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Full text of "Elën; drame en trois actes en prose"

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M 


E  L  E  N 


TYPOGRAPHIE 
EDMOND     MONNOVER 


LE   MANS   (Sarthe) 


V1LL1ER5 

de 

Isle  Adam 


13  AoCt  Sg 

T. FRANC  J.A^^'l• 


\  ^jr/ 


ELEN 

DRAM  E 
EN  TROIS  ACTES  EN  PROSE 

PAR 

Auguste  VILLIERS  DE  L'ISLE-ADAM 

NOUVELLE     ÉDITION 


B  Ici  git  Clarimonde 
((  Qui  fût  de  son  vivant 
u  La  plus  belle  du  monde. . . 
Th.  Gautier 
La  Morte  amoureuse 


PARIS 

CHAMUEL,     ÉDITEUR 

79.  Bue  du  Faubourir-Polssonnièrp,  79 

1896 


?6. 


PERSONNAGES 


SAMUEL  WISSLER 

ANDRÉAS  DE  ROSENTllAL,  jeune  seigneur  de  Dresde- 

GOETZ,  éluJiant,  ami  de  Samuel. 

TANNUGIO,  chanteur  el  page  d'ELEN,  17  ans. 

ELËN. 

MADAME  DE  WALBURG,  dame  de  Dresde. 

GRÉTE. 

TÉRÉSA    i        .  ,.^ 

'    suivantes  d  Elen. 
CARMEN    / 

UN  LAQUAIS. 

Etudiants,  Masques,  Seigneurs  el  Dames  de  Dresde, 
Religieux,  etc. 

La  Scène  est  à  Dresde,  à  une  époque  vague. 
Toutes  les  indications  prises  du  Théâtre. 


E  L  E  N 


Au  sortir  de  ce  bal,  nous  suivîmes  les  grèves  : 
Vers  notre  toit  d'exil,  au  hasard  du  chemin , 
Nous  allions  ;  une  (leur  se  fanait  dans  sa  main  : 
C'était  par  un  minuit  d'étoiles  et  de  rêves  !. . . 


Dans  l'ombre,  autour  de  nous,  tombaient  des  flots 

[foncés 
Vers  les  lointains  d'opale  et  d'or,  sur  l'Atlantique, 
L'outremer  épandail  sa  lumière  mystique  ; 
Les  algues  parfumaient  les  espaces  glacés  ; 


Les  \ieux  échos  sonnaient  dans  la  falaise  entière, 
Et  les  nappes  de  l'onde  aux  volutes  sans  frein 
Ecumaient  lourdement  contre  les  rocs  d'airain  ; 
Sur  la  dune  brillaient  les  croix  d'un  cimetière. 


Leur  silence,  pour  nous,  couvrit  ce  vaste  bruit. 
Elles  ne  tendaient  plus,  croix  par  l'ombre  insultées. 
Les  couronnes  des  morts,  fleurs  de  deuil,  emportées 
Dans  les  flots  tonnants,  par  les  tempêtes,  la  nuit  ! 


ELEN 


Mais,  de  ces  vieux  tombeaux  dormant  sous  les  érables, 
Désertés,  soucieux,  aux  décombres  pareils. 
L'ombre  questionnait  en  vain  les  noirs  sommeils  ; 
Ils  gardaient  le  secret  des  cieux  impénétrables. 


Frileuse,  elle  voilait,  d'un  cachemire  noir. 
Son  sein,  royal  exil  de  toutes  mes  pensées  1 
J"admirais  cette  femme  aux  paupières  baissées  : 
Spbynx  cruel,  mauvais  rêve,  ancien  désespoir. 


Ses  regards  font  mourir  les  enfants.  Elle  passe, 
Et  se  laisse  survivre  en  ce  qu'elle  détruit  : 
C'est  la  femme  qu'on  aime  à  cause  de  la  Nuit, 
Et  ceux  qui  l'ont  connue  en  parlent  à.  voix  basse. 


Le  danger  la  revêt  d  un  rayon  familier  ; 
Même  dans  son  étreinte  oublieusemenl  tendre 
Les  crimes  rappelés  sont  tels,  qu'on  croit  entendre 
Des  crosses  de  fusil  tombant  sur  le  palier. 


Cependant,  sous  la  honte  illustre  qui  l'enchaîne, 
Soas  le  deuil  où  se  plait  cette  àme  sans  essor. 
Repose  une  candeur  inviolée  encor. 
Comme  un  lis  renfermé  dans  un  coffret  d'ébène. 


Elle  prêta  l'oreille  au  tumulte  des  mers, 
Inclina  son  beau  front  louché  par  les  années. 
Et  se  remémorant  ses  mornes  destinées. 
Elle  se  répandit  en  ces  termes  amei-s  : 


ELEN 


—  «  Autrefois,  autrefois,  quand  je  faisais  partie 
«  Des  vivants,  leurs  amours,  sous  les  pâles  flambeaux 
Des  nuits,  —  comme  la  mer  au  pied  de  ces  tombeaux, 
Se  lamentaient,  houleux,  devant  mon  apathie  ! 


« 


«  J'ai  vu  de  longs  adieux  sur  mes  mains  se  briser  ! 
«  Mortelle,  j'accueillais  sans  désir  et  sans  haine 
i  Les  aveux  suppliants  de  ces  âmes  en  peine  : 
«  Le  sépulcre  à  la  mer  ne  rend  pas  son  baiser. 


Oui,  je  suis  insensible  et  faite  de  silence, 
Et  je  n'ai  pas  vécu  !  mes  jours  sont  froids  et  vains; 
Les  cieux  m'ont  refusé  les  battements  divins  : 
On  a  faussé  pour  moi  les  poids  de  la  balance. 


«  Je  sens  que  c'est  mon  sort,  même  dans  le  trépas  : 
«  Et,  soucieux  encor  des  regrets  ou  des  fêtes , 
«  Si  les  morts  vont  chercher  leurs  fleurs   dans  les 

[tempêtes, 
«  Moi,  je  reposerai ,  ne  les  comprenant  pas.  » 


Je  saluai  les  croix  lumineuses  et  pâles  ! 
L'étendue  annonçait  l'aurore,  —  et  je  me  pris 
A  dire,  pour  calmer  ses  ténébreux  esprits 
Que  le  vent  du  remords  battait  de  ses  rafales, 


Et  pendant  que  la  mer  déserte  se  gonflait  : 
—  «  Au  bal,  vous  n'aviez  pas  de  ces  mélancolies , 
"  Et  les  sons  de  cristal  de  vos  phrases  polies 
«  Charmaient  le  serpent  d'or  de  votre  bracelet. 


10  ELEN 


«  Rieuse  et  respirant  une  touffe  de  roses 
«  Sous  vos  grands  cheveux  noirs  mêlés  de  diamants  ; 
«   Les  valses  vous  jetaient  près  de  moi  par  moments  ; 
«  Votre  blond  cavalier  vous  disait  mille  choses  ; 


«  J'étais  heureux  de  voir  sous  le  plaisir  vermeil 
«  Se  ranimer  votre  âme  à  l'oubli  toute  prête 
<c  Et  s'éclairer  enfin  votre  douleur  distraite 
<c  Comme  un  glacier  frappé  d'un  rayon  de  soleil  » 


Elle  laissa  bi'iller  sur  moi  ses  yeux  funèbres 
El  la  pâleur  des  morts  ornait  ses  traits  fatals 
—  «  Selon  vous,  je  ressemble  aux  pays  boréals  : 
«  J'ai  six  mois  de  clartés  et  six  mois  de  ténèbres?. 


«  Non,  monsieur,  mes  regards  sont  à  jamais  tournés 
«  Vers  l'ombre,  et  mon  orgueil  empêche  d'y  rien  lire  : 
«  Je  fais  semblant  de  vivre,  et,  sous  un  clair  sourire, 
<i  Je  suis  pareille  à  ces  tombeaux  abandonnés.  « 


THEOPHILE     GAUTHIER 


\ 


ACTE  PREMIER 


ELEN 


ACTE  PREMIER. 


Une  terrasse  devant  l'auberge  des  Armes  de  Dresde. 
La  devanture  lient  la  longueur  des  trois  plans,  à  gauche. 

Au  fond,  grande  allée  de  la  principale  promenade  de 
Dresde  ;  montée  praticable.  Statues  entre  les  arbres  ; 
palais  lointains. 

A  droite,  charmille  dont  l'entrée  fait  face  au  public  ; 
près  de  la  charmille  un  banc  de  mousse. 

A  gauche,  presqu'au  milieu  de  la  scène,  table  sur 
laquelle  est  posé  un  candélabre  allumé. 

Au  lever  du  rideau,  Tannucio  dans  un  grand  manteau 
brun,  la  cape  ramenée  sur  le  front,  descend  par  le  fond, 
à  droite  ;  l'heure  sonne  dans  la  ville  ;  il  regarde  l'enseigne 
et  s'arrête. 


SCENE  PREMIERE. 
TANNUCIO,  SEUL,  PUIS  GRÉTE. 


TANNUCIO. 


Les  Armes  de  Dresde?...  Bien.  Neuf  heures, 
je  suis  exact;  madame  de  Walhburg  va  venir. 

(Il  s'approche.) 


16  ELEN 

Les  étoiles  commencent  à  briller  ;  le  vent 
est  si  doux  qu'il  n'agite  même  pas  les  lumières 
de  ce  flambeau. 


((1  frappe  sur  la  table,  Gréte  paraît  sur  les  marches 
de  l'auberge.) 


Du  vin  de  Calabre  ! 

(Il  s'asseoit  puis  s'accoude  et  rêve.) 

Madame  de  Walhburg  !...  Oui,  c'est  une  vio- 
lente amazone,  attrayante  comme  les  dangers 
inconnus;  l'obscure  fierté  de  ses  regards  ne 
laisse  jamais  transparaître  la  fête  lugubre 
de  son  cœur;  son  front  porte  la  mélancolie 
comme  une  parure ,  et  toujours  vêtue  de 
noir,  elle  ajoute  parfois  à  son  corsage  un 
bouquet  d'immortelles,  comme  on  en  voit  sur 
les  tombeaux. 


(Rentre  Gréte  avec  un  flacon  cerclé  de  paille  et  une 
coupe  de  cristal.  —  Tumulte  de  hurras  dans  l'intérieur 
de  la  taverne.) 


Quelles  sont  ces  voix  joyeuses  ? 


ACTE    PREMIER  17 


GRETE. 

Cp  sont  les  étudiants  qui  boivent  depuis  trois 
jours. 

(Elle  verse.) 

Ils  attendent  ce  soir  même,  le  retour  de  leur 
chef,  Samuel  Wissler.  Un  beau  jeune  homme 
pâle. . . 


TANNUCIO,   i  part. 

Leur  chef?...  C'est  juste  ;  ils  conspirent  pour 
se  distraire,  ces  jeunes  gens. 


(Les  fenêtres  du  palais  (I'Elen  s'illuminent  dans  le 
lointain  ;  Tannucio  se  détourne,  un  reflet  de  lumière 
frappe  son  visage  ;  Gréte  l'aperçoil  ;  mouvement  de 
surprise .  ) 


(Haut).  Qu'avez-Yous?... 


18  ELEN 


GRETE. 


Rien.  N'êtes- vous  pas... 


TANNUCIO,  â  part. 


Diavolo  ! . 


GRETE. 


...  Le  page  de  la  comtesse  Elën  ? 

(T.\N\ucio,  souriant,  hausse  légèrement  les  épaules  et 
boit  sans  répondre.) 

Certainement  vous  lui  ressemblez  un  peu. 


TAN.NUCIO,  la  regardant  tî.vement. 

Vous  connaissez  ce  page,  mademoiselle  ? 


ACTE   PREMIER  19 


GRETE. 


Oh  I  pour  l'avoir  vu  passer  à  cheval  et  ren- 
trer dans  ce  palais  où  madame  Elën  donne 
des  bals  si  brillants,  toutes  les  nuits...  Mais 
Thérésa,  ma  cousine,  qui  est  à  la  comtesse, 
pourrait  vous  dire  une  belle  histoire  ! 


TANNUCIO,   inquiet. 

Une  belle  histoire  ? 


GRETE. 


Je  l'ai  oubliée...  —  Cela  s'est  passé  en  Italie 
je  crois. —  La  comtesse,  paraît-il,  voyageait  dans 
les  Apennins.  On  traversait  une  grande  forêt, 
aux  environs  de  Florence  lorsque,  tout  à  coup, 
son  équipage  fut  entouré  par  des  brigands. 


20  ELEN 


TANNUCIO    lorpnant,  aux  lamiores  des  bougies, 
la  coupe  de  cristal. 


Malpostc  ! 


GRETE. 


Les  domestiques  étaient  si  bien  armés  que 
les  brigands  prirent  la  fuite.  Tannucio  était  un 
joli  garçon  de  quinze  ans  ;  il  faisait  partie  de 
la  bande,  et  la  belle  dame,  au  fort  de  l'aventure 
l'avait  distingué  d'un  coup  de  pistolet.  L'enfant 
était  tombé  tout  sanglant  sur  le  gazon,  la  com- 
tesse le  prit  dans  sa  calèche,  le  fit  guérir,  et, 
comme  il  chantait  bien,  il  est  devenu  son  page, 
depuis. 


TANNUCIO,  se  levant. 

Un  glorieux  conte  ! 

(Lui  donnant  une  pièce  d'or. 


ACTE    PREMIER  ~' 


Tenez,  mademoiselle . 

(Gréte  se  relire  avec  un  sourire  el  un  salut.  — 
Tannl-cio  s-éloigne  vers  le  fond  de  la  scène.  Aussitôt  la 
porte  refermée,  il  se  retourne  brusquement.) 


22  ELEN 


SCENE  II. 


TANNUCIO,   seul. 


Seul!... 

(Il  fait  un  gesle  Je  décision  insouciante,  entr'ouvre 
son  manteau,  relève  sa  cape,  et  les  jette  loin,  sur  un 
banc.  —  Il  apparaît  alors  dans  son  costume  de  page, 
pourpoint  et  mailles  collantes,  en  soie  cramoisie,  et 
brodés  de  passequilles  d'or  ;  un  riche  poignard  à  la 
ceinture,  une  plume  de  paon  au  coin  de  la  toque,  les 
cheveux  bouclés,  noirs,  flottants  et  poudrés  d"or  ;  il  se 
met  à  rire  silencieusement.) 

Protée  n'était  qu'un  malappris  !. . . 

(Il  s'asseoit  près  du  candélabre,  sur  la  table,  puis  il 
tire  de  sa  poche  un  petit  llacon  et  le  regarde,) 

Vingt-cinq  gouttes,  vingt-cinq  mille floiins!... 
disait-elle.  —  Mille  florins  la  goutte  ;  on  dou- 


ACTE    PREMIER  23 


Lierait   volontiers  la   dose   à    l'occasion  !   — 
L'obscur  est  de  les  verser. 

(Il  rêve.) 

D'ailleurs,  il  est  d'autres  moyens,  moins 
hasardeux  et  plus  brillants  ;  —  la  zingara  corse 
qui  me  l'a  cédé  pour  une  ballade  me  jura,  sur 
ses  amours,  que  le  parfum  de  ce  bon  élixir  suf- 
firait pour  infiltrer  dans  le  cœur  un  poison 
irrémédiable  ;  —  je  suis  tranquille,  ô  mille  fois 
dédaigneuse  Elën  ! 

(Un  moment  de  silence.  —  Il  se  lève  tout  cà  coup.) 

Ah  divinités  infernales  !...  je  n'hésiterai  pas. 
Je  me  moque  des  amours  et  des  vengeances, 
je  souris  des  noires  colères  jalouses.  —  Mais 
quoi  !...  pas  un  thaler  dans  la  bourse,  et  j'ai 
besoin  d'or  pour  m'en  aller  dans  les  pays  de 
mes  rêves,  les  pays  de  calme  et  de  clartés  ! . . . 
Car  je  m'ennuie  sous  ces  froids  soleils  !. . .  je 
chante  mal  dans  ces  pays  de  malheur. . .  L'or 
est  décidément  le  bienvenu  !  Les  dés  sont  jetés  ; 
—  j'accepte. 

(Il  se  rasseoit  sur  la  table,  se  remet  à  jouer  avec  son 
poignard  et  reprend  sa  physionomie  sourianle.) 


24  ELEN 

A  présent  rappelons-nous  la  fameuse  phrase 
de  Madame  de  Walhburg  :  «  Il  nous  faut  un 
signal  ;  eh  bien,  ce  soir  à  neuf  heures  soyez 
caché  dans  la  charmille,  à  l'hôtel  des  Armes 
de  Dresde.  Appuyée  au  bras  de  monsieur  de 
Rosenthal,  je  passerai  près  de  vous  ;  si  je  laisse 
tomber  ce  bouquet  d'immortelles,  exécutez  vite  ; 
si  je  garde  les  tleurs  à  la  main,  attendez  en- 
core. »  —  Bien  ! . . .  Pourvu  qu'elle  soit  ré- 
solue ! . . . 

(Il  se  lève  et  fait  quelques  pas  en  regardant  les  allées 
environnantes .  ) 

C'est  elle  !. . .  Oui;  les  voici  tous  deux  ;  ils 
parlent  d'amour,  sans  doute...  A  mon  poste  ! 

(Il  se  cache  dans  la  charmille  et  s'accoude  à  une  sta- 
tue. Entrent  par  le  fond,  à  gauche,  madame  de  Walu- 
BURG  et  le  Chevalier.) 


ACTE   PREMIER  25 


SCENE  iir. 


ANDRÉAS  DE  ROSENTIIAL,  MADAME  DE  WALHBURG, 
TANNUGIO  CACUÉ,  puis  GCETZ. 


ANDRÉAS,     vijtu   de    noir,   jeune  seigneur, 
un  peu  pâle,  in-éprocliable. 

Je  m'attendais  à  rencontrer  la  landgrave 
Léonore,  votre  belle  amie,  dans  le  cours  de  la 
soirée  d'hier  ;  vous  avez  chanté  seule  et  si 
bien  que  nous  avons  oublié  son  absence,  ma- 
dame. 


MADAME  DE   WALHBURG. 

Ce  compliment,  monsieur  de  Rosenthal,  ne 
s'adresse  pas  à  moi;  vous  ne  m'avez  pas  en- 


26  ELEN    » 

tendue;  je  vous  rappelais  seulement,  —  oh! 
j'en  suis  certaine! —  les  accents  d'une  voix  plus 
aimée. 

(Elle  s'asseoit  sur  le  banc  de  mousse). 


ANDREAS. 


Vous  me  surprenez,  madame. 


MADAME    DE     WALHBURG,   jouant  avec 
le  bouquet  d'immortelles. 

En  ce  moment  même  vous  êtes  soucieux; 
vous  songez  à  une  femme  près  de  laquelle, 
selon  vous,  la  plupart  des  autres  femmes  ne 
méritent  plus  l'attention  :  la  comtesse  Elën, 
je  crois?.... 

(Doucereuse). 

Pardon,  je  ne  savais  pas  que  ce  nom  dût 
vous  faii'e  pàJir  ? 


ACTE    PREMIER  27 


ANDRÉAS,  debout-,  appuyc'  à  la  charmille. 

J'ai  sans  doute  admiré,  avec  tout  le  monde, 
Il  comtesse  Elën  dès  son  arrivée  à  Dresde,  et 
nous  avons  été  liés  quelque  peu,  c'est  vrai  ; 
mais  actuellement,  ce  ne  serait  que  par  poli- 
tesse ou  par  simple  curiosité  que  je  prendrais 
sur  moi,  si  je  la  rencontrais  jamais,  de  lui  de- 
mander de  ses  nouvelles. 


MADAME  DE  WALHBUUG,   souriante. 

Vous  êtes  heureux  :  vous  avez  le  détache- 
ment facile.  Voilà,  certes,  un  amour  vile 
effacé. 


ANDREAS. 

Effacé!...  Les  sentiments  qu'inspire  une  telle 
femme  peuvent  changer,  mais  ils  ne  s'effacent 
pas. 


28  ELEN 


MADAME  DE   WAIJIBURG. 


Ce  qui  veut   dire  que  vous   en  êtes   à   la 
haine? 


ANDRÉAS,  après  ua  silence. 


J'ai  beaucoup  aimé  la  comtesse  Elën,  ma- 
dame. 


MADAME   DE  WALHBURG. 

C'est  un  sentiment  d'amour-propre  blessé 
qui  vous  fait  parler  de  la  sorte  :  vous  êtes  in- 
j  uste. 

ANDRÉAS. 

Le  cœur  ne  sait  rien  du  juste  ou  de  l'injuste: 
il  éprouve;  cela  suffît.  Mais  quittons  ce  sujet, 
de  grâce. 


ACTE    PREMIER  29 


MADAME  DE    WALHBURG. 


Dites,  vous  l'aimez  encore,  monsieur  de  Ro- 
senthal? 


ANDREAS,  avec  un    sourire. 


Ceci  me  fait  de  la  peine,  venant  de  vous. 


M.\DAME    DE    W.VLHBURG. 


De  toute  votre  àme,  n'est-ce  pas?... 


ANDREAS,   à  part. 

Parles  démons!...  (Haut).  Ne  parlons  plus 
de  la  comtesse,  je  vous  prie. 


30  ELEN 


MADAME    WALHBURG. 


Au  point  d'en  mourir,  si  elle  n'essaye  pas  de 
vous  aimer  encore  ?... 


ANDRÉAS,   brusquement. 

Eh  bien,  oui  madame!  puisque  vous  tenez  à 
le  savoir.  La  comtesse  Elën  serait  ici,  s'appro- 
cherait de  moi,  me  prendrait  la  main  en  me 
disant  :  «  Je  veux  essayer  de  vous  aimer,  »  je 
lui  répondrais:  «  Vous  êtes  venue  comme  un 
supplice  et  vous  avez  emporté  mon  âme;  je  ne 
vous  rappellerai  pas  les  circonstances  qui  nous 
ont  séparés  au  miheu  de  cruelles  paroles  ;  je 
sais  qu'on  n'efface  rien.  Quand  vous  m'eûtes 
abandonné,  mon  premier  mouvement  fut  de 
plaindre  celui  qui  vous  aimait;  je  savais  quil 
serait  seul  un  jour.  Je  n'ai  connu  de  la  haine 
que  ce  qu'elle  a  de  fiévreux  et  de  passager  ; 
je  n'éprouvais  pas  de  jalousie,  puisque  d'autres 
yeux  que  les  miens  ne  pouvaient  voir  en  vous 
celle  que  je  voyais;  nul  ne  saurait  vous  ravir, 


ACTE    PREMIER  31 


pour  mui  !  J'ai  pensé  simplement  que  vous 
étiez  morte;  j'ai  pâli  souvent  de  douleur  en  me 
souvenant  de  vous.  Maintenant  je  te  revois,  c'est 
bien;  laissons  là  tout  cet  enfer!...  Je  me  de- 
mande seulement  comment  tu  es  ressuscitée 
aussi  belle,  étant  restée  plus  longtemps  que 
Lazare  dans  le  tombeau. 


MADAME   DE   WALHBURG,   lui  prenant  les  mains. 

Gomme  vous  aimez!...  Cependant  vous  êtes 
seul. 

ANDRÉAS. 

Je  n'ai  plus  qu'un  devoir  à  remplir. 

MADAME    DE    Vn^ALHEURG. 

Eh!  mais  une  femme   n'est  pas  impitoya- 
ble. 

(Avec  un  sombre  dédain  contenu). 

3 


32  ELEN 

Et  surtout. . . 

ANDRÉAS. 

Je  ne  comprends  pas... 

MADAME    DE   WALHBURG. 

Et  quel  est-il  ce  devoir?.., 

ANDRÉAS,   après  un  moment. 


Aimer  seul. 

(11  fait  quelques  pas  vers  le  fond  de  la  scène  et  regarde 
,  les  noires  allées  désertes). 


TANNUCIO,  se  dressant  près  de  madame  de  Walhburg,  et 
d  une  voix  très  basse  et  très  rapide. 

Eh  bien!  madame? 


ACTE    PREMIER  33 


MADAME   DE   WALIIBURG,   de  même. 


Attends  encore!... 

(TA^f^'ucIO  se  cache  de  nouveau  clans  la  charmille.  — 
Andréas  revient  vers  elle.— Madame  de  Walhblrg  re- 
mettant les  (leurs  à  son  corsage  i. 

Il  me  semblait  que  votre  attachement  datait 
d'un  voyage  en  Italie?... 


ANDREAS. 

Elën  !. . .  je  l'ai  connue,  étant  venu  un  soir  lui 
demander  l'hospitalité  dans  un  sombre  et  an- 
tique palais,  aux  environs  de  la  ville  éternelle. 
Des  étangs  dormaient  à  peu  de  distance  de  ses 
murailles,  et  ce  voisinage  en  approfondissait 
l'isolement.  Sous  le  charme  d'une  sympathie 
mutuelle,  elle  m'apprit  alors  qu'elle  venait  de 
régions  éloignées,  des  Antilles,  je  crois,  —  de 
son  pays,  —  et  qu'elle  vivait  retirée.  Bientôt 
l'intimité  devint  plusfamilière  et,  sous  le  charme 
de  sa  causerie,  je  me  sentais  oublier  les  désen- 


ELEN 


chantements.  Dans  la  peine,  sous  les  fers,  au 
milieu  d'épreuves  indicibles,  s'était  justifiée 
l'élévation  native  de  son  esprit.  Les  transpa- 
rences de  ses  rêves  ornaient  ses  regards;  ils 
inspiraient  des  sensations  de  forêts  orientales; 
il  y  avait  des  lions  et  des  serpents  dans  les  so- 
litudes de  cette  femme  !..  Et  je  remarquais  sa 
beauté,  l'éclat  de  sa  pâleur  créole,  la  distinction 
de  ses  traits,  les  bruns  reflets  de  sa  chevelure. 
Des  senteurs  de  lianes  dorées  émanaient  de  sa 
démarche,  son  corps  était  baigné  du  riche 
parfum  des  savanes...  Oh!  son  visage  magnifi- 
quement fatal!..,  je  l'ai  perdu. 


MADAME    DE    WALHBURG. 


Vous  avez  revu  ce  visage  ? 


ANDREAS. 

Oui. . .  Deux  années  lui  donnaient  ces  char- 
mes pénétrants  qui  éveillent  l'idée  du  premier 
rayon  d'octobre  sur  les  feuilles  :  c'est  mainte- 


ACTE    PREMIER  35 


nant  une  jeune  femme  dont  les  sens  atteignent 
l'horizon  de  la  Mort. 


MADAME   DE   WALHBURG,   a  part. 

Oh  !  tristesse,  il  ne  me  voit  même  pas. 

(Haut,  d'une  voix  glacée). 

Quel  âge  a-t-elle?... 

ANDRÉAS. 


Le  vôtre,  à  peu  près. 


MADAME    DE   WALHBURG,    à  part. 

Misérable  femme  !  puisse  le  poison  te  faire 
éprouver  seulement  la  moitié  de  mes  souf- 
frances ! 

(Haut.) 


36  ELEN 

Il  est  inutile  de  rester  plus  longtemps  :  l'air 
de  la  nuit  m'a  fait  du  bien  ;  je  vous  remercie  : 
je  suis  mieux,  je  puis  rentrer. 


AN'BREAS. 

J'aurai  l'honneur  de  vous  présenter  mes 
adieux  ce  soir,  madame  :  je  vais  partir  pour  un 
pays  très  éloigné. 


MADAME    DE   WALIIBURG. 


Comment!...  vous  quittez  l'Allemagne  I. . . 
Vous  allez...  et  c'est  maintenant  que  vous  le 
dites?... 


(Elle  tombe  assise  encore  ;  silence  ;  étonnemenl  du 
chevalier.) 


Oui,  je  comprends  !...  distraire,  étouffer  vo- 
tre chagrin . . . 

(Brusquement.) 


ACTE   PREMIER  37 


Tenez,  c'est  une  chose  intolérable,  monsieur, 
c'est  une  horrible  pitié  !...  D'où  vient-elle,  cette 
femme  ?...  de  Rome  :  on  sait  ce  qu'elle  a  fait  en 
Italie  !  Sa  beauté,  dites-vous  ?  Je  l'ai  vue  :  son 
visage  est  passable,  à  peine.  Son  intelligence  ? 
A  quoi  l'exerce-t-elle  ?...  Son  goût  ?...  Quels 
amants  se  choisit-elle  ?...  Ah  !  Ses  moyens  de 
séduction,  je  les  devine  !...  Peu  de  femmes  en 
seraient  jalouses. 


ANDREAS. 


Vous   avez  des  regards  plus    élevés,    ma- 
dame. 


MADAME    DE  WALHBURG,  Continuant. 

Oui,  tout  ce  que  je  pourrais  ajouter  de  pal- 
pable serait  inutile  :  vous  l'aimez...  La  radieuse 
Elën  m'a  pris  mon  mari,  je  crois  ?  Je  le  lui 
laisse  bien  volontiers.  Elle  nous  insulte  par  ses 
triomphes  et  son  luxe  inconcevables;  eh  bien  ! 
le  prix  de  ses  faveurs  est  juste;  c'est  charmant  ; 


38  ELEN 

chacun  son  métier  !...  Un  prince  palatin,  un 
jeune  seigneur,  d'une  beauté,  d'une  âme 
exquises,  vient  de  se  tuer  à  cause  d'elle,  c'est 
parfait  !  Le  bruit,  le  fard,  le  deuil,  la  ruine, 
l'impudence  et  la  honte,  c'est  admirable  : 
à  chacun  sa  vie  !...  Mais  quelle  soit  parvenue 
à  vous  aveugler  ainsi,  à  vous  ôter  à  vous-même, 
à  vous  faire  souffrir  si  profondément,  monsieur 
de  Rosenthal  ! 

(Sombre.) 

Je  suis  bien  malheureuse,  bien  disposée  au 
pardon  ;  cependant  voilà  ce  que  je  garde  au 
fond  de  mon  cœur. 


ANDREAS. 


Madame,  je  vous  remercie  de  l'intérêt  que 
vous  me  témoignez,  bien  qu'il  soit  pénible  d'en- 
tendre outrager,  n'importe  ses  crimes,  une 
femme  aimée  et  perdue.  Je  ne  conçois  rien  à 
ce  courroux,  ni  rien  à  cette  conversation.  Vous 
m'avez  questionné  avec  instance  et  j'ai  répondu 
sincèrement:  je  le  regrette;  mais  je  ne  veux  pas 


ACTE   PREMIER  39 


me  livrer  à  demi  ;  écoutez.  Elles  ne  nie  tou- 
chent plus  ces  histoires  sombres  dont  j'ai 
souffert  !...  D'autres  l'ont  possédée,  je  le  sais. 
Oui,  le  premier  connut  sa  vigne  vierge  aux 
grappes  dorées  par  le  soleil  d'Orient  !  Le  second 
s'est  baigné  dans  ses  fleuves  paisibles  !  Le  troi- 
sième s'est  enivré  avec  une  goutte  de  sa  nuit 
remplies  d'étoiles  attristées!...  Que  m'importent 
les  autres  !  Seul  je  sais  ce  qu'elle  m'a  donné... 
Qu'elle  ait  aimé  celui  qui  vous  parle,  je  n'en 
doute  pas  ;  elle  n'aime  plus,  voilà  tout.  De  quel 
droit  lui  ferais-je  un  crime  d'un  malheur  qui 
me  frappe  ?  J'ai  provoqué  tout  cela  ;  de  quoi 
me  plaindrais-je  ?  Elle  n'aimera  plus,  cela  me 
console  ..  En  vérité,  madame,  heureux  celui 
qu'une  femme  aime  le  dernier  !  Il  est  pareil  à 
ce  nabab  qui  héritait  des  maharadjahs  indiens. 
Mon  âme  lointaine  s'inquiète  peu  des  océans 
traversés,  des  horizons  parcourus,  des  amours 
endormis  sous  la  terre. 


MADAME    DE   WALHBURG. 


Et  vous  partez  !...  J'espère  que  nous  nous  re- 
trouverons encore  ? 


ELEN 


ANDREAS. 


Le  pays  que  j'ai  choisi  pour  exil  est  en  rap- 
port avec  moi-même,  et  mon  cœur  est  une  nuit 
d'hiver.  Ce  sont  des  parages  de  tempêtes  ;  une 
étendue  de  vagues  informes,  troublées,  déses- 
pérées, de  rochers  brisés  par  le  froid  :  je  vais 
vivre  dans  une  cabane,  de  la  vie  des  pêcheurs. 
J'en  ai  assez  de  la  terre. 


MADAME   DE   WALHBURG 

Alors,  certainement,  nous  nous    retrouve- 
rons. 


ANDREAS 

Je  ne  pense  pas,  madame  ;  c'est  le  pays  noc- 
turne où  le  vent  des  mers  lutte  avec  le  vent  des 
montagnes  ;  c'est  l'Islande, 


ACTE   PREMIER  41 


MADAME    DE    WALHBURG. 

Je  ne  vous  quitte  plus,  si  vous  voulez. 

(Elle  se  lève  et  lui  tend  la  main.) 

ANDRÉAS,  reculant  de  surprise. 

Oh  I...  vous  m'aimez  !...  Vous  ! . . . 

MADAME    DE   WALHBURG 

De  toute  mon  àme  et  depuis  longtemps, 
monsieur  de  Rosenthal  I 

ANDRÉAS 

Madame,  pourquoi  donc  avez-vous  attendu  ? 
Mon  cœur  est  mort  :  je  suis  de  ceux  qui  ne 
peuvent  aimer  qu'une  fois.  Recevez  les  meil- 


42  ELEN 

leures  pensées  qui  me  restent. . .  Je  dois  partir 
seul. 


MADAME   DE  WALHBURG,  cachant 
son  visage  d.ms  ses  mains. 

Allons  !  tout  est  fini. 

(Elle  tombe  contre  la  charmille  et  reste  silencieuse 
un  instant  :  puis  elle  arrache  lentement  les  Heurs  de  son 
corsage  et  les  regarde.  Andréas  est  au  milieu  de  la  scène 
interdit.  —  Entre  Goetz,  sortant  de  la  taverne .) 


ACTE    PREMIER  43 


SCENE    IV 

Les  mêmes,  GOETZ,  descendant  les  MARcnES,  puis 
SAMUEL  WISSLER. 

GOETZ,  à  part. 


(C'est  un  jeune  homme  de  bonne  mine,  et  portant  le 
costume  des  étudiants.) 

Comment  !  dix  heures  !  —  et  Samuel  n'est 
pas  ici  !  —  Serait  -il  arrêté  ! 

(Au  chevalier.) 

Puis-je  me  permettre  de  vous  demander, 
monsieur,  si  vous  n'avez  pas  rencontré  en  che- 
min, tout  à  l'heure,  un  jeune  homme  d'environ 
vingt-six  ans,  d'une  physionomie  grave,  intel- 
ligente et  douce,  aux  prises  avec  une  escouade 
de  soldats  ? 


ELEN 


ANDREAS. 


Non,  monsieur,  je  n'ai  vu  personne. 

(Ils  causent  à  voix  basse;  madame  de  Walublrg  s'est 
éloignée  de  quelques  pas  vers  le  fond  de  la  scène.) 


MADAME   DE   WALIIGURG,    à  part. 

Fleurs  mortelles,  je  vous  laisse  tomber  avec 
mépris,  comme  je  laisse  tomlDer  de  mon  cœur, 
mon  amour  et  ma  vengeance  ! 

(Le  bouquet  tombe  :  Samuel  entre  à  gauche  en  ce 
moment.) 


TANNUCIO,    dans  la  charmille. 


A  l'œuvre  ! 

(Il  fait  un  geste  sinistre,  s'enveloppe  de  son  manteau 
et  se  croise  avec  Samuel.) 


ACTE    PREMIER 


SAMUEL,   se  baissantet  présentant  le  bouquet. 

Vous  perdez  ces  fleurs,  madame. 

(Madame  de  Walubcrg  tressaille  et  le  regarde  fixe- 
ment.) 


GOETZ,  se  détournant,  joyeux,   au  son 
de  la  voi.x  de  Samuel. 


Hé  !  le  voil'i  ! 


(Il  s'approche  de  Samuel  ;  Tanwucio,  invisible,  au  fond, 
observe  en  silence.) 


.MADAME    DE    WALHBCRG,    h  Samuel. 

Gardez-les,  monsieur,  et  puissent-elles  vous 
porter  bonheur  ! 

(Tannucio  disparait.) 


46  ELEN 


SAMUEL,  s'iQclinant. 


Mille  grâces  ! 

(Il  attache  les  immortelles  àrunde  ses  brandebourgs 
et  redescend  la  sct'ne  en  échangeant  une  poignée  de 
mains  avec  Goetz.  Madame  de  Walhburg  prend  le  bras 
du  chevalier  et  s'éloigne  avec  lui  silencieusement.) 


ACTE    PREMIER 


SCENE    V 


SAMUEL,    GOETZ. 


GOETZ . 


Oh  !  mon  cher  Samuel  ! .  . . 

(Us  s'embrassent  avec  effusion. 


SAMUEL. 


Eh    bien,  me  voilà,  mon  cher   Goetz 
Qu'avez-vous  fait  pendant  mon  absence  ? 


GOETZ. 


Nous  avons  mené  la  même  vie,  aventureuse 
et  libre  ;  nous  avons  aimé,  nous  avons  souffert, 


48  ELEN 

nous  avons  travaillé;  nous  avons  sablé  de  larges 
rasades  en  causant  de  toi  le  plus  souvent .  . . 
Mais,  viens;  Justinian,  Manuel,  Hans,  Arnold 
et  tous  les  anciens  attendent  le  président  des 
étudiants  de  Saxe;  ils  sont  impatients  de  con- 
niiitre  les  dépèches  de  Prusse  et  d'Allemagne. 


SAMUEL. 

Tout  à  l'heure. 

(Applaudissements  et  cris  dans  la  taverne.) 

Quel  bruit  ils  font,  ces  enfants  ! 

(Il  s'asseoit.) 

GOETZ,    debout  près  de  lui. 

Toujours  grave  ?. . .  Toujours  enseveh  dans 
les  profondes  pensées?. . .  Toujours  en  bonne 
fortune  avec  la  déesse  Raison  ? 

SAMUEL,    souriant. 

Toujours. 


ACTE    PREMIKR  49 


GOETZ. 

Il  est  des  maîtresses  moins  jalouses  et  plus 
galantes  ?...  Tiens,  j'ai  là,  sur  ivoire,  un  mé- 
daillon de  la  comtesse  Elën...  Connais-tu  la 
comtesse? 


SAMUEL. 


Non. 


GOETZ. 


Un  Titien,  cher  docteur  !. . .   Une  brillante 
courtisane,  comme  disent  les  Italiens. 


SAMUEL. 


Celui  qui  aime  une  telle  créature  mérite 
qu'elle  lui  mette  le  pied,  tût  ou  tard,  sur  le 
cœur  et  sur  le  front. 


50  ELEN 


GOETZ. 

Les  femmes  ne  brisent  l'avenir  que  de  ceux 
qui  n'en  ont  pas.  Cher  Samuel,  à  défaut  des 
amours  compliqués  et  superbes,  ne  sois  pas, 
au  nom  de  ta  jeunesse,  plus  austère  que  les 
ermites  !...  Vois  ce  feuillage  rouge  ;  c'est  la  fin 
de  l'automne  ;  elles  approchent,  les  longues 
veillées  d'hiver  ;  la  causerie  aux  clartés  de  la 
lampe,  deux  ou  trois  amis  éprouvés  et  savants, 
autour  de  soi  des  livres,  les  chiens  près  du  feu, 
la  carabine  accrochée,  de  bonnes  pipes  en  por- 
celaines, bourrées  de  canastre,  d'excellent  thé 
sur  la  table,  et,  dans  l'ombre,  travaillant  à  côté 
du  clavecin,  la  femme  qui  vous  aime,  n'est-ce 
pas  le  rêve  d'un  bon  philosophe  ? 


SAMUEL. 

Je  comprends  la  duchesse  Eléonore  venant 
trouver  Le  Tasse,  et  la  reine  embrassant  le 
poète  endormi,  mais  je  ne  comprends  pas  les 
femmes  que  vous  suivez  dans  les  promenades. 


ACTE    l'IŒMIEll  51 


Vous  admettez  au  partage  de  votre  existence 
des  cœurs  tombés,  des  esprits  nuls,  des  âmes 
méchantes,  vous  dont  le  front  pense  magnifi- 
quement !  Une  femme,  dis-tu  ?  Celui  qui  ac- 
cepte, ne  fut-ce  qu'une  heure,  Famour  d'une 
pareille  folle  s'expose  à  perdre  le  sens  de  bien 
des  choses  élevées.  J'ai  le  cœur  neuf,  et  si 
j'avais  le  temps  d'aimer  comme  vous  aulres,  il 
me  faudrait  mon  égale  ou  la  solitude.  Mais  je 
veux  garder  la  pureté  de  mon  àme  :  c'est  ma 
liberté.  Pas  de  souillures  à  la  pensée  !  Les 
luttes  chastes  augmentent  sa  puissance  lucide  : 
il  faut  écarter  avec  résolution  ce  qui  cherche  à 
l'assombrir. 


GOETZ. 

Ah!  tu  es   intraitable!...  Encore  faut-il  un 
idéal  sur  la  terre  ! 


SAMUEL. 

Et  c'est  une  femme  que  tu  proposes?.  . .  — 
L'Idéal  !  —  Je  l'ai  cherché  longtemps.  Sombre 


ELEN 


et  soucieux,  j'ai  connu  la  honte  de  vivre... 
Oui,  la  souiïrauce  a  distrait  longtemps  mon 
orgueil  solitaire;  j'ai  profondément  douté  de 
l'invisible.  —  Alors,  je  me  souviens,  j'habitais 
les  plages  du  Nord  comme  un  exilé.  L'inquié- 
tude du  ciel  me  travaillait  ;  je  ne  pouvais 
découvrir,  je  le  sentais  bien,  hélas!  un  idéal 
digne  de  moi,  que  dans  les  royaumes  de  la 
mort.  Ce  fut  une  folie  si  terrible,  que  je  me 
levais  au  milieu  de  la  nuit,  lorsque  j'entendais 
les  tempêtes;  j'allais  en  mer,  me  perdre  dans 
les  lames,  et,  hagard,  je  m'incarnais  dans 
l'Océan.  L'infini,  les  clameurs  du  vent,  les 
rochers  perdus  devenaient  le  prolongement  de 
moi-même.  Mon  désespoir  se  drapait  orgueilleu- 
sement sous  ces  vêtements  en  désordre;  cette 
vie,  au  fond,  c'était  la  mienne;  ces  grands  cris 
étaient  l'expression  équivalente  des  paroles  qui 
dormaient  en  moi  ;  la  voix  humaine  n'étant  pas 
en  rapport  avec  ce  qu'elle  voudrait  parfois  expri- 
mer, je  me  servais,  pour  me  plaindre  de  ces  pou- 
mons sublimes:  tout  cela  criait  pour  moi!... 


GOETZ. 


Et  tu  écoutais  avec  ferveur,  cette  musique  de 


ACTE   PREMIER  53 


Dieu?  C'était  fort  beau!...  Pour  moi,  je  l'avoue 
humblement,  je  préfère  aux.  clartés  de  la  lune 
sur  les  flots  celles  des  candélabres  sur  les  belles 
épaules! . . .  Par  les  dieux  inconnus  !  vivent  la 
jeunesse  et  les  belles  nuits!  les  soupers  ruis- 
selants de  fleurs,  de  femmes,  de  pierreries  et 
devins  couleur  de  topaze!  Vive  la  musique  de 
l'or  sur  le  marbre,  le  cliquetis  des  dés,  le  frois- 
sements des  épées  et  des  écharpes  de  soie  ! 
Vivent  les  chevelures  noires,  étincclantes,  et 
les  beaux  vers  qui  célèbrent  les  belles  adorées! 
C'est  plus  sûr. 


SAMUEL. 


Tu  crois?...  tu  es  libre.  C'est  une  question  de 
préférence  d'idéal  qui  fait  les  différences  hu- 
maines; tu  pouvais  choisir  mieux,  mon  cher 
Goetz  ;  mais  chacun  son  goût. 


GOETZ. 


Ah  çà!  quelle  Toison  d"or  as-tu  conquise,  ù 


54  ELEN 

la  fin  de  tes  courses  plus  qu'étranges,  toi  qui 
parles?. . . 


SAMUEL. 

La  certitude  que   cette   vie  influe  sur  une 
autre. 


GOETZ. 

L'idée,  je  le  confesse,  est  assez  en  vogue  de- 
puis quelques  siècles.  Peste  seulement  à  éprou- 
ver qu'elle  correspond  d'une  manière  positive 
à  la  réalité. 

(Souriant). 

Je  te  reconnais  bien  là  !...  Tu  réveilles,  à  peine 
descendu  de  cheval,  nos  anciennes  discus- 
sions. 


SAMUEL. 


La  Terre  dit  au  Germe:  «  Que  sert  de  t'agiter 


ACTE    PREMIER  55 


ainsi  dans  l'obscurité  ?  Pourquoi  tant  d'inquié- 
tudes? que  cherches-tu?  Je  suis  ta  fin  der- 
nière, je  t'enveloppe,  je  t'étoufTe;  toute  lutte 
est  bien  inutile.  Il  n'y  a  rien  au-dessus  de  moi. 
Ne  serait-il  pas  plus  sage  de  t'oublier  dans  un 
repos  divin,  au  lieu  de  t'épuiser  en  vaines  fa- 
tigues?... sommeille  en  moi  pour  toujours.  » 
Mais  le  Germe  pressent  la  lumière.  Il  a  le 
mouvement,  qui  est  la  volonté  de  sa  foi!  Cer- 
tain qu'il  y  a  quelque  chose  au-delà,  le  Germe 
n'écoute  pas  les  tentations  de  la  terre;  il  se 
débat  dans  l'ombre,  il  meurt  ;  mais  sa  foi  vic- 
torieuse lui  survit  !  Elle  transfigure  son  cadavre, 
réalise  la  forme  parfaite  de  sa  nature,  qu'il  rê- 
vait peut-être  obscurément;  il  monteavec  l'aide 
de  la  mort,  et,  à  travers  les  angoisses,  enfin  le 
voilà  qui  s'épanouit  au  Soleil  !.. . 

(Après  un  instant). 

Malheur  sur  les  germes  immobiles  qui  meu- 
rent tout  entiers  !  Ils  se  sont  payés  des  raisons 
que  leur  otïrait  la  Terre  :  rien  ne  prouvait,  en 
eux,  leur  immortalité!  Qu'ils  dorment,  suivant 
ce  qu'ils  ont  voulu.  La  Mort  n'est  qu'une  fille 
de  la  Nature  ;  il  faut  résister  à  la  Natui  e  pour 
surmonter  la  Mort;  la  lutte  deviendra  la  subs* 


56  ELEN 

tance  des  choses  espérées.  Croyons-en  la  vue 
des  cieux;  souvenons-nous  de  la  lumière! 
N'écoutons  ni  les  sens  :  ils  sont  de  la  terre  ;  ni 
la  chair:  c'est  de  la  nuit.  Conservons  jusqu'au 
dernier  souffle  l'indomptable  espérance  !  Nous 
passerons  dans  notre  espérance  !  A.  travers  une 
autre  mort,  nous  nous  efforcerons  vers  un 
autre  soleil. 


GOETZ. 


Voilà  mon  philosophe  parti  pour  les  régions 
sublimes  ! . . .  Heureusement,  nous  avons  la 
science  qui  est  un  flambeau,  cher  mystique  ; 
nous  analyserons  ton  soleil,  si  la  planète  ne 
fait  pas  explosion  plus  vite  qu'il  n'est  de 
rigueur  ! 


SAMUEL. 

La  science  ne  suffit  pas.  Vous  finirez  tôt  ou 
tard  par  vous  mettre  à  genoux . 


ACTE    PREMIEn  57 


GOETZ. 


Devant  qui? 


SAMUEL. 


Devant  les  ténèbres. 


(Un  silence). 


GOETZ. 


Pourquoi  me  dis-tu  tout  cela  justement  ce 
soir,  mon  cher  Samuel  ? 


SAMUEL. 


Je  ne  sais  pas.  Est-ce  qu'on  sait  le  pourquoi 
d'une  chose?. . .  D'ailleurs  je  parle  dans  le  dé- 
sert, tu  es  encore  de  ceux  qui  entendent  sans 
entendre. 


58  ELEN 


GOETZ. 


Non.  Tu  pourrais  bien  avoir  raison.  Tu  es 
très  grand,  Samuel  ;  tu  deviendras  un  penseur 
puissant,  et  ton  nom  sera  l'un  des  points  de 
ralliement  de  l'esprit  humain.  Cela,  nous  en 
sommes  tous  persuadés. 


SAMUEL. 


Nul  homme  n'est  nécessaire;  un  autre  peut 
venir  à  ma  place,  attirer  l'attention  de  quel- 
ques esprits  désenchantés  même  de  l'indiffé- 
rence, sur  certains  domaines  de  la  pensée... 
Qu'importe  le  nom  ?  Je  suis  peut-être  une  pa- 
role ;  je  ne  dois  tendre  qu'à  me  prononcer,  le 
reste  ne  me  regarde  plus.  Aussi  je  trouve  que 
je  n'ai  pas  le  droit  de  songer  à  l'amour,  aux 
dissipations  et  aux  plaisirs.  Je  résiste  à  la  ten- 
tation, et,  comme  le  pli  est  pris,  je  n'ai  pas 
grand  peine.  Chacun  sa  nature,  je  ne  me 
plains  pas  de  la  mienne,  voilà  tout. 


ACTE   PREMIER  59 


Cfkel'r  de  voix  sonores  et  joyeuses  dans  l'auberge. 

Fratres,  gaudeamus  (1) 
Juvenes  dum  sumn?  ! 
Post  jucundam  juventutem, 
Post  molestam  senectutem. 
Nos  habebit  humus  : 
Igitur  gaudeamus  ! 


GOETZ. 

Les  entends-tu?. . .  Quitte-moi,  pour  un  ins- 
tant, ces  idées  graves  :  viens  te  distraire  avec 
nous  :  l'occasion  est  belle;  nous  avons  du  vin 
précieux;  nous  avons  le  projet  d'aller  soupsr  à 
la  Porte-Noire,  après  une  promenade  en  bar- 
que sur  l'Elbe  ;  viens-tu? 


SAMUEL 

Non  :  je  suis  fatigué.^  Je  voulais  seulement  te 
serrer  la  main  ce  soir;  je  serai  mieux  disposé 
demain.  Bonne  nuit. 

(1)  Chant  populaire  des  étudiants  d'Allemagne. 


60  ELEN 


GOETZ. 


Eh  bien ,  comme  tu  voudras,  mon  bon  Sa- 
muel; repose-toi,  c'est  juste  !  mais  à  demain. 

(Ils  se  serrent  la  main.  Goetz  rentre  dans  l'auberge). 


ACTE    PREMIER  61 


SCENK    VI 


SAMUEL   seul. 


Quel  temps  de  paradis!...  Les  belles  étoi- 
les!... La  nuit  sera  tiède  et  charmante.  0  si- 
lencel... 

(Il  redescend,  la  scène  pensif). 

Mais  je  suis  prince  d'une  nuit  plus  grande: 
j'ai  le  cœur  plein  de  liberté  :  je  puis  m'endor- 
mir  dans  la  solitude. 

(Apercevant  un  banc  de  mousse). 
Voilà,  je  trouve  un  lit  merveilleux. 

(Aprî's  un  coup  d'oeil  entre  les  arbres). 

Mon  cheval  est  bien  attaché,  c'est  cela. 

(11  défait  son  ceinturon). 


62  ELEN 

Je  regagnerais  bien  mon  auberge,  mais  c'est 
si  loin  !...  Le  ciel  est  pur,  le  feuillage  est  som- 
bre et  tout  est  embaumé  par  l'automne. 

(S'asseyant). 

Décidément  ce  banc  de  mousse  me  parait 
plus  commode  que  tous  les  lits  de  la  terre. 

(11  s'étend,  s'arrange  et  ferme  les  yeux). 


ACTE    PREMIEK  63 


SCENE  VII 


LA*  COMTESSE  ELEN,  SAMUEL,  endormi. 


ELEN. 

(Elle  rentre  par  le  fond,  à  gauche,  presque  en  courant, 
masquée,  enveloppée  d'un  long  voile  dedenlelles  noires, 
un  poignard  à  la  main.  Elle  s'arrête,  regarde  autour 
d'elle  et  fait  quelques  pas  vers  la  charmille  sans  voir 
Samuel.  Chancelante,  elle  s'apçuie  de  la  main  contre  les 
branches,  ôte  son  masque  et  remet  son  poignard  dans 
son  corsage). 

J'ai  fui,  cela  m'étouffait!... 

(Un  silencej. 

Comme  leurs  paroles  étaient  fades  et  humi- 
liantes! Un  tour  de  valse  et  l'on  m'aime;  c'est 
affreux.  Je  regrette  la  pauvre  maison  de  mon 

5 


64  ELEN 

pèro;  c'est  un  malheur  pour  moi  dV'tre  née!... 
Décidément,  je  ne  veux  plus  de  bals. 

(Elle  fait  quelques  pas). 
Au  moins  on  respire  ici. 

(Apercevant  Samuel). 

Tiens,  c'est  un  jeune  homme,  un  étudiant, 
je  crois.  C'est  insoucieux  de  dormir  tout  seul 
à  la  belle  étoile!  —  Sa  moustache  est  brune  et 
ses  cheveux  sont  bouclés. 

(S'éloignaat). 

Quels  seigneurs  ennuyeux!  Je  ne  veux  pas 
retourner  dans  mon  palais  cette  nuit.  Qu'ils 
s'en  aillent  ! . . .  Ils  me  désolent  ! . . . 

(Revenant  près  de  Samuel). 

S'il  savait  que  je  suis  là  cependant?. . . 

(Un  silence). 

Hélas  !  pauvre  fcMnine  charmante,  il  ma  vue 
sans  doute,  et  me  voir  c'est  me  connaître,  pour 


ACTE    PREMIER  G5 


ces  enfants.  Il  me  donnerait  un  regard  d'éton- 
nemcnt  et  un  doux  sourire  :  pourrais-je  lui 
pardonner  jamais  ce  sourire-là?... 

(Un  silence  encore). 

Comme  son  front  résolu  et  fier  oublie  paisi- 
blement !  Les  charmes  de  la  nuit,  la  tranquil- 
lité de  ce  dormeur,  m'oppressent  malgré  moi. 
Pourquoi  suis-je  ici?  L'air  est  devenu  d'une 
douceur  mortelle,  et  ces  rayons  à  travers  le 
feuillage  me  pénètrent. . . 

(Souriante). 

II  a  bien  raison  ce  jeune  homme! 

(S'éloignant  un  peu.) 

Peut-être  il  ne  me  connaît  pas;  où  m'aurait- 
ii  vue?...  Je  suis  folle. 

(Rieuse  soudainement.) 

Qui  s'imaginerait  la  comtesse  Elën  courant, 
à  cette  heure-ci,  les  promenades  de  Dresde?... 

(Pensive.) 

Le  chant  du  rossignol  me  faisait  mal  tout  à 
l'heure,  sur  le    chemin...    Je   voudrais  bien 


66  ELEN 

l'éveiller,  je  n'ose  pas.  —  Vous  allez  voir  qu'il 
va  m'embrasser  si  je  l'éveille. 

(Frappant  du  pied  légèrement.) 

Ah  !  mais  il  m'impatiente,  à  la  fin  !  Est-ce 
que  c'est  l'heure  de  dormir?  On  ne  dort  pas 
comme  cela,  d'ailleurs!... 

(Après  avoir  songé  un  instant.) 

Oui,  c'est  une  idée  admirable  ;  c'est  cela 
même.  Je  vais  l'aimer  trois  jours  sans  qu'il 
sache  mon  nom;  je  veux  l'aimer  simplement, 
ce  jeune  homme,  et  puis  je  m'en  irai,  je 
le  laisserai  seul  avec  mon  souvenir.  Ainsi  je 
resterai  pure  et  respectée  dans  l'âme  de  quel- 
qu'un sur  la  terre.  —  C'est  dit,  je  vais  prévenir 
Térésa  pour  qu'elle  renvoie  tout  le  monde  en 
annonçant  que  je  suis  malade. 

(Elle  fait  quelques  pas  et  revient.) 

Quoi!  l'abandonner?.. .  S'il  se  réveillait?... 

(Les  fenêtres  du  palais  d'Elën  s'éteignent  dans  le  loin- 
tain.) 

Ah!  ce  sont  mes  femmes  qui  m'ont  devinée, 
ou  Tannucio...  Tout  est  redevenu  silencieux; 
mon  palais  est  sombre  et  tout  en  fleurs  au  mi- 


ACTE    PREMIER  67 


lieu  des  lampes.  Quel  charme  de  le  conduite, 
de  l'attirer!...  Allons!... 

(Elle  embrasse  au  front  Samuel  qui  se  réveille  en  sur- 
saut.) 


SAMUEL. 

Hein?. ..  Où  est-ce? 

(Après  un  profond  silence.) 

Oh  !  comme  vous  êtes  belle. 

ELEN. 

Voulez-vous  venir  avec  moi,  Monsieur? 


Comme  vous  êtes  belle 


ELEN 


ELEN,    l'eQtrainant  par  les  deux  mains  I... 

Venez,  venez. 

(Ils  traversent  la  charmille  ensemble.) 

(La  toile  tombe.) 


FIN   DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE  DEUXIÈME 


ACTE    DEUXIÈME  71 


ACTE  DEUXIEME. 


Un  salon  dans  le  palais  d'Elën. — Au  fond,  colonnades 
de  marbre  séparées  par  des  tentures  mobiles  :  au  milieu 
des  colonnes,  un  grand  velarium  d'étoffes  bariolées  de 
rouge  et  .d'or.  Cette  draperie,  lorsqu'elle  est  soulevée 
par  l'un  des  personnages,  laisse  entrevoir  une  enfdade 
de  riches  salons.  —  Porte  au  deuxième  plan,  à  gauche. 
Porte  au  troisième  plan,  à  droite.  Devant  les  portes, 
tapisseries  de  même  étoffe  que  celle  du  fond  de  la  scène. 
Au  premier  plan,  à  droite,  croisée  à  vitraux  dont  le 
balcon  donne  sur  les  promenades  du  palais.—  Tapis,  car- 
reaux de  soie.  Fleurs  magnifiques  et  lointaines,  à  profu- 
sion, dans  de  grands  vases  blancs. — A  gauche,  sur  le  de- 
vant de  la  scène,  un  sofa.  —  Près  de  la  croisée,  à  droite, 
un  guéridon  en  ébène,  sur  lequel  brillent  un  vase  d'or 
et  une  coupe  d'émail.  —  Les  rayons  de  la  lune  seuls, 
illuminent  faiblemenlla  scène  parla  fenêtre  ouverte.  — 
Lampes  turques  suspendues  au  plafond,  mais  éteintes. 

Au  lever  du  rideau,  Tannucio,  vêtu  de  satin  blanc 
broché  d'or  et  rehaussé  de  perles,  est  assis,  pâle,  splen- 
dide  et  souriant,  entre  Carmen  et  Térésa,  dans  le  milieu 
de  la  scène,  sur  un  coussin,  les  jambes  croisées  à 
l'orientale;  les  deux  élégantes  jeunes  filles  sont  penchées 
gracieusement  sur  le  chanleur,  qui  tient  une  mandore 
à  la  main  et  s'accompagne. 


72  ELEN 


SCENE   PREMIERE 
TRRI^SA,  TANNUCIO,  CARMEN. 

TANNUCIO,  chantant. 
I 

Voici  l'heure  des  sérénades, 
Où  brille,  loin  des  colonnades, 
Au  cristal  du  fleuve  changeant. 

L'astre  d'argent. 
L'Espagne,  dans  ces  nuits  divines, 
N'écoute  plus  les  mandolines... 
Bien  de  beaux  yeux  vont  se  fermer  ! 

11  faut  aimer. 

n 

Demain,  tu  pourras,  jeune  fille, 

Danser  la  folle  séguidille 

Et  mettre  des  fleurs,  si  tu  veux, 

Dans  tes  cheveux  ; 
Mais,  ce  soir,  puisque  la  gitane 
Suspend  sa  guitare  au  platane 
Laissons-là  nos  résilles  d'or  : 

Aimons  encor. 


ACTE   DEUXIÈME  73 


III 

Les  souffles  qui,  sur  les  flols  passent, 
Aux  ombres  de  ceux  qui  s'enlacenl 
Mêlent  les  feuillages  légers 

Des  orangers. 
Si,  près  du  tleuve  monotone. 
Ils  doivent  faner,  à  l'automne, 
Les  orangers  et  les  amours  : 

Aimons  toujours. 


(Un  silence.; 


CARMEN. 


Encore,  Tannuccio  ! . . 


TANNUCIO   se  levant  et  montrant  le  clair  de  lune, 
avec  un  sourire. 


Carmen,  si  j'improvise  sur  la  guitare  des 
ballades  lyriques  d'un  goût  nocturne  et  délicat, 
c'est  que  je  suis  un  familier  de  cet  astre!...  Je 


74  ELEN 

suis  de  ceux  qui  viennent  au  monde  avec  un 
rayon  de  lune  dans  le  cerveau. 

1 11  va  près  de  la  croisée  et  se  verse  à  boire  dans  la 
coupe  d'or.) 

Astre  aimé  des  golfes  du  Sud!...  Souveraine 
des  espaces  magiques  !...  Je  bois  à  tes  clartés. 


CARMEN  le  regardant,  rêveuse. 

Le  malicieux  démon  !...  N'est-ce  pas  qu'il  est 
bien  fait,  Térésa? 


TANNUCIO. 

Gracieuses  petites  fées,  tout  le  monde  n'a 
pas  le  bonheur,  comme  M.  le  conseiller  aulique, 
d'avoir  l'air  de  sortir  d'un  cor  de  chasse... 
Mais,  par  tes  yeux,  Carmen,  cela  n'empêche 
pas  le  baron  de  Walhburg,  de  prendre,  avec 
un  certain  succès,  le  menton  des  jolies  filles. 


ACTE    DEUXIÈME  75 


CARMEN. 


Oh!  le  méchant  page 


TÉRÉSA,  se  levant  et  tenant  des  guirlandes 
de  (leurs  à  la  main. 


Etle  prince  charmant?...  le  nouveau  venu?... 
le  jeune  vainqueur?...  avez-vous  admiré  sa 
pâleur  hier  au  soir,  à  son  retour  de  l'ermitage 
de  Sainte-Luce?... 


CARMEN. 

La  pâleur  de  l'amour! 

TANNL'CIO,   pensif. 

Si  belle,  qu'on  eût  dit  celle  de  la  mort. 


76  ELEN 


TERESA,   rieuse. 


Est-ce  qu'on  meurt? 


TANNLCIO. 

C'est  ju^  te. 

l'Un  moment  de  silence.) 

La  comtesse  est  une  fée  qui  rend  invisible! 
Comment!  aucune  promenade,  excepté  celle 
de  l'Ermitage,  au  fond  du  parc  ! 


TERESA. 

C'est  un  prisonnier  sur  une  douce  parole; — 
lu  as  raison  :  nous  sommes  ici  au  milieu  des 
fleurs,  de  l'ombre  et  de  l'amour,  —  invisibles. 

(Frappant  ses  mains,  joyeuse.) 


ACTE   DEUXIEME  /  / 


Alors,  amusons-nous;  jouons  aux  dés!  tres- 
sons des  couronnes,  disons  des  concctti  ! 


CARMEN. 


Regardons  le  clair  de  lune , 


TANNUCIO. 

Faisons  le  diable  ;  —  je  suis  en  gaieté,  ce 
soir  ! . . . 

(Les  draperies  du  fond  s'entr'ouvrent.) 


78  ELEN 


SCÈNE  II. 


Les  mêmes,  UN  DOMESTIQUE  NÈGRE,  élevant  au- 
dessus  DE  SA  TÈTE  UN  CANDÉLABRE  ALLUMÉ  ;  IL  SE  TIENT 
IMMOBILE  AU  FOND  DE  LA  SCÈNE. 


CARMEN,  au  domestique. 

Qu'est-ce  ? 

LE    LAQLAIS. 

Une  dame  voilée  et  qui  ne  veut  pas  dire  son 
nom  désire  parler  à  madame  la  comtesse. 

CARMEN. 

Faites  attendre  dans  un  salon. 


ACTE    DEUXIEME 


•79 


(Le  laquais  se  rclii'e  après  avoir  donné  le  (lambeau  à 
Tannucio,  qui  le  purle  silencieusement  sur  le  guéri- 
don.) 

(A  Thérésa,  qui  jelle  une  mante  sur  ses  épaules.) 
Où  vas-tu  ? . . . 


TÉRÉSA,   souriante. 

Vous  ai-je  adressé,  hier  soir,  cette  question, 
mademoiselle?... 

(Elle  sort  à  gauche.) 

(Le  laquais  introduit  Madame  de  Walhhurg  et  se  retire  ; 
Carmen  entre  à  droite.) 


80  ELEN 


SCENE  m. 


MADAME  DE  WALHBURG,  TANNUCIO,  seuls. 


TANNUCIO,  se  retournant,  et  a  voix  basse 


Vous  ici,  madame  ? 


MADAME    DE  WALHBURG,  de  même,  vivement. 


Tu  n'as  rien  fait,  n'est-ce-pas  ?... 


TANNUCIO. 


Rien  encore...  —  Mais,  ce  soir, 


ACTE    DEUXIÈME  81 


MADAME    DE    WALtlBURG. 


Attends  !...  Si  résolue  que  je  sois,  je  dois 
essayer . 

(Elle  le  regarde  avec  un  sourire  bizarre.) 

Afin  d'éviter  le  remords,  de  concilier  sans  un 
meurtre...  C'est  une  âme  vénale  !  —  et  je  veux 
tenter...  —  Oh  !  tu  n'en  souffriras  aucun  dom- 
mage .  . . 

(Elen  entre  h.  droite  ;  Tan.nlicio  lui  montre  Madame  de 
Walobcrg,  avec  un  léger  salut,  puis  se  relire  par  le 
fond.) 


82  ELEN 


SCENE  IV. 


MADAME  DE  WALHBURG,  ELEN,  plus,   a  la  fin, 
TANNUCIO. 


(Les  deux  femmes  i5changenl  un  l'iviid  salut  ;  Madame 
DE  Walhbcrg  s'asseoit  sur  le  sofa  que  lui  indique  Ele.n 
et  relève  son  voile  ;  la  comtesse  s'asseoit  en  face  d'elle.) 


MADAME   DE    WALHBURG,    souriante,  presque  airable. 


Je  n'ai  pas  l'honneur  d'être  connue  de  vous, 
madame.  Il  est  d'usage,  dans  le  monde,  vous  le 
savezj  de  nommer  avec  une  certaine  défaveur 
toute  personne  conduisant  le  genre  d'existence 
que  vous  paraissez  avoir  choisi  ;  je  regrette,  en 
vous  voyant,  cette  différence  d'idées  qui  nous 
sépare  si  nécessairement. 


ACTE     DEUXIÈME  83 


ELEN,  un  peu  étonnée. 

Je  m'en  afflia;e  aussi. 


MADAME    DE   WALHBURG,     après   un    regard 
vers  les  tentures. 

Ne  voulez-vous  pas  me  faire  cette  gracieuseté 
de  vous  rapprocher  un  peu,  madame  ?...  J'ai  la 
voix  fatiguée,  ayant  veillé  toute  la  nuit. 

(Elen  se  lt!ve  et  prend  place  auprès  de  Madame  de 
Walheurg  ;  celle-ci  examine  le  collier  d'ELEN.) 

Le  beau  collier  !...  Ces  petites  perles  de  jade 
retenues  par  un  fil  d'or  mat  et  supportant  ce 
croissant  de  béryls  forment  un  bijou  d'une 
légèreté  vraiment  exquise. 


ELEN. 

Il  est  d'un  joaillier  romain  très  habile  en 
effet. 

{\  part.) 


ELEN 


Que  signifie  ceci?... 


MADAME   DE   WALTIBURG,    d(înouant  autour  de  son  bras, 
un  grand  collier  de  diamants. 


Les  Italiens  sont  de  brillants  artistes  ;  mon 
collier  vaut  cinquanto  mille  llorins  et  n'est  pas 
de  réléoance  du  vôtre. 


ELEN,  préoccupée  et  fronçant  les  sourcils,  après  un  silence. 

Pardon  ;  ces  pierres  sont  fort  belles  et  la 
monture  paraît  d'une  distinction... 


MADAME  DE  ■\\'Aijim'nr,. 

Je  suis  oliligée  de  le  porter  en  bracelet  ;  j'at- 
tends une  occasion  de  le  donner  ou  de  m'en 
défaire . 

ELEN. 

Mais,  Madame,  puis-je  savoir  le  motif  auquel 
je  dois  l'honneur  d'une  telle  visite  ? 


ACTE    DEUXIÈME  85 


MADAME    DE   AVALIIBURG. 

Vous  connaissez  l'Italie  ?...  Vous  y  avez  été 
fort  admirée  par  un  gentilhomme  en  qui  j'ai 
de  la  confiance  (it  qui  me  parlait  même  de 
vous,  l'autre  soir^  dans  les  termes  les  plus  en- 
thousiastes. 


ELEN. 


Son  nom,  je  vous  prie  ! 


MADAME    DE    WALIIBL'RG. 


I.e  chevalier  de  Rosenthal. 


ELEN. 


Ah  !  j'ai  le  chagrin  de  me  croire  aimée  de  ce 
jeune  homme,  en  effet. 


86  ELEN 


MADAME   DE   WALHBURG. 


C'est  un  cavalier  très  accompli  ;  cependant 
vous  lui  tenez  rigueur,  paraît-il,  avec  un  peu 
d'injustice. 


ELEN. 


Peut-être  :  je  donnerais  tous  les  poètes  pour 
une  heure  de  silence. 


MADAME    DE    WALHIÎURG. 

J'ai  beaucoup  d'amitié  pour  une  jeune  dame 
extrêmement  puissante  qui  s"intéresse  à  lui. 


ELEN 


Ah! 


ACTE    DEUXIÈME  87 


MADAME    DE    WALHBURG. 


Voyez,  comtesse,  à  quel  point  je  prends  à 
cœur  d'être  utile  à  cette  personne  ;  je  me  suis 
décidée  à  venir  vous  prier  de  le  revoir. 


ELEN,  se  levant. 

De  le  revoir!  Andréas?... 

MADAME    DE   WALHBURG,   à  part. 

Oh  !  ce  nom  sur  ses  lèvres... 

ELEN. 


Mon  palais  est  ouvert  le  soir  à  mes  anciens 
amis  ;  M.  de  Rosenthal  n'est-il  plus  libre  de  me 


88  ELEN 

faire  l'honneur  d'une  visite  ou  d'une  soirée'?... 
Ne  l'ai-je  pas  toujours  accueilli  suivant  l'es- 
time et  la  sympathie  qu'il  mérite,  bien  certai- 
nement. 


MADAME    DE    WAI.HBLBG,    à  part. 

Du  courage  ! . . . 

(Se  rapprochant  J'Elen.  à  voix  basse.) 

Veuillez  bien  entendre,  madame  ;  ce  jeune 
homme  a  pour  vous  une  passion  qui  le  fait 
mourir  ;  vous  êtes  persuadée  de  ses  souffran- 
ces, un  peu  de  douceur  île  vous  adoucirait  cette 
tristesse  fiévreuse  où  vcitre  indifférence  Ta 
plongé...  Vous  l'avez  aimé,  rappelez-vous... 

ELEN. 

Je  ne  reviens  jamais  sur  un  souvenir. 


ACTE    DEUXIEME 


MADAME    DE  WALIIBURG. 


Enfin,  vous  savez,  il  arrive  alors,  presque 
toujours,  que  ces  sortes  de  feux  s'éteignent 
vite  ;  son  mal  peut  durer  longtemps  encore, 
si  vous  ne  venez  à  son  aide  ;  il  cesserait  en 
huit  jours  si  vous  le  vouliez. 


EI^EN,  se  rasseyant  après  un  instant. 


Gomment  cette  manière  de  guérir  M.  de  Ro- 
senthal  est-elle  agréable  à  cette  dame  dont  vous 
parlez  ? 


MADAME  DE  WALHBURG,  reprenant  sa  place  auprès  d'elle. 

C'est  qu'il  y  a  différentes  manières  d'aimer, 
peut-être  ne  les  connaissez-vous  pas  toutes  ; 
M.  de  Rosenthal  peut  mourir  de  la  sienne. 


90  ELEN 


ELEN. 


Je  n'aime  pas  les  hommes  qui  meurent. 


MADAME    DE   WALHBURG. 


Bref,  il  valait  mieux  un  sacrifice, —  agréa- 
lile  ou  pénible,  —  qu'une  perte  absolue  ;  on 
s'est  résigné  à  la  nécessité. 


ELEN 


La  méthode  que  vous  proposez  amènerait 
peut-être,  avec  moi,  des  résultats  différents  de 
ceux  dont  vous  parlez,  madame  ;  —  d'ailleurs, 
je  ne  suis  médecin  que  de  ceux  que  j'aime. 


MADAME  DE  WALHBURG,  jouant  avec  le  collier. 

Eh  bien,  madame,  un  autre  moyen.  —  Dans 


ACTE    DEUXIÈME  91 


cette  ville  il  n'y  a  qu'une  ombre,  pour  lui  :  c'est 
la  vôtie.  Il  veut  fuir  à  cause  de  votre  présence  !... 
Or,  c'est  un  grand  malheur  pour  une  femme  de 
ne  pouvoir  se  faire  aimer  de  celui  qu'elle  aime 
avant  de  le  suivre...  Cette  ville  vous  est  indif- 
férente; vous  êtes  libre,  vous  !...  En  vous  éloi- 
gnant, il  ne  partirait  pas. 


ELEN,  il  pari. 

Mais  c'est  un  outrage  continuel,  que  de 
telles  paroles  ! .  . . 

(Haut.; 

Ce  collier  relève  la  blancheur  de  votre  bras 
et  ce  serait  vraiment  dommage  que  l'occasion 
se  présentât  de  le  donner  ou  de  vous  en  défaire, 
comme  vous  le  disiez  tout  à  l'heure,  ma- 
dame. 


MAD.\ME    DE    WAJ.HBURG,    Sulllbre. 


Ah^. 


(lin  î-ileiicc. 


92  ELEN 

Je  dois  ajouter  une  pensée  —  ce  sera  la 
dernière  —  qui  m'est  venue  et  que  je  soumets 
à  votre  jugement.  Il  y  aurait  encore  un  re- 
mède :  cette  personne  ne  m'en  a  point  parlé, 
mais  j'ai  quelques  raisons  pour  croire  quelle 
y  a  songé  profondément  ;  le  voici  :  vous  êtes 
le  vivant  et  le  seul  obstacle  au  seul  amour,  — 
une  grande  passion,  —  qu'elle  ait  éprouvée 
jamais  ;  en  effaçant  absolument  l'obstacle, 
M.  le  chevalier  de  Rosenthal  oublierait  peut- 
être...  —  Je  vous  l'ai  dit.  madame,  et  ma 
présence  et  mon  insistance  vous  le  prouvent, 
—  la  personne  au  nom  de  laquelle  je  vous 
parle  est  aussi  puissante  que  résolue. 

ELEN,   souriant  et  se  levant. 

Je  regrette  de  n'avoir  pas  plus  de  temps  à 
vous  donner,  madame. 

(Madame  de  Walhburg  se  lève). 


MADAME    DE    WALHBURG,   glacée,  souriante  et  regardant 

l'appartement. 

Les  délicieuses  fleurs!...  Comme  on  doit- 
être  heureuse  dans  cette  tranquillité  ! 


ACTE   DEUXIÈME  93 


(Paraît  Tannccio,  deboiil  près  d  un  [liliur  ;  Madame 
DE  Waluburg  raper(;oil  cl  lui  indique,  avec  un  geslc  cl 
un  regard  terribles,  la  mmlesse  Klex.  qui  est  (liHournée  ; 
puis,  se  rapprochant  d'elle). 

Je  vous  souhaite  la  boune  nuit,  madame. 

(Elle  se  relire  par  les  draperies  du  fond  . 


£4  ELEN 


SCENE  V 
ELEN,    TÂNNUCIO 

ELEN,   criant. 

Tannuciû  ! . .  .  Taiinucio  ! . . . 

(Elle  court  à  la  croisée,  comme  étouffant). 

TANNUCIO,    s'approchant. 

Plaît-il  ? 

ELEN. 

Cours!  fais  suivre  cette  dame  qui  sort  d'ici; 
je  veux  savoir  son  nom. 

(Tan>-ucio  quitte  la  scène), 


ACTE   DEUXIÈME  95 


SCENE    VI 


ELEN,    seule. 


Quel  ennui  profond!...  Quelle  amertume!  Ne 
pouvoir  gagner  une  heure  d'oubli  !...  Je  croyais 
tenir  un  peu  d'amour,  enfin  !  Voici  le  danger 
qui  me  réveille  ;rindifférence,  le  passé  !...  Quelle 
est  cette  femme  qui  vient,  presque,  de  me  faire 
frémir?. . .  Ah  !  soulever  des  jalousies,  toujours  ; 
des  colères!...  Et  ces  femmes  qui  s'imaginent 
que  je  tiens  à  quelques  milliers  de  pièces  d'or! 
Comme  elle  montrait  le  collier  avec  ostenta- 
tion!... Parce  que  mes  amants  ont  eu  le  malheur 
d'être  plus  riches  que  moi...  quelle  pitié!  quel 
mépris!...  On  n'aime  pas  un  mendiant,  parce 
que  les  mendiants  ne  sont  pas  bien  élevés! 
Comme  si  la  plus  misérable  des  femmes  n'ai- 
mait pas  mieux  l'amour  que  le  pain!  Si  son 
RosenthaJ  avait  été  pauvre,  elle  ne  l'eût  pas 
connu  !...  Est-ce  que  Ton  pense  à  ces  calculs 


96  ELEN 

risibles!...  Tout  se  tient  dans  le  monde,  voilà 
tout. 

(Un  silence). 

Mais  je  vois  bien  que  je  me  suis  encore 
trompée  aujourd'luii!  Je  ne  l'aime  pas  ce  jeune 
homme. 


(Elle  indique  par  un  regard  de  tristesse  rappartcment 
d'où  elle  est  venue). 


Qu'ai-je  donc  fuit  à  Dieu?...  Je  voudrais  se- 
couer ces  heures  indignes  comme  une  toilette 
usée  !... 

(Après  un  profond  soupir). 

Essayons  encore  une  fois!  Peut-être  serai-je 
touchée  un  instant;  ce  serait  une  consolation... 
si  cela  console. 


ACTE   DEUXIÈME  97 


SCENE  VI 


ELEN,    SAMUEL 


SAMUEL,    entrant  et  s'approohant  d'elle. 


Maria,  tu  es  pâle,  tu  soufïres. 


ELEN,    douce. 


Rien.  Ce  n'est  rien. 


SAMUEL. 


Si;  tes  mains  sont  glacées...  qu'est-ce  donc? 


98  ELEN 


ELEN. 


Mon  poète,  mon  rêve,  ne  te  mets  pas  ainsi  à 
genoux;  c'est  passé,  puisque  nous  sommes  en- 
semble. 

(Elle  s'approche  de  la  croisée,  puis  s'accoude  sur  le 
balcon,  blanche  et  languissante). 

Oh!  le  fleuve  illuminé!  le  ciel!...  Regarde, 
mon  ami  :  ce  sont  les  bleus  et  profonds  pays 
de  l'Espérance. 


SAMUE. 


Maria!., 


ELEN. 


Quelles  senteurs  nocturnes  dans  les  arbres! 
(Cependant  l'odeur  des  roses  est  plus  douce  que 


ACTE    DEUXIÈME  99 


celle  des  orangers,  n'est-ce  pas?...  A  quoi  pen- 
ses-tu ? 


SAMUEL. 

Tes  baisers  sont  plus  doux  que  les  orangers 
et  que  les  roses:  ne  parle  que  de  toi. 


ELEK . 

Vous  avez  paru  surpris  de  me  rencontrer 
l'autre  soir;  pourquoi?  Ne  devais-je  pas  venir? 
Une  autre  fois,  ayez  soin  de  me  reconnaître  ; 
peut-être  aurai-je  encore  cette  douce  fantaisie 
de  vous  soumettre  à  une  épreuve  de  ce  genre... 
Oh  !  vous  me  pressez  ma  taille,  vous  me  faites 
joyeuse  :  ne  m'aimez-vous  pas  mieux  quand  je 
suis  dans  la  mélancolie? 


SAMUEL,    passionne  : 

Laisse,  oh  !  laisse-moi  tes  cheveux,  et    ton 
front  et  tes  regards  pleins  de  beautés  et  de  lu- 


lUO  ELEN 

mières  que  je  préfère  aux  astres  mêmes  de  la 
triste  nuit.  Comme  j'ai  vécu  dans  ces  trois 
jours!  je  ne  me  souviens  plus. 

ELEN. 

Espère  en  moi,  je  t'en  prie,  cher  effrayé! 
L'amour  que  je  puis  donner  n'est  pas  de  ceux 
qui  fatiguent  ni  de  ceux  qui  tuent,  mais  de 
ceux  qui  retrempent...  Pardonne  seulement  si 
je  suis  naturellement  triste.  Je  suis  d'une  race 
éteinte,  et  je  vous  ai  attendu  de  longues  années. 
En  réfléchissant  dans  la  solitude,  j'ai  perdu 
toute  gaieté,  comme  j'ai  perdu  toute  innocence 
avec  vous.  Un  désir  me  reste  :  s'il  fallait  nous 
séparer  pour  quelque  temps,  promets-moi  de 
vivre. 


SAMUEL. 


Tu  fais  partie  de  moi-même. 


ELEN. 


Autrefois  j'étais  rieuse   et  candide,  ô   mon 


ACTE    DEUXIÈME  101 

Samuel  !  J'ai  connu  les  courses  folles  sur  le 
gazon;  j'ai  bien  aimé  les  papillons  de  l'aurore 
divine,  et  les  fontaines  et  les  prés  émaillés. 
J'étais  humble  et  j'avais  une  foi  toute  pure; 
j'étais  une  fille  ingénue,  et  je  m'attardais  avec 
amour  dans  le  silence  des  bois;  j'aimais  bien 
y  promener  ma  robe  blanche  à  la  manière  des 
fées...  Aujourd'hui... maislaissons cela,  a-imons- 
nous  seulement. 


SAMUEL. 

L'expression  de  ton  visage  ferait  penser  que 
le  sentiment  d'un  deuil  ancien  et  inconsolable 
a  voilé  ta  destinée...  Viens!  parle  encore.  Oh! 
le  son  de  ta  voix,  je  t'en  supplie.  Ton  âme  est 
comme  les  fleurs  qui  ne  s'ouvrent  que  le  soir; 
ton  sourire  est  pareil  à  celui  des  séraphins 
proscrits,  mais,  dans  leur  accablement,  tou- 
jours fiers  de  l'Eternité. 


ELEN. 


Aussi,  quand  même  nous  ne  devrions  plus 


102  ELEN 

nous  revoir,  tu  m'aimerais  toute  ta  vie,  ô  mon 
Samuel! 


SAMUEL. 

Même  si  nous  ne  devions  plus  nous  revoir 
dans  ce  monde;  car, dans  Tautre,  il  faudra  bien 
se  retrouver  :  on  n'efface  pas  les  pensées...  il 
est  trop  tard  désormais  ! . .  . 


ELEN. 

La  mort  a  peut-être  des  abimes  charmants, 
comme  la  vie  :  c'est  vrai. 


SAMUEL. 

Rappelle-toi  notre  pâleur  subite,  hier  soir, 
au  sortir  de  cette  chapelle  en  ruine!...  Nous 
descendions  les  marches  couvertes  de  mousse; 
nous   allions    vers    une    longue    promenade 


ACTE   DEUXIÈME  103 


assombrie  par  les  marronniers.  Tu  t'ap- 
puyais à  mon  bras,  défaillante  et  malade  de 
vivre.  Je  croyais  l'esprit  d'une  femme  obs- 
curci par  les  sensations,  et  je  ne  résistais  pas  à 
l'étonnement  de  t'entendre.  Tes  paroles  étaient 
les  plus  élevées  et  les  plus  sereines,  et  ta  pré- 
sence me  comblait  d'oubli.  Souviens-toi  quelles 
impressions  inconnues  d'inquiétude  et  de  stu- 
peur vinrent  nous  troubler,  nous  oppresser 
lentement,  par  degrés  invisibles.  Ce  fut,  pour 
moi,  je  ne  puis  dire  quel  mouvement  de  la 
mémoire,  nerveux  et  sinistre.  Il  y  avait  un  se- 
cret pour  nous  dans  l'attitude  des  grands 
arbres;  une  anxiété  dans  les  lueurs  de  la  ri- 
vière, dont  les  eaux  sourdes  grimaçaient  sous 
les  éclaircies.  Et  l'imprévu  de  notre  rencontre, 
et  cette  promenade  isolée  nous  frappaient 
comme  un  rappel  de  certains  rêves!...  Tu 
parlais  à  voix  basse,  et  c'étaient  des  adieux  à 
mille  projets  détruits...  J'écoutais  fort  attenti- 
vement le  son  de  ta  voix  :  il  était  d'un  timbre 
étouffé,  taciturne,  —  comme  le  bruit  du  fleuve 
liéthé  coulant  dans  la  région  des  ombres!...  — 
Nous  nous  sentions  gagner  par  le  profond,  par 
le  mystérieux  silence;  nous  nous  étions  déjà 
connus  peut-être,  et  quelque  chose  se  touchait 
au  fond  de  nos  destinées  :  le  fluide  inexpliqué 


104  ELEN 

du  Commencement  enveloppait  notre  mémoire 
de  ses  vagues  foudres;  autour  de  nous  le  vent 
froid  se  plaignait  à  voix  basse  dans  les  bran- 
chages desséchés. 


ELEN. 


Samuel  !...  ne  me  fais  pas  penser. 


SAMUEL. 

Alors,  dans  la  grande  allée,  comme  un  rayon 
t'illuminait  à  travers  les  feuilles,  je  te  vis  bail- 
ler doucement,  et  cette  tête  endiamantée  par  les 
clartés  et  faiblement  souriante  vint  s'appuyer 
sur  mon  épaule. 


ELEN,   lui  mettant  les  bras  autour  du  cou. 

Oh!  rerarde  la  nuit,  la  nuit  bleue  et  divine, 
et  rêvons  ensemble  d'avenir  ! 


ACTE    DEUXIÈME  105 


SAMUEL,  agenouillé  jirès  d'elle  en  conlomplation. 


Je  t'aime! 

(Au  fur  et  à  mesure  que  Samuel  a  parlé,  Elen  a  laissé 
indolemment  sa  tète  se  pencher  près  de  la  sienne.  Après 
un  moment  de  silence  et  de  regards  ineffables,  Samuel 
la  baise  au  front.) 


ELEN,   les  yeux  flemi-fermés. 


Je  t'aime! 

(I.es  draperies  s'écartent  au  fond  de  la  scène;  parait 
Tannucio,) 


106  ELEN 


SCENE  VIII 


ELEN,  SAMUEL,  TANNUCIO 


TANNUCIO. 


O  châtelaine!  et  vous,  sire  cavalier,  vous 
plait-il  que  je  fasse  dresser  une  table  vis-à-vis 
de  ce  balcon?  Un  souper  avec  des  lumières,  de 
l'air  et  du  feuillage  est  une  chose  charmante. 


ELEN. 

Oui,  Tannucio,  si  tu  veux...  Mais,  Samuel, 
je  suis  un  peu  souffrante  :  votre  parole  est 
puissante,  mon  ami  ;  vous  m'avez  impression- 


ACTE    DEUXIÈME  107 


née  :  Voulez-vous  me  donner  ce   flacon  d'es- 
sence que  j'ai  oublié  tout  à  l'heure. 


SAMUEL. 

Maria!... 

(Il  sort  vite.) 


108  ELEN 


SCENE  IX 


ELEN,    TANNUCIO,  seuls. 


ELEN. 


Eh  bien? 


TANNUCIO,  allant  refermer  la  porLe  par  où  est  sorti  Samuel. 

Je  ne  saurai  le  nom  de  cette  dame  que  bien 
avant  dans  la  nuit.  Sa  voiture  l'emportait;  je 
suis  arrivé  trop  tard. 

(11  se  rapproclie  sui'  un  sijrue  (I'Elen;  celle-ci,  après 
une  seconde  d'ht'sitation,  cueille  une  rose  sur  un  des 
vases  de  marbre,  puis  revient  près  du  jeune  page.) 


ACTE    DEUXIÈME  109 


ELEN,  en  respirant  sa  rose  et  d'une  voix  très  basse. 

Écoute  :  je  ne  l'aime  plus,  cejeune  homme... 
C'est  une  chose  étrange,  mais  il  me  paraît 
tombé,  quand  il  est  à  mes  genoux.  La  poésie 
me  fatigue,  à  la  fin.  Je  devine,  sous  tous  ses 
compliments,  un  caractère  maussade,  indécis 
et  inquiet.  Il  )ie  sait  rien  de  l'amour  et  ne  fait 
qu'analyser,  au  lieu  de  se  laisser  vivre.  II  n'a 
pour  lui  qu'une  certaine  douceur.  Il  ne  prend 
aucune  précaution  pour  se  conserver  le  pen- 
chant qu'on  a  pour  lui...  Toujours  auprès  de 
moi!...  Je  ne  le  déteste  pas  encore,  bien  qu'il 
ait  des  côtés  enthousiastes  de  M.  de  Rosenthal 
et  qu'il  me  rappelle  le  prince  Ancelli...  J'ai 
même  une  certaine  amitié...  Je  crains  qu'il  ne 
souffre  beaucoup  lorsqu'il  m'aura  perdue,  com- 
me il  arrive  toujours...  N'importe  !  il  ne  iii'ou- 
bhera  jamais  :  j'ai  réalisé  mon  rêve.  C'est  bien. 

(Mettaatla  main  sur  l'épaule  de  T.\N.\ucao.) 

Endors-le  tout  à  l'heure  en  lui  versant  quel- 
que drogue  dans  sa  coupe. 


110 


ELEN 


TANNUCIO,    à  part. 


Tiens,  c'est  bizarre!  quel  rapprochement 
fantastique  ! 

(Haut.) 

Madame,  il  suffit...  J'ai  là,  je  crois,  cette  lîole 
d'opium  dont  vous  aimez  quelquefois  le  som- 
meil resplendissant  ! 

(A  part.) 


C'est  bien  singulier. 


ELEN. 


Je  recevrai  ce  soir...  dans  une  heure. 

(Prenant  un  miroir  sur  la  table  et  rejetant  ses  boucles 
en  arrière  d'un  mouvement  de  lète.) 

Suis-je    assez  laide,   au   moins!...  Préviens 


ACTE    DEUXIEME 


111 


Carmen  pour  qu'elle  dispose  mes  parures  et 
et  ma  toilette. 

(Un  silence.) 
Fais  allumer  dans  les  salons. 

TANNUCIO. 


A  l'instant  même. 

(Coup  de  timbre.  Deux  laquais,  sur  un  signe  de  Tan- 
Nucio,  portent  une  table  illuminée,  pleine  de  fleurs  et 
toute  servie.) 


ELEN,  pensive  et  descendant  la  scène,  à  part. 

Décidément,  je  suis  celle  qui  n'aime  pas. 
(Les  laquais  se  retirent,  les  draperies  retombent.) 


1 1 2  ELEN 


SCENE  X 


ELEN,  TANNUCIO,    SAMUEL,  rentrant. 


SAMUEL. 

Voici  le  flacon  dont  tu  parlais;  —  tu  ne 
souffres  plus,  dis?...  Si  tu  veux,  nous  irons 
voyager  :  je  ne  t'ai  pas  encore  dit  mon  nom  de 
famille  :  je  t'ai  aimée  si  vite  que  je  n'y  ai  pas 
pensé. — Je  suis  le  baron  de  Wissler;  mon  châ- 
teau n'est  pas  éloigné  de  plus  de  trente  lieues; 
et  si  tu  savais  qiftl  air  pur  on  respire  dans  les 
forêts,  là-bas. 


ELEN,   prenant  son  bras. 

Mon  bel  ami,  je  suis  bien  ranimée,  je  vous 
assure,  et  pour  ce  soir,  restons  dans  le  pays 
des  rêves. 


ACTE   DEUXIÉJIE  113 


TANNUCIO. 


Daignez  vous  asseoir,  Madame,  et  vous  beau 
seigneur,  —  à  table  ! 


'B' 


(On  prend  place  :  Tannlxio,  debout  entre  les  deux 
jeunes  gens,  verse  à  boire,  brillant  et  sinistre,  avec  des 
vases  d'or  ouvragés.) 


ELEN,    levant  son  hanap. 

Je    suis  joyeuse.  —  Voyons!...    une    folie. 
Donne-moi  du  vin  de  Chypre. 


SAMUEL. 


Oh!  Vous  êtes  la  grâce  elle-même. 


TANNUCIO. 

Seigneur  Samuel,  pardon  :  voulez-vous  de 
ces  oiseaux  de  Corse  ? 


114  ELEN 


I 


ELEN. 


Connaissez-vous  l'Italie, Monsieur  deWissler? 
J'ai  longtemps  aimé  la  belle  Florence,  où  je 
suis  née. 


SAMUEL,  à  Taunucio. 

Merci,  mon  jeune  convive. 

(A  Elën.) 

J'ai  voyagé  plus  au  loin;  cepondant,  je  n'ai 
pas  vu  l'Italie. 

ELEN. 

Je  ne  me  soucie  pas  de  vous  y  conduire. 
—  Florence  n'a  plus  ses  grands  poètes,  ses 
grands  artistes  et  sa  gloire;  on   ne  peut  s'y 


ACTE   DEUXIÈME  115 


distraire  désormais.   —   Florence    et   l'Italie, 
ainsi  que  Rome,  ne  brillent  que  du  passé. 


SAMUEL. 


Les  ruines  sont  plus  belles  le  soir  au  tomber 
du  soleil. 


ELEN. 


Eh  bien,  puisqu'il  est  doux  de  s'y  promener 
au  bras  d'un  ami  et  de  respirer  ensemble,  avec 
délices,  le  parfum  des  fleurs  oubliées  et  le  calme 
des  tombeaux,  je  ne  refuserais  pas  d'y  aller  vi- 
vre, si  cela  vous  plaît. 


SAMUEL. 


O  charme  !  Lorsque  tu  voudras. 


116  ELEN 


TANNUCIO. 


Tenez,  mon  gentilhomme,  ces  bonbons  am- 
brés et  ces  grenades.  Il  faut  goûter  en  Alle- 
magne des  fruits  de  Syrie  :  j'en  ai  croqué  bon 
nombre  en  vous  écoutant. 


SAMUEL. 

C'est  vrai  :  vous  êtes  bien  silencieux,  mon- 
sieur le  page  ! 


TANNUCIO,    lui  versant  à  boire. 

Moi? 

(Levant  sa  coupe.) 
Je  bois  aux  sombres  amours. 

SAMUEL. 

Et  je  te  ferai  raison,  bizarre  enfant  ! 


ACTE    DEUXIÈME  1^' 


(Tannucio  le  regarde  boire,  après  un  regard  d'intelli- 
gence à  Elen.) 


TANNUCIO. 

Un  enfant  !...  Presque.  Je  suis  un  poète  qui 
exécute  ses  rêves. 

(A  part.) 
A  l'un  le  sommeil  splendide. 

ELEN,   à  part. 

C'est  fini. 

(Elle  se  renverse  indolemment  sur  son  fauteuil.) 

Cueille  une  ou  deux  roses  sur  ce  vase,  Tan- 
nucio, tu  nous  feras  un  peu  de  musique,  n'est-ce 
pas  ? 

TANNUCIO,    à  part. 

A  l'autre  un  autre  sommeil.  ; 


1 1 8  ELEN 


SAMUEL. 

0  Maria  !...  serait-ce  de  bonheur  et  d'amour 
que  je  me  sens  fatigué?...  J'ai  le  front  cerné 
par  un  sommeil  de  fer... 

(Penchant  la  têle  et  s'accoudant.  ) 

Cependant  je  suis  heureux. 

ELEN. 

Endors-toi.  Tu  reposeras  tout  à  l'heure  la 
tête  sur  mes  genoux. 


TANNL'GIO,   apercevant  au  pourpoint  de  Samuel 
le  bouquet  de  Madame  de  AValhbui-g. 


Mais  que  vois-je  à  votre  pourpoint,  mon  maî- 
tre ?  Un  bouquet  d'immortelles  !. . .  Vous  n'y 
songez  point.  Ce  n'est  à  vous  ni  de  les  porter 
ni  de  les  offrir  :  —  c'est  la  fleur  des  attristés. 


AOTE   DEUXIÈME  119 


'  ELEN,    souriante,  à  Tannucio. 

Donne. 

TANNUCIO,  à  part,  après  un  mouvement. 

Quelle  idée  !...  Oui  ;  cela  doit  être  . 

(11  prend  les  fleurs,  et  pendant  qu'ELEN  regarde  pen- 
sivement Samuel  qui  va  s'endormir,  il  passe  derrière  elle 
et  tire  avec  vivacité  le  (lacun  de  sa  poitrine,  puis  il  le 
renverse  sur  les  (leurs,  les  froUe  et  les  secoue  vive- 
ment.) 

TANNUCIO,  présentant  le  bouquet  d'immortelles  à  Elën. 

Voici. 

(Une  musique  de  valse  étoufTée  et  harmonieuse  s'élève 
derrière  les  draperies  du  fond.) 

ELEN,   prenant  les  fleurs  en  regardant  Samuel. 

Regarde  :  il  s'endort. 

(Elle  pose  un  doigt  sur  ses  lèvres.) 


150  ELEN 


TANNL'CIO,    ne  quittant  pas  des  yeux  le  bouquet. 


C'est  la  magie  de  l'opium  qui  commence. 


SAMUEL,    à  demi-voix,  les  yeux  presque  fermés. 

Ah  !  c'est  le  calme  de  la  nuit  ! . . .  Le  rêve 
s'entr'ouvre  aux  enchantements  triomphaux  et 
diaprés  !  Les  encensoirs  des  génies  parfument 
les  ombres...  Le  son  des  timbalks  annonce  de 
lointaines  merveilles  ;  l'horizon  se  transfigure 
en  royaumes...  Salut,  noir  paradis. 

(Il  s'endort.) 

Elen,  après  un  moment,  frappe  sur  un  timbre  ;  deux 
valets  nègres  se  présentent  à  droite;  Tan.nucio  regarde.) 


ELEN   aux  deux  domestiques. 

Vous  allez  prendre  ce  jeune  homme.  Il  fait 
nuit  et  la  promenade  est  suffisamment  sombre 


ACTE    DEUXIÈME  121 


pour  qu'on  ne  vous  aperçoive  pas  sous  les 
arbres.  Vous  le  porterez  à  la  taverne  des  Armes 
de  Dresde,  sur  un  banc  de  mousse,  auprès  de  la 
charmille  :  vous  ramènerez  son  manteau  sur 
son  visage  et  vous  l'y  laisserez. 

(Elle  embrasse  Samuel  au  front.) 

Faites. 

(On  emporte  Samuel.  Ele.x  regarde  le  bouquet  d'im- 
mortelles qu'elle  tient  encore  à  la  main.  Apres  un  silence, 
elle  l'approche  de  ses  lèvres  pour  l'embrasser.  Tout  à 
coup  elle  les  éloigne  de  sa  bouche,  et,  les  yeux  hagards, 
le  jette  par  terre  en  portant  la  main  à  son  front.) 

Ôh  !  les  fleurs  terribles  !...  leur  parfum  me 
brise  le  cœur  !  Je  me  sens  pâle. 

(Chancelante  et  d'une  voix  sourde.) 
Qu'ai-je  donc  aussi,  moi  ?... 

(Les  tentures  et  les  grands  vélaria  s'entr'ouvrent,  et 
l'on  voit  les  salons  illuminés.  —  Des  invités  circulent 
en  costumes  et  en  parures  ;  des  masques  ;  des  femmes 
brillantes  de  brocart  et  de  pierres  précieuses;  des  fleurs 
lumineuses,  des  jets  d'eau  de  toutes  couleurs  entre  des 
orangers  et  des  citronniers,  au  fond  du  théâtre  ;  des 
pages  portant  des  plateaux  de  liqueurs  et  de  fruits  gla- 
cés. —  Elen  s'appuie  sur  l'épaule  de  Taxnucio  et  lui 
dit:) 


122  ELEN 

J'ai  failli  l'aimer  tout  à  l'heure,  quand  il 
s'endormait...  Laissons  cela  pour  toujours. 
Ne  m'en  parle  plus. 

(Un  flot  de  masques  aux  riches  déguisements,  se  pré- 
cipite dans  le  salon  et  entoure  la  Comtesse.) 


TANNUCIO. 

C'est  l'odeur  ténébreuse  de  l'opium  qui  vient 
de  vous  indisposer.  .J'ai  remarqué  que  les  plan- 
tes des  morts  et  celles  qui  poussent  dans  les 
cimetières  ont  comme  une  odeur  de  visions. 

(Il  rit.) 


ACTE    DEUXIÈME  123 


SCENE  XI. 


ELEN,   TANNUCIO,    LES   MASQUES,  puis  ANDRÉAS 
DE  ROSENTHAL. 


ELEN,    au  miliBU  des  révérences,  des  sourires 
el  de  la  lumière. 


Beaux  seigneurs  et  belles  dames... 

(Elle  chancelle.) 

Je  vous  salue  et  je  vous  remercie... 

(Elle  tombe  brusquement  les  mains  crispées  sur  sa 
poitrine .  ) 

TANNUCIO,   se  précipitant  vers  elle. 


Qu'avez-vous,  madame  ? 


124  ELEN 


ELEN,    se  soulevant. 


Ah  !  rien.  Je  sais.  —  La  dame  noire... 

(Un  des  masques  s'élance  à  travers  la  foule  muette  et 
improssionnce  ;  il  s'agenouille  auprès  de  la  Comtesse.) 


ELEN,    à  demi-voix. 

Rien.  —  Je  meurs,  j'imagine. 

(Elle    regarde    le    bouquet    silencieusement,    puis 

Tannucio.) 

Allons,  je  tombe  en  reine  au  milieu  de  mon 
royaume  I  Je  pardonne  à  tous  ceux  qui  sont 
des  traîtres  au  nom  de  cette  belle  nuit  !...  — 
Heureux  ceux  qui  s'aiment  I 

(Poussant  un  rri  d'angoisse  et  de  souffrance.) 

Ah  I  mon  Dieu  !... 

(Se  soulevant  avec  elfort.) 


ACTE    DEUXIÈME  12ë 


C'est  dommage,  la  vie  était  belle  encore,  ce 
soir  I 

(Elle  promène  autour  d'elle  un  regard  et  un  sourire.) 
Continuez  la  fête . 

(Elle  retombe  sans  mouvement.  —  Le  masque  age- 
nouillé près  d'elle  pose  la  main  sur  le  cœur  J'Elen 
morte,   puis   il  ôte   son  masque  :    c'est  A.ndréas    de 

ROSENTHAL.) 


(La  toile  tombe.) 


FIN  DU  DEUXIÈME  ACTE 


ACTE  TROISIEME 


ACTE    TROISIÈME  129 


ACTE    TROISIEME. 


(Le  di'cor  (lu  premier  acte.  —  Au  lever  du  rideau, 
Samuel  est  endormi  sur  le  banc  de  mousse  auprès  de 
la  charmille,  et  enveloppé  dans  son  manteau.  Grète  et 
Térés.v  viennent  par  le  fijnd  à  droite,  derrière  la  char- 
mille, sans  voir  le  jeune  homme). 


1  '60  ELEN 


SCENE   PREMIERE. 


TÉRÉSA,    GRÈTE. 


TERESA. 


Oli  !  le  beau  soleil!..  11  est  temps  de  rentrer 
au  palais,  rourvu  qu'en  ne  in'ailpas  demandée 
cette  nuit!... 


GltÈTE^    trisïeraent  à  pan. 

11  ne  reviendra  plus,  peut-être. 

TÉUÉSA. 

Comme  tu  es  pensive  !...  A  propos,  ne  vois- 
tu  pas  les  étudiants  quelquefois? 


4 


ACTE    TftOISIEME 


131 


GRETE. 


Sans  doute  ;  je  suis  même  leur  très  humble 
servante  depuis  ma  sortie  du  couvent...  il  y  a 
huit  jours. 


TERESA. 


Sont-ils  bien  faits  la  plupart  ? 


GRETE. 


Certes...  Et  tu  les  reconnaîtras  à  leurs  lon- 
gues épées,  à  leurs  joies  bizarres,  à  leurs  phra- 
ses solennelles.  Leur  consul,  Samuel,  dispose- 
rait sur  un  signe  des  trois  mille  glaives  de 
l'Université;  leurs  lourdes  carabines  font  le 
bruit  du  tonnerre  aux  tirs  d'Allemagne,  ce 
sont  les  plus  adroits,  comme  les  plus  savants 
et  les  plus  braves.  Tiens,  les  chefs  se  réunis- 
sent tous  les  soirs  dans  ces  allées;  ils  devisent 


132  ELEN 

de  Dieu,  delà  mortel  des  choses  mystérieuses, 
au-dessous  de  notre  enseigne  des  :  Armes  de 
Dresde,  et  le  plus  souvent  vis-à-vis  d'un  grand 
nombre  de  bouteilles  de  vin  français. 


TERESA. 

Et...  ces  beaux  yeux  sont  restés   indiffé- 
rents ? 


GRETE. 


Indifférents.  —  Suppo.-ais-tu  le  contraire? 


TERESA. 


Je  ne  dis  pas  non. 


GRETE. 


Est-il  des  signes  par  lesquels  se  trahit  le 
penchant  d'une  jeune  personne  ? 


ACTE    TIIOISIEME 


133 


TERESA, 


Il  "se  pourrait. 


GRETE. 


Des  signes?...  Lesquels!  tu  reviens  d'Italie, 
tu  dois  être  savante. 


TERESA. 


Tu   es  trop  jeune  pour   que  je   t'explique 
toutes  ces  choses,  petit»  Gretchen. 


GRETE. 


Comment   avez -vous   dit    cela,   mademoi- 
selle?... Voyons,  enseigne-moi?...  Je  t'en  prie. 


134  ELEN 


TÉRÉSA,   se  refusant. 


Par  exemple!... 

(Se  décidant). 

Eh  bien,  quand  cela  commence,  on  se  plaît, 
d'abord,  dans  les  promenades  solitaires. 

GRÊTE. 

Ah! 

TÉRÉSA. 


On  devient  pâle,  songeuse. 


GRETE. 


Ah!... 


ACTE   TROISIÈME  135 


TERESA. 


Fantasque  ;  —  et  quand  on  voit  celui  qui 
vous  a  fait  ce  mal,  le  cœur  palpite,  les  pensées 
se  troublent;  il  semble  qu'on  va  mourir. 


GRETE. 

Mais  s'il  ne  paraît  pas  s'apercevoir,  lui  ? 

TÉRÉSA,   à  part. 

Lui?... 

(Haut). 

Alors  on  s'arme  de  résolution,  cousine;  on 
va  le  lui  dire,  tout  simplement. 

GRÈTE,    vivement. 

Moi!  je  n'oserai  jamais. 


136  ELEN 

TÉRÉSA,  de  même, 

Ahl  tu  aimes  donc  quelqu'un?... 


Belle  ingénue!... 


(A  part). 


(Haut). 


Donne-moi  la  moitié  de  ton  souci  pour  ma 
peine. 


GRETE. 


Térésn,  c'est  impossible. 


TERESA. 


Cette    charmille  est  sombre;  l'aveu  de   tes 
chagrins  en  sera  plus  mystérieux. 

(Ghkte  appuie  ses  deux  mains  croisées  sur  l'épaule  de 
TÉRÉSA,  et  elles  vont  ensemble  vers  la  charmille). 


ACTE   TROISIÈME  137 


CRETE. 

D'abord,  je  le  rencontrai  l'autre  soir... 

(Apercevant  Samuel). 

Dieu!  lui  !...  Samuel!...  Viens. 

TÉRÉSA,   à  part,  étonnée. 


Samuel?... 

(Grète  l'entraine  dans  la  charmille  et  elles  disparaissent 
sous  les  arbres). 


1 38  ELEN 


SCENE  II 


SAMUEL,   seul,  s'éveillant. 

Un  rêve!... 

(Il  passe  la  main  sur  son  front,  se  redresse  et  regarde 
avec  stupeur). 

Eh  bien!  et  Mai'ia!  —  Comment  la  taverne  de 
Gottlieb?...  Mais  alors,  qu'y  a  t-il  donc?...  Pour- 
quoi n'est-elle  pas  ici?...  Seigneui^  Dieu,  je  n'ai 
pas  rêvé  Maria,  je  pense! 

(Il  réili'chit  et  regarde  sa  main). 

Voici  l'anneau  qu'elle  m'a  donné. 

(Souriant  après  un  silence). 

Ah!  c'est  une  fantaisie  de  cette  enfant!... 
Celle  dont  elle  me  parlait  l'autre  soir,  sans 
doute  :  je  devine!...  elle  va  venir,  voilée,  ado- 


ACTE   TROISIÈME  139 


rable,  souriante,  ù  travers  les  arbres,  et,  me 
jetant  ses  bras  autour  du  cou,  me  demandera 
si  je  n'ai  pas  eu  de  l'inquiétude... 

(Il  regarde  les  allées,  puis  pensif). 

Mais  quel  rêve,  û  ciel!  je  veux  essayer  de  le 
reconstruire  dans  son  immense  effroi  !... 

Lorsque  j'eus  tari  le  hanap  d'or  que  me  pré- 
senta le  page,  —  et  pendant  même  qu'il  par- 
laitencore,  —  des  sphinx  aux  têtes  équivoques 
et  brillantes  vinrent,  un  do'gt  sur  les  lèvres, 
me  fermer  les  yeux.  —  J'enlendis  comme  un 
bruit  de  houles  lointaines,  et  je  me  trouvai, 
sans  étonnement,  on  compagnie  de  Maria,  sur 
une  rivière  sombre  comme  i'Erèbe,  encaissée 
etbordée  par  une  chaîne  decollines.  Le  bateau, 
large  et  noir,  n'avait  qu'une  voile  :  j'étais  assis 
à  la  barre;  Maria  reposait  endormie  sur  ma 
poitrine;. et,  le  front  dans  la  main,  j'essayais 
de  me  rappeler...  Mais,  là-dessus,  le  flambeau 
de  ma  mémoire,  obscurci  par  les  brumes  d'un 
grand  spleen  lugubre  s'éteignait  vraiment  tout 
à  fait!...  Ce  devait  être  un  ensemble  de  cir- 
constances spéciales,  —  j'avais,  par  exemple, 
l'obscure  idée  d'un  ancien  naufrage,  —  et  du 
semestre  nocturne  qui  surprend  dans  les  terres 


140  ELEN 

boréales  ;  —  mais  le  mystère  de  ce  passé  se  fon- 
dait lui-même  avec  le  caractère  impressionnant 
des  ombres  et  leur  solennité  environnante. 

II  paraissait  être  fort  tard,  —  et  il  était  tard 
en  nous,  aussi  !  L'eau  saumàtre  du  canal  jetait 
des  reflets  d'étain,  et  des  touffes  de  nénuphars 
en  brillaient  d'un  éclat  funéraire  sur  les  riva- 
ges. Pas  un  souffle  de  vent,  pas  une  bouffée 
d'air,  dans  l'accalmie  où  nous  étions.  Le  silence  ! 

—  Lesanneauxrouillésdes  rames  ne  heurtaient 
plus  leurs  crochets  de  fer,  elles  trempaient 
contre  le  bateau;  le  long  du  mât  pendait  la  mi- 
saine immobile.  La  barque  glissait  silencieuse- 
ment et  lentement,  sans  qu'une  ride  apparût 
sur  les  ondes,  noires  comme  Tébène  ;  de  grands 
faucheux  arpentaient  ce  miroir  de  leurs  pattes 
grêles  et  poudreuses.  Le  paysage  semblait  su- 
ranné et  très  vieux  :  on  eût  dit  qu'il  n'avait 
jamais  connu  le  bonheur  du  soleil.  L'air  était 
chargé  de  bleuissements  violàtres:  à  peine  si 
je  distinguaisles  limites  apparentes  de  ce  fleuve; 

—  elles  étaient  perdues  dans  la  buée  livide  qai 
estompait  les  profondeurs  de  l'horizon. 

Ces  contrées  semblaient  oubliées  de  Dieu  ; 
on  eût  dit  les  pays  de  la  mort.  Les  fleurs  sur  les 
atterrages  rosâtres,  en  recevan'*^.  les  rayons  du 
falot,  nous   apparaissaient  couleur    de  sang; 


ACTE    TROISIÈME  l 'i  l 

leurs  parfums  plombés  donnaient  sommeil  !... 
L'une  d'elles,  surnageant,  frappa  mes  regards  ; 
je  l'arrachai  pour  parer  la  chevelure  delà  bien- 
aimée;  —  c'était  une  amiante,  et  ses  longs  fils, 
en  se  froissant,  rendirent  comme  le  son  d'un 
instrument  religieux,  oublié  —  par  exemple, 
un  cinnor  hébreu.  —  Ainsi,  le  monde  minéral 
nous  saluait  avec  l'aubade  obscure  des  fossiles. 
L'étrange  azur  ne  semblait  que  très  pi^ofond  : 
si  éloignées  qu'elles  fussent,j'éprouvais  malgré 
la  révolte  de  toute  ma  raison,  la  conviction  que 
ses  limites  étaient  possibles  Nous  étions,  nous 
et  cette  nature,  comme  dans  une  vaste  salle 
scindée,  un  compartiment  de  l'Enfer!  Des  con- 
cavités, pleines  d'astres  inconnus,  et  dont  la  dis- 
position ne  paraissait  pas  contemporaine  avec 
notre  mystérieuse  espèce,  se  voûtaient  au-des- 
sus de  nous,  surplombant  les  sommets  de  la 
double  chaîne  des  collines  riveraines.  Et  ce 
firmament  factice  éveillait  en  moi  des  souve- 
nirs confus;  c'était  comme  ces  dômes  tortueux 
des  souterrains  de  l'ancienne  Mauritanie  où, 
sur  l'ordre  des  cazufs  enchanteurs,  resplendis- 
saient de  subites  et  longues  théories  de  lampes 
tendues  par  des  mains  invisibles.  Nous  ne  sa- 
vions pas  où  nous  étions.  —  Maria  se  réveilla  ; 
ses  grands  cheveux  se  dressèrenttout  droits  sur 


142  ELEN 

sa  tête,  et,  comme  affolée  par  le  silence,  elle 
me  dit  à  voix  basse  :  «  Nous  ne  sommes  plus 
dans  la  vie.  »  Je  voulus  aborder;  mais  sa  main 
arrêta  la  mienne  comme  je  saisissais  la  barre, 
et  le  gouvernail  décroché  s'engouffra  silencieu- 
sement dans  les  eaux  sépulcrales. 

Ce  fut  alors  que,  pâles  explorateurs  de  ces 
régions,  nous  vîmes  se  dresser  autour  de  nous 
des  végétations  polaires;  des  naucléas,  des 
lotus,  des  lièges,  cependant,  mais  léprosés  par 
le  lichen  et  parle  nitre,  avoisinaient  les  cratères 
éteints  et  les  solfatares  ;  des  branchages  sili- 
ceux s'élevaient  de  roches  en  pierre  à  fusil;  des 
coraux  violets,  suspendus  à  des  blocs  vitrifiés^ 
ornaient  l'entrée  des  cavernes,  et  coloraient 
l'intérieur  avec  la  lumière  changée  des  étoiles; 
dans  les  crevasses  de  ces  rives  saponifiées  re- 
luisaient, par  myriades,  les  yeux  des  salaman- 
dres. D'ailleurs,  pas  une  chauve-souris  dans 
les  airs!  pas  une  trace  humaine.  Ces  lieux  no 
semblaient  môme  pas  hantés  par  les  Esprits. 

Tout  à  coup  je  crus  entendre,  dans  l'éloi- 
gnement,  le  son  vague  et  affaibli  de  tambours 
et  de  trompettes  ;  on  bat  tait  la  chamade;  étions- 
nous  signalés  ?...  J'avais  aussi  la  pensée  d'une 
ville  lointaine  et  ancienne,  saccagée  et  en  proie 
à  l'incendie. 


ACTE   TROISIEME 


143 


Comme  je  rêvais  à  ces  choses,  Maria  se  mit 
à  chanter  un  chant  monotone,  en  souvenir  de 
la  terre  des  vivants  : 

«  Je  sais,  a  chantait  Maria,  pendant  que  la 
«t  barque  glissait  ténébreusement  >>,  je  sais  un 
«  Esprit  fatigué  d'élévations  stériles  et  d'es- 
c(  poirsfondés  surles  Ténèbres.  Longtemps  son 
«  vol  puissant  fut  l'honneur  des  cieux:  dans 
«  ses  regards  dormaient  des  rêves  éternels  :  les 
«  soirs  l'adoraient  comme  leur  hôte  et  leur 
«  génie  :  les  couchants,  lorsqu'il  s'exaltait  au 
«  sein  de  leurs  profondeurs  hantées  par  les 
«  mânes  des  Dieux,  empourpraient  le  glorieux 
a.  veilleur  de  flammes  et  de  merveilles  ;  —  il 
«  s'attarda,  par  une  soirée  d'orgueil,  d'amour 
((  et  de  triomphe  :  et  la  nuit  foudroya  ce  mage 
«  de  l'Ether .  » 

«  Maintenant  les  cieux  l'ont  oublié.  Sa  vue 
t(  ne  peut  plus  en  explorer  les  parages  ennemis. 
«  Il  est  tombé  à  travers  ses  espérances  per- 
«  dues;  il  ira  s'ensevelir  dans  la  dureté  de  son 
«  adieu.  » 

Je  me  penchai  vers  elle  :  «  De  qui  psalmo- 
dies-tu ainsi  le  chant  de  mort?...  »  lui  deman- 
dai-je  à  voix  basse.  —  «  De  ton  Esprit,  »  me 
répondit-elle,  «  de  ton  Esprit,  chère  âme  as- 
sombrie par  mon  amour  !. ..  »  Et,  indiquant  les 

10 


1-14  ELEN 

ténèbres,  avec  un  sourii  e,  elle  njouta  ;  —  «  .le 
suis  la  fille  de  cet  Erèbe  !  —  Tu  cherchais  lini- 
mortalité  ?  Tu  la  demandais  autrefois?.  .  .  -  - 
Resarde  !  Reconnais-toi  dans  cette  nature  ! 
Reconnais  tes  pensées  dans  ces  grandes  fleurs 
maudites!...  Ces  eaux,  et  cette  terre,  et  ces 
collines,  c'est  ton  cœur  dans  l'épouvante  !.  . . 
Tu  as  douté  à  cause  de  la  beauté  d'une  créa- 
ture ?.  .  .  Reconnais  tou  âme  dans  ce  ciel  in- 
teidit  !...  Nous  sommes  ici  à  jamais,  sans  savoir 
où  nous  sommes,  sans  nous  aimer,  sans  nous 
souvenir  ! .  .  .  La  voilà  ! . . .  la  voilà,  Tlmmoita- 
lité  !»  —  Et  comme  je  sentais  couler  uils 
larmes,  je  vis  distinctement  au  loin  une  foule 
de  formes  humaines,  rougies  par  les  reflets 
d'un  incendie  immense.  Elles  descendaient, 
embrasées,  une  montagne,  dans  une  course 
folle  ;  les  doigts  crispés  brandissaient  des  tor- 
ches ;  les  yeux  étaient  convulsés  vers  le  ciel  ; 
les  bouches  criaient  à  travers  la  désolation  des 
rêves  :  «  ITmmortalité  !  LTmmortaUté  !  »  et  les 
formes  disparaissaient  de  l'autre  côté  de  la 
montagne.  Alors  je  sentis  mes  yeux  se  fermer; 
les  ombres  devinrent  plus  profondes  ;  la  barque 
fatale  se  dérobait  sous  moi  ;  je  crus  sombrer  ! 
Je  poussai  le  cri  le  plus  terrible  !  Le  premier 
sans  doute  dont  un  vivast  eut  osé  jamais  faire 


ACTE    TROISIÈME  145 


retentir  ces  régions  de  désespoir  et  d'horreur; 
—  la  vision  s'effaça;  et  je  m'éveillai  pendant  que 
les  échos  infinis  de  ce  monde  intérieur  répé- 
taient toujours  au  loin,  bien  loin,  à  travers  les 
siècles  :  «  L'Immortalité  !...  l'Immortalité  !...  » 
—  Dieu  soit  loué  !...  je  vis  encore.  —  Ce 
n'était  qu'un  rêve  ;  —  un  mensonge  dont  la 
signification  est  nulle  et  absurde.  Je  suis  bien 
éveillé. 

(Il  se  met  à  rire.) 

C'est  lu  belle  matinée  d'amour  et  de  joie ,  c'est 
le  soleil  de  l'espérance. 


146  ELEN 


SCENE  m. 

SAMUEL,  GOETZ  descendant  les  marcues  de  l'auberge. 
GOETZ,    l'apercevant. 

Samuel  !. . .  enfin  le  voilà. 

(Il  s'approche.) 

Que   deviens-tu,    grand    homme...    demi- 
dieu  ?. . .  Mais. . . 

(Le  regardant.) 
Est-ce  bien  toi  d'abord  ?. . . 

SAMUEL,    lui  tendant  la  main. 

Sans  doute,  mon  cher  Goëtz  ;  ne  me  recon- 
nais-tu pas? 


ACTE    TROISIÈME  147 


GOETZ. 


Ton  regard,  —  c'est  surprenant  !  —  ton  vi- 
sage et  ta  voix  sont  changés  ;  cela  ne  m'a  pas 
produit  cette  impression  quand  tu  es  arrivé 
l'autre  soir. 


SAMUEL. 


Ah  !  c'est  que,  depuis  mon  retour,  j'ai  ren- 
contré quelqu'un  dont  la  vue  m'a  transfiguré. 


GOETZ. 


Puis-je  savoir. 


SAMUEL. 


Une  femme. 


148  ELEN 


GOETZ. 

Comment  !  toi,  tu  daignes  parler  d'une 
femme  ?. . .  Et  cette  rencontre  a  été  d'une  si 
saisissante  nature  pour  toi  que  je  l'ai  deviné  !... 
Par  Eros  !. . .  ce  front  radieux. . .  en  effet,  je 
ne  te  reconnais  plus. . .  Dis-moi  quelle  his- 
toire... 

(11  met  son  bras  sous  le  sien  ;  les  deux  jeunes  gens  se 
promt?nent  en  causant.) 


SAMUEL. 

Il  faudrait  des  siècles  pour  te  l'apprendre  ! 
.l'aime  une  jeune  femme  qui  a  des  yeux  chastes 
et  graves,  et  qui  s'est  donnée  à  moi  dans  le  pre- 
mier regard  et  à  jamais. . .  Oh  !  si  tu  savais 
quelle  pure  intelligence!  et,  au  milieu  d'enfan- 
tillages divins,  quelles  nobles  pensées  ! . . .  Il 
me  fallait  l'impossible  et  je  l'ai  trouvé  ;  j'ai  vu 
dans  le  regard  de  cette  enfant  l'oubli  de  la  terre 
et  du  ciel  ! . . .  l'idéal . 


ACTE    THOISIÈME  149 


GOETZ. 


Ah  ça  I  mais. .    —  c'est-à-dire  enfin. . .  où 
l'as -tu  vue  ? 


SAMUEL. 

Ici,  le  soir  même  de  mon  retour;  elle  passait, 
se  promenant  seule  sous  les  arbres,  comme  un 
génie.  Je  dormais,  elle  m'a  réveillé,  m'a  dit  : 
«  Je  vous  aime  ! ...»  et  m'a  conduit  dans  je 
ne  sais  quel  palais  enchanté. 


GŒTZ. 


C'est  un  conte  des  Mille  et  une  Nuits  ! 


SAMUEL. 


Juste  ;  mais  c'est  la  vérité. 


1 50  ELEN 


GOETZ. 

Par  Astarté  la  Syrienne  !  tu  es  un  heureux 
mortel  ! 

(Des  chants  funèbres  se  font  entendre  dans  le  lointain, 
en  grande  musique.) 


LES    VOIX. 


Quantus  tremor  est  futurus 
Quando  judex  est  venturus 
Cuncta  stricte  discussurus  ! 


SAMUEL. 


Qu'est-ce  que  cela? 


GOETZ. 


Des  psaumes  de  la  mort.  C'est  un  enterre- 
ment qui  sort  de  l'église. 


ACTE    TROISIÈME  151 


SAMUEL. 

Ah  !  parlons  de  la  vie  !  l'univers  a  changé 
d'aspect  pour  moi!...  Ce  sont  des  clartés  dans 
les  fleurs,  les  feuillages,  les  montagnes,  dans 
toute  la  nature.  Je  n'avais  rien  vu. . .  Si  tu  sa- 
vais combien  je  suis  heureux!...  comme  un 
enfant  naïf,  qui  s'étonne  de  toutes  les  choses 
qu'il  voit. 


GOETZ. 


Ah  !  tu  comprends  la  terre  maintenant  ! 


SAMUEL. 

Figure-toi,  —  mais  en  vérité,  c'est  impossi- 
ble !  c'est  plus  qu'un  ange,  c'est  une  femme  !  — 
un  être  accompli  de  beauté,  de  grâce  et  de  pas- 
sion !  Ayant  cette  force  d'attendre  son  rêve  la 
moitié  de  sa  jeunesse,  sans  recevoir  du  monde 


152  ELEN 

une  seule  ombre  sur  son  front  de  vierge  et 
conservant  sa  blancheur  de  cygne  et  d'hermine, 
afin  de  se  donner  un  jour  avec  toute  son  âme, 
tout  son  cœur  et  toute  sa  beauté. 


GOETZ. 


Je  ne  comprends  pas  bien. 


SAMUEL. 

Et  quand  le  destin  lui  montre  brusquement 
ce  qu'elle  lui  a  rêvé,  figure-toi  cette  jeune 
femme  trouvant  dans  son  cœur  une  certitude 
d'elle-même  assez  puissante  pour  oser,  sans 
préambule,  sans  souci  des  vaines  convenances, 
sûre,  enfin,  d'être  comprise  dans  sa  candeur 
auguste,  trouvant,  dis-je,  cette  grandeur  de 
l'aborder  aussi  brusquement  que  le  Destin  le 
lui  montre,  et  de  lui  dire  :  «  C'est  vous?  Je 
vous  cherchais .  Voici  comment  je  suis  et  com- 
ment je  vous  ai  attendu.  Maintenant  c'est  moi  : 
nous  nous  aimons  depuis  toujours.   Réunis- 


ACTE    TUOISIÈME  153 

sons  bien  vite  ce  que  nous  avons  de  trésors 
l'un  et  l'autre  pour  aller  vivre  ensemble  et 
mourir.  » 


GOETZ,   après  un  instant  d'ébahissement  silencieux. 

Âlî  !  les  hommes  de  génie  sont  bien  éton- 
nants !. . .  Comment  !  toi.  . .  l'une  des  intelli- 
gences les  plus  sublimes  dont  s'honore  l'espèce 
humaine,  tu  t'imagines  qu'une  telle  femme 
existe  et  que  ces  choses  arrivent  dans  la  vie 
réelle  ?. . .  Et  tu  es  un  grand  mathématicien  I 
un  savant  à  trente  carats  ;  un  penseur  déme- 
suré ! . . .  Ah  !  ah  ! 

ai  rit.'. 


SAML'Et.,    riant  et  calme. 


Goëtz,  ce  que  je  dis  est  vrai. 

(Soulevant  une  bourse  fort  lourde  qu'il  a  tirée  de  sa 
poitrine.) 

Si  vrai  —  que,  —  tiens  :  voici,   en  or,  en 


154  ELEN 

billets  et  en  diamants,  le  prix  de  ma  fortune 
vendue  depuis  deux  jours  !  —  Je  pars  ;  viens 
avec  nous  si  tu  veux . 


GOETZ. 

Cher  Samuel,  que  l'on  supporte,  —  et  cela 
le  sourire  sur  les  lèvres,  —  douze  ans  de  dén Ci- 
ment, relevé  des  souffrances  d'une  maladie 
aiguë,  et  que  l'on  monte  ensuite  aux  échafauds 
possibles  d'un  pied  leste  et  joyeux,  pour  l'amour 
d'une  telle  femme,  je  l'admets  ! . . .  Ce  serait 
même  un  devoir,  selon  moi  ;  mais  qu'une  telle 
femme  existe  sous  le  soleil  !  non  ! . . .  c'est  in- 
sensé d'y  croire  une  minute . 


SAMUEL. 

J'aime  à  voir  que  tu  comprends  comme  il 
faut  cette  merveille  parmi  les  créatures  !  Sur 
mon  âme,  il  ne  me  fallait  pas  moins  pour  me 
ressusciter!...  Mon  cœur  attendait  sans  battre, 
et  je  le  croyais  mort.  Je  ne  m'étonne  plus 
maintenant. 


ACTE   TROISIÈME  155 


LES  VOIX  FUNÈBRES,    très  rapprochées. 


Tuba  mirum  spargens  sonum, 
Per  sepulchra  regionum 
Coget  omnes  ante  Thronum  1 


SAMUEL. 


Qu'est-ce  donc  que  cela  ? 


GOETZ. 


Je  te  l'ai  déjà  dit,  c'est  un  enterrement. 
Il  s'agit  de  cette  brillante  courtisane...  tiens, 
dont  je  t'ai  parlé  !...  la  comtesse  Elën  ;  elle  est 
morte  celte  nuit.  On  suppose  même  un  crime, 
une  jalousie  de  métier  !...  Circonstance  bizarre  : 
on  m'a  dit  qu'elle  est  tombée,  subitement,  au 
milieu  d'un  bal  donné  en  réjouissance  de  s'être 
défaite  d'un  amour  qui  l'ennuyait;  l'un  d'entre 
nous,  à  ce  que  l'on  ajoute.  Enfin,  peu  importe  I 
C'était  une  femme  bien  charmante. 


156  ELEN 


SAMLEr,. 


Comment  peux-tu  parler  ainsi  d'une  etïron- 
tée  de  cet  ordre?...  Si  tu  savais,  Goëtz!  si  tu 
pouvais..  Elle  est  seule  au  monde,  Maria!... 
Quels  songes  de  gloire  et  d'avenir  1  0  mélan- 
colie des  séraphins!  0  pureté  de  son  auguste 
visage!...  —  et  son  front  innocent  !...  —  C'est 
son  âme  surtout,  son  âme  élevée  et  douce,  que 
j'aime!...  Mais  où  donc  est-elle,  l'enfant?  Je 
m'attends  à  la  voir  à  chaque  minute...  Elle  est 
à  l'église  peut-être... 


GOETZ. 


Tiens,  voici  le  cortège . 

(La  tète  de  la  sombre  procession  apparaît  au  fond,  à 
droite  :  un  maître  de  cérémonies,  la  chaîne  d'acier  au 
cou,  la  baguette  d  ebène  à  la  main  ;  puis  des  enfants  de 
chœur  portant  des  encensoirs  d'or  et  des  corbeilles 
pleines  de  feuilles  de  roses  ;  puis  des  pénitents  blancs  et 
gris,  le  capuchon  baissé,  le  cierge  à  la  main  ;  puis  l'offi- 
ciant; puis  deux  religieux  portant  des  bannières  de 
deuil  ;  puis  la  croix  ;  puis  le  char  funèbre,  surmonté  du 


ACTE    THOISIÈME  157 


fbiis  aux  panaches  blaacs,  aux  rideaux  de  velour  noir. 
Dans  le  char,  traîné  par  quatre  chevaux  caparaçonnés 
de  draperies  noires,  le  cercueil  ouvert,  suivant  la  cou- 
tume italienne.  Elen  y  est  couchée,  la  tète  découverte, 
ses  grands  cheveux  épars  sur  le  linceul  constellé  de 
larmes  argentées,  qui  est  jeté  sur  le  reste  de  son  corps. 
Puis  quatre  hommes,  vêtus  de  noir,  officiels,  tenant  sur 
l'épaule  une  bêche  et  un  paquet  de  cordes  à  la  main; 
puis  un  écuyer,  vêtu  de  noir,  tenant  et  contenant  par  la 
bride  à  pied,  le  cheval  blanc  d'ÉLE\;  puis  Térésa  et 
Carme.v,  en  deuil  et  voilées;  puis  Tan.nucio,  en  deuil  ; 
puis  des  seigneurs  et  des  dames  voilées;  puis  des  pas- 
sants ;  puis  des  pages  tenant  des  lévriers  accouplés 
et  le  faucon  sur  le  poing,  en  deuil.  Au  bruit  des 
psaumes,  les  étudiants  sont  descendus  de  l'auberge,  des 
torches  funèbres  à  la  main  :  tout  le  monde  a  la  tête-nue.) 


LES  VOIX,   sur   la  scène,   éclatantes. 


Mors  stupebit  et  natura, 
Cum  resurget  crealura 
Judicanti  responsura. 


SAMUEL,    troublé. 


Ah  !  qu'est-ce  donc,  à  la  fin,  que  cela?. 

(Se  rappelant. 


158  ELEN 

Ah!  oui...  je  sais. 

(Se  découvrant  et  haussant  les  épaules.) 
Tant  de  bruit  pour  une  fille  I 

(Sans  se  détourner  et  tressaillant.) 

Oh!  quel  souvenir!...  il  me  semble  avoir 
entrevu  le  page...  le  sommeil  m'accablait... 
Qu'est-ce  que  je  fais  ici  ?... 

GOETZ,   pensif. 

Elle  était  bien  belle,  en  vérité. 

(Il  tire  un  médaillon  de  sa  poitrine  et  le  présente  à 

S.\MUEL.) 

Tiens,  regarde. 

(Samuel  prend  machinalement  le  médaillon,  y  jette  un 
regard  distrait;  son  visage  devient  livide  ;  puis,  après  un 
terrible  silence,  il  se  détourne,  aperçoit  Elen  sur  le 
cercueil  et  s'avance  au  milieu  du  théâtre.) 

S.\MUEL,   d'une  voi.x  tonnante. 

Arrêtez  ! 


ACTE   TROISIÈME.  159 


(Il  enlr'ouvre  et  jette  son  manteau;  ses  insignes  d'or 
brillent  sur  sa  poitrine.) 


TOUS  LES  ÉTUDIANTS,   'e  reconnaissant. 


Le  Consul  ! 

(ils  tirent  leurs  grandes  épées;  se  rapprochent  sur  un 
coup  de  sifflet,  et  font  cercle  devant  la  foule,  autour  de 
Samuel  et  du  char  funèbre,  empêchant  d'avancer.) 


Il 


160  ELEN 


SCENE  IV 


SAMUEL,     GOETZ,     TÉRÉSA,     CARMEN, 

TANiNUCIO,    Etc. 


SAMUEL,  se  précipitant  brusquement  sur  le  char,  l'escaladant 
et  apparaissant  au  fond,  debout,  terrible,  entre  les  rideaux 
mortuaires  qu'il  écarte  des  deux  mains,  et  considérant  El'ca 
dans  le  cercueil. 


Ah!  je  comprends.  Tu  as  joué  avec  mon 
âme  et  tu  es  morte  au  milieu  de  ta  victoire... 

(Il  s'arrête .  ) 

Tu  es  venue  m'embrasser  au  front  pendant 
mon  sommeil  ;  par  toi,  je  suis  tombé  jusqu'à  la 
vie.  0  fiertés  perdues!  je  suis  le  fantôme  de 
ce  que  j'étais. 

(D'une  voix  basse  el  continue^  et  croisant  ses  bras  sur 
sa  poitrine.) 


ACTE   TROISIÈME  161 

Ainsi  tu  m'as  volé  mon  premier  amour!  Tu 
as  souillé  les  premières  paroles  de  ce  cœur 
chaste  et  tu  l'as  prostitué  de  ton  souffle  sacri- 
lège! Tu  m'as  déshonoré  aux  yeux  de  Dieu! 
Tu  as  raillé  la  dignité  de  ma  conscience  im- 
pudemment. Tu  as  souffleté  l'idéal  sacré,  plus 
noble  que  le  blason  des  rois,  qui  veillait  dans 
un  précurseur!  Tu  as  projeté  ton  ombre  à  ja- 
mais sur  un  génie  ;  tu  t'es  moquée  de  lliuma- 
nité  qui  t'avait  donné  ton  sourire;  tu  m'as 
menti  ! 

(Tranquille.) 

Dors  en  paix,  femme,  au  nom  de  Celui  qui 
mourut  comme  un  Dieu,  je  te  pardonne;  c'est 
à  moi  d'expier  seul  un  moment  de  faiblesse. 

(Se  redressant  et  d'une  voix  vibrante.) 

Mais,  comme  je  fus  ton  convive  et  que  ton 
pain  m'est  resté  amer;  comme  tu  aimais  l'or, 
auquel,  raisonnable  et  désillusionnée,  tu  sacri- 
fiais la  vertu;  comme  je  fus  ton  dernier  amant, 
et  que  la  mort,  soudaine,  ne  m'a  point  permis 
de  m'acquitter  envers  toi  ;  comme  je  ne  puis 
rien  accepter  de  toi  ni  rien  te  devoir,  morte  ou 
vivante,  tiens! 


162  ELEN 

(Il  jette  l'anneau,  puis  sa  bourse  sur  le  cercueil.) 

Je  t'estime  la  rançon  d'un  empereur!  je  veux 
être  quitte  envers  toi! 


ACTE   TROISIÈMK  163 


SCENE  V. 


Les  Mêmes,  ANDRÉAS  de  ROSENTHAL  ;  ruis  GRÈTE. 


ANDRÉAS,  hors  de  lui,  se  précipitant  l'épée  à  la  main. 

Monsieur,  vous  venez  de  prononcer  des  pa- 
roles et  de  commettre  une  action  qui  me 
révoltent;  je  ne  sais  de  quel  nom  les  flétrir 
car  je  les  crois  sans  exemple  jusqu'à  vous! 

(En  voyant  Andréas  l'épée  nue,  les  Seigneurs  ont  tiré 
leurs  épées.  Samuel  étend  la  main,  on  s'arrête.) 


SAMUEL,  descendant  du  char  et  regardant 
fixement  le  chevalier. 


Monsieur,  je  puis  estimer  la  démarche  dan- 
gereuse que  vous  venez  d'accomplir.  Je  rends 


164  ELEN 

justice  à  l'homme  du  monde  parlant  au  nom 
des  convenances  sacrées,  mais  nos  vertus  ne 
sont  pas  les  mêmes.  Si  irréprocliable  que  vous 
soyez,  il  y  a  des  abîmes  entre  nous.  Dieu  seul 
peut  savoir  ce  qui  vient  de  se  pisser;  je  m'ab- 
stiens de  reprendre  voire  conduite,  n'essayez 
pas  déjuger  la  mienne;  les  consciences  sont 
diverses. 

(Grète  est  descendue  de  l'auberge  pendant  ces  pa- 
roles, et  s'approche  à  travers  la  foule.) 


ANDREAS. 

Toutes  les  consciences  disent  qu'il  faut  lais- 
ser dormir  les  morts. 


SAMUEL. 

Et  si  la  mienne  m'affirme  que  cette  femme 
n'a  jamais  fait  partie  des  vivants,  pensez-vous 
encore  une  fois  que  l'épée  soit  le  juge  et  décide 
cette  question?... 

(Tirant  sa  rapière  et  se  retournant.) 


ACTE  TROISIÈME  165 


Étudiants!...  moi,  Samuel,  baron  de  Wissler, 
docteur  de  l'Université  de  Dresde,  président 
des  étudiants  de  Saxe,  grand  émissaire  de  la 
Vente-Suprême  d'Allemagne,  je  vous  rends 
cette  épée,  portée  autrefois  par  les  Francs- 
Juges.  Elle  était  destinée,  dans  ma  main  peut- 
être  à  reluire  encore  pour  une  mission  de 
gloire  et  d'alTranchissement.  Je  ne  l'ai  jamais 
tachée  jusqu'à  cette  heure  que  du  sang  des 
ennemis,  lorsqu'à  vingt  ans  je  la  portais  déjà 
dans  les  batailles!  Reprenez-là,  je  ne  suis  plus 
digne  de  la  garder. 

(On  a  reculé  devant  lui  avec  effroi  pendant  ce  discours. 
Au  Chevalier.) 

Quant  à  vous.  Monsieur,  si  je  croisais  le  fer 
avec  vous,  je  vous  tuerais  peut-être.  Je  vous 
prie  de  ne  pas  ajouter  un  remords  à  mon  dé- 
sespoir... Adieu. 


166  ELEN 


SCÈNE  VI. 


Les  Mêmes,  MADAME  de  WALHBURG,  voilée  de  noir. 


SAMUEL. 

Maintenant,  frères,  je  ne  suis  plus  rien,  je 
rentre  dans  l'oubli  pour  jamais. 

(Il  détache  ses  insignes  et  sa  croix  orientale  et  les 
remet  à  Goetz.) 


MADAME  DE  WALHBUnG,    à  Andréas  qui  remet 
l'épée  au  fourreau. 


Et  VOUS? 

(Andréas  se  détourne,  la  reconnaît,  recule  d'un  pas 
et  tire  de  sa  poitrine  le  bouquet  d'immortelles,  puis  le 
lui  offre  avec  tristesse.) 


ACTE   TROISIÈME  167 


ANDREAS,   à  voix  basse. 


Je  vous  pardonne  puisqu'elle  vous  a   par- 
donné. 


MADAME  DE  WALHBURG,    prenant  les  fleurs. 

Oh! 

(Elle  cache  son  visage. 

ANDRÉAS. 


Éloignez-vous  de  moi  seulement. 

(Tannucio  sort  de  dessous  le  char  et  montre  la  bourse 
jetée  par  Samuel.) 


TANNUCIO, 

Tout  est  bien  qui  finit  bien. 

(Il  la  met  dans  sa  poche  et  disparaît  sans  être  vu.) 


168  ELEN 


GOETZ,    h  Samuel. 

Mais  tu  es  sauvé,  frùre,  puisque  lu  parles  si 
terriblement!...  tu  es  guéri.  Reste  avec  ceux 
qui  t'aiment  et  qui  t'admirent. 


SAMUEL,   secouant  la  tête. 

Frère,  on  peut  jeter  une  pierre  dans  cer- 
taines ondes:  les  cercles  s'efîacei'ont  vite!  Mais 
il  est  des  eaux  profondes;  et  si  l'on  y  jette  la 
même  pierre,  les  cercles  vont  se  prolongeant  à 
rinfmi  et  ne  s'effacent  jamais.  Adieu  ! 


GOETZ. 

Oui,  je  comprends  :  tout  le  crime  de  cette 
femme  est  que  son  caprice  fatal  soit  tombé 
sur  toi  plutôt  que  sur  un  autre. 

(Rêvant.) 


ACTE  TROISIÈME  169 


Parce  que  cette  enfant  a  voulu  se  distraire, 
à  tout  hasard,  oui,  peut-être  qu'une  œuvre  su- 
blinie,  remplie  de  découvertes  et  de  transfi- 
gurations, et  cela  dans  la  science  do  la  pensée  I 
sera  relardée  ou  perdue  pour  rtlumanité  en- 
tière. —  C'est  triste  et  mystérieux.  —  Que 
choisis-tu? 


SAMUEL. 


L'exil!  la  prière  I  la  nuit 


CRETE,   agenouillée  près  de  Samuel  et  lui  prenant 
la  main. 


Vous  partez,  Samuel!...  ô  mon  Dieu!... 

(Samuel  la  regarde,  et,  après  un  silence,  l'embrasse 
au  front.  Puis  il  se  drape  silencieusement  dans  son 
manteau,  prend  un  bàlon  de  voyage,  serre  la  main  de 
GoETZ  et  monte  le  chemin,  seul,  au  fond,  d"où  il  domine 
toute  la  scène  au  moment  où  la  toile  tombe.) 


170  ELEN 


SAMUEL. 


Adieu,  mes  frères  et  mes  amis!...  Adieu  ! , 


GOETZ,  soutenant  Grète  agenouillée  et  évanouie, 
et  la  regardant  pensif  ! . . 


Pauvre  enfant!... 

(La  toile  tombe.) 


FIN. 


TABLE   DES    MATIÈRES 


Pages 

Acte  Premier 15 

AcLe  Deuxième 71 

Acte  Troisième 129 


Le  Mans  —  Typ.  Ed.  Monnoyer.  —  1805. 


-^ 


'^ 


fmmmr^mmmir^m^im0Hff'mÊmmmJm^ 


2^76 
VAE5 
1896 


Villiers  de  l'Isle-Àdam,  Jean 
Marie  Matthias  Philippe  Au^^uste 
Elën 


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^