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Full text of "Eloge historique de Charles V, roi de France"

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ELOGE 


HISTORIQUE 


D  E    C  H 


E  S    V, 


ROI    DE    FRANCE. 


Jhmz?/  .M. 


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ELOGE  HISTORIQUE 

D  E 

Charles  V, 


;  OI  DE    F  RAN  CE 

Par    M.  DE  VlLLETTE. 


On  neuf   être    Héros  sans  ravager  la  Terre. 

/  ottaire 


A  PARIS. 
Chez^URANGE  ^rrwrwieur-uMrraire,  ad  Calnnet  jCîtteraù'tJ? 
c^Lont  <l-  Votre-SDamt   vrùâ  ta   iSbmpc  '    ■ 


£n 


M.  D CC. LXVII. 

dvec  Approbation    et  Permi. '.ur/i 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

Research  Library,  The  Getty  Research  Institute 


http://www.archive.org/details/elogehistoriquedOOvile 


LE    T   T  R  E 

A   M.   DE   VOLTAIRE 

O  N  S  I  E  U  R, 

Je  ri  ai  jamais  prétendu  que  cet  Ouvrage 
parût  au  grand  pur  ;  auffi  ri  a- 1- il  pas 
été  préfenté  a  l'Académie  :  il  ejl  le  fruit 
des  occupations  dont  je  me  fuis  fait  un 
régime  nécejfaire  à  ma  Janté  ;  le  fyflême 
médical  auquel  vous  m'avez  vu  ajfujetti 
pendant  mon  féjour  a  Ferney  ne  lui  cfl 
pas  plus  ejfentiel.  Je  vis  toujours  de  pri- 
vations j  &  je  fuis  devenu  prefque  frugi- 
vore. Quel  rôle  puis-je  faire  oh  l'on  foupe, 
où  ton  joue  ,  où  l'on  veille  }  le  parti  qui 


vj  LETTRE 

rejle  efl  de  rentrer  ehe^foi;  mais  >  otium 
fine  litteris  mors  eft  &  viventis  fepul- 
tura.  Alors  je  me  fias  mis  à  vous  contre- 
faire ;  enfoncé  dans  la  folitude  de  mon 
cabinet  >f  ai  écrit  ;  f  avouerai  ?  avec  quel- 
que pudeur  >  que  la  patrie  n'était  pas  de- 
bout devant  moi  ?  &  que  la  juftice  n'é- 
tait  point  afïife  à  mes  côtés  ,  mais  9  en 
revanche  ,  le  jantôme  de  l'ennui  appuyé 
fur  mon  balcon  me  difait  d'une  voix  me" 
naçante  :  travaille  >  ou  fois  accablé  du 
poids  de  ma  chaîne.  Voilà  *  Monsieur  > 
ce  qui  m'a  engagé  dans  une  auffî  péril- 
leufe  carrière  ;  &  puis  >  des  amis  j  peut- 
être  prévenus  ?  un  Libraire  que  faime  j 
ont  furmonté  mes  répugnances  j  &  mont 


A     M.     D  E     V  O  L  T  A  I  R  E.       vij 

de  terminé  à  courir  les  rifjues  de  l'impref 

fion. 

Je  mets  fous  votre  protection  ce  premier 
ejjai  de  mes  Jorces.  C'ejl  vous  j  jofe  le 
dire  >  qui  rriave\  donné  le  courage  de  tra- 
vailler mes  penfées  ;  vous  ave\  développé 
les  facultés  de  mon  entendement  j  j'ajou- 
terai celles  de  mon  cœur*  que  vous  ave\ 
échauffé  y  attendri  par  vos  préceptes  j  en- 
core plus  par  ces  exemples  de  piété  géné- 
reufe  &  active  ,  dont  j'ai  été  plus  d'une 

fois  le  témoin.  Je  ne  me  rappelle  pas  fans 
émotion  ces  traits  de  votre  bienfaifance. 
L! infortuné  Syrven  m'ejl  encore  préfent  ; 
vous  l'écoute^  avec  une  attention  compa- 
tiffante  j  répandant  des  larmes  >  effuyant 


viij  LETTRE  A  M.  DE  VOLTAIRE. 

celles  de  ce  refpeciable  vieillard  j  lui  don- 
nant votre  argent  &  les  Je  cours  de  votre 
plume.  Je  ne  vois  plus  le  dieu  de  l'élo- 
quence* celui  des  vers  ;  cefl  l'ami  de  l'hu- 
manité qui  la  foutunt  9  qui  la  confole  ; 
cefl  le  modèle  de  ces  douces   vertus  qui 

feraient  de  la  terre  un  féjour  délicieux  s'il 
avoit  plus  d imitateurs. 

Si  quelqu'un  efl  ajje%^  heureux  pour 
vous  approcher  d'aujji  près  que  moi  j  il 
ne  pourra  fe  défendre  des  fentimens  de 
refpecl  &  d'enthoujzafme  avec  lej quels  je 

fuis  j 

MONSIEUR, 

Votre  très-humble  5t  obéiflant 
{erviteur , 

VlLLETTE. 


ÉLOGE 

HISTORIQUE 

DE    CHARLES     V, 
ROI    DE    FRANCE. 

]Li  E  peuple  avide  du  merveilleux ,  n  eft  frappé  que 
de  ces  révolutions  terribles  qui  étonnent  &  changent 
la  face  de  l'Univers  :  cependant  THiftoire  des  grands 
événemens  eft  prefque  toujours  l'hiftoire  des  malheurs 


2        ELOGE    HISTORIQUE 

publics.  La  Majeflé  tranquille  des  mers,  eft-elle  donc 
moins  digne  de  notre  admiration  que  l'horrible  fixe- 
ment des  tempêtes:  &  ce  difque  immenfe  de  lumière 
dont  les  retours  périodiques  raniment  £c  confolent  la 
Nature,  n'eft-il  pas  un  fpectacle  plus  ravilîànt  que  ces 
météores  enflammés,  qui  femblent  n'éclairer  le  monde, 
que  pour  mieux  marquer  les  lieux  qu'ils  vont  bientôt 
frapper  de  défolation  &  d'effroi  ? 

Détournons  nos  regards  de  ces  Héros  fànguinai- 
res  ,  qui  ont  affligé  l'humanité  ,  pour  contempler  ces 
hommes  bienfaifans ,  qui  par  leurs  talens  &  leur  fa- 
geife,  ont  éclairé  ou  fervi  la  Patrie.  Au  milieu  d'eux , 
je  vois  s'élever  Charles  V,  Roi  de  France .,  à  qui  la 
Nation  vient  aujourd'hui  rendre  hommage  dans  le 
fanctuaire  des  Lettres  &  de  la  Philofophie.  J'ofè  mêler 
mon  foible  organe  aux  voix  éloquentes  qui  fe  difpu- 
tent  l'honneur  de  célébrer  fes  vertus.    C'eft  moins 


DE    CHARLES     V.  3 

une  aveugle  témérité  de  ma  part,  qu'une  jufte  con- 
fiance dans  le  mérite  éclatant  du  prince  dont  j'en- 
treprends l'éloge.  J'ai  penfé  qu'un  fujet  fi  noble  5c 
fi  riche  par  lui  même ,  pouvoit  fè  pafler  des  refTour- 
ces  de  l'art.  Je  me  propofe  de  développer  la  grande 
ame  de  Charles  ,  &  d'offrir  aux  rois  un  modèle , 
en  peignant  le  citoyen  fur  le  trône,  Se  le  reflaura- 
teur  de  fbn  pays. 

Athènes  &  Rome  lui  euiïent  élevé  des  fiâmes  : 
n'envions  point  à  ces  républiques  ces  monumens  de 
leur  admiration  èvde  leur  reconnoiffance.  Dans  la  ca- 
pitale d'un  grand  royaume  ,  digne  d'être  celle  de 
l'Univers,  des  hommes  choifis,  juges  non  moins  dé- 
licats ,  que  les  Grecs  &  les  Romains  fur  le  prix  de 
la  gloire,  ont  trouvé  de  plus  heureux  moyens  de  ga- 
rantir la  durée  des  noms  fameux;  ils  ont  perfectionné 
l'art  d'immortalifer,  en  fubftituant  les  dons  du  génie 

Aij 


4  ELOGE 

au  marbre  &  à  l'airain  ;  &  le  laurier  académique  aux 
yeux  de  l'ami  des  arts  &  du  citoyen  fenfible ,  efl  une 
double  couronne  qui  honore  également  le  héros  ôc 
l'orateur. 


PREMIERE   PARTIE. 

11  A  E  prince ,  que  les  droits  de  fa  naiffance  portent 
fur  un  trône  paifible ,  peut  aifément  devenir  un  grand 
homme  :  les  circonftances  ont  déjà  fait  la  moitié  de 
fa  gloire.  Que  les  premières  deftinées  de  Charles 
font  différentes  !  De  la  vie  privée  de  dauphin,  il 
paffe  à  travers  des  écueils  fans  nombre ,  pour  arriver 
à  l'empire^  &  fes  premiers  regards  en  s'afTéyant  fur 
le  trône ,  ne  découvrent  au  loin  &  près  de  lui ,  que 
des  malheurs.  Une  adminiftration  faible  avait  avili 


6  ELOGE    HISTORIQUE 

l'autorité  fuprême:  des  efprits  ambitieux  répandaient 
le  trouble  dans  les  provinces  ;  les  gueires  étrangères, 
les  difcordes  civiles  défolaient  le  royaume.  L,es  pré- 
cipices étoient  creufés  de  toutes  parts  :  il  fallait  y 
tomber  ou  les  combler  ;  il  fallait  choifir  entre  l'hon- 
neur &  la  honte  ;  Charles  fe  montre,  &:  feul  il  ofe 
foutenir,  pour  ainfi  dire,  des  ruines  immenses. 

Un  prince  jeune ,  emporté  par  un  élan  de  valeur 
inconfidérée,  en  voulant  braver  les  périls ,  eût  peut- 
être  hâté  fa  chute  ,  ou  l'eût  rendue  plus  terrible. 
Charles  fçut  attendre  les  circonftances ,  les  prépa- 
rer ,  les  faifir.  Il  n'eflaya  pas  d'arracher  à  la  fortune 
des  fuccès  qui  ne  devaient  être  que  les  fruits  du  tems. 
Il  fentit  que  l'Etat  affoibli ,  demandait  à  être  réparé 
par  dégrés  ;  qu'il  lui  fallait  des  fecours  ,  dont  la  len- 
teur afTurât  la  folidité  ;  &  que  s'il  les  précipitait ,  il 
allait  tout  perdre. 

Ce  peuple  fier,  nourri  dans  le  lein  des  fa&ions , 
l'Anglais  avait  a  peine  luipendu  les  troubles  qui  l'a- 


DE    CHARLES     V.  7 

gitaient,  que  las  du  repos,  avide- de  combats  &  de 
fàng  ,  il  était  venu  porter  fes  armes  dans  cette  con- 
trée de  la  France,  d'où  fbriirent  fès  derniers  conqué- 
rans.  Notre  faibleiïe  &  nos  pertes  enflaient  l'orgueil. 
d'Edouard.  Déjà  plufieurs  de  nos  villes  maritimes' 
avaient  reconnu  fes  Loix.  La  plupart  de  ces-belles 
Provinces,  maintenant  réunies  fous  un  chef,  étaient 
fbumiies  alors  à  des  maîtres  particuliers,  toujours  prêts  °  1 
à  faire  des  alliances  dangéreufes  avec  les  ennemis  du 
monarque,  dont  ils  étaient  les  fondataires.  Edouard 
achetait  leurs  fecours  ;  le  duc  de  Bretagne  le  re- 
cevait dans  fes  ports  ;  le  roi  de  Navarre  lui 
ouvrait  de  fon  côté  de  nouvelles  barrières  ,  pour 
entrer  dans  le  cœur  du  royaume. 

Philippe  de  Valois  avait  employé  la  force  &  la 
politique  pour  prévenir  ces  malheurs.  Jean  II ,  ré- 
fiflait  encore  ;  mais  fon  imprudence  le  perdit.  Battu 
aux  environs  de  Poitiers ,  forcé  de  rendre  (es  armes , 
il  donna  au  peuple  Anglais  le  fpectacle  d'un  roi  de 


8      ELOGE    HISTORIQUE 

France  prifonnier  à  Londres  ;  l'amour  de  la  liberté , 
ce  fentiment  fi  naturel  à  l'homme ,  &  qui  doit  être 
plus  vif  fans  doute  dans  un  fbuverain ,  le  fit  plier 
fous  la  loi  d'un  vainqueur  fuperbe. 

Charles  dans  cet  âge  où  le  héros  s'apperçoit,  mais 
ne  fe  montre  pas ,  Charles  alors  dauphin  prit  les  ren- 
nés  du  gouvernement.  L'Etat  ne  vit  en  lui  qu'un  prince 
jeune,  d'une  complexion  faible,  &  qui  n'avait  que 
l'ombre  du  pouvoir.  Dépourvu  des  forces  nécefTaires 
pour  fe  faire  refpe&er  ,  contredit  à  chaque  inftant , 
forcé  de  garder  auprès  de  lui  des  hommes  avides  qui , 
fous  prétexte  de  lui  fervir  de  confeil  3  ne  prenaient  fon 
aveu  que  pour  la  forme,  Sefouvent  le  contraignaient 
de  le  donner;  il  fut  réduit  à  la  malheureufe  extrémité  de 
voir  ruiner  le  royaume  par  des  grands  infidèles,  qui 
enhardis  de  la  longue  abfence  du  maître ,  dominaient 
au  milieu  de  l'anarchie,  &  travaillaient  à  établir  leur 
fortune  fur  les  débris  de  l'empire.  C'eft.  dans  ce  tems 
4e  crife  &  de  bouleverfement  que  le  germe  du  grand 

roi 


DE    CHARLES    V,  5 

roi  fe  développait  dans  Charles  ;  il  étudiait  en  fdence 
l'art  de  régner.  Les  fautes  qu'il  vit  faire  lui  fervirent 
de  leçons  :  obligé  de  céder  aux  circonftances  ;  dé- 
pouillé des  droits  de  la  royauté ,  defcendu  prefque  à 
une  condition  privée,  il  fe  trouva  plus  près  des  hom- 
mes qu'il  apprit  à  connaître  ,  comme  il  apprit  d'eux  à 
fe  connaître  lui-même. 

Le  roi  de  Navarre,  connu  par  le  titre  affreux  dont 
la  poiïérité  l'a  flétri,  Charles -le -Mauvais  vint  fo- 
menter les  divifions  &  déployer  l'étendard  de  la  ré- 
volte. Sous  des  dehors  impofans ,  il  renfermait  une 
ame  atroce.  D'autant  plus  dangereux  qu'il  avait 
l'art  de  plaire  &  de  féduire  ,  il  était  naturellement 
fier,  libéral,  éloquent  &  pofledait  toutes  les  qualités 
brillantes  qui  font  des  vertus  dans  un  héros  ,  mais 
qu'il  avait  corrompues  en  les  faifant  fervir  à  fes  cri- 
mes. Epoux  de  la  fille  du  roi ,  il  tenta  de  réunir  fur 
le  gendre  la  lieutenance  du  royaume ,  &  le  pouvoir 
qui  n'était  dû  qu'au  dauphin.  Il  trouva  facilement 

B 


to      ELOGE    HISTORIQUE 

dans  la  capitale  de  ces  efprits  inquiets  à  qui  pèle  le 
repos ,  &  qui  femblent  ne  tenir  leur  être  que  des 
troubles. 

Il  exiftait  alors  un  homme  que  fes  attentats  ont  ren- 
du fameux,  &  dont  l'hifloire  rappelle  fans  ceiTe  le  nom 
à  côté  de  celui  de  Charles,  comme  la  nature  préTente 
l'or  à  côté  de  fes  plus  viles  productions.  Cet  homme 
était  Marcel ,  prévôt  des  marchands.  Le  premier  pas  en 
fortant  du  cercle  de  fes  devoirs  efl  toujours  incertain 
&:  timide  :  Marcel  s'élança  dans  la  carrière  des  for- 
faits j  il  fe  livra  tout  d'un  coup  &  fans  effort  aux  ex- 
cès les  plus  monftrueux  &  les  plus  faciïléges.  Il  s'é- 
tait déclaré  chef  des  rebelles.  Son  audace  lui  avait 
mérité  les  fufFr âges  de  la  multitude  toujours  prête  à 
baifer  la  main  qui  l'écrafe  lorfqu'on  peut  lui  perfuader 
que  c'elt.  pour  la  défendre.  Marcel  qui  favait  qu'une 
autorité  ufurpée  de  fans  bornes  ne  peut  long-tems  hab- 
iliter il  elle  n'efl  foutenue  par  la  force  &  que  l'impu- 
nité réfide  fouvent  dans  la  puiflance ,  fongea  bientôt 


DECHARLESV.  n 

à  s'affocier  le  roi  de  Navarre,  dans  lequel  il  crut  voir 
un  protecteur  d'autant  plus  fur  que  ce  prince  étoit  lui- 
même  chargé  de  l'exécration  publique.  Charles-le- 
Mauvais  ne  balança  pas.  Audacieux  dans  le  crime  ,' 
&  dévoré  d'ambition ,  il  fe  faifait  déjà  roi  de  France 
au  fond  de  fbn  cœur.  La  vie  du  monarque  &  de  fon 
fils  eut  dû  pour  jamais  anéantir  Tes  efpérances  crimi~ 
nelles  ;  mais  une  mort  prompte  &  cachée  pouvait  le 
fervir ,  &  il  fe  perfuada  aifément  qu'une  couronne  ne 
pouvait  échapper  à  Ces  mains  accoutumées  à  manier 
le  fer,  ôv  à  préparer  le  poifon. 

Plein  de  ces  affreux  projets  il  fe  rend  à  Paris.  Il  y 
fignale  fon  arrivée  par  un  trait  qui  peint  fon  caractère. 
Les  prifons  font  ouvertes  par  fes  ordres,  &  la  liberté 
rendue  à  une  foule  de  fcélérats,  en  fait  autant  d'exécu- 
teurs de  fes  volontés  barbares  :  le  parti  de  Marcel  le 
reconnaît  pour  fon  appui.  A  l'inltant  la  puifTance  du 
dauphin  ell  anéantie  ;  (es  jours  mêmes  font  menacés. 
On  aceufe  Charles-le-Mauvais  de  l'avoir  empoifonné; 

Bii 


xi        ELOGE  HISTORIQUE 

le  cri  public  s'élève  contre  lui  ;  vainement  chercha-t-il 
à  fe  juflifier  ;  la  poftérité  ne  l'a  point  abious.  Il  eut  la 
douleur  &  la  honte  de  commettre  un  crime  fans  fuc- 
cès  :  la  promptitude  avec  laquelle  le  dauphin  fut  re- 
couru arrêta  l'effet  du  breuvage  ;  mais  les  fburces  de 
la  vie  en  furent  altérées  ;  il  garda  une  langueur  qui 
continua  pendant  le  refle  de  {bs  jours  de  en  accéléra 
la  fin. 

Cependant  la  tyrannie  victorieuie  élevait  fa  tête 
fuperbe.  Chaque  inftant  appéfantiffait  fur  le  dauphin 
le  joug  de  la  fervitude.  Envain  travaillait-il  à  fbrtir 
de  l'état  d'aviliflement  où  le  tenaient  [qs  ennemis.  On 
le  vit  un  jour  fe  rendre  aux  halles  où  le  peuple  était 
affemblé  ,  le  haranguer  &  l'mftruire  de  hs  intentions. 
Trille  &  fubiime  îpe&acle  !  Rois  de  la  terre ,  arbitres 
du  monde-,  venez  &  voyez  l'héritier  d'un  des  plus 
beaux  trônes  de  l'univers  ,  réduit  à  demander  a  Ion 
peuple  la  liberté  de  le  rendre  heureux.. 

La  multitude  toujours  touchée  des  marques  de 


DE    CHARLES    V.        *j 

bonté  que  lui  donnent  fes  maîtres  voulait  favorifer  le 
dauphin  :  il  crut  d'abord  que  le  calme  le  plus  pro- 
fond allait  fuccéder  au  plus  grand  trouble ,  &  le  repos 
femblait  naître  du  tumulte:  mais,  comme  ces  vents  fédi- 
tieux,  qui,  fur  la  fin  d'un  orage,  ont  moins  de  peine  à 
foulever  les  flots  encore  émus  par  la  tempête.  Mar- 
cel &  Tes  émifTaires  ne  tardèrent  pas  à  rendre  au  peu- 
pie  les  premières  fureurs. 

L'audace  des  rebelles  augmente  :  le  prévôt  qui  con- 
naît le  peuple  &  qui  fait  qu'on  n'arrache  (es  applau- 
difïèmens  qu'autant  qu'on  le  fubjugue  &  qu'on  l'ef- 
fraie, l'exécrable  prévôt  médite  de  nouveaux  atten- 
tats. Etonné  de  la  démarche  du  dauphin  :  ne  le  ju-> 
géant  pas  capable  d'avoir  pris  feul  ce  parti ,  il  crut 
qu'il  avait  été  confeillé  ,  ôc  réfolut  de  prévenir  des 
tentatives  dont  il  pourrait  mal  fe  défendre  dans  la 
fuite.-  Ses  foupçons  s'arrêtent  fur  le  feigneur  de  Con- 
flans,  maréchal  de  Champagne,  &  fur  celui  de  Nor- 
mandie Robert  de  Clermont.   Ces  héros  courtifàns", 


i4       ELOGE  HISTORIQUE 

les  feuls  qui  ofaflènt  marquer  leur  attachement  pour 
leur  maître,  gémiiïaient  avec  lui  des  maux  de  l'Etat, 
&  ne  fe  bornaient  pas  toujours  à  des  vœux  ftériles. 
Marcel  n'héfite  pas  à  fe  défaire  de  ces  citoyens  géné- 
reux. Sa  farouche  infblence  va  jufqu'à  les  attaquer 
auprès  du  dauphin  même.  Il  entre  dans  l'apparte- 
ment où  ils  étaient  avec  le  prince,  à  qui  il  dit  froide- 
ment de  ne  pas  s'étonner.  Il  appelle  à  lui  une  troupe 
de  fcélérats  &  donne  fes  ordres.  Le  maréchal  de  Cham- 
pagne eft  percé  de  coups  -y  Robert  de  Clermont  fe  ré- 
fugie dans  un  cabinet  :  il  l'y  fait  fuivre;  on  l'arrache  de 
cette  retraite  :  il  va  tomber  aux  pieds  du  dauphin  qui 
fe  trouve  couvert  de  fon  fang.  Il  reliait  encore  une 
viclàme  à  la  fureur  de  Marcel ,  &  quelle  vidime  \ 
grand  Dieu  ,  maître  immortel  de  la  vie  des  rois , 
fouffrirez- vous  qu'un  fer  aiïliiïin  tranche  des  jours 
aufîi  précieux!  Ange  tutélaire  de  la  France,  veillez 
fur  elle  ;  veillez  fur  un  jeune  prince  qui  doit  faire  un 
jour  le  bonheur  d'un  peuple  ingrat  &  infenié  qui  rou- 


DE     CHARLES    V.  15 

trage!  Charles  à  la  merci  des  bourreaux,  incertain 
de  fon  fort,  attend  à  chaque  initant  qu'ils  portent  fur 
lui  leurs  mains  parricides  :  mais  le  meurtre  des  deux 
infortunés  maréchaux  paraît  à  Marcel  un  exploit  aiïèz 
éclattant ,  6c  la  barbarie  cède  à  la  majeflé  du  trône. 

Charles  le  vit  obligé  de  paraître  approuver  la  con- 
duite du  prévôt,  &  de  ne  pleurer  qu'en  fecret  la  perte 
de  deux  ferviteurs  fidèles  ;  contrainte  aufll  cruelle , 
peut-être ,  que  la  mort  même  ,  &  la  plus  déplorable 
pour  un   prince  fenfible  ! 

Le  féjour  du  dauphin  à  Paris,  pouvait  lui  devenir 
funefte.  Il  crut  devoir  quitter  une  ville ,  ou  triom- 
phaient fes  ennemis ,  ou  {es  amis,  s'il  en  a  voit  encore, 
n'ofàient  fe  montrer.  Il  prévoyait  d'ailleurs  qu'il  pour- 
rait trouver  dans  les  provinces  des  fecours  qui  le  met- 
traient en  état  de  faire  la  loi.  L'audacieux  Marcel  efr, 
étonné  de  fa  fuite  :  il  ne  voit  pour  lui  dans  l'avenir 
que  des  fupplices  dont  fes  remords  lui  préferttent  l'i- 
mage effrayante  :  mais  bientôt  fa  fureur  l'aveugle  3  £>c 


ï6      ELOGE    HISTORIQUE 

il  croit  détourner  la  foudre  en  travaillant  à  la  grofïir, 
Charles  parcourt  la  France,  fe  fait  connaître  aux 
peuples ,  s'en  fait  aimer.  L'intérêt  qu'infpirent  fes  mal- 
heurs plus  que  l'éclat  du  rang  fuprême ,  lui  gagne  tous 
les  cœurs.  La  tendreffe  naturelle  de  la  nation  pour 
fbn  prince  fè  réveille.  Tous  à  l'envi  offrent  leurs  fèr- 
vices  à  la  main  qui  daigne  effuyer  leurs  larmes. 

Les  Anglais  du  fein  des  villes  qui  leur  étaient  fou- 
mifes,  fe  répandaient  dans  les  campagnes  qu'ils  rava- 
geaient :  les  troupes  étrangères  appellées  pour  fervir 
l'état,  ne  recevant  point  cje  paye  fe  livraient  aux  plus 
affreux  brigandages.  Les  villes  les  mieux  fortifiées 
n'étaient  pas  à  l'abri  de  leurs  incurfions.  La  plupart 
des  villages  détruits  ou  deferts,  offraient  une  retraite 
encore  moins  fûre  à  leurs  malheureux  habitans.  Ces 
infortunés  s'étaient  fait  une  efpèce  d'art  de  la  guerre , 
art  informe  qui  confiftoit  principalement  à  creufer  des 
fofTés  profonds  autour  de  leurs  demeures.  Tous  étaient 
{ans  ceffe  fur  leur  garde.  L'un  d'eux  en  fentinelle  au 

haut 


DE    CHARLES    V.  17 

haut  d'un  clocher,  portait  fès  regards  inquiets  fur  la 
campagne.  A  l'approche  de  l'ennemi  il  fbnnait  l'allar- 
me  ;  chacun  courait  s'armer  ■>  l'époux  quittait  fa  fa- 
mille; le  fils  s'arrachait  du  fein  de  fa  mère  pour  aller 
combattre.  Ils  foutenaient  l'attaque  ,  ils  tâchaient  de 
repoufTerla  force,  fatisfaits  également  de  vaincre  ou 
de  mourir  fur  des  brèches  qu'ils  n'avaient  pu  défen- 
dre. Tels  ces  animaux  fidèles  6c  courageux  que  l'art 
a  aiïujettis  aux  befoins  de  l'homme  ;  lorfqu'ils  font 
frappés  par  l'odorat,  des  émanations,  fubites  d'un  en- 
nemi dévorant ,  qui  s'approche  fans  fe  laifler  décou- 
vrir, ils  s'agitent,  s'inquiètent  pour  le  troupeau  qui 
leur  eff.  confié ,  tournent  fans  cefTe  autour  de  l'encein- 
te, avertirent  du  danger ,  s'animent  au  combat,  5c 
s'expo{ènt,victimes  volontaires,  pour  fauver  les  richef- 
(es  de  leurs  maîtres. 

Aux  fureurs  des  hommes,  s'étaient  joints  deux  fléaux 
du  ciel,  la  famine  &  la  mortalité.  Des  campagnes  au- 
trefois fertiles  &  riantes,  n'étaient  plus  que  de  vafl.es 

C 


18       ELOGE    HISTORIQUES 

folitudes  couvertes  de  ronces  :  la  terre  demandait  en- 
vain  des  femences  ;  le  laboureur  dans  une  inaction 
douloureufe  ,  pleure  fur  fa  charue  brifée ,  qu'il  n'o- 
fait  entreprendre  de  rétablir. 

Quel  tableau  !  quel  fpe&acle  pour  un  prince  tel  que 
Charles  !  malheureux  lui-même ,  il  fut  encore  plus 
touché  de  la  mifere  de  fbn  peuple  ;  s'il  eût  toujours 
été  environné  de  courtifans  Ôc  de  fïateurs,  il  n'eût 
jamais  apperçu  l'infortune  publique.  Non ,  non ,  ce 
n'eft.  pas  au  fein  de  la  gloire  &  du  bonheur  qu'on  ao- 
prend  à  s'attendrir  ;  les  peines  d'autrui  ne  trouvent  au- 
cune fenfibilité  dans  les  cœurs  qui  ne  les  ont  pas  éprou- 
vées :  la  cabane  du  pauvre  efl  loin  de  la  majeué  des 
cours,  &  le  cri  de  l'indigence  fè  diffipe  dans  les  airs, 
&  ne  parvient  point  à  l'oreille  des  rois. 

Charles  ,  plus  attendri  qu'effrayé  de  tant  de  maux, 
fe  livre  tout  entier  au  foin  d'en  arrêter  les  progrès  fu- 
neftes.  Bientôt  les  états  des  différentes  provinces  lui 
offrent  &  lui  fourniffent  des  reffources  3  il  ramaffe  des 


DE    CHARLES    V.  19 

lëcours  d'hommes  &  d'argent ,  &  revient  à  Pariai  en 
état  de  balancer  le  pouvoir  des  rebelles.  Le  farouche 
Marcel  lui  ferme  les  portes  ;  le  dauphin  eit  obligé  de 
combattre  ,  comme  la  vague   indocile  qui  lutte  fans 
fîiccès  contre  fès  bords ,  la  fureur  des  féditieux  fe  brife 
contre  la  puiffance  de  Charles.  Mais  quel  triomphe 
pour  le  vainqueur  !  il  arrofe  de  fes  larmes  un  laurier 
teint  du  fang  de  fes  fujets.   Peuple  aveugle  arrête  5c 
prend  pitié  de  toi-même  ;  fournis  par  fes  armes ,  laifTer- 
toi  enchaîner  par  ks  bienfaits,  &  rend  lui  la  gloire 
de  vaincre ,  en  le    faifant  jouir  du   plaifir  de   par- 
donner. Le  Prévôt  des  marchands  défefperé  cherche 
à  mettre  le  comble  à  fa  perfidie.  Il  allait  livrer  la  ca- 
pitale au  roi  de  Navarre,  quand  le  ciel,  las  de  tant  de 
crimes ,  fufcita  contre  lui  un  citoyen  fidèle ,  dont  le 
nom  a  mérité  d'être  confervé  dans  l'hiftoire.   Jean 
Maillard  découvre  fon  miférable  projet,  ôcle  prévient 
en  lui  arrachant  la  vie. 

La  mort  d'un  ennemi  aufîi  vil  que  dangereux  affura 

Cij 


20  ELOGE    HISTORIQUE 

la  fortune  de  Charles.  Il  entre  dans  Paris  avec  la  fé- 
curité  du  héros.   On   voyait  encore   dans  les  yeux 
quelques    étincelles   du  feu  de   la    rébellion,    &  le 
trouble  de  Tamefe  peignait  dans  tous  les  traits.  Le  dau- 
phin  qui  le  remarque  avec  douleur,  cherche  à  calmer 
les  efprits  agités.  Un  fujet  téméraire  l'approche,  & 
dit  à  haute  voix  que  s'il  en  avait  été  cru,  jamais  il 
ne  ferait  entré,  &  qu  il  f aurait  empêcher  qiCon  ne  fît 
rien  pour  lui.  Ce  cri  de  fédition  allait  coûter  la  vie 
au  coupable  ;  mille  bras  étaient  levés.  Charles  les 
arrête ,  ôc  répond  tranquillement  à  cet  audacieux  : 
on  ne  vous  en  croira  pas  beau  Jire.  Quelle  ame  eft 
aiTez  grande  pour  oublier  ainfi  qu'on  l'offerne.   Où 
eft  l'homme ,  où  eft  le  prince  qui  commande  à  fes  re£« 
fentimens  !  La  vengeance  paraît  fi  douce,  quand  elle 
eft  armée  de  tout  l'appareil  de  la  puifTance  ,  &  la 
foudre  échappe  fi  aifément  à  la  main  qui  peut  la  lan- 
cer !  Tyrans  foupçonneux  &  cruels ,  apprenez  à  ré- 
gner fur  les  cœurs.   Charles  ,  maître  du  fort  des 


DE    CHARLES    V.  21 

rébelles ,  peut  tonner  fur  les  coupables  :  il  effc  jufte  , 
s'il  punit  :  il  aime  mieux  être  humain  ;  il  fait  grâce  ; 
il  triomphe  &  pardonne. 

Après  ces  premiers  témoignages  de  fa  bonté  géné- 
reufè,le  dauphin  entre  dans  tous  les  détails  dugouver- 
ment,  pour  en  rétablir  les  reflorts.Le  royaume  était 
en  proie  à  la  voracité  despartifans.  Ileûtfallu  prendre 
pour  le  bien  public  des  moyens  extrêmes,  ni  les  diffi- 
cultés de  l'entrepriie,  ni  les  dangers  de  l'exécution  n'é- 
taient au-deffus  de  fa  vigilance.  Mais  tout  lui  manque. 
Sa  puiffance  n'efl  que  momentanée,  ôcla  loi  y  met  des 
bornes  qu'il  refpecte  &  qu'il  n'a  jamais  ofé  franchir. 
Il  eft,  l'héritier  de  la  couronne  ;  mais  il  ne  la  porte  pas 
encore.  Il  fe  contente  d'éloigner  de  l'adminiflration , 
ceux  que  l'intrigue  y  a  placés ,  &  donne  à  la  vertu 
défintéreffée,  ce  qu'il  ôte  à  la  cupidité. 

La  France  vit  alors ,  pour  la  première  fois,  un  mi- 
niftre  fils  du  monarque,  effayer  l'autorité  Suprême, 
&  apprendre  à  régner.  Elle  ofa  tout  attendre  d'un 


22        ELOGE   HISTORIQUE 

prince  qui  fe  montrait  déjà  fi  digne  de  commander  à 
des  hommes.  Le  moment  où  le  père  devait  abondon- 
ner  le  fceptre  arriva.  Jean  II  mourut  à  Londres, 
Charles  fe  fit  aufîi-tôt  facrer  à  Reims;  le  jour  de 
fbn  couronnement  fut  pour  lui  un  jour  de  triomphe. 
Puguelclin  gagne  une  bataille,  &  raffure  les  Fran- 
çais qui,  fous  le  régne  précédent ,  avaient  fui  devant 
Jes  ennemis. 

Nous  touchons  aux  beaux  momens  de  la  vie  de 
Charles.  L'autorité  dont  il  va  jouir,  n'eflplus  un 
dépôt  dont  il  doit  rendre  compte.  Son  cœur  &  le  Ciel 
feront  déformais  ks  fèuls  Juges.  Il  pourra  fè  livrer  à 
fon  génie  3  &  employer  la  prudence,  quifut  en  lui  le 
premier  don  de  la  Nature.  Hâtons-nous  de  montrer 
lç  reflaurateur  de  la  patrie, 

i'    1 


v 


SECONDE    PARTIE. 

JL*  E'DaupIiin  en  parcourant  la  France  n'avait  vu 
que  des  orages.  Déjà  les  cœurs  s'ouvraient  à  l'efpt> 
rance,  comme  fur  la  fin  d'un  trille  &  long  hyver  , 
la  terre  ouvre  fon  fèin  reiTerré  par  les  frimats 
aux  premiers  rayons  d'un  beau  jour  &  fe  difpofe  à 
recevoir  la  chaleur  &  la  vie..  Maître  du  royaume , 
pouvant  donner  un  libre  eftbr  à  fon  ame,  Charles  va 
s'occuper  du  bonheur  public,  &  réparer  la  honte  2C 
les  dilgraces  d'un  père  malheureux  &  faible. 


24        ELOGE    HISTORIQUE 

Les  milices  françaifes  }  malgré  cette  ardeur  belli- 
queufe  qui  fit  dans  tous  les  tems  le  caractère  diftinc- 
tif  de  la  nation,  n'avaient  pu  tenir  contre  les  efforts 
triomphans  d'Edouard,  parce  que  la  valeur  toute  feule 
ne  fait  pas  les  fuccès.  Soldat,  chef,  politique  habile, 
ce  prince  des  mêmes  fers ,  pour  ainfi  dire ,  qu'il  avait 
donnés  au  roi  Jean,  avait  enchaîné  la  victoire  à  fon 
char  :  plufieurs  provinces  conquifes  par  fès  armes  ou 
cédées  par  le  traité  de  Bretigny ,  femblaient  devoir 
être  pour  toujours  le  prix  de  les  heureux  exploits. 

Charles  fonge  d'abord  à  réunir  à  fon  domaine  tout 
ce  que  les  malheurs  de  la  guerre  en  avaient  démem- 
bré. Sa  prudence  lui  en  fait  prévoir  les  moyens  :  ion 
génie  embrafïe  le  préfent  &  s'élance  dans  l'avenir.  Il 
combine  toutes  fes  démarches ,  les  voit  dans  leurs 
principes,  les  fuit  dans  leurs  effets,  &  iè  prépare  à 
foutenir  avec  courage  ce  qu'il  a  réiblu  avec  fa- 
geflè. 

A  peine  a-t-il  régné  un  an  que  deux  traités  le  met- 
tent 


DE     CHARLES    V.  25 

tent  à  l'abri  des  hoftilites  étrangères.  La  trêve  avec 
l'Angleterre  efl  prolongée  ;  c'était  donner  des  entra- 
ves au  roi  de  Navarre  qui  n'ofait  agir  qu'à  la  faveur 
des  troubles  excités  par  une  puiffance  capable  de  cou- 
vrir Tes  intrigues  ténébreufes.  Il  le  force  à  lui  deman- 
der la  paix  ;  la  Bretagne  relie  tranquille. 

Le  calme  intérieur  n'excite  pas  moins  la  vigilance 
du  monarque.  Les  troupes  auxiliaires  devenues  inu- 
tiles    venoient    d'être    licenciées  ;    ces    compagnies 
n'ayant  plus  à  fervir  des  intérêts  divers  s'étoient  réu- 
nies fous  le  même  drapeau  ;  affez  nombreufes  pour 
réfifter  à  la  force 3  accoutumées  aux  pillages,  elles 
fignalaient  leurs  fureurs  dans  le  royaume.   Charles 
s'expofera-t-il  au  hazard  dangereux  de  les  combattre  ? 
Les  troupes  qu'il  aurait  employées  euflent  été  de  nou- 
velles levées  ,  toujours  trop  faibles  contre  des  bri- 
gands aguerris.  LaiiTera-t-il  au  tems  &  aux  maladies 
le  foin  de  leur  deflruclion?  mais,  comme  une  hidre  re- 
riaiiran.te,  ce  monftre  compofé  de  tant  de  corps  diffé- 

D 


i6       ELOGE    HISTORIQUE 

rens  peut  fe  furvivre  fans  cefle  ;  Ces  forces  s'accroîtront 
de  fes  pertes ,  fa  chute  même  peut  écrafer  la  France* 
Payera-t-il  leur  valeur  oifive  en  les  retenant  à  fa  folde  ? 
Les  impôts  qu'il  faudrait  continuer  ou  créer  pour  les 
entretenir ,  accableraient  le  peuple  d'un  furcroît  into- 
lérable de  mifere.  La  paix  ceiferait  d'être  utile  ;  ou 
plutôt  la  guerre  ferait  moins  funefle.  Le  monarque 
cherche  à  les  occuper  hors  de  fes  états  :  fa  fagefTe  lui 
en  fait  faifir  les  premiers  prétextes. 

L'Efpagne  gémi/fait  fous  la  tyrannie  de  Dom  Pe~ 
dre.  Henri  de  Tranftamare,  cher  à  fa  nation,  ayoit  un 
parti  puifTantj  mais  il  fallait  à  ce  prince  des  troupes, 
&  un  général.  Charles  qui  venait  de  traiter  avec  lui, 
entreprend  de  le  placer  fur  le  trône  par  les  mains  qui 
dévaluent  la  France.  Il  lui  defline  les  compagnies,  & 
Duguefclin  qui  vaut  une  armée.  Cet  illuftre  breton 
eft  chargé  de  les  déterminer  à  paiîèr ,  fous  fes  ordres  , 
en  Elpagne  :  une  fomme  que  Charles  leur  dilhïbue 
féconde  l'éloquence  militaire  du  héros  :  elles  le  déci- 


DE    CHARLES    V.  i7 

dent  à  quitter  le  royaume.  C'eit  à  l'hiilorien  à  fuivre 
la  chaîne  des  événemens  ;  difbns  feulement  que  Du- 
guelclin  donna  une  couronne  à  Henri,  ôc  affermit 
celle  de  Ion  roi. 

Comme  on  voit  un  champ  dégagé  des  couches  dé- 
nies d'un  limon  impur  qu'y  avaient  dépofé  des  eaux 
étrangères,  offrir  bientôt  à  l'œil  enchanté  &  furpris 
des  fleurs  &  des  moiflbns  :  la  France  délivrée  des  com- 
pagnies reprit  bientôt  fon  ancien  luflre.  Le  laboureur 
tranquille  ôt  fur  de  fa  récolte  ne  craignit  plus  de 
confier  des  femences  à  la  terre.  Peu  d'années  fuffi- 
rent  pour  réparer  le  royaume.  Le  Français  oublia  fès 
malheurs  ,  &  Charles  rendit  à  la  nation  fa  pre- 
mière activité. 

Le  monarque  donnait  par  degrés  à  l'état  ce  poids 
qui  réfifte,  ôc  ces  forces  qui  peuvent  agir  fans  ébranler 
la  maffe.  Les  fubfides  continuèrent,  mais  leur  percep- 
tion réglée  s  en  fauvant  une  partie  des  détails  qui  les 
rendent  onéreux,  annonçait  la  fageflè  du  roi. 

Dij 


28  ÉLOGE    HISTORIQUE 

Le  crédit  public  tk.  particulier  faifoient  circuler  l'a- 
bondance ;  la  vue  fublime  du  monarque  en  fe  portant 
fur  le  commerce,  quelque  faible  qu'il  fut  encore,  avait 
remarqué  fes  heureufes  influences.  Il  fallait  des  fiécles 
pour  amener  les  nobles  &  courageufès  entreprifes  de 
ces  voyageurs  marchans  qui  ont  étendu  le  monde  fous 
leurs  pas.  Charles  s'occupe  à  faire  valoir  les  produc- 
tions de  fon  pays ,  les  richeffes  du  fol  6c  XaEtiyïtè  na- 
tionale. Il  encourage  ces  hommes  obfcurs  &  utiles 
dont  les  fueurs  arrofent  la  terre  pour  la  fertilifer; 
donne  des  privilèges  aux  négocians  y  reveille  l'émula- 
tion j  l'entretient  ;  étend  lès  bienfaits  fur  toutes  les  cla£- 
£es  d'artifans  ;  3c  les  anime  à  perfectionner  leurs  pro- 
fefîions.  C'efl:  par  ces  détails  du  génie  qu'il  prépare  le 
triomphe  de  notre  induflrie ,  qu'il  attire  l'or  des  na- 
tions qu'une  pente  invincible    entraîne  dans  les  ca- 
naux ouverts  par  le  luxe  ;  le  luxe  ,  ce  créateur  des  ta- 
lens  ck  des  arts,  cette  ame  d'un  grand  empire.  Il  efl 
chez  un  peuple  puhTant  Ôc  riche  ce  qu'eu1  le  feu  élé- 


DECHARLESV.  29 

mentaire  répandu  dans  toute  la  nature  ;  il  y  porte  la 
vie  &  l'action  dont  il  eit  le  principe  ;  lui  feul  re'pare 
plutôt  &  plus  fùrement  nos  pertes  que  la  plus  fage  éco- 
nomie ;  il  n'étend  fur  le  peuple  que  des  rayons  de 
bienfaifance.  Lui  feul  a  poli  la  rudelTe   gothique  de 
nos  mœurs  ;  nous  a  plies  à  cette  obéiffance  fi  nécef 
faire  à  la  fubordination  générale ,  par  conféquent  à 
notre  bonheur.  Peut-être  même  eft-ce  à  lui  que  nous 
devons  en  partie  la  deftru&ion  de  ces  maladies  horri- 
bles trop  connues  dans  les  annales  de  la  nation?  En 
refluant  des  capitales  dans  les  campagnes  ,  il  y  arrive 
avec  cette  jufle  modification  qui  fans  énerver  le  corps 
lui  procure  la  fanté.  Qu'on  ne  dife  pas  qu'il  amollit 
la  nobleflè  françaife  :  nos  dernières  guerres  prouvent 
qu'elle  ne  craint ,  ni  la  fatigue ,  ni  les  dangers.  Que 
peut  en  effet  le  luxe  contre  cette  force  morale ,  cet  en- 
thoufiafme  d'honneur  qui  elt.  l'amede  la  partie  brillante 
de  la  nation?  Le  fiéclede  Charles  eut  fes  Duguelclin, 
le  nôtre  à  fes  Condé  :  noms  fi  cliers  à  la  France  ôc  à  la 

victoire. 


30  ELOGE    HISTORIQUE 

Charles  qui  voyait  une  rupture  inévitable  avec 
Edouard  6c  qui  craignait  de  charger  l'état  du  malheu- 
reux fardeau  des  fubfides  ,  amafiak  pendant  la  paix 
l'or  qui  paie  la  valeur  £c  acheté  les  fuccès  ;  ies  yeux 
fans  celle  ouverts  fur  l'Angleterre  épiaient  tous  les 
mouvemens  de  fon  ennemi  ;  Ton  ame  généreufe  s'é- 
chauffait de  la  noble  ambition  de  relever  l'éclat  de  fa 
couronne.  Les  provinces  de  la  domination  Anglaife 
murmuraient  contre  leur  maître  :  celles  qui  avoienc 
été  cédées  par  le  traité  de  Bretigmy  gémiffaient  fous 
lin  joug  étranger,  tous  les  vœux  demandaient  une 
révolution.  La  Guienne  ofa  la  première  faire  enten- 
dre fa  voix. 

Edouard  dans  un  calme  trompeur  ,  fatigué  de  fa 
gloire,  ou  dédaigneux  de  fès  conquêtes,  s'abandonnait 
au  repos.  Il  ne  vit  point ,  ou  méprifa  la  foudre  qui  fe, 
formait  lentement  fur  fa  tête. 

Les  feigneurs  de  la  Guienne  arrivent  à  Paris  :  c'é- 
toit  pour  Charles  un  moment  heureux  que  celui  où 


DE    CHARLES    V.  31 

ils  imploroient  le  fecours  de  fbn  bras  ;  ennemi  de  cette 
diflîmulation  dont  la  politique  a  fait  fi  injuflement  la 
vertu  des  fouverains;  toujours  jufle  au  fond  de  fon 
cœur,  il  ne  craignît  point  de  leur  ouvrir  fbn  cœur.  Il 
fè  plaignît  d'Edouard,  en  roi  qui  avait  à  fbutenir  la 
majefté  du  trône,  Se  les  droits  de  fès  vafTeaux  à  dé-, 
fendre. 

Tout  annonçait  la  guerre  à  la  France;  la  fortune; 
les  conjonctures ,  les  démarches  prudentes  &  fages  du 
monarque  ne  promettaient  que  des  triomphes.  Henri 
de  CafHlle  ,  ceint  du  bandeau  des  rois,  reconnoiiïait 
par  un  nouveau  traité  qu'il  le  devait  à  la  main  de 
Charles  ,  &  s'engageait  par  reconnaiiïance  à  le  fé- 
conder avec  une  flotte  confidérable.  Le  prince  de 
Galles  était  dans  un  état  de  langueur  qui  lui  avait 
fait  perdre  toute  fon  activité.  Cependant  c'était  le  bras 
le  plus  puiiïant  qu'Edouard  put  armer  pour  fa  querelle. 

L'éloge  des  fouverains  de  l'Europe  eft  prefque  tou- 
jours l'apologie  des  guerres  qu'ils  ont  entreprifes  ou 


3z  ELOGE   HISTORIQUE 

foutenues,  car  la  politique  qui  travaille  à  affermir  leur 
trône,  ne  peut  conferver  ce  malheureux  équilibre  de 
puilTance  que  par  des  chocs  meurtriers.  Je  n'aurai 
point  à  excuier  Charles  de  fes  conquêtes.  Son  ambi- 
tion fut  jufle  3  &  jamais  prince  ne  mérita  mieux  fes 
fuccès.  Je  n'aurai  pas  non  plus  à  le  montrer  à  la  tête 
des  troupes  ;  alTez  d'autres  héros  ont  trempé  leurs 
mains  dans  le  fang,  &  repofé  fur  des  champs  de  car- 
nage &  de  mort.   Ceft  la  gloire  de  Charles  d'avoir 
triomphé  fans  combattre.  Ceft,  de  fon  palais ,  c'eft  au 
milieu  de  fa  cour  que  Charles  trace  le  vol  de  la  vic- 
toire &  qu'il. le  fixe.   Il  ne  commande  pas  lui-même  j 
mais  il  fçait  choifir  fes  généraux.   Il  dirige  les  mouvez 
mens  de  les  armées ,  &  veille  en  même-tems  fur  fes 
peuples.  Il  arrête  les  brigandages ,  réprime  les  défor- 
dres  tumultueux  des  marches,  fi  deftructifs  pour  les 
villes  8c  les  campagnes  j  il  n'expofe  pas  le  foldat  qui 
défend  la  patrie  à  ces  actions  décifives ,  d'abord  incer- 
taines, toujours  funeftes  dans  les  revers  j  &  fon  coeur: 

paternel, 


DE    CHARLES     V.  35 

paternel  dicte  un  code  de  difcipline  militaire,  pour  af- 
furer  au  citoyen  paifible  un  pain  qu'il  trempe  fouvent 
de  Tes  larmes  en  faifant  des  vœux  pour  l'Etat.  Il  re- 
garde la  guerre  comme  un  gouffre  immenfe  où  vont  fe 
perdre  fans  retour  le  lang  &  les  richefTes  de  la  nation  j 
comme  un  monflre  dévorant  à  qui  ii  faut  fouflraire  le 
plus  de  fès  malheureufes  victimes.  Il  n'ordonne  pas 
de  livrer  des  batailles ,  mais  de  fatiguer  l'ennemi ,  de  le 
fùivre,  de  le  harceler ,  de  le  détruire  par  degré  ,  &  ii 
montre  ainfi  à  la  terre  que  la  fagelTe  qui  commande  eft 
au-deffus  de  la  valeur  qui  exécute. 

Edouard  prépare  une  armée  dans  Londres,  &  déjà, 
nos  troupes  font  dans  Abbeville.  Le  Ponthieu  leur 
eft  ouvert  de  toutes  parts.  Chaque  rencontre  eft  un 
combat,  chaque  combat  une  victoire  ;  pour  elles  dans 
le  Languedoc  le  duc  d'Anjou  a  les  mêmes  ennemis 
&  les  mêmes  avantages.  Une  partie  du  Rouergue  6c 
du  Querci  retourne  à  la  France. 

Fiennes  après  foixante  ans  de  travaux ,  venait  do 


34       ELOGE    HISTORIQUE 

remettre  l'épée  de  Connétable.  Il  avait  nommé  au 
roi  Duguefclin ,  comme  le  plus  digne  de  la  porter. 
Ce  choix  était  déjà  celui  de  Charles  :  le  vrai  mérite 
n'échappe  pas  aux  regards  d'un  grand  homme.  Du- 
guefclin qui  jouiiïait  auprès  de  Henri  des  hon- 
neurs que  mérite  celui  qui  donne  un  trône,  efl 
rappelle.  Il  vole  à  la  voix  de  fon  roi ,  prêt  à  l'aider 
de  fon  bras  8t  de  fes  confcils.  Le  héros  modefle  re- 
fufa  d'abord  l'épée  -,  mais  docile  aux  ordes  de  fon 
maître,  il  l'accepte,  en  l'aifurant  de  fon  zèle  &  de 
fa  fidélité ,  &  le  fuppliant  de  ne  jamais  ajouter  foi  aux 
délateurs,  fans  l'avoir  entendu.  Charles  le  lui  promit. 
Heureux  le  fujet  qui  peut  tenir  ce  langage  à  fon  roi \ 
Plus  heureux  encore  le  monarque  qui  ne  s'ofîènfe 
point  de  cette  défiance  d'un  cœur  qui  lui  en:  dévoué  ! 
Mais  tandis  que  Charles  réunit  à  fa  couronne  le 
duché  de  Guienne  ôc  les  fiefs  poffédés  par  Edouard 
uC  le  prince  de  Galles.  Quel  eft  ce  héros  qui  va  cher- 
cher l'Anglais  caché  dans  le  Maine  &  l'Anjou  ?  De 


DE     CHARLES    V.         35 

quel  air  intrépide  il  marche  aux  combats  !  C'efl  la 
noble  affurance  de  la  victoire.  O  ma  patrie  !  C'eft 
Duguefclin  !  c'efl  ton  vengeur.  Je  le  reconnais  au  feu 
de  fès  regards ,  à  la  force  de  fon  bras.  Avec  quelle 
ardeur  il  fe  précipite  fur  les  ennemis  !  Comme  il  les 
fuit  par-tout,  où  ils  fe  répandent  !  Il  fe  multiplie  pour 
ainfi  dire  fur  leurs  pas.  Solda-:  &  capitaine,  il  déploie 
tour  à  tour  tout  ce  que  peuvent  la  valeur  &  l'expé- 
rience. Tantôt  il  cherche  à  les  furprendre,  tantôt  il 
les  attaque  à  force  ouverte  :  qu'ils  occupent  des  pof- 
tes  avantageux,  qu'ils  foient  reflferrés  dans  leur  camp  ; 
il  les  joint ,  les  combat ,  les  met  en  fuite ,  &  va  ai- 
feoir  les  trophées  de  fes  batailles  fur  les  murs  de  plu- 
fieurs  villes  &  de  plufieurs  forterefTes.  Grand  homme  ! 
digne  à  jamais  de  l'admiration  de  ton  pays  ?  Tu  met 
ritais  alors  cet  éloge  du  plus  beau  génie  de  la  France , 
6c  de  l'écrivain  le  plus  célèbre ,  dont  les  fiécles  ayent 
à  fe  vanter ,  lorfqu'il  a  comparé  à  cette  première  cam- 
pagne celle  qui  couvrit  Turenns  d'une  gloire  immor* 

telle.  E  ij 


36        ELOGE    HISTORIQUE 

Les  revers  publics ,  la'  douleur  domeftique  ,  tous 
les  malheurs  fondaient  fur  Edouard.  Il  perdait  ks  con- 
quêtes ;  la  reine  venait  d'expirer,  &  fon  fils  forcé  de 
repaflèf  en  Angleterre,  allait  finir,  au  milieu  de  Lon- 
dres, une  vie  languiiTante,  que  l'image  importune  des 
défaflres  qui  l'avaient  pourfuivi,  devait  rendre  encore 
plus  douloureufe.  Edouard  forme  un  projet  que  l'or- 
gueil Anglais  peutfeul  concevoir  &  faire  excufer. 

Opiniâtre  &  dangereux  ennemi  de  mon  roi  !  Tu 
dis  dans  ton  cœur  fïiperbe  ;  je  couvrirai  la  mer  de  mes 
flotes  nombreuiès;  j'armerai  la  main  du  dernier  de  mes 
fujets;  j'irai  porter  à  la  France  les  coups  les  plus  ter- 
ribles. Cette  ville  ingrate  &  fe'ditieufe ,  la  Rochelle 
va  tomber  la  première  fous  le  poids  de  mes  vengean- 
ces. Oeil  à  travers  la  flamme  &  le  fang,  que  je  me 
frayerai  une  route  à  la  capitale.  Je  déchirai  fon  fein, 
j'armerai  contre  Charles  le  roi  de  Navarre.  Le  duc 
de  Bretagne  fécondera  mes  efforts;  je  ferai  de  Henri 
de  Caflille  un  de  ks  ennemis.  Roi  téméraire  !  l'Eipa- 


DE    CHARLES    V.  37 

gne ,  fidelle  à  fes  traités ,  va  détruire  cette  flotte  for  • 
midable.  Tes  vaifTeaux  font  pris,  brûlés  ou  coulés  à 
fond.  Tes  vains  fecours  ne  retarderonr  pas  la  prifè  de 
Thouars  :  tu  t'arracheras  au  repos ,  pour  te  mettre 
à  la  ttte  d'une  nouvelle  armée  ;  mais  tu  feras  obligé 
de  te  renfermer  dans  tes  ports  ;  les  vents  contraires 
t'écarteront  de  nos  côtes ,  &  t'enchaîneront  longtems 
au  rivage  ;  contraint  de  céder  aux  élémens ,  plus 
encore  à  la  fagefle  de  Charles,  tu  t'écrieras  dans 
les  convulfions  du  défefpoir  :  jamais  roi  n'a  moins 
armé,  &  jamais  roi  ne  nia  donné  tant  à' occupation. 

France  compte  déformais  fur  les  plus  flgnalés  avan- 
tages !  Ton  rival  de  fortune  &  de  gloire  ,  Edouard 
n'efl  plus,  vois  tes  foldats  marcher  fous  l'étendard  de 
la  victoire  ,  parcourir  le  Languedoc  &.  la  Guienne  en 
conquérans,  &  porter  les  derniers  feux  de  la  guerre, 
dans  les  dernières  retraites  des  Anglois.  Cent  trente 
places  prifes  ou  rendues  font  de  nouveaux  fruits  de  leur 
valeur.  Déjà  parle  de  fe  rendre  le  commandant  de 


38      ELOGE  HISTORIQUE 

Caflelrandon.  Caflelrandon ,  barrière  puifTante  des 
ennemis,  tu  ne  pourras  te  défendre  des  coups  d'un 
héros  3  mais  hélas  î  Pourquoi  faut -il  que  tu  fois  le 
terme  fatal  de  fes  exploits  !  Pourquoi  la  cruelle  des- 
tinée vient-elle  l'arrêter  devant  tes  murs,  <k  l'arracher 
à  fon  triomphe  !  Qu'il  me  foit  permis  de  dérober  quel- 
ques momens  à  l'éloge  de  Charles,  pour  nous  en- 
tretenir de  Duguefclin ,  ami  de  fon  roi ,  défenfeur  de 
la  patrie  j  il  a  droit  au  laurier  des  couronnes  du  mo- 
narque. 

Cet  homme ,  à  qui  une  longue  fuite  de  comman- 
demens  &  de  victoires  avait  acquis  la  plus  haute  ré-, 
putation,  partageait  avec  fes  foldats  les  fatigues  &  les 
hafards  de  la  guerre  :  les  travaux  du  fiége  avaient 
forcé  le  commandant  à  faire  une  capitulation  condi- 
tionelle.  Le  terme  fixé  arrive,  &  Duguefclin  atteint 
d'une  maladie  mortelle ,  touchait  à  (es  derniers  mo- 
mens. Cliîîbn  ,  compagnon  d'armes  du  connétable, 
va  fommer  le  gouverneur  :  je  n'ai  rien  promis  qu'à,  votre 


DE     CHARLES    V.         39 

général,  répond-t-il ,  qu'il  vienne.  CliflTon  retourne  au 
camp,  ex  déjà  Duguefclin  a  ceffé  de  vivre.  Le  com- 
mandant apprend  qu'il  n'eft  plus . . .  O  refpeét,  !  O 
empire  irréfiftible  ce  facré  de  la  vertu  !  Ce  brave  guer- 
rier à  la  tête  de  fa  troupe ,  marche  vers  la  tente  du 
héros  ,  &  dépofe  en  pleurant,  aux  pieds  de  fen  cer- 
cueil ,  les  clefs  de  (a  place.  O  Duguefclin  !  il  n'a  rien 
manqué  à  ta  gloire,  les  hommages  &  les  regrets  des 
ennemis,  les  larmes  de  ton  roi, la  douleur  6c  le  deuil 
de  la  Fiance  ont  honoré  ton  courage.  Charles  a 
payé  tes  fervices  du  prix  le  plus  flatteur  pour  un  fujet. 
Tes  cendres  font  renfermées  dans  le  tombeau  de  nos 
rois  :  tes  mânes  repofent  avec  leurs  mânes  auguftes, 
&  le  marbre  qui  les  couvre  oiTre  ton  nom  parmi  ceux 
de  ces  maîtres  du  monde. 

La  perte  d'un  feul  homme  parut  balancer  les  pros- 
pérités de  la  France;  mais  Charles  lui  confeiva  cet 
éclat  de  fupériorité ,  qu'il  avait  donné  à  Ces  armes  f 
2c  quelque  nuages  ne  troublèrent  pas  la  férénité  des 

beaux  jours  qu'il  lui  avait  rendus. 


4o  ELOGE    HISTORIQUE 

Pour  achever  ce  tableau  des  guerres  du  monarque,' 
je  ne  craindrai  pas  de  le  montrer  ;  s'égarant  dans  les 
routes  d'une  fauffe  politique ,  &  faif  ant  de  vains  ef- 
forts pour  aflervir  la  Bretagne.  Il  efl  fi  difficile  de 
mettre  des  bornes  à  (es  triomphes,  quand  la  fortune 
fèmble  n'en  pas  fixer  à  nos  efpérances  ;  &  la  voix  du 
flatteur  qui ,  fans  cefle  retentit  à  l'oreille  des  rois , 
porte  dans  les  cœurs  une  illufion  fi  douce ,  dont  le 
plus  fage  a  tant  de  peine  à  fe  défendre  !  Charles 
efl  féduit  par  un  miniflre  indigne  de  fa  confiance  $ 
mais  quel  prince  pourrait  feul  foutenir  le  poids 
de  l'autorité,  fans  en  être  accablé  ?  Heureux  fes 
peuples  fi,  dans  le  choix  des  modérateurs  de  fa  puif. 
fànce,  l'intérêt  de  la  nation  l'emporte  fur  l'intérêt  de 
fa  vanité  ;  fi  l'homme  du  roi  efl  en  même  tems  l'hora- 
de  l'état  ;  &  fî  le  miniflre  avide  de  la  vérité,  épris  de 
l'amour  du  bien  public,  a  le  courage  de  fervir  fa  pa- 
trie fbuvent  malgré  elle  j  s'il  fait  des  traités ,  pour  for- 
cer les  ennemis  à  la. paix,  plus  jaloux  de  paraître oi^ 

fif 


* 


D  E    C  H  A  R  L  E  S    V,  41 

ïif  au  milieu  du  calme  ,  que  de  fe  rendre  nécefTaire 
au  milieu  des  troubles  de  la  guerre  ;  s'il  attaque  des 
préjuges  gothiques  ,  fubftitue  à  d'antiques  réglemeng 
des  réglemens ,  plus  utiles  &  plus  propres  à  la  conf- 
titution  préfente.  Enfin  fi  ce  miniftre  s'élève  par  la 
force  de  fon  ame  autant  au -défais  des  vaines  cla- 
meurs &  des  murmures  féditieux,  de  quelques  hommes 
toujours  inquiets  ou  mécontens ,  qu'il  eft  au-deffus 
d'eux  par  la  première  place  de  l'état,  &  le  rang  ho- 
norable qu'il  tient  dans  le  cœur  de  ion  roi. 

Charles  s'abandonne  légèrement  à  l'injufte  ambi- 
tion d'ajouter  une  province  àfes  conquêtes;  mais  il  con^ 
naît  bientôt  qu'il  s'eft  trompé ,  &  l'homme  n'éclipfe 
pas  longtems  le  héros, 

Préfentons  maintenant  le  plus  grand  fpe&acle,  le  plus 
intérefTant  pour  l'humanité  celui  d'un- fouverain,  qui: 
travaille  à  la  félicité  de  vingt  millions  d'hommes ,  qui 
aïïure  à  fon  empire  le  calme  ,  l'abondance  r  à  fes  fuo-' 
cefièurs,  l'héritage  brillant  d'une  couronne, 


42        ELOGE   HISTORIQUE 

Charles,  père  &  monarque,  partage  les  foins 
avec  une  tendrefïè  égale  entre  les  enfans  &  fes  peu- 
ples. Il  le  fait  en  même-tems  le  légiflateur  du  royau- 
me &  des  rois.  Il  règle  les  dotes  des  filles  de  France 
&  les  appanages  des  Princes  de  fon  fang ,  en  fixant 
par  un  fameux  edit  la  majorité  de  nos  rois  à  quatorze 
ans,  il  obferve  que  les  fujets  font  plus  fournis  aux 
volontés  d'un  maître  qu'au  pouvoir  pafTager  d'un  ré- 
gent. Inflruit  par  Ces  propres  difgraces  des  malheurs 
fbuvent  attachés  à  une  adminiilration  précaire,  il  arrête 
ainii  l'ambition  toujours  plus  avide  &  plus  audacieu- 
£è  dans  les  crifès  d'une  minorité  ;  il  foutient  par  fa  loi 
îa  faiblelTe  d'un  monarque  enfant ,  &■  fe  place  éter-» 
nellement  à  côté  de  lui  fur  le  trône. 

Sa  piété  éclairée  &  jamais  iuperftitieuie ,  (  c'efl 
fans  doute  Ion  plus  bel  éloge  )  rendit  dans  tous  les 
teins  à  la  religion  &  aux  minières  des  autels ,  le  re£ 
pect  qui  leur  efl  dûj  l'hommage  de  fbn  cœur  au  Dieu 
de  Ces  pères  fut  toujours  pure. 


DE    CHARLES    V.  4$ 

L'églilè ,  fous  fon  règne ,  fut  divifée  par  un  long 
fchifme.  Les  fucceffeurs  de  Pierre ,  les  vicaires  d'un 
Dieu  de  paix ,  tonnaient  à  l'envi  fur  le  monde  chré- 
tien. Charles  au  milieu  des  foudres  facrées  que  fa 
lançaient  des  pontifes  ambitieux,  fit  entendre  la  voix 
des  docteurs  de  la  France.  Avant  que  de  s'engager 
dans  la  querelle  du  facerdoce ,  il  confulta  les  prélats 
&  les  théologiens  de  fon  royaume. 

Quelques  héréfies  s'étaient  répandues  dans  le  Dau- 
phinéj  des  inquifiteurs  cruels  verfaient  à  grands  flots 
le  fang  des  malheureufes  victimes  de  l'erreur.  Char- 
les perfuadé  que  le  créateur  de  cet  univers  en  efl  en 
même-tems  le  père  ;  &  que  l'être  éternel  ne  feroit  pas 
le  Dieu  grand ,  le  Dieu  bon ,  s'il  n'étoit  infini  dans 
fa  clémence  3  Charles  éteignit  les  bûchers,  &.  arrêta 
le  zèle  fanguinaire  de  ces  pieux  homicides. 

La  licence,  fille  impure  de  la  guerre,  la  débauche 
qui  abrutit  &  dégrade  l'homme,  qui  le  conduit  lente- 
ment avant  le  teins  au  ton  !  eau  chargé  d  tés 


44         ELOGE   HISTORIQUE 

&  de  misères  tous  les  vices  monflrueux  qui  naiflent  de 
l'oifiveté  &de  l'ignorance,  fe  cachèrent  devant  la  fé- 
vérité  des  mœurs  du  prince ,  &  la  décence  publique 
honora  fbn  fiècle. 

Paris,  aujourd'hui  la  ville  de  l'Univers,  lui  doit 
fès  premiers  embelliiïemens  ;  la  bibliothèque  du  roi 
fès  premières  richeiTes;  il  ra(Tembla  jufqu'à  neuf  cens 
volumes  3  collection  immenfè  pour  le  tems  ;  il  ranima 
les  fciences  &.  les  arts ,  accueillit  &  protégea  les  fa- 
vans.  Céfar,  Tite-Live,  Suétone^  Valere,  Maxime,' 
Jofeph  ,  qu'il  fit  traduire  ,  furent  étonnés  de  parlée 
une  Langue  étrangère. 

Les  rois ,  fes  prédéceffeurs ,  peu  délicats  fur  le  choix 
des  fujets,  avaient  avili  les  marques  de  diflin&ion 
deflinées  à  la  nobleiïè  guerrière  :  Charles  fut  rendre 
à  la  chevalerie  fbn  ancien  éclat ,  &  le  courage  feul 
eut  droit  à  les  récompenfes  honorables. 

h,QS  monnoyes  altérées  furent  réduites  à  leur  jufte 
Valeur,  Ôc  la  bonne  foi  du  prince  alTura  la  fortune 


D  E    C  H  A  R  L  E  S    V.  45 

des  particuliers.  Il  fie  longtems  la  guerre ,  mais  le  cri 
de  la  douleur  publique  ne  fe  mêla  point  au  chant  de 
fes  victoires. 

O  ma  patrie  !  ta  gloire  5c  tes  profpérités  tenaient 
a  la  vie  de  Charles.  La  mort ,  ce  terme  commun  à 
tout  ce  qui  exifle,  vint  l'enlever  trop  tôt  à  fes  fujets. 
Ce  moment  funefle  fut  pour  eux  une  calamité.  Cha- 
que citoyen  le  pleura  comme  des  enfans  chéris  pieu* 
rent  un  père  de  famille. 

Mortels,  demi  Dieux  fur  la  terre,  princes,  rois, 
conquerans  3  vous  qui  voyez  le  monde  à  vos  pieds  , 
environnez  de  vos  flatteurs,  éblouis  de  l'éclat  de  votre 
puifTance,  vous  ne  jettez  peut-être  pas  afTez  vos  re- 
gards dans  l'avenir  !  ayez  aujourd'hui  le  courage 
d'arracher  le  bandeau  qui  vous  aveugle ,  &  diflipez 
les  prefliges  de  l'adulation  &  du  menfbnge.  Envain , 
vous  cachez-vous  fous  les  titres  impofans  &  fuperbes 
de  grands  ÔC  d'invincibles;  l'illufion  efl:  peu  durable, 
£ç  la  louange  pafTagere.  Ingénieux  à  vous  apprécier 


46    E  L  O  G  E  H  I  S  T  O  R I  Q  U  E,  &c. 

à  votre  mort,  nous  nous  hâtons  de  vous  dépouiller 
de  tous  les  noms  faflueux  que  votre  orgueil  avait  ufur- 
pés.  Contemplez  ce  héros  qui  n'efl:  plus,  &  qu'il  de- 
vienne à  jamais  votre  modèle.  La  gloire  dont  il  jouit 
efî  indépendante  de  la  fortune.  Il  fut  honoré  pendant 
fa  vie  par  le  fufTrage  unanime  de  (es  voifins  &  de  fes 
ilijets,  du  furnom  de  Sage,  &  la  poftérité  la  plus 
reculée  applaudira  toujours  avec  de  nouveaux  trans- 
ports d'admiration  à  ce  titre  augufte ,  que  la  main 
de  la  renommée  à  gravé  autour  de  fon  diadème. 

F  I  N. 


NOTRE-DAME    DU     SUES  CLIN. 


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