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Full text of "Entretiens sur la pluralité des mondes"

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VaSb BHBJIIOTEKH 
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lie Selfil -ièUratre Z FinoJ.^Jjt Jàrt hMmtt.&Jupiie-.-jSabirne-.^Sprfc 



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ENTRETIENS 

SUB LA PLURAUTÉ 

DES MONDES, 

SUITtS 

DES DIALOGUES DES MORTS; 

Par de FONTENÈLLE, 

Dl l'AOAoiMIB rBlBÇlISI. 

NOUVELLE ÉDITION, 

ORNis d'une PLAKCim, 
ET AUGMENTÉE DTNE TABLE lŒS UATIÉRES. 




PARIS, 

DE ^IMPRIMERIE D'AUG. DELALAIN, 



Arxi 



Toutes mes Editions sont revêtues 
de ma griffe. 




Yiaùifi 




PREFACE. 



J £ suis à peu près dans le même cas où se trouva 
Cîcéron , lorsqu'il entreprît de mettre eu ' sa langue 
des matières de philosophie, qui jusque-là n'avaient 
été traitées qu'en grec. Il nous apprend qu'on disait 
que ses ouvrages seraient fort inutiles, parce que 
ceux qui aiment la philosophie , s' étant bien donné la 
peine de la chercher dans les livres grecs , négli ge- 
laient après cela de la voir dans des livres latins qui 
ne seraient pas originaux ; et que ceux qui n'avaient 
pas de goût pour la philosophie, ne se souciaient de 
lavoir ni en latin ni en grec. 

A cela il répond qu'il arriverait tout le contraire : 
que ceux qui n'étaient pas philosophes^ seraient tentés 
de le devenir par la facilité de lire les livres latins ; 
et que ceux qui l'étaient déjà par la lecture des livres 
grecs, seraient bien aises de voir comment ces choses - 
là avaient été maniées en latin. 

Cicéron avait raison de parltt^ ainsi. L'excellence 
de son génie , et la grande réputation qu'il avait déjà 
acquise , lui garantissaient le succès de cette âou- 
Telle sorte d'ouvrage qu'il donnait au public ; mais 
moi, je suis bien éloigné d'avoir les n^mes sujets de 
confiance dans une entreprise presque pareille à la 
sienne. J'ai voulu traiter la philosophie d'une ma- 
nière qui ne fût point philosophique; j'ai tâché de 
ramener à un point où elle ne fût ni trop sèche pour 



y. PRÂFJLCfi. 

les gens da monde, ni trop badine pour les sayanSi. 
Mais on me dît à peo près comme k Cicéron , qu^uA 
pareil ouvrage n^e^t propre ni aux savans qui n^y peu- 
vent rien apprendre , ni aux gens du monde qui n'au- 
ront point envie d'y rieo apprendre ; je n'ai garde de 
répondre ce qu'il répondit. Il se peut bien faire qu'en 
cherchant un milieu où la philosophie convint à tout 
le monde , j'en aie trouvé un où elle ne convienne à 
personne : les milieux sont trop difficiles à tenir > et 
je ne crois .pas qu'il me prenne envie de mt mettre 
une seconde fois dans la même peine. 

Je dois avertir ceux qui liront ce livre, et qui ont 
quelque connaissance de la physique , 'que je n!aî 
point du tout prétendu les instruire , mais seulement 
les divertir en leur présentant ^ d'une manière un peu 
plus agréable et plus égayée, ce qu'ils savent ^déjà 
plus sotidéhient. J'avertis ceux à qui ces matières 
sont nouvelles , que j'ai cru pouvoir les instruire et 
les divertir tout ensemble. Les premiers iront contre 
mon intention , s'ils cherchent ici l'utUIté ; et les se« 
conds I s*iis n'y cherchent que de l'agrément. 

Je ne m'amuserai point â dire que j'ai choisi dAns 
toute ia philosophie la matière la plus capable de pi^ 
quer la curiosité. Il semble que rien ne devrait nous 
intéresser davantagjlpque de savoir comment est 
fait ce monde que nous faabitoos , s'il y a d'autres 
mondes semblables , et qui soient habités aussi ; mais^ 
après tout, s'inquiète de tout cela qui veut. 'Ceux qui 
ont des pensée à perdre , les peuvent perdre sur ces 
sortes de sujets ; mais tout le monde n'est pa3 en étal 
de faire cette dépense inutile. 

J'ai mis dans ces entretiens une femme que Ton 



îitttaiit , et quin^A fKnm ouï padec âe ces choset-là» 
J'ai cru qa^ cette fiction me servirait à rendre Von-^ 
Yiage plas sascepUble d'agrément ^ et à encourager 



dames par Texemple d'ane femme, qui, ne sot- 
tant îamais des bornes d'une personne qui n'a nulle 
teinture de science , ne laisse pas d'entendre ce qu'on 
loi dît, et de ranger dans sa tête ^ sans confiisîon , les 
toorbiiloos et les mondes. Pourquoi des femmes cé^ 
dersttcnt^es à cette marquise imaghiaîre) qui ne 
conçoit qne ce qu'elle ne pent se dispenser de con- 
ceyoir? 

A ia ^*érilë ^ elle s'app1iq«e un peu ; maïs qu'est-ce 
ici que s'appliquer? Ce n'est pas pénétrer à force de 
méiKtattoQ «me chose obscure d'eUe-méme| ou expli- 
quée obscurément; c'est seulement ne point lire sans 
se représenter nettement ce qu'on lit* Je ne demande 
aux dames y pour tout ce sjstème de philosof^iiC) que 
la mémie application qu'il finit donner à la Princesse 
de Clè?es , â on veut en suirre bien Tintrigne , et en 
connaiire toute la beauté. Il est vrai que les idées de 
ce lifTe^d sont moins famiUères à la plupart des femh 
oies f que celks de la Princesse de Clèt es , mais dles 
n'en sont pas plus obscures , et je suis sûr qu'à une 
seconde lecture , tout au plus, il ne leux en sera rien 
échappé. 

Coaune je n'ai pas paétendu faire un sjisiime en 
l'air, et qui n'^aueuli feodemeat., }'ai emplojré de 
▼rais jHÛsonaemem «de phjsique^ et j'en ai employé 
laUmt qu'il a été nécessaire. Maïs il se trouve keurcu-' 
Kmeut dans ce suid^que les idées de phTsique j sénC 
riantes d'elles-mâmes ^ et que dans Je même temps 
^'elles «oiiteBte0t.la raison , eUea doaneat à rimagî- 



.•» > 



vj PhÈTAcn. 

loatlon m spectacle qui lui plsdt autant que s'il était 
lait exprès pour elle. 

Quand j'ai trouvé quelques morceaux qui notaient 
pas tout-à'faît de cette espèce^ je leur ai donné des 
omemens étrangers. Yirgile en a usé ainsi dans ses 
Géorgiques , où il sauve le fond de sa matière , qui 
est tout-à-fait sèche , par des digressions fréquentes et 
souvent fort agréables. Ovide même en à &it autant 
dans TArt d^aimer, quoique le fond de sa matière fiit 
infiniment plus agréable que tout ce qu il y pouvait 
mêler. Apparemment il a cru qu^il était ennuyeux de 
parler toujours d^une même chose, fdt-ce de préceptes 
de galanterie. Pour moi , qui avais plus besoin que 
lui du secours des digressions , je ne m^en suis pour- 
tant servi qu^avec assez de ménagement. Je les ai au- 
torisées par la liberté naturelle de la conversation, je 
ne les ai placées que dans les endroits où j^ai cru qu'on 
serait bien aise de les trouver; j'en ai mis la plus 
grande partie dans les commencemens de Fouvrage , 
parce qu'alors T esprit n'est pas encore assez aecoutu- 
mé aux idées principales que je lui offre ; enfin je les 
ai prises dans^ mon sujet même , ou assez proche de 
mon sujet. 

Je n'ai rien voulu imagier sur les habitans des 
mondes, qui fût entièrement impossible et chimé- 
rique. J'ai tâché de dire tout ce qu'on en polivait 
penser raisonnablement, et les visions mêmes que 
j'ai ajoutées à cela ont quelque fondement réel. Le 
vrai et le '(aux sont mêlés ici, mais ils sont toujours 
aisés à distinguer. Je n'entreprends point de justifier 
un composé si bizarre ; c'est Ik le point le plus im- 
portant de cet ouvrage , et c'est cela justement dont 
je ne pu rendre taison. 



PRÉFA.GB. vi) 

Il ne me reste plus dans cette Pré&ce , qu'à par- 
ler à uoe sorte de personne^ , mais ce seront peut- 
être Jes plus difficiles à contenter ; non que Ton n^ait 
i leur donner de fort bonnes raisons , mais parce 
qa'elies ont le privilège de ne se payer pas , si elles 
ne veulent , de toutes les raisons qui sont bonnes. 
Ce sont les gens scrupuleux , qui pourront s'jmagi* 
ner qu'il j a du danger par rapport à la religion , à 
meHre des babitans ailleurs que sur la terre. Je res- 
pecte jusqu'aux délicatesses excessives que Ton a sur 
le (ait de la religion , et celle-là même , je Taurais 
respectée au point de ne la vouloir pas choquer dans 
cet ouvrage , si elle était contraire à mon sentiment ; 
Tfosàs ce qui va peut-être vous paraître surprenant , 
elle ne regarde pas seulement ce système , où je rem- 
plis d'habitacs une infinité de mondes. 11 ne faut que 
démêler une petite erreur d'imagination. Quand' on 
vous dit que la lune est habitée, vous vous y repré- 
sentez aussitôt des hommes faits comme nous ; et puis, 
si vous êtes un peu théologien , vous voilà plein de 
dlificuUés. La postérité d'Adam n'a pas pu s'étendre 
jusque dans la lune , ni envoyer des colonies dans 
ce pays-là. Les hommes qui sont dans la luoe ne 
sont donc pas fils d'Adam. Or il serait embarrassant , 
dans la théologie , qu'il y eût des hoiSn^es qui ne 
descendissent pas de lui. Il n'est pas besoin d'en dire 
davantage , toutes les difficultés imaginables se ré- 
duisent à cela , et les termes qu'il &udrait employer 
dans une plus longue explication sont trop dignes de 
respect pour être mis dans un livre aussi peu grave 
que celui-ci. L'objection roule donc toute entière 
sur les hommes de la lune; mais ce sont ceux qui la 



Vtij FKéPACfi* 

fMI à ^ut 41 ^Uilt de métke dâs /hofihitifô daH^ la 
liiti«* Afoi je 11^ '^ mets i^oikil ; j'y Wts'âeè tebitààs 
411Î Ht 'so0t|>o'iirt da tottt iAes faottiilies; Qtitt sont^b 
éo&e? Je ne leâ a! point vtis , te n'est p^ pcmr le& 
atohr tus que j'en parle ; et ne sonpffoniiez pas qtie cte 
sort cme défaîte ûcMfà ine serre poâf élodet votre 
objection^ qtfe de dire ^'ii n'y a point d'hottimeà 
dans la Icme, totxs vernes q^*il esrt iftrpossibte ifcC^ y 
en ait t setonTi^ée que j'ai de là diversité infinie tfttt 
la nature doit avoir mise dans ses ouvrages: Cette idée 
règne dans tout te livre , et eUe iie pcte^ ^tre contes^- 
tée d^aneutt pbilos<i|>he. Ain-si je croie q^e }e ù*th^ 
tiodini feîre cette objéetiûh qn'l cettt qui pileront 
de ces entretiens sans lés avoir tttà. 'Blai^ est^re nn 
sujet de me rassurer? ^&à , é^en est titi , ^u c<m- 
titare , très-légitime , de craindre qtié l\A}ectt<»i tt« 
me soit firtte de bien des endroîts. 



1 * 



ENTRETIENS 



SUR LA PLURALITÉ 



DES MONDES. 



mon 

mai 
com 



'i MONSIEUR L***. 

y ou s voalez, Mogiiéur que je vous rende aa 

compte exa.ct de la maniéré dont j'ai passe 
n temps à la campagne , chez madame la 
rquise de G***. Savez-vofus Lien que ce 

ompte exact sera un livre , et , ce qu'il y a de 
pis, un livre de philosophie ? Vous vous atten«i 
dez à des fêtes, à des parties de jeu ou de 
chasse, et vous aurezdes planètes, des mondes, 
des tourbillons; il n'a presque été question 
que de ces choses-là. Heureusement vous êtes 
philosophe , et vous ne vous en moquerez pas 
tant qn un autre. Peut-être même serez-voas 
bien aise que j'aie attire madame la Marquise 
dans le parti de la philosophie. Nous ne pou- 
vions faire une acquisition plus considérable ; 
car je compte que la beauté et la jeunesse sont 
toujoursdeschoses d^un grand prix. Ne croyez- 
vous pas que si la Sagesse elle-même voulait se 
présenter aux hommes avec succès, elle ne fe- 
rait point mal de paraître sous une figure qui 
approchât un peu de celle de la Marquise ? 

PLVRAt,9 DES Mondes* i 



^ 



2 LES MONDES. 

Surtout si elle pouvait avoir dans sa conversa- 
tion les mêmes agrémens, je suis persuadé 
Sue tout le monde courrait api*ès la Sagesse, 
e vous attendez pourtant pas à entendre des 
merveilles, quand je vous ferai le récit des 
entretiens que j'ai eus avec cette dame ; il fau- 
drait presque avoir autant d'esprit qu'elle , 
pour répéter ce qu'elle a dit, de la manière 
dont elle l'a dit. Vous lui verrez seulement 
cette vivacité d'intelligence que V0tts lui con- 
naissez. Pour moi, je la tiens savAUle, à cause 
de l'extrême facilité qu'elle aumic aie devenir. 
Qu'est-ce qui lui manque ? D'avoir ouvert les 
yeux sur des livres ; cela #i'est rien , et bien 
dès gens l'ont fait toute leur vie , à qui je re- 
fuserais, si j'osais, le nom de savans.Au reste. 
Monsieur, vous m'aurez une obligation. Je 
sais bien qu'avant que d'entrer dans le détail 
des conversations que j'ai eues avec la Mar- 
quise, je serais en droit de vous décrire le 
château ^où elle était allée passer l'automne. 
On a souvent décrit des châteaux pour de 
moindres occasions ; mais je vous ferai grâce 
sur cela. Il suflSt que vous sachiez que quand- 
j'arrivai chez elle , je n'y trouvai point de 
compagnie ,.et que j'en fus fort aise. Les deux 
premiers jours n'eurent rien de remarquable; 
iU se passèrent à épuiser les nouvelles de Paris , 
d'où je venais ; mais ensuite vinrent ces entre- 
tiensclont je veux vous faire part. Je vous les 
diviserai par soirs, parce qu'effectivement noas 
n'eûmes de ces entretiens que les soirs, 



PREMIEA SOIR. 



PREMIER SOIR. 



Que la Terre est une Planète qui tourne sur elle- 
même , et autour du Soleil. 

jMous allâmes donc^ un soir après souper, 
nous promener dans le parc. Il faisait un Trais 
délicieux, qui nous récompensait d'une journée 
fort cbaude que nous avions essuyée. La lune 
était levée il y avait peut*étre une heure, et 
ses rayons , qui ne venaient ànous qu'entre les 
branches des arbres ,• faisaient un agréable mé- 
lange d'un blanc fort vif, avec tout ce vert 
qui paraissait noir. Il n'y avait pas un nuage 
qui dérobai ou qui obscurcit la moindre étoile , 
elles étaient toutes d'un or pur et éclatant^ 
et qui était encore relevé par le fond bleu où 
elles sont attachées. Ce spectacle me fit rêver, 
et peut-être sans la Marquise eussé-je rêvé assez 
long'temps ; mais la présence d'une si aimable 
dame ne me permit pks de m'abandonner à 
la lune et aux étoiles. Ne trouvez-vous pas, 
lui dis-)e , que le }our même n'est pas si beau 
qu'une belle nuit? Oui , me répondit -elle , la 
beauté du jour est comme une beauté blonde 
qui a plus de brillant ; mais la beauté de la 
nuit est une beauté brune' qui est plus tou- 
chante. Vous êtes bien généreuse , reprîs-je , 
de donner cet avantage aux brunes , vous qui 
ne l'êtes pas. Il est pourtant vrai qiie le jour 
est ce qu'il y a de plus beau dans la* nature, 
et que les héroïnes de roman , qui sont ce qu'il 
y a de plus beau dans l'imagination , sont 



4 I|^S HOI^DDS^ 

presque toujours bloades. Ce n'est rien que la 

Beauté, répliqua- 1- elle , si elle ne touche. 

Avouez que. lé jour n« vous €Ût jamais jeté 

4^ns une rêverie aussi douce que celle ou je 

vous ai vu près de tomber tout à Theure, à la 

vue de cette belle nuit. J*en conviens , répon- 

4iH^; mais, en ^^écanipense ^ une Wo»de 

ç^piifle vous, me ferait encore mieux rêver 

quq U pliais litjlp »ttH du monde, ^wm toute 

3a J^eauté briine^ Quand içela serait vrai^ ré- 

pliqi^j^r^^elle, jq ne m'eii cpn tenterais pas* Je 

^ç^d^'^is que lé JQUV, puisqv,e le$ blondes doi* 

l^e^t i^ir^ d^ns ses intérêts ^ fît auasi»le même 

e^^t. Pourquoi les ^pians , qui soni bons juges 

dç qç qui toucbe,.|iQ s adressent-ils jamais qu'à 

14 ^nit d^^Q^ toui^es }es chansons et dans toutes 

1^9 ^I4giea qui^ je connais? Il faut bien que la 

QU^t $.it leurs i::em,«rçi^ens, lui dis-je. Maiâiie* 

DFij^-çllçj eUe 4 ^u$si toutes leUijs plaintes. Le ' 

IQixv fhQ s'attire poii^t leurs confidences, d'où 

cela vîe|>t-rijl? C'est apparemment, rép<^ndis-je, 

Iu'il n'inspira poiclt je ne sais quoi de triste et 
ç passionné. Il sembl.e pendant la nuit que 
tpu( $oil en repos. On s'imagine que les étoiles 
Q[iarçh^nt avec plus dcj siWnce que le soleil ; 
les objets qi|^ le ciel pvés^Qte s<xnt plus doux ; 
J{i vue s' jjç arrête plus aisém0ut; enfin> on i^e 
jpieux , parce ,qu on'se flatte, d'être aloi^s daas 
tQUt^ la nature la seulQi;persK>nne occupée à 
rêver.. Peut-être ^ussi que le sneclacl© du jour 
içst trop uniforme : ce n^s% qu un soleil et une 
voûtip bifue; n^fiis il se.p^ut que* la vue de 
tQUtes Qe$ étoiles cernées confusément, et dis^ 
pMées Ail hà$%và ep mille figures dilTérentes , 



PRÉHiÉfl St>I^. 5 

ftl^risé k t'évevie et «n e«yifriti désôiilit ét^ 
pensées où l'on ne tombé pôifit ^abs {^Ihisir. 
J'ai toujours senti ce que vous ttië ditèi? , i^ 
prit-'élië ; f aime les étoiles, et je itte plamiîrais 
volontiers du soleil c}ui n^s les eoa^é. Ab ! 
in'écfiai-je , je puis lai patdbnneT de ittè féité 
perdi^é dé vue tous tts lûondes. Qû'appelefc-^ 
votis tous ces môtidés , mé dit-élle , eu tue re*- 
gatdAM, et eh se tournant Vers îlloî? Je Voils 
demande pttrdon^ répotrdis-je. Vous tri'aVet 
mis ^Ur lâa folié , e't aUè^irôt tn6n ima'^rtilà\idti 
s'eèt écbàppée. Quelle eëï ddtxc tetle folié fè- 
pTit*elle ? Hélas î répliquaâ-jé , )e tne 6uîs tais 
dajn^latéte qiid chaqtté étbife pourrait breA 
étyë tltlittëtïdé Jèhé^tf^ëfaîé ffWttetitfAi'qife 
cela fût Vtai ; riiaià je lè lieili^ ^our vrai , pârfcé 
qu'il me fait plaîrfr à cî^oirC. C'est Uiie idée 
qtlî tfié plaît , et qttî s'est placée daris nioft es- 
prit d'une maiiière "riante. Selôtt moi , il n'y a 
pas jusqu'aux vérités à qui l'^gt'éùièht ne èoit 
nécessaire. Hé bien , tépiit^éllè, pulèejué vôtl'é 
folie est si agréable , doAiïçii-lâ-'toôî ; je ércifai 
sur les étoiles tôtit té qctè* Votls Voudrez , \)OVLt' ' 
vu que j'y trouve du plàîsii*. Ak î Màdatne , 
répondî^-je biéiî yit^Yl^ ffm pas Wî)lârsij 
cotiïme celui que Vôu^ àuriei'à Uhè comédie 
de M<^Kère ; c en est uù q^fl êit je iiè' hkii àà 
dans la raison , et qui iVé l^&fit rii»e que Tesptit. 
Quoi doue, feptiti-ellë , dfôyei-VoUi '(|tt'<^ 
soit iticapable des plalslts dj'ui ne sont cjuè dinrf 
la misôn? Je VcuX ibUt à l'heure Vous faire 
voir le contr^riré ; apptéttef-riiôi trôs étoiles. 
NOA, répliquai-je, il tte îM sëtk boîlit reptô- 
ché qué , dans Uii bbiè , à dli bfeUrtri du soir. 



) 

6 LES MONDES. / 

j'aie parlé de philosophie à la plus aimable 
personne que je connaisse. Cherchez ailleurs 
Vos philosophes. 

J'eusbeaume défendre encore quelquetemps 
sur ce ton là, il fallut céder. Je lui fis du moins 
promettre., pour mon honneur, qu'elle me" 
garderait le secret ; et quand je fus hors d'état 
de m'en pouvoir dédire , et que je voulus par- 
ler , je vis que je ne savais par^ù commencer 
mon discours ; car avec une personne comme 
elle, qui ne savait riei^en matière de physique , 
il fallait prendre les choses de bien loin , pour 
lui prouver que la t^rre pouvait être une pla- 
nète , etles planètes autant de terres , et toutes 
les étoiles autant de soleils qui.éclair^î^nt des 
mondes. J'en revenais toujours à lui dire qu'il 
aurait mieux valu s'éntrenir de bagatelles, 
comme toutes personnes raisonnables auraient 
Tait à notre place. A la fin cependant, pour lui 
donner une idée générale de la philosophie , 
voici par où je commençai. • 

Toute la philosophie , lui dis-je , n'est fon-, 
dée que sur deux cnoses , sur ce qu'on a l'es- 
prit curieux et les yeux mauvais ; car si vous 
aviez les yeux meilleurs que vous ne les avez , 
vous verriez bien si les étoiles sont des soleils 
qui éclairent autant de mondes, ou si elles 
n'en sont pas; et si d'un autre côté vous étiez 
moins curieuse , vous ne vous soucieriez pas 
de le savoir , ce qui reviendrait au même ; mais 
on veut savoir plus qu'on ne voit , c'est là la 
difficulté. Encore si ce qu'on voit on le voyait 
bien , ce ^rait toujours autant de connu ; mais 
on le voit tout autrement qu'il n'est. Ainsi, les 



\ 



PREMIER SOIR. 7 

vrai; philosophes passent leur vie à ne point 
croire ce qu'ils voient, et à tâcher de deviner 
ce qu'ils ne voient point; et celte condition 
n'est pas, ce me semble, trop à envier. Sur 
cela je me fiçpre toujours que la nature est un 
grandspectacle quir^ssembie àceluideTopéTa* 
Du lieu où vous èies i l'opéra , vous ne voyez 
pas le théâtre tout-â^ait comme il est ; on a 
disposé les décorations et les machines pour 
faire de loin un effet agréable , et Qu cache à 
voire vue ces roues et ces contre-poids qui font 
tous les mouvemens. Aussi ne vous embarras- 
sez-vt^us guère de deviner comment tout cela 
joue. Il n'y a peut-être que quelque machiniste 
caché dans le parterre qui s inquiète d'un vol 
qui lui aura paru exlx'aordinaire , et qui veut 
absolument démêler comment ce vol a été exé* 
cujté. Yous voyez bien que ce machiniste-là est 
assez fait comme les philosophes. Mais ce qui , 
à l'égard des philosophes, augmente la cfiflS* 
culte , c'est que , dans les machines quç la na- 
ture présente à nos yeux, les cordes sont par*- 
faitemenl bien cachées, et elles le sont si bien, 
qu'on a été long-temps à deviner ce qui cau- 
sait les mouvemens de l'univers. Car représen- 
tez-vous tous les sages à Topera , ces Pytha- 
gores , ces Flalops , ces Aristotes , et tous ces 
gens dont le nom fait aujourd'hui tant de. bruit 
à nos oreilles; supposons qu'ils voyaient le vol 
de Phaéton que les vents enlèvent , qu'ils ne 
pouvaient découvrir les cordes, et qu'ils ne 
savaient point comment le derrière du théâtre 
était disposée L'un d'eux disait : Cest une cer^ 



8 tBS MOlfOES. 

tBinevePliisecrète qui enlève Phaéton. L'autre, 
Phaélùn est campo^ de certains nombres qui 
le font mo^er. ^Vautre y Phaêton a une cer^ 
taine amitié pour le '^haut théâtre y il n'est 
point à son aise quand il ri y est pas. L'autre, 
Phaéton ri est pas fait pçur voler , mais il 
aime mieux voler que de laisser le haut du 
théâtre vide ^ et eent autres rêveries que je m'é- 
tonne qui n'aient ps perdu de répulation toute 
l'anliquilé, A la fin, Descartes et quelques au- 
tres modernes sont venus qui ont dit : Phaéton 
monte, parce qiiil est tiré par des cordes^ et 
qu^un poids plus pesant que lui descend. Ainsi, 
y'i^n ne croît plus qu'un corps se remue , s'il 
* fl'esf^tiifé v>oft fdu tàt^poussé par un autre corp^ ; 
on ne ctoit plus qu'il monte ou qu'il descende, 
si ce n'est par l'efl'et d'un contre-poids ou d'un 
ressort; et qui verrait la nature telle qu'elle 
^St s ne verrait que le derrière du théâtre de 
l'opéra. Ace compte, dit la Marquise, la phi* 
loaopliic est devenue bien mécanique ? Si mé- 
canique , répondis-je , que je crains qu'on eik 
ait bientôt honte. On veut que l'univers ne 
soit en grand que ce qu'une montre est en 
petit, et c(ue tout s'y conduise par des mouve- 
mens réglés qui dépendent de l'arrangement 
. des parties. Avouez la vérité. N'avez-yous pas 
eu queicpiefôîs uûe'îdée plus sublime de Tuni- 
vers; cl ne lui avez vous point fait plos d'hon-» 
neur qu'il ne méritait? J'ai vu des gens qui 
l'en estimaient moins, depuis qu'ils l'avaient 
connu. Et moi, répliqua-t-elle, je l'en estime 
beaucoup plus, depuis que je sais qu'il res^ 



seittblé à ntièf ti(nitï*e t il est stitùl<éMttt qVre 
Forébé âe la nature , tout âdmirâible c^ttil est f 
ne îottle que sur des choâeâ si âitu^es. 

Je tte saitf pas, lui répouâi^r-je , qui voua & 
à&xAé des idées sisalnèâ, Ulâis en Vërit^ ilu^est 
pastr^p^coUitUUn de IçS àvoit* Asseî de geus ont 
toujours dâU5 h tête un faux merveilleux eu- 
tel^^ppë d'uue obseurfté qu'ils i*espectent. Ils 
n'àddàifeut k ùàtui^e que parce qu'îk là ci*oieût 

ttue espèce de magie où fou u'euteudrieii; et 
il est mt qu'^uuc chuse est d^shoûôrée auprès 
d'eUi, dès qu'elle peut ètté Coucue. Mais! Ma* 
datfie, eoûtiuuâi-^e , VôUsT êtes ôï biéU disposée 
à eiairer dans tout ce que Je veux vous dire , 
que je erdis que je u'ai au'à (îrer lé rideau , él 
; à vous ÂoLOUtrer' le ^ônde. 
I Delà terre où nous àôifttned , ce qUé noiow 
» voyons^ de plus éloigné, cVst ce ciel bleu, 
cette grande voûte , où il s^embïe qUe les étoiles 
scftit attâclïées cotumef fies clôu^. On les ap- 
pelle fixes, patree qu'elles ne paraissent avoir 

que le niouvenien^ de leUi' ciel, qui les em- 
! porte avec lui d'orieUt eu occident. Entré là 
terre et cette derniéi*e Vô^te des cieuX sont 
suspendus, à différentes hauteurs^ le Soleil et 
1» Luné, et les^ cîu^ aîm'res astres qu'ou appelle 
planètes, Siercure, Vénus, Mars, iupiier et 
Satnrue (i). Ces planètes n'élam point «ttSK 

■» ■■■■■■» • i« r i l I ■^— *wnid^rfA— »— »—^ifc»— —» 

(i) Ek t:^8i , Mv tiendrai en adécou^i^t en Atiglétérj*« 
une stuèbie V ^i A^feùfny» «mi< il6nf. Oètlé pUivèVe ut pi- 
rait que comme une iiNii^eda ïti àriticiidiïB gva?ftd^r 5 ihèaÈte 
dans les Ume^us; vmuÀ. Ma{y«t l^â^t? a^'iié dkitë iàh titth- 
iogneptisnî les 4toiM. Ltf-^S Hef^r^mbl^ 1^7$^, k ta k. 
4i m. ( temps moyen de Paris ) elle avait 11' i&^if f^ 



10 L ES MONDES. 

chées au ttiéme ciel , ajantdes mouvemensiaé- 

Saux, elles se regardent diverseo^ent et figurent 
iversement ensemble ; au lieu que les étoiles 
fixes sont toujours dans la même situation Jes 
unes à l'égard des autres. Le chariot, par exem- 
ple , que vous voyez qui est formé de ces sept 
étoiles, a toujours été fait comme il est, et le 
sera encore long-temps ; mais la lune est tantôt 
proche du soleil, tantôt elle en est éloignée, 
et il en va de même des autres planètes. Voilà 
comme les choses parurent à ces anciens bes- 
gers de Chaldée , dont le grand loisir produisit 
les premières observations ,, qui ont été le fon- 
dement de l'astronomie ; car Tastronomie est 
née dans la .Chaldée, comme la géométrie 
naquit, dit-on, en Egypte, où les inonda- 
tions du Nil, qui confondaient les bornes des 
champs, furent cause que chacun voulut ia* 
venter des mesures exactes pour reconnaître 
sou champ d'avec celui de son voisin. Ainsi , 
l'astronomie est fille de l'oisiveté , la géomé- 
trie est fille de l'intérêt ; et , s'il était question 
de la poésie , nous trouverions appai:emment 
qu'elle est fille de l'amour. 

' ■ W I ■ Il ■ I 

de longitude , et 4B' 3o' de latitude australe. Cette obser- 
▼ation comparée avec celles qu'on a faites en 1781 et 1783 , 
a fait trouver la révolution tropique de cette planète ae 83 
annéies communes et 5a jours i heures. L'auteur a donné à 
cette, nouvelle planète le nom de Georgium sidus ^ à Thon- 
nenrduroi d'Angleterre, à qui l'astronomie, et M. Hera- 
chel en particulier , ont les plus grandes obligations ; mais 
à ferlin on s'obstine à l'appeler Uranus, Astronomie de 
Lalanae , 1792 , in^A*^. tom« i, p. 4^0. 

Lorsque la lune n éclaire pas là terre , on peut, aperce^ 
voir Herschel k la simple vue. Celte planète a six satellites. 
Guthricm 



PRBMIER SOIA. II 

Je suis bi^ aise , dit la Marquise ^ d'avoir 
appris cette généalogie des sciences, et je vois 
bien qu'il faut que je m'en tienne à l'astro- 
nomie. La géométrie, ^elon ce que vous me 
dites, demanderait une âme plus intéressée qae 
je ne l'ai , et la poésie en demanderait une j>lus 
tendre ; mais j'ai autant de loisir que l'astro- 
nomie en peut demander. Heureusement en- 
core nous sommes à la campagne , et nous y 
menons quasi une vie pastorale ; tout cela con- 
vient à l'astronomie. Ne vous y trompez pas , 
Madame, repris-je. Ce n'est pas la vraie vie 
pastorale que de parler des planètes et des 
étoiles fibies. Voyez si c'est à cela que les gens 
de i'Astrée passent leur temps. Oh f répondit 
elle, ^cette sorte de bergerie -là est trop dan- 
gereuse. J'aime mieux celle de ces Ghaldéens 
dont vous me parliez. Recommencez un peu , 
s'il vous platt, à me' parler ichaldéen. Quand 
on eut reconnu cette disposition des cieux que 
vous m'avez dite, de quoiJfut-il question? Il 
fut question, repris-je, de deviner ^comment 
toutes les parties de l'univers doivent être ar- 
rangées , et c'est là ce que les savans appellent 
faire un système. Mais avant que je vous ex- 
plique le premier des systèmês^il faut que vous 
remarquiez , s'il vous plalt, que nous sommes 
tous faits naturellement comme un certain fou 
athénien dont vous av;e^z entendu parler, qui 
s'était mis dans la fVÀtaisie que tous les vais- 
seaux qui abordaient au port de Pirée, lai ap- 
partenaient. Not^ folie à nous autres , est de 
croire aussi que toute la nature^ sans exception , 
est destinée à nos usages : et qnandon demande 



1:^ LJBS MONl^BS. 

i iio« phUofiopheê à quoi sert ce nombre pro- 
digieux d'étofle$ fixes, dont one partie suffira 
pour/fiire e^ qu'elles font toutes, ils vou^ré-^ 
pondent froidemenl qu'elles servent à leur ré* 
jouir la vue. Sur «e principe on ne manqua 
pas d'abord de s'imaginer qu'il fallait que ht 
terre fût en repos au centre de l'univers, tan- 
dis que tous les corps célestes qui étaient £aits 
pour elle, prendraient la peine de tourner 
alentour pour l'éclaireji*. Ce futdonc au-desaiia 
de la terre qu'on plaça lalu&e, et au<Kiessus de 
la lune on plaça mercure , ensuite vé»u5 , le 
soleil , mars , jupiter , saturne. Au-dessus de 
tout cela était le ciel des étoiles fixes, lia terre 
se trouait justement au milieu des cercles qu^ 
décrivit ces planètes ;: et ils étaient d'autant 
plus grands, qu'ils étaient plus éloigné» delà 
terre, et par conséqueiit les planètes plus éloi- 
gnées employaient plus de temps à faire leur 
cours,, ce quieffeetivement est vrai. Mais je ne 
iais pas , inteTrom|)it la Marquise y pèurcBiiOt 
vous seniblez n'approuver pascetordre-lâ daaatd 
l'univers ;tâl me parait assez net et assez intel-* 
ligiMe , et pour moi je vous déclarç, que je m'en 
contente. Je puis me vanter^ répliquair)e, que 
jevous adoucis biett tout ce système. Si je vous 
Jb donnais tel qu'il a été eonçui par Piolomée^ 
ton auteur, ou paxeeux qui y outtravailléaprâs 
lui, il vous jetterait dams une éiyivante nor* 
vOle. Comme ka monvem^àns. cKk plipiètes ne 
sont pas si réguliers, qu'elles n'aillent tant&t 
plus vile , tant6t4>lus lentement , tantte en un 
senSy tftnt6t en un autre, et qu'elles ne soient 
qnelquefoia pin» éloignées de la tenre^ quel*. 



PJIJKKIBA SOIR. l3 

qveibîs plus procltes ; les anciens avaient ma» 
giiié }è ne sais eombien de œrcles diflere»*^ 
ment entrelacés les uns dans les autres, parles^ 
quels ils sauvdleiit toutes ces hicarrerieSé L'esi^ 
barras de tous ces cercles était si grand , qwe, 
dans ttQ temps où l'on ne connaissait eucore 
rien de meilleur, un roi de Caslille , grand wb^ 
thématicien , mais ftgparemmei^ peu dévot , 
disait que si Dieu l'eût appelé^i son conseil 
quand u Gt le molide, il lui eût donné dé bons 
avis. La pensée est trop libertine; maia cela 
même est ^ssez plaisant , que et sjslème fui 
I alors une occasion de péché ^ parce qu'il était 
I irop confus. Les bons avis que ce roi voulait 
{ dcmiier y regardaient sans doute la; suppression 
I de tous ces cercles dont ou avait embarrassé 
; les mouvemens célestes. Apparemment ils re* 
gardaient aussi une aùU*e suppression de deux 
ou trois cieux superilua qil'on» avait mis au d«là 
dea étoiles fixes» Ces pbilosopbes , pour exfdiH 
quey une sorte de ttiouvement dans les corps 
célestes, faisaient au*d.elà du donner ciel que 
nous voyons , un ciel de cristal ,. qui imprimsii> 
ce xÂOttvement auxcieux inférieurs. Jkvaient-ifs 
nouvelle d'un au%re mcovement? c'était auass^ 
tôt un fttttire ciel de cristal. Enfin les dev» 
de cristal ne leur coûtaient rien. £t pottv^ 
quoi ne les laiiaîil'^OB que de cristal^ dit bi' 
Marquise? n'eusseett-^ila jm» été bonsdequelM 
qiae a«ti*e matièjre ? iSmkr répondift-je , il f^lkii 
que la luinière passai au < travers ; et id' ailleurs , 
il faUait qu'ils lusaetit solides. U le fullaistabsCM 
ImMnt; car Acistote avait trouvé que ki solu 
dite était .uaev ebose attachée! la noUesse d»' 



i: 



l4 LES MONDES. 

leur nature , e% puisqu^il Tayait dit, on n'avait 
garde d'en douter. Mais on a vu des comètes 

Îrui , étant plus élevées qu'on ne croyait autre- 
ois, briseraient tout le cristal dis cieux par où 
elles passent, et casseraient tout Funivers ; et il 
a fallu se résoudre à faire les cieux d'une ma- 
tière fluide , telle que l'air. Enfin il est hors de 
doute, par les observations de ces derniers 
siècles , que venus et mercure tournent autour 
du soleil , et non autour de la terre , et l'an- 
cien système est absolument insoutenable par 
cet endroit. Je vais donc vous en proposer un 
ui satisfait à tout , et qui dispenserait le roi 
e Gastille de donner des avis ; car il est d'une 
simplicité charmante , et qui seule le ferait 
préférer. Il semblerait^ interrompit la Mar- 

3uise , que votre philosophie est une espèce 
'enchère, où ceux qui offrent de faire les 
choses à moins de frais l'emportent sur les 
autres. Il est vrai , repris-je , et ce n'est aoe 
par-là qu'on peut attraper le plan sur lequel la 
nature a fait son ouvrage. Elle est d' une épargne 
extraordinaire ; tout ce qu'elle pourra faire 
d'une manière qui lui coûtera un peu moins, 
quand ce moins ne serait presque rien, soyez 
sûrequ'elle ne le fera que de cette manière-la. 
Cette épargne néanmoins s'accorde avec une 
magnificence surprehante qui brille dans tout 
ce qu'elle a fait. C'est que la magnificence est 
dans le dessein, et l'épargne dans l'exécution. 
Il n'y a lien de plus beau qu'un grand dessein 
que r on exécute à peu de frais. Nous autres, 
nous, sommes sujets à renverser souvent tout 
cela dans nos idées. Nous mettons l'épargne 



PBEMIEJl SOIR. l5 

dans le dessein qu'à eu la nature , et la magni- 
ficence dans rezécution. Nous lui donnons un 
petit dessein qu'elle exécute avec dit fois plus 
de dépense qu'il ne faudrait^ celaest tout-à- 
fait ridicule. Je serai bien aise , dit-elle , que le 
système dont vous m'allez parler , imite de fort 
près lâ nature ; car ce grand ménage-là tour- 
nera au profit de mon imagination , qui n'aura 
pas tant de peine à comprendre ce que vous 
me direz. Il n'y a plus ici d'embarras mutiles , 
repris-je. Figurez-vous un Allemand, nommé 
Copernic, qui fait main -basse sur tous ces 
cercles diflerens , et sur tous ces cieux solides 
qui avaient été imaginés par Vantiquité. 11 dé- 
truit les uns , il met les autres en pièces. Saisi 
d*une noble fureur d'astronome , il prend la 
terre et l'envoie bien loin du centre de l'uni- 
vers , où elle était placée , et dans ce centre il 
y met le soleil ^ à qui cet honneur était bien 
mieux dû. Les planètes ne tournentplusautour 
de la terre , et ne la renferment plus au milieu 
du cercle qu'elles décrivent. Si elles nous 
éclairent, c'est en quelque sorte par hasard, 
etpaixîe qu'elles nous rencontrent en leur che- 
min. Tout tourne présentement autour du so- 
leil. La terre y tourne elle-même, et pour la 
punir clu long repos qu'elle s'était attribué, 
Copernic la ébarge le plus qu'il peut de tous 
les mouvemens qu'elle donnait aux planètes et 
aux cieux. Çnfin , de tout cet équipage céleste 
dont cette petite tiôrrè se faisait accompagner 
et envirQritier, Il'tië lui eôt demeuré que la 
lune qui tourne eticbfe autour d'elle. Attende^ 
unpetf^ dit la Marquise, il vient dç vous prendre 



l6 LES MONDES. 

un eDtliousiasme » 4juî vous a fait expliq»*'^*** 
choses si pompeusement, que )0 ne cfois pa* 
les avoir euUndues: Le soleil est au centre de 
l'univers . et là il est immobile; âpi'*». ^?*' 
qu'est-ce qui suit? Cesl mercure, répondis-je; 
îi tourne autour dlu soleil , en sorte que le so- 
leil est & peu près le centre du cercle que mer- 
cure dëjcri t. Au-dessus de mercure et venus- 
qui tourne de même autour du soleil* Ensuit? 
vient la teiTe , qui , étant plus élevée qu» mer- 
cure et venus, décrit autour du soleil uu pl*^ 
grand cercle que ces planètes. Enfin suit^nt 
mars^ Jupiter et saturne , selon l'ordre ou je 
vous les nomme , et vous vojet bien q^^^ ^' 
tume doit décrire autour du soleil le plus grand 
cercle de tous ; aussi emploie-t-il plus de temps 
qu'aucune autre planète à faire sa révolution* 
Et la lune» vous l'oubliez* interrompit-elle. 
Je la retrouverai bien,repris-i.e^.Lalmne tourne 
autour de la terre , et ne Tabandonoe point; 
mais comme la terre avance toujours daps le 
cercle qu'elle décrit autour du soleil , la lui^e 
la suit 9 en tournant autour d'elle ; et si elle 
tourne autour du soleil « ce n'esjL ^e pour ne 
p^int quitter la terre» 

Je vous entends , répondit'-QlIe , c(t j'âîirte la 
lune die nous être restée lorsque toutes les 
autres pkrnèlçs nous abandonnent. Avoues que 
si votre Allepiand eut pu nous la' faire perdre, 
il l'aurait fait volon|ie^s ; car )e vefs dasns hoati 
son procédé qu'il était bien mal ^utQB^ionne 

f^qur.l/^ tjerre. Je lui sai$, bon gré y. lui répliquai^ 
e> d'avoir rabattu la fanité de^ hptnllies.^.'qui 
s'étaienCmis à la plus belle place de l'univers, 



PREMIER soin* I7 

et j'ai au plaisir 2 voir présealement la terre 
daus la foule des planètes. Bon ! répondit-êlle , 
crojez-vous que la vanité des hommes s'éteade 
jusqu'à Tastronomie ? Croyez - vous mVvoir 
humiliée, pour m'a voir appris que la* terre 
tourne autotir da soleil ? Je vous jure que je ne 
Qi'eu eslime pas moin%^ Mon Dieu^ Madame, 
epris-je , je sais bien qu'on sei*a moins jaloox 
lu rang qu'on tient dans l'univers , que de ce- 
ui qu'on croit devoir tenir dans une chambre , 
■t que la préséance de deux planètes ne sera 
amais une si grande affaire que celle de deux 
ambassadeur s. Cependant la même inclination 
pi fait qu'on veut avoir la place la plus bono» 
rable dans une cérémonie , fait qu'un philo- 
sophe , dafis un système, se met au centire du 
■nonde, s'il peut. Il est bie1a aise que tout soil 
ait pour lui : il suppose peut-être , «ane s'eo 
ipercevoir , ce principe qui le flatte , e*^ soii 
'Œur ne laisse pas de s'intéresser à une affaire 
le pure spéculation. Franchement, répliqua- 
•elle, c'est là une calomnie que vous avez in- 
tentée contre le genre humain. On n^aurait 
lonc iamais dû recevoir le système de Coper^ 
lie , puisqu'il est si humiliant. Aussi , repris* 
e , Copernic lui-même se défiait-il fort du suc- 
;ès de son opinion. 11 fut trcs-long- temps à ne 
a vouloir pas publier. Enfin il s'y résolut , à la 
f)rlère de gens très*-considérables ; mais aussi , 
e jour qu'on lui apporta le premier exemplaire 
lïiprimé de son livre , savez-vous ce qu'il fit ? 
îl ir.ourut. Il ne voulut point essuyer toutes lea 
contradictions qu'il prévoyait , et se tira habî« 
liment d'affaire. Ecoutez, dit la Marquise, il 



l8 LBS MON DBS. 

faut rendre justice à tout le monde. Il estjûr 
qu'on a de la peine à s'imaginer qu'on tourue 
autour du soleil, car ei^fin on ne change point 
de place, et on se retrouve toujours le matia 
où Ton s'était couché le soir. Je vois, ce me 
semble , à votre air , que vous m'allez dire que 

comme la terre toute entière marche. 

Assurément, interrompis - je , c'est la même 
chose que si vous vous endormiez dans un ba- 
teau qui allât sur la rivière , vous vous retrou- 
veriez à votre réveil dans la même place et dans 
la même situation à F égard de toutes les par- 
ties du bateau. Oui; mais, répliqua-t-elie , 
voici une différence ; je trouverais à mon réveil 
le rivage changé , et cela me ferait bien voir 

Sue mon bateau aurait changé de place. Mais 
n'en va pas de même de la terre , j'y re- 
trouve toutes choses comme je les avais laissées. 
Non pas, Madame^ répondis-je, non pas; le 
rivage est changé aussi. Vous savez qu'au-delà 
de tous les cercles des planètes, sont les étoiles 
fixes; voilà notre rivage. Je suis sur la. terre, 
et la terre décrit un grand cercle autour du so- 
leil. Je regarde au centre de ce cercle , j'y vois 
le soleil. S'il n'effaçait point les étoiles, en 

{moussant ma vue en ligne droite au-delà du so- 
eil, je le verrais nécessairement répondre à 
quelques étoiles fixes ; mais je vois aisément 

J rendant la nuit à quelles étoiles il a répondu 
e jour, et c'est exactement la même chose. Si 
la terre ne changeait point de place sur le 
cercle où elle est, je verrais toujours le soleil 
répondre aux mêmes étoiles fixes ; mais dès que 
la terre change de place , il faut que je le voie 



pn:EiiiER SOIR. 19 

répondre à d'autres étoiles. C'est là le rivage 
qui change tous les jours ; et comme la terrv 
fait son cercle en un an autour du soleil , je 
voisle soleil en l'espace d'une année répondre 
successivement à diverses étoiles fixes qui com- 
posent un cercle. Ce cercle s'appelle le zodia- 
2ue. Voulez-vous que je vous fasse ici une 
gure sur le sable? Non, répoiîdit-elle , je 
m'en passerai bien , et pi4l cela donnerait à 
mon parc un air savant, que je ne veux pas 
(ju'il ait. N'ai-je pas ouï dire qu'un philosophe 
qui fut jeté par un naufrage dans une île qu'il 
ne connaissait point , s'écria à ceux qui le 
suivaient , en voyant d^ certaines figures , des 
lignes et des cercles tracés sur le bord de la 
mer : Courage, compagnons^ l'île est habi- 
tée , voici des pas dénommes. Y (^ns jugez bien 
qu'il ne m'appartient point de faire ces pas là , 
et qu'il ne faut pas qir on en voie ici. 

il vaut mieux, en effet , répondi^-je , qu'on 
n'y voie que des pas d'amans, c'est-à-dire, 
votre nom et vos chiffres , gravés sur l'écorce 
des arbres par la main de vos adorateurs. 
Laissons-la , je vous prie , les adorateurs , i-e- 
prit-elle, et parlons du soleil. J'entends bien 
comnient nous nous imaginons qu'il décrit le 
cercle que nous décrivons nous-mêmes ; mais 
ce tour ne s'achève qu'en un an , et celui que 
le soleil fait tous les jours sur notre tête, com- 
ment se fait-il? Avez- vous remarqué, lui ré- 
pondis -je, qu'une boule qui roulerait sur 
cette allée aurait deux mouyemens? Elle irait 
vers le bout de l'allée , et en même temps elle 
lournerait plusieurs fois sur elle-même , eu 



20 Les MOjVDES. 

sorte qne la partie die cette boule qui est en 
haut, descendrait en bas, et que celle d'en 
bas monterait en haut ? La teiTC fait la même 
chose. Dans le temps qu'elle avance sur le cer- 
cle qu'elle décrit en un an autour du soleil, 
elle tourne sur elle-même en vingt-quatre 
heures ; ainsi en vingt-quatre heures chaque 
partie de la terre^yrd le soleil , et le recou- 
vre; et à mesure qu'en tournant on va vers 
le côté où est le soleil, il semble qu'il s'élève, 
et quand on commence à s'en éloigner > en 
continuant le tour, il semble qu'il s'abaisse. 
Cela est assez plaisant, dit^elle , la terre prend 
tout sur soi, et ce soleil ne fait rien. Et quand 
la lune etlesautres planètes , etles étoiles uxeS , 
paraissent faire un tour sur notre tête en 
vingt-quatre heures, c'est donc aussi une îma- 
^ginatlon? Imagination pure, repris-je , qui 
vient de la même cause. Les planètes font seu- 
lement leurs cercles autour du soleil en des 
temps inégaux, selon leurs distances inégaleâ, 
et celle que nous voyons aujourd'hui répondre 
à un certain point du zodiaque , ou de ce 
cercle d'éloiles fixes, nous la voyons demain 
à la même heure répondre à un autre point, 
tant parce qu'elle a avancé sur son cercle , que 
parce que nous avons avancé sur le nôtre. Nous 
marchons, etles autres planètes marchent aussi, 
mais plus ou moins vite que nous ; cela nous 
met clans différens points de vue à leur égard, . 
et nous fait paraître dans leur cours , des bi- 
zarreries dont il n'est pas nécessaire que je 
vous parle. II suffit que vous sachiez que ce 
qu'il y a d'irrégulier dans les planètes , ne 



PIV£MI£B SOIR. 2t 

vient (|ue de la diversç manière dont notre 
mouvement nous les fait rencontrer, etqu^au 
fond elles sont toutes très-réglées. Je consenf 
(ju'elles le soient, dit la Harqnise, mais je 
voudrais bien que leur régularité coûtât moine 
à la terre ; on ne Ta guère ménagée, et pour 
une grosse masse aussi pesante qu'elle est , oit 
iui demande bien de Tagilité, Mais , lui répom- 
dis-je, aimeriezvous mieux que le soleil, et 
tous les astres 2 qui sont de très-grands corps ^ 
firent en vingt-quatre heures autour de la 
terre un tour immense ; que les étoiles iSxes ^ 
puiseraient dans le plus grand cercle^ parcou- 
russent en un jour plus de vingt-sept mille six 
cent soixai^e fois deux cent millions de lieues? 
Car il faut que tout cela arrive si la terre ne 
toarnç pas sur elle-même en vingt -quatre 
heures. En vérité , il est bien plus raisonnable 

Îu'elle fasse ce tour, qui n'est tout au plus que 
e neuf mille lieues. Vous voyez bien que neuf 
mille lieues, en comparaison de l'horrible nom- 
bre que je viens de voua dire , ne sont qu'une 
bagatelle. 

Oh î répliqua la IJilarquise , le soleil et les 
astres sont tout de feu , le mouvement ne leur 
coûte rien j mais la terre ne parait guère por- 
tative. Et croiriez-vous , repris-je, si vous n'en 
aviez Tespérance , que ce fut quelque chose de 
bien portatif qu'un grand navire montéde cent 
cincpiante pièces dç canôi) , chargé de plus de 
trois mille nommes, et d'une très-grande quan-< 
tité de marchandises? Cependant il ne faut, 
({u'un petit souffle de vent pour le faire aller 
sur Teau , p^troe qc^e Teau est liquide , ei qiut 



Îî2 ' t,US MONDES. 

se laissant diviser avec facilité , elle résiste peu ^ 
au mouvement du navire ; ou , s'il est au mi- 
lieu d'une rivière , il suivra sans peine le fil de 
l'eau, parce qu'il n'y a rien qui le retienne. 
Ainsi y la terre , toute massive qu'elle est, est 
aisément portée au milieu de la matière cé- 
leste, qui est infiniment plus fluide que l'eau , 
et qui remplit tout ce grand espace où nagent 
les planètes. Et.où faudrait-il que la terre fût 
cramponnée pour résister au mouvement de 
cette matière céleste, et ne s'y pas laisser efli- 
porter? C'est comme si une petite boule de 
Dois pouvait ne pas suivre le courant d'une ri- 
vière. 

Mais , répliqua- t-elle encore , comment la 
terre, avec tout son poids , se soutient-elle sur 
votre matière céleste , puisqu'elle est si fluide ? 
Ce n'est pas à dire, répondis-je, que ce qui 
est fluide en soit plus léger. Que dites-vous de 
notre gros vaisseau, qui, avec tout son poids, est 
bien plus léger que l'eau , puisqu'il y surnage ? 
Je ne veux plus vous dire rien , dit-elle comme 
en colère , tant que vous aurez le gros vais- 
seau. Mais m'assurez-vous bien qu'il n'y ait 
rien à craindre sur une pirouette aussi légère 
que vous me faites la terre ? Hé bien, lui ré- 
pomlis-je , faisons porter la terre par quatre 
éléphans, comme font les Indiens ..Voici bien 
un autre système, s'écria- 1- elle ? Du moins 
j'aime ces gens-là , d'avoir pourvu à leur sû- 
reté, et fait de bons fondemens ; au lieu que 
nous autres coperniciens , nous sommes assez 
inconsidérés pour vouloir bien nager à l'a- 
venture dans cette matière céleste.' Je gage 



PREMIER SOIR. %S 

que si les Indiens savaient que la terre fût le 
moins du monde en péril de se mouvoir, ils 
doubleraient les élépnans. 

Cela le mériterait bien , repris- je , en riant 
de sa pensée ; il ne faut point s'épargner les 
éléphans pour ^rmîr en assurance , et si vous 
en avez besoin pour cette nuit, nous en met- 
trons dans notre système autant qu'il vous 
plaira ; ensuite nous les retrancherons peu à 
peu, à mesure que vous vous rassurerez. Sé- 
rieusement , reprit-elle , je ne crois pas dès à- 
présent qu'ils me soient fort nécessaires , et 
je me sens assez de courage pour oser tour» 
ner. Vous irez encore plus loin , r(épliquai-je , 
vous tournerez avec plaisir, et vous vous fe- 
rez sur ce système des idées réjouissantes. Quel- 
quefois , par eiemple , je me figure que je suis 
suspendu en l'air, et que j'y demeure sans 
mouvement , pendant que la terre tourne squs 
moi en vingt-quatre heures. Je vois passer 
sous mes yeux tous ces visages difTéretis , les 
uns blancs, ks autres noirs, les autres ba- 
sanés, les autres olivâtres. D'abord ce sont des 
chapeaux, et puis des turban^, et puis des 
têtes chevelues, et puis des têtes rasées; tan- 
tôt des villes à clochers , tantôt des villes à k>n- 
gues aiguilles qui ont des croissans , tantôt des 
villes à tours de porcelaine , «tantôt de grands 
pays qui n'ont que des cabanes ; ici de vastes 
mers , là des déserts épouvantables ; enfin tou^e 
cette vaiîété infinie qui est sur la surface de la 
teifre. 

En vérité , dit^elle , tout cela mériterait 
bien que Von donniit vingt^qu^ire heures, de 



24 I^BS BiOKD&S. 

son temps à le ¥oir. Ainsi donc dans le même 
lieu où nous sommes à présent , je ne dis pas 
dans ce parc , mais dans ce même lieu à le 
prendre dans l'air, il y passe eonlinuellement 
d'autres peuples qui pi^ennent notre place, 
et au botit de vingt-quatre ki^res nous y re- 
venons^ 

Copernic , lui répondts*je , ne le compren- 
drait pas mieux. D'abord il passera par ici des 
Anglais qui raisonneront peut-être de quelque 
dessein de politique avec moins de gaieté que 
nous ne raisonnons de notre philosophie ; en* 
suite viendra une grande mer , et il se pourra 
trouver en ce lieu-là quelque Taisseau qui n'y ' 
sera pas si à son aise que nous. Après cela pa- 
raîtront les Iroquois, en mangeant tout vif 
quelque prisonnier de guerre, qui fera sem* 
blant de ne s'en pas soucier ; des femmes de 
la terre de Jesso, qui .n'emploiront tout leur 
temps qu'à préparer le repas de leurs maris , 
et se peindre de bleu les lèvres et les sourcils 
pour plaire aux plus lîilains hommes du monde ; 
des Tartares qui iront fort dévotement en pè- 
lerinage vere ce grand-prêtre qui ne sort ja- 
mais d'un lieu obscur^ où il n'est éclairé que 
ar ^es lampes , à la lumière desquelles on 
'adore ; de' belles Circassiennes qui ne feront 
aucune façon d'accorder tout au premier venu ^ 
hormis ce qu'cilles croient qui appartient es- 
sentiellement à leurs maris ; de petits Tar- 
tares qui iront voler des femmes pour les Turcs 
et pour les Persans ; enfin , nous qui débile- ' 
i-ons peut--êtl*e encore de& rêveries. 

Il est ad^ess plaidant ^ dit la Marquise , d'ima* 



i; 



PREMIER SOIR. 25 

gifler te ipte yoas yenez de me dire ; mais si 
je voyais tout cela d'en ^liaut , je voudrais avoir 
la Ul>erté de hâter ou d'arrêlér le mouvement 
de la terre , sdon que les objets me plairaient 
plus ou m^ins ; et ]e vous assure que je ferais 
passer bien vile ceux qui s'embarrassent de 
politique , t>u qui mangent leurs ennemis ; 
mais il j eh a d autres pour qui j'aurais de la 
cariosHé. J'«n aurais pour ces belles Circas- 
sieniies, par exemple, qui ont un usage si par- 
ticulier. Mais il me vient une difficulté sérieuse. 
Sila terre tourne, nous changeons d*air à cha- 
que moment, et nous respirons toujours celui 
aun autre pays. Nullement, Madame, répon- 
dis*je, Tair qui environne la terre ne s'étend 
que jusqu'à une^certaine hauteur, peut-être 
jusqu'à vingt lieues tout au plus ; il nous suit , 
et tourne avec nous. Vous avez vu quelque- 
fois l'ouvrage d'un ver à soie , ou ces coques 
Iue ces petits animaux travaillent avec tant 
'art pour s'y emprisonner. Elles sont d'une 
loie fort sïerrée , mais elles sont couvertes d'un 
certain duvet fort léger et fort lâche. C'est 
ainsi que la terre qui est assez solide , est' cou- 
verte, depuis 3a surface jusqu'à une certaine 
hauteur, d'une espèce de duvet, qui est l'air, 
et toute la coque du ver à soie tourne en même 
temps. Ap delà de l'air est la matière céleste, 
incomparablement plus pure , plus subtile , 
et même plus agitée qu'il n'est. 

¥ous me présentez la terre ^ous des idées 
, bien méprisables , dit la Marquise. C'est pour- 
tant sur cette coque de .ver à soie qu'il se fait 
de si grands travaux , de si grandes guerres , 
Plurai.. des Mordbs. a 



26 LES HO If DES. 

et qull règne de tous côtes une si g^rande agi- 
tation. Oui , répondis-je , et pendantee temps- 
là, la nature, qui n'entre point en connaissance 
de tous ces petits mouvemens particuliers, 
nous emporte tous ensemble d'un mouvement 
général , et se joue de la petite boule» 

Il me semble , reprit-elle , qu'il est ridi- 
cule d'être sur quelque cbose qui tourne , et 
de se tourmenter tant : mais le malheu|r est 

2u'on n'est pas assuré qu'on tourne ; car en- 
n , à vous rien celer , toutes les précautions 
que vous prenez pour empêcher qu'on s'a- 
perçoive du mouvement de la terre me sont 
suspectes. Est-il possible qu'il ne laissera pas 
quelque petite marque sensible à laquelle on 
le reconnaisse ? 

Les mouvemens les plus naturels , répondis- 
je , les plus ordinaires , sont ceux qui se font le 
moins sentir ; cela est vrai jusque dans la mo- 
rale. Le mouvement de Tamourpropre nous 
est si naturel , que le plus souvent nous ne le 
sentons pas , et que nous croyons agir par d'au- 
tres principes. Ab ! vous moralisez, dit-elle, 
quand il est question de physique ; cela s'ap- 
pelle bâiller. Retirons- nous ; aussi-bien en 
voilà assez pour la première fois. Demain nous 
rev^iendrons ici, vous avec vos systèmes, et 
moi avec mon ignorance. 

En retournant au château , je lui dis , pour 
épuiser la matière des systèmes , qu'il y en 
avait un troisième , inventé par Tieno-Brahé^ 
qui, voulant absolument que la terre fût immo- 
bile, la plaçait au centre du monde, et fai- 
sait tourner autour d'elle le. soleil , autour du- 



SBCaJND SOIR. 27 

qnel tournaient toutes les autres planètes , 
parce que depuis les nouvelles découvertes , il 
n'y avait pas moven de faire tourner les pla- 
nètes autour de la terre. Mais la Marquise, qui 
a le discernement vif et prompt , jugea qu il y 
avait trop d'alTectalion à exempter la terre & 
tourner autour du soleil , puisqu^on n'en pou* 
vait pas exempter tant d'autres grands corps; 
que le soleil n était plus si propre à tourner au- 
tour de la terre, depuis que toutes les planè- 
tes tournaient autour de lui ; que ce système 
ne pouvait être propre tout au plus quà sou- 
tenir rimmobilité de la terre , quand on avait 
bien envie de la soutenir , et nullement à la 
persuader; et enfin il fut résolu que nous nous 
en tiendrions à celui de Copernic, qui est plus 
aniforiùe et plus riant , et n'a aucun mélange 
de préjugé. En effet, la simplicllé dont il est 
persuade, et sa bardiesse falt^plalsir. 

SECOND SOIR, 

« 

Que la Lune est une Terre habita. 

Lie lendemain au matin, dès que Ton put 
entrer dans l'appartement de la Marquise, j'en- 
voyai savoir *de ses nouvelles et lui demander 
si elle avait pu dormir en tournant. Elle me fit 
répondre qu'elle était déjà tout accoutumée à 
cetjle allure de la terre , et qu'elle avait passé 
la nuit aussi tranquillement qu'aurjiit pu faire 
Ck>pernic lui-même. Quelque temps après il 
vînt chez elle du monde , qui y demeur» jus- 
qu'au soir, selon Tennuyeuse coutume de la 



28 LES MONDES. 

campagne. Encore leur fut-on bien obKgé , car 
la campagne leur donnait aussi le droit de 
pousser leur visite jusqu^au lendemain, s'ils 
eussent voulu , et ils eurent Thonnéteté de ne 
le paB faire. Ainsi, la Marquise etnioi nous nous 
retrouTames libres le soir. Nous allâmes encore 
dans le parc ,.et la conversation ne manqua pas 
de tourner aussitôt sur nos systèmes. Elle les 
avait si bien conçus , qu'elle dédaigna d'en 

(larler une seconde fois , et elle voulut que je 
a menasse à quelque cbose de nouveau. Hé 
bien donc , lui dis-je , puisque le soleil qui est 
présentement immobile , a cessé d'être planète, 
et que la terre qui se meut autour de lui, a 
commencé d'en être une , vous ne serez pas si 
surprise d'entendre dire que la lune est une 
terre comme celle-ci , et qu'apparemment elle 
estliabitée. Je n'ai pourtant jamais ouï parler 
de la lune habitée , dit-elle , que comme d'une 
folie et d'une vision. C'en est peut^tre u«e 
aussi , répondisTJe. Je ne prends parti dans ces 
choses- là que comme on en prend dans les 
guerres civiles ^^où^ incertitude de ce qui peut 
arriver fait qu'on entretient toujours des intel- 
ligences dans le parti opposé, ^t qu'on a des 
ménagemens avec ses ennemis mêmes. Pour 
moi , quoique je craie la lune habitée , je ne 
laisse pas de vivre civilement avec ceux qui ne 
le croient pas, et je me tiens toujours en état 
tte mepouvoir ranger à leur opinion aveolion- 
;tieur, si elle avait le dessus ; mais en attendant 
qu'Usaient sur nous quelque avantage considd- 
ritbIS^,^Vtffèl ce qui m'a fait pencher du c^té des 
babltans de la lune. 



SBGON0 SOIA. 3kÇ 

Sapposons qu'il n'y ait-jamaU eu nul cem* 
mesce entre Paris et Saint^Denis , et qu'un 
bourgeois de Paris qui ne sera jamais sosti de 
sa ville , soit sur les touss de Notre-Dame, et . 
Yoie Saint'Denis de loin ; ou lui denuindera s'il 
croit que SaintrDenissoitkabité eomme Paris. 
Ilrépondra hardiment que non ; caj!, dirar^t-il;, 
j^ vois bien les babitans de Paris., mais ceux 
de Saînt-Denis y je ne les v,ais point; on n'en a 
jamais entendu parler. Il y aura quelqu'un qui 
loi représentera qu à la vérité , quand on est 
sur les tours de Nolre^Dame ,.on ne voit pas les 
babitanade Saint-Denis,, mais que Vél^gnement 
ewest cause; que tout ce qju'oi» peut voir de 
Saiiii--Dems, ressemUe foQt à^Paris ; que Satut* 
Denis a des clocbera^dei^ maisons^, des mui^il* 
lés^ et qWil pourrait bien; encore ressemblear à 
Paris pour êlre habité. Tout cela ne gagnera 
rien, sùrmoa bourgeois ; il s^obainera toujours 
à soutenir que Ssrât-Denâs n eat poiot habité, 
puisqu'il n'y voit personne. Notre Saint-Denis 
c'est la lune , et chacuo' de nous est ce bous-* 
gcots de Paris^ r qub West jaoHÛfi. aovti de aa 
viUe. 

Ab f tn&ervompit la Marquise , vous nous 
fatie& tort, nous ne somme» point si sols que 
votre bourgefos ;, puiscp'il voit cpie SaintrDenis 
est tout fait comme Paris , il fiaut qu'il ait pendu 
la raison pour ne le pas croire habité ; maïs k 
lune n'est p^mt du tout £a»le comofte lft-te«re. 
Prenea garde ,. Madame, reprtsi-îe; car a'ii fiint 
que la lune ressemble en tout à lia terre , vous 
voilà dans l'obligation de croire la lune habi- 
tée. J'avoue , répondk-elle, qu'il n'y aura pas 



3o LES MONDES. 

moyen de s'en dispenser, et je vous vois ait 
air de confiance qui me fait déjà penr. Les 
deux mouvemens de la terre dont je ne me fusse 
jamais doutée , me rendent timide sur tout lef 
reste ; mais poUrlant serait- il bien possible que 
la terre fut lumineuse comme la lune ? car il 
faut cela pour leur ressemblance. Hélas ! Ma- 
dame, répliquai-je, élre lumineux n*est pas si 
grand'cliose que vous pensez. Il n'y a que le so- 
leil en qui cela soit une qualité considérable. 
Il est lumineux par lui-même, et en vertu 
d'une nature particulière qu'il a ; mais les pla- 
nètes n'éclairent que parce qu'elles sont éclai- 
rées de lui. Il envoie sa lumière à la lune , elle 
nous la renvoie, et il faut^ue la terre renvoie 
aussi à la lune la lumière du soleil ; il n'y a pas 

i>lus loin de la terre à la lune , que de la lune à 
a terre. 

Mais dit la Marquise , la terre est-elle aussi 
propre que la lune à renvoyer la lumière du 
soleil ? Je vous vois toujours pour la lune , 
repris-je, un reste d'estime dontyous ne sau- 
riez vous défaire. La lumière est composée de 
f)etites balles qui bondissent sur ce qui est so- 
ide , et nui retournent d'un^ autre côté , au 
lieu qu ellcfs passent au travers de ce qui leur 

{présente des ouvertures en ligne droite , comme 
'air ou le verre. Ainsi ^ ce qui fait que la lune 
nous éclaire , c'est qu'elle est un corps dur et 
solide qui nous renvoie ces petites ballçs. Or 
je crois que vous ne contesterez pas à la terre 
cette même dureté et cette même solidité. Ad- 
mirez donc ce que c'est que d'être posté avan- 
tageusement. Parce que la lune est éloignée 



SEC019D SOIR. 3l 

de nous^ nous ne la voyons que comme un 
corps lumineux , et nous ignorons que ce soit 
une gi^osse masse semblable à la terre. Au con- 
traire , parce que la terre a le malheur que 
nous la vojons de trop près, elle ne nous pa* 
ralt qu'une grosse masse, propre seulement i 
fournir de la pâture aux animaux , et nous 
ne nous apercevons pas qu'elle est lumineuse , 
faute de nous pouvoir mettre à quelque dis- 
tance d^elle. Il en irait donc de la même ma- 
nière , dit la Marquise , que lorsque nous som- 
mes frappés de Téclat des conditions élevées 
au-dessus des nôtrea , et que nous ne voyons 
pas qu'au fond elles se ressemblent toutes ex- 
trêmement. 

C'est la même chose , répondis -je. Nous 
voulons juger de tout , et nous sommes tou- 
jours dans un mauvais point de vue. Nous 
voulons juger de nous,, nous en sommes trop 
près ; nous voulons juger des autres , nous 
en sommes trop loin. Qui serait entre la lune 
et la terre , ce serait la vraie place pour les 
bien voir. Il faudrait simplement être spec- 
tateur du monde, etyuon pas habitant. 3e ne 
me consolerai jamais , dit-elle , de l'injustice 
que nous faisons à la terre , et de la préoc- 
cupation trop favorable ou nous sommes pour 
la lune , si vous ne m'assurez que les gens de 
la lune ne connaissent pas mieux leurs avan- 
tages que nous les nôtres , et qu'ils prennent 
notre terre pour un astre , sans savoir que 
leur habitation en est un aussi. Pour cela, 
repris-je , je vous le garantis. Nous leur pa- 
raissons faire assez régulièrement nos fonctions 



32 liESMONDBS' 

d'astre. Il est vrai qp!ils ne nous voient pas 
décrire un cercle autour d'eux ; mais il n-im*- 
porle. Yolci ce que c'est. La moitié de la lune 
qui se trouva tournée vers: nous au commen- 
cement du mande f j a toujoiu's été totirnée 
d'epuis ;. elle ne nous présente jamais que ces 
yeux , cette bouche , et le peste de ce visage 
que notre imagination lui compose sur le Sovr- 
dément des taches q^i'elle nous laontre. Si 
Tautre moitié opposée se présentail; à noua , 
d'autres taches dilTéremment arrangiées bou» 
feraient sans doute imagjner quelque autre 
fi^re. Ce n'est pas que Uluoe- ne tourne sur 
elle-même, elle j tourne en autaolJ de tempa 
qu'autour de la terre, c'est-à-dire, en un 
mois^ mais lorsqu'elle fait une paitie de ce 
tour sur elle-même , et qu'il dkîvrait se eaehev 
à nous y, une joue, par exemple,, de ce pré- 
tendu visage , et paraître quelkiu' autre ekose , 
elle fait justement une-serablabie partie de son 
cercle autour de la terre ; et se mettant dans 
un. nouveau point de vue , elle nous montre 
encore cette même jjoue. Ainsi la kine , qui, a 
l'égiard liù soleil et des autres astre» ,. tourne 
sur eUe-même, n'y tourne point à notre égard. 
Us lui paraissent tous se lever et àe coucher en 
l'espace dcquinze jours; mais pour notre terre, 
elle la voit toujours suspendue au même en- 
droit 4u ciel. Cette imoH^ilité apparente ne 
convient guère à un eerps qui doit passer peur 
un astre ; mais aussi elle n'est pas parfaite. La 
lune a un certain balancement qui fait qu'un 
petit coin de visage se cache quelquefois , et 
qu'un petit coin de la moitié opposée se mon« 



SBCOlfD SOIR. 55 

ire. Or elle ne maaqne pas ^ sur ma parole , 
de nous altvibuer ce trembieinent , Qt èe s'ima- 
giaer que nous avons dans le ci^ Gomme un 
mouvement de pendule aui va et vient. 

Toutes ces. planètes y oit la Maripiise, somt 
faîtes comme nous , quii rejetons toujours sur 
les autres ce qnÀ est en nous-mêmes. La terre 
dit; Ce nesù pas moi qui tourne^ c^est le SO" 
leiL La lune dit : Ce m'est pas moi qui trem- 
bla^ e^est la terre. Il y a Ibieo de l'erreur par- 
tout* Je ne vous coikseille pas d'entreprendre 
dfy riea réformer, répondb-}e; il vaut mievx 
que iNHia adAevies-de vous convaincre de l'en* 
tière ressemblance de la terre et de la lune. 
Repiïéaentezr-voas ces deux grandes boules sus- 
pendues dans les cieus.» Voua savez que le sei- 
leil éclaire toujours une moitié des corpa qui 
somt ronds; et que l'autre moitié est dans F om- 
bre. Il j a donc tou)Ours une moitié , tant de 
la terre que de la lime , qui est éclairée du 
soleil, c'est -à -dire , qui a le jour, et une 
autre moitié qui est dans la nuit. Remarques 
d'ailleurs que , comme une balle a moins de 
force et de vitesse après qu'elle a été donner 
contre une m,uraille qu Va renvoyée d'un^^an* 
tre côté , de même la lumière s'affaiblit lors^ 
qu'elle a été réfléchie par quelque corps. Cette 
lumière blanchâtre qui nous vient de ta lune , 
est la lumière même du soleil ; mais elle ne 
peut venir de la lune à nous que par une ré- 
flexion. Elle a donc beanconp perdu de la force 
et de la vivacité quelle avait lorsquVile était 
reçue directement snr la lune ; et celte lu- 
mière éclatante , que nous recevons^ du soleil , 



2* 



34 l'Es MOttDES. 

et que la terre réflécliit. sur la lune , ne doit 
plus être qu'une lumière blanchâtre quand elle 
y est arrivée. Ainsi, ce qui nous parait lumi- 
neux dans la lune , et qui nous éclaire pen- 
dant les nuits , ce sont des parties de la lune 
qui ont lé jour; et les parties de la terre qui 
ont le jour lorsqu'elles sont tournées vers la 
lune qui ont la nuit , les éclairent aussi. Tout 
dépend de la manière dont la lune et laterre 
se regardent. Dans les premiers jours du mois 
que Ton ne voit pas la lune , c'est qu'elle est 
entre le soleil et nous, et qu'elle marche de 
jour avec le soleil. Il faut nécessairement que 
toute sa moitié qui a le jour , soit tournée 
vers le soleil , et que toute sa moitié qui a la 
nuit , soit tournée vers nous. Nous n'avons 
garde de voir cette moitié qui n'a aucune lu- 
mière pour se faire voir ; mais cette moitié 
de l,a lune qui a la nuit, étant tournée vers 
la moitié de la terre qui a le jour, nous voit 
sans être vue » et nous voit sous la même &• 
gure que nous voyons la pleine- lune. C'est alors 
pour les gens de la lune pleine-terre , s'il est 
permis de parler ainsi. £nsuite la lune qui 
avance sur son cercle d'un mois, se dégage de 
dessous le soleil, et commence à tourner vers 
nous un petit coin de^sa moitié éclairée, et 
voilà le croissant. Alors aussi le$ parties de la 
lune qui ont la nuit, comfneucent à ne plus 
voir la moitié de la terre qui a le jour, et nous 
sommes en décours pour elles. 
' Il n'en faut pas davantage , dit brusquement 
la Marquise, je. saurai tout le reste quand il 
ine plaix'a ; je n'ai qu'à y penser un moment , 



SCGONP SOIR. 35 

et qu'à promener la lune sur son cercle d'un 
mois. Je vois en général que dans la lune ils 
ont un mois à rebours du nôtre; et je gage 
que quand nous avons pleine-lune, c'est que 
toute la moitié lumineuse de la lune est tour- 
née vers toute la moitié obscure de la terre ; 
qu'alors ils ne nous voient point du tout , et 
qu'ils comptent nouy^elle-terre. Je ne voudrais 
pas qu'il me fût reproché de m'être fait expli* 
quer tout au long une chose si aisée. Jtfais les 
éclipses, comment vont-elles? Il ne tient qu'à 
vous de le deviner, répondis-je. Quand la lune 
est nouvelle, qu'elle est entre le soleil et nous, 
que toute sa moitié obscure est tournée vers 
nous , qui avons le jour, vous voyez bien que 
l'ombre de cette moitié obscure se jette vers 
nous. Si la lune est justement sous le soleil , 
cette ombre nous le cache , et* en même temps 
noircit une partie de cette moitié l^mineuse 
de la terre. qui était vue par la moitié obscure 
de la lune. Voilà donc une éclipse de soleil 
pour nous pendant notre jour , et une éclipse 
de terre pour la lune pendant sa nuit. Lorsque 
la lune est pleine , la terre est entre elle et le 
soleil , et toute la moitié obscure de la terre 
est tournée vers toute la moitié lumineuse de 
la lune. L'ombre de la terre se jette donc vers 
la lune ; si elle tombe sur le corps de la lune , 
elle noircit cette moitié lumineuse que nous 
voyons; et à cette moitié lumineuse qui avait 
le jour, elle' lui dérobe le soleil. Voilà donïà 
une éclipse de lune pendant notre nuit, et une 
éclipse dis soleil pour la lune pendant le jour 



36 LES MONDES. 

dont elle jouissait. Ce qui fait qu'il n'arrive 
pas des éclipses toutes les fois que la luae est 
entre le soleil et la terre, ou la terre entre le 
soleil et la lune , c'est que souvent ces trois 
corps ne sont pas exactement rangés en ligne 
droite , et que par conséquent celui qui devrait 
faire l'éclipsé , jette son ombre un peu à côté 
de celui qui en devrait être couvert. 

Je suis fort étonnée ^ dit la Marquise , qu'il 
y ait si peu de mystère aux éclipses , et que 
tout le monde n'en devine pas la cause. Ah ! 
vraiment , répondis^je , il y a bien des peuples 
qui , de la manière dont ils s'y prennent , ne 
ladevmeront encore delong-temps«Dans toutes 
les Indes Orientales , on croit que quand le 
soleil Qt la lune s'éclipsent, c'est qu un cer- 
tain dragon qui a les griffes fort noires , le« 
étend sur ces astres, dont il veut se saisir ; et 
vous voyez pendant ce temps-là les rivières 
couvertes de têtes d'Indiens qui se sont mis 
dans l'eau jusou'au cou , parce que c'est une^ 
situation tiès-aévote selon eux, et très-propre 
à obtenir du soleil et de la liiine qu'ils se dé- 
fendent bien contre le dragon. En Amérique 
on était persuadé que le soleil et la lune étaient 
fS^cbés quand ils s éclipsaient > et Dieu sait ce 
qu'on ne faisait pas pour se raccémmoder aVec 
eux. Mais les Grecs ,. qui étaient si raffinés , 
n'ont-ils pas cru long^temps que la lune était 
ensorcelée , et que des magiciennes la faisaient 
^seendre du ciel pour jeter sur W herbes une . 
certaine écume malfaisante? Et nous, n'eûmes- 
nous pas belle peur il n'y a que trente- deux 



r 

I 



SECOND SOIR. 37 

ABS (i) , i une certaine éclipse de soleil, qui 
k la vérité fut totale? Une infinité de gens ne 
se tinrent-ils pas enfermés dans des caves ? Et 
les philosopbes qui écrivirent pour nous ras- 
surer , n'écrivirent- ils pas en vain ou à peu 
près? Ceux qui s'étaient réfugiés dans les caves 
en 8orlirent*ils ? 

En vérité , reprit-elle , tout cela est trop 
honteux pour les hommes ; il devrait y avoir 
un arrêt du genre humain, qui défendit qu'on 
parlât jamais d'éclipsés, de peur que l'on ne 
conserve la mémoire des sottises qui on|; été 
faites ou dites sur ce chapitre-là* Il faudrait 
donc, répliquai-je , que le même arrêt abolit 
la mémoire de toutes choses, défendît qu'on 
parlât jamais de rien ; car je ne sache rien au 
monde qui ne soit le monument de quelque 
sottise des hommes. 

Dites-moi, je vous prie y une chose ^ dit la 
Marquise ; ont>ils autant de peur des éclipses 
*dans la lune que, nous en avons ici ? U uie pa- 
raîtrait tout-à-fait burlesque que les Indiens de 
ce pays-là se missent à l'eau comme les nôtres , 
que les Américains crussent notre terre fâchée 
contre eux , que les Grecs s'imaginassent que 
nous fussions ensorcelés, que nous allassions 
gâter leurs herbes , et qu'enfin nous leur ren- 
dissions la consternation qu'ils causent ici-bas^ 
Je- n'en doute nullement, répondis-je. Je vouV 
draift bien savoir pourquoi messieurs de la lune 
auraient l'esprit plus tort que nous. De quel 
droit nous feront-ils peur sans que nous leur 



^titmmmmmm 



(i) En 1654. 



38 LES MOlfDBS. 

en fassions ? Je croirais même , a}outai-je en 
riant , que , comme un nombre prodigieux 
d'bommes ont été assez fous, et le sont en- 
core assez pour adorer la lune, il y a des gens 
dans la lune qui adorent aussi la terre , et que 
nous sommes à genoux les uns devant les au- 
tres. Après cela , dit-elle , nous pouvons bien 
prétendre à envoyer des influences à la lune , 
et^à donner des crises à ses malades; mais 
comme il ne faut qu'un peu d'esprit et d'ha- 
bilelé dans les gens de ce pays-là , pour dé- 
truire ces bonneurs dont nous nous flattons , 
j'avoue que je crains toujours que nous n'ayons 
quelque désavantage. 

Ne craignez rien , répondis-je , il n'y a pas 
d'apparence que nous soyons la seule sotte es- 
pèce de l'univers. L'ignorance est quelque 
cbose de bien propre à être généralement ré- 
pandu ; et quoique je ne fasse que deviner celle 
des gens de la lune^ je n'en doute non plus que^ 
des nouvelles les plus sûres qui nous viennent 
delà. 

Et quelles sont ces nouvelles sûres ? inter- 
rompit-elle. Ce sont celles, répondis-je, qui 
nous sont rapportées sur ces sa van s qui y voya- 
gent tous les jours avec des lunettes d appro- 
che. Ils vous diront qu'ils y ont découvert 
des terres, des mers^ des lacs, de très-bautes 
montagnes, des abîmes très-profonds. 

Vous me surprenez , reprit-elle. Je conçois 
bien qu'on peut découvrir sur la lune des 
montagnes et des abîmes ; cela se reconnaît 
apparemment à des inégalités remarquables : 
mais comment distinguer des terres et des 



l 



SECOND SOIR. 39 

mers ? On les distingue , répondis-je , parce 

3ue les eaux qui laissent passer au travers 
'elles-mêmes une partie de la lumière, et 
qui en renvoient, moins , paraissent de loin 
comme des taches obscures, et que les terres 
ui par leur solidité la renvoient toute , sont 
es endroits plus brillans. L'illustre M. Cas- 
sim f l'homme du monde à qui le ciel est le 
mieux connu, a découvert sur la lune quisl- 
que chose qui se sépai^e eu deux, se réunit 
ensuite , et va sç perdre dans une espèce de 
puits. Nous pouvons nous flatter avec bien de 
l'appi^rence, que c'est une rivièrç. Enfin, on 
connaît assez toutes ces difTérentes parties pour 
leur avoir donné des noms, et ce sont souvent 
des noms d« savans. Un endroit s'appelle Co- 

fiernic ; un autre, Ârchimède ; un autre, Gali- 
ée ; il y a un promontoire des Songes , une 
mer des Pluies, une me^ de Nectar^ une mer 
de Crises ; enfin la description de la lune est 
si exacte , qu'un savant qui s'y trouverait pré- 
sentement, ne s'y égarerait non plus que je 
ferais dans Paris. 

Mais, reprit-elle , je serais bien aise de sa- 
voir encore plus en détail comment est fait le 
dedans du pays. 11 n'est pas possible , repli- 
quai-je, que Messieurs de l'observatoire vous 
en instruisent ; il faut le demander à Âstolfe , 
qui fut conduit dans la lune par saint Jean, Je 
vous parle d'une des plus agréables folies de 
l'Ârioste, et je suis sûr que vous serez bien 
aise de la savoir. J'avoue qu'il eût mieux fait 
de n'y pas mêler saint Jean, .dont le nom est 
si digne de respect ; mais enfin c*est une licence 



40 liBS MONDES. 

poétique , qui peut seulement passer pour un 
peu trop gaie. Cependant tout le poëme est dé- 
dié à un cardinal, et un grand pape Ta honoré 
d'une approbation éclatante que l'on voit au- 
devant de quelques éditions. Voici de quoi il 
s'agit. Roland , neveu de Gfaarlemagne , était 
devenu fou , parce que la belle Angélique lui 
avait préféré Médor. Un jour Astolfe, brave 
paladin , se trouva dans le paradis terrestre , 
qui était sur la cime d'une montagne très- 
haute , où son hippogriffe l'avait porté. Là il 
rencontra saint Jean, qui lui dit que , pour gué- 
rir la folie de Roland, il était nécessaire qu'ils 
fissent ensemble le voyage de la. lune* Astolfe , 
qui ne demandait qu'à voir du pays, ne se fait 
point prier , et aussitôt voilà un cnariot de feu 

2ui enlève par les airs l'apôtre et le paladin, 
lomme Astolfe n'était pas grand philosophe , 
il fut fort surpris de voir la lune beaucoup 
>lus grande qu'elle ne lui avait paru de dessus 
a teri'e. Il fut bien plus surpris encore de voir 
d'autres fleuves, d'autres lacs, d'autres mon- 
tagned, d'autres villes, d'autres forêts, et, ce 
qui m'aurait bien surpris aussi, des nymphes 
qui chassaient daua ces forêts. Mais ce qu'il vit 
de plus rare dans la lune , c'était un vallon où 
se trouvait tout ce qui se perdait sur la t^rre, 
de quelque espèce qu'il fickt , et les couronnes , 
et les richesses,' et la renommée, et une infi- 
nité d'espérances, et le temps qu'on donne 
au )eu , et les aumônes qu'on fait faire après 
sa morty et ]es vers qu'on présente aux princes, 
et les soupirs des amans. 

Pour les soupira des amans, interrompit la 



r. 



SB€0-ffD soin. ^ ^\ 

Marquise , je ne sais pas si du temps de TA» 
rioste ils étaient perdus ; mais en ce temps-ci ^ 
je n'en connais point qui aillent dans la lune. 
Wj eût-il que vous. Madame , repris-je , vous 
y en avez fait aller un assez bon nombre. En- 
fizi la lune est si exacte à recueillir ce qui se 
perd ici bas , que tout y est ; mais l'Arioste 
ne vous dît cela qu?à l'oreille, tout y est, jus- 
qu a la^ donation de Constantin. C'est que les 
papes" ont prétendu être les maîtres de Rome 
et de riial ie , en vertu d'une donation que 
l'empereur Constantin leur en avait faite ; et 
la vérité est^ qu'on ne saurait dire ce qu'elle est 
devenue. Biais devinez de quelle sorte* de 
chose cm ne trouve point dans la lune ? de la fo- 
U^* Tout ce qu'il y en a jamais eu sui^a terre , 
^7 est très-bien conservé. En récompense, il 
Kk'est pas croyable combien il y a dans la lune 
d' esprits perdus. Ce sont auunt de fioles plei- 
nes d'une liqueur fort subtile , et qui s éva- 
pore aisément si elle n'est enfermée.; et sur 
chacune de ces fioles est écrit le nom de nCc** 
lui à aui l'esprit appartient. Je ci*ois que l'A- 
rioste les met toutes en un tas ; mais j'aime 
siitfux me figurer qu'elles sont rangées bien 
pmprement dans de longues galeries. Astolfe 
fut fort éUmïïé de voir que les fioles de beau- 
coup de gen^ qu'il avait cru très-sages, étaient 
H pourtant bien pleines ; et pour moi , je suisper- 
suadé que la mienne s'est remplie considéra- 
blement depuis que je vous entreliens de vi- 
sions ,^ tantôt philosophiques , tantôt poétiques. ^ 
Mais ce qui me console , c'est qu'il n'est pat 
poteible que pjir tout ce que je vous dis , je 



4a les IfOBTDES. 

ne vous fasse avoir bientôt aassi une petite 
fiole dans la lune. Le bon paladin ne manqua 
pas de trouver la sienne parmi tant d'autres. Il 
s'en saisit avec la permission de saint Jean , et 
réprit tout son esprit par le nez , comme de l'eau 
de la reine de Hongrie ; mais TArioste dit qu'il 
ne le porta pas bien loin , et qu'il le laissa re- 
tourner dans la lune par une folie qu'il fit à 
Îùelque temps de là. 11 n'oublia pas la fiole de 
loland, qui était le sujet du voyage. Il eut 
assez de peine à la porter; car l'esprit de ce hé- 
ros était de sa natui*e assez pesant , et il n'y 
en manquait pas une seule goutte. Ensuite l'Â- 
rioste, selon sa louable coutume de dire tout 
ce qui lui plait , apostrophe sa maîtresse t et 
lui dit en de fort beaux vers : Qui montera 
aux deux , ma belle , pour en rapporter l'es- 
prit que vos charmes m'ont fait perdre ? Je 
ne me plaindrais pas de cette perte-là ^ pourvu 

Î jumelle n'allât pas plus loin ; mais il faut que 
a chose continue commç elle a commencé , je 
ri ai quà m' attendre h dex^enir tel que f ai aé~ 
crit Roland, Je ne crois pourtant pas que pour 
ravoir mon esprit, il soit besoin que faille par 
les airs, jusque dans la lune; mon esprit ne 
loge pas si haut ; il va errant sur vos yeux , 
sur votre bouche , et si vous voulez bien que je 
m'en ressaisisse \, permettez que je le recueille 
avec mes lèvres. Ce]sL n'est>il pas joli ? Pour moi, à 
raisonner comme l'Arîoste > je serais d'avis qu'on 
ne perdit jamais l'esprit que par Tamour; car 
vous voyez qu'il ne va pas bien loin , et qu'il 
ne faut que des lèvres qui sachent le recou- 
vrer; mais quand on le perd par d'autres voies, 



SEGOITD SOIK. 4S 

comme nous le perdons ^ par exemple , à philo- 
sopher présentement, il ya droit dans la lune , 
et on ne le rattrape pas quand on veut. En ré- 
compense, répondit la Marquise , nos fioles se- 
ront honorablement dans le quartier des fioles 
philosophiques, au lieu que nos esprits iraient 
peut-être errans sur quelqu'un qui n'en serait 
pas digne. Mais pour achever de m'ôter le 
mien , dites-moi , et dites-moi bien sérieuse* 
ment si vous croyez qu'il y ait des hommes 
dans la lune; car jusqu'à présent vous ne 
m'en avez pas parlé d'une manière assez po- 
sitive. Moi ! repris-je , je ne crois point du tout 
qu'il y ait des hommes dans la lu^e. Yoyez 
combien la face de la nature est changée'd ici 
à la Chine ; d'autres visages^ d'autres figures, 
d'autres mœurs , et presque d'autres principes 
de raisonnement. D'ici à la lune , le change- 
ment doit être bien plus considérable. Quand 
on va vers de certaines terres nouvellement dé- 
couvertes , à peine sont-ce des hommes que 
les habitans que l'on y trouve ; ce sont des 
animaux à figure humaine , encore quelquefois 
assez imparfaite, mais presque sans aucune 
raison humaine. Qui pourrait pousser jusqu'à 
la lune , assurément ce ne serait plus des 
homme) qu'on y trouverait. 

Quelle sorte de gens serait-ce donc? reprit la 
la Marquise avec un air d'impatience. De bonne 
foj, Madame, répliquai-je » je n'en sais rien. 
S il se pouvait fiûre que nous eussions de la 
maison , et que nous ne fussions pourtant pas 
hommes, et d'ailleurs que nous habitassions 
la lune , nous imaginerions-nous bien qu'il y 



\ 



44 l'BS MOITDBS. 

•ût ici bas celle espèce bizarre de créatures 
qu'on appelle le genre humain ? Pourrions^nous 
bien nous figurer quelque chose qui eût des 

Sassions si folles , et des réflexions si sages ; une 
urée si courte et des vues â longues ; tant de 
science sur des chose» presque inutiles , et tant 
d'ignorance sur les plus importances ; tanl> d!ar- 
deur pour la liberté, et tant d'inclination à la 
servitude , une si' forte envie d'être heurenx , 
et une si grande incapacité de^Tétre? il fan- 
drail que les gens de la lune eussent bien de 
l'esprit s'ils devinaient tout cela. Nous nous 
voyons incessamment.nous*-mémes, et nous en 
sommes encore à deviner comment nou9 som* 
mes faits. On a été réduit a dire que Icsr dieux 
étaient ivres de nectar lorsqu'ils firent les hom- 
mes ^ et que quand ils vinrent à regarder leur 
ouvrage de sang-froid^ ils. ne purent s'empé* 
èher d'en rire. Nous^ voilà donc bien en suseté 
du c6té des gens de la lune , dit la Marquise , 
ils ne nous devineront pas ; mais je youdrais 
que nous les pussions deviner ; car en vérité cela 
inquiète, de savoir qu'ils sont là-haut dans 
cette lune que nous voyons , et de ne pouvoir 
pas se figurer comment ils sont &its. Et pour- 
quoi , répondis je , n'avez*vous point d'inquié- 
tude sur les habitans de cette grande terre ans* 
traie qui nous est encore entièrement inconnue? 
Nous sommes: portés eux et nous sur le même 
vaisseau , dont ils occupent la proue , et nous la 
poupe. Vous voyez que de la poupe à la proue , 
n n y a aucune communication , et qu'à un 
bout du navire , on ne sait point quelles gens 
sont à l'autre , ni ce qu'ils y font ; et vous vott« 



SBGOAD SOIR.. ^5 

driex sayoir ce qui se passe dans la lune , dans 
cet autre vaisseau cpi floUe loin de nous pav 
les cieox ! 

Oh ! reprit-elle, je compte les kabitans de la 
terre austi'ale pour connus, parce qu'assuré*- 
ment ils doivent nous ressembler beaucoup, et 

Îu enfin on les connaîtra quand on voudra se 
onner la peine de les aller voir; ils demeure** 
ront toujours là , et ne nous. échapperont pas ; 
mais ces gens de la lune , on ne les connattra 
jamais, cela est désespérant. Si je vous l'épon- 
dais sérieusement , répliquai-je j qu'on ne sait 
ce qpii arrivera, vous vous moqueries de moi , 
et je le mériterais sans doute. Cependant je me 
défendrais assea bien, si je le voulais. J'ai une 
pensée tnès^ridicuie , qui a un air de vraisem- 
blance qui me surprend ; je ne^sais où elle peut 
l'avoir pris , étant aussi impertinente qnelle 
est. Je gage que je vais vous réduire à avouer, 
contre toute raison, qu'il pourra y avoir un 
jour du commeroe«;enire la terre et la lune. 
Remetrea-vorus dans resprit l'état oùétait l'A- 
mérique avant qu'elle eut été découverte par 
Christophe Golomb.Ses habitians vivaient dans 
une ignorance extrême. Loin de connaître les 
sciences , ils ne connaissaient pas les arts les 
plus simples et les plus nécessaii*es. Ils allaient 
nus, ils n'avaient point d'autres armes que 
l'arc; ils n'avaient jamais con^ii que des hom- 
mes pussent être portés par des animaux ; ils 
r^ardaient la mer comme un grand espsee 
défendu aux hommes, qui«e joignait au ciel., 
et au-dek duquel il n'y avait rien. Il est vrai 
(fu'après avoir passé des années entières à çreu- 



46 liBS MOlfDES* 

sér le tronc d'un gros arbre avec des pierres 
trancbanles , ils se mettaient sur la mer dans 
ce tronc , et allaient terre à terre portés par le 
vent et par les flots. Mais comme ce vaisseau 
était sujet à être souvent renversé , il fallait 
qu'ils se missent aussitôt à la nage 'pour le rat- 
traper, et, à proprement parler, ils nageaient 
toujours , hormis le temps qu'ils se délassaient. 
Qui leur eût dit qu'il y avait une sorte de na- 
vigation incomparablement plus parfaite, qu'on 
pouvait traverser cette étendue infmie d'eau 
de tel c6té et de tel sens qu'on voulait, qu'on 
s'y pouvait arrêter sans mouvement au milieu 
des flots émus , qu'on était maître de U vitesse 
avec laquelle on allait; qu'enfin cette mer, 
quelque vaste qu'elle fût ^ n'élait point un obs- 
tacle à la communication des peuples, pourvu 
seulement qu'il y eût des peuples au-delà ; vous 
pouvez compter qu'ils ne l'eussent jamais cru. 
Cependant voilà un beau jour, le spectacle du 
monde le plus étrange et le moins attendu qui 
se présente à eux. De grands corps ^normes qui 
paraissent avoir des ailes blanches , qui volent 
sur la mer, qui vomissent le feu de toutes 
parts, et qui viennent jeter sur le rivage des 
gens inconnus, tout écaillés de fer, disposant 
comme ils veulent des monstres qui courent 
sous eux , et tenant en leur main aes foudres 
dont ils terrassent tout cje qui leur résiste. 
D'qù sont-ils venus ? Qui § pu les amener par- 
dessus les mers ? Qui a mis le feu en leur dis- 
position ? Sont-ce les enfans du soleil? car as- 
surément ce ne sont pas des hommes. Je ne 
s^ts. Madame , si vous entrez comme moi dans 



SBGOND soin. 47 

la sarprise des Américains ; mais jamais il ôe 
peut y en avoir eu une pareille dans le monde. 
Après cela , je ne veux plus jurer qu'il ne puisse 

ir avoir commerce quelque jour entre la lune et 
a terre. Lés Américains eussent-ils cru qu'il 
eût dû y en avoir entre l'Amérique et l'Europe 
qu'ils né connaissaient seulement pas? Il est 
vrai qu'il faudra traverser ce grand espace 
d'air et de ciel qui est entre la terre et la lune. 
Mais ces grandes mers paraissaient-elles aux 
Américains plus propres à être traversées ? En 
vérité f dit la Marquise en me regardant, vous 
êtes fou. Qui vous dit le contraire ? répondis-je. 
Mais je veux vous le prouver , reprit-elle ; je 
ne me contente pas de l'aveu que vous en fai- 
tes. Les Américains étaient si ignorans^ qu'ils 
n'avaient garde de soupçonner qu'on put se 
faire des chemins au travers de mers si -vastes ; 
mais nous qui avons tant de connaissances, 
nous nous %urerions bien qu'on pût aller par 
les airs, si Ton pouvait effectivement y aller. 
On fait plus que se figurer la chose possible, 
répliquai- je , on compience déjà à voler un 
eu ; plusieurs personnes diflerenles ont trouvé 
e secret de s'ajuster des ailes qui les soutien^ 
nent en l'air , de leur donner du ihouvement, 
et de passer par-dessus des rivières. A la vérité, 
ce n'a pas été un vol d'aigle, et il. eu a quel- 
quefois coûté à ces nouveaux oiseaux un bras 
ou une jambe ; mais enfin cela ne représente en- 
core que les premières planches que Ton a mises 
sur l'eau , et qui ont été le commencement de 
la navigation. De ces planehes-la , il y aya^t 
bien Ipia jiisqu'à de gros navires qui pussent 



i; 



48 'I<BS MONDES* 

faire le tour du monde. Cependant peu â peu 
sont venus les gros navires. L'art de voler ne 
fait encore que de naître ; il se perfectionnera , 
et quelque jour on ira jusqu'à la lune. Préten- 
dons-nous avoir découvert toutes choses , ou 
les avoir mises à un point qu'on n'y puisse; cien 
ajouter ? Eh ! de grâce , consentons qu'il y ait 
encore quelque chose à faire pour les siècles à 
venir. Je ne consentirai point, dit-elle, qu'on 
vole jamais que d'une manière i se rompre 
aussitôt le cou. Hé bien, lui i*épondis-je, ^i 
vous voulez qu'on vole toujours si mal ici , on 
volera mieux dans la lune ; ses habitans seront 
plus propres que nous à ce métier ; car il n'im- 
porte que nous allions là , ou qu'ils viennent 
ici ; et nous serons comme les Américains qui 
ne se figuraient pas qu'on pût naviguer 
quoiqu'à l'autre bout du monde on navign!&t 
tort bien. Les gens de la lune iraient donc 
déjà venus , i*eprlt-elle presqu'en colère ? Le^ 
Européens n'ont été en Amérique qu'an bout 
de six mille ans , répKquai-je , en éclatant de 
rire ; il leur fallut çè temps pour perfection- 
ner la navigation jusqu'au point de pouvoir 
IraVtÔrter FOcéan. Les gens de la lune savent 

{)e\it-étre déjà faire de petits voyages dans 
'air; à l'heure qu'il c«t, ils s'exercent; quand 
ils seront plus habiles et plus expérimenté», 
nous les verrons , et Dieu sait quelle surprise ! 
Vous êtes insupportable , dit -elle , de me pous- 
ser à bout avec un raisonnement aussi creux 
* que eelui-là. Si vous me fâchez , repris-je , je 
tais bien ce que -f ajouterai encore pour Je for- 
tifier. B,^9iarques que le monde se développe 



SKOOND SOIR. 49 

peu à peu. Les anciens se tenaient bien sûrs 
qae la Zone torride et les Zones glaciales ne 
pouvaient être habitées, ià cause de Texcés ou 
du chaud ou du froid ; et du temps des Romains 
la carte générale de la terre n'était guère plus 
étendue que la carte de leur empire : ce qui 
avait de la grandeur en un sens, et marquait 
beaucoup d'ignorance en un autre. Cependant 
il ne laissa pas de se trouver des hommes , et 
dans des pays très-chauds, et dans des pays 
très-froids; voilà déjà le monde augmenté. 
Ensuite on jugea que l'Océan couvrait toute la 
terre, hormis ce qui était connu alors, et qu'il 
n'y avait point d'Antipodes, car on n'en avait 
jamais ouï parler, et auraient- ils eu les pieds 
en haut et la tête en bas? Après ce beau raison- 
nement , on découvre pourtant les Antipodes. 
Nouvelle réfoi*mation à la oarte , nouvelle moi- 
tié de la terre. Vous m'eaCendez bien, Madame, 
ces Antipodes-là qu'on a trouvés contre toute 
espéi*ance , devraient nous apprendre à être 
retenus dans nos jugemens. Le inonde ache- ' 
vera peut- être de se développer pour nous, on 
connaîtra jusqu'à la lune. Nous n'en sommes 
pas encore là , parce que toute la terre n'est 
pas découverte , et qu'apparemment il faut que 
tout cela se fasse d ordre. Quand nous aurons 
bien cgnitu notre habitation , il nous sera per- 
mis de connaître celle de nos voisins les gens 
de la lune. Sans mentir , dit la Marquise , en 
inc regardant attèîktiv€ment , je vous trouve 
si profond dans cette matière , qu'il n'est pas 
possible que vous ne croyiez tout de bon ce 
que vous dit«8. J'en serais bien fâché , répon- 
PtunàL. DES Mondes. 3 



5o LES KONDëS. 

dû«»je : je veux, seulemeat vou» fkîre voir qu!(^ 
peut a»sez Lien soutenir, une opinion chimé- 
rique pour embarrasser une personoe d'esprit, 
mais non pas assez bien pour la persuader. Il 
tCj a ^e la vente qui persuade , même san« 
avoir besoin de paraître avec toutes ses preu¥es» 
EUe entre si natm^ellement daoa l'espiût , qw 
quand on Fapprend pour la première, fois , il. 
semble qu'on ne fasse que s'en souvenir. Âb ! 
vous me soulages^ répliqua la Marquise ; votre 
faux raisonnement m'incommodait , et je me 
sens plus en état d'aller me coucber tcanquil- 
Iqment^ si voua v<^ulea bien que nouts noua 
retirions. 



TROISIÈME SOIR. 

Pktrticulantés 'du Monde de la Lune. Que les^ 
€mtres Planètes^oni kaèitées aussi. 

JLuK Marquise voulut m' engager pendant le 
jour à poursuivre nos entreliens ; mais je lui 
représentai que nous ne devions con&er de 
telles rêveries qu'à la lune et aux étoiles, puis* 
q.u'aussi-bien elles en étaient l'objet. Nous ne 
manquÂmês pas à aller le soir dans le parc, qui 
devenait un lieu consacré à nos conversations 
savantes. 

J'ai bien des nouvelles à vous apprendre, 
lui dis-je , la lune que je vous disais hier , qui 
selon toutes les apparences était habitée, pour- 
rait bien ne l'être point ; j'ai pensé à une chose 
qui met ses habitaus en péril. Je ne souffrirai 
point cela, répondit^elle*. Hier vous m'aviez 



TROISIÈME sont. 5l 

préparée à voir ces gens-là -venir ici au premier 
jour, et aujourd'hui ils ne seraient seulement 
pas au monde ! Tous ne vous jouerez point 
ainsi de moi ; vous m'avez fait croire les .ha-^ 
bîtans de la lune, j'ai surmonté la peine que 
j'y avais , je les croirai; Vous allez Lien vite , 
repris-je ; il ne faut donner que la moitié de 
son esprit aux choses de cette espèce que l'on 
croit, et en réserver une autre moitié libre, 
oà le contraire puisse être admis , s'il en est 
besoin. Je ne ttiepaie point de sentences , ré- 
plîqua-t-elle , allons au fait. Nefaut-ilpas rai- 
sonner de la lune comme de Saint-Denis? !N on 
répôndis-je , la lune ne ressemble pas autant à 
la terre,' que Saint-Denis ressemble i Paris. Le 
soleil élève de la terre et des eaux , des exha- 
laisonset des vapeurs, qui ^montant eni'àir, 
jusqu'à quelque hauteur^ s'j assemblent et 
forment les nuages: Ces nuages suspendus vol- 
tigent irrégulièrement autour de notre globe, 
et ombragent tantôt un |>ajs , tantôt un autre. 
Qui verrait la terre de loin , remarquerait sou- 
vent quelque s change mens sur sa surface, parce 
qu'uii' grand pays couvert par des nuages , se- 
rait un endroit obscur , et deviendrait plus 
lumineux dès qu'il serait découvert. On ver- 
rait des taches qui changeraient de place , ou 
s'assembleraient diversement, ou dis^^ai'aî- 
traient tout à fait. On verrait donc aussi ces 
mêmes changemens sur la surface d<^ la lune , 
si elle avait des nuages autour d'elïe; mais 
tout au contraire , toutes se« taches sont fixes, 
ses endroits lumineux le àont toujours, et 
voilà le malheuif . A cô comptera , le soleil n'é- 



52 LE ^ MON DBS. 

lève point de vapeurs ni d^ exhalaisons de des- 
sus la lune. C'est donc un corps infiniment 
{)lus dur et plus solide que notre terre , dont 
es parties les plus subtiles se dégagent aisé- 
ment d'avec les autres, et montent en haut dès 
qu^ elles sont mises en mouvement par la cha- 
leur. Il faut que ce soit quelques amas de ro- 
chers et de marbres où il ne se fait point 
d'évaporations ; d'ailleurs elles se font si ns^tu- 
Tellement et si nécessairement où il y a des 
eaux, qu'il ne doit point y avoir d'eaux«où il 
ne s'en fait point. Qui sont donc leshabitans de 
ces i*ochers qui ne peuvent rien produire, et de 
ce pays qui n'a point d'eaux? Et quoi, s'é* 
cria-t-elle , il ne vous souvient plus que vous 
m'avez assuré qu'il y avait dans la lune, des 
mei^que Ton distinguait d'ici? Ce n'est qu'une 
conjecture , répondis-je , }'en suis bien taché ; 
ces endroits obscurs qu'on prend pour des 
mers, ne sont peut-être que de grandes cavi- 
tés. De la distance ou nous sommes , il est per- 
mis de ne pas deviner tout-à-fait juste. Mais, 
dit-elle , cela suffira-t-il pour nous faire aban- 
donner les habilans de la lune ? Non pas tout 
à fait, Madame, repris-je; nous ne nous dé- 
terminerons ni pour eux, ni contre eux. Je vous 
avoue ma faiblesse , répliqua-t-elle ; je ne suis 
point capable d'une si parfaite indétermina- 
tion, j'ai besoin de croire. Fij^ez-moi prpmp- 
tement à une opinion sur les h^bitans de la 
lune; conservons4es , ou anéantissons-les pour 
jamais, et qu'il n'en soit plus parlé ; mais con- 
servons-les plutôt j s'il se peut; j'ai pris pour 
eux une inclination que j'aurais, de la peine à 



TROISIÈME SOIR. 53 

perdre. Je ne laisserai doiic pas la lune déserte, 
repris-je , repeuplons-la pour vous faire plaisir. 
A la vérité , puisque Tapparence des taches de 
la lune ne change point, on ne peut pas croire 
qu'elle ait des nuages autour d'elle^ qui om- 
bragent tantôt une partie , tantôt une autre ; 
mais ce n'est pais à dire qu'elle ne pousse point 
hors d'elle des vapeurs ni des exhalaisons. Nos 
nuages que nous voyons portés en l'air ne sont 
que des exhalaisons et des vapeurs, qui^ au sor- 
tir de la terre, étaient séparées en trop petites 
parties pour pouvoir être vues , et qui ont ren- 
contré un peu plus haut unfroidùqui les a res- 
serrées et rendues visibles par la réunion de 
leurs parties ; après quoi ce sont de gros nuages 
qui flottent en Pair, où ils sont des corps étran- 
gers, jusqu'à ce qu'ils retombent en pluie. 
Mais ces mêmes vapeurs et ces mêmes exhalai- 
sons se tiennent quelquefois assez dispersées 
pour être imperceptibles , et ne se ramassent 
qu'en formant des rosées très-subtiles qu'on ne 
voit tomber d'aucune nuée. Je suppose donc 
qu'il sorte des vapeurs de la lune , car enfin il 
faut qu'il en sorte ; il n'est pas croyable que la 
lune soit une masse dont toutes les parties 
soient d'une égale solidité , toutes également 
en repos les unes auprès des autres , toutes in- 
capables de recevoir aucun changement par 
l'action du soleil sur elles : nous ne connaissons 
aucun corps de cette nature, les marbres mêmes 
n'en sont pas ; tout ce qui est le plus solide 
change et s'altère , ou par le mouvement secret 
et invisible qu'il a en lui-même, ou par celui 
qu'il reçoit de dehors. Mais les vapeurs de la 



54 l'Es MOirDES. 

lune ne se rassembleront point aulonr ^'elle 
en nuages, et ne retomberont point sur elle en 
pluies; elles ne formeront que des rosées. Il 
suffit pour cela que Tair, dont apparemment 
la lune est environnée en son particulier, 
comme notre terre Test du sien , soit un peu 
différent de notre air , et les vapeurs de la lune 
un peu différentes des vapeurs de la terre ; ce^ 
qui est quelque chose de plus que vraisem- 
blable. Sur ce pied là il faudra que , là matière 
étant disposée dans la lune autrement que sur 
la terre, les effets soient différens; maïs il 
n'importe « du moment que nous avons trouvé 
un mouvement inférieur dans les parties de la 
lune f ou produit par des causes étrangères > 
voilà ses babilans qui renaissent, et nous avons 
le fonds nécessaire pour leur subsistance. Cela 
nous fournira des fruits , des blés , des eaux, et 
tout ce que nous voudrons. J'entends- des 
fruits^ des blés, des eaux à la manière de la 
lune que je fais profession de ne pas connaître, 
le tout proportionné aux besoins de ses babi- 
tans que je ne connais pas non plus. 

Cest-à-dire, me dit la Maixfuise, que vous 
sa^ez seulement que tout est bien , sans savoir 
comment il est : c'est beaucoup d'ignorance 
^ sur bien peu de science ; mais il faut s'en con- 
soler. Je suis encore trop heureuse que vous 
ayez rendu à la lune ses habitans. Je suis même 
fort contente que vous lui donniez un air qui 
Teiiveloppe en son particulier ; il me semblerait 
dé.sorraais que sans cela une planète serait trop 
nue. 

Ces deux airs difféiens, repris-je , coutri* 



TROisiimiE SOIR. 55 

fcaeiii à empêcher In contmumcatton des itnx 
planètes. S'il ne tenait qu'à vokr , que savons- 
nous , comme \e vous dtsats hier , si on ne vo- 
lera pas fort bien quelque jour! J'avoue pour- 
tant ou'il n'y a pas beaucomp d'apparence. Le 
grand élotgnement dé la lune -à la terre seratt 
encore une difficulté à surBK>nier, qui est assu- 
rémentconsidërable ; maisquand ntémeelle ne 
aV rencontrerait pas , quand même Içs éenx 
planètes- seraient fort proches , ii ne serait pas 
possible de passer de l'air de I'«me dans l'air 
de Tautre. Leau est Tair desr jioissons, ils ne 
pussent jumais dans l'air des oiseaux , ni les oi« 
aeauJL dans l'air des poissons ; ce n'est pas la 
distattce qui les eu empêche , c'est que chacun 
a pour prison l'air qu'il respire. Nous trouvons 
que le n6tpe est inêlé Se vapeurs plus épaisses 
et plus grossière?» que celut de la tune. A ce 
compte un habitant de la lune qui serait arrivé 
aux confins de notre monde , se noierait dès 
qu'il emtisrait jdans notre air , et nous- le ver* 
riems tomber mort sur la tet^e. 

Oh î que ^aurais d'envie , s'écria la Maf qutse, 
qu'il arriva iquelque grand naufrti^ qui ré- 
pondit ici bon nombre de ces gens^là, dont 
nous irions considérer à notre aise les figures 
extraordinaires ! Mais, répliquai-je ,* s'ils étaient 
Msec habiles pour nnviguèr sur la surface ex- 
térieure de notre air , et que de là , par la curio- 
sité de nous voir , ils nous péchassent comme 
des poissons , cela vous plairait^l ? Pourquoi 
non ? répondit-elle en riant. Four moi , je me 
mettrais de mon propre mouvement dans kui*» 



56 LES MONDES. 

filets, seulement pour avoir le plaisir de voir 
ceux qui m'auraient péchée. 

Songez , répliquai- je , que vous n^ arriveriez 
que bien malade au haut ae notre air; il n est 

Sas respirable pouv nous dans toute son éteu- 
ue , il s'en faut bien ; on dit qu'il ne l'est déjà 
presque plus au baut de certaines montagnes : 
et je m'étonne bien que ceux qui ont la folie 
de croire que des génies corporels habitent l'air 
le plus pur, ne disent aussi que ce qui fai^que 
ces génies n^ious rendent que des visites très- 
rares et très-courtes, c'est qu'il y en a peu 
d'entre eux qui sachent plonger, et que ceux- 
là même ne peuvent faire jusqu'au fond de cet 
air épais où nous sommes , que des plongeons 
de très'peu de durée. Voilà donc bien des bar- 
rières naturelles qui nous défendent la sortie 
de notre monde, et l'entrée de celui de la lune. 
Tâchons du moins, pour notre consolation^ 
à deviner ce que nous pourrons de ce monde- 
là . Je crois , par exemple, qu'il Caut qu'on y voie 
le ciel, le soleil ett les astres, d'iiuQ autre cou- 
leur que nous les voyons. Tous ces objets ne 
nous paraissent qu'au travers d'une espèce de 
lunette naturelle qui nous les change. Cette lu- 
nette, c'est noire air mêlé comme il l'est de 
vapeurs et 3' exhalaisons, et qui ne s'étend pas 
bien haut. Quelques modernes prétendent que 
de lui-même il est bleu aussi-bien que l'eau de 
la mer, et que cette couleur ne paraît dans l'un 
et dans l'autre qu'à une grande profondeur. Lç 
ciel , disent-ils , où sont attachées les étoiles 
fixes, n'a de lui-même aucune lumière, et par 



TROISIÈME SOIR. 5? 

conséquent il devrait paraître noir; mais on le 
voit au travers de l'air qui est bleu, et il pa- 
rait bleu. Si cela est, les rayons du soleil et des 
étoiles ne peuvent passer au travers de ïair 
sans se teindre un peu de sa couleur, et per- 
dre autant de celle qui leur est naturell.e. Mais 
quand même l'air ne serait pas coloré de lui- 
même , il est certain qu'au travers d'un gros 
brouillard , la lumière d'un flambeau qu'on voit 
un peu de loin , parait toute rougeâlre, quoi- 
que ce ne soit pas sa vraie couleur, et notre 
air n'est non plus qu'un gros brouillard qui 
nous doit altérer la vraie couleur , et du ciel , 
et du soleil , et des étoiles. Il n'appartiendrait 
qu'à la matière céleste de nous apJDorter la lu- 
mière et les couleurs dans tpute leur pureté , 
et telles qu'elles sont. Ainsi , puisque l'air de 
la lune est d'une autre natui^ que notre air, ou 
il est teint en lui-même d'une autre couleur, ou 
du moins c'est un autre brouillard qui cause 
une altération aux couleurs des corps célestes. 
Enfin , à l'égard des gens de la lune , cette lu- 
nette, au travers de laquelle on voit tout , est 
changée. 

Cela me fait préférer notre séjour à celui de 
la lune , (jit la Marquise ; je ne saurais croire 
que l'assortiment des couleurs célestes y soit 
aussi beau qu'il l'est ici. Mettons, si vous vou- 
lez , un ciel roùge et des étoiles vertes , l'effet 
n'est pas si agréable que les étoiles couleur d'or 
sur le bleu. On dirait, à vous entendre, re- 
pris-je, que vous assortissez un habit où un 
meuble ; mais, croyez-moi , la nature a bien dé 
Fesprit , laissez-lui le soin d'inventer un assoie- 



3 * 



5li LES MONDES. 

liment de coaleurs pour la lune, et je vous ga- 
rantis qu'il sera bien entendu. Elle n'aura pas 
manqué de varier le spectacle de l'univers à 
chaque point de vue diflerent , et de le varier 
d'une manière toujours bien agréable* 

Je reconnais son adresse, interrompit la Mar- 
quise , elle s'est épargné la peine de changer 
les objets pour chaque point de vue ^ elle n'a 
changé que les lunettes , et elle a l'honneur de 
cette grande diversité , sans en avoir fait la dé- 
pense. Avec un air bleu , elle nous donne un 
ciel bleu ; et peut être avec un air rouge, elle 
donne un ciel rouge aux habitans de la lune ^ 
c'est pourtant toujours le même ciel; Il me pa- 
rait qu'elle nous a mis dans l'imagination cer- 
taines lunettes , au travers desquelles on voit 
tout, et qui changent fort les objets à l'égard 
de chaque homme. Alexandre voyait la terre 
comme une belle place bien propre à établir 
un grand empire. Céladon ne la voyait que 
comme 1^ séjour d'Astrée. Un philosophe la 
voit comme une grosse planète qui va par les 
eiçux ,. toute couverte de fous. Je ne crois pas 
■ que le speclacle change plus de la terre à la 
lune, qu'il ne fait ici d'imagination à imagi- 
laation. 

Le changement de spectacle est plus surpre- 
nant dans nos imaginations , i*épliquai-je , car 
ce ne sont que les mêmes objets qu'on voit si 
différemment ; du moins dans la lune on petit 
"voir d'autres objets , ou ne pas voir quelques- 
uns de ceux qu'on voit ici. Peutêlre ne con- 
naissent'ils point en ce pays-là l'aurore ni les 
crépuscules. L'air qui nous environne , et ^ui 



TROISIÈME SOÏR. 5gr 

est élevé au-dessus de nous , neçoit des t^jods 
qui ne pourraient pas tomber sur la terre ; e% 
parce qu'il est fort grossier, il en arrête une 
partie , et nous les i*envoie , quoiqu'ils ne nous 
fussent pas naturellement destinés. Ainsi^ Y^vf- 
rore et les crépuscules sont une grâce que la 
nature nous fait, c'est une lumière que régvL- 
lièrement nous ne devrions point avoir, et 
qu'elle nous donne par^dessus ce qui nous est 
du. Mais dans la lune, où apparemment l'air est 
plus pur/ il pourrait bien n^étre pas si propre 
à renvoyer en bas des rayons qu'il reçoit avant 
que le soleil se lève , ou après qu'il est couché. 
Ses pauvres habitans n'ont donc point eette 
lumière de faveur , qui , en se fortifiant peu à 
peu , les préparaient agréablement à l'arrivée 
du soleil , ou qui , en s'affaiblissant comme de 
nuance en nuance, les accoutumerait à sa perte» 
lis sont dans les ténèbres pr)>ïonde5, et tout 
d'un coup il semble qu'on tire un rideau ; voi- 
là leurs yeux frappés de. tout l'éclat qui est 
dans le soleil; ils sont dans une lumière vive 
et éclatante , et tout d'un coup les voilà tombés 
dans de§ ténèbres profondes. Le jour et la nuit 
ne sont point liés par un milieu qui tienne de 
l'un et de l'autre. L'arc-en-ciel est encore une 
chose qui manque aux gens de la lune ; car si 
Taurore est un eflet de la grossièreté de l'air et 
des vapeurs , l'arc-en-cier se forme dans les 
pluies qui tombent en {Certaines circonstanees , 
et nous devoiss les plus belles choses du monde 
à celles qui le sont le moins* Puisqu^il n*y a 
autour de la lune ni vapeurs, assez gros^tèxes , 
ni nua^^es pluvieux % adieu l'ate- en- ciel av^ 



6o LBSMONDES. 

Faurore ; et à quoi ressembleront les belles de 
ce pays-là ?,Quelle%source de comparaisons 
perdues ! 

Je n'aurais pas grand regret'à ces comparai- 
sons-là, dit la Marquise, et je trouve, qu'on 
est assez bien récompensé dans la lune , de n'a- 
voir ni aurore , ni arc-en-ciel ; car on ne doit 
avoir, par la même raison , ni foudres, ni ton- 
nerres , puisque ce sont aussi des choses qui 
se forment dans les nuages. On a de beaux 
jours toujours sereins , pendant lesquels on ne 
perd point le soleil de vue ; on n'a point de 
nuits où toutes les étoiles ne se montrent ; on 
ne connaît ni les orages , ni les tempêtes , ni 
tout ce qui parait être un effet de k colère du 
ciel. Trouvez-vous qu'on soit tant à plaindre? 
Vous me faites voir la lune comme un séjour 
enchanté , répondis-je ; cependant je ne sais 
s'il est délicieux d'avoir toujours surJa tête, 
pendant des jours qui en valent quinze des 
nôtres , un soleil ardent dont aucun nuage ne 
modère la chaleur. Peut-être aussi est-ce à 
cause de cela que la nature a creusé dans la 
lune des espèces de puits qui sont assez grands 
^our être aperçus par vlos lunettes :.car ce ne 
sont point des vallées qui soient entre des 
montagnqs , ce sont des creux que l'on voit au 
milieu de certains lieux plats et en très-grand 
^nombre. Que sait-on si les habitans de la lune, 
incommodés par l'ardeur perpétuelle du soleil , 
ne se réfugient point dans ces grands puits? 
Ils n'habitent peut-être point ailleurs? c'est 
là qu'ils bâtissent, leurs villes. Noui» voyons ici 
que la Rome souterraine est plus grande que la 



TROISIÈME SOIR. 6f 

Borne qui est sur la terre. Il ne faudrait qu'ôter 
celle-ci, le reste serait une ville à la manière 
de la lune. Tout un peuple est dans ua puits ; 
et d'un puits à Tautre il y a des chemins sou- 
terrains pour la communication des peuples. 
Vous vous moquez de cette vision , j'y consens 
de tout mon cœur; cependant, à vous parler 
très-sérieusement, vous pourriez vous trom« 
per plutôt que moi. Tous croyez que les gens 
de la lune doivent habiter sur la surface de 
leur planète y parce que nous habitons sur la 
surface de la nôtre ; c'est tout le contraire : 
puisque nous habitons sur la surface de notre 

Îdanète, ils pourraient bien n'habiter pas sur 
a surface de la leur. D'ici là il faut que toutes 
choses soient bien diâerentes. 

H n'importe , dit la Marquise , je ne puis me 
résoudre à laisser vivre les habitans de la lune 
dans une obscurité perpétuelle. Vous y auriez 
encore plus de peine, repris-je , si vous saviez 

S 'un grand philosophe de l'antiquité a fait 
la lune le séjour des âmes qui ont mérité 
ici d'être bienheureuses. Toute leur félicité 
consiste en ce qu'elles y entendent l'harmonie 
que les corps célestes font par leurs mouve* 
mens. Sfais comme il prétend que , quand la 
lune tombe dans l'ombre de la terre , elles ne 
peuvent plus entendre cette harmonie , alors , 
dit-il , ces âmes crient comme des désespérées, 
et la lune se hâte le plus qu'elle peut de les 
tirer, d'un endroit si fâcheux. Nous devrions 
donc, répliqua-t-cUe , voir ai*river ici les bien- 
heureux de la lune ; car apparemoieut on 
nous les envoie aussi ; et dans ces deux plané- 



6a LES MONDES» 

tes on croit avoir assez pourvu à la félicité des 
araes, fie les avoir transportées dans un autr*e 
moud^. Sérieusement , repris-je , ce ne seimît 
pas un plaisk médiocre de voir plusieurs moa* 
des diiFérens. Ce voyage me réjouit quelque- 
fois beaucoup à ne le faire qu'en imagina- 
tion : et que serait-ce, si on le faisait en effet T 
Gela vaudrait bien mieux que daller d'ici aut 
Japon , c'est-à-dii*e, de ramper avec beaucoup 
de peine d^uu point de la terre sur un autre , 
pour ne voir que des hommes. Eh bien, dit- 
elle, faisons le voyage des planètes comnae 
nous pourrons ; qui nous empêche ? Allpns 
nous placer dans tous ces différens points de 
vue , et de là considérons l'univers. jN'avons* 
nous plus rien à voir dans la lune? Ce monde* 
là n'est pas encore épuisé , répondis-je. Vous 
yous souvenez bien que les deux mouvemens 
par lesauels la lune tourne sur elle-même et 
autour de nous , étant égaux , l'un rend ton- 
jours à nos yeux ce que l'autre leur devrait 
dérober^ et qu'ainsi elle nous présente tou- 
jours la même fac£. 11 n'y a donc que cette 
moitié*làqui nous voie ; et comme la lune doit 
être censée ne tourner point sur son centre à 
notre égard, cette moitié qui nous voit > bous 
voit toujours attachés au même endroit du ciel. 
Quand elle est dans la nuit , et ces nuits-là va* 
lent quinze de nos jours, elle voit d'abord un 
petit coin de la terre éclairé , ensuite un plua 
grand , et presque d'heure en heure la luqnière 
lui par-att se répandre sur la surface de la terre» 
usqu'à <»fi qu'enfin elle la couvre entière j au 
}Uu que ces mèims^ changemens ne nous pi* 



TROISIÈI^IE SOIR. 63 

raissent amyer sur la lune que d'une nuit à 
l^autie y parce que nous la peiilons long-lemps 
de vue. Je voudmis bien pouvoir deviner les 
snauvais raisonnemens que fout les philosophes 
de ce^mônde-là , sur ce que notre terre leur 
parait immobile ,. lorsque tous les autres corps 
célestes se lèvent et se couchant sur leurs têtes 
en quinie jours. Us attribuent apparemment 
cette immobilité À sa grosseur ; car elle est 
soixante fois plus grosse que la lune ; et quand 
les poêles veulent louer les princes oisifs , je 
ne aoute pas qu'ils ne se servent de l'exemple de 
ce repos majestueui. Cependant ce n'est oasun 
repos' forfait. On voit fort sensiblement de de- 
dans la lune noire terre tourner sur son cen- 
tre. Imaginea-vous notre Europe » notre Asie |. 
notre Afrique , qui se présenlent à eux Tune 
«près l'autre , en petit et différemment figu* 
rées , à peu près comme nous les voyons sur. les 
cartes. Que c% spectacle doit paraître nouveau 
aux voyageurs qui passent de la moitié de la 
lune qui ne nous voit jamais^ à celle qui nous 
voit toujours [ Ah \ que Pon s'est bien gardé de 
croire les relations des premiers qui en ont 
parlé , lorsqu'ils ont été de retour en ce grand 
pays auquel nous sommes inconnus ! Il me 
vieil t à Tesprit, dit la Marquise, que de ce 
pays-là dans l'autre , il se fait des espèces de 
pèlerinages pour venir nous considérer ; etqu il 
yftdes honneurs et des privilèges pour ceux qui 
ont vu une fois en leur vie. la grosse planète. 
Du moins , repris*je ^ ceux qui la voient ont le 
privilège d'être mieux éclairés pendant leurs 
nuits i l'habitaVioA de l'autre saoitié de la luu» 



64 LES MONBES. 

doit être beaucoup moins commode à cet 
égard-là. Mais, Madame , continuons le voyage 
que nous avions entrepris de faire de planète 
en planète ; nous avons assez exactement visité 
la lune : en tirant vers le soleil , on trouve 
venus. Sur venus je reprends St.-Denîs, Vénus 
tourne sur elle-même et autour du soleil comme 
la Itine ; on* découvre avec des lunettes d'ap* 
proche , que venus aussi-bien que la lune , est 
tantôt en croissant, tantôt en décours ^ tan* 
tôt pleine , selon les diverses situations où elle 
est à l'égard de la terre. La lune , selon toutes 
les apparences , est habitée : pourquoi venus 
ne le sera-t-elle pas aussi? Mais , interrompit 
la Marquise , en disant toujours , pourquoi 
non ? vous m'allez mettre des habitans dans 
toutes les planètes. N'en doutez pas, répliquai- 
je ; ce pourquoi non a une vertu qui peuplera 
tout. Nous voyons que toutes les planètes sont 
de la même nature , toutes des corps opaques 
qui ne reçoivent de la lumière que du soleil , 
qui se la renvoient les uns aux autres « et qui 
n'ont que les mêmes mouvemens ; jusque-là 
tout est égal. Cependant il faudrait concevoir 
que ces grands corps auraient été faits pour 
n'être point habités, que ce serait-Ià leur con- 
dition naturelle , et qu'il y aurait une excep- 
tion justement en faveur de la terre toute seule. 
Qui voudra le croire , le croie ;* pour ui»i je 
ne puis pas m'y résoudre. Je vous trouve , dit- 
elle , bien affermi dans votre opinion depuis 
quelques instahs. Je viens de voir le moment 
que la lune serait déserte , et que vous ne vous 
en souciez pas beaucoup ; et présentement , si 



r 



TROlSlàME SOIR. 65 

on bsait vous dire que toutes les plané les ne 
sont pas aussi habitées que la terre, je vois bien 
que vous vous mettriez en colère. Il est vrai^ 
répondis-je , que daqs le moment où vous ve- 
n£z de me reprendre , si vous m^ eussiez con- 
tredit sur leshabitans des planètes , non-seule- 
ment je vous les aurais soutenus, mais je crois 
que je vou$ aurais dit cpmment ils étaient faits. 
Il y a des momens pour croire ; et je ne les ai 
jam£(is si bien crus que dans celui-là ; présen- 
tement même que je suis un peu de sang-froid, 
je ne laisse pas de trouver qu'il serait bien 
étrange que la terre fût aussi habitée qu'elle 
Test ; et que les autres planètes né le fussent 
pas du tout ; carne croyez pas que nous voyons 
tout ce qui habite la terre^ il y a autant d'es- 
pèces d'animaux invisibles que de visibles. 
Nous voyons depuis l'éléphant jusqu'au ciron, 
là finit notre vue ; mais au ciron commence 
une multitude infinie d'animaux , dont il est 
l'éléphant , et qùië nos yeux ne sauraient aper- 
cevoir sans secours. On a vu avec des lunettes 
de très-petites gouttes d'eau de pluie, ou de 
vinaigre , ou d'autres liqueurs , remplies de 
petits poissons ou de petits serpens que l'on 
n'aurait jamais soupçonnés d'y habiter ; etquel- 

Î[ues philosophes croient que le goût qu'elles 
ont sentir , sont les piqûres que ces petits ani- 
maux font à la langue. Mêlez de certaines 
choses dans quelques-unes de ces liqueurs^ ou 
exposez-les au soleil , ou laissez-les ,se cor- 
rompre , voilà aussitôt de nouvelles espèces de 
petits animaux. 



66 LES MONDES. 

Beancoup de corps qui paraiseent solides , 
ne sont presque que des amas de ces animaux 
imperceptibles , qui y trouvent pour leurs mou- 
yemens autant de liberié qu'il leur en faut. 
Une feuille d'arbre est un petit monde habHé 
par des vermisseaux invisibles , A qui elle pa« 
raît d'une étendue immense , qui y connaissent 
des montagnes et des abtmes , et qui d'un c6ié 
de la feuille â Tautre , n'ont pas plus de coiii*' 
munication avec les autres vermisseaux qui y 
vivent , que nous avec nos antipodes. A plus 
forte raison , ce me semble , une gi'osse pla« 
nète sera-t-elle un nionde habité. On a trouvé 
jusque dans des espèces de pierres très-dures 
de petits vers sans nombre , qui y étaient logés 
de toutes parts dans des vides insensibles , et 
qui ne se nourrissaient que de la substance de 
ces pierres qu'ils rongeaient. Figurez- vous com- 
bien il y avait de ces petits vers , et pendant 
combien d'années ils subsistaient de la gros- 
seur d'un grain de sable ; et 'sur cet exemple » 
quand la lune ne serait qu'uA amas de rochers , 
je la ferais plutôt ronger par ses habitans, que 
de n'y en pas mettre. Enfin tout est vivant , 
tout est animé ; mettez jlx)utes ces espèces d'ani^ 
maux nouvellement déeouv€rtes , et même 
toutes celles que l'on conçoit aisément qui sont 
encore à découvrir, avec celles que l'on a tou- 
jours vues , vous trouverez aisément que la 
terre est bien peuplée , et que la nature y a si 
libéralement répandu les animaux , qu'elle ne 
s'est pas mise en peine que Ton en vit seule* 
meut la moitié. Croyez-vous.qu'après qu'elle 9i 



TROISIÈME SOIB. 67 

poussé ici sa fécondité jusqu'à l'excès ^ elle a 
été pour toutes les autres planètes d'une stéri- 
lité à n'y rien produire de vivant ? 

Ma raison est assez bien convaincue, dit 
la Marcjuise , mais mon imagination -est acca- 
Uée de la multitude infinie des habitans de 
toutes ces planètes , et embarrassée de la di- 
versité qu'il faut établir entre eux ; car je vois 
ibien que la nature , selon qu'elle est ennemie 
des répétitions , les aura tous faits diflérens* 
Ifais comment se représenter cela? Ce n'est 
pas à l'imagination à pi*étendre se le repré- 
aenter, répondis-^je; elle ne peut aller plus loin 

3ue les jeux^. On peut seulement apercevoir 
'une certaine .vue universelle la diversité que 
la nature doit avoir mise eotre tous ces mondes. 
Tous les visages sont en général sur un même 
Baodèle ; mais ceux de deux grandes nations , 
eo«ime des Européens, si vous voulez^ et des 
Africains ou des Tartares, paraissent être faita 
sur deux modèles particuliers ; il faudi'ait en- 
core trouver le modèle des visages de chaque 
famille. Quel secret doit avoir eu la nature 
pour varier en tant de manières une cbose 
aussi simple qu'un visage? Nous ne sommes 
dans l'univers que comme une petite famille , 
dont tous les visages se ressemblenf ; dans une 
autre planète, c'est une autve famille, dont les 
visages ont un autre air. 

Apparemment les différences augmentent à 
mesure que l'on s'éloigne ; et qui verrait un 
babitant de la lune et un habitant de la terre » 
remarquerait bien qu'ils seraient de deux mon- 
des plus voisin» qu'un habitant de la terre et 



68 LESMONDfiS. 

un habitant de saturne. Ici , par exemple , on 
a l'usage de la vois , ailleurs on ne parle que 
par signes ; plus loin on ne parle pas du tout. 
Ici le raisonnement se forme entièrement par 
rexpérience; ailleurs l'expérience y ajouté 
fort peu de chose ; plus loin les vieillards n'en 
savent pas plus que les enfans. Ici on se tour- 
mente de 1 avenir plus que du passé ; ailleurs 
on se tourmente du passé plus que de l'avenir ; 

{)lus loin on ne se tourmente ni de l'un ni de 
'autre, et ceux-là ne sont peut-être pas les 
plus malheureux. On dit quil pourrait bien 
nous manquer un sixième sens naturel , qui 
nous apprendrait beaucoup de choses que nous 
ignorons. Ce sixième sens est apparemment 
dans quelqu'autre monde , ou il manque quel- 
qu'un des cinq que nous possédons. Peut-être 
même y a*t-il effectivement un grand nombre 
de sens naturels ; mais dans le partagç que 
nous avons fait avec les habitans des autres 
planètes , il ne nous en est échu que cinq dont 
nous nous contentons faute d'en connaître 
d'autres. Nos sciences ont de certaines bornes 
que l'esprit humain n'a jamais pu passer; il y a 
un point où elles nous manquent tout-à-coup ; 
le reste est pour d'autres mondes où quelque 
chose de ce que nous savons est inconnu. Cette 
planète-ci jouit dés douceurs de l'amour, mais 
elle est toujours désolée en plusieurs de ses 
parties par les fureurs de la guerre. Dans une 
autre planète on jouit d'une paix éternelle; 
mais au milieu de cette paix on ne connott 
poiiit l'amour, et ou s'ennuie. Enfin ce que la 
nature pratique en petit entre les hommes pour 



TROISIÈKE SOIR. s 6ç 

la distribution du bonheur ou des talens , elle 
Faura sans doute pratiqué en grand entre les 
mondes, et elle se sera bien souvenue de mettre 
eu usage ce secret merveilleux qu'elle a de di- 
versifier toutes choses , e t de les égaler en même 
temps par les co|npensations. 

Etes-vous contente , Madame ? ajoutai-je. 
Vous ai-je ouvert un assez grand champ à exer* 
cer votre imagination ? Voyez-vous déjà quel- 
ques habitans d^ planètes? Hélas! non, ré- 
pondit-elle. Tout ce que vous me dites là est 
merveilleusement vain et vague; je ne vois 

Su'un grand je ne sais quoi, ou je ne vois rien, 
me faudrait quelque chose de plus détermi- 
né, de plus marqué. Eh bien donc , repris-je, 
je vais me résoudre à ne vous rien cacher de 
ce que je sais de plus particulier. C'est une 
chose que je tiens de très-bon lieu , et vous en 
conviendrez quand je vous aurai cité mes ga- 
rans. Ecoutez, s'il vous plaît, avec un peu de 
patience ; cela sera assez long. 

Il y a dans une planète^ que' je ne \ous nom'^ 
merai pas encore , des habitans très-vifs , très- 
laborieux, très-adroits; ils ne vivent que de 
pillage, comme quelques-uns de nos Arabes, 
et c'est-Ià leur unique vice. Du reste ils sont 
entre eux d'une intelligence parfaite , travail- 
lant sans cesse de concert et avec zèle aii bien 
de l'état, et surtout leur chasteté est incompa- 
rable; il est vrai qu'il n'y ont pas beaucoup de 
mérite , ils soi;it tous stériles, point de sexe chez 
eux. Mais, interrompit la Marquise, n'avezy 
vous point soupçonné qu'on se moquait en vous 
bisaatcette bielle relation? Gobaient la nation 



no LES MOWDBS, 

se perpétuerait- elle? On ne s'est point moqué, 
repris-je d'un grand sang-froid, tout ce que 
je vous dis est certain , et la nation se perpé- 
tue. Ils ont une reiue qui ne les mène point à 
la guerre , qui ne paraît guère se mêler des 
affaires de l'état , et dont toute la royauté con- 
siste en ce qu'elle est féconde, mais d'une fé- 
conditéé tonnante. Elle a fait des milliers d'en- 
fans ; aussi ne fait-elle autre chose. Elle a un 
grand palais partagé en une inanité de cham- 
bres qui ont toutes un berceau préparé pour 
un petit prince i et elle va accoucher dan» 
chacune de ces chambres l'une après l'autre , 
toujours accompagné d'une grosse cour qui lui 
applaudit sur ce noble privilège dont elle jouit 
à 1 exclusion de tout son peuple. 

Je vous entends, Madame, sans que vous 
parliez. Vous demandez où elle a pris dea^ 
amans, ou, pour parler plus honnêtement, de» 
maris. Il y a des reines en Orient et en Afriqtie 
qui ont publiquement des sérails d'hommes ; 
celle-ci apparemment en a un ; mais elle en 
fait grand mystère ; et si c'est marquer plus 
de pudeur, c'est aussi agir avec moins de di- 
gnité. Parmi ces Arabes qui sont toujours en 
action , soit chez eux, soi^ au dehors, on re- 
connaît quelques étrangers en fort petit nom* 
bre , qui ressemblent beaucoup pour la ëgure 
aux naturels du pays^ mais qui d'ailleurs sont 
fort paresseux , qui ne sortent point , qui ne 
font rien , et qui , selon toutes les ap]>arenceê, 
ne seraient pas soufferts chez un peuple exti^é* 
mement actif, s'ils n'étaient destinés aux pfeii* 
sirs de la reine, et à l'important rainistèi'e-de 



TROISIÈME SOIR. 7I 

la propagation. Ëa effet , si , malgré letir petit 
oooibre. Us sont les pères des dix-mille enfanSi 
plus ou moixis , que la reine met au monde , 
ils méritent bien d'être quilles de tout autre 
emploi, et ce ^i persuade bien que ça été 
leur unique fonclion , c est qu'aussitôt qu^elle 
est entièrement remplie , aussitôt que la reine *^ 
a fait. ses dix mille couches, les Arabes vous 
tuent sans miséricorde ces malheureux étran- 
gers devenus inutiles à Vélat. 

Est-ce tout ? dit la Marquise. Dieu soit loué. 
Rentrons un peu dans le sens commun, si nous 
pouvons. De bonne foi où ayez-vous pris tout 
ce roman-là? Quel est le poêle qui vous Ta 
fourni? Je vous répète encore, lui répondis-je, 
que ce n'est point un roman. Tout cela se 
passe ici sur notre terre , sous nos yeux. Vous» 
voilà bien étonnée, oui. , sous nos jeux ; mes 
Arabes ne sont que des abeilles, puisqu'il faut 
vous le dire. 

Alors je lui appris Thistoire naturelle des 
abeilles , dont elfe ne connaissait guère que le 
nom. Après quoi vous voyez bien , poursui- 
vis-je, qu'en transpoi^lant seulement sur d' au- 
tres planètes des ehoses qui se passent sur la 
nôtre, nous imaginerious des bizarreries qui 
paraîtraient extravagantes, et seraient cepen- 
dant fort réelles, et nous en imaginerions sans 
fin; car afin que vous le sachiez, Madame, 
l'histoire des insectes en est toute pleine. Je le 
crois aisément , répondit-elle. N'y eût-il que 
les vers à soie, qui me sont plus connus- que 
n^étaient les abeilles, il nous fourniruieut des 
peuplés asses surprenans , qui se^^tamorpfao- 



^2 LES MONDES. 

seraient de manière à n'élre plus du tout les 
mêmes , qui ramperaient pendant une partie 
de leur yie , et voleraient pendant l'autre ; et 
que sais-jé , moi? cent mille autres merveilles 
qui feront les différens caractères, les diffé- 
rentes coutumes de tous ces habitans inconnus. 
Mon imagination travaille sur le plan que vous 
m'avez donné , et je vais même jusqu'à leur 
composer des figures. Je ne vous les pourrais 
décrire , mais je vois pourtapt quelque chose. 
Pour ces figures-là , répliquai-je , je vous con- 
seille d'en laisser le soin aux songes que vous 
aurez cette nuit. Nous verrons demain s'ils 
vous auront appris comment sont faits les ha- 
bitans de quelque planète. 

QUATRIÈME SOIR. 

Particularités des Mondes de Vénus y de Mercure^ 
de Mars y de Jupiter et de Saturne. 

JLes songes ne furent point heureui; , ils re- 
présentèrent toujours quelque chose qui res- 
semblait à ce que l'on voit ici. J'eus lieu de 
reprocher à laMarauise ce quenous reprochent 
à fa vue de nos tableaux^ de certains peuples 
qui ne font jamais que' des peintures bizarres 
et grotesques. Boni nous disei^t-ils^ ce/a est 
tout /ait comme des hommes ^ il rCy a pas là 
dUmagination. Il fallut donc se résoudre à 
ignorer les 'figures des habitans de toutes ces 
planètes, et se contenter d'en deviner ce que 
nous pourrions , en continuant le voyage des 
mondes que nous avions commencé. Nous en 



^, QUA.TniÈM£ soin, 75 

étions à venus. On est bien sûr, dis-je à la 
Marquise^ que venus tourne sUr elle-même, 
mais on ne sait pas bien en quel temps , m par 
conséquent combien ses jours durent, pour ses 
années elles ne sont que de près de huit mois, 
puisqu'elle tourne en ce temps-là autour du 
soleil. Elle est grosse comme la terre, et. par 
conséquent la terre parait à venus de la même 
grandeur dont venus nous parait. J'en suis 
bien aise , dit la Marquise , la terre pourra ^tre 
pour venus l'étoile du berger et la mère des 
amours , comme venus Test pour nous. Ces 
noms-là ne peuvent convenir. qu'à une petite 
planète qui soit jolie, claire , brillante , et qui 
ait un air galant. J'en conviens, répondis-je; 
mais savez-vous ce qui vend venus si jolie de 
loin? C'est qu'elle est fort affreuse de près. On 
a vu avec les lunettes d'approche que ce né-' 
t^it qu'un amas de montagnes beaucoup plus 
hautes que les nôtres , fort pointues et appa- 
remment fort sèches ; et par cette disposition, 
la surface d'une planète est la plus propre qu'il 
se puisse, à renvoyer la lumière avec beaucoup 
d'éclat et de vivacité. Notre terre, dont la sur- 
face est fort unie auprès de celle de venus , et 
en partie couverte de mers, pourrait bien 
n'être pas si agréable à voir de loin. Tant pis , 
dit la Marquise , car ce serait assurément un 
avantage et un agrément pour elle que de pré- 
sider aux amours des habi tans de venus; ces 
gens-U doivent bien entendre la galanterie. 
Oh ! sans doute , répondis je, le menu peuple 
de venus ja'est composé que de Céladons et de 
Silv^ndres, etleurs conversations les'plus corn- 
Plural, des MorroES. 4 



rj4 l'Es HOSDES. -« 

mânes valent les plus belles de Clélie. Le gIî- 
mat est très-favorable aux amoui^. Yénirs est 
plus proche que notis du soleil, et en reçoit 
une lumière pus vive et plus de cfaaîeur. Elle 
est à peu près aux deux tiers de la drstance du 
sdleil à la terre. 

Je vois présentement^ interrompit la Mar- 
quise, comment sont faits les h^bitans de vé« 
nus. Ils ressemblent aux Mores Grenadins, un 
petit peuple noir, brûlé du soleil , plein d'es- 
prit et de feu , toujours amoureux , faisant des 
Vers, aimant la musique, inventant tous les 
jouVs des fêtes, des aanses et des tournois. 
'p€rmette«-mOi de vbus dire , Madame , réplî- 
quairje., que vous ne connaissez guère bien les 
habitans de venus. Nos Mores Orepadins nau- 
raient été auprès d^eux que des Lapons et des 
6roënland'ais pour la froideur et pour là 'stu- 
pidité. 

Mais que sera-ce des habitans de mercure ? 
Ils sont plus de deux fois {:/lus proche du soleil 
que nous. Il faut qu'îls soidtit fous à force de 
vivacité. Je crois qu'ils n'ont point de mémoire, 
non plus que la plupart des nègres; qu'ils ne 
font jamais de reflexion sur rien ; qu'ils n'a- 
gissent qu'à Taventure, et par des monvemens 
subits ; et qu'enfin c'est dans mercure que sont 
les petites maisons de l'univers. Ik voient le 
soleil neuf fois plus grand que nous ne le 
voyons ; il leur envoie une lumière si forte , 
que s'ils étaient ici, ils ne prendraient nos plus 
Beaux jours que pour de très-faîbles crépus- 
cules, et peut-être n'y pourraient-ils pas dis- 
tinguer les objets; et la chaleur à laquelle ils 



QUATRIEME SOIK. j6 

sont Accoutumés ^t sî excessive, tjtie celte 
cpi'îlfait £ci aufemd de TAfrique les glacerait. 
Apparemment notre fer, notre aif^ent, notre 
or, se fondraient dhez cttî;'et on ne les y Ver- 
rait qu'en liqueur, comme ou ne voit ici ordl*- 
nairement Teau qu'en liqueur, quoî(Ju'en do 
certains temps ce soit un x5orps foi^t sonde. Lei 
gens de mercure ne «oupçonneraîent pas qtne 
dans un autre monde ces liqueurs-là , qui sont 
peut-être leurs rivières, sont des corps des plus 
durs que Ton connaisse. Leur année n'est que 
de trois mois. La durée de leur jour ne nous 
est point connu ; parce que mercure est si 
petit et si proche du soleil, dans les rayons 
duquel il est presque toujours perdu , qu'il 
échappe à toute l'adresse des astronomes , et 
qu'on n'a pu encore avoir assez de 'prise sur 
lui , pour observer le mouvement qu'il doit 
avoir sur son ceutre ; mais ses habitans ont be* 
soin qu'il achève ce tour en peu de temps ; car 
apparemment brûlés comme ils le sont par un 
grand poêle ardent suspendu sur leurs têtes, 
ils soupirent après la nuit. Ils sont éclairés 
pendant ce temps-là de venus et de la terre 
qui leur doivent paraître assez grandes. Pour 
les autres planètes, comme elles sont au delà 
de la terré vers le firmament, ils les voient 
plus petites que nous ne les voyons, et n'en 
reçoivent que bien peu de lumière. 

Je ne suis pas si touchée , dit la Marquise , 
de cette peite-là que font les habitans de mer- 
cure, que de l'incommodité qu^ils reçoivent de 
l'excès de la chaleur. Je voudrais bien que 
noOs les soulageassions un peu. Donnons à 



76 LES MONDES. 

mercure de longues et abondantes pluies qui le 
rafraîchissent, comme on dit qu'il en tombe 
ici dans les pays chauds pendant quatre mois 
entiers, justement dans les saisons les plus 
chaudes. 

Cela se peut , repris*-je , et même nous pou- 
vons rafraîchir encore mercure d'une autre fa* 
çon. Il y a des pays dans la Chine qui doivent 
être très-chauds par leur situation, et où il fait 

f>onrtaiit de grands froids dans les mois de juil- 
et et d'août, jusque-là que les rivières se gè- 
lent. C',est que ces contrées-là ont beaucoup de 
salpêtre ; et les exhalaisons eii sont fort froides, 
et la force de la chaleur les fait sortir de la 
terre en grande abondance. Mercure sera , si 
vous voulez, une petite planète toute de sal- 
pêtre , et le soleil tirera d'elle-même le remède 
au mal qi^'il lui pourrait faire. Ce qu'il y a de 
sûr, c'est que la nature ne saurait faire vivre 
les gens qu'où ils peuvent vivre, et que l'ha- 
bitude jointe à l'ignorance de quelque chose 
de meilleur, survient, et les y fait vivre agréa- 
I>leqqient. Ainsi pn pourrait même se passer, 
dans mercure, du salpêtre et des pluies. 
.. Après mercure , vous savez qu'on trouve le 
soleil. Il n'y a pas moyen d'y mettre d'habitans. 
Le pourquoi non nous manque là. Nous jugeons 
aria terre qui est habitée, que les autres corps 
ela même espèce qu'elle, dloiven t. l'être aussi, 
mais le soleil n'est point un corps de la même 
espèce que 1^ terre ni que les autres planètes. Il 
est la source dp toute cette lumière que les plar 
nètes ne font que se renvoyer les unes aux au*^ 
très , après l'avoir reçue de lui. £Ues peuvenjl 



§^ 



QUATRIÈME SOIR. 77 

faire , pour ainsi dire , des échanges entre elles, 
mais elles ne la peuvent produire. Lui seul tire 
de soi-même cette précieuse substance ; il la 
pousse avec force de tous côtés y de là elle re- 
vient à la rencontre de tout ce qui est solide , 
et d'une planète à l'autre il s'épand de longues 
et vastes traînées de lumière qui se croisent, 
se traversent , et s'entrelacent en mille façons 
différentes, et forment d' admirables tissus de 
la plus riche matière qui soit au monde. Aussi 
le soleil est-il placé dans le centre, qui est le lieu 
le plus commode d'où il puisse la distribuer 
également , et animer tout par sa chaleur. Le 
soleil est donc un corps particulier; mais quelle 
sorte de corps ? On est bien embarrassé à le 
dire. On avait toujours cru que c'était un feu 
très-pur ; mais on s'en désabusa au commen- 
cement de ce siècle , qu'on aperçut des taches 
sur sa surface. Gomn^e on avait découvert peu 
de temps auparavant de nouvelles planètes dont 
je vous parlerai, que tout le monde philosophe 
n'avait l'esprit rempli d'autre chose , et qu'enfin 
les nouvelles planètes s'étaient mises à la mode , 
on jugea aussitôt que ces taches en étaient , 
qu'elles avaient un mouvement autour du so- 
leil , et qu'elles nous en cachaient nécessaire- 
ment quelque partie en tournant leur moitié 
obscure vers nous. Déjà les savans faisaient leur 
cour de ces prétendues planètes aux princes de 
l'Europe. Les uns leur donnaient le nom d'un 
prince , les autres le nom d'un autre , et peut- 
être il y aurait eu querelle entre eux à qui se- 
rait demeuré le maitre des taches pour les 
nommer comme il eût voulu. 



y^ L ES MONI^ES. 

Je ue trouve point cela bon,interroinpjîi It 
!Miebrt:]pis0, Vous me disiez l'autre jouir qi^'oa 
nviii donné aux diSerei>te$* parties de la luœ 
des noms de savans et d'astroucHies , et j'en 
élBi$ fort contente. Puisque les prince» pren- 
neiit pour eux la terre, il est jusie €pxe lea sa- 
vans se réservent le ciel, et y dominent; maîff' 
ils n'en devraient point permettre Tentrée à 
d'autres. Souffrez, répooais- je , qu'iU puissent 
dunioids,en cas de besoin, engager aux princes 
quelque astre ou quelque partie de la lune. 
Quant aux taches du soleil , ils n'en purent 
faire aucun usage. Il se trouva que ce n'étaiient 
point des planète^', i^ais des nuages, des fu- 
mées, des écumes, qui s' élèvent \gur le soleil. 
£]Ie>s sont tantôt en grande quantité , tantôt en 
petit' nombre , tantôt elles disparaissent tou- 
tes ; quelquefois elles se mettent plusieurs^en- 
sembfe , quelquefois elles se sépajpent; quelque- 
fois elles sont plus claires , quelqueuMS; plus 
noires. II y à des temps où ron, en voit beau- 
coup ; il Y en a d'autres , et même aseezlougs , 
où il n'en parait aucune. Ou croirait que le 
soleil est une matière liquide, quelques-uns 
disent de l'or fondu , qui bouillonne incessam- 
ment , et produit des impuretés, que la force 
de son mouvement rejette sur sa surface ; elles 
s'y consument> et puis il s*en produit d'au- 
ti^es. Imaginez* vous quels corps étrangers ce 
sont là ; il y en a tel qui est dix^sept cents 
fois plus igvos que la terre ; car vous saurez 
qu'elle est plus d'un million de fois plus petite 
que le globe du soleil. -Jugez par-là quelle est 
la quantité de cet or fondu , ou retendue de 



QUATRIÈMC SOIR. 79 

ceite graocde mer de lumière et dç feu. D'au- 
tres disent , et avee as$e4 d'app«reace,.qtte lee 
tacbes, du içoina pour la plupart , ue spni 
point des produeliona nou^Uea, et qui se dia* 
sipeat au bout de {{uelque temps; mais de 
grosaes masses solides, de figure fort irrëgu«< 
lîèr« « tou^our^ subsistaut^s » qui tantôtr Qi>^ 
tesl sur le corps liquide du soleil , tauu5t s y 
CDibooenfou çulièrement ou eu partie , et. 
iiQiis>prQseiiteol diflereiites poijUtea ou émiaen* 
ces , selon* qu'elles s'eafoiliceut pIu» ou moîus^ 
et qu^ elles se tournent vers netus die différée* 
côlés. Peût^tre fout-elliea partie de quelque» 
grand amas, de matièrer solide 9 qui sei^t d^aUa^ 
miMfti a» f^u du aoleilt £afiu ». quoique oci 
puisée ét4>e que le soleil, il ne parMt nulle^ 
Bkeftt propre àétre habité. Ceatr pourtaut; dom* 
BMigAr, rhaluMiiofi êeraii' belle, on semit aut 
oenia^ de^ tant ; o» verrait t-outes lea piauèi^ar 
tiourj[ie« i^gmlièpemmit autour de soi ; ait lieu 
que noMsvt^^vmt'da^pS' leurs cours une infinité 
de» biitttreriest qui n'y paraissent que perce 
que nouS' ne sommes pas dana le lieu propre 

Coftr en bien >uger , c'est<*à-dire , au centre de 
lor mottuement. Cela n'est-il pas pitoyable ? 
ïinj a* qu'un lieu dans le monde > d'eu Té-* 
Uide desaatrea puiase ôli'eezti^mement facile, 
et justement dans^ celui-là il n'y a personne. 
Vous n'y songez pas » dit la Marquise. Qui se- 
rait dans le soleil , ne verrait rien , ni pla~ 
Bètea^ ni étoiles &ieSé Le soleil n'efface- t-U pas 
tout ? Ce s^Baient aes babitai» qui seraient 
bien fondée k se croire seuls dans toute la 
aalure. 



8o' LES •MONDES. 

J'atone qne je m'étais trompé, répondis-jef 
je ne songeais qu'à la situation où est le soleil , 
et non à l'effet de sa lumière : mais tous qui 
me* redressez si à propos, vous voulez bien, 
que je vous dise que vous vous éles trompée 
aussi ; les habitans du soleil ne le verraient 
seulement pas , ou ils ne pourraient soutenir 
la force de sa lumière , ou ils ne la pourraient 
recevoir , faute d'en être à quelque distance^ 
et tout bien considéré , le soleil ne serait qu'un- 
séjour d'aveugles. Eifeore un coup, il n'est pas 
fait pour être habité ; mais voulez-vous que 
nous pouxisuifions notre voyage des mondes ? 
Kous sommes arrivés au centre qui est toujours 
le lieu le plus bas dans tout ce qui est rond ; 
et je vous dirai en passant que , pour aller 
d'ici là , nous avons lait un chemin de trente- 
trois millions de lieues. H faudrait présente- 
ment retourner sur nos pas et remonter. Nous 
retrouverons mercure , venus , la terre , la 
lune , toutes planètes que nous avons visitées. 
Ensuite c'est mars qui se présente. Mars nV 
rien de curieux que je sache , ses jours sont de 
plus d'une demi-heure plus longs que les nôtres, 
et ses années valent deux de nos années , à un 
mois etdemiprès. Il est cinq fois plus pétitque 
la terre, il voit le soleil un peu moins grand et 
moins vif que nous ne le voyons ; enfin mars 
ne vaut pas trop la peine qu'on s'y arrête. Mais 
la jolie chose que Jupiter avez ses quatre lunes 
ou satellites î Ce sont quatre petites planètes 
qui, tandis que Jupiter tourne autour du so- 
leil en douze ans , tournent autour de ' lui 
comme notre lune atftoiir de nous. Mais, in- 



3 



QUATRIÈME SQI R. Si 

terrompit la Marquise , pourquoi y a-t-il des 
planètes qui tourneut autour a autres planètes 
ui ne valent pas mieux qu'elles ? Sérieusement 

me paraîtrait plus régulier et plus uniforme 
que toutes les planètes , et grandes et petites, 
n'eussent que le même mouvement autour du 
soleil. 

Ah ! Madame , répliquai-je , si vous saviez ce 
que c'est que les tourbillons de Descartes , ces 
tourbillons dont le nom est si terrible , et l'idée 
si agréable , vous ne parleriez pas comme vous 
faites. Là tête me dût-elle tourner, dit-elle en 
riant , il est beau de savoir ce que c'est que les 
tourbillons. Achevez de me rendre folle , je ne 
me ménage plus ; je ne connais pltis de retenue 
sur la pbilosaphie ; laissons parler le monde , 
et donnons-nous aux tourbillons. Je ne vous 
connaissais pas de pareils emportemens, re- 
pris-je ; c'est dommage qu'ils n'aient que les 
tourbillons pour objet. Ce qu'on appelle un 
tourbillon ^ c'est un amas de .matière dont les 
parties sont détachées les unes des autres^, et 
se meuvent toutes en un même temps ; permis 
à elles d'avoir pendant ce temps-là quelques 
petits mouvemens particuliers , pourvu qu'elles 
suivent toujours le mouvement général. AiQsi> 
un tourbillon de vent , c'est une infinité de pe- 
tites parties d'air qui tournent en rond toute» 
ensemble , et enveloppent ce qu'elles rencon- 
trent. Vous savez que les planètes sont, por- 
tées dans la matière céleste, qui est d'une sub- 
tilité et d'une agitation prodigieuse. Tout ce 
grand amas de matière céleste , qui est depuis 
le soleil jusqu'aux étoiles 6xes^ tourne en rond ; 

■ 4* ' ' 



î>2 LES MONDES*. 

eiiemportaiiiavec soi des planàties , )es£iît toiip- 
ner toates«n un même seos'auicHir âusoleîl^ (pti 
occupe lecentre^marisenâes temps plus ou moins 
longs , selon<{u elles eu* sont plus ouimoin»^ir 
gnées. Il n'y a pas jusqu'au soleil qui ne tomme 
sur hiirméikie , parce qu'il> est ju&iemeBft au mi* 
lieu de toute cette matière céleste. Yoù» re- 
marquerez eu passant , que quand la terre se- 
rait dans la place où il est, ell» ne pouriiati 
«ncore faite moins que de toornev sui^ cHe- 
même. 

Voilà quel est- le grand touvbillon' dont le 

soleil est comme le maître ; mais en même 

temps les planètes se composent de petits tour* 

billons particuliers, à l'imitation de*eelui du 

soleil. Chacune d'elles, en tournant autour du 

soleil , ne laisse pas de tourner- autour d'dle* 

même, et fait tourner aussi autour d'elle en 

même sens une certaine quantité de cette 

mtilière céleste , qui est toujours prête à suiirre 

tous les mouvemens qu'on lui veut donner^ 

s^'ils- ne la détournent pas de son mouvement 

général. C'est là le tourbillon particulier de la 

planète , et elle le pousse aussi loin que la force 

de son mouvement se peut étendis. S'il faut 

qu'il tombe dans oe petit tourbillon quelipue 

planète moindre que celle qui j domine, la 

Toiià emportée par la grande, et forcée iudis* 

pensablement à tourner autour d'elle, et le 

tout ensemble , la grande planète, la petite et 

1<^ tourbîHon qui les renferme , n'en tourne pas 

moins autour du soleil. C'est ainsi qu'au eomi* 

âieticement du monde nous nous ftmes suivre 

•p9p^ la lune ^ parce qu'elle se trouva dans l'éten- 



QUATniÈïtE SOIR. 83 

due de ooue lourbilioa , el-tcHii-à-frit àv notice 
iMcaséMioe* Jupiter, dont je oonuntnçaÎB i 
Toa» parler, fut plus heuiwuK oa plus puisscint 
que nous.: iL y avait/ dans son votftnage <{«iatM 
peiilea planètes-, îi se les assujettit toutes 
quatre; ot nous. qui sommes une planète pi'in* 
eipalei Cnoyez'-vpus qae nous l'eussions été , si 
nous nous fassions trouvés prsoolie de lui ? il 
est mille fiais plusgtfos que nous , il nous au* 
viHt engloutis sans peine dans son tourbillon, 
et nous ne serioits. qu'une luae de sa dépen* 
dmice , au lieu que nous en avons une qui est 
dans la n6lne : tant il est vrai que le seul- ha- 
sard de la situation décide sotuveni de toute k 
fortune qu'on doit avoir. 

Et qui BOUS asMire , dit la Marquise , que 
nous demeurerons toujours oili nous sommes ? 
J« commence à craindre que nous ne lassions 
la folie de nous approcher d'une planète aussi 
entreprenante que jnpiter, ou qu'il ne vienne 
vers nous pour nous absorber ; ear il me pa^ 
ralt que dans- ce grand mouvement, eu vous 
dites qu'est la matière céleste , elle devrait agi- 
tier les planètes irrégulièrement , tantôt les 
rapprocner, tantèt lee éloigner les unes des 
autre*. Nous peurrions aussitôt y gagner qu'y 
perdre , répondis^je? peut être irions- nous sou* 
mettre à notre domination rnercure ou mars , 
qui sont de plus petites planètes, et jaui ne 
nous pourraient résister. Mais non» navoqs 
rien 4 espét*er ni à craindre : les planètes se 
tiennent où elleS' sont , et les nouvelles con- 
quêtes leur sont défendues , comme elles Té- 
taieni autrefois aux roisdeJa Chine. Vous sa«- 



84 l'BS MQl^DES. 

yez bien que quaud on met de Thuile avec de 
l'eau , Thuilesurpaget Qu'on mette sur les deux 
liqueurs un corps extrêmement léger , l'huile 
le soutiendra, et il n^ira pas jusqu'à Teau. 
Qu'on y mette un autre corps plus pesant , et 
qui soit justement d'une certaine pesanteur, il 
passera au travers de Thuile , qui sera trop fai* 
ble pour l'arrêter, et tombera jusqu'à ce qu'il 
rencontre l'eau, qui aura la force de le soute- 
nir. Ainsi, dans cette liqueur^ composée de 
deux liqueurs qui ne se mêlent point , deux 
corps inégalement pesans se mettent naturel- 
lement à deux places différentes, et jamais l'un 
ne montera, ni l'autre ne descendra. Qu^on 
mette encore d'autres liqueurs qui se tiennent 
séparées, et qu'on y plonge d'autres corps ^ il 
arrivera la même chose. Représentez-vous que 
la matière céleste qui remplit ce grand tour- 
billon a différentes couches qui s'enveloppent 
les unes les autres , et dont les pesanteurs sont 
différentes, comme celles de l'huile et de Teau, 
et des autres liqueurs. Les planètes ont aussi 
différentes pesanteurs : chacune d'elles par 
conséquent s'arrête dans la couche. qui a préci- 
sément la force nécessaire pour la soutenir, et 
qui lui fait équilibre , et vous voyez bien qu'il 
n'est pas possible qu'elle en sorte jamais. 

Je conçois , dit la Marquise., que ces pesaur 
teurs-là règlent fort bien les rangs. Plût à Dieu 
qu'il y eût quelque chose de pareil qui les 
réglât parmi nous , et qui fixât les gens dans 
les places qui sieur sont naturellement conve- 
nables ? Me voilà fort en repos du «ôté de Ju- 
piter. Je suis bien aise qu'il nous laisse dans 



QUATRIÈME SOIR. 85 

noire petit tourbillon avec notre lune unique. 
Je suis d'humeur à 91e borner aisément , et je 
ne lui envie point les quatre qu'il a. 

Vous auriez bien tort de les lui envier , re- 
pris^je , il n'en a pas plus qu'il ne lui en faut. 
Il est cinq fois plus éloigné du soleil que nous , 
c'est-à-dire, qu'ijl en est à cent soixante-cinq 
millions de lieues, et par conséquent ses lunes 
ne reçoivent et ne lui renvoient qu'une lumière 
assez faible. Le nombre supplée au peu d'effet 
de chacune. Sans cela, comme Jupiter tourne 
sur lui-même en dix heures , et que ses nuits 
qui n'en durent que cinq, sont forts courtes, 

Îuatre lunes ne paraîtraient pas si nécessaires. 
Selles qui est la plus proche de Jupiter , fait 
son cercle autour de lui en quarante -deux 
heures , la seconde en trois jours et demi , la 
troisième en sept, la quatrième en dix-'sept; 
et par l'inégalité même de leur cours , elles 
s'accordent à lui 'donner les plus jolis specta- 
cles du monde. Tantôt elles se lèvent toutes les 
3uatre ensemble , et pui^ se séparent presque 
ans le moment^ tantôt elles sont toutes à 
leur midi , rangées l'une au-dessus de l'autre ; 
tantôt on les voit toutes quatre dans le ciel à des 
distances égales ; tantôt quand deux se lèvent , 
deux antres se couchent : surtout j'aimerais à 
voir ce jeu perpétuel d'éclipsés qu'elles font , 
car il ne se passé point de jour qu'elles ne s'é- 
clipsent les unes les autres , ou qu^ elles n'éclip- 
sent le soleil ; et assurément les éclipses s'é- 
-tant rendues si familières en ce monde-là, elles 
y sont un sujet dé divertissement, et non pas 
de frayeHr compie en celui-ci. 



86 liES HONDBS, 

Et VOUS ne mi|inqi;ierez pas, dit la Marquise , 
à faire habiter ces quatre lunes, quoique oe ne 
soient quQ de petites planètes subaltefAGS , 
d^tiuéea seulement à en éclairer une autre 
pendant ses nuits. N^en doutes nullement, ré- 
pondis-je. Ces planètes n'en sout pas moias 
dignes d'âtre habitées, pour^avoirle m^lbeur 
d'âti^ asservies à tourner autour d'uiàe ai4tr« 
plus importante. 

Je voudrais donc» reprit-elle, cpie les ha*- 
l^itans des quatre lunes de Jupiter fussent 
comme des colonies de Jupiter ; qu'elles eussent 
reçu de lui, s'il était possible» leursr loisr et 
leurs coutumes ; que par conséquent elles lui 
rendissent quelque sorte d'bommage , et ne 
regardassent lagrande planète qu'avec respect» 
Ife faudrait-il point aussi, lu|,dîs*je » que les 
quatre lunes envoyassent de temps en teynpe 
des députés^ dan» Jupiter , pour lui prêter ser* 
ment de fidélité ? Pour moi , je vous avoue que 
le peu de supériorité que nous avons^ sur les 
gens de notre lune me fait douCer que Jupiter 
en ait beaucoup sur les hjibitans des siennes , 
et je crois que l'avantage auquel il puisse le 

Îdus raisonnablement prétendre , c'estde leur 
aire peur. Par ei^emple, dans celle qui est la 
plus proche de lui « ils le voient seize cents fois 
plus grand que notre lune i»e nous paraît ; quelle 
monstrueuse planète suspendue sur leurs tètes ! 
En vérité, si les Gaulois craignaient ancienne- 
ment que le ciel ne tombât sureux, et ne lesépra- 
sât, les habita ns de cette lune auraient bien 
plus de sujet de Craindre une chute de Jupiter. 
Cest peut-être là aussi la frayeur qu'ils ont. 



QTJATUIEME SOIR. 8j 

dît elle , au lieu de celle des éclipses dont vous 
m'avez assuré qu'ils sont e;ieinpis, et qu'il faut 
lâen remplacer par quelque autre sottise. 11 
le faut de nécessité absolue , lui répondis- je. 
L'inventeur du troisième système dont je vous 
pi^rlaift l'autre jour , le célèbre Ticho-Bralié, 
un des plus grands astronomes qui furent 
jamais, n'avait g3rde de craindre les éclipses 
comnie le vulgaire lestcraint; il passait sa vie 
avec elles» Mais croiriez-vous men ce qu'il 
craignait en leur place ? Si en sortant de son 
logis la première personne qu'il rencontrait 
était une vieille, si un lièvre traversait son 
chemin , Ticho-Brahé croyait que la journée 
devait être malheureuse , et retournait promp«- 
tement se renfermer chez lui , sans oser corn-' 
mencer la moindre chose. 

il ne serait pas juste , reprit*elle , après que 
cet homme-là n'a pu se délivrer impunciment 
de la crainte des éclipses , que les liabitans de 
cette lune de Jupiter, dont nous parlions ^ en 
fussent quittes à meilleur marché. Nous ne 
leur ferons pas de quartier , ils subiront la loi 
commune ; et , s'ils sont exempts d'une erreur, 
ils donneront dans quelqu' autre ; mais comme 
je ne me pique pas de la pouvoir deviner, 
éclaircis$ez moi , je vous prie , une autre dif- 
ficiUtéqui. m'occupe depuis quelques momens. 
Si la terre est si petitt à Tégard de Jupiter , 
jnpiter nous vojt il y Je crains que nous ne lui 
soyons inconnus. 

De bonne foi , je crois que cela est ainsi , 
répondls-je. Il faudrait qu il vitja terre cent 



88 LES MONDES. 

fois plus petite que nous ne le voyons. Cest 
trop peu ; il ne la voit point. Voici seulement 
ce que nous pbuvons croire de meilleur pour 
nous. Il y aura dans" Jupiter des astronomes , 
qui , après avoir bien pris de la peine à com- 

f»oser des lunettes excellentes, après avoir choisi 
es plus belles nuits pour observer, auront 
enfin découvert dans les cieux une très*petite 

}>lanète qu^^ils n'avaient jamais vue. D'abord 
e journal des sa vans de ce pays-là en parle ; 
le peuple de Jupiter , ou n'en entend point 
parler y ou n'en fait que rire ; . les philosophes 
dont cela détruit les opinions, forment le des- 
sein de n'en rien croire ; il n'y a que les gens 
très-raisonnables qui en veulent bien douter. 
On observe encore , on revoit la petite pla- 
nète ; on s'assure bien que ce n'est point une 
vision , on commence même à soupçonner 
qu^^elle a un mouyement autour du soleil ; on 
trouve au bout de m^ille observations , que ce 
mouvement est d'une année ; et enfin , grâce 
à toutes les peines que se donnent les sa vans , 
on sait dans Jupiter que notre terre est au 
monde. Les curieux vont la voir au bout d'une 
lunette , et la vue à peine peut-elle encore l'at^ 
traper. 

Si ce n'était, dit la Marquise, qu'il n'est 
point trop' agréable de savoir qu'on ne nous 

{)eut découvrir de dedafts Jupiter, qu'avec des 
unettes d'approche , je me représenterais avec 
plaisir ces lunettes de Jupiter dressées vers 
nous, comme lés nôtres le sont vers lui, et 
cette curiosité mutuelle avec laquelle les pla- 



( 



^ 



QUATRÏÊMB SOIR. 8g 

uètes s^entre-consi^èrent et demandent l'une 
de Tautre : Quel monde est cela ? Quelles gens 
t habitent ? 

Cela ne va pas si vite que vous pensez , répli- 
quai -je>Quand on verrait notre terre de dedans 
Jupiter , quand on l'y connaîtrait , notre terre 
ce n'est pas nous ; on n'a pas le moindre soup* 
^on qu'elle puisse être babitée. Si quelqu'un 
vient à se l'imaginer , Dieu sait comme tout 
Jupiter se moque de lui. Peut-être même som- 
mes-nous cause qu'on y a fait le procès à de^ 
pbilosopbes qui ont voulu soutenir que nous 
étions. Gependant)e croirais plusvolontier que 
lissbabitans de Jupiter sont assez occupés à faire 
des découvertes sur leur planète^ pour ne son- 
ger point du tout à nous. Elle est si grande , 
que s'ils naviguent, assurément leurs Chris- 
tophes Colombs ne sauraient manquer d'em- 
ploi. Il faut que les peuples de ce monde-là ne 
connaissent pas absolument de réputation la 
centième partie des autres peuples ; au lieu 
que dans mercure qui est fort petit , ils sont 
tous voisins les uns des autres> ils vivent fa- 
milièrement ensemble , et ne comptent que 
pour une promenade de faire le tour de leur 
monde. Si on ne nous voit point dans Jupiter, 
vous jugez bien qu'on y voit encore moins 
venus qui est plus éloignée de lui , et encore 
moins mercure qui est plus petit et plus éloi- 
gné. En récompense ses habilans voient leurs 
quatre lunes ^ et saturne avec les siennes et 
mars. Voilà assez de planètes pour embari'asser 
ceux d'entre eux qui sout astronomes ; la na- 



C^ LES MONDES. 

tare a eu la bonté de leur cacher ce qui en reste 
dans r univers. 

Quoi , dit la Marquise , vous comptez cela 

Sour une grâce ! StfUs doute , répondis-je. Il y si 
ans tout ce grand tourbillon seize planètes. 
La * nature , qui veut nous épargner la peine 
d'étudier tous leurs mouvi&mens, ne nous en. 
montre que sept ; n'est-ce pas là une assez 
grande faveur ? Mais nous qui n'en sentons pas 
le j^ix , nous faisons si bien que nous attra- 
pons les neuf autres qui avaient été cachées; 
aussi en somm€&-nous punis par les grands 
travaux que Tastronomie demande présente- 
ment. 

Je vois, reprlt-clle, par ce nombre de seize 
planètes, qu'il faut que salurne ait cinq lunes. 
Il les a aussi, répliquai-ie , et avec d'autasii plus 
de jmitice que, comme il tourne en trente ans 
aiMovr du sioleil , il » des pajs oA la nuit dure 
quinze ans ; pai^ 1^ même raison que sur la 
terre qui tourne en un an ^ il y a des uuîts de 
m mois sous les pâles. Mais saturne étant deux 
fois plus éloigné du soleil que Jupiter, et par 
conséquent dix fois plus que nous, ses cinq 
lunes si faiblement éclairées lui donneraient- 
elles assez de lumière pendant la nuit? Non, 
il a encore une ressource singulière et unique 
dans tout Tunivers connu. C'est un grand cer- 
cle et un grand anneau assez large qui Teavi- 
ronne, et qui étant assez élevé [lour être près-»- 
^ue entièrement hors de l'ombie du corps- de 
celte planète, réfléchît la lumière du soleil 
dans des^ Iteuir ^ ^e le vpieat point, ejt la 



QUATRÎÈMESOIR. 91 

réfléchit de plus prêt, et avec plus de force 
que toutes les cinq lunes , parce qu^il est moins 
élevé que la plus basse, 

£n vérité , dit la Marquise , de Tair d^une 
personne qui rentrait en elle-même avec.éton- 
nement, tout cela est d'un grand ordre; il pa- 
rait bien que la nature a eu en vue les besoins 
de quelques êtres vivans^ et que la distribu- 
tion des lunes n'a pas été'^aite au hasard. II 
n'en est tombé eu partage qu'aux planètes éloi- 
gnées du soleil , à la terre , à Jupiter, à saturne ; 
car ce n'était pas la peine d'en donner à venus 
et à mercure , qui ne reçoivent que trop de 
lumière , dont les nuits sont fort courtes , et 
qui les comptent apparemment pour de plus 
grauds bienfaits de la nature que leurs jours 
mêmes. Mais attendez, il me semble que mars, 
qui est eiKore plus éloigné du soleU que la 
terro, na point de lune. On ne peut,^s vous 
le dissimuler, répondis- je, il n'en a point» et 
il faut qu'il ait pour ses nuils des ressources 
que nous ne savons pas. Vous avez vu des phos* 
pbores , de ces matières liquides ou sècbes , 
qiii , en recevaj3t la lumière du soleil, s'en im« 
bibent et s'en pénètrent, et ensuite jettent ua 
assez grand éclat dans l'obscurité. Peut-être 
mars a-t-il de grands rochers fort élevés, q,tti 
sanl des phosphores naturels^ et qui prennent 
pendant le jour une provision de lumière qu'ils 
rendent pendant la jiuît. Vous ne sauriez nier 
que ce ne fût un spectacle assez agréable de 
voir tous ces rochers s'allumer de toutes parts 
dès que le soleil serait couché , et faire sans 
aucun art des illuminations magnifiques , qui 



^2 LES. MONDES. 

ne pourraient incommoder par leur clialeur. 
Vous savez encore qu'il y a en Amérique des 
oiseaux qui sont si lumineux dans les fépèbres , 
qu'on s'en peut servir pour lire. Que savons- 
nous si mars n'a point un grand nombre de ces 
oiseaux qui , dés que la nuit est venue , se dis- 
persent de tous côtés, et vont répandre un. 
nouveau jour? 

Je ne me contente , raprit-elle , ni de vos 
rdchers , ni de vos oiseaux. Gela ne laisserait 
pas d'être joli ; mais puisque la nature a donné 
tant de lunes à Saturne et à Jupiter, c'est une 
marque qu'il faut des lunes. J'eusse été bien aise 
que tous les mondes éloignés du soleil en eus- 
sent eu , si mars ne nous fût point venu faire 
une exception désagréable. Ah ! vraiment, ré- 
pliquai-je , si vous vous mêliez de philosophie 
plus que vous ne faites , il faudrait bien que 
vous vo«B accoutumassiez à voir des exceptions 
dans les meilleurs systèmes. Il y a toujours 
quelque chose qui y convient le plus juste du 
monde, et puis quelque chose aussi qu'on y 
fait convenir comme on peut, ou qu'on laisse 
là , si on désespère d'en pouvoir venir à bout. 
Usons-en de même pour mars, puisqu'il ne 
nous est point favorable ^ et ne parlons point 
de lui. Nous, serions bien étonnés, si nous 
étions dans salurne, de voir sur nos têtes pen- 
dant la nuit ce grand anneau qui irait en forme 
de demi-cercle d'un bout à l'autre de l'hori- 
zon , et qui , nous renvoyant la lumière du 
soleil , ferait l'effet d'une lune continue. Et ne 
mettons-nous point d'habitans dans ce grand 
anneau, interrompit-elle en riant? ^Quoique 



QUATRIÈME SOIR. ^3 

]e sois d'humeur, répondi^-je , à en envoyer 
partout assez hardiment , je vous avoue que je 
n^oserais en mettre là , cet anneau me parait 
une habitation trop irrégulière. Pour les cinq 
petite6 lunes , on ne peut pas se dispenser ^ 
les peupler. Si cependant Tànneau n'était, 
comme quelques-uns le soupçonnent, qu'un 
cercle de lunes qui se suivissent de fort près , 
et eussent un mouvement égal , et que les cinq 
petites lunes fussent ^cinq échappées de* ce 
grand cercle , que de mondes dans le tourbillon 
de Saturne ! Quoi qu'il en soit , les gens de Sa- 
turne sont assez misérables , même avec le 
secours de l'anneau* Il leur donne la lumière , 
mais quelle lumière dans l'éloignement où il 
est du soleil j Le soleil même qu'ils voient cent 
fois plus petit que nous ne le voyons , n'est pour 
eux qu'une petite étoile blanche et pâle , qui 
n'a qu'un éclat et une chaleur bien faible , et 
si vous les mettiez dans nos pay§ les plus froids, 
dans le Groenland ou dans la Laponie , vous 
les verriez suer à grosses gouttes et expirer 
de /chaud. S'ils avaient d^l'eau, ce ne serait 

{»oint dé l'eau pour eux , mais une pierre por 
ie , un marAre ; et l'esprit-de-vin , qui ne gèle 
jamais ici , serait dur comme nos diamans. 

Vous me donnez une idée de saturne qui me 
glacée, dit la Marquise, au lieu que tantôt vous 
m' échauffiez en me parlant de mercure. 11 faut 
bien , répliquai- je ) que les deux mondes qui 
fionfi ^WL ext|:é|nités de ce grand tourbillon, 
soient opposés en toutes choses. 

Aii^, reprit -elle, on est bien sage d^ns 
;eaturiie ; c^r vous m'aviez dit que tout }e monde 



p4 l'^S MONDES. 

était fou dans metcure. Si on n'est pas bien 
sage dans satume^ repris-je, dn moins , se- 
lon toutes les apparences , on y est bien fleg- 
matique.' Ce sont des gens qui ne savent oe que 
ékst que de rire, qui prennent toujours un 
jour pour répondre à la moindre question qu'on 
leur fait , et qui eussent trouvé Gaton d'Ulîqvte 
trop badin et trop folâti*e. 

Jl me vient une pensée, dît*elle. Tous les 
habitans de mercure sont vifs, tous ceux de 
Saturne sont lents. Parmi nous , les uns sont 
vifs , les autres lents ; cela ne viendrait-il point 
de ee que notre terreétant justement au milieu 
des autres mondes , nous participons des extré- 
mités ? Il n'y a point pour les bommes de ca- 
ractère fixe et déterminé; les uns sont faits 
comme les habitans de mercure , les autres 
comme ceux de saturne ; et nous sommes un 
mélange de toutes les espèces qui se. trouvent 
dans les autres planètes. J'aime assez cette-idée , 
repris-je ; nous formons un assemblage si bi- 
garre, qu'on pourrait croire que nous serions 
ramassés de plusieurs mondes diflerens. A ce 
compte, il est assez commode d'être ici, on y 
voit tous les autres mondes en abiCgé* 

Du moins , reprit la Marquise , une commo- 
dité fort réelle qu'a notre monde par sa situa- 
tion , c'est qu'il n'est ni si cbaud que celui de 
mercure ou de venus , ni si froid que celui de 
)upiter ou de saturne. De plus , nous sommes 
justement dans un endroit de la terre'où nous 
ne sentons l'excès ni du chaud, ni du froid. 
En vérité , si un certain philosophe rendait 
grâce à la nature d'être homme , et non' pas 



QUATRIÈME SOIR. g5 

bête ; grec , et non pas barbare : moi je veux 
lui rendre grâce d'être sur la planète la plus 
lempérée de runivers , et dans un des lieux les 
plus tempérés de cette planète. Si vous m'en 
croyez , Madame , répondis-je , vous lui ren- 
drez grâce d'être jeune, et non pas vieille; 
jeune et belle, et non pas jeune et laide ; jeuqe 
el belle Française , et non pas jeune et LeiJe 
Italienne. Yoilâ |(>ien d'autres sujets de recon- 
naissance que ceux que vous tirez de la situa- 
tion de votre tourbillon , ou de la température 
de votre pays. 

Mon Dieu , répliqua-t-elle , laissez-moi avoir 
de la reconnaissance sur' tout, jusque sur le 
tourbillon où je suis placée. La mesure du 
bonbeur qui nous a été donnée est assez pe- 
tite, il n'en faut rien perdre, et il est bon 
d'avoir pour les choses les plus communes et 
les moins considérables , un goût qui les mette 
à profit. Si on ne voulait que des plaisirs^'vifs , 
on en aurait peu, on les attendrait long-temps^ 
et on les paierait bien. Yoixs me promettes 
donc , répliquai je , que si ou vous proposait de 
ces plaisirs vifs , vous vous souviendiîez des 
tourbillons et de moi , et que vous ne nous 
négligeriez pas tout-i-fait ? Oui, répondit-elle, 
mais faites que la philosophie me fournisse 
toujours des plaisirs nouveaux. Du moins pour 
demain, répondis-je, j'espère qu'ils ne vous 
manqueront pas. J'ai des étoiles fixes qui pas- 
sent tout ce que vous avez vu jusqu^ici. 



€f6 LESMONDES. 



CINQUIEME SOIR. 

Que les Etoiles fixes sont autant de Soleils , dont 
chacun éclaire un monde. 

Jj A Marquise sentit une vraie impatience de 
savoir ce que les étoiles fixes deviendraient. Se- 
ront-elles habitées comme les planètes? me 
dit-elle. Ne le seront-elles pas? Enfin qu'en fe- 
rons-nous ? Vous le devineriez peut-être , si 
vous en aviez bien envie , répondis-je. Les 
étoiles fixes ne sauraient être moins éloignées 
de la terre , que de vingt-sept mille six cent 
soixante Cois la distance d*ici au soleil, qui est 
de trente-trois millions de lieues^ et si vous 
fâchiez un astronome, il les mettrait encore 
plus loin. La distance du soleil à satume^ qui 
est la planète la plus éloignée, n'est que de 
trois cent trente millions de Ueues; ce n'est 
rien par rapport à la distance du soleil* ou de 
la terre aux étoiles fi^es , et on ne prend pas 
la peine de la compter. Leur lumière , comme 
vous voyez , est assez vive et assez éclatante. 
Si elles la recevaient du soleil , il faudrait 
qu* elles la reçussent dé^i Bien faible , Wrès um 
SI épouvantable trajet ; il faudrait que par un^e 
réflexion qui l'aflaiblirait eacore beaucoup, 
elles nous la renvoyassent à cette mêipe dis- 
tance. Il serait impossible qu'une lumière qui 
aurait essuyé une réflexion , et fait deux fois 
un semblable chemin^ eût cette force et cette 
vivacité qu'a celle des étoiles fixes. Les voili 



CINQUIÈME SOIR. 97 

donc lumineu^s par elles-mémçs, ettoutc^i 
en un mot , autant de soleils. , 

Ne me trompé-je point, s'écria la Marquise , 
ou si je vois où vous me voulez mener ? M' al- 
lez-vous dire : Les étoiles fixes sont autant de 
soleils , notre soleil est le centre éÛun tourhil- 
Ion qui tourne autour de lui; pourquoi chaque 
étoile fixe ne serait-elle pas aussi le centre 
d^un tourbillon qui aura un mouvement autour 
d'elle 7 Notre soleil a des planètes qu^il éclaire; 
pourquoi chaque étoile nen aurait-elle pas 
aussi qiielle éclairera ? Je n'ai à vous répon- 
dre, lui dis-je, que ce que répondit Phèdre à 
iBnoné : Cest toi quitus nommé. 

Mais, reprit- elle, voilà Tunivers si grand 
que ]€n3Lj perds ; je ne sais plus où je suis , je 
ne suis plus rien. Quoi, tout sera divisé en 
tourbillons jetés confusément les uns parmi les 
autres ! Chaque étoile sera le centre d un tour- 
billon, peut-être aussi grand que cçlui où 
nous sommes ! Tout cet espace immense qui 
comprend notre soleil et nos planètes , ne sera 
\ aucune petite parcelle de l'univers ! Autant 
aëspaces pareils que d'étoiles fixes ! Cela me 
confond, mB trouble, tn'épouvante. Et moi, 
répondis-je, cela me meta mon aise. Quand 
le ciel n'était aue cette voûte bleue où les 
étoiles étaient clouées, l'univers me paraissait 
petit et étroit, je m'y sentais comme oppressé, 
rrésentement qu'on a donné infiniment plus 
: ' d'étendue et de profondeurâ cette voûte , en la 
partageant en mille et mille tourbillons , il me 
semble que je respire avec plus de liberté, et 
que je suis dans un plus grand air, et assuré- 
Plvral. des Mondes. 5 



98 LES MONDBS.x. 

ment Tunivers a toute une autve magnificence* 
fja nature n'a rien épargné en le produiaant ; 
elle a ffiit une profusion de richesses tout-à-fait 
digne d'elle. Rien n'est si beau à se représenter 
que ce nombre prodigieux de tourbillons , dont 
le milieu est occupé par un soleil qui fait tour- 
ner des planètes autour de lui. Les habitans 
d'une planète d'un de ces tourbillons infinis, 
voient de tous côtés les soleils des tourbillons 
dont ils 6{)nt environnés ; mais ils n'ont garde 
d'en voir les planètes , qui , n'aérant qu'une lu- 
mière faible , empruntée de leur soleil ^ ne la 
poussent point au-delà de leur monde. 

Vous m'offrez , dit-elle , une espèce de pers- 
pective si longue , que la vue n'en peut attra- 
er le bout. Je vois clairement les n^bîtaQs de 
a terre , ensuite vous me faites yo^r ceux de la 
lune et des autres planètes d^ no^re tourbillon 
asse;s clairement à la vérité , mais moins que 
, ceux de la terre ; après eux viennent les haîbi- 
tans des planètes des autres tourbillons. Je 
vous avoue qu'ils sont tout-à-fait dans l'enfon- 
cement, et que quelque effort que je fassepour 
les voir , je ne les aperçois presque point. Et en 
effet, lie sont-ils pas^^resque anéantis par l'ex- 
pression même dont yoi^^ êtes .obligé de vous 
servir en parlant d'eujç?Il faut que vous les 
appelliez les babitans d'une des planètes de Vnn 
de ces tourbillons dont le nombre est infini. 
Nous-mêmes , à qui la même expression con- 
vient , avouez que vous ne sauriez presque 
Sla? nous démêler au milieu de tant ae mou- 
es. Pour moi , je commence à voir la terre si 
effroyablement petite , que je ne crois pas ayoir 



E 



CINQUIÈME SOIR. 99 

désormais d'empi'essement pour aucune chose. 
Assurément , si on a tant d ardeur de s'agran- 
dir , si on fait desseins sur desseins , si on se 
donne tant de peine, c'est que l'on ne Connaît 
pas4es tourbillons. Je prétends bien que ma 
paresse proiSte de mes nouvelles lumières ; et 
quand on me reprochera mon in4olence/je 
répondrai : jih ! si vous saviez ce que c*est que 
les étoiles fixes ! Il faut qu'Alexandre ne 1 ait 
pas su y répliquai-je ^ car un certain auteur 
qui tient que la lune est habitée , dit fort sé- 
rieusement qu'il n'était pas possible qu'Aris- 
tote ne fût dans une opinion si raisonnable , 
( comment une vérité eût-elle échappé à Aris- 
tote!) mais qu'il n'en voulut rien dire, de 
peur de fâcher Alexandre , qui eût été au dé- 
sespoir de voir un monde qu'il n'eût pas pu 
conquérir. A plus forte raison lui eût-on fait 
mystër/s des tourbillons des étoiles fixes , quand 
on les eût connus en ce temps-là ; c'eût été 
faire trop mal sa cour que de lui en parler. 
Pour moi qui les connais , je suis bien fUché 
de ne pf^uvoir tirer d'utilité de la connaissance 
que )'en ai. Us ne guérissent tout au plus, se- 
lon votre raisonnement , que de l'ambition et 
de l'inquiétude , et je n'ai point ces maladies- 
là. Un peu de faiblesse pour ce qui est beau , 
yoilà mon mal , et je ne crois pas que les tour- 
billons y puissent rien. Les autres mondes vous 
rendent celui-ci petit , mais ils ne vous gâtent 
point de beaux yeux ou une belle bouche : cela 
vaut toujours son prix en dépit de tons les 
mondes possibles. 
C'est Une étrange chose que J' amour, répon- 



î 



100 LES HOND.es. 

dit-elle, en ri^m ; il se ^a^uye âfi tout , et il nV 
a point de système qjai lui puisse faire du mai. 
J!4ais ^ussi parlez-moi franchement , votre sys- 
tème est-il bien vrai? ]N^e me déguisez rien , je 
. vouQ garderai le çecrç t»Il me ^ç.mble qu'il n'est 
appuyé que sur upe petite convenance bien lé- 
gère. Une étoile fixc^ esUumineuse d'ellcrméme 
comme le soleil , par conséquent il faut qu'elle 
soit comme le soleil , le centre et l'âme d'un 
monde, et qu'elle ait ^es planâtes qui tournent 
autour d'elle. Cela^e^t-il djune nécessité bien 
absolue ? Ecoutez , Madame , répondis-je , puis- 
ue nous sommesen humeur de. mêler to;u)ours 
es folies de, galanterie à nçs discours les plus 
sérieux , les raisonnemens de mathématique 
sont faits comme l'amour. Yous ne.sauriez ac- 
corder si peu de chose à un amant ^ que bien- 
. tôt après il ne faille lui en , accorder davan- 
tage , et ai la fin cela va loin* De même accor- 
dez à un mathématiicien le ^loindre principe , 
il va vous. en tirer une conséquence qu'il uui- 
.dra que. vous lui accord!^ aussi; et de cette 
.conséquence encore unje autre ; et ni^ré vous- 
même, il vous-mène si loin , qu'àpei^epou^yèz- 
vous le croire. Ces deux sortes de gensnfà pi:en- 
nent toujours plus qu'on ne leur donne. Tous 
convenez ique quand deux çhosçs sont seinbla- 
blés en tout ce qui me paraît, je les puisse 
cr^oire aussi semblables, en ce qui ne me paraît 
point , s'il n'y a rien d'ailleurs qui m^'en em- 
pêche. Dedà j'ai tiré que la lune était hal^itée , 
parce jqu'elle ressemble à la terre ; les autres 

Ïlanètes, parce qu'elles ressemblent à la lune, 
e. trouve que les étoiles fixes ressemblent à 



GIINQUIÈME SOltl. lOl 

notre soleil , je leht attribua tout ce qu'il a. 
Vous êtes engagée trop ayant pouV pouvoir re- 
culer, il faut fràùèhir le piai dé lr.ohne grâce. 
Mais, dit-elle ', sni^ le pied de cette resseln- 
blance qu^ybns mbttéz entre lés étoiles fixés 
et notre soleil , il faut que les gens d'un autre 
grand tourbillon ne le voient que comme une 
petite étoile fixe , qui se montre à eux seule- 
ment pendant leurj^ nuits. 

Cela est hors de doute, réporidis-je, notre* 
soleil est si proche dé nou^,:eii comparaison 
des sgteils des- autres tourbillons, que sa lu- 
mière doit «voir infiniment pluà de force sur 
nos yeux que la lem\ Nous ne voyons donc que 
lui quand nous le voyons, et il efface tout; 
mais dahs un autre grand tourbillon , c'est un 
autre soleil qui y domine, et il efface à son 
tour le nôtre, qur n'y pat^alt' que pendant les 
nuits aVec le reste dies autres soleils étrangers , 
c est-à-dire , des étoiles fixeà. On l'attache avec 
elles à cette 'grande voïftié du ciel, et il y fait 
partie de quelques ours ou de quelque taureau. 
Pour les planètes qui tournent autour de lui , 
nôtre terre', pair exemple , comme oh ne les 
volt point de si loin i-on n'y songe seulement 
pas. Ainsi tous les soleils sont soleils de jour 
pour le tourbillon où ils s<int placés, et soleils 
de nuit pour tous les autres tourbillons. Dans 
leur monde ils sont uniques en leur espèce : 
partout ailleurs ils ne servent qù*à faire nom- 
bre. Ne faut-il pas 'pourtant , rçprit-elle , que 
les mondes, malgré' cette égalité, diffèrent en 
mille choses? car un fond de ressemblance ne 
laisse pas de porter des différences infinies. 



Ib4 LBS MONDES. 

crue vous perdez de vue votre soleil parlicnlier, 
il VOQS eà reste eneo'rè assèa, et votre nuit 
n'est pas moins 'éclairée que le jour^ du moins 
la différence ne peut pas être sensible ; et pour 
parler plus juste , vous n'avez jamais de nuit. 
Us seraient bien étonnés , . le& gens de ces 
mèndes-'là\ accoutumés comme ils sont à* une 
clarté perpétuelle, si on leur disait qu'il y a 
des malbeureuxqui ont de véritables nuits , 
et qui tombent dans des ténèbres profondes -, 
et'qui , quaAd ils )o«îsae»t delà lumière, ne 
votent même qWunsetii soleil. Ils noua re^ 
garderaient cora#é des êtres disgraciés* de la 
nature r |t' notre .condition les ferait îréaûr 
d'horreur. 

Je ne voué demande pas^, > dît la Marquise , 
s'il y a' 'des lunes dans- les miondes de -la voie 
de lait* Jq, vois bien Weiles y •géraient» de nul 
ijaage aux planètes pHndj^les qui 'u'ont poiikt 
de nuit , et (|isi tî àiiî^ui^s mfâtôWnt dau^ dés 
espaces trop étroits* peur s'emtbarl^sser de eèt 
attirail de' planiètes' sûbaHémes. Mais savez* 
vous bien qu'à force de miiltiplieir les mondes 
si libéralement, vbus mé faites nkltre une 
véritable difficulté ? Les tou]4)iill6»^ dont nôUs 
vbydfid les- soleils tof^cbétiV '^ tdûrbiiloii oïl 
nôtis sonkïries. Lés tduibUÏbfts sont rottds , 
rfest-il- pas vrai ? Et comment tant de boules 
en peuvent-elles toucher u^e seule ! Je veux' 
m'imagiuer cteb , et je sens bien que je ne le 
puis. 

Jl y a beaucoup tf ei^prit i répoàidis-je', à àvdît 
celte difficulté-li, etniéme'à ne la pouVôit re- 
coudre; car elle eët très-^b^onë en soJ^ et de la 



CINQUIÈME SOIR. I05 

manière dont vous la concevez, elle est sans 
réponse, et c'est' avoir bien peu d'esprit que 
de trouver des réponses à ce qui n'en a point. 
Si notre tourbillon était 'de la figure d'un dé , 
il aurait sir faces plates, et serait bien' éloigné 
d'être rond ; mais sur chacune de 'ces faces on 
y pourrait mettre un tourbillon de la même 
figure. Si au lieu de six faces plates ^ il y en 
avait vingt, cinquante, mille , il y aurait jus- 
({u'à mille tourbillons qui pourraient poser sur 
lui', clïacun sur une race , et vous concevez 
bien que plus un corps a de faces'plales qui le 
terminiént au dehors , plus il approche d'être 
rond; eii sorte qu^ùn diamabt taillé'à facettes 
de tous c6tés \ si les ^facettes étaient fort pe- 
tites', serait quasi aussi rond qu'une perfe de 
même grandeur. Les tourbillons né sont ronds 
ue de cette niahière-là'. Ils ont une infinité 
faces' en dehors ;, dont chacune porte un 
autre' tourbillon. Ces faces sûjit fort inégales ; 
ici elles sont plus grandes^ là plus petites. Les 
plus petites de notre tourbillon , par exemple , 
répon*flent à la voie de lâil!, et soutiennent tous 
ces petits mondes. Que deux tourbillons qui 
sont appuyés sur deux faces voisines , laissent 

Quelque vide entre eiix par en bas, comme cela 
oit arriver trés-sbûveni; , aussitôt la nature 
qui ménage bien le terrain, vous remplit ce 
vide par un petit tourbillon ou deux , peut- 
être par mille , qui n'incommodent point les 
autres, et ne laissent pas d'être un, ou déiix, 
ou mille mondes de plus. Ainsi nous pouvoiis 
voir beaucoup plus de mondes que notre tour- 
billon n'a de faces pour en porter. Jle gagerais 



i 



106 LES MONDES. 

3 rue, quoique ces petits mondes n'aient été 
aits que pour être jetés dans des coins de l'uni- 
vers qui fussent demeurés inutiles , quoiqu'ils 
soient inconnus aux autres mondes qui les tou- 
chant , ils ne laissent pas d'être fort contens 
d'eux-mêmes. Ce sont eux sans doute dont on 
ne découvre les petits soleils qu'avec des lu- . 
nettes d'approche , et qui sont en une quantité 
si prodigieuse. Enfin tous ces tourbillons s'a- . 
justent les uns avec les autres le mieux qu'il est 
possible ; et comme il, faut que chacun tourne 
autour de son soleil sans cnanger de place , 
chacun prend la manière de tourner, qui est . 
la plus commode et la plus aisée .dans la situa- 
tion où il est. Ils s'engrènent en quelque façon 
les uns dans les autres^ comme les roues d'une 
montre , et aident naturellement leurs mouve- 
mens. Il est pourtant vrai qu'ils agissent aussi 
les uns contre les autres. Chaque monde, à c^ 
qu'on dit, est comme un ballon qui s'étendrait 
si on le laissait faire ; mais il est aussitôt re- 

Î)oussé'par les mondes voisins , et il rentre en 
ui-même ; après quoi il recommence à ii'en- 
fler, et ainsi de suite ^ et quelques philosophes 
prétendent que les étoiles uxes ne nous envoient 
cette lumière tremblante, et ne paraissent bril- 
ler à reprises , que'parce que leurs tourbillons 
poussent nerpétuellement le nôtre, et en sont 
pefpétueliement repoussés. 

J'aime fort toutes ces idées-là, dit la Mar- 

3uise. J'aime ces ballons qui s'enflent et se 
ésenflent à chaque moment, et ces mondes 
qui se combattent toujours ; et surtout j'aime 
à voir conynent-ce combat fait entre eux un 



] 



ciNQUiBMB saïa. 107 

commerce de lumières qui apparemnient est le 
seul qu'ils puissent avoir. •! 

^n, non , repris-jev ce n'est pas le seul. 
Les mondes voisins nous envoient quelquefois 
visiter, et même assez magnifiquèmeal. Il nous 
en vient des comètes qui sont ornées ou d'une 
chevelure éclatante, ou d'une barbe vénérable^ 
ou d'une queue majestueuse. 

Ah ! quels députés , dit-elle en riant ! On se 
passerait bien de leur visite ; elle ne sert qu'à 
faire peur. Us ne font peur qu'aux enfand , ré- 
pliquai-je , à cause de leur équipage extraor- 
dinaire ; mais les énfans sont en grand nom- 
bre. Les comètes ne sont que des planètes qui 
appartiennent à un tourbillon voisin. Elles 
avaient leur mouvement vers ses extrémités , 
mais ce tourbillon étant peut-être différem- 
ment pressé par ceux qui Tenvironnent, est 
plus rond par en haut , et plus plat par en bas ; 
et c'est par en bas qu'ils nous regardent. Ces 
planètes qui'auront commencé vers le haut à 
se mouvoir en cercles , ne prévoyaient pas 
qu'en bas le tourbillon leur manquerait , parce 
qu'il est là couime écrasé ; et pour continuer 
leur mouvement circulaire^ il faut nécessaire* 
ment qu'elles entrent dans un autre tourbillon 
que )e suppose qui est le nôtre , et qu elles en 
occupent les extrénnités. Aussi sont-elles tou- 
jours fort élevées à notre égard ; on peut croire 
qu'elles marchçat au-dessus de saturne. Il est 
nécessaiire, vu la prodigieus/^stance des étoiles 
fixes, que depuis satupne jusqu'aux extrémités 
de.noU*e tourbillon» il ; ait; un grand espace 
vide et sans* planètes. Nos ennemis nous re- 



lo8 LES MOTf'DBS. 

prochefnt rinvttlité cEe ce grand espiace. Qo^ils' 
ne s'inquiètent plus , nous en avons- ti^ùVé 
Tusage^ c'est l'appartement des planètes étf^n- 
gères qui entrent dans notre monde. 

J'entends, dit-elfe. Nous ne leur permettons 
pas d'entrer jusque dans* le ccenr de notre 
tourbillon , et de se' nîéler avec nos {^aitètes'; 
nous les recevons comme -le grand scfignéicrr-re^ 
çoit. les ami>assadeuTs'qu^on' lui' envoie. Il ne 
leur fait pasl'honneilr^le les loger âiConstâtÉ^'' 
tiiiople , mais seulement danè un faubourg de- 
là ville, Neus avons encore' cela de cotnflMi 
avec les Ottomans , reptriff-je , (}u'ik reçoivienï 
des ambassadeurs* sacls* en* envoyer, et- qnë 
nous ne renvoyons point' de' nés ptànéteft atrx 
mondes voisins. 

A en jnger paf toutes'^es «hUsés, répliqua^!' 
t'^elle, nous sommés' bien 'fiers. Cependàiit je 
ne sais pas ti-op encore ce que j'enî dois'crôii^. 
Ces plbnètes étrangères ont un air bien xnena*^' 
çant avecleurs queues et lettrsbîirties, et'peùt^* 
être on notrs les envoie pour nous insuitèj^'; aa* 
lieu que les nMf es qui" ne sont paé faites die lar - 
même manièie, ne sêrrftient^pad si prbptte^ 
se faire crainidre , qttând'eties irâieiil dans fe§^ 
autres mondes 

Les queues* et les barbes', rëpotidiaPje'', ne 
sont que de' pures app&renCes. Les plSnëiéë' 
étrangères ne diffèrent en rien' des nôlrèà''^; 
xèais ' en entrant dans nbire tôul'biHoh , eile^ 
prennent la queue* ou la barbe par un<eeé^ 
taine sorte d'itlumina tiens qu'elle^ leçoivèttt? 
dusolifcil, et qui entre notrs n'a pris 'en^i^ 
été trop'bien eipliquée ; màii toujours oYi eât 

V 



CIÎTQUlS'M'E SOIE. IO9 

sûr qu'il nie s'agit (Jttie d'uhe eii][>ète d'iUdtnt* 
nation ; on la devinera quand oH* pourra. Je 
vbudïais donc bien , reptit-élle, qtfe notre 
Saturne allât pk'endre ufte' queue ou une barbe 
dattà qurfqu^àtrtre- tourbillon et y répandre 
l'effroi : et t^^ensulte àjriyitimis bas cet accom- 
pfeigneittènt terrible , il' revînt* se ranger ici 
avec les atiCt*es plali'ëCes', à' ses fonctions ordi-' 
naires. Il Vaut mieux pour lui , fépondis-jë , 
qcrSl ne sorte pôînt de nbtre' tourbillon. Je 
vous ai dit lé'cnbc qlai se fait à l'efhdroît où' 
dékix^ tourbillons" se pdiiséént et se reponsselit 
Ihlti l'autre ; je cÎTÔisquedans ce cas-là' une 
pMiiVrë planète est agpitée assez rudement, et 
que ses hiibitans né s^en portent pa'è mieUx^i 
N<>us croyons nous àuiireë être bien linalbeureùx 
qtlknd'il ndUs jï^ratt une comète-; c'est la co- 
mète ellè-iiïéfce qui'eitbîefi tiiàllieureusé. Je 
ne^ lé jckxA^ pdint , dit la Marquise , eHe nous 
apporte tous'sés bâtbitan'Senbonne^santé; Rlén' 
ne^ si diVerti^èaiit qué'âe cbatiger ainsi de 
tourbillon ; Ndtft qui né 'sortons jamais du n6^ 
tré-, rfbttWtoénôrié'ube^vîé assez ehnuyéùse'. Si 
leaf-lilîbitàn^ d'iibe' dbtilètéont a^ez d'estirît 
potti* prgVéfaîr lé teni|)S 'de Wtir passage daiii 
nôtre nibiidë, ceux qriîoht déjà fàît lé voyage 
aflnbncfeht aux autres^ par avaàce ' ce qtfils y 
vëltôht; Vbiife'dëèouWrez bientôt une plabète 
qui- a un graftd antidàii aiitoitr d'elle^ disent- 
ife , pfelrtiêire'i e^pàtt^tit dé^sàturtie,- Vou^en 
véfrttz tf ii'è^ aliéné qèi ett^ a quatre petites qui la 
sHîfènt.^'Péàk^êtrëririèBife y a-t-îl^^k gens des- ' 
tinés4 obierVèr lé t^ôferent où îhf entrent datis 
notre niondè", eï'^uî^criernt aùs^lôt^*, noui^àû 



} IlO LES HOKDBS. 

[ joleil, nouveau soleil, comme ces malelots 

' qui crJenl , terre , terre. 

Il ne fâul donc plus SQpger , lui dis-je , à 

TOUS (lounei'de la piiîé f)our les babiuu« d'une 
' cMimète i mais j'espéi-e du moius que vous plaiu' 
I drez ceux qui vivenl dans un tourbillon dont 
I le soleil Tient à s'éteindre, et qui demeurent 
I dans une nuit éiernelle. Quoi, s'écria-t-elle , 
L des soleils a'éteignenl ? Oui sans doute, ré- 
I pondis-je. Les anciens ont vu dans le ciel des 
E étoiles fiscs que nous n'y voyons plus. Ces soleils 
I ontpeiduleurlumière; grande désolation a ssu- 
I rëmentdans tgutle tourbillon, morlalîlêgéné- 
I raie sur toutes les planètes ; car que faire tans 

soleil ? Cette idée est trop funeste, reprît-elle. 

Wy aurait-il pas moyeu de me l'éparguer? Je 

yous dirai , si vous voulez , répondis-je , ce 

£e disent de fort babiles gens , qUe les étoiles 
ES qui ont disparu ne sont pas pour cela 
} éteintes ; que ce sont des soleils qui ne le sont 
L qu'à demi , c'est-à-dire , qui ont une moitié 
I obscure, et l'autre lumineuse ; que , comme ils 
tournent sur eux-mêmes, tantôt ils nous pré- 
sentent la moilé lumineuse, tantôt la moilé 
obscure, et qu'alors nous ne les voyons plus. 
Selon toutes les apparences, la cinquième lune 
de salurne est faite ainsi ; car, pendant une 

Îartie de sa révolution, on la perd absolument 
e vue, et ce n'est pas qu'elle soit alors plus 
éloignée de la terre , au contraire , elle en est 
quelquefoisplus proche que dans d'autres temps 
où elle se laisse voir; ei quoique cette lune soit 
une planète qui naturellement ne tire pas à 
L cousequeuce pçui' ua fioleii « on. peut £ort blea 



CINQUIÈME SOIR. ^ IIl 

imaginer un soleil qui soit en partie couvert 
de taches fixes , au lieu que le notre n'en a que 
de passagères. Je prendrai Bien, pour vous 
obliger, cette opinion-là, qui est plus douce 
oue l'autre ; mais je ne puis la prendre qu'à 
1 égard de certaines étoiles qui ont des temps 
réglés pour paraître et pour disparaître , ainsi 
qu'om a commencé à s en apercevoir; autre^- 
ment les demi-soleils ne peuven^t pas subsister. 
Mais que dirons-nous des étoiles qui disparais- 
sent,, et ne se remontrent pas après le temps 
pendant lequel elles auraient du assurément 
achever de tourner sur elles-mêmes? Vous è les 
trop équitable pour vouloir m'obliger à croire 
oue ce soient des demi-soleils ; cependanL je 
wrai encore un effort en votre faveur. Ces so- 
leils ne se seront pas éteints; ils se seront seule- 
ment enfoncés dans la profondeur immense du 
ciel, et nous ne pouvons plus les voir; en ce 
cas le tourbillon aura suivi s^ soleil , et tout 
s'y portera bien. Il est vrai que la plus grande 
partie des étoiles fixes n'ont pas ce mouvement 
par lequel elles s'éloignent de ^ous^ car en 
d'autres temps elles devraient s'en rapprocher, 
et nous les verrions tantôt plus grandes , tan- 




plus légers et plus agiles qui se gli 
sent entre les autres , et lont de certains tours 
au bout desquels ils reviennent , tandis que le 
gros des tourbillons demeure immobile ; mais 
voici un étrange malheur. Il y a des étoiles 
fixes qui viennent;Se montrer à nous, qui pas- 
sent beaucoup de te|pps à ne faire que paraître 



112 liBS MÛtffDES. 

et dts^patattre , et enfin disparaissent entière- 
ment; Des demi-soleiis reparaîtraient dans déâ 
temps réglés ; des soleils qui s'enfonceraient 
dans lô ciel, ne disparaîtraient qti'une fois 
/pour ne reparaître de long-temps. Prenez votre 
résolution , Madame , avec courage ; il faut que 
ces étoiles soient de&soleits qui s'obscurcissent 
assez pour cesser d'être visibles à nos yeu#; et 
ensuite se rallument, et à la fiti s'éteignent 
tout-à-fait. Gommentun soleil peut-il s'obscur* . 
cir et s'éteindre , dit la Marquise , lui qui est 
en lûi-méme une source de lumière ? Le pins 
aisément du monde , selon Deàcartes , répon^ 
dis- je. Il suppose que les taches de notre soleil 
étai^ otL des écumes ou des brouillards, elles 
peuvent s'^épaissir^ se mettre plusieurs ensem-' 
ble, s'accrocher les unies aux autres; ensfuite 
elles iront jusqu'à former autour du soleil une 
croûte qui s'augmentera toujours , et adieu 
le soleil. Si le soleil est un feu attaché à une 
matière' soKde qui le nourrit , nous n'en som- 
mes paà mieux , la matière solide se consume* 
ra. Nous Tavôns diéjàhiéme échappé belle , dit» 
on. Le soleil a été t^-pàle'pehdant des années 
entières , pendaiitcelle^^ pttt exemple , qui suivit 
la nïort ae Oés^r. C'était k croûte qui com- 
mençatt à' se' faire ; la force dU isoleil la rompît 
et la dissipa ; maii^ si elle eût continue , nous 
étions perdoîr. Voué me faites trenibler , dit la 
Marquise; Présentement que je sais les consé- 
(][uéndes de la pâleur du soleil , je crois qu'au 
lieu d'àlléJT voir les matins à'mbn' mirt)ir si je 
ne suis point "pâle , j'irai voir aU ciel si lé so- 
leil pe l'est point lui-même#Ah ! Madame , ré- 



CINQUIEME SOIR. It3 

pondisse , rassure z^votis', il faut du tem|>8 
pour ruiner utt monde. Mais enfin^ dit-elle , il 
ne faut 'que da tciilps ? Je voub l'avoue, rej)ris* 
jei Toute cette maîie iminensé de matière qui 
compose l'univers , est' daûs im mouvement 
perpétuel , dont aucune dé ses parties n'est e]i<- 
tièrement exempte; et dêfe qtfil y a'du mou* 
vemekirt quelque paît, ne* vous y fiez pk>îtft , il 
faut qu'il arrive des'cfaàngeMé&is, sOit letits, 
soit prompts , mais toujours dans des teui^s pro* 

Sortionnés à l'effet. Lés anciens étiai^ht plaisetâs 
e s'imaginer que les corpi» célestes étaient de 
nature à ne<:lianget jamaîfs ^ p^i-ce qu'ils ne'les 
avaient paS' encore vit changer. Aviûeht-'ila eu 
le loisir de s'en assûreir pai^ l'expérience ? Les 
anciens étaient jeUnts auprès de noue. Si' lés' 
roses, qtii né' durent qu'un jôut, faisaient -des 
histoires, et sfr laissaient d^s m^mbires les unes 
aux auttek , les prenilêrés auraient fait lé por- 
trait dé leul'iardinîet d'une cet^tàine façon , et 
de plus de quinze nii'Ue âges dé roses; les au- 
tres qui l'auraient encore laisfsé à celles qui lés 
devaient suivre, n'y auraient rien change. Sur 
cela elles diraient: Nous aidons toujours vu le 
mêmejàrdirdèr; de mémoire de ro'se\ on ri a 
qni que lui; il a iàUjàurs étéjaît comme il est; 
assurément il rié meurt point comme nous, il 
ne change seulement pas. Lérai^nn'eméiit des 
roses seraft-il bon? II aurait pourtant plus de 
fondement que celui que faisaient les ancieh^^ 
sût les corps fcélèfetes ; et quand même il ne se- 
rait arrivé aucun changement dans les cieiis; 
jusqu'à aUjtiïivd'huî , qàSând ils paraîtraient 
marquer qu'ib sè'ràîtent faite pout duter toU- 



It4 I^BS MORDES. 

jours sans aucune altération , je ne les en croi- 
rais pa^ encore ; j'attendrais une plus longue 
expérience. Devons-nous éta])lir notre durée ^ 
qui n'est que d'un instant, pour la mesure 
de quelque autre? Serait-ce à aire que ce qui 
aurait duré cent mille fois plus que nous , 
dût toujours durer? On n'est pas si aisément 
éternel. Il faudrait qu'une chose eût passé bien 
des âges d'homme, mis bout à bout, pour 
commencer à donner quelque signe d' immor- 
talité. Vraiment, dit la Marquise, je vois les 
mondes bien éloignés d'y pouvoir prétendre. 
Je ne leur ferais seulement pas Thonneur de les 
comparer à. ce jardinier qui dure tant à l'égard 
des roses; ils ne sont que comme les roses 
mêmes qui naissent et qui meurent dans un 
jardin les unes après les autres; car je m'at- 
tends bien que s'il disparaît des étoiles ancien- 
nes, il en parait de nouvelles; il faut que 
l'espèce se répare « Il n'est pas à craindre qu'elle 
périsse, répondis-je. Les uns vous diront que 
ce ne sont que des soleils qui se. rapprochent 
de nous après avoir été long-temps perdus pour 
nous dans la profondeur du ciel. D autres vous 
diront que ce sont des soleils qui se sont déga- 
gés de cette croûte obscure qui commençait à 
les environner. Je crois aisément que tout cela 
peut être ; mais je crois aussi que l'univers peut 
avpir été fait de sorte qu'il s'y formera de 
temps en temps des soleils nouveaux. Pour- 
quoi la matière propre à faire un soleil ne 
pourra-t-elle pas , après avoir été dispersée en 

{plusieurs endroits difTérens , se ramasser à la 
Qngue en un certain lieu , et y jeter les fonde* 



CINQUIÈMB SOIR. Il5 

mens d'un nouveau monde ? J'ai d'autant plus 
d'inclination^ à croire ces pouyelles proauc- 
tions , qu'elles répondent mieux à la bàute 
idée que j'ai des ouvrages de la nature. N'au- 
rait-elle que le pouvoir de faire naître et mou- 
rir des planètes et des animaux par une révo- 
lution continuelle ? Je suis persuadé, et vous 
l'êtes déjà aussi, qu'elle met en usage ce niéme 
pouvoir sur les mondes , et qu il ne lui en coûte 
pas davantage. Mais nous avons sur cela plus 
que de simples conjectures. Le fait est que de- 

fmis près de cent ans, que l'on voit avec les 
unettes un ciel tout nouveau et inconnu aux 
anciens, il n'y a pas beaucoup de constella- 
tions où il ne soit arrivé quelque changement 
sensible; et c'est dans la voie de lait qu'on en 
remarque le plus; comme si dans cette four- 
milière de petits mondes, il régnait plus de 
mouvemens et d'inquiétude. De bonne foi, dit 
la Marquise , je trouve à présent les m.ondes , 
les cieux et les corps célestes si sujets au chan- 
gement, que m'en voilà tout-à-fait revenue. 
Revenons- en encore mieux , si vou^m'en 
croyez , répliquai-je , n'en parlons plus ; aussi- 
bien vous voilà arrivée à la dernière voûte des 
cieux ; et pour vous dire s'il y a encore des 
étoiles au-delà , il faudrait être plus habile que 
je ne suis. Mettez-y encore des mondes , n'y en 
mettez pas , cela dépend de vous. C'est propre- 
ment l'empire des philosophes , que ces grands 
pays invisibles qui peuvent être ou n'être pas , 
si on veut , ou être tels que l'on veut. Il me 
suffit d'avoir mené votre esprit aussi loin que 
vont vos yeux. 



]l6 LES MONDES. 

Quoi , s'écria^ t-elle , f ai dans la tête ipat le 
système de l'univers ! Je sois savante ? Oui , ré- 
plit[uai-ie, vous l'êtes assez raisonhablemeiit, 
et vous l'êtes avec là conomodité de pouvoir ne 
rien croire de -tout ce que je vous ai dit, dès 
que l'envie vous en prendra. Je vous demandé 
seulement , ^ur récompense demespeines , de 
ne voir jamais le soleil, ni le tîel \ ni les étoileis, 
sans songer à moi. ^ 

Puisque fiù rendu compte de ces entretiens cui 
public, je crois ne lui devoir plus rien cacher sur 
cette matière. Je publierai un nouv^el entretien qui 
vint long-temps après les autres , mais qui fut pré* 
cisément de la rnéme espèce. Il portera le nom de 
Soir, puisque les autres l'ont porté; il vaut mieux 
que' tout soit sous le même titrée 



SIXIÈME SOIR. 11^ 

SIXIEME .30IR. 

« 

NouifeUes .pensées qui confirment ceUe des Entre^ 
Mens précédens* Dernières découi^ries qui ont 
été faites dans le Ciel, 

J^L y ayait Iphg- temps que nous ue parlions 
HJlusdes mondes ^ madame L. M. P. 6. et. moi , 
et nous commencions même à oublier que nous 
en eussioqs jamais parlé , Iprsque j^allai un jour 
cliez çUe ^ .^t y entrai, justement commue deux 
hommes d'esprit, et ass^ez cOj^iuuadaus le monde , 
en sortaient» Tous voyez bien , nie . dit - elle 
aussitôt qu'elle me vit 9 quelle visite je ^^^ns 
de recevoir ; je vous avouerai, qu'elle m'a lais- 
sée avec quelque soi^pçQn que vous pourriez 
bien m' avoir gâté l'e$prit. Jjle serais bien glo- 
rieux^ lui répondisrje , d!avoir eu tant de pou- 
voir sur vous. : je ne crois pas qu'on pût rien 
entrjeprendre de plus difficile. Je crains pour- 
tant que vous ne l'ayez fait ,.xe prit-elle. Je ne 
sais comment la conversation s'est tournée sur 
les mondes, .avec ces deux hommes qui vien- 
nent, de.sortir ; peut-être. on trik amené, ce. dis- 
cours noaliciensemen t. Je n'ai. p^s, manqué de 
leurdife.aiissitôt que tontes Içs planètes étaient 
habitée». L'un diîeux m'a dit, qu'il était fort 
persuadé que je ne le «croyais pas : mqi , avec 
touteia naïveté, possible ,. jejlui ai, soutenu que 
je le croya4s.: il a toujours pris cela.ppur une 
feinte d'une, personne qui voudrait se divertir; 
et j'ai crju qi*e:.ce qui le rendait. si opi;iiâtre à 
ne me pas croire mQi:Oi>^ D>e^ur mes sentimeusi 



I20 L£S HOITDES. 

sont ces gens-là oui , en croyant notre option , 
semblent cepen4ant lui faire grâce, et. ne la 
ifavoriser qu à cause d'un ceruin plaisir qi^e 
leur fait sa singularité. 

Eh pourquoi? interrompit-elle; n'en est-ce 
pas assez pour une opinion qui n'est que vrai- 
semblable ? Vous seriez bien étonnée , repris- 
je^ si je vous disais que le terme de vraiseqi- 
blance est assez modeste. Est-il simplement 
vraisemblable qu'Âlejiandre ait été ? Tous vous 
en tenez fort sure : et sur quoi est fondée cette 
certitu4^ ? Sur qe ^e vous, en avez toutes les 
preuves que vous pouvez, souhaiter, en pareille 
matière, ^et qu'il ne se présente pas le moindre 
sujet de douter qni siispende et qui arrête 
votre esprit ; car an res^e , vons n'avez jamais 
yu Alexandre , et voni^ n'avez pas de.démons- 
ti;ation xn^thématique qu'il ait dû être. Mais 
que dIriqzrvou3,;Si l^s habitai^a des planâtes 
étaient à peu. prés dans le même cas? On ne 
si^ait vous les faire voir, et Vous ne pouvez 
pas demander qu'on vous les démontre comme 
(Vn ferait une affaire, de mathématique ; mais 
toutes les preuves qu'on peut s<>uhaiter d'une 
, pareille chose , vous les iavez : Ja ressemblance 
entière des,planàtes avec la terre qui est habi- 
tée, l'impossibilité d'imaginer aucun antre 
usage pour lequel elles eussent été faites , la 
fécpndité et la magpi^eiice de la nature , de 
' certains égards qu'elle parait avoir eus pour 
les besoins 4^ leu]?s habilans, comme.d'avoir 
don^é des lunes aux plaqèies. éloignées du so- 
leil , et plus die limes aux plus, éloignées ; et ce 
qui est trè^ifnppctant , tAut^est de ce cété^Ià', 
iden du .fout de Tautre, > et -wns ne sauriez 



SIXIÈMB SOIR. I2i 

imaginer le moindre sujet de doute , $i you$ 
ne reprenez les yeux et l'esprit du peuple* En- 
fla , su|lposé qu us. soient , ces habitans des pla- 
nètes, ils ne sauraient se déclarer par plus de 
marques , et par des marques plus sensibles ; 
et après cela , c'est à vous à voir si vous ne les 
voulez traiter que de chose purement vraisem* 
blable. Mais vous ne voudriez pas , reprit-elle , 
que cela me parût aussi certain qu'il me le pa- 
rait qu'Alexandre a été ? Non pas tout'^^fait , 
répondis-je; car quoique nous ayons sur les 
lud>itans des planètes atitant de preuves que 
nous en pouvons avoir dans la situation où nous 
sommes, le nombre de ces preuves n'est pour- 
tant pas grand. Je m'en vais renoncer aux ha-« 
bitans des planètes, interrompit-elle, car je 
ne sais .plus en quel rang les mettre dan« mon 
esprit; ils ne sont pas tOttt-à*fait certains , ils 
sont plus que vraisemblables , cela m'embar* 
rasse trop« Ah i Madame , répliqnai-je , ne vous 
découragez pas. Les horloges les jdius commu- 
nes et les plus grossières marquent les heures ; 
il n'y a que celles qui sont travaillées avec pins 
d'art qiu marquent les minutes. De même les 
esprits ordinaires sentent bien la différence 
d'une Ample vraisemblance, i une certitude 
entière ; mais il n'y a que les esprits fins qui 
sentent le plus ou le moins de certitude ou de 
vraisemblance , et qui en marquent pour ainsi 
dire les minutea par leur sentiment. Placez* 
les babitans des planètes un peu au-dessous 
d'Alexandre , mais au-dessus de je ne sais com* 
bien de points d'histoire qui ne sont pas tout- 
â-fait prouvés : je crois qu'ils seront bien 1^. 
Plural, des Mondes. 6 



122 LES MONDES. 

■ 

J'aime l'ordre , dit-elle , et vous me faites plai- 
sir d'arranger mes idées ; mais pourquoi n'a- 
yez-yous pas déjà pris ce soin-là? Par0e que 
quand vous croirez les habitans des planètes 
un peu plus ou un peu moins qu'ils ne méritent, 
il n'y aura pas grand mal, répondis-je. Je suis 
sûr que vous ne croyez pas le mouvement de 
la terre autant qu'il devrait être cru; en êtes- 
vous beaucoup à plaindre ? Oh ! pour cela , 
reprit-elle , j'en fais bien mon devoir , vous 
n'avez rien à me reprocher ; je crois fermement 
que la terre tourne. Je ne vous ai pourtant pas 
dit la meilleure raison qui le prouve, répli- 

5uài*je. Ab ! s'écrîa-t-elle , c'est une trahison 
e m'avoir fait croire les choses avec de faibles 
preuves. Vous ne me jugiez donc pas digne de 
croire sur de bonnes raisons ? Je ne vous prou- 
vais les choses , réponâis-je , qu'avec de petits 
raisonnemens doux , et accommodés à votre 
usage ; en eussé-je employé d'aussi solides et 
d'aussi robustes , que si j'avais eu à attaquer un 
docteur? Oui, dit-elle, prenez-moi présente- 
ment pour un docteur, et voyons cette nou- 
velle preuve du mouvement de la terre. 

Volontiers, repris-jej la voici. Elle me. plaît 
fort, peut-être parce que je crois l'avoir trou- 
vée ; cependant elle est si bonne et si naturelle , 
ue je n'oserais m'assurer d'en être l'inventeur, 
est toujours sûr qu'un savant entêté qui y 
voudrait répondre, serait réduit à parler beau- 
coup , ce qui est la seule manière dont un sa- 
vant puisse être confondu. Il faut , ou que tous 
les corps célestes tournent en viugt-quatre 
heures autour de la terre , ou que la terre tour- 
nant sur elle-même en vingt-quatre heures , 



ss 



SIXIÈME SOIR. Iâ3 

attribue ce mouvement à tous les corps céles- 
tes. Mais qu'ils aient réellement cette révolu- 
tion de Vingt-quatre heures autour de la terre , 
c'est bien la chose du monde où il y a le moins 
d'apparence, quoique l'absurdité n'en saute 
pas d'abord aux yeux. Toutes les planètes font 
certainement leurs grandes révolutions autour 
du soleil ; mais ces révolutions sont inégales 
entre elles , selon les dislances où Tes planètes 
sont du soleil ; les plus éloignées font leurs 
cours en plus de temps ; ce qui est fort natu- 
rel. Cet ordre s'observe même entre les petites 
planètes subalternes qui tournent autour d'une 
grande. Les quatre lunes de jupiler, les cinq 
de saturne font leurs cercles en plus ou moins 
de temps autour de leur grande planète , selon 
qu'elles en sont plus ou moins éloignées. De 
plus, il est sûr que les planètes ont des mou- 
vcmens sur leurs propres centres ; ces mouve- 
mens sont encore inégaux; on ne sait pas bien 
sur quoi se règle cette inégalité ; si c est, ou 
sur la différente grosseur des planètes , ou sur 
leur différente solidité , ou sur la différente vi- 
tesse des tourbillons particuliers qui les renfer- 
ment , et des matières liquides où elles sont 
portées ; mais enfin l'inégalité est très-cer- 
taine ; et en général , tel est Tordre de la nature , 
que tout ce qui est commun à plusieurs choses , 
se trouve en même temps varié par des diffé- 
rences particulières. 

Je TOUS entends, interrompit la Marquise, 
et je crois que vous avez raison. Oui , je suis de 
votre avis ; si les planètes tournaient autour de 
la terre , elles tourneraient en des temps iné- 
gaux, selon leurs distances, ainsi qu'elles font 



124 l'BS MONDES. 

autour du soleil ; n'est-ce pas ce que vous yoi&>- 
lez me dire ? Justement , Madame , repris-je ; 
leurs distances inégales à Végard de la terre 
devraient produire des différences dans oe mou- 
vement prétendu autour de la terre ; et les 
étoiles fixes qui sont si prodigieusement éloi- 
gnées de nous , si fort élevées au-dessus de tout 
ce qui pourrait prendra autour de nous un 
mouvement général , du moins situées en lieu 
où ce mouvement devrait être affaibli , n'y au- 
rait-il pas bien de Tapparence qu'elles ne tour- 
neraient pas autour de nous en vingt^quatre 
heures,' comme la lune qui en est si proche? 
Les comètes qui sont étrangères dans notre 
tourbillon , qui y tiennent des routes si diffé* 
rentes lés unes des autres^ qui ont aussi des 
vitesses si différentes , ne devraient-elles pas 
être dispensées de tourner toutes autour de 
nous dans ce même temps de vingt-quatve 
heures? Mais non : planètes, «toiles fixes, co- 
mètes , tout tournera en vingt-quatre heures 
autour de la terre. Encore s'il y avait dans ces 
mouvemens quelques minutes de différence, 
onpouiTait s*en contenter; mais ils seront tous 
de la plus exacte égalité , ou plut6t de la seule 
égalité exacte qui soit au monde ; pas une mi- 
nute de plus ou de moins. En vérité , cela doit 
êtrç étrangement suspect. Oh ! dit ia Marquise, 
puisqu'il est possible ^ue cette grande égalité 
ne ^o^t que dans notre imagination , je me tiens 
fort sûre qu'elle n'est point hors de là. Je suis 
bien aise qu'une chose qui n'est point du gé^ 
nie de la nature, retombe entièrement . sur 
nous, et qu'elle en soit déchargée, quoique ce 
soit à nos dépens. Pour moi, ^pris-je, je suis 



SIXIÈME SOIK. 125 

SI ennemi de l'égalité parfaite , que îe ne trouve 
pas bon que tous les tours que la tefi*e fait 
chaque jour sur elle^mêjne , soient précisément 
de vingt-quatre heures, et toujoui*s égaux les 
uns des autres; fnurais assez d'inclinatiou à 
croire qu'il y a des différences. Des différen- 
ces î s'écria-t-elle ; et nos pendules ne mar- 
quent-elles pas une entière égalité ? Oh ! ré- 
pondîs-je, je récuse les^pendules ; elles ne peu- 
vent pas elles-mêmes être tout-à-fait justes ; 
et quelquefois qu'elles le seront en marquant 
qu'un tour de vingt- quatre heures sera plus 
long ou plus court icru'un autre , on aimera 
mieux les croire déréglées , que de soupçonner 
la terre de quelque irrégularité dans ses révo- 
tions. Voilà un plaisant respec( qu'on a pour 
elle : je ne me fierais guère plus A la terre qu'à 
une pendule ; les mêmes choses à peu près 
qui dérégleront l'une , dérégleront l'autre : je 
crois seulement qu'il faut plus de temps à la 
terre qu'à une pendule pour se dérégler sensi- 
blement ; c'est tout l'avantage qu'on lui peut 
accorder. Ne pourrait- elle pas peu à peu s'ap- 
procher du soleil? Et alors, se trouvant clans 
un endroit où la matière serait plus agitée et 
le mouvement plus rapide , elle ferait en moins 
de temps sa double révolution , et autour du 
soleil , et autour d'elle-même. Les années se- 
raient plus courtes , et les jours aussi ; mais on 
ne pourrait s'en apercevoir, parce qu'on ne 
laisserait pas de partager toujours le» années 
en trois cent soixante-cinq jours, et les jours 
en vingt-quatre heures. Ainsi , sans vivre plus 
que nous ne vivons présentement , on vivrait 
plus d'années; et au contraire, que la terre 



126 LES MONDES. 

s'éloigne du soleil , on vivra moins d'an« 
nées que nous ne vivons , et on ne vivra pas 
moins. Il y a beaucoup d'apparence , dit-elle , 
que quand cela serait , de longues suites de 
siècles ne produiraient que de bien' petites 
différences. J'en conviens^ répondis-je ; la con- 
duite de la nature n'est pas brusque, et sa 
méthode est d'amener tout par des degrés qui 
ne sont sensibles que dans les changemens fort 
prompts et fort aisés. Nous ne sommes presque 
capables de nous apercevoir que de celui des 
saisons : pour les autres , qui se font avec une 
certaine lenteur , ils ne manquent guère de 
nous échapper. Cependant tout est dans un 
branle perpétuel , et par conséquent tout chan- 
ge ; et il n y a pas jusqu'à une certaine dembi-^ 
selle que 1 on a vue dans la lune avec des lu- 
nettes, il y a peut-être quarante ans, qui ne 
soit considérablement vieillie. Elle avait un 
assez beau visage ; ses joues se sont enfoncées,- 
son nez s'est allongé , son front et son menton 
se sont avancés ; de sorte que tous ses agré- 
mens se sont évanouis, et que l'on craint 
même pour ses jours. 

Que me contez-vous là ? interrompit la Mar- 
quise. Ce n'est point une plaisanterie , repris- 
je. On apercevait dans la lune une figure par- 
ticulière qui avait l'air d'une tète de femme 
qui sortait d'entre les rochers , et il est arri- 
vé du changement dans cet endroit-là. Il est 
tombé quelques morceaux de montagnes, et 
ils ont laissé à découvert trois pointes qui ne 
peuvent plus seryîr qu'à composer un front , 
un nez et un menton de vieille. Ne semble-t-il 
pas, dit-elle , qu'il y ait une destinée mali- 



SIXIEME SOIR. 127 

cieuse qui en veuille particulièrement à la 
beauté? Ça été justement cette demoiselle 
qu'elle a été attaquer sur toute la lune. Peut- 
être qu'en récompense, répliquai-je, les chan- 
gemens^qui arrivent sur notre terre, embel- 
lissent quelque visage que les gens de Ja lune 
y voient : j'entends quelque visage à la ma- 
nière de la lune ; car cbacun transporte sur 
les objets les idées dont il est rempli. Nos as- 
tronomes voient sur la lune des visages de 
demoiselles,' il pourrait être que des femm§s 

3ul observeraient , y verraient de beaux visages 
'bommes. Moi , Madame , je ne sais si je ne 
■vous y verrais point. J'avoue , dit-elle, que je 
ne pourrais me^défendre d*étre obligée à qui 
me verrait là , mais je retourne à ce que vous 
me disiez tout-à-l'heure : arrive-t-ilsur la terre 
des changemens considérables ? 

il y a beaucoup d'apparence , répondis-je , 
/qu'il y en est amvé. Plusieurs montagnes éloi- 
gnées de la mer , ont de grands lits de coquil- 
' lages , qui marquent nécessairement que Peau 
. les a autrefois couvertes. Souvent assez loin en- 
core de la mer , on trouve des pierres où sont 
des. poissons pétrifiés. Qui peut les avoir mis 
là, si la mer n'y a pas été? Les fables disent 
qu-Hercule sépara avec ses deux mains , deux 




qn 

lence dans les ferres, et fit ce , grand golfe 
qu'on appelle la Méditerranée. Les fables ne 
sont point tout-à-fait des fables ; ce sont des 
histoires des temps reculés , mais qui ont été 
défigurées , ou par l'ignorance des peuples , ou 



J28 liES MONDES. 

par l'amour qu'ils avaient pour le merveilleux, 
Uès-auciennes maladies des hoimues. Qu'Her-* 
cule ait séparé deux moatagoefi avec ses deux 
maÎQS , cela n'est pas trop Ci*oyable ; mais que 
du temps' de quelqu' Hercule, car il y en a cin- 
quante , l'Océan ait enfoncé deux montagnes 
plus faibles que les autres , peut-être à l'aide 
de quelque tremblement de terre , et se soit 
jeté entre l'Europe et l'Afrique, je le croirais 
aans beaucoup de peine. Ce fut alors une belle 
tacbe que les babitans de la lune virent pa- 
jnaltre tout à coup sur notre terre ! car vous 
savez , Madame , que les mers sont des tacbes. 
Du moins l'opinion coqamune est que la Sicile 
H été séparée de l'Italie « et Cypre de la Syrie ; 
il s'est quelquefois formé de nouvelles tle^ dans 
la mer; des tremblemens de terre ont abbné 
des montagnes , en. ont fait naître d'autres, et 
ont cbangé le cours des rivières. Les pbilo- 
sopbes nous font craindre que le royaume de 
Naples et la Sicile , qui sont des terres ap- 
puyées sur de grandes voûtes souterraines 
remplies de soufre , ne fondeût quelque jour, 
quand les voûtes ne seront plus assez fortes 
pour résister aux feux qu'elles renferment, et 
qu'elles exhalent jppésentement par des soupi- 
raux telâ que le Vésuve et TEtna. En voilà as- 
sez pour diversifier un peu le spectacle que 
nous donnons aux gens de la lune. 

J'aimerais bien mieux , dit la Marquise , que 
nous les ennuyassions en leur donnant toujours 
le même, que de les divertir par des provinces 
abimées. 

Gela »,« serait encore rien, repris^-je, en 
comparaison de ce qui se passe dans jupit%r. Il 



SIXIÈME S o I K. r2ig[ 

paratt sur sa surface comme des Eand^s dont 
il serait enveloppé , et que Ton dislingue les 
unes des autres, du des intervalles qui sont 
entre elles , pa^r des diflerens degrés de clarté 
ou d'obscurité. Ce sont les terres et mers, ou 
enfin de grandes parties de la surface de Jupi- 
ter, aussi différentes entre elles. Tantôt ces 
bandes s'étrécissent ^ tantôt elles s'élargissent, 
elles s'interrompent quelquefois, et se réu- 
nissent ensuite ; il s'en forme de nouvelles en 
divers endroits, et il s'en efface, et tous ces 
eliangemens qui ne sont sensibles qu'à nos 
meilleures lunettes, sont en eux-mêmes beau- 
coup plus considérables , que si notice Océan 
inondait toute la terre ferme , et laissait en sa 
place de nouveaux cantinens. A moins que les 
nabitans de Jupiter ne soient amphibies, et 
qu'ils ne vivent également sur la terre et dans 
Teau, je ne sais pas trop bien ce qu'ils de- 
viennent. On voit aussi sur la surface de mars 
de grands changemens, et même d'un mois à 
l'autre. En aussi peu de temps , des mers cou- 
vrent de grands continens , ou se retirent par 
un flux et reflux infiniment plus violent que 
le nôtre , ou du moins c'est quelque chose d é- 
quivalent. Notre planète est bien tranquille 
auprès de ces deux-là, et nous avons grand 
sujet de nous en louer , et encore plus , s'il est 
vrai qu'il y ait eu dans Jupiter des pays grands 
comme toute l'Europe embrasés. Embrasés! 
s'écria la Marquise. Vraiment ce serait là une 
nouvelle considérable ! Très-considérable , ré- 
pondis-je. On a vu dans Jupiter, il y a peut- 
ètse vingt ans, une longue lupiièi-e plus écla- 

* 6 



l3o LES MONDES. 

tante que le reste de la planète. Nous avons eu 
ici des déluges, mais rarement; peut-être que 
dans Jupiter ils ont rarement aussi de grands 
incendies, sans préjudice des déluges qui y 
sont communs. Mais quoi quHl en soit, cette 
lumière de Jupiter n'est nullement comparable 
à une autre , qui , selon les apparences , est 
aussi ancienne que le monde , et que l'on n'a- 
vait pourtant jamais vue. Comment une lur 
mière fait-elle pour se cacher? dit-elle : il faut 
pour cela une adresse singulière. 

Cela , repris-je^ ne paraît que dans le temps 
des crépuscules , de sorte que le plus souvent 
ils sont assez longs et asseai forts pour la cou* 
vrir ; et que quand ils peuvent la laisser pa- 
raître, ou les vapeurs de l'horizon la dérobent, 
ou elle est si peu sensible, qu'à moins d'être 
fort exact , on la prend pour les crépuscules 
mêmes. Mais enfin , depuis trente ans on l'a dé- 
mêlée sûrement; elle a faitT^uelque temps les 
délices des astronomes , dont la curiosité avait 
besoin d'être réveillée par quelque chose d'une 
espèce nouvelle. Ils eussent eu beau découvrir 
de nouvelles planètes subalternes , ils n'en 
étaient presque plus touchés. Les deux der- 
nières lunes de saturne, par exemple, ne les 
ont pas charmés ni ravis , comme avaient fait 
les satellites ou les lunes de Jupiter; on s'accou- 
tume à tout. On voit donc un mois devant et 
après l'équinoxe de mars , lorsque le soleil est 
couché et le crépuscule fini, une certaine lu- 
mière blanchâtre qui ressemble à une queue 
de comète. On la voit avant le lever du soleil 
et avant Je crépuscule , vers l'équinoxe de sep- 
tembre, et on la voit soir et malin, vers le 



SIXIEME SOIR. l3t 

solstice d'hiver. Hors de là elle ne peut, comme 
je viens de vous dire ^ se dégager des crépus- 
cules , qui ont trop de force et de durée ; car on 
suppose qu^elle subsiste toujours , et l'appa- 
rence 7 est toute entière. On commence à con- 
jecturer qu'elle est produite par quelque grand 
amas de matière un peu épaisse qui environne 
le soleil jusqu'à une certaine étendue. La plu- 
part de ses rayons percent cette enceinte , et 
viennent à nous en ligne droite ; mais il y en 
a qui , allant donner contre la surface inté- 
rieure de cette matière , en sont renvoyés vers 
nous , et y arrivent lorsque les rayons directs , 
ou ne peuvent pas encore y arriver le matin, 
ou ne peuvent plus encore y arriver le soir. 
Comme ces rayons réfléchis partent de plus 
haut que les rayons directs , nous devons les 
voir plutôt , et les perdre plus tard. 

Sur ce pied-là , je dois me dédire de ce que 
je vous avais dit , que la lune ne devait point 
avoir de crépuscules , faute d'être envirbiuiée 
d'un air épais, ainsi que la terre. Elle n'y per- 
dra rien , ses crépuscules lui viendront de 
c§tte espèce d'air épais qui environne le soleil, 
et qui eh renvoie les rayons dans des lieux où 
ceux qui partent directement de lui , ne peu- 
vent aller. Mais ne voiià-t-il pas aussi , dit la 
Marquise , des crépuscules assurés pour toutes 
les planètes qui n'auront pas besoiu d'être en- 
veloppées chacune d'un air grossier , puisque 
celui qui enveloppe le soleil seul , peut faire 
cet efl^t-là pour tout ce qu'il y a de planètes 
dans le tourbillon? Je croirais assez volontiers 
que la nature , selon le penchant que je lui 
connais k l'économie , ne se serait servie que de 



l3sr XiES MONDES. 

ce seul moyen. Cependant , répliquai-)e , mal- 
gré cette économie, il y aurait à l'égard de 
noU'e terre deux causes de crépuscules , dont 
Tunet qui estTair épais d«i soleil , serait assez 
inutile 9 et ne pouiU'^it èlre qu un objet de 
curiosité pour les habitans de l'observatoire. 
Hais il faut tout 4^^^ : il se peut qu'il n'y ait 
que la terre qui pousse hors oe soi des vapeurs 
et des ejibalaisons assez grossières pour pro- 
dttii'e des crépuscules; et la nature aura raison 
de pourvoir , par un moyen général , aux be- 
soins de toutes les autres planètes , qui seront, 
,pour ainsi dire, plus pures , et dont les éva- 
porations seront plus subtiles. Nous sommes 
peut -être oeux d'entre tous les babitans des 
mondes de Ototre tourbillon ^ à qui il fallait 
donner à respirer l'air le plus grossiier et bs 
plus épais. Avec quel mépris nous regarde- 
raient les habitans d^s autres planètes , s'ils 
savaient cela ! 

Ils auraient tort , dit la Marauise ; on lai^est 
pas à méprier pour êtiie en^v^eloppé d'un air 
épais , puisque le soleil lui-même en a un qui 
Tenveloppe. Dites-oK>i , je vous piîe , cet«^ir 
n'est-il point produit par de certaines ^iapeucB 
que vous m'avez dit autt^fois q^uj sortaient 4u 
soleil , et ne sert-il point à 'Tomlprê la jpi^mière 
force des rayons, qui aut'ait peut-être été e*- 
ceâstv« ? Je conçois que le solf^tl pour^aji être 
naturellement voilé pour êti^e plus propoir* 
tionné à nos »sage«. Voilà , Madai^e » répon* 
dis -je, un petit commenoementï à&,:$^%l^m^ 
que vous avejB fait* assez }ieui>eus^in«Pi>^ On >y . 
pourrait a jouter que ces vapeurs |)rQduJraient 
des espaces: de pluies qui reiouibismenii; d^^^ 



sixiàMi; SOIR. i33 

Je soleil pour le rafraîchir , de la même ma- 
nière que Ton jette . quelquefois de Feau dans 
une forge dont le feu est trop ardent. Il n'y a 
rien qu^on ne doive présumer de l'adresse de la 
nature; niais elle a une autre sorte d^ adresse 
toute particulière pour se dérober à nous ; et 
on ne doit pas s'assurer aisément d'avoir deviné 
sa manière d'agir, ni ses desseins^ En fait de 
découvertes nouvelles , il ne se faut pas trop 
presser de raisonner, quoiqu'on en ait toujours 
assez d'envie ; et les vrais philosophes sont 
comme les ëlépbans , qui , en marchant , ne 
posent, jamais le second pied à terre , que le 
premier ne sent bien affermi. La comparaison 
me parait d'autant plus juste , ii2terrompit<- 
elle, que le mérite de ces deux espèces , élé- 
pfaans et philosophes , ne eonsiste nullement 
daas les agrémens extérieurs. Je consens que 
nous imitions le jugement des uns et des au* 
très; apprenez-moi encore quelques^^unes.des 
dernières découvertes^ et je vous promets de 
ne point Caire de système précipité* 

Je viens de vous dire, répondîs-je, toutes 
les nouvelles que je sais du ciel ^ et je ne crois 
pas qu'il yen ait de plus fraîches. Je. suis bien 
iac^rhé qu'elles ne soient pas aussi surpienantes 
et aussi mc^'veilleuses que quelques observa- 
tions que je lisais l'auti^ jour dans un abrégé 
des annales de la Chine , écrites en latin* On 
yoit des mille étoiles a la fois qui tombent du 
ciel dans la mer avec un grand fracas « ou qui 
se dissolvent et s'en vont en pluie. CeU n'a 
pas été vu pour une fois à la Chine ; f pi t4!€uve 
cette abservaûoo en deux temps asse^ éloi- 
gnés, sans compter une étoile qui s' en. va cre- 



l34 LES MONDES. 

ver vers Torient , comme une fusée , toujours ^ 
avec UQ grand bruit. Il est fâcheux que. ces \^ 
spectacles-là soient réservés pour la Chine, et ^^A 
que ces pajs-ci n'en aient jamais eu leur part, 
li n'y a pas long-temps que tous nos philo- 
sophes se croyaient fondés en expérience , pour 
soutenir que les cieux et tous les corps célestes 
étaient incorruptibles et incapables de change- 
mens \ etpendant ce temps-là d'autres hommes, 
à l'autre bout de la terre , voyaient des étoiles 
se dissoudre par milliers : cela est assez diffé- 
rent. Mais , dit-elle , n'ai-je pas toujours ouï 
dire que les Chinois étaient de si grands astro- 
nomes ? Il est vrai^ repris-je ; mais les Chinois 
y ont gagné à être séparés de nous par un long 
espace de terre , comme les Grecs et les Ro- 
mains à être séparés par une longue suite de 
siècles ; tout éloignement est en droit de nous 
en imposer. En vérité , 'je crois toujours de 
plus en plus qu'il y a un certain génie qui n'a 
point encore été hors de notre Europe , ou 
qui du moins ne s'en est pas beaucoup éloi- 
gné. Peut-être qu'il ne lui est pas permis de 
se répandre dans une grande étendue de terre 
à la fois , et que quelque fatalité lui prescrit 
des bornes assez étroites. Jouissons-en tandis 

S[ue nous le possédons ; ce qu'il y a de meil- 
eur, c'est qu'il ne se renferme pas dans les 
sciences et dans les spéculations sèches ; il 
s'étend avec autant de succès jusqu'aux choses 
d'agrément, sur lesquelles je doute qu'aucun 
peuple nous égale. Ce sont celles-là , Madame , 
auxquelles il vous appartient de vous occuper, 
et qui doivent composer toute votre philo- 
sophie. 



DIALOGUES 



DES 



MORTS ANCIENS 



PAR M. DE FONTENELLE. 



A LUCIEN, 

AUX CHAMPS ÉLYSIENS. 



I 



LLUSTRE MORT, 



// est bien juste qu'après avoir pris une idée' 
qui vous appartient, je vous en rende quelque 
soi'te d^ hommage, L auteur dont on a tire le 
plus de secours dans un livre, est le vrai héros 
de VEpitre Dédicatoire ; cest lui dont on peut 
publier les louanges avec sincérité , et qu^on 
doit choisir pour protecteur. Peut-être on trou- 
vera que j^ ai été bien hardi d'avoir osé travail' 
1er sur votre plan ; mais il me semble que je 
r eusse été encore davantage , si f eusse tra- 
vaillé sur un plan de mon imagination. J*ai 
quelque lieu a espérer que le dessein qui est de 



l36 éPITAE. 

vous , fera passer les choses qui sont de moi ; 
et f ose vous dire que si par hasard mes Dia- 
logues aidaient up peu de succès , ils vousfe^ 
raient plus d^ honneur que les vôtres même ne 
vous en ont fait, puisquon verrait que cette 
idée est assez agréablr pour nai^oir pas 6e- 
soin d^étre bien exécutée, J'' ai fait tant de fond 
sur eltf\ que foi cru quune partie ni en pour ^ 
rait suffire. f*ai supprimé Plut on , Caron , 
Cerbère, et tout ce qui est usé dans les enfers. 
Que je suisfdché que vous ayez épuisé toutes 
ces belles matières de t égalité des morts , du 
regret qu'ils ont à la vie ^ de lafausseferm.eté 
que les philosophes affectent de faire paraître 
en moiwant , du ridicule malheur de ces jeunes 
gens qui meurent aidant les vi^î lards dont ils 
croient hériter, et à qui ils faisaient la cour ! 
Mais après tout , puisque vous aidiez inuenté 
ce dessein^ il était raisonnable que vous en 
prissiez ce du il y aidait de plus beau. Du moins 
fai taché de vous imiter dans la fin que vous 
vous étiez proposée. Tous vos dialogues ren- 
* ferment leur morale , et fai fait moraliser 
tous mes morts ; autrement 'ce n^eût pas été la 
peine de les faire parler. Des vis^ans auraient 
suffi pour dire des choses inutiles. De plus , 
il y a cela de commode, qu'on peut supposer 
que les morts sont gens ae grande réflexion , 
tant à cause de leur expérience que de leur 
loisir, et on doit croire pour leur honneur 
quUls pefisent un peu plus qu'on ne fait d'or- 
diNaire pendant la vie. Ils raisonnent mieux 
ue nous des choses d'ici-haut ,, parce quils 
es regardent a¥vc plus cV indifférence et plus 



r. 



é PITRE. 107 

de tranquillité; et ils ^veulent bien en raison^ 
ner , parce qu ils y prennent un reste éP intérêt* 
Vous avez fait la plupart de leurs dialogues 
si courts, quil parait que vous nauez pas 
cru qu'ils fassent de grands parleurs , et je 
suis entré aisément dans votre pensée. Comme 
les Morts ont bien de V esprit, ils déliraient 
*voir bientôt le bout de toutes les matières. 
Je croirais même sans peine qu'ils devraient 
être assez éclairés pour consfenir de tout les 
uns a\fec les autres , et par conséquent pour 
ne se parler jamais : car il me semble quHl 
n appartient de disputer qu'à nous autres 
igfiorans , qui ne découlerons pas la vérité ; 
de même quil n^ appartient qû à des aveugles 
qui ne voient pas le but oà ils vont, de 
s'entre ' heurter dans un chemin. Mais on ne 
pourrait pas se persuader ici que les Morts , 
eussentychangé de caractère y jusqu'au point 
de n^avhir plus de sentimens opposés. Quand 
on a une fois conçu dans le monde une opi- 
nion des gens , on rien saurait revenir. Ainsi 
je me suis attaché à rendre les Morts recon- 
naissables, du moins ceux qui sont fort con- 
nus. Vous ri avez pas fait de difficulté d'en 
supposer quelques - uns , et peut - être aussi 
quelques - unes des aventures que vous leur 
attribuez; mais je ri ai pas eu besoin de ce 
privilège. L'histoire me fournissait assez de 
véritables Morts et d^ aventures véritables, 
pour me dispenser d'emprunter aucun secours 
de la fiction. Vous ne serez vas surpris que 
les Morts parlent de ce qui s est passé long- 
temps après eux , vous qui les voyez tous les 



l38 £ PITRE. 

jours s^ entretenir des affaires les uns des au- 
tres • Je suis sûr qu'à VheureqvHl est^ ofous 
connaissez la France par une infinité de rap» 
ports quon vous en a faits , et que vous sa^ez' 
qu'elle est aujourd'hui pour les lettres^ ce 
que la Grèce était autre/ois» Surtout votre ilr 
lustre traducteur , qui vous a si bienfait par^ 
1er notre langue , n aura pas manqué de vous 
dire que Paris a eu pour vos oui^rages le 
même goût que Rome et Athènes aidaient eu. 
Heureux qui pourrait prendre votre style 
comme ce grand homme le prit , et attraper 
dans ses expressions cette simplicité fine et 
cet enjouement naïf, qui sont si propres pour 
le Dialogue ! Pour moi , je liai sarde de pré- 
tendre a la gloire de vous a^oir bien imité; je 
ne veux que celle d^ avoir bien su qiCon ne peut 
imiter un plus excellent modèle que vous. 



DIALOGUES 



DES 



MORTS ANCIENS. 



DIALOGUE L 

ALEXANDRE, PHRINÉ. 
PHRINÉ. 

V DUS pouvez le savoir de tous les Thétaîns 
quî ont vécu de mon temps. Us vous diront 
que je leur offris de rebâtir à mes dépens les 
murailles de Thèbes que vous aviez ruinées , 
pourvu que l'on y mît cette inscription: 
Jlexandre-le^Grand avait abattu ces murail" 
les ; mais la courtisane Phîiné les a relevées • 

Alexandre. Vous aviez donc grand' peur 
que \es siècles à venir n'ignorassent quel mé- 
tier vous aviez fait ? 

Phri. J'y avais excellé , et toutes les per- 
sonnes extraordinaires , dans quelque profes- 
sion que ce puisse être , ont la folie des monu- 
mens et des inscriptions. 

Alex. Il est vrai que Rhodope l'avait déjà 
eue avant vous. L'usage qu'elle fit de sa beauté 
la mit en état de bâtir une de ces fameuses 



ï4o DIAÎ-OGUES 

pyramides d'Egypte qui sont encore sur pied ^ 
et je me s * 
l'autre, joi 
qui prête I 

ombres se mirent à pleurer, en disant que> 
dans les pays et dans les siècles où elles ve« 
naient de vivre , les belles ne faisaient plus 
d'assez grandes fortïines pour élever, des pyra- 
mides. 

Phri. Mais moi j'avais cet avantage pftr-des- 
sus Rhodope , qu'en rétablissant les murailles 
de Thèbes, je me mettais en parallèle avec 
vous qui aviez été le plus grand conquérant 
du monde , et que je faisais voir que ma beau- 
té avait pu réparer les ravages que votre va- 
leur avait faits. 

Ai^x. Voilà deux choses qui assurément n'é- 
taient jamais entrées eu comparaison Tune 
avec l'autre. Vous vous savez donc bon gré 
d'avoir eu bien des galanteries ? 

Phri. Et vous, vous êtes fort satisfait d'a- 
voir désolé la meilleure partie de l'univers. 
Que ne s'est- il trouvé une rhriné dans cbaque 
ville que vous avez ruinée, il ne serait resté 
aucune marque de vos fureurs! 

Alex. Si j avais à revivre, je voudrais être 
encore un illustre conquérant. 

Phri. Et moi une illustre conquérante. La 
beauté a un droit naturel de commander aux 
hommes , et la valeur n'a qu'un droit acquis 
par la force. Les belles sont de tous pays, et 
les rois même ni les conquérans n'en sont pas. 
Mais pour vous convaincre encore mieux , 
votre père Philippe était bien vaillant , vous l'é- 



DES MORTS. I^l 

liez beaucoup aussi ; cependant vous ne putes 
ni Tun ni Tautre inspirer aucune crainte à 
l'orateur Démoslhène , qui ne fît, pendant toute 
sa vie , que haranguer contre vous deux : et 
une autre Phriné que moi (car le nom est heu-* 
reux) , étant sur le point de perdre une cause 
fort importante , son avocat, qui avait épuisé 
vainement toute son éloquence pour elle , s'a- 
visa de lui arracher un grand voile qui la cou- 
vrait en partie ; et aussitôt ^ à la vue des heaur 
tés qui parurent, les juges qui étaient prêts à 
la condamner, changèrent a avis. Cest ainsi 
que le bruit de vos armes ne put, pendant un 
grand nombre d'années ^ faire taire un orateur^ 
et que les attraits d'une belle personne corrom- 
pirent en un moment tout le sévère Aréopage* 

Alex. Quoique vous ayez appelé encore upe 
Phriné à votre secours , je ne crois pas que le 
parti d'Alexandre en soit plus faible. Ce serait 
grande pi^tié ^ si . • . . 

Phki. Je sais ce que vous m' allez dire. La 
Grèce , l'Asie , la Perse., les Indes ^ tout cela 
est d'un bel étalage. Cependant &i je retraur» 
chais de votre gloire ce qui ne vous en appar- 
tient pas ; si )e donnais à vos soldats , à vos 
capitaines, au hasard même ,. la part qui leur 
en est due, croyez-vous que vous n'y perdis» 
siez guère ? Mais une belle ne partage ave^ 
personne l'honneur de ses conquêtes : elle ne 
doit rien qu'à elle-même. Croyez-moi, c'est 
une jolie condition que celle d'une jolie femme. 

Alex. Il a paru, que vous en avez été bien 
persuadée. Mais pensez-vous que ce person- 
nage s'étende aussi loin que vous l'avez poussé? 



1^2 DIALOGUES. 

Phri. Non, non, car je suis de bonne foi. 
J'avoue que j'ai extrêmement outré* le carac- 
tère de jolie femme ; mais vous avez outré aussi 
celui de grand homme. Vous et moi nous avons 
fait trop de conque tes c Si je n'avais eu que 
deux ou trois galanteries tout au plus , cela 
était dans Tordre ; et il n'y avait rien à redire ; 
mais d'en avoir assez fait pour rebâtir les 
murailles de Thèbes , c'était aller beaucoup 
plus loin qu'il ne fallait. D'autre côté , si vous 
n'eussiez tait que conquérir la Grèce, les iljes 
voisines , et peut-être encore quelque partie 
de l'Asie mineure , et vous en composer un 
Etat , il n'y avait rien de mieux entendu ni de 
plus raisonnable ; mais de courir toujours , 
sans savoir où, de prendre toujours des villes , 
sans savoir pourquoi^ et d'exécuter toujours, 
sans avoir aucun dessein , c'est ce qui n'a pas 
plu à beaucoup de personnes bien sensées. 

Alex. Que ces personnes bien sensées en di- 
sent tout ce qui leur plaira ; si j'avais usé si 
sagement de ma valeur et de ma fortune, on 
n'aurait presque point parlé de moi. 

Phri. Ni de moi non plus, si j'<avais usé 
trop sagement de ma beauté. Quand on ne veut 
faire que du bruit, ce ne sont pas les carac- 
tères les plus raisonnables qui y sont les plus 
propres. 



DES MORTS. l4^ 

DIALOGUE II. 

MILON, SMINDIRIDE. 
SMINDIRIDE. 

X ^ es donc bien glorieux , Milon , d'avoir 
porté un bœuf sur tes épaules aux jeux Olym- 
piques ? 

Milon. Assurément, Faction fut fort belle. 
Toute la Grèce j applaudit, et Thonneur s'en 
répandit jusque sur la ville de Crotone , ma pa- 
trie , d'où sont sortis une infinité de braves 
athlètes. Au contraire, ta ville de Sybaris sera 
décriée à jamais par la mollesse d^ ses habi- 
tans , qui avaient banni les coqs de peur d^en 
être éveillés , et qui priaient les gens à manger 
un an avant le jour du repas , pour avoir le 
loisir de le faire aussi délicat qu'ils le vou- 
laient. 

Smin . Tu te moques des Sybarites ; mais tpi , 
Crotoniate grossier, crois -tu que se vanter 
de porter un bœuf, ce ne soit pas se vanter 
de lui ressembler beaucoup ? 

Ml. Et toi f crois-tu avoir ressemblé à un 
homme, quand tu t'es plaint d'avoir passé 
une nuit sans dormir , à cause que parmi les 
feuilles de roses dont ton lit était; semé, il y 
en avait eu une sous toi qui s'était pliée en 
deux ? 

Smin. Il est vrai que j'ai eu cette délicatesse ; 
mais pourquoi te parait- elle si étrange ? 

Ml. Et comment se pourrait-il qu'elle ne me 
le parut pas ? 



144 DIALOGUES 

Smin. Quoi ! n as-tu jamais vu quelque amant 
qui , étant comblé des faveurs d^une maîtresse 
à qui il a rendu des services signalés, soit 
. troublé dans la possession de ce bonheur par 
la crainte quil a que la reconnaissance n'agisse 
dans le cœur de la belle ^ plus que l'incli- 
nation ? 

Mi. Non, j« n'en ai jamais vu; mais quand 
cela serait ? 

Si^iN. Et n^as-tu jamais entendu parler de 
quelque conquérant qui , au retour d'une ex- 
pédition glorieuse , se trouvât peu satisfait de 
ses triomphes, parce que la fortune y aurait 
eu plus de part que sa valeur ni sa conduite ^ 
€t que ses desseins auraient réussi sur des me* 
sures fausses et mal prises ? 

Mi. Non , je n'en ai point-entendu parler; 
mais encore une fois , qu en veut-tu conclure ? 

SMiN.Que cetamai^t et ce conquérant, et gé- 
néralement presque tous les hommes , quoique 
couchés' sur des fleurs, ne sauraient dormir, 
s'i/ y en a une seule feuille pliée en deux. Il ne 
faut rien pour gâter les plaisirs. Ce sont des lits 
de roses , où il est bien difficile que toutes les 
feuilles se tiennent étendues , et qu'aucune ne 
se plie ; cependant le pli d'une seule si\ffit 
pour incommoder beaucoup. 

Ml. Je ne suis pas fort savant sur ces ma-, 
tières-là ; mais il me semble que toi , et l'amant 
et le conquérant que tu supposes, et tous tant 

Ïue vous êtes, vous avez extrêmement tort, 
ourquoi vous rendez-^yous si délicats ? * 
SMm. Ah ! Milon , les gens d'esprit ne sont 
pas des Crotoniates comme toi; mais ce sont 



DES MORTS. l45 

des Sybarites encore plus raffinés que je n é- 
tais. 
' Mi* Je vois bien ce que c'est. Les gens d'es- 
prit ont assurément plus de plaisir qu'il ne leur 
en faut , et ils permettent à leur délicatesse 
d'en retrancher ce qu'ils ont de trop. Us veulent 
bien être sensibles aux plus petits désàgré- 
mens, parce qu'il y a d'ailleurs assez d'agré- 
mens pour eux ; et sur ce pied-là , je trouve 
qu'ils ont raison. 

Smin. Ce n'est point du tout cela. Les gens 
.d'esprit n'ont pas plus de plaisir quHl ne leur 
en faut. 

Ml. Ils sont donc fous de s'amuser à être «i 
délicats. 

Smin. Voilà le malheur. La délicatesse est 
tout-à-fait digne dés hommes ; elle n'est pro- 
duite que par les bonnes qualités et de l'esprit 
et du cœur ; on se sait bon gré d'en avoir ; on 
tâche à en acquérir quand on n^en a pas : ce- 
pendant la délicatesse diminue le nombre des 
plaisirs, et on n'en a point trop. Elle est cause 
qu'on les sent moins vivement , et d'eux-mê- 
mes ils ne sont pqint trop vifs. Que les hommes 
sont à plaindre ! Leur condition naturelle leur 
fournit peu de choses agréables , et leur raison 
leur apprend à en goûter encore moins. 



Plural, des Hokdes. 



I.^|6 DIALOGUES 

DIALOGUE m. 

DIDON, STRATONICE. 
DIDOK. • ' 

JtlELAS ! ma pauvre Stratotiice , que je suis 
malheureuse ! Vous savez comme j'ai vécu. Je 
gardai une fidélité si exacte à mon premier 
mari , que je me brûlai toute viv6 , plutôt 
que d'en prendre un second. Cependant je n'ai 
pu être à couvert de la médisance. Il a plu à 
un poète, nommé Yirgile, de changer une prude 
aussi sévère que moi, en une jeune coquette 
qui se laisse charmer de la bonne mine dTun 
étranger dès le piremier jour qu'elle le voit. 
Toute mon histoire est renversée. A la vérité , 
le bûcher où je fus consumée m'est démettre ; 
mais devinez pourquoi je m'y jette. Ce n'est 
plus de peur d'être obligée à un second ma* 
riage , c'est que je suis an désespoir que cet 
étranger m'abandonne* 

Stratoitice. De bonne foi , cela peut avoir 
des conséquences très-dangereuses. Il n'y aura 
plus guère de femmes qui veuillent se brûler 
par Gdélité conjugale , si , après leur mort , un 
poète est en liberté de dire d'elles tout ce qu'il 
voudra. Mais peut-être votre Virgile n'a-t-il 

Sas eu si grand tort. Peut-être a-t-il démêlé 
ans votre vie quelque intrigue que vous es- 
périez qui ne serait pas connue. Que sait-on ? 
Je ne voudrais pas répondre de vous sur la foi 
de votre bûcher. 



DES MORTS. 147 

Di. Si la galanterie que Yirgile m'attribue 
avait quelque vraisemblance , je consentirais 
que l'on me soup^nnât; mais il me donne 
pour amant Enée , un homme qui était mort 
trois cents ans avant que je ne fusse au monde» 
Stra. Ce que vous dites là est quelque chose. 
Cependant Enée et voua, vous paraissiez extrê- 
mement être le fait l'un de l'auU*^. Vous aviez 
été tous deux contraints d'abandonner votre 
patrie y vous cherchiez fortune tous deux- dans . 
des pays étrangers; il était veuf |. vous étiez 
veuve : voilà bien des rapports^ U esjt vrai que 
vous êtes née trots cents ans après lut; mais 
Virgile a vu tant de misons {>our vous assor- 
tir ensemble, qu'il a cru que les trqis cents 
années qui voussépairaient n'étaient pas une 
affaire. 

Di. Quel raisonndliniefit eit-^ce }à?Qi|Oi! trpis 
cents ans ne sont pafi:toù^9)Ur$ trQi# eents ams» 
et nxalgré cet obstâfcle ^deilx pfirsoiupk|6s peu- 
vent sie renbantrev et: s'aimier ? ]-) 

Stba^ Qh! c'est , sur. ce puMULique Virgile a 
entendu fincssex Assurément il.étàil homme dn 
Btondc ; il a voidu faire voir qu'eci niatièi;e de 
çbmmeiisp amooiiônx y il ne^a«bi pas juger sur 
rapparcaice, et que ftou^;cettJi'qu en ont le 
moins^i' sKaitbîén souvent loiSlpliiiS )iv%is^ . : 

Dji J'avais Ineiiiffaire qù'U et toquât m^ té- 
putatioA , f>onr mettre oe béaa mystère dans 
ses ouvrages. 

Stra. Mais quoi ? Vonsa-t41 tournée en ri- . 
dîcnle? Voos a-'l^ilfsitâiare des choses imper-- 
tînentes? 
Du BieninoïkiS^'U pot'a réinté ici son poëme, 



l48 DIALOGUES 

et tout le morceau où il me fait paraître , est 
assurément divin, à la médisance près. Ty 
suis belle , j^y dis de très-belles choses sur ma 
passion prétendue ; et si Virgile était obligé à 
me reconnaître dans l'Enéide pour femme de 
bien, l'Enéide y perdrait beaucoup. 

StrA. De quoi vous plaignez-yous donc? On 
vous donne une galanterie que vous n'ayez pas 
eue : voilà un grand malheur ! Mais en récom- 
pense on vous donne de la beauté et de l'es- 
prit que vous n'aviez peut-être pas. 

Dl. Quelle consolation! « 

Stra. Je ne sais comment VQUS êtes faite ; 
mais la plupart des femmes aiment mieux , ce 
me semble, qu'on médise un peu de leur vertu, 
que de leur esprit, ou de leur beauté. Pour 
moi, j'étais de cette humeur-là. Un peintre, 

?[ui était à la cour du roi de Syrie , mon mari , 
ut mécontent de moi ; -et pour se venger , il 
me peignit entre les bras d'un soldat. Il exposa 
son tableau, et prit aussitôt la fuite. Mes su- 
jets ^ zélés pour ma gloire^ voulaient brûler ce 
tableau publiquement;- mais comme j'y étsds 
peinte admirabljement bien , et avec beaucoup 
de beauté , quoique les attitudes qu'on m'y 
donnait ne fussent pas avantageuses à nia 
vertu , fe défendis qu'on le brulàt, et fis rêver 
nir le peintre à qui je pardonnai. Si vous me 
croyez , vous en userez de même à l'égard de 
Virgile. 

Di. Gela serait>bon, si le premier mérite 
d'une femme était d'étfce belle , ou d'avoir de 
l'esprit. 

Stra. Je ne décide point quel est ce pre- 



DES MORTS. 149 

mier mérite : mais dans l'usage ordinaire, la 
première question qu^on fait sur une femme 
que Tonne connaît point, c'est : Est^elle belle? 
La seconde i A-t-eue de V esprit ? Il arrive ra- 
rement qu'on fasse une troisième question. 



DIALOGUE IV. 
ANACRÉON, ARISTOTE. 

ARISTOTE. 

J E n'eusse jamais cru qu'un faiseur de clian* 
sonnettes eût osé se comparer à un philosophe 
d'une si grande réputation que moi. 

Anagréon. Vous faites sonner bien haut le 
nom de philosophe ; mais moi> avec mes chan- 
sonnettes, je n'ai pasikissé d'être appielé le 
sage Anacréon^ et il me semble que le titre de 
philosophe ne vaut pas celui dé sage» 

Ari. Ceux qui vous ont donné cette quàlité- 
là ne songeaient pas trop bien à ce qu'ils di- 
saient. Qu'aviez-vous famais fait pour le mé- 
riter? 

Ajn^A. Je n'avais fait que boire , que chantet, 
qu'être amoureux; et la merveille est qu'on 
m'a donné le nom de sage à ce prix, au lieu 
qu'on ne vous a. donné que celui de philo- 
sophe , qui vous a coûté des peines intinies. 
Car comnien avez-vous passé de nuits à éplu- 
cher les questions épineuses delà dialectique? 
Combien avez-vous composé de gros volumes 
sur des matières obscures que vous n'enten- 
diez peut-être pas bien vous-même ? 



j5o D1AL0&UE2> 

Ari» J'aToue que vous avez prU un ohexnlu 
plu6 commode, pour pairvenir à la sagesse , et 
qu'il fallait, élm bien habile pour trouver 
mojeià d'acquénr plus de gloire avec votre 
lutn et votre bouteille , que les grands hom- 
mes n'en ont acquis par leurs veilles et par 
leurs travaux. 

Air A. Vous prétendez railler: mais je vous 
soutiens qu'il est plus difficile de boire et chan- 
ter, comme j'ai cnanté et comme j'ai bu , que 
de philosopher comme vous avez philosophé. 
Pour chanter et pour boire comme moi, il fau- 
drait avoir dégagé son âme des passions vio- 
lentes , n'aspirer plus à ce qni ne dépend pas 
de nous, s'être disposé k prendre toujours le 
temps comme il viendrait ; enfin il y «uraît au-* 
paravant bien des petites choses à régler cliez 
soi ; et^ quoiqu'il n'y ait pas grande délicatesse 
à tout cela, on a pourtant de la peine à eo Te- 
nir à bout. Mais on peut à moins de frais phi- 
losopher comme vous avez fait. On n'est point 
obligé à se guérir de l'ambition , ni de 1 ava- 
rice : on se fait une entrée agréable à la cour 
du grand Alexandre ; on s'attire des présens 
de cinq cent mille écus , que l'on n'emploie 
pas entièrement en expériences de physique, 
selon l'intention du donateur ; et en un mot , 
cette sorte de philosophie même a des choses 
assez opposées à la philosophie. 

Aki. 11 faut qu'on vous ait fait ici-bas bien 
des médisfmces de moi : mais , après tout % 
l'homme n'est homme que par la raison , et 
rien n'est plus beau que d'apprendre aux autres 
comment ils s'en doivent servir à étudier la 



DES MORTS, l5l 

uaLnre, et i développer toutes ces énigmes 
qu'elle nous propose. • 

AwA. Voilà comme les hommes renversent 
l'usage de tout. La philosophie est en elle- 
même une chose admirable , et qui leur peut 
être fort utile ; mais parce qu'elle les incom- 
moderait, si elle se mêlait de leurs affaires et 
si elle demeurait auprès d'eui à régler leurs 
passions, ils l'ont envoyée dans le ciel arran- 
ger des planètes, et en mesurer les mouve- 
mens ; ou bien ils la promènent sur la terre , 
ponr lui faire examiner tout ce qu'ils y voient. 
Enfin ils Toccupent toujours le plud loin d'eux 
qu'il leur est possible. Cependant comme ils 
veulent être pnilosophes à bon marché, ils ont 
l'adresse d'étendre ce nom, et ils 1« donnent 
le plus souvent i ceux qui font la recherche 
des causes naturelles* 

ÀKi.Ët qaelnom plus convenable leur peut- 
on donner? 

AnA. La philosophie n'a affaire qu'aux hom- 
mes , et nulleixieiit au reste de Funivers. L'as- 
tronome pense aux astres, le physicien pense 
à la nature , et le philosophe pense à soi. 
Mais qui eût voulu l'être à une condition si 
dure? Hélas! presque personne. On a donc 
dispensé les philosophes d^être philosophes , 
et on s'est contenté qu'ils fussent asti*oiu>mes , 
ou physiciens. Pour moi, je nai point été 
d'humeur à m'engager dans les spéculations ; 
mais je suis sûr qu'il y a moins de philosophie 
dans beaucoup de livres qui font profession 
d'en parler , que dans quelques-unes de ces 



l52 DIALOGUES 

chansonneUes que yoas méprisez tanl ; dans 
celle-ci , pai*exemple : 

Si Tor prolongeait la vie , 

Je n'aurais point d'autre envie 

Que d*amasser bien de l'or : 

La Mort me rendant visite , ^ 

Je la renverrais bien vite, 

En lui donnant mon trésor. 

Mais si la Parque sévère 

Ne le permet pas ainsi , 

L'or ne m'est plus nécessaire : 

L'amour et la bonne chère 

Partageront mon souci. 

Ari. Si VOUS ne voulez appeler philosophie 
que celle qui regarde les mœurs, il y a dans 
mes ouvrages de morale des choses qui valent 
bien votre chanson ; car enfin cette obscurité 

?u'on m'a reprochée , et qui se trouve peut- 
Cre dans quelques-uns de mes livres , ne se 
trouve nullement dans ee que j'ai écrit sur 
cette matière , et tout le monde a avoué qu'il 
n'y avait rien de plus beau ni de plus clair que 
ce que j'ai dit des passionis. 

Anâ. Quel abus ! Il n'est pas question de dé- 
finir les passions avec méthode , comme on dit 
que vous avez fait, mais de les vaincre. Les 
hommes donnent volontiers à la philosophie 
leurs maux à considérer , mais non pas à gué- 
rir; et ils ont trouvé le secret de faire une mo* 
râle qui ne les touche pas de plus près que l'as- 
tronomie. Peut -on s'empêcher de rire, en 
.voyant des gens qui, pour de l'argent, prê- 
chent le mépris des richesses^ et des poltrons 
qui se battent sur la définition du magnanime ? 



DES MORTS. l53 



DIALOGUE V. 

HOMÈRE, ESOPE. 
HOMÈRE, 

hjJX vérité , toutes les fables que vous venez 
de me réciter, ne peuvent être assez admirées. 
Il faut que vous ayez beaucoup d'art, pour dé- 
guiser ainsi en petits contes les instructions les 
plus importantes que la morale puisse donner, 
et pour couvrir vos pensées sous des images 
aussi justes et aussi familières que celles-là. 

Esope. Il m'est bien doux d'être louésur cet 
art, par vous qui l'avez si bien entendu. 

Ho. Moil Je ne m'en suis jamais piqué. 

Eso. Quoi! n'avez- vous pas prétendu cacher 
de grands mystères dans vos ouvrages? 

Ho. Hélas ! point du tout. 

Eso. Cependant tous les savans de mon 
temps le disaient; il n^y avait rien dans l'Iliade 
ni dans l'Odyssée , à quoi ils ne donnassent les 
allégories les plus belles du monde. Us soute- 
naient que tous les secrets de la théologie , de 
la physique, de la morale et des mathéma- 
tiques mêmes étaient renfermés dans ce que 
vous aviez écrit. Véritablement il y avait quel- 
que diflS culte à les développer; où l'un trou- 
vait un sens moral , Tautre en trouvait un 
physique ; mais après cela ils conversaient que 
vous aviez tout su , et tout dit à qui le com- 
prenait bien. 

Ho. Sans mentir, je m'étais bien douté que 

'7 



l54 blAlOGtTES 

de ciertaîaés géhs ne manqueraient point d'en- 
tendre finesse où je n'en avais point entendu. 
Gomme il n efit rien de tel que de prophétiser 
des choses éloignées en attendant iévéne- 
ment, il n'est rien de tel aussi que de débiter 
des fables en attendant l'allégorie. 

Eso. Il fallait que vous fussiez bien hardi 
pour vous reposer sur vos lecteurs du soin de 
mettre des allégories dans vos poèmes. Où en 
eussiez-vous été , si on les eut pris au pied de 
la lettre? 

Ho. Hé bien, ce n'eût pas été un grand 
malheur. 

Eso. Quoi ! ces dieux qui s'estropient les iin$ 
les autres ; ce foudrojant Jupiter , qui , dans 
' une assemblée de divinités , menace Vauffiste 
Junon de la battre ; ce Mai*s , qui , étant blessé 
par Diomède , crie , dites-vous , comme neuf 
ou dix mille hommes , et n'agit pas comme lin 
seul ( car au lieu de mettre tous les Grecs en 
pièces , il s'amuse à s'aller plaindre de sa bles- 
sure à Jupiter) ; tout cela eût été bon sans 
allégorie ? 

Ho. Pourquoi non? Vous vous imaginez que 
l'esprit humain ne cherche que le vrai, dé- 
trompez-vous. L'esprit humain et le faux sym- 
pathisent extrêmement. Si vous avez la vérité à 
dire , vous ferez bien de l'envelopper dans les 
fables ; elle en plaira beaucoup plus. Si vous 
voulez dire des fables^ elles pourroiit bien 
plaire , sans contenir aucune vérité. Ainsi le 
vrai a besoin d'empninter la figure du faux , 
pour être agréablement rfeçu dans l'esprit hu- 
main ; mais le faux y entré bien sous sa propre 



DES MOR'T^i l55 

figure, car c'est le lieu de sa naissatiôe et de sa 
demeure ordinaire, et le vrai y est étranger. 
Je vous dirai bien plus. Quand je me fusse tué 
à imaginer des fables allégoriques , il eût bien 
pu arriver que la plupart des gens auraient 
pris la fable comme une chose qui n'eût point 
trop été hors d'apparence , et auraient laissé 
là Fallégorie ; et en effet , vous devez savoir 
que mes dieux , tels qu'ils sont et tout mystère 
i part , n'ont point été trouvés ridicules. 

Eso. Cela me fait trembler. Je crains furieu- 
sement que Ton ne croie que les bétes aient 
parlé comme elles font dans mes apologues. ' 

Ho. Yoilà une plaisante peur. 

Eso. Hé quoi, si l'on a bien cru que les 
dieux aient pu tenir les discours que vous leur 
avez fait tenir , pourquoi ne croira-t-on pas 
que les bétes aient parlé de la manière dont j^e 
les ai fait parler ? 

Ho. Ah ! ce n'est pas la même chose. Les 
hommes veulent bien que les dieux soient aussi 
fous qu'eux , mais ils ne veulent pas que les 
bétes soient aussi sages. 



DIALOGUE VI. 

ATHENAIS, ICASIE. 

IGASIE. 

I; uiSQaB vous voulez savoir mon aventure , la 
voici. L'empereur sous qui je vivais , voulut sp 
marier ; et pour mieux choisir une impératrice, 
il fit publier que toutes celles qui se croyaient 



l56 DIALOGUES 

d'une beauté et d'un agrément à prétendre aiL 
trône, se trouvassent à Constant! nople» Dieu 
sait Taffluence qu'il y eut. J'y allai , et je ne 
doutai point qu'avec beaucoup de jeunesse , 
avec des yeux très-vifs , et un air assez agréa- 
ble et assez fin , je ne pusse disputer l'empire. 
Le jour que se tint l'assemblée d!e tant de jolies 
prétendantes, nous parcourions toutes d'une 
manière inquiète les visages les unes des au- 
tres ; je remarquai avec plaisir que mes rivales 
me regardaient d'assez mauvais œil. L'empe- 
reur .parut. Il passa d'abord plusieurs . rangs 
de belles sans rien dire ; mais quand il vint à 
moi, mes yeux me servirent.bien , et ils l'ar- 
rêtèrent. En vérité, me dit-il en me regardant 
de l'air que je pouvais souhaiter, les femmes 
sont bien dangereuses ; elles peuvent faire 
beaucoup de mal. Je crus qu'il n était question 
que d'un peu d'esprit, et que j'étais impéra- 
trice ; et dans le trouble d'espérance et de joie 
où je me trouvais , je fis un effort pour répon- 
dre : En récompense , seigneur , les femmes 
peuvent faire ^ et ont fait quelqurfois beaucoup 
de bien. Cette réponse gala tout. L'empereur 
la trouva si spirituelle , qu'il n'osa m'épouser. 

Athenais. Il fallait que cet empereur-là fût 
d'un caractère bien étrange , pour craindre 
tant l'esprit, et qu'il ne s'y connût guère, pour " 
Croire que votre réponse , en marquât beau- 
coup ; car franchement elle n'est pas trop 
bonne , et vous n'avez pas grand'chofe à vous 
reprocher. 

le A. Ainsi vont les fortunes. L'esprit seul 
vous a fait impératrice \ et moi , la seule ap- 



DES MORTS. iSj 

parence de l'esprit m'a empêchée de l'être. 
Tous saviez même encore la philosophie, ce qui 
est bien pis que d'avoir de Tesprit ; et avec tout 
cela, vous ne laissâtes pas d'épouser Théodose 
le jeune. 

At. Si j'eusse eu devant les yeux un exemple 
comme le vôtre, j'eusse eu grand' peur. Mon 
père , après avoir fait de moi une fille fort sa- 
vante et fort spirituelle , me déshérita , tant il 
se tenait sûr qu'avec ma science et mon bel es* 
prit je ne pouvais manquer de faire fortune ; 
et à dire le vrai, je le croyais comme lui. 
Mais je vois présentement que je courais un 
grand hasard, et qu'il n'était pas impossible 
que je demeurasse sans aucun bien , et avec la 
seule philosophie en partage. 

Igâ. Non assurément, mais par bonheur 
•pour vous, mon aventure n'était pas encore 
arrivée. H serait assez plaisant que, dans une 
occasion pareille à celle où je me trouvai , 
quelque autre qui «saurait mon histoire , et 
qui voudrait en profiter , eût la finesse de ne 
laisser point voir d'esprit, et qu'on se moquât 
d'elle. 

At. Je ne voudrais pas répondre que cela lui 
réussit , si elle avait un dessein ; mais bien 
souvent on fait par hasard les plus heureuses 
sottises du monde. N^avez-vous pas ouï parler 
d'un peintre qui avait si bien peint des grappes 
de raisin , que des oiseaux s'y trompèrent et 
les vinrent becqueter? Jugez quelle réputa- 
tion cela lui donna. Mais les raisins étaient 
portés dans le tableau par un petit paysan : 
on disait au peintre , qu'à la vérité u fallait 



l58 DIALOGUES DES MORTS. 

qu'ils fussent bien faits, puisqu'ils attiraient 
les oiseaux ; mais qu'il fallait aussi , que le 
petit paysan fût bien mal fait , puisque les oi- 
seaux n'en avaient point de peur. On avait rai- 
son. Cependant si le peintre ne se fût pas oa* 
blié dans le petit paysan , les raisins n'eussent 
pas eu ce succès prodigieux qu'ils eurent. 

ICA. En vérité, quoi quon fasse dans le 
monde , on ne sait ce que l'on fait ; et après 
l'aventure de ce peintre, on dpit trembler 
même dans les affaires où l'on se conduit bien, 
et craindre de n'avoir pas fait quelque faute 
qui eût été nécessaire. Tout est incertain. Il 
semble que la fortune ait soin de donner des 
succès différens aux mêmes choses» afin de se 
moquer toujours de la raison humaine , qui ne 
peut avoir de règle assurée. 



DIALOGUES 



DES 



MORTS ANCIENS 



AVEC DES MODERNES. 



DIALOGUE I. 
AUGUSTE, PIERRE ARETIN. 

P. ARETIN. 

Oui je fas bel esprit dans mon siècle , et je 
fis auprès des princes une fortune assez coasi- 
dérable*. 

Auguste. Vous composâtes donc bien des 
ouvrages pour eux ? 

P. Are. Point du tout. J'avais pension de tous 
les princes de l'Europe, et cela n'eût pas pu 
être^ si jç me fusse amusé à louer. I)s étaient 
en guerre les uns avec les autres : quand les 
uns battaient, les autres étaient battus; il n'y 
avait pas moyen de leur chanter à tous leurs 
louanges. 

Au. Que faîsiez-vpus donc ? 

JP. Are. Je faisais des vers contre eux. Ils ne 
pouvaient pas entrer tous dans un panégyri- 
que , mais ils entraient bien tous dans une sa- 
tire. J'avais si bien répandu la terreur de mon 



1 6o DIALOGUES 

nonif qu'ils me payaient tribut pour pouvoii- 
faire des sottises en sûreté* L'empereur Char- 
les y, dont assurément vous ayez entendu par- 
ler ici bas, s'étant allé faire battre fort mal 
à propos vers les côtes d'Afrique, m'envoya 
aussitôt une belle chaîne en or. Je la reçus , 
en la regardant tristement : Ah ! c'est là bien 
peu de chose j m'écriai -je, pour une aussi 
grande folie que celle quil a faite. 

Au. Vous aviez trouvé là^ une nouvelle ma- 
nière de tirer de l'argent des princes. 

P. Are. N'avais-je pas sujet de concevoir 
r espérance d'une merveilleuse fortune , en 
m'établissant un revenu sur les sottises d'au- 
trni ? C'est un bon fonds , et qui rapporte tou- 
jours bien. 

Au. Quoi que vous en pussiez dire , le métier 
de louer est plus sûr, et par conséquent meil- 
leur. 

P. Are. Que voulez-vous? Je n'étais pas assez 
imprudent pour louer. 

Au. Et vous Tétiez bien assez pour faire des 
satires sur les létes couronnées. 

P. Are. Ce n'est pas la même cbose. Pour 
faire des satires, il n'est pas toujours besoin de 
mépriser ceux contre qui on les fait; mais pour 
donner de certaines louanges fades et outrées , 
il me semble qu'il faut mépriser ceux mêmes à 
qui on les donne , et les croire bien dupes. De 
quel front Virgile osait-il vous dire qu'op igno- 
rait quel parti vous prendriez parmi les dieux ^ 
et que c'était une chose incertaine, si vous vous 
chargeriez du soin des affaires de la terre , ou 
si vous vous feriez dieu marin, en épousant 



DES MORTS. 161 

une fille de Thétis y. qui aurailTolontiers acheté 
de toutes ses eaux rbonneur de votre alliance ; 
ou enfin si vous voudriez vous loger dans le 
ciel auprès du scorpion, qui tenait la place de 
deux signes , et qui , en votre considération , 
se serait mis plus à l'étroit ? 

Au. Ne soyez pas étonné que Virgile eût ce 
fi-ont-là. Quand on est loué , on ne prend pas 
les louanges avec tant de rigueur ; on aide à la 
lettre , et la pudeur de ceux qui les donnent 
est bien soulagée par Famour-propre de ceux à 

3ui elles s'adressent. Souvent on croit mériter 
es louanges qu'on ne reçoit pas^ et comment 
croirait-on ne mériter pas celles qu'on reçoit? 

F. Aae. Vous espériez donc , sur la parole de 
Virgile , que vous épouseriez une nymphe de la 
mer , ou que vous auriez un appartement dans 
le zodiaque ? 

Ât7. Non , non. De ces sortes de louanges-là , 
on en rabat quelque chose , pour les réduire à 
une mesure un peu plus raisonnable ; maià à la 
vérité on n'en rabat guère , et on se fait à soi- 
même une bonne composition. Enfin , de quel- 
que manière outrée qu on soit loué , on en tire- 
ra toujours le profit de croii*e qu'on est au-des- 
sus de toutes les louanges ordinaires, et que 
par son mérite on a réduit ceux qui louaient à 
passer toutes les bornes. La vanité a bien des 
ressources. 

P. Are. Je vois bien qu'il ne faut faire au- 
cune difficulté de pousser les louanges dans tous 
les excès ; mais du moins pour celles qui sont 
contraires les unes aux autres, comment a-t- 
on la hardiesse de les donner aux princes ? Je 



162 DIALOGUES 

gage , par exeniple , que quand vous vous ven- 
giez impitoyaMement de vos ennemis , il n'y 
avait rien de plus glorieux , selon tonte votre 
cour 9 que de foudroyer tout ce qui avait la té- 
mérité de s'opposer à vous ; mais qu'aussitôt 
que vous aviez fait quelque action de douceur , 
les choses changeaient de face , et qu'on ne trou- 
vait plus dans la vengeance qu'une gloire bar- 
bare et inhumaine. On louait une partie de 
votre vie alix dépens de l'autre. Pour moi , j'au- 
rais craint que vous ne vous fussiez donné le 
divertissement de me prendre par mes propres 
paroles, et que vous ne m'eussiez dit : Chx>i- 
sissez de la sévérité ou de la clémence / pour 
en faire le vrai caractère d'un héros , mais 
après cela , tenez-ifous-en à afotre choix. 

Au. Pourquoi voulez-vonsqu'on y regarde de 
si près ? Il est avantageux aux grands que 
toutes les matières soient problématiques pour 
la flatterie. Quoi qu'ils fassent, ils ne peuvent 
manquer d'être loués; et s'ils le sont sur des 
choses opposées, c'est qu'ils ont plus d'une sorte 
de mérite. 

P. Ans. Mais quoi ! ne vous venait-il jamais 
aucun scrupule sur tQus les éloges dont on vous 
accablait? Etait-il besoin de raffiner beaucoup 
pour s'apercevoir qu'ils étaient attachés à votre 
rang ? Les louanges ne distinguent point les 
princes, on n'en donne pas plus aux héros 
qu'aux autres ; maiis la postérité distingue les 
louanges qu'on a données à diûerens princes. 
Elle confirme les unes , et déclare les autres de 
vîles flatteries. 

Au. Voua conviendrez donc du moins que je 



>«. 



l 



DES MORT S. ' I<'3 

méritais les louanges que j'ai reçues , puisqu'il 
est sûr quie la poscérilé les a ratifiées par son 
jiagemeat. J'ai ii>eme en cela quelque sujet de 
me plaindre d'elle ; car elle s'est tellement 
accoutumée à me regarder comme le modèle 
des princes , qu'on les loue d'ordinaire en me 
les comparant, et souvent la comparaison me 
fait tort. 

P. ÂR£. Consolez-vous, on ne vous donnera 

I^lascie sujet de plainte. De la manière dont tous 
es morts qui viennent ici parlent de Louis XIY , 
qui règne aujourd'hui en France, c'est lui 

2u^on regardera désormais comme le modèle 
es prinees, et je prévois qu'à l'avenir on 
croira ne les pouvoir louer davantage, qu'en 
leur attribuant quelque rapport avec ce grand 
roî. 

Au. Hé bien ! ne croyez-vous pas que ceux à 
qui s'adressera une exagération si forte Técou* 
teront avec plaisir? 

P. Are. Cela pourra être. On est si avide de 
louanges^ qu'on les^a dispensées, et de la jus- 
tesse , et de la vérité , et de tous les assaisonne- 
mens qu elles devraient avoir. 

Au* U parait bien que vous voudriez exter- 
miner les louanges. S'il fallait n'en donner que 
de bonnes, qui se mêlerait d'en donner? 

P. Are. Tous ceux qui en donneraient sans 
intérêt. Il n'appartient qu'à eux de louer. D'où 
vient que votre Virgile a si bien loué Catoi\, 
en disant qu'il préside à l'assemblée de plu- 
aieurs gens de bien , qui , dans les Champs-Ely- 
sées, sont séparés d'avec les autres ? C'est que 
Caton était mort , et Virgile qui n'espérait rien , 



l64 DIALOGUES 

ni de lui , ni de sa famille , ne lui a donné qu'un 
seul vers, et borné son éloge à une pensée 
raisonnable. D*où vient qu'il vous a si mal loué 
en tant de paroles au commencement de ses 
Géorgiques ? Il avait pension de vous. 

Au. J'ai donc perdu bien de l'argent en 
louanges. « 

P. Are. J'en suis bien fâché. Que ne faisiez- 
vous ce qu'a fait un de vos successeurs , qui , 
aussitôt qu'il fût parvenu à Tempire , défendit , 
par un édit exprès, que l'on composât jamais de 
vers pour lui ? 

Au. Hélas ! il avait plus de raison que moi. 
Les vraies louanges ne sont pas celles qui s'of- 
frent à nous , mais celles que nous arrachons. 



DIALOGUE IL 

SAPHO, LAURE. 
LAURE. 

XL est vrai que dans les passions que nous 
avons eues toutes deux, les Muses ont été de 
la partie , et y ont mis beaucoup d'agrément ; 
mais il y a cette différence , que c'était' vous 
qui chantiez vos amans , et moi j'étais chantée 
par le mien. 

Sapho. Hé bien ! cela veut dire que j'aimais 
autant que vous étiez aimée. 

Lau. Je n'en suis pas surprise^ car je sais 
que les femmes ont d'ordinaire plus de pen- 
chant à la tendresse que les hommes. Ce qui me 
surprend, c'est que vous ayez marqué à- ceux 



DES MORTS.. l65 

que vous aimiez^ tout ce que vous sentiez pour 
eux, et que vous ayez eu quelque manière at- 
taqué leur cœur par vos poésies. Le personnage 
d'une femme n'est que de se défendre. 

Saph. Entre nous, j'en étais un peu fâchée ; 
c'est une injustice que les hommes nous ont 
faite. Ils ont pris le papti d'attaquer, qui est 
bien plus aisé que celui de. se défendre. 

Lau. Ne nous plaignons point, notre parti a 
ses avantages. Nous qui nous défendons , nous 
nous rendons quand u nousplait; mais eux qui 
nous attaquent, ils ne sont pas toujours vain- 
queurs , quand ils le voudraient bien. 

Saph. Vous ne dites pas que si les hommes 
nous attaquent, ils suivent le penchant qu'ils 
ont à nous attaquer; mais quand nous nous 
défendons , nous n'avons pas trop de penchant 
à nous défendre. 

Lau «Ne comptez- vous pour rien le plaisir de 
voir par tant de douces attaques si long-temps 
continuées^ et redoublées si souvent^ combien 
ils estiment la conquête de votre coeur? 

Saph. Et ne comptez- vous pour, rien la peine 
de résister à ces douces attaques ? Ils en voient 
le succès avec, plaisir dans tous les progrès 
qu'ils font auprès de nous ; et nous, nous se- 
rions bien fâc nées que no t^*e. résistance eût trop 
de succès. 

Dau. Mais enfin , quoiqu'après tous leurs 
soins ils soient victorieux à bon titre , vous 
leur faites grâce, en reconnaissant qu'ils le 
sont. Vous ne pouvez plus vous défendre , et 
ils ne laissent pas de vous tenir compte de ce 
que vous ne vous défendez plus. 



l66 DIALOGUES 

S APH« Ah ! cela n'empêche pas que ce qui est 
ane victoire pour eux , ne soit toujours une 
espèce de défaile pour nous. Ils ne goûtent dans 
le plaisir d'êlre aimés , que celui de triompher 
delà personne qui les aime; et les amans heu- 
reux ne sont heureux , que parce qu'ils sont 
conqnérans. 

Lau. Quoi ! auriez-vous voulu qu on eût éta- 
bli que les femmes attaqueraient les homme»? 

Saph. Eh! quel besoin y a-t-il que les ans 
attaquent et les autres se défendent? Qu'on 
s'aime de part et d'autre autant que le coeur en 
dira. . 

Lau. Oh! les choses iraient trop vite , et 
Famour est un commerce si agréable , qu'on a 
bien fait de lui donner le plus de durée qne 
Ton a pu. Que serait-ce, si l'on était reçu dis 
que Ton s'offrirait? Que deviendraient tous ces 
soins qu'on prend pour plaire, toutes ces in- 

Quiétudes que Von sent quand on se reproclie 
e n'avoir pas assez plu , tous ces empresse* 
mens avec lesquels on cherche un moment heu« 
reux , enfin tout cet agréable mélange de plai- 
sirs et de peines qu'on appelle amour? Rien 
ne serait plus insipide^ si l'on ne faisait que 
s'entr'aimer. 

Saph. Hé bien ! s'il fcrut que l'amour soit une 
espèce de combat , j'aimerais mieux qu'on eût 
obligé les hommes à se tenir sur ta défensive. 
Aussi -bien ne m'avez -vous pas dit que les 
femmes avaient plus de penchant qu'eux à la 
tendresse? A ce compte, elles attaqueraient 
mieux. 

Lau. Oui, maistlssedéfeadet^aienttnsp bien. 



DES MORTS. 167 

Qaand on veut qu'un sexe résiste, on veut qu'il 
résiste autant qu'il faut, pourfaire mieux goû- 
ter la victoire à celui qui attaque , mais non 
pas assez pour la remporter. Il doit n'être m 
si faible qu'il se rende d'abord, ni si fort qu'il 
ne se rende jamais. C'est là noire caractère , et 
ce ne serait peut-être, pas celui des hommes. 
Croyez-moi , après qu on a bien raisonné ou 
sur l'amour , ou sur telle autre matière qu'on 
voudra , on trouve au bout du compte , que 
les choses sont bien comme elles sonti et que 
la réforme qu'on prétendrait y apporter^ gâte- 
rait tout. 



DIALOGUE III. 

SOCRATE, MONTAIGNE. 
MONTAIGNE. 

Oest donc vous, divin Socrate? Que fai de 
joie de vous voir ! Je suis tout fraîchement venu 
en ce pays-ci , et dès mon arrivée ]e me suis 
tais à vous y chercher . Enfin , après avoir rem- 
pli mon livre de votre nom et de vos él(^es, je 
puis m'enlreteniravec vous , etapprendre com- 
ment vous possédiez cette vertu si nawe {i), 
dont les allures étaient si naturelles , et qui 
- n'avait point d'exemple , même dans les heu- 
reux siècles où vous viviez. 

SoGAATB. Je suis bien aise de voir utt^morl' 
qui hie parait avoir été philosophe : mais 

' (t) Termes de MonUigne. 



l68 DIALOGUES 

comme vous élies nouvellement venu de là- 
haut, et qU-'U y a long-temps que je n'ai vu ici 
personne ( car on me laisse assez seul , et il n'y 
a pas beaucotip de presse à rechercher ma con- 
versation), trouvez bon que. je isous demande 
des nouvelles. Comment va le monde ? N'est-il 
pas bien changé ? 

Mon. Extrêmement. Vous ne le connattriez 

P^s. '^ 

So. J*en suis ravi. Je m'étais toujours bien 
douté qu'il fallait qu'il devint meilleur et plus 
sage qu'il n'était de mon temps^. 

Mon. Que voulez- vous dire ? Il est plus fou 
et plus corrompu qu'il n'a jamais été. C'est le 
changement dont je voulais parler, et je m'at- 
tendais bien & savoir de vous l'histoire du 
temps que vous avez vu , et où régnait tant de 
probité et de droiture. 

So. Et moi je m'attendais au contraire à 
apprendre des merveilles du siècle où vous 
venez de vivre. Quoi ! les hommes d'à-présent 
ne se sont point corrigés des sottises de l'an- 
tiquité? 

Mon. Je crois que c'est parce que vous êtes 
ancien , que vous parlez de l'antiquité si fami- 
lièrement ; mais sachez qu'on a grand sujet d'en 
regi*etter les mœurs, et que de jour en jour tout 
•empire. 

So. Cela se peut-il? Il me semble que démon 
temps les choses allaient déjà bien de travers. 
Je croyais qu'à la fin elles prendraient un train 
plus raisonnable , et que les hommes profite- 
raient de l'çzpérience de tant d'années. 

Mon. Eh ! les hommes font-ils des ezpérien- 



ces? Ils' sauf tifailâcbinnié' lés' oiseaux, qui se 
laisëeifit t<!>tij6tirS prendre ilans^^'^S mêines fi- 
lets où l'on, a âé}à ptis ' cèi^t mille oiseaux de 
leur éspèce'.'U n'y a tiersotfne qui* n'entre tout 
neuf dans la vie , et reS sotti^eiî des pères sont 
perdues pour lès enlans. •. . 

'*So. Mais quoi ! né'faît-dupôîat d'expérience? 
Je croirais' que' lé tà^ndè devrait a^oir une 
vieillesse [^lus sage et plus réglée que n^a été 
sa jeunesse: ■;■';•'",'• 

Mon. Les botbines de tdus lé^ sîëclès ont les 
mémesf ipencliiins;;sUr^lëst|ùeï^ la railson n'a 
aucuti pouvôii^. 'Aînèi,' p^'rt0t^'*oè il y a des 
hommes , «il j à*dèë sottises/ e€ lé^ tifiêmès sot- 
tises: ••, '' ' •= '''•' ; ^ '•• •• '' :/" ^ '"' ' 

SO', Et sn^ ce plied-H, bèfttfmeti tVoudrîéz-vous 
que les^ sSèfeleSde IVoftiquîté eUsseàt mieux 
valu que lé élècle^ujoûrd'hWfî* 

' Mo*f. Ak ! Soé¥àt^ ,'ié sfaV'àîs biétt <jtfe vous 
aVieiÈ'uhè'/mànièiré 'nàifticmiêV^e 'dé raisonner, 
et d'envelopper si^àVfrbit'éméïit ceux à qui vous 
atieraflki|ev dafirs^âéé'à)rgttmeits dont ils ne - 
prévoyiàîénl pà^ 4a CjôntlHisiDù , que vous les 
ameniez où ilVou^^Wsàit!, ëlVest ce que vous 
appeliez être \k sagé-féihmè âe leurs pensées, 
etlêifairéaccoûéherVi'^vbuë(j|ùe,mé voilà ac- 
couébé d'une proposition toute [contraire à celle 
que f avançais; cépéndat^rje'tiie isàura^s encore 
me rendre. Il est sûfiqu'il ne se trouve plus de 
ces,îim^ vigoureuses et rcudes de l^antiquité , 
des Aristide , dès-Phocion , des T*énclês, ni en- 
fin de^Socràte.^ 

$<y.' A (^ôi tient-il ? Est-ce que là liature s'est 
épuiî^éei et qtfèflUë' n\ plua'la force de pro- 

PlURAL. des MoifDES. 8 



duire ces grandes âmes? Et pourquoi ne serait- 
elle epcore épuis/ée en rien , h(^ri;nis en hommes 
raisonnables. Aijionn de ses, ouvrages i^'a çn* 
core dégénéré , pourquoi nj ^Mf^it-il que les 
hommes qui dégénérassenjt? , ;- 

Mon. C'est un point de fai^i, ils dégénèrent. 
Il me semble que la nature nous ait autrefois 
montré quelques échantillons de grands hoia- 
mes, pour nous persuader quielle en aurait sa 
faire si elle avait voulu , et qu'ensuite elle ait 
fait tout le reste avec as^ez de; négligence. 

So. Prenez garde i une chose. L'antiquité est 
un objet d'un^ «spèce partîoulière , V.éloignç* 
ment le grossit. Si vous eussiez connu Aristide, 
Phocion , Périclès et moi , puisque vous vou- 
lez me mettre de ce nombre , vous eussiez trou- 
vé dans votre siècle des^gens qui nous ressem*^ 
blaient. Ce qui fait d'ordiu^aire qu'on .est si 
prévenu pou^r IVntiquUé , c'est qu-oi^a du cba. 
grin contre son sièqle , et rautiquil^.en profite. 
On met les anciens j^ien haut pour abaisser ses 
contemporains. Qj|and i\dus vivions.^nous esti- 
mions nos ancêtres plus qu'ils ne n^éritaient ; 
et à présent , Qotre postérité nous estime plus 
que nous ne méritons ; et nos ancêtres, et nous, 
et notre postérité , tout cela est bien égal; let 
je crois que le spi)ctacle du monde serait biea 
ennuyeux pour qui le regarderait d'un, certain 
oeil , car c'est toujotlrs la même chose. 

Mpi9^. J'aurais cru que tout était en, motive- 
ment, que toutchangeait,et que les siçcles dif- 
férens avaient leurs différons carafîtifres>cpmme 
les hommes. Ene^Set , nevodt-pnipa/sii^Syjsi^cles 
savaus jBt d'autres qui sofit jgpoijri^n^ ?. ^S ett»voit-. 



DBS MORTS. 171 

on pas de naïfs et d^autres qui sont pltis raffi- 
nés? N'en-^oit-on pas de sérieux et de badins , 
de polis et de grossiers ? 

So. Il est vrai. 

Mon. Et pourquoi donc n'y aurait-il pas des 
siècles plus vertueux et d'autres plusméchans ? 

So. Ce n'est pas une conséquence. Les habits 
changent ; mais ce n'est pas à dire que la figure 
des corps change aussi. La politesse ou la gros- 
sièreté, la science ou l'ignorance , le plus ou 
le moins d'une certaine naïveté , le génie sé- 
rieux ou badin , ce ne sont là que les dehors 
de l'homme , et tout cela change ; mais le cœur 
ne change point , et tout l'homme est dans le 
cœur. On est ignorant dans un siècle , mais la 
mode d'être savant peut venir ; on est intéressé, 
mais la mode, d'êtref désintéressé ne viendra 
point. Sur ce nombre prodigieux d'hommes 
assez déraisonnables qui naissent en cent ans , 
la nature en a peut-être deux ou trois douzaines 
de raisonnables, qu'il faut qu'elle répande par 
toute la terre, et vous jugez bien qu'ils ne se 
trouvent jamais nulle part en assez grande 

nntilé pour y faire une mode de vertu et de 
iture. • i .. ' 

Mo!n. Cette distribution d'hommes raisonna- 
bles se fait-elle également ? Il pourrait bien y 
avoir des siècles mieux partagés les uns que les 
autres.: '. . >. 

Sq. Tout au plus il y aurait quelque inéga- 
lité hnperceptible. L'ordre général &e lit m* 
ture a Pair bien constant. ï. ' 

. » 



1^2 DIALOGUES 



DIALOGUE IV. 

L'EMPEREUR ADRIEN, 
MARGUERITE D'AUTRICHE. 

HAKG. D'AUTRtGHE. 

Qu'avsz-yous ? Je vous vois tout échauffé. 

Adrien. Je viens d'avoir une grosse contesta-- 
lion avec Gaton d'Ulique , sur la manière doBt 
nous sommes nuirts l'un et Tautre* Je préten- 
dais avoir paru dans cette dernière aetion plas 
philosoptie que lui. 

M. D Au. Je vous trouve bien hardi d'oser 
attaquer Une mort aussi fameuse que la sienne. 
$ïe /ut-'Ce pas quelque chose de fort glorieux 
que de {>ourYoir à tout dans Utique , de mettre 
tou» ses amis en sûreté , et d^ se tuer lui-même 
pour ne pas tomber entre les mains d'un vain- 
queur^ qui cependant lui aurait iofâilliblemenC 
pardonné ? 

Ajp. Oh ! si V0U6 examiniez de prés cette mort- 
là , vous y trouveriez bien de& dioses à redire. * 
Premièrement , il y avait si long-tempe qu'il 
s'y pi'éparait et s*y était préparéavecdes^efibrts 
si visUMies, que personne. dans Utiqaène dou- 
tait que Catou ne ae dut tuer. -Secèndement ^ 
avant que de se donner le coup , il eut besoin 
de lîite plùsîeiivs fois lé dialogue où Platon 
traite del' inmortaUtéde VAme » Troisièmement, 
le dessein qu'il avait.pria le rendait de si mau- 
vaise humeur^ que s' étant couché et ne trou- 
vant; point son épée sous le chevet de son lit , 



DBS MOUTS* lyS 

(car comme on â«vinail; bien ce qu'il a?ait 
envie défaire, onravait ôtée de là) illlppelft 

S Dur la demander , nn de ses esclaves , et lui 
échargea sur le visage un grand ooiipde.poinç^ 
dont il lui cassa les dèn^tspce qui est si vrai , 
qu'il retira sa main toute ensanglantée. 

M. n'Au. J!avoue que voilà un coup de poing 
qui gâte bien cette mort pliilosopliique. 

Jù}^ Vous ne sauriez croire quel bruit il fit 
sur cette épéje 6tée , >et combien^ il reprocha à 
son fila et à ses domestiques, quUls*le voulaient 
livrer à César pieds et poings liés. Enfin il 
les gronda tous de telle sorte , qu'il fallut qu'ils 
sortissent de la cbambre, et le laissassent sje 
tuer« 

. Mk.n'Aui Véritablement les choses pourraient 
se passer d'une maixaève un peu plus tramquiUé. 
Il n'avait qu'à attendre doucement le lendemain 
pour se donner la n^ôvt ; il n'y a vien de plus 
aisé ique dé mourir quand on le veut : màîs ap- 
paremment les mesures qu'il avait prises en 
comptant^ursa fermeté, étaient pris«srijus1?es, 
qufil ne pouvait plus attendre ; et il n«-<se fût 
peut-être pas tué ^ ^s'il eut différé d'un jour. 

Ad. Vous dites vrai^ et je vois que vous vous 
connaissez en morts ^énéreuses^ 

M. D^Au. Cependant on dit qu'après qu'on 
eut apporté cette épée à Caton , et que l'on se 
fut retiré, il s'endormit, et ronfla. Cela;serait 
assez beau. 

Ad. Et le croyez-vous ? Il venait de querel- 
ler tout le monde , et de battre ses valets : on 
ne dort pas si aisément après un tel excfrcice. 
De plus , la main dont il avait frappé l'esclave , 



174 DIALOGUES 

lui faisait trop de mal, pour lui permettre de 
a'end6rmir ; car il ne put supporter la douleur 
qu'il y sentait , et il se la fit bander p^it un 
xnédecin , quoiqu'il fût sur le point de se tuer. 
Enfin., depuis qu^on lui eut apporté son épée , 
jusqu'à minuit, il lut deux fois le dialogue de 
Platon. Oc, je prouverais bien, par un grand 
souper qu'il donna le soir à tous ses amis , par 
une promenade qu'il fit ensuite , et par tout 
ce.qui se passa jusqu'à ce qu'on l'eût laissé seul 
dans sa chambre , que , quand on lui apporta 
cette épée , il devait être fort tard : d'ailleurs 
le dialogue. qu'il lut deux fois, est très-long ; 
et par conséquent s'il dormit , il ne dormit 
guère. En vérité , je crains bien qu'il n'ait fait 
semblant de ronfler , pour en avoir l'honneur 
auprès de ceux qui écoutaient à la porte de sa 
chambre. 

M.d'Au. Vous ne faites pas mal 4a critique 
de sa mort , qui .ne laisse pas d'avoir toujours 
dans le fond quelque chose de fort héroïque. 
Hais par ou pouvez-vous prétendre que la vôtre 
l'emporte ? Autant qu'il m'en souvient , vous 
êtes mort dans votre lit tout uniment, et d'une 
manière qui n'a rien de remarquable. 

Ad. Quoi ! n'est-ce rien de remarquable que 
ces vers que je fis presque en expirant ? 

Ma petite âme, ma mignonne, 
Ta Ven Tasdonc , ma fille ? et Dien sache où tu vas. 
Tu part seulette, et iremblotunte. Hélaa i 
Que deviendra ton humeur folichonne ? 
Que deviendront tant de jolis ébats ? 

Caton traita la mort comme une affaire trop 
sérieuse; mais pour moi, vous voyez que je 



DES MORTS. 175 

l)adiiiais avec elle ; et c'est en quoi ie prétetids 

aaeina>pfatlosi>pbie alla bi^n plus loin que celle 
e Caton« Il n'est py si difficile débrayer fière- 
mèot ]ani6vt> que oen i^iller nonchalamment, 
ni de la bien récevojir quand dn l'appelle à son 
secours V que quand 'elle' yiènt sans qu'on ait 
besoin d'elle. '■ •': 

M.d'Au. Oui, je, conviens que la mort de 
Gaton est, pipins bellç' que la vôtre; *niaîs par 
n&alheur, je n'avais point remarqué que vous 
eussiesiiaû ces petits jv<^i*s en quoi consiste toute 
sa beauté. ; . 

Ad. Yoilà comme tout le monde est fait. Que 
Cttton se déchire>lie|^ entrailles , plul&t que de 
tomber entre lès mains de son ennemi, ce n'est 
peutMétre ipas awfond si grand'chdse ; cepen^ 
dant un trait comme celui-là brille exti*eme« 
ilieiit dans Tbisibire/ et iln^ a personne qui 
n'en soit frappé. Qu'un autre meure tout dou- 
cement , et se trouve en état de faire des vers 
badins sur sa mort,. c'est plus que ce qu'a fait 
Gaton ;; matis cela n'a rien qui frappe , et l'bis*. 
toire n'en ;ti eut presque psf s compte. 

\1/L. d'Au^ Hélas l.rientii'estplus vrai que ce 
qne^vous dites ç- et moi qui vous parle , j'ai une 
mont qut9 je prétends plus belle que la vôtre , et 
qui a fait encore moins de bruit. Oe n'est pour- 
tant pas une! mort toute entière ; mais telle 
qu'elfe est, elle est au-déssu^ de la vôtre, qui 
estau-dessujs decelle de Caton. 

ÂD; Gomhienl? QncfTouleE-vousdire ? 

'M.¥ d'A£J. J'émis! fille> d'un empereur. Je fus 
fiancée àiun fils de- roi, et ce iprioce f après la 
mort dé «oir pève > me i^nvoya chez le mien , 



276 PiAIiOGUB» 

malgré la promç^M (olëno^Uc! qu'il avÀiit faite 
de xp.'épo.u6er.tBa$|iiU.oti.Hiie fiança épcore au 
fils d'un autrii rOii, i^(. 4oipnie ^'alliais. fvsr mer 
trouver cet époux» .^i mon vaiflaeau» lut battu 
d'une furieuse leolpâte i qui mit ma vie en un 
danger très^évident| Câ Sii alors que-je- com-^ 
posai moi-même cette épitaphe : . •. , 

Cy glt Margot, la gentiU^ I^amoiselle^ 
-Qtt^a àtux. alirïi éi eritùre est imcelle'. 

A la vérité j<^ n'm mourus pas^ mais il ne 
tint pas à moi. Concevez bien cette espèce de 
mort-là , vous en ser€{z oalisfait..La ferikieié de 
OatOA est outrée, dalis /tm g«btc 1 la vâftre diAS 
un,aulpei la mienne -eist naturelle^ IL est trop 
guindé, vonct étes.trop badîn^ije suis càisoii- 
pable* ., ;• ' . : '».:.., • - i^.^W 

Ad. Quoi ! v»ttii.nàierepiM>cbei» d'amir trop 
peu craint la- flBortP.i ' .• '^ .. •* 'i> > ' 

M. D*Au. OuS : il ny a -pas d'appa»ep«e qm 
Ton VL^ii auciUBj <ïhagrin en mottra«it> et je :8uia 
sûre que vous yobs^fitesAlors autant'de violeace 
pour badiner^ que ii^ton, pour se déchirer les 
entraides. J'aîtendamnaufVage & tout moment 
sans m'épouvanUer/'et )e> composé de sanç-* 
firoid mon épitapbe^ cela est^fortextraordi* 
naire ;. et s'il n'y. avait rien qui. adôudt cettf 
histoire , on aurait railM>n de «ne la < croire pas^ 
^ou d^ croire que je n'atHais agi que par fanik- 
ronnade. Mais .en -niéiiietj temps je suis une 
pauvre fille deuxfoSs'fia«ttéb, et qui ai pour- 
tant lé malheqr' du mburiri fille : jeniùir^ui^ le 
regret que j'en a;i, etcçlamiét ^nsmos^hts* 
toire toute la vraisemblance dont eUe a besoin. 



DES M0R1S. 177 

Vos Vils , prenez-y garde » ne veulent rien dire^ 
ce n'est qu'un galimatias composé de termes 
folâtres; mais les miens ont ua sens fort clair ^ • 
et dont on se contente d'abord , ce qui fait voir 
que la nature y parle bien plus que dans les 
vôtres. 

Ad. En vérité , je n'eusse jamais cru que le 
cbagrin de mourir avec votre virginité , eût dû 
vous être si glorieux. 

M. d'Au. Plaisantez-en tant que vous vou- 
drez ; mais ma mort , si elle peut s'appeler 
ainsi, a encore un avantage essentiel sur celle 
de Caton et sur la vôtre. Vous aviez tant fait les 
pbilosopbes l'un et l'autre pendant votre vie , 
que vous étiez engagés d'hûnneti,r à ne craindre 

1>6int là mort ; et s'il vous eût été permis de 
a craindre , je ne sais ce qui en fut arrivé. 
Mais moi, tant que la tempête dura , j'étais en 
droit de trembler et de pousser des crb jus- 

Su'au ciel, sans que personne y trouvât à re- 
ire , ni m'en estmiiât moins ; cependant je dé- 
mettrai assez tranquille pour faire mon épitaphe . 

Ad. Entre nous , Tépitapbe ne fut-elle point 
faîte sur la terre ? 

H. d'Axt. Ab ! cette cbicane-là est de mau- 
vaise grâce ; je ne vous en ai pas fait de pareille 
sur vos vers. 

Ad. Je me rends donc de bonne foi, et'j'â- 
voue que la vertu est bien grande , quaiid elle 
ne passe point les bornes de la nature. ! ' 

. - - •• .,•'•■ : .' ' i.i il 

' : •.» •».>.- * • ; . > ' ..)^'f l i ' lO') 

*8 




178 PIÀ.L06UES 

DIALOGUE V. 

ÉRASISTRATE, HERVÉ. 
ÉRASISTRATB. 

Vous m'apprenez des choses merveilleuses , 
Quoi ! le sang circule dans le corps ? Les veines 
le portent des extrémités au cœur^ et il sort du 
cœur pour entrer dans les artères qui le repor- 
tent vers les extrémités? ... 

^BR..J'en ai fait voir tant d'expériences, 
que personne n'en doute plus. 

En A. IJÎous nous trompions donc bien, nous 
autres médecins de l'antiquité , qui croyions 
que le sang n'avait qu'un mouvement très- 
lent du cœur vers les extrémités du corps , et 
on vous e^t bien obligé d'avoir aboli cette 
vieille erreur. . 

Heb. Je le prétends ainsi , et même on doit 
m'avoir d'autant plus d'obligation^ que. c'est 
moi qui ai mis tous les gens en train de faire 
toutes cesbellesdécouvertes qu'on fait aujour- 
d'hui dans l'i^natomie. Depuis que j'ai eu trou- 
vé une fois la circulation du sang , c'est à qui 
trouvera un nouveau conduit, un nouveau 
canal , un nouveau réservoir. Il semble qu^on 
ait TfÇ^OAdu \ç^}3X l'homnie* Voyez combien 
notre me^^pii^e moderQe doit avoir d'avantage 
sur la v&tre. Yôus vous mêliez de guérir le 
corps humain , et le corps humain ne vous 
était seulement pas connu. 

£ra. J'avoue que les modernes sont meil* 



DES MOHTS. 179 

leurs pbQTsiciens. quc^ noua. ; ils connaissent 
mieux la nature^ oiaiis ils ne sont pas. meilleurs 
médecins: nous guérissions, les malades aussi 
bien qu'ils les guérissent. J'aurais bien voulu 
donnera tous ces modernes, et à yous. tout lèpre* 
mier^ le prince Ântiocbiis à guérit- de la fièvre 
quarte* Yous savez commç je m'y pris , et com- 
me je décpuvris par son pouls, qui s'émut plus 
qu'à l'ordiftai^e en la présence de Stratonice , 
qu'il était amoureux a^ cette belle reine , et 
que tou( son mal vçmdt de la violence qu'il se 
faisait;pour cacber sa passion. Cependant je fis 
une cure aussi difficile et aussi considérable que 
celle-là, SAns savoir que le sang circulât ; et je 
crois qu'avec tout le secours que cette con- 
naissance eût pu vous donner, vous eussiez été 
fort embarrassé à ma place. Il ne s'agissait 
point, de nouveaux conduits , ni de nouveaux 
réservoirs ; ce qu'il y avait de plus important à 
cennaitre dans le mfilade , c'était le cœur. 

Her. Il n'est pas jtou jours question du çœur,^ 
et.lous les malades ne spnt pas ampureux de 
leur belle-mère, comme Antiocbus. Jene doute 
point que , faute de safvoir q^e le sang circule , 
vous n ayez laissé mourir bien, des gens entre 
vos mains. 

Era. Quoi ! ,vous croyez vos nouvelles décou- 
vertes fort utiles? ' * 

Her. 4^ssurém^nt;.' , i 

..]E!ra. Répondez donq, s'il vous plaît, & une 
petitfi quQStion.que je y ais vous faire. Pourquoi 
voyq^-^noujs venir ici tous les jours autant de- 
morts qu'il en soit . jsoaa^s venu ? 



iSo DIALOGUES 

HbR. Oh! é^>ls meurent , ^'esi leur faute , ce 
d'est plus celle des médecins. 

Era. Mais cette circulation du sang , cescon- 
duitSi ces canau^L , ces réservoiitt , tout -cela ne 
guérit donc de rien ? 

Hbr. On n'a peut^t^é pas encore eu le loi- 
sir de tirer quel<{ue usage de tout ce qu^on a 
appris depuis peu ; mais il est impossible qu'a- 
vec le temps on n'en voie de grand^eflets. 

Era. Sur ma parole rien ne changera. Voyez- 
vous? il y a une oertainé mesure de connais- 
sances utiles, que les hommes ont eue de bonne 
heure , à laquelle ils n'ont guère ajouté , et 
qu'ils ne passeront guère , s'ils la passent. Us 
ont cette obligation à la nature, ou' elle leur 
a inspiré fort prottrptemetlt ce qu ils avaient 
besoin de savoir ; car ils étaient: perdus , si elle 
eût laissé à la 4enteur de leur raison à le cher- 
cher. Pour les autres choses qui ne sont pas si 
nécessaires , elles se découvrent peu à peu^ et 
dans de longues suites d'années. 

Hbr. Il serait étrange qu'en connaissant 
mieux rhomme , on ne le guérit pas mieux. A 
ce compte , pourquoi' s'aihuserait on i perfec- 
tionner là science du corps humain ? U vau- 
drait mieux laisser-là tout. 

Era. On j perdrait des connaissances fort 
agréables ; mais , pour ce qui est de l'utilité , je 
crois que découvrir un nouveau conduit dîans 
le corps de l'homme, ou une nouvelle étoile 
dans lé ciel, est bien la même chtise; Le nature 
^eut que , dans de certains temps, les hoitimes 
se succèdent les uns aul autres par leimôyen 



DES MORTS, 181 

de ]a mort: il leur est permis de se cléfendre 
conli*e elle jusqu'à un certain point; mais passé 
cela , on aura beau faire de nouvelles décou* 
vertes dans Tanatomie , on aura beau pénétrer 
de plus en plus dans le secret de la strticture 
du corps humain, on ne prendra point la na- 
ture pour dupe ; on mourra comme à l'or* 
dinairci 



DIALOGUE VI. 
BÉREIVICE, GOSME II DE MÉDICIS. 

GOSME DE MÉDICIS. 

J. « • • 

E viens d'apprendre de quel<]ues savans qui 
août morts depuis peu , une nouvelle qui m'af- 
flige beaucoup. Yous saurez que Galilée, qui 
était mou mathématicien , avait découvert cle 
certmnes planètes qui tournent autour de Ju- 
piter , auiiquelles il donna en mon honneur le 
nom d'Astre de Médicis. Mais on m'a dit qu'on 
ne les connaît presque plus sous ce nom-là , 
et qu'on les appelle simpleinent Satellites de 
Jupiter. Il faut, qu^ le monde soit présente- 
ment bien méchant et bien envieux de la gloire 
.d'autruix 

BÉBÉNIGB. Sans'doute je n'ai guère vu d'effets 
plus remarquables de sa malignité. 

CdeMé. Vous en parlez bien à votre aise^ 
après ïe botiheut que^ vous àfvez eu. Yôus aviez 
fait vteu de couper vos 'cheveux , si votre mari 
Pcolomée revenait vainqueurdé je lie sais quelle 



« 



iSa DIALOGUES 

guerre. Il revint ayant défait ses ennemis. Vous 
consacrâtes vos cheveux dans nn temple de Yé- 
nos , et le lendemain un malhémalicien les fit 
disparaître , et publia qu'ils avaient été changés 
en une consteUalion qu il appela la Chet^Iure 
de Bérénice, Faire passer des étoiles pour des 
cheveux d'une femme , c'était bien pis que de 
donner le nom de prince à de nouvelles pla- 
nètes ; cependant votre chevelure a réussi , et 
ces pauvres astres de Médicis n*ont pu avoir la 
même fortune. 

Bé. Si je pouvais vous donner ma chevelure 
céleste, je vous la donnerais pour vous conso- 
ler, et même je serais assez heureuse pour ne 
prétendre pas que vo«s me fussiez fort obligé 
de ce présent-là. 

C. DE MÈ. Il serait pourtant considérable ; et 
je voudrais que mon nom fût aussi assuré de 
vivre que le vôtre. 

Bb. Hélas ! quand tou;tes les constellatioosv 
porteraient mon nom , en serais-je mieux ? Il 
serait li-haut dans le ciel , et moi je n'en serais 
pas moins ici-bas. Les hommes sont plaisans ; 
ils ne peuvent se dérober à la mort , et ils tâ- 
chent à lui dérober deux ou trois syllabes qui 
leur appartiennent. Yoilà une belle chicane 
qu'ils s'avisent de lui faire. Ne vaudrait-il pas 
mieux, qu'ils cons<3ntissent de bonne grâce à 
mourir eux et leurs noms ? 

G. DE M]&. Je ne suis point de votre avi^ > on 
ne meurt ;que le mqi^s qu'il est possible, et. 
tout mort qfi'on est , on tache à tenir encore, à, 
la vie , par un marbre où l'on est représenté ,. 



le 



DES HORTS. < l83 

ar des pierres que l'on a élevées les unes sur 
es autres , par son tombeau même. On se noie, 
et on s'accroche à tout cela. 

BÉ. Oui> mais les choses qui devraient ga- 
rantir nos noms de la mort, meurent elles- 
mêmes à leur manière. Â quoi attacherez-vous 
votre immortalité ? Une ville , un empire même^ 
ne vous en peut pas bien répondre. 

C. DE MÉ. Ce n'est pas une mauvaise inven- 
tion que. de donner son nom à des astres, ils 
demeurent toujours. , 

BÉ. Encore , de la manière dont j'en entends 
parler^ les astres eux-mêmes sont-ils sujets à 
caution. On dif. qu'il y en a de nouveaux qui 
yiennent, et d*a^ciens qui s'en vont; et vous 
verrez qu'à la , jongue il ne me restera peut- 
être pas. up cheveu ,dans le ciel. Du moins ce 
qui ne peut manquer à nos noms, c'est une 
mort , pour ainsi dire , grammaticale ; quelques 
changemens de lettres les mettent en état de ne 
pouvoir plus servir qu'à donner de l'embarras 
aux savans. Il j a quelque temps que je vis ici- 
bas des morts qui contestaiei^ avec beaucoup 
de chaleur Tun con|i*e l'autre. Je m'approchai, 
je demandai qui ils étaient^ et on me répon- 
dit que l'un était le grand Constantin, et l'au- 
tre un empereur barbare. Ils dis^putaientsurla 
préférence de leurs grandeurs passées. Constan- 
tin disait qu'il avait été empereur de Constan- 
tinople , et le barbare , qu'il l'avait été de ' 
Stamboul. Le premier, pour faire valoir sa 
Coostautinople , disait qu'elle était située sur 
trois mers^ sur le Pont Éuxin , sur le Bosphore 
de Thrace , et sur la Propontide. L'autre repli- 



l84 DIALOGUES DEb MOETS. 

qoait qae Sumboiil commanArit aussi i trois 
mers , à la mer Noire , an Détroit , et i la mer 
de Marmara. Ce rapport de Constantinople et 
de Stambool étonna Constantin ; mais , après 
aa*il se fSôt informé exactement de la situation 
de Stambool , il fut encore bien plus surpris 
de trouver que c'était ConstantinojJe , qu'il 
n'avait pu reconnaître i cause du cbangement 
des noms. Hélas ! s'écria-t-il , f casse ausU 
bienfait de laisser à Constantinople sen pre- 
mier nom de Byzance. Qui démêlera le nom 
de Constantin dans Stamboul ^ Il y tire bien 
à sa fin* 

C. DB MÉ. De bonne foi , vous me consoles 
tm peu , et je me résons i prendre patience. 
Après tout , puisque notis n'avons pu nous dis- 
penser de mourir, il est assez raisonnable que 
nos noms meurent aussi ; ils ne sont pas de 
meilleure condition que nous. 






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DIALOGUES 



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/DES..'-' ' i 




MORTS MOflERNES, 

' j ■ ^ ^ t: • »■•[;,}< ) . \*'in " ' 

■ i/o,. ' ij 'î .'• . '} . .«'î f! 

DIALOGUE I. 

ANNE DE BRETAGNE, MARIE D'ANGLETERRE. 
*'. ANNE DE «RETAONE. 

AjâsuRjÉJUENT ma moct voius fit grand plaisir^ 
Vous passâtes aussitôt k mer pour aller épouser 
Loui^ xi'i 4'etvous.samr du tr^iie que jejais^is 
vide. Majs vous n'en jouîtes guère, et je. fu& 
vengée de vouis par votre jeunesse même, et 
par volreibelauté, qui vous rendaient trop ai- 
mable aux yeux du roi , et le consolaient trop 
aÎ6(eni«ii)L do, (mai iperte ; icar elles hâtèrent sa 
mort , et vous empêchèrent d'être long-temps 
reine* ■ • : '" 

M. D'ANO&BTdSRiis . Il est vrai que la royauté 
Befit ](^uë se montrer iâ ^oi, et disparut en 
moînâ^ae rien. 

Al obBab. Et, aprè6 oela, v<Ai$ deviu).es du-i 
cbesse de SuffoU^;? C'était une hdU cJUfite, Pour 
moi, giçàce au Ciel,; j'ai eui«iae autre destinée» 
QuandCharlee 'Yiii mblurUt , jètie perdis point 
mon rang par sa mmil , et fé^ouçai son sucipèS'- 



l86 ' DIA.LO.GUE5 

seur ; ce qui est un exemple de bonheur fort 
singulier. 

M. d'An. M'en croiriess^Vous, si je vous disais 
que je ne vous ai jamais envié ce konheur-14 • 

A. DE Brb. Non , je conçois trop bien ce que 
c'jBst que d'étrè duchesse deSuffolk, après qufon 
a étéreîne''de"Frkîïce.' ^ 

M. d'An. Mais j'aimais le duc de Suflblk. 

A. DE Bre. Il n'importe. Quand on a goûté 
les douceurs de la royauté, en peut~on goûter 
d'autres ? , f . ' , ; 

M. d'An. Oui , pourvu que ce soit celles de 
l'amour. Je vous assure que vous ne devez point 
me vouloir de mal de ce que je vous ai suc- 
cédé ; si j'eusse toujours pu disposer de moi , 
je n'eusse été que duchesse, et je retournai bien 
vite en Angleterre pour y prendre ce titv^ ^ dès 
que je fus déchargée de <5elufi dereinerf - * 

A; deBaieu Aviez-vbttk le« sentiment si peu 
élevés?. • • '! i . 

' M: D^'An. J'avoue que l'ambition nemétpu- 
chait point. La nature a fait aux hommes des 
plaisirs simples, aisés, tranquilles, et leor 
imagination leur en a fait qui sont embajxas- 
sans , incertains , difficiles à ^acquérir ;'mais la 
nature est bien plus habile à leur faire, ^s 
plaisii^s, qu'ils ne Je sont eui<<némeSr'Que ne 
se reposent-ils sur elle de ce soin-là? Elle a in- 
venté Famour, qui est fort agréable , et)»ils <mt 
inventé l-ambilion, dont il n'était point besoin, 

A. deBre. Qui vous dit que les. hommes 
aient invente l'ambition?. Lai nature n'insplire 
pas moihs les désirs 'de l'élévation et du corn- 
maudement ,' que le penchant de l'amoiiri > 



DES MORTS. 187 

M. d'An. L'ambition est aisée à reconnailre 
poor an ouvrage de l'imagination ; elle en a le 
caractère. Elle est inquiète y pleine de projets 
chimériques,; elle va au delà de ses souhaits, 
dès qu'ils sont accomplis; elle a un terme 
qu'elle n'attrape jamais. 

. A. db.Bbb. Et malheureusement l'amour en 
a un qu'il attrape trop tôt. 
. M. d'An. Ce qui en arrive , .c!est qu'on peut 
êti*e plusieurs fois heureux par l'amour^ et 
qu'on ne le peut être une seule fois par l'am- 
bition; ou s'il est possible qu'on le soit, du 
moins ces plaisirs-là sont faits pour trop peu de 
gens; et par conséquent ce nest ppint la na- 
ture qui les propose aux hommes , ear ses la- 
veurs sont toupurs très-générales. Voyez l'a- 
mour ; il est fait pour tout le monde. Il n'y a 
que ceux qui cherchent le bonheur dans une 
trop grande élévation , à qui il semble que la 
nçLture ait envié les douceurs de l'simour. Un 
roi qui peut s'assurer de cent mille bras , ne 
peut guère s'assurer d'un cœur. Il ne sait^i on 
ne fait pas pour son rang tout ce qu'on aurait 
fait pour la personne d'un autre. Sa royauté 
lui coûte tousiles plaisirs les plus simples et les 
plus doux. 

A. DE BnE. Vous ne rendez pas les rois beau- 
coup plus malheureux par cette incommodité 
que vous trouvez à leur condition. Quand on 
voit ses volontés non-seulemei^^t suivies^ mais 
prévenues, une infinité de fortunes qui dé- 
pendent d'un mot qu'on peut prononcer quand 
on veut^ tant de soins , tant de desseins , tant 
d'empressemens, tant d'application à plaire, 



t88 DIALOGUES 

donft on est le seul objet, en vérité on se con-^ 
sole de ne pas savoir tout>à-fait au juste si on 
est aimé pour son rang , ou pour sa personne. 
Les plaisirsde l'ambition sont faits, dites-vous, 
pour trop peu de gens ; ce que vous leur re* 
prochez, est leur plus grand charme* En fait 
de bonheur, c'est l'exception qui flatte ; et 
ceux qui régnent sont exceptés si avantageu* 
sèment delà condition des autres hommes que, 
quand ils perdraient quelque chose desplaisirs 
qui sont communs à tout le monde , ilsseraient 
récompensés du reste. 

M. d'An. Ah! jugez de la perte qu'ils font 
par la sensibilité avec laquelle ilsreçoiv^titces 
plaisirs simples et comntfuns, lorsqu'il s'en pres- 
sente quelqu'un à eux. Apprenez ce que me 
conta ici l'autre jour une princesse de mon 
sang , qui a régné en Angleteire , et fort long^ 
temps, et fort heureusement, et sans mari. 
Elle donnait une première audience k des am- 
bassademrs hollandais , qui avaient à leur suite 
un jeune homme bien fait. Dès qu'il vit la 
reine, il se tourna vers ceux qui étaient auprès 
de lui , 'et leur dit quelque chose assez bas , 
mais d'un: certain air qu il fit qu'elle devina à 
peu près ce qu'il disait ; car les femmes ont un 
instinct admiraUe. Les trois ou 'quatre mots 
que dit ce jeune Hollandais, qu'elle n^avàit pas 
entendus, lui tinrent plus à l'esprit, que toute 
la harangue des ambassadeurs ; et aussitôt 
qu'ils furent sôi*tis, elle voulut s'assurer de ce 
qùfelle avait pensé. Elle demanda à ceux à qui 
avait parlé ce jetoe homme , ce qu'il leur avait 
dit. Ifs lui répondirent avec beaucoup de res- 



DÈS MORTS. 189 

pect, que c^étaicune chose qu'on n^osait rédire 
ànne graniïe reine,' et se défendirent long- 
temps de la répéter. Enfin, quand elle se servit 
de son autorité absolue , elle apprit que le Hol- 
landais s'était écrié tout bas : Ah ! voilà une 
femme hien faite ^ et avait ajouté quelque ex->- 
pression assez grossière , mais vive , pour mar- 
(pier qu'il la trouvait à son gré^ On ne fit ce 
récit à la reine qu'en tremblant; cependant il 
n'en arriva rien autre chose , sinon que quand 
elle congédia les ambassadeurs, elle nt au 
jeune Hollandais un présent fort considérable. 
Toyez coni~me au travers de tous les plaisirs de 
grandeur , de royauté ,. dont elle était envi- 
ronnée , ce plaisir d'être trouvée belle alla la 
frapper vivement. 

A. DE Bre. Mais enfin ellen'eût pas voulu l'a- 
chëtei» par la perte des autres. Tout ce qui est 
trop simple n accommode point les hommes. 
Il nelBufflt pas que les plaisirs touchent avec 
douceur^ on veut qu'ils agitent et qu'ils trans-* 
portent. D^où vient que la vie pastorale, telle 
que les poètes la dépeignent, n'a Jamais été 

3ue dans leurs ouvrages , et ne réussirait paa 
ans' la pratique? elle est trop douce et trop 
unie. ^ 

M. d'an. J'avoue que les hommes ont tout 
gâté. Mais d'où vient que la vue d'une cour la 

I'ius superbe et la plus ptmipeuse du monde , 
es flatte moins que les idées qu'ils se pro- 
posent quelquefois de cette vie pastorale? C'est 
qu'ils étaient faits pour elle. 

A. DE Bre. Ainsi le partage de vos plaisirs 
simples et tranquilles; n'est plus que aentrer 



IpO DIALOGUES 

dans les cUîmères que les hommes se forment. 
M. d'An. Non , non. S'il est vrai que peu de 
gens aient le goût assez bon pour commencer 
par Ces plaisirs-là , du moins on finit volon- 
tiers par eux, quand on le peut. L'imagination 
a fait sa course sur les faux objets , et elle re- 
vient aux vrais» 



DIALOGUE IL 

CHARLES V, ÉRASME. 
ÉRASME* 

J^ '£N doutez point ! s'il y avait des rangs chez 
les morts, je ne vous céderais pas la préséance? 

Charles. Qupi ! un grammairien, unsavânt,. 
et pour dire encore plus et pousser votre mé- 
rite jusqu'où il peut aller, un homn^e d^esprjltf 
prétendrait remporter sur un prince qui s'est 
TU maître de la meilleure partie de l'Europe ? 

ErAs^ Joignezrj encore F Amérique , et je ne 
vous en craindrai pas daVantage* Toute cette 
grandeur n'était , pour ainsi dire , qu'un com- 
posé de plusieurs hasards; et qui désassem- 
blerait toutes les parties dont elle était, for- 
mée, vous le ferait voir bien clairement. Si 
Ferdinand votre grand-père eût été hon^me 
de parole^ vous n'aviez presque rien en Italie ; 
si d'autres princes que lui eussent, eu l'esprit 
de croire qu'il y avait des antipodes^ ChrisT 
tophe Colomb ne se fut point adressé à lui, et 
r^mérique n'était point au nombre de vos 
états i si après la mort du dernier duc de Bour- 



DES MO RTS. igi 

gogne I Louis xi eut bien songé à ce qu'il fai- 
sait , rhériti^*e de Bpurgpgne n était pas pour 
Mawuilien, ^jles Pays-Bas pour vous; $i Henri 
de Gasti^e , frère de vqtre grand' mère Isabelle, 
n'eut; poiolété en mauvaise réputation auprès 
ies femmes^ ou si sa femme n'eût point été 
d'une vertu assez douteuse , la filjie, de Henri 
eût passé poujr être sa fille., et le royaume de 
Castille vous échappait. 

CâAB • Vous me faites trembler. Il me semble 
qu'à l'heure. qu'il est^ je perds ou la Castille ^ 
ouïes Pays-Bas, ou l'Amérique, ou l'Italie. 

Eràs. M'en raillez point. Yous ne sauriez 
donner un peu. plus de bon sens à Vun , ou dé 
bonne foi à l'autre, qu'il ne vous en coûte beau- 
coup* Il n'y a pas ju%{u'à l'impuissance de votre 
grand-oncle, ou jusqu'à, la coquetterie de votre 
grand'tan^e, qui ne vous soient nécessaires. 
Voyez combien c',est pu édifice .délicat que 
celui qui est fondé sur tant de choses qui dé- 
pendant du hasard. 

GqAft. Entérite , il n'y a pas moyen, de sou- 
teni]^ uii. ejiamen ai^^i' sqvère que le vôtre. J'a- 
voue que vousfailes dijiiparfit^7e,toute ma gran* 
deur Cil, tous mes titref«. . ^ . 

Sr4-«s* CesjOntlà pourtant ces. qualités dont 
vous prétendiez. vous parer;,, je vQ\is en ai dé- 
pouillé, sans peine. Yoi^s .^ouvi^ei^t-il d'avoir 
ouï dire que T^hénien Cin^on» ayant fait 
beauqpi^p de Perses prisonnievs ,. exposa etk 
vented'un côté leur^ habits, et de l'autre leurs 
corps tout nus, etque.comme les habits étaient 
d'une* grande magnificence, il y eut presse à 
lesNicheter , mais que pour les h,9Doiipe$ , per- 



ig2 0IALO6UBS 

sonne n'en vonint? I>e bonne foi, )e crois que 
ce qni arriva à ces Perses-là , arriverait à bien 
d'anlreSi si Ton séparait leur mérite peraoiuiel 
d'avec ctelui que la fortune leur a donné. 

Char. Mais quel est ce mérite personnelT 

Ekas. Faut-il }e demaîid^r? Tout ce qui est 
eu nous. L'estorit^par exemple, les sciences. 

Char. Et 1 on peut avec raison en tirer de 
la gloire ? 

' Eras. Sans doute. Ce ne sont pas des biens 
de foi'tune, comme la noblesse ou lesriobesses. 

Char. Je suis surpris de te que vous dites. 
Les sciences ne viennent- elles pas aux savans^ 
comme les ricbe^es viennent à la plupart des 
gens riches. N^est-ce pas par voie de sucises- 
sion? Tous héritez de asciens, vous autres 
hommes dôcteV, ain^i que nous de nos -pères* 
Si on nous a Ui^sé tout ce que nous possédons, 
on vous a laissé aussi tout ce que vous savee ; 
et de là vient que beaucoup de savans regar- 
dent ce qu'ils ont reçu des anciens^ avec le 
înéme réspëCt'què quelques gens regardent les 
terres et les maisons de leurs aïeux où ils se^ 
raient bien f&chés de rien changer. 

Eras» Mais les grands naisseht héritiers de 
la grandeur de leurs pèfds; et les savant li'é- 
taient pas né9 héritiers des connaissances des 
anciens. La scieiice liVst point utie succe^sitm 
qu'on reçoit ; c'est une acquisition, toute nou- 
velle que l'on entreprend de faire ; <Mi si c'est 
une succession, ell^ est assez difficile à recueil- 
Jir, pour être fort honorable. 

Char. Hé bic^9 mettez la peine qui se trouve 
à abquérir lés biens de l'esprit, contre ctlle 



s 



DES MORTS. 193 

qui se trouve à conserver les bieas ide :1a foiv 
tune , voilà les choses égales ; car enfin, si vous 
ne regardez que la difficulté, souveni les af- 
faires du monde en ont bien autant que les 
spéculations du cabinet. 

Eaas. Mais ne parlons jpoiat delà science / 
tenons- nous-eii à Fesprit; ce bien-là ne dé- 
pend aucunement du hasard. 

Char. U n'en dépend point ? Quoi ! Tesprit 
ne consiste-t-il pas dans une certaine confor- 
mation du cerveau, etle hasard est-il moindre, 
deniaittre avec un cejrveau bien disposé, que 
de naître d'un père qui soit roi ? Tous étiez \un 
grand génie; mais qemandezà tous les philo* 
sophes à quoi il tenait que vous ne fussiez s^u* 
ideet hébété : presque ta rien , à une petite 
isposition de fibres , enfin à quelque chos^ 
que Tanatomie la .plus délicate ne saurait Ja* 
mais apeftcevoir. Et après cejla , ces messieurs 
les beaux esprits nous oseront soutenir qu'il 
n'y a qu'eux qui aient des biens indépendans 
du hasard ; et ils se croient en droit 4e mépri- 
ser tous les autres hommes. 

Eras. a votre compte y être riche , ou avoir 
de Tesprit, c'est Ile même mérite. 

Char. Avoir de il'esprit est un hasard plus 
heureuscmais aU'fopd c'est toujours nubasard» 

Eras* Tout est donc 'hasard? 

Char. Oui , pourvu qu'on donne: ce nom 'à 
un ordre que Ton ne contiaît point. Je vous 
laisse à juger si jen'ai.pas dépouillé les hommes 
encore mieux que vous n'aviez.fait; vous ne 
leur étiez que quelques avantages de la nais- 
sance, et je.leur ôte jusqu'à ceux de Tesprit» 

Plural, des MoifDSS. ' 9 



19^ DIALOGUES 

Si avant cfàe de tirer vanité d'une chose , ils 
voulaient s'assurer bien qu elle leur appartînty 
il n'y aurait guère de vanité dans le mottde. 



DIALOGUE III. 

ELISABETH D'ANGLETERRE, 
LE DUC D'ALENÇON. 

LE DUC. 

A(Lais pourquoi m'avez-vous si lon^-temps 
flatté de l'espérance de vous épouser , puisque 
vous éliez résolue dans l'âme à ne rien con- 
clure ? 

Elisabeth. J'en ai bien trompé d'autres qui 
ne valaient pas moins que vous. J'ai été la Pé- 
nélope de mon siècle* Vous , le .duc d'Anjou 
votre frère , l'archiduc, le roi de Suède , vous 
étiez tous des poursuivans qui en vouliez aune 
lie bien plus considérable que celle d'Itaque ; 
je vous ai tenus en haleine , pendant une lon- 
gue suite d'années, et à la fin je me suis mo- 
quée de vous. 

Le duc. Il y a ici de certains morts qui ne 
tomberaient pas d'accord que vous ressemblas- 
siez tout à-fait à Pénélope ; mais on ne trouve 
point de comparaisons qui ne soient défec- 
tueuses en quelque point. 

Eli. Si vous n'étiez pas encore aussi étourdi 
que vous l'étiez, et que vous pussiez songer à 
ce que vous dites 

Le DuCé Bon, je vous conseille de prendra 
votre sérieux. Voilà conime vous avez toujours 



DES MORTS, ipS 

fait des /fanfaronnades de virginité ; témoin 
cette grande contrée d'Amérique , à laquelle 
vous jfttes donner le nom de Virginie ,* en mé- 
moire de la plu3 douteuse de toutes vos quali- 
tés. Ce pays-là serait assez maL nommé, $i ce 
n'était que par bonheur il est dans un autre 
monde ; mais il n importe, ce n'est pas là de 
({uoi il s'agit. Rendez-moi un peu maison de 
cette conduite mystérieuse que vous avez te- 
nuQ, et de tous ces prQJets de mariage qui 
n'ont abouti à rien. Est-ce que les six mariages 
de Henri vili votre père vous apprirent à ne 
vous point marier , comme les courses perpé- 
tuelles de Charles V apprirent à Thilippe H à 
ne point sortir de Madrid ? 

Eli. Je pourrais m'en tenir à la raison que 
V0)i^.me fournissez ; en effet/ mon père passa 
toute sa vie à se marier et à se démarier, à 
répudiUr quelquesrunes de se^ femmes, et i 
faire coupei; la lé te aux autres». Mais le vrai se- 
cret de ma conduite, c'est que je trouvais qu'il 
n'y avait rien de plus joli que de former des 
desseins, de faire des préparatifs, et de n'exé- 
cuter point. Ce quonaleplus ardemment dé- 
siré,, dii^inue de prix dès qu'on l'obtient/ et 
les choses ne passent point de notre iraagina- 
tion.à la réalité , qu'il n'y ait de là pçrte. Vous 
venez en -Angleterre pour m'épouser; ce ne 
sont que bals, que fiâtes, qMe réjouissances; je 
vais iiaême jusqu'à vous 'donner un anneau, 
lusque-]}^ tout esjtleiplusriaQt du monde, tout 
ne consiste qu'en apprêts et en idées ; aussi ce 
c[u'il y a d'agréable dans le mariage est déjà 
épuisé. Je m'en tiens-là, et je vous renvoie « 



J^6 DIALOGUES 

Le Dire. PrAnchement , yos maxiittes ne 
m'eussent point accommodé ; fett^dè voula 
quelque chose de plus que des chimères. 

'EiA. Ah ! si l'on 6tait les;0hHnères aux hom- 
mes, quel plaisir leur rest«rait-il ? Je vois bien 
que ycfus n'aurez pas «enti tous lefs àgrémens 
qui étaient dans votre vie ; mais en vérité tous 
êtes bien «nalheurefux qu'ils aient été {)erdiis 
pour vous. 

Lb duc. Quoi! quels agrémeps y avait il 
dans ma vie ? Rien ne m'a jamais réussi. J'ai 
pensé quatre fois être roi ; d'abdrd il s^a^issait 
de la Pologne , ensuite de l'Aiigileterre et des 
Pays-Bas , enGn la Fra&ce devait sfpparetnment 
m' appartenir : cependant je suis ^arrivé ici «ans 
avoir régné. 

Eli. £t voilà ce bonheur dont vous ne yous 
êtes pas aperçu. Toujours des imaginations*, 
désespérances, et jamais de réalité, wbs n'a- 
yez fait ^e vous préparer à la royauté pendant 
toute votre vie, comme Je n'eti fiait pendant 
toute >la mienne que me préparer au mariage. 

Le DtTG. Mats comme je croià qu'un mariage 
effectif pouvait vous convenir , je vous avoue 
qu'une véritable royaiité eut été assez de 'mon 

Eli. Les plaisiifs ne sont point asseï solides 
pour souffrir qu'on les apptofondisse ;il nefaut 
que les effleurer : ils ressemblent à ces terres 
marécageuses , sur lesquelles toti est obligé de 
coiirir légèrement, sans y arrêter jamais le pied. 



DES HOAtSà 197 



DIALOGUE IV. 

GUILLAUME DE CABESTAN, 
ALBERT -FRÉDÉRIC DE BRANDEBOURG. 

ALBERT-FftÉO^ DB BRANDJ(B0U&O. 

J Ë VOUS aime mieux d'avoir été fou aussi- 
bien que BQboi. Apprenez- moi un peu Thistoire 
de votre folie : comment vint-elle ? 

G. DE Cabestan. J'étais un pçëte proven- 
çal , fort estimé dans monsijècl;e, ce qui ne fit 
que me porter malheur; Jq deviiis a^qureux 
a une. daine , que mejS ouvrages rendirent il- 
lustre : mais elle pi^it tant de goût, à i^jes vers, 
qu'elle craignit que j'en fisse i^ iour pour 
quelqu' autre ; et, afin de s'assuvçr dje ^ fidé- 
lité de xna muse, elle .me donna un laciaudit 
breuvage qui m,e fit tourner r esprit ,, çt me mit 
hors d'état de composer. 

A. -F. DE BaAN. Coi^bieu j i^-t-il que vou,s 
êtes mort? 

G. DE Ca. Il y a peut'ê^tre quatre ceAt{s ans. 

A.-F. VE BaAN. Il fallait que les poètes 
fussent bie^i^ rares dans votrç siècle^ puisqu'on 
les estimait assez pour les ew^p^ispuner de 
cette manière-là. Je suis fâché que vous ne 
soyez pas né dans le. siècle oÀj'^i vécu, yous 
eussiez pu faire des vers pour toutes sortes de 
belles, sans aucune crainte de poison.. 

G. DE Ga. Je le sais. Je ne vois aucun de 
tous ces bçaux esprits qui viennent .ici, se 



1^8 DIALOGUES 

Slaindre d*avoir eu ma destinée. Mais yons ^ 
e quelle manière devtntes-vous fou? 
A. -F. DE Baan. D'une manière fort raison- 
nable. Un roi Test devenu pour avoir vu. un 
spectre dans une forêt; ce n'était pas grand'- 
cnose : mais ce que je vis était« beaucoup plus 
terrible. 

6. DE Ga. Eh ! que vltes-vous î 

A.-F. DE Bn AN. L'appareil de mes noces, J'c- 

5ousais.Marie-Eléonore de Clèves ^ et je fis pen- 
ant cette grande fête des réflexions sur le ma- 
riage , si judicieuses que j'en perdis le jugement. 

G. DE Ca. Aviez-vous dans votre maladie 
quelques bons intervalles ? 

A.-F. DE Bban. Oui. 

G. DE Ga. Tant pis : et moi je fus encore 
plus malheureux ; l'esprit me revint tout-à- fait. 

A.-F. DE Bran. Je n'eusse jamais cru que ce 
fût là un malheur. 

6. DE Ga. Quand on est fou, il faut l'être 
entièrement, et ne cesser jamais de l'être. Ces 
alternatives de raison et de folie n'appartien- 
nent qu^à ces petits fous qui ne le sont que par 
accident, et dont le nombre n'est nullement 
considérable. Mais voyez ceux que la nature 
produit tous les jours dans son cours ordinai- 
re , et dont le monde est peuplé ; ils sont tou- 
jours également fous, et ils né guérissent 
jamais. 

A.-F. DE Bran. Pour moi je me serais figuré 
que le moins qu'on pouvait être fou> c'était 
toujours le mieux. 

G. DE Ga. Ah î vous ne savez donc pas à 
quoi sert la folie ? Elle sert à empêcher que Fon 



ne se connaisse ; car la vue de 8oi-méme est 
bien triste ; et comme il n'est jamais temps de 
se connaître , il ne faut pas que la folie aban- 
donne les hommes un* seul moment. 

A.-F. DE Bran. Vous avez beau dire, vous 
ne me persuiaderez point qu-il y ait d'autres 
fous que^ceux qui le sont comme nous Tavons 
été tous deux. Tout le reste des hommes a de 
la raison ; autrement, ce ne serait rien perdre 
que de peindre Tesprit, et on ne distinguerait 
point les frénétiques d'avec les gens de bon 
sens. 

6. DE G A* Les frénétiques sont seulement des 
fous d'un autre genre. Les folies de tous lés 
hommes étant de même nature , elles^ se sont 
si aisément ajustées ensemble , qu'elles ont 
servi à faire les plus forts liens de la société 
humaine ; témoin ce désir d'immortalité, cette 
fausse gloire, et beaucoup d'autres principes 1 
sur quoi roule tout ce qui se fait dans le mon- 
de ; ^ l'on n'appelle plus fous que de certains 
fous qui sont , pour ainsi dire , hors d'oeuvre , 
et dont la folie n'a pu s'accorder avec celle dé 
tous les autres , ni entrer dans le commerce 
ordinaire de la vie. 

A. -F. DE Baan. Les frénétiques sont si fous , 
que le plus souvent ils se traitent de fous les 
uns les autres ; mais les autres hommes se trai- 
tent de personnes sages. 

G. pÈ G A . Ah ! que dites-vous ? Tous les hom- 
mes s'en tre-montrent au doigt, et cet ordre 
est fort judicieusement établi parla nature. Le 
solitaire se moque du courtisan, mais en ré- 
compense , il ne le va point troubler à la cour ; 



2O0 t>IALOOU£S 

le coiwUfian se moque du 6olitaîi*e , mais il le 
ktfise en véfos dajas: sa retraite. S'il y avait 
quellq.ue parti qui fûtreoonnu pour le seul parti. 
raisonnable, tout te monde voudrait lem~ 
brasser , et il y aucatt trop de presse ;. U vaut 
mieun. qu'on se dii^ise eut plusieurs petites irou- 
pes», qui ne s!enU''embarrassent poiof , paroe 
que les uns rient de ce que les autrea font. 

A.-F.. DE BiaAS'. Tout mort que vous êtes , Je 
vous trouve bien fou avec vos raisonnemens ; 
vous nfêl£s pas encore bien guéri du breuvage 
qu'on vous donna. 

G. DE Ca. Et voilà l'idée qu'il faut qu'un foa 
conçoive toujours d'un aulre.. La vraie sagesse 
diâtinguerait trop* oeux qui la posséderaient ; 
mais Fopinioa de< sagesse égale tous les hom- 
mes , et ne les satisfait pas moins. 



DIALOGUE V. 

AGNÈS SOREL, ROXELANE. 
AGIMES SOREL. 

A. vous dire le vrai , je ne comprends point 
votre galanterie turque. Les belles du sérail ont 
un amant qui n'a qu'à dire ,, je le veux ; elles 
ne goûtent jamais Je plaisir de la résistance , 
et elles ne lui fournissent jamais le plaisir de 
la victoire; c'est-à-dire ,.que tous les agrémens 
de l'amour sont perdus pour les sultans et pour 
leurs sultaues. 

RoxELANE . Que voulez vous ? Les^empfreurs 
turcs, qui sont eitrémement jaloux de leur 



PSS MOaTS» 201 

auL<^|*itéf ont négligé, par des raisons de poli-, 
tique , çef; douceurs de l'amom* si ral^néeç. Ils 
ont craint qne les belles qui ne dépendraient 
pas absolument d'eux , n'usurpassent trop de 
pouvoir sur leur esprit , et ne se mêlassent trop 
des affaires. 

A. So. Hé bien, que savent-ils si ce serait 
un malheur ?ramour est quelquefois bon à bien 
des cboses ; et moi qui vous parle , si je n'avais 
été maîtresse d'un roi de France , et si je n'avais 
eu beaucoup d'empire sur lui , je ne sais où en 
serait la France à Vheure qu'il est. Avez-vous 
ouï-dire combien nos affaires étaient déaespé- 
réessQUS CharlesTJI , et en quel état se trouvait 
réduit tout le royaume^ dontles Anglais étaient 
presqu' entièrement les maîtres ? 

Ro. Oui, comme cette histoire a fait grand 
bruit , je sais qu'une certaine pucelle sauva la 
France. C'est donc vons qui étiez cette pucelle- 
là ? £t comment éties*vous en même temps 
maîtresse du roi ? 

A. So. Yous vous trompez, je nai rien de 
commun avec la pucelle dont on vous a parlé. 

Le roi , dont j'étais aimée , voulait abandon- 
ner son royaume aux usurpateurs étrangers , et 
s'aljier cacher dans un pays de montagnes , où 
je n'eusse pas été t:|X)pai8e de le suivre. Je m'a- 
visai d'un stratagème pour le détourner de ce 
dessein. Je fis venir un astrologue , avec qui je 
m'entendais secrètement ; et après qu'il eût fait 
semblant de bien étudier ma nativité, il me 
dit un jour, en présence de Charles YII, que tous 
les astres étaient trompeurs , ou que j'inspire- 
rais une longue passion à un grand roi. Anssi- 

^ 9 - 



202 DIALOGUES 

tôt je dis à Charles : F'ous ne tromperez donc 
pas mauvais ^ Sire, que je passe à la eoitr 
d^ Angleterre ; car vous ne voulez plus être 
roi , et il ny a pas assez de temps que vous 
ni aimez pour avoir rempli ma destinée, La 
crainte qu'il eut de me perdre lui fit prendre 
la résolution d'être roi de France, et il com- 
xoiença dès-lors à se rétablir. Voyez combien la 
France est obligée à Tamour , et combien ce 
royaume doit être galant, quand ce né serait 
que par reconnaissance. 

Ro. Il est vrai , mais j'en reviens à ma pucelie. 

Qu'a-t-elle donc fait? L'histoire se serait-elle 
assez trompée pour attribuer à une jeune pay- 
sanne pucclle , ce qui appartenait à une dame de 
la cour , maîtresse du roi ? 

A. So. Quand l'histoire se serait trompée 
jusqu'à ce point, ce ne serait pas une si grande 
merveille. Cependant il est sur que la pucelie 
anima beaucoup les soldats ; mais moi , j'avais 
auparavant animé le roi. Elle fut d'un grand 
secours à ce prince , qu'elle trouva ayant les 
armes à la main contre les Anglais; mais sans 
moi, elle ne l'eût pas trouvé en cet état. Enfin 
vous ne douterez plus de la part que j^ai dans 
cette grande affaire , quand vous saurez ie 
témoignage qu'un des successeurs (1} de 
Charles VII a rendu en ma faveur dans ce 
quatrain : 

Gentille Agnès , pins d^honneur en mérite , 
La cause étant de France recouvrer , 
Que ce que peut dedans un cloître ouTrer 
Glose nonain , ou bien dévoit ermite. 



(i) François I. 



DES HOKTS. 2Ô3 

Qu'en dites -vous, Roxelane? Vous m'a- 
Touerez que si j'eusse été une sultane comme 
vous , et que je n'eusse pas eu le droit de faire 
à Charles YII la menace que je lui fis , il était 
perdu. 

Ro. J'admire la vanité que vous tirez de cette 
petite action. Vous n'aviez nulle peine à acqué- 
rir beaucoup de pouvoir sur l'esprit d^un amant, 
vous qui étiez libre et maltresse de vous-même ; 
mais moi , tout esclave que j'étais , je ne laissai 
pas de m'asservir le sultan. Yous avez fait 
Charles YII roi presque malgré lui ; et moi, de 
Soliman j'en fis mon époux malgré qu'il en eût. 

A. So. Hé quoi! on dit que les sultans n'épou- 
sent jamais. 

Ro. J'en conviens ; cependant je me mis en 
tête d'épouser Soliman , quoique je ne pusse 
l'amener au mariage par l'espérance d'un bon- 
heur qu'il n'eût pas encofe obtenu. Yous allez 
entendre un stratagème plus fin que le vôtre. 
Je commençai à bâtir des temples et à faire 
beaucoup d'autres actions pieuses ; après quoi , 
je fis paraître une mélancolie profonde. Le sul- 
tan m en demanda la cause mille et mille fois; e t 
quand j'eus fait toutes les façons nécessaires , 
je lui dis que le sujet de mon chagrin était, 
que toutes mes bonnes actions , à ce que m'a- 
vaient dit nos docteurs, ne me servaient de rien ; 
et que, comme j'étais esclave, je ne travaillais 
que pour Soliman , mon seigneur. Aussitôt 
Soliman m* affranchit , afin que le mérite de 
mes bonnes actions tombât sur moi- même. Mais 
quand il voulut vivre avec moi comme à 
1 ordinaire , et me traiter en sultane du se- 



204 DIAI.OGUËS 

rail, je. lui marquai beaucoup de surprise, et 
lui représentai avec un grand sérieux , qu*il 
n'avait nul droit sur la personne d'une femme 
libre. Soliman avait là conscience délicate ; il 
alla consulter sur ce cas un docteur de la loi , 
avec qui j'avais intelligence. Sa réponse fut , que 
le sultan se gardât bien de prétendre rien sur 
moi, qui n'étais plus esclave, et que s'il ne 
m'épousait , je ne pouvais être à lui. Alors le 
voilà plus amoureux que jamais. Il n'avait 
qu'un seul parti à prendre , mais un parti fort 
extraordinaire et même dangei'eux à cause de 
sa nouveauté ; cependant il le prit et m'éjpousa. 

A. So. J'avoue qu'il est beau d'assujettir ceux 
qui se précautionnent tant contre notre pou- 
voir:. 

Ro. Les homnobes ont beau faire, quand on 
les prend par les passions, on les mène où Von 
veut. Qu'on me donne l'homme du monde le 
plus impérieux, je ferai de lui tout ce qu'il 
me plaira , pourvu que j'aie beaucoup d'esprit , 
assez de beauté et peu d'amour. 



DIALOGUE VL 

JEANNE r*. DE NAPLES, ANSELME. 
JEAIf«£ DB NAPLES. 



Q 



v^uoi ! ne pouve:&-vou8 pas me faire quelque 
pi'édiction ? Vous n'avez pas oublié toute l'as- 
trologie que vouâ s^viee autrefois ? 

Ansslmb. Et comment la mettre en pratique ? 
Nous n'avons point ici de ciel ni d'étoiles. 




DBS MORTS, 205 

J. DE Na. Il n'importe. Je vous dispense 
d'observer les règles si exactement. 

Ak. Il serait plaisant qu'un mort fit des pré- 
dictions. Mais encore , sur quoi voudriez-vous 
que j'en fisse? 

J. DE Na. Sur moi , sur ce qui me regarde. 

Ak. Bon! yous êtes morte, et vous le serez 
toujours ; voilà tout ce que j'ai à vous prédire. 
£st-ce que notre condition ou nos affaires peu- 
vent chauger? 

J. DE Na. Non^ mais aussi c'est ce quim'en- 
nuie cruellement ; et quoique je sache qu'il ne 
m'arrivera rien , si vous vouliez pourtant me 
prédire quelque cliose , cela ne laisserait pas 
que de m occuper. Y'ous ne sauriez croire com- 
bien il est triste de n'envisager aucun avenir. 
Une petite prédiction^ je vous en prie, telle 
qu'il vous plaira. 

An. On croirait, à voir votre inquiétude, que 
vous seriez encore vivante. C'est ainsi ou on 
est fait là-haut. On n'y saurait être en patience 
ce qu'on est , on anticipe toujours sur ce qu'on 
sera ; mais ici il faut que l'on soit plus sage. 

J. deNa. Ah ! les nommes n'ont-ils pas rai- 
son d'en user comme ils font? Le présent n'est 
J|[u'un instant, et ce serait grande pitié qu'ils 
nssent réduits à borner là toutes leurs vues. 
Ne vaut- il pas mieux qu'ils les étendent le plus 
qu'il leur est possible, et qu'ils gagnent quelque 
chose sur l'avenir? C'est toujours autant dont 
ils se mettent en possession par avance* 

An. Mais aussi ils empruntent tellement sur 
l'avenir par leurs imaginations et par leurs es- 
pérances , que quand il est enfin présent , ils 



2o6 DIALOGUES 

trouvent qu'il est tout épuisé , et ils ne s'en ac- 
commodent plus. Cependant ils ne se défoitt 
point de leur impatience ni de leur inquiétude ; 
et le grand leurr.e des hommes , c'est toujours 
l'avenir; et nous autres astrologues , nous le 
savons mieux que personne. Nous leur disons 
hardiment qu'il y a des signes froids et des 
signes chauds, qu'il y en a de mâles et de fe- 
melles ; qu'il y a des planètes bonnes et mau- 
vaises d'elles-mêmes, mais qui prennent Tun 
ou Tautre caractère, selon la compagnie où 
elles ^ se trouvent; et toutes ces fadaises sont 
fort bien reçues , parce qu'on croit qu'elles 
mènent à la connaissance de l'avenir. 

J. DE Na. Quoi ! n'y mènent-elles pas en 
effet? Je trouve bon que vous qui avez été mon 
astrologue , vous me disiez du mal de l'astro* 
logie ! 

An. Ecoutez, un mort ne voudrait pas men- 
tir. Franchement, je vous trompais avec cette 
astrologie que vous estimez tant. 

J. DE Na. Oh ! je ne vous en crois pas vous- 
même. Comment m'eussrez-vous prédit que je 
devais me marier quatre fois? Y avait -il la 
moindre apparence qu'une personne un peu 
raisonnable s'engageât quatre fois de suite dans 
le mariage ? Il fallait bien que vous eussiez lu 
cela dans les deux. 

An. Je les consultai beaucoup moins que vos 
inclinations ; mais après tout, quelques prophé- 
ties qui réussissent ne prouvent rien. Voulez- 
vous que je vous mène à un mort qui vous con- 
tera une histoire assez plaisante? Il était astro- 
logue , et ue croyait non plus que moi à l'as^ 



DES MQRTSv 20^ 

trologie. Cepeùdanl , pour essayer s'il y avait 
quelque chose de sûr dans son art , il mit un 
jour. tous ses soiiis à bien observer les règles, 
et prédit à quelqu'un des événemens particu- 
liers , plus difficiles à deviner que vos quatre 
mariages. Tout ce quUl avait prédit arriva. Il 
ne fut jamais plus étonné. Il alla revoir aussitôt 
tous les calculs astronomiques qui avaient été 
le fondement de ses prédictions. Savez-vous ce 
qu'il trouva? Il s'était tromrpé; et si ses suppu* 
tations eussent été bien faites , il aurait prédit 
tout le contraire de ce qu'il avait prédit. 

J. DE Na. Si je croyais que cette histoire fût 
vraie, je serais bien fâchée qu'on ne la sût pas 
dans le monde , pour se détromper des astro- 
logues. 

An. On fait bien d'autres histoires à leur 
désavantage ^ et leur métier ne laisse pas d'être 
toujours bon. On ne se désabusera jamais de 
tout ce qui regarde l'avenir; il a un.charm^ 
trop puissante Les hommes, par exemple, sa- 
crifient tout ce qu'ils ont à une espérance; 
«t tout ce qu'ils avaient et ce qu'ils viennent 
d'acquérir, ils le sacrifient encore à une autre 
espérance ; et il semble que ce soit là un ordre 
malicieux établi par la nature, pour leur ôter 
toujours d'entre les mains ce qu'ils tiennent. 
On ne se soucie guère d'être heureux dans le 
moment où on l'est, on remet à l'être dans un 
temps qui viendra , comnfe si ce temps qui 
viendra devait être autrementfait que celui qui 
est déjà venu, 

J. DE Na. Non , il n'est pas fait autrement, 
mais il est bon qu'on se l'imagine. 



ao':J dialojuubs des «morts. 

An» Et que produit cette ibdle opinion? Je 
sais une petite fable qui vous la dii*a bien. Je 
Tai apprise autrefois à la cour d'amour (i) qui 
se tenait dans votre comté de Provence. Un 
homme avait soif, et était assis sur le bord d'une 
fontaine ; il ne voulait point boire de Teau qui 
coulait devant lui » parce qu'il espérait qu'au 
bout de quelque temps il en allait venir une 
meilleure. Ce temps étant passé : P^oici encore 
la même eau , disait*il , ce nest point celle-là 
dont je a^eux boire ^faime mieux attendre un 
peu. Enfin ^ comme 1 eau était toujours la même 
il attendit si bien , que la source vint à tarir y 
et il ne but point. 

J. deNa. Il m'en est arrivé autant : )e crois 
que , de tous les morts qui sont ici^ il n'y en a 
pas un à qui la vie n'ait manqué , avant qu'il 
en eût fait l'usage qu'il en voulait faire. Mais 
qu'importe, je compte pour beaucoup le plai** 
sir de prévoir, d'espérer, de craindre même, 
et d'avoir un avenir devant soi. Un sage, selon 
vous , serait comme nous, autres morts , pour 
qui le présent et l'avenir sont parfaitement sem- 
blables, et ce sage par conséquent s'ennuierait 
autant que je fais. 

An. Hélas ! c'est une plaisante condition que 
celle de l'homme , si elle est telle que vous le 
eroyez. Il est né pour aspirera tout et pour ne 
jouir de rien, pour marcher toujours et pour 
ii'arriver nulle part. 

Ci) C'était une espèce d'académie. 



DIALOGUES 



DES 



MORTS ANCIENS. 



DIALOGUE I. 

ÉROSTRATE, DÊMÉTRIUS DE PHALÈRE. 

ÉROSTIlATE. 

Xrois cent soixante statues élevées dans 
Athènes en votre honneur! c'est beaucoup. 

DÉMÉT&ius. Je m'étais, saisi du gouverne * 
ment^ et après cela ii était assez aisé d'obte- 
nir du peuple des statues. 

Er. Yous étie^ bien content de vous étrç 
ainsi multiplié vous-même trois cent soixante 
fois, et de ne rencontrer (jue vous dans t.oute 
une ville. 

Di. Je l'avoue ; mais hélas ! cette joie ne fut 
pas d'assez longue durée. La face des affaires 
changea. Du jour au lendemain il ne resta pas 
une seule de mes statues. On les abattit; on 
les brisa. 

Eu. Voilà un terrible- revers ! Et qui fut ce- 
lui qui fit cette belle expédition? 

Dé. Ce fut Démétrius Poliorcète, fils d'Anti- 
gonus. 



2tO DIALOGUES 

£r. Démétrius Poliorcète J J'aurais bien voa« 
lu être en sa place. Il y avait beaucoup de 

Î)laisir à abattre un si grand nombre de statues 
àites pour un même homme. 

Dé. Un pareil sOubait n*est digne que de 
celui qui a brûlé le temple dTpbése. Vous 
conservez encore votre ancien caractère. 

£r. On m'a bien reproché cet embrasement 
du temple dEphèse ^ toute la Grèce en a fait 
beaucoup de bruit ; mais en vérité cela est pi- 
toyable, on ne juge guère sainement des choses. 

De. Je suis d'avis que vous vous plaigniez de 
Tinjustice qu'on vous a faite, de détester une 
si belle action, et de la loi par laquelle les 
Ephésiens défendirent que l'on prononçât ja- 
mais le nom d'Erostrate. 

Er. Jen^ai pas du moins sujet de me plaindre 
de l'efiet de cette loi, car les Ephésiens furent 
de bonnes gens , qui ne s'aperçurent pas que 
défendre de prononcer un nom c'était 1 immor- 
taliser. Mais leur loi même , sur quoi était-elle 
fondée? J'avais une envie démesurée de faire 
. parler de moi , et je brûlai leur temple. Ne de- 
vaient-ils pas se tenir bien heureux que mon 
ambition ne leur coûtât pas davantage ? On ne 
les en pouvait quitter à meilleur marché. Un 
autre aurait ^.ent^être ruiné toute' la ville et 
tout leur état. 

Dé. On dirait, à vous entendt'e , que vous 
étiez en droit de ne rien épargner pour faire 
parler de vous , et que l'on doit compter pour 
des grâces tous les maux que vous n'avez pas 
faits. 

Er. Il est facile de vous prouver le droit que 



DES MORTS. 21X 

)^ avais de brûler le temple dTpbèse. Pourquoi 
Tavait-on bâli avec tant d'an et de magnifi-* 
cence ? Le dessein de Tarcbiteote n'élait-il pas 
de faire vivre son nom ? 

Dé. Apparemment. 

Er. Hé bien , ce fut poar faire vivre aussi 
mon nom que je brûlai ce temple. 

Dé. Le beau raisonnement ! Yous est -il per- 
mis de ruiner pour votre gloire les ouvrages 
d'un autre ?.. 

Er. Oui. La vanité qui avait élevé ce temple 
par les mains d'un autre , Va pu ruiner par les 
miennes. Elle a un droit légitime sur tous les 
autres ouvrages des hommes; elle les a faits^ et 
elle les peut détruire* Les plus grands états 
même n'ont pas sujet de se plaindre qu'elle les 
renverse , quand elle y trouve son compte ; ils 
ne pourraient pas prouver une origine indé-* 
pendante d'elle. Un roi qui , pour honorer les 
funérailles d'un cheval , ferait raser la ville de 
Bucéphale , lui ferait-il une injustice ? Je ne le 
crois pas; car on ne s'avisa de bâïir cette ville 
que pour assurer la mémoire de Bucéphale , et 
par conséquent elle est affectée à l'honneur des 
chevaux. 

Dé. Selon vbus rien ne serait en sûreté* Je 
ne sais si les hommes mêmes y seraient. 

Er. La vanité se joue de leurs vies, ainsi que 
de tout le reste. Un père laisse le plus d'enfans 
qu'il peut afin de perpétuer son ûom ; un con« 
quérant, aûn de perpétuer le sien, extermine 
le plus d'hommes qu il lui est possible. . 

Dé. Je ne m'étonne pas que voiis employiez 



2iz dialogues; 

toutes sortes de raisons pour soutenir le parti 
des destructeurs; mais enfin, sic'^estuii moyen 
d*éublir sa gloire» que d'abattre lesmonumen» 
de la gloire d^autrui , du moins U vlj a pas de 
moyen moins noble que oelui^là. 

Eb. Je ne sais s'il est moins noble que les 
autres , mais je sais qu'il est nécessaire qu'il se 
trouve des gens qui le prennent. ' 

0JÉ, Nécessaire! , . 

Er. Assurément. La terre ressemble à de 
grandes tablettes où. chacun veut .écrire son 
nom. Quand ces tablettes so&.t pleines , il faut 
bien:eâacer les noms qui y sont déjà écriu 
pouv y en metti^e de nouveaux*: Que serait^oe^ 
si les monumens des anciens subsistaient ? Les 
modernes n'auraient pas où placer les; leurs. 
Pouviez-vous espérer que trois cent soixante 
statues fussent long'^temps sur pied? Ne voyies»* 
vous pas bien que votre gloire tenait trop de 
place? 

DéHl. Ce fut une plaisante vengeance que 
celle que Démétriust Poliorcète exerçu sur mes 
statues. Puisqu'elles étaient un^' fois élevées 
dains toute la ville d' Athènes, ne valait^il pas 
autant les y laisser? 

Er, Oui ; mais avant qu'elles fussent élevées,^ 
ne valait - il pas autaM ne les point ^ver? 
Ge sôntles passions qui font et qui défont tout. 
Si la raison dominait sur la terre, il ne s'y pas* 
serait riem. On. dit que les pilotes craignant au 
dernier point ces. meiis pacifiques où l'on ne 
peut naviguer y et qu'ils iTeulent du. vent au 
hasard d'avoir, des tempêtes» Les (passions sont 



BES* MOKTs. ai3 

chez les fadnmiies desyenls qui sont nécessaires 
piour metDre toat en mouvement , quoiqu'ils 
causent 'Souvent des orages. 



DIALOGUE IL 

CALjLIRHÉE, PAULINE. 

PAULINE. 

JTOUR moi, je tiens qu'unefemme est en péril 
dès qu'elle est aimée avec ardeur. De quoi 
un amant passionné ne s'ayise-t-il pas pour ar- 
river à se6 fins?: J'avais long-temps résisté à 
Mundus , qui était un jeune Romain fort bien 
lait ; maïs enfin il remporta la victoire par un 
stratagème. J'étais fort dévote au dieu Anubis. 
Un jour une prétresse de ce dieu me vint dire 
de sa part qu'il était amoureux de moi , et 
qu'il me demandait un rendez-vous dans son 
temple. Maîtresse d'Anubis ! figurez- vous quel 
bonneur ! Je ne manquai pas au rendez>vous , 
j'y fus reçue avec beaucoup de marques de 
tendresse; mais & vous dire la vérité^ cet 
Anubis, c'é^it Mundus. Voyez si je. pouvais 
{n'en défendre. On dit bien que des femmes se 
sont rendues i des dieux déguisés en hommes^ 
ei quelquefois en bêtes ; à plus forte raison 
devra-t-on se rendre à des nommes déguisés 
efo. dieuK. • m! 

GAiiLtRHÉB. En vérité , les bommessont bien 
i^mplis dJartifice. J'en parle par expérience, 
et il m'est arrivé presque la même chose qu'4 
vous. J'étais une fille de la Troade; et, sur le 



2l4 DIALOGUBS 

S oint de xnie marier, j'allai, seLtmiIa. coutume 
u pays , accompagnée d'un grand nombre de 
personnes, et fort parée, offrir ma virginité 
au fleuve Scamandre. Après que je lui eus fait 
mon compliment , voici Scamandre qui sort 
d'entre ses roseaux et qui me prend au mot. Je 
me crus fort honorée, et peut-être n'y eut-il 

Cas jusqu'à mon fiancé qui ne le crût aussi, 
'out le monde se tint dans un silence respec- 
tueux ; mes compagnes enviaient secrètement 
ma félicité, et Scamandre se retira dans ses 
roseaux quand il voulut. Mais combien fus- 
je étonnée un jour que je rencontrai ce Sca- 
mandre qui se promenait dans une petite ville 
de la Troade , et que j'appiiis que c'était un 
capitaine athénien qui avait sa flotte sur cette 
côte-là ! ' 

Pau. Quoi ! vous l'aviez donc pris pour le 
vrai Scamandre ? 

Cal. Sans doute. - 

Pau. Et était-ce la mode en votre pays que 
le fleuve acceptât les offres* que les filles à ma- 
rier venaient lui faire ? 

Cal. Non ; et peut-être s'il eût eu coutume 
de les accepter-, on ne les lui eût pas faites. Il 
se contentait des honnêtetés qu'on ^vait pour 
lui , et n'en abusait pasi* 

Pau. Vous deviez donc bien avoir le Sca- 
mandre pour suspect? 

Cal. Pourquoi ? Une jeune fille ne pouvait- 
elle pas croire que toutes les autres n'avaient 
pa& eu assez de beauté pour plaire au Dieu , ou 
qu'elles lie lui avaient f^it que de fausses offres 
auxquelles il n'avait. pals dafigné répondre? Les 



DES HORTSi 2l5 

femmes se flattent si aisément. Mais vous qui ne 
voulez pas que j'aie été la dupe de Scamandre , 
vous Tavez bien été d'Anubis. 

Pau. Non pas tout-à-fait. Je me doutais un 
peu qu'Anubis pouvait être un simple mortel. 

Cal. Et vous l'allàtes trouver ? Cela n'est pas 
excusable. 

Pau. Que voulez-vous ? J'entendais dire à 
tous les sages que si l'on n'aidait soi-même à 
se tromper , on ne goûterait guère de plaisirs. 

Cal. Bon, aidera se tromper! Ils ne l'enten- 
daient pas apparemment dans ce sens-là. Us 
voulaient dire que les choses du monde les plus 
agréables sont dans le fond si minces , qu'elles 
ne toucheraient pas beaucoup^ si l'on y faisait 
une réflexion un peu sérieuse. Les plaisirs ne 
sont pas faits pour être examinés à la rigueur, 
et on est tous les jours réduit à leur passer bien 
des choses sur lesquelles il ne serait pas à propos 
de se rendre difficile. C'est là ce que vos sages. .^. 

Pau. C'est aussi ce que je veux dire. Si je me 
fusse rendue difficile avec Anubls, j'eusse bien 
trouvé que ce n'était pas un dieu; mais je lui 
passai sa divinité sans Vouloir l'examiner trop 
curieusement. Et où est l'amant dont on sont- 
frirait la tendresse , s'il fallait qu'il essujàt un 
examen de notre raison ? 

Cal. La mienne n'était pas si rigoureuse. Il 
se pouvait trouver un tel amant qu'elle eût con- 
senti que j'aimasse, et enfin il est plus aisé de 
se croire aimée d'un homme sincère et fidèle , 
que d'un dieu. 

Pau. De bonne foi, c'est presque la. même 



I 



ai6 DIALOGUES 

chose. J'eusse été aussitôt persuadée de la fidé- 
lité et de la constance de Mundus , que de sa 
divinité. 

Cal. Ab ! il n'y a rien de plus outré que ce 
que vous dites. Si Ton croit que des dieux aient 
aimé , du moins on ne peut pas croire que cela 
soit arrivé souvent ; mais on a vu souvent des 
amans Gdèles qui n'ont point partagé leur cœur, 
et qui ont sacrifié tout à leurs mattresses. 

Pau. Si vous prenez pour de vraies muirquei 
de fidélité les soins ^ les empressemens, des sa- 
crifices , une préférence entière , j'avoue qu'il 
se trouvera assez d'amans fidèles ; mais ce irest 
pas ainsi que je compte. J'ôte du nombre de j 
ces amans tous ceux dont la passion n'a pu être 
assez longue pour avoir le loisir de s'éteindre 
d'elle-même , ou assez heureuse pour en avoir 
sujet, n ne me reste que ceux qui ont tenu bon 
contre le temps et contre les faveurs , et ils sont 
k peu près en même quantité que les dieux qui 
ont aimé des mortelles. 

Cal. Encore faut-il qu'il se trouve de la fidé- 
lité , même selon ce te idée. Car qu'on aille dire 
à une femme qu'on est un dieu épris de son mé- 
rite , elle n'en croira rien ; qu'on lui )ure d'être 
fidèle , elle le croira. Pourquoi cette différence ? 
C'est qu'il y a Ars exemples de l'un , et qu'il n'y 
en a pas de l'autre. 

- Pau. Pour les exetnfples , je tiens la chose 
égale ; niais ce qui fait qu on nedonne pas dans 
l'erreur de prendre un homme pour un dieu, 
c'est que cette erreur-là n'est pas soutenue par 
le cœur. On ne croit pas qu^un amant soit une 



DBS irORTS. 217 

, panrce aa'on Haie soubaite pas; ma» 

on souhaite (ja'n soit fidèle, et on croit qu'il 
Test. i 

Gal. Yons youff moques. Quoi i toutes les 
femmesprendmient leurs amans pour des dieux, 
si elles souhaitaient qu'ils le fussent ! 

PAU.Jen'endoutepresquepas^Sicette erreur 
était nécessaire pour l'amour , la nature aurait 
disposé notre cœuri nous l'inspirer. Le cœur est 
la source àe toutes les erreurs dont nous ayons 
besoin ; il ne nous refase rien dans cette ma-* 
tiére-lâ. 



DÏALOGTTE TII. 

GANOAUUS, GIGÈS. 

GANOAULE. 

liUS j*j pense , et plus je trouve qu'il n'était 
point' nécessaire que vous me fissiez mourir. 

GiGÈs. Qae pouvais-je faire ? Le lendeimiin 
que vousm' eûtes faitvoir les beautés cachées de 
la reine , elle m'envoya quérir , me dit qu'elle 
s'était aperçue que vous m'aviez fait entrer le 
soir dans ^a chambre , et me fit sur l'offeUse 
qu'avait reçue sa pudeur, un très-beau discours , 
dont la conclusion étaitqu' il fsUaitme résoudre 
à mourir, ou à vous tuer, et h l'épouser en 
même temps^; car, à ce qu'elle prétendait, il 
était de son honneur , ou que je possédasse ce 
que j'avais vu , ou que je ne pusse jamais me 
vanter de l'avoir vu. J'eaitendis'bîen ce que tout 
cela voulait dire. L'outrage n'était pas si grandi 

Plural, des Moudes. ïo 



P 



2l8 DIÂLOGI^ES. 

que la reine n'eût bien pn le disaimnler , et son 
honneur pouvait .vous laisser Vivre t si elle eut 
voulu ; mais franchement elle était dégoûtée de 
TOUS, et elle fut ravie d'avoir un prétexte de 
gloire pour se défaire de son maii. Vous jugez 
bien que dans l'alternative qu'elleiné proposait, 
je n'avais qu'un parti à prendre. * 

Caii • Je crains fort que: vous n'eussiez pris 
plus de goût pour elle, qu'elle n'avait de dégoût 
pour moi.. Ah ! que j'eus tort de ne ^as prévoir 
l'effet que sa beauté, ferait sur vous, et de vous 
prendre pour un trop honnête homme ! 

6i* Reprochez-vous plutôt d'avoir été siseu- 
sihle au plaisir d'être le mari d'une femme bien 
faite , que vous.ne pûtes vous en taire. 

C AN. Je me reprocherais la chose du monde la 
plus naturelle. On ne saurait cacher sa joie dans 
un extrême bonheur. 

Gi. Gela serait pardonnable si c'était un 
bonheur, d'amant ; mais le vôtre était un bon* 
heur de mari. On peut être indiscret pour une 
mafti'esse ; mais pour Une femme ! Et que croi- 
rait-on du mariage , si l'on eu jugeait par ce que 
vous fîtes? On s'imaginerait qu'il |i'y aurait 
rien de pluis délicieux. 

Gan. Mais sérieusement, pénse^vou$ qu'on 
puisse être content d'un bonheur qu'on pos- 
sède sans témoins?Les plus braves veulent être 
regardés pour être braves ; et les gens heureux 
veulent être aussi regardés pçurêtre parfaite- 
ment heureux. Que sais* je même s'ils ne se ré- 
soudraient pas à l'être moins pour le paraître 
davantage ? Il est toujours ^ur qu'o^ ne fait 
point de montre de sa félioité i sans faire aux 



DBS M01VTS. 219 

autres une espèce d'insulte dont on se sent sa- 
tisfait. 

Gi. Il serait fort aisé , selon vous ^de se ven-' 
ger de celte insulte. Il ne faudrait que fermer 
les yeux , et refuser aux gens ces regards , ou 
si vous voulez , ces sentimens de jalousie qui 
font partie de leur bonheur. 

Can. J'en conviens. J'entendais l'autre jour 
conter à un mort qui avait été roi de Perse , 

3u'on le menait captif et chargé de chaînes 
ans la ville capitale d'un grand empire. L'em- 
pereur victorieux , environné de toute sa cour, 
était assis sur un trône magnifique et fort élevé ; 
tout le peuple remplissait une grande place 
qu'on avait ornée avec beaucoup de soin. Ja- 
mais spectacle ne fut plus pompeux. Quand ce 
roi parut, api'és une longue marche de prison- 
niers et de dépouilles, il s'arrêta vis*à- vis de 
l'empereur, et s'écria d'un air gai : Sottise^ sot- 
tise , et toutes choses sottise ! Il disait que ces 
seuls mots avaient gâté à l'empereur tout son 
triomphe ; et je le conçois si bien , que je crois 

3ue je n'eusse pas voulu triompher à ce prix-là 
u plus redoutable de mes ennemis. 

61. Vous n'eussiez donc plus aimé la reine si 
je ne l'eusse pas trouvée belle , si en la voyant 
je me fusse écrié : Sottise, sottise ! 

Caw. J'avoue que ma vanité de mari en eût 
été blessée. Jugezsurce pied-là combien l'amour 
d' une femme aimable doit flatter sensiblement , 
et combien la discrétion doit être une vertu 
difficile. 

61. Ecoutez : tout mort que je suis, je 
ne veux dire cela à un mort qu'à l'oreille ; et il 



AJO DIAIiOGUBS 

n'y a pas tant de yanitë à tirer de l'amour d'une 
maîtresse. Lanatureasibien établi le commerce 
de Tamour , qu'elle n'a pas laissé beaucoup de 
choses à faire au mérite. Il n'y a pas de cœur à 
qui elle n'ait destiné quelqu autre cœur; elle 
n*a pas pris soin d'assortir toujours ensemble 
toutes les personnes dignes d'estime; cela est 
fort mêlé , et l'expérience ne fait que trop voir 
que le choix d'une femme aimable ne prouve 
rien ^ ou presque rien en faveur de celui sur 

3ui il tombe. Il me semble que ces raisons-là 
evraient faire des amans discrets. 

G AH. Je vous déclare que les femmes ne vou- 
draient point d'une discrétion de cette espèce, 
qui ne serait fondée que sur ce qu'on ne se fe- 
rait pas un grand honneur de leur amour. 

6^. Ne suffît-il pas de s'en faire un plaisir 
extrême ? La tendresse profitera de ce que 
jl'ôterai à la vanité. 

Can. Non \ elles n'accepteraient pas ce parti. 

Gi. Mais songez que l'honneur gâte tout cet 
ajtnour dès qu'il y entre. D'abord c'est l'hon- 
neur des femmes qui est contraire aux intérêts 
des ainans ; et puis du débris de cet honneur- 
là , les axpans. en composent un autre , qui est 
^ort contrs^ire aux intérêts des femmes. Yoilà 
çç que c'est quç d'avoir mis l'honneur d'une 
partie dont il ne devait point être. 



DBS MORTS. 221 



DIALOGUE IV. 
HÉLÈNE, PCLVïE. 

HÉLÈ1N£. 

Il faut que je sache de vous , Fulvie , une 
chose qu^ Auguste m'a dite depuis peu. Est-il 
vrai que vous conçûtes pour lui quelque incli- 
nation : mais que , comme il n'y répondit pas , 
vous excitâtes votre mari Marc-Antoine i lui 
faire la guerre? 

FyLTiB. Rien n'est plus vrai, ma chère Hé* 
lène : car , parmi nous autres mortes , cet aveu 
ne tire pas i conséquence. Marc-Antoine était 
fou de la comédienne Cithéride, et f eusse Bien 
voulu me venger de lui en me faisant aimer^ 
d'Auguste ; mais Auguste était difficile en mal* 
tresses. U ne me trouva ni assez jeuùe ni asses 
belle ; et quoique je lui fisse entendre qu'il 
s'embarquait dans la guerre civile faute d'avoir 
Quelques soins pour moi, il me fut impossiblç 
d'en tirer aucune complaisance. Je vous dirai 
méme^ si vous voulez, des vers qu'il fit sur 
ce sujet, et qui ne sont pas trop- en mon hoi^- 
neur. Les voici : 

Parce qu'Antoine est charmé dfe Glapliire y 
( c'est ainsi qiCil appelle Chhéride ) 
Fulyieà tes beaux yeux me veut aisujèttif. 
Antoine est infidèle. Hé bien donc» est-ce à dite 
Que des fautes d'Antoine on me fera p&tir? 
Qui , moi , que je serye Fui vie ? 
- Saffil-il qu'elle en ait envie ! 
A ce compte on verrait se retirer vers inoi 

Mille épouses mal satisfaites. 
Aime-moi , me dit-elfe , ou combattons : mnà quoi ? ' 
Elle est bien laide 1 AUoni, sonnez ^ trompistiei. 



22â DIALOGUES 

HÉ» Nous avons do^c causé vous et moi , les 
deux plus grandes guerres qui aient peut-être 
jamais été ; vous celle d'Antoine et d'Auguste , 
et moi celle de Troie. 

FuL. Mais il y a cette différence , que vous 
avez causé la guerre de Troie par votre beauté , 
et moi celle. d'Auguste et a Antoine par ma 
laideur. 

HÉ. ,En conséquence, vous avez un autre 
avantage sur moi ; . c'est que votre guerre est 
beaucoup plus plaisante que la mienne. Mon 
mari se venge de Taffront qu'on lui a fait^n 
m'almant , ce qui est assez naturel ; et le vôtre 
yous venge de 1 affront qu'on vous a fait en ne 
vous aimant pas, ce qui n'est pas trop ordiaaire 
aux maris. 

FuL. Oui;, mais Antoine ne savait pas qu^il 
faisait la guerre pour moi; et Ménélas savait 
bien que c était pour vous qu'il la faisait. Cest 
là uti point qu'on ne lui saurait pardonner ; 
car, au lieu que Ménélas, suivi de toute la 
Grèce,' assiégea Troie pendant dix ans^ pour 
TOUS retirer d'entre les bras de Pârîç, n'est-il 
pas vrai que si Paris eût voulu absolument vous 
fendre, Ménélas eût dû soutenir dans Sparte 
un siège de dix ans pour ne vous pas recevoir? 
De bonne foi, je trouve qu'ils avaient tous 
perdu l'esprit, tant Grecs que Troyens. Les uns 
étaient fous de vous redemander, et les aulres 
l'étaient encore plus dé vous retenir; D'où vient 
que tant d'bounêtes gens se sacrifiaient aux 




DBS •moh'ts. jt23 

neuitaii» de4;aecre , etjxxi combat daiji? lequel 
on vient toat fraichement de perdre beaucoup 
de monde, il s'assemble 'ub^iiseil devant le 
palais de Priam. Là , Anlenor est d^ayis c^ue 
ron vous rende, et il n y'avait pas, ce me scîm- 
ble , à balancer ; on devait seulement se re- 
pentir de s^être avisé un peu tard de cet expé- 
dient. Gependan>t P&ds témoigne ({ué lA pro« 
position lai >d^plaU'; et Priani^ qui , à ce que 
dît Homère, est égal aux dieux en: sagesse i 
embarrassé de voir 'sbn conseil qui 'Se partage 
sur une affaire si difilcile et ne Sachant quel 
parti prendre /cirdonne ^ue tout le monde aille 
souper. '^ ' '■ ;• 

Hé. Du lopins la v^tietTC dé Ti^ie avait cela 
de bon, qû\on en découv¥àii; aisément te ridi- 
cule; mai^^k'gtièifrâ Oitiled'Auguiteiet d'An* 
tdine ne pài'ài&sait' pa'd e)éf C[U^ëlle était;* Lors<» 
qu'on voy^ici tant eraigies Mikainesi eW câm- 
paigide^ on' 4i^avait garde dq i^ imaginer que ce 
qui les animait éi cntéjllement'ilos unes contre 
les autres,' c'était le refu4. qu'Auguste Vous avait 
fait de ses bonnes grâces. 

FuL. Ainsii voYit les cbose&pai'mi le^ Hommes. 
On y voit'de grands mouvemens , mais les res-* 
sorts en sent d'ordinaii^e assez ridicules. Il est 
important pour rbonneuv desévénemens' les 
phis considémbles , que les causes en soient 
<raobées. . . ! 



'• i t 






224 DIâ.i<OeU£5 

DIALOGUE V- 

PARMENISQUE, THÉÔCRITE DE CHIO. 

THÉOGRITC* 

1 DUT de boa , ne poaYiez-vous plus rive après 
que 7oa$ eûtes, decceadu dans 1 antre de Tro- 
phonius ? 

PAjaMBKiSQUE. Noo. J'éuls d'un sérieu 
extraordinaire. 

Théo. Si f eusse su que Fantre de Tropho- 
niu8 avait cette vert%, f eusse bien dû y fairç 
un petit voyage. Je n'ai que trop ri pendant ma 
vie , et même elle eut été plus loogue si f eusse 
iBoins ri. Une mauvaise millerie :m'a amené 
dantije lieu ou nous sommes. Le roi Antîgonus 
était borgne. Je Tavais cruellement offensé; 
cependant il avait pv^mis de n'en avoir aucun 
ressentiment, pourvu que fallasse me présen* 
ter devant lui. On m*y conduisait presque par 
force , et mes amis me disaient pour m'encou- 
rager : jillez , ne craignez rien, votre vie est 
en sûreté , dès que vous aurez paru auoçjreusc 
du roi, Âh! leur répondis-je, si je ne puis 
obtenir ma grâce sans paraître à ses yeux , je 
suis perdu. Antigonus , qui était disposé à jme 
pardonner un crime, ne put me pajdonner 
cette plaisanterie , et il m'en coûta la tête pour 
avoir raillé hors de propos. 

Par. Je ne sais si je n eusse point voulu avoir 
votre talent de railler, même i ce prix*là. 



DBS MORTS. 2^5 

Théo. Et moi, combien voudrais-je présen* 
tement avoir acheté votre sérieqx ! 

Par. Ab 1 vous n'y songez pas. Je pensalmoa- 
rir du sérieax que vous souhaitez sr fort. Rien 
ne me divertissait plus : je faisais des. eflbr^ 
pour rire , et je n'en pouvais venir à botilC. Je 
ne jouissais plus de tout ce qu'il y a dé ridicule 
dans le monde ; ce ridicule était devenu juriste 
pour moi. Enfin, désespéré d'être si sage, >' allai 
à Delphes , et je priais instamment le dieu de 
m'enseiguer un moyen de rire. Il me renvoya 
en termes ambigus au pouvoir maternel; je 
crus qu'il entendait ma patrie. J'y retournç^ 
mais ma patrie ne put vaincre mon sérieux.; Je 
conunençais à prendre mon parti , comme dians 
une maladie incurable , lorsque je fis par ha- 
sard un voyage i Délos. Là^ je contemplai ciyec 
surprise la magnificence des temples d'Apollon^ 
et la beauté de ses statues. Il était partout ei^ 
marbre ou en or , et de la main des meilleurs 
ouvriers de la Grèce ; mais quand je vins à une 
Latone de bois qui était très-mal faite , et qui 
avait tout l'air d'une vieille , je m'éclatai de 
rire y par la comparaison des statues du fils à 
celle de la mère. Je ne puis vous exprimer ass^z 
combien je fus étonné, content, chatmé d'à-, 
voir ri. J'entendis aloï*s le vrai sens de l'oracle. 
Je ue présentai point d'offrandes à tous ces 
ApoUoBS d'or ou de marbra. La Latone de bois 
eut tous mes dons et tdus mes vœux. Je lui fi^ 
je ne sais' combien de sacrifices, je F enfumai 
toute d'encens , et j'eusse élevé un temple à 
Latone auifait rire, si j'eusse été en état d'en 
faire la dépense. 

*io 



^26 DIÂLOGUCIS 

THiio.Ilitie semble qu'Apollon pouvait vous 
rendre la faculté de rire , sans que ce fut aux 
dépens de sa mère. Yous n'auriez vu que trop 
d'objets qui étaient propres A faire le même 
effet que Latone. 

Par. Quand on est de mauvaise humeur, on 
trouve que les hommes ne valent pas la peine 
qu'on en rie ; ils sont faits pour être ridicules , 
et ils le sont, cela n'est pas étonnant ; mais 
une déesse qui se met à Têtre^Vesthien davan- 
tage. D'ailleurs , Apollon voulait apparemment 
me faire voir que mon sérieux était un mal qui 
ne pouvait être guéri par tous les remèdes hu- 
mains , et que j'étais réduit dans un état où 
j'avais besoin du secours même des dieux. 

Théo. Cette joie et cette gaieté que vous en- 
viez est encore un bien plus ggand mal. Tout 
un peuple en a autrefois été atteint , et en a 
extrêmement souffert. 

Par. Quoi! il s'est trouvé tout un peuple 
trop disposé à la gaieté et à la joie ! 
Théo. Oui , c'étaient les Tirihlhiens. 
Par. Les heureuses gens ! 
Théo. Point du ton t. Comme ils ne pouvaient 
plus prendre leur sérieux sur rien^ tout allait 
en désordre parmi eux. S'ils s'assemblaient sur 
la place , tous leurs entretiens roulaient sur des 
folies , au lieu de rouler sur les affaires pu- 
bliques ; s^ils recevaient des ambassadeurs , ils 
les tournaient en ridicule ; s'ils tenaient le con- 
jseirde ville, les avis des plus graves sénateurs 
n'étaient que des bouffonneries^ et en toutes 
sortes d'occasions , une parole ou une action 
raisonnable <ut été un prodige chez les Tirifi- 



DEi4 ' MOBtS. 227 

iliiëns.- Us se' senlireDit enfitt iticonim>o4é8de cet 
«sprit de 'plaisâditc^i'ie, du- moins autatitquè vous 
VaWezëté de votre tristes'sei et' ils allèï'eiit con- 
sulter roracle de Delphes , aussi-bien qpie vous^ 
mai^ pour une fin bienilifférente , c'est-à-dire 
pour lui demander les moyens de recouvrer ua 
peu de sérieux.' L^oracle répondit que^'îls pou- 
vaient sacrifier un taureau à Neptune sans rire , 
il serait désormais en leur pouvoir d'être plus 
sages» Un sacrifice n'est pa^ une' action si plai- 
sante d'elle-même; cependant, pour la faire 
sérieusement , ils y apportèrent bien des prépa- 
ratifs. Ils résolurent de n'y recevoir point de 
jeunes- gens, mais seulement des vieillards , et 
non pas encore toute sorte de vieillards, mais 
seulement ceux qui aVài^nt ou des maladies, * 
ou beaucoup de dettes, ou* des femmes bien 
incommodes. Quand toutes ces personnes choi- 
sies furent sur le bord def^^la mer pour immoler 
la victime , il fut bes<)tn , malgré les femmes , 
les dettes, les maladieS'et*r&ge, qu'ils corn- « 
posassent leur air, baissassent les yeux à terre, 
et se mordissent les lévites ; maris par malheur 
iï se trouva là un enfant' qui sW étMt coulé. 
On voulut le chasser selon l'ordre, et il cWa : 
Çèiof / ai^âZH^ous peur que f avale ^otte tau^ 
rea«? Cette sottise déconcerta toutes ces gra- 
vités contre faites. On éC'lata derire:)e sacrifice 
fut troublé, et la fai^on ne revint point aux 
TiVihlhîens. Hs eurent ^andtort, après'que le 
tatitreauleùr eut mënqu^, de ne pas songer à 
cet antre de Trophonîus, qui avait la vertu 
de i*end^*e les gens si sérieux ) et qui fit un 
effet si remarquable sur vous,f 



^i8 DIALOGUES 

pAÀ% A la Vérité je descendis dans Tantre de 
Trophoi|ius ; mais T antre de Trophonios , qui 
a'attrista si fort, n'est pas ce qu'on pense. 

Théo. Et qn'est-ce donc ? 

Par. Ce sont les réflexiona* J'en avais fait« 
et je ne ri9i9 plus. Si l'oracle e4t ordonné aux 
Tirintliiens d'en faire, ils élaie|»t gnéris de 
leur eD)ouen>>ent» 

Théo. J'avoue que je ne sais pas trop ce que 
c'est que les réflexions ; m^is je ne puia concer- 
voir pourquoi elles seraient si chagrines. Ne 
saurait-on avoir de4#^ues si saines qui ne soient 
en même temps tristes? N'y a*t*il que Terreur 
qui soit gaie ; et la raison n' est-elle faite que 
pour nous tuer ? 

Pau. ApparemmuN^t l'intention de la natuxe 
n a pas été qu'on pensât avec beaucoup de 
raffinement , car elle vend ces sortes de peu* 
sées-Ià bien cber. Vous voulez faire de^ ré- 
flexions , nous dil-elle ; prenes^y garde , je 
m'en vengerai par la tristesse qu'aies voQs 
oausevonl. 

Théo. Mais vous ne me 4ites point pour* 
quoi la nature ne veut pas qu'on pousse ks 
xéfle:iiosb5 îuaqu^'où elles peuvent aliei*. 

Par. Elle a mis les hommes au monde povr 

Jr vivi'e ; et vivre , c'est ne savoir ce que l'on 
isit la plupart diu tempa. Quand nous décou- 
vrons le peu d'importance df ce qui noua oc- 
cupe et deee qui UQus touche» nous arrachons 
à la nature son secret ; on devient |rop sage « 
et on n'çst pas assez. homme; oii pense; ei on 
fie veut plus agk , voiiÀ oe que la nature ne 
trouve pas bon^ 



DBS MORTS. 229 

Maû la raison qui vous fait penser 
mieux que les autres, ne laisse pas de vous 
condamner i agir comme eux. ^ 

Pau. Vous dites vrai. U 7 a une raison qui 
nous met au-dessus de tout par les pensées ; il 
doit y en avoir ensuite une autre qui nous ra- 
mène à tout par les actions ; mais à ce compte- 
là même, ne vaut-il pas presque autant n'avoir 
point pensé ? 



DIALOGUE VI. 

BRUTUS, FADSTINE. 
BRUTUS. 

Ouoi ! se peut*il que vous ayez pris plaisir i 
faire mille infidélités à l'empereur Marc-Am- 
rèle , à un mari qui avait toutes les complai- 
sances imaginables pour vous , et qui était sans 
contredit le meilleur homme de tout l'empire 
romain? 

FAUSriKB. Et se peut*ii que vous ayez as- 
sassiné Jules César , qui était un empereur, si 
doux et si modéré ? 

Brit. Je voulais épouvanter tous les usur- 
pateurs par l'exemple de César, que sa d(^u- 
ceur et sa modération n'avaient pu mettre en 
sûreté. 

Fau. Et si je vous disais quei^e voulais ef- 
frayer tellement tous les maris que personne 
n'osât songer à l'être après l'exemple de Marc-* 
Anrèle dont la bonté avait été si mal payée ? 

Bru. C'était là un beau dessein ! U faut qpo'il 



25o BIÀLOGUieS 

soit desmaris; car fjafgoavemeraitles'femmes? 
Mais Rome n avait pas besoin d'être gouvernée 
par César. 

Fait. Qai vous 1^ dit? Borne commençait à 
avoir des fantaisies aussi déréglées et des hu- 
meurs aussi étranges que celles qu'on attribue 
à la plupart des femmes : elle ne pouvait plus 
se passer de maître ; mais elle ne se plaisait 
pourtant point à en avoir un. Les femmes sont 
justement du même caractère. On doit conve- 
nir aussi que les hommes sont trop jaloux de 
leur domination. Ils l'exercent dans le ma- 
liage , c'est déjà un grand article ; mais il vau- 
drait mieux l'exercer en amour , quand ils de- 
mandent qu'une maîtresse leur soit fidèle : 
fidèle veut dire soumise. L'empire devrait 
être également partagé entre l'amant et la mat- 
tresse; cependant il passe toujours de l'un ou 
l'autre côté , et presque toujours du côté de 
Tamant. / 

Bru. Vous voilà étrangement révoltée con- 
tre tous les hommes. 

Fau. Je suisBomaine, et j'ai des sentimens 
romains sur la liberté. 

Bru; Je vous assure qu'à ce çompte-là tout 
l'univers est plein de Romaines ; mais avouez 
que les Bomains tels que moi sont un peu plus 
rares. 

Fau. Tant mieux qu'ils soient si rare*. Je 
ne crois ^pft qu'un honnête homme voulût 
faire ce que vous avez fait, et assassiner son 
^ bienfaiteur. 

Bru, Je ne crois pas non plus qu'il y eut 
d'hQnnêtes femmes qui voulussent imiter votre 



DES MORTS. aSl 

conduile. Pour la mienne, vous ne saurie2 dis- 
convenir qu^elle n ait été assez ferme. Il a fallu 
bien du courage pour n*être pas touché par 
l'amitié que César avait pour moi. 

Fau. Croyez-vous qu'il ait fallu moins de 
courage pour tenir bon contre la douceur et 
la patience de Marc-Aurèle ? Il regardait avec 
indiflTerence toutes les infidélités que je lui 
faisais; il ne me voulait ^as faire l'honneur 
d'être jaloux , il m'était le plaisir de le trom- 
per. J'en étais en si grande colère , qu'il me 
prenait quelquefois envie d'élre femme de 
bien ; cependant je me sauvai toujours de cette 
faiblesse. Et apr ma mort même, Marc- Au» 
rèlc ne m'a-t-il pas fait le déplaisir de me bâtir 
des temples, de me donner aes prêtres, d'ins- 
tituer en mon honneur les fêtes Faustiniennes? 
Cela n'est-il pas capable de faire enrager ? M' a- 
voir fait une apothéose magnifique! m' avoir 
érigée en déesse ! 

Bru. J'avoue que je ne connais plus les 
femmes. Voila les plaintes du monde les plus 
bizarres. ^ 

Fau. N'eussiez-vous pas mieux aimé être, 
obligé de conjurer contre Sylla que contre 
César? Sylla eût excité votre indignation et 
votre haine par son extrême cruauté. J'eusse 
bien mieux aimé aussi avoir à tromper un 
homme jaloux ; ce même César, par exemple , 
de qui nous parlons. Il avait une vanité insup- 
portable ; il voulait avoir l'empire de la terre 
tout entier, et sa femme toute entière ;et parce 
qu'il vit que Claudius partageait Tune avec 
lui; et Pompée F autre, il ne put souffrir ni 



N 



232 DIALOGUES DBS MORTS; 

Pompëe ni Glaudius. Que f eusse été heureuse 
avec César! 

Bru. U n'y a qu'un moment que vous vou» 
liez exterminer tous les maris, et ixette heure 
vous aimez mieux les plus méchans ! 

F AU» Je voudrais qu'il n'y en eût point, afin 

que les femmes fussen4L toujours libres ; niais 

,8 il faut qu'il y en ait , les méchans sont ceux 

qui me plaisent davantage par le plaisir que 

1 on a de reprendre sa liberté. 

Brû. Je crois que , pour les femmes de votre ] 

humeur, le meilleur est qu'il y ait des maris. 
Le sentiment de la liberté est plus vif } il y 
entre plus de malignité. # 



DIALOGUES 



DBS 



MORTS ANCIENS 



AVEC DES MODERNES. 



DIALOGUE I. 

•9 

SÉNÈQUE, SGARRON. 
SÉNàQUJS« 

Vous me comblez de joie en m'âpprenant 
^e les stoïciens subsistent encore , et que dans 
ces derniers temps vous ayez fait profession de 
celte secte. 

ScARRON. J'ai été, sans vanité, plus stoïcien 

que vous, plus que Chrisippe, et {dus que 

Zenon votre fondateur. Vous étiez tous en état 

de philosopher i votre aise ;' vous , en votre 

particulier, vous aviez des richesses immenses. 

Pour les autres, ou ils ne manquaient pas de 

bien,, ou ils jouissaient d'une assez bonne san* 

té, ou enfin ils avaient tous leurs membres ; ils 

allaient , ils venaient à la manière ordinaire 

des hommes. Mais moi, j'étais dans une très^ 

mauvaise fortune, tout contrefait, ^presque 

sans figure humaine , immobile , attaché à un 

lieu comme un tronc d'arbre , souffrant conti'? 



aS4 blALOCUfiS 

nuellement ; et fat fait voir que tous ces maài[ 
s'arrêtaient au corps , et ne pouvaient passe r 
jusqu'à Tâme du sage ; le chagrin a toujours eu 
la honte de ne pouvoir entrer chez moi par 
tous les chemins qu'il s'était faits^ 

Se. Je suis ravi ae vous entendre parler ain- 
si. A votre langage seul, je vous reconnaîtrais 
I30ur un grand stoïcien. Et n'étie2*vous pas 
'l^miration de votre siècle ? 

Se. Oui, je Fêtais. Je ne me contentais pas 
de souffrir mes maux avec patience , je leur in- 
sultais par les railleries. Xa fermeté eût fiiit 
honneur ù un autre , mais j^allais jusqu^sTla 
gaieté. 

Se. O sagesse stoïcienne , tu n^es donc pas 
une chimère , comme on se le persuade ! Tu 
te trouves parmi les hommes, et voici un sage 

Jue tu n'avais pas rendu moins heureux que 
upiter même. Venez, que fe Vous présente à 
Zenon et à nos autres stoïciens ; je Veux qu'ils 
voient le fruit des admirables leçons qu'ils ont 
données au monde. 

Se. Tous m'obligerez beaucoup , de me 
faire connaître à des morts si illustres. 

Se. Comment vous nommerài-je à eux ? 
' Se. Séarron. 

Se Scarron? Je connais ce nom-là. N'a(i-je 
point ouï parler de vous à plusieurs modernes 
qui sont ici ? 

Se. Gda se peut. . < 

SE. n'av«2-vous pas fait quantité de vers 
plaisans , comiques? 

Se. Oui; j'ai même été rîiivtfhtfeur d'un 
genre de poésie qu'on appelle le Burlesque. 



DES MORTS. â35 

Cest tout ce qu'il y a de plus outré en fait de 
plaisanteries. 
'SE. Maîsvous n'élle^doncpasun philosophe? 

Se. Pourquoi non? 

Se. Ce n'est pas roccupatîon d'un stoïcien , 

Sue de faire des ouvrages de plaisanteries , et 
e songer à faire rire* 
Se. Ob ! je vois bien que. vous n'avez pas 
compris les perfectionsde la plaisanterie. Toute 
sagesse y est renfermée. On peut tirer du ri- 
dicule de tout ; j'en tirerais de vos ouvrages 
mêmes > si je voulais, et fort aisément ; mais 
tout ne produit pas du sérieux, et je vous défie 
de tourner jamais mes ouvrages de manière 
qu'ils en produisent. Cela ne veut- il pas dire 
que le ridicule domine partout, et que les 
choses du monde ne sont pas faites pour être 
traitées sérieusement? J*ai mis en vers bur- 
lesques la divine Enéide de votre Virgile ; et 
Ton ne saurait mieux faire voir que le magni- 
fique et le ridicule sont si voisins qu'ils se tou- 
chent. Tout ressemble à ces ouvrages de pers<^ 
pective, où des figures dispersées çà et là vous 
forment , par exemple , un empereur , si vous 
le regardez d'un certain point; changez ce 
point de vue « ces mêmes figures vous repré- 
sentent un gueux. 

Se. Je vous plains de ce qu^on n'a pas com- 
pris que vos vers badins fussent faits pour me- 
ner les gens à desN réflexions si profondes. On 
vous eût respecté plus qu'on na fait, si Ton 
eût su combien vous étiez grand philosophe ; 
mafs il n'était pas facile de le deviner par les 



le 



236 DIALOGUES 

tièces qyloxk dit que tous avez données au pu» 
lie. 
Se. Si l'avais fait de gros volumes pour prou* 
ver que la pauvreté , les maladies , ne doivent 
donner aucune atteinte à la gaieté du sage , 
n^eussent-ils pas été dignes d'un stoïcien? 
Se. Cela est sans difficulté. 
Se. Et f ai faitjé ne sais combien d'ouvrages, 
m prouvent que malgré la pauvreté , malgré 
es maladies, j'avais cette gaieté; cela ne vaut- 
il pas mieux ? Vos traités de morale ne sont 
que des spéculations sur la sagesse ; mais mes 
vers en étaient une pratique continuelle* 

Se. Je suis certain que votre prétendue sa- 
gesse n'était pas un effet de votre raison Tinais 
ae votre tempérament. 

Se. Et c'est là la meilleure espèce de sagesse 
qui soit au monde. 

Se. Bon ! Ce sont de plaisans sages , que ceux 

Îiui le sont par tempérament. Sits ne sont pas 
ous, doit-on leur en tenir compte? Le bon- 
heur d*étre vertueux peut quelquefois venir 
de la nature ; mais le mérite de 1 être ne peut 
jamais venir que de la raison. 

Se. On ne fait ordinairement guère de cas 
de ce que vous appelez un mérite ; car si un 
homme a quelque vertu , qu'on puisse démêler 
qu'elle ne lui soit pas natuferelle, on ne la compte 
presque pour rien. Il semblerait pourtant que 
parce quelle est^acquise à force de soins, elle 
en devrait être plus estimée; n'importe, c'est 
un pur effet de la raison; on ne s'y fie pas* 
Si. On doit encore moins se fier à l'inégalité 



DES MOBTs. aSy 

du tempérament de yos sages. Ils ne sont sages 
que selon quUl plait à leur sang. Il faudrait 
savoir comment les parlics intérieures de leur 
corps sont disposées., pour savoir jusqu'où ira 
leur vertu. Me vaut-il pas mieux incompara- 
blement ne se laisser conduire qu'à la raison, 
et se rendre si indépendant de la nature, qu'on 
soit en état de n'en craindre plus de surprise? 
Se. Ce serait le meilleur, si cela était pos- 
sible ; mais par malheur la nature garde touw 
jours ses droits ; elle*a ses premiers mouvemens 
qu'on ne lui peut jamais ôter ; ils ont souvent 
bien fait du chemin avant que la raison en soit 
avertie ; et quand elle s'est mise enfin ga de- 
voir d'agir, elle trouve déjà bien du désordre ,* 
encore est-ce une grande. question que de sa- 
voir si elle pourra le réparer. En vérité, je ne 
A'étonne pas si Ton voit tant de gens qui ne 
se fiçnt pas tout-à-fait à la raison. 

Se. Il n'appartient pourtant qu'à elle de 
gouverner les nommes , et de régler tout dans 
l'univers. 

Se. Cependant elle n'est guère en état de 
faire valoir son autorité. J'ai ouï dire que quel- 
ques cents ans après votre mort, un philosophe 
platonicien demanda à l'empereur qui régnait 
alors , une petite ville de Calabre toute ruinée , 

' ^^'^r, lapr^' ^-- i- i • ^ « 

Platpn 
ipereur 
et ne se fia pas assez à la raison du divin Platon, 
ppur lui donner le gouvernement d'une' bi- 
(coque. Jugfiz, parrlà combien la i!ai50n a perdu 
de son crédit. S' elle était eââmable le moins 



a38 DIALOGUES 

du monde , il n'y aurait que les hommes qui 
la puisent estimer, et les hommes ne Tesliment 
pas. 

DIALOGUE IL \ 

ARTEMISE, RAÏMOND LULLE. 

ARTEHISE. 

VJELA m'est tout-à-fait itouyeau. Vous dites 
qu'il y a un secret pour changer les métaux en 
or, et que ce secret s'appelle la pierre philo- 
sophale , ou le grand œuvre. 

R. LuLLE. Oui, je l'ai cherché long-temps. 

Ar. L'avez-vous trouvé? 

R. LuL. Non, mais tout le monde l'a cru, et 
on le croit encore. La vérité est que ce secreè^ 
là n'est qu'une chimère. 

Ab. Pourquoi donc le cherchiez- vous ? 

R. LuL. Je n'en ai été désabusé qu'ici-has. 

An. C'est , ce me semble, avoir attendu un 
peu tard. 

R. LuL. Je vois bien que vous avez envie c^e 
me railler. Nous nous ressemblons pourtant 
plus que vous ne croyez. 

Ar. Moi, je vous ressemblerais? Moi , qui fus 
un modèle de fidélité conjugale, qui bus les 
cendres de mon mari^ qui lui élevai un superbe 
monument admiré de tout l'univers; comment 
pourrais^je Ressembler à un homme qui a passé 
sa vie à chercher le secret de changer les mé- 
taux.enb^?, , , * 

R. LuL. Puii oui, je ^i^. biea ce que je 



DES MORTS. 239 

dis, Apvès. toutes les belles choses^ dont vous 
venez de vqjus vantçr, vous devijiites folle d'uu 
jeune bamme qui ne vous aimait pas. Vous lui 
sacrifiâtes ce b^itiment magnifique dont vous 
eussiez pu tirer taut de gloi^'e , et les cendres 
de Mausole, que vous aviez ayalées, ne furent 
pas un assez bon remède contre Une nouvelle 
passion. 

Ar. Je ne vous croyais pas si bien instruit de 
mes affaires. Cet endroit de ma vie était assez 
incpnnu, et je nejm'imagioais pas qu'il y eût 
bien des ge^s qui le sussent.' 

R . LuL. Vous avouerez dodc que nos desti- 
nées ont du rapport, en ce qu'on nous a fait à 
tous deux Un bonneur que nous ne méritions 
pas; à vous de. croire que vous aviez toujours 
été fidèle aut mânes de votre mari , et à moi 
de. qroiii'e que j'étais venu à bout du grand 
œuvre. 

An. Je l'avouerai très*volontiers« Le publie 
est fait pour être la dupe de beaucoup de 
choses ;. il faut profiler des dispositions où 
il est. 

R. LuIj. Mais n'y aurait41 plus rien qui nous 
fut commun à tous deux ? 

ÀR. Jusqu'à présent je me trouve fort bien 
de vous ressembler. Dites. 

.R. LuL.N'avonS'^nous point tous deuxcber- 
chc une chose qui ne se peut trouyer; vous le 
secret d'âtrc fidèji« à votre mari, et moi celui 
de changer les métaux, en or ? Je crois qu'il 
en est de la fidélité conjugale comme du grand 
œuvre. 



2^0 DIALOGUES 

Aa. Il y ft des gens irai ont si mauvaise opi- 
nion des femmes, qu'ils diront peut-être que 
le grand œuvre n'est pas assez impossible pour 
entrer dans celte comparaison. 

R. LUL. Oh ! je vous le garantis aussi impos- 
sible qu'il le faut. 

Ar. Maïs d'où vient qu'on le cherche, et que 
vous-même qui paraissez avoir été homme de 
bon sens , vous avez donné dans cette rêverie ? 

R. LuL. 11 est yrai qu'on ne peut trouver la 
pieri^ philosophale , maïs il est bon qu'on la 
cherche. En la cherchant on trouve de fort 
beaux secrets qu'on ne cherchait pas* 

Ar. Ne vaudrait-il pas mieux chercher ces 
secrets qu'on peut trouver, que de songer à 
ceux qu'on ne trouvera jamais? 

R. LuL. Toutes les sciences ont leorchimère, 
après laquelle elles courent sans la pouvoir at- 
traper ; mais elles attrapent en chemin d'autres 
connaissances fort utiles. Si la chimie a sa pierre 
philosophale, la géométrie sa quadrature du 
eercle, l'astronomie ses longitudes^ les méca- 
niques leur mouvement perpétuel , il est im- 
possible de trouver tout cela , mais fort utile 
de le chercher. Je vous parle d'une langue que 
vous n'entendez peut-être pas bien^ mais vous 
entendrez bien du moins que la morale a aussi 
sa chimère ; c'est le désintéressement , la par- 
faite amitié.' On n'y parviendra jamais , mais il 
est bon que l'on prétende y parvenir. Du moins 
en y prétendant, on parvient à beauconpd^au- 
tres vertus^ ou à dés actions dignes de louanges^ 
et d'estime. 



OES MORTS. â4t 

Ar. Encore une fois ,. je serais d'ayîs qu'on 
laiissàtlà toutes les chimères, et qu'on ne s'at* 
ttch&t qu'à la recherche de ce qui est réel. 

R. LuL. Pourrez-vousle croire? Il faut qu'en 
toutes choses les hommes se proposent un point 
de perfection au-delà même de leur portée. 
Ils. ne se mettraient jamais en chemin , s'ils 
croyaient n'arriver qu où ils arriveront effecti- 
vement ; il &ut qu'ils aient devant les yeux un 
terme imaginaire qui les anime« Qui m'eût dit 

Îue la chimie n'eut pas dû m'apprendre à faire 
e l'or, je l'eusse négligée. Qui vous eût dit 
que l'extrême fidélité dont vôus^ vous piquiez 
à r^ard de votre mari , n'était point naturelle, 
TOUS n'eussiez pas pris la peine d'honorer la 
mémoire de Maùsole par un tombeau magni- 
fique. On perdrait courage , si on n' jetait pas 
soutenu par des idées fausses. 

Ar. Il n'est donc pas inutile que les hommes 
soient trompés ? 

R. LuL. Gomment, inutile! Si par malheur 
la vérité se montrait telle qu'elle e^t, tout serait 
perdu ; mais il parait bien qu'elle sait de quelle 
importance il est qu'elle se tienne toujours assez 
bien cachée. 



DIALOGUE III. 

APICIUS, GALILÉE. 

APICIUS. 

Ah ! que je suis fâché de n'être pas né dans 

votre siècle ! ' 
Galilée. li mé semble que de l'hupieur dont 
Plural, des Mondes. .|i 



-, / 



r. 



d42 DIALOGUES 

VOUS étiez , vous deviez vous accommoder assez 
bien du siècle où vous vécûtes. Vous ne vouliez 
que maBger délicieusement , et vous vous trou- 
vâtes au monde dans Rome y justement lorsque 
Rome était maîtresse paisible de Tunivers, qu on 
* 7 voyait arriver de tous côt& les oiseaux et les 
poissons les plus rares, et qu'enfin toute la terre 
semblait n'avoir été subjuguée par les Romains 
que. pour contribuer à leur bonne obère. 

Api. Mais mon sièele était ignorant , et s'il 
eût eu un bomme comme vous, j'eusse été 
[e cbercber au bout du monde.. Les voyages 
ne me coûtaient rien. Savez-vous celui que je 
fis pour une certaine sorte de poisson dont je 
mangeais à Minturne dans la Campanie ! On 
me dit que ce poisson -là était bien plus gros 
en Afrique ^ aussitôt j'équipe un vaisseau , et 
fais voile en Afrique. La navigation fut difficile 
et dangereuse. Quand nous appi*ocbàmes des 
côtes d'Afrique , je ne sais combien de barques 
depécbeurs vinrent au-devant de moi, car ils 
étaient déjà avertis de mon voyAge , et m'ap«- 
portèrent de ces poissons qui en étaient le su- 
jet. Je ne les trouvai pas plus gros que ceux de 
Minturne; et clans le même moment, sansêtr« 
touché de la curiosité de voir un pays que je 
n'avais jamais vu , sans avoir égard aux prières 
de l'équipage qui voulait se rafraicliir à terre, 
j'ordonnai aux pilotes que Ton retournât en 
Italie. Vous pouvez croire que j'eusse essuyé 
bien plus volontiers cette fatigue-là pour vous. 
GAs. Je ne puis deviner quel eût été votre 
dessein. J'étais un pauvre savant accoutumé à 
une vie frugale , loujom^s attacbé aux étoiles , 
et fort peu habile en ragoûts. 



DES MORTS. 243 

A?i. Mais VOUS ayez inventé l«s lunettes de 
longue vue ; après vous on a fait pour les oi*eilles 
ce que vous aviez fait j)Our les yeux, et j'en- 
tenus dire qu'on a inventé des trompettes qui 
redoublent et grossissent la voix. Enfin vous 
avçz perfectionné et vous avez appris aux autres 
à perfectionner les sens. Je vous eusse prié de 
travailler pour le sens du goût , et d'imaginer 
quelque instrument qui augmentât le plaisir de 
manger, 

6a. Fort bien^ comme si le goût n'avait pas 
naturellement toute sa perfection. 

Api. Pourquoi Ta-t-il plutôt que la vue? 

G A . La vue es t aussi très-parfaite . Les hommes 
ont de fort bons yeux. 

Api. Et qui sont donc les mauvais yeux aux- 
quels vos lunettes peuvent servir ? 

6a. Ce sont les yeux des phiiosoplies. Ces 
gens-là , à qui il importe de savoir si le soleil a 
des taches, si les planètes tournent sur leur 
centre, si la voie de lait est composée de petites 
étoiles, n'ont pas les yeux assez bons pour dé- 
couvrir ces objets aussi clairement et aussi dis- 
tinctement qu'il faudrait ; mais les autres hom- 
mes, à qui tout cela est indifférent , ont la vue 
admirable. Si vous ne voulez que jouir des 
choses, rien ne vouis manque pour en jotiir, 
mais tout vous manque pour les connaître. Les 
hommes n'ont besoin de rien , et les philoso- 
phes ont besoin de tout. L'art n'a point de 
nouveaux instrumens à donner aux un« , et ja- 
mais il n'en donnera assez aux autres. 

Api. Je consens que l'art ne donne pas au 
commun des hommes de nouveaux instruoiens 



244 DIALOGUES 




pour 

tiendrais bien payés des soins que la philoso- 
phie leur coûte; car enfin i quoi sert-elle, si 
elle ne fait des découvertes? et qu'a-t-on à faire 
des découvertes , si ce n^est sur les plaisirs ? 

Ga. Il y a long-temps que Ton a fait cette 
plainte. 

Api. Mais puisque la rais Al fait quelquefois 
des acquisitions nouvelles , pourquoi les sens 
n'en/eraient-ils pas aussi ï II serait bien plus 
important qu'ils en fissent. 

Ga. Ils en vaudraient beaucoup moins. Ils 
sont si parfaits , qu'ils ont trouvé d'abord 
tous les plaisirs qui les pouvaient flatter. Si la 
raison trouve de nouvelles connaissances , il 
faut l'en plaindre ; c'est qu'elle était naturelle- 
ment Irès-im parfaite. 

Api. Et les rois de. Perse qui proposaient de 
grandes récompenses à ceux qui inventeraient 
de nouveaux plaisirs , étaient-ils fous? 

Ga. Oui. Je suis assuré qu'ils ne se sont pas 
ruinés à ces sortes de incompensés. Inventer de 
nouveaux plaisirs, il eût fallu auparavant faire 
naître dans les hommes de nouveaux besoins. 

Api. Quoi ! chaque platiâir serait fondé sur un 
besoin ? J'aimerais autant abandonner l'un pour 
l'autre. La nature ne nous aurait donc rien 
donné gratuitement ? 

Ga. Ce n'est pas ma faute. Mais vous qui 
condamnez mon avis , vous avez plus d'intérêt 
qu'un auue qu'il soit vrai. S'il se trouvait des 
plaisirs nouveaui^, vous consd>ène«*vous jamais 



DES MORTS. J245 

de n'avoir pas été réservé pour vivte dans les 
derniers temps où vous eussiez profité des dé^ 
couvertes de tous les siècles ? Pour les connais- 
sances nouvelles , je sais que vous ne les envie- 
rez pas à ceuii qui les auront. 

Api. J'entre dans votre sentiment ; il faV:Orise 
mes inclinations plus que je ne croyais. Je vois 
que ce n'est pas un grand avantage, pour les con- 
Daissances , puisqu'elles sont abandonnées à 
ceux qui veulent s'en saisir, et^ue la nAure 
n'a pas pris la peine d'égaler sur cela les hommes 
de tous les siècles; mais les plaisirs sont de 
plus grand prix. Il y aurait eu trop d'injustice 
à souffrir qu'un siècle en pût avoir plus qu'un 
autre, et par cette raison, le partage en a. été 
égal. 



DIALOGUE IV. 

PLATON , MARGUERITE D'ECOSSE. 
MAKG. d'ÉGOSSE. 

V ENEZ à mon secours , divin Platon , venez 
prendre mon parti, je vous en conjure. 

Platon. De quoi s'agit-il ? 

M . d'£ . Il s'agit d'un baiser que je donnai av«c 
assez d^ardeur à un savant homme (i), fort laid. 
J'ai beau dire , encore à présent , pour ma jus- 
tification, ce que je dis alors , que j'avais voulu 
baiser cette boucbe d'où étaient sorties tant de 
belUs paroles, il y a là je ne sais combien 

• — - 

(1) Alain Charticàr. 



2^6 DlALaCU^S 

d'ombres qui se moquent de moi^ et qui me 
soutiennent que de telles faveurs ne sont que 
pour les bouches qui sont belles, et non pour 
celles qui parlent bien , et que la science ne doit 
point être payée en même monnaie que la beau- 
té. Venez apprendre à ces ombres que ce qui 
est véritablement digne de causer des passions 
échappe à la vue , et qu'on peut êti*e charmé 
du J^eau, même au travers de l'enveloppe d'un 
corps très-laid dont il sera revêtu. 

Pla. Pburquoi voulez- vous que faille débiter 
ces choses-là ? Elles ne sont pas vraies. 

M. d'E. Yous les avez déjà débitées mille et 
mille fois. 

Pla. Oui, mais c'était pendant ma vie. J'étais 
philosophe , et je voulais parler d'amour ; il 
n'eût pas été de la bienséance de mon caractère 

Se j en eusse parlé comme les auteurs des 
lies (i) milésiennes; je couvrais ces matières- 
là d'un galimatias philosophique , comme d'un 
nuage qui empêchait que les yeux de tout le 
monde ne les reconnussent pour ce qu'elles 
étaient. 

M. d'E. Je ne crois pas que vous songiez à 
ce que vous me dites. Il laut bien que vous 
ayez parlé d'un autre amour que de l'amour 
ordinaire , quand vous avez décrit si pompeu- 
sement ces voyages que les âmes ailées font 
dons des chariots sur la dernière voûte des cieux, 
où elles contemplent le beau dans son essence ; 
leurs chutes malheureuses d'un lieu si élevé 
jusque sur la terre , par la faute d'un de leurs 

(i) Romans de ce temps-là. 



DES M O RT S. 247 

chevaux qui est très -mal aisé à mener ; le frois- 
sement de leurs ailes ; leur séjoùrdans les corpsi 
ce qui leur arrive à la renconlre d'un beau 
visage, qu'elles reconnaissent pour une copie de 
ce beau qu'elles ont vu dans le ciel ; leurs ailes 
qui se réchauffent, qui recommencent à pousser 
et dont elles tâchent de .se servir pour s'envoler 
vers ce qu'elles aiment ; enfin cette crainte, cette 
horreur , cette épouvante dont elles sont frap- 
pées à la vue de la beauté qu'elles savent qui 
est divine , cette sainte fureur qui les trans-^ 
porte, et cette envie qu'elles sentent de faire 
des sacrifices à l'objet de leur amour , comme 
on en fait aux dieux. 

Pli. Je vous assure que tout cela bien en- 
tendu et fidèlement traduit, veut seulement 
dire que les belles personnes sont propres à 
inspirerbien des transports. 

M. d'E. Mais, selon vous , on ne s'arrête point 
à la beauté corporelle , qui ■ ne fait que rap-ï 
peler le souvenir d'uiie beauté infiniment plus 
charmante. Serait-il possible que tous ces mou- 
vemenssi vifs que vous aviez dépeints nefussent 
causés que par de grands yeux , une petite bou- 
che et un teint frais ? Ah ! donnez-leur pour 
objet la beauté de l'âme, si vous voulez les 
justifier et vous justifier vous-même de les 
avoir dépeints. 

Pla. Voulez-vous que je vous ^ise la vérité? 
La beauté de l'esprit donne de l'admiration , 
celle del'àniedonne de l'estime, et celle du corps 
de l'amour. L'estime et l'admiration sont assez 
tranquilles ; il n'y a que ramoùl* qui soit im- 
pétueux. 



/ 



248 DIALOGUES 

M. d'E. Yous êtes devenu libe^tia depuis 
votre mort ; car nou-seuleuient pendant votre 
vie vous parliez un autre langage sur rameur, 
mais vous mettiez en pratique les idées sublimes 
que vousien aviez conçues. N'avez-vous pas été 
amoureux d'Arquéanasse de Colophon, lors* 
qu'elle était vieille? Ne fttes-vous pas ces vers 
pour elle ? , * 

L'aimable Arquéanasse a inériié ma foi ; 

Elle a des ridçs ; mais je sois 
Une troupe d^amours se jouer dans ses rides. - 
YoQs qui pûtes la voir avant que ses appas 
Sussent du cours des ans reçu ces petits TÎdes , 

Ah 1 que ne souffîites-yous pas? 

Assurément cette troupe d'amours qui se 

I'ouaient dans les rides d' Arquéanasse , c'étaient 
es agrémens de son esprit que l'âge avait per* 
fectionnés. Vous plaigniez ceux qui l'avaient 
vue jeune , parce que sa beauté avait fait des 
Impressions trop sensibles sur eux ^ et vous ai- 
miez en elle le mérite qui ne pouvait être dé- 
truit par les années. 

Pla. Je vous suis trop obligé de ce que vous 
voulez bien interpréter si favorablement une 
petite satire que je fis contre Arquéanasse , qui 
croyait me donner de l'amour à l'âgîe qu'elle 
avait. Mes passions n'étaient point si métaphy- 
siques que vous pensez , et je jhiîs vous lé prou- 
ver par d'autres vers que j'ai faits. Si j'étais 
encore vivant, je ferais la même cérémonie 
que je fais faire à mon Socrale , lorsqu'il va 
parler d'amour; je tne couvrirais le visage , et 
vous ne m'entendriez qu'au travers d'un voile ; 



\ 



DES MORTS. ^4Q 

mais ici ces façoiis4à ne sont pas néciMsaires. 
Yotci.me8 vers : 

Lorsqa'Agatliis , par un baiser de flamme^ ^ 

Gonflent à me payer des naïuz qae j'ai sentis , ^ 

Sur mes lèvres soudain je sens venir mon âne 

Qui veut passer sur celles d^Agathis. 

M. d'E. Est-ce- Platon quefeoleads? 

Pla. Lui-même. 

M. d'E. Quoi J Platon avec ses épaules car* 
réeSy sa figure sérieuse, et toute la philosopliie 
({u'il avait dans la tête, Platon a connu cette 
espèée de baiser ?• 

JPla. Oui. 

M. d'E. Mais songez* vous bien que le baiser 
que je donnai à mon savant fut tout-à-&it phi- 
losophique , et que celui que vous donnâtes à 
votre maîtresse ne le fut point du tout ; que je 
fis votre personnage , et que vous fîtes le mîen? 

Pla. J'en tombe d'accord; les philosophes 
sont galans , tandis que ceux qui seraient nés 
pour être galans s'amusent à être philosophes. 
Nous laissons courir après les chimères de la 
philosophie les gens qui ne les connaissent pas, 
et nous nous rabattons sur ce qu'il y a de réel. 

M. d'E. Je vois que je m'étais trés«-mal 
adressée à Tamant d'Agathis , pour la défense 
de mon baiser. Si j'avais eu de l'amour pow ce 
savant si laid , je trouverais encore bien moins 
mon compte aVec vous. Cependant l'esprit 
peut causer des passions par lui-même , et bien 
en prend aux femmes. Elles se sauvent de ce 
côté-là', si elles ne sont pas belles. 

Pla. Je ne sais si l'esprit cause des passions ; 
mais je sais bien qu'il met le corps en état d'en 



* Il 



d5o DIALOGUES 

faire nattre sans le secours de la beauté , et lui 
donne ragrément qui lui manquait. Et ce qui en 
est une preuve, cest quil faut que le corps 
soit de la partie , et fournisse toujours quelque 
chose du sien , c^est-à-dire , tout au moins de 
la jeunesse ; car s'il ne s'aide point du tout , 
l'esprit lui est absolument inutile. 

M. d'E. Toujours de la matière dans l'amour! 

Pla. Telle est sa nature. Donnez-lui, si vous 
voulez, l'esprit seul pour objet, vous n'y ga- 
gnerez rien ; vous ser^z étonnée qu'il rentrera 
aussitôt dans la matière. Si vous n'aimiez que 
l'esprit de votre savant, pourquoi le baisâtes- 
vous î C'est que le corps est destiné à recueillir 
le profit des passions que l'esprit même aurait 
inspirées. 



DIALOGUE V. 

STRATON, RAPHAËL D'URBIN^ 

STRATON. 

Je ne m'attendais pas que le conseil que je 
donnai à mon esclave dut produire des effets 
si heureux. Il me valut là haut la vie et la 
royauté tout ensemble ; et ici il m'attire l'ad- 
xniralîon de tous les sages. 

Raphaël d'Ur. Et quel est ce conseil ? 

Stra. J'étais à Tyr. Tous les esclaves de 
celle ville se révoltèrent , et égorgèrent leurs 
maîtres; mais un esclave, que j'avais, eut as- 
sez d'humanité pour épargner ma vie , et pour 
me dérober à la fureur de tous les autres. lU 



DES MORTS. û5l 

convinrent de choisir pour roî , celui d'entre 
eux qui, à un certain jour, apercevrait le pre- 
niiier le lever du soleil/ Ils s'assemblèrent dans 
une campagne. Toute celte multitude avait les 
yeux attachés sur la partie orientale du ciel , 
d'où le soleil devait sortir; mon esclave seul, 
que )* avais instruit de ce qu'il avait à faire, re- 
gardait vers l'Occident. Vous ne doutez pas 
que les autres ne le traitassent de fou. Cepen- 
dant en leur tournant le dos, il vit les premiers 
rayons du soleil qui paraissaient sur le haut 
d'une tour fort élevée , et ses compagnons en 
étaient encore à chercher vers l'Orient le corps 
même du soleil. On admira la subtilité d'esprit 
qu'il avait eue; mais il avoua qu'il me la devait, 
et que je vivais encore , et aussitôt je fus élu 
roi y comme un homme divin. 

R. d'Ur. Je vois bien que le conseil que vous' 
donnâtes à votre esclave vous fut fort i^tile , 
mais je ne vois pas ce qu'il y avait dVdmirable. 

Stra. Ah ! tous les philosophes qui sont ici 
vous répondront pour moi, que j'appris à mon 
esclave ce que tous les sages doivent pratiquer; 

3ue pour ti'ouver la vérité , il faut tourner le 
os à la multitude , et que les opinions com- 
munes sont la règle des opinions saines, pour* 
vu qu'on les prenne à contre-sens. 

R. d'Ur. Ces philosophes->là parlent bien eu 
philosophes. C'est' leur métier de médire des 
opinions communes et des préjugés ; cepen- 
dant il n'y a rien ni de plus eommode ni de 
plus utile. 

Stkà. a la manière doi^ vous en parlez^ ou 



^53 DIALOGUES 

devine bien que vous ne vous êtes pas mal 
trouvé (le les suivre. 

D. d'Ur. Je vous assure que, si je m^ déclare 
pour les préjugés^ c'est sans intérêt; car au 
contraire , ils me donnèrent dans le monde un 
assez grand ridicule. On travaillait à Rome 
dans les ruines pour en retirer les statues, et 
comme fêtais bon sculpteur et bon peinture, on 
m'avait choisi pour juger si elles étaient an- 
tiques. Michel-Ange , qui était mon ooncar- 
renl, fit secrètement une statue de Bacchos 

f parfaitement belle. Il lui rompit un doigt après 
'avoir faite, et l'enfouit dans un lieu ou il 
savait qu'on devait creuser. Dès qu'on l'eut 
trouvée, je déclarai qu'elle était antique. Mi- 
chel-Ange soutint que c'était une figure mo^ 
derne. Je me fondais principalement sur la 
beauté de la statue, qui, dans les principes de 
l'art, méritait de venir d'une main grecque ; et 
à force d'élre contredit, je poussai le Baccbus 
jusqu'au temps de Poljclète oude Phidias. A la 
fin Michel- Ange montra le doigt rompu, ce qui 
était un raisonnement sans réplique. On se 
moqua de ma préoccupation ; mais sans cette 
préoccupation qu'eussé-je fait? J'étais juge, et 
cette qualité-là v^ut qu'on décide. 

Strà. Vous eussiez décidé selon la raison. 
R. d'Ur. £t la raison décide-t-elle? Je 
u'busse jamais su, en la consultant, si la statue 
était antique ou non ; j^sse seulement su 
qu'elle était très-belle ; mais le préjugé vient 
au secours, qui me dit qu'une belle statue doit 
être antique , voilà une décision , et je juge. 



DES MORTS. 1^53 

Stra« Il se pourrait biea faire que là raison 
ne fournirait pas des principes incontestables 
sur des matières aussi peu im portantes que celle- 
là ; zpais sur tout ce qui regc^rde la conduite des 
hommes, elle a des décisions très -sûres, le 
malheur est qu'on ne la consulte pas« 

R. d'Ur. Consultons-la sur quelque point, 
pour voir ce qu^elle établira. Demandoos-lui 
s'il faut qu'on pleure ou qu'on rie à la mort de 
ses amis ou de ses parens. D'un côté i vous dira* 
t-elle , ils sont perdus pour vous, pleurez. D'un 
autre côté , ils sont délivrés des misères de la 
vie, riez. Voilà les réponses de la raison ; mais 
la coutume du pays nous détermine. Nous pleu*^ 
rons , si elle nous l'ordonne ; et nous pleurons 
si bien, que nous ne concevons pas qu^on puisse 
rire sur ce sujet-là ; ou nous en rions, et nous 
en rions si bien, que nous ne concevons paiS 
qu'on puisse pleurer. 

Stha. La raison n'est pas toujours si irréso- 
lue. Elle laisse à faire au préjugé ce qui ne mé- 
rite pas qu'elle fasse elle-même ; mais sur corn** 
bien de choses ti'ès-considérables a-t-*eUe des 
idées nettes^ d'où elle tire, des conséquences 
qui ne le sont pas moins ? 

R. d'Ur. Je suis fort ti*ompé si elles ne sont 
en petit nombre, ces idées nettes. 

SxRA. Il n'importe ^ on ne doit ajouter qu'à 
elles une foi entière. 

R. i>'Ur. Cela ne se peut , parce que la raiso» 
nous propose un trop petit nombre de maximes 
certaines, et que notire esprit est fait pour en 
croire ^avantage. Ainsi le surplus de sou incji- 



254 DIALOGUES 

nation à croire ya au profil des préjugés , et }es 
fausses opinions aclièvent de la remplir. 

Strâ. Eh ! quel besoin de se jeter dans Ter- 
reur ? ne peut-on pias dans les choses douteuses 
suspendre son jugement? La raison s'arrête 
quand elle ne sait quelle chemin prendre. 

R. d'Ur. Vous dites vrai : elle n'a point alors 
d'autre secret pour ne point s'écarter, que de 
ne pas faire un seul pas ;. mais cette situation 
est un état violent pour Tesprit humain ; il est 
en mouvement , il faut qu'il aille. Tout le 
monde ne sait pas douter ; on a besoin de lu- 
mières pour y parvenir, et de force pour s'en 
tenir là. D'ailleurs le doute est sans action , et 
il faut de Taction parmi les hommes. 

StrA. Aussi doit-on conserver les préjugés 
de la coutume pour agir comme un autre 
homme; mais on. doit se défaire des préjugés 
de l'esprit pour penser en homme sage. 

R. d'Ur. Il vaut mieux les consierver tons. 
Vous ignorez apparemment les deux réponses 
de ce vieillai*d samnite, à qui ceux de sa na- 
tion envoyèrent demander ce qu'ils avaient à 
faire , quand ils eurent enfermé dans le pas des 
Fourches Caudines toute l'armée des Romains, 
leurs ennemis mortels , et qu'ils furent en pou- 
'voir d'ordonner souverainement de leur desti- 
née. Le vieillard répondit que l'on passât au 
fil de l'épée tous les Romains. Son avis parut 
trop dur et trop cruel , et les Samnites ren- 
voyèrent vers lui pour lui en représenter les 
inconvéniens. Il répondit que l'on donnât la 
vie à tous les Romains , saUs conditions.. On ne 



DES MORTS. 255 

suivît ni l'un ni l'autre conseil , et on s'en 
trouva mal. Il en va de même des préjugés ; il 
faat les conserver tous , ou les exterminer tous 
absolument. Autrement ceux dont vous vous 
êtes défait vous font, entrer en défiance de 
toutes les opinions qui vous restent. Le mal* 
heur d'être trompé sur bien des choses n'est 
pas récompensé par le plaisir d^ Têtre sans le 
savoir, et vous n avez ni les lumières de la vé- 
rité , ni l'agrément de Terreur. 

Stra. S'il n'y a pas moyen d'éviter l'alter- 
native que vous proposez , on ne doit pas ba- 
lancer à prendre son parti. Il faut se défaire 
de tous ses préjugés. 

R. d'Ur. Mais la raison chassera de notre 
esprit toutes ses anciennes» opinions et n'en 
niettra pas d'autres en la place. Elle y causera 
une espèce de vide. Et qui peut le soutenir? 
Non , non , avec aussi peu de raison qu'en ont 
les hommes , il leur faut autant de préjugés 
qu'ils ont accoutumé d'en avoir. Les préjugés 
sont le supplément de la raison. Tout ce qui 
manque d'un côté , on le trouve de l'autre. 



DIALOGUE VI. 
l^UCRÈCE, BARBE PLOMBERGE. 

BARBE PLOMBERGE. 

V o u S ne voulez pas me croire ; cependant il 
n'y a rien de plus vrai. L'empereur Charles V 
eut avec la princesse que \e vous ai nommée , 
une intrigue à laquelle je servis de prétexte;. 



256 OIALOGUBS 

mais la chose aUa plas loin. Là princesse me 
pria de Touloir bien aussi iêtre la mère d'un 
petit prince qni vint au jour, et j'y consentis 
pour lai faire plaisir. Vous yoilà bien étonnée? 
M'ayez^vous pas ouï dire que quelque mérite 
qu'ait une personne^ il faut qu'elle se mette 
encore au«>aessus de ce mérite par le peu d'es« 
time qu'eUe en doit faire ; que les gens d'esprit, 

Sar exemple, doivent être en cette matière au- 
essus de leur esprit même? Pour moi j'étais 
aunlessua de ma vertu, j'en avais plus que je 
ne me souciais d'en avoir. 

LuGRiCE. Bon! vous badinez, on ne peut 
jamais en avoir trop. 

B» Plok. Sérieusement , qui voudrait me 
renvoyer au monde , à condition que je serais 
une pei'sonne accomplie , je ne crois pas que 
j'acceptasse le parti ; je sais qu'étant si parfaite, 
je donnerais du chagrin à trop de gens ; je de- 
manderais toujours à avoir quelque défaut ou 
quelque faiblesse pour la consolation de ceui 
avec qui j'aurais à vivre. 

Lu. C'est-à-dire , qu'en £eiveur des femmes 
qui n'avaient pas tant de vertu , vous aviez un 
peu adouci la vôtre. 

B. Plom. J'en avais adouci les apparences , 
de peur qu'elles ne me regardassent comme 
leur accusatrice auprès du public , si elles 
m'eussent crue beaucoup plus sévère qu'elles. 

Lu. Elles vous étaient en vérité fort obli- 
gées, et surtout la princesse, qui était assez 
heureuse d'avoir trouvé une mère pour ses en- 
fans. Et ne vous en donna -t-elle qu'un? 

B. Plom. Non, 



DES MORTS. 257 

Lu. Je m'en étonne ; elle devait profiter da« 
vantage de la commodité qu^elle avait ^ar 
vous ne vous embarrassiez point du tout cœ la 
réputation. 

B. PI4OM. Je vais vous surprendre. SacheE 
que Findifférence que j'ai eue pour la réputa- 
tion m'a réussi. La vérité s'est fait connaître 
malgré tous mes soins, et on a démêlé à la fin 
que le prince qui passait pour mon fils ne Vé*- 
tait point ; on m'a rendu plus de justice que je 
n'en demandais ; et il me semble qu'on m'avait 
voulu récompenser par-là de ce que je n'avais 
point fait parade de ma vertu, et de ce que 
)'avais généreusement dispensé le public de 
l'estime qu'il me devait. 

Lu. Yoilà une belle espèce de générosité ! Il 
ne faut point là-dessus faire de grâce au public. 

B. Plom. Tous le croyez ? il es tbien bizarre; 
il tache qiielquçfois à se révolter contre ceux 
qui prétendent lui imposerd'une manière trôjp 
impérieuse la nécessité de les estimer. Vous de-* 
vriez savoir cela, mieux que personne. II y a eu 
des gens qui ont été en quelque sorte blessés 
de votre trop d'ardeur pour la gloire ; ils ont 
fait ce qu'ils ont pu pour ne vous pas tenir 
autant de compte de votre mort qu'elle le 
méritait. 1 

Lu* £t quel moyen .ont-ils trouvé d'attaquer 
une action si héroïque ? 

. B. Plom. Que sais- je ? Ils ont dit que vous 
vous étiez tuée un peu tard ; que votre mort en 
eût valu mille fois davantage , si vous n'eus- 
siez pas attendu les derniers efforts de Tar- 
quin ; mais qu'apparemment vous n'aviez pas 



4 



258 ÛlALÔGUEâ 

voulu VOUS tuer à la légère, et sans bien savoir 
pourquoi. Enûn, il paraît qu'on ne vous a ren- 
du justice qu à regret , et à moi on me l'a ren- 
due avec plaisir. Peut-être a-ce été parce que 
vous couriez trop après la gloire, et que moi 
je la laissais venir, sans souhaiter même qu^elle 
vînt. 

Lu. Ajoutez que vous faisiez tout ce qui vous 
était possible pour l'empêcher de venir. 

B. Plom. Mais n'est-ce rien que d^être m^a- 
deste. Je l'étajs assez pour vouloir bien que ma 
vertu fût inconnue. Vous, au contraire^ vous 
mîtes toute la vôtre en étalage et en pompe. 
Vous ne voulûtes même vous tuer que dans une 
assemblée de parens. La vertu n'est-élle pas 
contente du témoignage qu'elle se rend à elle- 
même ? N'est-il pas d'une grande âme de mé- 
priser cette chimère de gloire ? 

Lu. n s'en faut bien gardei^. Ce serait une 
sagesse trop dangereuse. Cette chimère-là est 
ce qu'il y a de plus puissant au mondé. Elle est 
l'âme de tout, on la préfère à tout; et voyez 
comme elle peuple les Champs-Elysées : la 
gloire nous amène ici plus de gens que la 
fièvre. Je suis du nombre de ceux qu'elle y a 
amenés ; j'en puis parler. 

B. Plom. Vous êtes donc bien prise pour 
dupe , aussi-bien qu'eux , vous qui êtes morte 
de celte maladie là ? Car du moment qu'on est 
ici-bas , toute la gloire imaginable ne fait au- 
cun bien. 

Lu. C'est là un des secrets du lieu où nous 
sommes ; il ne faut pas que les vivans le sa- 
chent. 



t)E5 MORTS. aSÇf 

B. Plom. Quel mal y aurail-il qu^ils se dé- 
fissent d'une idée qui les trompe ? 

Lu. On ne ferait plus d'actions héroïques. 

B. Plom. Pourquoi ? On les ferait par la vue 
de son devoir. C'est une vue bien plus noble. 
Elle n'est fondée que sur la raison. 

Lu. Et c'est justement ce qui la rend trop 
faible. La gloire n'est fondée que surl'imagi- 
natiou, et elle est bien plus forte. La raison 
elle-même n'approuverait pas que les hommes 
ne se conduisissent que par elle ; elle sait trop 
que le secours de l'imagination lui est néces« 
saire. Lorsque Curtius était sur le point de 
se sacrifier pour sa patrie^ et de sauter tout ar- 
mé , et à cheval^ dans ce gouffre qui s'était 
ouvert au milieu de Rome , si on lui eût dit : 
Il est de votre devoir de vous jeter dans cet 
abîme ; mais soyez sûr que personne ne par^ 
lera jamais de votre action, de bonne foi , je 
crains bien que Curtius n'eût fait retourner 
son cheval en arrière. Pour moi , je ne réponds 
point que je me fusse tuée, si je n'eusse envi- 
sagé que mon devoir. Pourquoi me tuer ? J'eusse 
cru que mon devoir n'était point blessé par la 
violence qu'on in' avait faite; tout au plus, 
j'eusse cru le satisfaire par des larmes; mais 
pour se faire un nom , il fallait se percer le 
sein , et je me le perçai. 

B. Plom. Vous dirai-je ce que j'en pense? 
J'aimerais autant qu'on ne fit point de grandes 
actions, que de les faire par un principe aussi 
faux que celui de la gloire. 

Lu. Vous allez un peu trop vite. Au fond , 



!i60 DIALOGUES DES MOHTS. 

tous le$ devoirs se trouvent remplis , quoiau'on 
ne les remplisse pas par la vue du devoir; 
toutes les grandes actions qui doivent être 
faites par les hommes, se trouvent faites : enfin 
Tordre que la nature a voulu établir dans l'u- 
nivers , va toujours sou train ; ce qu'il y a à 
dire , c'est que , ce que la nature n aurait pas 
obtenu de notre^'raison , elle Tobtient de notre 
folie. 



i 






DIALOGUES 



DES 



MORTS MODERNES. 



DIALOGUE I. 

SOLIMAN, JULIETTE DE GONZAGUE. 

SOLIHA.N. 

Ah ! pourquoi est-ce ici la première fois que 
je vous vois ? Pourquoi ai-je perdu toute la 
peine que j'ai prise pendant ma vie à vous faire 
chercher ? J'eusse eu dans mon sérail la plus 
belle personne de l'Italie , et à présent je ne 
vois qu'une ombre qui n'a point.de traits , et 
qui ressemble à toutes les autres. 

J. deGonzaGUB. Je ne puis trop vous re- 
mercier de l'amour que vous eûtes pour moi^ 
sur la réputation que j'avais d'être belle. Cela 
même redoubla beaucoup cette réputation , et 
je vous dois les plus agréables momens que 
j'ai 'passés. Surtout je me souviendrai tou*- 
jours avec plaisir de la nuit où le pirate Bar* 
berousse , à qui vous aviez donné ordre de 
m'enlever, pensa me surprendre dans Gayette, 



262 DIALOGUES 

et m'obligea de sortir de la ville dans un 
désordre et une précipitation extrêmes. 

So. Par quelle raison préniez-vous la fuite , 
si vous étiez bien aise qu'on vous chercbât de 
ma part ? 

J, DE GON. J^étais ravie qu'on me cberchât, 
et plus encore qu'on ne pût.m'atiraper. Rien 
ne me flattait plus que de penser que je man- 
quais au bonbeur de F heureux Soliman, e t qu' on 
me trouvait à dire dans le sérail , dans un lieu 
si rempli de belles personnes ; mais je n'en vou- 
lais pas davantage. Le sérail n'est agréable que 
pour celles qui y sont souhaitées , et non pour 
celles qu'on y renferme. 

So. Je vois bien ce qui vous faisait peur ; ce 
grand nombre de rivales ne vous eût point ac- 
commodé. Peut-être aussi craigniez-vous que 
parmi tant de femmes aimables , il y en eut 
beaucoup qui ne ûsseut que servir d'ornement 
au sérail. 

J. DE GO'Sf, Vous me donnez-là de jolis sen- 
timens. 

Sor Quest-ce que le sérail avait donc de si 
terrible ? 

J. DE GON. J'y eusse été blessée au dernier 
point de la vanité de vous autres sultans qui, 
pour faire montre de votre grandeur, y enfer- 
mez je ne sais combien de belles personnes 
dont la plupart vous sont inutiles, et ne lais- 
sent pasd'étre perdues pour le reste de la te>re. 
D'ailleurs croyez-vous que l'on s'accommode 
d'un amant dont les déclarations d'amour sont 
/des ordres indispensables , et qui ne soupire 



DES MORTS. 2i63 

que sur le ton d'une autorité absoluç ? Non , je 
n'étais pas propre pour le sérail , il n'était pas 
besoin que vous me fissiez chercher , je n'eusse 
jamais fait votre bonheur. 

So. Camment en êtes vous si sûre? 
J.. DE Gow. C'est que je sais que.vous n^eus- 
siez pas* fait le mien. 

So. Je n'entends pas bien la conséquence. 
Qu'importe que j'eusse fait votre bonheur ou 
non?* 

J.deGon. Quoi ! vous concevez qu'on puisse 
être heureux en amoUr par une personne que 
l'on ne rend pas heureuse ; qu'il y ait /pour 
ainsi dire, des plaisirs solitairesqui n'aient pas 
besoin de se comYnuniquer;et qu'on en jouisse 
quand on ne les donne pas? Ah ! ces sentimens 
font iidrreur à des cœurs bien faits. 

So. Je suis Turc : il me serait pardonnable de 
n'avoir pas toute la délicatesse possible. Cepen- 
dant il me semble que je ri'ai pas tant de tortr 
Ne venez- vous pas de condamner bien forte- 
ment la vanité? 
J. DE GON. Oui- 

So. Et n est ce pas un mouvement de vanité 
que de vouloir faire le bonheur des autres ? 
K'est-xe pas une fierté insupportable de ne 
consentir que vous me rendiez heureux qu'à 
condition que je vous rendrai heureuse aussi? 
Un sultan est plus modeste , il reçoit du plai- 
sir de beaucoup de femmes très-aimables, à 
qui il ne se pique point d'en donner. Ne riez 
point de ce. raisonnement, il e6t plus solide 
qu'il ne vous parait. Songez-y, étudiez le cœur 
humain, et vous trouverez qu^e cette déliea- 



a64 DIALOGUES 

tesse que vous estimiez tant n estqu'.une espèce 
de rétribulion orgueilleuse ; ou ne veut rien 
devoir. 

J. DE Gorr. Hé bien donc ! je conviens que 
la vanité est nécessaire* 

So* Vous la blâmiez tant tout-à-rheure ! 

J. DE GON. Oui , celle dont je padats; mais 
j'approuve fort celle-ci. Avez-vous de la pçine 
àcoucevoirquelesbouuesqualités d'un homme 
tiennent à d'autres qui sont mauvaises , et qu'il 
serait dangereux de le guérir de ses défauts? 

So. Mais on ne sait à quoi s'en tenir. Que 
faut-il donc penser de la vanité ? 

J. DE Gojn. A un certain point , c'est vice ; un 
peu en deçà, c'est vertu. 



DIALOGUE IL 

PARACELSE, MOLIÈRE. 

MOLIÈRE. 

JN'y eût-il que votre nom, je serais charmé 
de vous, Paracelse ! On croirait que vous seriez 
quelque Grec ou quelque Latin , et on ne s'avi- 
serait jamais de penser que Paracelse était un 
philosophe suisse. 

Paragelse. J'ai rendu ce nom aussi illustre 
qu'il est beau. Mes ouvrages sont d'un grand 
secours à tous ceux qui veulent entrer dans les 
secrets de la nature, etsurtoutà ceux qui s'é- 
lèvent jusqu'à la connaissance des génies et 
des habitaus élémentaires. * 

Mo» Je conçois aisément que ce sont là les 



DES ICORTS. 266 

vraies sciences. Connaître les hommes que l'on 
voit tous les jours , ce n'est rien ; mais connaî- 
tre les génies queTon ne voit point , c^est tout 
autre chose. 

Pa. Sans doute. J'ai enseigné fort exacte- 
ment quelle est leur nature , quels sont leurs 
emplois , leurs inclinations , leurs différens 
ordres , quels pouvoirs ils ont dans Tunivers. 

Mo. Que vous étiez heureux d'avoir toutes 
ces lumières ! Car àplus forte raison vous saviez 
parfaitement tout ce qui regarde Thomme ; et 
cependant beaucoup de personnes n'ont pt^ 
seulement aller jusque-là. 

Ta. Oh ! il n'y a si petit philosophe qui n'y 
soit parvenu. • 

Mo. Je le crois. Vous n'aviez donc plus rien 
qui vous embarrassât sur la nature de Tâme 
humaine , sur ses fonctions, sur son union avec 
le corps? 

Pa. Franchement il ne se peut pas qu'il ne 
reste toujours quelques difficultés sur ces ma- 
tières ; mais enfin on en sait autant que la phi- 
losophie en peut apprendre. 

Mo. Et vous u'en saviez pas davantage? 

Pa. Non. N'est-ce pas bien assez? 

Mo. Assez ? Ce n'est rien du tout. Et vous 
sautiez ainsi par-dessus les hommes que vous 
ne connaissiez pas, pour aller aux génies? 

Pa. Les génies ont quelque chose qui pique 
bien plus la curiosité naturelle. 

Mo. Oui ; mais il n'est pardonnable de son- 
ger à eux qu'après qu'on n'a plus rien à con- 
naître dans les nommes. On dirait que l'esprit 
humain a tout épuisé , quand on voit qu'u se 

Plural, des Mokdes. 12 



iB6 DIALOGUES 

forftic des objets de sciences qui n'ont peut- 
être ftiicane réalité ; et dont il s'embarrasse k 
pkiisir; cependant il est sûr que des objets 
très-réels lui donneraient, s'il vontait, assez 
d'occupation. 

Pa. L'esprit néglige naturellement les scien- 
ces trop simples , et coui-t après celles qui sont 
mystérieuses* Il n'y a que celles-là sur lesquelles 
îl puisse exercer toute son activité. 

Mo. Tant pis pour l'esprit ; ce que vous 
dites est tout-à*fait à sa bonté. La yérité se 
présente à lut; mais parce qu'elle est simple, 
il ne la reconnaît point, et îl prend des mys- 
tères ridictiles pour elle , seulement parce que 
ce sont dés mystères. Je suis persuadé que si 
la plupart des gens voyaient l'ordre de 1 uni- 
vers tel qu'il est, comme ils n'y remarqueraient 
m vertus des nombres , ni propriétés des pla- 
nètes, ni fatalités attachées à de certains temps 
ou à de certaines révolutions, ils ne pourraient 
pa» s'empèchër de dire sur cet ordre admi- 
rable : Quoi I n^eêt^ce que cela ? 

Pa, Yous traitez deiridicules des mystères où 
vous n'aveK su pénétrer , et qui eu effet sont 
réservés aux grands hommes. 

Mo. J'estime bien plus deux qui ne com- 

{frennent point ces mystères-là que ceux qui 
es comprennent; mais malheureusement la 
nature n'a pas fait tout le monde capable de 
n'y rien entendre. 

Pa. Mais vous qui décidez avec tant d'auto- 
rité , quel métier avez-vous donc fait pendant 
Tolre vie ? 

Mo. Un métier bien différent an vôtre. Vous 



D£S MOKTS. 26y 

ayez étudié les veirtus des géoiee , et mot fm 
étudié les sottises des hommes. 

Pa. Toilà une belle étude ! Ne sait-oa pas 
bien que les hommes sont sujets à faire assez 
de sottises? 

Mo. On le sait eu gros et confusémeat, maî^ 
il en faut venir' aux détails , et alor&o» est sur- 
pris de rétendue de cette seîence. 

Pa. Et à la fin , quel usage en faisiez- voi» ? 

Mo. J'assemblais dans un certain lieu le plus 
grand nombre de gens que je pouvais , et là je 
leur faisais voir qu'ils étaient tous des sots. 

Pa. U fallait de terribles discours pour leur 
persuader une pareille vérité. 

Mo. Rien n'est plus facile. On leur prouve 
leurs sottises sans employer de grands tours 
d'éloqtience , ni des Faisonnemens ))ien médi-^ 
téa. Ce qu'ils font est si ridicule , qu'il ne faut 
qu'en faire autant devtnt eux, et vous les voyez 
aussitôt crever de rite. 

Pa. Je vous entends, vous étiez comédien. 
Pour moi^ je ne conçois pas le plaisir qu'on 
prend à la comédie. On y va rire des mceurs 
qu'elle représente , et que ne rit-on des meeurs 
mêmes ? 

Mo. Pour rire des choses du monde , il faut 
en quelque façon en être dehors , et la comé- 
die vous en tire. Elle vous donne tout en spec- 
tacle , comme si vous n'y avie/ point de part. 

Pa. Mais on rentre aussitôt dans ce tout dont 
on s'était moqué, et on reGomm.ence à en faire 
partie. 

Mo. N^en doutez pas. L'autre jour en me di^ 
vertissant, je fis ici une fable sur ce sujet. Un 



268 DIALOGUES 

jeune oison volait avec la mauvaise grâce qu'ont 
tous ceux de son espèce quand ils volent; et 
pendant ce vol d'un moment, qui ne Télevait 
qu'à u^ pied de terre, il insultait au reste de la 
basse-f^our. Malheureux animaux , disait>il , 
je vous vois au-dessous de moi^ et vous ne 
sauez pas fendre ainsi les airs, La moquerie fut 
courte , l'oison retomba dans le même temps. 

Pa. a quoi donc servent les réflexions que 
la comédie fait faire , puisqu'elles ressemblent 
au vol de cet oison, et qu'au même instant on 
retombe dans les sottises communes ? 

Ho. C'est beaucoup que de s'être moqué de 
soi ; la nature nous y a donné une merveilleuse 
fiicilité pour nous empêcher d'être la dupe de 
nous-mêmes. Combien de fois arrive-t-il que 
dans le temps qu'une partie de nous fait quel- 
que chose avec ardeur et avec empressement, 
une autre partie s'en moque ? Et s'il en était 
besoin même ^ on trouverait encore une troi- 
sième partie qui se moquerait des deux pre- 
mières ensemble. Ne dirait-on pas que l'homme 
soit fait de pièces rapportées ? 

Pa. Je ne vois pas qu'il y ait matière surtout 
cela d'exercer beaucoup son esprit. Quelques 
légères réflexions , quelques plaisanteries sou- 
vent mal fondées , ne méritent pas une grande 
estime; mais quels eflbrts de méditation ne 
faudrait-il pas taire pour traiter des sujets plus 
r.elevés ? 

Mo. Vous revenez à vos génies; et moi je ne 
reconnais que mes sots. Cependant , quoique 
je n'aie jamais travaillé que sur ces sujets si 
exposés aux yeux de tout le monde , je puis 



DES M011T5. ^69 

VOUS prédire que mes comédies vivront plus 
que vos sublimes ouvrages. Tout est sujet aux 
changemens de la mode , les productions de 
r esprit ne sont pas au-dessus de la destinée 
des habits. J'ai vu je ne sais combien de livres 
et de genres d'écrire enterrés avec leurs au- 
teurs^ ainsi que chez de certains peuples on 
enterre avec les morts les choses qui leur ont 
été les plus précieuses pendant leur vie. Je 
connais parfaitement quelles peuvent être les 
révolutions de l'empire des lettres, et avec 
tout cela je garantis la durée de mes pièces. 
J^en sais bien la raison. Qui veut peindre poujr 
l'immortalité doit peindre des sots. 



DIALOGUE III. 
MARIE STUART, DAVID RICCIO. 

DAVID mccio. 

ïri ON , je ne me consolerai jamais de ma mort. 

M. Stuart. Il me semble cependant qu'elle 
fut assez belle pour un musicien. Il fallut que 
les principaux seigneurs de la cour d'Ecosse, 
et le roi mon mari lui-même , conspirassent 
contre toi ; et l'on n'a jamais pris plus de me- 
sures ni fait plus de façon pour faire mourir 
aucun prince. 

D. Ric. Une mort si içagnifiqué n'était point 
faite pour un misérable joueur de luth , que la 
pauvreté avait envoyé d'Italie en Ecosse -, il eût 
mieux valu que vous m'eussiez laissé passer 
doucement mes jours à votre musique , que de 



270 DIALOGUES 

m'éleyer dans un rang de ministre d'état , «pii 
a sans doute abrégé ma vie, 
. M. Stuaht. Je n'eusse jamais cru te trouver 
si peu sensible aux grâces que J€ t'ai faites. 
Etait-ce uu0 légère distinction due det^ rece- 
yoir tonales joui's seul à ma table? Crois-moi, 
Riccio , une faveur de cette nature ne faisait 
point de tort à ta réputation. 

D. fiiG. Elle ne me fit point d'atitre tort , 
sidon qu'il fallut mourir pour F avoir reçue trop 
souvent. Hélas ! je dtnais tête à léte avec vous 
comme à Tordinaire , lorsque je vis enkrer le 
ïoi accompagné de celui qui avait été clioisi 
pour être un de~ mes meurtriers , parce que 
c'était le plus affreux Ecossais qui ait. jamais 
été , et qu une longue fièvre quarte dont il re- 
levait Tavait encore rendu plus effroyable. Je 
ne sais s'il me donna quelques coups ; mais 
autant qu'il m'en souvient , je mourus de la 
seule frayeur que sa vue .me fit. 

M. Stuaht. J'ai rendu tant d'honneur à ta 
mémoire , que je t'ai fait mettre dans le tom- 
beau des rois d'Ecosse. 

D. Rio. Je suis dans le tombeau des rois 
d'Ecosse ? 

M. Stuart. Il n'est rien de plus vrai. 

D. RiG. J'ai si peu senti le bien que cela m'a 
fait, que vous m'en apprenez maintenant la 
première nouvelle. O mon luth! faut-il que 
je t'aie quitté , pour m'amuser à gouverner un 
royaume ? 

M. ^T4JAHT. Tu te plains? Songe que ma 
«mort a ;été mille fois .plus malheureuse que la 
tienne. 



DES liCQlVTS, ^^f 

D. RiQ« Oh lyom étiez x^iée d«|i|s une cojadi* 
lion sujette à de grands revers; mai^ moif éi^iiB 
né poi^ moii^ir daoa n^op lit. La ç^^turiiQ m'avait 
mis dans la meilleure sitii^tiqpL du i^Qpde pouf* 
cela ; point d^ bien , bçaucpi^p d'obscurité ; un 
peu de voix sculeppjei^t » et di^ géniç pour jou^v 
du lutb. 

M. Stuailt. To^luth te tient tpujoujrs au 
cœur. Bë bien ! tu as eu un p^^^h^^nt iD^Oiiifini , 
n^ais combien as-tu e^^i ai^pav^vant de ioud?nées 
agréables? Qu'eussies-t^ {aiti si t^ n'eusses |4<t 
92ai$ éiié que injusicie^i! Ti| tie suerais bieo enuuyi 
dans i^^ fortune ci médiocriç. 

D. Ric. J'eil^e ^her^b^ n^a boaheur dans 

M. S^u^^TT. Va , t,u es w) ^0*1» Tu t'es gâté 
depuis ta mort pair é^ réfleiijio.n» oisives , ou 
par le commerce que tu as eu avec les philo- 
sophes qui sont ici. Cest bien aux hommes i 
avoir leur bonheiir da^^ç ie]i)|>9(iéQiies. 

D, RiG. II ne leur manque que d'en être per- 
suadés. Un poète de mon pays a décrit un châ- 
teau enchanté y où des amans et des amantes 
se cherchent sans cesse avec beaucoup d'em- 
pressement et d'inquiétude, se rencontrent à 
chaque monnènt , et ne se reponnaissfeojt ja- 
mais. Il y a un cbar^ç4e ]% méiue n^dui^^ «iir 
le bonh<îur des boinj^^es; il esl dAns Jam-s prO'- 
pres pensées , mais ils n'en snvent rieo $ U se 
présente mille fois à eux , et ils le vont ch#i>. 
cher bien loin. 

M.SruAiiT.ljaisse-là Wiargop et les ohiméms 
des pbilo50phes. Lorsque riep ne oMtribue à 



2y2 DIALOGUES 

nous rendre heureux, sommes-nous d^humeur 
i prendre la peine de Tétre par notre raison? 

D. RiG . Le bonheur mériterait pourtant bien 
qu'on prit cette peine-là. 

M. iSTUART. On la prendrait inutilement, il 
ne s'aurait s'accorder avec elle ; on cesse d'être 
heureux , sitôt que Ton sent Teffort que l'on 
fait pour l'être. Si quelqu'un sentait les parties 
de son corps travailler pour s'entretenir dans 
une bonne disposition , crois-tu qu'il se portât 
bien? Moi, je tiendrais qu'il serait malade. 
Le bonheur est comme la santé , il faut qu il 
soit dans les hommes , sans qu'ils Vj mettent; 
et s'il y a un bonheur que la raison produise , 
il ressemble à ces santés qui ne se soutiennent 
qu'à force de vemèdes, et qui sont toujours 
très-faibles et très-incertaines. 



DIALOGUE IV. 

LE TROISIÈME FAUX DÉMETRIUS, 

DESCARTES. 

DESGARTES. 

Je dois connaître les pays du nord presque 
aussi-bien que vous. J'ai passé une bonne partie 
de ma vie à philosopher en Hollande ; et enfin 
j'ai été mourir en Suède , philosophe plus que 
jamais. 

Le FAUX Dé. Je vois par le plan que vous me 
faft^ de votre vie , qu elle a été bien douce ; 
elle n'a été occupée que par la philosophie ; il 



DES MORTS. 275 

s'en faut bien que j*ale vécu si tranquillement. 
Dbs. C'a été votre faute. De quoi vous avisiez- 
vous de vouloir vous faire grand-duc de Mos- 
covie, et de vous servir, dans ce dessein, des 
moyens dont vous vous servîtes ? Tous entre- 
prîtes de vous faire passer pour le prince Dé- 
métrius , à qui le trône appartenait , et vous 
aviez déjà devant les yeux l'exemple des deux 
faux Démétrius qui , ayant pris ce nom l'un 
après l'autre , avaient été reconnus pour ce 
qu'ils étaient, et avaient péri malheureuse- 
ment. Tous deviez bien vous donner la peine 
d'imaginer quelque tromperie plus nouvelle ; il 
n'y a plus d apparence que celle-là , qui était 
déjà usée , dut réussir. 

Lb fadx Dé. Entre nous , les Moscovite^ ne 
sont pas des peuples bien raffinés. 'C'est leur 
folie de prétendre ressembler aux anciens Grecs; 
mais Dieu sait sur quoi cela est fondé. 

Des. Encore n'étaient-ils pas si sots, qu'ils 
pussent se laisser duper par trois faux Démé- 
trius de suite. Je suis assuré que, quand vous 
commençâtes à vouloir passer pour prince , ils 
disaient presque tous d^un air de dédain : 
Quoi ! est-il question encore de voir des 2>é- 
métrius 7 

Le faux Dé. Je ne laissai pourtant pas de 
me faire un parti considérable. Le nom de 
Démétrius était aimé , on courait toujours 
après ce nom. Vous savez ce que c'est que le 
peuple. 

Des. Et le mauvais succès qu'avaient eu les 
deux autres Démétrius , ne vous faisait-il point 
de peur ? 



Le F1.UX Dé. Au contraire » iltt'enoottra- 
geait» Ne devaît-^B pas croire qu'il fallait être 
le vrai Démétrius, pour oser paraître après 
ce qui était arrivé aux deujL «utres ? C'était 
encore assee de hardiesse , quelque vrai Déflié- 
trius qu'on fût» 

D£S« Mais quand vous eussiez été le premier 
qui eussiez pris ce nom , comment aviee^-vous 
le front de le prendi*e , çans être asauré de le 

G^uvoir soutenir par des preuves irètf^vmsem* 
able« ? 

Le faux Dé. Mais vous qui me faites tant de 
questions! et qui «tes si difficile 4 contenter, 
comment osiez^-vous vous ériger en cbef d'une 
philosophie nouvelle , où toutes les vérités in- 
connues jusqu'alors deva^ient éjtre renfermées? 

Dbs. J'ayais trouvé beaucoup de choses aase£ 
apparentes pour me pouvoir flatter quVilles 
étaient vraies, et asses nouvelles pour pouvoir 
fiiire une «ecte k part 

Lb faux Dé. £t n'éiiea-^vous point effrayé par 
l'exemple de tant de philosophes qui, avec des 
opinion^ aussi hien fondées que les v6Uies, n'a- 
vMeat îpas àaissé d'être reconnus i la fin pour 
.de mauvais philosophes ? On vous en nomme- 
rait un nombre prodigieux , et vous n% xne sau- 
riez nommer qu^e deux faux Démétrius qui 
avaient été avant moi. Je n'étais que le troi- 
sième dans mon espèce qui eût entrepris de 
tromper i^s Moscovites ; mais vous joi'éliez pas 
le millième dans la vôtre , qui eussiez entrepris 
d'en faille ^accroire k tous les hommes. 

Des, Vous saviez bien que vous o'étieifc pas le 
prince Démétrius ; mais moi je n'ai publié que 



DES HOATS* . 275 

ce que j'ai cru vrai , et je ne l'ai pas cmi sans 
apparence. Je ne suis reveiiia «Je ma pbilosi^hie 
que depuis que je suis ici. 

Le faux Dé. Il n'importe, voti*e boune foi 
n'empêchait pas que vous n'eussiez besoin de 
hai'diesse pour assurer bautemeiU que vous aviez 
enfin découvert la vérité. On a déjà été «trompé 
par taul d'autres qui l'assuraient aussi , que 
quajifl il se pvésenrte de nouveaux philosophes , 
je m'étonne que tout le monde ne dise pas 
d'fine voit : Quoi ! est-il encore question de 
philosophes et de philûsophier? 

Des. On a quelque raison d'être toujours 
trompé par les promesses des philosophes. Il se 
découvre de temps en temps quelques petites 
vérités peu importantes , mais 4{ui amusent. 
Pour ce qui regarde le foiMi de la philosophie « 
j'avoue que cela n'avance guère. Je crois aussi 
que l'on trouve quelquefois la vérité sav des 
articles considérables ; (mais le malheur est 
qu'on ne sait pas qu'on l'ait trouvée ; car la 
philosophie (je crois qu'un mort peut dire tottt 
ce qu'il veut) ressemble k un oertain jeu à 
q«oi jouent les en&ns , où l'un d'entve eux qui 
a les yeux bandés^ court après les autres. S'ii 
en attrape quelqu'un , il est oMigé de le nom-, 
mer; s'il ne le nomme pas, il faut qu'il lâche 
sa prise et recommence à courir. Il en va de 
même de la vérité. Il n'est pas que nous autres 
philosophes , quoique notis ayons les yeux ban- 
dés , nous ne l'attrapions quelquefois ; mais 
quoi ! nous ne lui pouvons pas soutenir que 
c'est elle que nous avons attrapée , et dès ce 
monieat*-là elle échappe. 



276 DIALOGUES 

Lb FAUX DÉ. U n'est que trop visible qu'elle 
n'est point faite pour nous. Aussi vous verrez 
qu'à la fin on ne songera plus à la trouver, on 
perdra courage , et on fera bien. 

DjBS. Je vous garantis que votre prédiction 
n'est pas bonne. Les hommes ont un courage 
incroyable pour les choses dont ils sont une 
fois entêtés. Chacun ccoit que ce qui a été re« 
fuséi tous les autres lui est réservé. Dans vingt- 
quatre mille ans il viendra des philosophes qui 
se vanteront de détruire toutes les erreurs qui 
auront régné pendant trente mille , et il y aura 
des gens qui croiront qu'en effet on ne fera 
alors que commencer à ouvrir les yeux. 

Le faux Dé. Quoi ! c'était hasarder infini- 
ment , que de vouloir tromper les Moscovites 
pour la troisième fois ; et à vouloir tromper 
tous les hommes pour la trente millième, il n'y 
aura rien à hasarder. Us sont donc encore plus 
dupes que les Moscovites ! 

Des. Oui , sur le chapitre de la vérité. Ils en 
sont plus amoureux que les Moscovites ne Té- 
taient du nom de Démétrius. 

Le faux De. Si j'avais à recommencer, je ne 
voudrais point être faux Démétrius , je me fe- 
rais philosophe ; mais si on venait à se dégoû- 
ter de la philosophie, et à se désespérer de pou- 
voir découvrir la vérité,... car je craindrais 
toujours cela. 

Des. Vous aviez bien plus sujet de craindre 
quand vous étiez prince. Croyez que les hom- 
mes ne se découragent point; cela ne leur 
arrivera jamais. Puisque les modernes ne dé- 
couvrent pas la vérité plus que les anciens , il 



DES MORTS. 277 

est bien juste qa'ils aient au moins autant d'es- 
pérance de la découvrir. Cette espérance est 
toujours agréable, quoique vaine, oi la vérité 
n'est due ni aux uns ni aux autres , du moins 
le plaisir de la même erreur leur est dû. 



DIALOGUE V. 

LA DUCHESSE DE VALENTINOIS, 
ANNE DE BOULEN. 

ANJNE DE BOULEN. 

J 'admire votre bonbeur. Il semble que Saint- 
Vallier, votre père , ne commette un crime que 
pour faire votre fortune. Il est condamné à 
perdre la tête « vous allez demander sa grâce 
au roi : être jolie , et demander des grâces à un 
jeune prince , c'est s'engagera en faire ; et aussi- 
tôt vous voilà maîtresse de François V^^. 

La Duc» Le plus grand bonheur que j'aie eu 
en cela , est d'avoir été amenée à la galanterie 
par l'obligation ouest une fille de sauver la vie 
à son père. Le penchant que j'y avais pouvait 
aisément être caché sous un prétexte si hon- 
nête et si favorable. 

A. DE 60U. Maisvotre goût se déclara bientôt 

{>ar les suites ; car vos galanteries durèrent plus 
ong-temps oue le péril de votre père. 

La Duc. Il n'imnorte. En fait d^amour, toute 
l'importance est dans les commencemens. Le 
monde sait bien que qui fait un pas , en fera da- 
vantage ; il ne s'agit que de bien taire ce premier 



2^8 DIALOGUES 

pas. Je me flatte que ma conduite n'a pas niai 
répondu à Toccasion que la fortude m'offrit, et 
que je ne passerai pas dans l'histoire pour r a- 
voir été que médiocrement habile. On admi- 
rait que le connétable de Montmorency eût été 
le ministre et le favori de trois rois ; mais j'ai 
été la mattresse de deux, et je prétends que 
c'est davantage. 

A. DE Bon. Je n'ai garde de disconvenir de 
votre habileté ; mais je crois que la mienne l'a 
surpassée. Yousvousétesfait aimer long-temps; 
mais je me suis fait épouser. Un roi vous rend 
des soitis, tant qu'il a le cœur touché; cela ne 
lui coûte rien. S'il vous fait reine, ce n'est 
qu'à l'extrémité , et quand il n'a plus d'es^- 
rance. 

La Duc. Yons faire épouser, n'élatt pas «ne 
grande affaire ; mais me faire toujoui*s aimer, 
en était une. Il est aisé d'irriter ran|Ottr qvand 
on ne le satisfait pas , et fort m^l aisé de ne 
pas l'éteindre quand on le satisfait. Enfin vous 
n'aviez qu'à refuser toujours avec la même sé- 
vérité, et il fallait que j'accordasse toujours 
avec de nouveaux ngi*émens. 

A. BV. Bou. Puisque vous, me pressez si foitt 
avec vos raisons , il faut que j'ajoute à ce que 
j*ai dit , que si »jc mie suis tait épouser , ce n*est 
pas pour avoir eu beaucoup de vertu* . 

La Duc. Et moi si je me suis fait aimer très- 
constamment, ce n'est pas pouravoii* eu beau- 
Coup de fidélité. 

A. D8 Bou- Je vous ilirai donc encore , que je 
n'avais ni vertu , ni réputation xle vertu. 



D£S MOKTS. 279 

La Duc. Je l'avais compris ainsi ; car f eusse 
compté la réputation pour la vertu même. 

A m DE Bou. Il me semble que vous ne devez 
.pas metire au nombre de vos avantages des itt- 
fidélités que vous fîtes à votre amante et qui , 
.selon toutes les apparences , furent aees^ètes. 
£lles ne peuvent servir a relever votre gloire* 
Mais qufôid je commençai à éii*e aimée du roi 
d^ADgletei're , le public , qui était instruit de 
mes aventures, ne me garda point de secret, 
et cependant je triomphai de Ja renommée. 

LiA Duc. Je vous prouverais peut-être, si je 
voulais, que j'ai été infidèle à Henri Yiil, avec 
.assez peu de mystère pour m'en pouvœr faire 
honneur ; mais je ne veux pas m'arrêter ^ur ce 
poin-t-là. Le manque de fidélité se peut ou ca*- 
•çher, ou réparer; mais comment cacber,com- 
.menl réparer le manque de jeunesse ? J «n suis 
pourtant venue à bout. J'étais coquette, et )e 
me faisais adorer ; ce n'est rien , mais j'étais 
âgée. Vous , vous étiez jeune, et vous vous lais- 
sâtes couper la tête. Toute gi'and'mère ,que j'é- 
jtajis , je suis assurée que j'aurais eu assejE d'a*- 
dresse pour empêcber qu'on ne me la coupât. 

A. DE BoxJ. J'avoue que c'est là la tache de 
ma vie ; n'en parlons point. Je ne puis me ren* 
dre sur voti^ âge même , qui est votce fort, il 
était assuréoàietit moins difficile à déguiser , q«ie 
la conduite que j'avais eue. Je 'devais a<7oir bien 
troublé la raison de celui qui se résolvait à me 
prendre pour sa femme ; mais il suffisait que 
vous eussiez prévenu en votre faveur, et ac- 
coutumé peu à peu aux chaugemens de votre 



28o DIALOGUES 

beauté les yeux de celui qui vous trouvait tou- 
jours belle. 

La Duc. Vous ne connaissez pas bien les 
bommes. Quand on paraît aimable à leurs yeux, 
on parait à leur esprit tout ce qu'on veut , 
vertueuse même, quoiqu'on ne soit rien moins; 
la difficulté n'est que de paraître aimable à leurs 
yeux aussi long-temps qu'on voudrait. 

A. DE Bou. Vous m'avez convaincue, je vous 
cède ; mais du moins que ^e sacbe de vous par 
quel secret vous réparâtes votre âge. Je suis 
morte , et vous pouvez me l'apprendre , sans 
craindre que j'en profite. 

La Duc. De bonne foi je ne le sais pas moi- 
même. On fait presque toujours les grandes 
choses sans savoir comment on les fait, et on 
est tout surpris qu'on les ait faites. Demandez 
à César comment il se rendit le maître du 
monde ; peut-être ne vous répondra-il pas ai- 
sément. 

A. DE Bou. La comparaison est glorieuse. 

La Duc. Elle est juste. Pour être aimée i 
mon âge , j'ai eu besoin d'une fortune pareille à 
celle de César. Ce qu'il y a de plus beureux , 
c'est qu'aux gens qui ont exécuté d'aussi grandes 
choses que lui et moi , on ne manque point de 
leur attribuer après coup des desseins et des 
secrets infaillibles , et de leur faire beaucoup 
plus d'honneur qu'ils ne méritaient. 



DES MORTS. a8l 

DIALOGUE VI. 

FERNAND CORTEZ , MONTEZUME. 
FERNAND GORTBZ. 

A.YOUEZ la vérité. Tous étiez bien grossiers , 
vous autres Américains , quand vous preniez les 
Espagnols pour des hommes descendus de la 
sphère du teu, parce qu'ils avaient du canon, 
et quand leurs navires vous paraissaient de 
grands oiseaux qui volaient sur la mer. 

MONTEZUME. J'en tombe d'accord ; mais je 
veux vous demander si c'était un peuple poli 
que les Athéniens. 

F. Cor. Comment! ce sont eux qui ont en- 
seigné la politesse au reste des hommes. 

Mon. £t que dites-vous de la manière dont 
se servit le tyran Pisistrate pour rentrer dans 
la citadelle d Athènes , d'où il avait été chassé? 
N'habilla -t- il pas une femme en Minerve? 
( car on dit que Minerve était la déesse qui 
protégeait Athènes.) Ne monta- 1- il pas sur 
un chariot avec cette déesse de sa façon , qui 
traversa toute la ville avec lui, en le tenant 
par la main, et en criant aux Athéniens : Voici 
Pisistrate que je vous amène , et que je vous 
ordonne de recet^oir. Et ce peuple. si habile et 
si spirituel ne se soumit-il pas à ce tyran, pour 
plaire à Minerve , qui s'en était expliquée de 
sa propre bouche? 



aSa DIALOGUES 

F. Cor. Qui vous en a tant appris sur le 
ckapilre des Athéniens? 

Moiï. Depuis que je suis ici, j^ me suis mis 
à étudier Tbistoire par les conversations que 
f ai eues avec diflerens mK>rts. Mais enfin vous 
conviendrez que les Athéniens étaient un peu 
plus dupes que nous. Nous n'avions jamais vu 
ni de navires, ni de canons, mais ils avaient 
vu des femme»; et quand Pisi«trate entreprit 
de les réduire sou« son obéissance par le 
moyen de sa déesse^ tl leur marqua assuré* 
ment moins d'estime, que vous ne nous en 
marquâtes en nous subjuguant avec votre ar- 
tillerie. 

F. Cor. 11 n^y a point de peuple qui ne 
puisse donner une fois dans un panneau ^pos^ 
sier. On est surpris ; la multitude enlratne les 
gens de bon setis. Que vous diral-j[e ? il se )oînt 
encore i cela des circonstances qu^on ne peut 

fas deviner , et qu'on ne remarquerait peut- 
tre pas quand on les verrait. 
Mon. Mais a-ee été par suiprise que les 
Grecs ont cru dans tous lee temps que la 
science de l'avenir était contenue dans un trou 
souterrain, d'où elle sortait en exhalaison? Et 
par quel artifice leur avait-on persuadé que , 
ouand la lune était éclipsée, ils pouvaient la 
faire revenir de son évanouissement par un 
bruit effroyable? Et pourquoi n'y avaît-il qu'un 

{>etit nombre de gens qui osassent se dire à 
'oreille , qu'elle était obscurcie p«ir T ombre 
de la terre ? Je ne dis rien des Romains, et Je 
ces dieux qu'ils priaient à manger <làn$ kurs 



DES MORTS. 283 

jours de réjouissance , et de ces poulets sacrés 
dont Fappétit décidait de tout dans la capitale 
du inonde. Enfin vous ne sauriez rae repro<- 
cber une sottise de nos peuples d'Amérique , 
que je ne vous en fournisse une plus grande de 
vos contrées; et même je m'engage à ne vous 
mettre en ligne de compte que des sottises 
grecques ou romaines. 

F. CoA. Avec ces sottises-là , cependant les 
Grecs et les Romains ont inventé tous les arts 
et toutes les sciences dont vous n'aviez pas la 
moindre idée. 

Moir. Nous étions bien heureux d'ignoi'er 
qu'il y eût des sciences au monde ; nous n'eus- 
sions peut-^£tre pas eu assez de raison pour nous 
empêcher d'être savans. On n'est pas toujours 
£apa^le de suivre l'exemple de ceux d'entre les 
Grecs qui apportèrent taut de.soinsi se pr^seï^* 
ver de la contagion des sciences de leurs voi- 
sins« Pour les arts^ l'Amérique avait trouvé 
des moyens de s'en passer, plus admirables 
peut-être que les arts mêmes de l'Europe. U 
est aisé de faire des histoires quand on sait 
écrire ; mais nous ne savions point écrire , et 
nous faisions des histoires. On peut faire des 

f>onts, quand on sait bâtir dans l'eau; mais 
a difficulté est de n'y point savoir bâtir, et 
de faire des ponts. Tous devez vous souvenir 
qu^ les Espagnols ont trouvé dans nos terres 
des énigmes où ils n'ont rien entendu ; je veux 
dire, par exemple, des pierres prodigieuses, 
qu'ils ne concevaient pas qu'on eût pu élever 
sans machines aussi haut qu'elles étaient éle* 



284 DIALOGUES 

vées. Que dites-vous à tout cela? Il me semble 
que jusqu'à présent vous ne m^ayez pas trop 
bien prouve les avantages de TEurope sur TA- 
mérique. 

F. Cor. Us sont assez prouvés par tout ce 
qui peut distinguer les peuples polis d'avec 
les peuples barbares. La civilité règne parmi 
nous ; la force et la violence n'y ont point 
lieu ; toutes les puissances y sont modérées 
par la justice ; toutes les guerres y sont fondées 
sur des causes légitimes ; et même , voyez à 
quel point nous sommes scrupuleux; nous 
n'allâmes porter la guerre dans votre pays qu'a- 
près que nous eûmes examiné fort rigoureuse- 
ment s'il nous appartenait, et décidé cette 
question pour nous. 

Mon» Sans doute c'était traiter des barbares 
avec plus d'égards qu'ils ne méritaieiit; mais je 
crois que vous êtes civils et justes les uns avec 
les autres , comme vous étiez scrupuleux avec 
nous. Qui ôterait à l'Europe ses formalités , la 
rendrait bien semblable à l'Amérique. La civi- 
lité mesure tous vos pas , dicte toutes vos pa- 
roles , embarrasse tous vos discours , et gêne 
toutes vos actions ; mais elle ne va point jus- 
qu'à vos sentimens, et toute la justice qui de* 
vrait se trouver dans vos desseins , ne se trouve 
que dans vos prétextes. 

F. Cor. Je ne vous garantis pointles cœttrs. 
On ne voit les hommes que par dehors. Un hé- 
ritier qui perd un parent , et gagne beaucoup 
de bien , prend un habit noir. Est-il bien af- 
fligé ? Non apparemment. Cependant s'il ne le 
prenait pas, il blesserait la raison. 



DES MORTS. a85 

Mon. J'entends ce que vous voulez dire. Ce 
n'est pas la raison qui gouverne parmi vous ; 
mais du moins elle lait sa protestation que les 
choses devraient aller autrement qu'elles ne 
vont, que les héritiers f par exemple, devraient 
regretter leurs parens; ils r,eçoivent cette pro- 
testation f et pour lui en donner acte , ils pren- 
nent un habit noir. Vos formalités ne servent 
qu'à marquer un droit qu'elle a, et que vous 
ne lui laissez pas exercer; et vous ne. faites pas, 
mais vous représentez ce que vous devriez 
faire. 

F. Cor. N'est-ce pas beaucoup ? La raison a 
si peu de pouvoir chez vous , qu'elle ne peut 
seulement rien mettre dans vos actions , qui 
\ous avertisse de ce qui y devrait être. 

Mon. Mais vous vous souvenez d'elle aussi 
inutilement , que de certains Grecs , dont on 
m'a parlé ici, se souvenaient de leur origine. Ils 
s'étaient établis dans la Toscane , pays barbare , 
selon eux , et peu à peu ils en avaient si bien 

f>ris les coutumes , qu'ils avaient oublié les 
eurs. Us sentaient pourtant je ne sais quel dé* 
plaisir d'être devenus barbares^ et tous les ans, 
à certain jour, ils s'assemblaient. Us lisaient en 
grec les anciennes lois qu'ils ne suivaient plus , 
et qu'à peine entendaient-ils encore ; ils pleu- 
raient, et puis se séparaient. Au sortir de là, 
ils reprenaient gaiement la manière de vivre 
du pays. Il était question chez eux de lois 
grecques, comme chez vous de la raison. Us 
savaient que ces lois étaient au monde ; ils en 
faisaient mention , mais légèrement et sans 



2S6 DIALOGUES DES MORTS. 

fruit ; encore les regrettaient -ils en quelque 
sorte. Mais pour la raison que vous avez aban- 
donnée , vous ne la regrettez point dn tout. 
Vous avez pris l'habitude de la connaître et de 
la mépriser. 

F. Cor. Du moins ^ quand on la connaît 
mieux , on est bien plos en état de la suivre. 

Mon. Ce n'est donc que par cet endroit que 
nous vous cédons? Ah I que n'avions-nous des 
vaisseaux pour aller découvrir Vos terres , et 
que ne nous avisions-nous de décider quelles 
nous appartenaient ! Nous eussions eu autant 
de droit de les conquérir, que vous en eûtes de 
conquérir les nôtres. 



JUGEMENT 



DE 



PLUTON, ' 

SUR LES DEt X PARTIES DES NOUVEAUX 
DIALOGUES DES MORTS. 



A MONSIEUR L. M. D. S. A. 



JxLoN 



SIEUR, 



Tenez'fnen compte , si *vous voulez; sans 
vous je li eusse point fait le Jugement de Plu^ 
ton. Je vous ai dit bien des fois qiUil ri y avait 
rien de plus inutile, ni en même temps de plus 
aisé, {fue de faire des critiques» Critiquez tant 
quHl vous plaira ,faites^ous rev^enir quelqiHun 
de son premier jugement? Personne du monde» 
Et puis ypourquoiferait^on revenir les gens? 
Leur premier jugement a souvent été fort bon. 
Pour la facilité ^ vous demeurerez d'accord 
quon en a assez à découvrir les défauts d^au-^ 
trui. Tout paresseux que je sois ,je voudrais 
être gagé pour critiquer tous les livres qui se 
font. Quoique l'emploi paraisse assez étendu, 
je suis assuré qu'il me resterait encore du 
temps pour ne rien faire. Aussi n^ admire- t-on 
pas beaucoup la pénétration avec laquelle un 



288 s P I T R £. 

critique démêle ce que Von peut condamner 
dans un ouvrage*. Ou bien on n'en avfait pas 
encore aperçu les défauts , et alors on ne con- 
voient pas avec lui quils y soient ; ou bien on 
les aidait aperçus , et on lui été la gloire de sa 
remarque. En un mot , ou il a été préyenupat' 
$on lecteur , ou il n'en est pas suivi, A ce 
compte, pourquoi ai-je fait une critique^ Est-ce 
pour m^opposer au succès des Dialogues des 
Morls? Je n'ai pas tant d'autorité auprès du 
public. Est-ce pour montrer qu'il se trouve des 
* défauts partout '? Ce ne serait rien de surpre^ 
nant. Est-ce enfin pour donner à entendre que 
je forais quelque chose de meilleur que ce que 
je cfitique! Moins encore cela que tout le reste. 
Quoi donc I Je ne sais si on voudra bien croire 

Îue cette mauvaise critique des Dialogues des 
[orts que nous lûmes en manuscrit ^ vous et 
moi y cette critique qui ne disait rien , mais qui 
en récompense disait des imures , nous donna 
tidée d^ en faire une -plus sévère à V égard de 
l'ouvrage , et plus honnête à t égard de Fau- 
teur, Nos premières pensées nous réjouirent , 
et vous voulûtes que je travaillasse. Je tai 
fait. Si je l'ai fait sans succès ,jfe serai assez 
payé de la peine que j'ai prise , par le plaisir 
de vous avoir prouvé que je suis, etc. 

D.H. 



JUGEMENT 

DE PLUTON 



SUK 



LES DIALOGUES DES MORTS. 



PREMIÈRE PARTIE. 

Jamais iJ n'y eut Uot de désordre dans les 
enfers. C est une confusion incroyable. 11 v. 
avait auparavant diflerens quarUers où l'on 
mettait ensemble tous les moru de même con- 
dition, fis s y entretenaient de ce qui leur était 
convenable ou bien ,1s ne disaient moi ; mais 
depuis quils ont lu les Dialogues qu'on leur 
lait faire, tout est renversé ; les coutlisanes se 
sont letees dans le quarUer des béros, et leur 
ont dit cent sottises, dont k gravité de ces 
messieurs a ete offensée j les savans qui fai- 
saient la cour aux princes, les ont traités 
comme les princes devraient traiter les savans - 
es rangs qui étaient réglés entre eus sefea 
t ordre naturel, ont été troublés ; et l'on a vu 
Charles v qui marchait à la suite d'Erasme, et 
qui le traitait de majesté. Si Pluton a affaire 
d un mort , il ne sait plus oà le pnendre 
LWre jour il .fit cbercLr Aretin ^TZli 
Plural, des MoiiDas. j3 



2ÇO JUGEMENT 

l'enfer. Comme om ne le trouvait point, on 

croyait qu'il s'était évadé , et on n'avait garde 

^ de s'imaginer (ju'il était avec Auguste. Pluton 

f rencontra par malheur Anacréon et Aristote 

' qui ptorlaient ensemble , et dans le temps qu'il 

Soussait l'un par les épaules dans le quartier 
es poètes , et l'autre dans celui des philo- 
sophes , il aperçut de là Homère et Esope , qui 
étaient sortis chacun de leur demeure pour se 
faire des complimens , et puis pour se dire des 
injures ; et un peu plnsloin l'empereur Adrien 
et Marguerite d'Autriche, qui étaient venus 
des deux bouts de l'enfer dans le dessein de se 
battre. Il vit bien qu'il serait difficile de re- 
médier à ce mal ; et en attendant qu'il pût re- 
mettre Tordre dans son empire^ il voulut dé- 
charger sa mauvaise humeur sur le livre qui 
avait causé tant de trouble. Il résolut d'en faire 
la critique publiquement; mais comme il n est 
pas trop fin sur ces matières^ et qu'il n'a qu'un 
sens commun assez droit , mais peu délicat, il 
jugea à propos de recevoir hs accusations de 
tout le monde contre les Dialogues des Morts, 
et de former sur cela son jugement. U fit donc 
publier dans les enfers , qu'à*tel jour on juge- 
raii ce livre dans son palais ; que pour Lucien 
et les trente-six morts intéressés dans les dix- 
huit Dialogues , ils n'y manquassent pas abso- 
lument. 

Le jour venu , l'assemblée fut nombreuse ; 
Pluton était assis sur son trône , avec un air fort 
chagrin. Il bâillait à chaque moment, parce qu'il 
venait de lire ce livre, et il se plaignait même 
d'^ne grosse migraine , qui lui é tai t venue de ce 



DE PLUTON. 2qi 

qu'il Tavait lu avec application. Eaqùe et Rha- 
damanle étaient à ses côtés , plus refrognés et 
plus sombres qu'à l'ordinaire. Tous les morts 
gardaient un profond silence , lorsque Platon se 
leva 9 et fit cette terrible et courte baraiigue : 

Morts ! oU diable L'auteur des Dialogues 
a-t^ilpris que fêtais usé? Je lui ferai voir quil 
nen est rien. Que tout V enfer soit témoin de ma 
'vengeance y et que le bruit en aille jusqu'à la 
boutique de Brunet. 

Il n'en dit pas davantge. Aussitôt voilà je ne 
sais combien d'accusateurs qui commencent à 
parler tous à la fois. Eaque leur fit signe de 
se taire , et dit qu'il aurait soin de faire parler 
chacun en son rang ; et même , pour observer un 
ordre plus juridique , et ne pas donner lieu de 
croire qu'un livre eût été condamné sans avoir 
été défendu, il ordonna à Lucien de représenter 
l'auteur des nouveaux Dialogues, et de répondre 
pour lui ; mais Lucien déclara nettement qu'il 
ne se voulait point charger de cela. Quoi ! lui 
dit Eaque , vous êtes le héros du livre ; c'est à 
vous qu'il est dédié, et vous ne le voudrez pas 
défendre? IL faut que celui à qui s'adresse 
l'épltre dédicatoire paie ou protège. Vous n'avez 
rien donné à votre auteur, protégez-le donc 
tout au moins? Je ne suis engagé à faire ni Tun 
ni l'autre , répondit Lucien. Si l'auteur avait pu 
trouver un autre héros que moi , il l' aurait pris. 
Il n'a choisi un mort que faute de vivans. Et 
puis qui vous a dit que les épitres dédicatoires 
obligeassent à quelque chose ? Informez-vous-en 
k beaucoup de grands seigneurs que je vois ici , 



2Ç2 JUGEMENT 

dont le uoin est à k télé d'une inanité de 
livres. 

Le stoïcien Chrisippe oui élail présent ^ et 
qui , outre qu'il est naturellement chagrin , n a 
pas trop sujet d'être des amis de Lucien , pril 
)a parole pour dire que Lucien avait raison de 
ne pas vouloir faire le [$ei*sonnage d'avocat dans 
un jugement où il eût dû paraître lui-même 
en qualité de criminel ; que c'était lui qui avait 
donné le mauvais exemple de faire parler les 
morts ; que toutes les fautes de son imitateur 
pouvaient fort justement être mises sur sou 
compte, et qu'on lui donnerait peut-être de 
la peine à lui-même , si l'on voulait examiner 
ses propres Dialogues. Pluton , quiétaitde mau* 
Taise humeur contre tous les Oialbgues, ap- 
prouva que l'on fit le procès k ceux mêmes 
de Lucien ; et Chrisippe ravi d'avoir une occa- 
sion de se venger , continua ainsi : 

Je vois , dit- il , que Lucien se prépare à m'é- 
couter avec un air railleur et dédaigneux. Il est 
vrai qu'il a eu les rieurs pour lui en Vautre 
monde , mais je ne sais s'il les aura en celui-ci, 
Il est du nombre de ces plaisans ibrt sujets aux 
répétitions, et qui n'ont 'qu'un même tonde 
plaisanterie. On lui dit dans l'épttre qu'on lai 
adresse , quon est bien JHché quil ^ûl épuisé 
toutes ces belles matières de F égalité des morts, 
du regret quils ont à la vie, de la fausse fer- 
meté que les philosophes affectent de faire pa- 
raître en mourant , du ridicule malheur de ces 
jeunes gens qui meurent m^ant les vieillards 
dont ils croyairnt hériter^ et à qui ilsjhisaient 



DJÈ PLUTOW. 293 

iacour. Je vous assure que , quelque leulatiou 
qu'eût pu avoir sou imitateur de retoucher un 
peu à ces maiières-là , il ne lui eût pas été pos- 
sible de le faire. Lucien y a donné bon ordre , 
il a tourné ses sujets en mille nùinièi*es toutes 
fort semblables. Surtout combien de Dialogues 
sur ces pauvres héritiers trompés ! Qui l'obli- 
gerait à dire des choses toujours nouvelles, 
le réduirait peut-être à une petite demi-dou- 
zaine de Dialogues de morts. Tour moi, j'opi- 
nerais qu'à cause de ses répétitions , on le mît 
ici en la place de Sisiphe, et qu'on lui donnât 
cette grosse pierre à tourner et à retourner sans 
iin , comme il à fait ses sujets. 

Tous les morts se mirent à rire. Lucien rit 
aussi , mais ce n'était point de bonne grâce. 
Chrîsippe , encouragé par ce petit applaudisse^ 
ment, voulait poursuivre; mais Rtiadamante 
qui est un juge exact , et qui ne permet pas 

3ue Ton s'éloigne jamais du fait dont il s'agit, 
it fort sévèrement : Il n'est pas ici question 
de Lucien. Sa réputation est faite ; si l'on s'y 
voulait opposer , \l fallait s'en aviser plus tôt. 
Vous êtes bien bon, interrompit Caton d'Uti- 
que , avec un air encore plus sévère que celui 
de Rhadnmante. Et ces messieurs les faiseurs de 
Dialogues ménagent-ils les réputations les plus 
anciennes ? Quel égard a-t-on eu pour moi ? Je 
suis un mort de seize cents ans, admiré pen<^ 
dant seize cents ans , et au bout de ce temps- 
là on vient m'inquiéter sur ma mort. Elle n'a 
pas eu le bonheur de plaire à l'auteur d'un 
petit livre. Elle est trop guindée^ dit-il, je 
itïourus trop sérieusement , je ne fus pas asseï 



2Qi JUGEMENT 

réjouissant dans celte aclion. Je ne fis point de 
turlupinades, comme eût dû fairç un vrai phi- 
losophe ; je ne m'avisai point de dire : 

Ma petite âme, ma mignonne. 

Enfin , ce qui gâte tout, je ne ronflai point. 
11 est pourtant sûr que je donnai ordre à tout 
sans aucun trouble; que je ne différai à me 
tuer, et que je ne lus deux fois ce Dialogue 
de Platon , que pour attendre qu'on m'eût ap- 
porté des nouvelles de mes amis qui s'éuient 
mis sui" la met^ et qui tàcbaient de se dérober 
à César; que dès qu'on me les eut apportées, 
jie me donnai le coup. Comment cet homme-là 
veut-il que l'on meure ? Qu'il nous fasse la 
grâce de nous donner le modèle -d'une mort 
qui lui plaise , afin qu'on se règle là-dessus , 
et qu'un héros soit sûr de sou fait quand il lui 
prendra envie de mourir. Faudra-t-il faire des 
vers? car il y en a dans les deux morts dont 
il parait content. Les grands hommes seront- 
ilsi obligés à dire des sottises à leur àme , et les 
filles à se plaindre de leur virginité gardée 
malgré elles ? A-ce été pour nous pro[>oser ces 
beaux exemples de grandeur d'âme qu'il a fallu 
se moquer du jugement que seize siècles avaieut 
prononcé sur ma mort'r'Où est le respect qu'on 
doit à l'antiquité? De quel droit va-t-on dé- 
grader ses héros ? 

Toute l'assemblée commençait à être émuedt 
la véhémence avec laquelle Caton haranguait ; 
mais Tempereur Adrien se leva , et dit froide- 
ment : JSe faites point tant de bruit pour l«t 



DE PLUTOir. 2g5 

intérêts <1e Tantiquité , elle n'a point lieu de se 
plaindre du nouvel auteur des Dialogues. Il 
vous dégrade, à la vérité, et vous 6te votre 
rang de héros ; mais Tantiquité n'y perd ri A , 
car il me met aussitôt en votre place, moi 
qui n'étais point auparavant compté pour un 
héros , par la manière dont j'étais mort. J'en 
demanae pardon & la bonne compagnie qui 
est ici ; mais j'eus bien de la peine a me ré- 
soudre à la venir trouver. Je fus extrêmement 
inquiet pendant ma maladie. Je voulais abso- 
lument que les médecins imaginassent un moyen 
de me faire vivre, et je suis fort obligé àl'auteur 
des Dialogues de m'avoir fait grâce sur tout 
cela. Aussi je vous assure que son livre est 
fort joli , et que je me plais fort à le lire. Il me 
console de tous ceux que je sais qui ont dit du 
mal de ma mort. Il ne faut désejspérer de rien. 
Je mourais comme un poltron dans la- plupart 
desi histoires ; et après je ne sais combien de 
temps , me voilà , sans y penser , devenu 
héros. 

Oui, maïs je ne trouve pas mon compte 
comme vous â ce livre-là, répondit Caton. Oh ! 
reprit Adrien , où l'un gague , il faut que 
l'autre y perde , c'est la loi commune. Les au- 
teurs sont maîtres de leurs grâces ; ils les dis- 
tribuent à qui bon leur semble. 

Sur cela Pluton redoubla son sérieux , et dé* 
fendit à Adrien de débiter des maximes si 
dangereuses ; et pour régler ce qui était en con- 
testation entre Caton et Adrien, il prononça , 
de l'avis d'Eaque et de Rliadamante :^ 

Quil n^ était point permis de changer les ca^ 



^6 1 06 BMC M T 

ractères , et défaire Adrien de Coton , et Ca^ 
ton d^ Adrien , même sous prétexte de com- 
pensation y OU pour remettre d'un côté ce 
qvlon {itérait de f autre. 

Après cet arrêt , Caton cria .qu'on laissait 
encore indécise la principale question , qui était 
le mépris de Tantiquité ; qu*à moins que Ton 
y mit ordre , il n'y avait point de morts , si 
vénérables qu'ils pussent être , à Tabri des plai- 
santeries ; qu'il fallait filer un temps dans le- 
quel une belle action passerait pour être con- 
sacrée , et ne serait plus sujette à la censure. 
Aussitôt Alexandre, Homère, Aristote, Yirgile* 
te mirent à demander la même chose que Ca- 
ton. On remarqua alors que Lucien cherchait 
à se tirer tout doucement de la foule , et k 
s'évader ; mais Alexandre cria qu'on l'empêchât 
de sortir. Ce n'est pas sans raison , dit ce grand 
prince, que Lucien voudrait être loin d'ici. La 
question que l'on traite le regarde ; il a appris 
à son copiste à ne respecter rien de tout ce 
que le monde respecte. Lucien attaque tout ce 
qu'il connaît de plus grand et de plus élevé ; 
le copiste en fait autant. Quelquefois Lucien 
attaque un grand homme , le copiste un autre ; 
mais quand par malheur on est du premier 
ordre entre les grands hommes , il faut qu'on 
se trouve dans les Dialogues de ces deux au- 
teurs ; c'est ce aui m'est arrivé. Lucien s'était 
déjà souvenu de moi dans ses plaisanteries; 
mais son prétendu imitateur a jugé que ma vie 
pouvait encore fournir quelque chose , et que 
j'étais assez illustre pour devoir tomber plus 
d'une fois entre les mains des faiseurs de Dia- 



DE PLUTO». ' ^97 

]ogues. Encore Lucien m'a fait reprocher par 
mon père , ce qu'il trotiyaità redire dans mes 
actioB»; mais celui-ci me fait insulter par Phrine. 
Ott ne serait pas surpris qae Pbriué voulût ap« 
prendre à une jeune personne l'art de la co-- 
qoetterie ; mais qu'elle m'apprenne à moi Tart 
mlliiairej Phriné pouvait prétendre a régler 
le nombre <}e8conqu'é tes d'une courtisane nais- 
sante , et lui dire : Ne recelez point tant d'à- 
npons à iajbis ; c'en est trop , il en arrivera 
Quelque désordre. Mais Phriné règle le nombre 
àe mes conquêtes , et me dit : J^ous ne deviez 
poinft songer à i^ Perse ^^ m aux Indes ; il ne 
vous fallait que la Grèce y les iles voiànes , et 
par grdceje vous donne encore auelque petite 
partie de CAsie Mineure* Eufin rbriné entend 
si bien la guerre , qu'on croirait qu'elle y aurait 
été* N'en est «il rien , petite conquérante 7 dit<-il 
en se tournant vers elle. Petite conquérante, 
répondez donc , où en avieft-vous tant appris ? 
Phriné l'ëpondit tout en colère : J'ai déjà dit , 
je ne suis combien de fois , que je ne voulais 
pas qu'on m'appelât la petite conquérante. Tous 
ces morts me viennent rire au nez , en me don* 
nant ce nom-là ; mais je prétends bien qu'ils 
s'en corrigent , car l'auteur des nonveauK Dia- 
logues lui-même s'en est corrigé , et on m'a 
dit que dans sa seconde édition j^ ne suis plus 
une petite conquérante ^ mais une aimable con- 
quèrêmte. Sil'on voufehencore tne faire plus de 
ptaisir, on m'appellerait /ofceyomme. Je vois 
que toutes ces femmes de bien , et qui avec 
ee'la n'ont pas laissé d'être agréables , sont au 
désespoir de ce qu'on m'a honorée de cette 

* i3 



2t;8 JUGEMENT 

qualité dans les Dialogues* Elles prétendaient 
en être en possession, et il est vrai qu'on ne 
Tavait jamai» donnée & une personne de mon 
métier ; mais enfin je suis ravie qae leur vanité 
ait été rabattue , et que parmi toutes celles de 
mon espèce, on ait fait choix de moi pour être 
la première que Ton nommêil Jolie Jemme, Hé 
bien donc , reprit Alexandre , C aimable con-* 
quêtante, la jolie femme ^ ou tout ce qu'il 
vous plaira, dites- nous où vous aviez pris des 
raisonnemens si profonds? car il parait bien 
que vous êtes une bonne tête , quand vous 
mettez les conquérans au-dessous des femmes ; 
-parce que les conquérans ont besoin alarmées 
pour leurs entrepiises , et que les femmes n'en 
ont pas besoin pour les leurs ; que vous étiez 
seule, exécutant tout par vous-ménfp dans "vos 
plus grandes expéditions , et que Je n'étais pas 
le seul qui agit dans les miennes. Laissez- moi 
en repos , répondit Pbriné* Je ne veux disputer 
avec vous que dans les nouveaux Dialogues , où 
Ton ne vous doni^a pas trop d'esprit ; mais ici 
vous êtes un vrai sophiste. Je crois que c'est 
parce que vous êtes sous les yeux de vptre pré*- 
cepteur Aristote, Aussitôt Plulon prononça : 

Que Phriné ne se mêlerait que de son x»é- 
tier. 

Et elle , en faisant une grande ' révérence > 
répondit : Très-volontiers. 

Aristote^ dans le même moment, cria qu'il en 
fallait ordonner autant à l'égard d'Anacréon. 
On m'a fait autant de tort qu'à mon disciple» 
disait-il. On lui a mis en tête une courtisane» 
et i moi un vieux débauché, et c'est le vieux 



DE PLUTON. , 299 

débauclié (pii me fait ma leçon sur la philoso- 
phie , comme c'est la courtisane qui fa fait à 
Alexandre sur la guerre ; car dans les nouveaux 
Dialogues, c'est une règle infaillible , que vous 
trouverez toujours tout renversé. Du moment 
que vous voyez ensemble un sage et un fou, 
assurez-vous que le fou sera au-dessus du sage» 
Si l'auteur s'avise d'assortir ensemble Âgamem- 
non et Tersite , soyez sûr qu'Agamemnon 
n'en sortira pas à son honneur. Sur ce pied-làj 
vous ne devez pas être étonné qu'on m'envoie 
à l'école d'Anacréon, qu'Ânacréon me définisse 
la philosophie un art de chanter et de boire ^ et 
change le Lycée en cabaret. On a dû s'attendre 
à tout ce renversement dans un livre qui ouvre 
par la victoire que Phriné remporte sur Alexan- 
dre. Aussi je ne me plains pas principalement 
de ce qu'Ânacréon a tout l'avantage ; je me 
plains oe ce que je ne sais pas du moins le lui 
disputer un peu , je me plains de ce que je suis 
un sot. Quoi 1 n'avoir pas un seul mot à lui 
répondre ! Etre confondu par sa chansonnette ! 
Où sont tous mes livres ? Ne me fournissaient- 
ils rien dont je puisse me servir ? A vais- je perdu 
la parole ou la mémoire? Toi-même, Ana- 
créon , pour te dire un bon mot qui a été dit 
dans notre Grèce , n'as-lu point eu de honte de 
m' avoir vaincu? Point du tout, répondit Ana- 
créon ; quand je lus le titre de notre Dialogue, 
)e tremblai; je crus que tu m'ailais faire des 
réprimandes dignes de ta gravité ; mais je ne 
fus jamais plus content que quand je vis que 
c'était moi qui étais le docteur du Dialogue. 
J'ai donné commission à tous les chers disciplça 



3oO JUGEMENT 

qne j'ai dans l'attUre inonde de bien boire à la 
santé de l'auteur , de déclarer la guerre à tous 
les péripaiéticiens , et de ne rien épargner pour 
faire recevoir mon nouveau syslène de philo- 
sophie dans l'université. 

Gomtne Pluton vit qu'Anacréon ne faisait que 
badiner, et qu'il ne disait rien de sérieux pour 
la défense du Dialogue , il déclara : 

Qu'un dialogue ne serait point con^osé dA* 
naeréon» {fui parlerait tout seul; ûiiAristote 
serait obligé de lui répondre ; et qu une petite 
chanson ne serait point du même poids que 
fjuantité de gros in-folio* 

Virgile pril aussitôt la parole pour se plain- 
d^ de ee qu'on avait tourné en ridicule le codi* 
meneement de «eft Géûi^iqoes , où il faisait on 
compliment à Auguste. Vous faites le plaisant, 
dti-il à Aretin. Vous voua réjouisse^ sur cette 
allé de Thétis, et sur ce scoipion. Cela aurait 
pu paraître extraordinaire , s'il <eÂt été dit dans 
TOtre siècle ; mais dans le mien , c'était comme 
si j'eusàe loué Auguste sur sa valeur et sur sa 
conduite. Fort bien , dit Areti». L'auteur des 
Dialogues a dit que les belles sont de tout pays, 
et moi je dis que les sottiseâ sont de tous les siè- 
cles. Vous seriez bienheureux d'avoir été an^- 
6ien , pouV avoir droit de dire des choses que 
notis autres modernes nous n'eussions osé dire. 
Mais seigneur Aretin , reprit Virgile , vous 
àve2 bien oublié l'histoire romaine. N'avez-vôus 
jî&mais ouï parler de ces apothéoses qu'on fai* 
sait pour les empereurs? César était devenu 
une étoile après sa mort; on pouvait prédire à 
Auguste une destinée aussi glorieuse. Présent* 



DE PJL13TON, 3oI 

tement qae la mode des apothéoses est passée , 
on parlerait une autrelangue aux princes.Mais^ 
répliqua Aretin, il n'y avait rien de plus ri- 
dicule cpie ces apothéoses. Vous pouviez louer 
Augaate d'une manière simple et naturelle, san& 
lui prédire ces honneurs impertiaeus qu'il at- 
tendait après sa mort ; mais parce que Tapo- 
théose est beaucoup plussurprenante, et moins 
raisonnable, vous ne manquez pas de la choi- 
sir. Il n'importe , reprit Virgile ; que l'apo* 
théose fût raisonnable ou non , il suffit que 
c^était une coutume reçue chez les Romains. 
Ah ! vous faites tort aux Romains , dit Aretin. 
A peine le peuple le plus ignorant eût*il été 
la dupe de cette sottise^à. Je le veux bien , ré- 
pliqua Yirgile; mais répondez- moi juste. Les 
Romains avaientMls tnoins de foi à ces apothéo- 
ses , qu^àtout ce que Ton comptait des Champs» 
Elysées? Non, répondit Aretin , j^ ne crois pas 

2ue les Champs-Elysées fussent mieux établis» 
îependant, reprit Yirgile ^ vous approuvez fort 
la manière dont je loue Caton, en disant guil 
préside à rassemblée des plus gens de bien , 
qui dans les Champs-Elysées sont séparés 
aasfec les autres. Si les Champs-Elysées , aussi* 
bien que lès apothéoses , ne passaient que pour 
des fadaises , la louange de Caton ne vaut pas 
mieut que c^Ue d'Auguste. Oh ! dit aussitôt 
Aretin , la louange que vous donnez à Caton 
veut seulement dire que s'il y avait des Champs^ 
Elysées , on y séparerait les gens de bien d'avec 
les autres» et qu'on mettrait Caloci à la té le de 
cette compagnie. Hé bien ! répotidit Virgile , la 
louange que j'ai donnée à Auguste , voulait 



304 JUGEMENT 

et son imitateur l'avaient assez maltraité, mais 
Fimitateur encore plus que Lucien; que du 
moins quand Lucien avait voulu dire du mal 
d^Homère , il l'avait fait dire par quelqu' autre 
que par Homère ; mais que chez le nouvel au* 
leur, c'était lui qui disait du mal de lui-même , 
et qui apprenait aux autres qu'il n'avait eolea- 
du finesse à rien , et qu'on lui faisait trop 
d'Lonneur d'y en entendre ; qu'il aurait bien 
soufaaité qu'on lui eut dit si l'auteur avttic reçu 
de lui un pouvoir de le faire parler de la sorte ; 
qu'autrement il désavouait tout, et qu'il en- 
treprenait de soutenir que ses ouvrages étaient 
pleins de mystères et d'allégories ; que , si l'on 
ne réprimait cette licence des auteurs , Achille 
avouei*ait bientôt qu'il mourait de peur dans 
le combat, et Pénélope , qu'elle avait favorisé 
tous ses amans dans Fabsence d'Ulysse ; qu'eue 
fin il n'y avait point de mort qui pût s'assurer 
de n'être pas ressuscité quelque jour, pour se 
décrier lui-même. 

Les plaintes d'Homère parurent si justes, et 
de plus son autorité leur donnait tant de poids, 
que Pluton, sans écouter Esope qui voulait ré- 
pondre , défendit : 

Que l'on fit jamais parler pet^sorme contre 
soi-même^ à moins gue Hen avinr une procu^ 
ration en bonne for me. 

Mais Homère n'était pas encore boutent* Il 
ât souvenir Pluton qu'il fallait venger i'auti* 

Î^té des insultes que les deux auteurs des 
dialogues lui avaient faites en cent endroits. 
Quoi ! disait-il , Lucien n'a point reapeolé mon 
nomi qui s'éuit déjÀ établi pendant plus de 



DE PLU TON. 3o5 

mille années ? L'imitateur de Lucien , encore 
plus bardi que lui , ne respecte pas ce même 
nom qui a présentement une antiquité de près 
de trois mille ans ! Ce nombre infini d'hommes 
qui, dans une si longue suite de siècles» ont 
adoré mes ouvrages , c'étaient donc des fous ! 
On condamne dans un moment , et sans y faire 
trop de réflexions, tant de jugemens qui ont 
tous été conformes ! La préoccupation peut 
beaucoup , dira- ton. Quand les uns ont crié 
merveille, tous les autres le crient aussi. Ceux 
qui seraient d'avis contraire, n'osent se décla- 
rer. Je n'ai qu'un mot à dire* Qu'on me fasse 
entendre comment j'ai pu avoir une si grande 
réputation sans la mériter , et je croirai en effet 
ne l'avoir pas méritée. 

Homère fut secondé de je ne sais combien 
d'anciens , qui étaiienttous fort offensés du peu 
d'égards que Ton avait eu pour eux. Chacun 
représentait avec indignation le nombre d'an- 
nées qui parlait pour lui , accablait les juges de 
la quantité de témoignages rendus en sa faveur. 
Enfin Pluton ayant plus délibéré qu'à l'ordi- 
naire sur Farrêt qu'il allait rendre , ordonna t 

Çu€ les anciens seraient toujours vénérables; 
que Lucien, qui était un des premiers qui se 
jfussent révoltés contre eux , et que ceux qui 
suivraient son exemple , ne seraient jamais ré" 
pûtes anciens , et seraient éternellement sujets 
h la critique^ comme de malheureux modernes. 

Ensuite on entendit un certain murmure 
dans la foule des morts , qui avaient été aupa- 
ravant dans un grand silence. Tout le monde 
pvêta l'oreille. C'était le duc d'Alençou qui di- 



3o6 JUGEMENT ' 

sait â Elisabeth d'Angleterre : Quoi ! votre 
majesté ne trouvera pas bon que je demande 
réparation pour elle ? Votre majesté ne parlera 

Îoint ? Mais je supplie votre majesté de parler, 
e n^agirai et je ne paraîtrai agir çpie par mon 
propre mouvement. Je demande cela en grâce 
à votre majesté ; je ne puis souffrir que votre 
majesté ait été oiîensée en mon nom. 

Tous les morts se mirent à rire d'entendre 
répéter tant de fois votre majesté; de plus , 
ces litres-là ne sont guère usités dans la langue 
du pays. Mais le duc d'Alençon entreprit fort 
sérieusement de se justifier, et dit qu'il ne 
traitait la reine avec des respects si profonds 
et si peu ordinaires chez les morts, qu'afîn de 
réparer le peu de politesse qu'il avait pour elle 
dans les nouveaux Dialogues; qu'il y allait de 
son honneur à ne pas laisser croire qu'il eût su 
si peu vivre ; qu'il ne voulait point qu'on le prît 
pour unhomme qui pût reprocher à des reines 
en propres termes, quelles n'aidaient plus leur 
wrginité. C'est sur cela , continua*t-il , que 
nous étions tout à l'heure en contestation, 
Elisabeth et moi. Je voulais demander raison 
pour elle de l'injure qu'on lui a faite ; mais elle 
s'obstine à dire qu'une femme doit toujours 
éviter ces sortes d'éclaircissemens , et qu'il 
vaut bien mieux dissimulerl'outrage , que a' en 
tirer réparation. Vous feriez bien mieux, in- 
terrompit brusquement le comte deLeicester, 
de demander raison de l'injustice qu'on vous a 
faite à vous-même. On veut que vous disiez à 
Elisabeth , que la virginité était là plus dou^ 
teuse de toutes ses qualités ; et en même temps 



DE PLUTON. 3o7 

on veut que vous vous plaigniez de ce qu'elle 
ne vous épousa pas. Ce n'est pas être trop poli 
pour un prince , ni trop délicat pour un 
amant. Âh ! s^ écria un précieuse nouvellement 
morte , soupçonner Elisabeth de quelques ac- 
tions indécentes! Cela se peut-il? Elisabeth 
ne trouvait rien de plus joli que déformer des 
desseins , défaire des préparatifs^ et de rHexé-- 
cutcrrien* Elisabeth faisait peut être quelques 
pas dans le pays de Tendre, mais assurément 
elle &e gardait bien d'aller jusqu'au bout. Et 
n'est-ce pas à elle que nous devons cette maxime 
admirable ? Ce quon obtient vaut toujours 
moins quil ne valait, quand on ne faisait que 
l'espérer ; et les choses ne passent point de 
notre imagination à la réalité , quil ri y ait de 
la perle. 

Que vous êtes peu délicat ! intcrrompitSmîn- 
diride , qui ne vaut guère mieux qu'une pré- 
cieuse. Vous croyez que r imagination augmente 
les plaisirs, c'est tout le contraire. Hélas ! que 
les hommes sont à plaindre ! Leur condition 
naturelle leur fournit peu de choses agréables , 
et leur raison leur apprend à en goûter encore 
moins* Vous êtes fou, dit un gros Hollandais, 
si vous vous plaignez de la condition naturelle 
des hommes , et du «peu de choses agréables 
qu'elle leur fournit. Ce sont les plaisirs simples 
et communs qui sont les plus doux. Savez-vous 
combien Elisabeth fut flattée de cette expres- 
sion à la hollandaise, dont je me servis pour 
la louer. Je n'étais point un homme qui raffi-^ 
nàt beaucoup sur les plaisirs : je ne savais sur 
eette matière*là que ce que tout le monde 



3o8 JUGEMENT 

sait ; cependant la reine d'Angleterre fut con*- 
tente de ma science , et à mon départ j'eus un 
beau présent. 

Je crains bien , dit le Crotoniate Milou , en 
s'adressantà la précieuse qui avait parlé, que 
ce gros garçon là n'ait tiré la reine hors de ses 
plaisirs d'imagination. Il a bien la mine... Tai- 
sez-vous , dit Pluton tout en colère. La tête 
me tourne. Je ne sais plus où j'çn suis. Je ne 
sais plus de quoi il est question. Je n'entends 
rien à leur dispute sur les plaisirs. Jen'entends 
rien non plus au caractère d'Elisabeth. Elisa- 
beth ne veut que des préparatifs et des espé- 
rances. Et puis voilà Elisabeth qui a des goûts 
plus solides avec les Hollandais. On reproche 
à cette personne » qui ne veut jamais de réa- 
lité , que sa virginité est fort douteuse , et puis 
malgré cela on voudrait l'avoir épousée. On 
dit que les plaisirs sont dans l'imagination, on 
dit qu'il n'y sont pas ; on dit qu'il faut raffi- 
ner et chimériser sur les plaisirs ; on dit que 
les plus siniples et les plus communs sont les 
meilleurs. Qui me tirera de tous ces embar- 
ras-là? 

Ce* ne sera pas moi, répondit Eaque. Ni moi 
non plus , dit Rhadamante. Nous aurions bien 
moins de peine à juger nos criminels, qu'à vi- 
der les différends de tous ce$ discoureurs qufe 
vous avez fait venir ici, et qui ne conviennent 
jamais de rien , ni les uns avec les autres , ni 
avec eux-mêmes. Hé bien, reprit brusque- 
ment Pluton , puisque vous ne savez tous deux 
par où en prendre, j'ordonne: 

Que le duc d'Alençon , Elisabeth d' jongle- 



DE PLUTON. 3oq 

terre , Smîndîride , et le Hollandais , ne se 
trousseront jamais dans un même liv^re, 

A peine Plulon avaît prononcé ces dernières 
paroles , que Mercure entra dans rassemblée. 
On voyait bien à son air qu'il apportait quel- 
ques nouvelles ; et en effet, sitôt qu'il fut ar- 
rivé, il dit qu*il venait de dessus la terre et 
que les vivans lui avaient donné une com- 
mission dont il voulait s'acquitter. Cette com- 
mission était une*letlre pour les morts , dout 
ils l'avaient chargé i et il la lut tout haut en 
ces termes. 



_m »■> ni «.< i. ■ Y^ 



LETTRE DES VIVANS 
AUX MORTS. 



T 



RES-HONORBS MORTS ^ 



It court parmi nous des Dialogues que ton 
a mis sous votre nom , parce quon y a traité 
des matières si importantes , que des vivans 
n eussent pas pu avoir ensemble de ces sortes 
^entretiens , eux qui ne disent que des choses 
utiles. Nous auons examiné fort sérieusement 
de quoi nous étions capables ; et , auec tout le 
respect que. nous vous devions , nous as^ons 
trouvée que dans nos conversations ordinaires 
nous en dirions bien autant que ce que ton 
vous /ait dire, f^os raisonnemens ne nous ont 
pas paru si snbHmes^ que nous désespérassions 



5lO JUGEMBHT 

^y pouvoir atteindre. Lesjhmmes particulier 
rement croient quon peut être pleine de 'vie et 
de santéy et avoir autant i esprit que Didon 
et Stratonice^ que Sapho et Laure^ quJgnès 
Sorel et Roxetane. Elles se tiennent offensées 
de ce quon s'est cru obligé dC aller déterrer ces 
mortes , pour ne leur faire tenir que les dis- 
cours quelles tiennent. Ce rCest pas que ces 
discours paraissent inutiles aux femmes d^ià- 
haut, au contraire, elles jugent que ce que dit 
Stratonice à Didon sur son intrigue avec Enée 
peut être iune grande consolation pour celles 
qui auront fait parler déciles un peu plus qu^il 
ne faudrait; que les histoires d'Jgnès Sorel et 
de Roxelane sont fort propres à persuader 
aux femmes quelles sont nées pour avoir un 
empire absolu sur leurs amans , et que Sapho 
et Laure leur apprennent parfaitement bien de 
quelle manière elles doivent exercer leur do- 
mination sur les sujets qui leur conviennent ; 
mais enfin elles sont si convaincues de leur 
propre mérite , qu* elles ne trouvent point tout 
cela au-dessus deleur portée* Nous wnis prions 
donc , très'honorés morts, de souffrir que nous 
ajrons ici-haut des conversations aussi spiri- 
tuelles et aussi utiles que les vôtres , en atten- 
dant que nous ajrons l'honneur de vous aller 
entretenir nous-méînes , ce qui ne sera assuré' 
ment que le plus tard que nous pourrons. 

Mercure ayant lu celte lettre» la prière des 
vivans fut trouvée juste par tous les morts , et 
aussitôt Pluton déclara : 

Quil ne serait pas besoin £^e mort pour 



DE PLUTON. 3lX 

dire des choses aussi pleines de morale et de 
raisonnement que celtes qui se disent dans les 
nousfeaux Dialogues. 

Laure voulut pourtant s'opposer à cet arrêt. 
Elle représenta que, si elle ei^t été vivante, elle 
n'aurait jamais dit que quand on veut qu^un 
sexe résiste^ on veut quHl résiste autant quUl 
Jaut pour faire mieux goûter la victoire à celui 
gui la doit remporter , mais non pas assez 
pour la remporter lui-même; et quil doit n^ être 
m si faible quil se rende d'abord , ni si fort 
qu'il ne se rende jamais ; qu'il y avait dans ce 
raisonnement un fonds de logique, et une 
certaine combinaison méditée , dont une autre 
qu'une morte n'aurait pas été capable ; que si 
Ion voulait bien pénétrer dans la profondeur 
de cette pensée , il semblerait , qu'on aurait 
tenu les états du genre humain, pour déter- 
miner lequel des deux sexes aurait dû aita- 
3uer ou se défendre; et qu'après une mûre 
élibération des philosophes qui auraient exa- 
miné la question selon leurs règles^ on aurait 
donné le parti d'attaquer aux hommes, et ce* 
lui de se défendre au& femmes ; que c'était là 
ce qui s'appelait traiter les matières solide- 
ment; que cette solidité était d'autant plus ad* 
mirable, que les matières étaient galantes , et 
qu'enfin il était bien sûr que des femmes vi- 
vantes ne l'auraient jamais attrapée, elles qui 
ne font qu ef&eurer les choses légèrement , et 
y répandre des agrémens fort superficiels. 

Sitôt qu'elle eut cessé de parler, Pétrarque 
se montra , et dit que depuis les nouveaux Dia- 
logues^ Laure ^tait gâtée ; qu'auparavant elle 



3/2 JUGEMENT 

avait eu r esprit raisonnable, mais qu'elle vou* 
lait présentement faire des dissertations sur 
tout; que sa nouvelle folie était d'approfondir 
toujours les matières, et les traiter méthodi- 
quement; que quand il croyait lui dire quel- 
" que chose de galant et d'agréable, il trouvait 
une raisonneuse qui se mettait à argumenter 
contre lui; qu41 ne pouvait plus vivre avec 
elle ; que de plus iln'élait point content qu'elle 
s'accoutumât avec Sapho qui était une très- 
dangereuse compagnie ; que véritablement 
Laure avait pris le bon parti en soutenant que 
c'était aux nommes à attaquer, et aux femmes 
à se défendre ; mais qu'il craignait qu'à la 
longue, elle ne perdit les bons sentimens où 
elle était encore , et qu'il ne lui prit envie d'at-. 
taquer , à l'exemple de Sapbo, 

Louis XII , roi de France , et le duc de Suf- 
folk, se joignirent à Pétrarque, et firent d'Anne 
de Bretagne et de Marie d'Angleterre les mêmes 
plaintes qu'il avait faites d'abord de Laure. 
Ces (Jeux princesses avaient pris, dans les nou« 
veaux Dialogues , l'habilude de ne pai'ler que 
par des lieux communs, et en propositions 
générales. Elles avaient ensemble de longues 
conversations, où elles ne se répondaient Tune 
à Tautre que par des sentences ^ et il n'était 
presque plus possible de les tirer de leurs spé- 
culations, pour leur faire dire quelque chose 
qui fût de l'usage commun. Jamais Anne de 
Bretagne n'avait tant fait souffrir Louis xii 

})endant sa vie, quoiqu'elle eiit quelquefois 
'humeur assez aigre et assez difficile, et le duc 
de Sutfolk 9vait encore été plus coulent de 



Marie JÀnêFéteWé, âû ièinp ' iivtîl$ étaiëiit 
mariés ensemble ; quoîùrlè PîiricHii^Wôn qu'elle 
avâit pour là gâîaùld^ie , rfôntiât toûjôtiY^ de 
jtistes appréhensions à mi mafi. 

Plut<m , pour t^méAkv k ses désôrdi^es , dfè- » 
fendît ! . •* 

Qu'on' fit les ferhthès Éi gtandéi raison- 
neuse^ y à&pûiir* des tàriséduences , 

Après cela on vit tte^Ve qui venait acclisèi^ 
Cïiarles r devant Pliïtôn , stJr ce (Jue cet èAn- 
pereur refusait de répondre à une question 
d'^anatortrié qu'on lui fati^aSi. Je lui deroaùde , 
disait HërVe, un' petit écîairci^Se^iiijErtit sur les 
veines làctéê'» et sut lés anastomoses , et it rie 
me le veut pas donner^ Aussitôt tous céâmoi^(!s 
se mif-ént â dire^: il faut cfu'flfei^v^é sôit fou. 
Paire des* diièstfôns d'anatomre â Cliiarlès v! 
Est-ïl cWriii^^réû ? Hé quoi ! leur réporitfit fifer- 
vé , î^ûôrcz- VoHis qûé Cïrariefà V parlé â Èraômé 
côùinie ùtï docteuf stti* les fïbi^eâ et sûr fà con- 
fortùaftiôty dû cei^eaù , ëù quoi it prétend qfue 
l'espi'it cbri^s.tei II sait que Panatomie lai plus 
'délicate ne salivait afpiéfcevolr cette diflerence 
d'organe^ qùî fait là différence des génies; et 
après Cel)â ff ne voudra pas répondre à mes 
questions f 

Qu'on me délivre dé cet extravagant y dit 
CharfesT tout en colère. Où a-t-il trouvé qu'un 
etnpeteur S&\. savoir Tanatomie ? lïé ! qui ne 
le croirait, tép'ondit Hervé , à vous entendre 

Eafle^ c'oitiTJie vous laites dans les nouveaux 
^ialbgues^Ce que je (iiS d'anàt^mie nVst rien 
du tout, répondit Charles v, Ou du moins n'est 
rien que tout le moiïde ne sache. Mais répli- 
P1.UAAL. DES Mondes. i4 



1 



qua Heure* you$ le dites dans les termes de 
Fart « et d'une manière qui senjt tout-à-fait son 
physicien de profession ; c' est-là ce qui m'a 
mis en erreur. Hé bien , dit Charles Y, est-il 
défendu à un grand prince de savoir quelques 
termes des sciences ? Non , répondit Hervé , 
mais il lui est défendu de s'en servir. Il faut 
que dans les sciences un prince ne prenne que 
les choses ^ et laisse les termes aux sayans , et 
qu il ne paraisse pas avoir appris ce qu'il sait , 
mais le deviner. 

Pluton fut de l'avis d'Hervé , et il ordonna : 

Que Charles v ne parlerait plus si sauam' 
ment de physique , ou guUl l'apprendrait tout 
de bon. 

Je sais bien, ajouta le roi des enfers, quUl 
y a encore une certaine Bérénice qui est unpeti 
grammairienne pour une reine. Elle parle d'une 
mort grammaticale des noms , et de l'embar- 
ras que ces noms donnent aux savans, dè^ 
qu'il y a quelque letti*e de changée. Je ne con- 
çois pas trop bien où une femme et une pria- 
cesse a pris cela. Il faut qu'elle ait bien étudié, 
et que de plus elle n'en fasse pas trop de mys- 
tère; mais laissons-la en repos ^ il faut finir; 
elle sera comprise dans Tarrêt de Charles v. 
Passons à d'autres. 

Hervé se présenta encore une fois, et dit quil 
s'était plaint que Charles v, qui était empereur, 
raisonnait trop bien sur la physiq^xe , et présen- 
tement il se plaignait qu'£rasisti*ate qui était 
médecin , ne raisonnait pas assez bien sur la 
médecine, .fai découvert la circulation du sang, 
disait Hervé, et Erasistràte marque asse^ de 



4I 



DE PLUTOW. 3l5 

mépris pour ma découverte. Mais pourquoi, 
i votre avis? C'est que sans savoir que le sang 
circulât, il a guéri le prince Anliocfaus de sa 
fièvre quarte , par un moyen , à la vérité , fort 
ingénieux, mais qui ne deviendra jamais une 
règle de médecine. Car je parie , établira-t-on 
que quand un médecin aura un malade à gué- 
rir de la fièvre , il fera passer devant lui toutes 
les femmes de sa connaissance ; lui tiendra le^ 
pouls pendant ce temps-là , remarquera celle 
dont la vue redoublera Témotion de son pouls, 
et ensuite ira négocier pour faire obtenir à son 
malade cette femme dont il sera amoureux? 
Cependant Erasistrate tientque la connaissance 
de la circulation du sang n est pas nécessaire, 
parce que effectivement elle ne FétaÊtpasdans 
la maladie d'AntiocIius , et qu'il ne s agissait 
que de savoir quel chagrin rongeait ce jeune 
prince. N'est-ce pas là une belle conséquence? 
Si c^est ainsi qu'il raisonnait du temps qu'il 
exerçait la médecine là-haut , oh ! que vous 
êtes en grand nombre, morts qu'il a envoyés 
en ces lieui ! 

Lafinde cette harangue fut suivie d'un éclat 
de rire. Erasistrate voulut répondre ; mais Plu- 
ton , qui ne crut pas que sa réponse pût être 
bonne , ne lui en donna pas le loisir , et pro- 
nonça brusquement : 

Qu Erasistrate ^ quoiquUl eût guéri Antio- 
chu%^ serait obligé à respecter la circulation du 
sang. 

Il y avait quelques momens que Montaigne 
paraissait avoir envie de parler. 11 s'avançait,' et 
puis se retirait; il ouvrait la bouche, et la re- 



St& t I/o £ ME AT 

féHnatt! tdnt d'un côttp. Pliilon , qui ïe remar- 
qfua, !uî dil i Qa*avez-vous? Voulet-rous par- 
ler? JVrt aurais bien envie, répondit il , maris 
je ehercîie des termes pour m expliquer hon- 
nête menH. On me fait accoucher dans les nou- 
Vcfanx Dialognes, mais on me fait accoucher 
atee tarit 'de facilîlé que j^en ai honte. On n'a 
potet du tout ménagé mon hoùneur. Sonvenez- 
Votts-^tieSocrate, cette sage-femme avec qui 
Ton nt'a mis , me veut prouver que les anciens 
ne valaîent pas mîèttx que les hommes' d'à pré- 
sfent*. 11 me dit d'abord , pour m'attraper , avec 
cet air qttë vous lui connaissez , que de son 
temps les choses allaient tellement de travers, 
qn elles auraient bien d prendre à la fin un 
train plus raisonnable , et qu'il avait cru que 
tes bontiiiËe^ fréBteraient de Fexpérience de 
tant d'atii^es-. flfoî , qui n^ mfe souviens plus 
de ce que f ai entrépi-îs de soutenir , je lui 
j^époridsf : Que les hommes ne font point ef ex- 
périences , parce que dans tous les siècles 
ils ont les mêmes penchans , sur lesquels la 
raison na aucun pou\^oir, et qiCainsi par- 
tout oh ily^ a des hommes , il y a des sottises : 
et les mêmes sottises. Sur cela Socrate, tout 
joyeux , me demande bien vite : Et sur ce 
pied-là^ corh>mentvoudriez-^JOus que les siècles 
de r antiquité eussent mieux 'valu que le siècle 
d^aujouttthui? TJsl vérité est, qu^après ce que 
j'ai dit , je n'a*? rien à lui répondre ; je suis sur- 
pris et j'accouche sottement. Je vous assure que 
*sî f avais à "recommencer, je donnerais bien 
plus de peine à ma sage- femme ; car moi qui 
pf étend» que les siècles aient dégénéré, puis-je 



dire ausâitAl : Çue tous les hommes ^^nt h 
même penchoHt; qup patùout i9k il y t^^débts 
hommes, il j à les méfies st^ttises? Jftiiiidiw 
que je me sois yaifté Jtiiis met ^«£^s dia ru «¥4)tr 
guère de mémoire , tnai$ em»rt iïe^jy^>viv»i6t 
je pas manquer jusqu'à ûé poHM.-là< SQorato 
U'ionaphé 9 je le crois hien ; nn autre jmetns 
habile que lui^ aurait aus^i triOiDphé len jSa 
place. Ma dé&ite devait être un peu fUis difr 
iieite > ne fût.<-iee que. pour la facile de Sor 
oratCi 

Ne prétendez point Wioténoeser dans vioe 
plaintes , dit ca philosophe moiqujRi|v ; je suie 
très-content de ce Dialogue ; il eae fait :plu6 
cVhonneur que tout ce qu on a jamais dit à m^ 
louange* Quand vous venez me Urouyeir, plein 
d'une admiration pour les anciens, que voiis 
ne m'avez *pas eiieore laaixjuée « je^ Yom de- 
mande desynouveUeç djU)»i0iideo You^ ïM 
i^pondez qu'il est fort changé.^ ii&t i^je j.<ç ^e 
le reconnaîtrais pas« Moi q^ui ait» dan3 ¥iH4in 
âme , et qui veut vous surprendre par mie opi- 
nion toute contraire à la v6ti*e que j'ai devinée, 
}o vous dis : • . 

Que je suis ra\^i de ce quen)ous mafmrene:^ ,• 
que je m^éêais toujours hien douté qut le monde 
dei^iendrm^ meilleur, et plus sage qu^ilb^étmt 
de mon temps; car puiaque.xxe tkéil pas Ji motu 
sentiment , je ne puis avoir d'autre dessein jc^ue 
de vous étonner, en zifie jetant daBsTexlréiiii^é 
opposée à celle où vous étiez , et de conufieii^er 
déjà À combaUre votre pensée.! Maiè n'efiiit-ce 
|>as être bien habile, que • de la ^ea voir arent 



3l8 JUGBMSRT 

Îue vous me Payez dite? Dans les Dialogues ou 
laton me fait parler, je ne réfute aucunes 
opinions, que je ne les aie fait répéter, je ne 
sais combien de fois , et en je ne sais combien 
de manières , à ceux qui les soutiennent ; mais 
dans ces nouveaux DiaIogues*ci , j'ai bien plus 
d'esprit , je devine ce que j'ai à réfuter. Roi 
des enfers , dit Montaigne à Pluton , vous en- 
tendez bien le langage de Socrate , c'est ainsi 
q[u'il fait la critique de notre auteur. Point du 
tout , reprit Socrate , toujours sur le même 
ton , je ne fais point de critique. L'auteur 
m'a fait prophète , il est vrai , mais assùré- 
, ment c'est à cause de ce démon familier que 
j'avais. 

Pluton, qui prit la chose sérieusement > or- 
donna : 

Que Socrate ne se servirait point ^ dans les 
disputes , de son démon familier ^ pour deviner 
les pensées des autres , et que Montaigne rî ac- 
coucherait plus si facilement. 

Il y avait encore quelques morts qui.se pré- 

faraient à parler, lorsque Caron entra dans 
assemblée , d'un air qui fit bien juger qu'il 
apportait quelque nouvelle importante. Ce 
n est pas fait, dit- il d'un ton à faire trembler 
tout le monde , nous ne sommes pas encore 
quittes des Dialogues des Morts. En voici une 
seconde partie que j'ai surprise à un mort que 
je passais dans ma barque , et qui s'en était 
chargé. 

Aussitôt ce fut un bruit incroyable dans l'as- 
semblée. Tous les morts se jetèrent sur Caron , 



DU PLU TOM. 

lui arrachèrent le livre, el sorùieni aussitôt j 
pour l'aller lire tous ensemble sanssonger qu'ils 
manquaient de respect pour Plulon, qu'ils lais- 
saieut là sur le trône. 



SECONDE PARTIE. 



J.I, s'amassa encore une infinité d'auLresmorU^ | 
qui accouraient en foule au nom de cette s 
conde partic:chacunvouIaiLsavoirs'il n'y é lait J 
point inléressé. La dlfTicahé fut de trouver ] 
quelqu'un qui pût le lire à une assemblée si \ 
nombreuse ; car il fallait satisfaire l'impatiencie j 
de tout le monde à la fois. A la Un Stentor fut , 
choisi pour lecteur ; ce Stentor quî avait la voîit j 
ai bonne, qu'il se faisait entendre de toute u 
armée. D'abord quand il nomma Eroslrate et 
Dëmétrius de Phalère , on remarqua la joie de 1 
Démétrius , qui s'altendai t bien à être loué sue ' 
l'art qu'il avait eu d'accorder ensemble la pt>- I 
lilique et la philosophie, el sur ce qu'il availi I 
été également propre aus spéculations du oa- | 
binet, et aux soins du gouvernement. Au con-% \ 
traire , l'infâme Eroslrate baissa la tête eL tàch& 
de se cacher dans la foule , parce qu'il ne douta 
point qu'on ne lui fît son procès sur l'embra- 
sement du temple d'Ephèse, avec toute la rii j 
gueur qu'il méritait^ mais il reprit un peu de, 
courage dans le commencement du Dialogue, 
où il vil que les choses ne tournaient point si 
mal pour lui. Ensuite il fut stu'pris de s'enten-; 



ne «(iv«4n|<i9 jw/éfm^r^» et tvki-m^mt il Me 
«avait x)Vi>» ^^mtie, Afc 6»^ U fi^C rf^yi d*<éMwa- 
nemeut et de joie , quAndA^r^wmHXi-cé^^^^d^^ 
ment qu il élait le héros du Dialogue , que 
TacliAu qu'il ^n^yjàiL qu'i)a liii.djit xepcoçher 
Y était couronnée , et que Démétrius était con- 
fondu. 

Le pauvre Démétrius ne pouvait aussi revenir 
de son étonnement. Il avait tant de honte de 
voir ses espérances tivMivpées, et il se irouvaît 
sif>ett4i'esprit dans ee l)ialogue«aoo«iparâifton 
d*£po^tra4e, qu'il He^l^-tii ii^osa>)cMnfîs'dire 
«ne paroU. Les neuitts viiiietoi en etts^viémerdu 
tvouole«td« rembarres 'oùil ét^it) car, eommp 
il Wy en avait pas un seul qui n'en craigaic ulu- 
lant pour son compte , ils Ae voulaient p*s rire 
ouvertemenl. 

Au second Dialogue , ij[«)etéYenttpus^lesjeux 
sur Pauline, qui paimtaeseï interdite. Cloia 

{>ria , i|iai4oie|isefnelit; de'veidc^ir biennooftinep 
es sages à qeii eHe^a^airmiX 4iTe < Qv^Mne 
femme de^^t- aider étte-niérHê à se froi?iper, 
pour geàdfir quelques piœi^irs ] qu'il neJfuUaii 
poim qw'elle éœamindt Uop I4 divinité, d'un 
amanê ^ qui , dans le deiéein^de la surprm" 
drsi se ^oiilai'î faire- pa^sëf^ pour un dieui 
La plupartidé^ âiort^s disaient qu'elles attraienc 
été volontiers 'ii<*éGole de; ides 9ag«s4â r^i elles 
les eussent ooubus, ei que les femmes «'«h 
raielitplué tantd'afersidn ^>oér]a philosophie^ 
si elle donnëtt de pareilles leçons.- 

Pauline e<wat»€niçà'-â i^powJi'e ^tt|i «ir em« 
barrasse, qnëleeëtriàris fidèles rfé<«ient psse» 



- DE PLUTON. 321 

plus grttYïd tiombre que les âieux anfàiis^ eliÇt^ 
cependcMit on ne troiwftit pfts «MNii^iiis'qM^^s 
femmes crussent ^^ôn aurâ^ic po^r elu^ uue 
constance éternelle; et elle prétendit ^u^irliér 
se jeter entre lesbras deson faux Anui>i$ /^'était 
la même chose que si «lie eut été asses-dupe 
pour compter sur la fidélité d'uu amant. 

Toutes les morte» géaérale»«H«eréc«è»«rt 
là-dessus. Il y en avait entre elles une infinité 
qui s'étaient flattées qu^on les dût aimer fidèle- 
ment, et qui n'eussén t pourtant pas fait la sottise 
d-'allertrouverAnubis dans son temple. Pauline, 
qui était malheureusement engagée à soutenir* 
quelesamansfidèlesétaientexti*èmementnai<#s, 
s embarrassa dans une définition de là fidélité', 
dont elle eut bien de la peine à sortir. EHe ne 
fait aucun cas des ^6inB , des empiessemen^ , 
des sacrifices^ de la préférence entière q«i'on 
donne à sa maîtresse sur toutes choses» T4Htt 
cela , dont bien des femmes se confenteraient , 
n'était rien ; il fallait , pour être fidèle , tenir 
bon contre le temps et contre les faveurs; n>ais 
toute rassemblée cofivint que Pauline devaîi 
être réduite à une étrange ex^émité , pour avoir 
recours à une définition si chimérique ; et on 
lui d:emanda gràoe pour les pauvre^ humains , 
qui ne pouvaient atteindre à la perfection qu'elle 
exigeait d'eux , et qui auraient encore assez de 
peine à s'acquitter de ce qu'ei^Ie ne comptait 
presque pour rien. 

Je crois que les femmes vivantes seraient de 
même avis que les mortes. Il n^est ))as besoin 
qUe, \ynY des idées rigoureuses de ûàé)^é , on 
mette les amans en dreft de ne songer point du 

*i4 



322 JUGEMEHT 

tout i être fidèles; et tout ce que dit Pau- 
line sur ces ipaiières-là , est de ces choses qui 
ne peuvent être reçues ni en ce monde ni en 
Taulre. 

Pour CaUîrhée « quoiqu'elle fût dans le même 
cas que PauUne , on ne la traita pas avec la 
même rigueur. C'était une bonne innocente, 
qui avouait la chose comme elle s'était passée, 
qui n'entendait finesse à rien, et qui ne cher- 
chait point à se défendre par des raisonnemens 
sophistiques. On est ordinairement disposé plus 
favorablement pour ces sortes de gens-là, qiie 
pour de faux beaux esprits. Elisabeth d'Angle- 
terre fut la seule qui voulût attaquer Callirhée. 
Cette reine, fort content^ d'avoir dit : Que les 
plaisirs étaient des terres marécageuses , sur 
lesquelles il/allait courir fort légèrement, sans 
y arrêter le pied , reprocha fièrement à Calli- 
rhée, que c était être bien hardie que d'oser 
dire après cela : Que les choses du monde les 
plus agréables sont dans le fond si minces 

J ni elles ne toucheraient plus aière y siConj 
aisait une réflexion un peu sérieuse ; que ks 
plaisirs n^ étaient pas faits pour être examinés 
A la rigueur , et qui on était tous les jours ré- 
duit à leur passer bien des choses , sur lesquelles 
il ne serait pas à propos de se rendre difficile. 
Callirhée, qui était simple et timide^ n'osa ré- 
pondre à Elisabeth , et peut-être qu'une autre 
qu'elle eût été bien embarrassée à se justifier. 

Candaule parut à cette grande assemblée des 
morts y le meilleur mort du monde. Il n'a aucun 
ressentiment contre Gigès qui lui a 6té sa femme 
qu'il aimait si tendrement , et la vie qu'il n'avait 



DE PLUTON. 3^5 

pas sujet dé haïr.; il t&cbe seulement à deviner 
pourquoi Gigès Ta tué. Pourvu qu'il puisse 
prouver qu'il n'a pas tant de tort d'avoir voulu 
laire voir sa femme dans le bain à ce perfide 
favori , il est content. 11 se console en s imagi- 
nant que c'est une nécessité indispensable que 
de faire parade de son bonheur, et en supposant 
qu'un empereur fût fort fâché , parce qu'un 
roi captif cria , sottise ! sottise ! D'un autre 
côté , on trouva Gigès bien cruel de détruire 
tous les raisonnemens que fait ce bon roi , et 
de ne lui vouloir seulement pas laisser des pen- 
sées qui le flattent un peu ; mais on fut encore 
bien plus irrité contre Gigès , quand on lui en- 
tendit dire : Oue la nature a si bien établi le 
commerce de V amour ^ quelle n'a pas laissé 
beaucoup de choses à faire au mérite; quU 
ri y a point de cœur à qui elle rimt destiné 
quelqu autre cceur , et que le choix d'une 
femme aimable' ne prouve rien, ou presque 
rien en faveur de celui sur qui il tombe. 

Quoi ! disaient les morts qui avaient été ga- 
lans pendant leur vie , Gigès a-t-il entrepris de 
décrier l'amour^ et d'en dégoûter le monde? 
Pourquoi ne veut-il point que les amans sen- 
tent le plaisir d'être distingués ? Trouverait-on 
quelque chose de si doux à être aimé si on 
croyait ne l'être que par une certaine nécessité 
de la nature qui a voulu qu'on aimât ? On ne 
pourrait donc point se flatter de rien devoir à 
ses soins , à sa fidélité , à son propre mérite ? 
Et que devient Tamour ? Quand!' idée que Gigès 
en donne serait solide^ elle serait du moins 



!524 JUGEMENT 

trop daré*. Otk n'a pas besom àê •reniés ^sa- 

gr^bles. ^ 

• ^7«*écTia XIrsabetb d*AiigftelerrQ , si^on 

otait les chimères auœ- hommes , ^el pUdmr 

leurresterait-H?QvL*ni*je fait à Oîgèé pour i'o- 

M^er à pralkpier le coivlfaîre èe me» masi- 

mes ? E^-ce pour me eemtrcdire qu'il ▼€»! 

désabuser ]et boimnes ées plus agréables ebi* 

mères de raimmr?Tout à Tbeure PauMoie news 

donnait une idée si sublime de ta fidélité, que 

personne n^y eût pu parvenir j^ voiei présen- 

temeut Gig^s qui nous donne ime idée de l'a- 

motir si méprisable , que je ne sais si pei^soane 

voudrait s^abaisset* jusqu'à èti^ amourefix. 

Quelle fut la surprise «f Homère , lorsqu'il se 
vît mtéreasé' dans le Dialogue d'Hélène et de 
Pulvie ! Ce prince des poètes se plaîgnH forte- 
ment de ce qu'on l'allaquait encore une fois. 
Que veut donc dire celte étrange Ii(^e1lce) di- 
sait-il tout en colère? Ton jorors des plaisante- 
ries sur moi? Suis- je le seul aux dépens de qui 
l'on puisse divertir le public ? Se fait-on maiiite- 
nant un honneur de nl'insulter? Faut-i) dire 
du mal de moi , pour être bel-esprit ? A-t-on 
mis la réputation à ce prîx-lâ ? Mais eneoi'e , 
qufel est l'endroit que Fou attaque ? C'est peut- 
être l'endroit le plus judicieux de mes deux 
Îoëmes. On tient un conseil devant le palais de 
riam , au retour d'un combrft qui a été fort 
long et fort opiniâti-e. Les avis se partagent, 
on commence à s*échauffer de part et d'autre; 
mais comme 51 n'est pas. temps alors de s'a- 
muser à contester, et que des gens qui revien- 
nent de la bataille tout fatigués, ne s'accom- 



\ 



DE ÏIiUTOK. 3^5 

»H)depft4ent pas Sun oenscil qui durerait trop 
long-temps, rriampemel les délibérations à un 
ftàtre jour, et oidon^ae , non pas que Ton aille 
seviper , mais que Ton se retire chez soi , qu'on 
prenne le repos dont on a besoin , et qu'on rép- 
pare ^s forces; car ee sont deux cboses diffé- 
rentes que d'ordonnei* qu'on aille sauper, e«i 
que l'on aille réparer ses forces et prendre agi 
repos. li^iBteur qui a affecté la première ex* 
pre^ion , n'eût pas voulu employerla seconde. 
L«e9 termes ne sont pas indifférens à ces mes- 
sieurs qui veulent plaisanter; et souvent qui 
leur en ehangerait un seul, ferait un grand tort 
aux trait'S lespkis spirituels de leurs ouvrages. 
Maisne fauft-il que pouvoir attraper un mot qui 
sera devenu bas pour l'usage populaire , pour 
ê4:re en* droit de badiner sur la divine Iliade? 
Lra réputation d'Homère ne saurait-elle le ga« 
ranlirde ces sortes d'insultes? Il n'en dit pas 
davantage. Toua les morts se mirent de son 
parti , et Fui vie fut obligée à désavouer ce 
qu'on lui faisait dire. 

Quand Stentoi* prononça les nomsde Paiiafté- 
msque et de ThéocrîtedeGfaio , tous les morls 
se regardèrent l'un IWtre. Ces noms leur 
étaient inconnus , et ils* jetaient les yeux de 
tous cfrtés , pour voit si Théocrite de Gbio et 
Parménisque ne se montraient point. Gomme 
on ne les voyait point paraître , Stentor cria en- 
core plusieurs fois , Panméni^que et Théocri^ 
de Cfiio y et (k retentir tous les échos de l'enfer. 
A la fin on les vk accourir' tous denx hors d' ba- 
leine. Us ne s'étaient point attendus à avoir 
part dans* les mmv^aux Dialogues , et avaient 



«-. 



Sa6 JUGSMBHT 

négligé de se Creaver i l'assemblée. Dès me 
Théocrite entendit son histoire : il s'écria : Ah ! 
&llalt-il que cet auteur me tirât de robscurité 
où j'étais , pour faire revivre une détestable 
pointe que j'espérais que l'on aurait oubliée? 
Quel plaisir prend-il à .rouvrir mes plaies , à 
me &ire souvenir , et à faire souvenir les autres 
que j'ai été un mauvais plaisant > et qu'il m'en 
a coûté la vie ? Etait-il besoin qu'il eut recours 
1 moi pour orner son livre d'une froide olai- 
aanterie ? Il en eût si bien trouvé quelqu une 
de lui-même, s'il eût voulu* 

Parménisque parut si sublime et si élevé sur 
la fin de son Dialogue , qu'on lui demanda s'il 
avait appris dans l'antre de Trophoniusi parler 
ainsi , et si les oracles qui s'y rendaient étaient 
de ce style* Il avoua de bonne foi qu'il n'en- 
tendait point ce qu'on lui faisait dire , et pria 
Stentor de le répéter. Stentor le répéta, et Par- 
ménisque y trouvant encore plus d'obscurité 




pas ete qu 

vend l'inielligence de mes paroles bien cher. 
Tous voulez m'en tendre , morts , prenes-y 
garde ! L'auteur s'en vengera pour la peine que 
vous aurez i déchiffrer mes sentences énigma- 
tiques. On lui demanda pourquoi cette obscu* 
rite aurait été affectée par l'auteur. Et Parme* 
nisque répondit : il a mis les morts dans ses 
Dialogues pour y parler, c'est ne savoir ce qu'on 
dit la plupart du temps. Qaand nous découvrons 
le peu de solidité de ce qu'il nous délnte, et de 
ce quinous éblouit quelquefois, nousarrachons 



D£ PLUT019. 327 

à Vauleor son secret. On devient sage , et on ne 
l'admire plus ; on pense , et on n'est plus sa 
dupe: voilà ce que 1 auteur ne trouve pas bon* 
Pour moi, dusse'* je me mettre mal avec lui, je 
m* en vais travailler à pénétrer dans ses pen- 
sées. Je sais bien que cette étude pourra me 
rendre plus cbagrin et plus sombre que ne fit 
Fantre de Trophonius ; mais il n'importe. Je 
vous prie seulement, morts , que si quelqu'un 
d'entre vous entend plutôt que moi cette belle 
pb^ase i II y a une raison qui nous met au- 
dessus de tout par les pensées , il y en a une 
autre gui nous ramène ensuite à tout par les 
actions , il ait la bonté de m'en avertir, afin 
que j'y perde moins de temps. 

Là-dessus il 7 eut un mort malicieux qui dit 
à Parménisque : Je ne vous en quitte pas pout 
l'éclaircissement de cette pbraseJà ; il y en a 
encore une à laquelle je vous prie de vouloir 
bien travailler. On l'a mise dans votre bouche ; 
c'est celle-ci : Quand on est de mauvaise hu- 
meur j on trouve que les hommes ne ^valentpas 
la peine qui on en rie. Ils sont faits pour être 
ridicules ^ et ils le sont , cela rCest pas étoiv-. 
nant; mais une déesse qui se met à l être , l'est 
bien davantage^ J'aurais bien envie de savoir , 
continua-t-il , pourquoi cette pauvre déesse 
était si ridicule. Elle était de bois et mal faite. 
Est-ce là tant de quoirire? Il fallait que vous 
ne ^siez pas si mélancolique. Je ne plains pas 
les gens cnàgrins, à qui une La ton e de bois 
suffira pour leur rendre leur belle humeur. 
Mais d'pù vient que vous ne pouviez rire de 



3^3 lUGBMENT 

tant de sottise des hommes? Oest qa'ils «ont 
fiiits pour être ridioules, et il n'est pas don- 
nant qu'ils le soient. Et est-il essentiel à la 
déesse Lalone qne ses statues soient de msirbre 
et d'un travail excellent ? Quand un mauvais 
ouvrier fait une Latone , peut-on dire pour cela 

Sue Latone fait quelque chose cqntre la nature 
'une divinité , et qu'elle se met â être ridi- 
cule ? Parménisque promit qu'il sougerak â 
cette difficulté aussi-bien qu'aux autres , et prit 
congé de l'assemblée. 

Peu de temps après , il veut une grosse que* 
relie entre l'impératrice Faustine et la sultane 
Roxelane. Celle ci trouvait fort mauvais que 
Faustine entreprit de soutenir : Que les hom- 
mes exercent leur domination sur lesjemrnes , 
même en amour ; que quoique l'empire <lût 
être également partagé entre Pâmant et la 
maitressey il passait toujours de Fun ou de 
Poutre càté , et •presque toujours du côté de 
Famant. Je vois bien , disait Roxelane irritée , 
qu'on ne se souvient plus ni de mon histoire , 
ni de la hardiesse avec laquelle j'ai promis de 
gowemer toujours à ma fantaisie t nomme du 
monde le plus impérieux , pourvu que f eusse 
beaucoup d'esprit , assez de beauté et peu 
d'amour. J'avais établi Ta gloire de toutes les 
femmes, et Faustine la vient détruire. Et qui 
croirait aue Faustine dût mettre si haut le 
d< 




pouvoir sur lui qu 
honte ; elle qui est si impérieuse , que présen- 



DE Pt^UTON. 3i9 

ieMimt «aéme die voudrait quil ne fàt point 
de nHU'ié 7 Estrice à sa plaindre que les hommes 
uMirpejEil la ùùvnuBXion sur les fammes ? 

Faustiiius ae demeuxa pas sans répliqué. Elle 
se mit à dLéjolaBfierôoMre les hommes avec tant 
d £mpoi'téffleht , que les femmes ell^s-^mêmes 
la désai^ouèrent , «C que Marc -Aurèle tâcha 
de e'jsnfuir df rassemblée. Roxelane la traita 
eomtne unelolle, si reqoasiae pour ce qu'elle 
étail; , que , djans le Dialogue où elle parle , on 
la faisait convenir de la nécessité quHl y a que 
les éenimes soient gouvernées , et se plaindre 
en cnêmc temps de ce qu'elles le sont; vrais 
discours d'une tête i;)ien mal iséglée. La dispute 
s'^elumiTa râtre ces deux femmes , comme il 
devait arriv^er natqisellcmçnt , e% à la fin ce fut 
une confusion étran^ entre toutes les mortes. 
Ls9 unes se plàiginaisnt d'avoir été tyrannisées 
par fes kemmes $ les autres ^ louèrent de la 
faeiUl^ avec laquelle leurs amans s'étaient 
laisséi oocMiuire par elles. Si Tauteur des Dia* 
lo^es eut été là., il se fut trouvé bien embar- 
rassé. Il e4t fallu qu'il eût tâché d*aecorder 
Faustine et lioxelane \ dont il avait excité la 
quer^U«^ et cela li'eâtpas été trop aisé ; ou il 
eu>t été réduit â décider <en faveur de l'une des 
deux , et c'eût éié décider coiïtrê- lui-même. 
Une si grande affaire lie se fût pas terminée 
sans beaucoup de peine , si on eût voulu la teiv 
miner par un jugement régulier. Mais les morts 
etifiuyés de cette dispute , qui pt^nait le train 
de ne point finjr, chassèrent hors Ae l'assenv- 
bl4e R^^xelane et Faustifi^ , et les envoyèrent 
v(der letjir différend. 



53o JUGSBtEirt 

Stentor voulant continuer sa lecture , nom« 
ma Sénéque etScarron, etausâlôt Sénécjaese 
montrant à tous ces morts : Je n*ai pas besoin , 
leur dit-il , d'entendre lire ce Dialogue , pour 
savoir ce qu'il contient. Puisque moi^ qui suis 
un philosophe très-sérieux^ et si f ose le dire , 
assez considérable dans Fantiquité, on me met 
avec un poète badin, cela veut dire que le 
poète l'emporte bien par-dessus moi. Je yons 
déclare que je me tiens dès à présent pour 
vaincu ; )e cède tout Favantaçe à Scarron , je 
ne suis pas assez téméraire pour lelui disputer. 
A ces mots il se retira ; mais Scarron avec son 
air gai f dit qu'il' n'avait garde d'en faire au- 
tant, qu'il avait trop d'envie de voir comment 
on l'allait ériger en philosophe , et qu'il ne le 
pouvait absolument deviner. Il se mit donc à 
écouter fort attentivement, msiis quand il en* 
tendit qu'on mettait bien haut la constance 
avec laquelle il avait soutenu le manque de 
fortune, les maladies, et que c'était par-là 
qu'il l'emportait sur Sénèque , sur Chrisippe , 
sur Zenon et sur les stoïciens : Ah ! par le otyz, 
s'écria-t-il , cet auteur des Dialogues est brave 
homme, il sait bien trouver le mérite des gens. 
Je ne me connaissais point encore celui qu'il 
me donne , je n'avais pas fait réflexion que j'a- 
vais reçu tbus mes malheurs avec beaucoup de 
philosophie. 

Mais quoi I dit fort sérieusement Lucilius « le 
grand ami de Sénèque , et son disciple , d'oà 
vient que cet auteur se déclare toujours contre 
la raison? Quelle inimitié y a-t-il entre la raison 
et lui? On ne doit point y k ce qu'il prétend, 



DE PLUTOW. 33l 

compter sur elle^ on ne s^jr doit point fier , elle 
ne mérite point d'estime^ £t qu^est-ce donc qui 
en mérite ? A quoi se fiera-t-on ? Sur quoi 
comptera-t-on ? La raison seule ne produit-elle 
pas^toutesles vertus? car. elles cessent de l'être^ 
dés qu'elles ne sont que des effets du tempéra- 
ment. Le mot même de vertu enferme l'idée 
d'un effort que l'on fait pour s'attacher àce<}ui 
est honnête. On peut naturellement se porter 
vers les objets de vertu ; mais il faut s'y porter 
avec effort pour être vertueux. Depuis quand 
n'eslime-t-on plus les bonnes qualités qui sont 
acquises à force de soins? Socrate est donc 
déshonoré, pour avoir vaincu les. mauvaises- 
inclinations qu'il avait reçues de la nature, et 
pour n'avoir du sa sagesse qu'à lui-même. 

Comme Stentor vit que Lucilius s'embarquait 
dans un discours un peu sérieux , il l'interrom- 
pit assez promptement pour lire le Dialogue 
d'Artémise et de Raimon Lulle. Ce Dialogue 
fit beaucoup de plaisir à une infinité de mortes 
qui avaient été fort coquettes, et qui ne sa* 
valent pas qu'Artémise fut des leurs. Elles fu- 
rent charmées de la comparaison du grand 
œuyre et de la fidélité conjugale; mais elles ne 
laissèrent pas de tomber d'accord qu'elle était 
outrée , et qu'il n'y avait aucune raison de 
soutenir que ces deux choses fussent également 
impossibles. Franchement, dit l'une d'entre 
elles , si la fidélité conjugale n'est pas aussi im- 
possible que le grand oeuvre , elle a ses diflSi- 
cultes qui sont presque insurmontables avec de 
certains maris de méchante humeur , bourrus 
et impérieux. Pour moi, j'avoue que je ne me 



332 J U « E H E W T 



ft«rais point eiposés i iouies les aventures qui 
oni fait parl^^r de moi , û le mies eât ijaérité , 
en conlinuant d'être mon amant , qu^ )^ eusse 
pris soin de les éviier« Les maris soot des gens 
msapnoriables. Ils ne se eonlenierH pas de n a- 
voir chez eux ni complaisance ni galanterie ; ils 
courent partout celles dont ils espèrent se £111% 
écouter; et voilà comment ils gâtent les fem- 
mes qui sont portéeanaturellementila sagesse, 
et qui enragent d'être forcées à se consoler de 
leur perfidie , en siûvani les mmuyaîs exemples 
qu'ils leur donnent. Toutes lea mprtes du carac- 
(éi*e de celle qui débitait ce raisonnem^ent , 
commencèrent à lui applaudir , et tix>uvèreot 
admirable l'excuse qu'elle donnait au dérègle- 
ment qui avait pai*u dans leur conduite. 

On ne fut point surpris de ¥oir dans le Dia- 
logue d'Apictusetde Galilée^ que les sens Tem^ . 
KrCaasant surla raison. Dans les principes de 
Qteur, cela ne pouvait mancjuer; mais on 
fut étonné que Gîaliléeeu.t tant d'esprit, et qu'on 
lui fie dire la plupart des bonnes cfauoses qui 
sont daas ce Dialogue. Galilée était un excel* 
lent mathématicien ; il avait un génie l'are pour 
la philosophie. C'est lui qui a , pour ainsi aine , 
donné entoée aux autres dans le ciel , par ses 
lunettes, et par l'usage qu'il «ma fait le pre? 
raier. Apicius, au contraire, n'avait jamais 
fait d'autre étude qiue celle des bons morceaux. 
Il était entièrement enseveli dans les plaisirs 
grossiers de la table, et par conséquent , disait- 
on , selon les régies que l'auteur parait avoir 
établie'S , c'était Âpicius qui devait briller dans 
le Dialogue , et le partage de Galilée était de 



3 



DÉ pLvrai^, oS*) 

n'^avoir pas Te sens éommriit; car Galilée ne 
vaut pas miéat qu'Arîstolé^; Apîcias ne vaut 
guère moins qa'Anacréon , et on a vu qu' Ana- 
créon avait bien plus <f esprit qu'Aristote. 

Tous lesmôvts redoublèreril leur attention , 
quand ils entendirent Marguerite d'Ecosse dé- 
biter tout le système de Platon sur le beau. 
Quelques-uns lui demandèrent où elle en avait 
tant appris; et cette princesse, sans s'embar- 
rasser trop, leur répondit que ce n'était pas 
assurément dans les livres , et qu'il fallait 
u'elle eût pris toute cette science sur les lèvres 
e ce savant qu'elle avait baisé; tant il y a 
toujours à profiter, disait-elle , avec les habiles 
gens. Mais Platon traita l'affaire plus sérieuse- 
ment ; il protesta contre tout ce qu'on lui fai- 
sait dire ; il se plaignit qu'on eût renversé son 
caractère, pour lui mettre dans la bouche 
tout ce qui était le plus opposé à ses sentimens. 
Marguerite d'Ecosse parle en platonicienne, 
disait-il , et Platon parle comme aurait dii faire 
Marguerite d'Ecosse. Je ne suis plus, dans ce 
Dialogue-là, le divin Platon, ou du moins je 
me suis bien humanisé. 

Là-dessus, Arquéanasse de ColophoDl, qui 
était irritée contre lui , à cause des vers qu'H 
avait faits sur elle , et qui était encore de mau- 
vaise humeur, parce qu'elle voyait qu'au bout 
de deux mille ans on se Souvenait qu'elle avait 
été vieille , soutint à Platon qu'il n avait point 
été si sage qu'il le voulait fdire croire ; qtfùn 
ne lui avait point fait de tort , en le faisant 
parler sur l'amour d'une manière assez libre ; 



554 JU6SHB1IT 

qu'il en avait lui-même donné le droit à Fau- 
teur des Dialogues^ eu laissant à la postérité 
de méchans petits vers fort indignes a un phi- 
losophe de sa réputation, et qu'elle était ravie 
qu'il en fût puni comme il était. 

Platon répondit qu'il était fort 'Surprenant 
qu'on aimât mieux juger de lui par deux petites 
épigrammes qu'il avait peut-être faites en l'air, 
que partant d'ouvrages de philosophie «i sé- 
rieux et si solides ; que sur ces deux petites épi- 
grammes ou le cmt galant^ et qu'on ne le vou- 
lût pas croire philosophe sur tous ses ouvrages 
de philosophie. Il se trouva un mort qui, pour 
le consoler, lui dit qu'on ne le faisait point 
aortir de son caractère ; que comme sa manière 
de s'expliquer était suhlime , et quelquefois fort 
enveloppée, on lui avait assez hien fait parler 
cette langue-là , et que pour l'embarras de la 
pensée et du tour , il devait être assez coulent 
d'un certain endroit, où il prétend démê- 
ler comment l'esprit ne fait point de pas- 
sions, mais seulement met le corps en état 
d'en f^ire. 

On trouva hien encore un autre sublime 
dansle Dialogue de Straton et de Raphaël d'Ur- 
hin. Straton qui croyait que son nom fût oublié 
depuis long-temps, fut ravi de s'entendre nora- 
^ mer. Use dressa sur ses pieds, et se prépara à 
écouter fort attentivement, tout joyeux de ce 
qu'on Tavait choisi pour êti'c un personnage ; 
mais sa joie fut bien rabattue, quaud il ne put 
rien comprendre ,à tout ce qu'on lui faisait dire. 
Il avoua qu'il ne savait ce que c'était que les 



. DB PLUTOïf. 335 

préjugés , et il crut que ce devait être quelque 
invention nouvelle , parce que de son temps 
on n'en parlait point. 

Raphaël d'Urbin , grâce à une application 
prodigieuse 9 entendit un peu de quoi il était 
question, mais il ne laissa pas d'être surpris 
qu'on ne lui eût pas fait dire un mot de son 
métier , et qu'on 1 eût jeté dans une métaphy- 
sique fort abstraite. On demanda s'il n'avait 
pas été assez grand homme pour pouvoir parler 
de toute autre chpse que de peinture et de 
sculpture ; que dumoins , c'était là l'idée qu'on 
avait eue de lui ; mais il i^épondit naïvement , 
que ce qu'il avait le mieuic su, c'était^ces deux 
arts , et qu'il se tirerait é^ncore plus aisément 
de cette 4natière-là , que des préjugés. Je crois 
même, ajouta-t-il, que parce qu on sait que je 
ne dois pas être fort habile sur les préjugés , ou 
a pris la liberté de me faire dire sur cela quel- 

3ue chose qui n'est pas trop juste. Straton me 
it : Qu il faut conserver les préjusés de la 
coutume pour agir comme un autre homme , et 
SB défaire de ceux de V esprit pour penser en 
homme sage; et ]e réponds brusquement : Quil 
vaut mieux les con'sen^er tous.:ie n'entends pas 
bien ma réponse. Âi-je voulu dire que le meil- 
leur parti était de conserver tous les préjugés 
tant ceux de l'esprit, que ceux de la coutume? 
Mais il est toujours bon debannii* ceux de l'es- 
prit, puisqu'ils font obâiaaie à la déo^uv^rte 
de toutes les vérités^ Ai-: je voulu dire qu^il var 
lait mieux ne fie pas défaire des préjugés de 
l'esprit, que de s'qu défaire^ et de conserver 
«n même temps ceux de la coutume? Mais un 



Z5Ô JUGEMENT 

sage serait uit extravagant ^ s'il fetlait qu'il se 
dâ)t des préjugés de la cou tome y et qu'il se 
^ fût pas fait au dehors comme les antres. Qm^on 
me dise doive ee que j'ai voulu dire. Je crois 
(|ue ai on eût mis eu ma placé' quelqite pl^ilo- 
sophe , on Teût fait parler avec plus de jm* 
tesse ; mais on. a cru qu'un peintre n'y devait 
pas regarder de si près. 

Stentor ae préparait à paaseir au Dialogue 
suivant, lorsqu'il lut vint dé la part de Pluton 
un oi*dré de quitter la kctore, et def lui ap* 

f>ortcr le livre. H obéit aussitôt, et sortit de 
'assemblée. Tous les morts, dont le irolaesi 
inconnu ( et c'est le plu^ gnmd nombre) , 
furent extrêmement fàcnés de voir celte lec- 
ture finie. Us se réiouî^saient auis dépéUs^ des 
morts illustres et étaient ravie de les j yoir 
maltraités; et pour eux, grâce à teur obscurité^ 
ils ne craignaient rieti4 Ils étaienit blekiaùra que 
Tauteûr ne lei attraperait ni danisrles'bisloires, 
ni dans le dictionnaire historiqile, et qu'ils 
étaient totit-Â-fait hors de prise d'mihoïkime 
si dangereux. Ainsi, dui-ant que Stentor lisait 
ils étaient propretbent à la comédie ^ ^t ils 
voulurent beaucoup de mal à Platon qui ttov- 
blait leur^ plafsir^r 

Pluton s était rendu aux prières d'une infi- 
nité de morts modernes , qui avaient été le 
cOtfjtrrer qu'il' ne souffrit point qu'on lût les 
Dialogues oui ils avsiient paf t. Ils lui avaient 
repvéseiité que du moine potirfes anciens, leur 
réputation était faite , et que ie mal qii'iMi. di* 
rait d'eux nfe leur fei^i^ pas -taiit lie^tort/mmie 
qu'à l'égaie des modë^neay-quîiin^étiHeuv pas 



DE PLATON. 337 

al hieiEk étaloUs, il était important qu'on ne 
prit pas sur leur chapitre des impressions âésa«- 
vaatageuses, et que leur gloire, qui ne faistfit 
eneore que de naitro •, était trop faible pour 
résister à toutes ces plaisanteries. Voilà pour* 

3uoi Pluton envoya quérir Stentor^ et se saisit 
e soa livre , dans. le> dessein de ne le laisser 
jaaaais voir à personne ; mais comme Stentor 
était curieux, il en avait lu le* reste en allant 
trouver Bluton, et cela; fut eause que Pluton 
Tobligea. au secret parles sermens tes plus re- 
douiablea qui se fassent aux enfers ; mais i 
dire le vrai, tous les sermens des enfers ne sont 
pas grand' okose; les Boortsce craignent plusde 
mourir* 

Quiel respect Stentor s'attira de tous les mo* 
dernes ! Us allaient lui faire la cour avec grand 
sjoift) pour l'empêcher de parler, et de révé- 
ler le mal qu'on pouivaât avoir dit d'eux. QueU 
ques^uns convenaient qu'il ne fallait pas nom- 
mec ceux qui y avaient pris part» etlepriaient 
de. nommer ceua qui n'y en avaient point; 
mais Stentor^ qui se plaisait à^les tenir tous en 
ccaiikte ^ gardait fort exactement le silence. Si 
Tua d& ces morts avait querelle contre un 
autre*, il lui soutenait tout en colère, qu'on 
n!«vait eu- garde de manquer à le mettre dans 
les D^lc^uies ; mais le secret ne put durer fort 
long^'tiemfs. 

Un )ous David Rioeio eut la hardiesse dé 
sooitenir^a Aohillet qu'ils avaient été tous deux 
joueurs< de luthi^maisavee ceMC' différence, 
qu!iîcbille s'était amtîséà> ei| jouer; tandls>qu'il 
evit étji iopiestioQide fiiire*}«'dévoilr é^un grand 

Plural, des Mondes. i5 



338 JUGEMENT 

capitaine ; et que pour lui il avait ({uittélelutli 
pour prendre en main le gouvernement d'un 
royaume. La dispute alla si loin^ que les Kéros 
de riliade , qui en furent avertis , vinrent 
fondre sur David Riccio , dont F insolence leur 
donnait en même temps de la surprise et de 
rindignalioii. Stentor jr ^int avec les autres, 
quoiqu'il ne soit héros que par la force de ses 
poumons, lise mit à crier d'un ton redoutable, 
et propre à se faire entendre par tout I enfer: 
Est-ce là le téméraire qui ose se comparera 
Achille ? Je veux bien qu'il sache que , quoi* 
qu'il ait été ministre détat^ on se souvient 
toujours de son origine, et que dans les nou- 
veaux Dialogues on lui donne un caractère 
aussi bas qu'au plus misérable violon qui ait 
jamais été. 

David Riccio demeura tout interdît. II s'était 
flatté qu'après ses aventures et le rang qu'il 
avait tenu dans le monde , il ne passerait pas 

f>our n'avoir pas eu le courage élevé ; et il ne 
, ui fût jamais tombé eh pensée que, malgré 
toutes les entreprises ambitieuses qu'il avait 
faites , on le pût dépeindre comme un homme 
lâche et timicle. Achille fut vengé par le trouble 
et par la confusion de David Riccio, et la du- 
chesse de Valentinois qui se trouva la présente, 
insulta encore à ce malheureux,en disant qu^ elle 
^ n'avait jamais de joie plus sensible , que quand 
elle voyait rabattre l'orgueil de ces sortes de 
gens à qui la fortune avait fait oublier la bas- 
sesse de Ipur naissance , et qu'elle remerctrait 
volontiers,* si elle pouvait ,J auteur des Dialo- 
gues, à^ ce qu'il avait maltraité David Riccio. 



Stentor ne put s'empêcher de répli({uer à la 
dachesse : Et remerclriez-vous cet auteur, s'il 
faisait rouler toute votre histoire sur ce que 
.vous avez été une vieille coquette ? Que vou- 
lez^vous dire, reprit-elle en changeant de 
visage? Je veux dire, répondit Stentor, que 
dans les nouveaux Dialogues, vous disputez à 
Ann% de Boulen le prix de la coquetterie , et 
qu'enfin vous remportez sur elle, parce que 
vous vous êtes fait aimer, toute granamêre que 
vous étiez. Je me vante donc de mon âge ? dit 
la duchesse. Cela n'est point du tout naturel ; 
les femmes ne veulent point d'un mérite qui 
soit fondé sur les années. Votre auteur ne con- 
natC donc pas bien les femmes , répondit Sten^ 
ter , car il vous fait bien fière de votre âge. 

Molière ne put laisser passer cette occasion 
de plaisanter sur les vieilles qui conservent 
encore toutes leurs inclinations galantes; sur 
les soins que les femmes prennent pour dégui- 
ser leurs années.Il traita cette matière si agréa- 
blement, que Stentor, tout surpris de l'en- 
tendre , Jui dit : Mais ce n'est point ainsi que 
vous parlez dans les nouveaux Dialogues. Vous 
y tenez de certains discours de philosophie qui 
ne valent pas ce que vous venez de dire* Des 
discours de philosophie ! s'écria Molière. On se 
moque : mon caractère est-il si peu connu 
qu'on ne puisse me faire parler sur des sujets 
qui me conviennent? Je ne sais, répondit Sten- 
tor , mais enfin j'aimerais bien mieux vous en- 
tendre sur ces vieilles que vous nous dépeigniei 
si plaisamment, que sur cet ordre de 1 unive^i 
dont vous entretenez Paracelse* 



3^0 J.VG»aMRNT 

Ce. £ui aidui <|«0 Slcntor eommença i àxpA' 
giinx \» 9wv€^ «&.^«uitf U sue sficontx»ispi\ 
vAm 4u toiit4: l^^rder^ De$cagBt«St aj^rk que 
taif9 qui eit.lepèr« deslouf^illoaa. et delama* 
U[èr9!§iiib^ûl9^>il parlât 4e QoliarMaiUajrd, €t 
qu'cQ Ic) fiifiut r^venii; ^sn.eAil^QQe., Jaltelle de 
Go<Kai«gue sut quelle avilit, à Soliman des 
c}ios^<|ui démentaient; a^^ç Upra4erie doDt 
elle se piquait. U ii']^;eu^*qH^ Mootézufliie qui 
fat opatent* Qaaud ce roi du Me:iique eat su 
combiieii CM» le «uppoiait. V^Ue^.daiis rHistoire 
Greeqjae et Agmaioe, il; ^ couçut tantde va- 
nité X quUl. osa dirs{pi(tèr> contre Tlmcjdide et 
l^iterUve. Auft3i q«i 9UAvHrii pas tow ^œa x»orts 
moderAsa qui allè^rent^ pQrt^r leas& plaintes au 
roi dea enfers* Ge^i dont Stentoi; ayai( lu les 
PiftlQgue&i, aWûèfe^t ,.à I'esenipi^çdç.q3S,der- 
ui^s^ de se plwid^ a^ssi; ei; la fo^iiitr^ussi 

g^de c^. Platon s. <ffi'eÛQViaT^t él^ ^ pre- 
nii^e: foisA il fulcfâené 4^,.se) vofur^ eng^é de 
nou^ïFeau à u^ e^iaawen si ^uniiye^^f mais, il ne 
pQUV{aitpa^ rçfeser la juçtljceii aça^ sujets : du 
moinfil voirfiiu, pooip évitejç>i|i .cpnfu^ion., aue 
cbaeiii;!. intt s^ plaintef^mi^.çp^i^j et qûaîul il 
l^t eÛK tout|9^ re^es,, il l^(f^$^j^ étonné de 
tjpgiuveç ^ymh Oe ^io»bfe,.,UM' isçqu^jerdoot 
v^ci! lç§ jt^oiKS»^ : ,' 



.'•-' ''.ai.... 



D-B PLU TON. 54t 



A PLUTON. 



• — * ■■-. .-«^ 



BJEQ0ÊTE I^ES MORTS 

l^lÈSïTltÉRESSÊS. 

-, • ' ■ 

Roi des ^nfhrs , mous commençons par vous 
protest&tûuo'f'on ne parle tde nous en ^aucwte 
manièrç dans les noui^eaux Dialogues. Nous 
^tÀfméf^it^Af>eUg^êfnentéehappésà l'auteur, soit 
jyWrce ^ilyie, nous Mtpas connus^i^oit parce 
ifuHl ne nMs'^pus jagésproprès poûr^e^^ÎB^ 
sèÎHs ; fnais "n&us ne laissons pas de nous inté- 
ress&t pcM/h le i^is- conwmn a ai est blessé , à 
ce tju^ilwt^s parak^ en^mteiques endr'oïts de 
ûe lif^e. P^rmèttez-^ous d^ ^tus lesmariftcer , 
et de '^ous' en ^denMndèrjUHide. 

Les bèil^s W>nt û» toat |)ays> et Ïe6 r«k 
urêm^^ >ii te^ tô^ètUiératis h'én^^ont pasv 

'Ei^^ (fue Us belles sontrecomwes pajftmt 
poûrièlhs, ^t que lès rois ni im i!k>nquêittan9 
nt softt pas reôùfmscs p'eettout pàhr fois mt 
p^u'r èôn^uéiaM ? Mais qu'une blette €ihinoise 
-ifiehfie Un Eur&ôè pmir i>oir sirni'ty tAmi^M» 
belle ài^ SûH^soge piàt^ is&s piMits y vase et 
San iV^k lU^'ffs, plte S'ap\Brêe4f^;bièn qne'les 

hdliM m s^Ht pû'à deîtA»s pâj^.' Cin ^eofkfué- 
rûm Chinois .qui fPéUrrait ¥mir jusqk^n Eu- 



3^2 . JUGEMENT 

rope , s'y ferait assurément bien mieux recon- 
naître pour un conquérant, si la fortune le 
favforisait; et Alexandre lui-même y dont il 
est question dans ce Dialogue , ne fut-il pas 
la terreur des Indiens ? Phriné n* eût pas été 
leur charme. Un Grec savait défaire des ar- 
mées aux Indes comme ailleurs ; mais une 
Grecque r^y eût pas su si bien donner de Va- 
mour. Les goûts pour la beauté sont différens 
dans les nations ; mais dans toutes les nations 
on cède au plus fort. Ainsi les conquérais sont 
de tout pays, et les belles n'en sont pas. 

Les vraies louanges ne sont pas celles . qui 
s'o(][rent à nous, mais celles que nous arra- 
clions. 

Cette maxime ne nous parait pas trop juste» 
Nous convenons que les louanges quon ar- 
rache de la bouche de ses ennemis mêmes y sont 
de vraies louanges ; mais ce sont de ^vraies 
louanges aussi, que celles qui sont données 
par des gens qui ne se font px>int tant de vio- 
lences pour les donner* Il nest pas besoin que 
ceux qui louent ne le fassent qvih regret. Ti- 
tus , que Von avait nommé les délices du genre 
humain , devait-il donc n^étre point flatté de 
cette louange , parce que ses sujets n^ avaient 
point eu de répugnance à convenir qiÇil la mé- 
rita ? Et Attila était-il mieux loué par ceux 
qui^ en {appelant le fléau rfe la colère céleste^ 
étaient bien fâchés a être réduits à le recon- 
naître pour un grand homme, de guerre ? 

,L* ambition est aisée à reconnaître pour ua 
ouvrage de Timagination ; elle en a le carac- 
tère ; elle est inquiète , pleine de projets cbi- 



D& PLUTON. 343 

xnériques ; elle va aa-delà de ses souhaits, dès 
qu'ils sont accomplis. 

Croirait-on que ce fût par toutes ces guali- 
tes que Fauteur prétend distinguer l'ambition 
d'avec V amour 7 II faut que l amour soit de^ 
venu bien tranquille. IL eût aisément passé 
pour un ouvrage do l'imagination , du temps 
que nous étions vii^ans ? car il était inquiet et 
plein de projets chimériques, et ne secontentait 
presque jamais. Nous croyons pourtant qviUl 
rCa pas encore tout-à-fait changé de nature, 
V auteur oppose V amour à l'ambition ; et après 
qiUil a dit bien du mal de P ambition, nous re- 
marquons quil li oserait rien dire de V amour. 
Apparemment y si C amour était reconnu pour 
une passion i si paisible et si douce, on n^eût 
pas manqué défaire bien valoir cet avantage 
qviai aurait eu sur tamhition. 

De quelle manière devintes-yous fou? D'une 
manière fort raisonnable. 

Nous consentons à laisser passer cette 
pointe ^pourvu que nous ne la trouvions pas au 
bout de dix lignes. Je fis des réflexions si ju- 
dicieuses que j en perdis le jugement. 

Les frénétiques sont si fous , que le plus sou- 
vent ils se traitent de fous les uns les autres. 

Si les frénétiques ne donnaient point d'autre 
marque de folie j nous n'aurions pas mauvaise 
opinion d'eux. Ce h* est pas être fou que d'ap^ 
peler fous ceux qui le sont. 

Voilà , roi des enfers , les endroits les plus 
considérables dont nous avons cru^étre obligés 
de nous plaindre par le seul intérêt de la rai^ 
son. Iljr a parmi nous des morts grammairiens 



$44 lUCEMBlTT 

qui voulaient vous importuner d'un nssez 
grand nombre d'expressions quils trouvaient 
à reprendre dans les nouveaux Dialogues • Nous 
n avons point été de leur avis. Les critiques qui 
se font aux enfers doivent être plus solides. Il 
Jaut qu^ elles roulent sur les choses , et non pas 
sur les mots; et de plus ^ comme fauteur ckanga 
volontiers ses expressions d'une édition à 
Vautre^nous pourrions prendre delà pein^inu- 
tilement. Il vaut mieux ne lui pas, foire de 
grâce sur les pensées , puisque c^est sur cela 
quUl ne se corrige point. Nous attendons vos 
décisions avec impatience. Faites voir, p^and 
roi , que vous êtes tjépollondes enfers^^ et que 
le Stjx vaut bien FHippocrène* 

PlutoQ répondit à cette requête . de la ma* 
nîère clu monde la plus fayorable. U ordonna 
que ce qu'elle critiquait serait tenu poux bien 
critiqué; el sur les plaintes des autres morts, 
voici des règlemens qu'il fît , de Tavis d'Eacjue 
et de Rhadamanle, 

I, 

Que nonobstant le bien qutsT auteur des-Dia^ 
logues dit d'Erostrate, il serait rétabli dans 
sa mauvaise réputation. 

II, 

Que les amans fidèles ne passeraient point 
pour être aussi rares que des dieux amans , el 
que Pauline chercherait d^ autres raisons pour 
justifier son aventure. 

III. 
Quil ne serait point permis Je railler Ho^ 



mère deux fois , et qvlon ne permettrait point 
la récidive* 

IV- ' 

Que Scarron reconnmîtrait publiquement 
que, hors des Dialogues , il le cédait ^n tout à 
Sénèque, 

V. 

Que Molière ne parlerait pas de phikfsO'^ 
plue, ni Descartes de (k>lin-Maillard. 

VI. 

QueMontétume ne saurait à fond queVHis^ 
toire du Mexique 

VU. 

Que Galilée n'aurait point dans les Dia^ 
logues plus d^iesprit qu^Àpicias. 

vm. 

Que les femmes ne tireraient point JCavan^ 
toge de la dangereuse chimie de Raimond 
Lulle. •. 

IX. 

Que Candaule ne serait point d'une humeur 
si paisible, de peur quil ne donnât un mauvais 
exemple aux maris) et que Gigès aurait des 
idées plus nobles de V amour* 

X. 

Que Faustine demanderaitpardonà Boxel- 
lane de t avoir contredite, et Roxellane à 
Faustine* 

XI. 

Sue Platon ne serait point galant > mais 
ornent vhilosovhe^ 



3^6 JUGEMENT DE FLUT09. 

XII. 
Que la duchesse de Valentinois serait dis- 
pensée de vanter son dge. 

xm. 

Que David Miccio pouvait parler quand il 
voudrait en ministre détat , et ne serait point 
obligé à rC avoir que des sentimens d'un joueur 
de luth. 

XIV. 

QuHon laverait Théocrite de Oùo dans le 
fleuve Léthé , pour lui faire perdre la mémoire 
de ses mauvaises pointes , et que F on donne- 
rait un an à Parménisque pour ^expliquer, 
aussi-bien qu^à Raphaël d^Urbin* 

Ces règlemens furent publiés partout Ten^ 
fer, aVec défense eipresse à tous morts de ye- 
ni^r encore étourdir Plu ton sur cette matière , 
i moins que quelque vivant ne s'avisât de co- 
pier le copiste par de nouveaux Dialogues qui 
méritassent d'êtrexritiqués! 



V» 



FIN. 



TABLE 

DES MATIÈRES. 



ENTRETIENS SUR LA PLURALITÉ DES 
MONDES. 

PniFACE. page iii 

A Monsieur i*** t 

Premier Sora. Que ta Terre est une Planète 
gui tourne sur elle ~ me'me , et autour du. 
Soleil. 3 

Secokd Soib. Que la Lune est une Teire ha~ 
bitêe. a 7 

TkoisiÈme Soin. Particularités du Monde de 
la Lune. Que les autres Planètes sont ha^ 
hilées aussi. 5o 

QvATAiÈTs^SoiBi. Particularités des Morales de 
Vénus , de Mercure, de Mars, de Jupiter 
et de Saturne. -ji 

CiVQVihsE. Soi». Que les Etoiles ^xes sont 
autant de Soleils , dont chacun éclaire un 
monde. _ 9 G 

Sixième Soir. Nouvelles pensées gui confir- 
ment celle des Entretiens précédens. Der- 
nières découvertes gui ont été faites dans 
te Gel. 117 



A 



, 34s TABLB 

DIALOGUES DBS MORTS ANCIENS. 

A LvGiBZf > aux Champs Elysiens* page i35 

Dialogue L Alexandre ^ Phriné. 139 

Dialogue n. Milon , Smindiride* i43 

Dialogue III. Didon , Stratonice. 1 46 

Dialogue IY. Anacréon, Aristote* 149 

Dialogue V. Vomèrû , Esofte. i55 

Dialogue VI. Aihénais , Icasie^ 1 55 

DIALOGUES DES MORTS ANCIENS AVEC 

DES MODERNES. 

Dialogue I. Auguste , Pierre Aretin. 1X9 

Dialogue H. Sapho , Laure. j64 

Dialogue HI. Socthce , Montaigne. 167 

Dialogue IV. Ze/n/?ereMr Adrien y Margue^ 
rite d'Autriche. 1-2 

Dialogue V, Erasistrate ^ Ren^è. 178 

Dialogue VI. Bérénice, CosmelldeMédicis. i8i 

DIALOGUES DIS MORTS MODERNES. 

Dialogue I. Anne de Bretagne , Marie d'An- 
gleten^. ,35 

Dialogue II. Charles V, Erasme. 190 

Dialogue El. Elisabeth d'Angleterre, le duc 
d'Alençon. 104 

Dialogue IV. Guillaume de QaUsêan^ Ai^ 
berirFrédéric de Brandebourg. 197 



PB s. MA.T.l£ïlB.S. 549 

Dialogue V, Jg^ Sorel,, Bwc^b^ne., page iqo 
DixijawiE^ VI. Jeaniw r\ de JShptùs , ^m. 
selme» ^^^z 

DIALQ&UJES DES M^SES ANSDENS. 

IhALOGUE I. Erostrate^Déméiriàs^de^Pkalère. 209 
Dialogue n. CalMrhée^ Pauline^ 2i5 

Dialogue in. Candauh, Gîgès, 2iy 

DiAi.oavii JY . Hélène , Fuli^ie. . 2^1 

Dialogue y. jf\zii«^'jfi^ue^ 7^i^^o«ràév3^ aa^ 

Gi aijOGVe \h Brutus, Faustine. 229 

DIALOGUES DES MORTS ANCIENS AVEC 

DES MODERNES. 

« 

Dialogue I. Sénèque, Scarron. 23J 

Dialogue H. Artemise , Rcdmx>nd LuUe, 238 

Dialogue m. Apicius y Galilée. 241 

Dialogue IV. Platon, Marguerite d'Ecosse. 245 

Dialogue V. StMtçn, Raphiiël d'Urhin. 260 

Dialogue VI. Lucrèce, Barbe Plomberge. 255 

DIALOGUES DES MORTS MODERNES. 

Dialogue I. Soliman , Juliette de Gonzague, 261 

' Dialogue H^Paracelse , Molière. 264 

Dialogue IDE. Marie Stuart, David Riccio. 269 

Dialogue IV. Le troisième/aux Di^iétrius , 

Descartes • 212 



35o TABLB DBS MATIEaCS. 

DuzOGilE y. La duchesse de Vaieadnais , 
Anne de Boulen. page 277 

DLàUKAJB YI. Femand Cortez , Moniezume* 381 

JUGEMENT DE PLUTON. 

A Monsieur L. M* Z>« S* A. 387 

PaEiniRE Partie. 289 

Lettre des vivons aux morts. 509 

Seconde Partie. 319 

A P1.VTOV. Requête des morts désintéressés. 34 1 



FUT DB LA TABLE. 



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STANFORD, CALIFORNIA 94305-6004 

(650) 723-1493 

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Ail boofcs are subieci lo recall, 

DATÉ DUE