j'apprens que Mons. des Cartes
en faict un grand mespris et dit que, pour toute response, en
faisant imprimer ses Méditations, il en ostera tout ce qui est
de Mons. Gassend et mettra au tittre, rejectis objectionibus
inutilibus. J'estimay qu'il le devoit traicter plus respectueuse-
ment. »
11 y a encore ceci de vrai dans le récit de Sorbière, que Des-
cartes attend pour partir la fin de l'impression de la quatrième
partie des ses Principia, achevée en janvier 1644, d'abord en
français puis en latin 2. Il confie ses intérêts à Groningue au
professeur Tobie d'André, son partisan.3 Puis, l'imprimeur n'en
finissant pas 4 avec les Principia auxquels il joindra les Speci-
1. Œuvres, t. IV, p. 110.
2. Ibtd., p. 73.
3. Ibid., p. 123, et plus haut, ici même, p. 577 n. 1.
4. L'achevé d'imprimer est du 10 juillet 1644.
SÉJOUR A PARIS ET EX BRETAGNE (ÉTÉ 1644) 583
mina ou traduction latine du Discours de la Méthode et des
Essais, faite par le théologien protestant français de Courcelles,
réfugié à Amsterdam \ il va prendre congé de Jean de Bever-
wyck, dit Beverovicius, à Dordrecht, où ce dernier pratique
comme médecin.
S'étant embarqué en Zélande, Descartes arrive à la fin de ^
juin à Paris, où il descend chez l'abbé Picot, rue des Écouiïes,
entre la rue du Roy-de- Sicile et la rue des Francs-Bourgeois.
Il fréquenta aussi chez Mydorge, au Palais des Tournelles, et
naturellement chez les Minimes, près la place Royale, dans la
cellule ou au parloir du P. Mersenne. Ces lieux deviennent le
rendez-vous de tout ce que Paris contenait de beaux esprits
méritant ce titre, c'est-à-dire plus attachés à ravir ses secrets
à la nature qu'à respirer le bel air des ruelles à l'hôtel de Ram-
bouillet.
Descartes avait quitté la grand' ville en 1628, gentilhomme |
presque inconnu, si ce n'est de quelques personnes comme
Mersenne, Balzac ou Mydorge, qui, dans ses yeux gris, avaient (■
deviné l'infini, dont les mystères s'y reflétaient déjà, mais aujour- \.
d'hui il était l'auteur connu, honoré et fêté du Discours de la
Méthode, des Meditationes et bientôt des Principia. Cependant
il y a trop de latin là-dedans aux yeux des gens du monde qui,
comme Conrart, par horreur du pédantisme, affectent de ne le
point savoir, ou l'ignorent effectivement. Aussitôt, l'abbé Picot,
encore un bon commis-voyageur en lettres, comme Mersenne
en était un pour les sciences, de songer à traduire les Principia,
ainsi que le duc de Luynes, oui, le duc de Luynes lui-même, se
met à traduire les Meditationes, pour charmer et orner ses loisirs
de grand seigneur.
Mais à Paris, que Descartes a ainsi conquis du dehors, la
gloire n'est rien aux yeux du monde, sans la fortune qui parfois
la suit. Il faut que la munificence royale pare cette tête de
quelques rayons dorés. Des officieux, bien en cour, s'y emploient,
mais mieux eussent valu des courbettes au grand ou au petit lever.
Au reste, dans ce palais-là, non plus qu'au Palais Cardinal,
on n'aimait trop ces exilés volontaires de Hollande qui leur
dérobaient des parcelles de cette, majesté impérissable que
1. Cf. Œuvres de Descartes, t. IV, p. 123. C'est la traduction latine bien connue
et souvent invoquée, parce que Descartes l'a Lui-même revue. Cf. l'intéressante pré-
face des Specimina.
584
DESCARTES EX HOLLANDE
confèrent les lettres et les sciences à la majesté périssable, qui
daigne les protéger. Descartes n'était pas assez servile, il n'eut
pas sa « pension ». 1 Peut-être n'y tenait-il guère, préférant sa
liberté.
Ce séjour de Paris fut interrompu par un voyage auprès
des siens, en Bretagne, lequel dura du 12 au 29 juillet 1644 2.
Il avait vu, en passant à Blois, M. de Beaune, le conseiller-géo-
mètre. La magistrature, nous le savons par l'exemple de Fermât,
menait souvent à la mathématique : les procès et les audiences
donnent tant de loisirs ! Surtout, il avait réglé ses affaires de
famille avec son aîné Descartes de la Bretallière, qui ne l'aimait
point, Rogier du Crevis, veuf de leur sœur Jeanne, et M. de Cha-
vagnes, un frère du second lit. Il repassera encore en Bretagne
avant la mi-août, pour y signer quelques contrats de partage
avec ses frères, et séjournera successivement à Kerleau, à Cha-
vagnes, au Crevis, à Nantes. Ce n'est guère qu'à la mi-octobre
qu'on le reverra dans la capitale : ses amis voudraient l'y
retenir, mais il n'y passa qu'une dizaine de jours, assez pour
rendre visite au chancelier Séguier, l'homme des Privilèges
d'impression, au duc de Luynes, à l'avocat Clerselier et à Chanut,
qui avait épousé la sœur de ce dernier et jouera un si grand
rôle vers la fin de la vie de Descartes. Celui-ci se méfie de Paris,
sans être insensible à ses séductions, au charme des conversa-
tions brillantes et fécondes, où les esprits s'aimantent, s'ai-
guisent, s'élèvent au-dessus d'eux-mêmes par une émulation
perpétuelle, en faisant assaut d'esprit et parfois de génie, mais
pourquoi à leur cohorte, se mêle-t-il tant de faux-monnayeurs de
l'intelligence, dont le bourdonnement vient troubler la médi-
tation du penseur ? C'est à peu près ce que Descartes écrira à
Chanut, le 30 mars 1646 3, en une minute où l'a pris, dans son
Egmond, la nostalgie du glorieux Paris :
« Je me plains de ce que le monde est trop grand, à raison
du peu d'honnestes gens qui s'y trouvent ; je voudrois qu'ils
fussent tous assemblez en une ville, et alors je serois bien aise
de quitter mon hermitage pour aller vivre avec eux, s'ils me
1. C'est le moment aussi où, par lettre patente du 3 septembre 1644, enre-
gistrée, le 25, Saumaise faillit en avoir une de six mille livres. Cf. Œuvres, de
Descartes, t. IV, p. 145 et plus haut, ici même, livre II, p. 328.
2. Œuvres, t. IV, pp. 129 et 130.
3. Ibid., t. IV, p. 378.
UN AUTOGRAPHE INÉDIT (10 NOVEMBRE 1644) 585
vouloient recevoir en leur compagnie. Car, encore que je fuie
la multitude, à cause de la quantité des impertinens et des
importuns qu'on y rencontre, je ne laisse pas de penser que le
plus grand bien de la vie est de jouir de la conversation des
personnes qu'on estime. Je ne sçay si vous en trouvez beaucoup
aux lieux où vous estes, qui soient dignes de la vostre ; mais,
pour ce que fay quelquefois envie de retourner à Paris, je me
plains quasi de ce que Messieurs les Ministres vous ont donné
un employ qui vous en éloigne et je vous assure que, si vous
y estiez, vous seriez l'un des principaux sujets qui me pourroient
obliger d'y aller. »
A Calais, au moment de s'embarquer, au début de novembre,
il est retenu par des vents contraires. Il y est encore, le 10. et
je suis en mesure de le prouver par un petit autographe inédit
qu'il traça dans Y Album amicorum de Montigny de Glarges,
résident des États, nous dirions aujourd'hui consul, dans ce port.
Nous reproduisons ces lignes en fac-similé (cf. pi. XXXVIII b).
Descartes ne s'est pas mis en frais d'imagination, il s'est borné
à transcrire sa devise latine : « Dure mort que celle de l'homme
qui s'éteint, connu de tous, inconnu de lui-même \
« Ceci fut écrit en témoignage d'amitié et de respect, le
10 novembre 1644.
[s] R. Descartes. »
Enfin rentré en Hollande, le 15, après une absence de près
de cinq mois, Descartes n'a rien de plus pressé que de regagner
son Egmond, non « le Hoef » cette fois, mais Egmond-binnen,
qu'il ne quittera que pour abandonner définitivement le pays.
Plus que jamais, il a besoin de calme : « Depuis mon voyage de
France, écrit-il à Pollot, le 18 mai 1645 2, je suis devenu plus
vieux de vingt ans que je n'estois l'année passée, en sorte que
ce m'est maintenant un plus grand voyage d'aller d'icy à La
Haye que ce n'eust esté auparavant d'aller jusques à Rome.
Ce n'est pourtant que j'aye aucune indisposition, grâces a
1. Cf. la lettre à Chanut du 1" novembre 1646 (Œuvres de Descartes, t. IV,
p. 537) : « ayant pris pour ma devise :
« Illi mors gravis incubât
Qui, notus nimis omnibus,
Ignotus moritur sibi. »
(Sénèque le Tragique, Thyeste, v. 400).
2. Œuvres, t. IV, p. 205.
586 DESCARTES EN HOLLANDE
Dieu, mais je me sens plus foible et pense avoir davantage
f besoin de rechercher mes commodités et mon repos. »
A Egmond, il est à proximité de « Antoine Studler van Zureck,
seigneur de Berghen en Kennemerlandt » \ pas trop près pour
que le voisinage fût importun, mais assez, cependant, pour qu'il
put l'aller trouver commodément à quelque trois lieues, en
son château, tapi dans les épais fourrés et les hautes futaies,
abrité du vent par les dunes, entouré de fossés, dont l'eau
dormante est couverte de mousse verte ou pourpre.
Cet homme riche est son prêteur et son banquier, car le
; Hollandais, qui aime l'argent et passe sa vie à en gagner, est
généreux envers ses amis comme envers les pauvres. La joie
de van Surck, celle de van Hogelande, de Regius, au retour de
Descartes, est touchante. Van Surck et Regius étaient chez de
Haestrecht, à Utrecht, quand Corneille van Hogelande vient,
le 17 novembre, leur apprendre la bonne nouvelle. Aussitôt,
ils lui écrivent une lettre collective pour lui dire leur bonheur
de recouvrer celui qu'ils appelaient « la lumière, éclatante de
leur païs ». Les Hollandais sont bons amis et sincères.
C'est pour s'adonner librement à l'étude de la nature, en
contact étroit, en communion presque avec elle, que Descartes
se réfugie à Egmond, à proximité de la mer, du sable et du ciel,
loin d'Amsterdam où deux rangées de pignons dentelés, se
menaçant, de leurs potences biscornues, en travers de la rue,
restreignent par trop les espaces stellaires.
Un professeur d' Utrecht, Henri Bornius, écrit en latinàGas-
send, dont il est disciple, et non sans quelque ironie, le 26 juin 16452:
« Descartes s'est maintenant installé près d'Alcmar ; de nuit,
de jour, sans relâche interrogeant la Nature, il s'attache à
rendre compte du caractère des animaux et des végétaux. Il se
promet d'expliquer par ses Principes tout ce qu'il a observé
dans son Monde, de telle sorte que tout le bataillon des philo-
sophes aperçoive dans quelles ténèbres Aristote et sa séquelle
ont plongé la nature des choses. »
A un gentilhomme qui vient le visiter dans sa ferme-château
d'Egmond-binnen et qui lui demande de lui montrer les livres
de physique dont il faisait sa plus ordinaire lecture : « Je vous
les monstreray, luy respondit il, s'il vous plaist de me suivre
1. Cf. Œuvres de Descartes, t. IV, p. 149.
2. Ibid., p. 238.
SON EXISTENCE A EGMOND-BINNEN (1645) 587
«t, le menant dans une basse court, sur le derrière de son logis,
il luy monstra un veau, à la dissection duquel il dit qu'il se
devoit occuper le lendemain. » 1
Ce qui lui manque, dans son entourage rustique de paysans
en veste courte, pantalon large et sabots blancs, il le faisait
venir de la coquette petite ville voisine d'Alkmaar. par laquelle
lui parvient aussi son courrier, comme en témoigne l'envoi
d'Egmond-binnen, 17 avril 1646, et qui porte le postscrip-
tum que voici : « On adresse les lettres qu'on prend la peine
de m'escrire :
aen Mr Adam Spiicker
Meester int Weeshuys
tôt Alckmaer. » 2
C'est donc que le directeur de l'orphelinat d'Alkmaar est
en relations suivies avec lui.
Baillet nous donne, d'après une lettre à l'abbé Picot datée
d'Egmond, 26 avril 1647, quelques détails sur l'existence que
le philosophe y mène 3.
Il (M. Descartes) « travailloit beaucoup et long-tems, non'
seulement avant le disner, mais encore, principalement, depuis
quatre heures après midy, fort avant dans la nuit, et les moindres
occupations le mettoient toujours dans une application très-
profonde. Mais, dans les deux ou trois dernières années de sa
vie, il parut un peu plus rebuté du travail de la plume, quoy
que son esprit demeurât toujours le môme pour la méditation
et pour l'art de rêver. Il donnoit volontiers le tems d'après
son dîner [c'est-à-dire le début de l'après-midi] à la conversation
de ses amis, à la culture des plantes de son jardin, ou à la pro-
menade. Il aimoit assez les exercices du corps et les prenoit
souvent dans le tems de sa récréation. Il montoit volontiers à
cheval, lors même qu'il pouvoit aller en gondole par les canaux ;
mais sa vie sédentaire le des-accoûtuma tellement de cette
sorte de fatigue que, depuis l'an 1645, il ne pouvoit plus supporter
d'autre voiture que celle du carrosse et du bateau. »
Ceci correspond assez à ce qu'écrivait Descartes lui-même,
d'une façon un peu plus abstraite, d'Egmond op de Hoef, à la
1. D'après Sorbière, Lettres, p. 690, cité au t. III des Œuvres de Descartes, p. 353.
2. Œuvres, t. IV, p. 390.
3. lbid., p. 640.
588 DESCARTES EN HOLLANDE
princesse Elisabeth, le 28 janvier 1643 1 : « La principale règle
que j'ay tousjours observée en mes études, et celle quejecroy
m' avoir le plus servy pour acquérir quelque connoissance, a
esté que je n'ay jamais employé que fort peu d'heures, par jour,
aux pensées qui occupent l'imagination, et fort peu d'heures,
par an, à celles qui occupent l'entendement seul et que j'ay
donné tout le reste de mon temps au relasche des sens et au
repos de l'esprit : mesme, je conte, entre les exercices de l'ima-
gination, toutes les conversations sérieuses et tout ce à quoy
il faut avoir de l'attention. C'est ce qui m'a fait retirer aux
champs, car, encore que, dans la ville la plus occupée du monde,
je pourrois avoir autant d'heures à moy que j'en employé
maintenant à l'étude, je ne pourrois pas toutesfois les y employer
si utilement, lors que mon esprit seroit lassé par l'attention que
requert le tracas de la vie. »
Comme domestiques, il n'avait guère que des Français ou
des Flamands. Il prétendait que ceux-ci étaient incommodes
en voyageant et que les Français se gâtaient vite en Hollande.
Il les traitait avec indulgence et douceur et se les « assujetissoit
par amour », mais il n'était pas trop assuré de leur fidélité.
« Afin de n'être jamais trompé en matière de serviteurs et de
servantes, disait-il à l'abbé Picot, qui était mal satisfait de
Louise, la cuisinière, il faut faire son conte qu'il n'y en a point
qui ne puissent être infidelles, lors qu'ils en ont occasion et ne
leur en donner jamais de grande, c'est-à-dire qu'il faut prendre
soy-même le soin de ses affaires et être un peu diligent, malgré
qu'on en ait. » 2 Tout en proférant cette boutade, il lui recom-
mandait « la fidélité de Maçon, son valet, qui alloit de Hollande
à Paris pour le service, et à qui il avoit confié son chien, appelle
Monsieur Grat, avec une petite chienne pour en donner de la
race à cet abbé. » 3
Ainsi, comme on voit volontiers Boileau recevant La Fontaine
dans son jardin d'Auteuil, faut-il imaginer Descartes cultivant
son jardin d'Egmond, en compagnie de son fidèle Maçon, tandis
que Monsieur Grat, son chien, leur aboie aux chausses.
Parfois, passe un de ces paysans de Noord-Holland ou de ces
1. Œuvres, t. III, pp. 692-693.
2. lbid., t. V, p. 133.
3. Lettre manuscrite à Picot, du 28 février 1648, citée par Baillet. Cf. Œuvres
de Descartes, t. V, p. 133.
SUPPLIQUE POUR LE PAYSAN MEURTRIER
589
marins d'Egmond aan Zee, rudes loups de mer, qui viennent
lui parler de leurs pêches aventureuses sur les côtes d'Angle-
terre ou d'Islande, des migrations des poissons ou de leurs
propres infortunes. Ce n'est pas une supposition. Nous possédons
une requête de Descartes très pressante en faveur d'un de ses
voisins. Elle est adressée probablement à Huygens et commence
ainsi :'« Je sçay que vous avez tant d'occupations qui valent
mieux que de vous arrester à lire des complimens d'un homme
qui ne fréquente icy que des paysans, que je n'ose m'ingerer
de vous écrire que lors que j'ay quelque occasion de vous impor-
tuner. Celle qui se présente maintenant est pour vous donner
sujet d'exercer vostre charité en la personne d'un pauvre
paysan de mon voisinage qui a eu le mal-heur d'en tuer un autre. »
« Ses parens ont dessein d'avoir recours à la clémence de
Son Altesse, afin de tascher d'obtenir sa grâce et ils ont désiré
aussi que je vous en écrivisse... Le paysan, pour qui je vous
prie, est icy en réputation de n'estre nullement querelleux et
de n'avoir jamais fait de déplaisir à personne avant ce mal-
heur. Tout ce qu'on peut dire le plus à son desavantage est que
sa mère estoit mariée avec celuy qui est mort, mais, si on adjoute
qu'elle en estoit aussi fort outrageusement battue et l'avoit
esté pendant plusieurs années qu'elle avoit tenu ménage avec
luy, jusqu'à ce qu'enfin elle s'en estoit séparée et ainsi ne le
consideroit plus comme son mary mais comme son persécuteur
et son ennemy, lequel mesme, pour se vanger de cette séparation,
la menaçoit d'oster la vie à quelqu'un de ses enfans (l'un des-
quels est cettuy-cy) on trouvera que cela mesme sert beaucoup
à l'excuser... J'ay sceii qu'au temps que ce mal-heur luy est
arrivé, il avoit une extrême affliction, à cause de la maladie
d'un sien enfant, dont il attendoit la mort à chaque moment,
et que, pendant qu'il estoit auprès de luy, on le vint appeller
por secourir son beaufrére, qui estoit attaque par leur commun
ennemy... Aussi luy fut-il pardonné par tous les principaux
parens du mort, autour mesme qu'ils estoient assemblez pour
le mettre en terre. Et, de plus, les Juges d'icy L'ont absous, niais.
par une faveur trop précipitée, laquelle avant obligé le Fiscal l
à se porter apellant de leur sentence, il n'ose pas se présenter
derechef devant la Justice...
1. Le Procureur.
590
DESCARTES EN HOLLANDE
« Le criminel estant absent, tout ce qu'on luy peut faire
n'est que de l'empescher de revenir dans le pays et ainsi punir
sa femme et ses enfans plus que luy ; j'aprens qu'il y a quantité
d'autres paysans en ces Provinces, qui ont commis des meurtres
moins excusables et dont la vie est moins innocente, qui ne
laissent pas d'y demeurer, sans avoir aucun pardon de Son
Altesse (et le mort estoit de ce nombre) ; ce qui me fait croire
que, si on commençoit par mon voisin à faire un exemple, ceux
qui sont plus accoutumez que luy à tirer le couteau, diroient
qu'il n'y a que les innocens et les idiots qui tombent entre les
mains de la Justice et seroient confirmez, parla, en leur licence.
Enfin, si vous contribuez quelque chose à faire que ce pauvre
homme puisse revenir auprès de ses enfans, je puis dire que
vous ferez une bonne action et que ce sera une nouvelle obli-
gation que vous aura, etc. » 1
Le meurtrier en rupture de ban, d'après les recherches de
M. l'archiviste van Gelder, c'est Meeus Jacobsz, donc Bar-
tholomé, fils de Jacques. Dans une requête un peu postérieure,
datée du 5 janvier 1647 2, et adressée à Jean van Foreest, membre
du Haut-Conseil à La Haye, Descartes revient sur cette affaire,
pour éviter à la femme de Meeus, son voisin l'aubergiste, la
confiscation des biens de son époux, dont elle voulait continuer
le commerce, afin de gagner sa vie et celle de ses deux petits
enfants, ce qu'elle obtint, peut-être grâce à l'intervention du
philosophe.
Descartes sollicitant pour son voisin l'aubergiste, sa femme
et leurs petits enfants, rien ne donne une meilleure idée de ses
rapports avec les habitants du village d'Egmond-binnen. Ils
allaient chez le « Franschman », parce qu'ils le savaient simple
et bon et qu'il entendait leur langue. Ceci ne fait pas le moindre
doute, car, déjà, dans la requête, on retrouve le bavardage
un peu embrouillé du paysan ; au reste, puisqu'il avait
appris le hollandais en 1619, comment quinze ans de Hollande
et les relations avec Hélène ne l' auraient-ils pas perfectionné dans
celte langue ? Descartes blâme ses compatriotes, émigrés aux
Pays-Bas, de ne pas l'apprendre. Il écrit en elïet à son ami
Huygeus, en réponse à l'envoi du Gebruyck of ongebnujck van 't
1. Œuvres, t. V, pp. 262-265.
2. Œuvres, t. X, pp. 613-617. C'est le commentaire qui oblige à changer la date
indiquée au t. V, p. 260-265, pour la précédente requête.
SES CONNAISSANCES EX NÉERLANDAIS 591
Orgel in deKerken der Vereenighde Nederlanden (Leyde, 1641) : 1
« Je suis bien glorieux de l'honneur qu'il vous a plû me faire,
en me permettant de voir vostre traitté Flamend, touchant
l'usage des Orgues en l'Eglise, comme si j'estois fort sçavant
en cette langue. Mais, quoy que l'ignorance en soit fatale à
tous ceux de ma nation, je me persuade pourtant que l'idiome
ne m'a pas empesché d'entendre le sens de vostre discours,
dans lequel j'ay trouvé un ordre si clair et si bien suivy qu'il
m'a esté aisé de me passer du meslange des mots estrangers
qui n'y sont point 2 et qui ont coustume de me faciliter l'intel-
ligence du Flamend des autres. Mais ce n'est pas à moy à parler
du stile et j'aurois mauvaise grâce de l'entreprendre3... Pour
les epithètes que vous nous donnez [aux catholiques] en divers
endroits, je ne croy pas que nous devions nous en offenser
davantage qu'un serviteur s'offense, quand sa maistresse l'ap-
pelle « Schelme » [fripon], pour se vanger d'un baiser qu'il luy
a pris ou plustost pour couvrir la petite honte qu'elle a de le
luy avoir octroyé. » Scène vue, entendue, peut-être vécue.
Nombreux sont les écrits flamands et les lettres néerlandaise
ou mi-partie néerlandaise et française de Descartes, mais souvent,
elles sont l'œuvre d'un traducteur. Huygens pense que c'est
van Surck : « J'adjoustray que, venant de lire la Préface qui
se va publier sous le nom Waessenaer, elle me semble un dis-
cours véritable, judicieux et discret... J'estime que vous n'aurez
pas voulu prendre la peine de l'escrire en flamenet, de là, je
vous juge heureux d'avoir trouvé de si bons interprètes, qui
véritablement vous suivent de si bonne façon et en termes si
propres que la traduction seulement n'y paroist pas, qui i est
pas un don commun à touts translateurs. Mr van Surck, qui
est poli en tout, vous y pourra avoir preste de sa diligence ; qui
que ce soit, vous lui en avez un peu bien d'obligatior. » 4
Huygens n'eût certes pas décerné le même éloge à la Lettre
que Descartes écrivait d' « Egmont op de Hoeï . le 18 juillet 1643,
1. Œuvres, t. III, p. 153. Descartes s'est occupa de la construction des orgues „
notamment de celui d'Alkmaar. Cf. G. W. Enschedé, dans Amslrlodamum.
octobre 1920.
2. Constantin Huygens. justement parce qu'il sait tant de langues étrangères, esl
un puriste dans la sienne et en écarte les mots français qui y sont si nombreux.
Cf. le livre de M. Salverda de (.rave. L' influence de la langue française en Hollande
d'après les mots empruntés : Leçons faites à l'Université de Paris en janvier 1913;
Paris, Ed. Champion, 1913, un vol. in-18".
3. Œuvres, t. III. pp. 157-158.
4. Ibid., p. 151.
592 DESCARTES EN HOLLANDE
à son horloger Gérard Brandt, aux Douze heures, sur le « Roc-
kiune », près de la Bourse, à Amsterdam, et qu'il termine en
s'excusant d'écrire si mal le hollandais : « Excuseert my dat ick
soo quaet Duytsch schrijve. » x
Au bas de sa requête en néerlandais au Magistrat d'Utrecht,
écrite d'Egmond, le 21 février 1648, figure cette note auto-
graphe 2 : « J'ay fait traduire cet escrit en Flamend, mais,
pource que c'est une langue que j'entens fort peu, je prie ceux
qui le liront d'avoir principalement égard au François, duquel
seul je puis respondre. »
C'est pourtant bien en hollandais, en flamand ou en « duytsch »,
ce qui est tout un, qu'il enseignait Dirck Rembrantsz van Nierop,
cet étonnant paysan de Noord-Hollande dont nous parle Baillet
et dont l'histoire est absolument authentique 3 :
« Dirck Rembrantsz étoit un païsan de Hollande, natif du
village de Nierop, vers les extremitez de la Nort-Hollande,
qui regarde la Frise. L'exercice qu'il faisoit du métier de cor-
donnier, dans le lieu de sa naissance, ne luy fournissoit que fort
étroitement le nécessaire... Mais il avoit trouvé les moyens do
vaincre sa fortune par une connoissance exquise des Mathéma-
tiques, qu'il ne pouvoit s'empêcher de cultiver, souvent au pré-
judice du travail de ses mains. » Les paysans, vivant sous les
larges espaces étoiles, sont souvent des contemplateurs, tel
ce Eise Eisinga qui, à Franeker, construisit de ses dix doigts
par des moyens de hasard de 1774 à 1781, le Planétarium,
qui marche encore.
Dirck avait entendu dire que le « Franschman » n'était pas
qu'un « goeye man », que c'était aussi un « geleerde man »;
il voulut lui exposer les connaissances qu'il avait acquises,
et dont les simples sont d'autant plus fiers qu'elles leur ont
coûté plus de peine à découvrir. Par la rumeur publique,
Il le savait d'abord facile, mais les valets étaient plus rogues
que le maître et repoussèrent durement ce fou. Au second voyage,
le Philosophe lui fit donner de l'argent, que Dirck Rembrantsz
refusa, ajoutant que son heure n'était pas encore venue et
« qu'il esperoit qu'un troisième voyage luy seroit plus utile ».
Sa persévérance fut récompensée. Descartes l'accueillit, reconnut
1. Œuvres, t. IV, p. 17.
2. Ibid., t. Vin, 2- partie, p. 275.
3. Cf. Œuvres, t. V, p. 266-267, d'après Baillet, t. II, p. 553 s.
LE PAYSAN-ASTRONOME : DIRCK REMBRANTSZ 593
son habileté et son mérite, lui communiqua sa Méthode et le
reçut « au nombre de ses amis, sans que la bassesse de sa condi-
tion le luy fît regarder au dessous de ceux du premier rang et
il l'assura que sa maison et son cœur luy seroient ouverts à
toute heure. »
Ainsi, celui qu'on a tort de n'avoir jamais appelé «le bon Des-
cartes » en avait agi avec l'ouvrier Ferrier, le domestique Gillot,
l'arpenteur Wassenaer. « Rembrantsz, qui ne demeuroit qu'à
cinq ou six lieues d'Egmond, rendit, depuis ce tems-là de liés
fréquentes visites à M. Descartes et il devint, à son école, l'un V
dés premiers Astronomes de son siècle... U Astronomie Flamande
ou Hollandoise qu'il a donnée en langue vulgaire, après la mort
de nôtre Philosophe, et qui luy fait aujourd'huy tant d'honneur
parmi les Scavans, est toute sur le système de M. Descartes
et débute par l'établissement des Tourbillons. »
Ce dernier s'intéresse aussi à un autre mathématicien, fran-
çais cette fois, et qui habitait Alkmaar : « Je vous remercie,
lui écrit Brasset, le secrétaire de l'ambassade, faisant alors
fonction d'ambassadeur, à la date du 4 décembre 1647, du soin
que vous avez eu de veoyr nostre infirme d'Alkmar. » 1
C'était un jeune Français, nommé du Laurens, de médiocre .
santé, venu en Hollande, attiré sans doute par la renommée
de ce pays comme terre promise des savants et des lettrés
ou par l'envie d'approcher Descartes; il aimait l'étude par-
dessus tout : « Je n'improuve pas, disait Brasset à M. de
Brisacier, son application aux estudes, je voudrois aussy que,
dans les contentemens de l'esprit, il songeast un peu à la
subsistance du corps » et ailleurs : « il s'applique à une estude
qui est charmante pour ceux qui l'ayment. à scavoir les Mathé-
matiques ».« Je luy mande aussy [à M. Collaye], écrit-il au
même correspondant, le 14 octobre 1647, la nécessite où se
trouve le pauvre M. du Laurens, accablé de fiebvre a Alke-
mar. Je veoy par une lettre du bonhomme - de père qu'il est
un peu serré... J'attends des nouvelles de l'infirme parle moyen
de M. des Cartes. »3 Du Laurens paraît eéder aux instances de
Brasset qui l'exhorte à quitter ce « mauvais quartier », « ce
1. Œuvres, t. V, p. 94.
2. Le « bonhomme » n'a. au xvne siècle, rien d'injurieux, d'ironique, à peine de
familier. Ce « bonhomme » était, d'ailleurs, Conseiller du Roi et Président en l'Elec-
tion d'Angers.
3. Œuvres, t. V, p. 108.
08
594 DESCARTES EN HOLLANDE
malheureux trou d'Alkmaar, qui est à dix ou douze lieues
de la Haye et d'où il y a autant de peine à avoir de ses
lettres que de Constantinople ». Sa maladie est un « efîect de
corruption du sang » et est de plus « communicative », la phtisie
évidemment. « J'envoie, écrit toujours Brasset, le 23 décem-
bre 1647, l'extraict d'une lettre que j'ay receue de M. Des Cartes
au suject de M. du Laurens, où il marque son humeur studieuse
et son incommodité, qui n'est pas petite, ce mal estant fort
fâcheux et contagieux, ce qui m'empeschera de le retirer parmy
une famille à la santé de laquelle j'ay interest... », la sienne
sans doute.
Brasset, le 20 janvier 1648, l'engage à rentrer en France :
« La connoissance que vous avez que ce climat vous est contraire
doibt vous faire resouldre à le quitter tout le plus tost que vous
pourrez » . « Je tiens, mande-t-il à de Brisacier, le 3 février, que,
quand il voudra se desveloper l'esprit de cette encyclopédie
aprez laquelle il court, il a de quoy se rendre propre à la fonction
dont vous me parlez... Il se faict fort d'escrire bien l'italien et
l'espagnol ; le latin avec cela et l'entente de l'allemand et fla-
mand n'est pas peu de chose. »
Parti pour un « changement d'ayr », le 22 février, il revint
en juillet pour occuper auprès de Brasset un emploi presque
officiel, mais, dès la fin de l'année 1648, « l'ajT de ce climat
luy a esté si contraire qu'il a esté contraint de l'aller restablir
en nostre bon payz, où il est arrivé, écrit Brasset le 13 jan-
vier 1649, aprez un long circuit de pérégrination douloureuse
par Bordeaux et la Rochelle ». x
En passant par Paris, en juin 1648, du Laurens va trouver
Descartes, ce qui prouve l'attraction que son compatriote de
l'Anjou exerce sur lui, bien qu'il ne paraisse pas l'avoir vu très
souvent en Hollande. C'était pourtant pour le fréquenter,
semble-t-il, que le jeune mathématicien du Laurens, assoiffé,
d'encyclopédie, s'était installé près d'Egmond, à Alkmaar,
où il sue la fièvre.
1. Cf Œuvres, t. V, pp. 216 à 218.
CHAPITRE XXI
SUITE DES PROCÈS DE GRONINGUE ET d'uTRECIIT (1645-1648)
Une fois réinstallé à Egmond-binnen, Descartes écrit à Tobie j
-d'André pour s'informer de ce qu'étaient devenues l'affaire de
Groningue et la plainte en diffamation auprès du Sénat acadé-
démique contre Schoockius. Ce dernier n'était plus recteur et
avait été remplacé par Samuel Desmarets, aussi intéressé que
notre philosophe à aboutir. Le moment était donc favorable et, par
une nouvelle requête adressée au Sénat, le 17 février 1645,
Descartes insiste pour que son procès soit examiné. Les choses
ne traînèrent plus : l'affaire fut inscrite au rôle, le 4 avril, et
instruite, sans désemparer, les jours suivants, sous la présidence
de Desmarets. Schoockius, qui fait figure d'accusé, répondant à
son interrogatoire, affirme que c'est Waterlaet (encore un
homme de paille de Voetius) qui a procuré l'édition de YAdmi-
randa Methodus, qu'il ne l'a pas fait seul et que, sans doute,
il agissait au nom d'un tiers ; il n'est pas difficile de deviner
qui.
Le 10-20 avril 1645, le tribunal rend sa sentence, qui est
écrasante et pour Schoockius et pour Voetius. Dans les consi-
dérants, l'Université de Groningue affirme son esprit pacifique,
sa volonté de se tenir à l'écart des discussions et des divisions
et lave Descartes du reproche d'athéisme. Le jugement consigne
les déclarations faites sous serment par Schoockius et dont
voici le résumé 1 :
1° C'est à l'incitation du Dr Voetius qu'il a pris la plume,
et ce dernier lui a fourni beaucoup de particularités, notamment
ce qui touche le prétendu athéisme de Descartes et l'odieusi
comparaison avec Vanini.
1. Œuvres, t. IV, pp. 177 à 180 et 195 à 190. Sur les affaires d'Utrecht et de
Groningue, voir l'étude de M. Ch. Adam, au t. XII, p. 32/ et s.
596 DESCARTES EN HOLLANDE
2° Sans doute, Schoockius a écrit la plus grande partie de
Y Admiranda Methodus ou Philosophia Cartesiana et en avait
laissé le manuscrit à Utrecht, mais une main étrangère y a
inséré, contre tout droit, les choses les plus injurieuses ; toute-
fois, il est difficile d'établir lesquelles, car les auteurs ont fait
disparaître leurs notes. Ils ont inscrit, sur le titre, le nom de
Schoockius, malgré sa propre défense, pour écarter d'eux-mêmes
la haine que susciterait cet écrit.
3° Schoockius ne peut établir avec certitude quelle est la
main criminelle qui s'est permis d'altérer ainsi le manuscrit,
mais il en avait confié l'édition à un étudiant nommé Water-
laet, intime de Voetius, qu'il soupçonne cà juste titre d'avoir
pris autant de part à l'édition que Waterlaet, qui affirme n'en
avoir jamais vu une épreuve.
4° Schoockius avoue que le ton de l'écrit ne convient ni à
un savant ni à un honnête homme. Il n'a pas du tout voulu
prétendre que Des Cartes est un second Gain, qu'il est direc-
tement ou indirectement athée et émule de Vanini : qu'au
contraire, il le tient pour un homme érudit, bon et probe.
5° Schoockius a rompu presque entièrement avec Voetius,
6° Schoockius a déposé entre les mains des juges un projet
de déclaration à faire par lui-même devant eux, entièrement
rédigé et écrit de la main de Voetius et dont le dit Schoockius
a refusé de faire usage, parce qu'il aurait constitué un véritable
faux-témoignage ; après quoi, Voetius lui en avait envoyé
une seconde plus conforme à la vérité, mais que Dematius
avait encore amendée. Ces pièces seront communiquées à Des-
cartes.
Le jugement lui fut également transmis et ce fut là la satis-
faction qu'il obtint. Elle ne lui suffit point, bien que les décla-
rations de Schoockius, concernant le faux-témoignage à lui
suggéré par Voetius, fussent écrasantes pour ce dernier. Quant
au premier, méprisable jouet d'une haine théologale, Des-
cartes est tout prêt à se réconcilier avec lui. « De quelque naturel,
écrit-il à Tobie d'André, le 26 mai 1645 \ que soit Schoockius,
je suis tout à fait persuadé que vous ne desapprouverez pas que
j'offre de me réconcilier avec luy. Il n'y a rien de plus doux
dans la vie que la paix et il faut se souvenir que la haine du plus
1. Œuvres, t. IV, p. 215.
LETTRE AUX MAGISTRATS D'UTRECHT (1648) 597
petit animal, ne fût-il qu'une fourmi, est capable de nuire quel-
quefois, mais qu'elle ne sçauroit être utile à rien. Je ne refu-
serois pas même l'amitié de Yoetius, si je croyois qu'il me
l'offrît de bonne foy. »
Il s'agit bien de réconciliation. Loin d'y songer sérieu-
sement, Descartes, plus fort que jamais de son droit, à la suite
du jugement de Groningue, prépare implacablement sa ven-
geance. Il se borne d'abord à communiquer la sentence du
20 avril au Magistrat d'Utrecht et les accablantes pièces y
annexées. Aussitôt le Magistrat rend, le 2-12 juin, un nouvel
arrêt interdisant de vendre ou d'éditer quelque écrit que ce
soit pour ou contre Descartes, sous peine de poursuites.
A cette mesure, ce dernier réplique par sa grande lettre
apologétique en latin, présentée au Magistrat le 16 juin 1645.
Elle fut lue en séance le 13-23, ne fut pas comprise et
le secrétaire fut chargé de la traduire. Comme elle n'avait pro-
duit aucun effet, Descartes la renvoya au même Magistrat,
trois ans après, cette fois en français et en flamand, pour être •
plus sûr d'être entendu, le 21 février 1648 1.
Cette lettre est connue sous le nom de Lettre apologétique
de Mr Descartes aux Magistrats de la Ville d'Utrecht contre
Messieurs Voëtius, Père et Fils2. Elle est aux œuvres françaises
du philosophe ce que YEpistola ad Voetium, dont elle paraît en
beaucoup d'endroits une réplique, est à ses œuvres latines.
Elle y représente la polémique nerveuse et verbeuse avec, de
çà de là, de bons portraits et d'excellentes satires qu'il suffit
de souligner, les faits de la cause nous étant assez connus main-
tenant.
Il en appelle aux Magistrats d'Utrecht de leur propre sen-
tence, les priant de lui apprendre quelles procédures exactement
ont été engagées contre lui, par quels juges, sur quoi elles sont
fondées et s'il est véritablement, comme le prétendent ses adver-
saires, « desertor causae » . 3
C'est Voetius qui a commencé dans des cours et des positions
de thèses à accuser Descartes d'athéisme, aussi lui a-t-il
répondu dans l'épître au P. Dinet e1 en tin dans YEpistola
ad Voetium. Ce qui l'a porté à écrire celle-ci, ce ne sont pas
1. Œuvres, t. IV, p. 226.
2. Elle se trouve au t. VIII, 2e partie, pp. 199 à 2,.">.
3. Ibid., p. 202.
598 DESCARTES EN HOLLANDE
seulement des préoccupations personnelles, mais « l'utilité du
public et le repos de ces Provinces, qui a tousjours esté désiré
et procuré avec plus de soin par les François que par plusieurs
naturels de ce païs ». x
Il proteste contre la citation qui lui a été faite, sans que
le Magistrat d'Utrecht eût juridiction sur lui, « avec grand
bruit, au son de la cloche », comme s'il eût été un criminel et
comme si les Bourgmestres n'avaient pu s'enquérir du lieu de
sa demeure. Il s'élève davantage encore contre la sentence
déclarant ses deux lettres « libelles diffamatoires », en mettant
autant de soin à lui cacher ladite sentence qu'ils avaient mis à
rendre publique la précédente, ses adversaires espérant le faire
condamner par défaut et bannir des Provinces-Unies, après
avoir fait brûler ses livres. « Quelques-uns assurent que Voëtius
avoit desja transigé avec le Bourreau, afin qu'il fist un si grand
feu, en les brûlant, que la flame en fust veiie de loin. » 2
Enfin il en vient à la dernière sentence, celle du 2-12 juin 1645,
qui est l'occasion de la présente lettre et défend à quiconque
de publier pour ou contre Descartes, ce qui n'empêche pas
Voetius le fils de continuer sa campagne de calomnies et Voetius
le père, ainsi que son complice Dematius, d'intenter un procès
en diffamation contre Schoock à la suite de ses déclarations de
Groningue. Il maintient que Voetius est un calomniateur et
un menteur et prétend l'avoir prouvé surtout par l'affaire de
Bois-le-Duc 3.
Répondant aux accusations de Voetius, qui l'incrimine de col-
lusion avec un des juges de Groningue, il dit : « Pour ce qui est
de l'amitié qu'il prétend que j'ay avec l'un des Juges, il me fait
tort de penser qu'il n'y en ait qu'un qui me soit amy [Desma-
rets], car je m'assure qu'ils le sont tous, comme aussi, de mon
costé, il n'y a aucun d'eux que je n'estime et que je n'honore.
Mais l'amitié qui est entre eux et moy, n'est pas de mesme
espèce que celle que G. Voëtius a contractée avec Schoock,
Dematius, Waeterlaet et semblables, qu'il engage peu à peu en
ses querelles et oblige à sa deffense, en les rendant ses complices
et les poursuivant à outrance, comme de tres-cruels ennemis,
lors qu'ils témoignent avoir envie de se repentir ; comme il a
1. Œuvres, t. VIII, 2e partie, p. 212.
2. Ibid., p. 218.
3. Cf. plus haut, p. 562.
LETTRE AUX MAGISTRATS LTUTRECHT (1648) 599
paru en l'exemple de Schoock, qu'il avoit appelle en justice
pour ce sujet. Et après s'estre réciproquement menacez qu'ils
decouvriroient les secrets l'un de l'autre, la crainte qu'on ne
sçache ces misteres, semble les avoir ralliez. »
« Il n'y a point de tels secrets entre Messieurs les Professeurs
de Groningue et moy, leur bien-veillance n'est fondée sur aucun
interest, ny mesme sur aucune conversation, car je n'ay jamais
parlé que deux fois à celuy dont il me reproche particulièrement
l'amitié [Desmarets] et je ne luy ay point écrit durant cette
affaire, pource qu'il avoit témoigné ne vouloir pas s'en mêler... »
« Quoy qu'il en soit, ce ne peut estre ny l'amitié ny la haine des
Juges qui ont rendu G. Voëtius et Dematius criminels, ce sont
les actes écrits de leur main, lesquels ils n'ont point jusques
icy desavouez, qui les rendent manifestement coupables d'avoir
tasché de corrompre Schoock et mesme de l'avoir corrompu
pour donner un faux témoignage contre moy. » 1
Avec une ironie vengeresse et une certaine verve comique,
Descartes retrace la scène de la séduction de Schoock, comparé
à Suzanne entre les deux vieillards, qui sont Voetius et Dema-
tius ! « Il [Dematius] dit luy-mesme qu'il n' avoit aucune familia-
rité avec Schoock et toutesfois il confesse qu'après lui avoir
envoyé ce billet, il l'alla trouver le lendemain entre les six et
sept heures du matin, ce qui monstre, ce me semble, une solli-
citation tres-importune. Un homme âgé, Professeur en Théo-
logie 2, va de grand matin au logis d'un autre plus jeune 3
avec lequel il n'a aucune familiarité, pour le prier d'une chose
à laquelle il n'a point d'autre interest, comme il le déclare, que
pour faire plaisir à son amy [Voetius] et mesme de laquelle
cet amy a déjà esté refusé. On n'a pas coustume d'aller trouver
quelqu'un de cette façon pour luy parler d'une affaire, que ce
ne soit à dessein de l'en prier à bon escient et de joindre ses raisons
et ses instances avec celles de l'amy par qui on est envoyé.
« Mais j'advoue que je ne sçay point pourquoy Voëtius n'y
alloit pas luy-mesme, sinon qu'il vouloit en cela, aussi bien
qu'en faisant écrire Schoock contre moy, imiter le singe qui
se servoit de la patte du chat pour tirer les marons du feu.
« Ou bien peut-estre qu'après avoir desja fait, de son costé,
1. Œuvres, t. VIII, 2e partie, pp. 246-248.
2. Dematius était né en 1597.
3. Schoock était né en 1614 ; cf. ibid., p. 262.
600 DESCARTES EN HOLLANDE
tout ce qu'il avoit pu, sans en estre venu à bout, il esperoit
que les persuasions et l'authorité de plusieurs seroient plus
efficaces que celles d'un seul et qu'il falloit que Voëtius et
Dematius, deux vieillards de réputation, et qui, comme je
croy, composoient, alors, toute la faculté Theologique de vostre
Académie, pource que le troisième mourut en ce temps-là,
joignissent ensemble leurs artifices, pour corrompre la chasteté
de cette Susane.
« Mais, s'il vous semble que toutes les preuves que vous
pouvez avoir contre ces deux hommes... ne soient pas suffisantes
pour les convaincre, je vous prie de considérer que celles du
jeune Daniel contre ces deux autres vieillards de très-grande
authorité et les Juges du peuple, qui avoient tasché, comme eux,
de faire, par de faux témoignages, que l'innocent fust condamné,
estoient bien moindres. Car Daniel ne donna point d'autres
preuves contr'eux, sinon qu'ils ne s'estoient pas accordez tou-
chant le nom de l'arbre, sous lequel ils pretendoient que Susane
avoit péché. Sur quoy il est croyable que ces vieillards ne man-
quèrent pas de trouver diverses excuses, en disant qu'ils n'y
avoient pas pris garde, qu'ils ne sçavoient point les noms des
arbres, qu'ils n' avoient pas assez bonne vei'ie pour les recon-
noistre de loin, qu'ils ne s'en souvenoient plus ou choses sem-
blables, qui avoient beaucoup plus d'apparence qu'aucune de
celles que Voëtius et Dematius ont alléguées en la deffense de
leur cause et toutesfois ils ne laissèrent pas d'estre condamnez. » x
Descartes ne veut pas « continuer à mettre icy des exemples
de la Bible » 2 et il dépose ses conclusions, tendant à ce que le
Magistrat d'Utrecht reconnaisse le préjudice qu'il a causé au
déposant et qu'il lui en accorde réparation. Ce réquisitoire
contre « ceux d'Utrecht » a une réelle éloquence et l'accent
propre à l'homme de talent, sûr de la justice de sa cause :
« Je vous prie de trouver bon, qu'avec tout l'honneur et tout
le respect que je dois et que je veux rendre aux Magistrats
d'une Ville comme la vostre, je me plaigne à vous de vous-
mesmes, à cause que, par vos procédures et par la sentence
que mes ennemis se vantent d'avoir obtenue de vous contre
moy, vous avez donné autant d' authorité et autant de crédit
à leurs calomnies qu'il a esté en vostre pouvoir. C'est pourquoy
1. Œuvres, t. VIII, 2« partie, p. 262-2G4.
2. IbiU., p. 2G5.
LETTRE AUX MAGISTRATS D'UTRECHT (1648) 601
je puis dire avec juste raison que c'est de vous seuls que je
me dois plaindre. Ce n'est pas que je prétende pour cela vous
donner aucun blasme des choses que vous avez faites ; je sçay
que les meilleurs Juges du monde peuvent estre trompez par
de fausses dépositions de témoins et je ne sçay point toutes
les intrigues et toutes les ruses dont G. Voëtius s'est servy
pour obtenir les choses qu'il a obtenues. Je ne sçay pas mesme
certainement s'il les a obtenues, je sçay seulement qu'un homme
<le son humeur et qui a le crédit qu'il a en vostre Ville, y peut
obtenir beaucoup de choses.
« Mais pource que la raison veut et que la justice demande
qu'on dédommage et qu'on mette hors d'interest, autant qu'on
en a le pouvoir, non seulement ceux qu'on a offensez volontai-
rement, mais aussi ceux à qui on a fait quelque tort sans le
sçavoir ou mesme avec intention de bien faire, et pource que
c'est l'ordinaire des hommes vertueux, qui sont jaloux de leur
réputation et de leur honneur, d'avoir beaucoup de soin de reparer
les torts qu'ils ont ainsi faits sans le sçavoir, afin d'empescher
qu'on ne se persuade qu'ils ont eu mauvaise intention en les
faisant ; comme, au contraire, ce ne sont que les aines basses,
lasches et stupides qui, ayant fait du mal à quelqu'un, bien
que c'ait peut-estre esté sans y penser, continuent après de luy
nuire le plus qu'ils peuvent, pour cela seul qu'ils croyent avoir
mérité d'en estre haïs, ou bien que, s'estant une fois mépris,
ils ont honte de ne pas maintenir ce qu'ils ont fait, bien qu'en
eux-mesmes, ils le desapprouvent ; enfin, pource que je vous
estime tres-genereux, tres-vertueux et trcs-prudens, je ne doute
point que, maintenant que les faussetez de mes ennemis sont
découvertes et que vous ne les pouvez plus ignorer, nous ne
soyez bien-aises d'avoir occasion de me donner la satisfaction
que je vous demande. » 1
Cette satisfaction sollicitée par deux fois, et en 1645 et m
1648, Descartes ne l'obtint point, mais il n'est jamais trop tard
pour bien faire, et peut-être que, sous tel ou tel mode de perpé-
tuation du souvenir, l'Université d'Utrecht la lui voudra un
jour accorder, puisqu'elle eut l'honneur d'être, dans Les Pro-
vinces-Unies, grâce à Reneri d'abord, grâce a Regius ensuite.
Le berceau du Cartésianisme naissant.
1. Œuvres, t. VIII, 2e partir, pp. 26S-269.
CHAPITRE XXII
UN AMOUR INTELLECTUEL : DESCARTES ET LA PRINCESSE
ELISABETH (1642-1644)
C'était une singulière cour de rois en exil, que l'Électeur
Palatin, Frédéric de Bohême \ roi sans royaume, souverain
d'un hiver, celui de 1619, avait installée à La Haye sous la
protection du Prince d'Orange, moins titré mais plus fortuné,
et en ce qui concerne la gloire des armes et en ce qui touche
le budget. Une sorte de misère dorée et de gloire besogneuse
régnait dans la maison, où l'on continuait à faire figure de roi
et de reine, misère telle, qu'un jour, celle-ci demanda des sub-
sides aux États, parce qu'elle ne pouvait plus payer son boucher
ni son boulanger 2. Le nombre des enfants, à qui il fallait
donner une éducation et un train de princes, augmentait la
difficulté : ils étaient cinq garçons et quatre filles, dont l'aînée
était Elisabeth, être rare que les malheurs avaient mûri
avant l'âge. Née le 26 décembre 1618, elle avait perdu son
père à dix ans et, telle une petite bourgeoise, avait dû
veiller sur ses sœurs et ses frères, tout en recevant une forte
instruction, comme si on l'avait préparée à l'Empire.
Samuel Sorbière, gazetier universel, nous a parlé d'elle et
des siens et, chose remarquable, il l'a lait à propos de Des-
cartes :
« La Cour de la Reine de Bohême, écrit-il à la fin d'un pas-
1. A consulter : Dr G. D. J. Schotel, De Winterkoning en zijn Gain : TieL Veuve
D. R. van Wermerskerken, 1859, 1 vol. in-8° ; A Foucher de Careil, Descartes, la
Princesse Elisabeth et la Reine Christine, d'après des lettres inédites. Paris, Genner-
Baillière; Amsterdam, Frédérik Muller. 1879, 1 vol. in-8° ; J. Bertrand, Une amie
de Descartes, Elisabeth, Princesse de Bohême, Revue des Deux Mondes, 1890, t. Cil,
p. 93 à 122 ; V. Dcswarte, Descartes, Directeur Spirituel, Paris, Alcan, un vol. in-
18°, 1904 ; et surtout 1 important chapitre de M. Adam au t. XII pp. 401 à 431.
2. Van Aitzema, Saeken van Staat en Oorlogh in ende omirent de Yereenigde
Nederlanden ; en 15 vol., 1065, t. 111, p. 32 1.
604 DESCARTES EN HOLLANDE
sage que nous avons cité plus haut, * estoit celle des Grâces,
qui n'y estoient pas moins de quatre, puis que Sa Majesté
avoit quatre filles, vers lesquelles se rendoit tous les jours le
beau monde de la Haye, pour rendre hommage à l'esprit et
à la beauté de ces Princesses. Ausquelles j'appliquois alors
ce que le Cavalier Marin a dit élégamment des Princesses de
Savoye :
Per queste...
Le Gratie, che son trè, diverran quattro 2.
« Comme j'eusse volontiers appliqué plus particulièrement
à Madame la Princesse Elizabeth, qui prenoit plaisir à entendre
discourir M. Descartes, ces autres vers du mesme Poète :
Quant' aspetto real ritiene e serba,
Bella, ne men ehe bella, honesta e saggia,
Isabella Palatina, il cui valore
E tesoro di virtù, pompa d'honoré 3. »
Il faut rapprocher de ce passage un autre, emprunté au Sor-
bericma 4, et qui nous introduit dans le milieu élégant de la
résidence princière dont les mœurs commençaient à offusquer
le rigorisme des Voetius et de leurs accolytes :
« De mon tems, qui étoit 1642, en Hollande, c'étoit un diver-
tissement des Dames d'aller en bateau de la Haye à Dclf ou à
Leyde, habillées en bourgeoises et mêlées parmi le vulgaire,
afin d'ouïr les discours que l'on tiendroit des Grands sur le
propos desquels elles jettoient la compagnie. Et il arrivoit
souvent qu'elles oyoient diverses choses qui les touchoient et
même, leur galanterie aiant quelque chose d'extraordinaire,
elles ne revenoient gueres sans trouver quelque Cavalier qui
leur oiïroit son service et qui, au débarquer, se voioit bien
trompé de la petite espérance qu'il avoit conçue que ce fussent
des courtisanes, parce que toujours un Carosse les attendoit.
« Elisabeth, l'aînée des Princesses de Bohême, étoit quelque-
1. P. 532. Il est reproduit au t. III, p. 351-352, d'après Sorbière, Lettres et
Discours... pp. 681-683.
'-. C'est-à-dire : Par elles, les Grâces qui sont trois, seront quatre.
:; ' * i à-dire : que] aspect vraiment royal sarde Isabelle Palatine, belle, mais
honnête e1 âge autant que belle, dont la valeur est un trésor de vertu, un cortège
d'honneur.
I. Sorberiana ou bons mots, rencontres agréables, pensées judicieuses et observa-
tions curieuses de M. Sorbicrc: A Paris, chez la Veuve Mabre-Cramoisy, 1732,
petit in-12, pp. 85-8G.
Planche M.\ I.
La Princesse Elisabeth.
(D'après an portrait au Musée de Heidelberg).
Planche XLVII.
Portrait inconnu de Des» ^rtes.
(Faculté des Lettres de VI niversilé d'Amsterdam, Salle des cours de littérature française).
LA PRINCESSE ELISABETH (1642-1644) 605
fois de la partie. On racontoit merveilles de cette rare personnel
qu'à la connoissance des langues, elle ajoûtoit celle des sciences ;
qu'elle ne s'amusoit point aux vétilles de l'Ecole, mais vouloit
connoître les choses clairement ; que, pour cela, elle avoit un
esprit net et un jugement solide ; qu'elle avoit pris plaisir à
ouïr Descartes ; qu'elle lisoit fort avant dans la nuit; qu'elle 4
se faisoit faire des dissections et des expériences ; qu'il y avoit,
en son Palais, un Ministre tenu pour Socinien [Sorbière désigne
ici l'Anglais Jonson]. Son âge sembloit de vingt ans, sa beauté
et sa prestance étoient vraiment d'une Héroïne. Elle avoit
trois sœurs et cinq frères : Frédéric, Robert, Maurice, Edouard,
Philippe ; Louise, Henriette, Sophie. »
Cette dernière nous a laissé dans ses Mémoires l un portrait
de sa sœur (comparez notre pi. XLVI) : « Ma sœur, qui
s'appelloit Mad. Elisabet,... avoit les cheveux noirs, le teint
vif, les yeux bruns et brillans, les sourcils noirs et larges,
le front bien fait, la bouche belle et vermeille, les dens
admirables, le nez aquilin et menu, sujet à rougir ; elle aimoit
l'étude, mais toute sa philosophie ne l'empeschoit point
d'estre fort chagrinée aux heures que la circulation du sang
luy causoit le malheur d'avoir le nez rouge ; elle se cachoit
dans ce moment devant le monde.... Elle sçavoit toutes les
langues et toutes les sciences et avoit un commerce réglé
avec M. Descartes, mais ce grand sçavoir la rendoit un peu
distraite et nous donnoit souvent sujet de rire.»
Elle était donc non moins intelligente que jolie, malgré son
nez sujet à rougir ; son esprit, que ne rebutait aucun des
plus difficiles problèmes de la mathématique et de la méta-
physique, était de la qualité de ceux où un philosophe pouvait
se .plaire à voir refléter ses pensées, comme en un miroir magique
où ses idées se revêtiraient de grâce et de féminité.
Sorbière l'avait bien jugée et cependant il n'avait pas été
initié à cette exquise correspondance de l'homme de quarante-
cinq ans avec la jeune fdle de vingt-quatre, mûrie par l'épreuve
et par la réflexion. N'y cherchez pas un de ces secrets brûlants
qui passionnent l'histoire littéraire, et pourtant il y a un secret.
D'amour ? pas tout à fait. D'amitié ? pas tout à fait non plus,
1. Memoiren der Herzoain Sophie, édités par Adolf Kocchcr ; Leipzig, 1879,.
p. 38, cités par M. Adam au t. XII, p. 4U3, note a.
606 DESCARTES EN HOLLANDE
mais un compromis de l'un et de l'autre, un « amour intellec-
tuel », pour employer une expression cartésienne, où deux
esprits s'approchent et se pénètrent avec des tendresses cachées
et des délicatesses qui ont le charme de l'amour.
Peut-être l'image ou la fiction d'un amour presque royal
hanta parfois la solitude du jardin d'Egmond, comme un de
ces mirages qu'on voit là-bas à l'horizon par les fortes chaleurs,
sur la côte de la mer du Nord, mais le philosophe devait écarter
vite la folle imagination, comme n'étant pas une de ces idées
claires et distinctes auxquelles il se plaisait. Disproportion des
âges, disparité du sang, tout cela suffisait à l'empêcher de s'y
complaire, mais cela devait-il le priver de glisser un peu de
parfum sentimental sous le couvert des lettres d'un barbon, car
on était barbon à quarante ans, au xvne siècle ? Celal'empêche-t-il
encore, quand la jeune fille parle de libre-arbitre ou d'algèbre,
d'imaginer le sourire de deux lèvres de vingt ans ?
Pour l'instruire, aucune peine n'est trop grande, aucune
explication trop longue. Le philosophe s'évertue à simplifier
sa pensée, mais pourtant à la développer jusqu'au bout, sachant
que rien n'est trop difficile pour Elle et que rien non plus ne
L'effrayera, car, si elle est gracieuse, elle n'a rien de la frivolité
de celles de son âge et de son rang. Jamais on ne trouvera plus
parfait modèle de ces femmes érudites du xvne siècle, dont
Molière a le tort de nous dégoûter.
La première mention de la Princesse Palatine Elisabeth,
dans la correspondance de Descartes, est dans une lettre qu'il
adresse à Pollot, le 6 octobre 1642 \ et qui est datée d'Ende-
geest :
« Monsieur,
« J'avois déjà, cy devant, ouï dire tant de merveilles de
l'excellent esprit de Madame la Princesse de Boëme que je ne
suis pas si étonné d'aprendre qu'elle lit des escrits de métaphy-
sique comme je m'estime heureux de ce qu'ayant daigné lire
les miens, elle témoigne ne les pas desaprouver et je fais bien
plus d'estat de son jugement que de celuy de ces Mrs les Doc-
teurs, qui prenent pour règle de la vérité les opinions d'Aristote
1. Œuvres, l. III, pp. 577-578.
PREMIÈRE ENTREVUE 607
plutost que l'évidence de la raison. Je ne manqueray pas de
me rendre à la Haye, si tost que je sçauray que vous y serez,
aiïin que, par vostre entremise, je puisse avoir l'honneur de
lui faire la révérence et recevoir ses commandemens. Et pour
ce que j'espère que ce sera bientost... etc.
Descartes. »
Cette entrevue toute fugitive, il y fera allusion, fugitivement
aussi, dans sa lettre du 21 mai 1643 1, la première de leur
correspondance que nous ayons conservée : « J'aurois eu trop
de merveilles à admirer en mesme temps et, voyant sortir
des discours plus qu'humains d'un corps si semblable à ceux
que les peintres donnent aux anges, j'eusse esté ravy de
mesme façon que me semblent le devoir estre ceux qui, venans
de la terre, entrent nouvellement dans le ciel. Ce qui m'eust
rendu moins capable de respondre à vostre Altesse qui, sans
doute, a desjà remarqué en moy ce défaut, lors que j'ay eu,
cy-devant, l'honneur de luy parler. »
Il vaut donc mieux « recevoir ses commandemens par escrit »
que « de les recevoir de bouche », pour être « véritablement moins
esblouy » et c'est certainement cette crainte de se trouver
devant le « bel objet », comme on disait alors, qui a empêché
Descartes d'accomplir, dès octobre, sa promesse à Pollot d'aller
faire à sa Princesse « la révérence » et lui offrir ses « tres-humbles
services ». Pourtant il est là, à Endegeest, il n'a que le bois de
Wassenaer et celui de La Haye à traverser pour être à ses
pieds, mais justement parce qu'il est trop proche, qu'elle lui
rendrait sa visite dans un trop modeste château, il a peur,
et le fait qu'il la fuit d'abord, est justement signe d'amour.
Cela n'est pas dit dans le Traité des Passions, mais cela est
écrit de toute éternité dans le cœur de l'homme.
Il y retourne cependant, à La Haye, mais huit mois après, au
commencement de mai 1643, et, remarquons-le, à un moment
où il croit ne point la trouver et où, en effet, il ne la trouve point ;
à un moment aussi où il a quitté Endegeest pour Egmond op
de Hoef, lieu sauvage, où elle n'ira point le chercher. Elisabeth,
n'y voit point malice et, dans la première lettre d'elle qui nous
ait été gardée, datée du 6-16 mai 1643 \ elle exprime ingé-
1. Œuvres, t. III, p. 664.
2. Œuvres, de Descaries, t. III, p. 660.
608 DESCARTES EX HOLLANDE
nument sa déception d'avoir manqué cette précieuse visite :
« J'ay appris avec beaucoup de joye et de regret l'intention
que vous avez eu de me voir, passé quelques jours, touchée
également de vostre charité de vous vouloir communiquer à
une personne ignorante et indocile et du malheur qui m'a
detourbé une conversation si profitable. »
C'est Regius, interrogé par elle et embarrassé pour résoudre
la question de physique qu'elle lui posait, qui l'a renvoyée au
maître « pour en recevoir la satisfaction requise ». « La honte de
vous montrer, dit-elle, un style si déréglé, m'a empesché jus-
qu'icy de vous demander cette faveur par lettre. »
.Mais aujourd'huy M. Palotti [Pollot] 1 m'a donné tant
d'assurance de vostre bonté pour chacun et particulièrement
pour moy que j'ay chassé toute autre considération de l'esprit,
hors celle de m'en prévaloir en vous priant de me dire comment
l'ame de l'homme peut déterminer les esprits du corps pour
faire les actions volontaires, n'estant qu'une substance pen-
sante. »
Voilà la conversation engagée et portée d'emblée sur le
terrain psychologique et métaphysique ; elle se poursuivra
pendant sept ans et ne s'arrêtera que par la mort du plus
âgé des deux interlocuteurs.
La dernière œuvre de Descartes, le Traité des Passions,
publié en 1649 seulement, en germera et s'y développera. La
jeune, hlle, dans sa naïveté, émet parfois des phrases qui, lues
par un autre, pourraient se mal comprendre et faire sourire,
car elle parle souvent un langage de femme, mais la pudeur est
de l'essence des amours de l'esprit, qui sont les plus grandes
amours. Au reste ne l'appelle-t-elle pas, elle-même, le «médecin
de son à;i!" : ne sera-t-il pas même bientôt le médecin de son
corps et n'exige-t-elle pas de lui, en commençant, ce serment
d'Hippocrate qui demande à ses disciples le secret, et. dès la
première lettre, elle signe de cette formule qu'elle variera à
peine et qui est charmante : « Vostre aiïeetionée amie à vous
servir, Elisabeth. »
Elle écrit en français, parce que c'est la langue dans laquelle
1. La famille de~ce noble «enevois était originaire des vallées vaudoises du Pié-
mont ; c est pourquoi on trouve souvent son nom sous la forme italienne. Cf.
Œuvres, t. XII, p. 109,
LA PRINCESSE ELISABETH (1642-1644) 609
«lie a été élevée à La Haye ; et, enfant, elle a joué un rôle dans
la Médée de Corneille, à la campagne.
Après avoir dit ses regrets de ne l'avoir pas vue à La Haye,
Descartes la loue de ses réflexions ingénieuses autant que judi-
cieuses et y répond par une dissertation sur l'union de l'âme
et du corps, qu'on peut lire dans cette lettre du 21 mai 1643,
datée d'Egmond du Hoef ou bien dans le Traité des Passions.
Nous n'avons ici à retenir que ce qui touche l'histoire de René
Descartes et de la Princesse Palatine. Sur le secret qu'elle lui
demande il lui répond en terminant x : « Je ne puis icy trouver
place à l'observation du serment d'Hippocrate qu'elle m'enjoint,
puis qu'elle ne m'a rien communiqué qui ne mérite d'est re
vu et admiré de tous les hommes. Seulement puis-je dire,
sur ce sujet, qu'estimant infiniment la vostre que j'ay receiie,
j'en useray comme les avares font de leurs trésors, lesquels ils
cachent d'autant plus qu'ils les estiment et, en enviant la veiie
au reste du monde, ils mettent leur souverain contentement
à les regarder. Ainsi je seray bien aise de jouir seul du bien de
la voir. »
La lettre de Descartes du 28 juin suivant, revient sur l'union
•de l'âme et du corps et contient, après une confidence sur sa
propre vie intellectuelle, une expression de son admiration
pour la Princesse 2 : « J'admire véritablement que, parmv les
affaires et les soins qui ne manquent jamais aux personnes qui
sont ensemble de grand esprit et de grande naissance, elle ait
pu vaquer aux méditations qui sont requises pour bien connoistre
la distinction qui est entre l'ame et le corps. »
C'est pour sonder les limites de cet esprit de femme, qui ne
laisse pas de le déconcerter un peu, que Descartes lui pose le
problème des trois cercles, mais, tout de suite, il en a regret,
car, au fond, il serait désolé de la trouver en défaut : « J'av
bien du remors, écrit-il à Pollot, du Hoef, le 21 octobre 1643 3,
de ce que je proposay dernièrement la question des 3 cercles
à Me la Princesse de Bohême, car elle est si difficile qu'il nie
semble qu'un ange, qui n'auroit point eu d'autres instructions
d'Algèbre que celles que St[ampioen] luy auroit données '.
1. Œuvres, t. III, p. 6G8.
2. Ibid., |«. 693.
3. Ibid., t. IV. p. 26.
1. Raillerie à l'égard de l'adversaire de Wassenaer, voir plus haut, p. 525.
39
610 DESCARTES EN HOLLANDE
n'en pourroit venir à bout sans miracle. » Aussi devance-t-il sa
réponse : « Madame, Ayant sceli de Monsieur de Pollot que
Vostre Altesse a pris la peine de chercher la question des trois
cercles et qu'elle a trouvé le moyen de la soudre, en ne supposant
qu'une quantité inconnue, j'ay pensé que mon devoir m'obli-
geoit de mettre icy la raison pourquoy j'en avois proposé plu-
sieurs et de quelle façon je les demesle. » 1 La suite n'est qu'une
démonstration fort compliquée, avec des figures et des formules,
farcie d'x et d'y et l'on se demande où l'amour va se loger,
mais n'est-il pas lui-même une équation à une et quelquefois
plusieurs inconnues ?
En finissant, Descartes s'excuse ainsi : « Le reste ne sert
point pour cultiver ou recréer l'esprit, mais seulement pour
exercer la patience de quelque calculateur laborieux. Mesme,
j'ay peur de m'estre rendu icy ennuyeux à Vostre Altesse,
pour ce que je me suis arresté à écrire des choses qu'elle sçavoit
sans doute mieux que moy et qui sont faciles, mais qui sont
neantmoins les clefs de mon Algèbre. »
D'autre part, il a tellement peur de la froisser en la devan-
çant, qu'il en récrit encore à Pollot, chargé de transmettre la
précédente : « Sur ce que vous m'escriviez dernièrement de
Mme la Princesse de B[oheme], j'ay pensé estre obligé de luy
envover la solution de la question qu'elle croit avoir trouvée,
et la raison pourquoy je ne croy pas qu'on en puisse bien venir
à bout, en ne supposant qu'une racine. Ce que je fais néanmoins
avec scrupule, car peut estre qu'elle aimera mieux la chercher
encore, que de voir ce que je luy escris et, si cella est, je vous
prie de ne luy point donner ma lettre si tost. Je n'y ay point
mis la datte. Peut estre aussy qu'elle a bien trouvé la solution,
mais qu'elle n'en a pas achevé les calculs, qui sont longs et
ennuyeux et, en ce cas, je seray bien ayse qu'elle voye malettre,
car j'y tache à la dissuader d'y prendre cette peine, qui est
superflue. » 2
Elisabeth a travaillé d' arrache-pied et a établi une solution,
par la méthode qu'on lui a enseignée autrefois et dont elle
s'excuse, car elle n'a pas encore fait tous les progrès qu'elle
aurait voulu dans la nouvelle algèbre cartésienne 3. Le maître
1. Œuvres. I. IV, p. 38.
2. Ibid., t. IV, p. 43.
3. Ibid., pp. 44-45.
LA PRINCESSE MATHÉMATICIENNE 611
n'en est pas moins aussi flatté que surpris : « La solution qu'il
a plû à Vostre Altesse me faire l'honneur de m'envoyer est si
juste qu'il ne s'y peut rien désirer davantage et je n'ay pas
seulement esté surpris d'estonnement en la voyant, mais je ne
puis m' abstenir d'adjouster que j'ay esté aussi ravy de joye
et ay pris de la vanité de voir que le calcul dont se sert Vostre
Altesse est entièrement semblable à celuy que j'ay proposé
dans ma Géométrie. L'expérience m'avoit fait connoistre que
la pluspart des esprits qui ont de la facilité à entendre les rai-
sonnemens de la Métaphysique, ne peuvent pas concevoir ceux
de l'Algèbre et, réciproquement, que ceux qui comprennent
aisément ceux-cy, sont d'ordinaire incapables des autres et je
ne voy que celuy de Vostre Altesse auquel toutes choses sont
également faciles. Il est vray que j'en avois desja tant de preuves
que je n'en pouvois aucunement douter, mais je craignois seu-
lement que la patience qui est nécessaire pour surmonter, au
commencement, les diffîcultez du calcul, ne luy manquast,
car c'est une qualité qui est extrêmement rare aux excellens
espris et aux .personnes de grande condition. » 1
Cette fois, la preuve est faite, la mathématicienne, en elle, i
vaut la philosophe : c'est bien la confidente que Descartes
vieillissant pouvait rêver, et pourtant la jeunesse, le charme et
les questions de celle-ci l'entraîneront plutôt sur le terrain
des passions, envisagées abstraitement s'entend, que sur celui des
nombres. Telle est aussi la conclusion des rares entrevues à
La Haye, de ces visites prolongées dont Descartes sort rêveur,
fuyant plus que jamais les fâcheux et emportant, «comme les
avares font de leurs trésors », le souvenir de précieuses minutes,
ce que nous fait entrevoir le début d'une assez gauche excuse à
Pollot, du 8 avril 1644 2 : « La rencontre de quatre ou cinq visages
François, qui descendoyent de chez la Reyne, au mesme moment
que je sortois de chez Me la Princesse de Bjohème] fust cause
que je n'eus pas dernièrement l'honneur de vous revoir et que
je m'en alay, sans dire à Dieu. Car, ayant ouy de loin qu'ils
me nommoient et craignant que ces éveillez ne m'arrestassent
avec leurs discours, à une heure que j'avois envie de dormir, je
me retiray le plus vite qu'il me fut possible et n'eus loisir que
de dire à un de vos gens que je vous souhaitois le bon soir. »
1. Œuvres, t. IV, pp. 45-46.
2. Ibid., p. 106.
612 DESCARTES EX HOLLANDE
Le départ de Descartes pour la France, à la fin de juin 1644,
espaça beaucoup les lettres, mais il avait laissé comme adieu
à la Princesse un aveu public de son admiration, qui est la belle
préface des Principia parus au début de juillet. Pour Paris
qui, pas plus que la Hollande, ne savait rien de leur échange
de lettres, ce pouvait être simplement la dédicace banale,
l'offre grandiloquente d'une œuvre à une très Illustre Princesse
dont Fauteur cherche à s'acquérir la protection ou peut-être
l'aumône. Pour Descartes qui, presque seul de son siècle, hait
la flatterie et la servilité de cour, il y a là une étape nouvelle
de sa passion intellectuelle, celle où l'on éprouve le besoin de
faire partager au monde sa propre vénération. C'est cela qu'il
faut voir dans les nobles lignes où jamais le latin de Descartes
ne s'est fait plus élégant dans sa sobriété :
« A la Sérénissime Princesse Elisabeth,
Fille aînée du Roi Frédéric de Bohême,
Comte Palatin et Electeur du Saint Empire Romain.
« Sérénissime Princesse,
« J'ai recueilli le plus grand bénéfice des écrits que j'ai
publiés antérieurement, puisque vous avez daigné les lire et
qu'à leur occasion, admis à l'honneur de vous connaître, j'ai
reconnu en vous de telles facultés qu'il m'a semblé de l'intérêt
de l'humanité de les proposer en exemple aux siècles futurs. Il
ne me conviendrait ni de vous flatter ni d'affirmer quoi que ce
soit qui ne fût tout-à-fait évident, surtout en tête de ce livre
où je m'efforcerai de poser les fondements de la vérité, et je
sais que votre belle modestie préférera le simple jugement sans
fard du Philosophe aux louanges plus ornées des flatteurs.
C'est pourquoi je n'écrirai que ce que la raison et l'expérience
m'ont fait reconnaître pour vrai et c'est pourquoi je philoso-
pherai en cette préface de la même manière que dans le reste
du livre. » Après avoir donc distingué entre les vraies et les
fausses vertus, Descartes conclut par ce magnifique éloge :
« Ni les distractions de la Cour, ni l'éducation qui, d'habitude,
condamne les jeunes filles à l'ignorance, n'ont pu vous empêcher
de cultiver les arts et les sciences. La haute et incomparable
pénétration de votre esprit apparaît encore en ceci que vous
avez considéré jusqu'au fond les secrets des sciences et qu'en
DÉDICACE DES PRISCIPIA 613
très peu de temps, vous les avez connues avec précision. J'en
ai une preuve qui m'est propre, c'est que je n'ai trouvé jusqu'à
présent que vous seule qui ayez parfaitement compris les traités
que j'ai publiés.
« A la plupart, même aux plus intelligents et aux plus savants,
ils semblent très obscurs ; presque tous, s'ils sont versés en
Métaphysique, ont l'horreur de la Géométrie ; s'ils ont au con- 4
traire cultivé la Géométrie, ils ne saisissent pas ce que j'ai
écrit de la Philosophie première ; je ne connais que votre esprit
seul à qui tout soit également et parfaitement clair et c'est
donc à juste titre que je le nomme incomparable. Et quand je
considère qu'une connaissance aussi variée et si parfaite de
toute chose ne réside pas dans quelque vieux sage de l'Inde,
qui a passé beaucoup d'années dans la contemplation, mais
dans une Princesse enfant qui, parla taille et par l'âge, rappelle,
plutôt qu'une Minerve aux yeux pers ou une Muse, une des
trois Grâces, je ne puis m'empêcher d'être ravi en admiration. f
« Enfin, ce n'est pas seulement dans le domaine de la con-
naissance, mais dans celui de la volonté que je remarque que
rien de ce qu'exige la sagesse absolue et sublime ne manque à
vos mœurs. Elles unissent à la plus haute majesté, une sorte
de bonté et de mansuétude, en butte aux perpétuelles injures
de la Fortune et pourtant résistant à ses assauts. Et tout cela
m'a tellement attaché à votre personne que, non seulement
je crois devoir dédier et consacrer ma Philosophie, qui, aussi
bien, n'est que le culte de la Sagesse, à cette sagesse que j'observe
en vous, mais que, plutôt qu'au nom de Philosophe j'aspire à
celui du Serviteur le plus dévoué de votre Altesse Sérénis-
sime 1.
« Des-Cartes. »
1. Œuvres, t. VIII, lre partie, pp. 1 à 4.
CHAPITRE XXIII
UN AMOUR INTELLECTUEL : DESCARTES ET LA PRINCESSE
Elisabeth (suite) (1644-1645)
C'est de cet hommage qu'Elisabeth «rend grâce» à Descartes,
dans la lettre du 1er août 1644 \ adressée à Paris : «Le présent
que M. van Bergen2 m'a fait, de vostre part, m'oblige de vous
en rendre grâce et ma conscience m'accuse de ne le pouvoir
faire selon ses mérites. » Elle le remercie du « tesmoignage
public » qu'il lui a fait de son amitié et de son approbation, et
qui semblerait avoir été formulé sans son aveu préalable 3.
« Les pédants diront que vous estes contraint de bastir une
nouvelle morale pour m'en rendre digne. Mais je la prens pour
une règle de ma vie, ne me sentant qu'au premier degré que vous
y approuvez, le désir d'informer mon entendement et de suivre
le bien qu'il connoit. C'est à cette volonté que je dois l'intelli-
gence de vos œuvres, qui ne sont obscures qu'à ceux qui les
examinent par les principes d'Aristote ou avec fort peu de soin,
comme les plus raisonnables de nos docteurs en ce païs m'ont
avoué qu'ils ne les estudioient point, parce qu'ils sont trop
vieux pour commencer une nouvelle méthode, ayant usé la
force du corps et de l'esprit dans la vieille. »
Etre le guide des jeunes gens, voilà qui devait plaire au phi-
losophe vieillissant, à qui cet hommage des nouveaux venus
1. Œuvres, t. IV, pp. 131-132.
2. C'est-à-dire van Surck, devenu seigneur de Berge n.
3. A en juger par la phrase de Descartes, dans une lettre d août 1644, en réponse
aux remerciements de la Princesse (cf. Œuvres, t. IV, p. 13G) : « La faveur que me
fait vostre Altesse de n'avoir pas désagréable que j'aye ose témoigner en public
combien je l'estime et je l'honore est plus grande et m'oblige plus qu aucune que
je pourrois recevoir d'ailleurs et je ne crains pas qu'on m'acuse d'avoir rien change
en la Morale, pour faire entendre mon sentiment sur ce sujet, car ce que ] en ay écrit
est si véritable et si clair que je m'assure qu'il n'y aura point d'homme raisonnable
qui ne l'avoue. »
616 DESCARTES EX HOLLANDE
assurait la perpétuation de sa pensée et comme un deuxième
printemps intellectuel.
Après deux objections, l'une sur le vif-argent? l'autre sur les
tourbillons, Elisabeth conclut : « Je ne vous représente icy que
les raisons de mes doutes dans vostre livre, celles de mon admi-
ration estant innumerables, comme aussi celles de mon obli-
gation, entre lesquelles je conte encore la bonté que vous avez
eu de m'informer de vos nouvelles et me donner des préceptes
pour la conservation de ma santé. Celles-là m'apportoient beau-
coup de joye par le bon succès de vostre voyage et la continua-
tion du dessein que vous aviez de revenir, et celles-cy beaucoup
de profit, puisque j'en expérimente desja la bonté en moy
mesme. » 1 Ces questions de santé et ces entretiens d'hy-
giène vont donner un caractère plus intime et plus personnel
à leurs rapports : toujours une conséquence de cette union de
l'âme et du corps discutée dans leurs premières lettres.
Descartes est réinstallé à Egmond-binnen, au retour de Paris,
en mai 1645. Il apprend par Pollot que la Princesse est souf-
frante et il s'inquiète : « Vos dernières, lui mande-t-il le 18 mai,
m'ont fort obligé de m'apprendre l'indisposition de Mme la
Princesse de Boh[ême], laquelle m'a tellement touché que je
serois allé à la Haye, tout aussy tost que je l'ay sceiie, sinon
que j'ay veli, à la fin de vostre lettre, qu'elle se portoit beau-
coup mieux qu'elle n'avoit fait auparavant. » 2 Dans la
. même et aussitôt après, il se dit « plus vieux de vingt ans »
qu'il n'était l'an passé. Y a-t-il corrélation entre ces dis-
positions de corps et d'esprit et la longue interruption de son
commerce avec Elisabeth ? On ne peut croire que l'air de Paris
ait provoqué l'oubli, mais on peut penser que l'éloignement
lui aura permis de se ressaisir d'une attraction devenue peut-
être plus forte qu'il ne l'aurait voulu. Il a pu, dans l'atmosphère
raisonnable de sa province, mesurer mieux la distance qu'il y
a d'un gentilhomme à une fille de reine, d'un homme de quarante-
six ans à une jeune femme de vingt-sept, et c'est pour cela qu'il
se sentirait « plus vieux de vingt ans ». Alors il se terre dans son
« hermitage » et se renferme dans sa « solitude », mais la nouvelle
de la maladie ranime un feu mal couvert. C'est pourquoi il
1. Œuvres, t. IV, p. 133
2. lbid., pp. 204-205.
LA PRINCESSE ELISABETH (1644-1645) 617
rompt le silence, le 18 mai 1645 \ pour assurer la princesse,
« de la part qu'il prend à ses souffrances » :
Madame,
« J'ay esté extrêmement surpris d'aprendre par les lettres
de Monsieur de P[ollot] que V. A. a esté longtemps malade
et je veux mal à ma solitude pour ce qu'elle est cause que je
ne l'ay point sceti plutost. Il est vray que, bien que je sois
tellement retiré du monde que je n'aprenne rien du tout de ce
qui s'y passe, toutesfois le zèle que j'ay pour le service de Vostre
Altesse ne m'eust pas permis d'estre si longtemps sans sçavoir
Testât de sa santé, quand j'aurois dû aller à la Haye tout exprés
pour m'en enquérir, sinon que Monsieur de Pjollot], m'ayant
écrit fort à la haste, il y a environ deux mois, m'avoit promis de
m'écrire derechef par le prochain ordinaire, et pour ce qu'il ne
manque jamais de me mander comment se porte Vostre Altesse,
pendant que je n'a}' point receu de ses lettres, j'aysuposé que
vous estiez tousjours en mesme estât. Mais j'ay apris, par ses
dernières que Vostre Altesse a eu trois ou quatre semaines
durant, une fièvre lente, accompagnée d'une toux seiche et
qu'après en avoir esté délivrée pour cinq ou six jours, le mal est
retourné et que, toutesfois, au temps qu'il m'a envoyé sa lettre
(laquelle a esté prés de quinze jours par les chemins), vostre
Altesse commençoit derechef à se porter mieux. »
Puis, un vrai diagnostic d'homme de l'art. Au reste Des-
cartes, qui avait scruté la nature plus que les livres d'Hip-
pocrate et de Galien, en savait bien autant que les Diafoirus
de son temps et autres « grands Saigneurs de la Faculté >, comme
il les appelle plaisamment quelque part :
« En quoy je remarque les signes d'un mal si considérable
et neantmoins auquel il me semble que vostre Altesse peut si
certainement remédier que je ne puis m' abstenir do luy en écrire
mon sentiment, car, bien que je ne sois pas Médecin, l'honneur
que Vostre Altesse me lit, l'esté passé, de vouloir sçavoir mon
opinion, touchant une autre indisposition, qu'elle ayoit pour
lors, me fait espérer que ma liberté ne luy sera pas désagréable. >
Une consultation psychologique fait suite à l'examen phy-
siologique et montre l'importance que Descartes attribue à
1. Œuvres, t. IV, p. 200.
618 DESCARTES EN HOLLANDE
l'action du moral sur le physique. Il y est en même temps
question des malheurs de la Maison de Bohême et c'est pour-
quoi il la faut citer : « La cause la plus ordinaire de la fièvre
lente est la tristesse, et l'opiniastreté delà Fortune à persécuter
vostre maison vous donne continuellement des sujets de fas-
cherie, qui sont si publics et si éclatans, qu'il n'est pas besoin
d'user beaucoup de conjectures ny estre fort dans les affaires,
pour juger que c'est en cela que consiste la principale cause de
vostre indisposition. Et il est à craindre que vous n'en puissiez
estre du tout délivrée, si ce n'est que par la force de vostre
vertu, vous rendiez vostre ame contente, malgré les disgrâces
de la Fortune. Je sçay bien que ce seroit estre imprudent de
vouloir persuader la joye à une personne à qui la Fortune
envoyé, tous les jours, de nouveaux sujets de déplaisir, et je ne
suis point de ces Philosophes cruels qui veulent que leur sage
soit insensible. Je sçay aussi que vostre Altesse n'est point tant
touchée de ce qui la regarde en son particulier que de ce qui
regarde les interests de sa maison et des personnes qu'elle
affectionne, ce que j'estime comme une vertu la plus aimable
de toutes. Mais il me semble que la différence qui est entre les
plus grandes âmes et celles qui sont basses et vulgaires, consiste
principalement en ce que les âmes vulgaires se laissent aller
à leurs passions et ne sont heureuses ou malheureuses que selon
que les choses qui leur surviennent sont agréables ou déplai-
santes, au lieu que les autres ont des raisonnemens si forts et
si puissans que, bien qu'elles ayent aussi des passions, et mesme
souvent de plus violentes que celles du commun, leur raison
demeure neantmoins tousj ours la maistresse et fait que les afflic-
tions mesme leur servent et contribuent à la parfaite félicité
dont elles jouissent dés cette vie. » 1
On dirait que Descartes propose ici en modèle à Elisabeth
une de ces Princesses de Tragédie que le grand Corneille a pu
lui montrer sur la scène ou dans ses livrets et ce ne serait pas
la première fois que la poésie aurait devancé la philosophie.
On croit entendre, par exemple, Pauline disant à Sévère (Po-
lyeucte, II, 2) 2.
Et sur mes passions ma raison souveraine...
Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments.
1. Œuvres, t. IV, pp. 201-202.
2. Ce quatrième chef-d'œuvre avait paru en 1643, deux ans avant la lettre citée.
LA PRINCESSE ELISABETH (1644-1645) 619
Ce n'est pas tout à fait une hypothèse, car Descartes évoque
un peu plus loin les tragédies, sans toutefois nommer Corneille :
« Et comme les Histoires tristes et lamentables, dit-il, que nous
voyons représenter sur un théâtre, nous donnent souvent autant
de récréation que les gayes, bien qu'elles tirent des larmes de
nos yeux, ainsi ces plus grandes âmes, dont je parle, ont de la
satisfaction en elles-mesmes de toutes les choses qui leur arrivent,
mesme des plus fascheuses et insuportables. Ainsi, ressentant
de la douleur en leur cors, elles s'exercent à la supporter patiem-
ment et cette épreuve qu'elles font de leur force leur est agréable.»
Descartes invite son héroïne à estimer peu la Fortune « au
regard de l'Eternité » * : il n'est pas nécessaire de chercher
dans Spinoza le « sub specie aeternitatis », puisqu'il nous est
ici proposé. -
« Je craindrois que ce stile ne fust ridicule, poursuit-il, si
je m'en servois en écrivant à quelqu' autre, mais, pour ce que
je considère vostre Altesse comme ayant l'ame la plus noble
et la plus relevée que je connoisse, je croy qu'elle doit aussi
estre la plus heureuse et qu'elle le sera véritablement, pourveii
qu'il luy plaise jetter les yeux sur ce qui est au dessous d'elle
et comparer la valeur des biens qu'elle possède et qui ne luy
sçauroient jamais estre ostez, avec ceux dont la Fortune l'a
dépouillée et les disgrâces dont elle la persécute en la personne
de ses proches. » 2
Elisabeth est très sensible à l'intérêt que lui témoigne son
ami et elle l'en remercie en ces termes, le 24 mai 1645 3 :
« Monsieur Descartes,
« Je vois que les charmes de la vie solitaire ne vous ostent point
les vertus requises à la société. Ces bontés généreuses que vous
avez pour vos amis et me tesmoignez aux soins que vous
avez de ma santé, je serois faschée qu'ils vous eussent engagé
à faire un voyage jusqu'icy, depuis que M. de Palotti m'a dit
que vous jugiez le repos nécessaire à vostre conservation. »
Elle apprécie à sa juste valeur la consultation psycho-phy-
siologique : « Je vous asseure que les médecins, qui me virent
tous les jours et examinèrent tous les symptômes de mon
1. Œuvres, t. IV, p. 202.
2. Jbid., pp. 203-204.
3. Ibid., pp. 207-208.
620 DESCARTES EN HOLLANDE
mal, n'en ont pas trouvé la cause ni ordonné de remèdes
si salutaires que vous avez fait de loin. Quand ils auroient esté
assez savants pour se douter de la part que mon esprit avoit
au desordre du corps, je n'aurois point eu la franchise de le
leur avouer. Mais à vous, Monsieur, je le fais sans scrupule,
m'asseurant qu'un récit si naïf de mes défauts ne m'ostera
point la part que j'ay en vostre amitié, mais me la confirmera
d'autant plus, puisque vous y verrez qu'elle m'est nécessaire. »
Ce qui suit est la plus intime des confidences : « Sachez donc
que j'ay le corps imbu d'une grande partie des foiblesses de
mon sexe, qu'il se ressent très-facilement des afflictions de
l'ame et n'a point la force de se remettre avec elle, estant d'un
tempérament sujet aux obstructions et demeurant en un air
qui y contribue fort. » Il ne faut pas trop se choquer de ce détail
à une époque où les affaires intestinales, quand elles concer-
naient une personne royale, étaient affaires d'état et se « résol-
vaient » parfois en public !
« Aux personnes qui ne peuvent point faire beaucoup d'exer-
cice, continue-t-elle, il ne faut point une longue oppression
de cœur par la tristesse pour opiler la rate et infecter le reste
du corps par ses vapeurs. Je m'imagine que la fièvre lente et
la toux seiche, qui ne me quitte pas encore, quoy que la chaleur
de la saison et les promenades que je fais rappellent un peu
mes forces, vient de là. C'est ce qui me fait consentir à l'avis
.des médecins de boire, d'icy en un mois, les eaux de Spa (qu'on
fait venir jusqu'icy sans qu'elles se gastent), ayant trouvé,
par expérience qu'elles chassent les obstructions. Mais je ne
les prendray point avant que j'en sache vostre opinion,
puisque vous avez la bonté de me vouloir guérir le corps avec
l'ame. »
Celle-ci est la plus difficile à soigner, parce qu'elle est
accablée par la misère de ses proches, le spectacle de sa
maison destituée et cette maison n'a pas plus tôt pris un peu de
relâche qu'un nouveau désastre s'abat sur elle : « Je pense que
si ma vie vous estoit entièrement cognue, vous trouveriez plus
est range qu'un esprit sensible \ comme le mien, s'est conservé
si longtemps, parmi tant de traverses, dans un corps si foible,
sans conseil que celuy de son propre raisonnement et sans con-
1. C'est presque le sens du xvine siècle.
LA PRINCESSE ELISABETH (1644-1645) 621
solation que celle de sa conscience, que vous ne faites les causes
de cette présente maladie. » 1
Il y a tant et de si intimes confessions là-dedans que l'on
comprend que dans le post-scriptum, Elisabeth demande à
son ami de brûler sa lettre, ce qu'il ne fit point.
Le médecin improvisé ne déconseille pas les eaux de Spa
mais préconise, en les prenant, pour qu'elles soient plus effi-
caces, de « délivrer l'esprit de toutes sortes de pensées tristes
et mesme aussi de toutes sortes... de méditations sérieuses tou-
chant les sciences et ne s'occuper qu'à imiter ceux qui, en
regardant la verdeur d'un bois, les couleurs d'une fleur, le vol
d'un oyseau et telles choses qui ne requerrent aucune attention,
se persuadent qu'ils ne pensent à rien ». 2
A la confidence d'Elisabeth, il répond par cette autre
sur lui-même : « Estant né d'une mère qui mourut, peu de
jours après ma naissance, d'un mal de poumon, causé par
quelques déplaisirs, j'avois hérité d'elle une toux seiche et une
couleur pasle que j'ay gardée jusques à l'âge de plus de vingt
ans et qui faisoit que tous les Médecins qui m'ont vu avant
ce temps-là me condamnoient à mourir jeune. Mais je croy
que l'inclination que j'ay tousjours eue à regarder les choses
qui se presentoient, du biais qui me les pouvoit rendre le plus
agréables, et à faire que mon principal contentement ne depen-
dist que de moy seul, est cause que cette indisposition, qui
m'estoit comme naturelle, s'est peu à peu entièrement passée. » 3
Peut-être le philosophe accentue-t-il, pour elle, un opti-
misme qui n'est pas très dans sa nature, afin que les lettres
qu'il lui écrit, lui servent, comme elle le dira elle-même, «d'anti-
dote contre la mélancolie ». Elle se confie de plus en plus à lui
et elle en dit long cette phrase, écrite le 22 juin 4 : « le bonheur
que je possède dans l'amitié d'une personne de vostre mérite
au conseil duquel je puis commettre la conduite de ma vie. »
Il est vrai qu'elle aurait besoin de voir plus souvent son médecin
et que jamais la consultation écrite ne vaudra celte consultation
orale dont les yeux, eût-on dit alors, sont les muets truchemans :
« La malédiction de mon sexe m'empesche le contentement que
1. Œuvres, t. IV, p. 209.
2. Ibid., t. IV, p. 220.
3. Ibid., p. 221.
4. Ibid., p. 233.
622 DESCARTES EN HOLLANDE
me donneroit un voyage vers Egmond pour y apprendre les
vérités que vous tirez de vostre nouveau jardin. »x Que la
phrase a de grâce, car sa signification dépasse celle d'une allusion
au passage* d'Egmond op-de-Hoef à Egmond-binnen. Avec
moins de délicatesse mais non moins de sincérité, Descartes
lui répond : « J'ay bien plus de désir d'aller aprendre à la Haye
quelles sont les vertus des eaux de Spa que de connoistre icy
celle des plantes de mon jardin. » 2 Les lettres qu'il lui écrit
ne troubleront pas la digestion des dites eaux : « Vous estes au
moins assurée que, si elles [mes lettres] ne vous donnent aucun
sujet de joye, elles ne vous en donneront point aussy de tristesse...
Car, n'apprenant, en ce désert, aucune chose de ce qui se fait
au reste du monde et n'ayant aucunes pensées plus fréquentes
que celles qui, me représentant les vertus de vostre Altesse,
me font souhaiter de la voir aussy hureuse et aussy contente
qu'elle mérite, je n'ay point d'autre sujet, pour vous entretenir,
que de parler des moyens que la Philosophie nous enseigne
pour acquérir cete souveraine félicité que les âmes vulgaires
attendent en vain de la fortune et que nous ne sçaurions
avoir que de nous mesmes. » 3
Ainsi Descartes qui, fondant tout son système sur la cer-
titude mathématique, a le plus fait perdre au nom de phi-
losophe son ancien sens d'amateur de sagesse et de profes-
seur de félicité, en reprend ici la tradition en faveur de sa
chère princesse et lui, qui aime si peu les anciens et méprise
tant l'érudition, se propose de remplir ses lettres, afin qu'elles
« ne soyent pas entièrement vuides et inutiles » de considérations
tirées de la lecture du De Vita beata de Senèque, mais il est si
personnel qu'il ne pourra s'empêcher de le refaire, dans sa corres-
pondance de l'été 1645. On remarquera qu'il ne propose pas
Montaigne, que Pascal, au contraire, citera souvent : c'est parce
qu'il est trop décevant et que le doute cartésien, bien différent
de celui de Montaigne, n'est pas un oreiller pour s'y reposer
mais un tremplin pour s'élancer dans les espaces infinis. Ce
n'est pas certes ignorance ou absence de lecture, car Descartes
est beaucoup plus érudit qu'il ne voudrait le paraître, témoin
sa dissertation sur le souverain bien, selon Zenon, Aristote et
1. Œuvres, t. IV, p. 234.
2. Ibid., ]>. 238.
3. Ibid. p. 252.
ORIGINE DU TRAITÉ DES PASSIONS 623
Épicure, dont il explique parfaitement la doctrine dans sa lettre
du 18 août \ pour les concilier et arriver à cette conclusion
que « la béatitude ne consiste qu'au contentement de l'esprit »,
ce qui exige de « suivre la vertu, c'est à dire d'avoir une volunté
ferme et constante d'exécuter tout ce que nous jugerons estre
le meilleur et d'employer toute la force de nostre entendement
à en bien juger. »
Elisabeth a eu le loisir de s'y exercer, car sa naissance et
sa fortune l'ont forcée à employer son jugement de meilleure
heure pour la conduite d'une vie assez pénible : « Je vous vou-
drois encore, lui demande-t-elle dans sa lettre du 13 septem-
bre 1645 2, voir définir les passions pour les bien connoistre ». -
Ici est le précieux germe du Traité des Passions, qu'il lui fera
en plusieurs lettres pour la satisfaire et Y « éclaircir », en com-
mençant par la connaissance de Dieu et la définition de ces
Passions 3. Elle discute, mais elle est heureuse et songe main-
tenant à se conserver pour ce bonheur : « J'ay tousjours esté
en une condition qui rendoit ma vie très inutile aux personnes
que j'aime, mais je cherche sa conservation avec beaucoup
plus de soin, depuis que j'ay le bonheur de vous connoistre,
parce que vous m'avez montré les moyens de vivre plus heureu-
sement que je ne faisois. » 4
Cette accalmie est de courte durée. Sans parler de « la mau-
vaise humeur d'un frère malade », à qui il faut faire prendre
médecine, en le divertissant 5, la conversion au catholicisme de
son frère Edouard, qui a épousé, en France, Anne de Gonzague,
princesse de Mantoue, cause à la jeune fille de gros soucis.
Cette calviniste s'en ouvre sans crainte à son vieil ami catho-
lique, se plaignant à lui d'une « certaine sorte de gens », qui
sont évidemment les Jésuites. « Il faut que je voie une personne
que j'aimois avec autant de tendresse que j'en saurois avoir,
abandonnée au mépris du monde et à la perte de son aine
(selon ma croyance). Si vous n'aviez pas plus de charité que de
bigoterie, ce seroit une impertinence de vous entretenir de
cette matière ». 6 Descartes, ainsi interpelle sur cette apostasie,
1. Œuvres, t. IV, p. 275.
2. Ibid., p. 28'J et 404.
3. Lettre du G octobre 1(345 et Traité des Passions, au t. XI, pp. 312 et 34o.
4. Œuvres, t. IV, p. 324.
5. Ibid., p. 27n.
6. Ibid., p. 33G.
624 DESCARTES EN HOLLANDE
répond avec autant de franchise et non sans esprit : « S'ils
[les protestants] considèrent qu'ils ne seroient pas de la Religion
dont ils sont, si eux, ou leurs pères ou leurs ayeuls n'avoient
quitté la Romaine, ils n'auront pas sujet de se mocquer ni de
nommer inconstans ceux qui quitent la leur. » x
Mais bientôt un malheur plus grave que celui de la conversion
du Prince Edouard va fondre sur l'infortunée Maison Palatine.
Voici ce que la Princesse écrit à son ami : « Puis que vostre
voyage est arresté pour le 3me/13 de ce mois, il faut que je
vous représente la promesse que vous m'avez faite de quitter
vostre agréable solitude, pour me donner le bonheur de vous
voir, avant que mon partement d'icy m'en fasse perdre l'espé-
rance pour 6 ou 7 mois, qui est le terme le plus esloigné que le
congé delà Reine ma mère, de M. mon Frère et le sentiment des
amis de. nostre maison ont prescrit à mon absence... » 2 « J'es-
père que vous me permettez d'emporter celuy [le Traité] des pas-
sions 3, encore qu'il n'a esté capable de calmer [celles] que nostre
dernier malheur avoit excité. »
Cherchons le mot de cette énigme : Tallemant des Réaux
va nous le donner.
Il y avait alors à La Haye comme capitaine-major du régi-
ment de M. de Chastillon un gentilhomme français, le sieur
d'Espinay, qui y était venu pour fuir un passé orageux. Favori
■de Gaston d'Orléans, il avait été chassé par lui en mai 1639,
pour l'avoir supplanté auprès de sa maîtresse Louise ou Loyson
Roger.
« L'Espinay chassé, raconte Tallemant 4, s'en alla en Hol-
lande, où il eut facilement accez chez lareyne de Bohême. Comme
il y entra avec la réputation d'un homme à bonne fortune, il
y fut tout autrement regardé qu'un autre et, dans l'ambition
de n'en vouloir qu'à des princesses ou à des maistresses de
princes, on dit qu'il cajolla d'abord la mère, et après, la prin-
cesse Louyse, car les Louyses estoient fatales à ce garçon.
On dit que cette fille devint grosse et qu'elle alla pour accoucher
à Leyde, où l'on n'en faisoit pas autrement la petite bouche. 5
1 Œuvres, t. IV, p. 352.
2. Ibid., pp. 448-449.
3. Descartes lui en avait remis une ébauche à La Haye, le 7 mars 1646. Cf. ibid.,
p. 404. J
4. Historiettes, 3e édit., publiées par Monmerqué et P. Paris. Paris, Techener,
18o4, t. II, p. 287-289 ; cité aussi au t. IV des Œuvres de Descartes, p. 451.
5. C'est également à Leyde que la duchesse de Rohan cache ce jeune héritier pos-
assassinat de l'espinay (20 JUIN 1646) 625
« La princesse Elisabeth, son aisnée, qui est une vertueuse
fille, une fille qui a mille belles connoissances et qui est bien
mieux faite qu'elle, ne pouvoit souffrir que la Reyne, sa mère,
vist de bon œil un homme qui avoit fait un si grand affront
à leur maison. Elle excita ses frères contre luy, mais l'Electeur l
se contenta de luy jetter son chapeau à terre, un jour qu'estant
à la promenade à pié, il s'estoit couvert, par ordre de la Reyne,
à cause qu'il pleuvoit un peu. Mais le plus jeune de tous, nommé
Philippe, ressentit plus vivement cette injure et, un soir, proche
du lieu où l'on se promené à la Haye, il attaque l'Espinay,
qui estoit accompagné de deux hommes et luy n'en avoit pas
davantage. Il se battirent quelque temps : il survint des gens
qui les séparèrent. Tout le monde conseilla à l'Espinay de se
retirer, mais il n'en voulut jamais rien faire. Enfin, un jour
qu'il avoit disné chez M. de la Tuillerie, ambassadeur de France,
il sortit avec des Loges. 2
« Si l'on eust creù que le Prince Philippe eust osé le faire
assassiner en plein jour, on n'eust pas manqué de le faire accom-
pagner et il s'en fallut peu que M. de la Vieuville, qui avoit
aussy disné chez l'Ambassadeur ne prist le mesme chemin.
Il fut donc attaqué par huit ou dix Anglois, en présence du
prince Philippe. Des Loges ne mit point l'espée à la main ;
l'Espinay se défendit le mieux qu'il put, mais il fut percé de tant
de coups que les espées se rencontroient dans son corps. Il
voulut tascher à se sauver, mais il tomba ; toutefois, il fit encore
quelque résistance à genoux et enfin, il rendit l'esprit. »
Ce drame, qui passionna non seulement La Haye, mais toute
la Hollande, et dont la boue sanglante éclaboussa jusqu'aux
marches du trône, s'était déroulé le 20 juin 1646.
Dans son ensemble, le récit de Tallemant, d'ordinaire suspect
à cause de son goût du scandale, est exact. Les rapports entre
L'Espinay et Louise étaient, à La Haye, de notoriété publique,
puisque Mme de Longueville qui passa en Hollande entre le 20 juin
et le 26 juillet, en route pour Munster, et qui fréquenta la Cour
de Bohême, à La Haye, du 20 août au 12 septembre 3, écrivait
au lendemain de l'assassinat : « J'ay veù la princesse Louyse
thume qu'elle ne montra qu'au bout de quinze ans et qui fut, à l'époque, l'occasion
d'un retentissant procès.
1. Charles-Louis.
2. Autre fils de la poétesse Mme des Loges.
3. Œuvres de Descartes, t. IV, pp. 450-451.
40
626 DESCARTES EN HOLLANDE
et je ne croy pas que personne envie à l'Espinay la couronne
de son martyre. » D'ailleurs la conduite ultérieure de Louise-
Hollandine justifie tous les soupçons, car, le 17 décembre 1657,
elle se sauva de La Haye à Paris avec un officier français, nommé
Laroque, et abjura le 25 janvier 1658, pour faire ensuite profes-
sion, le 19 septembre 1660, à Maubuisson, dont elle devint abbesse
le 14 novembre 1664 1.
Le résident de France, Brasset, il est vrai, plus, prudent, ne
parle point d'elle, dans la lettre datée du lendemain du crime,
21 juin, où il traite de cette « action qui a despieu à tout le
monde, un des plus honnestes et braves gentilshommes des
troupes françoyses ayant esté malheureusement tué, en plaine
rue, de plusieurs mains. L'on s'estonne que M. le Pr[ince] Phi-
lippe Palatin ayt voulu estre du nombre. Je ne sçaurois vous dire
la cause d'un tel mouvement, mais ceux qui révèrent et ont à
cœur l'honneur de cette maison, sont desplaisans que l'affaire
se soit passée de la sorte. Les Grands ont des sentimens que tous
ne sont pas capables de comprendre. »
Qu'il en sache plus qu'il n'en dit, c'est ce qu'atteste une autre
missive, du 22, écrite par le prudent chargé d'affaire : « Il
y a beaucoup de choses à dire là dessus que le papier ne
peut souffrir, ce qui touche les Grands estant tousjours délicat. »
Pourquoi d'ailleurs le peuple se serait-il ameuté autour de
la maison et aurait-il menacé les princesses, au témoignage du
même Brasset : « Il en a cousté la vie à M. de l'Espinay, capi-
taine et major du Régiment de Chastillon, l'un des plus honnestes
gentilhommes françoys que nous ayons icy. Il n'y a point de
valeur qui peust résister seul à dix ou douze espees qui, après
le malheur d'une cheutte, le percèrent de douze coupz, sans
que luy eust le moyen de tirer la sienne. Cela s'estant [fait]
en plaine rue et en plain jour, le peuple s'en seroit esmeiï, sans
la prudence du Magistrat, qui mist toute la nuict garde Bour-
geoyse aux environs de la Cour de Bohesme, pour la seureté
des Dames, car, pour le Pr[ince], après le coup faict, il monta
à cheval et tira de longue. »
Le 3 juillet 1646, « fut proclamé à son de cloche le Prince
Philippe et ceux de sa suitte qui ont commis cette belle action. »
La reine de Bohême n'ose plus se promener au « Verhault »
1. Née le 28 avril 1622, elle mourut le 11 février 1709. Cf. ibid., p. 495.
exil d'Elisabeth (15 août 1646) 627
(Voorhout). « Ce ne sera pas, aux siècles à venir, un petit nota dans
la cronique de Hollande, écrit touj ours Brasset, après la seconde
proclamation, le 9 juillet, d'y veoyr un fils deroy presser comme
un autre », mais, brusquement, l'on suspendit les poursuites, ce
dont une dame se montrait « fort estomachée », « adjoustant
qu'au moins la considération de sa personne ne devoit pas mettre
à couvert un taz de coquins qui avoient si infammement trempé
leurs mains dans le sang d'un pauvre gentilhomme innocent ». *
La reine de Bohême qui, selon cette mauvaise langue de
Tallemant « estoit bien aise que sa fille [Louise] se divertist »,
entra dans une violente colère contre son fils, lequel menaçait,
par cet acte inconsidéré, de ruiner la fortune de sa Maison,
qui pouvait espérer renaître du traité de Paix qu'on prévoyait
assez proche. « Le bruit courut alors, raconte Baillet 2, qu'une
action si noire avoit été concertée sur les conseils de la Princesse
Elizabeth. La Reine sa mère, qui prenoit beaucoup de part à
cette affaire, en conceut tant d'horreur que, sans se donner la
patience d'en examiner le fonds, elle chassa sa fille avec son
fils de chez elle et ne voulut jamais les revoir de sa vie. »
C'est cela le « congé », entendez « ordre », « de la Reine ma
mère, de M. mon frère et les sentimens des amis de nostre mai-
son », dont parle Elisabeth et qui exigent une absence de six mois,
laquelle se transformera en exil éternel à la Cour de Brande-
bourg.
Il est à peine besoin de repousser la calomnie dont Elisabeth
est l'objet. On la devine victime des manœuvres de Louise,
qu'elle a dû souvent blâmer de ses désordres et essayer de
ramener à la vertu. C'est ce que semble indiquer une phrase
d'une lettre du 21 février 1647, où Elisabeth se loue d'être en
Brandebourg « avec des personnes desquels on n'a point sujet
de se méfier. C'est pourquoy, dit-elle, j'ay plus de complaisance
icy que je n'avois à La Haye. » 3 Pauvre lis grandi sur ce terreau
impur, il devait être emporté et tordu dans l'orage de ces pas-
sions qu'elle ne connaissait jusqu'alors que par le Traité de son
Philosophe.
Lui, ami fidèle avant tout, accourt à La Haye au lendemain
1. Extraits tirés de lettres inédites de Brasset, publiés par MM. Adam et Tan-
nery au t. IV des Œuvres de Descartes, pp. 670-675.
2. Ibid., p. 450, d'après Baillet, Vie de M. Descarla, t. II, p. 231.
3. Œuvres, l. IV, p. 610.
628
DESCARTES EN HOLLANDE
du crime, sentant bien que la plume ne suffira pas à consoler
tant de misère morale et il vient la réconforter. Il y alla encore,
une dernière fois, avant le départ de la Princesse, qui quitta
La Haye, le 15 août x 1646, avec sa sœur Henriette. On causa
lectures, sans doute pour parler d'autre chose, et, distraitement,
Elisabeth recommanda à Descartes d'examiner Le Prince de
Machiavel, qu'elle n'avait plus lu depuis six ans et où peut-être-
elle espérait trouver des remèdes à ses malheurs et à ceux
de son cadet Philippe. La Princesse et le Philosophe ne
devaient plus jamais se revoir, mais l'absence, pour eux, ne
fut pas l'oubli.
1. Œuvres, t. IV, p. 673.
CHAPITRE XXIV
CORRESPONDANCE AVEC l' EXILÉE (1646-1647) DEUXIÈME
VOYAGE DE DESCARTES EX FRANCE (1647)
La correspondance suppléera à l'absence, mais elle est plus
malaisée par delà les frontières, et dans une perpétuelle crainte
des espions, car Elisabeth exilée est évidemment surveillée.
Aussi Descartes propose-t-il un chiffre et tous deux se servent,
en matière politique, d'un langage figuré. Comme les dames
allaient souvent sous le masque, les lettres vont passer sous le
chiffre. Elles n'en sont que plus intimes et plus cordiales, la
jeune princesse Sophie prêtant ses bons offices pour faire tenir
celles de Descartes à la sœur aînée, ce qui donne occasion au
philosophe de comparer la gracieuse messagère à un ange 1.
Elisabeth est arrivée à Berlin, le 17 septembre 1646, après un
voyage agréable sinon rapide. L'Électeur régnant, son cousin,
Frédéric-Guillaume, la sœur de celui-ci, Hedwige-Sophie, qui
deviendra l'élève d'Elisabeth, et enfin leur mère l'Électrice
douairière de Brandebourg, Elisabeth-Charlotte, comtesse pala-
tine, lui font un excellent accueil dans leur maison, où la nou-
velle venue a été chérie depuis son enfance et où tout le monde
conspire à lui faire des caresses, ce qui ne laisse pas de lui imposer
un peu trop de complaisances mondaines, de distractions et de
divertissements 2.
Au reste, après les premières effusions, son bonheur est de
courte durée ; sans parler même de la séparation d'avec son
philosophe, elle se sent dans un milieu lourd, grossier, par-
faitement étranger aux choses de l'esprit et à la politesse de
la Cour toute française de La Haye, que devait évoquer seu-
lement, un peu plus tard, Louise-Henriette de Nassau, fille
1. Œuvres, t. IV, pp. 495, 533, 59 2.
2. Ibid., pp. 522, 525.
630 DESCARTES EN HOLLANDE
de Frédéric-Henri, laquelle épousa, en décembre 1646, Frédéric-
Guillaume : « Le peuple d'icy, écrira la princesse du Rhin
à Descartes, en mai 1647, a une croyance extraordinaire en sa
profession [en celle du médecin] et n'estoit la grande saleté
de la commune et de la noblesse, je crois qu'il en auroit moins
besoin que peuple du monde, puisque l'air y est fort pur. J'y
ay aussi plus de santé que je n'avois en Hollande. Mais je ne
voudrois pas y avoir tousjours esté, puisqu'il n'y a rien que
mes livres pour m'empescher de devenir stupide au dernier
point. » 1
Évidemment, le nom de Descartes fait hausser les épaules
aux junkers et à leurs maîtres et ceux-ci doivent sourire des
billevesées latines, historiées de figures et de signes cabalis-
tiques, où se plonge, des heures entières, leur folle cousine Elisa-
beth. Il n'y a que le vieux Duc de Brunswick qui veuille se les
procurer, pour les faire relier en maroquin et en orner,
sinon son esprit, du moins sa célèbre bibliothèque : « Il n'y a
personne icy, écrit Elisabeth le 19 novembre 1646, en reparlant
à Descartes de ses œuvres, d'assez raisonnable pour les com-
prendre, quoy que je me sois engagée de promesse à ce vieux
duc de Brunswick, qui est à Wolfenbuttel, de les luy faire avoir,
pour orner sa bibliothèque. Je ne crois point qu'ils luy servi-
ront pour orner sa cervelle catherreuse, desjà toute occupée
du pedantisme. » 2
Les savants prussiens qu'elle voit et qui sont surtout des
médecins, la rebutent : Les « doctes... sont encore plus pédants
et superstitieux qu'aucun de ceux que j'ai connus en Hollande
et cela vient de ce que tout le peuple y est si pauvre que per-
sonne n'y estudie ou raisonne que pour vivre. J'ay eu toutes les
peines du monde à m'exemter les mains des médecins, pour ne
patir de leur ignorance. » 3
Il n'y a qu'une exception, un certain docteur Weiss, qui
pourrait être Alsacien, à en juger par son nom. Cela expliquerait
que, sachant le français, il ait lu le Discours de la Méthode :
«J'ay rencontré depuis peu, icy, un seul homme qui en avoit
i veiï quelque chose. C'est un docteur en médecine, nommé
Weis, fort savant aussi. Il m'a dit que Bacon luy a premiere-
1. Œuvres, t. V, p. 49.
2. Ibid., t. IV, pp. 580-581.
3. Ibid., p. 579.
correspondance avec l'exilée (1646-1647) 631
ment rendu suspecte la philosophie d'Aristote et que vostre
méthode la luy a fait entièrement rejetter et l'a convaincu
la circulation du sang, qui détruit tous les anciens principes de
leur médecine ; c'est pourquoy il avoue d'y avoir consenti à
regret. Je luy ay preste à cette heure vos Principes, desquels
il m'a promis de me dire ses objections : s'il en trouve et qu'ils
en méritent la peine, je vous les envoiray, afin que vous puissiez
juger de la capacité de celuy que je trouve estre le plus raison-
nable entre les doctes de ce lieu, puisqu'il est capable de gouster
vostre raisonnement... » x
La grande consolation est de causer longuement avec l'ami
qu'elle ne saurait oublier : « J'aime mieux paroistre devant
vous avec toutes mes fautes que de vous donner sujet de croire
que j'ay un vice si esloigné de mon naturel comme celuy d'où- *
blier mes amis en l'absence, principalement une personne que
je ne saurois cesser d'affectionner, sans cesser aussi d'estre
raisonnable, comme vous, Monsieur, à qui je seray toute ma
vie
Vostre très affectionnée amie à vous servir
Elisabeth. » 2
De quoi parle-t-on ? de la politique et du Prince, dont Des-
cartes, avec les restrictions que suggère l'époque, réprouve
l'immorale brutalité, de la joie intérieure imposée par la volonté,
du succès des choses entreprises d'un cœur gai, sous une ins-
piration secrète qu'il assimile au « g?nie de Socrate » 3, des
eaux de Spa, des pustules dont elle a été atteinte, de purga-
tifs ou bouillons rafraichissants, des drogues, de la Chymie
qu'il faut éviter 4, menus conseils qui pourraient être ridicules
et qui ne le sont point quand ils témoignent de la plus tendre
sollicitude et du désir du médecin-philosophe de conserver en
belle santé sa chère « patiente ».
Elle et lui se bercent de l'espoir d'un prochain mais incer-
tain revoir : « Si je ne retourne à la 1 Iu\ e, l'esté qui vient, comme
je n'en puis respondre, quoy que je n'ay point changé de reso-
lution, parce que cela dépend en partie de la volonté d'autruy
1. Œuvres, t. IV, pp. 619-620.
2. De Berlin, ce 30 septembre [10 octobre 1646 n. s.], t. IV, p. 52 I.
3. Ibid., p. 530.
4. Ibid., p. 590.
632
DESCARTES EN HOLLANDE
et des affaires publiques. » x Elle est donc toujours en exil de
par « le congé » de Madame sa mère. C'est quand il erre dans les
allées du Voorhout ou sur la montagne (!) du Vivier (Vijver-
berg) et qu'il admire, au delà de l'étang aux cygnes, l'alternance
des tours rondes, des tours carrées et des pignons à redans,
dont la diversité symbolise si bien l'étrange disparité des insti-
tutions qu'ils abritent, il cherche en vain dans les carrosses
dorés les regards de sa princesse perdue : « La satisfaction que
j'aprens que vostre Altesse reçoit au lieu où elle est, lui écrit-il,
en mars 1647, fait que je n'ose souhaiter son retour, bien que
j'aye beaucoup de peine à m'en empescher, principalement à
cette heure que je me trouve à la Haye. Et pour ce que je re-
marque, par vostre lettre du 21 février, qu'on ne vous doit
point attendre icy avant la fin de l'esté, je me propose de faire
un voyage en France pour mes affaires particulières, avec
dessein de revenir vers l'hyver, et je ne partiray point, de deux
mois, affin que je puisse auparavant avoir l'honneur de recevoir
les commandemens de vostre Altesse, lesquels auront tousjours
plus de pouvoir sur moy qu'aucune autre chose qui soit au
monde. » 2
C'est bien là le langage d'un serviteur à sa dame, mais sans
préciosité ni galanterie. Qu'elle ait été émue de ce souvenir
de La Haye, c'est ce dont témoigne la délicate et nostalgique
réponse du 11 avril 1647 3 : « Je n'ay point regretté mon absence
de La Haye que depuis que vous me mandez y avoir esté et
que je me sens privée de la satisfaction que je soulois avoir
en vostre conversation, pendant le séjour que vous y faisiez ;
il me sembloit que j'en parfois toutes les fois plus raisonnable
et, encore que le repos que je trouve icy... surpasse tous les
biens que je puisse avoir ailleurs, il n'approche point de celuy-
là, que je ne me saurois neantmoins promettre en quelques
mois ni en prédire le nombre... Ainsi, je puis espérer mais non
pas m'asseurer que j'auray le bonheur de vous revoir, au temps
que vous avez proposé vostre retour de France. »
Cependant la science n'est point oubliée et, pour tenir sa
royale élève au courant, Descartes lui fait parvenir le livre
du disciple infidèle Regius, les Fundamenta Physices. La
1. Œuvres, t. IV, p. G19.
2. Ibid., p. G24.
3. Ibid., pp. 628-623.
l'apostasie de regius 633
conduite de ce dernier n'a pas cessé d'être ambiguë depuis
que les démêlés avec Voetius ont pris mauvaise tournure et
qu'il a craint d'y laisser sa place de professeur à Utrecht. Il
continue à fréquenter le maître, à lui rendre visite à Egmond,
à exploiter, même sans discrétion, les observations et les travaux
inédits du philosophe, mais quand, avec une grande franchise,
celui-ci lui conseille, comme à un frère 1, de ne pas publier
le livre dont Regius-de Roy lui a laissé le manuscrit à l'examen,
le disciple, quittant sa docilité de jadis, se révolte et le donne
à l'impression 2.
« Je vous diray icy ingenuement que je n'estime pas qu'il
[le livre de Regius] mérite que vostre Altesse se donne la peine
de le lire. Il ne contient rien touchant la Physique, sinon mes
assertions mises en mauvais ordre et sans leurs vrayes preuves,
en sorte qu'elles paroissent paradoxes, et que ce qui est mis au
commencement ne peut estre prouvé que par ce qui est vers la
fin. » L'élève a évidemment beaucoup à apprendre encore de
la clarté française de son maître.
« Il n'y a inséré presque rien du tout, continue-t-il 3, qui
soit de luy et peu de choses de ce que je n'ay point fait imprimer,
mais il n'a pas laissé de manquer à ce qu'il me devoit, en ce
que, faisant profession d'amitié avec moy et sçachant bien
que je ne desirois point que ce que j'avois écrit touchant la
description de l'animal, fust divulgué, jusques-là que je n'avois
pas voulu luy monstrer et m'en estois excusé sur ce qu'il ne
se pourroit empescher d'en parler à ses disciples, s'il l'avoit
vu, il n*a pas laissé de s'en aproprier plusieurs choses et, ayant
trouvé moyen d'en avoir copie sans mon sceù, il en a particu-
lièrement transcrit tout l'endroit où je parle du mouvement
des muscles et où je considère, par exemple, deux des muscles
qui meuvent l'œil, de quoy il a deux ou trois pages qu'il a répé-
tées deux fois, de mot à mot, en son livre, tant cela luy a plu.
Et toutesfois, il n'a pas entendu ce qu'il écrivoit, car il en a
obmis le principal, qui est que les esprits animaux, qui coulent
du cerveau dans les muscles, ne peuvent retourner par les mesmes
1. Œuvres t. IV p. 249.
2. L'échange de' lettres à ce sujet entre Descartes et Regius se trouve au t. IV,
pp. 239, 241, 248, 254, 256, 497, 514, 517, 566, 627 ; voir aussi Supplément (1913),
aux Œuvres de Descartes, pp. 6 à 14.
3. Œuvres, t. IV, pp. 625-626. Lettre de mars 1647. A rapprocher, la lettre à
Mersenne, ibid., p. 517 et la préface de l'édition française des Principes.
634 DESCARTES EN HOLLANDE
conduits par où ils viennent, sans laquelle observation tout ce
qu'il écrit ne vaut rien et pource qu'il n'avoit pas ma figure,
il en a fait une qui monstre clairement son ignorance. On m'a
dit qu'il a encore, à présent, un autre livre de Médecine * sous la
presse, où je m'attens qu'il aura mis tout le reste de mon écrit,
selon qu'il aura pu le digérer. Il en eust pris sans doute beau-
coup d'autres choses, mais j'ay sceii qu'il n'en avoit eu une
copie que lors que son livre s'achevoit d'imprimer.
« Mais, comme il suit aveuglement ce qu'il croit estre de
mes opinions, en tout ce qui regarde la Physique ou la Médecine,
encore mesme qu'il ne les entende pas, ainsi il y contredit
aveuglement, en tout ce qui regarde la Métaphysique, de
quoy je Pavois prié de n'en rien écrire, pource que cela ne sert
point à son sujet et que j'estois assuré qu'il ne pouvoit en rien
écrire qui ne fust mal. Mais je n'ay rien obtenu de luy, sinon
que, n'ayant pas dessein de me satisfaire en cela, il ne s'est
plus soucié de me desobliger aussi en autre chose. »
Sans doute, mais il s'agissait d'apaiser le demi-dieu Yoetius
à qui il pouvait être parfaitement indifférent que Regius suivît
la physique de Descartes, pourvu qu'il en réfutât la métaphy-
sique 2. Quant à Elisabeth, elle en est indignée. Réceptive
comme sont, le plus souvent les élèves-femmes, et ayant voué
à son maître une espèce de culte, elle s'irrite contre le téméraire
qui attente à l'idole : « J'ay eu plus d'envie de voir le livre de
Regius, pour ce qu'il y a mis du vostre que pour ce qui est du
sien... Mais quoy que j'excuserois toutes les autres fautes dudit
Regius, je ne saurois lui pardonner l'ingratitude dont il use
envers vous et le tiens tout à fait lasche, puisque vostre con-
versation ne luy a pu donner d'autres sentiments. » 3
Elle aime bien mieux les Cogitationes du «bon amy » «Monsieur
de Hogelande » qui, dit Descartes, « a fait tout le contraire de
Regius, en ce que Regius n'a rien écrit qui ne soit pris de moy
et qui ne soit, avec cela, contre moy, au lieu que l'autre n'a
rien écrit qui soit proprement de moy (car je ne croy pas
mesme qu'il ait jamais bien lu mes écrits) et toutesfois il n'a
rien qui ne soit pour moy, en ce qu'il a suivy les mesmes prin-
cipes. » 4
1. Les Fundamenla Medica, cf. t. IV des Œuvres de Descartes, p. 626, note b.
2. lbid., pp. (325-tiJT.
3. Œuvres, t. IV, p. 630.
•1. Ibid., p. G27. Il s'agit de Corn, ab Hogelande, Cogitationes, quibus Dei exis-
correspondance avec l'exilée (1646-1647) 635
La déception profonde que lui cause l'attitude de Regius,
qu'il avait tenu pour un ami sincère, les difficultés toujours
pendantes avec les théologiens d'Utrecht, celles qui naissent
alors avec l'Université de Leyde, la perpétuelle remise du
retour de la Princesse, font que rien n'attache plus Descartes
à la Hollande et qu'il songe plus que jamais au voyage en France.
Il s'en explique avec Elisabeth, au début d'une lettre envoyée
d'Egmond, le 10 mai 1647 : « Encore que je pourray trouver
des occasions qui me convieront à demeurer en France, lors
que j'y seray, il n'y en aura toutesfois aucune qui ait la force
de m'empescher que je ne revienne avant l'hyver, pourvu que
la vie et la santé me demeurent, puis que la lettre que j'ay eu
l'honneur de recevoir de vostre Altesse me fait espérer que vous
retournerez à la Haye vers la fin de l'esté.
« Mais je puis dire que c'est la principale raison qui me fait
préférer la demeure de ce païs à celle des autres, car, pour le
repos que j'y estois cy-devant venu chercher, je prevoy que -
d'oresnavant, je ne l'y pourray avoir si entier que je desirerois,
à cause que, n'ayant pas encore tiré toute la satisfaction que
je devois avoir des injures que j'ay receiies à Utrech, je voy
qu'elles en attirent d'autres et qu'il y a une troupe de Théologiens,
gens d'école, qui semblent avoir fait une ligue ensemble k
pour tascher à m'oprimer par calomnies... » 1 Les « personnes
de ce pais... révèrent, non pas la probité et la vertu, mais la
barbe, la voix et le sourcil des Théologiens, en sorte que ceux
qui sont les plus effrontez et qui sçavent crier le plus haut,
ont icy le plus de pouvoir (comme ordinairement en tous les
états populaires) ». 2
S'il ne peut obtenir justice, il médite de se « retirer tout à
t'ait de ces Provinces », « mais, continue-t-il, pource que toutes
choses se font icy fort lentement, je m'assure qu'il se passera
plus d'un an, avant que cela arrive ». 3
Elisabeth, pour beaucoup de raisons avoines et inavouées,
cherche à le détourner de ce dessein : « 11 est indigne de vous -
de céder la place à vos ennemis... ; cela paroîtroit comme une
lenlia, item animae spiritalitas et possibilis cum corporc uni" demonslraniur; nec non
brevis hisloria oeconomiae corporis animalis proponitur alquc mechanice explicatur.
Amsterdam, L. Elzevir, 1646, petit in-12. L'énoncé du titre est bien cartésien ; aussi
l'ouvrage est-il dédié à Descartei.
1. Œuvres, t. V, pp. 15-1(3.
2. lbid., p. 17.
3. lbid.
636 DESCARTES EN HOLLANDE
espèce de bannissement, qui vous apportèrent plus de préju-
dice que tout ce que Messieurs les théologiens peuvent faire
contre vous... ». L'argument décisif, elle le réserve, par une vraie
finesse de femme : « Si vous continuez celle [la résolution] de
quitter le pays, je relascherois aussi celle que j'avois prise d'y
retourner, si les intérêts de ma maison ne m'y rappellent et
attendray plutost icy que l'issue des traités de Munster ou
quelque autre conjoncture me ramené en ma patrie. » 1
N'ayant donc plus rien qui le retienne, Descartes se met en
route, non sans envoyer à la Princesse, le 6 juin 1647 2, une
dernière pensée, en traversant le lieu de leurs entrevues de jadis:
« Passant par la Haye, pour aller en France, puis que je ne puis
y avoir l'honneur de recevoir vos commandemens et vous faire
la révérence, il me semble que je suis obligé de tracer ces lignes,
afin d'assurer vostre Altesse que mon zèle et ma dévotion ne
changeront point, encore que je change de terre. »
Parti de la Résidence le 7, il est, le 8, à Rotterdam, d'où il écrit
à l'abbé Picot 3, chez qui il descendra à Paris, rue Geoffroy-
l'ànier, entre la Seine et la rue Saint-Antoine, dans la même
maison que Madame Scarron de Xandiné. C'est là qu'il fait
la préface de l'édition française de ses Principes, traduits par
son hôte et qui s'achève d'imprimer. Le 26 juillet, il est en Bre-
tagne, où il règle ses éternelles affaires de famille et rentre à
Paris en septembre ; il y trouve le P. Mersenne malade, d'une
artère maladroitement coupée par un médecin, au cours d'une
saignée, et Mydorge mort en son ancien Palais des Tournelles,
près la Place Royale. Ce pauvre bonhomme avait gaspillé
cent mille écus de son bien à la fabrique des verres de
lunettes, de miroirs ardents et à d'autres expériences phy-
siques et mathématiques, ce dont ses héritiers furent fort
marris. 4
Au cours de ce séjour, Descartes reçoit du roi, par l'intermédiaire
du Cardinal Mazarin, sans autre sollicitation que celle de ses
amis et par lettres patentes du 6 septembre 1647, une pension
de trois mille livres en considération « de ses grands mérites et
de l'utilité que sa Philosophie et les recherches de ses longues
1. Œuvres, t. V, pp. 46-47.
2. Jbid., p 59.
3. Ibid., p. 63.
4. Ibid., p.
ENTREVUES AVEC PASCAL (23-24 SEPT. 1647) 637
études procuroient au genre humain ; comme aussi pour l'aider
à continuer ses belles expériences qui requeroient de la dé-
pense ». 1
A ce moment aussi, les 23 et 24 septembre 1647, il ren-
contra à Paris « M. Pascal le jeune », qui avait alors vingt-
quatre ans et ces entrevues ont été rapportées comme suit
dans une lettre2 de la sœur cadette, Jacqueline, à l'aînée, Gil-
berte Périer, écrite de Paris le mercredi 25 septembre :
« J'ay différé à t'écrire, ma tres chère sœur, parce que je
voulois te mander tout au long l'entreveue de Mr Descartes
et de mon frère, et je n'eus le loisir, hier, de te dire, que, dimanche
au soir, Mr Habert vint icy, accompagné de Mr de Montigny
de Bretagne, qui me venoit dire, au deffaut de mon frère, qui
étoit à l'Eglise, que M. Descartes, son compatriote et intime
amy, avoit fort témoigné avoir envie de voir mon frère, à cause
de la grande estime qu'il avoit ouï faire de M. mon père et de
lui, et que, pour cet effet, il l' avoit prié de venir voir s'il n'incom-
moderoit pas mon frère, parce qu'il savoit qu'il étoit malade,
en venans céans le lendemain à 9 heures du matin. Quand
Mr de Montigny me proposa cela, je fus assez empêchée de
répondre, à cause que je savois qu'il a peine à se contraindre
et à parler, particulièrement le matin ; néanmoins, je ne crûs
pas à propos de le refuser, si bien que nous arrêtâmes qu'il
viendroit à 10 heures et demie, le lendemain, ce qu'il fit avec
M1* Habert, Mr de Montigny, un jeune homme de soutane que
je ne connois pas, le fils de Mr de Montigny et deux ou trois
autres petits garçons. Mr de Roberval, que mon frère en avoit
averti, s'y trouva et là, après quelques civilités, il fut parlé
de l'instrument 3, qui fut fort admiré, tandis que M. de Roberval
le montroit. Ensuite, on se mit sur le vuide, et Mr Descartes,
avec un grand sérieux, comme on lui comptoit une expérience
et qu'on lui demanda ce. qu'il croyoit qui fût entre dans la
seringue, dit que c'étoit de la matière subtile ; sur quoy, mon
frère lui répondit ce qu'il put et Mr de Roberval, croyant que
mon frère auroit peine à parler, entreprit avec un peu de chaleur
Mr Descartes, avec civilité pourtant, qui lui répondit avec in
1. D'après Baillet, cité au t. V. p. 68.
2. Publiée d'abord par P. Faugère, Lettres, Opuscules ri Mémoires de Madame
Périer et de Jacqueline, sœurs de Pascal; Paris, 1845. Cf. Œuvres de Descartes»
t. V, pp. 71-72..
3. La machine arithmétique inventée par Pascal.
638 DESCARTES EX HOLLANDE
peu d'aigreur qu'il parleroit à mon frère tant que l'on voudroit,
parce qu'il parloit avec raison, mais non pas avec lui, qui parloit
avec préoccupation ; et, là dessus, voyant à sa montre qu'il
étoit midy, il se leva, parce qu'il étoit prié de dîner au faux-
bourg wSaint-Germain et Mr de Roberval aussi, si bien que
Mr Descartes l'emmena dans un carosse, où ils étoient tous
deux seuls et là, ils se chantèrent goguette, mais un peu plus
fort qu'icy, à ce que nous dit Mr de Roberval, qui revint icy,
l' après dinée. »
Il y a tout un petit tableau dans cette lettre. On voit si bien
M. Descartes traînant après lui une ribambelle d'enfants et
venant voir ce jeune Pascal, dont on lui a parlé comme d'un
phénomène extraordinaire et en qui, en effet, il se reconnaît,
tel qu'il était lui-même, dans son temps d'Allemagne, à 24 ans
aussi. Seulement, au lieu d'être en présence du seul Pascal,
qui est maladif, fiévreux, si timide qu'il ne trouve pas ses mots,
il se heurte à Roberval, un vieil adversaire, lui répond avec
aigreur \ l'emmène cependant clans son carrosse, où ils s'en-
g...oguettent à qui mieux mieux.
La seconde entrevue, celle du lendemain à huit heures, ne
fut pas moins importante. Malheureusement Jacqueline n'y
assistait pas : « Mr Descartes venoit icy en partie pour consulter
le mal de mon frère, sur quoy il ne lui dit pourtant pas grand
chose ; seulement, il lui conseilla de se tenir tout le jour au lit,
jusqu'à ce qu'il fût las d'y être, et de prendre force bouillons.
Ils parlèrent de bien d'autres choses, car il y fut jusqu'à
1 1 heures. » 2
Quelles autres choses ? Voilà ce qu'on voudrait savoir, car
l'une d'elle peut être celle à laquelle se rapporte la phrase de
Ja lettre que Descartes écrira d'Egmond au P. Mersenne le
13 décembre 1647 : « J'avois averti M. Pascal d'expérimenter
si le vif-argent montoit aussi haut, lorsqu'on est au-dessus
d'une montagne, que lorsqu'on est tout au bas ; je ne sçay
s'il l'aura fait » 3 et l'on peut voir dans ce conseil l'origine de la
fameuse expérience du Puy-de-Dôme, bien qu'elle ait été pré-
1. Sur une autre querelle semblable avec Roberval, chez le P. Mersenne, où le
professeur du Collège de France se vanta, à tort, d'avoir fermé la bouche à Des-
cartes, qui était d'ailleurs peu disert et qui refusa de lui répondre autrement que
par écrit, voir Œuvres <!<■ Descartes, t. Y, p. 201. Roberval, dit Baillet, lui était
devenu i formidable par son humeur s>.
2. Ibid., p. 7;'..
3. Ibid., p. 99.
ENTREVUES AVEC PASCAL (23-24 SEPT. 1647) 639
cédée des expériences de Pascal à Rouen, invoquées dans les
Expériences nouvelles touchant le vide, dont le permis d'im-
primer est du 8 octobre 1647, les instructions données par Pascal
à son beau-frère Périer, à Clermont, étant du 15 novembre
suivant ; mais ne soulevons pas ici la question de priorité pour
une expérience qui, si l'on ose dire, était dans l'air et que Mer-
senne aussi se targue d'avoir conçue quatre ans auparavant 1.
Ce qui intéresse Descartes dans la question est que sa théorie
de la négation du vide absolu est mise en cause ; gardons-nous
bien de l'en railler, puisqu'elle correspond exactement à l'hypo-
thèse de l'éther des physiciens modernes.
1. Cf. Œuvres de Descartes, t. V, p. 100-106, et Charles Adam, Pascal cl Descartes,
les expériences du vide. (Revue Philosophique, décembre 1887 et janvier 1888) ;
\bel Lefranc, Pascal est-il un faussaire ? (Extr. du Bull, du Bibliophile, 1907, m-8'J).
CHAPITRE XXV
CORRESPONDANCE AVEC LEXILÉE (suite) (1647-1649)
TROISIÈME VOYAGE EN FRANCE (1648)
C'est à la veille de son départ pour la Hollande que Descartes
a vu Pascal ; il y est de retour, dès la fin de septembre 1, et il a
emmené pour s'y distraire, l'abbé Picot, qui semble un peu
remplacer le P. Mersenne, malade, comme confident et mes-
sager officieux. Picot restera avec lui à Egmond-binnen jusqu'au
mois de janvier 1648. Brasset écrit le 14 octobre 1647 : « M. des
Cartes... est repassé en ces quartiers là pour y exercer sa Phi-
losophie cet hiver. C'est un esprit plus digne de la France que
de la Hollande. » 2 Dès le 20 novembre, la correspondance avec
Elisabeth reprend ; elle concernera toujours les Passions, mais
une nouvelle personne va désormais y tenir une grande place,
Christine de Suède.
Nous avons déjà parlé de la Sémiramis du Nord et de ses
efforts pour embellir sa Cour de tout ce que la France, alliée
de son père Gustave-Adolphe, pouvait lui donner de plus poli
et de plus illustre. Elle tourne aussi les yeux vers la Hollande,
non seulement à cause de ses savants, dont elle attire les fils,
Isaac Vossius et Nicolas Heinsius, mais encore parce qu'elle
offre une pépinière de Français illustres déjà transplantés et -
par conséquent plus aptes à l'être, une fois de plus, vers un climat
plus différent du leur et plus rigoureux. Comme la Hollande
était l'entrepôt de nos vins pour l'exportation vers les pays
de la Hanse, elle devient ainsi « étape » de nos grands esprits.
Mais quel rapport y a-t-il entre Christine et Elisabeth ?
Celui-ci: c'est que. Descartes accueille avec d'autant plus d'em-
pressement toute marque d'intérêt ou de bienveillance de la
reine de Suède, transmise par notre ambassadeur Chanut, qu'il
1. Œuvres, t. V, p. 80,
2. Ibid.
Il
642 DESCARTES EX HOLLANDE
espère en tirer parti pour son amie et la maison Palatine :
« J'ay receu depuis deux jours, écrivait-il déjà à Elisabeth,
le 6 juin 1647 l, une lettre de Suéde de Monsieur le Résident
de France [son nouvel ami Chanut] qui est là, où il me
propose une question de la part de la Reyne, à laquelle il m'a
fait connoistre en luy monstrant ma réponse à une autre lettre
qu'il m'avoit cy-devant envoyée. Et la façon dont il décrit
cette Reyne, avec les discours qu'il raporte d'elle, me la font
tellement estimer qu'il me semble que vous seriez dignes de la
conversation l'une de l'autre et qu'il y en a si peu, au reste du
monde, qui en soient dignes qu'il ne seroit pas mal-aisé à vostre
Altesse de lier une fort étroite amitié avec elle, et qu'outre le
contentement d'esprit que vous en auriez, cela pourroit estre
à désirer pour diverses considérations... Je tascheray tousjours
d'y mettre [dans mes lettres] quelque chose qui luy donne sujet
de souhaitter l'amitié de vostre Altesse, si ce n'est que vous
me le deffendiez. »
Il y a plus : « La -Reine ayant esté à Upsale, ouest l'Académie
du païs, elle avoit voulu entendre une harangue du Professeur
en l'éloquence [Freinshemius]... et... elle luy avoit donné,
pour son sujet, à discourir du Souverain Bien de cette vie :
mais... après avoir ouy cette harangue, elle avoit dit que ces
gens-là ne faisoient qu'efleurer les matières et qu'il en faudroit
sçavoir mon opinion. » 2 Christine charge Chanut de l'obtenir
de Descartes. Celui-ci écrit une lettre à la Reine sur ce sujet,
qu'il connaît bien pour l'avoir traité avec Elisabeth, et, afin
de compléter ses explications, il envoie à l'ambassadeur les
lettres qu'il a écrites à sa Princesse sur le De Vita beata de
Sénèque et dont il a conservé les brouillons. Peu délicat et
d'un gentilhomme de lettres plutôt que d'un gentilhomme.
Il n'en semble pas très confus, car il dit ingénument à Elisa-
beth, le 20 novembre 1647 3: « Ces écrits que j 'envoyé à M. Chanut
sont les lettres que j'ay eu l'honneur d'écrire à vostre Altesse
touchant le livre de Seneque De Vita beata, jusques à la moitié
de la sixième, où, après avoir definy les Passions en gênerai,
je mets que je trouve de la difficulté à les dénombrer. En suite
dequoy, je luy envoyé aussi le petit Traitté des Passions, lequel
1. Œuvres, t. V, pp. 59 à 60.
2. lbid., p. 89.
3. lbid., p. 90.
TROISIÈME VOYAGE EN I'KANCI'. (1648) 643
j'ay eu assez de peine à faire transcrire sur un brouillon fort
confus que j'en avois gardé. » *
Aveu plus candide encore : « Je luy mande que je ne le
prie point de présenter d'abord ces écrits à la Revue, pource
que j'aurois peur de ne pas garder assez le respect que je dois à sa
Majesté, si je luy envoyois des lettres que j'ay faites pour une
autre... » Il laisse donc à Chanut toute latitude pour révéler
ou cacher le nom de la destinataire. Le but est toujours,
directement ou indirectement, un rapprochement entre Chris- 4
tine et Elisabeth 2. Celle-ci, très attachée aux intérêts de sa
maison, en favorise l'idée ; elle songe même à accompagner en
Suède, au milieu de l'été 1648, Marie-Éléonore de Brandebourg,
veuve de Gustave-Adolphe et mère de Christine, mais le projet
n'aboutit pas, au grand chagrin de la Princesse Palatine 3.
Elle en parle, en langage conventionnel, dans sa lettre à Des-
cartes, datée de Crossen en Silésie, le 30 juin 1648, et adressée
à Paris où il se trouve à nouveau depuis la mi-mai, cette
fois dans une chambre garnie, du côté des Théatins, avec
un cabinet d'étude et une garde-robe pour coucher son
valet. 4
11 avait donc réalisé ce troisième voyage en France, dont
il avait déjà parlé à Elisabeth, au mois de janvier précédent 5
et qui était provoqué, tant par ses affaires domestiques que par
le nouveau titre de pension que le roi lui a fait parvenir. Il
dit à ce propos, dans une lettre à Chanut, datée d'Egmond,
31 mars 1649 : 6
« Au reste, il semble que la fortune est jalouse de ce que je
n'ay jamais rien voulu attendre d'elle et que j'ay tasché de
conduire ma vie en telle sorte qu'elle n'eust sur moy aucun
pouvoir, car elle ne manque jamais de me desobliger, si-tost
qu'elle en peut avoir quelque occasion. Je l'ay éprouvé en tous
les trois voyages que j'ay faits en France, depuis que je suis
1. Descartes avait donc, comme tous les grands écrivains, des brouillons confus
sur lesquels il se refaisait souvent. Les autographes que nous avons conservés sont
des copies faites par lui sur ses minutes.
2. On pourra s'étonner de ce qu'il ne suit pas souvent question d'Elisabeth dans
les lettres a Chris Une et à Chanut. Descartes s'en explique a la Princesse dans la
même lettre du 20 novembre 10 17. Il craint que Chanut n'ose parler d'elle à la
reine, ne sachant l'accueil qui lui serait fait.
3. Cf. Œuvres, t. V, pp. 195-1U7 et lettres DXXII et DXXVI.
4. Ibid., p. 140.
5. Ibid., p. 113.
6. Ibid., pp. 328-329.
644 DESCARTES EN HOLLANDE
retiré en ce pays, mais particulièrement au dernier, qui m'avoit
esté commandé comme de la part du Roy.
« Et, pour me convier à le faire, on m'avoit envoyé des lettres
en parchemin et fort bien scellées, qui contenoient des éloges
plus grands que je n'en meritois et le don d'une pension assez
honneste. Et de plus, par des lettres particulières de ceux qui
m'envoyoient celles du Roy, on me promettoit beaucoup plus
que cela, si-tost que je serois arrivé.
« Mais, lors que j'ay esté là, les troubles, inopinément sur-
venus, ont fait qu'au lieu de voir quelques effets de ce qu'on
m'avoit promis, j'ay trouvé qu'on avoit fait payer par l'un de
mes proches les expéditions des lettres qu'on m'avoit envoyées
et que je luy en devois rendre l'argent, en sorte qu'il semble
que je n'estois allé à Paris que pour acheter un parchemin, le
plus cher et le plus inutile qui ait jamais esté entre mes mains.
« Je me soucie neantmoins fort peu de cela ; je ne l'aurois
attribué qu'à la fascheuse rencontre des affaires publiques et
n'eusse pas laissé d'estre satisfait, si j'eusse vu que mon voyage
eust pu servir de quelque chose à ceux qui m'avoient appelle.
Mais ce qui m'a le plus dégoûté, c'est qu'aucun d'eux n'a témoi-
gné vouloir connoistre autre chose de moy que mon visage,
en sorte que j'ay sujet de croire qu'ils me vouloient seulement
avoir en France, comme un Eléphant ou une Panther°, à cause
de la rareté et non point pour y estre utile à quelque chose. »
Descartes formule encore à l'égard de la capitale un reproche
plus grave, parce qu'il touche à l'activité mentale même :
« Mais je vous prie d'en attribuer la faute, écrit-il à Chanut, de
Paris, en mai 1648 \ à l'air de Paris, plutost qu'à mon inclina-
tion : car je croy vous avoir déjà dit autrefois que cet air me
dispose à concevoir des chymeres, au lieu de pensées de Philo-
sophe. J'y voy tant d'autres personnes qui se trompent en leurs
opinions et en leurs calculs, qu'il me semble que c'est une maladie
universelle. L'innocence du désert d'où je viens me plaisoit
beaucoup davantage et je ne croy pas que je puisse m'empescher
d'y retourner dans peu de temps. »
Au reste, il tombe à Paris en pleine Fronde parlementaire,
l'Arrêt d'Union entre le Parlement, la Chambre des Comptes,
la Cour des Aides et le Grand Conseil étant du 13 mai. Il rend
1. Œuvres, t. V, p. 183.
TROISIÈME VOYAGE EN FRANCE (1648) 645
compte de ces événements à sa fidèle confidente * : « Le Parlement,
joint avec les autres Cours souveraines, s'assemble maintenant,
tous les jours, pour délibérer touchant quelques ordres qu'ils
prétendent devoir estre mis au maniment des finances et cela
se fait à présent avec la permission de la Reine 2, en sorte qu'il
y a de l'apparence que l'affaire tirera de longue, mais il est
mal-aisé de juger ce qui en réussira. On dit qu'ils se proposent
de trouver de l'argent suffisamment pour continuer la guerre
et entretenir de grandes armées, sans pour cela fouler le peuple ;
s'ils prennent ce biais, je me persuade que ce sera le moyen de
venir enfin à une paix générale. Mais, en attendant que cela
soit, j'eusse bien fait de me tenir au pai's où la paix est desja. »
Les Hollandais avaient, en effet, abandonnant leur vieille
alliée de cinquante ans, la France, conclu avec l'Espagne une
paix séparée, parle Traité de Munster, signé le 30 janvier 1648 3,
au grand désespoir de notre Résident Brasset, qui écrit mélan-
coliquement à Descartes, le 7 février, à propos de Chanut :
« Il a du moins le plaisir d'estre en lieu où il ne veoid que des
sentimens unanimes pour une fermeté d'union avec la France.
Nous ne pouvons pas dire le mesme icy. » 4
Descartes, d'après la phrase que nous avons citée, semble
s'être laissé influencer par le pacifisme de ses amis hollandais
plus que par les sentiments fermes de notre Résident à La Haye
qui lui écrit fièrement, toujours le 7 février 1648, et au lende-
main de la sécession néerlandaise : « Dieu mercy, nous sommes
en posture, en France, de continuer la guerre, si la dureté de nos
ennemiz nous y oblige. » 5
« Si ces orages ne se dissipent bien-tost, continue Descartes
dans la même lettre à la Princesse Elisabeth, fin juin 1648, je
me propose de retourner vers Egmond dans six semaines ou
deux mois et de m'y arrester jusques à ce que le ciel de France
1. Œuvres, t. V, p. 198.
2. Anne d'Autriche.
3. Cf. Waddington, La République des Provinces-Unies, t. II, p. 174.
4. Œuvres de Descartes, t. V, p. 122. La suite est intéressante aussi : « J'espère
neantmoins qu'enfin un mal qui ne corrompt toute la masse de l'Estal se rendra
remediable », ce qui est une allusion aux sentiments belliqueux et francophiles du
jeune prince Guillaume 1 1, qui a succédé à son père Frédéric-Henri, mort le 14 mars
1647. Il fera, sous l'influence peut-être de ses conseillers et amis français, le
singulier coup d'Etat de 1650, cette entreprise sur Amsterdam, dont il est question
au début du roman intitulé Mémoires de Hollande, attribué à tort à M "" de La Fayette
et qui, selon M. Waddington, est de du Buisson (cf. Bulletin du Bibliophile, 1898,
p. 268) [communiqué par M. Fransen]. Brasset était un homme clairvoyant et
consciencieux.
5. Œuvres, t. V, p. 122.
646 DESCARTES EN HOLLANDE
soit plus serain. Cependant, me tenant comme je fais, un pied
en un pays et l'autre en un autre, je trouve ma condition très
heureuse en ce qu'elle est libre. » x
Il semble même en vouloir à ses amis de l'avoir fait venir
en un moment si troublé et il se sert, en en parlant plus tard à
Chanut 2, d'une comparaison bien amusante : « Je les ay con-
sidérez comme des amis qui m'avoient convié à disner chez eux
et, lors que j'y suis arrivé, j'ay trouvé que leur cuisine estoit
en desordre et leur marmite renversée ; c'est pourquoy, je m'en
suis revenu, sans dire un mot, afin de n'augmenter point leur
fascherie. Mais cette rencontre m'a enseigné à n'entreprendre
jamais plus aucun voyage sur des promesses, quoy qu'elles
soient écrites en parchemin. »
Elisabeth y voit la main de Dieu et, au fond, ayant plus
souci de son ami que des intérêts de la France, il ne lui
déplaît pas que ces « desordres inopinés » conservent la liberté
du philosophe, en le forçant à retourner en Hollande, sans cela
la Cour la lui eût ravie, quelque soin qu'il eût pris pour s'y
opposer3 « et pour moy, conclut-elle, vraie femme, toujours
plus attachée au particulier qu'au général, j'en reçois le plaisir
de pouvoir espérer le bonheur de vous revoir en Hollande ou
ailleurs. » Ailleurs, c'est en Suède sans doute, où elle pense encore
aller et le retrouver à la Cour de Christine, mais cet espoir,
nous l'avons vu, fut de courte durée 4.
Après l'arrestation des Parlementaires, la Journée des Bar-
ricades met Descartes en fuite. Le mot n'est pas. trop. fort, car
il laissait son vieil ami Mersenne à l'article de la mort ; il passe
à Boulogne le 1er septembre, à l'heure où le Minime rend l'âme,
arrive à Rotterdam, visite Hogelande à Leyde, est à Ams-
terdam le 6, et, trois jours après, se retrouve dans son Egmond-
binnen 5 : « Bien que rien ne m'attache en ce heu, écrira-t-il à
Chanut, le 26 février 1649, sinon que je n'en connois point
d'autre où je puisse estre mieux, je me voy neantmoins en grand
hazard d'y passer le reste de mes jours, car j'ay peur que nos
orages de France ne soient pas si-tost appaisez et je deviens,
de jour à autre, plus paresseux, en sorte qu'il seroit difficile
1. Œuvres, t. V, p. 198.
2. Ibid., p. 292.
3. Ibid., pp. 209-210.
4. Ibid., p. 226.
5. Ibid., pp. 228-229.
INVITATION DE CHRISTINE DE SUÈDE 647
que je pusse derechef me résoudre à souffrir l'incommodité
d'un voyage. » * Pourtant, le moment n'est pas éloigné où il
va en entreprendre un plus difficile, qui sera le prélude du
dernier, lequel, pour un vrai philosophe, n'est pas difficile du
tout.
A Elisabeth il écrit, dès le retour à Egmond : « Pour moy,
grâces à Dieu, j'ay achevé celuy [le voyage] qu'on m'avoit
obligé de faire en France et je ne suis pas marri d'y estre allé,
mais je suis encore plus aise d'en estre revenu. Je n'y ay veii
personne dont il m'ait semblé que la condition fust digne d'envie
et ceux qui y paroissent avec le plus d'éclat m'ont semblé
estre les plus dignes de pitié. Je n'y pouvois aller en un tems
plus avantageux pour me faire bien reconnoistre la félicité
de la vie tranquille et retirée, et la richesse des plus médiocres
fortunes. » 2
C'est ainsi qu'il cherche à consoler son amie de ses malheurs
à elle, du silence blessant de Christine, qui ne répond pas aux
lettres qu'elle lui écrit et de la demi-satisfaction que les Traités
de Westphalie ont donnée à son frère Charles-Louis, en lui
rendant seulement une partie de ses États héréditaires, le Bas-
Palatinat, livrant, par contre, le Haut-Palatinat avec la dignité
électorale au duc de Bavière. Charles-Louis hésite à accepter,
mais Descartes avise Elisabeth de le lui conseiller. C'est une
vraie consultation politique que la lettre du 22 février 1649 3,
et assez rare chez Descartes, généralement indifférent à ces
problèmes, pour justifier une citation un peu ample, qu'on
croirait d'hier :
« J'ay tousjours esté en peine, depuis la conclusion de cette
paix, de n'aprendre point que Monsieur l'Electeur voslre frère
l'eust acceptée... Je puis seulement dire en gênerai, que, lors
qu'il est question de la restitution d'un Estât occupé ou disputé
par d'autres qui ont les forces en main, il me semble que ceux
qui n'ont que l'équité et le droit des gens qui plaide pour eux,
ne doivent jamais faire leur conte d'obtenir toutes leurs preten-
sions et qu'ils ont bien plus de sujet de sçavoir gré à ceux qui
leur en font rendre quelque partie, tant petite qu'elle soit,
1. Ibid., p. 293. Notons que c'est pendant ce séjour à Paris en 1C48 qu'eut lieu
la réconciliation de Descartes et de Gassend (cf. ibid., p. 199), et la rencontre
avec le grand Arnauld (cf. ibid., p. 18 l-l'.i l).
2. Ibid., p. 232.
3. Œuvres, t. V, pp. 284-285.
648 DESCARTES EN HOLLANDE
que de vouloir du mal à ceux qui leur retiennent le reste. Et
encore qu'on ne puisse trouver mauvais qu'ils disputent leur
droit le plus qu'ils peuvent, pendant que ceux qui ont la force
en délibèrent, je croy que, lors que les conclusions sont arrestées,
la prudence les oblige à témoigner qu'ils en sont contens, encore
qu'ils ne le fussent pas et à remercier non seulement ceux qui
leur font rendre quelque chose, mais aussi ceux qui ne leur
ostent pas tout, afin d'acquérir, par ce moyen, l'amitié des uns
et des autres, ou du moins d'éviter leur haine, car cela peut
beaucoup servir, par après, pour se maintenir.
« Outre qu'il reste encore un long chemin pour venir des
promesses jusqu'à l'effet et que si ceux qui ont la force s'a-
cordent seuls, il leur est aisé de trouver des raisons pour par-
tager entr'eux ce que, peut-estre, ils n'avoient voulu rendre
à un tiers que par jalousie les uns des autres et pour empescher
que celuy qui s'enrichiroit de ses dépouilles ne fust trop puissant.
La moindre partie du Palatinat vaut mieux que tout l'Empire
des Tartares ou des Moscovites et, après deux ou trois années
de paix, le séjour en sera aussi agréable que celuy d'aucun
autre endroit de la terre. »
La suite redevient toute personnelle : « Pour moy, qui ne
suis attaché à la demeure d'aucun lieu, je ne ferois aucune
difficulté de changer 1 ces Provinces ou mesme la France pour
ce pays-là, si j'y pouvois trouver un repos aussi assuré, encore
qu'aucune autre raison que la beauté du païs ne m'y fist aller,
mais il n'y a point de séjour au monde, si rude ny si incommode,
auquel je ne m'estimasse heureux de passer le reste de mes
jours, si vostre Altesse y estoit et que je fusse capable de luy
rendre quelque service, pour ce que je suis entièrement et sans
aucune reserve, etc. » Ce ne sont point là formules de poli-
tesse destinées à amener une de ces finales que l'ingéniosité
du style épistolaire de l'ancien régime varie à miracle.
Vers ce moment, Descartes reçoit j>ar l'ambassadeur Chanut,
l'invitation de la reine Christine à venir en Suède. « Il y a
environ un mois que j'ay eu l'honneur, dit le philosophe
à Elisabeth, à la fin de mars 1649 2, d'écrire à vostre Altesse
et de luy mander que j'avois receii quelques lettres de
Suéde. Je viens d'en recevoir derechef, par lesquelles je suis
1. C'est-à-dire échanger, quitter.
2. Œuvres, t. V, pp. 330-331.
INVITATION DE CHRISTINE DE SUÈDE 649
convié, de la part de la Reyne, d'y faire un voyage, à ce printemps,
afin de pouvoir revenir avant l'hyver. Mais j'ay répondu de
telle sorte que, bien que je ne refuse pas d'y aller, je croy neant-
moins que je ne partiray point d'icy que vers le milieu de l'esté.
J'ay demandé ce delay pour plusieurs considérations et parti-
culièrement afin que je puisse avoir l'honneur de recevoir les
commandemens de V[otre] A[ltesse] avant que de partir...
Je fais mon conte de passer l'hyver en ce pays-là et de n'en
revenir que l'année prochaine. Il est à croire que la paix sera,
pour lors, en toute l'Allemagne et, si mes désirs sont accomplis,
je prendray au retour mon chemin par le lieu où vous serez... »
11 l'assure dans la même lettre qu'il fera tout pour rendre
service à elle et aux siens et affirme qu'elle a autant de pouvoir
sur lui que s'il avait été toute sa vie son « domestique ». x
Ce n'est pas qu'il n'ait quelque hésitation qu'il confie plai-
samment à Brasset 2 : « Pour la promenade à laquelle on m'a
fait l'honneur de m'inviter, si elle estoit aussi courte que celle
de vostre logis jusques au bois de la Haye, j'y serois bientost ■
résolu ; la longueur du chemin mérite bien qu'on prenne quelque
temps pour délibérer avant que de l'entreprendre » ; et, une
autre fois, plus sérieusement 3 : « J'avoue qu'un homme qui est
né dans les jardins de la Touraine et qui est maintenant en
une terre, où, s'il n'y a pas tant de miel qu'en celle que Dieu
avoit promise aux Israélites, il est croyable qu'il y a plus de
laict, ne peut pas si facilement se résoudre à la quitter pour
aller vivre au pays des ours, entre des rochers et des glaces.
Toutesfois à cause que ce mesme pays est aussi habité par des
hommes, et que la Reyne qui leur commande a, toute seule,
plus de sçavoir, plus d'intelligence et plus de raison que tous
les doctes des Cloistres et des Collèges, que la fertilité des pais
où j'ay vécu a produits, je me persuade que la beauté du lieu
n'est pas nécessaire pour la sagesse, et que les hommes ne sont
pas semblables aux arbres, qu'on observe ne croistre pas si
bien, lors que la terre où ils sont transplantez est plus maigre
que celle où ils avoient esté semez. »
Elisabeth a aussi peur de ce voyage, mais il lui écrit en
1. C'est-à-dire, s'il avait appartenu à sa maison ; La Bruyère était « domes-
tique » des Condés.
2. Œuvres, t. V, p. 332.
3. Ibid., pp. 349 à 35U ; à Brasset, d'Egmond, 23 avril 1649.
650 DESCARTES EN HOLLANDE
juin 1 : « Puisque vostre Altesse désire sçavoir quelle esl ma
resolution touchant le voyage de Suéde, je luy diray que je
persiste dans le dessein d'y aller, en cas que la Reyne continue
à témoigner qu'elle veut que j'y aille et M. Chanut, nostre
R[esident] en ce païs-là, estant passé icy, il y a huit jours 2,
pour aller en France, m'a parlé si avantageusement de cette
merveilleuse Reine, que le chemin ne me semble plus si long
ny si fascheux qu'il faisoit auparavant. »
Le 1er septembre, il part, laissant à Louis Elzevier le manus-
crit du petit Traité des Passions qui est le meilleur fruit de
cette longue, correspondance de sept ans entre un mathéma-
ticien philosophe et une princesse lettrée.
Il lui écrivit encore à son arrivée en Suède, de Stockholm,
le 9 octobre 1649, pour lui faire « connoistre que le changement
d'air et de païs » ne pouvaient rien diminuer de sa dévotion et
de son zèle 3. La Reine, qu'il a trouvée aussi pleine de douceur
et de bonté que de générosité et de majesté, lui a demandé
des nouvelles de la Princesse et, continue-t-il, « remarquant la
force de son esprit, je n'ay pas craint que cela luy donnast
aucune jalousie, comme je m'assure aussi que Yfostre] A[ltesse]
n'en sçauroit avoir de ce que je luy écris librement mes senti-
mens de cette Reine ». Est-ce que l'atmosphère de Cour por-
terait notre Descartes à la fatuité ?
Elisabeth, d'ailleurs, le rassure le 4 décembre4: «Ne croyez
pas toutefois qu'une description si avantageuse me donne
matière de jalousie, mais plutost de m'estimer un peu plus
que je ne faisois avant, qu'elle m'a fait avoir l'idée d'une per-
sonne si accomplie, qui affranchit nostre sexe de l'imputation
d'imbecilité et de foiblesse que MM. les pédants lui souloient
donner. »
A la fin de la lettre de Descartes, du 9 octobre, à laquelle
répond celle-ci, on lit cette phrase. 5 :« Après tout neantmoins,
encore que j'aye une très-grande vénération pour sa Majesté,
je ne croy pas que rien soit capable de me retenir en ce païs
plus long-temps que jusques à l'esté prochain, mais je ne puis
absolument répondre de l'avenir. » Phrase fatidique, inspirée,
1. Œuvres, t. V, pp. 359-360.
2. Probablement un peu avant son arrivée à La Haye (28 mai).
3. Œuvres, t. V, p. 429.
4. Ibid., pp. 451-452.
5. Ibid., pp. 430-431.
LES LETTRES D'ELISABETH 651
peut-être, par cette voix intérieure qu'il avait précédemment
assimilée au « génie de Socrate » et qui devait être la dernière
pensée adressée à la Princesse.
Ce sont ses propres lettres qu'elle allait recevoir en février 1650,
de Chanut, liées en paquets, jaunies et flétries, avec cet
aspect triste des choses qui ne sont plus.
« Entre ses papiers, lui écrit Chanut le 19 février \ donc
huit jours après la fin, il s'est rencontré quantité de lettres que
Vostre Altesse Royalle luy a fait l'honneur de luy escrire, qu'il
tenoit bien précieuses, quelques unes estant soigneusement
serrées avec ses plus importans papiers... Je ne doute point,
Madame, qu'il ne fust avantageux à vostre réputation que
l'on connust que vous avez eu des entretiens sérieux et sçavans
avec le plus habile homme qui ayt vescu depuis plusieurs siècles
et j'ay sceii, de Monsieur Descartes mesme, que vos lettres
estoient si plaines de lumière et d'esprit qu'il ne vous peut
estre que glorieux qu'elles soient veiies. Et neantmoins, j'ay
pensé qu'il estoit de mon respect envers Vostre Altesse Royale
et de ma fidélité envers mon amy defunct, de n'en lire aucune,
et ne permettre pas qu'elles tombent entre les mains de qui
que ce soit, que par l'ordre et la permission de Vostre Altesse
Royalle. »
Chanut insiste en vain pour obtenir cette permission de publier
les « précieuses » épîtres, au moins celles sur le Souverain Bien.
Elisabeth ne voulut rien livrer ni rien donner au vulgaire
des trésors qui, pendant sept ans, lui avaient été prodigués. ■*
Elle demande seulement si, sur le point de s'éteindre, cette
noble intelligence n'a pas brûlé encore pour elle d'un suprême
éclat. « Je crois, Madame, répond Chanut 2, que s'il eust pensé,
le jour précèdent, estre si proche de sa fin, ayant encore la
parolle libre, il m'eust recommandé plusieurs choses de ses der-
nières volontez et m'eust, en particulier, ordonné de faire sçavoir
à vostre Altesse Royale, qu'il mouroit dans le mesme respect
qu'il a eu pour Elle, pendant sa vie, et qu'il m'a souvent tes-
moigné par des paroles plaines de révérence et d'admiration. »
1. Œuvres, t. V, p. 471.
2. Ibid., p. 474.
CHAPITRE XXVI
DESCARTES ET L'UNIVERSITÉ DE LEYDE (1647-1648)
L'histoire de Descartes et d'Elisabeth nous a conduits, un
peu prématurément, autour de la fin : revenons maintenant
en arrière, pour raconter les démêlés de Descartes avec
l'Université de Leyde. Us rappellent, de très près, ceux
d'Utrecht, et par l'identité des injures et par la qualité de leurs
auteurs et par la nature des répliques.
Il faut cependant s'y arrêter un peu, parce que la publication
récente, en 1918, du tome III des Bronnen der Leidsche Univer-
siteit \ permet de renouveler la matière et c'est là qu'on trou-
vera, avec les originaux des lettres de Descartes, les réponses
de ses adversaires et les délibérations des autorités académiques
et consulaires.
Nous avons étudié, au livre II, chapitre XV, la naissance
du Cartésianisme à l'Université de Leyde, en parlant du pro-
fesseur français du Ban, qui l'y avait introduit le premier et
qui avait bataillé pour l'y faire admettre. Il est étonnant que
Descartes ne parle jamais de lui et pourtant il a dû le con-
naître. Toutes proportions gardées, cet ancien professeur de la
Flèche joue, à Leyde, le même rôle que Reneri à Utrecht.U est
l'annonciateur de la vérité nouvelle, mais, semblable à Regius
là-bas, Heereboord est ici l'apôtre et faillit être le martyr.
Ce dernier avait enseigné, nous l'avons vu, aux côtés de du
Ban, dès 1641, et il avait été adjoint à la commission qui,
le 8 août de cette année-là 2, s'était prononcée pour Aristote.
Il semble s'être refusé à signer le document, à moins qu'il n'y
ait pas été invité, n'étant qu' « extraordinarius ».
La nomination de Revius, le pasteur de Deventer, qui prête
1. Cf. plus haut p. 144, n. 2.
2. Bronnen Leidsche Universiteil, t. II. pp. 331* à 333* et 260-261.
654 DESCARTES EN HOLLANDE
serment, le 6 janvier 1642, comme directeur du Collège Théo-
logique hollandais * et le fait qu'on lui adjoint, le 9 février sui-
vant2, comme sous-directeur, Heereboord, qu'il dit, rageusement,
ne point connaître, est déjà le germe du conflit futur. Ce maître
n'a rien de plus pressé que de remettre en honneur les positions
et soutenances de thèses, et il n'est pas besoin de dire qu'elles
concernent la philosophie française nouvelle, car il est à l'affût
des idées qu'elle apporte et Gassend le passionne 3, mais surtout
Descartes.
La première allusion que celui-ci y fait, est dans une lettre
à Pollot, écrite d'Egmond op de Hoef, le 8 janvier 1644 4 :
c Je viens de lire les Thèses d'un Professeur en Philosophie
de Leyde, qui s'y déclare plus ouvertement pour moy et me
cite avec beaucoup plus d'éloges que n'a jamais fait Mr de Roy.
Il a fait cella sans mon conseil et sans mon sceu, car mesme
il y a trois semaines qu'elles sont imprimées et je ne les receus
que hier 5. Mais elles fascheront fort mes ennemis, car il y a
quelque temps que ce mesme, en ayant fait d'autres, de formis
substitut ialibus, où il sembloit estre pour Aristote, et toutefois
en effet il estoit pour moy, à ce qu'on m'a dit, car je ne les ay
point veiies, Voëtius luy escrivit aussytost, pour luy congratuler
et l'exhorter à continuer. On me mande aussy qu'il y en a un
à Groningue 6, qui veut estre de mon costé. Ces choses là ne
me touchent gueres, mais ce sont des coups d'Estat pour mon
adversaire qui, je croy, ne dort pas si bien que moy. »
Le 26 février, il mande à Wilhem 7 : « Il y avoit trois semaines
que les thèses de Leyde avoient esté disputées, avant que j'en
eusse ouy parler. Ainsy on ne peut dire que j'y ave rien con-
tribué et mesme, si l'autheur m'eust demandé conseil, je l'eusse
prié de ne me point nommer, ainsy que j'ay fait depuis, à l'occa-
sion de quelques autres thèses qu'il prépare. Mais, je ne puis
nier pourtant que, en cete rencontre, je n'aye esté bien ayse
que quelqu'un ce soit trouvé à Leyde, qui a monstre publique-
ment qu'il n'est pas de l'opinion de ceux d'Utrecht et, pour
1. Bronnen Leidsche Universiteil, t. II, p. 261.
2. Ibid., p. 267.
3. Il semble avoir admiré chez lui, moins le fond que la forme et la dialectique.
Cf. Œuvres de Descartes, t. IV, p. 62.
•1. Ibid., pp. 77-78.
5. Elles n'ont pu être retrouvées jusqu'à présent.
6. Tobie d'André ; voir plus haut, p 577, n. 1.
7. Œuvres, t. IV, p. 98.
LE CARTÉSIANISME A LEYDE (1647) 655
mesme raison, je soufïriray très volontiers qu'il y en ait encore
quelque autre à Groningue de mesme humeur, ainsy que les
letres que vous m'avez fait la faveur de me communiquer nous
aprenent. »
Descartes n'est donc nullement indifférent à ce qui se passe
dans les Universités hollandaises ni à la position qu'elles adoptent
à l'égard de sa philosophie. Un de ses agents d'observation semble
être « un François, qui tient des collèges * à Leyde et cherche
à estre Professeur » 2. Ce doit être ce Joh. Bottesius (Jean
Botté) de Granville, ancien Professeur de Philosophie et de
Théologie dans l'Ordre des Dominicains 3, moine défroqué et
converti au protestantisme, singulière relation pour un bon
catholique. Qu'en eût dit Baillet ?
Les vrais incidents cependant, ne surgirent qu'en 1647, à
l'occasion des thèses annoncées par le Professeur de Théologie
Triglandius et que devait soutenir un ancien capucin De
blasphemia Cartesii. Annoncées pour le 27 mars, elles furent
renvoyées au 6 avril 4, et c'est sur elles que Descartes demande
des détails à Heereboord, dans une lettre écrite d'Egmond, le
19 avril 1647.
Un nouvel adversaire de Heereboord, « ordinarius », depuis
le. 24 mai 1644 5, avait surgi en la personne de l'Écossais
Adam Stuart, ancien professeur à Sedan, dont nous avons
également parlé au livre II et à qui on avait donné le pas sur
lui, quoiqu'il n'eût été nommé que le 22 août 6.
Quelques exemples donneront une idée de la nature de ces
thèses. Le candidat Biman, reçu maître ès-arts le 18 septem-
bre 1646 7, avait soutenu « que le doute est le fondement de la
certitude philosophique », proposition qui souleva les protes-
tations de Triglandius auprès du Sénat, lequel décida, le même
jour, qu'il fallait s'eiîorcer, conformément à l'avis des Cura-
teurs, de s'en tenir, dans l'enseignement, à la philosophie péri-
patéticienne.
1. Voici Descartes coupable d'un «batavisme » ou d'un latinisme ; « collège » pour
« cours o.
2. Œuvres, t. IV, p. 300.
3. Cf. plus haut, p. 337 et Bronnen Leidsehe Universiteit, t. II. pp. 279 et 303.
1 Bronnen Leidsehe Universiteit, t. III, p. 2*. donnent le •> avril, tandis que
MM. Adam et Tanncry, au t. IV des Œuvres, p. 631, indiquent le lti. Il n'y en a pas
trace dans les Bronnen, mais il peut s'agir de .soutenances au Collège de Théologie ou
d'exercices.
5. Bmnnen Leidsehe Universiteit, t. II, p. 286.
6. Ibid., p. 287.
7. Ibid., p. 302.
656 DESCARTES EX HOLLANDE
Cela n'empêcha pas Heereboord, le 17 janvier 1647, de pro-
noncer un discours De Libertate philosophandi \ qui est presque
un manifeste du cartésianisme : « Il faut renoncer, dit-il, à
toutes ces idoles de notre esprit, il faut en arracher ces opinions
préconçues, ces préjugés et apporter à l'étude de la Philosophie
une âme vierge, comme est celle du nouveau-né, dans laquelle
rien n'est peint, modelé ni écrit, mais dans laquelle tout peut
s'écrire, se modeler, se peindre. Telle a été la voie suivie et le
sentier foulé par Aristote et les plus illustres esprits de tous les
siècles et de toutes les nations, comme elle est de nos jours
la route de cet incomparable génie, maître unique de la vérité
surgissant des ténèbres et de la servitude, René des Cartes.
Si nous avons appris à refuser notre assentiment aux affirma-
tions douteuses et à libérer notre esprit de tous préjugés, c'est
grâce à ce demi-dieu par qui, enfin, cette inestimable liberté
de l'esprit et du jugement nous a été rendue et restituée. »
Suit alors une prosopopée à René Descartes : « Salut, ô le
plus grand des philosophes, gardien, sauveur et vengeur de la
Vérité, de la Philosophie, de la Liberté de pensée. »
Même en faisant la part du latin et de l'exagération que com-
porte la rhétorique universitaire d'alors, il reste un assez bel
éloge et qui montre quelle passion Descartes suscite chez ses
disciples hollandais, professeurs et étudiants. Ceux-ci, plus
bouillants, comme il convient à leur âge, sinon à leur nation,
allaient parfois jusqu'aux arguments frappants et, un jour, le
7 février 1648, ils prêtèrent à Descartes, contre le vieil Aristote,
le secours de leurs poings de vingt ans 2.
Cette fois, ce sont donc les fameuses thèses que Triglandius
fit soutenir par son moine défroqué, le 6 avril 1647, qui mirent
le feu aux poudres. Trigland y affirmait incidemment que c'était
un blasphème de poser ou de supposer, comme l'avait fait Des-
cartes, « Dieu imposteur ou trompeur ». Heereboord interrompt
et proteste auprès du président et du répondant, qui avoua
n'avoir jamais lu les Meditationes 8. Un tumulte relate et on
lève la séance. Elisabeth, à qui on a rapporté la chose, écrit à
son philosophe : « Ceux qui ont disputé pour vous, ne furent
1. Heereboord (Adrien), Mclelemata Philosophica, Amsterdam, 1665, cités au
t. IV des Œuvres de Descartes, p. 634.
2. Bronnen Leidsche Univcrsileil, t. III. p. 10.
3. Cf. Œuvres, t. V, p. 12.
LE CARTÉSIANISME A LEYDE (1647) 657
point vaincus par raison, mais contraints de se taire par le
tumulte qui s'excita en l'Académie » *. Descartes apprend, de
son côté, tout cela et, soucieux de ne rien laisser passer qui pût
le faire considérer comme un athée, il envoie une lettre aux
Curateurs, qu'il faut lire désormais, d'après l'autographe, au
tome III des Bronnen 2. Elle est écrite en latin, naturellement,
et est datée d'Egmond, 4 mai 1647.
Il s'y indigne d'avoir été publiquement et personnellement
accusé, dans les thèses du premier professeur de théologie,
du plus odieux et du plus grave de tous les crimes, celui de blas- 4
phème. S'il n'a pas encore répondu par une épître ouverte,
c'est par égard pour une Université qu'il honore et où il compte
d'excellents et illustres amis.
Il y a un trimestre, c'était une attaque de Revius, directeur
du Collège Théologique, dans des disputes contre les Médita-
tions, dont il « déflore la chasteté ». De thèse en thèse, la calomnie
va croissant : clans la première, on ne parle que de contradictions,
dans la seconde, de faux-témoignage, dans la troisième, de
pélagianisme et dans la quatrième seulement, Descartes est
nommément désigné comme coupable de ces crimes.
Mais tout cela n'est qu'un prélude qui se joue au Collège
théologique. Il faut que l'Université suive en acceptant le
septième corollaire, cité plus haut, sur le Dieu imposteur. La
soutenance avait été fixée au 27 mars ; elle est remise au 6 avril,
à la suite de la protestation du professeur Heereboord, qui avertit
le candidat de la fausseté de ses imputations, sur quoi celui-ci
se réfugie derrière Revius et Trigland, qui prétend en vain
avoir rédigé la majeure, mais non la mineure où Descartes est
nommé. Ce qui n'empêche pas celle-ci de venir en discussion.
« Comme le Répondant m'attaquait, raconte Descartes, moi
et mes Méditations, à grand renfort de gestes d'histrion, et que
le Président [Trigland], en vociférant, condamnait ma méta-
physique comme horrible, impie et blasphématoire, deux jeunes
gens très érudits 3 et ensuite Heereboord, à qui je dois beaucoup
1. Qiuvres, t. V. p. 46.
2. Pièces justificatives, pp. 1* à G*.
'A. Ce doivent être Bornius et de Raey. Sorbière dit de de Raey, dans une
lettre écrite le 20 février 1657 (cf. Œuvres de Descartes, t. V, p. 49) : « Depuis
cette brouillerie de Regius avec .Monsieur Descartes, je vis venir à I.eyden un
jeune homme, estudiant en médecine, nommé Raëi, qui lit quelques leçons
privées, environ l'an quarante sept, pour expliquer les nouvelles opinions, aus-
quelles s'attacha aussi Heereboord, pour contrarier un peu le bonhomme Stuart,
professeur Escossois, son Collègue... >
12
658 DESCARTES EN HOLLANDE
de reconnaissance, prirent la défense de l'innocence et de la
vérité et prodiguèrent les plus sérieux avertissements. Mais,
bien que j'aie eu d'excellents défenseurs, je demande s'il est
juste que j'aie été traîné, absent, sans avoir été prévenu et
dans l'ignorance de ce qui se tramait, devant le tribunal inqui-
sitorial de votre premier professeur de théologie, pour qu'il me
représente comme convaincu du plus exécrable de tous les
crimes et me proclame à haute voix, horrible, impie et blasphé-
mateur. Qu'on n'argue pas de la « liberté académique », quand il
s'agit d'une calomnie si évidente, si préméditée, si atroce, qui
n'est tolérable en aucun lieu et surtout de la part d'hommes
dont la parole a tant de poids en ces Provinces. »
Le passage sur lequel se fonde l'adversaire est dans cette
hypothèse que formule Descartes d'un Dieu, un instant supposé
malin génie, mettant son industrie à tromper l'homme et qu'il
n'a imaginée que pour mieux réfuter les athées et les scep-
tiques. Après avoir raconté en détails la discussion qui suit,
il évoque l'affaire d'Utrecht, le jugement de Groningue condam-
nant Schoockius et Voetius et termine en réclamant satis-
faction du Régent du Collège Théologique, Revius, et du premier
professeur de théologie, Triglandius.
Se rappelant ce qui s'est passé à Utrecht, Descartes prie,
dans un post-scriptum 1, les Curateurs de ne pas confier le
jugement de l'affaire aux Théologiens, parce que, « vivant aux
Pays-Bas dans l'espoir d'y jouir de la liberté de religion », il
n'a pas à se soumettre à leurs appréciations, ensuite, parce
que ses ouvrages ne touchent jamais aux controverses reli-
gieuses, enfin, parce qu'il ne s'agit que d'une abominable et
calomnieuse accusation personnelle de blasphème articulée
contre lui par le premier professeur de théologie.
Aussitôt la lettre de Descartes reçue, les Curateurs en déli-
bèrent et la publication des Sources de l'histoire de L'Université
de Leyde nous permet d'assister à leur discussion, dont nous
avons le compte rendu en hollandais et qui eut lieu le 20 mai
1647 2. On décachette et on lit en séance une missive latine
1. L'autographe publié dans les Bronncn Leidschc Universitcil, au t. IIL p. 5*,
montre que ce post-scriptum n'est pas une nouvelle lettre séparée, comme l'ont cru
les savants éditeurs de Descartes (Cf. Œuvres, t. V, pp. 22-23.)
2. Bronnen Leidsche Universilcit, t. III, pp. 4 à G. Cf. aussi J. A Cramer, Abraham
Heidanus en zijn Cartésianisme, Utrecht, 1889, mais les sources n'y sont pas exacte-
ment citées.
LE CARTÉSIANISME A LEYDE (1647) 659
écrite le 4, d'Egmont, par un dénommé des Cartes (van eenen
genaemt des Cartes). Nous ne sommes plus à l'époque des
Douza et des van Hout, qui se seraient exprimés plus poliment
et avec plus de connaissance. Il s'y plaint de l'injure qui lui a
été faite par certaines Thèses, où il est accusé de blasphème et
d'athéisme, et il demande satisfaction. Après délibération, on
décide de mander le Recteur Spanheim, Revius, Heereboord
et le Professeur de Philosophie [Stuart]. L'avis de Frédéric
Spanheim, qui est Suisse et préfère rester neutre \ est que
les professeurs, soient invités à ne plus faire mention de la
nouvelle philosophie dans leurs disputes 2. A Revius, les
Curateurs font observer qu'ils ont trouvé étrange qu'un certain
des Cartes soit pris à partie nominativement dans des thèses
défendues sous sa présidence à lui, Revius 3.
Quant à Heereboord, qui comparaît ensuite, l'honorable
assemblée s'étonne qu'il ait pris parti clans une dispute publique
en qualité d'opposant, en faveur de l'insolite opinion de des
Cartes (de vremde opinie van des Cartes). Il répond qu'il s'est
borné à préciser que celui-ci n'avait jamais eu les idées
qu'on lui prêtait.
Le directeur et son sous-directeur sortis, on les fait rentrer,
après délibération, et on leur communique que l'Assemblée des
Curateurs a décidé d'inviter Professeurs et Régents à s'abstenir
d'imprimer le nom de Descartes dans les positions de thèses,
ou de se servir de son nom ou de ses opinions dans les disputes
orales, et à s'en taire absolument ; que le « Sous-Régent »
[Heereboord] aura à se tenir dans les limites de la philosophie
aristotélicienne reçue en cette Université, sous peine de se voir
l'objet de mesures de rigueur.
Heereboord ayant fait observer que le Professeur Adam
Stuart avait affiché des thèses contre la philosophie cartésienne,
on fait comparaître également celui-ci et on lui fait part des
décisions prises, le priant d'amender ses thèses en conséquence.
1. » Mr Spanheim a, des le commencement, déclaré vouloir estre neutre «-(lettre de
Descartes a Wilhem, au t. V, p. .'!:;».
2. Bronnen Leidsche Universiteit, t. III. p. 5 : i fneynende den meergenoemden
Rcctor voor sijn advys, dat den Professoren behoort belast te werden voortaen in
disputationibus geen mentie meer noch pro noch contra te maken van de nietrwe
philosophie van Cartesius. »
;;. Bronnen Leidsche Universiteit, t. III. p. 5 : • dat dese vergaderinge vremt vindt
dal, in sekere gedruckte Thèses, endersijn presidio gedefendeert, eenen des Cartes
nominatim wert aengetast, waervan men de redenen wel soude Le^eeren te vers-
taen ».
660 DESCARTES EX HOLLANDE
Les Curateurs décident enfui de communiquer à Descartes
l'interdiction signifiée aux Recteur, Professeurs de théologie
et de philosophie de cette Université, ainsi qu'aux Régents du
Collège Théologique, de faire désormais aucune mention de son
nom ou de sa philosophie, ni pour la défendre ni pour l'attaquer,
espérant qu'il s'en tiendra satisfait et lui demandant de s'abs-
tenir, de son côté, de donner lieu à de nouvelles difficultés.
Le Pensionnaire Wevelichoven met tout cela en son plus
beau latin \ en accentuant la prière de se taire adressée au
philosophe.
Au reçu de la missive, Descartes se jette sur sa plume 2 pour
répondre aux Curateurs, leur demandant si vraiment il les a
bien compris. Quoi ! il serait permis à des théologiens de l'ac-
cuser publiquement d'avoir écrit que l'idée de notre libre
arbitre est plus grande que l'idée de Dieu ou que notre libre
arbitre est plus puissant que Dieu ; qu'il tenait Dieu pour un
imposteur et un trompeur, et lui ne pourrait les accuser publi-
quement de calomnie. « Je ne trouve pas dans vos lettres, con-
tinue-t-il, l'ombre d'une satisfaction. »
Le silence n'est pas ce qu'il demande. Il n'a jamais pu soup-
çonner qu'aucune de ses opinions fût si abominable qu'il ne
fût pas permis d'en parler. « Il n'y a que les scélérats d'entre les
scélérats qu'il faille appeler « innommables . parce qu'il est
honteux de les nommer ». « Vos professeurs, crie-t-il aux Cura-
teurs dans son indignation, me tiennent-ils donc pour tel ?
Je ne puis croire que ce soit le sens de votre lettre et je préfère
penser que je l'ai mal comprise.
« Ma requête, poursuit-il, n'a pas d'autre but que de forcer
vos deux Théologiens à retirer leurs atroces et inexcusables
calomnies. Notez que ce n'est pas une question de doctrine,
mais de fait. Remarquez qu'il m'est parfaitement indifférent
qu'on parle ou qu'on ne parle pas de moi dans votre Université,
mais j'estime qu'on ne peut expulser d'aucun lieu mes opinions
(au nombre desquelles je compte toute vérité reconnue), sans
en chasser la vérité elle-même et qu'il me semble qu'on ne
peut interdire à ceux qui pensent du bien d'un homme de le
dire. > 3
1. Brotmen Leidsche Unioersiteit, t. III, p. 6*.
2. Œuvres, t. Y, p. 12 : i La réponse que j'y ai faite à l'heure mesme. »
3. Bronnen Leidsche L'uivcrsiteit, t. III, pp. 6* à 8*.
LE CARTÉSIANISME A LEYDE (1647) 661
Cette éloquente épître latine est du 26 mai 1647 ; elle fut
lue en séance du Conseil des Curateurs le 26 août, mais il ne fut
pris aucune décision à son endroit, quoique, dans la même séance,
il ait été interdit à David Stuart, lequel aspirait sans doute à
jouer, à l'égard de son père, le même rôle que le jeune Paul
Voet à l'égard de Gisbert, de présider des disputes, et ils aug-
mentent de 100 florins le traitement de Heereboord 1.
Cependant Descartes lance feu et flammes : « L'intention de
ces gens-là, écrit-il à Elisabeth, le 10 mai 1647 2, parlant des
théologiens de Leyde, en m' accusant d'un si grand crime
comme est le blasphème, n'estoit pas moindre que de tascher
à faire condamner mes opinions comme tres-pernicieuses, pre-
mièrement par quelque Synode, où ils seroient les plus forts, et
ensuite de tascher aussi à me faire faire des affronts par les
Magistrats qui croyent en eux...». «Les Théologiens... veulent
estre juges, c'est à dire me mettre icy en une inquisition plus
severe que ne fut jamais celle d'Espagne et me rendre l'adver-
saire de leur Religion. »
De sa lettre aux Curateurs, il n'attend d'autre satisfaction
« que quelques emplastres qui, n'ostant point la cause du mal,
ne serviront qu'à le rendre plus long et plus importun ». Il songe
même à leur quitter la place, s'il ne peut obtenir gain de cause
ni à Leyde ni à Utrecht. Provisoirement il renonce à demander
l'appui de l'Ambassadeur de France, mais, bientôt, il se décide
à « faire jouer » ce qu'il appelle « le grand ressort » 3 et il écrit,
le 12 mai, à Servien, donc avant même d'avoir connu la décision
des Curateurs, qui est du 20.
Le poste de La Haye est alors sans titulaire, mais au-dessus
du chargé d' affaires, Brasset, il y a, à l'ambassade, Servien,
notre plénipotentiaire de Munster, arrivé delà-bas, le 7 janvier,
pour empêcher les Hollandais de faire une paix séparée. Il lui
est profondément indifférent, sans doute, que deux théologastres
en « us » aient traité de blasphémateur son compatriote René
Descartes, mais celui-ci prend la chose à cœur :
« C'est ce qui m'oblige à vous supplier d'intercéder pour moy
auprès de M. le Prince d'Orange 4 à ce qu'il luy plaise, comme
1. Bronnen Leidsche Universiteit, t. III, p. 6.
2. Œuvres, t. V, pp. 16-18.
3. lbid., p. 27.
4. Guillaume II qui a succédé comme nous l'avons vu, à son père Frédéric-Henri,
mort le 14 mars 1647.
662 DESCARTES EX HOLLANDE
chef de l'Université de Leyde aussi-bien que des armées de ce
Pais, d'ordonner que Mess, les Curateurs me fassent avoir la
satisfaction du passé et empêchent que leurs Théologiens n'en-
treprennent de se rendre mes juges à l'avenir ; car je suis assuré
qu'ils n'approuveront pas qu'après tant de sang que les François
ont répandu pour les aider à chasser d'icy l'Inquisition d'Es-
pagne, un François, qui a aussi porté autrefois les armes pour
la même cause \ soit aujourd'huy soumis à l'Inquisition des
Ministres de Hollande. » 2
Le même jour 3 où il répond à l'arrêt de silence qu'ont rendu
les Curateurs, il exhale sa fureur à un correspondant inconnu,
peut-être, de Wilhem : « Au reste, ce n'est point que je désire
qu'on parle de moy en leur Académie ; je voudrois qu'il n'y
eust aucun pédant en toute la terre qui sceust mon nom et si,
entre leurs Professeurs, il se trouve des chahùans, qui n'en
puissent suporter la lumière, je veux bien que, pour favoriser
leur foiblesse, ils mettent ordre, en particulier, que ceux qui
jugent bien de moy ne le témoignent point en public par des
louanges excessives 4. Je n'en ay jamais recherché ny désiré
de telles ; au contraire, je les ay tousjours évitées ou empeschées,
autant qu'il a esté en mon pouvoir.
« Mais de deffendre publiquement qu'on ne parle de moy, ny
en bien ny en mal, et, qui plus est, de m'écrire qu'on a fait cette
défense et vouloir que je cesse de maintenir les opinions que
j'ay, comme si elles avoient esté bien et légitimement impugnées
par leurs Professeurs, c'est vouloir que je me retracte après
avoir écrit la vérité, au lieu que j'attendois qu'on fi[s]t retracter
ceux qui ont menti en me calomniant et, au lieu de me rendre
la justice que j'ay demandée, ordonner contre moy tout le pis
qui puisse estre imaginé. »
Les respectables « chahùans » de l'Université, qui ne se con-
tentaient pas de fuir la lumière, mais la voulaient mettre sous
le boisseau, continuèrent leur campagne contre Heereboord.
Les soutenances reprennent de plus belle ; la philosophie car-
tésienne y est constamment discutée, car, en Hollande, pays
d'anarchie intellectuelle et d'individualisme forcené, plus encore
1. Voir plus haut, p. 374, la discussion de ce passage.
2. Œuvres, t. V, pp. 25-26.
3. Lettres du 27 mai 1617, p. 43, au t. V. des Œuvres.
4. Allusion peut-être au discours de Heereboord, cité plus haut, et à l'admiration
de celui-ci.
LE CARTÉSIANISME A LEYDE (1647) 663
qu'en France, les règlements sont faits pour ne pas être observés.
Une des plus agitées de ces soutenances fut celle du 23 dé-
cembre 1647, présidée par Stuart1: Heereboord entre au mo-
ment où Jean de Raei, docteur en médecine et maître de phi-
losophie, prenait la parole, attaquant la cinquième thèse, où
il est parlé de philosophes qui estiment pouvoir nier Dieu et
douter de son existence et demandant qui sont ces philosophes.
Le président répond qu'il est défendu de le dire, mais que tout
le monde sait de qui ont veut parler. De Raei riposte que le
décret des Curateurs défend non seulement de nommer Des-
cartes, mais de discuter ses opinions. Le théologien se fâche et
fait donner l'ancien capucin. Huées des étudiants, qui voient cet
individu préféré à un homme deux fois docteur comme de Raei.
Au coup de onze heures, Stuart lève précipitamment la séance.
Heereboord, le lendemain, affiche « ad valvas » ses thèses de
Nolilia Dei naturali que son adversaire a attaquées et qui datent
déjà du 25 mars 1643. Sur les instances du Recteur, il les remet à
plus tard, ce dont l'Ecossais profite pour les vilipender dans un
libelle « tellement sale et tellement puant, écrit Heereboord,
que celui-ci n'ose le mettre sous le nez des Curateurs ». Revius,
de son côté, trempe sa plume dans du fiel pour répondre à son
sous-directeur.
Enfin la scène de pugilat dont nous avons parlé, et qui se
déroula sous la présidence de Stuart, le 7 février 1648, força
les Curateurs à le mander de nouveau auprès d'eux, pour lui
faire rendre compte de l'inobservation de leur arrêté du 20 mai
1647 interdisant de discuter la Philosophie Cartésienne 2.
Interrogé par les Curateurs sur les remèdes à apporter au
mal dont souffre l'Université, le Recteur Spanheim propose :
1° De supprimer tous les pamphlets injurieux publiés pour
ou contre la philosophie cartésienne. C'est le procède d'Utreeht.
2° De suspendre, pour un temps, tout enseignement de la
métaphysique.
3° De forcer les professeurs de philosophie à communiquer
les thèses à leurs collègues avant de les faire imprimer.
4° De décréter une amnistie générale.
1. Les Bronnen Leidsche Universilcit n'en font pas mention, mais on se reportera
au récit de Heereboord lui-même, dans sa lettre aux Curateurs du 12 février 1648,
publiée par lui dans ses Melelemala. Cf. Œuvres de Descartes, t. V, p. 126.
2. Cf. Bronnen Leidsche Universileit, t. III, p. 10, et surtout pp. 14 à 23.
664 DESCARTES EN HOLLANDE
5° De défendre par voie d'affiche les tumultes et rixes des
étudiants dans les amphithéâtres.
Consultés à leur tour, les deux autres professeurs de théo-
logie, Triglandius et L'Empereur, estiment que le seul remède
est d'ordonner qu'on n'enseigne d'autre philosophie en cette
Université que la philosophie péripatéticienne, qui y est seule
reçue 1.
Triglandius se plaint de la concurrence des disputes théolo-
gique et philosophique et affirme que, quand on apporte dans
celles-ci quelques « nouveautés », la jeunesse y vole et qu'il
reste à peine aux théologiens de rares auditeurs, ce qui montre
l'engouement des étudiants de Leycle pour la nouvelle philoso-
phie française.
Tous les témoins, de Raey compris 2, ayant été entendus,
le conseil des Curateurs décide : que Stuart a contrevenu à la
résolution du 20 mai relative au nom et aux sentiments d'un
certain René des Cartes et qu'une traduction latine de cette
résolution sera mise entre les mains dudit Stuart ; que celui-ci
aura à s'abstenir, jusqu'à nouvel ordre, d'enseigner la métaphy-
sique en cours publics ou privés; qu'il se bornera à la physique
en se tenant dans les limites de la philosophie aristotélicienne ;
qu'il lui est défendu d'injurier, de diffamer, d'accuser, ou de
faire injurier, diffamer et accuser ses collègues par disputes,
leçons ou libelles, de quelque manière que ce soit, sous peine
de sanctions sévères.
D'autre part : que Heereboord s'abstiendra dorénavant de
toutes thèses, corollaires, accessoires, impertinences, annexes
•et autres choses semblables, en matière de métaphysique, for-
mulés par lui ou par d'autres à son instigation. Il se gardera
d'enseigner cette branche et se bornera aux parties de la
philosophie qui lui sont confiées, s'abstenant de les appuyer
sur d'autres fondements que la philosophie aristotélicienne
reçue en cette Université. Il se contentera d'employer les ter-
mes d'Aristote et épargnera toute injure et toute calomnie à ses
adversaires.
Les bourgmestres de la ville de Leyde seront invités à retirer
de la circulation et à interdire les pamphlets se rapportant à
1. Bronnen Leidsche Universilcil, t. III, p. 15.
2. lbid.,p. 11.
LE CARTÉSIANISME A LEYDE (1647) 655
cette affaire, en particulier 1' Abstersio macularum 1 (le
lavage des taches) de Revius, déclaré également coupable
d'avoir enfreint l'ordre du 20 mai 1647, les Vindiciac dispu-
tationum Steuarti, les Notae in Notas de Stuart, le Sermo extem-
poraneus de Heereboord avec ses annexes 2. Le Recteur invi-
tera ses collègues à vivre en bonne harmonie, comme il con-
vient à des chrétiens.
Stuart et Heereboord comparaissant à nouveau pour entendre
lecture de ce jugement, promettent de s'y conformer, mais
Revius, plus grincheux, proteste contre la suppression de son
livre sur la Méthode de Descartes, alors que les livres de celui-
ci, pendant ce temps, s'impriment partout et en diverses langues3.
Cette immense déclaration du 8 février 1648 est bien inutile,
puisque, le 14 juin, le Sénat est encore forcé de signifier à de
Raey de ne pas faire de cours privés sans l'autorisation du
Recteur et des Professeurs 4 et de s'abstenir de toute philoso-
phie cartésienne, ce qui prouve que celle-ci, toute comprimée
qu'elle est, continue sourdement sa marche victorieuse.
Les pauvres Curateurs ont beau vouloir faire taire tout le
monde, la vérité est plus forte que leur puissance. Pourtant
ils se multiplient. Le 17 août 1648, ils ordonnent une enquête
sur ces « Collegia privata philosophica », qui se tiennent dans la
ville de Leyde, et ils se proposent de les dissoudre, s'il est établi
qu'on y enseigne ou favorise les opinions de René des Cartes.
Sous couleur d'impartialité, ils pourchassent non moins les
adversaires de ce dernier, surtout Stuart, convaincu de déso-
béissance et menacé des sanctions les plus rigoureuses, ce contre
quoi il proteste en une lettre d'un français détestable, où il
trouve le décret « un peu dur ». Il réclame communication
« des actes de tout ce qui s'est passé en cest affaire du de Cartes ».
Il demande aux Curateurs et aux Rourgmestres « si la paix
de l'Académie se peut conserver en permettant de vendre,
publiquement les livres d'Athéisme du sieur de Cartes, un
Papiste, les opinions du quel sont refutés par les Papistes
mesme... ou en permettant aux Cartésiens d'enseigner dans
l'Académie et nous defandant de réfuter leurs opinions, lesquelles,
1. Réponse de Revius à la Pnvfalio ad Notas Cartesii, anonyme, cf. Bronnen
Leidsche Universiteit, t. III, p. 15*.
2. Ibid., p. 17.
3. Ibid., p. 18.
4. Voilà l'origine des « Privaat-docent ».
666 DESCARTES EN HOLLANDE
selon qu'elles sont proposées par le dit des Cartes, sont athées,
comme nous sommes prest à le prouver...
« Aussi ne sert à rien de dire qu'il est un estranger et qu'il
ne se tient pas ici, car il n'est non plus permis aux estrangers
qu'à d'auttres de publier l'athéisme en des livres, en aucun pais
du monde ; aussi est il souvent à Leyde, et le Magistrat le peut
appréhender, lui faire rendre counte de l'athéisme qu'il a ici
semé en ses livres et le chastier condignement. » * Ainsi parle
cet Écossais, venu de Sedan, « qui ne sçavoit, dit Sorbière 2,
que la vieille game en philosophie et qui ne servoit qu'à
irriter quelques fois les honnestes gens chez M. de Saumaise
dans nos conversations ». Elisabeth, qui l'a pratiqué, le qualifie
d'homme de grande lecture, mais d'un jugement médiocre 3.
En tous cas, il est d'accord avec Revius 4 pour dire que les
écrits athées de Descartes « corrompent tant de monde ici », en
séduisant la jeunesse ; « les erreurs de la secte cartésienne me-
nacent, comme dit le Régent du Collège de Théologie, les églises
de ces pays et de bien d'autres jusqu'aux Indes orientales et
occidentales inclusivement ».
Ces fureurs théologales n'empêchent pas les Curateurs, dans
leur clairvoyante sagesse, de nommer, le 13 septembre 1648,
« Caspar Heydanus », professeur, en remplacement de L'Em-
pereur.
Sorbière 5 dit de celui-là : « Heereboord, homme sçavant
et laborieux, fut favorisé du Théologien Heydanus, grand
Cartésien, de Bornius, de Hoghelande, Zylchom 6 et de
quantité d'autres gens de sçavoir et de qualité, qui le
soustindrent contre Revius, Régent du Collège en Théologie
et qui a escrit plusieurs livrets peu solidement contre Monsieur
Descartes. Et ainsi ce Philosophe est, en quelque façon, venu
à bout de ses souhaits, quand il a fait, de son vivant, tant de.
bruit en France et aux Pays-Bas, où il a commencé une secte,
qui trouvera sans doute de l'appuy en tous ceux qui se plaisent
à la Métaphysique et aux Mathématiques ou qui révèrent ces
deux sciences sans les examiner. »
1. Bronnen Leidsche Universiteit, t. III, pp. 17*-18*.
2. Cité dans Œuvres de Descartes, au t. V, p. 49.
3. Ibid., p. 46. Lettre de (mai 1647).
4. Cf. la requête de Revius du 8 juin 1648 dans Bronnen Leidsche Universiteit,
t. III, pp. 14*-15* ; elle est très curieuse.
5. Cité dans Œuvres de Descartes, t. V, p. 49, d'après Sorbière, Lettres, p. 688.
6. Zuylicheni, c'est-à-dire Constantin Huygens, dont le nom a été altéré.
LE CARTÉSIANISME A LEYDE (1647) 667
Plus ferme dans ses opinions qu'un Sorbière, Heidanus, le
4 mai 1676, aima mieux abandonner sa chaire que son maître,
dont les opinions venaient d'être de nouveau interdites, le
16 janvier précédent, et il rendit à Descartes, à ce moment
même, ce magnifique témoignage : « Je songe au nombre de fois
où j'ai joui de la compagnie et de l'amicale conversation de
Monsieur Descartes, à sa sincère gaîté, à la bienveillance ^
avec laquelle il répondait d'emblée à tout ce qu'on voulait lui
demander, avec une telle clarté de raisonnement, comme si la
philosophie même parlait par sa bouche, sans calomnier per-
sonne, jugeant de tout avec honnêteté. » x
Heidanus, c'était la Méthode, les Méditations et les Principes
installés dans la vieille Université de Leyde qui, si elle ne
peut disputer à l'Université d'Utrecht l'honneur d'avoir été
le berceau du Cartésianisme, peut se vanter au moins d'en
avoir été le premier temple.
1. « Als ick daerom dencke hoe menichmael ick 't geselchap en 't vriendelyck
onthaal van d'Heer des Cartes genoten hebbe, syne ongeveynsde vrolyckheyt,
syne goetheyt in ailes, dat men hem vragen wilde, op staande voet te beantwor-
den, met sulcken klaerheyt van redenen, als of de Philosophie selfs door syn mondt
sprak, sonder ycmant te lasteren, maar van ailes rediglijck teoordelen (Considera-
tien over eenige saecken onlanghs voorgevallen in de Universileyl binnen Leyden,
1676, § 30 ; cité par Ch. Adam au t. XII, p. 110, note c).
CHAPITRE XXVII
le départ pour la suède (1er septembre 1649)
la mort (11 février 1650)
Les démêlés avec l'Université de Leyde nous acheminent
vers la fin du séjour de Descartes en Hollande et le départ pour
la Suède. Si la considération de la Princesse Elisabeth est pour
beaucoup dans ce voyage, la présence de Chanut en Suède en
est sinon la cause, du moins l'occasion.
Descartes avait fait sa connaissance à Paris, par Clerselier,
dont Chanut avait épousé la sœur, mais il n'était alors que
Conseiller et Trésorier de France en la Généralité d'Auvergne 1.
La sympathie entre eux fut rapide, comme par une sorte d'affi-
nité élective : « Dés la première heure que j'ay eu l'honneur
de vous voir, j'ay esté entièrement à vous. » 2 Le 29 sep-
tembre 1645, Descartes mande d'Egmond à de Wilhem :
« On m'a escrit de Paris qu'un de mes meilleurs amis, nommé
Mr Chanuyt, en devoit partir le 15 de ce mois de Septembre,
pour aller en Suéde en qualité de Résident pour le Roy et qu'il
passeroit par ce pais. » 3
Au commencement d'octobre, il est à Amsterdam avec sa
famille. Descartes quitte aussitôt sa solitude d'Egmond pour
tenir compagnie à Madame Chanut, à son mari, à M. Por-
lier 4 jusqu'à leur embarquement. Amsterdam reste le port de
transit de France en Suède. A bord, Porlier rencontre ce Maî-
tre d'armes qui avait « hanté souvent » le philosophe « en
différens endroits de la Hollande » et le connaissait bien pour
1. Œuvres, t. IV, p. 14 1 et p. 301.
2. Ibid., p. 537.
3. Ibid., p. 300.
4. Ibid., pp. 318-319.
670 DESCARTES EN HOLLANDE
avoir fait de nombreux assauts de fleuret avec lui. Le maître
d'armes, lui aussi, passe en Suède. Cet humble suit le nouveau
courant qui entraîne les Français plus au nord. Descartes,
Chanut l'ambassadeur, Saumaise le philologue et son fils le
soldat, Naudé le bibliothécaire, Huet l'érudit, le peintre Bour-
don, le maître d'armes, agents divers de la même expansion.
Sorbière, en novembre 1649, ira faire sa cour à Chanut, alors
de passage à Amsterdam, espérant le suivre également en Suède,
mais il lui déplut tellement que la recommandation de Brasset
fut inefficace 1.
La première lettre conservée, de Descartes à Chanut, du 6 mars
1646 2, rappelle encore leur entrevue en Hollande. Il y plaint
l'ambassadeur du froid qu'il doit subir en Scandinavie et dont
il juge par celui qui règne à Egmond, le plus rude « depuis
l'année 1608 ». « Ce qui me console c'est que je sçay qu'on a
plus de préservatifs contre le froid en ces quartiers-là, qu'on
n'en a pas en France et je m'assure que vous ne les aurez pas
négligez. Si cela est, vous aurez passé la pluspart du temps
dans un poésie, où je m'imagine que les affaires publiques
ne vous auront pas si continuellement occupé qu'il ne
vous soit resté du loisir pour penser quelquefois à la Philo-
sophie. »
Descartes sait d'expérience que les « poêles » favorisent réclu-
sion des idées. Dans une autre lettre du 15 juin suivant, Des-
cartes lui parle de la Morale « que vous avez choisie pour vostre
principale étude ». 3 Nous avons toujours eu dans notre diplo-
matie de ces hommes qui pratiquaient le style de l'écrivain et
du penseur aussi bien que celui des chancelleries. Tels Buzenval,
du Maurier, d'Estrades et Charnacé, les deux derniers maniant
de plus l'épée.
Aussi ne faut-il pas s'étonner de ce que Descartes prenne
Chanut pour confident4 : «Je vous diray, de plus, que, pendant
que je laisse croistre les plantes de mon jardin dont j'attens
quelques expériences pour tascher de continuer ma Physique, je
m'arreste aussi quelquefois à penser aux questions particulières de
la Morale. Ainsi j'ai tracé cet hyver nu petit Traitté de la Nature
1. Œuvres, t. V, pp. 445-446.
2. Ibid., t. IV, p. 377.
3. Ibid., p. 111.
4. Ibid., p. 442.
INVITATION DE CHRISTINE DE SUÈDE 671
des Passions de l'Ame, sans avoir neantmoins dessein de le mettre
au jour, et je serois maintenant d'humeur à écrire encore quel-
que autre chose, si le dégoust que j'ay de voir combien il y a
peu de personnes au monde qui daignent lire mes écrits ne me
faisoit estre négligent. »
Les Passions humaines, c'est bien là un de ces sujets dont le
philosophe et le diplomate se sont entretenus, car ce dernier,
dans sa réponse, le félicite de n'avoir plus, à l'égard de ces fai-
blesses du corps et de l'âme, le dégoût qu'il manifestait à Ams-
terdam 1.
Il est difficile d'établir si Descartes a cherché à s'attirer la
faveur de la reine Christine ou s'il s'est borné à ne pas repousser
les marques de sa bienveillance, mais, comme il était aisé
d'observer à son égard la même abstention dédaigneuse et même
un peu hautaine qu'il pratiquait à l'égard de tout ce qui tou-
chait à la Cour de France ou aux grands Cardinaux, c'est la
première hypothèse qui doit être la vraie.
« Je n'ay jamais eu assez d'ambition pour désirer que les
personnes de ce rang, écrit-il à Chanut le 1er novembre 1646 2,
sceussent mon nom et mesme, si j'avois esté seulement aussi
sage qu'on dit que les sauvages se persuadent que sont les singes,
je n'aurois jamais esté connu de qui que ce soit, en qualité de
faiseur de livres, car on dit qu'ils s'imaginent que les singes
pourroient parler, s'ils vouloient, mais qu'ils s'en abstiennent,
afin qu'on ne les contraigne point de travailler et pource que
je n'ay pas eu la mesme prudence à m' abstenir d'écrire, je n'ay
plus tant de loisirs ny tant de repos que j'aurois, si j'eusse eu
l'esprit de me taire. Mais, puisque la faute est desjà commise
et que je suis connu d'une infinité de gens d'Ecole, qui regardent
mes écrits de travers et y cherchent de tous costez les moyens
de me nuire, j'ay grand sujet de souhaitter aussi de l'estre des
personnes de plus grand mérite, de qui le pouvoir et la vertu
me puisse protéger. » Puis, éloge des qualités de la Reine, déduites
d'une conversation avec l'Ambassadeur la Thuillerie que Des-
cartes a vu, retour de Suède, et de l'expérience do la Prin-
cesse à qui il a dédié ses Principes de Philosophie.
L'Ambassadeur renchérit3: « M. de la Thuillerie ne vous
1. Œuvres, t. IV, p. 171.
2. Ibid., p. 535.
3. Œuvres, t. IV, pp. 581-582. Lettre de Stockholm, l« décembre 10 1G.
672 DESCARTES EN HOLLANDE
a point trompé, lorsqu'il vous a dit merveilles de nôtre
Reine de Suéde. Sans mentir, vous seriez étonné de la force de
son esprit. Pour la conduite de ses affaires, non seulement elle
les connoît, mais elle en porte vigoureusement le poids et elle
le porte presque seule. Au lieu que, dans plusieurs autres cours,
on ne traite d'affaires qu'avec les Ministres, icy, nous n'avons
à rendre compte qu'à la Reine et à prendre les réponses de sa
bouche ». Quant à ses distractions, « elle s' égayé dans des entre-
tiens qui passeroient pour trés-sérieux entre les sçavans ».
Lors d'un de ces entretiens, la conversation tombe sur la ques-
tion de savoir lequel des deux dérèglements est le pire, de
l'Amour ou de la Haine.
Descartes répond aussitôt par une énorme épître, datée d'Eg-
mond, 1er février 1647 \ qui est une vraie dissertation sur
l'amour, laquelle nous donne le premier état de ce qu'elle est
dans le Traité des Passions; elle débute par cette distinction
« entre l'amour qui est purement intellectuelle ou raisonnable
et celle qui est une passion ». Dans la première. « notre ame
aperçoit quelque bien, soit présent, soit absent, qu'elle juge
luy estre convenable, elle se joint à luy de volonté, 'est-à-
dire, elle se considère soy-mesme avec ce bien-là comme un tout
dont il est une partie et elle l'autre ».
Mais 1' « amour raisonnable est ordinairement accompagnée
de l'amour « sensuelle ou sensitive 2, « car il y a une telle liaison
entre l'une et l'autre que, lors que l'ame juge qu'un objet est
digne d'elle, cela dispose incontinent le cœur aux mouvemens
qui excitent la passion d'amour et lors que le cœur se trouve
ainsi disposé par d'autres causes, cela fait que l'ame imagine
des qualitez aimables en des objets où elle ne verroit que des
défauts en un autre temps. » 3 Pourtant il faut se garder de
prendre le désir pour l'amour et l'on a distingué « deux sortes
d'amour : l'une qu'on nomme amour de Bien-veillance, en laquelle
ce désir ne paroist pas tant, et l'autre qu'on nomme amour de
Concupiscence, laquelle n'est qu'un désir fort violent, fondé
sur un amour qui souvent est foible ». 4
« Amour intellectuelle , amour de Bien-veillance », n'est-ce
1. Œuvres, l. IV. pp. 600-617.
2. Ibid., ]>. 602.
I5. Ibid., p. 603.
-1. Ibid., p. 606.
INVITATION DE CHRISTINE DE SUÈDE 673
pas à Elisabeth qu'il songe, n'est-ce pas pour elle, plutôt que
pour instruire Chanut, qu'il écrit ceci et ce qui le prouve, c'est
un autre passage encore : « Il est vray aussi que l'usage de nostre
langue et la civilité des complimens ne permet pas que nous
disions à ceux qui sont d'une condition fort relevée au dessus
de la nostre que nous les aimons, mais seulement que nous les
respectons, honorons, estimons et que nous avons du zèle et
de la dévotion pour leur service... » 1 ; « Je ne sçay point d'autre
définition de l'amour sinon qu'elle est une passion qui nous
fait joindre de volonté à quelque objet, sans distinguer si cet
objet est égal ou plus grand ou moindre que nous. » 2 Et c'est
pour elle aussi, cette théorie de l'amour du plus digne, de l'amour-
■dignité, empruntée, consciemment ou inconsciemment, au grand
Corneille 3.
Pour la réponse à la question principale « lequel des deux
déreglemens est le pire, celuy de l'amour ou celuy de la haine », 4
Descartes conclut que c'est la haine, car celle-ci porte à la tris-
tesse et au chagrin, l'amour à la bienveillance et à la joie.
« L'amour, tant déréglée qu'elle soit, donne du plaisir, et bien
que les Poètes s'en plaignent souvent dans leurs vers, je croy
neantmoins que les hommes s'abstiendroient naturellement
d'aimer, s'ils n'y trouvoient plus de douceur que d'amertume,
et que toutes les afflictions dont on attribue la cause à l'amour
ne viennent que des autres passions qui raccompagnent, à
sçavoir des désirs téméraires et des espérances mal fondées » 5,
ce qui n'empêche pas l'amour déréglée d'être cause aussi parfois
-des plus grands désastres.
M. du Ryer « Françoys de nation et Médecin de la Reine »,
ayant vu cette dissertation entre les mains de Chanut, n'eut
rien de plus pressé que d'en parler à sa royale cliente ; c'est d'ail-
leurs peut-être pour cela qu'on la lui avait laissé voir. Christine
dit : « Monsieur Descartes, autant que je le puis voir par cet
écrit et par la peinture que vous m'en laites, est le plus heureux
de tous les hommes et sa condition me semble digne d'envie.
Vous me ferez plaisir de l'assurer de la grande estime que je
fais de luy », mais elle ajouta « que, n'ayant pas ressenti cette
1. Œuvres, t. IV, p. 610.
2. Cf. ibid., p. 611.
3. Ibid., surtout p. 603.
4. Ibid., p. 613.
5. Ibid., p. G M.
43
674 DESCARTES EX HOLLANDE
passion, elle ne pouvoit pas bien juger d'une peinture dont elle
ne connoissoit point l'original ». x
Descartes n'est pas mécontent du tout de cette indiscrétion
concertée 2. Il répond, avec non moins de zèle, sur la question
du Monde fini ou infini et, nous l'avons vu, sur celle du Sou-
verain Bien, cette fois exposée dans une épître à Christine elle-
même, datée d'Egmond, 20 novembre 1647 3.
On peut voir aussi de nouvelles avances de Descartes, par
allusion, dans la lettre à Chanut du 21 février 1648 4, avant le
départ pour Paris : « Je pourrois dire que, pour mon interest,
je ne souhaite pas d'avoir si-tost l'honneur de vous y voir, à
cause des faveurs que vous me procurez au lieu où vous estes,
mais je n'ay jamais aucun égard à moy, lors qu'il peut y aller
du contentement de mes amis. Et j'avoue que je ne souhai-
terois pas un employ pénible, qui m'ostast le loisir de cultiver
mon esprit, encore que cela fust récompensé par beaucoup
d'honneur et de profit. Je diray seulement qu'il ne me semble
pas que le vostre soit du nombre de ceux qui ostent le loisir
de cultiver son esprit ; au contraire, je croy qu'il vous en donne
les occasions en ce que vous estes auprès d'une Reine qui en a
beaucoup. »
Ce passage n'autorise-t-il pas à penser qu'il est hanté par l'idée
de « cette chasse où l'on porte des livres » et de ce trône à con-
quérir pour sa Philosophie ? Ce n'est pas, pourtant, que Christ i ne
ait mis trop d'empressement à répondre, car son accusé de récep-
tion de la dissertation sur le Souverain Bien et du Traité des
Passions, qui l'accompagnait, est du 12 décembre 1648 seule-
ment. Sa lettre est bienveillante, sans plus, en un français si
net et si facile que « toute nostre nation, dira Descartes, luy
en est tres-obligée. » 5 Elle ne mentionne pas ce détail des
Principes de la Philosophie dont Chanut lui aurait lu la préface,
en l'accompagnant aux mines de la Dalécarlie. et qui l'auraient
laissée « pensive pendant quelques jours ». 6 Peut-être cependant
envie-t-elle à Elisabeth, et cette jalousie serait bien féminine,
l'hommage du philosophe. Toujours est-il qu'elle s'est enquise
1. Œuvres, t. V, p. 20.
•2. Ibid., p. 50.
3. Ibid., pp. 81-86.
4. Ibid., p. 131.
5. Ibid., p. 290.
(5. Ibid., p. 253.
DÉPART POUR LA SUÈDE (1er SEPT. 1649) 675
de sa fortune et « du soin qu'on prenoit » de lui « en France ».
« Je ne sçay, ajoute Chanut dans la même missive du 12 dé-
cembre, si, lorsqu'elle aura pris goût à votre Philosophie, elle
ne vous tentera point de passer en Suède » : « Je seray, s'il
plaît à Dieu, pour lors en France, où je vous pourray dire plu-
sieurs choses qui seront considérables, si vous mettez l' affaire
en délibération. » x Cette invitation ainsi annoncée, préparée,
peut-être provoquée, ne tarda pas à lui être adressée, sans doute
le 27 février 1649 2. Chanut insiste encore dans le même sens,
le 27 mars, le priant de la part de la Reine de venir dès avril.
Sa Majesté aime que ses ordres s'exécutent rapidement.
Descartes répond par deux lettres à l'ambassadeur, du même
jour (31 mars 1649) 3, l'une destinée'à être montrée et qui s'exprime
ainsi : « J'ay tant de vénération pour les hautes et rares qua-
litez de cette Princesse, que les moindres de ses volontez sont
des commandemens très-absolus à mon regard : c'est pour-
quoy je ne mets point ce voyage en délibération, je me resous
seulement à obeïr.
« Mais, pource que vous ne me prescrivez aucun temps et
que vous ne le proposez que comme une promenade, dont je
pourrois estre de retour dans cet esté, j'ay pensé qu'il seroit
malaisé que je pusse donner grande satisfaction à Sa Majesté,
en si peu de temps, et qu'elle aura peut-estre plus agréable
que je prenne mes mesures plus longues et fasse mon conte de
passer l'hyver à Stocholm. Dequoy je tireray un avantage
que j'avoue estre considérable à un homme qui n'est plus
jeune et qu'une retraite de vingt-ans a entièrement désaccoutumé
de la fatigue : c'est qu'il ne sera point nécessaire que je me
mette en chemin au commencement du printemps ny à la fin
de l'automne, et que je pourray prendre la saison la plus sure
et la plus commode qui sera, je croy, vers le milieu de l'esté,
outre que j'espère avoir cependant le loisir de mètre ordre à
quelques affaires qui m'importent. »
Explications assez confuses que l'autre lettre, plus personnelle,
à Chanut, éclaircit 4 : « J'ay réservé pour celle-cy ce que je
pensois n'estre pas besoin qu'elle vist, à sçavoir que j'ay beau-
1. Œuvres, t. V, p. 254.
2. Ibid., p. 295.
3. Ibid., p. 324.
4. Ibid., p. 32G.
676 DESCARTES EN HOLLANDE
coup plus de difficulté à me résoudre à ce voyage que je ne me
serois moy-mesme imaginé. » Voilà l'explication de la contra-
diction qu'on aura sentie : Descartes peut parfaitement avoir
désiré, voire provoqué ou laissé provoquer cette invitation, et
hésiter au moment de s'y rendre, en mesurant, pour la première
fois, la distance de l'imagination à la réalisation. C'est un beau
rêve d'avoir pour élève et disciple, après une Princesse, une
Reine, mais elle vit au milieu d'une Cour, et ce nom seul veut
dire servitude. Et puis, du côté de la philosophie même, n'y
aura-t-il pas aussi désillusion : « L'expérience m'a enseigné
que, mesme entre les personnes de tres-bon esprit et qui ont
un grand désir de sçavoir, il n'y en a que fort peu qui se puissent
donner le loisir d'entrer en mes pensées, en sorte que je n'ay
pas sujet de l'espérer d'une Reine, qui a une infinité d'autres
occupations. L'expérience m'a aussi enseigné que, bien que mes
opinions surprennent d'abord, à cause qu'elles sont fort diffé-
rentes des vulgaires, toutesfois, après qu'on les a comprises, on
les trouve si simples et si conformes au sens commun, qu'on
cesse entièrement de les admirer et, par mesme moyen, d'en
faire cas, à cause que le naturel des hommes est tel, qu'ils n'es-
timent que les choses qui leur laissent de l'admiration et qu'ils
ne possèdent pas tout à fait... »
« La connoissance de la vérité est comme la santé de l'ame :
lorsqu'on la possède, on n'y pense plus. » 1
Les désillusions de son dernier voyage en France lui ont
appris à se méfier des promesses des Souverains ; il commence
à professer pour les expéditions Lointaines par mer la même
horreur que jadis le bon Horace : « Les mauvais succez de tous
les voyages que j'ay faits depuis vingt ans me font craindre
qu'il ne reste plus, pour cettuy-cy, que de trouver en chemin
des voleurs qui me dépouillent ou un naufrage qui m'oste la
vie... » 2 J'y ai « plus de répugnance que vous ne pourriez
peut-estre imaginer» 3, écrit-il à Clerselier. « Je ne croy pas...
que je parte d'icy, de plus de trois mois », mande-t-il à
Brasset 4, qui en avise Chanut : « Vous verrez, Monsieur, par
la lettre cy joinct, la disposition de M. Descartes pour le voyage.
1. Œuvres, t. V, p. 327.
2. lbid., p. 329.
3. lbid., p. 353.
4. lbid., p. 332 ; 31 mars 1049.
DÉPART POUR LA SUÈDE (1er SEPT. 1649) 677
Entre tout, M. de Bethune est allé à Amstredam pour profitter
l'occasion de l'admirai Fleming. » * De Bethune, un officier
cette fois, se prépare donc aussi à quitter la Hollande pour la
Suède. Quand Saumaise y sera allé, en 1650, notre série sera com-
plète et toutes les catégories de Français des Pays-Bas que nous
avons étudiées ici seront représentées dans cet exode.
Enfin le moment est venu de mettre le grand projet à exé-
cution. On dirait que le philosophe sent que ce départ pourrait
être le dernier. Il met ordre à ses affaires, arrête ses comptes
avec son voisin, « Monsieur Anthoine Studler van Zurich, sei-
gneur de Berghe », à qui il reconnaît « devoir justement neuf
mil livres, monnoye de ce pays, qui reviennent à plus de dix
mil cinq cents de la monnoye de France », pour lesquels il accepte
deux traites l'une « de cinq mil livres sur le sieur de Tremandan,
Malescot et leurs associez », l'autre « de quattre mil livres »
sur «Monsieur de la Chapelle Bouëxic»2. Tout ceci est «escrit à
Egmont le trentième jour d'Aoust, en l'an de grâce mil six cents
quarente neuf, et adressé à Monsieur Claude Picot, prieur de
Rouvre et demeurant présentement en la rue Geoffroy-l'Asnier
à Paris ». 11 laisse chez M. de Hogelande un coffre, contenant
des papiers et des lettres 3, en abandonnant à sa discrétion de
les brûler ou de les garder après sa mort, sauf celles de Voetius
au P. Mersenne, qui peuvent servir à parer à des calomnies
posthumes.
« Il quita, dit Baillet, sa chère solitude d'Egmond, le premier
jour de Septembre, pour venir à Amsterdam, où, après avoir
laissé son petit traité des Passions entre les mains du sieur
Louis Elzévier, pour l'imprimer durant l'autonne, il s'embar-
qua, n'ayant pour tout domestique que le sieur Henry Schluter
Allemand, qui avoit été auparavant à M. Picot et que M. Des-
cartes avoit été bien aise d'avoir à son service, tant à cause de
sa fidélité et de son industrie, que parce qu'il sçavoit passable-
ment le françois, le latin, l'allemand » 4 et même les mathéma-
tiques.
Plusieurs de ses amis de Hollande l'accompagnent : l'abbé
1. Qui avait rendu visite à Descartes à Egmond, sans que celui-ci eût bien com-
pris à quel personnage considérable il avait affaire. Cf. Œuvres, t. Y, p. 335.
2. Cf. Œuvres, t. V, pp. 406-409.
3. Il fut ouvert, trois semaines après la mort du philosophe, le 4 mars 1650,
en présence de Louis de la Voyette, « Gentilhomme françois ■>, de van Surek. de
Schooten le (ils et de de Rai \ .
4. Cf. Œuvres, t. V, p. 411, d'après Baillet, t. II, pp. 386-387.
678 DESCARTES EN HOLLANDE
Bloemaert, de Harlem, et, assurément, van Surck et Hogelande,
à moins qu'il n'ait été voir ce dernier à Leyde, en revenant de
chez Brasset, dont il alla prendre congé à La Haye. Le Résident
eut peine à reconnaître l'ermite d'Egmond déguisé en homme
de cour : « J'advoue, raconte-t-il, le 7 septembre 1649, 1 à Chanut
que, quand il me vint dire adieu avec une coiffure à boucles,
des souliers aboutissans en croissant et des gandz garniz de
nege, il me souvint de ce Platon qui ne fut pas si divin qu'il ne
voulust sçavoir ce que c'estoit de l'humanité et consideray
que le recez d'Egmond alloit jecter dans Stockholm un cour-
tisan tout chaussé et tout vestu. »
Cet amusant croquis de Brasset permet peut-être de rendre
compte d'une différence, qui ne laisse pas d'être surprenante,
entre les deux portraits de Descartes que possède le Musée du
Louvre 2, celui de Bourdon, fait à Stockholm (pi. XLIX), où le
philosophe apparaît bichonné, pomponné, bouclé, mignardise,
et la robuste toile, peinte à Harlem par Frans Hais (pi. XLVIII),
sans doute peu avant le départ, à l'initiative de l'abbé Bloe-
1. Œuvres, t. V, p. 411.
2. Je tiens à remercier ici MM. les Conservateurs du Louvre et en particulier
MM. Guilîrey et Demont, qui m'ont permis d'examiner de près les deux toiles
encore sans cadres, à leur retour de Toulouse. C'est une joie d'art des plus déli-
cates qu'ils ont réservée à un admirateur de Descartes et de Hais. Malheureu-
sement en comparant, même sur nos planches XLVIII et LI (frontispice),
le portrait de la collection Ny-Carlstad, à Copenhague, et celui du Louvre, on
comprend un peu les doutes qui ont été émis sur l'authenticité de ce dernier ; les
spécialistes jugeront. On serait tenté de dire que celui de Copenhague, que me
signala M. Six et que mon ancienne élève, M' van Ogtrop, a lait photographier
pour moi e>t l'ébauche d'atelier faite d'après modè'e et le tableau du Louvre, le
tableau plus« léché ■> fait sur l'esquisse. Malgré l'explication donnée ci-dessus, on
hésite, on se demandera si le tableau de Bourdon (pi. XLIX) représente vraiment le
philosophe. L'Université d'Amsterdam possède un Descartes que je produis
aussi pour la première fois (pi. XLVII). Il a peu de valeur artistique, mais
un grand caractère de vérité, et son intérêt réside dans sa. présence à Amster-
dam, parmi les collections anciennes de l'Université. Il a dû être commandé par
un Hollandais, amateur de philosophie.
Donnons une place à part au crayon de Schooten le jeune, le professeur de
Mathématiques à l'Université de Leyde, gravé en tète de sa traduction latine de
la Géométrie de Descartes (2e éd.) et qui lui a valu la critique que voici de la part
de son modèle (cf. Œuvres, t. V, p. 338) : « Pour le pourtrait en taille douce, vous
m'obligez plus que je ne mérite d'avoir pris la peine de le graver et je le trouve
fort bien fait, mais la barbe et les habits ne me ressemblent aucunement. » M. Adam
l'a reproduit en son t. XII, p. 358. M. Demonl veut bien m'écrire qu'un portrait de
Descartes a été signalé chez le marquis de ChHeaugiron (parent du philosophe, par
les femmes) en 1856, dans la Revue Universelle des Arts, t. IV. p. 507, notes. Il y a,
au musée de Stockholm, un autre portrait fait par Beck, un Hollandais, peintre de
la Reine (pi. L). On le trouvera reproduit également au t. XII, p. 5413. Je ne
mentionne que pour mémoire, et sans prétendre même esquisser ici une iconographie
de Descartes, celui qui est à La Haye, dans une collection particulière, et qui
provient d'Endegeest. Le professeur d'histoire de l'LTniversité d'Amsterdam, mon
ancien collègue, M. Six, qui a examiné la reproduction qu'en a publiée M. Bijhveld
dans le Leidsche Jaarboekje en 1909, est d'avis qu'il ne peut représenter Descartes
et tel avait été, dès l'abord, mon sentiment.
Planche \I.\ III.
Le portrait de Descartes par Fr. Hals
au Musée du Louvre.
Planche XLI\.
PoitïHWl DE DES( LRTES PAR Bpl RDON.
(Musée du Louvre).
CHRISTINE DE SUÈDE 679
maert, qui veut garder l'image de son ami. Le contraste est
plus violent encore avec la réplique, ou peut-être l'original,
conservée à la Galerie Ny-Garlstad, à Copenhague, et qui
constitue le frontispice du présent livre.
Jamais Frans Hais, parfois théâtral, tout en étoffes, en cha-
toiements et en coloris, n'a été plus intime et plus profond que
dans cette ébauche d'atelier, demeurée jusqu'à présent inconnue.
Les yeux, sous les paupières inégalement baissées, mais, toutes
les deux, lourdes, surmontées de sourcils à l'arc dur, scrutent
jusqu'au fond celui qui en cherche l'énigme. Le rictus amer
des lèvres à la moustache rare et à la mouche courte, est fait
pour le rebuter, à moins qu'il ne s'obstine, ne fixe à son tour
ces yeux pour voir ce qu'il y a derrière de délicate bonté et
d'intelligence vraiment royale.
La description de Baillet n'est pas très différente du portrait
de Hais : « Le corps de M. Descartes étoit d'une taille un peu
au-dessous de la médiocre... Il paroissoit avoir la tête un peu
grosse par rapport au tronc. Il avoit le front large et un peu
avancé, mais presque en tout tems couvert de cheveux jusqu'aux
sourcils. Il eut le teint du visage assez pâle, depuis sa naissance
jusqu'au sortir du collège ; après, il fut mêlé d'un vermillon
éteint ou passé, jusqu'à sa retraite en Hollande et, depuis, il
parut un peu olivâtre jusqu'à sa mort.
« Il portoit à la joue une petite bube qui s'écorchoit de tems
en tems et qui renaissoit toujours. Il avoit la lèvre d'en-bas
un peu plus avancée que celle de dessus, la bouche assez fendue,
le nez assez gros, mais d'une longueur proportionnée à sa gros-
seur ; les yeux d'une couleur mêlée de gris et de noir ; la vue
fort agréable, si ce n'est qu'elle parut un peu trouble dans
les dernières années, quoi qu'elle fût bonne jusqu'à la fin de
ses jours.
« Il avoit le visage toujours fort serain et la mine affable,
même dans le fort de la dispute, le ton de la voix doux, entre
le haut et le bas, mais peu propre à pousser un long discours
sans interruption, à cause d'une foiblesse de poitrine et d'une
petite altération de poumon qu'il avoit apportée en naissant, m1
Les cheveux noirs sont-ils les siens ? non. Il avait depuis
1. Baillet, Vie de Descarlrs, t. II, p. 4 15-4-IG. d'après les relations manuscrites et
des mémoires de Borcl et de Clcrselier (cité dans Œuvres de Descartes, t. XII,
p. 620, note a).
680 DESCARTES EX HOLLANDE
plusieurs années adopté la perruque : « Il aimoit à se voir pro-
prement coëffé, mais sans faste et sans luxe ; ses perruques se
faisoient toujours à Paris, même lors qu'il étoit en Suéde. Mais
elles différoient peu de la forme des cheveux qu'il s'étoit fait
couper. Il avoit soin seulement de recommander que l'on n'y
mît point de cheveux teints, parce qu'ils changent trop tôt
de couleur, mais qu'ils fussent naturellement noirs, et qu'on y
en mêlât quelques uns de gris. Il se faisoit toujours raser, en
Hollande et ailleurs, à la manière de France. Il suivoit moins
les modes qu'il ne s'y laissoit entraîner. » *
Après toutes ces précautions, le testament, les portraits,
après les adieux, ce n'était certes pas sans regrets qu'il voyait,
du château de poupe, disparaître les hautes tours d'Amsterdam,
la \Yesterkerk, près de laquelle il avait habité, la Xieuwe Kerk,
et la tour des pleureuses (Schrijerstoren), ainsi nommée, dit-on,
des larmes qu'y versent les femmes de marins sur leurs maris
qui s'en vont ou dont elles attendent en vain le retour. Là
il avait vécu longtemps dans les premières années de son
séjour en Hollande, quand il se plaisait, dans sa chambre de la
Kalverstraat, philosophe inconnu, à essayer de déchiffrer les
énigmes de la nature. Il était plus heureux alors, sans doute, en
son obscurité, dans la joie des découvertes, dans la révélation
angoissante d'un nouveau système du Monde, que maintenant,
chargé de gloire par les uns, d'anathèmes par les autres, allant
tenter à cinquante-quatre ans, si loin de sa Touraine natale,
une fortune nouvelle.
Arrivé au début d'octobre 1649, les désillusions l'accueillent.
D'abord, il lui manque son introducteur Chanut, attardé en
France, d'où il ne repasse par Amsterdam qu'au commencement
de novembre. L'ambassadeur lui-même est déçu de n'y trouver,
au lieu du philosophe, que Saint-Amand, le poète-goinfre, avec
Verpré, « qui ne. lairront point aigrir le vin dans les bou-
teilles », 2 en attendant le départ pour Hambourg.
D'autre part Christine, qui a mieux à faire en ce moment,
ne l'a encore reçu que deux fois en cinq jours. Peut-être a-t-il
été déçu par son physique, car sa taille est aussi « un peu au
dessous de la médiocre », comme dit poliment Chanut 3, et elle
1. Œuvres de Descartes, t. V, p. 335, d'après Baillet, II. 446-447.
2. Brasset, dans une lettre citée au t. V des Œuvres de Descartes, p. 445.
3. lbid., t. IV, p. 539, d"après Baillet, II, p. 303-308.
CHRISTINE DE SUÈDE 681
s'obstine à ne porter que « des souliers à simple semelles, d'un
petit maroquin noir tout semblables à ceux des hommes». Elle
est mal habillée, s'étant vêtue en un quart d'heure avec « le
peigne seul et un bout de ruban » pour toute coiffure, dans un
complet « mépris du soin de sa personne » ; « il ne restoit
presque aucune apparence de son sexe, lors qu'elle étoit couverte
d'une hongreline avec un petit collet comme les hommes » et
elle n'a que faire des « desabillés parfumez », que lui envoie
Mazarin, à la demande de notre ambassadeur l. Son mauvais
goût se marque encore en ceci qu' « elle faisoit apprendre à
chanter à ses demoiselles suédoises les plus dissolues chansons
qui se chantassent en France, et, quand elle estoit en ses humeurs
gaies, elle disoit à Mr de la Tuillerie : « M. l'ambassadeur, je
vous veux faire entendre la musique de mes filles » et, le menant
dans son cabinet, elle faisoit chanter ces chansons-là par ses
filles lesquelles, n'entendant pas le françois, les chantoient
d'aussy bone foy que si c'eust esté quelques chansons bien
sérieuses. » 2
Son visage est assez affable et un peu pensif, mais à la moindre
irritation prend « un certain air troublé qui... ne laissoit pas
de donner de la terreur à ceux qui le regarcloient. »
Il est vrai que son esprit sort du commun, mais cela ne suffît
pas toujours ; elle n'a pas encore la moindre initiation à la
philosophie cartésienne ni à aucune, autre, et est tout empê-
trée à « cultiver la langue Grecque » 3 que lui enseigne Isaac
Vossius, le fils de Gérard, le professeur d'Amsterdam, que
Descartes connaît assurément.
Celui-ci se sent incommodé par l'air de la cour et il se
promet de dire à la Reine franchement ses sentiments, même
« s'ils manquent de luy estre agréables ». On a voulu tout de
suite le mettre aux servitudes de cour, mais il a au moins
obtenu de Monsieur Fr[einshemius] de n'aller au Château
qu'aux heures qu'il plaira à sa Majesté de lui donner a pour
avoir L'honneur de luy parler >. Il se promet déjà de repartir
« l'esté prochain ».
1. Œuvres, t. IV, p. 379.
2. Ibid., p. 542. L'anecdote est racontée par le Bis Saumaîse, M. de Saint-Loup,
qui lui aussi était passé de Hollande en Suède pour y être enseigne aux Gardes. Il
y a un intéressant dossier de lettres manuscrites à son sujet, à la Bibliothèque de
l'Université d'Utrecht.
3. Œuvres, t. V, p. 430.
682
DESCARTES EN HOLLANDE
Christine, pour le fixer, parle « de le faire naturaliser et de
l'incorporer à la Noblesse suédoise », mais, tout nomade qu'il
est, le philosophe a « le cœur bon françois » 1 et, s'il a écrit à
Christine, un jour, que s'il était « né Suédois ou Finlandois »,
il ne pourrait être avec plus de zèle ni plus parfaitement... etc.,
ce n'était que pour obtenir une jolie finale de lettre.
La proposition en question eut surtout pour effet de le for-
tifier dans son dessein de rentrer en France, surtout que, en
plein hiver, et auprès des grands lacs, d'où souffle la bise, le
service commençait à devenir pénible. Il fallait se trouver dans
la bibliothèque de la Reine, tous les matins, à cinq heures. Quel-
ques heures de sommeil à elle lui suffisaient, elle entendait
qu'il en fût de même pour ses sujets et se préoccupait peu de
ce que le philosophe eût contracté, depuis le collège, l'habitude
des grasses matinées favorables à la méditation couchée.
Encore si elle n'avait exigé de lui que des dissertations sur
le Souverain Bien ou sur le bien des Souverains, mais, pour elle,
un philosophe était un homme à tout faire et elle n'hésita
pas à lui commander une comédie et un ballet, que la reine
dansa, le 19 décembre, et qu'il composa en vers et en prose 2,
d'ailleurs de bonite grâce, rivalisant ainsi avec ce fou de Brégy
qui l'amuse, mais le déconcerte.
Le barbon avait beau faire le courtisan, la reine préférait
le jeune Vossius, qui avait trente-deux ans et savait du grec
autant qu'homme de Hollande. On assure que Descartes aurait
dit assez durement à Christine « qu'il s'estonnoit que S. M.
s'amusast à ces bagatelles ; qu'il en avoit appris tout son saoul,
estant petit garçon dans le Collège, mais qu'il estoit bien aise
d'avoir tout oublié en l'aage de raisonner ». 3
Le grec, ce n'était pas seulement Vossius, c'était aussi Aris-
1. Expression de Brasset à Descartes (Œuvres, t. V, p. 297) : ; Néant moins,
comme vous avez le coeur bon françoys et pareillement charitable, je ne doubte
point crue vous ne soyez attendry par le récit de nos combustions », et, le 4 décem-
bre 1647 (cf. ibid., p. 93) : « Vous estes trop bon françoys pour ne vous pas inquietter
de la maladie du Rov. »
2. Cf. Œuvres, t. V, pp. 458-459. Un distingué critique. M. Thibaudet, lecteur de
français à l'Université d'Upsal, vient d'en retrouver le texte, qu'il a publié dans
La n<vue de Genève, d'août 1920, avec M. .1. Nordstrom. D'autre part, M. Huet
veut bien me signaler une comédie du « citoyen » Bouilly (J. N.), René Descartes,
Irait historique en deux actes et en prose ; Paris, An cinquième de la République (B. N.
Y th. 15304, in-18°) qui n'a d'ailleurs d'historique que le nom : on y voit Voétius,
personnage heureusement muet, persécuter René Descartes, « âgé d'environ 45 ans»
sous Maurice de Nassau (!), également mis en scène. Cf. France-Hollande,
octobre 1920, pp. 105-106.
3. Ibid., p. 460.
Planche L
l'ol;ll;\ll DE DESCARTES PAU IlliK.
i Musée de Stockholm |.
LES DERNIERS MOMENTS 683
tote, c'est-à-dire l'ennemi de toute sa vie et qu'il lui fallait
rencontrer encore sur sa route, au moment où il l'avait presque
achevée. Il se sent de plus en plus seul, délaissé, inutile, presque
en disgrâce.
Rien de plus navrant, de plus désabusé que sa dernière lettre,
celle qu'il écrit à Brégy de « Stockholm, le 15 janvier 1650 » 1 :
« Depuis les letres que j'ay eu l'honneur de vous escrire, le
18 Décembre, je n'ay vu la Reine que quatre ou cinq fois, et
c'a tousjours esté le matin en sa biblioteque, en la compagnie
de Monsieur Fransheimius... Il y a quinze jours qu'elle est
allée à Upsale, où je ne l'ay point suivie, ny ne l'ay pas encore
veue depuis son retour... »
« Il me semble que les pensées des hommes se gèlent icy, pen-
dant l'iryver, aussy bien que les eaux...»; «je vous jure que le
désir que j'ay de retourner en mon désert s'augmente tous les
jours de plus en plus... Ce n'est pas que je n'aye tousjours un
zèle très parfait pour le service de la Reine, et qu'elle ne me
tesmoigne autant de bienveillance que j'en puis raisonnable-
ment souhaiter. Mais je ne suis pas icy en mon élément et je
ne désire que la tranquillité et le repos, qui sont des biens que
les plus puissans Roys de la terre ne peuvent donner à ceux
qui ne les sçavent pas prendre d'eux mesmes. »
On dirait que ces paroles ont l'accent grave, et mélancolique
des voix qui vont se taire. La tranquillité et le repos, il allait les
trouver en cette froide Suède, mais dans le linceul de l'éternité.
Voici la traduction du récit que Schluter, son domestique,
envoya en hollandais 2 à Schooten et que celui-ci communiqua
plus tard à Rembrantz, le paysan astronome : « Le trois février,
à quatre heures du matin, comme Monsieur Descartes se pré-
parait à se rendre, ainsi que tous les matins à la même heure,
dans la bibliothèque delà Reine, même par les plus grands froids
(or, depuis longtemps, disaient les Suédois, il n'y en avait pas
eu d'aussi rigoureux, ce qui doit avoir été cause de sa mort),
il fut pris d'un violent accès de fièvre, qui venait, remarquait-il,
ex sua pituita... il avait en même temps très froid et grand
mal à la tête et ne prit, de la journée, que trois ou quatre cuil-
1. Œuvres, t. V, pp. 466-467.
2. On trouvera le texte original dans le Supplanenl aux Qùirres de Descartes
(1913), p. 35. La dernière phrase de notre adaptation est en tète du récit de
Schluter.
684 DESCARTES EX HOLLANDE
lerées d'eau-de-vie, après lesquelles il dormit deux jours entiers.
Le Vendredi, nous avons pu lui donner une soupe au vin, mais
il commença à se plaindre de violentes douleurs dans le côté,
au point de ne pouvoir rattraper son souffle, et ces douleurs ne
firent qu'augmenter, dégénérant en fièvre violente et en pleu-
résie, sans qu'il y voulut croire. Le lundi la reine lui envoie
son médecin, qui lui prescrit de bons remèdes et une saignée,
mais Descartes lui répond qu'il n'a pas de sang à perdre [ Mes-
sieurs, épargnez le sang français », disait-il] * et qu'il ne veut
pas d'autres remèdes que ceux qui viennent de la cuisine.
Toutefois enfin, il se laisse faire par trois fois, mais la saignée
ne donne que du sang déjà corrompu et tout jaune et cela ne
servit à rien. Il est mort hier [11 février 1650], entre trois et
quatre heures. »
Voilà, dans sa nudité, le récit de ce simple. Que Descartes ait
communié, c'est certain ; qu'il ait prononcé pour les amis qui l'en-
touraient « des discours fermes et pieux. . . dignes d'un homme non
seulement philosophe, mais religieux » 2, c'est possible, mais non
assuré. Un philosophe n'a-t-il pas le droit de mourir comme
un autre, troublé, râlant, dans les affres d'une agonie, suivie
d'un brusque apaisement, où il ne reste plus rien, du moins sur
cette terre, de cette lucide conscience dont l'Univers même
s'illumina ? C'est cette idée que développa Christian Huy-
gens, le fameux physicien, fils de Constantin, dans un poème
français qui est l'adieu de la Hollande à celui qui l'enrichit de
sa présence :
Epitaphe de Des Cartes par Clir. Iluygens 3.
Sous le climat glacé de ces terres chagrines,
Où l'hiver est suivi de l'arriere-saison,
Te voici sur le lieu que couvrent les ruines
D'un fameux bastiment qu'habita la Raison.
Par la rigueur du sort et de la Parque infâme,
Cy gist Descartes au regret de l'Univers.
Ce qui servoit jadis d'interprète à son aine
Sert de matière aux pleurs et de pâture aux vers.
1. Cf. A. Baillet. La vie de Descartes, t. II, p. 418.
2. Œuvres, t. V, p. 474. Lettre de Chanut à Elisabeth.
3. Envoyée par lui à son frère Constantin le jeune, dès le 29 mars 1650. Christian
avait alors vingt et un ans, étant.né le 14 avril 1629. Comme Descartes avait pressenti
le génie de Pascal, il pressentit aussi celui de Christian, alors que ce dernier n'avait
pas dix-sept ans. Il écrit en efïet à de W'ilhem, le 15 juin 1646 : < Il y a quelque temps
que le Professeur Schooten m'envoya un escrit que le second fils de Mr de Zuy-
ÉPITAPHE DE DESCARTES PAR CHR. HUYGENS 685
Cette ame qui tousjours, en sagesse féconde,
Faisoit voir aux esprits ce qui se cache aux yeux,
Après avoir produit le modèle du monde,
S'informe désormais du mystère des cieux.
Nature, prends le deuil, viens plaindre la première,
Le Grand Descartes, et monstre ton desespoir ;
Quand il perdit le jour, tu perdis la lumière :
Ce n'est qu'à ce flambeau que nous t'avons pu voir !
Christ. Huygens, 1650.
lichem avoit fait touchant une invention de Mathématique qu'il avoit cherchée, et
encore qu'il n'y eust pas tout à fait trouvé son conte (ce qui n'estoit nullement
estrange, pource qu'il avoit cherché une chose qui n'a jamais esté trouvée de per-
sonne), il s'y estoit pris de tel biais que cela m'assure qu'il deviendra excelent en
cete science", en laquelle je ne voy presque personne qui sçache rien. » (Cf. Œuvres,
t. IV, p. 436). Selon le père, DescaVtes le disait de son sang (cf. lbid.,t. X, p. 631).
Je reproduis 1? poème du physicien hollandais, sans chercher à en corriger les
vers mal rythmés ; il y en a assez d'admirables pour faire pardonner ceux-là à
un jeune Hollandais écrivant en notre langue. Dans les Œuvres de Dascartes, la
pièce de Huygens est au t. V, p. 480.
FIN
DU
LIVRE III
CONCLUSION
Il y a un passage de la correspondance de Descartes que
nous n'avons pas cité et qui est assez singulier, c'est celui où
il raconte la visite qu'il fit, probablement en 1637, avec deux
de ses amis \ « à une lieue de Leyde pour voir, par curiosité,
l'assemblée d'une certaine Secte de gens, qui se nomment Pro-
phètes et entre lesquels il n'y a point de Ministre, mais chacun
presche qui veut... soit homme ou femme, selon qu'il s'imagine
estre inspiré... Une autre fois nous fusmes entendre le Presche
d'un Ministre Anabaptiste, qui disoit des choses si impertinentes
et parloit un françois si extravagant que nous ne. pouvions
nous empescher d'éclater de rire. »
Soyons plus graves cette fois que le philosophe, mais suivons-
le. Les anabaptistes qu'il va voir et qui sont Français ou Wal-
lons, puisque c'est en notre, langue qu'on leur prêche, c'est à
Warmond qu'ils demeurent, nous le savons par les Sorberiana.
Quant aux « Prophètes », ce sont à toute évidence les « Colle-
gianten » de Rhijnburg.
Il n'y a pas en Hollande de Colline inspirée, pour l'excel-
lente raison qu'il n'y a pas de collines, mais pourtant « il est
des lieux où souffle l'esprit » 2 et la campagne qui s'étend de
Leyde à la mer en contient au moins trois. Il n'est pas possible,
quand on passe de l'un à l'autre, de ne point les rapprocher en
pensée, plus encore qu'ils ne le sont dans la réalité: Endegeest,
Rhijnburg, Warmond.
Partez de Leyde, prenez la rouie qui va vers la nier: au bout
d'un quart d'heure, engagez-vous sous l'allée sombre des ormes,
qui s'ouvre à votre gauche, vous arriverez au château d'Ende-
1. Œuvres de Descartes, t. 1T, pp. (îl9 à 621.
2. Maurice Barrés, La Cvllinc Inspirée (1913), p. 1.
688 ÉCRIVAINS FRANÇAIS EN HOLLANDE
geest : les arbres semblent s'y répéter encore les dialogues de
notre Platon. Revenez sur la route, reprenez-la, dans la direction
de la mer; après une demi-heure, vous serez à Rhijnburg, ce
qui veut dire château sur le Rhin. Vous en chercherez un en
vain, mais vous trouverez mieux. Tapie parmi les jardins,
encadrée de fermes blanches et basses, à toit rouge et à volets
verts, nullement différente d'elles, si ce n'est qu'elle est plus
modeste et plus humble, vous trouverez une masure : c'est la
maison de Spinoza. Ferme de Rhijnburg, petit château d'Ende-
geest, palais immenses dont les pensées des philosophes qui y
logeaient, reculaient les murs jusqu'aux étoiles. Le monde
habite là.
Or, si Spinoza a choisi Rhijnburg, c'est pour la même raison
que Descartes a choisi Endegeest, c'est parce que dans « ces
fins de terre », les pensées hétérodoxes fleurissent librement.
Chassé d'Amsterdam par la Synagogue, Spinoza se met à l'ombre
de ces illuminés qu'a visités Descartes, ces « Collegianten », qui
sont aussi parmi les précurseurs de la pensée libre. Un des nôtres,
un Français, nommé Poiret, ira mourir à Rhijnburg, avec sa
secte, en 1719.
Ainsi de Warmond, troisième point de ce triangle mystique,
et où un autre Français, bien illustre celui-là dans l'histoire
des idées religieuses, le Père Quesnel, va s'éteindre, à la même
date, et repose encore en son cimetière d'exil.
Les routes de l'épopée française, a démontré Bédier, sont
jalonnées par des tombeaux, tombeaux de saints, tombeaux
de preux, d'où, selon les récits du moyen-âge, germent souvent
des branches fleuries. Xe les laissons pas dépérir, ces précieux
rameaux de la légende. Xe laissons pas, abandonnées et privées
de l'hommage de notre souvenir, aucune des sépultures où dorment
les grands Français qui, à la terre étrangère, loin du soleil doré
qu'ils regrettaient, ont apporté des rayons de sa féconde lumière.
De Grave au Limbourg et du Limbourg à Grave, à Bréda
ou à Bois-le-Duc, cherchons les lieux où ils sont morts ces
soldats de la «liberté belgique >, du Hamelet, Montmartin, La
Gravelle :
Que si leurs années
Furent icy bas,
Parmy les combats
Trop tost terminées,
Au moins que leur los
CONCLUSION 689
Réduit en mémoire,
Couronne leurs os
D'immortelle gloire.
Prenons le chemin des tombes. Que nos amis de Maestricht
retrouvent celle de Saumaise, comme nous avons, dans l'Église
de Saint-Pierre, dégagé celle de notre immortel Scaliger.
Que partout surgissent des pierres commémoratives ou, à
leur défaut, que des pèlerinages littéraires s'organisent aux
lieux que les nôtres ont illustrés, à Franeker, à Harderwijk, à
Egmond, à Deventer, à Utrecht, dans lesquels vécut Descartes, à
Amersfoort. qui est comme l'asile du Jansénisme français, à
Amsterdam, où l'ombre de Descartes peut aussi rencontrer l'ombre
de Spinoza, mais surtout à Leyde, dont nos étudiants ont
oublié le chemin, et où ils furent jadis si nombreux que partout
dans les rues retentissaient ou les « A Diu sias ! » ou les « Dieu
vous conduise !" ».
Entrez avec respect, non pas seulement dans l'Église Saint-
Pierre, où reposent Scaliger, Polyander, de l'Escluse, près de
Christian Huygens, ce qui est un symbole encore, mais dans
le vieux cloître qui abrite l'Université. Songez que dans cette
salle de philosophie fréquenta Guez de Balzac, et que dans un
même amphithéâtre, on vit se pencher curieusement sur les
cadavres et assister à la « Leçon d'Anatomie », en 1615, le
« libertin » Théophile, en 1637, le croyant Descartes. Vovez
passer devant la loge du « Pedel » ou bedeau, alors Louis Elzevier,
moitié concierge, moitié libraire, la toge traînante de Doneau,
la robe rouge à col d'hermine du petit vieillard à barbe blanche,
Joseph Juste Scaliger, « lumière de cette Université ».
En ce lieu surtout l'on comprendra combien la pensée fran-
çaise et la pensée hollandaise ont été, dans la première moitié
du xvne siècle, intimement et étroitement mêlées, comme
l'étaient, sur terre, leurs armes, et sur mer, leurs pavillons, et
l'on sera tenté d'écouter, dans l'une et l'autre nation, la voix
impérieuse du passé, pour lui demander des inspirations pour
le présent et des directives pour l'avenir.
FIN
44
PIÈCES JUSTIFICATIVES
I
[page 43] ODE PINDARIQUE SUR LE VOYAGE
FAIT PAR L'ARMÉE DES ESTAIS
DE HOLLANDE AU PAIS DE LIEGE
L'AN 1602. ITEM SUR LA PRISE
DE GRAVE1.
STROPHE I
Piqué d'un sainct aiguillon
Qui vient agiter mon âme,
Bouffi de l'enthousiâme
Du doux sonnant Apollon,
Imbu de Feau qui découle
De la corne du cheval,
De qui le brillant christal
En cent petits plis se roule
Sur le pré, verd à jamais,
Du beau mont à deux sommets,
ANTISTROPHE
Je veux repousser les airs
D'une clameur Stentorée
Jusqu'à la voûte etherée,
Je veux enfanter des vers
En faveur du grand voyage,
Où ce nourrisson de Mars
Conduisoit nos estandards,
Maurice, honneur de nostre aage ;
Puis je veux chanter comment,
D'un terreux retranchement,
ÉPODE
('.est Héros tant brave
[page 44] Brida l'Amirand
Et son ost courant 2
Au secours de Grave,
Faisant ses aprests
1. Le commentaire de cette pièce de Jean de Schelandre ayant été donné
dans le corps du Livre I, les notes qui suivent ne se rapporteront guère qu'à
l'établissement du texte. Celui-ci reproduit, sauf indication contraire, l'édition
de 1608 (Tijr cl Sidon, Tragédie ou les Funestes Amours de Belear et Meliane avec
autres Meslanges Poétique (Bibl. Nat., Kés. Vf. 4264), par Daniel d'Aïuhcres, Gen-
tilhomme verdunois. Paris, Jean Micard, 1608). La ponctuation est modernisée:
les « i » et les i u » remplacés, quand il y a lieu, par des t j » et des « V ». Je n'ai
ajouté d'accent aigu que sur P - e > fermé tonique. La pagination est celle de
l'édition.
2. Edition 1608 : lioste *. où l'«ei est fautif. Allusion aux événements qui seront
racontés plus loin par le poète.
694 PIÈCES JUSTIFICATIVES
Avec un tel ordre
Qu'il ne fust après
Forcé de démordre.
STROPHE II
Le ciel, rendu plus serain,
Pour r'estaller sa richesse,
De sa féconde Maistresse
Avoit esmaillé le sein.
Jà dans la verte ramée
Se nichoit maint oyselet ;
Un petit zephir follet,
Caressant sa Flore x aymée,
Frisoit son poil nouvellet
D'un souspir mignardelet.
ANTISTROPHE
Les Estats, trop ennuyez
De voir que le chappeau rouge
D'entour Oostende ne bouge,
Siégeant ses murs poudroyez,
Mettent leurs gens en campagne,
Comme oyseau de Jupiter
Pour faire prise quitter
A ces corneilles d'Espagne.
Le Brabant nous traversons
Et droit à Liège passons.
ÉPODE
Soubs tant de charettes
La terre fremist
Et le ciel gemist
Au son des trompettes,
[page 45] La Meuse ne peut,
Par nous retenue,
Payer son tribut
A la mer chenue.
strophe m
L'Arragonnois un peu froid,
Ne nous osant entreprendre
En plain camp, nous vint attendre
Sur un malaisé destroit.
Pour nous arrester, il gaigne
Le trop avantageux bord
D'un petit fleuve qui dort
Près d'une large campagne,
Et pour bouclier contre nous
Se targua de son flot doux.
1. Edition 1608 ; « Filorc », faute d'impression.
ODE PINDARIQUE DE J. DE SCHELANDRE 695
ANTISTROPHE
Ainsi pourroit quelquefois
Une paresseuse vache
Braver la mine bravache
Du plus fier hoste des bois,
Sur le sueil de son estable,
Quand, de pied ferme attendant,
D'un lionceau gros grondant
La fureur espouventable
Luy présente seulement
Un front armé durement,
ÉPODE
Lionceau qui crève
Bouillant de courroux,
Qui son poitral roux
Hérissant esléve,
Qui les flancs se bat
Des nœuds de sa queue l,
Huchant au combat
[page 46] La beste cornue.
STROPHE IV
Son Excellence voyant
Sa prime en reprise vaine,
S'estant campé dans la plaine,
L'ennemy va deffiant.
Desjà le genest à l'erte,
A pleins naseaux hannissant.
Fougueux 2, l'oreille dressant,
Frappe du pied l'herbe verte,
Eschauffé d'un beau désir
De combattre à son plaisir.
ANTISTROPHE
Jà la sanglante Enyon
Pour la bataille s'appreste,
Faisant reluire la creste
De son guerrier morion ;
Mais ceste belle espérance,
Naissant au cœur des soldats,
En fin ne succéda pas,
L'autre manque d'asseurance,
Comme un regnard casanier
Se tapit en son terrier.
ÉPODE
Bien qu'égal de nombre,
Son peu de valeur
1. La rime est en « iïe ». Dans l'édition, le tréma est cependant sur 1' « e » final.
2. Ed. 1608 : « Fougoux »,
696 PIÈCES JUSTIFICATIVES
Le met en frayeur
D'un second encombre ;
Ce tant brusqu'abord,
Suivi de victoire,
Aux champs de Nieuport,
Luy vient en mémoire.
strophe v
Trois fois l'astre Delien
[page 47] Fraya sur nous sa carrière,
De rayons de sa crinière
Dora le rond terrien
Et, dans la mer ondoyante,
Jà pour la quatriesme nuict,
Chaleureux avoit conduit
La charette flamboyante,
Ja soubs un voile noirci,
Le monde estoit obscurci ;
ANTISTROPHE
Le sommeil charme-travaux,
D'une liqueur distilée,
La paupière avoit colée
Du grand César de Xassaux,
Lors, songeant, il vit paroistre
Le Dieu qui, pour ses esbats,
Se plaist parmy les combats,
Qui, de sa nerveuse dextre,
D'un coutelas grand et beau
Luy presentoit le pommeau,
ÉPODE
Serrant une targe
Au senestre bras,
Qui couvroit en bas,
De son ombre large,
Les murs importants
D'une forte place,
Que jà de longtemps
Un Prestre menace.
STROPHE VI
• Mon fils, dit-il, ne feins pas
De retourner en arriére ;
Dresse la pointe guerrière
De tes indontez soldats
[page 46] Contre quelque forteresse
Et, vivement guerroyant,
"Va la Gueldre nettoyant
De ceste engeance traistresse,
Puis que le sort envieux
N'a pas secondé tes vœux.
ODE PIXDARIQUE DE J. DE SCHELANDRE 697
ANTISTROPHE
Plustost les Chevreuils craintifs,
Quittants des forests ombreuses l
Les cavernes ténébreuses,
Paistront au sein de Thetis,
Plustost l'horrible baleine
Viendra brosser aux forests,
Quittant le sein tout exprés
De la bouillonnante plaine,
Plustost l'aigle ravissant
Craindra le pigeon passant,
Que jamais se rende
A ces basanez,
Contre elle obstinez,
Ta superbe Oostende ;
Elle est à couvert
Soubs ceste rondelle,
Ne craignant Albert
N'y son Isabelle.
STROPHE VII
A tant le père ayme-sang
Se guinda vers l'Empirée,
Hastant sa coche tirée
Par lions à double rang,
Coche qu'un cliquetis d'armes
Va tousjours environnant,
Un tonnerre cannonant
[page 47] Une espouvante d'alarmes,
Puis, le sommeil chasse-ennuy
Se retira quand et luy.
ANTISTROPHE
L'Hercules des Hollandois,
Esveillé devant l'Aurore,
Le Roy tout puissant adore,
Comme cognoissant sa voix
Favorablement certaine,
Puis courageux, ensuivant
L'oracle non décevant,
Tous ses drapeaux il remeine
Vers la forte garnison.
Qui garde en toute saison
De Grave les terres
Et, comme un Autour,
1 Ed. 1608 : « ombrageuses ». Ma correction est imposée par la mesure du vers.
698 PIÈCES JUSTIFICATIVES
Estend à l'entour
Quatre fortes serres
Sur ceste perdrix,
Qui, fort désirable,
A beaucoup d'esprits
Sembloit imprenable.
strophe vin
Sur les fromenteux seillons,
Près de l'ombreuse fueillade,
Logea sa belle brigade,
Cinq aguerris bataillons,
Mais, sur la plaine jonchée,
Près des marests limonneux,
De Guillaume 1, sage preux,
La bande y fut retranchée
Et du beau Prince Henry
Aussi bien né que nourri.
[page 48] antistrophe
Là, sur toute nation,
Parmy cette grande armée,
Parust la fleur renommée
Des nepveux de Francion,
La noblesse aux armes duite
Des indontables François,
Qui, par La Noue 2 autrefois.
Et par Chastillon conduite,
De Dommarville despend,
Digne d'un fardeau si grand.
ÉPODE
Et de ce Bethune
De qui le Démon
Promet à son nom
Plus belle fortune,
De qui le grand cœur,
Plein de belle audace,
Seconde l'honneur
• De sa noble race.
STROPHE IX
Plus loin de là sont butez
Les fantassins d'Angleterre,
Où la Hollandoise terre
Jette les commoditez.
1. En petites capitales dans le texte, ainsi que les noms qui suivent : Henry, La
Neve, Chastillon, Dommarville, Bethune.
2. Ed. 1608 : La Neve. La correction en « La Noue » ne porte que sur le premier* e »
remplacé par un « o » et est fondée sur l'histoire des régiments français, telle
qu'elle a été retracée plus haut, pp. 26 et s.
ODE PINDARIQUE DE J. DE SCHELANDRE 691)
Par ce lieu, la providence
Des Sénateurs bien liguez,
Sur les soldats fatiguez,
Espandit toute abondance,
Là, les superbes Anglois
Tremblent grand Veer x, sous ta voix.
ANTISTROPHE
Mais des Julesques 2 l'honneur,
Ernest, le miroir des Princes,
[page 49] L'Achilles de ces provinces,
Et d'Espaigne la frayeur,
Peupla la digue terreuse
Et le petit fort quitté,
Séparé de la cité
D'un seul contour de la Meuse ;
Touts ces quartiers au dehors
Furent conjoincts en un corps.
Si longue muraille,
Tant de garnisons
Fermant de gasons
Un champ de bataille,
Rompirent le cours
De leur admirande,
Menant au secours
Multitude grande.
strophe x
Près de nous il se logea
Et, de la part que le fleuve
Les champs de Mastricht abreuve,
Nostre ost assigeant siégea,
Gallante Rodomontade,
Si son courage abaissé
Tel dessein n'eust délaissé
D'une Espagnolle boutade
Et, de nostre ombre craintif,
Quitté tout preparatif.
ANTISTROPHE
Mais, pauvres gens, dites moy,
Qui vous esmouvoit de faire
Si notable vitupère
A l'orgueil de vostre Roy ?
Avoir fait si belle monstre,
1. Ed/1608 : « VVer » ; sans doute faute d'impression pour « Veer », qui est la forme
courante du nom du général anglais François Vere dans les documents hollan-
dais.
2. Ed. 1608 : « Judesques ».Cf. plus haut, pp. 78-79.
700 PIÈCES JUSTIFICATIVES
[page 50] Nous avoir veiis de si près
Pour éviter par après
Le devoir d'une rencontre,
Se retirer sans subject !
O l'admirable project !
Que si la foiblesse
D'un si grand amas
Redoutoit le bras
De nostre noblesse,
C'estoit vostre honneur,
Sans monstrer la teste,
De masquer la peur
D'une excuse honneste.
STROPHE XI
Je sçay qu'au creux infernal
L'un de vos pères Monarques,
Voyant sur le doigt des Parques
Vostre infortune fatal,
Requist au Roy des ténèbres
Qu'il despeschast les frayeurs
Pour s'emparer de vos cœurs
Pleins d'entreprisefs] funèbres,
Car c'est là le seul pouvoir
Qu'en ces lieux il peut avoir.
ANTISTROPHE
Mais l'Eternel qui, d'en haut,
Avisa toute une armée
Concordément animée
Pour attendre cest assaut.
Qui vit nostre chef en armes,
Ce Comte Hollac l si vaillant
Et tout le champ fourmillant
De six milliers de gendarmes
[page 51] Qui vit border nos fossez
De bataillons hérissez,
Tourne la fortune
(Dit ce Père doux),
Sens dessus dessous,
Sa roue importune,
Laisser je ne veux
A son inconstance
Sur ces miens nepveux
Aucune puissance. »
1. Ed. 1608. « Hollac ». Hollac est la forme française de Hohenlohe.
ODE PINDARIQUE DE J. DE SCHELANDRE 701
STROPHE XII
Les demy-Mores honteux
D'avoir porté les eschelles,
Les picqs, les planches, les paisles,
Pour un effon helliqueux,
Puis d'avoir fait la retraicte
Parmy l'horreur de la nuict,
S'estre espouvantez au bruit
D'une sourdine secrette.
Logent dés le lendemain,
Dans leurs cabanes, Vulcain.
ANTISTROPHE
Nostre sage Agamemnon,
Délivré de tant d'affaires,
Presse les murs adversaires
D'un plus poignant esperon.
Si qu'après trente journées
Fismes à l'extrémité,
Desloger de la cité
Leurs phalanges mal-menées,
Non sans perdre en cest honneur
Testes de grande valeur :
[page 52] -Mais quoy ? gens de guerre,
« Tant chefs que soldats,
« Semblent en ce cas
« La tasse de verre,
« Que son maistre veut
« Souvent estre veue,
« Qui durer ne peut
« Tant de fois tenue.
STROPHE XIII
Muse, mon sacré soucy,
He ! de grâce que la flame,
Qui tient en fureur mon aine,
Ne s'estaigne point icy.
Que ton souffle, ma mignonne,
Qui travaille, violent,
Mon estomach panthelant,
Au besoin ne m'abandonne,
Plustost emply mon cerveau
D'un Apollon tout nouveau.
ANTISTROPHE
Mon cœur, ne permets-tu pas
Que, sur mes chordes, je range
Du bon Du Puis » la louange,
1. Du Puis, ainsi que les noms suivants, est imprimé eu romaine, alors que le
texte est en italique. On remarquera que les petites capitales ont été réservées aux
^02 PIÈCES JUSTIFICATIVES
Du Puis, l'amour des soldats ?
Que, baignant en pleurs, je sonne
Le dommageable destin
D'Hamelet et Mont-Martin,
Et qu'encor je mensionne
Lagravelle en qui les Dieux
Estallerent tout leur mieux ?
ÉPODE
Que si leurs années
Furent icy bas,
Parmy les combats,
[page 53] Trop tost terminées,
Au moins que leur los,
Réduit en mémoire,
Couronne leurs os
D'immortelle gloire.
STROPHE XIIII
.Mais non, dedans moy je sens,
Je sens ta main qui me pousse
D'une soudaine secousse,
Pour me remettre en bon sens.
Or sus, abaissons les voiles,
Je sens amortir le vent,
Qui s'eslançoit en avant
Dans mes demi-rondes toiles,
Et mouillons en attendant
Le fer à deux crocs mordant.
ANTISTROPHE
Prince, non pas le Phœnix
.Mais le Soleil de prouesse,
L'appuy, la force, et l'addresse
De tant de peuples unis,
S'il vous vient à gré de lire,
Libre de soucis plus grands,
Ces fredons que j'entreprends
Sur la Pindarique lire,
Prenez, mon Prince clément,
En gré mon begayement ;
ÉPODE
Voyez qu'Amphitrite
Reçoit en ses eaux,
Des moindres ruisseaux
La rente petite,
Et du Rhin puissan
L'onde fréquentée :
[page 54] « Chacun faict présent
« Selon sa portée.
princes hollandais et aux colonels français. « En qui les Dieux • est aussi en romaine,
sans doute par erreur.
II
[page 1] LE PROCEZ D'ESPAGNE CONTRE HOLLANDE/
PLAIDÉ DÈS L'AN 1600, APRES LA BATAILLE
DE NIEUPORTi.
Dédié à très-sage Prince et très-valeureux Capitaine, Maurice
de Nassau, Duc de Grave etc.
Grand foudre de combats, boulevard d'innocence,
Beau patron de sagesse et miroir de clémence,
Prince, qui, pour monter sur le throsne d'honneur,
Taillez en marche-pieds l'Espaignolle fureur,
Ja Flore, par six fois, de nouveau s'est parée 2,
Depuis qu'un bel instinct de victoire asseurée
Vous fit entrer en Flandre, et, costoyant ses bords.
Paver les flots de naus et les sables de morts.
Deslors cognust Philippe, en sa perte fatale,
Que la fortune estoit d'un Maurice vassale ;
Ce coup, vostre beau nom par le monde porta,
Jusqu'aux murs de Madril, l'horreur en esclata.
Le bruit d'un tel exploit dans mon âme fit naistre
Un esguillon de Mars, un désir de cognoistre
Le guerrier qui deffend, nompareil en vertus,
[page 2] De l'acier de César, les raisons de Brutus 3.
Flottant en ce dessein, la pesanteur du Somme,
Image de la mort, tous mes soucis assomme,
Lors sortant en esprit pour prendre mes esbats,
Je laissay mon tombeau gisant entre les draps,
C'estoit lors que le chantre à la creste vermeille
Prédit au laboureur que l'Aube s'appareille,
Lors vois-je ou pensay voir le fantastic 4 Morphé
Sortir par le portail qui, de corne estoffé,
Ne fait voir aux dormants que véritables songes :
« Ce ne sont (me dit-il) effroyables mensonges
Ni spectres importuns que monstrer je te veux ;
Laissons ce lieu terrestre, il faut monter aux deux, »
A-tant, il me chargea sur son espaule forte,
Guindé sur deux cerceaux et, d'un clin d'œil, m'enporte
Aux planchers etherés ; à peine eus- je le temps
1. Collationné sur l'exemplaire des Meslangcs. qui se trouve à la Bibliothèque Natio-
nale (Rés. Yf. 4264), à la suite de : Les Funestes Amours de Beicar et Meliane..., par
Daniel d'Ancheres. Paris, Jean Micard, Ki(l8. Le l'roccz d'Espagne est la première
pièce des Meslanges. Pour le commentaire littéraire et historique, se reporter au
chapitre IV du Livre I. Les notes qu'on trouvera ci-après ne se rapportèrent en général
qu'à l'établissement du texte. Les « u» ont été remplacés par des « v *, les « i » par
des « j »,et inversement, quand il y a lieu. La ponctuation a été modernisée, l'accen-
tuation ancienne respectée, sauf quand il a fallu ajouter un accent aigu pour inar-
quer la tonique.
2. La pièce a donc été composée en 1606. Voir plus haut, p. !!• .
3. Voir plus haut, pp. 45 e» 17 pour le commentaire de ces vers.
-!. Ed. H308 : «fantastique».
704 PIÈCES JUSTIFICATIVES
D'aviser en passant tant d'astres esclatants :
J'entre dans un palais, où la salle dorée,
De cent divinité[s] 1 en couronne parée,
D'une odeur de Nectar me ravissoit les sens,
Nectar au pris duquel ni les lis blanchissans,
Ni la fleur d'Adonis, fraischement espanie,
Ni les parfums Indois, les douceurs d'Arabie,
Ne sentent rien de bon. Là, le Père tonnant.
Assis en majesté sur un throsne eminent,
Croullait un feu bruyant, son courroux à trois pointes ;
L'aigle asseuré le voit, bien que, des troupes saintes
Le respect, le silence, et la morne palleur
Couvrent dans la poictrine une glaceuse peur.
Contemplant ces beaux lieux, ceste heureuse demeure,
Tantost je voy monter sous la ronde cambreure
Deux Nymphes d'icy bas, que l'Athlantide aislé,
Sergent et messager du Palais estoilé,
Guidoit au jugement de leur noise obstinée.
Première s'avançant, L'Espagne basannée,
[page 3] Orgueilleuse en son dueil, dolente en son orgueil,
Portoit la rage au frond et les larmes à l'œil.
Sa démarche estoit grave et sa robbe tissue
De metail de Peru rayonnoit à la veiie.
Le jayet de son poil, mignardement tressé,
De brillants Soleillés estoit entrelassé 2.
Son sein estoit blanchi de perles arrengées
Et de chaînons d'or fin ses espaules chargées.
Lors, baissant son 3 sourcil, se prosterne aux degrés
Du trosne supernel et verse aux pieds sacrés
Du Roy des Immortels un torrent de ses larmes.
" Père, dit-elle alors, qui, d'un trait de vos armes,
Poudroyastes, ireux, sur les champs Phlegreans,
Le superbe appareil des frères Aethneans,
Las î je me plains de l'injure à moy faite
Par la rébellion d'Hollande ma sujette,
A vous, grand Justicier, qui. tout puissant, vengez
Sur l'inique oppresseur les pauvres affligés.
Pour reprimer l'ardeur d'un peuple trop volage,
Pour maintenir des loix le sacré-saint usage,
Vous couronnez les Roys qui serrent en la main
Le sceptre appanagé d* pouvoir souverain :
Vous les eslevez haut pour redoutés les rendre
Et, par signes divers, nous voulez faire entendre
Qu'estans vos Lieutenans et comme issus de vous.
Il faut trembler sous eux et craindre leur courrous,
Que l'homme, entreprenant de leur faire nuisance,
Conspire en mesme temps contre vostre puissance,
Qu'il vous veut dethroner, s'eslevant comme ceux
Qui entassoient les monts pour escheller les cieux.
1. Ed. 1608 :• divinité».
2. « Jayet » est un synonyme de jais, que I.ittré signale encore, « jais : on dit auisl
jaiet ». Le sens est : ses cheveux noirs sont entrelacés de brillants étincelants.
3. Edition : 1608 « leur soucil ».
PROCEZ D'ESPAGNE CONTRE HOLLANDE 705
Ore si voyez vous, et le souffres encore,
Que le meilleur des Roys, Philippe que j'honore,
Race du grand César qui, Plus outre passant,
Feit jusques au tombeau son Empire croissant,
[page 4] Soit mesprisé des siens, des peuples dont vous mesme
Assortistes jadis son royal diadème.
Ils ont pour leur conduite un Alexandre esleu,
Mignon du Sort aveugle, et de Mars bien voulu,
Qui, Nestor au conseil, Peleïde en la guerre,
Joint cités à cités et terre contre terre,
Nous menaçant qu'un jour la terrestre rondeur
Bornera sa conqueste et le Ciel son honneur.
Las ! abaissez le front, et, d'un œil de clémence,
Voyez mes champs déserts où, vainqueur, il se lance,
Voyez mes bataillons à l'estran terracés,
Mes plus illustres fils à monceaux renversés
Et, voyez, creve-cœur ! courir un pauvre Prince,
Ne trouvant pas lieu seur au cœur de sa Province,
Et, sinon par pitié, par devoir pour le moins,
Embrassez l'équité, qui recourt à vos mains.
Voire si, Roy des Roys, les majestés humaines
Sont de vostre grandeur les images certaines,
Pourquoi permettez vous aux peuples alliés
De se crester le chef pour les fouler aux pieds ?
De quoy vous sert ce bras tout rougissant de flame ?
Est-ce pour mettre en cendre un Capharé sans ame ?
Pour briser en esclats un chesne de cent ans,
Vaine terreur des daims ? Non, non ! Père, il est temps
De monstrer aux mortels, d'une plus vive sorte,
Le redoutable chocq de vostre ire plus forte.
Ils mesprisent tout frein, comme ne pensant pas
Qu'un Dieu soit soucieux des affaires d'embas.
Hé 1 si tant de guerriers qui n'agueres en France
Causèrent à leur Roy mainte dure souffrance,
Sont rangés à ses loix et si les plus mutins
Ont changé les combats en paisibles festins,
Que ne nous faictes-vous une pareille grâce ?
Mon Prince at-il moins d'heur, de puissance ou d'audace
[page 5] Qu'Henri tant craint au monde ? Hé ! ne permettez pas
Qu'ils montent sur son throne et le versent à bas,
Arrestez ce torrent qui nos plaines ravage
Ou destournez ailleurs sa bouillonnante rage.
Ainsi tousjours le son de vos foudres grondans
Face trembler les Dieux, contre vous se bandons.
Ainsi l'Enfant aislé n'outre-perce navrées
Vos superbes beautés que de flesches dorées. »
A tant se teiit Espagne et sur pied se dressa,
Puis, d'un humble maintien, Hollande s'advança.
L'or de ses blonds cheveux où Cupidon se joue
D'un humide roseau sans parade se noue;
Son front, illuminé de flambeaux azurés.
Les lis de son teint frais, de rose colorés 1,
1. Edition 1608 : « colorées ».
15
706 PIÈCES JUSTIFICATIVES
L'embon-point de ses bras, mi-couverts de la manche,
Son voile à cent replis de fine toile blanche,
Tiroient au fond des coeurs plus de rayons ardents
Que l'Espagnole pompe aux yeux des regardants.
« Monarque universel, de qui la providence
Tourne de tant de feux la diverse cadence,
Si, dit-elle, équitable et juste vous sembla
Le vieil chasse-Tarquins, qui de Rome doubla
La couronne en Consuls, vous rendez approuvée
Ma main de liberté contre Espaigne eslevée.
Les Roys sont vos nepveux s'ils gouvernent en paix,
S'ils briguent en douceur l'amour de leur subjets,
Ils sont les favorits de vos images vives,
Mais si, bridants les cœurs et les langues craintives
Des peuples asservis, ils transforment les noms
De Princes en Tyrans, de Csesars en Xerons,
Si, pour souverain chef, ils ne vous recognoissent.
Si, brutaux, de rapine et de meurtre ils se paissent,
Il faudra prendre en gré la rage qui les poind ?
Nous sentirons les coups et n'en soufflerons point ?
[page 6] Le poisson, l'oyselet, et la biche, grand-erre.
Fendra, battra, courra, l'eau, le vent et la terre,
Au seul nom du trespas. Nous serons à jamais
Brebis entre les loups cjui nous mangent en paix ?
Nous verrons chasque jour, au gré de leur furie,
Un carnage d'Anvers et cent autre turie ? 1
Un Duc d'Albe sans foy qui voudra, résolu,
Fonder sur le massacre un pouvoir absolu,
Qui semble conjurer par bourreaux et par guerres
De peupler l'Acheron aux despens de nos terres ?
Si nous levons la voix, nous serons des mutins ;
Si nous cherchons salut, nous voudrons, libertins,
Enterrer la balance et le glaive d'Astrée ?
Et quoy ? se plaint-on d'eux 2 en ma seule contrée ?
Sommes nous seul[s] là bas, dont la juste rancoeur
Garde leurs faits en l'ame et les ait en horreur ?
Soit où l'Aube première ouvre son teint de rose,
Soit où le coche ardant de Phœbus se repose,
Soit où d'éternel chaud les Nègres sont pressés,
Soit où les flots baveux en marbre sont glacés,
"Vous ne voyez climat où chacun ne déteste
De leur ambition la dommageable peste.
L'Espagnol est un feu, qui tant plus se fait grand
Du mal de ses voisins, et tant plus entreprend.
C'est un chien en sa foy, c'est un Paon en sa gloire,
Un regnard en sa guerre, un tigre en sa victoire.
N'appelons à tesmoin le monde jù désert,
Par un vol de Coulombe autrefois descouvert,
Où Ferrand par le sang, par la chaine servile,
1. Pour la seconde fois (cf. plus haut, p. 2), le poète ne met pas le pluriel après
cent.
2. Edition 1608 : deux.
PROCEZ D' ESPAGNE CONTRE HOLLANDE 707
Presehant le metail jaune au lieu de l'Evangile,
Fit aux peuples dontés plus de mortel ennuy
Que les Démons d'enfer qui regnoient avant luy.
Je tairay leur César qui gaigna par amorce
Les Allemans peu fins, les gouverna par force ;
[page 7] Je tairay les complots qu'il dressa tant de fois
Pour esbranler l'Itale et tenter les Anglois ;
Je n'iray recherchant les terres esloignées,
Je ne veux de si loing fueilleter les années,
Mais abaissez les yeux, ô Fondateur du Tout,
Contemplez à loisir de l'un à l'autre bout,
La France encor en pleur pour ses villes bruslées,
Pour ses fleuves sanglans, ses terres désolées ;
Un poison infectant ses membres abrutis
Les avoit divisés en contraires partis,
Opposant en bataille et le frère à son frère
Et le père à son fils, une hideuse Mère.
LTne civile horreur luy deschirant les flancs,
Vouloit ses plus beaux lis aussi rouges que blancs.
Qui causoit ce meschef ? les secrettes menées
D'un Herode routier, qui par longues années
Engraissoit les Caphards, pour, d'escrits et de voix,
Rendre un peuple félon, tant fidèle autrefois,
Peuple qui, se couvrant en barricades fortes l,
Outragea son bon Prince et luy ferma ses portes,
Luy poussa dans le sein le parricide fer
D'un meurtrier enfrocqué créature d'enfer.
Mais vous le scavez mieux, car vos oreilles saintes
Ont de tant d'oppressez entendu les complaintes,
Voire exaucez leurs vœux et vostre œil, de pitié.
Poussant dans ses brouillards un rayon d'amitié,
A dessillé les yeux des Ligueuses armées
Et remis en vigueur les palmes renommées
D'un Henry sans pareil qui tiendra désormais
Toute l'Espagne en peur, toute la France en paix.
Ainsi parla la Xymphe, et le grand fils de Rhée,
Secouant tout le chef de façon cholerée,
Feit trembler de Pluton les empires noircis,
[page 8] Craquer les fondemens où le monde est assis.
Puis de l'œil trouble-ciel, qui farcit les nuages
De tourbillons d'esclairs et de gresleux orages,
Lança sur la Castille un regard furieux,
1. Les caractères typographiques de ce vers et des onze suivants jusqu'au bas de
la pa^e sont passablement brouillés dans l'exemplaire de la Bibliothèque Nationale.
Il a fallu collationner sur celui de l'Arsenal. Il ne s'agit pas ici d'un composteur mal
vissé eu d'une /orme mal serrée, mais d'un brouillage voulu pour échapper à la
censure, à raison de la vive attaque contre la Heine Catherine de Médius, les
moines, Jacques Clément, l'Eglise et la Ligue... Les derniers mots lisibles sont le
#rand fils de Rhée •>. Les deux vers : <« Secouant tout le chef. etc. i et i Feit trem-
bler, etc. », manquent complètement. De la phrase:* Un Henry sans pareil qui
tiendra désormais |toute l'Espagne en peur, tout la France en paix]», seul le pre-
mier vers est lisible. Le second a du être brouillé volontairement, comme compro-
mettant pour la politique de Henri, qui allait s'entremettre ou s'était entremis
pour la paix.
708 PIÈCES JUSTIFICATIVES
Tonnant en mesme temps ces mots impétueux :
« Enfin donc, arrogante, après mille blasphèmes
Vomis, en ton malheur, contre mon trosne mesmes,
Mille horribles despits, dont le moindre jugé
Meritoit bien un traict des Cyclopes forgé,
Ton audace est dontée et cognoist, par contrainte,
Qu'il est, sur tous desseins, une Majesté sainte,
Et, succombant aux faix de mon bras violent,
Couve un fiel venimeux sous un masque dolent.
Ha ! qu'en vain contre moy ces feintes sont dressées,
A qui seul appartient de sonder des pensées :
Ou ce regard farouche ou ce geste me dit
Que la langue me prie et le cœur me maudit.
Ouy, j'ayme le bon droit : tant que ta gloire vaine 1
Haussera ton mespris sur la nature humaine,
Je me rendray partie et, te versant à bas,
Te briseray du tout, si tu ne fleschis pas.
J'ay souffert jusqu'icy ta barbare malice
Pour en donter les miens qui se plongeoient 2 au vice,
Mais garde toy du feu ! La verge est en danger,
Si l'enfant s'adoucit et se veut corriger. »
J'escoutois attentif, quand le grand œil du monde,
Jaunissant l'Orizon, de sa perruque blonde
Vint darder un rayon qui dessilla mes yeux ;
Je demeure estonné, comme tombé des cieux.
1. Edition 1608 : « veine ».
2. Edition 1608 : « plongeoit ».
III
LE MODELLE DE LA STUARTIDE
(Ms. du British Muséum 16 E xxxiii).
Voici comment j'ai été conduit à la découverte de ce manuscrit,
le seul jusqu'à présent connu de Jean de Schelandre et très probablement
en grande partie autographe.
On lit dans Les Funestes amours de Belcar et Mellane dédiées au Roy
d' Angleterre par Daniel d'Ancheres, gentilhomme verdunois, A Paris,
chez Jean Micard... 1608 avec Privilège du Roy, 1 vol. pet. in-16
[Br. Muséum, 1073 a 23 1-2], à la fin de la préface, ceci : « Et si V. M.
me fait l'honneur de les avoir pour agréables, je promets que, m'estant
fortifié la voix, sous ses favorables auspices, je feray retentir au Par-
nasse François le divin subject de ses louanges... » Le dessein delà Stuar-
tide est donc, dès lors, conçu.
Dans la préface de l'édition de la Stuartide de 1611 l, il est dit : «Le
seul argument imparfait et manuscript a remporté le nom de belle
invention. »
C'est cette indication qui me servit de guide et, aidé par l'obligeance
de MM. Pollard, Wood et Thomas, je retrouvai cet « argument imparfait
et manuscrit » sous la forme d'un petit in-quarto de la Royal Collection
portant la cote 16 E xxxm et dont voici le titre. J'en respecte la dispo-
sition. (Cf. pli. XI et XII) :
Le Modelle de la Stuartide en l'honneur de la très illustre
maison des stuarts
Présenté au Roy de la Grande Bretaigne pour obtenir son adveu en la
continuation d'un si grand project
PAR
Daniel d'Ancheres
Sieur de Schelandre
Plus d'Enchères et plus
vault.
Au folio 2 r° se lit une préface dont voici la transcription :
[fo 2 r°]
Au Treshault, très puissant et très excellent Jacques I du nom, roy
de la grande Bretaigne, etc.
Sire,
Cest embryon sans forme (ou plus tost cest eschantillon) d'un ouvrage
de longue haleine paroistroit aux yeux de vostre Majesté avec une
1. « Les deux premiers livres de la Stuartide en l'honneur </<■ la Tris illustre maison
des Stuarts, dédire au Sercnissime roy de la grande Bretaigne par Jean de Schelandre
Srde Souma/ennes en Verdunois. A Paris, par Fleury Bourriquant, 1611, 1 vol. in-10.
(British Muséum, 1073, e 25). Le texte du premier livre édité est sensiblement le
même que celui du ms. du Modelle, mais ce dernier présente, a côté de lacunes, des
variantes importantes.
710 PIÈCES JUSTIFICATIVES
témérité trop évidente, s'il ne prenoist l'eseuze du jardinier qui., dezles
premières traces de son parterre, a besoin des bénins aspects du ciel
pour la reprize de son plan. Aussi me suis-je fait accroire que le fonde-
ment de mon travail ne peut estre expozé à meilleure censure qu'à
celle de V. M. à qui son interest en ce fait augmentera (si l'on peut
croistre au delà de l'extrémité) son ordinaire clair-voyance, soubs le
sain jugement de laquelle, soit que l'invention n'en semble bien conceue,
soit que le stile ne soit trouvé digne de sa matière, j'auray tousjours
plus aizé, devant longue poursuite, ou de redresser le modelle au niveau
de son bon plaisir, ou d'employer ci après en autre mestier qu à celuy
des Muses les années et [f. 2 v°] l'affection que j'ay vouées au service
de V. M. Au contraire, si la candeur de mon zèle supplée tant aux def-
faults de ma plume qu'elle puisse impetrer l'honneur d'un petit adveu,
je me promets qu'en despit de sa foiblesse, elle prendra haute volée à
l'imitation du roitelet eslevé soubs la faveur de l'aigle, et que. puis
que nous tenons ordinairement de l'astre soubs lequel nous sommes
nés, la Stuartide pourra tirer quelque influence de perfection d'un si
parfait et accompli Monarque duquel je me qualifieray toute ma vie,
Sire,
Le tres-humble, tres-obeissant
et tres-affectionné serviteur
Daniel d'Ancheres.
Aux fos 3 à 7 r° : Fondement de tout le Poème sur la vérité de l'histoire.
Explicit : Tu acquis Astrée.
F0 7 v° : Argument Particulier de ce Livre premier.
F0 8 r° : Le Premier Livre de la Stuartide. Inc. : « Je chante icy l'hon-
neur des Escossois. »
F0 35 r° : Expl. : Que l'opulent qui n'a l'aine replette.
FIN DU PREMIER
LIVRE DE LA
STUARTIDE.
Voici la raison qui me fait croire que nous sommes en présence d'un
manuscrit, dont au moins le titre, la préface et l'argument sont auto-
graphes.
Dans l'exemplaire probablement unique de La Stuartide (édition
de 1611) que possède le British Muséum (107:* e 25), on trouve à la p. 140
(cf. pi. XIII) une addition marginale manuscrite, encadrée par un
signe d'intercalation entre les mots < Maistre ... et Las ! » :
« Ces deux vers sont obmis en l'impression :
De mon conseil l'inépuisable source,
Mon seul consort en ma pénible course.
Las, etc. »
Le peu de soin et d'élégance avec lequel est indiquée cette interca-
tion montre clairement que nous sommes en présence d'une addition
d'auteur, d'après sm propre manuscr t, pareille à celle; qu'on reporte
sur des épremes. Or le seul Schelandre peut avoir souci d'offrir à
Jacques I un texte non inutile. Il y a donc tout lieu de supposer que
l'addition da la p. 140 est autographe. L'écriture du titre et delà dédi-
cace du Modelle de la Stuartide étant sans contestation poss'ble (comme
on peut s'en ass :rer parla onr^a'so î d? ncs pl.in.he; XI-XII d'une
LE MODELLE DE LA STUARTIDE 711
paît, et XIII, d'autre part) absolument identique à celle de l'intereala-
tbn, il paraît légitime d'en induire que le Ms. E xxxiii de Londres est,
lui aussi, autographe.
J'ajoute encore ici la préface de l'édition de la Stuartide pour qu'on
puisse la comparer à celle du Modelle.
LA STUARTIDE
Les deux premiers Livres de la Stuartide en l'honneur, etc., 1611.
P. 3. A Très hault, tres-puissant et tres-sage Monarque Jacques I
du nom, roy de la G de Bretaigne, etc.
Sire,
Voicy les effects de mon offre, sinon touts entiers, au moins suffisants
pour me garentir du tiltre de faux prometteur. L'honneur est l'aiguillon
des âmes bien nées, c'est pourquoy celuy dont vostre Majesté favoreza
les premiers traicts de mon [p. 4] dessein m'a fait résoudre à la conti-
nuation de l'œuvre tant que le printemps de mon aage accompagnera
mon affection. Et si les fruicts ne démentent point l'apparence des
fleurs, je me fay fort qu'ils seront aucunement bien receus, puisque
le seul argument imparfait et manuscript a remporté — le nom de belle
invention. Belle certes, Sire, non l'invention mais la matière et digne
esteuf de tomber en la main d'un bon joueur, propre a relever ce divin
chantre de Loire de la peine qu'il a prize a ressusciter un Astyanax et
fonder la majesté de cent Roys sur la vanité d'un fantosme. Mais puisque
l'aage où nous vivons a produict peu d'esprits qui daignent et tout
ensemble puissent bien entreprendre un project de si longue haleine ;
au deffault d'un plus fort de reins, si ne tiendray-je pas mes mains en
pochette à la rencontre d'un si excellent thresor : moy, dis-je, qui (bien
que je fusse des moindres) me penseroy bien au seur de l'affront que
receut devant le grand Alexandre un certain versificateur ; bref, moy qui
ay tousjours tenu pour maxime que l'ele[p. âjction d'un beau subjet fait
honneur à son autheur comme le diamant à son or. Je poursuivray
donc, Sire, et d'autant plus hardiment que je sçay qu'audaces fortuna
juvat : (or je pren l'adveu de V. M. pour le seul vent de ma fortune)
je pousseray ma pointe, voire plus vivement que jusqu'icy, pourveu
que nous n'ayons pas touts les ans le divertissement d'un voyage de
Juilliers. L'universelle paix qui colle aujourd'huy nos fourreaux sur
nos espées symbolize à mes intentions et fait que, ne pouvant exercer
en qualité de soldat, j'ay recours à celle de PoLte, laquelle je ne repute
pas tant odieuze que fait le commun de nostrc siècle...
Selon Colletet (Ap. Asselineau, Notice sur Jean de Schelandre, 2e éd., p. 15), l'au-
teur avait composé encore deux autres chants que, converti par ses conseils a la
manière de Malherbe, il avait écrits en vers alexandrins réguliers.
IV
DISCOURS POLITIQUE SUR LESTAT DES PROVINCES-UNIES
DES PAYS-BAS
Par J. L. D. B., Gentilhomme françois. A Leyde, chez Jan Maire, 1638,
4 feuillets pet. 4° signés Jean Louys de Balzac et insérés dans le
Ms. fr. 17861, fos 269 à 272 de la Bibliothèque Nationale, i (Voir ci-
dessus : Livre II, chap. XI, pp. 270-274).
[F0 A 2 r0]. Un peuple est libre, pourveû qu'il ne veuille plus servir.
Après avoir combatu longtemps pour la vie, il combat en fin pour la
victoire ; après avoir tout enduré, il peut tout faire et lorsqu'il n'a plus
d'espérance, il n'a plus de crainte. Les Provinces du Pays-Bas qui ont
eschappé des mains du Roy d'Espagne, pour les avoir voulu trop serrer 2
doivent 3 leur liberté à l'extrémité de leur servitude, jouissent de la
paix, pour avoir esté contraintes à la guerre, font une belle leçon à tous
les Souverains, de ce qu'ilz doivent envers leurs peuples et donnent un
exemple mémorable à tous les peuples de ce qu'ilz peuvent contre leurs
Souverains 4. Elles ont la justice de leur costé, puisqu'elles ont eu la
nécessité. Elles méritent d'avoir Dieu seul pour Roy, puis qu'elles n'ont
peu endurer un Roy pour Dieu et de ne relever que de sa puissance,
puisqu'elles ont combatu pour sa seule querelle. Celui qui estoit
leur maistre, estant devenu leur ennemi, a perdu les droits qu'il
avoit sur elles, ayant violé ceux que Dieu a sur lui. Voulant traitter
ses subjets en [f° A 2 v°] bestes, il les a contraints de se souvenir qu'ilz
estoient hommes et ayant rompu le droit des gens par la mort de leurs
Ambassadeurs 5, il les a obligés à recourir au droit de nature par l'acqui-
sition de leur liberté. Point de merveilles donc, s'il a perdu le Pays
duquel il a voulu perdre le peuple, si ceux qu'il a violentés en leur foy
se sont oubliés de leur fidélité. Les Tyrans plus subtilz et ingénieux à
l'invention des cruautés extraordinaires qui furent jamais, ne s'estoyent
point encore advisés de s'attaquer à l'esprit, ne sçachans par où le
battre. Philippe Second a esté le premier qu'on peut à bon droit nommer
le Tyran des âmes. Il a trouvé le moyen de les faire endurer, il les a
mises à la géhenne 6 pour les faire déposer contre la vérité et après
avoir emploie toutes les peines de ce monde pour tourmenter le corps,
il s'est à la fin servi de celles de l'enfer pour tourmenter l'Ame. Ainsi,
1. Nous avons suivi ici ce texte original, en mentionnant, en note, les variantes
importantes, empruntées soit à l'exemplaire encarté dans le t. 517 de la Collection
Dupuy et qui porte des corrections manuscrites, soit à l'édition posthume des
Œuvres de M. de Balzac, tome second ; A Paris, chez Thomas Jolly, 1665, in-fol.
pp. 482-5 (B. N. Rés. Z. 2167 fol.).
2. Var : « parce qu'il les a ».
3. Les deux éditions ont «donnent », mais ma correction s'est trouvée vérifiée par
celle de l'ex. Dupuy.
4. Italique dans l'édition originale.
5. Allusion à l'assassinat de Montigny en Espagne en 1570. Cf. Pirenne, Histoire
de Belgique, IV, p. 17.
6. Torture. I.'éd. «le 1665 orthographie : « gesne ».
714 PIÈCES JUSTIFICATIVES
ce qu'on dit estre un don de Dieu s'est fait un suplice des hommes et
ceste lumière spirituelle, qui doit esclairer les entendemens, a esté changée
en un feu matériel qui consume les membres. Levons le masque à ceste
sanglante tragédie. N'est ce pas destruire son peuple, sous couleur de
le vouloir instruire ? tuer ses subjets pour les guérir ? brusler son Pays
pour le nettoier ? n'est ce pas faire servir la Religion à sa Tyrannie ?
rendre Jésus Christ ministre de ses passions ? et au nom du Roy Catho-
lique, venger la cruauté du Roy d'Espagne l ? Cruauté [A 3 r°] si grande
et inouye, que, s'il n'estoit pas permis autrefois de respirer sans payer
tribut, on n'osoit ouvrir la bouche sans craindre la corde et, si on dit
que tous les hommes vivent pour le Prince, il sembloit qu'ilz dévoient
tous mourir pour le Tyran. Ce pauvre peuple alors, ne trouvant point
de milieu 2 pour se sauver, fust contraint de cercher 3 sa seureté dans
les perilz de la guère et prit les armes à l'extrémité, non tant pour résister
à un si puissant ennemi que pour rendre les derniers devoirs à la Nature
et faire un effort aux abbois de sa liberté. Mais celui qui lui donna la
resolution au cœur lui mit quant et quant 4 la force en la main et rendit
libres avec beaucoup de gloire ceux qui ne demandoient que servir
avec un peu de tranquillité. On vit naistre en un instant une armée,
où le Duc d'Albe ne pensoit pas avoir laissé un homme. On vit les cendres
r'allumées de tant d'innocens mettre le feu, où il croyoit l'avoir esteint
par leur mort et, cependant que le sang versé crioit vengeance. Celui 5
qui restoit estoit le vengeur. La Chrestienté intéressée 6 en la justice
d'une si bonne cause, ne permit pas qu'on lui arrachast 7 l'oeil sans y
porter la main. Elle anima tous ses 8 princes contre ce 9 Tyran. Elle
arma ses peuples pour la defîense de cestui-cy 10 et les fit tous combatre
pour le faire vaincre. Or c'est icy le grand livre des jugemens de Dieu
qu'il a ouvert en ces derniers temps [A 3 v°] pour y faire lire en tremblant
les puyssances de la terre, qui verront un usurpateur de Royaumes
perdre son patrimoine. Celuy qui s'est fait maistre de l'autre monde,
sans donner coup d'espées u, ne pouvoit venir à bout d'un petit point
de cettui-cy avec toutes ses forces et le grand Philippe chargé des co-
ronnes de tant de Roys estre despouillé de sa chemise par ses propres
subjets. Chose estrange et qu'on ne croira pas en un autre Siècle I II
a p'us emploie d'or qu'il n'avoit de terre à conquérir et semble qu'il
n'ait eu plus d'hommes de son costé que pour avoir d'avantage de morts.
Les bons coups mesmes qu'il a pensé faire lui ont mal succédé. Car,
sans la mort du Prince d'Orange marchandée par luy de longuemain,
il n'eust pas senti si tost qu'il a fait, les effects de la bonne conduite et
du courage de son filz, qu'il a rendu Capitaine à ses despens et de meil-
leure heure qu'il n'eust esté bon pour ses affaires. Il s'est desfait de la teste,
mais il a 12 resté encore deux bras pour le battre : deux Princes nais
1. Ed. orig. : « Espange », corrigé dans l'cx. Dupuy.
2. Italique dans l'édition originale.
.'}. Ed. de 1665 : « chercher ».
•1. Aussi.
.">. La majuscule remplacée par la minuscule et non sans dessein dans l'ex. Dupuy.
i). Ed. orig. : « inteteresse » ; « e » final ajouté dans l'ex. Dupuy.
7. Ed. orig. : « arrarcha ».
8. Ed. orig. : « ces ».
9. Ed. 1665 : « le».
10. Ed. 1665 : « cettui-cy »; éd. orig. : « cestui-icy », corrigé en « cestui-ci » dans l'ex.
Dupuy.
11. « s » barré dans l'ex. Dupuy.
12. Corrigé en « est * dans l'ex.' Dupuy.
Planche LU.
Carti des Pays-Bas d vns là premier] moitié di w h siècle.
(D'après Wa Idinglon, La Rtfj ibliquc des Provint s I nies).
DISCOURS SUR L'ESTAT DES PROVINCES-UNIES 715
dans les armes, nourris dans les armées, desquelz le plus jeune seroit
trop digne d'y commander si son frère ne l'estoit encores l plus. Ilz
luy emportent ses meilleures villes, pendant qu'il s'opiniastre après
un cimetière et qu'il se ruine d'hommes et d'argent pour avoir les ruines
d'une ville despourveiie de l'un et de l'autre. Si leurs gens monstrerent
à la bataille de Xieuport qu'ilz savoient bien tuer, ilz 2 firent voir en ce
siège qu'ilz sçavoient bien mourir. Hz ont gardé Ostende, ne restant
plus que la place où elle avoit esté ; ils ont eu assés de terre pour com-
batre, tant qu'ilz en ont eu pour s'enterrer et si elle n'eust manqué à
leurs pieds pour les soustenir, leurs mains ne luy eussent jamais manqué
pour la défendre. De sorte que l'Espagnol ne l'a pas prise, mais ilz luy
ont laissée et ont autant gaigné de la perdre que l'autre a perdu de la
gaigner, qui commença deslors à s'ennuyer de prendre 3 de la peine
pour avoir du deshonneur ; d'estre encores à un commencement de
quarante ans et de s'esforcer à ne rien faire. Il fallut donc crier : « C'est
assés ! « et mettre bas le premier les armes, comme il les avoit prises le
premier. Ses Capitaines lui servirent plus à demander la paix qu'à
faire la guerre. Il les envoya vers les Hollandois, non pas pour les forcer
de servir, mais pour les prier de se -contenter de leur liberté. Il les reco-
gneut pour souverains, ne pouvant les faire esclaves. Il leur donna ce
qu'il ne leur pouvoit pas oster et fust contraint, traittant avec eux, de
baptizer leur gouvernement du nom de République souveraine et d'estre
son parrein après avoir esté son ennemi. Si on demande les titres de
cette souveraineté, ils sont escrits en lettre rouge, ils ont été signés de
la propre main de leurs parties. Si on doute de la durée de cette Répu-
blique, eir est éternelle, puisqu'ell' a Dieu pour fondateur et la Religion
[verso] pour fondement. Si on mesure sa grandeur par celle de la mer,
où elle commande, elle est des plus grandes ; si on compte ses années
par ses victoires, ell' est des plus anciennes. Son peuple est Celui qui
a esté nommé autresfois le frère des Romains et aujourdhui, héritier
de leur vertu, produit des Courages, qui ne font rien qui ne mérite
d'estre escrit de ces grans Personages Douza, Grotius, Heinsius, Bau-
dius 4, Esprits qui n'escrivent rien qui ne mérite d'estre leu. Les Romains,
comme leurs frères, ne les ont jamais fait servir, les Espagnolz ne l'ont
pas pu faire comme leurs Maistres.
Concluons hardiment que ceste liberté qui se rencontre si souvent
en ce discours ne finira point qu'à la fin de la République et que ce
peuple ne sera plus, ou sera tousjours libre.
Jean Louys de Balzac.
1. Barré dans l'ex. Dupuy.
2. Autre feuille, sans signature.
3. Ed. 1665 : « perdre ►.
4. En italique dans l'édition originale et dans celle de 1665. Dupuy a recueilli
deux feuilles dont le verso est différent. L'une est semblable à celle du Ms.fr. 17861,
mais la ligne «de ces grands personnages, Douza, Grotius, Heinsius, Baudius, » est
barrée et, dans la marge, on lit cette note manuscrite: • Voici comme il y a dans la
copie qui a esté baillée à l'imprimeur : qui ne font rien qui ne mérite d'estre escrit
et des esprits qui n'escrivent rien qui ne mérite d'estre leu. » Tel est d'ailleurs le
texte de l'autre feuille avec une astérisque renvoyant à une note marginale imprimée
en italique : « Ces grans personages Douza, Grotius, Heinsius, Baudius », à côté de
quoi la même main a écrit : i II fault lire comme il y a dans l'original : et des Esprits
qui n'cscrirenl rien, ele ». Les corrections ne sont pas de la main de Dupuy.
NOTES COMPLÉMENTAIRES POUR LE LIVRE II
Chapitre VI. On trouvera encore quelques renseignements
sur Scaliger (J.-.T.) dans L'Ancien Théâtre en Poitou de
H. Clouzot, Niort, 1901, in-8°, pp. 58, 59 (et n. 3).
Chapitre VIII, p. 230 (et PI. XXVII). -- Je dois à M. Henri
Grégoire, professeur à l'Université de Bruxelles, quelques
indications sur la page d'album de Lescherpicnv.
La citation en syriaque esl empruntée au Deutéronome
VIII, «S et est reproduite dans Matthieu, V, 4. Elle
signifie : « L'homme ne vil pas seulement de pain >. La
phrase en hébreu vient des Psaumes (Ps. XXV ( = XXIV),
1 !) : « Le secret de Jahvé est pour ceux qui le craignent
el son alliance a pour but de les instruire ». Le grec est
d'Hésiode (Théogonie, 96). Est-il nécessaire que je donne
la solution que j'ai trouvée du rébus du bas de la page :
Nella fideltà (-f. 5) finirô (s, v, p, prononcés à la moderne)
la viln.
NOTES COMPLÉMENTAIRES POUR LE LIVRE III
Chapitre IV. Mon Collègue M. Et. Gilson me signale dans
la Revue Universelle de décembre 1920 un article de M. Mari-
l;iin intitulé : Le songe de Descartes, mais je n'ai pu le con-
sulter. Il en esl de même du livre de M. L. Blanchet, Les
antécédents historiques du ■ Je pense, doue je suis , Paris,
F. Vlcan. 1920, in-8°.
.le voudrais saisir celle occasion de rendre hommage
à une intéressante biographie anglaise écrite par Elisabeth
S. Haldane : Descartes, his life and limes, Londres, John
46
718 NOTES COMPLÉMENTAIRES POl'R LE LIVRE III
Murray, 1905, in-8°. Je ne m'en suis pas servi parce qu'elle
a l'inconvénient d'avoir été faite avant l'achèvement de
la grande édition Adam et Tannery.
Chapitre VII, p. 438. — YVinsemius, le frère du professeur
d'anatomie, habita aussi le château de Franeker, peut-être
en même temps que Descartes, et décrit ainsi cette demeure
dans sa Beschrijuinghc der Stedcn van Frieslandt, en appen-
dice à sa Chronique (1629) : «Cette ville [de. Franeker] est
l'émerveillement des étrangers par ses nombreuses et
nobles maisons, tel le Château, embelli d'un beau fossé
et de superbes tours, si magnifiques que les voyageurs
affirment qu'elles peuvent être comparées à mainte rési-
dence ducale ou comtale. > Notre Planche montre qu'ici
le patriotisme local exagère un peu. (Texte original dans
Cannegieter, op. cit., 86 et 89 : Boeles, t. II, p. 151).
DESCARTES DANS SON « POELE »
Complément de la note 2, p. 303.
1° Extrait du Journal de voyage de Montaigne, éd. Lautrey,
Paris, Hachette, 1909, pp. 92-93 :
« Nous nous applicames incontinant à la chaleur de leurs poiles, et
est nul des nostres qui son offençat. Car depuis qu'on a avalé une cer-
tene odeur d'air qui vous frappe en entrant, le demurant c'est une
chaleur douce et eguale. M. de Montaigne, qui couchoit dans un poile.
s'en louoit tort, et de santir toute la nuict une tiédeur d'air plaisante
et modérée. Au moins on ne s'y brusle ny le visage ny les botes, et est
on quitte des fumées de France. Aussi là où nous prenons nos robes
de chambre chaudes et fourrées entrant au logis, eus au rebours se
mettent en pourpoint, et se tiennent la [este descouverte au poile, et
s'habillent chaudement pour se remettre à l'air.
2° Extrait des Essais de Montaigne, éd. Strowski, t. III
(Bordeaux, F. Pech, 1919, in-4°), p. 381-382; Livre III, cha-
pitre xm :
«Un Aleinan me fit plaisir, à Auguste [Augsbourg], de combatre l'in-
commodité de noz fouyers par ce mesme argument dequoy nous nous
servons ordinairement à condamner leurs poyles. Car a la vérité, cette
Chaleur croupie, et puis la senteur de cette matière rescbautïée dequoy
ils soni composez, enteste la plus part de ceux qui n'y sont expérimen-
tez ; à moy non. Mais au demeurant, estanl cette challeur eguale, cons-
tante et universelle, sans lueur, sans fumée, sans le vent (pic l'ouverture
de nos cheminées nous apporte, elle a bien par ailleurs dequoi se com-
parer à la nostre. Que n'imitons nous l'architecture Romaine ? Car
NOTES COMPLÉMENTAIRES POUR LE LIVRE III 71!)
on dict que anciennement le feu ne se faisoit en leurs maisons que par
le dehors, et au pied d'icelles : d'où s'inspiroit la chaleur à tout le logis
par les tuyaux practiquez dans l'espais du mur, lesquels alloient embras-
sant les lieux qui en dévoient estre eschauffez ; ce que j'ayveu clairement
signifié, je ne sçay où, en Serieque. Cettuy-cy, m'oyant louer les commo-
ditez et beautez de sa ville, qui le mérite certes, commença à me plaindre
dequoy j'avois à m'en esloigner ; et des premiers inconveniens qu'il
m'allega, ce fut la poisanteur de teste que m'apporteroient les chemi-
nées ailleurs. Il avoit ouï faire cette plainte à quelqu'un, et nous l'atta-
choit, estant privé par l'usage de l'appercevoir chez luy. Toute chaleur
qui vient du feu m'afîoiblit et m'appesantit.
Chapitre XIV. — La tradition locale veut que Descartes ait
habile à Santpoort, la ferme Auspiciis et Telis d'après le
Professeur van Walsem, dans le Haarlem's Dagblad du
16 octobre (cf. Amstelodamum, décembre 1920). La recherche
est amorcée par la commémoration de la maison de Des-
cartes à Amsterdam. Elle ne s'arrêtera plus.
Chapitre XVI ; p. 537. - Anne-Marie de Schurman eut une
polémique avec André Rivet sur les « filles sçavanles
et il est probable que Molière en connut la traduction
publiée par Colletet sous le titre que voici : Question célèbre
s'il est nécessaire ou non que les filles soient sçavantes. .\<jil<:
de part et d'antre par Madem. A. M. a S. Hollandoise et le
sieur André Rivet.
ERRATA
15, ligne 1 : littéraire ; 1. dramatique.
17, note 1 : Marty-Lavaux ; 1. Laveaux.
25, note 1 : « qui. à veue d'œuil » ; 1. « qui, à veue d'œuil »,
(32, ligne 15 : oncle : 1. cousin.
99, note 2 : 1607, 1609, 1609; 1. 1607, 1608, 1609.
149, ligne 4
Galien.
P. 154, ligne 1
316, ligne 7
395, note 4
Senèque ; lire Sénèque. Ligne 25 : Gallien,
Jérôme ; 1. Jérémie.
èu.'.l'jyov ; 1. È'u.'iuyov.
1610 ;' 1. 1620. '
449, ligne 2 des notes : Ludovico XVI ; 1. XIV.
474, ligne 5 : assita ; 1. assista.
P. 663, ligne 9 : ont ; 1. on.
P. 669, ligne 5 du bas : campagnie ; 1. compagnie.
INDEX DES NOMS PROPRES
Abain (Sr d'), 191 (n. 3) : v. La
Roche-Pozay (Louis de).
Abain (Sr d'), 206; v. La Roche-
Pozay (Henri-Louis de).
Abein (Mr d'), 203 ; v. La Roche-
Pozay (Louis de).
Ablancour (d'), 346 : v. Perrot d'
et Frémont d'.
Admiraldus (.Aloses), 34.'i ; v. Amy-
RAUT.
Aemilius (Antoine), 474 (et n. 3),
519, 520, 525, 546, 548, 550, 551.
Aersen (François d'), Sr de Som-
melsdijik, 4 1, 131 (n. 4), 136,
2:;2. 313.
Aerssen (Corneille d'), 232, 243.
Africanus (Julius), 210.
Agache (Jacques), 847.
Agrippa (Corneille), 36S, 387, 391,
11!» (il. 3), 55U.
AlClEBERRE ((!'). 562.
Aire (Évêque d'), 256, 258 ; y. Bou-
THILLIER (Sri).).
Ai be (Duc d'). 49, 706, 714.
Albert (Archiduc). 10, 41, 42. 51.
56, 71. 75. 120. 130, 697.
Albert (.Monsieur). 342; v. Gi-
rard de Saint-Mihiel (Albert).
Aldringa, 577.
Aleaume (Jacques), .'!7.'î (n. 1):
v. Alleaume (Jacques).
Alençon (François d'), duc d'An-
jou, 1(12.
Alex wuiik. 204.
Alexandre V I. 281 .
Allart, 102 (11. 0) : v. I [allart.
Au \i;i>. 121 : v. 1 lu. i. art.
Alleaume (Jacques), 27. 341, 373
(d n. 1). 381.
Almirante (L'), ; v. Mendoza
(Francisco de).
Alting, 263, 264.
Amama, 436.
Amesius. 436.
Amiraut (.Moïse), 239 (n. 5), .'543
(n. 1) ; v. Amyraut (.M.).
Armijn, 261 ; y. Arminius.
Amyraut (Moïse). 239 (n. 5), 202
(et n. 4), 305, 308 (et n. 2). 343
(et n. 1).
Anchères (Daniel d"), 15 (n. 1).
87 (n. 2), 116. 118 (n. 2), 110. 125
(n. 1). 693 (n. 1), 703 (n. 1), 709:
y. Schelandre (Jean de).
Anchers (François d'), 116 (n. 4).
Anchies (d). 121, 473.
Andelot (Marquis d'), 33 (n. h:
y. Chastillon (Gaspard III de).
André (Tobie d). 577 (et n. 1 ),
582, 505. 500. 05 1 (n. 6).
Andke.e (Tobie), 577 ; y. André
(d)'.
Andrieux, 466.
Aneau (Barthélémy), 171.
Angélique (Mère). 52 1.
Anjou (François d' Alençon, duc d'),
162.
Anne d'Autriche, 645 (n. 2).
Anne d'Egmond, :'>" (n. 1).
Anne m; Saxe, 27. 30 in. 1 ). 151.
Anquetil di Perron, 524.
Antonisz (Abraham), 250.
Archimède, l lo.
Archytas, 1 IN.
Aristophane, 1 IN. 237.
Aristote, o. 1 17. 170. loi. 204,
211. 263, 201. 27»:. 277. 286,
338, UN. lio. 120. 150. 550, 551,
1. 0(1 index ne comprend que les personnages antérieurs au \ix siècle.
722
INDEX DES NOMS PROPRES
553, 576, 586, 606, 615, 622, 631,
653, 654, 656, 664.
Aristote (Louis), 540.
Arminius, 171, 174, 175 (n. 1),
222, 231, 261 (et n. 4), 293, 389.
Arnauld (Abbé), 126 (n. 4).
Arnauld (Antoine, dit le grand),
.724, 580, 581, 647 (n. 1).
Arxobe, 319.
ASSAS Mi). 121.
Athanase (Le P.), 133 (n. 3).
Aubéry (Benjamin), Sr du Mau-
rieb, 126 ; v. Du Maurier.
Aubéry (Louis). 344; v. Dr Mau-
rier.
Aubignac (Abbé d'). 277 (n. 4).
Aubigné (Agrippa d'), 13, 26, 47.
64 (et n. 3, 4), 128 (n. 5), 129
(n. 5), 133, 228, 261.
Auriacus (Princeps), 157 (n. 1);
v. Guillaume d'Orange.
Ausone, 398 (n. 2).
Avila (Don Loys Bernarrio d'), 54.
Bacon (François), 419, 500, 630.
Baigné (Cardinal de), 542.
Baillet (Adrien). 361, 362 (n. 2).
363 (n. 2. 5), 366 (et n. 1, 2),
369. 374, 376, 378, 388 (n. 3),
394, 395 (n. 4), 396 (et n. 1 ).
397 (et n. 5). 398 (n. 2). 399, 403,
104. (et n. 5). 107 ( el n. 4), 408
(et n. 2), 1115 11 1 m. 1). 415
(n. 4), 416, 416 (et n. G). 153, 456
(n. 1). 469 (n. 2), 170 (n. 1). 471
(n. 3), 483, 484 (et n. 2). 185, 188,
489, 194 (n. 5). 513, 520 (n. 4),
524, 526 (et n. 2). 526 (n. 3),
536, 5 10 (et m 1). 5 12 (n. 1. 3),
549, 587, 588 (n. 3), 592 (n.
627 (et lu 2). 637 (n. 1 ), 638 (n. 1 i.
(555. 677 ((4 n. h. 679 (et n. 1 ).
C.ng (n. 1. 3).
Baigly. 238.
Baldran (Pierre), 98 : v. La Caze.
Baldray (Pierre) dit La Case, '.'.s
(n. 2) ; v. La Caze.
Balsatius, 111 : v. Balzac.
Balzac (Jean-Louis Guez de), lo.
75 (n. 1 ), 139, 1 11 (el n. 5). 219,
221. 22:;, 232, 241 : Livre II,
Chap. X. XL XII : pp. 243-291,
306, 326, 346, 356, 371, 389
(n. 2), 414. 41(5, 417. ILS. 121,
425. 428, 435 (n. 5), 412, 460-
467. 469, 175. 192, 689 : Pièces
Justificatives IV : pp. 713-715.
Ban (Abbé Jean-Albert), i". 126,
517 : v. Baxnius.
Bannius (Abbé Jean-Albert), 10,
120. 51 1 (et n. 4). 510. 517.
Barbeyrac (Jean), 107 (n. 1).
Barlagus (Gaspard), 240, 265, 137;
y. Van Baerle (Gaspard).
Barlée (G.). 551 (n. 1): v. Van
Baeggg (Gaspard).
Barnand, 226 (p.. 1): v. Barnaud
(Xicolasi.
Barxardgs (Nicolaus), 225: v. Bar-
naud (Nicolas).
Barnaud (Jean). 2
Barnaug (Nicolas). 225. 220 (et.
n. 1). :J»S,S (et n. 3).
Barneveldt : v. Oldenba
veldï.
Baronius, 31 1. 515 (n. 1 >.
Bartaud, 220 (n. 2). 388 (n. 3) :
v. Barnaud (Nicolas).
Basnage (Antoine), S1' de Saint-
Gabriel et de Flottemanville, 229.
Basnage (Benjamin). 22'.i (et n. 2).
Basnage (Henri), Sr de Beau val.
221).
Basnagg (Henri), Sr de Franques-
ney, 229.
Basnage (Jacques), 170. 2
510.
Basnage (Madeleine). 229.
nage (Timothée), 220 (n. 2).
1 1 \ssé (Lierre) 349.
Bassompierre (François de) 58
Basting (Jérémie), 154, 230 ;v.
Bastïngius.
li.vsi [ngius (Jeremias), 15 I :
Livre IL Chap. IV : pp. 175-176.
170.
Baudi (Di minique), 158 : v. 1 '.ag-
DIUS.
Baudouin, L59.
Baudius (Dominicus) (Dominique
Le Baudier dit ». 158, 192,
10 1. 196, 107. 202 (et n. 2». 211 :
Livre 11. Oiap. VU : pp. 219
222. 225. 226, 2 11. 2 11. :
250. 27g. 271. 273, 276, 353, 715
((4 n. I).
INDEX DES NOMS PROPRES
723
Bauldri d'Iberville (Paul), 229.
Bayle (Pierre), 10, 160, 215, 221
(n. (i). 229, 269, 327, 346.
Beaufort (Louis de), 351.
Beaugrand, 41 i).
Beau-Hubert, 130.
Beaumarchais, 557.
Beaune (Florimond de), 122, 584.
Beauval (Henri Basnage, S1 de),
229 ; v. Basnage (Henri).
Beck, (37<S (n. 2).
Beeckman (Abraham), 375.
Beeckman (Isaac), 358; Livre III,
Chap. III : pp. 371-391. 395, 400,
102, 408 : Livre III, Char. VII :
])[>. 429-435. 111 (et n. 2), 442
(n. 3), 448 (et n. 3), 149 (et n. 3),
453 : Livre III. Chap. VIII :
pp. 454-457. 459, 167, 482.
411
v. Beeckman
de). 342, 563.
Vax
Beecman,
(Isaac)'.
Beima, 226.
Bellegarde (Du Pac de). 524 : v.
Dr Lac. de — .
Berck (Jean). 1 12.
Berck, 118.
Berendrecht, loi.
Bergaigne (I [enri
Bergh, 272.
BERGHE (Comte de). 1 15.
Berghe (S1 de). 077 :
SURCK.
Berghen en Kennemerlandt (S1
do. 586 : v. Van Surck.
Bernard, 225, 220: v. Barnaud
( Nicolas).
Bernaudus, 226 (n.
N \rn (Nicolas).
Beroald, 101 (n. I).
Bert (Lierre). 263 :
i Pierre I).
Bert (Pieter de). 263 (n. 2).
Berths (Abraham-Cœsarius),
(cl 11. 0).
BERTIUS (Madame).
I '.ci: rus (Lierre I).
Lia: rus ( Lierre I I).
266. 2!);;. 305.
Bertius (Pierre a
20;,.
Bertrand (Jacques), S1 de Saint-
Fulgent, 231.
BÉRULLE (Le L.l. 122. 127. I 12.
1'
Bar-
Bertii s
265
263.
20:;.
254, 201. 262
Maire l>ei).
Besque (Pontius de). Sr de Mont-
marnes. 344.
BÉTHUNES ( Les de). 8.
Béthune (Comte de). 265 (vers
1619).
Béthune (de), officier au service
de Suède (1649), 077.
Béthune (Cyrus de). 55 (n. .'!),
100 (et n. 2). 113, 116 (et n. 1).
120, 121. .!72.
Béthune (Florestan de) ; v. Congy
(Sr de).
Béthune (Léonidas de), 19, 20, 33,
55. 58, 59 (et n. 2). 61, 62. 64,
65, 07. 08. 77 (cl n. 1 i. 91, :•<;
(n. 1). 07 (n. 1). KH) (n. 2), 116,
131. 187. 698 (et n. li.
Beverovicius, 583 : v. Beverwyck
(J. de).
Beverwyck (Jean de), 583.
Beyry, loi.
Beys (H.), 215 (n. 4).
Bezu (Charles de Liniay. S1 de),
346 : v. Limay.
Bezu (Samuel de Limay, Sr de),
282.
Bèze (Théodore de), 51, 150, 153,
154, 155, 222. 287.
Bigot (Jacques), 341.
Billy (Robert de). 872.
Biman, 655.
Binet, 28,8.
Birox (Maréchal de). 12!» tu. 5), 197.
Bismarck ((".ointes de), 232.
Bitault (Jean). 119.
Blanche (Isabelle). 494 (n. 5).
Blanchard (Everard), 166.
Blanchot ( Le P.), 171 .
Bloemaert (Abbé), 678 : v. Blom-
maert (Abbé).
Bloemart (Abbé), lu : v. Blom-
m vert i Abbé).
Bloi mit. i (Abbé), 817 : v. Blom-
maert i Abbé).
Blomeb i i Abbé), 817 : v. Blom-
maert ( Abbé).
Blomm m n i (Abbé), 10, 2 16, 516,
817. 678.
Blonck (Antonius), 208.
Blondel ( uavid |, .181 .
I ÎOCHARD (Samuel ). 8 13, 8 IN.
BOCHART (Samuel). 8 IN : v. Bo-
CHARD (Sam.).
724
INDEX DES NOMS l'KOl'RES
430,
2),
Bodin (Jean). 272.
Boèsse (de), 466.
BoËSSET DE VlLLEDIEU, 517.
Bohème (Princesse de), 610, 611,
616 : v. Elisabeth (Princesse).
Bohème (Reine de), 532. 603, 625,
626. 627 : v. aussi Frédéric
(Électeur Palatin).
Boileau (Nie.), 181, 277. 502, 588.
Boisot, 143.
Boisrobert, 258. 259.
Boissize (Thuméry, Sr de), 264.
Bollius, l.~>2.
Bomberghen, 59 (et n. 2). 97,
Bonours (Chr.), 81 (n. 1 1.
(n. 6).
Boot (Corneille). 474, 4(J1 (et n.
Boot (Everharl C), 17:!, 174, 185,
208, 209 (n. 1». 230. 235.
Bor (Pieter), 71 (n. 2).
Bordier (Petrus). 345.
Borel (Pierre). 402. 412.
(n. 1).
Borxius (Henri). 519 (n.
657 (n. 'A). 666.
Bossuet, 273.
BOTNIA, 436.
Botté (Jean), 337, 338, 655.
Bottesius (Johannes), 337,
(et n. 1), 655 : v. Botté (Jean).
Bouche (Elisabeth), 349 (n. h.
Bouchereau (Gilles), 228,
(n. 2).
Bouchereau (Samuel), 230.
Boucholt, 234.
Bouëxic (Jacques de), 526,
v. La Villeneuve et La
pelle (du) — .
Bouillons (Les), 8.
Bouillon (Jehan de La Marck. duc
de). 22. 23, 26.
Bouillon (Henri de La Tour d'Au-
vergne, duc de), 18 (n. 1). 28, 58
m. 2), f>!» tu. h. 110.
Bouillon (Frédéric-Maurice de La
Tour d'Auvergne, duc de), 314,
125, 126. 562.
Bouillon (Elisabeth de Nassau.
duchesse de), 28.
Bouilly, 682 (n. 2).
Bouilliali) (Ismaël), 178 (cl u. 3),
509.
Bourbon-Montpensieb (Charlotte
129
!)•
679
586,
338
230
677 ;
Cha-
de) 28 151 ; v. Charlotte de — .
Bourdon (Sébastien) 670 678 (et
n. 2).
Bouricius, 136.
Bourgeois (Louis), 51.
Bourguignon (Daniel). 23". 235
(et n. 3).
BOURRIQUANT, 125 ; v. FLEURY-
BOURRIQUANT.
Bouteville, 466.
Bouthillier (Sebastien), évêque
d'Aire. 256. 258.
Bouvin (Jean). 230 (et n. 1).
Bouze (Sr do. 311; v. Saumaise
(Bénigne).
Boxhorn (M. X.i. 2<S3 (n. 2), 287
(n. 2).
Boxhornius, 2<S3 (n. 2) ; v. Bo-
xhorn.
Brabant, Brabantine ; v. Char-
lotte-Brabantine.
Bhaxdexbourgh ( Prince de), 124.
Brandt (Barlel), 2i>7.
Brandt (Gérard), 592.
Brantôme, 81 (n. 1). 259.
Brasset, 328. 577. 575 (et n. 2i.
593, 594, 626, 627 (et n. 1), 641,
645 (et n. 4), 649, 661. 678, 680
(n. 2). 682 (n. 1).
Brave (Justus), 348.
Bray (Guy de), 150.
Breart, 21.
Breauté, 129-131 (el notes). 243,
373.
Brederode (Sr de). 115.
Brederode (Sr de), 120.
Brégy, 683.
Brétigny (Sr de), 317: v. Poncet
(Cuarlcs de).
Bremont, 130.
Brisacier (Mr de), 593, 594.
BROCHARD (Jeanne). 359.
BROGGE (Colonel). 32.
Broni hhors r, 167, 18 1 (n. 3), 206.
Bronckhorst, 1 13, 1 I I.
BROUWER (Adrien). 260.
Bruce (Henrj i. 99 (ci n. 1 1. 105
(n. 5).
Bruce t Walter),99 (n.l) ;v. Pi:
Brunel (François i\v). des Areniers,
347.
Brunswick (Dm- do. 630.
Bri s ,62 m. 1 1. '.m; m. 1 1. v. Bo sse.
INDEX DES NOMS PROPRES
/_:.)
Bbuscambille, 290.
Brusse (Walter), 38, 53, 54, 58, 59,
62 (et n. 1). 64, 67, 96 (e1 n. 1, h.
97 (n. 3), 99 (n. 1), 10.-,. 121, 131.
Buchanan, 111. IN!). 277. 278.
Bueil (Honorât de), 114 (et n. .">, 6) ;
v. Racan.
Builoxeus (l 'et rus Regius), 227.
Buisson, 59, 96 (cl n. 1). 103;
Y. Dr BUYSSON.
Buisson (François de), 345.
Bulliox. 227.
Burex (Comte de), 117: v. Phi-
lippe d'Orange.
Burgersdijk (Pierre Franconi), 171
(n. 3), 210 (n. 6), 297.
Burman, 291 (n. 1).
Bus (Paul), 16 1 : v. Buys (Paul).
Bussy-Rabutin, 121.
Buys (Paul). 162.
Buzenval (Paul Choart, S1' de). :.:;
(et n. 3), 61, 112, 131 (et n. 1),
139, 199, 200, 201. 202. 210,
(170.
Buzenval (Eustache Choart, S1 de),
P. 10.
Cadet, .172 : v. Poitiers (Jean de).
Cajou, 130.
Callot (Jacques), 36, 128.
Calvin (.Jean). 111, Mo. 153, .".17.
346, 127.
Campanella, 559.
Canchiné (île). 236 : v. Lanfran.
Candale (Comte de), 261.
Canquigny (de) : v. Lanfran.
Cappel (Louis). S' de Monjauberl
ou Mbngombert, .s. 1 l l. 1 17
(n. i ). 1 17. 177 (n. 2i. :;:>:;.
Cappel (Louis), (lils du précédent)
1 I.") (n. 3), 232.
C v.ppel < Magdelaine), 1 15 (n. •">).
Cappel (Marie), 1 l"> (n. 3).
Caron (Noël de), 112. 1 in.
Cartes ( René de), 17 I (n. 0) ; v. I >es-
CAB i i:s.
Cartes (René des). .->">7 ci passim,
559 : v. I >escari es.
< .au œsius ( Renatus) : v. I >es-
cab i i:s.
Casa (Pierre Baldran de), on :
V . I . A ( '. \ X 1 .
Casàubon ( fsaac), 189, 288, .".12.
CASAUBON (Méric) (fils du précé-
dent), 343.
Caselis (de). 233.
Cassagne (Abbé), 270.
Cassedenier, 239, 2 10 (n. 1).
Castellion (Sébastien;, 175 (et
n. 1).
Cateb (Abbé), 10, 126.
('.ai i.ius (Abbé), 516.
Cathebine de Médicis, 707 (n. 1).
Cats (Jacob), 2lo (et n. h. :;7.">. 507.
Claudel (Durand). 345.
Cecil (Sir Edward), 07 (n. 2), 78
(n. 1). 120.
Cebidos, 15, 20, 61, 02. ci (el n. 1 1.
66, 67 (et n. •".). ON.
Cebvantès, 365 (n. 1).
CÉSAR, 210.
Chabot (de), 309.
Chagxi (Baron do. 115; v. Jean-
xix (Présidenl Pierre).
Chaix (Etienne), :;I7, 348.
Chalandre, 57 (n. 1 ). 58 (n. 1 ), 59,
97 (n. 1. 2) ; v. Schelandre (Ro-
bert de).
Chalandeb : v. Schelandre.
Chalanders (Capitaine), '.in ; v.
Schelandre (Robert do.
Challandière (Pont), ."7 (n. 5).
Challandière, 121.
Chamieb (Daniel), 297.
Champaigne (Philippe de), 524.
Chandieu, 222.
Chanut (Hector-Pierre), 360, 394,
397, 11-".. 160, INI. 188, 575 m. 2),
584, 585 (n. 1 i : Livre II!.
Chap. XXV : pi>. 641-651 : cl
Chap. XXVII : pp. 669-684.
Chanut (Madame), 669.
Chanuyt, 669 : v. Ch \xu t.
Chanvebnon (M* de), 300 : v. Ri-
vet (Guillaume).
Chapelain (Jean), 114, 244, 245,
270. 277. 289(n. 2), 139, 533.
Chables I". 133, 304, 327.
Chables de Lobbain] . 25.
Chables-Loi is i Prince Palatin».
625, 0 17.
0.11 VBLES-QUIN I. 10.
Chabi h (Le 1'. i. 361.
Chabl( 'i I '..n rbon Mon ["pen-
sieb, 151 (el n. l i.
Chablotte-Bbabantine de N'as-
726
INDEX DES NOMS 'PROPRES
sau, 28 (n. 1) ; v. La Trémoïlle
( Duchesse de).
Charnacé (de)', 323, 506, 670;
v. Charnassé.
Charnassé : v. Charnacé.
Chasteigner de la Roche-Pozay
(Henri). 190 : v. La Roche-Pozay
Chasteigner de la Roche-Pozay
(Louis) : 190, v. La Roche-Po-
zay.
Chastellher (Le P.), 361.
Chastillons (Les), 8.
Chastillon (Maréchal Gaspard II
de). 32, 33, 35 (n. 2), 105 (n. 6),
109, 113, 116, 120, 121, 126, 133,
264. 345, 372 (et n. 1), 424, 42.Ï.
Chastillon (Gaspard III de), 624.
Chastillon (Henri de), 19. 2!)
(n. 6), 31, 32. 38, 41, 54, 55. 56,
59, 60, 61, 76. 77, 95, 116, 137.
Chatillon (Mr de) (Gentilhomme
poitevin), 112.
Chatillon, v. Chastillon.
Chaumont (Jean de), 232.
Chaumont (sr de) ; v. schelandre
(Gohert de).
Chauveau, 363.
Chayagnes (de), 084.
Chavenel (Richard de), 125.
Chelander, .")!• (et n. 2) : v. Sche-
landre (Robert de).
Chelandre, 64 (n. 4), 96 (n. 1) :
y. Schelandre (Robert de).
Chelandre (Àladame de), 125 ;
v. Schelandre.
Chelandre (M11- de). 125, 126;
y. Schelandre.
Chemnitz, 156.
Chilandre, 53 : v. Schelandre
(Robert de).
Choart (Paul), 131 (n. 4), 19!»:
Y. BUZENVAL.
Choisnin, 191 (n. 1 ).
Chrestien (M' ). .Y27.
Christine de Suède, 330, 331. 332
(etn. 4). mi. 603 (n. 1) : Livre III
Chap. XXV : pp. 641-651, et
Chap. XXV II : pp. 669 à 684.
ClCÉRON, 1 17. 1 IN. 17(i. 189, 1 * » 1
220, 2'. 17.
Cinq-Mars ~>~> (n. 1).
Clauberg (.lob) r>77 (n. 1).
Claudin le Jeune 30.
Claves (Etienne de) 119.
Clavils (Le P.) 380, 500.
Clemenceau (Jacques) 228 300.
Clément (Ant.) 317 (n. 1) 333 (et
n. 1).
Clément (Jacques) 707 (n. 1).
Clérac 131 (n. 2).
Clerselier, 366, 394, 455 (n. 1).
460. 181 (n. 2), 584. 669, 676, 679
(n. 1).
Cloppenburg, 325.
Clovovius, 102 (n. 4).
Clusius, 202, 209, 211, '219, 353;
v. l'Escluse (Ch. de).
Cluyt, 184 (et n. 3).
Codd.h's (Guillaume), 341.
Codelonm; (David de). 232. 243.
Coignet (Gaspard), 575 ; v. La
Thuillerie.
Coligny, 30, 56 (n. 5), 64(n. 4). 125 :
v. Chastillon et Louise de — .
Coligny (Gaspard de), l'amiral : .'; 15.
Coligny (Gaspard III de) ; v. Chas-
tillon (Gaspard III de).
Coligny (Henri de), 57 ; v. Chas-
tillon (Henri de).
Coligny (.Maurice de). 345 ; v.
Chastillon.
Colin (Henri), 345.
Collaye, .")!».;.
Colletlt. 17, 22, 25, 48 (n. 1).
121, 126, 133 (et n. 3). 711.
Cologne (Daniel de), 347.
Cologne (Pierre de), 222.
Colomb (Christophe). 48.
Colomiès. 172 (n. 1), 210 (n. 6).
Colomesius (P.), 210 (n. 6) ; v. Co-
lomiès.
Colyius (Le pasteur Théodore). 9.
220. 456, 570.
Condes (Les), 649 (n. 1).
Condé (Louis II. Prince de), 110.
Condé (Henri II. Prince de), ILS.
204, 306 (et n. 1).
Condé (Princesse de), 118, femme
de Philippe d'Orange.
Condé (Princesse do. 203.
CONDREN (Charles de). 373.
Com.y (François île). 55 (n. 3).
CONINCK, 146.
CONRART, 114 (et II. 6). 17ti (et
n. 2). 262 (n. 3), 270, 304 (n. N).
307, 310, 583.
INDEX DES NOMS IH'.OI'KKS
727
COOLHAES, 157.
COORNHERT", 175 (il. 1).
COPPENOL, 481 (il. 5) ; V. WlLLEM-
sen (Guilliam).
Copernic. 47<).
Coppe, 25 (n. 1 ).
Cormièrés, 38, 39, 44, 131.
Corneille (Pierre). 17 (n. 1). 243
(n. 1), 259, 272. 270. 277 (n. 1 et 4).
278, 280, 285, 286, 308, 330 (et
n. 2), 365 (n. 1). 428, 192, 493,
609, 618, 619, 67."..
Cornélis (Jean). 194 (n. 5).
Corpit (Jean). 175.
Coster (Samuel). 508.
Coup (Pierre de), 107 (n. !). 583.
Courtomer (Jean-Antoine de Saint-
Simon, baron de), 8, 58 (n. 2),
133, 372 (et n. 1).
Couvert (Arthur de). 343.
Colvert (Jean-Antoine de). 343.
Crenius, 816 (n. 4).
Crevain et de Beauchamp (André
Lenoir S1 de), 231.
Cromholt, 315 (n. 1 ).
Cromwell, 179. 2)27.
Crouse (Ger.). 216 (n. 1 ).
Crusius, 152.
Cuchlin, 184 (n. Ii. 264.
Cuchlinus, 264: v. Cuchlin.
Cuissy, 67 (et n. 5), Ci^, 97 (n. 1).
Cujas, 153, 159, 190 (et n. 3), 240,
353.
CULEMHOURG ((.'* de). 115.
Cunveus, 253, 282. 326, 1 17.
Cup, 523.
Cussy, 96 tu. 1 ) ; v. Cuissy.
Cyprianus, 55 : v. Regneri.
Cyrano de Bergerac, 447.
Dacieb (Madame), 353.
Daillé (Jean). 306, 307, 309, 343
(et n. 2).
Dailleus (Johannes), 343; v.
Daillé (Jean).
I )aliet (Jacob), 227.
D.w.i.is : v. Daneau (Lambert).
I >anchieSj 98 ii. h ; v. Anchies (d')
I >anchy, 98 (n. I) : v. Anchies (d i.
Daneau (Anne), 155.
Daneau (Lambert), 8, 152 :
Livre II. Chap. II : pp. 153-158:
159, 160 (n. 3), 161 (et n. 2). L69
(n. 1). 297, 298, 317, 353, 167.
Daneau (Lambert), petit-fils du
précédent, 158.
Daneau (Marie). 155.
Daneau (Samuel), 155.
Dathenus, 154.
Dauber, 304.
Daucye, 129.
David d'Orléans, 51, etc. ; v. Or-
léans (David d').
Debeaune, 422. 58 1 : v. Beaune
(Florimond de).
Deheins, 275 ; v. Heinsius (Da-
niel).
Del Boë-Silvius, 537.
Del Rio, 210.
Del Villar (Don Luys), 13.
Dematius (De Maets, dit), 548, 571,
596, 599 (et n. 2), 600.
Démocrite, 468.
Denis (Capitaine), 53.
Denys d'Alexandrie, 311.
Des Areniers, 2,17; v. Brunel
( François).
Des Barreaux, 533, 534 : v. Val-
lée (Jacques).
Des Bordes (S1). 312 : v. Mercier
(Josias).
Descartes (Anne). 360.
Descartes (Franchie), 10; Livre
vre III : Chap. XI : pp. 483-
489. 513, 514, 524, 525 (n. 1 1.
526 (n. 2).
Descartes (Jeanne), 359, 584.
Descartes (Joachim), 359, 185,
525.
Descari es (Madame Joachim), 111.
Descartes (Pierre), grand-père de
René, 388.
Descartes (Pierre) de la Bretal-
lière, fr re de René, 359, 111. 58 I.
Descartes (René), 9, 10, Il
(n. D. 226, 319
332, 335, 336, 277 (n. 1 ».
341 (et p. 3), 342 (( l n. 3), 345,
346 : Livre III : pp. 355-685 :
Conclusion : pp. 687-689 : Notes
Complém entaires sur le Livre III:
pp. 717-719.
I >escab rus 1 1 tenal us), 3 15 ; v. I >es-
cai! i es il lené).
Deschamps (L'écuyer), 125.
I )i.s (Il V.PELLES, 166.
Ï28
INDEX DES NOMS PUOI'KES
Des Chartes, 376 (n. 3), 433 ;
v. Descartes (René).
Descoffiers (Jean), 26 (n. 3).
Des Essars (François), 38 (n. 1) ;
v. Du Hamelet.
Desgan (Prêtre), 324.
Des Guyots (Antoine). 301 (n. 1).
Des Landes (Salomon), 206.
Des Loges (Charles). 283 (n. 3).
Des Loges (Jean). 346.
Des Loges. 625.
Des Loges (.Madame). 176, 283, 625
(n. 2).
Desmarets (Samuel). 304, 310, 344,
555, 557, 562, 563, 577, 595, 598.
Desmazures ( Louis ). 222.
Des Xouettes (Suzanne), 342.
Des Périers (Bonaventure), 561.
Despuy (Jean). 504 : v. Du Puis
(Jan).
Dessau, 64 (n. 4) : v. Du Sau.
Dester (Raeff), 99.
Deusing (Antoine), 323.
Diderot, 269.
Diedrich, 349.
Diest (Hendrick de), 523.
Dieu (Louis de), 347, 473.
Dieu-le-Fils (Pierre), 412.
Dinet (Le P.), 332. 553, 558, 562,
571, 573, 597.
Diogène, 213. 463.
Dodonée, 181, 185.
Domitien, 221.
Dommarville (Guillaume de Hal-
lot. S' de), 19, 31 (n. 7). 33, 38,
53, 54, 58, 59, 60, 61, 62, 64, 67,
76, 77 (et n. 1). 91, 109 (et n. 2),
116, 137, 698 (et n. 1 ).
Doneau (Hugues), 8, 153, 154;
Livre II, Chap. III : pp. 159-
168 : 169 (n. L), 170, 171. 192,219,
222. 305, 336, 353, 689.
Donellus : v. Doneau (Hugues).
Dorât, 212.
Doria (Nicolas). 109.
Dormieux (Toussain), 345.
Dortoman (Nicolas). 240.
Doude (François). 526, 527.
Douza (Janus, Sr de Noorwijk), 106,
146, 156, 163, 173. 184 (n. 3),
197, 202, 211, 240, 27 1. 275, 659,
715 (et n. 4).
Douza (Janus), fils, 152 (n. 3), 217.
Draecke, 104.
Droetelinck (Loys). 221.
v. Droete-
(Charles),
(Charles).
pasteur,
médecin.
Droitelino .221 (n. 2)
LINCK.
Drelincouri
307.
Drelincourt
349.
Drusius, 1">2. 275, 436.
Duaren, 159.
Dr Lan (François): Livre IL
Chai-. XV : pp. 335-338. 100
(n. 6), 531, 653.
Du Bartas, 15 (n. 1). 73 fn.l),
144, 189.
Dubois (Général), 110.
Dubois de Nieuwkerke (Chré-
tienne), 222.
Dubois de Nieuwkerke (Noël). 222.
Du Bois (J.), 475.
Du Bordier (Pierre). 349.
Du Bosc, 345.
Du Bourg (Anne), 153.
Du Bouëxic, 526 ; v. La Ville-
neuve du — et La Chapelle
du. —
Du Bp.av (Toussainct), 236.
Du Breuil, 310 (n. 1 ).
Du Buisson, auteur des Mémoires
de Hollande, 317, 645 (n. 4).
Du Buysson, 18 (n. 1). 35, 39, 52,
53, 54, 58, 39. 62. 64, 65, 67, 96
(et n. 1). 97 (n. 3), 99, 103, 121.
Du Chesne (Simon), 341.
Ducloux (Philippe). 22.
Du Crevis (Rogier). 584.
Dudlev (Robert), comte de Ley-
cester, 160 (n. 2); v. Leicester.
Duez (Nathaniel), 347.
1 )i Fob i : v. Gentil (Jan).
Du Fort, 20, 38, 53, 54, 56 (n. 1 ),
58, 59, 62, 6 -, 67, 68.
Du Hamelet (François), Sr des
Essars, 19, 20, 38 (et n. 1 ). 53,
54, 37 (n. 1). 62. 64, 65, 66, 67
(n. 5), 85, 137, 688, 702.
I h Jon i Elisabeth), 175.
Du Jon (François), dit Junius, 8,
26(n. 1 ). L60 : Livre II. Chap. IV:
pp. 171-175. 179, 200, 206, '222.
22N. 230, 238, 241, 353.
Du Jon (François) dit Junius. fils,
17.'».
INDEX DES NOMS PROPRES
729
Du Jon (.Jean-Casimir). 26, 228.
Du Laurens, 593, 594.
1 )u Luat, 145 tu. •')).
Du Lyon ,130.
Du Maurier (Benjamin Aubérv. Sr),
126, 264 (et n. 8), 276 (el n. 6),
288, 295, 371, 670.
Du Maurier (Louis Aubéry), 344.
Du Maurier (Maximilien Aubéry),
344.
Du Motet, 62. 64, 67, 68, 96 (n. 1).
Du Moulin (Cyrus), 179 (n. 5).
Du Moulin (Henry), 17(.t.
Du Moulin (Joachim), 177.
Du Moulin (Louis). 17'.». 345.
Du Moulin (Marie), sœur de Lierre,
178 (et n. L. 301 (n. 1), 304,
309.
Lu Moulin (Marie), fille de Lierre,
179, 310 (n. 2).
Du .Moi lin (Lierre) ; Livre II,
Chap. IV : pj). 176-179 ; 222, 227.
2 11. 254, 263, 289 (n. 2). 293-
297. 301 (n. 1), 302. 306, 309, 327,
336, 345, 348, 100 (n. 6).
Du Moulin (Pierre), lils du précé-
dent, 178, 17!). :; i i.
Du Moulin (Suzanne). 229.
l)i- Moulin (Théophile), 345.
Dr Noyer, 130.
Lu Lac de Bellegarde, 524.
Du Peron, 370 (n. M). 378 (el n. 8).
37!>. 430 ; v. Dr PERRON.
Du Perron (S'l 372. 373, 37 1. 370
(n. 3). 378 (et n. 3). :i7!). 382, 391,
395, 13(1. 320 (el n. 3). 372.
I )!■ Perron (Anquetil), 52 I.
Du Perron (Cardinal). 170.
Du Petit-Val ( 1 >avid), 207 (el n. 2).
Dupin (Ev.), 172.
\)\ Plessis-Mornay (Philippe), 17
(n. 2). lin (et n. 1 ). 133 (et n. 4),
17<s (n. 2). 198, 230 (n. 2l 2!»:).
297, 298, 300, 301, 361.
\)i Plessis-Mornay (Philippe), fils,
110 (et n. 1). 228.
Du Plomb (Jacques Esprinchard,
Sr), 234.
Dr Pré (Esaïe), 208, 304, 325.
\)\- Puis ,701 (et n. 1 ), 702 : v. Du
PUY.
Du Puis (Jan), 504.
Dr Puis (Madame), 326 (n. 2).
Dr Puis (Veuve Malhurin). 288
(n. :',).
Dr Puy (Antonin), 22. >.
Du Puy (Capitaine), 19, 44, 53,
3 1. 37. 62, 00. 07. 3 1. 85, 137. 7<H
(el n. 1 ). 702.
Du Puy (Claude). 203, 208.
Du Puy (Frères), DO (n. D. 172
(n. 1). 219, 233 (n. 2). 288, 217.
437 (n. 2). 312 (n. 2).
Du Puy (Jacques), 505.
Du Puy (Pierre), 318, 319, 2.21. 323.
Du Puys, 01.
Durant (Daniel). 237.
Durant (Jonas), 55 (el n. 2).
Durant de Hautefontaine, 178
(n. 3).
Durer (Albert). 17 (il 1 ).
Du Rosay (Madame). 111.
Du Roy (Michel). 3 13.
Du Ryer, 072..
DUSSAU, 20. 32. 33. 32. 33,. .VI. 58,
30. (il. 62, 0 1 (el n. 1). 00. 67 (et
n. 3).
Dr Son. IL.
Dr Tibau, 13,0.
Dr Tilloy (Jacques), 1 15 (n. 3).
\)v Tronchet (Abbé), 138.
Dr Tronchet (Madame), bs.x.
Duyck (Antoine); Livre I. pas-
sim : not. p. 21 (et n. 1).
Duyck (Franck), 238.
Edmond (Colonel), 61, 111.
Edouard (Prince Palatin), 605, 623,
021.
Eisinga (Eise), 592.
Elichmann (Dr Jean), 319, 167
(et n. I). ION.
Elisabeth (Princesse Palatine), L».
356, 359, Hi2. K)7. 11 1. 370. 588 :
Livre III. Chap. XXII \W :
pp. 603-651 : (532,. 030. 0(3. 669,
07.-;.
Elisabeth de Nassau, 28.
Elisari.i ii-Cii \i;i.u m;, douairière
de Brandebourg, 629.
Elisabeth (Reine d'Angleterre), M.
102.
Elzevirs (Les). 200. 283 (n. 2).
314. 32.".. 127 (u. 3).
Elzevir (Abraham), 127 (n. 1),
199.
730
INDEX DES NOMS PROPRES
Elzevir (Bonaventure), 19/ (n. 1),
326, 199.
Elzevir (Jean), 288 (n. 6), 326.
Elzevir (Josse), 227.
Elzevir (Louis 1er), 209, 227, 689.
Elzevir (Louis), 52 (n. 2). 173 (et
n. 1), 2d2 (n. 2), 505 (n. 1). 552,
556, 571, 634 (n. 4), 650, 677.
Kmmerv (Sr d'), 198; v. Thou
(G.-A. de).
Epicure, 405, 559, 623.
Erasme, 144, 236, 260, 312, 472
(et n. 3).
Ernest-Casimir de Nassau, 38,-
39, 40, 41, 61, 62, 64, 65, 76, 78,
79, 89, 105 (n. 6), 113, 699.
Erpenius (Th.). 295, 296, 298, 299,
300 (n. 2), 301, 302.
Esgartes (d'), 486, 526 ; v. Des-
cartes ( René).
Espinay (Marquis d'), 466, 624, 625 ;
v. L'Espixav.
Espinoza (Baru ch d') ; v. Spinoza.
Esprinchard (Jacques d'), Sr du
Plomb, 234.
Esprinssart, 235 (n. 3).
Essars (François des), 38 (n. 1) ;
v. du Hamelet.
Estienne (Henri), 261.
Estivaulx (d'), 25 (n. 1).
Estrades (Godefroi, comte d'), 8,
283 (n. 4). 670.
Etrechy (Sr d"). 126 ; v. Jaucourt
(Louis de).
Euclide, 380.
Euripide, 236.
Eusèbe, 190 (et n. 2), 210, 212, 214,
215.
Faber Stapulensis, 154; v. Le-
fèvre d'étaples.
Fairfax, 106.
Falaizeau (Charles), 196, 197.
Faulhaber, 402, 406.
Ferdinand d'Aragon, 18, 19, 706.
Ferdinand (Empereur), 390, 394,
395, 397 (n. 2).
Fermât, 512, 533.
Ferné (Cap. ), 373.
Ferrand, 706 ; v. Ferdinand
d'Aragon.
Ferrand (Jean)* 388.
FerrieRj 129, 138, 139, 1 10, 44 1
(n. 5), 445 (et n. 1), 446 (et n. 1),
166, 196, 593.
Ferry (Paul), 347. 348.
Feugeret, 147 ; v. Feugueray.
Feuguer.eus, 145, 147 (et n. 2) :
v. Feugueray.
Feugheran 151 ; v. Feugueray.
Feugueray (Guillaume) Sr de la
Hâve, 8 : Livre II, Chap. I :
pp.' 144-152. 154, 172. 225. 353.
Flamigny, 373.
Fleury-Bourriquant, 125 (n. 1),
709 (n. 1).
Fleming (Amiral), 677.
Fleming, Livre I : passim, notam-
ment p. 20 (et n. 2).
Flessches (Cte de), 111.
Flottemanville (Antoine), Bas-
nage, Sr de Saint-Gabriel et de, —
229 ; v. Basnage.
Fludd (Robert), 388 (n. 3). 404,
406, 448 (n. 1).
Fontaines, 158 (n. 1).
Fontainier (Jean), 404, 419.
Force ; v. La Force.
Foriant, 59 (n. 2) ; v. Fourmen-
tières.
Formentières ; v. Fourmentières.
FORQUIER. 121.
Fouace (Estienne), 239 (et n. 6).
FOULLAU, 372.
Fourmentières. 35, 3<S. 53. 51.
58. 5'.» (el n. 2). 61 (n. 5).
Fournet (Le P.), 369.
Francine, Livre III. Chap. XI :
pp. 483-489, 513, 514, 524, 525
(n. 1), 520 (n. 2i.
Franconi (Pierre), 297 ; v. Bur-
GERSDIJK.
Franquesney (Henri de) : v. Bas-
nage.
Fransintge, 485 : v. Descartes
(Francii
Franshkimius, ."),s:; ; v. Freinshe-
MIUS.
Frédéric-Henri. IX (n. 1). 19, 29,
31. 39, 11. 42, 58 (ii. 2), 01. 70
(et n. iii. L09, 1 1''. 199, 228, 27:;.
303, 305, 306, 329, 371, 121. 125,
128, 506, 630,645(n. h. 661 (n. 1 1.
698 (et n. 1).
Frédéric-Palatin, Roi de Bo-
hême. 102, lus. 603, 612.
INDEX DES NOMS PROPRES
731
Frédéric (Prince Palatin), 605.
Frédéric de la Tour, 425 ; v.
Bouillon (Duc de).
Frédéric-Guillaume (Électeur de
Brandebourg), 629.
Frédéricx (Sabine), 250.
Freinshemius, 642, 681, 683.
Frémont d'Ablancourt, 346.
Fresnes (de), 26 (n. 5), 563.
Froissart, 69 (n. 2).
Froland (Louis), 240 (n. ■>).
Fromont ,437.
Frotier (Jean), Sr de la Rochette,
3 44.
Fulgous, 33, 54, 55.
Galiex, 149, 551. 553, 617.
Galilée, 412, 456, 477, 479 (et
n. 1), 480, 481, 482.
Gamox (Christoflc de), 15 (n. 1).
Garasse (Le P.), 251, 252.
Garnier, 222.
Garritz (Hessel), 250.
Gassend, 108 (n. 1), 349. 388 (n. 3),
419 (et n. 1), 446, 447 (et n. 2),
448(et notes), 1 l!>. 153 (et n. 3, 4),
454(n.4). 478, 180, 500, 519 (n. 2),
533, 581, 582, 586, 647 (n. 1), 654.
Gassendi ; v. Gassend.
Gaston d'Orléans, 024.
Gatou (David), 50 t.
Gaultier, 157 (et n. 1).
Gaumain. 288.
Gentil (Jan), Sr du Fort. 37 (n. 5).
Gentilis (Scipio), 150 (n. 2», 168
(n. 1), 169.
Gérard (Balthazar), 27.
Gerardus (Albertus), ."> 1 : v. Gi-
rard de Saint-Mihiel.
Gersan (De), 117 ; v. Soucy (Fr.
de).
Gerzan (de); v. Soucy (Fr. de).
Gheyn (Jacques de), le \4eux, 127
(et notes). 128 (notes), L29, 135
(n. 1).
Gibieu, 141 (n. (')) ; v. Gibieuf.
Gibieuf (Le P.), 441 (et n. 6). I 12
(n. 3), 177.
Gillo (Beatrix), 49 I (n. 5».
GlLLOT (Jean), père, 0»1 (n. 5).
(in. lot (Jean), 346, Livre III,
Chap. XII : pp. 494-497, 525 527,
593.
Gillot (Jean), divers personnages
portant ce nom. 491 (n. 5).
Gillot (Pierre), 19 1 in. 5).
Gillot (Famille), 494 (n. 5).
Gilson, ~>2.
Girard (Daniel), 288, 342.
Girard (.Marie), 342.
Girard de Saint-Mihiel (Albert),
341 (et n. 1). 342, 381.
Girardus Albertus, 341; v. Gi-
rard.
GlSTELLES (Pierre de). 38. 101, 103.
Glarges (Philippe de), 346, ~>K~> :
V. MONTIGNY DE .
Godefroy (Jacques). 304 et 312.
Godfroy (Mr). 486. 487 (et n. 1).
Golius. 331, 341, 446, 452. 476. IN".
484 (n. 5), 492. 191 (n. 5).
Goltzils (Henri). 00 (n. 2), 197.
Gomar, 174 (et n. 8), 240 (n. 6),
262, 293, 304, 428 ; v. Gomari s.
Gomarus, 174, 240 (n. 6), 262, 293 :
v. Gomar.
Gonnevet, 61.
Gonzague (Anne de), Princesse de
Mantoue, 623.
Gorgias (Marcus-Antonius), 204 (et
n. 2). 227 : v. Gourgues.
Gorleus, 5 12.
goudimel, 51.
Goulart (Simon). 155. 191 (n. .").
Gourgues (M. -A. de). 20 1 (et n. 2),
227 ; v. Gorgias.
Gr.evius, 47:'>.
Graswinkel, 575.
Grenu, 105.
Grey, 41.
GRIFFITH, 3 0» (n. I ).
Grobbendonc.k. 130.
Gronovius, 221. 290, 291 (et n. 1 ).
31 1 (n. 2l 349, 17:;.
Groot (Corneille de). 167,
Groot (H. de). 349 : v. Grotius.
Grotius (Guillaume), 107 (n. h.
Grotius (Hugo), 1<»7 (et n. 4), 108,
221. 202 (et n. 0). 27.".. 27t. 277.
27.x. 3t)5, 31 I tn. 1. 3), 326, 349
m. 3), ."-7:.. 390, 7i:> (et n. 4).
Grouel (Abraham), :'>72.
Gruter, 190, 21 l. 312.
Guilhome (Capitaine), 121.
( rUILLAUME I' ' 1>'< (RANGE I I.'
citnrnei. 27. 28, 17. (il. 76, 82,
732
INDEX DES NOMS PROPRES
143, 144, 1 t.">. 146, 147 (et n. 1,2),
150, 151 (et n. 2). 152, 157 (et
n. 1), 160 (n. 6), 161. 172, 181
(n. 2), 194.273, 296, 343.
Guillaume II, Prince d'Orange,
303, 304, 327, 425, 496 (n. 1).
64.5 (n. 4), 661 (n. 4).
Guillaume-Louis (Comte de Nas-
sau), 19, 27. 39, 42, 53, 61, 62,
63, 64, 76, 78 (et n. 2). 371, 436.
698.
Gulonius (J.), 245 (n. 2) ; v. Goulu.
Gustave-Adolphe, 641, 643.
Habert, 637.
I Iachtingius, 436.
Haestrecht (de), .586.
Halardt, 3.5. 38 : v. Hallart.
Hallart, 3.5, 38, 53, 54 (et n. 3),
.57 (n. 4), 62, 64, 6.5. 66, 67, 102
(n. 6), 103, 121.
Hallert, .54 (n. 3) : v. Hallart.
Hallot (Guillaume de), 29 : v.
DOMMARVILLE.
Hals, 678 (et n. 2), 679.
Hamelet ((Y), 85, 702 : v. du Ha-
MELET.
Haxicrot, 53.
Hardy (Alexandre), 1.5 (n. 2), 16,
248.
Harixcourt. .5.5.
Harley (Achille), 197.
Harvey, 476 (et. n. 6), .537 (n. '■>).
Haucourt (103.
Haussoxyille (African), 26 (n. .5).
Hauteriye (Marquis de). 121. 372
(n. 1), 42.5. .505. .562.
Hauterive (Madame de). -50.5. .512.
Hauthin, 239 (et n. 6).
Hedwige-Sophie de Braxdebouro
629.
Heexyliet (Jean, Sr de). 222, 22:;.
Heereboord, 10. 336, Livre III,
Chap. XXVI : pp. 653-667.
Heidaxus (Abraham), 56.S (n. 2).
Heidaxus (Gaspard). .531. 666, 667.
Heixs (de), 275 ; v. Heixsius (Da-
niel).
Heixsius (Daniel), 209 (et n. .5).
211, 214, 220, 221, 244. 24.5, 271,
274, Livre II, Chap. XII :
pp. 275-291, 304, 318, 322, 325,
32(3. 336, 51)2, 715 (n. 4).
Heixsius (Nicolas), 283 (n. 1). 289
(etn. 2), 291. 325. 641.
Heixs (M' de), 289 (n. 2) ; v. Heix-
sius (Nicolas).
Héxault (d'), 464.
Henri IL 93 (n. 1).
Henri III, 49.
Henri IV, 15, 26 (n. 5), 28 (n. 3),
'2'.). 11. 17 (n. 2), 49. .56. 61, 69
(n. 4), 76, 89, 102, 112. 114. 119
(et n. 5). 120. 132, 173. 194, 195,
205, 213, 234, 271. 304. 328, 361,
426. 508. 705, 707 (et n. 1).
Henri II de Bourbox, Prince de
Condé. 204. 321, 322: v. Coxdé.
Hexri IL duc de Lorraine, 12.5
(n. 4).
Hexri-Frédéric, 62 ; v. Frédéric-
Henri.
Hexri de Nassau : v. Frédéric-
Henri.
Hexri (Prince), 76, 110 ; v. Frédé-
ric-Henri.
Hexri-Frédéric (Comte), 228 : v.
Frédéric-Hexki.
Hexriette d'Axgleterre, 304.
Henriette (Princesse Palatine),
605, 628.
Hexricx (Mayken), 221.
Henry, 109, 698 (et n. 1).
Hexri (Thomas), 189 (n. 3).
Hélèxe Jaxs, Livre III, Chap. XI:
pp. 483-489, 511. 590; v. Jaxs
(Hélène).
Heraldus (Isaacus). 346 : v. He-
rauld.
Heraugiére (Charles de), 12*). : :;7(i
v. Hérauld.
Hérauld, 12D. 288, .".76.
Hérauld (Didier). 312. 346.
Hérauld ( Isaac), 346.
Heurnius, 206, 251, 263, 336.
(n. 3).
Heydanus. 531 : v. Heidaxus.
Heydanus (Gaspard), 366 : v. Hei-
dants.
Heymenss (Cornelis), van Dam.,
4.52.
Hijlena. 485 (n. 2) ; v. Hélène
Jans.
Hippocrate, 149, 468, 5.51, 553,
608, 609, 617.
Hippoi.yu: (Évêque), 210.
INDEX DES NOMS PROPRES
F33
IIobbes, 349.
Hocquixcourt. 130.
HOGELAXDE (Fl\ ). 183.
Hogelande (Corneille van). 106,
527, 528, 530, 581, 634 (n. 4).
646, 666. 677, 678 : v. Vax Ho-
gelaxde (Corneille).
Hoghelaxde. 666 : v. C. vax Ho-
GELAXDE.
Hohexlo. 82 (n. 3) ; v. Hohenlohe
(Phil. de).
Hohexloe, 82 (n. 3) : v. Hohen-
lohe.
Hohenlohe (Comte de), 54. 61. 64.
65, 82 (et n. 3), 91, 162. 163. 700
(et n. 1).
Hollac, 82 (et n. 3), 700 (et n. 1) :
v. Hohenlohe (Phil. de).
Hollae, 82 (n. 3), 700 (n. 1) ;
V. HOHEXLOHE.
Holloe. 82 : v. Hohenlohe.
Holsteix. 41.
Homère. 148, 189, 258.
Hooft (P. C), 507 (et n. 2). 508
(et notes). 509 (n. 1).
Hooft (P. C), 551.
Hoogeveex. 146.
Hooghelaxde (Mr C. de). 527;
v. van Hogelande (Corneille).
Horace. 177. 276, 676.
Hortexsius (Martin). L>.'î (et n. 2),
480.
Hotmax (François), 159, 160 (et
n. 2,.
Huchtenbroeck ,32, 38.
Huet (Jean). 231, 397.
Huguetan (.Jean). 346.
Humbert(P.), 58 (n. 2).
Huygens (Christian). 185, 380, 383,
404. 432. 439 (et n. 2), 533, 684
(et n. 3), 685, 089.
Huygens (Constantin), Sr de Zuy-
lichem, 10, 58, 150 (et n. 1». 281
(et n. 2. 3), 282, 283 (et n. 3),
286, 2X7. 288 (et n. 2. 4), 303, 306,
330 (et n. 2). 341, 342, lu:), il.",.
12(1. i:;7 (et n. 5), 1 16, 176, 188,
Livre III. Chap. XII : pp. 491-
494. 498 (n. 3), 502, 504, 507, .".M.
:.17. 521, :»27. 533, 546, 552, 569,
570, :>7:;. 575, 579, 580, 589, 6b6
(n. 0). 081 (et n. 3).
Huygens (Constantin le jeune).
684 (n. 3).
Huyghens : v. Huygens.
Iberville (Paul Eauldry d'), 229.
Isabelle (Infante). 7."> (n. 1). '.»'.».
468.
Jacobsz (Meeus), 590.
Jacobs (Nicolas), 250.
Jacques Ier (Roi d'Angleterre). <X7
(n. 2). 118. 119. 120 (n. 6), 12."..
7(1!).
Jaixxix. 58 (n. 1); y. Jeannin.
Jaixyx. 58 (n. 1): v. Jeannin.
Jaxoox, 261.
Jans (Hélène). Livre III, Chap. XI :
pp. 483-489.
Jaxsex (Corneille) : v. Jansenius.
Jaxsex (Zaeharias). 382.
Jaxsexius. 262.
Jarrige (Pierre). 337, 338, 339.
Jaucourt (François de). .X44.
Jaucourt (Louis de), Sr d'Etrechv.
126.
Jaucourt (Philiphe de), 344.
Jaucourt (Renée de), 126.
Jaucourt (Les), 126 (n. 2).
Javersac, 2Ô7.
Jean-Casimir (Électeur Palatin).
145, 172.
Jean-Guillaume, 119.
Jeax de Nassau, 158 (n. 1).
Jeax-Sigismoxd, 119.
Jeaxs (Marguerite). 494 (n. .">>.
Jeannin (Président Pierre). 58
(n. 1). 112. 113, 114. 115. 116.
Jochems (Reyner). 485 : v. Des-
cartes (René).
Jofre (Commandeur). 121.
Jolly (Thomas), 270 (n. 1).
Joostexs (Hans), 202, 203, 204,
205 (n. 1 ». 390 (n. 1).
Jolly (Thomas), 713 (n. 1 ).
Joseph ( Le P. ). .M.").
Joubert (Laurent). 182.
Jove (Gilles), 341.
Junius, 25 : v. nu Jon.
Junius (Casimir), 228 : v. du Jon.
Junius (Franciscus), lils. 17."> (et
n. 3).
Junius (Patricius), 17."> (n. 3).
47
734
INDEX DES NOMS PROPRES
Jurieu (Pierre), 269, 310.
Jurieu (Mu«), 310 (n. 1).
Juste-Lipse, 152, 154, 160, 161,
166, 168, 170, 189, 191 (et n. 5),
192, 193, 194, 200, 225, 226, 232,
275. 332, 353.
Justel. 314 (et n. 2).
JUSTINIEN, 580.
Kloppenburg (Johan), 522.
Kempen (Thomas de), 478.
KEPLER, 512.
Kerckhoyen, 222 ; v. Polyander.
Keuchlin, 176.
Labadie (Jean de), 536, 539 (et
n. 2).
La Barbe, 372.
La Barre, 54.
La Barre (Antoine de), 339.
La Barre (Jean de), 494 (n. 5).
La Bassecourt (Daniel de). 347.
Le Baudier, 353 ; v. Baudius.
La Boetie (Et. de), 153.
La Bretallière ; v. Descartes
(Pierre).
La Brosse (Guy de). 182.
La Bruyère (Estienne de), 372.
La Casa, 101 (n. 5) : v. La Caze.
La Case, 96, 103 : v. La Caze.
La Caze (Pierre Baldran dit). 54.
96, 97 (et n. M). US. 99. 101 (et
n. .">>. 103 (et n. 2). 104. 105.
La Chapelle Bouexic (de), 677.
La Charnais, 84 (n. 1).
La Chastre (Mareschal de), 12 1 :
v. La Châtre.
La Châtre (Maréchal), 120, 121.
124.
La Cloche (Abraham de). 235 (et
n. 3), 230.
La Croys, 105.
Laët (de). 331.
La Faye, 222.
La Fayette (Madame de), 317
(n. 3), 645 (n. 4).
La Fère (Comte de). 43 : v. Mon-
télimar (Sénéchal de).
La Fontaine (Jean de), 114, 440
(n. 1). 588.
La Force (de), n. 120, 121, 124.
La Fleur, 134 (n. 1 ).
La Foreest (Claude de), 372.
La Garde, 121.
La Grange, 67 (et n. 5).
La Grange (Paul), 345.
La Grange (Pérégrin de), 172.
La Grayelle, 19, 66, 85, 137, 688,
702.
La H a y, 62 (n. 1) ; y. La Haye.
La Haye (Capitaine;, 59 (n. 2),
61 (n. 5), 62 (et n. 1), 64, 67, 96
(et n. 1). 97 (n. 3), 99, 103, 104.
La Haye, 235 (n. 3).
La Haye (Sr de), 145 ; y. Feu-
GUERAY.
La Haye (Jean de), 19 (n. 2), 69
(n. 2).
Lakeman (Balthazard), 551 (n. 4).
La Lezand (Jeune de). 494 (n. 5).
La Lou (Philippe), 94 (n. 1).
La Marck (Jean de) ; y. Bouillon
(Duc de).
La Mare (Conseiller de), 318.
La Milletière, 308, 312.
La Mole (Pierre). 339.
La Mot (Jean), 346.
La Mouillerie, 55 (n. 2).
La Xeue, 76 (n. 5) : v. La Noue
(Odet de).
La Neve, 698 (n. 1 et 2) ; y. La
Xoue (Odet de).
Lanfran de Canquigny ou Can-
ciiixé, 236.
Languet (Hubert). 47, 233.
Langeraçk (de). 371.
La Noue (François de). 2'.». 30, 57
(n. 1 ). 233.
La Noue (Odet de), 8. 28, 30, 31,
3."). 36. 37. 3.S (n. 5). 52. 53. 76. 77
(et n. 1). 116. 127. 228, 229, 698
(et n. 1. 2).
Lansberg (Comte de). 335.
Lantin (Conseiller). 313, 818.
La Pailleterie, 103.
Lapeyrère (Isaac), 327.
La Pierre. 130.
La Place (Élie de), 165 ; v. Bussi.
La Place (Pierre île). 230. 235.
La Plate (M* de), 466.
La Quewellerie (Christian). .">7.">.
La Roche-Pozay (Henry-Louis de),
190, 196, 2(i2. 20 1. 227. 236, .".7:;.
La Roche-Pozay (Louis de. Sr
d'Abain), 190, 191 (et n. 3), 196,
198, 202. 203.
INDEX DES NOMS PROPRES
7&5
La Rochette (Sr de), .344 ; v. Fro-
tier (Jean).
La Rose, 130.
Laroque, 626.
La Rivière (Samuel de), Sr de
Leseherpière, 230.
La Sale (Jehan de), 42, 61, 109
(et n. 2), 372.
La Salle, 109 (n. 2) ; v. La
Sale.
La Scala (de), 236 (n. 5), 475 ;
v. Scaliger (Joseph- Juste).
La Simendière, 38, 43, 44.
La Taille (Jean de), 277.
La Tarte,- 130.
La Thuillerie (Gaspard Coignet
de). 575, 578, 625, 671, 681.
La Tour d'Auvergne (Henri de) ;
v. Turenne.
La Tour (Henri, comte de), 348.
La Trimouille, 197 ; v. La Tré-
MOILLE.
La Trémoille (Claude de), 28 (n. 1)
197.
La J'rémoille (Henri-Charles, duc
de), prince de Tarente, 299, 301,
303.
La Trémoille (Frédéric de), comte
de Laval, 343, 372.
La Trémoille (Chariot te-Braban-
tine de Nassau, Duchesse douai-
rière de), 125, 298, 300, 301, 307,
308.
La Tuillerie, 120, 625, 681 ; v. La
Thuillerie.
Launaeus (Zacharie), 228 : v. Lau-
xay (Z. de).
Launaeus a Vivantio (Johannes),
349.
Lauxav (Z. de), 228.
Laurens (Henry). 189 (n. 3).
Lauvau (Sr de), 197 ; v. Saint-
Vertunien.
Laval (Frédéric, comte de), 372 :
v. La I'remoille.
La Valette (Louis de Nogaret,
Cardinal de). 126 (et n. 4).
La Vieuville (de), 625.
La Villeneuve du Bouexic (Jac-
ques). 526.
La Voyette (Louis de), 677 (n. 3).
Lawenstein (Jean-Lambert île
Stretï de), 125.
Le Baudier (Dominique), 192, 219,
271 ; v. Baudius.
Le Bauldier (Dominique), 21!) :
v. Baudius.
Lebrebiettes. 'M'A.
Leckerbeetgen, 130.
Le Clerc (René), évêque de Glan-
dèves, 363.
Le Coin, 130.
Lecomte ; v. Valleran.
Lefèvre (Tanneguy), 353.
Lefèvre d'Étaples, 454 (et n. 4).
Le Fort, 59, 96 (n. 1) ; v. du Fort.
Le Fevre (Carolus), 343.
Le Goullon (Marie), 125 (et n. 2).
Le Gouz (Pierre), 318.
Legrand (Abbé), 394.
Le Haulme (Jacques à), 373 (n. 1) ;
v. Alleaume.
Le Hongre, 145.
Leibnitz, 383, 394, 534.
Leicester (Robert Dudlev, comte
de), 160 (n. 2), 162 (et n. 1), 163,
(n. 2), 167, 170.
Le Maire (Capitaine), 65.
Le Maire (Jean), 503, 504; v. Maire.
Le Maistre de Sacy, 52 1.
Lemann (C), 562.
Le Moine (Etienne), 349.
L'Empereur (Paul), 228.
L'Empereur (Constantin), van Op-
pijck, 331, 336, 347, 523, 664.
Lennox (Duc de), 119, 120 (n. 0).
Le Noir (André), Sr de Crevain et
de Beauchamp, 231.
Le Xoir (Guy), 231.
Le Xoir (Jacques), 231.
Le Xoir (Philippe), 231.
Le Petit, 129.
Le Prince (Capitaine), 66.
Le Roy (Henri), 512 (n. 1).. 550;
v. Régi us.
Leroy-Bouillon (Pierre), 227.
L'Escale (de), 189, 211 (n. L),
328 : v. Scaliger (Joseph-Juste).
Lescalla, 204; v. Scaliger (Jo-
seph-Jûste).
LescherpiÈRE (Samuel de). Sr de
la Rivière. 230.
L'Escluse (Charles de), dit Clusius
N : Livre 1 1. Chajp. Y. pp. 181-
185 : L87 202, 209, 211, 21!'. 230,
353, 689.
736
INDEX DES NOMS PROPRES
L'Escluses (Jacques de), 232.
Lesme (Lévin), 240.
L'Espixay (Marquis de), 466, 624,
625, 626.
L'Essart, .38.
Leu (de ou Le) de Wilhem, .527 ;
v. Wilhem.
Le Vasseur 305 (n. 8).
Le Vasseur d'Etiolés. 361, 362
(et n. 1), 413. 416.
Le Vasseur d'Etiolés (.Madame),
416.
Leycester (Robert Dudley. Comte
de), 160 (n. 2) ; v. Leicester.
L'Hermite (Hans), 447 (n. 1).
L'Hermite (Jacob), 250.
L'Hermite (J.-B.). 248.
L'Hermite (Jeanne), 175.
L'Hermite (Tristan) : v. Tristan.
L'Hospital (Michel de). 87, 88.
Limay (Charles de). Sr de Bezu, 346.
Limay de Bezu (Samuel de), 232.
LlXGELSHEIM, 312.
Lipman de Mulhouse, 559.
LlPPERHEY, 382.
Lipsius, 160 (n. 6). 161 (n. 2), 165
et passim : v. Juste-Lipse.
Lipstorp (Daniel), 361 (et n. 1),
376, 377. 387, 395 (n. 3), 401,
402.
Liraeus, 538, 548.
Lisle (Agnès de), 22.
Loeel (Mathieu de). 181 (n. 2).
lobelius ; v. lobel.
Lochorst, 236.
Longueyille (Madame de), 625.
Lopes (Honeste), 235 (n. 3).
Lorges (Gabriel de), comte de
Montgommerv, 232.
Louis XIII. 265, 295, 343, 428.
Louis XIV, 54, 828, 448 (n. 3).
Louis de Nassau, 29, 54. 115.
Louis VI (Électeur Palatin), 159.
Louise de Coligny, 76. 125 (et
n. 5, 6). 126 (et n. 1), 198 (et
n. 3), 228, 294. 425.
Louise-Henriette de Nassau, 629.
louise-hollandixe de bohême
(Princesse Palatine), 605, 624,
625, 626, 627.
Loyer (Nicolas), 237.
Loyola (Ignace de), 559.
Loys Berxap.do d'Ayila (Don), 54.
LOYSELEUH DE VlLLIERS, 145. 1 72 ;
Y. VlLLIERS.
Loysox (Barbe), 481.
Luciex, 559.
Lucrèce, 149.
Ludolf (Job). 211 (n. 3).
Ludoyic de Nassau, 115 ; v. Loris
de.
Lulle (Raymond), 368, 383 (et
n. 2). 387, 391, 403, 449 (n. 3).
Luillier, 447.
Luther, 337, 427.
Luynes (Duc de), 583. 584.
Lyraeus. 538, 548.
Mabre-Cramoisy (Veuve), 604 (n. 4)
Machault (Vicomte de), 115 : v.
Russe
Machiavel, 559, 628.
Maçon, 588.
Madisox. 53.
Maets (de), 538. 548 ; v. Dema-
tius.
Magirus. 523.
Mahomet, 559.
Maire (Jan), 11, 270 (n. 1). 502,
503, 504, 505 (n. 2), 506. 713.
Mairet, 277.
Malderé (Jacob de), 112, 118. 120.
Malebraxche, 427.
Malherbe, 15, 69 (n. 4), 89. 91,
93 (n. 1), 95 (et n. 2), 107, 108
(n. 1), 119, 120, 134, 176, 257,
258 (n. 2), 259, 271, 711.
Maligxy (Daniel), 91 (n.
Maxtoue (Duc de), 261.
Maxtoue (Princesse de),
Goxzague (Anne de).
Marchand (Prosper), 225.
Marescot (Capitaine), 38, 43, 44.
Maresius. 555 : v. Desmarets (Sa-
muel).
Marguerite de Parme, 115.
Marie d'Angleterre (Princesse),
304, 327, 425.
Marie- Éléoxore de Brande-
bourg, 643.
Marie de Médicis, 89, 120, 301,
304.
Marie Tudor, 48.
Marix (Cavalier), 604.
Marischal (François), 52, 64,
Ma m us (Nathanaël), 230.
f6, 2
1).
623
65.
INDEX DES NOMS PROPRES
737
Marlois (Sam.), 342 (n. 1) ; v. Ma-
kollois (Sanniel).
Marly (François), 94 (n. 1).
Marlye (François), 52.
Marni.x de Sainte-Aldegondé,
loi). 172 (et n. 2). 27.").
Marollois (Samuel), 342 (et n. 1).
Marot (Clément), 51.
Marquette, 55, 105, 106.
Massau (Capitaine). 53.
Matham, 90 (n. 2).
Matignon (Maréchal de), 204 (n. 2).
Matth.eus II (A.), 523.
Maubuisson (Abbesse de), 626 ;
v. Louise-Hollandine de Bo-
hème.
Maulde (Nicolas de), 163.
Maurice de Nassau, 7, 9, 18, 19,
27, 29, 31, 32, 37, 38, 39, 40, 41,
12, 43, 45, 46, 50, 51, 52, 54, 7^,
59, 60 (et n. 2), 61, 62, 63, 64,
6:k 66, 70, 72, 73 (n. 2), 74, 76,
82, 88, 89, 95 (et n. 3), 96, 99,
100 (n. 4), 102, 105, 109, 110 (et
n. 3), 111, 117, 118, 121, 124, 127,
130, 137, 162, 163, 19 1. 198, 228,
262. 264, 267, 268, 269, 273, 294.
299. 371. 373, 374, 375. 376, 381,
385, 389, 395, 408, 428, 682 (n. 2),
693. 703.
Maurice (Prince Palatin), 605.
Maximilien II, archiduc d'Au-
triche, 182.
Maximilien de Bavière, 395, 402.
Mayer (Michel), 406.
Mazarin (Cardinal), 307, 325, 329,
426. 636.
Médicis ; v. Marie de — et Ca-
therine DE.
Melander (Johan), 97 (n. 1).
Melis. 519 ; v. .Fmilius.
Melun (Maison de), 55.
Ménage (Gille), 114, 288, 326 (n. 1),
330 m. 3).
Menagius (iEgidius) ; v. Mé-
nage.
Mendoza (Francisco «Ici. 13. 62,
63, 64, 66, 71. 80, 8!î.
Mercier (Anne), 312 : v. Saumaise
(Madame Cl.).
MERCIER (.losias), Sr des Bordes,
170. 312.
Meri cjsz d'Ypres (Jean), 207.
Méré (Chevalier de), 411, 462 (et
n. 1).
Merlanges (François), 34.).
Merricq (Pierre), 9 1 (n. 1).
Mersenne (Le P. Marin), 306. 363
(et n. 2), 378, 403. 406, 415. 419,
122, 126, 432, 435, 438, 442, 445,
446, 448 (et n. 1), 449, 450, 152.
453, 154 (et n. 4), 455, 456, 459,
460, 468, 471, 474, 177, 480, 481,
489, 494, 196, 198, 499, 504 (et
n. 1), 505,* 506, 514, 515 (n. 3),
516 (et n. 1). 52(1, 521 (n. 1), 523
(n. 2), 525. 529, 533 (et n. 3),
536 (n. 1), 7)'.')^, 542, 554. 555, 561
(n. 3), 582, 583, 633 (n. 3), 636,
637, 638 (et n. 1), 639, 641, 646,
677.
Mlrula, 209, 220, 276.
Meteren (Van) ; v. Van Meteren.
Metius (Adrien), 436, 437 (et n. 1),
438, 452, 523.
Metius (Jacques), 437.
Meuris (Aert), 96 (n. 1).
Meursius, 145 (et n. 1), 254 (n. 1),
297 (n. 4).
Micard (Jean). 693 (n. 1). 703 (n. 1),
709.
Michel-Ange. 286.
Michel de l'Hospital, 87, 88, 159.
MlEREVELT, 33 (n. 4).
Milton, 327.
Mirabeau, 10, 26!).
Mist (De), 96.
MlTON, 411.
Moue (Lowijs de), 141, 254.
Molière. :\i^ (n. 1). 447, 538, 606.
Molin.eus (Petrus), 177: v. Du
Moulin ( Pierre).
MONCASSIN, 25 (IL 1 ).
Monet (Le P.). 60. 78.
MONGOMMERY, 131 ; V. MoNTGOM-
MERY.
MONGOMBERT (S1' (le). 1 1 I : V. CAP-
pel (Louis).
MONJAUBEB I (Sr de). 1 1 I : v. Cap-
pel (Louis).
Monluc, évêque de Valence 191.
MONMARTUN 61 (IL 2) : V. MONT-
MARTIN.
Montaigne 117 (et n. .1) LIN. 153
et n. 2) 18!) 191 (n. 3 et 5) 192
(et n. 1) 228 (et n. 1 | 233 (et
73S
INDEX Db!S NOMS PROPRES
n. 2), 247, 361, 362, 363, 368 (n. 2),
389, 393, 418 (n. 4), 427, 508 (et
n. 1), 622, 718.
Montauban (Antoine de). 232.
Montait (Anne de), 92 (n. 2), 116
(n. 5), 117 (n. 1).
Montaux (Bernard). 226 (n. 2), 388
(n. 3) : v. Barnaud (Nicolas).
Montchrestien (Antoine de), 15,
261.
Montdevis (Mr de), 310 : v. Rivet.
Montélimar (Sénéchal de). Comte
de La Fère. 45.
Montesquieu, 247. 269.
Montesquieu de Rocques (Secon-
dât de), père. 116, 124 (n. 4).
Montesquieu de Rocques (Jacques
Secondât de),fils;v. Rocques (Ca-
pitaine).
Montheu (Sr de) : v. Jeannin (Pré-
sident Pierre).
MONTGOMMERY, 243.
Montgommery (Gabriel, comte de).
232, 243 (et n. 2).
Montgommery (Louis de), 232, 243.
Montigny, 272. 713 (n. 5).
MONTIGNY DE BRETAGNE (Mr de),
637.
Montigny de Glarges, £85.
Montluc (Biaise de). Ml».
Montmarnès (Pontius de Bescpie,
Sr de), 34 1.
Montmartin (Capitaine) 19. 20,
59 (n. 2), 61 (et n. 2). 62. 64 (et
n. 4). 66. 67 (n. 5), 85, 137. 688.
702.
Montmartijn, 64 (n. 4) : v. Mont-
martin.
Montmorency (Duc de). 264.
Morel (Frédéric). 210.
Moriau, 130.
Morin (Anne). 359.
Morin (Etienne), 351.
Morin (Jean-Baptiste). 115. U9.
422. 500 m. 2).
Morin (Pierre). 227.
Mornay (Philippe de). 133 (n. 4);
v. Du Plessis-Mornay.
Mortier (Pierre). 63 (n. 1).
Morus (Alexandre). 351.
Mory (de). 348.
Mostart. 208.
Moysan nu Brieux (J.), .'! 15.
Moyzantius (Jacobus), 345 ; v.
Moysan de Briéux.
Mulqueau (Adam), 61 (n. 2).
Muret (Marc-Antoine), 189, 190,
191 (n. 3).
Mydorge (Claude). 378. 115. 422.
441. 459, 583, 636.
Myricax (Nicolas). 473.
Myrican (Thierry). 473.
Nassau (Charlotte) ; v. Charlotte
DE.
Nassau (Elisabeth) : v. Hlisabeth
DE.
Nassau (Ernest-Casimir): v. Er-
nest-Casimir de.
Nassau (Fredeiic-Henri): y. Frédé-
ric-Henri de.
Nassau (Guillaume) : v. Guillaume
d'Orange.
Nassau (Guillaume- Louis) : v.
Guillaume-Louis de.
Nassau (Jean-Louis) ; v. Jean-
Louis de.
Nassau (Louis), 54 ; y. Louis de.
Nassau (Maurice) : v. Maurice de.
Nassau-Siegen (Jean de), 106 (n. 6).
Naudé (Gabriel). 403, 670.
Nerée (Richard- Jean de). 373
Néron, 232.
Neuhusius (Henricus), 406.
Neyen (Jean de). 111.
NicAsius (Johannes), .'!7.">.
Nicole, 524.
Nicot, 393.
NlEBUHR, 213.
Niei wklrke. 222 : y. Dubois.
Nogaret (Louis de), 126 : v. La
Valette (Cardinal de).
Noortich (Heere van), 216 (il 1);
V. Noordwijk et Douza(Jj. fils.
Nortwijck (Mr île). 161 : v. Douza
(Jean).
Ockinga, 436.
Ogier (François). 16, 84 (et tl. 1).
126.
Oldenbarnevelt, 35 (n. 1). ::.s.
112, 121, 136, 162. 208, 21i». 238,
262, 264, 265, 283 (n. 3), 295, 305,
343. 371, 375, 390.
Orange (Frédéric-Henri d') : v. Fré-
déric-Henri d' — et Nassau.
INDEX DES NOMS PROPRES
139
Orange (Guillaume d') : v. Guil-
laume d' — et Nassau.
Orange (Maurice d') ; v. Maurice
(Prince) et Nassau.
Orange (Philippe d') ; v. Pm lippe
d'
Orléans (David d'), 27. 57 (n. 1).
99 (et n. 5), 103, 341, 373, 381.
Orléans (Gaston d'), 624 ; v. Gas-
ton d'.
Orliens (David van). 99 (n. 5),
373 ; v. Orléans (David).
Orlers, 83 (n. 1), 241 (n. 1).
Oudart (Robert), 231.
Oudin (César), 365.
Oudin (François), 318 (n. .';>.
Oyseau (Suzanne). 301.
Ovide, 362 (n. 3).
Paau (Petrus), 184. 263.
Pâlotte 608, 619 ; v. Pollot (Al-
phonse de).
Paquot, 160, 3i:> (n. 1).
Pascal (Biaise), 28, 359, 362, 393,
391, 396, 404 (n. 1). 111, 415, 4 17,
162 (ie 1). 524, (i22. 637-639 (et
n. 1), 641. 684 (n. 3).
Pascal (Etienne), 512.
Pascal (Jacqueline), 637 (et n. 2).
Passavant (François), 344 (n. 1).
Patin (Guy), 22F
Paul de Middelbourg, 456.
Pauw (P.). 184, 263.
Pecquius, 119.
Pedro de Tolède (Don), 113.
Péguv (Glande), là.").
Peiresc ,108 (ie 1 >. 313 (n. 2). 3 12
(n. 3), 137 (ci ie 2), 447. 119 (cl
n. 2). 480 (et n. 1).
Périer, 63!).
Périer (Gilberte), 637 (et n. 2).
Périer (Jérémie), 30 (11. .">).
Perrotus (Nicolaus), .'MO; v. Per-
ROT D'ABLANCOUR.
Perrot d'Ablancour (Nicolas).
346 (d 11. 2).
Person (Marthe), 194 (n. :>).
Pescarengis (Cosme de). 163.
Petit, conseiller du Roy, 530, 581.
Petit (François). 227. 231.
Petit (Samuel), 228, 349.
Peudevyn (Jean). .'! 19.
Phèdre, 362 (ie 2).
Philippe II, 27, 18. 1 13. 146, 147,
273. 713. 71 1.
Philippe IV, 115.
Philippe d'Orange, Comte de Bu-
ren, 117, 118 (et n. 1) 267. 273.
3)7.").
Philippe (Prince Palatin), 605. 625,
626 627.
Picot (Abbé Claude), prieur de
Rouvre. 104, :.3:;, 534, 580, 581,
583, 587, 588 (et n. 3), 636, Cil.
677.
Picto (Renatus), 377 (et n. 1) ;
v. Descartes (René).
Pigot, 109.
Pineau (André), 179 (et n. 6), 239
(n. 5), 291, 301, 304 (et n. 1, 7),
306, 308, 309, 310 (et n. 1,2). 453,
466.
Pinon (Jacques), 246.
Piset, 61.
Pithou (Pierre). 190, 203, 208.
Pla (Adrien), 330.
Platon, 147, 534.
Plantin (Christophe). 200 (et n. 3).
Plaute, 236, 237.
Plemp, 468 : v. Plempius.
Plempius, 467. 468. .">14, 537.
Pline l'Ancien, 149, 463 (n. 2).
Plisson, 130.
Plouchard (Bernard), 372.
Plutarque, 363.
Poictiers (Jean de), dit Cadet,
372.
Poil-Blancq (Samuel), 100 (n. 2).
Poilblanc (Frédéric), 346.
Poisson (Le P.). 395, 414.
Poiret, 688.
Polignac (Ëlie de), 346.
Pollot (Alphonse de). 125, 514,
518, .".20 (n. 1), :.2.".. .".i::. 549, 575,
576, .".n:,. 606, ou;. 608, 609, 610,
611, 616, 617, 010. 0:. 1.
Polyander van den Kerckhoven
(Jean). 3». 1 11. 170. l,s:. : Livre II.
Chap. Vil : pp. 219. 222-223 .
232. 211. 259, 20:.. 302, 304, 325,
345, 346, 353, 17:;. ON!».
Polyander (Jean), fils, 222. 223;
V. HEENVLIET (S' del.
Pomarède (Capitaine), il. 52, 53,
5 l. 56 (n. :.). 58 (n. 1 ).
Pomponne (Marquis de), 129.
7ï<>
INDEX DES NOMS lJROE>RES
Poncet (Charles de), Sr de Bréti-
gny. 347.
Pontanus (Jean Isaac), 523.
PONT-AUBERT, 38.
Pont-Challandièke, 121 : v. Chal-
LANDIÈRE.
Pontius de Besqle, Sr de Mon-
niarnes, 344 ; v. Besque.
Porlier, 669.
Primerose, 538.
Princesse de Condé, 119 (et n. 5) ;
V. CONDÉ.
Priolo (Benjamin), 344.
Pritolaus (Benjaminus), 344 : v.
Priolo (B.).
Puget (Estienne), 21.
Puteanus (Antoninus), 225.
Putschius, 221.
Pythagore. 399.
Quesnel (Le P.). 688.
Rabelais, 182, 240 (n. 6), 261. 387,
427.
Racan (Honorât de Bueil. Sr de),
16, 95, 114 (et n. 5, 6).
Racine (Jean), 185, 365.
Raei (de), 657 (n. 3). 663 : v. Raey.
Raey (Jean de), 540, 657 (n. 3), 663,
664, 677 (n. 3).
Rams.eus (Jac.), 177, 178 : v. Ram-
say.
Ramsay (Jac.), 177, 178.
Ramus, 170.
Raphaël, 286.
Raphalingius, 173, 200 : v. RA-
PHELENGIEN.
Raphelexgien (François). 173. 200
(et n. 3), 207, 209, 210 (et n. 2),
211. 263.
Raphelengien (Joost). 209.
Raphelengius, 173, 263 ; v. Ra-
phelengien.
Raphelingius, 200 (n. 3), 211 : v.
Raphelengien < Fr.i.
Rassard, 66.
Ratleyf. 109.
Ratloo (Alexandre), L54, 160.
Rausciienbourgh (Maréchal de),
124.
Rayentein : v. Van — .
Rebeusac, 129.
Rebertus (Lazarus), 22."..
Reboul (Denis), 227. 237.
Rebelles (Denis). TH.
Régis (Capitaine), 121.
Régies (Henri le Roy ou de Rov,
dit). 9. 10. 405, 426.' .">12 (et n. 3),
518. 519 (et n. 6). 52o (et n. 4),
522. 524, 525, .V27 (n. 1), Livbe III
Chap. XVI-XIX : pp. 535-573:
586 : Chap. XXI : pp. 595-601 :
608, 632. 633 (et n. 2). 634, 651 .
Régneri ab Oosterga (Cyprianus),
."»:)() (et n. 2). 551.
Reigneri (Henricus), 345 ; y. Re-
neri (Henri).
Régnier (Henri), 448 ; y. Reneiu
(Henri).
Reinekeres (Hermannus). 152.
Rembrandt. 33 (n. 4), 254. 346,
464. 539 (n. 1).
Rembrandtsz (Dirck). van Xierop,
17.". (et n. 2). .".'.12. 593, ii,s:;.
Remondt (Guillaume), 373.
Renaud (Daniel). 341» (n. 4).
Renaud (Judith). 349 (et n. 4). 350.
Reneri (Henricus ou Henri), 9.
10, 335, 341, 426, 434, 435, 446,
447 (et n. 1), 448. 149, 453;
Livre III, Chap. X : pp. 472-
475, 484. 491 (et n. 1). 498, :><i7.
508, 509, 512 (n. 1). 518, 519, 520,
550, 601, 653.
Renery (H.). 518, 519; v. Reneiu
(H.).
Reqeesens (Don Louis do. 143.
Rerac, 131.
Reyes (Jacques de), 1<S'.) (n. 3) :
y. Revius.
Reyius (Jac), 9. 189. 172 (n. 1 ).
474, 47."> (et u. •'!). 577 (n. 1 ». 653,
657, 658. 659, 663, 665 (et n. 1 >.
666 (et n. 4).
Reyneri (H.). 509 : v. Reneri (H.).
Reyiers (Sybilla), 263 (n. 2).
Rhosny (Sieur de). 55 ; v. Sully.
Richardot (Président). 113.
Richelieu (Cardinal de). ('>:; (n. 1),
330 (n. 5). 382 in. 1 ». 126, 128,
5(16.
Richier (Sébastien), 22.
Rll>DER (C. de). 572.
Rigault (Nicolas), 288, :;12.
Rivet (André). N. 178. 179 (et n. 6),
22N. 25!» (n. 5). 211. 2(i2. 291 :
INDEX DES NOMS PROPRES
741
Livre II, Chap. XIII : pp. £93
310. 311, 31 1. 325, 337, 343, 344,
347, 348, 352, 353, 389 (n. 2), 425,
453, 466, 473, 474, 492, 496, 509
(n. 1), 582.
Rivet (Claude), 343, 347.
Rivet (Guillaume), Sr de Chanver-
non, 208, 213, 228, 230, 298, 300
(et n. 3), 343, 351.
Rivet (Madame), 300 : v. Oyseau
(Suzanne).
Roannez (Mademoiselle de), 359.
Robert (Prince Palatin), 605.
Robert (Lazare), 225.
Roberval, 512, 637, 638 (et n. 1).
Robinson (Rév.), 302.
Rocolet (Pierre), 283 (n. 2).
ROEMER-VlSSCHER, 508.
Roger (Louise ou Loyson), 624.
Rohan (Duc de), 52, 110, 426.
Rouan (Duchesse de), 624 (n. 5).
Rohan (Mademoiselle de), 309.
Roissi. 152 (n. 1).
Romano (Pompeio Justiniano), 99,
Ronsard. 71, 73 (n. 1). 87 (et n. 4).
<><• (n. 3), 91, 93 (n. 1), 134, 114,
257. 259.
Rondelet, 182.
Rocques (Jacques Secondât de
Montesquieu de), fils, 38 (n. 5),
5:i. 5 1. 57, 61, 62, 64, 67, 92 (n. 1),
102, 104, 105, 106, 116.
Rocques (Jacques Secondât de
Montesquieu de), 106, 110, 121,
124 (n. 2), 136.
Rocques-Lobéjac (AndietU'), 189.
Roques, 136 ; v. Rocques père.
Rosenkreutz, 402.
Rosny (Maximilien, baron de). 33 :
v. Sully.
Rosset (François de), 365.
Rou (Jean), 240.
Rousseau (Jean- Jacques). 272.
Roussv (Sr de), 112.
Roy (Andries de). 66 (n. 3).
ROY (Henri de), 512 (el n. 1). 520,
5.'!.">. .") 1 1 . 545, 633, 654 : v. Re-
GIUS.
Russi (Élie de la Place. Sr de), vi-
comte de Machault, 113, 11"».
Rrssv (Sr de), ll.'i : v. Russi.
I!i rGERSIUS, 283.
S.mi.i.v (Capitaine), 372.
Sain, 112.
Sainct-Mars ( Isaac), 344.
Saint-Amand, 680.
Saint-Aignan (Nicolas de). 349.
Saint-Cyran (de), 262, 308.
Saint-Didier (Madame de), 346
(et n. 2).
Saint-Éyremond, 2(S5.
Saint-Fulgent ( Jacques-Bertrand,
Sr de), 231.
Saint-Gabriel (Ant. Basnage Sr
de), 229 ; v. Basnage (Antoine).
Saint-Hilaire (Capitaine). ou
Saint-Hillaire, 61, 62, 64, 67
(n. 5), 68, 96 (n. 1), 121.
Saint-Loup (Sr de). 310 : v. Sau-
maise (Bénigne).
Saint-Loup (Sr de), fils de Sau-
maise (Claude), 332 (n. 4), 681
(n. 2).
Saint-Mihiel (Girard de). 2/ (n. 1) ;
v. Girard de Saint-Mihiel.
Saint-Paul, 176.
Saint-Simon (Jean-Antoine de), ba-
ron de Courtomer, 58 (n. 2). 372 ;
v. Courtomer.
Saint-Surin, 281 (et n. 3), 282 (et
n. 1, 3).
Saint Thomas. 523 (et n. 2).
Saint-Vertunien (François de). Sr
de Lauvau, 190 (n. 3), 197, 204.
Sainte-Aldegonde : v. Marnix
DE .
Sainte-Croix (Mr de). 496.
Sainte Thérèse, 396.
Salandre, 58 (n. 3); v. Schelandke
(Robert de).
Sai.isbury, 67 (n. 2).
Salmash s. 221 ; v. SAUMAISE
(Claude).
Sancy (Sr de). 55, 61, 62 (el n. 1 ).
63 (et n. 1), 64, (37 (et n. 5), 68,
98 m. 1).
Sanson, 71» (n. 1 .).
Saporta (Antoine), 240 (n. (i).
Saravia (Adrien), n. 158, 163;
Livre II. Chap. IV : pp. 169-170 :
171. 172 in. 2), 192, 2 11.
Sardign^s (M1 de), 179 (et n. (i).
Sarocqi es (Capitaine). 59 (n. 2),
61. (12. (H. (»7 (et n. .".). '.Mi (n. 1 ).
97 ni. l i. 106, 121. 136.
742
INDEX DES NOMS PROPRES
Sarrau (Conseiller), 306, 307, 308,
318 (n. 3).
Sarrocques, 121 ; v. Sarocques.
Sarravia (Thomas), 169 (n. 1) ;
v. Saravia.
Sarravius, 307 ; v. Sarrau.
S au (du) ; v. du — .
Saucy, 62, (n. 1) : v. Sancy.
Saumaise (Bénigne), Sr de Tailly,
Bouze et Saint-Loup, 310.
Saumaise (Claude). 9, 10, 214, 221,
27.3,288, 291, 304, 305; Livre II,
Chap. XIY : pp. 311-333. 338,
340. 316. 352, 353, 404, 426. 467,
173. 478 (et n. 3), 486, 492. 502,
505, 509 (et n. 1), 512, 523. 579,
584 (n. 1). 666, 670, 677. 681 (n. 2).
689.
Saumaise (Madame Claude), 312,
320.
Saurin, 310.
Savorxix, 97 (n. 3).
Scala (La), 189 : v. Scaliger.
Scaliger (Joseph- Juste). 8, 9. 10,
53, 106 (et n. 4), 139, 173, 184
(n. 4). 185 : Livre II, Chap. VI :
pp. 187-217 : 219, 220, 221, 227.
228 (et n. 1). 280, 234, 236 (et
n. 2. 5), 237 (et n. 3), 263, 275,
276, 283, 288, 289, 295. 298, 305,
311. 312, 313, 314. 315, 316, 317,
319, 320, 325, 332, 333, 343». 852.
353, 373. 390 (n. 4). 689 ; Notes
Complémentaires sur le Livre
II, 717.
Scaliger (Jules-César), 187, 188,
189, 190, 193, 197 (et n. 1), 209.
210 (n. 2), 212, 213 (n. 2).
Scaliger (Sylve), 190.
Scanderus, 473.
Scarrox, 308.
Scarrox de Nandiné (Madame).
636.
Scelandre ( Jobannes ). 2.~> (et u. 1),
v. Schelaxdre (Jean de).
Schalaxder, 97 (et n. 2) ; v. Sche-
laxdre (Robert de).
Schalandiere, 121 : v. aussi C.HA-
LANDIÈRE.
Schalandre, 97 (et n. 2) : v. Sche-
landre (Robert de).
Schaliger (.1.). 216 (n. 1); v. SCA-
LIGER (■!. .1.).
Sciieixer (Le P.). 117. 480 (et n. 4).
SCHELAXDLK, 57 (il. 1) ; V. SCHE-
laxdre (Robert de).
Schelaxdre (Anne de), 17 (n. 7).
Schelaxdre (Charlotte de), 22.
Schelaxdre (François de), Sr de
Wuidebourg ou YVuidebourgs, ou
Yuidebourse, 26 (n. 5), 125 (n. 4).
ScHELAXDKi: (Gobert de), Sr de
Chaumont, 26 (n. 5).
Schelaxdre (Hélène de). 22, 2(1
(n. 5).
Schelaxdre (Jean de). 8 ; Livre I :
pp. 15-137, 177 (n. 2), 222, 234,
258 (n. 2), 268, 270, 272 ; Pièces
Justificatives I et II : pp. 693-
711.
Schalaxdre (Jean de), Sr de la
Cour et de Yuidebourse, 125
(n. 4).
Schelaxdre (Judith de), 125 : v.
Streff.
Schelaxdre (Madeleine de), 125 :
v. Chavexel (Richard de).
Schelaxdre (Mademoiselle de), 36
(n. 3), 125, 126.
Schelaxdre (Madame de), 125.
Schelaxdre (Robert de), frère de
Jean de — . Livre I : pp. 15-
137.
Schelaxdre (Robert Thin de), le
père, 22, 26.
SCHELAXDRES, 98. W ; V. ScHE-
laxdre (Robert de).
Schelaxdres (Renée de), 126.
Schelexder (French, Frantz ou
Franeh), 26 (n. 5).
Schelnders (Jehan Thin von), 26.
Schioppius, 281) : v. Scioppius.
Schlaxdres, 54 (n. 6) ; v. Sche-
landre (Robert de).
SCHLANDRES : V. SciIELXDLUS.
Schluter (Henry), 077. fis:; (et
n. 2), 684.
Schotaxus. 336, •'! 17.
Schotaxus (11.). 436.
Schotanus (M.). 436.
Schotanus (d'Utrecht), 548.
Schoock (Martin), 9, 553; v.
Schoocki us.
Schoockius (Martinus), 0 : Li-
vre III : Chai-. XVII : pp. 553-
556 : Chap. XVIII : pp. 557-567 :
INDEX Dl S NOMS l'ROl'KFS
743
Chai-. XIX pp. 569-578:
Chap. XXI : pp. 595-601 ; 658.
Schooten (Frans), le père, 446.
Sc.iiooten (Frans), le jeune, 369
(n. 1), 377, 532, 077 (n. 3), 678
(h. 2), 683, 684 (n. 3).
Schouten (André), 147.
Schrassert, 523 (n. 1), 524 (n. 1).
Schuerman (Jean Godsehalk), 536
(n. 4) ; v. Schurmax.
Schurman (Anne-Marié de), 437
(et n. 4). .".17. .136 (et n. 1). 537,
539, 719.
Schurman (Jean Godsehalk de, à,
ou van), 437 (et n. 4), 536 (n. 4).
Schurmann, 437 (n. I; ; v. Schur-
man.
Schurmans (.Mademoiselle de), 536,
539 ; v. Schurman (Anne-Marie
de).
Schurmans, 437 : v. Schurmann.
Scioppius, 189, 210, 289.
Scudéry (Georges de), 276, 277,
285.
Second (Jean), 144.
Sedlinsky, 124.
Séguier (Chancelier),
Selandre, 2."> (n. 1)
Selidos (Capitaine).
(n. 4), 96 (n. 1).
Skxèque, 149, 176. 236, 237, 585,
622, 642.
Sergeant (Johannes). 4SI (et n. 1.
6).
Sergeant (Thomas Jacobsen), 481
(et n. 6), 182.
Seridos, 64 (n. À): x. Ceridos,
Celidos, Sklidos.
Serocques (Capitaine). 136 : v. S\
ROCQUES.
Servin, 20.").
Servien, 37 !. ooi.
Sévigné (Madame de). 285, 12 1.
Shakespeare, 237, 365 (n. 1).
Silyk (Capitaine), .">7 (n. h. 02. o I.
07. 103, Kt."».
Silvius, "'.';7 : v. Del Boe — .
Simonsz (Reyer), 210 (et n. l i.
Sin r-1 in vre, 96 (n. 1 ) : y. Saint-
I ilLAIRE.
Sjaerdema (Famille), 120. l.;o.
138 (et n. 1).
Sjoeck (Nicolas), 138 (n. h.
584.
59 in. 2). (il
Slandre, 54 (n. 0). '.i7 ; v. Sche-
landre (Robert de).
Smedt ou Smet (Bonaventure de),
178, 1!I2, 230, 27Ô ; v. VuLCA-
NIUS.
SxELLirs. 230. :J. 11 (n. 3). 432 (et
n. 2), 476 (n. I). 402 (n. 1).
Socix. .">•">'.).
Socrate, 384, 386, 107. 031. 651.
Solms (Comte Georges de), 38, 39, 10.
Somaize, 536.
Sommelsdijck (Mr de). 313 ; Y.
Aerssen (François).
Sommère (Mr de). 205.
Soxo y, 162.
Sophie (Princesse Palatine). 605
(et n. 1). 629.
Soreerius, 349; v. Sorhière (Sa-
muel).
Sorbier (Henri), 350 : v. Sorbière.
Sorbière (Samuel), 228, 281, 331,
337, 349 (et n. 3), 350, 448 (n. 3),
465 (et n. 1). 400. 528 (et n. 3),
530 (et n. 2, 3). .".31. 532 (et n.
2). 581 (et n. 4), 582. 587 (et
n. 1), 603, 0(H m. 1). 657 (n. 3),
666 (et n. .".).
Sosus. 107.
Soibysk (M1 de). 11(1.
Soucy (François de). Sr de Gerzan,
417 (n. i).
SOUMAZANNES (Sr de), 125 (11. 1):
y. Schelandre (Jean de).
SOUMAZENNES (S* de). O.S. 12.") (11. 1).
709 (et n. 1); y. Schelandre
(Jean de).
Spangenberg, 10(0
Spanheim (Frédéric), 304, .:.!7 (et
n. 2). 351, 0.")!) (et n. 1 ). 663.
Spencer (Richard), 112, lis.
Spinola, 58 (n. 2), 00. Kl.".. 106,
110, 111. 113, 371, 376.
Spinoza, 358, 619, 688, 689.
Spucker (Adam), .">S7.
S i wm'Iokx. .">2.">. 609.
Stasquin (Jean), 22.
Statira, 536 : v." Schurman (Anne-
Marie de).
Steen (Jan), 185, 260.
Steuartius, 665; y. Stuart
(Adam).
Stf.yix ( Simon ). 27. 275, 341, 342,
373, 381.
744
INDEX DES NOMS PROPRES
Streff de Lawenstein (Jean Lam-
bert de), 125.
Stuart (Adam), 331 (n. 2), 337, 338,
655, 657 (n. 3), 659, 663, 664, 665.
Stuart (David), 331 (et n. 2), 661.
Stuarts (Les), 125 (et n. 1).
Sturm (Jean), 155, 156.
StUDLER VAX ZUP.ECK OU VAN ZU-
RICH (Antoine), Sr de Berghe
(Bergen), 586, 677 ; v. Van
Surck.
Sully. 33, 119.
Surck; v. Vax Surck.
Taciturne, 172 ; v. Guillaume
d'Oraxge.
Taffix (Jean), 151 (n. 1), 222,
Tailly (Sr de), 311 ; v. Saumaize
(Bénigne).
Tallemaxt des Réaux, 176 (n. 3),
271 (n. 3), 389 (n. 2), 533 (n. 3),
624, 625.
Talmont ; v. La Trémoille
(Claude de).
Talon (Jacques), 126 (n. 4).
Tanaquil-Faher, 353 (et n. 1);
v. 4\\xxeguy-Lefèvre.
Taxxeguy-Lefèvre, 353 (et n. 1 ).
Tarexte (Prince de). 299, 342, 343 ;
v. La Trémoïlle.
Taurin (Joseph), 225.
Tayaert (Jacob), 146.
Téligxy ; v. La Xoue.
Téligxy (Marguerite de). 30.
Térence, 148.
J'esselschade (.Maria). 308 (et n. 3).
Texton (Renatus), 230.
Théophile de Viau, 119, 139, 111
(et n. 3). 210. 223. 232, 2 11 :
Livre IL Chap. X et XI : pp. 243
270. 27! t. 372. lui. 11."). 116, 119,
1 17. 167, 689.
Thin (Robert), 134 (n. 2) : v. Sche-
laxdre.
i horius (Pierre), 372.
Thou (Jacques-Auguste de). Conseil-
ler d'Emmery, 26, 106, loi. L98,
203, 205, 210, 237. 288.
Thou (Gouverneur de). 55.
Thouars (de) : v. La Trémoïlle.
Thuanus : v. Thou (de).
Thuméry, 26 1 : v. Boissize (de).
Thunic, 2(i I : v. Tuning.
Thysius (Fr.), 316, 333 (et n. 1).
Thysius (Antoine), 338, 523.
Tiara, 436.
J'iriox (Isaac). 70 (n. 3).
Torci (Samuel de), 346.
Torsi (Pierre de). 340.
Tossaxus, 160 : v. Toussaix.
Touchelaye (de), 533.
Tourxemeixe (Catherine), 349 ( n.4)
J'oussaix (Daniel), 160.
J'relcat (Luc), fils, 171.
Trelcat (Luc), 8 ; Livre IL
Chap. IV : pp. 170-171 ; 175. 170.
241, 353.
Trémoïlle (Cbarlotte-Brabantine),
Duchesse de la — , 296 ; v. Xas-
SAU.
Tremolius (Frederieus) com. La-
valli, 342 ; v. Tarente et La
Trémoïlle.
Triglaxd, 657 : v. J^riglaxdius.
Triglaxdius, 336, 655, 656, 657,
658, 664.
Tristan L'Hermite, Livre II,
Chap. X : pp. 247-253, 279, 286,
387.
J'roxchix (Daniel), 230.
Troxchix (Jliéodore), 231.
Troxcixus (D.), 230 ; v. Tron-
CHIN.
Tuning (Gerijt), 173, 192, 103,, 104.
195, 196, 197 (et n. 3), 204, 217.
219, 238.
Turexxe (Le Grand). N. 17. 18,
126, 425, 562 ; v. La Tour d'Au-
vergne.
Turlupix, 20ii.
Turnère, IN!». 102.
Turnebus, 102 : v. Turnèbe.
Turretin (Benoît), 231.
Tuyninck, 216 (n. 1) : v. Tuning.
Tycho-Brahé, 523.
Valcher, 506 : v. Valckenburg.
Valckenburg (Adrien). 506 (n. 2).
Valkexsteix (Comte de), 54.
Vallaeus (Carolus), 'M'1 : v. Val-
lée (Charles).
Vallée (Charles), 372.
Vallée des Barreaux (Jacques),
533 : V. 1 )i:s 1 ', \i;i; i:\ix.
Valleran-Lecomte, 10. 253 (et
n. 1). 3 10.
INDEX DES NOMS PROPRES
745
Vallès (Ch. de), 349 : v. Vallesus.
Vallesus (Carolus). 349 : v. Vallès
(C. de).
Vax Aitzema, 603 (n. 2).
Van Asperen (Sr). 55.
Van Baerle (Gaspard), 2 10. i>('>5.
335, 551.
Vax Baerle (Suzanne), 493.
Vax Bergex (M.), 615 (et n. 2) ;
v. Van Surck.
Vax Bergex (Le marinier). 129.
Van Brederode, 562.
Van Bkoxchkorst (Gérard), 523.
Van Campexe. 158.
Vax Dam (Cornelis Heymenss),
152.
Van den Waterlaet, 543 : v. Wa-
TERLAET.
Van der Burcht, 103.
Vax der Does (J.), 143, 144, 146,
202 : v. Douza (Père).
Vax der Hoolck, 542, 543, .5 1«S.
549, 571. 576.
Van der Linden, 221.
Vax deb .Merck (Pierre). 390.
Van der .Mylex (Cornelis). 120.
283 (n. 3), 293 (n. 1). 294.
Mylex (M"'). 283.
Xoot (Charles). 07 (n. 3),
Van der
Van der
101.
Van der
Vax der
Vecht (Jan Jansz), 316.
Werff, 143.
Van Dorp (Frédéric), loi.
Van Erpex (Thomas). 302 : v. Er-
PENIUS.
Van Eyck (Jacob), 498 (n. 1).
Van Foreest (Les), 426.
Vax Foreest (Jean), 590.
Van Foreest-Schouwex (Pieter).
Van Goob (Th. Ernest), 58 (n. 2),
304.
Van Goob (Le pasteur), 173.
Vax Habff (Eva), 437 (n. 4).
Van Hogelande (Corneille), 0)1.
188, 527, 530, 586, 634 (e1 n. I),
646. 666, 077. 678.
Vax Hogelande (Fr.t. 182.
Vax Hogelande (Theobald), 182
ici n. 1). 226 (n. 1 ). 104.
Van Hoir (Jan), 1 l 1. 184 (d
n. 2). 100. 238, 263, 659.
Van Ïnhausen et Kniphausen
(Dodo). 102.
Vanini (Lucilio), 419, 550. 56."».
5!i0.
Vax Leeuwen, 546, 571.
Vax Loo (Maria). 221 .
Vax Loon, 60, 1"."..
Vax Mandeville (Johan), 512.",.
Van Mi;i eben ( Emmanuel); Livre L
pp. 15-137. notamment p. 10.
loi m. 5).
Van Mi luis. 1.S7 (n. 1 ).
Van Oppyck, 523; v. L'Empebeub
(Constantin).
Vax Ostade, 466.
Vax Ostrum (Pétronille), 236.
Vax Raphelengen (Joost), 209;
v. Raphelexgiex.
Vax Rayelexc.lx (François), 209;
v. Raphelengien.
Vax Rayexsteix. 32 (n. 4).
Van Schooten (Frans), 374.
Van Shouwen (Martcn). 530 : v.
Vax Foreest.
Van Schuyrman (Frédéric), 457
(n. 4), v. Schlrmax.
Van Surck (Antoine Studler), Sr
de Bergen, 10, 581. 586, 591, 077
(et n. .'!). 678.
Van Si rcq (Antoine). 527.
Vax Vervou (Fredrich), 67 (n. 1 •.
Van Zureck, 586 : v. Van Surck.
Varennes (Sr do. 111.
Varron, 100.
N'assan (Les Erères), 210 (n. 6), 212.
Vaux (de), :;i (n. 5». 201.
Vedel (Nicolas). 17.'!. 475.
Veer (dénéral François), 60, 77
(n.2. h. 78,699(et n. 1) ; v. Vere.
Veere, 208 (étudiant hollandais).
Vendôme ( Duc de). 281 .
Verbeck ( 1 Eenri), 551 (n. 1 1.
Verbeck (.Jean). 551 (n. 1).
Vere < I )aniel), 36.
Vere l Edouard), 36.
Vere (François), Général, 31,
:;.;. 38, 39, 0'. 12, 13, 60, 61,
64, 65, 70. 77 m. 2». 78 (et n. 2.
:;. L. 101, 102, 109, 699 (n. 1 ».
Vere d loratio), 35, 36, 12. (d.
Verger l I Laurens), ■">"•'!.
Vermeer, 10.
Verni i m (Duc do. 35, 38, 53,
VERPRi . 680.
Verth vmon ( François do.
746
INDEX DES NOMS PROPRES
Vetter (I)r). 182 (n. 1).
Vésale (André). 521.
Viarius (Theophilus), 141 ; v. Théo-
phile.
Viau (Théophile de), 232, 241 ; v.
Théophile.
Viète, 203. 210. 376.
YlLLAR ; V. DEL.
Villebox (de), 120.
Yillebressieu (de), 415, 456 (n. 1),
469 (et n. 1), 470, 471, 475,
580.
Yilleroy (de), 111 (n. 2), 131.
Yilliers (Loyseleur de), 145, 172.
A'illox (Antoine), 419.
Yirgile, 148. 149.
Yirot (Elisabeth), 311.
Yischer (C.-S.), 129 (n. 6).
Visé (Jacques de), 61, 66.
Yiset, 61 (n. 2) ; v. Visé.
Yisscher (Anne), 508.
Yitaxyal, 67 (n. 5) ; v. Yitexval.
Yitexval, 58 (u. 2), 61 (et n. 2),
62, 64 (et n. 4), 67, 68, 96 (n. 1),
121, 124 (n. 1).
Yitteval, 64 (n. 4) ; v. Yitexval.
Yittexyal, 64 (n. 4) ; v. Yitexval.
Yitry (Guillaume de), 372.
Voetius (Gisbertus), 9. 415, 425 :
Livre III. Chap. XVI, XIX et
XXI : pp. 535-578 et 595 601.
633, 634, 654. 658, 661, 682 (n. 2).
Voetius (Paul). 597, 661.
Voet, 484. 534, 5 13 : v. Voetius.
Voet (Paul), 428. 550. 553, 661 ;
v. Voetius (Paul).
Voiture, 245.
Voltaire. 212, 229, 209. 327.
Voxdel, 507. 508.
Yorstius, 178. 2!>3.
Vos (Antoine). 219. 22(1. 254. 256,
257.
Vos (Jan), 508.
Yossius (Gérard), 172. 175 m. 1 ).
314 (et n. 3). 315 (n. 1), 335, 351,
681.
Yossius (Isaac), 175. 041. 681, 682.
Yoz (Sr de). 2P.i : v. Vos (Antoine
do.
Vrancx (Séb.)5 129 (n. 6).
Vtenbogaert, 07 (n. 1) : v. Wtex-
BOGAERT.
Yuidebolusl (Sr de), 125 (n. 4);
v. Schelaxdre (Jean de), Sr de
la Cour et de — .
Vulcanius (Bonaventure) de Smet.
152. 157, 168, 173, 192, 211, 236,
263, 275.
Yuydebource (Sr de), 25 (n. 1) ;
v. Schelaxdre (François de).
Vuytenval, 61 (n. 2) ; v. Yitex-
val.
Yver, 78 (n. 4), 699 (n. 1) ; v. Yere
(François).
Wael (J. de), 537.
Waesberge, 55 1.
Walaeus (Joh.), le fils, 316.
Walaeus, 344, 537.
Wvxdreher (Sr de), 26 (n. 5).
AVassé, 55.
Wassexaer, 226, 388, 404, 447,
448, 449.
Wassexaer (L'arpenteur), 525, 591,
593, 609 (n. 4).
Waterlaet, 543, 595, 596, 598.
\\ akterlaet, 598 ; v. waterlaet.
Weis, 630.
Y'evelichovex, 316, 321, 329, 660.
Wevelixchovex ; v. Weyelicho-
VEX.
Wicquefort (Jean de), 551 (et n. 4).
Wilhem (Leleu de), 10, 494, 500
(n. 4), 527, 574. 575. 054. 059
(n. 1), 662, 669, 684 (n. 3).
Wilhem (M11* de), 489.
Wilhem (La petite de), 527.
Willemsex (Guilliam), dit Cop-
penol, 481.
Wixsexius, 436. 717.
WixwooD (Ralph). 67 (n. 2), 112
(et n. 3), 118.
WlTTEXHORST, 63 (U. 1).
Wolfgaxg - Guillaume (Electeur
Palatin de Xeubourg).
Wtenbogaert, 07. 263, 297.
nVuidebourgs, 125 (n. 4) ; v. Sche-
laxdre (François de) et Yuide-
bourse.
Wijngaerden (Adr.), 333 (n. 1).
Xelaxdre, 26 (n. 5) ; v. Sciie-
LAXDlîE.
INDEX DES NOMS PROPRES
7'»7
Young (Patrick), 175 (n. 3) ; v. Ju-
nius (Patricius).
Yvon (Pierre), 539.
Zaxchi, 151 (n. 2), 160.
Zanchius, 160 ; v. Zaxchi.
Zéxox, 467, 622.
Zkvecot, ~>21 (n. 1 ).
Zurich (Van), 677 ; v. Vax Surck.
Zuylichem (Sr de). 330 (n. 2), 402.
666 (et n. 6), 684 (n. 3) ; v. Huv-
gexs (Const.).
Zylciiom, 666 ; v. Zuylichem.
TABLE DES PLANCHES !
Pages.
I. Quittance de Robert de Schelandre pour son « hors de
page ». (Bibliothèque Nationale, à Paris, Cabinet des titres).. 20-21
I a et b. Eedloek c u registre des serments prêtés par les
capitaines au service des États. ( Archives du Royaume à La
Haye) 20-21
III. Formule du serment aux États. (Archives du Royaume
à La Haye) 22
IV. La bataille de Nieuport en 1600. ( Cabinet des Estampes
d'Amsterdam) 44
V. La campagne de 1602. (Régiments français : B.'thune et Dom-
marville). (Cabinet des Estampes d'Amsterdam) (i'J
VI. Le siège de Grave en 1602. (Cabinet des Estampes d'Ams-
terdam) 64
VIL Le siège d'Ostende (1601-1604). (Cabinet des Estampes
d'Amsterdam) 1 I II i
VIII. Le siège de Juliers en 1610. (Cabinet des Estampes
d'Amsterdam) 124
IX a et b. L'École du Mousquetaire et de l'Arquebusier.
(Gravures de Jacques de Gheyn) 128-12:1
X a et b. L'École du piquier. (Gravuresde Jacques de Gheyn). 128-129
XI a et b. Le Modelle de la Stuartide. Dédicace probable-
ment autographe de Jean de Schelandre. (British Muséum,
Département des Manuscrits) 1 3< '
XII. Fin de la Dédicace signée par Daniel d'Anchères
(anagramme de Jean de Schelandre). (British Muséum) 132
XIII. Page 140 de la Stuartide (d'après l'exemplaire unique
au British Muséum, avec une addition, probablement auto-
graphe, de Jean de Schelandre) 1 35
XIV. Titre dessiné pour l'exemplaire des Tableaux de
Pénitence de J. de Schelandre offert a Jacques I.
(British Muséum) 138
1. Elles sont mentionnées ici sommairement ; on trouvera sous chaque plan-
che une légende plus détaillée.
4 S
750 TABLE DES PLANCHES
XV. L'Église du Béguinage qu'occupa l'Université de
Leyde a sa fondation, de 1575 à 1581 149
XVI a. L'Université de Leyde après 1581 152-153
b. L'Amphithéâtre d'anatomie fréquenté par Théo-
phile et Descartes a l'Université de Leyde. (Gravures
extraites de Meursius, Athenœ Batavœ, 1625) 152-153
XVII a. La Bibliothèque de l'Université de Leyde 152-153
b. Le Jardin des Plantes de l'Université de Leyde
dirigé par de l'Escluse d'Arras. fD'après Meursius,
Athenœ Batavse, 1625) 152-U3
XVIII. Portrait de Lambert Daneau, théologien protes-
tant FRANÇAIS, PROFESSEUR A L'UNIVERSITÉ DE LEYDE (1581-
1582) ' 156
XIX. Le grand juriste français Doneau, professeur a
l'Université de Leyde (1579-1587), d'après Meursius, Athenœ
Batavœ 160
XX. François du Jon (de Bourges), professeur de théologie
a l'Université de Leyde (1592-1602), d'après Meursius,
Athenœ Batavœ 172
XXI. Pierre du Moulin, professeur de philosophie a l'Uni-
versité de Leyde (1593-1598), d'après Meursius, Athenœ
Batavœ 176
XXII a. Charles de l'Escluse, professeur de botanique
a l'Université de Leyde (1593-1609), d'après Meursius,
Athenœ Batavœ 182
b. Autographe de de l'Escluse dans l'Album amico-
rum de Boot. (Bibliothèque de V Université d'Utrecht) 182
XXIII. Portrait du célèbre philologue français, Joseph
SCALIGER D'AGEN, PROFESSEUR A L'UNIVERSITÉ DE LEYDE
(1593-1609). (Salle du « Sénat académique ») 213
XXIV a. Autographe inédit de J. Scaliger dans l'Album
amicorum de Boot. (Manuscrit de la Bibliothèque de l'Uni-
versité d' Utrecht) 216-217
b. Lettre de Joseph Scaliger a Douza. (British
Muséum) 216-217
XXV. Tombe de Joseph Scaliger dans l'Église Saint-Pierre
a Leyde 216-217
XXVI. Portrait de Baudius (D. Le Baudier, de Lille) (lt03-
1613). (Université d'Amsterdam) 220
XXVII. Page de l'album de Boot remplie par un étudiant
français de l'Université de Leyde. (Manuscrit de la Biblio-
thèque d' Utrecht) ' 236
XXVIII. Feuillet de l'Album studiosorum de Leyde por-
tant les noms de Balzac et de Théophile (8 irai 1615). . . . 243
XXIX. Autographe inédit de Balzac, tans l'Album te
Gronovius. (Bibliothèque Royale de La Haye) 291
TABLE DES PLANCHES 751
XXX. André Rivet, théologien français, professeur a l'Uni-
versité de Leyde (1629-1632), d'après Meursius, Athense
Batavœ 302
XXXI. Lettre inédite de Rivet .(Bibliothèque de l'Université
d'Amsterdam) 309
XXXII. Portrait de Saumaise, philologue français, pro-
fesseur a l'Université de Leyde (1632-1653). (Faculté
des Lettres d'Amsterdam) '. . 316
XXXIII a. Autographe de Saumaise dans l'Album de
Gronovius. (Bibliothèque Royale de La Haye) 330
b. Autographe de Sorbière dans l'Album de
Gronovius. (Bibliothèque Royale de La Haye) 330
XXXIV. L'Université de Franeker ou Descartes fut
inscrit comme étudiant pour le semestre d'été 1629. . . . 439
XXXV. Le château de Franeker ou habita Descartes
dans l'été 1629. (Cabinet des Estampes d'Amsterdam) 442
XXXVI a. Inscription de Descartes sur l'Album Studioso-
rum de l'Université de Franeker, a la date du 16-
26 avril 1629 (Archives de Leeuwarden ) 452
b. Inscription de Descartes sur l'Album Studios >-
rum de l'Université de Leyde, LE 27 JUIN 1630 452
XXXVII. Habitation de Descartes a Amsterdam en mai
1634 « chés Mr Thomas Sirgeant in du Westerkerckstraet »
(aujourd'hui Wistermarkt, 6) 4SI
XXXVIII a. Pavillon qu'habita Descartes a Utrecht, d'après
UN DESSIN CONSERVÉ AUX ARCHIVES DE CETTE VILLE 484
b. Autographe inédit de Descartes dans l'Album
de Montigny de Glarges.. (Bibliothèque Roycde de La Haye). 18 1
XXXIX. Feuille du registre des baptêmes de l'Église
protestante de Deventer sur laquelle est inscrite la
fille de Descartes, Francine (avant-dernière ligne).... 488-489
XL. Lettre de Descartes ou il est question de sa fille
et d'Hélène. (Bibliothèque de V Université d' Amsterdam) . . 488-48.»
XLI. Ll Discours de la Méthode (1637). Contrat d'édition
découvert aux Archives municipales de Leyde 502-503
XL H. Le Discours de la Méthode. Contrat d'édition dé-
couvert aux Archives municipales de Leyde (fin). . . . 502-503
XL III. Autographe de Descartes retrouvé a la Bibliothè-
que Royale de La Haye 512-513
XLIV. Autographe de Descartes retrouvé a la Biblio-
thèque Royale de La Haye (fin) 512-"' 13
XLV. Château d'Endegeest après la destruction de 1574.
(Dessin des Archives municipales de Leyde extrait du Leidsche
Jaarbœkje de 1909) 529
XLVI. La Princesse Elisabeth (d'après un portrait du Musée
de Heidelberg) 60 1-605
48*
752 TABLE DES PLANCHES
XLVII. Portrait inconnu de Descartes. (Université d'Ams-
terdam) 604-625
XLVIII. Le portrait ee Descartes par Frans Hals au Musée
du Louvre 678-679
LIX. Portrait de Descartes par Bourdon. (Musée du Louvre) 678-679
L. Portrait de Descartes par Beck. (Musée de Stock-
holm) 682
LI. Portrait de Descartes par Fraxs Hals. (Collection
Ng-Carlstad à Copenhague) en Frontispice
LIL Carte des Pays-Bas dans la première moitié du
xvne siècle d'après Waddixgtox. (La République des Pro-
vinces-Unies) 714
LES CLICHES DES PLAlS'CHES HORS TEXTE I >NT
ÉTÉ EXÉCUTÉS DANS LES ATELIERS DE LA
PHOTOGRAVURE DEMOULIN
IIO, rue de vaugirard, paris
TABLE DES MATIERES
Pages.
Introduction
LIVRE I
RÉGIMENTS FRANÇAIS AU SERVICE DES ÉTATS
UN POÈTE-SOLDAT : JEAN DE SCHELANDRE, GENTILHOMME YERDUNOIS.
Chapitre I. — Introduction 14
Chapitre II. — Les premières années de Jean de Sehelandre 25
Chapitre III. — Les premiers faits d'armes du jeune capitaine :
Robert de Sehelandre. Rataille de Nieuport (2 juillet 1600). . . 35
Chapitre IV. — Le poème de Jean de Sehelandre sur la bataille
de Nieuport 1-
Chapitre V. — Retraite de Flandres. Les campagnes de 1601 et
de 1602 55
Chapitre VI. — L'ode pindarique de Jean de Sehelandre sur le
Voyage fait par l'armée des Etats de Hollande... l'an 1602 et
la Prise de Grave 69
Chapitre VIL — Le siège d'Ostende 95
Chapitre VIII. --La guerre ralentie. — La Trêve de 1609. —
Jean de Sehelandre à Avignon, puis au siège de Juliérs 1610. . 109
Chapitre IX. — Vie et mœurs des gens de guerre 127
LIVRE II
PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS FRANÇAIS
A L'UNIVERSITÉ DE LEYDE (1575 a 1648)
a propos de balzac. et he ruéophile (1615)
Introduction 141
Chapitre I. — La Fondation de l'Université de Leyde 113
Chapitre II. — Un Théologien du xvie siècle : Lambert Daneau
(1581-1582) 153
754 TABLE DES MATIÈRES
Chapitre III. — Un grand Juriste : Hugues Doneau (1579-
1587) 159
Chapitre IV. — Un groupe de Théologiens : Saravia, du .Ion, du
Moulin, Treleat, Basting 169
Chapitre V. — Un fameux Botaniste artésien : Charles de l'Es-
cluse (1593-1609) 181
Chapitre VI. ■ — Le plus grand philologue du xvie siècle : Joseph
Juste Scaliger (1593-1609) 187
Chapitre VII. ■ — Dii minores : Baudius de Lille, Polvander de
Metz 219
Chapitre VIII. -- Étudiants français à l'Université de Leyde
de 1575 à 1615 225
Chapitre IX. — Vie et mœurs des étudiants français 233
Chapitre X. — Balzac et Théophile (1615) 243
Chapitre XL — Deux devoirs d'écoliers :
a) L'Ode de Théophile 267
b) Le Discours de Balzac 270
Chapitre XII. — Balzac et Daniel Heinsius 275
Chapitre XIII. — Un grand Théologien orthodoxe : André Rivet
(1620-1653) 311
Chapitre XIV. -- Du Ban et les origines du Cartésianisme à
l'Université de Leyde 335
Chapitre XV. — Étudiants français à l'Université de Leyde
de 1616 à 1648 341
Conclusion 353
LIVRE III
LA PHILOSOPHIE INDÉPENDANTE
rené descartes en hollande.
Chapitre I. — Introduction 357
Chapitre IL — Enfance et adolescence (1606-1617) 359
Chapitre III. — Descartes volontaire au service des États. —
La rencontre avec Beeckman 371
Chapitre IV. — Les années d'Allemagne (1619-1621). — L'in-
vention merveilleuse du 10 novembre 1619 393
Chapitre V. — Voyages en France et en Italie (1622-1628) 411
Chapitre VI. — Descartes en Hollande (1628-1649) 421
Chapitre VIL — Visite chez Beeckman à Dordrecht (8 octobre
1628). — Inscription à l'Université de Franeker (16-26 avril
1629) 429
TABLE DES MATIÈRES 755
Chapitre VIII. — Séjour à Amsterdam (1629-1630). — Inscription
à l'Université de Leyde (27 juin 1630). — Retour à Amster-
dam. — Rupture avec Beeckman 445
Chapitre IX. — Suite du séjour à Amsterdam (hiver 1630-1631). 459
Chapitre X. — Voyage en Danemark (été 1631). — Continuation
du voyage à Amsterdam (automne 1631 à mai 1632). — Séjour
à Deventer (fin mai 1632 à fin novembre 1633). — Retour
à Amsterdam (décembre 1633 au printemps 1635) 469
Chapitre XI. — Le roman de Descartes : Hélène Jans et sa fille
Franchie 483
Chapitre XII. — Séjour à- Utrecht (1635). — Un ami de Des-
cartes : Constantin Huvgens. — Un domestique-disciple :
Jean Gillot 491
Chapitre XIII. — Séjour à Leyde (1636-1637) ; publication du
Discours de la Méthode 499
Chapitre XIV. - Séjour à Santpoort près de Harlem (1638-
1639) 511
Chapitre XV. — Séjour à Harderwijk (1640), à Leyde (1640) et à
Endegeest (1641-1643) 523
Chapitre XVI. - Regius adversus Voetium 535
Chapitre XVII. — Descartes contre Voetius 547
Chapitre XVIII. — L'Epistola ad Voetium (1643) 557
Chapitre XIX. — Le procès de Descartes à Utrecht et à Gro-
ningue 569
Chapitre XX. — Voyage à Paris (1644) ; retour à Egmond 579
Chapitre XXI. — Suite des procès de Groningue et d' Utrecht
(1645-1648)
Chapitre XXII. — Un amour intellectuel : Descartes et la prin-
cesse Elisabeth (1642-1644) 603
Chapitre XXIII. — Un amour intellectuel : Descartes et la prin-
cesse Elisabeth (suite) (1644-1645) 615
Chapitre XXIV. — Correspondance avec l'exilée (1646-1647). —
Deuxième voyage de Descartes en France (1647) 629
Chapitre XXV. — Correspondance avec l'exilée (suite) (1617-
1649). — Troisième voyage en France (1648) 641
Chapitre XXVI. ■ — Descartes et l'Université de Leyde (1617-
1648) 653
Chapitre XXVII. — Départ pour la Suède dr septembre 1649).
— La mort (1 1 lévrier 1650) 669
Conclusion 687
756 TABLE DES MATIÈRES
PIÈCES JUSTIFICATIVES
I. — Ode pindarique sur le voyage fait par l'armée des Estats de
Hollande au païs de Liège l'an 1602. Item sur la prise de
Grave 693
II. — Le procez d'Espagne contre Hollande plaidé dès l'an 1600
après la bataille de Nieuport 704
III. — Le Modelle de la Stuartide (Ms. du British Muséum 16 E
xxxiii) 709
IV. — Discours politique sur V estai des' Provinces-Unies des
Pays-Bas ; par J. L. D. B. (Jean-Louis de Balzac).
A Leyde, chez Jan Maire, 1638 713
V. — Notes complémentaires sur le LIVBE II 717
VI. — Notes complémentaires sur le LIVRE III 717
Errata 720
Index onomastique des personnages antérieurs au xixe siècle. . 721
Table des Planches 749
Table des Matières 733
ACHEVE D IMPRIMER
PAR F. PAILLART, A
ABREVILLE (SOMME)
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