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Full text of "Emile; ou, De l'education"

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A/c,^  ^■''' 


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of  the 

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http://www.archive.org/details/emileoudeleducat04rous 


EMILE, 

0  u 

DE    L'EDUCATION. 

TOME   QUATRIEME. 


'^     T    T    If 


:lV:r'-:^^.:\:^^à\ 


ILE, 

0  U 

DE    L'EDUCATION. 

Par  J,  J.-'HOUSSEAU. 
Citoyen  de  Genève. 

TOME    au  A  T  R  I  E  M  E. 


GENEVE. 


<  I  ■  I— ^^ 


M.  DCC.  LXXXI. 


EMILE, 

0    U 


SUITE  DU  LIVRE  CINQUIEME, 

J  E  me  fuis  propolé  dans  ce  livre  de 
dire  tout  ce  qui  fe  pouvoit  faire ,  laif- 
faut  à  chacun  le  choix  de  ce  qui  eft  à 
fa  portée  dans  ce  que  je  puis  avoir  dit 
de  bien.  J'avois  penfé  dès  le  commence- 
ment à  former  de  loin  la  compagne  d'E- 
mile ,  &  à  les  élever  l'un  pour  fautra 
&  l'un  avec  l'autre.  Mais  en  y  réflé- 
chiifant  ,  j'ai  trouvé  que  tous  ces  ar- 
raiigemens  trop  prématurés  étoicnt  mal- 
entendus, ^  qu'il  étoit  abfurde  de  deC 
tiner  deux  enlans  à  s'unir  ,  avant  de 
pouvoir  connoitre  (1  cette  union  étoit 
dans  l'ordre  de  la  nature,  i^  s'ils  auroient 
entr'eux  les  rapports  convenables  pour 
Emile.  Tom.  IV.  A 


2r  Emile. 

la  former.  Il  ne  faut  pas  confondre  ce 
qui  eft  naturel  à  l'état  fauvage  &  ce 
qui  eft  naturel  à  l'état  civil.  Dans  le 
premier  état  toutes  les  f>!mmes  convien- 
nent à  tous  les  hommes ,  parce  que 
les  uns  &  les  autres  n'ont  encore  que 
la  forme  primitive  &  commune  i  dans 
le  fécond,  chaque  caradere  étant  dé- 
veloppé par  les  inftitutions  fociales  ,  & 
chaque  efprit  ayant  reçu  fa  forme  pro- 
pre &  déterminée ,  non  de  l'éducation 
feule,  mais  du  concours  bien  ou  mal 
ordonné  du  naturel  &  de  l'éducation  , 
on  ne  peut  plus  les  alTortir  qu'en  les 
préfentant  l'un  à  l'autre  pour  voir  s'ils 
fe  conviennent  à  tous  égards  ,  ou  pour 
préférer  au  moins  le  choix  qui  donne 
le  plus  de  ces  convenances. 

Le  mal  eft  qu'en  dévélo-ppant  les  ca- 
raderes  l'état  focial  diftingue  les  rangs, 
&  que  l'un  de  ces  deux  ordres  n'étant 
p<nnt  femblable  à  l'autre  ,  plus  on  dif- 
tingue  les  conditions  ,  plus  on  confond 
les  caraderes.  De  -  là  les  mariages  mal 
aflbrtis  &  tous  les  défordres  qui  en  dé- 
rivent y  d'où  l'on  voit  ,  par  une  confé- 
quence  évidente  ,  que  plus  on  s'éloi- 
gne de  l'égalité  ,  plus  les  fentimens  na- 
turels s'altèrent  ;  plus  l'intervalle  des 
grands  aux  petits  s'accroît,  plus  le  lien 
conjugal  iè  relâche  j  plus  il  y  a  de  riches 


L  i  y  K  E    Y,  % 

&  de  pauvres  ,  moins  il  y  a  des  pères 
&  de  maris.  Le  maître  ni  refclave  n'ont 
plus  de  famille  ,  chacun  des  deux  ne 
voit  que  fon  état. 

Voulez-vous  prévenir  les  abus  &  faire 
d'heureux  mariages  ?  étouifez  les  préju- 
gés ,  oubliez  les  inftitutions  humaines , 
&  confukez  la  nature.  N'unijfTez  pas  des 
gens  qui  ne  fe  conviennent  que  dans  une 
condition  donnée ,  &  qui  ne  fè  convien- 
dront plus  cette  condition  venant  à  chan- 
ger; mais  des  gens  qui  fe  conviendront 
dans  quelque  fituationqu'ils  fe  trouvent, 
dans  quelque  pays  qu'ils  habitent ,  dans 
quelque  rang  qu'ils  puiifent  tomber.  Je 
ne  dis  pas  que  les  rapports  convention- 
nels foient  indifférens  dans  le  mariage  ; 
mais  je  dis  que  l'influence  des  rapports 
naturels  l'emporte  tellement  fur  la  leur, 
que  c'eft  elle  feule  qui  décide  du  for-t 
de  la  vie ,  &  qu'il  y  a  telle  convenance 
de  goûts  ,  d'humeurs  ,  de  fèntimens , 
de  caractères ,  qui  devroit  engager  un 
père  ÇàgQ  ,  fût-il  prince ,  fût-il  monar- 
que ,  à  donner  fans  balancer  à  fon  fils 
la  fille  avec  laquelle  il  auroit  toutes  ces 
convenances ,  fût-elle  née  dans  une  fa- 
mille dcshonnète ,  fut -elle  la  fille  du 
bourreau.  Oui ,  je  foutiens  que  tous  les 
malheurs  imaginables  dulfent-ils  tomber 
fur  deux  époiu:  bien  unis,  ils  jouiront 

A   2 


4  Emile. 

d'un  plus  vrai  bonheur  à  pleurer  en- 
ièmble  ,  qu'il  n'en  auroient  dans  tou- 
tes les  fortunes  de  la  terre  empoifonnées 
par  la  défunion  des  cœurs. 

Au  lieu  donc  de  deftinerdès  l'enfance 
une  époLife  à  mon  Emile ,  j'ai  attendu 
de  connoitre  celle  qui  lui  convient.  Ce 
iVeft  point  moi  qui  fais  cette  delHna- 
tion ,  c'eft  la  nature  i  mon  affaire  elt 
de  trouver  le  choix  qu'elle  a  fait.  Mon 
affaire,  je  dis  la  mienne,  &  non  celle 
du  père  ;  car  en  me  confiant  fon  fils  il 
me  cède  la  place  ,  il  fublHrue  mon  droit 
^u  ficn  ;  c'eft  moi  qui  fuis  le  vrai  père 
d'Emile ,  c'ell  moi  qui  l'ai  fait  homme. 
J'aurois  refufé  de  l'élever  il  je  n'a  vois 
pas  été  le  maître  de  le  marier  à  fon 
choix  ,  c'eft-à-dirc ,  au  mien.  Il  n'y  a 
que  le  plaillr  de  faire  un  heureux  ,  qui 
puiffe  payer  ce  qu'il  en  coûte  pour  met- 
tre un  homme  en  état  de  le  devenir. 

Mais  ne  croyez  pas  non  plus  que 
j'aye  attendu  pour  trouver  l'époufe  d'E- 
mile ,  que  je  le  miffc  en  devoir  de  la 
chercher.  Cette  feinte  recherche  n'cil 
(l(u'un  prétexte  pour  lui  faire  connoitre 
les  femmes  ,  afin  qu'il  l'ente  le  prix  de 
celle  qui  lui  convient.  Dès  long-tems 
Sophie  eft  trouvée -,  peut-êti'e  Emile  l'r- 
t-il  déjà  vue  s  mais  il  ne  la  recomioitra 
que  quand  il  fera  tem§. 


L  I  V  R  E     ÏI.  f 

QiToique  Tégalité  des  conditions  ne! 
foit  pas  néceiîaire  au  mariage  ,  quand 
cette  égalité  fe  joint  aux  autres  conve- 
nances» elle  leur  donne  un  nouveau 
prix  i  elle  n'entre  en  balance  avec  au- 
cune ,  mais  la  fait  pancher  quand  tout 
eft  égal 

Un  homme,  à  moins  qu'il  ne  ioit  mo- 
narque, ne  peut  pas  chercher  une  fem- 
me dans  tous  les  états  j  car  les  préjugés 
qu'il  n'aura  pas  il  les  trouvera  dans  les 
autres,  &  telle  fille  lui  conviendroit  peut- 
être  qu'il  ne  l'obtiendroit  pas  pour  cela. 
Il  y  a  donc  des  m.aximcs  de  prudencQ  qui 
doivent  borner  les  recherches  d'un  père 
judicieux.  Il  ne  doit  point  vouloir  don- 
ner à  ion  élevé  un  établiliement  au-deflus 
de  fon  rang,  car  cela  ne  dépend  pas^de  lui. 
Qiiand  il  le  pourroit ,  il  ne  devroit  pas  le 
vouloir  encore  5  car  qu'importe  le  rang 
au  jeune  homme  ,  du  moms  au  mien  ? 
&  cependant  en  montant  il  s'expole 
à  mille  maux  réels  qu'il  fentira  toute  fa 
vie.  Je  dis  même  qu'il  ne  doit  pus  vou- 
loir compenfèr  des  biens  de  diiférentes 
natures ,  comme  la  noblelîe  &  l'argent, 
parce  que  chacun  des  deux  ajoute 
moins  de  prix  à  l'autre  qu'il  n'en  re- 
çoit d'altération  i  que  de  plus  on  ne 
s'accorde  jamais  fur  l'eftimation  com- 
mune i  qu'enhn  la  préférence  que  cha- 

A  5 


^  Emile. 

€un  donne  k  Ça  mife  prépare  la  difcorJe 
entre  deux  familles ,  &  fouvent  entre 
deux  époux. 

Ileft  encore  fort  différent  pour  Tor- 
dre du  mariage  ,  que    Thomme  s'allie 
au-delîus  ou  au-deifous  de  lui.   Le  pre- 
mier cl^s  eft  tout~à-fait  contraire  à  la 
raHon  ,    e  fécond  y  elt  plus  conforme: 
comme  la  famille  ne  tient  à  la  fociété 
que  par  fon  chef,  c'eft  l'état  de  ce  chef 
qui.  règle   celui   de  la   famille  entière. 
Quand  il  s'alhe  dans  un  rang  plus  bas 
il  ne  defcend  point ,  il  élevé  fou  époufe  i 
au  contraire  ,  en  prenant  une  femme 
au-deliiis^dc  lui,  il  fabaiife  fans  s'éle- 
ver :  ainfi  ^  dans  k  premier  cas  il  y  a 
iu  bien  fins  mal  ,  &  dans  le  fécond  du 
mal  lans  bien.  De  plus  ,  il  eft  dans  Tor- 
dre de  la  nature  que  la  femme  obeilfe  à 
l'homme.  Qriand  donc  il  la  prend  dans 
dans  un  rang  inférieur,  l'ordre  naturel  & 
Tordre  civil  s'accordent,  &  tout  va  bien. 
G'eft  le  contraire  quand  ,  s'ai liant   au- 
delfus  de  lui ,  l'homme  fe  met  dans  fal- 
ternative  de  blclfer  Ion  droit  ou  la  recon- 
iioiifance ,  &  d'être  ingrat  ou  méprifc. 
Alors  la  femme  ,  prétendant  à  l'aut©- 
rité ,  fe  rend  le  tyran  de  (on  chef;  & 
le  maître  devenu  Pefclave  fe  trousse  h 
phis  ridicule  &  la  plus  miférable  des 
«xéatures.    Tels  font  ces    malheureux 


L   I   V   R   E      V.  f 

favoris  que  le  rois  de  TAfie  honorent 
&  tourmentent  de  leur  alliance  ,  &  qui, 
dit-on ,  pour  coucher  avec  leurs  fem- 
mes ,  n'ofent  entrer  dans  le  lit  que  par 
le  pied. 

Je   m'attends   que  beaucoup  de  lec- 
teurs,  fe  fouvenant  que  je  donne  à  la 
femme  un  talent  naturel  pour  gouver- 
ner rhonime ,  m'acculeront  ici  de  con- 
tradiction ;  ils  fe  tromperont  pourtant. 
Il  y  a  bien  delà  dirference  entre  s'ar- 
roger le  droit  de  commander  ,  &  gou- 
verner  celui   qui  commande.  L'empire 
de  !a  femme  eft  un  empire  de  douceur, 
d'adrelTe    &  de    complaifuice  i    fes  or- 
dres font  des  carelTcs ,  fes  menaces  font 
des  pleurs.    Elle   doit  régner    dans  la 
maifon  comme  un  miniftre  dans  l'état, 
en  fe  faifant  commander  ce  qu'elle  veut 
faire.  En  ce  fens  ,  il  eil  coiillant  que 
les  meilleurs  ménages  font  ceux  où  la 
femme  a  le  plus  d'autorité.  ]\Tais  quand 
elle  méconnoit  la  voix  du  chef,  qu'elle 
veut  ufurper  fes  droits  &  commander 
elle-même  ,  il  ne  réfulte  jamais  de  ce 
déibrdre  que  mifere  ,  fcandale  &  dés- 
honneur. ^  „ 

Relie  le  choix  entre  fes  égales  &  les 
inférieures  ,  &  je  crois  qu'il  y  a  encore 
quelque  reftridion  à  faire  pour  ces  der- 
Bjeresi  car  il  eft  difficile  de  trouver 

A4 


8  Emile. 

dans  la  lie  du  peuple  une  époufe  capa- 
ble de  faire  le  bonheur  d'un  honnête 
homme  :  non  qu'on  Ibit  plus  vicieux 
dans  les  derniers  rangs  que  dans  les 
premiers  ,  mais  parce  qu'on  y  a  peu 
d'idées  de  ce  qui  eft  beau  &  honnête, 
ii.  que  i'injuftice  des  autres  états  lait 
voir  à  celui-ci  la  juftice  dans  les  vices 
mêmes. 

Naturellement  l'homme  ne  penfe  gue- 
res.  Penfer  eft  un  art  qu'il  apprend 
comme  tous  les  autres  &  même  plus 
dihHci'enîent.  Je  ne  connois  pour  les 
deux  fexes  que  deux  chiiles  réellement 
diilmguées  ;  l'une  des  gens  qui  penfeHt, 
l'autre  des  gens  qui  ne  penfcp.t  point, 
&  cette  diliérejîce  vient  preique  uni- 
quement de  l'éducation.  Un  homme 
de  la  première  de  ces  deux  clalîes  ne 
doit  pomt  s'allier  dans  l'autre  j  car  îe 
plu^  grand  charme  de  la  fociété  man- 
que à  la  lienne  ,  lorlqu'ayant  une  fem- 
me il  ell  réduit  à  peniêr  lèul.  Les  gens 
qui  palîent  exadement  la  vie  entière  à 
travailler  pour  vivre  ,  n'ont  d'autre 
idée  que  celle  de  leur  travail  ou  de  leur 
intérêt ,  &  tout  leur  elprit  femble  être 
au  bout  de  leurs  bras.  Cette  ignoran- 
ce ne  nuit  ni  à  la  probité  ni  aux  mœurs  i 
fou  vent  même  elle  y  fert  j  fou  vent  on 
eompofe  avec  lés   devoirs  à  force  d'y 


L    I    V    R    E      V.  9 

réfléchir  ,  &  Ton  finit  par  mettre  iiii 
iargGii  à  la  place  des  choies.    La  con- 
icience  eft  le  plus  éclairé   des  philo ib-- 
phes  :  on  n'a  pas  bcfoin  de  favoir  les 
ofiîcesde  Ciceron  pour  être  homme  de 
bien  ,  &  la  femme  du   monde  la  plus 
honnête  fait  peut-être  le  moins  ce  que 
c'eil:  qu'honnêteté.    Mais  il  n'en  eft  pas 
moins  vrai  qu'un    efprit  cultivé  rend 
feul  le  commerce  agréable  ,  &  c'eft  une 
trille  chofe   pour    un  père  de   famille' 
qui  fe  plait  dans  fa  maifon,  d'être  for-- 
eé  de  s'y  renfermer   en  lui-même  ,  & 
de  ne  pouvoir  s'y  faire  entendre  à  per-- 
fonne. 

D'ailleurs  ,  comment  une  femme  qui 
n'a  nulle  habitude  de  réfléchir  élevera- 
t-elle  fcs  enfans  '<  Comment  difcernera- 
t-elle  ce  qui  leur  convient?  Comment 
les  difpofcra-t-elle  aux  vertus  qu'elle 
ne  connoit  pas  ,  au  mérite  dont  elle 
n'a  nulle  idée  ?  Elle  ne  faura  que  leS' 
flatter  ou  les  menacer  ,  les  rendre  in-- 
foîcns  ou  craintifs  j  elle  en  fera  des  fin-- 
gcs  maniérés  ou  d'étourdis  poliifons  y* 
jamais  de  bons  cfprits  ni  des  enfans^ 
aimables. 

Il  ne  convient  donc  pas  à  un  hom-r 
me  qui  a  de  l'éducation  de  prendre  une- 
femme  qui  n'en  ait  point,  ni  par  con-- 
iéq^ucnt  diuis  un'  rang  où  l'on  ne  iàu-- 

A  ;r 


ÎC  E   M    I   L   E. 

ioit  eîk  Livoir.  Mats  i'ciinierûis  encore 
cent  fois  mieux  une  fille  fimpic  (.K:  groi- 
jfierement  élevée ,  qu'une  fille  liivante 
&  bel-elprit  qui  viendroit  établir  dans 
■ma  maifon  un  tribunal  de  littérature 
dont  elle  le  feroit  la  préiidcnte.  Une 
femme  bel-efprit  eft  le  fléau  de  fon  mari,. 
fie  fes  en  fans ,  de  Tes  amis,  de  fes  va- 
lets ,  de  tout  le  monde.  De  la  fublime 
élévation  de  fon  beau  génie  ,  elle  dé- 
daigne tous  fes  devoirs  de  femme  ,  & 
commence  toujours  par' fe  faire  ho m-^ 
me ,  à  la  manière  de  mademoifelle  de 
l'Enclos.  Au-dehors  elle  elf  toujours 
ridicule  &  très- juftement  critiquée, 
parce  qu'on  ne  peut  manquer  de  l'ètrs 
auffi-tôt  qu'on  fort  de  fon  état,  & 
qu'on  n'eft  point  fvit  pour  celui  qu'on 
veut  prendre.  Toutes  ces  femmes  à 
grands  talens  n'en  impofent  jamais 
qu'aux  fots.  On  fait  toujours  quel  cft 
Tartiiteou  l'ami  qui  tient  la  plume  ou 
le  pinceau  quand  elles  travaillent.  On 
iàit  quel  cil  le  difcret  homme  de  let- 
tres qui  leur  dicle  en  fecrct  leurs  ora- 
cles. Toute  cette  charlatanerie  eil  in- 
digne d'une  hoiuiète  femme.  Qiiand 
elle  auroit  de  vrais  talens  ,  la  préten- 
tion les  aviliroit.  Sa  dignité  eft  d'être 
ignorée  :  i^d  gloire  eft  dans  Teftime  de- 
fon  mari  y  fes  plaifirs  lont  dans  le  boii-. 


L  I   V   R   E      V.  Il 

heur  de  fa  famille.  Ledeur ,  je  m'en 
lapporte  à  vous-même  :  foyez  de  bonne 
foi.  Lequel  vous  donne  meilleure  opi- 
nion d'une  femme  en  entrant  dans  fa 
chambre,  lequel  vous  la  fait  aborder 
avec  plus  de  refped ,  de  la  voir  occu- 
pée des  travaux  de  fon  fexe  ,  des  foins 
de  fon  ménage ,  environnée  des  bardes 
de  les  enfans  ,  ou  de  la  trouver  écri- 
vant des  vers  fur  fa  toilette  ,  entourée 
de  brochures  de  toutes  les  fortes,  &de 
petits  billets  peints  de  toutes  les  cou- 
leurs '<  Toute  fille  lettrée  reliera  fille 
toute  fa  vie ,  quand  il  n'y  aura  que  des 
hommes  fenfés  fur  la  terre  : 

Qiictris  cur  nolim  te  ducere ,  Gaila? 
diferta  es. 
Après  ces  coniîdérations  vient  celle 
âe  la  figure;  c'eil  la  première  quifrap»- 
pc  &  la  dernière  qu'on  doit  faire,  mais 
encore  ne  la  faut-il  pas  compter  pour- 
rien.  La  grande  beauté  me  paroît  plu- 
tôt  à  fuir  qu'à  rechercher  dans  le  ma- 
riage. La  beauté  s'ufe  promptement  par 
la  polfeifion  ;  au  bout  de  (ix  femaines 
elle  n'efl;  plus  rien  pour  le  poifefleur , 
mais  lès  dangers  durent  autant  qu'elle, 
A  moins  qu'une  belle  femme  ne  foit 
un  ange ,  fon  mari  ell  le  plus  malheu- 
reux des  hommes  i  &  quand  elle  fer  oit 
un  ange  >   comment  empèchera-^t-çile^ 

A  6     . 


>2  Emile. 

qu'U  ne  foit  fans  ceiTe  entouré  d'ennç- 

mis  ?  Si  t*extrèTr!e  laideur  n'étoit  pas 
dégoûtante  ,  je  la  prétererois  à  l'extrê- 
Bie  beauté  3  cai-  en  peu  de  tems  l'une 
&  l'autre  étant  nulle  pour  le  mari,  la 
beauté  dévient  un  inconvénient  &  la 
laideur  un  avantage  :  mais  la  laideur 
qui  produit  le  dégoût  eil  le  plus  grand 
des  malheurs  j  ce  fentiment  ,  loin  de 
s'eflacer,  s'augmente  fnns  celle  &  fe  tour- 
ne en  haine.  Ce  II  un  enfer  qu'un  pa- 
reil mariage  ;  il  va  11  droit  mieux  être 
morts  ^qu'unis  ainfi. 

Délirez  en  tout  la  médiocrité ,  fans 
en  excepter  la  beauté  même.  Une  fr- 
gîire  agréable  &  prévenante  ,  qui  n'in- 
Ipire  pas  l'amour,  mais  la  bienveillan- 
ce, ell- ce  qu'on  doit  préférer  ;  elle  eO: 
ians  préjudice. pour  le  mari,  l'avantage 
en  tourne  au  profit  .commun.  Les  grâ- 
ces ne  s'ufcnt  pas  comme-  la  beauté  i 
elles  ont  de  la  vie,  elles  ih  renouvellent 
tàns  ceife  j  &  au  bout  de  trente  ans  de 
mariage,  une  honnête  femme  avec  des 
grâces  plaît  à  fon  mari  comme  le  pre- 
mier jour. 

Telles  font  les  réflexions  qui  m'ont 
déterminé  dans  le  choix  de  Sophie.  Ele- 
vé de  la   nature,  ainil   qu'Emile,  elle 
cft  faite  pour  hii  plus  qu'aucune  au- 
'  Mq  y  elle  fera  la   fenune  de  l'homme^ 


L   I    V    R    E      V.  I? 

Elle  eft  ion  égale  par  la  naiifance  &  par 
le  mérite  ,  fon  inférieure  par  la  fortune. 
Elle  n'enchante  pas  au  premier  coup- 
d'œil ,  mais  elle  plaît  chaque  jour  da- 
vantage. Son  plus  grand  charme  n'agit 
que  par  degrés  ,  il  ne  fe  déploie  qiie 
dans  l'intimité  du  commerce  ,  &  (bn 
mari  le  fentira  plus  que  perfonne  ati 
monde;  fon  éducation  n'eft  ni  brillante 
ni  négligée;  elle  a  du  goût  fans  étu- 
de, des  talens  fans  art,  du  jugement 
fans  connoilîances.  Son  efprit  ne  fait 
■pas,  mais  il  ell  cultivé  pour  ^apprendre  i 
c'ell  une  terre  bien  préparée  qui  n'at- 
tend que  le  grain  pour  rapporter.  Elle 
n'a  jamais  lu  de  livre  qite  Barrème ,  & 
Tclémaque  qui  lui  tomba  pas  hafard 
dans  les  mains  ;  mais  une  fille  capable 
de  fe  palfionner  pour  Téléaiaque  a-t- 
elle  un  cœur  fans  fentiment  &  un  e£- 
prit  fans  délicatclTc  ?  O  l'aimable  igno- 
rante !  Heureux  celui  qu'on  deftine  à 
l'inlh'uire.  Elle  ne  fera  point  le  pro- 
feifeur  de  fon  mari',  mais  fon  difciple; 
loin  de  vouloir  l'affujottir  à  fes  goûts, 
elle  prendra  les  Tiens.  Elle  vaudra  mieux 
pour  lui  que  fi  elle  étoit  fi vante  :  il 
aura  le  plaifir  de  lui  tout  enfeigner.  Il 
ell  tems  enfin  qu'ils  le  voyent;  tra- 
vaillons à  les  rapprocher. 
Nous  partout  de  Paris  trilles  &  rë- 


H  E   M   I    L    E. 

veurs.  Ce  lieu  de  babil  n'eft  pas  notre 
centre.  Emile  tourne  un  œil  de  dédain 
vers  cette  grande  ville  &  dit  avec  dépit: 
que  de  jours  perdus  en  vaines  recher- 
ehes  !  ah  !  ce  n'elt  pas  là  qu'ell  Tépou- 
fe  de  mon  cœur  :  mon  ami  ,  vous  le 
jRiviez  bien  i  mais  mon  tems  ne  vous 
coûte  gLicres ,  &  mes  maux  vous  font 
peu  foutirir.  Je  le  regarde  fixement  & 
lui  dis  iàiis  m'émouvoir  :  Emile ,  croyez- 
vous  ce  que  vous  dites  'i  A  l'inftant  il 
me  ferre  dans  fes  bras  fans  répondre. 
C'eft  toujours  fa  réponfe  quand  il  a 
tK)rt. 

Nous  voici  par  les  champs  en  vrais 
chevaliers  errans  ,  non  pas  comme  eux 
cherchant  les  aventures  ,  nous  les 
fuyons  au  contraire  en  quittant  Pa- 
ris ,  mais  imitant  atfez  leur  aliure  er- 
rante ,  inégale,  tantôt  piquant  des  deux, 
&  tantôt  marchant  à  petits  pas.  A  force 
de  fuivre  ma  pratique,  on  en  aura  pris 
enfin  Tefprit  ;  «S:  je  n'imagine  aucun 
leélcur  encore  allez  prévenu  par  les 
ufiges ,  pour  nous  fuppofcr  tous  deux 
endormis  dans  une  bonne  chaife  de 
polfe  bien  fermée  ,  marchant  fms  rien 
voir,  fans  rien  obferver,  rendant  nul 
pour  nous  l'intervalle  du  départ  à  l'iii- 
rivée ,  &  dans  la  vitelfe  de  notre  mar- 
che perdant  le.  tems  pour  le  ménager. 


L   I   V    R   E      V.  If 

Les   hommes    difcnt   que  la   vie  eft 
courte ,  &  ie  vois  qu'ils  s'eflorceiit  de 
la  rendre  telle.    Ne  (achant  pas  1  em- 
ployer ,  ils  fe  plaignent  de  la  rapidité 
du  tcms  ,  &  je   vois   qu'il  coule  trop 
lenteir.ent  à  leur  gré.    Toujours  pleins 
deTobjet  auquel  ils  tendent ,  ilsyoyent 
à  regret  l'intervalle  qui  les  en  iepare  : 
l'un  voudiroit   être  à  demain  ,  l'autre 
au  mois  prochain  ^  l'autre  à    dix   ans 
de-là  -,  nul  ne  veut  vivre  aujourd'nui  -, 
nul  n'eft  content  de  l'heure  prélente , 
tous    la  trouvent   trop  lente  a    pafler. 
Quand  ib  fe    plaignent    que   le    tems 
coule  trop  vite ,  ils  mentent;  ils  paye- 
roient  volontiers  le  pouvoir  de  l'accé- 
lérer. Ils  emploveroient  volontiers  leur 
fortune  à  confumer  leur  vie  entière  , 
&  il  n'y   en   a,  peut-être   pas  un^  qui 
n'eût  réduit  fes  ans^  à  très-peu  d^heu- 
res,  s'il  eût  été  le  maître  d'en  ôter  au 
gré' de  Ton  ennui  cdles  qui  lui  étoient 
à  charge ,  &  au  gré  de  fon  impatience 
celles  qui  le  (éparoient  du  moment  ue- 
tiré.  Tel  pafle  la  moitié   de  fi   vie  à  fe 
rendre  de  Paris  à  Ver  failles  ,    de  Ver- 
failles  à  Paris ,  de  la  ville  a  la  campa- 
gne, de  la  campagne  à  la  ville,  ic  d'un 
quartier  à   l'autre  ,  qui  feroit  fort  em- 
barraifé  de  fes  heures  s'il  n^avoit  le  je- 
«çEct  de  les  perdre  ainfi,  &  quls'eloi- 


t6  E  m  I   L  E. 

gne  exprès  de  fes  affaires  pour  s'occu- 
per à  les  aller  chercher:  il  croit  gagner 
le  teins  qu^il  y  met  de  plus ,  &  dont 
autrement  il  ne  fauroit  que  faire  ;  ou 
bien,  au  contraire,  il  court  pour  cou- 
rir, &  vient  en  poilc  fims  autre  objet 
que  de  retourner  de  même.  Mortels  ,• 
ne  ceiîerez-vous  jamais  de  calomnier 
la  nature;'  Pourquoi  vous  plaindre  que 
la  vie  ell  courte  ,  puiiqu'elle  ne  l'eil: 
pas  encore  allez  à  votre  grc  '^  S'il  eft 
un  feul  d'entre  vous  qui  lâche  mettre 
affez  de  tempérance  à  fes  delirs  pour 
ne  jamais  foiihaiter  que  le  tems  s'écou- 
le ,  eelui-là  ns  l'eftiraera  point  trop 
courte.  Vivre  &  jouir  feront  pour  lui 
la  même  chofe  ;  &  dût-il  mourir  jeune, 
il  ne  mourra  que  rallàué  de  jours. 

Qiiand  je  n'aurois  que  cet  avantage 
dans  ma  mt^hode  ,  par  cela  feul  il  la 
faudroit  préférer  à  toute  autre.  Je  n'ai 
point  élevé  mon  Emile  pour  defirer  ni 
pour  attendre  ,  mai^  pour  jouira  & 
quand  il  porte  fes  delirs  au-delà  du  pré- 
fcnt  ,  ce  n'ell  point  avec  une  ardeur 
allez  impétueufe  pour  être  importuné 
de  la  lenteur  du  tems.  Il  ne  jouira  pas 
feulement  du  plaifir  de  defirer,  mais 
de  celui  d'aller  à  l'objet  qu'il  délire  ;  & 
fès  paifioiis:  font  tellement  modérées  > 


Livre    V.  17 

qu'il  eft  toujours  plus  où  il  eft  ,  qu'où 
il  fera. 

Nous  lie  voyageons  donc  point  en 
courriers  ,  mais  en  voyageurs.  Nous 
ne  foi^geoiis  pas  feulement  aux  deux 
termes ,  mais  a  l'intervalle  qui  les  fe- 
pare.  Le  voyage  même  eft  un  plaillr 
pour  nous.  Nous  ne  le  faifbns  point 
trifteraent  alîis  &  com.me  emprifonnés 
dans  une  petite  cage  bien  fermée.  Nous 
ne  voyageons  point  dans  la  mollelfe 
&  dans  le  repos  des  femmes.  Nous  ne 
nous  ôtons  ni  le  grand  air  ,  ni  la  vue 
des  objets  qui  nous  environnent ,  Xii 
la  commodité  de  les  contempler  à  no- 
tre gré  quand  il  nous  plaît.  Emile  n'en- 
tra jamais  dans  une  chaife  de  pofte  , 
&  ne  court  gueres  en  pofte  s'il  n'eit 
preifé.  Mais  de  quoi  jam.ais  Emile  peut- 
il  être  preifé  f*  D'une  feule  chofe ,  de 
jouir  de  la  vie;  ajoiiterai-je,  &  de  faire 
du  bien  quand  il  le  peut  ?  non ,  car 
cela  même  elt  jouir  de  la  vie. 

Je  ne  conçois  qu'une  manière  de 
voyager  plus  agréable  que  d'aller  à  che- 
val ;  c'eft  d'aller  à  pied.  On  part  à  fon 
moment,  on  s'arrête  à  fà  volonté,  on 
fait  tant  &  11  peu  d'exercice  qu'on  veut. 
On  obferve  tout  ie  pays  ;  on  fe  dé- 
tourne à  droite ,  à  gauche  ,  on  exa- 
mine tout  ce  qui  nous  flatte  3  on  s'ar- 


18  Emile. 

rête  à  tous  les  points  de  vue.  Appèr- 
qois-je  une  rivière  ?  je  la  coto^/e  -,  un 
bois  touifu  ?  je  vais  fous  Ton  ombre  ; 
une  grotte  ?  Je  la  vifite  ;  une  carrière  ? 
j'examine  les  minéraux.  Par-tout  où 
je  me  plais,  j'y  reite.  A  Pinilant  que 
je  m'ennuie ,  je  m'en  vais.  Je  ne  do», 
pends  ni  des  chevaux  ni  du  poRillon. 
Je  n'ai  pas  belbin  de  choiiîr  des  che- 
mins tout  faits,  des  routes  commodes, 
je  paile  par-tout  où  un  homme  peut 
palfer;  je  vois  tout  ce  qu'un  homme 
peut  voir  ,  &  ne  dépendant  que  de 
moi-même  ,  je  jouis  de  toute  la  liberté 
dont  un  homme  peut  jouir.  Si  le  mau- 
vais tems  m'arrête  &  que  l'ennui  me 
gagne  ,   alors  je  prends  des  chevaux. 

Si  je  fliis  las mais  Emile  ne  fe 

Jalfe  gueres  ,  il  eft  robulle  i  'S:  pour- 
quoi fe  lalferoit-il  ?  il  n'elt  point  preiië. 
S'il  s'arrête  ,  comment  peut-il  s'en- 
nuyer 'i'  il  porte  par-tout  de  quoi  s'a- 
muferi  il  entre  chez  un  maître,  il  tra- 
vaille ,  il  exerce  fes  bras  pour  rcpofer 
fes  pieds. 

Voyager  à  pied,  c'eft  voyager  comme 
Thaïes  ,  Platon  ,  Pythagore.  J'ai  peiiie 
à  comprendre  comment  un  philofophc 
peut  fe  rclbiidre  à  voyager  autrement, 
&  s'arracher  à  Tcxamcn  des  richeifes 
^u'il  Foule  aux  pieds ,  ^  que  la  terre 


L  I  V  R  E      V.  19 

prodigue  à  Çà  vue.  Qui  eft-ce    qui   ai- 
mant un  peu  l'agriculture  ,  ne  veut  pas 
connoitre  les  produdions  particulières  au 
climat  des  lieux   qu'il    traverie ,  &  la 
manière  de  les  cultiver  ?    Qui  eft-ce 
qui    ayant   un  peu  de  goût  pour  1  hii- 
toire  ivaturclle ,  peut  fe  réfoudre  à  palier 
un  tcrrein  fans  l'examiner  ,  un  rocher 
fans  récorner ,  des  montagnes  fans  her- 
borifer,  des  cailloux  fans  chercher  des 
foililes  ?    Vos   philofophes  de  ruelles 
étudient  l'hiftoire    naturelle    dans  des 
cabinets;  ils  ont  des  colifichets,  favent 
des  noms  &  n'ont  aucune  idée  de  la 
nature.  Mais  le  cabinet  d'Emile  eft  plus 
riche  que  ceux  des  rois  j  ce  cabinet  eft 
la  terre  entière.     Chaque  chofe  y  eft  à 
£\  place:  le  naturaUfte   qui    en   prend 
foin  a  rangé   le  tout  dans  un  fort   bel 
ordre  ;  d'Àubenton  ne  feroit  pas  mieux. 
Combien  de  plaifirs  ditférens  on  raf- 
femble  par  cette  agréable   manière  de 
voyager  !  fans  compter  la  finté  qui  s'af- 
fermit-, rhumeur  qui  s'égaye.  J'ai  tou- 
jours  vu    ceux  qui  voyageoient  dans 
de  bonnes  voiuires  bien    douces  ,  rê- 
veurs,  triftes  ,  grondans  ou  fouttrans, 
&   les  piétons  toujours   gais  ,  légers  , 
&  contens  de  tout.  Combien  le  coeur 
rit  quaud  on  approche  du  gite  :*  Comr- 


3;o  E  M  I   L  E. 

bien  un  repas  grofîier  paroît  fp.vou- 
reiix  î  avec  quel  plaifir  on  fe  repofe  à 
table  !  quel  bon  fommeil  on  fait  dans 
un  mauvais  Ut  î  Quand  on  ne  veat 
qu'arriver  ,  on  peut  courir  en  chaife 
de  polie  j  mais  quand  on  veut  voyager, 
il  faut  a' 1er  à  pied. 

Si,  avant  que  nous  ayons  fait  cin- 
quante lieues  de  la  manière  que  j'ima- 
gine,  Sophie  n'ell  pas  oubliée,  il  faut 
que  je  ne  fois  gueres  adroit ,  ou  qu'E- 
mile foit  bien  peu  curieux  :  car  avec 
tant  de  connoillances  élémentaires ,  il 
eft  difficile  qu'il  ne  foit  pas  tenté  d'en 
acquérir  davantage.  On  n'eft  curieux 
qu'à  proportion  qu'on  ell  inffruit  ;  il 
fait  prccifement  alfez  pour  vouloir  ap- 
prendre. 

Cependant  un  objet  en  attire  un  au- 
tre ,  &  nous  avançons  toujours.  J'ai 
mis  à  notre  première  courfe  un  terme 
éloigne  :  le  prétexte  en  cit  facile*,^ en 
fortant  de  Paris ,  il  faut  aller  chercher 
une  femme  au  loin. 

Qiielque  jour,  après  nous  être  éga- 
rés plus  qu'a  l'ordinaire  dans  des  val- 
lons ,  dans  des  montagnes  ou  l'on  n'ap- 
perçoit  aucun  chemm  ,  nous  ne  favono 
plus  retrouver  le  notre.  Peu  nous  im- 
porte, tous  chemins  font  bons  pourvu 
qu'on  arrive;  mais  encore  faut-il  ardvcî^ 


L   I    V   R  E      V.  21 

quelque  part  quand  on  a  faim.  Hcu- 
'-eurement  nous  trouvons  un  payfaa 
qui  nous  mené  dans  fà  chaumière  i 
nous  mangeons  de  grand  appétit  Ton 
maigre  diuL  En  nous  voyant^ fi  fati- 
gués., fi  utfamés,  il  nous  dit:  il  le  bon 
Dieu  vous  eut  conduits  de  l'autre  coté 
de  la  colline  ,  vous   euffiez  été  mieux 

requs vous    auriez    trouvé    une 

nrairon  de  paix , des  gens  fi  chari- 
tables . . . , .  de  Cl  bonnes  gens  î Ils 

n'ont  pas  meilleur  cœur  que  moi ,  mais 
ils  font  plus  riches  ,    quoiqu'on    dife 

-qu'ils  l'étoient  bien  plus  autrefois 

ils  ne  pàtilîent  pas  ,  Dieu  merci  ;  & 
tout  le  pays  fe  ibnt  de  ce  qui  leur 
reite. 

A  ce  mot  de  bonnes  gens ,  le  cœur 
du  bon  Emile  s'épanouit.  Mon  ami , 
dit-il  en  me  regardant  ,  allons  à  cette 
maifon  dont  les  maîtres  font  bénis 
dans  le  voifinage  :  je  ferois  bien  aiic 
de  les  voir  j  peut-être  f3ront-ils  bien 
aifes  de  nous  voir  aufii.  Je  luis  iur 
qu'ils  nous  recevront  bien  :  s'ils  {ont 
des  nôtres,  nous  ierons  des  leurs. 

La  maifon  bien  indiquée ,  on  part, 
on  erre  dans  les  bois  ;  luie  grande  phiie 
nous  furprend  en  chemin ,  elle  nous, 
retarde  fans  nous  arrêter.  Enfin  Ton. 
fe  retrouve  ,  &;  le  foir  nous  arrivons  à. 


22  E  M   I  L  E. 

la  maifoii  déilgnée.  Dans  le  hameam 
qui  rentoure  ,  cette  feule  maifoii  , 
quoique  fimple  ,  a  quelque  apparence  i 
nous  nous  préfentons  ,  nous  deman- 
dons riiofpitalité  :  l'on  nous  fait  parler 
au  maître,  il  nous  queftionne  ,  mais 
poliment  :  fans  dire  le  fujet  de  notre 
voyage,  nous  difons  celui  de  notre  dé- 
tour. Il  a  gardé  de  fon  ancienne  opu- 
lence la  facilité  de  connoitre  l'état  des 
gens  dans  leurs  manières  :  quiconque 
a  vécu  dans  le  grand  monde  fe  trompe 
rarement  là  -  deifus  i  fur  ce  pafleport 
nous  fo^mmes  admis. 

On  nous  montre  un  appartement 
fort  petit  ,  mais  propre  &  commode  , 
on  y  fait  du  feu,  nous  y  trouvons  du 
linge  ,  des  nippes ,  tout  ce  qu'il  nous 
faut.  Qiioi  î  dit  Emile  tout  lurpris  , 
on  diroit  que  nous  étiojis  attendus. 
O  que  le  payfan  avoit  bien  raifon  ! 
quelle  attention  ,  quelle  bonté  ,  quelle 
prévoyance  !  <î^'  pour  des  inconnus  î  je 
crois  être  au  tcms  d'Homcre.  Soyez 
fcnfible  à  tout*  cela  ,  lui  dis- je  ,  mais 
ne  vous  en  étonnez  pas  ;  partout  où  les 
•étrangers  font  rares  ils  font  bien  ve- 
nus ;  rien  ne  rend  plus  hofpitalier  que 
de  n'avoir  pas  fou  vent  befoin  de  l'être: 
c'eft  l'affluence  des  hôtes  qui  détruit 
i'hofpitalité.  Du  tems  d'Homère  on  ne 


L   1  V  R  E     V.  2? 

voyag^oit  gueres  ,  &  les  voyageurs 
étoieiit  bien  requs  par-tout.  Nousfom- 
mes  peut-être  les  fculs  paflagers  qu'on 
ait  vus  ici  de  toute  l'annce.  N'impor- 
te, reprend-il,  cela  même  eft  un  éloge, 
de  favoir  fe  palTer  d'hôtes  ,  &  de  les 
recevoir  toujours  bien. 

Sechés  &j:ajuftés,  nous  allons  re- 
joindre le  maître  de  là  maifon  y  il  nous 
préfente  à  fa  femme;  elle  nous  reqoit, 
non  pas  feulement  avec  politeiTe  ,  mais 
avec  bonté.  L'honneur  de  fes  coups- 
d'œil  eft  pour  Emile.  Une  mère,  dans 
le  cas  où  elle  eft ,  voit  rarement  lans 
inquiétude  ,  ou  du  moins  fans  curio- 
fité ,  entrer  chez  elle  un  homme  de 
cet  âge. 

On  fait  hâter  le  fouper  pour  l'amour 
de  nous.  En  entrant  dans  la  falle  à 
manger  nous  voyons  cinq  couverts  ; 
nous  nous  plaçons,  il  en  refte  un  vui- 
de.  Une  jeune  perfonne  entre,  fait  une 
grande  révérence,  &  s'aiîied  modefte- 
ment  fans  parler.  Emile  occupé  de  fa 
faim  ou  de  fes  réponfes  ,  la  falue ,  parle 
&  mange.  Le  principal  objet  de  fon 
voyage  eft  auiR  loin  de  la  penfée  ,  qu'il 
fe  croit  lui-même  encore  loin  du  ter- 
me. L'entretien  roule  fur  fégaremcnt 
de  nos  voyageurs.  Monfieur ,  lui  dit 
le  maître  de  la  maifon  ,  vous   ne.pa- 


24  E  JM    I   L  E. 

roiiTez  un  jeune  homme  aimable  &  fa- 
ge  ,  &  cela  me  fait  fonger  que  vous 
êtes  arrivés  ici ,  votre  gouverneur  & 
vous ,  las  Se  mouillés  ,  comme  Télé- 
maque  &  Mentor  dans  Tisle  de  Caly- 
Tpib.  Il  effc  vrai  ,  répond  Emile  ,  que 
nous  trouvons  ici  rhofpitalité  de  Ca- 
îypfo.  Son  Mentor  ajoute:  &  les  char- 
mes d'Eucharis.  Mais  Emile  connoit 
rOdylîée  &  n'a  point  lu  Télémaquej 
il  ne  fait  ce  que  c'efl;  qu'Eucharis.  Pour 
la  jeune  perfonnc  ,  je  la  vois  rougir 
jufqu'aux  yeux.,  les  baiiîer  far  fou  af- 
iîetce,  &  n'ofer  foufiler.  La  mère,  qui 
remarque  fon  embarras ,  fait  figne  au 
père ,  &  celui-ci  change  de  converfa- 
tion.  En  parlant  de  fa  folitude  ,  il  s'en- 
gage iiîfeniiblement  dans  le  récit  des 
événemens  qui  l'y  ont  confiné  ;  les 
maaieurs  de  fa  vie ,  la  conitance  de 
Ion  époiife,  les  confolations  qu'ils  ont 
trouvées  dans  leur  union,  la  vie  douce 
6c  paiilble  qu'ils  mènent  dans  leur  re- 
traite ,  h  toujours  ians  dire  un  mot 
de  la  jeune  pcrfbnne  ;  tout  cela  forme 
un  récit  agréable  &  touchant  ,  qu'on 
ne  peut  entendre  fans  intérêt.  Emile 
ému,  attendri,  celle  de  manger  pour 
écouter.  Enfin,  à  l'endroit  où  le  plus 
honnête  des  hommes  s'étend  avec  plus 
de  plailir  iiar  rattachement  de  la  plus 

digne 


L  I  V  R  E     V.  s.f 

digne  -des  femmes ,  le  jeune  voyageur 
hors  de  lui  ferre  une  main  du  mari 
qu'il  a  faille ,  &  de  Pautre  prend  auiH 
la  main  de  la  femme  ,  fur  laquelle  il  fe 
penche  avec  tranfport  en  l'arrofant  de 
pleurs.  La  naïve  vivacité  du  jeune 
homme  enchante  .tout  le  monde:  mais 
la  fille  ,  plus  fenfible  que  pcrfonne  à 
cette  marque  de  fon  bon  cœur  ,  croit 
voir  Télémaque  afFedé  des  malheurs  de 
Philodete.  Elle  porte  à  la  dérobée  jles 
yeux  fur  lui  pour  mieux  examiner  fa 
ïigure;  elle  n'y  trouve  rien  qui  démen- 
te la  comparaifon.  Son  air  aifé  a  de 
la  liberté  fans  arrogance  ;  fes  manières 
Tout  vives  fans  étourderie  i  fa  fenfibili- 
té  rend  fon  regard  plus  doux,  fa  phy- 
ilonomie  plus  touchante  :  la  jeune  per- 
sonne le  voyant  pleurer  eft  prête  de 
mêler  fes  larmes  aux  fiennes.  Dans  un 
Il  heau  prétexte ,  une  honte  fecrete  la 
retient:  elle  fe  reproche  déjà  les  pleurs 
prêts  à  s'échapper  de  fes  yeux  ,  com.me 
s'il  étoit  mal  d'en  verfer  pour  la  fa- 
^lille. 

La  raere  ,  qui  dè,s  le  commencement 
du  ibupé  n'a  celfé  de  veiller  fur  elle , 
voit  fa  contrainte  ,  &  l'en  délivre  en 
l'envoyant  faire  une  commifïîon.  Une 
.minute  après  la  jeune  fille  rentre,  mais 
fî  mal  remilè  que  fon  défordrc  eft  vi- 

£mik.  Tonî.  ÎV.  B 


S6'  ^E  iM   ILE. 

pblç.  à  to.us  les  yeux.  La  merc  lui  dit 
avec  douceur;  Sophie,  remettez-vous i 
ne  ceilèrez-voûs  point  de  pleurer  les 
ni^lheurs  de  y.os  parens?  Vous  qui  les 
en  coufolez ,  iry  foyez  pas  plus  Icnli- 
ble  qu'eux-nièiaes. 

Ace  nom  de  Sophie  ,  vous  culFicz 
vu.  trelTainir  Emile.  Frappe  d'un  nom 
il  cher  ,>  il  fe  réveille,  çn  furfaut ,  & 
j3tte  un  regard  avide  fur  celle  qui  Tofc 
jiorter,  Sophie,  6  Sophie  î  eft-ce  vous 
que  mon  cœur  cherche  ?  elt-ce  vous 
que  mon  cœur  aime  ?  Il  l'obrervc ,  il 
îa  contemple  avec  line  forte  de  crainte 
'&  de  défiance.  Il  ne  voit  point  exacte- 
ment la  figure  qu'il  s'ctoit  peinte  i  il 
ne  fait  Ci  celle  qu'il  voit  vaut  mieux 
ou  moins.  Il  étudie  chaque  trait,  il 
épie  chaque  mouvement,  chaque  gelte, 
il  trouve  à  tout  mille  interprétations 
confufes  ;  il  donneroit  la  moitié  de  la 
vie  pour  qu'elle  voulût  dire  un  feul 
mot.  Il  me  regarde  inquiet  &  troublé  i 
Tes  yeux  me  font  à  la  lois" cent  quef- 
tions  5  cent  reproche:?.  Il  femble  me 
dire  à  cha-que  regard  :  guidez-moi,  tan- 
dis qu'il  elt  tems  ;  Ci  mon  cœur  fe  livre 
;&  fe  trompe,  je  n'en  reviendrai  de  mes 
jours. 

Emile  eft  Thomme  du  monde  qui 
Tliit  le  n^oins  fe  déguifcr  j  comnient  fc 


L  ï  V  R  E     V.  ^7 

déguifcrcit  il  dans  le  plus  grand  trou- 
ble de  i'à  vie ,  entre  quatre  fpedateurs 
qui  l'examinent ,  &  dont  le  plus  diftrait 
en  apparence  cft  en  eifet  le  plus  atten- 
tif i'  Son  défordre  n-échappe  point  aux 
y^ux  pénétrans  de  Sophie  ,  les  fiens 
rinftruirent  de  relie  qu'elle  en  ell  l'ob- 
jet :  elle  voit  que  cette  inquiétude  n'eft 
pas  de  l'amour  encore  ,  mais  qu'irn- 
porte?  il  s'occupe  d'elle,  &  cela  fuffiti 
elle  fera  bien  malheureuie  s'il  s'en  oc- 
cupe impunément. 

Les  mères  ont  des  yeux  comme  leurs 
filles ,  &  l'expérience  de  plus.  La  mère 
de  Sophie  fourit  du  fuccès  de  nos  pro- 
jets. Elle  lit  dans  le.s  cœurs  des  deux 
jeunes  gens  ;  elle  voit  qu'il  eft  tems  de 
fixer  celui  du  nouveau  Télcmaque  j  elle 
fait  parler  fa  fille.  Sa  fille,  avec  fa  dou- 
ceur naturelle  ,  répond  d'un  ton  timi- 
de ,  qui  ne  fait  que  mieux  fon  etïet. 
Au  premier  fon  de  cette  voix  ,  Emile 
ett  rendu  i  c'eil  Sophie  ,  iln'eii  doute 
plus.  Ce  ne  la  feroit  pas  ,  qu'il  feroit 
trop  tard  pour  s'en  dédire. 

C'eft  alors  que  les  charmes  de  cette 
fille  enchantcreire  vont  par  torrens  à 
fon  cœur  ,  &  qu'il  commence  d'avaler 
à  longs  traits  le  poifon  dont  elle  l'eni- 
vre. Il  ne  parle  plus ,  il  ne  répond  plus, 
il  ne  voit  que  Sophie,  il  n'entend  que 

B  2 


^%  E   MILE. 

■Sophie:  fi  elle  dit  im  mot,  il  ouvre 
h  bouche  ;  li  ellç  baille  les  jœux,  il 
-les  baiifej  s'il  la  voit  fou pirer  ,  il  fou- 
.pire  y  c'eil  Tame  de  Sophie  qui  paroit 
ranimer.  Qiie  la  fieilne  a  changé  dans 
j5eu  d'inilans  !  Ce  n'eft.pUis  le  tour  de 
Sophie  de  trembler  ,  c'eft  celui  d'Erni- 
-le.  Adieu  la  liberté  ,  la  naïveté  ,  la 
friu-ichife.  Confus ,  embarrairé  ,  crain- 
,tiF,  il  n'-ofe  plus  regarder  autour  dp 
.lui ,  de  peur  de  voir  qu'on  le  regiurde. 
Honteux  de  fe  laifler  pénétrer ,  il  vou- 
■,droit  ié  rendre  invilible  à  tout  le  mon- 
•  de ,  pour  fe  rallafier  de  la  contempler 
ians  être  obfervé.  Sophie,  au  contraire, 
-îè  raiTiH-e-de  la  crainte  d'Emile  i  elle 
voit  fon  triomphe,  elle  en  jouit. 

Noljnojha  gdà  ,  bcn  clie  .in  fuo  cor 

ne  rida. 

.Elle  n'a  pas    changé   de    contenance.; 

mais  malgré  cet  air  modeile  ,  &.   ces 

^yeux  baillés  ,  fon  tendre  coeur  palpite 

,de  joie,  C^  lui  dit  que  Télémaque  efl 

trouvé. 

Si  j'entre  ici  dans  Thilloire  ,  trop  naï- 
ve -&  trop  fimpie  peut  -  être  ,  de  leurs 
innocentes  amours  ,  on  regardera  ces 
détails  comme  un  jeu  frivole  ,  (Se  l'on 
aura  tort.  On  ne  confidcre  pas  aifez 
linfluencc  que  doit  avoir  la  première 
liailbn  d'uii  homme   avec  une  femme 


L  I   V   R  E      V.  29 

dans  le  cours   de  la  vie  de  l'an  &  de 
l'autre.  On  ne  voit  pas  qu'une  première' 
imprelfion,  autii  vive  que  celle  de  l'a* 
mour  ou  du  penchant  qui  tient  fa  place , 
a  de  longs    erfets   dont  on  n'apperqoit 
point   la   chaîne  dans,  le  progrès    des 
ans ,  mais  qui  ne  ceilent  d'agir  jufqu'à 
la  mort.  On  nous  donne  dans  les  trai- 
tés d'éducation  de  grands  verbiages  in- 
utiles &  pédanteFques  Fur  les  chiméri-î. 
ques  devoirs    des   enfans-,    &  l'on  ne 
nous  dit  pas  un  mot  de  la  partie  la  plus 
importante  &  la  plus  difficile  de  toute 
f  éducation  ,  favoir  la  crife  qui  fert  de 
paffage  de  l'enfance  à  l'état  d'homme; 
Si  j'ai   pu  rendre   ces   efllds  utiles  par 
quelque  endroit  ,  ce  fera  fur-tout  pour 
m'y  être  étendu  fort  au  long  fur  cette 
partie  eiîentielle  omife  par  tous  les  au- 
tres, &  pour  ne  ni'ètre  point  laiiié  re- 
buter dans  cette  entreprife  par  de  fauf- 
fèsdé'icatefle?,  ni  effrayer  par  des  dii^ 
ficultés  de  langue.  Si  j'ai  dit  ce  qu'il 
fout  faire ,  j'ai  dit  ce  que  j'ai  dû  dire: 
il  m'importe  fort  peu  d'avoir  écrit  ufi 
roman.  C'ell  un  aifez  beau  roman  que 
celui  delà  nature  humaine:  s'il  ne  fe 
trouve  que  dans  cet  écrit ,  ell-ce  ma 
faute  ?  Ce  devroit  être  l'hiiloire  dé  mon 
efpece:  vous  qui  la  dépravez ,  c'ell  vous 
qui  faites  un  romun  de  mon  livre. 


^O  E    M   I   L   g. 

Une  autre  coniiJérritioii  qui  renforce 
la  première,  cil  qu'il  ne  s'ag-it  pas  d\{\\ 
jeune  homme  livré  dès  Tenfance  à  h. 
crainte,  à  la  convoitife  ,  à  l'envie,  à 
l'orgueil ,  Se  à  toutes  les  pallions  qui 
fervent  d'inftrument  aux  éducaiior;S 
communes  ;  qu'il  s'agit  à\m  jeuiic 
homme  dont  c'ell  ici ,  rion  -  leiilcnient 
le  premier  amour,  mais  la  première 
palîion  de  toute  cfpcce  i  que  de  cette 
palTion  ,  l'unique  peut-être  qu'il  len- 
tira  vivcm.cnt  dans  toute  fa  vie,  dé- 
pend la  dernière  Forme  que  doit  pren- 
dre ioncaradere.  Ses  manières  de  pcn- 
fer  ,  les  f3nrimens,  fes  goûts,  fixés  par 
une  paillon  durable,  vont  acquérir  une 
eor.n [lance  qui  ne  leur  permettra  pU;S 
^e  s'altérer. 

On  conc;,oit  qu'entre  Emi!c  &  moi 
la  nuit  qui  iliit  une  pareille  foirée  ne 
fe  pafle  pas  toute  à  dormir.  Q_uoi  dvnc  i 
la  léule  conformité  à\vA  nom  doit -elle 
avoir  tant  de  pouvoir  fur  un  ho^nmc 
iiige  ?  M'y  a-t-il  qu'une  Sophie  au  mon- 
de '<  Se  reifemblent-elles  toutes  d\tme 
comme  de  nom  ?  Toutes  celles  qu'il  ver- 
ra font  -  elles  la  llenîic  ?  Eli  -  il  fou  ,  de 
iè  paffionner  ainll  pour  une  inconnue  à 
laquelle 'il  n'a  jamais  parlé  i'  Atrcndcz', 
"eunc    homme  ,  examinez  ,  obfervez. 

^ous  ne  favez  pas  mcmc  encare  chez  qui 


\' 


L   î   V   R   E      V.  JY 

•^ous  êtes ,  &  avons  en-tendre  ,  on  vous, 
croiroit  Héjà  dans  votre  maiion. 

Ce  n'eii  pas  le  temsde^  leçons,  & 
celles  ci  ne  font  pas  faites  pour  être 
écoutées.  Elle  ne  font  que  donner  au 
jeuite' homme  un  nouvel  intérêt  pour 
Scipliie  ,  par  le'  defîr  de  juftiner  ion 
penchant.  Ce  rapport  des  noms ,  cette 
rencontre  qu'il  croit  fortuite ,  ma  ré- 
ferve  même,  ne  font  qu'irriter  fa  vi- 
vacité :  déjà  Sophie  lui  paroit  trop  ef- 
timable  pour  qu'il  ne  foit  pas  fur  de 
me  la  faire  aimer. 

Le  matin,  je  me  doute  bien  que 
dans  fon  mauvais  habit  de  voyage  , 
Emile  tâchera  de  fc  mettre  avec^plirs 
(te  loin.  Il  n'y  manque  pas  :  mais  je  ris 
de  fon  emprelfement  à  s'accommoder 
du  Hnge  d^  la  maifon.  Je  pénètre  la 
penféc  ;  j'y  lis  avec  plaitlr  qu'il  cher- 
che ,  en  ie  préparant  des  rellitutionsv 
des  échanges  ,  à  s'établir  une  eipecc  de 
correipondance  qui  le  mette  en  droit 
à^y  renvoyer  «Se  d'y  revenir. 

Je  nvétois  attendu  de  trouver  Sophie- 
un  peu  phis  ajultée  aulfi  de  fon  coté-, 
je  me  fuis  trompé.  Cette  vulgaire  co- 
quetterie eft  bonne  pour  ceux  à  qui 
l'on  ne  veut  que  plaire.  Celle  du  véri- 
table amour  eft  plus  ràBnée  ,  elle  a  bien 
d'auu.-es  prétentions.  Sophie  eft  mile- 
■     --i  B  4 


53^  Emile. 

V 

encore  plus  fimplemeiit  que  la  vcilîc  , 
&  même  plus  négligemment ,  quoiqu'à- 
vec  une  propreté  toujours  fcrupuleufe. 
Je  ne  vois  de  la  coquetterie  dans  cette 
négligence,  que  parce  que  j'y  vois  de 
r^ti'edation.  Sophie  fait  bien  qu'une 
parure  p'us  recherchée  eil  une  déch- 
ratioîi ,  mais  elle  ne  fait  pas  qu'une 
parure  plus  négligée  en  eft  une  autre  ; 
elle  montre  qu'on  ne  fe  contente  pas 
de  plaire  par.  l'ajudement ,  qu'on  veut 
plaire aufli  parla  perfonns.  Ehî  qu'im- 
porte à  i'amant  comment  on  Toit  mifcr, 
pourvu  qu'il  voye  qu'on  s'occupe,  de 
lui  ?  DéjÀ  fùre  de  Ton  empire,  Sophie 
ne  fe  borne  pas  à  fr.ippcr  par  Tes  char- 
jnes  les  yeux  d'Emile  ,  li  ion  cœur  ne 
va  les  chercher;  il  ne  lui  ^u^Ht  plus 
qu'il  les  voye  ,  elle  veut  qu'il  les  îup- 
pofe.  N'en  a  t'il  pas  aiTez  vu  pour  être 
©bligé  de  deviner  le  refte  ? 

Il  ett  à  croire  que  durant  nos  entre- 
tiens de  cette  nuit,  Sophie  «S:  fa  mère 
ne  font  pas  non  plus  reltées  muettes.  Il  y 
a  eu  des  aveux  arrachés  ,  des  inilruc- 
tions  données.  Le  lendemain  on  fe  raf. 
iemblebien  préparés.  Il  n"y  a  pas  douze 
heures  que  nos  jeunes  gens  fe  font  vus, 
ils  ne  le  fojit  pas  dit  encore  un  Icul 
mot,  &  déjà  l'on  voit  qu'ils  s'entcn- 
Âcnt.  Leur  abord  n'eit  pas  familier  ;  il 


L  I  V  R   E     V.  q:j 

eft  embarrafle  ,  timide  ;  il  ne  fe  parlent 
point,  leurs  yeux  baillés  femblent  s'é- 
viter, &  cela  même  eft  un  figne  d'in- 
telligence: ils  s'évitent,  mais  de  con- 
cert i  ils  lentent  déjà  le  befoin  du  myil 
tere  avant  de  s'être  rien   dit.  En  par- 
tant,  nous    demandons  la   permiiiion 
de  venir  nous-mêmes  rapporter  ce  que 
nous   emportons.    La  bouche  d'Emile 
demande   cette   permiffion  au  père ,  à 
la  mère  ,  tandis  que  Tes  yeux  inquiets  • 
tournés  fur  la  fille  la  lui  demandent 
beaucoup  plus  inftamment.  Sophie  ne 
dit  rien ,  ne  fait  aucun  figne  ,_  ne  paroit 
rien  voir ,  rien  entendre ,  mais  elle  rou- 
git ,  &  cette  rougeur  eft  une  réponfe  en- 
core plus  claire  que  celle  de  fés  parens. 
On  nous  permet  de  ré  venir  ,  fans 
nous  inviter  à  refter.    Cette  conduite 
eft  convenable  j    on   donne  le  couvert 
à  des  palfans  embarrafles  de  leur  gite% 
mais  il   n'ert  pas  décent  qu'un  amant 
couche  dans  la  maifon  de  fa  maitrelfe. 
A  peine  fommes-nous  hors  de  cette 
maifon  chérie,  qu'Emile  fongeà  nous 
établir  aux  environs  -,  la  chaimiiere  la 
plus  voifme   lui  femble  déjà  trop  éloi- 
gîiéei  il  voiidroit  coucher  dans  les  fol- 
fés    du  château.    Jeune   étourdi  f    lui 
dis -je  d'un  ton  de  pitié  j  quoi!  déjà 
la-  paiHoii  vous-  aveugle  'i    Vous    lîo 


^4  E   M    I    LE 

voyez  déjà  plus  ni  les  bienfcances  ni  la- 
ïdiïon'^  Malheureux  !  vous  croyez  ai- 
mer ,  &  vous  voulez  déshonorer  vo- 
tre maîtreire  !  Qiie  dira-t-on  d'elle  , 
quand  on  faura  qu'un  jeune  homme 
qui  fort  de  fà  maifon  couche  aux  en- 
virons ?  Vous  l'aimez,  dites  -  vous  ! 
Eft-ce  donc  à  vous  de  la  perdre  de  ré- 
putation ?  Eil-ce  là  le  prix  de  l'holpita- 
litc  que  les  parcns  vous  ont  accordée? 
Ferez -vous  l'opprobre  de  celle  dont 
vous  atteiidez  votre  bonheur  ?  Eh  ! 
iju'importent,  répond-il  a\n:c  vivacité, 
les  vains  difcours  des  liommcs  &  leurs 
injuftes  foupçons-  ?  Ne  m'avez  -  vous 
pas  appris  vous-même  à  n'en  iaire  au- 
cun cas  ir'  Qiii  lait  mieux  que  moi  com- 
bien j'honore  Sophie,  combien  je  la 
veux  rerpedcr  ?  Mon  attachement  ne 
fera  point fd  honte,  il  Fera  fa  gloire  ,  il 
fera  digne  d'elle.  Quand  mon  cœur  Se 
mes  foins  lui  rendront  par-  tout  l'hom- 
mage qu'elle  mérire ,  en  quoi  purs -je 
l'outragei'  ?  Cher  Emile  ,  reprends  -  je  en 
rembraifant ,  vous  raifonnczpour  vousj 
apprenez  à  raifonner  pour  C'ie.  Ne  com- 
parez point  l'honneur  d'un  fcxe  à  celui  de 
l'autre  ;  ils  ont  des  principes  tout  diifé- 
rcns.  Ces  principes  font  également  foîi- 
dcs  &  raifonnables  ,  parce  qu'ils  dé- 
rivent également  de  h  «.ature  ,  «Se  (]aQ 


Livre    V.  ?r 

la  même  vertu  qui  vous  fait  mcprilcr 
pbur  vous  les  diicours  des  hommes  , 
vous  oblige  à  les  rerpecler  pour  voti;e 
maîtrefîe.    Votre  hoiiiiei:r  ell  en  vous 
'îeul ,  à  le  9.en  dépend  d'autrui.  Le  né- 
'gliger  {croit  blefl'er  le  vôtre  même  ;  & 
vous  ne    vous    rendez   point    ce  que 
vous  vous  devez ,  Il  vous    êtes  caufe 
qu'on  ne  lui' rende  pas  ce  qui  lui  eit  dû. 
Alors  lui  expliquant  les  raifons  dp 
ces  diiférences,  je  lui  fais  fentir  quelle 
injutUce  il  y  auroit  à  vouloir  les  comp- 
ter pour  rien.  Qiii  eft-ce  qui  lui  a  dit 
qu  il  iera  l'époux  de  Sophie  ,  elle  dont 
il  ignore  les  fentimens  ,  elle   dont  Ig' 
cœur  ou  les  parens  ont   peut-être  des- 
engagemens    antérieurs ,  elle  qu'il   ne 
connoît  point ,  &   qui  n'a  peut  -  être 
avec  lui  pas  une  des  convenances  qui 
peuvent  rendre  un  mariage  heureux  i' 
Ignore-t>tî  que  tout  fcandale  ell  pour 
luie  fille  une  tache  indélébile,  que  n'ef- 
face pas  même  Con  mariage  avec  celui 
qui  l'a  caufé  ?  Eh  î  quel  eil  l'homme 
fenfiblc  qui  veut  perdre  celle  qu'il  aime  i:' 
Q^iel  elt  rhonnète  homme  qui   veut 
faire  pleurer  à  jamais  à  une  infortunée' 
le  malheur  de  lui  avoir  pKi  'f 

Le  jeune  homme ,  effrayé  des  confc- 
quences  que  je  lui  fais  envilager,  & 
toujours  extrême  dans  fes  idées ,  croit: 


^6-  E  M  1   L  J>. 

déjà  n'être  jamais  alTéz  loin  du  féiour 
de  Sophie  :  il  double  le  pas  pour  fuir 
plus  promptemcnt  ;  il  regarde,  autour 
de  nous  fi  ne  fommes  point  écoutés  j  il 
iàcrifieroit  mille  fois  ion  bonheur  à 
l'honneur  de  celle  qu'il  aime  j  il  airne- 
roit  mieux  ne  la  revoir  de  fa  vie  que 
Je  lui  caufer  un  feul  déplaifir.  C'eft  le 
premier  fruit  des  foins  que  j'ai  pris  dès 
îlt  jeuneiTe  de  lui  former  un  cœur  qui 
fâche  aimer. 

Il  s'agit  donc  de  trouver  un  afyle 
éloigné ,  mais  à  portée.  Nous  cher- 
chons ,  nous  nous  informons  :  nous 
apprenons  qu^à  deux  grandes  lieues  cft 
•une  ville  ;  nous  allons  chercher  à  nous 
y  loger,  plutôt  que  dans  des  villages 
phis  proches  où  notre  féjour  devien- 
droit  fufpcd.  C'elf  là  qu'arrive  eniin 
le  nouvel  amant  plein  d'amour,  d'ct 
poir,  de  joie,  &  fur-tout  de  bons  fenti- 
m.ens  ;  &  voilà  comment  dirigeant  peu- 
à-peu  fa  pnilîon  naililmte  vers  ce  qui 
eft  bon  &  honnête  ,  je  difpofe  infenfi- 
blcment  tous  fes  penchans.  à  prendre  le 
même  pli. 

J'approche  du  terme  de  ma  carrierej 
)e  l'apperqois  déjà  de  loin.  1  outes  les 
grandes  difficultés  font  vaincues ,  tous 
les  grands  oblhicles  font  fo-rmontés  -,  il 
ne  me  relie  plus  rien  de  pénible  à  faire*, 


L  I  V   R    E^     V.  ^7 

qye  de  ne  pas  gâter  mon   ouvrag-e  en 
me  hâtant  de  le  confommcr.  Dans  Tin- 
certitude  dû  la  vie  humaine,  évitons 
fur-tout  la  fuure  prudence  d'immoler 
le  prélent  à  Favenir  j  c'eft  fouvcnt  im- 
moler ce  quiett  à  ce  qui  ne  fera  point. 
Rendons  l'homme  heureux  dans  tous 
les.  âges  ,  de  peur   qu'après  ^  bien    des 
foins  il  ne  meure  avant  de  ravoir  été. 
Or,  s'il  ell  un  tems  pour  jouir  de  là 
vie  ,  c'eft  alTurémcnt  la  fin  de  l'adole- 
fcence ,  où  les  facultés  du  corps  &  dé 
l'ame  ont  acquis  leur  plus  grande  vi- 
gueur ,  &  où  rhomme  au  miiieu  de  fa 
courfe  voit  de  plus  ioin  les  deux- termes 
qui  lui  en  font  fentir  la  brièveté.    Si 
l'imprudente   jeuneiTe    fe    trompe,    ce 
n'ertpas  en  ce  qu'elle  jouit,  c'eit  en  ce 
qu'elle    cherche    la  jouilîance  où   elle 
n'eft  point,   &  qu'en   s'apprètanf  un 
avenir  milérabie  elle  ne  fait  pas  même 
ufcr  du  moment  préfcnt. 

Confidérez  mon  Emile,'  à  vingt  ans 
paiïés,  bien  formé,  bien  conftitué  d'ef 
prit  &  de  corps,  fort,  fain  ,  difpos , 
adroit ,  robuife  ,  plein  de  fens ,  de  rai- 
fon  ,  de  bonté  ,  d'hnmanité  ,  ayant  des 
mœurs  ,  du  goût,  aimant  le  beau  ,  fai^ 
fànt  le  bien ,  libre  de  l'empire  des  p^f- 
fions  cruelles,  exempt  du  joug  de  l'ô- 
phidoiT ,  mai^  fournis  à  la  loi  de  la  f^- 


^8  E   M.   I    L   E. 

gefle  5  &  docile  à  la  voix  (Te  ramitié  ^ 
poilédant  tous  les  taleus  utiles,  &  pUt- 
îieurs  taleiis  agréables  ,  fe  rouciant  peu 
des  richeiies  ,  portant  fa  reirource  au 
bout  de  Tes  bras ,  ("s:  n'ayant  pas  peur 
de  manquer  de  pain  ,  quoi  quM  arrive. 
Le  voila  maintenant  enivré  d'une  pa!- 
fion  nailîante  :  fon  cœur  s'ouvre  aux 
premiers  feux  de  l'amour  ;  fes  douces 
Ululions  lui  font  un  nouvel  univers 
de  délices  &  de  jouiliance.  Il  aime  un 
objet  aimable  ,  &  plus  aimable  encore 
par  fon  cara<flere  que  par  là  pcrfonne  i 
il  efpere  ,  il  attend  un  retour  qu'il  fent 
lui  être  dû  ;  c'eit  du  rapport  d'es  cœurs , 
e'efl;  du  concours  des  fcntimens  hon- 
nêtes ,  que  s'eit  forme  leur  premier 
penchant.  Ce  penchant  doit  être  du- 
rable :  il  fe  livre  avec  confiance ,  avec 
raifon  même ,  au  plus  charmant  délire , 
fans  crainte ,  fans  regret ,  fuis  remords , 
fans  autre  inquiétude  que  celle  dont  le 
fenciment  du  bonheur  cil  infcparable. 
Qiie  peut-il  manquer  au  ficn  '^  Voyez  , 
cherchez  ,  imaginez  ce  qu'il  lui  fiuit 
encore ,  &  qu'on  puifle  accorder  avec 
ce  qu'il  a  ?  Il  réunit  tous  les  biens  qu'on 
peHt  obtenir  à  la  fois  ;  on  ny  en  peut 
ajouter  aucun  qu'aux  dépens  d'un  au- 
tre ;  il  eft  heureux  autant  qu'un  hom- 
me peut  Tètre.   Irai-je  en  ce  moment 


Livre    T.  ?9 

abréger  un   delUii   fi   doux  ?   Irai  -  je 
troubler  une  volupté  fipurej'  Ahî  tout 
le  prix  de  la  vie  eil;  daîis  la  félicité  qu'il 
goûte.  Qi,re  pourrois-je  lui  rendre  qui 
valût  ce  que  je  lui  aurois  ôté  f*  Même 
en  mettant  le  comble  à  fou  bonheur, 
j'en  détruirois   le   plus  grand  charme. 
Ce  bonheur  fiiprème  eil  cent  Fois  plus 
doux   à  efpérer  qu'à   obtenir;    on   en 
jouit   mieux    quand    on   l'attend   que 
quand  on  le  goûte.  O  bon  Emile ,  aime , 
&  fois  aimé!    Jouis  long-tems  avant 
que  de  poliéder  ;  jouis  à  la  fois  de  l'a- 
mour Sz  de  l'innocence  i  fais  ton  para- 
dis fur  la  terre  en   attendant  l'autre  : 
je  n'abréger-cù  point  cet  heureux  tems 
de  ta  vie:   j'en   filerai  pour  toi   Fen- 
chantement  ;  je  le  prolongerai  le  plus 
qu'il  fera  poiFible.  Hélas  !  il  faut  qu'il 
finiile ,  &  qu'il  finiile  en  peu  de  tems  -, 
mais  je  ferai  du-  moins  qu'il  dure  tou- 
jiours  dans  ta  mémoire ,  &  que  tu  ne 
itc  repentes  jamais  de  l'avoir  goûté. 

Emile  n'oublie  pas  que  nous  avons 
des  rell'itutions  à  faire.  Sitôt  qu'elles 
font  prêtes  ,  nous  prenons  des  che- 
vaux, nous  allons  grand  train;  pour 
«ette  ois,  en  partant  il  voudroit  être 
arrivé.  Qiiand  le  cœur  s'ouvre  aux 
paillons  ,  il  s'ouvre  à  l'ennui  de  la  vie. 
Si  je   u'iii   pas  perdu  mou  tems ,  la 


4©  E   iM    I    L  E. 

fieiine  entière  n&  fe   pafiTera  pas  ainfi. 

Malheiireurement  la  route  eft  fort 
coupée  &  le  pays  difficile.  Nous  nous 
égarons  ,  il  s'^en  appercoit  le  premier  s 
&  fans  s'impatienter  ,  {ans  fe  plaindre  , 
il  met  toute  fun  attention  à  retioiiveî^ 
Ton  chemin  -,  il  erre  long-tcms  avant 
de  fe  reconnoitre,  Si  toujours  avec  le 
même  fang-froid.  Ceci  n'eft  rien  pour 
vous  ,  mais  c'eft  beaucoup  pour  moi 
qui  connois  fou  naturel  emporté  :  je 
vois  le  fruit  des  foins  que  j'ai  mis  dés 
ion  enfance  à  l'endurcir  aux  coups  de 
îa  nccelFité. 

Nous  arrivons  enfin.  La  réception 
qu'on  nous  fait  ell  bien  plus  fimpic  & 
plus  obligeante  que  la  première  fois^i 
nous  fommes  déjà  d^ancicnr.es  ccnnoil-r 
fances.  Emile  &  Sophie  fe  filuent  avec 
un  peu  d'embarras  ,  &  ne  fe  parlent 
toujours  point:  que  fe  diroicnt-ils  en 
notre  préfence  ?  L'entretien  qu'il  leur 
faut  n'a  pas  befoin  de  témoins.  _  L'on 
îe  promené  dans  le  jardin  ,  ce  jardin 
a  pour  parterre  un  potager  très-bien  en- 
tendu, pour  parc  un  verger  couvert 
de  grands  &  beaux  aibres  fruitiers  de 
toute  efpece  ,  coupé  en  divers  fcns 
de  jolis  ruiiïeaux,  &  de  platehnndes 
pleines  de  fleurs.  Le  beau  lieu!  s'é- 
crje    Er.iiie   plein  de  ion   Homcïc  & 


L  I  V   R   E      V.  41 

toujours  dans  Tetithonnarme ,  je  crois 
voir  le  jardin  d'Alcinoiîs.  La  fille  vou- 
droit  favoir  ce  que  c'eft  qu'Alcinoiis , 
&  la  mère  le  demaiide.  Alcinoiis,  leur 
dis-je,  étoit  un  roi  de  Corcyre ,  donc 
le  jardin  décrit  par  Homère  eft  criti- 
que par  les  gens  de  goût ,  comme  trop 
fimple  &  trop  peu  paré  (15).  Cet  Al- 

C13)  *'  E"  fortant  du  palais  on  trouve  nn  vnfte 
„  jarain  de  quatre  arpens ,  enceinî  &  clo^  tout 
„  à  l'entonr,  piar.té    i!e    graniis  arbres  flciins , 
„  produifans  des  poires  ,  des  pommes  de  grenade 
„  &  d'autres  de  pins  belles  efpeces  ,  des  figuiers 
„   au  doux  fruit,  &  des  oliviers  verdoyans.   Ja- 
,,  mais  durant  l'année   entière  ces   bewx  arbres 
„  ne  relient  fans  fruits,  l'hiver  &  Fêté,  la  douce 
„  haleine  du  vent  d'oueft    fait   à    la    fois  nouer 
,:  les  uns  &  mûrir  les  autres.     On  voit  la  poire 
,j  &  la  pomme  vieillir  &  fccher  fur  leur  arbre  ,  la 
,.  fiRUe  iur  le  H'^uier  &  la  s^rapc  fur  la  fouche.    La 
„  vi^gne  inépuil'able   ne  ceffe   d'y   porter   de  non- 
„  veaux  raifins  ;  on  fait  cuire  &  confire  les  uns 
„  au  loleil  fur  une  aire  ,  tandis  qu'on  en  vendange 
„  d'autres  ,  laiOant  fur  la  plante  ceux  qui  font  en- 
„  coréen  fleurs,  en  verjus,   ou  qui  conîmencent 
„  à  noircir.   A  l'un  de   bouts,  deux  quarrés  iMen 
.,  cultivés  &  couverts  de  Heurs  toute  l'année  font 
„  ornés  de  deux  fontaines  ,  dont  l'une  eft  diftrf- 
„  biiéed-ns  tout  le  }nrdin  ,  &  l'autre  ,  après  avorr 
„  traverfé  le  palais,  eft  conduite  à   un   bâtiment 
élevé  dans  la  ville  pour  abreuver  les  citoyens. ,, 
"  Telle  eft  la  defcription  du  jardin  royal  d'Alci- 
nous  au  fcptieme  livre  de  rOdylTée  ,  dans  lequel  , 
à  la  h»nte  de  ce  vieux  rêveur  d'Homert-  &  des  prin- 
ces de  fon  teins ,  on    voit   ni    treillages  ,  ni  «a- 
tues ,  ni  cafcadcs   ni  boiilinjrins. 


42  h    M   I    L   E. 

cinoiis  avoit  une  fille  aimable,  qui  la 
veille  qu'un  étranger  requt  riiofpita-i- 
tc  ,  fongca  qu'elle  auroit  bientôt  un 
mari.  Sophie  interdite  rougit  ,  baide  les 
yeux  ,  ie  mord  la  langue  ;  on  ne  peut 
imaginer  une  pareille  confulion.  Le 
père  ,  qui  iè plaît  à  l'augmenter,  prei]d 
la  parole,  &  dit  que  la  jeune  princelîe 
alloit  e'ie-mèmc  laver  le  linge  à  la  ri- 
vière; croyez-vous  ,  pourfiiit-il ,  qu'elle 
eût  dédaigné  de  toucher  aux  Serviettes 
fales ,  en  difant  qu'elles  fentoient  le 
graillon?  Sophie  ,  fur  qui  le  coup  por- 
te ,^  oubliant  Çà  timidité  naturelle  s'ex- 
cuie  avec  vivacité  ;  Ton  papa  Iciit  bien 
que  tout  le  menu  linge  n'eût  point  eu 
d'autre  blanchiircure  qu'elle,  (î  on  l'a- 
yoit  laiilé  l'aire  (14),  &  qu'elle  en  eût 
fait  davantage  avec  phuiir  ,  il  on  le 
lui  eût  ordonné.  Durant  ces  mots,  elle 
nie  regarde  à  la  dérobée  avec  une  in- 
quiétude dont  je  ne  puis  m'empècher 
de  rire ,  en  lilànt  dans  fon  cœur  ingénu 
les  alarmes  qui  la  font  parler.  S(m  père 
a  la  cruauté  de  relever  cette  étourde- 
rie  ,  en  lui  demandant  d'im  ton  rail- 
leur à  quel  propos   elle  parie  ici  pour 

(^4)  J'.ivoiie  que  je  f^is  quelque  .gré  à  la  merç 
de  Scplv'C  Je  ne  lui  nvoir  j-ns  lailfé  .c;n'er(lins  le 
fnvf>n  (ies  mains  n;  fii  liouccs  qui  les  litiiiies  ,  & 
qB'iiHiile  àoii  biil'er  ii  iouvent. 


Livre    V.  4^ 

elle ,  ^  ce  qu  die  a  de  commun  avec 
la  tille  d'Alcmoiis  ?  Hontciilc  &  trem- 
blante, elle  n'ofe  plus  fouUkr  m  reg.ir- 
der  perfonne.  Fille  ch aimante  î  il  n'^'f^^. 
plus  tems  de  feindre  y  vous  voila  c.c- 
glaréc  en  dépit  de  vous. 

Bientôt  cette  peiite  fccnc  eft  oubliée 
ou   paroit  l'être  ,    très  -  heureufement 
pour  Sophie  i  Emile  eft  le  fcul  qui  ny 
a  rien  compris.  La  promenade  le  con- 
tinue ,  &  nos  jeunes  gens  ,  qui  d'abord 
étoicnt  à  nos  cotés  ,  ont  peine  à  ie  ré- 
gler fur  la  lenteur  de  notre  marche; 
infenfiblcment  i'S  nous  précèdent ,  i^3 
s'approchent  ,  ils  s'accoUent  à  la  fin , 
&    nous  les  voyons   aifez  loin  devant 
nous.  Sophie   lemble   attentive  &  po- 
(cc;  Emile  parle  &  gcfticule  avec  feu  : 
il  ne  paroit  pas  que  l'entretien  les  en- 
nuie. Au  bout  d'une  grande  heure  on 
retourne,  on  les   rappelle  ,  ils  revieii- 
nent,  mais  lentement  à  leur  tour,  & 
l'on  voit  qulls  mettent  le  tems  à  proBt 
Enfm  tout-a-coup  leur  entretien  ceiie 
avant  qu'on  foit  à  portée  de  les  enten- 
dre ,  &  ils  doublent  le  pas  pour  nous 
rejoindre.  Eniile  nous  aborde  avec  un 
air  ouvert  &  careffant  ;  fes  yeux  pétil- 
lent de  joie  -,  il  les  tourne  pourtant  avec 
un  peu  d'inquiétude    vers  la  mcre  de 
Sophie ,  pour  voir  la  réception  qu'elle  lui 


44  E  ]\r  I  L  F. 

fera.  Sophie  n'a  pas  ,  à  beaucoup  près , 
un  maintien  Ci  dégage  i  en  approchant 
elle  femble  toute  confufe  de  fe  voir  tete- 
à-tète  avec  un  jeune  homme,  elle  qui 
s'y  eft  fouvent  trouvée  avec  d'autres 
fans  en  être  cmbarralfée ,  &  f\ns  qu'on 
Tait  jamais  trouvé  mauvais.  Elle  fe  hâte 
d'accourir  à  fa  mère ,  un  peu  elîbu Hiée , 
an  difant  quelque  mots  qui  ne  irgnt- 
fient  pas  grande  chofe ,  comme  pour 
avoir  l'air  d'être  là  depuis  long-tems. 

A  la  féi-énité  qui  fe  peint  liir  le  vi- 
iàge  de  ces  aimables  enfans,  on  voit 
que  cet  entretien  a  foulage  leurs  jeunes 
cœurs  d'un  grand  poids.  Ilsneiontpas 
moins  réfervés  l'un  avec  l'autre,  mais 
leur  réferve  elt  moins  embarraiiéc.  Elle 
ne  vient  plus  que  du  refped  d'Emile  , 
de  la  modeftie  de  Sophie  ,  &  de  l'hon- 
nêteté de  tous  deux.  Emile  oie  lui 
adreiler  quelques  mots  ,  quelquefois 
elle  ofe  répondre  ,  mais  jamais  elle 
n'ouvre  la  bouche  pour  cela  fans  jet- 
ter  les  yeux  fur  ceux  de  fa  mcre.  Le 
changement  qui  parojt  le  plus  fenfible 
en  elle  elî:  envers  moi.  Elle  me  témoi- 
gne une  confidération  plus  empreifée , 
elle  me  regarde  avec  intérêt,  elle  me 
parle  atiedueufement ,  elle  eft  atten- 
tive à  ce  qui  peut  me  plaire  ;  ie  vois 
qu'elle  m'honore    de    fon    citime,    ëi 


L  I  V  R  E    V.  4r 

ç|ix'il  -île  lui  eft  pas  indifférent  d'obte- 
nir  la  mienne.  Je  comprends  qu'Emile 
lyi  a  parlé  de  n>oi  j  on  diroit  qu'ils 
ont  déjà  comploté  de  me  gagner:  il 
n'en  elt  rien  pourtant  ,  ,&  Sophie  elle- 
même  ne  fe  gagne  pas  (i  vite.  Il  aura 
peut-être  plus  befoin  de  ma  faveur  au- 
près d'elle  ,  que  de  la  Tienne  auprès  de 
moi.  Couple  charmant  î . . .  En  fon- 
geant  que  le  cœur  fenfible  de  mon 
jeune  ami  m'a  fait  entrer  pour  beau- 
coup dans  fon  premier  entretien  avec 
îii  maitreiïe,  je  jouis  du  prix  de  ma 
peine  ;  fon  amitié  m'a  tout  payé. 

Les  vifites  lé  réitèrent.  Les  conver- 
iations  entre    nos  Jeunes  gens  dervien- 
nent  plus  fréquentes.  Emile  enivré  d'a- 
jnour  croit  déjà  toucher  à  fon  bonheur. 
Cependant   il  n'obtient    point    d'aveu 
formel  de  Sophie  i  elle  l'écoute  &  ne 
.lui  dit  rien.  Emile  connoit  toute  fj.  mo- 
deftie  i  tant  de  retenue  l'étonné  peu  ; 
il  fent  qu'il  n'cft  pas  mal  auprès  d'elle  ; 
il  fait  que  ce  font  les  pcres  qui  marient 
les  cnfans  ,  il  fuppofc  que  Sophie  at- 
tend un  ordre  de  fes  parens  i  il  lui  de- 
mande la  permilfion  de   le   folhciter  , 
elle  ne  s'y  oppofe  pas.  "Il  vrCen.  parle  , 
'fsn  parle  en  fon  nom  ,  même    en    fa 
préfence.  Qiiclle  furprife  pour  lui  d'ap- 
prendre que  Sophie  dépend  d'elle  feule, 


46  Emile. 

&  que  pour  le  rendre  heureux  elle  u'n 
qu'à  le  vouloir  !  Il  commence  à  ne  plus 
rien  comprendre  à  Ta  conduite  i  fa  con- 
fikiice  diminue;  il  s'alarme,  il  fe  voit 
moins  avancé  qu'il  ne  penfoic  l'être, 
&  c'eft  alors  que  l'amour  le  plus  tendre 
employé  Ion  langage  le  plus  touchant 
pour  la  fléchir. 

Emile  n'clt  pas  fait  pour  deviner  ce 
qui  lui  nuit:  il  on  ne  le  lui  dit,  il  ne 
le  faura  de  les  jours  ,  &  Sophie  eft  trop 
fiere  pour  le  lui  dire.  Les  difficultés 
qui  l'an-ètent  feroient  remprelTement 
d'une  autre  ;  elle  n'a  pas  oublié  les  le- 
çons de  Tes  parens.  Elle  ell  pauvre  i 
Emile  elt  riche ,  elle  le  fait.  Combien 
il  a  befoin  de  fe  faire  eftimer  d'elle  î 
Qiiel  mérite  ne  lui  faut-il  point  pour 
eiiaccr  cette  inégalité  !  Mais  comment 
iongeroit-il  à  ces  obitacles  '^  Emile  fiic- 
il  sil  eft  riche?  Daigne-t-il  même  s'en 
informer  'i  Grâces  au  ciel  il  n'a  nul 
bcibin  de  l'être ,  il  (ait  être  bienfaifin» 
ians  cela.  Il  tire  le  bien  qu'il  fait  de 
ilm  cœur  8c  non  de  fi  bourfc.  Il  donne 
aux  m.ilheureux  foîi  tems,  les  foins  , 
les  aiieclions  ,  fa  perfonne  j  &  dans 
rcftimation  de  les  bienfaits  ,  à  peine 
ofc-t-il  compter  pour  quelque  chofe 
l'argent  qu'il    répand  fur  les  indigens. 

Ne  fâchant  à  quoi  s'en  prendre  de  fa 


L  I  V  R  E    V.  47 

difgrace  ,  il  l'attribue  à  fa  propre  faute: 
car  qui  ofcroit  accufer  de  caprice  l'ob- 
jet de  fes  adorations  ?  L'humiliation 
de  l'amour-propre  augmente  les  regrets 
de  l'amour  éconduit.  Il  n'approche 
plus  de  Sophie  avec  cette  aimable  con- 
fiance d'un  cœur  qui  fe  fent  digne  du 
iieni  il  eft  craintif  &  tremblant  devant 
elle.  Il  n'efperc  plus  la  toucher  par  la 
tendreife,  il  cherche  à  la  fléchir  par  la 
pitié.  Qj-ielquefois  la  patience  fe  laife  ■■> 
le  dépit  eft  prêt  à  lui  fucccder.  Sophie 
femble  prcilcntir  ces,  emportcmens  ,  & 
le  regarde.  Ce  feul  regard  le  défarme 
&  l'intimide:  il  cil  plus Ib umis  qu\iu- 
paravant. 

Troublé  de  cette  réfiftancc  obftinéc 
&  de  ce  fileuce  invincible  ,  il  épanclie 
fon  cœur  dans  celui  de  fon  ami.  Il  y 
dépofe  les  douleurs  de  ce  cœur  navré 
de  triftelfe  i  il  implore  fon  alîiftance  & 
fes  conlèils.  Qj.icl  impénétrable  nîvfte- 
rc  î  Elle  s'intéreife  à  mon  fort ,  je  n'en 
puis  douter  :  loin  de  ni'éviter,  elle  fe 
plaît  avec  moi.  Qiiand  j'arrive  elle 
marque  de  la  joie ,  &  du  regret  quand 
je  pars  i  «lie  reqoit  mes  foins  avec  bon- 
té ;  mes  fervices  paroillent  lui  plaire  i 
elle  daigne  me  donner  des  avis  ,  quel- 
quefois même  des  ordres.  Cependant 
elle  rejetce  mes  foilicitations ,  mes  prie- 


48  Emile. 

res.  Qiiand  j'ofe  parler  d'union  ,  elle 
nVimpare  impérieurenieutfilence,  &  Cl 
j'ajoute  un  mot ,  elle  me  quitte  à  l'inf- 
tant.  Par  quelle  étrange  railbn  veut- 
elle  bien  que  je  fois  à  elle  fans  vouloir 
entendre  parler  d'être  à  moi  ?  Vous 
qu'elle  honore  ,  vous  qu'elle  aime  & 
qu'elle  ivofcra  faire  taire  ,  parlez ,  fai- 
tes-la parler  j  fervez  votre  ami ,  cou- 
ronnez votre  ouvrage  j  ne  rendez  pas 
vos  foins  f un eftes  à  votre  élevé:  ah! 
ce  ^qu'il  tient  de  vous  fera  fa  mifere ,  iî 
vous  n'achevez  fon  bonheur. 

Je  parle  à  Sophie,  &  j'en  arrache 
avec  peu  de  peine  un  fecret  que  je  fa- 
vois  avant  qu'elle  me  l'eût  dit.  J'ob- 
tiens plus  difficilement  la  pcrmiiîion 
d'en  inftruire  Emile  ;  je  l'obtiens  en- 
fin ,  &  j'en  uie.  Cette  explication  le 
jette  dans  un  étonnemcnt  dont  il  ne 
peut  revenir.  Il  n'entend  rien  à  cette 
déhcatelfc  ;  il  n'imagine  pas  ce  que  des 
écus  de 'plus  ou  de  moins  font  au  ca- 
radcre  &  au  mérite.  Qiiand  je  lui  fais 
entendre  ce  qu'ils  Ibnt  aux  préjugés  , 
il  fe  met  à  rire  5  &  tranfporté  de  joie , 
il  veut  partir  à  l'inibnt ,  aller  tout  dé- 
chirer, tout  jetter  ,  renoncera  tout, 
pour  avoir  rhomieur  d'être  aiiffi  pau- 
vre que  Sophie  ,  &  revenir  digne  d'être 

ion  époux. 

Eh 


L  I  V  R  E    V.  49 

Eh  quoi  !    dis-je  en    l'arrètanc  ,  & 
liant  à\non  tour  de   fon  impétuorité  , 
cette  jeune  tète  ne  mûrira-t-elle  point, 
&  après  avoir   philofbphé  toute  votre 
vie  ,  n'apprendrez-vous   jamais  à  rai- 
fonner?  Comment  ne  voyez-vous  pas 
qu'en  fuivant    votre    infenfé    projet , 
vous  allez    empirer    votre    fituation  & 
rendre  Sophie  pUis   intraitable  ?  C'eft 
un  petit  avantage  d'avoir  quelques  biens 
de  plus   qu'elle  ,    c'en   feroit  un  très- 
grand  de  les   lui   avoir  tous  facrifiés  ; 
&  (i  la  fierté  ne  peut  fe  refondre  à  vous 
avoir  la  première  obligation ,  commenj: 
fe  rcfoudroit-elle  à  vous  avoir  l'autre  ? 
Si  elle  ne  peut  fouflrir  qu'un  mari  puiffe 
hii  reprocher  de  l'avoir  enrichie ,  fouf- 
frira-t-elle  qu'il  puilTe  lui  reprocher  de 
s'être  appauvri  pour  elle  ?  Eh  malheu- 
reux  î  tremblez  qu'elle  ne  vous   foup- 
çonne  d'avoir  eu  ce  projet.    Devenez 
au  contraire  économe  &  foigneux  pour 
l'amour  d'elle,  de  peur  qu'elle  ne  vous 
accufe  de  vouloir  la  gagner  par  adrelTe, 
&  de  lui  facritier  volontairement  ce  que 
vous  perdrez  par  négligence. 

Croyez-vous  au  fond  que  de  grands 
biens  lui  falJent  peur  ,  &  que  {es  op- 
pofitions  viennent  précifément  des  ri- 
chelfes  ?  Non ,  cher  Emile  ,  elles  ont 
une  caufe  plus  fohde  &  plus  grave  daas 
Emile  Tom.  IV.  C 


fO  E   M    ï    L  E. 

l'effet  que  Froduifent  ces  richelTes  dans 
Tame  du  poifèiiëur.  Elle  (ait  que  les 
Inens  de  la  fortune  font  toujours  pré- 
férés à  tout  par  ceux  qui  les  ont.  Tous 
les  riches  comptent  l'or  avant  le  mé- 
rite. Dans  la  mife  commune  de  l'argent 
>&  des  fervices  ,  ils  trouvent  toujours 
que  ceux-ci  n'acquittent  jamais  l'autre, 
&  penfent  qu'on  leur  en  doit  de  reltc 
quand  on  a  paifé  fa  vie  à  les  fervir  en 
mangeant  leur  pain.  Qu'avez- vous 
donc  à  faire ,  ô  Emile ,  pour  la  raffu- 
rer  fur  fes  craintes  i  Faites-vous  bien 
connoitre  à  elle  ;  ce  n'eft  pas  l'affaire 
d'un  jour.  Montrez-lui  dans  les  tréfors 
de  votre  ame  noble  de  quoi  racheter 
ceux  dont  vous  avez  le  malheur  d'être 
partagé.  A  force  de  conitance  &  de 
tems  furmontez  fi  réfilfance  :  à  force 
de  fentimens  grands  &  généreux,  for- 
cez-la d'oublier  vos  richelTcs.  Airncz- 
la ,  fervez-la ,  fervez  fes  rcfpeclables 
parens.  Prouvez  lui  que  ces  foins  ne 
font  pas  feflbt  d'une  palfion  folle  & 
pafiagere,  mais  des  principes  inetfaça- 
bles  gravés  au  fond  de  votre  cœur. 
Honorez  dignement  le  mérite  outragé 
par  la  fortune  --,  c'eit  le  feul  moyen 
de  le  réconciHer  avec  le  mérite  qu'elle 
a  favorifé. 

On  conçoit  quels  tranfports  de  joia 


L  I  V  R  E  V.  S< 

ce  difcours  donne  au  jeune  homme , 
combien  il  lui  rend  de  confiance  & 
d'efpoir  ,  combien  fon  honnête  cœur 
ie  félicite  d'avoir  à  faire  ,  pour  plaire 
à  Sophie  ,  tout  ce  qu'il  feroit  de  lui- 
même  quand  Sophie  n'exiileroit  pas ', 
ou  qu'il  ne  feroit  pas  amoureux  d'elle. 
Pour  peu  qu'on  ait  compris  fon  carac- 
tère ,  qui  eft-ce  qui  n'imaginera  pas  fa 
conduite  en  cette  occaiion  ? 

Me  voilà  donc  le  confident  de  mes 
deux  bonnes  gens  &  le  médiateur  de 
leurs  amours  !  Bel  emploi  pour  un  gou- 
verneur! fi  beau  que  je  ne  fis  de  ma 
vie  rien  qui  m'elevât  tant  à  mes  pro- 
pres yeux  ,  &  qui  me  rendit  Ci  content 
de  moi-même.  Au  relie,  cet  emploi 
ne  laifle  pas  d'avoir  fcs  agrémcns  :  je 
ne  fuis  pas  mal  venu  dans  la  maifon  ; 
l'on  s'y  fie  à  moi  du  foin  d'y  tenir  les 
amans  dans  l'ordre  :  Emile  ,  toujGiirs 
tremblant  de  me  déplaire  ,  ne  fut  ja- 
mais fi  docile  ;  la  petite  perfonne  m'ac- 
cable d' amitiés  dont  je  ne  fuis  pas  la 
dupe ,  &  dont  je  ne  prends  pour  mei 
que  ce  qui  m'en  revient.  C'eft  ainiî 
qu'elle  fe  dédommage  indiredement  du 
refpecl  dans  lequeile  elle  tient  Emile: 
elle  lui  fait  en  moi  mille  tendres  ca- 
retfes  ,  qu'elle  aimeroit  mieux  mourir 
que  de  lui  faire  à  lui-même  ;  &  lui  qui 

C  2 


f^  Emile. 

fait  que  je  ne  veux  pas  nuire  à  Tes  in- 
térêts ,  eit  charmé  de  ma  bonne  intel- 
ligence avec  elie.    Il  fe  conible  quand 
elle  rcfufe   fon  bras  à  la  promenade  & 
que  c'eft  pour  lui  préférer  le  mien.    Il 
s'éloigne  fans  murmure  en  me  ferrant 
la  main  »    &  me  difant  tout  bas  de  la 
voix  &  de  rœil:  ami,  parlez  pour  moi. 
Il  nous  fuit  des  yeux  avec  intérêt  :  il 
tâche  de  lire  nos  fentimens  fur  nos  vi- 
dages ,  &  d'interpréter  nos  difcours  par 
nos  geftes  :  il   iàit  que  rien  de  ce  qui 
-fe  dit  entre  nous  ne  lui  eft  indidérent. 
Bonne  Sophie  ,    combien  votre  cœur 
fincere  eft  à  fon  aife ,  quand  fans  être 
entendue   de  Télémaque  vous   pouvez 
vous  entretenir  avec  fon  Mentor:  Avec 
quelle  aimable  franchile  vous  lui  laiifez 
lire  dans   ce  tendre  cœur  tout  ce  qui 
'    s'y   palfe  !    avec  quel  plaifir  vous  lui 
montrez  toute  votre  ellime  pour  fon 
élevé  !  avec  quelle  ingénuité  touchante 
vous  lui  laiifez  pénétrer  des  fentimens 
plus  doux  !    avec  quelle   feinte   colère 
vous  renvoyez  l'importun  quand  l'im- 
patience le  force  à   vous  interrompre  ! 
avec  quel  charmant  dépit  vous  lui  re- 
prochez fon  indifcrétion,  quand  il -vient 
vous  empêcher  de  dire  du  bien  de  lui, 
d'en  entendre,  &  de  tirer  toujours  de 


L  I  V  R  E     V.  S^ 

mes  réponfes   quelque  nouvelle   raiion 
de  Faimer! 

Aiiifi  parvenu  à  fe  faire  fouftrir  com- 
me amant  déclaré ,  Emile  en  fait  valoir, 
tous  les  droits  i  il   parle,  il  preife,  il 
foUicite,  il  importune.  Qti'on  lui  parle 
durement ,  qu'on  le  maltraite  ,  peu  lui 
importe  pourvu  qu'il  fe  faife  écouter. 
Enfin ,  il  obtient ,  non  fans  peine ,  que 
Sophie  de  fon  coté  veuille  bien  prendre^ 
ouvertement   fur   lui  l'autorité    d'une 
maitreiTe,  qu'elle  lui  prefcrive  ce  qu'il 
doit  faire  ,    qu'elle  commande  au  \\QiK 
de  prier ,  qu'elle  accepte  au  lieu  de  re- 
mercier ,    qu'cl'e  règle  le  nombre  &  le 
tems  des  vifitcs,  qu'elle  lui  défende  de 
venir  juf:iu'à  tel  jour  &  de  relier  paifc 
telle  heure.  Tout  cela  ne  fe  fait  po  nt 
par  jeu  ,  mais  très-férieuiement ,  &^ii 
elle  accepta  ces  droits  avec  pehie  ,^  elle 
en  ufe  avec  une    rigueur   qui  réduit 
fou  vent  le  pauvre  Emile    au  regret  de 
les  lui  avoir  donnes.  Mais  quoi  qu'elle 
ordonne  ,  il  ne  répUque  point  ,  &  fou- 
vent  en  partant  pour  obéir ,  il  me  re- 
garde avec  des  yeux  pleins  de  joie  qui 
me  difent  :  vous    voyez  qu'elle  a  pris 
poifeilîon  de  moi.  Cependant  l'orgucil- 
leufe  l'obferve  en  dellbus  ,  &  fourit  en 
fccret  de  la  Eerté  de  fon  efclave. 

Albane  &   Raphaël  ,    prètcz-moi  le" 

C    2 


5*4  Emile. 

pinceau  de  la  volupté.  Divin  Milton  , 
apprends  à  ma  plume  grolFicre  à  dé- 
crire les  plaifirs  de  l'amour  &  de  l'in- 
iiocen';e.  Mais  non  ,  cachez  vos  arts 
menfongers  devant  la  fainte  vérité  de 
la  nature.  Ayez  feulement  des  cœurs 
ientlbles ,  des  amcs  honnêtes  i  puis 
jailîez  errer  votre  imagination  fans  con- 
trainte fur  les  tranlports  de  deux  jeu- 
nes amans  ,  qui  fous  les  yeux  de  leurs 
parens  &  de  leurs  guides  ,  fe  livrent 
ïans  trouble  à  la  douce  illufîon  qui  les 
flatte ,  &  dans  l'ivrelTe  des  defirs  s'a- 
vanqant  lentement  vers  le  terme ,  en- 
trelacent de  fleurs  &  de  guirlandes 
rheareux  lien  qui  doit  les  unir  jufqu'au 
tumbean.  Tant  d'images  charmantes 
m'enivrent  moi-même ,  je  les  raflcmbls 
aans  ordre  8c  fans  fuite ,  le  délire  qu'el- 
les me  caufent  m'empêche  de  les  lier. 
Oh  !  qui  eft-ce  qui  a  un  cœur  ,  &  qui 
ne  laura  pas  frire  en  lui-même  le  ta- 
bleau délicieux  des  fîtuations  diverlés 
du  père ,  de  la  mère  ,  de  la  fille  ,  du 
^^ouverneiir  ,  de  l'élevé ,  &  du  concours 
lies  uns  &  des  autres  à  l'union  du  plus 
charmant  couple  dont  l'amour  &,  la  ver- 
vu  puiifent  faire  le  bonheur  y 

C'eft  à  prcfènt  que  devenu  véritable- 
ment eraprelfc  de  plaire  ,  Emile  com- 
mciice  à  fcntii  le  prix  des  taieiis  agréa- 


L  I  Y  R  E  y-         rr 

bles  qu'il  s'eîl  donnes.  Sophie  aime  k 
chanter  ,  il  chante  avec  elle  i  il  hiiî; 
plus  ,  il  lui  apprend  la  mufique.  Lue 
clt  vive  &  légère,  elle  aime  a  iauter  , 
il  danfe  avec  elle  ;  il  change  les  lauts 
en  pas,  il  la  perfcdionne.  Ces  Icqons 
font  charmantes  ,  la  gaieté  folâtre  les 
anime,  elle  adoucit  le  tmiide  reipeét 
de  l'amour  i  il  elt  permis  à  uji  aniant 
de  donner  ces  leqons  avec  volupté  ;  li 
«a  permis  d'être  le  maître  de  fa  mai- 

treife.  .  , , 

On   a  un  vieux  clavecni    tout  de- 
rangé.  Emile  l'accommode  &  l'accorde. 
Il  eft  Rideur  ,  il  eil   luthier  auffi-bien 
que  menuificr  ;  il  eut    toujours  pour 
maxime  d'apprendre  à  fe  paifer^  du  le- 
cours  d'autrui  dan.s  tout   ce  qu'il  pou- 
voit  foire  lui-même.  La  maifon  elt  crans 
iHie   fkuation  pittorefque  ,    il    en  tire 
différentes    vues  auxquelles    Sophie  u 
quelquefois  mis  la  main  ,  &   dont  che. 
oi-ne  le  cabinet  de  [on  père.  Les  caares 
n'en  ibnt  point  dorés  .^  n'ont  pas  be- 
foin  de  l'être.  En  voyant  dcilnicr  Emi- 
le ,  en  l'imitant ,  elle  fe  perfedionne  a 
fou  exemple  ,  elle  cultive  tous  les  ta- 
lens ,  &  fon  charme  les  embellit  tous. 
Son  peic  L^  fa  mère  fe   rappellent  leur 
ancienne    opulence  en  revoyant  briller 
autour  d'eux  les  beaux  arts   qui  i-u!s 

C  4 


f6  Emile. 

la  leur  rendoient  clicre  ;  l'amour  a  paré 
toute  leur  maifonj  luifeulyfait  régner 
fans  frais  &  fans  peine  les  mêmes  pîai- 
iirs  qu'ils  n'y  raiîembloient  autrefois 
qu'à  force  d'argent  &  d'ennui. 

Comme  l'idolâtre  enrichit  des  tré- 
fors  qu'il  eftime  l'objet  de  fon  culte, 
&  pare  fur  l'autel  le  dieu  qu'il  adore, 
l'amant  a  beau  voir  fa  maîtreife  par- 
faite ,  il  lui  veut  fans  ceife  ajouter  de 
nouveaux  ornemens.  Elle  n'en  a  pas 
befoinpour  lui  plaire,  mais  il  a  befoin 
lui  de  la  parer  :  c'eit  un  nouvel  hom- 
mage qu'il  croit  lui  rendre  ;  c'eft  un 
nouvel  intérêt  qu'il  donne  au  plaifir 
delà  contempler.  Il  luifemble  que  rien 
de  beau  n'eft  à  ik  place  quand  il  n'or- 
ne pas  la  fuprême  beauté.  C'eft  un 
fpedlacle  à  la  fois  touchant  &  rifible  , 
de  voir  Emile  empreffé  d'apprendre  à 
SopJiie  tout  ce  qu'il  fut,  fans  confiiltcr 
fi  ce  qu'il  lui  veut  apprendre  cft  de 
fon  goût  ou  lui  convient.  Il  lui  parle 
de  tout ,  il  lui  expUque  tout  avec  un 
cmprclfemcnt  puérile  ;  il  croit  qu'il  n'a 
qu'à  dire  ,  (N;  qu'à  fiuftant  elle  l'en- 
tendra :  il  fe  figure  d'avance  le  plaifir 
qu'il  aura  de  raiibnner  ,  de  pliilofo- 
phcr  avec  elle  ;  il  regarde  comme  inu- 
tile tout  l'acquis  qu'il  ne  peut  point 
étaler  à  fes  yeux:  il  rougit  prefquc  de 


Livre    V.  fr 

£ivoir  quelque  chofe  qu'elle  ne  fait  pas. 

Le  voilà  donc  lui  donnant  leqon  de 
philolbphie ,  de  phydque  ,  de  mathé- 
matique ,  d'hiiloire  ,  de  tout  en  un 
mot.  Sophie  fe  prête  avec  plaiiir  à  fon 
zèle  &  tâche  d'en  profiter.  Qiiand  il 
peut  obtenir  de  donner  (es  lettons  à- 
gcnoux  devant  elle  ,  qu'Emile  elt  con- 
tent! Il  croit  voir  les  cieux  ouverts. 
Cependant  cette  iituation  plus  gèn.ante 
pour  récoliere  que  pour  le  maître  ,  n'eft 
pas  la  plus  favorable  à  î'inftrudion. 
L'on  ne  lait  pas  trop  alors  que  faire 
de  fes  yeux  pour  éviter  ceux  qui  les 
pourfuivent  ,  &  quand  ils  fe  rencon- 
trent la  leçon  n'en  va  pas  mieux. 

L'srt  de  penfer  n'eft  pas  étranger  aux 
femmes  ,  mais  elles  ne  doivent  faire 
qu'elfleurer  les  fciences  de  raifonne-^ 
ment.  Sophie  conçoit  tout  &  ne  retient 
pas  grand'chcfc.  Ses  plus  grands  pro- 
grès font  dans  la  morale  &  les  choies 
de  goût  ;  pour  la  phyfique ,  elle  n'en 
retient  que  quelque  idée  des  loix  gé- 
nérales &  du  fyîlème  du  monde  j  quel- 
quefois dans  leurs  promenades  en  con*- 
templant  les  merveilles  de  la  nature  y 
leurs  co:urs  innocens  &  purs  ofent  s'é- 
lever iufqu'à  fon  auteur.  Ils-  ne  crai* 
gn-:;nt  p<rs  f\  préfencc  ,  ils  s'épanchent: 
conjointement;  devant  lui.. 

C  f7 


j'g  Emile. 

Quoi!  deux  amans  dans  la  fleur  de 
l'âge  employent  leur  tète-à-tète  à  parler 
de   religion  î    ils  paJent   leur   tcms   à 
dire  leur  catéchifme  î  Que  Icrt  d'avilir 
ce  qui  eft  fablime  ?  Oui,  fans  doute, 
ils  le  dilent  dans  l'iUufion  qui  les  char- 
me i  ils  fe  voyent  parfaits ,  ils  s' aiment, 
ils   s'entretiennent   avec    enthouriafme 
de  ce  qui   donne   un  prix  à  la  vertu. 
Les  facriBces  quYis  lui  font  la  leur  ren- 
dent chère.    Dans  des  tranfports  Qi/il 
faut  vaincre  ,    ils   verfent  quelquefois 
eniemble  des  larmes  plus  pures  que  la 
rofée  du  ciel ,  &  ces  douces  larmes  font 
Venchantement  de    leur   vie  ;    ils  font 
dans  le   plus  charmant  délire  qu'aient 
jamais  éprouvé    des   âmes    humaines. 
Les  privations  mêmes  ajoutent  à  leur 
bonheur  &  les  honorent  à  leurs  pro- 
pres yeux  de  leurs  facrinces.    Hommes 
fenfuels,  corps  fans  âmes,  ils  connoî.. 
tront  un  jour  vos  plaifirs ,  &  regrette- 
ront toute  leur  vie  Theureux  tems  où 
ils  fe  les  font  refufés. 

Malgré  cette  bonne  intelligence  ,_  il 
ne  laiilc  pas  d'y  avoir  quelquefois  des 
diffenfions  ,  même  des  querelles  j  la 
maitreife  n'cft  pas  fuis  caprice  ,  ni  l'a- 
mant fuis  emportement;  mais  ces  pe- 
tits orages  partent  rapidement  &  ne  font 
que   ratiernùr    f  union  i     re.xpcriencs 


L    I    V    R    E      V.  j'9 

même  apprend  à  Emile  à  ne  les  plus 
tant  craindre ,  les  raccommodemens  lui 
font  toujours  plus  avantageux  que  les 
brouilleries  ne  lui  font  nuifibles.  Le 
fruit  de  la  première  lui  en  a  fait  elpé- 
rer  autant  des  autres  5  il  s'eft  trompé  : 
mais  ennn  ,  s'il  n'en  rapporte  pas  tou- 
jours un  pro£t  aulfi  fenfible  ,  il  y  ga- 
gne touiours  de  voir  confirmer  par 
Sophie  Tintérèt  lincere  qu'elle  prend  à 
fon  cœur.  On  veut  favoir  quel  eft  donc 
ce  profit.  J'y  confens  d'autant  puis  vo- 
lontiers que  cet  exemple  me  donnera 
Heu  d'expofer  une  maxime  très-utile, 
&  d'en  combattre  une  très-funefte. 

Enrlîe  aime,  il  n'eft  donc  pas  témé- 
raire ;  &  Ton  conçoit  encore  mieux 
que  i'impéricuf^  Sophie  n'eil  pas  hlie^à 
lui  paifer  des  familiarités.  Coiiiiiie  ia 
fagefle  a  Ion  terme  en  toute  chofe ,  on 
la  taxeroit  bien  plutôt  de  trop  de  du- 
reté que  de  trop  d'indulgence  ,  &  fon 
père  lui-même  craint  quelaucFois  que 
fon  extrême  fierté  ne  dégénère  en  hau- 
teur. Dans  les  tète-à-tète  les  plus  fe- 
crets,  Emile  n'oferoitfolliciter  la  moin- 
dre faveur,  pas  même  y  p'aroiter  aC- 
pirer  ;  &  quand  e'is  veut  bien  paife<r 
Ion  bras  Ibus  le  fien^  à  la  promenade  , 
grâce  qu'elle  ne  laiife  pas  chan.ç^er  en 
droit ,  à  peine  ofe-t-ii   qLuelqaefois  e;i 

C  6 


60  Emile. 

foupirant  preiTer  ce  bras  contre  fa  poi- 
trine. Cependant  ,  après  une  lon.giie 
contrainte,  il  fe  h^fardj  i  bai  fer  furti- 
vement fa  robe,  ik  piuTieurs  fois  il  eft 
alfez  heureux  pour  qu'elle  veuille  bien 
ne  s'en  pas  appercevoir.  Un  jour  qu'il 
veut  prendre  un  peu  plus  ouvertement 
la  même  liberté  ,  elle  s'a vife  de  le  trou- 
ver très-mauvais.  Il  s'obltme ,  elle  s'ir- 
rite.; le  dépit  lui  didle  quelques  mots 
piquans,  Emile  ne  les  endure  pas  fans 
répHque  :  le  relie  du  jour  fe  paife  en 
bouderie  y  &  l'on  fe  fépare  très-mé- 
contens. 

Sophie  eft  mal  à  fon  aife.  Sa  mère 
eft  fa  confidente  ;  comment  lui  cache- 
roit-elle  fon  chagrin  j'  C'efl  fa  première 
brouillerie  ,  &  une  brouillerie  d'une 
heure  eft  une  fi  grande  aifaire  î  Elle  fe 
repent  de  fa  faute  ;  fi  mère  lui  permet 
de  la  réparer  ,  fon  psre  le  lui  ordonne. 

Le  lendemain  ,  Emile  inquiet ,  re- 
vient plutôt  qu'à  l'ordinaire.  Sophie  ell 
à  la  toilette  de  fi  mère  ;  le  père  eft 
auiîi  dans  la  même  chambre  :  Emile 
entre  avec  rcfped; ,  mais  ti'un  air  trille. 
A  peine  le  père  &  la  mère  l'ont-ils  fa- 
hic  ,  que  Sophie  fe  retourne  ,  &  lui 
préfentant  la  main ,  lui  demande  d'un 
ton  carelfant  comnicnt  il  fe  porte.  Il 
eH  clair  que  cette  johc  main  ne  s'avau- 


L   I  V   R   E     V.  6^1 

ce  ainfi  que  pour  être  baifée  :  il  la  re- 
çoit, &  ne  la  baife   pas.     Sophie    un 
pru  hontcufe    la  retire    d'aulîi    bonne 
grâce  oui]  hn  elt  poiiiblc.  Emile  ,  qui 
iVetl  pas  fait  aux  manières  des  feirimes  , 
&  qui  ne  lait  à  quoi  le  caprice  eit  bon, 
ne  Toublie   pas    aiiemcnt    &    ne   s'ap- 
paife  pas  Ci  vite.  Le  père  de  Sophie  la 
voyant  embarra-fée  ,  achevé  de  la  dé- 
concerter par  des  railleries.    La  pauvre 
fille,  confufe,  humiliée,  ne  {ait  plus 
ce  qu'elle  fait  ,  &   donneroit  tout  au 
monde  pour  ofer  pleui'er.    Plus  elle  le 
contraint,   plus   fon   co^nir  fe  gonfle i. 
une  larme  s'échappe  enSn  m.algre  qu  elle 
en  ait.  Emile  voit  cette  larme,  fe  pré- 
cipite à  fes  genoux  ,  lui  prend  la  main, 
la  baife  pluiieurs  fois  avec  fadiiîement. 
Ma  foi  ,    vous    êtes  trop  bon ,  dit   le 
pcre  en  éclatant  de  rire  ;  j'aurois  moins 
d'indulgence  pour  toutes  ces  folles  ,  & 
je  punirois  la  bouche  qui  m'auroit  ot- 
fenfé.  Emile    enhardi   par  ce  difcours 
tourne  un  œil  fuppliant  vers  la  mère, 
&  croyant  voir  un  ligne  de  confente- 
ment  ,    s'approche      en   tremblant  du 
Tifage  de  Sophie ,  qui  détourne  la  tète. 
&    pour    fiaver  la  bouche    expofe  une 
joue  de  rofcs.   L'i-^difcret  ne  s'en  con- 
tente pas  j  on  rcfifte  foiblcmcnt.  Qiiel 
baifçi"  î  s'il  if  étoit  pas  pris  fous  les  yeux 


6a  Emile. 

d'une  mcre  î  S'avère  Sophie ,  prenez  gar- 
de à  vous:  on  vous  demandera  fouvcnt 
votre  robe  à  baiiër ,  à  condition  que 
vous  la  refuferez  quelquefois. 

Après  cette  exemplaire  punition ,  le 
père  fort  pour  quelque  aîfaire  ,  la  niere 
envoyé  Sophie  fous  quelque  prétexte  i 
puis  elle  adrefle  la  parole  à  Emile ,  & 
lui  dit  d'un  ton  afTez  férieux  :  „  Mon- 
î3  fleur  ,  je  crois  qu'un  jeune  homn-iC 
35  auffi-bien  né  ,  auiTi-bien  élevé  que 
53  vous  ,  qui  a  des  lentimens  &  des 
3>  mœurs  ,  ne  voudroit  pas  payer  du 
35  déshonneur  d'une  famille  ,  l'amitié 
55  qu'elle  lui  témoigne.  Je  ne  fuis  ni 
35  farouche ,  ni  prude  ;  je  làis  ce  qu'il 
?5  faut  palier  à  la  jeuneire  folâtre,  & 
55  ce  que  j'ai  fouifert  fous  mes  yeux 
53  vous  le  prouve  aifez.  Confultez  vo- 
35  tre  ami  lur  vos  devoirs ,  il  vous  dira 
55  quelle  différence  il  y  a  entre  les  jeux 
„  que  la  préfence  d'un  père  &  d'une 
35  mère  autorife ,  &  les  libertés  qu'on 
55  prend  loin  d'eux  en  abufant  de  leur 
35  conHance ,  &  tournant  en  pièges  les 
35  mêmes  faveurs  qui  fous  leurs  yeux 
35  ne  font  qu'innocentes.  Il  vous  dira, 
55  Moiiiieur,  que  ma  fille  n'a  eu  d'au- 
33  tre  tort  avec  voi;$  ,  que  celui  de  ne 
33  pas  voir  dès  la  première  fois  ce 
>3  qu'elle  ne  devoit  janiaiij  fGii^iir  ;  il 


L  I  V  R  E     V.  6i 

„  vous  dira  que   tout  ce  qu'on  prend 
,.  nour    faveur    en    devient    une  ,    ai 
'y,  o-;ïl  eft  indigne  d'un  homme  d'hon- 
„  îieur  d'abufer  de  la  fimpiicite  d'une 
„  itune  tille  ,  pour  ufiirper   en   fecret 
„  les  mêmes  libertés  qu'elle  peut  ioul- 
„  ffir  devant  tout  le  monde.    Car  on 
„  fait  ce  que  la  bienféance  peut  tolérer 
„  en  public  j  mais  on   ignore  où  s'ar- 
„  rète  dans  l'ombre  da  myftere ,  celui 
„  qui  fe  fait  feul  iuge  de  ks  fantaiiies.,. 
Après  cette    juHe  réprimande  ,  bien 
plus  adreflce  à  '  moi  qu'à   mon  éleve^ , 
cette  fage  mère  nous  quitte  ,  &  me  laiiie 
dans  l'admiration  de  la  rare  prudence , 
qui  compte  pour  peu  qu'on  baiie   de- 
vant elle  la  bouche  de  fa  fille ,  &  qui 
s'effraye  qu'on  oie  baife  fa  robe  en  par- 
ticulier. En  réflécmifant  à  la  folie  de 
nos  miiximcs ,    qui  facrinent  toujours 
à  la  décence  la   véritable   honnêteté  , 
je  comprends  pourquoi  le  langage  eit 
d'autant  phis  chaile  que  les  cœurs  font 
plus  corrompus,  &  pourquoi  les  pro- 
cédés font   d'autant    plus  exads    que 
ceux  qui  les  ont  ibnt  plus  malhonnêtes. 
En   pénétrant    à    cette    occahon  le 
cœur    d'Emile   des    devoirs    que  j'au- 
rois  dû  plutôt  lui  didcr  ,  il  me  vient 
une  réflexion  nouvelle  ,    qui  lait  peut- 
cire  ic  plus  d'honneur  à  Sophie  ,  <Sc  qu« 


64  ''  E   M   I   L   E. 

je  me  g^vM  pourtant  bien  de  communî- 
quer  à  lôn  amant.  C'eil  qu'il  eft  clair 
que  cette  prétendue  ricrté  qu'on  lui 
reproche,  n'elt  qu'une  précaution  très- 
fage  pour  fe  garantir  d'elle  -  même. 
Ayant  le  malheur  de  fe  fentir  un  tem- 
pérament combuftibîe  ,  elle  redoute  la 
première  étincelle  ,  &  l'éloigné  de  tout 
Ion  pouvoir.  Ce  n'efl  pas  par  fierté 
qu'elle  eft  ievere -,  c'elb  par  humilité. 
Elle  prend  fur  Emile  l'ernpire  qu'elle 
craint  de  n'avoir  pas  fur  Sophie  ;  elle 
fe  fert  de  Vun  pour  combattre  l'autre. 
Si  elle  étoit  plus  confiante  ,  elle  feroit 
bien  moins  fiere.  Otez  ce  feul  point , 
quelle  fille  au  monde  eft  plus  facile  & 
plus  douce  ?  qui  eft-ce  qui  fupporte 
plus  patiemment  une  otfenle  ?  qui  eft- 
ce  qui  craint  plus  d'en  faire  à  autrui  ? 
qui  eft-ce  qui  a  moins  de  prétentions 
en  toute  genre ,  hors  la  vertu  ?  En- 
core n'eft-ce  pas  de  fa  vertu  qu'elle  eft 
fiere ,  elle  ne  l'eft;  que  pour  la  confer- 
ver  y  &  quand  elle  peut  fe  livrer  fans 
rifquc  au  penchant  de  fon  cœur ,  elle 
careife  jufqu'à  fon  amant.  Mais  fa  dif- 
erete  mère  ne  fait  pas  tous  ces  détails 
à  fon  père  même  :  les  hommes  ne  doi- 
vent pas  tout  favoir. 

Loiii   même    qu'elle   fcmble    s'enor- 
gueillir de  fa  conquête ,  Sophie  eu  eft. 


L   I   V    R  E     V.  éf 

devenue  encore  plus  affable  ,  i*^  moins 
exigeante  avec  tout   le   monde ,  hors 
peut-être  le  feul  qui  produit  ce  chan- 
gement.    Le   fentiment   de    l'uidépen- 
dancc  n'enfle  plus  fon  noble  cœur.  Elle 
triomphe  avec  modelHe  d'une  victoire 
qui  lui  coûte  fa  liberté.  Elle  a  le  main- 
tien  moins  hbre  &  le  parler  pkis  ti- 
mide, depuis  qu'elle  n'entend  plus   le 
mot  d'amant  fans  rougir.  Mais  le  con- 
tentement perce  à  travers   Ion  embar- 
ras ,  'Se  cette  honte  elle-même  n'eft  pas 
un  fentiment   fâcheux.    C'eft   furtout 
avec  les  jeunes  furvenans  que  la  diilé- 
rence  de  fa  conduite  eii  le  plus  fenfible. 
De  puis  qu'elle  ne  les  craint  plus ,  fex- 
trème   réferve   qu'elle  avoit  avec  eux 
s'elt  beaucoup  relâchée.  Décidée  dans 
fon  choix  ,  elle  fe  montre  fans  fcrupulc 
gracieufe  aux  indiiférens  ;  moins  dif- 
fici'e  fur  leur  mérite  depuis  qu'elle  n'y 
prend  plus    d'intérêt  ,  elle  les   trouve 
toujours  alTez  aimables  pour  des  gens 
qui  ne  lui  feront  jamais  rien. 

Si  le  véritable  amour  pouvoit  ufer 
de  coquetterie  ,  'j'en  croirois  même 
voir  quelques  traces  dans  la  manière 
dont  Sophie  fe  comporte  avec  eux 
en  prélence  de  fon  amant.  On  di- 
roit  que  non  contente  de  l'ardente 
palîion    dont    elle   l'embrafe   par  im 


66  Emile. 

mélange  exquis  de  réferve  &  de  ca- 
reifes  ,  elle  n'eft  pas  tachée  encore  d'ir- 
riter cette  même  pailion  par  un  peu 
d'inquiétude.  On  diroit  qu'égayant  à 
delîein  Tes  jeunes  hôtes  ,  elle  delHne  au 
tourment  d'Emile  les  grâces  d'un  en- 
jouement qu'elle  n'ofe  avoir  avec  lui  : 
mais  Sophie  ei\  trop  attentive  ,  trop 
bonne  ,  trop  judicieufe  pour  le  tour- 
menter en  elfet.  Pour  tempérer  ce  dan- 
gereux iUmulant  ,  l'amour  &  l'hon- 
nèteié  lui  tiennent  lieu  de  prudence  : 
elle  fait  l'alarmer  &  le  raflurcr  précifé- 
ment  quand  il  faut ,  &  il  quelquefois 
elle  1  inquiète  ,  elle  ne  l'attrifte  jamais. 
Pardonnons  le  fouci  qu'elle  donne  à  ce 
qu'elle  aime ,  à  la  peur  qu'elle  a  qu'il 
ne  foit  jamais  aflez  enlacé. 

Mais  quel  effet  ce  petit  manège  fera- 
t-il  fur  Emile  '('  Scra-t-il  jaloux  ,  ne  le 
4erat-il  pas  ?  C'eft  ce  qu'il  faut  exami- 
ner j  car  de  telles  digreiîions  entrent 
aulFi  dans  l'objet  de  mon  livre ,  &.  m'c- 
loignent  peu  de  mon  ilijet. 

J'ai  fair  voir  précédemment  com- 
ment dans  les  clK)fes  qui  ne  tiennent 
qu'à  fopinion  ,  cette  paillon  s'intro- 
duit dar.s  le  cœur  de  l'homme.  Mais 
en  amour  c'eft  autre  chofci  la  ja^ou- 
fie  paioit  alors  tenir  de  ii  près  à  la  na- 
ture 3  qu'on  a  bien  de  la  peine  à  croire 


Livre    V.  67 

qu'elle  n'en  vienne  pas  ,  &  l'exeniple 
même  des  animaux  ,  dont  plulieurs 
font  jaloux  jurqu'à  la  fureur  ,  femble 
établir  le  fcntiment  oppofé  fans  répli- 
que. Eli- ce  l'opinion  des  hommes  qui 
apprend  aux  coqs  à  fe  mettre  en  piè- 
ces ,  &  aux  taureaux  à  fe  battre  jufqu'à 
k  mort  ï 

L'averfion  contre  tout  ce  qui  trou-* 
ble  &  combat  nos  plaidrs  eit  un  mou- 
vement naturel,  cela  eit  inconteftabie. 
Jufqu'à  certain  point  le  delir  de  pof 
jfeder  exdufivement  ce  qui  nous  plaît  eft 
en^Gore  dans  le  même  cais.  Mais  quand 
ce  dL'iir  devenu  paiTion  ic  transforme 
en  fureur  ,  ou  en  une  fantaine  om^ 
brageufe&  chagrine  ,  appellée  jaloufie  , 
alors  c'eil:  autre  chofe  ,  cette  palfioii 
peut  être  naturelle  ou  ne  F  être  pas  ;  ii 
îaut  dilHnguer.  ^  , 

L'exemple  tiré  des  animaux  a  ete  ci- 
devant  examiné  dans  le  difcours  fur 
l'inégalité  i  &  maintenant  que  j'y  ré- 
fléchis de  nouveau,  cet  examen  me 
paroît  affez  folide  pour  olér  y  renvoyer 
les  ledeurs.  J'ajouterois  feulement  aux 
diftindions  que  j'ai  laites  dans  cet  écrit, 
que  la  jalouiie  qui  vient  de  la  nature 
tient  beaucoup  à  la  puilfance  du  fexe, 
&  que  quand  cette  puilfance  eft  ou  pa- 
ïsit  être  illimitée ,  cette  jalouiie  cil  à 


6S  Emile. 

fon  comble:  car  le  mâle  alors  mefu- 
rant  fes  droits  fur  fes  befoins  ,  ne  peut 
jamais  voir  un  autre  mâle  que  comme 
un  importun  concurrent.  Dans  ces  mê- 
mes elpeces,  les  femelles  obéilTant  tou- 
jours au  premier  venu  ,  n'appartien- 
nent aux  maies  que  par  droit  de  con- 
quête ,  &  caufent  entre  eux  des  com- 
bats éternels. 

Au  contraire ,  dans  les  efpeces,  où  un 
s'unit  avec  une ,  où  l'accouplement 
produit  une  forte  de  lien  moral, une  forte 
de  mariage ,  la  femelle  appartenant  par 
fou  choix  au  mâle  qu'elle  s'eft  donné 
fe  refufe  communément  à  tout  autre  , 
Se  le  mâle  ayant  pour  garant  de  fa  fidé- 
lité cette  atfcdion  de  préférence  s'in- 
quicte  aufîi  moins  de  la  vue  des  autres 
maies ,  &  vit  plus  paifiblement  avec 
eux.  Dans  ces  elpeces  le  mâle  partage 
le  foin  des  petits ,  &  par  une  de  ces  loix 
de  la  nature  qu'on  n'obfcrve  point  ians 
attendrilfement  ,  il  kmble  que  là  ie- 
melle  rende  au  père  l'attachement  qu'il 
a  pour  fes  enfans. 

Or ,  à  conlidércr  fefpcce  humaine 
dans  fi  fimpiicité  primitive  ,  il  eft  aifc 
de  voir  par  la  puiliance  bornée  du  maie , 
&  par  la  tempérance  de  fes  delirs, qu'il 
eft  deftiné  par  la  nature  à  fe  conten- 
ter d'une  feule  femelle)  ce  qui  fe  cou- 


L  I  V  R  E     V.  6^ 

firme  par  l'égalité  numérique  des  indi- 
vidus des  deux  fexcs,  au  moins  dans 
nos  climats  ,  égalité  qui  n'a  pas  lieu 
à  beaucoup  près  dans  les  efpeces  où 
la  force  plus  grande  des  mâles  réunit 
plufieurs  femelles  à  un  feul.  Et  bien 
que  riiomme  ne  couve  pas  comme  le 
pigeon  ,  &  que  n'ayant  pas  non  plus 
des  mamelles  pour  allaiter  ,  il  foit  à 
cet  égard  dans  la  clalfe  des  quadrupè- 
des ,  les  enfans  font  fi  long-tems  ram- 
pans  &  foibles  ,  que  la  mère  &  eux  fe 
palferoient  difficilement  de  l'attache- 
ment du  père ,  &  des  foins  qui  en  font 
l'effet. 

Toutes  les  obfervations  concourent 
donc  à  prouver  que  la  fure^ur  jaloufe 
des  mâles  dans  quelques  efpeces  d'a- 
nimaux ,  ne  conclut  point  du  tout 
pour  l'homme;  &  l'exception  même 
des  climats  méridionaux  où  la  polyga- 
mie eft  établie  ,  ne  fait  que  mieux  con- 
firmer le  principe,  puifque  c'eft  de  la 
pluralité  de  femmes  que  vient  la  ty- 
ranique  précaution  des  maris  ,  &  que 
le  fentiment  de  fa  propre  foibleife  porte 
l'homme  à  recourir  à  la  contrainte  , 
pour  éluder  les  loix  de  la  nature. 

Parmi  nous ,  où  ces  mêmes  loix 
en  cela  moins  éludées,  le  font  dan^ 
iju  fens  contraire  &:  plus  odieux  ,  h 


70  Emile. 

jaloude  a  fou  motif  dans  les  pafîions 
ibci.iles  plus  que  dans  l'intliuct  pri- 
mitif. Dans  la  plupart  des  liai  bns  de 
galanterie  ,  l'amant  hait  bien  plus  fes 
rivaux  qu'il  n'aime  fa  maitrelfej  s'il 
craint  de  n'être  pas  feul  écouté  ,  c'eft 
l'effet  de  cet  amour  propre  dont  j'ai 
montré  rorigine ,  &  la  vanité  pâtit  en 
lui  bien  plus  que  l'amour.  D'ailleurs 
nos  mal-adroites  inftitutions  ont  rendu 
les  femmes  fi  dilîîmulées  (if),  &  ont 
il  fort  allumé  leurs  appétits  ,  qu'on  peut 
à  peine  compter  fur  leur  attachement 
le  mieux  prouvé  ,  &  quelle  ncpeuvcnt 
plus  marquer  de  préférences  qui  rail'a- 
rent  fur  la  crainte  des  concurrens. 

Pour  l'amour  véritable ,  c'ell  autre 
chofe.  J'ai  fait  voir  dans  l'écrit  déjà 
cité ,  que  ce  fentiment  n'eft  pas  aullî 
naturel  que  l'on  paife  ;  &  il  y  a  bien 
de  la  diffccence  entre  la  douce  habi- 
tude qui  affcdionne  l'homme  à  là  com- 
pagne ,  &  cette  ardeur  eifrénée  qui  fcni- 
vre  des  chimériques  attraits  d'un  objet 

0  î)  L'çfpece  de  difTimulation  que  j'entends  ici , 
eftoppofée  à  celle  qui  leur  convient  &  qu'elles 
tiennent  de  la  nature  ;  l'une  confiftc  à  dcguifcr 
les  fentinitn"!  qu'elles  ont ,  &  l'autre  à  feindre 
ceux  qu'elle»  n'ont  pa<;.  Toutes  Ics  femmes  du  mon- 
de pnlFent  leur  vie  à  faire  trophée  de  leur  préten- 
due fcnlibUicé  ,  &  n'aiment  iamais  rien  q^u'elles- 
«êm&s. 


L  I  T  R  E     V,  7t 

qu'il  ne  voit  plus  tel  qu'il  eft.^  Cette  paC 
lion ,  qui  ne  reipire  qu'exclulions  &  pré- 
férences ,  ne  diiiere  en  ceci  de  la  vaiiitc 
qu'en  ce  que  la  vanité  exigeant  tout  & 
n'accordant  rien  eft  toujours  inique,  au 
lieu  que  l'amour  donnant  autant  qu'il 
exige  ,  eft  par  lui-même  un  fentiment 
rempli  d'équité.  D'ailleurs  plus  il  eft  exi^ 
géant ,  plus  il  eft  crédule  :  la  même  illu- 
lion  qui  le  caufe  ,  le  rend  facile  a  perfua- 
der.  Si  l'amour  eft  inquiet,  l'eftime  eft 
conBante  ,  &  jamais  l'amour  lans  l'ef. 
timc  n  exifta  dans  un  cœur  honnête,  par- 
ce  que  nul  n'aime  dans  ce  qu'il  aime  que 
les  qualités  dont  il  fait  cas. 

Tout  €cci  bien  éclair  ci  ,  l'on  peut 
dire  à  coup  fîir  de  quelle  forte  de  ja- 
loulîe  Emile  fera  capable.  Car  puifqu'à 
peine  cette  palFion  a  -  t  -  elle  un  germe 
dans  le  cœur  humain,  fa  forme  eft  dé- 
terminée uniquement  par  l'éducation. 
Emile  amoureux  &  jaloux  ne  fera  point 
colère,  ombrageux,  méfiant,  mais  dé- 
licat ,  fenfible  &  craintif:  il  fera  plus 
alarmé  qu'irrité  ;  il  s'attachera  bien  plus 
à  gagner  fa  maitreife ,  qu'à  menacer  fon 
rival  ;  il  l'écartera ,  s'il  peut  ,  comme 
un  obftacle,  fans  le  haïr  comme  un  en- 
nemi: s'il  le  hait  ,  ce  ne  fera  pas  pour 
l'audace  de  lui  difputer  un  cœur  au- 
quel il  prétend ,  mais  pour  le  danger 


7a  Emile. 

réel  qu'il  lui  fait  courir  de  le  perdre; 
Çon  iujafte  orgueil  ne  s'oiFenfeni  point 
fottement  qu'on  ofe  entrer  en  concur- 
rence avec  lui  ;  comprenant  que  le 
droit  de  préférence  ell  uniquement 
fondé  fur  le  mérite ,  &  que  l'honneur 
eit  dans  le  fuccès  ,  il  redoublera  de  foins 
pour  fe  rendre  aimable ,  &  probable- 
ment il  réulîira.  Lagénéreufe  Sophie, 
en  irritant  fon  amour  par  quelques 
alarmes,  faura  bien  les  rég'cr  ,  l'en  dé- 
dommager i  &  ces  concurrens  ,  qui 
n'étoient  foufferts  que  pour  le  mettre 
à  l'épreuve  ,  ne  tarderont  pas  d'être 
écartés. 

Mais  où  me  fens-je  infenfiblemcnt 
entraîné  '{  O  Emile  !  qu'es-tu  devenu  ? 
Puis-je  reconnoitre  en  toi  mon  élevé  ? 
Combien  jeté  vois  déchu!  Où  cil  ce 
îeune  honuiie  formé  durement  ,  qui 
bravoit  les  rigueurs  des  faifons  ,  qui  li- 
vroit  fon  corps  aux  plus  rudes  travaux 
&  fon  aine  aux  feules  loix  de  la  fageife  , 
inacceilible  aux  préjugés  ,  aux  pallions, 
qui  n'aimoit  que  la  vérité ,  qui  ne  cé- 
doit  qu'à  la  raifon  ,  &  ne  tenoit  à  rien 
de  ce  qui  n'étoit  pas  lui?  Maintenant 
amolli  dans  une  vie  oifive ,  il  fe  lailfe 
gouverner  par  des  femmes;  leurs  amu- 
îcmens  font  fcs  occupations  ,  leurs  vo- 
lontés fontfes  loixj  une  jeune  hlle  eft 

l'arbitre 


Livre    V,  75 

î'ai-bitre  de  fa  deftiiiée  ;  il  rampe  & 
fléchit  devant  plie  :  le  grave  Emile  eft 
le  jouet  d'un  enfant. 

Tel  efl:  le  changeaient  des  fcenes  de 
la  vie  ;  chaque  âge  a  fes  relForts  qui  le 
font  mouvoir  ;  mais  l'homme  eft  tou- 
jours le  même.  A  dix  ans  ,  il  eft  mené 
par  lies  gâteaux  ;  à  vingt ,  par  une 
maitreife  ;  à  trente  ,  par  les  plaifirs  ;  à 
quarante ,  par  l'ambition  i  à  cinquante  , 
par  l'avarice:^  quand  ne  court -il  qu'a- 
près la  figelfe  '<  Heureux  celui  qu'on 
y  conduit  malgré  lui  î  Qu'importe  de 
quel  guide  on  fc  ferve,  pourvu  qu'il  le 
mené  au  but  ?  Les  héros  ,  les  fages  eux- 
mêmes  ont  payé  ce  tdbut  à  la  folbleife 
huniainei  &  tel  dont  les  doigts  o]it 
calTé  des  fu féaux ,  n'en  fut  pas  pour 
cela  moins  grand  homme. 

Voulez-vous  étendre  fur  la  vie  en- 
tière ,  l'effet  d'une  heureufe  éducation  ? 
Prolongez  durant  la  jeuneiîë  les  bon- 
nes habitudes  de  l'enfance  s  &  quand 
votre  é'eve  eft  ce  qu'il  doit  être,  fai- 
tes qu'il  lôit  le  même  dans  tous  les  tems. 
Voilà  la  dernière  perfedion  qui  vous 
refte  à  donner  à  votre  ouvrage.  C'eft 
pour  cela  fur-tout  qu'il  importe  de  laif- 
ier  un  gouverneur  aux  jeunes  hom- 
mes ;  car  d'ailleurs  il  eft  peu  a  craindre 
qu'ils  ne  fichent  pas  faire  l'amour  laiis 

Emile.  Tom.IV.  D 


vt4  Emile. 

îiii.  Ce  qui  trompe  les  inftitiiteurs ,  & 
■lur-tout  les  pères  ,  c'ell  qu'ils  croient 
qu  une  manière  de  vivre  en  exclud  une 
•autre ,  &  qu'auffi-tôt  qu  on  e(l  grand 
on  doit  renoncer  à  tout  ce  qu'on  tai- 
ibit  étant  petit.  Si  cela  étoit  ,  à  quoi 
ierviroit  de  foigner  rentance  ,  puilque 
ic  bon  ou  le  mauvais  ufage  qu'on  en 
feroit  s'évanouiroit  avec  elle,  &  qu  en 
prenant  des  manières  de  vivre  ablolu- 
ment  différentes  ,  on  prendroit  neccl- 
fairement  d'autres  façons  de  penier  . 

Comme  il  n'y  a  que  de  grandes  ma- 
ladies qui  faiTent  iblution  de  contmui- 
té  dans  la   mémoire  ,    il  ny  a  gueres 
que  de  grandes    paillons   qm  la  hillent 
dans  les   mœurs.    Bien   que  nos  goûts 
&  nos  inclinations  changent ,  ce  chan- 
îjement ,  quelquefois  allez  bruique  ,  clt 
Idouci  par  les   habitudes.  Dans  la  luc- 
cefficm  de  nos  penchans ,  comme  dans 
une  bonne    dégradation    de   couleurs  , 
l'habile  artille   doir  rendre  les  pailages 
imperceptibles,  contondre  &  mêler  les 
teintes  ,  &  pour  qu'aucune  ne  tranche, 
en  étendre  plufieurs  iur   tout  Ion  tra- 
vail. Cette  règle  ell  connrmee  par  l  ex- 
périence :    les  gens   immodérés    chan- 
gent tous   les   jours    àfcdwn^.  ^^ 
goûts,    de  fentimens,    &  n  ont   poil 
Seconltince  que  l'habitude  du  chan- 


Livre    V.  7j" 

gemeiit  ;  nrjis  l'homme  réglé  revient 
toujours  à  fes  anciennes  pratiques  ,  8c 
ne  perd  pas  même  dans  fa  vicilleiFe 
le  goût  des  plailirs  qu'il  aimoit  enfant. 

Si  vous  faites  qu'en  paffant  dans  un 
nouvel  âge  les  jeunes  gens  ne  pren- 
nent point  en  mépris  celui  qui  l'a  pré- 
cédé ,  qu'en  contradant  de  nouvelles 
habitudes  ils  n'abandonnent  point  les 
anciennes  ,  &  qu'ils  aiment  toujours 
à  faire  ce  qui  eft  bien  fans  égard  au 
tems  où  ils  ont  commencé  alors  feu- 
lement vous  aurez  fauve  votre  ouvra- 
ge &  vous  ferez  fûrs  d'eux  jufqu^à  la 
tin  de  leurs  jours  :  car  la  révolution 
la  plus  à  craindre,  eft  celle  de  l'âge  fur 
lequel  vous  veillez  maintenant.  Com- 
me on  le  regrette  toujours  ,  on  perd 
dilHcilement  dans  la  fuite  les  goûts 
qu'on  y  a  confervés  :  au  lieu  que  quand 
ils  font  interrompus ,  on  ne  les  reprend 
de  la  vie. 

La  plupart  des  habitudes  que  vous 
croyez  faire  contrarier  aux  enfans  & 
aux  jeunes  gens  ,  ne  font  point  de  vé- 
ritables habitudes  ,  parce  qu'ils  ne  les 
ont  prifes  que  par  force,  &  que  les 
fuivant  malgré  eux  ils  n'attendent  que 
l'occafion  de  s'en  délivrer.  On  ne  prend 
point  le  goût  d'être  en  prifon  à  force 
d^y   demeurer  :  l'habitude  alors  ,  loin 

D  2 


76  Emile. 

de  diminuer  l'averfion ,  Taugmente.  ïl 
n'en  eft  pas  ainli  d'Emile,  qui  nayant 
rien  fait  dans   Ion  enfance  que  volon- 
tairement &  avec    plaifir,  ne  fait  en 
continuant  d'agir  de  même  étant  hom- 
me ,  qu'ajouter  l'empire   de  l'habitude 
aux  douceurs  de  la  Hberté.  La  vie  ac- 
tive ,  le  travail  des  bras ,  l'exercice ,  le 
mouvement  lui  font  tellement  devenus 
néceifaires  ,  qu'il  n'y  pourroit  renoncer 
fans  foutïrir.  Le  réduire  tout-à-coup  a 
une  vie  molle  &  fédentaire  ,  feroit  l'em- 
prifonner,  l'enchaîner  ,    le  tenir  dans 
un  état  violent  &  contraint  i  je  ne  dou- 
te pas  que  fon  humeur  &  fa  fanté  rCen 
fuifent   également    altérées.      A   penie 
peut-il  refpirer  à  fon  aife  dans  une  cham- 
bre bien  fermée  ;  il   lui   iaut  le  grand 
air  ,    le  mouvement ,   la  fatigue.  Aux 
genoux  même  de   Sophie  ,    il  ne  peut 
s'empêcher  de  regarder  quelquelois  la 
campagne  du  coin  de  l'œil ,  &  de  de- 
firer  de  la  parcourir  avec  elle.    Il  relie 
pourtant  quand  il  faut  relier  -,  mais  il 
eft  inquiet ,  agité  j    il  fcmble  fe   débat- 
tre: il  relie  ,  parce  qu'il  eft   dans  les 
fers.  Voilà  donc ,  allez-vous  dne ,  des 
befoins  auxquels  je  l'ai  fournis  ,  des  aU 
fujettiiremcns  que  je  lui  ai  donnes  :  & 
tout  cela  eft  vrai  i    je  j'ai  ailujetti   a 
l'état  d'homme. 


L    I    V   R   E      V.  ^1 

Emile  aime  Sophie  ;  mais  quels  foii^ 
les  premiers  charmes  qui  Pont  attaché  ? 
La  ièiilibilité ,  la  vertu  ,  l'amour  des 
chofes  honnêtes.  En  aimant  cet  amour 
dans  fà  maitreire  ,  l'auroit-il  perdu  pour 
lui-même  '<  k  quel  prix  à  fon  tour  So- 
phie s'eil-elle  mife  '<  A  celui  de  tous 
les  fentimens  qui  font  naturels  au  cœur 
de  Ton  amant ,  l'elUme  des  vrais  biens, 
la  frugalité  ,  la  fim.piicité ,  le  généreux 
défintérelfement ,  le  mépris  du  fafte  & 
des  richeiî'es.  Emile  avoit  ces  vertus 
ayant  que  l'amour  les  lui  eût  impofées. 
En  quoi  donc  Emile  eft-il  véritablement 
change  '<  Il  a  de  nouvelles  raifons  d'être 
lui-même  \  c'eft  le  feul  point  où  il  foit 
différent  de  ce  qu'il  étoit. 

Je  n'imagine  pas  qu'en  lifant  ce  livre 
avec  quelque  attention,  perfonne  paif^ 
le  croire  que  toutes  les  circonftances 
de  la  fituation  où  il  fe  trouve  le  foient 
ainfi  ralietublces  autour  de  lui  par  ha- 
fard.  Eft-ce  par  hafard  que  les  villes 
fournîlîiiUL  tant  de  filles  aimables,  celle 
qui  lui  picût  \\Q^  fe  trouve  qu'au  fond 
d'une  retraite  éloignée  ?  efl-ce  par  ha- 
fard qu'il  la  rencontre  '<  eft-cc  par  ha- 
fard qu'ils  fe  conviennent  ?  eiè-ce  par 
h^fu-d  qu'ils  ne  peuvent  loger  dans  le 
même  lieu>  cll-ce  par  hafard  qiril  ne 
ti-ouve  Lin  afyle  que  lî  loin  d'elle  î'  elt- 

D   2 


yg  Emile, 

ce  par  liafard  qu'il  la  voit  fi  rarement, 
&  qu'il  cil  forcé  d'acheter  par  tant  de 
fatigues  le  pl^nîk  de  la  voir  quelque- 
fois" i'  11  s'etîérnine ,  dites-vous  :  Ji  s  en- 
durcit, au  contraÏTCi  il  faut  qu  n  ioit 
auffi  robufte  que  je  Tai  fait  ,  pou^'/c- 
lifter  aux  fatigues  que  Sortie  lui  tait 
ilipporter.  ,, 

Il  loge  à  deux  grandes  lieues  d  e!.e. 
Cette  dittance  eit  le  foufflet  de  la  lor- 
ge  h  c'eft  par  elle  que  je  trempe  les  traits 
de  l'amour.  S'ils  îogeoient  porte  a  por- 
te ,  ou  qu'il  pût  l'aller  voir  mollement 
affis  dans  un  bon  carolie  ,  il  l'aimeroit 
à  fon  aife  ,  il  i'aimeroit  en  Paritien. 
Léandre  eut-il  voulu  mourir  pour  Heio, 
fi  la  mer  ne  l'eût  iéparé  d'elle^  Lec- 
teur ,  épargnez-moi  des  paroles  ;  li  vous 
êtes  fait  pour  m'entcndre,  vous  ui- 
vrez  alîez  mes  règles  dans  mes  détails. 

Les  premières  fois  que  nous  iommes 
allés  voir  Sophie ,  nous  avons  pris  des 
chevaux  pour  aller   plus  vite.    Mous 
trouvons    cet  c:^pédient  commode  ,  « 
à  la  cinquième  fois   nous   continuons 
de  prendre  des   chevaux.    Nous  étions 
attendus  i  à    plus  d'une  demi-lieue  de 
lamaifon   nous   appercevons  du  mon- 
de  fur  le    chemin.    Emile  oblerve,  le 
cœur  lui  bat,  ilapproche,  H  reconiioit 
Sophie  ,  il   fe  précipite  à  bas  de  ion 


L  I  V  R  E    V.  79 

cheval ,  il  part ,  il  vole  ,  il  eft  aux  pieds 
de  l'aimable  famille.  Emile  aime  les 
beaux  chevaux  ;  le  fien  eft  vif,  il  fe 
fent  libre,  il  s'échappe  à  travers  champs  : 
je  le  fuis,  je  l'atteins  avec  peine,  je  le 
ramené.  Malheureufement  Sophie  a 
peur  des  chevaux ,  je  n'ofe  approcher 
d'elle.  Emile  ne  voit  rienj  mais  Sophie 
l'avertit  à  l'oreille  de  la  peine  qu'il  a 
lailfé  prendre  à  fon  ami.  Emile  accourt 
tout  honteux ,  prend  les  chevaux  ,  rei- 
te  en  arrière  ;  il  etl  jiifte  que  chacun 
ait  fon  tour.  Il  part  le  premier  pour 
fe  débarratfer  de  nos  montures-  En 
laiffant  ainlî  Sophie  derrière  lui  ,  il  ne 
trouve  plus  le  cheval  une  voiture  aufîi 
commode.  Il  revient  eiroufflé,  &  nous 
rencontre  à  moitié  chemin. 

Au  voyage  fuivant  ,  Emile  ne  veut 
plus  de  chevaux.  Pourquoi,  luidis-je? 
nous  n'avons  qu'i  prendre  un  laquais 
pour  en  avoir  foin.  Ah  î  dit-il  ,  fur- 
chargcrons-nous  ain fi  la  relpeélable  fa- 
mille ?  Vous  voyez  bien  qu'elle  veut 
tout  nourrir,  hommes  &  chevaux.  Il 
elfc  vrai  ,  reprends-je  ,  qu'ils  ont  la 
noble  hofpitalité  de  l'indigence.  Les 
riches  ,  avares  dans  leur  faite ,  ne  lo- 
gent que  leurs  amis  :  mais  les  pauvres 
logent  aufîi  les  chevaux  de  leurs  amis. 
Allons  à  pied,  dit-il  i    n'en   avez-vous 

D4 


go  Emile. 

pas  le  courage,  vous  qui  partagez  de 
fi  bon  cœur  les  fatigans  plaifirs  de  vo- 
tre enfantin  Très-volonticrs,  repreiids- 
je  à  i'inftant-,  aulFi  bien  l'amour ,  à  ce 
qu'il  me  femble ,  ne  veut  pas  être  fait 
avec  tant  de  bruit. 

En  approchant ,  nous  trouvons  la 
jnerc  &  la  fille  plus  loin  encore  que  la 
première  fois.  Nous  fournies  venus 
comme  un  traitj  Emile  eft  tout  en  nage  : 
une  main  chérie  daigne  lui  palTer  un 
mouchoir  fur  les  joues.  Il  y  auroit 
bien  des  chevaux  au  monde,  avant  que 
nous  fulFions  déformais  tentés  de  nous 
en  fervir. 

Cependant  il  eu  alTez  cruel  de  ne 
pouvoir  i;m"iais  palfer  1?.  foirce  enfem- 
ble.  L'été  s'avance,  les  iours  commen- 
cent à  diminuer.  Q.uoi  que  nous  puifl 
fions  dire  ,  on  ne  nous  permet  jamais 
«le  nous  en  retourner  de  nuit,  &  quand 
nous  ne  venons  pas  dès^  le  matin  ,  il 
faut  prefque  repartir  auiîi-rôt  qu'on,  eit 
arrivé.  A  force  de  nous  plaindre  (&  de 
s'inquiéter  de  nous ,  la  mère  penlc  en- 
fin qu'à  la  vérité  Pou  ne  peut  nous 
loger  décemment  dans  la  mailbn  ,  mais 
qu'on  peut  nous  trouver  ini  gîte  au 
village  pour  y  coucher  quelqucibis.  A 
ces  mots  Emile  frappe  des  mains,  tref- 
iiuiiit  de  joie  }    -^  Sophie  ,   feus  y  ion- 


L   I    V   R   E      V.  8î 

fer  ,  baife  un  peu  plus  fouveilt  fa  mère 
le  jour  qu'elle  a  trouvé  cet   expédient. 
Pcu-à-peu  la  douceur  de  l'araitic ,  la 
familiarité  de  l'innocence ,   s'ctabluient 
Sl  s'aifcrmi lient  entre  nous.    Les  jours 
prefcrits  par  Sophie  ou   par  fa   mère  , 
je  viens  ordinairement  avec  mon  ami  i 
quelquefois   aulfi   je  le  hiiVc  aller  feul. 
La  confiance   élevé  famé  ,  &  Ton  ne 
doit  plus  traiter  un  homme  en  enfant  i 
&   qu'aurois-je    avancé   jufques-là  il 
mon  élevé  ne  méritoit  pas  mon  ellime? 
Il  m'arrive  aulLi  d'aller  fans  lui  :  alors 
il  eiï  trifte  &  ne  murmure  point  ;  que 
ferviroient  fes  murmures?  Et  puis,  il 
fait  bien  que  je  ne  vais  pas  nuire  à  fes 
intérêts.  Au  relie ,  que  nous  allions  en- 
semble   ou    féparément  ,     on    conqoiS 
qu'aucun  tems   ne   nous  arrête,  tout 
éers  d'arriver  dans  un  état  à  pouvoir 
être  plaints.    Malheureufement    Sophie 
nous  interdît  cet  honneur  ,  &  défend 
qu'on  vienne  par  le  mauvais  tems.  C'cft 
îa  feule  fois  que  je  la  trouve  rebelle  aux 
règles  que  je  lui  diéle  en  fecret. 

Un  jour  qu'il  eft  allé  feul,  &  que  je 
ne  l'attends  que  le  lendemain  ,  je  le  vois 
arriver  le  foir-mème ,  &  je  lui  dis  en 
l'cmbraifant  :  quoi!  cher  Emile,  tu  re- 
viens à  ton  ami  î  Mais  au  lieu  de  ré- 
pondre à  mes  careûes ,  il  me  dit  -avec 


ga  Emile. 

un  peu  d'humeur  :  ne  croyez  pas  que 
je  revienne  fitôt  de  mon  gré ,  je  viens 
malgré  moi  ;  elle  a  voulu  que  je  viniFei 
}e  viens  pour  elle  &  non  pas  pour  vous. 
Touché  de  cette  naïveté ,  je  l'embralfe 
derechef,  en  lui  diflmt  î  ame  franche, 
ami  iincere ,  ne  me  dérobe  pas  ce  qui 
m'appartient.  Si  tu  viens  pour  elle , 
c'elt  pour  moi  que  tu  le  dis  ;  ton  re- 
tour eft  fon  ouvrage,  mais  ta  franchi- 
fe  eft  le  mien.  Garde  à  jamais  cette 
noble  candeur  des  belles^amcs.  On  peut 
lailTer  penfcr  aux  indiliérens  ce  qu'ils 
veulent  :  mais  c'elt  un  crime  de  fouf- 
frir  qu'un  ami  nous  faîfe  uii  mérite 
de  ce  que  nous  n'avons  pas  fait  pour 
lui. 

Je  me  garde  bien  d'avilir  à  (es  yeux 
le  prix  de  cet  aveu  ,^  en  y  trouvant  plus 
d'amour  que  de  générofité  ,  &  en  lui 
dilànt  qu'il  veut  moins  s'ôter  le  mérite 
de  ce  retour,  que  le  ^.onner  à  Sophie. 
Mais  voici  comment  il  me  dévoile  le 
fond  de  fon  cœur  fuis  y  fonger  :  s'il 
eft  venu  à  fon  aifc  à  petits  pas  &  rê- 
vant à  fes  amours  ,  Emile  n'eft  que  l'a- 
mant de  Sophie  j  s'il  arrive  à  grands 
pas,  échaufte,  quoiqu'un  peu  grondeur, 
Emile  eft  fami  de  fon  Mentor. 

On  voit  par  ces  arrangeinens  que 
flCion  jeune  homme  eft  bien  éloigné  de 


L  I   V  R  E     V.  S? 

pafler  fà  vie  auprès  de  Sophie  &  de  la 
voir  autant, qu'il  voudroit.  Un  voyage 
ou  deux  par  femaine  bornent  les  per- 
millions  qu'il  reçoit  ;  &  fes  vifites  ., 
ibuvent  d'une  feule  demi-journée,  s'é- 
tendent rarement  au  lendemain.  Il  em- 
ployé bien  plus  de  tems  à  efpérer  de  la 
voir  ou  à  le  féliciter  de  l'avoir  vue, 
qu'à  la  voir  en  eifet.  Dans  celui  même 
qu'il  donne  à  ces  voyages  ,  il  en  palfe 
moins  auprès  d'elle  qu'à  s'en,  approcher 
ou  s'en  éloigner.  Ses  piaifirs .,  vrais  , 
purs  ,  délicieux  ,  mais  moins  réels  qu'i- 
maginaires ,  irritent  fon  amour  fans 
eiféminer  fon  cœur. 

Les  jours  qu'il  ne  la  voit  point  il 
n'eft  pas  oiiif  &  fédentaire.  Ces  jours 
là  ,  c'eit  Emile  encore  ;  il  n'eft  point 
du  tout  transformé.  Le  plus  fou  vent 
il  court  les  c^.mpagnes  dés  environs , 
il  fuit  fon  hiftoirc  naturelle  j  il  obfer- 
ve ,  il  examine  les  terres ,  leurs  pro- 
d unions ,  leur  culture  j  il  compare  les 
travaux  qu'il  voit  à  ceux  qu'il  con« 
noit  y  il  cherche  les  raifons  des  diifé. 
rences  ;  quand  il  juge  d'autres  métho- 
des  préférablcsà  celles  du  lieu,  il  les 
donne  aux  cultivateurs  ;  s'il  propofè 
une  meilleure  forme  de  charrue ,  il  en 
fait  faire  fur  fes  deiîins  i  s'il  trouve 
irne  carrière  de  marne ,    ii  leur  en  ap- 

D  6 


g4  Emile. 

prend  Tufage  inconnu  dans  le  pays  ; 
fouvent  il  met  lui-même  la  main  à  l'œu- 
vre j  ils  font  tous  étonnés  de  lui  voir 
manier  leurs  outils  plus  aifément  qu'ils 
ne  font  eux-mêmes,  tracer  des  filions 
plus  profonds  &  plus  droits  que  les 
leurs  ,  lemer  avec  plus  d'égalité  ,  diri- 
ger des  ados  avec  plus  d'intelligence. 
Ils  ne  fe  moquent  pas  de  lui  comme 
d'un  beau  difeur  d'agriculture  ;  ils 
vovent  qu'il  la  fait  en  effet.  En  un 
mot  ,  il  étend  fon  zèle  &  fes  foins  à 
tout  ce  qui  e(l  d'utilité  première  &  gé- 
nérale j  même  il  ne  s'y  borne  pas.  Il 
vifite  les  maifons  des  pa3-fms  ,  s'infor- 
me de  leur  état ,  de  leurs  faniillcs ,  du 
nombre  de  leurs  enfans  ,  de  la  quantité 
de  leurs  terres ,  de  la  nature  du  pro- 
duit, de  leurs  débouchés,  de  leurs  fa- 
cultés ,  de  leurs  charges ,  de  leurs  det- 
tes ,  8iC.  Il  donne  peu  d'argcn ,  fichant 
que  pour  fordmaire  il  ett  mal  employé j 
mais  il  en  dirige  l'emploi  lui-même,  & 
îc  leur  rend  utile  malgré  qu'ils  en  aient. 
11  leur  fournit  des  ouvriers  ,  Se  ibuvcnt 
leur  paye  leurs  propres  journées  pour 
les  ti-avaux  dont  ils  ont  bcfoin.  A  l'un 
il  fait  relever  ou  couvrir  ià  chaumière 
■à.  demi  tombée  j  à  l'autre  il  fait  défri- 
cher ia  terre  aban  ^nnée  faute  de 
moyens  j  à  Fautrc  il  Ibuniit  une  vache. 


Livre    V.  §f 

un  cheval ,  du  bétail  de  toute  efpece 
à  la^  place  de  celui  qu'il  a  perdu  :  deux 
voifuis  font  près  d'entrer  en  procès  ,  il 
les  gagne ,  il  les  accommode  ;  un  pay- 
fan  tombe  malade ,  il  le  fait  foigner  , 
il  le  foigne  lui-même  (  i6)  ;  un  autre 
efl:  vexé  par  un  voifin  puillant  ,  il  le 
protège  &  le  recommande  ;  de  pauvres 
jeunes  gens  fè  recherchent  ,  il  aide  à 
les  marier  i  une  bonne  femme  a  perdu 
fon  entant  chéri,  il  va  la  voir,  il  la 
confole,  il  ne  iort  point  aul]i-tôt  qu'il 
eft  entré  ;  il  ne  dédaigne  point  les  in- 
digens,  il  n'eft  point  predé  de  quitter 
les  malheureux  ;  il  prend  fouvent  fon 
repas  chez  les  payfans  qu'il  affiite,  il 
l'accepte  aulii  chez  ceux  qui  n'ont  pas 
befoin  de  lui  ;  en  devenant  le  bienfai- 
teur des  uns  &  l'ami  des  autres ,  il  ne 
ccfle  point  d'être  leur  égal.  Enfin,  il 
fait  toujours  de  fa  perfbnne  autant  de 
bien  que  de  fon  argent. 

(l<î)  Soigner  un  payfan  malade  ,  ce  n'efl  pas  le 
purger  ,  lui  donner  des  drogues  ,  !iii  envoyer 
iiTi  chirurgien.  Ce  n'eft  pas  de  tout  c<)a  qu'ont  be- 
foin  ces  pauvres  gens  dans  leurs  maladies  ;  c'eft  de 
nourriture  meilleure  &  plus  abondante.  Jeûiuz  , 
vous  autres,  quand  vous  avez  la  fièvre}  mais 
quand  vos  payfans  l'ont  ,  donn;z-leur  delà  viande 
&  du  vin  :  prefqiie  toutes  leurs  maladies  viennent  de 
niilere  &  d'épuif'ement  j  leur  meilleure  til'anne  eft 
dans  votre  cave  i  Uur  fciii  apothicaire  doit  eue 
Totre  boucher. 


g(5  E   M    I    L  E. 

Qiielqiiefois  il  dirige  fes  tournées  du 
coté  de'  mieureiix  fejour.    li  pourroit 
éfpcrer  de  voir  Sophie  à  la  dérobée  ,  de 
la  voir  à  la  promenade  fans  en  être  vu  } 
mais    Emile  eft  toujours  fans   détour 
dans  fa  conduite ,  il  ne  fait  &  ne  veut 
rien  éluder.  Il  a  cette  aimable   déhca- 
tefle  qui^  flatte  &  nourrit  Pamour-pro- 
pre  du  bon  témoignage  de  foi.  Il  garde 
■ji  la  rigueur  fou  ban  ,    &  n'approche 
jamais  aifez  pour   tenir  du    hafard   ce 
qu'il  ne  veut  devoir  qu'à    Sophie.    Lu 
revanche ,  il  erre   avec  plaifir  dans  les 
environs,  recherchant  les  traces  des  pas 
de  fa  maîtrclfe  ,  s'attendriifant   fur  les 
peines  qu'elle  a  prifes  &  fur  les  cour- 
fes  qu'elle  a  bien  voulu  faire  par  com- 
plaifance  pour  lui.    La  veille  des  )ouvs 
qu'il  doit  la  voir,    il  ira  dans  quelque 
ferme  voiline  ordonner  une  collation 
pour  le  lendemain.    La  promenade  ie 
dirige  de  ce  coté  fans  qu'il  y  paroifle  ; 
on  entre  comme  par  halard ,  on  trouve 
des  fruits  ,    des  gâteaux  ,  de  la  crème. 
La  friande  Sophie   n'eft  pas   inlenhbie 
à  ces  attentions  ,  &  fait  volontiers  hon- 
neur à  notre  prévoyance  i  car  j'ai  tou- 
jours ma   part   au    compliment  ,  n'en 
eulTé-je  aucune    au  foin    qui    l'attire  i 
c'eft  un  détour  de  petite  fille  pour  erre 
moins  embarraiféc  en  remerciant.    Le 


Livre    V.  g? 

père  &  moi  nous  mangeons  des  gâteaux 
&  buvons  du  vin  ;  mais  Emile  elt  de  i'é- 
cot  des  femines,  toujours  au  guet  pour 
voler  quelque  affictte'de  crème  ou  la 
cuiller  de  Sophie  ait  trempé. 

A  propos  de  gâteaux  ,  je  parle  à  Emi- 
le de  Tes  anciennes  courfes.  On  veut 
favoir  ce  que  c'eft  que  ces  courfes  :  je 
l'^^^^plique,  on  en  rit;  on  lui  demande 
s'il  fait  courir  encore  ;  mieux  que  ja- 
mais ,  répond-il,  je  ferois  bien  fâché 
de  l'avoir  oublié.  Quelqu'un  de  la 
compagnie  auroit  grande  envie  de  le 
voir  courir,  <Sc  n'ofe  le  dire;  quel- 
qu'autre  fe  charge  de  la  propohtion  ;  il 
accepte  :  on  fait  raifembler  deux  ou 
trois  jeunes  gens  des  environs;  on  dé- 
cerne un  prix,  &  pour  mieux  imiter 
les  anciens  jeux  ,  on  met  un  gâteau 
furie  but;  chacun  fe  tient  prêt;  le 
papn  donne  le  lignai  en  frappant  des 
mams.  L'agile  Emile  fend  fair,  &  fe 
trouve  au  bout  de  la  carrière  qu'à  peine 
mes  trois  lourdauts  font  partis.  Emile 
reçoit  le  prix  des  mains  de  Sophie ,  & 
non  moins  généreux  qu'Enée,  fait  des 
préfens  à  tous  les  vaincus. 

Au  milieu  de  l'éclat  du  triomphe, 
Sophie  ofe  défier  le  vainqueur;  &  fe 
vante  de  courir  auili-bJcii  que  lui.  Il 
ne  refufe   point   d'entrer  en  lice  avec 


gg  Emile. 

elle;  &  tandis  qu'elle  s'apprête  à  l'en- 
trée de  la  carrière,  qu'elle  retrouiic  la 
robe  des  deux  cotés,  &  que,  plus  cu- 
rieufe  d'étaler  une  jambe  fine  aux  yeux 
d'Emile  que  de  le  vaincre  à  ce  combat, 
elle  regarde  Ci  les  jupes  font  allez  cour- 
tes ,  il  dit  un  mot  à  l'oreille  de  la  mère  j 
elle  fourit  &  fait  un  ligne  d'approba- 
tion. Il  vient  alors  fe  placer  a  cote  de 
£i  concurrente ,  &  le  lignai  n^eft  pas 
plutôt  donné  qu'on  la  voit  partir  &  vo- 
ler comme  un  oifcau. 

Les  fen-imes  ne  font  pas  taitcs  pour 
courir  ;  quand  elles  fuient ,  c'elt  pour 
être  atteintes.  La  courfe  n  eft  pas  la  leule 
chofe  qu'elles  fi\flent  mal-adroitement, 
mais  c'eft  la  feule  qu'elles  lailcnt  de 
mauvaife  grâce:  leurs  coudes  en  arrière 
&  collés  con.tre  leur  corps  leur  donnent 
une  attitude  rifible,  &  les  hauts  talons 
fur  Icfquels  elles  font  juchées,  les  lont 
paroitre  autant  de  fauterelles  qui  vou- 
droient  courir  fans  lauter. 

Emile  n'imaginant  point  que  bophie 
coure  mieux  qu'une  autre  iemmc ,  ne 
daigne  pas  fortir  de  f\  place  &  la  voit 
riirtir  avec  un  fourire  moqueur.  Mais 
Sophie  eil  légère  &  porte  des  talons  bas  j 
elle  n'a  pas  befoin  d'artifice  pour  paroi- 
tre avoir  le  pied  petit;  elle  prend  les  de- 
vaus  d'une  telle  rapidité  ,   que    pour 


L   I   V   R   E     V.  89 

atteindre  cette  nouvelle  Atalante  il  n'a 
que  le  tems  qu'il  lui  faut  quand  il  Tap- 
perçoitii  loin  devant  lui.  Il  part  donc  à 
fon  tour  y  femblablc  à  l'aigle  qui  Fond  fur 
fa  proie ,  il  la  pourfuit ,  la  talonne  ,  l'at- 
teint enfin  toute  elfoufflée  ,  palfe  dou- 
cement fon  bras  gauche  autour  d'elle , 
l'enlevé  comme  une  plume,  &  preifant 
fur  fon  cœur  cette  douce  charge  il  ache- 
vé ainfi  la  courfe ,  lui  fait  toucher  le  but 
la  première ,  puis  criant ,  viâoire  à  So- 
phie ,  met  devant  elle  un  genou  en  terre, 
&  fe  reconnolt  le  vaincu. 

A  ces  occupations  diverfes  fe  joint 
celle  du  métier  que  nous  avons  appris. 
Au  moins  unjour  par  femaine  ,  &  tous 
ceux  où  1c  mauvais  tems  ne  nous  per- 
met pas  de  tenir  la  campagne,  nous  al- 
lons Emile  &  moi  travailler  chez  un  Maî- 
tre. Nous  n'y  travaillons  pas  pour  la 
forme ,  en  gens  au-delfus  de  cet  état , 
mais  tout  de  bon  &  en  vrais  ouvriers. 
Le  père  de  Sophie  nous  venant  voir  nous 
trouve  une  {•'ois  à  f  ouvrage  ,  &  ne  man- 
que pas  de  rapporter  avec  admiration  à 
fa  femme  &  à  fa  fille  ce  qu'il  a  vu.  Allez 
voir ,  dit-il ,  ce  jeune  homme  à  l'atte- 
lier  ,  &  vous  verrez  s'il  méprife  la  con- 
dition du  pauvre.  On  peut  imaginer  iî 
Sophie  entend  ce  difcours  avec  plaifir. 
On  en  reparle ,  on  voudroit  le  furpreii- 


fO  E    M    I    L   E. 

dre  àrouvrage.  On  me  queftiomie  Hms 
faire  iemblaut  de  rien,  &  après  s'être 
alïurées  d'un  de  nos  jours ,  la  mère  &  la 
fille  prennent  une  calèche  &  viennent  a 
la  ville  le  même  jour. 

En  entrant  dansi'attclier,  Sophie  ap- 
per(;oit  à  Tantre  bout  un  jeune  homme 
en  vcde  ,  les  cheveux  négligcmnient  at- 
tachés ,  <Sc  11  occupé  de  ce  qu'il  fait  qu'il 
ne  la  voit  point  j  elle  s'arrête  &  fait  ligne 
à  fa  mcre.  Emile  un  cifcau  d'une  main  & 
le  maillei.  de  l'autre  achevé  une  mortaife  ; 
puis  il  fcic  une  planche  &  en  met  une 
pièce  fous  le  valet  pour  la  polir.  Ce 
fpcdade  ne  fait  point  rire  Sophie  ;  il 
la  touche ,  il  eit  refpcdable.  Femme , 
honore  ton  chef  i  c'eil:  lui  qui  travaille 
pour  toi,  qui  te  gagne  ton  pain,  qui  te 
nourrit  ;  voila  l'homme. 

Tandis  qu'elles  font  attentives  a  1  ob- 
ferver ,  je  les  apperqois ,  je  tire  Emile 
par  la  manchic  ;  il  fe  retourne  ,  les  voit , 
jette  Ils  outils  &  s'élance  avec  un  en  de 
joiei  après  s'être  livré  à  fcs  premiers 
tranfports ,  il  les  lait  alfeoir  &  repreiid 
ion  travail.  Mais  Sophie  ne  peut  refter 
aflilèj  elle  fe  levé  avec  vivacité,  par- 
court l'attelier  ,  examine  les  outils  ,  tou- 
che le  poli  des  planches ,  ramalle  des  co- 
peaux par  terre ,  regartle  à  nos  mains  , 
&  puis  dit  qu'elle  aime  ce  métier  parce 


L   I   V   R   E      V.  9Ï 

qu'il  cO:  propre.  La  folâtre  eifaye  même 
dHmiter  Emile.  De  fa  blanche  &  débile 
main  elle  poulie  un  rabot  fur  la  pianche  j 
le  rabot  giilfe  &  ne  mord  point.  Je  crois 
voir  l'amoLir  dans  les  airs  rire  &  battre 
des  ailes  ;  je  crois  Fentendre  pouifer  des 
cris  d'ailégrofe  &  dire  ,  Hercule  eji  venge. 

Cependant  la  mère  qiiellionne  le  maî- 
tre. Monfieur,  combien  payez-vous  ces 
garqons  là?  Madame  ,  je  leur  donne  à 
chacun  vingt  fols  par  jour  &  je  les  nour-^ 
ris  5  mais  fi  ce  jeune  homme  vouloit  il 
gagneroit  bien  davaiitage ,  car  c'eit  le 
meilleur  ouvrier  du  pays.  Vingt  fols 
par  jour,  &  vous  les  nourriiTcz!  dit  la 
mère  en  nous  regardant  avec  attendri!^ 
fement.  Madame,  il  ed  ai n fi,  reprend 
le  maître.  Aces  mots  elle  court  à  Emile, 
l'embraile,  le  preife  contre  Ion  fein  en 
verfant  fur  lui  des  larmes ,  &  fans  pou- 
voir dire  autre  chofe  que  de  répéter  plu- 
fieurs  fois  :  moji  fils  !  6  mon  fils  î  ^ 

Après  avoir  pafle  quelque  tems  à  eau- 
fer  avec  nous,  mais  fans  nous  détour- 
ner ,  allons-nous  en,  dit  la  mère  à  la 
fille  ,  il  fe  fait  tard  ,  il  ne  finit  pas  nous 
faire  attendre.  Puis  s'approchant  d'E- 
mile ,  elle  lui  donne  un  petit  coup  fur 
la  joue  en  lui  difant  :  Elé  bien  ,  bon  ou- 
vrier ,  ne  voulez-vous  pas  venir  avec 
nous  ?  Il  lui  répond  d'un  ton  foictriile, 


92  Emile. 

je  fuis  engagé  ,  demandez  au  maître. 
On  demande  au  maître  s'il  veut  bien  fe 
palTerde  nous.  Il  répond  qu'il  ne  peut. 
J'ai ,  dit-il ,  de  l'ouvrage  qui  preli'e  & 
qu'il  faut  rendre  après-demain.  Comp- 
tant fur  ces  MeiTicurs ,  j'ai  refiifé  des 
ouvriers  qui  fe  ibnt  prcfentés  i  (i  ceux- 
ci  me  manquent ,  je  ne  fais  plus  où  en 
prendre  d'autres ,  &:  je  ne  pourrai  ren- 
dre l'ouvrage  au  jour  promis.  La  mère 
ne  réplique  rien;  elle  attend  qu'Emile 
parle.  Emile  baifl'e  la  tête  &  fe  tait. 
Monfieur,  lui  dit-elle  un  peu  furprife 
de  ce  filence,  n'avcz-vous  rien  à  dire  à 
cela?  Emile  regarde  tendrement  la  fille 
&  ne  répond  que  ces  mots  :  vous  voyez 
bien  qu'il  faut  que  je  reRe.  Là-delius 
les  dam-=s  partent  lv  nous  laiifent.  Emile 
les  accompagne  jufqu'à  la  porte ,  les  fuit 
dc'-yenx  autajit  qu'il  peut,  foupire  ,  & 
revient  le  mettre  au  travail  fans  parler.  ^ 
En  chemin  ,  la  mère  piquée  parle  à 
fa  fille  de  la  bizarrerie  de  ce  procédé. 
Quoi!  dit -elle,  étoit-il  fi  difficile^  de 
contenter  le  maître  fans  être  obligé  de 
relier  ,  ^  ce  jeune  homme  (i  prodigue 
qui  vcife  l'argent  fans  néceifité  ,  n'en 
fait- il  plus  trouver  dans  les  occailons 
convenables  ?  O  maman  !  répond  So- 
phie ,  à  Dieu  ne  plaife  qu'Emile  donne 
tuiit  de  force  a  l'argent  qu'il  s'en  fcrvc 


L  I  V  R  E    V.  :>:j 

pour  rompre  un  engagement  perfonnel, 
pour  violer  impunément  fa  parole ,  & 
£iire  violer  celle  d'autrui.  Je  fais  qu'il 
dédommageroit  aifément  l'ouvrier  du 
léger  préjudice  que  lui  cauferoit  Ton  ab- 
fence  ;  mais  cependant  il  aiTerviroit  Ton 
ame  aux  richeiîes ,  il  s'accoutumeroit  à 
les  mettre  à  la  place  de  les  devoirs ,  &à 
croire  qu'on  eft  dilpenfé  de  tout  pourvu 
qu'on  paye,  Emile  a  d'autres  manières 
de  penfer  ,  &  j'efpére  de  n'être  pas  caufe 
qu'il  en  change.  Croyez-vous  qu'il  ne 
lui  en  ait  rien  coûté  de  refter  ?  Maman  , 
ne  vous  y  trompez  pas  i  c'eft  pour  moi 
qu'il  relte  ;  je  l'ai  bien  vu  dans  fes  yeux. 
Ce  n'eit  pas  que  Sophie  foit  indul- 
gente fur  les  vrais  foins  de  l'amour.  Au 
contraire,  elle  elt  irapérieufe,  exigeante  i 
elle  aimeroit  mieux  n'être  point  aimée 
que  de  fêtre  modérément.  Elle  aie  noble 
orgueil  du  mérite  qui  fè  fent,  qui  s'efti- 
me ,  &  qui  veut  être  honoré  comme  il 
s'honore.  Elle  dédaigneroit  un  cœur  qui 
ne  fentiroit  pas  tout  le  prix  du  fien, 
qui  ne  l'aimeroit  pas  pour  fes  vertus 
autant  &  plus  que  pour  fes  charmes, 
un  cœur  qui  ne  lui  préféreroit  pas  fon 
propre  devoir ,  &  qui  ne  la  préiéreroit 
pas  à  toute  autre  choie.  Elle  n'a  point 
voulu  d'amant  qui  ne  connût  de  loi  que 
la  iienne  :  elle  veut  régner  fur  un  hom- 


P4  Emile. 

me  qu'elle  n'ait  point  défiguré.  C'eft 
ainfi  qu'ayant  avili  les  compagnons  d'U- 
lyilc  ,  Circé  les  dédaigne  ,  kïc  donne  à 
lui  leul  qu'elle  n'a  pu  changer. 

Mais  ce  droit  inviolable  &  flicré  mis; 
à  part,  jaloufe  à  l'excès  de  tous  les 
fiens  ,  elle  épie  avec  quel  fcrupule  Kmile 
îesreipede,  avec  quel  zcle  il  accomplit 
les  volontés,  avec  quelle  adreilb  il  les 
devine ,  avec  quelle  vigilance  il  arrive 
au  moment  prefcrit  ;  elle  ne  veut  ni 
qu'il  retarde  ni  qu'il  anticipe  ,  elle  veut 
qu'il  foie  exact.  Anticiper,  c'eftfe  préfé- 
rera el'e;  retarder,  c'etîla  négliger.  Né- 
gliger Sophie  !  cela  n'arriveroit  pas  deux 
fois.  L'injulle  foupqond'unc  a  failli  tout 
perdre  ,  mais  Sophie  eft  équitable  & 
lait  bien  réparer  les  torts. 

Un  foir  nous  fommes  attendus  :  Emile 
a  requ  l'ordre.  On  vient  au-devanc  de 
nous  j  nous  n'arrivons  point.  Qiie  lont- 
ils  devenus?  quel  malheur  leur  elt  ar- 
rivé? pcribnne  de  leur  part  î  La  foirée 
s'écoule  à  nous  attendre  ;  la  pauvre  So- 
phie nous  croit  morts-,  elle  lé  défolc,' 
elle  fè  tourmente,  elle  palle  la  nuit  à 
pleurer.  Dès  le  foir  on  a  expédié  un  mef- 
lager  pour  aller  s'informer  de  nous,  & 
rapporter  de  nos  nouvelles  le  lendemain 
matin.  Le  mcllager  revient  accompagne 
d'un  autre  de  notre  part ,  qui  tait  nos  ex- 


L  I   V   R   E      V.  $f 

cufes  de  bouche  &  dit  que  ous  n  oiis 
portons  bien.  Un  moment  après  nous 
paroilions  nous-mêmes.  Alors  la  fcenc 
change  5  Sophie  etiiiye  Tes  pleurs  ,  ou  lî 
elle  en  verJè ,  ils  ibnt  de  rage.  Son  cœur 
altier  n'a  pas  gagné  à  fe  raflurer  fur  no- 
tre vie  :  Emile  vit  &  s'eil  Rdt  attendre 
inutilement. 

A  notre  arrivée  elle  veut  s'enfermer. 
On  veut  qu'elle  reftci  il  faut  refter  : 
mais  prenant  à  l'inftant  fon  parti ,  elle 
aifedc  un  air  tranquille  &  content  qui 
en  impoferoit  à  d'autres.  Le  père  vient 
au-devant  de  nous  &  nous  dit  :  vous 
avez  tenu  vos  amis  en  peine;  il  y  a  ici 
des  gens  qui  ne  vous  le  pardonneront 
pas  aifément.  (^i  donc ,  mon  papa? 
dit  Sophie  avec  une  manière ^de  fourire 
le  plus  graïicux  qu'elle  puiîfe  aiîcdtcr. 
Que  vous  importe,  repond  le  père, 
pourvu  que  cène  foit  pas  vous?  Sophie 
ne  réplique  point  &  baiife  les  yeux  fur 
fon  ouvrage.  La  mère  nous  reqoit  d'un 
air  froid  &  compolé.  Emile  cmbarralfc 
n'ofe  aborder  Sophie.  Elle  lui  parle  la 
première,  lui  demande  comment  il  fe 
porte  ,  l'invite  à  s'aifeuir,  &  fe  contre- 
fait fi  bien  que  le  pauvre  jeune  homme, 
qui  n'entend  rien  encore  au  langage  des 
palfions  violentes ,  eit  la  dupe  de  ce  iang- 


56  Emile. 

froid ,  &  prefque  far  le  point  d'en  être 
piqué  lui-même. 

Four  le  défibufer  je  vais  prendre  la 
main  de  Sophie,  j'y  veux  porter  mes 
lèvres  comme  je  fiiis  quelquefois  :  elle 
lii  retire  brufquement ,  avec  un  mot  de 
Monficur  11  fingulierement  prononcé  , 
que  ce  mouvement  involontaire  la  dé- 
celé à  rinftant  aux  yeux  d'Emile. 

Sophie  elle-même  voyant  qu'elle  s'eft 
trahie  fe  contraint  moins.  Son  fmg- 
froid  apparent  fe  change  en  m\  mépris 
ironique.  Elis  répond  à  tout  ce  qu'on 
lui  dit  par  des  monolyllabes  prononcés 
d'une  voix  lente  &mal-alfurée,  comme 
craignant  d'y  laiifer  trop  percer  l'accent 
de  l'indignation.  Emile  demi-mort  d'eU 
froi  la  regarde  avec  douleur ,  &  tâche 
de  l'engager  à  jetter  les  yeux  fur  les  fiens, 
pour  y  mieux  lire  fes  vrais  fcntimens. 
Sophie  plus  irritée  de  fa  confiance  lui 
lance  un  regard  qui  lui  ôte  fenvie  d'eu 
iblliciter  un  fécond.  Emile  interdit , 
tremblant,  n'ofe  plus  ,  très-heureuie- 
ment  pour  lui,  ni  lui  parler,  ni  la  re- 
garder :  car  ,  n'eût-il  pas  été  coupable  , 
s'il  eût  pu  llipporter  f  i  colère ,  elle  ne  lui 
eût  jamais  pardonné. 

Voyant  alors  que  c'efl:  mon  tour ,  & 
qu'il  eit  tems  de  s'expliquer,  )e  reviens 
à  Sophie.  Je  reprends    fa  mani  qu'elle 

ne 


L  i  V  R  E    V.  97 

ne  retire  plus  ,  car  elle  eft  prête  à  {q 
trouver  mal.  Je  lui  dis  avec  douceur  : 
chère  Sophie,  nous  fommes  malheureux, 
mais  vous  êtes  raifoniiable  &  jufte  ;  vous 
ne  nous  jugerez  pas  fans  nous  entendre  : 
écoutez-nous.  Elle  ne  répond  rien ,  & 
je  parle  ainfi. 

,5  Nous  fommes  partis  hier  à  quatre 
„  heures  ;  il  nous  étoit  prefcrit  d'arriver 
,5  à  fept,  &  nous  prenons  toujours  plus 
35  de  tems  qu'il  ne  nous  eft  néceifaire  , 
jj  afin  de  nous  repofer  en  approchant 
35  d'ici.  Nous  avions  déjà  fait  les  trois 
53  quarts  du  chemiin  quand  des  lamenta- 
3)  tions  douloureufes  nous  frappent  i'o- 
33  reille  ;  elles  partoient  d'une  gorge  de 
,5  la  colline  à  quelque  diftance  de  nous. 
,}  Nous  accourons  aux  cris  ;  nous  trou- 
33  vons  un  malheureux  payfan ,  qui  re- 
33  venant  de  la  ville  un  peu  pris  de  vin 
3j  fur  fon  cheval ,  en  étoit  tombé  fi  lour- 
,5  dément  qu'il  s'étoit  caifé  la  jambe. 
35  Nous  crions ,  nous  appelions  du  fe- 
35  cours j  perfonne  ne  répond;  nous'^ef. 
,3  fayons  de  remettre  le  blelfé  fur  fon 
35  cheval ,  nous  n'en  pouvons  venir  à 
55  bout:  au  moindre  mouvement  le  mal- 
35  heureux  foutfre  des  douleurs  horri- 
35  blesi  nousprenons  le  parti  d'attacher  le 
35  cheval  dans  le  bois  a  l'écart  i  puis  fai- 
5,  fant  un  brancard  de  nos  bras  ,  nous  y 

Emile.  Tom.  IV.  E 


93  "E   M    1    L   E. 

„  pofons  le  blefle  &  le  portons  le  plus 
„  doucement  qu'il  eft  pofilbie  ,  en  lui- 
„  vantfes  indications  fur  la  route  qu^il 
35  faioit  tenir  pour  aller  chez  lui.  Le  tra- 
„  jet  étoit  long,  il  ialut  nous  repoler 
„  plufieurs  fois.  Nous  arrivons  enfin 
,  j,  rendus  de  fitigue  ;  nous  trouvons  avec 
£,  une  iurprife  amere  que  nous  connoil- 
o  fions  déjà  la  maifon,  &  que  ce  miféra- 
„  ble  que  nous  raportions  avec  tant  de 
,3  peine ,  étoit  le  même  qui  nous  avoit  II 
^  cordialement  reçus  le  jour  de  notre 
',,  première  arrivée  ici.  Dans  le  trouble 
.,  où  nous  étions  tous,  nous  ne  nous 
y,  étions  point  reconnus  jufqu'à  ce  mo- 

.„  ment.  . 

„  Il  n'avoit  que  deux  petits  entans. 
„  Prête  à  lui  en  donner  un  troifieme  fa 
„  femme  fut  fi  M\e  en  le  voyant  arri- 
,5  ver  qu'elle  fentit  des  douleurs  aiguës 
„  &  accoucha  peu  d'heures  après.  Qiie 
35  faire  en  cet  état  dans  une  chaumière 
3,  écartée  où  Ton  ne  pouvoitefpererau- 
„  cun  fecours  ?  Emile  prit  le  parti  d  al- 
55  1er  prendre  le  cheval  que  nous  avions 
„  laillé  dans  le  bois ,  de  le  monter ,  de 
5,  courir  à  toute  bride  chercher  un  chi- 
„  riugien  à  la  ville.  Il  donna  le  chcvalau 
.„  chirurgien,  &  n'ayant  pu  trouver  allez 
55  tôt  une  garde ,  il  revint  à  pied  avec 
.y  un  domeltique,  après  vous  uvok  ex- 


L  I  V  R  E     V.  95 

55  pédié  un  exprès;  tandis  qu'embarraiîe, 
55  comme  vous  pouvez  croire ,  entre 
5,  Un  homme  ayant  une  jambe  caiTée 
55  &  une  femme  en  travail,  je  prépa- 
j5  rois  dans  la  maifon  tout  ce  que  je  pou- 
,5  vois  prévoir  néceiraire  pour  le  fecours 
55  de  tous  les  deux. 

55  Je  ne  vous  ferai  pas  le  détail  du  refte; 
5j  ce  n'eftpasdecela  qu'il  eft  quelHon. 
-5  II  étoit  deux  heures  après  minuit 
„  avant  que  nous  ayons  eu  ni  l'un  ni 
55  l'autre  un  moment  de  relâche.  Enfin 
35  nous  fommes  revenus  avant  le  jour 
55  dans  notre  afyle  ici  proche  ,  où  nous 
î5  avons  attendu  l'heure  de  votre  réveil 
55  pour  vous  rendre  compte  de  notre  ac- 
55  cident  55. 

Je  me  tais  fans  rien  ajouter.  Mais 
avant  que  pcrfonne  parle,  Emile  s'ap- 
proche de  fa  maîtrclfe,  &  lui  dit  avec  plus 
de  fermeté  que  je  ne  m'y  lèrois  attendu: 
Sophie ,  vous  êtes  l'arbitre  de  mon  fort , 
vous  le  lavez  bien  ;  vous  pouvez  me  faire 
mourir  de  douleur  ;  mais  n'efpcrez  pas 
me  faire  oublier  les  droits  de  l'humanité: 
ils  me  font  plus  facrés  que  les  vôtres  ;  ja 
n'y  renoncerai  jamais  pour  vous. 

Sophie ,  à  ces  mots ,  au  lieu  de  répon-  ' 
dre  fc  levé ,  lui  palfe  un  bras  autour  du 
cou ,  lui  donne  un  baifer  fur  la  joue  ;  puis 
lui  tendant  la  main  avec  une  grâce  inimi. 


lOO  E    M    i    L   E. 

table,  elle  lui  dit:  Emile  prens  cîtte 
main  ,  elle  ett  à  toi  ■>  lois  quand  tu  %^ou- 
dras  mon  époux  &  mon  inaitrc}  je  tache- 
rai de  mériter  cet  honneur. 

A  peine  l'a  - 1  -  elle  embraiîe ,  que  le 
père  enchanté  Frappe  des  mains  en  criant 
bis ,  bis ,  &  Sophie  ians  fe  faire  preiler  lui 
donne  au iTi-tôt  deux  baifers  fur  l'autre 
joue  5  mais  prefqu'au  même  inllant,  et- 
frayée  de  tout  ce  qu'elle  vient  de  faire, 
elle  le  fauve  dans  les  bras  de  fa  mère  & 
cache  dans  ce  fein  maternel  fon  vifage 
enflammé  de  honte. 

Je  ne  décrirai  point  la  commnne  joie  i 
toutle  monde  la  doit  fentir.  Apres  le  di- 
né,  Sophie  demande  s'il  y  auroit  trop 
loin  pour  aller  voir  ces  pauvres  malades. 
Sophie  le  défire ,  &  c'eif  une  bonne  œu- 
vre :  on  y  va.  On  les  trouve  dans  deux 
litsféparés;  Emile  en  avoit  fait  apporter 
un:  on  trouve  auteur  d'eux  du  monde 
pour  les  foubger  ;  Emile  y  avoit  pour- 
vu. Mais  au  furpius  tous  deux  ibnt  limal 
en  ordre,  ou'iisfoutll-ent  autant  du  nvaU 
aife  que  de  leur  état.Sophie  fe  fait  donner 
un  tablier  de  la  bonne  femmc,&  va  la  rajv 
ger  dans  fon  lit;  elle  en  fcit  enfuite  autanc 
i  l'homme-,  fa  main  douce  &  légère  Lut 
aller  chercher  tout  ce  qui  les  blelie ,  ds: 
taire  pofer  plus  mollement  leurs  mem- 
bres endoloris.  Us  le  fcnteiit  déjà  foula- 


L   i    Y   R   E      V.  ÎOÏ 

gcs  à  foii  approchei  on  diroit  qu'elle  devi- 
ne tout  ce  qui  leur  fait  mal.  Cette  fille  11 
délicate  ne  fe  rebute  poii-it  ni  de  la  mal- 
propreté ni  de  la  mauvaife  odeur ,  &  fait 
faire  difparoitre  l'une  &'rautrefans  met- 
tre perfonne  en  œuvre,  &  fans  que  les 
malades  foient  tourmentés.  Elle  qu'on 
voit  toujours  ii  modefte  &  quelquefois  (î 
dédaigneufe ,  elle  qui  pour  tout  au  mon- 
de n'auroit  pas  touché  du  bout  du  doigt 
le  lit  d'un  homme,  retourne  &  change 
le  blellé  fans  aucun  fcrupule,  &  le  met 
dans  une  fituation  plus  commode  pour 
y  pouvoir  refter  long-tems  :  le  zèle  de  la 
charité  vaut  bien  la  modedie.  Ce  qu'elle 
fait,  elle  le  fait  Ci  légèrement  &  avec  tant 
d'adrelîc,  qu'il  fe  fent  foulage  fans  pres- 
que s'être  apperçu  qu'on  l'ait  touché.  La 
femme  &.  le  mari  bénilTent  de  concert  l'ai- 
mable fille  qui  les  fert,  qui  les  pbjnt,  qui 
les  coniole.  C'eft  un  ange  du  ciel  que 
Dieu  leur  envoyé  ;  elle  en  a  la  figure  & 
la  bonne  grâce,  elle  en  a  la  douceur  & 
la  bonté.  Emile  attendri  la  contemple  en 
filence.  Homme,  aime  ta  compagne: 
Dieu  te  la  donne  pour  te  confoler  dans 
tes  peines,  pour  te  foulager  dans  tes 
maux:  voilà  la  femme. 

On  fait  baptifcr  le  nouveau-né  ;  les 
deux  amans  le  préfentent  ,  brûlant  au 
fonds  ds  leurs  coeurs  d'en  donner  au- 


iGt  Emile, 

tant  à  faire  à  d'autres.  Vs  afpirent  au 
moment  déliré j  il  croient  y  toucher; 
tous  les  Tcrupules  de  Sophie  font  le- 
vés ,  mais  les  miens  viennent.  Ils  n'en 
font  pas  encore  où  ils  penlent:  il  faut 
que  chacun  ait  fon  tour. 

Un  matin  qu'ils  ne  le  font  vus  de- 
puis deux  jours  ,  j'entre  dans  la  cham- 
bre d'Emile  une  lettre  à  la  main,  & 
je  lui  dis  en  le  regardant  fixement  : 
que  feriez-vous  (i  l'on  vous  apprenoit 
que  Sophie  ert  morte  '^  Il  fait  un  grand 
cri,  fe  levé  en  frappant  des  mains  , 
^  fans  dire  un  feul  mot ,  me  regarde 
d'un  œil  égaré.  Répondez  donc ,  pour- 
iiiis-je  avec  la  même  tranquillité.  Alors 
irrité  démon  l^ing  froid,  il  s'approche 
les  yeux  enflammés  de  colère  ,  &  s'ar« 
rètant  dans  une  attitude  prefque  me- 
jiaqante  :  ce  que  je  fcrois  ....  je  n'en 
fais  rien  ;  mais- ce  que  je  Uiis  ,  c'eft 
que  je  ne  reverrois  de  ma  vie  celui 
qui  me  l'auroit  appris.  Ralfurez-vous, 
réponds-je  en  fouriant:  elle  vit,  elle 
fe  porte  bien  ,  elle  penfe  à  vous,  & 
nous  fommes  attendus  ce  foir.  Mais 
allons  faire  un  tour  de  promenade  ,  & 
nous  cauferons.  ^  ^ 

La  palFion  dont  il  eft  préoccupe  ne 
lui  permet  plus  de  fe  livrer  comme  au- 
paravant à  des  entreticJis  purement  rai. 


Livre    V.  ro.] 

fonnés;  il  faut  riiitéreiTcr  par  cette 
paffion  même  à  fe  rendre  attentif  à 
mes  leqons.  C'ed  ce  que  j'ai  fdit  par  ce 
terrible  préambule  ;  je  fuis  bien  fiir 
maintenant  qu'il  m'écQUtcra. 

"  Il  faut  être  lieureux  ,  cher  Emile  3 
„  c'eft  la  fin  de  tout  être  fcnfiblè  ;  c'eit 
55  le  premier  defir  que  nous  imprima 
„  la  nature  ,  &  le  feul  qiîi  ne  nous 
»  quitte  jamais.  Mais  où  eil  le  bou-^ 
„  heur?  Qui  le  fiit?  Chacun  le  cher- 
53  che ,  &  nul  ne  le  trouve.  On  iife  la 
„  vie  à  le  pourfuivre ,  &  l'on  meurt 
»  fans  l'avoir  atteint.  Mon  jeune  ami, 
jj  quand  à  ta  nai(fance  je  te  pris  dans 
j,  mes  bras  ,  &  qu'atteftant  l'Etre  i'u^ 
„  prème  de  l'engagement  que  j'ofai 
5,  Gontrader  ,  je  vouai  mes  jours  au 
55  bonheur  des  tiens  ,  fàvois  -  je  moi- 
55  même  à  quoi  je  m'engageois  ?  Non, 
53  je  favois  feulement  qu'en  te  rendant; 
P3  heureux  j'étois  fur  de  l'être.  En  fai- 
55  iant  pour  toi  cette  utile  recherche , 
55  je  la  rendois  commune  à  tous  deux. 

„  Tant  que  nous  ignorons  ce  que- 
M  nous  devons  faire  ,  la  fageiîe  confifte 
3,  à  refter  dans  finadion.  C'efl  de  tou- 
M  tes  les  maximes  celle  dont  l'homme 
3>  a  le  plus  grand  befoin,  &  celle  qu'il 
,5  fait  le  moins  fui vrc.  Chercher  le  bon-- 
3i  hewr  fans  fa  voir  où  iil  eft ,  c'eil  a'ex-- 

E  4 


104  Emile. 

ij  poFer  à  le  fuir  ,  c'eft  courir  autant 
î3  de  rifques  contraires  qu'il  y  a  de  rou- 
,3  tes  pour  s'égarer.  Mais  il  n'appar- 
j?  tient  pas  à  tout  le  monde  de  {avoir 
5,  ne  point  agir.  Dans  l'inquiétude  où 
„  nous  tient  l'ardeur  du  bien  -  être , 
55  nous  aimons  mieux  nous  tromper  à 
n  le  pourfuivre  que  de  ne  rien  faire 
„  pour  le  chercher  ,  &  fortis  une  fois 
55  de  la  place  où  nous  pouvons  le  con- 
j5  noître,  nous  n'y  favons  plus  revenir. 

55  Avec  la  même  ignorance  j'cllayai 
5,  d'éviter  la  même  faute.  En  prenant 
55  foin  de  toi ,  je  réfolus  de  ne  pas  faire 
55  un  pas  inutile  &  de  t'empèchcr  d'en 
55  faire.  Je  me  tins  dans  la  route  de  la 
55  nature ,  en  attendant  qu'elle  me  mon- 
5,  trât  celle  du  bonheur.  Il  s'eft  trouve 
55  qu'elle  étoit  la  même  ,  &  qu'en  n'y 
55  penfant  pas  je  Pavois  fuivie. 

55  Sois  mon  témoin  ,  fois  mon  juge, 
55  je  ne  te  récufcrai  jamais.  Tes  prc- 
55  miers  ans  n'ont  point  été  facrifiés  à 
55  ceux  qui  les  dévoient  fuivre  ;  tu  as 
55  joui  de  tous  les  biens  que  la  nature 
35  t'avoit  donnés.  Des  maux  auxquels 
55  elle  t'aflujettit,  &  dont  j'ai  pu  te 
55  garantir,  tu  n'as  fenti  que  ceux  qui 
55  pouvoient  t'endurcir  aux  autres.  Tu 
55  n'en  as  jamais  fouiTert  aucun  que 
35  pour  en  éviter  un  plus  grand.  Tu 


Livre      V.  lof 

,^  n'as  connu  ni  la  haine,  ni  Tefcla-- 
,,  vage.  Libre  &  content ,  tu  es  relié 
„  julte  &  bon  :  car  la  peine  &  le  vice 
„  font  inféparables  ,  &  jamais  Thomme 
„  ne  devient  méchant  que  lorfqu'il  eft 
5,  malheureiix.    Fiùffe  le   fouvenir  de 
;,  ton  enfance  fe  prolonger  jufqu'à  tes 
\,  vieiix  jours,  je  ne  crams  pas  que  ja- 
„  mais  ton  bon  cœur  fe  la  rappelle  fans 
„  donner    quelques    bénédictions  à  la 
„  main  qui  la  gouverna. 
.    „  Quand  tu  es  entré  dans  l'âge  de 
„  raifon  ,  je  tai  garanti  de  l'opniioii 
„  des  hommes  j   quand  ton  cœur^  eft 
„  devenu  fenfible,  je  t'ai  préiervé  de 
„  l'empire  des   paffions.    Si  j'avois  pu 
,5  prolonger  ce  calme  intérieur  juiqu'à 
„  la  fin  de  ta  vie  ,  j'aurois  mis  mon 
5,  ouvrage  en  fureté  ,  &  tu  ferois  tou- 
,,  jours  heureux  autant  qu'un  homme 
„  peut  l'être.  Mais  ,  cher  Emile ,  j'ai 
5,  eu  beau   tremper  ton  ame  dans  le 
„  Styx ,  je  n'ai  pu  la  rendre  par-tout 
„  invulnérable  j  il  s'élève  un  nouvel 
5,  ennemi  que  tu  n'as  pas  encore  ap- 
„  pris   à  vaincre  ,  &  dont  je  ne  puis 
„  plus  te  fauver.  Cet  ennemi,  c'efttoi-^ 
„  même.  La  nature  &  la  fortune  ta- 
„  voient  laifle  libre.  Tu  pouvois  en- 
„  durer  la  mifere  i  tu  pouvois  fuppor- 
9»  ter  les  douleurs  du  corps  j  celles  de 

E  r 


jo6  Emile. 

5,  l'ame  t'étoient  inconnues  ;  tu  ne  te- 
5,  nois  à  rien  qu'à  la  condition  hu- 
3,  maine  ,  &  maintenant  tu  tiens  à  tous 
5,  les  attachemens  que  tu  t'es  donnés  i 
;,  en  apprenant  à  délirer  ^  tu  t'es  ren- 
5,  du  refclave  de  tes  delirs.  Sans  que 
„  rien  change  en  toi,  fl\ns  que  rien 
5,  t'oiîenfe  ,  lans  que  rien  touche  à  ton 
5,  être  ,  que  de  douleurs  peuvent  at- 
5,  taquer  ton  ame  !  Que  de  maux  tu 
„,peux  fentir  fans  être  malade!  Qiic 
3,  de  morts  tu  peux  fouffrir  {;uis  mou- 
5,  rir  !  Un  menfonge  ,  une  erreur  ,  uii 
35  doute  peut  te  mettre  au  dércfpoir. 

5,  Tu  voyois  au  théâtre  les  héros  li- 
3,  vrés  à  des  douleurs  extrêmes  faire 
3,  retenir  la  fcene  de  leurs  cris  infen- 
3,  fés  ,.  s'affliger  comme  des  femmes, 
«5  pleurer  comme  des  enfans,  &  mé- 
3,  riter  ainfi  les  applaudiircmens  pu- 
55  blics.  Souviens -toi  du  fcandale  que 
3,  te  caufoient  ces  lamentations ,  ces 
3,  cris  ,  ces  plaintes  ,  dans  des  hommes 
3,  dont  on  ne  devoit  attendre  que  des 
5,  ad:es  de  conitance  &  de  fermeté. 
3,  Qiioi  î  difois  -  tu  tout  indigné  ,  ce 
3»  font  là  les  exemples  qu'on  nous  don- 
35  ne  à  fuivre  ,  les  modèles  qu'on  nous 
,3  o!f  re  à  imiter  î  A  -  t  -  on  peur  que 
:,,  l'homme  ne  foit  pas  allez  petit,  allez 
«.malKcureiUa  aliezibible,  ii  l'on  ne 


4> 


L  rv  R  E    V.  1Ô7' 

„  vient  encore  encenfer  fa  foibleffe  fous 
I,  la  faulîe  image   de   la  vertu?  Mon ■ 
I,  jeune  ami ,  lois  plus  indulgent  dcù 
„  ormais  pour  la  fceiie  :  te  voilà  de- 
,,  venu  l'un  de  les  héros. 

„  Tu  fais  foulïrir  &  mourir  ;  tu  fais- 
„  endurer  la   loi  de  la  néceffité  dans, 
,,  les  maux  pliyfiques  ;  mais   tu  n'as 
„  point  encore  impofé  de  loi  aux  ap- 
5,  petits  de  ton  cœur,  &  c'eft  de  nos 
„  atïedions,  bien  plus  que  de  nos  be- 
„  foins,  que   naît  le  trouble  de  notre 
5,  vie.  Nos  delirs  font  étendus ,  notre  ' 
„  force   eft   prefque  nulle.    L'homme 
j,  tient  par  fes  vœux  à  mille  chofes  , 
„  &  par  lui-même  il  ne  tient  à  rien  j 
„  pas  même  à  fa  propre  vie  5   plus  il 
„  augmejite  fes    attachemens,   plus  il 
„  multiplie  lès  peines.    Tout  ne   fait 
„  que  palfer  fur  la  terre  :  tout  ce  que  ■ 
„  nous  aimons  nous  échappera  tôt  ou- 
„  tard,  &■  nous  y  tenons  comme  s'il 
„  devoit  durer  éterne  lement.  Quel  ef- 
„  froi  fur  le  feul  foupçon  de  la  mort 
„  de  Sophie?  As-tu  doiic  compté  qu'elle 
„  vivroit  toujours?  Ne   meurt-il  per- ■ 
„.fonne  à  fon  âge  ?  Elle  doit  mourir  ,,^ 
„  mon   enfant  ,  &   peut  -  être   avant-: 
M  toi  Q_ui  fait  fi  elle  eft  vivante  à  pré- 
„  fent   même  ?    La  nature  ne  t'a  voit 
„  ailervi  qu'à  uue  feuLe  mort  >  tu  t'at 

E  6 


ÎOg  E  M   I   L  E« 

„  fervis  à  une  féconde  ;  te  voilà  dans 
-,  îc  cas  de  mourir  deux  fois. 

.,  Ainfi  fournis  à  tes  pallions  déré- 
.,  glécs,  que  tu  vas  relier  à  plaindre! 
5,  Toujours  "des  privations,  toujours 
„  des  pertes ,  toujours  des  alarmes  i 
3,  ta  ne  jouiras  pas  même  de  ce  qui  te 
„  îcra  lailfé.  La  crainte  de  tout  perdre 
„  t'empêchera  de  rien  pofleder;  pour 
„  n'avoir  voulu  fuivre  que  tes  paf- 
„■  fions  ,  jamais  tu  ne  les  pourras  fatis- 
„  l'aire.  Tu  chercheras  toujours  le  re- 
5,  pos  ,  il  fuira  toujours  devant  toi  j 
5,  tu  feras  miférabîe  &  tu  deviendras 
5,  méchant  ;  &  comment  pourrois  -  tu 
„  ne  pas  l'être  ,  n'ayant  de  loi  que  tes 
-,  defirs  effrénés  ?  Si  tu  ne  peux  fup- 
„  porter  des  privations  involontaires, 
5,  comment  t'en  impoferas-tu  volonnù- 
5,  rement  ?  Comment  fauras  -  tu  ficri- 
:,  fier  le  penchant  au  devoir  ,  &  refit 
,,  ter  à  ton  cœur  pour  écouter  ta  rai- 
.,  fo!i  ?  Toi  qui  ne  veux  déjà  plus  voir 
,,  celui  qui  t'apprendra  la  mort  de  ta 
.,  niaîtrelfe  ,  comment  verrois  -  tu  ce- 
.,  lui  qui  voudroit  te  l'ôter  vivante  ? 
j,  celui  qui  t'oferoit  dire,  elle  ell  mor- 
5,  te  pour  toi ,  la  vertu  te  fépare  d'elle  ? 
3,  S'il  faut  vivre  avec  elle  quoi  qu'il 
„  arrive  ,  que  Sophie  foit  mariée  ou 
35  non  3  que  tu  fois  libre  ou  ne  le  fois 


L  I  V  R  E    V.  1C9 

„  pas',  qu'elle  t'aime  ou  te  haïflc  , 
„  qu'on  te  l'accorde  ou  qu'on  te  la  re- 
„  fufe,  n'importe  ,  tu  la  veux,  il  la 
,,  faut  poilcder  à  quelque  prix  que  ce 
„  foit.  Apprends-moi  donc  à  quel  crime 
„  s'arrête  celui  qui  n'a  de  loix  que  les 
„  vœux  de  fon  cœur  ,  &  ne  fait  ré- 
5,  lifter  à  rien  de  ce  qu'il  délire  ? 

„  Mon  enfant,  il  n'y  a  point  de  bon- 
„  heur  fans  courage ,  ni  de  vertu  fans 
„  combat.  Le  mot  de  vertu  vient  de 
„  force  i  la  force  eft  la  bafe  de  toute 
„  'vertu.  La  vertu  n'appartient  qu'à  un 
„  être  foible  par  h  nature  &  fort  par 
„  fa  volonté  5  c'eft  en  cela  que  confiib 
„  le  mérite  de  l'homme  jufte  ;  &  quoi- 
,5  que  nous  appellions  Dieu  bon ,  nous 
„  ne  l'appelions  pas  vertueux  ,  parce 
„  qu'il  n'a  pas  bcfoin  d'etfort  pour  bien 
„  faire.  Pour  t' expliquer  ce  mot  fi  pro- 
„  fané ,  j'ai  attendu  que  tu  fuifes  en 
„  état  de  ni'entendre.  Tant  que  la  ver- 
„  tu  ne  coûte  rien  à  pratiquer  ,  on  a 
„  peu  befoin  de  la  connoître.  Ce  be- 
55  foin  vient  quand  les  palfions  s'éveil- 
35  lent:  il  eft  déjà  venu  pour  toi. 

„  En  t'élevant  dans  toute  la  fimpli- 
,5  cité  de  la  nature,  au  lieu  de  te  prè- 
j,  cher  de  pénibles  devoirs ,  je  t'ai  ga- 
55  ranti  des  vices  qui  rendent  ces  de- 
T)  Yoirs  péiiibles  i  je  t'ai  moins  rendu 


IIO  L    M    I   L   E. 

>5  le  menfonge  odieux  qu'inutile  j  je 
,5  t'ai  moins  appris  à  rendre  à  chacun 
55  ce  qui  lui  appartient  qu'à  ne  te  foa- 
55  cier  que  de  ce  qui  efl:  à  toi.  Je  t\ii 
55  fait  plutôt  bon  que  vertueux  :  mais 
55  celui  qui  n'ell  que  bon  ,  ne  demeure 
55  tel  qu'autant  qu'il  a  du  plaiiîr  à  l'è- 
55  tre  :  la  bonté  fe  brife  &  périt  Ibus  le 
55  choc  des  pallions  humaines  ;  i'hom- 
55  me  qui  n'eit  que  bon  ,  n'eit  bon  que 
55  pour  lui. 

55  Qii'eft-ce  donc  que  l'homme  ver- 
55  tiieux  ?  C'eil;  celui  qui  fait  vaincre 
55  fes  aiFedions.  Car  alors  il  fuit  l'a  rai- 
^5  fon,  fa  confcience  ,  il  fait  fon  devoir, 
55  il  fe  tient  dans  Tordre ,  &  rien  ne 
35  l'en  peut  écarter.  Jufqu'ici  tu  n'étois 
53  Hbre  qu'en  apparence  j  tu  n'avois  que 
}>  la  liberté  précaire  d'un  efclave  à  qui 
5}  l'on  n'a  rien  commandé.  Maintenant 
55  fois  Hbre  en  elfet  i  apprends  à  deve- 
15  nir  ton  propre  maître  ;  commande 
33  à  ton  cœur,  ô  Emile  !  &  tu  feras 
M  vertueux, 

55  Voilà  donc  un  autre  apprentiifage 
„  à  faire,  &  cet  apprejiti;lage  eiï  plus 
M  pénible  que  le  premier  :  car  la  na- 
53  ture  nous  délivre  des  maux  qu'elle 
5j  nous  impofe,  ou  nous  apprend  à  les 
53  fupporter  ;  mais  elle  ne  nous  dit 
i)  rien  pour  ceux  qui  nous  viçiuiciït 


L  I  V  B.  E     V.  ï  u 

j5  àe  nous  ',  elle  nous  abandonne  à  non s- 
,5  mêmes  ;  elle  nous  laiiTe  ,  vidimes 
„  de  nos  paflions  ,  fuccomber  à  nos 
5,  vaines  douleurs ,  &  r  ous  glorifier 
,5  encore  des  pleuirs  dont  nous  aurions 
,3  dû  rougir. 

„  C'elt:  ici  ta  première  psilion.  C'eft 
5,  la  feule ,.  peut-être  ,  qui  foit  digne  de 
jj  toi.  Si  tu  la  fais  régir  en  homme, 
„  elle  fera  la  dernière  5  tu  fubjugueras 
„  toutes  les  autres  ,  &  tu  n'obéiras  qu'à 
,5  celle  deld.  vertu. 

„  Cette^ip^ffion  n'cft  pas  criminelle , 
„  je  le  Hiis  bien  ;  elle  eft  auiTi  pure  que 
55  les  âmes  qui  la  reflentent.  L'honnê- 
„  teté  la  forma,  l'innocence  l'a  nour- 
î,  rie.  Heureux  amans  ,  les  charmes 
„  de  la  vertu  ne  font  qu'ajouter  pour 
,5  vods  à  ceux  de  l'amour,  &  le  doux 
55  lien  qui  vous  attend  n'eft  pas  moins 
„  le  prix  de  votre  fagelTe,  que  celui  de 
,,  votre  attachement.  Mais  ^  dis  -  moi , 
,5  homme  lincere,  cette  paillon  fi  pure 
„  t'en  a-t-elle  moins  fubiugué  ?  T'en 
es. tu  moins  rendu  l'efclave,  &  fi  de- 
main elle  ceifoit  d'être  innocente  , 
l'étouiferois-tu  dès  demani  ?  C'eil  4 
préfëiit  le  moment  d'eiîayer  tes  for- 
,j  ces;  il  n'eit  plus  tems  quand  il  les 
„  faut  employer.  Ces  dangereux  ejfaiij 
y  doivent  fe  fkixe  loin  du  péril.  Oa- 


m  Emile. 

35  ne  s'exerce  point  au  combat  devant 
55  l'ennemi  -,  on  s'y  prépare  ayant  la 
35  guerre  i  on  s'y  préfente  dé')^  tout 
53  préparé. 

„  C'eft  une  erreur  de  diftingucr  les 
53  pallions   en   permifes    &  défendues , 
»  pour  fe  livrer  aux  premières  &  fe  re- 
35  fufer  aux  autres.    Toutes  font  bon- 
55  nés   quand   on   en  refte  le   maître  i 
53  toutes  font  mauvaifes  quand  on  s'y 
33  laifle  alfujettir.    Ce   qui  nous  cft  dé- 
55  fendu  par  la  nature ,  c'eft  d'étendre 
,3  nos  attachemens  plus  loin   que  nos 
53  forces  ;    ce  qui  nous  eft  défendu  par 
33  la  raifon  ,  c'eit  de  vouloir  ce    que 
33  nous  ne   pouvons   obtenir  j  ce   qui 
53  nous  eft  défendu  par  la  confcience, 
53  n'eft  pas  d'être  tentés ,  mais  de  nous 
53  lai  lier  vaincre  aux  tentations.    Il  ne 
53  dépend  pas    de  nous  d'avoir  ou  de 
53  n'avoir  pas  des  paffions  :  mais  il  dé- 
55  pend   de  nous    de  régner   fur  elles. 
55  Tous  les  fcntimens  que  nous  domi- 
55  nons  font  légitimes,  tous  ceux  qui 
55  nous   dominent  font   criminels.  Un 
55  homme    n'eft  pas  coupable  d'aimer 
55  la  femme   d'autrui  ,  s'il   tient  cette 
55  paiîion  malheureufe  alfervie  à  la  loi 
55  du  devoir  :  il  eft  coupable  d'aimer  fa 
55  propre  femme   au   point  d'immoler 
ft5  tout  à  cet  amour. 


a 


L   I   V   R   E      V.  115 

„  N'attends  pas  de  moi  de  longs  pré. 

„  ceptes  de  morale  ,  je  n'en  ai  qii'im 

„  feul  à  te  donner  ,  &   celui-là   com- 

„  prend  tous  les  autres.  Sois  homme  ; 

„  retire  ton  cœur  dans  les  bornes  de 

,5  ta  condition.  Etudie  &  connois  ces 

„   bornes  j    quelque    étroites  ^^  qu'elles, 

,:,  foient,  on  n'ed  point    malheureux: 

,5  tant  qu'on  s'y  renferme  :  ou  ne  l'eft 

j>5  que  quand    on    veut  les  pafTer  ;  oa 

„  l'eft,  quand  dans   Tes  defirs  infenfés 

3,  on  met  au  rang  des  poilibles  ce  qui 

„  ne  l'eft  pas;  on  Feft,  quand  on  ou- 

„  blie  fon  état  d'homme  p^our  s'en  for- 

„  ger  d'imaginaires  ,    dciquels  on  re- 

55  tombe  toujours    dans   )e  fien.    Les 

„  lëuls  biens  dont  la   privation  coûte, 

j3  font  ceux  auxquels    on  ^  croit  avoir 

j5  droit.  L'évidente  impoliibilité  de  les 

„  obtenir  en  détache ,  les  fouhaits  fans 

5,  efpoir  ne    tourmentent    point.    Un 

„  gueux  n'eft  point  tourmenté  du  de- 

j5  iir  d'être  roi  ;  im  roi  ne  veut   être 

„  dieu  que  quand  il  croit  n'être  plus 

„  homme. 

„  Les  iUufions  de  forgiieil  font  la 
„  fource  de  nos  plus  grands  maux  : 
„  mais  la  contemplation  delà  mifere 
„  humaine  rend  le  fige  toujours  mo- 
„  déré.  11  fe  tient  à  fa  place ,  il  ne  s'a.- 
5,  gite  point  pour   en  fortir  ,  il  n'ufe 


ii4  Emile. 

j,  point  inutilement  fcs  forces  pour 
„  jouir  de  ce  qu'il  ne  peut  conferver  , 
5,  &  les  employant  toutes  à  bien  pollé- 
„  der  ce  qu'il  a,  il  eft  en  elTet  plus 
5,  puilîant  (xplus  riche  de  tout  ce  qu'il 
5,  defire  de  m.oins  que  nous.  Etre  mor- 
k,,  tel  &  périilable  ,  irai-je  me  former 
5,  des  nœuds  éternels  fur  cette  terre  , 
5,  où  tout  change  ,  où  tout  pafle^  & 
,j  dont  je  difparoitrai  demain  ?  O  Emi- 
„  le ,  ô  mon  fils,  en  te  perdant  que 
„  me  refteroit-il  de  moi  ?  Et  pourtant 
5,  il  faut  que  j'apprenne  à  te  perdre  : 
5,  car  qui  fait  quand  tu  me  feras  ôté  ? 
„  Veux- tu  donc  vivre  heureux  & 
„  fage  ?  N\tttache  ton  cœur  qu'à  la 
5,  beauté  qui  ne  périt  point  :  que  ta 
„  condition  borne  tes  deHrs;  que  tes 
j,  devoirs  aillent  avant  tes  penchans  j 
,^  étends  la  loi  de  la  nécelîîté  aux  cho- 
5,  fes  morales  ;  apprends  à  perdre  ce 
„  qui  peut  t'ètre  enlevé  j  apprends  à 
5,  tout  quitter  quand  la  vertu  l'ordon- 
„  ne  ,  à  te  mettre  au-deflus  des  évé- 
5,  nemens ,  à  détacher  ton  cœur  fan8 
5,  qu'il  fe  déchire ,  à  être  courageux 
5,  dans  l'adverfité  afin  de  n'être  ja- 
„  mais  miférable ,  à  être  ferme  dans 
„  ton  devoir  afin  de  n'être  jamais 
3,  criminel.  Alors  tu  feras  heureux  maî- 
3j  gré  lii  fortune  ,   &.  £igc  malgré  les 


L   1   V   R   E      V.  115' 

„  pàfTîons.  Alors  tu  trouveras  dans  la 
„  poUeffion  même  des  biens  fragiles  , 
„  une  volupté  que  rien  né  pourra  trou- 
„  bler  ;  tu  les  polTédcras  fans  qu'ils  te 
„  poUédenr  ,  &  tu  lentiras  que  l'hom- 
;,  me,  à  qui  tout  échappe,  îie  jouit  que 
„  de  ce  qu'il  lait  perdre.  Tu  n'auras 
„  point,  il  eft  vrai,  i'illufion  des  plai- 
„  firs  imaginaires  ;  tu  n'auras  point 
„  auffi  les  douleurs  qui  en  font  le  fruit. 
„  Tu  gagneras  beaucoup  à  cet  échan- 
„  ge,  car  ces  douleurs  Jbnt  fréquen- 
,,  tes  &  réelles ,  &  ces  plaifirs  font  ra- 
„  res  &  vains.  Vainqueur  de  tant  d'o- 
»  pillions  trompeufes ,  tu  le  feras  en- 
i,  core  de  celle  qui  donne  un  fi  grand 
^  prix  à  la  vie.  Tu  pafleras  la  tienne 
„  fans  trouble  &  la  termineras  fans  ef- 
„  froi  :  tu  t'en  détacheras  comme  de 
„  toutes  chofes.  Que  d'autres,  faiOs 
«  d'horreur  ,  penfent  en  la  quittant 
„  ceiîer  d'être  j  initruit  de  fon  néant , 
„  tu  croiras  commencer.  La  mort  eft 
„  la  fin  de  la  vie  du  méchant,  &  le 
„  commencement  de  celle  du  jufte.,, 

Emile  m'écoute  avec  une  attention 
mè'ée  d'inquiétude.  Il  craint  a  ce  pré- 
ambule quelque  conclufion  finiitre.  Il 
preilcnt  qu'en  Kù  montrant  la  nécelTi- 
té  d'exercer  la  force  de  l'ame ,  je  veux 
le  foumettrc  à  ce  dm  exercice ,  &  conv 


ii5  Emile. 

me  un  blelTé  qui  frémit  en  voyant  ap- 
procher le  chirurgien,  il  croit  déjà  fen- 
tir  fur  fa  plaie  la  main  douloureufe  , 
mais  falutaire,  qui  l'empêche  de  tom- 
ber en  corruption. 

Incertain,  troublé,  prelTé  de  favoir 
où  j'en  veux  venir ,  au  lieu  de  répon- 
dre ,  il  m'interroge  ,  mais  avec  crainte, 
Qiie  faut-il  faire  i'  me  dit-il,  prefqu'en 
tremblant ,  &  fans  ofer  lever  les  yeux. 
Ce  qu'il  faut  faire  ?  réponds-je  d'un 
ton  ferme  ;  il  fiut  quitter  Sophie.  Qiie 
dites-vous  ?  s'écrie-t-il  avec  emporte- 
ment i  quitter  Sophie  !  la  quitter  ,  la 
tromper,  être  un  traître,  un  fourbe, 

un  parjure  î ,   Quoi  î  reprends  -je 

en  l'interrompant ,  c'eft  de  moi  qu'E- 
mile craint  d'apprendre  à  mériter  de 
pareils  noms!  Non,  continue-t-il  avec 
la  même  impctiiolité  ,  ni  de  vous  ni 
d'un  autre  :  je  laurai  ,  malgré  vous  , 
conferver  votre  ouvrage  ;  je  faurai  ae 
ks  pas  Riériter. 

Je  me  fuis  attendu  à  cette  première 
furie  :  je  la  laiife  palfer  fans  m'émou- 
veir.  Si  je  n'avois  pas  la  modération 
que  je  lui  prêche,  j'aurois  bonne  grâce 
à  la  lui  prêcher  !  Emile  me  connoit 
trop  pour  me  croire  capable  d'exiger 
dj  lui  rien  qui  ioit  mal,  &  il  fait  bien 
qu'il  fcroit  mal  de  quitter  Sophie ,  dans 


L    I    V   R   E      V.  llf 

le  fens  qu'il  donne  à  ce  mot.  Il  attend 
donc  entin  que  )e  m'explique.  Alors , 
je  reprends  mon  difcours. 

„  Croyez-vous,  cher  Emile  ,  qu'un 

„  homme,  en  quelque   lituation  qu'il 

„  fe  trouve,  puille  être  plus  heureux 

„  que  vous  l'êtes  depuis  trois  mois  ?  Si 

„  vous  le  croyez  ,    détrompez  -  vous. 

„  Avant  dégoûter  les  plaifirs  de  la  vie, 

„  vous  en  avez  épuifej  le  bonheur.    Il 

5,  n'y  a  rien   au-delà  de  ce  que  vous 

„  avez  fenti.    La  félicité   des  fens  eft 

„  paifagere  j  l'état  habituel  du  cœur  y 

„  perd  toujours.    Vous  avez  plus  joui 

„  par  l'efpérance ,  que  vous  ne  jouirez 

„  jamais  en  réalité  ;  l'imagination  qui 

„  pare  ce   qu'on   defire  ,  l'abandonne 

„  dans  la  pofleffion.  Hors  le  feul  être 

„  exiltant  par  lui-même ,  il  n'y  a  rien 

„  de  beau  que  ce  qui  n'eft  pas.  Si  cet 

„  état  eût  pu   durer    toujours  ,  vous  " 

„  auriez  trouvé   le  bonheur  fuprème. 

,,  Mais  tout  ce  qui  tient  à  l'homme  fè 

,,  fcnt  de  la  caducité  >  tout  eft  fini  , 

„  tout  eft  pailager  dans  la  vie  humai- 

.,  ne  ,  &  quand   l'état  qui  nous  rend 

>,  heureux  durcroit  lans  ceiî'e ,  l'habi- 

„  tude  d'en  jouir  nous   en  ôteroit  le 

„  goût.  Si  rien  ne  change  au-dehors, 

„  le  cœur  change  ;  le  bonheur  nous 

y,  quitte,  ou  nous. le  quittons. 


iig  Emile. 

5,  Le  tems,  que  vous  ne  mcfuriez  pas, 
s'écouloit  durant  votre  délire.  L'été 
finie,  l'hiver  s'approche  j  quand  nous 
pourrions  continuer  nos  courfcs  dans 
une  faifon  fi  rude,  on  ne  le  loutfri-, 
roit  jamais.  11  faut  bien  ,  malgré 
nous ,  changer  de  manière  de  vivre  ; 
celle-ci  ne  peut  plus  durer.  Je  vois 
dans  vos  yeux  impatiens  que  cette 
difficulté  ne  vous  embarraif^  gueres: 
faveu  de  Sophie  &  vos  propres  de- 
'firs  vous  iuggerent  un  moyen  facile 
d'éviter  la  neige ,  &  de  n'avoir  plus 
de  voyage  à  faire  pour  l'aller  voir. 
L'expédient  eft  commode  fans  doute  ; 
mais  le  printems  venu ,  la  neige  fond 
&  le  mariage  refte  ;  il  y  faut  peiifer 
pour  toutes  les  faifons. 
„  Vous  voulez  époufer  Sophie ,  &  il 
n'y  a  pas  cinq  mois  que  vous  la  con- 
noiflez  !  Vous  voulez  l'époufer ,  non 
parce  qu'elle  vous  convient ,  mais 
parce  qu'elle  vous  plaît  i  comme  û 
l'amour  ne  fe  trompoit  jamais  fur  les 
convenances,  &  que  ceux  qui  com.- 
mencent  par  s'aimer  ne  linilfcnt  ja- 
mais par  fc  haïr.  Elle  eft  vertueufe, 
je  le  fais;  mais  en  eft-ce  aflèz  ?  fuf- 
fit-il  d'être  honnêtes  gens  pour  fe 
convenir  '■^  Ce  n'eft  pas  fa  vertu  que 
je  mets  eii  doute  :,  c'efl;  fou  caradcre. 


L    I    V   R   E      V.  119 

Celui  d'une  f.^mnie  fe  montre- t-il  en 
un  jourî'  SaV'Zz-vous  en  combien  de 
iitucitions  li  faut  l'aVoir  vue  pour 
connoitre  à  fond  fou  humeur  i 
Quatre  mois  d'attachement  vous  ré- 
pondent-ils de  toute  la  vie  :  Peut- 
être  deux  mois  d'abfence  vous  k-^ 
ront-ils  oubHer  d'elles  peut-être  un 
autre  n'ûttend-il  que  votre  éloigne- 
ment  pour  vous  etFacer  de  fon  coeur  j 
peut-être  à  votre  retour  la  trouverezr 
vous  auffi  indiiférente  que  vous  l'a- 
vez trouvée  fenlible  jufqu'à  préfent. 
Les  fentimens  ne  dépendent  pas  des 
principes  i  elle  peut  relier  fort  hon- 
nête, «&  ceffer  de  vous  aimer.  Elle 
fera  confiante  &  fidelle ,  je  penche 
à  le  croire  i  mais  qui  vous  répond 
d'elle  &  qui  lui  répond  de  vous  , 
tant  que  vous  ne  vous  êtes  point  mis 
à  l'épreuve  î*  Attendrez- vous  pour 
cette  épreuve ,  qu'elle  vous  devienne 
inutile  ?  Attendrez-vous  pour  vous 
connoître,  que  vous  ne  puifFiez  plus 
vous  féparer? 

„  Sophie  n'a  pas  dix- huit  ans  ,  à 
peine  en  pafî'ez-vous  vingt-deux  ;  cet 
âge  eft  celui  de  l'amour  ,  mais  non 
celui  du  mariage.  Quel  père  &  quelle 
mère  de  famille  !  Eh  !  pour  favoir 
élever  des  enfaiis ,  attendez  au  moine 


120  E   JI   I   L   E. 

„  de  cefler  de  Tètre.  Savez  -  vous  à 
„  combien  de  jeunes  perfonnes  les  fd- 
„  tigues  de  la  groflelîe  fupportées  avant 
„  l'âge  ont  alibibli  la  conftitution  , 
„  ruiné  la  fanté ,  abrégé  la  vie  '<  Savez- 
,.  vous  combien  d'enfans  font  reftés 
„  languilTans  &  foibles  ,  faute  d'avoir 
„  été  nourris  dans  un  corps  ailez  for- 
„  mé?  Qiiand  la  mere&  Tendant  croif- 
„  fent  à  la  fois ,  &  que  la  fubdance 
5,  nécefïaire  à  l'accroilfement  de  chacun 
„  des  deux  fe  partage ,  ni  l'un  ni  l'au- 
„  tre  n'a  ce  que  lui  dcftinoit  la  nature  : 
5,  comment  fe  peut-il  que  tous  deux 
j,  n'en  foutfrent  pas  '<  Ou  je  connois 
j,  fort  mal  Emile,  ou  il  aimera  mieux 
5,  avoir  une  femme  &  des  enfans  ro- 
„  buftes,  que  de  contenter  Ion  impa- 
5,  tience  aux  dépens  de  leur  vie  &  de 
J,  leur  fanté. 

,,  Parlons  de  vous.  En  afpirant  à 
„  l'état  d'époux  &  de  père,  en  avez- 
„  vous  bien  médité  les  devoirs  '<  Eu 
„  devenant  chef  de  famille  vous  allez 
J,  devenir  membre  de  l'état ,  &  qu'eft- 
„  ce  qu'être  membre  de  l'état ,  le  Çà- 
„  vez-vous  ?  favez-vous  ce  que  c'cil  que 
„  gouvernement  ,•  loix  ,  patrie  'i  favez- 
„  vous  à  quel  prix  il  vous  eft  permis  de 
„  vivre,  &  pour  qui  vous  devez  mourir? 
n  Vous  croyez  avoir  tout  appris  ,  & 

vous 


Livre    V-  121 

5,  vous  ne  favez  rien  encore.  Avant 
„  de  prendre  une  place  dans  l'ordre  ci- 
„  vil ,  apprenez  à  le  connoître  &  à  la- 
.,  voir  quel  rang  vous  y  convient. 

„  Emile,  il  faut  quitter  Sophie 5  je 
„  ne  dis  pas  l'abandonner  :  (î  vous  eu 
„  étiez  capable  ,  elle  ieroit  trop  heu- 
„  reufe  de  ne  vous  avoir  point  épou- 
„  fé;  il  la  faut  quitter  pour  revenir 
„  digne  d'elle.  Ne  ibyez  pas  aiïez  vain 
„  pour  croire  déjà  la  mériter.  O  com- 
y,  bien  il  vous  refte  à  faire  !  Venez 
„  remplir  cette  noble  tâche  j  venez 
„  apprendre  à  fupporter  l'abfencei  ve- 
5,  nez  gagner  le  prix  de  la  fidélité ,  afin 
„  qu'à  votre  retour  vous  piiiffiez  vous 
„  honorer  de  quelque  chofe  auprès 
5,  d'elle  ,  &  demander  fa  main  ,  non 
„  comme  une  grâce,  mais  comme  uns 
„  récompenfe.  „ 

Non  encore  exercé  à  lutter  contre 
lui-mènie  ,  non  encore  accoutumé  à 
délirer  une  chofe  &  à  en  vouloir  une 
autre  ,  le  jeune  homme  nefe  rend  pas  , 
il  rclifte  ,  il  difpute.  Pourquoi  fe  re- 
fuferoit-il  au  bonheur  qui  l'attend  ? 
Ne  feroit-ce  pas  dédaigner  la  main  qui 
lui  eft  offerte  que  de  tarder  à  l'accepter  ? 
QLi'cft-il  befoin  de  s'éloigner  d'elle  pour 
s'inftruire  de  ce  qu'il  doit  favoir  '^  Et 
quand  cela  feroit  nécellàire ,  pourquoi 

Emile.  Tom.lV.  F 


a^e  lui  ]ailTeroit-il  pas  dans  des  nœuds 
indiirolubles  le  gage  adarc  de  jon  rc^ 
tour?  Qu'il  ibit  Ion  époux  ,  ce  il  ett 
prêt  à  me'  fuivrci  qu'ils  Ibieiit  unis ,  Se 

il  la  quitte  fans  crainte Vous  unir 

pour  vous  quitter,  cher  Emile,  quelle 
x:outradidion  !  Il  elt  beau  qu'un  amant 
çuilic   vivre    fans  fa    maîtreire  ,  mais 
-un  mari  ne  doit  jamais  quitter  fa  fem- 
me fins  néceiFité.'  Pour  guérir  vos  fcru- 
pulcs,  je  vois  que   vos  délais  doivent 
être   involontaires  :    il  faut  que  vous 
.puilTiez  dire  à  Sophie  que  vous  la  quit- 
tez malgré  vous.  Hé  bien ,  foyez  con- 
tent ,  &  puifque   vous  n  obéilfez  pas  a 
la  raifon,  reconnoilfcz  un  autre  maître. 
V^ous  ivavez  pas    oublié  rengagement 
que  vous  avez  pris  avec  ir.oi.    Emile, 
il  faut  quitter  Sophie:  je  le  veux. 

A  ce  mot  il   bailfe  la  tète ,  le  tait , 
Tèvc  un  moment-,  &  puis  me  rcgai-dant 
avec  aiTurance,  il  me  dit:  quand  par- 
tons-nous ?  Dans  huit   jours  ,  lui  dis- 
/ic  ',  il  fiut  préparer  Sophie  à  ce  départ. 
-Les  femmes  font  plus  foiblcs  ,  on  leur 
doit  des    ménagemens  ,    &    cette    ab- 
fence  n'étant  p-s  un  devoir  pour  elle 
comme  pour   vous  ,  il  lui   çll   permis 
de  lafupporter  avec  moins  décourage. 
Te  ne  fuis  aue  trop  tenté  de  prolon- 
ger jurqu'àla  féparatioii  de  mes  jeunes 


L  I  V  R  T    V.  n-* 

ger.s  le  journal  de  leurs  amours  ;  maïs 
j'abufe  depuis  long-tems  de  l'indulgence 
des  ledeurs  :  abrégeons  pour  finir  une 
fois.  Emile  oibra-t-il  porter  aux  pieds 
de  il\  maitrclTe  la  même  aiUirance  qu'il 
vient  de  montrer  à  fon  ami  ?  Pour 
moi ,  je  le  crois;  c'eft  de  la  vérité  mê- 
me de  Ton  amour  qu'il  doit  tirer  cette 
airurance.  Il  feroit  plus  confus  devant 
elle  ,  s'il  lui  en  coûtoit  moins  de  la 
quitter-,  il  la  quittcroit  en  coupable, 
&  ce  rôle  eiï  toujours  embarraifant  pouc 
un  cœur  honnèce.  Mais  plus  le  facri- 
fice  lui  coûte  ,  plus  il  s'en  honore  aux 
yeux  de  celle  qui  le  lui  rend  pénible. 
Il  n'a  pas  peur  qu'elle  prenne  le  change 
(lu-  le  motif  qui  le  détermine.  Il  feni- 
ble  lui  dire  à  chaque  regard  :  ô  Sophie? 
lis  dans  mon  cœur  ,  &  lois  fidèle;  tu 
n'as  pas  un  amant  fans  vertu. 

La  ficre  Sophie  ,  de  fon  coté  ,  tâche 
de  fupporter  avec  dignité  le  coup  im- 
prévu qui  la  frappe.  Elle  s'eiïbrce  d'y 
paroitre  infenfible;  mais  comme  elle 
n'a  pas  ainfi  qu'Emile  l'honneur  du 
combat  &  de  la  vidoire  ,  fa  fermeté 
fe  foutient  moins.  Elle  pleure  ,  elle  gé 
mit  en  dépit  d'elle ,  &  la  frayeur  d'ê- 
tre oubliée  ,  aigrit  la  douleur  de  la  fé- 
paration.  Ce  n'elipas  devant  fon  amant 
qu'elle  pleure  ,  ce  iieiï  pas  à  lui  qu'elle 

F  a 


124  E   M   I   L  E. 

jTiOUtre  Tes  frayeurs  ;  elle  étouifcroit 
plutôt  ,  quedeiauiercchappperuufou- 
pir  en  fa  préfence  ;  c  cil  moi  qui  re- 
çois fes  plaintes  ,  qui  vois  fes  larmes , 
qu'elle  aillede  de  prendre  pour  cenh- 
dcnt.  Les  femmes  Ibnt  adroites  &  lavent 
fe  déguiièr  :  plus  elle  murmure  en  fecret 
contre  ma  tyrannie ,  plus  elle  eft  at- 
tentive a  me  flatter  i  elle  fent  que  fon 
fort  cil  dans  mes  mains,  ^       ^    ^ 

Je  la  confole  ,  je  la  ralTure  ,  je  lui  re- 
ponds de  fon  amant ,  ou  plutôt  de  fon 
époux  :  qu'elle  lui  garde  la  même  fidé- 
lité qu'il  aura  pour  elle  &  dans  deux 
ans  il  le  fera  ,  je  le  jure.  Elle  m'cilime 
allez  ,  pour  croire  que  je  veux  pas  la 
tromper.  Je  fuis  garant  de  chacun  des 
deux  envers  l'autre.  Leurs  cœurs ,  leur 
vertu  ,  ma  probité ,  la  confiance  de  leurs 
parens  ,  tout  les  rallurc  ;  mais  que  fert 
la  raifon  contre  la  foibîeife  '<  Ils  fe  fé- 
parcnt  comme  s'ils  ne  dévoient  plus 
fe  voir. 

Cefl;  alors  que  Sophie  fe  rappelle  les 
regrets  d'Eucharis  ,  &  fe  croit  réelle- 
ment à  fa  place.  Ne  laiflbns  point  du- 
rant l'abfence  réveiller  ces  fantafques 
amours.  Sophie  ,  lui  dis -je  un  jour, 
faites  avec  Emile  un  échange  de  livres. 
Donnez  -  lui  votre  Telémaque  ,  afin 
gu'il    appren.ie    ù    lui   reifcmbler  ,    & 


Livre    V.  ijCf 

qu'il  vous  cToiine  le  fpedateuT  ,  dont 
vous  aimez  h  ledure.  Etudiez  -  y  les 
devoirs  des  honnêtes  femmes  ,  &  foi- 
gez  que  dans  deux  ans  ces  devoirs  fe- 
ront les  vôtres.  Cet  échange  plaît  à 
tous  deux,  &  leur  donne  de  la  con- 
fiance. Enfin  vient  le  trifte  jour,  il 
faut  fe  fcparer. 

Le  digne  père  de  Sophie ,  avec  lequel 
j'ai  tout  concerté,  m'embralfe  en  re- 
cevant mes  adieux  j  puis  me  prenarit 
à  part  ,  il  me  dit  ces  mots  d'un  ton 
grave  &  d'un  accent  un  peu  appuyé: 
"  J'ai  tout  fait  pour  vous  complaire  j 
53  je  favois  que  je  traitois  avec  un  hon7- 
55  me  d'honneur:  il  ne  me  relie  qu'un 
55  mot  à  vous  dire.  Souvenez  -  vous 
55  que  votre  éîeve  a  (\gné  fon  contF^ 
55  de  mariage  fur  la  bouche  de  ma 
J5  fille.„ 

Q_uelle  différence  dans  la  contenance 
des  deux  amans  î  Emile  impétueux  ^ 
ardent,  agité,  hors  de  lui ,  poufledes 
cris,  verfe  des  torrens  de  pleurs  fur  les 
mains  du  pcre,  de  la  more,  de  la  fille  , 
embraffe  en  fan glotant  tous  les  gens  de 
la  maifon  ,  &  répète  mille  fois  les  mê- 
mes chofes  avec  un  défordre  qui  fe- 
roit  rire  en  toute  autre  occallon.  So- 
phie morne,  pâle,  Preil  éteint,  le  re- 
gard fombre ,  rcfte   en  repos ,    ne    dit 

F  5 


i-^  Emile. 

rien  ,  ne  pleure  poiac ,  ne  voit  perfonne, 
pas  même  Emiic.  11  a  beau  liu  pren- 
dre les  mains,  h  preiTer  dans  Tes  brasj 
elle  rette  immobile  ,  irifer.fible  a  fcs 
pleurs,  à  Tes  careiTes ,  à  tout  ce  qu'il 
i^tit  y  il  eîl  déjà  parti  pour  clk.  Com- 
bien cet  objet  cft  plus  touchrmt  que  la 
plainte  importune  «:■>:  les  regrets  biiivans 
de ron  amant!  H  le  voit  ,  il  le  Teut  ,  il 
en  cil  navré  :  je  Tcnirrâne  avec  peine: 
Çi  vc  le  iaiife  encore  un  rrioment,  il  ne 
voudra  plus  partir.  Je  fuis  charmé  qu'il 
emporta  avec  lui  cette  triUe  image.  Si 
\dm:iis  il  clt  tente  d'oublier  ce  qaVi  doit 
a  Sophie  ,  en  la  lui  rappeliant  telle  quM 
la  vit  au  moment  de  Ton  départ ,  il  Uu- 
Ura  q.iM  ait  le  cœur  bi^n  aliéna  îi  |e 
^c  k  rairtcue  pas  à  elle. 


Livre    V.  127 


DES    VOYAGES 


'n  demande  s'il  efl:  bon  que  les  jeu- 
nes gens  voyagent ,  &  l'on  difpute  beau-, 
coup  là-deiîiis.  Si  Ton  propofoic  autre- 
ment la  queftion,  &  qu'on  demandât 
s'il  eft  bon  que  les  hommes  aient  voya-. 
gé  ,  peut-ècre  ne  difputeroit  -  on  pas 
tant. 

L'abus   des   livres    tue    la    fcience. 
Croyant  favoir  ce  qu'on  a  lu  -,  on  ié 
croit  difpenré  de  rapprendre.  Trop  de 
lecture  ne  fert  qu'a   faire  de  prélbm- 
tueux  ignorans.  De  tous  les  fieclcs  de 
littérature  ,  il  n'y  en  a  point  eu  où  l'on, 
1  Jt  tant  que  dans  celui-ci  ,  &  point  ou. 
Ton  fût  moins  favant:  de  tous  les  pays 
de  l'Europe  ,  ii  n'y  en  a  point  ou  Ton 
imprime  tant  d'hiftoires  ,  de  relations  ,- 
de  voyages  ,  qu'en  France ,  6c  point  où 
l'on    conr.oiiîe    moins  le    génie    (Se   les 
mœurs  des  autres  nations.  Tant  de  li- 
vres nous  font  nég'iger  le  livre  du  mon- 
de ,  ou  il  nous  y  lifons  encore  ,  cha- 
cun s'rn  tient  à  fon  feuillet,  (^land  le 
mot  peut-on  éirc  Ferfan  me  leroit  incon- 
nu, je  devinerois  ,  à  l'entendre  dire,, 
qu'il  vient  du  pavb  où  les  préjugés  na^. 

F4 


128  Emile. 

tionaiix  font  le  plus  en  règne  ,  &  du 
fexe  qui  les  propage  le  plus. 

Un  paridsn  croit  connoitre  les  hom- 
mes &  ne  connoit  que  les  François  ;  dans 
fa  ville,  toujours  pleine  d'étrangers  , 
'il  regarde  chaque  étranger  comme  un 
phénomène  extraordinaire  qui  n'a  rien 
d'égal  dans  le  relte  de  l'univers.  11  faut 
uvoir  vu  de  près  les  bourgeois  de  cette 
grande  vi)le  ,  il  faut  avoir  vécu  chez 
eux,  pour  croire  qu'avec  tant  d'efprit 
on  pui.ie  être  aulii  Itupide.  Ce  qu'il 
y  a  de  bizarre  eil  que  chacun  d'eux  a 
iw  dix  fois,  peut-être  ,  la  defcription 
du  pays  dent  un  habitant  va  (i  fort  i'é- 
mer  veiller. 

C'ell  trop  d'avoir  à  percer  à  la  fois 
ies  préjugés  des  auteurs  &  les  nôtres 
pour  arriver  à  la  vérité.  J'ai  paiié  ma 
vie  à  lire  des  relations  de  voyages  ,  &  je 
n'en  ai  jamais  trouvé  deux  qui  m'aient 
donné  la  même  idée  du  même  peuple. 
En  comparant  le  peu  que  je  pouvois  ob- 
ferver  avec  ce  que  j'avois  lu  ,  j'ai  fini 
par  laillèr  là  les  voyageurs,  &  regret- 
ter le  tems  que  j'avois  donné  pour 
m'inllruire  à  leur  ledure  ,  bien  con- 
vaincu qii'en  fait  d'obfcrvatior.s  de 
toute  efpece  il  ne  faut  pas  lire ,  il  faut 
voir.  Cela  feroit  vrai  dans  cette  occa- 
jioii ,    c^uand   tous  les   voyageurs  ia- 


Livre    V.  129^ 

roient  finceres  ,  qu'ils  ne  diroient  que 
ee  qu'ils  ont  vu  ou  ce  qu'ils  croyant , 
&  qu'ils  ne  déguileroient  la  vérité  que 
par  les  faulîes  couleurs  qu'elle  prend  à 
îeurs  yeux.  Qiic  doit-ce  être  quand  il 
la  laut  démêler  encore  à  travers  leurs 
menfonges  &  leur  mauvaife  foi  i 

LaiiTons  donc  la  reflource  des  livres 
qu'on  nous  vante ,  à  ceux  qui  (ont  Fri<s 
pour  s'en  contenter.  Elle  ed  bonne  ,• 
ainli  que  Part  de  Raymond  Lulle,  pour 
apprendre  à  babiller  de  ce  qu'on  ne  fait 
point.  Elle  eil  bonne  pour  dreller  des 
Platons  de  quinze  ans  à  philofopher 
dans  des  cercles  ,  &  à  inllruire  une 
compagnie  des  ufages  de  l'Egypte  & 
des  Indes ,  fur  la  foi  de  Paul-Lucas  ou' 
de  Tavernicr. 

Je  tiens  pour  maxime  incontcdable 
que  quiconque  n'a  vu  qu'un  peuple , 
au  lieu  de  connoître  les  hommes  ne 
connoit  que  les  ger.s  avec  lefqucls  il  a^ 
vécu.  Voici  donc  encore  une  autre  ma- 
nière de  pofer  la  même  quellion  des 
voyages.  Siiffit-il  qu'un  homme  biea> 
élevé  ne  connoiiTe  que  fes  compatrio- 
tes, ou  s'il  lui  importe  de  connoître' 
les  hommes  en  général  '<  11  ne  reilc  plus 
ici  ni  difpute  ni  doute.  Voyez  combien  la 
folution  d'une  quellion  difficile  dépend 
quelquefois  de  la  manière  de  la  pofe?  ,'• 

F  s 


1 50  E  jï  1  i.  E. 

Mîih  pour  étudier  les  hommes  faut- 
ii  pai courir  la  terre  entière  '{  Faut  -  il 
'cJler  au  Japon  obrcrvcr  les  Européens? 
pour  connoître  l'cr{.ccc  faut-il  connoî- 
tte  tous  les  individus  ?  Kon  ,  il  y  a  des- 
Jlommes  qui  fe  reliemblerit  i]  iort  que  ce 
li'eil  pas  la  peine  de  les  étudier  féparé- 
^lent;  Qui  a  vu  eii.x  François  les  a  tous 
vus  ;  quoiqu'on  ncn  puiilc  pns  dire  au- 
tant des  Ang'ois  <S^  de  quelques  autres 
peuples,  il  cft  pourtant  certain  que 
chnqiie  nation  a  Ton  caractère  propre  & 
fpécifique  qui  fe  tire  par  indudion  ,  non 
de  robfervatiun  d'im  feul  de  fcs  me.n- 
bres ,  niais  de  plusieurs.  Celui  qui  a 
comparé  dix  peuples  connoit  les  honi- 
^-ues ,  comme  celai  qui  a  vu  dix  Fran^ 
(]ois  connoit  les  François. 

Il  ne  fuHit  pas,  pour  s'indruire,  de 
courir  les  pays  ■■,  il  faut  lavoir  voyager. 
Pour  obferver  il  faut  avoir  des  yeux  ,  & 
les  tourner  vers  l'objcc  qu'on  veut  con- 
noître. î!  ya  beaucoup  de  gens  que  les 
voyages  ialtruifent  encore  moins  que 
les  livres,  parce  qu'ils  ignorent  l'art  de 
penfcr,  que  dans  la  kc'lure  leur  cfjirit 
ell  au  moins  guidé  par  l'auteur,  tk  que 
dans  Icur-s  voyages  ,  ils  iîg  fàvent  rien 
voir  d'eux-mêmes.  D'autres  ncs'inftrui- 
icnt  point,  parce  qu'ils  ne  veulent  pas 
s'udtruir*.    Leur  objet,  efl  fi  dirtcreiit 


Livre    V.  i^r 

que  ccliii-là  ne  les  frappe  guercs;  c'cft 
grand  h:ilard  fi  Ton  voit  exactement  ce 
qu'on  ne  ibucic  point  de  regarder.  De 
tous  les  peuples  du  monde  le  François 
cli  celui  qui  voyage  le  plus,  mais  pleiit- 
de  Tes  ufltges  il  confond  tout  ce  qi-ii  n'y 
relfemb^e  pas.  Il  y  a  des  Fra^içois  dans- 
tous  les  coins  du  monde.  Il  n'y  a  point 
de  pay  0  où  l'on  trouve  plus  de  gens  qui 
aient  voyagé,  qu'on  en  trouve  en  France^ 
Avec  cela  pourtant,  de  tous  les  peuples 
de  l'Europe  celui  qui  en  voit  le  plus  les- 
connoitle  moins. L'Anglois  voyage  aiiili,,- 
mais  d'une  autre  manière;  il  ftut  que 
ees  deux  peuples   foicnt  contraires   cm 
tout.  La  nobleiTe  angloife  voyage,  la 
noblefib  irancoilè  ne  voyage  point:  le 
peuple  franqois  voyage,  le   peuple  a!'>- 
gloîsne  voyage  point.  Cette  dirtérence 
me  paroît  honorable  au  dernier.    Les 
François  0!it  prefque  toujours  quejqiie 
vue  d'intérêt  dans  leurs  voyages  :  maist 
les  Ang'lois  ne  vont  point  chercher  for- 
tune chez  les  autres  nations,  Il  ce  ri'clt 
par  le  commerce  t^  les  main!:  pîeiiies  ; 
quand  i-s  y  voyagent,  c'eM  pour  y  vcrfer 
leur-argent, non  pour  vivre  d'induilrie  i 
ils  font  trop  Eers  pour  aller  ramper  liois 
de  chez  eux.  Cela  fait  aulfi  qu'ils  s'ni- 
Itruiicnt  mieux  chez  j'éuanger  que  im 
font  les  François  »  q,ui  oat  un  tout  aa^- 

F  d 


1-^2  E   M    l    L   V:. 

tre  objet  en  tète.  Les  Aiiglois  ont  pour- 
tant auiîi  leurs  préjugi^s  nationaux  j  ils- 
en  ont  même  plus  que  perfonne;  mais- 
Ges  préjugés  tiennent  moins  à  l'igno- 
rance qu'à  la  paillon.  L'Anglois  a  les 
préjugés  de  l'orgueil  ,.  &  le  François 
ceux  de  la  vanité. 

Comme  les  peuples  les  moins  cultivés 
font  généralement  les  plus  làges,  ceux 
qui  voyagent  le  moins  ,  voyagent  le 
mieux  j  parce  qu'étant  moins  avancés 
«|uc  nous  dans  nos-  recherches  frivoles ,  & 
moins  occupés  des  objets  de  notre  vaine 
curiodté  ,  ils  donnent  toute  leur  atten- 
tion à  ce  qui  eil  véritablement  utile.  Je 
neconnois  guercs  que  les  Efpagnols  qui 
voyagent  de  cette  manière.  Tandis 
qu'un  Franqois  court  chez  les  artiiies- 
d'un  pays,  qu'un  Anglois  enfaitdclîi- 
ner  quelque  antique,  &  qu'un  Allemand' 
porte  Ton  album  chez  tous  les  favans ,. 
l'ETpagnol  étudie  en  iilence  le  gouver- 
nement, les  mœurs  ,  la  police,  «S'cilelfc 
k  fcul  des  quatre  qui  de  retour  chez  lui , 
rapporte  de  ce  qu'il  a  vu  quelque  remar- 
i^ue  utile  à  fon  pays. 

Les  anciens  voyagcoient  peu  ,  hfoient 
peu ,  faifoient  peu  de  livres  ,  &  pour- 
tant on  voit  dans  ceux  qui  nous  reltent 
d'eux  qu'ils  s'obfervoient  mieux  les 
wns  les  autres ,  que uous ivobfeivonsnos 


L  t  V   R  E     V.  J5? 

contemporains.  Sans  remonter  aux  écrits 
d'Homère  ,  le  fcul  poète  qui  nous  tranf^ 
porte  dans  les  pays  qu'il  décrit ,  on  ne 
peut  réfuter  à  Hérodote  l'honneur  d'a- 
voir peint  les  mœurs  dans  fon  hifloire, 
quoiqu'elle  foit  plus  en  narrations  qu'en 
réflexions,  mieiix  que  ne  font  tous  nos 
hilloriens  en  chargeant  leurs  livres  de 
portiaits  &  de  caraderes.  Tiicite  a  mieux 
décrit  les  Germains  de  fon  tems  qu'au- 
cun écrivain  n'a  décrit  les  Allemands 
d'aujoufd'Jîui.  Inconteftabîement  ceux 
qui  font  verfés  dans  l'hilloire  aiicicnne 
connoifient  mieux  les  Grecs ,  les  Car- 
thaginois, les  Romains,  les  Gaulois, 
lesPerfes,  qu'aucun  peuple  de  nos  jours 
ne  connoit  fes  voifins. 

I!  faut  avouer  auiîi ,  que  les  caradleres 
originaux  des  peuples  s'eljluc;ant  de  jour 
en  jour  deviennent  en  même  raifon  plus 
difficiles  à  faifir.  A  mefure  que  les  races 
fe  mêlent  &  que  les  peuples  le  conlon- 
âent ,  on  voit  peu-à-peu  difparoîtie  ces 
diliérences  nationales  qui  frappoient  ja- 
dis au  premier  coup-d'a:il.  Autrefois 
chaque  nation  relfoit  plus  renfermée  en 
elle-même  ;  il  y  avoit  moins  de  commu- 
nications ,  moins  de  voyages ,  moins 
d'intérêts  comniuns  ou  contraires,  moins 
de  liaifons  politiques  &  civiles  de  peuple 
à  peuple ,  point  tant  de  ces  tracaiienes 


1^4  E    M    1    L   E. 

royales  P.ppeîlées  ncgocmtions  ,  point 
d'iimbaff;idcitrs  ordiiui'rcs  ou  réfKiens 
continasllemcnt  ;  les  grandes  naviga- 
tions étaient  rares  ,  ï.  y  avoit  peu  de 
commerce  éloigné,  &  le  peu  qu'i!  y  en 
avoit  é'-oit  fait  par  le  prince  même  qui 
s'y  fervoit  d'étrangers  ,  ou  par  des  gens 
mépriles  qui  ne  donnoient  le  ton  à  por- 
fonne  ,  &  ne  rapproclioient  poinc  Ici 
nations.  Il  y  a  cent  fois  plus  de  liaifoii 
maintenant  entre  l'Europe  &  l'A  fie  , 
qu'il  n'y  en  avoit  jadis  entre  la  Gaule  & 
l'Lfpagne  :  PEuropc  feule  ctoit  plus  épar- 
fe  que  la  terre  entière  ne  feli:  aujour- 
d'hui. 

Ajoutez  à  cela  ,  que  les  anciens  peu- 
ples fe  regardant  la  plupart  comme  au- 
todoncs,  ou  originaires  de  leur  pro- 
pre pays ,  roccupoient  depuis  allez  long- 
tems ,  pour  avoir  perdu  la  memt)ire  des 
fiec^es  reculés  où  leurs  ancêtres  s'y 
ctoient  établis  ,  &  pour  avoir  laide  le 
tem";  au  climat  de  faire  fur  eux  des  im- 
prellioîis  dur.iblesi  au  lieu  que  parmi 
nous  -  après  les  invafions  des  Romains , 
les  récentes  émigrations  des  barbares 
ont  tout  mêlé  ,  tout  confondu.  Les 
Franqois  d'aujourd'hui  ,  ne  font  plus 
ces  grands  corps  b'onds  &  b'ancs  d'au- 
trefois 5  les  Grecs  ne  font  plus  ces  beaux 
lionxnies  faits  pour  iieryir  «k  nj©tielc  à 


Livre    V.  i^f 

Viwt  ;  la  Figure  des  Romains  eux-mêmes 
a  changé  de  caractère,  ainfi  que  leur 
nature!  :  les  Pcrlans ,  originaires  de  Tar- 
tarie,  perdent  chaque  jour  de  leur  lai- 
deur primitive  ,  par  le  mélange  du  ùng 
Circatfien.  Les  Européens  ne  font  plus 
Gaulois  ,  Germains  ,  Ibériens  ,  AYio- 
brogcsi  ils  ne  font  tous  que  des  Scythes 
diverfément  dégénérés  quant  à  la  figure, 
&  encore  plus  quasit  aux  moeurs. 

Voilà  pourquoi  les  antiques  diftinc- 
tions-  des  races,  les  qualités  de  Tair  & 
du  terroir,  marquoient  p'us  fortement 
de  peuple  à  peuple  les  tempéramens ,  les 
figures,  les  mœurs  ,  les  caractères ,  que 
tout  cela  ne  peut  fe  marquer  de  nos 
jours,  où  Tinccfnihnce  Européenne  ne 
lailîe  à  nulle  caulé  naturelle  le  tcms  de 
faire  lés  imprclFions ,  &  où  les  forêts 
abattues,  les  marais  delféchcs,  la  terre 
plus  uniformément  quoique  plus  mA 
cultivée  ,  ne  VàhVcnt  plus  ,  nième  au 
phyfique  ,.  la  même  diiî'érence  de  terre  à 
terre,  év  de  pays  à  pays. 

Peut  -  être  avec  de  femblab^es  réPiC- 
xions  ff  preiferoit-on  moins  de  tourner 
en  ridi^jule  Hérodote,  Ctéfias,  Pline, 
pour  avoir  repréfenté  les  habituns  de  di- 
vers pays  avec  des  traits  origimuix  C< 
des  diiiérenccs  niarquées  que  nous  ne 
ieurvoyoii^plus.  Il  fuudroit  retrQUvci 


1^6  E   iM   I   L   E. 

les  mêmes  liommes  ,  pour  reconnoître 
en  eux  les  mêmes  figures  ;  il  faudioit 
que  rien  ne  les  eût  changés,  pour  qu'ils 
fuirent  reftés  les-,mèmcs.  Si  nous  pou- 
■vions  confidércr  à  la  ibis  tous  les  hom- 
mes qui  ont  été  ,  peut- on  douter  que 
nous  ne  les  trouvaiiions  plus  variés  de 
liecie  à  fiecle  ,  qu'on  ne  les  trouve  au- 
jourd'hui de  nation  à  nation? 

En  même  tems  que  les  obrervat'ons 
deviennent  plus  ditficiles ,  elles  fe  font 
plus  négligemmem&pius  maU  c'elUme 
autre  raiibn  du  peu  de  fucces  de  nos  re- 
cherches dans  i'hilloire  naturelle  du 
genre  humain.  L'in{h-u(f!:ion  qu'on  re- 
tire des  voyages  fe  rapporte  à  l'objet  qui, 
les  fait  entreprendre.  Quand  cet  objet 
eit  un  fyftème  de  philoiophie ,  le  voya- 
geur ne  voit  jamais  que  ce  qu'il  veut  voir: 
quand  cet  objet  e(t  l'intérêt,  il  ablbrbe 
toute  l'attention  de  ceux  qui  s'y  livrent. 
Le  commerce  &ies  arts,  qui  mêlent  & 
coniondent  les  peuples,  les  empêchent 
aulFi  de  s'étudier.  Qivand  ils  lavent  le 
profit  qu'ils  peuvent  faire  l'un  avec  l'au- 
tre, qu'ont-ils  de  piusàfavoir? 

Il  ell  utile  à  l'homme  de  connoitre 
tous  les  lieux  où  l'on  peut  vivre,  afin 
de  choifir  eniuitc  ceux  où  Ton  peut  vi- 
vre le  plus  commodément.  Si  chacun  fe 
fuiïilGit  à  Kid-mèaïc  ^  il  ne  lui  importe- 


L   I    V  R  E      V.  1^7 

roit  de  connoitre  que  le  pays  qui  peut  le 
nourrir.  Le  fauvage  ,  qui  n'a  belôin  de 
pcrfonne,  &  ne  convoite  rien  au  mon- 
de, ne  connoit  &  ne  cherche  à  connoi- 
tre d'autres  pays  que  le  lien.  S'il  eil  forcé 
de  s'étendre  pour  fubfifter  ,  il  fuit  les 
lieux  habités  par  les  hommes  ;  il  n'en 
veut  qu'aux  bètes  ,  &  n'a  befoin  que 
d'elles  pour  fè  nourrir.  Mais  pour  nous 
à  qui  la  vie  civile  eft  nécelTaire  ,  &  qui 
ne  pouvons  plus  nous  palier  de  manger 
des  hommes ,  l'intérêt  de  chacun  de 
nous  eil  de  fréquenter  les  pays  où  l'on 
en  trouve  le  plus.  Voilà  pourquoi  touc 
afflue  à  Rome ,  à  Paris ,  à  Londres.  C'eit 
toujours  dans  les  capitales  que  îe  fan  g 
humain  fe  vend  à  meilleur  marché. 
Ainfi  l'on  ne  connoit  que  les  grands 
peuples ,  &  les  grands  peuples  fc  rei- 
femblent  tous. 

Nous  avons,  dit-on,  des  fa  vans  qui 
voyagent  pour  s'initruire  ;  c'eft  une  er- 
reur. Les  favans  voyagent  par  intérêt 
comme  les  autres.  Les  Platons  ,  les 
Pythagores ,  ne  fc  trouvent  plus  ,  ou 
s'il  y  en  a  ,  c'ell  bien  loin  de  nous. 
Nos  favans  ne  voyagent  que  par  ordre 
de  la  cour  ;  on  les  dépèche  ,  on  les  dé- 
fraye ,  on  les  paye  pour  voir  tel  ou  tel 
objet,  qui  très- liircment  n'elt  pas  un 
objet  nioiul.  Ils  doivent  tout  leur  tems 


i:iS  E  M  I  L  E. 

à  cet  objet  unique,  ils  font  trop  hon- 
nêtes gens  pour  voler  leur  argent.  Si 
dans  quelque  pays  que  ce  puiiiè  être  , 
des  curieux  voyagent  à  leurs  dépens , 
ce  n'eft  jamais  pour  étudier  les  hom- 
mes ,  c'eil  pour  les  inftruire.  Ce  n'G-'à 
pas  de  fcience  qu'ils-ont  befoin,  nuis 
d'ofteutation.  Comment  apprendroient 
ils  dans  leurs  voyages  à  fccouer  le  joug 
de  l'opinion  ^  ils  ne  les  font  que  pour 
elle. 

Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  voya- 
ger pour  voir  du  pays,  ou  pour  voir 
des  peuples.  Le  premier  objet  eft  tou- 
jours celui  des  curieux  ,  l'autre  n'eft 
pour  eux  qu'accclibire.  Ce  doit  être 
tout  le  contraire  pour  celui  qui  veut 
pliilofopher.  L'enfant  obfcrve  les  cho- 
fes  ,  en  attendant  qu'il  puiiîe  obferver 
les  hommes.  L'homme  doit  commen- 
cer par  oblcrver  Tes  femblables  ,  &  puis 
il  obferve  les  chofes  s'il  en  a  le  tems. 

C'eft  donc  mal  raifonner  ,  que  de 
conclure  que  les  voyages  font  inutiles, 
de  ce  que  nous  voyageons  mal.  Mais 
rutiUté  des  voyages  reconnue ,  s'en- 
iuivra-t-il  qu'ils  conviennent  à  tout  le 
monde  ?  Tant  s'en  faut  ;  ils  ne  con- 
viennent au  contraire  qu'à  très -peu 
d:  gens:  ils  ne  conviennent  qu'aux 
liommes  allez  fermes  iur  eux-mêmes  , 


L   I    V    R   E      V.  1^9 

pour  écouter  les  leçons  de  l'erreur  fans 
îe  laiircr  le  Jiiire  ,  &  pour  voir  l'excm- 
.  pie  du  vice  fans  fc  laiiler  entramer.  Les 
voyages  pouilent  le  naturel  vers  ia  pen- 
te ,  &  achèvent  de  rendre  Phomnie  bon 
ou    mauvais.     Qviiconque   revient  de 
courir  le  monde  ,  oit  à  fon  retour  ce 
qu'il    fera  toute  fa  vie  j  il  en  revient 
plus  de  méchans   que   de  bons,  parce 
qu'il  en  part  plus  d'enclins  au  mai  qu'au 
bien.  Les  jeunes  gens  mal  élevés  &  mal 
conduits,  contradent  dans  leurs  voya- 
ges tous  les  vices  des  peuples  qu'ils  fré- 
quentent ,  &  pas  une  des  vertus  dont 
ces  vices  font  mêlés:    mais  ceux  qui 
fons  heureufement  nés,  ceux  dont  on 
a  bien  cultivé  le  bon  naturel ,  &  qui 
voyagent  dans  le  vrai  deifein  de  s'inf- 
truire ,    reviennent    tous    meilleurs  & 
pkis  fages  qu'ils  n'etoient  partis.  Ainii 
voyagera  mon  Emile  ;  ainli  avoit  voya- 
gé ce  jeune  homme,  digne  d'un  meil- 
leur fiecle  ,  dont  l'Europe  étonnée  ad- 
mira le  mérite  ,  qui  mourut  pour  ion 
pays  à  la  fi^^ur  de  fes  ans  ,    mais  qui 
méritoit  de  vivre ,  &  dont   la   tombe 
ornée  de  fjs  feules  vertus  ,    attendoic 
pour  être  honorée  qu'une  main  étran- 
gère y  iémat  des  fleurs. 

Tout  ce  qui  ce  fait  avec  raifon  ,  doit 
avoir  fes  règles.  Lci,  voyages,pris  comme 


140  E   W   ILE. 

une  partie  dePéducation  ;  doivent  avoir 
les  leurs.  Voyager  pour  voyager ,  c'elt 
errer,  être  vagabond  i  voyager  pour  s'infl 
triiire  ,  eft  encore  un  objet  trop  vague  : 
Tinilruclion  qui  n'a  pas  un  but  déter- 
miiié^  n'ert  rien.  Je  voudrois  donner 
au  jeune  homme  Uii  intérêt  fènfible  à 
s'inilruire,  &  cetinrérètbien  choiii  £xe- 
roit  encore  la  nature  de  l'inih-uélion. 
C'eft  toujours  la  fuite  de  la  méthode  que 
j'ai  tâché  de  pratiquer. 

Or ,  après  s'être  confidéré  jrar  les  rap- 
ports phyiiques  avec  les  autres  êtres, par 
fes  rapports  moraux  avec  les  autres  hom- 
mes, illuirefte  à  fe  confiderer  par  fes 
rapports  civils  avec  fes  concitoyens.  Il 
faut  pour  cela  ,  qu'il  commence  par 
étudier  la  nature  du  gouvernement  en 
général ,  les  diverfes  formes  de  gouver- 
nement &  enfin  le  gouvernement  parti- 
culier fous  lequel  il  ei\  né,  pour  favoir  s'il 
lui  convient  d'y  vivre:  car  par  un  droit 
que  rien  ne  peut  abroger  chaque  homme 
en  devenant  majeur  &  maître  de  lui-mê- 
me, devient  maitreaulFi  de  renoncer  au 
contrat  par  lequel  il  tient  à  la  comunauté, 
en  quittant  le  pays  danslequel  elle  eft  éta- 
blie. Ce  n'eft  que  par  le  féiour  qu'il  y  fait 
après  l'âge  de  railbn  ,  qu'il  eft  ccnié  con- 
firmer tacitement  l'engagement  qu'ont 
pris  fes  ancêtres.  Il  acquiert  le  droit  de- 


Livre    V.  141 

renoncer  à  fa  patrie  ,  comme  à  la  fuccefl 
lion  de  fou  père  :  encore  ,  le  lieu  de  la 
naiifaace  étant  un  don  de  la  nature ,  cé- 
de-t-on  du  fien  en  y  renonçant.  Par  le 
droit  rigoureux  chaque  homme  refte  li- 
bre à  fes  rifques  en  quelque  lieu  qu'il 
nallfe  a  moins  qu'il  ne  fe  fournettc  volon- 
tairement aux  loix  ,  pour  acquérir  le 
droit  d'en  être  protégé. 

Je  lui  dirois  donc,  par  exemple:  juf- 
qu'ici  vous  avec  vécu  fous  ma  direction  , 
vous  étiez  hors  d'état  de  vous  gouverner 
vous- même j  mais  vou'>  approchez  de 
l'âge  où  les  ioix  vous  lailfant  la  difpo- 
fition  de  votre  bien  ,  vous  rendent  maî- 
tre de  votre  perfonne.  Vous  allez  vous 
trouver  feul  dans  la  fociété,  dépendant  de 
tout ,  même  de  votre  patrimoine.  Vous 
avez  en  vue  un  établiifemcnt  ;  cette  vue 
ell  louable,  elle  eli  un  des  devoirs  de 
l'homme  }  mais  avant  de  vous  marier, 
il  iautfavoir  quel  homme  vous  voulez 
être,  à  quoi  vous  voulez  paifer  votre 
vie,  quelles  raefures  vous  voulez  pren- 
dre pour  alfurer  du  pain  à  vous  &  à 
votre  famille  5  car  bien  qu'il  ne  faille 
pas  faire  d'un  tel  foin  fa  principale  affai- 
re, il  y  faut  pourtant  longer  une  lois. 
Voulez -vous  vous  engager  dans  la  dé- 
pendance des  hommes  que  vous  mépri- 
fez  ?  Voulez-vous  établir  votre  fortune 


142  Emile. 

&  fixer  votre  état  par  des  relations  ci- 
viles qui  vous  mettront  fans  ceiîe  à  la 
dilcrction.  d'autrui ,  &  vous  Forceront , 
pour  échapper  aux  fripons  .  de  devenir 
fripon  vous  rrèmei:' 

Là-delfus  je  lui  décrirai  tous  les  moyens 
poiîibles  de  faire  valoir  l'on  bien  ,  foit 
dans  le  commerce ,  ibit  dans  les  charges , 
ibit  dans  la  finance,  &  je  lui  montrerai 
qu'il  nY^n  a  pas  un  qui  ne  lui  lailîe  des 
rifques  à  courir,  qui  ne  le  niettc  dans 
un  état  précaire  ^*vc  dépendant ,  &  ne  le 
force  de  régler  fes  mœurs ,  les  lëntimens  y 
fa  conduite  j  fur  l'exemple  &  les  préjugés 
d'autrui. 

Il  y  a  ,  lui  dirai-je  ,  un  autre  moyen 
d'cmplovcr  fo>\  tems  &  fi  perfonnc  , 
c'clî  de  le  mettre  au  fervice ,  c'elt-à-dire , 
de  iè  louer  à  très-  bon  compte ,  qour  al- 
ler tuer  des  gens  qui  ne  nous  ont  point 
fait  de  mal.  Ce  métier  etl  en  grande  cf 
time  parmi  les  hommes  ,  &  ils  font 
un  cas  extraordinaire  de  ceux  qui  ne  font 
bons  qu'à  cela.  Au  furplus ,  loin  de  vous 
dilpenfcr  des  autres  reifourccs ,  il  ne  vous 
les  rend  que  plus  nécetîaires  ;  car  il  entre 
auffi  dans  Thouiieur  de  cet  état  de  ruiner 
ceux  qui  s'y  dévouent.  Il  efl  vrai  qu'ils 
ne  s'y  ruinent  pas  tous.  La  mode  vient 
même  in(én(ib!emeiit  de  s'y  enrichir 
^omme  dans  les  autres.    Mais  je  doute 


Livre    V.  145 

qu'en  vous  expliquant  comment  s'y 
prennent  pour  cela  ceux  qui réulîi lient, 
je  vous  rende  curieux  de  les  imiter. 
-  Vous  (aurez  encore  que  dans  ce  mé- 
tier même  il  ne  s'agit  plus  de  courage 
ni  de  valeur,  ii  ce  n'elt  peut-être  au- 
près des  femmes:  qu'au  contraire  le 
plus  rampant ,  le  plus  bas ,  le  plus  fer- 
vile  effc  toujours  le  plus  honoré  5  que  11 
vous  vous  avifez  de  vouloir  faire  tout 
de  bon  votre  métier  ,  vous  ferez  méprifé , 
haï,  chalié  peut-être,  tout  au  moins 
accablé  de  paiic  -  droits  &  fupplanté  par 
tous  vos  camarades ,  pour  avoir  fuit  vo- 
tre^ fcrvice  à  la  tranchée  ,  tandis  qu'ils 
faifoient  le  leur  à  la  toiletto. 

On  fe  doute  bien  que  tous  ces  em- 
plois divers  ne  feront  pas  fort  du  goût 
d'Emile.  Eh  quoi  !  me  dira  - 1  -  il ,  ai  -  je 
oublié  les  jeux  de  mon  enfaiice  ?  ai-je 
perdu  mes  bras  ?  ma  force  ell-elie  épui- 
îée  ?  ne  fais  -  je  plus  travailler  r*  Que 
m'importent  tous  vos  beaux  emplois  , 
ik  toutes  les  fottes  opinions  des  hom- 
mes ?  Je  ne  connois  point  d'autre  gloi- 
re que  d'être  bienfaifaut  Se  iulle  ,  je 
ne  connois  point  d'autre  bonheur  que 
de  vivre  indépendant  avec  ce  qu'on 
aime ,  en  gagnant  tous  les  jours  de 
Tappétit  &  de  la  ianté  par  fon  travail. 
Tous  ces  embarras  dont  vous  me  par- 


144  Emile. 

les  ne  me  touchent  gueres.  Je  ne  veux 
pour  tout  bien  qu'une  petite  métairie 
dans  quelque  coin  du  monde.  Je  met- 
trai toute  mon  avarice  à  la  taire  valoir, 
&  je  vivrai  fans  inquiétu#le.  Sophie  <Sc 
jTî.on  champ  ,  &  je  ferai  riche. 

Oui ,  mon  ami ,  c'efl;  allez  pour  le 
bonheur  du  Tage  d'une  femme  &  d'un 
champ  qui  foient  à  lui.  Mais  ces  tré- 
fors  ,  bien  que  modelles  ,  ne  font  pas 
fi  communs  que  vous  penfez.  Le  plus 
rare  eft  trouvé  pour  vous  i  parlons  de 
l'autre. 

Un  champ  qui  Toit  à  vous ,  cher 
Emile  !  &  dans  quel  lieu  le  choifirez 
vous  ?  En  quel  coin  de  la  terre  pour- 
rez-vous  dire  i  je  fuis  ici  mon  maître 
8c  celui  du  terrein  qui  m'appartient. 
On  lait  en  quels  lieux  il  ell  aifé  de  fe 
faire  riche  ,  mais  qui  fait  où  l'on  peut 
fc  palfer  de  l'être  'i*  Qiii  lait  où  l'on 
peut  vivre  indépendant  &  libre ,  fuis 
avoir  befoin  de  faire  mal  à  perfonne  & 
lans  crainte  d'en  recevoir  ?  Croyez- 
vous  que  le  pays  où  il  cft  tou;ours 
permis  d'être  honnête  homme  foit  fi 
facile  à  trouver  ?  S'il  cli:  quelque  moyen 
légitime  &  fur  de  fubfiiler  fuis  intri- 
gue ,  fans  affaire ,  lans  dépendance  , 
c'eit ,  j'en  conviens  ,  de  vivre  du  tra- 
vail de  fes  mains  ,  en  cultivant  là  pro- 
pre 


Livre    V.  14^ 

pre  terre  ;  mais  où  eft  l'état  où  Ton 
peut  fc  dire  ,  la  terre  que  je  foule 
eft  à^  moi  ?  Avant  de  choiiir  cette  heu- 
reufe  terre  ,  alTurez  -  vous  bien  d'y 
trouver  la  paix  que  vous  cherchez  ; 
gardez  qu'un  gouvernement  violent  , 
qu'une  religion  perlëcutante ,  que  des 
mœurs  perverfes  ne  vous  y  viennent 
troubler.  Mettez-vous  à  l'abri  des  im- 
pôts fans  mefiira  qui  dévoreroient  le 
fruit  de  vos  peines  ,  des  procès  fans  fin 
qui  confuraeroient  votre  fonds.  Faites 
en  forte  qu'en  vivant  juftement  vous 
n'ayez  point  à  faire  votre  cour  à  des 
intendans,  à  leurs  fubftituts  ,  à  des 
prêtres  ,  à  de  puilikns  voifins  ,  à  àci 
fripons  de  toute  eipece,  toujours  prêts 
à  vous  tourmenter  li  vous  les  négligez. 
Mettez-vous  fur-tout  à  l'abri  des  vexa- 
tions des  grands  &  des  riches  ;  fongez 
que  par-tout  leurs  terres  peuvent  con- 
finer à  la  vigne  de  Naboth.  Si  votre 
malheur  veut  qu'un  homme  en  place 
achète  ou  bâtllfe  une  maifon  près  de 
votre  chaumière  ,  répondez-vous  qu'il 
ne  trouvera  pas  le  moyen  ,  fous  quel- 
que prétexte ,  d'envahir  votre  héri- 
tage pour  s'arrondir  ,  ou  que  vous  ne 
verrez  pas  ,  dès  demain  peut-être  ,  ab- 
forber  toutes  vos  reiTources  dans  un 
large  grand  chemin  i  Qiic  fi  vous  cou- 
Emile.  loin.  iV.  G 


ï45  Emile. 

lervez  du  crédit  pour  parer  à  tous  ces 
iiicouvéïiicus  ,    autant  vaut  conierver 
autfi  vos   richelîes  ,  cas  eiles  ne  vous 
coûteront  pas  plus  à  garder.  La  richelîe 
&   le   crédit  s'étayent   mutuellenient  ; 
l'un  fe  Ibu tient  toujours  mal  fans  l'autre, 
j'ai  plus  d'expérience  que  vous,  cher 
Emile ,  je  vois   mieux  la  dilliculté  6^ 
votre  projet.  H  eft  beau  pourtant ,  il 
cit  honnête ,  il  vous  rendroit  hçurcux 
en  effet  j  efForqons-nous  de  l'excciner. 
T'ai  une  propofition  à  vous,  faire.  Cbn- 
iacrons  les  deux    ans  que  nous  avons 
pris  jufqu'à  votre  retour,  à  choifir  un 
;iiyle  en  Europe  où  vous  puilhez  vivre 
heureux  avec  votre  famille  à  Pabri  de 
tous  les  dangers  dont  je  vieîis  de  vous 
parler.  Si  nous  réulnlfôns,  vous  aurez 
trouve    le   vrai    bonheur     vainement 
cherché   par   tant   d'autres,    &    vous 
n'aurez  pas  regret  à  votre  tems.  Si  nous 
ne   réulîilfons  pas  ,    vous   ferez   gueri 
d'une  chimère  i  vous  vous   confolerez 
d'un  malheur  inévitable  ,  &  vous  vous 
ioumettrez  à  la  loi  de  la  néceilite. 

Je  ne  lais  fi  tous  mes  Icdcurs  ap- 
percevront  jufqu'où  va  nous  mener 
cette  recherche  ainfi  propofee  ;  mais 
je  fais  bien  que  fi  ,  au  retour  de  les 
voyages  commencés  6c  continues  dans 
cette  vue  ,  Emile  n'en  revient  pas  ver- 


Litre    V.  -14^ 

fe  dans  toutes  les  matières  de  gouver- 
nement ,  de  mœurs  publiques  ,  &  de 
maximes  d'état  de  toute  cfpece,  il  faut 
que  lui  ou  moi  foyons  bien  dépour- 
vus ,  l'un  d'intelligence.  Se  l'autre  de 
jugement. 

Le  droit  politique  eft  encore  à  naî- 
tre ,  &  il  e(t  à  préfumer  qu'il  ne  naîtra 
jamais.  Grotius,  le  maître  de  tous  nos 
fa  vans  en  cette  partie  ,  n'cll  qu'un 
enfant,  &  qui  pis  c(t,  un  enfant  de 
anauvaife  foi.  Quand  j'entends  élever 
Grotius  jufqu'aux  nues  &  couvrir  Hob- 
bes  d'exécration  ,  je  vois  combien 
d'hommes  fenfés  lifent  ou  comprennent 
ces  deux  auteurs.  La  vérité  eft  que 
leurs  principes  font  exactement  fembla- 
bles,  ils  ne  dilfcrent  que  par  les  expret 
fions.  Ils  ditferent  auifi  par  la  métho- 
de. Hobbess'appuye  fur  des  fopliifmes, 
&  Grotius  fur  des  poètes  :  tout  le  refte 
leur  eft  commun. 

Le  feul  moderne ,  en  état  de  créer 
cette  grande  &  inutile  fcience  ,  eût  été 
l'illuftre  Montefquieu.  Mais  il  n'eut 
garde  de  traiter  des  principes  du  droit 
politique  5  il  fe  contenta  de  traiter  du 
droit  pofitif  des  gouvernemens  établis  j 
&  rien  au  monde  n'eft  plus  différent 
que  ces  deux  études. 

Celui  pourtant  qui  veut  juger  faine- 

G  2 


-tnentdes  goiiveniemens  tels  qu'ils  exil- 
tGiit  ,  c(-t  obligé  de  les  réunir  toutes 
deux  ;  il  faut  Savoir  ce  qui  doit  être , 
pour  bien  juger  de  ce  qui  eft.  La  plus 
-grande  difficulté  pour  éclaircir  ces  im- 
portantes matières  ,  eft  d'intéreller  un 
particulier  à  les  difcuter ,  de  répondre 
à  ces  deux  queftions  :  que  m'importe  ? 
&  qu'y  puis-je  faire  i^Nous  avons  mis 
notre  Emile  en  état  de  {c  répondre  à 
toutes  deux. 

La  deuxième  difficulté  vient  des  pré- 
jugés de  l'enfance  ,  des  maximes  dans 
lefquelles  on  a  été  nourri ,  fur-tout  de 
la  partialité  des  auteurs  ,  qui   parlant 
toujours  de  la  vérité  dont  ils  ne  fe  iou- 
cient  gueres ,  ne  fongcnt  qu'à  leur  in- 
térêt dont  ils  ne  parlent  point.    Or   le 
peuple  ne   donne  ni  chaires  ,  ni  pen- 
fions  ,    ni  places  d'académies  ;    qu'on 
juge  comment  fcs  droits   doivent  être 
établis  par  ces  gens  là  î  J"ai  iait  en  forte 
que   cette    difficulté    fût  encore  nulla 
pour  Emile.  A  peine  iliit-il  ce  que  c  elt 
que  gouvernement;  la  feule  choie  qui 
lui  importe  eft  de  trouver  le  meilleur, 
ion  objet  n'eft  point  de  hùre  des  livres, 
&  fi  jamais  il  en  fait,  ce  ne  iera  point 
pour  faire  fa  cour  aux  puiifanccs ,  mais 
pour  établir  les  droits  de  rhumam.te. 
il  refte  une  troiûemc  ditlicuke  plus 


Livre    V.  149, 

rpécieufe  que  folide  ,  &  que  je  ne  veux 
lù  refondre,  ni  propofer  ;  il  me  fuffit 
qu'elle  n'effraye  point  mon  zelc  i  bien 
fur  qu'en  des  recherches  de  cette  efpc;- 
çc  de  grands  talens  fout  moins  nécel- 
faires  ,  qu'un  Cmccre  amour  de  la  jurti- 
ce  &  un  vrai  rcfpec'l  pour  la  vérité. 
Si  donc  les  matières  de  gouvernement 
peuvent  être  équitablement  traitées  , 
en  voici ,  félon  moi ,  le  cas,  ou  jamais. 

Avantd'obferver,  il  faut  fe  faire  des 
règles  pour  iks  obfervations  :  il  faut  le 
faire  une  échelle  pour  y  rapporter  les 
mefures  qu'on  prend.  Nos  principes 
de  droit  po'itiquc  font  cette  échelle. 
Nos  mefures  font  les  loix  poHtiques  de 
chaque  pays. 

Nois  élé  ncns  feront  clairs,  fimples,: 
pris  iniiréaiatcment  dans  la  nature  des 
chofes.  Ils  fc  fornieront  des  qiietiions- 
difcutées  entre  nous ,  &  que  nous  ne 
convertirons  en  principes  que  quand 
elles  feront  fuffifammcnt  réfolues. 

Par  exemple  ,  remontant  d'abord  * 
l'état  de  nature ,  nous  examinerons  (i 
les  hommes  nailfent  efclaves  ou  libres,- 
affociés  ou  indépcndans  ,  s'il?  fe  réu- 
nilfent  volontairement  ou  par  force  -,  lî 
jamais  la  force  qui  les  réunit  peut  for^ 
mer  un  droit  permanent ,  par  lequel 
cette  force  antérieure  oblig:e  ,    même 

G  i 


jf€>  Emile. 

quand  elle  eft  fiirmontée  par  une  au- 
tre; en  forte  que  depuis  la  force  du 
roiNembrod,  qui,  dit-on,  lui  fournit 
ks  premiers  peuples  ,  toutes  les  autres 
forces  qui  ont  détruit  celle-là  Ibient 
devenues  iniques  &  ufurpatoires  ,  8c 
qu'il  n'y  ait  plus  de  légitimes  rois  que 
les  defcendans  de  Nembrod  ou  fes 
ayans-eaufe  ;  ou  bien  Ci  cette  première 
force  venant  à  ceifer,  la  force  qui  lui 
fuccede  oblige  à  ion  tour  ,  &  détruit 
l'obligation  de  l'autre,  en  forte  qu'on 
ne  fo:t  oblige  d'obéir  qu'autant  qu'on 
y  eft  forcé,  &  qu'on  en  foit  difpenfo 
iitôt  qu'on  peut  faire  réfiftance:  droit 
qui ,  ce  fcmblc ,  n'ajeuteroit  pas  grand*^ 
choie  à  la  force  ,  &  ne  feroit  gueres 
qu'un  jeu  de  mots. 

Nous  examinerons  fi  l'on  ne  peut 
pas  dire  que  toute  maladie  vient  de 
Dieu  ,  &  s'il  s'enfuit  pour  cela  que  ce 
foit  un  crime  diippcUer  le  médecin. 

Nous  examinerons  encore  fi  l'on  eft 
ebligé  en  conicience  de  donner  ia  bour- 
jfe  à  un  bandit  qui  nous  la  demande 
fur  le  grand  chemin,  quand  même  ou 
pourroit  la  lui  cacher  ;  car  enfin  ,  le 
piilol et  qu'il  tient  eft  aulJi  une  puif 
îance. 

Si  ce  mot  de  puiffance  en  cette  oc- 
caCon  \cut   dire  autre   chofc   qu'une 


Livre    V.  ifî 

pmiîaiice  légitime  ,  &  par  conféqiien'^ 
{bumiie  aux  loix  dont  elle  tient  foii 
être. 

Suppofé  qu'on  rejette  ce  droit  de  for- 
ce ,  &  qu'on  admette  celui  de  la  nature 
ou  l'autorité  paternelle  comme  princi- 
pe des  rociétés,  nous  rechercherons  la. 
mefure  de  cette  autorité  ,  comment 
elle  eft  fondée  dans  la  nature ,  &  fi  eller 
a  d'autre  raiibn  que  l'utiHté  de  l'en- 
fant ,  fa  foiblelFe ,  &  l'amour  naturel 
que  le  père  a  pour  lui  :  fi  donc  la  foi- 
bleife  de  l'enfant  venant  iV.celfer,  &  fa 
raifon  à  mûrir  ,  il  ne  devient  pas  feuî 
juge  naturel  de  ce  qui  convient  à  fa 
confervation  ,  par  conféquent  Ton  pro- 
pre maître  ,  &  indépendant  de  tout 
autre  homme,  même  de  fon  père;  car 
il  eit  encore  plus  fîir  que  le  fjls  s'aime 
lui-même,  qu'il  n'eft  fiu:  que  le  père 
aime  le  Bis. 

Si  ,  le  père  mort  ,  les  enfons  font 
teiuis  d'obéir  à  leur  aine ,  ou  à  que'-- 
que  autre  qui  n'aura  pas  pour  eux  Rat- 
tachement naturel  d'un  perc  ;  &  fi  ,  de 
race  en  race  ,  il  y  aura  toujours  un 
chef  unique  ,  auquel  toute  la  famille 
foit  tenue  d'obéir.  Auquel  cas  on  cher- 
cheroit  comment  l'autorité  pourroic 
jamais  être  partagée ,  &  de  quel  droit 
i\  y   auroit  Un  b  terre  entière    plus. 

G4 


1/2  E   M   I   L   E. 

d'un  chef  qui  gouvernât  le  genre  hu- 
main. 

Siippoje  q'i3  les  peuples  fe  fuiTent 
formes  par  choix,  nous  diftingncrons 
alors  le  droit  ,  du  fait  j  &  nous  deman- 
derons fi  s'ctant  anifi  fournis  à  leurs 
ireres,  oncles  ou  parens,  non  qu'ih  y 
fuifcn-t  obligés ,  rnai*  parce  qu'ils  font 
bien  voulu  ,  cette  force  de  focicté  ne 
rentre  pas  toujours  dans  raUbciation 
libre  &  volojùaire. 

Pàllànt  enfuite  au  droit  d'efclavagc  , 
nous  e.xamnicrons  fi  ini  homme  peut 
tcgirimciricnt  s'aliéner  à  un  autre,  fans 
reirridion  ,  iân.s  réicrve  ,  fans  aucune 
efpecc  de  condition  :  c'eiL-à-dirc  ,  s'il 
pont  renoncer  à  ia  perf  mne  ,  à  fa  vie , 
à  là  raifon,  à  fbn  moi ,  à  toute  morali- 
té dans  fes  adions  ,  &  celïer  eann  mot 
d'exiiter  avant  fa.  mort ,  malgré  la  na- 
ture qui  le  charge  immédiatemeut  de 
iîi  propre  confervction  ,  &  malgré  fa 
conicience  &  là  raifon  qui  lui  prelcri- 
vent  ce  qu'il  doit  faire  &.  ce  dont  il  doit 
s'abftenir. 

Qiie  s'il  y  a  quelque  réferve  ,  quel- 
que reltf'idion  da.ns  fade  d'elclavage  , 
nous  cHîcuterons  li  cet  ade  ne  devient 
pas  alors  un  vrai  contrat,  dans  lequel 
chacun  des  deux  contradans  ,  n'ayant 
point  en  cette  qualité  de  fupérieur  com- 


Livre    V.  rr? 

mun  (i-j),  reftÈiit  leurs  propres  ju- 
ges quant  aux  conditions'  du  contrat  » 
par  conicquent  libres  chacun  dans  cette 
partie  ,  &  maîtres  de  le  rompre  fitôt 
qu'ils  s'cftiment  léfés. 

Que  fi  donc  un  efclave  ne  peut  s'a- 
liéner fiuis  réfervc  à  fou  maître ,  coni-- 
ment  un  peuple  peut-il  s'aliéner  iàns- 
roferve  à  Ton  chef  i:'  &  li  l'elclave  relie 
juge  de  l'oblcrvation  du  contrat  par  foiv 
maître ,  comment  le  peuple  ne  reliera- 1- 
il  pas  juge  de  robfervation  du  contrat 
par  fon  chef? 

Forcés  de  revenir  ainfi  fur  nos  pas  , 
&  confidérant  le  fens  de  ce  mot  co'^- 
ledlif  ,  peuple  ,  nous  chercherons  li 
pour  rétablir  il  ne  faut  pas  un  contrat, 
au  moins  tacite,  antérieur  à  celui  que 
nous  fuppofons. 

Piiifqu'avant  de  s^élire  un  roi,  le 
peuple  eft  m\  peuple  ,  qu'eft~ce  qui  Ta^ 
fait  tel  finon  le  contrat  fociai  ?  Le 
contrat  fociai  eft  donc  la  bafe  de  toute- 
fociété  civile  ,  &  c'ell  dans  la  nature 
de  cet  acle  qu'il  faut  chercher  celle  de 
la  fociété  qu'il  forme. 

Nous  rechercherons  quelle  eft  la  te=- 

(17)  S'ils  en    avoicnt  nfl  ,  ce  frpcrtciir  com- 
mun ne  TeroiC  mitre  que  le  fouveinin,    &   alors' 
leilroit'.i'ffcbvogc  fondé  far  le  droit  de  fouverai-- 
nclé  B't»  feioit  pas  le  pf  iiigipe.  ♦ 

G  s^ 


i;f  E   M-  I    L   E, 

nei:r  de  ce  contrat,  &  fi  Iojî  ne  peut 
fas  à  peu  près  renoncer  par  cette  for- 
mule :  Chacun  de  nous  met  en  commun 
fes  biens^^  fa  perfonnc  ,  fa  vie  i^  toute 
fapuiOance  y  fous  lafuprcnie  dheclion  de 
la  volonté  générale ,  ^sf  nous  recevons  en 
eorps  chaque  membre  ,.  comme  partie  indi- 
vifible  du-  tout. 

Ceci  fuppoie.  ^  pour  définir  les  ter- 
mes dont  nous  avons  bcfoin  ,  nous 
remarquerons  qu'au  lieu  de  la  perfonne. 
particulière  de  chaque  contrariant  ^  cet 
ac'ie  d'alfociation  produit  un  corps  mo- 
ral &  colledif ,  ccKnpofé  d'autant  de 
membres  que  l'ailemblée  a  de  voix. 
Cette  perfonne  publique  prend  en  gé- 
néral le  nom  de  corps  politique  :  lequel 
efl  appelle  p.r  Tes  membres,  état^  quand 
il  eft  paiLf  ,  fouverain  quand  il  cft 
ad'f ,  puilJcnce  en  le  comparant  à  Tes 
ièmblables.  A  l'égard  des  membres  eux- 
mêmes,  ils  preiuient  le  nom  de  peuph 
eollecT:ivcment,  &  s'appellent  en  piu-ti- 
ç;ulicr  ,  citoyens  ,  comme  membres  de- 
la  c.cé"',  ou  parricipans  à  l'autorité  fou- 
veraine  ,  tSc  fujers  comme  foumis  à  I» 
même  autorité. 

Nous  remarquerons  q,ue  cet  ade  d'afl 
fociation  renferme  un  engagement  ré- 
ciproque du  public  &  des  particuHers ,. 
*c  que  chaque  i;idividu ,  eontradant  „ 


L   I   V   R    E      V.  Iff 

pour  ainfi  dire  ,  avec  lui-même  ,  fe 
trouve  engage  fous  un  double  rapport; 
favoir  comme  membre  du  fouverain  , 
envers  les  particuliers ,  &  comme  mem- 
bre de  l'état ,  enver3  le  fouverain. 

Nous  remarquerons  encore ,  que  nul 
n'étant  tenu  aux  engagemens  qu'on  n'a 
pris  qu'avec  foi ,  la  délibération  publi- 
que qui  peut  obliger  tous  les  fujets 
envers  le  fouverain  ,  à  caufe  des  deux 
ditîérens  rapports  fous  lefquels  chacun 
d'eux  ed  envifigé  ,  ne  peut  obligée 
l'état  envers  lui-même.  Par  où  l'oîv 
voit  qu'il  n'y  a  ni  ne  peut  y  avoir  d'au- 
tre loi  fondamentale  proprement  dite , 
<]ue  le  feul  pacte  focial.  Ce  qui  ne  lu 
gnifie  pas  que  le  corps  politique  ne 
puijfe ,  à  certains  égards  ,  s'engager 
envers  autrui  ;  car  ptir  rapport  à  i'e- 
tranger,  il  devient  alors  un  être  fimple, 
un  individu. 

Les  deux  parties  contradantcs  ,  la- 
voir chaque  particulier  &  le  public, 
n'ayant  aucun  fupérieur  commun  qui 
puilTe  juger  leurs  différends  ,  nous  exa- 
minerons Cl  chacun  des  deux  refte  le 
maître  de  rompre  le  contrat  quand  il 
lui  plait ,  c'eft-à-dire,  d'y  renoncer  pour 
la  part  fitôt  qu'il  fe  croit  léié. 

Pour  éclair  ci  r  cette  queilion  ,  nous 
©bfervcrons  aue  félon  le  padle  fociul , 

G  6 


i3f6  Emile. 

le  fouverain  ne  pouvant  agir  que  par 
des  volontés  communes  &  géiicfalcs  , 
fes  adles  ne  doivent  de  même  avoir 
que  des  objets  généraux  &  communs; 
d'où  il  fuit  qu'un  particulier  ne  fau- 
roit  être  Icfé  directement  par  le  fou- 
verain ,  qu'ils  ne  le  ioicnt  tous  ,  ce  qui 
ne  fc  peut  ,  puifquc  ce  feroit  vouloir 
fe  faire  du-  mal  à  foi-même.  Ainli  le 
contrat  focial  n'a  jamais  befoin  d'autre 
garant  que  la  force  publique;  parce  que- 
la  léfion  ne  p/cut  jamais  venir  que  des 
particuliers  ,  &  alors  ils  ne  font  pas 
pour  ccl3.  libres  de  leur  engagement, ~ 
mais  punis  de  l'avoir  violé. 

Pour  bien  décider  toutes  les  queftions 
fcmblabies,  nous  aurons  foin  de  nous 
rappeller  toujours  que  le  pa<fte  focial 
elî:  d'une  nature  particulière  «!<:  propre- 
à  lui  fcul,  en  ce  que  le  peuple  ne  con- 
tracle  qu'avec  lui-même,  c'cft-à-dirc,  le 
peupte  en  corps  comme  iou  vcrain  ;  avec 
les  particuliers  con-.me  fujets  :  condi- 
tion qui  fait  tout  l'artifiCe  &  le  jeu  de 
la  machine  politique,  S<  qui  fcuie  rend 
légitimes,  raifonnabîcs  &  fans  danger ,. 
des  engagcmens  qui  i;ms  cela  feroicntJ 
ab^furdes  ,  tyranniqucs,  &  itij^ts  aux 
plus  énormes  abus. 

Les    particuliers    ne   s'étant  fournis 
qiKiHi  f•^uve^cUll  j    &  i'uutoritc  fouvoi 


Livre    V.  îf 

raine  n'étant  autre  chofe  quela  volonté 
générale,  nous  verrons  comment chas- 
que  homme  obéilFant  au  fouverain  n'o- 
béit qu'à  lui-même  ,  &  comment  on  eft 
plus  libre  dans  le  pacte  Ibcial  que  dans 
l'état  de  nature. 

Après  avoir  fait  la  coraparaifon  de 
la  liberté  naturelle  avec  la  liberté  ci* 
vile  quant  aux  perfonnes,  nous  ferons 
quant  aux  biens  celle  du  droit  de  pro- 
■priété  avec  le  droit  de  fouveraineté , 
du  dom/aine  particulier  avec  le  domain- 
ne  éminent.  Si  c'elt  for  le  droit  de  pro- 
priété qu'ell  fondée  l'autorité  fouveraU 
ne  ,  ce  droit  eft  celui  qu'elle  doit  le 
plus  rcfpeder  j  il  eft  inviolable  &  fa- 
cré  pour  elle  ,  tant  qu'il:  demeure  un 
droit  particulier  &  individuel  :  fitôt 
qu'il  eft  confédéré  comme  commun  à 
tous  les  citoyens  ,  il  eft  fournis  à  la 
volonté  générale,  &  cette  volonté  peut 
l'anéantir.  Ainli  le  fouverain  n'a  nul 
droit  de  toucher  au  bien  d'un  particu* 
lier  .  ni  de  plufieurs  ;  mais  il  peut  lé- 
gitimement s'emparer  du  bien  de  tous, 
comme  cela  fe  fit  à  Sparte  au  tems  de 
Lycurguc  ■-,  au  lieu- que  l'abolition  des 
dettes  par  Soloii   fut  un  ade  illégitime; 

Puilquc  rien  n'oblige  les  fujets  que 
la  volonté  générale,  nous  recherche- 
rons comment  fe  nvaiiifefte  cette  vo* 


IfS  E    M   I    L   E. 

lonté ,  à  quels  lignes  on  eft  fur  de  la 
rccoiinoitre,  ce  que  c'eft  qu'une  loi  ., 
&  quels  font  les  vrais  caractères  de  la 
loi.  Ce  fujet  eft  tout  neuf:  la  défini- 
tion de  la  loi  eil  encore  à  faire. 

A  l'inllant  que  le  peuple  confidere 
en  particulier  un  ou  pluficurs  de  fe> 
membres ,  le  peuple  le  divile.  Il  le  for- 
me entre  le  tout  &  fa  partie ,  une  re- 
lation qui  en  fait  deux  êtres  fcparés , 
dont  la  partie  eil  l'un,  &  le  tout  moins 
cette  partie  etl  l'autre.  Mais  le  tout 
moins  une  partie  n'eft  pas  le  tout  ;  tant 
que  ce  rapport  fubfiile,  il  n'y  a  donc 
plus  de  tout,  mais  deux  parties  inégales. 

Au  contraire,  quand  tout  le  peuple 
ftatue  fur  tout  le  peuple  ,  il  ne  contj- 
dere  que  lui-même ,  &  s'il  fe  forme  un 
rapport,  c'ett  de  l'objet  entier  fous  un 
point  de  vue  à  l'objet  entier  fous  un 
autre  point  de  vue,  fans  aucune  divi- 
fion  du  tout.  Alors  l'objet  fur  lequel 
on  ftatue  eft  général ,  &  la  volonté  qui 
ftatue  eft  auiîi  générale.  Nous  exami- 
nerons s'il  y  a  quelque  autre  efpece 
d'aae  qui  puilfe  porter  le  nom  de  loi. 

Si  le  fouverain  ne  peut  parler  que 
par  des  loix ,  &  (\  la  loi  ne  peut  jamais 
avoir  qu'un  objet  général  &  relatif  éga- 
lement à  tous  les  membres  de  l'état,  il 
s'enluit  q.ue  le  fouveraiu  n'a  jamais  la 


L   I  V   R    E      V.  jy^ 

pouvoir  de  rien  ftatiier  fur  un  objet 
particulier  v  &  comme  il  importe  ce- 
pendaiit  à  la  confervation  de  l'état  qu'il 
foit  aulfi  décidé  des  chofes  particulières, 
nous  rechercherons  comment  cela  fe 
peut  faire. 

Les  ades  du  fauverain  ne  peuvent 
être  que  des  actes  de  volonté  généralcy 
des  joix;  il  faut  enfuite  des  ades  déter- 
minans  ,  des  acles  de  force  ou  de  gou- 
vernement pour  l'exécution  de  ces 
mêmes  loix  ,  &  ceux-ci,  au  contraire, 
ne  peuvent  avoir  que  des  o'sjets  parti- 
culiers. Ainfi  Fade  par  lequel  le  fou- 
verain  ftatue  qu'on  éUra  un  chef  e(l 
une  loi  ,  &  l'ade  par  lequel  on  élit  ce 
chef  en  exécution  de  la  loi ,  n'eft  qu'un 
aéle  de  gouvernement. 

Voici  donc  un  troifieme  rapport  fous 
lequel  le  peuple  alfemblé  peut  être  con- 
iîdéri  ,  iiwoir  ,  comme  mr.giftrat  ou 
exécuteur  de  la  loi  qu'il  a  portée  cornma 
fouverain.  (  18  )• 

Nous  examinerons  s'il  eft  pofîible 
que  le  peuple  fe  dépouille  de  fon  droit 

(l?)  Ces  qneftions  &  prorolitioiis  Tont  h  plu- 
part extraites  if«  coHcrut  focial ,  extrait  liii-mérne 
d'un  plus  grnml  oiivraqe  entrepris  fans  conniltcr 
mes  forces,  &  abandonné  depuis  lonç-tems.  Le 
pe»it  traité  que  j'en  ni  (tétaché  ,  &  dont  c'tft  ici 
is  fomioaire ,  i^n^ahlii  à  g  ai"  t.  Nttefuitem  i-jii 


i6o  Emile. 

de  fbuveraineté  ,-  pour  en  revêtir  un 
homme  ou  plufieurs  ;  car  [\\dc  d'élec- 
tion n'étant  pas  une  lai  &  dans  cet 
ade  le  peuple  n'étant  pas  Ibuverain  lui- 
nième,  on  ne  voit  point  œmmcnt  alors 
il  peut  transférer  un  droit  qu'il  n'a  pas^ 
L'eiîence  de  h  iouveraineté  confif- 
tant  dans  la  volonté  générale  ,-  on  ne 
voit  point  non  plus  comment  on  peut 
s'aifurcr  qu^me  volonté  particulière 
fera  toujours  d'accord  avec  cette  vo- 
lonté générale.  On  doit  bien  plutôt 
préiumer  qu'elle  y  iéralouvcnt  contrai- 
re; car  l'intérêt  privé  tend  toujours  aux 
préférences,  cSc  l'intérêt  public  à  Tégali- 
té  :  &  quand  cet  accord  Icroit  nollible, 
il  fuffiroit  qu'il  ne  fût  pas  néceliaire  & 
indeftrudlible  pour  que  le  droit  fouvc- 
rain  n'en  pût  réfulter. 

Nous  rechercherons  fi  ,  fans  violer 
k  pade  focial,  les  chefs  du  peuple ,  fous 
quelque  nom  qu'ils  ibient  élus  ,  peu- 
vent jamais  être  autre  chofe  que  les 
officiers  du  peuple  ,  auxquds-il  ordon- 
ne  de  faire  exécuter  les  loix  :  (ï  ces» 
chefs  ne  lui  doivent  pas  compte  de  leur 
adminiftration  ,  &  ne  font  pas  fournis 
eux-mêmes  aux  loix  qu'ils  font  chargés' 
de  faire  obfcrvcr. 

Si  le  peuple  ne  peut  aliéner,  fon  droit; 
fuprèni&5  peut'il  k'  coiifter  fpui  wiV 


L   I   V   R   E      V.  161 

tems  ?  s'il  ne  peut  ie  donner  un  maî- 
tre, peut-il  fe  donner  des  repréfentaîis  i* 
Cette  quefîion  eft  impoitante  &  mérite 
difcufTioM. 

Si  le  peuple  ne  peut  avoir  ni  fouve- 
rain  ni  reprcfentans  ,  nous  examine- 
rons comma;îC  il  peut  porter  fcs  loix 
lui-même ,  s'il  doit  avoir  beaucoup  de 
loix,  s'il  doit  les  changer  fouvent,  s'il 
eft  ailé  qu'un  grand  peuple  ibit  fon  pro- 
pre législateur. 

Si  le  peuple  Romain  n'étoit  pas  un 
grand  peuple. 

S'il  eit  bon  qu'il  y  ait  de  grands 
peuples. 

Il  fuit  des  confidcrations  précéden- 
tes ,  qu'il  y  a  dans  l'état  un  corps  in- 
termédiaire entre  les  fujets  &  le  fouvc- 
rain  ;  &  ce  corps  intermédiaire  formé- 
(Fun  ou  de  pluiîeurs membres  ell  chargé 
de  l'adminiftration  publique ,  de  l'exé- 
cution des  loix  ,  &  du  maintien  de  la 
liberté  civile  &  politique. 

Les  membres  de  ce  corps  Rappellent 
magifrrats  ou  rois .  c'eft-à-dire ,  gouver- 
neurs. Le  corps  entier  coniidéré  par  les- 
hommes  qui  le  compollnt  s'appelle /^r/'/i- 
ce  ,  &  conlidcre  par  fon  adion  ,  il  s'ap- 
pelle gouvcrneinent. 

Si  nous  confidérons  l'action  du  corps 
ciuicr  agilT-uit  fur  lui-même  ,    c'ell-à- 


léz  Emile. 

dire,  le  rapport  du  tout  au  tout ,  ou 
du  {buvcraiii  à  Tétat ,  nous  pouvons 
comparer  ce  rapport  à  celui  des  extrê- 
mes d'une  proportion  continue,  dont 
k  gouvernement  donne  le  moyen  terme. 
Le  magiftras  reqoit  du  Ibuvernin  les 
ordres  qu'il  donne  au  peuple  ;  &  tout 
compcnlé  ,  Ton  produit  ou  fa  pLiiiiance 
eft  au  même  degré  que  le  produit  on 
la  puiirance  des  citoyens  qui  font  liijets 
d'un  coté  &  Ibuverains  de  l'autre  :  on 
ne  fauroit  altérer  aucun  des  trois  ter- 
mes fans  rompre  à  l'iiillant  la  propor- 
tion. Si  le  fouverain  veut  gouverner  , 
ou  fi  le  prince  veut  donner  des  loix  , 
ou  fi  le  fujet  reFufe  d'obéir,  le  défor- 
dre  fuccede  à  la  règle ,  &  fetat  diilbus 
tombe  dans  le  delpotilhie  ,  ou  dans 
l'anarcliie. 

Suppofons  que  l'état  foit  comporé  de 
dix  mille  citoyens.  Le  fouverain  ne 
peut  être  confidéré  que  colle(ftivemert 
&  en  corps  ;  mais  chaque  particulier 
a,  comme  fujet,  une  exiltence  indivi- 
duelle &  indépendante.  Ainfi  le  fouve- 
rain ell  au  fujet  comme  dix  mille  à  un  : 
c'eit-à-dirc ,  que  chaque  membre  dei'é- 
tiit  n'a  pour  là  part  que  la  dixmiilicmc 
partie  de  l'autorité  fouveraine ,  quoi- 
qu'il lui  foit  (bumis  tout  entier.  Qiie 
le  peuple  foie   compoic   de  cent  mille 


Livre    V.  15^ 

hommes  ,  l'état  des  fujets  ne  change 
pas,  &  chacun  porte  toujours  tout 
l'empire  des  loix ,  tandis  que  fon  fnf- 
frage  réduit  à  un  cent-miî'ieme  a  dix 
fois  moinis  d'influence  dans  leur  rédac- 
ticn.  Ainfi  le  iujet  reftant  toujours  un  , 
le  rapport  du  fouverain  augmente  en 
raifon  du  nombre  des  citoyens.  D'où 
il  fuit  ,  que  plus  l'état  s'aggrandit  , 
plus  la  liberté  diminue. 

Or,  moins  les  volontés  particu- 
lières fe  rapportent  à  la  volonté  géné- 
rale ,  c'eft-à-dire,  les  mœurs  aux  ioix, 
plus  la  force  réprimante  doit  augmen- 
ter. D'nn  autre  coté ,  la  grandeur  de 
l'état  donnant  aux  dépolitaires  de  l'au- 
torité publique  plus  de  tentations  &  de 
moyens  d'en  abufer,  plus  le  gouver- 
nement a  de  force  pour  contenir  le  peu- 
ple ,  plus  le  fouverain  doit  en  avoir 
à  fon  tour  pour  contenir  le  gouverne- 
ment. 

11  fuit  de  ce  double  rapport  que  la 
proportion  continue  entre  le  fouverain  ,. 
le  prince  &  le  peuple,  n'eft  point  une 
idée  arbitraire ,  mais  une  conféquence 
de  la  nature  de  l'état.  Il  fuit  encore  que 
l'un  des  extrêmes,  fiivoir  le  peuple, 
étant  fixe  ,  toutes  les  fois  que  la  rai  fon 
doublée  auginente  ou  diminue ,  la  rai- 
_  iba  Ijmple  augmente  ou  diminue  à  Ion 


i54  Emile. 

tour  i  ce  qiîi  ne  peut  fe  faire  iiins  que 
îe  moyen  terme  chance  autant  de  fois. 
D'où  nous  pouvons  tirer  cettte  confé- 
quence  :  qu'il  n'y  »  pas  une  conititu- 
tion  de  gouvernement  unique  &  abfo- 
]ue ,  mais  qu'il  doit  y  avoir  autant  Je 
gouvernemens  ditférens  en  nature  qu'il 
y  a  d'états  ditfércns  en  grandeur. 
.  Si  plus  le  peuple  e(t  nom.breux,  moins 
les  mœurs  fe  rapportent  aux  loix ,  nous 
examiiierons  Ci  par  une  analogie  afîez 
évidente  on  ne  peut  pas  dire  auifi  que 
plus  les  magiikats  fout  nombreux, 
plus  le  gouvernement  eft  foible  ? 

Pour  éclaircir  cette  maxime,  nous 
diftinguerons  dans  la  perfonne  de  cha- 
que magiftrat  trois  volontés  elfentielle- 
ment  différentes.  Premièrement ,  la  vo- 
lonté propre  de  Findividu,  qui  ne  tend 
qu'à  fon  avantage  particulier  >  fecon- 
dement  ,  la  volonté  commune  des  ma- 
gillrats  ,  qui  fe  rapporte  uniquement 
au  proht  du  prince,  volonté  qu'on  peut 
appeller  volonté  de  ccorps  ,  bquelle  cil 
générale  par  rapport  au  gouvernement, 
&  particulière  par  rapport  à  l'état  dont 
le  gouvernement  fait  partie  ;  en  troi- 
iiemc  lieu  la  volonté  du  peuple  ou  h 
volonté  fouveraine,  laquelle  eft  géné- 
lale,  tant  par  rapport  à  fétat  confidéré 
Comme  le  tout,    que  par  rapport  au. 


Livre    V.  ï6f 

gouvernement  confidéré  comme  partie 
du  tout.  Dans  une  législation  parfaite 
la  volonté  particulière  &  individuelle 
doit  être  prcfquc  nulle,  la  volonté  de 
corps  propre  au  gouvernement  trcs- 
fubordonnée  ,  &  par  conféquent  la  vo- 
lonté générale  &  fouveraine  eft  la  rè- 
gle de  toutes  les  autres.  Au  contraire, 
félon  l'ordre  naturel  ,  ces  différentes 
volontés  deviennent  plus  adives  à  me- 
fure  qu'elles  fc  concentrent;  la  volonté 
générale  eft  toujours  la  plus  foiblej  la 
volonté  de  corps  a  le  fécond  rang,  & 
la  volonté  particulière  eft  préférée  à 
.tout  :  en  forte  que  chacun  eft  première- 
ment foi-  même  ,  &  puis  magiftrat , 
&  puis  citoyen  ,  gradation  directement 
oppofée  à  celle  qu'exige  l'ordre  focial. 

Cela  pofé  ,  nous  fuppo ferons  le  gou- 
vernement entre  les  mains  d'un  feul 
homme.  Voilà  la  volonté  particulière 
&  la  volonté  de  corps  parfaitement  réu- 
nies ,  &  par  conféquent  celle-ci  au  plus 
haut  degré  d'intenfité  qu'elle  puiife 
avoir.  Or  comme  c'eft  de  ce  degré  que 
dépend  l'ufige  de  la  force  ,  &  que  la 
force  abfolue  du  gouvernement  étant 
toujours  celle  du  peuple  ne  varie  point, 
il  s'enfuit  que  le  plus  acftif  des  gouver- 
nemens  eft  celui  d'un  Icul. 

Au  contraire ,  uniifons  le  gouverne- 


j66  .    Emile. 

ment  à  l'autorité  fuprème  i  faifons  le 
prince  du.  fouvcrain ,  &  des  citoyens 
autant  de  magiftrats  :  alors  la  volonté 
de  corps  parFaitement  confondue  avec 
la  volonté  générale,  n'aura  pas  plus 
d'adivité  qu'elle  ,  &  laiiîera  la  volonté 
particulière  dans  toute  fa  force.  Ainfi 
le  gouvernement ,  toujours  avec  la  mê- 
me force  abfoîue ,  fera  dans  fon  mini- 
mum d'adivité. 

Ces  règles  font  incontefi:ables,&  d'au- 
tres conGdérations  fervent  à  les  confir- 
mer. On  voit,  par  exemple,  que  les 
rnagiffrats  font  plus  adifs  dans  leur 
corps  que  le  citoyen  n'eft  dans  le  iien, 
&  que  par  conféquent  la  volonté  par- 
ticulière y  a  beaucoup  plus  d'influence. 
Car  chaque  magiilrat  eft  prefque  tou- 
jours chargé  de  quelque  fondion  parti- 
culière de  gouvernement  j  au  lieu  que 
chaque  citoyen  pris  à  part  n'a  aucune 
fondion  de  la  fouveraineté.  D'ailleurs 
:plus  l'état  s'étend  ,  plus  fa  force  réelle 
augmente,  quoiqu'elle  n'augmente  pas 
en  raifon  de  fon  étendue  :  mais  l'état 
reliant  le  même,  les  magilfrats  ont  beau 
îé  multiplier  ,  le  gouvernement  n'en 
acquiert  pas  une  plus  grande  force  réelle, 
-parce  qu'il  elf  dépofitaire  de  celle  de 
l'état  que  nous  fuppofons  toujours  égale. 
Ainfi  par  cette  pluralité   l'adivité  du 


Livre    V.  157 

gouvernement  diminue  fans  que  fa  force 
puilfe  augmenter. 

Après  avoir  trouvé  que  le  gouverne- 
ment fe  relâche  à  mefure  que  les  ma- 
gidrats  fe  multiplient ,  &  que  plus  le 
peuple  eft  nombreux,  plus  la  force  ré- 
primante du  gouvernement  doit  aug- 
menter, nous  conclurons  que  le  rap- 
port des  magiftrats  au  gouvernement 
doit  être  inverfe  de  celui  des  fujets  au 
fouverain  :  c'eit-à-dire ,  que  plus  l'état 
s'aggrandit ,  plus  le  gouvernement  doit 
fe  reiferrer ,  cnforte  que  le  nombre  des 
chefs'  dimiiuie  en  raifon  de  l'augmenta- 
tion du  peuple. 

Pour  fixer  enfuite  cette  diverfité  de 
formes  fous  des  dénominations  plus 
précifes,  nous  remarquerons  en  pre- 
mier lieu,  que  le  fouverain  peut  com- 
mettre le  dépôt  du  gouvernement  à 
tout  le  peuple  ou  à  la  plus  grande  par- 
tie du  peuple  ,  en  forte  qu'il  y  ait  plus 
de  citoyens  magiftrats  que  de  citoyens 
iimples  particuliers.  On  donne  le  nom 
de  démocratie  à  cette  forme  de  gouver- 
nement. 

Ou  bien  il  peut  reiferrer  le  gouver- 
nement entre  les  mains  d'un  moindre 
nombre,  en  forte  qu'il  y  ait  plus  de 
fimples  citoyens  que  de  magiftrats,  & 
cette  forme  porte  le  nom  d'ariftocratie, 

Knfin ,  il  peut  concentrer  tout  le  gou- 


1^8  E    M    I   L   B.I 

vernemcnt  entre  les  mains  tfim  magis- 
trat unique.  Cette  troilieme  Forme  elt 
la  plus  commune,  &  s'appelle  monar- 
chie ou  gouvernement  royal. 

Nous  remarquerons  que  toutes  ces 
formes  ,  ou  du  moins  les  deux  pre- 
mières ,  font  fufceptibles  de  plus  &  de 
moins  ,  &.  ont  même  une  allez  grande 
latitude.  Car  la  démocratie  peut^  em- 
îjraifer  tout  le  peuple  ou  fe  relferrer 
jufqu'à  la  moitié.  L'Ariltocratie  à  fon 
tour  peut  de  la  moitié  du  peuple  fe  ref- 
ferrer  indéterminément  jufqu'aux  plus 
petits  nombres  :  la  royauté  môme  ad- 
met  quelquefois  un  partage  ,  foit  en- 
tre le  père  &  le  fils ,  foit  entre  deux  frè- 
res ,  foit  autrement.  Il  y  avoit  tou- 
jours deux  rois  à  Sparte .,  &  l'on  a  vu 
dans  l'empire  romain  jufqu'à  huit  em- 
pereurs à  la  fois  ,  fans  qu'oii  pût  dire 
que  l'empire  fut  divifé.  Il  y  a  un  point 
où  chaque  forme^  de  gouvernement  fe 
confond  avec  la  fui  vante;  «Se  fous  trois 
dénominations  fpécifiques,  le  gouverne- 
ment ei\  réellement  capab'e  d'autant 
de  formes  que  fétat  a  de  citoyens. 

Il  y  a  plus  ;  chacun  de  ces  gouver- 
nemens  pouvant  à  certains  égards  fe 
fubdivifer  en  divcrfcs  parties  ,  l'une  ad- 
miniflréc  d'un?  manière  &  l'autre  d'une 
autre  ,  il  peut  léfu'ter  de  ce.s  trois  for- 
mes 


Livre    V.  i6f 

mes  combinées  une  multitude  de  for- 
mes mixtes ,  dont  chacune  eft  multipli- 
able  par  toutes  les  formes  fimples. 

On  a  de  tout  tems  beaucoup  difputé 
fur  la  meilleure  forme  de  gouverne- 
ment ,  fans  confidérer  que  chacune  eft 
la  meilleure  en  certains  cas  ,  &  la  pire 
en  d'autres.  Pour  nous  ,  fi  dans  les  d-if- 
férens  états  le  nombre  des  magiftrats 
(19)  doit  être  inverfe  de  celui  des  ci- 
toyens ,  nous  conclurons  qu'en  géné- 
ral le  gouvernement  démocratique  con- 
vient aux  petits  états  ,  l'ariilocratique 
aux  médiocres ,  &  le  monarchique  aux 
grands. 

C'ell  par  le  fil  de  ces  recherches , 
que  nous  parviendrons  à  favoir  quels 
font  les  devoirs  &  les  droits  des  ci- 
toyens ,  &  (î  l'on  peut  féparer  les  uns 
des  autres  ;  ce  que  c'eft  que  la  patrie  , 
en  quoi  précifement  elle  confille  ,  *Sc  à, 
quoi  chacun  peut  connoitre  s'il  a  une 
patrie  ou  s'il  n'en  a  point. 

Après  avoir  ainli  confidéré  chaque 
efpece  de  fociété  civile  en  elle-même  » 
nous  les  comparerons  pour  en  obfer- 
ver  les  divers  rapports  :  les  unes  gran- 

(19)  On  fe  foiiviendra  que  je  n'entends  parler 
ici  que  des  majjiftrats  fiiprêmes  ou  chefs  de  la  ra- 
tion ,  les  autres  n'étant  que  leurs  fubftituts  en  telle 
ou  telle  partie. 

Eniik.i:om.lV.  H 


jyô  Emile. 

des,  les  autres  petites  ;  Icsimes-fortes,' 
ks  autres  foibles  j  s'attaquant ,  s'oi-icu- 
{ànt,  s'eiitrcdétruifant ,  &  dans  cette 
adioii  &  réadion  continuelle,  faifanc 
plus  de  mif'érabics  &  coûtant  la  vie  à 
plus  d'hommes  ,  que  s'ils  aNoient  tous 
gardé  leur  première  liberté.  Nous  exa- 
minerons fi  Ton  n'en  a  pas  fait  trop 
ou  trop  peu  dans  Finflitution  fociale. 
Si  les  individus  fournis  aux  loix  &  aux 
hommes  ,  tandis  que  les  fociétés  gar- 
dent entre  elles  Tindépendance  de  la  na- 
ture ,  ne  reftent  pas  expofis  aux  maux 
des  deux  états ,  fano  en  avoir  les  avan- 
tages ,  &  s'il  ne  vaudroit  pas  mieux 
qu'il  n'y  eût  point  de  fociété  civile  au 
monde ,  que  d'y  en  avoir  plufieurs. 
N'eft-ce  pas  cet  état  mixte  qui  parti- 
cipe à  tous  les  deux  ,  &  n'alfure  ni  l'uii 
ni  l'autre,  pcr  qucm  ncutruiu  licct ,  ncc 
tanquam  in  hcllo  paralum  cffc  ,  ncc  tan-^ 
quam  in  pace  fccururn  ?  N*cn;  -  ce  pas 
cette  alTociation  partielle  &  imparfaite 
qui  produit  la  tyrannie  &  la  gn^icrre,  & 
)a  tyrannie  &  la  guerre  ne  font-cUe  pas 
les  plus  grands  fléaux  de  l'humanité  ? 
Nous  examinerons  enfin  rcfpece  de 
remèdes  qu'on  a  cherchés  à  ces  incon- 
véniens ,  par  les  ligues  &  confédéra- 
tions ,  qui  laiffant  chaque  état  fon  nrai- 
Uq  au-dedans  ,  l'arn^jc  au  dehors  cou- 


Livre    V.  17? 

tre  tout  aggrefieiir  iiijufte.  Nous  re- 
chercherons comment  on  peut  établir 
une  bonne  allociation  fcdérative  ,  ce 
qui  peut  la  rendre  durable  ,  &  jufqu'à 
quel  point  on  peut  étendre  le  droit  de 
la  confédération,  fans  nuire  à  celui  de 
la  fouveraineté. 

L'Abbé  de  St.  Pierre  avoit  propofs 
une  adbciation  de  toiis  les  états  de 
l'Europe  ,  pour  maintenir  entre  eux 
une  paix  perpétuelle.  Cette  aiibciatioii 
étoit-elle  praticable,  &fupporant  qu'elle 
eût  été  établie  ,  étoit-il  à  préfumer 
qu'elle  eût  duré  (20)  'i  Ces  recherches- 
nous  mènent  direclement  à  toutes  les 
queflions  de  droit  public,  qui  peuvent 
achever  d'éclaircir  celle  du  droit  po  i- 
tique. 

Enfin  nous  poferons  les  vrais  prin- 
cipes du  droit  de  la  guerre ,  &  nous 
examinerons  pourquoi  Grotius  &  les 
autres  i\q\\  ont  donné  que  de  faux. 

Je  ne  ferois  pas  étonné  qu'au  mi- 
lieu de  tous  nos  ralfonncmens  ,  mon 
jeune  homme,  qui  a  du  bon  fens ,  me 
dit  en  m'interrompant  :  on  diroit  que 

(:o)  Depuis  que  fécrivois  ceci ,  les  raifons  fcnr 
«nt  été  cxpofées  dans  l'exrrait  de  ce  projet  ;  les 
raifons  contre^  du  moins  ctllcs  qni  m'ont  paru  fo» 
lide« ,  fe  trouveront  dans  le  recueil  de  mes  écrits 
à  U  fuite  4c  ce  même  extrait. 

H  2 


t7i  E   M   I   L  E. 

nous  bâtilTons  notre  édlBcs  avec  du 
bois  ,  <&  non  pas  avec  des  hommes , 
tant  nous  alignons  exadcment  chaque 
pièce  à  la  règle  !  Il  eil  vrai ,  mo=i  anii  , 
lîi'is  fongez  que  le  droit  ne  fe  plie  point 
aux  rallions  des  hommes ,  &  qu'il  s'a- 
giflfo  :  entre  nous  d'établir  d'abord  les 
vrai,  principes  du  droit  politique.  ^  A 
prêtent  que  nos  fondemens  font  pofés  , 
venez  examiner  ce  que  les  ho-r.mesont 
bûti  deiîus:    &  vous  verrez  de  belles 

ehofes  !  >  '  o 

Alors  je  lui  fais  lire  Tclemaque ,  & 
pourfuivre  fa  route  :  nous  cherchons 
l'heureufeSalente  ,  &  le  bon  Idoménce 
rendu  fige  à  force  de  malheurs.  Che- 
min failant  nous  trouvons  beaucoup 
de  Protéfi'as,  &  point  de  Philoclès. 
Adrafte  roi  des  Dauniens  n'eft  pas  non 
plus  introuvable.  Mais  lailfons  les  lec- 
teurs imaginer  nos  voyages  ,  ou  les 
faire  à  notre  pb>ce  un  Télémaque  à  h 
main ,  &  ne  leur  fuggérons  point  des 
applications  alriigcantes ,  que  l'auteur 
même  écarte  ,  ou  fait  malgré  lui. 

Au  relie,  Emile  n'étant  pas  roi,  ni 
moi  dieu ,  nous  ne  nous  tourmentons 
point  de  ne  pouvoir  imiter  Télémaque^ 
&  Mentor  ,  dans  le  bien  qu'ils  faifoient. 
^x  hommes:  perfonne  ne  fut  mieux 
que  nous  fe  tenir  à  la  place  ,  &  ne  de- 


L   I   V   R    E      V.  17g 

fîre  moins  d'en  fortir.  Nous  favons  qii^ 
la  même  tâche  eit  donnée  à  tous  ;  que 
.quiconque  aims  le  bien  de  tout  fou 
.cœur  ,  8c  le  Fait  de  tout  fon  pouvoir  , 
Ta  remplie.  Nous  favons  que  Télé- 
.niaquc  &  Mentor  font  des  chimères 
Emile  ne  voyage  pas  en  homme  oi"- 
fif,  &  fait  phis  de  bien  que  s'il  étoit 
prince.  Si  nous  étions  roiè ,  nous  ns 
ierions  plus  bicnfailans  ;  fî  nous  étions 
xois  &  bienfaifins  ,  nous  ferions  fans 
le  favoir  mille  maux  réels  pour  un  bien 
apparent  que  nous  croirions  faire.  Si 
nous  étions  rois  &  lages ,  le  premier 
bien  que  nous  voudrions.-  faire  k  nous 
mêmes  &  aux  autres,  feroit  d'abuiquen 
la. royauté,  &  de  redevenir  ce  que 
nous  fommes 

;  J'ai  dit  ce  qui  rend  les  voyages  infruc- 
tueux à  tout  le  monde.  Ce  qui  les  rend 
encore  plus  infrudueux  à  la  jeuneife, 
c'eft  la  manière  dont  on  les  lui  fait  faire. 
Les  gouverneurs,  plus  curieux  deleuE 
amulèment  que  de  fon  initrudion ,  la 
mènent  de  ville  en  ville ,  de  palais  en 
palais  ,  de  cercle  en  cercle  ,  ou  ,  s'ils 
font  favans  &  gens  de  lettres,  ils  lui 
font  paifer  ioJi  tems  à  courir  des  bibho- 
theques  ,  à  vifiter  des  antiquaires,  à- 
fouiller  de  vieux  monumens,  à  traiî- 
fcrire  de  vieilles  iufcrip tiens.  Dans  cha^ 

H  ? 


J74  E  -^  ILE. 

qne  pays  ils  s'occi>pent  cVun  autre  fiecle , 
«'eft  comme  s'ils  s'occupoient  d'un  autre 
pays  y  en  forte  qu'après  avoir  à  graiids 
fraix  parcouru  l'Europe  ,  livrés  aux  fri- 
volités ou  à  l'ennui ,  ils  reviennent  fins 
avoir  rien  vu  de  ce  qui  peut  les  intérel- 
fer,  ni  rien  appris  de  ce  qui  peut  leur 
être  utile. 

Toutes  les  capitales  fe  reffemb'ent  j 
tous  les  peuples  s'y  mêlent ,  toutes  les 
m(vu'"s  s'y  confondent  ;  ce  n'cll  pas  là 
qu'i'  faut  aller  étudier  les  nations.  Paris 
éi  Londres  ne  font  à  mes  yeux  que  la 
même  ville.  Leurs  habitans  ont  quel- 
ques préjugés  ditférens  ,  mais  ils  n'eu 
ont  pas  moins  les  uns  q«e  les  autres, 
&  toutes  leurs  maximes  pratiques  font 
les  mêmes.  On  lait  quelles  efpeces 
d'hommes  doivent  fè  ralTembler  dans 
les  cours.  On  fait  quelles  mœurs  l'en- 
talfement  du  peuple  &  l'inégalité  des 
fortunes  doit  partout  produire.  Sitôt 
q  i'onme  parle  d'une  ville  compoffe  de 
deux  cent  mille  âmes,  je  fais  d'avance 
comment  on  y  vit.  Ce  que  je  laurois 
de  plus  fur  les  lieux,  ne  vaut  pas  la 
peine  d'aller  l'apprendre. 

C'cft  dans  les  provinces  reculées ,  où 
il  y  a  moins  de  mouvemens  ,  de  com- 
merce ,  où  les  étrangers  voyagent 
aïoins ,  dont  les  habitans  fe  déplacent 


Livré    V.  17^- 

tnoîiis  ,  cîîangent  moins  de  fortune  & 
d'état  ,  qu'i^  tu  ut  aller  étudier  le  génio 
Si  les  mœurs  if  une  nation.  Voyez  en 
pailiint  la  capitale,  mais  allez  obrerver 
au  loin  le  pays.  Les  François  ne  font 
pas  à  Paris  ,  ils  font  en  Touraine  ;  lea 
Anglois  ibnt  plus  Anglois  en  Mercic 
lîu'à  Londres  ,  &  les  Espagnols  plus 
Élpagnols  en  Galice  qu'à  Madrid, 
Ceft  à  ces  grandes  dilbaices  qu'un  peu- 
ple fe  caraclérife ,  &  fe  montre  tel  qu'il 
cil  fans  mélange  :  c'eil  là  que  les  bons 
Se  les  mauvais  effets  du  gouvernement 
fe  font  mieux  fentir  5  comme  au  bout 
d'un  plus  grand  rayon  la  mc;fure  des 
arcs  ell  plus  exaéle. 

Les  rapports  néceiTaires  des  mœurs 
au  gouvernement  ont  été  iî  bien  expo- 
iës  dans  le  livre  de  l'elprit  des*  loix , 
qu'on  ne  peut  mieux  faire  que  de  re- 
courir à  cet  ouvrage  pour  étudier  ces 
rapports.  Mais  en  général  ,  il  y  a  deux 
règles  faciles  &  finiples ,  pour  juger  de 
la  bonté  relative  des  gouvernemens. 
L'une  elt  la  population.  Dans  tout  pays^ 
qui  fe  dépeuple ,  l'état  tend  à  ià  ruine , 
&  le  pays  qui  peuple  le  plus  ,  fiit-il  le 
plus  p;'.uvre,  eft  infailliblement  le  mieux 
gouverné. 

Mais  il  faut  pour  cela ,  que  cette 
popul.iti'ji::,  ibic  un  eifct  naturel  du  gou- 

H  4 


jy6  "E  M  I  I  Ê.  ' 

vernement  &:  des  mœurs;  car  fi  elle  fè 
faifoit  par  des  colonies,  ou  par  d'au- 
tres voies  accidentelles  &  paflageres  , 
alors  elles  prouveroient  le  mal  par  le 
remède.  Qiiand  Augufte  porta  des  loix 
contre  le  célibat  ,  ces  loix  montroient 
déjà  le  déclin  de  l'empire  Romain.  Il 
faut  que  la  bonté  du  gouvernement 
porte  les  citoyens  à  fe  marier  ,  &  non 
pas  que  la  loi  les  y  contraigne;  il  ne 
faut  pas  examiner  ce  qui  fè  fait  par 
•force ,  car  la  loi  qui  combat  la  conlli- 
tution  s'ékide  &  devient  vaine  ,  mais 
ce  qui  (e  fait  par  l'influence  des  mœurs 
&  parla  pente  naturelle  du  gouverne- 
ment ,    car  ces  moyens  ont  Iculs   un 

•  effet  conftant.   C'ctoit  la  politique  du 
•bon  Abbé  de  S.  Pierre  ,  de   chercher 

toujours  un  petit  remède  à  chaque  mal 

•  particulier  ,  au  lieu  de  remonter  à  leur 
fourcc  commune  ,  &  de  voir  qu'on  ne 
les  pouvoit  guérir  que  tous  à  la^  fois. 
Il  ne  s'agit  pas  de  traiter   féparément 

•  chaque  ulcère  qui   vient  fur  le   corps 

•  d'un  malade  ,  mais  d'épurer  la  malle 
du  iang  qui  les  produit  tous.  On  dit 
qu'il  y  a  des  prix  en  Angleterre  pour 

-l'agriculture  ;  je  n'en  veux  pas  davaii- 
tage;  cela  lèul  me  prouve  qu'elle  n'y 
brillera  pas  long-tems. 

-     La  fcGondc  mai-(iuc  de  la  buiitc  reU- 


Livre    V.  177 

tive  du  gouveniemeiit  &  des  loix  fe  tire 
aiiili  de  la  population,  mais  d'une  au- 
tre manière  ,  c'eft-à-dire  ,  de  fa  dillri- 
bution,  &  non  pas  de  fa  quantité.  Deux 
états  égaux  en  grandeur  &  en  nombre 
dliommey  peuvent   être   fort  inégaux 
en  force ,  &  le  plus  puiffant  des    deux 
eft  toujours  celui  dont  les  habitans  font 
le  plus  également  répaiidas  iur  le  ter- 
ritoire: celui  qui  n'a  pas  de  li  grandes 
viiies  &  qui  par   conf:quent  brille  le 
moins,  battra  toujours^  l'autre.  Ce  iont 
les  grandes  villes  qui  épuifcnt  un  état 
&  font  la  foibleiié:  la  richelle  quelles- 
produifent ,  eft  une  richeffe  apparente 
&  illufoire:  ce(t  beaucoup  d'argent  &■ 
peu  d'crtet.  On  dit  que  la  ville  de  Pa- 
ris vaut  une  province  au  roi  de  Fran- 
ce ;  mui   je  crois  qu'elle  lui  en  coûte 
plufieurs,  que  c'cll   à  plus  d'un  égard 
que  Paris  ell  nourri  par  les  provinces, 
&  que  la  plupart  de  leurs  revenus  fe- 
verfent  dans    cette   ville  &  y  retient  ,- 
fans  jamais  retourner  au  peuple  ni  air 
roi.    Il  eft  inconcevable   que   dans  c« 
fiecle  de  calculateurs  ,  il  n'y  en  ait  pus: 
un  qui  feche  voir  que  la-  France  ieroit 
beaucoup  plus  puillante ,  fi  Paris  etoit 
anéanti.    Non-feulement  le  peupleMiial 
diftribué  n'eil  pas  avantageux  à  l'état  i. 
aiais  il  elî  plus  ruineux  qua  la  depot 

H  r 


ijB  Emile. 

pulation  même  ,  en  ce  que  la  dépopiu 
îation  ne  donne  qu'un  produit  nul,  & 
que  la  confommation  mal  entendue 
donne  un  produit  négatif.  Qiiand  j'en- 
tends un  François  &  un  Anglois ,  tout 
fiers  de  la  grandeur  de  leurs  capitales, 
difputer  entre  eux  lequel  de  Paris  ou 
de  Londres  contient  le  plus  d'habitans  , 
e'ed  pour  moi  comme  s'ils  difputoient 
enfemble  lequel  des  deux  peuples  a 
l'honneur  d'être  le  plus  mal  gouverné. 
Etudiez  v.n  peuple  hors  de  lès  villes , 
ce  n'eit  qu'ainli  que  vous  le  connoi- 
trez.  Ce  n'elt  rien  de  voir  la  forme  ap- 
parente d'un  gouvernement ,  fardée  par 
l'appareil  de  l'adminidration  &  par  le 
jargon  des  adminiltrateurs ,  fi  l'on  n'en 
étudie  auffi  la  nann"e  par  les  elTets  qu'il 
produit  fur  le  peuple,  &  dans  tous  les 
degrés  de  l'adminiltration.  La  dirféren* 
ce  de  la  forme  au  ibnd  ,  fé  trouvant 
partagée  entre  tous  ces  degrés ,  ce  n'ell 
^u'en  les  embraifaiit  tous,  qu'on  con- 
noit  cette  diliérence.  Dans  tel  pays , 
c'ell  par  les  manœuvres  des  fubdclé- 
gués  qu'on  commence  à  fentir  l'elprit 
du  minillere  ;  dans  tel  autre,  il  faut 
"Voir  élire  les  membres  du  parlement , 
pour  juger  s'il  eiï  vrai  que  la  nation 
îoit  libre  ;  dans  quelque  pays  que  ce 
^it>  \\  cil  impoiHble  q,uc  qui  n'a  vu 


Litre    V.  17$ 

tiue  les  villes  coniioiiTe  le  goiiverriementiv 
attendu  que  Telprit  n'en  eft  jamais  le 
même  pour  la  ville  &  pour  la  campa- 
gne. Or  c'ell:  la  campagne  qui  fait  le 
pays ,  &  c'eft  le  peuple  de  la  campagne 
qui  fait  la  nation. 

Cette  étude  des  divers  peuples  dans: 
leurs  provinces   reculées  ,  &  dans  la 
{implicite  de  leur  génie  originel,  donne 
une  obfervation  générale  bien  favora- 
ble à  mon  épigraphe  ,    &  bien  conio^ 
îante  pour  le  cœur  humain.  C'eit  que 
toutes  les  nations  ainfi  obfervees    pa- 
ïoilTent   en   valoir    beaucoup   mieux  s 
plus  elles  le  rapprochent  de  la  nature , 
r/ius  la  bonté  domine  dans  leur  carac-> 
lerej  ce  n'eft  qu'en  ie  renfermant  duns 
les  villes  ,  ce   n'ell   qu'en  s'altérant  u 
force  de  culture  qu'elles  fe  dépravent, 
&  qu'elles  changent  en  vices^  agréables 
8c  pernicieux  ,  quelques    défauts   plus- 
groifiers  que  malfaifms. 

De    cette    obfervation     refuîte    lui 
nouvel   avantage  dans  la  manière  de 

t  voyager  que  je  propofe ,  en  ce  que  les 
jeunes  gens  ,  féjoumaiit  peu  ^^^^^s  les 
i^randes  villes  où  règne  une  horrible 
corruption  ,  font  moins  expofes  a  la. 
eontrader  ,  &  confcrvent  parmi  des>; 
hommes  plus  fimples ,  &  dans  des  lo- 
ûiétés  moins  nombreufes ,  un  jugement; 

H  6 


igo  'Emile. 

plus  fur,  un goat plus fain ,  des  mœurs 
plus  honnêtes.  Mais  au  reik  ,  cette; 
contadon  n'elt  gueres  à  craindre  pour 
mon  Emile;  il  a  tout  ce  qu'il  faut  pour 
s'en  garantir.  Parmi  toutes  les  précau- 
tions que  j'ai  prifbs  pour  cela  ,  je  com- 
pte pour  beaucoup  rattachement  qu'il 
a  dans  le  co2ur. 

On  ne  fait  plus  ce  que  peut  le  véri- 
table amour  fur  les  inclinations  des 
jeunes  gens  ,  parce  que  ne  le  connoif- 
fmt  pas  fnieux  qu'eux  ,  ceux  qui  les 
gouvernent  les  en  détournent.  Il  faut 
-pourtant  qu'un  jeune  homme  aime  ou 
qu'il  foit  débauché.  Il  eft  aifl'  d'en  inv 
poferpar  les  apparences.  On  m.e  citera 
mille  jeunes  gens  qui ,  dit-on  ,  \ivent 
fort  chaftement  fans  amour  ;  mais 
■qu'on  me  cite  i\n  homme  fait,  un  vé- 
ritable homme  qui  dife  avoir  ainli  palfé 
fa  jeunetTe  ,  &  qui  foie  de  bonne  foi. 
Dans  toutes  les  vertus  ,  dans  tous  les 
devoirs  on  ne  cherche  qtie  l'apparence  ; 
moi  je  ch:rch3  la  réalité  ';  &:  je  fui« 
trompé ,  s'il  j-'a ,  pour  y  parvenir ,  d'au- 
tres moyens  que  ceux  que  je  donne. 

L'idée  de  rendre  Emile  amoureux 
a^^nt  de  le  faire  voyager ,  n'eft  pas  de 
•won  invention.  Voici  le  trait  qui  me 
i'a  fuggérée. 

i'étois  à  Vernie  ,   en  viiîte  chez  le 


L  ï  V  R  Ê     V.  181 

gouverneur  d'un  jeune  Anglois.  C'étoit 
en  hiver,  nous  étions  autour  du  feu. 
Le  gouverneur  reçoit  Tes  lettres  de  la 
polie.  Il  les  lit ,  &  puis  en  relit  une 
tout  haut  à  fon  élevé.  Elk  ctoit  en 
anglois  ,  je  n'y  compris  rieji  ;  mais  du- 
rant la  ledure  ,  je  vis  le  jeune  homme 
déchirer  de  très-belles  manchettes  de 
point  qu'il  portoit ,  &  les  jetter  au  feu 
l'une  après  l'autre-,  le  plus  doucenient 
qu'il  put  afin  qu'on  ne  s'en  apperqùt 
pas  :  fiîrpris  de  ce  caprice ,  je  le  re- 
garde au  vifage  &  crois  y  voir  de  l'é- 
motion ;  mais  les  figues  extérieurs  des 
pallions  ,  quoiqu'alfcz  femblab'es  chez 
•tous  les  hommes  ,  ont  des  diîîérences 
nat'-onaîes  fur  IcKjueUcs  il  eil  facile 
de  fe  tromper.  Les  peuples  ont  divers 
langages  fur  le  vifigc,  aufîi  bien  que 
dans  ia  bouche.  J'attends  la  fin  de  la 
"kdlure  ,  &  puis  montrant  au  gouver- 
neur les  poignets  nuds  de  fon  élevé  , 
qu'il  cachoit  pourtant  de  fon  mieux, 
je  liii  dis  :  peut-on  £ivoir  ce  que  cela 
lignifie  î' 

Le  gouverneur  voyant  ce  qui  s'étoit 
pailé  ,  fè  mit  à  rire ,  embraiTa  fon  élevé 
d'un  air  de  fitisfadlion  ,  &  après  avoir 
obtenu  fon  confentement,  il  me  donna 
l'explication  que  je  lôuliaitois. 

Les  manchettes  ,  me  dit-il ,  que  AL 


IS2  E  M   I   L  E. 

John  vient  de  déchirer  ,  font  un  pru- 
ient  qu'une  dame  de  cette  ville  kù  a 
fait  il  n'y  a  pas  long-tems.  Or  vous 
faurez  que  M.  John  ell  promis  dans 
fon  pays  à  une  jeune  demoifclle  pour 
laquelle  il  a  beaucoup  d'amour  ,  k  qui 
en  mérite  encore  davantage.  Cette  let- 
tre eft  de  la  mère  de  fa  maitrelfe  ,  &  je 
vais  vous  en  traduire  fendroit  qui  a 
caufé  le  dégât  dont  vous  avez  été  le 
témoin. 

„  Luci  ne  quitte  point  les  manchet- 
„  tes  de  lord  John.  MilfBctti  Roldham 
5,  vint  hier  palier  l'après-midi  avec 
„  elle  &  voulut  à  toute  Force  travailler 
„  à  fon  ouvrage.  Sachant  que  Luci  s'c- 
„  toit  levée  aujourd'hui  plutôt  qu'à 
.,  l'ordinaire,  j'ai  voulu  voir  ce  qu'elle 
5,  faifoit,  &  je  l'ai  trouvée  occupée  à 
„  défairet  out  ce  qu'avoit  fait  hier  mill 
„  Betti.  Elle  ne  veut  pas  qu'il  y  ait  dans 
„  fon  préfent  un  feul  point  d'une  au- 
„  tre  main  que  la   Tienne.  „ 

M.  John  Ibrtit  un  moment  aprey 
pour  prendre  d'autres  manchettes  ,  & 
je  dis  à  fon  gouverneur  :  vous  avez  un 
'élevé  d'un  excellent  naturel,  mais  par- 
lez-moi vrai  i  la  lettre  de  la  mère  de 
mili'  fuci,  n'eft-elle  point  arrangée  t 
n'ell-ce  point  un  expédient  de  votre 
£içoii  contre  la  dame  d.u^  maiichettei»  i 


Livre    \^  185. 

Non ,  me  dit-ii ,  la  chofe  ed  réelle  ;  je 
n'ai  pas  mis  tant  d'arc  à  mes  foins  ;  fy 
ai  mis  de  la  fîmplicité ,  du  zèle ,  &  Dieu 
a  béni  mou  travail. 

Le  trait  de  ce  jeune  liomme  n'eft 
point  ford  de  ma  mémoire  i  il  n'étoit 
pas  propre  à  ne  rien  produire  dans  la 
tète  d'un  rêveur  comme  moi. 

Il  cil  tems  de  finir.  Ramenons  lord 
John  à  miil'  Luci,  c'eft-à-dire,  Emile 
à  Sophie.  Il  lui  rapporte  avec  un  cœur 
non  moins  tendre  qu'avant  fon  départ 
un  efprit  plus  éclairé,  &  il  rapporte 
dans  fou  pays  l'avantage  d'avoir  connu 
les  gouvcrnemens  par  tous  leurs  vices, 
&  les  peuples  par  toutes  leurs  vertus. 
J'ai  même  pris  foin  qu'il  le  liât  dans 
chaque  nation  avec  quelque  homme  de 
mérite  par  un  traité  d'hofpitalité  à  la 
miiniere  des  anciens,  &  je  ne  ferai  pas 
fôché  qu'il  cultive  ces  connoilfanccs 
par  un  commerce  de  lettres.  Outre  qu'il 
peut  être  utile  &  qu'il  eft  toujours 
agréable  d'avoir  des  correfpondances 
dans  les  pays  éloignés,  c'eft  une  excel- 
lente piécaution  contre,  l'empire  des 
préjugés  nationaux  ,  qui  nous  atta- 
quant toute  la^  vie  ont  tôt  ou  tard 
quelque  pnfe  fur  nous.  Rien  n'eft  plus 
propre  à  leur  ôter  cette  prife  que  le 
commerce  délîntérelîé   de  gens,  fenfés 


J54  Emile. 

qu'on  eftime,  lefqucls  n'ayant  polit 
ces  préjugés  &  les  combattant  parles 
leurs ,  nous  tiennent  les  moyens  d'op- 
pofer  fans  celîe  les  uns  aux  autres  ,^  & 
de  nous  garantir  ainfi  de  tous.  Ce  n'elt 
point  la  même  choie  de  commercer 
avec  les  étrangers  chez  nous  ou  chez 
eux.  Dans  le  premier  cas  ,  ils  ont  tou- 
jours pour  le  pays  où  ils  vivent  un  rne- 
nagement  qui  leur  lait  déguifer  ce  qu'i  s 
en  penlent,  ou  qui  leur  en  fait  pen- 
fer  favorablement  tandis  qu'ils  y  font  : 
de  retour  chez  eux  ils  en  rabattent  & 
ne  font  que  juftes.  Je  ferois  bien  aife 
que  l'étranger  que  je  confulte  eut  vu 
mon  pays ,  mais  je  ne  lui  en  demanderai 
jTon  avis  que  dans  le  fien. 


/Y  PRÈS  avoir  prelque  employé  deux 
ans  à  parcourir  quelques-uns  des  grands 
états  de  l'Europe  &  beaucoup  plus  des 
petits ,  après  en  avoir  appns  les  deux 
ou  trois  principales  langues  ,  après  y 
avoir  vu  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  cu- 
rieux, foit  en  hilloire  naturelle ,  loit 
en  gouvernement,  foit  en  arts,  loit  en 
hommes,  Emile  dévoré  d"i,viv.ticnce 
m'avertit  que. notre    terme  approclic 


L  I  V  R  E      V.  Igf 

Alors  je  lui  dis  :  hé  bien  ,  mon  ami , 
vous  vous  fouvenez  du  principal  objet 
de  nos  voyages i  vous  avez  vu,  vous 
avez  obfervé.  Qiiel  eil  enfin  le  réliiltat 
de  vos  obf:rvations  ?  A  quoi  vous  fi- 
xez-vous ?  Ou  je  me  fuis  trompé  dans 
ma  méthode  ,  ou  il  doit  me  répondre 
à  peu  près  ainfî  : 

„  A  quoi  je    me    fixe!  A  refter  tel 
„  que  vous  m'avez  fait  être,  &  à  n'a- 
„  jouter  volontairement  aucune  autre 
5,  chaîne  à  celle  dont  me  chargent  h 
„  nature  &  les  loix.    Phis    j'examine 
„  l'ouvrage  des  hommes  dans  leurs  inf- 
5,  titutions,  plus  je  voi'^  qu'à  force  de 
„  vouloir  être  indépendans  ils  fe  font 
„  efclaves,  &  qu'ils  ufent  leur  liberté 
5,  même  en  vains  ctforts  pour  l'aifurcr. 
•„  Pour  ne  pas    céder   au   torrent  des 
„  chofes  ,  ils  fe  font  mille  attachemens  y 
„  puis  fitôt  qu'ils  veulent  faire  un  pas 
„  ils  ne  peuvent,  &   font  étonnés  de 
„  tenir  à  tout.  Il  me  femble  que  pour 
„  fe  rendre  libre  o!i  n'a  rien  à  faire  ; 
„  il  fuifît  de  ne   pas  vouloir  celfer  de 
„  l'être.    C'eft  vous ,  ô  mon  maître , 
„  qui  m'avez  fait  libre  en  m'apprenant 
„  à  céder  à  la  nécelfité.  Qu'elle  vienne 
„  quand  il  lui  plait,  je  m'y  laiifc  en- 
„  traîner    fans  contrainte  ,  &  comme 
„  je  ne  veux  pas  la  combattre ,  je  i\e 


iSS  Emile. 

„  m'attache  à  rien  pour  me  retenir. 
„  J'ai  cherché  dans  nos  voyages  li  je 
„  tronverois  quelque  coin  de  terre  où 
5,  je  pmrc  ècre  abrolumon!;  mienj  mais 
5,  en  quel  heu  parmi  les  hommes  ne 
„  dépend-on  plus  de  leurs  pallions  ? 
„  Tout  bien  examiné ,  j'ai  trouvé  que 
5,  mon  fouhait  mèm.e  étoit  contradic- 
„  toire;  car  dulié  je  ne  tenir  à  autre 
3,  choie  ,  je  tiendroiL  au  moins  à  la 
„  terre  où  je  me  fcrois  fixé  :  ma  vie 
„  feroit  attachée  à  cette  terre  comme 
„  celle  des  Dryades  l'étoit  à  leurs  ar- 
5,  bres  >  j'ai  trouvé  qu'empire  &  liberté 
„  étant  deux  mots  incompatibles ,  je 
„  ne  pou  vois  être  maître  d'une  chau- 
„  miere  qu'en  cefTant  de  l'être  de  moi. 

Hoc  crat  in  votis ,  modus   agri  non 
ita  niagnus. 

„  Je  me  fouviens  que  mes  biens  fu- 
„  renc  la  cauie  de  nos  recherches. 
5,  Vous  prouviez  très-folideir-cnt  qt-ie 
-,  je  ne  pouvois  garder  à  la  fois  ma 
;,  richeiîè  Se  ma  liberté  •■,  mais  quand 
„  vous  vouliez  que  je  tinîe  à  la  fois 
-,  libre  &  fans  bcibins ,  vous  vou'ier: 
;,  deux  chofes  incompatibles  ;  car  je 
.,  ne  laurois  me  tirer  de  la  dépenJance 
w  deï  hommes  ,  qu'en  rentrant  ibus 


Livre    V.  197 

„  édlc  de  la  nature.  Que  ferai-je  donc 
j,  avec  la  fortune  que  mes  parens  m'on4i 
„  laifîëa  ?  Je  commencerai  par  n'en 
5,  point  dcpciidre  i  je  rclùcherai  tous 
3,  les  liens  qui  m'y  attachent  :  li  on  me 
.,  la  laillc  ,  elle  me  refierai  fi  on  me 
„  Pote  ,  on  ne  m'entraînera  point  avec 
3,  elle.  Je  ne  me  tourmenterai  point 
-,  pour  la  retenir,  mais  je  réitérai  fcr- 
„  me  à  ma  place.  Riche  ou  pauvre ,  je 
y,  ferai  libre.  Je  ne  le  ferai  point  feii- 
„  lement  en  tel  pays,  en  telle  contrée, 
„  je  le  fjrin  par  toute  la  terre.  Pour 
„  moi,  toutes  les  chaînes  de  l'opinion 
„  font  brifées,  je  ne  connois  que  cel- 
„  les  de  la  nécelFité.  J'appris  à  les  por- 
„  ter  dès  ma  naiifance  &  je  les  porte- 
„  rai  jufqu'à  la  mort ,  car  je  fuis  hom- 
5,  mei  &  pourquoi  ne  faurois-je^  pas 
5,  les  porter  étant  libre,  puifqu'étant 
j,  efclave  il  les  faudroit  bien  porter 
„  encore,  &  celles  de  l'efclavage  pour 
„  furcroit  ? 

„  Qiie  m'importe  ma  condition  fur 
„  la  terre  ?  que  m'importe  où  que  je 
„  fois  ?  par-tout  où  il  y  a  des  hommes, 
;,  je  fuis  chez  mes  frères  ;  par- tout  où 
„  il  n'y  en  a  pas  ,  je  fuis  chez  moi- 
„  Tant  que  ie  pourrai  relier  indépea- 
„  dant  &  ricne,  j'ai  du  bien  pour  vu 
3,  vre  &  je  vivrai.    QiJaiid  niou  bien 


288  Emile. 

5,  m'alTujcttira ,  je  l'abandonnerai  fans 
;j  peine  3  j'ai  des  bras  pour  travailler , 
„  &  je  vivrai.  Quand  mes  bras  me 
,,  manqueront ,  je  vivrai  fi  l'on  me 
„  nourrit,  je  mourrai  fi  Ton  m'aban- 
5,  donne  j  je  mourrai  bien  auflî  quoi- 
3,  qu'on  ne  m'abandonne  pas  j  car  la 
„  mort  n'eft  pas  une  peine  de  la  pau- 
„  vreté,  mais  une  loi  de  la  nature. 
„  Dans  quelque  tems  que  la  mort  vien- 
„  ne ,  je  la  défie  ;  elle  ne  me  furpren- 
„  dra  jamais  faifant  des  préparatifs 
„  pour  vivre;  elle  ne  m'empêchera  ja- 
,5  mais  d'avoir  vécu. 

;,  Voiii ,  mon  père ,  à  quoi  je  me 
,,  fixe.  Si  j'écois  fànspaiïlons,  ie  fcrois 
„  dans  mon  état  d'homme  indépendant 
;,  comme  Dieu  même  ,  puifque  ne  vou- 
„  lant  que  ce  qui  cO:,  je  n'aurois  jamais 
„  à  lutter  contre  la  dcftinée.  Au  moins 
53  je  n'ai  qu'une  chaîne,  c'cd  la  feule, 
33  que  je  porterai  jamais ,  &  ie  puis  m'en 
,3  glorifier.  Venez  -  donc  ,  donnez-  moi 
33  Sophie ,  &  je  fuis  libre. 

5,  Cher  Emile  ,  je  fuis  bien  aife  d'en- 
3,  tendre  fortir  de  ta  bouche  des  dif- 
33  cours  d'homme,  &  d'en  voir  les  (en- 
5,  timens  dans  ton  cœur.  Ce  délintérellc- 
53  ment  outré  ne  me  déplaît  pas  à  ton 
33  âge.  Il  diminuera  quand  tu  auras  des 
2?  eiifuas ,  &  tu  leras  alors  précifémeut 


■35 


Livre    V.  i89 

„  ce  que  doit  être  un  bon  perc  de  fi- 
„  miHe  &  un  homme  fage.  Avant  tes 
„  voyages  ,    je   favois    quel   en   feroit 
jj  l'elfet  i  je  favois  qu'en  regardant  de 
„  près  nos  inftitations  tu  ierois  bien 
,5  éloigné  d'y  prendre  la  confiance  qu'el- 
j,  les  ne  méritent  pas.C'eft  en  vain  qu'on 
„  afpire  à  la  liberté  fous  la  fauvegarde 
„  des  loix.  Des  loix  î  où  eil-ce  qu'il  y 
„  en  a ,  &  où  ett-ce  qu'elles  font  ret 
,5  pedées  ?  Par-tout  tu  n'as  vu  régner 
55  fous  ce  nom  que  l'intérêt  particulier 
55  &  les  paiîîons  des  hommes.  Mais  les 
„  loix  éternelles   de  la   nature    &   de 
,5  l'ordre  exiilent.  Elles  tiennent  lieu  de- 
î5  loi  poîitive  au  fage  ;  elles  font  écrites 
5,  au  fond  de  fon  cœur  par  la  confcience 
„  &.  par  la  raifonj  c'-cltà  celles-là  qu'il 
„  doit  s'alfervir  pour  être  libre,  &  il 
„  n'y  a  d'efclave  que  celui  qui  fait  mal, 
„  car  il  le  fait  toujours  malgré  lui.  La- 
„  Hberté  n'eft  dans  aucune  forme  de 
„  gouvernement,  elle  eil  dans  le  cœur: 
„  de  l'homme  libre,  il  la  porte  par-tout: 
„  avec  lui.    L'homme   vil  porte    par- 
„  toutlalervitude.  L'unferoitclclaveà- 
„  Genève,  &  l'autre  libre  à  Paris. 

„  Si  je  te  parlois  des  devoirs  du  ci- 
„  toyen,  tu  me  demanderois  peut-ètre- 
„  où  eft  la  patrie ,  &  tu  croirois  m'a- 
j5  voir  confondu.  Tu- te  trompcrois  ,.. 


jpo  E   M    I    L   E. 

pourtant ,  cher  Emi'm  ;  car  qui  n*a 
pas  une  patrie  a  du  moins  un  pays.. 
Il  y  a  toujours  un  gouvernenicnt  & 
des  finiulacres  de  loix  fous  ielquels 
il  a  vécu  tranquille.  Qiic  le  contrat 
focial  n'ait  point  été  obfervé  ,  qu'im- 
porte ,  fi  rintcrét  particulier  Ta  pro- 
tégé comme  auroit  fait  la  volonté  gé- 
nérale, fi  la  violence  publique  Ta  ga- 
ranti des  violences  particulières ,  fi  le 
mal  qu'il  a  vu  faire  lui  a  iait  aimer 
ce  qui  étoit  bien,  &  G.  nos  inftitutions 
mêmes  lui  ont  fait  connoitre  oc  haïr 
leurs  propres  iniquités  ?  O  Emile  î 
où  cfc  l'homme  de  bien  qui  ne  doit 
rien  à  fon  pays  '{  Qiiel  qu'il  foit,  il 
lui  doit  ce  qu'il  y  a  de  plus  précieux 
pour  l'homme  ,  la  moralité  de  fcs 
adions  &  l'amour  de  la  vertu.  Ne 
dans  le  fond  ci\in  bois ,  il  eût  vécu 
plus  heureux  &  plus  libre  ;  mais 
n'ay?.nt  rien  à  combattre  pour  fiiivrc 
fes  penclians,  il  eût  été  bon  fans  mé- 
rite, il  n'eut  point  été  vertueux,  & 
maintenant  il  fait  l'être  malgré  fes 
palfions.  La  feule  apparence  de  l'or- 
dre le  porte  à  le  connoitre,  à  l'ai- 
mer. Le  bien  public  ,  qui  ne  fert  que 
de  prétexte  aux  autres,  ell  pour  lui 
îeul  un  motif  réel.  Il  apprend  à  fe 
combattre ,  a,  le  vaincre ,  à  facri£er  fon 


L   I   V   R   E     V.  191 

„  întérèt  à  riîitcrèt  commun.  Il  n'eft 
„  pas  vrai  qu'il  ne  tire  aucun  proEt  des 
„  loix  y  elles  lui  donnent  le  courage  d'è- 
„  tre  jufte ,  môme  parmi  les  médians. 
„  îl  n'eft  pas  vrai  quelles  ne  Tout  pas 
„  rendu  libre,  elles  lui  ont  appris  à  ré- 
„  giiex:  fur  lui. 

„  Ne  dis  donc  pas,  que  m'importe 
„  où  que  je  fois  ?  11  t'importe  d'être  où 
„  tu  peux  remplir  tous  tes  devoirs,  & 
„  Tun  de  ces  devoirs  ell  rattachement 
5,  pour  le  Heu  de  ta  naiflancc.  Tes 
„  compatriotes  te  protégèrent  enfant  , 
5,  tu  dois  les  aimer  étant  homme.  Tu 
;,  dois  vivre  au  milieu  d'eux  ,  ou  du 
„  moins  en  lieu  d'où  tu  puilfes  leur 
„  être  utile  autant  que  tu  peux  l'être, 
„  &  ou  ils  fâchent  où  te  prendre  fi  ja- 
„  mais  ilsontbefoin  de  toi.  Il  y  a  telle 
„  circonllance  où  un  homme  peut  être 
,,  plus  utile  à  fes  concitoyens  hors  de 
„  î'a  patrie ,  que  s'il  vivoit  dans  fou 
„  fcin.  Alors  il  doit  n'écouter  que  fou. 
;,  zèle  &  furporter  fon  exil  fans  mur- 
5,  mure  ;  cet  exil  même  eft  un  de  fcs 
M  devoirs.  Mais  toi,  bon  Emile,  à  oui 
M  rien  n'impofe  ces  douloureux  faciifi- 
„  ces,  toi  qui  n'a  pas  pris  Je  trifte 
5,  emploi  de  dire  la  vérité  aux  hommes, 
„  va  vivre  au  mi'ieu  d'eux,  cultive 
?,  leur  amitié  dans  un  doux  commerce,, 


19»  E   MILE 

„  fois  leur  bi^nràiteur,  leur  modek  : 
„  ton  exemple  leur  fervira  plus  que-. 
„  tous  nos  livres,  &  le  bien  qu'ils  te 
„  verront  faire  les  touchera  plus  que 
„  tous  nos  vains  difcours. 

„  Je  ne  t'e:<horte  pas  pour  cela  d'al- 
„  1er  vivre  dans  les  grandes  villes  i  au 
„  contraire  ,  un  des    exemples  que  les 
„  bons  doivent  donner  aux  autres  eft 
„  celui  de  la  vie  patriarchale  &  cliam- 
„  pètre,  la  première  vie  de  l'homme  , 
„  la  plus  paifibîc,  la  plus  naturelle,  & 
„  la  plus  douce  à  qui  n'a  pas  le  cœur 
„  corrompu.  Heureux  ,  mon  jeune  ami , 
.,  le  pays  où  Von  n'a  pas  befoin  d'aller 
„  chercher  la  paix  dans  un  dé fcrt!  Mais 
„  où  ell  ce  pays?  Un  homme  bienfai- 
,,  iant  fatisfait  malfon  penchant  au  mi- 
„  lieu  des  viiles  ,  où  il  ne  trouve  pref- 
„  que  à  exercer  Ion  zèle  que  pour  des 
„  iiitrigans  ou  poar  des  hipons.  L'ac- 
„  cucil  qu'on  y   fait  aux  fainéans  qui 
„  viennent  v  chercher  fortune ,  ne  lait 
„  qu'achever  de  dévaller  le  pays ,  qu'au 
„  contraire  il  faudroit  repeupler  aux  de- 
„  pens  des  villes.  Tous  les  hommes  qui 
„  fe  retirent  de  la  grande  fociété  font 
,-,  utiles  précilcment  parce  qu'ils  s'en  re- 
„  tirent ,  puifque  tous  fes  vices  lui  vien- 
„  nent  d'être  trop  nombreuie.  lis  font 
.,  encore  utiles  lorfqu'ils  peuvent ran^c-^ 

neï 


L  î   V   R  E      V.  ipi 

„  ner  dans  les  lieux  déferts  la  vie  ,  la 
„  culture  ,  &  l'amour  de  leur  premier 
„  état.  Je  m'attendris  en  fongeant  coni- 
„  bien  de  leur  fimple  retraite  Emile  & 
„  Sophie  peuvent  répandre  de  bienfaits 
„  autour  d'eux ,  combien  ils  peuvent 
„  vivifier  la  campagne  &  ranimer  le 
„  zèle  éteint  de  l'infortuné  villageois.  Je 
„  crois  voir  le  peuple  fe  multiplier,  les 
„  champs  fe  fertilifèr ,  la  terre  prendre 
5,  une  nouvelle  parure,  la  multitude  oc 
„  l'abondance  transformer  les  travaux 
„  en  fêtes ,  les  cris  de  joie  &  les  béné- 
5,  dicl;ions  s'élever  du  milieu  des  jeux  au- 
„  tour  du  couple  aimable  qui  les  ara- 
„  iiiniés.  On  traite  l'âge  d'or  de  chime- 
„  re,  &  c'en  fera  toujours  une  pour 
„  quiconque  a  le  cœur  &  le  goût  gâtés. 
5,  Il  n'efl  pas  même  vrai  qu'on  le  regrets 
5,  te,  puilque  ces  regrets  font  toujours 
„  vains.  Qj,ie  faudroit-il  donc  pour  le 
5,  faire  renaître  i*  Une  feule  chofe ,  mais 
9,  impoilible ,  ce  feroit  de  l'aimer. 

5,  Il  femble  àé]k  renaître  autour  de 
„  l'habitation  de  Sophie  ;  vous  ne  ferez 
33  qu'achever  enfemble  ce  que  fes  dignes 
33  parens  ont  commencé.  Mais ,  cher 
33  Emile,  qu'une  vie  lî  douce  ne  te  dé- 
33  goûte  pas  des  devoirs  pénibles,  fi  ja- 
33  mais  ils  te  font  impofés  :  fouvicns- 
,3  toi  que  les  Romains  paiibicnt  de  la 

Emile.  Tom.  IV, 


j^^  E   M   I   L  F. 

,,  cil arruc  au  confulat.'  Si  le  rnnce  ou 
j,  l'Etat  t'appelle  au  fervice  de  la  patrie,- 
5,  quitte  tout  pour  aller  remplir ,  dans 
.^,  le  pofte  qu'on  t'affigne,  l'honorable 
5,  fonclion  de  citoyen.  Si  cette  fondioii 
„  t'cft  oncreufe  ,  il  cft  un  moyen  hon- 
,,  îiète  &  fur  de  t'en  affranchir  ;  c  clt 
,,  de  la  remplir  avec  allez  a  intégrité 
„  pour  qu'elle  ne  te  foit  pas  long-tems 
„  laiiféc.  Au  rerte  ,  crains  peu  l'embar-. 
„  ras  d'une  pareille  charge  :  tant  qu  il 
.,  y  aura  des  hommes  de  ce  fiecle ,  ce 
n'eft  pas  toi  qu'on  viendra  chercher 
[[  pour  fervir  l'Etat." 
'    ()Lie  ne  m'ell-il  permis  de  peindre  le 
retour  d'Emile  auprès  de  Sophie  &  la  fcn 
de  leurs  amours ,  ou  plutôt  le  commen- 
cement de  l'amour  conjugal  qui  les  unit  ! 
am.our  fondé  fur  l'cftime  qui  dure  au- 
tant que  la  vie ,  fur  les  vertus  qui  ne 
s'efîaccnt  point  avec  la  beauté  ,  lur  les 
convenances  des  caractères  qui  rendent 
le  commerce  aimable,^  prolongent  dans 
îa  vicillefle  le  charme  de  la  première 
union.  Mais  tous  ces  détails  pourroient 
plaire  fans  être  utiles  ,    c^  julqu'ici  )e 
ne  me  fuis  permis  de  détails  agréables 
que  ceux  dont  j'ai   cru  voir   rutiHtc. 
('^^ttcrois-je  cette  rc^le  à  la  fin  de  ma 
tâche  î'  Non  -,  je  -fens  auih  bien    que 
\-^v,\  pltrme  çil  lalîée.  Trop   toiblc  pour 


Livre    V.  ipf 

des  travaux  de  û  longue  haleine  ,  ;'a- 
bandoiiiierois  celui  -  ci  s'il  éroit  moins 
avancé  :  pour  ne  pas  le  laiiîer  impar- 
fait, il  eit  tems  que  j'achève. 

Enfin  ,  je  vois  naître  le  plus  char- 
mant des  jours  d'Emile  <&  le  plus  heu- 
reux des  miens  ;  je  vois  couronner  mes 
foins  &  je  commence  d'en  goiiter  le 
fruit.  Le  digne  couple  s'unit  d'une  chaî- 
ne indiiibluble,  leur  bouche  prononce 
&  leur  cœur  confirme  des  fermens  qui 
ne  feront  point  vains  :  ils  font  époux. 
En  revenant  du  temple  ils  fe  laillènt 
co  iduirc  ,  i's  ne  favent  où  ils  font , 
où  i^s  vont ,  ce  qu'on  fait  autour  d'eux; 
ils  n'entendent  point,  ils  ne  répondent 
que  des  mots  confus  ,  leurs  yeux  trou- 
blés ne  voyent  plus  rien.  O  dé'ire  !  ô 
foib-cffe  humaine  !  Le  fcntiment  du  bon- 
lieur  écrafï  l'homme  ;  il  n'eit  pas  alfez 
ibrt  pour  le  fupporter. 

Il  y  a  bien  peu  de  gens  qui  fâchent 
lin  jour  Je  mariage  prendre  un  ton  con- 
venable avec  les  nouveaux  époux.  La 
morne  décence  des  uns  &  le  propos  léger 
des  autres  me  femb'ent  également  ilépla- 
cés.  J'aimerois  mieux  qu'on  laiilat  ces 
jeunes  cœurs  fe  replier  fur  eux-mêmes, 
-&  fe  livrer  à  une  agitation  qui  n'ciï  pas 
•fans  charmes,  que  de  les  en  diftraire  (î 
<:ruelL'ment  pour  les  attriiter  par  une 

I  2. 


19^  Emile. 

fauiTe  bieiiféance,  ou  pour  les  embarra- 
icr  par  de  mauvaifes  plaifauteries ,  qui , 
dulfent-elles  leur  plaire  en  tout  autre 
tems,  font  très  luremeiit  importunes  un 
pareil  jour. 

Je  vois  mes  deux  jeunes  gens  dans  la 
douce  langeur  qui  les  trouble  n'écou- 
ter aucun  des  difcours  qu'on  leur  tient: 
moi ,  qui  veux  qu'on  jouiire  de  tous  les 
jours  de  la  vie ,  leur  en  laiilerai-je  perdre 
un  fi  précieux?  Non,  je  veux  qu'ils  le 
goûtent,  qu'ils  le  favourent,  qu'il  ait 
pour  eux  les  voluptés.  Je  les  arrache  à 
la  foule  indilc-ete  qui  les  accable,  & 
les  menant  promener  à  l'écart ,  je  les 
rappelle  à  eux-mêmes  en  leur  parlant 
d'eux.  Ce  n'eft  pas  feulement  à  leurs 
oreilles  que  je  veux  parler ,  c'eft  à  leurs 
cœurs ,  &  je  n'ignore  pas  quel  ell  le 
iiijet  unique  dont  ils  peuvent  s'occuper 
ce  jour-la. 

Mes  enfans  ,  leur  dis -je  en  les  pre- 
nant tous  deux  par  la  main  ,  il  y  a  trois 
ans  que  j'ai  vu  naitre  cette  flamme  vive 
&  pure  qui  lait  votre  bonheur  au- 
jourd'hui. Elle  n'a  lait  qu'augmenter 
lans  celle  ;  je  vois  dans  vos  yeux  qu'elle 
cft  à  fon  dernier  degré  de  véhémence  i 
elle  ne  peut  plus  que  s'aHToibiir.  Lee- 
4;eurs  ,  ne  voyez- vous  pas  les  tranfports , 
ie$  emportemens ,  le$  fcrmcns  d'Kaiilc, 


Livre    V.  197 

Tair  dédaig'iienx  dont  Sophie  dégage  {a 
main  de  la  mienn-e ,  &  les  tendres  pro- 
tertations  que  leur  yeux  fè  font  mu^ 
tueiîement  de  s'adorer  juîqu'au  dernier 
foupir  i  Je  laille  faire  ,  &  puis  je  re-* 
prends. 

J'ai  fou  vent  penfé  que  fi  l'on  pou- 
voit  prolonger  le  bonheyr  de  l'amour 
dans  le  mariage  ,  on  auroit  le  paradis 
fur  la  terre.  Cela  ne  s'eil  pas  jamais  vu 
jnfqu'ici.  Mais  Ci  la  choie  n'efl  pas  tout- 
à-fait  impoffibie  ,  vous  êtes  bien  di- 
gnes l'un  &  l'autre  de  donner  un  exem- 
ple que  vous  n'aurez  requ  de  perfonne, 
&  que  peu  d'époux  (auront  imiter.  Voii-- 
lez-vous  ,  mes  enfans  ,  que  je  vous  dife 
un  moyen  que  j'imagine  pour  cela,  & 
que  je  crois  être  le  feul  poihble? 

Ils  fè  regardent  en  fouriant  &  fe 
moquant  de  ma  fimplicité.  Emile  me 
remercie  nettement  de  ma  recette,  ert 
difant  qu'il  croit  que  Sophie  en  a  une 
meilleure,  &  que,  quant  à  lui,  celle- 
là  lui  lliffit.  Sophie  approuve  ,  &  pa- 
roit  tout  auili  confiante.  Cependant  à 
travers  fon  air  de  raillerie  je  crois  dé- 
mêler un  peu  de  curiofité.  J'examine 
Emile  :  fes  yeux  ardens  dévorent  les- 
charmes  de  fon  époufe  :  c'eft  la  feule 
chufe  dont  il  ibit  curieux  ,  &  tous 
rues  propos    ne    l'embarralfcnt  guère, 

I  2 


Je  fourisà  mon  tour  en  cliHinten  moi- 
même  :  je  faurai  bientôt  te  rendre  at- 
tentif. 

La  différence  prefque  imperceptible 
de  ces  mouvemens  fecrets,  en  marque 
une  bien  caradériRique  dans  les  deux 
fexcs  ,  (Se  bien  contraire  aux  préjuges 
requs:  c'eftque  généralement  les  hom- 
mes font  moins  conltans  que  les  Fem- 
mes ,  &  fe  rebntent  plutôt  qu'elles  de 
l'amour  heureux.  La  femme  preli'enc 
de  loin  l'mconftance  de  l'homme,  & 
s'en  inquiète  ;  c'cil  ce  qui  la  rend  aulli 
p'us  jaloufe.  Qiiand  il  commence  à  s'at- 
tiédir, forcée  à  lui  rendre  pour  le  gar- 
der tous  les  foins  qu'il  prit  autrefois 
pour  lui  plaire,  elle  );leure  ,  e'ie  s'hu- 
mi: je  à  fou  tour,  &  rr.rcmcnt  avec  le 
même  fuccès.  L'.itiachement  &  les  foins 
gagnent  les  cœUiS ,  mais  ils  ne  les  rc- 
Goiïvrent  guère.  Je  reviens  à  ma  re- 
cette contre  le  refroidiiiémciit  de  l'a- 
Kiour  dans  le  mariage. 

Elle  ell  fimple  Si  facile,  reprends-je  ; 
c'eft  de  continuer  d'être  amai^s  quand 
«n  eft  époux.  En  etFct ,  dit  Emile  en 
riant  du  fècret  ,  elle  ne  nous  fera  pas 
pénible. 

Plus  pénible  à  vous  qui  parlez  que 
vous  ne  pcnfèz  .  peut  être.  Lailîbz-moi, 
je  vous  prie ,  le  tcnxs  de  ui'cxpliquei". 


L   I    V    R   E   V.  199 

Les  nœuds  qu'on  veut  trop  ferrer 
fe  rompent.  Voilà  ce  qui  arrive  à  celui 
du  mariage  ,  quand  on  veut  lui  don- 
ner plus  de  force  qu'il  n'en  doit  avoir. 
La  fidélité  qu'il  impofe  aux  deux  époux 
eft  le  plus  faint  de  tous  les  droits  ,  mais 
le  pouvoir  qu'il  donne  à  chacun  des. 
deux  fur  l'autre  eft  de  trop.  La  con- 
trainte &  l'amour  vont  mal  enfemble , 
&  le  plaifir  ne  le  comniande  pas.  Ne 
rougirez  point ,  ô  Sophie ,  &  ne  Ton- 
gez  pas  à  fuir.  A  Dieu  ne  plaife  que  je 
veuille  orfenfer  votte  modeilie  j  mais, 
il  s'agit  du  dcilin  de  vos  jours  i  pour, 
un  Cï  grand  objet  fouifrcz  entre  un 
époux  &  un  père  ,  des  difcours  que 
vous  ne  fupporteriez  pas  ailleurs 

Ce  n'eit  pas  tant  la  poirellior.  que 
l'affujettidement  qui  raiililie ,  &  l'on' 
garde  pour  une  fille  entretenue  un  bien 
plus  long  attachement  que  pour  une 
femme.  Comment  a  -t-on  pu  faire  un 
devoir  des  plus  tendres  carelfes  ,  &  un 
droit  des  plus  doux  témoignages  de  l'a- 
mour ?  C'eft  le  defir  mutuel  qui  lait  le 
droit,  la  nature  n'en  coimoit  point  d'au- 
tre. La  loi  peut  rcif reindre  ce  droit , 
mais  elle  ne  (àuroit  l'étendre.  La  vo- 
lupté eft  fi  douce  par  elle-même  !  doit-- 
elle  recevoir  de  la  trifte  gène  la  force- 
qu'elle  n'àura  pu  tirer  de  les  propre  at- 

1  4 


2od  E  IM   I    L  E. 

traits  ?  Non  ,  mes  eiifans  ,  dans  îe  ma- 
riage les  cœurs  font  liés,  mais  les  corps 
ne  font  point  aiîervis.  Vous  vous  de- 
vez ia  fidélité,  non  la  complaifance. 
Chacun  des  deux  ne  peut  être  qu'à 
Fautre  ;  mais  nul  des  dcirs  ne  doit  être 
à  l'autre  qu'autant  qu'il  lui  plait. 

S'il  eir  donc  vrai  ,  cher  Emile  ,  que 
vous  vouliez  être  l'amant  de  votre  fem- 
me ,  qu'elle  foit  toujours  votre  mai- 
trelîé  &  la  fienne  ;  foyez  amant  heu- 
reux, mais  refpetfbueux  i  obtenez  tout 
de  l'amour  fans  rien  exiger  du  devoir, 
&  q'ue  les  moindres  faveurs  ne  foient 
jamais  pour  vous  des  droits ,  mais  des 
grâces.  Je  fais  que  la  pudeur  fuit  les 
aveux  formels  &  demande  d'être  vain- 
cue i  mais  avec  de  la  délicateife  &  du 
véritable  amour ,  l'amant  fe  trompe-t- 
il  fur  la  volonté  fecrete  j'  Ignore- t-il 
çuand  le  cœur  &  les  yeiLX  accordent  ce 
que  la  bouche  feint  de  rcfufer  i  Qiie 
chacun  des  deux ,  toujours  maitre  de 
ià  perfoniie  &  de  fes  carelfes  ,  ait  droit 
de  ne  les  diipenfer  à  l'autre  que  de  là 
propre  volonté.Souvencz-vous  toujours, 
que  même  dans  le  mariage  le  plailir 
n'ell  légitime  que  quand  le  dellr  elt 
partagé.  Ne  craignez  pas,  mesenfans,. 
que  cette  loi  vous  tienne  éloignés  ;  au 
coiitraire>   die  vous  rendra  tous  deux 


Livre    V.  ao^ 

plus  attentifs  à  vous  plaire ,  &  prévie  '- 
(ira  la  latiété.  Bornés  uniquement  V  mi 
à  l'autre,  la  nature  &  l'amour  vcus 
rapprocheront  aifez. 

A  CCS  propos  &  d'autres  femblables 
Emile  fe  fâche  ,  fe  récrie  ',  Sophie  hon-- 
teufe  tient  fon  éventail  fur  les  yeux  & 
ne  dit  rien.  Le  plus  mécontent  des 
deux  ,  peut-être  ,  n'eft  pas  celui  qui  fe: 
plaint  le  plus.  J'infifte  impitoyable- 
ment :  je  fais  rougir  Emile  de  fon  peu^ 
de  déHcatelfej  je  me  rends  caution 
pour  Sophie  qu'elle  accepte  pour  fa  part 
le  traité.  Je  la  provoque  à  parler ,  ou 
fe  doute  bien  qu'elle  nofe  me  démentir, 
Emile  inquiet  confulte  les  yeux  de  ik 
jeune  époufe  :  il  les  voit  ,  à  travers 
leur  embarras  ,  pleins  d'un  trouble 
voluptueux  qui  le  raifure  contre  le  rif^ 
i^ue  de  la  confiance.  Il  fe  jette  à  fes 
pieds  ,  baife  avec  tranfpoit  la  m.aiii 
qu'elle  lui  tend  ,  &  jure  que  hors  la  fidé- 
lité promife ,  il  renonce  à  tout  autre 
droit  Ibr  eile.  Sois,  lui  dit -il,  chérc 
époufe  ,  l'arbitre  de  mes  plaifirs  com- 
me tu  Tes  de  mes  jours  &  de  ma  def. 
tinée.  Diit  ta  cruauté  me  coûter  la  vie  , 
je  te  rends  mes  droits  les  plus  chers. 
Je  ne  veux  rien  devoir  à  ta  complai- 
lànce  y  je  veux  tout  tenir  de  ton  cœur, 

Bon  Emile,  raliure-toi:  Soiîhie  elfe 


ÎC2  Emile. 

trop  geiiéreufe  elle-jnêine  poiir  te  hiÇ- 
ier  mourir  \àdime  de  ta  géiicrolîté.   , 

L'e  foir  ,  prêt  à  les  quitter  ,  je  leur 
dis,  du  ton  le  plus  grave  qu'il  m'eil 
pofTibîe  :  fouvencz-vous  tous  deux  que 
vous  êtes  libres  Se  qu'il  n'cft  pns  ici 
queiUon  des  devoirs  d'époux  ;  croyez- 
moi,  poiiit  de  fauife  déférence  ?  Emile, 
veux-tu  venir  i  Sophie  le  permet. 
Emile  en  fureur  voudra  me  battre.  Et 
vous  ,  Sophie  ,  qu'eu  dites-vous  ?  Faut- 
il  que  je  l'em-mene  ?  La  menteufe  en 
rougiliant  dira  qu'oui.  Charmant  & 
doux  mcnfonge  ,  qui  vaut  mieux  que 
la  vérité  ! 

Le  lendemain. . . .  T  'image  de  la  fé- 
licité ne  flatte  plus  leshonmes;  la  cor- 
ruption du.  vice  n"a  pas  ni- ;ins  déprave 
leur  goût  que  leurs  crjurs.  Ils  ne  fà- 
vent  phis  lentir  ce  qui  eit  touchant , 
ni  voir  ce  q^ui  elt  aimable.  Vous  qui 
pour  peindre  la  volupté  n'imaginez  ja- 
mais que  d'heureux  amans  nageant 
dans  le  foin  des  deHccs  ,  que  vos  ta- 
bleaux font  encore  impaifuts  !  Vous 
n'en  avez  que  la  maitré  la  plus  grot 
fierej  les  plus  doux  attrai  ts  de  la  volu- 
pté n'y  font  point.  O  qui  de  vous  n'a 
jamais  vu  deux  jeunes  époux  unis  fous 
d'heureux   auljpiccs  fortant  du  lit  nu- 


Livre    V.  20^ 

ptial ,  &  portant  à  la  fois  dans  îeuis 
regards  languilfans  &  chaftes  Tivrelie 
des  doux  plaiilrs  qu'i's  viennent  de 
goûter,  l'aimable  fécurité  de  l'innocea- 
ce,  &  la  certitude  alors  fi  charmante' 
de  couler  enfemble  le  relte  de  leurs- 
jours  '<  Voilà  l'objet  le  plus  raviflant 
qui  puiiTe  être  offert  au  co:ur  de  l'hom- 
me j  voilà  le  vrai  tableau  de  la  volupté  j- 
vous  l'avez  vu  cent  fois  fms  le  recon- 
iioitre  ;  vos  cœurs  endurcis  ne  font 
plus  faits  pour  l'aimer.  Sophie  heureu- 
fe  &  paii^.ble  paiîe  le  jour  dans  les  braS' 
îe  fa  tendre  merej  c'eft  un  repos  bien 
doux  à  prendre,  après  avoir  palïé  la 
nuit  dans  ceux  d'un  époux. 

Le  fur-lendemain  ,  j'appercois  déjà 
quelque  changement  de  fcene.  Emile 
veut  paroitre  un  peu  mécontent  :  mais 
à  travers  cette  aiiecliation  je  remarque 
un  empreflement  fi  tendre  &  même 
tant  de  Ibumiinon,  que  je  n'en  augure- 
rien  de  bien  fichcux.  Pour  Sophie  ^ 
cl!c  elt  plus  gaie  que  la  veille  j  je  vois- 
briller  daîis  lés  yeux  un  air  fatisfait. 
Elle  ell  charmante  avec  Emile  ;  elle,  lui 
fait  prefque  des  agaceries  dont  il  n'elt 
que  plus  dépité. 

Ces  ch.iugemcns  font  peu  fenfiblcs  ,. 
mais  lis  ne  nvcv.happent  pas  5  je  nv'cfï 

1  6 


ao4  E  M  I  L  E. 

inquiète ,  j'interroge  Emiîe  e!i  particu- 
lier ,  j'apprends  qu'à  fon  grand  regret 
&  malgré  toutes  Tes  inftances  ,  il  a  falu 
faire  lit-à-part  la  nuit  précédente.  L'im- 
périeule  s'eft  hâtée  d'ufer  de  fou  droit. 
On  a  un  éclairciirement  :  Emile  fe 
plaint  amèrement  y  Sophie  plaifante  ; 
mais  enfin  le  voj'ant  prêt  à  fe  lâcher 
tout  de  bon,  elle  lui  jette  un  regard 
plein  de  douceur  &  d'amour ,  &  me 
ferrant  la  main  ne  pronon«e  que  ce 
feul  mot,  mais  d'un  ton  qui  va  cher- 
cher i'ame  ,  Virrgrat  !  Emile  eft  fi  bête 
qu'il  n'entend  rien  à  cela.  Moi  je  l'en- 
tends ;  j'écarte  Emile ,  Se  je  prends  à 
fou  tour  Sophie  en  particulier. 

Je  vois ,  lui  dis-je  ,  la  raifon  de  ce 
caprice.  On  ne  fauroit  avoir  plus  de 
délicatelfe  ni  l'employer  plus  mal-à-pro- 
pos. Chère  Sophie,  rallurez-vous;  c'eil 
un  homme  que  je  vous  ai  donné ,  ne 
craignez  pas  de-  le  prendre  pour  tel: 
vous  avez  eu  les  prémices  de  fi  jeu- 
Hclfcv  il  ne  l'a  prodiguée  à  perfonne  , 
il  la  Gonfervera  long-ccms  pour  vous. 

„  Il  faut,  ma  chère  enfant  ,  que  je 
„  vous  explique  mes  vues  dans  )a  con^ 
7,  vcrfation  que  nous  eûmes  tous  trois 
„  avant-hier.  Vous  ny  îivez  peut-être 
„  apgerqu   qu'un  art   de  mèuiiger  vos 


Livre    V.  lof 

„  plaifirs  pour  les  rendre  durables.  O 
5,  Sophie  î  elle  eut  un  autre  objet  plus 
„  digne  de  mes  (oins.    En    devenant 
„  votre  époux,    Emile  eft  devenu  vo- 
„  tre  chef  ;  c'elt  à  vous  d'obéir ,  aind 
„  l'a  vaula  la  nature.  Qiumd  la  fem- 
5,  me  reflemble   à  Sophie,  il  eft  pour- 
5,  tant  bon  que  l'iiomme  foit   conduit 
5,  par  ellev  c'ett  encare  une  loi  de  la 
„  nature  i  &  c'eft  pour  vous  rendre  au- 
„  tant  d'autorité   fur  fon    cœur  ,  que 
„  ion  fexe  lui  en  donne  fur  votre  per- 
„  fonne  ,  que  je  vous  ai  fait  l'arbitre 
„  de  fes   piaifirs.    Il  vous    en  coûtera 
„  des   privations   pénibles  ,  mais  vous 
„  régnerez  fur  lui  ,    Ci  vous  favez  ré- 
„  giier  fur  vous  ;  &    ce  qui  s'eft    déjà 
„  paflé  me  montre  que  cet  art  difficile 
„  n'eft  pas  au-dcifus  de  votre  courage. 
„  Vous  régnerez  long-tems  par  l'amour, 
„  fi  vous  rendez  vos  faveurs  rares  & 
„  précieufes  ,  il  vous    favez    les   faire 
„  valoir.  Voulez-vous  voir  votre  mari 
„  continuellement    à  vos  pieds  ?     te- 
„  nez-le  toujours  à  quelque  diftance  de 
„  votre  perfonne.  Mais  dans  votre  fé- 
„  vérité  mettez  de  la  modeftie,  &  non 
„  du  caprice  j    qii'il   vous  voye  réfer- 
„  vée  ,  &  non  pas    fantafque  ;  gardez 
„  q.u'eii  ménageant  Ibn  amour  ,  vous 


lo6  E   ?4   I   L  E. 

„  ne  le  falîicz  douter  du  vôti'c.  Faites^ 
„  vous  chérir  par  vos  faveurs,  &  re- 
„  fpecler  par  vos  refus  >  quM  ho^iorè 
5,  la  chaiteté  de  fa  femme,  fans  avoir 
„  a  fc  plaindre  de  la  froideur. 

„  C'ell:  ainll  ,  mon  enfant  ,  qu'il 
„  vous  donnera  la  confiance  ,  qu'il 
„  écoutera  vos  avis  ,  qu'il  vous  con- 
„  fultera  dans  fes  alfaires  ,  &  ne  réfou- 
„  dra  rien  fans  en  délibérer  avec  vous. 
„  C'ell  ainfi  que  vous  pouvez  le  rap- 
„  peiler  à  la  fagclle,  quand  il  s'égare, 
„  le  ramener  par  une  douce  perfualion, 
„  vous  rendre  aimable  pour  vous  ren- 
„  dre  utile  ,  emp'oyer  la  coquetterie 
5,  aux  intérêts  de  la  vertu ,  &  l'amour 
„  au  prof  t  de  la  raifon. 

„  Ne  croyez  pas  avec  tout  cela  ,  que 
„  cet  art  même  puilfe  vous  fervir  tou- 
„  jours.  Qiiclque  précaution  qu'on 
5,  puiiTe  prendre ,  la  jouiifance  ufe  les 
^,,  piaifirs  ,  &  l'amour  avant  tous  les 
„  autres.  Mais  quand  l'amour  a  dure 
„  long-tems  ,  une  duuce  habitude  en 
„  remplit  le  vuide  ,  &  l'attrait  de  la 
„  confiance  fuccede  aux  tranlports  de 
5,  la  paliîon.  Les  enfans  forment  entre 
„  ceux  qui  leur  ont  donné  f être,  une 
„  liai.Q>n  non  moins  douce  &  foiiveiit 
35  plus  forte  que  i'ainou.r  mciue.  Qitund 


Livre    V.  207 

vous  cefierez  d'être  la  maîtrefie  d'E- 
mile ,  vous  ferez  (a  femme  &  {on 
amie ,  vous  ferez  la  mère  de  fes  eu- 
fans.  Alors  ,  au  lieu  de  votre  pre- 
mière réferve  ,  établi ilez  entre  vous 
la  plus  grande  intimité  ;  plus  de  lit- 
à-part  ,  plus  de  refus  ,  plus  de  ca- 
price i  devenez  tellement  fa  moitié 
qu'il  ne  puilic  plus  fe  palfer  de  vous, 
&  que  fitôt  qu'il  vous  quitte ,  il  Je 
fente  loin  de  lui-même.  Vous  qui  fî- 
tes Cl  bien  régner  les  charmes  de  la 
vie  domellique  dans  la  maifon  pa- 
ternelle faites  les  régner  ainli  dans 
la  vôtre.  Tout  homme  qui  fe  plaît 
dans  fa  maifon  ,  aime  fa  femme.  Sou- 
venez-vous que  11  votre  époux  vit 
heureux  chez  lui  ,  vous  ferez  une 
femme  hciireufe. 

„  Criant  à  préfent,  ne  foyez  pas  fî 
févere  à  votre  amant  ,  il  a  mérité 
plus  de  complaifance  ,  il  s'offenferoit 
de  vos  alarmes  ;  ne  ménagez  plus  lî 
fort  là  faute  aux  dépens  de  fon  bon- 
heur. Si  jouiiîez  du  votre.  Il  ne  faut 
point  atteîidre  le  dégoût ,  ni  rebuteï 
le  defir  ;  il  ne  faut  point  refufer  pour 
refuicr  ,  mais  pour  faire  va'oir  ce 
qu'on  accorde. 
Lufuicc  les  rduiîilFant ,  jidis  .devant 


2o8  Emile. 

elle  à  foR  jeune  époux  :  il  faut  bien 
fupporter  le  joug  qu'on  s'ell  inipolci 
méritez  qu'il  vous  foit  rendu  léger. 
Sur-tout,  lacrifiez  aux  grâces,  &  n'i- 
maginez pas  vous  rendre  plus  aima- 
ble en  boudant.  La  paix  n'eft  pas  dif- 
ficile à  faire ,  &  chacun  fe  doute  aifé- 
ment  des  conditions.  Le  traitéfe  li- 
gne par  un  b-aifer  ;  après  quoi  je  dis 
à  mon  élevé  :  Cher  Emile ,  un  hom- 
me a  befoin  teute  fa  vie  de  confeil 
&  de  guide,  j'ai  fait  de  mon  mieux 
pour  remplir  jufqu'à  préfent  ce  devoir 
envers  vousj  ici  Bnit  ma  longue  tâche, 
&  commence  celle  d'un  autre.  J'abdi- 
que aujourd'hui  l'autorité  que  vous 
m'avez  conBée ,  &  voici  déformais  vo- 
tre gouverneur. 

Peu-à-peu  le  premier  délire  fe  caîme^ 
&  leur  laiife  goûter  en  paix  les  char- 
mes de  leur  nouvel  état.  Heureux 
amans  ,  dignes  époux  î  Pour  honorer 
leurs  vertus ,  pour  peindre  leur  félici- 
té ,  il  faudroit  faire  l'hiiloire  de  leur 
.^ie.  Combien  de  fois  contemplant  en 
eux  mon  ouvrage  je  me  fens  làili  d'un 
ravitfement  qui  fait  palpiter  mon  cœur! 
Combien  de  fois  je  joins  leurs  mains 
dans  les  miennes  en  béni(fant  la  pro- 
vidence ,  &  poullant  d'ardeus  foupirs  ! 


Litre    V.  109 

Que  de  baifers  j'applique  fur  ces  deux 
mains  qui  fe  ferrent  î  De  combien  de 
larmes  de  joie  ils  me  les  Tentent  arro- 
fer  !  Ils  s'attendriirent  à  leur  tour,  en 
partageant  mes  tranlports.  Leurs  ref- 
peclables  parens  jouiflent  encore  une 
ibis  de  leur  jeuneue  dans  celle  de  leurs 
enfans  ;  ils  recommencent  ,  pour  ainii 
dire ,  de  vivre  en  eux  ,  ou  plutôt  ils 
connoiirent  pour  la  première  fois  le 
prix  de  la  vie  :  ils  maudiifent  leurs 
anciennes  ricbeifes  ,  qui  les  empêchè- 
rent au  même  âge  de  goûter  un  fort 
fi  charmant.  S'il  y  a  du  bonheur  fur 
la  terre  ,  c'efi:  dans  l'afyle  où  nous  vi- 
vons qu'il  faut  le  chercher. 

Au  bout  de  quelques  mois  ,  Emile 
entre  un  matin  dans  ma  chambre  ,  &, 
me  dit  en  m'embralfant  :  m.on  maître , 
félicitez  votre  enfant  ;  il  efpere  avoir 
bientôt  l'honneur  d'être  père.  O  quels 
foins  vont  être  impofés  à  notre  2ele , 
Si  que  nous  allons  avoir  befoin  de  vous  ! 
A  Dieu  ne  plaife  que  je  vous  laiife  en- 
core élever  le  fils  ,  après  avoir  élevé 
le  père.  A  Dieu  ne  plaife  qu'un  devoir 
fi  faint  &  fi  doux  foit  jamais  rempli 
par  un  autre  que  moi  ,  dulie-je  auilî 
bien  choifir  pour  lui  ,  qu'on  a  choifi 
pour  moi-même  :  jaiùi*  reliez  le  maître 


210  Emile. 

des  jeunes  maîtres.  Confeillez-nous  , 
gouvernez- nous  nous  ferons  dociles: 
tant  que  je  vivrai  ,  j'aurai  befoin  de 
vous.  J'en  ai  plus  befoin  que  jamais  , 
maintenant  que  mes  fondions  d'homme 
commencent.  Vous  avez  rempli  les  vô- 
tres y  guidez-moi  pour  vous  imiter  ,  & 
repofez-vous  :  il  en  eil  tems. 


FIN 


1" 


EMILE 

E  T 

SOPHIE, 

O  U 

Î.ES  SOJLITAIÎLES* 


L   I   V    R   E      V.  215 

AVIS  DES  ÉDITEURS 

Sur  le  Fragment  qui  fuit. 

ja.  L  /Y7/-;f  <?n  convenir  ,  /ci  /f£//j  5i>«i 
^/ur  Icjquels  les  hommes  puijjent  compter  , 
font  ceux  quils  ont  mis  en  rcfcrve  au 
fond  de  leur  ame  ;  aujfi  le  moyen ,  uni- 
que peut-être  ,  de  pourvoir  efficacement 
à  leur  bonheur  ,  c^eji  de  leur  donner  des 
rcijources  siires  contre  les  coups  du  fort , 
foit  pour  les  reparer  à  force  de  talens  , 
fait  pour  les  jupporter  à  force  de  vertus. 
Ce  fut  le  grand  objet  que  M.  ROUS- 
SEAU fe  propofa  dans  f on  traité  de  Té- 
ducatiou  ;  V ouvrage  fuivant  c'toit  def- 
tiné  à  prouver  qu''il  Vavoit  rempli.  En 
mettant  Emile  aux  prifes  avec  la  for- 
tune ,  en  le  plaçant  dans  une  fuite  defitu- 
ations  effrayantes  ,  que  h  mortel  le  plus 
intrépide  n^envifageroit  pas  fans  frémir  ^ 
il  vouloit  montrer  que  les  principes  dont 
il  fut  nourri  depuis  fa  naifjance  ,  pou- 
vaient feu/ s  rélever  au-delfus  de  cesjitu- 
ations.  Ce  plan  étoit  beau  ,  Vexécution  en 
aurait  été  aufi  intéreijante  qu  utile  ,•  c'é- 
tait mettre  en  aclion  la  morale  c^'Emile , 
la  jujîijlcr  £^  la  faire  aimer  :  mois  la 
mort  ne  permit  pas  à  M.  RoussEAU  d^é- 


:ii.4  Emile. 

lever  ce  nouveau  monument  à  fa  gloire  9 
^  de  reprendre  cet  ouvrage  ,  qud  avait 
interrompu  pour  fes  confejjtons. 

Nous   donnons  au  public  le  feul  mor- 
ceau qu'il  en  ait  écrit ,  ^  nous  le  difon-s 
fans  détour  ,  nous   le  donnons    avec   une 
forte  de  répugnance.  Plus  le  tableau  qu'il 
jwus  préfente  ejî  empreint  du  génie  de  foti 
fuhliine  auteur^  ^  plus  il  eji   révoltant. 
'Emile    dfefpcré ,    Sophie  avilie  !    Q^ui 
pnurroit  fupporter  ces  odieufes    images! 
jai    du   moins   la  reffource  des  larmes  , 
quand  je  vois   la  vertu  malhcureufe  gé- 
mir y  mais  que  me  rejle-t-il  quand  elle  eJi 
en  proie  aux    remords  r  Et  puis ,   quelle 
confiance  pr endroit-an  dans  des  préceptes 
qui   n'ont  abouti  qu'à  faire  une  fcnunc 
cdultere  ?  S'il  cjî  vrai  cependant  que  les 
éducations  auJJeres  ne  font  que  des  hijpo- 
■critcs  de  vertu ,  V éducation  feule  de  So- 
phie doit  faire  des  filles  vertueufes  ;  mais 
des  filles  vert  neuf  es  deviennent  ~  elles  des 
é pouf  s  perfides  £<^  parjures  P     Gardons* 
nous  d'imputer  à  M.   RoL^SSEAU  ces  con~ 
■t radie! ions  :  Nous  le  f avons  ,•   elles  n'cxif 
toient  point  dans  fan  plan,  ^u?  oit-il  vou- 
lu défigurer    lui-même    fon  plus    bel  ou- 
vrage ?  Sophie  fut  coupable  ,  elle  ne  fut 
point   vile  ,•  d'imprudentes  liaifons  firent 
fcs  fautes  ^.f  Jes   malheurs  :  une  femme 
videufe   ^  Jaloufe   de  fcs  vertus  ,  J^ans 


Livre    V.'  iif 

nïtercr  fon  ame  pure  ,  furprit  fa  Jimpli^ 
cite:  un  breuvage  empoifonné  ri  égara  fes 
Cens  qu'en  troiihlant  fa  raijon  ,•  V infort u~ 
née  cédait  à  fun  époux  ,  en  Je  livrant  au 
vil  fé duel eur  qui  outrageait  fon  innocen- 
ce ^  ede  fuccomha  comme  Clarilîe  ,  'ç3  fe 
releva  plus  fuhlime  qu'acné.  Mais  f  Emile 
devait  connaître  Vexcès  du  malheur  ^  ne 
faloit  -  il  pas  que  Sophie  fiit  infidèle  ? 
Et  qui  pouvait  Ven  féparer  ?  Les  hom- 
mes ?  . .  .  la  mort  ?  . .  .  Non  :  le  crime 
fui  de  Sophie. 

Pourquoi  M.  RousSEAU  n'a-t-il  pas 
achevé  ces  trijîcs  récits  ?  Pourquoi  ce 
long  tifju  d'objets  funej} es  ,  de  travcrfcs  , 
de  calamités ,  de  fautes ,  de  remords , 
de  défejpoir  çVf  de  repentir  ,  ne  nous  a-t- 
il  pas  conduits  à  ces  Jours  de  paix  ^«?  de 
gloire,  où  vainqueurs  du  fort,  des  hom- 
mes ^  d''eux-mêrnes ,  Emile  9?  Sophie 
ivres  d'amour  1^^  hriUcns  de  x:ertus  ,  au- 
raient ,  loin  des  humains  1^  dans  le  cal- 
me de  Vinnocence  ,  retrouve  le  bonheur 
de  leurs  premiers  ans  ? 

Qi/el  cœur  f.étri  par  le  fentiment  de 
leurs  peines ,  ne  fe  ferait  pas  ranimé  aux 
doux  accens  de  leur  félicité  ? 

Oui ,  ma  Sophie  ,  retraçons  le  cours 
fortuné  de  nos  beaux  jours  ,  nen  lai I) ans 
point  e^acer  la  mémoire  ,  après  les  avoir 
rendus  f    charmans.     Rappelions     leurs 


ii6  Emile. 

tranfports  ,  leurs  délices  ;  rappelions  jiif- 
qiCà  leurs  traverfes ,  jufquà  ces  tems 
cruels  de  ta  faute  l'v  de  mon  défefpoir^ 
tcnis  de  douleurs  t^  de  larmes ,  que  Va- 
mour  ,  les  vertus  .i  le  bonheur  ont  f  bien 
rachetés  !  Oh  !  qui  voudrait  à  ce  prix 
n'avoir  pas  fouf-ert  ,  n  avoir  pas  gémi  y 
n^ avoir  pas  détejié  favie ,  ou  n  avoir  pas 
vécu  ! 

Pleurs  de  douleur  'if  de  rage  ,  qu^etes^ 
vous  dans  ces  torrents  de  joie  ^  de  plai- 
Jirs  qui  vnus  ont  abjorbés  } 

Souvenirs  amers  i^  délicieux  ,  ne  vous 
dérobez  jamais  à  nos  cœurs  ,  dont  rien 
ne  peut  plus  troubler  la  paix. 

Tenez-nous  lieu  de  tout,  maintenant  que 
bornés  à  jamais  l'un  à  Vautre  ,  nous  fom- 
mes  feuls  fur  la  terre ,  ^«?  que  le  genre 
humain  n'cjl  plus  rien  pour  nous. 

Sophie ,  ma  chère  Sopliie  ,  que  ne  puis- 
je  revivre  tous  les  jours  de  ma  vie  dans 
chacun  de  ceux  que  je  pajje  avec  toi  ! 
je  n'en  aurais  jamais  a  [fez  pour  goûter  ma 
félicité. 


EMILE 


EMILE 

E  T 

SOPHIE, 

O   U 
Î.ES     SO]LITAIE.ES< 


LETTRE    PREMIERE, 


J  'ÉTOls  libre,  J'étois  heureux  ,  ô  mon 
maître  !^  Vous  m'aviez  fait  un  cœur 
propre  à  goûter  le  bonheur  ,  &  vous 
m'aviez  donné  Sophie.  Aux  délices  de 
l'amour ,  aux  épanchemens  de  l'amitié, 
une  famille  naiifante  ajoutoit  les  char- 
mes de  la  tendrefle  paternelle  :  tout  m'an- 
nonqoit  une  vie  agréable  ,  tout  me  pro- 
mettoJt  une  douce  vieillelîe& une  mort 
pailible  diuis  les  bras  de  mes  enfuis. 
Hélas  !  qu'ell  devenu  ce  tems  heureux 
Emile  Tom.  IV.  H 


2I8  E   M   I   L  E. 

de  jor.i^'ancc  &:  d'erpérance,  QÙ  l'ave- 
nir   cmbelliiioii:  le   prélent,    où   mon 
cœur  ivre  de  fa  joie  s'abreuvoit  cha- 
que jour  d'un  (iecle  de  félicité?  Tout 
s'eil  cvaï.oui  comme  un  Ibngei  jeune 
encore,  j'ai  tout  perdu,  femme ,  enfans, 
amis ,  tout  enfin  ,  jufqu'au  commerce 
de  mes   femblables.    Mon  co:ur  a  été 
déchiré  par  tous   fes   attachcmens  ;  il 
ne  tient  plus  qu'au  moindre  de  tous  , 
au  tiède  amour  d'une  vie  ians  plaifirs, 
mais  exempte  de  remords.  Si  je  furvis 
îong-tems  à  mes  pertes ,  mon  Ibrt  elt 
de  vieillir   &  mourir  léul  fans  jamais 
revoir  un  vifage  d'homme ,  8c  la  ièule 
providence  me  fermera  les  yeux. 

En  cet  état,  qui  peut  m' engager  en- 
core à  prendre  loin  de  cette  trilte  vie 
que  j'ai  fi  peu  de  raifon  d'aimer  ?  Des 
fouvenirs  ,  &  la  confolation  d'être  dans 
Tordre  en  ce  monde ,  en  m'y  loumet- 
tant  fans  murmure  aux  décrets  éter- 
nels. Je  fuis  mort  dans  tout  ce  qui  m'c- 
toit  cher  :  j'attends  fans  impatience  & 
fans  crainte  que  ce  qui  relie  de  moi 
rejoigne  ce  que  j'ai  perdu. 

Âlais  vous  ,  mon  cher  maître  ,  vi- 
•vez^vous  ?  etes-vous  mortel  encore?' 
etes-voiis  encore  fur  cette  terre  d'exil 
avec  votre  Emile,  ou  fi  déjà  vous  ha- 
bitez avec  Sophie  la  patrie  des  âmes 


Litre    V.  ii^ 

jufles  ?  Hélas  !  où  que  vous  foyez,  vous 
êtes  mort  pour  moi  ,  mes  yeux  ne 
vous  verront  plus  ;  mais  mon  cœur 
s'occupera  de  vous  ians  celTc.  Jamais 
je  n'ai  mieux  connu  le  prix  de  vos 
foins  qu'après  que  la  dure  néceffité  m'a 
il  cruellement  fait  fentir  fes  coups  & 
m'a  tout  ôté  excepté  moi.  Je  fuis  îèul  s 
j'ai  tout  perdu ,  mais  je  me  refte ,  & 
le  déiefpoir  ne  m'a  point  anéanti.  Ces 
papiers  ne  vous  parviendront  pas  ,  je 
ne  puis  l'efpérer.  Sans  doute  ils  péri- 
ront fans  avoir  été  vus  d'aucun  hom- 
me :  mais  n'importe  ,  ils  font  écrits , 
je  les  railemble,  je  les  lis,  je  les  con- 
tinue ,  &  c'elt  à  vous  que  je  les  aJref. 
fe  :  c'eft  à  vous  que  je  veux  tracer  ces 
précieux  fouvenirs  qui  nourrilfent  & 
navrent  mon  cœur  ;  c'elt  à  vous  que 
je  veux  rendre  compte  de  moi ,  de  mes 
fentimens  ,  de  ma  conduite,  de  ce  cœur 
que  vous  m'avez  donné.  Je  dirai  tout, 
le  bien  ,  le  mal ,  mes  douleurs ,  mes. 
plaifirs ,  mes  fautes  ;  mais  je  crois  n'a- 
voir rien  à  dire  qui  puilfe  déshonorer 
votre  ouvrage. 

Mon  bonheur  a  été  précoce  ;  il  com- 
mcnqa  dès  ma  naiflance ,  il  devoir  finir 
avant  ma  mort.  Tous  les  jours  de  mon. 
enfance  ont  été  des  jours  fortunés, 
palfcs  dans  la  hberté  ,    dans  la  joie. 


220  Emile. 

aiiifi  que  dans  rimiocence  :  je  n'apprk 
jamais  àdiilinguer  mes  mftruclions  de 
mes  pkiiiirs.  Tous  les  hommes  le  rap- 
pellent avec  attendriilement  les  jeux  de 
leur  enfance  ,  mais  je  fuis  le  feul  peut- 
être  qui  ne  mêle  point  à  ces  doux  fou- 
venirs  ceux  des  pleurs  qu'on  lui  fit 
verfcr.  Hélas!  Si  je  fulfe  mort  enfant, 
j'aurois  déjà  joui  de  la  vie ,  &  n'en  au- 
rois  pas  connu  les  regrets  !  _ 

Je  devins  jeune  homme  &  ne  celTai 
point  d'être  heureux.  Dans  l'âge  des 
p.aflions  je  formois  ma  raifon  par  mes 
iènsî  ce  qui  fert  à  tromper  les  autres 
fut  pour  moi  le  chemin  de  la  vérité, 
j'appris  à  juger  fliincment  des  choies 
qui  m'environnoient  &de  l'intérêt  que 
j'y  devois  prendre  j  j'enjugeois  fur  des 
principes  vrais  &  fimples  ;  l'autorité  , 
l'opinion  n'altéroicnt  point  mes  juge- 
mens.  Pour  découvrir  les  rapports  des 
chofes  entre  elles  ,  j'étudiois  les  rap- 
ports de  chacune  d'elles  à  moi  :  par 
deux  termes  connus  j'apprenois  à  trou- 
ver le  troificme  :  pour  connoitre  l'uni- 
vers par  tout  ce  qui  pouvoit  m'inte- 
reiîer  ,  il  me  fuffit  de  me  connoitre  j 
ina  place  airignée ,  tout  fut  trouvé, 

J'appris  ain fi  que  la  première  figefle 
cft  de  vouloir  ce  qui  clt ,  &  de  régler 
fou  cœur  fur  fa  dcitinée.  Voilà  tout  ce 


Livre    V.  2%i 

qui  dépend  de  nous ,  me  difîez-vous  , 
tout  lerefte  eil  de  i,iéceirité.  Celui  qui 
lutte  le  plus  contre  Ton  fortcPile  moins 
fiige  &  toujours  ic  plus  malheureux  ; 
ce  qu'il  peut  changer  à  fa  iituation  le 
foulage  moins  que  le  trouble  intérieur 
q-u'il  fe  donne  pour  cela  ne  le  tour- 
mente. 11  réuffit  rarement,  &  ne  gagne 
rien  à  réufltr.  Mais  quel  être  fenilb-lc 
peut  vivre  toujours  ftns  paifions,  fans 
attachemcns  ?  Ce  n'eft  pas  un  homme  , 
c'elt  une  bratc ,  ou  c'eft  un  Dieu.  Ne 
pouvant  donc  me  garantir  de  toutes 
les  affedions  qui  nous  lient  aux  cho-.- 
ies  ,  vous  m'apprites  du  moins  aies 
choifir  ,  à  n'ouvrir  nK>n  a  me  qu'aux 
plus  nobles  ,  à  ne  l'attacher  qu'aux 
plus  dignes  objets  qui  font  mes  fem- 
blablcs,  à  étendre  pour  ainll  dire  le: 
moi  humain  fur  toute  l'humanité  ,  *^c 
à  me  préferver  ainii  des  viles  pafllons 
qui  le  concentrent. 

Quand  mes  fens  éveillés  par  l'âge 
me  deman.dcrcnt  une  compagne ,  vous 
épurâtes  leur  feu  par  les  fcntimens  ;; 
c'cll;  par  l'imagination  qui  les  anime 
que  j'appris  à  les  fubjuguer.  J'aimai 
Sophie  avant  même  que  de  la  connoî- 
tre  ;  cet  amour  préfervoït  mon  cœur 
des  pièges  du  vice,  il  yportoit  le  goût 
des  choies  belles  &  honnêtes,  il  y  gra- 

K  ^ 


222  Emile. 

voit  en  traits  ineffaçables  les  faintes 
loix  de  la  vertu.  Quand  je  vis  enhn 
ce  digne  objet  de  mon  culte ,  quand  je 
fentis  l'empire  de  les  charmes,  tout 
ce  qui  peut  entrer  de  doux  ,  de  ravif- 
fant  dans  une  ame  pénétra  la  mienne 
d'un  fentiment  exquis  que  rien  ne  peut 
exprimer.  Jours  chéris  de  mes  premiè- 
res amours",  jours  délicieux,  que  ne 
pouvez-vous  recommencer  fans  celle  & 
remplir  déformais  tout  mon  être  !  je 
ne  voudrois  point  d'autre  éternité. 

Vains  regrets   !    fouhaits    inutiles  ! 
Tout  ell  difparu ,  tout  eft  éifparu  fans 

î^tour Après  tant  d'ardens  foupirs, 

yen  obtins  le  prix  ,  tous  mes  vœux 
furent  comblés.  Epoux  ,.  &  toujours 
amant ,  je  ttouvai  dans  la  tranquille 
poifeiîion  un  bonheur  d'une  autre  ef- 
pcce,  mais  non  moins  vrai  que  dans 
le  délire  des  defirs.  Mon  maître,  vous 
croyez  avoir  connu  cette  fille  enchan- 
tere'ife.  O  combien  vous  vous  trompez  î 
Vous  avez  connu  ma  maitrelfe  ,  ma 
femme  j  mais  vous  n'avez  pas  connu 
Sophie.  Ses  charmes  de  toute  elpece 
étoient  inépuilablcs  ,  chaque  inrtant 
fembloit  les  renouveler  ,  <Sc  le  dernier 
jour  de  la  vie  m'en  montra  que  je  n'on 
vois  pas  connus. 

Déjà  père  de  deux  cnfans ,  je  partar 


Livre    V.  22^ 

geois  mon  tcms  entre  une  époufe  ado" 
rée  &  les  chers  fruits  de  (a  tendreiie  ' 
vous    m'aidiez  à    préparer  à  mon  fcis 
une  éducation  rernblab'c  à  la  mienne, 
&  ma  fille,  fous  les  yeux  dé  fa  mère 
eût  appris  a  lui  reiîembler.  Toutes  mes 
affaires  'e  bornoient  au  foin   du  patri- 
moine de  Sophie  ;   j'avois    oublié  ma- 
fortune  pour  jouir  de  ma  félicité.  Trom-- 
peufe  félicité!  trois  fois  j'ai  fenti  ton 
inconftance.    Ton    terme   n'eft    qu'un 
point,    &  lorfqu'on   eft  au   comble  il 
iaut  bientôt  décli'.aer.  Etoit-ce  par  vous, • 
père  cruel  ,  que  dcvoit  commencer  ce' 
déclin  ?  Par  quelle  fatalité  putes-vous- 
quitter  cette  vie  paifibie  que  nous  me- 
nions  enferabie  ,    comment    mes   em- 
prelTemeiis  vous  rebut2rent-ils  de  moi  ? 
Vous  vous  compbifiez  dans  votre  ou-- 
vrage  ;  je  le  voyois  ,  je  le  ■  en.tois  ,  j'en' 
ctois  fur.    Vous  paroiifiez  heureux  de 
mon  bonheur  j  les  tendres  careifes  de 
Sophie   fembloient   flatter  votre  fœur 
paternel }  vous  nous  aimiez ,  vous  vous 
plaiiîez  avec  nous ,  &  vous  nous  quit- 
tâtes !  fans  votre  retraite,  je  ferois  heu-- 
reux    encore  ,  mon   fils   vivroit  peut- 
être  ,    ou   d'autres    mains    n'auroient 
point  fermé  fes  yeux.    Sa  mère ,    ver»- 
tueufe  &  chérie,  vivroit  elle-même  dans 
les  Uras  de  Ion  époux.  Prétraite  funefte, 

K4 


224  Emile. 

qui  m'a  livré  fans  retour  aux  horreurs 
de  mon  fort  !  non  ,  jamais  fous  vos 
yeux  le  crime  &  fcs  peines  n'enllent 
approché  de  ma  famille  i  en  i'abjndon- 
nant  vous  m'avez  fait  plus  de  maux 
que  vous  ne  m'aviez  fait  de  biens  en 
toute  ma    vie. 

Bientôt  le  ciel  ceffa  de  bénir  une 
înaifon  que  vous  n'habitiez  plus.  Les 
maux  ,  les  affligions  fe  fuccédoicnt 
fans  relâche.  En  peu  de  mois  nous  per- 
dmies  le  père  ,  la  mère  de  Sophie  ,  & 
enBn  fa  Bile,  fa  charmante  fille  qu'elle 
avoit  tant  dellrce  ,  qu'elle  idolatroit  , 
qu'elle  vouloit  fuivre.  A  ce  dernier 
coup  fa  confiance  ébranlée  acheva  de 
l'abandonner.  Jufqu'à  ce  tems  ,  con- 
tente &  pailible  dans  fa  folitudc  ,  elle 
avoit  ignoré  les  amertumes  de  la  vie, 
elle  n  avoit  point  armé  contre  les  coups 
du  fort  cette  ame  (cnfible  <Sc  facile  à 
s'atieder.  Elle  fentit  ces  pertes  comme 
on  lent  fes  premiers  malheurs  :  auiîî 
ne  furent-elles  que  les  commencemens 
des  nôtres.  Rien  ne  pouvoit  tarir  fes 
pleurs  i  la  mort  de  fa  fille  lui  fit  léntir 
plus  vivement  celle  de  fi  mère  :  elle 
appelloit  fuis  celle  l'une  ou  l'autre  en 
gémiliant  ;  elle  faifoit  retentir  de  leurs 
noms  &  de  fcs  regrets  tous  les  lieux 
©ù  jadis  elle  avoit  requ  leurs  iniioce^L- 


Livre    V.  22f 

tés  careffes:  tous  les  objets  qui  les  lui 
rappcMoieiit  aigriiToient  fcs  douleurs  ;, 
je  réfolus  de  Téloigner  de  ces  triiires 
lieux.  J'avois^daus  la  capitale  ce  qu'oa 
appelle  des  aiiaires  &  qui  n'eu  avoient 
jamais  été  pour  moi  jufqu'alors  :  je  lui 
proporai  d'y  fuivre  une  amie  qu'elle 
s'étoit  faite  au  voifinage  &  qui  étoit 
obligée  de  s'y  rendre  avec  fon  mari. 
Elle  y  confentit  pour  ne  point  fe  fépa- 
rer  de  moi  ,  ne  pénétrant  pas  mon 
motif.  Son  afHidion  lui  étoit  trop  chère- 
pour  chercher  à  la  calmer.  Partagée 
lès  regrets  ,  pleurer  avec  elle  étoit  la. 
feule  confolation  qu'on  pût  lui  donner. 
En  approchant  de  la  capitale  je  me 
fentis  frappé  d'une  imprelFion  funefte 
que  je  n'avois  jamais  éprouvée  aupa-» 
ravant.  Les  plus  trilles  prelTentimens: 
s'élevoient  dans  mou  fein  :  tout  ce  que 
j'avois  vu  ,  tout  ce  que  vous  m'aviez, 
dit  des  grandes  villes  me  faifoit  trem^ 
b'er  fur  le  léjour  de  celle-ci.  Je  m'ef- 
frayois  d'cxpbfèr  une  union  Ci  pure  à. 
tant  de  dangers  qui  pouvoient  l'altérer.. 
Je  frémiifois  en  regardant  la  trifte  So- 
phie de  longer  que  j'entraiilois-  moi- 
même  tant  de  vertus  &  de  charmes  dans; 
ce  goutfre  de  préjugés  &  de  vices,  oui 
vont  fc  perdre  de  toutes  parts  rinuo*- 
.cence  &;  le  bonheur, 

K  f 


226  Emile. 

Cependant ,  fur  d'elle  &  de  moi ,  je 
mcpriiois  cet  avis  de  la  prudence,  que 
je  preiiois  pour  un  vain  prciientimcnt; 
en  ni'en  laiifant  tourmenter,  je  le  trai- 
tois  de  chimère.  Hélas  î  je  n'iraaginois 
pas  le  voir  fitôt  &  fi  cruellement  julb'- 
£é.  Je  ne  fongeois  gueres  que  je  n'ai- 
lois  pas  chercher  le  péril  dans  la  capi- 
tale ,  mais  qu-.il  my  fuivoit. 

Comment  vous  parler  des  deux  ans 
que  nous  palTamcs  dans  cette  fatale  vil- 
le ,  &  de  l'effet  cruel  que  Bt  fur  mon 
ame  &  fur  mon  fort  ce  féjour  empoi- 
fonné  '^  Vous  avez  trop  fu  ces  trilles 
cataftrophes  dont  le  fouvenir,  elFacé 
dans  des  jours  plus  heureux,  vient  au- 
jourd'hui redoubler  mes  regrets  ,  en 
Bie  ramenant  à  leur  fourcc.  Quel  chan- 
gement produifit  en  moi  ma  comp'ai- 
îànce  pour  des  liaifons  trop  aimables , 
que  l'habitude  commenqoit  à  tourner 
en  amitié  î  comment  l'exemple  é'c  l'imi- 
tation, contre  Icfqu  cl  s  vous  aviez  fi  bien 
armé  mon  cœur,  l'amenerent-ils  infen- 
ri'blementàcesgoùts  frivoles,  que  plus 
jeune  j'avois  lu  dédaigner?  Q_u'il  eft 
diricrent  de  voir  les  chofes  dillrait  par 
d'autres  objets  ou  feulement  occupé  de 
ceux  qui  nous  frappent  î  ce  n'étoit  i^us 
le  tems  où  mon  imagination  cch.iuHee 
i^e  cherchoit  que  Sophie  ,  &  rebutoit 


Livre    V.  227 

tout  ce  qui  n'étoit  pas  elle.  Je  ne  la 
ehcrchois  plus  ,  je  la  poiTédois  ,  Ton 
charme  embelliiîbit  alors  autant  les  ob- 
jets qu'il  les  avoit  déSgurés  dans  ma 
première  jeuneiTe.  Mais  bientôt  ces  mê- 
mes objets  affoiblirent  mes  goûts  en 
les  partageant.  Ufé  peu-à-peu  fur  tous 
ces  amufemens  frivoles ,  mon  cœur  per- 
dait infentiblement  fon  premier  relibrt 
&  devenoit  incapable  de  chaleur  &  de 
force;  j'errois  avec  inquiétude  d'un 
plaifir  à  l'autre  ;  je  rccherchois  tout  & 
je  m'ennuyois  de  tout;  je  ne  me  plai- 
îbis  qu'où  je  n'étois  pas  ,  &  m'etour- 
diflbis  poiu:  m'amufer.  Je  fentois  une 
révolution  dont  je  ne  voiiiois  point  me 
convaincre  ;  je  ne  me  lailfois  pas  le 
tems  de  rentrer  en  nioi ,  crainte  de  ne 
m'y  plus  retrouver.  Tous  mes  attache- 
mens  s'étoient  relâches,  toutes  mes  af- 
fedions  s'étoient  attiédies:  j'avois  mis 
un  jargon  de  fentiment  &  de  morale  à 
la  place  de  la  réalité.  J'étois  un  homme 
galant  fans  tcndreife  ,  ■  un  Stoïcien  fins 
vertus  ,  \\n  fage  occupé  de  fohes,  je 
n'avois  plus  de  votre  Emile  que  le  nom 
&  quelques  difcours.  Ma  franchife  ,  ma  . 
liberté  ,  mes  plaifirs  ,  mes  devoirs  ,, 
vous  ,  mon  fils  ,  Sophie  elle-même  ,, 
tout  ce  qui  jadis  animoit ,  élevoit  moni 
efprit  &  faifoit  la  plénitude  de  moai 

K  6. 


2a§  Emile. 

exiftence  ,  en  fe  détachant  peu-à-peu 
de  moi  fernbloit  m'en  détaclier  moi- 
même  ,  &  ne  laiiroit  plus  dans  mon 
amc  arfaillee  qu'un  fcntiment  importun 
de  vuide  &  d'anéantilîement.  Enfin, 
je  naimois  plus  ou  croyois  ne  plus  ai- 
mer. Ce  feu  terrible  ,  qui  paroillbit 
prefque  éteint,  cou  voit  fous  la  cendre, 
pour  éclater  bientôt  avec  plus  de  fureur 
que  jamais. 

Changement  cent  fois  plus  niconce- 
vabîe  î  comment  celle  qui  faifoitja 
gloire  &  le  bonheur  de  ma  vie  en  fit- 
elle  la  honte  &  le  défelpoir  '<^  Comment 
décrirois-)c  un  il  déplorable  égarement? 
Non  ,  jamais  ce  dét"ail  atfreux  ne  for- 
tira  de  ma  plume  ni  de  ma^  bouche  : 
il  etl  trop  injurieux  à  la  mémoire  de 
la  plus  digne  des  femmes  ,  trop  acca- 
blant, trop  horrible  à  monfouycnir,  trop 
décourageant  pour  la  vertu  j  j'en  mour- 
rois  cent  fois  avant  qu'il  fût  achevé. 
Morale  du  monde  ,  pièges  du  vice  & 
de  l'exemple  ,  trahifons  d'une  fauife 
a-mitié  ,  inconllance  &  foiblelîc  humai- 
ne ,  qui  de  nous  ert  à  votre  épreuve? 
Ah  î  11  Sophie  a  fouillé  fa  vertu,  quelle 
femme  oléra  compter  fur  la  Tienne  ? 
Mais  de  quelle  trempe  unique  dut  être 
«ne  ame  qui  put  revenir  de  fi  loui  à 
^out  ce  qu'elle  fut  auparavant  '< 


Livre    V.  aa^ 

.  C'eft  de  vos  enfans  régénérés  que 
j'ai  à  vous  parler.  Tous  leurs  égare- 
meiis  vous  oiit  été  connus  :  je  n'en 
dirai  que  ce  qui  tient  à  leur  retour  à 
eux-mêmes  &  iert  a  lier  les  événemens. 
Sophie  confolée  ,  ou  plutôt  diftraite 
par  fon  amie  &  par  les  Ib ciétés  où  elle 
Pentrainoit,  n'avoit  plus  ce  goût  déci- 
dé pour  la  vie  privée  &  pour  la  retrai- 
te :  elle  a  voit  oublié  les  pertes  &  pres- 
que ce  qui  lui  étoit  retlé.  Son  fils  en 
grandniant  alioit  devenir  moins  dépen- 
dant d'elle  ,  &  déjà  la  mère  apprenoit 
à  s'en  paiTer.  Moi-même  je  n'ctois  plus 
fon  Emile ,  je  n'étois  que  fon  mari , 
&  le  mari  d'une  honnête  femme  dans 
les  grandes  villes  efi:  un  hom.me  avec 
qui  l'on  g-arde  en  public  toutes  fortes 
de  boinies  manières  ,  mais  qu'on  ne- 
voit  point  en  particulier.  Long-tems 
nos  coteries  furent  les  mêmes  i  elles 
changèrent  infenfiblement.  Chacun  des 
deux  penfoit  fe  mettre  à  fon  aife  lom 
de  k  perfbnne  qui  avoit  droit  d'inlpec- 
tion  fur  lui.  Nous  n'étions  plus  un  , 
nous  étions  deux  :  le  ton  du  monde 
nous  avoit  divifcs  ,  &  nos  cœurs  ne 
iè  rapprochoient  plus.  Il  n'y  avoit  que 
nos  voiiins  de  campagne  &  amis  de 
ville  qui  nous  réuniiicnt  quelquefois. 
La  femme ,  après  m'avodr  fait  Ibuvenu 


2^0  Emile. 

des  agaceries,  auxquelles  je  ne  réfiftoi? 
pas  toujours  fans  peine,  fe  rebuta  ,  fie 
s'attacîiaat   toiit-à-fait  à  Sophie  en  de- 
vnit  inféparable.    Le  mari   vivoit  fort 
lié  avec  fon  èpoufe  ,  &  par  çonféquent 
avec  la  mienne.    Leur  conduite    exté- 
rieure étoit  régulière  &  décente ,  mais 
leurs  maximes  auroient  dû  m'effraycr. 
Leur  bonne  intelligence  venoit  moins 
d'un  véritable  attachement  que  d'une 
indirférence  commune   fur  les  devoirs 
de  leur  état.  Peu  jaloux  des  droits  qu'ils 
avoient  l'un  fur  l'autre ,  ils  prétendoicnt 
s'aimer   beaucoup    plus   en   fe   paflant 
tous  leurs  goûts  fans  contrainte  ,  &  ne 
s'otfenfant  point  de  n'en  être  pas  Tob- 
jet.  Quc^  mon  mari  vive   heureux,  fur 
toute  chofe ,  difoit  la  femme  -,  que  j^aye 
ma  femme  pour  amie ,  je  fuis  content, 
difoit  le  mari.    Nos  fentimens  ,  pour- 
juivoient-ils ,  ne  dépendent  pas  de  nous, 
mais  nos  procédés  en  dépendent  :  cha- 
cun met  du  fien  tout  ce  qu'il  peut  au 
bonheur  de  l'autre.  Peut-on  mieux  ai- 
mer ce  qui  nous  eft  cher ,  que  de  vou- 
loir tout  ce  qu'il  defire  ?    On  évite  la 
cruelle  nécelTité  de  fe  fuir. 

Ce  fyftèmc  ainfi  mis  à  découvert  tout 
d'un  coup  nous  eût  fait  horreur.  Mais 
on  ne  fait  pas  combien  les  épanchemens 
de  Taniitié  font  palier  de  chofes  qui  re.- 


L  I   V   R  E      V.  2^1 

volteroieiit  fans  elle  ;  on  ne  fait  pas 
combien  une  philofophie  fî  bien  adap- 
tée aux  vices  au  cœur  humain  ,  une 
philorophie  qui  n'oifre  au  lieu  des  fetv. 
timens  qu'on  n'eft  plus  maître  d'avoir, 
au  lieu  du  devon  caché  qui  tourmen- 
te &  ne  profite  àperlonne,  que  foins,- 
procédés,  bienféances  ,  attentions ,  que 
franchife,  liberté  ,  luicérité ,  confian- 
ce,  on  ne  fait  pas,  dis  -  je  ,  combien 
-tout  ce  qui  maintient  l'union  entre  les 
perfonnes  quand  les  cœurs  ne  font  plus . 
unis  ,  a  d'attrait  pour  les  meilleurs  na- 
turels ,  &  devient  féduifant  fous  le  maf. 
que  de  la  fageiie  :  la  raifon  même  au- 
roit  peine  à  fe  défendre,  ii  la  confcien- 
ce  ne  venoit  au  fecours.  C'étoit  là  ce 
qui  maintenoit  entre  Sophie  &  moi  la 
honte  de  nous  montrer  un  empreife- 
ment  que  nous  n'avions  plus.  Le  cou- 
ple qui  nous  avoit  fubjugués  s'outra- 
geoit  fins  contrainte  &  croyoit  s'ai- 
mer: mais  un  ancien  refped  l'un  pour 
l'autre  que  nous  ne  pouvions  vaincre 
nous  forqoit  à  nous  fuir  pour  nous  ou- 
trager. En  paroiiîant  nous  être  mutuel- 
lement à  charge,  nous  étions  plus  près 
de  nous  réunir  qu'eux  qui  ne  fe  quit- 
toient  point.  Celfer  de  s'éviter  quand 
on  s'oticnfe  ,  c'eft  être  fùrs  de  ne  fe 
rapprocher  jamais, . 


25  a  Emile. 

Mais  au  moment  où  l'éloignemeiU" 
entre  nous  étoic  le  plus   marqué ,  tout 
changea  de  la  manière  la  plus  bizarre. 
Tout-à-coap  Sophie  devint  auffi  h-^den- 
taire  &  retirée  qu'elle  avoit  été  diiîipce 
jufqu'alors.  Son   humeur  ,  qui  n'étoit 
pas    toujours  égale  ,    devmt   conftam- 
ment  trille  &  fombre.  Enfermée  depuis 
le  matin  julqu'au  foir  dans  fa  chambre, 
fans  parler ,  fans  pleurer  ,  fans  fe  fou- 
cier  de  perfonne,  elle  ne  pouvoit  foul- 
frir  qu'on  l'interrompit.  Son  amie  elle- 
même  lui  devint  infupportablej  elle  le 
lui  dit  &  la  reçut  mal  fans  la  rebuter  : 
e-Ue  me  pria  plus  d'une  fois  de  la  déli- 
vrer d'elle,    je   lui  fis  la  guerre  de  ce 
caprice   dont   j'accufois  un   peu  de  la- 
loufie  ;  je  le  lui  dis  même  un  jour  en 
plaifantant.  Non,  mcnfieur,  je  ne  luis 
point  jaioufc,  me  dit-elle  d'un  air  troid 
&  réfolu  j    mais  j'ai   cette  femme  en 
horreur  :  je  ne  vous  demande  qu'une 
grâce,  c'eit  que  je  ne  la  revoye  jamais. 
Frappé  de  ces   mots  ,  je  voulus  favoir 
la  raifon  (ie  fa  haine  :  elle  refufa  de  re- 
pondre. Elle  avoit  déjà  ferme  la  porte 
au  mari  ;  je  fus  obligé   de  la  fermer  a 
la  fjmme ,  <Sc  nous  ne  les  vîmes  plus. 

Cependant  fa  triilelfe  contmuoit  & 
devenoit  inquiétante.  Je  commençai  de 
m'en  alarmer  3  mais  comment  en  ii^voxi: 


L   I   V  R   E      V.  2^5 

la  caufe  qu'elle  s'obftinoit  à  taire  ?  Ce 
n'étoit  pas  à  cette  amc  fierc  qu'on  en 
pouvoit  impofer  par  l'autorité  :  nous 
avions  ceifé  depuis  û  long-  tems  d'être 
les  confidens  l'un  de  l'autre  que  je  fus 
peu  furpris  qu'elle  dédaignât  de  m'our 
vrir  {'on  cœur  ;  il  faloit  mériter  cette 
conhance ,  «Se  foit  que  fa  touchante  mé- 
lancolie eût  réchaufié  le  mien ,  foit  qu'il 
fïit  moins  guéri  qu'il  n'avoit  cru  l'être, 
je  fentis  qu'il  m'en  coûtoit  peu  pour  lui 
rendre  des  foins  avec  lefquels  j'efpérois 
vaincre  enfin  fon  filence. 

Je  ne  la  quiirois  plus  :  mais  j'eus 
beau  revenir  à  elle ,  &  marquer  ce  re- 
tour par  les  plus  tendres  erapreilèmens, 
je  vis  avec  douleur  que  je  n'avanqois 
rien.  Je  voulus  rétablir  les  droits  d'é- 
poux, trop  négligés  depuis  long-temsj 
j'éprouvai  la  plus  invincible  réliftance. 
X^e  n'étoient  plus  ces  refus  agaçans  , 
faits  pour  donner  un  nouveau  prix  à 
ce  qu'on  accorde;  ce  n'étoient  pas  non 
plus  ces  refus  tendres,  modeftes,  mais 
abfo'us,  qui  m'cnivroien-t  d'amour  & 
qu'il  filoit  pourtant  refpecler.  C'étoient 
les  refus  lérieux  d'une  volonté  déci- 
dée qui  s'indigne  qu'on  puilfe  douter 
d'elle.  El'e  me  nippelloit  avec  force  les 
cngagemens  pris  jadis  en  votre  pré- 
sence. Quoi  qu'il  en  foit  de  moi ,  difuit- 


o,-^4  Emile. 

elle  ,  vous  devez  vous  cftimer  vous- 
même  &  rerpeder  à  jamais  la  parole 
d'Emile.  Mes  torts  ne  vous  autorifent 
point  à  violer  vos  promeircs  i  vous 
pouvez  me  pmiir,  mais  vous  ne  pou- 
vez me  contraindre,  &  foyez  fur  que 
je  ne  le  foutfrurai  jamais.  Qiie  répon- 
dre ,  que  faire ,  fnion  tâcher  de  la  flé- 
chir ,  de  la  toucher  ,  de  vaincre  fon 
obflination  à  force  de  perfévérance  ? 
Ces  vains  elforts  irritoient  à  la  fois 
mon  amour  &  mon  amour-propre.  Les 
difficultés  enflammoient  mon  cœur ,  & 
je  me  faifois  un  point-d'honneur  de  les 
furmonter.  Jam"ais  peut-être  après  dix 
ans  de  mariage ,  après  un  Ci  long  re- 
froidilfement ,  la  paifion  d'un  époux 
ne  fe  ralluma  fi  brûlante  &  fi  vive  ; 
jamais  durant  mes  premières  amours 
je  n'avois  tant  veifé  de  pleurs  à  fes 
pieds  :  tout  fut  inutile  ,  elle  demeura 
inébranlable. 

J'étois  aufii  furpris  qu'affligé  ,  fa- 
chant  bien  que  cette  dureté  de  cœuç 
n'étoit  pas  dans  fon  caradere.  Je  ne 
nie  rebutai  point  ,  &  fi  je  ne  vainquis 
pas  fon  opiniâtreté ,  j'y  crus  voir  en^in 
moins  de  f^cherciie.  Qiielques  figncs 
de  reg'-et  &  de  pitié  tempéroient  l'ait 
greu.  de  fes  refus  i  je  jugeois  quelque- 
Lis   qu'ils    lui  coûcoient  ;.    fcs  yeux 


Livre    V.  255* 

éteints  laifToicnt  tomber  fur  moi  quel- 
ques regards  non  moins  trilles  .  mais 
moins  farouches  ,  &  qui  fembloient 
portés  à  Fattendriifement.  Je  penfai^que 
h  honte  d'un  caprice  aufii  outré  l'em- 
pèchoit  d'en  revenir  ,  qu'elle  le  foiL- 
tenoit  faute  de  pouvoir  fexcufer  ,  & 
qu'elle  n'attendoit  peut-être  qu'un  peu 
de  contrainte  pour  paroitre  céder  à  la 
force  ce  qu'elle  n'ofoit  plus  accorder 
de  bon  gré.  Frappé  d'une  idée  qui  fiât- 
toit  mes  deiirs  ,  je  m'y  livre  avec  com- 
plaifance  :  c'eft  encore  un  égard  que  je 
veux  avoir  pour  elle,  de  lui  fauver  l'em- 
barras de  fe  rendre  après  avoir  fi  long- 
te  m  s  réfidé. 

Un  jour  qu'entraîné  par  mes  trans- 
ports je  joignois  aux  plus  tendres  fup- 
plications  les  plus  ardentes  careifes ,  je 
la  vis  émuei  je  voulus  achever  ma  vic- 
toire. Oppreffée  &  palpitante  ,  elle  étoit 
prête  à  fuccomber  ,  quand  tout-à-coup 
changeant  de  ton ,  de  maintien  ,  de  vi- 
fdge  ,  elle  me  repoulle  avec  une  promp- 
titude ,  avec  une  violence  incroyub'e, 
8i  me  regardant  d'un  ail  que  la  fureur 
8c  le  délefpoir  rendoient  cifrayant ,  ar- 
rêtez,  Emile,  me  dit- cUe  ,  &  fâchez 
que  je  ne  vous  fuis  plus  rien  :  un  autra 
a  fouillé  votre  lit ,  je  fuis  enceinte ,  vous 
ne  me  toucherez  ds  ma  vie  3  &  fur4e- 


a?5  Emile. 

champ  elle  s'élance  avec  impétuofité 
dans  fon  cabinet  ,  dont  elle  ferme  la 
porte  fur  elle. 

Je  demeure  écrafé 

Mon  maître ,  ce  n'eft  pas  ici  Thiftoire 
des  évcnemens  de  ma  vie  ;  ils  valent  peu 
la  peine  d'être  écrits  ;  c'eft  fhiltoire  de 
mes  pafîions  ,  de  mes  fentimens ,  de  mes 
idées.  Je  dois  m'étendre  fur  la  plus  ter- 
rible révolution  que  mon  cœur  éprouva 
jamais. 

Les  grandes  plaies  du  corps  &  de  l'ame 
ne  faignent  pas  à  Tinllant  qu'elles  font 
faites  5  elles  n'impriment  pas  iitôt  leurs 
plus  vives  douleurs.  La  nature  fe  re- 
cueille pour  en  foutenir  toute  la  violen- 
ce ,  &  fou  vent  le  coup  mortel  ell  porté 
long-tems  avajit  que  la  b'clfure  ï^c  fallè 
fentir.  A  cette  fceiie  inattendue,  à  ces 
mots  que  mon  oreille  fembloit  repouiîèr, 
je  relie  immobile,  anéanti;  mes  yeux  fe 
ferment ,  un  froid  mortel  court  dans  mes 
veines  ;  fjns  être  évanoui  je  fcns  tous 
mes  fcns  arrêtés  ,  toutes  mes  foncftions 
fiifpendues  >  mon  ame  bouleverféc  eft 
«îans  un  trouble  univcrfel  ,  femblable 
au  cahos  de  la  fcene  au  moment  qu'elle 
change ,  au  moment  que  tout  fuit  &  va 
prendre  un  nouvel  afped;. 

J'ignore  combien  de  tems  je  demeurai 
dans  cet  état ,  à  genoux  comme  j'étois  , 


Livre    V.  ag; 

&  fans  ofèr  prefque  remuer ,  de  peur  de 
m'alîurer  que  ce  qui  fe  paifoit  n'étoit 
point  un  foiige.  J'aurois  voulu  que  cet 
étourdiiîement  eût  duré  toujours.  Mais 
enfin  réveillé  malgré  moi ,  la  première 
impreirion  que  je  lentis  fut  un  faifiiie- 
nient  d'horreur  pour  tout  ce  qui  m'en- 
vironnoic.  Tout- à- coup  je  me  levé, 
je  m'élance  hors  de  la  chambre ,  je  fran- 
chis l'cfcalier  fans  rien  voir  ,  fans  rien 
dire  à  peribnne,  je  fors,  je  marche  à 
grands  pas,  je  m'éloigne  avec  la  rapidité 
d'un  cerf  qui  croit  fuir  par  fa  vîtelié  le 
trait  qu'il  porte  enfoncé  dans  fon  flanc. 
Je  cours  ainfî  fans  m'arrêter  ,  fans 
ralentir  mon  pas  ,  jufques  dans  un  jardin 
public.  L'afped  du  jour  &  du  ciel  m'é- 
toit  à  charge  j  je  cherchois  l'obfcurité 
fous  les  arbres  ;  enfin ,  me  trouvant 
hors  d'haleine  ,  je  me  laiifai  tomber  de- 
mi-mort fur  un  gazon. . . .  Où  fui^-je  ? 
Que  fuis  je  devenu  ?  Qii'ai-je  entendu? 
Quelle  cataftrophe  ?  Infenfé  !  quelle  chi- 
mère as-tu  pou! fuivie  i*  Amour  ,  hon- 
neur ,  foi ,  vertus ,  où  êtes  -  vous  ?  La 
fublime ,  la  nob'e  Sophie  n'eft  qu'une 
infâme  !  Cette  exclamation  que  mon 
tranfport  fit  éclater,  fut  fiivic  d'un  tel 
déchirement  de  cœur,  qu'cpprelié  par 
les  fanglots  ,  je  ne  pouvois  ni  rcfpirer 
m  gémir  i  faiis  la  rage  &  l'emportement 


a^g  È   M   I   L  E. 

qui  fiiccéderent ,  ce  raifilTemeiit  m'eût 
fens  doute  écouite.  O  qui  pourroit  dé- 
mêler ,  exprimer  cette  confaiion  de  feii- 
timens  divers  que  la  honte  ,  l'amour  , 
la  fureur,  les  regrets,  l'attendriiicmient, 
h  jalouiie ,  l'aureux  défefpoir,  mie  firent 
éprouver  à  la  fois?  Non,  cette  ^  fi  tua- 
tion  ,   ce  tumulte  ne  peut  fe_  décrire. 
L'épanouillement  de  Textrèm.e  joie ,  qui 
d'un  mouvement  uniformiC  fem.ble  éten- 
dre &  rarciîer  tout  notre  être ,  fe  con- 
çoit ,  s'imagine  aifément.  Mais  quand 
Texceflive  douleur  raiîemble  dans  le  feiii 
d'un  rniférable  toutes  les  furies  des  en- 
fers ,  quand  miHc  tirailîemens  oppofés 
i^  déchirent  uns  qu'il  puiife  en  dillin- 
guer  un  feul  ,  quand  il  fe  fent  mettre 
en  pièces  par  cent  forces  diverfcs  qui 
Pentrainent  en  fens  contraires ,  il  n'eft 
plus  un,   il  cil  tout  entier  à  chaque 
point  de  douleur  ,  il  femble  le  multi- 
plier pour  fouiïrir.  Tel  étoit  mon  état, 
tel  il  fut  durant  plufieurs  heures  ;  com- 
ment en  fiiirc  le  tableau  ?  Je  ne  dirois 
pas  en  des  volumes  ce  que  je  fentois  à 
chaque  inffant.  Hommes  heureux,  qui 
dans  une  ame  étroite  &  dans  un  cœur 
tiède  ne  connoiifez  de  revers  que  ceux 
de  la  fortune ,  ni  de  palFions  qu'un  vil 
intérêt ,  puifTiez  -  vous  traiter  toujours 
cet  horrible  état  de  chimère ,  &  n'éprou- 


L   I  V   R   E      V,  l'>9 

ver  jamais  les  tourmens  cruels  que  don- 
îieiic  déplus  dignes  attachemens,  quand 
ils  fe  rompent ,  aux  cœurs  faits  pour  les 
fentir. 

Nos  forces  font  bornées  &  tous  les 
tranfports  violens  ont  des  intervalles. 
Dans  un  de  ces  momens  d'épuifement 
où  la  nature  reprend  haleine  pour  fouf- 
frir,  je  vins  tout-à-coup  à  penfer  à  ma 
jeuneile  ,  à  vous  mon  maître  ,  à  vos 
levons  5  je  vins  à  penfer  que  j'étois 
homme  ,  &  je  me  demande  aufli-tôt , 
quel  mal  ai-je  requ  dans  ma  perfonne  ? 
quel  crime  ai-je  commis  ?  qu'ai-je  per- 
du de  moi  ?  Si  dans  cet  inilant ,  tel  que 
je  fuis  ,  je  tombois  des  nues  pour  com- 
mencer d'exifter,  ferois-jeun  être  mal- 
heureux ?  Cette  réflexion  plus  prompte 
qu'un  éclair,  jetta  dans  mon  ame  un 
inftant  de  lueur  que  je  reperdis  bientôt , 
mais  qui  me  fulïit  pour  me  reconnoitre. 
Je  me  vis  clairement  à  ma  place  ;  &  l'u- 
iiigcdc  ce  moment  de  raifon  fut  de  m'ap- 
prendre  que  j'étois  incapable  de  raifon- 
ner.  L'horrible  agitation  qui  régnoit 
dans  mon  ame  n'y  laiiîoit  à  nul  objet  le 
tems  de  fe  faire  appercevoir  :  j'étois 
hors  d'état  de  rien  voir  ,  de  rien  com- 
parer,  de  délibérer,  de  réfoudre  ,  de 
juger  de  rien.  C'étoit  donc  me  tour- 
menter vainement  que  de  vouloir  rêver 


î4o  Emile. 

à  ce  que  j'avois  à  faire  ;  c'étoit  fans 
fruit  aigrir  mes  peines  ,  &  mon  ièul 
foin  devoit  être  de  gugner  du  tems  pour 
ratfermir  mes  fens  &  raiTeoir  mon  ima- 
gination. Je  crois  que  c'eib  le  feul  par- 
ti que  vous  auriez  pu  prendre  vous- 
même  ,  il  vous  euiliez  été  là  pour  me 
guider. 

RéioUi  de  laifler  exhaler  la  fougue  des 
tranfports  que  je  ne  pou  vois  vaincre  , 
je  m'y  livre  avec  une  furie  empreinte 
de  je  ne  fiis  quelle  vo'upté,  comme 
ayant  mis  ma  douleur  à  fbnaife.  Je  me 
levé  avec  précipitation  j  je  me  mets  à 
marcher  comme  auparavant ,  fans  fui- 
vre  de  route  déterminée:  je  cours  ,  j'er- 
re de  part  &  d'autre,  j'abandonne  mon 
corps  à  toute  IVtgitation  de  mon  cœur , 
j'en  fuis  les  imprelîions  fans  contrainte  : 
je  me  mets  hors  d'haleine  ,  &  mêlant 
mes  foupirs  tranchans  à  ma  refpiration 
gênée  ,  je  Aicfentois  quelquefois  prêt  à 
iiitibquer. 

Les  fecoufles  de  cette  mai-che  préci- 
pitée fembloient  m'étourdir  «S:  me  fou- 
lager.  L'infH-.icl  dans  les  paihons  vio- 
lentes dide  des  cris  ,  des  mouvemens, 
des  gelées,  qui  donnent  un  cours  aux 
efprits  &  font  diverdon  à  la  palîion  : 
tant  qu'on  s'agite  on  n'cft  qu'emporté; 
Je  morue  repos  eil  plus  à  craindre  ,  il 

e(t 


L    I    Y    R   E      \^.  24c 

efi:  voifin  du  dcfefpoir.  Le  même  foir 
je  fis  de  cette  différence  une  épreuve 
prefque  rilible  ,  fî  tout  ce  qui  montre 
la  folie  &  la  mifere  humaine  devoit  ja- 
mais exciter  à  rire  quiconque  y  peut 
être  aflujetti. 

Après  mille  tours  &  retours  faits  fans 
m'en  être  appcrqu  ,  je  me  trouve  au 
milieu  de  la  ville  entouré  de  carrolTes , 
à  l'heure  des  IpecTiacles  &  dans  une 
rue  où  il  y  en  avoit  un.  J'allois  être 
écrafé  dans  l'embarras  ,  fî  quelqu'un 
me  tirant  par  le  bras  ne  m'eût  averti 
du  danger  :  je  me  jette  dans  une  porte 
ouverte,  c'étoit  uncafé.  J'y  fuis  accofté 
par  des  gens  de  ma  connoilTance  j  ou 
me  parle ,  on  m'entraîne  je  ne  fais  où. 
Frappé  d'un  bruit  d'inftrumens  &  d'un 
éclat  de  lumières  ,  je  reviens  à  moi , 
j'ouvre  les  yeux  ,  je  regarde  ;  je  me 
trouve  dans  la  faile  du  fpedlacle  un  jour 
de  première  rcpréfentation ,  prefTé  par 
la  fou'e  ,  &  dans  l'impuilTance  de  fbrtir. 

Je  frémis ,  mais  je  pris  mon  parti  ;  je 
ne  dis  rien  ,  je  me  tins  tranquille,  quel- 
que cher  que  me  coûtât  cette  apparente 
tranquillité.  On  fit  beaucoup  de  bruit, 
on  parloit  beaucoup  ,  on  me  parîoit> 
n'entendant  rien  que  pouvois-je  répon- 
dre ?  Mais  un  de  ceux  qui  m'avoient 
amené  ^  ayant   par  hafard  nommé   ma 

Emile.  Tom.  IV.  L 


^à^a  E  M  ILE. 

^fcmme  ,  à  ce  nom  funéfte  je  fis  un  cri 
^pèrqant  qui  Fut  ouï  de  toute  ralfemblée 
"Se  Ctiufci  quelque  rumeur.    Je  nie  remis 
'uromptement ,  &  tout  s'àppaifci.  Cepen- 
clant  ayant  attiré  par  ce  cri  rattcntioii 
de  ceux  qui  m'environnoient ,  je  cher- 
chai le  moment  de  m'évader  ,  &  m\ip- 
"prochant  pcu-à-peu  de  la  porte  ,  je  fortls 
*  enfin  avant  qu'on  eût  achevé. 

"En  entrant  dans  la  rue  &  retirant  ma- 
chinalement ma  main,  que  j'avois  tenue 
dans  mon  fein  durant  toute  la  rcpre- 
"fentation  ,  je  vis  mes  doigts  pleins  de 
fang,  &  j'en  crus  fentir  couler  fur  ma 
poitrine.  J'ouvre  mon  fein .  ie  regarde  j 
je  le  trouve  fanglàiit  &  déciiiré  comme 
le  cœur  qu'il  ciifermoit.  On  peut  pén- 
fer  qu'un  Tpëdateur  tranquille  à  ce  prix  » 
n'étoit  pas  fort  bon  juge  de  la  pièce 
qu'il  venoit  d'entendre. 

Je  me  hâtai  de  fuir ,  tremblant  dVtte 
eîicore  rencontré.    La  nuit  hvoriiant 
'  riies  courfes ,  je  me  remis  à  parcourir 
'  les  rues,  comme  pour  me  dédommager 
de  la  contrainte  que  je  venois  d'cpn)u- 
ver  j  je  marchai  plulicurs  heures  lims 
■  me  repoferun  moment  :  enfin  ne  pou- 
vant prefquc   plus  me  foutenir  &  me 
trouvant  près  de  mon  quartier ,  je  ren- 
tre chez  moi,  non  fans  un  affreux  bat- 
"  tement  de  cœur  :   je  demande  ce  qtie 


Livre    V.  .243 

fait  iv.on  fils  j  on  me  dit  qu'il  dort  ;  je 
me  tais  &  foupirc  :  mes  gens  veulent 
nie  parler  ,  je  IsUl  imporc  filence  ;  je 
nie  jette  fur  un  lit  ,  ordonnant  qu'oii 
s'aille  coucjier.  Après  quelques  heur£^ 
d'un  repos  pire  que  l'agitation  de  Ij^ 
veille  ,  je  me  levé  avant  le  jour,  &  tra- 
verfant  lims  bruit  les  appartemens ,  j'ap- 
proche de  la  chambre  de  Sophie  j  là  fans 
pouvoir  me  retenir ,  je  vais  aveclaplus 
dételtable  lâcheté  couvrir  de  cent  bai- 
fers  ^  baigner  d'un  torrent  de  p'eurs  le 
feuil  de  fa  porte,  puis  m'échappant  avec 
la  crainte  ik  les  précautions  d'un  cou- 
pable ,  je  fors  doucement  du  logi^s  ré- 
fblu  de  ny  rentrer  de  mes  jours. 

Ici  finit  ma  vive  mais  courte  folie , 
Se  je  rentrai  dans  mon  bon  fens.  je 
crois  même  avoir  fait  ce  que  j'avois  dû 
faire,  en  cédant  d'abord  à  la  paffion  que 
je  ne  pouvo'is  vaincre  ,  pour  pouvoir  la 
gouverner  enibite  après  lui  avoir  laiifé 
quelqu'eifor.  Le  mouvement  que  je  ve- 
nois  de  fuivre  m'ayant  difpofé  à  l'at- 
tendriifement,  la  rage  qui  m'avoit  traiî.C 
f  orté  jufqu'alors  fit  place  à  la  trilteile, 
&  je  commençai  à  lire  alfcz  au  foi)d  de 
m  m  cœur  pour  y  voir  gravée  en  traits 
ineffaçables  la  plus  profonde  afflidion. 
Je  marchois  cependant  ,  je  m'éioignois 
,^u  hç^U;re^doutijble ,  moins  rapidement 


244  Emile. 

que  h  veille  ,  mais  auiri  fans  Faire  au- 
cun détour.  Je  fortis  de  la  ville,  &  pre- 
nant le  premier  grand  chemin  ,  je  me 
misa  le  lliivre  d'une  démarche  lente  & 
mal  aiîurée  qui  marquoit  la  détaillancc 
&  l'abattement.    A  mefure  que  le  jour 
croisant  cclairoit  les  objets  ,  je  croyois 
voir  un  autre  ciel  ,   uiie  autre  terre  , 
un  autre  univers  j   tout  étoit  changé 
pour  moi.  Je  n'étois  plus  le  même  que 
la  veille  ,  ou  plutôt  je  n  étois  plus  -,  c'é- 
toit  ma  propre  mort  que  j'avois  à  pleu- 
rer. O  combien  de  délicieux  fouvcnirs 
vinrent  alViéger  mon  cœur  lerré  de  dé- 
trelle ,  &  le  forcer  de  s'ouvrir  à  leurs 
douces  images  pour  le  nover  de  vains 
regrets  !  Toutes  mes  jouillances  paiîées 
venoient  aigrir  le  icntimcnt  de  mes  per- 
tes ,  &  me  rendoient  plus  de  tourmens 
qu'elles  ne  m'avoient  domié  de  volup- 
tés. Ah  !  qui  elt-ce  qui  connoit  le  con- 
trarte  affreux  de  fauter  tout  d'un  coup 
de  fexcès  du  bonheur  à  l'excès  de  la  mi- 
iere  ,  &  de  franchir  cet  immenfe  inter- 
valle ,  fans  avoir  un  moment  pour  s'y 
préparera*  Hier  ,  hier  même  ,  aux  pieds 
d'une  époufc  adorée  ,    j'étois  le  plus 
heureux  des  êtres  ;  c'étoit  l'amour  qui 
m'aflcrvilToit  à  fes  loix  ,  qui  me  tenoit 
dans   fi  dépendance  ;    ion  tyrannique 
pouvoir  étoit  l'ouvrage  de  ma  tcndrei- 


L   IVRE      V.  ^^ . 

fe,  &  ie  loiiiikMS  même  de  fes  rigueurs, 
(^e  Hc  ni'étoit-il  donné  de  paifer  le 
cours  des  licclcs  dans  cet  état  trop  ai- 
mable ,  à  l'eftimer ,  la  rcipccl^r ,  la  ché- 
rir ,  à  gémir  de  là  tyratiiiie,  à  vouloir 
la  fléchir  fans  y  p.irvenir  jamais ,  à  de- 
mander ,  implorer  ,  fupplier  ,  defirer 
fans  celle  ,  &  jamais  \ic  rien  obtenir. 
Ces  tems  ,  ces  tems  chiirinans  de  retour 
attendu  ,  d'clpérance  trompcufc  ,  va- 
loient  ceux  même  où  je  la  polTédois. 
Et  maintenant  haï,  trahi,  déshonoré, 
fans  efpoir  ,  fans  rcaburce ,  je  n'ai  pas 
fnème  la  confolation  d'ofer  former  des 

fouhaits Je  m'arrètois  ,    effrayé 

d'horreur  à  l'objet  qu'il  filoitfubllitucr 
à  celui  qui  m'occupoit  avec  tant  à'Z 
charmes.  Contemp'er  Sophie  avilie  & 
méprifable  !  Qiielsyeux  pouvoient  fouf- 
frir  cette  profanation  'i  Mon  plus  cruel 
tourment  n'étoit  pas  de  m'occuper  de 
ma  miferc  ,  c'étoit  d'y  mêler  la  honte 
de  celle  qui  favoit  eau  fée.  Ce  tablca-u 
défolant  étoit  le  feul  que  je  ne  pouvois 
fupporter. 

La  veille,  ma  douleur  ftupide  &  for- 
cenée n'avoit  garanti  de  cette  affrciife 
idée;  je  ne  l(:)ngeois  à  rien  qu'à  Ibulirir. 
Alais  à  méfure  que  le  fentiment  de 
mes  maux  s'arrangcoit  pour  ainfi  dire 
au  fond  de  mon  cœur,  forcé  de  remon- 


246  Emile. 

ter  à  leur  fource ,  je  me  retraqois  malgré 
moi  ce  f?.tal  objet.  Les  moiivcmens  qui 
lïî'étoient  échappés  en  fortaiit  ne  mar- 
q-uoient  que  trop  l'indigne  penchant  qui 
rrt'y  ramenoit.  La  haine  que  je  hii  de- 
Vois  me  coutoit  moins  que  le  dédain 
qu'W  y  faloit  joindre ,  &  ce  qui  me 
(^échiroit  le  plus  cruellement  n'étoit  pas 
tûnt  de  renoncer  à  elle  que  d'être  forcé 
de  la  mcprifer. 

Mes  premières  réflexions  fur  elle  fu- 
rent ameres.  Si  l'infidélité  d'une  femme 
ordinaire  eil  un  crime ,  quel  nom  f  tloit- 
ii  don?leràla  fiennef'  Lésâmes  viles  ne 
s'abaiifent  point  en  faifant  des  balfelTes , 
elles  relient  dans  leur  état  ;  il  n'y  ^a 
point  pour  elles  d'ignominie  parce  qu'il 
n'y  a  point  délévation.  Les  adultères 
des  femmes  du  monde  ne  Ibnt  que  des 
galanteries  5  mais  Sophie  adultère  ell  le 
plus  odieux  de  tous  les  monllres  :  la 
diltanee  de  ce  qu^elle  cil:  à  ce  quelle 
fut  elt  immenfe  :  non ,  il  n'y  a  point 
d'abailfement  ,  point  de  crime  pareil 
au  fien. 

Mais  moi  ,  reprenois-je  ,  moi  qui 
l'accufe  ,  &  qui  n'en  ai  que  trop  le 
droit,  puifqucc'efl:  moi  qu'elle  otienfe, 
puifque  c'ell:  à  moi  que  l'ingrate  a  don- 
né la  mort ,  de  quel  droit  ofé  -  )e  la 
juger  fi  fëvèremciit   uvaiit   de    m'ccre 


Livre    V.  I4f. 

}iigé  moi-même  ,  avant  de  favoirce  que 
je  dois  me  reprocher  de  fes  torts  ?  Tu 
raccufes  de  n'être  plus  la  même  !  O  Emî: 
le ,  &  toi  n'as-tu  point  changé  ?  Com- 
bien je  t'ai  vu  dans  cette  grande  ville 
différent  près  d'elle  de  ce  que  tu  fus  ja-, 
dis!  Ah!  foninconilance  eft  l'ouvrage , 
de   la  tienne.  Elle  avoit  juré  de  t'etre" 
fidèle  j  &  toi   n'avois-tu    pas  juré  de 
l'adorer  toujours?  Tu  l'abandonnes,  (S;, 
t.u  veux  qu'elle  te  refte  !  tu  la  méprifes  ,, 
(à  tu  veux  en   être  toujours  honoré!! 
C.'cft  ton  refroidiilement ,  ton  oubli ,  toj\, 
ilidifférence  qui   t'ont  arraché   de  fouj 
cœur  ;  il'  ne  faut  point  celîer  d'être  ai-^ 
niable  quand  on  veut  être  toujours  ai-, 
n:ié.  Elle  n'a  violé  Tes  fermens  qu'à  toi^j 
exemple  i  il  fa.loit  ne  la  pas  négîigeir.^^j 
^  jamais  elle  ne  t'eût  trahi.  '"  '!"'.. j 

Quels  fujcts  de  plainte  t'a- t-elle  don- 
nés dans  la  retraite  où  tu  l'as  trouvée, 
&  où  tu  devois  toujours  la  laiiîer  i*, 
Quel  attiédiiTement  as-tu  remarqué  dansi 
fa  tendreiîé  ?  Eft-ce  elle  qui  t'a  prié  de, 
la  tirer  de  ce  lieu  fortuné  ?  Tu  le  fais, 
elle  l'a  quitté  avec  le  plus  mortel  regret.' 
Les  pleurs  qu'elle  y  verfoit  lui  étoient. 
plus  doux  que  les  folâtres  jeux  de  la. 
ville  ;  elle  y  paflbit  Ton  innocente  vie  à 
faire  le  bonheur  de  la  tienne.  Mais  el^ 
t;'*aimoit  mieux  que  fa  propre  tranquilli-. 

L  4         ' 


248  Emile. 

té  ;  après  t' avoir  voulu  retenir ,  elle  quit- 
ta tout  pour  te  fiiivre:  cxft  toi  qui  du 
fcindeUi  paix  &  de  la  vertu  rcntrainas 
dans  Pabyme  de  vices  &  de  miferes  où 
tu  t'es  toi  même  précipité.  Hélas ,  il  n'a 
tenu  qu'à  toi  feul  qu'elle  fût  toujours 
ïiige  ,  &.  qu'elle  te  rendit  toujours  heu- 
reux. 

O  Emile  !  tu  l'as  perdue  ,  tu  dois  te 
haïr  &  la  plaindre ,  mais  quel  droit  as-tu 
de  la  niéprifer  î'  Es -tu  reité  toi-même 
irréprochable  ?  Le  m.onde  n'a-t-il  rien 
pris  fur  tes  mœurs  ?  Tu  n'as  point  par- 
tagé fon  infidélité ,  mais  ne  l'as  -  tu  pas 
excufée ,  en  ceifant  d'honorer  fa  vertu  ? 
ne  l'as-tu  pas  excitée  en  vivant  dans  des 
lieux  où  tout  ce  qui  eit  honnête  eil  en 
dérifion  ,  où  les  femmes  rougiroient  d'ê- 
tre châties,  où  le  fcul  prix  des  vertus 
de  leur  fexe  cft  la  raillerie  &  fincrédu- 
iité  '^  La  foi  que  tu  n'as  point  violée  a- 
t-elle  été  expofée  aux  mêmes  rifques  ? 
As-tu  requ  comme  elle  ce  tempérament 
de  feu  qui  lait  les  grandes  foiblellcs  , 
ainfi  que  les  grandes  vertus  '^  As-tu  ce 
corps  trop  formé  pour  l'amour ,  trop  ex- 
polë  aux  périls  par  fes  charmes  &  aux 
tentations  par  fcs  fe;is?  O  que  le  fort 
d'une  telle  femme  eit  à  plaindre  !  (^uels 
combats  n'a-t-elle  point  à  reni'rc,  fans  re- 
lâche ,  fins  cefle  ,  contre  autrui ,  contre 


Livre    V.  249 

elle-même  ?  Q_iiel  courage  invincible  , 
quelle  opiniâtre  réîilbnce  ,  quelle  héroï- 
que fermeté  lui  font  néceiiiiires  î  (^e 
cîc  dangereufes  vidoires  n'a-t-eile  pas  à 
remporter  tous  les  jours  fans  autre  té- 
moin de  fcs  triomphes  que  le  ciel  & 
fon  propre  cœur  '<  Et  après  tant  de  bel- 
les années  ainfi  palfées  à  louHrir,  com- 
battre &  vai:icre  incsiîamment,  un  inf- 
tant  de  foibleiîe ,  un  feul  inllant  de  re- 
lâche &  d'oubli  fouille  à  jamais  cette 
vie  irréprochable,  &  déshonore  tant  de 
vertus.  Femme  infortunée  !  hélas  !  un 
moment  d'égarement  fait  tous  tes  mal- 
heurs &  les  miens.  Oui ,  fon  cœur  eft 
relié  pur,  tout  me  raffure  ,  il  m'eft  trop 
connu  pour  pouvoir  m'abiifer.  Eh  qui 
iait  dans  quels  pièges  adroits  les  perli- 
des  rufes  d'une  femme  vicieufc  &  jaloufe 
de  fes  vertus  a  pu  furprendre  fon  inno- 
cente fimplicité  i  N'ai-je  pas  vu  fes  re- 
grcts ,  fon  repentir  dans  fes  yeux  i*  ii'eiK 
ce  pas  fa  trilleilè  qui  m'a  ramené  moi- 
même  à  f2s  pieds  '<  n  eft-ce  pas  fa  tou- 
chante douleur  qui  m'a  rendu  toute  ma 
tendreifei'  Ah!  ce  n'ell  pas  là  la  condui- 
te arti£cieufe  d'une  infidèle  qui  trompe 
fon  mari  &  qui  fe  complaît  dans  fa  tra- 
hi Ton  ! 

Puis  venant  en  fuite  à  réfléchir  plus  en 
détail  fur  fa  conduite  &  fur  fon  éton< 


2fO  E    M    I   L   E. 

nante  déclaration  ,  que  ne  fcnt^ns  -  je 
point  en  voyant  cette  femme  tim.idc  & 
moderte  vaincre  la  honte  par  la  fran- 
clnfe,  rejetter  une  eilime  démentie  par 
fon  cœur  ,  dédaigner  de  confcrver  ma 
confiance  &  h  rcpiiration  en  c.'chant 
une  faute  que  rien  ne  la  forcoit  dVi- 
v-ouer ,  en  la  couvrant  des  careiles  qu'elle 
a  rejettécs  ,  &  craindre  d'iifurper  ma 
tendrelTe  de  père  pour  un  enfant  qui 
n'étoit  pas  de  mon  fang?  Q_ueile  force 
n'admirois-je  pas  dans  cette  invincible 
hauteur  de  courage  qui ,  même  au  prix 
de  l'honneur  &  de  la  vie  ,  ne  pouvoir 
s'abailfer  à  la  faulfeté  &  portoit  jufques 
dans  le  crime  l'intrépide  audace  de  la 
vertu  '^  Oui  ,  me  diu)is-je  avec  un  ap- 
plaudiiTement  fecret,  au  fcin  même  de 
l'ignonrinie  cette  ame  forte  conferve  en- 
core toiît  fon  reifort  j  elle  eft  coupable 
iàns  être  vilej  -elle  a  pu  commettre  un 
crime ,  mais  non  pas  une  lâcheté. 

C'eft  ainli  que  pcu-à-peu  le  penchant 
de  mon  cœur  me  ramenoit  en  fi  faveur 
à  des  jugemens  plus  doux  &  plus  ibp- 
poitables.  Sans  lajuftificr  je  rcxcu{^)is  ; 
fans  pardonner  ies  outrages,  j'approu- 
Tois  Tes  bons  ^^rocédés.  Je  me  coni- 
plaifbis  dans  ces  fentimens.  Je  ne  pou- 
vois  me  défaire  de  tout  mon  amour  ,  il 
eût  -été  troj)  aruei  €te  k  confcrver  faiis 


L   1   V   R   E      V.  2fl 

cftimc  Sitôt  que  je  crus  lui  en  devoir 
encore  ,  je  fentis  un  foulageinent  inef- 
peré.  LiiHuime  eft  trop  foiblc  pour 
pouvoir  confervcr  long-tems  des  mou- 
vemens  extrêmes  j  dans  l'excès  nième 
d.u  dcfcrpoir  la  providence  nous  ménage 
des  confolations.  Malgré  l'horreur  de 
mon  fort ,  je  fentois  une  forte  de  joie 
à  me  repréfentcr  Sophie  eftimable  & 
malhcureufe  y  j'aimois  à  fonder  aiufi 
TiiiLérèt  que  je  ne  pouvois  ccfler  de 
prendre  à  elle.  Au  lieu  de  la  feche  dou- 
leur qui  me  conlumoit  auparavant,  J'a- 
vois  la  douceur  de  m' attendrir  jul- 
qu'aux  larmes.  Elle  cfi:  perdue  à  jamais 
pour  m  ci  ,  je  le  fais  ,  me  difois  -  je  -, 
mais  du  moins  j'oferai  penfer  encore  à 
elle,  j^oferaila  regretter,  j'oferai  quel- 
quefois encore  gémir  &  foupirer  fans 
rougir. 

Cependant  j'avois  pourfnivi  ma  route, 
^  diftrait  par  ces  idées  j'avois  mar- 
ché tout  le  jour  fms  m'en  appercevoir, 
jûfqu'à  çç  qu'enfin  revenant  à  moi  5c 
i\'étant  plus  foutcnu  par  l'animofité  de 
i4  yciile  ,  jp  me  fentis  d'une  îafiitude 
^  d'un  épuifement  qui  demandoient  de 
là  nourriture  Ça  du  repos.  Grâces  aux 
e^ercipcs  de  ma  jeuuelTe  j'étois  robidle 
^  fprt ,'  je  ne  craignois  ni  la  faim  ni  h 
iatjfiup  >  mais  mon  çfprit  malade  avoit 

*'"^     -  '   ■         L  6        ' 


2fa  E  >î  î  I.  E. 

tourmente  mon  corps ,  &  V()i].>  m'aviez 
Lien  plus  garanti  des  paiTions  violen- 
tes qu'appris  à  les  fu pporter.  J'eus  pei- 
'iie  à  gagner  un  village  qui  étoit  encore 
à  une  Ueue  de  moi.  Comme  il  }'"  avoic 
près  de  trente-fix  heures  que  je  n'avois 
pris  aucun  aliment ,  je  foupai ,  Si  même 
avec  appétit  ;  je  me  couchai  délivré  des 
fureurs  qui  m'avoient  tant  tourmenté, 
content  d'ofer  penfer  à  Sophie,  &  pref^ 
que  joyeux  de  l'imaginer  moins  défigu- 
rée &  plus  digîic  de  mes  regrets  que 
je  n'avois  efpéré. 

Je  dormis  paifihlemcnt  jufqu'au  ma- 
tin. La  triitciîe  &  l'infortune  refpedent 
le  fommeil  &  lailfcnt  du  relâche  à  l'a- 
mei  il  n'y  a  que  les  remords  qui  n'en 
laiifent  point.  En  me  levant  je  me  fcn- 
tis  refprit  alfez  calme  &  en  érat  de  dé- 
libérer fur  ce  que  j'avois  à  faire.  Mais 
c'étoit  ici  la  plus  mémorable  ainfi  que 
la  plus  cruelle  époque  de  ma  vie.  Tous 
mes  atrachcmens  étoicnt  rompus  ou  al- 
térés, tous  mes  devoirs  éioient  chan- 
ges 5  je  ne  tenois  plus  à  lien  de  la  même 
manière  qu'auparavant  ,  je  devenois 
pour  ainfî  dire  un  nouvel  être.  Il  étoit 
important  de  pefer  mûrement  le  parti 
que  j'avois  à  prendre.  J'en  pris  un  pro- 
vifionel  pour  me  donner  le  loihr  d'y 
rc3échir.    J'achevai  le  chemin  qui  rei- 


L  I  V  R  E    V.  a;^ 

toit  à  faire  jufqu'à  la  ville  la  plus  pro- 
chaine ;  j'entrai  chez  un  maître  ,  &  je 
me  mis  à  travailler  de  mon  métier,  en 
attendant  que  la  fermentation  de  mes 
efprits  fût  toiît-à-fait  appaifée,  &  que  je 
putfe  voir  les  objets  tels  qu'ils  étoient. 

Je  n'ai  jamais  mieux  fenti  la  force  de 
l'éducation  que  dans  cette  cruelle  cir- 
conftance.  Né  avec  une  ame  foible  , 
tendre  à  toutes  les  imprclfions  ,  facile 
à  troubler,  timide  à  me  réloudre  ,  après 
les  premiers  momens  cédés  à  la  nature 
je  me  trouvai  maître  de  moi-même  ,  »Sc 
capable  de  confidcrcr  ma  fituation  avec 
autant  de  fiuig-froid  que  celle  d'un  au- 
tre. Soumis  à  la  loi  de  la  nécefîitc  je 
cédai  mes  vains  murmures ,  je  pliai  ma 
volonté  fous  l'inévitable  jous:,  je  regar- 
cîai  le  pane  comme  étranger  a  moi ,  je 
me  fuppolài  commencer  de  naître  ,  & 
tirant  de  m.on  état  préfent  les  règle?;  de 
ma  conduite  ,  en  attendant  que  j'en  fulfe 
aTez  inftruit ,  je  me  mis  paifiblement  à 
l'ouvrage  comme  li  j'eulie  été  le  plus 
content  des  hommes. 

Je  n'ai  rien  tant  appris  de  vous  dès 
mon  enfance  qu'à  être  toujours  tout 
entier  où  je  fui*;  ,  à  ne  jamais  fliire  luie 
chofc  &  rêver  à  une  autre  ,  ce  qui  pro- 
prement fil  ne  rien  fùrc  &  n'être  tout 
entier  nulle  part.  Je  n'ctois  donc  atten- 


Zf^  E   Ml    L  E. 

tiF  qu'à  mon  travail  nurant  la  journée  : 
le  loir  je  rcprer.ois  mes  réflexions ,  & 
relayant  aiufi  l'erprit  &  le  corps  l'un  par 
l'autre,  j'en  tirois  le  meilleur  parti  qu'il 
ra'étoit  poii*ible  ,  liins  jamais  fatiguer 
aucun  des  doux. 

Des  le  premier  foir,  luivant  le  h] 
d^e  mes  idées  de  la  veille ,  j'ex-amiuai  11 
peut-être  je  ne  prenois  point  trop  à 
cœur  le  crime  d'une  femme  ^  &  fi  ce 
qui  me  paroiiloit  une  catàtlrophe  de  ma 
vie  n'étoit  point  un  événement^  trop 
commun  pour  devoir  être  pris  fi  gra- 
vement. Il  cil  certain,  me  difois-je, 
que  par-tout  où  les  mœurs  font  en  eili- 
me  ,  les  infidélités  des  femmes  désh(Mio- 
rcnt  les  maris:  mais  il  e  II  fur  aulii  que 
dans  toutes  les  grandes  villes  ,  &  par- 
tout où  les  hommes  plus  corrompus 
fé  croyent  plus  éclairés ,  on  tient  cette 
opinion  pour  ridicule  &  peu  fenfee. 
L'honneur  d'un  homme  ,  difcut-ils  , 
dépend -il  de  fa  femme?  fon  malheur 
doit- il  faire  fa  honte,  &  peut- il  être 
déshonoré  des  vices ^d^autru;  ?  L'autr^ 
morale  a  beau  ètr.c  plus  févcrc  ,  ccHp-ci 
par  oit  plus  conforme  à  la  rail  on. 

■  D'ailleurs  ,  quelque  jugement  qu'.qu 
portât  de  mes  procédés',  n'étois-je  pa§ 
par  mes  principes  an-dclfu5  de  ropir.i.on 
piablif^ui  '^  Qiiiî  nViû^rorçoit  cp  ciifoj^ 


Livre    V.  2/ f 

penferoit  de  moi ,  pourvu  que  dans  mon 
propre  cœur  je  ne  celialie  point  d'être 
bon  ,  jatte  ,  honnête  ?  étoit-ce  un  cri- 
me d'être  miféricordicux  ?  étoit-ce  une 
làch:tc  de  pardonner  une  ottenfe?  lur 
que's  devoirs  allois-je  donc  me  rég'er? 
avois-je  il  long-tems  détlai^^iié  le  préju- 
ge des  iiommes  pour  lui  facrifier  enBn 
mon  bonheur  '^ 

Mais  quand  ce  préjugé  feroit  fondé  , 
quelle  influence  peut-ii  avoir  dans  un 
cas  Cl  diîférent  des  autres  ?  quel  rapport 
d'une  infortunée  au  défefpoir  à  qui  le 
remords  feul  arrache  l'aveu  de  fon  cri- 
me ,  à  ces  perfides  qui  couvrent  le  leur 
du  mcnfonge  &  de  la  fraude  ,  ou  qui 
mettent  l'eif'ronterie  à  la  place  de  la  fran- 
chiie  &  fe  vantent  de  leur  déshonneur  ? 
Toute  femme  viciculé ,  toute  femme  qui 
méprife  encore  plus  fon  devoir  qu'elle 
nel'oiTenfe,  eft indigne  déménagement  j 
c'elf  partager  fon  infamie  que  la  tolérer. 
Mais  ccl'e  à  qui  l'on  reproche  plutôt 
ini2  faute  qu'u'i  vice,  &  q^ii  l'expie  par 
fes  regrets  ,  elè  plus  digne  de  pitié  qiie 
de  haine  ;  on  peut  la  plaindre  &  lui  par- 
donner fans  honte  ;  le  malheur  même 
qu'on  lui  reproche  eft  garant  d'elle  pour 
Pavenir.  Sophie  reliée  eltimable  jufeiues 
dan-s  le  wiine  fera  refpeélable  dans  fon 
repentir  i  elle  fora  dVwtiUU  plus  èdelp 


2)-6  Emile. 

que  foti  cœur  fait  pour  la  vertu  a  fenti 
ce  qu'il  en  coûte  àrotfenferj  elle  aura 
tout  à  la  fois  la  fermeté  qui  la  confer- 
ve  &  ia  modelHe  qui  la  rend  aimable  y 
rhumiHation  du  remords  adoucira  cette 
ame  orsucilleuie  &  rendra  moins  tyran- 
nique  l'empire  que  l'amour  lui  donna 
fur  moi>  elle  en  lera  plus  foigneuie  & 
moins  éere  j  elle  n'aura  commis  une 
faute  que  pour  le  guérir  d'un  défaut. 

Qiiand  les  paif ons  ne  peuvent  nous 
vaincre  à  vifage  découvert ,  elles  pren- 
nent le  mafque  de  la  fageife  pour  nous 
furprendre ,  &  c'eil  en  imitant  le  lan- 
gage de  la  raifon  qu'elles  nous  y  font 
renoncer.  Tous  ces  fophifmes  ne  m'en 
impoibient  que  parce  qu'ils  fiattoient 
mon  penchant,  j'aurois  vomIu  pouvoir 
revenir  à  Sophie  inBdele,  &  j'ecoutois 
avec  complaifance  tout  ce  qui  fembloit 
autorifer  ma  iKheté.  Mais  j'eus  beau 
faire  ,  ma  raifon  moins  traitable  que 
mon  cœur  ne  put  adopter  ces  folies.  Je 
ne  pus  me  diifunuler  que  jeraifonnois 
pour  m'abufer  ,  non  pour  m'éclaircr, 
Je  me  difois  avec  douleur,  nijisavec 
force  ,  que  les  maximes  du  nionde  ne 
ibnt  point  loi  pour  qui  veut  vivre  pour 
foi-meme  ,  &  que  préjugés  pour  pré- 
jugés ceux  des  bonnes  ino:urs  en  ont 
un  de  l'ius  qui  les  favoriic  :  tju^  ^  «^^^ 


L  I  V  RE     V.  2r7 

avec  raifoii  qu'on  impute  à  un  mari  le 
défordre  de  h  femme  ,  foit  pour  l'avoir 
mal  choifie  ,  foit  pour  la  mal  gouver- 
ner j  que  j'étois  moi-même  un  exem- 
ple de  la  juitite  de  cette  imputation,  & 
que  ,  fi  Emile  eût  été  toujours  fage , 
Sophién'cùt  jamais  failli  i  qifon  a  droit 
de  préfumer  que  celle  qui  ne  fe  refpec^e 
pas  elle-même  refpede  au  moins  fon 
mari  s'il  en  eft  dif  le,  &  s'il  fait  con- 
ferver  Çon  autorité  ;  que  le  tort  de  ne 
pas  prévenir  le  dérèglement  d'une  fem- 
me eft  aggravé  par  l'infamie  de  le  fouf- 
frir,  que  les  conféquences  de  l'impu- 
nité font  effrayantes  ,  &  qu'en  pareil 
cas  cette  impunité  marque  dans  l'offen- 
fé  une  indifférence  pour  les  mœurs  hon- 
nêtes ,  &  une  balfeiie  d'ame  indigne  de 
tout  honneur. 

Je  fentois  fur-tout  en  mon  fait  parti- 
culier ,  que  ce  qui  rendoit  Sophie  en- 
core eftimable  en  étuit  plus  défèfpérant 
pour  moi  :  car  on  peut  foutenir  ou  ren- 
forcer une  ame  foible,  &  celle  que  l'ou- 
bli du  devoir  3^  fait  manquer  y  peut  être 
ramenée  par  la  rai!bn  i  mais  comment 
ramener  celle  qui  garde  en  péchant  tout 
ion  courage  ,  qui  fut  avoir  des  vertus 
dans  le  crmic  &  ne  fait  le  mal  que  comme 
il  luipiait  '^  Oui  ,  Sophie  clf  coupable 
parce  qu'elle  a  voulu  l'être.  Qjîand  cette 


2fS  E   M    I    L   E. 

ame  hautaine  a  pu  vaincre  la  honte, 
elle  a  pu  vaincre  toute  autre  paffion  j 
il  ne  lui  en  eût  pas  plus  coûté  pour 
m'ètre  fidèle  que  pour  me  déclarer  Ion 
forfait. 

En  vain  je  reviendrois  à  mon  époufe ,. 
elle  ne  reviendroit  plus  à  moi.  Si  celle 
qui  m'a  tant  aimé ,  û  celle  qui  m'étoÎÈ^ 
h  chère  a  pu  m'outrager ,  fi  ma  Sophie 
a  pu  rompre  les  premiers  nœuds  de  ion 
Goeur-,  il  la  mère  de  mon  fils  a  pu  vio-. 
1er  la  ioi  conjugale  encore  entier^,,  1>^ 
les  feux  d'un-  amour  que  rien  n'avoitf 
alfenfé ,  li  le  noble  orgueil  d'uuovertu. 
que  rien  n'avoit  altérée  ,  n'ont  pu.  pré- 
ven,ir  fa  premiers  faute ,  qu'&ft-ce  qui^ 
p/i^viendroit  des  recliutes  qui  n&  coû- 
tgnt  plus  rien.  ?  Le  premier  pas  vers  1& 
vice  eft  le  lèul  pénible  ;  on  pourfuit^^ 
fans  même  y  fonger.  Elle  n'a  plus  ni 
cimouF  ,  ni  vertu  ,  ni  elHmc  à  mémir. 
ger  ;  elle  n'a  plus  rien  à  perdre  en  m'of- 
fenfant,  pas  même  le  regret  de  ra'oi- 
fenier.  Elle  connoit  mon  cœur  ,  elle 
m'a  rendu  tout  aulii  malheureux  que 
}e  puis  l'être  i  il  ne  lui  en  coûtera  plus 
rien  d'achever. 

Non  ,  je  connois  le  fien  ;  jamais  So- 
phie n'aimera  un  homme  à  qui  elle  ait 

donné  droit  de  la  mcprifer Elle  ne 

m'aime  plus l'ingrate  ne  l'a-t-clle 


L  r  V  K  F   Y.  2f9 

pas  dit  elle-même  ?  Elle  ne  m'aime  plus  , 
la  perfide!  Ah:  c'elt  là  fon  plus  grand 
crime  :  j'aurois  pu  tout  pardonner  ,  hors 
celui-là. 

Hélas  î  reprenois-je  avec  amertume , 
Je  parle  toujours  de  pardonner,  fans 
fongerque  fouvcnt  Poffenfé  pardonne-, 
mais  que  roffenfeur  ne  pardonne  jamais. 
Sans  doute  elle  me  veut  tout  le  mal 
qu'elle  m'a  fait.  Ahî  combien  elle  doit 
ïne  haïr  ! 

Emile ,  que  tu  t'abufes  quand  tu  juges 
de  l'avenir  fur  le  paiie  !  Toutcft  chan^ 
g^.  Vainement  tu  vivrois  encore  avec 
elle  i  les- jours  heureux  qu'elle  t'a  donnés) 
ne  reviendront  i^us.  Tu  ne  trouverois' 
plus  ta  Sophie,  &  Sophie  ne  te  retrou^. 
^croitplus.  Lcs-fituations  dépendent  des; 
atfedions  qu'on  y  porte:  quand  les  cœurs, 
changent  tout  change  i  tout  a  beau  de- 
meurer le  même,  quand  on  n'a  plus  les 
mêmes  yeux  on  ne  voit'  plus  rien  comme 
auparavant.  ,    p  ,  , 

Ses  mœurs  ne  font  point  defefperees  , 
je  le  fais  bien:  elle  peut  être  encore 
digne  d'eltime  &  mériter  toute  ma  ten, 
drelfe  ;  elle  peut  me  rendre  fon  cœur , 
mais  elle  ne  peut  n'avoir  point  fiulli , 
ni  perdre  &  m'ôtec  le  fouvcnir  de  fa 
faute.  La  fidéHré  ,  la  vertu,  l'amour». 
tout  peut  revenir  ,  hors  la  cûn£uace» 


26o  Emile. 

^  fans  la  confiance  il  n'y  ti  plus  que 
dégoût ,  trilleile  ,  ennui  dans  le  mariage. 
l.e  charme  délicieux  de  Finnocencc  eft 
évanoui;  c'en  cd  fait ,  c'en  elHait,  ni 
près,  ni  loin ,  Sophie  ne  peut  plus  être 
heureufe ,  8c  je  ne  puis  être  heureux  que 
de  fon  bonheur.  Cela  feul  me  décide; 
j  aime  mieux  fouifrir  loin  d'elle  que  près 
d'elle:  j'aime  mieux  la  regretter  que  la 
tourmenter. 

Oui,  tous  nos  liens  font  rompus  ,  i^s 
le  font  par  elle.  En  violant  fcs  engage- 
mens  elle  m'affranchit  des  miens.  Elle  ne 
m'eft  plus  rien,  ne  l'a-t-elle  pas  dit  en- 
core 'i  Elle  n'eft  plus  ma  femme:  la  re- 
verrois-je  comme  étrangère  ?  Non  ,  je 
ne  la  reverrai  jamais.  Je  fuis  libre ,  au 
moins  je  dois  l'être  :  que  mon  cœur  ne 
i'eft-il  autant  que  ma^  foi  ! 

Mais  quoi  !  mon  affront  reftera- 1-  il 
impuni  ?  Sil'infidelc  en  aime  un  autre, 
quel  mal  lui  fais-je  en  la  délivrant  de 
moi  '^  C'eit  moi  que  je  punis  &  non  pas 
elle:  je  remplis  (es vœux  ;i  mes  dépens. 
Ell-cc  là  le  rclfentiment  de  l'honneur 
outragé?  Où  eil  la  juiHce,  où  d\  la 
vengeance  ? 

Eh  !  malheureux  ,  de  qui  veux-tu  te 
venger?  De  celle  que  ton  plus  grand 
dcfefpoir  cil  de  ne  pouvoir  plus  rendre 
heureufe?  Du  moins  ne  fois  pas  la  vie- 


Livre    V.  i6i 

time  de  ta  vengeance  5  fais-lui ,  s'il  fe 
peut,  quelque  mal  que  tu  ne  fentes  pas, 
Il  eîl  des  crimes  qu'il  Faut  abandonner 
aux  remords  des  coupables  j  c'elt  prefque 
les  autorifcr  que  les  punir.  Un  mari  cruel 
mérite-t-il  une  femme  iidcle  î*  D'ailleurs, 
de  quel  droit  h  punir ,  à  quel  titre  ? 
Es-tu  fon  juge,  n'étant  même  plus  fon 
époux  ?  Lorfqu'elle  a  violé  Tes  devoirs 
de  femme ,  elle  ne  s'en  cil  point  confervé 
les  droits.  DèsTiiiltant  qu'elle  a  formé 
d'autres  noeuds  elle  a  brifé  les  tiens  & 
ne  s'en  eft  point  cachée  ;  elle  ne  s'ell: 
point  parée  à  tes  yeux  d'une  fidélité 
qu'elle  n'avoit  pi  14s  j  elle  ne  t'a  ni  trahi , 
ni  menti  ;  en  ceifant  d'être  à  toi  feul  elle 
a  déclaré  ne  t'ètre  plus  rien  :  quelle  au- 
torité peut  te  rcftcr  fur  elle?  S'il  t'en 
relloit ,  tu  dcvrois  l'abdiquer  pour  ton 
propre  avantage.  Crois-moi',  fois  bon 
par  fdgelfc  &  clément  par  vengeance.  ' 
Défie-toi  de  la  colère  -,  crains  qu'elle  ne  te 
ramené  à  fes  pieds. 

x'Vinfi  ttnté  par  l'amour  qui  me  rap- 
pelloit  ou  par  le  dépit  qui  vouloit  me 
féduire,  que  j'eus  de  combats  à  rendre 
avant  d'être  bieji  déterminé  ;  &  quand 
je  crus  l'être ,  une  réflexion  nouvelle 
ébranla  tout.  L'idée  de  mon  fils  m'atten- 
drit pour  \li  mcre  plus  que  rien  n'avoit 
fait  auparavant.  Je  fentis  que  ce  point 


-^fy  E   M    I   L   E. 

de  réuJiion  rempècheroit  toujours   de 
nVètre  étrangcre  ,  que  le«  enfaiis  for- 
ment un  nœud  vraiment  indiiibluble  en- 
tre ceux  qui  leur  ont  tionné  l'être ,  & 
une  rai  ion  naturelle  ^  invmcible  con- 
tre le  divorce.  Des  objets  li  chers ,  dont 
aucun  des  deux  ne  peut  s'éloigner,  les 
rapprochent  nécelfairement  ;  c'eil  un  m- 
térèt  commun  fi  tendre  ,  qu'il  leur  tien- 
droit  lieu  de  fociétc  quand  ils  n'en  au- 
roient  point  d'autre.  Mais  que  dcvenojt 
cette  railbn.,  qui  pîaidoit  pour  la  mcre 
de  mon  fils,  apphquce  à  celle  d^un  en- 
fant qui  ji'étoit  pas  à  moi  ?  (^loi  !  la 
nature  elle-même  autprifcra  le  crime^  ^ 
ma  femme ,  en  partageant  i^d  tendrei^e  a 
fcs  deux  hls ,  fera  forcée  de  partager  fon 
attachement  aux  deux  pères  !  Cette  idée, 
plus  horrible  qu'aucune  qui  m'eût  paflc 
dans  l'efprit ,  m'embrâfoit  d'une  rage 
nouvelle;  toutes  les  furies  revenoient 
déchirer  mon  cœur  en  longeant  à  cet 
affreux  partage.   Oui  ,   j'aurtus  mici)x 
:aimé  voir  mon  fils  mort  ql^e  d'en  voir 
à  Sophie   un   d'un  autre  père.    Cette 
imagination  nvaigrit  plus ,  nvaliciva  plus 
d'elle  que  tout  ce  qui  in  avoit  tourmente 
iufqu' alors.  Dès  cet  inllant  je  me  décidai 
dans  retour  ,  &  pour  ne  laiiîcr  plus  de 
prife  au  doute,  je  ceifai de  délibérer. 
Cette  réibiutio^i.biejii:  iprmée.  eteigilit 


Livre    V.  261 

•tout  mon  reflentiment.  Morte  pour  moi, 
•je  ne  la  vis  plus  coupable i  je  ne  la  vis 
^ptus  qu'eftimable  &  malheiireufe,  &  fans 
penfer  à  fes  torts  ,  je  me  rappeliois  avec 
•attendriflement  tout  ce  qui  me  la  ren- 
^doit  regrettable.  Par  une  fuite  de  cette 
'difpofition  ,  je  voulus  mettre  à  ma  dé- 
' marche  tous  les  bons  procédés  qui  peu- 
vent confoler  une  femmj  abandonnée  ; 
car,  quoi  que  j'euife  aifedé  d'en  pen- 
•'fer  dans  ma  colère  ,  &  quoi  qu'elle  en 
•  eût  dit  dans  (on  défefpoir  ,  je  ne  dou- 
tois  pas  qu'au  fond  du  cœur  elle  n'eût 
'encore  de  l'attachement  pour  moi,  & 
qu'elle  ne  fentit  vivement  ma  perte.  Le 
premier  effet  de  notre  féparation  devoit 
ètrede  lui  ôter  mon  fils.  Je  frémis  (èu- 
lement  d'y  fonger  ,  ik  après  avoir  été 
ta!it  en  peine  d'une  vens^cance  ,  je  pou- 
vais à  peine  fupporter  l'idée  de  celle-là. 
j'avois  beau  me  dire  en  m'irritant  que 
cet  enfùn-t  feroit  bientôt  remplacé  par 
un  autre  ,    'favois  beau  appuyer  avec 
toute  la  force  de  la  jaloufie  fur  ce  cruel 
fupplément  ,  tout  cela  ne  tenoit  point 
devant  l'image  de  Sophie  au  défefpoir 
en  fe  voyant  arracher  fon  enfant.    Je 
me  vainquis  toutefois;  je  formai,  non 
{;uis  déchirement  ,  cette  réfolution  bar- 
bare, &  la  regardant  comme  une  fuite 
néceflkire  de  la  i^reuîiere  ,•  mi  j'otois  fur 


264  Emile. 

d'avoir  bien  raifomié  ,  je  Taurois  cer- 
.tainement  exécutée  malgré  ma^  repu- 
gn.iiice  ,  Il  un  cvonement  imprévu  ne 
m'eût  contraint  à  la  mieux  examiner. 

Il  me  rcUoit  à   Faire  une  autte  dél'i- 
bératio)!  que  je  comptois  pour  peu  de 
chofe  ,  après  celle    dont  je  venois  de 
me  tirer.  Mon  parti  étoit  pris  par  rap- 
port à  Sophie  ,  i}  me  relloit  à  le  pren- 
dre par  rapport  à  moi,  &  à  voir  ce 
que  je  voulois  devenir  me  retrouvant 
Icul.  Il  y  avoit  long-tems  que  je  n'é- 
tois  plus  un  être  iiblé  fur  la  terre  :  mon 
cœur  tcnoit  ,  comme  vous  me  l'aviez 
prédit  ,  aux   attachemeiis    qu'il  s'étoit 
donnés  i  il  s'étoit  accoutumé  à  ne  faire 
qu'un  avec   ma  famille  i  il  faloit  l'en 
détacher  ,  du  moins  en  partie  ,  8c  cela 
même    étoit   p!us  péinble  que   de  l'en 
détacher  tout-à-tait.    (Viiel  vuide  il  fc 
kit  en  nous  ,  combien  on  perd  de  fou 
exillence,  quand  on  a  tenu  à  tant  de 
chofes  «Se  qu  il  faut  ne  tenir  plus  qu'à 
foi ,  ou  qui  pis  elt ,  à  ce  qui  nous  fait 
fentir  incelfamment  le  détachemei/t  du 
reltc  !  J'avois  à  chercher  il   j'étois  cet 
homme  encore  ,  qui  fait  remplir  (1\  place 
dans  fon   eipcce  ,  quand  nul  individu 
ne  s'y  intcreifc  plus. 

Mais  ou  eft-elle  cette  place,  pour  ce- 
lui dont  tous  les  rapports  font  détruits 


L  I  V  :ei  E    V.  ^6f 

ou  changés  ?  Qiie  faire  ,  que  devenir , 
où  porter  mes  pas  ,  à  quoi  employer 
une  vie  qui  ne  devoit  plus  faire  moa 
bonheur  ni  celui  de  ce  qui  m'étoit  cher, 
&  dont  le  fort  m'ôtoit  jufqu'à  l'efpoir 
de  contribuer  au  bonheur  de  perfon^ 
ne  '<  Car  fi  tant  d'inllrumens  préparés 
pour  le  mien  n'avoient  fait  que  ma  mi- 
fere  ,  pouvois-je  efpérer  d'être  plus 
heureux  pour  autrui  que  vous  ne  l'a- 
viez été  pour  moi  '<  Non  ,  j'aimois  mon 
devoir  encore ,  mais  je  ne  le  voyois 
plus.  En  rappeller  les  principes  &  les 
règles  ,  ^  les  appliquer  à  mon  nouvel 
état ,  n'étoit  pas  Parfaire  d'un  moment , 
&  mon  efprit  fatigué  avoit  befoin  d'un 
peu  de  relâche  pour  fe  livrer  à  de  nou- 
velles méditations. 

J'avois  fait  un  grand  pas  vers  le  re- 
pos. Délivré  de  l'inquiétude  de  l'ePpa- 
rance ,  &  fiir  de  perdre  ainfi  peu-à-peu 
celle  du  defir  ,  en  voyant  que  le  pafle 
ne  m'étoit  plus,  rien  ,  je  tàchois  de 
me  mettre  tout-à-fait  dans  l'état  d'un 
homme  qui  commence  à  vivre.  Je  me 
difois  qu'en  effet  nous  ne  faifons  ja- 
mais que  commencer ,  &  qu'il  n'y  a 
point  d'autre  liaifon  dans  notre  exiC 
tence  qu'une  fuccelîîon  de  momens 
préfens  ,  dont  le  premier  eft  toujours 
celui  qui  ell  en  adle.   Nous  mourons 

Emilt.  Tom.  IV,  JV[ 


î<55  Emile. 

&  nous  naiiTons  à  chaque  infiant  de  notre 
vie,  &  quel  intérêt  la  mort  peut-elle  nous 
laiiîer'r'  S'il  n'y  a  rien  pour  nous  que  ce 
qui  fera  ,  nous  ne  pouvons  être  heureux 
ou  malheureux  que  par  l'avenir, &  fe 
tourmenter  du  palïe  c'elt  tirer  du  néant 
les  fujets  de  notre  mifere.  Emile  ,  fois  un 
homme  nouveau,  tu  n'auras  pas  plus  à  te 
plaindre  du  fort  que  de  la  nature.  Tes 
malheurs  font  nuls,  l'abyme  du  néant  les 
a  tous  engloutis  ;  mais  ce  qui  eft  réel ,  ce 
qui  elt  exiftant  pour  toi,  c'eft  ta  vie ,  ta 
ianté,  tajeunelie,  ta  raifon ,  tes  talens , 
tes  lumières  ,  tes  vertus  en^n  ,  Il  tu  le 
veux  ,  «Se  par  conféquent  ton  bonheur. 
Je  repris  mon  travail ,  attendant  pai- 
fiblement  que  mes  idées  s'arrangealîent 
allez  dans  ma  tète  pour  me  montrer  ce 
que  j'avais  à  faire  ,  &   cependant  en 
comparant  mon  état  à  celui  qui  l'avoit 
précédé  ,  j'étois   dans   le  calme  ;  c'elt 
l'avantage    que    procure   indépendam- 
ment  des   événemens    toute   conduite 
conforme  à  la  raifon.  Si  l'on  n'eft  pas 
heureux  malgré  la  fortune,   quand  on 
fait  maintenir  fon  cœur  dans   l'ordre  , 
on  eii  tranquille  au  moins  en  dépit  du 
fort.  Mais  que  cette  tranquillité   tient 
à  peu  de  chofe  dans  une  ame  fenfible  ! 
Il  elf  bien  aifé  de  fe  mettre  dans  Tor- 
dre ,  ce  qui  elt  dilHcile  c'eft  d'y  refter. 


Livre    V.  257 

Je  faillis  à  voir  renvcrfcr  toutes  mes  ré- 
foîutious  au  momeiii;  que  je  les  croycis 
le  plus  affermies. 

J'étois  entre  chez  le  maître  fans  m'y 
faire  beaucoup  remarquer.  J'avois  tou- 
jours confervé  dans  mes  vétcmens  la 
fîmpiicité  que  vous  m'aviez  fait  aimer  ; 
mes  manières  n'étoient  pas  plus  recher- 
chées ,  &  l'air  aifë  d'un  homme  qui  fc 
fent  par-tout  à  fa  place  étoit  moins  re- 
marquable chez  un  menuilîer ,  qu'il  Jn©. 
l'eût  été  chez  un  grand.  On  voyoit 
pourtant  bien  que  mon  équipage  n'é- 
toit  pas  celui  d'un  ouvrier;  mais  à  ma 
manière  de  me  mettre  à  l'ouvrage  on 
jugea  que  je  l'avois  été ,  &  qu'enfuite 
avancé  à  quelque  petit  pofte  j'en  étois 
déchu  pour  rentrer  dans  mon  premier 
état.  Un  petit  parvenu  retombé  n'in- 
fpire  pas  une  grande  confidération , 
&  l'on  me  prenoit  à  peu  près  au  mot 
fur  l'égalité  où  je  m'étois  mis.  Tout-à- 
coup  je  vis  changer  avec  moi  le  ton  de 
toute  la  famille.  La  famili.arité  prie 
plus  de  réferve  ,  on  me  regardoit  au 
travail  avec  une  forte  d'étonnement  i 
tout  ce  que  je  faifois  dans  fatteUer, 
&  j'y  fiifois  tout  mieux  que  le  maî- 
tre ,  excitoit  l'admiration  ;  l'on  fem- 
bloit  épier  tous  mes  mou\emcns  , 
tout  mes  geftcs.  On  tàchoit  d'en  ufer 

M  2 


2;68  Emile. 

avec  moi  -comme  à  l'ordinaire-,  mais 
cela  ne  fe  faifoit  plus  fans  etlEort,  & 
l'on  eût  dit  que  c'étoit  par  reipecl 
qu'on  s'abltenoit  de  m'en  marquer  da- 
vantage. Les  idées  dont  j'étois  préoc- 
aipé  m'empèchcrent  de  m'apperccvoir 
de  ce  changement  aulli-tôt  que  j'aurois 
fait  dans  un  autre  tems  :  mais  mon  ha- 
bitude en  agiiiànt  d'être  toujours  à  la 
choie  me  ramenant  bientôt  à  ce  qui  fe 
fmfoit  autour  de  moi ,  ne  me  laiiîà  pas 
long-tems  ignorer  que  j'étois  devenu 
pour  ces  bonnes  gens  un  objet  de  cu- 
riodté  qui  les  intéreiîoit  beaucoup. 

Je  remarquai  fur-tout  que  la  femme 
ne  me  quittoit  pas  des  yeux.  Ce  iexe  a 
une  iorte  de  droit  fur  les  aventuriers 
qui  les  lui  rend  en  quelque  forte  plus 
intéreifans.  Je  ne  pouHbis  pas  un  coup 
d'échope  qu'elle  ne  parût  etirayce,  & 
je  la  voyois  toute  furprifc  cie  ee  que  je 
ne  m'étois  pas  blelfé.  Madame  ,  lui  dis- 
je  une  fois  ,  je  vois  que  vous  vous  dé- 
fiez de  mon  adrelfe  ;  avez -vous  peur 
que  je  ne  fiche  pas  mon  métier  ?  Mon- 
fieur  ,  me  dit-elle  ,  je  vois  que  vous  fa- 
vez  bien  le  nôtre  ;  on  diroit  que  vous 
n'avez  fait  que  cela  toute  votre  vie.  A 
ce  mot  je  vis  que  j'étois  connu  :  je  vou- 
kis  favoir  comment  je  fétois.  Après 
bien  des  my  Itères ,  j'appris  qu'une  jeune 


Livre    V.  2è> 

dame  étoit  ven  ue ,  il  y  avoit  deux  jours , 
defcendre  à  la  porte  du  maître,  que 
fans  permettre  qu'on  m'avertit  elle  avoit 
voulu  me  voir  ,  qu'elle  s'étoit  arrêtée 
derrière  une  porte  vitrée  d'où  elle  pou- 
voir m'appercevoir  au  Fond  de  l'uttelier, 
qu'elle  s'étoit  mile  à  genoux  à  cette  por- 
te ,  ayant  à  coté  d'elle  un  petit  enfant 
qu'elle  ferroit  avec  tranfport  dans  fes 
bras  par  intervalles  ,  pouiiant  de  longs 
fanglots  à  demi  étoulFés  ,  vcrfant  des 
torrens  des  larmes  ,  &  donnant  divers 
fignes  d'une  douleur  dont  tous  les  té- 
moins avoient  été  vivement  émtis:  qu'on. 
l'avoit  vue  plufieurs  fois  fur  le  point  de 
s'élancer  dans  l'attelier  ,  qu'elle  avoit 
paru  ne  fe  retenir  que  par  de  violens  ef- 
forts fur  elle  -  même  :  qu'enfin  après 
m'avoir  confidéré  long-tems  avec  plus 
d'attention  &  de  recueillement, elle  s'é- 
toit levée  tout-d'un-coup  ,  &  collant  le 
vifage  de  l'enfant  fur  le  fien  ,  elle  s'é- 
toit écriée  à  demi-voix  :  non  ,  Jamais  il 
ne  voudra  t'ôtcr  ta  mcre  ,•  viens  ,  nous  na- 
voiis  rien  à  faire  ici.  A  ces  mots  elle  étoit 
ibrtie  avec  précipitation  ;  puis  après 
avoir  obtenu  qu'on  ne  me  parleroit  de 
rien  ,  remonter  dans  fon  carroife  & 
partir  comme  un  éclair  n'avoit  été 
pour  elle  que  l'aifaire  d'un  inftant. 
Ils  ajoutèrent  que  le  vif  intérêt  dont 

M  ? 


27©  Emile. 

ils  nepouvoient  fe  défendre  pour  cette 
aimable  dame  ,  les  avoit  rendus  Bdclcs 
àlapromeire  qu'ils  lui  avoient  faite  ,  & 
qu'elle  avoit  exigée  avec  tant  d'in (lan- 
ces qu'ils  n'y  manquoicnt  qu'à  re- 
gret j  qu'ils  voyoient  aifément  à  fon 
équipage  &  plus  encore  à  (à  Egure  que 
c'étoit  une  perfonnc  d'un  haut  rang  , 
&  qu'ils  ne  pouv oient  prcfumer  autre 
cho'C  de  fà  démarche  &  de  fon  difcours 
lin  or.  que  cette  femme  étoit  la  mienne  , 
car  il  étoit  impolFible  de  la  prendre  pour 
imc  fi'le  entretenue. 

Jugez  de  ce  qui  paîToit  en  moi  du- 
rant ce  récit.  Qiie  de  chofes  tout  cela 
fuprQfoit!  Quelles  inquiétudes  n'avoit- 
ilpâsfalu  avoir,  quelles  recherches  n'a- 
voit-il  pas  falu  faire  pour  retrouver  aind 
mes  traces  !  Tout  cela  ell-il  de  quel- 
qu'un qui  n'aime  plus  '^  Qiiel  voyage! 
quel  motif  l'avoit  pu  faire  entrepren- 
dre î  dans  quelJc  occupation  elle  m'a- 
voit  furpris  î  Ah  !  ce  n'cioit  pas  la  pre- 
mière fois  :  mais  alors  elle  n  étoit  pas 
à  genoux  ,  elle  ne  fondoit  pas  en  lar- 
mes. O  tcms  ,  tcms  heureux  !  Qu'eil 

devenu  cet  ange  du  Ciel  '^. Mais  que 

vient  donc  faire  ici  cette  Jemme  ?  ...  elle 
amené  fon  fils  ...  .  mon  his &  pour- 
quoi ? Vouloit-e'Ie  me  voir,  me 

parler  ?  pourquoi  s'enfuir  i  ...  me  bra- 


L  I  V  II  E    V.  171 

ver  ?  pourquoi  ces  larmes  ?  . . . .  Qiic 
me  veut-elle  ,  la  perfide  ?  vient  -  elle 
infiilter  à  ma  mifere  'i  a  - 1  -  elle  oublié 
qu'elle  ne  m'efï  plus  rien  ?  Je  cher- 
chois  en  quelque  forte  à  m'irriter  àe 
ce  voyage  pour  vaincre  l'attendrilîe- 
ment  qu'il  me  caufoit  i  pour  réfifter 
aux  tentations  de  courir  après  Tinfor- 
tunée  qui  m'agitoient  malgré  moi.  Je 
demeurai  néanmoins.  Je  vis  que  cette 
démarche  ne  prouvoit  autre  chofc  Ç\- 
non  que  j'étois  encore  aimé ,  &  cette 
fuppofition  même  étant  entrée  dans  ma 
délibération  ne  de  voit  rien  changer  au 
parti  qu'elle  m'avoit  fait  prendre. 

Alors  examinant  plus  pofément  tou- 
tes les  circonltances  de  ce  voyage  ,  pe- 
faut  fur-tout  les  derniers  mots  qu'elle 
avoit  prononcés  en  partant ,  j'y  crus 
démêler  le  inotif  qui  l'avoit  fait  repar- 
tir tout-d'uu-coup  fans  s'être  laiifé  voir. 
Sophie  parloit  fimplement  ;  mais  tout 
ce  qu'elle  difoit  portoit  dans  mon  cœur 
des  traits  de  lumière  ,  &  c'en  fut  un 
que  ce  peu  de  mots.  //  ne  t'ôtcra  pas  ta 
mère  ,  avoit-elle  dit.  C'étoit  donc  la 
crainte  qu'on  ne  la  lui  ôtât  qui  l'avoit 
amenée  ,  &  c'étoit  la  perfuafion  que 
cela  n'arriveroit  pas  qui  l'avoit  fait  re- 
partir ;  &  d'où  la  tiroit-elle  ,  cette  per- 
fualion  ?  qu'avoit-elle  vu  ?  Emile  eii. 

M  4 


0,71  Emile. 

paix  ,  Emile  au  travail.  Qiielle  preuve 
pouvoit-e'le  tirer  de  cette  vue ,  finou 
qu'Emile  en  cet  état  n'ctoit  point  fub- 
jugué  par  Tes  paffions  &  ne  formoit  que 
des  réfoîutions  raifonnables  ?  Celle  de 
la  réparer  de  Ton  fils  ne  l'étoit  donc  pas 
félon  elle ,  quoiqu'elle  le  fût  félon  moi  : 
lequel  avoit  tort  '^  Le  mot  de  Sophie 
décidoit  encore  ce  point  5  &  en  eiTeten 
confidérant  le  feid  intérêt  de  l'enfant, 
eelapouvoit-il  même  être  mis  en  doute  ? 
Je  n'avois  envifagé  que  Tenfant  ôté  à 
la  merc  ,  &  il  faloit  envif^iger  la  mère 
ôtée  à  l'enfant.  J'avois  donc  tort.  Oter 
un^emere  à  fon  fils,  c'ell  lui  ôter  plus 
qu'on  ne  peut  lui  rendre  ,  fur-tout  à  cet 
âge  ;  c'efl  un  ade  de  paillon,  jamais  de 
raifon  ,  à  moins  que  la  merc  ne  foit 
folle  ou  dénaturée.  IViais  Sophie  eft 
celle,  qu'il  faudroit  defirer  à  mon  fils 
quand  il  en  auroit  une  autre.  11  faut 
que  nous  relevions  elle  ou  moi  ne  pou- 
vant plus  l'élever  enfemble  ,  ou  bien 
pour  contenter  ma  colère  il  faut  le  ren- 
dre orphelin,  Mais  que  fcrai-je  d'un  en- 
fant dans  l'état  où  je  fuis  '^  J'ai  aflez 
d€  raifon  pour  voir  ce  que  je  puis  ou 
ne  puis  faire  ,  non  pour  faire  ce  que  je 
dois.  Trainerai-je  un  enfant  de  cet  âge 
en  d'autres  contrées ,  ou  le  tiendrai-j.e 
ibus  les  yeux  àc  la  mère  ,  pour  braver 


L  .1    V   R   E      V.  IJ^' 

une  femme  que  je  dois  fuir  ?  Ah  !  pour 
ma  furecé  je  ne  ferai  j<imais  aifez  loin 
d'elle  î  Laiiîbns-lui  l'enfant  de  peur  qu'il' 
ne  lui  ramené  à  la  fin  le  père.  Qu'il 
lui  refte  feul  pour  ma  vengeance  ;  que 
chaque  jour  de  fa  vie  il  rappelle  à  l'in- 
fidèle le  bonheur  dont  il  fut  le  gage  & 
répoux  qu'elle  s'eft  ôté. 

Il  eft  certain  que  la  réfolution  d'ôter 
mon  fils  à  fa  mcre  avoit  été  l'eiTet  de 
ma  colère.  Sur  ce  feul  point  la  paiTion 
m'avoit  aveuglé  ,  &  ce  fut  le  feul  point 
aufTi  fur  lequel  je  changeai  de  réfolu- 
tion. Si  ma  famille  eût  fuivi  mes  ii].ten- 
tions  ,  Sophie  eût  élevé  cet  enfant ,  & 
peut-être  vivroit-il  encore  j  mais  peut- 
être  aulîî  dès-lors  Sophie  étoit-elle  mor- 
te pour  moi  ;  confolée  dans  cette  chère 
moitié  de  moi-même  ,  elle  n'eût  plus 
fongé  à  rejoindre  l'autre ,  &  j'aurois  per- 
du les  plus  beaux  purs  de  ma  vie.  Que 
de  douleurs  dévoient  nous  faire  expier 
nos  fautes  avant  que  notre  réunion 
nous  les  fit  oublier  ! 

Nous  nous  connoifïîons  fi  bien  mu- 
tuellement ,  qu'il  ne  me  falut  pour  devi- 
ner le  motif  de  fa  brufque  retraite,  que 
fentir  qu'elle  avoit  prévu  ce  qui  feroit 
arrivé  d  nous  nous  fuiïîons  revus.  J'é- 
toisraifonnable,  mais  foible  ,  elle  le  fa- 
voitj  &  je  lavoir  encore  mieux  coav 

M  j 


274  Emile. 

bien  cette  ame  lublimc  &  fiere  confer- 
voit  d'inflexibilité  iurqucs  dans  les  fau- 
tes. Uidce  de  Sophie  rentrée  en  grâce 
lui  étoit  infupportable.  Elle  Tentoit  que 
ion  crime  étoit  de  ceux  qui  ne  peuvent 
s'oublier;  elle  ai  moi  t  mieux  être  pu- 
nie que  pardonnée  :  un  tel  pardon  n'é- 
toit  pas  ilîic  pour  elle  ;  la  punition  mê- 
me l'avililibit  moins   à  ion    gré.    Elle 
croyoit  ne  pouvoir  cifacer  fa  faute  qu'en 
l'expiant,    ni    s'acquitter  avec   la  juf. 
ticequ'en  ibuifrant  tous  les  maux  qu'elle 
avoit  mérités.  C'elt  pour  cela  qu'intré- 
pide &  barbare  dans  fa  franchife  elle  dit 
fon  crime  à  vous,  à  toute  nia  famille, 
taifant  en  même  tems  ce  qui  Texcufoit , 
ce  qui  la  jullifioit  peut-être  ,  le  cachant, 
dis-je  ,    avec    une    telle   obllination , 
qu'elle   ne  m'en  a  jamais  dit  un  mot  à 
moi-même,  &  que  je  ne  l'ai  fu  qu'a- 
près fa  mort. 

D'ailleurs  ,  ralfurée  fur  la  crainte  de 
perdre  ion  fils  elle  n'avoit  plus  rien  à 
dcHrcr  de  moi  pour  elle-même.  Me  flé- 
chir eût  été  m'avilir  ,  &  elle  étoit  d'au- 
tant p'us  jaloufe  de  mon  bonheur  qu'il 
ne  lui  en  redoit  point  d'autre.  Sophie 
pouvoit  èti"c  criminelle  ,  mais  l'époux 
qi/elle  s'était  choili  devoitêtre  au-de- 
fus  d'une  lâcheté.  Ces  rafinemens  de 
foii  amour-propre  ne  pouvoicnt  couve- 


Livre    V.  ijf 

nir  qu'à   elle  ,  &  peut-être  n'appartc, 
noit-il  qu'à  moi  de  les  pénétrer. 

Je  lui  eus  encore  cette  obligation  ,  mê- 
me après  m'ètre  féparé  d'elle ,  de  ni'a- 
voir  ramené  d'un  parti  peu  raifonné 
que  la  vengeance  m'avoit  fait  prendre. 
Elle  s'étoit  trompée  en  ce  point  dans 
la  bonne  opinion  qu'elle  avoit  de  moi, 
mais  cette  erreur  n'en  fut  plus  une 
aufîi-tûtque  j'y  eus  penféj  en  ne  con- 
fidérant  que  l'intérêt  de  mon  fils  je  vis 
qu'il  faloit  le  lailfer  à  fa  mère  ,  &  je 
m'y  déterminai.  Du  refte  ,  confirme 
dans  mes  fentimens,  je  réfolus  d'éloi- 
gner fon  malheureux  père  des  rifques 
qu'il  venoit  de  courir.  Pouvois-je  être 
aflez  loin  d'elle,  puifque  je  ne  devoïs 
plus  m'en  rapprocher  i  C'étoit  elle  en- 
core ,  c'étoit  fon  voyage  qui  venoit  de 
me  donner  cette  fage  leqon;  il  m'im- 
portoit  pour  la  fuivre  de  ne  pas  refter 
dans  le  cas  de  la  recevoir  deux  fois. 

Il  faloit  fuir  ;  c'étoit  là  ma  grande  af- 
faire, &  la  conféquence  de  tous  mes 
précédens  raifonnemens.  Mais  où  fuir? 
C'étoit  à  cette  délibération  que  j'en 
ctois  demeuré  ,  &  je  n'avois  pas  vu  que 
rien  n'étoit  plus  indifférent  que  le  choix 
du  lieu  pourvu  que  je  m'éloignaflc.  A 
quoi  bon  tant  balancer  fur  ma  retraite , 
puifque  par-tout  je  trouverois  à  vitie 

M  6 


2J.6-  E   M   I   L   E. 

OU  à  mourir  ,  &  que  c'ctoit  tout  ce  qui 
me  reitoit  à  faire  i  Qiielle  betife  de  l'ii- 
niour-propre  de  nous  montrer  toujours 
toute  la  nature  intéreflée  aux  petits  éve- 
nemens  de  notre  vie  i'  N'eût -on  pas 
dit  à  me  voir  délibérer  fur  mon  féjour 
qu'il  importoit  beaucoup  au  genre  hu- 
main que  j'allaiFe  habiter  un  pays  plu- 
tôt qu'un  antre ,  &  que  le  poids  de 
mon  corps  alloit  rompre  l'équilibre  du 
globe  '^  Si  je  n'eftimois  mon  exiftence 
que  ce  qu'elle  vaut  pour  mes  femblables, 
je  m'inquicterois  moins  d'aller  chercher 
des  devoirs  à  remplir  ,  comme  s'ils  ne 
me  fuivoicnt  pas  en  quelque  lieu  que 
je  fulfe  ,  &  qu'il  ne  s'en  préfentàt  pas 
toujours  autant  qu'en  peut  remplir  ce- 
lui qui  les  aime  :  je  me  dirois  qu'en 
quelque  lieu  que  je  vive  ,  en  quelque 
lituation  que  je  fois ,  je  trouverai  tou- 
jours à  faire  ma  tâche  d'homme ,  & 
que  nul  n'auroit  bcfoin  des  autres  li 
chacun  vivoit  convenablement  pour 
foi. 

Le  Hige  vit  au  jour  la  journée  ,  S:. 
trouve  tous  fes  devoirs  quotidiens  au- 
tour de  lui.  Ne  tentons  rien  au-delà  de 
nos  forces  &  ne  nous  portons  point  en 
avant  de  notre  exiilence.  Mes  devoirs 
d'aujourd'hui  font  ma  feule  tâche  , 
ceux  de  demain  ne  font  pas  encore  va- 


L   I    V   R    E      V.  277 

jius.  Ce  que  je  dois  faire  à  prcfcnt  cil 
de  m'éloigncr  de  Sophie  ,  &  le  chemin 
que  je  dois  choifir  eft  celui  qui  m'en 
éloigne  le  plus  direélement.  Tenons- 
nous  en  là. 

Cette  réfolution  prife  ,  je  mis  l'ordre 
qui  dépendoit  de  moi  à  tout  ce  que  je 
lailFois  en  arrière  ;  je  vous  écrivis  ,  j'é- 
crivis à  ma  famille ,  j'écrivis  à  Sophie 
elle-même.  Je  réglai  tout ,  je  n'oubliai 
que  les  foins  qui  pou  voient  regarder  ma 
perfonnc;  aucun  ne  m'étoit  néceiïaire , 
&  fans  valet ,  fans  argent  ,  fans  équi- 
page ,  mais  fans  defirs  &  Cms  foins  ,  je 
partis  feul  &  à  pied.  Chez  les  peuples 
où  j'ai  vécu  ,  fur  les  mers  que  j'ai  par- 
courues ,  dans  les  déferts  que  j'ai  tra- 
veriés  ,  errant  durant  tant  d'années , 
je  n'ai  regretté  qu'une  feule  chofe  ,  & 
c'étoit  celle  que  j'avois  à  fuir.  Si  mon 
eœur  m'eût  laiiTé  tranquille ,  mon  corps 
n'eût  manqué  de  rien. 


278  Emile. 


LETTRE     IL 

J'ai  bu  l'eau  d'oubli;  le  pafle  s'elïiicc 
de  ma  mémoire.  &  l'univers  s'ouvre  de- 
vaut  moi.  Voilà  ce  que  je  me  difois  en 
quittant  ma  patrie  dont  j'avois  à  rou- 
gir,  &  à  laquelle  je  ne  dcvois  que  le 
mépris  &  la  haine  ,  puifqu'heureux  & 
digne  d'honneur  par  moi-même  ,  je  ne 
tenois  d'elle  &  de  les  vils  habitans  que 
les  maux  dont  j'étois  la  proie  ,  &;  l'op- 
probre où  j'étois  plongé.  En  rompant 
les  nœuds  qui  m'attachoient  à  mon  pays, 
je  l'étendois  fur  toute  la  terre ,  &  j'en 
devenois  d'autant  plus  homme  en  cef- 
faut  d'être  citoyen. 

J'ai  remarqué  dans  mes  longs  voya- 
ges ,  qu'il  n'y  a  que  l'éloignement  du 
terme  qui  rend  le  trajet  dilficile.  Il  ne 
l'eft  jamais  d'aller  à  une  journée  du  lieu 
où  l'on  eil: ,  &  pourquoi  vouloir  faire 
plus  ,  Cl  de  journée  en  journée  on  peut 
JiUcr  au  bout  du  monde  ?  Mais  en  com- 
parant les  extrêmes  on  s'erfarouche  de 
l'intervalle;  il  femble  qu'on  doive  le 
franchir  tout  d'un  faut  ;  au  lieu  qu'en 
le  prenant  par  parties  on  ne  lait  que 
des  promenades  &  l'on  arrive.  Les  voya- 
geurs ,  s'cuYiirom;ai;t  toujours  de  leuis 


Livre    V.  279 

iifagcs ,  de  leurs  habitudes ,  de  leurs 
préjugés ,  de  tous  leurs  befoiiib  fadlices, 
ont  pour  aiiili  dire  une  athnv^fphere 
qui  les  fépare  des  lieux  où  ils  xj""!t, 
comme  d'autant  d'autres  mondes  dif- 
férens  du  leur.  Un  François  voudroit 
porter  avec  lui  toute  la  France  i  fitôt 
que  quelque  chofe  de  ce  qu'il  avoit  lui 
manque  ,  il  compte  pour  rien  les  équi- 
valens  ,  &  fb  croit  perda.  Toujours 
comparant  ce  qu'il  trouve  à  ce  qu'il  a 
quitté  ,  il  croit  être  mal  quand  il  n'ell 
pas  de  !a  même  manière  ,  &  ne  lauroit 
dormir  aux  Indes  lî  fon  Ht  n'eil  fait 
tout  comme  à  Paris. 

Pour  moi ,  je  fuivois  la  diredlion  con- 
traire à  l'objet  que  j'avois  à  fuir  ,  com- 
me autrefois  j'avois  fuivi  l'oppofé  de 
l'ombre  dans  la  forêt  de  Montmorenci. 
La  vitelfe  que  je  ne  mettois  pas  à  mes 
courfes  fe  compenfoit  par  la  ferme  réfo- 
lution  de  ne  point  rétrograder.  Deux 
jours  démarche  avoient  déjà  fermé  der- 
rière moi  la  barrière,  en  me  lailfant  le 
tems  de  réBéchir  durant  mon  retour  , 
Il  j'euiîe  été  tenté  dy  foiiger.  Je  refpi- 
rois  en  m*éloignant  ,  &  je  marchois 
plus'à  mon  aife  à  mefure  que  j'échap- 
pois  au  danger.  Borné  pour  tout  pro- 
jet à  celui  que  j'exécutois  ,  je  fuivois 
le  même  air  de  vent  pour  toute  règle  i 


2Ro  E   iM    I   L   E. 

je  marchois  tantôt  vite  &  tantôt  lente- 
ment, fclon  ma  coinnioJité  ,  ma  faute  , 
mon  humeur,  mes  forces.  Pourvu, 
non  avec  moi ,  mais  en  moi ,  de  plus 
de  reifources  que  ")e  n'en  avois  beloin 
pour  vivre  ,  je  n'étois  embarraill-  ni  de 
ma  voiture  ,  ni  de  ma  fubhltance.  Je 
ne  craignois  point  les  voleurs  ;  nia 
bourfe  &:  mon  paife-port  étoient  dan.s 
mes  bras;  mon  vêtement  formort  tou- 
te ma  garderobe  ;  il  étoit  commode 
&  bon  pour  un  ouvrier; je  le  renou- 
vellois  fans  peine  à  mefure  qu'il  s'u- 
foit.  Comme  je  ne  marchois  ni  avec 
Tappareil  ni  avec  Finquiétude  d'un 
voyageur ,  je  n'excitois  fattention  de 
perfonne  j  je  paifois  par-tout  pour  un 
homme  du  pays.  Il  étoic  rare  qu'on 
m'arrêtât  fur  des  frontières,  &  quand 
cela  m'arrivoit ,  peu  nrimportoit  ;  je 
reftois  là  fans  impatience,  j'y  travail- 
lois  tout  comme  ailleurs;  j'y  aurois  fans 
peine  p-aile  ma  vie  Ii  Ton  m'y  eût  tou- 
jours retenu ,  &  mon  peu  d"emprelle- 
ment  d'aller  plus  loin  m'ouvroit  enfin 
'  tous  les  palfages.  L'air  atfairé  &  fou- 
cieux  efl:  toujours  fufpe(ft  ,  mais  un 
homme  tranquille  infpirc  de  la  con- 
fiance ;  tout  le  monde  me  lailfoit  libre 
en  voyant  qu'on  pouvoit  difpofer  de 
moi  fans  me  facheir 


Livre    V.  agi 

Quand  je  ne  trouvois  pas  à  travail- 
ler de  mon  métier,  ce  qui.ctoit  rare, 
'feu.  faiibis  d'autres.  Vous  m'aviez  fait 
aequérir  i'inUrument  univerfel.  Tantôt 
payfan,  tantôt  arti fan  ,  tantôt  artille, 
quelquefois  même  homme  à  talent  , 
j'avois  par-tout  quelques  connoilfances 
de  miie ,  Se  je  me  rendois  maître  de 
leur  ufage  par  mon  peu  d'empreifement 
à  les  montrer.  Un  des  fruits  de  mon 
éducation  étoit  d'être  pris  au  mot  fur  ce 
que  je  me  donnois  pour   être,  &  rien 

.  de  plus  ,  parce  que  j'étois  (impie  en 
toute  clioiè  ,  &  qu'en  rempliifant  un 
pofte   je   n'en  briguois  pas  un  autre. 

-Àinfî  j'étois  toujours  à  ma  place  &  l'on 

■m'y  laiifoit  toujours. 

Si  je  tombois  malade ,  accident  bien 
rare  à  im  homme  de  mon  tempéra- 
ment ,  qui  ne  fait  excès  ni  d'alimens  , 
ni  de  foucis ,  ni  de  travail ,  ni  de  re- 
pos,  je  reilois  coi  fans  me  tourmenter 
de  guérir,  ni  m'effrayer  de  mourir. 
L'animal  malade  jeûne  ,  relie  en  place, 
&  guérit  ou  meurt  i  je  faiibis  de  même , 
Se  je  m'en  trouvois  bien.  Si  je  me  fuife 
inquiété  de  mon  état ,  fi  j'culFe  impor- 
tuné les  gens  de  mes  craintes  &  des  mes 
plaintes  ,  ils  fe  feroicnt  ennuyés  de 
moi,  j'euifc  infpiré  moins  d'intérêt  &; 
d'empreifement  que   n'en  donnoit  ma 


tSz  Emile. 

patience.  V^oyaiit  que  je  n'inquictois 
perfonne  ,  que  je  ne  me  lameutois 
point,  on  me  prévenoit  par  des  foins 
qu'on  m'eût  refiifcs  peut-être  11  joules 
cuiFe  implorés. 

J'ai  cent  fois  obfervé  que  plus  on 
teut  exiger  des  autres  ,  plus  ©n  les  dif- 
pofe  au  refus  :  ils  aiment  agir  libre- 
ment, &  quand  ils  font  tant  que  d'être 
bons ,  ils  veulent  en  avoir  tout  le  mé- 
rite. Demander  un  bienfait,  c'efl  y  ac- 
quérir une  efpece  de  droit  ,  faccorder 
clt  prefque  un  devoir,  &  l'amour  pro- 
pre aime  mi^ux  faire  un  don  gratuit 
que  piiyer  une  dette. 

Dans  ces  pèlerinages  ,  qu'on  eût 
b'amés  dans  le  monde  comme  la  vie 
d'un  vagabond  ,  parce  que  je  ne  les  fai- 
fois  pas  avec  le  faite  d 'un  voyageur, opu- 
lent,  fi  quelquefois  je  ne  demandois: 
que  fais-je  '^  où  vais-je  ?  quel  clt  mon 
but  i'  je  me  répondois  :  qu'ai -je  fait 
en  nailfant  que  de  commencer  un  voya- 
ge qui  ne  doit  irniir  qu'à  ma  mort  ?  Je 
fais  ma  tâche  ,  je  relie  à  ma  place  , 
j'ufe  avec  innocence  &  fimplicité  cette 
courte  vie,  je  tais  toujours  un  grand 
bien  par  le  mal  que  je  ne  fais  pas  par- 
mi mes  femblables  ,  je  pourvois  à  mes 
befoins  en  pourvoyant  aux  leurs  ,  je 
les  Icrs  fuiî>  jamais  leur  nuire,  je  leur 


Livre    V.  28^ 

domie  l'exemple  d'être  heureux  &  bons 
fans  loin  &  (ans  peine  :  j'ai  répudié 
mon  patrimoine  ,  &  je  vis  ;  je  ne  fais 
rien  d'injulte  ,  &  je  vis  j  je  ne  demande 
point  raumônc  ,  &  je  vis.  Je  fuis  donc 
utile  aux  autres  en  proportion  de  ma 
fubfiftance  :  car  les  hommes  ne  don- 
nent rien  pour  rien. 

Comme  je  n'entreprends  pas  l'hiftoire 
de  mes  voyages ,  je  pâlie  tout  ce  qui 
ii'elt  qu'événement.  J'arrive  à  Mar- 
feille  :  pour  fuivre  toujours  la  même 
direction  je  m'embarque  pour  Naples  -, 
il  s'agit  de  payer  mon  paifage  i  vous  y 
aviez  pourvu  en  me  failant  apprendre 
la  manoeuvre  :  elle  n'eft  pas  plus  diffi- 
cile fur  la  méditerranée  que  iur  fo- 
céan  ,  quelques  mots  changes  en  foirt 
toute  la  diiiérence.  Je  me  fais  matelot. 
Le  capitaine  du  bâtiment ,  efpece  de 
patron  renforcé ,  étoit  un  renégat  qui 
s'étoit  rapatrié.  Il  a  voit  été  pris  depuis 
lors  par  les  corfaires  ,  &  difoit  s'être 
échappé  de  leurs  mains  fans  avoir  été 
reconnu.  Des  marchands  Napolitains 
lui  avoient  confé  un  autre  vaiifeau  ,  & 
il  faifoit  fa  féconde  cour  lé  depuis  ce  ré- 
tablillcment.  Il  contoit  fa  vie  à  qui  vou- 
loir l'entendre  ,  &  favoit  fi  bien  fe  faire 
valoir  qu'en  amufant  il  donnoit  de  h\ 
con£ance.  Ses  goûts  étoient  auili  bi- 


^g4  Emile. 

zarres  que  fcs  aventures.  Il  ne  fongeoit 
qu'à  divertir  fon  équipage  :  il  avoit  llir 
fon  bord  deux  méchans  pierriers  qu'il 
tirailloit  tout  le  jour  j  toute  la  nuit  il 
tiroit  des  fufées  j  on  n'a  jamais  vu  pa- 
tron de  navire  auiîî  gai. 

Pour  moi  je   m'amufois  à  m'exercer 
dans  la  marine,  &  quand  je  n'étois  pas 

•  de  quart  je  n'en  dcmeurois  pas  monis 
à  la  manœuvre  ou  au  gouvernail.  L'at- 

.  tention  me  tenoit  lieu  d'expérience  ,  & 
je  ne  tardai  pas  à  juger  que  nous  dé- 
rivions beaucoup  à  l'ouelh  Le  compas 
étoit  pourtant  au  rumb  convenable  i 
■  mais  le  cours  du  Ibicil  &  des  étoiles 
.me  fembloit  contrarier  lî  Fort  fa  direc- 
tion qu'il  faloit  ,  Tclon  moi,  que  l'ai- 
guille déclinât  prodigieufement.  Je  le 
dis  au  capitaine  j  il  battit  la  campagne 

•  en  lé  moquant  de  moi  ,  &:  comme  la 
mer  devint  haute  &  le  tcms  nébuleux, 
il  ne  me  tut  pas  pofTible  de  vérifier 
mes  obfervations.  Nous  eûmes  un  vent 
forcé  qui  nous  jetta  en  pleine  mer  j  il 
dura  deux  jours:  letroillenie  nous  ap- 
pcrcûmes  la  terre  à  notre  gauche.  Je 
demandai  au  patron  ce  que  c'étoit;  il 
me  dit ,  terre  de  l'Eghiè.  Un  matelot 
foutint  que  c'étoit  la  côte  de  Scirdai- 
gne;  il  fut  hué,  &  paya  de  cette  faqoii 
là  bienvenue  \  car  quoique  vieux  niiv- 


L  I  V  R  E    V.  asr 

telot ,  il  étoit  nouvellement  fur  ce  bord, 
ainfi  que  moi. 

Il  ne  m'importoit  giieres  où  que  nous 
fuffions  ;  mais  ce  qu'avoit  dit  cet  hom- 
me ayant  ranimé  ma  curioiité  ,  je  me 
mis  à  fureter  autour  de  l'habitacle  , 
pour  voir  (i  quelque  fer  mis  là  par  mé- 
garde  ne  faifoit  point  décliner  l'aiguil- 
le. Qiielle  fut  ma  furprife  de  trouver 
un  gros  aimant  caché  dans  un  coin  î 
en  i'ôtant  de  fa  place  ,  je  vis  l'aiguille 
en  mouvement  reprendre  fa  direction. 
Dans  le  même  inftant  quelqu'un  cria: 
Voile.  Le  patron  regarda  avec  fa  lu- 
nette ,  &  dit  que  c'étoit  un  petit  bâti- 
ment franqois  i  comme  il  avoj.c  le  cap 
fur  -nous  &  que  nous  ne  l'évitions  pas, 
il  ne  tarda  pas  d'être  à  pleine  vue ,  & 
chacun  vit  alors  que  c'étoit  une  voile 
barbarefque.  Trois  marchands  Napo- 
litains que  nous  avions  à  bord  avec 
tout  leur  bien  ,  poulfercnt  des  cris  juf. 
qu'au  ciel.  L'énigme  alors  me  devint 
claire.  Je  m'approchai  du  patron  ,  & 
lui  dis  à  l'oreilîe  :  patron ,  Ji  nous  foni- 
mes  pris,  tu  es  mort  y  compte  là-dejjus. 
J'avois  paru  {{  peu  ému  &  je  lui  tins 
ce  dilcours  d'un  ton  ii  pofé ,  qu'il  ne 
s'en  alarma  gueres  &  Feignit  même  de 
ne  l'avoir  pas  entendu. 

Il  donna  quelques  ordres  pour  la  dé- 


i.^6  Emile. 

fenfe  ,  miis  il  ne  fe  trouva   pas  une 
arme  en  étatf  &  nous  avions  tant  brùlc 
de  pondre  qne  quand  on  voulut  char- 
ger les  pierriers ,    à  peine  en  refta-t-il 
pour  deux  coups.  Elle  nous  eût  nié:ne 
été  tort  inutile  j  fitôt  que  nous  fûmes 
à  portée ,  au  lieu  de  daigner  tirer  fur 
nous  on  nous   cria  d'amener ,  &  nous 
fûmes  abordés    prefque  au  même  inf. 
tant.    Ju'qu''t'ors    le    patron  ,  fans  en 
lairc  femblant ,  m'ob{èrvoit  avec  quel- 
que  défiance  :  mais  fitôt  qu'il  vit  les 
corfaircs   dans  notre  bord ,  il  celià  de 
faire  attention  à  moi  &  s'avanqa  vers 
eux  fans  précaution.    En  ce  moment  je 
me  crus  juge  ,  exécuteur  ,  pour  venger 
lues  compagnons  d'efclavage  ,  en  pur- 
geant le  genre  humain  d'un  traître  & 
la  mer  d'un  de  fes  montres.  Je  courus 
à  lui,  &  lui   criant.  Je  te  V  ai  promis , 
Je  te   tiens  parole  ,    d'un  fabrc  dont  je 
m'étois  faili,  je  lui  fis  voler  la  tète.  A 
l'inllant,  voyant  le  chef  des  barbaref- 
ques  venir  impétueufement  à  nioi  ,^  je 
l'attendis  de  pied  ferme ,  &  lui  préfen- 
tant  le  fabre  par  la  poignée  ,  tiens  ,  ca- 
pitaine ,  lui  dis-je   en  langue  franque , 
Je  viens  défaire  Jnjiice  ,  tu  peux  la  faire 
à  ton  tour.    11  prit  le  fabre  ,  il  le  leva 
fur  ma  tète  -,    j'attendis  le  coup  en  fi- 
ïence  :  il  iburit,  &  me  tendant  la  main, 


L  I   V  R  E     V.  25^ 

il  défendit  qu'on  me  mit  aux  fers  avec 
les  autres,  mais  il  ne  me  parla  point 
de  l'expédition  qu'il  m'avoit  vu  faire  j 
ce  qui  me  confirma  qu'il  en  fàvoit  a^- 
fez  la  raifon.  Cette  dilliudion  ,  au  ref- 
te  ,  ne  dura  que  jufqu'au  port  d'Alger, 
&  nous  fumes  envoyés  au  bagne  en 
débarquant ,  couplés  comme  des  chiens 
de  chalfe. 

Jufqu'alors  ,  attentif  à  tout  ce  que 
je  voyois,  je  m'occupois  peu  de  moi. 
Mais  enfin  la  première  agitation  celfce 
me  laifTa  réfléchir  fur  mon  changement 
d'état ,  &  le  fentiment  qui  m'occupoit 
encore  dans  toute  fa  force  me  fit  dire 
en  moi-même  avec  une  ibrte  de  fatis- 
fadion  :  que  m'ôtera  cet  événement  ? 
le  pouvoir  de  faire  une  fottife.  Je  iuis 
plus  libre  qu'auparavant.  Emile  efcla- 
ve  !  reprenois-je  ,  eh  dans  quel  fens  ? 
Qirai-je  perdu  de  ma  liberté  primitive? 
Ne  naquis-je  pas  efclave  de  la  néceffi- 
té  'i  Quel  nouveau  joug  peuvent  m'iai- 
pofcr  les  hommes?  Le  travail?  ne  tra- 
vaillois-je  pas  quand  j'étois  libre  ?  La 
faim  ?  combien  de  fois  je  l'ai  fouiferte 
volontairement  !  La  douleur  ?  toutes 
les  forces  humaines  ne  m'en  donneront 
pas  plus  que  ne  m'en  fit  feiitir  un  grain 
de  fable.  La  contrainte?  fera-t-e!le  plus 
rude  que  celle   de  mes  premiers  fers  ? 


2^8  E   M    I   L   E. 

&  je  n'en  voulois  pas  fortir.  Soumis 
par  ma  naiBance  aux  pallions  humai- 
nes »  que  leur  joug  me  Ibit  impofé  par 
un  autre  ou  par  moi  ,  ne  faut-il  pas 
toujours  le  porter  ,  &  qui  lait  de  quelle 
part  il  me  fera  plus  lupportable  '<  J'au- 
rai du  moins  toute  ma  raifon  pour  les 
modérer  dans  un  autre  ,  &  combien  de 
fois  ne  m'a-t-elle  pas  abandomié  dans 
les  niienncsi"  (^li  pourra  me  faire  por- 
ter deux  chaînes  r  N'en  portois-jc  pas 
une  auparavant  '^.  Il  n'y  a  de  fersitude 
réelle  que  celle  de  la  nature.  Les  hom- 
mes n'en  font  que  les  inllrumens. 
Qu'un  maître  m'aifomme  ou  qu'un  ro- 
cher m'écrafc,  c'ell  le  même  événement 
à  mes  yeux,  &  tout  ce  qui  peut  m' ar- 
river de  pis  dans  l'elblavagc  ell  de  ne 
pas  plus  fléchir  un  tyran  qu'un  caillou. 
Enhn  (i  j'uvois  ma  liberté  ,  qu'en  fe- 
rois-je  ?  Dans  l'état  où  je  fuis  ,  que 
puis-je  vouloir  i  Eh  !  pour  ne  pas  tom- 
ber dans  l'anéantiiicment  ,  j'ai  befoiii 
d'être  animé  par  la  volonté  d'un  autre 
au  défaut  de  la  mienne. 

Je  tirai  de  ces  réflexions  la  confé- 
quence  que  mon  changement  d'état 
étoit  plus  apparent  que  réel  j  que  ,  li  la 
liberté  conlilfoit  à  faire  ce  qu'on  veut, 
nul  homme  ne  feroit  libre  ;  que  tous 
font  foibles ,  dépendans  des  chofcs ,  de 

la 


Livre    V.  2S9 

la  dure  nécciîité  ;  que  celui  qui  fait  le 
mieux  vouloir  tout  ce  qu'elle  ordonne 
eft  le  plus  libre  ,  puifqu'il  n'eft  jamais 
forcé  de  faire  ce  qu'il  ne  veut  pas. 

Oui ,  mon  père  ,  je  puis  le  dire  ;  le 
tems  de  ma  fervitude  fut  celui  de  mon 
règne,  &  jamais  je  n'eus  tant  d'auto-i 
rite  fur  moi  que  quand  je  portai  les 
fers  des  barbares.  Soumis  à  leurs  paf. 
fions  (ans  les  partager  ,  j'appris  à  mieux 
connoitre  les  miennes.  Leurs  écarts 
furent  pour  moi  des  inftrudions  plus 
vives  que  n'avoient  été  vos  leqons ,  & 
je  fis  fous  ces  rudes  maîtres  un  cours 
de  philofophie  encore  plus  utile  que  ce- 
lui que  j'avois  fait  près  de  vous. 

Je  n'éprouvai  pas  pourtant  dans  leur 
fervitude  toutes  les  rigueurs  que  j'en 
attendojs.  J'eifuyai  de  mauvais  traite- 
mens  ,  mais  moins  peut-  être  qu'ils 
n'en  eulfent  elfuyés  parmi  nous,  &  je 
connus  que  ces  noms  de  Maures  &  de 
pirates  portoient  avec  eux  des  préju- 
gés dont  je  ne  m'étois  pas  affez  défen- 
du. Ils  ne  font  pas  pitoyables  ,  mais 
ils  font  juftes  ,  &  s'il  faut  n'attendre 
d'eux  ni  douceur  ni  clémence ,  on  n'en 
doit  craindre  non  plus  ni  caprice  ni 
méchanceté.  Ils  veulent  qu'on  fafle  ce 
qu'on  peut  faire ,  mais  ils  n'exigent  rien 
de  plus,  &  dans  leurs  chatimens  ils  ne 

Émik.  Toni.  IV.  N 


i9o  Emile. 

ptmifTent  jamais  l'impuiffance  ,^  mhis 
lèulement  la  mauvailè  volonté.  Les 
îiégres  feroiem  trop  heureux  en  Amé- 
rique, fi  l'Européen  les  traitoit  avec  la: 
même  équité  >  mais  comme  il  ne  voie 
dans  ces  malheureux  que  des  inltru- 
niens  de  travail ,  fa  conduite  envers 
eux  dép<?nd  uniquement  de  l'utilité 
qu'il  en  tire  >  il  m^fure  fa  juitice  iur 
ihii  profit. 

Je  changeai  plufieurs  fois  de  patron: 
l'on  appelloit  cela'  me  vendre  s  comme 
fi  jamais  ou  pou  voit  vendre  un  hom- 
me. On  vendoit  le  travail  de  mes 
inains  i  mais  ma  volonté  ,  mon  enten- 
dement ,  mon  être  ,  tout  ce  par  quoi 
i'ctois  moi  &  non  pas  un  autre  ,  ne  fc 
vendoit  alfurément  pas  ;  &  la  preuve 
de  cela  eil  que  la  première  fois  que  )c 
voulus  le  contraire  de  ce  que  voulort 
mon  prétendu  maitre,  ce  fut  moi  qui 
fus  le  vainqueur.  Cet  événement  méri- 
te d'être  raconté. 

Je  fus  d'abord  aifcz  doucement  trai- 
té j  l'on  comptoit  fur  mon  rachat  ,  & 
je  vécus  phrfreurs  mois  dans  une  inac- 
tion qui  m'eût  ennuyé  fi  je  pouvois 
connoitre  l'ennui.  Mais  enfin  voyant 
que  je  n'iiltrig-uois  point  auprès  des 
coufuls  Européens  &  des  moines  ,  que 
feflbmie  ne  pailcnt  de  ma  r.uTCon  & 


L  I  T  R  E    V.  3t9r 

t|iie  Je  ne  paroilTois  pas  y  fonger  moi-- 
même,  on  voulut  tirer  parti  de  moi  de- 
quelque  manière  ,  &  Ton  me  fit  tra- 
vailler. Ce  changement  ne  me  furprit 
ni  ne  me  fâcha.  Je  craignois  peu  les 
travaux  pénibles  ,  mais  j'en  aimois 
mieux  de  plus  amufans.  Je  trouvai  le 
moyen  d'entrer  dans  un  atteîier,  dont 
le  maître  ne  tarda  pas  à  comprendre 
que  j'étois  le  ficn  dans  fon  métier.  Ce 
travail  devenant  plus  lucratif  pour  mon 
patron  que  celui  qu'il  me  faifoit  feire , 
ii  m'établit  pour  fon  compte  &  s'en 
trouva  bien. 

J'avois  vu  dilperfer  prefque  tous  mes 
anciens  camarades  du  bagne  ;  ceux  qui 
pouvoient  être  rachetés  l'avoicnt  été; 
ceux  qui  ne  pouvoient  l'être  avoient 
eu  le  même  fort  que  moi  ,  mais  tous 
iiy  avoient  pas  trouvé  le  même  adou- 
cilfement.  Deux  chevaliers  de  Malte 
entre  autres  avoient  été  délaiflés.  Leurs 
familles  étoient  pauvres  ;  la  religion 
ne  racheté  point  fes  captifs  ,  &  les 
pères  ne  pouvant  racheter  tout  le  mon- 
de ,  donnoient  ainii  que  les  confuls 
une  préférence  fort  naturelle,  &  qui 
u'eft  pas  inique,  à  ceux  dont  la  recon- 
noilfance  leur  pouvoit  être  plus  utile. 
Ces  deux  chevaliers  ,  l'un  jeune  Se 
l'autre  vieux  ,  étoient  inftruits  &  i^ç 

N  2 


293t  Emile. 

manquoieiit  pas  de  mérite;  mais  ce  me' 
rite  étoit  perdu  dans  kur  fitimtion  pré- 
iènte.  Ils favoient  le  génie,  la  ta<^iquei 
le  latin  ,  les  belles-lettres.    Ils  avoient 
des  talens  pour  briller ,  pour  comman- 
der ,   qui  n'étoient  pas  d'une  grande 
reifource  à  des  efclaves.  Pour  furcroit, 
iis  portoient  fort  impatiemment  leurs 
fers    &  ia  philofophie  dont  ils    fe  pi- 
quoient  extrêmement  ,    n'avoit  point 
appris  à  ces  fiers  gentilshommes  à  fer- 
vir  de  1x)mie  grâce  des   pieds-plats  Se 
des  bandits  ;    car  ils  n'appelloient  pas 
autrement  leurs   maîtres.    Je  plaignois 
ces  deux  pauvres  gens  ;  ayant  renonce 
par  leur  nobleire  à  leur  état  d'hommes, 
à  Alger  ils  n'ctoient  plus  ricu  ,  même 
ils  étoient  moins  que  rien  ^    cîir  parmi 
les  corPaires ,  un  corf^iire    ennemi   iait 
efclave  eit  fort  au-dcHbus  du  néant.  Je 
ne  pus  fervir  le  vieux  que  de  mes  con- 
feils,qui  luictoient  fuperflus;  cr.r  plus 
favant  que  moi  ,  du   moins  de    cette 
Icience  qui   s^ étale ,    il  faVoit  à    fond 
toute  la  morale  ,   &  les  préceptes  lui 
étoient  très-familiers  ;  il  n'y  a  voit  que 
la  pratique  qui  lui  manquât,  &  l'on  ne 
iauroit  porter  de  plus  mauvai{e  grâce 
le  joug  de  lanécelhté.  Le  jeune  erxorc 
plus   impatient,    mais    ardent,  adif, 
intrépide ,  fe  perdoit  en  projets  de  rc- 


L  I  V  R  E    V.  ap-? 

voltes  &  de  confpirations  impoflibles  à 
'    exécuter  ,    &  qui  toujours  découverts 
ne  faifoient  qu'aggraver  fa   mifere.    Je 
tentai  de  l'exciter  à  s'évertuer  à  mon 
exemple,  &   à  tirer    parti   de  fes  bras 
pour  rendre  fon  état  plus  Ibpportable  ; 
mais  il  méprifa  mes  confeils  &  me  dit 
fièrement  qu'il  lavoit   mourir.     Mon- 
iieur ,  lui  dis  -  je  ,    il   vaudroit  encore 
mieux  favoir  vivre.    Je  parvins  pour- 
tant à  lui   procurer  quelques  foulage- 
mens ,  qu'il   requt  de  bonne  grâce  & 
en  ame  noble  &  fènfible,  mais  qui  ne 
lui  firent  pas  goûter  mes  vues.  11  con- 
tinua fes  trames  pour  fe  procurer  la  li- 
berté par  un  coup  hardi ,  mais  fon  ef- 
prit  remuant  lalfa  la  patience    de  fan 
maître  qui  étoit  le  mien.    Cet  homme 
fe  défia  de  lui  &  de  moij  nos  liaifons 
lui  avoient   paru  fufpecfes  ,  &,il  crut 
que  j'employois  à  l'aider  dans  (es  ma- 
nœuvres les   entretiens  par  lefquels  je 
tâchois  de  l'en  détourner.  Nous  fûmes 
vendus  à  un  entrepreneur  d'çuvrages 
publics,  &  condamnés  à  travailler  fous 
les   ordres   d'an    furveillant    barbare , 
efclave  comme  nous,  mais  qui  pour  fe 
faire  valoir  à  fon  maître  nous  accabloit 
de  plus  de  travaux  ,  que  la  force  hu- 
maine n'en  pou  voit  porter. 

Les  premiers  jours  ne  furent   po4ir 

N  i 


2^4  Emile. 

moi  que  des  jeux.  Comme  on  nous 
partai^eoit  égalcmenc  le  travail  &  que 
j'étois  plus  robuttc  &  plus  ingambe 
que  tous  mes  camarades  ,  yavors  fait 
ma.  tache  avant  eux ,  après  quoi  j'ai- 
dois  les.  plus  ibibles  &  les  allcgeois 
d'une  partie  de  la  leur.  Mais  notre  pi- 
queur  ayant  remarque  ma  diligence  & 
la  fupériorité  de  mes  forces  ,  ni'empè- 
«ha  de  les  employer  pour  d'autres  eik 
doublant  ma  tâche  ,  &  toujours  au^ 
gmcntant  par  degrés,  Ëuit  par  me  fur- 
c'nar<?cr  à  tel  point  &  de  travail  &  dé 
coups,  que  malgré  ma  vigueur  j'étois 
Hieiiacé  de  liiccomber  bientôt  fous  le 
tiix,  tous  nus  compagnons,  tant  forts 
que  foiblcs  ,  mal  nourris  &  plus  mal- 
traités dépériifaient  fous  Tâxcès  du 
travail 

Cet  état  devenant  tout-à^fair  inîup- 
portable^  je  réfbhis  do  m'en  délivrer 
à  tout  rifque  -,  mon  jeune  chevalick^à 
qui  je  communiquai  ma  réfolution^  la 
partagea  vivement.  Je  le  connoidois 
homme  de  courage  ,  capable  -ie  cont 
tanc'^  pourvu  quHl  fur  Ibus  les  yeux 
dis  hommes ,  &  des  qu'il  s'agiiToit  d'  c- 
tcs  bnllans  &  de  vcrtuu  héroïques,  je 
me  tenois  AVr  de  lui.  Mes  rclfources 
néanmoins  étoient  tojtcs  en  moi-même 
'ik'  je   n-iuoià    beîoiii    du  concours  de 


L  ï  V  R  t    V.  iof 

perfonne  pour  exécuter  mon  projet  -, 
mais  il  étoit  vrai  qu'il  pt)UVoit  avoir 
tin  erfet  beaucoup  plus  avantageux  , 
exécuté  (le  concert  par  rnes  compagnons 
de  miferes  ,  &  je  réfôlus  de  le  leur 
•propofer  ,  conjointement  avec  le  che- 
valier. 

J'eus  peine  à  obtenir  de  laii  que  cette 
propofition  fe  feroit  fimplenient  &  fans 
intrigues   préliminaires^    Nous  primes 
le  tems  du    repas-  où  nous  étions  plus 
ralTemb'és  &  moins  furveillés.  Je  m'a- 
drefrai  d'abord  dans  ma  langue  à  une 
douzaine  de  compatriotes   que  j'avois 
la  ,  ne  voufont  pas  leur  parler  en  lan- 
gue franque  de  peur  d'être  entendu  des 
gens  du  pays.  Camarades,  leur  di^-)e,^ 
écoutez-moi.  Ce  qui  me  reftc  de  force 
ne  peut  fuHire  à   quinze  jours  encore 
du  trjivàil  dont  on  me  furchargc,  &  je 
fuis  un  des  plusrobuftcs  de  la  troupe  ,- 
il  faut  qu'une  fituation  fi  violente  preii-' 
ne  une  prompte  fin  ,  foit  par  un  épui- 
femcnt  total  ,  foit  par  une  réroUitioii- 
qui  le  prévienne.    Je  chorfis^  le  dernicf 
parti ,  &  je  furs  déterminé  à  me  refu-- 
ftr  dès  demain  à   tout  travail  au   pcrii" 
de  ma  vie  ,  &  de  tous  les  traitemens 
que  doit  m'attirer  ce  refiis.  Mon  choix 
eil  une  arfairc  de  calcul.    Si   je   refte 
comma  je  fuis  ,  il  fout  périr  infaiilible- 

N  4 


25^6  E  M   I    L  EU 

ment  en  très-peu  de  tenis  &  fans  au- 
cune reirource  ;  je  m'en  ménage  une 
par  ce  facnhcc  de  peu  de  jours;.  Le  parti 
que  je  prends  peut  effrayer  notre  in- 
fpedeur  &  éclairer  fon  raaitre  fur  l'on 
véritable  intérêt.  Si  cela  n'arrive  pas, 
mon  fort  quoiqu'accéléré  ne  làurojt 
être  empiré.  Cette  refîburce  fcroit  tar- 
dive &  nulle  quand  mon  corps  épuiie 
ne  feroit  plus  capable  d'aucun  travail  j 
alors  en  me  ménageant  ils  n'auroient 
rien  à  gagner  ,  en  m'achevant  ils  ne 
feroient  qu'épargner  ma  nourriture.  Il 
me  convient  danc  de  choifir  le  moment 
où  ma  perte  en  eft  encore  une  pour 
eux.  Si  quelqu'un  d'entre  vous  trouve 
m  js  raifons  bonnes ,  &  veut ,  à  l'exem- 
ple de  cet  homme  de  courage,  prendre 
le  même  parti  que  moi,  notre  nombre 
fera  plus  d'eii'et  &  rendra  nos  tyrans 
plus  traitables.  Mais  fuifions-nous  feuls 
lui  &moi,  nous  n'en  lommcs  pas  moins 
réfolus  à  perfilter  dans  notre  refus ,  & 
nous  vous  prenons  tous  à  témoins  de 
la  faqon  dont  il  Ibra  fbutenu. 

Ce  difcours  fimple  c^  flmplcment 
prononcé  ,  fut  écouté  fans  beaucoup 
d'émocioi.  Qiiatrc  oii  cinq  de  la  trou- 
pe me  dirent  eependant  de  compter  fiH: 
eux  ik  qu'ils  feroient  comme  moi.  Les 
auQ'es  ne  direut  mot  «Se  tout  relta  cal 


Livre    V.  297 

me.  Le  chevalier  mécontent  lie  cette 
tranquillité  parla  aux  fiens  dans  fa  lan- 
gue avec  plus  de  véhémence  ;  leur  nom- 
bre étoit  grand,  il  leur  fit  à  haute  voix 
des  defcriptions  animées  de  l'état^  où 
nous  étions  réduits  &  de  la  cruauté  de 
nos  bourreaux.  Il  excita  leur  indigna- 
tion par  la  peinture  de  notre  aviliife- 
ment,  &  leur  ardeur  par  refpoir  de  la 
vengeance  :  enfin  il  enfliin-ima  tellement 
leur  courage  par  Fadmiration  de  la  for- 
ce d'ame  qui  fait  braver  les  tourmens 
&  qui  triomphe  de  la  puiiTance  même  ^ 
qu'ils  Finterrompirent  par  des  cris ,  & 
tous  jurèrent  de  nous  imiter  &  d'être 
inébranlables  jufqu'à  la  mort. 

Le  lendemain  fur  notre  refus  de  tra- 
vailler y  nous  fûmes  ,  comme  nous, 
nous  y  étions  attendus,  très-mal  traités. 
les  uns  &  les  autres  ,  inutilement  tou- 
tefois quant  à  nous  deux  &  à  mes  trois 
ou  quatre  compagnons  de  la  veille ,  à 
qui  nos  bourreaux  n'arrachèrent  pas 
même  un  fcul  cri.  Mais  l'œuvre  du 
chevalier  ne  tint  pas  fi  bien.  La  cons- 
tance de  fes  bouillans  compatriotes  fut 
épuifée  en  quelques  minutes  ,  &  bien- 
tôt  à  coups  de  nerf  de  bœuf  on  les 
ramena  tous  au  travail ,  doux  comme 
des  agneaux.  Outré  de  cette  lâcheté > 
le  chevalier  tandis  qu'on  le  tourmeii- 
•  ■  N  y 


toit  lui-même,  les  chargeoii  Je  rcprc*- 
ches  &  d'injures  cjiil's  îvécoutoient 
pas.  Je  tâchai  de  l'appai  fer  fur  une  dé» 
iertion  que  j'avois  prévue  &  que  je  lui 
avois  prédits;  Je  lavois  que  les  etiéts, 
d:  réloquenee  font  vifs  mais  momen- 
tanés. Les  hommes  qui  Fe  lailient  (i 
facilemeîit  émouvoir  fe  ca'mcnt  avec. 
la mè)ne  faci'ité.  Unmifonncm'ent  froid 
&  fort  ne  fliît  point  d'èlfGrvefcence ,. 
mais  quand  il  prend: il  pénètre,  &  Pet- 
fet  qu'il  produit  ne  s'eiface  plus. 

La  foibleife  de  ces  pauvres-  geivs  en 
produidt  un  FiUtre  auquel  je  ne  m'étois. 
pas  attendu  ,  &  que  j'attribue  à  une 
livaiité  nationale  plus  qu'à  l'exemple- 
de  notre  fermeté.  Ceux  de  mes  corn- 
]?atriotes  qui  ne  m'avoient  point  imité, 
ks  voyant  revenir  au  travail ,  les  hue- 
ïent,  le  quittèrent  à  leur  tour,  &  com- 
me pour  infultcr  à  leur  coaardiîè  ,,  vin- 
lent  feran{;er  autour  de  moi  ;  cet  cxem- 
jtc  en  entraîna  d'autres  &  bientôt  la 
révolte  devint  ù  générale  que  le  maître 
attiré  par  le  bruit  &  les  cris  ,  vint  lutr 
même  pour  y  mettre  ordre. 

Vous  coni prenez  ce  que  notre  in-- 
fgedeur  put  lui  dire  pour  s'excufcr  8c. 
pour  firritc-r  contre^  nous.  Il  ne  man- 
qr.n  pas  de  me  dédgner  comme  l'au-. 
îc'.ijr  de.  rémente ,  vomme  un.  chef  de. 


Livre      "V^.  299 

mutins  gui  cherchoit  à  fè  flrire  craiii 
di'c  par  le  trouble  qu'il  vouloit  exciter. 
Le  maître  me  regarda  &  me  dit  ;  c'ell 
éonc  toi  qui  débauches-  mes  elcJaves  ? 
Tu   viens    d'entendre   raccufationi  il 
tu  as  quelque  chofe  à  répondre ,  parlc.- 
Je  fus  Frappé  de  cette  modération  dan-? 
le  premier   emportement  d'un  homme 
âpre  au  gain  menace  de  fa  ruine,  dans 
un  moment  où  tout  maître  Européen,, 
touché  jufqu'au  vif  par  fon  intérêt,  eût' 
commencé    fans    vouloir      m'ejitendrc 
par   me  condamner   à  mille  tourmens^ 
Patron,  lui  dis-je  en  langue  franque,, 
tu  ne   peux  nous  haïr  ,    tu  ne   nous^ 
connois  pas  même  ;  nous  ne  te  haïifons- 
pas  non  plps ,  tu  n'es  pas  Tauteiir  de- 
nos   maux  ,  tu  les  ignores.    Nous  fa- 
vous  porter  le  joug  de  la  néceifité  qui 
nous  a  fournis  à  toi.  Nous  ne  refufons; 
point  d'employer  nos  forces  pour  toit 
fcrvice  ,  puifque   le    fort  nous  y  con- 
^lamne  ;  mais  en  les    excédant   ton  ef- 
dave  nous  les  ôte  &  va  te  ruiner  par' 
■notre  perte;  Cmis-moi  r   tranfportc   à 
un  homme  plus  fage  l'autorité  dont  il 
abufeàton  préjudice.  Mieux  diftribuc,., 
ton  ouvrage  ne  fe  fera  pas  moins  y  Se 
tu  conferveras   des  efclaves  laborieuv^ 
dont  tu  tireras  avec  le  tcms  un  profijt; 
beaucoup  plus  gr^iii^î  qi->e  '«^clui  q^'il  te: 

N.  6 


^CG  E    M    ÎLE. 

veut,  procurer  en  nous  accabîant  Nos 
plaintes  font  julles  j  nos  demandes  font 
modérées.  Si  tu  ne  les  écoutes  pas , 
notre  parti  eft  pris  j  ton  homme  vient 
d'en  faire  l'épreuve  ;  tu  peux  la  faire  à 
ton   tour. 

Je  me  tusi  le  piqueur  voulut  répli- 
quer. Le  patron  lui  impofa  filence.  Il 
parcourut  des  yeux  mes  camarades  dont 
le  teint  haie  &  la  maigreur  atteltoient 
la  vérité  de- mes  plaintes  ,,  ruais  dont 
la  contenance  au  furplus  n'annonqoit 
point  du  tout  des  gens  intimidés.  En- 
fuite  m'ayant  conlidéré  derechef.  Tu 
parois  ,  dit-il  ,  un  homme  fenfé  :  je 
veux  favoir  ce  qui  en  eft.  Tu  tances 
la  conduite  de  cet  efclave  -,  voyons  Ja, 
tienne  à  fa  place  i  je  te- là  donne  &  le 
mets  à  la  tienne.  AuiTi-tôt  il  ordonna 
€}u'on  nVôtât  mes  fers  &  qu'on  les  mit 
à  notre  chef  ;  cela  fut  fait  à  l'inftant. 

Je  n'ai  pas  befoin  de  vous  dire  com- 
ment je  me  conduifis  dans  ce  nouveau- 
polie  ,  &  ce  n'eft  pas  de  cela  qu"il  s'a- 
git ici.  Mon  aventure  fit  du  bruit,  lé 
fîun  qu'il  prit  de  la  répandre  fit  nou^ 
vclle  dans  A!ger  :  le  dey  même  enten- 
dit parler  de  moi  &  voulut  me  voir. 
Mon  patron  m'ayant  conduit  à  lui  8t 
voyant  que  je  lui  plaifois,  lui  fit  préfent 


L    1   V   R   E     V.  ?0I 

«îe  ma  pcrFoiine.  Voilà  votre  Emile  eC- 
cl  ave  du  dey  d'Alger. 

Les  régies  fur  lefqitelles  j'avois  à  me 
conduire  dans  ce  nouveau  poile ,  dé- 
couloient  de  principes  qui  ne  m'étoient 
pas  inconnus.  Nous  les  avions  dilcu- 
tés  durant  mes  voyages ,  &  leur  appli- 
cation ,  bien  qu'imparfaite  &  trés-cn 
petit  dans  le  cas  où  je  me  trouvois  , 
étoit  fïire  &  infaillible  dans  fes  effets. 
Je  ne  vous  entretiendrai  pas  de  ces 
menus  détails  ,  ce  n'e(t  pas  de  cela  q|u'il 
s'agit  entre  vous  &  moi._  Mes  fu'ccès 
m'attirèrent  (a  confidération  de  mon 
patron. 

AlTem  OgTou  étoit  par^'enu  à  la  fu- 
prènie  puiifance  par  la  route  la  plus 
honorable  qui  puiilc  y  conduire  :  car 
de  (impie  matelot  paflant  par  tous  les 

n^eresplaçes  leUM  ,        l,^^  lui 

ae  fon  FK'l'^^f'Xffragcs  unanimes  des 
fuccéder,  par  les  "«'"^^  gens  de  guer- 
Tures  &  des  Maures ,  de  g  ^^^^.^  ^^^.^ 
,e  &  des  gens  de  loi.  i  y  ^^,^„,u,  ee 
=■"'  <»"'j^«;''r  avant  i  gouverner  un 


50i  E   iM   1  L  E.'' 

ce  qu'elle  dcl n'oit  cIlc-mènTC  ,  ne  voit- 
loit  que  rctmier,&  le  [(nJcioit  peu  que 
les  choresallalTcnt  mieux  pourvu  qu'el- 
les allaiîcnt  autrement.  On  ne  pouvoic- 
pas  fe  plaindre  de  fou  admini(h-ation , 
quoiqu'elle  ne  répondit  pas  à  l'ePpé- 
rance  qu'on  en  avoit  conque.  Il  avoit 
niiuntenu  fa  régence  allez  tranquille  : 
tout  étoit  en  meilleur  état  qii'aupara^ 
vaut ,  le  commerce  &  l'agriculture  al- 
loient  bien  ,  la  marine  étoit  en  vi- 
gueur ,  re  peuple  avoit  du  pain.  jMais. 
on  n'avoit  point  de  ces  opérations  écla- 
tantes  


F  /  K: 


^ =^ -^^ ■  ^^ 

TABLE 

DES     MATIERE  S, 

FOUR  LES  DEUX  DERNIERS: 
VOLUMES. 

III.  Dériijiie  le  Tome  troifieme. 

IV.  Le  Tome   qiiatl1«As^ 
M.   les    notes. 

jfiBEL  (  fToème  d')..         ÏIT.  ^44  m 

Académies,  iiTiitiles.  Ilf.  24^ 

Adokjccnct  (la  fin  de  T),  l'âge  le  plus 

heureux.  IV.  g  7 

Adolejcms  ne  doivent  pas  être  traités 

Inftriiits  des  myu..p    .      lt|  1^6 

cachés.  Voyez  Enuk.         ^l^A'' 

Jd.lnrc.  con.mcncemem  de.aefordre3 

de  lu  ieiineire.  ^u.  2^ 

^'^  pour  ce»K  qm  ont  le   cœur  &  le 


5C4  TABLE 

Agrémem  ,  objets,  de  Tédu cation  des 
iemmes  par  rapport  au  corps. 

IIL    ?oi 
Agrigerttins.  III-  2f4 

Album  des  voyageurs  allemands.    IV. 

Alcinoûs,  fon  jardin.  IV.  41  n. 

Alexandre.  IH.  18:1 

Amatus  Lujitanus.  III.  46  r?. 

^me  C  comment  fe  forme  l'idée  de  V  ). 

m.  n 

Survit  au  corps.  UI-  66 

Doit-elle  durer  toujours  ?        III.  67 
Pourquoi   unie   a  un   corps   mortel 

IIL  94 
Amour ,  eft  fondé  fur   des  illuiions. 

IIL    2CI 

Son  influence  furies  mœurs.  IIL  ^8? 
Eft-il  fufcepcible  de  jalouiie  i  Voyez 

Moyen    de    prévenir  Jon  rf^Yy' ^J"' 

ment  d.MiS  modèles  de  goût.  III  2  A 

,    voyagcoicnt  peu.  iv    jT, 

Angloifes     ufage  immodéré  qu'elles'  font 

des  baleines  dans  leurs  habillcmens. 

yinglois  &  François  compares  par"  rip'î 
port  aux  voyages.  \Y^  ^{^ 

Antoine,  comment  li  émut  le  peuple  à 
la  mort  de  Céfar.  IIL  184 


DES  MATIERES.        ^of 

JpeUes.  m.  :?ai 

Apidus.  III.  248 

Apparence  (  on  ne  cherche  que  1'  )  dans 

les  devoirs  iSc  les  vertus.      IV.  igo 

Argent^  tue  l'amour.  III.  2^7 

Arijiide.  lïî.  141 

Arijiocratie.  IV.  167 

Convient  aux    états   médiocres. 

IV.  15.9 
Arts  agréables  ,  conviennent  aux  jeunes 

filles.  III.  504 

-Athéifme ,  fes  effets  comparés  à  ceux  du 

fanatifme.  III.   if4  n. 

Atomes.  III,  41 

Aubenton  (  M.  d'  )  IV,  19 

Aurelius  ViSor ,  cité.  III.  190 

Auteurs,  leur  converrationplusinllruc- 

tive  que  leurs  livres.  III.  259 

Qui  confultent  les  favantes ,  mal  coiiw 

feillés.  •  III.  257 

Autochtones  y  ce  que  c'eft.        IV.  i  gîf 


B 


ATLE.  III.  if4«. 

Babil  (  le  grand  ) ,  d'où  il  vient.  H-I. 

22-2 

Babil  des  petites  filles,  par  quelle  in- 
terrogation il  doit  être  retenu.    III. 

?^° 
Barbares  ,  efiet   de  leurs  émigration?. 

IV.  194 


:jo5  T  A  B  L  R 

Beau  (  le  Sr.  le  )  ,  cité  fur  les  Saiiva- 
ges,  in.  164 

Biauté.  ni.  ?i8 

N'ett  pas  à  rechercher  daiis  le  ma- 
riage. I^'^-  ti 
Brille  pav  elle-même.              ill.  519 
Bf/j/f,  fou  langage  modefte,      HI.  187 
Bibliothèque.                                   IlL  2.)-4 
Bienfcances  ,   ce  qu'elles   exigent  pour 
les  femmes.  IV-  ^î4 
Bicw  (  les-  )  du  monde  ,  moyen  d'en 
jouir.                                  JV.  .114 
Borùieur ,  fin  de  tout  être  fenfible.  IV, 

10? 

On  ne  doit  pas  le  chercher  fans  fa- 

voir  où  il  cil.  IV.  ihid. 

Sa  route  eil  celle  de  la  nature.  IV. 

104 
Bon  (  il  ne  fuflRt  pas  d'être  ),  IV.  1 1  o 
Bon!e\  naturelle  à  Thomme.  lil.  78 
Bojiiet.  TH.  i2T 

Brantomt.  III.  :?8r  "• 

Buccntaun.  HI.  l^^  n^ 

Capitales  (villes),  rercfTemblent 

toutes.  IV.  174 

Pourquoi  tooit   y   af^uc.    IV^  1^7 

Voyez  voies. 
Campagiie  ,  quelle  fociété  y  convient. 

III.  26)- 


DES  MATIERES.        ^07 

Catccliif/ne.  ITI.  55,6 

Ses  réponfes  à  cotrtrc-fèns-    III.  5^7 

Modèle  d'mtroduclion  ,  la  Bonne  Se 

la  Pef/fc.  lil.   ?59 

Catholiques  ,  font  grand  bruit  de  Tau- 

toritc  de  rKgUIe.  III.   lag 

Catilina.  IIT.   80 

ccfo«.  m.  79 

C(^ar.  ibid. 

Charron  ,  cite.  III.   106  n. 

CAfl/Jf  »  (  Q^ie^  efl;  pour  les  jeunes  geijs 
le  vrai  tems  de  la  ).  III.  177 

Ennemie  de  raniour.  ihid. 

(Le  droit  exelu(îf  de  h),  four  ce  de 
peines.  IH.  2-58 

Chaffc  libre,  fes  plaifirs.  lïl.  270 

Chajteie\  fes  fruits.  IIÎ.  i89 

Vertu  deliçieure  pour  une  belk  fem- 
me. III.    ^8^3 
Chrétiens^  n'examinent  pas    ce  que  les 
Juifs  allèguent;  contre  eux.  Ili.  129 
Ckrijiianijvie,  foil  infl.uence  fur  les  gou- 
vecncmens.                         III.   1^6  n-, 
A  outré  les  devoirs^  III.  2:^y 
Chjniijlcs  y  (  abfurditcs.  de,  quelques  ).. 

in.  4r  n. 

Ciceron,  III.  242 

Circc.  IV.  94 

Citoyens  y  feiis  de  ce  met.         IV.  i)4 


g,o8  TABLE 

Citoijcn  ,  les  François  en  ont  dénaturé 

ridée.  III.  aaf  n, 

Clarke  ,    annonçant   l'Etre    des    êtres. 

lîl.  26 
ClajJ^es ,  le  monde  n'eft  proprement  di- 
vifé  qu'en  deux.  IV.  8 

Cleopatre.  III.  1 9p 

Comhinaifons  de  la  matière,  (  la  multi- 
tude cies  )  n'explique  pas  l'harmonie 
du  monde.  III.  44 

Compilateurs.  IIÏ.  24? 

Condamine  (  M.  de  la  )  cité ,  fur  quoi. 

III.    :^o  n. 
Confcience.  III.  i8r  r4 

Sera  la  fource  des  peines  &  des  plai- 
lîrs  dans  l'autre  vie.  III.  68 

Eft  le  meilleur  des  cafuirtes.  III.  j6 
Dépofe  pour  elle-même.  III.  88 

Fait  rexccUence  de  l'homme.  III.  89 
Pourquoi  nous  n'entendons  pas  tou- 
jours fil  Voix.  ihid. 
Contrat  focial ,  bafe  de  toute  fbciété  ci- 
vile.                              IV.  in 
.     Produit  un  corps  moral  &  colledif. 

IV.  ir4 

Teneur  du  contrat.  IV.  ihid. 

Seule  loi  fondamentale.  IV.  iff 
N'a  jamais  bcfoin  d''autre  garant  que 

la  force  publique.  IV^  if6 

Rend  l'homme  plus  libre  qu'il  ne  fe- 

j?oit  dans  l'état  de  nature.  IV^.  if; 


DES  jMATÏERES.        509 

Convenantes  ,'  il  y  en  a  de  deux  fortes. 

III.  404 
Les  naturelles  font  feules  les  heureux 
mariages.  IV.  5 

Voyez  Afariage. 
C-oqiietterrc  ,  change  déforme  &  d'objet 
félon  fes  vues.  III.  ^00 

Tenue  dans  fes  limites  devient  une 
loi  de  l'honnêteté.  III.  565 

I^fcernemeîit  qu'elle  exige.    III.  5  f  9 
Coquettes ,  leur  manège  entre  deux  hom- 
mes avec  chacun  dcfquels  elles  ont 
des  liaifoiis  (ecretes.  III.  ^60 

Sans  autorité  fur  leurs   amans  dans 
les  choies  importantes.         IIL  :j84 
Coriolan.  III.  579 

Corps ,  qu'*eft-ce  que  j'appelle  des  corps  ? 

m.  28 

Corps  intcrmcdlaire  entre  les  fujets  &  le 
iouverain  :  iës  dirierens  noms  fé- 
lon fes  différentes  relations.  IV.  161 

Corps  politique ,  &  fes  dîiîerens  noms 
par  rapport  à  fès  diiférentes  fonc- 
tions. IV.  if4 

Couverts  ,  en  quoi  préférables  pour  les 
filles    à   la   maifon    paternelle'.  III. 

Véritables  écoles  de   coquetterie. 

III.  ^71 
Cttfas.  ÏV.    15; 


^lo  TABLE 

Culte,  principe   du    premier  culte  que 

je  rends  à  la  divinité,  III.  f2. 

Qiie  Dieu  demande.  lïî-  io4 

CujTë  extérieur  ,    affaire  de    police.  lU 

ibid. 
Cure  ,  miniftre  de  lx)nté  ;  fes  devoirs. 

III.  1^6 

JDalILA.  ^     ni.  28^ 

Darius  en  Scythic ,  quel  préfciu  reçoit 
des  Scythes.  111.^82 

Dccemvirs.  III.  ?78 

Démocratie.  IV.    167 

Convient  aux  petits  états.  IV.  169 
Démojihene.  IH.  24a 

Defcartes.  III.  2o,  57 

Dejfm  ,  à  quoi  il  doit  fc  borner  pour  les 

jeunes  filles.  III.  ?o8- 

D^utc'ronome.  III.    II4'^- 

Loi  qu'il  contenoit  fur  les  filles  abu- 

fées.  ,      in.  58r 

Devoirs,  pins   ils    font  pénibles,  plus 

ils  doivent  être  foutenus  de  fortes 

raifons.  ^     IH.   ?8i 

-Gomment    on  apprend  à  les  aimer. 

III.  ^,6f 

Diane  ,  pourquoi  on  l'a  faite  ennemie 

de  Tamour.  III.  I77 

Dieu,  (  quel  ell  TEtre  que  j'appelle  ). 

^  III.  48 

Incompréhcnfible.  49 


DES  MATIERES.        ;ii 

A«/  Bon,  Juite,  Pniirant         IIL  64 
Immatciicl.  Uï.  72- 

Eternel,  Intelligent.  III.  75 

L'idée  d'un  Dieu,  loiirce   de  coura- 
ge Se  d'Q  conroktion.  III.  5i:j 
Diogene.                                           Ilï.  ig^ 
Difputes,  (  l'inutilité  des).      III.  ifo 
Dijfinudation  ,  quelle  eii:  celle  qui  con- 
vient aux  femmes.              1  v'.  "jo  n. 
DogriKs  ^  ne  font  pas  tous  de  la  même 
importance.                           III.  ^49 
Les  feuîs  utiles  font  ceux   qui  tien- 
nent à   la  morale.                IIL  gjf 
DomcJiiqMS.   Voyez  Laquais. 
Douceur  ,    la  plus   imiwrtatitc   qualité 
d'une  femme.                        1  II.  514 
Droit  politique ,  cft  à  naître.    IV.   147 
DifKcuitéy  qui  naillent  à  réclaicifle- 
•  ment  de  cette  matière.        IV.  148 
Comriient  il  faut  s'y  prendre  pour 
l'étudier.                                IV.  149 
î)roit  de  force ,  jeu  de  mots.    IV,  i  f o 
Droit  de  nature  ou   autorité  patenielle. 
Sa  mefure.                            IV.  ifi 
Droit  i'efdavage  ,  impoifible.    IV.  r.f2 
Droit  de-  propriété.                        IV,  1  f  7 
Duclos .,  cité  lur  la  politelTc.    JII.  229 

JloUCrlTlON,  moyen  d'en  étendre 
l'tlfet  fur  b  vie  entière.        iV.  7^ 


^12  TABLE 

Education  différente  pour  les  deux  fexes. 

III.  29? 

Des  femmes  doit  être  relative  aux 

hommes.  III.  298 

Des  femmes    doit    être  dirigée    ilir 

deux  règles ,  le  fentimeiit  intérieur 

&  l'opinion-  III.  ?f? 

Emile ,  vertueux  folidement  depuis  qu'il 

connoit  Dieu.  III.  i6i 

L'âge  de  licence  pour  les  autres  elt 

pour  lui  i'àge  de  raifon  :  d'où  vient 

cette  différence.  III.  16:^ 

Adulte  ,  fera  plus  docile  qu'enfant. 

m.  167 

Sa  franchi fe.  IIL  17? 

Doit  être  inftruit  des  myfteres  qu'on 

lui  avoir  cachés.  HI-   i7i 

Ne  doit  pas   l'être  fubitemcnt.  III. 

174 

(Comment   j'évite    ce   qui    pourroit 

échautfer  ion  cœur,  ou  éveiller  fon 

imagination.  IIL   176 

Occupations  pour  le  diilraire.     III. 

177 
Précautions  dont  je  me  fers  pour  lui 
donner   les    premières   inllrudions 
ç^iim  les  mviteres  qu'on  lui  avoit  ca- 
chés.       '  in.    î84 
Me  conjure  lui-même  de  relier  fon 
maître.  III-  i9i 

Emile , 


DES  MATIERES.        51? 

Emile  Difcoiirs  où  je  lui  fais   fentir  le 

poids   de    fes   eiigagemens    &   des 

miens.  IH.  19? 

Comment  je  gagne  fa  confiance.  IIÎ. 

19)- 

Je  l'invite  à  chercher  avec  moi  la 

compagne    qui    lui  convient.    III. 

200 
Bien   armé  contre  tout  ce  qui  peut 
attaquer  fes  mœurs.  III.  ao.7 

Leqon  que  je  lui  donne  contre   les 
fedudeurs.  III.  209 

Son  entrée  dans  le  monde.  III.  22» 
Sa  manière  de  s'y   comporter.    III. 

2ir 
Sa  contenance  ferme  &  non  fuffifante. 

III.  224 
Ses  manières  auprès  8u  fexe.  III.  226 
Exact  à  tous   les    égards  fondés  fur 
l'ordre  de  la  nature.  III.  227 

Sa  tournure  d'efprit.  ill.  2^0 

Quitte  Paris  avec  moi.  IV.  i^ 

Sa  manière  de  voyager.  IV.  14 

Dans   quel    efprit  il   a   été    élevé. 

IV.  16 
Son   cabinet   d'hiftoire    naturelle. 

IV.  19 
S'égare  dans  les  montagnes.  IV,  20 
Eft   bien  reçu   dans  une   maifbn. 

IV.  22 
Sur  quoi  roule  l'entretien.  iV^  29 
Em'îJc.  Tom.  IV.  O 


^14  TABLE 

Emile ,  comment  il  entend  le  nom   de 

Sophie.  IV.  26 

Devient  amoureux.  IV.  27 

Converfation  qu'il  a  le  foir  avec  moi. 

IV.  ?o 

S'empreiTe  à  s'accommoder  du  linge 

de  la  maifon.  IV.  :;  1 

Demande  la  permilTion  de  revenir. 

IV.  55 
Fixe  Ton  féjour  à  deux  lieues.  IV.  56 
Tableau  de  fon  bonheur.  IV.  g  7 
Revient  chez  Sophie,  IV.  4^ 

Demande  Sophie  à  les  parens.  IV.  4f 
Ses  richelTes ,  obftacle  pour  obtenir 
Sophie  d'elle-même.  IV.  46 

Il  y  veut  renoncer.  IV-  48 

Comment  je  lui  explique  ce  qui  ar- 
rête Sophie.  IV.  49 
A  Ton  gouverneur  pour  médiateur 
de  fes  amours.  IV.  fi 
Amant  déclaré.  IV.  f 5 
Donne  diHérentes   leqons  «  Sophie. 

IV.  rr 

Brouillerie  ,  à  quel  fujet.         IV.  60 
Raccommodement,  à  quel  prix.  IV. 

61 

La  nature  de  Hi  jaloufie.        IV.  7 1 

Elt  fait  pour  la  vie  adlive.     IV.  76 

Pourquoi  ne  va  plus  voir  Sophie  à 

cheval.  IV.  79 


DES  MATIERES.        515- 

Emile ,  n'eft  point  eiFéminé  par  l'amour. 

IV.  78 

Ses  occupations  ,    les  jours  où  il  ne 

va  pas  voir  Sophie.  IV.  85 

Sa  conduite  avec  les  payfans.  IV.  84 

Vaincu  à  la  cour  le  par  Sophie.  IV. 

89 

Eft  vifité  à  l'attelier  par  le  père  de 

Sophie.  IV.    ihid. 

Enfuite  par  Sophie  &  fa  mcre.  IV. 

9» 
Refufe  de  les  fuivre  &  par  quel  mo- 
tif. IV.  91 
hiiliEé  de  fou    refus  par   Sophie. 

IV.  92 
Attendu  chez  Sophie  ne  s'y  étoit  pas 
rendu.  IV.  94 

Pourquoi.  IV.   97 

Préfente  avec  Sophie  un  enfant  au 
baptême.  IV^    loi 

-g  Difcours  que  je  lui  fais  pour  le  pré- 
parer à  partir  &  avec  quel  terrible 
préambule.  IV.  102 

Son  inquiétude  &   fon  trouble.  IV. 

iir 

Reqoit  l'ordre   de  quitter   pour  un 

tcms  Sophie.  IV.  12a 

Sa  (jtuation  au   moment  du  départ. 

IV.  12/ 
Aura  pour  objet  dans  fes  voyages  d'é- 
tudier les  gouvernemens.    IV.  145 
O  2 


51^  TABLE 

'Ennh\  trait  qui  m'a  fuggérc  Tidce  de 
le  rendre  amoureux  avant  que  de  le 
faire  voyager.  IV.  \%o 

Scntimcns  qu'il  rapporte  de  Tes  voya- 
ges. IV.  i8r 
Son  retour   auprès  de  Sophie.  IV. 

194 
Son  mariage.  IV.   içf 

Confeils  que  je  lui  donne  pour  pré- 
venir le  refroidilTement  de  l'amour. 

IV.  197 
Laiflc  Sophie  l'arbitre  de  fes  plaifirs. 

IV.    20t 

Son  mécontentement  quand  elle  ufe 

du  droit  qu'il  lui  a  cédé.     W.  20^ 

Prêt  à  devenir  père.  IV.  209 

M'invite  à  me  repofer    de   mes  tr»i- 

vaux  ,  mais  à  relier  le  maître  des 

jeunes  maîtres.  IV.  210 

Empi'dodc ,  cité.  IIÏ.  2|jf 

Enclos^  (  Mlle. Ninon  de  V  ).  IIÏ.  564, 

IV.   10 
Enfgns^  s'ils  ne  font  pas  de  leurs  gou- 
verneurs  leurs   confidens  ,    c'ell  la 
faute  de  ceux-ci.  III.  172 

Ont  des  amufemens  communs  &  des 
goûts  particuliers.  III.  5of 

Ennui   (  r  )  ,  par   où  commence.    lïl. 

2f2 

Grand  fléau  des  riches.        III.  262 


DES  MATIERES.         ïji; 

Ennui  (V),  dévore  les   femmes  fous  \c 

nom  de  vapeurs.  Hl.  262 

Epitaphes  des  anciens  &  des  modernes. 

III.  241 
Epoux  ,  c'eft  à  eux  à  s'afTortir.  lïl.  406 

Doivent    continuer   d'être    amans. 

IV.  198 
(  Jeunes  )  ,  tableau  de  leur  volupté. 

IV.  202 
Ffpagnok.  111-411 

Efpagnols,  voyagent  Utilement  IV,  152 
Èfpc'rance  ,  fait  plus  jouir  que  la  réalité. 

IV.  117 

F/prit  (vy  m.  529 

États ,  fens  de  ce   mot  en    politique. 

IV.  if4 
Eternité,  (  l'idée  de  1'  )  ne  fuiroit  s'ap- 
pliquer aux  générations  humaines. 

III.   HS  "• 

Evangile  ,  fw  fdintçté.  III.  140 

Ses  cara(fteres  de  vérité.        III.  142 

Exijie  (]')  ,    première    vérité  connue. 

III.  27 

Exiftencc  (  T)  des  objets  de  nos  f^nià- 

tionsj  féconde  vérité  connue.  III- 

23 


F 


ANATISME ,  fa  première  fource. 

III.    1^6 

Ses  effets  comparés  à  ceux  de  l'atheil- 

me.  III.  i)'4  /T» 

O  2 


V. 


518  TABLE 

Femelles  des  animaux,  fiuis  honte.  III. 

2S1 

Leur  exemple  ne   conclut  rien  pour 

les  femmes.  III.  ihid. 

Leur  refus  c!e  fimagréc  &  d'agacerie. 

ibid.    n. 

Accouplement  exclufif  dans  certaines 

cfiKCcs.  IV.^  6"8 

femme  (la)  ou  Sophie  ,  conformités  & 

diiférences  de  Ion  fexe  &  du  nôtre. 

m.  277 

l'emmes  du  monde ,  ennuyées  pour  avoir 

l'air  de  s'amufer.  III.  2.6^  n. 

Femmes  ,  font  hommes  &  en  quoi.  III- 

277 
Faites  pour  plaire  à  l'homme.  III. 

279 
Leur  timidité  Se  leur   réferve  nécef- 
fàires  pour  la  conlervation  du  genre 
-immain.  III-  280 

Font  gloire  de  leur  fcVjleirc  &  pour- 
quoi. III-  284 
Leur  empire.  III.  286 
Conféqucnces    de    leurs     infidélités 
dans  le  mariage.                  III.   287 
KaiLons    qui     mettent     l'apparence 
même  au  nombre  de  leurs  devoirs. 

III.  289 

Plus   fécondes   dans  les    campagnes 

que  dans  les  villes.  III.  290 


DES  MATIERES.        :?i9 

Femmes  ,  ne  peuvent  pas   être  fucceffi- 
vement    nourrices    &   guerrières. 

290 
Ne  doivent  pas  avoir  la  même  édu- 
cation que  les  hommes.       III-  29 5 
Ont  tort  de  fe  plaindre  que  nous  les 
élevons  pour  être  vaines  &  coquet- 
tes. III-  294 
Ne   doivent  pas   refter  dans  1  igno- 
rance.                                  111.29^. 
La  dépendance   mutuelle  des   hom- 
mes &  des  femmes  n'eft  pas  égale. 

'     IIÎ.  297 

Ne  doivent  pas  chercher  à  plaire  à 

de  petits  agréables  ,  mais  à  l'homme 

de  mérite.  Hï.  299 

Leur  plus   importante    quaUte.  IIÎ. 

,    ?H 
Doivent  avoir  des  talens   agreab'es. 

m.  ?24 

L'efprit  eft  leur  véritable  relTourcc. 

m.  51H 

Leur  polirefTe.  III.  551 

Leur  raifon  ell  une  raifon  pratique. 

III.  ^  H 
Doivent  avoir   la  religion  de  leurs 
maris.  III-  5?)" 

Toujours  extrêmes.  TII.  ihni 

Faut-il  cultiver  leur  raifon  ?  IIL  ^f4 
Simplicité  de  )eUrs  devoirs.  iôid. 

^Pourquoi  il  faut  les  inllruire.  III.  5f  f 
.04 


?2G  TABLE 

femmes  leur  politeiTe  comparée  à  celle 
des  hommes.  III.  ^f/ 

Les  obrervations  fines  font  leur  fcien- 
ce.  III.  ^6i 

Sont  moins  fauifes  qu'adroites,    ihid. 

Ne  font  point  faites  pour  les  recher- 
ches abilraites.  III.  :^66 

Juges  naturels  des  hommes.  \\{,  5-7 

Ont  été  rc(pedées  chez  tous  les  peu- 
Itrcs  qui  ont  eu  des  mœurs.       27g 

Leur  empire  à  Rome.  III.  ilid. 

Ont  le  jugement  plutôt  formé  que 
les  hommes.  III.   597 

Ne  font  pas  fidces  pour  courir.^  IV^ 

88 

Sont   fufceptibles  de  l'enthouflafme 

de  rhonnète  <!v  du  beau.       III.  421 

De   quelle  niiture   cft   leur  empire. 

IV.  7 
PrciTentent  de  loin  rinconflance  des 
hommes.  IV,  198 

Femmes  fans  pudeur  ,  plus    fauiîès  que 
Ibs  autres.  III.  56^,  964  //. 

femmes   honnêtes   font    les    iculcs    qui 
aient  un  empire  réel  fur  les   hom- 
mes, m.  5î?4 
Femmes  beaux-e/prits  ,   fléaux  de  leurs 
maifons  ,    îk,  ridicules  > au  dehors. 

IV.     TO 

FcJ]ins,  defcription  d'un  fcjlin  de  cam- 
pagne. .  ^  IIL  266 


BES  MATIERES.         ^îi 

Filles  ,  leur  goût  pour  la  p.irure  drs 
l'cnHuicc.  III.  goo  ,  505 

raies  lettrées.  IV.   1 1 

Filles  de  Sparte  s'exercoieiit  comme  des 
gcvrqons.  IH.    50a 

Filles  (  les  petites)  ,  leur  amour  pour 
la  pài'UL'c  doîine  u!i  moyeu  lacile 
de  leur  appreudre  à  tenir  l'aiijui'le. 

Ht.  507 

Néccflitéde  les  exercer  à  la  coiitruin- 

te.  in.  9,11 

Plutôt  dociles  &  intelligentes  que  les 
petits  garçons.  III.  ^o'S 

Exemple  de  TadrelTe  qu'on  peut  eni- 
ploj^er  pour  leur  faire  apprendre 
ce  qu'elles  ont  de  la  répugnance  à 
étudier.  ^  ÎII.  510 

Ne  doivent  pas'  être  prelîécs  iar  la 
ledurc  &  récriture.  III,  :?o9 

Il  faut  empêcher  qu'elles  ne  s'en- 
nuient dans  leurs  occupations,  & 
qu'elles  ne  fc  palîionnent  dans  leurs 
amufemens.  III.  ^lî' 

Plus  rulécs    que   les   petits  garçons. 

m.   :{i6 

Doivent  apprendre  des  arts  agréables. 

m.  52.^. 

Leur  faut- il  des  maîtres  ou  des  mai- 

trelTesJ'  IIL  ^28 

Ont  plutôt   le  fcntiment   de   la  dé- 

.  ccnce  que  les  petits  garçons.  IIL  ijz^ 

.0  J 


^22  TABLE 

Filles  (  les  petites  )  ,  doivi^nt  être  in- 
itruites  à  ne  dire  que  des  choies 
agréables,  IIl.  5^1 

Tilles  (  les  jeunes  ) ,  on  doit  les  agacer 
pour  les  exercer  à  parler  aiicment. 

Leur  politelfe  entre  elles  froide  & 
gênée.  IIL  :j5a 

Se  carelfent  avec  plus  de  grâce  devant 
les  hommes.  lîl.  ihid. 

Pourquoi  il  faut  leur  parler  de  la  re- 
ligion de  meilleure  heure  qu'aux 
cnfans  mâles.  ÏIÎ:  :î^4 

Doivent  voir  le  monde  &  être  les 
compagnes  de  leurs  mères.  IIÎ.  i,6<) 

Pourquoi  défirent  de  le  marier.  IIL 

Comment  il  faut  leur  préfentcr  leurs 
devoirs.  lïï.   ^76 

Gène  apparente  qu'on  leur  impofe  & 
dans  quel  but.  IIL  t^it. 

D'où  naît  la  lacilité  de  céder  à  leurs 
pençhans.  III.  ^gi 

i^Ioyen  de  les  rendre  vraiment  fages. 

m.  ?8? 

Ce  qui  les  rend  médifantes.  IIL  ^99 
TvnuneUc ,  lophiline    qu'il    faifoir  dans 
la  difpuœ  des   anciens  &  des  mo- 
dernes. IIL  24^ 
Tones,  il  laut  les  efiliyer  avant  le  pcrïl. 

IV.  m 


DES  MATIERES.        m 

forces,  leur  développement  eft  Tobiet 
de  rédacatioïKles  hommes  par  rap- 
port au  corps.  >    .:;  III.   ?OL 

François  ,  qui   çn  af  VU. dix  les  a  tous 

vus.  ,     I^-    ^l^ 

François  &  y^n,ç/o/x  compares  par  J ap- 
port aux  voyages.  ÏV  .  i^i 

Galanterie  ,  fou.  ojigine.  m. 

Galerie.-  HI.    ar.4 

Gare on^  (  les  petits  )  ,  moins  ruies  que 

les  petites   filles.  IH-  Vj 

Se  révoltent   contre    rmjuftice.  lU. 

59r 

Germains ,  continence  de  leur  jeuiielie. 

rii:   .(r-::     lU-    i6g,,  ?78 

G.ourmartdife,  :  III-   59 1 

Goî/f,  ce  que  c'eft.  /^^■.-52' 

Ce  qui  rend  fes  decifions  arbitraires. 

III.   2^? 

.Dans  quelles    fociétés    il  faut  vivre 

pour  le  former.  III-  2 H 

Où  fout  fes  vrais  modèles.  III.  X^S 

Le  bqn   tient   aux  bonnes   mœurs. 

in.  a^^ 

Comment  il  fe  corrompt.      I^;^^^ 

Ditférence  de  celui' des  ancien-,  &  des 

modernes.      ^  '      ^  ÏÎJ-  ^4^ 

Où  doit  être  étudié.  lu-*  245 

■         "  O  6 


3H-  TABLE 

Gouvernement  y  Tes.  ac^es  ditrércus  de 
ceux^dd  lit.iuuveraiacté.     IV^  15-9 

Doivont  diffirer  en  natiErc  iuivaiu 
que  les  Etats  diîTcdCirt  en  grandeur... 

••'    ■  '^  IV,   V64 

Il  e'it  d'autant  plus   foible  qu'il  y  a-. 

-  plus  de  magiitratt.  ibid. 

Le    plus    adnf  eiï  celui   d'un  feuL 

o     »r     •    r  '^        W.  lôT. 

l^iei  leroit  ion  mimmwn  d'activité." 

^;Sps  oifteçeiiÈçs  formes.     ,-.    Ï\K  }6j  , 

Deux  règles  faciles  pour  juger  de  leur 

bouté  relative,  \     IV.  lyy 

Gre^s  ,  en  quoi   leur    éducation    étoit 

..  tki-ertentAiidue.,  .■.,.,         IIL  ^02 

Ckt(iqti^'{i  \  es  îlcnimes:  ) ,  une  foi  s  m  a- 

■   tiiéihxQ  parolifoieiit  plus  e^^  public. 

/T  A-  ^^'   ^°?  ' 

^roffejjis  ,    leur  ctmger   avant   Tàf^e. 

GymnaJHqitc  ,  comment  les  Grecs  cher- 
choient  à  en  balancer  les  itiauvais 
eiiéts.  m.  5oa 


ix 


4BITIJDES  de  Pcnfaiice  doivent 
être  prolongées   duns    la  jeuiîelTe. 

I^^.  7? 
Leur  cttet.  IV   j^ 


DES  MATIERES.         nr 

Jlahitudcs ,  on  Ji'eii  fait  pas  cçntradter 

de    véritables   aux   jeunes   gens  ni 

aux  enfans.  IV.    7f 

Habitude  (/£"  Jouir  en  ôte  le  goût.  IV, 

117 
Hercule.  III.   2^6 

Hcro.  \V.    78 

Hérodote,  a  peint  les  mœurs,  IV.  155 
Ne  doit  pas  être  tourné  en  ridicule 
à  ce  fujet.  IV.  i^f 

Hijloriens  anciens  ,  font  meilleurs  pein- 
tres des  mœurs  que  les  modernes, 

I^-  VA 
Hohhes.  IV^    147 

Homère.  IV.   40  ,   i  q  ^ 

Homme  ,  fa  fupériorité  fur  les   autres 

animaux.  III.  fo 

Malheureux  &  méchant  pa|:  l'abus  de 

fes  facultés.  11^.  61 

^fGompofé   de  deux   fpbftaiices.    III. 

f^,  66 

Auteur  da  mat.  III.  6*; 

Bon  naturellement.  III.  78 

Son  mérite^  pour  les  femnirCS  e(l  dans 

{a  puiffance.  ■.  'j  ,   •  ïïl.  279 

Dépend  à    fon   tour  de  lAr femme. 

:      m.   285 

Hommes  (  les  )  dégénèrent  par  les  déi^ 
ordres  du  premier  âge,         lïl.  219 
Ke  doivent  pas  avoir  la  même  édu- 
cation que  les  femmes.        III.  2^5 


52d  TABLE 

Hommes  la    dépendance    mutuelle  des 

hommes   &   des    Femmes  n'elt  pas 

égale.  III.  297 

Leur  politelTe,  plus  faufle    qv'^^  celle 

'  des  femmes.  lU.  ^5 1 

Mentent  quand  ils   fc  plaignent  que 

la  vie  elt  trop  courte.  IV.   \f 

Toujours   les   mêmes   dans    chaque 

âge.  IV.  7? 

Tiennent    par    leurs    vœux  à   mille 

choies,  &  par  eux-mêmes  ne  tiennent 

à  rien.  IV^   107 

On  ne   les   connoit    qu'après   avoir 

voyagé.  IV.   129 

Honnêteté  (  la  véritable  )  eft    toujours 

facrifiée  à  la  décence.  IV.  6':} 

Horace.  III.   275 

Hofpitalitéy  ce  qui  la  détrait.     IV.  22 


/ 


DEALISTES,  leurs  diltindions  font 

des  chimères.  lïl.    28 

Idées  comparatives    &  numériques  11c 

font  pas  des  fenfations.        lïl.    go 

Abilraitcs  ,  fources  d'erreurs.  III.  40 

Acquifcs  ,  diiUnguécs  des  fentimens 

naturels.  KL  85 

Ignorance  ,    ne  nuit  pas   aux   mœurs. 

IV.  8 
Imitation  de  la  nature  ,  fource  unique 
du  beau  dans  les  travaux  des  hom- 
mes. IIL  ajj* 


DES  MATIERES.         527 

Intelligence  (il  exifh  une).  IIl  4^ 

Intérêt  ,     n'agit- on    que  par   intérêt  ? 

III.  84 
Intolérans  ,  argument  auquel  ils  ne  peu- 
vent répondre.                      III.   157 

Infpirc  (  dialogue  de  T  )  &  du  raifon- 

neur.  III-    ïi7 

InJHncî.  in.  16  n. 

InJHtutcurs  :  ont  tort  de  faire  horreur 

de   l'amour  aux  jeunes   gens.  IIL 

I9r 

Le  jeune  homme  ne  doit  rien  faire 

à  leur  infu.  IIî,  217 

Ne  doivent  pas  vouloir  pafTer   pour 

rariaits  dans  Tefprit  de  leurs  élevés. 

m.  a  14 
Ce  qui  les  trompe.  IV.  7 

Jaloufe ,  de  deux  fortes.  IV.  6f 

Explication  de   celle    des   animaux. 

IV.  68 
N'eft    pas    naturelle   à    Thomme. 

IV.  69 
Son  origine.  ^  IV.  70 
A-t-clle  lieu  dans  le  véritable  amour. 

7ï 

Je  fus,  fon  portrait.  ^  III-  140 

Jeu,  reifource  d'un  défœuvré.  III.  2f4 

La  paillon  du  jeu  a  été  amortie  par 

le  goût  des  fciences.  IL  2f6 

Jmnelje ,  par  où  commencent  fcs  >,dér- 

.  ordres.  III.  204 


?2Î  TABLE 

Jeune ffe.  exemple.  ÎII.  20f 

La  iolicude  clt  dangereufe  pour  elle. 

r.   '  ■  ^'^-    ^^^^ 

rrecautions  qu'on  doit  prendre  pour 

Ja  prélerver  d'une   habitude  fatale. 

m.  216 

En  quoi  Te  trompe.  Iv'.   57 

Juger  S-:  fcntir   ne  Ibnt    pas    la    même 

cholè.  m.  29 

Juifs  ,  n'ofent  dire  leurs  raifons  contre 

le  chrillianirme.  III.   150 

Ju/ies  ,  leur  bonheur  dans  l'autre  vie 

fur  quoi  fondé.  IlL  69 

Leur  lerénitc.  III.  ga 

JuJHce  ,  fa  notion  la  même  chez  tous 

les  peuples.  lîL  ihid. 

ÂjAMGUE    Françoifc  ,    obfcene.    IIL 

Langues,  à  quoi  mené  leur  étude.  IIL 

240 
La-îs.  ^  m.  1^^  ,  :j8r 

Laquais^  il  en  faut  peu  pour  être  bien 

fervi.  IIL  2fi 

Nuifent  à  la  gaieté  des  repas.  IIÏ.  266 

Lc'andre.  ÏV.  78 

Lcjons,  leurs  mauvais  effets  quand  elles 

Ibnt  trilles.  III.  ^jf 

Législation  parfaite ,  ce  qui  la  conititue. 

IV.  i6r 

Lc'orùdas»  III.  141 


DES  MATIERES.        qa9 

Lihrrtc,  je  fuis  libre.  IIÎ.  fS 

Son  principe  immatériel.         IIÎ.  60 
Comment  elle  annoblit  Thomme.  III. 

61 

Eft  dans  le  cœur  de  l'homme ,  non 

dans   la  forme  du    govivernement. 

IV.  189 
Liberté  (h)  politique  dimimiQ  à  mcfure 
que  l'état  s'agrandit.  IV.  16^ 

Libre,  comment  on  peut  l'être.  IV.  igf 
Livre  ^  celui  de  la  nature  eft  feul  ou- 
vert à  tous  les  yeux.  IIÎ.  i?8 
Livres ,  ne  fuiiifent  pas  pour  former  le 

goût.  in.  259 

^  Leur  abus.  ^  iV.  127 

Locke,  quand  il  quitte  fon   élevé.  III. 

Refuté  fur  ce  qu'il  a  dit  touchant  la 

matière.  III.  ff 

Loi  ,  la  définition  cft    encore  à  faire. 

IV.  ifg 
Qiiel  a<fle  peut  porter  le  nom  de  loi. 

IV.  if9 

Lucrèce.  ^  IH.  8? 

Ijixe,  comment  s'établit,         Ilf^  2^f 

Inféparable  du  mauvais  goût.  IIÎ.  2^6 

MaGICIEMS  de  Pharaon.    IIÎ.   ii^ 

Masifrrat ,  feus  de  ce  mot.         IV.  161 

Chacun  d'eux  a  trois  volontés.  IV^* 

-  164 


g,^o  TABLE 

Maifon   rujîique  (  defcriptioii    d'une  ). 

III.  264 
Mal  phyjtqne  i  îic  feroit  rien  fims  nos 

vices.  III.  6i 

Mal  moral,  ouvrage  de  l'homme,  ihid. 
Malheureux  ,    dans  quel  cas    on   l'elL 

IV.  115 
Marcel.  III.  224 
Mariage  ,    la   plus   faintc   inlHtutioii. 

m.  19 

Le  plus  faint  des  contrats.  III.  i89 
,     Une  des  caufes  de  ce  qu'ils  font  mal. 

aiîbrtis.  IV.  2 

Moyen  d'en  faire  d'heureux.  IV.  ^ 
Egalité  des  conditions  doit  faire  pen» 

cher  la  balance  quand  tout  eft  égal. 

iV'  r 

Raifons  pour  qu'un  homme  ne  s'allie 
ni  au-delTus  ni  au-delibus   de  lui. 

IV.  ihid. 

^îoyen  de  prévenir  leréfroidiireme4it 

deramourdans  le  mariage,  IV^.  197 

Maris ,  pourquoi  font  indilîérens.  III. 

Pourquoi  ont  moins   d'attachement 

pour  leurs   femmes    que  pour  une 

Hlle  entretenue.  IV.  199 

Matérialijles  ,    leurs    diftindiions  font 

des  chimères.  .     III.  29 

Comparés  à  des  fourds  qui  nient  l'exi- 

ftencc  des  fous.  III.  f  7 


DES  MATIERES.        51^ 

Matière    (   qu'eft-ce    que    j'appelle  ). 

m.  28 

Quelles  font  fcs  propriétés  elkntiel- 

les.  nî    55 

Le  repos  ni  le  mouvement  ne  lui  lont 

pas  elfentiels.  54  "^^  "• 

îs^c   peut  peu  fer.  ^        ff  <&  "• 

Mcchaus  (  les  )  ièront-ils  eterneilement 

punis  'i  ni.  70 

Se  craienent  &  fe  fuient  eux-mêmes. 

III.  81 

Qiiand  ils  fe   difent  forcés  au  crime 

font  menteurs.  IH.  9f 

Mc'difance   des   femmes  ,   fon  origine. 

Mères,  ne  doivent  pas  être  inexorables 

avec  les  jeunes  filles.  HI.  ^if 

Doivent  dans  le  monde  avoir  leurs 

filles  pour  compagnes.         111.  5^9 

Mctaphufiquc ,  fes  etîets.  III.  4° 

Miracles ,  dirncultés  de  h  preuve  qu'on 

en  tire  eit   faveur  de  la  révélation. 

m.  112 

Miffionnaires  ,    ne  vont  pas    par-tout. 

m.    i?r 
Objeélions   que    peuvent  leur   faire 
les  peuples  éloignés  auxquels  ils  an- 
noncent l'Evangile.  HI-  15  5 
Modes.                                        ni.  ?i9 
Qiïelles  font  les  femmes  qurles  amè- 
nent.                                III-  5^1  "• 


5?z  TABLE 

Molc'cuh   vivante  ,    inconcevable.    III. 

%6  n. 
Monarchie^    ce  que  c'eft.  IV.   i68 

Convient  aux  grands  Etats.  IV.  169 
Montaigne.  III.  84 

Continence  de  fun  père.         IIl.  16S 
Cité.  IIL  218 

Montcfquieii.  IV.  147 

Morale  (précepte  de)  qui  les  contient 
tous.  IV.  iig 

Moralité  de  nos  aciions.  III.  78 

Mon  (  la  ).  III.  62 

Ce  qu'elle  eft  par  rapport  au  jufte  Se 
au  méchant.  IV.  12S 

Mothe  (là)  ^  fuppofoit  fauiïement  un 
progrès  de  raifon  daiis  refpcce  hu- 
maine. III.  24a 
Mouvement  ,  il    y   en    a   deux    fortes. 

III.  u 
Ses  caufei  ne  font  pas  dans  la  ma- 
tière. III-  ?  8 
^'eil  pas-  nécelTaire   à  la  matière. 

III.  40 

Il  AT  ION  ,  chacune  a  un  caradere 
fpécifiqiie.  W .  1  ;o 

Comment  les  différences  nationales 
plus  frappantes  chez  les  anciens  s'ef- 
facent de  jour  en  jour.        IV^.  155 

Nc'cejptc^y  il  faut  étendre  fa  loi  aux 
choies  morales.  IV.  114 


i 


DES  MATIERES.        ?5? 

Newto'L  ni.  g  8 

Nieiiventit ,  que  penfer  de  fon  livre  des 

merveilles  de  la  nature.         lil.  46 

Officier  aux  Gardes  SuifTes ,  (aveu 

d'un  ),  .  m.  207 

Omphale.  III.  28^ 

Opinions  (diverfité  d' ),  quelles  en  font 

les  eau  les.  IH-  22- 

Ont  divers  degrés  de  vraifemblance. 

III.  2r 

La  plus  commune  eft  aulTi  la  plus  (Im- 
pie. '^"^* 
Opinion  (P)  »  "'cft  pas  inditférente 
aux  femmes.                          III.  297 

A  beaucoup  plus  de  prife  fur  les  pe- 
tites Biles  que  fur  les  petits  garçons. 

III.  ;oo 
C'eft  par  elle  que  commence  Tégarc- 

ment  de  La   ieuneHè.  III.  204 

Chaifc  le  bonheur  devant  nous.  III. 

.27? 
Ordre  du   monde  ,  comment   j'en  )rige. 

III.  43 
Orgueil  f  fesillufions,  fource  de  maux. 

IV.  II? 
Orientaux,  logés  (implcnient.  lïî.  2f? 
Orphée.  lîl.  99 
Ovide,                                           IlI.  583 


354  TABLE 

Paganisme,  fes  Dieux  a'bomina- 

bles.  III.  82 

Faix  de  Pâme,  en  quoi  confifte.  III.  14 

Paladins^  connoiiroient  Pamour.  III.  58° 

Palais.  II L    2)-2 

ParaceJfe.  III.  ^6  n. 

Pans,  nulle  part  le  goût  général  n'elè 

plus  mauvais.  III.  258 

C'eil  là  que  le  bon  goût  fe  cultive. 

ibid. 
Coûte  plufieurs  provinces  au  Roi. 

Les  jeunes  provinciales  viennent  s'y 

corrompre.  III.  575 

Plu  are  y  incommode  à  mille  égards.  111. 

2)-6 

Moyen  d'en  diminuer  le  goût  dans 

les  jeunes  filles.  III.  ^20 

Supplément  aux  grâces.  ibid. 

Ruineiife,  vanité  du  rang.  III,  ibid. 

Pajj'.ofis  dcrcgiccs ,  leurs  peines.  IV.  1 08 

Source  de  crimes.  IV.  109 

C'cli:  une  erreur  de  les  diftingucr  en 

permifcs  &  en  défendues.    IV'.  112 

Pays  (  on  doit   toujours   à  Ton  ),  IV. 

190 

Payfans ,    comment  on    doit    foigner 

ceux  qui  Ibnt  malades.      IV.  8f  n. 

Pédant^  en  quoi  les  difcours  diitcrent 

de  ct-ux  d'un  Inllituteur.     IIL  17)- 


DES  MATIERES.         r^T 

Fcres ,  ce  qui  les  trompe.  IV.  74 

Feuple  ,  fens  de  ce  mot  coUedif.    IV. 

If? 
Peut-il  fe  dépouiller  de  fon  droit  de 
fouvcraiiieté.  IV.    i)"9 

Autres  queilions  qui  lui  font  relati- 
ves. IV-  i<5^ 
Pourquoi    ne   connoit    pas   Tennui. 

m.  262 

Fhilippc.  in.  2f? 

Fhilofophie  ,   fon  pouvoir  relativement 

aux   mœurs   comparé  à  celui  de  la 

religion.  III-   ir4  '^• 

Thilofophes  (  portrait  des  ).        III.  22 

Pourquoi  ils   foutiennent   chacun  fon 

fyiieme ,  fans  s'intérellcr  à  la  vt^rité. 

III.  24 
Phlogijliqiie  ^  ce  que  c'eft  félon  les  chy- 
miltes.  III-  ?)"  n. 

Pierre  (  Abbé  de  St.  )  ,  cité.      IV.  171 
Défaut  de  fi   politique.  IV.  176 

Plaifirs   de   Pâme,    il    eit  difficile    d'en 
prendre  le  goût  quand  on  ne  fa  ja- 
mais eu.  III.   90 
Plaifirs  cxcluffs  font  la  mort  du  plaifir. 

III.  271 

Plaijirs  hruijans  ne  font  pas  aimés  des 

cœurs  Ibnfiblcs.  III-  4 H 

Plaifirs  ,  doivent  lé  diverfiBer  félon  les 

âges.  III-  25i 

Platon  y  fon  jufte  imaginaire.     III.  140 


îj^^  TABLE 

Platon ,  réfuté  fur  la  promifciiité  civile 
des  deux  lèxcs.  III.  292 

Flc'hc'ieru,  par  qui  obtinrent  le  coniii- 
lat.  III.  578 

riutar'jue.  III.  6f 

Folitejje,  en  quoi  confiée.         III.  250 

Comment  diffère  celle  des  hommes 

&  celle  des  femmes.  III.   ^^i 

Des  jeunes  perfonnes,  entr'elles.  :j:52 

Volyganik.  IV.    6^ 

Foupccs ,  amufèment  fpécial  des  jeunes 
filles.  III.   :?c6 

Poul-Sarho,  ce  que  c'cft.     III.  ifj  n. 

Fopulation ,  marque  d'un  bon  gouver- 
nement, mais  à  quelles  conditions. 

IV.  i7r 

Frc juges.  III.  ?8o 

Nationaux ,  manière  de  s'en  garantir. 

IV.  18? 
Frimeurs^  leur  infîpidité.  III.  2fo 

FrufcJJlon  de  foi  du  V^icairc  Savoyard- 

III.  17 
Prophéties.,  m  font  pas  autorité.  III.  12? 
Propriété ,    mal  aiîurée  fans  le   crédit. 

Providence  ,  confidérée  relativement  À 

la  liberté  de  Phommc.  III.  60 

Juftifiéc.  III.  66 

Provinces   reculées  ,    c'eft   là  qu'il   faut 

étudier  les   mœurs  d'une  nation. 

IV.  174 
Provin- 


DES  MjATIERES.        557 

Provînciaks  ,  ne  fe  corrompent  pas  tou- 
tes à  Paris.  HI.  ?74 

Puberté ,  influence  de  ce  premier  mo- 
ment fur  le  relie  de  la  vie.  III.  1 69 

Pudeur  ,  dilHngue  la  femme  de  rinilind 
des  animaux  &  fait  honneur  à  VeC- 
pece  l^umaine.  III.  22Z 

PuilTance^  fens  de  ce  mot  en  politique. 

IV.  if4 

RaIMOND   UiUt.  IV.  129 

Raillerie^  (  ce  qui  rend  infenfible  à  la  ). 

lïï.  2C^ 

Raifonner ,  ou  ne  doit  pas  le  foire  lé- 

chement  avec  la  jeuneiTe.     III.  184 

Raifonneur  (dialogue  du  )  &  de  l'infpiré. 

III.  117 

Réfiexion  ,  force  adive.  III.  52 

Religion,  comment  on  doit  Fenfeignec 

aux  jeunes  filles.  III.  5^^ 

Q_uel  mal  font  ceux  qui  la  ditruifent. 

m.  If? 

Religions,  il  y  en  a  trois  principales  dans 
l'Europe.  ^        III.  116 

Religion  naturelle  ,  il  eft  étrange  qu'il 
en  faille  une  autre.  III.  102 

Remords.  III.  gi 

Re'ponfc  d'un  vieux  gentilhomme  à  Louis 
XV^  III.  227. 

Reuchlin.  III.   129  /i, 

Hmik.  Tom.  IV.  P 


558  TABLE 

Révélations  ,  ne   donnent   pas  une  plus 
grande  idée  de  Dieu  que  hi  railbn. 

^  III.  105- 
Sont  la  caiife  de  la  diverfitc  des  cul- 
tes loin  de  la  prévenir.  ibid.- 
La  raifbn  ieule  eil  ]ugQ  de  leur  vérité. 

IlL  108 
Qiielle  doit   être    la   dodrine  d'une - 
révciaiTon  qui  vient  de  Dieu.  III.  1 1  f 
Quels  doivent  être  fes  dogmes.  IlL 

11^ 
Les   trois  principales  font  écrites  en- 
dos langues  qui  ibnt  inconnues  aux 
peuples  qui  les  iiiivent.         III.  127 
Richejj}sy  leur  eiict  lur  Tame  du  poi- 
feiieur.  IV.  fo 

Miches^  ce  qu'ils  font.  îll.  2-^6 

.  Toujoi:rs  ennuyés.  III.  26a 

.  Tableaiî   d'un  riche  qui  fiit  ulèr  de 
fes  riciieircs.  III.  248 

Il  n'ell  pas  néceflaire   de  l'être  pour 
être  heureux.  lîl.  275 

Ridicule,  moyen  de  l'éviter.      III.  25^ 
Toujours  a  cote  de  l'opinion.  III.  ihuL 
Roi,  fens  de  ce  mot.  IV.   161 

Romains ,  leur  attention  à  la  langue  des 
figues.  ^  lÏL   18? 

Rome  ,  Tes  grandes  révolutions  furent 
l'ouvrage  des  Femmes.  lïl.  ^jS 

Royauté,  Aifccrtibie   de  partage.    IV. 


DES  MATIERES.        ^59 

Rufe^  talent  naturel  au  fexe.    III.  ^if 

Dédommagement  de  la  force  qu'il  a 

de  moins.  III.   5*8 

^^AISONS,  ne  point  anticiper  fur  elles 
pour  le  fervice  de  la  table.  III.  2fo 

Salentc,  (une  autre)  objet  des  recher- 
ches d'Emile.  IV.  i/Z 

Samfon.  ^  lîl.  286 

Sardanapale  ^  fon  épitaphc.         III.  241 

Sauvages  ,  leur  enfance  &  leur  adoled 

cence.  III.  164 

Différence   de    l'état   fauvage    &  de 

l'état  focial.  IV.  2 

Se  fuffifent  à  eux-mêmes.      IV.  i:?7 

Savans  ,  voyagent  par  intérêt.  IV.  ihid. 

Sceptiques  ,  comment  peut- on  l'être  4e 
bonne  foi?  liï.  2r 

Scythes.  ^     _    III.  t82 

Senfationsy  diflindes   de  Pbbjet  qui  les 

fait  naitre.  III.  28 

Comment  diftinguccs  par  l'être  fen- 

fitif.  tlî.   qo 

Sens  ,  dans  leur  ufdge  nous  ne  fommes 
pas  purement  paiïiis.  III.  5  i 

Sens  (  le  piège  des  )  cil;  le  plus  dange- 
reux. III.  40g 

Sentir  &.  juger  ne  font  pas  la  même  cholo. 

m.  29 

Sentinicns  naturels  qu'on  doit  diilingucr 
des  idées  acquiics.  Ili.  ^6 

P  2 


^4^  TABLE 

Sermons ,  raifon  qui  les  rend  inutiles. 

ni.  174 

Service^  (ce  que  c'eft  que  le).  IV.  142 
II  ne  s'agit  plus   de    valeur  darts  ce 

métier.  IV.  149 

Sexes  ,  (  conformité  &  différence  des  ). 

III.  277 

Elles  influent  fur  le  moral.  278 

Sexes,  font  également  parfaits.  lîl.  279 

Dans  leur  union    chacun  concourt 

♦liiféremment  à  l'objet  commun,  ibid. 
Première  différence  entre  les  rapports 

moraux  de  l'un  &  de  Tautre.  ibid. 
£e  plus  fort,  mairrc  en  apparence»  dé- 
pend en  effet  du  plus  foible.  TII.  285 
De  leur  grolîierc   union  naiiibnt  les 

plus  douces  loix  de  l'amour.  III.  28<^. 
Il  n'y  a  nulle  parité  entre  eux  quant 

à  la  conféqucnce  du  fexe.  ibid. 

La  rigidité  de  leurs   devoirs  rebtifs 

n^eft  ni  ne  peut  être  la  même.  III. 28 7 
Ce  qui   les  caradérife  doit  être  réf. 

pec^é  dans  l'éducation.         III.  295 

Leur  relation  fbciale,  admirable.  lïL 

^4 
Signes,  langage  énergique.        III.  179 

Ufage  que  les   anciens  en    faifoient 
dans  la  religion  ik  le  gouvernement. 

III.   180 
Dans  l'éloquenccr  111.  182 


DES  MATIERES.        H^ 

'Sodc'tes  civiles  font  imparfaites ,  mau-x 
qu'elles  produifent.  IV.  170 

Socrate  ,  diitance  de  Jcfus  à    Socrate.- 

m.  141 

Solon,  ade  illégitioie  de  ce  législateur. 

IV.  ir? 

Sophie ,  campagne  future  d'Emile.  IIL 

vr 

Son  portrait,  IIL  ^gf 

Aime  la  parure.  lîl.  587 

A  des  talens  naturels.  ITI.  988 

Sait  tous  les  travaux  de-    Ton  ièxe. 

,   III-  ^89 

Appliquée  aux  détails  du  ménage,  ibid. 
Sa   dclicateile  excelîive  fur  la  pro- 
preté. IIÎ.  590 
Mais  non  rafinéc.  III.  991 
•     D'abord  gt)urmande,  mars  corrigée. 

III.  59* 
La  tournure  de  fon  efprit.  IIL  299 
Sa  fenfibitité  ne  dégénère  pas  en  Iiiî- 

meur.  III.  994 

A  des  caprices}   £1  manière  de  les 

réparer.  IIL   ibid. 

Sa  religion.  III.  g9f 

Aime  la  vertu.  996 

Dévorée  du  befoin  d'aimer.  III.  597 
Connoit  les  devoirs  &  les  droits  de 

fon  fexc  &  du  nôtre.  III.  398 

Sa  féferve  à  juger.  IIL  599 

point  médifaute.  IIL  ibid. 

P  3 


542t  TABLE 

Sophie  ,  fa  politeire   ne  tient   pas  aux 

formes,  mais  an  defir  de  plaire.  599 

N'eit  point  aller  vie  anx  iimagrées  de 

Tuf^ige  francuis.  lîl.  400 

Son  refpeél  pour  les  droits  de  l'age. 

ibid. 
■   Sa  conduite  avec  les   jeunes    gens. 

m.  401 

Manière  dont  elle  reçoit  les  propos 

doucereux.  40Z 

•    Aime  les   louanges  de   ceux   qu'elle 

cftinle.  ni.   ibid. 

Difcours  que  lui  fait  Ton  père  fur  le 
mariage.  III.  405 

Ancienne    opulence   de  lès    parens. 

ni.  40  r 

Heureux  dans  leur  pauvreté.      ilnd. 

Libre  de  choifir  fon  époux.  III.  405 

"*  Effets  du  difcours  de  fon  père ,  même 

en  lui    fuppoiànt  un  tempéramcr.t 

ardent.  III.   410 

N'eft  pas  un  être  imaginaire.  III.  412 

Avoit  été  envoyée  cliez  une  tante  & 
pourquoi.  III.  ibid. 

Sa  conduite  avec  les  jeunes  gens  dé- 
cens. III.  41:^ 

Revient  chez  Tes  parens.  414 

Sa  langueur- &  l'aveu  que  lui  arrache 
ia  merc  de  la  caufè  qui  la  produit. 

in.  4«r 


DES  MATIERES.         545 

Sophie ,  raifons  qui  la  rendoient  difficile 

Rir  le  choix  d'un  époux.     III.  416 
Rivale  d'Eucharis.  III.  418 

Comment  elle  défend  fou  amour  pour 

Télémaque.  IIÏ.  419 

Vidime  de  fa  chimère.  III.  4^0 

Rendue  à    Emile.  421 

K'eft  pas  favante.  IV.   15 

Voit  Emile  chez  Ton  père.  IV.  2^ 
Croit  avoir  trouvé  Télémaque.  IV. Zj" 
Comment  paroit  fa  coquetterie.  IV.  ^  i 
Ses  manières   plus    empreifées   avec 

moi.         ^  IV.  44 

Qiielle  difficulté  Tarrête  pour   épou- 

1er  Emile.  IV.  4-^ 

Prend  ouvertement  fur  lui  l'autorité 

d'une  maitrelîe.    ^  IV.  f^ 

D'où  vient  iii  fierté.  ^  IV.  6'4 

Gracieufe  aux  indirferens.  IV,  6f 
Irrite  la  .paffion  d'Emile  par  un  peu 

d'inquiétude.  66 

Sa  courfe  &  fa  ^'idoire.  IV.  89 

Le  vifite  avec  fi    mère  à  l'artclief. 

IV.  90 
Y  eifaye  d'imiter  Emile.  IV^  91 

N'eft  pas  indulgente  fur  les  vrais  {oin? 

de  l'amour.  IV.  9^ 

ïnjufte  foupqon  qu'elle  conçoit  de  ce 

qu'P^niile   attendu  n'eft  pas  arrivé. 

Voyez  Emile.  IV.  94 

L'accepte  pour  époux.         IV.  100 


?44  T  A  &  L  K 

Sophie  y  va  voir  le  payEin  eftropié.  IV. 

loo 

Préientc  avec  Emile   un  eiifant  au 

baptême.  IV.  lor 

Ses  doiileLU*s   fecretcs  quand-  elle  ell 

préparée  à  l'ablènce  de  Ton  amant. 

IV.  la? 
Sa,  fituadon   au  moment  du  départ. 

Voit  revenir  Emile  &  l'époufe. 

Voyez  Emile. 
Confeils  que  je  lui  donne  &  iîir  quoi. 

IV.  204 
Souverain,  fens  de  ce  mot  en  politique.. 

,  IV.  if4 
N'agit  que  par  des  volontés  commu- 
nes &  générales.  IV.   îf6 

.SpeiïiickT,   écoles  de  goût  &  non   de 

mœurs.  III.  24^ 

Spontane'ite.  III.   54 

StûicicriSi  l'un  de  feurs  paradoxes..  Ili. 

124  n. 
Siéflances  ,    ce  que    j'entends  par-  \?.. 

IlL   r4 
Sujets  ,  fena   de  ce  mot   en  politique. 

IV  ir4 

SytFtêmcs- ,  objecflions  infolubles  commu- 
nes à  tousv  m.  2^ 


ACÎTE,  cite.  IV.  i|5 


DES  MATIERES.         ^4r 

Takns  agréables  ,  trop  réduits  en  arts, 

III.    ?26 
Lequel  tient   le  premier  rang  daits 
l'art  de  plaire.  HI.  929 

Tarquin.  ^   IH.  iS^ 

Tentations^  nous  fommes toujours  maî- 
tres de  leur  réfiikr.  III.  190 
Terraffon  (  TAbbé  )   fuppofoit    faufle- 
ment  un  progrès  de  raifôn  dans  l'eC 
pecc  humaine.  III.  24^ 
Théâtres,  voyez  SpeSîades. 
Ses   héros  pleurant  comme  des  en- 
fans.                                     IV.   loô 
Théologiens  ,  ne  fe  piquent  pas  de  bonne 

foi.  in.  124 

Thermopyks ,  infcriptions  qu'on  ylifoit. 

lîl.  242 

Toilette ,  d'où  en  vient  l'abus.  III.  ^22 

Tolérance  civile  ,  ne  peut  pas^  être  dit 

tinguée  de  la  tolérance  théologique. 

IIÎ.   146    TU 

r  EMISE  y  pourquoi  fon  gouverne- 
ment (ans  autorité  cil  refpcclé  du 
peuple.  ni-  L8i  "- 

Vérité  (la)  morale,  ce  que  c'eft.  lil.g^? 

Vertu  y  il  y  en  a  un  principe  inné  dans 

les  c(inn*s.  HI.  8? 

Comparée  au  Protéc  de  la  Cible.  III.  91 

EUc  elt  aimable  ,  mais  il  faut  en  jouir 

pour  la  trouver  telle,         UI.  ibiik 


Î4^-  TABLE 

Vertu ,  On  ne  peut  pas  l'établir  par  la 

raifon  feule.  III.  9a 

Elle  eiï  une.  lîl.   56^ 

Eft  favorable  à  Tamour.         II.  ^79 

.  Etymclogie  de  ce  mot.  1\^  109 

-  Qii'eft-ce    que  i'homnie   vertueux  '^ 

IV.  110 
Vetc/r.cns  des  femmes  grecques,  mieux 
entendus  que  les  nôtres.      lit.  qo^ 
Vicaire  Savoyard ,  ion.  hiiloirc.  .  III.  4 
Service  qu'il  rend  à  un  jeune  homme 
né   calvinilte  qui  avoit  change  de 
religion.  III.  5 

Manière  dont  il  s'y  prend  pour  ga- 
gner fa  connance.  III.  7 
Fait  fa  profeliion  de  foi.  III.  17 
Pourquoi  deftiné  à  la  prètrife.  III.  i  k 
Son  refped  pour  le  mariage,  caufe 

-  de  fa  perte.  IIL  19 
Son  incrédulité.  ilî.  20 
Dcfagrément  de  fon  état  dans  cette 

difpolltion  d'eiprit.  21 

"   Son  premier  pas  à  la  vérité,  c'efl  de 
borner  fcs  recherches.  III.  24 

Il  coniuke  la  himicre  intérieure.  2f 
Ne  prie  pas  Dieu,  pourquoi.  III.  98 
Son  fcepticifine  involontaire.  Ilî.  14? 
Sa  méthode  dans  l'examen  de  la  vé- 
rité, m.  26 

De  quelle  manière   il  b"ac quitte   du 
...   Jcivice  de  fcglife.  III.  144 


DES  MATIERES.        547. 

Vicaire  Sovoijord  ,    ambitionne  Phon- 

îiciir  d'être  curé.  IIÏ.  146 

Fà'f,  les  iiiconféqueuccs.  III.  2f9 

Villes^  icrviccs  qu'on  peut  rendre  qï\  k . 

retirant  des  grandes  villes.  YV.   192 

(Les  grandes)  épui lent  un  état.  W. 

Les    jeunes   gens  y    doivent  peu  (é- 

journer  dans  leurs  voyages. IV.  179 
(Dans  les  grandes)  ,  il  n'y  a  point 

d'éducation  privée.  III  :}72 

Violence.,  ne  peut  pas   avoir  lieu  dans 

l'union  des  fexes.  III.  28:? 

Pourquoi  l'on  en  cite  moins  d'aétcs 

à  prércnt  que  dans  les  aiiciens  tcms. 

III.  28r 

Volante  ,  il  faut  recourir  à  une  volonté 

pour  expliquer  lemonvement.III.^'g 

Connue  par  les  a<fles  ,   non   par  £\ 

nature.  5  9 

Volfqnes.  m.  579 

Voluptueux  (  tableau  à^nn  )  qui  met  à 

part  l'opinion  &  ne  cherche  que  la 

volupté  réelle.  III.  247" 

Rclèe  toujours   aulTi   près  de  la  na-' 

ture  qu'il  lui  eft  poiiîbîe.     HT.  248 

Voyoiier  ,    non  en   courriers  ,  mais  en^ 

voyageurs.  IV.    17* 

Manière  dont  les  anciens  philoiophes 

voy:i;;.:-.'v.-nt.  IV.  ig 

Il  faut  lavoir  voyager.         IV.  150 


543  TABLE,  &c. 

Voyager  ,  ditférence  de  voyager  pour 
voir  du  pays  ou  des  peuples.  iV,  158 
Voyageurs  k  pied  ,    plus    gais   que  les 
autres.  Iv^  19 

Ne  s'accordent  pas  dans  leurs  narra- 
tions. IV.  128 
Voyages  ,    raifbn-  du  peu  d'inftrudioii 
qu'on  tire  des  voyages.  IV.  i';6,  175 
Ne  conviennent  pas  à  tout  le  monde. 

IV.  M8 

Pris  comme  une  partie  de  l'éducation, 

ont  leurs  règles.  IV.  159 

UlyJJe,  ému  du  chant  des  Sirènes. III.  19? 

îies   compagnons   avilis  par   Circé. 

IV.  94 

Univers  ,    ion   mouvement    n'eft  pas 

fpontané.  IH.  ?<î 

Son  harmonie  dépofe  en  faveur  d'une 

Intelligence.  III.  44  »  47 

Ufuge  du  monde ,  quel  âge  cil  propre  à 
lefailir.  III.   i97 

Xenocrate.  m.  8? 

Xénophon^  cité,  III.  241 

Zenon.  .    in.  isi 

Fin  de  la  Table, 


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