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ENTRETIENS
SUB LA PLURAUTÉ
DES MONDES,
SUITtS
DES DIALOGUES DES MORTS;
Par de FONTENÈLLE,
Dl l'AOAoiMIB rBlBÇlISI.
NOUVELLE ÉDITION,
ORNis d'une PLAKCim,
ET AUGMENTÉE DTNE TABLE lŒS UATIÉRES.
PARIS,
DE ^IMPRIMERIE D'AUG. DELALAIN,
Arxi
Toutes mes Editions sont revêtues
de ma griffe.
Yiaùifi
PREFACE.
J £ suis à peu près dans le même cas où se trouva
Cîcéron , lorsqu'il entreprît de mettre eu ' sa langue
des matières de philosophie, qui jusque-là n'avaient
été traitées qu'en grec. Il nous apprend qu'on disait
que ses ouvrages seraient fort inutiles, parce que
ceux qui aiment la philosophie , s' étant bien donné la
peine de la chercher dans les livres grecs , négli ge-
laient après cela de la voir dans des livres latins qui
ne seraient pas originaux ; et que ceux qui n'avaient
pas de goût pour la philosophie, ne se souciaient de
lavoir ni en latin ni en grec.
A cela il répond qu'il arriverait tout le contraire :
que ceux qui n'étaient pas philosophes^ seraient tentés
de le devenir par la facilité de lire les livres latins ;
et que ceux qui l'étaient déjà par la lecture des livres
grecs, seraient bien aises de voir comment ces choses -
là avaient été maniées en latin.
Cicéron avait raison de parltt^ ainsi. L'excellence
de son génie , et la grande réputation qu'il avait déjà
acquise , lui garantissaient le succès de cette âou-
Telle sorte d'ouvrage qu'il donnait au public ; mais
moi, je suis bien éloigné d'avoir les n^mes sujets de
confiance dans une entreprise presque pareille à la
sienne. J'ai voulu traiter la philosophie d'une ma-
nière qui ne fût point philosophique; j'ai tâché de
ramener à un point où elle ne fût ni trop sèche pour
y. PRÂFJLCfi.
les gens da monde, ni trop badine pour les sayanSi.
Mais on me dît à peo près comme k Cicéron , qu^uA
pareil ouvrage n^e^t propre ni aux savans qui n^y peu-
vent rien apprendre , ni aux gens du monde qui n'au-
ront point envie d'y rieo apprendre ; je n'ai garde de
répondre ce qu'il répondit. Il se peut bien faire qu'en
cherchant un milieu où la philosophie convint à tout
le monde , j'en aie trouvé un où elle ne convienne à
personne : les milieux sont trop difficiles à tenir > et
je ne crois .pas qu'il me prenne envie de mt mettre
une seconde fois dans la même peine.
Je dois avertir ceux qui liront ce livre, et qui ont
quelque connaissance de la physique , 'que je n!aî
point du tout prétendu les instruire , mais seulement
les divertir en leur présentant ^ d'une manière un peu
plus agréable et plus égayée, ce qu'ils savent ^déjà
plus sotidéhient. J'avertis ceux à qui ces matières
sont nouvelles , que j'ai cru pouvoir les instruire et
les divertir tout ensemble. Les premiers iront contre
mon intention , s'ils cherchent ici l'utUIté ; et les se«
conds I s*iis n'y cherchent que de l'agrément.
Je ne m'amuserai point â dire que j'ai choisi dAns
toute ia philosophie la matière la plus capable de pi^
quer la curiosité. Il semble que rien ne devrait nous
intéresser davantagjlpque de savoir comment est
fait ce monde que nous faabitoos , s'il y a d'autres
mondes semblables , et qui soient habités aussi ; mais^
après tout, s'inquiète de tout cela qui veut. 'Ceux qui
ont des pensée à perdre , les peuvent perdre sur ces
sortes de sujets ; mais tout le monde n'est pa3 en étal
de faire cette dépense inutile.
J'ai mis dans ces entretiens une femme que Ton
îitttaiit , et quin^A fKnm ouï padec âe ces choset-là»
J'ai cru qa^ cette fiction me servirait à rendre Von-^
Yiage plas sascepUble d'agrément ^ et à encourager
dames par Texemple d'ane femme, qui, ne sot-
tant îamais des bornes d'une personne qui n'a nulle
teinture de science , ne laisse pas d'entendre ce qu'on
loi dît, et de ranger dans sa tête ^ sans confiisîon , les
toorbiiloos et les mondes. Pourquoi des femmes cé^
dersttcnt^es à cette marquise imaghiaîre) qui ne
conçoit qne ce qu'elle ne pent se dispenser de con-
ceyoir?
A ia ^*érilë ^ elle s'app1iq«e un peu ; maïs qu'est-ce
ici que s'appliquer? Ce n'est pas pénétrer à force de
méiKtattoQ «me chose obscure d'eUe-méme| ou expli-
quée obscurément; c'est seulement ne point lire sans
se représenter nettement ce qu'on lit* Je ne demande
aux dames y pour tout ce sjstème de philosof^iiC) que
la mémie application qu'il finit donner à la Princesse
de Clè?es , â on veut en suirre bien Tintrigne , et en
connaiire toute la beauté. Il est vrai que les idées de
ce lifTe^d sont moins famiUères à la plupart des femh
oies f que celks de la Princesse de Clèt es , mais dles
n'en sont pas plus obscures , et je suis sûr qu'à une
seconde lecture , tout au plus, il ne leux en sera rien
échappé.
Coaune je n'ai pas paétendu faire un sjisiime en
l'air, et qui n'^aueuli feodemeat., }'ai emplojré de
▼rais jHÛsonaemem «de phjsique^ et j'en ai employé
laUmt qu'il a été nécessaire. Maïs il se trouve keurcu-'
Kmeut dans ce suid^que les idées de phTsique j sénC
riantes d'elles-mâmes ^ et que dans Je même temps
^'elles «oiiteBte0t.la raison , eUea doaneat à rimagî-
.•» >
vj PhÈTAcn.
loatlon m spectacle qui lui plsdt autant que s'il était
lait exprès pour elle.
Quand j'ai trouvé quelques morceaux qui notaient
pas tout-à'faît de cette espèce^ je leur ai donné des
omemens étrangers. Yirgile en a usé ainsi dans ses
Géorgiques , où il sauve le fond de sa matière , qui
est tout-à-fait sèche , par des digressions fréquentes et
souvent fort agréables. Ovide même en à &it autant
dans TArt d^aimer, quoique le fond de sa matière fiit
infiniment plus agréable que tout ce qu il y pouvait
mêler. Apparemment il a cru qu^il était ennuyeux de
parler toujours d^une même chose, fdt-ce de préceptes
de galanterie. Pour moi , qui avais plus besoin que
lui du secours des digressions , je ne m^en suis pour-
tant servi qu^avec assez de ménagement. Je les ai au-
torisées par la liberté naturelle de la conversation, je
ne les ai placées que dans les endroits où j^ai cru qu'on
serait bien aise de les trouver; j'en ai mis la plus
grande partie dans les commencemens de Fouvrage ,
parce qu'alors T esprit n'est pas encore assez aecoutu-
mé aux idées principales que je lui offre ; enfin je les
ai prises dans^ mon sujet même , ou assez proche de
mon sujet.
Je n'ai rien voulu imagier sur les habitans des
mondes, qui fût entièrement impossible et chimé-
rique. J'ai tâché de dire tout ce qu'on en polivait
penser raisonnablement, et les visions mêmes que
j'ai ajoutées à cela ont quelque fondement réel. Le
vrai et le '(aux sont mêlés ici, mais ils sont toujours
aisés à distinguer. Je n'entreprends point de justifier
un composé si bizarre ; c'est Ik le point le plus im-
portant de cet ouvrage , et c'est cela justement dont
je ne pu rendre taison.
PRÉFA.GB. vi)
Il ne me reste plus dans cette Pré&ce , qu'à par-
ler à uoe sorte de personne^ , mais ce seront peut-
être Jes plus difficiles à contenter ; non que Ton n^ait
i leur donner de fort bonnes raisons , mais parce
qa'elies ont le privilège de ne se payer pas , si elles
ne veulent , de toutes les raisons qui sont bonnes.
Ce sont les gens scrupuleux , qui pourront s'jmagi*
ner qu'il j a du danger par rapport à la religion , à
meHre des babitans ailleurs que sur la terre. Je res-
pecte jusqu'aux délicatesses excessives que Ton a sur
le (ait de la religion , et celle-là même , je Taurais
respectée au point de ne la vouloir pas choquer dans
cet ouvrage , si elle était contraire à mon sentiment ;
Tfosàs ce qui va peut-être vous paraître surprenant ,
elle ne regarde pas seulement ce système , où je rem-
plis d'habitacs une infinité de mondes. 11 ne faut que
démêler une petite erreur d'imagination. Quand' on
vous dit que la lune est habitée, vous vous y repré-
sentez aussitôt des hommes faits comme nous ; et puis,
si vous êtes un peu théologien , vous voilà plein de
dlificuUés. La postérité d'Adam n'a pas pu s'étendre
jusque dans la lune , ni envoyer des colonies dans
ce pays-là. Les hommes qui sont dans la luoe ne
sont donc pas fils d'Adam. Or il serait embarrassant ,
dans la théologie , qu'il y eût des hoiSn^es qui ne
descendissent pas de lui. Il n'est pas besoin d'en dire
davantage , toutes les difficultés imaginables se ré-
duisent à cela , et les termes qu'il &udrait employer
dans une plus longue explication sont trop dignes de
respect pour être mis dans un livre aussi peu grave
que celui-ci. L'objection roule donc toute entière
sur les hommes de la lune; mais ce sont ceux qui la
Vtij FKéPACfi*
fMI à ^ut 41 ^Uilt de métke dâs /hofihitifô daH^ la
liiti«* Afoi je 11^ '^ mets i^oikil ; j'y Wts'âeè tebitààs
411Î Ht 'so0t|>o'iirt da tottt iAes faottiilies; Qtitt sont^b
éo&e? Je ne leâ a! point vtis , te n'est p^ pcmr le&
atohr tus que j'en parle ; et ne sonpffoniiez pas qtie cte
sort cme défaîte ûcMfà ine serre poâf élodet votre
objection^ qtfe de dire ^'ii n'y a point d'hottimeà
dans la Icme, totxs vernes q^*il esrt iftrpossibte ifcC^ y
en ait t setonTi^ée que j'ai de là diversité infinie tfttt
la nature doit avoir mise dans ses ouvrages: Cette idée
règne dans tout te livre , et eUe iie pcte^ ^tre contes^-
tée d^aneutt pbilos<i|>he. Ain-si je croie q^e }e ù*th^
tiodini feîre cette objéetiûh qn'l cettt qui pileront
de ces entretiens sans lés avoir tttà. 'Blai^ est^re nn
sujet de me rassurer? ^&à , é^en est titi , ^u c<m-
titare , très-légitime , de craindre qtié l\A}ectt<»i tt«
me soit firtte de bien des endroîts.
1 *
ENTRETIENS
SUR LA PLURALITÉ
DES MONDES.
mon
mai
com
'i MONSIEUR L***.
y ou s voalez, Mogiiéur que je vous rende aa
compte exa.ct de la maniéré dont j'ai passe
n temps à la campagne , chez madame la
rquise de G***. Savez-vofus Lien que ce
ompte exact sera un livre , et , ce qu'il y a de
pis, un livre de philosophie ? Vous vous atten«i
dez à des fêtes, à des parties de jeu ou de
chasse, et vous aurezdes planètes, des mondes,
des tourbillons; il n'a presque été question
que de ces choses-là. Heureusement vous êtes
philosophe , et vous ne vous en moquerez pas
tant qn un autre. Peut-être même serez-voas
bien aise que j'aie attire madame la Marquise
dans le parti de la philosophie. Nous ne pou-
vions faire une acquisition plus considérable ;
car je compte que la beauté et la jeunesse sont
toujoursdeschoses d^un grand prix. Ne croyez-
vous pas que si la Sagesse elle-même voulait se
présenter aux hommes avec succès, elle ne fe-
rait point mal de paraître sous une figure qui
approchât un peu de celle de la Marquise ?
PLVRAt,9 DES Mondes* i
^
2 LES MONDES.
Surtout si elle pouvait avoir dans sa conversa-
tion les mêmes agrémens, je suis persuadé
Sue tout le monde courrait api*ès la Sagesse,
e vous attendez pourtant pas à entendre des
merveilles, quand je vous ferai le récit des
entretiens que j'ai eus avec cette dame ; il fau-
drait presque avoir autant d'esprit qu'elle ,
pour répéter ce qu'elle a dit, de la manière
dont elle l'a dit. Vous lui verrez seulement
cette vivacité d'intelligence que V0tts lui con-
naissez. Pour moi, je la tiens savAUle, à cause
de l'extrême facilité qu'elle aumic aie devenir.
Qu'est-ce qui lui manque ? D'avoir ouvert les
yeux sur des livres ; cela #i'est rien , et bien
dès gens l'ont fait toute leur vie , à qui je re-
fuserais, si j'osais, le nom de savans.Au reste.
Monsieur, vous m'aurez une obligation. Je
sais bien qu'avant que d'entrer dans le détail
des conversations que j'ai eues avec la Mar-
quise, je serais en droit de vous décrire le
château ^où elle était allée passer l'automne.
On a souvent décrit des châteaux pour de
moindres occasions ; mais je vous ferai grâce
sur cela. Il suflSt que vous sachiez que quand-
j'arrivai chez elle , je n'y trouvai point de
compagnie ,.et que j'en fus fort aise. Les deux
premiers jours n'eurent rien de remarquable;
iU se passèrent à épuiser les nouvelles de Paris ,
d'où je venais ; mais ensuite vinrent ces entre-
tiensclont je veux vous faire part. Je vous les
diviserai par soirs, parce qu'effectivement noas
n'eûmes de ces entretiens que les soirs,
PREMIEA SOIR.
PREMIER SOIR.
Que la Terre est une Planète qui tourne sur elle-
même , et autour du Soleil.
jMous allâmes donc^ un soir après souper,
nous promener dans le parc. Il faisait un Trais
délicieux, qui nous récompensait d'une journée
fort cbaude que nous avions essuyée. La lune
était levée il y avait peut*étre une heure, et
ses rayons , qui ne venaient ànous qu'entre les
branches des arbres ,• faisaient un agréable mé-
lange d'un blanc fort vif, avec tout ce vert
qui paraissait noir. Il n'y avait pas un nuage
qui dérobai ou qui obscurcit la moindre étoile ,
elles étaient toutes d'un or pur et éclatant^
et qui était encore relevé par le fond bleu où
elles sont attachées. Ce spectacle me fit rêver,
et peut-être sans la Marquise eussé-je rêvé assez
long'temps ; mais la présence d'une si aimable
dame ne me permit pks de m'abandonner à
la lune et aux étoiles. Ne trouvez-vous pas,
lui dis-)e , que le }our même n'est pas si beau
qu'une belle nuit? Oui , me répondit -elle , la
beauté du jour est comme une beauté blonde
qui a plus de brillant ; mais la beauté de la
nuit est une beauté brune' qui est plus tou-
chante. Vous êtes bien généreuse , reprîs-je ,
de donner cet avantage aux brunes , vous qui
ne l'êtes pas. Il est pourtant vrai qiie le jour
est ce qu'il y a de plus beau dans la* nature,
et que les héroïnes de roman , qui sont ce qu'il
y a de plus beau dans l'imagination , sont
4 I|^S HOI^DDS^
presque toujours bloades. Ce n'est rien que la
Beauté, répliqua- 1- elle , si elle ne touche.
Avouez que. lé jour n« vous €Ût jamais jeté
4^ns une rêverie aussi douce que celle ou je
vous ai vu près de tomber tout à Theure, à la
vue de cette belle nuit. J*en conviens , répon-
4iH^; mais, en ^^écanipense ^ une Wo»de
ç^piifle vous, me ferait encore mieux rêver
quq U pliais litjlp »ttH du monde, ^wm toute
3a J^eauté briine^ Quand içela serait vrai^ ré-
pliqi^j^r^^elle, jq ne m'eii cpn tenterais pas* Je
^ç^d^'^is que lé JQUV, puisqv,e le$ blondes doi*
l^e^t i^ir^ d^ns ses intérêts ^ fît auasi»le même
e^^t. Pourquoi les ^pians , qui soni bons juges
dç qç qui toucbe,.|iQ s adressent-ils jamais qu'à
14 ^nit d^^Q^ toui^es }es chansons et dans toutes
1^9 ^I4giea qui^ je connais? Il faut bien que la
QU^t $.it leurs i::em,«rçi^ens, lui dis-je. Maiâiie*
DFij^-çllçj eUe 4 ^u$si toutes leUijs plaintes. Le '
IQixv fhQ s'attire poii^t leurs confidences, d'où
cela vîe|>t-rijl? C'est apparemment, rép<^ndis-je,
Iu'il n'inspira poiclt je ne sais quoi de triste et
ç passionné. Il sembl.e pendant la nuit que
tpu( $oil en repos. On s'imagine que les étoiles
Q[iarçh^nt avec plus dcj siWnce que le soleil ;
les objets qi|^ le ciel pvés^Qte s<xnt plus doux ;
J{i vue s' jjç arrête plus aisém0ut; enfin> on i^e
jpieux , parce ,qu on'se flatte, d'être aloi^s daas
tQUt^ la nature la seulQi;persK>nne occupée à
rêver.. Peut-être ^ussi que le sneclacl© du jour
içst trop uniforme : ce n^s% qu un soleil et une
voûtip bifue; n^fiis il se.p^ut que* la vue de
tQUtes Qe$ étoiles cernées confusément, et dis^
pMées Ail hà$%và ep mille figures dilTérentes ,
PRÉHiÉfl St>I^. 5
ftl^risé k t'évevie et «n e«yifriti désôiilit ét^
pensées où l'on ne tombé pôifit ^abs {^Ihisir.
J'ai toujours senti ce que vous ttië ditèi? , i^
prit-'élië ; f aime les étoiles, et je itte plamiîrais
volontiers du soleil c}ui n^s les eoa^é. Ab !
in'écfiai-je , je puis lai patdbnneT de ittè féité
perdi^é dé vue tous tts lûondes. Qû'appelefc-^
votis tous ces môtidés , mé dit-élle , eu tue re*-
gatdAM, et eh se tournant Vers îlloî? Je Voils
demande pttrdon^ répotrdis-je. Vous tri'aVet
mis ^Ur lâa folié , e't aUè^irôt tn6n ima'^rtilà\idti
s'eèt écbàppée. Quelle eëï ddtxc tetle folié fè-
pTit*elle ? Hélas î répliquaâ-jé , )e tne 6uîs tais
dajn^latéte qiid chaqtté étbife pourrait breA
étyë tltlittëtïdé Jèhé^tf^ëfaîé ffWttetitfAi'qife
cela fût Vtai ; riiaià je lè lieili^ ^our vrai , pârfcé
qu'il me fait plaîrfr à cî^oirC. C'est Uiie idée
qtlî tfié plaît , et qttî s'est placée daris nioft es-
prit d'une maiiière "riante. Selôtt moi , il n'y a
pas jusqu'aux vérités à qui l'^gt'éùièht ne èoit
nécessaire. Hé bien , tépiit^éllè, pulèejué vôtl'é
folie est si agréable , doAiïçii-lâ-'toôî ; je ércifai
sur les étoiles tôtit té qctè* Votls Voudrez , \)OVLt' '
vu que j'y trouve du plàîsii*. Ak î Màdatne ,
répondî^-je biéiî yit^Yl^ ffm pas Wî)lârsij
cotiïme celui que Vôu^ àuriei'à Uhè comédie
de M<^Kère ; c en est uù q^fl êit je iiè' hkii àà
dans la raison , et qui iVé l^&fit rii»e que Tesptit.
Quoi doue, feptiti-ellë , dfôyei-VoUi '(|tt'<^
soit iticapable des plalslts dj'ui ne sont cjuè dinrf
la misôn? Je VcuX ibUt à l'heure Vous faire
voir le contr^riré ; apptéttef-riiôi trôs étoiles.
NOA, répliquai-je, il tte îM sëtk boîlit reptô-
ché qué , dans Uii bbiè , à dli bfeUrtri du soir.
)
6 LES MONDES. /
j'aie parlé de philosophie à la plus aimable
personne que je connaisse. Cherchez ailleurs
Vos philosophes.
J'eusbeaume défendre encore quelquetemps
sur ce ton là, il fallut céder. Je lui fis du moins
promettre., pour mon honneur, qu'elle me"
garderait le secret ; et quand je fus hors d'état
de m'en pouvoir dédire , et que je voulus par-
ler , je vis que je ne savais par^ù commencer
mon discours ; car avec une personne comme
elle, qui ne savait riei^en matière de physique ,
il fallait prendre les choses de bien loin , pour
lui prouver que la t^rre pouvait être une pla-
nète , etles planètes autant de terres , et toutes
les étoiles autant de soleils qui.éclair^î^nt des
mondes. J'en revenais toujours à lui dire qu'il
aurait mieux valu s'éntrenir de bagatelles,
comme toutes personnes raisonnables auraient
Tait à notre place. A la fin cependant, pour lui
donner une idée générale de la philosophie ,
voici par où je commençai. •
Toute la philosophie , lui dis-je , n'est fon-,
dée que sur deux cnoses , sur ce qu'on a l'es-
prit curieux et les yeux mauvais ; car si vous
aviez les yeux meilleurs que vous ne les avez ,
vous verriez bien si les étoiles sont des soleils
qui éclairent autant de mondes, ou si elles
n'en sont pas; et si d'un autre côté vous étiez
moins curieuse , vous ne vous soucieriez pas
de le savoir , ce qui reviendrait au même ; mais
on veut savoir plus qu'on ne voit , c'est là la
difficulté. Encore si ce qu'on voit on le voyait
bien , ce ^rait toujours autant de connu ; mais
on le voit tout autrement qu'il n'est. Ainsi, les
\
PREMIER SOIR. 7
vrai; philosophes passent leur vie à ne point
croire ce qu'ils voient, et à tâcher de deviner
ce qu'ils ne voient point; et celte condition
n'est pas, ce me semble, trop à envier. Sur
cela je me fiçpre toujours que la nature est un
grandspectacle quir^ssembie àceluideTopéTa*
Du lieu où vous èies i l'opéra , vous ne voyez
pas le théâtre tout-â^ait comme il est ; on a
disposé les décorations et les machines pour
faire de loin un effet agréable , et Qu cache à
voire vue ces roues et ces contre-poids qui font
tous les mouvemens. Aussi ne vous embarras-
sez-vt^us guère de deviner comment tout cela
joue. Il n'y a peut-être que quelque machiniste
caché dans le parterre qui s inquiète d'un vol
qui lui aura paru exlx'aordinaire , et qui veut
absolument démêler comment ce vol a été exé*
cujté. Yous voyez bien que ce machiniste-là est
assez fait comme les philosophes. Mais ce qui ,
à l'égard des philosophes, augmente la cfiflS*
culte , c'est que , dans les machines quç la na-
ture présente à nos yeux, les cordes sont par*-
faitemenl bien cachées, et elles le sont si bien,
qu'on a été long-temps à deviner ce qui cau-
sait les mouvemens de l'univers. Car représen-
tez-vous tous les sages à Topera , ces Pytha-
gores , ces Flalops , ces Aristotes , et tous ces
gens dont le nom fait aujourd'hui tant de. bruit
à nos oreilles; supposons qu'ils voyaient le vol
de Phaéton que les vents enlèvent , qu'ils ne
pouvaient découvrir les cordes, et qu'ils ne
savaient point comment le derrière du théâtre
était disposée L'un d'eux disait : Cest une cer^
8 tBS MOlfOES.
tBinevePliisecrète qui enlève Phaéton. L'autre,
Phaélùn est campo^ de certains nombres qui
le font mo^er. ^Vautre y Phaêton a une cer^
taine amitié pour le '^haut théâtre y il n'est
point à son aise quand il ri y est pas. L'autre,
Phaéton ri est pas fait pçur voler , mais il
aime mieux voler que de laisser le haut du
théâtre vide ^ et eent autres rêveries que je m'é-
tonne qui n'aient ps perdu de répulation toute
l'anliquilé, A la fin, Descartes et quelques au-
tres modernes sont venus qui ont dit : Phaéton
monte, parce qiiil est tiré par des cordes^ et
qu^un poids plus pesant que lui descend. Ainsi,
y'i^n ne croît plus qu'un corps se remue , s'il
* fl'esf^tiifé v>oft fdu tàt^poussé par un autre corp^ ;
on ne ctoit plus qu'il monte ou qu'il descende,
si ce n'est par l'efl'et d'un contre-poids ou d'un
ressort; et qui verrait la nature telle qu'elle
^St s ne verrait que le derrière du théâtre de
l'opéra. Ace compte, dit la Marquise, la phi*
loaopliic est devenue bien mécanique ? Si mé-
canique , répondis-je , que je crains qu'on eik
ait bientôt honte. On veut que l'univers ne
soit en grand que ce qu'une montre est en
petit, et c(ue tout s'y conduise par des mouve-
mens réglés qui dépendent de l'arrangement
. des parties. Avouez la vérité. N'avez-yous pas
eu queicpiefôîs uûe'îdée plus sublime de Tuni-
vers; cl ne lui avez vous point fait plos d'hon-»
neur qu'il ne méritait? J'ai vu des gens qui
l'en estimaient moins, depuis qu'ils l'avaient
connu. Et moi, répliqua-t-elle, je l'en estime
beaucoup plus, depuis que je sais qu'il res^
seittblé à ntièf ti(nitï*e t il est stitùl<éMttt qVre
Forébé âe la nature , tout âdmirâible c^ttil est f
ne îottle que sur des choâeâ si âitu^es.
Je tte saitf pas, lui répouâi^r-je , qui voua &
à&xAé des idées sisalnèâ, Ulâis en Vërit^ ilu^est
pastr^p^coUitUUn de IçS àvoit* Asseî de geus ont
toujours dâU5 h tête un faux merveilleux eu-
tel^^ppë d'uue obseurfté qu'ils i*espectent. Ils
n'àddàifeut k ùàtui^e que parce qu'îk là ci*oieût
ttue espèce de magie où fou u'euteudrieii; et
il est mt qu'^uuc chuse est d^shoûôrée auprès
d'eUi, dès qu'elle peut ètté Coucue. Mais! Ma*
datfie, eoûtiuuâi-^e , VôUsT êtes ôï biéU disposée
à eiairer dans tout ce que Je veux vous dire ,
que je erdis que je u'ai au'à (îrer lé rideau , él
; à vous ÂoLOUtrer' le ^ônde.
I Delà terre où nous àôifttned , ce qUé noiow
» voyons^ de plus éloigné, cVst ce ciel bleu,
cette grande voûte , où il s^embïe qUe les étoiles
scftit attâclïées cotumef fies clôu^. On les ap-
pelle fixes, patree qu'elles ne paraissent avoir
que le niouvenien^ de leUi' ciel, qui les em-
! porte avec lui d'orieUt eu occident. Entré là
terre et cette derniéi*e Vô^te des cieuX sont
suspendus, à différentes hauteurs^ le Soleil et
1» Luné, et les^ cîu^ aîm'res astres qu'ou appelle
planètes, Siercure, Vénus, Mars, iupiier et
Satnrue (i). Ces planètes n'élam point «ttSK
■» ■■■■■■» • i« r i l I ■^— *wnid^rfA— »— »—^ifc»— —»
(i) Ek t:^8i , Mv tiendrai en adécou^i^t en Atiglétérj*«
une stuèbie V ^i A^feùfny» «mi< il6nf. Oètlé pUivèVe ut pi-
rait que comme une iiNii^eda ïti àriticiidiïB gva?ftd^r 5 ihèaÈte
dans les Ume^us; vmuÀ. Ma{y«t l^â^t? a^'iié dkitë iàh titth-
iogneptisnî les 4toiM. Ltf-^S Hef^r^mbl^ 1^7$^, k ta k.
4i m. ( temps moyen de Paris ) elle avait 11' i&^if f^
10 L ES MONDES.
chées au ttiéme ciel , ajantdes mouvemensiaé-
Saux, elles se regardent diverseo^ent et figurent
iversement ensemble ; au lieu que les étoiles
fixes sont toujours dans la même situation Jes
unes à l'égard des autres. Le chariot, par exem-
ple , que vous voyez qui est formé de ces sept
étoiles, a toujours été fait comme il est, et le
sera encore long-temps ; mais la lune est tantôt
proche du soleil, tantôt elle en est éloignée,
et il en va de même des autres planètes. Voilà
comme les choses parurent à ces anciens bes-
gers de Chaldée , dont le grand loisir produisit
les premières observations ,, qui ont été le fon-
dement de l'astronomie ; car Tastronomie est
née dans la .Chaldée, comme la géométrie
naquit, dit-on, en Egypte, où les inonda-
tions du Nil, qui confondaient les bornes des
champs, furent cause que chacun voulut ia*
venter des mesures exactes pour reconnaître
sou champ d'avec celui de son voisin. Ainsi ,
l'astronomie est fille de l'oisiveté , la géomé-
trie est fille de l'intérêt ; et , s'il était question
de la poésie , nous trouverions appai:emment
qu'elle est fille de l'amour.
' ■ W I ■ Il ■ I
de longitude , et 4B' 3o' de latitude australe. Cette obser-
▼ation comparée avec celles qu'on a faites en 1781 et 1783 ,
a fait trouver la révolution tropique de cette planète ae 83
annéies communes et 5a jours i heures. L'auteur a donné à
cette, nouvelle planète le nom de Georgium sidus ^ à Thon-
nenrduroi d'Angleterre, à qui l'astronomie, et M. Hera-
chel en particulier , ont les plus grandes obligations ; mais
à ferlin on s'obstine à l'appeler Uranus, Astronomie de
Lalanae , 1792 , in^A*^. tom« i, p. 4^0.
Lorsque la lune n éclaire pas là terre , on peut, aperce^
voir Herschel k la simple vue. Celte planète a six satellites.
Guthricm
PRBMIER SOIA. II
Je suis bi^ aise , dit la Marquise ^ d'avoir
appris cette généalogie des sciences, et je vois
bien qu'il faut que je m'en tienne à l'astro-
nomie. La géométrie, ^elon ce que vous me
dites, demanderait une âme plus intéressée qae
je ne l'ai , et la poésie en demanderait une j>lus
tendre ; mais j'ai autant de loisir que l'astro-
nomie en peut demander. Heureusement en-
core nous sommes à la campagne , et nous y
menons quasi une vie pastorale ; tout cela con-
vient à l'astronomie. Ne vous y trompez pas ,
Madame, repris-je. Ce n'est pas la vraie vie
pastorale que de parler des planètes et des
étoiles fibies. Voyez si c'est à cela que les gens
de i'Astrée passent leur temps. Oh f répondit
elle, ^cette sorte de bergerie -là est trop dan-
gereuse. J'aime mieux celle de ces Ghaldéens
dont vous me parliez. Recommencez un peu ,
s'il vous platt, à me' parler ichaldéen. Quand
on eut reconnu cette disposition des cieux que
vous m'avez dite, de quoiJfut-il question? Il
fut question, repris-je, de deviner ^comment
toutes les parties de l'univers doivent être ar-
rangées , et c'est là ce que les savans appellent
faire un système. Mais avant que je vous ex-
plique le premier des systèmês^il faut que vous
remarquiez , s'il vous plalt, que nous sommes
tous faits naturellement comme un certain fou
athénien dont vous av;e^z entendu parler, qui
s'était mis dans la fVÀtaisie que tous les vais-
seaux qui abordaient au port de Pirée, lai ap-
partenaient. Not^ folie à nous autres , est de
croire aussi que toute la nature^ sans exception ,
est destinée à nos usages : et qnandon demande
1:^ LJBS MONl^BS.
i iio« phUofiopheê à quoi sert ce nombre pro-
digieux d'étofle$ fixes, dont one partie suffira
pour/fiire e^ qu'elles font toutes, ils vou^ré-^
pondent froidemenl qu'elles servent à leur ré*
jouir la vue. Sur «e principe on ne manqua
pas d'abord de s'imaginer qu'il fallait que ht
terre fût en repos au centre de l'univers, tan-
dis que tous les corps célestes qui étaient £aits
pour elle, prendraient la peine de tourner
alentour pour l'éclaireji*. Ce futdonc au-desaiia
de la terre qu'on plaça lalu&e, et au<Kiessus de
la lune on plaça mercure , ensuite vé»u5 , le
soleil , mars , jupiter , saturne. Au-dessus de
tout cela était le ciel des étoiles fixes, lia terre
se trouait justement au milieu des cercles qu^
décrivit ces planètes ;: et ils étaient d'autant
plus grands, qu'ils étaient plus éloigné» delà
terre, et par conséqueiit les planètes plus éloi-
gnées employaient plus de temps à faire leur
cours,, ce quieffeetivement est vrai. Mais je ne
iais pas , inteTrom|)it la Marquise y pèurcBiiOt
vous seniblez n'approuver pascetordre-lâ daaatd
l'univers ;tâl me parait assez net et assez intel-*
ligiMe , et pour moi je vous déclarç, que je m'en
contente. Je puis me vanter^ répliquair)e, que
jevous adoucis biett tout ce système. Si je vous
Jb donnais tel qu'il a été eonçui par Piolomée^
ton auteur, ou paxeeux qui y outtravailléaprâs
lui, il vous jetterait dams une éiyivante nor*
vOle. Comme ka monvem^àns. cKk plipiètes ne
sont pas si réguliers, qu'elles n'aillent tant&t
plus vile , tant6t4>lus lentement , tantte en un
senSy tftnt6t en un autre, et qu'elles ne soient
qnelquefoia pin» éloignées de la tenre^ quel*.
PJIJKKIBA SOIR. l3
qveibîs plus procltes ; les anciens avaient ma»
giiié }è ne sais eombien de œrcles diflere»*^
ment entrelacés les uns dans les autres, parles^
quels ils sauvdleiit toutes ces hicarrerieSé L'esi^
barras de tous ces cercles était si grand , qwe,
dans ttQ temps où l'on ne connaissait eucore
rien de meilleur, un roi de Caslille , grand wb^
thématicien , mais ftgparemmei^ peu dévot ,
disait que si Dieu l'eût appelé^i son conseil
quand u Gt le molide, il lui eût donné dé bons
avis. La pensée est trop libertine; maia cela
même est ^ssez plaisant , que et sjslème fui
I alors une occasion de péché ^ parce qu'il était
I irop confus. Les bons avis que ce roi voulait
{ dcmiier y regardaient sans doute la; suppression
I de tous ces cercles dont ou avait embarrassé
; les mouvemens célestes. Apparemment ils re*
gardaient aussi une aùU*e suppression de deux
ou trois cieux superilua qil'on» avait mis au d«là
dea étoiles fixes» Ces pbilosopbes , pour exfdiH
quey une sorte de ttiouvement dans les corps
célestes, faisaient au*d.elà du donner ciel que
nous voyons , un ciel de cristal ,. qui imprimsii>
ce xÂOttvement auxcieux inférieurs. Jkvaient-ifs
nouvelle d'un au%re mcovement? c'était auass^
tôt un fttttire ciel de cristal. Enfin les dev»
de cristal ne leur coûtaient rien. £t pottv^
quoi ne les laiiaîil'^OB que de cristal^ dit bi'
Marquise? n'eusseett-^ila jm» été bonsdequelM
qiae a«ti*e matièjre ? iSmkr répondift-je , il f^lkii
que la luinière passai au < travers ; et id' ailleurs ,
il faUait qu'ils lusaetit solides. U le fullaistabsCM
ImMnt; car Acistote avait trouvé que ki solu
dite était .uaev ebose attachée! la noUesse d»'
i:
l4 LES MONDES.
leur nature , e% puisqu^il Tayait dit, on n'avait
garde d'en douter. Mais on a vu des comètes
Îrui , étant plus élevées qu'on ne croyait autre-
ois, briseraient tout le cristal dis cieux par où
elles passent, et casseraient tout Funivers ; et il
a fallu se résoudre à faire les cieux d'une ma-
tière fluide , telle que l'air. Enfin il est hors de
doute, par les observations de ces derniers
siècles , que venus et mercure tournent autour
du soleil , et non autour de la terre , et l'an-
cien système est absolument insoutenable par
cet endroit. Je vais donc vous en proposer un
ui satisfait à tout , et qui dispenserait le roi
e Gastille de donner des avis ; car il est d'une
simplicité charmante , et qui seule le ferait
préférer. Il semblerait^ interrompit la Mar-
3uise , que votre philosophie est une espèce
'enchère, où ceux qui offrent de faire les
choses à moins de frais l'emportent sur les
autres. Il est vrai , repris-je , et ce n'est aoe
par-là qu'on peut attraper le plan sur lequel la
nature a fait son ouvrage. Elle est d' une épargne
extraordinaire ; tout ce qu'elle pourra faire
d'une manière qui lui coûtera un peu moins,
quand ce moins ne serait presque rien, soyez
sûrequ'elle ne le fera que de cette manière-la.
Cette épargne néanmoins s'accorde avec une
magnificence surprehante qui brille dans tout
ce qu'elle a fait. C'est que la magnificence est
dans le dessein, et l'épargne dans l'exécution.
Il n'y a lien de plus beau qu'un grand dessein
que r on exécute à peu de frais. Nous autres,
nous, sommes sujets à renverser souvent tout
cela dans nos idées. Nous mettons l'épargne
PBEMIEJl SOIR. l5
dans le dessein qu'à eu la nature , et la magni-
ficence dans rezécution. Nous lui donnons un
petit dessein qu'elle exécute avec dit fois plus
de dépense qu'il ne faudrait^ celaest tout-à-
fait ridicule. Je serai bien aise , dit-elle , que le
système dont vous m'allez parler , imite de fort
près lâ nature ; car ce grand ménage-là tour-
nera au profit de mon imagination , qui n'aura
pas tant de peine à comprendre ce que vous
me direz. Il n'y a plus ici d'embarras mutiles ,
repris-je. Figurez-vous un Allemand, nommé
Copernic, qui fait main -basse sur tous ces
cercles diflerens , et sur tous ces cieux solides
qui avaient été imaginés par Vantiquité. 11 dé-
truit les uns , il met les autres en pièces. Saisi
d*une noble fureur d'astronome , il prend la
terre et l'envoie bien loin du centre de l'uni-
vers , où elle était placée , et dans ce centre il
y met le soleil ^ à qui cet honneur était bien
mieux dû. Les planètes ne tournentplusautour
de la terre , et ne la renferment plus au milieu
du cercle qu'elles décrivent. Si elles nous
éclairent, c'est en quelque sorte par hasard,
etpaixîe qu'elles nous rencontrent en leur che-
min. Tout tourne présentement autour du so-
leil. La terre y tourne elle-même, et pour la
punir clu long repos qu'elle s'était attribué,
Copernic la ébarge le plus qu'il peut de tous
les mouvemens qu'elle donnait aux planètes et
aux cieux. Çnfin , de tout cet équipage céleste
dont cette petite tiôrrè se faisait accompagner
et envirQritier, Il'tië lui eôt demeuré que la
lune qui tourne eticbfe autour d'elle. Attende^
unpetf^ dit la Marquise, il vient dç vous prendre
l6 LES MONDES.
un eDtliousiasme » 4juî vous a fait expliq»*'^***
choses si pompeusement, que )0 ne cfois pa*
les avoir euUndues: Le soleil est au centre de
l'univers . et là il est immobile; âpi'*». ^?*'
qu'est-ce qui suit? Cesl mercure, répondis-je;
îi tourne autour dlu soleil , en sorte que le so-
leil est & peu près le centre du cercle que mer-
cure dëjcri t. Au-dessus de mercure et venus-
qui tourne de même autour du soleil* Ensuit?
vient la teiTe , qui , étant plus élevée qu» mer-
cure et venus, décrit autour du soleil uu pl*^
grand cercle que ces planètes. Enfin suit^nt
mars^ Jupiter et saturne , selon l'ordre ou je
vous les nomme , et vous vojet bien q^^^ ^'
tume doit décrire autour du soleil le plus grand
cercle de tous ; aussi emploie-t-il plus de temps
qu'aucune autre planète à faire sa révolution*
Et la lune» vous l'oubliez* interrompit-elle.
Je la retrouverai bien,repris-i.e^.Lalmne tourne
autour de la terre , et ne Tabandonoe point;
mais comme la terre avance toujours daps le
cercle qu'elle décrit autour du soleil , la lui^e
la suit 9 en tournant autour d'elle ; et si elle
tourne autour du soleil « ce n'esjL ^e pour ne
p^int quitter la terre»
Je vous entends , répondit'-QlIe , c(t j'âîirte la
lune die nous être restée lorsque toutes les
autres pkrnèlçs nous abandonnent. Avoues que
si votre Allepiand eut pu nous la' faire perdre,
il l'aurait fait volon|ie^s ; car )e vefs dasns hoati
son procédé qu'il était bien mal ^utQB^ionne
f^qur.l/^ tjerre. Je lui sai$, bon gré y. lui répliquai^
e> d'avoir rabattu la fanité de^ hptnllies.^.'qui
s'étaienCmis à la plus belle place de l'univers,
PREMIER soin* I7
et j'ai au plaisir 2 voir présealement la terre
daus la foule des planètes. Bon ! répondit-êlle ,
crojez-vous que la vanité des hommes s'éteade
jusqu'à Tastronomie ? Croyez - vous mVvoir
humiliée, pour m'a voir appris que la* terre
tourne autotir da soleil ? Je vous jure que je ne
Qi'eu eslime pas moin%^ Mon Dieu^ Madame,
epris-je , je sais bien qu'on sei*a moins jaloox
lu rang qu'on tient dans l'univers , que de ce-
ui qu'on croit devoir tenir dans une chambre ,
■t que la préséance de deux planètes ne sera
amais une si grande affaire que celle de deux
ambassadeur s. Cependant la même inclination
pi fait qu'on veut avoir la place la plus bono»
rable dans une cérémonie , fait qu'un philo-
sophe , dafis un système, se met au centire du
■nonde, s'il peut. Il est bie1a aise que tout soil
ait pour lui : il suppose peut-être , «ane s'eo
ipercevoir , ce principe qui le flatte , e*^ soii
'Œur ne laisse pas de s'intéresser à une affaire
le pure spéculation. Franchement, répliqua-
•elle, c'est là une calomnie que vous avez in-
tentée contre le genre humain. On n^aurait
lonc iamais dû recevoir le système de Coper^
lie , puisqu'il est si humiliant. Aussi , repris*
e , Copernic lui-même se défiait-il fort du suc-
;ès de son opinion. 11 fut trcs-long- temps à ne
a vouloir pas publier. Enfin il s'y résolut , à la
f)rlère de gens très*-considérables ; mais aussi ,
e jour qu'on lui apporta le premier exemplaire
lïiprimé de son livre , savez-vous ce qu'il fit ?
îl ir.ourut. Il ne voulut point essuyer toutes lea
contradictions qu'il prévoyait , et se tira habî«
liment d'affaire. Ecoutez, dit la Marquise, il
l8 LBS MON DBS.
faut rendre justice à tout le monde. Il estjûr
qu'on a de la peine à s'imaginer qu'on tourue
autour du soleil, car ei^fin on ne change point
de place, et on se retrouve toujours le matia
où Ton s'était couché le soir. Je vois, ce me
semble , à votre air , que vous m'allez dire que
comme la terre toute entière marche.
Assurément, interrompis - je , c'est la même
chose que si vous vous endormiez dans un ba-
teau qui allât sur la rivière , vous vous retrou-
veriez à votre réveil dans la même place et dans
la même situation à F égard de toutes les par-
ties du bateau. Oui; mais, répliqua-t-elie ,
voici une différence ; je trouverais à mon réveil
le rivage changé , et cela me ferait bien voir
Sue mon bateau aurait changé de place. Mais
n'en va pas de même de la terre , j'y re-
trouve toutes choses comme je les avais laissées.
Non pas, Madame^ répondis-je, non pas; le
rivage est changé aussi. Vous savez qu'au-delà
de tous les cercles des planètes, sont les étoiles
fixes; voilà notre rivage. Je suis sur la. terre,
et la terre décrit un grand cercle autour du so-
leil. Je regarde au centre de ce cercle , j'y vois
le soleil. S'il n'effaçait point les étoiles, en
{moussant ma vue en ligne droite au-delà du so-
eil, je le verrais nécessairement répondre à
quelques étoiles fixes ; mais je vois aisément
J rendant la nuit à quelles étoiles il a répondu
e jour, et c'est exactement la même chose. Si
la terre ne changeait point de place sur le
cercle où elle est, je verrais toujours le soleil
répondre aux mêmes étoiles fixes ; mais dès que
la terre change de place , il faut que je le voie
pn:EiiiER SOIR. 19
répondre à d'autres étoiles. C'est là le rivage
qui change tous les jours ; et comme la terrv
fait son cercle en un an autour du soleil , je
voisle soleil en l'espace d'une année répondre
successivement à diverses étoiles fixes qui com-
posent un cercle. Ce cercle s'appelle le zodia-
2ue. Voulez-vous que je vous fasse ici une
gure sur le sable? Non, répoiîdit-elle , je
m'en passerai bien , et pi4l cela donnerait à
mon parc un air savant, que je ne veux pas
(ju'il ait. N'ai-je pas ouï dire qu'un philosophe
qui fut jeté par un naufrage dans une île qu'il
ne connaissait point , s'écria à ceux qui le
suivaient , en voyant d^ certaines figures , des
lignes et des cercles tracés sur le bord de la
mer : Courage, compagnons^ l'île est habi-
tée , voici des pas dénommes. Y (^ns jugez bien
qu'il ne m'appartient point de faire ces pas là ,
et qu'il ne faut pas qir on en voie ici.
il vaut mieux, en effet , répondi^-je , qu'on
n'y voie que des pas d'amans, c'est-à-dire,
votre nom et vos chiffres , gravés sur l'écorce
des arbres par la main de vos adorateurs.
Laissons-la , je vous prie , les adorateurs , i-e-
prit-elle, et parlons du soleil. J'entends bien
comnient nous nous imaginons qu'il décrit le
cercle que nous décrivons nous-mêmes ; mais
ce tour ne s'achève qu'en un an , et celui que
le soleil fait tous les jours sur notre tête, com-
ment se fait-il? Avez- vous remarqué, lui ré-
pondis -je, qu'une boule qui roulerait sur
cette allée aurait deux mouyemens? Elle irait
vers le bout de l'allée , et en même temps elle
lournerait plusieurs fois sur elle-même , eu
20 Les MOjVDES.
sorte qne la partie die cette boule qui est en
haut, descendrait en bas, et que celle d'en
bas monterait en haut ? La teiTC fait la même
chose. Dans le temps qu'elle avance sur le cer-
cle qu'elle décrit en un an autour du soleil,
elle tourne sur elle-même en vingt-quatre
heures ; ainsi en vingt-quatre heures chaque
partie de la terre^yrd le soleil , et le recou-
vre; et à mesure qu'en tournant on va vers
le côté où est le soleil, il semble qu'il s'élève,
et quand on commence à s'en éloigner > en
continuant le tour, il semble qu'il s'abaisse.
Cela est assez plaisant, dit^elle , la terre prend
tout sur soi, et ce soleil ne fait rien. Et quand
la lune etlesautres planètes , etles étoiles uxeS ,
paraissent faire un tour sur notre tête en
vingt-quatre heures, c'est donc aussi une îma-
^ginatlon? Imagination pure, repris-je , qui
vient de la même cause. Les planètes font seu-
lement leurs cercles autour du soleil en des
temps inégaux, selon leurs distances inégaleâ,
et celle que nous voyons aujourd'hui répondre
à un certain point du zodiaque , ou de ce
cercle d'éloiles fixes, nous la voyons demain
à la même heure répondre à un autre point,
tant parce qu'elle a avancé sur son cercle , que
parce que nous avons avancé sur le nôtre. Nous
marchons, etles autres planètes marchent aussi,
mais plus ou moins vite que nous ; cela nous
met clans différens points de vue à leur égard, .
et nous fait paraître dans leur cours , des bi-
zarreries dont il n'est pas nécessaire que je
vous parle. II suffit que vous sachiez que ce
qu'il y a d'irrégulier dans les planètes , ne
PIV£MI£B SOIR. 2t
vient (|ue de la diversç manière dont notre
mouvement nous les fait rencontrer, etqu^au
fond elles sont toutes très-réglées. Je consenf
(ju'elles le soient, dit la Harqnise, mais je
voudrais bien que leur régularité coûtât moine
à la terre ; on ne Ta guère ménagée, et pour
une grosse masse aussi pesante qu'elle est , oit
iui demande bien de Tagilité, Mais , lui répom-
dis-je, aimeriezvous mieux que le soleil, et
tous les astres 2 qui sont de très-grands corps ^
firent en vingt-quatre heures autour de la
terre un tour immense ; que les étoiles iSxes ^
puiseraient dans le plus grand cercle^ parcou-
russent en un jour plus de vingt-sept mille six
cent soixai^e fois deux cent millions de lieues?
Car il faut que tout cela arrive si la terre ne
toarnç pas sur elle-même en vingt -quatre
heures. En vérité , il est bien plus raisonnable
Îu'elle fasse ce tour, qui n'est tout au plus que
e neuf mille lieues. Vous voyez bien que neuf
mille lieues, en comparaison de l'horrible nom-
bre que je viens de voua dire , ne sont qu'une
bagatelle.
Oh î répliqua la IJilarquise , le soleil et les
astres sont tout de feu , le mouvement ne leur
coûte rien j mais la terre ne parait guère por-
tative. Et croiriez-vous , repris-je, si vous n'en
aviez Tespérance , que ce fut quelque chose de
bien portatif qu'un grand navire montéde cent
cincpiante pièces dç canôi) , chargé de plus de
trois mille nommes, et d'une très-grande quan-<
tité de marchandises? Cependant il ne faut,
({u'un petit souffle de vent pour le faire aller
sur Teau , p^troe qc^e Teau est liquide , ei qiut
Îî2 ' t,US MONDES.
se laissant diviser avec facilité , elle résiste peu ^
au mouvement du navire ; ou , s'il est au mi-
lieu d'une rivière , il suivra sans peine le fil de
l'eau, parce qu'il n'y a rien qui le retienne.
Ainsi y la terre , toute massive qu'elle est, est
aisément portée au milieu de la matière cé-
leste, qui est infiniment plus fluide que l'eau ,
et qui remplit tout ce grand espace où nagent
les planètes. Et.où faudrait-il que la terre fût
cramponnée pour résister au mouvement de
cette matière céleste, et ne s'y pas laisser efli-
porter? C'est comme si une petite boule de
Dois pouvait ne pas suivre le courant d'une ri-
vière.
Mais , répliqua- t-elle encore , comment la
terre, avec tout son poids , se soutient-elle sur
votre matière céleste , puisqu'elle est si fluide ?
Ce n'est pas à dire, répondis-je, que ce qui
est fluide en soit plus léger. Que dites-vous de
notre gros vaisseau, qui, avec tout son poids, est
bien plus léger que l'eau , puisqu'il y surnage ?
Je ne veux plus vous dire rien , dit-elle comme
en colère , tant que vous aurez le gros vais-
seau. Mais m'assurez-vous bien qu'il n'y ait
rien à craindre sur une pirouette aussi légère
que vous me faites la terre ? Hé bien, lui ré-
pomlis-je , faisons porter la terre par quatre
éléphans, comme font les Indiens ..Voici bien
un autre système, s'écria- 1- elle ? Du moins
j'aime ces gens-là , d'avoir pourvu à leur sû-
reté, et fait de bons fondemens ; au lieu que
nous autres coperniciens , nous sommes assez
inconsidérés pour vouloir bien nager à l'a-
venture dans cette matière céleste.' Je gage
PREMIER SOIR. %S
que si les Indiens savaient que la terre fût le
moins du monde en péril de se mouvoir, ils
doubleraient les élépnans.
Cela le mériterait bien , repris- je , en riant
de sa pensée ; il ne faut point s'épargner les
éléphans pour ^rmîr en assurance , et si vous
en avez besoin pour cette nuit, nous en met-
trons dans notre système autant qu'il vous
plaira ; ensuite nous les retrancherons peu à
peu, à mesure que vous vous rassurerez. Sé-
rieusement , reprit-elle , je ne crois pas dès à-
présent qu'ils me soient fort nécessaires , et
je me sens assez de courage pour oser tour»
ner. Vous irez encore plus loin , r(épliquai-je ,
vous tournerez avec plaisir, et vous vous fe-
rez sur ce système des idées réjouissantes. Quel-
quefois , par eiemple , je me figure que je suis
suspendu en l'air, et que j'y demeure sans
mouvement , pendant que la terre tourne squs
moi en vingt-quatre heures. Je vois passer
sous mes yeux tous ces visages difTéretis , les
uns blancs, ks autres noirs, les autres ba-
sanés, les autres olivâtres. D'abord ce sont des
chapeaux, et puis des turban^, et puis des
têtes chevelues, et puis des têtes rasées; tan-
tôt des villes à clochers , tantôt des villes à k>n-
gues aiguilles qui ont des croissans , tantôt des
villes à tours de porcelaine , «tantôt de grands
pays qui n'ont que des cabanes ; ici de vastes
mers , là des déserts épouvantables ; enfin tou^e
cette vaiîété infinie qui est sur la surface de la
teifre.
En vérité , dit^elle , tout cela mériterait
bien que Von donniit vingt^qu^ire heures, de
24 I^BS BiOKD&S.
son temps à le ¥oir. Ainsi donc dans le même
lieu où nous sommes à présent , je ne dis pas
dans ce parc , mais dans ce même lieu à le
prendre dans l'air, il y passe eonlinuellement
d'autres peuples qui pi^ennent notre place,
et au botit de vingt-quatre ki^res nous y re-
venons^
Copernic , lui répondts*je , ne le compren-
drait pas mieux. D'abord il passera par ici des
Anglais qui raisonneront peut-être de quelque
dessein de politique avec moins de gaieté que
nous ne raisonnons de notre philosophie ; en*
suite viendra une grande mer , et il se pourra
trouver en ce lieu-là quelque Taisseau qui n'y '
sera pas si à son aise que nous. Après cela pa-
raîtront les Iroquois, en mangeant tout vif
quelque prisonnier de guerre, qui fera sem*
blant de ne s'en pas soucier ; des femmes de
la terre de Jesso, qui .n'emploiront tout leur
temps qu'à préparer le repas de leurs maris ,
et se peindre de bleu les lèvres et les sourcils
pour plaire aux plus lîilains hommes du monde ;
des Tartares qui iront fort dévotement en pè-
lerinage vere ce grand-prêtre qui ne sort ja-
mais d'un lieu obscur^ où il n'est éclairé que
ar ^es lampes , à la lumière desquelles on
'adore ; de' belles Circassiennes qui ne feront
aucune façon d'accorder tout au premier venu ^
hormis ce qu'cilles croient qui appartient es-
sentiellement à leurs maris ; de petits Tar-
tares qui iront voler des femmes pour les Turcs
et pour les Persans ; enfin , nous qui débile- '
i-ons peut--êtl*e encore de& rêveries.
Il est ad^ess plaidant ^ dit la Marquise , d'ima*
i;
PREMIER SOIR. 25
gifler te ipte yoas yenez de me dire ; mais si
je voyais tout cela d'en ^liaut , je voudrais avoir
la Ul>erté de hâter ou d'arrêlér le mouvement
de la terre , sdon que les objets me plairaient
plus ou m^ins ; et ]e vous assure que je ferais
passer bien vile ceux qui s'embarrassent de
politique , t>u qui mangent leurs ennemis ;
mais il j eh a d autres pour qui j'aurais de la
cariosHé. J'«n aurais pour ces belles Circas-
sieniies, par exemple, qui ont un usage si par-
ticulier. Mais il me vient une difficulté sérieuse.
Sila terre tourne, nous changeons d*air à cha-
que moment, et nous respirons toujours celui
aun autre pays. Nullement, Madame, répon-
dis*je, Tair qui environne la terre ne s'étend
que jusqu'à une^certaine hauteur, peut-être
jusqu'à vingt lieues tout au plus ; il nous suit ,
et tourne avec nous. Vous avez vu quelque-
fois l'ouvrage d'un ver à soie , ou ces coques
Iue ces petits animaux travaillent avec tant
'art pour s'y emprisonner. Elles sont d'une
loie fort sïerrée , mais elles sont couvertes d'un
certain duvet fort léger et fort lâche. C'est
ainsi que la terre qui est assez solide , est' cou-
verte, depuis 3a surface jusqu'à une certaine
hauteur, d'une espèce de duvet, qui est l'air,
et toute la coque du ver à soie tourne en même
temps. Ap delà de l'air est la matière céleste,
incomparablement plus pure , plus subtile ,
et même plus agitée qu'il n'est.
¥ous me présentez la terre ^ous des idées
, bien méprisables , dit la Marquise. C'est pour-
tant sur cette coque de .ver à soie qu'il se fait
de si grands travaux , de si grandes guerres ,
Plurai.. des Mordbs. a
26 LES HO If DES.
et qull règne de tous côtes une si g^rande agi-
tation. Oui , répondis-je , et pendantee temps-
là, la nature, qui n'entre point en connaissance
de tous ces petits mouvemens particuliers,
nous emporte tous ensemble d'un mouvement
général , et se joue de la petite boule»
Il me semble , reprit-elle , qu'il est ridi-
cule d'être sur quelque cbose qui tourne , et
de se tourmenter tant : mais le malheu|r est
2u'on n'est pas assuré qu'on tourne ; car en-
n , à vous rien celer , toutes les précautions
que vous prenez pour empêcher qu'on s'a-
perçoive du mouvement de la terre me sont
suspectes. Est-il possible qu'il ne laissera pas
quelque petite marque sensible à laquelle on
le reconnaisse ?
Les mouvemens les plus naturels , répondis-
je , les plus ordinaires , sont ceux qui se font le
moins sentir ; cela est vrai jusque dans la mo-
rale. Le mouvement de Tamourpropre nous
est si naturel , que le plus souvent nous ne le
sentons pas , et que nous croyons agir par d'au-
tres principes. Ab ! vous moralisez, dit-elle,
quand il est question de physique ; cela s'ap-
pelle bâiller. Retirons- nous ; aussi-bien en
voilà assez pour la première fois. Demain nous
rev^iendrons ici, vous avec vos systèmes, et
moi avec mon ignorance.
En retournant au château , je lui dis , pour
épuiser la matière des systèmes , qu'il y en
avait un troisième , inventé par Tieno-Brahé^
qui, voulant absolument que la terre fût immo-
bile, la plaçait au centre du monde, et fai-
sait tourner autour d'elle le. soleil , autour du-
SBCaJND SOIR. 27
qnel tournaient toutes les autres planètes ,
parce que depuis les nouvelles découvertes , il
n'y avait pas moven de faire tourner les pla-
nètes autour de la terre. Mais la Marquise, qui
a le discernement vif et prompt , jugea qu il y
avait trop d'alTectalion à exempter la terre &
tourner autour du soleil , puisqu^on n'en pou*
vait pas exempter tant d'autres grands corps;
que le soleil n était plus si propre à tourner au-
tour de la terre, depuis que toutes les planè-
tes tournaient autour de lui ; que ce système
ne pouvait être propre tout au plus quà sou-
tenir rimmobilité de la terre , quand on avait
bien envie de la soutenir , et nullement à la
persuader; et enfin il fut résolu que nous nous
en tiendrions à celui de Copernic, qui est plus
aniforiùe et plus riant , et n'a aucun mélange
de préjugé. En effet, la simplicllé dont il est
persuade, et sa bardiesse falt^plalsir.
SECOND SOIR,
«
Que la Lune est une Terre habita.
Lie lendemain au matin, dès que Ton put
entrer dans l'appartement de la Marquise, j'en-
voyai savoir *de ses nouvelles et lui demander
si elle avait pu dormir en tournant. Elle me fit
répondre qu'elle était déjà tout accoutumée à
cetjle allure de la terre , et qu'elle avait passé
la nuit aussi tranquillement qu'aurjiit pu faire
Ck>pernic lui-même. Quelque temps après il
vînt chez elle du monde , qui y demeur» jus-
qu'au soir, selon Tennuyeuse coutume de la
28 LES MONDES.
campagne. Encore leur fut-on bien obKgé , car
la campagne leur donnait aussi le droit de
pousser leur visite jusqu^au lendemain, s'ils
eussent voulu , et ils eurent Thonnéteté de ne
le paB faire. Ainsi, la Marquise etnioi nous nous
retrouTames libres le soir. Nous allâmes encore
dans le parc ,.et la conversation ne manqua pas
de tourner aussitôt sur nos systèmes. Elle les
avait si bien conçus , qu'elle dédaigna d'en
(larler une seconde fois , et elle voulut que je
a menasse à quelque cbose de nouveau. Hé
bien donc , lui dis-je , puisque le soleil qui est
présentement immobile , a cessé d'être planète,
et que la terre qui se meut autour de lui, a
commencé d'en être une , vous ne serez pas si
surprise d'entendre dire que la lune est une
terre comme celle-ci , et qu'apparemment elle
estliabitée. Je n'ai pourtant jamais ouï parler
de la lune habitée , dit-elle , que comme d'une
folie et d'une vision. C'en est peut^tre u«e
aussi , répondisTJe. Je ne prends parti dans ces
choses- là que comme on en prend dans les
guerres civiles ^^où^ incertitude de ce qui peut
arriver fait qu'on entretient toujours des intel-
ligences dans le parti opposé, ^t qu'on a des
ménagemens avec ses ennemis mêmes. Pour
moi , quoique je craie la lune habitée , je ne
laisse pas de vivre civilement avec ceux qui ne
le croient pas, et je me tiens toujours en état
tte mepouvoir ranger à leur opinion aveolion-
;tieur, si elle avait le dessus ; mais en attendant
qu'Usaient sur nous quelque avantage considd-
ritbIS^,^Vtffèl ce qui m'a fait pencher du c^té des
babltans de la lune.
SBGON0 SOIA. 3kÇ
Sapposons qu'il n'y ait-jamaU eu nul cem*
mesce entre Paris et Saint^Denis , et qu'un
bourgeois de Paris qui ne sera jamais sosti de
sa ville , soit sur les touss de Notre-Dame, et .
Yoie Saint'Denis de loin ; ou lui denuindera s'il
croit que SaintrDenissoitkabité eomme Paris.
Ilrépondra hardiment que non ; caj!, dirar^t-il;,
j^ vois bien les babitans de Paris., mais ceux
de Saînt-Denis y je ne les v,ais point; on n'en a
jamais entendu parler. Il y aura quelqu'un qui
loi représentera qu à la vérité , quand on est
sur les tours de Nolre^Dame ,.on ne voit pas les
babitanade Saint-Denis,, mais que Vél^gnement
ewest cause; que tout ce qju'oi» peut voir de
Saiiii--Dems, ressemUe foQt à^Paris ; que Satut*
Denis a des clocbera^dei^ maisons^, des mui^il*
lés^ et qWil pourrait bien; encore ressemblear à
Paris pour êlre habité. Tout cela ne gagnera
rien, sùrmoa bourgeois ; il s^obainera toujours
à soutenir que Ssrât-Denâs n eat poiot habité,
puisqu'il n'y voit personne. Notre Saint-Denis
c'est la lune , et chacuo' de nous est ce bous-*
gcots de Paris^ r qub West jaoHÛfi. aovti de aa
viUe.
Ab f tn&ervompit la Marquise , vous nous
fatie& tort, nous ne somme» point si sols que
votre bourgefos ;, puiscp'il voit cpie SaintrDenis
est tout fait comme Paris , il fiaut qu'il ait pendu
la raison pour ne le pas croire habité ; maïs k
lune n'est p^mt du tout £a»le comofte lft-te«re.
Prenea garde ,. Madame, reprtsi-îe; car a'ii fiint
que la lune ressemble en tout à lia terre , vous
voilà dans l'obligation de croire la lune habi-
tée. J'avoue , répondk-elle, qu'il n'y aura pas
3o LES MONDES.
moyen de s'en dispenser, et je vous vois ait
air de confiance qui me fait déjà penr. Les
deux mouvemens de la terre dont je ne me fusse
jamais doutée , me rendent timide sur tout lef
reste ; mais poUrlant serait- il bien possible que
la terre fut lumineuse comme la lune ? car il
faut cela pour leur ressemblance. Hélas ! Ma-
dame, répliquai-je, élre lumineux n*est pas si
grand'cliose que vous pensez. Il n'y a que le so-
leil en qui cela soit une qualité considérable.
Il est lumineux par lui-même, et en vertu
d'une nature particulière qu'il a ; mais les pla-
nètes n'éclairent que parce qu'elles sont éclai-
rées de lui. Il envoie sa lumière à la lune , elle
nous la renvoie, et il faut^ue la terre renvoie
aussi à la lune la lumière du soleil ; il n'y a pas
i>lus loin de la terre à la lune , que de la lune à
a terre.
Mais dit la Marquise , la terre est-elle aussi
propre que la lune à renvoyer la lumière du
soleil ? Je vous vois toujours pour la lune ,
repris-je, un reste d'estime dontyous ne sau-
riez vous défaire. La lumière est composée de
f)etites balles qui bondissent sur ce qui est so-
ide , et nui retournent d'un^ autre côté , au
lieu qu ellcfs passent au travers de ce qui leur
{présente des ouvertures en ligne droite , comme
'air ou le verre. Ainsi ^ ce qui fait que la lune
nous éclaire , c'est qu'elle est un corps dur et
solide qui nous renvoie ces petites ballçs. Or
je crois que vous ne contesterez pas à la terre
cette même dureté et cette même solidité. Ad-
mirez donc ce que c'est que d'être posté avan-
tageusement. Parce que la lune est éloignée
SEC019D SOIR. 3l
de nous^ nous ne la voyons que comme un
corps lumineux , et nous ignorons que ce soit
une gi^osse masse semblable à la terre. Au con-
traire , parce que la terre a le malheur que
nous la vojons de trop près, elle ne nous pa*
ralt qu'une grosse masse, propre seulement i
fournir de la pâture aux animaux , et nous
ne nous apercevons pas qu'elle est lumineuse ,
faute de nous pouvoir mettre à quelque dis-
tance d^elle. Il en irait donc de la même ma-
nière , dit la Marquise , que lorsque nous som-
mes frappés de Téclat des conditions élevées
au-dessus des nôtrea , et que nous ne voyons
pas qu'au fond elles se ressemblent toutes ex-
trêmement.
C'est la même chose , répondis -je. Nous
voulons juger de tout , et nous sommes tou-
jours dans un mauvais point de vue. Nous
voulons juger de nous,, nous en sommes trop
près ; nous voulons juger des autres , nous
en sommes trop loin. Qui serait entre la lune
et la terre , ce serait la vraie place pour les
bien voir. Il faudrait simplement être spec-
tateur du monde, etyuon pas habitant. 3e ne
me consolerai jamais , dit-elle , de l'injustice
que nous faisons à la terre , et de la préoc-
cupation trop favorable ou nous sommes pour
la lune , si vous ne m'assurez que les gens de
la lune ne connaissent pas mieux leurs avan-
tages que nous les nôtres , et qu'ils prennent
notre terre pour un astre , sans savoir que
leur habitation en est un aussi. Pour cela,
repris-je , je vous le garantis. Nous leur pa-
raissons faire assez régulièrement nos fonctions
32 liESMONDBS'
d'astre. Il est vrai qp!ils ne nous voient pas
décrire un cercle autour d'eux ; mais il n-im*-
porle. Yolci ce que c'est. La moitié de la lune
qui se trouva tournée vers: nous au commen-
cement du mande f j a toujoiu's été totirnée
d'epuis ;. elle ne nous présente jamais que ces
yeux , cette bouche , et le peste de ce visage
que notre imagination lui compose sur le Sovr-
dément des taches q^i'elle nous laontre. Si
Tautre moitié opposée se présentail; à noua ,
d'autres taches dilTéremment arrangiées bou»
feraient sans doute imagjner quelque autre
fi^re. Ce n'est pas que Uluoe- ne tourne sur
elle-même, elle j tourne en autaolJ de tempa
qu'autour de la terre, c'est-à-dire, en un
mois^ mais lorsqu'elle fait une paitie de ce
tour sur elle-même , et qu'il dkîvrait se eaehev
à nous y, une joue, par exemple,, de ce pré-
tendu visage , et paraître quelkiu' autre ekose ,
elle fait justement une-serablabie partie de son
cercle autour de la terre ; et se mettant dans
un. nouveau point de vue , elle nous montre
encore cette même jjoue. Ainsi la kine , qui, a
l'égiard liù soleil et des autres astre» ,. tourne
sur eUe-même, n'y tourne point à notre égard.
Us lui paraissent tous se lever et àe coucher en
l'espace dcquinze jours; mais pour notre terre,
elle la voit toujours suspendue au même en-
droit 4u ciel. Cette imoH^ilité apparente ne
convient guère à un eerps qui doit passer peur
un astre ; mais aussi elle n'est pas parfaite. La
lune a un certain balancement qui fait qu'un
petit coin de visage se cache quelquefois , et
qu'un petit coin de la moitié opposée se mon«
SBCOlfD SOIR. 55
ire. Or elle ne maaqne pas ^ sur ma parole ,
de nous altvibuer ce trembieinent , Qt èe s'ima-
giaer que nous avons dans le ci^ Gomme un
mouvement de pendule aui va et vient.
Toutes ces. planètes y oit la Maripiise, somt
faîtes comme nous , quii rejetons toujours sur
les autres ce qnÀ est en nous-mêmes. La terre
dit; Ce nesù pas moi qui tourne^ c^est le SO"
leiL La lune dit : Ce m'est pas moi qui trem-
bla^ e^est la terre. Il y a Ibieo de l'erreur par-
tout* Je ne vous coikseille pas d'entreprendre
dfy riea réformer, répondb-}e; il vaut mievx
que iNHia adAevies-de vous convaincre de l'en*
tière ressemblance de la terre et de la lune.
Repiïéaentezr-voas ces deux grandes boules sus-
pendues dans les cieus.» Voua savez que le sei-
leil éclaire toujours une moitié des corpa qui
somt ronds; et que l'autre moitié est dans F om-
bre. Il j a donc tou)Ours une moitié , tant de
la terre que de la lime , qui est éclairée du
soleil, c'est -à -dire , qui a le jour, et une
autre moitié qui est dans la nuit. Remarques
d'ailleurs que , comme une balle a moins de
force et de vitesse après qu'elle a été donner
contre une m,uraille qu Va renvoyée d'un^^an*
tre côté , de même la lumière s'affaiblit lors^
qu'elle a été réfléchie par quelque corps. Cette
lumière blanchâtre qui nous vient de ta lune ,
est la lumière même du soleil ; mais elle ne
peut venir de la lune à nous que par une ré-
flexion. Elle a donc beanconp perdu de la force
et de la vivacité quelle avait lorsquVile était
reçue directement snr la lune ; et celte lu-
mière éclatante , que nous recevons^ du soleil ,
2*
34 l'Es MOttDES.
et que la terre réflécliit. sur la lune , ne doit
plus être qu'une lumière blanchâtre quand elle
y est arrivée. Ainsi, ce qui nous parait lumi-
neux dans la lune , et qui nous éclaire pen-
dant les nuits , ce sont des parties de la lune
qui ont lé jour; et les parties de la terre qui
ont le jour lorsqu'elles sont tournées vers la
lune qui ont la nuit , les éclairent aussi. Tout
dépend de la manière dont la lune et laterre
se regardent. Dans les premiers jours du mois
que Ton ne voit pas la lune , c'est qu'elle est
entre le soleil et nous, et qu'elle marche de
jour avec le soleil. Il faut nécessairement que
toute sa moitié qui a le jour , soit tournée
vers le soleil , et que toute sa moitié qui a la
nuit , soit tournée vers nous. Nous n'avons
garde de voir cette moitié qui n'a aucune lu-
mière pour se faire voir ; mais cette moitié
de l,a lune qui a la nuit, étant tournée vers
la moitié de la terre qui a le jour, nous voit
sans être vue » et nous voit sous la même &•
gure que nous voyons la pleine- lune. C'est alors
pour les gens de la lune pleine-terre , s'il est
permis de parler ainsi. £nsuite la lune qui
avance sur son cercle d'un mois, se dégage de
dessous le soleil, et commence à tourner vers
nous un petit coin de^sa moitié éclairée, et
voilà le croissant. Alors aussi le$ parties de la
lune qui ont la nuit, comfneucent à ne plus
voir la moitié de la terre qui a le jour, et nous
sommes en décours pour elles.
' Il n'en faut pas davantage , dit brusquement
la Marquise, je. saurai tout le reste quand il
ine plaix'a ; je n'ai qu'à y penser un moment ,
SCGONP SOIR. 35
et qu'à promener la lune sur son cercle d'un
mois. Je vois en général que dans la lune ils
ont un mois à rebours du nôtre; et je gage
que quand nous avons pleine-lune, c'est que
toute la moitié lumineuse de la lune est tour-
née vers toute la moitié obscure de la terre ;
qu'alors ils ne nous voient point du tout , et
qu'ils comptent nouy^elle-terre. Je ne voudrais
pas qu'il me fût reproché de m'être fait expli*
quer tout au long une chose si aisée. Jtfais les
éclipses, comment vont-elles? Il ne tient qu'à
vous de le deviner, répondis-je. Quand la lune
est nouvelle, qu'elle est entre le soleil et nous,
que toute sa moitié obscure est tournée vers
nous , qui avons le jour, vous voyez bien que
l'ombre de cette moitié obscure se jette vers
nous. Si la lune est justement sous le soleil ,
cette ombre nous le cache , et* en même temps
noircit une partie de cette moitié l^mineuse
de la terre. qui était vue par la moitié obscure
de la lune. Voilà donc une éclipse de soleil
pour nous pendant notre jour , et une éclipse
de terre pour la lune pendant sa nuit. Lorsque
la lune est pleine , la terre est entre elle et le
soleil , et toute la moitié obscure de la terre
est tournée vers toute la moitié lumineuse de
la lune. L'ombre de la terre se jette donc vers
la lune ; si elle tombe sur le corps de la lune ,
elle noircit cette moitié lumineuse que nous
voyons; et à cette moitié lumineuse qui avait
le jour, elle' lui dérobe le soleil. Voilà donïà
une éclipse de lune pendant notre nuit, et une
éclipse dis soleil pour la lune pendant le jour
36 LES MONDES.
dont elle jouissait. Ce qui fait qu'il n'arrive
pas des éclipses toutes les fois que la luae est
entre le soleil et la terre, ou la terre entre le
soleil et la lune , c'est que souvent ces trois
corps ne sont pas exactement rangés en ligne
droite , et que par conséquent celui qui devrait
faire l'éclipsé , jette son ombre un peu à côté
de celui qui en devrait être couvert.
Je suis fort étonnée ^ dit la Marquise , qu'il
y ait si peu de mystère aux éclipses , et que
tout le monde n'en devine pas la cause. Ah !
vraiment , répondis^je , il y a bien des peuples
qui , de la manière dont ils s'y prennent , ne
ladevmeront encore delong-temps«Dans toutes
les Indes Orientales , on croit que quand le
soleil Qt la lune s'éclipsent, c'est qu un cer-
tain dragon qui a les griffes fort noires , le«
étend sur ces astres, dont il veut se saisir ; et
vous voyez pendant ce temps-là les rivières
couvertes de têtes d'Indiens qui se sont mis
dans l'eau jusou'au cou , parce que c'est une^
situation tiès-aévote selon eux, et très-propre
à obtenir du soleil et de la liiine qu'ils se dé-
fendent bien contre le dragon. En Amérique
on était persuadé que le soleil et la lune étaient
fS^cbés quand ils s éclipsaient > et Dieu sait ce
qu'on ne faisait pas pour se raccémmoder aVec
eux. Mais les Grecs ,. qui étaient si raffinés ,
n'ont-ils pas cru long^temps que la lune était
ensorcelée , et que des magiciennes la faisaient
^seendre du ciel pour jeter sur W herbes une .
certaine écume malfaisante? Et nous, n'eûmes-
nous pas belle peur il n'y a que trente- deux
r
I
SECOND SOIR. 37
ABS (i) , i une certaine éclipse de soleil, qui
k la vérité fut totale? Une infinité de gens ne
se tinrent-ils pas enfermés dans des caves ? Et
les philosopbes qui écrivirent pour nous ras-
surer , n'écrivirent- ils pas en vain ou à peu
près? Ceux qui s'étaient réfugiés dans les caves
en 8orlirent*ils ?
En vérité , reprit-elle , tout cela est trop
honteux pour les hommes ; il devrait y avoir
un arrêt du genre humain, qui défendit qu'on
parlât jamais d'éclipsés, de peur que l'on ne
conserve la mémoire des sottises qui on|; été
faites ou dites sur ce chapitre-là* Il faudrait
donc, répliquai-je , que le même arrêt abolit
la mémoire de toutes choses, défendît qu'on
parlât jamais de rien ; car je ne sache rien au
monde qui ne soit le monument de quelque
sottise des hommes.
Dites-moi, je vous prie y une chose ^ dit la
Marquise ; ont>ils autant de peur des éclipses
*dans la lune que, nous en avons ici ? U uie pa-
raîtrait tout-à-fait burlesque que les Indiens de
ce pays-là se missent à l'eau comme les nôtres ,
que les Américains crussent notre terre fâchée
contre eux , que les Grecs s'imaginassent que
nous fussions ensorcelés, que nous allassions
gâter leurs herbes , et qu'enfin nous leur ren-
dissions la consternation qu'ils causent ici-bas^
Je- n'en doute nullement, répondis-je. Je vouV
draift bien savoir pourquoi messieurs de la lune
auraient l'esprit plus tort que nous. De quel
droit nous feront-ils peur sans que nous leur
^titmmmmmm
(i) En 1654.
38 LES MOlfDBS.
en fassions ? Je croirais même , a}outai-je en
riant , que , comme un nombre prodigieux
d'bommes ont été assez fous, et le sont en-
core assez pour adorer la lune, il y a des gens
dans la lune qui adorent aussi la terre , et que
nous sommes à genoux les uns devant les au-
tres. Après cela , dit-elle , nous pouvons bien
prétendre à envoyer des influences à la lune ,
et^à donner des crises à ses malades; mais
comme il ne faut qu'un peu d'esprit et d'ha-
bilelé dans les gens de ce pays-là , pour dé-
truire ces bonneurs dont nous nous flattons ,
j'avoue que je crains toujours que nous n'ayons
quelque désavantage.
Ne craignez rien , répondis-je , il n'y a pas
d'apparence que nous soyons la seule sotte es-
pèce de l'univers. L'ignorance est quelque
cbose de bien propre à être généralement ré-
pandu ; et quoique je ne fasse que deviner celle
des gens de la lune^ je n'en doute non plus que^
des nouvelles les plus sûres qui nous viennent
delà.
Et quelles sont ces nouvelles sûres ? inter-
rompit-elle. Ce sont celles, répondis-je, qui
nous sont rapportées sur ces sa van s qui y voya-
gent tous les jours avec des lunettes d appro-
che. Ils vous diront qu'ils y ont découvert
des terres, des mers^ des lacs, de très-bautes
montagnes, des abîmes très-profonds.
Vous me surprenez , reprit-elle. Je conçois
bien qu'on peut découvrir sur la lune des
montagnes et des abîmes ; cela se reconnaît
apparemment à des inégalités remarquables :
mais comment distinguer des terres et des
l
SECOND SOIR. 39
mers ? On les distingue , répondis-je , parce
3ue les eaux qui laissent passer au travers
'elles-mêmes une partie de la lumière, et
qui en renvoient, moins , paraissent de loin
comme des taches obscures, et que les terres
ui par leur solidité la renvoient toute , sont
es endroits plus brillans. L'illustre M. Cas-
sim f l'homme du monde à qui le ciel est le
mieux connu, a découvert sur la lune quisl-
que chose qui se sépai^e eu deux, se réunit
ensuite , et va sç perdre dans une espèce de
puits. Nous pouvons nous flatter avec bien de
l'appi^rence, que c'est une rivièrç. Enfin, on
connaît assez toutes ces difTérentes parties pour
leur avoir donné des noms, et ce sont souvent
des noms d« savans. Un endroit s'appelle Co-
fiernic ; un autre, Ârchimède ; un autre, Gali-
ée ; il y a un promontoire des Songes , une
mer des Pluies, une me^ de Nectar^ une mer
de Crises ; enfin la description de la lune est
si exacte , qu'un savant qui s'y trouverait pré-
sentement, ne s'y égarerait non plus que je
ferais dans Paris.
Mais, reprit-elle , je serais bien aise de sa-
voir encore plus en détail comment est fait le
dedans du pays. 11 n'est pas possible , repli-
quai-je, que Messieurs de l'observatoire vous
en instruisent ; il faut le demander à Âstolfe ,
qui fut conduit dans la lune par saint Jean, Je
vous parle d'une des plus agréables folies de
l'Ârioste, et je suis sûr que vous serez bien
aise de la savoir. J'avoue qu'il eût mieux fait
de n'y pas mêler saint Jean, .dont le nom est
si digne de respect ; mais enfin c*est une licence
40 liBS MONDES.
poétique , qui peut seulement passer pour un
peu trop gaie. Cependant tout le poëme est dé-
dié à un cardinal, et un grand pape Ta honoré
d'une approbation éclatante que l'on voit au-
devant de quelques éditions. Voici de quoi il
s'agit. Roland , neveu de Gfaarlemagne , était
devenu fou , parce que la belle Angélique lui
avait préféré Médor. Un jour Astolfe, brave
paladin , se trouva dans le paradis terrestre ,
qui était sur la cime d'une montagne très-
haute , où son hippogriffe l'avait porté. Là il
rencontra saint Jean, qui lui dit que , pour gué-
rir la folie de Roland, il était nécessaire qu'ils
fissent ensemble le voyage de la. lune* Astolfe ,
qui ne demandait qu'à voir du pays, ne se fait
point prier , et aussitôt voilà un cnariot de feu
2ui enlève par les airs l'apôtre et le paladin,
lomme Astolfe n'était pas grand philosophe ,
il fut fort surpris de voir la lune beaucoup
>lus grande qu'elle ne lui avait paru de dessus
a teri'e. Il fut bien plus surpris encore de voir
d'autres fleuves, d'autres lacs, d'autres mon-
tagned, d'autres villes, d'autres forêts, et, ce
qui m'aurait bien surpris aussi, des nymphes
qui chassaient daua ces forêts. Mais ce qu'il vit
de plus rare dans la lune , c'était un vallon où
se trouvait tout ce qui se perdait sur la t^rre,
de quelque espèce qu'il fickt , et les couronnes ,
et les richesses,' et la renommée, et une infi-
nité d'espérances, et le temps qu'on donne
au )eu , et les aumônes qu'on fait faire après
sa morty et ]es vers qu'on présente aux princes,
et les soupirs des amans.
Pour les soupira des amans, interrompit la
r.
SB€0-ffD soin. ^ ^\
Marquise , je ne sais pas si du temps de TA»
rioste ils étaient perdus ; mais en ce temps-ci ^
je n'en connais point qui aillent dans la lune.
Wj eût-il que vous. Madame , repris-je , vous
y en avez fait aller un assez bon nombre. En-
fizi la lune est si exacte à recueillir ce qui se
perd ici bas , que tout y est ; mais l'Arioste
ne vous dît cela qu?à l'oreille, tout y est, jus-
qu a la^ donation de Constantin. C'est que les
papes" ont prétendu être les maîtres de Rome
et de riial ie , en vertu d'une donation que
l'empereur Constantin leur en avait faite ; et
la vérité est^ qu'on ne saurait dire ce qu'elle est
devenue. Biais devinez de quelle sorte* de
chose cm ne trouve point dans la lune ? de la fo-
U^* Tout ce qu'il y en a jamais eu sui^a terre ,
^7 est très-bien conservé. En récompense, il
Kk'est pas croyable combien il y a dans la lune
d' esprits perdus. Ce sont auunt de fioles plei-
nes d'une liqueur fort subtile , et qui s éva-
pore aisément si elle n'est enfermée.; et sur
chacune de ces fioles est écrit le nom de nCc**
lui à aui l'esprit appartient. Je ci*ois que l'A-
rioste les met toutes en un tas ; mais j'aime
siitfux me figurer qu'elles sont rangées bien
pmprement dans de longues galeries. Astolfe
fut fort éUmïïé de voir que les fioles de beau-
coup de gen^ qu'il avait cru très-sages, étaient
H pourtant bien pleines ; et pour moi , je suisper-
suadé que la mienne s'est remplie considéra-
blement depuis que je vous entreliens de vi-
sions ,^ tantôt philosophiques , tantôt poétiques. ^
Mais ce qui me console , c'est qu'il n'est pat
poteible que pjir tout ce que je vous dis , je
4a les IfOBTDES.
ne vous fasse avoir bientôt aassi une petite
fiole dans la lune. Le bon paladin ne manqua
pas de trouver la sienne parmi tant d'autres. Il
s'en saisit avec la permission de saint Jean , et
réprit tout son esprit par le nez , comme de l'eau
de la reine de Hongrie ; mais TArioste dit qu'il
ne le porta pas bien loin , et qu'il le laissa re-
tourner dans la lune par une folie qu'il fit à
Îùelque temps de là. 11 n'oublia pas la fiole de
loland, qui était le sujet du voyage. Il eut
assez de peine à la porter; car l'esprit de ce hé-
ros était de sa natui*e assez pesant , et il n'y
en manquait pas une seule goutte. Ensuite l'Â-
rioste, selon sa louable coutume de dire tout
ce qui lui plait , apostrophe sa maîtresse t et
lui dit en de fort beaux vers : Qui montera
aux deux , ma belle , pour en rapporter l'es-
prit que vos charmes m'ont fait perdre ? Je
ne me plaindrais pas de cette perte-là ^ pourvu
Î jumelle n'allât pas plus loin ; mais il faut que
a chose continue commç elle a commencé , je
ri ai quà m' attendre h dex^enir tel que f ai aé~
crit Roland, Je ne crois pourtant pas que pour
ravoir mon esprit, il soit besoin que faille par
les airs, jusque dans la lune; mon esprit ne
loge pas si haut ; il va errant sur vos yeux ,
sur votre bouche , et si vous voulez bien que je
m'en ressaisisse \, permettez que je le recueille
avec mes lèvres. Ce]sL n'est>il pas joli ? Pour moi, à
raisonner comme l'Arîoste > je serais d'avis qu'on
ne perdit jamais l'esprit que par Tamour; car
vous voyez qu'il ne va pas bien loin , et qu'il
ne faut que des lèvres qui sachent le recou-
vrer; mais quand on le perd par d'autres voies,
SEGOITD SOIK. 4S
comme nous le perdons ^ par exemple , à philo-
sopher présentement, il ya droit dans la lune ,
et on ne le rattrape pas quand on veut. En ré-
compense, répondit la Marquise , nos fioles se-
ront honorablement dans le quartier des fioles
philosophiques, au lieu que nos esprits iraient
peut-être errans sur quelqu'un qui n'en serait
pas digne. Mais pour achever de m'ôter le
mien , dites-moi , et dites-moi bien sérieuse*
ment si vous croyez qu'il y ait des hommes
dans la lune; car jusqu'à présent vous ne
m'en avez pas parlé d'une manière assez po-
sitive. Moi ! repris-je , je ne crois point du tout
qu'il y ait des hommes dans la lu^e. Yoyez
combien la face de la nature est changée'd ici
à la Chine ; d'autres visages^ d'autres figures,
d'autres mœurs , et presque d'autres principes
de raisonnement. D'ici à la lune , le change-
ment doit être bien plus considérable. Quand
on va vers de certaines terres nouvellement dé-
couvertes , à peine sont-ce des hommes que
les habitans que l'on y trouve ; ce sont des
animaux à figure humaine , encore quelquefois
assez imparfaite, mais presque sans aucune
raison humaine. Qui pourrait pousser jusqu'à
la lune , assurément ce ne serait plus des
homme) qu'on y trouverait.
Quelle sorte de gens serait-ce donc? reprit la
la Marquise avec un air d'impatience. De bonne
foj, Madame, répliquai-je » je n'en sais rien.
S il se pouvait fiûre que nous eussions de la
maison , et que nous ne fussions pourtant pas
hommes, et d'ailleurs que nous habitassions
la lune , nous imaginerions-nous bien qu'il y
\
44 l'BS MOITDBS.
•ût ici bas celle espèce bizarre de créatures
qu'on appelle le genre humain ? Pourrions^nous
bien nous figurer quelque chose qui eût des
Sassions si folles , et des réflexions si sages ; une
urée si courte et des vues â longues ; tant de
science sur des chose» presque inutiles , et tant
d'ignorance sur les plus importances ; tanl> d!ar-
deur pour la liberté, et tant d'inclination à la
servitude , une si' forte envie d'être heurenx ,
et une si grande incapacité de^Tétre? il fan-
drail que les gens de la lune eussent bien de
l'esprit s'ils devinaient tout cela. Nous nous
voyons incessamment.nous*-mémes, et nous en
sommes encore à deviner comment nou9 som*
mes faits. On a été réduit a dire que Icsr dieux
étaient ivres de nectar lorsqu'ils firent les hom-
mes ^ et que quand ils vinrent à regarder leur
ouvrage de sang-froid^ ils. ne purent s'empé*
èher d'en rire. Nous^ voilà donc bien en suseté
du c6té des gens de la lune , dit la Marquise ,
ils ne nous devineront pas ; mais je youdrais
que nous les pussions deviner ; car en vérité cela
inquiète, de savoir qu'ils sont là-haut dans
cette lune que nous voyons , et de ne pouvoir
pas se figurer comment ils sont &its. Et pour-
quoi , répondis je , n'avez*vous point d'inquié-
tude sur les habitans de cette grande terre ans*
traie qui nous est encore entièrement inconnue?
Nous sommes: portés eux et nous sur le même
vaisseau , dont ils occupent la proue , et nous la
poupe. Vous voyez que de la poupe à la proue ,
n n y a aucune communication , et qu'à un
bout du navire , on ne sait point quelles gens
sont à l'autre , ni ce qu'ils y font ; et vous vott«
SBGOAD SOIR.. ^5
driex sayoir ce qui se passe dans la lune , dans
cet autre vaisseau cpi floUe loin de nous pav
les cieox !
Oh ! reprit-elle, je compte les kabitans de la
terre austi'ale pour connus, parce qu'assuré*-
ment ils doivent nous ressembler beaucoup, et
Îu enfin on les connaîtra quand on voudra se
onner la peine de les aller voir; ils demeure**
ront toujours là , et ne nous. échapperont pas ;
mais ces gens de la lune , on ne les connattra
jamais, cela est désespérant. Si je vous l'épon-
dais sérieusement , répliquai-je j qu'on ne sait
ce qpii arrivera, vous vous moqueries de moi ,
et je le mériterais sans doute. Cependant je me
défendrais assea bien, si je le voulais. J'ai une
pensée tnès^ridicuie , qui a un air de vraisem-
blance qui me surprend ; je ne^sais où elle peut
l'avoir pris , étant aussi impertinente qnelle
est. Je gage que je vais vous réduire à avouer,
contre toute raison, qu'il pourra y avoir un
jour du commeroe«;enire la terre et la lune.
Remetrea-vorus dans resprit l'état oùétait l'A-
mérique avant qu'elle eut été découverte par
Christophe Golomb.Ses habitians vivaient dans
une ignorance extrême. Loin de connaître les
sciences , ils ne connaissaient pas les arts les
plus simples et les plus nécessaii*es. Ils allaient
nus, ils n'avaient point d'autres armes que
l'arc; ils n'avaient jamais con^ii que des hom-
mes pussent être portés par des animaux ; ils
r^ardaient la mer comme un grand espsee
défendu aux hommes, qui«e joignait au ciel.,
et au-dek duquel il n'y avait rien. Il est vrai
(fu'après avoir passé des années entières à çreu-
46 liBS MOlfDES*
sér le tronc d'un gros arbre avec des pierres
trancbanles , ils se mettaient sur la mer dans
ce tronc , et allaient terre à terre portés par le
vent et par les flots. Mais comme ce vaisseau
était sujet à être souvent renversé , il fallait
qu'ils se missent aussitôt à la nage 'pour le rat-
traper, et, à proprement parler, ils nageaient
toujours , hormis le temps qu'ils se délassaient.
Qui leur eût dit qu'il y avait une sorte de na-
vigation incomparablement plus parfaite, qu'on
pouvait traverser cette étendue infmie d'eau
de tel c6té et de tel sens qu'on voulait, qu'on
s'y pouvait arrêter sans mouvement au milieu
des flots émus , qu'on était maître de U vitesse
avec laquelle on allait; qu'enfin cette mer,
quelque vaste qu'elle fût ^ n'élait point un obs-
tacle à la communication des peuples, pourvu
seulement qu'il y eût des peuples au-delà ; vous
pouvez compter qu'ils ne l'eussent jamais cru.
Cependant voilà un beau jour, le spectacle du
monde le plus étrange et le moins attendu qui
se présente à eux. De grands corps ^normes qui
paraissent avoir des ailes blanches , qui volent
sur la mer, qui vomissent le feu de toutes
parts, et qui viennent jeter sur le rivage des
gens inconnus, tout écaillés de fer, disposant
comme ils veulent des monstres qui courent
sous eux , et tenant en leur main aes foudres
dont ils terrassent tout cje qui leur résiste.
D'qù sont-ils venus ? Qui § pu les amener par-
dessus les mers ? Qui a mis le feu en leur dis-
position ? Sont-ce les enfans du soleil? car as-
surément ce ne sont pas des hommes. Je ne
s^ts. Madame , si vous entrez comme moi dans
SBGOND soin. 47
la sarprise des Américains ; mais jamais il ôe
peut y en avoir eu une pareille dans le monde.
Après cela , je ne veux plus jurer qu'il ne puisse
ir avoir commerce quelque jour entre la lune et
a terre. Lés Américains eussent-ils cru qu'il
eût dû y en avoir entre l'Amérique et l'Europe
qu'ils né connaissaient seulement pas? Il est
vrai qu'il faudra traverser ce grand espace
d'air et de ciel qui est entre la terre et la lune.
Mais ces grandes mers paraissaient-elles aux
Américains plus propres à être traversées ? En
vérité f dit la Marquise en me regardant, vous
êtes fou. Qui vous dit le contraire ? répondis-je.
Mais je veux vous le prouver , reprit-elle ; je
ne me contente pas de l'aveu que vous en fai-
tes. Les Américains étaient si ignorans^ qu'ils
n'avaient garde de soupçonner qu'on put se
faire des chemins au travers de mers si -vastes ;
mais nous qui avons tant de connaissances,
nous nous %urerions bien qu'on pût aller par
les airs, si Ton pouvait effectivement y aller.
On fait plus que se figurer la chose possible,
répliquai- je , on compience déjà à voler un
eu ; plusieurs personnes diflerenles ont trouvé
e secret de s'ajuster des ailes qui les soutien^
nent en l'air , de leur donner du ihouvement,
et de passer par-dessus des rivières. A la vérité,
ce n'a pas été un vol d'aigle, et il. eu a quel-
quefois coûté à ces nouveaux oiseaux un bras
ou une jambe ; mais enfin cela ne représente en-
core que les premières planches que Ton a mises
sur l'eau , et qui ont été le commencement de
la navigation. De ces planehes-la , il y aya^t
bien Ipia jiisqu'à de gros navires qui pussent
i;
48 'I<BS MONDES*
faire le tour du monde. Cependant peu â peu
sont venus les gros navires. L'art de voler ne
fait encore que de naître ; il se perfectionnera ,
et quelque jour on ira jusqu'à la lune. Préten-
dons-nous avoir découvert toutes choses , ou
les avoir mises à un point qu'on n'y puisse; cien
ajouter ? Eh ! de grâce , consentons qu'il y ait
encore quelque chose à faire pour les siècles à
venir. Je ne consentirai point, dit-elle, qu'on
vole jamais que d'une manière i se rompre
aussitôt le cou. Hé bien, lui i*épondis-je, ^i
vous voulez qu'on vole toujours si mal ici , on
volera mieux dans la lune ; ses habitans seront
plus propres que nous à ce métier ; car il n'im-
porte que nous allions là , ou qu'ils viennent
ici ; et nous serons comme les Américains qui
ne se figuraient pas qu'on pût naviguer
quoiqu'à l'autre bout du monde on navign!&t
tort bien. Les gens de la lune iraient donc
déjà venus , i*eprlt-elle presqu'en colère ? Le^
Européens n'ont été en Amérique qu'an bout
de six mille ans , répKquai-je , en éclatant de
rire ; il leur fallut çè temps pour perfection-
ner la navigation jusqu'au point de pouvoir
IraVtÔrter FOcéan. Les gens de la lune savent
{)e\it-étre déjà faire de petits voyages dans
'air; à l'heure qu'il c«t, ils s'exercent; quand
ils seront plus habiles et plus expérimenté»,
nous les verrons , et Dieu sait quelle surprise !
Vous êtes insupportable , dit -elle , de me pous-
ser à bout avec un raisonnement aussi creux
* que eelui-là. Si vous me fâchez , repris-je , je
tais bien ce que -f ajouterai encore pour Je for-
tifier. B,^9iarques que le monde se développe
SKOOND SOIR. 49
peu à peu. Les anciens se tenaient bien sûrs
qae la Zone torride et les Zones glaciales ne
pouvaient être habitées, ià cause de Texcés ou
du chaud ou du froid ; et du temps des Romains
la carte générale de la terre n'était guère plus
étendue que la carte de leur empire : ce qui
avait de la grandeur en un sens, et marquait
beaucoup d'ignorance en un autre. Cependant
il ne laissa pas de se trouver des hommes , et
dans des pays très-chauds, et dans des pays
très-froids; voilà déjà le monde augmenté.
Ensuite on jugea que l'Océan couvrait toute la
terre, hormis ce qui était connu alors, et qu'il
n'y avait point d'Antipodes, car on n'en avait
jamais ouï parler, et auraient- ils eu les pieds
en haut et la tête en bas? Après ce beau raison-
nement , on découvre pourtant les Antipodes.
Nouvelle réfoi*mation à la oarte , nouvelle moi-
tié de la terre. Vous m'eaCendez bien, Madame,
ces Antipodes-là qu'on a trouvés contre toute
espéi*ance , devraient nous apprendre à être
retenus dans nos jugemens. Le inonde ache- '
vera peut- être de se développer pour nous, on
connaîtra jusqu'à la lune. Nous n'en sommes
pas encore là , parce que toute la terre n'est
pas découverte , et qu'apparemment il faut que
tout cela se fasse d ordre. Quand nous aurons
bien cgnitu notre habitation , il nous sera per-
mis de connaître celle de nos voisins les gens
de la lune. Sans mentir , dit la Marquise , en
inc regardant attèîktiv€ment , je vous trouve
si profond dans cette matière , qu'il n'est pas
possible que vous ne croyiez tout de bon ce
que vous dit«8. J'en serais bien fâché , répon-
PtunàL. DES Mondes. 3
5o LES KONDëS.
dû«»je : je veux, seulemeat vou» fkîre voir qu!(^
peut a»sez Lien soutenir, une opinion chimé-
rique pour embarrasser une personoe d'esprit,
mais non pas assez bien pour la persuader. Il
tCj a ^e la vente qui persuade , même san«
avoir besoin de paraître avec toutes ses preu¥es»
EUe entre si natm^ellement daoa l'espiût , qw
quand on Fapprend pour la première, fois , il.
semble qu'on ne fasse que s'en souvenir. Âb !
vous me soulages^ répliqua la Marquise ; votre
faux raisonnement m'incommodait , et je me
sens plus en état d'aller me coucber tcanquil-
Iqment^ si voua v<^ulea bien que nouts noua
retirions.
TROISIÈME SOIR.
Pktrticulantés 'du Monde de la Lune. Que les^
€mtres Planètes^oni kaèitées aussi.
JLuK Marquise voulut m' engager pendant le
jour à poursuivre nos entreliens ; mais je lui
représentai que nous ne devions con&er de
telles rêveries qu'à la lune et aux étoiles, puis*
q.u'aussi-bien elles en étaient l'objet. Nous ne
manquÂmês pas à aller le soir dans le parc, qui
devenait un lieu consacré à nos conversations
savantes.
J'ai bien des nouvelles à vous apprendre,
lui dis-je , la lune que je vous disais hier , qui
selon toutes les apparences était habitée, pour-
rait bien ne l'être point ; j'ai pensé à une chose
qui met ses habitaus en péril. Je ne souffrirai
point cela, répondit^elle*. Hier vous m'aviez
TROISIÈME sont. 5l
préparée à voir ces gens-là -venir ici au premier
jour, et aujourd'hui ils ne seraient seulement
pas au monde ! Tous ne vous jouerez point
ainsi de moi ; vous m'avez fait croire les .ha-^
bîtans de la lune, j'ai surmonté la peine que
j'y avais , je les croirai; Vous allez Lien vite ,
repris-je ; il ne faut donner que la moitié de
son esprit aux choses de cette espèce que l'on
croit, et en réserver une autre moitié libre,
oà le contraire puisse être admis , s'il en est
besoin. Je ne ttiepaie point de sentences , ré-
plîqua-t-elle , allons au fait. Nefaut-ilpas rai-
sonner de la lune comme de Saint-Denis? !N on
répôndis-je , la lune ne ressemble pas autant à
la terre,' que Saint-Denis ressemble i Paris. Le
soleil élève de la terre et des eaux , des exha-
laisonset des vapeurs, qui ^montant eni'àir,
jusqu'à quelque hauteur^ s'j assemblent et
forment les nuages: Ces nuages suspendus vol-
tigent irrégulièrement autour de notre globe,
et ombragent tantôt un |>ajs , tantôt un autre.
Qui verrait la terre de loin , remarquerait sou-
vent quelque s change mens sur sa surface, parce
qu'uii' grand pays couvert par des nuages , se-
rait un endroit obscur , et deviendrait plus
lumineux dès qu'il serait découvert. On ver-
rait des taches qui changeraient de place , ou
s'assembleraient diversement, ou dis^^ai'aî-
traient tout à fait. On verrait donc aussi ces
mêmes changemens sur la surface d<^ la lune ,
si elle avait des nuages autour d'elïe; mais
tout au contraire , toutes se« taches sont fixes,
ses endroits lumineux le àont toujours, et
voilà le malheuif . A cô comptera , le soleil n'é-
52 LE ^ MON DBS.
lève point de vapeurs ni d^ exhalaisons de des-
sus la lune. C'est donc un corps infiniment
{)lus dur et plus solide que notre terre , dont
es parties les plus subtiles se dégagent aisé-
ment d'avec les autres, et montent en haut dès
qu^ elles sont mises en mouvement par la cha-
leur. Il faut que ce soit quelques amas de ro-
chers et de marbres où il ne se fait point
d'évaporations ; d'ailleurs elles se font si ns^tu-
Tellement et si nécessairement où il y a des
eaux, qu'il ne doit point y avoir d'eaux«où il
ne s'en fait point. Qui sont donc leshabitans de
ces i*ochers qui ne peuvent rien produire, et de
ce pays qui n'a point d'eaux? Et quoi, s'é*
cria-t-elle , il ne vous souvient plus que vous
m'avez assuré qu'il y avait dans la lune, des
mei^que Ton distinguait d'ici? Ce n'est qu'une
conjecture , répondis-je , }'en suis bien taché ;
ces endroits obscurs qu'on prend pour des
mers, ne sont peut-être que de grandes cavi-
tés. De la distance ou nous sommes , il est per-
mis de ne pas deviner tout-à-fait juste. Mais,
dit-elle , cela suffira-t-il pour nous faire aban-
donner les habilans de la lune ? Non pas tout
à fait, Madame, repris-je; nous ne nous dé-
terminerons ni pour eux, ni contre eux. Je vous
avoue ma faiblesse , répliqua-t-elle ; je ne suis
point capable d'une si parfaite indétermina-
tion, j'ai besoin de croire. Fij^ez-moi prpmp-
tement à une opinion sur les h^bitans de la
lune; conservons4es , ou anéantissons-les pour
jamais, et qu'il n'en soit plus parlé ; mais con-
servons-les plutôt j s'il se peut; j'ai pris pour
eux une inclination que j'aurais, de la peine à
TROISIÈME SOIR. 53
perdre. Je ne laisserai doiic pas la lune déserte,
repris-je , repeuplons-la pour vous faire plaisir.
A la vérité , puisque Tapparence des taches de
la lune ne change point, on ne peut pas croire
qu'elle ait des nuages autour d'elle^ qui om-
bragent tantôt une partie , tantôt une autre ;
mais ce n'est pais à dire qu'elle ne pousse point
hors d'elle des vapeurs ni des exhalaisons. Nos
nuages que nous voyons portés en l'air ne sont
que des exhalaisons et des vapeurs, qui^ au sor-
tir de la terre, étaient séparées en trop petites
parties pour pouvoir être vues , et qui ont ren-
contré un peu plus haut unfroidùqui les a res-
serrées et rendues visibles par la réunion de
leurs parties ; après quoi ce sont de gros nuages
qui flottent en Pair, où ils sont des corps étran-
gers, jusqu'à ce qu'ils retombent en pluie.
Mais ces mêmes vapeurs et ces mêmes exhalai-
sons se tiennent quelquefois assez dispersées
pour être imperceptibles , et ne se ramassent
qu'en formant des rosées très-subtiles qu'on ne
voit tomber d'aucune nuée. Je suppose donc
qu'il sorte des vapeurs de la lune , car enfin il
faut qu'il en sorte ; il n'est pas croyable que la
lune soit une masse dont toutes les parties
soient d'une égale solidité , toutes également
en repos les unes auprès des autres , toutes in-
capables de recevoir aucun changement par
l'action du soleil sur elles : nous ne connaissons
aucun corps de cette nature, les marbres mêmes
n'en sont pas ; tout ce qui est le plus solide
change et s'altère , ou par le mouvement secret
et invisible qu'il a en lui-même, ou par celui
qu'il reçoit de dehors. Mais les vapeurs de la
54 l'Es MOirDES.
lune ne se rassembleront point aulonr ^'elle
en nuages, et ne retomberont point sur elle en
pluies; elles ne formeront que des rosées. Il
suffit pour cela que Tair, dont apparemment
la lune est environnée en son particulier,
comme notre terre Test du sien , soit un peu
différent de notre air , et les vapeurs de la lune
un peu différentes des vapeurs de la terre ; ce^
qui est quelque chose de plus que vraisem-
blable. Sur ce pied là il faudra que , là matière
étant disposée dans la lune autrement que sur
la terre, les effets soient différens; maïs il
n'importe « du moment que nous avons trouvé
un mouvement inférieur dans les parties de la
lune f ou produit par des causes étrangères >
voilà ses babilans qui renaissent, et nous avons
le fonds nécessaire pour leur subsistance. Cela
nous fournira des fruits , des blés , des eaux, et
tout ce que nous voudrons. J'entends- des
fruits^ des blés, des eaux à la manière de la
lune que je fais profession de ne pas connaître,
le tout proportionné aux besoins de ses babi-
tans que je ne connais pas non plus.
Cest-à-dire, me dit la Maixfuise, que vous
sa^ez seulement que tout est bien , sans savoir
comment il est : c'est beaucoup d'ignorance
^ sur bien peu de science ; mais il faut s'en con-
soler. Je suis encore trop heureuse que vous
ayez rendu à la lune ses habitans. Je suis même
fort contente que vous lui donniez un air qui
Teiiveloppe en son particulier ; il me semblerait
dé.sorraais que sans cela une planète serait trop
nue.
Ces deux airs difféiens, repris-je , coutri*
TROisiimiE SOIR. 55
fcaeiii à empêcher In contmumcatton des itnx
planètes. S'il ne tenait qu'à vokr , que savons-
nous , comme \e vous dtsats hier , si on ne vo-
lera pas fort bien quelque jour! J'avoue pour-
tant ou'il n'y a pas beaucomp d'apparence. Le
grand élotgnement dé la lune -à la terre seratt
encore une difficulté à surBK>nier, qui est assu-
rémentconsidërable ; maisquand ntémeelle ne
aV rencontrerait pas , quand même Içs éenx
planètes- seraient fort proches , ii ne serait pas
possible de passer de l'air de I'«me dans l'air
de Tautre. Leau est Tair desr jioissons, ils ne
pussent jumais dans l'air des oiseaux , ni les oi«
aeauJL dans l'air des poissons ; ce n'est pas la
distattce qui les eu empêche , c'est que chacun
a pour prison l'air qu'il respire. Nous trouvons
que le n6tpe est inêlé Se vapeurs plus épaisses
et plus grossière?» que celut de la tune. A ce
compte un habitant de la lune qui serait arrivé
aux confins de notre monde , se noierait dès
qu'il emtisrait jdans notre air , et nous- le ver*
riems tomber mort sur la tet^e.
Oh î que ^aurais d'envie , s'écria la Maf qutse,
qu'il arriva iquelque grand naufrti^ qui ré-
pondit ici bon nombre de ces gens^là, dont
nous irions considérer à notre aise les figures
extraordinaires ! Mais, répliquai-je ,* s'ils étaient
Msec habiles pour nnviguèr sur la surface ex-
térieure de notre air , et que de là , par la curio-
sité de nous voir , ils nous péchassent comme
des poissons , cela vous plairait^l ? Pourquoi
non ? répondit-elle en riant. Four moi , je me
mettrais de mon propre mouvement dans kui*»
56 LES MONDES.
filets, seulement pour avoir le plaisir de voir
ceux qui m'auraient péchée.
Songez , répliquai- je , que vous n^ arriveriez
que bien malade au haut ae notre air; il n est
Sas respirable pouv nous dans toute son éteu-
ue , il s'en faut bien ; on dit qu'il ne l'est déjà
presque plus au baut de certaines montagnes :
et je m'étonne bien que ceux qui ont la folie
de croire que des génies corporels habitent l'air
le plus pur, ne disent aussi que ce qui fai^que
ces génies n^ious rendent que des visites très-
rares et très-courtes, c'est qu'il y en a peu
d'entre eux qui sachent plonger, et que ceux-
là même ne peuvent faire jusqu'au fond de cet
air épais où nous sommes , que des plongeons
de très'peu de durée. Voilà donc bien des bar-
rières naturelles qui nous défendent la sortie
de notre monde, et l'entrée de celui de la lune.
Tâchons du moins, pour notre consolation^
à deviner ce que nous pourrons de ce monde-
là . Je crois , par exemple, qu'il Caut qu'on y voie
le ciel, le soleil ett les astres, d'iiuQ autre cou-
leur que nous les voyons. Tous ces objets ne
nous paraissent qu'au travers d'une espèce de
lunette naturelle qui nous les change. Cette lu-
nette, c'est noire air mêlé comme il l'est de
vapeurs et 3' exhalaisons, et qui ne s'étend pas
bien haut. Quelques modernes prétendent que
de lui-même il est bleu aussi-bien que l'eau de
la mer, et que cette couleur ne paraît dans l'un
et dans l'autre qu'à une grande profondeur. Lç
ciel , disent-ils , où sont attachées les étoiles
fixes, n'a de lui-même aucune lumière, et par
TROISIÈME SOIR. 5?
conséquent il devrait paraître noir; mais on le
voit au travers de l'air qui est bleu, et il pa-
rait bleu. Si cela est, les rayons du soleil et des
étoiles ne peuvent passer au travers de ïair
sans se teindre un peu de sa couleur, et per-
dre autant de celle qui leur est naturell.e. Mais
quand même l'air ne serait pas coloré de lui-
même , il est certain qu'au travers d'un gros
brouillard , la lumière d'un flambeau qu'on voit
un peu de loin , parait toute rougeâlre, quoi-
que ce ne soit pas sa vraie couleur, et notre
air n'est non plus qu'un gros brouillard qui
nous doit altérer la vraie couleur , et du ciel ,
et du soleil , et des étoiles. Il n'appartiendrait
qu'à la matière céleste de nous apJDorter la lu-
mière et les couleurs dans tpute leur pureté ,
et telles qu'elles sont. Ainsi , puisque l'air de
la lune est d'une autre natui^ que notre air, ou
il est teint en lui-même d'une autre couleur, ou
du moins c'est un autre brouillard qui cause
une altération aux couleurs des corps célestes.
Enfin , à l'égard des gens de la lune , cette lu-
nette, au travers de laquelle on voit tout , est
changée.
Cela me fait préférer notre séjour à celui de
la lune , (jit la Marquise ; je ne saurais croire
que l'assortiment des couleurs célestes y soit
aussi beau qu'il l'est ici. Mettons, si vous vou-
lez , un ciel roùge et des étoiles vertes , l'effet
n'est pas si agréable que les étoiles couleur d'or
sur le bleu. On dirait, à vous entendre, re-
pris-je, que vous assortissez un habit où un
meuble ; mais, croyez-moi , la nature a bien dé
Fesprit , laissez-lui le soin d'inventer un assoie-
3 *
5li LES MONDES.
liment de coaleurs pour la lune, et je vous ga-
rantis qu'il sera bien entendu. Elle n'aura pas
manqué de varier le spectacle de l'univers à
chaque point de vue diflerent , et de le varier
d'une manière toujours bien agréable*
Je reconnais son adresse, interrompit la Mar-
quise , elle s'est épargné la peine de changer
les objets pour chaque point de vue ^ elle n'a
changé que les lunettes , et elle a l'honneur de
cette grande diversité , sans en avoir fait la dé-
pense. Avec un air bleu , elle nous donne un
ciel bleu ; et peut être avec un air rouge, elle
donne un ciel rouge aux habitans de la lune ^
c'est pourtant toujours le même ciel; Il me pa-
rait qu'elle nous a mis dans l'imagination cer-
taines lunettes , au travers desquelles on voit
tout, et qui changent fort les objets à l'égard
de chaque homme. Alexandre voyait la terre
comme une belle place bien propre à établir
un grand empire. Céladon ne la voyait que
comme 1^ séjour d'Astrée. Un philosophe la
voit comme une grosse planète qui va par les
eiçux ,. toute couverte de fous. Je ne crois pas
■ que le speclacle change plus de la terre à la
lune, qu'il ne fait ici d'imagination à imagi-
laation.
Le changement de spectacle est plus surpre-
nant dans nos imaginations , i*épliquai-je , car
ce ne sont que les mêmes objets qu'on voit si
différemment ; du moins dans la lune on petit
"voir d'autres objets , ou ne pas voir quelques-
uns de ceux qu'on voit ici. Peutêlre ne con-
naissent'ils point en ce pays-là l'aurore ni les
crépuscules. L'air qui nous environne , et ^ui
TROISIÈME SOÏR. 5gr
est élevé au-dessus de nous , neçoit des t^jods
qui ne pourraient pas tomber sur la terre ; e%
parce qu'il est fort grossier, il en arrête une
partie , et nous les i*envoie , quoiqu'ils ne nous
fussent pas naturellement destinés. Ainsi^ Y^vf-
rore et les crépuscules sont une grâce que la
nature nous fait, c'est une lumière que régvL-
lièrement nous ne devrions point avoir, et
qu'elle nous donne par^dessus ce qui nous est
du. Mais dans la lune, où apparemment l'air est
plus pur/ il pourrait bien n^étre pas si propre
à renvoyer en bas des rayons qu'il reçoit avant
que le soleil se lève , ou après qu'il est couché.
Ses pauvres habitans n'ont donc point eette
lumière de faveur , qui , en se fortifiant peu à
peu , les préparaient agréablement à l'arrivée
du soleil , ou qui , en s'affaiblissant comme de
nuance en nuance, les accoutumerait à sa perte»
lis sont dans les ténèbres pr)>ïonde5, et tout
d'un coup il semble qu'on tire un rideau ; voi-
là leurs yeux frappés de. tout l'éclat qui est
dans le soleil; ils sont dans une lumière vive
et éclatante , et tout d'un coup les voilà tombés
dans de§ ténèbres profondes. Le jour et la nuit
ne sont point liés par un milieu qui tienne de
l'un et de l'autre. L'arc-en-ciel est encore une
chose qui manque aux gens de la lune ; car si
Taurore est un eflet de la grossièreté de l'air et
des vapeurs , l'arc-en-cier se forme dans les
pluies qui tombent en {Certaines circonstanees ,
et nous devoiss les plus belles choses du monde
à celles qui le sont le moins* Puisqu^il n*y a
autour de la lune ni vapeurs, assez gros^tèxes ,
ni nua^^es pluvieux % adieu l'ate- en- ciel av^
6o LBSMONDES.
Faurore ; et à quoi ressembleront les belles de
ce pays-là ?,Quelle%source de comparaisons
perdues !
Je n'aurais pas grand regret'à ces comparai-
sons-là, dit la Marquise, et je trouve, qu'on
est assez bien récompensé dans la lune , de n'a-
voir ni aurore , ni arc-en-ciel ; car on ne doit
avoir, par la même raison , ni foudres, ni ton-
nerres , puisque ce sont aussi des choses qui
se forment dans les nuages. On a de beaux
jours toujours sereins , pendant lesquels on ne
perd point le soleil de vue ; on n'a point de
nuits où toutes les étoiles ne se montrent ; on
ne connaît ni les orages , ni les tempêtes , ni
tout ce qui parait être un effet de k colère du
ciel. Trouvez-vous qu'on soit tant à plaindre?
Vous me faites voir la lune comme un séjour
enchanté , répondis-je ; cependant je ne sais
s'il est délicieux d'avoir toujours surJa tête,
pendant des jours qui en valent quinze des
nôtres , un soleil ardent dont aucun nuage ne
modère la chaleur. Peut-être aussi est-ce à
cause de cela que la nature a creusé dans la
lune des espèces de puits qui sont assez grands
^our être aperçus par vlos lunettes :.car ce ne
sont point des vallées qui soient entre des
montagnqs , ce sont des creux que l'on voit au
milieu de certains lieux plats et en très-grand
^nombre. Que sait-on si les habitans de la lune,
incommodés par l'ardeur perpétuelle du soleil ,
ne se réfugient point dans ces grands puits?
Ils n'habitent peut-être point ailleurs? c'est
là qu'ils bâtissent, leurs villes. Noui» voyons ici
que la Rome souterraine est plus grande que la
TROISIÈME SOIR. 6f
Borne qui est sur la terre. Il ne faudrait qu'ôter
celle-ci, le reste serait une ville à la manière
de la lune. Tout un peuple est dans ua puits ;
et d'un puits à Tautre il y a des chemins sou-
terrains pour la communication des peuples.
Vous vous moquez de cette vision , j'y consens
de tout mon cœur; cependant, à vous parler
très-sérieusement, vous pourriez vous trom«
per plutôt que moi. Tous croyez que les gens
de la lune doivent habiter sur la surface de
leur planète y parce que nous habitons sur la
surface de la nôtre ; c'est tout le contraire :
puisque nous habitons sur la surface de notre
Îdanète, ils pourraient bien n'habiter pas sur
a surface de la leur. D'ici là il faut que toutes
choses soient bien diâerentes.
H n'importe , dit la Marquise , je ne puis me
résoudre à laisser vivre les habitans de la lune
dans une obscurité perpétuelle. Vous y auriez
encore plus de peine, repris-je , si vous saviez
S 'un grand philosophe de l'antiquité a fait
la lune le séjour des âmes qui ont mérité
ici d'être bienheureuses. Toute leur félicité
consiste en ce qu'elles y entendent l'harmonie
que les corps célestes font par leurs mouve*
mens. Sfais comme il prétend que , quand la
lune tombe dans l'ombre de la terre , elles ne
peuvent plus entendre cette harmonie , alors ,
dit-il , ces âmes crient comme des désespérées,
et la lune se hâte le plus qu'elle peut de les
tirer, d'un endroit si fâcheux. Nous devrions
donc, répliqua-t-cUe , voir ai*river ici les bien-
heureux de la lune ; car apparemoieut on
nous les envoie aussi ; et dans ces deux plané-
6a LES MONDES»
tes on croit avoir assez pourvu à la félicité des
araes, fie les avoir transportées dans un autr*e
moud^. Sérieusement , repris-je , ce ne seimît
pas un plaisk médiocre de voir plusieurs moa*
des diiFérens. Ce voyage me réjouit quelque-
fois beaucoup à ne le faire qu'en imagina-
tion : et que serait-ce, si on le faisait en effet T
Gela vaudrait bien mieux que daller d'ici aut
Japon , c'est-à-dii*e, de ramper avec beaucoup
de peine d^uu point de la terre sur un autre ,
pour ne voir que des hommes. Eh bien, dit-
elle, faisons le voyage des planètes comnae
nous pourrons ; qui nous empêche ? Allpns
nous placer dans tous ces différens points de
vue , et de là considérons l'univers. jN'avons*
nous plus rien à voir dans la lune? Ce monde*
là n'est pas encore épuisé , répondis-je. Vous
yous souvenez bien que les deux mouvemens
par lesauels la lune tourne sur elle-même et
autour de nous , étant égaux , l'un rend ton-
jours à nos yeux ce que l'autre leur devrait
dérober^ et qu'ainsi elle nous présente tou-
jours la même fac£. 11 n'y a donc que cette
moitié*làqui nous voie ; et comme la lune doit
être censée ne tourner point sur son centre à
notre égard, cette moitié qui nous voit > bous
voit toujours attachés au même endroit du ciel.
Quand elle est dans la nuit , et ces nuits-là va*
lent quinze de nos jours, elle voit d'abord un
petit coin de la terre éclairé , ensuite un plua
grand , et presque d'heure en heure la luqnière
lui par-att se répandre sur la surface de la terre»
usqu'à <»fi qu'enfin elle la couvre entière j au
}Uu que ces mèims^ changemens ne nous pi*
TROISIÈI^IE SOIR. 63
raissent amyer sur la lune que d'une nuit à
l^autie y parce que nous la peiilons long-lemps
de vue. Je voudmis bien pouvoir deviner les
snauvais raisonnemens que fout les philosophes
de ce^mônde-là , sur ce que notre terre leur
parait immobile ,. lorsque tous les autres corps
célestes se lèvent et se couchant sur leurs têtes
en quinie jours. Us attribuent apparemment
cette immobilité À sa grosseur ; car elle est
soixante fois plus grosse que la lune ; et quand
les poêles veulent louer les princes oisifs , je
ne aoute pas qu'ils ne se servent de l'exemple de
ce repos majestueui. Cependant ce n'est oasun
repos' forfait. On voit fort sensiblement de de-
dans la lune noire terre tourner sur son cen-
tre. Imaginea-vous notre Europe » notre Asie |.
notre Afrique , qui se présenlent à eux Tune
«près l'autre , en petit et différemment figu*
rées , à peu près comme nous les voyons sur. les
cartes. Que c% spectacle doit paraître nouveau
aux voyageurs qui passent de la moitié de la
lune qui ne nous voit jamais^ à celle qui nous
voit toujours [ Ah \ que Pon s'est bien gardé de
croire les relations des premiers qui en ont
parlé , lorsqu'ils ont été de retour en ce grand
pays auquel nous sommes inconnus ! Il me
vieil t à Tesprit, dit la Marquise, que de ce
pays-là dans l'autre , il se fait des espèces de
pèlerinages pour venir nous considérer ; etqu il
yftdes honneurs et des privilèges pour ceux qui
ont vu une fois en leur vie. la grosse planète.
Du moins , repris*je ^ ceux qui la voient ont le
privilège d'être mieux éclairés pendant leurs
nuits i l'habitaVioA de l'autre saoitié de la luu»
64 LES MONBES.
doit être beaucoup moins commode à cet
égard-là. Mais, Madame , continuons le voyage
que nous avions entrepris de faire de planète
en planète ; nous avons assez exactement visité
la lune : en tirant vers le soleil , on trouve
venus. Sur venus je reprends St.-Denîs, Vénus
tourne sur elle-même et autour du soleil comme
la Itine ; on* découvre avec des lunettes d'ap*
proche , que venus aussi-bien que la lune , est
tantôt en croissant, tantôt en décours ^ tan*
tôt pleine , selon les diverses situations où elle
est à l'égard de la terre. La lune , selon toutes
les apparences , est habitée : pourquoi venus
ne le sera-t-elle pas aussi? Mais , interrompit
la Marquise , en disant toujours , pourquoi
non ? vous m'allez mettre des habitans dans
toutes les planètes. N'en doutez pas, répliquai-
je ; ce pourquoi non a une vertu qui peuplera
tout. Nous voyons que toutes les planètes sont
de la même nature , toutes des corps opaques
qui ne reçoivent de la lumière que du soleil ,
qui se la renvoient les uns aux autres « et qui
n'ont que les mêmes mouvemens ; jusque-là
tout est égal. Cependant il faudrait concevoir
que ces grands corps auraient été faits pour
n'être point habités, que ce serait-Ià leur con-
dition naturelle , et qu'il y aurait une excep-
tion justement en faveur de la terre toute seule.
Qui voudra le croire , le croie ;* pour ui»i je
ne puis pas m'y résoudre. Je vous trouve , dit-
elle , bien affermi dans votre opinion depuis
quelques instahs. Je viens de voir le moment
que la lune serait déserte , et que vous ne vous
en souciez pas beaucoup ; et présentement , si
r
TROlSlàME SOIR. 65
on bsait vous dire que toutes les plané les ne
sont pas aussi habitées que la terre, je vois bien
que vous vous mettriez en colère. Il est vrai^
répondis-je , que daqs le moment où vous ve-
n£z de me reprendre , si vous m^ eussiez con-
tredit sur leshabitans des planètes , non-seule-
ment je vous les aurais soutenus, mais je crois
que je vou$ aurais dit cpmment ils étaient faits.
Il y a des momens pour croire ; et je ne les ai
jam£(is si bien crus que dans celui-là ; présen-
tement même que je suis un peu de sang-froid,
je ne laisse pas de trouver qu'il serait bien
étrange que la terre fût aussi habitée qu'elle
Test ; et que les autres planètes né le fussent
pas du tout ; carne croyez pas que nous voyons
tout ce qui habite la terre^ il y a autant d'es-
pèces d'animaux invisibles que de visibles.
Nous voyons depuis l'éléphant jusqu'au ciron,
là finit notre vue ; mais au ciron commence
une multitude infinie d'animaux , dont il est
l'éléphant , et qùië nos yeux ne sauraient aper-
cevoir sans secours. On a vu avec des lunettes
de très-petites gouttes d'eau de pluie, ou de
vinaigre , ou d'autres liqueurs , remplies de
petits poissons ou de petits serpens que l'on
n'aurait jamais soupçonnés d'y habiter ; etquel-
Î[ues philosophes croient que le goût qu'elles
ont sentir , sont les piqûres que ces petits ani-
maux font à la langue. Mêlez de certaines
choses dans quelques-unes de ces liqueurs^ ou
exposez-les au soleil , ou laissez-les ,se cor-
rompre , voilà aussitôt de nouvelles espèces de
petits animaux.
66 LES MONDES.
Beancoup de corps qui paraiseent solides ,
ne sont presque que des amas de ces animaux
imperceptibles , qui y trouvent pour leurs mou-
yemens autant de liberié qu'il leur en faut.
Une feuille d'arbre est un petit monde habHé
par des vermisseaux invisibles , A qui elle pa«
raît d'une étendue immense , qui y connaissent
des montagnes et des abtmes , et qui d'un c6ié
de la feuille â Tautre , n'ont pas plus de coiii*'
munication avec les autres vermisseaux qui y
vivent , que nous avec nos antipodes. A plus
forte raison , ce me semble , une gi'osse pla«
nète sera-t-elle un nionde habité. On a trouvé
jusque dans des espèces de pierres très-dures
de petits vers sans nombre , qui y étaient logés
de toutes parts dans des vides insensibles , et
qui ne se nourrissaient que de la substance de
ces pierres qu'ils rongeaient. Figurez- vous com-
bien il y avait de ces petits vers , et pendant
combien d'années ils subsistaient de la gros-
seur d'un grain de sable ; et 'sur cet exemple »
quand la lune ne serait qu'uA amas de rochers ,
je la ferais plutôt ronger par ses habitans, que
de n'y en pas mettre. Enfin tout est vivant ,
tout est animé ; mettez jlx)utes ces espèces d'ani^
maux nouvellement déeouv€rtes , et même
toutes celles que l'on conçoit aisément qui sont
encore à découvrir, avec celles que l'on a tou-
jours vues , vous trouverez aisément que la
terre est bien peuplée , et que la nature y a si
libéralement répandu les animaux , qu'elle ne
s'est pas mise en peine que Ton en vit seule*
meut la moitié. Croyez-vous.qu'après qu'elle 9i
TROISIÈME SOIB. 67
poussé ici sa fécondité jusqu'à l'excès ^ elle a
été pour toutes les autres planètes d'une stéri-
lité à n'y rien produire de vivant ?
Ma raison est assez bien convaincue, dit
la Marcjuise , mais mon imagination -est acca-
Uée de la multitude infinie des habitans de
toutes ces planètes , et embarrassée de la di-
versité qu'il faut établir entre eux ; car je vois
ibien que la nature , selon qu'elle est ennemie
des répétitions , les aura tous faits diflérens*
Ifais comment se représenter cela? Ce n'est
pas à l'imagination à pi*étendre se le repré-
aenter, répondis-^je; elle ne peut aller plus loin
3ue les jeux^. On peut seulement apercevoir
'une certaine .vue universelle la diversité que
la nature doit avoir mise eotre tous ces mondes.
Tous les visages sont en général sur un même
Baodèle ; mais ceux de deux grandes nations ,
eo«ime des Européens, si vous voulez^ et des
Africains ou des Tartares, paraissent être faita
sur deux modèles particuliers ; il faudi'ait en-
core trouver le modèle des visages de chaque
famille. Quel secret doit avoir eu la nature
pour varier en tant de manières une cbose
aussi simple qu'un visage? Nous ne sommes
dans l'univers que comme une petite famille ,
dont tous les visages se ressemblenf ; dans une
autre planète, c'est une autve famille, dont les
visages ont un autre air.
Apparemment les différences augmentent à
mesure que l'on s'éloigne ; et qui verrait un
babitant de la lune et un habitant de la terre »
remarquerait bien qu'ils seraient de deux mon-
des plus voisin» qu'un habitant de la terre et
68 LESMONDfiS.
un habitant de saturne. Ici , par exemple , on
a l'usage de la vois , ailleurs on ne parle que
par signes ; plus loin on ne parle pas du tout.
Ici le raisonnement se forme entièrement par
rexpérience; ailleurs l'expérience y ajouté
fort peu de chose ; plus loin les vieillards n'en
savent pas plus que les enfans. Ici on se tour-
mente de 1 avenir plus que du passé ; ailleurs
on se tourmente du passé plus que de l'avenir ;
{)lus loin on ne se tourmente ni de l'un ni de
'autre, et ceux-là ne sont peut-être pas les
plus malheureux. On dit quil pourrait bien
nous manquer un sixième sens naturel , qui
nous apprendrait beaucoup de choses que nous
ignorons. Ce sixième sens est apparemment
dans quelqu'autre monde , ou il manque quel-
qu'un des cinq que nous possédons. Peut-être
même y a*t-il effectivement un grand nombre
de sens naturels ; mais dans le partagç que
nous avons fait avec les habitans des autres
planètes , il ne nous en est échu que cinq dont
nous nous contentons faute d'en connaître
d'autres. Nos sciences ont de certaines bornes
que l'esprit humain n'a jamais pu passer; il y a
un point où elles nous manquent tout-à-coup ;
le reste est pour d'autres mondes où quelque
chose de ce que nous savons est inconnu. Cette
planète-ci jouit dés douceurs de l'amour, mais
elle est toujours désolée en plusieurs de ses
parties par les fureurs de la guerre. Dans une
autre planète on jouit d'une paix éternelle;
mais au milieu de cette paix on ne connott
poiiit l'amour, et ou s'ennuie. Enfin ce que la
nature pratique en petit entre les hommes pour
TROISIÈKE SOIR. s 6ç
la distribution du bonheur ou des talens , elle
Faura sans doute pratiqué en grand entre les
mondes, et elle se sera bien souvenue de mettre
eu usage ce secret merveilleux qu'elle a de di-
versifier toutes choses , e t de les égaler en même
temps par les co|npensations.
Etes-vous contente , Madame ? ajoutai-je.
Vous ai-je ouvert un assez grand champ à exer*
cer votre imagination ? Voyez-vous déjà quel-
ques habitans d^ planètes? Hélas! non, ré-
pondit-elle. Tout ce que vous me dites là est
merveilleusement vain et vague; je ne vois
Su'un grand je ne sais quoi, ou je ne vois rien,
me faudrait quelque chose de plus détermi-
né, de plus marqué. Eh bien donc , repris-je,
je vais me résoudre à ne vous rien cacher de
ce que je sais de plus particulier. C'est une
chose que je tiens de très-bon lieu , et vous en
conviendrez quand je vous aurai cité mes ga-
rans. Ecoutez, s'il vous plaît, avec un peu de
patience ; cela sera assez long.
Il y a dans une planète^ que' je ne \ous nom'^
merai pas encore , des habitans très-vifs , très-
laborieux, très-adroits; ils ne vivent que de
pillage, comme quelques-uns de nos Arabes,
et c'est-Ià leur unique vice. Du reste ils sont
entre eux d'une intelligence parfaite , travail-
lant sans cesse de concert et avec zèle aii bien
de l'état, et surtout leur chasteté est incompa-
rable; il est vrai qu'il n'y ont pas beaucoup de
mérite , ils soi;it tous stériles, point de sexe chez
eux. Mais, interrompit la Marquise, n'avezy
vous point soupçonné qu'on se moquait en vous
bisaatcette bielle relation? Gobaient la nation
no LES MOWDBS,
se perpétuerait- elle? On ne s'est point moqué,
repris-je d'un grand sang-froid, tout ce que
je vous dis est certain , et la nation se perpé-
tue. Ils ont une reiue qui ne les mène point à
la guerre , qui ne paraît guère se mêler des
affaires de l'état , et dont toute la royauté con-
siste en ce qu'elle est féconde, mais d'une fé-
conditéé tonnante. Elle a fait des milliers d'en-
fans ; aussi ne fait-elle autre chose. Elle a un
grand palais partagé en une inanité de cham-
bres qui ont toutes un berceau préparé pour
un petit prince i et elle va accoucher dan»
chacune de ces chambres l'une après l'autre ,
toujours accompagné d'une grosse cour qui lui
applaudit sur ce noble privilège dont elle jouit
à 1 exclusion de tout son peuple.
Je vous entends, Madame, sans que vous
parliez. Vous demandez où elle a pris dea^
amans, ou, pour parler plus honnêtement, de»
maris. Il y a des reines en Orient et en Afriqtie
qui ont publiquement des sérails d'hommes ;
celle-ci apparemment en a un ; mais elle en
fait grand mystère ; et si c'est marquer plus
de pudeur, c'est aussi agir avec moins de di-
gnité. Parmi ces Arabes qui sont toujours en
action , soit chez eux, soi^ au dehors, on re-
connaît quelques étrangers en fort petit nom*
bre , qui ressemblent beaucoup pour la ëgure
aux naturels du pays^ mais qui d'ailleurs sont
fort paresseux , qui ne sortent point , qui ne
font rien , et qui , selon toutes les ap]>arenceê,
ne seraient pas soufferts chez un peuple exti^é*
mement actif, s'ils n'étaient destinés aux pfeii*
sirs de la reine, et à l'important rainistèi'e-de
TROISIÈME SOIR. 7I
la propagation. Ëa effet , si , malgré letir petit
oooibre. Us sont les pères des dix-mille enfanSi
plus ou moixis , que la reine met au monde ,
ils méritent bien d'être quilles de tout autre
emploi, et ce ^i persuade bien que ça été
leur unique fonclion , c est qu'aussitôt qu^elle
est entièrement remplie , aussitôt que la reine *^
a fait. ses dix mille couches, les Arabes vous
tuent sans miséricorde ces malheureux étran-
gers devenus inutiles à Vélat.
Est-ce tout ? dit la Marquise. Dieu soit loué.
Rentrons un peu dans le sens commun, si nous
pouvons. De bonne foi où ayez-vous pris tout
ce roman-là? Quel est le poêle qui vous Ta
fourni? Je vous répète encore, lui répondis-je,
que ce n'est point un roman. Tout cela se
passe ici sur notre terre , sous nos yeux. Vous»
voilà bien étonnée, oui. , sous nos jeux ; mes
Arabes ne sont que des abeilles, puisqu'il faut
vous le dire.
Alors je lui appris Thistoire naturelle des
abeilles , dont elfe ne connaissait guère que le
nom. Après quoi vous voyez bien , poursui-
vis-je, qu'en transpoi^lant seulement sur d' au-
tres planètes des ehoses qui se passent sur la
nôtre, nous imaginerious des bizarreries qui
paraîtraient extravagantes, et seraient cepen-
dant fort réelles, et nous en imaginerions sans
fin; car afin que vous le sachiez, Madame,
l'histoire des insectes en est toute pleine. Je le
crois aisément , répondit-elle. N'y eût-il que
les vers à soie, qui me sont plus connus- que
n^étaient les abeilles, il nous fourniruieut des
peuplés asses surprenans , qui se^^tamorpfao-
^2 LES MONDES.
seraient de manière à n'élre plus du tout les
mêmes , qui ramperaient pendant une partie
de leur yie , et voleraient pendant l'autre ; et
que sais-jé , moi? cent mille autres merveilles
qui feront les différens caractères, les diffé-
rentes coutumes de tous ces habitans inconnus.
Mon imagination travaille sur le plan que vous
m'avez donné , et je vais même jusqu'à leur
composer des figures. Je ne vous les pourrais
décrire , mais je vois pourtapt quelque chose.
Pour ces figures-là , répliquai-je , je vous con-
seille d'en laisser le soin aux songes que vous
aurez cette nuit. Nous verrons demain s'ils
vous auront appris comment sont faits les ha-
bitans de quelque planète.
QUATRIÈME SOIR.
Particularités des Mondes de Vénus y de Mercure^
de Mars y de Jupiter et de Saturne.
JLes songes ne furent point heureui; , ils re-
présentèrent toujours quelque chose qui res-
semblait à ce que l'on voit ici. J'eus lieu de
reprocher à laMarauise ce quenous reprochent
à fa vue de nos tableaux^ de certains peuples
qui ne font jamais que' des peintures bizarres
et grotesques. Boni nous disei^t-ils^ ce/a est
tout /ait comme des hommes ^ il rCy a pas là
dUmagination. Il fallut donc se résoudre à
ignorer les 'figures des habitans de toutes ces
planètes, et se contenter d'en deviner ce que
nous pourrions , en continuant le voyage des
mondes que nous avions commencé. Nous en
^, QUA.TniÈM£ soin, 75
étions à venus. On est bien sûr, dis-je à la
Marquise^ que venus tourne sUr elle-même,
mais on ne sait pas bien en quel temps , m par
conséquent combien ses jours durent, pour ses
années elles ne sont que de près de huit mois,
puisqu'elle tourne en ce temps-là autour du
soleil. Elle est grosse comme la terre, et. par
conséquent la terre parait à venus de la même
grandeur dont venus nous parait. J'en suis
bien aise , dit la Marquise , la terre pourra ^tre
pour venus l'étoile du berger et la mère des
amours , comme venus Test pour nous. Ces
noms-là ne peuvent convenir. qu'à une petite
planète qui soit jolie, claire , brillante , et qui
ait un air galant. J'en conviens, répondis-je;
mais savez-vous ce qui vend venus si jolie de
loin? C'est qu'elle est fort affreuse de près. On
a vu avec les lunettes d'approche que ce né-'
t^it qu'un amas de montagnes beaucoup plus
hautes que les nôtres , fort pointues et appa-
remment fort sèches ; et par cette disposition,
la surface d'une planète est la plus propre qu'il
se puisse, à renvoyer la lumière avec beaucoup
d'éclat et de vivacité. Notre terre, dont la sur-
face est fort unie auprès de celle de venus , et
en partie couverte de mers, pourrait bien
n'être pas si agréable à voir de loin. Tant pis ,
dit la Marquise , car ce serait assurément un
avantage et un agrément pour elle que de pré-
sider aux amours des habi tans de venus; ces
gens-U doivent bien entendre la galanterie.
Oh ! sans doute , répondis je, le menu peuple
de venus ja'est composé que de Céladons et de
Silv^ndres, etleurs conversations les'plus corn-
Plural, des MorroES. 4
rj4 l'Es HOSDES. -«
mânes valent les plus belles de Clélie. Le gIî-
mat est très-favorable aux amoui^. Yénirs est
plus proche que notis du soleil, et en reçoit
une lumière pus vive et plus de cfaaîeur. Elle
est à peu près aux deux tiers de la drstance du
sdleil à la terre.
Je vois présentement^ interrompit la Mar-
quise, comment sont faits les h^bitans de vé«
nus. Ils ressemblent aux Mores Grenadins, un
petit peuple noir, brûlé du soleil , plein d'es-
prit et de feu , toujours amoureux , faisant des
Vers, aimant la musique, inventant tous les
jouVs des fêtes, des aanses et des tournois.
'p€rmette«-mOi de vbus dire , Madame , réplî-
quairje., que vous ne connaissez guère bien les
habitans de venus. Nos Mores Orepadins nau-
raient été auprès d^eux que des Lapons et des
6roënland'ais pour la froideur et pour là 'stu-
pidité.
Mais que sera-ce des habitans de mercure ?
Ils sont plus de deux fois {:/lus proche du soleil
que nous. Il faut qu'îls soidtit fous à force de
vivacité. Je crois qu'ils n'ont point de mémoire,
non plus que la plupart des nègres; qu'ils ne
font jamais de reflexion sur rien ; qu'ils n'a-
gissent qu'à Taventure, et par des monvemens
subits ; et qu'enfin c'est dans mercure que sont
les petites maisons de l'univers. Ik voient le
soleil neuf fois plus grand que nous ne le
voyons ; il leur envoie une lumière si forte ,
que s'ils étaient ici, ils ne prendraient nos plus
Beaux jours que pour de très-faîbles crépus-
cules, et peut-être n'y pourraient-ils pas dis-
tinguer les objets; et la chaleur à laquelle ils
QUATRIEME SOIK. j6
sont Accoutumés ^t sî excessive, tjtie celte
cpi'îlfait £ci aufemd de TAfrique les glacerait.
Apparemment notre fer, notre aif^ent, notre
or, se fondraient dhez cttî;'et on ne les y Ver-
rait qu'en liqueur, comme ou ne voit ici ordl*-
nairement Teau qu'en liqueur, quoî(Ju'en do
certains temps ce soit un x5orps foi^t sonde. Lei
gens de mercure ne «oupçonneraîent pas qtne
dans un autre monde ces liqueurs-là , qui sont
peut-être leurs rivières, sont des corps des plus
durs que Ton connaisse. Leur année n'est que
de trois mois. La durée de leur jour ne nous
est point connu ; parce que mercure est si
petit et si proche du soleil, dans les rayons
duquel il est presque toujours perdu , qu'il
échappe à toute l'adresse des astronomes , et
qu'on n'a pu encore avoir assez de 'prise sur
lui , pour observer le mouvement qu'il doit
avoir sur son ceutre ; mais ses habitans ont be*
soin qu'il achève ce tour en peu de temps ; car
apparemment brûlés comme ils le sont par un
grand poêle ardent suspendu sur leurs têtes,
ils soupirent après la nuit. Ils sont éclairés
pendant ce temps-là de venus et de la terre
qui leur doivent paraître assez grandes. Pour
les autres planètes, comme elles sont au delà
de la terré vers le firmament, ils les voient
plus petites que nous ne les voyons, et n'en
reçoivent que bien peu de lumière.
Je ne suis pas si touchée , dit la Marquise ,
de cette peite-là que font les habitans de mer-
cure, que de l'incommodité qu^ils reçoivent de
l'excès de la chaleur. Je voudrais bien que
noOs les soulageassions un peu. Donnons à
76 LES MONDES.
mercure de longues et abondantes pluies qui le
rafraîchissent, comme on dit qu'il en tombe
ici dans les pays chauds pendant quatre mois
entiers, justement dans les saisons les plus
chaudes.
Cela se peut , repris*-je , et même nous pou-
vons rafraîchir encore mercure d'une autre fa*
çon. Il y a des pays dans la Chine qui doivent
être très-chauds par leur situation, et où il fait
f>onrtaiit de grands froids dans les mois de juil-
et et d'août, jusque-là que les rivières se gè-
lent. C',est que ces contrées-là ont beaucoup de
salpêtre ; et les exhalaisons eii sont fort froides,
et la force de la chaleur les fait sortir de la
terre en grande abondance. Mercure sera , si
vous voulez, une petite planète toute de sal-
pêtre , et le soleil tirera d'elle-même le remède
au mal qi^'il lui pourrait faire. Ce qu'il y a de
sûr, c'est que la nature ne saurait faire vivre
les gens qu'où ils peuvent vivre, et que l'ha-
bitude jointe à l'ignorance de quelque chose
de meilleur, survient, et les y fait vivre agréa-
I>leqqient. Ainsi pn pourrait même se passer,
dans mercure, du salpêtre et des pluies.
.. Après mercure , vous savez qu'on trouve le
soleil. Il n'y a pas moyen d'y mettre d'habitans.
Le pourquoi non nous manque là. Nous jugeons
aria terre qui est habitée, que les autres corps
ela même espèce qu'elle, dloiven t. l'être aussi,
mais le soleil n'est point un corps de la même
espèce que 1^ terre ni que les autres planètes. Il
est la source dp toute cette lumière que les plar
nètes ne font que se renvoyer les unes aux au*^
très , après l'avoir reçue de lui. £Ues peuvenjl
§^
QUATRIÈME SOIR. 77
faire , pour ainsi dire , des échanges entre elles,
mais elles ne la peuvent produire. Lui seul tire
de soi-même cette précieuse substance ; il la
pousse avec force de tous côtés y de là elle re-
vient à la rencontre de tout ce qui est solide ,
et d'une planète à l'autre il s'épand de longues
et vastes traînées de lumière qui se croisent,
se traversent , et s'entrelacent en mille façons
différentes, et forment d' admirables tissus de
la plus riche matière qui soit au monde. Aussi
le soleil est-il placé dans le centre, qui est le lieu
le plus commode d'où il puisse la distribuer
également , et animer tout par sa chaleur. Le
soleil est donc un corps particulier; mais quelle
sorte de corps ? On est bien embarrassé à le
dire. On avait toujours cru que c'était un feu
très-pur ; mais on s'en désabusa au commen-
cement de ce siècle , qu'on aperçut des taches
sur sa surface. Gomn^e on avait découvert peu
de temps auparavant de nouvelles planètes dont
je vous parlerai, que tout le monde philosophe
n'avait l'esprit rempli d'autre chose , et qu'enfin
les nouvelles planètes s'étaient mises à la mode ,
on jugea aussitôt que ces taches en étaient ,
qu'elles avaient un mouvement autour du so-
leil , et qu'elles nous en cachaient nécessaire-
ment quelque partie en tournant leur moitié
obscure vers nous. Déjà les savans faisaient leur
cour de ces prétendues planètes aux princes de
l'Europe. Les uns leur donnaient le nom d'un
prince , les autres le nom d'un autre , et peut-
être il y aurait eu querelle entre eux à qui se-
rait demeuré le maitre des taches pour les
nommer comme il eût voulu.
y^ L ES MONI^ES.
Je ue trouve point cela bon,interroinpjîi It
!Miebrt:]pis0, Vous me disiez l'autre jouir qi^'oa
nviii donné aux diSerei>te$* parties de la luœ
des noms de savans et d'astroucHies , et j'en
élBi$ fort contente. Puisque les prince» pren-
neiit pour eux la terre, il est jusie €pxe lea sa-
vans se réservent le ciel, et y dominent; maîff'
ils n'en devraient point permettre Tentrée à
d'autres. Souffrez, répooais- je , qu'iU puissent
dunioids,en cas de besoin, engager aux princes
quelque astre ou quelque partie de la lune.
Quant aux taches du soleil , ils n'en purent
faire aucun usage. Il se trouva que ce n'étaiient
point des planète^', i^ais des nuages, des fu-
mées, des écumes, qui s' élèvent \gur le soleil.
£]Ie>s sont tantôt en grande quantité , tantôt en
petit' nombre , tantôt elles disparaissent tou-
tes ; quelquefois elles se mettent plusieurs^en-
sembfe , quelquefois elles se sépajpent; quelque-
fois elles sont plus claires , quelqueuMS; plus
noires. II y à des temps où ron, en voit beau-
coup ; il Y en a d'autres , et même aseezlougs ,
où il n'en parait aucune. Ou croirait que le
soleil est une matière liquide, quelques-uns
disent de l'or fondu , qui bouillonne incessam-
ment , et produit des impuretés, que la force
de son mouvement rejette sur sa surface ; elles
s'y consument> et puis il s*en produit d'au-
ti^es. Imaginez* vous quels corps étrangers ce
sont là ; il y en a tel qui est dix^sept cents
fois plus igvos que la terre ; car vous saurez
qu'elle est plus d'un million de fois plus petite
que le globe du soleil. -Jugez par-là quelle est
la quantité de cet or fondu , ou retendue de
QUATRIÈMC SOIR. 79
ceite graocde mer de lumière et dç feu. D'au-
tres disent , et avee as$e4 d'app«reace,.qtte lee
tacbes, du içoina pour la plupart , ue spni
point des produeliona nou^Uea, et qui se dia*
sipeat au bout de {{uelque temps; mais de
grosaes masses solides, de figure fort irrëgu«<
lîèr« « tou^our^ subsistaut^s » qui tantôtr Qi>^
tesl sur le corps liquide du soleil , tauu5t s y
CDibooenfou çulièrement ou eu partie , et.
iiQiis>prQseiiteol diflereiites poijUtea ou émiaen*
ces , selon* qu'elles s'eafoiliceut pIu» ou moîus^
et qu^ elles se tournent vers netus die différée*
côlés. Peût^tre fout-elliea partie de quelque»
grand amas, de matièrer solide 9 qui sei^t d^aUa^
miMfti a» f^u du aoleilt £afiu ». quoique oci
puisée ét4>e que le soleil, il ne parMt nulle^
Bkeftt propre àétre habité. Ceatr pourtaut; dom*
BMigAr, rhaluMiiofi êeraii' belle, on semit aut
oenia^ de^ tant ; o» verrait t-outes lea piauèi^ar
tiourj[ie« i^gmlièpemmit autour de soi ; ait lieu
que noMsvt^^vmt'da^pS' leurs cours une infinité
de» biitttreriest qui n'y paraissent que perce
que nouS' ne sommes pas dana le lieu propre
Coftr en bien >uger , c'est<*à-dire , au centre de
lor mottuement. Cela n'est-il pas pitoyable ?
ïinj a* qu'un lieu dans le monde > d'eu Té-*
Uide desaatrea puiase ôli'eezti^mement facile,
et justement dans^ celui-là il n'y a personne.
Vous n'y songez pas » dit la Marquise. Qui se-
rait dans le soleil , ne verrait rien , ni pla~
Bètea^ ni étoiles &ieSé Le soleil n'efface- t-U pas
tout ? Ce s^Baient aes babitai» qui seraient
bien fondée k se croire seuls dans toute la
aalure.
8o' LES •MONDES.
J'atone qne je m'étais trompé, répondis-jef
je ne songeais qu'à la situation où est le soleil ,
et non à l'effet de sa lumière : mais tous qui
me* redressez si à propos, vous voulez bien,
que je vous dise que vous vous éles trompée
aussi ; les habitans du soleil ne le verraient
seulement pas , ou ils ne pourraient soutenir
la force de sa lumière , ou ils ne la pourraient
recevoir , faute d'en être à quelque distance^
et tout bien considéré , le soleil ne serait qu'un-
séjour d'aveugles. Eifeore un coup, il n'est pas
fait pour être habité ; mais voulez-vous que
nous pouxisuifions notre voyage des mondes ?
Kous sommes arrivés au centre qui est toujours
le lieu le plus bas dans tout ce qui est rond ;
et je vous dirai en passant que , pour aller
d'ici là , nous avons lait un chemin de trente-
trois millions de lieues. H faudrait présente-
ment retourner sur nos pas et remonter. Nous
retrouverons mercure , venus , la terre , la
lune , toutes planètes que nous avons visitées.
Ensuite c'est mars qui se présente. Mars nV
rien de curieux que je sache , ses jours sont de
plus d'une demi-heure plus longs que les nôtres,
et ses années valent deux de nos années , à un
mois etdemiprès. Il est cinq fois plus pétitque
la terre, il voit le soleil un peu moins grand et
moins vif que nous ne le voyons ; enfin mars
ne vaut pas trop la peine qu'on s'y arrête. Mais
la jolie chose que Jupiter avez ses quatre lunes
ou satellites î Ce sont quatre petites planètes
qui, tandis que Jupiter tourne autour du so-
leil en douze ans , tournent autour de ' lui
comme notre lune atftoiir de nous. Mais, in-
3
QUATRIÈME SQI R. Si
terrompit la Marquise , pourquoi y a-t-il des
planètes qui tourneut autour a autres planètes
ui ne valent pas mieux qu'elles ? Sérieusement
me paraîtrait plus régulier et plus uniforme
que toutes les planètes , et grandes et petites,
n'eussent que le même mouvement autour du
soleil.
Ah ! Madame , répliquai-je , si vous saviez ce
que c'est que les tourbillons de Descartes , ces
tourbillons dont le nom est si terrible , et l'idée
si agréable , vous ne parleriez pas comme vous
faites. Là tête me dût-elle tourner, dit-elle en
riant , il est beau de savoir ce que c'est que les
tourbillons. Achevez de me rendre folle , je ne
me ménage plus ; je ne connais pltis de retenue
sur la pbilosaphie ; laissons parler le monde ,
et donnons-nous aux tourbillons. Je ne vous
connaissais pas de pareils emportemens, re-
pris-je ; c'est dommage qu'ils n'aient que les
tourbillons pour objet. Ce qu'on appelle un
tourbillon ^ c'est un amas de .matière dont les
parties sont détachées les unes des autres^, et
se meuvent toutes en un même temps ; permis
à elles d'avoir pendant ce temps-là quelques
petits mouvemens particuliers , pourvu qu'elles
suivent toujours le mouvement général. AiQsi>
un tourbillon de vent , c'est une infinité de pe-
tites parties d'air qui tournent en rond toute»
ensemble , et enveloppent ce qu'elles rencon-
trent. Vous savez que les planètes sont, por-
tées dans la matière céleste, qui est d'une sub-
tilité et d'une agitation prodigieuse. Tout ce
grand amas de matière céleste , qui est depuis
le soleil jusqu'aux étoiles 6xes^ tourne en rond ;
■ 4* ' '
î>2 LES MONDES*.
eiiemportaiiiavec soi des planàties , )es£iît toiip-
ner toates«n un même seos'auicHir âusoleîl^ (pti
occupe lecentre^marisenâes temps plus ou moins
longs , selon<{u elles eu* sont plus ouimoin»^ir
gnées. Il n'y a pas jusqu'au soleil qui ne tomme
sur hiirméikie , parce qu'il> est ju&iemeBft au mi*
lieu de toute cette matière céleste. Yoù» re-
marquerez eu passant , que quand la terre se-
rait dans la place où il est, ell» ne pouriiati
«ncore faite moins que de toornev sui^ cHe-
même.
Voilà quel est- le grand touvbillon' dont le
soleil est comme le maître ; mais en même
temps les planètes se composent de petits tour*
billons particuliers, à l'imitation de*eelui du
soleil. Chacune d'elles, en tournant autour du
soleil , ne laisse pas de tourner- autour d'dle*
même, et fait tourner aussi autour d'elle en
même sens une certaine quantité de cette
mtilière céleste , qui est toujours prête à suiirre
tous les mouvemens qu'on lui veut donner^
s^'ils- ne la détournent pas de son mouvement
général. C'est là le tourbillon particulier de la
planète , et elle le pousse aussi loin que la force
de son mouvement se peut étendis. S'il faut
qu'il tombe dans oe petit tourbillon quelipue
planète moindre que celle qui j domine, la
Toiià emportée par la grande, et forcée iudis*
pensablement à tourner autour d'elle, et le
tout ensemble , la grande planète, la petite et
1<^ tourbîHon qui les renferme , n'en tourne pas
moins autour du soleil. C'est ainsi qu'au eomi*
âieticement du monde nous nous ftmes suivre
•p9p^ la lune ^ parce qu'elle se trouva dans l'éten-
QUATniÈïtE SOIR. 83
due de ooue lourbilioa , el-tcHii-à-frit àv notice
iMcaséMioe* Jupiter, dont je oonuntnçaÎB i
Toa» parler, fut plus heuiwuK oa plus puisscint
que nous.: iL y avait/ dans son votftnage <{«iatM
peiilea planètes-, îi se les assujettit toutes
quatre; ot nous. qui sommes une planète pi'in*
eipalei Cnoyez'-vpus qae nous l'eussions été , si
nous nous fassions trouvés prsoolie de lui ? il
est mille fiais plusgtfos que nous , il nous au*
viHt engloutis sans peine dans son tourbillon,
et nous ne serioits. qu'une luae de sa dépen*
dmice , au lieu que nous en avons une qui est
dans la n6lne : tant il est vrai que le seul- ha-
sard de la situation décide sotuveni de toute k
fortune qu'on doit avoir.
Et qui BOUS asMire , dit la Marquise , que
nous demeurerons toujours oili nous sommes ?
J« commence à craindre que nous ne lassions
la folie de nous approcher d'une planète aussi
entreprenante que jnpiter, ou qu'il ne vienne
vers nous pour nous absorber ; ear il me pa^
ralt que dans- ce grand mouvement, eu vous
dites qu'est la matière céleste , elle devrait agi-
tier les planètes irrégulièrement , tantôt les
rapprocner, tantèt lee éloigner les unes des
autre*. Nous peurrions aussitôt y gagner qu'y
perdre , répondis^je? peut être irions- nous sou*
mettre à notre domination rnercure ou mars ,
qui sont de plus petites planètes, et jaui ne
nous pourraient résister. Mais non» navoqs
rien 4 espét*er ni à craindre : les planètes se
tiennent où elleS' sont , et les nouvelles con-
quêtes leur sont défendues , comme elles Té-
taieni autrefois aux roisdeJa Chine. Vous sa«-
84 l'BS MQl^DES.
yez bien que quaud on met de Thuile avec de
l'eau , Thuilesurpaget Qu'on mette sur les deux
liqueurs un corps extrêmement léger , l'huile
le soutiendra, et il n^ira pas jusqu'à Teau.
Qu'on y mette un autre corps plus pesant , et
qui soit justement d'une certaine pesanteur, il
passera au travers de Thuile , qui sera trop fai*
ble pour l'arrêter, et tombera jusqu'à ce qu'il
rencontre l'eau, qui aura la force de le soute-
nir. Ainsi, dans cette liqueur^ composée de
deux liqueurs qui ne se mêlent point , deux
corps inégalement pesans se mettent naturel-
lement à deux places différentes, et jamais l'un
ne montera, ni l'autre ne descendra. Qu^on
mette encore d'autres liqueurs qui se tiennent
séparées, et qu'on y plonge d'autres corps ^ il
arrivera la même chose. Représentez-vous que
la matière céleste qui remplit ce grand tour-
billon a différentes couches qui s'enveloppent
les unes les autres , et dont les pesanteurs sont
différentes, comme celles de l'huile et de Teau,
et des autres liqueurs. Les planètes ont aussi
différentes pesanteurs : chacune d'elles par
conséquent s'arrête dans la couche. qui a préci-
sément la force nécessaire pour la soutenir, et
qui lui fait équilibre , et vous voyez bien qu'il
n'est pas possible qu'elle en sorte jamais.
Je conçois , dit la Marquise., que ces pesaur
teurs-là règlent fort bien les rangs. Plût à Dieu
qu'il y eût quelque chose de pareil qui les
réglât parmi nous , et qui fixât les gens dans
les places qui sieur sont naturellement conve-
nables ? Me voilà fort en repos du «ôté de Ju-
piter. Je suis bien aise qu'il nous laisse dans
QUATRIÈME SOIR. 85
noire petit tourbillon avec notre lune unique.
Je suis d'humeur à 91e borner aisément , et je
ne lui envie point les quatre qu'il a.
Vous auriez bien tort de les lui envier , re-
pris^je , il n'en a pas plus qu'il ne lui en faut.
Il est cinq fois plus éloigné du soleil que nous ,
c'est-à-dire, qu'ijl en est à cent soixante-cinq
millions de lieues, et par conséquent ses lunes
ne reçoivent et ne lui renvoient qu'une lumière
assez faible. Le nombre supplée au peu d'effet
de chacune. Sans cela, comme Jupiter tourne
sur lui-même en dix heures , et que ses nuits
qui n'en durent que cinq, sont forts courtes,
Îuatre lunes ne paraîtraient pas si nécessaires.
Selles qui est la plus proche de Jupiter , fait
son cercle autour de lui en quarante -deux
heures , la seconde en trois jours et demi , la
troisième en sept, la quatrième en dix-'sept;
et par l'inégalité même de leur cours , elles
s'accordent à lui 'donner les plus jolis specta-
cles du monde. Tantôt elles se lèvent toutes les
3uatre ensemble , et pui^ se séparent presque
ans le moment^ tantôt elles sont toutes à
leur midi , rangées l'une au-dessus de l'autre ;
tantôt on les voit toutes quatre dans le ciel à des
distances égales ; tantôt quand deux se lèvent ,
deux antres se couchent : surtout j'aimerais à
voir ce jeu perpétuel d'éclipsés qu'elles font ,
car il ne se passé point de jour qu'elles ne s'é-
clipsent les unes les autres , ou qu^ elles n'éclip-
sent le soleil ; et assurément les éclipses s'é-
-tant rendues si familières en ce monde-là, elles
y sont un sujet dé divertissement, et non pas
de frayeHr compie en celui-ci.
86 liES HONDBS,
Et VOUS ne mi|inqi;ierez pas, dit la Marquise ,
à faire habiter ces quatre lunes, quoique oe ne
soient quQ de petites planètes subaltefAGS ,
d^tiuéea seulement à en éclairer une autre
pendant ses nuits. N^en doutes nullement, ré-
pondis-je. Ces planètes n'en sout pas moias
dignes d'âtre habitées, pour^avoirle m^lbeur
d'âti^ asservies à tourner autour d'uiàe ai4tr«
plus importante.
Je voudrais donc» reprit-elle, cpie les ha*-
l^itans des quatre lunes de Jupiter fussent
comme des colonies de Jupiter ; qu'elles eussent
reçu de lui, s'il était possible» leursr loisr et
leurs coutumes ; que par conséquent elles lui
rendissent quelque sorte d'bommage , et ne
regardassent lagrande planète qu'avec respect»
Ife faudrait-il point aussi, lu|,dîs*je » que les
quatre lunes envoyassent de temps en teynpe
des députés^ dan» Jupiter , pour lui prêter ser*
ment de fidélité ? Pour moi , je vous avoue que
le peu de supériorité que nous avons^ sur les
gens de notre lune me fait douCer que Jupiter
en ait beaucoup sur les hjibitans des siennes ,
et je crois que l'avantage auquel il puisse le
Îdus raisonnablement prétendre , c'estde leur
aire peur. Par ei^emple, dans celle qui est la
plus proche de lui « ils le voient seize cents fois
plus grand que notre lune i»e nous paraît ; quelle
monstrueuse planète suspendue sur leurs tètes !
En vérité, si les Gaulois craignaient ancienne-
ment que le ciel ne tombât sureux, et ne lesépra-
sât, les habita ns de cette lune auraient bien
plus de sujet de Craindre une chute de Jupiter.
Cest peut-être là aussi la frayeur qu'ils ont.
QTJATUIEME SOIR. 8j
dît elle , au lieu de celle des éclipses dont vous
m'avez assuré qu'ils sont e;ieinpis, et qu'il faut
lâen remplacer par quelque autre sottise. 11
le faut de nécessité absolue , lui répondis- je.
L'inventeur du troisième système dont je vous
pi^rlaift l'autre jour , le célèbre Ticho-Bralié,
un des plus grands astronomes qui furent
jamais, n'avait g3rde de craindre les éclipses
comnie le vulgaire lestcraint; il passait sa vie
avec elles» Mais croiriez-vous men ce qu'il
craignait en leur place ? Si en sortant de son
logis la première personne qu'il rencontrait
était une vieille, si un lièvre traversait son
chemin , Ticho-Brahé croyait que la journée
devait être malheureuse , et retournait promp«-
tement se renfermer chez lui , sans oser corn-'
mencer la moindre chose.
il ne serait pas juste , reprit*elle , après que
cet homme-là n'a pu se délivrer impunciment
de la crainte des éclipses , que les liabitans de
cette lune de Jupiter, dont nous parlions ^ en
fussent quittes à meilleur marché. Nous ne
leur ferons pas de quartier , ils subiront la loi
commune ; et , s'ils sont exempts d'une erreur,
ils donneront dans quelqu' autre ; mais comme
je ne me pique pas de la pouvoir deviner,
éclaircis$ez moi , je vous prie , une autre dif-
ficiUtéqui. m'occupe depuis quelques momens.
Si la terre est si petitt à Tégard de Jupiter ,
jnpiter nous vojt il y Je crains que nous ne lui
soyons inconnus.
De bonne foi , je crois que cela est ainsi ,
répondls-je. Il faudrait qu il vitja terre cent
88 LES MONDES.
fois plus petite que nous ne le voyons. Cest
trop peu ; il ne la voit point. Voici seulement
ce que nous pbuvons croire de meilleur pour
nous. Il y aura dans" Jupiter des astronomes ,
qui , après avoir bien pris de la peine à com-
f»oser des lunettes excellentes, après avoir choisi
es plus belles nuits pour observer, auront
enfin découvert dans les cieux une très*petite
}>lanète qu^^ils n'avaient jamais vue. D'abord
e journal des sa vans de ce pays-là en parle ;
le peuple de Jupiter , ou n'en entend point
parler y ou n'en fait que rire ; . les philosophes
dont cela détruit les opinions, forment le des-
sein de n'en rien croire ; il n'y a que les gens
très-raisonnables qui en veulent bien douter.
On observe encore , on revoit la petite pla-
nète ; on s'assure bien que ce n'est point une
vision , on commence même à soupçonner
qu^^elle a un mouyement autour du soleil ; on
trouve au bout de m^ille observations , que ce
mouvement est d'une année ; et enfin , grâce
à toutes les peines que se donnent les sa vans ,
on sait dans Jupiter que notre terre est au
monde. Les curieux vont la voir au bout d'une
lunette , et la vue à peine peut-elle encore l'at^
traper.
Si ce n'était, dit la Marquise, qu'il n'est
point trop' agréable de savoir qu'on ne nous
{)eut découvrir de dedafts Jupiter, qu'avec des
unettes d'approche , je me représenterais avec
plaisir ces lunettes de Jupiter dressées vers
nous, comme lés nôtres le sont vers lui, et
cette curiosité mutuelle avec laquelle les pla-
(
^
QUATRÏÊMB SOIR. 8g
uètes s^entre-consi^èrent et demandent l'une
de Tautre : Quel monde est cela ? Quelles gens
t habitent ?
Cela ne va pas si vite que vous pensez , répli-
quai -je>Quand on verrait notre terre de dedans
Jupiter , quand on l'y connaîtrait , notre terre
ce n'est pas nous ; on n'a pas le moindre soup*
^on qu'elle puisse être babitée. Si quelqu'un
vient à se l'imaginer , Dieu sait comme tout
Jupiter se moque de lui. Peut-être même som-
mes-nous cause qu'on y a fait le procès à de^
pbilosopbes qui ont voulu soutenir que nous
étions. Gependant)e croirais plusvolontier que
lissbabitans de Jupiter sont assez occupés à faire
des découvertes sur leur planète^ pour ne son-
ger point du tout à nous. Elle est si grande ,
que s'ils naviguent, assurément leurs Chris-
tophes Colombs ne sauraient manquer d'em-
ploi. Il faut que les peuples de ce monde-là ne
connaissent pas absolument de réputation la
centième partie des autres peuples ; au lieu
que dans mercure qui est fort petit , ils sont
tous voisins les uns des autres> ils vivent fa-
milièrement ensemble , et ne comptent que
pour une promenade de faire le tour de leur
monde. Si on ne nous voit point dans Jupiter,
vous jugez bien qu'on y voit encore moins
venus qui est plus éloignée de lui , et encore
moins mercure qui est plus petit et plus éloi-
gné. En récompense ses habilans voient leurs
quatre lunes ^ et saturne avec les siennes et
mars. Voilà assez de planètes pour embari'asser
ceux d'entre eux qui sout astronomes ; la na-
C^ LES MONDES.
tare a eu la bonté de leur cacher ce qui en reste
dans r univers.
Quoi , dit la Marquise , vous comptez cela
Sour une grâce ! StfUs doute , répondis-je. Il y si
ans tout ce grand tourbillon seize planètes.
La * nature , qui veut nous épargner la peine
d'étudier tous leurs mouvi&mens, ne nous en.
montre que sept ; n'est-ce pas là une assez
grande faveur ? Mais nous qui n'en sentons pas
le j^ix , nous faisons si bien que nous attra-
pons les neuf autres qui avaient été cachées;
aussi en somm€&-nous punis par les grands
travaux que Tastronomie demande présente-
ment.
Je vois, reprlt-clle, par ce nombre de seize
planètes, qu'il faut que salurne ait cinq lunes.
Il les a aussi, répliquai-ie , et avec d'autasii plus
de jmitice que, comme il tourne en trente ans
aiMovr du sioleil , il » des pajs oA la nuit dure
quinze ans ; pai^ 1^ même raison que sur la
terre qui tourne en un an ^ il y a des uuîts de
m mois sous les pâles. Mais saturne étant deux
fois plus éloigné du soleil que Jupiter, et par
conséquent dix fois plus que nous, ses cinq
lunes si faiblement éclairées lui donneraient-
elles assez de lumière pendant la nuit? Non,
il a encore une ressource singulière et unique
dans tout Tunivers connu. C'est un grand cer-
cle et un grand anneau assez large qui Teavi-
ronne, et qui étant assez élevé [lour être près-»-
^ue entièrement hors de l'ombie du corps- de
celte planète, réfléchît la lumière du soleil
dans des^ Iteuir ^ ^e le vpieat point, ejt la
QUATRÎÈMESOIR. 91
réfléchit de plus prêt, et avec plus de force
que toutes les cinq lunes , parce qu^il est moins
élevé que la plus basse,
£n vérité , dit la Marquise , de Tair d^une
personne qui rentrait en elle-même avec.éton-
nement, tout cela est d'un grand ordre; il pa-
rait bien que la nature a eu en vue les besoins
de quelques êtres vivans^ et que la distribu-
tion des lunes n'a pas été'^aite au hasard. II
n'en est tombé eu partage qu'aux planètes éloi-
gnées du soleil , à la terre , à Jupiter, à saturne ;
car ce n'était pas la peine d'en donner à venus
et à mercure , qui ne reçoivent que trop de
lumière , dont les nuits sont fort courtes , et
qui les comptent apparemment pour de plus
grauds bienfaits de la nature que leurs jours
mêmes. Mais attendez, il me semble que mars,
qui est eiKore plus éloigné du soleU que la
terro, na point de lune. On ne peut,^s vous
le dissimuler, répondis- je, il n'en a point» et
il faut qu'il ait pour ses nuils des ressources
que nous ne savons pas. Vous avez vu des phos*
pbores , de ces matières liquides ou sècbes ,
qiii , en recevaj3t la lumière du soleil, s'en im«
bibent et s'en pénètrent, et ensuite jettent ua
assez grand éclat dans l'obscurité. Peut-être
mars a-t-il de grands rochers fort élevés, q,tti
sanl des phosphores naturels^ et qui prennent
pendant le jour une provision de lumière qu'ils
rendent pendant la jiuît. Vous ne sauriez nier
que ce ne fût un spectacle assez agréable de
voir tous ces rochers s'allumer de toutes parts
dès que le soleil serait couché , et faire sans
aucun art des illuminations magnifiques , qui
^2 LES. MONDES.
ne pourraient incommoder par leur clialeur.
Vous savez encore qu'il y a en Amérique des
oiseaux qui sont si lumineux dans les fépèbres ,
qu'on s'en peut servir pour lire. Que savons-
nous si mars n'a point un grand nombre de ces
oiseaux qui , dés que la nuit est venue , se dis-
persent de tous côtés, et vont répandre un.
nouveau jour?
Je ne me contente , raprit-elle , ni de vos
rdchers , ni de vos oiseaux. Gela ne laisserait
pas d'être joli ; mais puisque la nature a donné
tant de lunes à Saturne et à Jupiter, c'est une
marque qu'il faut des lunes. J'eusse été bien aise
que tous les mondes éloignés du soleil en eus-
sent eu , si mars ne nous fût point venu faire
une exception désagréable. Ah ! vraiment, ré-
pliquai-je , si vous vous mêliez de philosophie
plus que vous ne faites , il faudrait bien que
vous vo«B accoutumassiez à voir des exceptions
dans les meilleurs systèmes. Il y a toujours
quelque chose qui y convient le plus juste du
monde, et puis quelque chose aussi qu'on y
fait convenir comme on peut, ou qu'on laisse
là , si on désespère d'en pouvoir venir à bout.
Usons-en de même pour mars, puisqu'il ne
nous est point favorable ^ et ne parlons point
de lui. Nous, serions bien étonnés, si nous
étions dans salurne, de voir sur nos têtes pen-
dant la nuit ce grand anneau qui irait en forme
de demi-cercle d'un bout à l'autre de l'hori-
zon , et qui , nous renvoyant la lumière du
soleil , ferait l'effet d'une lune continue. Et ne
mettons-nous point d'habitans dans ce grand
anneau, interrompit-elle en riant? ^Quoique
QUATRIÈME SOIR. ^3
]e sois d'humeur, répondi^-je , à en envoyer
partout assez hardiment , je vous avoue que je
n^oserais en mettre là , cet anneau me parait
une habitation trop irrégulière. Pour les cinq
petite6 lunes , on ne peut pas se dispenser ^
les peupler. Si cependant Tànneau n'était,
comme quelques-uns le soupçonnent, qu'un
cercle de lunes qui se suivissent de fort près ,
et eussent un mouvement égal , et que les cinq
petites lunes fussent ^cinq échappées de* ce
grand cercle , que de mondes dans le tourbillon
de Saturne ! Quoi qu'il en soit , les gens de Sa-
turne sont assez misérables , même avec le
secours de l'anneau* Il leur donne la lumière ,
mais quelle lumière dans l'éloignement où il
est du soleil j Le soleil même qu'ils voient cent
fois plus petit que nous ne le voyons , n'est pour
eux qu'une petite étoile blanche et pâle , qui
n'a qu'un éclat et une chaleur bien faible , et
si vous les mettiez dans nos pay§ les plus froids,
dans le Groenland ou dans la Laponie , vous
les verriez suer à grosses gouttes et expirer
de /chaud. S'ils avaient d^l'eau, ce ne serait
{»oint dé l'eau pour eux , mais une pierre por
ie , un marAre ; et l'esprit-de-vin , qui ne gèle
jamais ici , serait dur comme nos diamans.
Vous me donnez une idée de saturne qui me
glacée, dit la Marquise, au lieu que tantôt vous
m' échauffiez en me parlant de mercure. 11 faut
bien , répliquai- je ) que les deux mondes qui
fionfi ^WL ext|:é|nités de ce grand tourbillon,
soient opposés en toutes choses.
Aii^, reprit -elle, on est bien sage d^ns
;eaturiie ; c^r vous m'aviez dit que tout }e monde
p4 l'^S MONDES.
était fou dans metcure. Si on n'est pas bien
sage dans satume^ repris-je, dn moins , se-
lon toutes les apparences , on y est bien fleg-
matique.' Ce sont des gens qui ne savent oe que
ékst que de rire, qui prennent toujours un
jour pour répondre à la moindre question qu'on
leur fait , et qui eussent trouvé Gaton d'Ulîqvte
trop badin et trop folâti*e.
Jl me vient une pensée, dît*elle. Tous les
habitans de mercure sont vifs, tous ceux de
Saturne sont lents. Parmi nous , les uns sont
vifs , les autres lents ; cela ne viendrait-il point
de ee que notre terreétant justement au milieu
des autres mondes , nous participons des extré-
mités ? Il n'y a point pour les bommes de ca-
ractère fixe et déterminé; les uns sont faits
comme les habitans de mercure , les autres
comme ceux de saturne ; et nous sommes un
mélange de toutes les espèces qui se. trouvent
dans les autres planètes. J'aime assez cette-idée ,
repris-je ; nous formons un assemblage si bi-
garre, qu'on pourrait croire que nous serions
ramassés de plusieurs mondes diflerens. A ce
compte, il est assez commode d'être ici, on y
voit tous les autres mondes en abiCgé*
Du moins , reprit la Marquise , une commo-
dité fort réelle qu'a notre monde par sa situa-
tion , c'est qu'il n'est ni si cbaud que celui de
mercure ou de venus , ni si froid que celui de
)upiter ou de saturne. De plus , nous sommes
justement dans un endroit de la terre'où nous
ne sentons l'excès ni du chaud, ni du froid.
En vérité , si un certain philosophe rendait
grâce à la nature d'être homme , et non' pas
QUATRIÈME SOIR. g5
bête ; grec , et non pas barbare : moi je veux
lui rendre grâce d'être sur la planète la plus
lempérée de runivers , et dans un des lieux les
plus tempérés de cette planète. Si vous m'en
croyez , Madame , répondis-je , vous lui ren-
drez grâce d'être jeune, et non pas vieille;
jeune et belle, et non pas jeune et laide ; jeuqe
el belle Française , et non pas jeune et LeiJe
Italienne. Yoilâ |(>ien d'autres sujets de recon-
naissance que ceux que vous tirez de la situa-
tion de votre tourbillon , ou de la température
de votre pays.
Mon Dieu , répliqua-t-elle , laissez-moi avoir
de la reconnaissance sur' tout, jusque sur le
tourbillon où je suis placée. La mesure du
bonbeur qui nous a été donnée est assez pe-
tite, il n'en faut rien perdre, et il est bon
d'avoir pour les choses les plus communes et
les moins considérables , un goût qui les mette
à profit. Si on ne voulait que des plaisirs^'vifs ,
on en aurait peu, on les attendrait long-temps^
et on les paierait bien. Yoixs me promettes
donc , répliquai je , que si ou vous proposait de
ces plaisirs vifs , vous vous souviendiîez des
tourbillons et de moi , et que vous ne nous
négligeriez pas tout-i-fait ? Oui, répondit-elle,
mais faites que la philosophie me fournisse
toujours des plaisirs nouveaux. Du moins pour
demain, répondis-je, j'espère qu'ils ne vous
manqueront pas. J'ai des étoiles fixes qui pas-
sent tout ce que vous avez vu jusqu^ici.
€f6 LESMONDES.
CINQUIEME SOIR.
Que les Etoiles fixes sont autant de Soleils , dont
chacun éclaire un monde.
Jj A Marquise sentit une vraie impatience de
savoir ce que les étoiles fixes deviendraient. Se-
ront-elles habitées comme les planètes? me
dit-elle. Ne le seront-elles pas? Enfin qu'en fe-
rons-nous ? Vous le devineriez peut-être , si
vous en aviez bien envie , répondis-je. Les
étoiles fixes ne sauraient être moins éloignées
de la terre , que de vingt-sept mille six cent
soixante Cois la distance d*ici au soleil, qui est
de trente-trois millions de lieues^ et si vous
fâchiez un astronome, il les mettrait encore
plus loin. La distance du soleil à satume^ qui
est la planète la plus éloignée, n'est que de
trois cent trente millions de Ueues; ce n'est
rien par rapport à la distance du soleil* ou de
la terre aux étoiles fi^es , et on ne prend pas
la peine de la compter. Leur lumière , comme
vous voyez , est assez vive et assez éclatante.
Si elles la recevaient du soleil , il faudrait
qu* elles la reçussent dé^i Bien faible , Wrès um
SI épouvantable trajet ; il faudrait que par un^e
réflexion qui l'aflaiblirait eacore beaucoup,
elles nous la renvoyassent à cette mêipe dis-
tance. Il serait impossible qu'une lumière qui
aurait essuyé une réflexion , et fait deux fois
un semblable chemin^ eût cette force et cette
vivacité qu'a celle des étoiles fixes. Les voili
CINQUIÈME SOIR. 97
donc lumineu^s par elles-mémçs, ettoutc^i
en un mot , autant de soleils. ,
Ne me trompé-je point, s'écria la Marquise ,
ou si je vois où vous me voulez mener ? M' al-
lez-vous dire : Les étoiles fixes sont autant de
soleils , notre soleil est le centre éÛun tourhil-
Ion qui tourne autour de lui; pourquoi chaque
étoile fixe ne serait-elle pas aussi le centre
d^un tourbillon qui aura un mouvement autour
d'elle 7 Notre soleil a des planètes qu^il éclaire;
pourquoi chaque étoile nen aurait-elle pas
aussi qiielle éclairera ? Je n'ai à vous répon-
dre, lui dis-je, que ce que répondit Phèdre à
iBnoné : Cest toi quitus nommé.
Mais, reprit- elle, voilà Tunivers si grand
que ]€n3Lj perds ; je ne sais plus où je suis , je
ne suis plus rien. Quoi, tout sera divisé en
tourbillons jetés confusément les uns parmi les
autres ! Chaque étoile sera le centre d un tour-
billon, peut-être aussi grand que cçlui où
nous sommes ! Tout cet espace immense qui
comprend notre soleil et nos planètes , ne sera
\ aucune petite parcelle de l'univers ! Autant
aëspaces pareils que d'étoiles fixes ! Cela me
confond, mB trouble, tn'épouvante. Et moi,
répondis-je, cela me meta mon aise. Quand
le ciel n'était aue cette voûte bleue où les
étoiles étaient clouées, l'univers me paraissait
petit et étroit, je m'y sentais comme oppressé,
rrésentement qu'on a donné infiniment plus
: ' d'étendue et de profondeurâ cette voûte , en la
partageant en mille et mille tourbillons , il me
semble que je respire avec plus de liberté, et
que je suis dans un plus grand air, et assuré-
Plvral. des Mondes. 5
98 LES MONDBS.x.
ment Tunivers a toute une autve magnificence*
fja nature n'a rien épargné en le produiaant ;
elle a ffiit une profusion de richesses tout-à-fait
digne d'elle. Rien n'est si beau à se représenter
que ce nombre prodigieux de tourbillons , dont
le milieu est occupé par un soleil qui fait tour-
ner des planètes autour de lui. Les habitans
d'une planète d'un de ces tourbillons infinis,
voient de tous côtés les soleils des tourbillons
dont ils 6{)nt environnés ; mais ils n'ont garde
d'en voir les planètes , qui , n'aérant qu'une lu-
mière faible , empruntée de leur soleil ^ ne la
poussent point au-delà de leur monde.
Vous m'offrez , dit-elle , une espèce de pers-
pective si longue , que la vue n'en peut attra-
er le bout. Je vois clairement les n^bîtaQs de
a terre , ensuite vous me faites yo^r ceux de la
lune et des autres planètes d^ no^re tourbillon
asse;s clairement à la vérité , mais moins que
, ceux de la terre ; après eux viennent les haîbi-
tans des planètes des autres tourbillons. Je
vous avoue qu'ils sont tout-à-fait dans l'enfon-
cement, et que quelque effort que je fassepour
les voir , je ne les aperçois presque point. Et en
effet, lie sont-ils pas^^resque anéantis par l'ex-
pression même dont yoi^^ êtes .obligé de vous
servir en parlant d'eujç?Il faut que vous les
appelliez les babitans d'une des planètes de Vnn
de ces tourbillons dont le nombre est infini.
Nous-mêmes , à qui la même expression con-
vient , avouez que vous ne sauriez presque
Sla? nous démêler au milieu de tant ae mou-
es. Pour moi , je commence à voir la terre si
effroyablement petite , que je ne crois pas ayoir
E
CINQUIÈME SOIR. 99
désormais d'empi'essement pour aucune chose.
Assurément , si on a tant d ardeur de s'agran-
dir , si on fait desseins sur desseins , si on se
donne tant de peine, c'est que l'on ne Connaît
pas4es tourbillons. Je prétends bien que ma
paresse proiSte de mes nouvelles lumières ; et
quand on me reprochera mon in4olence/je
répondrai : jih ! si vous saviez ce que c*est que
les étoiles fixes ! Il faut qu'Alexandre ne 1 ait
pas su y répliquai-je ^ car un certain auteur
qui tient que la lune est habitée , dit fort sé-
rieusement qu'il n'était pas possible qu'Aris-
tote ne fût dans une opinion si raisonnable ,
( comment une vérité eût-elle échappé à Aris-
tote!) mais qu'il n'en voulut rien dire, de
peur de fâcher Alexandre , qui eût été au dé-
sespoir de voir un monde qu'il n'eût pas pu
conquérir. A plus forte raison lui eût-on fait
mystër/s des tourbillons des étoiles fixes , quand
on les eût connus en ce temps-là ; c'eût été
faire trop mal sa cour que de lui en parler.
Pour moi qui les connais , je suis bien fUché
de ne pf^uvoir tirer d'utilité de la connaissance
que )'en ai. Us ne guérissent tout au plus, se-
lon votre raisonnement , que de l'ambition et
de l'inquiétude , et je n'ai point ces maladies-
là. Un peu de faiblesse pour ce qui est beau ,
yoilà mon mal , et je ne crois pas que les tour-
billons y puissent rien. Les autres mondes vous
rendent celui-ci petit , mais ils ne vous gâtent
point de beaux yeux ou une belle bouche : cela
vaut toujours son prix en dépit de tons les
mondes possibles.
C'est Une étrange chose que J' amour, répon-
î
100 LES HOND.es.
dit-elle, en ri^m ; il se ^a^uye âfi tout , et il nV
a point de système qjai lui puisse faire du mai.
J!4ais ^ussi parlez-moi franchement , votre sys-
tème est-il bien vrai? ]N^e me déguisez rien , je
. vouQ garderai le çecrç t»Il me ^ç.mble qu'il n'est
appuyé que sur upe petite convenance bien lé-
gère. Une étoile fixc^ esUumineuse d'ellcrméme
comme le soleil , par conséquent il faut qu'elle
soit comme le soleil , le centre et l'âme d'un
monde, et qu'elle ait ^es planâtes qui tournent
autour d'elle. Cela^e^t-il djune nécessité bien
absolue ? Ecoutez , Madame , répondis-je , puis-
ue nous sommesen humeur de. mêler to;u)ours
es folies de, galanterie à nçs discours les plus
sérieux , les raisonnemens de mathématique
sont faits comme l'amour. Yous ne.sauriez ac-
corder si peu de chose à un amant ^ que bien-
. tôt après il ne faille lui en , accorder davan-
tage , et ai la fin cela va loin* De même accor-
dez à un mathématiicien le ^loindre principe ,
il va vous. en tirer une conséquence qu'il uui-
.dra que. vous lui accord!^ aussi; et de cette
.conséquence encore unje autre ; et ni^ré vous-
même, il vous-mène si loin , qu'àpei^epou^yèz-
vous le croire. Ces deux sortes de gensnfà pi:en-
nent toujours plus qu'on ne leur donne. Tous
convenez ique quand deux çhosçs sont seinbla-
blés en tout ce qui me paraît, je les puisse
cr^oire aussi semblables, en ce qui ne me paraît
point , s'il n'y a rien d'ailleurs qui m^'en em-
pêche. Dedà j'ai tiré que la lune était hal^itée ,
parce jqu'elle ressemble à la terre ; les autres
Ïlanètes, parce qu'elles ressemblent à la lune,
e. trouve que les étoiles fixes ressemblent à
GIINQUIÈME SOltl. lOl
notre soleil , je leht attribua tout ce qu'il a.
Vous êtes engagée trop ayant pouV pouvoir re-
culer, il faut fràùèhir le piai dé lr.ohne grâce.
Mais, dit-elle ', sni^ le pied de cette resseln-
blance qu^ybns mbttéz entre lés étoiles fixés
et notre soleil , il faut que les gens d'un autre
grand tourbillon ne le voient que comme une
petite étoile fixe , qui se montre à eux seule-
ment pendant leurj^ nuits.
Cela est hors de doute, réporidis-je, notre*
soleil est si proche dé nou^,:eii comparaison
des sgteils des- autres tourbillons, que sa lu-
mière doit «voir infiniment pluà de force sur
nos yeux que la lem\ Nous ne voyons donc que
lui quand nous le voyons, et il efface tout;
mais dahs un autre grand tourbillon , c'est un
autre soleil qui y domine, et il efface à son
tour le nôtre, qur n'y pat^alt' que pendant les
nuits aVec le reste dies autres soleils étrangers ,
c est-à-dire , des étoiles fixeà. On l'attache avec
elles à cette 'grande voïftié du ciel, et il y fait
partie de quelques ours ou de quelque taureau.
Pour les planètes qui tournent autour de lui ,
nôtre terre', pair exemple , comme oh ne les
volt point de si loin i-on n'y songe seulement
pas. Ainsi tous les soleils sont soleils de jour
pour le tourbillon où ils s<int placés, et soleils
de nuit pour tous les autres tourbillons. Dans
leur monde ils sont uniques en leur espèce :
partout ailleurs ils ne servent qù*à faire nom-
bre. Ne faut-il pas 'pourtant , rçprit-elle , que
les mondes, malgré' cette égalité, diffèrent en
mille choses? car un fond de ressemblance ne
laisse pas de porter des différences infinies.
Ib4 LBS MONDES.
crue vous perdez de vue votre soleil parlicnlier,
il VOQS eà reste eneo'rè assèa, et votre nuit
n'est pas moins 'éclairée que le jour^ du moins
la différence ne peut pas être sensible ; et pour
parler plus juste , vous n'avez jamais de nuit.
Us seraient bien étonnés , . le& gens de ces
mèndes-'là\ accoutumés comme ils sont à* une
clarté perpétuelle, si on leur disait qu'il y a
des malbeureuxqui ont de véritables nuits ,
et qui tombent dans des ténèbres profondes -,
et'qui , quaAd ils )o«îsae»t delà lumière, ne
votent même qWunsetii soleil. Ils noua re^
garderaient cora#é des êtres disgraciés* de la
nature r |t' notre .condition les ferait îréaûr
d'horreur.
Je ne voué demande pas^, > dît la Marquise ,
s'il y a' 'des lunes dans- les miondes de -la voie
de lait* Jq, vois bien Weiles y •géraient» de nul
ijaage aux planètes pHndj^les qui 'u'ont poiikt
de nuit , et (|isi tî àiiî^ui^s mfâtôWnt dau^ dés
espaces trop étroits* peur s'emtbarl^sser de eèt
attirail de' planiètes' sûbaHémes. Mais savez*
vous bien qu'à force de miiltiplieir les mondes
si libéralement, vbus mé faites nkltre une
véritable difficulté ? Les tou]4)iill6»^ dont nôUs
vbydfid les- soleils tof^cbétiV '^ tdûrbiiloii oïl
nôtis sonkïries. Lés tduibUÏbfts sont rottds ,
rfest-il- pas vrai ? Et comment tant de boules
en peuvent-elles toucher u^e seule ! Je veux'
m'imagiuer cteb , et je sens bien que je ne le
puis.
Jl y a beaucoup tf ei^prit i répoàidis-je', à àvdît
celte difficulté-li, etniéme'à ne la pouVôit re-
coudre; car elle eët très-^b^onë en soJ^ et de la
CINQUIÈME SOIR. I05
manière dont vous la concevez, elle est sans
réponse, et c'est' avoir bien peu d'esprit que
de trouver des réponses à ce qui n'en a point.
Si notre tourbillon était 'de la figure d'un dé ,
il aurait sir faces plates, et serait bien' éloigné
d'être rond ; mais sur chacune de 'ces faces on
y pourrait mettre un tourbillon de la même
figure. Si au lieu de six faces plates ^ il y en
avait vingt, cinquante, mille , il y aurait jus-
({u'à mille tourbillons qui pourraient poser sur
lui', clïacun sur une race , et vous concevez
bien que plus un corps a de faces'plales qui le
terminiént au dehors , plus il approche d'être
rond; eii sorte qu^ùn diamabt taillé'à facettes
de tous c6tés \ si les ^facettes étaient fort pe-
tites', serait quasi aussi rond qu'une perfe de
même grandeur. Les tourbillons né sont ronds
ue de cette niahière-là'. Ils ont une infinité
faces' en dehors ;, dont chacune porte un
autre' tourbillon. Ces faces sûjit fort inégales ;
ici elles sont plus grandes^ là plus petites. Les
plus petites de notre tourbillon , par exemple ,
répon*flent à la voie de lâil!, et soutiennent tous
ces petits mondes. Que deux tourbillons qui
sont appuyés sur deux faces voisines , laissent
Quelque vide entre eiix par en bas, comme cela
oit arriver trés-sbûveni; , aussitôt la nature
qui ménage bien le terrain, vous remplit ce
vide par un petit tourbillon ou deux , peut-
être par mille , qui n'incommodent point les
autres, et ne laissent pas d'être un, ou déiix,
ou mille mondes de plus. Ainsi nous pouvoiis
voir beaucoup plus de mondes que notre tour-
billon n'a de faces pour en porter. Jle gagerais
i
106 LES MONDES.
3 rue, quoique ces petits mondes n'aient été
aits que pour être jetés dans des coins de l'uni-
vers qui fussent demeurés inutiles , quoiqu'ils
soient inconnus aux autres mondes qui les tou-
chant , ils ne laissent pas d'être fort contens
d'eux-mêmes. Ce sont eux sans doute dont on
ne découvre les petits soleils qu'avec des lu- .
nettes d'approche , et qui sont en une quantité
si prodigieuse. Enfin tous ces tourbillons s'a- .
justent les uns avec les autres le mieux qu'il est
possible ; et comme il, faut que chacun tourne
autour de son soleil sans cnanger de place ,
chacun prend la manière de tourner, qui est .
la plus commode et la plus aisée .dans la situa-
tion où il est. Ils s'engrènent en quelque façon
les uns dans les autres^ comme les roues d'une
montre , et aident naturellement leurs mouve-
mens. Il est pourtant vrai qu'ils agissent aussi
les uns contre les autres. Chaque monde, à c^
qu'on dit, est comme un ballon qui s'étendrait
si on le laissait faire ; mais il est aussitôt re-
Î)oussé'par les mondes voisins , et il rentre en
ui-même ; après quoi il recommence à ii'en-
fler, et ainsi de suite ^ et quelques philosophes
prétendent que les étoiles uxes ne nous envoient
cette lumière tremblante, et ne paraissent bril-
ler à reprises , que'parce que leurs tourbillons
poussent nerpétuellement le nôtre, et en sont
pefpétueliement repoussés.
J'aime fort toutes ces idées-là, dit la Mar-
3uise. J'aime ces ballons qui s'enflent et se
ésenflent à chaque moment, et ces mondes
qui se combattent toujours ; et surtout j'aime
à voir conynent-ce combat fait entre eux un
]
ciNQUiBMB saïa. 107
commerce de lumières qui apparemnient est le
seul qu'ils puissent avoir. •!
^n, non , repris-jev ce n'est pas le seul.
Les mondes voisins nous envoient quelquefois
visiter, et même assez magnifiquèmeal. Il nous
en vient des comètes qui sont ornées ou d'une
chevelure éclatante, ou d'une barbe vénérable^
ou d'une queue majestueuse.
Ah ! quels députés , dit-elle en riant ! On se
passerait bien de leur visite ; elle ne sert qu'à
faire peur. Us ne font peur qu'aux enfand , ré-
pliquai-je , à cause de leur équipage extraor-
dinaire ; mais les énfans sont en grand nom-
bre. Les comètes ne sont que des planètes qui
appartiennent à un tourbillon voisin. Elles
avaient leur mouvement vers ses extrémités ,
mais ce tourbillon étant peut-être différem-
ment pressé par ceux qui Tenvironnent, est
plus rond par en haut , et plus plat par en bas ;
et c'est par en bas qu'ils nous regardent. Ces
planètes qui'auront commencé vers le haut à
se mouvoir en cercles , ne prévoyaient pas
qu'en bas le tourbillon leur manquerait , parce
qu'il est là couime écrasé ; et pour continuer
leur mouvement circulaire^ il faut nécessaire*
ment qu'elles entrent dans un autre tourbillon
que )e suppose qui est le nôtre , et qu elles en
occupent les extrénnités. Aussi sont-elles tou-
jours fort élevées à notre égard ; on peut croire
qu'elles marchçat au-dessus de saturne. Il est
nécessaiire, vu la prodigieus/^stance des étoiles
fixes, que depuis satupne jusqu'aux extrémités
de.noU*e tourbillon» il ; ait; un grand espace
vide et sans* planètes. Nos ennemis nous re-
lo8 LES MOTf'DBS.
prochefnt rinvttlité cEe ce grand espiace. Qo^ils'
ne s'inquiètent plus , nous en avons- ti^ùVé
Tusage^ c'est l'appartement des planètes étf^n-
gères qui entrent dans notre monde.
J'entends, dit-elfe. Nous ne leur permettons
pas d'entrer jusque dans* le ccenr de notre
tourbillon , et de se' nîéler avec nos {^aitètes';
nous les recevons comme -le grand scfignéicrr-re^
çoit. les ami>assadeuTs'qu^on' lui' envoie. Il ne
leur fait pasl'honneilr^le les loger âiConstâtÉ^''
tiiiople , mais seulement danè un faubourg de-
là ville, Neus avons encore' cela de cotnflMi
avec les Ottomans , reptriff-je , (}u'ik reçoivienï
des ambassadeurs* sacls* en* envoyer, et- qnë
nous ne renvoyons point' de' nés ptànéteft atrx
mondes voisins.
A en jnger paf toutes'^es «hUsés, répliqua^!'
t'^elle, nous sommés' bien 'fiers. Cependàiit je
ne sais pas ti-op encore ce que j'enî dois'crôii^.
Ces plbnètes étrangères ont un air bien xnena*^'
çant avecleurs queues et lettrsbîirties, et'peùt^*
être on notrs les envoie pour nous insuitèj^'; aa*
lieu que les nMf es qui" ne sont paé faites die lar -
même manièie, ne sêrrftient^pad si prbptte^
se faire crainidre , qttând'eties irâieiil dans fe§^
autres mondes
Les queues* et les barbes', rëpotidiaPje'', ne
sont que de' pures app&renCes. Les plSnëiéë'
étrangères ne diffèrent en rien' des nôlrèà''^;
xèais ' en entrant dans nbire tôul'biHoh , eile^
prennent la queue* ou la barbe par un<eeé^
taine sorte d'itlumina tiens qu'elle^ leçoivèttt?
dusolifcil, et qui entre notrs n'a pris 'en^i^
été trop'bien eipliquée ; màii toujours oYi eât
V
CIÎTQUlS'M'E SOIE. IO9
sûr qu'il nie s'agit (Jttie d'uhe eii][>ète d'iUdtnt*
nation ; on la devinera quand oH* pourra. Je
vbudïais donc bien , reptit-élle, qtfe notre
Saturne allât pk'endre ufte' queue ou une barbe
dattà qurfqu^àtrtre- tourbillon et y répandre
l'effroi : et t^^ensulte àjriyitimis bas cet accom-
pfeigneittènt terrible , il' revînt* se ranger ici
avec les atiCt*es plali'ëCes', à' ses fonctions ordi-'
naires. Il Vaut mieux pour lui , fépondis-jë ,
qcrSl ne sorte pôînt de nbtre' tourbillon. Je
vous ai dit lé'cnbc qlai se fait à l'efhdroît où'
dékix^ tourbillons" se pdiiséént et se reponsselit
Ihlti l'autre ; je cÎTÔisquedans ce cas-là' une
pMiiVrë planète est agpitée assez rudement, et
que ses hiibitans né s^en portent pa'è mieUx^i
N<>us croyons nous àuiireë être bien linalbeureùx
qtlknd'il ndUs jï^ratt une comète-; c'est la co-
mète ellè-iiïéfce qui'eitbîefi tiiàllieureusé. Je
ne^ lé jckxA^ pdint , dit la Marquise , eHe nous
apporte tous'sés bâtbitan'Senbonne^santé; Rlén'
ne^ si diVerti^èaiit qué'âe cbatiger ainsi de
tourbillon ; Ndtft qui né 'sortons jamais du n6^
tré-, rfbttWtoénôrié'ube^vîé assez ehnuyéùse'. Si
leaf-lilîbitàn^ d'iibe' dbtilètéont a^ez d'estirît
potti* prgVéfaîr lé teni|)S 'de Wtir passage daiii
nôtre nibiidë, ceux qriîoht déjà fàît lé voyage
aflnbncfeht aux autres^ par avaàce ' ce qtfils y
vëltôht; Vbiife'dëèouWrez bientôt une plabète
qui- a un graftd antidàii aiitoitr d'elle^ disent-
ife , pfelrtiêire'i e^pàtt^tit dé^sàturtie,- Vou^en
véfrttz tf ii'è^ aliéné qèi ett^ a quatre petites qui la
sHîfènt.^'Péàk^êtrëririèBife y a-t-îl^^k gens des- '
tinés4 obierVèr lé t^ôferent où îhf entrent datis
notre niondè", eï'^uî^criernt aùs^lôt^*, noui^àû
} IlO LES HOKDBS.
[ joleil, nouveau soleil, comme ces malelots
' qui crJenl , terre , terre.
Il ne fâul donc plus SQpger , lui dis-je , à
TOUS (lounei'de la piiîé f)our les babiuu« d'une
' cMimète i mais j'espéi-e du moius que vous plaiu'
I drez ceux qui vivenl dans un tourbillon dont
I le soleil Tient à s'éteindre, et qui demeurent
I dans une nuit éiernelle. Quoi, s'écria-t-elle ,
L des soleils a'éteignenl ? Oui sans doute, ré-
I pondis-je. Les anciens ont vu dans le ciel des
E étoiles fiscs que nous n'y voyons plus. Ces soleils
I ontpeiduleurlumière; grande désolation a ssu-
I rëmentdans tgutle tourbillon, morlalîlêgéné-
I raie sur toutes les planètes ; car que faire tans
soleil ? Cette idée est trop funeste, reprît-elle.
Wy aurait-il pas moyeu de me l'éparguer? Je
yous dirai , si vous voulez , répondis-je , ce
£e disent de fort babiles gens , qUe les étoiles
ES qui ont disparu ne sont pas pour cela
} éteintes ; que ce sont des soleils qui ne le sont
L qu'à demi , c'est-à-dire , qui ont une moitié
I obscure, et l'autre lumineuse ; que , comme ils
tournent sur eux-mêmes, tantôt ils nous pré-
sentent la moilé lumineuse, tantôt la moilé
obscure, et qu'alors nous ne les voyons plus.
Selon toutes les apparences, la cinquième lune
de salurne est faite ainsi ; car, pendant une
Îartie de sa révolution, on la perd absolument
e vue, et ce n'est pas qu'elle soit alors plus
éloignée de la terre , au contraire , elle en est
quelquefoisplus proche que dans d'autres temps
où elle se laisse voir; ei quoique cette lune soit
une planète qui naturellement ne tire pas à
L cousequeuce pçui' ua fioleii « on. peut £ort blea
CINQUIÈME SOIR. ^ IIl
imaginer un soleil qui soit en partie couvert
de taches fixes , au lieu que le notre n'en a que
de passagères. Je prendrai Bien, pour vous
obliger, cette opinion-là, qui est plus douce
oue l'autre ; mais je ne puis la prendre qu'à
1 égard de certaines étoiles qui ont des temps
réglés pour paraître et pour disparaître , ainsi
qu'om a commencé à s en apercevoir; autre^-
ment les demi-soleils ne peuven^t pas subsister.
Mais que dirons-nous des étoiles qui disparais-
sent,, et ne se remontrent pas après le temps
pendant lequel elles auraient du assurément
achever de tourner sur elles-mêmes? Vous è les
trop équitable pour vouloir m'obliger à croire
oue ce soient des demi-soleils ; cependanL je
wrai encore un effort en votre faveur. Ces so-
leils ne se seront pas éteints; ils se seront seule-
ment enfoncés dans la profondeur immense du
ciel, et nous ne pouvons plus les voir; en ce
cas le tourbillon aura suivi s^ soleil , et tout
s'y portera bien. Il est vrai que la plus grande
partie des étoiles fixes n'ont pas ce mouvement
par lequel elles s'éloignent de ^ous^ car en
d'autres temps elles devraient s'en rapprocher,
et nous les verrions tantôt plus grandes , tan-
plus légers et plus agiles qui se gli
sent entre les autres , et lont de certains tours
au bout desquels ils reviennent , tandis que le
gros des tourbillons demeure immobile ; mais
voici un étrange malheur. Il y a des étoiles
fixes qui viennent;Se montrer à nous, qui pas-
sent beaucoup de te|pps à ne faire que paraître
112 liBS MÛtffDES.
et dts^patattre , et enfin disparaissent entière-
ment; Des demi-soleiis reparaîtraient dans déâ
temps réglés ; des soleils qui s'enfonceraient
dans lô ciel, ne disparaîtraient qti'une fois
/pour ne reparaître de long-temps. Prenez votre
résolution , Madame , avec courage ; il faut que
ces étoiles soient de&soleits qui s'obscurcissent
assez pour cesser d'être visibles à nos yeu#; et
ensuite se rallument, et à la fiti s'éteignent
tout-à-fait. Gommentun soleil peut-il s'obscur* .
cir et s'éteindre , dit la Marquise , lui qui est
en lûi-méme une source de lumière ? Le pins
aisément du monde , selon Deàcartes , répon^
dis- je. Il suppose que les taches de notre soleil
étai^ otL des écumes ou des brouillards, elles
peuvent s'^épaissir^ se mettre plusieurs ensem-'
ble, s'accrocher les unies aux autres; ensfuite
elles iront jusqu'à former autour du soleil une
croûte qui s'augmentera toujours , et adieu
le soleil. Si le soleil est un feu attaché à une
matière' soKde qui le nourrit , nous n'en som-
mes paà mieux , la matière solide se consume*
ra. Nous Tavôns diéjàhiéme échappé belle , dit»
on. Le soleil a été t^-pàle'pehdant des années
entières , pendaiitcelle^^ pttt exemple , qui suivit
la nïort ae Oés^r. C'était k croûte qui com-
mençatt à' se' faire ; la force dU isoleil la rompît
et la dissipa ; maii^ si elle eût continue , nous
étions perdoîr. Voué me faites trenibler , dit la
Marquise; Présentement que je sais les consé-
(][uéndes de la pâleur du soleil , je crois qu'au
lieu d'àlléJT voir les matins à'mbn' mirt)ir si je
ne suis point "pâle , j'irai voir aU ciel si lé so-
leil pe l'est point lui-même#Ah ! Madame , ré-
CINQUIEME SOIR. It3
pondisse , rassure z^votis', il faut du tem|>8
pour ruiner utt monde. Mais enfin^ dit-elle , il
ne faut 'que da tciilps ? Je voub l'avoue, rej)ris*
jei Toute cette maîie iminensé de matière qui
compose l'univers , est' daûs im mouvement
perpétuel , dont aucune dé ses parties n'est e]i<-
tièrement exempte; et dêfe qtfil y a'du mou*
vemekirt quelque paît, ne* vous y fiez pk>îtft , il
faut qu'il arrive des'cfaàngeMé&is, sOit letits,
soit prompts , mais toujours dans des teui^s pro*
Sortionnés à l'effet. Lés anciens étiai^ht plaisetâs
e s'imaginer que les corpi» célestes étaient de
nature à ne<:lianget jamaîfs ^ p^i-ce qu'ils ne'les
avaient paS' encore vit changer. Aviûeht-'ila eu
le loisir de s'en assûreir pai^ l'expérience ? Les
anciens étaient jeUnts auprès de noue. Si' lés'
roses, qtii né' durent qu'un jôut, faisaient -des
histoires, et sfr laissaient d^s m^mbires les unes
aux auttek , les prenilêrés auraient fait lé por-
trait dé leul'iardinîet d'une cet^tàine façon , et
de plus de quinze nii'Ue âges dé roses; les au-
tres qui l'auraient encore laisfsé à celles qui lés
devaient suivre, n'y auraient rien change. Sur
cela elles diraient: Nous aidons toujours vu le
mêmejàrdirdèr; de mémoire de ro'se\ on ri a
qni que lui; il a iàUjàurs étéjaît comme il est;
assurément il rié meurt point comme nous, il
ne change seulement pas. Lérai^nn'eméiit des
roses seraft-il bon? II aurait pourtant plus de
fondement que celui que faisaient les ancieh^^
sût les corps fcélèfetes ; et quand même il ne se-
rait arrivé aucun changement dans les cieiis;
jusqu'à aUjtiïivd'huî , qàSând ils paraîtraient
marquer qu'ib sè'ràîtent faite pout duter toU-
It4 I^BS MORDES.
jours sans aucune altération , je ne les en croi-
rais pa^ encore ; j'attendrais une plus longue
expérience. Devons-nous éta])lir notre durée ^
qui n'est que d'un instant, pour la mesure
de quelque autre? Serait-ce à aire que ce qui
aurait duré cent mille fois plus que nous ,
dût toujours durer? On n'est pas si aisément
éternel. Il faudrait qu'une chose eût passé bien
des âges d'homme, mis bout à bout, pour
commencer à donner quelque signe d' immor-
talité. Vraiment, dit la Marquise, je vois les
mondes bien éloignés d'y pouvoir prétendre.
Je ne leur ferais seulement pas Thonneur de les
comparer à. ce jardinier qui dure tant à l'égard
des roses; ils ne sont que comme les roses
mêmes qui naissent et qui meurent dans un
jardin les unes après les autres; car je m'at-
tends bien que s'il disparaît des étoiles ancien-
nes, il en parait de nouvelles; il faut que
l'espèce se répare « Il n'est pas à craindre qu'elle
périsse, répondis-je. Les uns vous diront que
ce ne sont que des soleils qui se. rapprochent
de nous après avoir été long-temps perdus pour
nous dans la profondeur du ciel. D autres vous
diront que ce sont des soleils qui se sont déga-
gés de cette croûte obscure qui commençait à
les environner. Je crois aisément que tout cela
peut être ; mais je crois aussi que l'univers peut
avpir été fait de sorte qu'il s'y formera de
temps en temps des soleils nouveaux. Pour-
quoi la matière propre à faire un soleil ne
pourra-t-elle pas , après avoir été dispersée en
{plusieurs endroits difTérens , se ramasser à la
Qngue en un certain lieu , et y jeter les fonde*
CINQUIÈMB SOIR. Il5
mens d'un nouveau monde ? J'ai d'autant plus
d'inclination^ à croire ces pouyelles proauc-
tions , qu'elles répondent mieux à la bàute
idée que j'ai des ouvrages de la nature. N'au-
rait-elle que le pouvoir de faire naître et mou-
rir des planètes et des animaux par une révo-
lution continuelle ? Je suis persuadé, et vous
l'êtes déjà aussi, qu'elle met en usage ce niéme
pouvoir sur les mondes , et qu il ne lui en coûte
pas davantage. Mais nous avons sur cela plus
que de simples conjectures. Le fait est que de-
fmis près de cent ans, que l'on voit avec les
unettes un ciel tout nouveau et inconnu aux
anciens, il n'y a pas beaucoup de constella-
tions où il ne soit arrivé quelque changement
sensible; et c'est dans la voie de lait qu'on en
remarque le plus; comme si dans cette four-
milière de petits mondes, il régnait plus de
mouvemens et d'inquiétude. De bonne foi, dit
la Marquise , je trouve à présent les m.ondes ,
les cieux et les corps célestes si sujets au chan-
gement, que m'en voilà tout-à-fait revenue.
Revenons- en encore mieux , si vou^m'en
croyez , répliquai-je , n'en parlons plus ; aussi-
bien vous voilà arrivée à la dernière voûte des
cieux ; et pour vous dire s'il y a encore des
étoiles au-delà , il faudrait être plus habile que
je ne suis. Mettez-y encore des mondes , n'y en
mettez pas , cela dépend de vous. C'est propre-
ment l'empire des philosophes , que ces grands
pays invisibles qui peuvent être ou n'être pas ,
si on veut , ou être tels que l'on veut. Il me
suffit d'avoir mené votre esprit aussi loin que
vont vos yeux.
]l6 LES MONDES.
Quoi , s'écria^ t-elle , f ai dans la tête ipat le
système de l'univers ! Je sois savante ? Oui , ré-
plit[uai-ie, vous l'êtes assez raisonhablemeiit,
et vous l'êtes avec là conomodité de pouvoir ne
rien croire de -tout ce que je vous ai dit, dès
que l'envie vous en prendra. Je vous demandé
seulement , ^ur récompense demespeines , de
ne voir jamais le soleil, ni le tîel \ ni les étoileis,
sans songer à moi. ^
Puisque fiù rendu compte de ces entretiens cui
public, je crois ne lui devoir plus rien cacher sur
cette matière. Je publierai un nouv^el entretien qui
vint long-temps après les autres , mais qui fut pré*
cisément de la rnéme espèce. Il portera le nom de
Soir, puisque les autres l'ont porté; il vaut mieux
que' tout soit sous le même titrée
SIXIÈME SOIR. 11^
SIXIEME .30IR.
«
NouifeUes .pensées qui confirment ceUe des Entre^
Mens précédens* Dernières découi^ries qui ont
été faites dans le Ciel,
J^L y ayait Iphg- temps que nous ue parlions
HJlusdes mondes ^ madame L. M. P. 6. et. moi ,
et nous commencions même à oublier que nous
en eussioqs jamais parlé , Iprsque j^allai un jour
cliez çUe ^ .^t y entrai, justement commue deux
hommes d'esprit, et ass^ez cOj^iuuadaus le monde ,
en sortaient» Tous voyez bien , nie . dit - elle
aussitôt qu'elle me vit 9 quelle visite je ^^^ns
de recevoir ; je vous avouerai, qu'elle m'a lais-
sée avec quelque soi^pçQn que vous pourriez
bien m' avoir gâté l'e$prit. Jjle serais bien glo-
rieux^ lui répondisrje , d!avoir eu tant de pou-
voir sur vous. : je ne crois pas qu'on pût rien
entrjeprendre de plus difficile. Je crains pour-
tant que vous ne l'ayez fait ,.xe prit-elle. Je ne
sais comment la conversation s'est tournée sur
les mondes, .avec ces deux hommes qui vien-
nent, de.sortir ; peut-être. on trik amené, ce. dis-
cours noaliciensemen t. Je n'ai. p^s, manqué de
leurdife.aiissitôt que tontes Içs planètes étaient
habitée». L'un diîeux m'a dit, qu'il était fort
persuadé que je ne le «croyais pas : mqi , avec
touteia naïveté, possible ,. jejlui ai, soutenu que
je le croya4s.: il a toujours pris cela.ppur une
feinte d'une, personne qui voudrait se divertir;
et j'ai crju qi*e:.ce qui le rendait. si opi;iiâtre à
ne me pas croire mQi:Oi>^ D>e^ur mes sentimeusi
I20 L£S HOITDES.
sont ces gens-là oui , en croyant notre option ,
semblent cepen4ant lui faire grâce, et. ne la
ifavoriser qu à cause d'un ceruin plaisir qi^e
leur fait sa singularité.
Eh pourquoi? interrompit-elle; n'en est-ce
pas assez pour une opinion qui n'est que vrai-
semblable ? Vous seriez bien étonnée , repris-
je^ si je vous disais que le terme de vraiseqi-
blance est assez modeste. Est-il simplement
vraisemblable qu'Âlejiandre ait été ? Tous vous
en tenez fort sure : et sur quoi est fondée cette
certitu4^ ? Sur qe ^e vous, en avez toutes les
preuves que vous pouvez, souhaiter, en pareille
matière, ^et qu'il ne se présente pas le moindre
sujet de douter qni siispende et qui arrête
votre esprit ; car an res^e , vons n'avez jamais
yu Alexandre , et voni^ n'avez pas de.démons-
ti;ation xn^thématique qu'il ait dû être. Mais
que dIriqzrvou3,;Si l^s habitai^a des planâtes
étaient à peu. prés dans le même cas? On ne
si^ait vous les faire voir, et Vous ne pouvez
pas demander qu'on vous les démontre comme
(Vn ferait une affaire, de mathématique ; mais
toutes les preuves qu'on peut s<>uhaiter d'une
, pareille chose , vous les iavez : Ja ressemblance
entière des,planàtes avec la terre qui est habi-
tée, l'impossibilité d'imaginer aucun antre
usage pour lequel elles eussent été faites , la
fécpndité et la magpi^eiice de la nature , de
' certains égards qu'elle parait avoir eus pour
les besoins 4^ leu]?s habilans, comme.d'avoir
don^é des lunes aux plaqèies. éloignées du so-
leil , et plus die limes aux plus, éloignées ; et ce
qui est trè^ifnppctant , tAut^est de ce cété^Ià',
iden du .fout de Tautre, > et -wns ne sauriez
SIXIÈMB SOIR. I2i
imaginer le moindre sujet de doute , $i you$
ne reprenez les yeux et l'esprit du peuple* En-
fla , su|lposé qu us. soient , ces habitans des pla-
nètes, ils ne sauraient se déclarer par plus de
marques , et par des marques plus sensibles ;
et après cela , c'est à vous à voir si vous ne les
voulez traiter que de chose purement vraisem*
blable. Mais vous ne voudriez pas , reprit-elle ,
que cela me parût aussi certain qu'il me le pa-
rait qu'Alexandre a été ? Non pas tout'^^fait ,
répondis-je; car quoique nous ayons sur les
lud>itans des planètes atitant de preuves que
nous en pouvons avoir dans la situation où nous
sommes, le nombre de ces preuves n'est pour-
tant pas grand. Je m'en vais renoncer aux ha-«
bitans des planètes, interrompit-elle, car je
ne sais .plus en quel rang les mettre dan« mon
esprit; ils ne sont pas tOttt-à*fait certains , ils
sont plus que vraisemblables , cela m'embar*
rasse trop« Ah i Madame , répliqnai-je , ne vous
découragez pas. Les horloges les jdius commu-
nes et les plus grossières marquent les heures ;
il n'y a que celles qui sont travaillées avec pins
d'art qiu marquent les minutes. De même les
esprits ordinaires sentent bien la différence
d'une Ample vraisemblance, i une certitude
entière ; mais il n'y a que les esprits fins qui
sentent le plus ou le moins de certitude ou de
vraisemblance , et qui en marquent pour ainsi
dire les minutea par leur sentiment. Placez*
les babitans des planètes un peu au-dessous
d'Alexandre , mais au-dessus de je ne sais com*
bien de points d'histoire qui ne sont pas tout-
â-fait prouvés : je crois qu'ils seront bien 1^.
Plural, des Mondes. 6
122 LES MONDES.
■
J'aime l'ordre , dit-elle , et vous me faites plai-
sir d'arranger mes idées ; mais pourquoi n'a-
yez-yous pas déjà pris ce soin-là? Par0e que
quand vous croirez les habitans des planètes
un peu plus ou un peu moins qu'ils ne méritent,
il n'y aura pas grand mal, répondis-je. Je suis
sûr que vous ne croyez pas le mouvement de
la terre autant qu'il devrait être cru; en êtes-
vous beaucoup à plaindre ? Oh ! pour cela ,
reprit-elle , j'en fais bien mon devoir , vous
n'avez rien à me reprocher ; je crois fermement
que la terre tourne. Je ne vous ai pourtant pas
dit la meilleure raison qui le prouve, répli-
5uài*je. Ab ! s'écrîa-t-elle , c'est une trahison
e m'avoir fait croire les choses avec de faibles
preuves. Vous ne me jugiez donc pas digne de
croire sur de bonnes raisons ? Je ne vous prou-
vais les choses , réponâis-je , qu'avec de petits
raisonnemens doux , et accommodés à votre
usage ; en eussé-je employé d'aussi solides et
d'aussi robustes , que si j'avais eu à attaquer un
docteur? Oui, dit-elle, prenez-moi présente-
ment pour un docteur, et voyons cette nou-
velle preuve du mouvement de la terre.
Volontiers, repris-jej la voici. Elle me. plaît
fort, peut-être parce que je crois l'avoir trou-
vée ; cependant elle est si bonne et si naturelle ,
ue je n'oserais m'assurer d'en être l'inventeur,
est toujours sûr qu'un savant entêté qui y
voudrait répondre, serait réduit à parler beau-
coup , ce qui est la seule manière dont un sa-
vant puisse être confondu. Il faut , ou que tous
les corps célestes tournent en viugt-quatre
heures autour de la terre , ou que la terre tour-
nant sur elle-même en vingt-quatre heures ,
ss
SIXIÈME SOIR. Iâ3
attribue ce mouvement à tous les corps céles-
tes. Mais qu'ils aient réellement cette révolu-
tion de Vingt-quatre heures autour de la terre ,
c'est bien la chose du monde où il y a le moins
d'apparence, quoique l'absurdité n'en saute
pas d'abord aux yeux. Toutes les planètes font
certainement leurs grandes révolutions autour
du soleil ; mais ces révolutions sont inégales
entre elles , selon les dislances où Tes planètes
sont du soleil ; les plus éloignées font leurs
cours en plus de temps ; ce qui est fort natu-
rel. Cet ordre s'observe même entre les petites
planètes subalternes qui tournent autour d'une
grande. Les quatre lunes de jupiler, les cinq
de saturne font leurs cercles en plus ou moins
de temps autour de leur grande planète , selon
qu'elles en sont plus ou moins éloignées. De
plus, il est sûr que les planètes ont des mou-
vcmens sur leurs propres centres ; ces mouve-
mens sont encore inégaux; on ne sait pas bien
sur quoi se règle cette inégalité ; si c est, ou
sur la différente grosseur des planètes , ou sur
leur différente solidité , ou sur la différente vi-
tesse des tourbillons particuliers qui les renfer-
ment , et des matières liquides où elles sont
portées ; mais enfin l'inégalité est très-cer-
taine ; et en général , tel est Tordre de la nature ,
que tout ce qui est commun à plusieurs choses ,
se trouve en même temps varié par des diffé-
rences particulières.
Je TOUS entends, interrompit la Marquise,
et je crois que vous avez raison. Oui , je suis de
votre avis ; si les planètes tournaient autour de
la terre , elles tourneraient en des temps iné-
gaux, selon leurs distances, ainsi qu'elles font
124 l'BS MONDES.
autour du soleil ; n'est-ce pas ce que vous yoi&>-
lez me dire ? Justement , Madame , repris-je ;
leurs distances inégales à Végard de la terre
devraient produire des différences dans oe mou-
vement prétendu autour de la terre ; et les
étoiles fixes qui sont si prodigieusement éloi-
gnées de nous , si fort élevées au-dessus de tout
ce qui pourrait prendra autour de nous un
mouvement général , du moins situées en lieu
où ce mouvement devrait être affaibli , n'y au-
rait-il pas bien de Tapparence qu'elles ne tour-
neraient pas autour de nous en vingt^quatre
heures,' comme la lune qui en est si proche?
Les comètes qui sont étrangères dans notre
tourbillon , qui y tiennent des routes si diffé*
rentes lés unes des autres^ qui ont aussi des
vitesses si différentes , ne devraient-elles pas
être dispensées de tourner toutes autour de
nous dans ce même temps de vingt-quatve
heures? Mais non : planètes, «toiles fixes, co-
mètes , tout tournera en vingt-quatre heures
autour de la terre. Encore s'il y avait dans ces
mouvemens quelques minutes de différence,
onpouiTait s*en contenter; mais ils seront tous
de la plus exacte égalité , ou plut6t de la seule
égalité exacte qui soit au monde ; pas une mi-
nute de plus ou de moins. En vérité , cela doit
êtrç étrangement suspect. Oh ! dit ia Marquise,
puisqu'il est possible ^ue cette grande égalité
ne ^o^t que dans notre imagination , je me tiens
fort sûre qu'elle n'est point hors de là. Je suis
bien aise qu'une chose qui n'est point du gé^
nie de la nature, retombe entièrement . sur
nous, et qu'elle en soit déchargée, quoique ce
soit à nos dépens. Pour moi, ^pris-je, je suis
SIXIÈME SOIK. 125
SI ennemi de l'égalité parfaite , que îe ne trouve
pas bon que tous les tours que la tefi*e fait
chaque jour sur elle^mêjne , soient précisément
de vingt-quatre heures, et toujoui*s égaux les
uns des autres; fnurais assez d'inclinatiou à
croire qu'il y a des différences. Des différen-
ces î s'écria-t-elle ; et nos pendules ne mar-
quent-elles pas une entière égalité ? Oh ! ré-
pondîs-je, je récuse les^pendules ; elles ne peu-
vent pas elles-mêmes être tout-à-fait justes ;
et quelquefois qu'elles le seront en marquant
qu'un tour de vingt- quatre heures sera plus
long ou plus court icru'un autre , on aimera
mieux les croire déréglées , que de soupçonner
la terre de quelque irrégularité dans ses révo-
tions. Voilà un plaisant respec( qu'on a pour
elle : je ne me fierais guère plus A la terre qu'à
une pendule ; les mêmes choses à peu près
qui dérégleront l'une , dérégleront l'autre : je
crois seulement qu'il faut plus de temps à la
terre qu'à une pendule pour se dérégler sensi-
blement ; c'est tout l'avantage qu'on lui peut
accorder. Ne pourrait- elle pas peu à peu s'ap-
procher du soleil? Et alors, se trouvant clans
un endroit où la matière serait plus agitée et
le mouvement plus rapide , elle ferait en moins
de temps sa double révolution , et autour du
soleil , et autour d'elle-même. Les années se-
raient plus courtes , et les jours aussi ; mais on
ne pourrait s'en apercevoir, parce qu'on ne
laisserait pas de partager toujours le» années
en trois cent soixante-cinq jours, et les jours
en vingt-quatre heures. Ainsi , sans vivre plus
que nous ne vivons présentement , on vivrait
plus d'années; et au contraire, que la terre
126 LES MONDES.
s'éloigne du soleil , on vivra moins d'an«
nées que nous ne vivons , et on ne vivra pas
moins. Il y a beaucoup d'apparence , dit-elle ,
que quand cela serait , de longues suites de
siècles ne produiraient que de bien' petites
différences. J'en conviens^ répondis-je ; la con-
duite de la nature n'est pas brusque, et sa
méthode est d'amener tout par des degrés qui
ne sont sensibles que dans les changemens fort
prompts et fort aisés. Nous ne sommes presque
capables de nous apercevoir que de celui des
saisons : pour les autres , qui se font avec une
certaine lenteur , ils ne manquent guère de
nous échapper. Cependant tout est dans un
branle perpétuel , et par conséquent tout chan-
ge ; et il n y a pas jusqu'à une certaine dembi-^
selle que 1 on a vue dans la lune avec des lu-
nettes, il y a peut-être quarante ans, qui ne
soit considérablement vieillie. Elle avait un
assez beau visage ; ses joues se sont enfoncées,-
son nez s'est allongé , son front et son menton
se sont avancés ; de sorte que tous ses agré-
mens se sont évanouis, et que l'on craint
même pour ses jours.
Que me contez-vous là ? interrompit la Mar-
quise. Ce n'est point une plaisanterie , repris-
je. On apercevait dans la lune une figure par-
ticulière qui avait l'air d'une tète de femme
qui sortait d'entre les rochers , et il est arri-
vé du changement dans cet endroit-là. Il est
tombé quelques morceaux de montagnes, et
ils ont laissé à découvert trois pointes qui ne
peuvent plus seryîr qu'à composer un front ,
un nez et un menton de vieille. Ne semble-t-il
pas, dit-elle , qu'il y ait une destinée mali-
SIXIEME SOIR. 127
cieuse qui en veuille particulièrement à la
beauté? Ça été justement cette demoiselle
qu'elle a été attaquer sur toute la lune. Peut-
être qu'en récompense, répliquai-je, les chan-
gemens^qui arrivent sur notre terre, embel-
lissent quelque visage que les gens de Ja lune
y voient : j'entends quelque visage à la ma-
nière de la lune ; car cbacun transporte sur
les objets les idées dont il est rempli. Nos as-
tronomes voient sur la lune des visages de
demoiselles,' il pourrait être que des femm§s
3ul observeraient , y verraient de beaux visages
'bommes. Moi , Madame , je ne sais si je ne
■vous y verrais point. J'avoue , dit-elle, que je
ne pourrais me^défendre d*étre obligée à qui
me verrait là , mais je retourne à ce que vous
me disiez tout-à-l'heure : arrive-t-ilsur la terre
des changemens considérables ?
il y a beaucoup d'apparence , répondis-je ,
/qu'il y en est amvé. Plusieurs montagnes éloi-
gnées de la mer , ont de grands lits de coquil-
' lages , qui marquent nécessairement que Peau
. les a autrefois couvertes. Souvent assez loin en-
core de la mer , on trouve des pierres où sont
des. poissons pétrifiés. Qui peut les avoir mis
là, si la mer n'y a pas été? Les fables disent
qu-Hercule sépara avec ses deux mains , deux
qn
lence dans les ferres, et fit ce , grand golfe
qu'on appelle la Méditerranée. Les fables ne
sont point tout-à-fait des fables ; ce sont des
histoires des temps reculés , mais qui ont été
défigurées , ou par l'ignorance des peuples , ou
J28 liES MONDES.
par l'amour qu'ils avaient pour le merveilleux,
Uès-auciennes maladies des hoimues. Qu'Her-*
cule ait séparé deux moatagoefi avec ses deux
maÎQS , cela n'est pas trop Ci*oyable ; mais que
du temps' de quelqu' Hercule, car il y en a cin-
quante , l'Océan ait enfoncé deux montagnes
plus faibles que les autres , peut-être à l'aide
de quelque tremblement de terre , et se soit
jeté entre l'Europe et l'Afrique, je le croirais
aans beaucoup de peine. Ce fut alors une belle
tacbe que les babitans de la lune virent pa-
jnaltre tout à coup sur notre terre ! car vous
savez , Madame , que les mers sont des tacbes.
Du moins l'opinion coqamune est que la Sicile
H été séparée de l'Italie « et Cypre de la Syrie ;
il s'est quelquefois formé de nouvelles tle^ dans
la mer; des tremblemens de terre ont abbné
des montagnes , en. ont fait naître d'autres, et
ont cbangé le cours des rivières. Les pbilo-
sopbes nous font craindre que le royaume de
Naples et la Sicile , qui sont des terres ap-
puyées sur de grandes voûtes souterraines
remplies de soufre , ne fondeût quelque jour,
quand les voûtes ne seront plus assez fortes
pour résister aux feux qu'elles renferment, et
qu'elles exhalent jppésentement par des soupi-
raux telâ que le Vésuve et TEtna. En voilà as-
sez pour diversifier un peu le spectacle que
nous donnons aux gens de la lune.
J'aimerais bien mieux , dit la Marquise , que
nous les ennuyassions en leur donnant toujours
le même, que de les divertir par des provinces
abimées.
Gela »,« serait encore rien, repris^-je, en
comparaison de ce qui se passe dans jupit%r. Il
SIXIÈME S o I K. r2ig[
paratt sur sa surface comme des Eand^s dont
il serait enveloppé , et que Ton dislingue les
unes des autres, du des intervalles qui sont
entre elles , pa^r des diflerens degrés de clarté
ou d'obscurité. Ce sont les terres et mers, ou
enfin de grandes parties de la surface de Jupi-
ter, aussi différentes entre elles. Tantôt ces
bandes s'étrécissent ^ tantôt elles s'élargissent,
elles s'interrompent quelquefois, et se réu-
nissent ensuite ; il s'en forme de nouvelles en
divers endroits, et il s'en efface, et tous ces
eliangemens qui ne sont sensibles qu'à nos
meilleures lunettes, sont en eux-mêmes beau-
coup plus considérables , que si notice Océan
inondait toute la terre ferme , et laissait en sa
place de nouveaux cantinens. A moins que les
nabitans de Jupiter ne soient amphibies, et
qu'ils ne vivent également sur la terre et dans
Teau, je ne sais pas trop bien ce qu'ils de-
viennent. On voit aussi sur la surface de mars
de grands changemens, et même d'un mois à
l'autre. En aussi peu de temps , des mers cou-
vrent de grands continens , ou se retirent par
un flux et reflux infiniment plus violent que
le nôtre , ou du moins c'est quelque chose d é-
quivalent. Notre planète est bien tranquille
auprès de ces deux-là, et nous avons grand
sujet de nous en louer , et encore plus , s'il est
vrai qu'il y ait eu dans Jupiter des pays grands
comme toute l'Europe embrasés. Embrasés!
s'écria la Marquise. Vraiment ce serait là une
nouvelle considérable ! Très-considérable , ré-
pondis-je. On a vu dans Jupiter, il y a peut-
ètse vingt ans, une longue lupiièi-e plus écla-
* 6
l3o LES MONDES.
tante que le reste de la planète. Nous avons eu
ici des déluges, mais rarement; peut-être que
dans Jupiter ils ont rarement aussi de grands
incendies, sans préjudice des déluges qui y
sont communs. Mais quoi quHl en soit, cette
lumière de Jupiter n'est nullement comparable
à une autre , qui , selon les apparences , est
aussi ancienne que le monde , et que l'on n'a-
vait pourtant jamais vue. Comment une lur
mière fait-elle pour se cacher? dit-elle : il faut
pour cela une adresse singulière.
Cela , repris-je^ ne paraît que dans le temps
des crépuscules , de sorte que le plus souvent
ils sont assez longs et asseai forts pour la cou*
vrir ; et que quand ils peuvent la laisser pa-
raître, ou les vapeurs de l'horizon la dérobent,
ou elle est si peu sensible, qu'à moins d'être
fort exact , on la prend pour les crépuscules
mêmes. Mais enfin , depuis trente ans on l'a dé-
mêlée sûrement; elle a faitT^uelque temps les
délices des astronomes , dont la curiosité avait
besoin d'être réveillée par quelque chose d'une
espèce nouvelle. Ils eussent eu beau découvrir
de nouvelles planètes subalternes , ils n'en
étaient presque plus touchés. Les deux der-
nières lunes de saturne, par exemple, ne les
ont pas charmés ni ravis , comme avaient fait
les satellites ou les lunes de Jupiter; on s'accou-
tume à tout. On voit donc un mois devant et
après l'équinoxe de mars , lorsque le soleil est
couché et le crépuscule fini, une certaine lu-
mière blanchâtre qui ressemble à une queue
de comète. On la voit avant le lever du soleil
et avant Je crépuscule , vers l'équinoxe de sep-
tembre, et on la voit soir et malin, vers le
SIXIEME SOIR. l3t
solstice d'hiver. Hors de là elle ne peut, comme
je viens de vous dire ^ se dégager des crépus-
cules , qui ont trop de force et de durée ; car on
suppose qu^elle subsiste toujours , et l'appa-
rence 7 est toute entière. On commence à con-
jecturer qu'elle est produite par quelque grand
amas de matière un peu épaisse qui environne
le soleil jusqu'à une certaine étendue. La plu-
part de ses rayons percent cette enceinte , et
viennent à nous en ligne droite ; mais il y en
a qui , allant donner contre la surface inté-
rieure de cette matière , en sont renvoyés vers
nous , et y arrivent lorsque les rayons directs ,
ou ne peuvent pas encore y arriver le matin,
ou ne peuvent plus encore y arriver le soir.
Comme ces rayons réfléchis partent de plus
haut que les rayons directs , nous devons les
voir plutôt , et les perdre plus tard.
Sur ce pied-là , je dois me dédire de ce que
je vous avais dit , que la lune ne devait point
avoir de crépuscules , faute d'être envirbiuiée
d'un air épais, ainsi que la terre. Elle n'y per-
dra rien , ses crépuscules lui viendront de
c§tte espèce d'air épais qui environne le soleil,
et qui eh renvoie les rayons dans des lieux où
ceux qui partent directement de lui , ne peu-
vent aller. Mais ne voiià-t-il pas aussi , dit la
Marquise , des crépuscules assurés pour toutes
les planètes qui n'auront pas besoiu d'être en-
veloppées chacune d'un air grossier , puisque
celui qui enveloppe le soleil seul , peut faire
cet efl^t-là pour tout ce qu'il y a de planètes
dans le tourbillon? Je croirais assez volontiers
que la nature , selon le penchant que je lui
connais k l'économie , ne se serait servie que de
l3sr XiES MONDES.
ce seul moyen. Cependant , répliquai-)e , mal-
gré cette économie, il y aurait à l'égard de
noU'e terre deux causes de crépuscules , dont
Tunet qui estTair épais d«i soleil , serait assez
inutile 9 et ne pouiU'^it èlre qu un objet de
curiosité pour les habitans de l'observatoire.
Hais il faut tout 4^^^ : il se peut qu'il n'y ait
que la terre qui pousse hors oe soi des vapeurs
et des ejibalaisons assez grossières pour pro-
dttii'e des crépuscules; et la nature aura raison
de pourvoir , par un moyen général , aux be-
soins de toutes les autres planètes , qui seront,
,pour ainsi dire, plus pures , et dont les éva-
porations seront plus subtiles. Nous sommes
peut -être oeux d'entre tous les babitans des
mondes de Ototre tourbillon ^ à qui il fallait
donner à respirer l'air le plus grossiier et bs
plus épais. Avec quel mépris nous regarde-
raient les habitans d^s autres planètes , s'ils
savaient cela !
Ils auraient tort , dit la Marauise ; on lai^est
pas à méprier pour êtiie en^v^eloppé d'un air
épais , puisque le soleil lui-même en a un qui
Tenveloppe. Dites-oK>i , je vous piîe , cet«^ir
n'est-il point produit par de certaines ^iapeucB
que vous m'avez dit autt^fois q^uj sortaient 4u
soleil , et ne sert-il point à 'Tomlprê la jpi^mière
force des rayons, qui aut'ait peut-être été e*-
ceâstv« ? Je conçois que le solf^tl pour^aji être
naturellement voilé pour êti^e plus propoir*
tionné à nos »sage«. Voilà , Madai^e » répon*
dis -je, un petit commenoementï à&,:$^%l^m^
que vous avejB fait* assez }ieui>eus^in«Pi>^ On >y .
pourrait a jouter que ces vapeurs |)rQduJraient
des espaces: de pluies qui reiouibismenii; d^^^
sixiàMi; SOIR. i33
Je soleil pour le rafraîchir , de la même ma-
nière que Ton jette . quelquefois de Feau dans
une forge dont le feu est trop ardent. Il n'y a
rien qu^on ne doive présumer de l'adresse de la
nature; niais elle a une autre sorte d^ adresse
toute particulière pour se dérober à nous ; et
on ne doit pas s'assurer aisément d'avoir deviné
sa manière d'agir, ni ses desseins^ En fait de
découvertes nouvelles , il ne se faut pas trop
presser de raisonner, quoiqu'on en ait toujours
assez d'envie ; et les vrais philosophes sont
comme les ëlépbans , qui , en marchant , ne
posent, jamais le second pied à terre , que le
premier ne sent bien affermi. La comparaison
me parait d'autant plus juste , ii2terrompit<-
elle, que le mérite de ces deux espèces , élé-
pfaans et philosophes , ne eonsiste nullement
daas les agrémens extérieurs. Je consens que
nous imitions le jugement des uns et des au*
très; apprenez-moi encore quelques^^unes.des
dernières découvertes^ et je vous promets de
ne point Caire de système précipité*
Je viens de vous dire, répondîs-je, toutes
les nouvelles que je sais du ciel ^ et je ne crois
pas qu'il yen ait de plus fraîches. Je. suis bien
iac^rhé qu'elles ne soient pas aussi surpienantes
et aussi mc^'veilleuses que quelques observa-
tions que je lisais l'auti^ jour dans un abrégé
des annales de la Chine , écrites en latin* On
yoit des mille étoiles a la fois qui tombent du
ciel dans la mer avec un grand fracas « ou qui
se dissolvent et s'en vont en pluie. CeU n'a
pas été vu pour une fois à la Chine ; f pi t4!€uve
cette abservaûoo en deux temps asse^ éloi-
gnés, sans compter une étoile qui s' en. va cre-
l34 LES MONDES.
ver vers Torient , comme une fusée , toujours ^
avec UQ grand bruit. Il est fâcheux que. ces \^
spectacles-là soient réservés pour la Chine, et ^^A
que ces pajs-ci n'en aient jamais eu leur part,
li n'y a pas long-temps que tous nos philo-
sophes se croyaient fondés en expérience , pour
soutenir que les cieux et tous les corps célestes
étaient incorruptibles et incapables de change-
mens \ etpendant ce temps-là d'autres hommes,
à l'autre bout de la terre , voyaient des étoiles
se dissoudre par milliers : cela est assez diffé-
rent. Mais , dit-elle , n'ai-je pas toujours ouï
dire que les Chinois étaient de si grands astro-
nomes ? Il est vrai^ repris-je ; mais les Chinois
y ont gagné à être séparés de nous par un long
espace de terre , comme les Grecs et les Ro-
mains à être séparés par une longue suite de
siècles ; tout éloignement est en droit de nous
en imposer. En vérité , 'je crois toujours de
plus en plus qu'il y a un certain génie qui n'a
point encore été hors de notre Europe , ou
qui du moins ne s'en est pas beaucoup éloi-
gné. Peut-être qu'il ne lui est pas permis de
se répandre dans une grande étendue de terre
à la fois , et que quelque fatalité lui prescrit
des bornes assez étroites. Jouissons-en tandis
S[ue nous le possédons ; ce qu'il y a de meil-
eur, c'est qu'il ne se renferme pas dans les
sciences et dans les spéculations sèches ; il
s'étend avec autant de succès jusqu'aux choses
d'agrément, sur lesquelles je doute qu'aucun
peuple nous égale. Ce sont celles-là , Madame ,
auxquelles il vous appartient de vous occuper,
et qui doivent composer toute votre philo-
sophie.
DIALOGUES
DES
MORTS ANCIENS
PAR M. DE FONTENELLE.
A LUCIEN,
AUX CHAMPS ÉLYSIENS.
I
LLUSTRE MORT,
// est bien juste qu'après avoir pris une idée'
qui vous appartient, je vous en rende quelque
soi'te d^ hommage, L auteur dont on a tire le
plus de secours dans un livre, est le vrai héros
de VEpitre Dédicatoire ; cest lui dont on peut
publier les louanges avec sincérité , et qu^on
doit choisir pour protecteur. Peut-être on trou-
vera que j^ ai été bien hardi d'avoir osé travail'
1er sur votre plan ; mais il me semble que je
r eusse été encore davantage , si f eusse tra-
vaillé sur un plan de mon imagination. J*ai
quelque lieu a espérer que le dessein qui est de
l36 éPITAE.
vous , fera passer les choses qui sont de moi ;
et f ose vous dire que si par hasard mes Dia-
logues aidaient up peu de succès , ils vousfe^
raient plus d^ honneur que les vôtres même ne
vous en ont fait, puisquon verrait que cette
idée est assez agréablr pour nai^oir pas 6e-
soin d^étre bien exécutée, J'' ai fait tant de fond
sur eltf\ que foi cru quune partie ni en pour ^
rait suffire. f*ai supprimé Plut on , Caron ,
Cerbère, et tout ce qui est usé dans les enfers.
Que je suisfdché que vous ayez épuisé toutes
ces belles matières de t égalité des morts , du
regret qu'ils ont à la vie ^ de lafausseferm.eté
que les philosophes affectent de faire paraître
en moiwant , du ridicule malheur de ces jeunes
gens qui meurent aidant les vi^î lards dont ils
croient hériter, et à qui ils faisaient la cour !
Mais après tout , puisque vous aidiez inuenté
ce dessein^ il était raisonnable que vous en
prissiez ce du il y aidait de plus beau. Du moins
fai taché de vous imiter dans la fin que vous
vous étiez proposée. Tous vos dialogues ren-
* ferment leur morale , et fai fait moraliser
tous mes morts ; autrement 'ce n^eût pas été la
peine de les faire parler. Des vis^ans auraient
suffi pour dire des choses inutiles. De plus ,
il y a cela de commode, qu'on peut supposer
que les morts sont gens ae grande réflexion ,
tant à cause de leur expérience que de leur
loisir, et on doit croire pour leur honneur
quUls pefisent un peu plus qu'on ne fait d'or-
diNaire pendant la vie. Ils raisonnent mieux
ue nous des choses d'ici-haut ,, parce quils
es regardent a¥vc plus cV indifférence et plus
r.
é PITRE. 107
de tranquillité; et ils ^veulent bien en raison^
ner , parce qu ils y prennent un reste éP intérêt*
Vous avez fait la plupart de leurs dialogues
si courts, quil parait que vous nauez pas
cru qu'ils fassent de grands parleurs , et je
suis entré aisément dans votre pensée. Comme
les Morts ont bien de V esprit, ils déliraient
*voir bientôt le bout de toutes les matières.
Je croirais même sans peine qu'ils devraient
être assez éclairés pour consfenir de tout les
uns a\fec les autres , et par conséquent pour
ne se parler jamais : car il me semble quHl
n appartient de disputer qu'à nous autres
igfiorans , qui ne découlerons pas la vérité ;
de même quil n^ appartient qû à des aveugles
qui ne voient pas le but oà ils vont, de
s'entre ' heurter dans un chemin. Mais on ne
pourrait pas se persuader ici que les Morts ,
eussentychangé de caractère y jusqu'au point
de n^avhir plus de sentimens opposés. Quand
on a une fois conçu dans le monde une opi-
nion des gens , on rien saurait revenir. Ainsi
je me suis attaché à rendre les Morts recon-
naissables, du moins ceux qui sont fort con-
nus. Vous ri avez pas fait de difficulté d'en
supposer quelques - uns , et peut - être aussi
quelques - unes des aventures que vous leur
attribuez; mais je ri ai pas eu besoin de ce
privilège. L'histoire me fournissait assez de
véritables Morts et d^ aventures véritables,
pour me dispenser d'emprunter aucun secours
de la fiction. Vous ne serez vas surpris que
les Morts parlent de ce qui s est passé long-
temps après eux , vous qui les voyez tous les
l38 £ PITRE.
jours s^ entretenir des affaires les uns des au-
tres • Je suis sûr qu'à VheureqvHl est^ ofous
connaissez la France par une infinité de rap»
ports quon vous en a faits , et que vous sa^ez'
qu'elle est aujourd'hui pour les lettres^ ce
que la Grèce était autre/ois» Surtout votre ilr
lustre traducteur , qui vous a si bienfait par^
1er notre langue , n aura pas manqué de vous
dire que Paris a eu pour vos oui^rages le
même goût que Rome et Athènes aidaient eu.
Heureux qui pourrait prendre votre style
comme ce grand homme le prit , et attraper
dans ses expressions cette simplicité fine et
cet enjouement naïf, qui sont si propres pour
le Dialogue ! Pour moi , je liai sarde de pré-
tendre a la gloire de vous a^oir bien imité; je
ne veux que celle d^ avoir bien su qiCon ne peut
imiter un plus excellent modèle que vous.
DIALOGUES
DES
MORTS ANCIENS.
DIALOGUE L
ALEXANDRE, PHRINÉ.
PHRINÉ.
V DUS pouvez le savoir de tous les Thétaîns
quî ont vécu de mon temps. Us vous diront
que je leur offris de rebâtir à mes dépens les
murailles de Thèbes que vous aviez ruinées ,
pourvu que l'on y mît cette inscription:
Jlexandre-le^Grand avait abattu ces murail"
les ; mais la courtisane Phîiné les a relevées •
Alexandre. Vous aviez donc grand' peur
que \es siècles à venir n'ignorassent quel mé-
tier vous aviez fait ?
Phri. J'y avais excellé , et toutes les per-
sonnes extraordinaires , dans quelque profes-
sion que ce puisse être , ont la folie des monu-
mens et des inscriptions.
Alex. Il est vrai que Rhodope l'avait déjà
eue avant vous. L'usage qu'elle fit de sa beauté
la mit en état de bâtir une de ces fameuses
ï4o DIAÎ-OGUES
pyramides d'Egypte qui sont encore sur pied ^
et je me s *
l'autre, joi
qui prête I
ombres se mirent à pleurer, en disant que>
dans les pays et dans les siècles où elles ve«
naient de vivre , les belles ne faisaient plus
d'assez grandes fortïines pour élever, des pyra-
mides.
Phri. Mais moi j'avais cet avantage pftr-des-
sus Rhodope , qu'en rétablissant les murailles
de Thèbes, je me mettais en parallèle avec
vous qui aviez été le plus grand conquérant
du monde , et que je faisais voir que ma beau-
té avait pu réparer les ravages que votre va-
leur avait faits.
Ai^x. Voilà deux choses qui assurément n'é-
taient jamais entrées eu comparaison Tune
avec l'autre. Vous vous savez donc bon gré
d'avoir eu bien des galanteries ?
Phri. Et vous, vous êtes fort satisfait d'a-
voir désolé la meilleure partie de l'univers.
Que ne s'est- il trouvé une rhriné dans cbaque
ville que vous avez ruinée, il ne serait resté
aucune marque de vos fureurs!
Alex. Si j avais à revivre, je voudrais être
encore un illustre conquérant.
Phri. Et moi une illustre conquérante. La
beauté a un droit naturel de commander aux
hommes , et la valeur n'a qu'un droit acquis
par la force. Les belles sont de tous pays, et
les rois même ni les conquérans n'en sont pas.
Mais pour vous convaincre encore mieux ,
votre père Philippe était bien vaillant , vous l'é-
DES MORTS. I^l
liez beaucoup aussi ; cependant vous ne putes
ni Tun ni Tautre inspirer aucune crainte à
l'orateur Démoslhène , qui ne fît, pendant toute
sa vie , que haranguer contre vous deux : et
une autre Phriné que moi (car le nom est heu-*
reux) , étant sur le point de perdre une cause
fort importante , son avocat, qui avait épuisé
vainement toute son éloquence pour elle , s'a-
visa de lui arracher un grand voile qui la cou-
vrait en partie ; et aussitôt ^ à la vue des heaur
tés qui parurent, les juges qui étaient prêts à
la condamner, changèrent a avis. Cest ainsi
que le bruit de vos armes ne put, pendant un
grand nombre d'années ^ faire taire un orateur^
et que les attraits d'une belle personne corrom-
pirent en un moment tout le sévère Aréopage*
Alex. Quoique vous ayez appelé encore upe
Phriné à votre secours , je ne crois pas que le
parti d'Alexandre en soit plus faible. Ce serait
grande pi^tié ^ si . • . .
Phki. Je sais ce que vous m' allez dire. La
Grèce , l'Asie , la Perse., les Indes ^ tout cela
est d'un bel étalage. Cependant &i je retraur»
chais de votre gloire ce qui ne vous en appar-
tient pas ; si )e donnais à vos soldats , à vos
capitaines, au hasard même ,. la part qui leur
en est due, croyez-vous que vous n'y perdis»
siez guère ? Mais une belle ne partage ave^
personne l'honneur de ses conquêtes : elle ne
doit rien qu'à elle-même. Croyez-moi, c'est
une jolie condition que celle d'une jolie femme.
Alex. Il a paru, que vous en avez été bien
persuadée. Mais pensez-vous que ce person-
nage s'étende aussi loin que vous l'avez poussé?
1^2 DIALOGUES.
Phri. Non, non, car je suis de bonne foi.
J'avoue que j'ai extrêmement outré* le carac-
tère de jolie femme ; mais vous avez outré aussi
celui de grand homme. Vous et moi nous avons
fait trop de conque tes c Si je n'avais eu que
deux ou trois galanteries tout au plus , cela
était dans Tordre ; et il n'y avait rien à redire ;
mais d'en avoir assez fait pour rebâtir les
murailles de Thèbes , c'était aller beaucoup
plus loin qu'il ne fallait. D'autre côté , si vous
n'eussiez tait que conquérir la Grèce, les iljes
voisines , et peut-être encore quelque partie
de l'Asie mineure , et vous en composer un
Etat , il n'y avait rien de mieux entendu ni de
plus raisonnable ; mais de courir toujours ,
sans savoir où, de prendre toujours des villes ,
sans savoir pourquoi^ et d'exécuter toujours,
sans avoir aucun dessein , c'est ce qui n'a pas
plu à beaucoup de personnes bien sensées.
Alex. Que ces personnes bien sensées en di-
sent tout ce qui leur plaira ; si j'avais usé si
sagement de ma valeur et de ma fortune, on
n'aurait presque point parlé de moi.
Phri. Ni de moi non plus, si j'<avais usé
trop sagement de ma beauté. Quand on ne veut
faire que du bruit, ce ne sont pas les carac-
tères les plus raisonnables qui y sont les plus
propres.
DES MORTS. l4^
DIALOGUE II.
MILON, SMINDIRIDE.
SMINDIRIDE.
X ^ es donc bien glorieux , Milon , d'avoir
porté un bœuf sur tes épaules aux jeux Olym-
piques ?
Milon. Assurément, Faction fut fort belle.
Toute la Grèce j applaudit, et Thonneur s'en
répandit jusque sur la ville de Crotone , ma pa-
trie , d'où sont sortis une infinité de braves
athlètes. Au contraire, ta ville de Sybaris sera
décriée à jamais par la mollesse d^ ses habi-
tans , qui avaient banni les coqs de peur d^en
être éveillés , et qui priaient les gens à manger
un an avant le jour du repas , pour avoir le
loisir de le faire aussi délicat qu'ils le vou-
laient.
Smin . Tu te moques des Sybarites ; mais tpi ,
Crotoniate grossier, crois -tu que se vanter
de porter un bœuf, ce ne soit pas se vanter
de lui ressembler beaucoup ?
Ml. Et toi f crois-tu avoir ressemblé à un
homme, quand tu t'es plaint d'avoir passé
une nuit sans dormir , à cause que parmi les
feuilles de roses dont ton lit était; semé, il y
en avait eu une sous toi qui s'était pliée en
deux ?
Smin. Il est vrai que j'ai eu cette délicatesse ;
mais pourquoi te parait- elle si étrange ?
Ml. Et comment se pourrait-il qu'elle ne me
le parut pas ?
144 DIALOGUES
Smin. Quoi ! n as-tu jamais vu quelque amant
qui , étant comblé des faveurs d^une maîtresse
à qui il a rendu des services signalés, soit
. troublé dans la possession de ce bonheur par
la crainte quil a que la reconnaissance n'agisse
dans le cœur de la belle ^ plus que l'incli-
nation ?
Mi. Non, j« n'en ai jamais vu; mais quand
cela serait ?
Si^iN. Et n^as-tu jamais entendu parler de
quelque conquérant qui , au retour d'une ex-
pédition glorieuse , se trouvât peu satisfait de
ses triomphes, parce que la fortune y aurait
eu plus de part que sa valeur ni sa conduite ^
€t que ses desseins auraient réussi sur des me*
sures fausses et mal prises ?
Mi. Non , je n'en ai point-entendu parler;
mais encore une fois , qu en veut-tu conclure ?
SMiN.Que cetamai^t et ce conquérant, et gé-
néralement presque tous les hommes , quoique
couchés' sur des fleurs, ne sauraient dormir,
s'i/ y en a une seule feuille pliée en deux. Il ne
faut rien pour gâter les plaisirs. Ce sont des lits
de roses , où il est bien difficile que toutes les
feuilles se tiennent étendues , et qu'aucune ne
se plie ; cependant le pli d'une seule si\ffit
pour incommoder beaucoup.
Ml. Je ne suis pas fort savant sur ces ma-,
tières-là ; mais il me semble que toi , et l'amant
et le conquérant que tu supposes, et tous tant
Ïue vous êtes, vous avez extrêmement tort,
ourquoi vous rendez-^yous si délicats ? *
SMm. Ah ! Milon , les gens d'esprit ne sont
pas des Crotoniates comme toi; mais ce sont
DES MORTS. l45
des Sybarites encore plus raffinés que je n é-
tais.
' Mi* Je vois bien ce que c'est. Les gens d'es-
prit ont assurément plus de plaisir qu'il ne leur
en faut , et ils permettent à leur délicatesse
d'en retrancher ce qu'ils ont de trop. Us veulent
bien être sensibles aux plus petits désàgré-
mens, parce qu'il y a d'ailleurs assez d'agré-
mens pour eux ; et sur ce pied-là , je trouve
qu'ils ont raison.
Smin. Ce n'est point du tout cela. Les gens
.d'esprit n'ont pas plus de plaisir quHl ne leur
en faut.
Ml. Ils sont donc fous de s'amuser à être «i
délicats.
Smin. Voilà le malheur. La délicatesse est
tout-à-fait digne dés hommes ; elle n'est pro-
duite que par les bonnes qualités et de l'esprit
et du cœur ; on se sait bon gré d'en avoir ; on
tâche à en acquérir quand on n^en a pas : ce-
pendant la délicatesse diminue le nombre des
plaisirs, et on n'en a point trop. Elle est cause
qu'on les sent moins vivement , et d'eux-mê-
mes ils ne sont pqint trop vifs. Que les hommes
sont à plaindre ! Leur condition naturelle leur
fournit peu de choses agréables , et leur raison
leur apprend à en goûter encore moins.
Plural, des Hokdes.
I.^|6 DIALOGUES
DIALOGUE m.
DIDON, STRATONICE.
DIDOK. • '
JtlELAS ! ma pauvre Stratotiice , que je suis
malheureuse ! Vous savez comme j'ai vécu. Je
gardai une fidélité si exacte à mon premier
mari , que je me brûlai toute viv6 , plutôt
que d'en prendre un second. Cependant je n'ai
pu être à couvert de la médisance. Il a plu à
un poète, nommé Yirgile, de changer une prude
aussi sévère que moi, en une jeune coquette
qui se laisse charmer de la bonne mine dTun
étranger dès le piremier jour qu'elle le voit.
Toute mon histoire est renversée. A la vérité ,
le bûcher où je fus consumée m'est démettre ;
mais devinez pourquoi je m'y jette. Ce n'est
plus de peur d'être obligée à un second ma*
riage , c'est que je suis an désespoir que cet
étranger m'abandonne*
Stratoitice. De bonne foi , cela peut avoir
des conséquences très-dangereuses. Il n'y aura
plus guère de femmes qui veuillent se brûler
par Gdélité conjugale , si , après leur mort , un
poète est en liberté de dire d'elles tout ce qu'il
voudra. Mais peut-être votre Virgile n'a-t-il
Sas eu si grand tort. Peut-être a-t-il démêlé
ans votre vie quelque intrigue que vous es-
périez qui ne serait pas connue. Que sait-on ?
Je ne voudrais pas répondre de vous sur la foi
de votre bûcher.
DES MORTS. 147
Di. Si la galanterie que Yirgile m'attribue
avait quelque vraisemblance , je consentirais
que l'on me soup^nnât; mais il me donne
pour amant Enée , un homme qui était mort
trois cents ans avant que je ne fusse au monde»
Stra. Ce que vous dites là est quelque chose.
Cependant Enée et voua, vous paraissiez extrê-
mement être le fait l'un de l'auU*^. Vous aviez
été tous deux contraints d'abandonner votre
patrie y vous cherchiez fortune tous deux- dans .
des pays étrangers; il était veuf |. vous étiez
veuve : voilà bien des rapports^ U esjt vrai que
vous êtes née trots cents ans après lut; mais
Virgile a vu tant de misons {>our vous assor-
tir ensemble, qu'il a cru que les trqis cents
années qui voussépairaient n'étaient pas une
affaire.
Di. Quel raisonndliniefit eit-^ce }à?Qi|Oi! trpis
cents ans ne sont pafi:toù^9)Ur$ trQi# eents ams»
et nxalgré cet obstâfcle ^deilx pfirsoiupk|6s peu-
vent sie renbantrev et: s'aimier ? ]-)
Stba^ Qh! c'est , sur. ce puMULique Virgile a
entendu fincssex Assurément il.étàil homme dn
Btondc ; il a voidu faire voir qu'eci niatièi;e de
çbmmeiisp amooiiônx y il ne^a«bi pas juger sur
rapparcaice, et que ftou^;cettJi'qu en ont le
moins^i' sKaitbîén souvent loiSlpliiiS )iv%is^ . :
Dji J'avais Ineiiiffaire qù'U et toquât m^ té-
putatioA , f>onr mettre oe béaa mystère dans
ses ouvrages.
Stra. Mais quoi ? Vonsa-t41 tournée en ri- .
dîcnle? Voos a-'l^ilfsitâiare des choses imper--
tînentes?
Du BieninoïkiS^'U pot'a réinté ici son poëme,
l48 DIALOGUES
et tout le morceau où il me fait paraître , est
assurément divin, à la médisance près. Ty
suis belle , j^y dis de très-belles choses sur ma
passion prétendue ; et si Virgile était obligé à
me reconnaître dans l'Enéide pour femme de
bien, l'Enéide y perdrait beaucoup.
StrA. De quoi vous plaignez-yous donc? On
vous donne une galanterie que vous n'ayez pas
eue : voilà un grand malheur ! Mais en récom-
pense on vous donne de la beauté et de l'es-
prit que vous n'aviez peut-être pas.
Dl. Quelle consolation! «
Stra. Je ne sais comment VQUS êtes faite ;
mais la plupart des femmes aiment mieux , ce
me semble, qu'on médise un peu de leur vertu,
que de leur esprit, ou de leur beauté. Pour
moi, j'étais de cette humeur-là. Un peintre,
?[ui était à la cour du roi de Syrie , mon mari ,
ut mécontent de moi ; -et pour se venger , il
me peignit entre les bras d'un soldat. Il exposa
son tableau, et prit aussitôt la fuite. Mes su-
jets ^ zélés pour ma gloire^ voulaient brûler ce
tableau publiquement;- mais comme j'y étsds
peinte admirabljement bien , et avec beaucoup
de beauté , quoique les attitudes qu'on m'y
donnait ne fussent pas avantageuses à nia
vertu , fe défendis qu'on le brulàt, et fis rêver
nir le peintre à qui je pardonnai. Si vous me
croyez , vous en userez de même à l'égard de
Virgile.
Di. Gela serait>bon, si le premier mérite
d'une femme était d'étfce belle , ou d'avoir de
l'esprit.
Stra. Je ne décide point quel est ce pre-
DES MORTS. 149
mier mérite : mais dans l'usage ordinaire, la
première question qu^on fait sur une femme
que Tonne connaît point, c'est : Est^elle belle?
La seconde i A-t-eue de V esprit ? Il arrive ra-
rement qu'on fasse une troisième question.
DIALOGUE IV.
ANACRÉON, ARISTOTE.
ARISTOTE.
J E n'eusse jamais cru qu'un faiseur de clian*
sonnettes eût osé se comparer à un philosophe
d'une si grande réputation que moi.
Anagréon. Vous faites sonner bien haut le
nom de philosophe ; mais moi> avec mes chan-
sonnettes, je n'ai pasikissé d'être appielé le
sage Anacréon^ et il me semble que le titre de
philosophe ne vaut pas celui dé sage»
Ari. Ceux qui vous ont donné cette quàlité-
là ne songeaient pas trop bien à ce qu'ils di-
saient. Qu'aviez-vous famais fait pour le mé-
riter?
Ajn^A. Je n'avais fait que boire , que chantet,
qu'être amoureux; et la merveille est qu'on
m'a donné le nom de sage à ce prix, au lieu
qu'on ne vous a. donné que celui de philo-
sophe , qui vous a coûté des peines intinies.
Car comnien avez-vous passé de nuits à éplu-
cher les questions épineuses delà dialectique?
Combien avez-vous composé de gros volumes
sur des matières obscures que vous n'enten-
diez peut-être pas bien vous-même ?
j5o D1AL0&UE2>
Ari» J'aToue que vous avez prU un ohexnlu
plu6 commode, pour pairvenir à la sagesse , et
qu'il fallait, élm bien habile pour trouver
mojeià d'acquénr plus de gloire avec votre
lutn et votre bouteille , que les grands hom-
mes n'en ont acquis par leurs veilles et par
leurs travaux.
Air A. Vous prétendez railler: mais je vous
soutiens qu'il est plus difficile de boire et chan-
ter, comme j'ai cnanté et comme j'ai bu , que
de philosopher comme vous avez philosophé.
Pour chanter et pour boire comme moi, il fau-
drait avoir dégagé son âme des passions vio-
lentes , n'aspirer plus à ce qni ne dépend pas
de nous, s'être disposé k prendre toujours le
temps comme il viendrait ; enfin il y «uraît au-*
paravant bien des petites choses à régler cliez
soi ; et^ quoiqu'il n'y ait pas grande délicatesse
à tout cela, on a pourtant de la peine à eo Te-
nir à bout. Mais on peut à moins de frais phi-
losopher comme vous avez fait. On n'est point
obligé à se guérir de l'ambition , ni de 1 ava-
rice : on se fait une entrée agréable à la cour
du grand Alexandre ; on s'attire des présens
de cinq cent mille écus , que l'on n'emploie
pas entièrement en expériences de physique,
selon l'intention du donateur ; et en un mot ,
cette sorte de philosophie même a des choses
assez opposées à la philosophie.
Aki. 11 faut qu'on vous ait fait ici-bas bien
des médisfmces de moi : mais , après tout %
l'homme n'est homme que par la raison , et
rien n'est plus beau que d'apprendre aux autres
comment ils s'en doivent servir à étudier la
DES MORTS, l5l
uaLnre, et i développer toutes ces énigmes
qu'elle nous propose. •
AwA. Voilà comme les hommes renversent
l'usage de tout. La philosophie est en elle-
même une chose admirable , et qui leur peut
être fort utile ; mais parce qu'elle les incom-
moderait, si elle se mêlait de leurs affaires et
si elle demeurait auprès d'eui à régler leurs
passions, ils l'ont envoyée dans le ciel arran-
ger des planètes, et en mesurer les mouve-
mens ; ou bien ils la promènent sur la terre ,
ponr lui faire examiner tout ce qu'ils y voient.
Enfin ils Toccupent toujours le plud loin d'eux
qu'il leur est possible. Cependant comme ils
veulent être pnilosophes à bon marché, ils ont
l'adresse d'étendre ce nom, et ils 1« donnent
le plus souvent i ceux qui font la recherche
des causes naturelles*
ÀKi.Ët qaelnom plus convenable leur peut-
on donner?
AnA. La philosophie n'a affaire qu'aux hom-
mes , et nulleixieiit au reste de Funivers. L'as-
tronome pense aux astres, le physicien pense
à la nature , et le philosophe pense à soi.
Mais qui eût voulu l'être à une condition si
dure? Hélas! presque personne. On a donc
dispensé les philosophes d^être philosophes ,
et on s'est contenté qu'ils fussent asti*oiu>mes ,
ou physiciens. Pour moi, je nai point été
d'humeur à m'engager dans les spéculations ;
mais je suis sûr qu'il y a moins de philosophie
dans beaucoup de livres qui font profession
d'en parler , que dans quelques-unes de ces
l52 DIALOGUES
chansonneUes que yoas méprisez tanl ; dans
celle-ci , pai*exemple :
Si Tor prolongeait la vie ,
Je n'aurais point d'autre envie
Que d*amasser bien de l'or :
La Mort me rendant visite , ^
Je la renverrais bien vite,
En lui donnant mon trésor.
Mais si la Parque sévère
Ne le permet pas ainsi ,
L'or ne m'est plus nécessaire :
L'amour et la bonne chère
Partageront mon souci.
Ari. Si VOUS ne voulez appeler philosophie
que celle qui regarde les mœurs, il y a dans
mes ouvrages de morale des choses qui valent
bien votre chanson ; car enfin cette obscurité
?u'on m'a reprochée , et qui se trouve peut-
Cre dans quelques-uns de mes livres , ne se
trouve nullement dans ee que j'ai écrit sur
cette matière , et tout le monde a avoué qu'il
n'y avait rien de plus beau ni de plus clair que
ce que j'ai dit des passionis.
Anâ. Quel abus ! Il n'est pas question de dé-
finir les passions avec méthode , comme on dit
que vous avez fait, mais de les vaincre. Les
hommes donnent volontiers à la philosophie
leurs maux à considérer , mais non pas à gué-
rir; et ils ont trouvé le secret de faire une mo*
râle qui ne les touche pas de plus près que l'as-
tronomie. Peut -on s'empêcher de rire, en
.voyant des gens qui, pour de l'argent, prê-
chent le mépris des richesses^ et des poltrons
qui se battent sur la définition du magnanime ?
DES MORTS. l53
DIALOGUE V.
HOMÈRE, ESOPE.
HOMÈRE,
hjJX vérité , toutes les fables que vous venez
de me réciter, ne peuvent être assez admirées.
Il faut que vous ayez beaucoup d'art, pour dé-
guiser ainsi en petits contes les instructions les
plus importantes que la morale puisse donner,
et pour couvrir vos pensées sous des images
aussi justes et aussi familières que celles-là.
Esope. Il m'est bien doux d'être louésur cet
art, par vous qui l'avez si bien entendu.
Ho. Moil Je ne m'en suis jamais piqué.
Eso. Quoi! n'avez- vous pas prétendu cacher
de grands mystères dans vos ouvrages?
Ho. Hélas ! point du tout.
Eso. Cependant tous les savans de mon
temps le disaient; il n^y avait rien dans l'Iliade
ni dans l'Odyssée , à quoi ils ne donnassent les
allégories les plus belles du monde. Us soute-
naient que tous les secrets de la théologie , de
la physique, de la morale et des mathéma-
tiques mêmes étaient renfermés dans ce que
vous aviez écrit. Véritablement il y avait quel-
que diflS culte à les développer; où l'un trou-
vait un sens moral , Tautre en trouvait un
physique ; mais après cela ils conversaient que
vous aviez tout su , et tout dit à qui le com-
prenait bien.
Ho. Sans mentir, je m'étais bien douté que
'7
l54 blAlOGtTES
de ciertaîaés géhs ne manqueraient point d'en-
tendre finesse où je n'en avais point entendu.
Gomme il n efit rien de tel que de prophétiser
des choses éloignées en attendant iévéne-
ment, il n'est rien de tel aussi que de débiter
des fables en attendant l'allégorie.
Eso. Il fallait que vous fussiez bien hardi
pour vous reposer sur vos lecteurs du soin de
mettre des allégories dans vos poèmes. Où en
eussiez-vous été , si on les eut pris au pied de
la lettre?
Ho. Hé bien, ce n'eût pas été un grand
malheur.
Eso. Quoi ! ces dieux qui s'estropient les iin$
les autres ; ce foudrojant Jupiter , qui , dans
' une assemblée de divinités , menace Vauffiste
Junon de la battre ; ce Mai*s , qui , étant blessé
par Diomède , crie , dites-vous , comme neuf
ou dix mille hommes , et n'agit pas comme lin
seul ( car au lieu de mettre tous les Grecs en
pièces , il s'amuse à s'aller plaindre de sa bles-
sure à Jupiter) ; tout cela eût été bon sans
allégorie ?
Ho. Pourquoi non? Vous vous imaginez que
l'esprit humain ne cherche que le vrai, dé-
trompez-vous. L'esprit humain et le faux sym-
pathisent extrêmement. Si vous avez la vérité à
dire , vous ferez bien de l'envelopper dans les
fables ; elle en plaira beaucoup plus. Si vous
voulez dire des fables^ elles pourroiit bien
plaire , sans contenir aucune vérité. Ainsi le
vrai a besoin d'empninter la figure du faux ,
pour être agréablement rfeçu dans l'esprit hu-
main ; mais le faux y entré bien sous sa propre
DES MOR'T^i l55
figure, car c'est le lieu de sa naissatiôe et de sa
demeure ordinaire, et le vrai y est étranger.
Je vous dirai bien plus. Quand je me fusse tué
à imaginer des fables allégoriques , il eût bien
pu arriver que la plupart des gens auraient
pris la fable comme une chose qui n'eût point
trop été hors d'apparence , et auraient laissé
là Fallégorie ; et en effet , vous devez savoir
que mes dieux , tels qu'ils sont et tout mystère
i part , n'ont point été trouvés ridicules.
Eso. Cela me fait trembler. Je crains furieu-
sement que Ton ne croie que les bétes aient
parlé comme elles font dans mes apologues. '
Ho. Yoilà une plaisante peur.
Eso. Hé quoi, si l'on a bien cru que les
dieux aient pu tenir les discours que vous leur
avez fait tenir , pourquoi ne croira-t-on pas
que les bétes aient parlé de la manière dont j^e
les ai fait parler ?
Ho. Ah ! ce n'est pas la même chose. Les
hommes veulent bien que les dieux soient aussi
fous qu'eux , mais ils ne veulent pas que les
bétes soient aussi sages.
DIALOGUE VI.
ATHENAIS, ICASIE.
IGASIE.
I; uiSQaB vous voulez savoir mon aventure , la
voici. L'empereur sous qui je vivais , voulut sp
marier ; et pour mieux choisir une impératrice,
il fit publier que toutes celles qui se croyaient
l56 DIALOGUES
d'une beauté et d'un agrément à prétendre aiL
trône, se trouvassent à Constant! nople» Dieu
sait Taffluence qu'il y eut. J'y allai , et je ne
doutai point qu'avec beaucoup de jeunesse ,
avec des yeux très-vifs , et un air assez agréa-
ble et assez fin , je ne pusse disputer l'empire.
Le jour que se tint l'assemblée d!e tant de jolies
prétendantes, nous parcourions toutes d'une
manière inquiète les visages les unes des au-
tres ; je remarquai avec plaisir que mes rivales
me regardaient d'assez mauvais œil. L'empe-
reur .parut. Il passa d'abord plusieurs . rangs
de belles sans rien dire ; mais quand il vint à
moi, mes yeux me servirent.bien , et ils l'ar-
rêtèrent. En vérité, me dit-il en me regardant
de l'air que je pouvais souhaiter, les femmes
sont bien dangereuses ; elles peuvent faire
beaucoup de mal. Je crus qu'il n était question
que d'un peu d'esprit, et que j'étais impéra-
trice ; et dans le trouble d'espérance et de joie
où je me trouvais , je fis un effort pour répon-
dre : En récompense , seigneur , les femmes
peuvent faire ^ et ont fait quelqurfois beaucoup
de bien. Cette réponse gala tout. L'empereur
la trouva si spirituelle , qu'il n'osa m'épouser.
Athenais. Il fallait que cet empereur-là fût
d'un caractère bien étrange , pour craindre
tant l'esprit, et qu'il ne s'y connût guère, pour "
Croire que votre réponse , en marquât beau-
coup ; car franchement elle n'est pas trop
bonne , et vous n'avez pas grand'chofe à vous
reprocher.
le A. Ainsi vont les fortunes. L'esprit seul
vous a fait impératrice \ et moi , la seule ap-
DES MORTS. iSj
parence de l'esprit m'a empêchée de l'être.
Tous saviez même encore la philosophie, ce qui
est bien pis que d'avoir de Tesprit ; et avec tout
cela, vous ne laissâtes pas d'épouser Théodose
le jeune.
At. Si j'eusse eu devant les yeux un exemple
comme le vôtre, j'eusse eu grand' peur. Mon
père , après avoir fait de moi une fille fort sa-
vante et fort spirituelle , me déshérita , tant il
se tenait sûr qu'avec ma science et mon bel es*
prit je ne pouvais manquer de faire fortune ;
et à dire le vrai, je le croyais comme lui.
Mais je vois présentement que je courais un
grand hasard, et qu'il n'était pas impossible
que je demeurasse sans aucun bien , et avec la
seule philosophie en partage.
Igâ. Non assurément, mais par bonheur
•pour vous, mon aventure n'était pas encore
arrivée. H serait assez plaisant que, dans une
occasion pareille à celle où je me trouvai ,
quelque autre qui «saurait mon histoire , et
qui voudrait en profiter , eût la finesse de ne
laisser point voir d'esprit, et qu'on se moquât
d'elle.
At. Je ne voudrais pas répondre que cela lui
réussit , si elle avait un dessein ; mais bien
souvent on fait par hasard les plus heureuses
sottises du monde. N^avez-vous pas ouï parler
d'un peintre qui avait si bien peint des grappes
de raisin , que des oiseaux s'y trompèrent et
les vinrent becqueter? Jugez quelle réputa-
tion cela lui donna. Mais les raisins étaient
portés dans le tableau par un petit paysan :
on disait au peintre , qu'à la vérité u fallait
l58 DIALOGUES DES MORTS.
qu'ils fussent bien faits, puisqu'ils attiraient
les oiseaux ; mais qu'il fallait aussi , que le
petit paysan fût bien mal fait , puisque les oi-
seaux n'en avaient point de peur. On avait rai-
son. Cependant si le peintre ne se fût pas oa*
blié dans le petit paysan , les raisins n'eussent
pas eu ce succès prodigieux qu'ils eurent.
ICA. En vérité, quoi quon fasse dans le
monde , on ne sait ce que l'on fait ; et après
l'aventure de ce peintre, on dpit trembler
même dans les affaires où l'on se conduit bien,
et craindre de n'avoir pas fait quelque faute
qui eût été nécessaire. Tout est incertain. Il
semble que la fortune ait soin de donner des
succès différens aux mêmes choses» afin de se
moquer toujours de la raison humaine , qui ne
peut avoir de règle assurée.
DIALOGUES
DES
MORTS ANCIENS
AVEC DES MODERNES.
DIALOGUE I.
AUGUSTE, PIERRE ARETIN.
P. ARETIN.
Oui je fas bel esprit dans mon siècle , et je
fis auprès des princes une fortune assez coasi-
dérable*.
Auguste. Vous composâtes donc bien des
ouvrages pour eux ?
P. Are. Point du tout. J'avais pension de tous
les princes de l'Europe, et cela n'eût pas pu
être^ si jç me fusse amusé à louer. I)s étaient
en guerre les uns avec les autres : quand les
uns battaient, les autres étaient battus; il n'y
avait pas moyen de leur chanter à tous leurs
louanges.
Au. Que faîsiez-vpus donc ?
JP. Are. Je faisais des vers contre eux. Ils ne
pouvaient pas entrer tous dans un panégyri-
que , mais ils entraient bien tous dans une sa-
tire. J'avais si bien répandu la terreur de mon
1 6o DIALOGUES
nonif qu'ils me payaient tribut pour pouvoii-
faire des sottises en sûreté* L'empereur Char-
les y, dont assurément vous ayez entendu par-
ler ici bas, s'étant allé faire battre fort mal
à propos vers les côtes d'Afrique, m'envoya
aussitôt une belle chaîne en or. Je la reçus ,
en la regardant tristement : Ah ! c'est là bien
peu de chose j m'écriai -je, pour une aussi
grande folie que celle quil a faite.
Au. Vous aviez trouvé là^ une nouvelle ma-
nière de tirer de l'argent des princes.
P. Are. N'avais-je pas sujet de concevoir
r espérance d'une merveilleuse fortune , en
m'établissant un revenu sur les sottises d'au-
trni ? C'est un bon fonds , et qui rapporte tou-
jours bien.
Au. Quoi que vous en pussiez dire , le métier
de louer est plus sûr, et par conséquent meil-
leur.
P. Are. Que voulez-vous? Je n'étais pas assez
imprudent pour louer.
Au. Et vous Tétiez bien assez pour faire des
satires sur les létes couronnées.
P. Are. Ce n'est pas la même cbose. Pour
faire des satires, il n'est pas toujours besoin de
mépriser ceux contre qui on les fait; mais pour
donner de certaines louanges fades et outrées ,
il me semble qu'il faut mépriser ceux mêmes à
qui on les donne , et les croire bien dupes. De
quel front Virgile osait-il vous dire qu'op igno-
rait quel parti vous prendriez parmi les dieux ^
et que c'était une chose incertaine, si vous vous
chargeriez du soin des affaires de la terre , ou
si vous vous feriez dieu marin, en épousant
DES MORTS. 161
une fille de Thétis y. qui aurailTolontiers acheté
de toutes ses eaux rbonneur de votre alliance ;
ou enfin si vous voudriez vous loger dans le
ciel auprès du scorpion, qui tenait la place de
deux signes , et qui , en votre considération ,
se serait mis plus à l'étroit ?
Au. Ne soyez pas étonné que Virgile eût ce
fi-ont-là. Quand on est loué , on ne prend pas
les louanges avec tant de rigueur ; on aide à la
lettre , et la pudeur de ceux qui les donnent
est bien soulagée par Famour-propre de ceux à
3ui elles s'adressent. Souvent on croit mériter
es louanges qu'on ne reçoit pas^ et comment
croirait-on ne mériter pas celles qu'on reçoit?
F. Aae. Vous espériez donc , sur la parole de
Virgile , que vous épouseriez une nymphe de la
mer , ou que vous auriez un appartement dans
le zodiaque ?
Ât7. Non , non. De ces sortes de louanges-là ,
on en rabat quelque chose , pour les réduire à
une mesure un peu plus raisonnable ; maià à la
vérité on n'en rabat guère , et on se fait à soi-
même une bonne composition. Enfin , de quel-
que manière outrée qu on soit loué , on en tire-
ra toujours le profit de croii*e qu'on est au-des-
sus de toutes les louanges ordinaires, et que
par son mérite on a réduit ceux qui louaient à
passer toutes les bornes. La vanité a bien des
ressources.
P. Are. Je vois bien qu'il ne faut faire au-
cune difficulté de pousser les louanges dans tous
les excès ; mais du moins pour celles qui sont
contraires les unes aux autres, comment a-t-
on la hardiesse de les donner aux princes ? Je
162 DIALOGUES
gage , par exeniple , que quand vous vous ven-
giez impitoyaMement de vos ennemis , il n'y
avait rien de plus glorieux , selon tonte votre
cour 9 que de foudroyer tout ce qui avait la té-
mérité de s'opposer à vous ; mais qu'aussitôt
que vous aviez fait quelque action de douceur ,
les choses changeaient de face , et qu'on ne trou-
vait plus dans la vengeance qu'une gloire bar-
bare et inhumaine. On louait une partie de
votre vie alix dépens de l'autre. Pour moi , j'au-
rais craint que vous ne vous fussiez donné le
divertissement de me prendre par mes propres
paroles, et que vous ne m'eussiez dit : Chx>i-
sissez de la sévérité ou de la clémence / pour
en faire le vrai caractère d'un héros , mais
après cela , tenez-ifous-en à afotre choix.
Au. Pourquoi voulez-vonsqu'on y regarde de
si près ? Il est avantageux aux grands que
toutes les matières soient problématiques pour
la flatterie. Quoi qu'ils fassent, ils ne peuvent
manquer d'être loués; et s'ils le sont sur des
choses opposées, c'est qu'ils ont plus d'une sorte
de mérite.
P. Ans. Mais quoi ! ne vous venait-il jamais
aucun scrupule sur tQus les éloges dont on vous
accablait? Etait-il besoin de raffiner beaucoup
pour s'apercevoir qu'ils étaient attachés à votre
rang ? Les louanges ne distinguent point les
princes, on n'en donne pas plus aux héros
qu'aux autres ; maiis la postérité distingue les
louanges qu'on a données à diûerens princes.
Elle confirme les unes , et déclare les autres de
vîles flatteries.
Au. Voua conviendrez donc du moins que je
>«.
l
DES MORT S. ' I<'3
méritais les louanges que j'ai reçues , puisqu'il
est sûr quie la poscérilé les a ratifiées par son
jiagemeat. J'ai ii>eme en cela quelque sujet de
me plaindre d'elle ; car elle s'est tellement
accoutumée à me regarder comme le modèle
des princes , qu'on les loue d'ordinaire en me
les comparant, et souvent la comparaison me
fait tort.
P. ÂR£. Consolez-vous, on ne vous donnera
I^lascie sujet de plainte. De la manière dont tous
es morts qui viennent ici parlent de Louis XIY ,
qui règne aujourd'hui en France, c'est lui
2u^on regardera désormais comme le modèle
es prinees, et je prévois qu'à l'avenir on
croira ne les pouvoir louer davantage, qu'en
leur attribuant quelque rapport avec ce grand
roî.
Au. Hé bien ! ne croyez-vous pas que ceux à
qui s'adressera une exagération si forte Técou*
teront avec plaisir?
P. Are. Cela pourra être. On est si avide de
louanges^ qu'on les^a dispensées, et de la jus-
tesse , et de la vérité , et de tous les assaisonne-
mens qu elles devraient avoir.
Au* U parait bien que vous voudriez exter-
miner les louanges. S'il fallait n'en donner que
de bonnes, qui se mêlerait d'en donner?
P. Are. Tous ceux qui en donneraient sans
intérêt. Il n'appartient qu'à eux de louer. D'où
vient que votre Virgile a si bien loué Catoi\,
en disant qu'il préside à l'assemblée de plu-
aieurs gens de bien , qui , dans les Champs-Ely-
sées, sont séparés d'avec les autres ? C'est que
Caton était mort , et Virgile qui n'espérait rien ,
l64 DIALOGUES
ni de lui , ni de sa famille , ne lui a donné qu'un
seul vers, et borné son éloge à une pensée
raisonnable. D*où vient qu'il vous a si mal loué
en tant de paroles au commencement de ses
Géorgiques ? Il avait pension de vous.
Au. J'ai donc perdu bien de l'argent en
louanges. «
P. Are. J'en suis bien fâché. Que ne faisiez-
vous ce qu'a fait un de vos successeurs , qui ,
aussitôt qu'il fût parvenu à Tempire , défendit ,
par un édit exprès, que l'on composât jamais de
vers pour lui ?
Au. Hélas ! il avait plus de raison que moi.
Les vraies louanges ne sont pas celles qui s'of-
frent à nous , mais celles que nous arrachons.
DIALOGUE IL
SAPHO, LAURE.
LAURE.
XL est vrai que dans les passions que nous
avons eues toutes deux, les Muses ont été de
la partie , et y ont mis beaucoup d'agrément ;
mais il y a cette différence , que c'était' vous
qui chantiez vos amans , et moi j'étais chantée
par le mien.
Sapho. Hé bien ! cela veut dire que j'aimais
autant que vous étiez aimée.
Lau. Je n'en suis pas surprise^ car je sais
que les femmes ont d'ordinaire plus de pen-
chant à la tendresse que les hommes. Ce qui me
surprend, c'est que vous ayez marqué à- ceux
DES MORTS.. l65
que vous aimiez^ tout ce que vous sentiez pour
eux, et que vous ayez eu quelque manière at-
taqué leur cœur par vos poésies. Le personnage
d'une femme n'est que de se défendre.
Saph. Entre nous, j'en étais un peu fâchée ;
c'est une injustice que les hommes nous ont
faite. Ils ont pris le papti d'attaquer, qui est
bien plus aisé que celui de. se défendre.
Lau. Ne nous plaignons point, notre parti a
ses avantages. Nous qui nous défendons , nous
nous rendons quand u nousplait; mais eux qui
nous attaquent, ils ne sont pas toujours vain-
queurs , quand ils le voudraient bien.
Saph. Vous ne dites pas que si les hommes
nous attaquent, ils suivent le penchant qu'ils
ont à nous attaquer; mais quand nous nous
défendons , nous n'avons pas trop de penchant
à nous défendre.
Lau «Ne comptez- vous pour rien le plaisir de
voir par tant de douces attaques si long-temps
continuées^ et redoublées si souvent^ combien
ils estiment la conquête de votre coeur?
Saph. Et ne comptez- vous pour, rien la peine
de résister à ces douces attaques ? Ils en voient
le succès avec, plaisir dans tous les progrès
qu'ils font auprès de nous ; et nous, nous se-
rions bien fâc nées que no t^*e. résistance eût trop
de succès.
Dau. Mais enfin , quoiqu'après tous leurs
soins ils soient victorieux à bon titre , vous
leur faites grâce, en reconnaissant qu'ils le
sont. Vous ne pouvez plus vous défendre , et
ils ne laissent pas de vous tenir compte de ce
que vous ne vous défendez plus.
l66 DIALOGUES
S APH« Ah ! cela n'empêche pas que ce qui est
ane victoire pour eux , ne soit toujours une
espèce de défaile pour nous. Ils ne goûtent dans
le plaisir d'êlre aimés , que celui de triompher
delà personne qui les aime; et les amans heu-
reux ne sont heureux , que parce qu'ils sont
conqnérans.
Lau. Quoi ! auriez-vous voulu qu on eût éta-
bli que les femmes attaqueraient les homme»?
Saph. Eh! quel besoin y a-t-il que les ans
attaquent et les autres se défendent? Qu'on
s'aime de part et d'autre autant que le coeur en
dira. .
Lau. Oh! les choses iraient trop vite , et
Famour est un commerce si agréable , qu'on a
bien fait de lui donner le plus de durée qne
Ton a pu. Que serait-ce, si l'on était reçu dis
que Ton s'offrirait? Que deviendraient tous ces
soins qu'on prend pour plaire, toutes ces in-
Quiétudes que Von sent quand on se reproclie
e n'avoir pas assez plu , tous ces empresse*
mens avec lesquels on cherche un moment heu«
reux , enfin tout cet agréable mélange de plai-
sirs et de peines qu'on appelle amour? Rien
ne serait plus insipide^ si l'on ne faisait que
s'entr'aimer.
Saph. Hé bien ! s'il fcrut que l'amour soit une
espèce de combat , j'aimerais mieux qu'on eût
obligé les hommes à se tenir sur ta défensive.
Aussi -bien ne m'avez -vous pas dit que les
femmes avaient plus de penchant qu'eux à la
tendresse? A ce compte, elles attaqueraient
mieux.
Lau. Oui, maistlssedéfeadet^aienttnsp bien.
DES MORTS. 167
Qaand on veut qu'un sexe résiste, on veut qu'il
résiste autant qu'il faut, pourfaire mieux goû-
ter la victoire à celui qui attaque , mais non
pas assez pour la remporter. Il doit n'être m
si faible qu'il se rende d'abord, ni si fort qu'il
ne se rende jamais. C'est là noire caractère , et
ce ne serait peut-être, pas celui des hommes.
Croyez-moi , après qu on a bien raisonné ou
sur l'amour , ou sur telle autre matière qu'on
voudra , on trouve au bout du compte , que
les choses sont bien comme elles sonti et que
la réforme qu'on prétendrait y apporter^ gâte-
rait tout.
DIALOGUE III.
SOCRATE, MONTAIGNE.
MONTAIGNE.
Oest donc vous, divin Socrate? Que fai de
joie de vous voir ! Je suis tout fraîchement venu
en ce pays-ci , et dès mon arrivée ]e me suis
tais à vous y chercher . Enfin , après avoir rem-
pli mon livre de votre nom et de vos él(^es, je
puis m'enlreteniravec vous , etapprendre com-
ment vous possédiez cette vertu si nawe {i),
dont les allures étaient si naturelles , et qui
- n'avait point d'exemple , même dans les heu-
reux siècles où vous viviez.
SoGAATB. Je suis bien aise de voir utt^morl'
qui hie parait avoir été philosophe : mais
' (t) Termes de MonUigne.
l68 DIALOGUES
comme vous élies nouvellement venu de là-
haut, et qU-'U y a long-temps que je n'ai vu ici
personne ( car on me laisse assez seul , et il n'y
a pas beaucotip de presse à rechercher ma con-
versation), trouvez bon que. je isous demande
des nouvelles. Comment va le monde ? N'est-il
pas bien changé ?
Mon. Extrêmement. Vous ne le connattriez
P^s. '^
So. J*en suis ravi. Je m'étais toujours bien
douté qu'il fallait qu'il devint meilleur et plus
sage qu'il n'était de mon temps^.
Mon. Que voulez- vous dire ? Il est plus fou
et plus corrompu qu'il n'a jamais été. C'est le
changement dont je voulais parler, et je m'at-
tendais bien & savoir de vous l'histoire du
temps que vous avez vu , et où régnait tant de
probité et de droiture.
So. Et moi je m'attendais au contraire à
apprendre des merveilles du siècle où vous
venez de vivre. Quoi ! les hommes d'à-présent
ne se sont point corrigés des sottises de l'an-
tiquité?
Mon. Je crois que c'est parce que vous êtes
ancien , que vous parlez de l'antiquité si fami-
lièrement ; mais sachez qu'on a grand sujet d'en
regi*etter les mœurs, et que de jour en jour tout
•empire.
So. Cela se peut-il? Il me semble que démon
temps les choses allaient déjà bien de travers.
Je croyais qu'à la fin elles prendraient un train
plus raisonnable , et que les hommes profite-
raient de l'çzpérience de tant d'années.
Mon. Eh ! les hommes font-ils des ezpérien-
ces? Ils' sauf tifailâcbinnié' lés' oiseaux, qui se
laisëeifit t<!>tij6tirS prendre ilans^^'^S mêines fi-
lets où l'on, a âé}à ptis ' cèi^t mille oiseaux de
leur éspèce'.'U n'y a tiersotfne qui* n'entre tout
neuf dans la vie , et reS sotti^eiî des pères sont
perdues pour lès enlans. •. .
'*So. Mais quoi ! né'faît-dupôîat d'expérience?
Je croirais' que' lé tà^ndè devrait a^oir une
vieillesse [^lus sage et plus réglée que n^a été
sa jeunesse: ■;■';•'",'•
Mon. Les botbines de tdus lé^ sîëclès ont les
mémesf ipencliiins;;sUr^lëst|ùeï^ la railson n'a
aucuti pouvôii^. 'Aînèi,' p^'rt0t^'*oè il y a des
hommes , «il j à*dèë sottises/ e€ lé^ tifiêmès sot-
tises: ••, '' ' •= '''•' ; ^ '•• •• '' :/" ^ '"' '
SO', Et sn^ ce plied-H, bèfttfmeti tVoudrîéz-vous
que les^ sSèfeleSde IVoftiquîté eUsseàt mieux
valu que lé élècle^ujoûrd'hWfî*
' Mo*f. Ak ! Soé¥àt^ ,'ié sfaV'àîs biétt <jtfe vous
aVieiÈ'uhè'/mànièiré 'nàifticmiêV^e 'dé raisonner,
et d'envelopper si^àVfrbit'éméïit ceux à qui vous
atieraflki|ev dafirs^âéé'à)rgttmeits dont ils ne -
prévoyiàîénl pà^ 4a CjôntlHisiDù , que vous les
ameniez où ilVou^^Wsàit!, ëlVest ce que vous
appeliez être \k sagé-féihmè âe leurs pensées,
etlêifairéaccoûéherVi'^vbuë(j|ùe,mé voilà ac-
couébé d'une proposition toute [contraire à celle
que f avançais; cépéndat^rje'tiie isàura^s encore
me rendre. Il est sûfiqu'il ne se trouve plus de
ces,îim^ vigoureuses et rcudes de l^antiquité ,
des Aristide , dès-Phocion , des T*énclês, ni en-
fin de^Socràte.^
$<y.' A (^ôi tient-il ? Est-ce que là liature s'est
épuiî^éei et qtfèflUë' n\ plua'la force de pro-
PlURAL. des MoifDES. 8
duire ces grandes âmes? Et pourquoi ne serait-
elle epcore épuis/ée en rien , h(^ri;nis en hommes
raisonnables. Aijionn de ses, ouvrages i^'a çn*
core dégénéré , pourquoi nj ^Mf^it-il que les
hommes qui dégénérassenjt? , ;-
Mon. C'est un point de fai^i, ils dégénèrent.
Il me semble que la nature nous ait autrefois
montré quelques échantillons de grands hoia-
mes, pour nous persuader quielle en aurait sa
faire si elle avait voulu , et qu'ensuite elle ait
fait tout le reste avec as^ez de; négligence.
So. Prenez garde i une chose. L'antiquité est
un objet d'un^ «spèce partîoulière , V.éloignç*
ment le grossit. Si vous eussiez connu Aristide,
Phocion , Périclès et moi , puisque vous vou-
lez me mettre de ce nombre , vous eussiez trou-
vé dans votre siècle des^gens qui nous ressem*^
blaient. Ce qui fait d'ordiu^aire qu'on .est si
prévenu pou^r IVntiquUé , c'est qu-oi^a du cba.
grin contre son sièqle , et rautiquil^.en profite.
On met les anciens j^ien haut pour abaisser ses
contemporains. Qj|and i\dus vivions.^nous esti-
mions nos ancêtres plus qu'ils ne n^éritaient ;
et à présent , Qotre postérité nous estime plus
que nous ne méritons ; et nos ancêtres, et nous,
et notre postérité , tout cela est bien égal; let
je crois que le spi)ctacle du monde serait biea
ennuyeux pour qui le regarderait d'un, certain
oeil , car c'est toujotlrs la même chose.
Mpi9^. J'aurais cru que tout était en, motive-
ment, que toutchangeait,et que les siçcles dif-
férens avaient leurs différons carafîtifres>cpmme
les hommes. Ene^Set , nevodt-pnipa/sii^Syjsi^cles
savaus jBt d'autres qui sofit jgpoijri^n^ ?. ^S ett»voit-.
DBS MORTS. 171
on pas de naïfs et d^autres qui sont pltis raffi-
nés? N'en-^oit-on pas de sérieux et de badins ,
de polis et de grossiers ?
So. Il est vrai.
Mon. Et pourquoi donc n'y aurait-il pas des
siècles plus vertueux et d'autres plusméchans ?
So. Ce n'est pas une conséquence. Les habits
changent ; mais ce n'est pas à dire que la figure
des corps change aussi. La politesse ou la gros-
sièreté, la science ou l'ignorance , le plus ou
le moins d'une certaine naïveté , le génie sé-
rieux ou badin , ce ne sont là que les dehors
de l'homme , et tout cela change ; mais le cœur
ne change point , et tout l'homme est dans le
cœur. On est ignorant dans un siècle , mais la
mode d'être savant peut venir ; on est intéressé,
mais la mode, d'êtref désintéressé ne viendra
point. Sur ce nombre prodigieux d'hommes
assez déraisonnables qui naissent en cent ans ,
la nature en a peut-être deux ou trois douzaines
de raisonnables, qu'il faut qu'elle répande par
toute la terre, et vous jugez bien qu'ils ne se
trouvent jamais nulle part en assez grande
nntilé pour y faire une mode de vertu et de
iture. • i .. '
Mo!n. Cette distribution d'hommes raisonna-
bles se fait-elle également ? Il pourrait bien y
avoir des siècles mieux partagés les uns que les
autres.: '. . >.
Sq. Tout au plus il y aurait quelque inéga-
lité hnperceptible. L'ordre général &e lit m*
ture a Pair bien constant. ï. '
. »
1^2 DIALOGUES
DIALOGUE IV.
L'EMPEREUR ADRIEN,
MARGUERITE D'AUTRICHE.
HAKG. D'AUTRtGHE.
Qu'avsz-yous ? Je vous vois tout échauffé.
Adrien. Je viens d'avoir une grosse contesta--
lion avec Gaton d'Ulique , sur la manière doBt
nous sommes nuirts l'un et Tautre* Je préten-
dais avoir paru dans cette dernière aetion plas
philosoptie que lui.
M. D Au. Je vous trouve bien hardi d'oser
attaquer Une mort aussi fameuse que la sienne.
$ïe /ut-'Ce pas quelque chose de fort glorieux
que de {>ourYoir à tout dans Utique , de mettre
tou» ses amis en sûreté , et d^ se tuer lui-même
pour ne pas tomber entre les mains d'un vain-
queur^ qui cependant lui aurait iofâilliblemenC
pardonné ?
Ajp. Oh ! si V0U6 examiniez de prés cette mort-
là , vous y trouveriez bien de& dioses à redire. *
Premièrement , il y avait si long-tempe qu'il
s'y pi'éparait et s*y était préparéavecdes^efibrts
si visUMies, que personne. dans Utiqaène dou-
tait que Catou ne ae dut tuer. -Secèndement ^
avant que de se donner le coup , il eut besoin
de lîite plùsîeiivs fois lé dialogue où Platon
traite del' inmortaUtéde VAme » Troisièmement,
le dessein qu'il avait.pria le rendait de si mau-
vaise humeur^ que s' étant couché et ne trou-
vant; point son épée sous le chevet de son lit ,
DBS MOUTS* lyS
(car comme on â«vinail; bien ce qu'il a?ait
envie défaire, onravait ôtée de là) illlppelft
S Dur la demander , nn de ses esclaves , et lui
échargea sur le visage un grand ooiipde.poinç^
dont il lui cassa les dèn^tspce qui est si vrai ,
qu'il retira sa main toute ensanglantée.
M. n'Au. J!avoue que voilà un coup de poing
qui gâte bien cette mort pliilosopliique.
Jù}^ Vous ne sauriez croire quel bruit il fit
sur cette épéje 6tée , >et combien^ il reprocha à
son fila et à ses domestiques, quUls*le voulaient
livrer à César pieds et poings liés. Enfin il
les gronda tous de telle sorte , qu'il fallut qu'ils
sortissent de la cbambre, et le laissassent sje
tuer«
. Mk.n'Aui Véritablement les choses pourraient
se passer d'une maixaève un peu plus tramquiUé.
Il n'avait qu'à attendre doucement le lendemain
pour se donner la n^ôvt ; il n'y a vien de plus
aisé ique dé mourir quand on le veut : màîs ap-
paremment les mesures qu'il avait prises en
comptant^ursa fermeté, étaient pris«srijus1?es,
qufil ne pouvait plus attendre ; et il n«-<se fût
peut-être pas tué ^ ^s'il eut différé d'un jour.
Ad. Vous dites vrai^ et je vois que vous vous
connaissez en morts ^énéreuses^
M. D^Au. Cependant on dit qu'après qu'on
eut apporté cette épée à Caton , et que l'on se
fut retiré, il s'endormit, et ronfla. Cela;serait
assez beau.
Ad. Et le croyez-vous ? Il venait de querel-
ler tout le monde , et de battre ses valets : on
ne dort pas si aisément après un tel excfrcice.
De plus , la main dont il avait frappé l'esclave ,
174 DIALOGUES
lui faisait trop de mal, pour lui permettre de
a'end6rmir ; car il ne put supporter la douleur
qu'il y sentait , et il se la fit bander p^it un
xnédecin , quoiqu'il fût sur le point de se tuer.
Enfin., depuis qu^on lui eut apporté son épée ,
jusqu'à minuit, il lut deux fois le dialogue de
Platon. Oc, je prouverais bien, par un grand
souper qu'il donna le soir à tous ses amis , par
une promenade qu'il fit ensuite , et par tout
ce.qui se passa jusqu'à ce qu'on l'eût laissé seul
dans sa chambre , que , quand on lui apporta
cette épée , il devait être fort tard : d'ailleurs
le dialogue. qu'il lut deux fois, est très-long ;
et par conséquent s'il dormit , il ne dormit
guère. En vérité , je crains bien qu'il n'ait fait
semblant de ronfler , pour en avoir l'honneur
auprès de ceux qui écoutaient à la porte de sa
chambre.
M.d'Au. Vous ne faites pas mal 4a critique
de sa mort , qui .ne laisse pas d'avoir toujours
dans le fond quelque chose de fort héroïque.
Hais par ou pouvez-vous prétendre que la vôtre
l'emporte ? Autant qu'il m'en souvient , vous
êtes mort dans votre lit tout uniment, et d'une
manière qui n'a rien de remarquable.
Ad. Quoi ! n'est-ce rien de remarquable que
ces vers que je fis presque en expirant ?
Ma petite âme, ma mignonne,
Ta Ven Tasdonc , ma fille ? et Dien sache où tu vas.
Tu part seulette, et iremblotunte. Hélaa i
Que deviendra ton humeur folichonne ?
Que deviendront tant de jolis ébats ?
Caton traita la mort comme une affaire trop
sérieuse; mais pour moi, vous voyez que je
DES MORTS. 175
l)adiiiais avec elle ; et c'est en quoi ie prétetids
aaeina>pfatlosi>pbie alla bi^n plus loin que celle
e Caton« Il n'est py si difficile débrayer fière-
mèot ]ani6vt> que oen i^iller nonchalamment,
ni de la bien récevojir quand dn l'appelle à son
secours V que quand 'elle' yiènt sans qu'on ait
besoin d'elle. '■ •':
M.d'Au. Oui, je, conviens que la mort de
Gaton est, pipins bellç' que la vôtre; *niaîs par
n&alheur, je n'avais point remarqué que vous
eussiesiiaû ces petits jv<^i*s en quoi consiste toute
sa beauté. ; .
Ad. Yoilà comme tout le monde est fait. Que
Cttton se déchire>lie|^ entrailles , plul&t que de
tomber entre lès mains de son ennemi, ce n'est
peutMétre ipas awfond si grand'chdse ; cepen^
dant un trait comme celui-là brille exti*eme«
ilieiit dans Tbisibire/ et iln^ a personne qui
n'en soit frappé. Qu'un autre meure tout dou-
cement , et se trouve en état de faire des vers
badins sur sa mort,. c'est plus que ce qu'a fait
Gaton ;; matis cela n'a rien qui frappe , et l'bis*.
toire n'en ;ti eut presque psf s compte.
\1/L. d'Au^ Hélas l.rientii'estplus vrai que ce
qne^vous dites ç- et moi qui vous parle , j'ai une
mont qut9 je prétends plus belle que la vôtre , et
qui a fait encore moins de bruit. Oe n'est pour-
tant pas une! mort toute entière ; mais telle
qu'elfe est, elle est au-déssu^ de la vôtre, qui
estau-dessujs decelle de Caton.
ÂD; Gomhienl? QncfTouleE-vousdire ?
'M.¥ d'A£J. J'émis! fille> d'un empereur. Je fus
fiancée àiun fils de- roi, et ce iprioce f après la
mort dé «oir pève > me i^nvoya chez le mien ,
276 PiAIiOGUB»
malgré la promç^M (olëno^Uc! qu'il avÀiit faite
de xp.'épo.u6er.tBa$|iiU.oti.Hiie fiança épcore au
fils d'un autrii rOii, i^(. 4oipnie ^'alliais. fvsr mer
trouver cet époux» .^i mon vaiflaeau» lut battu
d'une furieuse leolpâte i qui mit ma vie en un
danger très^évident| Câ Sii alors que-je- com-^
posai moi-même cette épitaphe : . •. ,
Cy glt Margot, la gentiU^ I^amoiselle^
-Qtt^a àtux. alirïi éi eritùre est imcelle'.
A la vérité j<^ n'm mourus pas^ mais il ne
tint pas à moi. Concevez bien cette espèce de
mort-là , vous en ser€{z oalisfait..La ferikieié de
OatOA est outrée, dalis /tm g«btc 1 la vâftre diAS
un,aulpei la mienne -eist naturelle^ IL est trop
guindé, vonct étes.trop badîn^ije suis càisoii-
pable* ., ;• ' . : '».:.., • - i^.^W
Ad. Quoi ! v»ttii.nàierepiM>cbei» d'amir trop
peu craint la- flBortP.i ' .• '^ .. •* 'i> > '
M. D*Au. OuS : il ny a -pas d'appa»ep«e qm
Ton VL^ii auciUBj <ïhagrin en mottra«it> et je :8uia
sûre que vous yobs^fitesAlors autant'de violeace
pour badiner^ que ii^ton, pour se déchirer les
entraides. J'aîtendamnaufVage & tout moment
sans m'épouvanUer/'et )e> composé de sanç-*
firoid mon épitapbe^ cela est^fortextraordi*
naire ;. et s'il n'y. avait rien qui. adôudt cettf
histoire , on aurait railM>n de «ne la < croire pas^
^ou d^ croire que je n'atHais agi que par fanik-
ronnade. Mais .en -niéiiietj temps je suis une
pauvre fille deuxfoSs'fia«ttéb, et qui ai pour-
tant lé malheqr' du mburiri fille : jeniùir^ui^ le
regret que j'en a;i, etcçlamiét ^nsmos^hts*
toire toute la vraisemblance dont eUe a besoin.
DES M0R1S. 177
Vos Vils , prenez-y garde » ne veulent rien dire^
ce n'est qu'un galimatias composé de termes
folâtres; mais les miens ont ua sens fort clair ^ •
et dont on se contente d'abord , ce qui fait voir
que la nature y parle bien plus que dans les
vôtres.
Ad. En vérité , je n'eusse jamais cru que le
cbagrin de mourir avec votre virginité , eût dû
vous être si glorieux.
M. d'Au. Plaisantez-en tant que vous vou-
drez ; mais ma mort , si elle peut s'appeler
ainsi, a encore un avantage essentiel sur celle
de Caton et sur la vôtre. Vous aviez tant fait les
pbilosopbes l'un et l'autre pendant votre vie ,
que vous étiez engagés d'hûnneti,r à ne craindre
1>6int là mort ; et s'il vous eût été permis de
a craindre , je ne sais ce qui en fut arrivé.
Mais moi, tant que la tempête dura , j'étais en
droit de trembler et de pousser des crb jus-
Su'au ciel, sans que personne y trouvât à re-
ire , ni m'en estmiiât moins ; cependant je dé-
mettrai assez tranquille pour faire mon épitaphe .
Ad. Entre nous , Tépitapbe ne fut-elle point
faîte sur la terre ?
H. d'Axt. Ab ! cette cbicane-là est de mau-
vaise grâce ; je ne vous en ai pas fait de pareille
sur vos vers.
Ad. Je me rends donc de bonne foi, et'j'â-
voue que la vertu est bien grande , quaiid elle
ne passe point les bornes de la nature. ! '
. - - •• .,•'•■ : .' ' i.i il
' : •.» •».>.- * • ; . > ' ..)^'f l i ' lO')
*8
178 PIÀ.L06UES
DIALOGUE V.
ÉRASISTRATE, HERVÉ.
ÉRASISTRATB.
Vous m'apprenez des choses merveilleuses ,
Quoi ! le sang circule dans le corps ? Les veines
le portent des extrémités au cœur^ et il sort du
cœur pour entrer dans les artères qui le repor-
tent vers les extrémités? ...
^BR..J'en ai fait voir tant d'expériences,
que personne n'en doute plus.
En A. IJÎous nous trompions donc bien, nous
autres médecins de l'antiquité , qui croyions
que le sang n'avait qu'un mouvement très-
lent du cœur vers les extrémités du corps , et
on vous e^t bien obligé d'avoir aboli cette
vieille erreur. .
Heb. Je le prétends ainsi , et même on doit
m'avoir d'autant plus d'obligation^ que. c'est
moi qui ai mis tous les gens en train de faire
toutes cesbellesdécouvertes qu'on fait aujour-
d'hui dans l'i^natomie. Depuis que j'ai eu trou-
vé une fois la circulation du sang , c'est à qui
trouvera un nouveau conduit, un nouveau
canal , un nouveau réservoir. Il semble qu^on
ait TfÇ^OAdu \ç^}3X l'homnie* Voyez combien
notre me^^pii^e moderQe doit avoir d'avantage
sur la v&tre. Yôus vous mêliez de guérir le
corps humain , et le corps humain ne vous
était seulement pas connu.
£ra. J'avoue que les modernes sont meil*
DES MOHTS. 179
leurs pbQTsiciens. quc^ noua. ; ils connaissent
mieux la nature^ oiaiis ils ne sont pas. meilleurs
médecins: nous guérissions, les malades aussi
bien qu'ils les guérissent. J'aurais bien voulu
donnera tous ces modernes, et à yous. tout lèpre*
mier^ le prince Ântiocbiis à guérit- de la fièvre
quarte* Yous savez commç je m'y pris , et com-
me je décpuvris par son pouls, qui s'émut plus
qu'à l'ordiftai^e en la présence de Stratonice ,
qu'il était amoureux a^ cette belle reine , et
que tou( son mal vçmdt de la violence qu'il se
faisait;pour cacber sa passion. Cependant je fis
une cure aussi difficile et aussi considérable que
celle-là, SAns savoir que le sang circulât ; et je
crois qu'avec tout le secours que cette con-
naissance eût pu vous donner, vous eussiez été
fort embarrassé à ma place. Il ne s'agissait
point, de nouveaux conduits , ni de nouveaux
réservoirs ; ce qu'il y avait de plus important à
cennaitre dans le mfilade , c'était le cœur.
Her. Il n'est pas jtou jours question du çœur,^
et.lous les malades ne spnt pas ampureux de
leur belle-mère, comme Antiocbus. Jene doute
point que , faute de safvoir q^e le sang circule ,
vous n ayez laissé mourir bien, des gens entre
vos mains.
Era. Quoi ! ,vous croyez vos nouvelles décou-
vertes fort utiles? ' *
Her. 4^ssurém^nt;.' , i
..]E!ra. Répondez donq, s'il vous plaît, & une
petitfi quQStion.que je y ais vous faire. Pourquoi
voyq^-^noujs venir ici tous les jours autant de-
morts qu'il en soit . jsoaa^s venu ?
iSo DIALOGUES
HbR. Oh! é^>ls meurent , ^'esi leur faute , ce
d'est plus celle des médecins.
Era. Mais cette circulation du sang , cescon-
duitSi ces canau^L , ces réservoiitt , tout -cela ne
guérit donc de rien ?
Hbr. On n'a peut^t^é pas encore eu le loi-
sir de tirer quel<{ue usage de tout ce qu^on a
appris depuis peu ; mais il est impossible qu'a-
vec le temps on n'en voie de grand^eflets.
Era. Sur ma parole rien ne changera. Voyez-
vous? il y a une oertainé mesure de connais-
sances utiles, que les hommes ont eue de bonne
heure , à laquelle ils n'ont guère ajouté , et
qu'ils ne passeront guère , s'ils la passent. Us
ont cette obligation à la nature, ou' elle leur
a inspiré fort prottrptemetlt ce qu ils avaient
besoin de savoir ; car ils étaient: perdus , si elle
eût laissé à la 4enteur de leur raison à le cher-
cher. Pour les autres choses qui ne sont pas si
nécessaires , elles se découvrent peu à peu^ et
dans de longues suites d'années.
Hbr. Il serait étrange qu'en connaissant
mieux rhomme , on ne le guérit pas mieux. A
ce compte , pourquoi' s'aihuserait on i perfec-
tionner là science du corps humain ? U vau-
drait mieux laisser-là tout.
Era. On j perdrait des connaissances fort
agréables ; mais , pour ce qui est de l'utilité , je
crois que découvrir un nouveau conduit dîans
le corps de l'homme, ou une nouvelle étoile
dans lé ciel, est bien la même chtise; Le nature
^eut que , dans de certains temps, les hoitimes
se succèdent les uns aul autres par leimôyen
DES MORTS, 181
de ]a mort: il leur est permis de se cléfendre
conli*e elle jusqu'à un certain point; mais passé
cela , on aura beau faire de nouvelles décou*
vertes dans Tanatomie , on aura beau pénétrer
de plus en plus dans le secret de la strticture
du corps humain, on ne prendra point la na-
ture pour dupe ; on mourra comme à l'or*
dinairci
DIALOGUE VI.
BÉREIVICE, GOSME II DE MÉDICIS.
GOSME DE MÉDICIS.
J. « • •
E viens d'apprendre de quel<]ues savans qui
août morts depuis peu , une nouvelle qui m'af-
flige beaucoup. Yous saurez que Galilée, qui
était mou mathématicien , avait découvert cle
certmnes planètes qui tournent autour de Ju-
piter , auiiquelles il donna en mon honneur le
nom d'Astre de Médicis. Mais on m'a dit qu'on
ne les connaît presque plus sous ce nom-là ,
et qu'on les appelle simpleinent Satellites de
Jupiter. Il faut, qu^ le monde soit présente-
ment bien méchant et bien envieux de la gloire
.d'autruix
BÉBÉNIGB. Sans'doute je n'ai guère vu d'effets
plus remarquables de sa malignité.
CdeMé. Vous en parlez bien à votre aise^
après ïe botiheut que^ vous àfvez eu. Yôus aviez
fait vteu de couper vos 'cheveux , si votre mari
Pcolomée revenait vainqueurdé je lie sais quelle
«
iSa DIALOGUES
guerre. Il revint ayant défait ses ennemis. Vous
consacrâtes vos cheveux dans nn temple de Yé-
nos , et le lendemain un malhémalicien les fit
disparaître , et publia qu'ils avaient été changés
en une consteUalion qu il appela la Chet^Iure
de Bérénice, Faire passer des étoiles pour des
cheveux d'une femme , c'était bien pis que de
donner le nom de prince à de nouvelles pla-
nètes ; cependant votre chevelure a réussi , et
ces pauvres astres de Médicis n*ont pu avoir la
même fortune.
Bé. Si je pouvais vous donner ma chevelure
céleste, je vous la donnerais pour vous conso-
ler, et même je serais assez heureuse pour ne
prétendre pas que vo«s me fussiez fort obligé
de ce présent-là.
C. DE MÈ. Il serait pourtant considérable ; et
je voudrais que mon nom fût aussi assuré de
vivre que le vôtre.
Bb. Hélas ! quand tou;tes les constellatioosv
porteraient mon nom , en serais-je mieux ? Il
serait li-haut dans le ciel , et moi je n'en serais
pas moins ici-bas. Les hommes sont plaisans ;
ils ne peuvent se dérober à la mort , et ils tâ-
chent à lui dérober deux ou trois syllabes qui
leur appartiennent. Yoilà une belle chicane
qu'ils s'avisent de lui faire. Ne vaudrait-il pas
mieux, qu'ils cons<3ntissent de bonne grâce à
mourir eux et leurs noms ?
G. DE M]&. Je ne suis point de votre avi^ > on
ne meurt ;que le mqi^s qu'il est possible, et.
tout mort qfi'on est , on tache à tenir encore, à,
la vie , par un marbre où l'on est représenté ,.
le
DES HORTS. < l83
ar des pierres que l'on a élevées les unes sur
es autres , par son tombeau même. On se noie,
et on s'accroche à tout cela.
BÉ. Oui> mais les choses qui devraient ga-
rantir nos noms de la mort, meurent elles-
mêmes à leur manière. Â quoi attacherez-vous
votre immortalité ? Une ville , un empire même^
ne vous en peut pas bien répondre.
C. DE MÉ. Ce n'est pas une mauvaise inven-
tion que. de donner son nom à des astres, ils
demeurent toujours. ,
BÉ. Encore , de la manière dont j'en entends
parler^ les astres eux-mêmes sont-ils sujets à
caution. On dif. qu'il y en a de nouveaux qui
yiennent, et d*a^ciens qui s'en vont; et vous
verrez qu'à la , jongue il ne me restera peut-
être pas. up cheveu ,dans le ciel. Du moins ce
qui ne peut manquer à nos noms, c'est une
mort , pour ainsi dire , grammaticale ; quelques
changemens de lettres les mettent en état de ne
pouvoir plus servir qu'à donner de l'embarras
aux savans. Il j a quelque temps que je vis ici-
bas des morts qui contestaiei^ avec beaucoup
de chaleur Tun con|i*e l'autre. Je m'approchai,
je demandai qui ils étaient^ et on me répon-
dit que l'un était le grand Constantin, et l'au-
tre un empereur barbare. Ils dis^putaientsurla
préférence de leurs grandeurs passées. Constan-
tin disait qu'il avait été empereur de Constan-
tinople , et le barbare , qu'il l'avait été de '
Stamboul. Le premier, pour faire valoir sa
Coostautinople , disait qu'elle était située sur
trois mers^ sur le Pont Éuxin , sur le Bosphore
de Thrace , et sur la Propontide. L'autre repli-
l84 DIALOGUES DEb MOETS.
qoait qae Sumboiil commanArit aussi i trois
mers , à la mer Noire , an Détroit , et i la mer
de Marmara. Ce rapport de Constantinople et
de Stambool étonna Constantin ; mais , après
aa*il se fSôt informé exactement de la situation
de Stambool , il fut encore bien plus surpris
de trouver que c'était ConstantinojJe , qu'il
n'avait pu reconnaître i cause du cbangement
des noms. Hélas ! s'écria-t-il , f casse ausU
bienfait de laisser à Constantinople sen pre-
mier nom de Byzance. Qui démêlera le nom
de Constantin dans Stamboul ^ Il y tire bien
à sa fin*
C. DB MÉ. De bonne foi , vous me consoles
tm peu , et je me résons i prendre patience.
Après tout , puisque notis n'avons pu nous dis-
penser de mourir, il est assez raisonnable que
nos noms meurent aussi ; ils ne sont pas de
meilleure condition que nous.
'» *' ••»•■ -i .•' .«■ ui*. L» ! ,;,»i t
DIALOGUES
i ' »
/DES..'-' ' i
MORTS MOflERNES,
' j ■ ^ ^ t: • »■•[;,}< ) . \*'in " '
■ i/o,. ' ij 'î .'• . '} . .«'î f!
DIALOGUE I.
ANNE DE BRETAGNE, MARIE D'ANGLETERRE.
*'. ANNE DE «RETAONE.
AjâsuRjÉJUENT ma moct voius fit grand plaisir^
Vous passâtes aussitôt k mer pour aller épouser
Loui^ xi'i 4'etvous.samr du tr^iie que jejais^is
vide. Majs vous n'en jouîtes guère, et je. fu&
vengée de vouis par votre jeunesse même, et
par volreibelauté, qui vous rendaient trop ai-
mable aux yeux du roi , et le consolaient trop
aÎ6(eni«ii)L do, (mai iperte ; icar elles hâtèrent sa
mort , et vous empêchèrent d'être long-temps
reine* ■ • : '"
M. D'ANO&BTdSRiis . Il est vrai que la royauté
Befit ](^uë se montrer iâ ^oi, et disparut en
moînâ^ae rien.
Al obBab. Et, aprè6 oela, v<Ai$ deviu).es du-i
cbesse de SuffoU^;? C'était une hdU cJUfite, Pour
moi, giçàce au Ciel,; j'ai eui«iae autre destinée»
QuandCharlee 'Yiii mblurUt , jètie perdis point
mon rang par sa mmil , et fé^ouçai son sucipèS'-
l86 ' DIA.LO.GUE5
seur ; ce qui est un exemple de bonheur fort
singulier.
M. d'An. M'en croiriess^Vous, si je vous disais
que je ne vous ai jamais envié ce konheur-14 •
A. DE Brb. Non , je conçois trop bien ce que
c'jBst que d'étrè duchesse deSuffolk, après qufon
a étéreîne''de"Frkîïce.' ^
M. d'An. Mais j'aimais le duc de Suflblk.
A. DE Bre. Il n'importe. Quand on a goûté
les douceurs de la royauté, en peut~on goûter
d'autres ? , f . ' , ;
M. d'An. Oui , pourvu que ce soit celles de
l'amour. Je vous assure que vous ne devez point
me vouloir de mal de ce que je vous ai suc-
cédé ; si j'eusse toujours pu disposer de moi ,
je n'eusse été que duchesse, et je retournai bien
vite en Angleterre pour y prendre ce titv^ ^ dès
que je fus déchargée de <5elufi dereinerf - *
A; deBaieu Aviez-vbttk le« sentiment si peu
élevés?. • • '! i .
' M: D^'An. J'avoue que l'ambition nemétpu-
chait point. La nature a fait aux hommes des
plaisirs simples, aisés, tranquilles, et leor
imagination leur en a fait qui sont embajxas-
sans , incertains , difficiles à ^acquérir ;'mais la
nature est bien plus habile à leur faire, ^s
plaisii^s, qu'ils ne Je sont eui<<némeSr'Que ne
se reposent-ils sur elle de ce soin-là? Elle a in-
venté Famour, qui est fort agréable , et)»ils <mt
inventé l-ambilion, dont il n'était point besoin,
A. deBre. Qui vous dit que les. hommes
aient invente l'ambition?. Lai nature n'insplire
pas moihs les désirs 'de l'élévation et du corn-
maudement ,' que le penchant de l'amoiiri >
DES MORTS. 187
M. d'An. L'ambition est aisée à reconnailre
poor an ouvrage de l'imagination ; elle en a le
caractère. Elle est inquiète y pleine de projets
chimériques,; elle va au delà de ses souhaits,
dès qu'ils sont accomplis; elle a un terme
qu'elle n'attrape jamais.
. A. db.Bbb. Et malheureusement l'amour en
a un qu'il attrape trop tôt.
. M. d'An. Ce qui en arrive , .c!est qu'on peut
êti*e plusieurs fois heureux par l'amour^ et
qu'on ne le peut être une seule fois par l'am-
bition; ou s'il est possible qu'on le soit, du
moins ces plaisirs-là sont faits pour trop peu de
gens; et par conséquent ce nest ppint la na-
ture qui les propose aux hommes , ear ses la-
veurs sont toupurs très-générales. Voyez l'a-
mour ; il est fait pour tout le monde. Il n'y a
que ceux qui cherchent le bonheur dans une
trop grande élévation , à qui il semble que la
nçLture ait envié les douceurs de l'simour. Un
roi qui peut s'assurer de cent mille bras , ne
peut guère s'assurer d'un cœur. Il ne sait^i on
ne fait pas pour son rang tout ce qu'on aurait
fait pour la personne d'un autre. Sa royauté
lui coûte tousiles plaisirs les plus simples et les
plus doux.
A. DE BnE. Vous ne rendez pas les rois beau-
coup plus malheureux par cette incommodité
que vous trouvez à leur condition. Quand on
voit ses volontés non-seulemei^^t suivies^ mais
prévenues, une infinité de fortunes qui dé-
pendent d'un mot qu'on peut prononcer quand
on veut^ tant de soins , tant de desseins , tant
d'empressemens, tant d'application à plaire,
t88 DIALOGUES
donft on est le seul objet, en vérité on se con-^
sole de ne pas savoir tout>à-fait au juste si on
est aimé pour son rang , ou pour sa personne.
Les plaisirsde l'ambition sont faits, dites-vous,
pour trop peu de gens ; ce que vous leur re*
prochez, est leur plus grand charme* En fait
de bonheur, c'est l'exception qui flatte ; et
ceux qui régnent sont exceptés si avantageu*
sèment delà condition des autres hommes que,
quand ils perdraient quelque chose desplaisirs
qui sont communs à tout le monde , ilsseraient
récompensés du reste.
M. d'An. Ah! jugez de la perte qu'ils font
par la sensibilité avec laquelle ilsreçoiv^titces
plaisirs simples et comntfuns, lorsqu'il s'en pres-
sente quelqu'un à eux. Apprenez ce que me
conta ici l'autre jour une princesse de mon
sang , qui a régné en Angleteire , et fort long^
temps, et fort heureusement, et sans mari.
Elle donnait une première audience k des am-
bassademrs hollandais , qui avaient à leur suite
un jeune homme bien fait. Dès qu'il vit la
reine, il se tourna vers ceux qui étaient auprès
de lui , 'et leur dit quelque chose assez bas ,
mais d'un: certain air qu il fit qu'elle devina à
peu près ce qu'il disait ; car les femmes ont un
instinct admiraUe. Les trois ou 'quatre mots
que dit ce jeune Hollandais, qu'elle n^avàit pas
entendus, lui tinrent plus à l'esprit, que toute
la harangue des ambassadeurs ; et aussitôt
qu'ils furent sôi*tis, elle voulut s'assurer de ce
qùfelle avait pensé. Elle demanda à ceux à qui
avait parlé ce jetoe homme , ce qu'il leur avait
dit. Ifs lui répondirent avec beaucoup de res-
DÈS MORTS. 189
pect, que c^étaicune chose qu'on n^osait rédire
ànne graniïe reine,' et se défendirent long-
temps de la répéter. Enfin, quand elle se servit
de son autorité absolue , elle apprit que le Hol-
landais s'était écrié tout bas : Ah ! voilà une
femme hien faite ^ et avait ajouté quelque ex->-
pression assez grossière , mais vive , pour mar-
(pier qu'il la trouvait à son gré^ On ne fit ce
récit à la reine qu'en tremblant; cependant il
n'en arriva rien autre chose , sinon que quand
elle congédia les ambassadeurs, elle nt au
jeune Hollandais un présent fort considérable.
Toyez coni~me au travers de tous les plaisirs de
grandeur , de royauté ,. dont elle était envi-
ronnée , ce plaisir d'être trouvée belle alla la
frapper vivement.
A. DE Bre. Mais enfin ellen'eût pas voulu l'a-
chëtei» par la perte des autres. Tout ce qui est
trop simple n accommode point les hommes.
Il nelBufflt pas que les plaisirs touchent avec
douceur^ on veut qu'ils agitent et qu'ils trans-*
portent. D^où vient que la vie pastorale, telle
que les poètes la dépeignent, n'a Jamais été
3ue dans leurs ouvrages , et ne réussirait paa
ans' la pratique? elle est trop douce et trop
unie. ^
M. d'an. J'avoue que les hommes ont tout
gâté. Mais d'où vient que la vue d'une cour la
I'ius superbe et la plus ptmipeuse du monde ,
es flatte moins que les idées qu'ils se pro-
posent quelquefois de cette vie pastorale? C'est
qu'ils étaient faits pour elle.
A. DE Bre. Ainsi le partage de vos plaisirs
simples et tranquilles; n'est plus que aentrer
IpO DIALOGUES
dans les cUîmères que les hommes se forment.
M. d'An. Non , non. S'il est vrai que peu de
gens aient le goût assez bon pour commencer
par Ces plaisirs-là , du moins on finit volon-
tiers par eux, quand on le peut. L'imagination
a fait sa course sur les faux objets , et elle re-
vient aux vrais»
DIALOGUE IL
CHARLES V, ÉRASME.
ÉRASME*
J^ '£N doutez point ! s'il y avait des rangs chez
les morts, je ne vous céderais pas la préséance?
Charles. Qupi ! un grammairien, unsavânt,.
et pour dire encore plus et pousser votre mé-
rite jusqu'où il peut aller, un homn^e d^esprjltf
prétendrait remporter sur un prince qui s'est
TU maître de la meilleure partie de l'Europe ?
ErAs^ Joignezrj encore F Amérique , et je ne
vous en craindrai pas daVantage* Toute cette
grandeur n'était , pour ainsi dire , qu'un com-
posé de plusieurs hasards; et qui désassem-
blerait toutes les parties dont elle était, for-
mée, vous le ferait voir bien clairement. Si
Ferdinand votre grand-père eût été hon^me
de parole^ vous n'aviez presque rien en Italie ;
si d'autres princes que lui eussent, eu l'esprit
de croire qu'il y avait des antipodes^ ChrisT
tophe Colomb ne se fut point adressé à lui, et
r^mérique n'était point au nombre de vos
états i si après la mort du dernier duc de Bour-
DES MO RTS. igi
gogne I Louis xi eut bien songé à ce qu'il fai-
sait , rhériti^*e de Bpurgpgne n était pas pour
Mawuilien, ^jles Pays-Bas pour vous; $i Henri
de Gasti^e , frère de vqtre grand' mère Isabelle,
n'eut; poiolété en mauvaise réputation auprès
ies femmes^ ou si sa femme n'eût point été
d'une vertu assez douteuse , la filjie, de Henri
eût passé poujr être sa fille., et le royaume de
Castille vous échappait.
CâAB • Vous me faites trembler. Il me semble
qu'à l'heure. qu'il est^ je perds ou la Castille ^
ouïes Pays-Bas, ou l'Amérique, ou l'Italie.
Eràs. M'en raillez point. Yous ne sauriez
donner un peu. plus de bon sens à Vun , ou dé
bonne foi à l'autre, qu'il ne vous en coûte beau-
coup* Il n'y a pas ju%{u'à l'impuissance de votre
grand-oncle, ou jusqu'à, la coquetterie de votre
grand'tan^e, qui ne vous soient nécessaires.
Voyez combien c',est pu édifice .délicat que
celui qui est fondé sur tant de choses qui dé-
pendant du hasard.
GqAft. Entérite , il n'y a pas moyen, de sou-
teni]^ uii. ejiamen ai^^i' sqvère que le vôtre. J'a-
voue que vousfailes dijiiparfit^7e,toute ma gran*
deur Cil, tous mes titref«. . ^ .
Sr4-«s* CesjOntlà pourtant ces. qualités dont
vous prétendiez. vous parer;,, je vQ\is en ai dé-
pouillé, sans peine. Yoi^s .^ouvi^ei^t-il d'avoir
ouï dire que T^hénien Cin^on» ayant fait
beauqpi^p de Perses prisonnievs ,. exposa etk
vented'un côté leur^ habits, et de l'autre leurs
corps tout nus, etque.comme les habits étaient
d'une* grande magnificence, il y eut presse à
lesNicheter , mais que pour les h,9Doiipe$ , per-
ig2 0IALO6UBS
sonne n'en vonint? I>e bonne foi, )e crois que
ce qni arriva à ces Perses-là , arriverait à bien
d'anlreSi si Ton séparait leur mérite peraoiuiel
d'avec ctelui que la fortune leur a donné.
Char. Mais quel est ce mérite personnelT
Ekas. Faut-il }e demaîid^r? Tout ce qui est
eu nous. L'estorit^par exemple, les sciences.
Char. Et 1 on peut avec raison en tirer de
la gloire ?
' Eras. Sans doute. Ce ne sont pas des biens
de foi'tune, comme la noblesse ou lesriobesses.
Char. Je suis surpris de te que vous dites.
Les sciences ne viennent- elles pas aux savans^
comme les ricbe^es viennent à la plupart des
gens riches. N^est-ce pas par voie de sucises-
sion? Tous héritez de asciens, vous autres
hommes dôcteV, ain^i que nous de nos -pères*
Si on nous a Ui^sé tout ce que nous possédons,
on vous a laissé aussi tout ce que vous savee ;
et de là vient que beaucoup de savans regar-
dent ce qu'ils ont reçu des anciens^ avec le
înéme réspëCt'què quelques gens regardent les
terres et les maisons de leurs aïeux où ils se^
raient bien f&chés de rien changer.
Eras» Mais les grands naisseht héritiers de
la grandeur de leurs pèfds; et les savant li'é-
taient pas né9 héritiers des connaissances des
anciens. La scieiice liVst point utie succe^sitm
qu'on reçoit ; c'est une acquisition, toute nou-
velle que l'on entreprend de faire ; <Mi si c'est
une succession, ell^ est assez difficile à recueil-
Jir, pour être fort honorable.
Char. Hé bic^9 mettez la peine qui se trouve
à abquérir lés biens de l'esprit, contre ctlle
s
DES MORTS. 193
qui se trouve à conserver les bieas ide :1a foiv
tune , voilà les choses égales ; car enfin, si vous
ne regardez que la difficulté, souveni les af-
faires du monde en ont bien autant que les
spéculations du cabinet.
Eaas. Mais ne parlons jpoiat delà science /
tenons- nous-eii à Fesprit; ce bien-là ne dé-
pend aucunement du hasard.
Char. U n'en dépend point ? Quoi ! Tesprit
ne consiste-t-il pas dans une certaine confor-
mation du cerveau, etle hasard est-il moindre,
deniaittre avec un cejrveau bien disposé, que
de naître d'un père qui soit roi ? Tous étiez \un
grand génie; mais qemandezà tous les philo*
sophes à quoi il tenait que vous ne fussiez s^u*
ideet hébété : presque ta rien , à une petite
isposition de fibres , enfin à quelque chos^
que Tanatomie la .plus délicate ne saurait Ja*
mais apeftcevoir. Et après cejla , ces messieurs
les beaux esprits nous oseront soutenir qu'il
n'y a qu'eux qui aient des biens indépendans
du hasard ; et ils se croient en droit 4e mépri-
ser tous les autres hommes.
Eras. a votre compte y être riche , ou avoir
de Tesprit, c'est Ile même mérite.
Char. Avoir de il'esprit est un hasard plus
heureuscmais aU'fopd c'est toujours nubasard»
Eras* Tout est donc 'hasard?
Char. Oui , pourvu qu'on donne: ce nom 'à
un ordre que Ton ne contiaît point. Je vous
laisse à juger si jen'ai.pas dépouillé les hommes
encore mieux que vous n'aviez.fait; vous ne
leur étiez que quelques avantages de la nais-
sance, et je.leur ôte jusqu'à ceux de Tesprit»
Plural, des MoifDSS. ' 9
19^ DIALOGUES
Si avant cfàe de tirer vanité d'une chose , ils
voulaient s'assurer bien qu elle leur appartînty
il n'y aurait guère de vanité dans le mottde.
DIALOGUE III.
ELISABETH D'ANGLETERRE,
LE DUC D'ALENÇON.
LE DUC.
A(Lais pourquoi m'avez-vous si lon^-temps
flatté de l'espérance de vous épouser , puisque
vous éliez résolue dans l'âme à ne rien con-
clure ?
Elisabeth. J'en ai bien trompé d'autres qui
ne valaient pas moins que vous. J'ai été la Pé-
nélope de mon siècle* Vous , le .duc d'Anjou
votre frère , l'archiduc, le roi de Suède , vous
étiez tous des poursuivans qui en vouliez aune
lie bien plus considérable que celle d'Itaque ;
je vous ai tenus en haleine , pendant une lon-
gue suite d'années, et à la fin je me suis mo-
quée de vous.
Le duc. Il y a ici de certains morts qui ne
tomberaient pas d'accord que vous ressemblas-
siez tout à-fait à Pénélope ; mais on ne trouve
point de comparaisons qui ne soient défec-
tueuses en quelque point.
Eli. Si vous n'étiez pas encore aussi étourdi
que vous l'étiez, et que vous pussiez songer à
ce que vous dites
Le DuCé Bon, je vous conseille de prendra
votre sérieux. Voilà conime vous avez toujours
DES MORTS, ipS
fait des /fanfaronnades de virginité ; témoin
cette grande contrée d'Amérique , à laquelle
vous jfttes donner le nom de Virginie ,* en mé-
moire de la plu3 douteuse de toutes vos quali-
tés. Ce pays-là serait assez maL nommé, $i ce
n'était que par bonheur il est dans un autre
monde ; mais il n importe, ce n'est pas là de
({uoi il s'agit. Rendez-moi un peu maison de
cette conduite mystérieuse que vous avez te-
nuQ, et de tous ces prQJets de mariage qui
n'ont abouti à rien. Est-ce que les six mariages
de Henri vili votre père vous apprirent à ne
vous point marier , comme les courses perpé-
tuelles de Charles V apprirent à Thilippe H à
ne point sortir de Madrid ?
Eli. Je pourrais m'en tenir à la raison que
V0)i^.me fournissez ; en effet/ mon père passa
toute sa vie à se marier et à se démarier, à
répudiUr quelquesrunes de se^ femmes, et i
faire coupei; la lé te aux autres». Mais le vrai se-
cret de ma conduite, c'est que je trouvais qu'il
n'y avait rien de plus joli que de former des
desseins, de faire des préparatifs, et de n'exé-
cuter point. Ce quonaleplus ardemment dé-
siré,, dii^inue de prix dès qu'on l'obtient/ et
les choses ne passent point de notre iraagina-
tion.à la réalité , qu'il n'y ait de là pçrte. Vous
venez en -Angleterre pour m'épouser; ce ne
sont que bals, que fiâtes, qMe réjouissances; je
vais iiaême jusqu'à vous 'donner un anneau,
lusque-]}^ tout esjtleiplusriaQt du monde, tout
ne consiste qu'en apprêts et en idées ; aussi ce
c[u'il y a d'agréable dans le mariage est déjà
épuisé. Je m'en tiens-là, et je vous renvoie «
J^6 DIALOGUES
Le Dire. PrAnchement , yos maxiittes ne
m'eussent point accommodé ; fett^dè voula
quelque chose de plus que des chimères.
'EiA. Ah ! si l'on 6tait les;0hHnères aux hom-
mes, quel plaisir leur rest«rait-il ? Je vois bien
que ycfus n'aurez pas «enti tous lefs àgrémens
qui étaient dans votre vie ; mais en vérité tous
êtes bien «nalheurefux qu'ils aient été {)erdiis
pour vous.
Lb duc. Quoi! quels agrémeps y avait il
dans ma vie ? Rien ne m'a jamais réussi. J'ai
pensé quatre fois être roi ; d'abdrd il s^a^issait
de la Pologne , ensuite de l'Aiigileterre et des
Pays-Bas , enGn la Fra&ce devait sfpparetnment
m' appartenir : cependant je suis ^arrivé ici «ans
avoir régné.
Eli. £t voilà ce bonheur dont vous ne yous
êtes pas aperçu. Toujours des imaginations*,
désespérances, et jamais de réalité, wbs n'a-
yez fait ^e vous préparer à la royauté pendant
toute votre vie, comme Je n'eti fiait pendant
toute >la mienne que me préparer au mariage.
Le DtTG. Mats comme je croià qu'un mariage
effectif pouvait vous convenir , je vous avoue
qu'une véritable royaiité eut été assez de 'mon
Eli. Les plaisiifs ne sont point asseï solides
pour souffrir qu'on les apptofondisse ;il nefaut
que les effleurer : ils ressemblent à ces terres
marécageuses , sur lesquelles toti est obligé de
coiirir légèrement, sans y arrêter jamais le pied.
DES HOAtSà 197
DIALOGUE IV.
GUILLAUME DE CABESTAN,
ALBERT -FRÉDÉRIC DE BRANDEBOURG.
ALBERT-FftÉO^ DB BRANDJ(B0U&O.
J Ë VOUS aime mieux d'avoir été fou aussi-
bien que BQboi. Apprenez- moi un peu Thistoire
de votre folie : comment vint-elle ?
G. DE Cabestan. J'étais un pçëte proven-
çal , fort estimé dans monsijècl;e, ce qui ne fit
que me porter malheur; Jq deviiis a^qureux
a une. daine , que mejS ouvrages rendirent il-
lustre : mais elle pi^it tant de goût, à i^jes vers,
qu'elle craignit que j'en fisse i^ iour pour
quelqu' autre ; et, afin de s'assuvçr dje ^ fidé-
lité de xna muse, elle .me donna un laciaudit
breuvage qui m,e fit tourner r esprit ,, çt me mit
hors d'état de composer.
A. -F. DE BaAN. Coi^bieu j i^-t-il que vou,s
êtes mort?
G. DE Ca. Il y a peut'ê^tre quatre ceAt{s ans.
A.-F. VE BaAN. Il fallait que les poètes
fussent bie^i^ rares dans votrç siècle^ puisqu'on
les estimait assez pour les ew^p^ispuner de
cette manière-là. Je suis fâché que vous ne
soyez pas né dans le. siècle oÀj'^i vécu, yous
eussiez pu faire des vers pour toutes sortes de
belles, sans aucune crainte de poison..
G. DE Ga. Je le sais. Je ne vois aucun de
tous ces bçaux esprits qui viennent .ici, se
1^8 DIALOGUES
Slaindre d*avoir eu ma destinée. Mais yons ^
e quelle manière devtntes-vous fou?
A. -F. DE Baan. D'une manière fort raison-
nable. Un roi Test devenu pour avoir vu. un
spectre dans une forêt; ce n'était pas grand'-
cnose : mais ce que je vis était« beaucoup plus
terrible.
6. DE Ga. Eh ! que vltes-vous î
A.-F. DE Bn AN. L'appareil de mes noces, J'c-
5ousais.Marie-Eléonore de Clèves ^ et je fis pen-
ant cette grande fête des réflexions sur le ma-
riage , si judicieuses que j'en perdis le jugement.
G. DE Ca. Aviez-vous dans votre maladie
quelques bons intervalles ?
A.-F. DE Bban. Oui.
G. DE Ga. Tant pis : et moi je fus encore
plus malheureux ; l'esprit me revint tout-à- fait.
A.-F. DE Bran. Je n'eusse jamais cru que ce
fût là un malheur.
6. DE Ga. Quand on est fou, il faut l'être
entièrement, et ne cesser jamais de l'être. Ces
alternatives de raison et de folie n'appartien-
nent qu^à ces petits fous qui ne le sont que par
accident, et dont le nombre n'est nullement
considérable. Mais voyez ceux que la nature
produit tous les jours dans son cours ordinai-
re , et dont le monde est peuplé ; ils sont tou-
jours également fous, et ils né guérissent
jamais.
A.-F. DE Bran. Pour moi je me serais figuré
que le moins qu'on pouvait être fou> c'était
toujours le mieux.
G. DE Ga. Ah î vous ne savez donc pas à
quoi sert la folie ? Elle sert à empêcher que Fon
ne se connaisse ; car la vue de 8oi-méme est
bien triste ; et comme il n'est jamais temps de
se connaître , il ne faut pas que la folie aban-
donne les hommes un* seul moment.
A.-F. DE Bran. Vous avez beau dire, vous
ne me persuiaderez point qu-il y ait d'autres
fous que^ceux qui le sont comme nous Tavons
été tous deux. Tout le reste des hommes a de
la raison ; autrement, ce ne serait rien perdre
que de peindre Tesprit, et on ne distinguerait
point les frénétiques d'avec les gens de bon
sens.
6. DE G A* Les frénétiques sont seulement des
fous d'un autre genre. Les folies de tous lés
hommes étant de même nature , elles^ se sont
si aisément ajustées ensemble , qu'elles ont
servi à faire les plus forts liens de la société
humaine ; témoin ce désir d'immortalité, cette
fausse gloire, et beaucoup d'autres principes 1
sur quoi roule tout ce qui se fait dans le mon-
de ; ^ l'on n'appelle plus fous que de certains
fous qui sont , pour ainsi dire , hors d'oeuvre ,
et dont la folie n'a pu s'accorder avec celle dé
tous les autres , ni entrer dans le commerce
ordinaire de la vie.
A. -F. DE Baan. Les frénétiques sont si fous ,
que le plus souvent ils se traitent de fous les
uns les autres ; mais les autres hommes se trai-
tent de personnes sages.
G. pÈ G A . Ah ! que dites-vous ? Tous les hom-
mes s'en tre-montrent au doigt, et cet ordre
est fort judicieusement établi parla nature. Le
solitaire se moque du courtisan, mais en ré-
compense , il ne le va point troubler à la cour ;
2O0 t>IALOOU£S
le coiwUfian se moque du 6olitaîi*e , mais il le
ktfise en véfos dajas: sa retraite. S'il y avait
quellq.ue parti qui fûtreoonnu pour le seul parti.
raisonnable, tout te monde voudrait lem~
brasser , et il y aucatt trop de presse ;. U vaut
mieun. qu'on se dii^ise eut plusieurs petites irou-
pes», qui ne s!enU''embarrassent poiof , paroe
que les uns rient de ce que les autrea font.
A.-F.. DE BiaAS'. Tout mort que vous êtes , Je
vous trouve bien fou avec vos raisonnemens ;
vous nfêl£s pas encore bien guéri du breuvage
qu'on vous donna.
G. DE Ca. Et voilà l'idée qu'il faut qu'un foa
conçoive toujours d'un aulre.. La vraie sagesse
diâtinguerait trop* oeux qui la posséderaient ;
mais Fopinioa de< sagesse égale tous les hom-
mes , et ne les satisfait pas moins.
DIALOGUE V.
AGNÈS SOREL, ROXELANE.
AGIMES SOREL.
A. vous dire le vrai , je ne comprends point
votre galanterie turque. Les belles du sérail ont
un amant qui n'a qu'à dire ,, je le veux ; elles
ne goûtent jamais Je plaisir de la résistance ,
et elles ne lui fournissent jamais le plaisir de
la victoire; c'est-à-dire ,.que tous les agrémens
de l'amour sont perdus pour les sultans et pour
leurs sultaues.
RoxELANE . Que voulez vous ? Les^empfreurs
turcs, qui sont eitrémement jaloux de leur
PSS MOaTS» 201
auL<^|*itéf ont négligé, par des raisons de poli-,
tique , çef; douceurs de l'amom* si ral^néeç. Ils
ont craint qne les belles qui ne dépendraient
pas absolument d'eux , n'usurpassent trop de
pouvoir sur leur esprit , et ne se mêlassent trop
des affaires.
A. So. Hé bien, que savent-ils si ce serait
un malheur ?ramour est quelquefois bon à bien
des cboses ; et moi qui vous parle , si je n'avais
été maîtresse d'un roi de France , et si je n'avais
eu beaucoup d'empire sur lui , je ne sais où en
serait la France à Vheure qu'il est. Avez-vous
ouï-dire combien nos affaires étaient déaespé-
réessQUS CharlesTJI , et en quel état se trouvait
réduit tout le royaume^ dontles Anglais étaient
presqu' entièrement les maîtres ?
Ro. Oui, comme cette histoire a fait grand
bruit , je sais qu'une certaine pucelle sauva la
France. C'est donc vons qui étiez cette pucelle-
là ? £t comment éties*vous en même temps
maîtresse du roi ?
A. So. Yous vous trompez, je nai rien de
commun avec la pucelle dont on vous a parlé.
Le roi , dont j'étais aimée , voulait abandon-
ner son royaume aux usurpateurs étrangers , et
s'aljier cacher dans un pays de montagnes , où
je n'eusse pas été t:|X)pai8e de le suivre. Je m'a-
visai d'un stratagème pour le détourner de ce
dessein. Je fis venir un astrologue , avec qui je
m'entendais secrètement ; et après qu'il eût fait
semblant de bien étudier ma nativité, il me
dit un jour, en présence de Charles YII, que tous
les astres étaient trompeurs , ou que j'inspire-
rais une longue passion à un grand roi. Anssi-
^ 9 -
202 DIALOGUES
tôt je dis à Charles : F'ous ne tromperez donc
pas mauvais ^ Sire, que je passe à la eoitr
d^ Angleterre ; car vous ne voulez plus être
roi , et il ny a pas assez de temps que vous
ni aimez pour avoir rempli ma destinée, La
crainte qu'il eut de me perdre lui fit prendre
la résolution d'être roi de France, et il com-
xoiença dès-lors à se rétablir. Voyez combien la
France est obligée à Tamour , et combien ce
royaume doit être galant, quand ce né serait
que par reconnaissance.
Ro. Il est vrai , mais j'en reviens à ma pucelie.
Qu'a-t-elle donc fait? L'histoire se serait-elle
assez trompée pour attribuer à une jeune pay-
sanne pucclle , ce qui appartenait à une dame de
la cour , maîtresse du roi ?
A. So. Quand l'histoire se serait trompée
jusqu'à ce point, ce ne serait pas une si grande
merveille. Cependant il est sur que la pucelie
anima beaucoup les soldats ; mais moi , j'avais
auparavant animé le roi. Elle fut d'un grand
secours à ce prince , qu'elle trouva ayant les
armes à la main contre les Anglais; mais sans
moi, elle ne l'eût pas trouvé en cet état. Enfin
vous ne douterez plus de la part que j^ai dans
cette grande affaire , quand vous saurez ie
témoignage qu'un des successeurs (1} de
Charles VII a rendu en ma faveur dans ce
quatrain :
Gentille Agnès , pins d^honneur en mérite ,
La cause étant de France recouvrer ,
Que ce que peut dedans un cloître ouTrer
Glose nonain , ou bien dévoit ermite.
(i) François I.
DES HOKTS. 2Ô3
Qu'en dites -vous, Roxelane? Vous m'a-
Touerez que si j'eusse été une sultane comme
vous , et que je n'eusse pas eu le droit de faire
à Charles YII la menace que je lui fis , il était
perdu.
Ro. J'admire la vanité que vous tirez de cette
petite action. Vous n'aviez nulle peine à acqué-
rir beaucoup de pouvoir sur l'esprit d^un amant,
vous qui étiez libre et maltresse de vous-même ;
mais moi , tout esclave que j'étais , je ne laissai
pas de m'asservir le sultan. Yous avez fait
Charles YII roi presque malgré lui ; et moi, de
Soliman j'en fis mon époux malgré qu'il en eût.
A. So. Hé quoi! on dit que les sultans n'épou-
sent jamais.
Ro. J'en conviens ; cependant je me mis en
tête d'épouser Soliman , quoique je ne pusse
l'amener au mariage par l'espérance d'un bon-
heur qu'il n'eût pas encofe obtenu. Yous allez
entendre un stratagème plus fin que le vôtre.
Je commençai à bâtir des temples et à faire
beaucoup d'autres actions pieuses ; après quoi ,
je fis paraître une mélancolie profonde. Le sul-
tan m en demanda la cause mille et mille fois; e t
quand j'eus fait toutes les façons nécessaires ,
je lui dis que le sujet de mon chagrin était,
que toutes mes bonnes actions , à ce que m'a-
vaient dit nos docteurs, ne me servaient de rien ;
et que, comme j'étais esclave, je ne travaillais
que pour Soliman , mon seigneur. Aussitôt
Soliman m* affranchit , afin que le mérite de
mes bonnes actions tombât sur moi- même. Mais
quand il voulut vivre avec moi comme à
1 ordinaire , et me traiter en sultane du se-
204 DIAI.OGUËS
rail, je. lui marquai beaucoup de surprise, et
lui représentai avec un grand sérieux , qu*il
n'avait nul droit sur la personne d'une femme
libre. Soliman avait là conscience délicate ; il
alla consulter sur ce cas un docteur de la loi ,
avec qui j'avais intelligence. Sa réponse fut , que
le sultan se gardât bien de prétendre rien sur
moi, qui n'étais plus esclave, et que s'il ne
m'épousait , je ne pouvais être à lui. Alors le
voilà plus amoureux que jamais. Il n'avait
qu'un seul parti à prendre , mais un parti fort
extraordinaire et même dangei'eux à cause de
sa nouveauté ; cependant il le prit et m'éjpousa.
A. So. J'avoue qu'il est beau d'assujettir ceux
qui se précautionnent tant contre notre pou-
voir:.
Ro. Les homnobes ont beau faire, quand on
les prend par les passions, on les mène où Von
veut. Qu'on me donne l'homme du monde le
plus impérieux, je ferai de lui tout ce qu'il
me plaira , pourvu que j'aie beaucoup d'esprit ,
assez de beauté et peu d'amour.
DIALOGUE VL
JEANNE r*. DE NAPLES, ANSELME.
JEAIf«£ DB NAPLES.
Q
v^uoi ! ne pouve:&-vou8 pas me faire quelque
pi'édiction ? Vous n'avez pas oublié toute l'as-
trologie que vouâ s^viee autrefois ?
Ansslmb. Et comment la mettre en pratique ?
Nous n'avons point ici de ciel ni d'étoiles.
DBS MORTS, 205
J. DE Na. Il n'importe. Je vous dispense
d'observer les règles si exactement.
Ak. Il serait plaisant qu'un mort fit des pré-
dictions. Mais encore , sur quoi voudriez-vous
que j'en fisse?
J. DE Na. Sur moi , sur ce qui me regarde.
Ak. Bon! yous êtes morte, et vous le serez
toujours ; voilà tout ce que j'ai à vous prédire.
£st-ce que notre condition ou nos affaires peu-
vent chauger?
J. DE Na. Non^ mais aussi c'est ce quim'en-
nuie cruellement ; et quoique je sache qu'il ne
m'arrivera rien , si vous vouliez pourtant me
prédire quelque cliose , cela ne laisserait pas
que de m occuper. Y'ous ne sauriez croire com-
bien il est triste de n'envisager aucun avenir.
Une petite prédiction^ je vous en prie, telle
qu'il vous plaira.
An. On croirait, à voir votre inquiétude, que
vous seriez encore vivante. C'est ainsi ou on
est fait là-haut. On n'y saurait être en patience
ce qu'on est , on anticipe toujours sur ce qu'on
sera ; mais ici il faut que l'on soit plus sage.
J. deNa. Ah ! les nommes n'ont-ils pas rai-
son d'en user comme ils font? Le présent n'est
J|[u'un instant, et ce serait grande pitié qu'ils
nssent réduits à borner là toutes leurs vues.
Ne vaut- il pas mieux qu'ils les étendent le plus
qu'il leur est possible, et qu'ils gagnent quelque
chose sur l'avenir? C'est toujours autant dont
ils se mettent en possession par avance*
An. Mais aussi ils empruntent tellement sur
l'avenir par leurs imaginations et par leurs es-
pérances , que quand il est enfin présent , ils
2o6 DIALOGUES
trouvent qu'il est tout épuisé , et ils ne s'en ac-
commodent plus. Cependant ils ne se défoitt
point de leur impatience ni de leur inquiétude ;
et le grand leurr.e des hommes , c'est toujours
l'avenir; et nous autres astrologues , nous le
savons mieux que personne. Nous leur disons
hardiment qu'il y a des signes froids et des
signes chauds, qu'il y en a de mâles et de fe-
melles ; qu'il y a des planètes bonnes et mau-
vaises d'elles-mêmes, mais qui prennent Tun
ou Tautre caractère, selon la compagnie où
elles ^ se trouvent; et toutes ces fadaises sont
fort bien reçues , parce qu'on croit qu'elles
mènent à la connaissance de l'avenir.
J. DE Na. Quoi ! n'y mènent-elles pas en
effet? Je trouve bon que vous qui avez été mon
astrologue , vous me disiez du mal de l'astro*
logie !
An. Ecoutez, un mort ne voudrait pas men-
tir. Franchement, je vous trompais avec cette
astrologie que vous estimez tant.
J. DE Na. Oh ! je ne vous en crois pas vous-
même. Comment m'eussrez-vous prédit que je
devais me marier quatre fois? Y avait -il la
moindre apparence qu'une personne un peu
raisonnable s'engageât quatre fois de suite dans
le mariage ? Il fallait bien que vous eussiez lu
cela dans les deux.
An. Je les consultai beaucoup moins que vos
inclinations ; mais après tout, quelques prophé-
ties qui réussissent ne prouvent rien. Voulez-
vous que je vous mène à un mort qui vous con-
tera une histoire assez plaisante? Il était astro-
logue , et ue croyait non plus que moi à l'as^
DES MQRTSv 20^
trologie. Cepeùdanl , pour essayer s'il y avait
quelque chose de sûr dans son art , il mit un
jour. tous ses soiiis à bien observer les règles,
et prédit à quelqu'un des événemens particu-
liers , plus difficiles à deviner que vos quatre
mariages. Tout ce quUl avait prédit arriva. Il
ne fut jamais plus étonné. Il alla revoir aussitôt
tous les calculs astronomiques qui avaient été
le fondement de ses prédictions. Savez-vous ce
qu'il trouva? Il s'était tromrpé; et si ses suppu*
tations eussent été bien faites , il aurait prédit
tout le contraire de ce qu'il avait prédit.
J. DE Na. Si je croyais que cette histoire fût
vraie, je serais bien fâchée qu'on ne la sût pas
dans le monde , pour se détromper des astro-
logues.
An. On fait bien d'autres histoires à leur
désavantage ^ et leur métier ne laisse pas d'être
toujours bon. On ne se désabusera jamais de
tout ce qui regarde l'avenir; il a un.charm^
trop puissante Les hommes, par exemple, sa-
crifient tout ce qu'ils ont à une espérance;
«t tout ce qu'ils avaient et ce qu'ils viennent
d'acquérir, ils le sacrifient encore à une autre
espérance ; et il semble que ce soit là un ordre
malicieux établi par la nature, pour leur ôter
toujours d'entre les mains ce qu'ils tiennent.
On ne se soucie guère d'être heureux dans le
moment où on l'est, on remet à l'être dans un
temps qui viendra , comnfe si ce temps qui
viendra devait être autrementfait que celui qui
est déjà venu,
J. DE Na. Non , il n'est pas fait autrement,
mais il est bon qu'on se l'imagine.
ao':J dialojuubs des «morts.
An» Et que produit cette ibdle opinion? Je
sais une petite fable qui vous la dii*a bien. Je
Tai apprise autrefois à la cour d'amour (i) qui
se tenait dans votre comté de Provence. Un
homme avait soif, et était assis sur le bord d'une
fontaine ; il ne voulait point boire de Teau qui
coulait devant lui » parce qu'il espérait qu'au
bout de quelque temps il en allait venir une
meilleure. Ce temps étant passé : P^oici encore
la même eau , disait*il , ce nest point celle-là
dont je a^eux boire ^faime mieux attendre un
peu. Enfin ^ comme 1 eau était toujours la même
il attendit si bien , que la source vint à tarir y
et il ne but point.
J. deNa. Il m'en est arrivé autant : )e crois
que , de tous les morts qui sont ici^ il n'y en a
pas un à qui la vie n'ait manqué , avant qu'il
en eût fait l'usage qu'il en voulait faire. Mais
qu'importe, je compte pour beaucoup le plai**
sir de prévoir, d'espérer, de craindre même,
et d'avoir un avenir devant soi. Un sage, selon
vous , serait comme nous, autres morts , pour
qui le présent et l'avenir sont parfaitement sem-
blables, et ce sage par conséquent s'ennuierait
autant que je fais.
An. Hélas ! c'est une plaisante condition que
celle de l'homme , si elle est telle que vous le
eroyez. Il est né pour aspirera tout et pour ne
jouir de rien, pour marcher toujours et pour
ii'arriver nulle part.
Ci) C'était une espèce d'académie.
DIALOGUES
DES
MORTS ANCIENS.
DIALOGUE I.
ÉROSTRATE, DÊMÉTRIUS DE PHALÈRE.
ÉROSTIlATE.
Xrois cent soixante statues élevées dans
Athènes en votre honneur! c'est beaucoup.
DÉMÉT&ius. Je m'étais, saisi du gouverne *
ment^ et après cela ii était assez aisé d'obte-
nir du peuple des statues.
Er. Yous étie^ bien content de vous étrç
ainsi multiplié vous-même trois cent soixante
fois, et de ne rencontrer (jue vous dans t.oute
une ville.
Di. Je l'avoue ; mais hélas ! cette joie ne fut
pas d'assez longue durée. La face des affaires
changea. Du jour au lendemain il ne resta pas
une seule de mes statues. On les abattit; on
les brisa.
Eu. Voilà un terrible- revers ! Et qui fut ce-
lui qui fit cette belle expédition?
Dé. Ce fut Démétrius Poliorcète, fils d'Anti-
gonus.
2tO DIALOGUES
£r. Démétrius Poliorcète J J'aurais bien voa«
lu être en sa place. Il y avait beaucoup de
Î)laisir à abattre un si grand nombre de statues
àites pour un même homme.
Dé. Un pareil sOubait n*est digne que de
celui qui a brûlé le temple dTpbése. Vous
conservez encore votre ancien caractère.
£r. On m'a bien reproché cet embrasement
du temple dEphèse ^ toute la Grèce en a fait
beaucoup de bruit ; mais en vérité cela est pi-
toyable, on ne juge guère sainement des choses.
De. Je suis d'avis que vous vous plaigniez de
Tinjustice qu'on vous a faite, de détester une
si belle action, et de la loi par laquelle les
Ephésiens défendirent que l'on prononçât ja-
mais le nom d'Erostrate.
Er. Jen^ai pas du moins sujet de me plaindre
de l'efiet de cette loi, car les Ephésiens furent
de bonnes gens , qui ne s'aperçurent pas que
défendre de prononcer un nom c'était 1 immor-
taliser. Mais leur loi même , sur quoi était-elle
fondée? J'avais une envie démesurée de faire
. parler de moi , et je brûlai leur temple. Ne de-
vaient-ils pas se tenir bien heureux que mon
ambition ne leur coûtât pas davantage ? On ne
les en pouvait quitter à meilleur marché. Un
autre aurait ^.ent^être ruiné toute' la ville et
tout leur état.
Dé. On dirait, à vous entendt'e , que vous
étiez en droit de ne rien épargner pour faire
parler de vous , et que l'on doit compter pour
des grâces tous les maux que vous n'avez pas
faits.
Er. Il est facile de vous prouver le droit que
DES MORTS. 21X
)^ avais de brûler le temple dTpbèse. Pourquoi
Tavait-on bâli avec tant d'an et de magnifi-*
cence ? Le dessein de Tarcbiteote n'élait-il pas
de faire vivre son nom ?
Dé. Apparemment.
Er. Hé bien , ce fut poar faire vivre aussi
mon nom que je brûlai ce temple.
Dé. Le beau raisonnement ! Yous est -il per-
mis de ruiner pour votre gloire les ouvrages
d'un autre ?..
Er. Oui. La vanité qui avait élevé ce temple
par les mains d'un autre , Va pu ruiner par les
miennes. Elle a un droit légitime sur tous les
autres ouvrages des hommes; elle les a faits^ et
elle les peut détruire* Les plus grands états
même n'ont pas sujet de se plaindre qu'elle les
renverse , quand elle y trouve son compte ; ils
ne pourraient pas prouver une origine indé-*
pendante d'elle. Un roi qui , pour honorer les
funérailles d'un cheval , ferait raser la ville de
Bucéphale , lui ferait-il une injustice ? Je ne le
crois pas; car on ne s'avisa de bâïir cette ville
que pour assurer la mémoire de Bucéphale , et
par conséquent elle est affectée à l'honneur des
chevaux.
Dé. Selon vbus rien ne serait en sûreté* Je
ne sais si les hommes mêmes y seraient.
Er. La vanité se joue de leurs vies, ainsi que
de tout le reste. Un père laisse le plus d'enfans
qu'il peut afin de perpétuer son ûom ; un con«
quérant, aûn de perpétuer le sien, extermine
le plus d'hommes qu il lui est possible. .
Dé. Je ne m'étonne pas que voiis employiez
2iz dialogues;
toutes sortes de raisons pour soutenir le parti
des destructeurs; mais enfin, sic'^estuii moyen
d*éublir sa gloire» que d'abattre lesmonumen»
de la gloire d^autrui , du moins U vlj a pas de
moyen moins noble que oelui^là.
Eb. Je ne sais s'il est moins noble que les
autres , mais je sais qu'il est nécessaire qu'il se
trouve des gens qui le prennent. '
0JÉ, Nécessaire! , .
Er. Assurément. La terre ressemble à de
grandes tablettes où. chacun veut .écrire son
nom. Quand ces tablettes so&.t pleines , il faut
bien:eâacer les noms qui y sont déjà écriu
pouv y en metti^e de nouveaux*: Que serait^oe^
si les monumens des anciens subsistaient ? Les
modernes n'auraient pas où placer les; leurs.
Pouviez-vous espérer que trois cent soixante
statues fussent long'^temps sur pied? Ne voyies»*
vous pas bien que votre gloire tenait trop de
place?
DéHl. Ce fut une plaisante vengeance que
celle que Démétriust Poliorcète exerçu sur mes
statues. Puisqu'elles étaient un^' fois élevées
dains toute la ville d' Athènes, ne valait^il pas
autant les y laisser?
Er, Oui ; mais avant qu'elles fussent élevées,^
ne valait - il pas autaM ne les point ^ver?
Ge sôntles passions qui font et qui défont tout.
Si la raison dominait sur la terre, il ne s'y pas*
serait riem. On. dit que les pilotes craignant au
dernier point ces. meiis pacifiques où l'on ne
peut naviguer y et qu'ils iTeulent du. vent au
hasard d'avoir, des tempêtes» Les (passions sont
BES* MOKTs. ai3
chez les fadnmiies desyenls qui sont nécessaires
piour metDre toat en mouvement , quoiqu'ils
causent 'Souvent des orages.
DIALOGUE IL
CALjLIRHÉE, PAULINE.
PAULINE.
JTOUR moi, je tiens qu'unefemme est en péril
dès qu'elle est aimée avec ardeur. De quoi
un amant passionné ne s'ayise-t-il pas pour ar-
river à se6 fins?: J'avais long-temps résisté à
Mundus , qui était un jeune Romain fort bien
lait ; maïs enfin il remporta la victoire par un
stratagème. J'étais fort dévote au dieu Anubis.
Un jour une prétresse de ce dieu me vint dire
de sa part qu'il était amoureux de moi , et
qu'il me demandait un rendez-vous dans son
temple. Maîtresse d'Anubis ! figurez- vous quel
bonneur ! Je ne manquai pas au rendez>vous ,
j'y fus reçue avec beaucoup de marques de
tendresse; mais & vous dire la vérité^ cet
Anubis, c'é^it Mundus. Voyez si je. pouvais
{n'en défendre. On dit bien que des femmes se
sont rendues i des dieux déguisés en hommes^
ei quelquefois en bêtes ; à plus forte raison
devra-t-on se rendre à des nommes déguisés
efo. dieuK. • m!
GAiiLtRHÉB. En vérité , les bommessont bien
i^mplis dJartifice. J'en parle par expérience,
et il m'est arrivé presque la même chose qu'4
vous. J'étais une fille de la Troade; et, sur le
2l4 DIALOGUBS
S oint de xnie marier, j'allai, seLtmiIa. coutume
u pays , accompagnée d'un grand nombre de
personnes, et fort parée, offrir ma virginité
au fleuve Scamandre. Après que je lui eus fait
mon compliment , voici Scamandre qui sort
d'entre ses roseaux et qui me prend au mot. Je
me crus fort honorée, et peut-être n'y eut-il
Cas jusqu'à mon fiancé qui ne le crût aussi,
'out le monde se tint dans un silence respec-
tueux ; mes compagnes enviaient secrètement
ma félicité, et Scamandre se retira dans ses
roseaux quand il voulut. Mais combien fus-
je étonnée un jour que je rencontrai ce Sca-
mandre qui se promenait dans une petite ville
de la Troade , et que j'appiiis que c'était un
capitaine athénien qui avait sa flotte sur cette
côte-là ! '
Pau. Quoi ! vous l'aviez donc pris pour le
vrai Scamandre ?
Cal. Sans doute. -
Pau. Et était-ce la mode en votre pays que
le fleuve acceptât les offres* que les filles à ma-
rier venaient lui faire ?
Cal. Non ; et peut-être s'il eût eu coutume
de les accepter-, on ne les lui eût pas faites. Il
se contentait des honnêtetés qu'on ^vait pour
lui , et n'en abusait pasi*
Pau. Vous deviez donc bien avoir le Sca-
mandre pour suspect?
Cal. Pourquoi ? Une jeune fille ne pouvait-
elle pas croire que toutes les autres n'avaient
pa& eu assez de beauté pour plaire au Dieu , ou
qu'elles lie lui avaient f^it que de fausses offres
auxquelles il n'avait. pals dafigné répondre? Les
DES HORTSi 2l5
femmes se flattent si aisément. Mais vous qui ne
voulez pas que j'aie été la dupe de Scamandre ,
vous Tavez bien été d'Anubis.
Pau. Non pas tout-à-fait. Je me doutais un
peu qu'Anubis pouvait être un simple mortel.
Cal. Et vous l'allàtes trouver ? Cela n'est pas
excusable.
Pau. Que voulez-vous ? J'entendais dire à
tous les sages que si l'on n'aidait soi-même à
se tromper , on ne goûterait guère de plaisirs.
Cal. Bon, aidera se tromper! Ils ne l'enten-
daient pas apparemment dans ce sens-là. Us
voulaient dire que les choses du monde les plus
agréables sont dans le fond si minces , qu'elles
ne toucheraient pas beaucoup^ si l'on y faisait
une réflexion un peu sérieuse. Les plaisirs ne
sont pas faits pour être examinés à la rigueur,
et on est tous les jours réduit à leur passer bien
des choses sur lesquelles il ne serait pas à propos
de se rendre difficile. C'est là ce que vos sages. .^.
Pau. C'est aussi ce que je veux dire. Si je me
fusse rendue difficile avec Anubls, j'eusse bien
trouvé que ce n'était pas un dieu; mais je lui
passai sa divinité sans Vouloir l'examiner trop
curieusement. Et où est l'amant dont on sont-
frirait la tendresse , s'il fallait qu'il essujàt un
examen de notre raison ?
Cal. La mienne n'était pas si rigoureuse. Il
se pouvait trouver un tel amant qu'elle eût con-
senti que j'aimasse, et enfin il est plus aisé de
se croire aimée d'un homme sincère et fidèle ,
que d'un dieu.
Pau. De bonne foi, c'est presque la. même
I
ai6 DIALOGUES
chose. J'eusse été aussitôt persuadée de la fidé-
lité et de la constance de Mundus , que de sa
divinité.
Cal. Ab ! il n'y a rien de plus outré que ce
que vous dites. Si Ton croit que des dieux aient
aimé , du moins on ne peut pas croire que cela
soit arrivé souvent ; mais on a vu souvent des
amans Gdèles qui n'ont point partagé leur cœur,
et qui ont sacrifié tout à leurs mattresses.
Pau. Si vous prenez pour de vraies muirquei
de fidélité les soins ^ les empressemens, des sa-
crifices , une préférence entière , j'avoue qu'il
se trouvera assez d'amans fidèles ; mais ce irest
pas ainsi que je compte. J'ôte du nombre de j
ces amans tous ceux dont la passion n'a pu être
assez longue pour avoir le loisir de s'éteindre
d'elle-même , ou assez heureuse pour en avoir
sujet, n ne me reste que ceux qui ont tenu bon
contre le temps et contre les faveurs , et ils sont
k peu près en même quantité que les dieux qui
ont aimé des mortelles.
Cal. Encore faut-il qu'il se trouve de la fidé-
lité , même selon ce te idée. Car qu'on aille dire
à une femme qu'on est un dieu épris de son mé-
rite , elle n'en croira rien ; qu'on lui )ure d'être
fidèle , elle le croira. Pourquoi cette différence ?
C'est qu'il y a Ars exemples de l'un , et qu'il n'y
en a pas de l'autre.
- Pau. Pour les exetnfples , je tiens la chose
égale ; niais ce qui fait qu on nedonne pas dans
l'erreur de prendre un homme pour un dieu,
c'est que cette erreur-là n'est pas soutenue par
le cœur. On ne croit pas qu^un amant soit une
DBS irORTS. 217
, panrce aa'on Haie soubaite pas; ma»
on souhaite (ja'n soit fidèle, et on croit qu'il
Test. i
Gal. Yons youff moques. Quoi i toutes les
femmesprendmient leurs amans pour des dieux,
si elles souhaitaient qu'ils le fussent !
PAU.Jen'endoutepresquepas^Sicette erreur
était nécessaire pour l'amour , la nature aurait
disposé notre cœuri nous l'inspirer. Le cœur est
la source àe toutes les erreurs dont nous ayons
besoin ; il ne nous refase rien dans cette ma-*
tiére-lâ.
DÏALOGTTE TII.
GANOAUUS, GIGÈS.
GANOAULE.
liUS j*j pense , et plus je trouve qu'il n'était
point' nécessaire que vous me fissiez mourir.
GiGÈs. Qae pouvais-je faire ? Le lendeimiin
que vousm' eûtes faitvoir les beautés cachées de
la reine , elle m'envoya quérir , me dit qu'elle
s'était aperçue que vous m'aviez fait entrer le
soir dans ^a chambre , et me fit sur l'offeUse
qu'avait reçue sa pudeur, un très-beau discours ,
dont la conclusion étaitqu' il fsUaitme résoudre
à mourir, ou à vous tuer, et h l'épouser en
même temps^; car, à ce qu'elle prétendait, il
était de son honneur , ou que je possédasse ce
que j'avais vu , ou que je ne pusse jamais me
vanter de l'avoir vu. J'eaitendis'bîen ce que tout
cela voulait dire. L'outrage n'était pas si grandi
Plural, des Moudes. ïo
P
2l8 DIÂLOGI^ES.
que la reine n'eût bien pn le disaimnler , et son
honneur pouvait .vous laisser Vivre t si elle eut
voulu ; mais franchement elle était dégoûtée de
TOUS, et elle fut ravie d'avoir un prétexte de
gloire pour se défaire de son maii. Vous jugez
bien que dans l'alternative qu'elleiné proposait,
je n'avais qu'un parti à prendre. *
Caii • Je crains fort que: vous n'eussiez pris
plus de goût pour elle, qu'elle n'avait de dégoût
pour moi.. Ah ! que j'eus tort de ne ^as prévoir
l'effet que sa beauté, ferait sur vous, et de vous
prendre pour un trop honnête homme !
6i* Reprochez-vous plutôt d'avoir été siseu-
sihle au plaisir d'être le mari d'une femme bien
faite , que vous.ne pûtes vous en taire.
C AN. Je me reprocherais la chose du monde la
plus naturelle. On ne saurait cacher sa joie dans
un extrême bonheur.
Gi. Gela serait pardonnable si c'était un
bonheur, d'amant ; mais le vôtre était un bon*
heur de mari. On peut être indiscret pour une
mafti'esse ; mais pour Une femme ! Et que croi-
rait-on du mariage , si l'on eu jugeait par ce que
vous fîtes? On s'imaginerait qu'il |i'y aurait
rien de pluis délicieux.
Gan. Mais sérieusement, pénse^vou$ qu'on
puisse être content d'un bonheur qu'on pos-
sède sans témoins?Les plus braves veulent être
regardés pour être braves ; et les gens heureux
veulent être aussi regardés pçurêtre parfaite-
ment heureux. Que sais* je même s'ils ne se ré-
soudraient pas à l'être moins pour le paraître
davantage ? Il est toujours ^ur qu'o^ ne fait
point de montre de sa félioité i sans faire aux
DBS M01VTS. 219
autres une espèce d'insulte dont on se sent sa-
tisfait.
Gi. Il serait fort aisé , selon vous ^de se ven-'
ger de celte insulte. Il ne faudrait que fermer
les yeux , et refuser aux gens ces regards , ou
si vous voulez , ces sentimens de jalousie qui
font partie de leur bonheur.
Can. J'en conviens. J'entendais l'autre jour
conter à un mort qui avait été roi de Perse ,
3u'on le menait captif et chargé de chaînes
ans la ville capitale d'un grand empire. L'em-
pereur victorieux , environné de toute sa cour,
était assis sur un trône magnifique et fort élevé ;
tout le peuple remplissait une grande place
qu'on avait ornée avec beaucoup de soin. Ja-
mais spectacle ne fut plus pompeux. Quand ce
roi parut, api'és une longue marche de prison-
niers et de dépouilles, il s'arrêta vis*à- vis de
l'empereur, et s'écria d'un air gai : Sottise^ sot-
tise , et toutes choses sottise ! Il disait que ces
seuls mots avaient gâté à l'empereur tout son
triomphe ; et je le conçois si bien , que je crois
3ue je n'eusse pas voulu triompher à ce prix-là
u plus redoutable de mes ennemis.
61. Vous n'eussiez donc plus aimé la reine si
je ne l'eusse pas trouvée belle , si en la voyant
je me fusse écrié : Sottise, sottise !
Caw. J'avoue que ma vanité de mari en eût
été blessée. Jugezsurce pied-là combien l'amour
d' une femme aimable doit flatter sensiblement ,
et combien la discrétion doit être une vertu
difficile.
61. Ecoutez : tout mort que je suis, je
ne veux dire cela à un mort qu'à l'oreille ; et il
AJO DIAIiOGUBS
n'y a pas tant de yanitë à tirer de l'amour d'une
maîtresse. Lanatureasibien établi le commerce
de Tamour , qu'elle n'a pas laissé beaucoup de
choses à faire au mérite. Il n'y a pas de cœur à
qui elle n'ait destiné quelqu autre cœur; elle
n*a pas pris soin d'assortir toujours ensemble
toutes les personnes dignes d'estime; cela est
fort mêlé , et l'expérience ne fait que trop voir
que le choix d'une femme aimable ne prouve
rien ^ ou presque rien en faveur de celui sur
3ui il tombe. Il me semble que ces raisons-là
evraient faire des amans discrets.
G AH. Je vous déclare que les femmes ne vou-
draient point d'une discrétion de cette espèce,
qui ne serait fondée que sur ce qu'on ne se fe-
rait pas un grand honneur de leur amour.
6^. Ne suffît-il pas de s'en faire un plaisir
extrême ? La tendresse profitera de ce que
jl'ôterai à la vanité.
Can. Non \ elles n'accepteraient pas ce parti.
Gi. Mais songez que l'honneur gâte tout cet
ajtnour dès qu'il y entre. D'abord c'est l'hon-
neur des femmes qui est contraire aux intérêts
des ainans ; et puis du débris de cet honneur-
là , les axpans. en composent un autre , qui est
^ort contrs^ire aux intérêts des femmes. Yoilà
çç que c'est quç d'avoir mis l'honneur d'une
partie dont il ne devait point être.
DBS MORTS. 221
DIALOGUE IV.
HÉLÈNE, PCLVïE.
HÉLÈ1N£.
Il faut que je sache de vous , Fulvie , une
chose qu^ Auguste m'a dite depuis peu. Est-il
vrai que vous conçûtes pour lui quelque incli-
nation : mais que , comme il n'y répondit pas ,
vous excitâtes votre mari Marc-Antoine i lui
faire la guerre?
FyLTiB. Rien n'est plus vrai, ma chère Hé*
lène : car , parmi nous autres mortes , cet aveu
ne tire pas i conséquence. Marc-Antoine était
fou de la comédienne Cithéride, et f eusse Bien
voulu me venger de lui en me faisant aimer^
d'Auguste ; mais Auguste était difficile en mal*
tresses. U ne me trouva ni assez jeuùe ni asses
belle ; et quoique je lui fisse entendre qu'il
s'embarquait dans la guerre civile faute d'avoir
Quelques soins pour moi, il me fut impossiblç
d'en tirer aucune complaisance. Je vous dirai
méme^ si vous voulez, des vers qu'il fit sur
ce sujet, et qui ne sont pas trop- en mon hoi^-
neur. Les voici :
Parce qu'Antoine est charmé dfe Glapliire y
( c'est ainsi qiCil appelle Chhéride )
Fulyieà tes beaux yeux me veut aisujèttif.
Antoine est infidèle. Hé bien donc» est-ce à dite
Que des fautes d'Antoine on me fera p&tir?
Qui , moi , que je serye Fui vie ?
- Saffil-il qu'elle en ait envie !
A ce compte on verrait se retirer vers inoi
Mille épouses mal satisfaites.
Aime-moi , me dit-elfe , ou combattons : mnà quoi ? '
Elle est bien laide 1 AUoni, sonnez ^ trompistiei.
22â DIALOGUES
HÉ» Nous avons do^c causé vous et moi , les
deux plus grandes guerres qui aient peut-être
jamais été ; vous celle d'Antoine et d'Auguste ,
et moi celle de Troie.
FuL. Mais il y a cette différence , que vous
avez causé la guerre de Troie par votre beauté ,
et moi celle. d'Auguste et a Antoine par ma
laideur.
HÉ. ,En conséquence, vous avez un autre
avantage sur moi ; . c'est que votre guerre est
beaucoup plus plaisante que la mienne. Mon
mari se venge de Taffront qu'on lui a fait^n
m'almant , ce qui est assez naturel ; et le vôtre
yous venge de 1 affront qu'on vous a fait en ne
vous aimant pas, ce qui n'est pas trop ordiaaire
aux maris.
FuL. Oui;, mais Antoine ne savait pas qu^il
faisait la guerre pour moi; et Ménélas savait
bien que c était pour vous qu'il la faisait. Cest
là uti point qu'on ne lui saurait pardonner ;
car, au lieu que Ménélas, suivi de toute la
Grèce,' assiégea Troie pendant dix ans^ pour
TOUS retirer d'entre les bras de Pârîç, n'est-il
pas vrai que si Paris eût voulu absolument vous
fendre, Ménélas eût dû soutenir dans Sparte
un siège de dix ans pour ne vous pas recevoir?
De bonne foi, je trouve qu'ils avaient tous
perdu l'esprit, tant Grecs que Troyens. Les uns
étaient fous de vous redemander, et les aulres
l'étaient encore plus dé vous retenir; D'où vient
que tant d'bounêtes gens se sacrifiaient aux
DBS •moh'ts. jt23
neuitaii» de4;aecre , etjxxi combat daiji? lequel
on vient toat fraichement de perdre beaucoup
de monde, il s'assemble 'ub^iiseil devant le
palais de Priam. Là , Anlenor est d^ayis c^ue
ron vous rende, et il n y'avait pas, ce me scîm-
ble , à balancer ; on devait seulement se re-
pentir de s^être avisé un peu tard de cet expé-
dient. Gependan>t P&ds témoigne ({ué lA pro«
position lai >d^plaU'; et Priani^ qui , à ce que
dît Homère, est égal aux dieux en: sagesse i
embarrassé de voir 'sbn conseil qui 'Se partage
sur une affaire si difilcile et ne Sachant quel
parti prendre /cirdonne ^ue tout le monde aille
souper. '^ ' '■ ;•
Hé. Du lopins la v^tietTC dé Ti^ie avait cela
de bon, qû\on en découv¥àii; aisément te ridi-
cule; mai^^k'gtièifrâ Oitiled'Auguiteiet d'An*
tdine ne pài'ài&sait' pa'd e)éf C[U^ëlle était;* Lors<»
qu'on voy^ici tant eraigies Mikainesi eW câm-
paigide^ on' 4i^avait garde dq i^ imaginer que ce
qui les animait éi cntéjllement'ilos unes contre
les autres,' c'était le refu4. qu'Auguste Vous avait
fait de ses bonnes grâces.
FuL. Ainsii voYit les cbose&pai'mi le^ Hommes.
On y voit'de grands mouvemens , mais les res-*
sorts en sent d'ordinaii^e assez ridicules. Il est
important pour rbonneuv desévénemens' les
phis considémbles , que les causes en soient
<raobées. . . !
'• i t
224 DIâ.i<OeU£5
DIALOGUE V-
PARMENISQUE, THÉÔCRITE DE CHIO.
THÉOGRITC*
1 DUT de boa , ne poaYiez-vous plus rive après
que 7oa$ eûtes, decceadu dans 1 antre de Tro-
phonius ?
PAjaMBKiSQUE. Noo. J'éuls d'un sérieu
extraordinaire.
Théo. Si f eusse su que Fantre de Tropho-
niu8 avait cette vert%, f eusse bien dû y fairç
un petit voyage. Je n'ai que trop ri pendant ma
vie , et même elle eut été plus loogue si f eusse
iBoins ri. Une mauvaise millerie :m'a amené
dantije lieu ou nous sommes. Le roi Antîgonus
était borgne. Je Tavais cruellement offensé;
cependant il avait pv^mis de n'en avoir aucun
ressentiment, pourvu que fallasse me présen*
ter devant lui. On m*y conduisait presque par
force , et mes amis me disaient pour m'encou-
rager : jillez , ne craignez rien, votre vie est
en sûreté , dès que vous aurez paru auoçjreusc
du roi, Âh! leur répondis-je, si je ne puis
obtenir ma grâce sans paraître à ses yeux , je
suis perdu. Antigonus , qui était disposé à jme
pardonner un crime, ne put me pajdonner
cette plaisanterie , et il m'en coûta la tête pour
avoir raillé hors de propos.
Par. Je ne sais si je n eusse point voulu avoir
votre talent de railler, même i ce prix*là.
DBS MORTS. 2^5
Théo. Et moi, combien voudrais-je présen*
tement avoir acheté votre sérieqx !
Par. Ab 1 vous n'y songez pas. Je pensalmoa-
rir du sérieax que vous souhaitez sr fort. Rien
ne me divertissait plus : je faisais des. eflbr^
pour rire , et je n'en pouvais venir à botilC. Je
ne jouissais plus de tout ce qu'il y a dé ridicule
dans le monde ; ce ridicule était devenu juriste
pour moi. Enfin, désespéré d'être si sage, >' allai
à Delphes , et je priais instamment le dieu de
m'enseiguer un moyen de rire. Il me renvoya
en termes ambigus au pouvoir maternel; je
crus qu'il entendait ma patrie. J'y retournç^
mais ma patrie ne put vaincre mon sérieux.; Je
conunençais à prendre mon parti , comme dians
une maladie incurable , lorsque je fis par ha-
sard un voyage i Délos. Là^ je contemplai ciyec
surprise la magnificence des temples d'Apollon^
et la beauté de ses statues. Il était partout ei^
marbre ou en or , et de la main des meilleurs
ouvriers de la Grèce ; mais quand je vins à une
Latone de bois qui était très-mal faite , et qui
avait tout l'air d'une vieille , je m'éclatai de
rire y par la comparaison des statues du fils à
celle de la mère. Je ne puis vous exprimer ass^z
combien je fus étonné, content, chatmé d'à-,
voir ri. J'entendis aloï*s le vrai sens de l'oracle.
Je ue présentai point d'offrandes à tous ces
ApoUoBS d'or ou de marbra. La Latone de bois
eut tous mes dons et tdus mes vœux. Je lui fi^
je ne sais' combien de sacrifices, je F enfumai
toute d'encens , et j'eusse élevé un temple à
Latone auifait rire, si j'eusse été en état d'en
faire la dépense.
*io
^26 DIÂLOGUCIS
THiio.Ilitie semble qu'Apollon pouvait vous
rendre la faculté de rire , sans que ce fut aux
dépens de sa mère. Yous n'auriez vu que trop
d'objets qui étaient propres A faire le même
effet que Latone.
Par. Quand on est de mauvaise humeur, on
trouve que les hommes ne valent pas la peine
qu'on en rie ; ils sont faits pour être ridicules ,
et ils le sont, cela n'est pas étonnant ; mais
une déesse qui se met à Têtre^Vesthien davan-
tage. D'ailleurs , Apollon voulait apparemment
me faire voir que mon sérieux était un mal qui
ne pouvait être guéri par tous les remèdes hu-
mains , et que j'étais réduit dans un état où
j'avais besoin du secours même des dieux.
Théo. Cette joie et cette gaieté que vous en-
viez est encore un bien plus ggand mal. Tout
un peuple en a autrefois été atteint , et en a
extrêmement souffert.
Par. Quoi! il s'est trouvé tout un peuple
trop disposé à la gaieté et à la joie !
Théo. Oui , c'étaient les Tirihlhiens.
Par. Les heureuses gens !
Théo. Point du ton t. Comme ils ne pouvaient
plus prendre leur sérieux sur rien^ tout allait
en désordre parmi eux. S'ils s'assemblaient sur
la place , tous leurs entretiens roulaient sur des
folies , au lieu de rouler sur les affaires pu-
bliques ; s^ils recevaient des ambassadeurs , ils
les tournaient en ridicule ; s'ils tenaient le con-
jseirde ville, les avis des plus graves sénateurs
n'étaient que des bouffonneries^ et en toutes
sortes d'occasions , une parole ou une action
raisonnable <ut été un prodige chez les Tirifi-
DEi4 ' MOBtS. 227
iliiëns.- Us se' senlireDit enfitt iticonim>o4é8de cet
«sprit de 'plaisâditc^i'ie, du- moins autatitquè vous
VaWezëté de votre tristes'sei et' ils allèï'eiit con-
sulter roracle de Delphes , aussi-bien qpie vous^
mai^ pour une fin bienilifférente , c'est-à-dire
pour lui demander les moyens de recouvrer ua
peu de sérieux.' L^oracle répondit que^'îls pou-
vaient sacrifier un taureau à Neptune sans rire ,
il serait désormais en leur pouvoir d'être plus
sages» Un sacrifice n'est pa^ une' action si plai-
sante d'elle-même; cependant, pour la faire
sérieusement , ils y apportèrent bien des prépa-
ratifs. Ils résolurent de n'y recevoir point de
jeunes- gens, mais seulement des vieillards , et
non pas encore toute sorte de vieillards, mais
seulement ceux qui aVài^nt ou des maladies, *
ou beaucoup de dettes, ou* des femmes bien
incommodes. Quand toutes ces personnes choi-
sies furent sur le bord def^^la mer pour immoler
la victime , il fut bes<)tn , malgré les femmes ,
les dettes, les maladieS'et*r&ge, qu'ils corn- «
posassent leur air, baissassent les yeux à terre,
et se mordissent les lévites ; maris par malheur
iï se trouva là un enfant' qui sW étMt coulé.
On voulut le chasser selon l'ordre, et il cWa :
Çèiof / ai^âZH^ous peur que f avale ^otte tau^
rea«? Cette sottise déconcerta toutes ces gra-
vités contre faites. On éC'lata derire:)e sacrifice
fut troublé, et la fai^on ne revint point aux
TiVihlhîens. Hs eurent ^andtort, après'que le
tatitreauleùr eut mënqu^, de ne pas songer à
cet antre de Trophonîus, qui avait la vertu
de i*end^*e les gens si sérieux ) et qui fit un
effet si remarquable sur vous,f
^i8 DIALOGUES
pAÀ% A la Vérité je descendis dans Tantre de
Trophoi|ius ; mais T antre de Trophonios , qui
a'attrista si fort, n'est pas ce qu'on pense.
Théo. Et qn'est-ce donc ?
Par. Ce sont les réflexiona* J'en avais fait«
et je ne ri9i9 plus. Si l'oracle e4t ordonné aux
Tirintliiens d'en faire, ils élaie|»t gnéris de
leur eD)ouen>>ent»
Théo. J'avoue que je ne sais pas trop ce que
c'est que les réflexions ; m^is je ne puia concer-
voir pourquoi elles seraient si chagrines. Ne
saurait-on avoir de4#^ues si saines qui ne soient
en même temps tristes? N'y a*t*il que Terreur
qui soit gaie ; et la raison n' est-elle faite que
pour nous tuer ?
Pau. ApparemmuN^t l'intention de la natuxe
n a pas été qu'on pensât avec beaucoup de
raffinement , car elle vend ces sortes de peu*
sées-Ià bien cber. Vous voulez faire de^ ré-
flexions , nous dil-elle ; prenes^y garde , je
m'en vengerai par la tristesse qu'aies voQs
oausevonl.
Théo. Mais vous ne me 4ites point pour*
quoi la nature ne veut pas qu'on pousse ks
xéfle:iiosb5 îuaqu^'où elles peuvent aliei*.
Par. Elle a mis les hommes au monde povr
Jr vivi'e ; et vivre , c'est ne savoir ce que l'on
isit la plupart diu tempa. Quand nous décou-
vrons le peu d'importance df ce qui noua oc-
cupe et deee qui UQus touche» nous arrachons
à la nature son secret ; on devient |rop sage «
et on n'çst pas assez. homme; oii pense; ei on
fie veut plus agk , voiiÀ oe que la nature ne
trouve pas bon^
DBS MORTS. 229
Maû la raison qui vous fait penser
mieux que les autres, ne laisse pas de vous
condamner i agir comme eux. ^
Pau. Vous dites vrai. U 7 a une raison qui
nous met au-dessus de tout par les pensées ; il
doit y en avoir ensuite une autre qui nous ra-
mène à tout par les actions ; mais à ce compte-
là même, ne vaut-il pas presque autant n'avoir
point pensé ?
DIALOGUE VI.
BRUTUS, FADSTINE.
BRUTUS.
Ouoi ! se peut*il que vous ayez pris plaisir i
faire mille infidélités à l'empereur Marc-Am-
rèle , à un mari qui avait toutes les complai-
sances imaginables pour vous , et qui était sans
contredit le meilleur homme de tout l'empire
romain?
FAUSriKB. Et se peut*ii que vous ayez as-
sassiné Jules César , qui était un empereur, si
doux et si modéré ?
Brit. Je voulais épouvanter tous les usur-
pateurs par l'exemple de César, que sa d(^u-
ceur et sa modération n'avaient pu mettre en
sûreté.
Fau. Et si je vous disais quei^e voulais ef-
frayer tellement tous les maris que personne
n'osât songer à l'être après l'exemple de Marc-*
Anrèle dont la bonté avait été si mal payée ?
Bru. C'était là un beau dessein ! U faut qpo'il
25o BIÀLOGUieS
soit desmaris; car fjafgoavemeraitles'femmes?
Mais Rome n avait pas besoin d'être gouvernée
par César.
Fait. Qai vous 1^ dit? Borne commençait à
avoir des fantaisies aussi déréglées et des hu-
meurs aussi étranges que celles qu'on attribue
à la plupart des femmes : elle ne pouvait plus
se passer de maître ; mais elle ne se plaisait
pourtant point à en avoir un. Les femmes sont
justement du même caractère. On doit conve-
nir aussi que les hommes sont trop jaloux de
leur domination. Ils l'exercent dans le ma-
liage , c'est déjà un grand article ; mais il vau-
drait mieux l'exercer en amour , quand ils de-
mandent qu'une maîtresse leur soit fidèle :
fidèle veut dire soumise. L'empire devrait
être également partagé entre l'amant et la mat-
tresse; cependant il passe toujours de l'un ou
l'autre côté , et presque toujours du côté de
Tamant. /
Bru. Vous voilà étrangement révoltée con-
tre tous les hommes.
Fau. Je suisBomaine, et j'ai des sentimens
romains sur la liberté.
Bru; Je vous assure qu'à ce çompte-là tout
l'univers est plein de Romaines ; mais avouez
que les Bomains tels que moi sont un peu plus
rares.
Fau. Tant mieux qu'ils soient si rare*. Je
ne crois ^pft qu'un honnête homme voulût
faire ce que vous avez fait, et assassiner son
^ bienfaiteur.
Bru, Je ne crois pas non plus qu'il y eut
d'hQnnêtes femmes qui voulussent imiter votre
DES MORTS. aSl
conduile. Pour la mienne, vous ne saurie2 dis-
convenir qu^elle n ait été assez ferme. Il a fallu
bien du courage pour n*être pas touché par
l'amitié que César avait pour moi.
Fau. Croyez-vous qu'il ait fallu moins de
courage pour tenir bon contre la douceur et
la patience de Marc-Aurèle ? Il regardait avec
indiflTerence toutes les infidélités que je lui
faisais; il ne me voulait ^as faire l'honneur
d'être jaloux , il m'était le plaisir de le trom-
per. J'en étais en si grande colère , qu'il me
prenait quelquefois envie d'élre femme de
bien ; cependant je me sauvai toujours de cette
faiblesse. Et apr ma mort même, Marc- Au»
rèlc ne m'a-t-il pas fait le déplaisir de me bâtir
des temples, de me donner aes prêtres, d'ins-
tituer en mon honneur les fêtes Faustiniennes?
Cela n'est-il pas capable de faire enrager ? M' a-
voir fait une apothéose magnifique! m' avoir
érigée en déesse !
Bru. J'avoue que je ne connais plus les
femmes. Voila les plaintes du monde les plus
bizarres. ^
Fau. N'eussiez-vous pas mieux aimé être,
obligé de conjurer contre Sylla que contre
César? Sylla eût excité votre indignation et
votre haine par son extrême cruauté. J'eusse
bien mieux aimé aussi avoir à tromper un
homme jaloux ; ce même César, par exemple ,
de qui nous parlons. Il avait une vanité insup-
portable ; il voulait avoir l'empire de la terre
tout entier, et sa femme toute entière ;et parce
qu'il vit que Claudius partageait Tune avec
lui; et Pompée F autre, il ne put souffrir ni
N
232 DIALOGUES DBS MORTS;
Pompëe ni Glaudius. Que f eusse été heureuse
avec César!
Bru. U n'y a qu'un moment que vous vou»
liez exterminer tous les maris, et ixette heure
vous aimez mieux les plus méchans !
F AU» Je voudrais qu'il n'y en eût point, afin
que les femmes fussen4L toujours libres ; niais
,8 il faut qu'il y en ait , les méchans sont ceux
qui me plaisent davantage par le plaisir que
1 on a de reprendre sa liberté.
Brû. Je crois que , pour les femmes de votre ]
humeur, le meilleur est qu'il y ait des maris.
Le sentiment de la liberté est plus vif } il y
entre plus de malignité. #
DIALOGUES
DBS
MORTS ANCIENS
AVEC DES MODERNES.
DIALOGUE I.
•9
SÉNÈQUE, SGARRON.
SÉNàQUJS«
Vous me comblez de joie en m'âpprenant
^e les stoïciens subsistent encore , et que dans
ces derniers temps vous ayez fait profession de
celte secte.
ScARRON. J'ai été, sans vanité, plus stoïcien
que vous, plus que Chrisippe, et {dus que
Zenon votre fondateur. Vous étiez tous en état
de philosopher i votre aise ;' vous , en votre
particulier, vous aviez des richesses immenses.
Pour les autres, ou ils ne manquaient pas de
bien,, ou ils jouissaient d'une assez bonne san*
té, ou enfin ils avaient tous leurs membres ; ils
allaient , ils venaient à la manière ordinaire
des hommes. Mais moi, j'étais dans une très^
mauvaise fortune, tout contrefait, ^presque
sans figure humaine , immobile , attaché à un
lieu comme un tronc d'arbre , souffrant conti'?
aS4 blALOCUfiS
nuellement ; et fat fait voir que tous ces maài[
s'arrêtaient au corps , et ne pouvaient passe r
jusqu'à Tâme du sage ; le chagrin a toujours eu
la honte de ne pouvoir entrer chez moi par
tous les chemins qu'il s'était faits^
Se. Je suis ravi ae vous entendre parler ain-
si. A votre langage seul, je vous reconnaîtrais
I30ur un grand stoïcien. Et n'étie2*vous pas
'l^miration de votre siècle ?
Se. Oui, je Fêtais. Je ne me contentais pas
de souffrir mes maux avec patience , je leur in-
sultais par les railleries. Xa fermeté eût fiiit
honneur ù un autre , mais j^allais jusqu^sTla
gaieté.
Se. O sagesse stoïcienne , tu n^es donc pas
une chimère , comme on se le persuade ! Tu
te trouves parmi les hommes, et voici un sage
Jue tu n'avais pas rendu moins heureux que
upiter même. Venez, que fe Vous présente à
Zenon et à nos autres stoïciens ; je Veux qu'ils
voient le fruit des admirables leçons qu'ils ont
données au monde.
Se. Tous m'obligerez beaucoup , de me
faire connaître à des morts si illustres.
Se. Comment vous nommerài-je à eux ?
' Se. Séarron.
Se Scarron? Je connais ce nom-là. N'a(i-je
point ouï parler de vous à plusieurs modernes
qui sont ici ?
Se. Gda se peut. . <
SE. n'av«2-vous pas fait quantité de vers
plaisans , comiques?
Se. Oui; j'ai même été rîiivtfhtfeur d'un
genre de poésie qu'on appelle le Burlesque.
DES MORTS. â35
Cest tout ce qu'il y a de plus outré en fait de
plaisanteries.
'SE. Maîsvous n'élle^doncpasun philosophe?
Se. Pourquoi non?
Se. Ce n'est pas roccupatîon d'un stoïcien ,
Sue de faire des ouvrages de plaisanteries , et
e songer à faire rire*
Se. Ob ! je vois bien que. vous n'avez pas
compris les perfectionsde la plaisanterie. Toute
sagesse y est renfermée. On peut tirer du ri-
dicule de tout ; j'en tirerais de vos ouvrages
mêmes > si je voulais, et fort aisément ; mais
tout ne produit pas du sérieux, et je vous défie
de tourner jamais mes ouvrages de manière
qu'ils en produisent. Cela ne veut- il pas dire
que le ridicule domine partout, et que les
choses du monde ne sont pas faites pour être
traitées sérieusement? J*ai mis en vers bur-
lesques la divine Enéide de votre Virgile ; et
Ton ne saurait mieux faire voir que le magni-
fique et le ridicule sont si voisins qu'ils se tou-
chent. Tout ressemble à ces ouvrages de pers<^
pective, où des figures dispersées çà et là vous
forment , par exemple , un empereur , si vous
le regardez d'un certain point; changez ce
point de vue « ces mêmes figures vous repré-
sentent un gueux.
Se. Je vous plains de ce qu^on n'a pas com-
pris que vos vers badins fussent faits pour me-
ner les gens à desN réflexions si profondes. On
vous eût respecté plus qu'on na fait, si Ton
eût su combien vous étiez grand philosophe ;
mafs il n'était pas facile de le deviner par les
le
236 DIALOGUES
tièces qyloxk dit que tous avez données au pu»
lie.
Se. Si l'avais fait de gros volumes pour prou*
ver que la pauvreté , les maladies , ne doivent
donner aucune atteinte à la gaieté du sage ,
n^eussent-ils pas été dignes d'un stoïcien?
Se. Cela est sans difficulté.
Se. Et f ai faitjé ne sais combien d'ouvrages,
m prouvent que malgré la pauvreté , malgré
es maladies, j'avais cette gaieté; cela ne vaut-
il pas mieux ? Vos traités de morale ne sont
que des spéculations sur la sagesse ; mais mes
vers en étaient une pratique continuelle*
Se. Je suis certain que votre prétendue sa-
gesse n'était pas un effet de votre raison Tinais
ae votre tempérament.
Se. Et c'est là la meilleure espèce de sagesse
qui soit au monde.
Se. Bon ! Ce sont de plaisans sages , que ceux
Îiui le sont par tempérament. Sits ne sont pas
ous, doit-on leur en tenir compte? Le bon-
heur d*étre vertueux peut quelquefois venir
de la nature ; mais le mérite de 1 être ne peut
jamais venir que de la raison.
Se. On ne fait ordinairement guère de cas
de ce que vous appelez un mérite ; car si un
homme a quelque vertu , qu'on puisse démêler
qu'elle ne lui soit pas natuferelle, on ne la compte
presque pour rien. Il semblerait pourtant que
parce quelle est^acquise à force de soins, elle
en devrait être plus estimée; n'importe, c'est
un pur effet de la raison; on ne s'y fie pas*
Si. On doit encore moins se fier à l'inégalité
DES MOBTs. aSy
du tempérament de yos sages. Ils ne sont sages
que selon quUl plait à leur sang. Il faudrait
savoir comment les parlics intérieures de leur
corps sont disposées., pour savoir jusqu'où ira
leur vertu. Me vaut-il pas mieux incompara-
blement ne se laisser conduire qu'à la raison,
et se rendre si indépendant de la nature, qu'on
soit en état de n'en craindre plus de surprise?
Se. Ce serait le meilleur, si cela était pos-
sible ; mais par malheur la nature garde touw
jours ses droits ; elle*a ses premiers mouvemens
qu'on ne lui peut jamais ôter ; ils ont souvent
bien fait du chemin avant que la raison en soit
avertie ; et quand elle s'est mise enfin ga de-
voir d'agir, elle trouve déjà bien du désordre ,*
encore est-ce une grande. question que de sa-
voir si elle pourra le réparer. En vérité, je ne
A'étonne pas si Ton voit tant de gens qui ne
se fiçnt pas tout-à-fait à la raison.
Se. Il n'appartient pourtant qu'à elle de
gouverner les nommes , et de régler tout dans
l'univers.
Se. Cependant elle n'est guère en état de
faire valoir son autorité. J'ai ouï dire que quel-
ques cents ans après votre mort, un philosophe
platonicien demanda à l'empereur qui régnait
alors , une petite ville de Calabre toute ruinée ,
' ^^'^r, lapr^' ^-- i- i • ^ «
Platpn
ipereur
et ne se fia pas assez à la raison du divin Platon,
ppur lui donner le gouvernement d'une' bi-
(coque. Jugfiz, parrlà combien la i!ai50n a perdu
de son crédit. S' elle était eââmable le moins
a38 DIALOGUES
du monde , il n'y aurait que les hommes qui
la puisent estimer, et les hommes ne Tesliment
pas.
DIALOGUE IL \
ARTEMISE, RAÏMOND LULLE.
ARTEHISE.
VJELA m'est tout-à-fait itouyeau. Vous dites
qu'il y a un secret pour changer les métaux en
or, et que ce secret s'appelle la pierre philo-
sophale , ou le grand œuvre.
R. LuLLE. Oui, je l'ai cherché long-temps.
Ar. L'avez-vous trouvé?
R. LuL. Non, mais tout le monde l'a cru, et
on le croit encore. La vérité est que ce secreè^
là n'est qu'une chimère.
Ab. Pourquoi donc le cherchiez- vous ?
R. LuL. Je n'en ai été désabusé qu'ici-has.
An. C'est , ce me semble, avoir attendu un
peu tard.
R. LuL. Je vois bien que vous avez envie c^e
me railler. Nous nous ressemblons pourtant
plus que vous ne croyez.
Ar. Moi, je vous ressemblerais? Moi , qui fus
un modèle de fidélité conjugale, qui bus les
cendres de mon mari^ qui lui élevai un superbe
monument admiré de tout l'univers; comment
pourrais^je Ressembler à un homme qui a passé
sa vie à chercher le secret de changer les mé-
taux.enb^?, , , *
R. LuL. Puii oui, je ^i^. biea ce que je
DES MORTS. 239
dis, Apvès. toutes les belles choses^ dont vous
venez de vqjus vantçr, vous devijiites folle d'uu
jeune bamme qui ne vous aimait pas. Vous lui
sacrifiâtes ce b^itiment magnifique dont vous
eussiez pu tirer taut de gloi^'e , et les cendres
de Mausole, que vous aviez ayalées, ne furent
pas un assez bon remède contre Une nouvelle
passion.
Ar. Je ne vous croyais pas si bien instruit de
mes affaires. Cet endroit de ma vie était assez
incpnnu, et je nejm'imagioais pas qu'il y eût
bien des ge^s qui le sussent.'
R . LuL. Vous avouerez dodc que nos desti-
nées ont du rapport, en ce qu'on nous a fait à
tous deux Un bonneur que nous ne méritions
pas; à vous de. croire que vous aviez toujours
été fidèle aut mânes de votre mari , et à moi
de. qroiii'e que j'étais venu à bout du grand
œuvre.
An. Je l'avouerai très*volontiers« Le publie
est fait pour être la dupe de beaucoup de
choses ;. il faut profiler des dispositions où
il est.
R. LuIj. Mais n'y aurait41 plus rien qui nous
fut commun à tous deux ?
ÀR. Jusqu'à présent je me trouve fort bien
de vous ressembler. Dites.
.R. LuL.N'avonS'^nous point tous deuxcber-
chc une chose qui ne se peut trouyer; vous le
secret d'âtrc fidèji« à votre mari, et moi celui
de changer les métaux, en or ? Je crois qu'il
en est de la fidélité conjugale comme du grand
œuvre.
2^0 DIALOGUES
Aa. Il y ft des gens irai ont si mauvaise opi-
nion des femmes, qu'ils diront peut-être que
le grand œuvre n'est pas assez impossible pour
entrer dans celte comparaison.
R. LUL. Oh ! je vous le garantis aussi impos-
sible qu'il le faut.
Ar. Maïs d'où vient qu'on le cherche, et que
vous-même qui paraissez avoir été homme de
bon sens , vous avez donné dans cette rêverie ?
R. LuL. 11 est yrai qu'on ne peut trouver la
pieri^ philosophale , maïs il est bon qu'on la
cherche. En la cherchant on trouve de fort
beaux secrets qu'on ne cherchait pas*
Ar. Ne vaudrait-il pas mieux chercher ces
secrets qu'on peut trouver, que de songer à
ceux qu'on ne trouvera jamais?
R. LuL. Toutes les sciences ont leorchimère,
après laquelle elles courent sans la pouvoir at-
traper ; mais elles attrapent en chemin d'autres
connaissances fort utiles. Si la chimie a sa pierre
philosophale, la géométrie sa quadrature du
eercle, l'astronomie ses longitudes^ les méca-
niques leur mouvement perpétuel , il est im-
possible de trouver tout cela , mais fort utile
de le chercher. Je vous parle d'une langue que
vous n'entendez peut-être pas bien^ mais vous
entendrez bien du moins que la morale a aussi
sa chimère ; c'est le désintéressement , la par-
faite amitié.' On n'y parviendra jamais , mais il
est bon que l'on prétende y parvenir. Du moins
en y prétendant, on parvient à beauconpd^au-
tres vertus^ ou à dés actions dignes de louanges^
et d'estime.
OES MORTS. â4t
Ar. Encore une fois ,. je serais d'ayîs qu'on
laiissàtlà toutes les chimères, et qu'on ne s'at*
ttch&t qu'à la recherche de ce qui est réel.
R. LuL. Pourrez-vousle croire? Il faut qu'en
toutes choses les hommes se proposent un point
de perfection au-delà même de leur portée.
Ils. ne se mettraient jamais en chemin , s'ils
croyaient n'arriver qu où ils arriveront effecti-
vement ; il &ut qu'ils aient devant les yeux un
terme imaginaire qui les anime« Qui m'eût dit
Îue la chimie n'eut pas dû m'apprendre à faire
e l'or, je l'eusse négligée. Qui vous eût dit
que l'extrême fidélité dont vôus^ vous piquiez
à r^ard de votre mari , n'était point naturelle,
TOUS n'eussiez pas pris la peine d'honorer la
mémoire de Maùsole par un tombeau magni-
fique. On perdrait courage , si on n' jetait pas
soutenu par des idées fausses.
Ar. Il n'est donc pas inutile que les hommes
soient trompés ?
R. LuL. Gomment, inutile! Si par malheur
la vérité se montrait telle qu'elle e^t, tout serait
perdu ; mais il parait bien qu'elle sait de quelle
importance il est qu'elle se tienne toujours assez
bien cachée.
DIALOGUE III.
APICIUS, GALILÉE.
APICIUS.
Ah ! que je suis fâché de n'être pas né dans
votre siècle ! '
Galilée. li mé semble que de l'hupieur dont
Plural, des Mondes. .|i
-, /
r.
d42 DIALOGUES
VOUS étiez , vous deviez vous accommoder assez
bien du siècle où vous vécûtes. Vous ne vouliez
que maBger délicieusement , et vous vous trou-
vâtes au monde dans Rome y justement lorsque
Rome était maîtresse paisible de Tunivers, qu on
* 7 voyait arriver de tous côt& les oiseaux et les
poissons les plus rares, et qu'enfin toute la terre
semblait n'avoir été subjuguée par les Romains
que. pour contribuer à leur bonne obère.
Api. Mais mon sièele était ignorant , et s'il
eût eu un bomme comme vous, j'eusse été
[e cbercber au bout du monde.. Les voyages
ne me coûtaient rien. Savez-vous celui que je
fis pour une certaine sorte de poisson dont je
mangeais à Minturne dans la Campanie ! On
me dit que ce poisson -là était bien plus gros
en Afrique ^ aussitôt j'équipe un vaisseau , et
fais voile en Afrique. La navigation fut difficile
et dangereuse. Quand nous appi*ocbàmes des
côtes d'Afrique , je ne sais combien de barques
depécbeurs vinrent au-devant de moi, car ils
étaient déjà avertis de mon voyAge , et m'ap«-
portèrent de ces poissons qui en étaient le su-
jet. Je ne les trouvai pas plus gros que ceux de
Minturne; et clans le même moment, sansêtr«
touché de la curiosité de voir un pays que je
n'avais jamais vu , sans avoir égard aux prières
de l'équipage qui voulait se rafraicliir à terre,
j'ordonnai aux pilotes que Ton retournât en
Italie. Vous pouvez croire que j'eusse essuyé
bien plus volontiers cette fatigue-là pour vous.
GAs. Je ne puis deviner quel eût été votre
dessein. J'étais un pauvre savant accoutumé à
une vie frugale , loujom^s attacbé aux étoiles ,
et fort peu habile en ragoûts.
DES MORTS. 243
A?i. Mais VOUS ayez inventé l«s lunettes de
longue vue ; après vous on a fait pour les oi*eilles
ce que vous aviez fait j)Our les yeux, et j'en-
tenus dire qu'on a inventé des trompettes qui
redoublent et grossissent la voix. Enfin vous
avçz perfectionné et vous avez appris aux autres
à perfectionner les sens. Je vous eusse prié de
travailler pour le sens du goût , et d'imaginer
quelque instrument qui augmentât le plaisir de
manger,
6a. Fort bien^ comme si le goût n'avait pas
naturellement toute sa perfection.
Api. Pourquoi Ta-t-il plutôt que la vue?
G A . La vue es t aussi très-parfaite . Les hommes
ont de fort bons yeux.
Api. Et qui sont donc les mauvais yeux aux-
quels vos lunettes peuvent servir ?
6a. Ce sont les yeux des phiiosoplies. Ces
gens-là , à qui il importe de savoir si le soleil a
des taches, si les planètes tournent sur leur
centre, si la voie de lait est composée de petites
étoiles, n'ont pas les yeux assez bons pour dé-
couvrir ces objets aussi clairement et aussi dis-
tinctement qu'il faudrait ; mais les autres hom-
mes, à qui tout cela est indifférent , ont la vue
admirable. Si vous ne voulez que jouir des
choses, rien ne vouis manque pour en jotiir,
mais tout vous manque pour les connaître. Les
hommes n'ont besoin de rien , et les philoso-
phes ont besoin de tout. L'art n'a point de
nouveaux instrumens à donner aux un« , et ja-
mais il n'en donnera assez aux autres.
Api. Je consens que l'art ne donne pas au
commun des hommes de nouveaux instruoiens
244 DIALOGUES
pour
tiendrais bien payés des soins que la philoso-
phie leur coûte; car enfin i quoi sert-elle, si
elle ne fait des découvertes? et qu'a-t-on à faire
des découvertes , si ce n^est sur les plaisirs ?
Ga. Il y a long-temps que Ton a fait cette
plainte.
Api. Mais puisque la rais Al fait quelquefois
des acquisitions nouvelles , pourquoi les sens
n'en/eraient-ils pas aussi ï II serait bien plus
important qu'ils en fissent.
Ga. Ils en vaudraient beaucoup moins. Ils
sont si parfaits , qu'ils ont trouvé d'abord
tous les plaisirs qui les pouvaient flatter. Si la
raison trouve de nouvelles connaissances , il
faut l'en plaindre ; c'est qu'elle était naturelle-
ment Irès-im parfaite.
Api. Et les rois de. Perse qui proposaient de
grandes récompenses à ceux qui inventeraient
de nouveaux plaisirs , étaient-ils fous?
Ga. Oui. Je suis assuré qu'ils ne se sont pas
ruinés à ces sortes de incompensés. Inventer de
nouveaux plaisirs, il eût fallu auparavant faire
naître dans les hommes de nouveaux besoins.
Api. Quoi ! chaque platiâir serait fondé sur un
besoin ? J'aimerais autant abandonner l'un pour
l'autre. La nature ne nous aurait donc rien
donné gratuitement ?
Ga. Ce n'est pas ma faute. Mais vous qui
condamnez mon avis , vous avez plus d'intérêt
qu'un auue qu'il soit vrai. S'il se trouvait des
plaisirs nouveaui^, vous consd>ène«*vous jamais
DES MORTS. J245
de n'avoir pas été réservé pour vivte dans les
derniers temps où vous eussiez profité des dé^
couvertes de tous les siècles ? Pour les connais-
sances nouvelles , je sais que vous ne les envie-
rez pas à ceuii qui les auront.
Api. J'entre dans votre sentiment ; il faV:Orise
mes inclinations plus que je ne croyais. Je vois
que ce n'est pas un grand avantage, pour les con-
Daissances , puisqu'elles sont abandonnées à
ceux qui veulent s'en saisir, et^ue la nAure
n'a pas pris la peine d'égaler sur cela les hommes
de tous les siècles; mais les plaisirs sont de
plus grand prix. Il y aurait eu trop d'injustice
à souffrir qu'un siècle en pût avoir plus qu'un
autre, et par cette raison, le partage en a. été
égal.
DIALOGUE IV.
PLATON , MARGUERITE D'ECOSSE.
MAKG. d'ÉGOSSE.
V ENEZ à mon secours , divin Platon , venez
prendre mon parti, je vous en conjure.
Platon. De quoi s'agit-il ?
M . d'£ . Il s'agit d'un baiser que je donnai av«c
assez d^ardeur à un savant homme (i), fort laid.
J'ai beau dire , encore à présent , pour ma jus-
tification, ce que je dis alors , que j'avais voulu
baiser cette boucbe d'où étaient sorties tant de
belUs paroles, il y a là je ne sais combien
• — -
(1) Alain Charticàr.
2^6 DlALaCU^S
d'ombres qui se moquent de moi^ et qui me
soutiennent que de telles faveurs ne sont que
pour les bouches qui sont belles, et non pour
celles qui parlent bien , et que la science ne doit
point être payée en même monnaie que la beau-
té. Venez apprendre à ces ombres que ce qui
est véritablement digne de causer des passions
échappe à la vue , et qu'on peut êti*e charmé
du J^eau, même au travers de l'enveloppe d'un
corps très-laid dont il sera revêtu.
Pla. Pburquoi voulez- vous que faille débiter
ces choses-là ? Elles ne sont pas vraies.
M. d'E. Yous les avez déjà débitées mille et
mille fois.
Pla. Oui, mais c'était pendant ma vie. J'étais
philosophe , et je voulais parler d'amour ; il
n'eût pas été de la bienséance de mon caractère
Se j en eusse parlé comme les auteurs des
lies (i) milésiennes; je couvrais ces matières-
là d'un galimatias philosophique , comme d'un
nuage qui empêchait que les yeux de tout le
monde ne les reconnussent pour ce qu'elles
étaient.
M. d'E. Je ne crois pas que vous songiez à
ce que vous me dites. Il laut bien que vous
ayez parlé d'un autre amour que de l'amour
ordinaire , quand vous avez décrit si pompeu-
sement ces voyages que les âmes ailées font
dons des chariots sur la dernière voûte des cieux,
où elles contemplent le beau dans son essence ;
leurs chutes malheureuses d'un lieu si élevé
jusque sur la terre , par la faute d'un de leurs
(i) Romans de ce temps-là.
DES M O RT S. 247
chevaux qui est très -mal aisé à mener ; le frois-
sement de leurs ailes ; leur séjoùrdans les corpsi
ce qui leur arrive à la renconlre d'un beau
visage, qu'elles reconnaissent pour une copie de
ce beau qu'elles ont vu dans le ciel ; leurs ailes
qui se réchauffent, qui recommencent à pousser
et dont elles tâchent de .se servir pour s'envoler
vers ce qu'elles aiment ; enfin cette crainte, cette
horreur , cette épouvante dont elles sont frap-
pées à la vue de la beauté qu'elles savent qui
est divine , cette sainte fureur qui les trans-^
porte, et cette envie qu'elles sentent de faire
des sacrifices à l'objet de leur amour , comme
on en fait aux dieux.
Pli. Je vous assure que tout cela bien en-
tendu et fidèlement traduit, veut seulement
dire que les belles personnes sont propres à
inspirerbien des transports.
M. d'E. Mais, selon vous , on ne s'arrête point
à la beauté corporelle , qui ■ ne fait que rap-ï
peler le souvenir d'uiie beauté infiniment plus
charmante. Serait-il possible que tous ces mou-
vemenssi vifs que vous aviez dépeints nefussent
causés que par de grands yeux , une petite bou-
che et un teint frais ? Ah ! donnez-leur pour
objet la beauté de l'âme, si vous voulez les
justifier et vous justifier vous-même de les
avoir dépeints.
Pla. Voulez-vous que je vous ^ise la vérité?
La beauté de l'esprit donne de l'admiration ,
celle del'àniedonne de l'estime, et celle du corps
de l'amour. L'estime et l'admiration sont assez
tranquilles ; il n'y a que ramoùl* qui soit im-
pétueux.
/
248 DIALOGUES
M. d'E. Yous êtes devenu libe^tia depuis
votre mort ; car nou-seuleuient pendant votre
vie vous parliez un autre langage sur rameur,
mais vous mettiez en pratique les idées sublimes
que vousien aviez conçues. N'avez-vous pas été
amoureux d'Arquéanasse de Colophon, lors*
qu'elle était vieille? Ne fttes-vous pas ces vers
pour elle ? , *
L'aimable Arquéanasse a inériié ma foi ;
Elle a des ridçs ; mais je sois
Une troupe d^amours se jouer dans ses rides. -
YoQs qui pûtes la voir avant que ses appas
Sussent du cours des ans reçu ces petits TÎdes ,
Ah 1 que ne souffîites-yous pas?
Assurément cette troupe d'amours qui se
I'ouaient dans les rides d' Arquéanasse , c'étaient
es agrémens de son esprit que l'âge avait per*
fectionnés. Vous plaigniez ceux qui l'avaient
vue jeune , parce que sa beauté avait fait des
Impressions trop sensibles sur eux ^ et vous ai-
miez en elle le mérite qui ne pouvait être dé-
truit par les années.
Pla. Je vous suis trop obligé de ce que vous
voulez bien interpréter si favorablement une
petite satire que je fis contre Arquéanasse , qui
croyait me donner de l'amour à l'âgîe qu'elle
avait. Mes passions n'étaient point si métaphy-
siques que vous pensez , et je jhiîs vous lé prou-
ver par d'autres vers que j'ai faits. Si j'étais
encore vivant, je ferais la même cérémonie
que je fais faire à mon Socrale , lorsqu'il va
parler d'amour; je tne couvrirais le visage , et
vous ne m'entendriez qu'au travers d'un voile ;
\
DES MORTS. ^4Q
mais ici ces façoiis4à ne sont pas néciMsaires.
Yotci.me8 vers :
Lorsqa'Agatliis , par un baiser de flamme^ ^
Gonflent à me payer des naïuz qae j'ai sentis , ^
Sur mes lèvres soudain je sens venir mon âne
Qui veut passer sur celles d^Agathis.
M. d'E. Est-ce- Platon quefeoleads?
Pla. Lui-même.
M. d'E. Quoi J Platon avec ses épaules car*
réeSy sa figure sérieuse, et toute la philosopliie
({u'il avait dans la tête, Platon a connu cette
espèée de baiser ?•
JPla. Oui.
M. d'E. Mais songez* vous bien que le baiser
que je donnai à mon savant fut tout-à-&it phi-
losophique , et que celui que vous donnâtes à
votre maîtresse ne le fut point du tout ; que je
fis votre personnage , et que vous fîtes le mîen?
Pla. J'en tombe d'accord; les philosophes
sont galans , tandis que ceux qui seraient nés
pour être galans s'amusent à être philosophes.
Nous laissons courir après les chimères de la
philosophie les gens qui ne les connaissent pas,
et nous nous rabattons sur ce qu'il y a de réel.
M. d'E. Je vois que je m'étais trés«-mal
adressée à Tamant d'Agathis , pour la défense
de mon baiser. Si j'avais eu de l'amour pow ce
savant si laid , je trouverais encore bien moins
mon compte aVec vous. Cependant l'esprit
peut causer des passions par lui-même , et bien
en prend aux femmes. Elles se sauvent de ce
côté-là', si elles ne sont pas belles.
Pla. Je ne sais si l'esprit cause des passions ;
mais je sais bien qu'il met le corps en état d'en
* Il
d5o DIALOGUES
faire nattre sans le secours de la beauté , et lui
donne ragrément qui lui manquait. Et ce qui en
est une preuve, cest quil faut que le corps
soit de la partie , et fournisse toujours quelque
chose du sien , c^est-à-dire , tout au moins de
la jeunesse ; car s'il ne s'aide point du tout ,
l'esprit lui est absolument inutile.
M. d'E. Toujours de la matière dans l'amour!
Pla. Telle est sa nature. Donnez-lui, si vous
voulez, l'esprit seul pour objet, vous n'y ga-
gnerez rien ; vous ser^z étonnée qu'il rentrera
aussitôt dans la matière. Si vous n'aimiez que
l'esprit de votre savant, pourquoi le baisâtes-
vous î C'est que le corps est destiné à recueillir
le profit des passions que l'esprit même aurait
inspirées.
DIALOGUE V.
STRATON, RAPHAËL D'URBIN^
STRATON.
Je ne m'attendais pas que le conseil que je
donnai à mon esclave dut produire des effets
si heureux. Il me valut là haut la vie et la
royauté tout ensemble ; et ici il m'attire l'ad-
xniralîon de tous les sages.
Raphaël d'Ur. Et quel est ce conseil ?
Stra. J'étais à Tyr. Tous les esclaves de
celle ville se révoltèrent , et égorgèrent leurs
maîtres; mais un esclave, que j'avais, eut as-
sez d'humanité pour épargner ma vie , et pour
me dérober à la fureur de tous les autres. lU
DES MORTS. û5l
convinrent de choisir pour roî , celui d'entre
eux qui, à un certain jour, apercevrait le pre-
niiier le lever du soleil/ Ils s'assemblèrent dans
une campagne. Toute celte multitude avait les
yeux attachés sur la partie orientale du ciel ,
d'où le soleil devait sortir; mon esclave seul,
que )* avais instruit de ce qu'il avait à faire, re-
gardait vers l'Occident. Vous ne doutez pas
que les autres ne le traitassent de fou. Cepen-
dant en leur tournant le dos, il vit les premiers
rayons du soleil qui paraissaient sur le haut
d'une tour fort élevée , et ses compagnons en
étaient encore à chercher vers l'Orient le corps
même du soleil. On admira la subtilité d'esprit
qu'il avait eue; mais il avoua qu'il me la devait,
et que je vivais encore , et aussitôt je fus élu
roi y comme un homme divin.
R. d'Ur. Je vois bien que le conseil que vous'
donnâtes à votre esclave vous fut fort i^tile ,
mais je ne vois pas ce qu'il y avait dVdmirable.
Stra. Ah ! tous les philosophes qui sont ici
vous répondront pour moi, que j'appris à mon
esclave ce que tous les sages doivent pratiquer;
3ue pour ti'ouver la vérité , il faut tourner le
os à la multitude , et que les opinions com-
munes sont la règle des opinions saines, pour*
vu qu'on les prenne à contre-sens.
R. d'Ur. Ces philosophes->là parlent bien eu
philosophes. C'est' leur métier de médire des
opinions communes et des préjugés ; cepen-
dant il n'y a rien ni de plus eommode ni de
plus utile.
Stkà. a la manière doi^ vous en parlez^ ou
^53 DIALOGUES
devine bien que vous ne vous êtes pas mal
trouvé (le les suivre.
D. d'Ur. Je vous assure que, si je m^ déclare
pour les préjugés^ c'est sans intérêt; car au
contraire , ils me donnèrent dans le monde un
assez grand ridicule. On travaillait à Rome
dans les ruines pour en retirer les statues, et
comme fêtais bon sculpteur et bon peinture, on
m'avait choisi pour juger si elles étaient an-
tiques. Michel-Ange , qui était mon ooncar-
renl, fit secrètement une statue de Bacchos
f parfaitement belle. Il lui rompit un doigt après
'avoir faite, et l'enfouit dans un lieu ou il
savait qu'on devait creuser. Dès qu'on l'eut
trouvée, je déclarai qu'elle était antique. Mi-
chel-Ange soutint que c'était une figure mo^
derne. Je me fondais principalement sur la
beauté de la statue, qui, dans les principes de
l'art, méritait de venir d'une main grecque ; et
à force d'élre contredit, je poussai le Baccbus
jusqu'au temps de Poljclète oude Phidias. A la
fin Michel- Ange montra le doigt rompu, ce qui
était un raisonnement sans réplique. On se
moqua de ma préoccupation ; mais sans cette
préoccupation qu'eussé-je fait? J'étais juge, et
cette qualité-là v^ut qu'on décide.
Strà. Vous eussiez décidé selon la raison.
R. d'Ur. £t la raison décide-t-elle? Je
u'busse jamais su, en la consultant, si la statue
était antique ou non ; j^sse seulement su
qu'elle était très-belle ; mais le préjugé vient
au secours, qui me dit qu'une belle statue doit
être antique , voilà une décision , et je juge.
DES MORTS. 1^53
Stra« Il se pourrait biea faire que là raison
ne fournirait pas des principes incontestables
sur des matières aussi peu im portantes que celle-
là ; zpais sur tout ce qui regc^rde la conduite des
hommes, elle a des décisions très -sûres, le
malheur est qu'on ne la consulte pas«
R. d'Ur. Consultons-la sur quelque point,
pour voir ce qu^elle établira. Demandoos-lui
s'il faut qu'on pleure ou qu'on rie à la mort de
ses amis ou de ses parens. D'un côté i vous dira*
t-elle , ils sont perdus pour vous, pleurez. D'un
autre côté , ils sont délivrés des misères de la
vie, riez. Voilà les réponses de la raison ; mais
la coutume du pays nous détermine. Nous pleu*^
rons , si elle nous l'ordonne ; et nous pleurons
si bien, que nous ne concevons pas qu^on puisse
rire sur ce sujet-là ; ou nous en rions, et nous
en rions si bien, que nous ne concevons paiS
qu'on puisse pleurer.
Stha. La raison n'est pas toujours si irréso-
lue. Elle laisse à faire au préjugé ce qui ne mé-
rite pas qu'elle fasse elle-même ; mais sur corn**
bien de choses ti'ès-considérables a-t-*eUe des
idées nettes^ d'où elle tire, des conséquences
qui ne le sont pas moins ?
R. d'Ur. Je suis fort ti*ompé si elles ne sont
en petit nombre, ces idées nettes.
SxRA. Il n'importe ^ on ne doit ajouter qu'à
elles une foi entière.
R. i>'Ur. Cela ne se peut , parce que la raiso»
nous propose un trop petit nombre de maximes
certaines, et que notire esprit est fait pour en
croire ^avantage. Ainsi le surplus de sou incji-
254 DIALOGUES
nation à croire ya au profil des préjugés , et }es
fausses opinions aclièvent de la remplir.
Strâ. Eh ! quel besoin de se jeter dans Ter-
reur ? ne peut-on pias dans les choses douteuses
suspendre son jugement? La raison s'arrête
quand elle ne sait quelle chemin prendre.
R. d'Ur. Vous dites vrai : elle n'a point alors
d'autre secret pour ne point s'écarter, que de
ne pas faire un seul pas ;. mais cette situation
est un état violent pour Tesprit humain ; il est
en mouvement , il faut qu'il aille. Tout le
monde ne sait pas douter ; on a besoin de lu-
mières pour y parvenir, et de force pour s'en
tenir là. D'ailleurs le doute est sans action , et
il faut de Taction parmi les hommes.
StrA. Aussi doit-on conserver les préjugés
de la coutume pour agir comme un autre
homme; mais on. doit se défaire des préjugés
de l'esprit pour penser en homme sage.
R. d'Ur. Il vaut mieux les consierver tons.
Vous ignorez apparemment les deux réponses
de ce vieillai*d samnite, à qui ceux de sa na-
tion envoyèrent demander ce qu'ils avaient à
faire , quand ils eurent enfermé dans le pas des
Fourches Caudines toute l'armée des Romains,
leurs ennemis mortels , et qu'ils furent en pou-
'voir d'ordonner souverainement de leur desti-
née. Le vieillard répondit que l'on passât au
fil de l'épée tous les Romains. Son avis parut
trop dur et trop cruel , et les Samnites ren-
voyèrent vers lui pour lui en représenter les
inconvéniens. Il répondit que l'on donnât la
vie à tous les Romains , saUs conditions.. On ne
DES MORTS. 255
suivît ni l'un ni l'autre conseil , et on s'en
trouva mal. Il en va de même des préjugés ; il
faat les conserver tous , ou les exterminer tous
absolument. Autrement ceux dont vous vous
êtes défait vous font, entrer en défiance de
toutes les opinions qui vous restent. Le mal*
heur d'être trompé sur bien des choses n'est
pas récompensé par le plaisir d^ Têtre sans le
savoir, et vous n avez ni les lumières de la vé-
rité , ni l'agrément de Terreur.
Stra. S'il n'y a pas moyen d'éviter l'alter-
native que vous proposez , on ne doit pas ba-
lancer à prendre son parti. Il faut se défaire
de tous ses préjugés.
R. d'Ur. Mais la raison chassera de notre
esprit toutes ses anciennes» opinions et n'en
niettra pas d'autres en la place. Elle y causera
une espèce de vide. Et qui peut le soutenir?
Non , non , avec aussi peu de raison qu'en ont
les hommes , il leur faut autant de préjugés
qu'ils ont accoutumé d'en avoir. Les préjugés
sont le supplément de la raison. Tout ce qui
manque d'un côté , on le trouve de l'autre.
DIALOGUE VI.
l^UCRÈCE, BARBE PLOMBERGE.
BARBE PLOMBERGE.
V o u S ne voulez pas me croire ; cependant il
n'y a rien de plus vrai. L'empereur Charles V
eut avec la princesse que \e vous ai nommée ,
une intrigue à laquelle je servis de prétexte;.
256 OIALOGUBS
mais la chose aUa plas loin. Là princesse me
pria de Touloir bien aussi iêtre la mère d'un
petit prince qni vint au jour, et j'y consentis
pour lai faire plaisir. Vous yoilà bien étonnée?
M'ayez^vous pas ouï dire que quelque mérite
qu'ait une personne^ il faut qu'elle se mette
encore au«>aessus de ce mérite par le peu d'es«
time qu'eUe en doit faire ; que les gens d'esprit,
Sar exemple, doivent être en cette matière au-
essus de leur esprit même? Pour moi j'étais
aunlessua de ma vertu, j'en avais plus que je
ne me souciais d'en avoir.
LuGRiCE. Bon! vous badinez, on ne peut
jamais en avoir trop.
B» Plok. Sérieusement , qui voudrait me
renvoyer au monde , à condition que je serais
une pei'sonne accomplie , je ne crois pas que
j'acceptasse le parti ; je sais qu'étant si parfaite,
je donnerais du chagrin à trop de gens ; je de-
manderais toujours à avoir quelque défaut ou
quelque faiblesse pour la consolation de ceui
avec qui j'aurais à vivre.
Lu. C'est-à-dire , qu'en £eiveur des femmes
qui n'avaient pas tant de vertu , vous aviez un
peu adouci la vôtre.
B. Plom. J'en avais adouci les apparences ,
de peur qu'elles ne me regardassent comme
leur accusatrice auprès du public , si elles
m'eussent crue beaucoup plus sévère qu'elles.
Lu. Elles vous étaient en vérité fort obli-
gées, et surtout la princesse, qui était assez
heureuse d'avoir trouvé une mère pour ses en-
fans. Et ne vous en donna -t-elle qu'un?
B. Plom. Non,
DES MORTS. 257
Lu. Je m'en étonne ; elle devait profiter da«
vantage de la commodité qu^elle avait ^ar
vous ne vous embarrassiez point du tout cœ la
réputation.
B. PI4OM. Je vais vous surprendre. SacheE
que Findifférence que j'ai eue pour la réputa-
tion m'a réussi. La vérité s'est fait connaître
malgré tous mes soins, et on a démêlé à la fin
que le prince qui passait pour mon fils ne Vé*-
tait point ; on m'a rendu plus de justice que je
n'en demandais ; et il me semble qu'on m'avait
voulu récompenser par-là de ce que je n'avais
point fait parade de ma vertu, et de ce que
)'avais généreusement dispensé le public de
l'estime qu'il me devait.
Lu. Yoilà une belle espèce de générosité ! Il
ne faut point là-dessus faire de grâce au public.
B. Plom. Tous le croyez ? il es tbien bizarre;
il tache qiielquçfois à se révolter contre ceux
qui prétendent lui imposerd'une manière trôjp
impérieuse la nécessité de les estimer. Vous de-*
vriez savoir cela, mieux que personne. II y a eu
des gens qui ont été en quelque sorte blessés
de votre trop d'ardeur pour la gloire ; ils ont
fait ce qu'ils ont pu pour ne vous pas tenir
autant de compte de votre mort qu'elle le
méritait. 1
Lu* £t quel moyen .ont-ils trouvé d'attaquer
une action si héroïque ?
. B. Plom. Que sais- je ? Ils ont dit que vous
vous étiez tuée un peu tard ; que votre mort en
eût valu mille fois davantage , si vous n'eus-
siez pas attendu les derniers efforts de Tar-
quin ; mais qu'apparemment vous n'aviez pas
4
258 ÛlALÔGUEâ
voulu VOUS tuer à la légère, et sans bien savoir
pourquoi. Enûn, il paraît qu'on ne vous a ren-
du justice qu à regret , et à moi on me l'a ren-
due avec plaisir. Peut-être a-ce été parce que
vous couriez trop après la gloire, et que moi
je la laissais venir, sans souhaiter même qu^elle
vînt.
Lu. Ajoutez que vous faisiez tout ce qui vous
était possible pour l'empêcher de venir.
B. Plom. Mais n'est-ce rien que d^être m^a-
deste. Je l'étajs assez pour vouloir bien que ma
vertu fût inconnue. Vous, au contraire^ vous
mîtes toute la vôtre en étalage et en pompe.
Vous ne voulûtes même vous tuer que dans une
assemblée de parens. La vertu n'est-élle pas
contente du témoignage qu'elle se rend à elle-
même ? N'est-il pas d'une grande âme de mé-
priser cette chimère de gloire ?
Lu. n s'en faut bien gardei^. Ce serait une
sagesse trop dangereuse. Cette chimère-là est
ce qu'il y a de plus puissant au mondé. Elle est
l'âme de tout, on la préfère à tout; et voyez
comme elle peuple les Champs-Elysées : la
gloire nous amène ici plus de gens que la
fièvre. Je suis du nombre de ceux qu'elle y a
amenés ; j'en puis parler.
B. Plom. Vous êtes donc bien prise pour
dupe , aussi-bien qu'eux , vous qui êtes morte
de celte maladie là ? Car du moment qu'on est
ici-bas , toute la gloire imaginable ne fait au-
cun bien.
Lu. C'est là un des secrets du lieu où nous
sommes ; il ne faut pas que les vivans le sa-
chent.
t)E5 MORTS. aSÇf
B. Plom. Quel mal y aurail-il qu^ils se dé-
fissent d'une idée qui les trompe ?
Lu. On ne ferait plus d'actions héroïques.
B. Plom. Pourquoi ? On les ferait par la vue
de son devoir. C'est une vue bien plus noble.
Elle n'est fondée que sur la raison.
Lu. Et c'est justement ce qui la rend trop
faible. La gloire n'est fondée que surl'imagi-
natiou, et elle est bien plus forte. La raison
elle-même n'approuverait pas que les hommes
ne se conduisissent que par elle ; elle sait trop
que le secours de l'imagination lui est néces«
saire. Lorsque Curtius était sur le point de
se sacrifier pour sa patrie^ et de sauter tout ar-
mé , et à cheval^ dans ce gouffre qui s'était
ouvert au milieu de Rome , si on lui eût dit :
Il est de votre devoir de vous jeter dans cet
abîme ; mais soyez sûr que personne ne par^
lera jamais de votre action, de bonne foi , je
crains bien que Curtius n'eût fait retourner
son cheval en arrière. Pour moi , je ne réponds
point que je me fusse tuée, si je n'eusse envi-
sagé que mon devoir. Pourquoi me tuer ? J'eusse
cru que mon devoir n'était point blessé par la
violence qu'on in' avait faite; tout au plus,
j'eusse cru le satisfaire par des larmes; mais
pour se faire un nom , il fallait se percer le
sein , et je me le perçai.
B. Plom. Vous dirai-je ce que j'en pense?
J'aimerais autant qu'on ne fit point de grandes
actions, que de les faire par un principe aussi
faux que celui de la gloire.
Lu. Vous allez un peu trop vite. Au fond ,
!i60 DIALOGUES DES MOHTS.
tous le$ devoirs se trouvent remplis , quoiau'on
ne les remplisse pas par la vue du devoir;
toutes les grandes actions qui doivent être
faites par les hommes, se trouvent faites : enfin
Tordre que la nature a voulu établir dans l'u-
nivers , va toujours sou train ; ce qu'il y a à
dire , c'est que , ce que la nature n aurait pas
obtenu de notre^'raison , elle Tobtient de notre
folie.
i
DIALOGUES
DES
MORTS MODERNES.
DIALOGUE I.
SOLIMAN, JULIETTE DE GONZAGUE.
SOLIHA.N.
Ah ! pourquoi est-ce ici la première fois que
je vous vois ? Pourquoi ai-je perdu toute la
peine que j'ai prise pendant ma vie à vous faire
chercher ? J'eusse eu dans mon sérail la plus
belle personne de l'Italie , et à présent je ne
vois qu'une ombre qui n'a point.de traits , et
qui ressemble à toutes les autres.
J. deGonzaGUB. Je ne puis trop vous re-
mercier de l'amour que vous eûtes pour moi^
sur la réputation que j'avais d'être belle. Cela
même redoubla beaucoup cette réputation , et
je vous dois les plus agréables momens que
j'ai 'passés. Surtout je me souviendrai tou*-
jours avec plaisir de la nuit où le pirate Bar*
berousse , à qui vous aviez donné ordre de
m'enlever, pensa me surprendre dans Gayette,
262 DIALOGUES
et m'obligea de sortir de la ville dans un
désordre et une précipitation extrêmes.
So. Par quelle raison préniez-vous la fuite ,
si vous étiez bien aise qu'on vous chercbât de
ma part ?
J, DE GON. J^étais ravie qu'on me cberchât,
et plus encore qu'on ne pût.m'atiraper. Rien
ne me flattait plus que de penser que je man-
quais au bonbeur de F heureux Soliman, e t qu' on
me trouvait à dire dans le sérail , dans un lieu
si rempli de belles personnes ; mais je n'en vou-
lais pas davantage. Le sérail n'est agréable que
pour celles qui y sont souhaitées , et non pour
celles qu'on y renferme.
So. Je vois bien ce qui vous faisait peur ; ce
grand nombre de rivales ne vous eût point ac-
commodé. Peut-être aussi craigniez-vous que
parmi tant de femmes aimables , il y en eut
beaucoup qui ne ûsseut que servir d'ornement
au sérail.
J. DE GO'Sf, Vous me donnez-là de jolis sen-
timens.
Sor Quest-ce que le sérail avait donc de si
terrible ?
J. DE GON. J'y eusse été blessée au dernier
point de la vanité de vous autres sultans qui,
pour faire montre de votre grandeur, y enfer-
mez je ne sais combien de belles personnes
dont la plupart vous sont inutiles, et ne lais-
sent pasd'étre perdues pour le reste de la te>re.
D'ailleurs croyez-vous que l'on s'accommode
d'un amant dont les déclarations d'amour sont
/des ordres indispensables , et qui ne soupire
DES MORTS. 2i63
que sur le ton d'une autorité absoluç ? Non , je
n'étais pas propre pour le sérail , il n'était pas
besoin que vous me fissiez chercher , je n'eusse
jamais fait votre bonheur.
So. Camment en êtes vous si sûre?
J.. DE Gow. C'est que je sais que.vous n^eus-
siez pas* fait le mien.
So. Je n'entends pas bien la conséquence.
Qu'importe que j'eusse fait votre bonheur ou
non?*
J.deGon. Quoi ! vous concevez qu'on puisse
être heureux en amoUr par une personne que
l'on ne rend pas heureuse ; qu'il y ait /pour
ainsi dire, des plaisirs solitairesqui n'aient pas
besoin de se comYnuniquer;et qu'on en jouisse
quand on ne les donne pas? Ah ! ces sentimens
font iidrreur à des cœurs bien faits.
So. Je suis Turc : il me serait pardonnable de
n'avoir pas toute la délicatesse possible. Cepen-
dant il me semble que je ri'ai pas tant de tortr
Ne venez- vous pas de condamner bien forte-
ment la vanité?
J. DE GON. Oui-
So. Et n est ce pas un mouvement de vanité
que de vouloir faire le bonheur des autres ?
K'est-xe pas une fierté insupportable de ne
consentir que vous me rendiez heureux qu'à
condition que je vous rendrai heureuse aussi?
Un sultan est plus modeste , il reçoit du plai-
sir de beaucoup de femmes très-aimables, à
qui il ne se pique point d'en donner. Ne riez
point de ce. raisonnement, il e6t plus solide
qu'il ne vous parait. Songez-y, étudiez le cœur
humain, et vous trouverez qu^e cette déliea-
a64 DIALOGUES
tesse que vous estimiez tant n estqu'.une espèce
de rétribulion orgueilleuse ; ou ne veut rien
devoir.
J. DE Gorr. Hé bien donc ! je conviens que
la vanité est nécessaire*
So* Vous la blâmiez tant tout-à-rheure !
J. DE GON. Oui , celle dont je padats; mais
j'approuve fort celle-ci. Avez-vous de la pçine
àcoucevoirquelesbouuesqualités d'un homme
tiennent à d'autres qui sont mauvaises , et qu'il
serait dangereux de le guérir de ses défauts?
So. Mais on ne sait à quoi s'en tenir. Que
faut-il donc penser de la vanité ?
J. DE Gojn. A un certain point , c'est vice ; un
peu en deçà, c'est vertu.
DIALOGUE IL
PARACELSE, MOLIÈRE.
MOLIÈRE.
JN'y eût-il que votre nom, je serais charmé
de vous, Paracelse ! On croirait que vous seriez
quelque Grec ou quelque Latin , et on ne s'avi-
serait jamais de penser que Paracelse était un
philosophe suisse.
Paragelse. J'ai rendu ce nom aussi illustre
qu'il est beau. Mes ouvrages sont d'un grand
secours à tous ceux qui veulent entrer dans les
secrets de la nature, etsurtoutà ceux qui s'é-
lèvent jusqu'à la connaissance des génies et
des habitaus élémentaires. *
Mo» Je conçois aisément que ce sont là les
DES ICORTS. 266
vraies sciences. Connaître les hommes que l'on
voit tous les jours , ce n'est rien ; mais connaî-
tre les génies queTon ne voit point , c^est tout
autre chose.
Pa. Sans doute. J'ai enseigné fort exacte-
ment quelle est leur nature , quels sont leurs
emplois , leurs inclinations , leurs différens
ordres , quels pouvoirs ils ont dans Tunivers.
Mo. Que vous étiez heureux d'avoir toutes
ces lumières ! Car àplus forte raison vous saviez
parfaitement tout ce qui regarde Thomme ; et
cependant beaucoup de personnes n'ont pt^
seulement aller jusque-là.
Ta. Oh ! il n'y a si petit philosophe qui n'y
soit parvenu. •
Mo. Je le crois. Vous n'aviez donc plus rien
qui vous embarrassât sur la nature de Tâme
humaine , sur ses fonctions, sur son union avec
le corps?
Pa. Franchement il ne se peut pas qu'il ne
reste toujours quelques difficultés sur ces ma-
tières ; mais enfin on en sait autant que la phi-
losophie en peut apprendre.
Mo. Et vous u'en saviez pas davantage?
Pa. Non. N'est-ce pas bien assez?
Mo. Assez ? Ce n'est rien du tout. Et vous
sautiez ainsi par-dessus les hommes que vous
ne connaissiez pas, pour aller aux génies?
Pa. Les génies ont quelque chose qui pique
bien plus la curiosité naturelle.
Mo. Oui ; mais il n'est pardonnable de son-
ger à eux qu'après qu'on n'a plus rien à con-
naître dans les nommes. On dirait que l'esprit
humain a tout épuisé , quand on voit qu'u se
Plural, des Mokdes. 12
iB6 DIALOGUES
forftic des objets de sciences qui n'ont peut-
être ftiicane réalité ; et dont il s'embarrasse k
pkiisir; cependant il est sûr que des objets
très-réels lui donneraient, s'il vontait, assez
d'occupation.
Pa. L'esprit néglige naturellement les scien-
ces trop simples , et coui-t après celles qui sont
mystérieuses* Il n'y a que celles-là sur lesquelles
îl puisse exercer toute son activité.
Mo. Tant pis pour l'esprit ; ce que vous
dites est tout-à*fait à sa bonté. La yérité se
présente à lut; mais parce qu'elle est simple,
il ne la reconnaît point, et îl prend des mys-
tères ridictiles pour elle , seulement parce que
ce sont dés mystères. Je suis persuadé que si
la plupart des gens voyaient l'ordre de 1 uni-
vers tel qu'il est, comme ils n'y remarqueraient
m vertus des nombres , ni propriétés des pla-
nètes, ni fatalités attachées à de certains temps
ou à de certaines révolutions, ils ne pourraient
pa» s'empèchër de dire sur cet ordre admi-
rable : Quoi I n^eêt^ce que cela ?
Pa, Yous traitez deiridicules des mystères où
vous n'aveK su pénétrer , et qui eu effet sont
réservés aux grands hommes.
Mo. J'estime bien plus deux qui ne com-
{frennent point ces mystères-là que ceux qui
es comprennent; mais malheureusement la
nature n'a pas fait tout le monde capable de
n'y rien entendre.
Pa. Mais vous qui décidez avec tant d'auto-
rité , quel métier avez-vous donc fait pendant
Tolre vie ?
Mo. Un métier bien différent an vôtre. Vous
D£S MOKTS. 26y
ayez étudié les veirtus des géoiee , et mot fm
étudié les sottises des hommes.
Pa. Toilà une belle étude ! Ne sait-oa pas
bien que les hommes sont sujets à faire assez
de sottises?
Mo. On le sait eu gros et confusémeat, maî^
il en faut venir' aux détails , et alor&o» est sur-
pris de rétendue de cette seîence.
Pa. Et à la fin , quel usage en faisiez- voi» ?
Mo. J'assemblais dans un certain lieu le plus
grand nombre de gens que je pouvais , et là je
leur faisais voir qu'ils étaient tous des sots.
Pa. U fallait de terribles discours pour leur
persuader une pareille vérité.
Mo. Rien n'est plus facile. On leur prouve
leurs sottises sans employer de grands tours
d'éloqtience , ni des Faisonnemens ))ien médi-^
téa. Ce qu'ils font est si ridicule , qu'il ne faut
qu'en faire autant devtnt eux, et vous les voyez
aussitôt crever de rite.
Pa. Je vous entends, vous étiez comédien.
Pour moi^ je ne conçois pas le plaisir qu'on
prend à la comédie. On y va rire des mceurs
qu'elle représente , et que ne rit-on des meeurs
mêmes ?
Mo. Pour rire des choses du monde , il faut
en quelque façon en être dehors , et la comé-
die vous en tire. Elle vous donne tout en spec-
tacle , comme si vous n'y avie/ point de part.
Pa. Mais on rentre aussitôt dans ce tout dont
on s'était moqué, et on reGomm.ence à en faire
partie.
Mo. N^en doutez pas. L'autre jour en me di^
vertissant, je fis ici une fable sur ce sujet. Un
268 DIALOGUES
jeune oison volait avec la mauvaise grâce qu'ont
tous ceux de son espèce quand ils volent; et
pendant ce vol d'un moment, qui ne Télevait
qu'à u^ pied de terre, il insultait au reste de la
basse-f^our. Malheureux animaux , disait>il ,
je vous vois au-dessous de moi^ et vous ne
sauez pas fendre ainsi les airs, La moquerie fut
courte , l'oison retomba dans le même temps.
Pa. a quoi donc servent les réflexions que
la comédie fait faire , puisqu'elles ressemblent
au vol de cet oison, et qu'au même instant on
retombe dans les sottises communes ?
Ho. C'est beaucoup que de s'être moqué de
soi ; la nature nous y a donné une merveilleuse
fiicilité pour nous empêcher d'être la dupe de
nous-mêmes. Combien de fois arrive-t-il que
dans le temps qu'une partie de nous fait quel-
que chose avec ardeur et avec empressement,
une autre partie s'en moque ? Et s'il en était
besoin même ^ on trouverait encore une troi-
sième partie qui se moquerait des deux pre-
mières ensemble. Ne dirait-on pas que l'homme
soit fait de pièces rapportées ?
Pa. Je ne vois pas qu'il y ait matière surtout
cela d'exercer beaucoup son esprit. Quelques
légères réflexions , quelques plaisanteries sou-
vent mal fondées , ne méritent pas une grande
estime; mais quels eflbrts de méditation ne
faudrait-il pas taire pour traiter des sujets plus
r.elevés ?
Mo. Vous revenez à vos génies; et moi je ne
reconnais que mes sots. Cependant , quoique
je n'aie jamais travaillé que sur ces sujets si
exposés aux yeux de tout le monde , je puis
DES M011T5. ^69
VOUS prédire que mes comédies vivront plus
que vos sublimes ouvrages. Tout est sujet aux
changemens de la mode , les productions de
r esprit ne sont pas au-dessus de la destinée
des habits. J'ai vu je ne sais combien de livres
et de genres d'écrire enterrés avec leurs au-
teurs^ ainsi que chez de certains peuples on
enterre avec les morts les choses qui leur ont
été les plus précieuses pendant leur vie. Je
connais parfaitement quelles peuvent être les
révolutions de l'empire des lettres, et avec
tout cela je garantis la durée de mes pièces.
J^en sais bien la raison. Qui veut peindre poujr
l'immortalité doit peindre des sots.
DIALOGUE III.
MARIE STUART, DAVID RICCIO.
DAVID mccio.
ïri ON , je ne me consolerai jamais de ma mort.
M. Stuart. Il me semble cependant qu'elle
fut assez belle pour un musicien. Il fallut que
les principaux seigneurs de la cour d'Ecosse,
et le roi mon mari lui-même , conspirassent
contre toi ; et l'on n'a jamais pris plus de me-
sures ni fait plus de façon pour faire mourir
aucun prince.
D. Ric. Une mort si içagnifiqué n'était point
faite pour un misérable joueur de luth , que la
pauvreté avait envoyé d'Italie en Ecosse -, il eût
mieux valu que vous m'eussiez laissé passer
doucement mes jours à votre musique , que de
270 DIALOGUES
m'éleyer dans un rang de ministre d'état , «pii
a sans doute abrégé ma vie,
. M. Stuaht. Je n'eusse jamais cru te trouver
si peu sensible aux grâces que J€ t'ai faites.
Etait-ce uu0 légère distinction due det^ rece-
yoir tonales joui's seul à ma table? Crois-moi,
Riccio , une faveur de cette nature ne faisait
point de tort à ta réputation.
D. fiiG. Elle ne me fit point d'atitre tort ,
sidon qu'il fallut mourir pour F avoir reçue trop
souvent. Hélas ! je dtnais tête à léte avec vous
comme à Tordinaire , lorsque je vis enkrer le
ïoi accompagné de celui qui avait été clioisi
pour être un de~ mes meurtriers , parce que
c'était le plus affreux Ecossais qui ait. jamais
été , et qu une longue fièvre quarte dont il re-
levait Tavait encore rendu plus effroyable. Je
ne sais s'il me donna quelques coups ; mais
autant qu'il m'en souvient , je mourus de la
seule frayeur que sa vue .me fit.
M. Stuaht. J'ai rendu tant d'honneur à ta
mémoire , que je t'ai fait mettre dans le tom-
beau des rois d'Ecosse.
D. Rio. Je suis dans le tombeau des rois
d'Ecosse ?
M. Stuart. Il n'est rien de plus vrai.
D. RiG. J'ai si peu senti le bien que cela m'a
fait, que vous m'en apprenez maintenant la
première nouvelle. O mon luth! faut-il que
je t'aie quitté , pour m'amuser à gouverner un
royaume ?
M. ^T4JAHT. Tu te plains? Songe que ma
«mort a ;été mille fois .plus malheureuse que la
tienne.
DES liCQlVTS, ^^f
D. RiQ« Oh lyom étiez x^iée d«|i|s une cojadi*
lion sujette à de grands revers; mai^ moif éi^iiB
né poi^ moii^ir daoa n^op lit. La ç^^turiiQ m'avait
mis dans la meilleure sitii^tiqpL du i^Qpde pouf*
cela ; point d^ bien , bçaucpi^p d'obscurité ; un
peu de voix sculeppjei^t » et di^ géniç pour jou^v
du lutb.
M. Stuailt. To^luth te tient tpujoujrs au
cœur. Bë bien ! tu as eu un p^^^h^^nt iD^Oiiifini ,
n^ais combien as-tu e^^i ai^pav^vant de ioud?nées
agréables? Qu'eussies-t^ {aiti si t^ n'eusses |4<t
92ai$ éiié que injusicie^i! Ti| tie suerais bieo enuuyi
dans i^^ fortune ci médiocriç.
D. Ric. J'eil^e ^her^b^ n^a boaheur dans
M. S^u^^TT. Va , t,u es w) ^0*1» Tu t'es gâté
depuis ta mort pair é^ réfleiijio.n» oisives , ou
par le commerce que tu as eu avec les philo-
sophes qui sont ici. Cest bien aux hommes i
avoir leur bonheiir da^^ç ie]i)|>9(iéQiies.
D, RiG. II ne leur manque que d'en être per-
suadés. Un poète de mon pays a décrit un châ-
teau enchanté y où des amans et des amantes
se cherchent sans cesse avec beaucoup d'em-
pressement et d'inquiétude, se rencontrent à
chaque monnènt , et ne se reponnaissfeojt ja-
mais. Il y a un cbar^ç4e ]% méiue n^dui^^ «iir
le bonh<îur des boinj^^es; il esl dAns Jam-s prO'-
pres pensées , mais ils n'en snvent rieo $ U se
présente mille fois à eux , et ils le vont ch#i>.
cher bien loin.
M.SruAiiT.ljaisse-là Wiargop et les ohiméms
des pbilo50phes. Lorsque riep ne oMtribue à
2y2 DIALOGUES
nous rendre heureux, sommes-nous d^humeur
i prendre la peine de Tétre par notre raison?
D. RiG . Le bonheur mériterait pourtant bien
qu'on prit cette peine-là.
M. iSTUART. On la prendrait inutilement, il
ne s'aurait s'accorder avec elle ; on cesse d'être
heureux , sitôt que Ton sent Teffort que l'on
fait pour l'être. Si quelqu'un sentait les parties
de son corps travailler pour s'entretenir dans
une bonne disposition , crois-tu qu'il se portât
bien? Moi, je tiendrais qu'il serait malade.
Le bonheur est comme la santé , il faut qu il
soit dans les hommes , sans qu'ils Vj mettent;
et s'il y a un bonheur que la raison produise ,
il ressemble à ces santés qui ne se soutiennent
qu'à force de vemèdes, et qui sont toujours
très-faibles et très-incertaines.
DIALOGUE IV.
LE TROISIÈME FAUX DÉMETRIUS,
DESCARTES.
DESGARTES.
Je dois connaître les pays du nord presque
aussi-bien que vous. J'ai passé une bonne partie
de ma vie à philosopher en Hollande ; et enfin
j'ai été mourir en Suède , philosophe plus que
jamais.
Le FAUX Dé. Je vois par le plan que vous me
faft^ de votre vie , qu elle a été bien douce ;
elle n'a été occupée que par la philosophie ; il
DES MORTS. 275
s'en faut bien que j*ale vécu si tranquillement.
Dbs. C'a été votre faute. De quoi vous avisiez-
vous de vouloir vous faire grand-duc de Mos-
covie, et de vous servir, dans ce dessein, des
moyens dont vous vous servîtes ? Tous entre-
prîtes de vous faire passer pour le prince Dé-
métrius , à qui le trône appartenait , et vous
aviez déjà devant les yeux l'exemple des deux
faux Démétrius qui , ayant pris ce nom l'un
après l'autre , avaient été reconnus pour ce
qu'ils étaient, et avaient péri malheureuse-
ment. Tous deviez bien vous donner la peine
d'imaginer quelque tromperie plus nouvelle ; il
n'y a plus d apparence que celle-là , qui était
déjà usée , dut réussir.
Lb fadx Dé. Entre nous , les Moscovite^ ne
sont pas des peuples bien raffinés. 'C'est leur
folie de prétendre ressembler aux anciens Grecs;
mais Dieu sait sur quoi cela est fondé.
Des. Encore n'étaient-ils pas si sots, qu'ils
pussent se laisser duper par trois faux Démé-
trius de suite. Je suis assuré que, quand vous
commençâtes à vouloir passer pour prince , ils
disaient presque tous d^un air de dédain :
Quoi ! est-il question encore de voir des 2>é-
métrius 7
Le faux Dé. Je ne laissai pourtant pas de
me faire un parti considérable. Le nom de
Démétrius était aimé , on courait toujours
après ce nom. Vous savez ce que c'est que le
peuple.
Des. Et le mauvais succès qu'avaient eu les
deux autres Démétrius , ne vous faisait-il point
de peur ?
Le F1.UX Dé. Au contraire » iltt'enoottra-
geait» Ne devaît-^B pas croire qu'il fallait être
le vrai Démétrius, pour oser paraître après
ce qui était arrivé aux deujL «utres ? C'était
encore assee de hardiesse , quelque vrai Déflié-
trius qu'on fût»
D£S« Mais quand vous eussiez été le premier
qui eussiez pris ce nom , comment aviee^-vous
le front de le prendi*e , çans être asauré de le
G^uvoir soutenir par des preuves irètf^vmsem*
able« ?
Le faux Dé. Mais vous qui me faites tant de
questions! et qui «tes si difficile 4 contenter,
comment osiez^-vous vous ériger en cbef d'une
philosophie nouvelle , où toutes les vérités in-
connues jusqu'alors deva^ient éjtre renfermées?
Dbs. J'ayais trouvé beaucoup de choses aase£
apparentes pour me pouvoir flatter quVilles
étaient vraies, et asses nouvelles pour pouvoir
fiiire une «ecte k part
Lb faux Dé. £t n'éiiea-^vous point effrayé par
l'exemple de tant de philosophes qui, avec des
opinion^ aussi hien fondées que les v6Uies, n'a-
vMeat îpas àaissé d'être reconnus i la fin pour
.de mauvais philosophes ? On vous en nomme-
rait un nombre prodigieux , et vous n% xne sau-
riez nommer qu^e deux faux Démétrius qui
avaient été avant moi. Je n'étais que le troi-
sième dans mon espèce qui eût entrepris de
tromper i^s Moscovites ; mais vous joi'éliez pas
le millième dans la vôtre , qui eussiez entrepris
d'en faille ^accroire k tous les hommes.
Des, Vous saviez bien que vous o'étieifc pas le
prince Démétrius ; mais moi je n'ai publié que
DES HOATS* . 275
ce que j'ai cru vrai , et je ne l'ai pas cmi sans
apparence. Je ne suis reveiiia «Je ma pbilosi^hie
que depuis que je suis ici.
Le faux Dé. Il n'importe, voti*e boune foi
n'empêchait pas que vous n'eussiez besoin de
hai'diesse pour assurer bautemeiU que vous aviez
enfin découvert la vérité. On a déjà été «trompé
par taul d'autres qui l'assuraient aussi , que
quajifl il se pvésenrte de nouveaux philosophes ,
je m'étonne que tout le monde ne dise pas
d'fine voit : Quoi ! est-il encore question de
philosophes et de philûsophier?
Des. On a quelque raison d'être toujours
trompé par les promesses des philosophes. Il se
découvre de temps en temps quelques petites
vérités peu importantes , mais 4{ui amusent.
Pour ce qui regarde le foiMi de la philosophie «
j'avoue que cela n'avance guère. Je crois aussi
que l'on trouve quelquefois la vérité sav des
articles considérables ; (mais le malheur est
qu'on ne sait pas qu'on l'ait trouvée ; car la
philosophie (je crois qu'un mort peut dire tottt
ce qu'il veut) ressemble k un oertain jeu à
q«oi jouent les en&ns , où l'un d'entve eux qui
a les yeux bandés^ court après les autres. S'ii
en attrape quelqu'un , il est oMigé de le nom-,
mer; s'il ne le nomme pas, il faut qu'il lâche
sa prise et recommence à courir. Il en va de
même de la vérité. Il n'est pas que nous autres
philosophes , quoique notis ayons les yeux ban-
dés , nous ne l'attrapions quelquefois ; mais
quoi ! nous ne lui pouvons pas soutenir que
c'est elle que nous avons attrapée , et dès ce
monieat*-là elle échappe.
276 DIALOGUES
Lb FAUX DÉ. U n'est que trop visible qu'elle
n'est point faite pour nous. Aussi vous verrez
qu'à la fin on ne songera plus à la trouver, on
perdra courage , et on fera bien.
DjBS. Je vous garantis que votre prédiction
n'est pas bonne. Les hommes ont un courage
incroyable pour les choses dont ils sont une
fois entêtés. Chacun ccoit que ce qui a été re«
fuséi tous les autres lui est réservé. Dans vingt-
quatre mille ans il viendra des philosophes qui
se vanteront de détruire toutes les erreurs qui
auront régné pendant trente mille , et il y aura
des gens qui croiront qu'en effet on ne fera
alors que commencer à ouvrir les yeux.
Le faux Dé. Quoi ! c'était hasarder infini-
ment , que de vouloir tromper les Moscovites
pour la troisième fois ; et à vouloir tromper
tous les hommes pour la trente millième, il n'y
aura rien à hasarder. Us sont donc encore plus
dupes que les Moscovites !
Des. Oui , sur le chapitre de la vérité. Ils en
sont plus amoureux que les Moscovites ne Té-
taient du nom de Démétrius.
Le faux De. Si j'avais à recommencer, je ne
voudrais point être faux Démétrius , je me fe-
rais philosophe ; mais si on venait à se dégoû-
ter de la philosophie, et à se désespérer de pou-
voir découvrir la vérité,... car je craindrais
toujours cela.
Des. Vous aviez bien plus sujet de craindre
quand vous étiez prince. Croyez que les hom-
mes ne se découragent point; cela ne leur
arrivera jamais. Puisque les modernes ne dé-
couvrent pas la vérité plus que les anciens , il
DES MORTS. 277
est bien juste qa'ils aient au moins autant d'es-
pérance de la découvrir. Cette espérance est
toujours agréable, quoique vaine, oi la vérité
n'est due ni aux uns ni aux autres , du moins
le plaisir de la même erreur leur est dû.
DIALOGUE V.
LA DUCHESSE DE VALENTINOIS,
ANNE DE BOULEN.
ANJNE DE BOULEN.
J 'admire votre bonbeur. Il semble que Saint-
Vallier, votre père , ne commette un crime que
pour faire votre fortune. Il est condamné à
perdre la tête « vous allez demander sa grâce
au roi : être jolie , et demander des grâces à un
jeune prince , c'est s'engagera en faire ; et aussi-
tôt vous voilà maîtresse de François V^^.
La Duc» Le plus grand bonheur que j'aie eu
en cela , est d'avoir été amenée à la galanterie
par l'obligation ouest une fille de sauver la vie
à son père. Le penchant que j'y avais pouvait
aisément être caché sous un prétexte si hon-
nête et si favorable.
A. DE 60U. Maisvotre goût se déclara bientôt
{>ar les suites ; car vos galanteries durèrent plus
ong-temps oue le péril de votre père.
La Duc. Il n'imnorte. En fait d^amour, toute
l'importance est dans les commencemens. Le
monde sait bien que qui fait un pas , en fera da-
vantage ; il ne s'agit que de bien taire ce premier
2^8 DIALOGUES
pas. Je me flatte que ma conduite n'a pas niai
répondu à Toccasion que la fortude m'offrit, et
que je ne passerai pas dans l'histoire pour r a-
voir été que médiocrement habile. On admi-
rait que le connétable de Montmorency eût été
le ministre et le favori de trois rois ; mais j'ai
été la mattresse de deux, et je prétends que
c'est davantage.
A. DE Bon. Je n'ai garde de disconvenir de
votre habileté ; mais je crois que la mienne l'a
surpassée. Yousvousétesfait aimer long-temps;
mais je me suis fait épouser. Un roi vous rend
des soitis, tant qu'il a le cœur touché; cela ne
lui coûte rien. S'il vous fait reine, ce n'est
qu'à l'extrémité , et quand il n'a plus d'es^-
rance.
La Duc. Yons faire épouser, n'élatt pas «ne
grande affaire ; mais me faire toujoui*s aimer,
en était une. Il est aisé d'irriter ran|Ottr qvand
on ne le satisfait pas , et fort m^l aisé de ne
pas l'éteindre quand on le satisfait. Enfin vous
n'aviez qu'à refuser toujours avec la même sé-
vérité, et il fallait que j'accordasse toujours
avec de nouveaux ngi*émens.
A. BV. Bou. Puisque vous, me pressez si foitt
avec vos raisons , il faut que j'ajoute à ce que
j*ai dit , que si »jc mie suis tait épouser , ce n*est
pas pour avoir eu beaucoup de vertu* .
La Duc. Et moi si je me suis fait aimer très-
constamment, ce n'est pas pouravoii* eu beau-
Coup de fidélité.
A. D8 Bou- Je vous ilirai donc encore , que je
n'avais ni vertu , ni réputation xle vertu.
D£S MOKTS. 279
La Duc. Je l'avais compris ainsi ; car f eusse
compté la réputation pour la vertu même.
A m DE Bou. Il me semble que vous ne devez
.pas metire au nombre de vos avantages des itt-
fidélités que vous fîtes à votre amante et qui ,
.selon toutes les apparences , furent aees^ètes.
£lles ne peuvent servir a relever votre gloire*
Mais qufôid je commençai à éii*e aimée du roi
d^ADgletei're , le public , qui était instruit de
mes aventures, ne me garda point de secret,
et cependant je triomphai de Ja renommée.
LiA Duc. Je vous prouverais peut-être, si je
voulais, que j'ai été infidèle à Henri Yiil, avec
.assez peu de mystère pour m'en pouvœr faire
honneur ; mais je ne veux pas m'arrêter ^ur ce
poin-t-là. Le manque de fidélité se peut ou ca*-
•çher, ou réparer; mais comment cacber,com-
.menl réparer le manque de jeunesse ? J «n suis
pourtant venue à bout. J'étais coquette, et )e
me faisais adorer ; ce n'est rien , mais j'étais
âgée. Vous , vous étiez jeune, et vous vous lais-
sâtes couper la tête. Toute gi'and'mère ,que j'é-
jtajis , je suis assurée que j'aurais eu assejE d'a*-
dresse pour empêcber qu'on ne me la coupât.
A. DE BoxJ. J'avoue que c'est là la tache de
ma vie ; n'en parlons point. Je ne puis me ren*
dre sur voti^ âge même , qui est votce fort, il
était assuréoàietit moins difficile à déguiser , q«ie
la conduite que j'avais eue. Je 'devais a<7oir bien
troublé la raison de celui qui se résolvait à me
prendre pour sa femme ; mais il suffisait que
vous eussiez prévenu en votre faveur, et ac-
coutumé peu à peu aux chaugemens de votre
28o DIALOGUES
beauté les yeux de celui qui vous trouvait tou-
jours belle.
La Duc. Vous ne connaissez pas bien les
bommes. Quand on paraît aimable à leurs yeux,
on parait à leur esprit tout ce qu'on veut ,
vertueuse même, quoiqu'on ne soit rien moins;
la difficulté n'est que de paraître aimable à leurs
yeux aussi long-temps qu'on voudrait.
A. DE Bou. Vous m'avez convaincue, je vous
cède ; mais du moins que ^e sacbe de vous par
quel secret vous réparâtes votre âge. Je suis
morte , et vous pouvez me l'apprendre , sans
craindre que j'en profite.
La Duc. De bonne foi je ne le sais pas moi-
même. On fait presque toujours les grandes
choses sans savoir comment on les fait, et on
est tout surpris qu'on les ait faites. Demandez
à César comment il se rendit le maître du
monde ; peut-être ne vous répondra-il pas ai-
sément.
A. DE Bou. La comparaison est glorieuse.
La Duc. Elle est juste. Pour être aimée i
mon âge , j'ai eu besoin d'une fortune pareille à
celle de César. Ce qu'il y a de plus beureux ,
c'est qu'aux gens qui ont exécuté d'aussi grandes
choses que lui et moi , on ne manque point de
leur attribuer après coup des desseins et des
secrets infaillibles , et de leur faire beaucoup
plus d'honneur qu'ils ne méritaient.
DES MORTS. a8l
DIALOGUE VI.
FERNAND CORTEZ , MONTEZUME.
FERNAND GORTBZ.
A.YOUEZ la vérité. Tous étiez bien grossiers ,
vous autres Américains , quand vous preniez les
Espagnols pour des hommes descendus de la
sphère du teu, parce qu'ils avaient du canon,
et quand leurs navires vous paraissaient de
grands oiseaux qui volaient sur la mer.
MONTEZUME. J'en tombe d'accord ; mais je
veux vous demander si c'était un peuple poli
que les Athéniens.
F. Cor. Comment! ce sont eux qui ont en-
seigné la politesse au reste des hommes.
Mon. £t que dites-vous de la manière dont
se servit le tyran Pisistrate pour rentrer dans
la citadelle d Athènes , d'où il avait été chassé?
N'habilla -t- il pas une femme en Minerve?
( car on dit que Minerve était la déesse qui
protégeait Athènes.) Ne monta- 1- il pas sur
un chariot avec cette déesse de sa façon , qui
traversa toute la ville avec lui, en le tenant
par la main, et en criant aux Athéniens : Voici
Pisistrate que je vous amène , et que je vous
ordonne de recet^oir. Et ce peuple. si habile et
si spirituel ne se soumit-il pas à ce tyran, pour
plaire à Minerve , qui s'en était expliquée de
sa propre bouche?
aSa DIALOGUES
F. Cor. Qui vous en a tant appris sur le
ckapilre des Athéniens?
Moiï. Depuis que je suis ici, j^ me suis mis
à étudier Tbistoire par les conversations que
f ai eues avec diflerens mK>rts. Mais enfin vous
conviendrez que les Athéniens étaient un peu
plus dupes que nous. Nous n'avions jamais vu
ni de navires, ni de canons, mais ils avaient
vu des femme»; et quand Pisi«trate entreprit
de les réduire sou« son obéissance par le
moyen de sa déesse^ tl leur marqua assuré*
ment moins d'estime, que vous ne nous en
marquâtes en nous subjuguant avec votre ar-
tillerie.
F. Cor. 11 n^y a point de peuple qui ne
puisse donner une fois dans un panneau ^pos^
sier. On est surpris ; la multitude enlratne les
gens de bon setis. Que vous diral-j[e ? il se )oînt
encore i cela des circonstances qu^on ne peut
fas deviner , et qu'on ne remarquerait peut-
tre pas quand on les verrait.
Mon. Mais a-ee été par suiprise que les
Grecs ont cru dans tous lee temps que la
science de l'avenir était contenue dans un trou
souterrain, d'où elle sortait en exhalaison? Et
par quel artifice leur avait-on persuadé que ,
ouand la lune était éclipsée, ils pouvaient la
faire revenir de son évanouissement par un
bruit effroyable? Et pourquoi n'y avaît-il qu'un
{>etit nombre de gens qui osassent se dire à
'oreille , qu'elle était obscurcie p«ir T ombre
de la terre ? Je ne dis rien des Romains, et Je
ces dieux qu'ils priaient à manger <làn$ kurs
DES MORTS. 283
jours de réjouissance , et de ces poulets sacrés
dont Fappétit décidait de tout dans la capitale
du inonde. Enfin vous ne sauriez rae repro<-
cber une sottise de nos peuples d'Amérique ,
que je ne vous en fournisse une plus grande de
vos contrées; et même je m'engage à ne vous
mettre en ligne de compte que des sottises
grecques ou romaines.
F. CoA. Avec ces sottises-là , cependant les
Grecs et les Romains ont inventé tous les arts
et toutes les sciences dont vous n'aviez pas la
moindre idée.
Moir. Nous étions bien heureux d'ignoi'er
qu'il y eût des sciences au monde ; nous n'eus-
sions peut-^£tre pas eu assez de raison pour nous
empêcher d'être savans. On n'est pas toujours
£apa^le de suivre l'exemple de ceux d'entre les
Grecs qui apportèrent taut de.soinsi se pr^seï^*
ver de la contagion des sciences de leurs voi-
sins« Pour les arts^ l'Amérique avait trouvé
des moyens de s'en passer, plus admirables
peut-être que les arts mêmes de l'Europe. U
est aisé de faire des histoires quand on sait
écrire ; mais nous ne savions point écrire , et
nous faisions des histoires. On peut faire des
f>onts, quand on sait bâtir dans l'eau; mais
a difficulté est de n'y point savoir bâtir, et
de faire des ponts. Tous devez vous souvenir
qu^ les Espagnols ont trouvé dans nos terres
des énigmes où ils n'ont rien entendu ; je veux
dire, par exemple, des pierres prodigieuses,
qu'ils ne concevaient pas qu'on eût pu élever
sans machines aussi haut qu'elles étaient éle*
284 DIALOGUES
vées. Que dites-vous à tout cela? Il me semble
que jusqu'à présent vous ne m^ayez pas trop
bien prouve les avantages de TEurope sur TA-
mérique.
F. Cor. Us sont assez prouvés par tout ce
qui peut distinguer les peuples polis d'avec
les peuples barbares. La civilité règne parmi
nous ; la force et la violence n'y ont point
lieu ; toutes les puissances y sont modérées
par la justice ; toutes les guerres y sont fondées
sur des causes légitimes ; et même , voyez à
quel point nous sommes scrupuleux; nous
n'allâmes porter la guerre dans votre pays qu'a-
près que nous eûmes examiné fort rigoureuse-
ment s'il nous appartenait, et décidé cette
question pour nous.
Mon» Sans doute c'était traiter des barbares
avec plus d'égards qu'ils ne méritaieiit; mais je
crois que vous êtes civils et justes les uns avec
les autres , comme vous étiez scrupuleux avec
nous. Qui ôterait à l'Europe ses formalités , la
rendrait bien semblable à l'Amérique. La civi-
lité mesure tous vos pas , dicte toutes vos pa-
roles , embarrasse tous vos discours , et gêne
toutes vos actions ; mais elle ne va point jus-
qu'à vos sentimens, et toute la justice qui de*
vrait se trouver dans vos desseins , ne se trouve
que dans vos prétextes.
F. Cor. Je ne vous garantis pointles cœttrs.
On ne voit les hommes que par dehors. Un hé-
ritier qui perd un parent , et gagne beaucoup
de bien , prend un habit noir. Est-il bien af-
fligé ? Non apparemment. Cependant s'il ne le
prenait pas, il blesserait la raison.
DES MORTS. a85
Mon. J'entends ce que vous voulez dire. Ce
n'est pas la raison qui gouverne parmi vous ;
mais du moins elle lait sa protestation que les
choses devraient aller autrement qu'elles ne
vont, que les héritiers f par exemple, devraient
regretter leurs parens; ils r,eçoivent cette pro-
testation f et pour lui en donner acte , ils pren-
nent un habit noir. Vos formalités ne servent
qu'à marquer un droit qu'elle a, et que vous
ne lui laissez pas exercer; et vous ne. faites pas,
mais vous représentez ce que vous devriez
faire.
F. Cor. N'est-ce pas beaucoup ? La raison a
si peu de pouvoir chez vous , qu'elle ne peut
seulement rien mettre dans vos actions , qui
\ous avertisse de ce qui y devrait être.
Mon. Mais vous vous souvenez d'elle aussi
inutilement , que de certains Grecs , dont on
m'a parlé ici, se souvenaient de leur origine. Ils
s'étaient établis dans la Toscane , pays barbare ,
selon eux , et peu à peu ils en avaient si bien
f>ris les coutumes , qu'ils avaient oublié les
eurs. Us sentaient pourtant je ne sais quel dé*
plaisir d'être devenus barbares^ et tous les ans,
à certain jour, ils s'assemblaient. Us lisaient en
grec les anciennes lois qu'ils ne suivaient plus ,
et qu'à peine entendaient-ils encore ; ils pleu-
raient, et puis se séparaient. Au sortir de là,
ils reprenaient gaiement la manière de vivre
du pays. Il était question chez eux de lois
grecques, comme chez vous de la raison. Us
savaient que ces lois étaient au monde ; ils en
faisaient mention , mais légèrement et sans
2S6 DIALOGUES DES MORTS.
fruit ; encore les regrettaient -ils en quelque
sorte. Mais pour la raison que vous avez aban-
donnée , vous ne la regrettez point dn tout.
Vous avez pris l'habitude de la connaître et de
la mépriser.
F. Cor. Du moins ^ quand on la connaît
mieux , on est bien plos en état de la suivre.
Mon. Ce n'est donc que par cet endroit que
nous vous cédons? Ah I que n'avions-nous des
vaisseaux pour aller découvrir Vos terres , et
que ne nous avisions-nous de décider quelles
nous appartenaient ! Nous eussions eu autant
de droit de les conquérir, que vous en eûtes de
conquérir les nôtres.
JUGEMENT
DE
PLUTON, '
SUR LES DEt X PARTIES DES NOUVEAUX
DIALOGUES DES MORTS.
A MONSIEUR L. M. D. S. A.
JxLoN
SIEUR,
Tenez'fnen compte , si *vous voulez; sans
vous je li eusse point fait le Jugement de Plu^
ton. Je vous ai dit bien des fois qiUil ri y avait
rien de plus inutile, ni en même temps de plus
aisé, {fue de faire des critiques» Critiquez tant
quHl vous plaira ,faites^ous rev^enir quelqiHun
de son premier jugement? Personne du monde»
Et puis ypourquoiferait^on revenir les gens?
Leur premier jugement a souvent été fort bon.
Pour la facilité ^ vous demeurerez d'accord
quon en a assez à découvrir les défauts d^au-^
trui. Tout paresseux que je sois ,je voudrais
être gagé pour critiquer tous les livres qui se
font. Quoique l'emploi paraisse assez étendu,
je suis assuré qu'il me resterait encore du
temps pour ne rien faire. Aussi n^ admire- t-on
pas beaucoup la pénétration avec laquelle un
288 s P I T R £.
critique démêle ce que Von peut condamner
dans un ouvrage*. Ou bien on n'en avfait pas
encore aperçu les défauts , et alors on ne con-
voient pas avec lui quils y soient ; ou bien on
les aidait aperçus , et on lui été la gloire de sa
remarque. En un mot , ou il a été préyenupat'
$on lecteur , ou il n'en est pas suivi, A ce
compte, pourquoi ai-je fait une critique^ Est-ce
pour m^opposer au succès des Dialogues des
Morls? Je n'ai pas tant d'autorité auprès du
public. Est-ce pour montrer qu'il se trouve des
* défauts partout '? Ce ne serait rien de surpre^
nant. Est-ce enfin pour donner à entendre que
je forais quelque chose de meilleur que ce que
je cfitique! Moins encore cela que tout le reste.
Quoi donc I Je ne sais si on voudra bien croire
Îue cette mauvaise critique des Dialogues des
[orts que nous lûmes en manuscrit ^ vous et
moi y cette critique qui ne disait rien , mais qui
en récompense disait des imures , nous donna
tidée d^ en faire une -plus sévère à V égard de
l'ouvrage , et plus honnête à t égard de Fau-
teur, Nos premières pensées nous réjouirent ,
et vous voulûtes que je travaillasse. Je tai
fait. Si je l'ai fait sans succès ,jfe serai assez
payé de la peine que j'ai prise , par le plaisir
de vous avoir prouvé que je suis, etc.
D.H.
JUGEMENT
DE PLUTON
SUK
LES DIALOGUES DES MORTS.
PREMIÈRE PARTIE.
Jamais iJ n'y eut Uot de désordre dans les
enfers. C est une confusion incroyable. 11 v.
avait auparavant diflerens quarUers où l'on
mettait ensemble tous les moru de même con-
dition, fis s y entretenaient de ce qui leur était
convenable ou bien ,1s ne disaient moi ; mais
depuis quils ont lu les Dialogues qu'on leur
lait faire, tout est renversé ; les coutlisanes se
sont letees dans le quarUer des béros, et leur
ont dit cent sottises, dont k gravité de ces
messieurs a ete offensée j les savans qui fai-
saient la cour aux princes, les ont traités
comme les princes devraient traiter les savans -
es rangs qui étaient réglés entre eus sefea
t ordre naturel, ont été troublés ; et l'on a vu
Charles v qui marchait à la suite d'Erasme, et
qui le traitait de majesté. Si Pluton a affaire
d un mort , il ne sait plus oà le pnendre
LWre jour il .fit cbercLr Aretin ^TZli
Plural, des MoiiDas. j3
2ÇO JUGEMENT
l'enfer. Comme om ne le trouvait point, on
croyait qu'il s'était évadé , et on n'avait garde
^ de s'imaginer (ju'il était avec Auguste. Pluton
f rencontra par malheur Anacréon et Aristote
' qui ptorlaient ensemble , et dans le temps qu'il
Soussait l'un par les épaules dans le quartier
es poètes , et l'autre dans celui des philo-
sophes , il aperçut de là Homère et Esope , qui
étaient sortis chacun de leur demeure pour se
faire des complimens , et puis pour se dire des
injures ; et un peu plnsloin l'empereur Adrien
et Marguerite d'Autriche, qui étaient venus
des deux bouts de l'enfer dans le dessein de se
battre. Il vit bien qu'il serait difficile de re-
médier à ce mal ; et en attendant qu'il pût re-
mettre Tordre dans son empire^ il voulut dé-
charger sa mauvaise humeur sur le livre qui
avait causé tant de trouble. Il résolut d'en faire
la critique publiquement; mais comme il n est
pas trop fin sur ces matières^ et qu'il n'a qu'un
sens commun assez droit , mais peu délicat, il
jugea à propos de recevoir hs accusations de
tout le monde contre les Dialogues des Morts,
et de former sur cela son jugement. U fit donc
publier dans les enfers , qu'à*tel jour on juge-
raii ce livre dans son palais ; que pour Lucien
et les trente-six morts intéressés dans les dix-
huit Dialogues , ils n'y manquassent pas abso-
lument.
Le jour venu , l'assemblée fut nombreuse ;
Pluton était assis sur son trône , avec un air fort
chagrin. Il bâillait à chaque moment, parce qu'il
venait de lire ce livre, et il se plaignait même
d'^ne grosse migraine , qui lui é tai t venue de ce
DE PLUTON. 2qi
qu'il Tavait lu avec application. Eaqùe et Rha-
damanle étaient à ses côtés , plus refrognés et
plus sombres qu'à l'ordinaire. Tous les morts
gardaient un profond silence , lorsque Platon se
leva 9 et fit cette terrible et courte baraiigue :
Morts ! oU diable L'auteur des Dialogues
a-t^ilpris que fêtais usé? Je lui ferai voir quil
nen est rien. Que tout V enfer soit témoin de ma
'vengeance y et que le bruit en aille jusqu'à la
boutique de Brunet.
Il n'en dit pas davantge. Aussitôt voilà je ne
sais combien d'accusateurs qui commencent à
parler tous à la fois. Eaque leur fit signe de
se taire , et dit qu'il aurait soin de faire parler
chacun en son rang ; et même , pour observer un
ordre plus juridique , et ne pas donner lieu de
croire qu'un livre eût été condamné sans avoir
été défendu, il ordonna à Lucien de représenter
l'auteur des nouveaux Dialogues, et de répondre
pour lui ; mais Lucien déclara nettement qu'il
ne se voulait point charger de cela. Quoi ! lui
dit Eaque , vous êtes le héros du livre ; c'est à
vous qu'il est dédié, et vous ne le voudrez pas
défendre? IL faut que celui à qui s'adresse
l'épltre dédicatoire paie ou protège. Vous n'avez
rien donné à votre auteur, protégez-le donc
tout au moins? Je ne suis engagé à faire ni Tun
ni l'autre , répondit Lucien. Si l'auteur avait pu
trouver un autre héros que moi , il l' aurait pris.
Il n'a choisi un mort que faute de vivans. Et
puis qui vous a dit que les épitres dédicatoires
obligeassent à quelque chose ? Informez-vous-en
k beaucoup de grands seigneurs que je vois ici ,
2Ç2 JUGEMENT
dont le uoin est à k télé d'une inanité de
livres.
Le stoïcien Chrisippe oui élail présent ^ et
qui , outre qu'il est naturellement chagrin , n a
pas trop sujet d'être des amis de Lucien , pril
)a parole pour dire que Lucien avait raison de
ne pas vouloir faire le [$ei*sonnage d'avocat dans
un jugement où il eût dû paraître lui-même
en qualité de criminel ; que c'était lui qui avait
donné le mauvais exemple de faire parler les
morts ; que toutes les fautes de son imitateur
pouvaient fort justement être mises sur sou
compte, et qu'on lui donnerait peut-être de
la peine à lui-même , si l'on voulait examiner
ses propres Dialogues. Pluton , quiétaitde mau*
Taise humeur contre tous les Oialbgues, ap-
prouva que l'on fit le procès k ceux mêmes
de Lucien ; et Chrisippe ravi d'avoir une occa-
sion de se venger , continua ainsi :
Je vois , dit- il , que Lucien se prépare à m'é-
couter avec un air railleur et dédaigneux. Il est
vrai qu'il a eu les rieurs pour lui en Vautre
monde , mais je ne sais s'il les aura en celui-ci,
Il est du nombre de ces plaisans ibrt sujets aux
répétitions, et qui n'ont 'qu'un même tonde
plaisanterie. On lui dit dans l'épttre qu'on lai
adresse , quon est bien JHché quil ^ûl épuisé
toutes ces belles matières de F égalité des morts,
du regret quils ont à la vie, de la fausse fer-
meté que les philosophes affectent de faire pa-
raître en mourant , du ridicule malheur de ces
jeunes gens qui meurent m^ant les vieillards
dont ils croyairnt hériter^ et à qui ilsjhisaient
DJÈ PLUTOW. 293
iacour. Je vous assure que , quelque leulatiou
qu'eût pu avoir sou imitateur de retoucher un
peu à ces maiières-là , il ne lui eût pas été pos-
sible de le faire. Lucien y a donné bon ordre ,
il a tourné ses sujets en mille nùinièi*es toutes
fort semblables. Surtout combien de Dialogues
sur ces pauvres héritiers trompés ! Qui l'obli-
gerait à dire des choses toujours nouvelles,
le réduirait peut-être à une petite demi-dou-
zaine de Dialogues de morts. Tour moi, j'opi-
nerais qu'à cause de ses répétitions , on le mît
ici en la place de Sisiphe, et qu'on lui donnât
cette grosse pierre à tourner et à retourner sans
iin , comme il à fait ses sujets.
Tous les morts se mirent à rire. Lucien rit
aussi , mais ce n'était point de bonne grâce.
Chrîsippe , encouragé par ce petit applaudisse^
ment, voulait poursuivre; mais Rtiadamante
qui est un juge exact , et qui ne permet pas
3ue Ton s'éloigne jamais du fait dont il s'agit,
it fort sévèrement : Il n'est pas ici question
de Lucien. Sa réputation est faite ; si l'on s'y
voulait opposer , \l fallait s'en aviser plus tôt.
Vous êtes bien bon, interrompit Caton d'Uti-
que , avec un air encore plus sévère que celui
de Rhadnmante. Et ces messieurs les faiseurs de
Dialogues ménagent-ils les réputations les plus
anciennes ? Quel égard a-t-on eu pour moi ? Je
suis un mort de seize cents ans, admiré pen<^
dant seize cents ans , et au bout de ce temps-
là on vient m'inquiéter sur ma mort. Elle n'a
pas eu le bonheur de plaire à l'auteur d'un
petit livre. Elle est trop guindée^ dit-il, je
itïourus trop sérieusement , je ne fus pas asseï
2Qi JUGEMENT
réjouissant dans celte aclion. Je ne fis point de
turlupinades, comme eût dû fairç un vrai phi-
losophe ; je ne m'avisai point de dire :
Ma petite âme, ma mignonne.
Enfin , ce qui gâte tout, je ne ronflai point.
11 est pourtant sûr que je donnai ordre à tout
sans aucun trouble; que je ne différai à me
tuer, et que je ne lus deux fois ce Dialogue
de Platon , que pour attendre qu'on m'eût ap-
porté des nouvelles de mes amis qui s'éuient
mis sui" la met^ et qui tàcbaient de se dérober
à César; que dès qu'on me les eut apportées,
jie me donnai le coup. Comment cet homme-là
veut-il que l'on meure ? Qu'il nous fasse la
grâce de nous donner le modèle -d'une mort
qui lui plaise , afin qu'on se règle là-dessus ,
et qu'un héros soit sûr de sou fait quand il lui
prendra envie de mourir. Faudra-t-il faire des
vers? car il y en a dans les deux morts dont
il parait content. Les grands hommes seront-
ilsi obligés à dire des sottises à leur àme , et les
filles à se plaindre de leur virginité gardée
malgré elles ? A-ce été pour nous pro[>oser ces
beaux exemples de grandeur d'âme qu'il a fallu
se moquer du jugement que seize siècles avaieut
prononcé sur ma mort'r'Où est le respect qu'on
doit à l'antiquité? De quel droit va-t-on dé-
grader ses héros ?
Toute l'assemblée commençait à être émuedt
la véhémence avec laquelle Caton haranguait ;
mais Tempereur Adrien se leva , et dit froide-
ment : JSe faites point tant de bruit pour l«t
DE PLUTOir. 2g5
intérêts <1e Tantiquité , elle n'a point lieu de se
plaindre du nouvel auteur des Dialogues. Il
vous dégrade, à la vérité, et vous 6te votre
rang de héros ; mais Tantiquité n'y perd ri A ,
car il me met aussitôt en votre place, moi
qui n'étais point auparavant compté pour un
héros , par la manière dont j'étais mort. J'en
demanae pardon & la bonne compagnie qui
est ici ; mais j'eus bien de la peine a me ré-
soudre à la venir trouver. Je fus extrêmement
inquiet pendant ma maladie. Je voulais abso-
lument que les médecins imaginassent un moyen
de me faire vivre, et je suis fort obligé àl'auteur
des Dialogues de m'avoir fait grâce sur tout
cela. Aussi je vous assure que son livre est
fort joli , et que je me plais fort à le lire. Il me
console de tous ceux que je sais qui ont dit du
mal de ma mort. Il ne faut désejspérer de rien.
Je mourais comme un poltron dans la- plupart
desi histoires ; et après je ne sais combien de
temps , me voilà , sans y penser , devenu
héros.
Oui, maïs je ne trouve pas mon compte
comme vous â ce livre-là, répondit Caton. Oh !
reprit Adrien , où l'un gague , il faut que
l'autre y perde , c'est la loi commune. Les au-
teurs sont maîtres de leurs grâces ; ils les dis-
tribuent à qui bon leur semble.
Sur cela Pluton redoubla son sérieux , et dé*
fendit à Adrien de débiter des maximes si
dangereuses ; et pour régler ce qui était en con-
testation entre Caton et Adrien, il prononça ,
de l'avis d'Eaque et de Rliadamante :^
Quil n^ était point permis de changer les ca^
^6 1 06 BMC M T
ractères , et défaire Adrien de Coton , et Ca^
ton d^ Adrien , même sous prétexte de com-
pensation y OU pour remettre d'un côté ce
qvlon {itérait de f autre.
Après cet arrêt , Caton cria .qu'on laissait
encore indécise la principale question , qui était
le mépris de Tantiquité ; qu*à moins que Ton
y mit ordre , il n'y avait point de morts , si
vénérables qu'ils pussent être , à Tabri des plai-
santeries ; qu'il fallait filer un temps dans le-
quel une belle action passerait pour être con-
sacrée , et ne serait plus sujette à la censure.
Aussitôt Alexandre, Homère, Aristote, Yirgile*
te mirent à demander la même chose que Ca-
ton. On remarqua alors que Lucien cherchait
à se tirer tout doucement de la foule , et k
s'évader ; mais Alexandre cria qu'on l'empêchât
de sortir. Ce n'est pas sans raison , dit ce grand
prince, que Lucien voudrait être loin d'ici. La
question que l'on traite le regarde ; il a appris
à son copiste à ne respecter rien de tout ce
que le monde respecte. Lucien attaque tout ce
qu'il connaît de plus grand et de plus élevé ;
le copiste en fait autant. Quelquefois Lucien
attaque un grand homme , le copiste un autre ;
mais quand par malheur on est du premier
ordre entre les grands hommes , il faut qu'on
se trouve dans les Dialogues de ces deux au-
teurs ; c'est ce aui m'est arrivé. Lucien s'était
déjà souvenu de moi dans ses plaisanteries;
mais son prétendu imitateur a jugé que ma vie
pouvait encore fournir quelque chose , et que
j'étais assez illustre pour devoir tomber plus
d'une fois entre les mains des faiseurs de Dia-
DE PLUTO». ' ^97
]ogues. Encore Lucien m'a fait reprocher par
mon père , ce qu'il trotiyaità redire dans mes
actioB»; mais celui-ci me fait insulter par Phrine.
Ott ne serait pas surpris qae Pbriué voulût ap«
prendre à une jeune personne l'art de la co--
qoetterie ; mais qu'elle m'apprenne à moi Tart
mlliiairej Phriné pouvait prétendre a régler
le nombre <}e8conqu'é tes d'une courtisane nais-
sante , et lui dire : Ne recelez point tant d'à-
npons à iajbis ; c'en est trop , il en arrivera
Quelque désordre. Mais Phriné règle le nombre
àe mes conquêtes , et me dit : J^ous ne deviez
poinft songer à i^ Perse ^^ m aux Indes ; il ne
vous fallait que la Grèce y les iles voiànes , et
par grdceje vous donne encore auelque petite
partie de CAsie Mineure* Eufin rbriné entend
si bien la guerre , qu'on croirait qu'elle y aurait
été* N'en est «il rien , petite conquérante 7 dit<-il
en se tournant vers elle. Petite conquérante,
répondez donc , où en avieft-vous tant appris ?
Phriné l'ëpondit tout en colère : J'ai déjà dit ,
je ne suis combien de fois , que je ne voulais
pas qu'on m'appelât la petite conquérante. Tous
ces morts me viennent rire au nez , en me don*
nant ce nom-là ; mais je prétends bien qu'ils
s'en corrigent , car l'auteur des nonveauK Dia-
logues lui-même s'en est corrigé , et on m'a
dit que dans sa seconde édition j^ ne suis plus
une petite conquérante ^ mais une aimable con-
quèrêmte. Sil'on voufehencore tne faire plus de
ptaisir, on m'appellerait /ofceyomme. Je vois
que toutes ces femmes de bien , et qui avec
ee'la n'ont pas laissé d'être agréables , sont au
désespoir de ce qu'on m'a honorée de cette
* i3
2t;8 JUGEMENT
qualité dans les Dialogues* Elles prétendaient
en être en possession, et il est vrai qu'on ne
Tavait jamai» donnée & une personne de mon
métier ; mais enfin je suis ravie qae leur vanité
ait été rabattue , et que parmi toutes celles de
mon espèce, on ait fait choix de moi pour être
la première que Ton nommêil Jolie Jemme, Hé
bien donc , reprit Alexandre , C aimable con-*
quêtante, la jolie femme ^ ou tout ce qu'il
vous plaira, dites- nous où vous aviez pris des
raisonnemens si profonds? car il parait bien
que vous êtes une bonne tête , quand vous
mettez les conquérans au-dessous des femmes ;
-parce que les conquérans ont besoin alarmées
pour leurs entrepiises , et que les femmes n'en
ont pas besoin pour les leurs ; que vous étiez
seule, exécutant tout par vous-ménfp dans "vos
plus grandes expéditions , et que Je n'étais pas
le seul qui agit dans les miennes. Laissez- moi
en repos , répondit Pbriné* Je ne veux disputer
avec vous que dans les nouveaux Dialogues , où
Ton ne vous doni^a pas trop d'esprit ; mais ici
vous êtes un vrai sophiste. Je crois que c'est
parce que vous êtes sous les yeux de vptre pré*-
cepteur Aristote, Aussitôt Plulon prononça :
Que Phriné ne se mêlerait que de son x»é-
tier.
Et elle , en faisant une grande ' révérence >
répondit : Très-volontiers.
Aristote^ dans le même moment, cria qu'il en
fallait ordonner autant à l'égard d'Anacréon.
On m'a fait autant de tort qu'à mon disciple»
disait-il. On lui a mis en tête une courtisane»
et i moi un vieux débauché, et c'est le vieux
DE PLUTON. , 299
débauclié (pii me fait ma leçon sur la philoso-
phie , comme c'est la courtisane qui fa fait à
Alexandre sur la guerre ; car dans les nouveaux
Dialogues, c'est une règle infaillible , que vous
trouverez toujours tout renversé. Du moment
que vous voyez ensemble un sage et un fou,
assurez-vous que le fou sera au-dessus du sage»
Si l'auteur s'avise d'assortir ensemble Âgamem-
non et Tersite , soyez sûr qu'Agamemnon
n'en sortira pas à son honneur. Sur ce pied-làj
vous ne devez pas être étonné qu'on m'envoie
à l'école d'Anacréon, qu'Ânacréon me définisse
la philosophie un art de chanter et de boire ^ et
change le Lycée en cabaret. On a dû s'attendre
à tout ce renversement dans un livre qui ouvre
par la victoire que Phriné remporte sur Alexan-
dre. Aussi je ne me plains pas principalement
de ce qu'Ânacréon a tout l'avantage ; je me
plains oe ce que je ne sais pas du moins le lui
disputer un peu , je me plains de ce que je suis
un sot. Quoi 1 n'avoir pas un seul mot à lui
répondre ! Etre confondu par sa chansonnette !
Où sont tous mes livres ? Ne me fournissaient-
ils rien dont je puisse me servir ? A vais- je perdu
la parole ou la mémoire? Toi-même, Ana-
créon , pour te dire un bon mot qui a été dit
dans notre Grèce , n'as-lu point eu de honte de
m' avoir vaincu? Point du tout, répondit Ana-
créon ; quand je lus le titre de notre Dialogue,
)e tremblai; je crus que tu m'ailais faire des
réprimandes dignes de ta gravité ; mais je ne
fus jamais plus content que quand je vis que
c'était moi qui étais le docteur du Dialogue.
J'ai donné commission à tous les chers disciplça
3oO JUGEMENT
qne j'ai dans l'attUre inonde de bien boire à la
santé de l'auteur , de déclarer la guerre à tous
les péripaiéticiens , et de ne rien épargner pour
faire recevoir mon nouveau syslène de philo-
sophie dans l'université.
Gomtne Pluton vit qu'Anacréon ne faisait que
badiner, et qu'il ne disait rien de sérieux pour
la défense du Dialogue , il déclara :
Qu'un dialogue ne serait point con^osé dA*
naeréon» {fui parlerait tout seul; ûiiAristote
serait obligé de lui répondre ; et qu une petite
chanson ne serait point du même poids que
fjuantité de gros in-folio*
Virgile pril aussitôt la parole pour se plain-
d^ de ee qu'on avait tourné en ridicule le codi*
meneement de «eft Géûi^iqoes , où il faisait on
compliment à Auguste. Vous faites le plaisant,
dti-il à Aretin. Vous voua réjouisse^ sur cette
allé de Thétis, et sur ce scoipion. Cela aurait
pu paraître extraordinaire , s'il <eÂt été dit dans
TOtre siècle ; mais dans le mien , c'était comme
si j'eusàe loué Auguste sur sa valeur et sur sa
conduite. Fort bien , dit Areti». L'auteur des
Dialogues a dit que les belles sont de tout pays,
et moi je dis que les sottiseâ sont de tous les siè-
cles. Vous seriez bienheureux d'avoir été an^-
6ien , pouV avoir droit de dire des choses que
notis autres modernes nous n'eussions osé dire.
Mais seigneur Aretin , reprit Virgile , vous
àve2 bien oublié l'histoire romaine. N'avez-vôus
jî&mais ouï parler de ces apothéoses qu'on fai*
sait pour les empereurs? César était devenu
une étoile après sa mort; on pouvait prédire à
Auguste une destinée aussi glorieuse. Présent*
DE PJL13TON, 3oI
tement qae la mode des apothéoses est passée ,
on parlerait une autrelangue aux princes.Mais^
répliqua Aretin, il n'y avait rien de plus ri-
dicule cpie ces apothéoses. Vous pouviez louer
Augaate d'une manière simple et naturelle, san&
lui prédire ces honneurs impertiaeus qu'il at-
tendait après sa mort ; mais parce que Tapo-
théose est beaucoup plussurprenante, et moins
raisonnable, vous ne manquez pas de la choi-
sir. Il n'importe , reprit Virgile ; que l'apo*
théose fût raisonnable ou non , il suffit que
c^était une coutume reçue chez les Romains.
Ah ! vous faites tort aux Romains , dit Aretin.
A peine le peuple le plus ignorant eût*il été
la dupe de cette sottise^à. Je le veux bien , ré-
pliqua Yirgile; mais répondez- moi juste. Les
Romains avaientMls tnoins de foi à ces apothéo-
ses , qu^àtout ce que Ton comptait des Champs»
Elysées? Non, répondit Aretin , j^ ne crois pas
2ue les Champs-Elysées fussent mieux établis»
îependant, reprit Yirgile ^ vous approuvez fort
la manière dont je loue Caton, en disant guil
préside à rassemblée des plus gens de bien ,
qui dans les Champs-Elysées sont séparés
aasfec les autres. Si les Champs-Elysées , aussi*
bien que lès apothéoses , ne passaient que pour
des fadaises , la louange de Caton ne vaut pas
mieut que c^Ue d'Auguste. Oh ! dit aussitôt
Aretin , la louange que vous donnez à Caton
veut seulement dire que s'il y avait des Champs^
Elysées , on y séparerait les gens de bien d'avec
les autres» et qu'on mettrait Caloci à la té le de
cette compagnie. Hé bien ! répotidit Virgile , la
louange que j'ai donnée à Auguste , voulait
304 JUGEMENT
et son imitateur l'avaient assez maltraité, mais
Fimitateur encore plus que Lucien; que du
moins quand Lucien avait voulu dire du mal
d^Homère , il l'avait fait dire par quelqu' autre
que par Homère ; mais que chez le nouvel au*
leur, c'était lui qui disait du mal de lui-même ,
et qui apprenait aux autres qu'il n'avait eolea-
du finesse à rien , et qu'on lui faisait trop
d'Lonneur d'y en entendre ; qu'il aurait bien
soufaaité qu'on lui eut dit si l'auteur avttic reçu
de lui un pouvoir de le faire parler de la sorte ;
qu'autrement il désavouait tout, et qu'il en-
treprenait de soutenir que ses ouvrages étaient
pleins de mystères et d'allégories ; que , si l'on
ne réprimait cette licence des auteurs , Achille
avouei*ait bientôt qu'il mourait de peur dans
le combat, et Pénélope , qu'elle avait favorisé
tous ses amans dans Fabsence d'Ulysse ; qu'eue
fin il n'y avait point de mort qui pût s'assurer
de n'être pas ressuscité quelque jour, pour se
décrier lui-même.
Les plaintes d'Homère parurent si justes, et
de plus son autorité leur donnait tant de poids,
que Pluton, sans écouter Esope qui voulait ré-
pondre , défendit :
Que l'on fit jamais parler pet^sorme contre
soi-même^ à moins gue Hen avinr une procu^
ration en bonne for me.
Mais Homère n'était pas encore boutent* Il
ât souvenir Pluton qu'il fallait venger i'auti*
Î^té des insultes que les deux auteurs des
dialogues lui avaient faites en cent endroits.
Quoi ! disait-il , Lucien n'a point reapeolé mon
nomi qui s'éuit déjÀ établi pendant plus de
DE PLU TON. 3o5
mille années ? L'imitateur de Lucien , encore
plus bardi que lui , ne respecte pas ce même
nom qui a présentement une antiquité de près
de trois mille ans ! Ce nombre infini d'hommes
qui, dans une si longue suite de siècles» ont
adoré mes ouvrages , c'étaient donc des fous !
On condamne dans un moment , et sans y faire
trop de réflexions, tant de jugemens qui ont
tous été conformes ! La préoccupation peut
beaucoup , dira- ton. Quand les uns ont crié
merveille, tous les autres le crient aussi. Ceux
qui seraient d'avis contraire, n'osent se décla-
rer. Je n'ai qu'un mot à dire* Qu'on me fasse
entendre comment j'ai pu avoir une si grande
réputation sans la mériter , et je croirai en effet
ne l'avoir pas méritée.
Homère fut secondé de je ne sais combien
d'anciens , qui étaiienttous fort offensés du peu
d'égards que Ton avait eu pour eux. Chacun
représentait avec indignation le nombre d'an-
nées qui parlait pour lui , accablait les juges de
la quantité de témoignages rendus en sa faveur.
Enfin Pluton ayant plus délibéré qu'à l'ordi-
naire sur Farrêt qu'il allait rendre , ordonna t
Çu€ les anciens seraient toujours vénérables;
que Lucien, qui était un des premiers qui se
jfussent révoltés contre eux , et que ceux qui
suivraient son exemple , ne seraient jamais ré"
pûtes anciens , et seraient éternellement sujets
h la critique^ comme de malheureux modernes.
Ensuite on entendit un certain murmure
dans la foule des morts , qui avaient été aupa-
ravant dans un grand silence. Tout le monde
pvêta l'oreille. C'était le duc d'Alençou qui di-
3o6 JUGEMENT '
sait â Elisabeth d'Angleterre : Quoi ! votre
majesté ne trouvera pas bon que je demande
réparation pour elle ? Votre majesté ne parlera
Îoint ? Mais je supplie votre majesté de parler,
e n^agirai et je ne paraîtrai agir çpie par mon
propre mouvement. Je demande cela en grâce
à votre majesté ; je ne puis souffrir que votre
majesté ait été oiîensée en mon nom.
Tous les morts se mirent à rire d'entendre
répéter tant de fois votre majesté; de plus ,
ces litres-là ne sont guère usités dans la langue
du pays. Mais le duc d'Alençon entreprit fort
sérieusement de se justifier, et dit qu'il ne
traitait la reine avec des respects si profonds
et si peu ordinaires chez les morts, qu'afîn de
réparer le peu de politesse qu'il avait pour elle
dans les nouveaux Dialogues; qu'il y allait de
son honneur à ne pas laisser croire qu'il eût su
si peu vivre ; qu'il ne voulait point qu'on le prît
pour unhomme qui pût reprocher à des reines
en propres termes, quelles n'aidaient plus leur
wrginité. C'est sur cela , continua*t-il , que
nous étions tout à l'heure en contestation,
Elisabeth et moi. Je voulais demander raison
pour elle de l'injure qu'on lui a faite ; mais elle
s'obstine à dire qu'une femme doit toujours
éviter ces sortes d'éclaircissemens , et qu'il
vaut bien mieux dissimulerl'outrage , que a' en
tirer réparation. Vous feriez bien mieux, in-
terrompit brusquement le comte deLeicester,
de demander raison de l'injustice qu'on vous a
faite à vous-même. On veut que vous disiez à
Elisabeth , que la virginité était là plus dou^
teuse de toutes ses qualités ; et en même temps
DE PLUTON. 3o7
on veut que vous vous plaigniez de ce qu'elle
ne vous épousa pas. Ce n'est pas être trop poli
pour un prince , ni trop délicat pour un
amant. Âh ! s^ écria un précieuse nouvellement
morte , soupçonner Elisabeth de quelques ac-
tions indécentes! Cela se peut-il? Elisabeth
ne trouvait rien de plus joli que déformer des
desseins , défaire des préparatifs^ et de rHexé--
cutcrrien* Elisabeth faisait peut être quelques
pas dans le pays de Tendre, mais assurément
elle &e gardait bien d'aller jusqu'au bout. Et
n'est-ce pas à elle que nous devons cette maxime
admirable ? Ce quon obtient vaut toujours
moins quil ne valait, quand on ne faisait que
l'espérer ; et les choses ne passent point de
notre imagination à la réalité , quil ri y ait de
la perle.
Que vous êtes peu délicat ! intcrrompitSmîn-
diride , qui ne vaut guère mieux qu'une pré-
cieuse. Vous croyez que r imagination augmente
les plaisirs, c'est tout le contraire. Hélas ! que
les hommes sont à plaindre ! Leur condition
naturelle leur fournit peu de choses agréables ,
et leur raison leur apprend à en goûter encore
moins* Vous êtes fou, dit un gros Hollandais,
si vous vous plaignez de la condition naturelle
des hommes , et du «peu de choses agréables
qu'elle leur fournit. Ce sont les plaisirs simples
et communs qui sont les plus doux. Savez-vous
combien Elisabeth fut flattée de cette expres-
sion à la hollandaise, dont je me servis pour
la louer. Je n'étais point un homme qui raffi-^
nàt beaucoup sur les plaisirs : je ne savais sur
eette matière*là que ce que tout le monde
3o8 JUGEMENT
sait ; cependant la reine d'Angleterre fut con*-
tente de ma science , et à mon départ j'eus un
beau présent.
Je crains bien , dit le Crotoniate Milou , en
s'adressantà la précieuse qui avait parlé, que
ce gros garçon là n'ait tiré la reine hors de ses
plaisirs d'imagination. Il a bien la mine... Tai-
sez-vous , dit Pluton tout en colère. La tête
me tourne. Je ne sais plus où j'çn suis. Je ne
sais plus de quoi il est question. Je n'entends
rien à leur dispute sur les plaisirs. Jen'entends
rien non plus au caractère d'Elisabeth. Elisa-
beth ne veut que des préparatifs et des espé-
rances. Et puis voilà Elisabeth qui a des goûts
plus solides avec les Hollandais. On reproche
à cette personne » qui ne veut jamais de réa-
lité , que sa virginité est fort douteuse , et puis
malgré cela on voudrait l'avoir épousée. On
dit que les plaisirs sont dans l'imagination, on
dit qu'il n'y sont pas ; on dit qu'il faut raffi-
ner et chimériser sur les plaisirs ; on dit que
les plus siniples et les plus communs sont les
meilleurs. Qui me tirera de tous ces embar-
ras-là?
Ce* ne sera pas moi, répondit Eaque. Ni moi
non plus , dit Rhadamante. Nous aurions bien
moins de peine à juger nos criminels, qu'à vi-
der les différends de tous ce$ discoureurs qufe
vous avez fait venir ici, et qui ne conviennent
jamais de rien , ni les uns avec les autres , ni
avec eux-mêmes. Hé bien, reprit brusque-
ment Pluton , puisque vous ne savez tous deux
par où en prendre, j'ordonne:
Que le duc d'Alençon , Elisabeth d' jongle-
DE PLUTON. 3oq
terre , Smîndîride , et le Hollandais , ne se
trousseront jamais dans un même liv^re,
A peine Plulon avaît prononcé ces dernières
paroles , que Mercure entra dans rassemblée.
On voyait bien à son air qu'il apportait quel-
ques nouvelles ; et en effet, sitôt qu'il fut ar-
rivé, il dit qu*il venait de dessus la terre et
que les vivans lui avaient donné une com-
mission dont il voulait s'acquitter. Cette com-
mission était une*letlre pour les morts , dout
ils l'avaient chargé i et il la lut tout haut en
ces termes.
_m »■> ni «.< i. ■ Y^
LETTRE DES VIVANS
AUX MORTS.
T
RES-HONORBS MORTS ^
It court parmi nous des Dialogues que ton
a mis sous votre nom , parce quon y a traité
des matières si importantes , que des vivans
n eussent pas pu avoir ensemble de ces sortes
^entretiens , eux qui ne disent que des choses
utiles. Nous auons examiné fort sérieusement
de quoi nous étions capables ; et , auec tout le
respect que. nous vous devions , nous as^ons
trouvée que dans nos conversations ordinaires
nous en dirions bien autant que ce que ton
vous /ait dire, f^os raisonnemens ne nous ont
pas paru si snbHmes^ que nous désespérassions
5lO JUGEMBHT
^y pouvoir atteindre. Lesjhmmes particulier
rement croient quon peut être pleine de 'vie et
de santéy et avoir autant i esprit que Didon
et Stratonice^ que Sapho et Laure^ quJgnès
Sorel et Roxetane. Elles se tiennent offensées
de ce quon s'est cru obligé dC aller déterrer ces
mortes , pour ne leur faire tenir que les dis-
cours quelles tiennent. Ce rCest pas que ces
discours paraissent inutiles aux femmes d^ià-
haut, au contraire, elles jugent que ce que dit
Stratonice à Didon sur son intrigue avec Enée
peut être iune grande consolation pour celles
qui auront fait parler déciles un peu plus qu^il
ne faudrait; que les histoires d'Jgnès Sorel et
de Roxelane sont fort propres à persuader
aux femmes quelles sont nées pour avoir un
empire absolu sur leurs amans , et que Sapho
et Laure leur apprennent parfaitement bien de
quelle manière elles doivent exercer leur do-
mination sur les sujets qui leur conviennent ;
mais enfin elles sont si convaincues de leur
propre mérite , qu* elles ne trouvent point tout
cela au-dessus deleur portée* Nous wnis prions
donc , très'honorés morts, de souffrir que nous
ajrons ici-haut des conversations aussi spiri-
tuelles et aussi utiles que les vôtres , en atten-
dant que nous ajrons l'honneur de vous aller
entretenir nous-méînes , ce qui ne sera assuré'
ment que le plus tard que nous pourrons.
Mercure ayant lu celte lettre» la prière des
vivans fut trouvée juste par tous les morts , et
aussitôt Pluton déclara :
Quil ne serait pas besoin £^e mort pour
DE PLUTON. 3lX
dire des choses aussi pleines de morale et de
raisonnement que celtes qui se disent dans les
nousfeaux Dialogues.
Laure voulut pourtant s'opposer à cet arrêt.
Elle représenta que, si elle ei^t été vivante, elle
n'aurait jamais dit que quand on veut qu^un
sexe résiste^ on veut quHl résiste autant quUl
Jaut pour faire mieux goûter la victoire à celui
gui la doit remporter , mais non pas assez
pour la remporter lui-même; et quil doit n^ être
m si faible quil se rende d'abord , ni si fort
qu'il ne se rende jamais ; qu'il y avait dans ce
raisonnement un fonds de logique, et une
certaine combinaison méditée , dont une autre
qu'une morte n'aurait pas été capable ; que si
Ion voulait bien pénétrer dans la profondeur
de cette pensée , il semblerait , qu'on aurait
tenu les états du genre humain, pour déter-
miner lequel des deux sexes aurait dû aita-
3uer ou se défendre; et qu'après une mûre
élibération des philosophes qui auraient exa-
miné la question selon leurs règles^ on aurait
donné le parti d'attaquer aux hommes, et ce*
lui de se défendre au& femmes ; que c'était là
ce qui s'appelait traiter les matières solide-
ment; que cette solidité était d'autant plus ad*
mirable, que les matières étaient galantes , et
qu'enfin il était bien sûr que des femmes vi-
vantes ne l'auraient jamais attrapée, elles qui
ne font qu ef&eurer les choses légèrement , et
y répandre des agrémens fort superficiels.
Sitôt qu'elle eut cessé de parler, Pétrarque
se montra , et dit que depuis les nouveaux Dia-
logues^ Laure ^tait gâtée ; qu'auparavant elle
3/2 JUGEMENT
avait eu r esprit raisonnable, mais qu'elle vou*
lait présentement faire des dissertations sur
tout; que sa nouvelle folie était d'approfondir
toujours les matières, et les traiter méthodi-
quement; que quand il croyait lui dire quel-
" que chose de galant et d'agréable, il trouvait
une raisonneuse qui se mettait à argumenter
contre lui; qu41 ne pouvait plus vivre avec
elle ; que de plus iln'élait point content qu'elle
s'accoutumât avec Sapho qui était une très-
dangereuse compagnie ; que véritablement
Laure avait pris le bon parti en soutenant que
c'était aux nommes à attaquer, et aux femmes
à se défendre ; mais qu'il craignait qu'à la
longue, elle ne perdit les bons sentimens où
elle était encore , et qu'il ne lui prit envie d'at-.
taquer , à l'exemple de Sapbo,
Louis XII , roi de France , et le duc de Suf-
folk, se joignirent à Pétrarque, et firent d'Anne
de Bretagne et de Marie d'Angleterre les mêmes
plaintes qu'il avait faites d'abord de Laure.
Ces (Jeux princesses avaient pris, dans les nou«
veaux Dialogues , l'habilude de ne pai'ler que
par des lieux communs, et en propositions
générales. Elles avaient ensemble de longues
conversations, où elles ne se répondaient Tune
à Tautre que par des sentences ^ et il n'était
presque plus possible de les tirer de leurs spé-
culations, pour leur faire dire quelque chose
qui fût de l'usage commun. Jamais Anne de
Bretagne n'avait tant fait souffrir Louis xii
})endant sa vie, quoiqu'elle eiit quelquefois
'humeur assez aigre et assez difficile, et le duc
de Sutfolk 9vait encore été plus coulent de
Marie JÀnêFéteWé, âû ièinp ' iivtîl$ étaiëiit
mariés ensemble ; quoîùrlè PîiricHii^Wôn qu'elle
avâit pour là gâîaùld^ie , rfôntiât toûjôtiY^ de
jtistes appréhensions à mi mafi.
Plut<m , pour t^méAkv k ses désôrdi^es , dfè- »
fendît ! . •*
Qu'on' fit les ferhthès Éi gtandéi raison-
neuse^ y à&pûiir* des tàriséduences ,
Après cela on vit tte^Ve qui venait acclisèi^
Cïiarles r devant Pliïtôn , stJr ce (Jue cet èAn-
pereur refusait de répondre à une question
d'^anatortrié qu'on lui fati^aSi. Je lui deroaùde ,
disait HërVe, un' petit écîairci^Se^iiijErtit sur les
veines làctéê'» et sut lés anastomoses , et it rie
me le veut pas donner^ Aussitôt tous céâmoi^(!s
se mif-ént â dire^: il faut cfu'flfei^v^é sôit fou.
Paire des* diièstfôns d'anatomre â Cliiarlès v!
Est-ïl cWriii^^réû ? Hé quoi ! leur réporitfit fifer-
vé , î^ûôrcz- VoHis qûé Cïrariefà V parlé â Èraômé
côùinie ùtï docteuf stti* les fïbi^eâ et sûr fà con-
fortùaftiôty dû cei^eaù , ëù quoi it prétend qfue
l'espi'it cbri^s.tei II sait que Panatomie lai plus
'délicate ne salivait afpiéfcevolr cette diflerence
d'organe^ qùî fait là différence des génies; et
après Cel)â ff ne voudra pas répondre à mes
questions f
Qu'on me délivre dé cet extravagant y dit
CharfesT tout en colère. Où a-t-il trouvé qu'un
etnpeteur S&\. savoir Tanatomie ? lïé ! qui ne
le croirait, tép'ondit Hervé , à vous entendre
Eafle^ c'oitiTJie vous laites dans les nouveaux
^ialbgues^Ce que je (iiS d'anàt^mie nVst rien
du tout, répondit Charles v, Ou du moins n'est
rien que tout le moiïde ne sache. Mais répli-
P1.UAAL. DES Mondes. i4
1
qua Heure* you$ le dites dans les termes de
Fart « et d'une manière qui senjt tout-à-fait son
physicien de profession ; c' est-là ce qui m'a
mis en erreur. Hé bien , dit Charles Y, est-il
défendu à un grand prince de savoir quelques
termes des sciences ? Non , répondit Hervé ,
mais il lui est défendu de s'en servir. Il faut
que dans les sciences un prince ne prenne que
les choses ^ et laisse les termes aux sayans , et
qu il ne paraisse pas avoir appris ce qu'il sait ,
mais le deviner.
Pluton fut de l'avis d'Hervé , et il ordonna :
Que Charles v ne parlerait plus si sauam'
ment de physique , ou guUl l'apprendrait tout
de bon.
Je sais bien, ajouta le roi des enfers, quUl
y a encore une certaine Bérénice qui est unpeti
grammairienne pour une reine. Elle parle d'une
mort grammaticale des noms , et de l'embar-
ras que ces noms donnent aux savans, dè^
qu'il y a quelque letti*e de changée. Je ne con-
çois pas trop bien où une femme et une pria-
cesse a pris cela. Il faut qu'elle ait bien étudié,
et que de plus elle n'en fasse pas trop de mys-
tère; mais laissons-la en repos ^ il faut finir;
elle sera comprise dans Tarrêt de Charles v.
Passons à d'autres.
Hervé se présenta encore une fois, et dit quil
s'était plaint que Charles v, qui était empereur,
raisonnait trop bien sur la physiq^xe , et présen-
tement il se plaignait qu'£rasisti*ate qui était
médecin , ne raisonnait pas assez bien sur la
médecine, .fai découvert la circulation du sang,
disait Hervé, et Erasistràte marque asse^ de
4I
DE PLUTOW. 3l5
mépris pour ma découverte. Mais pourquoi,
i votre avis? C'est que sans savoir que le sang
circulât, il a guéri le prince Anliocfaus de sa
fièvre quarte , par un moyen , à la vérité , fort
ingénieux, mais qui ne deviendra jamais une
règle de médecine. Car je parie , établira-t-on
que quand un médecin aura un malade à gué-
rir de la fièvre , il fera passer devant lui toutes
les femmes de sa connaissance ; lui tiendra le^
pouls pendant ce temps-là , remarquera celle
dont la vue redoublera Témotion de son pouls,
et ensuite ira négocier pour faire obtenir à son
malade cette femme dont il sera amoureux?
Cependant Erasistrate tientque la connaissance
de la circulation du sang n est pas nécessaire,
parce que effectivement elle ne FétaÊtpasdans
la maladie d'AntiocIius , et qu'il ne s agissait
que de savoir quel chagrin rongeait ce jeune
prince. N'est-ce pas là une belle conséquence?
Si c^est ainsi qu'il raisonnait du temps qu'il
exerçait la médecine là-haut , oh ! que vous
êtes en grand nombre, morts qu'il a envoyés
en ces lieui !
Lafinde cette harangue fut suivie d'un éclat
de rire. Erasistrate voulut répondre ; mais Plu-
ton , qui ne crut pas que sa réponse pût être
bonne , ne lui en donna pas le loisir , et pro-
nonça brusquement :
Qu Erasistrate ^ quoiquUl eût guéri Antio-
chu%^ serait obligé à respecter la circulation du
sang.
Il y avait quelques momens que Montaigne
paraissait avoir envie de parler. 11 s'avançait,' et
puis se retirait; il ouvrait la bouche, et la re-
St& t I/o £ ME AT
féHnatt! tdnt d'un côttp. Pliilon , qui ïe remar-
qfua, !uî dil i Qa*avez-vous? Voulet-rous par-
ler? JVrt aurais bien envie, répondit il , maris
je ehercîie des termes pour m expliquer hon-
nête menH. On me fait accoucher dans les nou-
Vcfanx Dialognes, mais on me fait accoucher
atee tarit 'de facilîlé que j^en ai honte. On n'a
potet du tout ménagé mon hoùneur. Sonvenez-
Votts-^tieSocrate, cette sage-femme avec qui
Ton nt'a mis , me veut prouver que les anciens
ne valaîent pas mîèttx que les hommes' d'à pré-
sfent*. 11 me dit d'abord , pour m'attraper , avec
cet air qttë vous lui connaissez , que de son
temps les choses allaient tellement de travers,
qn elles auraient bien d prendre à la fin un
train plus raisonnable , et qu'il avait cru que
tes bontiiiËe^ fréBteraient de Fexpérience de
tant d'atii^es-. flfoî , qui n^ mfe souviens plus
de ce que f ai entrépi-îs de soutenir , je lui
j^époridsf : Que les hommes ne font point ef ex-
périences , parce que dans tous les siècles
ils ont les mêmes penchans , sur lesquels la
raison na aucun pou\^oir, et qiCainsi par-
tout oh ily^ a des hommes , il y a des sottises :
et les mêmes sottises. Sur cela Socrate, tout
joyeux , me demande bien vite : Et sur ce
pied-là^ corh>mentvoudriez-^JOus que les siècles
de r antiquité eussent mieux 'valu que le siècle
d^aujouttthui? TJsl vérité est, qu^après ce que
j'ai dit , je n'a*? rien à lui répondre ; je suis sur-
pris et j'accouche sottement. Je vous assure que
*sî f avais à "recommencer, je donnerais bien
plus de peine à ma sage- femme ; car moi qui
pf étend» que les siècles aient dégénéré, puis-je
dire ausâitAl : Çue tous les hommes ^^nt h
même penchoHt; qup patùout i9k il y t^^débts
hommes, il j à les méfies st^ttises? Jftiiiidiw
que je me sois yaifté Jtiiis met ^«£^s dia ru «¥4)tr
guère de mémoire , tnai$ em»rt iïe^jy^>viv»i6t
je pas manquer jusqu'à ûé poHM.-là< SQorato
U'ionaphé 9 je le crois hien ; nn autre jmetns
habile que lui^ aurait aus^i triOiDphé len jSa
place. Ma dé&ite devait être un peu fUis difr
iieite > ne fût.<-iee que. pour la facile de Sor
oratCi
Ne prétendez point Wioténoeser dans vioe
plaintes , dit ca philosophe moiqujRi|v ; je suie
très-content de ce Dialogue ; il eae fait :plu6
cVhonneur que tout ce qu on a jamais dit à m^
louange* Quand vous venez me Urouyeir, plein
d'une admiration pour les anciens, que voiis
ne m'avez *pas eiieore laaixjuée « je^ Yom de-
mande desynouveUeç djU)»i0iideo You^ ïM
i^pondez qu'il est fort changé.^ ii&t i^je j.<ç ^e
le reconnaîtrais pas« Moi q^ui ait» dan3 ¥iH4in
âme , et qui veut vous surprendre par mie opi-
nion toute contraire à la v6ti*e que j'ai devinée,
}o vous dis : • .
Que je suis ra\^i de ce quen)ous mafmrene:^ ,•
que je m^éêais toujours hien douté qut le monde
dei^iendrm^ meilleur, et plus sage qu^ilb^étmt
de mon temps; car puiaque.xxe tkéil pas Ji motu
sentiment , je ne puis avoir d'autre dessein jc^ue
de vous étonner, en zifie jetant daBsTexlréiiii^é
opposée à celle où vous étiez , et de conufieii^er
déjà À combaUre votre pensée.! Maiè n'efiiit-ce
|>as être bien habile, que • de la ^ea voir arent
3l8 JUGBMSRT
Îue vous me Payez dite? Dans les Dialogues ou
laton me fait parler, je ne réfute aucunes
opinions, que je ne les aie fait répéter, je ne
sais combien de fois , et en je ne sais combien
de manières , à ceux qui les soutiennent ; mais
dans ces nouveaux DiaIogues*ci , j'ai bien plus
d'esprit , je devine ce que j'ai à réfuter. Roi
des enfers , dit Montaigne à Pluton , vous en-
tendez bien le langage de Socrate , c'est ainsi
q[u'il fait la critique de notre auteur. Point du
tout , reprit Socrate , toujours sur le même
ton , je ne fais point de critique. L'auteur
m'a fait prophète , il est vrai , mais assùré-
, ment c'est à cause de ce démon familier que
j'avais.
Pluton, qui prit la chose sérieusement > or-
donna :
Que Socrate ne se servirait point ^ dans les
disputes , de son démon familier ^ pour deviner
les pensées des autres , et que Montaigne rî ac-
coucherait plus si facilement.
Il y avait encore quelques morts qui.se pré-
faraient à parler, lorsque Caron entra dans
assemblée , d'un air qui fit bien juger qu'il
apportait quelque nouvelle importante. Ce
n est pas fait, dit- il d'un ton à faire trembler
tout le monde , nous ne sommes pas encore
quittes des Dialogues des Morts. En voici une
seconde partie que j'ai surprise à un mort que
je passais dans ma barque , et qui s'en était
chargé.
Aussitôt ce fut un bruit incroyable dans l'as-
semblée. Tous les morts se jetèrent sur Caron ,
DU PLU TOM.
lui arrachèrent le livre, el sorùieni aussitôt j
pour l'aller lire tous ensemble sanssonger qu'ils
manquaient de respect pour Plulon, qu'ils lais-
saieut là sur le trône.
SECONDE PARTIE.
J.I, s'amassa encore une infinité d'auLresmorU^ |
qui accouraient en foule au nom de cette s
conde partic:chacunvouIaiLsavoirs'il n'y é lait J
point inléressé. La dlfTicahé fut de trouver ]
quelqu'un qui pût le lire à une assemblée si \
nombreuse ; car il fallait satisfaire l'impatiencie j
de tout le monde à la fois. A la Un Stentor fut ,
choisi pour lecteur ; ce Stentor quî avait la voîit j
ai bonne, qu'il se faisait entendre de toute u
armée. D'abord quand il nomma Eroslrate et
Dëmétrius de Phalère , on remarqua la joie de 1
Démétrius , qui s'altendai t bien à être loué sue '
l'art qu'il avait eu d'accorder ensemble la pt>- I
lilique et la philosophie, el sur ce qu'il availi I
été également propre aus spéculations du oa- |
binet, et aux soins du gouvernement. Au con-% \
traire , l'infâme Eroslrate baissa la tête eL tàch&
de se cacher dans la foule , parce qu'il ne douta
point qu'on ne lui fît son procès sur l'embra-
sement du temple d'Ephèse, avec toute la rii j
gueur qu'il méritait^ mais il reprit un peu de,
courage dans le commencement du Dialogue,
où il vil que les choses ne tournaient point si
mal pour lui. Ensuite il fut stu'pris de s'enten-;
ne «(iv«4n|<i9 jw/éfm^r^» et tvki-m^mt il Me
«avait x)Vi>» ^^mtie, Afc 6»^ U fi^C rf^yi d*<éMwa-
nemeut et de joie , quAndA^r^wmHXi-cé^^^^d^^
ment qu il élait le héros du Dialogue , que
TacliAu qu'il ^n^yjàiL qu'i)a liii.djit xepcoçher
Y était couronnée , et que Démétrius était con-
fondu.
Le pauvre Démétrius ne pouvait aussi revenir
de son étonnement. Il avait tant de honte de
voir ses espérances tivMivpées, et il se irouvaît
sif>ett4i'esprit dans ee l)ialogue«aoo«iparâifton
d*£po^tra4e, qu'il He^l^-tii ii^osa>)cMnfîs'dire
«ne paroU. Les neuitts viiiietoi en etts^viémerdu
tvouole«td« rembarres 'oùil ét^it) car, eommp
il Wy en avait pas un seul qui n'en craigaic ulu-
lant pour son compte , ils Ae voulaient p*s rire
ouvertemenl.
Au second Dialogue , ij[«)etéYenttpus^lesjeux
sur Pauline, qui paimtaeseï interdite. Cloia
{>ria , i|iai4oie|isefnelit; de'veidc^ir biennooftinep
es sages à qeii eHe^a^airmiX 4iTe < Qv^Mne
femme de^^t- aider étte-niérHê à se froi?iper,
pour geàdfir quelques piœi^irs ] qu'il neJfuUaii
poim qw'elle éœamindt Uop I4 divinité, d'un
amanê ^ qui , dans le deiéein^de la surprm"
drsi se ^oiilai'î faire- pa^sëf^ pour un dieui
La plupartidé^ âiort^s disaient qu'elles attraienc
été volontiers 'ii<*éGole de; ides 9ag«s4â r^i elles
les eussent ooubus, ei que les femmes «'«h
raielitplué tantd'afersidn ^>oér]a philosophie^
si elle donnëtt de pareilles leçons.-
Pauline e<wat»€niçà'-â i^powJi'e ^tt|i «ir em«
barrasse, qnëleeëtriàris fidèles rfé<«ient psse»
- DE PLUTON. 321
plus grttYïd tiombre que les âieux anfàiis^ eliÇt^
cependcMit on ne troiwftit pfts «MNii^iiis'qM^^s
femmes crussent ^^ôn aurâ^ic po^r elu^ uue
constance éternelle; et elle prétendit ^u^irliér
se jeter entre lesbras deson faux Anui>i$ /^'était
la même chose que si «lie eut été asses-dupe
pour compter sur la fidélité d'uu amant.
Toutes les morte» géaérale»«H«eréc«è»«rt
là-dessus. Il y en avait entre elles une infinité
qui s'étaient flattées qu^on les dût aimer fidèle-
ment, et qui n'eussén t pourtant pas fait la sottise
d-'allertrouverAnubis dans son temple. Pauline,
qui était malheureusement engagée à soutenir*
quelesamansfidèlesétaientexti*èmementnai<#s,
s embarrassa dans une définition de là fidélité',
dont elle eut bien de la peine à sortir. EHe ne
fait aucun cas des ^6inB , des empiessemen^ ,
des sacrifices^ de la préférence entière q«i'on
donne à sa maîtresse sur toutes choses» T4Htt
cela , dont bien des femmes se confenteraient ,
n'était rien ; il fallait , pour être fidèle , tenir
bon contre le temps et contre les faveurs; n>ais
toute rassemblée cofivint que Pauline devaîi
être réduite à une étrange ex^émité , pour avoir
recours à une définition si chimérique ; et on
lui d:emanda gràoe pour les pauvre^ humains ,
qui ne pouvaient atteindre à la perfection qu'elle
exigeait d'eux , et qui auraient encore assez de
peine à s'acquitter de ce qu'ei^Ie ne comptait
presque pour rien.
Je crois que les femmes vivantes seraient de
même avis que les mortes. Il n^est ))as besoin
qUe, \ynY des idées rigoureuses de ûàé)^é , on
mette les amans en dreft de ne songer point du
*i4
322 JUGEMEHT
tout i être fidèles; et tout ce que dit Pau-
line sur ces ipaiières-là , est de ces choses qui
ne peuvent être reçues ni en ce monde ni en
Taulre.
Pour CaUîrhée « quoiqu'elle fût dans le même
cas que PauUne , on ne la traita pas avec la
même rigueur. C'était une bonne innocente,
qui avouait la chose comme elle s'était passée,
qui n'entendait finesse à rien, et qui ne cher-
chait point à se défendre par des raisonnemens
sophistiques. On est ordinairement disposé plus
favorablement pour ces sortes de gens-là, qiie
pour de faux beaux esprits. Elisabeth d'Angle-
terre fut la seule qui voulût attaquer Callirhée.
Cette reine, fort content^ d'avoir dit : Que les
plaisirs étaient des terres marécageuses , sur
lesquelles il/allait courir fort légèrement, sans
y arrêter le pied , reprocha fièrement à Calli-
rhée, que c était être bien hardie que d'oser
dire après cela : Que les choses du monde les
plus agréables sont dans le fond si minces
J ni elles ne toucheraient plus aière y siConj
aisait une réflexion un peu sérieuse ; que ks
plaisirs n^ étaient pas faits pour être examinés
A la rigueur , et qui on était tous les jours ré-
duit à leur passer bien des choses , sur lesquelles
il ne serait pas à propos de se rendre difficile.
Callirhée, qui était simple et timide^ n'osa ré-
pondre à Elisabeth , et peut-être qu'une autre
qu'elle eût été bien embarrassée à se justifier.
Candaule parut à cette grande assemblée des
morts y le meilleur mort du monde. Il n'a aucun
ressentiment contre Gigès qui lui a 6té sa femme
qu'il aimait si tendrement , et la vie qu'il n'avait
DE PLUTON. 3^5
pas sujet dé haïr.; il t&cbe seulement à deviner
pourquoi Gigès Ta tué. Pourvu qu'il puisse
prouver qu'il n'a pas tant de tort d'avoir voulu
laire voir sa femme dans le bain à ce perfide
favori , il est content. 11 se console en s imagi-
nant que c'est une nécessité indispensable que
de faire parade de son bonheur, et en supposant
qu'un empereur fût fort fâché , parce qu'un
roi captif cria , sottise ! sottise ! D'un autre
côté , on trouva Gigès bien cruel de détruire
tous les raisonnemens que fait ce bon roi , et
de ne lui vouloir seulement pas laisser des pen-
sées qui le flattent un peu ; mais on fut encore
bien plus irrité contre Gigès , quand on lui en-
tendit dire : Oue la nature a si bien établi le
commerce de V amour ^ quelle n'a pas laissé
beaucoup de choses à faire au mérite; quU
ri y a point de cœur à qui elle rimt destiné
quelqu autre cceur , et que le choix d'une
femme aimable' ne prouve rien, ou presque
rien en faveur de celui sur qui il tombe.
Quoi ! disaient les morts qui avaient été ga-
lans pendant leur vie , Gigès a-t-il entrepris de
décrier l'amour^ et d'en dégoûter le monde?
Pourquoi ne veut-il point que les amans sen-
tent le plaisir d'être distingués ? Trouverait-on
quelque chose de si doux à être aimé si on
croyait ne l'être que par une certaine nécessité
de la nature qui a voulu qu'on aimât ? On ne
pourrait donc point se flatter de rien devoir à
ses soins , à sa fidélité , à son propre mérite ?
Et que devient Tamour ? Quand!' idée que Gigès
en donne serait solide^ elle serait du moins
!524 JUGEMENT
trop daré*. Otk n'a pas besom àê •reniés ^sa-
gr^bles. ^
• ^7«*écTia XIrsabetb d*AiigftelerrQ , si^on
otait les chimères auœ- hommes , ^el pUdmr
leurresterait-H?QvL*ni*je fait à Oîgèé pour i'o-
M^er à pralkpier le coivlfaîre èe me» masi-
mes ? E^-ce pour me eemtrcdire qu'il ▼€»!
désabuser ]et boimnes ées plus agréables ebi*
mères de raimmr?Tout à Tbeure PauMoie news
donnait une idée si sublime de ta fidélité, que
personne n^y eût pu parvenir j^ voiei présen-
temeut Gig^s qui nous donne ime idée de l'a-
motir si méprisable , que je ne sais si pei^soane
voudrait s^abaisset* jusqu'à èti^ amourefix.
Quelle fut la surprise «f Homère , lorsqu'il se
vît mtéreasé' dans le Dialogue d'Hélène et de
Pulvie ! Ce prince des poètes se plaîgnH forte-
ment de ce qu'on l'allaquait encore une fois.
Que veut donc dire celte étrange Ii(^e1lce) di-
sait-il tout en colère? Ton jorors des plaisante-
ries sur moi? Suis- je le seul aux dépens de qui
l'on puisse divertir le public ? Se fait-on maiiite-
nant un honneur de nl'insulter? Faut-i) dire
du mal de moi , pour être bel-esprit ? A-t-on
mis la réputation à ce prîx-lâ ? Mais eneoi'e ,
qufel est l'endroit que Fou attaque ? C'est peut-
être l'endroit le plus judicieux de mes deux
Îoëmes. On tient un conseil devant le palais de
riam , au retour d'un combrft qui a été fort
long et fort opiniâti-e. Les avis se partagent,
on commence à s*échauffer de part et d'autre;
mais comme 51 n'est pas. temps alors de s'a-
muser à contester, et que des gens qui revien-
nent de la bataille tout fatigués, ne s'accom-
\
DE ÏIiUTOK. 3^5
»H)depft4ent pas Sun oenscil qui durerait trop
long-temps, rriampemel les délibérations à un
ftàtre jour, et oidon^ae , non pas que Ton aille
seviper , mais que Ton se retire chez soi , qu'on
prenne le repos dont on a besoin , et qu'on rép-
pare ^s forces; car ee sont deux cboses diffé-
rentes que d'ordonnei* qu'on aille sauper, e«i
que l'on aille réparer ses forces et prendre agi
repos. li^iBteur qui a affecté la première ex*
pre^ion , n'eût pas voulu employerla seconde.
L«e9 termes ne sont pas indifférens à ces mes-
sieurs qui veulent plaisanter; et souvent qui
leur en ehangerait un seul, ferait un grand tort
aux trait'S lespkis spirituels de leurs ouvrages.
Maisne fauft-il que pouvoir attraper un mot qui
sera devenu bas pour l'usage populaire , pour
ê4:re en* droit de badiner sur la divine Iliade?
Lra réputation d'Homère ne saurait-elle le ga«
ranlirde ces sortes d'insultes? Il n'en dit pas
davantage. Toua les morts se mirent de son
parti , et Fui vie fut obligée à désavouer ce
qu'on lui faisait dire.
Quand Stentoi* prononça les nomsde Paiiafté-
msque et de ThéocrîtedeGfaio , tous les morls
se regardèrent l'un IWtre. Ces noms leur
étaient inconnus , et ils* jetaient les yeux de
tous cfrtés , pour voit si Théocrite de Gbio et
Parménisque ne se montraient point. Gomme
on ne les voyait point paraître , Stentor cria en-
core plusieurs fois , Panméni^que et Théocri^
de Cfiio y et (k retentir tous les échos de l'enfer.
A la fin on les vk accourir' tous denx hors d' ba-
leine. Us ne s'étaient point attendus à avoir
part dans* les mmv^aux Dialogues , et avaient
«-.
Sa6 JUGSMBHT
négligé de se Creaver i l'assemblée. Dès me
Théocrite entendit son histoire : il s'écria : Ah !
&llalt-il que cet auteur me tirât de robscurité
où j'étais , pour faire revivre une détestable
pointe que j'espérais que l'on aurait oubliée?
Quel plaisir prend-il à .rouvrir mes plaies , à
me &ire souvenir , et à faire souvenir les autres
que j'ai été un mauvais plaisant > et qu'il m'en
a coûté la vie ? Etait-il besoin qu'il eut recours
1 moi pour orner son livre d'une froide olai-
aanterie ? Il en eût si bien trouvé quelqu une
de lui-même, s'il eût voulu*
Parménisque parut si sublime et si élevé sur
la fin de son Dialogue , qu'on lui demanda s'il
avait appris dans l'antre de Trophoniusi parler
ainsi , et si les oracles qui s'y rendaient étaient
de ce style* Il avoua de bonne foi qu'il n'en-
tendait point ce qu'on lui faisait dire , et pria
Stentor de le répéter. Stentor le répéta, et Par-
ménisque y trouvant encore plus d'obscurité
pas ete qu
vend l'inielligence de mes paroles bien cher.
Tous voulez m'en tendre , morts , prenes-y
garde ! L'auteur s'en vengera pour la peine que
vous aurez i déchiffrer mes sentences énigma-
tiques. On lui demanda pourquoi cette obscu*
rite aurait été affectée par l'auteur. Et Parme*
nisque répondit : il a mis les morts dans ses
Dialogues pour y parler, c'est ne savoir ce qu'on
dit la plupart du temps. Qaand nous découvrons
le peu de solidité de ce qu'il nous délnte, et de
ce quinous éblouit quelquefois, nousarrachons
D£ PLUT019. 327
à Vauleor son secret. On devient sage , et on ne
l'admire plus ; on pense , et on n'est plus sa
dupe: voilà ce que 1 auteur ne trouve pas bon*
Pour moi, dusse'* je me mettre mal avec lui, je
m* en vais travailler à pénétrer dans ses pen-
sées. Je sais bien que cette étude pourra me
rendre plus cbagrin et plus sombre que ne fit
Fantre de Trophonius ; mais il n'importe. Je
vous prie seulement, morts , que si quelqu'un
d'entre vous entend plutôt que moi cette belle
pb^ase i II y a une raison qui nous met au-
dessus de tout par les pensées , il y en a une
autre gui nous ramène ensuite à tout par les
actions , il ait la bonté de m'en avertir, afin
que j'y perde moins de temps.
Là-dessus il 7 eut un mort malicieux qui dit
à Parménisque : Je ne vous en quitte pas pout
l'éclaircissement de cette pbraseJà ; il y en a
encore une à laquelle je vous prie de vouloir
bien travailler. On l'a mise dans votre bouche ;
c'est celle-ci : Quand on est de mauvaise hu-
meur j on trouve que les hommes ne ^valentpas
la peine qui on en rie. Ils sont faits pour être
ridicules ^ et ils le sont , cela rCest pas étoiv-.
nant; mais une déesse qui se met à l être , l'est
bien davantage^ J'aurais bien envie de savoir ,
continua-t-il , pourquoi cette pauvre déesse
était si ridicule. Elle était de bois et mal faite.
Est-ce là tant de quoirire? Il fallait que vous
ne ^siez pas si mélancolique. Je ne plains pas
les gens cnàgrins, à qui une La ton e de bois
suffira pour leur rendre leur belle humeur.
Mais d'pù vient que vous ne pouviez rire de
3^3 lUGBMENT
tant de sottise des hommes? Oest qa'ils «ont
fiiits pour être ridioules, et il n'est pas don-
nant qu'ils le soient. Et est-il essentiel à la
déesse Lalone qne ses statues soient de msirbre
et d'un travail excellent ? Quand un mauvais
ouvrier fait une Latone , peut-on dire pour cela
Sue Latone fait quelque chose cqntre la nature
'une divinité , et qu'elle se met â être ridi-
cule ? Parménisque promit qu'il sougerak â
cette difficulté aussi-bien qu'aux autres , et prit
congé de l'assemblée.
Peu de temps après , il veut une grosse que*
relie entre l'impératrice Faustine et la sultane
Roxelane. Celle ci trouvait fort mauvais que
Faustine entreprit de soutenir : Que les hom-
mes exercent leur domination sur lesjemrnes ,
même en amour ; que quoique l'empire <lût
être également partagé entre Pâmant et la
maitressey il passait toujours de Fun ou de
Poutre càté , et •presque toujours du côté de
Famant. Je vois bien , disait Roxelane irritée ,
qu'on ne se souvient plus ni de mon histoire ,
ni de la hardiesse avec laquelle j'ai promis de
gowemer toujours à ma fantaisie t nomme du
monde le plus impérieux , pourvu que f eusse
beaucoup d'esprit , assez de beauté et peu
d'amour. J'avais établi Ta gloire de toutes les
femmes, et Faustine la vient détruire. Et qui
croirait aue Faustine dût mettre si haut le
d<
pouvoir sur lui qu
honte ; elle qui est si impérieuse , que présen-
DE Pt^UTON. 3i9
ieMimt «aéme die voudrait quil ne fàt point
de nHU'ié 7 Estrice à sa plaindre que les hommes
uMirpejEil la ùùvnuBXion sur les fammes ?
Faustiiius ae demeuxa pas sans répliqué. Elle
se mit à dLéjolaBfierôoMre les hommes avec tant
d £mpoi'téffleht , que les femmes ell^s-^mêmes
la désai^ouèrent , «C que Marc -Aurèle tâcha
de e'jsnfuir df rassemblée. Roxelane la traita
eomtne unelolle, si reqoasiae pour ce qu'elle
étail; , que , djans le Dialogue où elle parle , on
la faisait convenir de la nécessité quHl y a que
les éenimes soient gouvernées , et se plaindre
en cnêmc temps de ce qu'elles le sont; vrais
discours d'une tête i;)ien mal iséglée. La dispute
s'^elumiTa râtre ces deux femmes , comme il
devait arriv^er natqisellcmçnt , e% à la fin ce fut
une confusion étran^ entre toutes les mortes.
Ls9 unes se plàiginaisnt d'avoir été tyrannisées
par fes kemmes $ les autres ^ louèrent de la
faeiUl^ avec laquelle leurs amans s'étaient
laisséi oocMiuire par elles. Si Tauteur des Dia*
lo^es eut été là., il se fut trouvé bien embar-
rassé. Il e4t fallu qu'il eût tâché d*aecorder
Faustine et lioxelane \ dont il avait excité la
quer^U«^ et cela li'eâtpas été trop aisé ; ou il
eu>t été réduit â décider <en faveur de l'une des
deux , et c'eût éié décider coiïtrê- lui-même.
Une si grande affaire lie se fût pas terminée
sans beaucoup de peine , si on eût voulu la teiv
miner par un jugement régulier. Mais les morts
etifiuyés de cette dispute , qui pt^nait le train
de ne point finjr, chassèrent hors Ae l'assenv-
bl4e R^^xelane et Faustifi^ , et les envoyèrent
v(der letjir différend.
53o JUGSBtEirt
Stentor voulant continuer sa lecture , nom«
ma Sénéque etScarron, etausâlôt Sénécjaese
montrant à tous ces morts : Je n*ai pas besoin ,
leur dit-il , d'entendre lire ce Dialogue , pour
savoir ce qu'il contient. Puisque moi^ qui suis
un philosophe très-sérieux^ et si f ose le dire ,
assez considérable dans Fantiquité, on me met
avec un poète badin, cela veut dire que le
poète l'emporte bien par-dessus moi. Je yons
déclare que je me tiens dès à présent pour
vaincu ; )e cède tout Favantaçe à Scarron , je
ne suis pas assez téméraire pour lelui disputer.
A ces mots il se retira ; mais Scarron avec son
air gai f dit qu'il' n'avait garde d'en faire au-
tant, qu'il avait trop d'envie de voir comment
on l'allait ériger en philosophe , et qu'il ne le
pouvait absolument deviner. Il se mit donc à
écouter fort attentivement, msiis quand il en*
tendit qu'on mettait bien haut la constance
avec laquelle il avait soutenu le manque de
fortune, les maladies, et que c'était par-là
qu'il l'emportait sur Sénèque , sur Chrisippe ,
sur Zenon et sur les stoïciens : Ah ! par le otyz,
s'écria-t-il , cet auteur des Dialogues est brave
homme, il sait bien trouver le mérite des gens.
Je ne me connaissais point encore celui qu'il
me donne , je n'avais pas fait réflexion que j'a-
vais reçu tbus mes malheurs avec beaucoup de
philosophie.
Mais quoi I dit fort sérieusement Lucilius « le
grand ami de Sénèque , et son disciple , d'oà
vient que cet auteur se déclare toujours contre
la raison? Quelle inimitié y a-t-il entre la raison
et lui? On ne doit point y k ce qu'il prétend,
DE PLUTOW. 33l
compter sur elle^ on ne s^jr doit point fier , elle
ne mérite point d'estime^ £t qu^est-ce donc qui
en mérite ? A quoi se fiera-t-on ? Sur quoi
comptera-t-on ? La raison seule ne produit-elle
pas^toutesles vertus? car. elles cessent de l'être^
dés qu'elles ne sont que des effets du tempéra-
ment. Le mot même de vertu enferme l'idée
d'un effort que l'on fait pour s'attacher àce<}ui
est honnête. On peut naturellement se porter
vers les objets de vertu ; mais il faut s'y porter
avec effort pour être vertueux. Depuis quand
n'eslime-t-on plus les bonnes qualités qui sont
acquises à force de soins? Socrate est donc
déshonoré, pour avoir vaincu les. mauvaises-
inclinations qu'il avait reçues de la nature, et
pour n'avoir du sa sagesse qu'à lui-même.
Comme Stentor vit que Lucilius s'embarquait
dans un discours un peu sérieux , il l'interrom-
pit assez promptement pour lire le Dialogue
d'Artémise et de Raimon Lulle. Ce Dialogue
fit beaucoup de plaisir à une infinité de mortes
qui avaient été fort coquettes, et qui ne sa*
valent pas qu'Artémise fut des leurs. Elles fu-
rent charmées de la comparaison du grand
œuyre et de la fidélité conjugale; mais elles ne
laissèrent pas de tomber d'accord qu'elle était
outrée , et qu'il n'y avait aucune raison de
soutenir que ces deux choses fussent également
impossibles. Franchement, dit l'une d'entre
elles , si la fidélité conjugale n'est pas aussi im-
possible que le grand oeuvre , elle a ses diflSi-
cultes qui sont presque insurmontables avec de
certains maris de méchante humeur , bourrus
et impérieux. Pour moi, j'avoue que je ne me
332 J U « E H E W T
ft«rais point eiposés i iouies les aventures qui
oni fait parl^^r de moi , û le mies eât ijaérité ,
en conlinuant d'être mon amant , qu^ )^ eusse
pris soin de les éviier« Les maris soot des gens
msapnoriables. Ils ne se eonlenierH pas de n a-
voir chez eux ni complaisance ni galanterie ; ils
courent partout celles dont ils espèrent se £111%
écouter; et voilà comment ils gâtent les fem-
mes qui sont portéeanaturellementila sagesse,
et qui enragent d'être forcées à se consoler de
leur perfidie , en siûvani les mmuyaîs exemples
qu'ils leur donnent. Toutes lea mprtes du carac-
(éi*e de celle qui débitait ce raisonnem^ent ,
commencèrent à lui applaudir , et tix>uvèreot
admirable l'excuse qu'elle donnait au dérègle-
ment qui avait pai*u dans leur conduite.
On ne fut point surpris de ¥oir dans le Dia-
logue d'Apictusetde Galilée^ que les sens Tem^ .
KrCaasant surla raison. Dans les principes de
Qteur, cela ne pouvait mancjuer; mais on
fut étonné que Gîaliléeeu.t tant d'esprit, et qu'on
lui fie dire la plupart des bonnes cfauoses qui
sont daas ce Dialogue. Galilée était un excel*
lent mathématicien ; il avait un génie l'are pour
la philosophie. C'est lui qui a , pour ainsi aine ,
donné entoée aux autres dans le ciel , par ses
lunettes, et par l'usage qu'il «ma fait le pre?
raier. Apicius, au contraire, n'avait jamais
fait d'autre étude qiue celle des bons morceaux.
Il était entièrement enseveli dans les plaisirs
grossiers de la table, et par conséquent , disait-
on , selon les régies que l'auteur parait avoir
établie'S , c'était Âpicius qui devait briller dans
le Dialogue , et le partage de Galilée était de
3
DÉ pLvrai^, oS*)
n'^avoir pas Te sens éommriit; car Galilée ne
vaut pas miéat qu'Arîstolé^; Apîcias ne vaut
guère moins qa'Anacréon , et on a vu qu' Ana-
créon avait bien plus <f esprit qu'Aristote.
Tous lesmôvts redoublèreril leur attention ,
quand ils entendirent Marguerite d'Ecosse dé-
biter tout le système de Platon sur le beau.
Quelques-uns lui demandèrent où elle en avait
tant appris; et cette princesse, sans s'embar-
rasser trop, leur répondit que ce n'était pas
assurément dans les livres , et qu'il fallait
u'elle eût pris toute cette science sur les lèvres
e ce savant qu'elle avait baisé; tant il y a
toujours à profiter, disait-elle , avec les habiles
gens. Mais Platon traita l'affaire plus sérieuse-
ment ; il protesta contre tout ce qu'on lui fai-
sait dire ; il se plaignit qu'on eût renversé son
caractère, pour lui mettre dans la bouche
tout ce qui était le plus opposé à ses sentimens.
Marguerite d'Ecosse parle en platonicienne,
disait-il , et Platon parle comme aurait dii faire
Marguerite d'Ecosse. Je ne suis plus, dans ce
Dialogue-là, le divin Platon, ou du moins je
me suis bien humanisé.
Là-dessus, Arquéanasse de ColophoDl, qui
était irritée contre lui , à cause des vers qu'H
avait faits sur elle , et qui était encore de mau-
vaise humeur, parce qu'elle voyait qu'au bout
de deux mille ans on se Souvenait qu'elle avait
été vieille , soutint à Platon qu'il n avait point
été si sage qu'il le voulait fdire croire ; qtfùn
ne lui avait point fait de tort , en le faisant
parler sur l'amour d'une manière assez libre ;
554 JU6SHB1IT
qu'il en avait lui-même donné le droit à Fau-
teur des Dialogues^ eu laissant à la postérité
de méchans petits vers fort indignes a un phi-
losophe de sa réputation, et qu'elle était ravie
qu'il en fût puni comme il était.
Platon répondit qu'il était fort 'Surprenant
qu'on aimât mieux juger de lui par deux petites
épigrammes qu'il avait peut-être faites en l'air,
que partant d'ouvrages de philosophie «i sé-
rieux et si solides ; que sur ces deux petites épi-
grammes ou le cmt galant^ et qu'on ne le vou-
lût pas croire philosophe sur tous ses ouvrages
de philosophie. Il se trouva un mort qui, pour
le consoler, lui dit qu'on ne le faisait point
aortir de son caractère ; que comme sa manière
de s'expliquer était suhlime , et quelquefois fort
enveloppée, on lui avait assez hien fait parler
cette langue-là , et que pour l'embarras de la
pensée et du tour , il devait être assez coulent
d'un certain endroit, où il prétend démê-
ler comment l'esprit ne fait point de pas-
sions, mais seulement met le corps en état
d'en f^ire.
On trouva hien encore un autre sublime
dansle Dialogue de Straton et de Raphaël d'Ur-
hin. Straton qui croyait que son nom fût oublié
depuis long-temps, fut ravi de s'entendre nora-
^ mer. Use dressa sur ses pieds, et se prépara à
écouter fort attentivement, tout joyeux de ce
qu'on Tavait choisi pour êti'c un personnage ;
mais sa joie fut bien rabattue, quaud il ne put
rien comprendre ,à tout ce qu'on lui faisait dire.
Il avoua qu'il ne savait ce que c'était que les
. DB PLUTOïf. 335
préjugés , et il crut que ce devait être quelque
invention nouvelle , parce que de son temps
on n'en parlait point.
Raphaël d'Urbin , grâce à une application
prodigieuse 9 entendit un peu de quoi il était
question, mais il ne laissa pas d'être surpris
qu'on ne lui eût pas fait dire un mot de son
métier , et qu'on 1 eût jeté dans une métaphy-
sique fort abstraite. On demanda s'il n'avait
pas été assez grand homme pour pouvoir parler
de toute autre chpse que de peinture et de
sculpture ; que dumoins , c'était là l'idée qu'on
avait eue de lui ; mais il i^épondit naïvement ,
que ce qu'il avait le mieuic su, c'était^ces deux
arts , et qu'il se tirerait é^ncore plus aisément
de cette 4natière-là , que des préjugés. Je crois
même, ajouta-t-il, que parce qu on sait que je
ne dois pas être fort habile sur les préjugés , ou
a pris la liberté de me faire dire sur cela quel-
3ue chose qui n'est pas trop juste. Straton me
it : Qu il faut conserver les préjusés de la
coutume pour agir comme un autre homme , et
SB défaire de ceux de V esprit pour penser en
homme sage; et ]e réponds brusquement : Quil
vaut mieux les con'sen^er tous.:ie n'entends pas
bien ma réponse. Âi-je voulu dire que le meil-
leur parti était de conserver tous les préjugés
tant ceux de l'esprit, que ceux de la coutume?
Mais il est toujours bon debannii* ceux de l'es-
prit, puisqu'ils font obâiaaie à la déo^uv^rte
de toutes les vérités^ Ai-: je voulu dire qu^il var
lait mieux ne fie pas défaire des préjugés de
l'esprit, que de s'qu défaire^ et de conserver
«n même temps ceux de la coutume? Mais un
Z5Ô JUGEMENT
sage serait uit extravagant ^ s'il fetlait qu'il se
dâ)t des préjugés de la cou tome y et qu'il se
^ fût pas fait au dehors comme les antres. Qm^on
me dise doive ee que j'ai voulu dire. Je crois
(|ue ai on eût mis eu ma placé' quelqite pl^ilo-
sophe , on Teût fait parler avec plus de jm*
tesse ; mais on. a cru qu'un peintre n'y devait
pas regarder de si près.
Stentor ae préparait à paaseir au Dialogue
suivant, lorsqu'il lut vint dé la part de Pluton
un oi*dré de quitter la kctore, et def lui ap*
f>ortcr le livre. H obéit aussitôt, et sortit de
'assemblée. Tous les morts, dont le irolaesi
inconnu ( et c'est le plu^ gnmd nombre) ,
furent extrêmement fàcnés de voir celte lec-
ture finie. Us se réiouî^saient auis dépéUs^ des
morts illustres et étaient ravie de les j yoir
maltraités; et pour eux, grâce à teur obscurité^
ils ne craignaient rieti4 Ils étaienit blekiaùra que
Tauteûr ne lei attraperait ni danisrles'bisloires,
ni dans le dictionnaire historiqile, et qu'ils
étaient totit-Â-fait hors de prise d'mihoïkime
si dangereux. Ainsi, dui-ant que Stentor lisait
ils étaient propretbent à la comédie ^ ^t ils
voulurent beaucoup de mal à Platon qui ttov-
blait leur^ plafsir^r
Pluton s était rendu aux prières d'une infi-
nité de morts modernes , qui avaient été le
cOtfjtrrer qu'il' ne souffrit point qu'on lût les
Dialogues oui ils avsiient paf t. Ils lui avaient
repvéseiité que du moine potirfes anciens, leur
réputation était faite , et que ie mal qii'iMi. di*
rait d'eux nfe leur fei^i^ pas -taiit lie^tort/mmie
qu'à l'égaie des modë^neay-quîiin^étiHeuv pas
DE PLATON. 337
al hieiEk étaloUs, il était important qu'on ne
prit pas sur leur chapitre des impressions âésa«-
vaatageuses, et que leur gloire, qui ne faistfit
eneore que de naitro •, était trop faible pour
résister à toutes ces plaisanteries. Voilà pour*
3uoi Pluton envoya quérir Stentor^ et se saisit
e soa livre , dans. le> dessein de ne le laisser
jaaaais voir à personne ; mais comme Stentor
était curieux, il en avait lu le* reste en allant
trouver Bluton, et cela; fut eause que Pluton
Tobligea. au secret parles sermens tes plus re-
douiablea qui se fassent aux enfers ; mais i
dire le vrai, tous les sermens des enfers ne sont
pas grand' okose; les Boortsce craignent plusde
mourir*
Quiel respect Stentor s'attira de tous les mo*
dernes ! Us allaient lui faire la cour avec grand
sjoift) pour l'empêcher de parler, et de révé-
ler le mal qu'on pouivaât avoir dit d'eux. QueU
ques^uns convenaient qu'il ne fallait pas nom-
mec ceux qui y avaient pris part» etlepriaient
de. nommer ceua qui n'y en avaient point;
mais Stentor^ qui se plaisait à^les tenir tous en
ccaiikte ^ gardait fort exactement le silence. Si
Tua d& ces morts avait querelle contre un
autre*, il lui soutenait tout en colère, qu'on
n!«vait eu- garde de manquer à le mettre dans
les D^lc^uies ; mais le secret ne put durer fort
long^'tiemfs.
Un )ous David Rioeio eut la hardiesse dé
sooitenir^a Aohillet qu'ils avaient été tous deux
joueurs< de luthi^maisavee ceMC' différence,
qu!iîcbille s'était amtîséà> ei| jouer; tandls>qu'il
evit étji iopiestioQide fiiire*}«'dévoilr é^un grand
Plural, des Mondes. i5
338 JUGEMENT
capitaine ; et que pour lui il avait ({uittélelutli
pour prendre en main le gouvernement d'un
royaume. La dispute alla si loin^ que les Kéros
de riliade , qui en furent avertis , vinrent
fondre sur David Riccio , dont F insolence leur
donnait en même temps de la surprise et de
rindignalioii. Stentor jr ^int avec les autres,
quoiqu'il ne soit héros que par la force de ses
poumons, lise mit à crier d'un ton redoutable,
et propre à se faire entendre par tout I enfer:
Est-ce là le téméraire qui ose se comparera
Achille ? Je veux bien qu'il sache que , quoi*
qu'il ait été ministre détat^ on se souvient
toujours de son origine, et que dans les nou-
veaux Dialogues on lui donne un caractère
aussi bas qu'au plus misérable violon qui ait
jamais été.
David Riccio demeura tout interdît. II s'était
flatté qu'après ses aventures et le rang qu'il
avait tenu dans le monde , il ne passerait pas
f>our n'avoir pas eu le courage élevé ; et il ne
, ui fût jamais tombé eh pensée que, malgré
toutes les entreprises ambitieuses qu'il avait
faites , on le pût dépeindre comme un homme
lâche et timicle. Achille fut vengé par le trouble
et par la confusion de David Riccio, et la du-
chesse de Valentinois qui se trouva la présente,
insulta encore à ce malheureux,en disant qu^ elle
^ n'avait jamais de joie plus sensible , que quand
elle voyait rabattre l'orgueil de ces sortes de
gens à qui la fortune avait fait oublier la bas-
sesse de Ipur naissance , et qu'elle remerctrait
volontiers,* si elle pouvait ,J auteur des Dialo-
gues, à^ ce qu'il avait maltraité David Riccio.
Stentor ne put s'empêcher de répli({uer à la
dachesse : Et remerclriez-vous cet auteur, s'il
faisait rouler toute votre histoire sur ce que
.vous avez été une vieille coquette ? Que vou-
lez^vous dire, reprit-elle en changeant de
visage? Je veux dire, répondit Stentor, que
dans les nouveaux Dialogues, vous disputez à
Ann% de Boulen le prix de la coquetterie , et
qu'enfin vous remportez sur elle, parce que
vous vous êtes fait aimer, toute granamêre que
vous étiez. Je me vante donc de mon âge ? dit
la duchesse. Cela n'est point du tout naturel ;
les femmes ne veulent point d'un mérite qui
soit fondé sur les années. Votre auteur ne con-
natC donc pas bien les femmes , répondit Sten^
ter , car il vous fait bien fière de votre âge.
Molière ne put laisser passer cette occasion
de plaisanter sur les vieilles qui conservent
encore toutes leurs inclinations galantes; sur
les soins que les femmes prennent pour dégui-
ser leurs années.Il traita cette matière si agréa-
blement, que Stentor, tout surpris de l'en-
tendre , Jui dit : Mais ce n'est point ainsi que
vous parlez dans les nouveaux Dialogues. Vous
y tenez de certains discours de philosophie qui
ne valent pas ce que vous venez de dire* Des
discours de philosophie ! s'écria Molière. On se
moque : mon caractère est-il si peu connu
qu'on ne puisse me faire parler sur des sujets
qui me conviennent? Je ne sais, répondit Sten-
tor , mais enfin j'aimerais bien mieux vous en-
tendre sur ces vieilles que vous nous dépeigniei
si plaisamment, que sur cet ordre de 1 unive^i
dont vous entretenez Paracelse*
3^0 J.VG»aMRNT
Ce. £ui aidui <|«0 Slcntor eommença i àxpA'
giinx \» 9wv€^ «&.^«uitf U sue sficontx»ispi\
vAm 4u toiit4: l^^rder^ De$cagBt«St aj^rk que
taif9 qui eit.lepèr« deslouf^illoaa. et delama*
U[èr9!§iiib^ûl9^>il parlât 4e QoliarMaiUajrd, €t
qu'cQ Ic) fiifiut r^venii; ^sn.eAil^QQe., Jaltelle de
Go<Kai«gue sut quelle avilit, à Soliman des
c}ios^<|ui démentaient; a^^ç Upra4erie doDt
elle se piquait. U ii']^;eu^*qH^ Mootézufliie qui
fat opatent* Qaaud ce roi du Me:iique eat su
combiieii CM» le «uppoiait. V^Ue^.daiis rHistoire
Greeqjae et Agmaioe, il; ^ couçut tantde va-
nité X quUl. osa dirs{pi(tèr> contre Tlmcjdide et
l^iterUve. Auft3i q«i 9UAvHrii pas tow ^œa x»orts
moderAsa qui allè^rent^ pQrt^r leas& plaintes au
roi dea enfers* Ge^i dont Stentoi; ayai( lu les
PiftlQgue&i, aWûèfe^t ,.à I'esenipi^çdç.q3S,der-
ui^s^ de se plwid^ a^ssi; ei; la fo^iiitr^ussi
g^de c^. Platon s. <ffi'eÛQViaT^t él^ ^ pre-
nii^e: foisA il fulcfâené 4^,.se) vofur^ eng^é de
nou^ïFeau à u^ e^iaawen si ^uniiye^^f mais, il ne
pQUV{aitpa^ rçfeser la juçtljceii aça^ sujets : du
moinfil voirfiiu, pooip évitejç>i|i .cpnfu^ion., aue
cbaeiii;!. intt s^ plaintef^mi^.çp^i^j et qûaîul il
l^t eÛK tout|9^ re^es,, il l^(f^$^j^ étonné de
tjpgiuveç ^ymh Oe ^io»bfe,.,UM' isçqu^jerdoot
v^ci! lç§ jt^oiKS»^ : ,'
.'•-' ''.ai....
D-B PLU TON. 54t
A PLUTON.
• — * ■■-. .-«^
BJEQ0ÊTE I^ES MORTS
l^lÈSïTltÉRESSÊS.
-, • ' ■
Roi des ^nfhrs , mous commençons par vous
protest&tûuo'f'on ne parle tde nous en ^aucwte
manièrç dans les noui^eaux Dialogues. Nous
^tÀfméf^it^Af>eUg^êfnentéehappésà l'auteur, soit
jyWrce ^ilyie, nous Mtpas connus^i^oit parce
ifuHl ne nMs'^pus jagésproprès poûr^e^^ÎB^
sèÎHs ; fnais "n&us ne laissons pas de nous inté-
ress&t pcM/h le i^is- conwmn a ai est blessé , à
ce tju^ilwt^s parak^ en^mteiques endr'oïts de
ûe lif^e. P^rmèttez-^ous d^ ^tus lesmariftcer ,
et de '^ous' en ^denMndèrjUHide.
Les bèil^s W>nt û» toat |)ays> et Ïe6 r«k
urêm^^ >ii te^ tô^ètUiératis h'én^^ont pasv
'Ei^^ (fue Us belles sontrecomwes pajftmt
poûrièlhs, ^t que lès rois ni im i!k>nquêittan9
nt softt pas reôùfmscs p'eettout pàhr fois mt
p^u'r èôn^uéiaM ? Mais qu'une blette €ihinoise
-ifiehfie Un Eur&ôè pmir i>oir sirni'ty tAmi^M»
belle ài^ SûH^soge piàt^ is&s piMits y vase et
San iV^k lU^'ffs, plte S'ap\Brêe4f^;bièn qne'les
hdliM m s^Ht pû'à deîtA»s pâj^.' Cin ^eofkfué-
rûm Chinois .qui fPéUrrait ¥mir jusqk^n Eu-
3^2 . JUGEMENT
rope , s'y ferait assurément bien mieux recon-
naître pour un conquérant, si la fortune le
favforisait; et Alexandre lui-même y dont il
est question dans ce Dialogue , ne fut-il pas
la terreur des Indiens ? Phriné n* eût pas été
leur charme. Un Grec savait défaire des ar-
mées aux Indes comme ailleurs ; mais une
Grecque r^y eût pas su si bien donner de Va-
mour. Les goûts pour la beauté sont différens
dans les nations ; mais dans toutes les nations
on cède au plus fort. Ainsi les conquérais sont
de tout pays, et les belles n'en sont pas.
Les vraies louanges ne sont pas celles . qui
s'o(][rent à nous, mais celles que nous arra-
clions.
Cette maxime ne nous parait pas trop juste»
Nous convenons que les louanges quon ar-
rache de la bouche de ses ennemis mêmes y sont
de vraies louanges ; mais ce sont de ^vraies
louanges aussi, que celles qui sont données
par des gens qui ne se font px>int tant de vio-
lences pour les donner* Il nest pas besoin que
ceux qui louent ne le fassent qvih regret. Ti-
tus , que Von avait nommé les délices du genre
humain , devait-il donc n^étre point flatté de
cette louange , parce que ses sujets n^ avaient
point eu de répugnance à convenir qiÇil la mé-
rita ? Et Attila était-il mieux loué par ceux
qui^ en {appelant le fléau rfe la colère céleste^
étaient bien fâchés a être réduits à le recon-
naître pour un grand homme, de guerre ?
,L* ambition est aisée à reconnaître pour ua
ouvrage de Timagination ; elle en a le carac-
tère ; elle est inquiète , pleine de projets cbi-
D& PLUTON. 343
xnériques ; elle va aa-delà de ses souhaits, dès
qu'ils sont accomplis.
Croirait-on que ce fût par toutes ces guali-
tes que Fauteur prétend distinguer l'ambition
d'avec V amour 7 II faut que l amour soit de^
venu bien tranquille. IL eût aisément passé
pour un ouvrage do l'imagination , du temps
que nous étions vii^ans ? car il était inquiet et
plein de projets chimériques, et ne secontentait
presque jamais. Nous croyons pourtant qviUl
rCa pas encore tout-à-fait changé de nature,
V auteur oppose V amour à l'ambition ; et après
qiUil a dit bien du mal de P ambition, nous re-
marquons quil li oserait rien dire de V amour.
Apparemment y si C amour était reconnu pour
une passion i si paisible et si douce, on n^eût
pas manqué défaire bien valoir cet avantage
qviai aurait eu sur tamhition.
De quelle manière devintes-yous fou? D'une
manière fort raisonnable.
Nous consentons à laisser passer cette
pointe ^pourvu que nous ne la trouvions pas au
bout de dix lignes. Je fis des réflexions si ju-
dicieuses que j en perdis le jugement.
Les frénétiques sont si fous , que le plus sou-
vent ils se traitent de fous les uns les autres.
Si les frénétiques ne donnaient point d'autre
marque de folie j nous n'aurions pas mauvaise
opinion d'eux. Ce h* est pas être fou que d'ap^
peler fous ceux qui le sont.
Voilà , roi des enfers , les endroits les plus
considérables dont nous avons cru^étre obligés
de nous plaindre par le seul intérêt de la rai^
son. Iljr a parmi nous des morts grammairiens
$44 lUCEMBlTT
qui voulaient vous importuner d'un nssez
grand nombre d'expressions quils trouvaient
à reprendre dans les nouveaux Dialogues • Nous
n avons point été de leur avis. Les critiques qui
se font aux enfers doivent être plus solides. Il
Jaut qu^ elles roulent sur les choses , et non pas
sur les mots; et de plus ^ comme fauteur ckanga
volontiers ses expressions d'une édition à
Vautre^nous pourrions prendre delà pein^inu-
tilement. Il vaut mieux ne lui pas, foire de
grâce sur les pensées , puisque c^est sur cela
quUl ne se corrige point. Nous attendons vos
décisions avec impatience. Faites voir, p^and
roi , que vous êtes tjépollondes enfers^^ et que
le Stjx vaut bien FHippocrène*
PlutoQ répondit à cette requête . de la ma*
nîère clu monde la plus fayorable. U ordonna
que ce qu'elle critiquait serait tenu poux bien
critiqué; el sur les plaintes des autres morts,
voici des règlemens qu'il fît , de Tavis d'Eacjue
et de Rhadamanle,
I,
Que nonobstant le bien qutsT auteur des-Dia^
logues dit d'Erostrate, il serait rétabli dans
sa mauvaise réputation.
II,
Que les amans fidèles ne passeraient point
pour être aussi rares que des dieux amans , el
que Pauline chercherait d^ autres raisons pour
justifier son aventure.
III.
Quil ne serait point permis Je railler Ho^
mère deux fois , et qvlon ne permettrait point
la récidive*
IV- '
Que Scarron reconnmîtrait publiquement
que, hors des Dialogues , il le cédait ^n tout à
Sénèque,
V.
Que Molière ne parlerait pas de phikfsO'^
plue, ni Descartes de (k>lin-Maillard.
VI.
QueMontétume ne saurait à fond queVHis^
toire du Mexique
VU.
Que Galilée n'aurait point dans les Dia^
logues plus d^iesprit qu^Àpicias.
vm.
Que les femmes ne tireraient point JCavan^
toge de la dangereuse chimie de Raimond
Lulle. •.
IX.
Que Candaule ne serait point d'une humeur
si paisible, de peur quil ne donnât un mauvais
exemple aux maris) et que Gigès aurait des
idées plus nobles de V amour*
X.
Que Faustine demanderaitpardonà Boxel-
lane de t avoir contredite, et Roxellane à
Faustine*
XI.
Sue Platon ne serait point galant > mais
ornent vhilosovhe^
3^6 JUGEMENT DE FLUT09.
XII.
Que la duchesse de Valentinois serait dis-
pensée de vanter son dge.
xm.
Que David Miccio pouvait parler quand il
voudrait en ministre détat , et ne serait point
obligé à rC avoir que des sentimens d'un joueur
de luth.
XIV.
QuHon laverait Théocrite de Oùo dans le
fleuve Léthé , pour lui faire perdre la mémoire
de ses mauvaises pointes , et que F on donne-
rait un an à Parménisque pour ^expliquer,
aussi-bien qu^à Raphaël d^Urbin*
Ces règlemens furent publiés partout Ten^
fer, aVec défense eipresse à tous morts de ye-
ni^r encore étourdir Plu ton sur cette matière ,
i moins que quelque vivant ne s'avisât de co-
pier le copiste par de nouveaux Dialogues qui
méritassent d'êtrexritiqués!
V»
FIN.
TABLE
DES MATIÈRES.
ENTRETIENS SUR LA PLURALITÉ DES
MONDES.
PniFACE. page iii
A Monsieur i*** t
Premier Sora. Que ta Terre est une Planète
gui tourne sur elle ~ me'me , et autour du.
Soleil. 3
Secokd Soib. Que la Lune est une Teire ha~
bitêe. a 7
TkoisiÈme Soin. Particularités du Monde de
la Lune. Que les autres Planètes sont ha^
hilées aussi. 5o
QvATAiÈTs^SoiBi. Particularités des Morales de
Vénus , de Mercure, de Mars, de Jupiter
et de Saturne. -ji
CiVQVihsE. Soi». Que les Etoiles ^xes sont
autant de Soleils , dont chacun éclaire un
monde. _ 9 G
Sixième Soir. Nouvelles pensées gui confir-
ment celle des Entretiens précédens. Der-
nières découvertes gui ont été faites dans
te Gel. 117
A
, 34s TABLB
DIALOGUES DBS MORTS ANCIENS.
A LvGiBZf > aux Champs Elysiens* page i35
Dialogue L Alexandre ^ Phriné. 139
Dialogue n. Milon , Smindiride* i43
Dialogue III. Didon , Stratonice. 1 46
Dialogue IY. Anacréon, Aristote* 149
Dialogue V. Vomèrû , Esofte. i55
Dialogue VI. Aihénais , Icasie^ 1 55
DIALOGUES DES MORTS ANCIENS AVEC
DES MODERNES.
Dialogue I. Auguste , Pierre Aretin. 1X9
Dialogue H. Sapho , Laure. j64
Dialogue HI. Socthce , Montaigne. 167
Dialogue IV. Ze/n/?ereMr Adrien y Margue^
rite d'Autriche. 1-2
Dialogue V, Erasistrate ^ Ren^è. 178
Dialogue VI. Bérénice, CosmelldeMédicis. i8i
DIALOGUES DIS MORTS MODERNES.
Dialogue I. Anne de Bretagne , Marie d'An-
gleten^. ,35
Dialogue II. Charles V, Erasme. 190
Dialogue El. Elisabeth d'Angleterre, le duc
d'Alençon. 104
Dialogue IV. Guillaume de QaUsêan^ Ai^
berirFrédéric de Brandebourg. 197
PB s. MA.T.l£ïlB.S. 549
Dialogue V, Jg^ Sorel,, Bwc^b^ne., page iqo
DixijawiE^ VI. Jeaniw r\ de JShptùs , ^m.
selme» ^^^z
DIALQ&UJES DES M^SES ANSDENS.
IhALOGUE I. Erostrate^Déméiriàs^de^Pkalère. 209
Dialogue n. CalMrhée^ Pauline^ 2i5
Dialogue in. Candauh, Gîgès, 2iy
DiAi.oavii JY . Hélène , Fuli^ie. . 2^1
Dialogue y. jf\zii«^'jfi^ue^ 7^i^^o«ràév3^ aa^
Gi aijOGVe \h Brutus, Faustine. 229
DIALOGUES DES MORTS ANCIENS AVEC
DES MODERNES.
«
Dialogue I. Sénèque, Scarron. 23J
Dialogue H. Artemise , Rcdmx>nd LuUe, 238
Dialogue m. Apicius y Galilée. 241
Dialogue IV. Platon, Marguerite d'Ecosse. 245
Dialogue V. StMtçn, Raphiiël d'Urhin. 260
Dialogue VI. Lucrèce, Barbe Plomberge. 255
DIALOGUES DES MORTS MODERNES.
Dialogue I. Soliman , Juliette de Gonzague, 261
' Dialogue H^Paracelse , Molière. 264
Dialogue IDE. Marie Stuart, David Riccio. 269
Dialogue IV. Le troisième/aux Di^iétrius ,
Descartes • 212
35o TABLB DBS MATIEaCS.
DuzOGilE y. La duchesse de Vaieadnais ,
Anne de Boulen. page 277
DLàUKAJB YI. Femand Cortez , Moniezume* 381
JUGEMENT DE PLUTON.
A Monsieur L. M* Z>« S* A. 387
PaEiniRE Partie. 289
Lettre des vivons aux morts. 509
Seconde Partie. 319
A P1.VTOV. Requête des morts désintéressés. 34 1
FUT DB LA TABLE.
CECll H GREEN UBRARY
STANFORD UNIVERSITY LIBRARIES
STANFORD, CALIFORNIA 94305-6004
(650) 723-1493
grncifC@sulmail.slanford-edu
Ail boofcs are subieci lo recall,
DATÉ DUE