A/c,^ ^■'''
Library
of the
University of Toronto
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/emileoudeleducat04rous
EMILE,
0 u
DE L'EDUCATION.
TOME QUATRIEME.
'^ T T If
:lV:r'-:^^.:\:^^à\
ILE,
0 U
DE L'EDUCATION.
Par J, J.-'HOUSSEAU.
Citoyen de Genève.
TOME au A T R I E M E.
GENEVE.
< I ■ I— ^^
M. DCC. LXXXI.
EMILE,
0 U
SUITE DU LIVRE CINQUIEME,
J E me fuis propolé dans ce livre de
dire tout ce qui fe pouvoit faire , laif-
faut à chacun le choix de ce qui eft à
fa portée dans ce que je puis avoir dit
de bien. J'avois penfé dès le commence-
ment à former de loin la compagne d'E-
mile , & à les élever l'un pour fautra
& l'un avec l'autre. Mais en y réflé-
chiifant , j'ai trouvé que tous ces ar-
raiigemens trop prématurés étoicnt mal-
entendus, ^ qu'il étoit abfurde de deC
tiner deux enlans à s'unir , avant de
pouvoir connoitre (1 cette union étoit
dans l'ordre de la nature, i^ s'ils auroient
entr'eux les rapports convenables pour
Emile. Tom. IV. A
2r Emile.
la former. Il ne faut pas confondre ce
qui eft naturel à l'état fauvage & ce
qui eft naturel à l'état civil. Dans le
premier état toutes les f>!mmes convien-
nent à tous les hommes , parce que
les uns & les autres n'ont encore que
la forme primitive & commune i dans
le fécond, chaque caradere étant dé-
veloppé par les inftitutions fociales , &
chaque efprit ayant reçu fa forme pro-
pre & déterminée , non de l'éducation
feule, mais du concours bien ou mal
ordonné du naturel & de l'éducation ,
on ne peut plus les alTortir qu'en les
préfentant l'un à l'autre pour voir s'ils
fe conviennent à tous égards , ou pour
préférer au moins le choix qui donne
le plus de ces convenances.
Le mal eft qu'en dévélo-ppant les ca-
raderes l'état focial diftingue les rangs,
& que l'un de ces deux ordres n'étant
p<nnt femblable à l'autre , plus on dif-
tingue les conditions , plus on confond
les caraderes. De - là les mariages mal
aflbrtis & tous les défordres qui en dé-
rivent y d'où l'on voit , par une confé-
quence évidente , que plus on s'éloi-
gne de l'égalité , plus les fentimens na-
turels s'altèrent ; plus l'intervalle des
grands aux petits s'accroît, plus le lien
conjugal iè relâche j plus il y a de riches
L i y K E Y, %
& de pauvres , moins il y a des pères
& de maris. Le maître ni refclave n'ont
plus de famille , chacun des deux ne
voit que fon état.
Voulez-vous prévenir les abus & faire
d'heureux mariages ? étouifez les préju-
gés , oubliez les inftitutions humaines ,
& confukez la nature. N'unijfTez pas des
gens qui ne fe conviennent que dans une
condition donnée , & qui ne fè convien-
dront plus cette condition venant à chan-
ger; mais des gens qui fe conviendront
dans quelque fituationqu'ils fe trouvent,
dans quelque pays qu'ils habitent , dans
quelque rang qu'ils puiifent tomber. Je
ne dis pas que les rapports convention-
nels foient indifférens dans le mariage ;
mais je dis que l'influence des rapports
naturels l'emporte tellement fur la leur,
que c'eft elle feule qui décide du for-t
de la vie , & qu'il y a telle convenance
de goûts , d'humeurs , de fèntimens ,
de caractères , qui devroit engager un
père ÇàgQ , fût-il prince , fût-il monar-
que , à donner fans balancer à fon fils
la fille avec laquelle il auroit toutes ces
convenances , fût-elle née dans une fa-
mille dcshonnète , fut -elle la fille du
bourreau. Oui , je foutiens que tous les
malheurs imaginables dulfent-ils tomber
fur deux époiu: bien unis, ils jouiront
A 2
4 Emile.
d'un plus vrai bonheur à pleurer en-
ièmble , qu'il n'en auroient dans tou-
tes les fortunes de la terre empoifonnées
par la défunion des cœurs.
Au lieu donc de deftinerdès l'enfance
une époLife à mon Emile , j'ai attendu
de connoitre celle qui lui convient. Ce
iVeft point moi qui fais cette delHna-
tion , c'eft la nature i mon affaire elt
de trouver le choix qu'elle a fait. Mon
affaire, je dis la mienne, & non celle
du père ; car en me confiant fon fils il
me cède la place , il fublHrue mon droit
^u ficn ; c'eft moi qui fuis le vrai père
d'Emile , c'ell moi qui l'ai fait homme.
J'aurois refufé de l'élever il je n'a vois
pas été le maître de le marier à fon
choix , c'eft-à-dirc , au mien. Il n'y a
que le plaillr de faire un heureux , qui
puiffe payer ce qu'il en coûte pour met-
tre un homme en état de le devenir.
Mais ne croyez pas non plus que
j'aye attendu pour trouver l'époufe d'E-
mile , que je le miffc en devoir de la
chercher. Cette feinte recherche n'cil
(l(u'un prétexte pour lui faire connoitre
les femmes , afin qu'il l'ente le prix de
celle qui lui convient. Dès long-tems
Sophie eft trouvée -, peut-êti'e Emile l'r-
t-il déjà vue s mais il ne la recomioitra
que quand il fera tem§.
L I V R E ÏI. f
QiToique Tégalité des conditions ne!
foit pas néceiîaire au mariage , quand
cette égalité fe joint aux autres conve-
nances» elle leur donne un nouveau
prix i elle n'entre en balance avec au-
cune , mais la fait pancher quand tout
eft égal
Un homme, à moins qu'il ne ioit mo-
narque, ne peut pas chercher une fem-
me dans tous les états j car les préjugés
qu'il n'aura pas il les trouvera dans les
autres, & telle fille lui conviendroit peut-
être qu'il ne l'obtiendroit pas pour cela.
Il y a donc des m.aximcs de prudencQ qui
doivent borner les recherches d'un père
judicieux. Il ne doit point vouloir don-
ner à ion élevé un établiliement au-deflus
de fon rang, car cela ne dépend pas^de lui.
Qiiand il le pourroit , il ne devroit pas le
vouloir encore 5 car qu'importe le rang
au jeune homme , du moms au mien ?
& cependant en montant il s'expole
à mille maux réels qu'il fentira toute fa
vie. Je dis même qu'il ne doit pus vou-
loir compenfèr des biens de diiférentes
natures , comme la noblelîe & l'argent,
parce que chacun des deux ajoute
moins de prix à l'autre qu'il n'en re-
çoit d'altération i que de plus on ne
s'accorde jamais fur l'eftimation com-
mune i qu'enhn la préférence que cha-
A 5
^ Emile.
€un donne k Ça mife prépare la difcorJe
entre deux familles , & fouvent entre
deux époux.
Ileft encore fort différent pour Tor-
dre du mariage , que Thomme s'allie
au-delîus ou au-deifous de lui. Le pre-
mier cl^s eft tout~à-fait contraire à la
raHon , e fécond y elt plus conforme:
comme la famille ne tient à la fociété
que par fon chef, c'eft l'état de ce chef
qui. règle celui de la famille entière.
Quand il s'alhe dans un rang plus bas
il ne defcend point , il élevé fou époufe i
au contraire , en prenant une femme
au-deliiis^dc lui, il fabaiife fans s'éle-
ver : ainfi ^ dans k premier cas il y a
iu bien fins mal , & dans le fécond du
mal lans bien. De plus , il eft dans Tor-
dre de la nature que la femme obeilfe à
l'homme. Qriand donc il la prend dans
dans un rang inférieur, l'ordre naturel &
Tordre civil s'accordent, & tout va bien.
G'eft le contraire quand , s'ai liant au-
delfus de lui , l'homme fe met dans fal-
ternative de blclfer Ion droit ou la recon-
iioiifance , & d'être ingrat ou méprifc.
Alors la femme , prétendant à l'aut©-
rité , fe rend le tyran de (on chef; &
le maître devenu Pefclave fe trousse h
phis ridicule & la plus miférable des
«xéatures. Tels font ces malheureux
L I V R E V. f
favoris que le rois de TAfie honorent
& tourmentent de leur alliance , & qui,
dit-on , pour coucher avec leurs fem-
mes , n'ofent entrer dans le lit que par
le pied.
Je m'attends que beaucoup de lec-
teurs, fe fouvenant que je donne à la
femme un talent naturel pour gouver-
ner rhonime , m'acculeront ici de con-
tradiction ; ils fe tromperont pourtant.
Il y a bien delà dirference entre s'ar-
roger le droit de commander , & gou-
verner celui qui commande. L'empire
de !a femme eft un empire de douceur,
d'adrelTe & de complaifuice i fes or-
dres font des carelTcs , fes menaces font
des pleurs. Elle doit régner dans la
maifon comme un miniftre dans l'état,
en fe faifant commander ce qu'elle veut
faire. En ce fens , il eil coiillant que
les meilleurs ménages font ceux où la
femme a le plus d'autorité. ]\Tais quand
elle méconnoit la voix du chef, qu'elle
veut ufurper fes droits & commander
elle-même , il ne réfulte jamais de ce
déibrdre que mifere , fcandale & dés-
honneur. ^ „
Relie le choix entre fes égales & les
inférieures , & je crois qu'il y a encore
quelque reftridion à faire pour ces der-
Bjeresi car il eft difficile de trouver
A4
8 Emile.
dans la lie du peuple une époufe capa-
ble de faire le bonheur d'un honnête
homme : non qu'on Ibit plus vicieux
dans les derniers rangs que dans les
premiers , mais parce qu'on y a peu
d'idées de ce qui eft beau & honnête,
ii. que i'injuftice des autres états lait
voir à celui-ci la juftice dans les vices
mêmes.
Naturellement l'homme ne penfe gue-
res. Penfer eft un art qu'il apprend
comme tous les autres & même plus
dihHci'enîent. Je ne connois pour les
deux fexes que deux chiiles réellement
diilmguées ; l'une des gens qui penfeHt,
l'autre des gens qui ne penfcp.t point,
& cette diliérejîce vient preique uni-
quement de l'éducation. Un homme
de la première de ces deux clalîes ne
doit pomt s'allier dans l'autre j car îe
plu^ grand charme de la fociété man-
que à la lienne , lorlqu'ayant une fem-
me il ell réduit à peniêr lèul. Les gens
qui palîent exadement la vie entière à
travailler pour vivre , n'ont d'autre
idée que celle de leur travail ou de leur
intérêt , & tout leur elprit femble être
au bout de leurs bras. Cette ignoran-
ce ne nuit ni à la probité ni aux mœurs i
fou vent même elle y fert j fou vent on
eompofe avec lés devoirs à force d'y
L I V R E V. 9
réfléchir , & Ton finit par mettre iiii
iargGii à la place des choies. La con-
icience eft le plus éclairé des philo ib--
phes : on n'a pas bcfoin de favoir les
ofiîcesde Ciceron pour être homme de
bien , & la femme du monde la plus
honnête fait peut-être le moins ce que
c'eil: qu'honnêteté. Mais il n'en eft pas
moins vrai qu'un efprit cultivé rend
feul le commerce agréable , & c'eft une
trille chofe pour un père de famille'
qui fe plait dans fa maifon, d'être for--
eé de s'y renfermer en lui-même , &
de ne pouvoir s'y faire entendre à per--
fonne.
D'ailleurs , comment une femme qui
n'a nulle habitude de réfléchir élevera-
t-elle fcs enfans '< Comment difcernera-
t-elle ce qui leur convient? Comment
les difpofcra-t-elle aux vertus qu'elle
ne connoit pas , au mérite dont elle
n'a nulle idée ? Elle ne faura que leS'
flatter ou les menacer , les rendre in--
foîcns ou craintifs j elle en fera des fin--
gcs maniérés ou d'étourdis poliifons y*
jamais de bons cfprits ni des enfans^
aimables.
Il ne convient donc pas à un hom-r
me qui a de l'éducation de prendre une-
femme qui n'en ait point, ni par con--
iéq^ucnt diuis un' rang où l'on ne iàu--
A ;r
ÎC E M I L E.
ioit eîk Livoir. Mats i'ciinierûis encore
cent fois mieux une fille fimpic (.K: groi-
jfierement élevée , qu'une fille liivante
& bel-elprit qui viendroit établir dans
■ma maifon un tribunal de littérature
dont elle le feroit la préiidcnte. Une
femme bel-efprit eft le fléau de fon mari,.
fie fes en fans , de Tes amis, de fes va-
lets , de tout le monde. De la fublime
élévation de fon beau génie , elle dé-
daigne tous fes devoirs de femme , &
commence toujours par' fe faire ho m-^
me , à la manière de mademoifelle de
l'Enclos. Au-dehors elle elf toujours
ridicule & très- juftement critiquée,
parce qu'on ne peut manquer de l'ètrs
auffi-tôt qu'on fort de fon état, &
qu'on n'eft point fvit pour celui qu'on
veut prendre. Toutes ces femmes à
grands talens n'en impofent jamais
qu'aux fots. On fait toujours quel cft
Tartiiteou l'ami qui tient la plume ou
le pinceau quand elles travaillent. On
iàit quel cil le difcret homme de let-
tres qui leur dicle en fecrct leurs ora-
cles. Toute cette charlatanerie eil in-
digne d'une hoiuiète femme. Qiiand
elle auroit de vrais talens , la préten-
tion les aviliroit. Sa dignité eft d'être
ignorée : i^d gloire eft dans Teftime de-
fon mari y fes plaifirs lont dans le boii-.
L I V R E V. Il
heur de fa famille. Ledeur , je m'en
lapporte à vous-même : foyez de bonne
foi. Lequel vous donne meilleure opi-
nion d'une femme en entrant dans fa
chambre, lequel vous la fait aborder
avec plus de refped , de la voir occu-
pée des travaux de fon fexe , des foins
de fon ménage , environnée des bardes
de les enfans , ou de la trouver écri-
vant des vers fur fa toilette , entourée
de brochures de toutes les fortes, &de
petits billets peints de toutes les cou-
leurs '< Toute fille lettrée reliera fille
toute fa vie , quand il n'y aura que des
hommes fenfés fur la terre :
Qiictris cur nolim te ducere , Gaila?
diferta es.
Après ces coniîdérations vient celle
âe la figure; c'eil la première quifrap»-
pc & la dernière qu'on doit faire, mais
encore ne la faut-il pas compter pour-
rien. La grande beauté me paroît plu-
tôt à fuir qu'à rechercher dans le ma-
riage. La beauté s'ufe promptement par
la polfeifion ; au bout de (ix femaines
elle n'efl; plus rien pour le poifefleur ,
mais lès dangers durent autant qu'elle,
A moins qu'une belle femme ne foit
un ange , fon mari ell le plus malheu-
reux des hommes i & quand elle fer oit
un ange > comment empèchera-^t-çile^
A 6 .
>2 Emile.
qu'U ne foit fans ceiTe entouré d'ennç-
mis ? Si t*extrèTr!e laideur n'étoit pas
dégoûtante , je la prétererois à l'extrê-
Bie beauté 3 cai- en peu de tems l'une
& l'autre étant nulle pour le mari, la
beauté dévient un inconvénient & la
laideur un avantage : mais la laideur
qui produit le dégoût eil le plus grand
des malheurs j ce fentiment , loin de
s'eflacer, s'augmente fnns celle & fe tour-
ne en haine. Ce II un enfer qu'un pa-
reil mariage ; il va 11 droit mieux être
morts ^qu'unis ainfi.
Délirez en tout la médiocrité , fans
en excepter la beauté même. Une fr-
gîire agréable & prévenante , qui n'in-
Ipire pas l'amour, mais la bienveillan-
ce, ell- ce qu'on doit préférer ; elle eO:
ians préjudice. pour le mari, l'avantage
en tourne au profit .commun. Les grâ-
ces ne s'ufcnt pas comme- la beauté i
elles ont de la vie, elles ih renouvellent
tàns ceife j & au bout de trente ans de
mariage, une honnête femme avec des
grâces plaît à fon mari comme le pre-
mier jour.
Telles font les réflexions qui m'ont
déterminé dans le choix de Sophie. Ele-
vé de la nature, ainil qu'Emile, elle
cft faite pour hii plus qu'aucune au-
' Mq y elle fera la fenune de l'homme^
L I V R E V. I?
Elle eft ion égale par la naiifance & par
le mérite , fon inférieure par la fortune.
Elle n'enchante pas au premier coup-
d'œil , mais elle plaît chaque jour da-
vantage. Son plus grand charme n'agit
que par degrés , il ne fe déploie qiie
dans l'intimité du commerce , & (bn
mari le fentira plus que perfonne ati
monde; fon éducation n'eft ni brillante
ni négligée; elle a du goût fans étu-
de, des talens fans art, du jugement
fans connoilîances. Son efprit ne fait
■pas, mais il ell cultivé pour ^apprendre i
c'ell une terre bien préparée qui n'at-
tend que le grain pour rapporter. Elle
n'a jamais lu de livre qite Barrème , &
Tclémaque qui lui tomba pas hafard
dans les mains ; mais une fille capable
de fe palfionner pour Téléaiaque a-t-
elle un cœur fans fentiment & un e£-
prit fans délicatclTc ? O l'aimable igno-
rante ! Heureux celui qu'on deftine à
l'inlh'uire. Elle ne fera point le pro-
feifeur de fon mari', mais fon difciple;
loin de vouloir l'affujottir à fes goûts,
elle prendra les Tiens. Elle vaudra mieux
pour lui que fi elle étoit fi vante : il
aura le plaifir de lui tout enfeigner. Il
ell tems enfin qu'ils le voyent; tra-
vaillons à les rapprocher.
Nous partout de Paris trilles & rë-
H E M I L E.
veurs. Ce lieu de babil n'eft pas notre
centre. Emile tourne un œil de dédain
vers cette grande ville & dit avec dépit:
que de jours perdus en vaines recher-
ehes ! ah ! ce n'elt pas là qu'ell Tépou-
fe de mon cœur : mon ami , vous le
jRiviez bien i mais mon tems ne vous
coûte gLicres , & mes maux vous font
peu foutirir. Je le regarde fixement &
lui dis iàiis m'émouvoir : Emile , croyez-
vous ce que vous dites 'i A l'inftant il
me ferre dans fes bras fans répondre.
C'eft toujours fa réponfe quand il a
tK)rt.
Nous voici par les champs en vrais
chevaliers errans , non pas comme eux
cherchant les aventures , nous les
fuyons au contraire en quittant Pa-
ris , mais imitant atfez leur aliure er-
rante , inégale, tantôt piquant des deux,
& tantôt marchant à petits pas. A force
de fuivre ma pratique, on en aura pris
enfin Tefprit ; «S: je n'imagine aucun
leélcur encore allez prévenu par les
ufiges , pour nous fuppofcr tous deux
endormis dans une bonne chaife de
polfe bien fermée , marchant fms rien
voir, fans rien obferver, rendant nul
pour nous l'intervalle du départ à l'iii-
rivée , & dans la vitelfe de notre mar-
che perdant le. tems pour le ménager.
L I V R E V. If
Les hommes difcnt que la vie eft
courte , & ie vois qu'ils s'eflorceiit de
la rendre telle. Ne (achant pas 1 em-
ployer , ils fe plaignent de la rapidité
du tcms , & je vois qu'il coule trop
lenteir.ent à leur gré. Toujours pleins
deTobjet auquel ils tendent , ilsyoyent
à regret l'intervalle qui les en iepare :
l'un voudiroit être à demain , l'autre
au mois prochain ^ l'autre à dix ans
de-là -, nul ne veut vivre aujourd'nui -,
nul n'eft content de l'heure prélente ,
tous la trouvent trop lente a pafler.
Quand ib fe plaignent que le tems
coule trop vite , ils mentent; ils paye-
roient volontiers le pouvoir de l'accé-
lérer. Ils emploveroient volontiers leur
fortune à confumer leur vie entière ,
& il n'y en a, peut-être pas un^ qui
n'eût réduit fes ans^ à très-peu d^heu-
res, s'il eût été le maître d'en ôter au
gré' de Ton ennui cdles qui lui étoient
à charge , & au gré de fon impatience
celles qui le (éparoient du moment ue-
tiré. Tel pafle la moitié de fi vie à fe
rendre de Paris à Ver failles , de Ver-
failles à Paris , de la ville a la campa-
gne, de la campagne à la ville, ic d'un
quartier à l'autre , qui feroit fort em-
barraifé de fes heures s'il n^avoit le je-
«çEct de les perdre ainfi, & quls'eloi-
t6 E m I L E.
gne exprès de fes affaires pour s'occu-
per à les aller chercher: il croit gagner
le teins qu^il y met de plus , & dont
autrement il ne fauroit que faire ; ou
bien, au contraire, il court pour cou-
rir, & vient en poilc fims autre objet
que de retourner de même. Mortels ,•
ne ceiîerez-vous jamais de calomnier
la nature;' Pourquoi vous plaindre que
la vie ell courte , puiiqu'elle ne l'eil:
pas encore allez à votre grc '^ S'il eft
un feul d'entre vous qui lâche mettre
affez de tempérance à fes delirs pour
ne jamais foiihaiter que le tems s'écou-
le , eelui-là ns l'eftiraera point trop
courte. Vivre & jouir feront pour lui
la même chofe ; & dût-il mourir jeune,
il ne mourra que rallàué de jours.
Qiiand je n'aurois que cet avantage
dans ma mt^hode , par cela feul il la
faudroit préférer à toute autre. Je n'ai
point élevé mon Emile pour defirer ni
pour attendre , mai^ pour jouira &
quand il porte fes delirs au-delà du pré-
fcnt , ce n'ell point avec une ardeur
allez impétueufe pour être importuné
de la lenteur du tems. Il ne jouira pas
feulement du plaifir de defirer, mais
de celui d'aller à l'objet qu'il délire ; &
fès paifioiis: font tellement modérées >
Livre V. 17
qu'il eft toujours plus où il eft , qu'où
il fera.
Nous lie voyageons donc point en
courriers , mais en voyageurs. Nous
ne foi^geoiis pas feulement aux deux
termes , mais a l'intervalle qui les fe-
pare. Le voyage même eft un plaillr
pour nous. Nous ne le faifbns point
trifteraent alîis & com.me emprifonnés
dans une petite cage bien fermée. Nous
ne voyageons point dans la mollelfe
& dans le repos des femmes. Nous ne
nous ôtons ni le grand air , ni la vue
des objets qui nous environnent , Xii
la commodité de les contempler à no-
tre gré quand il nous plaît. Emile n'en-
tra jamais dans une chaife de pofte ,
& ne court gueres en pofte s'il n'eit
preifé. Mais de quoi jam.ais Emile peut-
il être preifé f* D'une feule chofe , de
jouir de la vie; ajoiiterai-je, & de faire
du bien quand il le peut ? non , car
cela même elt jouir de la vie.
Je ne conçois qu'une manière de
voyager plus agréable que d'aller à che-
val ; c'eft d'aller à pied. On part à fon
moment, on s'arrête à fà volonté, on
fait tant & 11 peu d'exercice qu'on veut.
On obferve tout ie pays ; on fe dé-
tourne à droite , à gauche , on exa-
mine tout ce qui nous flatte 3 on s'ar-
18 Emile.
rête à tous les points de vue. Appèr-
qois-je une rivière ? je la coto^/e -, un
bois touifu ? je vais fous Ton ombre ;
une grotte ? Je la vifite ; une carrière ?
j'examine les minéraux. Par-tout où
je me plais, j'y reite. A Pinilant que
je m'ennuie , je m'en vais. Je ne do»,
pends ni des chevaux ni du poRillon.
Je n'ai pas belbin de choiiîr des che-
mins tout faits, des routes commodes,
je paile par-tout où un homme peut
palfer; je vois tout ce qu'un homme
peut voir , & ne dépendant que de
moi-même , je jouis de toute la liberté
dont un homme peut jouir. Si le mau-
vais tems m'arrête & que l'ennui me
gagne , alors je prends des chevaux.
Si je fliis las mais Emile ne fe
Jalfe gueres , il eft robulle i 'S: pour-
quoi fe lalferoit-il ? il n'elt point preiië.
S'il s'arrête , comment peut-il s'en-
nuyer 'i' il porte par-tout de quoi s'a-
muferi il entre chez un maître, il tra-
vaille , il exerce fes bras pour rcpofer
fes pieds.
Voyager à pied, c'eft voyager comme
Thaïes , Platon , Pythagore. J'ai peiiie
à comprendre comment un philofophc
peut fe rclbiidre à voyager autrement,
& s'arracher à Tcxamcn des richeifes
^u'il Foule aux pieds , ^ que la terre
L I V R E V. 19
prodigue à Çà vue. Qui eft-ce qui ai-
mant un peu l'agriculture , ne veut pas
connoitre les produdions particulières au
climat des lieux qu'il traverie , & la
manière de les cultiver ? Qui eft-ce
qui ayant un peu de goût pour 1 hii-
toire ivaturclle , peut fe réfoudre à palier
un tcrrein fans l'examiner , un rocher
fans récorner , des montagnes fans her-
borifer, des cailloux fans chercher des
foililes ? Vos philofophes de ruelles
étudient l'hiftoire naturelle dans des
cabinets; ils ont des colifichets, favent
des noms & n'ont aucune idée de la
nature. Mais le cabinet d'Emile eft plus
riche que ceux des rois j ce cabinet eft
la terre entière. Chaque chofe y eft à
£\ place: le naturaUfte qui en prend
foin a rangé le tout dans un fort bel
ordre ; d'Àubenton ne feroit pas mieux.
Combien de plaifirs ditférens on raf-
femble par cette agréable manière de
voyager ! fans compter la finté qui s'af-
fermit-, rhumeur qui s'égaye. J'ai tou-
jours vu ceux qui voyageoient dans
de bonnes voiuires bien douces , rê-
veurs, triftes , grondans ou fouttrans,
& les piétons toujours gais , légers ,
& contens de tout. Combien le coeur
rit quaud on approche du gite :* Comr-
3;o E M I L E.
bien un repas grofîier paroît fp.vou-
reiix î avec quel plaifir on fe repofe à
table ! quel bon fommeil on fait dans
un mauvais Ut î Quand on ne veat
qu'arriver , on peut courir en chaife
de polie j mais quand on veut voyager,
il faut a' 1er à pied.
Si, avant que nous ayons fait cin-
quante lieues de la manière que j'ima-
gine, Sophie n'ell pas oubliée, il faut
que je ne fois gueres adroit , ou qu'E-
mile foit bien peu curieux : car avec
tant de connoillances élémentaires , il
eft difficile qu'il ne foit pas tenté d'en
acquérir davantage. On n'eft curieux
qu'à proportion qu'on ell inffruit ; il
fait prccifement alfez pour vouloir ap-
prendre.
Cependant un objet en attire un au-
tre , & nous avançons toujours. J'ai
mis à notre première courfe un terme
éloigne : le prétexte en cit facile*,^ en
fortant de Paris , il faut aller chercher
une femme au loin.
Qiielque jour, après nous être éga-
rés plus qu'a l'ordinaire dans des val-
lons , dans des montagnes ou l'on n'ap-
perçoit aucun chemm , nous ne favono
plus retrouver le notre. Peu nous im-
porte, tous chemins font bons pourvu
qu'on arrive; mais encore faut-il ardvcî^
L I V R E V. 21
quelque part quand on a faim. Hcu-
'-eurement nous trouvons un payfaa
qui nous mené dans fà chaumière i
nous mangeons de grand appétit Ton
maigre diuL En nous voyant^ fi fati-
gués., fi utfamés, il nous dit: il le bon
Dieu vous eut conduits de l'autre coté
de la colline , vous euffiez été mieux
requs vous auriez trouvé une
nrairon de paix , des gens fi chari-
tables . . . , . de Cl bonnes gens î Ils
n'ont pas meilleur cœur que moi , mais
ils font plus riches , quoiqu'on dife
-qu'ils l'étoient bien plus autrefois
ils ne pàtilîent pas , Dieu merci ; &
tout le pays fe ibnt de ce qui leur
reite.
A ce mot de bonnes gens , le cœur
du bon Emile s'épanouit. Mon ami ,
dit-il en me regardant , allons à cette
maifon dont les maîtres font bénis
dans le voifinage : je ferois bien aiic
de les voir j peut-être f3ront-ils bien
aifes de nous voir aufii. Je luis iur
qu'ils nous recevront bien : s'ils {ont
des nôtres, nous ierons des leurs.
La maifon bien indiquée , on part,
on erre dans les bois ; luie grande phiie
nous furprend en chemin , elle nous,
retarde fans nous arrêter. Enfin Ton.
fe retrouve , &; le foir nous arrivons à.
22 E M I L E.
la maifoii déilgnée. Dans le hameam
qui rentoure , cette feule maifoii ,
quoique fimple , a quelque apparence i
nous nous préfentons , nous deman-
dons riiofpitalité : l'on nous fait parler
au maître, il nous queftionne , mais
poliment : fans dire le fujet de notre
voyage, nous difons celui de notre dé-
tour. Il a gardé de fon ancienne opu-
lence la facilité de connoitre l'état des
gens dans leurs manières : quiconque
a vécu dans le grand monde fe trompe
rarement là - deifus i fur ce pafleport
nous fo^mmes admis.
On nous montre un appartement
fort petit , mais propre & commode ,
on y fait du feu, nous y trouvons du
linge , des nippes , tout ce qu'il nous
faut. Qiioi î dit Emile tout lurpris ,
on diroit que nous étiojis attendus.
O que le payfan avoit bien raifon !
quelle attention , quelle bonté , quelle
prévoyance ! <î^' pour des inconnus î je
crois être au tcms d'Homcre. Soyez
fcnfible à tout* cela , lui dis- je , mais
ne vous en étonnez pas ; partout où les
•étrangers font rares ils font bien ve-
nus ; rien ne rend plus hofpitalier que
de n'avoir pas fou vent befoin de l'être:
c'eft l'affluence des hôtes qui détruit
i'hofpitalité. Du tems d'Homère on ne
L 1 V R E V. 2?
voyag^oit gueres , & les voyageurs
étoieiit bien requs par-tout. Nousfom-
mes peut-être les fculs paflagers qu'on
ait vus ici de toute l'annce. N'impor-
te, reprend-il, cela même eft un éloge,
de favoir fe palTer d'hôtes , & de les
recevoir toujours bien.
Sechés &j:ajuftés, nous allons re-
joindre le maître de là maifon y il nous
préfente à fa femme; elle nous reqoit,
non pas feulement avec politeiTe , mais
avec bonté. L'honneur de fes coups-
d'œil eft pour Emile. Une mère, dans
le cas où elle eft , voit rarement lans
inquiétude , ou du moins fans curio-
fité , entrer chez elle un homme de
cet âge.
On fait hâter le fouper pour l'amour
de nous. En entrant dans la falle à
manger nous voyons cinq couverts ;
nous nous plaçons, il en refte un vui-
de. Une jeune perfonne entre, fait une
grande révérence, & s'aiîied modefte-
ment fans parler. Emile occupé de fa
faim ou de fes réponfes , la falue , parle
& mange. Le principal objet de fon
voyage eft auiR loin de la penfée , qu'il
fe croit lui-même encore loin du ter-
me. L'entretien roule fur fégaremcnt
de nos voyageurs. Monfieur , lui dit
le maître de la maifon , vous ne.pa-
24 E JM I L E.
roiiTez un jeune homme aimable & fa-
ge , & cela me fait fonger que vous
êtes arrivés ici , votre gouverneur &
vous , las Se mouillés , comme Télé-
maque & Mentor dans Tisle de Caly-
Tpib. Il effc vrai , répond Emile , que
nous trouvons ici rhofpitalité de Ca-
îypfo. Son Mentor ajoute: & les char-
mes d'Eucharis. Mais Emile connoit
rOdylîée & n'a point lu Télémaquej
il ne fait ce que c'efl; qu'Eucharis. Pour
la jeune perfonnc , je la vois rougir
jufqu'aux yeux., les baiiîer far fou af-
iîetce, & n'ofer foufiler. La mère, qui
remarque fon embarras , fait figne au
père , & celui-ci change de converfa-
tion. En parlant de fa folitude , il s'en-
gage iiîfeniiblement dans le récit des
événemens qui l'y ont confiné ; les
maaieurs de fa vie , la conitance de
Ion époiife, les confolations qu'ils ont
trouvées dans leur union, la vie douce
6c paiilble qu'ils mènent dans leur re-
traite , h toujours ians dire un mot
de la jeune pcrfbnne ; tout cela forme
un récit agréable & touchant , qu'on
ne peut entendre fans intérêt. Emile
ému, attendri, celle de manger pour
écouter. Enfin, à l'endroit où le plus
honnête des hommes s'étend avec plus
de plailir iiar rattachement de la plus
digne
L I V R E V. s.f
digne -des femmes , le jeune voyageur
hors de lui ferre une main du mari
qu'il a faille , & de Pautre prend auiH
la main de la femme , fur laquelle il fe
penche avec tranfport en l'arrofant de
pleurs. La naïve vivacité du jeune
homme enchante .tout le monde: mais
la fille , plus fenfible que pcrfonne à
cette marque de fon bon cœur , croit
voir Télémaque afFedé des malheurs de
Philodete. Elle porte à la dérobée jles
yeux fur lui pour mieux examiner fa
ïigure; elle n'y trouve rien qui démen-
te la comparaifon. Son air aifé a de
la liberté fans arrogance ; fes manières
Tout vives fans étourderie i fa fenfibili-
té rend fon regard plus doux, fa phy-
ilonomie plus touchante : la jeune per-
sonne le voyant pleurer eft prête de
mêler fes larmes aux fiennes. Dans un
Il heau prétexte , une honte fecrete la
retient: elle fe reproche déjà les pleurs
prêts à s'échapper de fes yeux , com.me
s'il étoit mal d'en verfer pour la fa-
^lille.
La raere , qui dè,s le commencement
du ibupé n'a celfé de veiller fur elle ,
voit fa contrainte , & l'en délivre en
l'envoyant faire une commifïîon. Une
.minute après la jeune fille rentre, mais
fî mal remilè que fon défordrc eft vi-
£mik. Tonî. ÎV. B
S6' ^E iM ILE.
pblç. à to.us les yeux. La merc lui dit
avec douceur; Sophie, remettez-vous i
ne ceilèrez-voûs point de pleurer les
ni^lheurs de y.os parens? Vous qui les
en coufolez , iry foyez pas plus Icnli-
ble qu'eux-nièiaes.
Ace nom de Sophie , vous culFicz
vu. trelTainir Emile. Frappe d'un nom
il cher ,> il fe réveille, çn furfaut , &
j3tte un regard avide fur celle qui Tofc
jiorter, Sophie, 6 Sophie î eft-ce vous
que mon cœur cherche ? elt-ce vous
que mon cœur aime ? Il l'obrervc , il
îa contemple avec line forte de crainte
'& de défiance. Il ne voit point exacte-
ment la figure qu'il s'ctoit peinte i il
ne fait Ci celle qu'il voit vaut mieux
ou moins. Il étudie chaque trait, il
épie chaque mouvement, chaque gelte,
il trouve à tout mille interprétations
confufes ; il donneroit la moitié de la
vie pour qu'elle voulût dire un feul
mot. Il me regarde inquiet & troublé i
Tes yeux me font à la lois" cent quef-
tions 5 cent reproche:?. Il femble me
dire à cha-que regard : guidez-moi, tan-
dis qu'il elt tems ; Ci mon cœur fe livre
;& fe trompe, je n'en reviendrai de mes
jours.
Emile eft Thomme du monde qui
Tliit le n^oins fe déguifcr j comnient fc
L ï V R E V. ^7
déguifcrcit il dans le plus grand trou-
ble de i'à vie , entre quatre fpedateurs
qui l'examinent , & dont le plus diftrait
en apparence cft en eifet le plus atten-
tif i' Son défordre n-échappe point aux
y^ux pénétrans de Sophie , les fiens
rinftruirent de relie qu'elle en ell l'ob-
jet : elle voit que cette inquiétude n'eft
pas de l'amour encore , mais qu'irn-
porte? il s'occupe d'elle, & cela fuffiti
elle fera bien malheureuie s'il s'en oc-
cupe impunément.
Les mères ont des yeux comme leurs
filles , & l'expérience de plus. La mère
de Sophie fourit du fuccès de nos pro-
jets. Elle lit dans le.s cœurs des deux
jeunes gens ; elle voit qu'il eft tems de
fixer celui du nouveau Télcmaque j elle
fait parler fa fille. Sa fille, avec fa dou-
ceur naturelle , répond d'un ton timi-
de , qui ne fait que mieux fon etïet.
Au premier fon de cette voix , Emile
ett rendu i c'eil Sophie , iln'eii doute
plus. Ce ne la feroit pas , qu'il feroit
trop tard pour s'en dédire.
C'eft alors que les charmes de cette
fille enchantcreire vont par torrens à
fon cœur , & qu'il commence d'avaler
à longs traits le poifon dont elle l'eni-
vre. Il ne parle plus , il ne répond plus,
il ne voit que Sophie, il n'entend que
B 2
^% E MILE.
■Sophie: fi elle dit im mot, il ouvre
h bouche ; li ellç baille les jœux, il
-les baiifej s'il la voit fou pirer , il fou-
.pire y c'eil Tame de Sophie qui paroit
ranimer. Qiie la fieilne a changé dans
j5eu d'inilans ! Ce n'eft.pUis le tour de
Sophie de trembler , c'eft celui d'Erni-
-le. Adieu la liberté , la naïveté , la
friu-ichife. Confus , embarrairé , crain-
,tiF, il n'-ofe plus regarder autour dp
.lui , de peur de voir qu'on le regiurde.
Honteux de fe laifler pénétrer , il vou-
■,droit ié rendre invilible à tout le mon-
• de , pour fe rallafier de la contempler
ians être obfervé. Sophie, au contraire,
-îè raiTiH-e-de la crainte d'Emile i elle
voit fon triomphe, elle en jouit.
Noljnojha gdà , bcn clie .in fuo cor
ne rida.
.Elle n'a pas changé de contenance.;
mais malgré cet air modeile , &. ces
^yeux baillés , fon tendre coeur palpite
,de joie, C^ lui dit que Télémaque efl
trouvé.
Si j'entre ici dans Thilloire , trop naï-
ve -& trop fimpie peut - être , de leurs
innocentes amours , on regardera ces
détails comme un jeu frivole , (Se l'on
aura tort. On ne confidcre pas aifez
linfluencc que doit avoir la première
liailbn d'uii homme avec une femme
L I V R E V. 29
dans le cours de la vie de l'an & de
l'autre. On ne voit pas qu'une première'
imprelfion, autii vive que celle de l'a*
mour ou du penchant qui tient fa place ,
a de longs erfets dont on n'apperqoit
point la chaîne dans, le progrès des
ans , mais qui ne ceilent d'agir jufqu'à
la mort. On nous donne dans les trai-
tés d'éducation de grands verbiages in-
utiles & pédanteFques Fur les chiméri-î.
ques devoirs des enfans-, & l'on ne
nous dit pas un mot de la partie la plus
importante & la plus difficile de toute
f éducation , favoir la crife qui fert de
paffage de l'enfance à l'état d'homme;
Si j'ai pu rendre ces efllds utiles par
quelque endroit , ce fera fur-tout pour
m'y être étendu fort au long fur cette
partie eiîentielle omife par tous les au-
tres, & pour ne ni'ètre point laiiié re-
buter dans cette entreprife par de fauf-
fèsdé'icatefle?, ni effrayer par des dii^
ficultés de langue. Si j'ai dit ce qu'il
fout faire , j'ai dit ce que j'ai dû dire:
il m'importe fort peu d'avoir écrit ufi
roman. C'ell un aifez beau roman que
celui delà nature humaine: s'il ne fe
trouve que dans cet écrit , ell-ce ma
faute ? Ce devroit être l'hiiloire dé mon
efpece: vous qui la dépravez , c'ell vous
qui faites un romun de mon livre.
^O E M I L g.
Une autre coniiJérritioii qui renforce
la première, cil qu'il ne s'ag-it pas d\{\\
jeune homme livré dès Tenfance à h.
crainte, à la convoitife , à l'envie, à
l'orgueil , Se à toutes les pallions qui
fervent d'inftrument aux éducaiior;S
communes ; qu'il s'agit à\m jeuiic
homme dont c'ell ici , rion - leiilcnient
le premier amour, mais la première
palîion de toute cfpcce i que de cette
palTion , l'unique peut-être qu'il len-
tira vivcm.cnt dans toute fa vie, dé-
pend la dernière Forme que doit pren-
dre ioncaradere. Ses manières de pcn-
fer , les f3nrimens, fes goûts, fixés par
une paillon durable, vont acquérir une
eor.n [lance qui ne leur permettra pU;S
^e s'altérer.
On conc;,oit qu'entre Emi!c & moi
la nuit qui iliit une pareille foirée ne
fe pafle pas toute à dormir. Q_uoi dvnc i
la léule conformité à\vA nom doit -elle
avoir tant de pouvoir fur un ho^nmc
iiige ? M'y a-t-il qu'une Sophie au mon-
de '< Se reifemblent-elles toutes d\tme
comme de nom ? Toutes celles qu'il ver-
ra font - elles la llenîic ? Eli - il fou , de
iè paffionner ainll pour une inconnue à
laquelle 'il n'a jamais parlé i' Atrcndcz',
"eunc homme , examinez , obfervez.
^ous ne favez pas mcmc encare chez qui
\'
L î V R E V. JY
•^ous êtes , & avons en-tendre , on vous,
croiroit Héjà dans votre maiion.
Ce n'eii pas le temsde^ leçons, &
celles ci ne font pas faites pour être
écoutées. Elle ne font que donner au
jeuite' homme un nouvel intérêt pour
Scipliie , par le' defîr de juftiner ion
penchant. Ce rapport des noms , cette
rencontre qu'il croit fortuite , ma ré-
ferve même, ne font qu'irriter fa vi-
vacité : déjà Sophie lui paroit trop ef-
timable pour qu'il ne foit pas fur de
me la faire aimer.
Le matin, je me doute bien que
dans fon mauvais habit de voyage ,
Emile tâchera de fc mettre avec^plirs
(te loin. Il n'y manque pas : mais je ris
de fon emprelfement à s'accommoder
du Hnge d^ la maifon. Je pénètre la
penféc ; j'y lis avec plaitlr qu'il cher-
che , en ie préparant des rellitutionsv
des échanges , à s'établir une eipecc de
correipondance qui le mette en droit
à^y renvoyer «Se d'y revenir.
Je nvétois attendu de trouver Sophie-
un peu phis ajultée aulfi de fon coté-,
je me fuis trompé. Cette vulgaire co-
quetterie eft bonne pour ceux à qui
l'on ne veut que plaire. Celle du véri-
table amour eft plus ràBnée , elle a bien
d'auu.-es prétentions. Sophie eft mile-
■ --i B 4
53^ Emile.
V
encore plus fimplemeiit que la vcilîc ,
& même plus négligemment , quoiqu'à-
vec une propreté toujours fcrupuleufe.
Je ne vois de la coquetterie dans cette
négligence, que parce que j'y vois de
r^ti'edation. Sophie fait bien qu'une
parure p'us recherchée eil une déch-
ratioîi , mais elle ne fait pas qu'une
parure plus négligée en eft une autre ;
elle montre qu'on ne fe contente pas
de plaire par. l'ajudement , qu'on veut
plaire aufli parla perfonns. Ehî qu'im-
porte à i'amant comment on Toit mifcr,
pourvu qu'il voye qu'on s'occupe, de
lui ? DéjÀ fùre de Ton empire, Sophie
ne fe borne pas à fr.ippcr par Tes char-
jnes les yeux d'Emile , li ion cœur ne
va les chercher; il ne lui ^u^Ht plus
qu'il les voye , elle veut qu'il les îup-
pofe. N'en a t'il pas aiTez vu pour être
©bligé de deviner le refte ?
Il ett à croire que durant nos entre-
tiens de cette nuit, Sophie «S: fa mère
ne font pas non plus reltées muettes. Il y
a eu des aveux arrachés , des inilruc-
tions données. Le lendemain on fe raf.
iemblebien préparés. Il n"y a pas douze
heures que nos jeunes gens fe font vus,
ils ne le fojit pas dit encore un Icul
mot, & déjà l'on voit qu'ils s'entcn-
Âcnt. Leur abord n'eit pas familier ; il
L I V R E V. q:j
eft embarrafle , timide ; il ne fe parlent
point, leurs yeux baillés femblent s'é-
viter, & cela même eft un figne d'in-
telligence: ils s'évitent, mais de con-
cert i ils lentent déjà le befoin du myil
tere avant de s'être rien dit. En par-
tant, nous demandons la permiiiion
de venir nous-mêmes rapporter ce que
nous emportons. La bouche d'Emile
demande cette permiffion au père , à
la mère , tandis que Tes yeux inquiets •
tournés fur la fille la lui demandent
beaucoup plus inftamment. Sophie ne
dit rien , ne fait aucun figne ,_ ne paroit
rien voir , rien entendre , mais elle rou-
git , & cette rougeur eft une réponfe en-
core plus claire que celle de fés parens.
On nous permet de ré venir , fans
nous inviter à refter. Cette conduite
eft convenable j on donne le couvert
à des palfans embarrafles de leur gite%
mais il n'ert pas décent qu'un amant
couche dans la maifon de fa maitrelfe.
A peine fommes-nous hors de cette
maifon chérie, qu'Emile fongeà nous
établir aux environs -, la chaimiiere la
plus voifme lui femble déjà trop éloi-
gîiéei il voiidroit coucher dans les fol-
fés du château. Jeune étourdi f lui
dis -je d'un ton de pitié j quoi! déjà
la- paiHoii vous- aveugle 'i Vous lîo
^4 E M I LE
voyez déjà plus ni les bienfcances ni la-
ïdiïon'^ Malheureux ! vous croyez ai-
mer , & vous voulez déshonorer vo-
tre maîtreire ! Qiie dira-t-on d'elle ,
quand on faura qu'un jeune homme
qui fort de fà maifon couche aux en-
virons ? Vous l'aimez, dites - vous !
Eft-ce donc à vous de la perdre de ré-
putation ? Eil-ce là le prix de l'holpita-
litc que les parcns vous ont accordée?
Ferez -vous l'opprobre de celle dont
vous atteiidez votre bonheur ? Eh !
iju'importent, répond-il a\n:c vivacité,
les vains difcours des liommcs & leurs
injuftes foupçons- ? Ne m'avez - vous
pas appris vous-même à n'en iaire au-
cun cas ir' Qiii lait mieux que moi com-
bien j'honore Sophie, combien je la
veux rerpedcr ? Mon attachement ne
fera point fd honte, il Fera fa gloire , il
fera digne d'elle. Quand mon cœur Se
mes foins lui rendront par- tout l'hom-
mage qu'elle mérire , en quoi purs -je
l'outragei' ? Cher Emile , reprends - je en
rembraifant , vous raifonnczpour vousj
apprenez à raifonner pour C'ie. Ne com-
parez point l'honneur d'un fcxe à celui de
l'autre ; ils ont des principes tout diifé-
rcns. Ces principes font également foîi-
dcs & raifonnables , parce qu'ils dé-
rivent également de h «.ature , «Se (]aQ
Livre V. ?r
la même vertu qui vous fait mcprilcr
pbur vous les diicours des hommes ,
vous oblige à les rerpecler pour voti;e
maîtrefîe. Votre hoiiiiei:r ell en vous
'îeul , à le 9.en dépend d'autrui. Le né-
'gliger {croit blefl'er le vôtre même ; &
vous ne vous rendez point ce que
vous vous devez , Il vous êtes caufe
qu'on ne lui' rende pas ce qui lui eit dû.
Alors lui expliquant les raifons dp
ces diiférences, je lui fais fentir quelle
injutUce il y auroit à vouloir les comp-
ter pour rien. Qiii eft-ce qui lui a dit
qu il iera l'époux de Sophie , elle dont
il ignore les fentimens , elle dont Ig'
cœur ou les parens ont peut-être des-
engagemens antérieurs , elle qu'il ne
connoît point , & qui n'a peut - être
avec lui pas une des convenances qui
peuvent rendre un mariage heureux i'
Ignore-t>tî que tout fcandale ell pour
luie fille une tache indélébile, que n'ef-
face pas même Con mariage avec celui
qui l'a caufé ? Eh î quel eil l'homme
fenfiblc qui veut perdre celle qu'il aime i:'
Q^iel elt rhonnète homme qui veut
faire pleurer à jamais à une infortunée'
le malheur de lui avoir pKi 'f
Le jeune homme , effrayé des confc-
quences que je lui fais envilager, &
toujours extrême dans fes idées , croit:
^6- E M 1 L J>.
déjà n'être jamais alTéz loin du féiour
de Sophie : il double le pas pour fuir
plus promptemcnt ; il regarde, autour
de nous fi ne fommes point écoutés j il
iàcrifieroit mille fois ion bonheur à
l'honneur de celle qu'il aime j il airne-
roit mieux ne la revoir de fa vie que
Je lui caufer un feul déplaifir. C'eft le
premier fruit des foins que j'ai pris dès
îlt jeuneiTe de lui former un cœur qui
fâche aimer.
Il s'agit donc de trouver un afyle
éloigné , mais à portée. Nous cher-
chons , nous nous informons : nous
apprenons qu^à deux grandes lieues cft
•une ville ; nous allons chercher à nous
y loger, plutôt que dans des villages
phis proches où notre féjour devien-
droit fufpcd. C'elf là qu'arrive eniin
le nouvel amant plein d'amour, d'ct
poir, de joie, & fur-tout de bons fenti-
m.ens ; & voilà comment dirigeant peu-
à-peu fa pnilîon naililmte vers ce qui
eft bon & honnête , je difpofe infenfi-
blcment tous fes penchans. à prendre le
même pli.
J'approche du terme de ma carrierej
)e l'apperqois déjà de loin. 1 outes les
grandes difficultés font vaincues , tous
les grands oblhicles font fo-rmontés -, il
ne me relie plus rien de pénible à faire*,
L I V R E^ V. ^7
qye de ne pas gâter mon ouvrag-e en
me hâtant de le confommcr. Dans Tin-
certitude dû la vie humaine, évitons
fur-tout la fuure prudence d'immoler
le prélent à Favenir j c'eft fouvcnt im-
moler ce quiett à ce qui ne fera point.
Rendons l'homme heureux dans tous
les. âges , de peur qu'après ^ bien des
foins il ne meure avant de ravoir été.
Or, s'il ell un tems pour jouir de là
vie , c'eft alTurémcnt la fin de l'adole-
fcence , où les facultés du corps & dé
l'ame ont acquis leur plus grande vi-
gueur , & où rhomme au miiieu de fa
courfe voit de plus ioin les deux- termes
qui lui en font fentir la brièveté. Si
l'imprudente jeuneiTe fe trompe, ce
n'ertpas en ce qu'elle jouit, c'eit en ce
qu'elle cherche la jouilîance où elle
n'eft point, & qu'en s'apprètanf un
avenir milérabie elle ne fait pas même
ufcr du moment préfcnt.
Confidérez mon Emile,' à vingt ans
paiïés, bien formé, bien conftitué d'ef
prit & de corps, fort, fain , difpos ,
adroit , robuife , plein de fens , de rai-
fon , de bonté , d'hnmanité , ayant des
mœurs , du goût, aimant le beau , fai^
fànt le bien , libre de l'empire des p^f-
fions cruelles, exempt du joug de l'ô-
phidoiT , mai^ fournis à la loi de la f^-
^8 E M. I L E.
gefle 5 & docile à la voix (Te ramitié ^
poilédant tous les taleus utiles, & pUt-
îieurs taleiis agréables , fe rouciant peu
des richeiies , portant fa reirource au
bout de Tes bras , ("s: n'ayant pas peur
de manquer de pain , quoi quM arrive.
Le voila maintenant enivré d'une pa!-
fion nailîante : fon cœur s'ouvre aux
premiers feux de l'amour ; fes douces
Ululions lui font un nouvel univers
de délices & de jouiliance. Il aime un
objet aimable , & plus aimable encore
par fon cara<flere que par là pcrfonne i
il efpere , il attend un retour qu'il fent
lui être dû ; c'eit du rapport d'es cœurs ,
e'efl; du concours des fcntimens hon-
nêtes , que s'eit forme leur premier
penchant. Ce penchant doit être du-
rable : il fe livre avec confiance , avec
raifon même , au plus charmant délire ,
fans crainte , fans regret , fuis remords ,
fans autre inquiétude que celle dont le
fenciment du bonheur cil infcparable.
Qiie peut-il manquer au ficn '^ Voyez ,
cherchez , imaginez ce qu'il lui fiuit
encore , & qu'on puifle accorder avec
ce qu'il a ? Il réunit tous les biens qu'on
peHt obtenir à la fois ; on ny en peut
ajouter aucun qu'aux dépens d'un au-
tre ; il eft heureux autant qu'un hom-
me peut Tètre. Irai-je en ce moment
Livre T. ?9
abréger un delUii fi doux ? Irai - je
troubler une volupté fipurej' Ahî tout
le prix de la vie eil; daîis la félicité qu'il
goûte. Qi,re pourrois-je lui rendre qui
valût ce que je lui aurois ôté f* Même
en mettant le comble à fou bonheur,
j'en détruirois le plus grand charme.
Ce bonheur fiiprème eil cent Fois plus
doux à efpérer qu'à obtenir; on en
jouit mieux quand on l'attend que
quand on le goûte. O bon Emile , aime ,
& fois aimé! Jouis long-tems avant
que de poliéder ; jouis à la fois de l'a-
mour Sz de l'innocence i fais ton para-
dis fur la terre en attendant l'autre :
je n'abréger-cù point cet heureux tems
de ta vie: j'en filerai pour toi Fen-
chantement ; je le prolongerai le plus
qu'il fera poiFible. Hélas ! il faut qu'il
finiile , & qu'il finiile en peu de tems -,
mais je ferai du- moins qu'il dure tou-
jiours dans ta mémoire , & que tu ne
itc repentes jamais de l'avoir goûté.
Emile n'oublie pas que nous avons
des rell'itutions à faire. Sitôt qu'elles
font prêtes , nous prenons des che-
vaux, nous allons grand train; pour
«ette ois, en partant il voudroit être
arrivé. Qiiand le cœur s'ouvre aux
paillons , il s'ouvre à l'ennui de la vie.
Si je u'iii pas perdu mou tems , la
4© E iM I L E.
fieiine entière n& fe pafiTera pas ainfi.
Malheiireurement la route eft fort
coupée & le pays difficile. Nous nous
égarons , il s'^en appercoit le premier s
& fans s'impatienter , {ans fe plaindre ,
il met toute fun attention à retioiiveî^
Ton chemin -, il erre long-tcms avant
de fe reconnoitre, Si toujours avec le
même fang-froid. Ceci n'eft rien pour
vous , mais c'eft beaucoup pour moi
qui connois fou naturel emporté : je
vois le fruit des foins que j'ai mis dés
ion enfance à l'endurcir aux coups de
îa nccelFité.
Nous arrivons enfin. La réception
qu'on nous fait ell bien plus fimpic &
plus obligeante que la première fois^i
nous fommes déjà d^ancicnr.es ccnnoil-r
fances. Emile & Sophie fe filuent avec
un peu d'embarras , & ne fe parlent
toujours point: que fe diroicnt-ils en
notre préfence ? L'entretien qu'il leur
faut n'a pas befoin de témoins. _ L'on
îe promené dans le jardin , ce jardin
a pour parterre un potager très-bien en-
tendu, pour parc un verger couvert
de grands & beaux aibres fruitiers de
toute efpece , coupé en divers fcns
de jolis ruiiïeaux, & de platehnndes
pleines de fleurs. Le beau lieu! s'é-
crje Er.iiie plein de ion Homcïc &
L I V R E V. 41
toujours dans Tetithonnarme , je crois
voir le jardin d'Alcinoiîs. La fille vou-
droit favoir ce que c'eft qu'Alcinoiis ,
& la mère le demaiide. Alcinoiis, leur
dis-je, étoit un roi de Corcyre , donc
le jardin décrit par Homère eft criti-
que par les gens de goût , comme trop
fimple & trop peu paré (15). Cet Al-
C13) *' E" fortant du palais on trouve nn vnfte
„ jarain de quatre arpens , enceinî & clo^ tout
„ à l'entonr, piar.té i!e graniis arbres flciins ,
„ produifans des poires , des pommes de grenade
„ & d'autres de pins belles efpeces , des figuiers
„ au doux fruit, & des oliviers verdoyans. Ja-
,, mais durant l'année entière ces bewx arbres
„ ne relient fans fruits, l'hiver & Fêté, la douce
„ haleine du vent d'oueft fait à la fois nouer
,: les uns & mûrir les autres. On voit la poire
,j & la pomme vieillir & fccher fur leur arbre , la
,. fiRUe iur le H'^uier & la s^rapc fur la fouche. La
„ vi^gne inépuil'able ne ceffe d'y porter de non-
„ veaux raifins ; on fait cuire & confire les uns
„ au loleil fur une aire , tandis qu'on en vendange
„ d'autres , laiOant fur la plante ceux qui font en-
„ coréen fleurs, en verjus, ou qui conîmencent
„ à noircir. A l'un de bouts, deux quarrés iMen
., cultivés & couverts de Heurs toute l'année font
„ ornés de deux fontaines , dont l'une eft diftrf-
„ biiéed-ns tout le }nrdin , & l'autre , après avorr
„ traverfé le palais, eft conduite à un bâtiment
élevé dans la ville pour abreuver les citoyens. ,,
" Telle eft la defcription du jardin royal d'Alci-
nous au fcptieme livre de rOdylTée , dans lequel ,
à la h»nte de ce vieux rêveur d'Homert- & des prin-
ces de fon teins , on voit ni treillages , ni «a-
tues , ni cafcadcs ni boiilinjrins.
42 h M I L E.
cinoiis avoit une fille aimable, qui la
veille qu'un étranger requt riiofpita-i-
tc , fongca qu'elle auroit bientôt un
mari. Sophie interdite rougit , baide les
yeux , ie mord la langue ; on ne peut
imaginer une pareille confulion. Le
père , qui iè plaît à l'augmenter, prei]d
la parole, & dit que la jeune princelîe
alloit e'ie-mèmc laver le linge à la ri-
vière; croyez-vous , pourfiiit-il , qu'elle
eût dédaigné de toucher aux Serviettes
fales , en difant qu'elles fentoient le
graillon? Sophie , fur qui le coup por-
te ,^ oubliant Çà timidité naturelle s'ex-
cuie avec vivacité ; Ton papa Iciit bien
que tout le menu linge n'eût point eu
d'autre blanchiircure qu'elle, (î on l'a-
yoit laiilé l'aire (14), & qu'elle en eût
fait davantage avec phuiir , il on le
lui eût ordonné. Durant ces mots, elle
nie regarde à la dérobée avec une in-
quiétude dont je ne puis m'empècher
de rire , en lilànt dans fon cœur ingénu
les alarmes qui la font parler. S(m père
a la cruauté de relever cette étourde-
rie , en lui demandant d'im ton rail-
leur à quel propos elle parie ici pour
(^4) J'.ivoiie que je f^is quelque .gré à la merç
de Scplv'C Je ne lui nvoir j-ns lailfé .c;n'er(lins le
fnvf>n (ies mains n; fii liouccs qui les litiiiies , &
qB'iiHiile àoii biil'er ii iouvent.
Livre V. 4^
elle , ^ ce qu die a de commun avec
la tille d'Alcmoiis ? Hontciilc & trem-
blante, elle n'ofe plus fouUkr m reg.ir-
der perfonne. Fille ch aimante î il n'^'f^^.
plus tems de feindre y vous voila c.c-
glaréc en dépit de vous.
Bientôt cette peiite fccnc eft oubliée
ou paroit l'être , très - heureufement
pour Sophie i Emile eft le fcul qui ny
a rien compris. La promenade le con-
tinue , & nos jeunes gens , qui d'abord
étoicnt à nos cotés , ont peine à ie ré-
gler fur la lenteur de notre marche;
infenfiblcment i'S nous précèdent , i^3
s'approchent , ils s'accoUent à la fin ,
& nous les voyons aifez loin devant
nous. Sophie lemble attentive & po-
(cc; Emile parle & gcfticule avec feu :
il ne paroit pas que l'entretien les en-
nuie. Au bout d'une grande heure on
retourne, on les rappelle , ils revieii-
nent, mais lentement à leur tour, &
l'on voit qulls mettent le tems à proBt
Enfm tout-a-coup leur entretien ceiie
avant qu'on foit à portée de les enten-
dre , & ils doublent le pas pour nous
rejoindre. Eniile nous aborde avec un
air ouvert & careffant ; fes yeux pétil-
lent de joie -, il les tourne pourtant avec
un peu d'inquiétude vers la mcre de
Sophie , pour voir la réception qu'elle lui
44 E ]\r I L F.
fera. Sophie n'a pas , à beaucoup près ,
un maintien Ci dégage i en approchant
elle femble toute confufe de fe voir tete-
à-tète avec un jeune homme, elle qui
s'y eft fouvent trouvée avec d'autres
fans en être cmbarralfée , & f\ns qu'on
Tait jamais trouvé mauvais. Elle fe hâte
d'accourir à fa mère , un peu elîbu Hiée ,
an difant quelque mots qui ne irgnt-
fient pas grande chofe , comme pour
avoir l'air d'être là depuis long-tems.
A la féi-énité qui fe peint liir le vi-
iàge de ces aimables enfans, on voit
que cet entretien a foulage leurs jeunes
cœurs d'un grand poids. Ilsneiontpas
moins réfervés l'un avec l'autre, mais
leur réferve elt moins embarraiiéc. Elle
ne vient plus que du refped d'Emile ,
de la modeftie de Sophie , & de l'hon-
nêteté de tous deux. Emile oie lui
adreiler quelques mots , quelquefois
elle ofe répondre , mais jamais elle
n'ouvre la bouche pour cela fans jet-
ter les yeux fur ceux de fa mcre. Le
changement qui parojt le plus fenfible
en elle elî: envers moi. Elle me témoi-
gne une confidération plus empreifée ,
elle me regarde avec intérêt, elle me
parle atiedueufement , elle eft atten-
tive à ce qui peut me plaire ; ie vois
qu'elle m'honore de fon citime, ëi
L I V R E V. 4r
ç|ix'il -île lui eft pas indifférent d'obte-
nir la mienne. Je comprends qu'Emile
lyi a parlé de n>oi j on diroit qu'ils
ont déjà comploté de me gagner: il
n'en elt rien pourtant , ,& Sophie elle-
même ne fe gagne pas (i vite. Il aura
peut-être plus befoin de ma faveur au-
près d'elle , que de la Tienne auprès de
moi. Couple charmant î . . . En fon-
geant que le cœur fenfible de mon
jeune ami m'a fait entrer pour beau-
coup dans fon premier entretien avec
îii maitreiïe, je jouis du prix de ma
peine ; fon amitié m'a tout payé.
Les vifites lé réitèrent. Les conver-
iations entre nos Jeunes gens dervien-
nent plus fréquentes. Emile enivré d'a-
jnour croit déjà toucher à fon bonheur.
Cependant il n'obtient point d'aveu
formel de Sophie i elle l'écoute & ne
.lui dit rien. Emile connoit toute fj. mo-
deftie i tant de retenue l'étonné peu ;
il fent qu'il n'cft pas mal auprès d'elle ;
il fait que ce font les pcres qui marient
les cnfans , il fuppofc que Sophie at-
tend un ordre de fes parens i il lui de-
mande la permilfion de le folhciter ,
elle ne s'y oppofe pas. "Il vrCen. parle ,
'fsn parle en fon nom , même en fa
préfence. Qiiclle furprife pour lui d'ap-
prendre que Sophie dépend d'elle feule,
46 Emile.
& que pour le rendre heureux elle u'n
qu'à le vouloir ! Il commence à ne plus
rien comprendre à Ta conduite i fa con-
fikiice diminue; il s'alarme, il fe voit
moins avancé qu'il ne penfoic l'être,
& c'eft alors que l'amour le plus tendre
employé Ion langage le plus touchant
pour la fléchir.
Emile n'clt pas fait pour deviner ce
qui lui nuit: il on ne le lui dit, il ne
le faura de les jours , & Sophie eft trop
fiere pour le lui dire. Les difficultés
qui l'an-ètent feroient remprelTement
d'une autre ; elle n'a pas oublié les le-
çons de Tes parens. Elle ell pauvre i
Emile elt riche , elle le fait. Combien
il a befoin de fe faire eftimer d'elle î
Qiiel mérite ne lui faut-il point pour
eiiaccr cette inégalité ! Mais comment
iongeroit-il à ces obitacles '^ Emile fiic-
il sil eft riche? Daigne-t-il même s'en
informer 'i Grâces au ciel il n'a nul
bcibin de l'être , il (ait être bienfaifin»
ians cela. Il tire le bien qu'il fait de
ilm cœur 8c non de fi bourfc. Il donne
aux m.ilheureux foîi tems, les foins ,
les aiieclions , fa perfonne j & dans
rcftimation de les bienfaits , à peine
ofc-t-il compter pour quelque chofe
l'argent qu'il répand fur les indigens.
Ne fâchant à quoi s'en prendre de fa
L I V R E V. 47
difgrace , il l'attribue à fa propre faute:
car qui ofcroit accufer de caprice l'ob-
jet de fes adorations ? L'humiliation
de l'amour-propre augmente les regrets
de l'amour éconduit. Il n'approche
plus de Sophie avec cette aimable con-
fiance d'un cœur qui fe fent digne du
iieni il eft craintif & tremblant devant
elle. Il n'efperc plus la toucher par la
tendreife, il cherche à la fléchir par la
pitié. Qj-ielquefois la patience fe laife ■■>
le dépit eft prêt à lui fucccder. Sophie
femble prcilcntir ces, emportcmens , &
le regarde. Ce feul regard le défarme
& l'intimide: il cil plus Ib umis qu\iu-
paravant.
Troublé de cette réfiftancc obftinéc
& de ce fileuce invincible , il épanclie
fon cœur dans celui de fon ami. Il y
dépofe les douleurs de ce cœur navré
de triftelfe i il implore fon alîiftance &
fes conlèils. Qj.icl impénétrable nîvfte-
rc î Elle s'intéreife à mon fort , je n'en
puis douter : loin de ni'éviter, elle fe
plaît avec moi. Qiiand j'arrive elle
marque de la joie , & du regret quand
je pars i «lie reqoit mes foins avec bon-
té ; mes fervices paroillent lui plaire i
elle daigne me donner des avis , quel-
quefois même des ordres. Cependant
elle rejetce mes foilicitations , mes prie-
48 Emile.
res. Qiiand j'ofe parler d'union , elle
nVimpare impérieurenieutfilence, & Cl
j'ajoute un mot , elle me quitte à l'inf-
tant. Par quelle étrange railbn veut-
elle bien que je fois à elle fans vouloir
entendre parler d'être à moi ? Vous
qu'elle honore , vous qu'elle aime &
qu'elle ivofcra faire taire , parlez , fai-
tes-la parler j fervez votre ami , cou-
ronnez votre ouvrage j ne rendez pas
vos foins f un eftes à votre élevé: ah!
ce ^qu'il tient de vous fera fa mifere , iî
vous n'achevez fon bonheur.
Je parle à Sophie, & j'en arrache
avec peu de peine un fecret que je fa-
vois avant qu'elle me l'eût dit. J'ob-
tiens plus difficilement la pcrmiiîion
d'en inftruire Emile ; je l'obtiens en-
fin , & j'en uie. Cette explication le
jette dans un étonnemcnt dont il ne
peut revenir. Il n'entend rien à cette
déhcatelfc ; il n'imagine pas ce que des
écus de 'plus ou de moins font au ca-
radcre & au mérite. Qiiand je lui fais
entendre ce qu'ils Ibnt aux préjugés ,
il fe met à rire 5 & tranfporté de joie ,
il veut partir à l'inibnt , aller tout dé-
chirer, tout jetter , renoncera tout,
pour avoir rhomieur d'être aiiffi pau-
vre que Sophie , & revenir digne d'être
ion époux.
Eh
L I V R E V. 49
Eh quoi ! dis-je en l'arrètanc , &
liant à\non tour de fon impétuorité ,
cette jeune tète ne mûrira-t-elle point,
& après avoir philofbphé toute votre
vie , n'apprendrez-vous jamais à rai-
fonner? Comment ne voyez-vous pas
qu'en fuivant votre infenfé projet ,
vous allez empirer votre fituation &
rendre Sophie pUis intraitable ? C'eft
un petit avantage d'avoir quelques biens
de plus qu'elle , c'en feroit un très-
grand de les lui avoir tous facrifiés ;
& (i la fierté ne peut fe refondre à vous
avoir la première obligation , commenj:
fe rcfoudroit-elle à vous avoir l'autre ?
Si elle ne peut fouflrir qu'un mari puiffe
hii reprocher de l'avoir enrichie , fouf-
frira-t-elle qu'il puilTe lui reprocher de
s'être appauvri pour elle ? Eh malheu-
reux î tremblez qu'elle ne vous foup-
çonne d'avoir eu ce projet. Devenez
au contraire économe & foigneux pour
l'amour d'elle, de peur qu'elle ne vous
accufe de vouloir la gagner par adrelTe,
& de lui facritier volontairement ce que
vous perdrez par négligence.
Croyez-vous au fond que de grands
biens lui falJent peur , & que {es op-
pofitions viennent précifément des ri-
chelfes ? Non , cher Emile , elles ont
une caufe plus fohde & plus grave daas
Emile Tom. IV. C
fO E M ï L E.
l'effet que Froduifent ces richelTes dans
Tame du poifèiiëur. Elle (ait que les
Inens de la fortune font toujours pré-
férés à tout par ceux qui les ont. Tous
les riches comptent l'or avant le mé-
rite. Dans la mife commune de l'argent
>& des fervices , ils trouvent toujours
que ceux-ci n'acquittent jamais l'autre,
& penfent qu'on leur en doit de reltc
quand on a paifé fa vie à les fervir en
mangeant leur pain. Qu'avez- vous
donc à faire , ô Emile , pour la raffu-
rer fur fes craintes i Faites-vous bien
connoitre à elle ; ce n'eft pas l'affaire
d'un jour. Montrez-lui dans les tréfors
de votre ame noble de quoi racheter
ceux dont vous avez le malheur d'être
partagé. A force de conitance & de
tems furmontez fi réfilfance : à force
de fentimens grands & généreux, for-
cez-la d'oublier vos richelTcs. Airncz-
la , fervez-la , fervez fes rcfpeclables
parens. Prouvez lui que ces foins ne
font pas feflbt d'une palfion folle &
pafiagere, mais des principes inetfaça-
bles gravés au fond de votre cœur.
Honorez dignement le mérite outragé
par la fortune --, c'eit le feul moyen
de le réconciHer avec le mérite qu'elle
a favorifé.
On conçoit quels tranfports de joia
L I V R E V. S<
ce difcours donne au jeune homme ,
combien il lui rend de confiance &
d'efpoir , combien fon honnête cœur
ie félicite d'avoir à faire , pour plaire
à Sophie , tout ce qu'il feroit de lui-
même quand Sophie n'exiileroit pas ',
ou qu'il ne feroit pas amoureux d'elle.
Pour peu qu'on ait compris fon carac-
tère , qui eft-ce qui n'imaginera pas fa
conduite en cette occaiion ?
Me voilà donc le confident de mes
deux bonnes gens & le médiateur de
leurs amours ! Bel emploi pour un gou-
verneur! fi beau que je ne fis de ma
vie rien qui m'elevât tant à mes pro-
pres yeux , & qui me rendit Ci content
de moi-même. Au relie, cet emploi
ne laifle pas d'avoir fcs agrémcns : je
ne fuis pas mal venu dans la maifon ;
l'on s'y fie à moi du foin d'y tenir les
amans dans l'ordre : Emile , toujGiirs
tremblant de me déplaire , ne fut ja-
mais fi docile ; la petite perfonne m'ac-
cable d' amitiés dont je ne fuis pas la
dupe , & dont je ne prends pour mei
que ce qui m'en revient. C'eft ainiî
qu'elle fe dédommage indiredement du
refpecl dans lequeile elle tient Emile:
elle lui fait en moi mille tendres ca-
retfes , qu'elle aimeroit mieux mourir
que de lui faire à lui-même ; & lui qui
C 2
f^ Emile.
fait que je ne veux pas nuire à Tes in-
térêts , eit charmé de ma bonne intel-
ligence avec elie. Il fe conible quand
elle rcfufe fon bras à la promenade &
que c'eft pour lui préférer le mien. Il
s'éloigne fans murmure en me ferrant
la main » & me difant tout bas de la
voix & de rœil: ami, parlez pour moi.
Il nous fuit des yeux avec intérêt : il
tâche de lire nos fentimens fur nos vi-
dages , & d'interpréter nos difcours par
nos geftes : il iàit que rien de ce qui
-fe dit entre nous ne lui eft indidérent.
Bonne Sophie , combien votre cœur
fincere eft à fon aife , quand fans être
entendue de Télémaque vous pouvez
vous entretenir avec fon Mentor: Avec
quelle aimable franchile vous lui laiifez
lire dans ce tendre cœur tout ce qui
' s'y palfe ! avec quel plaifir vous lui
montrez toute votre ellime pour fon
élevé ! avec quelle ingénuité touchante
vous lui laiifez pénétrer des fentimens
plus doux ! avec quelle feinte colère
vous renvoyez l'importun quand l'im-
patience le force à vous interrompre !
avec quel charmant dépit vous lui re-
prochez fon indifcrétion, quand il -vient
vous empêcher de dire du bien de lui,
d'en entendre, & de tirer toujours de
L I V R E V. S^
mes réponfes quelque nouvelle raiion
de Faimer!
Aiiifi parvenu à fe faire fouftrir com-
me amant déclaré , Emile en fait valoir,
tous les droits i il parle, il preife, il
foUicite, il importune. Qti'on lui parle
durement , qu'on le maltraite , peu lui
importe pourvu qu'il fe faife écouter.
Enfin , il obtient , non fans peine , que
Sophie de fon coté veuille bien prendre^
ouvertement fur lui l'autorité d'une
maitreiTe, qu'elle lui prefcrive ce qu'il
doit faire , qu'elle commande au \\QiK
de prier , qu'elle accepte au lieu de re-
mercier , qu'cl'e règle le nombre & le
tems des vifitcs, qu'elle lui défende de
venir juf:iu'à tel jour & de relier paifc
telle heure. Tout cela ne fe fait po nt
par jeu , mais très-férieuiement , &^ii
elle accepta ces droits avec pehie ,^ elle
en ufe avec une rigueur qui réduit
fou vent le pauvre Emile au regret de
les lui avoir donnes. Mais quoi qu'elle
ordonne , il ne répUque point , & fou-
vent en partant pour obéir , il me re-
garde avec des yeux pleins de joie qui
me difent : vous voyez qu'elle a pris
poifeilîon de moi. Cependant l'orgucil-
leufe l'obferve en dellbus , & fourit en
fccret de la Eerté de fon efclave.
Albane & Raphaël , prètcz-moi le"
C 2
5*4 Emile.
pinceau de la volupté. Divin Milton ,
apprends à ma plume grolFicre à dé-
crire les plaifirs de l'amour & de l'in-
iiocen';e. Mais non , cachez vos arts
menfongers devant la fainte vérité de
la nature. Ayez feulement des cœurs
ientlbles , des amcs honnêtes i puis
jailîez errer votre imagination fans con-
trainte fur les tranlports de deux jeu-
nes amans , qui fous les yeux de leurs
parens & de leurs guides , fe livrent
ïans trouble à la douce illufîon qui les
flatte , & dans l'ivrelTe des defirs s'a-
vanqant lentement vers le terme , en-
trelacent de fleurs & de guirlandes
rheareux lien qui doit les unir jufqu'au
tumbean. Tant d'images charmantes
m'enivrent moi-même , je les raflcmbls
aans ordre 8c fans fuite , le délire qu'el-
les me caufent m'empêche de les lier.
Oh ! qui eft-ce qui a un cœur , & qui
ne laura pas frire en lui-même le ta-
bleau délicieux des fîtuations diverlés
du père , de la mère , de la fille , du
^^ouverneiir , de l'élevé , & du concours
lies uns & des autres à l'union du plus
charmant couple dont l'amour &, la ver-
vu puiifent faire le bonheur y
C'eft à prcfènt que devenu véritable-
ment eraprelfc de plaire , Emile com-
mciice à fcntii le prix des taieiis agréa-
L I Y R E y- rr
bles qu'il s'eîl donnes. Sophie aime k
chanter , il chante avec elle i il hiiî;
plus , il lui apprend la mufique. Lue
clt vive & légère, elle aime a iauter ,
il danfe avec elle ; il change les lauts
en pas, il la perfcdionne. Ces Icqons
font charmantes , la gaieté folâtre les
anime, elle adoucit le tmiide reipeét
de l'amour i il elt permis à uji aniant
de donner ces leqons avec volupté ; li
«a permis d'être le maître de fa mai-
treife. . , ,
On a un vieux clavecni tout de-
rangé. Emile l'accommode & l'accorde.
Il eft Rideur , il eil luthier auffi-bien
que menuificr ; il eut toujours pour
maxime d'apprendre à fe paifer^ du le-
cours d'autrui dan.s tout ce qu'il pou-
voit foire lui-même. La maifon elt crans
iHie fkuation pittorefque , il en tire
différentes vues auxquelles Sophie u
quelquefois mis la main , & dont che.
oi-ne le cabinet de [on père. Les caares
n'en ibnt point dorés .^ n'ont pas be-
foin de l'être. En voyant dcilnicr Emi-
le , en l'imitant , elle fe perfedionne a
fou exemple , elle cultive tous les ta-
lens , & fon charme les embellit tous.
Son peic L^ fa mère fe rappellent leur
ancienne opulence en revoyant briller
autour d'eux les beaux arts qui i-u!s
C 4
f6 Emile.
la leur rendoient clicre ; l'amour a paré
toute leur maifonj luifeulyfait régner
fans frais & fans peine les mêmes pîai-
iirs qu'ils n'y raiîembloient autrefois
qu'à force d'argent & d'ennui.
Comme l'idolâtre enrichit des tré-
fors qu'il eftime l'objet de fon culte,
& pare fur l'autel le dieu qu'il adore,
l'amant a beau voir fa maîtreife par-
faite , il lui veut fans ceife ajouter de
nouveaux ornemens. Elle n'en a pas
befoinpour lui plaire, mais il a befoin
lui de la parer : c'eit un nouvel hom-
mage qu'il croit lui rendre ; c'eft un
nouvel intérêt qu'il donne au plaifir
delà contempler. Il luifemble que rien
de beau n'eft à ik place quand il n'or-
ne pas la fuprême beauté. C'eft un
fpedlacle à la fois touchant & rifible ,
de voir Emile empreffé d'apprendre à
SopJiie tout ce qu'il fut, fans confiiltcr
fi ce qu'il lui veut apprendre cft de
fon goût ou lui convient. Il lui parle
de tout , il lui expUque tout avec un
cmprclfemcnt puérile ; il croit qu'il n'a
qu'à dire , (N; qu'à fiuftant elle l'en-
tendra : il fe figure d'avance le plaifir
qu'il aura de raiibnner , de pliilofo-
phcr avec elle ; il regarde comme inu-
tile tout l'acquis qu'il ne peut point
étaler à fes yeux: il rougit prefquc de
Livre V. fr
£ivoir quelque chofe qu'elle ne fait pas.
Le voilà donc lui donnant leqon de
philolbphie , de phydque , de mathé-
matique , d'hiiloire , de tout en un
mot. Sophie fe prête avec plaiiir à fon
zèle & tâche d'en profiter. Qiiand il
peut obtenir de donner (es lettons à-
gcnoux devant elle , qu'Emile elt con-
tent! Il croit voir les cieux ouverts.
Cependant cette iituation plus gèn.ante
pour récoliere que pour le maître , n'eft
pas la plus favorable à î'inftrudion.
L'on ne lait pas trop alors que faire
de fes yeux pour éviter ceux qui les
pourfuivent , & quand ils fe rencon-
trent la leçon n'en va pas mieux.
L'srt de penfer n'eft pas étranger aux
femmes , mais elles ne doivent faire
qu'elfleurer les fciences de raifonne-^
ment. Sophie conçoit tout & ne retient
pas grand'chcfc. Ses plus grands pro-
grès font dans la morale & les choies
de goût ; pour la phyfique , elle n'en
retient que quelque idée des loix gé-
nérales & du fyîlème du monde j quel-
quefois dans leurs promenades en con*-
templant les merveilles de la nature y
leurs co:urs innocens & purs ofent s'é-
lever iufqu'à fon auteur. Ils- ne crai*
gn-:;nt p<rs f\ préfencc , ils s'épanchent:
conjointement; devant lui..
C f7
j'g Emile.
Quoi! deux amans dans la fleur de
l'âge employent leur tète-à-tète à parler
de religion î ils paJent leur tcms à
dire leur catéchifme î Que Icrt d'avilir
ce qui eft fablime ? Oui, fans doute,
ils le dilent dans l'iUufion qui les char-
me i ils fe voyent parfaits , ils s' aiment,
ils s'entretiennent avec enthouriafme
de ce qui donne un prix à la vertu.
Les facriBces quYis lui font la leur ren-
dent chère. Dans des tranfports Qi/il
faut vaincre , ils verfent quelquefois
eniemble des larmes plus pures que la
rofée du ciel , & ces douces larmes font
Venchantement de leur vie ; ils font
dans le plus charmant délire qu'aient
jamais éprouvé des âmes humaines.
Les privations mêmes ajoutent à leur
bonheur & les honorent à leurs pro-
pres yeux de leurs facrinces. Hommes
fenfuels, corps fans âmes, ils connoî..
tront un jour vos plaifirs , & regrette-
ront toute leur vie Theureux tems où
ils fe les font refufés.
Malgré cette bonne intelligence ,_ il
ne laiilc pas d'y avoir quelquefois des
diffenfions , même des querelles j la
maitreife n'cft pas fuis caprice , ni l'a-
mant fuis emportement; mais ces pe-
tits orages partent rapidement & ne font
que ratiernùr f union i re.xpcriencs
L I V R E V. j'9
même apprend à Emile à ne les plus
tant craindre , les raccommodemens lui
font toujours plus avantageux que les
brouilleries ne lui font nuifibles. Le
fruit de la première lui en a fait elpé-
rer autant des autres 5 il s'eft trompé :
mais ennn , s'il n'en rapporte pas tou-
jours un pro£t aulfi fenfible , il y ga-
gne touiours de voir confirmer par
Sophie Tintérèt lincere qu'elle prend à
fon cœur. On veut favoir quel eft donc
ce profit. J'y confens d'autant puis vo-
lontiers que cet exemple me donnera
Heu d'expofer une maxime très-utile,
& d'en combattre une très-funefte.
Enrlîe aime, il n'eft donc pas témé-
raire ; & Ton conçoit encore mieux
que i'impéricuf^ Sophie n'eil pas hlie^à
lui paifer des familiarités. Coiiiiiie ia
fagefle a Ion terme en toute chofe , on
la taxeroit bien plutôt de trop de du-
reté que de trop d'indulgence , & fon
père lui-même craint quelaucFois que
fon extrême fierté ne dégénère en hau-
teur. Dans les tète-à-tète les plus fe-
crets, Emile n'oferoitfolliciter la moin-
dre faveur, pas même y p'aroiter aC-
pirer ; & quand e'is veut bien paife<r
Ion bras Ibus le fien^ à la promenade ,
grâce qu'elle ne laiife pas chan.ç^er en
droit , à peine ofe-t-ii qLuelqaefois e;i
C 6
60 Emile.
foupirant preiTer ce bras contre fa poi-
trine. Cependant , après une lon.giie
contrainte, il fe h^fardj i bai fer furti-
vement fa robe, ik piuTieurs fois il eft
alfez heureux pour qu'elle veuille bien
ne s'en pas appercevoir. Un jour qu'il
veut prendre un peu plus ouvertement
la même liberté , elle s'a vife de le trou-
ver très-mauvais. Il s'obltme , elle s'ir-
rite.; le dépit lui didle quelques mots
piquans, Emile ne les endure pas fans
répHque : le relie du jour fe paife en
bouderie y & l'on fe fépare très-mé-
contens.
Sophie eft mal à fon aife. Sa mère
eft fa confidente ; comment lui cache-
roit-elle fon chagrin j' C'efl fa première
brouillerie , & une brouillerie d'une
heure eft une fi grande aifaire î Elle fe
repent de fa faute ; fi mère lui permet
de la réparer , fon psre le lui ordonne.
Le lendemain , Emile inquiet , re-
vient plutôt qu'à l'ordinaire. Sophie ell
à la toilette de fi mère ; le père eft
auiîi dans la même chambre : Emile
entre avec rcfped; , mais ti'un air trille.
A peine le père & la mère l'ont-ils fa-
hic , que Sophie fe retourne , & lui
préfentant la main , lui demande d'un
ton carelfant comnicnt il fe porte. Il
eH clair que cette johc main ne s'avau-
L I V R E V. 6^1
ce ainfi que pour être baifée : il la re-
çoit, & ne la baife pas. Sophie un
pru hontcufe la retire d'aulîi bonne
grâce oui] hn elt poiiiblc. Emile , qui
iVetl pas fait aux manières des feirimes ,
& qui ne lait à quoi le caprice eit bon,
ne Toublie pas aiiemcnt & ne s'ap-
paife pas Ci vite. Le père de Sophie la
voyant embarra-fée , achevé de la dé-
concerter par des railleries. La pauvre
fille, confufe, humiliée, ne {ait plus
ce qu'elle fait , & donneroit tout au
monde pour ofer pleui'er. Plus elle le
contraint, plus fon co^nir fe gonfle i.
une larme s'échappe enSn m.algre qu elle
en ait. Emile voit cette larme, fe pré-
cipite à fes genoux , lui prend la main,
la baife pluiieurs fois avec fadiiîement.
Ma foi , vous êtes trop bon , dit le
pcre en éclatant de rire ; j'aurois moins
d'indulgence pour toutes ces folles , &
je punirois la bouche qui m'auroit ot-
fenfé. Emile enhardi par ce difcours
tourne un œil fuppliant vers la mère,
& croyant voir un ligne de confente-
ment , s'approche en tremblant du
Tifage de Sophie , qui détourne la tète.
& pour fiaver la bouche expofe une
joue de rofcs. L'i-^difcret ne s'en con-
tente pas j on rcfifte foiblcmcnt. Qiiel
baifçi" î s'il if étoit pas pris fous les yeux
6a Emile.
d'une mcre î S'avère Sophie , prenez gar-
de à vous: on vous demandera fouvcnt
votre robe à baiiër , à condition que
vous la refuferez quelquefois.
Après cette exemplaire punition , le
père fort pour quelque aîfaire , la niere
envoyé Sophie fous quelque prétexte i
puis elle adrefle la parole à Emile , &
lui dit d'un ton afTez férieux : „ Mon-
î3 fleur , je crois qu'un jeune homn-iC
35 auffi-bien né , auiTi-bien élevé que
53 vous , qui a des lentimens & des
3> mœurs , ne voudroit pas payer du
35 déshonneur d'une famille , l'amitié
55 qu'elle lui témoigne. Je ne fuis ni
35 farouche , ni prude ; je làis ce qu'il
?5 faut palier à la jeuneire folâtre, &
55 ce que j'ai fouifert fous mes yeux
53 vous le prouve aifez. Confultez vo-
35 tre ami lur vos devoirs , il vous dira
55 quelle différence il y a entre les jeux
„ que la préfence d'un père & d'une
35 mère autorife , & les libertés qu'on
55 prend loin d'eux en abufant de leur
35 conHance , & tournant en pièges les
35 mêmes faveurs qui fous leurs yeux
35 ne font qu'innocentes. Il vous dira,
55 Moiiiieur, que ma fille n'a eu d'au-
33 tre tort avec voi;$ , que celui de ne
33 pas voir dès la première fois ce
>3 qu'elle ne devoit janiaiij fGii^iir ; il
L I V R E V. 6i
„ vous dira que tout ce qu'on prend
,. nour faveur en devient une , ai
'y, o-;ïl eft indigne d'un homme d'hon-
„ îieur d'abufer de la fimpiicite d'une
„ itune tille , pour ufiirper en fecret
„ les mêmes libertés qu'elle peut ioul-
„ ffir devant tout le monde. Car on
„ fait ce que la bienféance peut tolérer
„ en public j mais on ignore où s'ar-
„ rète dans l'ombre da myftere , celui
„ qui fe fait feul iuge de ks fantaiiies.,.
Après cette juHe réprimande , bien
plus adreflce à ' moi qu'à mon éleve^ ,
cette fage mère nous quitte , & me laiiie
dans l'admiration de la rare prudence ,
qui compte pour peu qu'on baiie de-
vant elle la bouche de fa fille , & qui
s'effraye qu'on oie baife fa robe en par-
ticulier. En réflécmifant à la folie de
nos miiximcs , qui facrinent toujours
à la décence la véritable honnêteté ,
je comprends pourquoi le langage eit
d'autant phis chaile que les cœurs font
plus corrompus, & pourquoi les pro-
cédés font d'autant plus exads que
ceux qui les ont ibnt plus malhonnêtes.
En pénétrant à cette occahon le
cœur d'Emile des devoirs que j'au-
rois dû plutôt lui didcr , il me vient
une réflexion nouvelle , qui lait peut-
cire ic plus d'honneur à Sophie , <Sc qu«
64 '' E M I L E.
je me g^vM pourtant bien de communî-
quer à lôn amant. C'eil qu'il eft clair
que cette prétendue ricrté qu'on lui
reproche, n'elt qu'une précaution très-
fage pour fe garantir d'elle - même.
Ayant le malheur de fe fentir un tem-
pérament combuftibîe , elle redoute la
première étincelle , & l'éloigné de tout
Ion pouvoir. Ce n'efl pas par fierté
qu'elle eft ievere -, c'elb par humilité.
Elle prend fur Emile l'ernpire qu'elle
craint de n'avoir pas fur Sophie ; elle
fe fert de Vun pour combattre l'autre.
Si elle étoit plus confiante , elle feroit
bien moins fiere. Otez ce feul point ,
quelle fille au monde eft plus facile &
plus douce ? qui eft-ce qui fupporte
plus patiemment une otfenle ? qui eft-
ce qui craint plus d'en faire à autrui ?
qui eft-ce qui a moins de prétentions
en toute genre , hors la vertu ? En-
core n'eft-ce pas de fa vertu qu'elle eft
fiere , elle ne l'eft; que pour la confer-
ver y & quand elle peut fe livrer fans
rifquc au penchant de fon cœur , elle
careife jufqu'à fon amant. Mais fa dif-
erete mère ne fait pas tous ces détails
à fon père même : les hommes ne doi-
vent pas tout favoir.
Loiii même qu'elle fcmble s'enor-
gueillir de fa conquête , Sophie eu eft.
L I V R E V. éf
devenue encore plus affable , i*^ moins
exigeante avec tout le monde , hors
peut-être le feul qui produit ce chan-
gement. Le fentiment de l'uidépen-
dancc n'enfle plus fon noble cœur. Elle
triomphe avec modelHe d'une victoire
qui lui coûte fa liberté. Elle a le main-
tien moins hbre & le parler pkis ti-
mide, depuis qu'elle n'entend plus le
mot d'amant fans rougir. Mais le con-
tentement perce à travers Ion embar-
ras , 'Se cette honte elle-même n'eft pas
un fentiment fâcheux. C'eft furtout
avec les jeunes furvenans que la diilé-
rence de fa conduite eii le plus fenfible.
De puis qu'elle ne les craint plus , fex-
trème réferve qu'elle avoit avec eux
s'elt beaucoup relâchée. Décidée dans
fon choix , elle fe montre fans fcrupulc
gracieufe aux indiiférens ; moins dif-
fici'e fur leur mérite depuis qu'elle n'y
prend plus d'intérêt , elle les trouve
toujours alTez aimables pour des gens
qui ne lui feront jamais rien.
Si le véritable amour pouvoit ufer
de coquetterie , 'j'en croirois même
voir quelques traces dans la manière
dont Sophie fe comporte avec eux
en prélence de fon amant. On di-
roit que non contente de l'ardente
palîion dont elle l'embrafe par im
66 Emile.
mélange exquis de réferve & de ca-
reifes , elle n'eft pas tachée encore d'ir-
riter cette même pailion par un peu
d'inquiétude. On diroit qu'égayant à
delîein Tes jeunes hôtes , elle delHne au
tourment d'Emile les grâces d'un en-
jouement qu'elle n'ofe avoir avec lui :
mais Sophie ei\ trop attentive , trop
bonne , trop judicieufe pour le tour-
menter en elfet. Pour tempérer ce dan-
gereux iUmulant , l'amour & l'hon-
nèteié lui tiennent lieu de prudence :
elle fait l'alarmer & le raflurcr précifé-
ment quand il faut , & il quelquefois
elle 1 inquiète , elle ne l'attrifte jamais.
Pardonnons le fouci qu'elle donne à ce
qu'elle aime , à la peur qu'elle a qu'il
ne foit jamais aflez enlacé.
Mais quel effet ce petit manège fera-
t-il fur Emile '(' Scra-t-il jaloux , ne le
4erat-il pas ? C'eft ce qu'il faut exami-
ner j car de telles digreiîions entrent
aulFi dans l'objet de mon livre , &. m'c-
loignent peu de mon ilijet.
J'ai fair voir précédemment com-
ment dans les clK)fes qui ne tiennent
qu'à fopinion , cette paillon s'intro-
duit dar.s le cœur de l'homme. Mais
en amour c'eft autre chofci la ja^ou-
fie paioit alors tenir de ii près à la na-
ture 3 qu'on a bien de la peine à croire
Livre V. 67
qu'elle n'en vienne pas , & l'exeniple
même des animaux , dont plulieurs
font jaloux jurqu'à la fureur , femble
établir le fcntiment oppofé fans répli-
que. Eli- ce l'opinion des hommes qui
apprend aux coqs à fe mettre en piè-
ces , & aux taureaux à fe battre jufqu'à
k mort ï
L'averfion contre tout ce qui trou-*
ble & combat nos plaidrs eit un mou-
vement naturel, cela eit inconteftabie.
Jufqu'à certain point le delir de pof
jfeder exdufivement ce qui nous plaît eft
en^Gore dans le même cais. Mais quand
ce dL'iir devenu paiTion ic transforme
en fureur , ou en une fantaine om^
brageufe& chagrine , appellée jaloufie ,
alors c'eil: autre chofe , cette palfioii
peut être naturelle ou ne F être pas ; ii
îaut dilHnguer. ^ ,
L'exemple tiré des animaux a ete ci-
devant examiné dans le difcours fur
l'inégalité i & maintenant que j'y ré-
fléchis de nouveau, cet examen me
paroît affez folide pour olér y renvoyer
les ledeurs. J'ajouterois feulement aux
diftindions que j'ai laites dans cet écrit,
que la jalouiie qui vient de la nature
tient beaucoup à la puilfance du fexe,
& que quand cette puilfance eft ou pa-
ïsit être illimitée , cette jalouiie cil à
6S Emile.
fon comble: car le mâle alors mefu-
rant fes droits fur fes befoins , ne peut
jamais voir un autre mâle que comme
un importun concurrent. Dans ces mê-
mes elpeces, les femelles obéilTant tou-
jours au premier venu , n'appartien-
nent aux maies que par droit de con-
quête , & caufent entre eux des com-
bats éternels.
Au contraire , dans les efpeces, où un
s'unit avec une , où l'accouplement
produit une forte de lien moral, une forte
de mariage , la femelle appartenant par
fou choix au mâle qu'elle s'eft donné
fe refufe communément à tout autre ,
Se le mâle ayant pour garant de fa fidé-
lité cette atfcdion de préférence s'in-
quicte aufîi moins de la vue des autres
maies , & vit plus paifiblement avec
eux. Dans ces elpeces le mâle partage
le foin des petits , & par une de ces loix
de la nature qu'on n'obfcrve point ians
attendrilfement , il kmble que là ie-
melle rende au père l'attachement qu'il
a pour fes enfans.
Or , à conlidércr fefpcce humaine
dans fi fimpiicité primitive , il eft aifc
de voir par la puiliance bornée du maie ,
& par la tempérance de fes delirs, qu'il
eft deftiné par la nature à fe conten-
ter d'une feule femelle) ce qui fe cou-
L I V R E V. 6^
firme par l'égalité numérique des indi-
vidus des deux fexcs, au moins dans
nos climats , égalité qui n'a pas lieu
à beaucoup près dans les efpeces où
la force plus grande des mâles réunit
plufieurs femelles à un feul. Et bien
que riiomme ne couve pas comme le
pigeon , & que n'ayant pas non plus
des mamelles pour allaiter , il foit à
cet égard dans la clalfe des quadrupè-
des , les enfans font fi long-tems ram-
pans & foibles , que la mère & eux fe
palferoient difficilement de l'attache-
ment du père , & des foins qui en font
l'effet.
Toutes les obfervations concourent
donc à prouver que la fure^ur jaloufe
des mâles dans quelques efpeces d'a-
nimaux , ne conclut point du tout
pour l'homme; & l'exception même
des climats méridionaux où la polyga-
mie eft établie , ne fait que mieux con-
firmer le principe, puifque c'eft de la
pluralité de femmes que vient la ty-
ranique précaution des maris , & que
le fentiment de fa propre foibleife porte
l'homme à recourir à la contrainte ,
pour éluder les loix de la nature.
Parmi nous , où ces mêmes loix
en cela moins éludées, le font dan^
iju fens contraire &: plus odieux , h
70 Emile.
jaloude a fou motif dans les pafîions
ibci.iles plus que dans l'intliuct pri-
mitif. Dans la plupart des liai bns de
galanterie , l'amant hait bien plus fes
rivaux qu'il n'aime fa maitrelfej s'il
craint de n'être pas feul écouté , c'eft
l'effet de cet amour propre dont j'ai
montré rorigine , & la vanité pâtit en
lui bien plus que l'amour. D'ailleurs
nos mal-adroites inftitutions ont rendu
les femmes fi dilîîmulées (if), & ont
il fort allumé leurs appétits , qu'on peut
à peine compter fur leur attachement
le mieux prouvé , & quelle ncpeuvcnt
plus marquer de préférences qui rail'a-
rent fur la crainte des concurrens.
Pour l'amour véritable , c'ell autre
chofe. J'ai fait voir dans l'écrit déjà
cité , que ce fentiment n'eft pas aullî
naturel que l'on paife ; & il y a bien
de la diffccence entre la douce habi-
tude qui affcdionne l'homme à là com-
pagne , & cette ardeur eifrénée qui fcni-
vre des chimériques attraits d'un objet
0 î) L'çfpece de difTimulation que j'entends ici ,
eftoppofée à celle qui leur convient & qu'elles
tiennent de la nature ; l'une confiftc à dcguifcr
les fentinitn"! qu'elles ont , & l'autre à feindre
ceux qu'elle» n'ont pa<;. Toutes Ics femmes du mon-
de pnlFent leur vie à faire trophée de leur préten-
due fcnlibUicé , & n'aiment iamais rien q^u'elles-
«êm&s.
L I T R E V, 7t
qu'il ne voit plus tel qu'il eft.^ Cette paC
lion , qui ne reipire qu'exclulions & pré-
férences , ne diiiere en ceci de la vaiiitc
qu'en ce que la vanité exigeant tout &
n'accordant rien eft toujours inique, au
lieu que l'amour donnant autant qu'il
exige , eft par lui-même un fentiment
rempli d'équité. D'ailleurs plus il eft exi^
géant , plus il eft crédule : la même illu-
lion qui le caufe , le rend facile a perfua-
der. Si l'amour eft inquiet, l'eftime eft
conBante , & jamais l'amour lans l'ef.
timc n exifta dans un cœur honnête, par-
ce que nul n'aime dans ce qu'il aime que
les qualités dont il fait cas.
Tout €cci bien éclair ci , l'on peut
dire à coup fîir de quelle forte de ja-
loulîe Emile fera capable. Car puifqu'à
peine cette palFion a - t - elle un germe
dans le cœur humain, fa forme eft dé-
terminée uniquement par l'éducation.
Emile amoureux & jaloux ne fera point
colère, ombrageux, méfiant, mais dé-
licat , fenfible & craintif: il fera plus
alarmé qu'irrité ; il s'attachera bien plus
à gagner fa maitreife , qu'à menacer fon
rival ; il l'écartera , s'il peut , comme
un obftacle, fans le haïr comme un en-
nemi: s'il le hait , ce ne fera pas pour
l'audace de lui difputer un cœur au-
quel il prétend , mais pour le danger
7a Emile.
réel qu'il lui fait courir de le perdre;
Çon iujafte orgueil ne s'oiFenfeni point
fottement qu'on ofe entrer en concur-
rence avec lui ; comprenant que le
droit de préférence ell uniquement
fondé fur le mérite , & que l'honneur
eit dans le fuccès , il redoublera de foins
pour fe rendre aimable , & probable-
ment il réulîira. Lagénéreufe Sophie,
en irritant fon amour par quelques
alarmes, faura bien les rég'cr , l'en dé-
dommager i & ces concurrens , qui
n'étoient foufferts que pour le mettre
à l'épreuve , ne tarderont pas d'être
écartés.
Mais où me fens-je infenfiblemcnt
entraîné '{ O Emile ! qu'es-tu devenu ?
Puis-je reconnoitre en toi mon élevé ?
Combien jeté vois déchu! Où cil ce
îeune honuiie formé durement , qui
bravoit les rigueurs des faifons , qui li-
vroit fon corps aux plus rudes travaux
& fon aine aux feules loix de la fageife ,
inacceilible aux préjugés , aux pallions,
qui n'aimoit que la vérité , qui ne cé-
doit qu'à la raifon , & ne tenoit à rien
de ce qui n'étoit pas lui? Maintenant
amolli dans une vie oifive , il fe lailfe
gouverner par des femmes; leurs amu-
îcmens font fcs occupations , leurs vo-
lontés fontfes loixj une jeune hlle eft
l'arbitre
Livre V, 75
î'ai-bitre de fa deftiiiée ; il rampe &
fléchit devant plie : le grave Emile eft
le jouet d'un enfant.
Tel efl: le changeaient des fcenes de
la vie ; chaque âge a fes relForts qui le
font mouvoir ; mais l'homme eft tou-
jours le même. A dix ans , il eft mené
par lies gâteaux ; à vingt , par une
maitreife ; à trente , par les plaifirs ; à
quarante , par l'ambition i à cinquante ,
par l'avarice:^ quand ne court -il qu'a-
près la figelfe '< Heureux celui qu'on
y conduit malgré lui î Qu'importe de
quel guide on fc ferve, pourvu qu'il le
mené au but ? Les héros , les fages eux-
mêmes ont payé ce tdbut à la folbleife
huniainei & tel dont les doigts o]it
calTé des fu féaux , n'en fut pas pour
cela moins grand homme.
Voulez-vous étendre fur la vie en-
tière , l'effet d'une heureufe éducation ?
Prolongez durant la jeuneiîë les bon-
nes habitudes de l'enfance s & quand
votre é'eve eft ce qu'il doit être, fai-
tes qu'il lôit le même dans tous les tems.
Voilà la dernière perfedion qui vous
refte à donner à votre ouvrage. C'eft
pour cela fur-tout qu'il importe de laif-
ier un gouverneur aux jeunes hom-
mes ; car d'ailleurs il eft peu a craindre
qu'ils ne fichent pas faire l'amour laiis
Emile. Tom.IV. D
vt4 Emile.
îiii. Ce qui trompe les inftitiiteurs , &
■lur-tout les pères , c'ell qu'ils croient
qu une manière de vivre en exclud une
•autre , & qu'auffi-tôt qu on e(l grand
on doit renoncer à tout ce qu'on tai-
ibit étant petit. Si cela étoit , à quoi
ierviroit de foigner rentance , puilque
ic bon ou le mauvais ufage qu'on en
feroit s'évanouiroit avec elle, & qu en
prenant des manières de vivre ablolu-
ment différentes , on prendroit neccl-
fairement d'autres façons de penier .
Comme il n'y a que de grandes ma-
ladies qui faiTent iblution de contmui-
té dans la mémoire , il ny a gueres
que de grandes paillons qm la hillent
dans les mœurs. Bien que nos goûts
& nos inclinations changent , ce chan-
îjement , quelquefois allez bruique , clt
Idouci par les habitudes. Dans la luc-
cefficm de nos penchans , comme dans
une bonne dégradation de couleurs ,
l'habile artille doir rendre les pailages
imperceptibles, contondre & mêler les
teintes , & pour qu'aucune ne tranche,
en étendre plufieurs iur tout Ion tra-
vail. Cette règle ell connrmee par l ex-
périence : les gens immodérés chan-
gent tous les jours àfcdwn^. ^^
goûts, de fentimens, & n ont poil
Seconltince que l'habitude du chan-
Livre V. 7j"
gemeiit ; nrjis l'homme réglé revient
toujours à fes anciennes pratiques , 8c
ne perd pas même dans fa vicilleiFe
le goût des plailirs qu'il aimoit enfant.
Si vous faites qu'en paffant dans un
nouvel âge les jeunes gens ne pren-
nent point en mépris celui qui l'a pré-
cédé , qu'en contradant de nouvelles
habitudes ils n'abandonnent point les
anciennes , & qu'ils aiment toujours
à faire ce qui eft bien fans égard au
tems où ils ont commencé alors feu-
lement vous aurez fauve votre ouvra-
ge & vous ferez fûrs d'eux jufqu^à la
tin de leurs jours : car la révolution
la plus à craindre, eft celle de l'âge fur
lequel vous veillez maintenant. Com-
me on le regrette toujours , on perd
dilHcilement dans la fuite les goûts
qu'on y a confervés : au lieu que quand
ils font interrompus , on ne les reprend
de la vie.
La plupart des habitudes que vous
croyez faire contrarier aux enfans &
aux jeunes gens , ne font point de vé-
ritables habitudes , parce qu'ils ne les
ont prifes que par force, & que les
fuivant malgré eux ils n'attendent que
l'occafion de s'en délivrer. On ne prend
point le goût d'être en prifon à force
d^y demeurer : l'habitude alors , loin
D 2
76 Emile.
de diminuer l'averfion , Taugmente. ïl
n'en eft pas ainli d'Emile, qui nayant
rien fait dans Ion enfance que volon-
tairement & avec plaifir, ne fait en
continuant d'agir de même étant hom-
me , qu'ajouter l'empire de l'habitude
aux douceurs de la Hberté. La vie ac-
tive , le travail des bras , l'exercice , le
mouvement lui font tellement devenus
néceifaires , qu'il n'y pourroit renoncer
fans foutïrir. Le réduire tout-à-coup a
une vie molle & fédentaire , feroit l'em-
prifonner, l'enchaîner , le tenir dans
un état violent & contraint i je ne dou-
te pas que fon humeur & fa fanté rCen
fuifent également altérées. A penie
peut-il refpirer à fon aife dans une cham-
bre bien fermée ; il lui iaut le grand
air , le mouvement , la fatigue. Aux
genoux même de Sophie , il ne peut
s'empêcher de regarder quelquelois la
campagne du coin de l'œil , & de de-
firer de la parcourir avec elle. Il relie
pourtant quand il faut relier -, mais il
eft inquiet , agité j il fcmble fe débat-
tre: il relie , parce qu'il eft dans les
fers. Voilà donc , allez-vous dne , des
befoins auxquels je l'ai fournis , des aU
fujettiiremcns que je lui ai donnes : &
tout cela eft vrai i je j'ai ailujetti a
l'état d'homme.
L I V R E V. ^1
Emile aime Sophie ; mais quels foii^
les premiers charmes qui Pont attaché ?
La ièiilibilité , la vertu , l'amour des
chofes honnêtes. En aimant cet amour
dans fà maitreire , l'auroit-il perdu pour
lui-même '< k quel prix à fon tour So-
phie s'eil-elle mife '< A celui de tous
les fentimens qui font naturels au cœur
de Ton amant , l'elUme des vrais biens,
la frugalité , la fim.piicité , le généreux
défintérelfement , le mépris du fafte &
des richeiî'es. Emile avoit ces vertus
ayant que l'amour les lui eût impofées.
En quoi donc Emile eft-il véritablement
change '< Il a de nouvelles raifons d'être
lui-même \ c'eft le feul point où il foit
différent de ce qu'il étoit.
Je n'imagine pas qu'en lifant ce livre
avec quelque attention, perfonne paif^
le croire que toutes les circonftances
de la fituation où il fe trouve le foient
ainfi ralietublces autour de lui par ha-
fard. Eft-ce par hafard que les villes
fournîlîiiUL tant de filles aimables, celle
qui lui picût \\Q^ fe trouve qu'au fond
d'une retraite éloignée ? efl-ce par ha-
fard qu'il la rencontre '< eft-cc par ha-
fard qu'ils fe conviennent ? eiè-ce par
h^fu-d qu'ils ne peuvent loger dans le
même lieu> cll-ce par hafard qiril ne
ti-ouve Lin afyle que lî loin d'elle î' elt-
D 2
yg Emile,
ce par liafard qu'il la voit fi rarement,
& qu'il cil forcé d'acheter par tant de
fatigues le pl^nîk de la voir quelque-
fois" i' 11 s'etîérnine , dites-vous : Ji s en-
durcit, au contraÏTCi il faut qu n ioit
auffi robufte que je Tai fait , pou^'/c-
lifter aux fatigues que Sortie lui tait
ilipporter. ,,
Il loge à deux grandes lieues d e!.e.
Cette dittance eit le foufflet de la lor-
ge h c'eft par elle que je trempe les traits
de l'amour. S'ils îogeoient porte a por-
te , ou qu'il pût l'aller voir mollement
affis dans un bon carolie , il l'aimeroit
à fon aife , il i'aimeroit en Paritien.
Léandre eut-il voulu mourir pour Heio,
fi la mer ne l'eût iéparé d'elle^ Lec-
teur , épargnez-moi des paroles ; li vous
êtes fait pour m'entcndre, vous ui-
vrez alîez mes règles dans mes détails.
Les premières fois que nous iommes
allés voir Sophie , nous avons pris des
chevaux pour aller plus vite. Mous
trouvons cet c:^pédient commode , «
à la cinquième fois nous continuons
de prendre des chevaux. Nous étions
attendus i à plus d'une demi-lieue de
lamaifon nous appercevons du mon-
de fur le chemin. Emile oblerve, le
cœur lui bat, ilapproche, H reconiioit
Sophie , il fe précipite à bas de ion
L I V R E V. 79
cheval , il part , il vole , il eft aux pieds
de l'aimable famille. Emile aime les
beaux chevaux ; le fien eft vif, il fe
fent libre, il s'échappe à travers champs :
je le fuis, je l'atteins avec peine, je le
ramené. Malheureufement Sophie a
peur des chevaux , je n'ofe approcher
d'elle. Emile ne voit rienj mais Sophie
l'avertit à l'oreille de la peine qu'il a
lailfé prendre à fon ami. Emile accourt
tout honteux , prend les chevaux , rei-
te en arrière ; il etl jiifte que chacun
ait fon tour. Il part le premier pour
fe débarratfer de nos montures- En
laiffant ainlî Sophie derrière lui , il ne
trouve plus le cheval une voiture aufîi
commode. Il revient eiroufflé, & nous
rencontre à moitié chemin.
Au voyage fuivant , Emile ne veut
plus de chevaux. Pourquoi, luidis-je?
nous n'avons qu'i prendre un laquais
pour en avoir foin. Ah î dit-il , fur-
chargcrons-nous ain fi la relpeélable fa-
mille ? Vous voyez bien qu'elle veut
tout nourrir, hommes & chevaux. Il
elfc vrai , reprends-je , qu'ils ont la
noble hofpitalité de l'indigence. Les
riches , avares dans leur faite , ne lo-
gent que leurs amis : mais les pauvres
logent aufîi les chevaux de leurs amis.
Allons à pied, dit-il i n'en avez-vous
D4
go Emile.
pas le courage, vous qui partagez de
fi bon cœur les fatigans plaifirs de vo-
tre enfantin Très-volonticrs, repreiids-
je à i'inftant-, aulFi bien l'amour , à ce
qu'il me femble , ne veut pas être fait
avec tant de bruit.
En approchant , nous trouvons la
jnerc & la fille plus loin encore que la
première fois. Nous fournies venus
comme un traitj Emile eft tout en nage :
une main chérie daigne lui palTer un
mouchoir fur les joues. Il y auroit
bien des chevaux au monde, avant que
nous fulFions déformais tentés de nous
en fervir.
Cependant il eu alTez cruel de ne
pouvoir i;m"iais palfer 1?. foirce enfem-
ble. L'été s'avance, les iours commen-
cent à diminuer. Q.uoi que nous puifl
fions dire , on ne nous permet jamais
«le nous en retourner de nuit, & quand
nous ne venons pas dès^ le matin , il
faut prefque repartir auiîi-rôt qu'on, eit
arrivé. A force de nous plaindre (& de
s'inquiéter de nous , la mère penlc en-
fin qu'à la vérité Pou ne peut nous
loger décemment dans la mailbn , mais
qu'on peut nous trouver ini gîte au
village pour y coucher quelqucibis. A
ces mots Emile frappe des mains, tref-
iiuiiit de joie } -^ Sophie , feus y ion-
L I V R E V. 8î
fer , baife un peu plus fouveilt fa mère
le jour qu'elle a trouvé cet expédient.
Pcu-à-peu la douceur de l'araitic , la
familiarité de l'innocence , s'ctabluient
Sl s'aifcrmi lient entre nous. Les jours
prefcrits par Sophie ou par fa mère ,
je viens ordinairement avec mon ami i
quelquefois aulfi je le hiiVc aller feul.
La confiance élevé famé , & Ton ne
doit plus traiter un homme en enfant i
& qu'aurois-je avancé jufques-là il
mon élevé ne méritoit pas mon ellime?
Il m'arrive aulLi d'aller fans lui : alors
il eiï trifte & ne murmure point ; que
ferviroient fes murmures? Et puis, il
fait bien que je ne vais pas nuire à fes
intérêts. Au relie , que nous allions en-
semble ou féparément , on conqoiS
qu'aucun tems ne nous arrête, tout
éers d'arriver dans un état à pouvoir
être plaints. Malheureufement Sophie
nous interdît cet honneur , & défend
qu'on vienne par le mauvais tems. C'cft
îa feule fois que je la trouve rebelle aux
règles que je lui diéle en fecret.
Un jour qu'il eft allé feul, & que je
ne l'attends que le lendemain , je le vois
arriver le foir-mème , & je lui dis en
l'cmbraifant : quoi! cher Emile, tu re-
viens à ton ami î Mais au lieu de ré-
pondre à mes careûes , il me dit -avec
ga Emile.
un peu d'humeur : ne croyez pas que
je revienne fitôt de mon gré , je viens
malgré moi ; elle a voulu que je viniFei
}e viens pour elle & non pas pour vous.
Touché de cette naïveté , je l'embralfe
derechef, en lui diflmt î ame franche,
ami iincere , ne me dérobe pas ce qui
m'appartient. Si tu viens pour elle ,
c'elt pour moi que tu le dis ; ton re-
tour eft fon ouvrage, mais ta franchi-
fe eft le mien. Garde à jamais cette
noble candeur des belles^amcs. On peut
lailTer penfcr aux indiliérens ce qu'ils
veulent : mais c'elt un crime de fouf-
frir qu'un ami nous faîfe uii mérite
de ce que nous n'avons pas fait pour
lui.
Je me garde bien d'avilir à (es yeux
le prix de cet aveu ,^ en y trouvant plus
d'amour que de générofité , & en lui
dilànt qu'il veut moins s'ôter le mérite
de ce retour, que le ^.onner à Sophie.
Mais voici comment il me dévoile le
fond de fon cœur fuis y fonger : s'il
eft venu à fon aifc à petits pas & rê-
vant à fes amours , Emile n'eft que l'a-
mant de Sophie j s'il arrive à grands
pas, échaufte, quoiqu'un peu grondeur,
Emile eft fami de fon Mentor.
On voit par ces arrangeinens que
flCion jeune homme eft bien éloigné de
L I V R E V. S?
pafler fà vie auprès de Sophie & de la
voir autant, qu'il voudroit. Un voyage
ou deux par femaine bornent les per-
millions qu'il reçoit ; & fes vifites .,
ibuvent d'une feule demi-journée, s'é-
tendent rarement au lendemain. Il em-
ployé bien plus de tems à efpérer de la
voir ou à le féliciter de l'avoir vue,
qu'à la voir en eifet. Dans celui même
qu'il donne à ces voyages , il en palfe
moins auprès d'elle qu'à s'en, approcher
ou s'en éloigner. Ses piaifirs ., vrais ,
purs , délicieux , mais moins réels qu'i-
maginaires , irritent fon amour fans
eiféminer fon cœur.
Les jours qu'il ne la voit point il
n'eft pas oiiif & fédentaire. Ces jours
là , c'eit Emile encore ; il n'eft point
du tout transformé. Le plus fou vent
il court les c^.mpagnes dés environs ,
il fuit fon hiftoirc naturelle j il obfer-
ve , il examine les terres , leurs pro-
d unions , leur culture j il compare les
travaux qu'il voit à ceux qu'il con«
noit y il cherche les raifons des diifé.
rences ; quand il juge d'autres métho-
des préférablcsà celles du lieu, il les
donne aux cultivateurs ; s'il propofè
une meilleure forme de charrue , il en
fait faire fur fes deiîins i s'il trouve
irne carrière de marne , ii leur en ap-
D 6
g4 Emile.
prend Tufage inconnu dans le pays ;
fouvent il met lui-même la main à l'œu-
vre j ils font tous étonnés de lui voir
manier leurs outils plus aifément qu'ils
ne font eux-mêmes, tracer des filions
plus profonds & plus droits que les
leurs , lemer avec plus d'égalité , diri-
ger des ados avec plus d'intelligence.
Ils ne fe moquent pas de lui comme
d'un beau difeur d'agriculture ; ils
vovent qu'il la fait en effet. En un
mot , il étend fon zèle & fes foins à
tout ce qui e(l d'utilité première & gé-
nérale j même il ne s'y borne pas. Il
vifite les maifons des pa3-fms , s'infor-
me de leur état , de leurs faniillcs , du
nombre de leurs enfans , de la quantité
de leurs terres , de la nature du pro-
duit, de leurs débouchés, de leurs fa-
cultés , de leurs charges , de leurs det-
tes , 8iC. Il donne peu d'argcn , fichant
que pour fordmaire il ett mal employé j
mais il en dirige l'emploi lui-même, &
îc leur rend utile malgré qu'ils en aient.
11 leur fournit des ouvriers , Se ibuvcnt
leur paye leurs propres journées pour
les ti-avaux dont ils ont bcfoin. A l'un
il fait relever ou couvrir ià chaumière
■à. demi tombée j à l'autre il fait défri-
cher ia terre aban ^nnée faute de
moyens j à Fautrc il Ibuniit une vache.
Livre V. §f
un cheval , du bétail de toute efpece
à la^ place de celui qu'il a perdu : deux
voifuis font près d'entrer en procès , il
les gagne , il les accommode ; un pay-
fan tombe malade , il le fait foigner ,
il le foigne lui-même ( i6) ; un autre
efl: vexé par un voifin puillant , il le
protège & le recommande ; de pauvres
jeunes gens fè recherchent , il aide à
les marier i une bonne femme a perdu
fon entant chéri, il va la voir, il la
confole, il ne iort point aul]i-tôt qu'il
eft entré ; il ne dédaigne point les in-
digens, il n'eft point predé de quitter
les malheureux ; il prend fouvent fon
repas chez les payfans qu'il affiite, il
l'accepte aulii chez ceux qui n'ont pas
befoin de lui ; en devenant le bienfai-
teur des uns & l'ami des autres , il ne
ccfle point d'être leur égal. Enfin, il
fait toujours de fa perfbnne autant de
bien que de fon argent.
(l<î) Soigner un payfan malade , ce n'efl pas le
purger , lui donner des drogues , !iii envoyer
iiTi chirurgien. Ce n'eft pas de tout c<)a qu'ont be-
foin ces pauvres gens dans leurs maladies ; c'eft de
nourriture meilleure & plus abondante. Jeûiuz ,
vous autres, quand vous avez la fièvre} mais
quand vos payfans l'ont , donn;z-leur delà viande
& du vin : prefqiie toutes leurs maladies viennent de
niilere & d'épuif'ement j leur meilleure til'anne eft
dans votre cave i Uur fciii apothicaire doit eue
Totre boucher.
g(5 E M I L E.
Qiielqiiefois il dirige fes tournées du
coté de' mieureiix fejour. li pourroit
éfpcrer de voir Sophie à la dérobée , de
la voir à la promenade fans en être vu }
mais Emile eft toujours fans détour
dans fa conduite , il ne fait & ne veut
rien éluder. Il a cette aimable déhca-
tefle qui^ flatte & nourrit Pamour-pro-
pre du bon témoignage de foi. Il garde
■ji la rigueur fou ban , & n'approche
jamais aifez pour tenir du hafard ce
qu'il ne veut devoir qu'à Sophie. Lu
revanche , il erre avec plaifir dans les
environs, recherchant les traces des pas
de fa maîtrclfe , s'attendriifant fur les
peines qu'elle a prifes & fur les cour-
fes qu'elle a bien voulu faire par com-
plaifance pour lui. La veille des )ouvs
qu'il doit la voir, il ira dans quelque
ferme voiline ordonner une collation
pour le lendemain. La promenade ie
dirige de ce coté fans qu'il y paroifle ;
on entre comme par halard , on trouve
des fruits , des gâteaux , de la crème.
La friande Sophie n'eft pas inlenhbie
à ces attentions , & fait volontiers hon-
neur à notre prévoyance i car j'ai tou-
jours ma part au compliment , n'en
eulTé-je aucune au foin qui l'attire i
c'eft un détour de petite fille pour erre
moins embarraiféc en remerciant. Le
Livre V. g?
père & moi nous mangeons des gâteaux
& buvons du vin ; mais Emile elt de i'é-
cot des femines, toujours au guet pour
voler quelque affictte'de crème ou la
cuiller de Sophie ait trempé.
A propos de gâteaux , je parle à Emi-
le de Tes anciennes courfes. On veut
favoir ce que c'eft que ces courfes : je
l'^^^^plique, on en rit; on lui demande
s'il fait courir encore ; mieux que ja-
mais , répond-il, je ferois bien fâché
de l'avoir oublié. Quelqu'un de la
compagnie auroit grande envie de le
voir courir, <Sc n'ofe le dire; quel-
qu'autre fe charge de la propohtion ; il
accepte : on fait raifembler deux ou
trois jeunes gens des environs; on dé-
cerne un prix, & pour mieux imiter
les anciens jeux , on met un gâteau
furie but; chacun fe tient prêt; le
papn donne le lignai en frappant des
mams. L'agile Emile fend fair, & fe
trouve au bout de la carrière qu'à peine
mes trois lourdauts font partis. Emile
reçoit le prix des mains de Sophie , &
non moins généreux qu'Enée, fait des
préfens à tous les vaincus.
Au milieu de l'éclat du triomphe,
Sophie ofe défier le vainqueur; & fe
vante de courir auili-bJcii que lui. Il
ne refufe point d'entrer en lice avec
gg Emile.
elle; & tandis qu'elle s'apprête à l'en-
trée de la carrière, qu'elle retrouiic la
robe des deux cotés, & que, plus cu-
rieufe d'étaler une jambe fine aux yeux
d'Emile que de le vaincre à ce combat,
elle regarde Ci les jupes font allez cour-
tes , il dit un mot à l'oreille de la mère j
elle fourit & fait un ligne d'approba-
tion. Il vient alors fe placer a cote de
£i concurrente , & le lignai n^eft pas
plutôt donné qu'on la voit partir & vo-
ler comme un oifcau.
Les fen-imes ne font pas taitcs pour
courir ; quand elles fuient , c'elt pour
être atteintes. La courfe n eft pas la leule
chofe qu'elles fi\flent mal-adroitement,
mais c'eft la feule qu'elles lailcnt de
mauvaife grâce: leurs coudes en arrière
& collés con.tre leur corps leur donnent
une attitude rifible, & les hauts talons
fur Icfquels elles font juchées, les lont
paroitre autant de fauterelles qui vou-
droient courir fans lauter.
Emile n'imaginant point que bophie
coure mieux qu'une autre iemmc , ne
daigne pas fortir de f\ place & la voit
riirtir avec un fourire moqueur. Mais
Sophie eil légère & porte des talons bas j
elle n'a pas befoin d'artifice pour paroi-
tre avoir le pied petit; elle prend les de-
vaus d'une telle rapidité , que pour
L I V R E V. 89
atteindre cette nouvelle Atalante il n'a
que le tems qu'il lui faut quand il Tap-
perçoitii loin devant lui. Il part donc à
fon tour y femblablc à l'aigle qui Fond fur
fa proie , il la pourfuit , la talonne , l'at-
teint enfin toute elfoufflée , palfe dou-
cement fon bras gauche autour d'elle ,
l'enlevé comme une plume, & preifant
fur fon cœur cette douce charge il ache-
vé ainfi la courfe , lui fait toucher le but
la première , puis criant , viâoire à So-
phie , met devant elle un genou en terre,
& fe reconnolt le vaincu.
A ces occupations diverfes fe joint
celle du métier que nous avons appris.
Au moins unjour par femaine , & tous
ceux où 1c mauvais tems ne nous per-
met pas de tenir la campagne, nous al-
lons Emile & moi travailler chez un Maî-
tre. Nous n'y travaillons pas pour la
forme , en gens au-delfus de cet état ,
mais tout de bon & en vrais ouvriers.
Le père de Sophie nous venant voir nous
trouve une {•'ois à f ouvrage , & ne man-
que pas de rapporter avec admiration à
fa femme & à fa fille ce qu'il a vu. Allez
voir , dit-il , ce jeune homme à l'atte-
lier , & vous verrez s'il méprife la con-
dition du pauvre. On peut imaginer iî
Sophie entend ce difcours avec plaifir.
On en reparle , on voudroit le furpreii-
fO E M I L E.
dre àrouvrage. On me queftiomie Hms
faire iemblaut de rien, & après s'être
alïurées d'un de nos jours , la mère & la
fille prennent une calèche & viennent a
la ville le même jour.
En entrant dansi'attclier, Sophie ap-
per(;oit à Tantre bout un jeune homme
en vcde , les cheveux négligcmnient at-
tachés , <Sc 11 occupé de ce qu'il fait qu'il
ne la voit point j elle s'arrête & fait ligne
à fa mcre. Emile un cifcau d'une main &
le maillei. de l'autre achevé une mortaife ;
puis il fcic une planche & en met une
pièce fous le valet pour la polir. Ce
fpcdade ne fait point rire Sophie ; il
la touche , il eit refpcdable. Femme ,
honore ton chef i c'eil: lui qui travaille
pour toi, qui te gagne ton pain, qui te
nourrit ; voila l'homme.
Tandis qu'elles font attentives a 1 ob-
ferver , je les apperqois , je tire Emile
par la manchic ; il fe retourne , les voit ,
jette Ils outils & s'élance avec un en de
joiei après s'être livré à fcs premiers
tranfports , il les lait alfeoir & repreiid
ion travail. Mais Sophie ne peut refter
aflilèj elle fe levé avec vivacité, par-
court l'attelier , examine les outils , tou-
che le poli des planches , ramalle des co-
peaux par terre , regartle à nos mains ,
& puis dit qu'elle aime ce métier parce
L I V R E V. 9Ï
qu'il cO: propre. La folâtre eifaye même
dHmiter Emile. De fa blanche & débile
main elle poulie un rabot fur la pianche j
le rabot giilfe & ne mord point. Je crois
voir l'amoLir dans les airs rire & battre
des ailes ; je crois Fentendre pouifer des
cris d'ailégrofe & dire , Hercule eji venge.
Cependant la mère qiiellionne le maî-
tre. Monfieur, combien payez-vous ces
garqons là? Madame , je leur donne à
chacun vingt fols par jour & je les nour-^
ris 5 mais fi ce jeune homme vouloit il
gagneroit bien davaiitage , car c'eit le
meilleur ouvrier du pays. Vingt fols
par jour, & vous les nourriiTcz! dit la
mère en nous regardant avec attendri!^
fement. Madame, il ed ai n fi, reprend
le maître. Aces mots elle court à Emile,
l'embraile, le preife contre Ion fein en
verfant fur lui des larmes , & fans pou-
voir dire autre chofe que de répéter plu-
fieurs fois : moji fils ! 6 mon fils î ^
Après avoir pafle quelque tems à eau-
fer avec nous, mais fans nous détour-
ner , allons-nous en, dit la mère à la
fille , il fe fait tard , il ne finit pas nous
faire attendre. Puis s'approchant d'E-
mile , elle lui donne un petit coup fur
la joue en lui difant : Elé bien , bon ou-
vrier , ne voulez-vous pas venir avec
nous ? Il lui répond d'un ton foictriile,
92 Emile.
je fuis engagé , demandez au maître.
On demande au maître s'il veut bien fe
palTerde nous. Il répond qu'il ne peut.
J'ai , dit-il , de l'ouvrage qui preli'e &
qu'il faut rendre après-demain. Comp-
tant fur ces MeiTicurs , j'ai refiifé des
ouvriers qui fe ibnt prcfentés i (i ceux-
ci me manquent , je ne fais plus où en
prendre d'autres , &: je ne pourrai ren-
dre l'ouvrage au jour promis. La mère
ne réplique rien; elle attend qu'Emile
parle. Emile baifl'e la tête & fe tait.
Monfieur, lui dit-elle un peu furprife
de ce filence, n'avcz-vous rien à dire à
cela? Emile regarde tendrement la fille
& ne répond que ces mots : vous voyez
bien qu'il faut que je reRe. Là-delius
les dam-=s partent lv nous laiifent. Emile
les accompagne jufqu'à la porte , les fuit
dc'-yenx autajit qu'il peut, foupire , &
revient le mettre au travail fans parler. ^
En chemin , la mère piquée parle à
fa fille de la bizarrerie de ce procédé.
Quoi! dit -elle, étoit-il fi difficile^ de
contenter le maître fans être obligé de
relier , ^ ce jeune homme (i prodigue
qui vcife l'argent fans néceifité , n'en
fait- il plus trouver dans les occailons
convenables ? O maman ! répond So-
phie , à Dieu ne plaife qu'Emile donne
tuiit de force a l'argent qu'il s'en fcrvc
L I V R E V. :>:j
pour rompre un engagement perfonnel,
pour violer impunément fa parole , &
£iire violer celle d'autrui. Je fais qu'il
dédommageroit aifément l'ouvrier du
léger préjudice que lui cauferoit Ton ab-
fence ; mais cependant il aiTerviroit Ton
ame aux richeiîes , il s'accoutumeroit à
les mettre à la place de les devoirs , &à
croire qu'on eft dilpenfé de tout pourvu
qu'on paye, Emile a d'autres manières
de penfer , & j'efpére de n'être pas caufe
qu'il en change. Croyez-vous qu'il ne
lui en ait rien coûté de refter ? Maman ,
ne vous y trompez pas i c'eft pour moi
qu'il relte ; je l'ai bien vu dans fes yeux.
Ce n'eit pas que Sophie foit indul-
gente fur les vrais foins de l'amour. Au
contraire, elle elt irapérieufe, exigeante i
elle aimeroit mieux n'être point aimée
que de fêtre modérément. Elle aie noble
orgueil du mérite qui fè fent, qui s'efti-
me , & qui veut être honoré comme il
s'honore. Elle dédaigneroit un cœur qui
ne fentiroit pas tout le prix du fien,
qui ne l'aimeroit pas pour fes vertus
autant & plus que pour fes charmes,
un cœur qui ne lui préféreroit pas fon
propre devoir , & qui ne la préiéreroit
pas à toute autre choie. Elle n'a point
voulu d'amant qui ne connût de loi que
la iienne : elle veut régner fur un hom-
P4 Emile.
me qu'elle n'ait point défiguré. C'eft
ainfi qu'ayant avili les compagnons d'U-
lyilc , Circé les dédaigne , kïc donne à
lui leul qu'elle n'a pu changer.
Mais ce droit inviolable & flicré mis;
à part, jaloufe à l'excès de tous les
fiens , elle épie avec quel fcrupule Kmile
îesreipede, avec quel zcle il accomplit
les volontés, avec quelle adreilb il les
devine , avec quelle vigilance il arrive
au moment prefcrit ; elle ne veut ni
qu'il retarde ni qu'il anticipe , elle veut
qu'il foie exact. Anticiper, c'eftfe préfé-
rera el'e; retarder, c'etîla négliger. Né-
gliger Sophie ! cela n'arriveroit pas deux
fois. L'injulle foupqond'unc a failli tout
perdre , mais Sophie eft équitable &
lait bien réparer les torts.
Un foir nous fommes attendus : Emile
a requ l'ordre. On vient au-devanc de
nous j nous n'arrivons point. Qiie lont-
ils devenus? quel malheur leur elt ar-
rivé? pcribnne de leur part î La foirée
s'écoule à nous attendre ; la pauvre So-
phie nous croit morts-, elle lé défolc,'
elle fè tourmente, elle palle la nuit à
pleurer. Dès le foir on a expédié un mef-
lager pour aller s'informer de nous, &
rapporter de nos nouvelles le lendemain
matin. Le mcllager revient accompagne
d'un autre de notre part , qui tait nos ex-
L I V R E V. $f
cufes de bouche & dit que ous n oiis
portons bien. Un moment après nous
paroilions nous-mêmes. Alors la fcenc
change 5 Sophie etiiiye Tes pleurs , ou lî
elle en verJè , ils ibnt de rage. Son cœur
altier n'a pas gagné à fe raflurer fur no-
tre vie : Emile vit & s'eil Rdt attendre
inutilement.
A notre arrivée elle veut s'enfermer.
On veut qu'elle reftci il faut refter :
mais prenant à l'inftant fon parti , elle
aifedc un air tranquille & content qui
en impoferoit à d'autres. Le père vient
au-devant de nous & nous dit : vous
avez tenu vos amis en peine; il y a ici
des gens qui ne vous le pardonneront
pas aifément. (^i donc , mon papa?
dit Sophie avec une manière ^de fourire
le plus graïicux qu'elle puiîfe aiîcdtcr.
Que vous importe, repond le père,
pourvu que cène foit pas vous? Sophie
ne réplique point & baiife les yeux fur
fon ouvrage. La mère nous reqoit d'un
air froid & compolé. Emile cmbarralfc
n'ofe aborder Sophie. Elle lui parle la
première, lui demande comment il fe
porte , l'invite à s'aifeuir, & fe contre-
fait fi bien que le pauvre jeune homme,
qui n'entend rien encore au langage des
palfions violentes , eit la dupe de ce iang-
56 Emile.
froid , & prefque far le point d'en être
piqué lui-même.
Four le défibufer je vais prendre la
main de Sophie, j'y veux porter mes
lèvres comme je fiiis quelquefois : elle
lii retire brufquement , avec un mot de
Monficur 11 fingulierement prononcé ,
que ce mouvement involontaire la dé-
celé à rinftant aux yeux d'Emile.
Sophie elle-même voyant qu'elle s'eft
trahie fe contraint moins. Son fmg-
froid apparent fe change en m\ mépris
ironique. Elis répond à tout ce qu'on
lui dit par des monolyllabes prononcés
d'une voix lente &mal-alfurée, comme
craignant d'y laiifer trop percer l'accent
de l'indignation. Emile demi-mort d'eU
froi la regarde avec douleur , & tâche
de l'engager à jetter les yeux fur les fiens,
pour y mieux lire fes vrais fcntimens.
Sophie plus irritée de fa confiance lui
lance un regard qui lui ôte fenvie d'eu
iblliciter un fécond. Emile interdit ,
tremblant, n'ofe plus , très-heureuie-
ment pour lui, ni lui parler, ni la re-
garder : car , n'eût-il pas été coupable ,
s'il eût pu llipporter f i colère , elle ne lui
eût jamais pardonné.
Voyant alors que c'efl: mon tour , &
qu'il eit tems de s'expliquer, )e reviens
à Sophie. Je reprends fa mani qu'elle
ne
L i V R E V. 97
ne retire plus , car elle eft prête à {q
trouver mal. Je lui dis avec douceur :
chère Sophie, nous fommes malheureux,
mais vous êtes raifoniiable & jufte ; vous
ne nous jugerez pas fans nous entendre :
écoutez-nous. Elle ne répond rien , &
je parle ainfi.
,5 Nous fommes partis hier à quatre
„ heures ; il nous étoit prefcrit d'arriver
,5 à fept, & nous prenons toujours plus
35 de tems qu'il ne nous eft néceifaire ,
jj afin de nous repofer en approchant
35 d'ici. Nous avions déjà fait les trois
53 quarts du chemiin quand des lamenta-
3) tions douloureufes nous frappent i'o-
33 reille ; elles partoient d'une gorge de
,5 la colline à quelque diftance de nous.
,} Nous accourons aux cris ; nous trou-
33 vons un malheureux payfan , qui re-
33 venant de la ville un peu pris de vin
3j fur fon cheval , en étoit tombé fi lour-
,5 dément qu'il s'étoit caifé la jambe.
35 Nous crions , nous appelions du fe-
35 cours j perfonne ne répond; nous'^ef.
,3 fayons de remettre le blelfé fur fon
35 cheval , nous n'en pouvons venir à
55 bout: au moindre mouvement le mal-
35 heureux foutfre des douleurs horri-
35 blesi nousprenons le parti d'attacher le
35 cheval dans le bois a l'écart i puis fai-
5, fant un brancard de nos bras , nous y
Emile. Tom. IV. E
93 "E M 1 L E.
„ pofons le blefle & le portons le plus
„ doucement qu'il eft pofilbie , en lui-
„ vantfes indications fur la route qu^il
35 faioit tenir pour aller chez lui. Le tra-
„ jet étoit long, il ialut nous repoler
„ plufieurs fois. Nous arrivons enfin
, j, rendus de fitigue ; nous trouvons avec
£, une iurprife amere que nous connoil-
o fions déjà la maifon, & que ce miféra-
„ ble que nous raportions avec tant de
,3 peine , étoit le même qui nous avoit II
^ cordialement reçus le jour de notre
',, première arrivée ici. Dans le trouble
., où nous étions tous, nous ne nous
y, étions point reconnus jufqu'à ce mo-
.„ ment. .
„ Il n'avoit que deux petits entans.
„ Prête à lui en donner un troifieme fa
„ femme fut fi M\e en le voyant arri-
,5 ver qu'elle fentit des douleurs aiguës
„ & accoucha peu d'heures après. Qiie
35 faire en cet état dans une chaumière
3, écartée où Ton ne pouvoitefpererau-
„ cun fecours ? Emile prit le parti d al-
55 1er prendre le cheval que nous avions
„ laillé dans le bois , de le monter , de
5, courir à toute bride chercher un chi-
„ riugien à la ville. Il donna le chcvalau
.„ chirurgien, & n'ayant pu trouver allez
55 tôt une garde , il revint à pied avec
.y un domeltique, après vous uvok ex-
L I V R E V. 95
55 pédié un exprès; tandis qu'embarraiîe,
55 comme vous pouvez croire , entre
5, Un homme ayant une jambe caiTée
55 & une femme en travail, je prépa-
j5 rois dans la maifon tout ce que je pou-
,5 vois prévoir néceiraire pour le fecours
55 de tous les deux.
55 Je ne vous ferai pas le détail du refte;
5j ce n'eftpasdecela qu'il eft quelHon.
-5 II étoit deux heures après minuit
„ avant que nous ayons eu ni l'un ni
55 l'autre un moment de relâche. Enfin
35 nous fommes revenus avant le jour
55 dans notre afyle ici proche , où nous
î5 avons attendu l'heure de votre réveil
55 pour vous rendre compte de notre ac-
55 cident 55.
Je me tais fans rien ajouter. Mais
avant que pcrfonne parle, Emile s'ap-
proche de fa maîtrclfe, & lui dit avec plus
de fermeté que je ne m'y lèrois attendu:
Sophie , vous êtes l'arbitre de mon fort ,
vous le lavez bien ; vous pouvez me faire
mourir de douleur ; mais n'efpcrez pas
me faire oublier les droits de l'humanité:
ils me font plus facrés que les vôtres ; ja
n'y renoncerai jamais pour vous.
Sophie , à ces mots , au lieu de répon- '
dre fc levé , lui palfe un bras autour du
cou , lui donne un baifer fur la joue ; puis
lui tendant la main avec une grâce inimi.
lOO E M i L E.
table, elle lui dit: Emile prens cîtte
main , elle ett à toi ■> lois quand tu %^ou-
dras mon époux & mon inaitrc} je tache-
rai de mériter cet honneur.
A peine l'a - 1 - elle embraiîe , que le
père enchanté Frappe des mains en criant
bis , bis , & Sophie ians fe faire preiler lui
donne au iTi-tôt deux baifers fur l'autre
joue 5 mais prefqu'au même inllant, et-
frayée de tout ce qu'elle vient de faire,
elle le fauve dans les bras de fa mère &
cache dans ce fein maternel fon vifage
enflammé de honte.
Je ne décrirai point la commnne joie i
toutle monde la doit fentir. Apres le di-
né, Sophie demande s'il y auroit trop
loin pour aller voir ces pauvres malades.
Sophie le défire , & c'eif une bonne œu-
vre : on y va. On les trouve dans deux
litsféparés; Emile en avoit fait apporter
un: on trouve auteur d'eux du monde
pour les foubger ; Emile y avoit pour-
vu. Mais au furpius tous deux ibnt limal
en ordre, ou'iisfoutll-ent autant du nvaU
aife que de leur état.Sophie fe fait donner
un tablier de la bonne femmc,& va la rajv
ger dans fon lit; elle en fcit enfuite autanc
i l'homme-, fa main douce & légère Lut
aller chercher tout ce qui les blelie , ds:
taire pofer plus mollement leurs mem-
bres endoloris. Us le fcnteiit déjà foula-
L i Y R E V. ÎOÏ
gcs à foii approchei on diroit qu'elle devi-
ne tout ce qui leur fait mal. Cette fille 11
délicate ne fe rebute poii-it ni de la mal-
propreté ni de la mauvaife odeur , & fait
faire difparoitre l'une &'rautrefans met-
tre perfonne en œuvre, & fans que les
malades foient tourmentés. Elle qu'on
voit toujours ii modefte & quelquefois (î
dédaigneufe , elle qui pour tout au mon-
de n'auroit pas touché du bout du doigt
le lit d'un homme, retourne & change
le blellé fans aucun fcrupule, & le met
dans une fituation plus commode pour
y pouvoir refter long-tems : le zèle de la
charité vaut bien la modedie. Ce qu'elle
fait, elle le fait Ci légèrement & avec tant
d'adrelîc, qu'il fe fent foulage fans pres-
que s'être apperçu qu'on l'ait touché. La
femme &. le mari bénilTent de concert l'ai-
mable fille qui les fert, qui les pbjnt, qui
les coniole. C'eft un ange du ciel que
Dieu leur envoyé ; elle en a la figure &
la bonne grâce, elle en a la douceur &
la bonté. Emile attendri la contemple en
filence. Homme, aime ta compagne:
Dieu te la donne pour te confoler dans
tes peines, pour te foulager dans tes
maux: voilà la femme.
On fait baptifcr le nouveau-né ; les
deux amans le préfentent , brûlant au
fonds ds leurs coeurs d'en donner au-
iGt Emile,
tant à faire à d'autres. Vs afpirent au
moment déliré j il croient y toucher;
tous les Tcrupules de Sophie font le-
vés , mais les miens viennent. Ils n'en
font pas encore où ils penlent: il faut
que chacun ait fon tour.
Un matin qu'ils ne le font vus de-
puis deux jours , j'entre dans la cham-
bre d'Emile une lettre à la main, &
je lui dis en le regardant fixement :
que feriez-vous (i l'on vous apprenoit
que Sophie ert morte '^ Il fait un grand
cri, fe levé en frappant des mains ,
^ fans dire un feul mot , me regarde
d'un œil égaré. Répondez donc , pour-
iiiis-je avec la même tranquillité. Alors
irrité démon l^ing froid, il s'approche
les yeux enflammés de colère , & s'ar«
rètant dans une attitude prefque me-
jiaqante : ce que je fcrois .... je n'en
fais rien ; mais- ce que je Uiis , c'eft
que je ne reverrois de ma vie celui
qui me l'auroit appris. Ralfurez-vous,
réponds-je en fouriant: elle vit, elle
fe porte bien , elle penfe à vous, &
nous fommes attendus ce foir. Mais
allons faire un tour de promenade , &
nous cauferons. ^ ^
La palFion dont il eft préoccupe ne
lui permet plus de fe livrer comme au-
paravant à des entreticJis purement rai.
Livre V. ro.]
fonnés; il faut riiitéreiTcr par cette
paffion même à fe rendre attentif à
mes leqons. C'ed ce que j'ai fdit par ce
terrible préambule ; je fuis bien fiir
maintenant qu'il m'écQUtcra.
" Il faut être lieureux , cher Emile 3
„ c'eft la fin de tout être fcnfiblè ; c'eit
55 le premier defir que nous imprima
„ la nature , & le feul qiîi ne nous
» quitte jamais. Mais où eil le bou-^
„ heur? Qui le fiit? Chacun le cher-
53 che , & nul ne le trouve. On iife la
„ vie à le pourfuivre , & l'on meurt
» fans l'avoir atteint. Mon jeune ami,
jj quand à ta nai(fance je te pris dans
j, mes bras , & qu'atteftant l'Etre i'u^
„ prème de l'engagement que j'ofai
5, Gontrader , je vouai mes jours au
55 bonheur des tiens , fàvois - je moi-
55 même à quoi je m'engageois ? Non,
53 je favois feulement qu'en te rendant;
P3 heureux j'étois fur de l'être. En fai-
55 iant pour toi cette utile recherche ,
55 je la rendois commune à tous deux.
„ Tant que nous ignorons ce que-
M nous devons faire , la fageiîe confifte
3, à refter dans finadion. C'efl de tou-
M tes les maximes celle dont l'homme
3> a le plus grand befoin, & celle qu'il
,5 fait le moins fui vrc. Chercher le bon--
3i hewr fans fa voir où iil eft , c'eil a'ex--
E 4
104 Emile.
ij poFer à le fuir , c'eft courir autant
î3 de rifques contraires qu'il y a de rou-
,3 tes pour s'égarer. Mais il n'appar-
j? tient pas à tout le monde de {avoir
5, ne point agir. Dans l'inquiétude où
„ nous tient l'ardeur du bien - être ,
55 nous aimons mieux nous tromper à
n le pourfuivre que de ne rien faire
„ pour le chercher , & fortis une fois
55 de la place où nous pouvons le con-
j5 noître, nous n'y favons plus revenir.
55 Avec la même ignorance j'cllayai
5, d'éviter la même faute. En prenant
55 foin de toi , je réfolus de ne pas faire
55 un pas inutile & de t'empèchcr d'en
55 faire. Je me tins dans la route de la
55 nature , en attendant qu'elle me mon-
5, trât celle du bonheur. Il s'eft trouve
55 qu'elle étoit la même , & qu'en n'y
55 penfant pas je Pavois fuivie.
55 Sois mon témoin , fois mon juge,
55 je ne te récufcrai jamais. Tes prc-
55 miers ans n'ont point été facrifiés à
55 ceux qui les dévoient fuivre ; tu as
55 joui de tous les biens que la nature
35 t'avoit donnés. Des maux auxquels
55 elle t'aflujettit, & dont j'ai pu te
55 garantir, tu n'as fenti que ceux qui
55 pouvoient t'endurcir aux autres. Tu
55 n'en as jamais fouiTert aucun que
35 pour en éviter un plus grand. Tu
Livre V. lof
,^ n'as connu ni la haine, ni Tefcla--
,, vage. Libre & content , tu es relié
„ julte & bon : car la peine & le vice
„ font inféparables , & jamais Thomme
„ ne devient méchant que lorfqu'il eft
5, malheureiix. Fiùffe le fouvenir de
;, ton enfance fe prolonger jufqu'à tes
\, vieiix jours, je ne crams pas que ja-
„ mais ton bon cœur fe la rappelle fans
„ donner quelques bénédictions à la
„ main qui la gouverna.
. „ Quand tu es entré dans l'âge de
„ raifon , je tai garanti de l'opniioii
„ des hommes j quand ton cœur^ eft
„ devenu fenfible, je t'ai préiervé de
„ l'empire des paffions. Si j'avois pu
,5 prolonger ce calme intérieur juiqu'à
„ la fin de ta vie , j'aurois mis mon
5, ouvrage en fureté , & tu ferois tou-
,, jours heureux autant qu'un homme
„ peut l'être. Mais , cher Emile , j'ai
5, eu beau tremper ton ame dans le
„ Styx , je n'ai pu la rendre par-tout
„ invulnérable j il s'élève un nouvel
5, ennemi que tu n'as pas encore ap-
„ pris à vaincre , & dont je ne puis
„ plus te fauver. Cet ennemi, c'efttoi-^
„ même. La nature & la fortune ta-
„ voient laifle libre. Tu pouvois en-
„ durer la mifere i tu pouvois fuppor-
9» ter les douleurs du corps j celles de
E r
jo6 Emile.
5, l'ame t'étoient inconnues ; tu ne te-
5, nois à rien qu'à la condition hu-
3, maine , & maintenant tu tiens à tous
5, les attachemens que tu t'es donnés i
;, en apprenant à délirer ^ tu t'es ren-
5, du refclave de tes delirs. Sans que
„ rien change en toi, fl\ns que rien
5, t'oiîenfe , lans que rien touche à ton
5, être , que de douleurs peuvent at-
5, taquer ton ame ! Que de maux tu
„,peux fentir fans être malade! Qiic
3, de morts tu peux fouffrir {;uis mou-
5, rir ! Un menfonge , une erreur , uii
35 doute peut te mettre au dércfpoir.
5, Tu voyois au théâtre les héros li-
3, vrés à des douleurs extrêmes faire
3, retenir la fcene de leurs cris infen-
3, fés ,. s'affliger comme des femmes,
«5 pleurer comme des enfans, & mé-
3, riter ainfi les applaudiircmens pu-
55 blics. Souviens -toi du fcandale que
3, te caufoient ces lamentations , ces
3, cris , ces plaintes , dans des hommes
3, dont on ne devoit attendre que des
5, ad:es de conitance & de fermeté.
3, Qiioi î difois - tu tout indigné , ce
3» font là les exemples qu'on nous don-
35 ne à fuivre , les modèles qu'on nous
,3 o!f re à imiter î A - t - on peur que
:,, l'homme ne foit pas allez petit, allez
«.malKcureiUa aliezibible, ii l'on ne
4>
L rv R E V. 1Ô7'
„ vient encore encenfer fa foibleffe fous
I, la faulîe image de la vertu? Mon ■
I, jeune ami , lois plus indulgent dcù
„ ormais pour la fceiie : te voilà de-
,, venu l'un de les héros.
„ Tu fais foulïrir & mourir ; tu fais-
„ endurer la loi de la néceffité dans,
,, les maux pliyfiques ; mais tu n'as
„ point encore impofé de loi aux ap-
5, petits de ton cœur, & c'eft de nos
„ atïedions, bien plus que de nos be-
„ foins, que naît le trouble de notre
5, vie. Nos delirs font étendus , notre '
„ force eft prefque nulle. L'homme
j, tient par fes vœux à mille chofes ,
„ & par lui-même il ne tient à rien j
„ pas même à fa propre vie 5 plus il
„ augmejite fes attachemens, plus il
„ multiplie lès peines. Tout ne fait
„ que palfer fur la terre : tout ce que ■
„ nous aimons nous échappera tôt ou-
„ tard, &■ nous y tenons comme s'il
„ devoit durer éterne lement. Quel ef-
„ froi fur le feul foupçon de la mort
„ de Sophie? As-tu doiic compté qu'elle
„ vivroit toujours? Ne meurt-il per- ■
„.fonne à fon âge ? Elle doit mourir ,,^
„ mon enfant , & peut - être avant-:
M toi Q_ui fait fi elle eft vivante à pré-
„ fent même ? La nature ne t'a voit
„ ailervi qu'à uue feuLe mort > tu t'at
E 6
ÎOg E M I L E«
„ fervis à une féconde ; te voilà dans
-, îc cas de mourir deux fois.
., Ainfi fournis à tes pallions déré-
., glécs, que tu vas relier à plaindre!
5, Toujours "des privations, toujours
„ des pertes , toujours des alarmes i
3, ta ne jouiras pas même de ce qui te
„ îcra lailfé. La crainte de tout perdre
„ t'empêchera de rien pofleder; pour
„ n'avoir voulu fuivre que tes paf-
„■ fions , jamais tu ne les pourras fatis-
„ l'aire. Tu chercheras toujours le re-
5, pos , il fuira toujours devant toi j
5, tu feras miférabîe & tu deviendras
5, méchant ; & comment pourrois - tu
„ ne pas l'être , n'ayant de loi que tes
-, defirs effrénés ? Si tu ne peux fup-
„ porter des privations involontaires,
5, comment t'en impoferas-tu volonnù-
5, rement ? Comment fauras - tu ficri-
:, fier le penchant au devoir , & refit
,, ter à ton cœur pour écouter ta rai-
., fo!i ? Toi qui ne veux déjà plus voir
,, celui qui t'apprendra la mort de ta
., niaîtrelfe , comment verrois - tu ce-
., lui qui voudroit te l'ôter vivante ?
j, celui qui t'oferoit dire, elle ell mor-
5, te pour toi , la vertu te fépare d'elle ?
3, S'il faut vivre avec elle quoi qu'il
„ arrive , que Sophie foit mariée ou
35 non 3 que tu fois libre ou ne le fois
L I V R E V. 1C9
„ pas', qu'elle t'aime ou te haïflc ,
„ qu'on te l'accorde ou qu'on te la re-
„ fufe, n'importe , tu la veux, il la
,, faut poilcder à quelque prix que ce
„ foit. Apprends-moi donc à quel crime
„ s'arrête celui qui n'a de loix que les
„ vœux de fon cœur , & ne fait ré-
5, lifter à rien de ce qu'il délire ?
„ Mon enfant, il n'y a point de bon-
„ heur fans courage , ni de vertu fans
„ combat. Le mot de vertu vient de
„ force i la force eft la bafe de toute
„ 'vertu. La vertu n'appartient qu'à un
„ être foible par h nature & fort par
„ fa volonté 5 c'eft en cela que confiib
„ le mérite de l'homme jufte ; & quoi-
,5 que nous appellions Dieu bon , nous
„ ne l'appelions pas vertueux , parce
„ qu'il n'a pas bcfoin d'etfort pour bien
„ faire. Pour t' expliquer ce mot fi pro-
„ fané , j'ai attendu que tu fuifes en
„ état de ni'entendre. Tant que la ver-
„ tu ne coûte rien à pratiquer , on a
„ peu befoin de la connoître. Ce be-
55 foin vient quand les palfions s'éveil-
35 lent: il eft déjà venu pour toi.
„ En t'élevant dans toute la fimpli-
,5 cité de la nature, au lieu de te prè-
j, cher de pénibles devoirs , je t'ai ga-
55 ranti des vices qui rendent ces de-
T) Yoirs péiiibles i je t'ai moins rendu
IIO L M I L E.
>5 le menfonge odieux qu'inutile j je
,5 t'ai moins appris à rendre à chacun
55 ce qui lui appartient qu'à ne te foa-
55 cier que de ce qui efl: à toi. Je t\ii
55 fait plutôt bon que vertueux : mais
55 celui qui n'ell que bon , ne demeure
55 tel qu'autant qu'il a du plaiiîr à l'è-
55 tre : la bonté fe brife & périt Ibus le
55 choc des pallions humaines ; i'hom-
55 me qui n'eit que bon , n'eit bon que
55 pour lui.
55 Qii'eft-ce donc que l'homme ver-
55 tiieux ? C'eil; celui qui fait vaincre
55 fes aiFedions. Car alors il fuit l'a rai-
^5 fon, fa confcience , il fait fon devoir,
55 il fe tient dans Tordre , & rien ne
35 l'en peut écarter. Jufqu'ici tu n'étois
53 Hbre qu'en apparence j tu n'avois que
}> la liberté précaire d'un efclave à qui
5} l'on n'a rien commandé. Maintenant
55 fois Hbre en elfet i apprends à deve-
15 nir ton propre maître ; commande
33 à ton cœur, ô Emile ! & tu feras
M vertueux,
55 Voilà donc un autre apprentiifage
„ à faire, & cet apprejiti;lage eiï plus
M pénible que le premier : car la na-
53 ture nous délivre des maux qu'elle
5j nous impofe, ou nous apprend à les
53 fupporter ; mais elle ne nous dit
i) rien pour ceux qui nous viçiuiciït
L I V B. E V. ï u
j5 àe nous ', elle nous abandonne à non s-
,5 mêmes ; elle nous laiiTe , vidimes
„ de nos paflions , fuccomber à nos
5, vaines douleurs , & r ous glorifier
,5 encore des pleuirs dont nous aurions
,3 dû rougir.
„ C'elt: ici ta première psilion. C'eft
5, la feule ,. peut-être , qui foit digne de
jj toi. Si tu la fais régir en homme,
„ elle fera la dernière 5 tu fubjugueras
„ toutes les autres , & tu n'obéiras qu'à
,5 celle deld. vertu.
„ Cette^ip^ffion n'cft pas criminelle ,
„ je le Hiis bien ; elle eft auiTi pure que
55 les âmes qui la reflentent. L'honnê-
„ teté la forma, l'innocence l'a nour-
î, rie. Heureux amans , les charmes
„ de la vertu ne font qu'ajouter pour
,5 vods à ceux de l'amour, & le doux
55 lien qui vous attend n'eft pas moins
„ le prix de votre fagelTe, que celui de
,, votre attachement. Mais ^ dis - moi ,
,5 homme lincere, cette paillon fi pure
„ t'en a-t-elle moins fubiugué ? T'en
es. tu moins rendu l'efclave, & fi de-
main elle ceifoit d'être innocente ,
l'étouiferois-tu dès demani ? C'eil 4
préfëiit le moment d'eiîayer tes for-
,j ces; il n'eit plus tems quand il les
„ faut employer. Ces dangereux ejfaiij
y doivent fe fkixe loin du péril. Oa-
m Emile.
35 ne s'exerce point au combat devant
55 l'ennemi -, on s'y prépare ayant la
35 guerre i on s'y préfente dé')^ tout
53 préparé.
„ C'eft une erreur de diftingucr les
53 pallions en permifes & défendues ,
» pour fe livrer aux premières & fe re-
35 fufer aux autres. Toutes font bon-
55 nés quand on en refte le maître i
53 toutes font mauvaifes quand on s'y
33 laifle alfujettir. Ce qui nous cft dé-
55 fendu par la nature , c'eft d'étendre
,3 nos attachemens plus loin que nos
53 forces ; ce qui nous eft défendu par
33 la raifon , c'eit de vouloir ce que
33 nous ne pouvons obtenir j ce qui
53 nous eft défendu par la confcience,
53 n'eft pas d'être tentés , mais de nous
53 lai lier vaincre aux tentations. Il ne
53 dépend pas de nous d'avoir ou de
53 n'avoir pas des paffions : mais il dé-
55 pend de nous de régner fur elles.
55 Tous les fcntimens que nous domi-
55 nons font légitimes, tous ceux qui
55 nous dominent font criminels. Un
55 homme n'eft pas coupable d'aimer
55 la femme d'autrui , s'il tient cette
55 paiîion malheureufe alfervie à la loi
55 du devoir : il eft coupable d'aimer fa
55 propre femme au point d'immoler
ft5 tout à cet amour.
a
L I V R E V. 115
„ N'attends pas de moi de longs pré.
„ ceptes de morale , je n'en ai qii'im
„ feul à te donner , & celui-là com-
„ prend tous les autres. Sois homme ;
„ retire ton cœur dans les bornes de
,5 ta condition. Etudie & connois ces
„ bornes j quelque étroites ^^ qu'elles,
,:, foient, on n'ed point malheureux:
,5 tant qu'on s'y renferme : ou ne l'eft
j>5 que quand on veut les pafTer ; oa
„ l'eft, quand dans Tes defirs infenfés
3, on met au rang des poilibles ce qui
„ ne l'eft pas; on Feft, quand on ou-
„ blie fon état d'homme p^our s'en for-
„ ger d'imaginaires , dciquels on re-
55 tombe toujours dans )e fien. Les
„ lëuls biens dont la privation coûte,
j3 font ceux auxquels on ^ croit avoir
j5 droit. L'évidente impoliibilité de les
„ obtenir en détache , les fouhaits fans
5, efpoir ne tourmentent point. Un
„ gueux n'eft point tourmenté du de-
j5 iir d'être roi ; im roi ne veut être
„ dieu que quand il croit n'être plus
„ homme.
„ Les iUufions de forgiieil font la
„ fource de nos plus grands maux :
„ mais la contemplation delà mifere
„ humaine rend le fige toujours mo-
„ déré. 11 fe tient à fa place , il ne s'a.-
5, gite point pour en fortir , il n'ufe
ii4 Emile.
j, point inutilement fcs forces pour
„ jouir de ce qu'il ne peut conferver ,
5, & les employant toutes à bien pollé-
„ der ce qu'il a, il eft en elTet plus
5, puilîant (xplus riche de tout ce qu'il
5, defire de m.oins que nous. Etre mor-
k,, tel & périilable , irai-je me former
5, des nœuds éternels fur cette terre ,
5, où tout change , où tout pafle^ &
,j dont je difparoitrai demain ? O Emi-
„ le , ô mon fils, en te perdant que
„ me refteroit-il de moi ? Et pourtant
5, il faut que j'apprenne à te perdre :
5, car qui fait quand tu me feras ôté ?
„ Veux- tu donc vivre heureux &
„ fage ? N\tttache ton cœur qu'à la
5, beauté qui ne périt point : que ta
„ condition borne tes deHrs; que tes
j, devoirs aillent avant tes penchans j
,^ étends la loi de la nécelîîté aux cho-
5, fes morales ; apprends à perdre ce
„ qui peut t'ètre enlevé j apprends à
5, tout quitter quand la vertu l'ordon-
„ ne , à te mettre au-deflus des évé-
5, nemens , à détacher ton cœur fan8
5, qu'il fe déchire , à être courageux
5, dans l'adverfité afin de n'être ja-
„ mais miférable , à être ferme dans
„ ton devoir afin de n'être jamais
3, criminel. Alors tu feras heureux maî-
3j gré lii fortune , &. £igc malgré les
L 1 V R E V. 115'
„ pàfTîons. Alors tu trouveras dans la
„ poUeffion même des biens fragiles ,
„ une volupté que rien né pourra trou-
„ bler ; tu les polTédcras fans qu'ils te
„ poUédenr , & tu lentiras que l'hom-
;, me, à qui tout échappe, îie jouit que
„ de ce qu'il lait perdre. Tu n'auras
„ point, il eft vrai, i'illufion des plai-
„ firs imaginaires ; tu n'auras point
„ auffi les douleurs qui en font le fruit.
„ Tu gagneras beaucoup à cet échan-
„ ge, car ces douleurs Jbnt fréquen-
,, tes & réelles , & ces plaifirs font ra-
„ res & vains. Vainqueur de tant d'o-
» pillions trompeufes , tu le feras en-
i, core de celle qui donne un fi grand
^ prix à la vie. Tu pafleras la tienne
„ fans trouble & la termineras fans ef-
„ froi : tu t'en détacheras comme de
„ toutes chofes. Que d'autres, faiOs
« d'horreur , penfent en la quittant
„ ceiîer d'être j initruit de fon néant ,
„ tu croiras commencer. La mort eft
„ la fin de la vie du méchant, & le
„ commencement de celle du jufte.,,
Emile m'écoute avec une attention
mè'ée d'inquiétude. Il craint a ce pré-
ambule quelque conclufion finiitre. Il
preilcnt qu'en Kù montrant la nécelTi-
té d'exercer la force de l'ame , je veux
le foumettrc à ce dm exercice , & conv
ii5 Emile.
me un blelTé qui frémit en voyant ap-
procher le chirurgien, il croit déjà fen-
tir fur fa plaie la main douloureufe ,
mais falutaire, qui l'empêche de tom-
ber en corruption.
Incertain, troublé, prelTé de favoir
où j'en veux venir , au lieu de répon-
dre , il m'interroge , mais avec crainte,
Qiie faut-il faire i' me dit-il, prefqu'en
tremblant , & fans ofer lever les yeux.
Ce qu'il faut faire ? réponds-je d'un
ton ferme ; il fiut quitter Sophie. Qiie
dites-vous ? s'écrie-t-il avec emporte-
ment i quitter Sophie ! la quitter , la
tromper, être un traître, un fourbe,
un parjure î , Quoi î reprends -je
en l'interrompant , c'eft de moi qu'E-
mile craint d'apprendre à mériter de
pareils noms! Non, continue-t-il avec
la même impctiiolité , ni de vous ni
d'un autre : je laurai , malgré vous ,
conferver votre ouvrage ; je faurai ae
ks pas Riériter.
Je me fuis attendu à cette première
furie : je la laiife palfer fans m'émou-
veir. Si je n'avois pas la modération
que je lui prêche, j'aurois bonne grâce
à la lui prêcher ! Emile me connoit
trop pour me croire capable d'exiger
dj lui rien qui ioit mal, & il fait bien
qu'il fcroit mal de quitter Sophie , dans
L I V R E V. llf
le fens qu'il donne à ce mot. Il attend
donc entin que )e m'explique. Alors ,
je reprends mon difcours.
„ Croyez-vous, cher Emile , qu'un
„ homme, en quelque lituation qu'il
„ fe trouve, puille être plus heureux
„ que vous l'êtes depuis trois mois ? Si
„ vous le croyez , détrompez - vous.
„ Avant dégoûter les plaifirs de la vie,
„ vous en avez épuifej le bonheur. Il
5, n'y a rien au-delà de ce que vous
„ avez fenti. La félicité des fens eft
„ paifagere j l'état habituel du cœur y
„ perd toujours. Vous avez plus joui
„ par l'efpérance , que vous ne jouirez
„ jamais en réalité ; l'imagination qui
„ pare ce qu'on defire , l'abandonne
„ dans la pofleffion. Hors le feul être
„ exiltant par lui-même , il n'y a rien
„ de beau que ce qui n'eft pas. Si cet
„ état eût pu durer toujours , vous "
„ auriez trouvé le bonheur fuprème.
,, Mais tout ce qui tient à l'homme fè
,, fcnt de la caducité > tout eft fini ,
„ tout eft pailager dans la vie humai-
., ne , & quand l'état qui nous rend
>, heureux durcroit lans ceiî'e , l'habi-
„ tude d'en jouir nous en ôteroit le
„ goût. Si rien ne change au-dehors,
„ le cœur change ; le bonheur nous
y, quitte, ou nous. le quittons.
iig Emile.
5, Le tems, que vous ne mcfuriez pas,
s'écouloit durant votre délire. L'été
finie, l'hiver s'approche j quand nous
pourrions continuer nos courfcs dans
une faifon fi rude, on ne le loutfri-,
roit jamais. 11 faut bien , malgré
nous , changer de manière de vivre ;
celle-ci ne peut plus durer. Je vois
dans vos yeux impatiens que cette
difficulté ne vous embarraif^ gueres:
faveu de Sophie & vos propres de-
'firs vous iuggerent un moyen facile
d'éviter la neige , & de n'avoir plus
de voyage à faire pour l'aller voir.
L'expédient eft commode fans doute ;
mais le printems venu , la neige fond
& le mariage refte ; il y faut peiifer
pour toutes les faifons.
„ Vous voulez époufer Sophie , & il
n'y a pas cinq mois que vous la con-
noiflez ! Vous voulez l'époufer , non
parce qu'elle vous convient , mais
parce qu'elle vous plaît i comme û
l'amour ne fe trompoit jamais fur les
convenances, & que ceux qui com.-
mencent par s'aimer ne linilfcnt ja-
mais par fc haïr. Elle eft vertueufe,
je le fais; mais en eft-ce aflèz ? fuf-
fit-il d'être honnêtes gens pour fe
convenir '■^ Ce n'eft pas fa vertu que
je mets eii doute :, c'efl; fou caradcre.
L I V R E V. 119
Celui d'une f.^mnie fe montre- t-il en
un jourî' SaV'Zz-vous en combien de
iitucitions li faut l'aVoir vue pour
connoitre à fond fou humeur i
Quatre mois d'attachement vous ré-
pondent-ils de toute la vie : Peut-
être deux mois d'abfence vous k-^
ront-ils oubHer d'elles peut-être un
autre n'ûttend-il que votre éloigne-
ment pour vous etFacer de fon coeur j
peut-être à votre retour la trouverezr
vous auffi indiiférente que vous l'a-
vez trouvée fenlible jufqu'à préfent.
Les fentimens ne dépendent pas des
principes i elle peut relier fort hon-
nête, «& ceffer de vous aimer. Elle
fera confiante & fidelle , je penche
à le croire i mais qui vous répond
d'elle & qui lui répond de vous ,
tant que vous ne vous êtes point mis
à l'épreuve î* Attendrez- vous pour
cette épreuve , qu'elle vous devienne
inutile ? Attendrez-vous pour vous
connoître, que vous ne puifFiez plus
vous féparer?
„ Sophie n'a pas dix- huit ans , à
peine en pafî'ez-vous vingt-deux ; cet
âge eft celui de l'amour , mais non
celui du mariage. Quel père & quelle
mère de famille ! Eh ! pour favoir
élever des enfaiis , attendez au moine
120 E JI I L E.
„ de cefler de Tètre. Savez - vous à
„ combien de jeunes perfonnes les fd-
„ tigues de la groflelîe fupportées avant
„ l'âge ont alibibli la conftitution ,
„ ruiné la fanté , abrégé la vie '< Savez-
,. vous combien d'enfans font reftés
„ languilTans & foibles , faute d'avoir
„ été nourris dans un corps ailez for-
„ mé? Qiiand la mere& Tendant croif-
„ fent à la fois , & que la fubdance
5, nécefïaire à l'accroilfement de chacun
„ des deux fe partage , ni l'un ni l'au-
„ tre n'a ce que lui dcftinoit la nature :
5, comment fe peut-il que tous deux
j, n'en foutfrent pas '< Ou je connois
j, fort mal Emile, ou il aimera mieux
5, avoir une femme & des enfans ro-
„ buftes, que de contenter Ion impa-
5, tience aux dépens de leur vie & de
J, leur fanté.
,, Parlons de vous. En afpirant à
„ l'état d'époux & de père, en avez-
„ vous bien médité les devoirs '< Eu
„ devenant chef de famille vous allez
J, devenir membre de l'état , & qu'eft-
„ ce qu'être membre de l'état , le Çà-
„ vez-vous ? favez-vous ce que c'cil que
„ gouvernement ,• loix , patrie 'i favez-
„ vous à quel prix il vous eft permis de
„ vivre, & pour qui vous devez mourir?
n Vous croyez avoir tout appris , &
vous
Livre V- 121
5, vous ne favez rien encore. Avant
„ de prendre une place dans l'ordre ci-
„ vil , apprenez à le connoître & à la-
., voir quel rang vous y convient.
„ Emile, il faut quitter Sophie 5 je
„ ne dis pas l'abandonner : (î vous eu
„ étiez capable , elle ieroit trop heu-
„ reufe de ne vous avoir point épou-
„ fé; il la faut quitter pour revenir
„ digne d'elle. Ne ibyez pas aiïez vain
„ pour croire déjà la mériter. O com-
y, bien il vous refte à faire ! Venez
„ remplir cette noble tâche j venez
„ apprendre à fupporter l'abfencei ve-
5, nez gagner le prix de la fidélité , afin
„ qu'à votre retour vous piiiffiez vous
„ honorer de quelque chofe auprès
5, d'elle , & demander fa main , non
„ comme une grâce, mais comme uns
„ récompenfe. „
Non encore exercé à lutter contre
lui-mènie , non encore accoutumé à
délirer une chofe & à en vouloir une
autre , le jeune homme nefe rend pas ,
il rclifte , il difpute. Pourquoi fe re-
fuferoit-il au bonheur qui l'attend ?
Ne feroit-ce pas dédaigner la main qui
lui eft offerte que de tarder à l'accepter ?
QLi'cft-il befoin de s'éloigner d'elle pour
s'inftruire de ce qu'il doit favoir '^ Et
quand cela feroit nécellàire , pourquoi
Emile. Tom.lV. F
a^e lui ]ailTeroit-il pas dans des nœuds
indiirolubles le gage adarc de jon rc^
tour? Qu'il ibit Ion époux , ce il ett
prêt à me' fuivrci qu'ils Ibieiit unis , Se
il la quitte fans crainte Vous unir
pour vous quitter, cher Emile, quelle
x:outradidion ! Il elt beau qu'un amant
çuilic vivre fans fa maîtreire , mais
-un mari ne doit jamais quitter fa fem-
me fins néceiFité.' Pour guérir vos fcru-
pulcs, je vois que vos délais doivent
être involontaires : il faut que vous
.puilTiez dire à Sophie que vous la quit-
tez malgré vous. Hé bien , foyez con-
tent , & puifque vous n obéilfez pas a
la raifon, reconnoilfcz un autre maître.
V^ous ivavez pas oublié rengagement
que vous avez pris avec ir.oi. Emile,
il faut quitter Sophie: je le veux.
A ce mot il bailfe la tète , le tait ,
Tèvc un moment-, & puis me rcgai-dant
avec aiTurance, il me dit: quand par-
tons-nous ? Dans huit jours , lui dis-
/ic ', il fiut préparer Sophie à ce départ.
-Les femmes font plus foiblcs , on leur
doit des ménagemens , & cette ab-
fence n'étant p-s un devoir pour elle
comme pour vous , il lui çll permis
de lafupporter avec moins décourage.
Te ne fuis aue trop tenté de prolon-
ger jurqu'àla féparatioii de mes jeunes
L I V R T V. n-*
ger.s le journal de leurs amours ; maïs
j'abufe depuis long-tems de l'indulgence
des ledeurs : abrégeons pour finir une
fois. Emile oibra-t-il porter aux pieds
de il\ maitrclTe la même aiUirance qu'il
vient de montrer à fon ami ? Pour
moi , je le crois; c'eft de la vérité mê-
me de Ton amour qu'il doit tirer cette
airurance. Il feroit plus confus devant
elle , s'il lui en coûtoit moins de la
quitter-, il la quittcroit en coupable,
& ce rôle eiï toujours embarraifant pouc
un cœur honnèce. Mais plus le facri-
fice lui coûte , plus il s'en honore aux
yeux de celle qui le lui rend pénible.
Il n'a pas peur qu'elle prenne le change
(lu- le motif qui le détermine. Il feni-
ble lui dire à chaque regard : ô Sophie?
lis dans mon cœur , & lois fidèle; tu
n'as pas un amant fans vertu.
La ficre Sophie , de fon coté , tâche
de fupporter avec dignité le coup im-
prévu qui la frappe. Elle s'eiïbrce d'y
paroitre infenfible; mais comme elle
n'a pas ainfi qu'Emile l'honneur du
combat & de la vidoire , fa fermeté
fe foutient moins. Elle pleure , elle gé
mit en dépit d'elle , & la frayeur d'ê-
tre oubliée , aigrit la douleur de la fé-
paration. Ce n'elipas devant fon amant
qu'elle pleure , ce iieiï pas à lui qu'elle
F a
124 E M I L E.
jTiOUtre Tes frayeurs ; elle étouifcroit
plutôt , quedeiauiercchappperuufou-
pir en fa préfence ; c cil moi qui re-
çois fes plaintes , qui vois fes larmes ,
qu'elle aillede de prendre pour cenh-
dcnt. Les femmes Ibnt adroites & lavent
fe déguiièr : plus elle murmure en fecret
contre ma tyrannie , plus elle eft at-
tentive a me flatter i elle fent que fon
fort cil dans mes mains, ^ ^ ^
Je la confole , je la ralTure , je lui re-
ponds de fon amant , ou plutôt de fon
époux : qu'elle lui garde la même fidé-
lité qu'il aura pour elle & dans deux
ans il le fera , je le jure. Elle m'cilime
allez , pour croire que je veux pas la
tromper. Je fuis garant de chacun des
deux envers l'autre. Leurs cœurs , leur
vertu , ma probité , la confiance de leurs
parens , tout les rallurc ; mais que fert
la raifon contre la foibîeife '< Ils fe fé-
parcnt comme s'ils ne dévoient plus
fe voir.
Cefl; alors que Sophie fe rappelle les
regrets d'Eucharis , & fe croit réelle-
ment à fa place. Ne laiflbns point du-
rant l'abfence réveiller ces fantafques
amours. Sophie , lui dis -je un jour,
faites avec Emile un échange de livres.
Donnez - lui votre Telémaque , afin
gu'il appren.ie ù lui reifcmbler , &
Livre V. ijCf
qu'il vous cToiine le fpedateuT , dont
vous aimez h ledure. Etudiez - y les
devoirs des honnêtes femmes , & foi-
gez que dans deux ans ces devoirs fe-
ront les vôtres. Cet échange plaît à
tous deux, & leur donne de la con-
fiance. Enfin vient le trifte jour, il
faut fe fcparer.
Le digne père de Sophie , avec lequel
j'ai tout concerté, m'embralfe en re-
cevant mes adieux j puis me prenarit
à part , il me dit ces mots d'un ton
grave & d'un accent un peu appuyé:
" J'ai tout fait pour vous complaire j
53 je favois que je traitois avec un hon7-
55 me d'honneur: il ne me relie qu'un
55 mot à vous dire. Souvenez - vous
55 que votre éîeve a (\gné fon contF^
55 de mariage fur la bouche de ma
J5 fille.„
Q_uelle différence dans la contenance
des deux amans î Emile impétueux ^
ardent, agité, hors de lui , poufledes
cris, verfe des torrens de pleurs fur les
mains du pcre, de la more, de la fille ,
embraffe en fan glotant tous les gens de
la maifon , & répète mille fois les mê-
mes chofes avec un défordre qui fe-
roit rire en toute autre occallon. So-
phie morne, pâle, Preil éteint, le re-
gard fombre , rcfte en repos , ne dit
F 5
i-^ Emile.
rien , ne pleure poiac , ne voit perfonne,
pas même Emiic. 11 a beau liu pren-
dre les mains, h preiTer dans Tes brasj
elle rette immobile , irifer.fible a fcs
pleurs, à Tes careiTes , à tout ce qu'il
i^tit y il eîl déjà parti pour clk. Com-
bien cet objet cft plus touchrmt que la
plainte importune «:■>: les regrets biiivans
de ron amant! H le voit , il le Teut , il
en cil navré : je Tcnirrâne avec peine:
Çi vc le iaiife encore un rrioment, il ne
voudra plus partir. Je fuis charmé qu'il
emporta avec lui cette triUe image. Si
\dm:iis il clt tente d'oublier ce qaVi doit
a Sophie , en la lui rappeliant telle quM
la vit au moment de Ton départ , il Uu-
Ura q.iM ait le cœur bi^n aliéna îi |e
^c k rairtcue pas à elle.
Livre V. 127
DES VOYAGES
'n demande s'il efl: bon que les jeu-
nes gens voyagent , & l'on difpute beau-,
coup là-deiîiis. Si Ton propofoic autre-
ment la queftion, & qu'on demandât
s'il eft bon que les hommes aient voya-.
gé , peut-ècre ne difputeroit - on pas
tant.
L'abus des livres tue la fcience.
Croyant favoir ce qu'on a lu -, on ié
croit difpenré de rapprendre. Trop de
lecture ne fert qu'a faire de prélbm-
tueux ignorans. De tous les fieclcs de
littérature , il n'y en a point eu où l'on,
1 Jt tant que dans celui-ci , & point ou.
Ton fût moins favant: de tous les pays
de l'Europe , ii n'y en a point ou Ton
imprime tant d'hiftoires , de relations ,-
de voyages , qu'en France , 6c point où
l'on conr.oiiîe moins le génie (Se les
mœurs des autres nations. Tant de li-
vres nous font nég'iger le livre du mon-
de , ou il nous y lifons encore , cha-
cun s'rn tient à fon feuillet, (^land le
mot peut-on éirc Ferfan me leroit incon-
nu, je devinerois , à l'entendre dire,,
qu'il vient du pavb où les préjugés na^.
F4
128 Emile.
tionaiix font le plus en règne , & du
fexe qui les propage le plus.
Un paridsn croit connoitre les hom-
mes & ne connoit que les François ; dans
fa ville, toujours pleine d'étrangers ,
'il regarde chaque étranger comme un
phénomène extraordinaire qui n'a rien
d'égal dans le relte de l'univers. 11 faut
uvoir vu de près les bourgeois de cette
grande vi)le , il faut avoir vécu chez
eux, pour croire qu'avec tant d'efprit
on pui.ie être aulii Itupide. Ce qu'il
y a de bizarre eil que chacun d'eux a
iw dix fois, peut-être , la defcription
du pays dent un habitant va (i fort i'é-
mer veiller.
C'ell trop d'avoir à percer à la fois
ies préjugés des auteurs & les nôtres
pour arriver à la vérité. J'ai paiié ma
vie à lire des relations de voyages , & je
n'en ai jamais trouvé deux qui m'aient
donné la même idée du même peuple.
En comparant le peu que je pouvois ob-
ferver avec ce que j'avois lu , j'ai fini
par laillèr là les voyageurs, & regret-
ter le tems que j'avois donné pour
m'inllruire à leur ledure , bien con-
vaincu qii'en fait d'obfcrvatior.s de
toute efpece il ne faut pas lire , il faut
voir. Cela feroit vrai dans cette occa-
jioii , c^uand tous les voyageurs ia-
Livre V. 129^
roient finceres , qu'ils ne diroient que
ee qu'ils ont vu ou ce qu'ils croyant ,
& qu'ils ne déguileroient la vérité que
par les faulîes couleurs qu'elle prend à
îeurs yeux. Qiic doit-ce être quand il
la laut démêler encore à travers leurs
menfonges & leur mauvaife foi i
LaiiTons donc la reflource des livres
qu'on nous vante , à ceux qui (ont Fri<s
pour s'en contenter. Elle ed bonne ,•
ainli que Part de Raymond Lulle, pour
apprendre à babiller de ce qu'on ne fait
point. Elle eil bonne pour dreller des
Platons de quinze ans à philofopher
dans des cercles , & à inllruire une
compagnie des ufages de l'Egypte &
des Indes , fur la foi de Paul-Lucas ou'
de Tavernicr.
Je tiens pour maxime incontcdable
que quiconque n'a vu qu'un peuple ,
au lieu de connoître les hommes ne
connoit que les ger.s avec lefqucls il a^
vécu. Voici donc encore une autre ma-
nière de pofer la même quellion des
voyages. Siiffit-il qu'un homme biea>
élevé ne connoiiTe que fes compatrio-
tes, ou s'il lui importe de connoître'
les hommes en général '< 11 ne reilc plus
ici ni difpute ni doute. Voyez combien la
folution d'une quellion difficile dépend
quelquefois de la manière de la pofe? ,'•
F s
1 50 E jï 1 i. E.
Mîih pour étudier les hommes faut-
ii pai courir la terre entière '{ Faut - il
'cJler au Japon obrcrvcr les Européens?
pour connoître l'cr{.ccc faut-il connoî-
tte tous les individus ? Kon , il y a des-
Jlommes qui fe reliemblerit i] iort que ce
li'eil pas la peine de les étudier féparé-
^lent; Qui a vu eii.x François les a tous
vus ; quoiqu'on ncn puiilc pns dire au-
tant des Ang'ois <S^ de quelques autres
peuples, il cft pourtant certain que
chnqiie nation a Ton caractère propre &
fpécifique qui fe tire par indudion , non
de robfervatiun d'im feul de fcs me.n-
bres , niais de plusieurs. Celui qui a
comparé dix peuples connoit les honi-
^-ues , comme celai qui a vu dix Fran^
(]ois connoit les François.
Il ne fuHit pas, pour s'indruire, de
courir les pays ■■, il faut lavoir voyager.
Pour obferver il faut avoir des yeux , &
les tourner vers l'objcc qu'on veut con-
noître. î! ya beaucoup de gens que les
voyages ialtruifent encore moins que
les livres, parce qu'ils ignorent l'art de
penfcr, que dans la kc'lure leur cfjirit
ell au moins guidé par l'auteur, tk que
dans Icur-s voyages , ils iîg fàvent rien
voir d'eux-mêmes. D'autres ncs'inftrui-
icnt point, parce qu'ils ne veulent pas
s'udtruir*. Leur objet, efl fi dirtcreiit
Livre V. i^r
que ccliii-là ne les frappe guercs; c'cft
grand h:ilard fi Ton voit exactement ce
qu'on ne ibucic point de regarder. De
tous les peuples du monde le François
cli celui qui voyage le plus, mais pleiit-
de Tes ufltges il confond tout ce qi-ii n'y
relfemb^e pas. Il y a des Fra^içois dans-
tous les coins du monde. Il n'y a point
de pay 0 où l'on trouve plus de gens qui
aient voyagé, qu'on en trouve en France^
Avec cela pourtant, de tous les peuples
de l'Europe celui qui en voit le plus les-
connoitle moins. L'Anglois voyage aiiili,,-
mais d'une autre manière; il ftut que
ees deux peuples foicnt contraires cm
tout. La nobleiTe angloife voyage, la
noblefib irancoilè ne voyage point: le
peuple franqois voyage, le peuple a!'>-
gloîsne voyage point. Cette dirtérence
me paroît honorable au dernier. Les
François 0!it prefque toujours quejqiie
vue d'intérêt dans leurs voyages : maist
les Ang'lois ne vont point chercher for-
tune chez les autres nations, Il ce ri'clt
par le commerce t^ les main!: pîeiiies ;
quand i-s y voyagent, c'eM pour y vcrfer
leur-argent, non pour vivre d'induilrie i
ils font trop Eers pour aller ramper liois
de chez eux. Cela fait aulfi qu'ils s'ni-
Itruiicnt mieux chez j'éuanger que im
font les François » q,ui oat un tout aa^-
F d
1-^2 E M l L V:.
tre objet en tète. Les Aiiglois ont pour-
tant auiîi leurs préjugi^s nationaux j ils-
en ont même plus que perfonne; mais-
Ges préjugés tiennent moins à l'igno-
rance qu'à la paillon. L'Anglois a les
préjugés de l'orgueil ,. & le François
ceux de la vanité.
Comme les peuples les moins cultivés
font généralement les plus làges, ceux
qui voyagent le moins , voyagent le
mieux j parce qu'étant moins avancés
«|uc nous dans nos- recherches frivoles , &
moins occupés des objets de notre vaine
curiodté , ils donnent toute leur atten-
tion à ce qui eil véritablement utile. Je
neconnois guercs que les Efpagnols qui
voyagent de cette manière. Tandis
qu'un Franqois court chez les artiiies-
d'un pays, qu'un Anglois enfaitdclîi-
ner quelque antique, & qu'un Allemand'
porte Ton album chez tous les favans ,.
l'ETpagnol étudie en iilence le gouver-
nement, les mœurs , la police, «S'cilelfc
k fcul des quatre qui de retour chez lui ,
rapporte de ce qu'il a vu quelque remar-
i^ue utile à fon pays.
Les anciens voyagcoient peu , hfoient
peu , faifoient peu de livres , & pour-
tant on voit dans ceux qui nous reltent
d'eux qu'ils s'obfervoient mieux les
wns les autres , que uous ivobfeivonsnos
L t V R E V. J5?
contemporains. Sans remonter aux écrits
d'Homère , le fcul poète qui nous tranf^
porte dans les pays qu'il décrit , on ne
peut réfuter à Hérodote l'honneur d'a-
voir peint les mœurs dans fon hifloire,
quoiqu'elle foit plus en narrations qu'en
réflexions, mieiix que ne font tous nos
hilloriens en chargeant leurs livres de
portiaits & de caraderes. Tiicite a mieux
décrit les Germains de fon tems qu'au-
cun écrivain n'a décrit les Allemands
d'aujoufd'Jîui. Inconteftabîement ceux
qui font verfés dans l'hilloire aiicicnne
connoifient mieux les Grecs , les Car-
thaginois, les Romains, les Gaulois,
lesPerfes, qu'aucun peuple de nos jours
ne connoit fes voifins.
I! faut avouer auiîi , que les caradleres
originaux des peuples s'eljluc;ant de jour
en jour deviennent en même raifon plus
difficiles à faifir. A mefure que les races
fe mêlent & que les peuples le conlon-
âent , on voit peu-à-peu difparoîtie ces
diliérences nationales qui frappoient ja-
dis au premier coup-d'a:il. Autrefois
chaque nation relfoit plus renfermée en
elle-même ; il y avoit moins de commu-
nications , moins de voyages , moins
d'intérêts comniuns ou contraires, moins
de liaifons politiques & civiles de peuple
à peuple , point tant de ces tracaiienes
1^4 E M 1 L E.
royales P.ppeîlées ncgocmtions , point
d'iimbaff;idcitrs ordiiui'rcs ou réfKiens
continasllemcnt ; les grandes naviga-
tions étaient rares , ï. y avoit peu de
commerce éloigné, & le peu qu'i! y en
avoit é'-oit fait par le prince même qui
s'y fervoit d'étrangers , ou par des gens
mépriles qui ne donnoient le ton à por-
fonne , & ne rapproclioient poinc Ici
nations. Il y a cent fois plus de liaifoii
maintenant entre l'Europe & l'A fie ,
qu'il n'y en avoit jadis entre la Gaule &
l'Lfpagne : PEuropc feule ctoit plus épar-
fe que la terre entière ne feli: aujour-
d'hui.
Ajoutez à cela , que les anciens peu-
ples fe regardant la plupart comme au-
todoncs, ou originaires de leur pro-
pre pays , roccupoient depuis allez long-
tems , pour avoir perdu la memt)ire des
fiec^es reculés où leurs ancêtres s'y
ctoient établis , & pour avoir laide le
tem"; au climat de faire fur eux des im-
prellioîis dur.iblesi au lieu que parmi
nous - après les invafions des Romains ,
les récentes émigrations des barbares
ont tout mêlé , tout confondu. Les
Franqois d'aujourd'hui , ne font plus
ces grands corps b'onds & b'ancs d'au-
trefois 5 les Grecs ne font plus ces beaux
lionxnies faits pour iieryir «k nj©tielc à
Livre V. i^f
Viwt ; la Figure des Romains eux-mêmes
a changé de caractère, ainfi que leur
nature! : les Pcrlans , originaires de Tar-
tarie, perdent chaque jour de leur lai-
deur primitive , par le mélange du ùng
Circatfien. Les Européens ne font plus
Gaulois , Germains , Ibériens , AYio-
brogcsi ils ne font tous que des Scythes
diverfément dégénérés quant à la figure,
& encore plus quasit aux moeurs.
Voilà pourquoi les antiques diftinc-
tions- des races, les qualités de Tair &
du terroir, marquoient p'us fortement
de peuple à peuple les tempéramens , les
figures, les mœurs , les caractères , que
tout cela ne peut fe marquer de nos
jours, où Tinccfnihnce Européenne ne
lailîe à nulle caulé naturelle le tcms de
faire lés imprclFions , & où les forêts
abattues, les marais delféchcs, la terre
plus uniformément quoique plus mA
cultivée , ne VàhVcnt plus , nième au
phyfique ,. la même diiî'érence de terre à
terre, év de pays à pays.
Peut - être avec de femblab^es réPiC-
xions ff preiferoit-on moins de tourner
en ridi^jule Hérodote, Ctéfias, Pline,
pour avoir repréfenté les habituns de di-
vers pays avec des traits origimuix C<
des diiiérenccs niarquées que nous ne
ieurvoyoii^plus. Il fuudroit retrQUvci
1^6 E iM I L E.
les mêmes liommes , pour reconnoître
en eux les mêmes figures ; il faudioit
que rien ne les eût changés, pour qu'ils
fuirent reftés les-,mèmcs. Si nous pou-
■vions confidércr à la ibis tous les hom-
mes qui ont été , peut- on douter que
nous ne les trouvaiiions plus variés de
liecie à fiecle , qu'on ne les trouve au-
jourd'hui de nation à nation?
En même tems que les obrervat'ons
deviennent plus ditficiles , elles fe font
plus négligemmem&pius maU c'elUme
autre raiibn du peu de fucces de nos re-
cherches dans i'hilloire naturelle du
genre humain. L'in{h-u(f!:ion qu'on re-
tire des voyages fe rapporte à l'objet qui,
les fait entreprendre. Quand cet objet
eit un fyftème de philoiophie , le voya-
geur ne voit jamais que ce qu'il veut voir:
quand cet objet e(t l'intérêt, il ablbrbe
toute l'attention de ceux qui s'y livrent.
Le commerce &ies arts, qui mêlent &
coniondent les peuples, les empêchent
aulFi de s'étudier. Qivand ils lavent le
profit qu'ils peuvent faire l'un avec l'au-
tre, qu'ont-ils de piusàfavoir?
Il ell utile à l'homme de connoitre
tous les lieux où l'on peut vivre, afin
de choifir eniuitc ceux où Ton peut vi-
vre le plus commodément. Si chacun fe
fuiïilGit à Kid-mèaïc ^ il ne lui importe-
L I V R E V. 1^7
roit de connoitre que le pays qui peut le
nourrir. Le fauvage , qui n'a belôin de
pcrfonne, & ne convoite rien au mon-
de, ne connoit & ne cherche à connoi-
tre d'autres pays que le lien. S'il eil forcé
de s'étendre pour fubfifter , il fuit les
lieux habités par les hommes ; il n'en
veut qu'aux bètes , & n'a befoin que
d'elles pour fè nourrir. Mais pour nous
à qui la vie civile eft nécelTaire , & qui
ne pouvons plus nous palier de manger
des hommes , l'intérêt de chacun de
nous eil de fréquenter les pays où l'on
en trouve le plus. Voilà pourquoi touc
afflue à Rome , à Paris , à Londres. C'eit
toujours dans les capitales que îe fan g
humain fe vend à meilleur marché.
Ainfi l'on ne connoit que les grands
peuples , & les grands peuples fc rei-
femblent tous.
Nous avons, dit-on, des fa vans qui
voyagent pour s'initruire ; c'eft une er-
reur. Les favans voyagent par intérêt
comme les autres. Les Platons , les
Pythagores , ne fc trouvent plus , ou
s'il y en a , c'ell bien loin de nous.
Nos favans ne voyagent que par ordre
de la cour ; on les dépèche , on les dé-
fraye , on les paye pour voir tel ou tel
objet, qui très- liircment n'elt pas un
objet nioiul. Ils doivent tout leur tems
i:iS E M I L E.
à cet objet unique, ils font trop hon-
nêtes gens pour voler leur argent. Si
dans quelque pays que ce puiiiè être ,
des curieux voyagent à leurs dépens ,
ce n'eft jamais pour étudier les hom-
mes , c'eil pour les inftruire. Ce n'G-'à
pas de fcience qu'ils-ont befoin, nuis
d'ofteutation. Comment apprendroient
ils dans leurs voyages à fccouer le joug
de l'opinion ^ ils ne les font que pour
elle.
Il y a bien de la différence entre voya-
ger pour voir du pays, ou pour voir
des peuples. Le premier objet eft tou-
jours celui des curieux , l'autre n'eft
pour eux qu'accclibire. Ce doit être
tout le contraire pour celui qui veut
pliilofopher. L'enfant obfcrve les cho-
fes , en attendant qu'il puiiîe obferver
les hommes. L'homme doit commen-
cer par oblcrver Tes femblables , & puis
il obferve les chofes s'il en a le tems.
C'eft donc mal raifonner , que de
conclure que les voyages font inutiles,
de ce que nous voyageons mal. Mais
rutiUté des voyages reconnue , s'en-
iuivra-t-il qu'ils conviennent à tout le
monde ? Tant s'en faut ; ils ne con-
viennent au contraire qu'à très -peu
d: gens: ils ne conviennent qu'aux
liommes allez fermes iur eux-mêmes ,
L I V R E V. 1^9
pour écouter les leçons de l'erreur fans
îe laiircr le Jiiire , & pour voir l'excm-
. pie du vice fans fc laiiler entramer. Les
voyages pouilent le naturel vers ia pen-
te , & achèvent de rendre Phomnie bon
ou mauvais. Qviiconque revient de
courir le monde , oit à fon retour ce
qu'il fera toute fa vie j il en revient
plus de méchans que de bons, parce
qu'il en part plus d'enclins au mai qu'au
bien. Les jeunes gens mal élevés & mal
conduits, contradent dans leurs voya-
ges tous les vices des peuples qu'ils fré-
quentent , & pas une des vertus dont
ces vices font mêlés: mais ceux qui
fons heureufement nés, ceux dont on
a bien cultivé le bon naturel , & qui
voyagent dans le vrai deifein de s'inf-
truire , reviennent tous meilleurs &
pkis fages qu'ils n'etoient partis. Ainii
voyagera mon Emile ; ainli avoit voya-
gé ce jeune homme, digne d'un meil-
leur fiecle , dont l'Europe étonnée ad-
mira le mérite , qui mourut pour ion
pays à la fi^^ur de fes ans , mais qui
méritoit de vivre , & dont la tombe
ornée de fjs feules vertus , attendoic
pour être honorée qu'une main étran-
gère y iémat des fleurs.
Tout ce qui ce fait avec raifon , doit
avoir fes règles. Lci, voyages,pris comme
140 E W ILE.
une partie dePéducation ; doivent avoir
les leurs. Voyager pour voyager , c'elt
errer, être vagabond i voyager pour s'infl
triiire , eft encore un objet trop vague :
Tinilruclion qui n'a pas un but déter-
miiié^ n'ert rien. Je voudrois donner
au jeune homme Uii intérêt fènfible à
s'inilruire, & cetinrérètbien choiii £xe-
roit encore la nature de l'inih-uélion.
C'eft toujours la fuite de la méthode que
j'ai tâché de pratiquer.
Or , après s'être confidéré jrar les rap-
ports phyiiques avec les autres êtres, par
fes rapports moraux avec les autres hom-
mes, illuirefte à fe confiderer par fes
rapports civils avec fes concitoyens. Il
faut pour cela , qu'il commence par
étudier la nature du gouvernement en
général , les diverfes formes de gouver-
nement & enfin le gouvernement parti-
culier fous lequel il ei\ né, pour favoir s'il
lui convient d'y vivre: car par un droit
que rien ne peut abroger chaque homme
en devenant majeur & maître de lui-mê-
me, devient maitreaulFi de renoncer au
contrat par lequel il tient à la comunauté,
en quittant le pays danslequel elle eft éta-
blie. Ce n'eft que par le féiour qu'il y fait
après l'âge de railbn , qu'il eft ccnié con-
firmer tacitement l'engagement qu'ont
pris fes ancêtres. Il acquiert le droit de-
Livre V. 141
renoncer à fa patrie , comme à la fuccefl
lion de fou père : encore , le lieu de la
naiifaace étant un don de la nature , cé-
de-t-on du fien en y renonçant. Par le
droit rigoureux chaque homme refte li-
bre à fes rifques en quelque lieu qu'il
nallfe a moins qu'il ne fe fournettc volon-
tairement aux loix , pour acquérir le
droit d'en être protégé.
Je lui dirois donc, par exemple: juf-
qu'ici vous avec vécu fous ma direction ,
vous étiez hors d'état de vous gouverner
vous- même j mais vou'> approchez de
l'âge où les ioix vous lailfant la difpo-
fition de votre bien , vous rendent maî-
tre de votre perfonne. Vous allez vous
trouver feul dans la fociété, dépendant de
tout , même de votre patrimoine. Vous
avez en vue un établiifemcnt ; cette vue
ell louable, elle eli un des devoirs de
l'homme } mais avant de vous marier,
il iautfavoir quel homme vous voulez
être, à quoi vous voulez paifer votre
vie, quelles raefures vous voulez pren-
dre pour alfurer du pain à vous & à
votre famille 5 car bien qu'il ne faille
pas faire d'un tel foin fa principale affai-
re, il y faut pourtant longer une lois.
Voulez -vous vous engager dans la dé-
pendance des hommes que vous mépri-
fez ? Voulez-vous établir votre fortune
142 Emile.
& fixer votre état par des relations ci-
viles qui vous mettront fans ceiîe à la
dilcrction. d'autrui , & vous Forceront ,
pour échapper aux fripons . de devenir
fripon vous rrèmei:'
Là-delfus je lui décrirai tous les moyens
poiîibles de faire valoir l'on bien , foit
dans le commerce , ibit dans les charges ,
ibit dans la finance, & je lui montrerai
qu'il nY^n a pas un qui ne lui lailîe des
rifques à courir, qui ne le niettc dans
un état précaire ^*vc dépendant , & ne le
force de régler fes mœurs , les lëntimens y
fa conduite j fur l'exemple & les préjugés
d'autrui.
Il y a , lui dirai-je , un autre moyen
d'cmplovcr fo>\ tems & fi perfonnc ,
c'clî de le mettre au fervice , c'elt-à-dire ,
de iè louer à très- bon compte , qour al-
ler tuer des gens qui ne nous ont point
fait de mal. Ce métier etl en grande cf
time parmi les hommes , & ils font
un cas extraordinaire de ceux qui ne font
bons qu'à cela. Au furplus , loin de vous
dilpenfcr des autres reifourccs , il ne vous
les rend que plus nécetîaires ; car il entre
auffi dans Thouiieur de cet état de ruiner
ceux qui s'y dévouent. Il efl vrai qu'ils
ne s'y ruinent pas tous. La mode vient
même in(én(ib!emeiit de s'y enrichir
^omme dans les autres. Mais je doute
Livre V. 145
qu'en vous expliquant comment s'y
prennent pour cela ceux qui réulîi lient,
je vous rende curieux de les imiter.
- Vous (aurez encore que dans ce mé-
tier même il ne s'agit plus de courage
ni de valeur, ii ce n'elt peut-être au-
près des femmes: qu'au contraire le
plus rampant , le plus bas , le plus fer-
vile effc toujours le plus honoré 5 que 11
vous vous avifez de vouloir faire tout
de bon votre métier , vous ferez méprifé ,
haï, chalié peut-être, tout au moins
accablé de paiic - droits & fupplanté par
tous vos camarades , pour avoir fuit vo-
tre^ fcrvice à la tranchée , tandis qu'ils
faifoient le leur à la toiletto.
On fe doute bien que tous ces em-
plois divers ne feront pas fort du goût
d'Emile. Eh quoi ! me dira - 1 - il , ai - je
oublié les jeux de mon enfaiice ? ai-je
perdu mes bras ? ma force ell-elie épui-
îée ? ne fais - je plus travailler r* Que
m'importent tous vos beaux emplois ,
ik toutes les fottes opinions des hom-
mes ? Je ne connois point d'autre gloi-
re que d'être bienfaifaut Se iulle , je
ne connois point d'autre bonheur que
de vivre indépendant avec ce qu'on
aime , en gagnant tous les jours de
Tappétit & de la ianté par fon travail.
Tous ces embarras dont vous me par-
144 Emile.
les ne me touchent gueres. Je ne veux
pour tout bien qu'une petite métairie
dans quelque coin du monde. Je met-
trai toute mon avarice à la taire valoir,
& je vivrai fans inquiétu#le. Sophie <Sc
jTî.on champ , & je ferai riche.
Oui , mon ami , c'efl; allez pour le
bonheur du Tage d'une femme & d'un
champ qui foient à lui. Mais ces tré-
fors , bien que modelles , ne font pas
fi communs que vous penfez. Le plus
rare eft trouvé pour vous i parlons de
l'autre.
Un champ qui Toit à vous , cher
Emile ! & dans quel lieu le choifirez
vous ? En quel coin de la terre pour-
rez-vous dire i je fuis ici mon maître
8c celui du terrein qui m'appartient.
On lait en quels lieux il ell aifé de fe
faire riche , mais qui fait où l'on peut
fc palfer de l'être 'i* Qiii lait où l'on
peut vivre indépendant & libre , fuis
avoir befoin de faire mal à perfonne &
lans crainte d'en recevoir ? Croyez-
vous que le pays où il cft tou;ours
permis d'être honnête homme foit fi
facile à trouver ? S'il cli: quelque moyen
légitime & fur de fubfiiler fuis intri-
gue , fans affaire , lans dépendance ,
c'eit , j'en conviens , de vivre du tra-
vail de fes mains , en cultivant là pro-
pre
Livre V. 14^
pre terre ; mais où eft l'état où Ton
peut fc dire , la terre que je foule
eft à^ moi ? Avant de choiiir cette heu-
reufe terre , alTurez - vous bien d'y
trouver la paix que vous cherchez ;
gardez qu'un gouvernement violent ,
qu'une religion perlëcutante , que des
mœurs perverfes ne vous y viennent
troubler. Mettez-vous à l'abri des im-
pôts fans mefiira qui dévoreroient le
fruit de vos peines , des procès fans fin
qui confuraeroient votre fonds. Faites
en forte qu'en vivant juftement vous
n'ayez point à faire votre cour à des
intendans, à leurs fubftituts , à des
prêtres , à de puilikns voifins , à àci
fripons de toute eipece, toujours prêts
à vous tourmenter li vous les négligez.
Mettez-vous fur-tout à l'abri des vexa-
tions des grands & des riches ; fongez
que par-tout leurs terres peuvent con-
finer à la vigne de Naboth. Si votre
malheur veut qu'un homme en place
achète ou bâtllfe une maifon près de
votre chaumière , répondez-vous qu'il
ne trouvera pas le moyen , fous quel-
que prétexte , d'envahir votre héri-
tage pour s'arrondir , ou que vous ne
verrez pas , dès demain peut-être , ab-
forber toutes vos reiTources dans un
large grand chemin i Qiic fi vous cou-
Emile. loin. iV. G
ï45 Emile.
lervez du crédit pour parer à tous ces
iiicouvéïiicus , autant vaut conierver
autfi vos richelîes , cas eiles ne vous
coûteront pas plus à garder. La richelîe
& le crédit s'étayent mutuellenient ;
l'un fe Ibu tient toujours mal fans l'autre,
j'ai plus d'expérience que vous, cher
Emile , je vois mieux la dilliculté 6^
votre projet. H eft beau pourtant , il
cit honnête , il vous rendroit hçurcux
en effet j efForqons-nous de l'excciner.
T'ai une propofition à vous, faire. Cbn-
iacrons les deux ans que nous avons
pris jufqu'à votre retour, à choifir un
;iiyle en Europe où vous puilhez vivre
heureux avec votre famille à Pabri de
tous les dangers dont je vieîis de vous
parler. Si nous réulnlfôns, vous aurez
trouve le vrai bonheur vainement
cherché par tant d'autres, & vous
n'aurez pas regret à votre tems. Si nous
ne réulîilfons pas , vous ferez gueri
d'une chimère i vous vous confolerez
d'un malheur inévitable , & vous vous
ioumettrez à la loi de la néceilite.
Je ne lais fi tous mes Icdcurs ap-
percevront jufqu'où va nous mener
cette recherche ainfi propofee ; mais
je fais bien que fi , au retour de les
voyages commencés 6c continues dans
cette vue , Emile n'en revient pas ver-
Litre V. -14^
fe dans toutes les matières de gouver-
nement , de mœurs publiques , & de
maximes d'état de toute cfpece, il faut
que lui ou moi foyons bien dépour-
vus , l'un d'intelligence. Se l'autre de
jugement.
Le droit politique eft encore à naî-
tre , & il e(t à préfumer qu'il ne naîtra
jamais. Grotius, le maître de tous nos
fa vans en cette partie , n'cll qu'un
enfant, & qui pis c(t, un enfant de
anauvaife foi. Quand j'entends élever
Grotius jufqu'aux nues & couvrir Hob-
bes d'exécration , je vois combien
d'hommes fenfés lifent ou comprennent
ces deux auteurs. La vérité eft que
leurs principes font exactement fembla-
bles, ils ne dilfcrent que par les expret
fions. Ils ditferent auifi par la métho-
de. Hobbess'appuye fur des fopliifmes,
& Grotius fur des poètes : tout le refte
leur eft commun.
Le feul moderne , en état de créer
cette grande & inutile fcience , eût été
l'illuftre Montefquieu. Mais il n'eut
garde de traiter des principes du droit
politique 5 il fe contenta de traiter du
droit pofitif des gouvernemens établis j
& rien au monde n'eft plus différent
que ces deux études.
Celui pourtant qui veut juger faine-
G 2
-tnentdes goiiveniemens tels qu'ils exil-
tGiit , c(-t obligé de les réunir toutes
deux ; il faut Savoir ce qui doit être ,
pour bien juger de ce qui eft. La plus
-grande difficulté pour éclaircir ces im-
portantes matières , eft d'intéreller un
particulier à les difcuter , de répondre
à ces deux queftions : que m'importe ?
& qu'y puis-je faire i^Nous avons mis
notre Emile en état de {c répondre à
toutes deux.
La deuxième difficulté vient des pré-
jugés de l'enfance , des maximes dans
lefquelles on a été nourri , fur-tout de
la partialité des auteurs , qui parlant
toujours de la vérité dont ils ne fe iou-
cient gueres , ne fongcnt qu'à leur in-
térêt dont ils ne parlent point. Or le
peuple ne donne ni chaires , ni pen-
fions , ni places d'académies ; qu'on
juge comment fcs droits doivent être
établis par ces gens là î J"ai iait en forte
que cette difficulté fût encore nulla
pour Emile. A peine iliit-il ce que c elt
que gouvernement; la feule choie qui
lui importe eft de trouver le meilleur,
ion objet n'eft point de hùre des livres,
& fi jamais il en fait, ce ne iera point
pour faire fa cour aux puiifanccs , mais
pour établir les droits de rhumam.te.
il refte une troiûemc ditlicuke plus
Livre V. 149,
rpécieufe que folide , & que je ne veux
lù refondre, ni propofer ; il me fuffit
qu'elle n'effraye point mon zelc i bien
fur qu'en des recherches de cette efpc;-
çc de grands talens fout moins nécel-
faires , qu'un Cmccre amour de la jurti-
ce & un vrai rcfpec'l pour la vérité.
Si donc les matières de gouvernement
peuvent être équitablement traitées ,
en voici , félon moi , le cas, ou jamais.
Avantd'obferver, il faut fe faire des
règles pour iks obfervations : il faut le
faire une échelle pour y rapporter les
mefures qu'on prend. Nos principes
de droit po'itiquc font cette échelle.
Nos mefures font les loix poHtiques de
chaque pays.
Nois élé ncns feront clairs, fimples,:
pris iniiréaiatcment dans la nature des
chofes. Ils fc fornieront des qiietiions-
difcutées entre nous , & que nous ne
convertirons en principes que quand
elles feront fuffifammcnt réfolues.
Par exemple , remontant d'abord *
l'état de nature , nous examinerons (i
les hommes nailfent efclaves ou libres,-
affociés ou indépcndans , s'il? fe réu-
nilfent volontairement ou par force -, lî
jamais la force qui les réunit peut for^
mer un droit permanent , par lequel
cette force antérieure oblig:e , même
G i
jf€> Emile.
quand elle eft fiirmontée par une au-
tre; en forte que depuis la force du
roiNembrod, qui, dit-on, lui fournit
ks premiers peuples , toutes les autres
forces qui ont détruit celle-là Ibient
devenues iniques & ufurpatoires , 8c
qu'il n'y ait plus de légitimes rois que
les defcendans de Nembrod ou fes
ayans-eaufe ; ou bien Ci cette première
force venant à ceifer, la force qui lui
fuccede oblige à ion tour , & détruit
l'obligation de l'autre, en forte qu'on
ne fo:t oblige d'obéir qu'autant qu'on
y eft forcé, & qu'on en foit difpenfo
iitôt qu'on peut faire réfiftance: droit
qui , ce fcmblc , n'ajeuteroit pas grand*^
choie à la force , & ne feroit gueres
qu'un jeu de mots.
Nous examinerons fi l'on ne peut
pas dire que toute maladie vient de
Dieu , & s'il s'enfuit pour cela que ce
foit un crime diippcUer le médecin.
Nous examinerons encore fi l'on eft
ebligé en conicience de donner ia bour-
jfe à un bandit qui nous la demande
fur le grand chemin, quand même ou
pourroit la lui cacher ; car enfin , le
piilol et qu'il tient eft aulJi une puif
îance.
Si ce mot de puiffance en cette oc-
caCon \cut dire autre chofc qu'une
Livre V. ifî
pmiîaiice légitime , & par conféqiien'^
{bumiie aux loix dont elle tient foii
être.
Suppofé qu'on rejette ce droit de for-
ce , & qu'on admette celui de la nature
ou l'autorité paternelle comme princi-
pe des rociétés, nous rechercherons la.
mefure de cette autorité , comment
elle eft fondée dans la nature , & fi eller
a d'autre raiibn que l'utiHté de l'en-
fant , fa foiblelFe , & l'amour naturel
que le père a pour lui : fi donc la foi-
bleife de l'enfant venant iV.celfer, & fa
raifon à mûrir , il ne devient pas feuî
juge naturel de ce qui convient à fa
confervation , par conféquent Ton pro-
pre maître , & indépendant de tout
autre homme, même de fon père; car
il eit encore plus fîir que le fjls s'aime
lui-même, qu'il n'eft fiu: que le père
aime le Bis.
Si , le père mort , les enfons font
teiuis d'obéir à leur aine , ou à que'--
que autre qui n'aura pas pour eux Rat-
tachement naturel d'un perc ; & fi , de
race en race , il y aura toujours un
chef unique , auquel toute la famille
foit tenue d'obéir. Auquel cas on cher-
cheroit comment l'autorité pourroic
jamais être partagée , & de quel droit
i\ y auroit Un b terre entière plus.
G4
1/2 E M I L E.
d'un chef qui gouvernât le genre hu-
main.
Siippoje q'i3 les peuples fe fuiTent
formes par choix, nous diftingncrons
alors le droit , du fait j & nous deman-
derons fi s'ctant anifi fournis à leurs
ireres, oncles ou parens, non qu'ih y
fuifcn-t obligés , rnai* parce qu'ils font
bien voulu , cette force de focicté ne
rentre pas toujours dans raUbciation
libre & volojùaire.
Pàllànt enfuite au droit d'efclavagc ,
nous e.xamnicrons fi ini homme peut
tcgirimciricnt s'aliéner à un autre, fans
reirridion , iân.s réicrve , fans aucune
efpecc de condition : c'eiL-à-dirc , s'il
pont renoncer à ia perf mne , à fa vie ,
à là raifon, à fbn moi , à toute morali-
té dans fes adions , & celïer eann mot
d'exiiter avant fa. mort , malgré la na-
ture qui le charge immédiatemeut de
iîi propre confervction , & malgré fa
conicience & là raifon qui lui prelcri-
vent ce qu'il doit faire &. ce dont il doit
s'abftenir.
Qiie s'il y a quelque réferve , quel-
que reltf'idion da.ns fade d'elclavage ,
nous cHîcuterons li cet ade ne devient
pas alors un vrai contrat, dans lequel
chacun des deux contradans , n'ayant
point en cette qualité de fupérieur com-
Livre V. rr?
mun (i-j), reftÈiit leurs propres ju-
ges quant aux conditions' du contrat »
par conicquent libres chacun dans cette
partie , & maîtres de le rompre fitôt
qu'ils s'cftiment léfés.
Que fi donc un efclave ne peut s'a-
liéner fiuis réfervc à fou maître , coni--
ment un peuple peut-il s'aliéner iàns-
roferve à Ton chef i:' & li l'elclave relie
juge de l'oblcrvation du contrat par foiv
maître , comment le peuple ne reliera- 1-
il pas juge de robfervation du contrat
par fon chef?
Forcés de revenir ainfi fur nos pas ,
& confidérant le fens de ce mot co'^-
ledlif , peuple , nous chercherons li
pour rétablir il ne faut pas un contrat,
au moins tacite, antérieur à celui que
nous fuppofons.
Piiifqu'avant de s^élire un roi, le
peuple eft m\ peuple , qu'eft~ce qui Ta^
fait tel finon le contrat fociai ? Le
contrat fociai eft donc la bafe de toute-
fociété civile , & c'ell dans la nature
de cet acle qu'il faut chercher celle de
la fociété qu'il forme.
Nous rechercherons quelle eft la te=-
(17) S'ils en avoicnt nfl , ce frpcrtciir com-
mun ne TeroiC mitre que le fouveinin, & alors'
leilroit'.i'ffcbvogc fondé far le droit de fouverai--
nclé B't» feioit pas le pf iiigipe. ♦
G s^
i;f E M- I L E,
nei:r de ce contrat, & fi Iojî ne peut
fas à peu près renoncer par cette for-
mule : Chacun de nous met en commun
fes biens^^ fa perfonnc , fa vie i^ toute
fapuiOance y fous lafuprcnie dheclion de
la volonté générale , ^sf nous recevons en
eorps chaque membre ,. comme partie indi-
vifible du- tout.
Ceci fuppoie. ^ pour définir les ter-
mes dont nous avons bcfoin , nous
remarquerons qu'au lieu de la perfonne.
particulière de chaque contrariant ^ cet
ac'ie d'alfociation produit un corps mo-
ral & colledif , ccKnpofé d'autant de
membres que l'ailemblée a de voix.
Cette perfonne publique prend en gé-
néral le nom de corps politique : lequel
efl appelle p.r Tes membres, état^ quand
il eft paiLf , fouverain quand il cft
ad'f , puilJcnce en le comparant à Tes
ièmblables. A l'égard des membres eux-
mêmes, ils preiuient le nom de peuph
eollecT:ivcment, & s'appellent en piu-ti-
ç;ulicr , citoyens , comme membres de-
la c.cé"', ou parricipans à l'autorité fou-
veraine , tSc fujers comme foumis à I»
même autorité.
Nous remarquerons q,ue cet ade d'afl
fociation renferme un engagement ré-
ciproque du public & des particuHers ,.
*c que chaque i;idividu , eontradant „
L I V R E V. Iff
pour ainfi dire , avec lui-même , fe
trouve engage fous un double rapport;
favoir comme membre du fouverain ,
envers les particuliers , & comme mem-
bre de l'état , enver3 le fouverain.
Nous remarquerons encore , que nul
n'étant tenu aux engagemens qu'on n'a
pris qu'avec foi , la délibération publi-
que qui peut obliger tous les fujets
envers le fouverain , à caufe des deux
ditîérens rapports fous lefquels chacun
d'eux ed envifigé , ne peut obligée
l'état envers lui-même. Par où l'oîv
voit qu'il n'y a ni ne peut y avoir d'au-
tre loi fondamentale proprement dite ,
<]ue le feul pacte focial. Ce qui ne lu
gnifie pas que le corps politique ne
puijfe , à certains égards , s'engager
envers autrui ; car ptir rapport à i'e-
tranger, il devient alors un être fimple,
un individu.
Les deux parties contradantcs , la-
voir chaque particulier & le public,
n'ayant aucun fupérieur commun qui
puilTe juger leurs différends , nous exa-
minerons Cl chacun des deux refte le
maître de rompre le contrat quand il
lui plait , c'eft-à-dire, d'y renoncer pour
la part fitôt qu'il fe croit léié.
Pour éclair ci r cette queilion , nous
©bfervcrons aue félon le padle fociul ,
G 6
i3f6 Emile.
le fouverain ne pouvant agir que par
des volontés communes & géiicfalcs ,
fes adles ne doivent de même avoir
que des objets généraux & communs;
d'où il fuit qu'un particulier ne fau-
roit être Icfé directement par le fou-
verain , qu'ils ne le ioicnt tous , ce qui
ne fc peut , puifquc ce feroit vouloir
fe faire du- mal à foi-même. Ainli le
contrat focial n'a jamais befoin d'autre
garant que la force publique; parce que-
la léfion ne p/cut jamais venir que des
particuliers , & alors ils ne font pas
pour ccl3. libres de leur engagement, ~
mais punis de l'avoir violé.
Pour bien décider toutes les queftions
fcmblabies, nous aurons foin de nous
rappeller toujours que le pa<fte focial
elî: d'une nature particulière «!<: propre-
à lui fcul, en ce que le peuple ne con-
tracle qu'avec lui-même, c'cft-à-dirc, le
peupte en corps comme iou vcrain ; avec
les particuliers con-.me fujets : condi-
tion qui fait tout l'artifiCe & le jeu de
la machine politique, S< qui fcuie rend
légitimes, raifonnabîcs & fans danger ,.
des engagcmens qui i;ms cela feroicntJ
ab^furdes , tyranniqucs, & itij^ts aux
plus énormes abus.
Les particuliers ne s'étant fournis
qiKiHi f•^uve^cUll j & i'uutoritc fouvoi
Livre V. îf
raine n'étant autre chofe quela volonté
générale, nous verrons comment chas-
que homme obéilFant au fouverain n'o-
béit qu'à lui-même , & comment on eft
plus libre dans le pacte Ibcial que dans
l'état de nature.
Après avoir fait la coraparaifon de
la liberté naturelle avec la liberté ci*
vile quant aux perfonnes, nous ferons
quant aux biens celle du droit de pro-
■priété avec le droit de fouveraineté ,
du dom/aine particulier avec le domain-
ne éminent. Si c'elt for le droit de pro-
priété qu'ell fondée l'autorité fouveraU
ne , ce droit eft celui qu'elle doit le
plus rcfpeder j il eft inviolable & fa-
cré pour elle , tant qu'il: demeure un
droit particulier & individuel : fitôt
qu'il eft confédéré comme commun à
tous les citoyens , il eft fournis à la
volonté générale, & cette volonté peut
l'anéantir. Ainli le fouverain n'a nul
droit de toucher au bien d'un particu*
lier . ni de plufieurs ; mais il peut lé-
gitimement s'emparer du bien de tous,
comme cela fe fit à Sparte au tems de
Lycurguc ■-, au lieu- que l'abolition des
dettes par Soloii fut un ade illégitime;
Puilquc rien n'oblige les fujets que
la volonté générale, nous recherche-
rons comment fe nvaiiifefte cette vo*
IfS E M I L E.
lonté , à quels lignes on eft fur de la
rccoiinoitre, ce que c'eft qu'une loi .,
& quels font les vrais caractères de la
loi. Ce fujet eft tout neuf: la défini-
tion de la loi eil encore à faire.
A l'inllant que le peuple confidere
en particulier un ou pluficurs de fe>
membres , le peuple le divile. Il le for-
me entre le tout & fa partie , une re-
lation qui en fait deux êtres fcparés ,
dont la partie eil l'un, & le tout moins
cette partie etl l'autre. Mais le tout
moins une partie n'eft pas le tout ; tant
que ce rapport fubfiile, il n'y a donc
plus de tout, mais deux parties inégales.
Au contraire, quand tout le peuple
ftatue fur tout le peuple , il ne contj-
dere que lui-même , & s'il fe forme un
rapport, c'ett de l'objet entier fous un
point de vue à l'objet entier fous un
autre point de vue, fans aucune divi-
fion du tout. Alors l'objet fur lequel
on ftatue eft général , & la volonté qui
ftatue eft auiîi générale. Nous exami-
nerons s'il y a quelque autre efpece
d'aae qui puilfe porter le nom de loi.
Si le fouverain ne peut parler que
par des loix , & (\ la loi ne peut jamais
avoir qu'un objet général & relatif éga-
lement à tous les membres de l'état, il
s'enluit q.ue le fouveraiu n'a jamais la
L I V R E V. jy^
pouvoir de rien ftatiier fur un objet
particulier v & comme il importe ce-
pendaiit à la confervation de l'état qu'il
foit aulfi décidé des chofes particulières,
nous rechercherons comment cela fe
peut faire.
Les ades du fauverain ne peuvent
être que des actes de volonté généralcy
des joix; il faut enfuite des ades déter-
minans , des acles de force ou de gou-
vernement pour l'exécution de ces
mêmes loix , & ceux-ci, au contraire,
ne peuvent avoir que des o'sjets parti-
culiers. Ainfi Fade par lequel le fou-
verain ftatue qu'on éUra un chef e(l
une loi , & l'ade par lequel on élit ce
chef en exécution de la loi , n'eft qu'un
aéle de gouvernement.
Voici donc un troifieme rapport fous
lequel le peuple alfemblé peut être con-
iîdéri , iiwoir , comme mr.giftrat ou
exécuteur de la loi qu'il a portée cornma
fouverain. ( 18 )•
Nous examinerons s'il eft pofîible
que le peuple fe dépouille de fon droit
(l?) Ces qneftions & prorolitioiis Tont h plu-
part extraites if« coHcrut focial , extrait liii-mérne
d'un plus grnml oiivraqe entrepris fans conniltcr
mes forces, & abandonné depuis lonç-tems. Le
pe»it traité que j'en ni (tétaché , & dont c'tft ici
is fomioaire , i^n^ahlii à g ai" t. Nttefuitem i-jii
i6o Emile.
de fbuveraineté ,- pour en revêtir un
homme ou plufieurs ; car [\\dc d'élec-
tion n'étant pas une lai & dans cet
ade le peuple n'étant pas Ibuverain lui-
nième, on ne voit point œmmcnt alors
il peut transférer un droit qu'il n'a pas^
L'eiîence de h iouveraineté confif-
tant dans la volonté générale ,- on ne
voit point non plus comment on peut
s'aifurcr qu^me volonté particulière
fera toujours d'accord avec cette vo-
lonté générale. On doit bien plutôt
préiumer qu'elle y iéralouvcnt contrai-
re; car l'intérêt privé tend toujours aux
préférences, cSc l'intérêt public à Tégali-
té : & quand cet accord Icroit nollible,
il fuffiroit qu'il ne fût pas néceliaire &
indeftrudlible pour que le droit fouvc-
rain n'en pût réfulter.
Nous rechercherons fi , fans violer
k pade focial, les chefs du peuple , fous
quelque nom qu'ils ibient élus , peu-
vent jamais être autre chofe que les
officiers du peuple , auxquds-il ordon-
ne de faire exécuter les loix : (ï ces»
chefs ne lui doivent pas compte de leur
adminiftration , & ne font pas fournis
eux-mêmes aux loix qu'ils font chargés'
de faire obfcrvcr.
Si le peuple ne peut aliéner, fon droit;
fuprèni&5 peut'il k' coiifter fpui wiV
L I V R E V. 161
tems ? s'il ne peut ie donner un maî-
tre, peut-il fe donner des repréfentaîis i*
Cette quefîion eft impoitante & mérite
difcufTioM.
Si le peuple ne peut avoir ni fouve-
rain ni reprcfentans , nous examine-
rons comma;îC il peut porter fcs loix
lui-même , s'il doit avoir beaucoup de
loix, s'il doit les changer fouvent, s'il
eft ailé qu'un grand peuple ibit fon pro-
pre législateur.
Si le peuple Romain n'étoit pas un
grand peuple.
S'il eit bon qu'il y ait de grands
peuples.
Il fuit des confidcrations précéden-
tes , qu'il y a dans l'état un corps in-
termédiaire entre les fujets & le fouvc-
rain ; & ce corps intermédiaire formé-
(Fun ou de pluiîeurs membres ell chargé
de l'adminiftration publique , de l'exé-
cution des loix , & du maintien de la
liberté civile & politique.
Les membres de ce corps Rappellent
magifrrats ou rois . c'eft-à-dire , gouver-
neurs. Le corps entier coniidéré par les-
hommes qui le compollnt s'appelle /^r/'/i-
ce , & conlidcre par fon adion , il s'ap-
pelle gouvcrneinent.
Si nous confidérons l'action du corps
ciuicr agilT-uit fur lui-même , c'ell-à-
léz Emile.
dire, le rapport du tout au tout , ou
du {buvcraiii à Tétat , nous pouvons
comparer ce rapport à celui des extrê-
mes d'une proportion continue, dont
k gouvernement donne le moyen terme.
Le magiftras reqoit du Ibuvernin les
ordres qu'il donne au peuple ; & tout
compcnlé , Ton produit ou fa pLiiiiance
eft au même degré que le produit on
la puiirance des citoyens qui font liijets
d'un coté & Ibuverains de l'autre : on
ne fauroit altérer aucun des trois ter-
mes fans rompre à l'iiillant la propor-
tion. Si le fouverain veut gouverner ,
ou fi le prince veut donner des loix ,
ou fi le fujet reFufe d'obéir, le défor-
dre fuccede à la règle , & fetat diilbus
tombe dans le delpotilhie , ou dans
l'anarcliie.
Suppofons que l'état foit comporé de
dix mille citoyens. Le fouverain ne
peut être confidéré que colle(ftivemert
& en corps ; mais chaque particulier
a, comme fujet, une exiltence indivi-
duelle & indépendante. Ainfi le fouve-
rain ell au fujet comme dix mille à un :
c'eit-à-dirc , que chaque membre dei'é-
tiit n'a pour là part que la dixmiilicmc
partie de l'autorité fouveraine , quoi-
qu'il lui foit (bumis tout entier. Qiie
le peuple foie compoic de cent mille
Livre V. 15^
hommes , l'état des fujets ne change
pas, & chacun porte toujours tout
l'empire des loix , tandis que fon fnf-
frage réduit à un cent-miî'ieme a dix
fois moinis d'influence dans leur rédac-
ticn. Ainfi le iujet reftant toujours un ,
le rapport du fouverain augmente en
raifon du nombre des citoyens. D'où
il fuit , que plus l'état s'aggrandit ,
plus la liberté diminue.
Or, moins les volontés particu-
lières fe rapportent à la volonté géné-
rale , c'eft-à-dire, les mœurs aux ioix,
plus la force réprimante doit augmen-
ter. D'nn autre coté , la grandeur de
l'état donnant aux dépolitaires de l'au-
torité publique plus de tentations & de
moyens d'en abufer, plus le gouver-
nement a de force pour contenir le peu-
ple , plus le fouverain doit en avoir
à fon tour pour contenir le gouverne-
ment.
11 fuit de ce double rapport que la
proportion continue entre le fouverain ,.
le prince & le peuple, n'eft point une
idée arbitraire , mais une conféquence
de la nature de l'état. Il fuit encore que
l'un des extrêmes, fiivoir le peuple,
étant fixe , toutes les fois que la rai fon
doublée auginente ou diminue , la rai-
_ iba Ijmple augmente ou diminue à Ion
i54 Emile.
tour i ce qiîi ne peut fe faire iiins que
îe moyen terme chance autant de fois.
D'où nous pouvons tirer cettte confé-
quence : qu'il n'y » pas une conititu-
tion de gouvernement unique & abfo-
]ue , mais qu'il doit y avoir autant Je
gouvernemens ditférens en nature qu'il
y a d'états ditfércns en grandeur.
. Si plus le peuple e(t nom.breux, moins
les mœurs fe rapportent aux loix , nous
examiiierons Ci par une analogie afîez
évidente on ne peut pas dire auifi que
plus les magiikats fout nombreux,
plus le gouvernement eft foible ?
Pour éclaircir cette maxime, nous
diftinguerons dans la perfonne de cha-
que magiftrat trois volontés elfentielle-
ment différentes. Premièrement , la vo-
lonté propre de Findividu, qui ne tend
qu'à fon avantage particulier > fecon-
dement , la volonté commune des ma-
gillrats , qui fe rapporte uniquement
au proht du prince, volonté qu'on peut
appeller volonté de ccorps , bquelle cil
générale par rapport au gouvernement,
& particulière par rapport à l'état dont
le gouvernement fait partie ; en troi-
iiemc lieu la volonté du peuple ou h
volonté fouveraine, laquelle eft géné-
lale, tant par rapport à fétat confidéré
Comme le tout, que par rapport au.
Livre V. ï6f
gouvernement confidéré comme partie
du tout. Dans une législation parfaite
la volonté particulière & individuelle
doit être prcfquc nulle, la volonté de
corps propre au gouvernement trcs-
fubordonnée , & par conféquent la vo-
lonté générale & fouveraine eft la rè-
gle de toutes les autres. Au contraire,
félon l'ordre naturel , ces différentes
volontés deviennent plus adives à me-
fure qu'elles fc concentrent; la volonté
générale eft toujours la plus foiblej la
volonté de corps a le fécond rang, &
la volonté particulière eft préférée à
.tout : en forte que chacun eft première-
ment foi- même , & puis magiftrat ,
& puis citoyen , gradation directement
oppofée à celle qu'exige l'ordre focial.
Cela pofé , nous fuppo ferons le gou-
vernement entre les mains d'un feul
homme. Voilà la volonté particulière
& la volonté de corps parfaitement réu-
nies , & par conféquent celle-ci au plus
haut degré d'intenfité qu'elle puiife
avoir. Or comme c'eft de ce degré que
dépend l'ufige de la force , & que la
force abfolue du gouvernement étant
toujours celle du peuple ne varie point,
il s'enfuit que le plus acftif des gouver-
nemens eft celui d'un Icul.
Au contraire , uniifons le gouverne-
j66 . Emile.
ment à l'autorité fuprème i faifons le
prince du. fouvcrain , & des citoyens
autant de magiftrats : alors la volonté
de corps parFaitement confondue avec
la volonté générale, n'aura pas plus
d'adivité qu'elle , & laiiîera la volonté
particulière dans toute fa force. Ainfi
le gouvernement , toujours avec la mê-
me force abfoîue , fera dans fon mini-
mum d'adivité.
Ces règles font incontefi:ables,& d'au-
tres conGdérations fervent à les confir-
mer. On voit, par exemple, que les
rnagiffrats font plus adifs dans leur
corps que le citoyen n'eft dans le iien,
& que par conféquent la volonté par-
ticulière y a beaucoup plus d'influence.
Car chaque magiilrat eft prefque tou-
jours chargé de quelque fondion parti-
culière de gouvernement j au lieu que
chaque citoyen pris à part n'a aucune
fondion de la fouveraineté. D'ailleurs
:plus l'état s'étend , plus fa force réelle
augmente, quoiqu'elle n'augmente pas
en raifon de fon étendue : mais l'état
reliant le même, les magilfrats ont beau
îé multiplier , le gouvernement n'en
acquiert pas une plus grande force réelle,
-parce qu'il elf dépofitaire de celle de
l'état que nous fuppofons toujours égale.
Ainfi par cette pluralité l'adivité du
Livre V. 157
gouvernement diminue fans que fa force
puilfe augmenter.
Après avoir trouvé que le gouverne-
ment fe relâche à mefure que les ma-
gidrats fe multiplient , & que plus le
peuple eft nombreux, plus la force ré-
primante du gouvernement doit aug-
menter, nous conclurons que le rap-
port des magiftrats au gouvernement
doit être inverfe de celui des fujets au
fouverain : c'eit-à-dire , que plus l'état
s'aggrandit , plus le gouvernement doit
fe reiferrer , cnforte que le nombre des
chefs' dimiiuie en raifon de l'augmenta-
tion du peuple.
Pour fixer enfuite cette diverfité de
formes fous des dénominations plus
précifes, nous remarquerons en pre-
mier lieu, que le fouverain peut com-
mettre le dépôt du gouvernement à
tout le peuple ou à la plus grande par-
tie du peuple , en forte qu'il y ait plus
de citoyens magiftrats que de citoyens
iimples particuliers. On donne le nom
de démocratie à cette forme de gouver-
nement.
Ou bien il peut reiferrer le gouver-
nement entre les mains d'un moindre
nombre, en forte qu'il y ait plus de
fimples citoyens que de magiftrats, &
cette forme porte le nom d'ariftocratie,
Knfin , il peut concentrer tout le gou-
1^8 E M I L B.I
vernemcnt entre les mains tfim magis-
trat unique. Cette troilieme Forme elt
la plus commune, & s'appelle monar-
chie ou gouvernement royal.
Nous remarquerons que toutes ces
formes , ou du moins les deux pre-
mières , font fufceptibles de plus & de
moins , &. ont même une allez grande
latitude. Car la démocratie peut^ em-
îjraifer tout le peuple ou fe relferrer
jufqu'à la moitié. L'Ariltocratie à fon
tour peut de la moitié du peuple fe ref-
ferrer indéterminément jufqu'aux plus
petits nombres : la royauté môme ad-
met quelquefois un partage , foit en-
tre le père & le fils , foit entre deux frè-
res , foit autrement. Il y avoit tou-
jours deux rois à Sparte ., & l'on a vu
dans l'empire romain jufqu'à huit em-
pereurs à la fois , fans qu'oii pût dire
que l'empire fut divifé. Il y a un point
où chaque forme^ de gouvernement fe
confond avec la fui vante; «Se fous trois
dénominations fpécifiques, le gouverne-
ment ei\ réellement capab'e d'autant
de formes que fétat a de citoyens.
Il y a plus ; chacun de ces gouver-
nemens pouvant à certains égards fe
fubdivifer en divcrfcs parties , l'une ad-
miniflréc d'un? manière & l'autre d'une
autre , il peut léfu'ter de ce.s trois for-
mes
Livre V. i6f
mes combinées une multitude de for-
mes mixtes , dont chacune eft multipli-
able par toutes les formes fimples.
On a de tout tems beaucoup difputé
fur la meilleure forme de gouverne-
ment , fans confidérer que chacune eft
la meilleure en certains cas , & la pire
en d'autres. Pour nous , fi dans les d-if-
férens états le nombre des magiftrats
(19) doit être inverfe de celui des ci-
toyens , nous conclurons qu'en géné-
ral le gouvernement démocratique con-
vient aux petits états , l'ariilocratique
aux médiocres , & le monarchique aux
grands.
C'ell par le fil de ces recherches ,
que nous parviendrons à favoir quels
font les devoirs & les droits des ci-
toyens , & (î l'on peut féparer les uns
des autres ; ce que c'eft que la patrie ,
en quoi précifement elle confille , *Sc à,
quoi chacun peut connoitre s'il a une
patrie ou s'il n'en a point.
Après avoir ainli confidéré chaque
efpece de fociété civile en elle-même »
nous les comparerons pour en obfer-
ver les divers rapports : les unes gran-
(19) On fe foiiviendra que je n'entends parler
ici que des majjiftrats fiiprêmes ou chefs de la ra-
tion , les autres n'étant que leurs fubftituts en telle
ou telle partie.
Eniik.i:om.lV. H
jyô Emile.
des, les autres petites ; Icsimes-fortes,'
ks autres foibles j s'attaquant , s'oi-icu-
{ànt, s'eiitrcdétruifant , & dans cette
adioii & réadion continuelle, faifanc
plus de mif'érabics & coûtant la vie à
plus d'hommes , que s'ils aNoient tous
gardé leur première liberté. Nous exa-
minerons fi Ton n'en a pas fait trop
ou trop peu dans Finflitution fociale.
Si les individus fournis aux loix & aux
hommes , tandis que les fociétés gar-
dent entre elles Tindépendance de la na-
ture , ne reftent pas expofis aux maux
des deux états , fano en avoir les avan-
tages , & s'il ne vaudroit pas mieux
qu'il n'y eût point de fociété civile au
monde , que d'y en avoir plufieurs.
N'eft-ce pas cet état mixte qui parti-
cipe à tous les deux , & n'alfure ni l'uii
ni l'autre, pcr qucm ncutruiu licct , ncc
tanquam in hcllo paralum cffc , ncc tan-^
quam in pace fccururn ? N*cn; - ce pas
cette alTociation partielle & imparfaite
qui produit la tyrannie & la gn^icrre, &
)a tyrannie & la guerre ne font-cUe pas
les plus grands fléaux de l'humanité ?
Nous examinerons enfin rcfpece de
remèdes qu'on a cherchés à ces incon-
véniens , par les ligues & confédéra-
tions , qui laiffant chaque état fon nrai-
Uq au-dedans , l'arn^jc au dehors cou-
Livre V. 17?
tre tout aggrefieiir iiijufte. Nous re-
chercherons comment on peut établir
une bonne allociation fcdérative , ce
qui peut la rendre durable , & jufqu'à
quel point on peut étendre le droit de
la confédération, fans nuire à celui de
la fouveraineté.
L'Abbé de St. Pierre avoit propofs
une adbciation de toiis les états de
l'Europe , pour maintenir entre eux
une paix perpétuelle. Cette aiibciatioii
étoit-elle praticable, &fupporant qu'elle
eût été établie , étoit-il à préfumer
qu'elle eût duré (20) 'i Ces recherches-
nous mènent direclement à toutes les
queflions de droit public, qui peuvent
achever d'éclaircir celle du droit po i-
tique.
Enfin nous poferons les vrais prin-
cipes du droit de la guerre , & nous
examinerons pourquoi Grotius & les
autres i\q\\ ont donné que de faux.
Je ne ferois pas étonné qu'au mi-
lieu de tous nos ralfonncmens , mon
jeune homme, qui a du bon fens , me
dit en m'interrompant : on diroit que
(:o) Depuis que fécrivois ceci , les raifons fcnr
«nt été cxpofées dans l'exrrait de ce projet ; les
raifons contre^ du moins ctllcs qni m'ont paru fo»
lide« , fe trouveront dans le recueil de mes écrits
à U fuite 4c ce même extrait.
H 2
t7i E M I L E.
nous bâtilTons notre édlBcs avec du
bois , <& non pas avec des hommes ,
tant nous alignons exadcment chaque
pièce à la règle ! Il eil vrai , mo=i anii ,
lîi'is fongez que le droit ne fe plie point
aux rallions des hommes , & qu'il s'a-
giflfo : entre nous d'établir d'abord les
vrai, principes du droit politique. ^ A
prêtent que nos fondemens font pofés ,
venez examiner ce que les ho-r.mesont
bûti deiîus: & vous verrez de belles
ehofes ! > ' o
Alors je lui fais lire Tclemaque , &
pourfuivre fa route : nous cherchons
l'heureufeSalente , & le bon Idoménce
rendu fige à force de malheurs. Che-
min failant nous trouvons beaucoup
de Protéfi'as, & point de Philoclès.
Adrafte roi des Dauniens n'eft pas non
plus introuvable. Mais lailfons les lec-
teurs imaginer nos voyages , ou les
faire à notre pb>ce un Télémaque à h
main , & ne leur fuggérons point des
applications alriigcantes , que l'auteur
même écarte , ou fait malgré lui.
Au relie, Emile n'étant pas roi, ni
moi dieu , nous ne nous tourmentons
point de ne pouvoir imiter Télémaque^
& Mentor , dans le bien qu'ils faifoient.
^x hommes: perfonne ne fut mieux
que nous fe tenir à la place , & ne de-
L I V R E V. 17g
fîre moins d'en fortir. Nous favons qii^
la même tâche eit donnée à tous ; que
.quiconque aims le bien de tout fou
.cœur , 8c le Fait de tout fon pouvoir ,
Ta remplie. Nous favons que Télé-
.niaquc & Mentor font des chimères
Emile ne voyage pas en homme oi"-
fif, & fait phis de bien que s'il étoit
prince. Si nous étions roiè , nous ns
ierions plus bicnfailans ; fî nous étions
xois & bienfaifins , nous ferions fans
le favoir mille maux réels pour un bien
apparent que nous croirions faire. Si
nous étions rois & lages , le premier
bien que nous voudrions.- faire k nous
mêmes & aux autres, feroit d'abuiquen
la. royauté, & de redevenir ce que
nous fommes
; J'ai dit ce qui rend les voyages infruc-
tueux à tout le monde. Ce qui les rend
encore plus infrudueux à la jeuneife,
c'eft la manière dont on les lui fait faire.
Les gouverneurs, plus curieux deleuE
amulèment que de fon initrudion , la
mènent de ville en ville , de palais en
palais , de cercle en cercle , ou , s'ils
font favans & gens de lettres, ils lui
font paifer ioJi tems à courir des bibho-
theques , à vifiter des antiquaires, à-
fouiller de vieux monumens, à traiî-
fcrire de vieilles iufcrip tiens. Dans cha^
H ?
J74 E -^ ILE.
qne pays ils s'occi>pent cVun autre fiecle ,
«'eft comme s'ils s'occupoient d'un autre
pays y en forte qu'après avoir à graiids
fraix parcouru l'Europe , livrés aux fri-
volités ou à l'ennui , ils reviennent fins
avoir rien vu de ce qui peut les intérel-
fer, ni rien appris de ce qui peut leur
être utile.
Toutes les capitales fe reffemb'ent j
tous les peuples s'y mêlent , toutes les
m(vu'"s s'y confondent ; ce n'cll pas là
qu'i' faut aller étudier les nations. Paris
éi Londres ne font à mes yeux que la
même ville. Leurs habitans ont quel-
ques préjugés ditférens , mais ils n'eu
ont pas moins les uns q«e les autres,
& toutes leurs maximes pratiques font
les mêmes. On lait quelles efpeces
d'hommes doivent fè ralTembler dans
les cours. On fait quelles mœurs l'en-
talfement du peuple & l'inégalité des
fortunes doit partout produire. Sitôt
q i'onme parle d'une ville compoffe de
deux cent mille âmes, je fais d'avance
comment on y vit. Ce que je laurois
de plus fur les lieux, ne vaut pas la
peine d'aller l'apprendre.
C'cft dans les provinces reculées , où
il y a moins de mouvemens , de com-
merce , où les étrangers voyagent
aïoins , dont les habitans fe déplacent
Livré V. 17^-
tnoîiis , cîîangent moins de fortune &
d'état , qu'i^ tu ut aller étudier le génio
Si les mœurs if une nation. Voyez en
pailiint la capitale, mais allez obrerver
au loin le pays. Les François ne font
pas à Paris , ils font en Touraine ; lea
Anglois ibnt plus Anglois en Mercic
lîu'à Londres , & les Espagnols plus
Élpagnols en Galice qu'à Madrid,
Ceft à ces grandes dilbaices qu'un peu-
ple fe caraclérife , & fe montre tel qu'il
cil fans mélange : c'eil là que les bons
Se les mauvais effets du gouvernement
fe font mieux fentir 5 comme au bout
d'un plus grand rayon la mc;fure des
arcs ell plus exaéle.
Les rapports néceiTaires des mœurs
au gouvernement ont été iî bien expo-
iës dans le livre de l'elprit des* loix ,
qu'on ne peut mieux faire que de re-
courir à cet ouvrage pour étudier ces
rapports. Mais en général , il y a deux
règles faciles & finiples , pour juger de
la bonté relative des gouvernemens.
L'une elt la population. Dans tout pays^
qui fe dépeuple , l'état tend à ià ruine ,
& le pays qui peuple le plus , fiit-il le
plus p;'.uvre, eft infailliblement le mieux
gouverné.
Mais il faut pour cela , que cette
popul.iti'ji::, ibic un eifct naturel du gou-
H 4
jy6 "E M I I Ê. '
vernement &: des mœurs; car fi elle fè
faifoit par des colonies, ou par d'au-
tres voies accidentelles & paflageres ,
alors elles prouveroient le mal par le
remède. Qiiand Augufte porta des loix
contre le célibat , ces loix montroient
déjà le déclin de l'empire Romain. Il
faut que la bonté du gouvernement
porte les citoyens à fe marier , & non
pas que la loi les y contraigne; il ne
faut pas examiner ce qui fè fait par
•force , car la loi qui combat la conlli-
tution s'ékide & devient vaine , mais
ce qui (e fait par l'influence des mœurs
& parla pente naturelle du gouverne-
ment , car ces moyens ont Iculs un
• effet conftant. C'ctoit la politique du
•bon Abbé de S. Pierre , de chercher
toujours un petit remède à chaque mal
• particulier , au lieu de remonter à leur
fourcc commune , & de voir qu'on ne
les pouvoit guérir que tous à la^ fois.
Il ne s'agit pas de traiter féparément
• chaque ulcère qui vient fur le corps
• d'un malade , mais d'épurer la malle
du iang qui les produit tous. On dit
qu'il y a des prix en Angleterre pour
-l'agriculture ; je n'en veux pas davaii-
tage; cela lèul me prouve qu'elle n'y
brillera pas long-tems.
- La fcGondc mai-(iuc de la buiitc reU-
Livre V. 177
tive du gouveniemeiit & des loix fe tire
aiiili de la population, mais d'une au-
tre manière , c'eft-à-dire , de fa dillri-
bution, & non pas de fa quantité. Deux
états égaux en grandeur & en nombre
dliommey peuvent être fort inégaux
en force , & le plus puiffant des deux
eft toujours celui dont les habitans font
le plus également répaiidas iur le ter-
ritoire: celui qui n'a pas de li grandes
viiies & qui par conf:quent brille le
moins, battra toujours^ l'autre. Ce iont
les grandes villes qui épuifcnt un état
& font la foibleiié: la richelle quelles-
produifent , eft une richeffe apparente
& illufoire: ce(t beaucoup d'argent &■
peu d'crtet. On dit que la ville de Pa-
ris vaut une province au roi de Fran-
ce ; mui je crois qu'elle lui en coûte
plufieurs, que c'cll à plus d'un égard
que Paris ell nourri par les provinces,
& que la plupart de leurs revenus fe-
verfent dans cette ville & y retient ,-
fans jamais retourner au peuple ni air
roi. Il eft inconcevable que dans c«
fiecle de calculateurs , il n'y en ait pus:
un qui feche voir que la- France ieroit
beaucoup plus puillante , fi Paris etoit
anéanti. Non-feulement le peupleMiial
diftribué n'eil pas avantageux à l'état i.
aiais il elî plus ruineux qua la depot
H r
ijB Emile.
pulation même , en ce que la dépopiu
îation ne donne qu'un produit nul, &
que la confommation mal entendue
donne un produit négatif. Qiiand j'en-
tends un François & un Anglois , tout
fiers de la grandeur de leurs capitales,
difputer entre eux lequel de Paris ou
de Londres contient le plus d'habitans ,
e'ed pour moi comme s'ils difputoient
enfemble lequel des deux peuples a
l'honneur d'être le plus mal gouverné.
Etudiez v.n peuple hors de lès villes ,
ce n'eit qu'ainli que vous le connoi-
trez. Ce n'elt rien de voir la forme ap-
parente d'un gouvernement , fardée par
l'appareil de l'adminidration & par le
jargon des adminiltrateurs , fi l'on n'en
étudie auffi la nann"e par les elTets qu'il
produit fur le peuple, & dans tous les
degrés de l'adminiltration. La dirféren*
ce de la forme au ibnd , fé trouvant
partagée entre tous ces degrés , ce n'ell
^u'en les embraifaiit tous, qu'on con-
noit cette diliérence. Dans tel pays ,
c'ell par les manœuvres des fubdclé-
gués qu'on commence à fentir l'elprit
du minillere ; dans tel autre, il faut
"Voir élire les membres du parlement ,
pour juger s'il eiï vrai que la nation
îoit libre ; dans quelque pays que ce
^it> \\ cil impoiHble q,uc qui n'a vu
Litre V. 17$
tiue les villes coniioiiTe le goiiverriementiv
attendu que Telprit n'en eft jamais le
même pour la ville & pour la campa-
gne. Or c'ell: la campagne qui fait le
pays , & c'eft le peuple de la campagne
qui fait la nation.
Cette étude des divers peuples dans:
leurs provinces reculées , & dans la
{implicite de leur génie originel, donne
une obfervation générale bien favora-
ble à mon épigraphe , & bien conio^
îante pour le cœur humain. C'eit que
toutes les nations ainfi obfervees pa-
ïoilTent en valoir beaucoup mieux s
plus elles le rapprochent de la nature ,
r/ius la bonté domine dans leur carac->
lerej ce n'eft qu'en ie renfermant duns
les villes , ce n'ell qu'en s'altérant u
force de culture qu'elles fe dépravent,
& qu'elles changent en vices^ agréables
8c pernicieux , quelques défauts plus-
groifiers que malfaifms.
De cette obfervation refuîte lui
nouvel avantage dans la manière de
t voyager que je propofe , en ce que les
jeunes gens , féjoumaiit peu ^^^^^s les
i^randes villes où règne une horrible
corruption , font moins expofes a la.
eontrader , & confcrvent parmi des>;
hommes plus fimples , & dans des lo-
ûiétés moins nombreufes , un jugement;
H 6
igo 'Emile.
plus fur, un goat plus fain , des mœurs
plus honnêtes. Mais au reik , cette;
contadon n'elt gueres à craindre pour
mon Emile; il a tout ce qu'il faut pour
s'en garantir. Parmi toutes les précau-
tions que j'ai prifbs pour cela , je com-
pte pour beaucoup rattachement qu'il
a dans le co2ur.
On ne fait plus ce que peut le véri-
table amour fur les inclinations des
jeunes gens , parce que ne le connoif-
fmt pas fnieux qu'eux , ceux qui les
gouvernent les en détournent. Il faut
-pourtant qu'un jeune homme aime ou
qu'il foit débauché. Il eft aifl' d'en inv
poferpar les apparences. On m.e citera
mille jeunes gens qui , dit-on , \ivent
fort chaftement fans amour ; mais
■qu'on me cite i\n homme fait, un vé-
ritable homme qui dife avoir ainli palfé
fa jeunetTe , & qui foie de bonne foi.
Dans toutes les vertus , dans tous les
devoirs on ne cherche qtie l'apparence ;
moi je ch:rch3 la réalité '; &: je fui«
trompé , s'il j-'a , pour y parvenir , d'au-
tres moyens que ceux que je donne.
L'idée de rendre Emile amoureux
a^^nt de le faire voyager , n'eft pas de
•won invention. Voici le trait qui me
i'a fuggérée.
i'étois à Vernie , en viiîte chez le
L ï V R Ê V. 181
gouverneur d'un jeune Anglois. C'étoit
en hiver, nous étions autour du feu.
Le gouverneur reçoit Tes lettres de la
polie. Il les lit , & puis en relit une
tout haut à fon élevé. Elk ctoit en
anglois , je n'y compris rieji ; mais du-
rant la ledure , je vis le jeune homme
déchirer de très-belles manchettes de
point qu'il portoit , & les jetter au feu
l'une après l'autre-, le plus doucenient
qu'il put afin qu'on ne s'en apperqùt
pas : fiîrpris de ce caprice , je le re-
garde au vifage & crois y voir de l'é-
motion ; mais les figues extérieurs des
pallions , quoiqu'alfcz femblab'es chez
•tous les hommes , ont des diîîérences
nat'-onaîes fur IcKjueUcs il eil facile
de fe tromper. Les peuples ont divers
langages fur le vifigc, aufîi bien que
dans ia bouche. J'attends la fin de la
"kdlure , & puis montrant au gouver-
neur les poignets nuds de fon élevé ,
qu'il cachoit pourtant de fon mieux,
je liii dis : peut-on £ivoir ce que cela
lignifie î'
Le gouverneur voyant ce qui s'étoit
pailé , fè mit à rire , embraiTa fon élevé
d'un air de fitisfadlion , & après avoir
obtenu fon confentement, il me donna
l'explication que je lôuliaitois.
Les manchettes , me dit-il , que AL
IS2 E M I L E.
John vient de déchirer , font un pru-
ient qu'une dame de cette ville kù a
fait il n'y a pas long-tems. Or vous
faurez que M. John ell promis dans
fon pays à une jeune demoifclle pour
laquelle il a beaucoup d'amour , k qui
en mérite encore davantage. Cette let-
tre eft de la mère de fa maitrelfe , & je
vais vous en traduire fendroit qui a
caufé le dégât dont vous avez été le
témoin.
„ Luci ne quitte point les manchet-
„ tes de lord John. MilfBctti Roldham
5, vint hier palier l'après-midi avec
„ elle & voulut à toute Force travailler
„ à fon ouvrage. Sachant que Luci s'c-
„ toit levée aujourd'hui plutôt qu'à
., l'ordinaire, j'ai voulu voir ce qu'elle
5, faifoit, & je l'ai trouvée occupée à
„ défairet out ce qu'avoit fait hier mill
„ Betti. Elle ne veut pas qu'il y ait dans
„ fon préfent un feul point d'une au-
„ tre main que la Tienne. „
M. John Ibrtit un moment aprey
pour prendre d'autres manchettes , &
je dis à fon gouverneur : vous avez un
'élevé d'un excellent naturel, mais par-
lez-moi vrai i la lettre de la mère de
mili' fuci, n'eft-elle point arrangée t
n'ell-ce point un expédient de votre
£içoii contre la dame d.u^ maiichettei» i
Livre \^ 185.
Non , me dit-ii , la chofe ed réelle ; je
n'ai pas mis tant d'arc à mes foins ; fy
ai mis de la fîmplicité , du zèle , & Dieu
a béni mou travail.
Le trait de ce jeune liomme n'eft
point ford de ma mémoire i il n'étoit
pas propre à ne rien produire dans la
tète d'un rêveur comme moi.
Il cil tems de finir. Ramenons lord
John à miil' Luci, c'eft-à-dire, Emile
à Sophie. Il lui rapporte avec un cœur
non moins tendre qu'avant fon départ
un efprit plus éclairé, & il rapporte
dans fou pays l'avantage d'avoir connu
les gouvcrnemens par tous leurs vices,
& les peuples par toutes leurs vertus.
J'ai même pris foin qu'il le liât dans
chaque nation avec quelque homme de
mérite par un traité d'hofpitalité à la
miiniere des anciens, & je ne ferai pas
fôché qu'il cultive ces connoilfanccs
par un commerce de lettres. Outre qu'il
peut être utile & qu'il eft toujours
agréable d'avoir des correfpondances
dans les pays éloignés, c'eft une excel-
lente piécaution contre, l'empire des
préjugés nationaux , qui nous atta-
quant toute la^ vie ont tôt ou tard
quelque pnfe fur nous. Rien n'eft plus
propre à leur ôter cette prife que le
commerce délîntérelîé de gens, fenfés
J54 Emile.
qu'on eftime, lefqucls n'ayant polit
ces préjugés & les combattant parles
leurs , nous tiennent les moyens d'op-
pofer fans celîe les uns aux autres ,^ &
de nous garantir ainfi de tous. Ce n'elt
point la même choie de commercer
avec les étrangers chez nous ou chez
eux. Dans le premier cas , ils ont tou-
jours pour le pays où ils vivent un rne-
nagement qui leur lait déguifer ce qu'i s
en penlent, ou qui leur en fait pen-
fer favorablement tandis qu'ils y font :
de retour chez eux ils en rabattent &
ne font que juftes. Je ferois bien aife
que l'étranger que je confulte eut vu
mon pays , mais je ne lui en demanderai
jTon avis que dans le fien.
/Y PRÈS avoir prelque employé deux
ans à parcourir quelques-uns des grands
états de l'Europe & beaucoup plus des
petits , après en avoir appns les deux
ou trois principales langues , après y
avoir vu ce qu'il y a de vraiment cu-
rieux, foit en hilloire naturelle , loit
en gouvernement, foit en arts, loit en
hommes, Emile dévoré d"i,viv.ticnce
m'avertit que. notre terme approclic
L I V R E V. Igf
Alors je lui dis : hé bien , mon ami ,
vous vous fouvenez du principal objet
de nos voyages i vous avez vu, vous
avez obfervé. Qiiel eil enfin le réliiltat
de vos obf:rvations ? A quoi vous fi-
xez-vous ? Ou je me fuis trompé dans
ma méthode , ou il doit me répondre
à peu près ainfî :
„ A quoi je me fixe! A refter tel
„ que vous m'avez fait être, & à n'a-
„ jouter volontairement aucune autre
5, chaîne à celle dont me chargent h
„ nature & les loix. Phis j'examine
„ l'ouvrage des hommes dans leurs inf-
5, titutions, plus je voi'^ qu'à force de
„ vouloir être indépendans ils fe font
„ efclaves, & qu'ils ufent leur liberté
5, même en vains ctforts pour l'aifurcr.
•„ Pour ne pas céder au torrent des
„ chofes , ils fe font mille attachemens y
„ puis fitôt qu'ils veulent faire un pas
„ ils ne peuvent, & font étonnés de
„ tenir à tout. Il me femble que pour
„ fe rendre libre o!i n'a rien à faire ;
„ il fuifît de ne pas vouloir celfer de
„ l'être. C'eft vous , ô mon maître ,
„ qui m'avez fait libre en m'apprenant
„ à céder à la nécelfité. Qu'elle vienne
„ quand il lui plait, je m'y laiifc en-
„ traîner fans contrainte , & comme
„ je ne veux pas la combattre , je i\e
iSS Emile.
„ m'attache à rien pour me retenir.
„ J'ai cherché dans nos voyages li je
„ tronverois quelque coin de terre où
5, je pmrc ècre abrolumon!; mienj mais
5, en quel heu parmi les hommes ne
„ dépend-on plus de leurs pallions ?
„ Tout bien examiné , j'ai trouvé que
5, mon fouhait mèm.e étoit contradic-
„ toire; car dulié je ne tenir à autre
3, choie , je tiendroiL au moins à la
„ terre où je me fcrois fixé : ma vie
„ feroit attachée à cette terre comme
„ celle des Dryades l'étoit à leurs ar-
5, bres > j'ai trouvé qu'empire & liberté
„ étant deux mots incompatibles , je
„ ne pou vois être maître d'une chau-
„ miere qu'en cefTant de l'être de moi.
Hoc crat in votis , modus agri non
ita niagnus.
„ Je me fouviens que mes biens fu-
„ renc la cauie de nos recherches.
5, Vous prouviez très-folideir-cnt qt-ie
-, je ne pouvois garder à la fois ma
;, richeiîè Se ma liberté •■, mais quand
„ vous vouliez que je tinîe à la fois
-, libre & fans bcibins , vous vou'ier:
;, deux chofes incompatibles ; car je
., ne laurois me tirer de la dépenJance
w deï hommes , qu'en rentrant ibus
Livre V. 197
„ édlc de la nature. Que ferai-je donc
j, avec la fortune que mes parens m'on4i
„ laifîëa ? Je commencerai par n'en
5, point dcpciidre i je rclùcherai tous
3, les liens qui m'y attachent : li on me
., la laillc , elle me refierai fi on me
„ Pote , on ne m'entraînera point avec
3, elle. Je ne me tourmenterai point
-, pour la retenir, mais je réitérai fcr-
„ me à ma place. Riche ou pauvre , je
y, ferai libre. Je ne le ferai point feii-
„ lement en tel pays, en telle contrée,
„ je le fjrin par toute la terre. Pour
„ moi, toutes les chaînes de l'opinion
„ font brifées, je ne connois que cel-
„ les de la nécelFité. J'appris à les por-
„ ter dès ma naiifance & je les porte-
„ rai jufqu'à la mort , car je fuis hom-
5, mei & pourquoi ne faurois-je^ pas
5, les porter étant libre, puifqu'étant
j, efclave il les faudroit bien porter
„ encore, & celles de l'efclavage pour
„ furcroit ?
„ Qiie m'importe ma condition fur
„ la terre ? que m'importe où que je
„ fois ? par-tout où il y a des hommes,
;, je fuis chez mes frères ; par- tout où
„ il n'y en a pas , je fuis chez moi-
„ Tant que ie pourrai relier indépea-
„ dant & ricne, j'ai du bien pour vu
3, vre & je vivrai. QiJaiid niou bien
288 Emile.
5, m'alTujcttira , je l'abandonnerai fans
;j peine 3 j'ai des bras pour travailler ,
„ & je vivrai. Quand mes bras me
,, manqueront , je vivrai fi l'on me
„ nourrit, je mourrai fi Ton m'aban-
5, donne j je mourrai bien auflî quoi-
3, qu'on ne m'abandonne pas j car la
„ mort n'eft pas une peine de la pau-
„ vreté, mais une loi de la nature.
„ Dans quelque tems que la mort vien-
„ ne , je la défie ; elle ne me furpren-
„ dra jamais faifant des préparatifs
„ pour vivre; elle ne m'empêchera ja-
,5 mais d'avoir vécu.
;, Voiii , mon père , à quoi je me
,, fixe. Si j'écois fànspaiïlons, ie fcrois
„ dans mon état d'homme indépendant
;, comme Dieu même , puifque ne vou-
„ lant que ce qui cO:, je n'aurois jamais
„ à lutter contre la dcftinée. Au moins
53 je n'ai qu'une chaîne, c'cd la feule,
33 que je porterai jamais , & ie puis m'en
,3 glorifier. Venez - donc , donnez- moi
33 Sophie , & je fuis libre.
5, Cher Emile , je fuis bien aife d'en-
3, tendre fortir de ta bouche des dif-
33 cours d'homme, & d'en voir les (en-
5, timens dans ton cœur. Ce délintérellc-
53 ment outré ne me déplaît pas à ton
33 âge. Il diminuera quand tu auras des
2? eiifuas , & tu leras alors précifémeut
■35
Livre V. i89
„ ce que doit être un bon perc de fi-
„ miHe & un homme fage. Avant tes
„ voyages , je favois quel en feroit
jj l'elfet i je favois qu'en regardant de
„ près nos inftitations tu ierois bien
,5 éloigné d'y prendre la confiance qu'el-
j, les ne méritent pas.C'eft en vain qu'on
„ afpire à la liberté fous la fauvegarde
„ des loix. Des loix î où eil-ce qu'il y
„ en a , & où ett-ce qu'elles font ret
,5 pedées ? Par-tout tu n'as vu régner
55 fous ce nom que l'intérêt particulier
55 & les paiîîons des hommes. Mais les
„ loix éternelles de la nature & de
,5 l'ordre exiilent. Elles tiennent lieu de-
î5 loi poîitive au fage ; elles font écrites
5, au fond de fon cœur par la confcience
„ &. par la raifonj c'-cltà celles-là qu'il
„ doit s'alfervir pour être libre, & il
„ n'y a d'efclave que celui qui fait mal,
„ car il le fait toujours malgré lui. La-
„ Hberté n'eft dans aucune forme de
„ gouvernement, elle eil dans le cœur:
„ de l'homme libre, il la porte par-tout:
„ avec lui. L'homme vil porte par-
„ toutlalervitude. L'unferoitclclaveà-
„ Genève, & l'autre libre à Paris.
„ Si je te parlois des devoirs du ci-
„ toyen, tu me demanderois peut-ètre-
„ où eft la patrie , & tu croirois m'a-
j5 voir confondu. Tu- te trompcrois ,..
jpo E M I L E.
pourtant , cher Emi'm ; car qui n*a
pas une patrie a du moins un pays..
Il y a toujours un gouvernenicnt &
des finiulacres de loix fous ielquels
il a vécu tranquille. Qiic le contrat
focial n'ait point été obfervé , qu'im-
porte , fi rintcrét particulier Ta pro-
tégé comme auroit fait la volonté gé-
nérale, fi la violence publique Ta ga-
ranti des violences particulières , fi le
mal qu'il a vu faire lui a iait aimer
ce qui étoit bien, & G. nos inftitutions
mêmes lui ont fait connoitre oc haïr
leurs propres iniquités ? O Emile î
où cfc l'homme de bien qui ne doit
rien à fon pays '{ Qiiel qu'il foit, il
lui doit ce qu'il y a de plus précieux
pour l'homme , la moralité de fcs
adions & l'amour de la vertu. Ne
dans le fond ci\in bois , il eût vécu
plus heureux & plus libre ; mais
n'ay?.nt rien à combattre pour fiiivrc
fes penclians, il eût été bon fans mé-
rite, il n'eut point été vertueux, &
maintenant il fait l'être malgré fes
palfions. La feule apparence de l'or-
dre le porte à le connoitre, à l'ai-
mer. Le bien public , qui ne fert que
de prétexte aux autres, ell pour lui
îeul un motif réel. Il apprend à fe
combattre , a, le vaincre , à facri£er fon
L I V R E V. 191
„ întérèt à riîitcrèt commun. Il n'eft
„ pas vrai qu'il ne tire aucun proEt des
„ loix y elles lui donnent le courage d'è-
„ tre jufte , môme parmi les médians.
„ îl n'eft pas vrai quelles ne Tout pas
„ rendu libre, elles lui ont appris à ré-
„ giiex: fur lui.
„ Ne dis donc pas, que m'importe
„ où que je fois ? 11 t'importe d'être où
„ tu peux remplir tous tes devoirs, &
„ Tun de ces devoirs ell rattachement
5, pour le Heu de ta naiflancc. Tes
„ compatriotes te protégèrent enfant ,
5, tu dois les aimer étant homme. Tu
;, dois vivre au milieu d'eux , ou du
„ moins en lieu d'où tu puilfes leur
„ être utile autant que tu peux l'être,
„ & ou ils fâchent où te prendre fi ja-
„ mais ilsontbefoin de toi. Il y a telle
„ circonllance où un homme peut être
,, plus utile à fes concitoyens hors de
„ î'a patrie , que s'il vivoit dans fou
„ fcin. Alors il doit n'écouter que fou.
;, zèle & furporter fon exil fans mur-
5, mure ; cet exil même eft un de fcs
M devoirs. Mais toi, bon Emile, à oui
M rien n'impofe ces douloureux faciifi-
„ ces, toi qui n'a pas pris Je trifte
5, emploi de dire la vérité aux hommes,
„ va vivre au mi'ieu d'eux, cultive
?, leur amitié dans un doux commerce,,
19» E MILE
„ fois leur bi^nràiteur, leur modek :
„ ton exemple leur fervira plus que-.
„ tous nos livres, & le bien qu'ils te
„ verront faire les touchera plus que
„ tous nos vains difcours.
„ Je ne t'e:<horte pas pour cela d'al-
„ 1er vivre dans les grandes villes i au
„ contraire , un des exemples que les
„ bons doivent donner aux autres eft
„ celui de la vie patriarchale & cliam-
„ pètre, la première vie de l'homme ,
„ la plus paifibîc, la plus naturelle, &
„ la plus douce à qui n'a pas le cœur
„ corrompu. Heureux , mon jeune ami ,
., le pays où Von n'a pas befoin d'aller
„ chercher la paix dans un dé fcrt! Mais
„ où ell ce pays? Un homme bienfai-
,, iant fatisfait malfon penchant au mi-
„ lieu des viiles , où il ne trouve pref-
„ que à exercer Ion zèle que pour des
„ iiitrigans ou poar des hipons. L'ac-
„ cucil qu'on y fait aux fainéans qui
„ viennent v chercher fortune , ne lait
„ qu'achever de dévaller le pays , qu'au
„ contraire il faudroit repeupler aux de-
„ pens des villes. Tous les hommes qui
„ fe retirent de la grande fociété font
,-, utiles précilcment parce qu'ils s'en re-
„ tirent , puifque tous fes vices lui vien-
„ nent d'être trop nombreuie. lis font
., encore utiles lorfqu'ils peuvent ran^c-^
neï
L î V R E V. ipi
„ ner dans les lieux déferts la vie , la
„ culture , & l'amour de leur premier
„ état. Je m'attendris en fongeant coni-
„ bien de leur fimple retraite Emile &
„ Sophie peuvent répandre de bienfaits
„ autour d'eux , combien ils peuvent
„ vivifier la campagne & ranimer le
„ zèle éteint de l'infortuné villageois. Je
„ crois voir le peuple fe multiplier, les
„ champs fe fertilifèr , la terre prendre
5, une nouvelle parure, la multitude oc
„ l'abondance transformer les travaux
„ en fêtes , les cris de joie & les béné-
5, dicl;ions s'élever du milieu des jeux au-
„ tour du couple aimable qui les ara-
„ iiiniés. On traite l'âge d'or de chime-
„ re, & c'en fera toujours une pour
„ quiconque a le cœur & le goût gâtés.
5, Il n'efl pas même vrai qu'on le regrets
5, te, puilque ces regrets font toujours
„ vains. Qj,ie faudroit-il donc pour le
5, faire renaître i* Une feule chofe , mais
9, impoilible , ce feroit de l'aimer.
5, Il femble àé]k renaître autour de
„ l'habitation de Sophie ; vous ne ferez
33 qu'achever enfemble ce que fes dignes
33 parens ont commencé. Mais , cher
33 Emile, qu'une vie lî douce ne te dé-
33 goûte pas des devoirs pénibles, fi ja-
33 mais ils te font impofés : fouvicns-
,3 toi que les Romains paiibicnt de la
Emile. Tom. IV,
j^^ E M I L F.
,, cil arruc au confulat.' Si le rnnce ou
j, l'Etat t'appelle au fervice de la patrie,-
5, quitte tout pour aller remplir , dans
.^, le pofte qu'on t'affigne, l'honorable
5, fonclion de citoyen. Si cette fondioii
„ t'cft oncreufe , il cft un moyen hon-
,, îiète & fur de t'en affranchir ; c clt
,, de la remplir avec allez a intégrité
„ pour qu'elle ne te foit pas long-tems
„ laiiféc. Au rerte , crains peu l'embar-.
„ ras d'une pareille charge : tant qu il
., y aura des hommes de ce fiecle , ce
n'eft pas toi qu'on viendra chercher
[[ pour fervir l'Etat."
' ()Lie ne m'ell-il permis de peindre le
retour d'Emile auprès de Sophie & la fcn
de leurs amours , ou plutôt le commen-
cement de l'amour conjugal qui les unit !
am.our fondé fur l'cftime qui dure au-
tant que la vie , fur les vertus qui ne
s'efîaccnt point avec la beauté , lur les
convenances des caractères qui rendent
le commerce aimable,^ prolongent dans
îa vicillefle le charme de la première
union. Mais tous ces détails pourroient
plaire fans être utiles , c^ julqu'ici )e
ne me fuis permis de détails agréables
que ceux dont j'ai cru voir rutiHtc.
('^^ttcrois-je cette rc^le à la fin de ma
tâche î' Non -, je -fens auih bien que
\-^v,\ pltrme çil lalîée. Trop toiblc pour
Livre V. ipf
des travaux de û longue haleine , ;'a-
bandoiiiierois celui - ci s'il éroit moins
avancé : pour ne pas le laiiîer impar-
fait, il eit tems que j'achève.
Enfin , je vois naître le plus char-
mant des jours d'Emile <& le plus heu-
reux des miens ; je vois couronner mes
foins & je commence d'en goiiter le
fruit. Le digne couple s'unit d'une chaî-
ne indiiibluble, leur bouche prononce
& leur cœur confirme des fermens qui
ne feront point vains : ils font époux.
En revenant du temple ils fe laillènt
co iduirc , i's ne favent où ils font ,
où i^s vont , ce qu'on fait autour d'eux;
ils n'entendent point, ils ne répondent
que des mots confus , leurs yeux trou-
blés ne voyent plus rien. O dé'ire ! ô
foib-cffe humaine ! Le fcntiment du bon-
lieur écrafï l'homme ; il n'eit pas alfez
ibrt pour le fupporter.
Il y a bien peu de gens qui fâchent
lin jour Je mariage prendre un ton con-
venable avec les nouveaux époux. La
morne décence des uns & le propos léger
des autres me femb'ent également ilépla-
cés. J'aimerois mieux qu'on laiilat ces
jeunes cœurs fe replier fur eux-mêmes,
-& fe livrer à une agitation qui n'ciï pas
•fans charmes, que de les en diftraire (î
<:ruelL'ment pour les attriiter par une
I 2.
19^ Emile.
fauiTe bieiiféance, ou pour les embarra-
icr par de mauvaifes plaifauteries , qui ,
dulfent-elles leur plaire en tout autre
tems, font très luremeiit importunes un
pareil jour.
Je vois mes deux jeunes gens dans la
douce langeur qui les trouble n'écou-
ter aucun des difcours qu'on leur tient:
moi , qui veux qu'on jouiire de tous les
jours de la vie , leur en laiilerai-je perdre
un fi précieux? Non, je veux qu'ils le
goûtent, qu'ils le favourent, qu'il ait
pour eux les voluptés. Je les arrache à
la foule indilc-ete qui les accable, &
les menant promener à l'écart , je les
rappelle à eux-mêmes en leur parlant
d'eux. Ce n'eft pas feulement à leurs
oreilles que je veux parler , c'eft à leurs
cœurs , & je n'ignore pas quel ell le
iiijet unique dont ils peuvent s'occuper
ce jour-la.
Mes enfans , leur dis -je en les pre-
nant tous deux par la main , il y a trois
ans que j'ai vu naitre cette flamme vive
& pure qui lait votre bonheur au-
jourd'hui. Elle n'a lait qu'augmenter
lans celle ; je vois dans vos yeux qu'elle
cft à fon dernier degré de véhémence i
elle ne peut plus que s'aHToibiir. Lee-
4;eurs , ne voyez- vous pas les tranfports ,
ie$ emportemens , le$ fcrmcns d'Kaiilc,
Livre V. 197
Tair dédaig'iienx dont Sophie dégage {a
main de la mienn-e , & les tendres pro-
tertations que leur yeux fè font mu^
tueiîement de s'adorer juîqu'au dernier
foupir i Je laille faire , & puis je re-*
prends.
J'ai fou vent penfé que fi l'on pou-
voit prolonger le bonheyr de l'amour
dans le mariage , on auroit le paradis
fur la terre. Cela ne s'eil pas jamais vu
jnfqu'ici. Mais Ci la choie n'efl pas tout-
à-fait impoffibie , vous êtes bien di-
gnes l'un & l'autre de donner un exem-
ple que vous n'aurez requ de perfonne,
& que peu d'époux (auront imiter. Voii--
lez-vous , mes enfans , que je vous dife
un moyen que j'imagine pour cela, &
que je crois être le feul poihble?
Ils fè regardent en fouriant & fe
moquant de ma fimplicité. Emile me
remercie nettement de ma recette, ert
difant qu'il croit que Sophie en a une
meilleure, & que, quant à lui, celle-
là lui lliffit. Sophie approuve , & pa-
roit tout auili confiante. Cependant à
travers fon air de raillerie je crois dé-
mêler un peu de curiofité. J'examine
Emile : fes yeux ardens dévorent les-
charmes de fon époufe : c'eft la feule
chufe dont il ibit curieux , & tous
rues propos ne l'embarralfcnt guère,
I 2
Je fourisà mon tour en cliHinten moi-
même : je faurai bientôt te rendre at-
tentif.
La différence prefque imperceptible
de ces mouvemens fecrets, en marque
une bien caradériRique dans les deux
fexcs , (Se bien contraire aux préjuges
requs: c'eftque généralement les hom-
mes font moins conltans que les Fem-
mes , & fe rebntent plutôt qu'elles de
l'amour heureux. La femme preli'enc
de loin l'mconftance de l'homme, &
s'en inquiète ; c'cil ce qui la rend aulli
p'us jaloufe. Qiiand il commence à s'at-
tiédir, forcée à lui rendre pour le gar-
der tous les foins qu'il prit autrefois
pour lui plaire, elle );leure , e'ie s'hu-
mi: je à fou tour, & rr.rcmcnt avec le
même fuccès. L'.itiachement & les foins
gagnent les cœUiS , mais ils ne les rc-
Goiïvrent guère. Je reviens à ma re-
cette contre le refroidiiiémciit de l'a-
Kiour dans le mariage.
Elle ell fimple Si facile, reprends-je ;
c'eft de continuer d'être amai^s quand
«n eft époux. En etFct , dit Emile en
riant du fècret , elle ne nous fera pas
pénible.
Plus pénible à vous qui parlez que
vous ne pcnfèz . peut être. Lailîbz-moi,
je vous prie , le tcnxs de ui'cxpliquei".
L I V R E V. 199
Les nœuds qu'on veut trop ferrer
fe rompent. Voilà ce qui arrive à celui
du mariage , quand on veut lui don-
ner plus de force qu'il n'en doit avoir.
La fidélité qu'il impofe aux deux époux
eft le plus faint de tous les droits , mais
le pouvoir qu'il donne à chacun des.
deux fur l'autre eft de trop. La con-
trainte & l'amour vont mal enfemble ,
& le plaifir ne le comniande pas. Ne
rougirez point , ô Sophie , & ne Ton-
gez pas à fuir. A Dieu ne plaife que je
veuille orfenfer votte modeilie j mais,
il s'agit du dcilin de vos jours i pour,
un Cï grand objet fouifrcz entre un
époux & un père , des difcours que
vous ne fupporteriez pas ailleurs
Ce n'eit pas tant la poirellior. que
l'affujettidement qui raiililie , & l'on'
garde pour une fille entretenue un bien
plus long attachement que pour une
femme. Comment a -t-on pu faire un
devoir des plus tendres carelfes , & un
droit des plus doux témoignages de l'a-
mour ? C'eft le defir mutuel qui lait le
droit, la nature n'en coimoit point d'au-
tre. La loi peut rcif reindre ce droit ,
mais elle ne (àuroit l'étendre. La vo-
lupté eft fi douce par elle-même ! doit--
elle recevoir de la trifte gène la force-
qu'elle n'àura pu tirer de les propre at-
1 4
2od E IM I L E.
traits ? Non , mes eiifans , dans îe ma-
riage les cœurs font liés, mais les corps
ne font point aiîervis. Vous vous de-
vez ia fidélité, non la complaifance.
Chacun des deux ne peut être qu'à
Fautre ; mais nul des dcirs ne doit être
à l'autre qu'autant qu'il lui plait.
S'il eir donc vrai , cher Emile , que
vous vouliez être l'amant de votre fem-
me , qu'elle foit toujours votre mai-
trelîé & la fienne ; foyez amant heu-
reux, mais refpetfbueux i obtenez tout
de l'amour fans rien exiger du devoir,
& q'ue les moindres faveurs ne foient
jamais pour vous des droits , mais des
grâces. Je fais que la pudeur fuit les
aveux formels & demande d'être vain-
cue i mais avec de la délicateife & du
véritable amour , l'amant fe trompe-t-
il fur la volonté fecrete j' Ignore- t-il
çuand le cœur & les yeiLX accordent ce
que la bouche feint de rcfufer i Qiie
chacun des deux , toujours maitre de
ià perfoniie & de fes carelfes , ait droit
de ne les diipenfer à l'autre que de là
propre volonté.Souvencz-vous toujours,
que même dans le mariage le plailir
n'ell légitime que quand le dellr elt
partagé. Ne craignez pas, mesenfans,.
que cette loi vous tienne éloignés ; au
coiitraire> die vous rendra tous deux
Livre V. ao^
plus attentifs à vous plaire , & prévie '-
(ira la latiété. Bornés uniquement V mi
à l'autre, la nature & l'amour vcus
rapprocheront aifez.
A CCS propos & d'autres femblables
Emile fe fâche , fe récrie ', Sophie hon--
teufe tient fon éventail fur les yeux &
ne dit rien. Le plus mécontent des
deux , peut-être , n'eft pas celui qui fe:
plaint le plus. J'infifte impitoyable-
ment : je fais rougir Emile de fon peu^
de déHcatelfej je me rends caution
pour Sophie qu'elle accepte pour fa part
le traité. Je la provoque à parler , ou
fe doute bien qu'elle nofe me démentir,
Emile inquiet confulte les yeux de ik
jeune époufe : il les voit , à travers
leur embarras , pleins d'un trouble
voluptueux qui le raifure contre le rif^
i^ue de la confiance. Il fe jette à fes
pieds , baife avec tranfpoit la m.aiii
qu'elle lui tend , & jure que hors la fidé-
lité promife , il renonce à tout autre
droit Ibr eile. Sois, lui dit -il, chérc
époufe , l'arbitre de mes plaifirs com-
me tu Tes de mes jours & de ma def.
tinée. Diit ta cruauté me coûter la vie ,
je te rends mes droits les plus chers.
Je ne veux rien devoir à ta complai-
lànce y je veux tout tenir de ton cœur,
Bon Emile, raliure-toi: Soiîhie elfe
ÎC2 Emile.
trop geiiéreufe elle-jnêine poiir te hiÇ-
ier mourir \àdime de ta géiicrolîté. ,
L'e foir , prêt à les quitter , je leur
dis, du ton le plus grave qu'il m'eil
pofTibîe : fouvencz-vous tous deux que
vous êtes libres Se qu'il n'cft pns ici
queiUon des devoirs d'époux ; croyez-
moi, poiiit de fauife déférence ? Emile,
veux-tu venir i Sophie le permet.
Emile en fureur voudra me battre. Et
vous , Sophie , qu'eu dites-vous ? Faut-
il que je l'em-mene ? La menteufe en
rougiliant dira qu'oui. Charmant &
doux mcnfonge , qui vaut mieux que
la vérité !
Le lendemain. . . . T 'image de la fé-
licité ne flatte plus leshonmes; la cor-
ruption du. vice n"a pas ni- ;ins déprave
leur goût que leurs crjurs. Ils ne fà-
vent phis lentir ce qui eit touchant ,
ni voir ce q^ui elt aimable. Vous qui
pour peindre la volupté n'imaginez ja-
mais que d'heureux amans nageant
dans le foin des deHccs , que vos ta-
bleaux font encore impaifuts ! Vous
n'en avez que la maitré la plus grot
fierej les plus doux attrai ts de la volu-
pté n'y font point. O qui de vous n'a
jamais vu deux jeunes époux unis fous
d'heureux auljpiccs fortant du lit nu-
Livre V. 20^
ptial , & portant à la fois dans îeuis
regards languilfans & chaftes Tivrelie
des doux plaiilrs qu'i's viennent de
goûter, l'aimable fécurité de l'innocea-
ce, & la certitude alors fi charmante'
de couler enfemble le relte de leurs-
jours '< Voilà l'objet le plus raviflant
qui puiiTe être offert au co:ur de l'hom-
me j voilà le vrai tableau de la volupté j-
vous l'avez vu cent fois fms le recon-
iioitre ; vos cœurs endurcis ne font
plus faits pour l'aimer. Sophie heureu-
fe & paii^.ble paiîe le jour dans les braS'
îe fa tendre merej c'eft un repos bien
doux à prendre, après avoir palïé la
nuit dans ceux d'un époux.
Le fur-lendemain , j'appercois déjà
quelque changement de fcene. Emile
veut paroitre un peu mécontent : mais
à travers cette aiiecliation je remarque
un empreflement fi tendre & même
tant de Ibumiinon, que je n'en augure-
rien de bien fichcux. Pour Sophie ^
cl!c elt plus gaie que la veille j je vois-
briller daîis lés yeux un air fatisfait.
Elle ell charmante avec Emile ; elle, lui
fait prefque des agaceries dont il n'elt
que plus dépité.
Ces ch.iugemcns font peu fenfiblcs ,.
mais lis ne nvcv.happent pas 5 je nv'cfï
1 6
ao4 E M I L E.
inquiète , j'interroge Emiîe e!i particu-
lier , j'apprends qu'à fon grand regret
& malgré toutes Tes inftances , il a falu
faire lit-à-part la nuit précédente. L'im-
périeule s'eft hâtée d'ufer de fou droit.
On a un éclairciirement : Emile fe
plaint amèrement y Sophie plaifante ;
mais enfin le voj'ant prêt à fe lâcher
tout de bon, elle lui jette un regard
plein de douceur & d'amour , & me
ferrant la main ne pronon«e que ce
feul mot, mais d'un ton qui va cher-
cher i'ame , Virrgrat ! Emile eft fi bête
qu'il n'entend rien à cela. Moi je l'en-
tends ; j'écarte Emile , Se je prends à
fou tour Sophie en particulier.
Je vois , lui dis-je , la raifon de ce
caprice. On ne fauroit avoir plus de
délicatelfe ni l'employer plus mal-à-pro-
pos. Chère Sophie, rallurez-vous; c'eil
un homme que je vous ai donné , ne
craignez pas de- le prendre pour tel:
vous avez eu les prémices de fi jeu-
Hclfcv il ne l'a prodiguée à perfonne ,
il la Gonfervera long-ccms pour vous.
„ Il faut, ma chère enfant , que je
„ vous explique mes vues dans )a con^
7, vcrfation que nous eûmes tous trois
„ avant-hier. Vous ny îivez peut-être
„ apgerqu qu'un art de mèuiiger vos
Livre V. lof
„ plaifirs pour les rendre durables. O
5, Sophie î elle eut un autre objet plus
„ digne de mes (oins. En devenant
„ votre époux, Emile eft devenu vo-
„ tre chef ; c'elt à vous d'obéir , aind
„ l'a vaula la nature. Qiumd la fem-
5, me reflemble à Sophie, il eft pour-
5, tant bon que l'iiomme foit conduit
5, par ellev c'ett encare une loi de la
„ nature i & c'eft pour vous rendre au-
„ tant d'autorité fur fon cœur , que
„ ion fexe lui en donne fur votre per-
„ fonne , que je vous ai fait l'arbitre
„ de fes piaifirs. Il vous en coûtera
„ des privations pénibles , mais vous
„ régnerez fur lui , Ci vous favez ré-
„ giier fur vous ; & ce qui s'eft déjà
„ paflé me montre que cet art difficile
„ n'eft pas au-dcifus de votre courage.
„ Vous régnerez long-tems par l'amour,
„ fi vous rendez vos faveurs rares &
„ précieufes , il vous favez les faire
„ valoir. Voulez-vous voir votre mari
„ continuellement à vos pieds ? te-
„ nez-le toujours à quelque diftance de
„ votre perfonne. Mais dans votre fé-
„ vérité mettez de la modeftie, & non
„ du caprice j qii'il vous voye réfer-
„ vée , & non pas fantafque ; gardez
„ q.u'eii ménageant Ibn amour , vous
lo6 E ?4 I L E.
„ ne le falîicz douter du vôti'c. Faites^
„ vous chérir par vos faveurs, & re-
„ fpecler par vos refus > quM ho^iorè
5, la chaiteté de fa femme, fans avoir
„ a fc plaindre de la froideur.
„ C'ell: ainll , mon enfant , qu'il
„ vous donnera la confiance , qu'il
„ écoutera vos avis , qu'il vous con-
„ fultera dans fes alfaires , & ne réfou-
„ dra rien fans en délibérer avec vous.
„ C'ell ainfi que vous pouvez le rap-
„ peiler à la fagclle, quand il s'égare,
„ le ramener par une douce perfualion,
„ vous rendre aimable pour vous ren-
„ dre utile , emp'oyer la coquetterie
5, aux intérêts de la vertu , & l'amour
„ au prof t de la raifon.
„ Ne croyez pas avec tout cela , que
„ cet art même puilfe vous fervir tou-
„ jours. Qiiclque précaution qu'on
5, puiiTe prendre , la jouiifance ufe les
^,, piaifirs , & l'amour avant tous les
„ autres. Mais quand l'amour a dure
„ long-tems , une duuce habitude en
„ remplit le vuide , & l'attrait de la
„ confiance fuccede aux tranlports de
5, la paliîon. Les enfans forment entre
„ ceux qui leur ont donné f être, une
„ liai.Q>n non moins douce & foiiveiit
35 plus forte que i'ainou.r mciue. Qitund
Livre V. 207
vous cefierez d'être la maîtrefie d'E-
mile , vous ferez (a femme & {on
amie , vous ferez la mère de fes eu-
fans. Alors , au lieu de votre pre-
mière réferve , établi ilez entre vous
la plus grande intimité ; plus de lit-
à-part , plus de refus , plus de ca-
price i devenez tellement fa moitié
qu'il ne puilic plus fe palfer de vous,
& que fitôt qu'il vous quitte , il Je
fente loin de lui-même. Vous qui fî-
tes Cl bien régner les charmes de la
vie domellique dans la maifon pa-
ternelle faites les régner ainli dans
la vôtre. Tout homme qui fe plaît
dans fa maifon , aime fa femme. Sou-
venez-vous que 11 votre époux vit
heureux chez lui , vous ferez une
femme hciireufe.
„ Criant à préfent, ne foyez pas fî
févere à votre amant , il a mérité
plus de complaifance , il s'offenferoit
de vos alarmes ; ne ménagez plus lî
fort là faute aux dépens de fon bon-
heur. Si jouiiîez du votre. Il ne faut
point atteîidre le dégoût , ni rebuteï
le defir ; il ne faut point refufer pour
refuicr , mais pour faire va'oir ce
qu'on accorde.
Lufuicc les rduiîilFant , jidis .devant
2o8 Emile.
elle à foR jeune époux : il faut bien
fupporter le joug qu'on s'ell inipolci
méritez qu'il vous foit rendu léger.
Sur-tout, lacrifiez aux grâces, & n'i-
maginez pas vous rendre plus aima-
ble en boudant. La paix n'eft pas dif-
ficile à faire , & chacun fe doute aifé-
ment des conditions. Le traitéfe li-
gne par un b-aifer ; après quoi je dis
à mon élevé : Cher Emile , un hom-
me a befoin teute fa vie de confeil
& de guide, j'ai fait de mon mieux
pour remplir jufqu'à préfent ce devoir
envers vousj ici Bnit ma longue tâche,
& commence celle d'un autre. J'abdi-
que aujourd'hui l'autorité que vous
m'avez conBée , & voici déformais vo-
tre gouverneur.
Peu-à-peu le premier délire fe caîme^
& leur laiife goûter en paix les char-
mes de leur nouvel état. Heureux
amans , dignes époux î Pour honorer
leurs vertus , pour peindre leur félici-
té , il faudroit faire l'hiiloire de leur
.^ie. Combien de fois contemplant en
eux mon ouvrage je me fens làili d'un
ravitfement qui fait palpiter mon cœur!
Combien de fois je joins leurs mains
dans les miennes en béni(fant la pro-
vidence , & poullant d'ardeus foupirs !
Litre V. 109
Que de baifers j'applique fur ces deux
mains qui fe ferrent î De combien de
larmes de joie ils me les Tentent arro-
fer ! Ils s'attendriirent à leur tour, en
partageant mes tranlports. Leurs ref-
peclables parens jouiflent encore une
ibis de leur jeuneue dans celle de leurs
enfans ; ils recommencent , pour ainii
dire , de vivre en eux , ou plutôt ils
connoiirent pour la première fois le
prix de la vie : ils maudiifent leurs
anciennes ricbeifes , qui les empêchè-
rent au même âge de goûter un fort
fi charmant. S'il y a du bonheur fur
la terre , c'efi: dans l'afyle où nous vi-
vons qu'il faut le chercher.
Au bout de quelques mois , Emile
entre un matin dans ma chambre , &,
me dit en m'embralfant : m.on maître ,
félicitez votre enfant ; il efpere avoir
bientôt l'honneur d'être père. O quels
foins vont être impofés à notre 2ele ,
Si que nous allons avoir befoin de vous !
A Dieu ne plaife que je vous laiife en-
core élever le fils , après avoir élevé
le père. A Dieu ne plaife qu'un devoir
fi faint & fi doux foit jamais rempli
par un autre que moi , dulie-je auilî
bien choifir pour lui , qu'on a choifi
pour moi-même : jaiùi* reliez le maître
210 Emile.
des jeunes maîtres. Confeillez-nous ,
gouvernez- nous nous ferons dociles:
tant que je vivrai , j'aurai befoin de
vous. J'en ai plus befoin que jamais ,
maintenant que mes fondions d'homme
commencent. Vous avez rempli les vô-
tres y guidez-moi pour vous imiter , &
repofez-vous : il en eil tems.
FIN
1"
EMILE
E T
SOPHIE,
O U
Î.ES SOJLITAIÎLES*
L I V R E V. 215
AVIS DES ÉDITEURS
Sur le Fragment qui fuit.
ja. L /Y7/-;f <?n convenir , /ci /f£//j 5i>«i
^/ur Icjquels les hommes puijjent compter ,
font ceux quils ont mis en rcfcrve au
fond de leur ame ; aujfi le moyen , uni-
que peut-être , de pourvoir efficacement
à leur bonheur , c^eji de leur donner des
rcijources siires contre les coups du fort ,
foit pour les reparer à force de talens ,
fait pour les jupporter à force de vertus.
Ce fut le grand objet que M. ROUS-
SEAU fe propofa dans f on traité de Té-
ducatiou ; V ouvrage fuivant c'toit def-
tiné à prouver qu''il Vavoit rempli. En
mettant Emile aux prifes avec la for-
tune , en le plaçant dans une fuite defitu-
ations effrayantes , que h mortel le plus
intrépide n^envifageroit pas fans frémir ^
il vouloit montrer que les principes dont
il fut nourri depuis fa naifjance , pou-
vaient feu/ s rélever au-delfus de cesjitu-
ations. Ce plan étoit beau , Vexécution en
aurait été aufi intéreijante qu utile ,• c'é-
tait mettre en aclion la morale c^'Emile ,
la jujîijlcr £^ la faire aimer : mois la
mort ne permit pas à M. RoussEAU d^é-
:ii.4 Emile.
lever ce nouveau monument à fa gloire 9
^ de reprendre cet ouvrage , qud avait
interrompu pour fes confejjtons.
Nous donnons au public le feul mor-
ceau qu'il en ait écrit , ^ nous le difon-s
fans détour , nous le donnons avec une
forte de répugnance. Plus le tableau qu'il
jwus préfente ejî empreint du génie de foti
fuhliine auteur^ ^ plus il eji révoltant.
'Emile dfefpcré , Sophie avilie ! Q^ui
pnurroit fupporter ces odieufes images!
jai du moins la reffource des larmes ,
quand je vois la vertu malhcureufe gé-
mir y mais que me rejle-t-il quand elle eJi
en proie aux remords r Et puis , quelle
confiance pr endroit-an dans des préceptes
qui n'ont abouti qu'à faire une fcnunc
cdultere ? S'il cjî vrai cependant que les
éducations auJJeres ne font que des hijpo-
■critcs de vertu , V éducation feule de So-
phie doit faire des filles vertueufes ; mais
des filles vert neuf es deviennent ~ elles des
é pouf s perfides £<^ parjures P Gardons*
nous d'imputer à M. RoL^SSEAU ces con~
■t radie! ions : Nous le f avons ,• elles n'cxif
toient point dans fan plan, ^u? oit-il vou-
lu défigurer lui-même fon plus bel ou-
vrage ? Sophie fut coupable , elle ne fut
point vile ,• d'imprudentes liaifons firent
fcs fautes ^.f Jes malheurs : une femme
videufe ^ Jaloufe de fcs vertus , J^ans
Livre V.' iif
nïtercr fon ame pure , furprit fa Jimpli^
cite: un breuvage empoifonné ri égara fes
Cens qu'en troiihlant fa raijon ,• V infort u~
née cédait à fun époux , en Je livrant au
vil fé duel eur qui outrageait fon innocen-
ce ^ ede fuccomha comme Clarilîe , 'ç3 fe
releva plus fuhlime qu'acné. Mais f Emile
devait connaître Vexcès du malheur ^ ne
faloit - il pas que Sophie fiit infidèle ?
Et qui pouvait Ven féparer ? Les hom-
mes ? . . . la mort ? . . . Non : le crime
fui de Sophie.
Pourquoi M. RousSEAU n'a-t-il pas
achevé ces trijîcs récits ? Pourquoi ce
long tifju d'objets funej} es , de travcrfcs ,
de calamités , de fautes , de remords ,
de défejpoir çVf de repentir , ne nous a-t-
il pas conduits à ces Jours de paix ^«? de
gloire, où vainqueurs du fort, des hom-
mes ^ d''eux-mêrnes , Emile 9? Sophie
ivres d'amour 1^^ hriUcns de x:ertus , au-
raient , loin des humains 1^ dans le cal-
me de Vinnocence , retrouve le bonheur
de leurs premiers ans ?
Qi/el cœur f.étri par le fentiment de
leurs peines , ne fe ferait pas ranimé aux
doux accens de leur félicité ?
Oui , ma Sophie , retraçons le cours
fortuné de nos beaux jours , nen lai I) ans
point e^acer la mémoire , après les avoir
rendus f charmans. Rappelions leurs
ii6 Emile.
tranfports , leurs délices ; rappelions jiif-
qiCà leurs traverfes , jufquà ces tems
cruels de ta faute l'v de mon défefpoir^
tcnis de douleurs t^ de larmes , que Va-
mour , les vertus .i le bonheur ont f bien
rachetés ! Oh ! qui voudrait à ce prix
n'avoir pas fouf-ert , n avoir pas gémi y
n^ avoir pas détejié favie , ou n avoir pas
vécu !
Pleurs de douleur 'if de rage , qu^etes^
vous dans ces torrents de joie ^ de plai-
Jirs qui vnus ont abjorbés }
Souvenirs amers i^ délicieux , ne vous
dérobez jamais à nos cœurs , dont rien
ne peut plus troubler la paix.
Tenez-nous lieu de tout, maintenant que
bornés à jamais l'un à Vautre , nous fom-
mes feuls fur la terre , ^«? que le genre
humain n'cjl plus rien pour nous.
Sophie , ma chère Sopliie , que ne puis-
je revivre tous les jours de ma vie dans
chacun de ceux que je pajje avec toi !
je n'en aurais jamais a [fez pour goûter ma
félicité.
EMILE
EMILE
E T
SOPHIE,
O U
Î.ES SO]LITAIE.ES<
LETTRE PREMIERE,
J 'ÉTOls libre, J'étois heureux , ô mon
maître !^ Vous m'aviez fait un cœur
propre à goûter le bonheur , & vous
m'aviez donné Sophie. Aux délices de
l'amour , aux épanchemens de l'amitié,
une famille naiifante ajoutoit les char-
mes de la tendrefle paternelle : tout m'an-
nonqoit une vie agréable , tout me pro-
mettoJt une douce vieillelîe& une mort
pailible diuis les bras de mes enfuis.
Hélas ! qu'ell devenu ce tems heureux
Emile Tom. IV. H
2I8 E M I L E.
de jor.i^'ancc &: d'erpérance, QÙ l'ave-
nir cmbelliiioii: le prélent, où mon
cœur ivre de fa joie s'abreuvoit cha-
que jour d'un (iecle de félicité? Tout
s'eil cvaï.oui comme un Ibngei jeune
encore, j'ai tout perdu, femme , enfans,
amis , tout enfin , jufqu'au commerce
de mes femblables. Mon co:ur a été
déchiré par tous fes attachcmens ; il
ne tient plus qu'au moindre de tous ,
au tiède amour d'une vie ians plaifirs,
mais exempte de remords. Si je furvis
îong-tems à mes pertes , mon Ibrt elt
de vieillir & mourir léul fans jamais
revoir un vifage d'homme , 8c la ièule
providence me fermera les yeux.
En cet état, qui peut m' engager en-
core à prendre loin de cette trilte vie
que j'ai fi peu de raifon d'aimer ? Des
fouvenirs , & la confolation d'être dans
Tordre en ce monde , en m'y loumet-
tant fans murmure aux décrets éter-
nels. Je fuis mort dans tout ce qui m'c-
toit cher : j'attends fans impatience &
fans crainte que ce qui relie de moi
rejoigne ce que j'ai perdu.
Âlais vous , mon cher maître , vi-
•vez^vous ? etes-vous mortel encore?'
etes-voiis encore fur cette terre d'exil
avec votre Emile, ou fi déjà vous ha-
bitez avec Sophie la patrie des âmes
Litre V. ii^
jufles ? Hélas ! où que vous foyez, vous
êtes mort pour moi , mes yeux ne
vous verront plus ; mais mon cœur
s'occupera de vous ians celTc. Jamais
je n'ai mieux connu le prix de vos
foins qu'après que la dure néceffité m'a
il cruellement fait fentir fes coups &
m'a tout ôté excepté moi. Je fuis îèul s
j'ai tout perdu , mais je me refte , &
le déiefpoir ne m'a point anéanti. Ces
papiers ne vous parviendront pas , je
ne puis l'efpérer. Sans doute ils péri-
ront fans avoir été vus d'aucun hom-
me : mais n'importe , ils font écrits ,
je les railemble, je les lis, je les con-
tinue , & c'elt à vous que je les aJref.
fe : c'eft à vous que je veux tracer ces
précieux fouvenirs qui nourrilfent &
navrent mon cœur ; c'elt à vous que
je veux rendre compte de moi , de mes
fentimens , de ma conduite, de ce cœur
que vous m'avez donné. Je dirai tout,
le bien , le mal , mes douleurs , mes.
plaifirs , mes fautes ; mais je crois n'a-
voir rien à dire qui puilfe déshonorer
votre ouvrage.
Mon bonheur a été précoce ; il com-
mcnqa dès ma naiflance , il devoir finir
avant ma mort. Tous les jours de mon.
enfance ont été des jours fortunés,
palfcs dans la hberté , dans la joie.
220 Emile.
aiiifi que dans rimiocence : je n'apprk
jamais àdiilinguer mes mftruclions de
mes pkiiiirs. Tous les hommes le rap-
pellent avec attendriilement les jeux de
leur enfance , mais je fuis le feul peut-
être qui ne mêle point à ces doux fou-
venirs ceux des pleurs qu'on lui fit
verfcr. Hélas! Si je fulfe mort enfant,
j'aurois déjà joui de la vie , & n'en au-
rois pas connu les regrets ! _
Je devins jeune homme & ne celTai
point d'être heureux. Dans l'âge des
p.aflions je formois ma raifon par mes
iènsî ce qui fert à tromper les autres
fut pour moi le chemin de la vérité,
j'appris à juger fliincment des choies
qui m'environnoient &de l'intérêt que
j'y devois prendre j j'enjugeois fur des
principes vrais & fimples ; l'autorité ,
l'opinion n'altéroicnt point mes juge-
mens. Pour découvrir les rapports des
chofes entre elles , j'étudiois les rap-
ports de chacune d'elles à moi : par
deux termes connus j'apprenois à trou-
ver le troificme : pour connoitre l'uni-
vers par tout ce qui pouvoit m'inte-
reiîer , il me fuffit de me connoitre j
ina place airignée , tout fut trouvé,
J'appris ain fi que la première figefle
cft de vouloir ce qui clt , & de régler
fou cœur fur fa dcitinée. Voilà tout ce
Livre V. 2%i
qui dépend de nous , me difîez-vous ,
tout lerefte eil de i,iéceirité. Celui qui
lutte le plus contre Ton fortcPile moins
fiige & toujours ic plus malheureux ;
ce qu'il peut changer à fa iituation le
foulage moins que le trouble intérieur
q-u'il fe donne pour cela ne le tour-
mente. 11 réuffit rarement, & ne gagne
rien à réufltr. Mais quel être fenilb-lc
peut vivre toujours ftns paifions, fans
attachemcns ? Ce n'eft pas un homme ,
c'elt une bratc , ou c'eft un Dieu. Ne
pouvant donc me garantir de toutes
les affedions qui nous lient aux cho-.-
ies , vous m'apprites du moins aies
choifir , à n'ouvrir nK>n a me qu'aux
plus nobles , à ne l'attacher qu'aux
plus dignes objets qui font mes fem-
blablcs, à étendre pour ainll dire le:
moi humain fur toute l'humanité , *^c
à me préferver ainii des viles pafllons
qui le concentrent.
Quand mes fens éveillés par l'âge
me deman.dcrcnt une compagne , vous
épurâtes leur feu par les fcntimens ;;
c'cll; par l'imagination qui les anime
que j'appris à les fubjuguer. J'aimai
Sophie avant même que de la connoî-
tre ; cet amour préfervoït mon cœur
des pièges du vice, il yportoit le goût
des choies belles & honnêtes, il y gra-
K ^
222 Emile.
voit en traits ineffaçables les faintes
loix de la vertu. Quand je vis enhn
ce digne objet de mon culte , quand je
fentis l'empire de les charmes, tout
ce qui peut entrer de doux , de ravif-
fant dans une ame pénétra la mienne
d'un fentiment exquis que rien ne peut
exprimer. Jours chéris de mes premiè-
res amours", jours délicieux, que ne
pouvez-vous recommencer fans celle &
remplir déformais tout mon être ! je
ne voudrois point d'autre éternité.
Vains regrets ! fouhaits inutiles !
Tout ell difparu , tout eft éifparu fans
î^tour Après tant d'ardens foupirs,
yen obtins le prix , tous mes vœux
furent comblés. Epoux ,. & toujours
amant , je ttouvai dans la tranquille
poifeiîion un bonheur d'une autre ef-
pcce, mais non moins vrai que dans
le délire des defirs. Mon maître, vous
croyez avoir connu cette fille enchan-
tere'ife. O combien vous vous trompez î
Vous avez connu ma maitrelfe , ma
femme j mais vous n'avez pas connu
Sophie. Ses charmes de toute elpece
étoient inépuilablcs , chaque inrtant
fembloit les renouveler , <Sc le dernier
jour de la vie m'en montra que je n'on
vois pas connus.
Déjà père de deux cnfans , je partar
Livre V. 22^
geois mon tcms entre une époufe ado"
rée & les chers fruits de (a tendreiie '
vous m'aidiez à préparer à mon fcis
une éducation rernblab'c à la mienne,
& ma fille, fous les yeux dé fa mère
eût appris a lui reiîembler. Toutes mes
affaires 'e bornoient au foin du patri-
moine de Sophie ; j'avois oublié ma-
fortune pour jouir de ma félicité. Trom--
peufe félicité! trois fois j'ai fenti ton
inconftance. Ton terme n'eft qu'un
point, & lorfqu'on eft au comble il
iaut bientôt décli'.aer. Etoit-ce par vous, •
père cruel , que dcvoit commencer ce'
déclin ? Par quelle fatalité putes-vous-
quitter cette vie paifibie que nous me-
nions enferabie , comment mes em-
prelTemeiis vous rebut2rent-ils de moi ?
Vous vous compbifiez dans votre ou--
vrage ; je le voyois , je le ■ en.tois , j'en'
ctois fur. Vous paroiifiez heureux de
mon bonheur j les tendres careifes de
Sophie fembloient flatter votre fœur
paternel } vous nous aimiez , vous vous
plaiiîez avec nous , & vous nous quit-
tâtes ! fans votre retraite, je ferois heu--
reux encore , mon fils vivroit peut-
être , ou d'autres mains n'auroient
point fermé fes yeux. Sa mère , ver»-
tueufe & chérie, vivroit elle-même dans
les Uras de Ion époux. Prétraite funefte,
K4
224 Emile.
qui m'a livré fans retour aux horreurs
de mon fort ! non , jamais fous vos
yeux le crime & fcs peines n'enllent
approché de ma famille i en i'abjndon-
nant vous m'avez fait plus de maux
que vous ne m'aviez fait de biens en
toute ma vie.
Bientôt le ciel ceffa de bénir une
înaifon que vous n'habitiez plus. Les
maux , les affligions fe fuccédoicnt
fans relâche. En peu de mois nous per-
dmies le père , la mère de Sophie , &
enBn fa Bile, fa charmante fille qu'elle
avoit tant dellrce , qu'elle idolatroit ,
qu'elle vouloit fuivre. A ce dernier
coup fa confiance ébranlée acheva de
l'abandonner. Jufqu'à ce tems , con-
tente & pailible dans fa folitudc , elle
avoit ignoré les amertumes de la vie,
elle n avoit point armé contre les coups
du fort cette ame (cnfible <Sc facile à
s'atieder. Elle fentit ces pertes comme
on lent fes premiers malheurs : auiîî
ne furent-elles que les commencemens
des nôtres. Rien ne pouvoit tarir fes
pleurs i la mort de fa fille lui fit léntir
plus vivement celle de fi mère : elle
appelloit fuis celle l'une ou l'autre en
gémiliant ; elle faifoit retentir de leurs
noms & de fcs regrets tous les lieux
©ù jadis elle avoit requ leurs iniioce^L-
Livre V. 22f
tés careffes: tous les objets qui les lui
rappcMoieiit aigriiToient fcs douleurs ;,
je réfolus de Téloigner de ces triiires
lieux. J'avois^daus la capitale ce qu'oa
appelle des aiiaires & qui n'eu avoient
jamais été pour moi jufqu'alors : je lui
proporai d'y fuivre une amie qu'elle
s'étoit faite au voifinage & qui étoit
obligée de s'y rendre avec fon mari.
Elle y confentit pour ne point fe fépa-
rer de moi , ne pénétrant pas mon
motif. Son afHidion lui étoit trop chère-
pour chercher à la calmer. Partagée
lès regrets , pleurer avec elle étoit la.
feule confolation qu'on pût lui donner.
En approchant de la capitale je me
fentis frappé d'une imprelFion funefte
que je n'avois jamais éprouvée aupa-»
ravant. Les plus trilles prelTentimens:
s'élevoient dans mou fein : tout ce que
j'avois vu , tout ce que vous m'aviez,
dit des grandes villes me faifoit trem^
b'er fur le léjour de celle-ci. Je m'ef-
frayois d'cxpbfèr une union Ci pure à.
tant de dangers qui pouvoient l'altérer..
Je frémiifois en regardant la trifte So-
phie de longer que j'entraiilois- moi-
même tant de vertus & de charmes dans;
ce goutfre de préjugés & de vices, oui
vont fc perdre de toutes parts rinuo*-
.cence &; le bonheur,
K f
226 Emile.
Cependant , fur d'elle & de moi , je
mcpriiois cet avis de la prudence, que
je preiiois pour un vain prciientimcnt;
en ni'en laiifant tourmenter, je le trai-
tois de chimère. Hélas î je n'iraaginois
pas le voir fitôt & fi cruellement julb'-
£é. Je ne fongeois gueres que je n'ai-
lois pas chercher le péril dans la capi-
tale , mais qu-.il my fuivoit.
Comment vous parler des deux ans
que nous palTamcs dans cette fatale vil-
le , & de l'effet cruel que Bt fur mon
ame & fur mon fort ce féjour empoi-
fonné '^ Vous avez trop fu ces trilles
cataftrophes dont le fouvenir, elFacé
dans des jours plus heureux, vient au-
jourd'hui redoubler mes regrets , en
Bie ramenant à leur fourcc. Quel chan-
gement produifit en moi ma comp'ai-
îànce pour des liaifons trop aimables ,
que l'habitude commenqoit à tourner
en amitié î comment l'exemple é'c l'imi-
tation, contre Icfqu cl s vous aviez fi bien
armé mon cœur, l'amenerent-ils infen-
ri'blementàcesgoùts frivoles, que plus
jeune j'avois lu dédaigner? Q_u'il eft
diricrent de voir les chofes dillrait par
d'autres objets ou feulement occupé de
ceux qui nous frappent î ce n'étoit i^us
le tems où mon imagination cch.iuHee
i^e cherchoit que Sophie , & rebutoit
Livre V. 227
tout ce qui n'étoit pas elle. Je ne la
ehcrchois plus , je la poiTédois , Ton
charme embelliiîbit alors autant les ob-
jets qu'il les avoit déSgurés dans ma
première jeuneiTe. Mais bientôt ces mê-
mes objets affoiblirent mes goûts en
les partageant. Ufé peu-à-peu fur tous
ces amufemens frivoles , mon cœur per-
dait infentiblement fon premier relibrt
& devenoit incapable de chaleur & de
force; j'errois avec inquiétude d'un
plaifir à l'autre ; je rccherchois tout &
je m'ennuyois de tout; je ne me plai-
îbis qu'où je n'étois pas , & m'etour-
diflbis poiu: m'amufer. Je fentois une
révolution dont je ne voiiiois point me
convaincre ; je ne me lailfois pas le
tems de rentrer en nioi , crainte de ne
m'y plus retrouver. Tous mes attache-
mens s'étoient relâches, toutes mes af-
fedions s'étoient attiédies: j'avois mis
un jargon de fentiment & de morale à
la place de la réalité. J'étois un homme
galant fans tcndreife , ■ un Stoïcien fins
vertus , \\n fage occupé de fohes, je
n'avois plus de votre Emile que le nom
& quelques difcours. Ma franchife , ma .
liberté , mes plaifirs , mes devoirs ,,
vous , mon fils , Sophie elle-même ,,
tout ce qui jadis animoit , élevoit moni
efprit & faifoit la plénitude de moai
K 6.
2a§ Emile.
exiftence , en fe détachant peu-à-peu
de moi fernbloit m'en détaclier moi-
même , & ne laiiroit plus dans mon
amc arfaillee qu'un fcntiment importun
de vuide & d'anéantilîement. Enfin,
je naimois plus ou croyois ne plus ai-
mer. Ce feu terrible , qui paroillbit
prefque éteint, cou voit fous la cendre,
pour éclater bientôt avec plus de fureur
que jamais.
Changement cent fois plus niconce-
vabîe î comment celle qui faifoitja
gloire & le bonheur de ma vie en fit-
elle la honte & le défelpoir '<^ Comment
décrirois-)c un il déplorable égarement?
Non , jamais ce dét"ail atfreux ne for-
tira de ma plume ni de ma^ bouche :
il etl trop injurieux à la mémoire de
la plus digne des femmes , trop acca-
blant, trop horrible à monfouycnir, trop
décourageant pour la vertu j j'en mour-
rois cent fois avant qu'il fût achevé.
Morale du monde , pièges du vice &
de l'exemple , trahifons d'une fauife
a-mitié , inconllance & foiblelîc humai-
ne , qui de nous ert à votre épreuve?
Ah î 11 Sophie a fouillé fa vertu, quelle
femme oléra compter fur la Tienne ?
Mais de quelle trempe unique dut être
«ne ame qui put revenir de fi loui à
^out ce qu'elle fut auparavant '<
Livre V. aa^
. C'eft de vos enfans régénérés que
j'ai à vous parler. Tous leurs égare-
meiis vous oiit été connus : je n'en
dirai que ce qui tient à leur retour à
eux-mêmes & iert a lier les événemens.
Sophie confolée , ou plutôt diftraite
par fon amie & par les Ib ciétés où elle
Pentrainoit, n'avoit plus ce goût déci-
dé pour la vie privée & pour la retrai-
te : elle a voit oublié les pertes & pres-
que ce qui lui étoit retlé. Son fils en
grandniant alioit devenir moins dépen-
dant d'elle , & déjà la mère apprenoit
à s'en paiTer. Moi-même je n'ctois plus
fon Emile , je n'étois que fon mari ,
& le mari d'une honnête femme dans
les grandes villes efi: un hom.me avec
qui l'on g-arde en public toutes fortes
de boinies manières , mais qu'on ne-
voit point en particulier. Long-tems
nos coteries furent les mêmes i elles
changèrent infenfiblement. Chacun des
deux penfoit fe mettre à fon aife lom
de k perfbnne qui avoit droit d'inlpec-
tion fur lui. Nous n'étions plus un ,
nous étions deux : le ton du monde
nous avoit divifcs , & nos cœurs ne
iè rapprochoient plus. Il n'y avoit que
nos voiiins de campagne & amis de
ville qui nous réuniiicnt quelquefois.
La femme , après m'avodr fait Ibuvenu
2^0 Emile.
des agaceries, auxquelles je ne réfiftoi?
pas toujours fans peine, fe rebuta , fie
s'attacîiaat toiit-à-fait à Sophie en de-
vnit inféparable. Le mari vivoit fort
lié avec fon èpoufe , & par çonféquent
avec la mienne. Leur conduite exté-
rieure étoit régulière & décente , mais
leurs maximes auroient dû m'effraycr.
Leur bonne intelligence venoit moins
d'un véritable attachement que d'une
indirférence commune fur les devoirs
de leur état. Peu jaloux des droits qu'ils
avoient l'un fur l'autre , ils prétendoicnt
s'aimer beaucoup plus en fe paflant
tous leurs goûts fans contrainte , & ne
s'otfenfant point de n'en être pas Tob-
jet. Quc^ mon mari vive heureux, fur
toute chofe , difoit la femme -, que j^aye
ma femme pour amie , je fuis content,
difoit le mari. Nos fentimens , pour-
juivoient-ils , ne dépendent pas de nous,
mais nos procédés en dépendent : cha-
cun met du fien tout ce qu'il peut au
bonheur de l'autre. Peut-on mieux ai-
mer ce qui nous eft cher , que de vou-
loir tout ce qu'il defire ? On évite la
cruelle nécelTité de fe fuir.
Ce fyftèmc ainfi mis à découvert tout
d'un coup nous eût fait horreur. Mais
on ne fait pas combien les épanchemens
de Taniitié font palier de chofes qui re.-
L I V R E V. 2^1
volteroieiit fans elle ; on ne fait pas
combien une philofophie fî bien adap-
tée aux vices au cœur humain , une
philorophie qui n'oifre au lieu des fetv.
timens qu'on n'eft plus maître d'avoir,
au lieu du devon caché qui tourmen-
te & ne profite àperlonne, que foins,-
procédés, bienféances , attentions , que
franchife, liberté , luicérité , confian-
ce, on ne fait pas, dis - je , combien
-tout ce qui maintient l'union entre les
perfonnes quand les cœurs ne font plus .
unis , a d'attrait pour les meilleurs na-
turels , & devient féduifant fous le maf.
que de la fageiie : la raifon même au-
roit peine à fe défendre, ii la confcien-
ce ne venoit au fecours. C'étoit là ce
qui maintenoit entre Sophie & moi la
honte de nous montrer un empreife-
ment que nous n'avions plus. Le cou-
ple qui nous avoit fubjugués s'outra-
geoit fins contrainte & croyoit s'ai-
mer: mais un ancien refped l'un pour
l'autre que nous ne pouvions vaincre
nous forqoit à nous fuir pour nous ou-
trager. En paroiiîant nous être mutuel-
lement à charge, nous étions plus près
de nous réunir qu'eux qui ne fe quit-
toient point. Celfer de s'éviter quand
on s'oticnfe , c'eft être fùrs de ne fe
rapprocher jamais, .
25 a Emile.
Mais au moment où l'éloignemeiU"
entre nous étoic le plus marqué , tout
changea de la manière la plus bizarre.
Tout-à-coap Sophie devint auffi h-^den-
taire & retirée qu'elle avoit été diiîipce
jufqu'alors. Son humeur , qui n'étoit
pas toujours égale , devmt conftam-
ment trille & fombre. Enfermée depuis
le matin julqu'au foir dans fa chambre,
fans parler , fans pleurer , fans fe fou-
cier de perfonne, elle ne pouvoit foul-
frir qu'on l'interrompit. Son amie elle-
même lui devint infupportablej elle le
lui dit & la reçut mal fans la rebuter :
e-Ue me pria plus d'une fois de la déli-
vrer d'elle, je lui fis la guerre de ce
caprice dont j'accufois un peu de la-
loufie ; je le lui dis même un jour en
plaifantant. Non, mcnfieur, je ne luis
point jaioufc, me dit-elle d'un air troid
& réfolu j mais j'ai cette femme en
horreur : je ne vous demande qu'une
grâce, c'eit que je ne la revoye jamais.
Frappé de ces mots , je voulus favoir
la raifon (ie fa haine : elle refufa de re-
pondre. Elle avoit déjà ferme la porte
au mari ; je fus obligé de la fermer a
la fjmme , <Sc nous ne les vîmes plus.
Cependant fa triilelfe contmuoit &
devenoit inquiétante. Je commençai de
m'en alarmer 3 mais comment en ii^voxi:
L I V R E V. 2^5
la caufe qu'elle s'obftinoit à taire ? Ce
n'étoit pas à cette amc fierc qu'on en
pouvoit impofer par l'autorité : nous
avions ceifé depuis û long- tems d'être
les confidens l'un de l'autre que je fus
peu furpris qu'elle dédaignât de m'our
vrir {'on cœur ; il faloit mériter cette
conhance , «Se foit que fa touchante mé-
lancolie eût réchaufié le mien , foit qu'il
fïit moins guéri qu'il n'avoit cru l'être,
je fentis qu'il m'en coûtoit peu pour lui
rendre des foins avec lefquels j'efpérois
vaincre enfin fon filence.
Je ne la quiirois plus : mais j'eus
beau revenir à elle , & marquer ce re-
tour par les plus tendres erapreilèmens,
je vis avec douleur que je n'avanqois
rien. Je voulus rétablir les droits d'é-
poux, trop négligés depuis long-temsj
j'éprouvai la plus invincible réliftance.
X^e n'étoient plus ces refus agaçans ,
faits pour donner un nouveau prix à
ce qu'on accorde; ce n'étoient pas non
plus ces refus tendres, modeftes, mais
abfo'us, qui m'cnivroien-t d'amour &
qu'il filoit pourtant refpecler. C'étoient
les refus lérieux d'une volonté déci-
dée qui s'indigne qu'on puilfe douter
d'elle. El'e me nippelloit avec force les
cngagemens pris jadis en votre pré-
sence. Quoi qu'il en foit de moi , difuit-
o,-^4 Emile.
elle , vous devez vous cftimer vous-
même & rerpeder à jamais la parole
d'Emile. Mes torts ne vous autorifent
point à violer vos promeircs i vous
pouvez me pmiir, mais vous ne pou-
vez me contraindre, & foyez fur que
je ne le foutfrurai jamais. Qiie répon-
dre , que faire , fnion tâcher de la flé-
chir , de la toucher , de vaincre fon
obflination à force de perfévérance ?
Ces vains elforts irritoient à la fois
mon amour & mon amour-propre. Les
difficultés enflammoient mon cœur , &
je me faifois un point-d'honneur de les
furmonter. Jam"ais peut-être après dix
ans de mariage , après un Ci long re-
froidilfement , la paifion d'un époux
ne fe ralluma fi brûlante & fi vive ;
jamais durant mes premières amours
je n'avois tant veifé de pleurs à fes
pieds : tout fut inutile , elle demeura
inébranlable.
J'étois aufii furpris qu'affligé , fa-
chant bien que cette dureté de cœuç
n'étoit pas dans fon caradere. Je ne
nie rebutai point , & fi je ne vainquis
pas fon opiniâtreté , j'y crus voir en^in
moins de f^cherciie. Qiielques figncs
de reg'-et & de pitié tempéroient l'ait
greu. de fes refus i je jugeois quelque-
Lis qu'ils lui coûcoient ;. fcs yeux
Livre V. 255*
éteints laifToicnt tomber fur moi quel-
ques regards non moins trilles . mais
moins farouches , & qui fembloient
portés à Fattendriifement. Je penfai^que
h honte d'un caprice aufii outré l'em-
pèchoit d'en revenir , qu'elle le foiL-
tenoit faute de pouvoir fexcufer , &
qu'elle n'attendoit peut-être qu'un peu
de contrainte pour paroitre céder à la
force ce qu'elle n'ofoit plus accorder
de bon gré. Frappé d'une idée qui fiât-
toit mes deiirs , je m'y livre avec com-
plaifance : c'eft encore un égard que je
veux avoir pour elle, de lui fauver l'em-
barras de fe rendre après avoir fi long-
te m s réfidé.
Un jour qu'entraîné par mes trans-
ports je joignois aux plus tendres fup-
plications les plus ardentes careifes , je
la vis émuei je voulus achever ma vic-
toire. Oppreffée & palpitante , elle étoit
prête à fuccomber , quand tout-à-coup
changeant de ton , de maintien , de vi-
fdge , elle me repoulle avec une promp-
titude , avec une violence incroyub'e,
8i me regardant d'un ail que la fureur
8c le délefpoir rendoient cifrayant , ar-
rêtez, Emile, me dit- cUe , & fâchez
que je ne vous fuis plus rien : un autra
a fouillé votre lit , je fuis enceinte , vous
ne me toucherez ds ma vie 3 & fur4e-
a?5 Emile.
champ elle s'élance avec impétuofité
dans fon cabinet , dont elle ferme la
porte fur elle.
Je demeure écrafé
Mon maître , ce n'eft pas ici Thiftoire
des évcnemens de ma vie ; ils valent peu
la peine d'être écrits ; c'eft fhiltoire de
mes pafîions , de mes fentimens , de mes
idées. Je dois m'étendre fur la plus ter-
rible révolution que mon cœur éprouva
jamais.
Les grandes plaies du corps & de l'ame
ne faignent pas à Tinllant qu'elles font
faites 5 elles n'impriment pas iitôt leurs
plus vives douleurs. La nature fe re-
cueille pour en foutenir toute la violen-
ce , & fou vent le coup mortel ell porté
long-tems avajit que la b'clfure ï^c fallè
fentir. A cette fceiie inattendue, à ces
mots que mon oreille fembloit repouiîèr,
je relie immobile, anéanti; mes yeux fe
ferment , un froid mortel court dans mes
veines ; fjns être évanoui je fcns tous
mes fcns arrêtés , toutes mes foncftions
fiifpendues > mon ame bouleverféc eft
«îans un trouble univcrfel , femblable
au cahos de la fcene au moment qu'elle
change , au moment que tout fuit & va
prendre un nouvel afped;.
J'ignore combien de tems je demeurai
dans cet état , à genoux comme j'étois ,
Livre V. ag;
& fans ofèr prefque remuer , de peur de
m'alîurer que ce qui fe paifoit n'étoit
point un foiige. J'aurois voulu que cet
étourdiiîement eût duré toujours. Mais
enfin réveillé malgré moi , la première
impreirion que je lentis fut un faifiiie-
nient d'horreur pour tout ce qui m'en-
vironnoic. Tout- à- coup je me levé,
je m'élance hors de la chambre , je fran-
chis l'cfcalier fans rien voir , fans rien
dire à peribnne, je fors, je marche à
grands pas, je m'éloigne avec la rapidité
d'un cerf qui croit fuir par fa vîtelié le
trait qu'il porte enfoncé dans fon flanc.
Je cours ainfî fans m'arrêter , fans
ralentir mon pas , jufques dans un jardin
public. L'afped du jour & du ciel m'é-
toit à charge j je cherchois l'obfcurité
fous les arbres ; enfin , me trouvant
hors d'haleine , je me laiifai tomber de-
mi-mort fur un gazon. . . . Où fui^-je ?
Que fuis je devenu ? Qii'ai-je entendu?
Quelle cataftrophe ? Infenfé ! quelle chi-
mère as-tu pou! fuivie i* Amour , hon-
neur , foi , vertus , où êtes - vous ? La
fublime , la nob'e Sophie n'eft qu'une
infâme ! Cette exclamation que mon
tranfport fit éclater, fut fiivic d'un tel
déchirement de cœur, qu'cpprelié par
les fanglots , je ne pouvois ni rcfpirer
m gémir i faiis la rage & l'emportement
a^g È M I L E.
qui fiiccéderent , ce raifilTemeiit m'eût
fens doute écouite. O qui pourroit dé-
mêler , exprimer cette confaiion de feii-
timens divers que la honte , l'amour ,
la fureur, les regrets, l'attendriiicmient,
h jalouiie , l'aureux défefpoir, mie firent
éprouver à la fois? Non, cette ^ fi tua-
tion , ce tumulte ne peut fe_ décrire.
L'épanouillement de Textrèm.e joie , qui
d'un mouvement uniformiC fem.ble éten-
dre & rarciîer tout notre être , fe con-
çoit , s'imagine aifément. Mais quand
Texceflive douleur raiîemble dans le feiii
d'un rniférable toutes les furies des en-
fers , quand miHc tirailîemens oppofés
i^ déchirent uns qu'il puiife en dillin-
guer un feul , quand il fe fent mettre
en pièces par cent forces diverfcs qui
Pentrainent en fens contraires , il n'eft
plus un, il cil tout entier à chaque
point de douleur , il femble le multi-
plier pour fouiïrir. Tel étoit mon état,
tel il fut durant plufieurs heures ; com-
ment en fiiirc le tableau ? Je ne dirois
pas en des volumes ce que je fentois à
chaque inffant. Hommes heureux, qui
dans une ame étroite & dans un cœur
tiède ne connoiifez de revers que ceux
de la fortune , ni de palFions qu'un vil
intérêt , puifTiez - vous traiter toujours
cet horrible état de chimère , & n'éprou-
L I V R E V, l'>9
ver jamais les tourmens cruels que don-
îieiic déplus dignes attachemens, quand
ils fe rompent , aux cœurs faits pour les
fentir.
Nos forces font bornées & tous les
tranfports violens ont des intervalles.
Dans un de ces momens d'épuifement
où la nature reprend haleine pour fouf-
frir, je vins tout-à-coup à penfer à ma
jeuneile , à vous mon maître , à vos
levons 5 je vins à penfer que j'étois
homme , & je me demande aufli-tôt ,
quel mal ai-je requ dans ma perfonne ?
quel crime ai-je commis ? qu'ai-je per-
du de moi ? Si dans cet inilant , tel que
je fuis , je tombois des nues pour com-
mencer d'exifter, ferois-jeun être mal-
heureux ? Cette réflexion plus prompte
qu'un éclair, jetta dans mon ame un
inftant de lueur que je reperdis bientôt ,
mais qui me fulïit pour me reconnoitre.
Je me vis clairement à ma place ; & l'u-
iiigcdc ce moment de raifon fut de m'ap-
prendre que j'étois incapable de raifon-
ner. L'horrible agitation qui régnoit
dans mon ame n'y laiiîoit à nul objet le
tems de fe faire appercevoir : j'étois
hors d'état de rien voir , de rien com-
parer, de délibérer, de réfoudre , de
juger de rien. C'étoit donc me tour-
menter vainement que de vouloir rêver
î4o Emile.
à ce que j'avois à faire ; c'étoit fans
fruit aigrir mes peines , & mon ièul
foin devoit être de gugner du tems pour
ratfermir mes fens & raiTeoir mon ima-
gination. Je crois que c'eib le feul par-
ti que vous auriez pu prendre vous-
même , il vous euiliez été là pour me
guider.
RéioUi de laifler exhaler la fougue des
tranfports que je ne pou vois vaincre ,
je m'y livre avec une furie empreinte
de je ne fiis quelle vo'upté, comme
ayant mis ma douleur à fbnaife. Je me
levé avec précipitation j je me mets à
marcher comme auparavant , fans fui-
vre de route déterminée: je cours , j'er-
re de part & d'autre, j'abandonne mon
corps à toute IVtgitation de mon cœur ,
j'en fuis les imprelîions fans contrainte :
je me mets hors d'haleine , & mêlant
mes foupirs tranchans à ma refpiration
gênée , je Aicfentois quelquefois prêt à
iiitibquer.
Les fecoufles de cette mai-che préci-
pitée fembloient m'étourdir «S: me fou-
lager. L'infH-.icl dans les paihons vio-
lentes dide des cris , des mouvemens,
des gelées, qui donnent un cours aux
efprits & font diverdon à la palîion :
tant qu'on s'agite on n'cft qu'emporté;
Je morue repos eil plus à craindre , il
e(t
L I Y R E \^. 24c
efi: voifin du dcfefpoir. Le même foir
je fis de cette différence une épreuve
prefque rilible , fî tout ce qui montre
la folie & la mifere humaine devoit ja-
mais exciter à rire quiconque y peut
être aflujetti.
Après mille tours & retours faits fans
m'en être appcrqu , je me trouve au
milieu de la ville entouré de carrolTes ,
à l'heure des IpecTiacles & dans une
rue où il y en avoit un. J'allois être
écrafé dans l'embarras , fî quelqu'un
me tirant par le bras ne m'eût averti
du danger : je me jette dans une porte
ouverte, c'étoit uncafé. J'y fuis accofté
par des gens de ma connoilTance j ou
me parle , on m'entraîne je ne fais où.
Frappé d'un bruit d'inftrumens & d'un
éclat de lumières , je reviens à moi ,
j'ouvre les yeux , je regarde ; je me
trouve dans la faile du fpedlacle un jour
de première rcpréfentation , prefTé par
la fou'e , & dans l'impuilTance de fbrtir.
Je frémis , mais je pris mon parti ; je
ne dis rien , je me tins tranquille, quel-
que cher que me coûtât cette apparente
tranquillité. On fit beaucoup de bruit,
on parloit beaucoup , on me parîoit>
n'entendant rien que pouvois-je répon-
dre ? Mais un de ceux qui m'avoient
amené ^ ayant par hafard nommé ma
Emile. Tom. IV. L
^à^a E M ILE.
^fcmme , à ce nom funéfte je fis un cri
^pèrqant qui Fut ouï de toute ralfemblée
"Se Ctiufci quelque rumeur. Je nie remis
'uromptement , & tout s'àppaifci. Cepen-
clant ayant attiré par ce cri rattcntioii
de ceux qui m'environnoient , je cher-
chai le moment de m'évader , & m\ip-
"prochant pcu-à-peu de la porte , je fortls
* enfin avant qu'on eût achevé.
"En entrant dans la rue & retirant ma-
chinalement ma main, que j'avois tenue
dans mon fein durant toute la rcpre-
"fentation , je vis mes doigts pleins de
fang, & j'en crus fentir couler fur ma
poitrine. J'ouvre mon fein . ie regarde j
je le trouve fanglàiit & déciiiré comme
le cœur qu'il ciifermoit. On peut pén-
fer qu'un Tpëdateur tranquille à ce prix »
n'étoit pas fort bon juge de la pièce
qu'il venoit d'entendre.
Je me hâtai de fuir , tremblant dVtte
eîicore rencontré. La nuit hvoriiant
' riies courfes , je me remis à parcourir
' les rues, comme pour me dédommager
de la contrainte que je venois d'cpn)u-
ver j je marchai plulicurs heures lims
■ me repoferun moment : enfin ne pou-
vant prefquc plus me foutenir & me
trouvant près de mon quartier , je ren-
tre chez moi, non fans un affreux bat-
" tement de cœur : je demande ce qtie
Livre V. .243
fait iv.on fils j on me dit qu'il dort ; je
me tais & foupirc : mes gens veulent
nie parler , je IsUl imporc filence ; je
nie jette fur un lit , ordonnant qu'oii
s'aille coucjier. Après quelques heur£^
d'un repos pire que l'agitation de Ij^
veille , je me levé avant le jour, & tra-
verfant lims bruit les appartemens , j'ap-
proche de la chambre de Sophie j là fans
pouvoir me retenir , je vais aveclaplus
dételtable lâcheté couvrir de cent bai-
fers ^ baigner d'un torrent de p'eurs le
feuil de fa porte, puis m'échappant avec
la crainte ik les précautions d'un cou-
pable , je fors doucement du logi^s ré-
fblu de ny rentrer de mes jours.
Ici finit ma vive mais courte folie ,
Se je rentrai dans mon bon fens. je
crois même avoir fait ce que j'avois dû
faire, en cédant d'abord à la paffion que
je ne pouvo'is vaincre , pour pouvoir la
gouverner enibite après lui avoir laiifé
quelqu'eifor. Le mouvement que je ve-
nois de fuivre m'ayant difpofé à l'at-
tendriifement, la rage qui m'avoit traiî.C
f orté jufqu'alors fit place à la trilteile,
& je commençai à lire alfcz au foi)d de
m m cœur pour y voir gravée en traits
ineffaçables la plus profonde afflidion.
Je marchois cependant , je m'éioignois
,^u hç^U;re^doutijble , moins rapidement
244 Emile.
que h veille , mais auiri fans Faire au-
cun détour. Je fortis de la ville, & pre-
nant le premier grand chemin , je me
misa le lliivre d'une démarche lente &
mal aiîurée qui marquoit la détaillancc
& l'abattement. A mefure que le jour
croisant cclairoit les objets , je croyois
voir un autre ciel , uiie autre terre ,
un autre univers j tout étoit changé
pour moi. Je n'étois plus le même que
la veille , ou plutôt je n étois plus -, c'é-
toit ma propre mort que j'avois à pleu-
rer. O combien de délicieux fouvcnirs
vinrent alViéger mon cœur lerré de dé-
trelle , & le forcer de s'ouvrir à leurs
douces images pour le nover de vains
regrets ! Toutes mes jouillances paiîées
venoient aigrir le icntimcnt de mes per-
tes , & me rendoient plus de tourmens
qu'elles ne m'avoient domié de volup-
tés. Ah ! qui elt-ce qui connoit le con-
trarte affreux de fauter tout d'un coup
de fexcès du bonheur à l'excès de la mi-
iere , & de franchir cet immenfe inter-
valle , fans avoir un moment pour s'y
préparera* Hier , hier même , aux pieds
d'une époufc adorée , j'étois le plus
heureux des êtres ; c'étoit l'amour qui
m'aflcrvilToit à fes loix , qui me tenoit
dans fi dépendance ; ion tyrannique
pouvoir étoit l'ouvrage de ma tcndrei-
L IVRE V. ^^ .
fe, & ie loiiiikMS même de fes rigueurs,
(^e Hc ni'étoit-il donné de paifer le
cours des licclcs dans cet état trop ai-
mable , à l'eftimer , la rcipccl^r , la ché-
rir , à gémir de là tyratiiiie, à vouloir
la fléchir fans y p.irvenir jamais , à de-
mander , implorer , fupplier , defirer
fans celle , & jamais \ic rien obtenir.
Ces tems , ces tems chiirinans de retour
attendu , d'clpérance trompcufc , va-
loient ceux même où je la polTédois.
Et maintenant haï, trahi, déshonoré,
fans efpoir , fans rcaburce , je n'ai pas
fnème la confolation d'ofer former des
fouhaits Je m'arrètois , effrayé
d'horreur à l'objet qu'il filoitfubllitucr
à celui qui m'occupoit avec tant à'Z
charmes. Contemp'er Sophie avilie &
méprifable ! Qiielsyeux pouvoient fouf-
frir cette profanation 'i Mon plus cruel
tourment n'étoit pas de m'occuper de
ma miferc , c'étoit d'y mêler la honte
de celle qui favoit eau fée. Ce tablca-u
défolant étoit le feul que je ne pouvois
fupporter.
La veille, ma douleur ftupide & for-
cenée n'avoit garanti de cette affrciife
idée; je ne l(:)ngeois à rien qu'à Ibulirir.
Alais à méfure que le fentiment de
mes maux s'arrangcoit pour ainfi dire
au fond de mon cœur, forcé de remon-
246 Emile.
ter à leur fource , je me retraqois malgré
moi ce f?.tal objet. Les moiivcmens qui
lïî'étoient échappés en fortaiit ne mar-
q-uoient que trop l'indigne penchant qui
rrt'y ramenoit. La haine que je hii de-
Vois me coutoit moins que le dédain
qu'W y faloit joindre , & ce qui me
(^échiroit le plus cruellement n'étoit pas
tûnt de renoncer à elle que d'être forcé
de la mcprifer.
Mes premières réflexions fur elle fu-
rent ameres. Si l'infidélité d'une femme
ordinaire eil un crime , quel nom f tloit-
ii don?leràla fiennef' Lésâmes viles ne
s'abaiifent point en faifant des balfelTes ,
elles relient dans leur état ; il n'y ^a
point pour elles d'ignominie parce qu'il
n'y a point délévation. Les adultères
des femmes du monde ne Ibnt que des
galanteries 5 mais Sophie adultère ell le
plus odieux de tous les monllres : la
diltanee de ce qu^elle cil: à ce quelle
fut elt immenfe : non , il n'y a point
d'abailfement , point de crime pareil
au fien.
Mais moi , reprenois-je , moi qui
l'accufe , & qui n'en ai que trop le
droit, puifqucc'efl: moi qu'elle otienfe,
puifque c'ell: à moi que l'ingrate a don-
né la mort , de quel droit ofé - )e la
juger fi fëvèremciit uvaiit de m'ccre
Livre V. I4f.
}iigé moi-même , avant de favoirce que
je dois me reprocher de fes torts ? Tu
raccufes de n'être plus la même ! O Emî:
le , & toi n'as-tu point changé ? Com-
bien je t'ai vu dans cette grande ville
différent près d'elle de ce que tu fus ja-,
dis! Ah! foninconilance eft l'ouvrage ,
de la tienne. Elle avoit juré de t'etre"
fidèle j & toi n'avois-tu pas juré de
l'adorer toujours? Tu l'abandonnes, (S;,
t.u veux qu'elle te refte ! tu la méprifes ,,
(à tu veux en être toujours honoré!!
C.'cft ton refroidiilement , ton oubli , toj\,
ilidifférence qui t'ont arraché de fouj
cœur ; il' ne faut point celîer d'être ai-^
niable quand on veut être toujours ai-,
n:ié. Elle n'a violé Tes fermens qu'à toi^j
exemple i il fa.loit ne la pas négîigeir.^^j
^ jamais elle ne t'eût trahi. '" '!"'.. j
Quels fujcts de plainte t'a- t-elle don-
nés dans la retraite où tu l'as trouvée,
& où tu devois toujours la laiiîer i*,
Quel attiédiiTement as-tu remarqué dansi
fa tendreiîé ? Eft-ce elle qui t'a prié de,
la tirer de ce lieu fortuné ? Tu le fais,
elle l'a quitté avec le plus mortel regret.'
Les pleurs qu'elle y verfoit lui étoient.
plus doux que les folâtres jeux de la.
ville ; elle y paflbit Ton innocente vie à
faire le bonheur de la tienne. Mais el^
t;'*aimoit mieux que fa propre tranquilli-.
L 4 '
248 Emile.
té ; après t' avoir voulu retenir , elle quit-
ta tout pour te fiiivre: cxft toi qui du
fcindeUi paix & de la vertu rcntrainas
dans Pabyme de vices & de miferes où
tu t'es toi même précipité. Hélas , il n'a
tenu qu'à toi feul qu'elle fût toujours
ïiige , &. qu'elle te rendit toujours heu-
reux.
O Emile ! tu l'as perdue , tu dois te
haïr & la plaindre , mais quel droit as-tu
de la niéprifer î' Es -tu reité toi-même
irréprochable ? Le m.onde n'a-t-il rien
pris fur tes mœurs ? Tu n'as point par-
tagé fon infidélité , mais ne l'as - tu pas
excufée , en ceifant d'honorer fa vertu ?
ne l'as-tu pas excitée en vivant dans des
lieux où tout ce qui eit honnête eil en
dérifion , où les femmes rougiroient d'ê-
tre châties, où le fcul prix des vertus
de leur fexe cft la raillerie & fincrédu-
iité '^ La foi que tu n'as point violée a-
t-elle été expofée aux mêmes rifques ?
As-tu requ comme elle ce tempérament
de feu qui lait les grandes foiblellcs ,
ainfi que les grandes vertus '^ As-tu ce
corps trop formé pour l'amour , trop ex-
polë aux périls par fes charmes & aux
tentations par fcs fe;is? O que le fort
d'une telle femme eit à plaindre ! (^uels
combats n'a-t-elle point à reni'rc, fans re-
lâche , fins cefle , contre autrui , contre
Livre V. 249
elle-même ? Q_iiel courage invincible ,
quelle opiniâtre réîilbnce , quelle héroï-
que fermeté lui font néceiiiiires î (^e
cîc dangereufes vidoires n'a-t-eile pas à
remporter tous les jours fans autre té-
moin de fcs triomphes que le ciel &
fon propre cœur '< Et après tant de bel-
les années ainfi palfées à louHrir, com-
battre & vai:icre incsiîamment, un inf-
tant de foibleiîe , un feul inllant de re-
lâche & d'oubli fouille à jamais cette
vie irréprochable, & déshonore tant de
vertus. Femme infortunée ! hélas ! un
moment d'égarement fait tous tes mal-
heurs & les miens. Oui , fon cœur eft
relié pur, tout me raffure , il m'eft trop
connu pour pouvoir m'abiifer. Eh qui
iait dans quels pièges adroits les perli-
des rufes d'une femme vicieufc & jaloufe
de fes vertus a pu furprendre fon inno-
cente fimplicité i N'ai-je pas vu fes re-
grcts , fon repentir dans fes yeux i* ii'eiK
ce pas fa trilleilè qui m'a ramené moi-
même à f2s pieds '< n eft-ce pas fa tou-
chante douleur qui m'a rendu toute ma
tendreifei' Ah! ce n'ell pas là la condui-
te arti£cieufe d'une infidèle qui trompe
fon mari & qui fe complaît dans fa tra-
hi Ton !
Puis venant en fuite à réfléchir plus en
détail fur fa conduite & fur fon éton<
2fO E M I L E.
nante déclaration , que ne fcnt^ns - je
point en voyant cette femme tim.idc &
moderte vaincre la honte par la fran-
clnfe, rejetter une eilime démentie par
fon cœur , dédaigner de confcrver ma
confiance & h rcpiiration en c.'chant
une faute que rien ne la forcoit dVi-
v-ouer , en la couvrant des careiles qu'elle
a rejettécs , & craindre d'iifurper ma
tendrelTe de père pour un enfant qui
n'étoit pas de mon fang? Q_ueile force
n'admirois-je pas dans cette invincible
hauteur de courage qui , même au prix
de l'honneur & de la vie , ne pouvoir
s'abailfer à la faulfeté & portoit jufques
dans le crime l'intrépide audace de la
vertu '^ Oui , me diu)is-je avec un ap-
plaudiiTement fecret, au fcin même de
l'ignonrinie cette ame forte conferve en-
core toiît fon reifort j elle eft coupable
iàns être vilej -elle a pu commettre un
crime , mais non pas une lâcheté.
C'eft ainli que pcu-à-peu le penchant
de mon cœur me ramenoit en fi faveur
à des jugemens plus doux & plus ibp-
poitables. Sans lajuftificr je rcxcu{^)is ;
fans pardonner ies outrages, j'approu-
Tois Tes bons ^^rocédés. Je me coni-
plaifbis dans ces fentimens. Je ne pou-
vois me défaire de tout mon amour , il
eût -été troj) aruei €te k confcrver faiis
L 1 V R E V. 2fl
cftimc Sitôt que je crus lui en devoir
encore , je fentis un foulageinent inef-
peré. LiiHuime eft trop foiblc pour
pouvoir confervcr long-tems des mou-
vemens extrêmes j dans l'excès nième
d.u dcfcrpoir la providence nous ménage
des confolations. Malgré l'horreur de
mon fort , je fentois une forte de joie
à me repréfentcr Sophie eftimable &
malhcureufe y j'aimois à fonder aiufi
TiiiLérèt que je ne pouvois ccfler de
prendre à elle. Au lieu de la feche dou-
leur qui me conlumoit auparavant, J'a-
vois la douceur de m' attendrir jul-
qu'aux larmes. Elle cfi: perdue à jamais
pour m ci , je le fais , me difois - je -,
mais du moins j'oferai penfer encore à
elle, j^oferaila regretter, j'oferai quel-
quefois encore gémir & foupirer fans
rougir.
Cependant j'avois pourfnivi ma route,
^ diftrait par ces idées j'avois mar-
ché tout le jour fms m'en appercevoir,
jûfqu'à çç qu'enfin revenant à moi 5c
i\'étant plus foutcnu par l'animofité de
i4 yciile , jp me fentis d'une îafiitude
^ d'un épuifement qui demandoient de
là nourriture Ça du repos. Grâces aux
e^ercipcs de ma jeuuelTe j'étois robidle
^ fprt ,' je ne craignois ni la faim ni h
iatjfiup > mais mon çfprit malade avoit
*'"^ - ' ■ L 6 '
2fa E >î î I. E.
tourmente mon corps , & V()i].> m'aviez
Lien plus garanti des paiTions violen-
tes qu'appris à les fu pporter. J'eus pei-
'iie à gagner un village qui étoit encore
à une Ueue de moi. Comme il }'" avoic
près de trente-fix heures que je n'avois
pris aucun aliment , je foupai , Si même
avec appétit ; je me couchai délivré des
fureurs qui m'avoient tant tourmenté,
content d'ofer penfer à Sophie, & pref^
que joyeux de l'imaginer moins défigu-
rée & plus digîic de mes regrets que
je n'avois efpéré.
Je dormis paifihlemcnt jufqu'au ma-
tin. La triitciîe & l'infortune refpedent
le fommeil & lailfcnt du relâche à l'a-
mei il n'y a que les remords qui n'en
laiifent point. En me levant je me fcn-
tis refprit alfez calme & en érat de dé-
libérer fur ce que j'avois à faire. Mais
c'étoit ici la plus mémorable ainfi que
la plus cruelle époque de ma vie. Tous
mes atrachcmens étoicnt rompus ou al-
térés, tous mes devoirs éioient chan-
ges 5 je ne tenois plus à lien de la même
manière qu'auparavant , je devenois
pour ainfî dire un nouvel être. Il étoit
important de pefer mûrement le parti
que j'avois à prendre. J'en pris un pro-
vifionel pour me donner le loihr d'y
rc3échir. J'achevai le chemin qui rei-
L I V R E V. a;^
toit à faire jufqu'à la ville la plus pro-
chaine ; j'entrai chez un maître , & je
me mis à travailler de mon métier, en
attendant que la fermentation de mes
efprits fût toiît-à-fait appaifée, & que je
putfe voir les objets tels qu'ils étoient.
Je n'ai jamais mieux fenti la force de
l'éducation que dans cette cruelle cir-
conftance. Né avec une ame foible ,
tendre à toutes les imprclfions , facile
à troubler, timide à me réloudre , après
les premiers momens cédés à la nature
je me trouvai maître de moi-même , »Sc
capable de confidcrcr ma fituation avec
autant de fiuig-froid que celle d'un au-
tre. Soumis à la loi de la nécefîitc je
cédai mes vains murmures , je pliai ma
volonté fous l'inévitable jous:, je regar-
cîai le pane comme étranger a moi , je
me fuppolài commencer de naître , &
tirant de m.on état préfent les règle?; de
ma conduite , en attendant que j'en fulfe
aTez inftruit , je me mis paifiblement à
l'ouvrage comme li j'eulie été le plus
content des hommes.
Je n'ai rien tant appris de vous dès
mon enfance qu'à être toujours tout
entier où je fui*; , à ne jamais fliire luie
chofc & rêver à une autre , ce qui pro-
prement fil ne rien fùrc & n'être tout
entier nulle part. Je n'ctois donc atten-
Zf^ E Ml L E.
tiF qu'à mon travail nurant la journée :
le loir je rcprer.ois mes réflexions , &
relayant aiufi l'erprit & le corps l'un par
l'autre, j'en tirois le meilleur parti qu'il
ra'étoit poii*ible , liins jamais fatiguer
aucun des doux.
Des le premier foir, luivant le h]
d^e mes idées de la veille , j'ex-amiuai 11
peut-être je ne prenois point trop à
cœur le crime d'une femme ^ & fi ce
qui me paroiiloit une catàtlrophe de ma
vie n'étoit point un événement^ trop
commun pour devoir être pris fi gra-
vement. Il cil certain, me difois-je,
que par-tout où les mœurs font en eili-
me , les infidélités des femmes désh(Mio-
rcnt les maris: mais il e II fur aulii que
dans toutes les grandes villes , & par-
tout où les hommes plus corrompus
fé croyent plus éclairés , on tient cette
opinion pour ridicule & peu fenfee.
L'honneur d'un homme , difcut-ils ,
dépend -il de fa femme? fon malheur
doit- il faire fa honte, & peut- il être
déshonoré des vices ^d^autru; ? L'autr^
morale a beau ètr.c plus févcrc , ccHp-ci
par oit plus conforme à la rail on.
■ D'ailleurs , quelque jugement qu'.qu
portât de mes procédés', n'étois-je pa§
par mes principes an-dclfu5 de ropir.i.on
piablif^ui '^ Qiiiî nViû^rorçoit cp ciifoj^
Livre V. 2/ f
penferoit de moi , pourvu que dans mon
propre cœur je ne celialie point d'être
bon , jatte , honnête ? étoit-ce un cri-
me d'être miféricordicux ? étoit-ce une
làch:tc de pardonner une ottenfe? lur
que's devoirs allois-je donc me rég'er?
avois-je il long-tems détlai^^iié le préju-
ge des iiommes pour lui facrifier enBn
mon bonheur '^
Mais quand ce préjugé feroit fondé ,
quelle influence peut-ii avoir dans un
cas Cl diîférent des autres ? quel rapport
d'une infortunée au défefpoir à qui le
remords feul arrache l'aveu de fon cri-
me , à ces perfides qui couvrent le leur
du mcnfonge & de la fraude , ou qui
mettent l'eif'ronterie à la place de la fran-
chiie & fe vantent de leur déshonneur ?
Toute femme viciculé , toute femme qui
méprife encore plus fon devoir qu'elle
nel'oiTenfe, eft indigne déménagement j
c'elf partager fon infamie que la tolérer.
Mais ccl'e à qui l'on reproche plutôt
ini2 faute qu'u'i vice, & q^ii l'expie par
fes regrets , elè plus digne de pitié qiie
de haine ; on peut la plaindre & lui par-
donner fans honte ; le malheur même
qu'on lui reproche eft garant d'elle pour
Pavenir. Sophie reliée eltimable jufeiues
dan-s le wiine fera refpeélable dans fon
repentir i elle fora dVwtiUU plus èdelp
2)-6 Emile.
que foti cœur fait pour la vertu a fenti
ce qu'il en coûte àrotfenferj elle aura
tout à la fois la fermeté qui la confer-
ve & ia modelHe qui la rend aimable y
rhumiHation du remords adoucira cette
ame orsucilleuie & rendra moins tyran-
nique l'empire que l'amour lui donna
fur moi> elle en lera plus foigneuie &
moins éere j elle n'aura commis une
faute que pour le guérir d'un défaut.
Qiiand les paif ons ne peuvent nous
vaincre à vifage découvert , elles pren-
nent le mafque de la fageife pour nous
furprendre , & c'eil en imitant le lan-
gage de la raifon qu'elles nous y font
renoncer. Tous ces fophifmes ne m'en
impoibient que parce qu'ils fiattoient
mon penchant, j'aurois vomIu pouvoir
revenir à Sophie inBdele, & j'ecoutois
avec complaifance tout ce qui fembloit
autorifer ma iKheté. Mais j'eus beau
faire , ma raifon moins traitable que
mon cœur ne put adopter ces folies. Je
ne pus me diifunuler que jeraifonnois
pour m'abufer , non pour m'éclaircr,
Je me difois avec douleur, nijisavec
force , que les maximes du nionde ne
ibnt point loi pour qui veut vivre pour
foi-meme , & que préjugés pour pré-
jugés ceux des bonnes ino:urs en ont
un de l'ius qui les favoriic : tju^ ^ «^^^
L I V RE V. 2r7
avec raifoii qu'on impute à un mari le
défordre de h femme , foit pour l'avoir
mal choifie , foit pour la mal gouver-
ner j que j'étois moi-même un exem-
ple de la juitite de cette imputation, &
que , fi Emile eût été toujours fage ,
Sophién'cùt jamais failli i qifon a droit
de préfumer que celle qui ne fe refpec^e
pas elle-même refpede au moins fon
mari s'il en eft dif le, & s'il fait con-
ferver Çon autorité ; que le tort de ne
pas prévenir le dérèglement d'une fem-
me eft aggravé par l'infamie de le fouf-
frir, que les conféquences de l'impu-
nité font effrayantes , & qu'en pareil
cas cette impunité marque dans l'offen-
fé une indifférence pour les mœurs hon-
nêtes , & une balfeiie d'ame indigne de
tout honneur.
Je fentois fur-tout en mon fait parti-
culier , que ce qui rendoit Sophie en-
core eftimable en étuit plus défèfpérant
pour moi : car on peut foutenir ou ren-
forcer une ame foible, & celle que l'ou-
bli du devoir 3^ fait manquer y peut être
ramenée par la rai!bn i mais comment
ramener celle qui garde en péchant tout
ion courage , qui fut avoir des vertus
dans le crmic & ne fait le mal que comme
il luipiait '^ Oui , Sophie clf coupable
parce qu'elle a voulu l'être. Qjîand cette
2fS E M I L E.
ame hautaine a pu vaincre la honte,
elle a pu vaincre toute autre paffion j
il ne lui en eût pas plus coûté pour
m'ètre fidèle que pour me déclarer Ion
forfait.
En vain je reviendrois à mon époufe ,.
elle ne reviendroit plus à moi. Si celle
qui m'a tant aimé , û celle qui m'étoÎÈ^
h chère a pu m'outrager , fi ma Sophie
a pu rompre les premiers nœuds de ion
Goeur-, il la mère de mon fils a pu vio-.
1er la ioi conjugale encore entier^,, 1>^
les feux d'un- amour que rien n'avoitf
alfenfé , li le noble orgueil d'uuovertu.
que rien n'avoit altérée , n'ont pu. pré-
ven,ir fa premiers faute , qu'&ft-ce qui^
p/i^viendroit des recliutes qui n& coû-
tgnt plus rien. ? Le premier pas vers 1&
vice eft le lèul pénible ; on pourfuit^^
fans même y fonger. Elle n'a plus ni
cimouF , ni vertu , ni elHmc à mémir.
ger ; elle n'a plus rien à perdre en m'of-
fenfant, pas même le regret de ra'oi-
fenier. Elle connoit mon cœur , elle
m'a rendu tout aulii malheureux que
}e puis l'être i il ne lui en coûtera plus
rien d'achever.
Non , je connois le fien ; jamais So-
phie n'aimera un homme à qui elle ait
donné droit de la mcprifer Elle ne
m'aime plus l'ingrate ne l'a-t-clle
L r V K F Y. 2f9
pas dit elle-même ? Elle ne m'aime plus ,
la perfide! Ah: c'elt là fon plus grand
crime : j'aurois pu tout pardonner , hors
celui-là.
Hélas î reprenois-je avec amertume ,
Je parle toujours de pardonner, fans
fongerque fouvcnt Poffenfé pardonne-,
mais que roffenfeur ne pardonne jamais.
Sans doute elle me veut tout le mal
qu'elle m'a fait. Ahî combien elle doit
ïne haïr !
Emile , que tu t'abufes quand tu juges
de l'avenir fur le paiie ! Toutcft chan^
g^. Vainement tu vivrois encore avec
elle i les- jours heureux qu'elle t'a donnés)
ne reviendront i^us. Tu ne trouverois'
plus ta Sophie, & Sophie ne te retrou^.
^croitplus. Lcs-fituations dépendent des;
atfedions qu'on y porte: quand les cœurs,
changent tout change i tout a beau de-
meurer le même, quand on n'a plus les
mêmes yeux on ne voit' plus rien comme
auparavant. , p , ,
Ses mœurs ne font point defefperees ,
je le fais bien: elle peut être encore
digne d'eltime & mériter toute ma ten,
drelfe ; elle peut me rendre fon cœur ,
mais elle ne peut n'avoir point fiulli ,
ni perdre & m'ôtec le fouvcnir de fa
faute. La fidéHré , la vertu, l'amour».
tout peut revenir , hors la cûn£uace»
26o Emile.
^ fans la confiance il n'y ti plus que
dégoût , trilleile , ennui dans le mariage.
l.e charme délicieux de Finnocencc eft
évanoui; c'en cd fait , c'en elHait, ni
près, ni loin , Sophie ne peut plus être
heureufe , 8c je ne puis être heureux que
de fon bonheur. Cela feul me décide;
j aime mieux fouifrir loin d'elle que près
d'elle: j'aime mieux la regretter que la
tourmenter.
Oui, tous nos liens font rompus , i^s
le font par elle. En violant fcs engage-
mens elle m'affranchit des miens. Elle ne
m'eft plus rien, ne l'a-t-elle pas dit en-
core 'i Elle n'eft plus ma femme: la re-
verrois-je comme étrangère ? Non , je
ne la reverrai jamais. Je fuis libre , au
moins je dois l'être : que mon cœur ne
i'eft-il autant que ma^ foi !
Mais quoi ! mon affront reftera- 1- il
impuni ? Sil'infidelc en aime un autre,
quel mal lui fais-je en la délivrant de
moi '^ C'eit moi que je punis & non pas
elle: je remplis (es vœux ;i mes dépens.
Ell-cc là le rclfentiment de l'honneur
outragé? Où eil la juiHce, où d\ la
vengeance ?
Eh ! malheureux , de qui veux-tu te
venger? De celle que ton plus grand
dcfefpoir cil de ne pouvoir plus rendre
heureufe? Du moins ne fois pas la vie-
Livre V. i6i
time de ta vengeance 5 fais-lui , s'il fe
peut, quelque mal que tu ne fentes pas,
Il eîl des crimes qu'il Faut abandonner
aux remords des coupables j c'elt prefque
les autorifcr que les punir. Un mari cruel
mérite-t-il une femme iidcle î* D'ailleurs,
de quel droit h punir , à quel titre ?
Es-tu fon juge, n'étant même plus fon
époux ? Lorfqu'elle a violé Tes devoirs
de femme , elle ne s'en cil point confervé
les droits. DèsTiiiltant qu'elle a formé
d'autres noeuds elle a brifé les tiens &
ne s'en eft point cachée ; elle ne s'ell:
point parée à tes yeux d'une fidélité
qu'elle n'avoit pi 14s j elle ne t'a ni trahi ,
ni menti ; en ceifant d'être à toi feul elle
a déclaré ne t'ètre plus rien : quelle au-
torité peut te rcftcr fur elle? S'il t'en
relloit , tu dcvrois l'abdiquer pour ton
propre avantage. Crois-moi', fois bon
par fdgelfc & clément par vengeance. '
Défie-toi de la colère -, crains qu'elle ne te
ramené à fes pieds.
x'Vinfi ttnté par l'amour qui me rap-
pelloit ou par le dépit qui vouloit me
féduire, que j'eus de combats à rendre
avant d'être bieji déterminé ; & quand
je crus l'être , une réflexion nouvelle
ébranla tout. L'idée de mon fils m'atten-
drit pour \li mcre plus que rien n'avoit
fait auparavant. Je fentis que ce point
-^fy E M I L E.
de réuJiion rempècheroit toujours de
nVètre étrangcre , que le« enfaiis for-
ment un nœud vraiment indiiibluble en-
tre ceux qui leur ont tionné l'être , &
une rai ion naturelle ^ invmcible con-
tre le divorce. Des objets li chers , dont
aucun des deux ne peut s'éloigner, les
rapprochent nécelfairement ; c'eil un m-
térèt commun fi tendre , qu'il leur tien-
droit lieu de fociétc quand ils n'en au-
roient point d'autre. Mais que dcvenojt
cette railbn., qui pîaidoit pour la mcre
de mon fils, apphquce à celle d^un en-
fant qui ji'étoit pas à moi ? (^loi ! la
nature elle-même autprifcra le crime^ ^
ma femme , en partageant i^d tendrei^e a
fcs deux hls , fera forcée de partager fon
attachement aux deux pères ! Cette idée,
plus horrible qu'aucune qui m'eût paflc
dans l'efprit , m'embrâfoit d'une rage
nouvelle; toutes les furies revenoient
déchirer mon cœur en longeant à cet
affreux partage. Oui , j'aurtus mici)x
:aimé voir mon fils mort ql^e d'en voir
à Sophie un d'un autre père. Cette
imagination nvaigrit plus , nvaliciva plus
d'elle que tout ce qui in avoit tourmente
iufqu' alors. Dès cet inllant je me décidai
dans retour , & pour ne laiiîcr plus de
prife au doute, je ceifai de délibérer.
Cette réibiutio^i.biejii: iprmée. eteigilit
Livre V. 261
•tout mon reflentiment. Morte pour moi,
•je ne la vis plus coupable i je ne la vis
^ptus qu'eftimable & malheiireufe, & fans
penfer à fes torts , je me rappeliois avec
•attendriflement tout ce qui me la ren-
^doit regrettable. Par une fuite de cette
'difpofition , je voulus mettre à ma dé-
' marche tous les bons procédés qui peu-
vent confoler une femmj abandonnée ;
car, quoi que j'euife aifedé d'en pen-
•'fer dans ma colère , & quoi qu'elle en
• eût dit dans (on défefpoir , je ne dou-
tois pas qu'au fond du cœur elle n'eût
'encore de l'attachement pour moi, &
qu'elle ne fentit vivement ma perte. Le
premier effet de notre féparation devoit
ètrede lui ôter mon fils. Je frémis (èu-
lement d'y fonger , ik après avoir été
ta!it en peine d'une vens^cance , je pou-
vais à peine fupporter l'idée de celle-là.
j'avois beau me dire en m'irritant que
cet enfùn-t feroit bientôt remplacé par
un autre , 'favois beau appuyer avec
toute la force de la jaloufie fur ce cruel
fupplément , tout cela ne tenoit point
devant l'image de Sophie au défefpoir
en fe voyant arracher fon enfant. Je
me vainquis toutefois; je formai, non
{;uis déchirement , cette réfolution bar-
bare, & la regardant comme une fuite
néceflkire de la i^reuîiere ,• mi j'otois fur
264 Emile.
d'avoir bien raifomié , je Taurois cer-
.tainement exécutée malgré ma^ repu-
gn.iiice , Il un cvonement imprévu ne
m'eût contraint à la mieux examiner.
Il me rcUoit à Faire une autte dél'i-
bératio)! que je comptois pour peu de
chofe , après celle dont je venois de
me tirer. Mon parti étoit pris par rap-
port à Sophie , i} me relloit à le pren-
dre par rapport à moi, & à voir ce
que je voulois devenir me retrouvant
Icul. Il y avoit long-tems que je n'é-
tois plus un être iiblé fur la terre : mon
cœur tcnoit , comme vous me l'aviez
prédit , aux attachemeiis qu'il s'étoit
donnés i il s'étoit accoutumé à ne faire
qu'un avec ma famille i il faloit l'en
détacher , du moins en partie , 8c cela
même étoit p!us péinble que de l'en
détacher tout-à-tait. (Viiel vuide il fc
kit en nous , combien on perd de fou
exillence, quand on a tenu à tant de
chofes «Se qu il faut ne tenir plus qu'à
foi , ou qui pis elt , à ce qui nous fait
fentir incelfamment le détachemei/t du
reltc ! J'avois à chercher il j'étois cet
homme encore , qui fait remplir (1\ place
dans fon eipcce , quand nul individu
ne s'y intcreifc plus.
Mais ou eft-elle cette place, pour ce-
lui dont tous les rapports font détruits
L I V :ei E V. ^6f
ou changés ? Qiie faire , que devenir ,
où porter mes pas , à quoi employer
une vie qui ne devoit plus faire moa
bonheur ni celui de ce qui m'étoit cher,
& dont le fort m'ôtoit jufqu'à l'efpoir
de contribuer au bonheur de perfon^
ne '< Car fi tant d'inllrumens préparés
pour le mien n'avoient fait que ma mi-
fere , pouvois-je efpérer d'être plus
heureux pour autrui que vous ne l'a-
viez été pour moi '< Non , j'aimois mon
devoir encore , mais je ne le voyois
plus. En rappeller les principes & les
règles , ^ les appliquer à mon nouvel
état , n'étoit pas Parfaire d'un moment ,
& mon efprit fatigué avoit befoin d'un
peu de relâche pour fe livrer à de nou-
velles méditations.
J'avois fait un grand pas vers le re-
pos. Délivré de l'inquiétude de l'ePpa-
rance , & fiir de perdre ainfi peu-à-peu
celle du defir , en voyant que le pafle
ne m'étoit plus, rien , je tàchois de
me mettre tout-à-fait dans l'état d'un
homme qui commence à vivre. Je me
difois qu'en effet nous ne faifons ja-
mais que commencer , & qu'il n'y a
point d'autre liaifon dans notre exiC
tence qu'une fuccelîîon de momens
préfens , dont le premier eft toujours
celui qui ell en adle. Nous mourons
Emilt. Tom. IV, JV[
î<55 Emile.
& nous naiiTons à chaque infiant de notre
vie, & quel intérêt la mort peut-elle nous
laiiîer'r' S'il n'y a rien pour nous que ce
qui fera , nous ne pouvons être heureux
ou malheureux que par l'avenir, & fe
tourmenter du palïe c'elt tirer du néant
les fujets de notre mifere. Emile , fois un
homme nouveau, tu n'auras pas plus à te
plaindre du fort que de la nature. Tes
malheurs font nuls, l'abyme du néant les
a tous engloutis ; mais ce qui eft réel , ce
qui elt exiftant pour toi, c'eft ta vie , ta
ianté, tajeunelie, ta raifon , tes talens ,
tes lumières , tes vertus en^n , Il tu le
veux , «Se par conféquent ton bonheur.
Je repris mon travail , attendant pai-
fiblement que mes idées s'arrangealîent
allez dans ma tète pour me montrer ce
que j'avais à faire , & cependant en
comparant mon état à celui qui l'avoit
précédé , j'étois dans le calme ; c'elt
l'avantage que procure indépendam-
ment des événemens toute conduite
conforme à la raifon. Si l'on n'eft pas
heureux malgré la fortune, quand on
fait maintenir fon cœur dans l'ordre ,
on eii tranquille au moins en dépit du
fort. Mais que cette tranquillité tient
à peu de chofe dans une ame fenfible !
Il elf bien aifé de fe mettre dans Tor-
dre , ce qui elt dilHcile c'eft d'y refter.
Livre V. 257
Je faillis à voir renvcrfcr toutes mes ré-
foîutious au momeiii; que je les croycis
le plus affermies.
J'étois entre chez le maître fans m'y
faire beaucoup remarquer. J'avois tou-
jours confervé dans mes vétcmens la
fîmpiicité que vous m'aviez fait aimer ;
mes manières n'étoient pas plus recher-
chées , & l'air aifë d'un homme qui fc
fent par-tout à fa place étoit moins re-
marquable chez un menuilîer , qu'il Jn©.
l'eût été chez un grand. On voyoit
pourtant bien que mon équipage n'é-
toit pas celui d'un ouvrier; mais à ma
manière de me mettre à l'ouvrage on
jugea que je l'avois été , & qu'enfuite
avancé à quelque petit pofte j'en étois
déchu pour rentrer dans mon premier
état. Un petit parvenu retombé n'in-
fpire pas une grande confidération ,
& l'on me prenoit à peu près au mot
fur l'égalité où je m'étois mis. Tout-à-
coup je vis changer avec moi le ton de
toute la famille. La famili.arité prie
plus de réferve , on me regardoit au
travail avec une forte d'étonnement i
tout ce que je faifois dans fatteUer,
& j'y fiifois tout mieux que le maî-
tre , excitoit l'admiration ; l'on fem-
bloit épier tous mes mou\emcns ,
tout mes geftcs. On tàchoit d'en ufer
M 2
2;68 Emile.
avec moi -comme à l'ordinaire-, mais
cela ne fe faifoit plus fans etlEort, &
l'on eût dit que c'étoit par reipecl
qu'on s'abltenoit de m'en marquer da-
vantage. Les idées dont j'étois préoc-
aipé m'empèchcrent de m'apperccvoir
de ce changement aulli-tôt que j'aurois
fait dans un autre tems : mais mon ha-
bitude en agiiiànt d'être toujours à la
choie me ramenant bientôt à ce qui fe
fmfoit autour de moi , ne me laiiîà pas
long-tems ignorer que j'étois devenu
pour ces bonnes gens un objet de cu-
riodté qui les intéreiîoit beaucoup.
Je remarquai fur-tout que la femme
ne me quittoit pas des yeux. Ce iexe a
une iorte de droit fur les aventuriers
qui les lui rend en quelque forte plus
intéreifans. Je ne pouHbis pas un coup
d'échope qu'elle ne parût etirayce, &
je la voyois toute furprifc cie ee que je
ne m'étois pas blelfé. Madame , lui dis-
je une fois , je vois que vous vous dé-
fiez de mon adrelfe ; avez -vous peur
que je ne fiche pas mon métier ? Mon-
fieur , me dit-elle , je vois que vous fa-
vez bien le nôtre ; on diroit que vous
n'avez fait que cela toute votre vie. A
ce mot je vis que j'étois connu : je vou-
kis favoir comment je fétois. Après
bien des my Itères , j'appris qu'une jeune
Livre V. 2è>
dame étoit ven ue , il y avoit deux jours ,
defcendre à la porte du maître, que
fans permettre qu'on m'avertit elle avoit
voulu me voir , qu'elle s'étoit arrêtée
derrière une porte vitrée d'où elle pou-
voir m'appercevoir au Fond de l'uttelier,
qu'elle s'étoit mile à genoux à cette por-
te , ayant à coté d'elle un petit enfant
qu'elle ferroit avec tranfport dans fes
bras par intervalles , pouiiant de longs
fanglots à demi étoulFés , vcrfant des
torrens des larmes , & donnant divers
fignes d'une douleur dont tous les té-
moins avoient été vivement émtis: qu'on.
l'avoit vue plufieurs fois fur le point de
s'élancer dans l'attelier , qu'elle avoit
paru ne fe retenir que par de violens ef-
forts fur elle - même : qu'enfin après
m'avoir confidéré long-tems avec plus
d'attention & de recueillement, elle s'é-
toit levée tout-d'un-coup , & collant le
vifage de l'enfant fur le fien , elle s'é-
toit écriée à demi-voix : non , Jamais il
ne voudra t'ôtcr ta mcre ,• viens , nous na-
voiis rien à faire ici. A ces mots elle étoit
ibrtie avec précipitation ; puis après
avoir obtenu qu'on ne me parleroit de
rien , remonter dans fon carroife &
partir comme un éclair n'avoit été
pour elle que l'aifaire d'un inftant.
Ils ajoutèrent que le vif intérêt dont
M ?
27© Emile.
ils nepouvoient fe défendre pour cette
aimable dame , les avoit rendus Bdclcs
àlapromeire qu'ils lui avoient faite , &
qu'elle avoit exigée avec tant d'in (lan-
ces qu'ils n'y manquoicnt qu'à re-
gret j qu'ils voyoient aifément à fon
équipage & plus encore à (à Egure que
c'étoit une perfonnc d'un haut rang ,
& qu'ils ne pouv oient prcfumer autre
cho'C de fà démarche & de fon difcours
lin or. que cette femme étoit la mienne ,
car il étoit impolFible de la prendre pour
imc fi'le entretenue.
Jugez de ce qui paîToit en moi du-
rant ce récit. Qiie de chofes tout cela
fuprQfoit! Quelles inquiétudes n'avoit-
ilpâsfalu avoir, quelles recherches n'a-
voit-il pas falu faire pour retrouver aind
mes traces ! Tout cela ell-il de quel-
qu'un qui n'aime plus '^ Qiiel voyage!
quel motif l'avoit pu faire entrepren-
dre î dans quelJc occupation elle m'a-
voit furpris î Ah ! ce n'cioit pas la pre-
mière fois : mais alors elle n étoit pas
à genoux , elle ne fondoit pas en lar-
mes. O tcms , tcms heureux ! Qu'eil
devenu cet ange du Ciel '^. Mais que
vient donc faire ici cette Jemme ? ... elle
amené fon fils ... . mon his & pour-
quoi ? Vouloit-e'Ie me voir, me
parler ? pourquoi s'enfuir i ... me bra-
L I V II E V. 171
ver ? pourquoi ces larmes ? . . . . Qiic
me veut-elle , la perfide ? vient - elle
infiilter à ma mifere 'i a - 1 - elle oublié
qu'elle ne m'efï plus rien ? Je cher-
chois en quelque forte à m'irriter àe
ce voyage pour vaincre l'attendrilîe-
ment qu'il me caufoit i pour réfifter
aux tentations de courir après Tinfor-
tunée qui m'agitoient malgré moi. Je
demeurai néanmoins. Je vis que cette
démarche ne prouvoit autre chofc Ç\-
non que j'étois encore aimé , & cette
fuppofition même étant entrée dans ma
délibération ne de voit rien changer au
parti qu'elle m'avoit fait prendre.
Alors examinant plus pofément tou-
tes les circonltances de ce voyage , pe-
faut fur-tout les derniers mots qu'elle
avoit prononcés en partant , j'y crus
démêler le inotif qui l'avoit fait repar-
tir tout-d'uu-coup fans s'être laiifé voir.
Sophie parloit fimplement ; mais tout
ce qu'elle difoit portoit dans mon cœur
des traits de lumière , & c'en fut un
que ce peu de mots. // ne t'ôtcra pas ta
mère , avoit-elle dit. C'étoit donc la
crainte qu'on ne la lui ôtât qui l'avoit
amenée , & c'étoit la perfuafion que
cela n'arriveroit pas qui l'avoit fait re-
partir ; & d'où la tiroit-elle , cette per-
fualion ? qu'avoit-elle vu ? Emile eii.
M 4
0,71 Emile.
paix , Emile au travail. Qiielle preuve
pouvoit-e'le tirer de cette vue , finou
qu'Emile en cet état n'ctoit point fub-
jugué par Tes paffions & ne formoit que
des réfoîutions raifonnables ? Celle de
la réparer de Ton fils ne l'étoit donc pas
félon elle , quoiqu'elle le fût félon moi :
lequel avoit tort '^ Le mot de Sophie
décidoit encore ce point 5 & en eiTeten
confidérant le feid intérêt de l'enfant,
eelapouvoit-il même être mis en doute ?
Je n'avois envifagé que Tenfant ôté à
la merc , & il faloit envif^iger la mère
ôtée à l'enfant. J'avois donc tort. Oter
un^emere à fon fils, c'ell lui ôter plus
qu'on ne peut lui rendre , fur-tout à cet
âge ; c'efl un ade de paillon, jamais de
raifon , à moins que la merc ne foit
folle ou dénaturée. IViais Sophie eft
celle, qu'il faudroit defirer à mon fils
quand il en auroit une autre. 11 faut
que nous relevions elle ou moi ne pou-
vant plus l'élever enfemble , ou bien
pour contenter ma colère il faut le ren-
dre orphelin, Mais que fcrai-je d'un en-
fant dans l'état où je fuis '^ J'ai aflez
d€ raifon pour voir ce que je puis ou
ne puis faire , non pour faire ce que je
dois. Trainerai-je un enfant de cet âge
en d'autres contrées , ou le tiendrai-j.e
ibus les yeux àc la mère , pour braver
L .1 V R E V. IJ^'
une femme que je dois fuir ? Ah ! pour
ma furecé je ne ferai j<imais aifez loin
d'elle î Laiiîbns-lui l'enfant de peur qu'il'
ne lui ramené à la fin le père. Qu'il
lui refte feul pour ma vengeance ; que
chaque jour de fa vie il rappelle à l'in-
fidèle le bonheur dont il fut le gage &
répoux qu'elle s'eft ôté.
Il eft certain que la réfolution d'ôter
mon fils à fa mcre avoit été l'eiTet de
ma colère. Sur ce feul point la paiTion
m'avoit aveuglé , & ce fut le feul point
aufTi fur lequel je changeai de réfolu-
tion. Si ma famille eût fuivi mes ii].ten-
tions , Sophie eût élevé cet enfant , &
peut-être vivroit-il encore j mais peut-
être aulîî dès-lors Sophie étoit-elle mor-
te pour moi ; confolée dans cette chère
moitié de moi-même , elle n'eût plus
fongé à rejoindre l'autre , & j'aurois per-
du les plus beaux purs de ma vie. Que
de douleurs dévoient nous faire expier
nos fautes avant que notre réunion
nous les fit oublier !
Nous nous connoifïîons fi bien mu-
tuellement , qu'il ne me falut pour devi-
ner le motif de fa brufque retraite, que
fentir qu'elle avoit prévu ce qui feroit
arrivé d nous nous fuiïîons revus. J'é-
toisraifonnable, mais foible , elle le fa-
voitj & je lavoir encore mieux coav
M j
274 Emile.
bien cette ame lublimc & fiere confer-
voit d'inflexibilité iurqucs dans les fau-
tes. Uidce de Sophie rentrée en grâce
lui étoit infupportable. Elle Tentoit que
ion crime étoit de ceux qui ne peuvent
s'oublier; elle ai moi t mieux être pu-
nie que pardonnée : un tel pardon n'é-
toit pas ilîic pour elle ; la punition mê-
me l'avililibit moins à ion gré. Elle
croyoit ne pouvoir cifacer fa faute qu'en
l'expiant, ni s'acquitter avec la juf.
ticequ'en ibuifrant tous les maux qu'elle
avoit mérités. C'elt pour cela qu'intré-
pide & barbare dans fa franchife elle dit
fon crime à vous, à toute nia famille,
taifant en même tems ce qui Texcufoit ,
ce qui la jullifioit peut-être , le cachant,
dis-je , avec une telle obllination ,
qu'elle ne m'en a jamais dit un mot à
moi-même, & que je ne l'ai fu qu'a-
près fa mort.
D'ailleurs , ralfurée fur la crainte de
perdre ion fils elle n'avoit plus rien à
dcHrcr de moi pour elle-même. Me flé-
chir eût été m'avilir , & elle étoit d'au-
tant p'us jaloufe de mon bonheur qu'il
ne lui en redoit point d'autre. Sophie
pouvoit èti"c criminelle , mais l'époux
qi/elle s'était choili devoitêtre au-de-
fus d'une lâcheté. Ces rafinemens de
foii amour-propre ne pouvoicnt couve-
Livre V. ijf
nir qu'à elle , & peut-être n'appartc,
noit-il qu'à moi de les pénétrer.
Je lui eus encore cette obligation , mê-
me après m'ètre féparé d'elle , de ni'a-
voir ramené d'un parti peu raifonné
que la vengeance m'avoit fait prendre.
Elle s'étoit trompée en ce point dans
la bonne opinion qu'elle avoit de moi,
mais cette erreur n'en fut plus une
aufîi-tûtque j'y eus penféj en ne con-
fidérant que l'intérêt de mon fils je vis
qu'il faloit le lailfer à fa mère , & je
m'y déterminai. Du refte , confirme
dans mes fentimens, je réfolus d'éloi-
gner fon malheureux père des rifques
qu'il venoit de courir. Pouvois-je être
aflez loin d'elle, puifque je ne devoïs
plus m'en rapprocher i C'étoit elle en-
core , c'étoit fon voyage qui venoit de
me donner cette fage leqon; il m'im-
portoit pour la fuivre de ne pas refter
dans le cas de la recevoir deux fois.
Il faloit fuir ; c'étoit là ma grande af-
faire, & la conféquence de tous mes
précédens raifonnemens. Mais où fuir?
C'étoit à cette délibération que j'en
ctois demeuré , & je n'avois pas vu que
rien n'étoit plus indifférent que le choix
du lieu pourvu que je m'éloignaflc. A
quoi bon tant balancer fur ma retraite ,
puifque par-tout je trouverois à vitie
M 6
2J.6- E M I L E.
OU à mourir , & que c'ctoit tout ce qui
me reitoit à faire i Qiielle betife de l'ii-
niour-propre de nous montrer toujours
toute la nature intéreflée aux petits éve-
nemens de notre vie i' N'eût -on pas
dit à me voir délibérer fur mon féjour
qu'il importoit beaucoup au genre hu-
main que j'allaiFe habiter un pays plu-
tôt qu'un antre , & que le poids de
mon corps alloit rompre l'équilibre du
globe '^ Si je n'eftimois mon exiftence
que ce qu'elle vaut pour mes femblables,
je m'inquicterois moins d'aller chercher
des devoirs à remplir , comme s'ils ne
me fuivoicnt pas en quelque lieu que
je fulfe , & qu'il ne s'en préfentàt pas
toujours autant qu'en peut remplir ce-
lui qui les aime : je me dirois qu'en
quelque lieu que je vive , en quelque
lituation que je fois , je trouverai tou-
jours à faire ma tâche d'homme , &
que nul n'auroit bcfoin des autres li
chacun vivoit convenablement pour
foi.
Le Hige vit au jour la journée , S:.
trouve tous fes devoirs quotidiens au-
tour de lui. Ne tentons rien au-delà de
nos forces & ne nous portons point en
avant de notre exiilence. Mes devoirs
d'aujourd'hui font ma feule tâche ,
ceux de demain ne font pas encore va-
L I V R E V. 277
jius. Ce que je dois faire à prcfcnt cil
de m'éloigncr de Sophie , & le chemin
que je dois choifir eft celui qui m'en
éloigne le plus direélement. Tenons-
nous en là.
Cette réfolution prife , je mis l'ordre
qui dépendoit de moi à tout ce que je
lailFois en arrière ; je vous écrivis , j'é-
crivis à ma famille , j'écrivis à Sophie
elle-même. Je réglai tout , je n'oubliai
que les foins qui pou voient regarder ma
perfonnc; aucun ne m'étoit néceiïaire ,
& fans valet , fans argent , fans équi-
page , mais fans defirs & Cms foins , je
partis feul & à pied. Chez les peuples
où j'ai vécu , fur les mers que j'ai par-
courues , dans les déferts que j'ai tra-
veriés , errant durant tant d'années ,
je n'ai regretté qu'une feule chofe , &
c'étoit celle que j'avois à fuir. Si mon
eœur m'eût laiiTé tranquille , mon corps
n'eût manqué de rien.
278 Emile.
LETTRE IL
J'ai bu l'eau d'oubli; le pafle s'elïiicc
de ma mémoire. & l'univers s'ouvre de-
vaut moi. Voilà ce que je me difois en
quittant ma patrie dont j'avois à rou-
gir, & à laquelle je ne dcvois que le
mépris & la haine , puifqu'heureux &
digne d'honneur par moi-même , je ne
tenois d'elle & de les vils habitans que
les maux dont j'étois la proie , &; l'op-
probre où j'étois plongé. En rompant
les nœuds qui m'attachoient à mon pays,
je l'étendois fur toute la terre , & j'en
devenois d'autant plus homme en cef-
faut d'être citoyen.
J'ai remarqué dans mes longs voya-
ges , qu'il n'y a que l'éloignement du
terme qui rend le trajet dilficile. Il ne
l'eft jamais d'aller à une journée du lieu
où l'on eil: , & pourquoi vouloir faire
plus , Cl de journée en journée on peut
JiUcr au bout du monde ? Mais en com-
parant les extrêmes on s'erfarouche de
l'intervalle; il femble qu'on doive le
franchir tout d'un faut ; au lieu qu'en
le prenant par parties on ne lait que
des promenades & l'on arrive. Les voya-
geurs , s'cuYiirom;ai;t toujours de leuis
Livre V. 279
iifagcs , de leurs habitudes , de leurs
préjugés , de tous leurs befoiiib fadlices,
ont pour aiiili dire une athnv^fphere
qui les fépare des lieux où ils xj""!t,
comme d'autant d'autres mondes dif-
férens du leur. Un François voudroit
porter avec lui toute la France i fitôt
que quelque chofe de ce qu'il avoit lui
manque , il compte pour rien les équi-
valens , & fb croit perda. Toujours
comparant ce qu'il trouve à ce qu'il a
quitté , il croit être mal quand il n'ell
pas de !a même manière , & ne lauroit
dormir aux Indes lî fon Ht n'eil fait
tout comme à Paris.
Pour moi , je fuivois la diredlion con-
traire à l'objet que j'avois à fuir , com-
me autrefois j'avois fuivi l'oppofé de
l'ombre dans la forêt de Montmorenci.
La vitelfe que je ne mettois pas à mes
courfes fe compenfoit par la ferme réfo-
lution de ne point rétrograder. Deux
jours démarche avoient déjà fermé der-
rière moi la barrière, en me lailfant le
tems de réBéchir durant mon retour ,
Il j'euiîe été tenté dy foiiger. Je refpi-
rois en m*éloignant , & je marchois
plus'à mon aife à mefure que j'échap-
pois au danger. Borné pour tout pro-
jet à celui que j'exécutois , je fuivois
le même air de vent pour toute règle i
2Ro E iM I L E.
je marchois tantôt vite & tantôt lente-
ment, fclon ma coinnioJité , ma faute ,
mon humeur, mes forces. Pourvu,
non avec moi , mais en moi , de plus
de reifources que ")e n'en avois beloin
pour vivre , je n'étois embarraill- ni de
ma voiture , ni de ma fubhltance. Je
ne craignois point les voleurs ; nia
bourfe &: mon paife-port étoient dan.s
mes bras; mon vêtement formort tou-
te ma garderobe ; il étoit commode
& bon pour un ouvrier; je le renou-
vellois fans peine à mefure qu'il s'u-
foit. Comme je ne marchois ni avec
Tappareil ni avec Finquiétude d'un
voyageur , je n'excitois fattention de
perfonne j je paifois par-tout pour un
homme du pays. Il étoic rare qu'on
m'arrêtât fur des frontières, & quand
cela m'arrivoit , peu nrimportoit ; je
reftois là fans impatience, j'y travail-
lois tout comme ailleurs; j'y aurois fans
peine p-aile ma vie Ii Ton m'y eût tou-
jours retenu , & mon peu d"emprelle-
ment d'aller plus loin m'ouvroit enfin
' tous les palfages. L'air atfairé & fou-
cieux efl: toujours fufpe(ft , mais un
homme tranquille infpirc de la con-
fiance ; tout le monde me lailfoit libre
en voyant qu'on pouvoit difpofer de
moi fans me facheir
Livre V. agi
Quand je ne trouvois pas à travail-
ler de mon métier, ce qui.ctoit rare,
'feu. faiibis d'autres. Vous m'aviez fait
aequérir i'inUrument univerfel. Tantôt
payfan, tantôt arti fan , tantôt artille,
quelquefois même homme à talent ,
j'avois par-tout quelques connoilfances
de miie , Se je me rendois maître de
leur ufage par mon peu d'empreifement
à les montrer. Un des fruits de mon
éducation étoit d'être pris au mot fur ce
que je me donnois pour être, & rien
. de plus , parce que j'étois (impie en
toute clioiè , & qu'en rempliifant un
pofte je n'en briguois pas un autre.
-Àinfî j'étois toujours à ma place & l'on
■m'y laiifoit toujours.
Si je tombois malade , accident bien
rare à im homme de mon tempéra-
ment , qui ne fait excès ni d'alimens ,
ni de foucis , ni de travail , ni de re-
pos, je reilois coi fans me tourmenter
de guérir, ni m'effrayer de mourir.
L'animal malade jeûne , relie en place,
& guérit ou meurt i je faiibis de même ,
Se je m'en trouvois bien. Si je me fuife
inquiété de mon état , fi j'culFe impor-
tuné les gens de mes craintes & des mes
plaintes , ils fe feroicnt ennuyés de
moi, j'euifc infpiré moins d'intérêt &;
d'empreifement que n'en donnoit ma
tSz Emile.
patience. V^oyaiit que je n'inquictois
perfonne , que je ne me lameutois
point, on me prévenoit par des foins
qu'on m'eût refiifcs peut-être 11 joules
cuiFe implorés.
J'ai cent fois obfervé que plus on
teut exiger des autres , plus ©n les dif-
pofe au refus : ils aiment agir libre-
ment, & quand ils font tant que d'être
bons , ils veulent en avoir tout le mé-
rite. Demander un bienfait, c'efl y ac-
quérir une efpece de droit , faccorder
clt prefque un devoir, & l'amour pro-
pre aime mi^ux faire un don gratuit
que piiyer une dette.
Dans ces pèlerinages , qu'on eût
b'amés dans le monde comme la vie
d'un vagabond , parce que je ne les fai-
fois pas avec le faite d 'un voyageur, opu-
lent, fi quelquefois je ne demandois:
que fais-je '^ où vais-je ? quel clt mon
but i' je me répondois : qu'ai -je fait
en nailfant que de commencer un voya-
ge qui ne doit irniir qu'à ma mort ? Je
fais ma tâche , je relie à ma place ,
j'ufe avec innocence & fimplicité cette
courte vie, je tais toujours un grand
bien par le mal que je ne fais pas par-
mi mes femblables , je pourvois à mes
befoins en pourvoyant aux leurs , je
les Icrs fuiî> jamais leur nuire, je leur
Livre V. 28^
domie l'exemple d'être heureux & bons
fans loin & (ans peine : j'ai répudié
mon patrimoine , & je vis ; je ne fais
rien d'injulte , & je vis j je ne demande
point raumônc , & je vis. Je fuis donc
utile aux autres en proportion de ma
fubfiftance : car les hommes ne don-
nent rien pour rien.
Comme je n'entreprends pas l'hiftoire
de mes voyages , je pâlie tout ce qui
ii'elt qu'événement. J'arrive à Mar-
feille : pour fuivre toujours la même
direction je m'embarque pour Naples -,
il s'agit de payer mon paifage i vous y
aviez pourvu en me failant apprendre
la manoeuvre : elle n'eft pas plus diffi-
cile fur la méditerranée que iur fo-
céan , quelques mots changes en foirt
toute la diiiérence. Je me fais matelot.
Le capitaine du bâtiment , efpece de
patron renforcé , étoit un renégat qui
s'étoit rapatrié. Il a voit été pris depuis
lors par les corfaires , & difoit s'être
échappé de leurs mains fans avoir été
reconnu. Des marchands Napolitains
lui avoient confé un autre vaiifeau , &
il faifoit fa féconde cour lé depuis ce ré-
tablillcment. Il contoit fa vie à qui vou-
loir l'entendre , & favoit fi bien fe faire
valoir qu'en amufant il donnoit de h\
con£ance. Ses goûts étoient auili bi-
^g4 Emile.
zarres que fcs aventures. Il ne fongeoit
qu'à divertir fon équipage : il avoit llir
fon bord deux méchans pierriers qu'il
tirailloit tout le jour j toute la nuit il
tiroit des fufées j on n'a jamais vu pa-
tron de navire auiîî gai.
Pour moi je m'amufois à m'exercer
dans la marine, & quand je n'étois pas
• de quart je n'en dcmeurois pas monis
à la manœuvre ou au gouvernail. L'at-
. tention me tenoit lieu d'expérience , &
je ne tardai pas à juger que nous dé-
rivions beaucoup à l'ouelh Le compas
étoit pourtant au rumb convenable i
■ mais le cours du Ibicil & des étoiles
.me fembloit contrarier lî Fort fa direc-
tion qu'il faloit , Tclon moi, que l'ai-
guille déclinât prodigieufement. Je le
dis au capitaine j il battit la campagne
• en lé moquant de moi , &: comme la
mer devint haute & le tcms nébuleux,
il ne me tut pas pofTible de vérifier
mes obfervations. Nous eûmes un vent
forcé qui nous jetta en pleine mer j il
dura deux jours: letroillenie nous ap-
pcrcûmes la terre à notre gauche. Je
demandai au patron ce que c'étoit; il
me dit , terre de l'Eghiè. Un matelot
foutint que c'étoit la côte de Scirdai-
gne; il fut hué, & paya de cette faqoii
là bienvenue \ car quoique vieux niiv-
L I V R E V. asr
telot , il étoit nouvellement fur ce bord,
ainfi que moi.
Il ne m'importoit giieres où que nous
fuffions ; mais ce qu'avoit dit cet hom-
me ayant ranimé ma curioiité , je me
mis à fureter autour de l'habitacle ,
pour voir (i quelque fer mis là par mé-
garde ne faifoit point décliner l'aiguil-
le. Qiielle fut ma furprife de trouver
un gros aimant caché dans un coin î
en i'ôtant de fa place , je vis l'aiguille
en mouvement reprendre fa direction.
Dans le même inftant quelqu'un cria:
Voile. Le patron regarda avec fa lu-
nette , & dit que c'étoit un petit bâti-
ment franqois i comme il avoj.c le cap
fur -nous & que nous ne l'évitions pas,
il ne tarda pas d'être à pleine vue , &
chacun vit alors que c'étoit une voile
barbarefque. Trois marchands Napo-
litains que nous avions à bord avec
tout leur bien , poulfercnt des cris juf.
qu'au ciel. L'énigme alors me devint
claire. Je m'approchai du patron , &
lui dis à l'oreilîe : patron , Ji nous foni-
mes pris, tu es mort y compte là-dejjus.
J'avois paru {{ peu ému & je lui tins
ce dilcours d'un ton ii pofé , qu'il ne
s'en alarma gueres & Feignit même de
ne l'avoir pas entendu.
Il donna quelques ordres pour la dé-
i.^6 Emile.
fenfe , miis il ne fe trouva pas une
arme en étatf & nous avions tant brùlc
de pondre qne quand on voulut char-
ger les pierriers , à peine en refta-t-il
pour deux coups. Elle nous eût nié:ne
été tort inutile j fitôt que nous fûmes
à portée , au lieu de daigner tirer fur
nous on nous cria d'amener , & nous
fûmes abordés prefque au même inf.
tant. Ju'qu''t'ors le patron , fans en
lairc femblant , m'ob{èrvoit avec quel-
que défiance : mais fitôt qu'il vit les
corfaircs dans notre bord , il celià de
faire attention à moi & s'avanqa vers
eux fans précaution. En ce moment je
me crus juge , exécuteur , pour venger
lues compagnons d'efclavage , en pur-
geant le genre humain d'un traître &
la mer d'un de fes montres. Je courus
à lui, & lui criant. Je te V ai promis ,
Je te tiens parole , d'un fabrc dont je
m'étois faili, je lui fis voler la tète. A
l'inllant, voyant le chef des barbaref-
ques venir impétueufement à nioi ,^ je
l'attendis de pied ferme , & lui préfen-
tant le fabre par la poignée , tiens , ca-
pitaine , lui dis-je en langue franque ,
Je viens défaire Jnjiice , tu peux la faire
à ton tour. 11 prit le fabre , il le leva
fur ma tète -, j'attendis le coup en fi-
ïence : il iburit, & me tendant la main,
L I V R E V. 25^
il défendit qu'on me mit aux fers avec
les autres, mais il ne me parla point
de l'expédition qu'il m'avoit vu faire j
ce qui me confirma qu'il en fàvoit a^-
fez la raifon. Cette dilliudion , au ref-
te , ne dura que jufqu'au port d'Alger,
& nous fumes envoyés au bagne en
débarquant , couplés comme des chiens
de chalfe.
Jufqu'alors , attentif à tout ce que
je voyois, je m'occupois peu de moi.
Mais enfin la première agitation celfce
me laifTa réfléchir fur mon changement
d'état , & le fentiment qui m'occupoit
encore dans toute fa force me fit dire
en moi-même avec une ibrte de fatis-
fadion : que m'ôtera cet événement ?
le pouvoir de faire une fottife. Je iuis
plus libre qu'auparavant. Emile efcla-
ve ! reprenois-je , eh dans quel fens ?
Qirai-je perdu de ma liberté primitive?
Ne naquis-je pas efclave de la néceffi-
té 'i Quel nouveau joug peuvent m'iai-
pofcr les hommes? Le travail? ne tra-
vaillois-je pas quand j'étois libre ? La
faim ? combien de fois je l'ai fouiferte
volontairement ! La douleur ? toutes
les forces humaines ne m'en donneront
pas plus que ne m'en fit feiitir un grain
de fable. La contrainte? fera-t-e!le plus
rude que celle de mes premiers fers ?
2^8 E M I L E.
& je n'en voulois pas fortir. Soumis
par ma naiBance aux pallions humai-
nes » que leur joug me Ibit impofé par
un autre ou par moi , ne faut-il pas
toujours le porter , & qui lait de quelle
part il me fera plus lupportable '< J'au-
rai du moins toute ma raifon pour les
modérer dans un autre , & combien de
fois ne m'a-t-elle pas abandomié dans
les niienncsi" (^li pourra me faire por-
ter deux chaînes r N'en portois-jc pas
une auparavant '^. Il n'y a de fersitude
réelle que celle de la nature. Les hom-
mes n'en font que les inllrumens.
Qu'un maître m'aifomme ou qu'un ro-
cher m'écrafc, c'ell le même événement
à mes yeux, & tout ce qui peut m' ar-
river de pis dans l'elblavagc ell de ne
pas plus fléchir un tyran qu'un caillou.
Enhn (i j'uvois ma liberté , qu'en fe-
rois-je ? Dans l'état où je fuis , que
puis-je vouloir i Eh ! pour ne pas tom-
ber dans l'anéantiiicment , j'ai befoiii
d'être animé par la volonté d'un autre
au défaut de la mienne.
Je tirai de ces réflexions la confé-
quence que mon changement d'état
étoit plus apparent que réel j que , li la
liberté conlilfoit à faire ce qu'on veut,
nul homme ne feroit libre ; que tous
font foibles , dépendans des chofcs , de
la
Livre V. 2S9
la dure nécciîité ; que celui qui fait le
mieux vouloir tout ce qu'elle ordonne
eft le plus libre , puifqu'il n'eft jamais
forcé de faire ce qu'il ne veut pas.
Oui , mon père , je puis le dire ; le
tems de ma fervitude fut celui de mon
règne, & jamais je n'eus tant d'auto-i
rite fur moi que quand je portai les
fers des barbares. Soumis à leurs paf.
fions (ans les partager , j'appris à mieux
connoitre les miennes. Leurs écarts
furent pour moi des inftrudions plus
vives que n'avoient été vos leqons , &
je fis fous ces rudes maîtres un cours
de philofophie encore plus utile que ce-
lui que j'avois fait près de vous.
Je n'éprouvai pas pourtant dans leur
fervitude toutes les rigueurs que j'en
attendojs. J'eifuyai de mauvais traite-
mens , mais moins peut- être qu'ils
n'en eulfent elfuyés parmi nous, & je
connus que ces noms de Maures & de
pirates portoient avec eux des préju-
gés dont je ne m'étois pas affez défen-
du. Ils ne font pas pitoyables , mais
ils font juftes , & s'il faut n'attendre
d'eux ni douceur ni clémence , on n'en
doit craindre non plus ni caprice ni
méchanceté. Ils veulent qu'on fafle ce
qu'on peut faire , mais ils n'exigent rien
de plus, & dans leurs chatimens ils ne
Émik. Toni. IV. N
i9o Emile.
ptmifTent jamais l'impuiffance ,^ mhis
lèulement la mauvailè volonté. Les
îiégres feroiem trop heureux en Amé-
rique, fi l'Européen les traitoit avec la:
même équité > mais comme il ne voie
dans ces malheureux que des inltru-
niens de travail , fa conduite envers
eux dép<?nd uniquement de l'utilité
qu'il en tire > il m^fure fa juitice iur
ihii profit.
Je changeai plufieurs fois de patron:
l'on appelloit cela' me vendre s comme
fi jamais ou pou voit vendre un hom-
me. On vendoit le travail de mes
inains i mais ma volonté , mon enten-
dement , mon être , tout ce par quoi
i'ctois moi & non pas un autre , ne fc
vendoit alfurément pas ; & la preuve
de cela eil que la première fois que )c
voulus le contraire de ce que voulort
mon prétendu maitre, ce fut moi qui
fus le vainqueur. Cet événement méri-
te d'être raconté.
Je fus d'abord aifcz doucement trai-
té j l'on comptoit fur mon rachat , &
je vécus phrfreurs mois dans une inac-
tion qui m'eût ennuyé fi je pouvois
connoitre l'ennui. Mais enfin voyant
que je n'iiltrig-uois point auprès des
coufuls Européens & des moines , que
feflbmie ne pailcnt de ma r.uTCon &
L I T R E V. 3t9r
t|iie Je ne paroilTois pas y fonger moi--
même, on voulut tirer parti de moi de-
quelque manière , & Ton me fit tra-
vailler. Ce changement ne me furprit
ni ne me fâcha. Je craignois peu les
travaux pénibles , mais j'en aimois
mieux de plus amufans. Je trouvai le
moyen d'entrer dans un atteîier, dont
le maître ne tarda pas à comprendre
que j'étois le ficn dans fon métier. Ce
travail devenant plus lucratif pour mon
patron que celui qu'il me faifoit feire ,
ii m'établit pour fon compte & s'en
trouva bien.
J'avois vu dilperfer prefque tous mes
anciens camarades du bagne ; ceux qui
pouvoient être rachetés l'avoicnt été;
ceux qui ne pouvoient l'être avoient
eu le même fort que moi , mais tous
iiy avoient pas trouvé le même adou-
cilfement. Deux chevaliers de Malte
entre autres avoient été délaiflés. Leurs
familles étoient pauvres ; la religion
ne racheté point fes captifs , & les
pères ne pouvant racheter tout le mon-
de , donnoient ainii que les confuls
une préférence fort naturelle, & qui
u'eft pas inique, à ceux dont la recon-
noilfance leur pouvoit être plus utile.
Ces deux chevaliers , l'un jeune Se
l'autre vieux , étoient inftruits & i^ç
N 2
293t Emile.
manquoieiit pas de mérite; mais ce me'
rite étoit perdu dans kur fitimtion pré-
iènte. Ils favoient le génie, la ta<^iquei
le latin , les belles-lettres. Ils avoient
des talens pour briller , pour comman-
der , qui n'étoient pas d'une grande
reifource à des efclaves. Pour furcroit,
iis portoient fort impatiemment leurs
fers & ia philofophie dont ils fe pi-
quoient extrêmement , n'avoit point
appris à ces fiers gentilshommes à fer-
vir de 1x)mie grâce des pieds-plats Se
des bandits ; car ils n'appelloient pas
autrement leurs maîtres. Je plaignois
ces deux pauvres gens ; ayant renonce
par leur nobleire à leur état d'hommes,
à Alger ils n'ctoient plus ricu , même
ils étoient moins que rien ^ cîir parmi
les corPaires , un corf^iire ennemi iait
efclave eit fort au-dcHbus du néant. Je
ne pus fervir le vieux que de mes con-
feils,qui luictoient fuperflus; cr.r plus
favant que moi , du moins de cette
Icience qui s^ étale , il faVoit à fond
toute la morale , & les préceptes lui
étoient très-familiers ; il n'y a voit que
la pratique qui lui manquât, & l'on ne
iauroit porter de plus mauvai{e grâce
le joug de lanécelhté. Le jeune erxorc
plus impatient, mais ardent, adif,
intrépide , fe perdoit en projets de rc-
L I V R E V. ap-?
voltes & de confpirations impoflibles à
' exécuter , & qui toujours découverts
ne faifoient qu'aggraver fa mifere. Je
tentai de l'exciter à s'évertuer à mon
exemple, & à tirer parti de fes bras
pour rendre fon état plus Ibpportable ;
mais il méprifa mes confeils & me dit
fièrement qu'il lavoit mourir. Mon-
iieur , lui dis - je , il vaudroit encore
mieux favoir vivre. Je parvins pour-
tant à lui procurer quelques foulage-
mens , qu'il requt de bonne grâce &
en ame noble & fènfible, mais qui ne
lui firent pas goûter mes vues. 11 con-
tinua fes trames pour fe procurer la li-
berté par un coup hardi , mais fon ef-
prit remuant lalfa la patience de fan
maître qui étoit le mien. Cet homme
fe défia de lui & de moij nos liaifons
lui avoient paru fufpecfes , &,il crut
que j'employois à l'aider dans (es ma-
nœuvres les entretiens par lefquels je
tâchois de l'en détourner. Nous fûmes
vendus à un entrepreneur d'çuvrages
publics, & condamnés à travailler fous
les ordres d'an furveillant barbare ,
efclave comme nous, mais qui pour fe
faire valoir à fon maître nous accabloit
de plus de travaux , que la force hu-
maine n'en pou voit porter.
Les premiers jours ne furent po4ir
N i
2^4 Emile.
moi que des jeux. Comme on nous
partai^eoit égalcmenc le travail & que
j'étois plus robuttc & plus ingambe
que tous mes camarades , yavors fait
ma. tache avant eux , après quoi j'ai-
dois les. plus ibibles & les allcgeois
d'une partie de la leur. Mais notre pi-
queur ayant remarque ma diligence &
la fupériorité de mes forces , ni'empè-
«ha de les employer pour d'autres eik
doublant ma tâche , & toujours au^
gmcntant par degrés, Ëuit par me fur-
c'nar<?cr à tel point & de travail & dé
coups, que malgré ma vigueur j'étois
Hieiiacé de liiccomber bientôt fous le
tiix, tous nus compagnons, tant forts
que foiblcs , mal nourris & plus mal-
traités dépériifaient fous Tâxcès du
travail
Cet état devenant tout-à^fair inîup-
portable^ je réfbhis do m'en délivrer
à tout rifque -, mon jeune chevalick^à
qui je communiquai ma réfolution^ la
partagea vivement. Je le connoidois
homme de courage , capable -ie cont
tanc'^ pourvu quHl fur Ibus les yeux
dis hommes , & des qu'il s'agiiToit d' c-
tcs bnllans & de vcrtuu héroïques, je
me tenois AVr de lui. Mes rclfources
néanmoins étoient tojtcs en moi-même
'ik' je n-iuoià beîoiii du concours de
L ï V R t V. iof
perfonne pour exécuter mon projet -,
mais il étoit vrai qu'il pt)UVoit avoir
tin erfet beaucoup plus avantageux ,
exécuté (le concert par rnes compagnons
de miferes , & je réfôlus de le leur
•propofer , conjointement avec le che-
valier.
J'eus peine à obtenir de laii que cette
propofition fe feroit fimplenient & fans
intrigues préliminaires^ Nous primes
le tems du repas- où nous étions plus
ralTemb'és & moins furveillés. Je m'a-
drefrai d'abord dans ma langue à une
douzaine de compatriotes que j'avois
la , ne voufont pas leur parler en lan-
gue franque de peur d'être entendu des
gens du pays. Camarades, leur di^-)e,^
écoutez-moi. Ce qui me reftc de force
ne peut fuHire à quinze jours encore
du trjivàil dont on me furchargc, & je
fuis un des plusrobuftcs de la troupe ,-
il faut qu'une fituation fi violente preii-'
ne une prompte fin , foit par un épui-
femcnt total , foit par une réroUitioii-
qui le prévienne. Je chorfis^ le dernicf
parti , & je furs déterminé à me refu--
ftr dès demain à tout travail au pcrii"
de ma vie , & de tous les traitemens
que doit m'attirer ce refiis. Mon choix
eil une arfairc de calcul. Si je refte
comma je fuis , il fout périr infaiilible-
N 4
25^6 E M I L EU
ment en très-peu de tenis & fans au-
cune reirource ; je m'en ménage une
par ce facnhcc de peu de jours;. Le parti
que je prends peut effrayer notre in-
fpedeur & éclairer fon raaitre fur l'on
véritable intérêt. Si cela n'arrive pas,
mon fort quoiqu'accéléré ne làurojt
être empiré. Cette refîburce fcroit tar-
dive & nulle quand mon corps épuiie
ne feroit plus capable d'aucun travail j
alors en me ménageant ils n'auroient
rien à gagner , en m'achevant ils ne
feroient qu'épargner ma nourriture. Il
me convient danc de choifir le moment
où ma perte en eft encore une pour
eux. Si quelqu'un d'entre vous trouve
m js raifons bonnes , & veut , à l'exem-
ple de cet homme de courage, prendre
le même parti que moi, notre nombre
fera plus d'eii'et & rendra nos tyrans
plus traitables. Mais fuifions-nous feuls
lui &moi, nous n'en lommcs pas moins
réfolus à perfilter dans notre refus , &
nous vous prenons tous à témoins de
la faqon dont il Ibra fbutenu.
Ce difcours fimple c^ flmplcment
prononcé , fut écouté fans beaucoup
d'émocioi. Qiiatrc oii cinq de la trou-
pe me dirent eependant de compter fiH:
eux ik qu'ils feroient comme moi. Les
auQ'es ne direut mot «Se tout relta cal
Livre V. 297
me. Le chevalier mécontent lie cette
tranquillité parla aux fiens dans fa lan-
gue avec plus de véhémence ; leur nom-
bre étoit grand, il leur fit à haute voix
des defcriptions animées de l'état^ où
nous étions réduits & de la cruauté de
nos bourreaux. Il excita leur indigna-
tion par la peinture de notre aviliife-
ment, & leur ardeur par refpoir de la
vengeance : enfin il enfliin-ima tellement
leur courage par Fadmiration de la for-
ce d'ame qui fait braver les tourmens
& qui triomphe de la puiiTance même ^
qu'ils Finterrompirent par des cris , &
tous jurèrent de nous imiter & d'être
inébranlables jufqu'à la mort.
Le lendemain fur notre refus de tra-
vailler y nous fûmes , comme nous,
nous y étions attendus, très-mal traités.
les uns & les autres , inutilement tou-
tefois quant à nous deux & à mes trois
ou quatre compagnons de la veille , à
qui nos bourreaux n'arrachèrent pas
même un fcul cri. Mais l'œuvre du
chevalier ne tint pas fi bien. La cons-
tance de fes bouillans compatriotes fut
épuifée en quelques minutes , & bien-
tôt à coups de nerf de bœuf on les
ramena tous au travail , doux comme
des agneaux. Outré de cette lâcheté >
le chevalier tandis qu'on le tourmeii-
• ■ N y
toit lui-même, les chargeoii Je rcprc*-
ches & d'injures cjiil's îvécoutoient
pas. Je tâchai de l'appai fer fur une dé»
iertion que j'avois prévue & que je lui
avois prédits; Je lavois que les etiéts,
d: réloquenee font vifs mais momen-
tanés. Les hommes qui Fe lailient (i
facilemeîit émouvoir fe ca'mcnt avec.
la mè)ne faci'ité. Unmifonncm'ent froid
& fort ne fliît point d'èlfGrvefcence ,.
mais quand il prend: il pénètre, & Pet-
fet qu'il produit ne s'eiface plus.
La foibleife de ces pauvres- geivs en
produidt un FiUtre auquel je ne m'étois.
pas attendu , & que j'attribue à une
livaiité nationale plus qu'à l'exemple-
de notre fermeté. Ceux de mes corn-
]?atriotes qui ne m'avoient point imité,
ks voyant revenir au travail , les hue-
ïent, le quittèrent à leur tour, & com-
me pour infultcr à leur coaardiîè ,, vin-
lent feran{;er autour de moi ; cet cxem-
jtc en entraîna d'autres & bientôt la
révolte devint ù générale que le maître
attiré par le bruit & les cris , vint lutr
même pour y mettre ordre.
Vous coni prenez ce que notre in--
fgedeur put lui dire pour s'excufcr 8c.
pour firritc-r contre^ nous. Il ne man-
qr.n pas de me dédgner comme l'au-.
îc'.ijr de. rémente , vomme un. chef de.
Livre "V^. 299
mutins gui cherchoit à fè flrire craiii
di'c par le trouble qu'il vouloit exciter.
Le maître me regarda & me dit ; c'ell
éonc toi qui débauches- mes elcJaves ?
Tu viens d'entendre raccufationi il
tu as quelque chofe à répondre , parlc.-
Je fus Frappé de cette modération dan-?
le premier emportement d'un homme
âpre au gain menace de fa ruine, dans
un moment où tout maître Européen,,
touché jufqu'au vif par fon intérêt, eût'
commencé fans vouloir m'ejitendrc
par me condamner à mille tourmens^
Patron, lui dis-je en langue franque,,
tu ne peux nous haïr , tu ne nous^
connois pas même ; nous ne te haïifons-
pas non plps , tu n'es pas Tauteiir de-
nos maux , tu les ignores. Nous fa-
vous porter le joug de la néceifité qui
nous a fournis à toi. Nous ne refufons;
point d'employer nos forces pour toit
fcrvice , puifque le fort nous y con-
^lamne ; mais en les excédant ton ef-
dave nous les ôte & va te ruiner par'
■notre perte; Cmis-moi r tranfportc à
un homme plus fage l'autorité dont il
abufeàton préjudice. Mieux diftribuc,.,
ton ouvrage ne fe fera pas moins y Se
tu conferveras des efclaves laborieuv^
dont tu tireras avec le tcms un profijt;
beaucoup plus gr^iii^î qi->e '«^clui q^'il te:
N. 6
^CG E M ÎLE.
veut, procurer en nous accabîant Nos
plaintes font julles j nos demandes font
modérées. Si tu ne les écoutes pas ,
notre parti eft pris j ton homme vient
d'en faire l'épreuve ; tu peux la faire à
ton tour.
Je me tusi le piqueur voulut répli-
quer. Le patron lui impofa filence. Il
parcourut des yeux mes camarades dont
le teint haie & la maigreur atteltoient
la vérité de- mes plaintes ,, ruais dont
la contenance au furplus n'annonqoit
point du tout des gens intimidés. En-
fuite m'ayant conlidéré derechef. Tu
parois , dit-il , un homme fenfé : je
veux favoir ce qui en eft. Tu tances
la conduite de cet efclave -, voyons Ja,
tienne à fa place i je te- là donne & le
mets à la tienne. AuiTi-tôt il ordonna
€}u'on nVôtât mes fers & qu'on les mit
à notre chef ; cela fut fait à l'inftant.
Je n'ai pas befoin de vous dire com-
ment je me conduifis dans ce nouveau-
polie , & ce n'eft pas de cela qu"il s'a-
git ici. Mon aventure fit du bruit, lé
fîun qu'il prit de la répandre fit nou^
vclle dans A!ger : le dey même enten-
dit parler de moi & voulut me voir.
Mon patron m'ayant conduit à lui 8t
voyant que je lui plaifois, lui fit préfent
L 1 V R E V. ?0I
«îe ma pcrFoiine. Voilà votre Emile eC-
cl ave du dey d'Alger.
Les régies fur lefqitelles j'avois à me
conduire dans ce nouveau poile , dé-
couloient de principes qui ne m'étoient
pas inconnus. Nous les avions dilcu-
tés durant mes voyages , & leur appli-
cation , bien qu'imparfaite & trés-cn
petit dans le cas où je me trouvois ,
étoit fïire & infaillible dans fes effets.
Je ne vous entretiendrai pas de ces
menus détails , ce n'e(t pas de cela q|u'il
s'agit entre vous & moi._ Mes fu'ccès
m'attirèrent (a confidération de mon
patron.
AlTem OgTou étoit par^'enu à la fu-
prènie puiifance par la route la plus
honorable qui puiilc y conduire : car
de (impie matelot paflant par tous les
n^eresplaçes leUM , l,^^ lui
ae fon FK'l'^^f'Xffragcs unanimes des
fuccéder, par les "«'"^^ gens de guer-
Tures & des Maures , de g ^^^^.^ ^^^.^
,e & des gens de loi. i y ^^,^„,u, ee
=■"' <»"'j^«;''r avant i gouverner un
50i E iM 1 L E.''
ce qu'elle dcl n'oit cIlc-mènTC , ne voit-
loit que rctmier,& le [(nJcioit peu que
les choresallalTcnt mieux pourvu qu'el-
les allaiîcnt autrement. On ne pouvoic-
pas fe plaindre de fou admini(h-ation ,
quoiqu'elle ne répondit pas à l'ePpé-
rance qu'on en avoit conque. Il avoit
niiuntenu fa régence allez tranquille :
tout étoit en meilleur état qii'aupara^
vaut , le commerce & l'agriculture al-
loient bien , la marine étoit en vi-
gueur , re peuple avoit du pain. jMais.
on n'avoit point de ces opérations écla-
tantes
F / K:
^ =^ -^^ ■ ^^
TABLE
DES MATIERE S,
FOUR LES DEUX DERNIERS:
VOLUMES.
III. Dériijiie le Tome troifieme.
IV. Le Tome qiiatl1«As^
M. les notes.
jfiBEL ( fToème d').. ÏIT. ^44 m
Académies, iiTiitiles. Ilf. 24^
Adokjccnct (la fin de T), l'âge le plus
heureux. IV. g 7
Adolejcms ne doivent pas être traités
Inftriiits des myu..p . lt| 1^6
cachés. Voyez Enuk. ^l^A''
Jd.lnrc. con.mcncemem de.aefordre3
de lu ieiineire. ^u. 2^
^'^ pour ce»K qm ont le cœur & le
5C4 TABLE
Agrémem , objets, de Tédu cation des
iemmes par rapport au corps.
IIL ?oi
Agrigerttins. III- 2f4
Album des voyageurs allemands. IV.
Alcinoûs, fon jardin. IV. 41 n.
Alexandre. IH. 18:1
Amatus Lujitanus. III. 46 r?.
^me C comment fe forme l'idée de V ).
m. n
Survit au corps. UI- 66
Doit-elle durer toujours ? III. 67
Pourquoi unie a un corps mortel
IIL 94
Amour , eft fondé fur des illuiions.
IIL 2CI
Son influence furies mœurs. IIL ^8?
Eft-il fufcepcible de jalouiie i Voyez
Moyen de prévenir Jon rf^Yy' ^J"'
ment d.MiS modèles de goût. III 2 A
, voyagcoicnt peu. iv jT,
Angloifes ufage immodéré qu'elles' font
des baleines dans leurs habillcmens.
yinglois & François compares par" rip'î
port aux voyages. \Y^ ^{^
Antoine, comment li émut le peuple à
la mort de Céfar. IIL 184
DES MATIERES. ^of
JpeUes. m. :?ai
Apidus. III. 248
Apparence ( on ne cherche que 1' ) dans
les devoirs iSc les vertus. IV. igo
Argent^ tue l'amour. III. 2^7
Arijiide. lïî. 141
Arijiocratie. IV. 167
Convient aux états médiocres.
IV. 15.9
Arts agréables , conviennent aux jeunes
filles. III. 504
-Athéifme , fes effets comparés à ceux du
fanatifme. III. if4 n.
Atomes. III, 41
Aubenton ( M. d' ) IV, 19
Aurelius ViSor , cité. III. 190
Auteurs, leur converrationplusinllruc-
tive que leurs livres. III. 259
Qui confultent les favantes , mal coiiw
feillés. • III. 257
Autochtones y ce que c'eft. IV. i gîf
B
ATLE. III. if4«.
Babil ( le grand ) , d'où il vient. H-I.
22-2
Babil des petites filles, par quelle in-
terrogation il doit être retenu. III.
?^°
Barbares , efiet de leurs émigration?.
IV. 194
:jo5 T A B L R
Beau ( le Sr. le ) , cité fur les Saiiva-
ges, in. 164
Biauté. ni. ?i8
N'ett pas à rechercher daiis le ma-
riage. I^'^- ti
Brille pav elle-même. ill. 519
Bf/j/f, fou langage modefte, HI. 187
Bibliothèque. IlL 2.)-4
Bienfcances , ce qu'elles exigent pour
les femmes. IV- ^î4
Bicw ( les- ) du monde , moyen d'en
jouir. JV. .114
Borùieur , fin de tout être fenfible. IV,
10?
On ne doit pas le chercher fans fa-
voir où il cil. IV. ihid.
Sa route eil celle de la nature. IV.
104
Bon ( il ne fuflRt pas d'être ), IV. 1 1 o
Bon!e\ naturelle à Thomme. lil. 78
Bojiiet. TH. i2T
Brantomt. III. :?8r "•
Buccntaun. HI. l^^ n^
Capitales (villes), rercfTemblent
toutes. IV. 174
Pourquoi tooit y af^uc. IV^ 1^7
Voyez voies.
Campagiie , quelle fociété y convient.
III. 26)-
DES MATIERES. ^07
Catccliif/ne. ITI. 55,6
Ses réponfes à cotrtrc-fèns- III. 5^7
Modèle d'mtroduclion , la Bonne Se
la Pef/fc. lil. ?59
Catholiques , font grand bruit de Tau-
toritc de rKgUIe. III. lag
Catilina. IIT. 80
ccfo«. m. 79
C(^ar. ibid.
Charron , cite. III. 106 n.
CAfl/Jf » ( Q^ie^ efl; pour les jeunes geijs
le vrai tems de la ). III. 177
Ennemie de raniour. ihid.
(Le droit exelu(îf de h), four ce de
peines. IH. 2-58
Chaffc libre, fes plaifirs. lïl. 270
Chajteie\ fes fruits. IIÎ. i89
Vertu deliçieure pour une belk fem-
me. III. ^8^3
Chrétiens^ n'examinent pas ce que les
Juifs allèguent; contre eux. Ili. 129
Ckrijiianijvie, foil infl.uence fur les gou-
vecncmens. III. 1^6 n-,
A outré les devoirs^ III. 2:^y
Chjniijlcs y ( abfurditcs. de, quelques )..
in. 4r n.
Ciceron, III. 242
Circc. IV. 94
Citoyens y feiis de ce met. IV. i)4
g,o8 TABLE
Citoijcn , les François en ont dénaturé
ridée. III. aaf n,
Clarke , annonçant l'Etre des êtres.
lîl. 26
ClajJ^es , le monde n'eft proprement di-
vifé qu'en deux. IV. 8
Cleopatre. III. 1 9p
Comhinaifons de la matière, ( la multi-
tude cies ) n'explique pas l'harmonie
du monde. III. 44
Compilateurs. IIÏ. 24?
Condamine ( M. de la ) cité , fur quoi.
III. :^o n.
Confcience. III. i8r r4
Sera la fource des peines & des plai-
lîrs dans l'autre vie. III. 68
Eft le meilleur des cafuirtes. III. j6
Dépofe pour elle-même. III. 88
Fait rexccUence de l'homme. III. 89
Pourquoi nous n'entendons pas tou-
jours fil Voix. ihid.
Contrat focial , bafe de toute fbciété ci-
vile. IV. in
. Produit un corps moral & colledif.
IV. ir4
Teneur du contrat. IV. ihid.
Seule loi fondamentale. IV. iff
N'a jamais bcfoin d''autre garant que
la force publique. IV^ if6
Rend l'homme plus libre qu'il ne fe-
j?oit dans l'état de nature. IV^. if;
DES jMATÏERES. 509
Convenantes ,' il y en a de deux fortes.
III. 404
Les naturelles font feules les heureux
mariages. IV. 5
Voyez Afariage.
C-oqiietterrc , change déforme & d'objet
félon fes vues. III. ^00
Tenue dans fes limites devient une
loi de l'honnêteté. III. 565
I^fcernemeîit qu'elle exige. III. 5 f 9
Coquettes , leur manège entre deux hom-
mes avec chacun dcfquels elles ont
des liaifoiis (ecretes. III. ^60
Sans autorité fur leurs amans dans
les choies importantes. IIL :j84
Coriolan. III. 579
Corps , qu'*eft-ce que j'appelle des corps ?
m. 28
Corps intcrmcdlaire entre les fujets & le
iouverain : iës dirierens noms fé-
lon fes différentes relations. IV. 161
Corps politique , & fes dîiîerens noms
par rapport à fès diiférentes fonc-
tions. IV. if4
Couverts , en quoi préférables pour les
filles à la maifon paternelle'. III.
Véritables écoles de coquetterie.
III. ^71
Cttfas. ÏV. 15;
^lo TABLE
Culte, principe du premier culte que
je rends à la divinité, III. f2.
Qiie Dieu demande. lïî- io4
CujTë extérieur , affaire de police. lU
ibid.
Cure , miniftre de lx)nté ; fes devoirs.
III. 1^6
JDalILA. ^ ni. 28^
Darius en Scythic , quel préfciu reçoit
des Scythes. 111.^82
Dccemvirs. III. ?78
Démocratie. IV. 167
Convient aux petits états. IV. 169
Démojihene. IH. 24a
Defcartes. III. 2o, 57
Dejfm , à quoi il doit fc borner pour les
jeunes filles. III. ?o8-
D^utc'ronome. III. II4'^-
Loi qu'il contenoit fur les filles abu-
fées. , in. 58r
Devoirs, pins ils font pénibles, plus
ils doivent être foutenus de fortes
raifons. ^ IH. ?8i
-Gomment on apprend à les aimer.
III. ^,6f
Diane , pourquoi on l'a faite ennemie
de Tamour. III. I77
Dieu, ( quel ell TEtre que j'appelle ).
^ III. 48
Incompréhcnfible. 49
DES MATIERES. ;ii
A«/ Bon, Juite, Pniirant IIL 64
Immatciicl. Uï. 72-
Eternel, Intelligent. III. 75
L'idée d'un Dieu, loiirce de coura-
ge Se d'Q conroktion. III. 5i:j
Diogene. Ilï. ig^
Difputes, ( l'inutilité des). III. ifo
Dijfinudation , quelle eii: celle qui con-
vient aux femmes. 1 v'. "jo n.
DogriKs ^ ne font pas tous de la même
importance. III. ^49
Les feuîs utiles font ceux qui tien-
nent à la morale. IIL gjf
DomcJiiqMS. Voyez Laquais.
Douceur , la plus imiwrtatitc qualité
d'une femme. 1 II. 514
Droit politique , cft à naître. IV. 147
DifKcuitéy qui naillent à réclaicifle-
• ment de cette matière. IV. 148
Comriient il faut s'y prendre pour
l'étudier. IV. 149
î)roit de force , jeu de mots. IV, i f o
Droit de nature ou autorité patenielle.
Sa mefure. IV. ifi
Droit i'efdavage , impoifible. IV. r.f2
Droit de- propriété. IV, 1 f 7
Duclos ., cité lur la politelTc. JII. 229
JloUCrlTlON, moyen d'en étendre
l'tlfet fur b vie entière. iV. 7^
^12 TABLE
Education différente pour les deux fexes.
III. 29?
Des femmes doit être relative aux
hommes. III. 298
Des femmes doit être dirigée ilir
deux règles , le fentimeiit intérieur
& l'opinion- III. ?f?
Emile , vertueux folidement depuis qu'il
connoit Dieu. III. i6i
L'âge de licence pour les autres elt
pour lui i'àge de raifon : d'où vient
cette différence. III. 16:^
Adulte , fera plus docile qu'enfant.
m. 167
Sa franchi fe. IIL 17?
Doit être inftruit des myfteres qu'on
lui avoir cachés. HI- i7i
Ne doit pas l'être fubitemcnt. III.
174
(Comment j'évite ce qui pourroit
échautfer ion cœur, ou éveiller fon
imagination. IIL 176
Occupations pour le diilraire. III.
177
Précautions dont je me fers pour lui
donner les premières inllrudions
ç^iim les mviteres qu'on lui avoit ca-
chés. ' in. î84
Me conjure lui-même de relier fon
maître. III- i9i
Emile ,
DES MATIERES. 51?
Emile Difcoiirs où je lui fais fentir le
poids de fes eiigagemens & des
miens. IH. 19?
Comment je gagne fa confiance. IIÎ.
19)-
Je l'invite à chercher avec moi la
compagne qui lui convient. III.
200
Bien armé contre tout ce qui peut
attaquer fes mœurs. III. ao.7
Leqon que je lui donne contre les
fedudeurs. III. 209
Son entrée dans le monde. III. 22»
Sa manière de s'y comporter. III.
2ir
Sa contenance ferme & non fuffifante.
III. 224
Ses manières auprès 8u fexe. III. 226
Exact à tous les égards fondés fur
l'ordre de la nature. III. 227
Sa tournure d'efprit. ill. 2^0
Quitte Paris avec moi. IV. i^
Sa manière de voyager. IV. 14
Dans quel efprit il a été élevé.
IV. 16
Son cabinet d'hiftoire naturelle.
IV. 19
S'égare dans les montagnes. IV, 20
Eft bien reçu dans une maifbn.
IV. 22
Sur quoi roule l'entretien. iV^ 29
Em'îJc. Tom. IV. O
^14 TABLE
Emile , comment il entend le nom de
Sophie. IV. 26
Devient amoureux. IV. 27
Converfation qu'il a le foir avec moi.
IV. ?o
S'empreiTe à s'accommoder du linge
de la maifon. IV. :; 1
Demande la permilTion de revenir.
IV. 55
Fixe Ton féjour à deux lieues. IV. 56
Tableau de fon bonheur. IV. g 7
Revient chez Sophie, IV. 4^
Demande Sophie à les parens. IV. 4f
Ses richelTes , obftacle pour obtenir
Sophie d'elle-même. IV. 46
Il y veut renoncer. IV- 48
Comment je lui explique ce qui ar-
rête Sophie. IV. 49
A Ton gouverneur pour médiateur
de fes amours. IV. fi
Amant déclaré. IV. f 5
Donne diHérentes leqons « Sophie.
IV. rr
Brouillerie , à quel fujet. IV. 60
Raccommodement, à quel prix. IV.
61
La nature de Hi jaloufie. IV. 7 1
Elt fait pour la vie adlive. IV. 76
Pourquoi ne va plus voir Sophie à
cheval. IV. 79
DES MATIERES. 515-
Emile , n'eft point eiFéminé par l'amour.
IV. 78
Ses occupations , les jours où il ne
va pas voir Sophie. IV. 85
Sa conduite avec les payfans. IV. 84
Vaincu à la cour le par Sophie. IV.
89
Eft vifité à l'attelier par le père de
Sophie. IV. ihid.
Enfuite par Sophie & fa mcre. IV.
9»
Refufe de les fuivre & par quel mo-
tif. IV. 91
hiiliEé de fou refus par Sophie.
IV. 92
Attendu chez Sophie ne s'y étoit pas
rendu. IV. 94
Pourquoi. IV. 97
Préfente avec Sophie un enfant au
baptême. IV^ loi
-g Difcours que je lui fais pour le pré-
parer à partir & avec quel terrible
préambule. IV. 102
Son inquiétude & fon trouble. IV.
iir
Reqoit l'ordre de quitter pour un
tcms Sophie. IV. 12a
Sa (jtuation au moment du départ.
IV. 12/
Aura pour objet dans fes voyages d'é-
tudier les gouvernemens. IV. 145
O 2
51^ TABLE
'Ennh\ trait qui m'a fuggérc Tidce de
le rendre amoureux avant que de le
faire voyager. IV. \%o
Scntimcns qu'il rapporte de Tes voya-
ges. IV. i8r
Son retour auprès de Sophie. IV.
194
Son mariage. IV. içf
Confeils que je lui donne pour pré-
venir le refroidilTement de l'amour.
IV. 197
Laiflc Sophie l'arbitre de fes plaifirs.
IV. 20t
Son mécontentement quand elle ufe
du droit qu'il lui a cédé. W. 20^
Prêt à devenir père. IV. 209
M'invite à me repofer de mes tr»i-
vaux , mais à relier le maître des
jeunes maîtres. IV. 210
Empi'dodc , cité. IIÏ. 2|jf
Enclos^ ( Mlle. Ninon de V ). IIÏ. 564,
IV. 10
Enfgns^ s'ils ne font pas de leurs gou-
verneurs leurs confidens , c'ell la
faute de ceux-ci. III. 172
Ont des amufemens communs & des
goûts particuliers. III. 5of
Ennui ( r ) , par où commence. lïl.
2f2
Grand fléau des riches. III. 262
DES MATIERES. ïji;
Ennui (V), dévore les femmes fous \c
nom de vapeurs. Hl. 262
Epitaphes des anciens & des modernes.
III. 241
Epoux , c'eft à eux à s'afTortir. lïl. 406
Doivent continuer d'être amans.
IV. 198
( Jeunes ) , tableau de leur volupté.
IV. 202
Ffpagnok. 111-411
Efpagnols, voyagent Utilement IV, 152
Èfpc'rance , fait plus jouir que la réalité.
IV. 117
F/prit (vy m. 529
États , fens de ce mot en politique.
IV. if4
Eternité, ( l'idée de 1' ) ne fuiroit s'ap-
pliquer aux générations humaines.
III. HS "•
Evangile , fw fdintçté. III. 140
Ses cara(fteres de vérité. III. 142
Exijie (]') , première vérité connue.
III. 27
Exiftencc ( T) des objets de nos f^nià-
tionsj féconde vérité connue. III-
23
F
ANATISME , fa première fource.
III. 1^6
Ses effets comparés à ceux de l'atheil-
me. III. i)'4 /T»
O 2
V.
518 TABLE
Femelles des animaux, fiuis honte. III.
2S1
Leur exemple ne conclut rien pour
les femmes. III. ihid.
Leur refus c!e fimagréc & d'agacerie.
ibid. n.
Accouplement exclufif dans certaines
cfiKCcs. IV.^ 6"8
femme (la) ou Sophie , conformités &
diiférences de Ion fexe & du nôtre.
m. 277
l'emmes du monde , ennuyées pour avoir
l'air de s'amufer. III. 2.6^ n.
Femmes , font hommes & en quoi. III-
277
Faites pour plaire à l'homme. III.
279
Leur timidité Se leur réferve nécef-
fàires pour la conlervation du genre
-immain. III- 280
Font gloire de leur fcVjleirc & pour-
quoi. III- 284
Leur empire. III. 286
Conféqucnces de leurs infidélités
dans le mariage. III. 287
KaiLons qui mettent l'apparence
même au nombre de leurs devoirs.
III. 289
Plus fécondes dans les campagnes
que dans les villes. III. 290
DES MATIERES. :?i9
Femmes , ne peuvent pas être fucceffi-
vement nourrices & guerrières.
290
Ne doivent pas avoir la même édu-
cation que les hommes. III- 29 5
Ont tort de fe plaindre que nous les
élevons pour être vaines & coquet-
tes. III- 294
Ne doivent pas refter dans 1 igno-
rance. 111.29^.
La dépendance mutuelle des hom-
mes & des femmes n'eft pas égale.
' IIÎ. 297
Ne doivent pas chercher à plaire à
de petits agréables , mais à l'homme
de mérite. Hï. 299
Leur plus importante quaUte. IIÎ.
, ?H
Doivent avoir des talens agreab'es.
m. ?24
L'efprit eft leur véritable relTourcc.
m. 51H
Leur polirefTe. III. 551
Leur raifon ell une raifon pratique.
III. ^ H
Doivent avoir la religion de leurs
maris. III- 5?)"
Toujours extrêmes. TII. ihni
Faut-il cultiver leur raifon ? IIL ^f4
Simplicité de )eUrs devoirs. iôid.
^Pourquoi il faut les inllruire. III. 5f f
.04
?2G TABLE
femmes leur politeiTe comparée à celle
des hommes. III. ^f/
Les obrervations fines font leur fcien-
ce. III. ^6i
Sont moins fauifes qu'adroites, ihid.
Ne font point faites pour les recher-
ches abilraites. III. :^66
Juges naturels des hommes. \\{, 5-7
Ont été rc(pedées chez tous les peu-
Itrcs qui ont eu des mœurs. 27g
Leur empire à Rome. III. ilid.
Ont le jugement plutôt formé que
les hommes. III. 597
Ne font pas fidces pour courir.^ IV^
88
Sont fufceptibles de l'enthouflafme
de rhonnète <!v du beau. III. 421
De quelle niiture cft leur empire.
IV. 7
PrciTentent de loin rinconflance des
hommes. IV, 198
Femmes fans pudeur , plus fauiîès que
Ibs autres. III. 56^, 964 //.
femmes honnêtes font les iculcs qui
aient un empire réel fur les hom-
mes, m. 5î?4
Femmes beaux-e/prits , fléaux de leurs
maifons , îk, ridicules > au dehors.
IV. TO
FcJ]ins, defcription d'un fcjlin de cam-
pagne. . ^ IIL 266
BES MATIERES. ^îi
Filles , leur goût pour la p.irure drs
l'cnHuicc. III. goo , 505
raies lettrées. IV. 1 1
Filles de Sparte s'exercoieiit comme des
gcvrqons. IH. 50a
Filles ( les petites) , leur amour pour
la pài'UL'c doîine u!i moyeu lacile
de leur appreudre à tenir l'aiijui'le.
Ht. 507
Néccflitéde les exercer à la coiitruin-
te. in. 9,11
Plutôt dociles & intelligentes que les
petits garçons. III. ^o'S
Exemple de TadrelTe qu'on peut eni-
ploj^er pour leur faire apprendre
ce qu'elles ont de la répugnance à
étudier. ^ ÎII. 510
Ne doivent pas' être prelîécs iar la
ledurc & récriture. III, :?o9
Il faut empêcher qu'elles ne s'en-
nuient dans leurs occupations, &
qu'elles ne fc palîionnent dans leurs
amufemens. III. ^lî'
Plus rulécs que les petits garçons.
m. :{i6
Doivent apprendre des arts agréables.
m. 52.^.
Leur faut- il des maîtres ou des mai-
trelTesJ' IIL ^28
Ont plutôt le fcntiment de la dé-
. ccnce que les petits garçons. IIL ijz^
.0 J
^22 TABLE
Filles ( les petites ) , doivi^nt être in-
itruites à ne dire que des choies
agréables, IIl. 5^1
Tilles ( les jeunes ) , on doit les agacer
pour les exercer à parler aiicment.
Leur politelfe entre elles froide &
gênée. IIL :j5a
Se carelfent avec plus de grâce devant
les hommes. lîl. ihid.
Pourquoi il faut leur parler de la re-
ligion de meilleure heure qu'aux
cnfans mâles. ÏIÎ: :î^4
Doivent voir le monde & être les
compagnes de leurs mères. IIÎ. i,6<)
Pourquoi défirent de le marier. IIL
Comment il faut leur préfentcr leurs
devoirs. lïï. ^76
Gène apparente qu'on leur impofe &
dans quel but. IIL t^it.
D'où naît la lacilité de céder à leurs
pençhans. III. ^gi
i^Ioyen de les rendre vraiment fages.
m. ?8?
Ce qui les rend médifantes. IIL ^99
TvnuneUc , lophiline qu'il faifoir dans
la difpuœ des anciens & des mo-
dernes. IIL 24^
Tones, il laut les efiliyer avant le pcrïl.
IV. m
DES MATIERES. m
forces, leur développement eft Tobiet
de rédacatioïKles hommes par rap-
port au corps. > .:; III. ?OL
François , qui çn af VU. dix les a tous
vus. , I^- ^l^
François & y^n,ç/o/x compares par J ap-
port aux voyages. ÏV . i^i
Galanterie , fou. ojigine. m.
Galerie.- HI. ar.4
Gare on^ ( les petits ) , moins ruies que
les petites filles. IH- Vj
Se révoltent contre rmjuftice. lU.
59r
Germains , continence de leur jeuiielie.
rii: .(r-:: lU- i6g,, ?78
G.ourmartdife, : III- 59 1
Goî/f, ce que c'eft. /^^■.-52'
Ce qui rend fes decifions arbitraires.
III. 2^?
.Dans quelles fociétés il faut vivre
pour le former. III- 2 H
Où fout fes vrais modèles. III. X^S
Le bqn tient aux bonnes mœurs.
in. a^^
Comment il fe corrompt. I^;^^^
Ditférence de celui' des ancien-, & des
modernes. ^ ' ^ ÏÎJ- ^4^
Où doit être étudié. lu-* 245
■ " O 6
3H- TABLE
Gouvernement y Tes. ac^es ditrércus de
ceux^dd lit.iuuveraiacté. IV^ 15-9
Doivont diffirer en natiErc iuivaiu
que les Etats diîTcdCirt en grandeur...
••' ■ '^ IV, V64
Il e'it d'autant plus foible qu'il y a-.
- plus de magiitratt. ibid.
Le plus adnf eiï celui d'un feuL
o »r • r '^ W. lôT.
l^iei leroit ion mimmwn d'activité."
^;Sps oifteçeiiÈçs formes. ,-. Ï\K }6j ,
Deux règles faciles pour juger de leur
bouté relative, \ IV. lyy
Gre^s , en quoi leur éducation étoit
.. tki-ertentAiidue., .■.,., IIL ^02
Ckt(iqti^'{i \ es îlcnimes: ) , une foi s m a-
■ tiiéihxQ parolifoieiit plus e^^ public.
/T A- ^^' ^°? '
^roffejjis , leur ctmger avant Tàf^e.
GymnaJHqitc , comment les Grecs cher-
choient à en balancer les itiauvais
eiiéts. m. 5oa
ix
4BITIJDES de Pcnfaiice doivent
être prolongées duns la jeuiîelTe.
I^^. 7?
Leur cttet. IV j^
DES MATIERES. nr
Jlahitudcs , on Ji'eii fait pas cçntradter
de véritables aux jeunes gens ni
aux enfans. IV. 7f
Habitude (/£" Jouir en ôte le goût. IV,
117
Hercule. III. 2^6
Hcro. \V. 78
Hérodote, a peint les mœurs, IV. 155
Ne doit pas être tourné en ridicule
à ce fujet. IV. i^f
Hijloriens anciens , font meilleurs pein-
tres des mœurs que les modernes,
I^- VA
Hohhes. IV^ 147
Homère. IV. 40 , i q ^
Homme , fa fupériorité fur les autres
animaux. III. fo
Malheureux & méchant pa|: l'abus de
fes facultés. 11^. 61
^fGompofé de deux fpbftaiices. III.
f^, 66
Auteur da mat. III. 6*;
Bon naturellement. III. 78
Son mérite^ pour les femnirCS e(l dans
{a puiffance. ■. 'j , • ïïl. 279
Dépend à fon tour de lAr femme.
: m. 285
Hommes ( les ) dégénèrent par les déi^
ordres du premier âge, lïl. 219
Ke doivent pas avoir la même édu-
cation que les femmes. III. 2^5
52d TABLE
Hommes la dépendance mutuelle des
hommes & des Femmes n'elt pas
égale. III. 297
Leur politelTe, plus faufle qv'^^ celle
' des femmes. lU. ^5 1
Mentent quand ils fc plaignent que
la vie elt trop courte. IV. \f
Toujours les mêmes dans chaque
âge. IV. 7?
Tiennent par leurs vœux à mille
choies, & par eux-mêmes ne tiennent
à rien. IV^ 107
On ne les connoit qu'après avoir
voyagé. IV. 129
Honnêteté ( la véritable ) eft toujours
facrifiée à la décence. IV. 6':}
Horace. III. 275
Hofpitalitéy ce qui la détrait. IV. 22
/
DEALISTES, leurs diltindions font
des chimères. lïl. 28
Idées comparatives & numériques 11c
font pas des fenfations. lïl. go
Abilraitcs , fources d'erreurs. III. 40
Acquifcs , diiUnguécs des fentimens
naturels. KL 85
Ignorance , ne nuit pas aux mœurs.
IV. 8
Imitation de la nature , fource unique
du beau dans les travaux des hom-
mes. IIL ajj*
DES MATIERES. 527
Intelligence (il exifh une). IIl 4^
Intérêt , n'agit- on que par intérêt ?
III. 84
Intolérans , argument auquel ils ne peu-
vent répondre. III. 157
Infpirc ( dialogue de T ) & du raifon-
neur. III- ïi7
InJHncî. in. 16 n.
InJHtutcurs : ont tort de faire horreur
de l'amour aux jeunes gens. IIL
I9r
Le jeune homme ne doit rien faire
à leur infu. IIî, 217
Ne doivent pas vouloir pafTer pour
rariaits dans Tefprit de leurs élevés.
m. a 14
Ce qui les trompe. IV. 7
Jaloufe , de deux fortes. IV. 6f
Explication de celle des animaux.
IV. 68
N'eft pas naturelle à Thomme.
IV. 69
Son origine. ^ IV. 70
A-t-clle lieu dans le véritable amour.
7ï
Je fus, fon portrait. ^ III- 140
Jeu, reifource d'un défœuvré. III. 2f4
La paillon du jeu a été amortie par
le goût des fciences. IL 2f6
Jmnelje , par où commencent fcs >,dér-
. ordres. III. 204
?2Î TABLE
Jeune ffe. exemple. ÎII. 20f
La iolicude clt dangereufe pour elle.
r. ' ■ ^'^- ^^^^
rrecautions qu'on doit prendre pour
Ja prélerver d'une habitude fatale.
m. 216
En quoi Te trompe. Iv'. 57
Juger S-: fcntir ne Ibnt pas la même
cholè. m. 29
Juifs , n'ofent dire leurs raifons contre
le chrillianirme. III. 150
Ju/ies , leur bonheur dans l'autre vie
fur quoi fondé. IlL 69
Leur lerénitc. III. ga
JuJHce , fa notion la même chez tous
les peuples. lîL ihid.
ÂjAMGUE Françoifc , obfcene. IIL
Langues, à quoi mené leur étude. IIL
240
La-îs. ^ m. 1^^ , :j8r
Laquais^ il en faut peu pour être bien
fervi. IIL 2fi
Nuifent à la gaieté des repas. IIÏ. 266
Lc'andre. ÏV. 78
Lcjons, leurs mauvais effets quand elles
Ibnt trilles. III. ^jf
Législation parfaite , ce qui la conititue.
IV. i6r
Lc'orùdas» III. 141
DES MATIERES. qa9
Lihrrtc, je fuis libre. IIÎ. fS
Son principe immatériel. IIÎ. 60
Comment elle annoblit Thomme. III.
61
Eft dans le cœur de l'homme , non
dans la forme du govivernement.
IV. 189
Liberté (h) politique dimimiQ à mcfure
que l'état s'agrandit. IV. 16^
Libre, comment on peut l'être. IV. igf
Livre ^ celui de la nature eft feul ou-
vert à tous les yeux. IIÎ. i?8
Livres , ne fuiiifent pas pour former le
goût. in. 259
^ Leur abus. ^ iV. 127
Locke, quand il quitte fon élevé. III.
Refuté fur ce qu'il a dit touchant la
matière. III. ff
Loi , la définition cft encore à faire.
IV. ifg
Qiiel a<fle peut porter le nom de loi.
IV. if9
Lucrèce. ^ IH. 8?
Ijixe, comment s'établit, Ilf^ 2^f
Inféparable du mauvais goût. IIÎ. 2^6
MaGICIEMS de Pharaon. IIÎ. ii^
Masifrrat , feus de ce mot. IV. 161
Chacun d'eux a trois volontés. IV^*
- 164
g,^o TABLE
Maifon rujîique ( defcriptioii d'une ).
III. 264
Mal phyjtqne i îic feroit rien fims nos
vices. III. 6i
Mal moral, ouvrage de l'homme, ihid.
Malheureux , dans quel cas on l'elL
IV. 115
Marcel. III. 224
Mariage , la plus faintc inlHtutioii.
m. 19
Le plus faint des contrats. III. i89
, Une des caufes de ce qu'ils font mal.
aiîbrtis. IV. 2
Moyen d'en faire d'heureux. IV. ^
Egalité des conditions doit faire pen»
cher la balance quand tout eft égal.
iV' r
Raifons pour qu'un homme ne s'allie
ni au-delTus ni au-delibus de lui.
IV. ihid.
^îoyen de prévenir leréfroidiireme4it
deramourdans le mariage, IV^. 197
Maris , pourquoi font indilîérens. III.
Pourquoi ont moins d'attachement
pour leurs femmes que pour une
Hlle entretenue. IV. 199
Matérialijles , leurs diftindiions font
des chimères. . III. 29
Comparés à des fourds qui nient l'exi-
ftencc des fous. III. f 7
DES MATIERES. 51^
Matière ( qu'eft-ce que j'appelle ).
m. 28
Quelles font fcs propriétés elkntiel-
les. nî 55
Le repos ni le mouvement ne lui lont
pas elfentiels. 54 "^^ "•
îs^c peut peu fer. ^ ff <& "•
Mcchaus ( les ) ièront-ils eterneilement
punis 'i ni. 70
Se craienent & fe fuient eux-mêmes.
III. 81
Qiiand ils fe difent forcés au crime
font menteurs. IH. 9f
Mc'difance des femmes , fon origine.
Mères, ne doivent pas être inexorables
avec les jeunes filles. HI. ^if
Doivent dans le monde avoir leurs
filles pour compagnes. 111. 5^9
Mctaphufiquc , fes etîets. III. 4°
Miracles , dirncultés de h preuve qu'on
en tire eit faveur de la révélation.
m. 112
Miffionnaires , ne vont pas par-tout.
m. i?r
Objeélions que peuvent leur faire
les peuples éloignés auxquels ils an-
noncent l'Evangile. HI- 15 5
Modes. ni. ?i9
Qiïelles font les femmes qurles amè-
nent. III- 5^1 "•
5?z TABLE
Molc'cuh vivante , inconcevable. III.
%6 n.
Monarchie^ ce que c'eft. IV. i68
Convient aux grands Etats. IV. 169
Montaigne. III. 84
Continence de fun père. IIl. 16S
Cité. IIL 218
Montcfquieii. IV. 147
Morale (précepte de) qui les contient
tous. IV. iig
Moralité de nos aciions. III. 78
Mon ( la ). III. 62
Ce qu'elle eft par rapport au jufte Se
au méchant. IV. 12S
Mothe (là) ^ fuppofoit fauiïement un
progrès de raifon daiis refpcce hu-
maine. III. 24a
Mouvement , il y en a deux fortes.
III. u
Ses caufei ne font pas dans la ma-
tière. III- ? 8
^'eil pas- nécelTaire à la matière.
III. 40
Il AT ION , chacune a un caradere
fpécifiqiie. W . 1 ;o
Comment les différences nationales
plus frappantes chez les anciens s'ef-
facent de jour en jour. IV^. 155
Nc'cejptc^y il faut étendre fa loi aux
choies morales. IV. 114
i
DES MATIERES. ?5?
Newto'L ni. g 8
Nieiiventit , que penfer de fon livre des
merveilles de la nature. lil. 46
Officier aux Gardes SuifTes , (aveu
d'un ), . m. 207
Omphale. III. 28^
Opinions (diverfité d' ), quelles en font
les eau les. IH- 22-
Ont divers degrés de vraifemblance.
III. 2r
La plus commune eft aulTi la plus (Im-
pie. '^"^*
Opinion (P) » "'cft pas inditférente
aux femmes. III. 297
A beaucoup plus de prife fur les pe-
tites Biles que fur les petits garçons.
III. ;oo
C'eft par elle que commence Tégarc-
ment de La ieuneHè. III. 204
Chaifc le bonheur devant nous. III.
.27?
Ordre du monde , comment j'en )rige.
III. 43
Orgueil f fesillufions, fource de maux.
IV. II?
Orientaux, logés (implcnient. lïî. 2f?
Orphée. lîl. 99
Ovide, IlI. 583
354 TABLE
Paganisme, fes Dieux a'bomina-
bles. III. 82
Faix de Pâme, en quoi confifte. III. 14
Paladins^ connoiiroient Pamour. III. 58°
Palais. II L 2)-2
ParaceJfe. III. ^6 n.
Pans, nulle part le goût général n'elè
plus mauvais. III. 258
C'eil là que le bon goût fe cultive.
ibid.
Coûte plufieurs provinces au Roi.
Les jeunes provinciales viennent s'y
corrompre. III. 575
Plu are y incommode à mille égards. 111.
2)-6
Moyen d'en diminuer le goût dans
les jeunes filles. III. ^20
Supplément aux grâces. ibid.
Ruineiife, vanité du rang. III, ibid.
Pajj'.ofis dcrcgiccs , leurs peines. IV. 1 08
Source de crimes. IV. 109
C'cli: une erreur de les diftingucr en
permifcs & en défendues. IV'. 112
Pays ( on doit toujours à Ton ), IV.
190
Payfans , comment on doit foigner
ceux qui Ibnt malades. IV. 8f n.
Pédant^ en quoi les difcours diitcrent
de ct-ux d'un Inllituteur. IIL 17)-
DES MATIERES. r^T
Fcres , ce qui les trompe. IV. 74
Feuple , fens de ce mot coUedif. IV.
If?
Peut-il fe dépouiller de fon droit de
fouvcraiiieté. IV. i)"9
Autres queilions qui lui font relati-
ves. IV- i<5^
Pourquoi ne connoit pas Tennui.
m. 262
Fhilippc. in. 2f?
Fhilofophie , fon pouvoir relativement
aux mœurs comparé à celui de la
religion. III- ir4 '^•
Thilofophes ( portrait des ). III. 22
Pourquoi ils foutiennent chacun fon
fyiieme , fans s'intérellcr à la vt^rité.
III. 24
Phlogijliqiie ^ ce que c'eft félon les chy-
miltes. III- ?)" n.
Pierre ( Abbé de St. ) , cité. IV. 171
Défaut de fi politique. IV. 176
Plaifirs de Pâme, il eit difficile d'en
prendre le goût quand on ne fa ja-
mais eu. III. 90
Plaifirs cxcluffs font la mort du plaifir.
III. 271
Plaijirs hruijans ne font pas aimés des
cœurs Ibnfiblcs. III- 4 H
Plaifirs , doivent lé diverfiBer félon les
âges. III- 25i
Platon y fon jufte imaginaire. III. 140
îj^^ TABLE
Platon , réfuté fur la promifciiité civile
des deux lèxcs. III. 292
Flc'hc'ieru, par qui obtinrent le coniii-
lat. III. 578
riutar'jue. III. 6f
Folitejje, en quoi confiée. III. 250
Comment diffère celle des hommes
& celle des femmes. III. ^^i
Des jeunes perfonnes, entr'elles. :j:52
Volyganik. IV. 6^
Foupccs , amufèment fpécial des jeunes
filles. III. :?c6
Poul-Sarho, ce que c'cft. III. ifj n.
Fopulation , marque d'un bon gouver-
nement, mais à quelles conditions.
IV. i7r
Frc juges. III. ?8o
Nationaux , manière de s'en garantir.
IV. 18?
Frimeurs^ leur infîpidité. III. 2fo
FrufcJJlon de foi du V^icairc Savoyard-
III. 17
Prophéties., m font pas autorité. III. 12?
Propriété , mal aiîurée fans le crédit.
Providence , confidérée relativement À
la liberté de Phommc. III. 60
Juftifiéc. III. 66
Provinces reculées , c'eft là qu'il faut
étudier les mœurs d'une nation.
IV. 174
Provin-
DES MjATIERES. 557
Provînciaks , ne fe corrompent pas tou-
tes à Paris. HI. ?74
Puberté , influence de ce premier mo-
ment fur le relie de la vie. III. 1 69
Pudeur , dilHngue la femme de rinilind
des animaux & fait honneur à VeC-
pece l^umaine. III. 22Z
PuilTance^ fens de ce mot en politique.
IV. if4
RaIMOND UiUt. IV. 129
Raillerie^ ( ce qui rend infenfible à la ).
lïï. 2C^
Raifonner , ou ne doit pas le foire lé-
chement avec la jeuneiTe. III. 184
Raifonneur (dialogue du ) & de l'infpiré.
III. 117
Réfiexion , force adive. III. 52
Religion, comment on doit Fenfeignec
aux jeunes filles. III. 5^^
Q_uel mal font ceux qui la ditruifent.
m. If?
Religions, il y en a trois principales dans
l'Europe. ^ III. 116
Religion naturelle , il eft étrange qu'il
en faille une autre. III. 102
Remords. III. gi
Re'ponfc d'un vieux gentilhomme à Louis
XV^ III. 227.
Reuchlin. III. 129 /i,
Hmik. Tom. IV. P
558 TABLE
Révélations , ne donnent pas une plus
grande idée de Dieu que hi railbn.
^ III. 105-
Sont la caiife de la diverfitc des cul-
tes loin de la prévenir. ibid.-
La raifbn ieule eil ]ugQ de leur vérité.
IlL 108
Qiielle doit être la dodrine d'une -
révciaiTon qui vient de Dieu. III. 1 1 f
Quels doivent être fes dogmes. IlL
11^
Les trois principales font écrites en-
dos langues qui ibnt inconnues aux
peuples qui les iiiivent. III. 127
Richejj}sy leur eiict lur Tame du poi-
feiieur. IV. fo
Miches^ ce qu'ils font. îll. 2-^6
. Toujoi:rs ennuyés. III. 26a
. Tableaiî d'un riche qui fiit ulèr de
fes riciieircs. III. 248
Il n'ell pas néceflaire de l'être pour
être heureux. lîl. 275
Ridicule, moyen de l'éviter. III. 25^
Toujours a cote de l'opinion. III. ihuL
Roi, fens de ce mot. IV. 161
Romains , leur attention à la langue des
figues. ^ lÏL 18?
Rome , Tes grandes révolutions furent
l'ouvrage des Femmes. lïl. ^jS
Royauté, Aifccrtibie de partage. IV.
DES MATIERES. ^59
Rufe^ talent naturel au fexe. III. ^if
Dédommagement de la force qu'il a
de moins. III. 5*8
^^AISONS, ne point anticiper fur elles
pour le fervice de la table. III. 2fo
Salentc, (une autre) objet des recher-
ches d'Emile. IV. i/Z
Samfon. ^ lîl. 286
Sardanapale ^ fon épitaphc. III. 241
Sauvages , leur enfance & leur adoled
cence. III. 164
Différence de l'état fauvage & de
l'état focial. IV. 2
Se fuffifent à eux-mêmes. IV. i:?7
Savans , voyagent par intérêt. IV. ihid.
Sceptiques , comment peut- on l'être 4e
bonne foi? liï. 2r
Scythes. ^ _ III. t82
Senfationsy diflindes de Pbbjet qui les
fait naitre. III. 28
Comment diftinguccs par l'être fen-
fitif. tlî. qo
Sens , dans leur ufdge nous ne fommes
pas purement paiïiis. III. 5 i
Sens ( le piège des ) cil; le plus dange-
reux. III. 40g
Sentir &. juger ne font pas la même cholo.
m. 29
Sentinicns naturels qu'on doit diilingucr
des idées acquiics. Ili. ^6
P 2
^4^ TABLE
Sermons , raifon qui les rend inutiles.
ni. 174
Service^ (ce que c'eft que le). IV. 142
II ne s'agit plus de valeur darts ce
métier. IV. 149
Sexes , ( conformité & différence des ).
III. 277
Elles influent fur le moral. 278
Sexes, font également parfaits. lîl. 279
Dans leur union chacun concourt
♦liiféremment à l'objet commun, ibid.
Première différence entre les rapports
moraux de l'un & de Tautre. ibid.
£e plus fort, mairrc en apparence» dé-
pend en effet du plus foible. TII. 285
De leur grolîierc union naiiibnt les
plus douces loix de l'amour. III. 28<^.
Il n'y a nulle parité entre eux quant
à la conféqucnce du fexe. ibid.
La rigidité de leurs devoirs rebtifs
n^eft ni ne peut être la même. III. 28 7
Ce qui les caradérife doit être réf.
pec^é dans l'éducation. III. 295
Leur relation fbciale, admirable. lïL
^4
Signes, langage énergique. III. 179
Ufage que les anciens en faifoient
dans la religion ik le gouvernement.
III. 180
Dans l'éloquenccr 111. 182
DES MATIERES. H^
'Sodc'tes civiles font imparfaites , mau-x
qu'elles produifent. IV. 170
Socrate , diitance de Jcfus à Socrate.-
m. 141
Solon, ade illégitioie de ce législateur.
IV. ir?
Sophie , campagne future d'Emile. IIL
vr
Son portrait, IIL ^gf
Aime la parure. lîl. 587
A des talens naturels. ITI. 988
Sait tous les travaux de- Ton ièxe.
, III- ^89
Appliquée aux détails du ménage, ibid.
Sa dclicateile excelîive fur la pro-
preté. IIÎ. 590
Mais non rafinéc. III. 991
• D'abord gt)urmande, mars corrigée.
III. 59*
La tournure de fon efprit. IIL 299
Sa fenfibitité ne dégénère pas en Iiiî-
meur. III. 994
A des caprices} £1 manière de les
réparer. IIL ibid.
Sa religion. III. g9f
Aime la vertu. 996
Dévorée du befoin d'aimer. III. 597
Connoit les devoirs & les droits de
fon fexc & du nôtre. III. 398
Sa féferve à juger. IIL 599
point médifaute. IIL ibid.
P 3
542t TABLE
Sophie , fa politeire ne tient pas aux
formes, mais an defir de plaire. 599
N'eit point aller vie anx iimagrées de
Tuf^ige francuis. lîl. 400
Son refpeél pour les droits de l'age.
ibid.
■ Sa conduite avec les jeunes gens.
m. 401
Manière dont elle reçoit les propos
doucereux. 40Z
• Aime les louanges de ceux qu'elle
cftinle. ni. ibid.
Difcours que lui fait Ton père fur le
mariage. III. 405
Ancienne opulence de lès parens.
ni. 40 r
Heureux dans leur pauvreté. ilnd.
Libre de choifir fon époux. III. 405
"* Effets du difcours de fon père , même
en lui fuppoiànt un tempéramcr.t
ardent. III. 410
N'eft pas un être imaginaire. III. 412
Avoit été envoyée cliez une tante &
pourquoi. III. ibid.
Sa conduite avec les jeunes gens dé-
cens. III. 41:^
Revient chez Tes parens. 414
Sa langueur- & l'aveu que lui arrache
ia merc de la caufè qui la produit.
in. 4«r
DES MATIERES. 545
Sophie , raifons qui la rendoient difficile
Rir le choix d'un époux. III. 416
Rivale d'Eucharis. III. 418
Comment elle défend fou amour pour
Télémaque. IIÏ. 419
Vidime de fa chimère. III. 4^0
Rendue à Emile. 421
K'eft pas favante. IV. 15
Voit Emile chez Ton père. IV. 2^
Croit avoir trouvé Télémaque. IV. Zj"
Comment paroit fa coquetterie. IV. ^ i
Ses manières plus empreifées avec
moi. ^ IV. 44
Qiielle difficulté Tarrête pour épou-
1er Emile. IV. 4-^
Prend ouvertement fur lui l'autorité
d'une maitrelîe. ^ IV. f^
D'où vient iii fierté. ^ IV. 6'4
Gracieufe aux indirferens. IV, 6f
Irrite la .paffion d'Emile par un peu
d'inquiétude. 66
Sa courfe & fa ^'idoire. IV. 89
Le vifite avec fi mère à l'artclief.
IV. 90
Y eifaye d'imiter Emile. IV^ 91
N'eft pas indulgente fur les vrais {oin?
de l'amour. IV. 9^
ïnjufte foupqon qu'elle conçoit de ce
qu'P^niile attendu n'eft pas arrivé.
Voyez Emile. IV. 94
L'accepte pour époux. IV. 100
?44 T A & L K
Sophie y va voir le payEin eftropié. IV.
loo
Préientc avec Emile un eiifant au
baptême. IV. lor
Ses doiileLU*s fecretcs quand- elle ell
préparée à l'ablènce de Ton amant.
IV. la?
Sa, fituadon au moment du départ.
Voit revenir Emile & l'époufe.
Voyez Emile.
Confeils que je lui donne & iîir quoi.
IV. 204
Souverain, fens de ce mot en politique..
, IV. if4
N'agit que par des volontés commu-
nes & générales. IV. îf6
.SpeiïiickT, écoles de goût & non de
mœurs. III. 24^
Spontane'ite. III. 54
StûicicriSi l'un de feurs paradoxes.. Ili.
124 n.
Siéflances , ce que j'entends par- \?..
IlL r4
Sujets , fena de ce mot en politique.
IV ir4
SytFtêmcs- , objecflions infolubles commu-
nes à tousv m. 2^
ACÎTE, cite. IV. i|5
DES MATIERES. ^4r
Takns agréables , trop réduits en arts,
III. ?26
Lequel tient le premier rang daits
l'art de plaire. HI. 929
Tarquin. ^ IH. iS^
Tentations^ nous fommes toujours maî-
tres de leur réfiikr. III. 190
Terraffon ( TAbbé ) fuppofoit faufle-
ment un progrès de raifôn dans l'eC
pecc humaine. III. 24^
Théâtres, voyez SpeSîades.
Ses héros pleurant comme des en-
fans. IV. loô
Théologiens , ne fe piquent pas de bonne
foi. in. 124
Thermopyks , infcriptions qu'on ylifoit.
lîl. 242
Toilette , d'où en vient l'abus. III. ^22
Tolérance civile , ne peut pas^ être dit
tinguée de la tolérance théologique.
IIÎ. 146 TU
r EMISE y pourquoi fon gouverne-
ment (ans autorité cil refpcclé du
peuple. ni- L8i "-
Vérité (la) morale, ce que c'eft. lil.g^?
Vertu y il y en a un principe inné dans
les c(inn*s. HI. 8?
Comparée au Protéc de la Cible. III. 91
EUc elt aimable , mais il faut en jouir
pour la trouver telle, UI. ibiik
Î4^- TABLE
Vertu , On ne peut pas l'établir par la
raifon feule. III. 9a
Elle eiï une. lîl. 56^
Eft favorable à Tamour. II. ^79
. Etymclogie de ce mot. 1\^ 109
- Qii'eft-ce que i'homnie vertueux '^
IV. 110
Vetc/r.cns des femmes grecques, mieux
entendus que les nôtres. lit. qo^
Vicaire Savoyard , ion. hiiloirc. . III. 4
Service qu'il rend à un jeune homme
né calvinilte qui avoit change de
religion. III. 5
Manière dont il s'y prend pour ga-
gner fa connance. III. 7
Fait fa profeliion de foi. III. 17
Pourquoi deftiné à la prètrife. III. i k
Son refped pour le mariage, caufe
- de fa perte. IIL 19
Son incrédulité. ilî. 20
Dcfagrément de fon état dans cette
difpolltion d'eiprit. 21
" Son premier pas à la vérité, c'efl de
borner fcs recherches. III. 24
Il coniuke la himicre intérieure. 2f
Ne prie pas Dieu, pourquoi. III. 98
Son fcepticifine involontaire. Ilî. 14?
Sa méthode dans l'examen de la vé-
rité, m. 26
De quelle manière il b"ac quitte du
... Jcivice de fcglife. III. 144
DES MATIERES. 547.
Vicaire Sovoijord , ambitionne Phon-
îiciir d'être curé. IIÏ. 146
Fà'f, les iiiconféqueuccs. III. 2f9
Villes^ icrviccs qu'on peut rendre qï\ k .
retirant des grandes villes. YV. 192
(Les grandes) épui lent un état. W.
Les jeunes gens y doivent peu (é-
journer dans leurs voyages. IV. 179
(Dans les grandes) , il n'y a point
d'éducation privée. III :}72
Violence., ne peut pas avoir lieu dans
l'union des fexes. III. 28:?
Pourquoi l'on en cite moins d'aétcs
à prércnt que dans les aiiciens tcms.
III. 28r
Volante , il faut recourir à une volonté
pour expliquer lemonvement.III.^'g
Connue par les a<fles , non par £\
nature. 5 9
Volfqnes. m. 579
Voluptueux ( tableau à^nn ) qui met à
part l'opinion & ne cherche que la
volupté réelle. III. 247"
Rclèe toujours aulTi près de la na-'
ture qu'il lui eft poiiîbîe. HT. 248
Voyoiier , non en courriers , mais en^
voyageurs. IV. 17*
Manière dont les anciens philoiophes
voy:i;;.:-.'v.-nt. IV. ig
Il faut lavoir voyager. IV. 150
543 TABLE, &c.
Voyager , ditférence de voyager pour
voir du pays ou des peuples. iV, 158
Voyageurs k pied , plus gais que les
autres. Iv^ 19
Ne s'accordent pas dans leurs narra-
tions. IV. 128
Voyages , raifbn- du peu d'inftrudioii
qu'on tire des voyages. IV. i';6, 175
Ne conviennent pas à tout le monde.
IV. M8
Pris comme une partie de l'éducation,
ont leurs règles. IV. 159
UlyJJe, ému du chant des Sirènes. III. 19?
îies compagnons avilis par Circé.
IV. 94
Univers , ion mouvement n'eft pas
fpontané. IH. ?<î
Son harmonie dépofe en faveur d'une
Intelligence. III. 44 » 47
Ufuge du monde , quel âge cil propre à
lefailir. III. i97
Xenocrate. m. 8?
Xénophon^ cité, III. 241
Zenon. . in. isi
Fin de la Table,
i