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Full text of "En visite chez l'oncle Sam;"

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EN  VISITE 


CHEZ   L'ONCLE    SAM 


L'auteur  et  les  éditeurs  déclarent  réserver  leurs  droits  de  tra- 
duction et  de  reproduction  à  l'étranger. 

Cet  ouvrage  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  (section 
de  la  librairie)  en  mai  1885. 


DU  MEME  AUTEUR,  A  LA  MEME  LIBRAIRIE 


Dans  les  Montagnes  Rocheuses.  Un  vol.  in-18,  avec  dessins 
de  Crafty  et  carte  spéciale.  —  Prix 4  fr. 


PARIS.  TYPOGRAPHIE  DB  E.  PLOX,  NOIRRIT  ST  Cie,  RIE  GARANClÈRE,  8. 


/ 


EN  VISITE 


CHEZ  L'ONCLE  SAM 


NEW-YORK   ET   CHICAGO 


PAR 


Le  Baron  E.  de  MANDAT-GRANCEY 


DESSINS     DE    CRAFTY    ET     DE     MARTIN-CHABLIS 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 

E.   PLON,   NOURRIT  et  Cie,  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

RUE    GARAVCIKRK,    10 


1885 

Tous  droits  réservés 


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AVANT-PROPOS 


Le  public  et  la  presse  ont  accueilli  d'une  ma- 
nière si  bienveillante  la  relation  de  mon  excur  sion 
dans  les  «  Montagnes  Rocheuses  »  que  je  me  dé- 
cide à  publier  la  première  partie  de  ce  voyage.  De- 
puis M.  de  Tocqueville ,  dont  je  m'honore  d'être  le 
parent  et  de  ne  pas  partager  les  idées,  bien  des  gens 
ont  écrit  sur  l'Amérique.  Les  uns  en  dénigraient  les 
institutions;  les  autres,  en  bien  plus  grand  nom- 
bre, les  exaltaient  et  prêchaient  leur  adoption. 

Quand  j'y  suis  allé  à  mon  tour,  je  me  trouvais 
dans  une  situation  d'esprit  particulière.  J'ai  une  très- 
vive  sympathie  pour  certains  côtés  du  caractère  des 
Américains.  J'ai  beaucoup  vécu  avec  eux,  en  France 
et  ailleurs  :  j'ai  beaucoup  lu  leurs  livres.  Si  donc, 
en  arrivant  chez  eux,  je  ne  connaissais  pas  le  pays, 


VI  AVANT-PROPOS. 

en  revanche,  je  connaissais  assez  bien  les  hommes 
et  les  institutions.  Or  les  premiers  me  semblaient 
tellement  supérieurs  aux  secondes,  que  je  me  deman- 
dais toujours  comment  des  hommes  d'une  valeur 
aussi  rée  lie  pouvaient  s'accommoder  d'un  gouverne- 
ment aussi  parfaitement  méprisable,  et  quelles  se- 
raient à  la  longue  les  conséquences  d'un  état  de 
choses  aussi  bizarre.  Les  hommes  viendraient-ils  à 
bout  d'améliorer  leur  gouvernement?  ou  serait-ce 
le  gouvernement  qui  finirait  par  détériorer  les 
hommes? 

Les  pages  que  l'on  va  lire  n'ont,  bien  entendu, 
nullement  la  prétention  de  donner  la  clef  de  ce  gros 
problème  que  le  grand  historien  américain  Pres- 
cott  posait  déjà,  il  y  a  bien  des  années,  dans  la  pré- 
face d'un  de  ses  admirables  livres.  —  Ce  sont  de 
simples  notes  écrites  chaque  soir,  au  courant  de  la 
plume,  pour  résumer  les  impressions  de  la  journée. 
Elles  n'ont  donc  pas,  et  ne  pouvaient  avoir  des 
visées  aussi  hautes.  Raconter  ce  qu'il  a  vu  :  voilà  la 
seule  prétention  que  puisse  avoir  un  voyageur  qui  n'a 
passé  que  trois  mois  dans  un  pays.  Mais  quand  l'es- 
prit est  préoccupé,  il  envisage  volontiers  les  moin- 
dres faits  au  point  de  vue  de  son  idée  dominante. 
C'est  ce  qui  m'est  arrivé.  Je  m'en  rends  fort  bien 
compte,  en  relisant  ces  articles  parus  dans  le  Cor- 


AVANT-PROPOS.  VII 

respondant  comme  les  précédents  :  et  il  me 
semble  nécessaire  de  donner  cette  explication.  Si 
je  ne  l'avais  pas  fait,  on  aurait  mal  compris  l'insis- 
tance avec  laquelle  j'ai  appuyé  sur  certains  détails, 
insistance  qui  a  eu  l'inconvénient  de  faire  croire  à 
beaucoup  d'Américains  que  j'avais  contre  eux  un 
parti  pris  de  dénigrement  qui  est  bien  loin  de  mon 
esprit,  je  tiens  à  le  leur  dire  ici. 


Grancey,  janvier  1885. 


EN  VISITE 

CHEZ  L'ONCLE    SAM 

CHAPITRE  PREMIER 

La  Provence.  —   Les   opinions  d'une  Française   sur  l'Amérique. 

—  Celles   d'un  général    américain   sur  la  France.  —   Emi- 
grants  et  émigration.  —  Le   port  de  New- York.  —  La  douane. 

—  Fifth  Avenue  Hôtel.  —  Un  reporter. 

Il  est  sept  heures.  Accoudé  sur  la  batayole  de  la 
passerelle,  je  regarde  le  soleil  qui  descend  lentement 
vers  l'horizon.  L'avant  du  navire,  soulevé  par  la  houle 
que  nous  amène  une  petite  brise  d'ouest,  s'élève  et 
s'abaisse  d'un  mouvement  doux  et  régulier,  à  peine 
sensible,  mettant  une  tache  sombre  dans  la  teinte  d'or 
qu'a  prise  la  mer  autour  de  nous.  Ce  spectacle-là,  je 
l'ai  déjà  vu  bien  des  fois,  un  peu  sur  tous  les  points 
du  globe;  mais,  à  bord,  il  me  produit  toujours  une 
certaine  impression,  et  j'aime  à  être  seul,  pour  le 
savourer  tout  à  mon  aise. 

Un  timonier  est  debout,  à  côté  de  moi,  appuyé  contre 
un  des  montants  de  la  tente,  regardant  dans  sa  longue- 
vue.  Il  la  baisse  tout  à  coup,  et  puis,  portant  la 
main  à  son  bonnet,  il  s'avance  vers  l'officier  de  quart 
qui  se  promène  derrière  nous  : 

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2  EN    VISITE    CHEZ    L'OJICLE    SAM. 

«  C'est  la  goélette  du  pilote,  monsieur,  je  vois  son 
pavillon  ! 

—  Ah  !  c'est  bon  !  dit  celui-ci  en  s'arrêlant  un  inslant 
pour  regarder,  dans  la  direction  que  lui  indique 
l'homme,  une  petite  tache  à  peine  visible  au  milieu 
des  feux  du  couchant.  Prévenez  le  commandant.  » 

L'instant  d'après,  B...,  uu  vieux  camarade  de  pro- 
motion à  l'Ecole  navale,  arrive  à  son  tour  sur  la  passe- 
relle. Il  commande  maintenant  la  Provence,  un  des 
grands  transatlantiques  de  la  ligne  de  New-York. 

«  Eh  bien,  voilà  le  pilote,  me  dit-il,  en  venant 
s'accouder  à  côté  de  moi.  Nous  allons  pousser  les  feux, 
et  nous  pourrons  peut-être  arriver  demain  soir.  » 

La  goélette,  qui  a  vent  arrière  pour  venir  à  nous, 
s'avance  rapidement.  Elle  file  une  dizaine  de  nœuds; 
nous  en  liions  quatorze  ou  quinze.  C'est  donc  avec  une 
vitesse  de  vingt-cinq  milles  à  l'heure,  quelque  chose 
comme  quarante  kilomètres,  que  nous  courons  au- 
devant  l'un  de  l'autre.  Aussi,  en  peu  d'instants,  nous 
sommes  bord  à  bord.  La  Provence  a  stoppé,  le  roule- 
ment sourd  de  ses  machines  ne  se  fait  plus  entendre; 
elle  court  silencieusement  sur  son  aire. 

Un  tout  petit  youyou,  bordant  seulement  deux  avi- 
rons, s'est  détaché  de  la  goélette;  il  vient  nous  accoster, 
dansant  sur  les  lames  au  pied  de  la  grande  muraille 
noire  du  paquebot.  Le  pilote  empoigne  les  tireveilles, 
profite  d'un  mouvement  de  roulis  pour  mettre  le  pied 
sur  l'échelle  qui  descend  vers  lui,  et  puis  le  youyou 
rejoint  son  bord.  On  le  hisse  sur  ses  portemanteaux,  et 
la  goélette,  mettant  du  vent  dans  ses  voiles,  reprend 
sa  bordée  qu'elle  continuera  tant  qu'elle  n'aura  pas 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  3 

placé  le  dernier  des  cinq  ou  six  pilotes  dont  elle  est  la 
propriété  collective.  Je  la  regarde  longtemps;  inclinée 
sous  ses  grandes  voiles  blanches  qui  se  gonflent  à  la 
brise,  elle  se  relève  à  la  lame  avec  ces  jolis  mouve- 
ments de  cheval  qui  encense  qu'ont  les  petits  navires 
quand  ils  serrent  le  vent  et  qu'un  embrun  vient  couvrir 
d'écume  leur  étrave. 

Le  pilote  est  un  grand  gaillard,  revêtu  d'une  de  ces 
jaquettes  en  gros  drap  bleu,  hors  desquelles  on  n'a 
jamais  vu  un  de  ses  pareils.  Il  apporte  un  paquet  de 
journaux.  Je  laisse  B...  avec  lui  et  descends  au  salon 
pour  les  lire  et  savoir  ce  qui  s'est  passé  dans  le  monde, 
dans  le  vieux  comme  dans  le  nouveau,  pendant  les  dix 
journées  que  nous  avons  mises  à  aller  de  l'un  à  l'autre. 

Dans  le  salon,  éclairé  à  outrance  par  les  lampes 
électriques,  la  plupart  des  passagers  sont  réunis,  atten- 
dant le  thé.  Nous  ne  sommes  du  reste  pas  bien  nom- 
breux; quarante  ou  cinquante,  tout  au  plus;  car,  dans 
cette  saison,  les  Américains  vont  en  Europe  et  n'en 
reviennent  qu'en  automne.  Le  courant  est  si  régulier, 
qu'un  voyage  sur  deux  se  fait  toujours  presque  à  vide. 
Une  dame  s'acharne  après  le  pauvre  piano  époumonné 
qui  est  au  pied  du  grand  escalier.  Elle  en  accompagne 
une  autre,  qui  d'une  voix  aigrelette,  mais  juste,  chante 
la  fameuse  chanson  de  la  Timbale  : 

Encore  uti  qui  ne  l'aura  pas, 
La  timbale,  la  timbale! 
Encore  un  qui  ne  l'aura  pas  ! 
Encore  un  qui  glisse  en  bas  ! 

à  la  grande  joie  d'un  groupe  nombreux  de  passagers 
qui  écoutent.  Cette  virtuose  est  une  jeune  Française 


A  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

dont  le  mari  habite  Charleston,  où  elle  va  le  rejoindre, 
après  avoir  passé  trois  mois  en  France.  En  me  voyant 
descendre,  les  journaux  à  la  main,  elle  s'interrompt 
tout  à  coup  : 

«  Allons,  bon!  Le  pilote  est  à  bord!  Xous  voilà  en 
Amérique!  C'est  fini  de  rire!  Oh!  c'te  Amérique,  je 
l'haï  t'y  !  » 

Cette  déclaration  de  principes,  qui  a,  du  moins,  le 
mérite  de  la  franchise,  paraît  choquer  profondément 
un  grand  escogriffe,  qui  justement  applaudissait  à  tout 
rompre  les  passages  les  plus  guillerets  de  la  chanson 
de  la  Timbale.  S'il  était  Français,  ses  moustaches 
farouches  indiqueraient  infailliblement  un  cenl-garde 
retraité  ou  un  brigadier  de  chasseurs  d'Afrique;  mais 
il  est  Américain,  et,  dans  cet  heureux  pays,  les  juges 
seuls  savent  se  donner  des  mines  aussi  rébarbatives, 
destinées  probablement  à  suppléer  à  l'absence  de  gen- 
darmes, en  frappant  de  terreur  l'àme  des  criminels. 

«.  .Madame,  dit-il  d'un  air  pincé,  en  assez  bon  fran- 
çais, je  ne  puis  vraiment  pas  admettre  que,  en  ma 
présence,  on  parle  de  mon  pays  comme  vous  venez  de 
le  faire. 

—  De  quoi!  de  quoi!  dit  la  jeune  femme,  avec  son 
accent  faubourien.  Avec  cela  que  je  me  gênerai  !  » 

Le  corps  en  avant,  les  deux  mains  sur  les  hanches, 
les  paumes  en  dehors,  pièlée  comme  un  coq  de  combat 
sur  ses  petits  pieds  bien  chaussés  de  souliers  découverts 
et  de  bas  de  soie  rouges  à  coins,  elle  a  une  apparence 
si  gentiment  agressive  que  le  champion  de  l'Amérique, 
embarrassé  par  les  rires  qui  éclatent  de  tous  côtés, 
semble  tout  interdit. 


EM    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  5 

s  Cependant,  murmure-t-il  d'un  ton  plus  doux ,  si 
vous  détestez  tant  que  cela  l'Amérique,  madame,  pour- 
quoi y  revenez- vous? 

—  Pourquoi  j'y  reviens?  Parce  que  mon  mari  y  est. 
Donc!  Et  pourquoi  y  est-il?  Parce  qu'il  y  gagne  de 
l'argent!  Mais  ce  n'est  bien  que  pour  cela  que  nous  y 
restons,  allez!  Nous  autres,  nous  nous  trouvons  si  bien 
chez  nous  que  nous  ne  quittons  notre  pays  que  pour  y 
revenir  le  plus  tôt  possible.  Ce  n'est  pas  comme  vous 
qui  vous  trouvez  si  mal  dans  votre  gueux  de  pays,  que 
dès  que  vous  avez  gagné  un  peu  d'argent,  vous  ne 
pensez  qu'à  venir  le  dépenser  dans  le  nôtre.  Et  que 
vous  avez  joliment  raison  !  Et  si  vous  vous  fâchez  quand 
je  dis  «  votre  gueux  de  pays  »  ,  c'est  parce  qu'il  n'y  a 
que  la  vérité  qui  blesse.  Vous,  vous  nouvez  bien  dire 
tout  ce  que  vous  voudrez  de  la  France  :  cela  me  sera 
joliment  égal,  parce  que  je  sais  que  vous  n'en  pensez 
pas  un  mot,  et  que  c'est  par  pure  jalousie  que  vous 
parlez.  Tenez!  cela  ne  me  fait  pas  cela.  ■  (Ici  le  geste 
connu  :  l'ongle  claqué  sur  les  dents  de  la  mâchoire 
supérieure.) 

Le  Yankee,  mis  en  déroute  par  ce  flot  d'éloquence, 
s'est  éclipsé  sans  demander  son  reste.  La  petile  femme, 
n'abusant  pas  de  son  triomphe,  fait  une  pirouette  sur 
ses  talons  pointus  et  vient  s'asseoir  à  notre  table,  où  le 
thé  vient  d'être  servi.  Trois  Anglaises,  qui  ont  suivi 
la  scène  avec  une  muetle  horreur,  s'éloignent  majes- 
tueusement en  murmurant  :  Oh!  this  a  dreadful 
woman  !  Indeed  ! 

A  quoi  un  révérend,  qui  les  accompagne,  répond 
d'un  air  moins  convaincu,  caria  scène  a  paru  l'amuser  : 


6  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

Horrid! So  vulgar  !  Makes  one  shudder  !  Puis  il  remonte 
à  son  tour  sur  le  pont,  mais  après  avoir  avalé  son  thé. 

Pauvre  petite  madame  Jumeau ,  elle  n'est  pas  étonnam- 
ment distinguée,  à  coup  sûr!  Mais  elle  peut  se  vanter 
de  nous  avoir  bien  amusés  pendant  la  traversée  :  et 
c'est  une  bonne  petite  femme,  tout  de  même  ;  elle  nous 
raconte  ses  aventures. 

«  Voyez-vous!  quand  j'ai  épousé  Ugène  (elle  dit 
Ugène  et  le  faubourg  Antoine,  cela  va  sans  dire),  quand 
j'ai  épousé  Ugène,  il  était  dans  les  laines.  Sa  maison 
l'a  envoyé  à  Charleston.  Et  puis,  là,  il  a  pris  un  intérêt 
dans  un  ranch  II  y  a  quatre  ans  de  cela.  Maintenant, 
il  gagne  de  l'argent  gros  comme  lui.  Dans  cinq  ou  six 
ans,  nous  serons  très-riches.  Quel  affreux  pays,  par 
exemple!  M.iis  Ugène,  il  est  si  gentil!  Quand  il  a  vu 
que  je  m'y  déplaisais  tant,  tous  les  ans,  il  me  laisse 
venir  passer  trois  mois  à  Paris,  chez  papa  :  il  est  dans 
la  mercerie,  à  Ménilmontant,  papa.  Et  cela  me  fait 
tant  de  plaisir  de  le  revoir,  le  pauvre  vieux  !  Je  m'assois 
dans  la  boutique,  et  puis  je  reste  là,  toute  la  journée, 
avec  maman ,  à  servir  les  clients.  Et  puis  Ugène, 
l'année  dernière,  m'a  donné  de  quoi  lui  acheter  une 
petite  maison  à  Nogent.  C'était  son  rêve,  à  c't  homme. 
Alors,  le  dimanche,  nous  allons,  en  Marne,  pêcher  une 
friture  dans  un  bachot  que  je  lui  ai  donné  aussi.  Ah!  le 
bachot,  par  exemple,  c'est  moi  qui  l'ai  payé  sur  mes 
économies  de  toilette!  a 

Et,  là-dessus,  madame  Jumeau,  qui  ne  sait  pas  bien 
si  elle  a  envie  de  rire  ou  de  pleurer,  avale  son  thé  trop 
chaud,  se  brûle,  étrangle,  tousse,  met  son  mouchoir 
devant  sa  bouche  et  finit  par  lancer  un  :  «  Oh  !  non,  là, 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  1 

vrai!  a  si  bien  jeté,  que  nous  pouffons  de  rire,  M... 
et  moi.  Elle  ne  s'en  fâche  pas. 

«Mais  dites  donc,  madame,  reprend  M...,  vous  n'avez 
pas  peur  de  laisser  M.  Ugène  comme  cela,  tout  seul, 
pendant  trois  mois  chaque  année?  A  Charleston,  il  doit 
y  avoir  une  collection  de  mulâtresses,  de  griffes,  de 
quarteronnes,  sans  compter  les  blanches;  c'est-à-dire 
que,  quand  vous  revenez,  votre  contrat  doit  être  aussi 
percé  qu'une  écumoire. 

—  Oh  !  le  pauvre  chéri  !  C'est  ce  que  je  lui  dis  toutes 
les  fois  que  je  pars!  Toi,  mon  gros,  si  tu  me  fais  des 
traits,  gare  de  dessous!  Il  me  jure  toujours  ses  grands 
dieux  d'être  sage!  mais,  vous  savez?  je  suis  sûre  qu'il 
m'en  fait  de  toutes  les  couleurs.  Ma  foi,  tant  pis!  Il 
m'aime  bien  tout  de  même,  et  je  lui  pardonne.  Il  est 
trop  gentil  de  me  laisser  aller  voir  papa  et  maman,  v 

12  juin.  —  La  Provence  est  pourvue  d'une  sirène. 
Je  ne  sais  plus  quel  est  le  grand  homme  qui  a  inventé 
cet  effroyable  instrument  qui  détrône  le  sifflet  sur  les 
paquebots  transatlantiques,  mais,  vraiment,  il  devrait 
bien  tacher  de  perfectionner  son  invention,  non  pas  au 
point  de  vue  de  la  puissance  des  sons  émis,  mais  à  celui 
de  leur  harmonie.  Ce  matin,  à  mon  réveil,  j'ai  bondi 
dans  mon  lit,  en  entendant  des  mugissements  effroya- 
bles, comme  ceux  d'un  taureau  colossal  qu'on  étran- 
glerait :  c'était  la  sirène  qui  remplissait  ses  fonctions. 
Elle  a  pour  but  d'éloigner  les  navigateurs;  celles  qui 
ont  fait  courir  tant  de  dangers  à  la  vertu  du  prudent 
Ulysse  cherchaient,  au  contraire,  à  les  attirer.  De  là,  la 
différence  des  organes. 


8  EX    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

De  ce  tapage  insolite  j'ai  conclu  que  nous  étions 
entrés  dans  un  de  ces  jolis  bancs  de  brume  qui,  chaque 
année,  coûtent  la  vie  à  tant  de  morutiers  sur  les  grands 
bancs  de  Terre-Neuve. 

Quand  j'ai  eu  fait  ma  toilette  et  absorbé  une  tasse 
de  chocolat,  corroborée  de  deux  de  ces  admirables 
brioches  qui  sont  le  triomphe  du  pâtissier  de  la  Pro- 
vence, je  suis  monté  sur  le  pont;  j'y  constate  que  je 
ne  me  suis  pas  trompé.  Une  humidité  pénétrante  vous 
envahit;  les  vêtements  de  drap  se  couvrent  immédiate- 
ment d'une  rosée  brillante.  La  brume  est  tellement 
épaisse  qu'on  croirait  avancer  dans  une  atmosphère 
d'ouate.  Je  me  dirige  à  tâtons  vers  la  passerelle,  où  je 
finis  par  découvrir  B...,  debout  à  côlé  de  son  officier  de 
quart,  lâchant  de  percer  de  l'œil  l'ombre  compacte  qui 
nous  entoure.  Mais  leurs  efforts  sont  bien  inutiles.  De 
l'endroit  où  nous  sommes,  nous  ne  voyons  les  hommes 
qui  s'agitent  sur  le  pont  que  comme  des  ombres 
vagues.  A  cinq  pas,  tout  disparait. 

«  Eh  bien,  lui  dis-je,  gare  les  abordages!  Est-ce 
qu'il  y  a  longtemps  que  nous  sommes  là  dedans? 

—  Non,  dit-il.  Depuis  une  heure  du  matin,  nous 
avons  traversé  trois  ou  quatre  bancs.  Heureusement, 
celui-ci  n'est  pas  bien  élevé.  J'ai  envoyé  un  homme 
sur  la  vergue  de  hune.  Il  est  au-dessus. 

—  Tiens!  cela  doit  être  assez  curieux  :  je  vais  lui 
tenir  compagnie.  » 

Je  monte  dans  le  gréement  de  misaine.  Arrivé  à  la 
hauteur  du  chouquet,  tout  à  coup,  brusquement,  ma 
tête  sort  de  la  brume  comme  celle  d'un  plongeur  qui 
reparaît  à  la  surface  de  l'eau.  Sur  le  pont,  il  faisait 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  9 

presque  froid  :  ici  un  soleil  splendide  éclaire,  en  l'iri- 
sant, une  immense  plaine  blanche  légèrement  ondulée. 
On  dirait  une  steppe  de  Russie,  par  un  beau  jour  d'hiver. 
Au-dessus  de  ma  tète,  l'homme  de  vigie,  assis  sur  la 
vergue,  les  jambes  ballantes,  tenant  à  la  main  la  drisse 
du  hunier,  me  salue.  Du  navire,  nous  ne  voyons  que 
les  trois  mâts  qui  émergent.  La  fumée  salissant  les 
flocons  de  vapeur,  en  se  mêlant  à  eux,  marque  notre 
sillage  d'une  teinte  grise.  Au-dessous  de  nous,  la  sirène 
continue  à  mugir. 

A  tribord,  par  le  travers,  un  grand  voilier  nous 
montre  à  peu  de  dislance  ses  perroquets  et  ses  huniers 
ballant  les  mâts;  car  il  fait  presque  calme.  Je  n'ai 
jamais  rien  vu  de  pareil. 

«.  Ah!  dit  l'homme  de  vigie,  nous  allons  bientôt  en 
sortir.  » 

Je  regarde  devant  nous.  A  un  mille  environ,  le  banc 
de  brume  que  nous  coupons  s'arrête  brusquement.  Au 
delà,  comme  du  haut  d'une  falaise  couverte  de  neige, 
nous  voyons  la  mer  bleue  qui  brille  au  soleil.  Trois  ou 
quatre  petites  baleines  courent  l'une  après  l'autre,  en 
poussant,  à  intervalles  réguliers,  les  jets  d'eau  de  leurs 
évents.  Les  paysages  polaires  doivent  ressemblera  cela. 

Tout  trempé  encore  de  l'humidité  d'en  bas,  je  reste 
à  me  sécher  à  la  bonne  chaleur  de  juin.  Nous  avançons- 
toujours.  Tout  à  coup  nous  voyons  au-dessous  de 
nous Tétrave  qui  apparaît;  puis,  tout  l'avant  du  navire 
encombré  d'émigrants,  dont  le  cri  de  joyeuse  surprise 
monte  jusqu'à  nous;  et  puis,  le  grand  navire  sort 
majestueusement  de  son  enveloppe  que  nous  laissons, 
bien  loin  derrière. 

l. 


10  EN    VISITE    CHEZ    I/O  \  CLE    SAM. 

Je  redescends  lentement  en  regardant  le  gai  mouve- 
ment du  pont.  Les  émigrants  vont  déjeuner.  Un  homme 
de  chaque  plat  arrive  à  la  file,  avec  une  grande  gamelle^ 
devant  la  porte  de  la  cuisine,  où  un  gros  cuisinier, 
armé  d'une  grosse  cuiller,  lui  verse  le  café  de  ses 
camarades  et  le  sien.  A  un  autre  guichet,  il  prend  les 
deux  pains  tout  chauds  que  le  boulanger  retire  du  four. 
A  côté  se  tient  l'interprète,  contrôlant  les  noms  sur  un 
carnet,  prêt  à  recevoir  les  réclamations.  Du  reste,  il 
ne  s'en  produit  aucune.  Tout  se  passe  avec  le  plus 
grand  ordre. 

Nous  avons  trois  cent  cinquante  de  ces  émigrants  à 
bord,  Suisses  ou  Allemands.  C'est  peu.  En  hiver,  le 
navire  en  a  transporté  jusqu'à  onze  cents.  Ils  sont 
installés  dans  le  faux  pont,  qui  est  grand  et  très-suffi- 
samment aéré  par  des  hublots  et  des  manches  à  air. 
Tout  cela  a  été  fumigé  à  fond,  ('eux  fois  pendant  la 
traversée  :  les  hommes  ont  été  vaccinés.  Sans  un  certi- 
ficat du  médecin  constatant  ce  fait,  ils  ne  pourraient 
pas  débarquer.  Le  gouvernement  américain,  on  ne 
saurait  trop  l'en  louer,  a  établi  toute  une  série  de 
règlements  fort  sévères  pour  ce  genre  de  transport,  et 
tient  soigneusement  la  main  à  leur  exécution.  A  leur 
arrivée  à  New-York,  tous  ces  hommes  seront  débarqués 
dans  une  sorte  de  grand  caravansérail,  appelé  Castle- 
Garden,  entretenu  au  moyen  d'une  taxe  spéciale  levée 
sur  toutes  les  compagnies  de  navigation,  et  là,  ils  sont 
défrayés  de  tout  et  confiés  à  des  commissaires  qui 
s'occupent  d'eux  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  trouvé  du 
travail. 

Depuis  le  jour  où  les  puritains  du  Mayflower  et  les 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  II 

catholiques  de  lord  Baltimore,  fuyant  successivement 
la  persécution  religieuse,  quittaient  le  vieux  continent 
pour  venir  chercher  en  Amérique  la  liberté,  qu'ils  n'y 
ont  pas  tous  trouvée  autant  qu'on  se  le  figure,  depuis 
ce  temps,  dis-je,  la  qualité  des  émigrants  ne  s'est  pas 
améliorée.  Les  bons  Yankees  ouvraient  leur  porte  toute 
grande  et  n'avaient  pas  assez  de  mots  pour  faire  bon 
accueil  aux  fermiers  chassés  par  les  corn-laws ,  ou, 
simplement,  aux  robustes  travailleurs  irlandais  qui  leur 
apportaient,  sinon  un  capital,  du  moins  des  bras.  Ils 
trouvaient  tout  naturel  et  très-profitable  d'écrémer  à 
leur  profit  la  population  de  l'Angleterre  et  même  un 
peu  celle  de  l'Allemagne.  Mais  il  s'est,  paraît-il,  formé, 
dans  ces  deux  pays,  des  associations  ayant  des  allaches 
plus  ou  moins  officielles,  qui  ont  pour  but  de  vider,  au 
profit  du  nouveau  monde,  quelques-uns  des  asiles  et 
des  refuges  dont  l'entretien  pèse  si  lourdement  sur  les 
finances  de  ces  deux  pays.  Les  Yankees  ont  bien  vite 
découvert  le  tour  qu'on  voulait  leur  jouer.  Leurs  jour- 
naux se  sont  mis  à  pousser  des  cris  de  pintade.  Les 
beaux  articles  sur  l'hospitalité  qu'offrait  la  libre  Amé- 
rique aux  déshérités  du  vieux  monde  ont  été  rentrés 
dans  les  tiroirs,  pour  servir  dans  une  autre  occasion, 
et  le  gouvernement  s'est  empressé  de  faire  vérifier  fort 
exactement  la  «  qualité  »  des  émigrants  qu'on  lui 
amène  maintenant.  Tous  ceux  qui  ne  promettent  pas 
d'être  «  d'un  bon  rapport  »  sont  maintenant  réembar- 
qués, séance  tenante,  sur  le  navire  qui  les  a  amenés,  et 
le  capitaine  est  tenu  de  les  ramener  dans  le  port  où  il 
les  a  pris.  Tout  dernièrement  encore,  la  douane  de 
New-York  renvoyait  de  la  sorte  une  centaine  de  Juifs 


12  EX    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

roumains,  embarqués  à  Hambourg  :  des  femmes  et 
des  vieillards  irlandais,  hôtes  ordinaires  des  work- 
houses  anglais,  qu'on  avait  essayé  d'introduire  par  le 
Canada,  étaient  renvoyés  sans  plus  de  cérémonie. 

Je  ne  pense  pas  qu'on  fasse  mauvais  accueil  à  ceux 
que  nous  amenons.  Je  ne  crois  pas  cependant  non  plus 
que  leur  départ  cause  un  bien  grand  dommage  aux 
pays  qu'ils  ont  quittés.  Ce  sont  presque  tous  des  Alle- 
mands du  Sud,  à  l'aspect  chétif  et  misérable;  la  peau 
trop  blanche,  hérissée  d'une  barbe  rare,  de  couleur 
filasse,  de  grands  cheveux  sales  leur  tombant  dans  le 
col  :  des  pipes  en  porcelaine  toujours  vissées  dans  leur 
bouche.  Les  femmes  ne  sont  pas  bien  attrayantes  non 
plus  :  ce  sont,  pour  la  plupart,  de  grosses  commères 
aux  formes  extra-opulentes.  Les  plus  vieilles,  débor- 
dant de  graisse,  passent  leur  vie  à  soigner  les  enfants 
innombrables  dont  les  mères  et  les  sœurs  se  débarras- 
sent volontiers  à  leur  profit,  pour  danser  des  valses 
au  son  d'un  accordéon,  quand  le  mal  de  mer  ne  les 
cloue  pas  dans  le  faux  pont. 

D'où  sortent  ces  malheureux  ?  Je  ne  le  sais  trop. 
Beaucoup  sont  attirés  en  Amérique  par  des  amis  ou 
des  parents,  qui  leur  ont  envoyé  l'argent  nécessaire. 
La  traversée  d'un  adulte  coûte  125  fr.,  et  ils  sont 
vraiment,  sous  le  rapport  de  la  nourriture  et  des  soins 
matériels,  aussi  bien  que  possible.  Les  Compagnies 
d'émigration  ont  des  agents  qui  battent  le  pays,  re- 
cueillant des  adhésions.  Ils  ne  mettent  en  route  les 
convois  qu'une  fois  qu'un  chiffre  suffisant  est  atteint. 
Les  intéressés  ne  savent  pas,  à  quelques  mois  près,  la 
date  exacte  de  leur  départ,  et,  s'ils  refusent  de  partir 


EN    VISITE    CHEZ    L'0\'CLE    SAM.  13 

au  moment  où  ils  sont  convoqués,  ils  s'exposent  à 
perdre  les  sommes  payées.  Il  en  résulte  de  graves 
inconvénients,  surtout  pour  les  femmes.  Ainsi,  l'une 
d'elles  est  accouchée  celte  nuit.  Que  va  devenir  cette 
malheureuse  en  arrivant  à  New- York  ?  Du  reste,  il  se 
passe  des  faits  hien  graves,  mais  qui  ont  quelquefois 
leur  côté  comique.  L'aulre  jour,  le  capitaine  d'armes 
est  venu  rendre  compte  au  commissaire  qu'un  enfant 
faisait  un  tel  tapage,  dans  le  faux  pont,  que  tous  les 
voisins  se  plaignaient.  Le  docteur  examina  la  mine  de 
l'enfant,  une  vigoureuse  petite  créature,  âgée  de  huit 
ou  dix  mois,  qui  avait  l'air  de  se  porter  à  merveille. 
Heureusement,  l'attitude  emharrassée  de  la  mère  lui 
donna  des  soupçons.  Une  surveillance  fut  organisée,  et 
l'on  acquit  bientôt  la  certitude  que  la  mère,  d'accord 
avec  son  mari,  voulait  se  débarrasser  de  l'enfant  et  lui 
refusait  le  sein,  pour  le  faire  mourir  de  faim.  Le  mari 
a  été  mis  aux  fers  :  quanta  la  femme,  les  rondiers  ont 
ordre,  à  chaque  changement  de  quart,  de  lui  faire  don- 
ner à  teter  à  l'enfant  devant  eux,  et  elle  a  été  prévenue 
qu'elle  irait  aux  fers  rejoindre  son  mari,  si  elle  ne 
s'exécutait  pas.  Depuis  ce  temps-là,  le  petit  se  porte 
comme  un  charme,  mais  je  ne  donnerais  pas  cher  de 
sa  vie,  quand  toute  celle  aimable  famille  aura  débar- 
qué. En  attendant,  il  doit  être  assez  drôle  d'entendre 
chaque  rondier,  quand  il  rend  compte  de  sa  tournée  à 
l'officier  de  quart,  lui  dire  en  portant  la  main  à  son 
bonnet  :  «  Rien  de  nouveau,  le  petit  a  bien  teté  !  a 

Il  y  a  eu  aussi  deux  autres  faits  du  même  genre 
bien  suspects.  J'ai  dit  plus  haut  que  les  règlements 
obligent   de  fumiger  très-soigneusement  le  logement 


U  EX    VISITE    CHEZ    L'OX'CLE    SAM. 

des  émigrants,  deux  fois  pendant  la  traversée.  On 
choisit  une  belle  journée  ;  on  fait  monter  tout  le 
monde  sur  le  pont,  après  leur  avoir  bien  fait  expli- 
quer, par  l'interprète,  ce  dont  il  s'agit  :  puis,  tous  les 
hublots,  panneaux  et  manches  à  vent  fermés,  on  al- 
lume des  brasiers  qui,  pendant  une  heure  ou  deux, 
rendent  l'atmosphère  du  faux  pont  absolument  irres- 
pirable au  microbe  le  plus  tenace.  La  première  fois 
qu'on  a  fait  cette  opération,  il  ne  s'est  produit  aucun 
incident.  A  la  seconde,  quand  tout  le  monde  savait  par 
conséquent  très-bien  comment  les  choses  se  passaient, 
le  capitaine  d'armes,  ayant  fait  sa  ronde  avant  de  fer- 
mer le  dernier  panneau,  constata  que  trois  enfants,  de 
deux  à  quatre  uns,  avaient  été  laissés  dans  les  cou- 
chettes ! 

Nous  avons  à  bord  un  vieil  Américain  du  Kentucky, 
qui,  après  avoir  vendu  une  foule  de  choses  pendant 
toute  la  première  partie  de  sa  vie,  sans  réaliser  de 
bien  gros  bénéfices,  s'est  fait  politicien.  C'est  généra- 
lement ainsi  que  les  choses  se  passent.  II  a  été  maire, 
membre  des  différentes  chambres  de  son  Etat,  puis 
envoyé  à  Washington.  Sur  le  tard,  il  a  joint  la  philan- 
thropie à  ses  autres  industries  :  je  soupçonne  que  ce 
n'est  pas  la  moins  profitable.  Il  court  l'univers,  de 
congrès  en  congrès,  au  compte  de  différentes  sociétés, 
charitables  ou  simplement  scientifiques.  Pour  le  mo- 
ment, il  arrive  de  Paris,  où  il  a  été  banqueter  à  propos 
de  je  ne  sais  quelle  question  sociale.  Du  reste,  il  est 
éclectique  et  parle  avec  d'autant  plus  d'autorité  de 
l'immoralité  des  Français,  qu'il  déclare  ingénument 
l'avoir  étudiée,  sur  le  vif,  en  compagnie  de  plusieurs 


EN    VISITE    CHEZ    1/ONCLE    SAM.  15 

demoiselles  des  Grands  Magasins  du  Louvre.  Il  me 
rappelle  un  écrivain  de  marine,  nègre,  du  service 
local  de  Alayotte,  qui  avait  causé,  il  y  a  quelques  an- 
nées, une  vive  impression  sur  le  conseil  de  santé  de 
Toulon,  en  lui  demandant  un  congé  de  convalescence 
pour  le  Gabon,  où  il  voulait,  apparemment,  prendre 
le  frais  sous  les  cocotiers  de  ses  pères.  Nous  l'emme- 
nions à  destination,  et  il  faisait  notre  bonheur  pendant 
la  traversée  en  nous  parlant,  avec  la  voix  de  coq  en- 
roué qu'ont  tous  ses  pareils,  de  la  grande  vie  pari- 
sienne telle  qu'il  l'avait  vue  pendant  les  sept  jours 
qu'il  avait  passés  dans  un  petit  hôtel  du  passage  du 
Saumon  :  «  Je  eviens  eceué,  disait-il,  d'un  air  con- 
vaincu, de  l'immôàlité  pôfonde  qui  ègne  dans  les 
hautes  classes  de  la  société  pàisienne  !  » 

Au  physique,  avec  sa  figure  hérissée  des  poils  mul- 
ticolores de  sa  barbe,  qu'il  porte  entière,  moins  la 
moustache,  le  philanthrope  ressemble  tellement  à  un 
vieux  macaque,  que  M.  Darwin  saluerait  sûrement  en 
lui,  avec  le  bonheur  qu'on  éprouve  toujours  à  voir 
vérifier  une  théorie  favorite,  l'anneau  qui  réunit  le 
genre  singe  au  genre  humain,  dans  la  chaîne  des 
êtres.  II  est  même  plus  près  du  premier  que  du  se- 
cond,  et  quand  je  le  voyais,  pendant  la  traversée,  se 
rattraper,  d'une  main,  aux  manœuvres,  pour  se  tenir 
au  roulis,  je  me  disais  toujours  qu'il  devait  bien  souf- 
frir de  ne  pouvoir  employer  pour  cet  usage  la  queue 
prenante  qu'ont  tous  ses  congénères. 

En  arrivant  sur  le  pont,  je  le  retrouve  dans  sa  posi- 
tion favorite,  les  jambes  écartées,  les  mains  dans  les 
poches  d'un  pantalon  trop  long,  fumant  vigoureuse- 


16  EX    VISITE    CHEZ    LOXCLE    SAM. 

ment  une  petite  pipe  de  bruyère  ;  un  petit  chapeau 
mou,  à  carreaux  verts,  écrasé  sur  la  nuque.  A'ous 
nous  sommes  liés,  parce  que  j'écoute  toujours  avec  un 
vif  intérêt  le  récit  de  ses  séductions  parisiennes.  Aussi, 
du  plus  loin  qu'il  m'aperçoit,  il  retire  sa  pipe  de  sa 
bouche,  crache  avec  une  adresse  prodigieuse  par-des- 
sus le  plat-bord  ;  et  puis,  me  désignant  un  des  émi- 
granls  qui  défilent  devant  lui  : 

a  Eh  bien,  baron,  me  dit-il  en  anglais,  avec  celte 
étonnante  cantilène  nasillarde  des  Américains,  qu'est- 
ce  que  vous  dites  de  cela  ?  » 

Cela  est  un  grand  lourdaud  qui  promène  à  six  pieds 
du  pont  une  sorte  de  bonnet  de  fourrure  solidement 
calé  sur  deux  oreilles  rouges,  très-écartées  de  la  tète. 
Confié  à  un  capitaine  d'armes  énergique,  on  en  ferait 
peut-être  un  matelot  de  pont  passable:  mais  il  faudrait 
au  moins  six  mois  de  bourrades  et  de  nuits  passées  aux 
fers  pour  le  faire  arriver  là.  Comme  je  ne  vois  pas  où 
mon  Américain  veut  en  venir,  je  me  contente  de  haus- 
ser les  épaules  d'un  air  de  doute. 

11  brandit  sa  pipe  d'un  air  de  triomphe  : 

«  Ah!  vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est?  Eh  bien,  sir, 
je  vais  vous  le  dire,  sir  !  C'est  une  matière  brute 
{raw  material)  !  Et  pourquoi  cette  matière  est-elle 
restée  brute,  sir  ?  (Nouveau  geste  de  la  pipe,  nouveau 
crachat.)  Parce  que,  pendant  des  siècles,  elle  a  été 
écrasée  sous  le  double  faix  de  la  tyrannie  et  de  l'igno- 
rance, et  qu'on  n'a  rien  fait  pour  la  développer,  sir. 

— ;  D'où  sort  ce  gars-là?  dis-je  à  l'interprète. 

—  Celui-là!  c'est  un  Suisse  de  Bàle! 
Mais  dites  donc,  général  :  il  a  été  une  fois^;os£- 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  17 

master  général  (directeur  de  la  poste)  dans  son  Etat 
du  Kentucky,  pendant  six  mois;  depuis  ce  temps-là  il 
se  fait  appeler  général.  Celui-là  est  Suisse!  Depuis  que 
Guillaume  Tell  a  tué,  d'une  manière  qui  n'était  même 
pas  bien  correcte,  l'infortuné  Gessler,  il  me  semble 
que  les  fils  de  l'Helvétie  passent  pour  avoir  joui  d'une 
liberté  complète.  » 

Mais  ce  détail  est  bien  indifférent  au  général,  qui 
tient  à  me  placer  un  discours  qu'il  a  probablement  déjà 
«délivré»  (delivered)  au  City-Hall  de  Swamptown,Ia 
ville  de  son  cœur,  celle  dont  les  intelligents  électeurs 
ont  voulu  être  représentes  par  lui. 

«  Oui,  sir  !  continue-t-il.  Quand  cette  épave  du 
grand  monde,  quand  ce  déshérité  d'une  société  usée 
(b'usted)  aura  vécu  pendant  six  mois  à  l'abri  du  dra- 
peau étoile  (star  spangled  hanner),  protégé  par  les 
institutions  de  notre  jeune  et  glorieuse  république, 
vous  ne  le  reconnaîtrez  plus.  Dans  dix  ans,  quand  la 
vieille  Europe  s'agitera  dans  les  convulsions  suprêmes 
(throes)  de  l'agonie... 

—  Vraiment  !  nous  n'en  avons  pas  pour  plus  long- 
temps que  cela? 

—  Non,  sir,  je  regrette  de  ne  pas  avoir  sur  moi  le 
numéro  du  Rattlesnake-Ravine-County-Free-Rib- 
TicMer,  qui  contient  un  discours  que  j'ai  prononcé, 
précisément  sur  ce  sujet,  à  la  réunion  préparatoire 
des  élections  primaires,  l'année  dernière,  à  Swamp- 
town.  Mais  peut-être  en  avez-vous  entendu  parler, 
sir  ?  » 

Toujours  le  sir  terminant  chaque  phrase,  lancé 
comme  un  sifflement  en  appuyant  sur  IV.  Je  remuai 


18  EN    VISITE    CHEZ    L0XCLE    SAM. 

la  têle  d'un  air  consterné,  mais  j'étais  obligé  d'avouer 
que  ce  numéro-là  du  Ra  ttlesnake- Ravine -County- 
Free-Rib-TicMer  m'avait  échappé.  Le  général  haussa 
légèrement  les  épaules  et  continua  posément  : 

a  C'est  étonnant,  car  la  presse  européenne  l'a  beau- 
coup commenté,  ainsi  que  me  le  disait,  l'autre  jour 
encore,  notre  sénateur  et  mon  ami,  'l'honorable  Hiram 
M.  N.  0.  P.  Q.  Doolittle,  de  Chicken-Thief-Flat, 
Kentucky.  Vous  le  connaissez  sans  doute  de  nom? 

—  Non,  je  n'avais  jamais  entendu  parler  de  l'hono- 
rable Hiram  M.  \T.  0.  P.  Q.  Doolittle,  de  Chicken- 
Thief-Flat,  Kentucky. 

—  C'est  étonnant,  car  lui  et  sa  «  hautement  polie  » 
(highly  polished)  «  dame  »  se  meuvent  (move)  dans 
les  cercles  les  plus  élevés  de  la  société,  pendant  leur 
séjour  dans  la  capitale  gauloise.  Mais  je  vous  disais 
donc,  sir,  que  l'Europe,  ses  aristocraties  pourries  et 
son  militarisme  n'en  ont  pas  pour  dix  ans  !  » 

Le  juge  nous  avait  rejoints  :  il  fumait  aussi  une 
grosse  pipe.  Chaque  fois  que  le  général  lançait  un  sir, 
pour  scander  une  syllabe,  l'autre  lançait  une  énorme 
bouffée  de  tabac,  en  hochant  la  tête  d'un  air  qui  expri- 
mait l'approbation,  mais,  en  même  temps,  une  cer- 
taine nuance  de  regret  et  de  compassion  pour  cette 
pauvre  Europe. 

«  Well,  général,  dit-il  enfin,  vous  leur  donnez  dix 
ans.  Vous  êtes  plus  généreux  que  moi.  Peut-être  qu'à 
eux  tout  seuls,  ils  mettraient  dix  ans  à  faire  le  saut. 
Mais  nous  les  poussons  si  bien,  que  le  mouvement 
s'accélère.  Les  Anglais  commencent  à  le  comprendre. 
J'étais  en  relation  avec  une  grande  fabrique  de  coutel- 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  19 

lerie  de  Sheffield.  Autrefois,  ils  expédiaient  beaucoup 
aux  Etats-Unis.  Les  tarifs  sont  devenus  si  élevés,  qu'ils 
ont  bien  vu  qu'il  n'y  avait  plus  moyen  de  continuer. 
Alors  ils  ont  fait  construire,  près  de  New-York,  une 
grande  fabrique;  ils  y  ont  transporté  tout  leur  outil- 
lage. Leurs  contre-maîtres  et  beaucoup  de  leurs  ou- 
vriers les  ont  suivis.  Voilà  deux  ans  qu'ils  ont  fini  leur 
installation.  Ils  font  des  affaires  superbes.  Les  droits 
qu'ils  avaient  contre  eux  sont  maintenant  pour  eux,  et, 
outre  leur  nouvelle  clientèle,  ils  retrouvent  petit  à  petit 
toute  celle  qu'ils  ont  laissée  là-bas. 

—  Quite  truel  dit  le  général  d'un  air  approbateur. 
Smart  chaps  !  * 

Le  juge  encouragé  continua  : 

«  Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  que  les  Français  ne 
veulent  pas  comprendre  cela  ;  nous  avons  ici,  à  bord, 
un  courtier  de  soieries  de  Lyon.  Il  se  plaint  de  ce  que 
les  droits  qui  étaient  déjà  de  80  pour  100  sur  les  ve- 
lours, vont,  probablement,  être  encore  augmentés.  Il 
faut  bien  qu'il  se  persuade  que  si  nous  avons  mis  des 
droits  de  80  pour  100  sur  les  velours  français,  c'est 
que  nous  avons  cru  que  cela  suffirait  pour  les  empê- 
cher d'entrer  en  quantités  appréciables.  C'est  cela  que 
nous  voulons.  S'il  est  prouvé  que  le  chiffre  de  80  pour 
100  laisse  encore  une  marge  de  profit  aux  Français, 
nous  irons  à  150  pour  100.  Voilà  tout! 

—  Parfaitement,  dit  le  général.  Ce  que  nous  vou- 
lons, c'est  multiplier  les  industries  les  plus  diverses 
chez  nous.  Les  libre-échangistes  anglais  disent  que 
chaque  nation  doit  se  borner  à  produire  ce  qu'elle 
produit  le  mieux  et  le  plus  économiquement,  sauf  à 


20  .EN    VISITE    CHEZ    L'OACLE    SAM. 

échanger  le  surplus  avec  les  autres  nations.  Avec  ce 
principe-là,  la  moitié  de  la  France  aurait  été  consacrée 
exclusivement  à  la  production  du  vin,  et,  quand  le 
phylloxéra  est  venu,  quinze  millions  d'hommes  se  se- 
raient trouvés  sans  ressource.  Les  Russes,  qui  ne  fai- 
saient que  du  blé,  n'ont  plus  le  sou,  maintenant  que 
nous  en  produisons  à  meilleur  marché  qu'ils  ne  peu- 
vent le  faire.  No,  sir,  la  diversité  !  voilà  ma  devise.  La 
diversité  et  un  gin  coch  taïl  avant  les  repas  !  Baron, 
voulez-vous  me  faire  la  faveur  d'accepter  un  gin  coch 
tail?  Voilà  ce  qui  éclipse  votre  absinthe  et  votre  ver- 
mouth. Juge,  vous  êtes  des  nôtres  ?  » 

Je  laissai  ces  deux  estimables  Yankees  s'en  aller 
bras  dessus  bras  dessous  à  la  buvette.  B. ..  me  regar- 
dait en  riant,  de  sa  passerelle;  j'allai  le  rejoindre: 

«  Qu'est-ce  que  vous  racontait  donc  cet  illustre,  guer- 
rier? Est-ce  un  général,  un  colonel  ou  un  caporal  ? 
J'oublie  toujours. 

—  C'est  un  général;  d'abord,  vous  devez  bien  sa- 
voir qu'il  n'y  a  pas  de  caporaux  en  Amérique.  Le 
dernier  est  mort  il  y  a  vingt  ans.  Il  datait  de  la  guerre 
de  l'Indépendance,  et  l'on  n'en  a  plus  fait  depuis.  Ces 
deux  gaillards-là  étaient  en  train  de  me  prouver  qu'un 
de  ces  jours,  il  faudrait  que  nous  nous  fissions  tous 
Yankees. 

—  Ma  foi  !  du  train  que  vont  les  choses,  ils  ont 
peut-être  raison.  Vous  savez,  quand  un  navire  fait  de 
l'eau,  les  rats  profitent  de  la  première  embellie  pour 
filer  à  terre.  Mais  tout  cela  n'est  pas  bien  gai.  Regar- 
dez donc  ces  petites  baleines  qui  se  promènent  à  tri- 
bord, en  faisant  des  jets  d'eau  ;  en  voilà  qui  ont  l'air 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  21 

de  s'amuser!  Figurez-vous  qu'à  mon  dernier  voyage, 
un  matin,  en  montant  sur  la  passerelle,  j'en  vois  une 
qui  dormait  devant  nous.  Je  dis  à  l'officier  de  quart 
de  mettre  le  cap  sur  elle,  pourvoir  ce  qu'elle  ferait; 
je  croyais  qu'elle  allait  plonger.  Pas  du  tout  :  nous 
sommes  entrés  dedans  comme  dans  du  beurre  ;  la 
pauvre  bêle  a  été  coupée  en  deux  sans  s'en  aperce- 
voir. Nous  n'avons  plus  rien  vu  derrière,  seulement 
une  immense  mare  de  sang.  Allons,  bon  !  un  nouveau 
banc  de  brume  à  l'horizon  !  Décidément,  nous  n'arri- 
verons pas  ce  soir!  1 

Le  reste  de  la  journée  s'est  passé  à  traverser  des 
bancs  de  brume.  Ils  sont  bien  rarement  assez  peu  épais 
pour  que  l'homme  de  vigie  puisse  les  dominer.  On 
ne  diminue  cependant  pas  de  vitesse  d'une  manière 
appréciable.  Cela  est  bien  imprudent,  mais  la  concur- 
rence'est  là.  Les  Anglais,  les  Allemands,  passent  à 
toute  vapeur.  Si  l'on  ne  faisait  pas  comme  eux,  les 
passagers  déserteraient  notre  ligne,  pour  adopter 
celles  qui  leur  donneraient  des  passages  plus  courts 
de  quelques  heures.  Dans  des  conditions  pareilles,  le 
succès  de  la  navigation  ne  dépend  plus  de  l'habileté  du 
commandement  ;  c'est  une  simple  question  de  chance. 
Go  ahead  and  the  devil  lake  the  last! 

1 2  juin.  —  Ce  matin  nous  avons  atterri  en  pleine 
brume.  Il  est  vrai  que  l'atterrissage  de  New-York  est  dis- 
posé de  telle  sorte  qu'on  peut  le  faire  à  la  sonde,  bien 
qu'il  vaille  toujours  mieux  attendre  le  jour  pour  entrer. 
Je  me  rappelle  avoir  vu  tenter  ce  tour  de  force  deux 
fois   :   en  Chine,  à  l'entrée  du  Yang-tse-kiang,   et  à 


22  EN    VISITE    CHEZ    LOXCLE    SAM. 

Brest.  Un  officier,  enfermé  dans  une  chambre  du  faux 
pont,  avec  la  carte,  faisait  sonder.  On  lui  portait  le  suif 
contenu  dans  le  plomb  et  indiquant  la  nature  du  fond, 
ainsi  que  le  brassiage;  et,  sans  autres  indications,  il 
donnait  la  route.  Les  deux  fois,  cela  a  réussi  très-bien. 
B...  applique  ce  systèmeavec  une  sûreté  vraiment  admi- 
rable. Il  m'indiquait  le  point  sur  la  carte,  et  quand  le 
rideau  de  brume  s'est  levé  et  qu'on  a  pu  prendre  ur 
relèvement,  nous  étions  à  une  ou  deux  encablures,  ; 
peine,  du  point  indiqué. 

La  marine  marchande  américaine  disparaît  tous  le 
jours.  Les  compagnies  européennes,  largement  sub 
ventionnées,  d'une  part;  le  haut  prix  de  la  main 
d'œuvre  là-bas,  de  l'autre,  l'ont  tuée.  Il  ne  leur  rest 
plus  que  le  cabotage  et  la  pèche,  qui  sont  exclusive 
ment  réservés  aux  nationaux.  Encore  là,  comme  e 
Europe,  le  cabotage  souffre  de  l'extension  du  résea 
des  chemins  de  fer.  Ils  ont  aussi,  sur  les  lacs  et  le 
grandes  rivières,  une  navigation  très-active.  Les  Amé 
ricains  paraissent,  du  reste,  très-bien  prendre  leu 
parti  de  cet  état  de  choses.  Tant  de  carrières  sont  ou 
vertes  à  leurs  travailleurs,  qu'ils  se  résignent  facile 
ment  à  renoncer  à  celle-là.  Leur  marine  militaire,  qu 
était  peut-être  la  première  du  monde,  à  la  fin  de  1. 
guerre  de  la  sécession,  est  aussi  à  peu  près  réduite  ; 
rien.  Ils  n'ont  plus  un  seul  navire  de  guerre  sérieux 

Cet  esprit  d'imprévoyance,  qui  est  inhérent  aux  gou 
vernements  démocratiques,  se  retrouve  en  tout.  Ains 
le  port  de  New-York  est  très-joliment  en  train  de  s 
combler.  Pour  arriver,  nous  suivons  un  chenal  asse 
étroit,  rendu  encore  plus   difficile  par  l'épave  d'u 


EN    VISITE    CHEZ    l.'OXCLE    SAM.  23 

grand  navire,  coulé,  depuis  plusieurs  mois,  juste  au 
milieu.  D'ordinaire,  les  compagnies  d'assurance  trai- 
tent avec  des  compagnies  spéciales  qui  relèvent,  au 
moyen  de  puissants  appareils,  les  navires  coulés  ou 
échoués.  Mais  pour  que  l'opération  soit  profitable,  il 
faut  que  le  navire  ou  la  cargaison  aient  une  valeur 
supérieure  aux  frais  de  sauvetage.  Celui-ci  était  une 
vieille  coque;  on  sait  qu'elle  s'est  cassée  en  coulant,  et 
elle  était  chargée  de  grains.  Personne  n'a  donc  voulu 
tenter  l'opération.  De  plus,  l'entrepreneur  des  boues 
de  New- York  trouve  commode  de  vider  ses  chalands 
au  beau  milieu  de  la  rade.  On  le  lui  a  souvent  défendu; 
mais  comme  au  fond  cela  n'intéresse  personne,  puis- 
qu'il n'y  a  presque  plus  que  des  navires  étrangers  à 
passer  par  là,  il  laisse  dire  et  continue.  Aussi  les  fonds 
diminuent,  sur  certains  points,  d'une  manière  très- 
sensible. 

Nous  passons  à  côté  de  la  petite  île  où  doit  s'élever, 
au  milieu  d'un  fort  qui  lui  servira  de  piédestal,  cette 
immense  Liberté  éclairant  le  monde,  dont  nous  fai- 
sons cadeau  aux  Américains  ;  idée  qui  m'a  toujours 
semblé  d'autant  plus  étonnante  que  ce  cadeau  ne  paraît 
pas  leur  faire  le  plus  petit  plaisir.  On  a  eu,  là-bas, 
toutes  les  peines  du  monde  à  former  le  comité  chargé 
d'approprier  les  lieux,  et  les  quelques  milliers  de  dol- 
lars nécessaires  à  la  construction  du  piédestal  se  sou- 
scrivent très-péniblement.  La  rade  commence  à  s'ani- 
mer. Les  anciens  colons  hollandais  ont  construit 
New-York  sur  une  sorte  de  presqu'île,  en  forme  de 
poire,  qui  s'avance  dans  la  mer,  entre  deux  autres 
terres,  dont  elle  n'est  séparée  que  par  deux  larges 


24  EN   VISITE    CHEZ    I/O  H  CLE    SAM. 

canaux  :  Hudson-River,  au  sud  ;  North-River,  de  l'autre 
côté.  Depuis  longtemps,  ces  deux  terres  se  sont  cou- 
vertes de  maisons  et  sont  devenues,  sous  le  nom  de 
Jersey-City  et  de  Brooklyn,  des  faubourgs  de  la  «  Cité 
impériale».  On  vient  de  construire,  pour  rejoindre 
Brooklyn  à  New-York,  un  admirable  pont  suspendu, 
de  dimensions  absolument  colossales  :  il  n'a  été  livré 
au  public  que  tout  dernièrement.  Le  jour  de  l'inaugu- 
ration, il  s'est  produit  une  épouvantable  bagarre  dont 
les  journaux  apportés  par  le  pilote  donnent  les  détails, 
et  dans  laquelle  plusieurs  personnes  ont  été  tuées  et 
beaucoup  foulées  aux  pieds. 

Un  petit  bateau  à  vapeur  vient  au-devant  de  nous, 
amenant  la  Santé  et  deux  officiers  de  la  douane.  Ces 
derniers  vont  s'installer  dans  le  salon,  où  on  leur  sert 
immédiatement  une  foule  de  boissons  aussi  variées 
qu'alcooliques,  que  leur  offre  la  compagnie.  Il  est  des 
dépenses  pour  lesquelles  il  faut  savoir  ne  pas  compter. 
La  Compagnie  transatlantique  vient  d'en  faire  la  dure 
expérience.  Dans  un  port  que  je  ne  veux  pas  nommer, 
où  ses  navires  touchent  d'une  manière  régulière,  la 
visite  des  douaniers  coûtait,  en  moyenne,  une  douzaine 
de  cents  francs  en  Champagne,  vins  fins,  liqueurs  et 
repas,  offerts  non-seulement  à  ces  messieurs,  mais 
encore  à  leurs  chastes  épouses,  qui  daignaient,  à  l'oc- 
casion, accepter  quelques  chapeaux  et  autres  souvenirs 
de  l'industrie  parisienne.  Un  beau  jour,  un  administra- 
teur, fureteur  et  vertueux,  dénicha  ce  chapitre  de 
dépenses  et  en  exigea  la  suppression.  A  la  première 
relâche  qui  suivit,  le  navire  dut  subir  un  arrêt  de  huit 
jours  et  fut  bouleversé  de  fond  en  comble,  sous  pré- 


Korth  Hiver. 


RAUK     I 


font  de  lirooklyu 


East  Kiier. 


K  VV  -YORK. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  25 

texte  (le  visite.  La  perte  fut  évaluée  à  trente  ou  qua- 
rante mille  francs,  et  le  chapitre  rétabli  avec  augmen- 
tation. 

Le  rôle  de  ces  messieurs  est  assez  original.  Ils  nous 
font  tous  défiler  devant  eux,  nous  font  donner  par 
écrit  différents  renseignements  statistiques  sur  nos  per- 
sonnes, puis  nous  demandent  de  déclarer,  également 
par  écrit,  ce  que  nous  pouvons  avoir  dans  nos  bagages 
de  soumis  aux  droits  (dutiable).  On  nous  avise  que 
cette  déclaration  doit  être  aussi  minutieuse  que  pos- 
sible, sauf  discussion  ultérieure;  tout  objet  non  déclaré 
étant  immédiatement  saisi  de  plein  droit,  lors  de  l'ou- 
verture des  bagages. 

Pendant  ce  temps-là,  le  médecin,  resté  sur  le  pont, 
fait  défiler  devant  lui  tous  les  émigrants,  le  bras  nu, 
afin  de  vérifier  les  marques  de  vaccine. 

Quand  il  a  passé  cette  revue,  il  nous  donne  la  pra- 
tique ;  et  la  Provence,  qui  est  restée,  pendant  plus  de 
deux  heures,  à  faire  des  ronds  dans  l'eau,  en  attendant 
son  bon  plaisir,  reprend  sa  marche  et  entre  définitive- 
ment dans  l'Hudson.  Là,  le  spectacle  devient  réelle- 
ment curieux  et  même  grandiose.  La  ville  s'étale 
devant  nous  à  notre  droite  avec  ses  innombrables  clo- 
chers ;  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  intéressant,  c'est  l'as- 
pect de  la  rivière  elle-même  :  la  Tamise,  certains 
fleuves  de  la  Chine,  sont  encore  plus  animés  ;  mais  ce 
qui  donne  à  celui-ci  une  couleur  absolument  locale,  ce 
sont  les  ferries  qui  le  sillonnent  littéralement  dans 
tous  les  sens.  Ces  immenses  constructions,  qui  ont 
l'air  d'une  maison  à  trois  étages,  font  un  service  régu- 
lier entre  New  York,  Brooklyn,  Jersey-City ,  et  une 

2 


2«  EX    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

foule  de  points  de  la  rade.  On  en  voit  autant  que  d'om- 
nibus au  coin  de  la  place  de  la  Madeleine.  Toujours 
peints  en  couleurs  claires,  surmontés  d'une  petite 
maison  vitrée,  où  se  tient  le  capitaine  et  que  dominent 
encore  deux  hautes  cheminées  et  un  immense  balancier 
qui  se  détachent  sur  le  ciel,  ces  singuliers  navires  glis- 
sent sur  l'eau  sous  l'impulsion  de  leurs  énormes 
roues,  et  manœuvrent  avec  une  rapidité  et  une  sûreté 
dont  on  se  fait  difficilement  idée.  Séparément,  ils  sont 
assurément  fort  laids;  mais  en  masse  ils  produisent  un 
effet  charmant. 

Autour  de  ces  gros  poissons  circule  le  menu  fretin, 
représenté  par  une  myriade  de  petits  remorqueurs , 
haletants  et  époumonnés,  qui  courent  de  tous  côtés, 
prêts  à  offrir  leurs  services  à  tous  venants.  Ce  sont  des 
espèces  de  grandes  chaloupes  à  vapeur,  surmontées, 
elles  aussi,  d'une  logette  très-élevée,  d'où  le  patron, 
en  bras  de  chemise,  gouverne  lui-même.  Sur  l'avant, 
un  long  bâton  supporte  l'emblème  des  compagnies 
rivales  auxquelles  elles  appartiennent.  Il  y  a  des  che- 
vaux dorés,  des  vautours  aux  ailes  déployées,  et  bien 
d'autres  animaux  possibles  et  impossibles.  Toutes  sont 
munies  de  cloches  et  de  sifflets  d'une  puissance  déso- 
lante, avec  lesquels  leurs  équipages  font  un  tapage 
infernal,  pour  attirer  l'attention  des  clients.  A  peine 
avons-nous  la  pratique,  que  huit  ou  dix  d'entre  elles, 
qui  nous  surveillaient  de  loin,  viennent  fondre  sur 
nous  comme  des  corbeaux  sur  une  proie.  Elles  se 
poussent,  se  cognent;  lorsque  le  navire  tourne,  elles 
se  précipitent,  mettent  le  nez  sur  la  hanche  du  géant, 
le  poussent  pour  faciliter  son  évolution,  avec  la  bruyante 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  27 

obséquiosité  âes  faquins  à  la  porte  d'un  hôtel  d'Italie  : 
on  leur  jette  une  amarre  qu'il  faut  élonger  à  terre. 
Trois  ou  quatre  se  lancent  dessus  comme  des  chiens 
sur  un  os.  Un  cheval  doré  s'en  est  emparé  le  premier; 
mais  une  gaffe,  sournoisement  dirigée,  la  lui  enlève 
au  profit  d'un  chameau  bleu,  qui  a  lui-même  bien  de 
la  peine  à  la  défendre  contre  le  vautour  et  la  girafe  : 
et,  pendant  ce  temps,  les  cloches  sonnent  à  tour  de 
bras,  les  sifflets  sont  ouverts  à  pleins  diaphragmes,  et 
le  bon  Dieu,  qui,  précisément,  avait  envie  de  tonner, 
car  il  fait  horriblement  chaud,  finit  par  envoyer  crever, 
un  peu  plus  loin,  un  gros  orage  qui  s'annonçait,  car  il 
sent  bien  qu'on  ne  l'entendrait  pas. 

Nous  sommes  présentés  à  l'entrée  du  wharf  de  la 
Compagnie  transatlantique,  sur  lequel  flotte  le  pavillon 
national  ;  les  amarres  de  terre  viennent  s'enrouler  au- 
tour de  nos  treuils  à  vapeur  ;  quelques  tours  d'hélice, 
en  avant  et  en  arrière,  remuent  encore  la  vase  jaune 
de  l'Hudson,  et  la  Provence  s'élonge  majestueusement 
contre  les  énormes  pilotis  de  bois  sur  lesquels  s'élève 
le  quai. 

A  bord,  le  désordre  est  à  son  comble.  Les  bagages 
hissés  sur  le  pont,  dans  la  matinée,  sont  disposés  en 
petits  tas,  que  surveillent  leurs  propriétaires.  Ceux-ci 
ceignent  leurs  reins  et  se  disposent,  non  sans  quelques 
angoisses,  à  affronter  la  terrible  douane.  Le  juge  et  le 
général,  rasés  de  frais,  les  cheveux  inondés  d'huile 
antique,  le  col  roide,  la  tête  émergeant,  «  comme  un 
bouquet  de  fleurs  » ,  d'un  majestueux  col  en  papier, 
attendent  avec  impatience  que  le  pont  volant  soit  posé 
pour  pouvoir  mettre  le  pied  sur  le  sol  natal.  Le  juge 


28  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE"  SAM. 

a  arboré  un  énorme  chapeau  gris»  haut  de  forme  :  le 
général  s'en  tient  au  grand  sombrero  de  feutre  noir 
sous  lequel  les  citoyens  de  Stramptown  ont  l'habitude 
d'acclamer  leur  idole.  Le  petit  chapeau  à  carreaux 
verts  qui  a  fait  tant  de  ravages  dans  les  cœurs  des 
demoiselles  du  Louvre  a  disparu,  sans  doute,  dans  les 
-  profondeurs  de  la  valise  qui  constitue  tout  le  bagage 
du  vieux  guerrier.  Je  ne  serais  même  pas  étonné  qu'il 
eût  été  jeté  à  la  mer  au  moment  de  l'entrée  en  rade  ; 
car,  comme  le  disait  madame  Jumeau  :  «  V'Ià  que  nous 
sommes  en  Amérique  !  C'est  fini  de  rire  !  » 

Ladite  madame  Jumeau  apparaît  à  son  tour  sur  le 
pont,  portant,  crânement  posé  sur  sa  tête,  un  triom- 
phant petit  chapeau,  couvert  d'une  botte  de  roses.  Elle 
reçoit  nos  adieux,  car  elle  repart  ce  soir  même  par  le 
bateau  de  Charleston. 

Je  n'ai  pas  encore  beaucoup  parlé  de  mon  excellent 
compagnon  de  voyage,  le  baron  Ernest  de  M...;  c'est 
que  celui-ci,  le  plus  infatigable  des  hommes  quand  il 
sent  sous  la  semelle  de  ses  souliers  un  sol  résistant,  en 
est  le  plus  annihilé  dès  qu'il  met  le  pied  à  bord.  Nous 
étions  encore  en  vue  du  casino  de  Trouville,  par  un 
calme  admirable,  que,  en  proie  à  un  affadissement 
complet  de  tout  son  être,  il  gagnait  en  titubant  sa  cou- 
chette, d'où  il  n'est  guère  sorti  pendant  toute  la  tra- 
versée. Une  ou  deux  fois  seulement,  quand  j'allais  lui 
apprendre  que  des  bandes  de  marsouins  étaient  en  vue, 
sa  passion  pour  la  chasse  le  galvanisant  un  peu,  il  se 
traînait  sur  le  pont,  s'accoudait  au  plat-bord  et  envoyait 
quelques  balles  aux  gros  poissons  noirs  qui  montraient 
leurs  museaux  luisants  et  leurs  queues  fourchues,  en 


EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM.  29 

faisant  autour  de  nous  ces  éternelles  culbutes  qui  sem- 
blent leur  procurer  un  plaisir  toujours  nouveau.  Mais, 
hélas  !  on  le  voyait  bientôt  déposer  précipitamment  sa 
bonne  carabine,  et,  la  tête  penchée  en  dehors,  le  col 
rentré  dans  les  épaules,  le  corps  écrasé  entre  ses  deux 
coudes  relevés  vers  le  ciel,  et  agité  de  soubresauts 
convulsifs,  il  offrait  le  spectacle  lamentable  de  l'homme 
vaincu  par  la  mer  et  lui  rendant  ce  qu'elle  lui  réclame. 
Puis,  regagnant  sa  chambre,  il  ne  donnait  plus  à  ses 
amis  désolés  d'autres  signes  de  vie  que  les  demandes 
qu'il  adressait  aux  garçons,  d'une  voix  mourante,  pour 
obtenir  les  petits  morceaux  de  glace  et  les  oranges  qui 
faisaient  sa  seule  nourriture. 

Tous  ces  tristes  souvenirs  sont  maintenant  bien  loin  : 
ce  matin,  il  a  pu  se  lester  du  grand  déjeuner-gala  que 
la  Compagnie  offre  à  l'arrivée.  Il  a  tiré  de  ses  valises 
une  jaquette  inédite,  pour  remplacer  celle,  bien  défraî- 
chie, qui  a  subi  les  fatigues  de  la  traversée,  et  c'est  lui 
qui  donne  le  signal  du  départ.  Nous  ne  disons  pas 
adieu  à  B...,  dont  la  cabine  est  déjà  encombrée  d'une 
foule  de  dames  venues  pour  le  voir,  car  il  est  convenu 
que  nous  reviendrons  déjeuner  avec  lui,  abord,  après- 
demain. 

Le  uharf  est  recouvert  d'une  immense  toiture  en 
bois,  de  forme  ogivale,  rappelant  assez  la  voûte  d'une 
cathédrale  dont  les  piliers  et  les  murs  seraient  rentrés 
sous  terre,  ou  encore  la  coque  d'un  navire  chaviré,  la 
quille  en  l'air.  Nos  bagages,  confiés  à  une  glissière, 
nous  ont  précédés  et  sont  déjà  entre  les  mains  de  la 
douane.  Avant  de  trahir  mon  incognito,  je  m'amuse  à 
regarder  ceux  de  nos  compagnons  d'infortune  qui  sont 

2. 


30  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

déjà  aux  prises  avec  elle.  Je  m'étais  promis,  notam- 
ment, d'observer  comment  se  débrouillerait  un  gros 
Juif  français,  accompagné  d'une  femme  et  de  deux  ou 
trois  enfants,  également  bien  doués  sous  le  rapport  de 
l'opulence  des  formes.  Après  avoir  passé  plusieurs 
années  en  Amérique,  il  revenait  de  faire  une  tournée 
de  famille  et  m'avait  confié,  en  route,  que  ses  immenses 
malles  étaient  pleines  de  soieries  et  d'autres  objets 
éminemment  dutiable.  Je  me  tenais  derrière  lui,  au 
moment  où  il  s'abouchait  avec  un  grand  Yankee  à  bar- 
biche jaune,  long  comme  un  jour  sans  pain,  sec  comme 
vent  de  nord-est,  coiffé  d'un  petit  chapeau  de  paille, 
le  corps  flottant  dans  une  jaquette  de  flanelle  bleue,  à 
la  boutonnière  de  laquelle  pend  une  médaille  de  cuivre, 
insigne  de  ses  fonctions.  C'est  un  offlcier  de  la  douane. 
En  Amérique,  tous  les  gabelous,  tous  les  sergents  de 
ville  sont  «  officiers  » .  Je  suis  la  conversation  qui 
s'engage  : 

«  Voici  ma  carte.  Ce  soir,  hôtel  ***,  10  dollars,  » 
susurre  le  fils  d'Israël. 

La  figure  austère  de  l'officier  s'éclaire.  Il  fait  passer 
une  énorme  chique  de  droite  à  gauche  de  sa  bouche  : 

a  Aïl's  right  !  où  sont  vos  malles? 

—  Les  voici. 

—  All's  right  !  ouvrez-en  une.  » 

La  première  malle  est  ouverte.  Tout  au-dessus  s'é- 
tale une  magnifique  robe  de  soie  rouge.  L'officier  la 
soulève,  prend  le  corsage  qui  est  en  dessous,  le  retire, 
l'examine,  en  faisant  valoir  avec  ses  poings  les  cavernes 
où  doivent  se  mouler,  en  creux,  les  robustes  appas  de 
la  belle  Juive. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  31 

«  Tout  neuf!  dit-il. 

—  Peuh  !  répond  le  circoncis. 

—  Ouvrez  la  seconde.  » 

Une  seconde  robe,  celle-ci  bleue  comme  l'azur  d'un 
ciel  sans  nuages,  apparaît  :  au-dessous,  il  y  a  des  den- 
telles, des  gants.  Tout  cela  est  dutiable  en  diable. 

«  Combien  décaisses?  dit  l'officier. 

—  Dix. 

—  Combien  avez-vous  dit,  pour  ce  soir?  continue  le 
fonctionnaire,  d'un  air  rêveur,  en  faisant  repasser  sa 
chique  de  gauche  à  droite. 

—  Dix,  aussi. 

—  Don't  y  ou  think  it  is  worth  twenty  ?  Ne  croyez- 
vous  pas  que  cela  en  vaut  vingt? 

—  Welll  Yes!  I guess  it  is!  Au  fait,  oui  ! 

—  All's  right!  »  dit  l'officier. 

Les  caisses  sont  refermées,  chargées  sur  une  char- 
rette, et  le  gros  Juif  s'en  va  tout  guilleret. 

J'étais  fixé.  Je  me  présente  aussitôt  au  chef  de  la 
bande,  je  décline  mon  nom;  il  me  confie  à  l'un  de  ses 
hommes,  en  lui  remettant  ma  déclaration  qu'il  a  dans 
la  main.  J'entre  aussitôt  en  matière. 

«  Ce  soir,  Fifth  Avenue  Hôtel,  10  dollars  !  » 

Mais  cet  officier-ci  n'aime  pas  se  déranger,  ou  bien 
peut-être  n'a-l-il  pas  confiance. 

«  Welll  Stranger!  I  d'rather  Jive,  down!  (J'en 
aime  autant  cinq  tout  de  suite.) 

—  All's  right!  » 

Une  fois  l'entente  établie,  il  examine  le  bordereau. 
On  y  a  mentionné  les  selles  et  les  fusils  que  nous  em- 
portons pour  notre  tournée  dans  le  Far-West.  Cela 


32  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

semble  le  rendre  un  peu  perplexe,  d'autant  plus  que 
son  grand  chef  est  près  de  nous.  Tout  à  coup,  une 
idée  lumineuse  parait  lui  venir  : 

s  Qu'est-ce  que  vous  venez  faire  en  Amérique? 
Est-ce  que  vous  viendriez  chasser,  par  hasard? 

—  Tout  juste  ! 

—  All's  l'ight!  Vous  êtes  des  chasseurs!  Les  selles 
et  les  fusils  sont  vos  outils,  etc.  Art.  1347  :  Les  immi- 
grants ne  payent  aucun  droit  sur  les  outils  nécessaires 
à  l'exercice  de  leur  profession.  » 

Il  y  a  cependant  des  exceptions  :  car  deux  jeunes 
passagères  des  secondes,  aux  allures  légèrement  éva- 
porées, sont,  au  moment  même  où  nous  passons  au 
bureau,  en  train  de  récriminer  parce  qu'on  les  oblige 
de  payer  pour  des  chemises  de  nuit  en  foulard  rose, 
des  bas  de  soie  à  jours  et  des  souliers  de  satin.  Ces  der- 
niers, notamment,  sont  laxés  à  raison  de  40  francs  par 
paire.  Pourquoi,  aussi,  les  pauvres  filles  n'ont-elles 
pas  suivi  l'exemple  du  bon  gros  Juif? 

En  Amérique,  les  employés  de  la  douane,  comme 
tous  les  autres  fonctionnaires,  suivent  la  fortune  de 
leur  parti  politique  et  sont  destitués  ipso  facto  le  jour 
où  leurs  adversaires  arrivent  au  pouvoir.  Ils  touchent 
des  salaires  mensuels,  qui  varient  de  50  à  80  dollars, 
sur  lesquels  sont  prélevées,  obligatoirement,  de  grosses 
cotisations,  destinées  aux  dépenses  de  l'élection  future 
et  aux  frais  de  propagande.  Mais  ils  ont  tant  d'ordre 
et  d'économie,  qu'en  trois  ou  quatre  ans,  ils  trouvent 
tous  moyen  de  se  retirer  avec  des  fortunes  souvent  fort 
grosses.  Quelques-uns  même  arrivent  à  ce  nec  plus 
ultra  du  luxe  que  les  journaux  du  pays  expriment  par 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  33 

la  phrase  suivante,  qu'on  trouve  à  chaque  instant  appli- 
quée aux  fonctionnaires  du  parti  opposé,  qui  font  dan- 
ser les  dollars  de  la  nation  :  «  Il  loge  dans  une  maison 
en  pierre  brune,  il  a  des  trotteurs  et  il  donne  des  sou- 
pers au  Champagne,  aux  «  belles  a  (sic)  du  corps  de 
ballet,  a  C'est  ce  qui  explique  que  ces  places  sont 
tellement  recherchées  qu'on  les  réserve  pour  les 
agents  électoraux  qui  se  sont  le  plus  distingués.  Mon 
ami  le  général  raconte  même,  à  ce  sujet,  une  bien 
bonne  histoire  : 

«  ...Si  j'étais  à  la  bataille  de  Bull's  Run?  ijes,  sir} 
j'étais  à  Bull's  Run!  (Où  n'a  pas  été  le  général!)  Et 
savez-vous  pourquoi  les  rebelles  nous  ont4>attus  à  Bull's 
Run,  sir?  Je  vais  vous  le  dire,  sir.  Ils  étaient  déjà 
cernés  ;  ils  allaient  être  pris  comme  un  opossum  per- 
ché sur  un  arbre.  Le  vieux  Joe  Tucker,  avec  la  cava- 
lerie, allait  tomber  sur  eux  comme  un  tonnerre  graissé 
(greased  lightning).  (Le  général  adore  les  images,  et  il 
les  choisit  d'ordinaire  heureuses.  On  sent  qu'un  ton- 
nerre bien  graissé  doit  aller  bien  plus  vite  qu'un 
autre.)  malheureusement,  à  ce  moment  la  nouvelle  se 
répandit  dans  l'armée  qu'une  vacance  venait  de  se 
produire  parmi  les  employés  de  la  douane  de  New- 
York.  Le  premier  général  qui  l'apprit  tourna  bride  et 
partit  à  fond  de  train  pour  aller  demander  la  place.  Un 
autre,  le  voyant  partir,  se  douta  de  la  chose,  et  courut 
après  lui,  de  peur  d'arriver  en  retard  pour  poser  aussi 
sa  candidature.  Les  colonels  en  firent  autant!  Les  régi- 
ments suivirent  les  colonels,  et  voilà  pourquoi  nous 
avons  perdu  la  bataille  de  Bull's  Run,  sir.  -n 

Toujours  ce  sir  strident  comme  l'appel  d'un  clairon 


U  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

qui  ponctue  chaque  phrase.  Quand  le  général  raconte 
ces  histoires-là,  on  ne  sait  jamais  si  c'est  de  vous,  de 
lui-même  ou  d'une  troisième  personne  qu'il  se  moque. 
Au  fond,  je  crois  que  c'est  de  tout  le  monde  —  lui 
compris. 

Il  existe,  nous  a-t-on  dit,  à  New-York  deux  hôtels 
principaux,  YHqffmans  House  et  le  Fifth  Avenue 
Hôtel.  Pour  employer  l'expression  du  pays,  le  premier 
est  conduit  sur  le  plan  européen;  le  second,  sur  le 
plan  américain.  Cela  veut  dire  qu'à  l'Hoflman,  on 
fait  payer  chaque  chose  séparément,  tandis  qu'à  l'autre, 
pour  un  prix  fixe,  on  a  tout  à  forfait.  Comme  nous 
sommes  des  louristes  sérieux  et  que  nous  ne  sommes 
pas  venus  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique  pour  y  retrou- 
ver les  coutumes  françaises,  mais  hien  pour  étudier 
les  usages  des  natifs ,  nous  n'avons  pas  une  minute 
d'hésitation,  et,  sur  ce  simple  renseignement,  c'est  le 
nom  du  Fifth  Avenue  Hôtel  que  nous  indiquons  à 
l'homme  de  l'express. 

Voici  déjà  une  première  coutume  locale  à  signaler. 
Quand  on  arrive  à  Paris,  à  Londres,  à  Bruxelles,  on 
trouve,  pour  se  rendre  à  l'hôtel,  des  fiacres,  des  cabs 
ou  des  vigilantes  ;  au  Caire,  on  a  des  ânes;  à  Hong- 
kong, des  palanquins,  et  à  Yokohama,  des  djirin- 
kishas.  Je  me  rappelle  même  qu'ayant  été  chargé,  un 
jour,  d'une  mission  diplomatique  auprès  de  S.  AI.  la 
reine  de  Bavatou-Bé,  sur  la  côte  de  Madagascar  (il 
s'agissait,  autant  qu'il  m'en  souvient,  de  l'acquisition, 
pour  l'équipage,  d'un  bœuf,  en  échange  d'un  fusil  de 
traite  orné  de  clous  dorés),  cette  souveraine,  une 
superbe  princesse  de  5  pieds  6  pouces,  noire  comme  Té- 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  35 

bène,  et  vêtue  de  sa  seule  beauté,  à  peine  rehaussée  de 
quelques  plumes  de  perroquet,  cette  souveraine,  dis-je, 
voyant  que  j'étais  un  peu  embarrassé  pour  accoster 
sans  mouiller  un  superbe  pantalon  blanc,  ne  dédaigna 
pas  de  m'enlever  sur  son  dos  royal,  pour  me  porter  à 
son  palais.  Heureux  temps  !  J'avais  dix-sept  ans,  et  je 
pesais  50  kilos  !  Voilà  comment  on  opère  chez  les 
peuples  civilisés  et  même  chez  ceux  qui  ne  le  sont 
pas.  En  Amérique,  on  a  changé  tout  cela. 

A  tous  les  débarcadères,  dans  toutes  les  gares,  on 
trouve  un  homme,  dit  l'homme  de  l'express,  qui  se 
charge  de  conduire  vos  bagages  à  l'hôtel,  moyennant 
la  modeste  rétribution  de  cinquante  cents  (2  fr.  50) 
par  colis,  quelle  qu'en  soit  la  dimension.  Quant  au 
voyageur,  il  est  autorisé  à  s'y  rendre  de  son  côté, 
comme  bon  lui  semble.  Cependant,  par  un  heureux 
hasard,  nous  avons  pu  trouver  un  fiacre,  au  bout  de 
quelques  instants,  et  le  transport  de  nos  personnes  et 
de  quelque  cent  kilogrammes  de  bagages,  du  wharf  à 
l'hôtel,  ne  nous  a  coûté  que  trente-cinq  francs.  A  Paris, 
un  petit  omnibus  aurait  fait  tout  cela  pour  cinq  francs. 
Les  Américains  font  tout  grand  :  We  are  a  great 
people,  sir! 

La  première  impression  qu'on  ressent  en  entrant 
en  ville  n'est  pas  favorable.  Une  collection  d'horribles 
masures  bordent  le  quai.  Les  chevaux  se  débattent 
dans  une  mer  de  boue  qui,  par  endroits,  devient  de 
véritables  fondrières.  On  se  croirait  dans  une  vilaine 
ville  de  province  de  troisième  ordre,  pourvue  d'une 
municipalité  radicale.  Mais  dès  qu'on  est  sorti  de  cette 
première  zone,  pour  entrer  dans  la  ville  proprement 


36  EN    VISITE    CHEZ    LOXCLE    SAM. 

dile,  c'est  un  changement  à  vue.  Les  larges  avenues, 
plantées  de  beaux  arbres,  s'allongent  en  ligne  droite, 
bordées  de  grandes  maisons  de  superbe  apparence  : 
de  loin  en  loin,  on  rencontre  des  squares,  non  pas 
séparés  de  la  chaussée,  comme  les  nôtres,  par  une 
grille,  mais  plantés  comme  de  vrais  jardins  anglais, 
avec  un  joli  gazon  bien  fin  et  bien  vert;  et  puis,  tous 
les  cent  pas,  des  églises,  des  chapelles  de  toutes  les 
formes,  de  toutes  les  dénominations,  presque  toujours 
construites  un  peu  en  retrait,  au  milieu  d'un  joli  jar- 
din, le  porche  caché  par  de  grandes  plantes  grimpantes, 
rosiers  ou  clématites,  qui  leur  donnent  un  faux  air  d'é- 
glises de  village.  Le  gothique  paraît  être  le  style  préféré. 
Est-il  toujours  d'une  pureté  absolue,  je  n'en  sais  rien 
et  n'en  ai  cure:  toujours  est-il  que  l'elfet  est  charmant. 

Tout  cela  est  construit  d'une  belle  pierre  rouge, 
sorte  de  grès  d'un  grain  assez  gros,  presque  de  la  cou- 
leur d'un  chocolat  un  peu  clair,  mais  qui  est  trés- 
agréable  à  l'œil  et  a  l'avantage  de  ne  pas  se  tacher  de 
souillures  grises,  comme  nos  pierres  blanches  de  Paris, 
sous  l'influence  de  la  poussière  et  de  la  pluie. 

Peu  de  grands  monuments.  Xous  reconnaissonsl'hôtel 
delà  Poste,  pourl'avoirvuàrÉden,dansle  ballet  &  Excel-, 
sior.  Mais,  décidément,  il  gagne  à  être  vu  aux  feux  de 
la  rampe,  avec  une  foule  de  petits  facteurs  aux  mollets 
roses,  gambadant  devant  ses  portes.  Nous  apercevons 
aussi,  de  loin,  le  légendaire  City-Hall,  dont  la  con- 
struction et  l'ameublement  ont  enrichi  tant  de  monde. 
Tout  cela  n'a  de  remarquable  que  les  chiffres  des 
mémoires;  mais,  au  bout  du  compte,  on  ne  vient  pas 
à  New-York  pour  y  voir  des  monuments. 


EN    VISITE    CHEZ    I/ONCLE    SAM.  37 

Enfin  notre  voiture  s'arrête  à  la  porte  du  F 'ij th  Avenue 
Hôtel.  Il  est  situé  sur  l'avenue  dont  il  a  pris  le  nom, 
au  coin  de  la  vingt-troisième  rue,  comme  il  appert  de 
la  légende  qui  orne  la  lanterne  du  réverbère  :  car  ici, 
il  n'y  a  pas  de  plaques  au  coin  des  rues.  En  face,  se 
trouve  Madison-Square,  un  des  plus  jolis  de  la  ville. 
L'hôtel  est  une  grande  maison,  sans  prétentions  à 
l'architecture.  Nous  entrons  dans  le  grand  hall  qui, 
dans  les  hôtels  américains,  contient  toujours  un  «bar»  , 
une  boutique  de  coiffeur,  un  bureau  de  télégraphe, 
une  agence  de  vente  pour  les  billets  de  chemins  de  fer, 
et  est,  parle  fait,  un  lieu  à  peu  près  public;  on  nous 
conduit  à  un  comptoir  derrière  lequel  se  tiennent  trois 
messieurs,  beaux  comme  le  jour  et  mis  avec  une  élé- 
gance suprême.  Ce  sont  les  clerks. 

L'un  d'eux  nous  fait  signer  nos  noms  sur  un  gros 
registre,  puis  nous  confie  à  un  domestique  qui  nous 
emmène,  au  moyen  de  l'ascenseur,  dans  les  régions 
supérieures  pour  nous  faire  choisir  nos  chambres. 
Après  en  avoir  visité  plusieurs,  nous  en  retenons  deux 
qui  communiquent  ensemble  et  donnent  sur  le  square. 
Dans  chacune  d'elles,  il  y  a  une  grande  toilette,  avec 
robinets  d'eau  chaude  et  d'eau  froide,  sept  ou  huit  becs 
de  gaz;  de  plus,  nous  avons  la  jouissance  exclusive 
d'une  salle  de  bain,  admirablement  agencée,  qui  ouvre 
sur  l'une  des  chambres.  Tout  cela  est  parfaitement 
propre,  et  coûterait,  à  Paris,  au  bas  mot,  cinquante  ou 
soixante  francs  par  jour.  On  nous  apprend,  quand  nous 
redescendons,  que,  y  compris  les  quatre  repas  quoti- 
diens qui  sont  servis  aux  clients  de  l'hôtel,  cela  ne  coûte 
que  trente  francspar  tête.  C'est  incroyable  de  bon  marché. 

3 


38  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

Comme  le  déjeuner  que  M...  a  pris  ce  malin  n'a 
comblé  que  très-imparfaitement  les  vides  produits  par 
ses  dix  jours  d'abstinence,  son  estomac  pousse  de  telles 
clameurs,  que  nous  descendons,  dès  cinq  heures  et 
demie,  chercher  notre  pâture.  Du  reste,  la  salle  à 
manger  contient  déjà  pas  mal  de  monde.  C'est  une 
grande  pièce,  de  belles  dimensions,  mais  que  dépare 
un  peu  une  décoration  dans  le  goût  italien ,  d'une 
exécution  bien  inférieure.  Il  n'y  a  pas  de  table  d'hôte. 
Un  monsieur,  en  habit  noir,  la  barbiche  au  menton, 
qui  se  tient  à  la  porte,  nous  conduit  à  une  petite  table 
et  nous  confie  aux  bons  soins  d'un  des  garçons  qui  se 
tiennent  en  rang,  au  fond  de  la  salle,  attendant  leur 
tour  de  service.  Celui-ci,  sans  mot  dire,  nous  apporte 
immédiatement  une  énorme  terrine  de  belles  fraises, 
un  grand  bol  de  crème,  et  s'en  va. 

u  Quel  drôle  de  pays!  dit  M...  Est-ce  qu'ils  croient, 
par  hasard,  que  je  vais  commencer  mon  dîner  par  des 
fraises? 

—  Ma  foi,  mon  cher,  regardez  nos  voisins,  ils  le 
font  tous. 

—  Ah!  alors,  tant  pis  pour  les  principes;  d'ailleurs, 
elles  paraissent  excellentes,  s 

Et,  vidant  le  compotier  dans  nos  assiettes,  nous  nous 
mîmes  bravement  à  fonctionner.  Pendant  que  nous 
étions  absorbés  par  cette  occupation,  qui  n'avait  du 
reste  rien  de  pénible,  le  garçon  reparut.  Il  déposa  deux 
verres  d'eau  glacée  à  côté  de  nous,  puis,  toujours  sans 
mot  dire,  me  tendit  le  menu  imprimé  sur  une  carte 
rouge,  timbrée  de  la  vue  de  l'hôtel.  Gargantua  ne  l'eût 
pas  désavoué.  Je  résiste  à  l'envie  de  le  transcrire  ici, 


EN    VISITE    CHEZ    LOXCLE    SAM.  39 

mais  non  à  celle  d'en  donner  l'analyse.  Il  y  avait 
deux  soupes,  deux  entrées  de  poisson,  six  bouillis, 
sept  viandes  froides,  six  entrées,  six  rôtis,  dix  légumes; 
mais  ici  on  a  un  peu  visé  à  l'effet,  car,  sur  les  dix,  il  y 
a  trois  plats  de  pommes  de  terre,  des  betteraves  et  du 
riz.  La  pâtisserie  comporte  huit  articles,  et  le  dessert 
atteint  le  chiffre  treize,  que  recommandent  les  bons 
auteurs.  Mais,  là  aussi,  on  triche  un  peu;  car  on  énu- 
mère  gravement  des  raisins  secs,  des  amandes  et  des 
noisettes,  à  côté  de  bananes  excellentes  et  de  superbes 
ananas,  qui  arrivent  chaque  jour  de  la  Floride  par 
masses  énormes. 

Par  exemple,  ce  qu'il  y  a  de  navrant,  c'est  la  manière 
dont  on  est  servi.  Vous  avez  parfaitement  le  droit  de 
commander  de  tous  les  plats,  si  vous  le  désirez.  Mais 
tout  vous  est  apporté  à  la  fois,  sur  un  plateau;  la 
soupe  et  les  glaces  sont  mises  côte  à  côte,  travaillant  à 
égaliser  leur  température,  avec  le  zèle  que,  seule, 
peut  leur  donner  la  conscience  qu'elles  obéissent  aux 
lois  supérieures  de  la  physique.  Tout  le  reste  est  servi 
dans  des  petites  soucoupes,  par  portions  infinitésimales  ; 
le  garçon  dépose  le  contenu  de  son  plateau  autour  de 
votre  assiette,  après  quoi  il  va  reprendre  son  rang  à 
la  file,  et  vous  n'entendez  plus  parler  de  lui.  Je  ne 
connais  pas  de  manière  plus  désagréable  de  manger. 

Quand  nous  sortons,  nous  retrouvons  le  fonctionnaire 
de  la  porte,  qui  nous  adresse  un  petit  sourire  bien- 
veillant. Comme  j'ai  à  lui  demander  quelques  rensei- 
gnements qui  révèlent  ma  parfaite  ignorance  des  choses 
et  du  pays,  nous  entamons  une  petite  conversation  qui 
nous  lie  tout  de  suite;  tellement,  qu'il  me  donne  une 


40  EX    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

vigoureuse  poignée  de  main  au  moment  où  nous  nous 
quittons,  et  me  déclare  qu'il  sera  heureux  de  me  faire 
les  honneurs  de  la  capitale. 

Xous  allons  achever  la  soirée  dans  Madison-Squai'e, 
brillamment  éclairé  par  des  phares  électriques  placés 
au  sommet  de  mâts  très-élevés,  et  qui  prouvent  une 
fois  de  plus  que  l'art  peut  très-bien  battre  la  nature, 
sur  son  propre  terrain.  La  lune  parait  s'en  rendre 
compte,  car  nous  la  voyons  disparaître  du  côté  de  la 
vingt-troisième  rue,  découragée  par  la  concurrence 
que  lui  font  ces  beaux  globes  lumineux,  et  sentant 
qu'il  lui  est  impossible  de  produire  une  lumière  aussi 
doucement  argentée  que  celle  qu'ils  projettent  sur  le 
sol  à  travers  les  grands  arbres  du  jardin.  Nous  y  retrou- 
verons plusieurs  de  nos  compagnons  de  voyage,  venus, 
comme  nous,  pour  prendre  le  frais.  La  grosse  Juive, 
suivie  de  ses  gros  petits  produits  et  donnant  le  bras  . 
son  gros  mari,  nous  accueille  par  un  sourire  aimable. 
Ce  dernier  reçoit  avec  modestie  les  compliments  que 
je  lui  fais  sur  sa  manière  de  traiter  les  affaires  avec  les 
«  officiers  »  de  la  douane.  Un  peu  plus  loin,  nous  pré- 
sentons nos  hommages  aux  trois  Anglaises  que  les 
allures  de  madame  Jumeau  scandalisaient  tant,  et  à 
leur  Révérend.  Celui-ci  commence  déjà  à  trouver  que 
l'Amérique  est  un  assez  singulier  pays.  Il  y  est  venu 
pour  assister  à  un  grand  congrès  de  ministres  épisco- 
paliens,  qui  doit  avoir  lieu,  dans  quelques  jours,  à 
Boston  (ô  congrès,  que  d'argent  vous  faites  gagner 
aux  chemins  de  fer  et  bateaux  à  vapeur!);  mais  il  eslime 
que  ses  collègues  du  nouveau  monde  élèvent  bien  mal 
leurs  ouailles,  sinon  au  point  de  vue  de  la  vertu,  du 


EX    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  41 

moins  à  celui  (!es  belles  manières.  Il  nous  raconte 
qu'en  descendant  aujourd'hui  pour  dîner,  il  a  demandé 
îi  une  servante  de  l'hôtel  si  la  dame  anglaise  et  ses 
}eux  filles  étaient  prêtes  : 

«  Well!  a  répondu  celle-ci,  I guess  they  are!  (Je 
suppose  qu'elles  le  sont!)Carla  jeune  dame  (theyoung 
lady)  qui  fait  leur  chambre  vient  de  me  dire  que  les 
ùcwxjilles  (ihe  two  girls)  étaient  déjà  descendues.  » 

Une  foule  d'autres  young  ladies,  en  robes  claires,  en 
manches  et  en  corsages  transparents,  circulent,  par 
groupes  de  deux  ou  de  trois,  sous  les  arbres  du  square, 
parlant  très-haut,  s'appelant,  riant  et  gesticulant.  De 
temps  en  temps,  elles  s'arrêtent  et  causent  avec  des 
jeunes  gens  de  leur  connaissance.  En  Europe,  on 
comprendrait  très-bien  ce  dont  il  s'agit  :  il  paraît 
qu'ici,  ce  n'est  pas  cela  du  tout.  Ces  jeunes  filles  sont 
parfaitement  honnêtes,  malgré  ces  étranges  allures.  Du 
reste,  elles  sont  presque  toutes  remarquablementlaides. 

Vers  onze  heures,  nous  rentrons.  Au  moment  où  je 
demande  ma  clef,  on  me  remet  une  carte,  en  me 
disant  qu'un  monsieur  m'attend  dans  un  petit  salon 
qu'on  m'indique.  M.  Silas  E.  F.  G.  Waterford;  je 
n'ai  jamais  entendu  ce  nom.  Je  vois  un  petit  homme 
assis  dans  un  fauteuil,  un  gros  carnet  à  la  main,  qu'il 
brandit  à  ma  vue,  d'un  air  bienveillant,  en  m'engageant 
d'un  geste  à  m 'asseoir. 

J'élais  en  présence  d'un  reporter,  l'inévitable 
reporter  américain!  le  type  du  genre!  Il  me  regarda 
attentivement  pendant  quelques  secondes,  en  prenant 
des  notes.  Il  s'agissait  évidemment  de  mon  physique. 
Je  cherchai  à  prendre  une  altitude  tout  à  la  fois  noble 


42  EX    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

et  élégante,  qui  pût  faire  valoir  les  moyens  de  séduc- 
tion, malheureusement  assez  clair-semés,  que  m'a 
départis  la  nature,  d'une  main  trop  avare.  Mes  efforts 
ne  furent  pas  inutiles,  autant  que  j'en  pus  juger. 
M.  Waterford  hocha  la  lête  d'un  air  qui  n'avait  rien 
d'hostile,  relut  tout  bas  ce  qu'il  avait  écrit,  pour 
s'assurer  qu'il  n'avait  rien  oublié;  puis  il  plongea  tout 
de  suite  dans  le  vif  de  son  sujet  : 

«  Eh  bien,  baron,  vous  voici  donc  à  New- York!  Je 
suis  le  reporter  du  Morning  War  Whoop.  Sir,  ne  soyez 
pas  intimidé!  Dans  votre  vieille  patrie  (in  the  old 
country)  (ceci  dit  avec  nuance  de  dédain),  on  vous  aura 
sans  doute  raconté  que  nous  autres  reporters  améri- 
cains, nous  sommes  terribles.  Mais  non,  sir,  non.  Per- 
sonnellement, je  suis  même  animé  pour  votre  nation 
des  sentiments  les  plus  bienveillants!  Sir,  la  regrettée 
madame  Waterford  (the  late  lamented)  était  Française, 
sir,  et  l'honneur  de  son  sexe,  sir.  » 

Je  m'amusais  énormément  et  retenais  difficilement 
une  formidable  envie  de  rire.  J'exprimai,  en  quelques 
paroles  émues  et  sympathiques,  la  douleur  que  me 
causait  la  mort  de  madame  Waterford,  et  risquai  même 
l'insinuation  que  d'autres  jeunes  filles  françaises, 
accomplies  elles-mêmes,  seraient  sans  doute  bien  heu- 
reuses de  briguer  l'honneur  de  la  remplacer  au  foyer 
désert  de  M.  Waterford.  J'avais  peur  que  celle-là  ne 
fût  un  peu  forte,  mais  M.  Silas  E.  F.  G.  Waterfori  ne 
se  fâcha  pas.  Il  avait  évidemment  la  conscience  de 
remplir  une  mission,  le  sacerdoce  de  la  presse.  Il  con- 
tinua d'un  ton  insinuant  : 

«  Et  que  venez-vous  faire  en  Amérique,  sir?  » 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  Ai 

A  ce  moment,  je  pensai  à  1'  «  officier  »  de  ce  matin, 
celui  de  la  douane. 

«  Chasser!  répondis-je  sans  hésiter;  mon  compagnon 
et  moi,  nous  sommes  des  chasseurs  enragés.  La  chasse 
est  fermée  en  France;  alors  nous  sommes  venus  chasser 
en  Amérique. 

—  Chasseurs!  Ah!  vous  êtes  des  chasseurs!  Wéll, 
sir!  Dans  ce  vaste  continent,  vous  trouverez  des  chasses 
auxquelles  ne  vous  auront  pas  habitués  celles  de  la 
vieille  Europe.  Vous  pourrez  chasser  tout,  sir,  depuis 
le  dindon  sauvage  jusqu'au  noble  bufïalo.  » 

Pour  dire  chasseurs,  chasser,  il  employait  le  mot 
hunter,  hunt.  Certainement  un  Français  est  bien  ridi- 
cule en  faisant  ces  remarques-là;  mais,  enfin,  j'ai 
toujours  appris  qu'en  anglais,  hanter  veut  dire  «cheval 
de  chasse  »  ,  et  hunt  veut  dire  a  chasse  à  courre  »  ;  les 
Américains  n'y  regardent  pas  de  si  près.  Ils  vous  pro- 
posent, sans  sourciller,  d'aller  «  chasser  à  courre  »  des 
cailles,  et  disent  :  «  M.  un  tel  est  un  bien  bon  s  cheval 
de  chasse.  »  Ils  sont  assurément  bien  les  maîtres  de 
s'exprimer  comme  bon  leur  semble,  cependant  l'idée 
d'aller  chasser  des  dindons,  à  cheval,  avec  un  cor  de 
chasse  et  un  habit  rouge,  me  semblait  un  peu  drôle. 
Heureusement,  je  conservai  mon  sérieux. 

«  Mais,  continua  l'étonnant  Silas,  je  vous  recom- 
mande, sir,  de  ne  pas  négliger  l'étude  de  nos  glorieuses 
institutions.  Sir,  notre  presse,  notamment,  sir,  est  peut- 
être  celle  de  nos  institutions  nationales  dont  nous 
sommes  le  plus  justement  fiers.  Nous  sommes  un  peuple 
jeune,  sir!  Comme  l'aigle,  qui  est  notre  emblème 
national,  nous  aimons  à  nous  élever  dans  l'espace,  au- 


44  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

dessus  des  «  conventionalismes  »,  qui,  trop  souvent, 
vous  retiennent  dans  leurs  filets,  sir.  Nous  avons  l'exu- 
bérance de  la  jeunesse,  sir,  mais  nous  en  avons  aussi 
la  force  et  la  majesté.  » 

Je  l'assurai  que  s'il  existait  au  monde  un  admirateur 
convaincu  des  institutions  américaines,  c'était  bien 
moi,  et  que  j'allais  m'appliquer  à  leur  élude,  sur  le 
vif,  avec  une  diligence  extraordinaire.  J'aurais  pu 
ajouter  que  j'avais  déjà  commencé.  Nous  échangeâmes 
encore  quelques  mots;  il  fit  un  petit  discours  final; 
puis,  tournant  le  robinet  de  son  éloquence,  il  referma 
son  carnet,  me  serra  la  main  et  se  retira,  non  sans 
m'avoir  affirmé  qu'il  était  ravi  d'avoir  fait  la  connais- 
sance d'un  hunter  tel  que  moi. 

N.  B.  Est-il  besoin  d'ajouter  que,  le  lendemain 
matin,  je  me  suis  empressé  d'acbeterle  Morning  War 
Whoop  à  un  jeune  citoyen,  très-sale,  qui  le  vendait 
sous  la  porte  de  l'hôtel?  Cela  m'a  coûté  six  sous,  mais 
je  ne  les  ai  pas  regrettés,  car  j'ai  eu  la  satisfaction  de 
voir  <jue  nous  sommes  signalés  aux  populations  comme 
d'enragés  «  chevaux  de  chasse)) ,  venus  pour  dépeupler 
de  gibier  l'Amérique,  du  nord  au  sud  et  de  l'est  à 
l'ouest.  Que  diantre  cela  peut-il  bien  leur  faire?  Seule- 
ment, grâce  à  ma  profonde  politique,  on  nous  traite  de 
a  notabilités»  ,  et  l'on  fait  les  allusions  les  plus  flatteuses 
à  nos  qualités  physiques  et  morales,  tandis  que  le  petit 
duc  de  X...,  venu  dernièrement  et  qui  aura  probable- 
ment mal  reçu  le  Waterford  quelconque  qui  l'a  «inter- 
viewé »,  a  pu  lire,  dans  la  même  feuille,  les  réflexions 
les  plus  désobligeantes  sur  la  forme  de  sa  jaquette,  la 
coupe  de  ses  cheveux  et  sa  tournure  en  général. 


CHAPITRE   II 

Xew-York.  —  Les  rues.  —  Les  vêtements.  —  La  nourriture.  — 
L'éducation  des  jeunes  filles.  —  Les  causes  célèbres.  —  Star, 
routes.  —  Tlie  Duke' s  case.  —  Jurys  et  jurés.  —  La  police.  — 
Les  malheurs  du  Révérend.  —  Les  journaux.  —  Le  style.  — 
Un  maître  d'hôtel  vertueux.  —  Les  courses.  —  Les  domes- 
tiques. 

là?  juin.  —  Ce  matin,  à  huit  heures,  j'étais  encore  à 
ma  toilette,  quand  un  homme  s'est  introduit  dans  ma 
chambre.  C'était  encore  un  interviewer.  Mais  comme, 
d'une  part,  il  était  moins  inquisitif  que  mon  ami  Water- 
ford,  et  que,  de  l'autre,  j'étais  pressé,  l'entrevue  n'a 
pas  duré  trois  minutes.  Lui  parti,  il  en  est  venu  un 
troisième,  qui  n'est  pas  resté  plus  longtemps;  mais  à 
peine  était-il  dehors,  que  ma  porte  s'ouvre  de  nouveau 
et  que  je  vois  entrer  un  monsieur  très-bien,  qui  me 
demande  de  mes  nouvelles  et  s'informe  de  l'impres- 
sion que  m'a  produite  New- York.  Après  une  série  de 
coq-à-1'àne,  je  découvre  que  je  suis  en  présence  du 
gentleman  chargé  du  blanchissage,  qui  vient  chercher 
mon  linge;  puis  il  me  faut  conférer  avec  le  gentleman 
qui  cire  les  souliers,  lequel  se  plaint  de  ce  que  nous 
n'avons  pas  mis  les  nôtres  dehors  assez  tôt.  Nous  nous 
excusons  comme  il  convient,  et  puisnousallonsdéjeuner 
sommairement,  car  il  nous  faut  aller  ce  matin  dans 
deux,  ou  trois  banques  différentes. 

Les  hommes  d'affaires  américains,  autant  dire  tous 

3. 


46  EÏV    VISITE    CHEZ    L  OR  CLE    SAM. 

les  Américains,  ont  adopté  l'excellent  usage  anglais  de 
ne  jamais  avoir  leurs  bureaux  dans  leurs  maisons.  Un 
banquier  qui  se  respecte  demeure  Up  Town,  c'est-à-dire 
à  partir  de  la  vingt-troisième  rue,  jusqu'à  la  soixan- 
tième ou  soixante-dixième,  et  vient  tous  les  matins, 
vers  neuf  heures,  dans  son  office  de  Wall-Street,  dans  la 
vieille  ville,  soit  par  l'omnibus,  soit  par  l'Elevated-Rail- 
way.  Nous  convenons  d'y  aller  à  pied  pourvoir  la  ville. 

Elle  nous  produit  toujours  une  excellente  impres- 
sion. Quoiqu'il  fasse  très-chaud,  l'air  circule  à  flots  dans 
ces  immenses  avenues.  De  beaux  magasins,  tout  à  fait 
analogues  à  ceux  de  Paris,  exposent  leurs  étalages 
derrière  d'immenses  glaces  étincelantes  de  propreté. 
Souvent,  ils  ont  une  petite  vitrine  supplémentaire  sur 
le  bord  du  trottoir,  dans  une  sorte  de  borne  vitrée.  Les 
bureaux  de  tabac  s'annoncent,  au  même  endroit,  par 
la  statue,  de  grandeur  naturelle,  d'un  Indien  barbouillé 
d'ocre  jaune,  une  couronne  de  plumes  sur  la  tète, 
chaussé  de  mocassins  et  brandissant  un  calumet  dans 
sa  main;  les  boutiques  de  coiffeurs  ont  un  poteau  peint 
de  spirales  blanches  et  rouges;  les  pédicures,  il  y  en  a 
à  chaque  pas,  ont  une  borne  surmontée  d'un  pied 
colossal  en  marbre  blanc.  A  la  porte  des  nôtres,  on  voit 
un  amour  de  petit  pied  rose,  reposant  sur  un  nuage 
gris  perle  qui  reparaît  au-dessus  du  tableau,  pour  voiler 
la  jambe.  C'est  poétique,  gracieux  et  affriolant  tout  à 
la  fois.  Ici,  de  peur  de  mauvaises  pensées,  le  sculpteur 
a  le  soin  d'indiquer,  au-dessus  de  la  cheville,  le  bas 
d'un  pantalon  brodé  :  hommage  rendu  à  la  vieille 
austérité  puritaine. 

Dans  tous  les  coins  de  rue,  des  étalages  d'admirables 


EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM.  47 

fleurs,  des  roses  surtout,  merveilleuses  :  puis,  des 
petites  boutiques  de  boissons  frappées  à  la  glace  appa- 
raissent à  chaque  pas.  La  consommation  qui  s'en  fait 
est  prodigieuse. 

L'aspect  de  la  chaussée  est  moins  brillant.  Le  pavé 
est  abominable;  à  certains  endroits,  ce  sont  de  petits 
cubes  de  granit;  ailleurs,  des  dalles  :  mais  toujours 
horriblement  mal  entretenu  et  jonché  de  débris  de 
toute  sorte.  En  hiver,  on  enfonce,  paraît-il,  dans  la 
boue  jusqu'à  la  cheville.  Les  trottoirs,  construits  et 
balayés  par  les  soins  des  propriétaires,  sont  beaucoup 
mieux.  Ils  sont  formés  d'immenses  dalles  de  pierres 
noires.  Le  sous-soldes  maisons  se  prolongeant  au-des- 
sous d'elles,  elles  sont  percées  de  petits  hublots  garnis 
do  verres  lenticulaires,  pour  l'éclairage,  et  d'un  gros 
trou,  à  travers  lequel  chaque  habitant  reçoit  sa  pro- 
vision de  charbon  et  ses  fournitures  de  toute  sorte. 
C'est  un  système  qui  me  semble  extrêmement  pratique. 

Le  trafic  est  moins  grand  que  je  ne  me  le  serais 
figuré  :  incomparablement  moindre  qu'à  Londres  et 
même  qu'à  Paris.  Très-peu  de  voitures  de  maîtres; 
celles  qu'on  voit  sont  mal  attelées,  mal  tenues,  et 
conduites  par  des  cochers  à  moustache  horripilante.  Il 
est  vrai  que  toutes  les  personnes  élégantes  sont  en  ce 
moment  aux  bains  de  mer  ou  aux  eaux.  On  ne  voit, 
non  plus,  presque  pas  de  fiacres.  Beaucoup  de  petits 
omnibus  blancs  avec  un  cocher  souvent  en  bras  de 
chemise,  abrité  du  soleil  par  un  grand  parapluie  fixé 
au  siège.  Les  attelages  sont  aussi  bien  inférieurs.  Pour 
les  protéger  contre  les  coups  de  soleil,  très-dangereux 
en  ce  moment,  on  fixe  aux  têtières  des  chevaux  des 


48  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

petits  parapluies  en   étoffe    rose  ou  bleue,   qui  leur 
donnent  l'apparence  la  plus  extraordinaire. 

Si,  à  l'une  des  expositions  universelles  dont  on  fait 
un  tel  abus  de  nos  jours,  on  s'avise  jamais  d'organiser 
un  concours  de  toilettes,  pour  bommes,  j'imagine  que 
les  compatriotes  de  M.  Poole  recevront  d'emblée  le 
premier  prix  ;  je  ne  serais  pas  étonné  que  les  Espagnols 
vinssent  ensuite.  Nous  autres,  Français,  il  ne  faut  pas 
nous  le  dissimuler,  nous  ne  serons  pas  dans  les  pre- 
miers :  mais  les  Américains  seront  sûrement  mauvais 
derniers.  Ceux  qui  sont  très,  très-riches  se  font  habiller 
en  Angleterre1  ;  il  ne  faut  pas  parler  de  ceux-là  :  mais 
la  masse  de  la  population  est  aussi  mal  vêtue  qu'on 
peut  se  le  figurer.  Les  ouvriers  que  nous  rencontrons 
allant  à  leur  travail  sont  couverts  de  véritables  guenilles, 
qui  n'ont  même  pas  l'air  d'avoir  été  faites  pour  ceux 
qui  les  portent.  Les  enfants,  nu-pieds,  qui  grouillent 
partout,  vendant  des  fleurs,  des  bananes  ou  des  jour- 
naux, sont  habillés  de  loques  qui  déshonoreraient  un 
épouvantail  d'oiseaux.  C'est  que,  dans  ce  pays,  si  les 
vivres  sont  à  bon  marché,  les  vêtements  sont  horrible- 
ment chers.  Mon  ami  le  gros  Juif  est  marchand  de 
confections.  Il  me  disait  que  s'il  n'avait  pas  un  droit, 
qui  est  de  35  pour  100,  autant  qu'il  m'en  souvient, 
pour  le  défendre  contre  les  produits  européens,  il 
n'aurait  plus  qu'à  fermer  boutique.  Cependant  les 
salaires  ne  sont  pas  élevés.  Il  y  a  dans  ce  moment-ci 
plusieurs  grèves,  de  sorte  que  les  journaux  parlent 
beaucoup  de  ces  questions.   Il  parait  que,    dans  les 

1  Ceci  ne  s'applique  qu'à  New-York. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  49 

manufactures,  les  femmes  g.ignent  de  3  à  6  dollars 
par  semaine,  et  les  hommes,  de  6  à  12;  ce  sont  à  peu 
près  les  prix  de  Paris.  Seulement,  je  crois  qu'ici  un 
ouvrier  un  peu  habile  trouve  tout  de  suite  moyen  de 
se  tirer  d'affaire,  et  qu'il  ne  reste  probablement  aux 
manufacturiers  que  ce  qui  est  tout  à  fait  le  rebut.  On 
m'a  donné  cette  explication,  je  ne  sais  si  c'est  la  bonne. 
New-York  a  une  population  de  1,350,000  habitants, 
qui  logent  dans  cent  mille  maisons  :  cela  fait  une 
moyenne  d'un  peu  plus  de  treize  personnes  par  mai- 
son. A  Londres,  il  n'y  en  a  que  huit.  De  plus,  ici, 
toutes  les  familles,  dès  qu'elles  sont  un  peu  à  l'aise, 
habitent  une  maison  entière,  mais  ont  très-peu  de 
domestiques,  à  l'inverse  de  ce  qui  se  passe  en  Angle- 
terre. Enfin,  dans  ce  pays,  les  familles  ne  sont  pas 
nombreuses.  Les  logements  pauvres  doivent  donc  être 
singulièrement  encombrés.  Il  paraît,  en  effet,  que 
c'est  là  une  des  grandes  difficultés  de  la  vie  pour  les 
classes  laborieuses.  Elles  habitent  dans  des  espèces 
de  caravansérails  appelés  tenement  houses,  auprès 
desquels  les  low  lodging  houses  de  Londres  seraient 
des  palais.  En  1875,  un  philanthrope  a  acheté  une 
église  tombée  en  faillite,  y  a  fait  établir  des  charpentes 
qui  peuvent  soutenir  trois  rangées  de  hamacs  super- 
posés, qu'il  loue  5  sols  par  nuit.  Il  y  a  quatre  cent 
cinquante  places,  qui,  pendant  l'hiver  surtout,  sont 
constamment  occupées.  Tout  cela  ne  prouve  pas  que  la 
république  et  la  démocratie,  établies  sans  conteste  dans 
ce  pays  depuis  près  de  cent  ans,  aient  cîonné  aux  classes 
pauvres  une  somme  de  bien-être  de  beaucoup  supé- 
rieure à  celle  dont  elles  jouissent  en  Europe,  malgré 


50  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

l'absence  du  fonctionnarisme  et  du  militarisme  qui, 
chez  nous,  fournissent  de  si  belles  tirades  aux  orateurs 
de  clubs. 

Nous  revenons  vers  midi  déjeuner  à  l'hôtel.  La  salle 
à  manger  est  pleine,  mais  mon  ami,  le  fonctionnaire 
de  la  porte,  nous  trouve  cependant  bien  vite  une  table. 
Il  s'y  assoit  même  un  instant,  pour  m'entretenir  des 
événements  politiques  saillants  et  me  donner  quelques 
renseignements  sur  les  personnes  qui  sont  assises 
autour  de  nous.  Le  déjeuner  est  aussi  copieux  que  le 
dîner  d'hier  et  commence  aussi  par  une  assiette  de 
fraises.  Il  est  inutile  de  résister,  cela  choquerait  toutes 
les  idées  reçues.  Il  y  a  beaucoup  de  femmes  en  toi- 
lette !  Comment  se  fait-il  que  sur  dix  Américaines 
qu'on  voit  en  France,  il  y  en  ait  neuf  et  demie  de 
jolies,  et  que  toutes  soient  bien  habillées  et  chaussées 
à  l'avenant?  Ici,  toutes  celles  que  nous  voyons  ont  des 
toilettes  criardes  arrivant  au  mauvais  ton  sans  passer  par 
le  joli,  et  de  grands  pieds  plats  qui  décèlent  leur  origine 
saxonne  ou  teutone.  Il  est  évident  que  dès  qu'une 
femme  est  jolie,  on  l'expédie  en  Europe,  à  titre  d'échan- 
tillon. Ces  Américains  ont  tant  d'orgueil  national! 

Tout  ce  monde  est  très-silencieux.  Ils  ont  l'air  pressé 
d'en  finir  et  ne  s'adressent  que  quelques  mots  à  voix 
basse.  Les  femmes  sont  en  grande  majorité,  car  les 
hommes  sont  déjà  à  leur  bureau.  Le  plat  favori  parait 
être  les  œufs  à  la  coque,  mais  je  ne  connais  rien  de 
répugnant  comme  la  manière  dont  ils  les  mangent.  Les 
garçons  les  apportent  tout  cassés  dans  un  verre.  On  y 
ajoute  du  sel,  du  poivre,  du  cayenne,  des  condiments 
de  toute  sorte,  et  puis  on  avale  cet  horrible  mélange. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  51 

Personne  ne  boit  que  de  l'eau  glacée  ou  quelquefois 
du  lait.  En  sortant,  les  hommes  font  une  station  au 
bar  et  s'offrent  un  verre  de  whisky.  Une  femme  qui 
boirait  du  vin  en  public  se  ferait  remarquer.  Je  connais 
une  charmante  petite  Sœur,  qui  est  ma  payse;  elle 
appartient  à  un  ordre  de  garde-malades  qui  a  une  suc- 
cursale à  New-York,  et  elle  y  habite  depuis  trois  ou 
quatre  ans.  On  l'appelle  constamment  pour  soigner  des 
malades  dans  les  hôtels,  car  ici,  bien  des  gens  y  passent 
leurvie  entière.  En  bonne  petite  Bourguignonne  qu'elle 
est,  elle  demandait  souvent,  dans  les  premiers  temps, 
un  peu  de  vin  à  ses  repas.  EUe  a  élé  obligée  d'y 
renoncer.  Cela  causait  invariablement  un  scandale  : 
les  femmes  de  la  famille  levaient,  d'horreur,  les  bras 
au  ciel  :  après  quoi  elles  l'emmenaient  mystérieuse- 
ment dans  leurs  chambres,  tiraient  du  fond  de  leur 
malle  une  bouteille  de  whisky,  qui  constituait  leur 
réserve  particulière,  et  lui  en  proposaient  un  verre. 

Ce  qui  nous  semble  toujours  bien  extraordinaire,  à 
nous  autres  Français,  c'est  la  présence  dans  un  lieu 
public  comme  celui-ci  d'une  foule  de  jeunes  filles. 
Elles  vont  et  viennent  dans  les  hôtels,  y  séjournent 
souvent  longtemps,  sans  l'ombre  d'un  chaperon.  Beau- 
coup même  y  reçoivent  des  visites  d'amis  des  deux 
sexes,  sortent  avec  des  jeunes  gens,  vont  au  théâtre 
avec  eux  et  acceptent  même  à  souper  dans  un  restau- 
rant. Toutes  ne  vont  pas  jusque-là.  Celles  qui  le  font 
sont  même  considérées  par  les  mères  de  famille  comme 
un  peu  Jast,  mais  ne  sont  nullement  disqualifiées 
pour  cela.  On  a  déjà  tant  discouru  sur  ce  mode  d'édu- 
cation :  le  a  pour  a  a  été  défendu  si  éloquemment,  et  le 


5i  EN    Y1S1TJ5    CHEZ    LOXCLE    SAM. 

«  conlre  »  a  rencontre  des  avocats  si  convaincus,  que, 
moi  ebélif,  je  n'ose  entrer  dans  la  question  que  par 
un  apologue. 

La  Normandie  est,  comme  on  sait,  un  grand  pays 
d'élevage.  Deux  écoles  y  sont  en  présence.  Dans  le 
Alerlerault,  les  pouliches  sont  lâchées  en  p!ei:c  liberté 
dans  d'immenses  herbages,  si  grands  qu'au  premier 
coup  d'œil  on  a  peine  à  en  voir  les  barrières,  tant 
elles  sont  éloignées.  Là,  pendant  plusieurs  années,  elles 
s'ébattent  tout  à  leur  aise,  courant  dans  tous  les  sens, 
longeant  les  ruisseaux  tout  près  du  bord,  y  entrant 
quelquefois  quand  ils  ne  sont  pas  trop  profonds,  taqui- 
nant les  bœufs,  et  faisant  avec  les  autres  poulains  des 
parties  interminables. 

Le  système  adopté  dans  la  plaine  de  Caen  est  tout 
différent.  Le  fermier  conduit  chaque  matin  ses  pou- 
liches dans  un  grand  champ  de  luzerne,  où  il  les 
installe  à  un  bon  endroit  bien  vert.  Elles  y  sont  rete- 
nues par  le  pied  à  un  piquet,  au  moyen  d'une  chaîne 
Ae  longueur  suffîsan'e  pour  leur  laisser  une  certaine 
liberté  de  mouvements,  mais  qui  les  empêche  abso- 
lument d'aller  rejoindre  les  autres  qui  sont  piquetées, 
de  la  même  façon,  un  peu  plus  loin. 

Comme  toutes  choses  dans  ce  bas  monde,  les  deux 
systèmes  ont  leurs  avantages  et  leurs  inconvénients. 
Dans  le  Merlerault,  on  a  beaucoup  d'accidents.  Les 
jeunes  bêtes,  en  se  promenant  sur  les  berges  des 
rivières,  tombent  souvent  dans  l'eau.  Elles  reçoivent 
quelquefois  des  coups  ce  pied  et  des  coups  de  corne 
des  autres  chevaux  ou  des  bœufs.  Mais  celles  qui 
-arrivent  sans  tares  à  leur  plein  développement  sont 


E.\T    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM.  53 

inappréciables;  et  ce  sont  celles-là  seulement  qu'on 
montre.  L'exercice  et  le  grand  air  ont  fortifié  leurs 
membres.  Les  vices  rédhibitoires  ou  autres  se  seraient 
déclarés  s'il  devait  y  en  avoir.  On  peut  les  prendre 
en  toute  sécurité,  car  on  en  connaît  tout  de  suite  le 
fort  et  le  faible  :  tandis  que  celles  de  la  plaine  de  Caen, 
pendant  l'élevage  desquelles  on  n'a  presque  jamais 
d'accidents,  grâce  aux  précautions  prises,  donnent  sou- 
vent de  graves  mécomptes,  quand  on  les  met  en  ser- 
vice. Beaucoup  sont  bonnes;  mais  elles  ont  l'inconvé- 
nient d'être  souvent  un  peu  sous  l'œil  à  leurs  débuts  et 
de  devenir  quinteuses  en  diable  lorsqu'elles  vieillissent. 

Comme  éleveur,  je  préfère  de  beaucoup  le  système 
de  la  plaine  de  Caen  :  mais,  au  point  de  vue  de  l'ache- 
teur, celui  du  Merlerault  a  bien  du  bon. 

En  arrivant  hier  au  soir,  nous  avions  envoyé  à  leurs 
adresses  quelques-unes  des  nombreuses  lettres  de 
recommandation  que  des  amis  nous  avaient  données  à 
notre  départ  de  France.  Plusieurs  des  aimables  desti- 
nataires, empressés  de  faire  honneur  à  la  traite  que 
nous  avions  l'indiscrétion  de  leur  présenter,  viennent 
nous  voir  et  nous  proposent  de  nous  faire  les  honneurs 
de  New-York  ;  mais,  malheureusement,  notre  séjour  y 
sera  trop  court  pour  que  nous  puissions  profiter  beau- 
coup de  leurs  offres.  Cependant,  comme  ils  nous 
apprennent  que  nous  sommes  déjà  inscrits,  en  qualité 
de  membres  temporaires,  au  plus  beau  cercle  de  la 
ville,  à  XUnion,  qui  se  trouve  précisément  près  de 
l'hôtel,  nous  nous  empressons  de  nous  y  rendre  pour 
remettre  une  carte  au  président.  L' Union  est  un  magni- 
fique établissement,  au  coin  de  la  21°  rue  et  de  Fifih 


54  EX    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

Avenue.  On  nous  le  fait  visiter  de  la  cave  au  grenier. 
A  Paris,  le  Jockey  et  les  Pommes  de  terre  sont  in- 
stallés sur  un  plus  grand  pied,  mais,  au  point  de  vue 
du  confortable,  celui-ci  ne  laisse  absolument  rien  à 
désirer.  Quelques  détails  me  frappent.  Dans  l'anti- 
chambre se  trouve  un  immense  coffre-fort,  boite  aux 
lettres,  contenant  autant  de  casiers  qu'il  y  a  de  mem- 
bres. Chaque  casier  a  une  serrure  de  sûreté,  dont  la 
clef  est  remise  au  titulaire,  et  ces  lettres  sont  par  ce 
moyen  à  l'abri  des  indiscrétions,  jusqu'à  ce  qu'il  les 
prenne  lui-même  en  venant  au  cercle.  Cela  me  semble 
supérieur  à  notre  système  de  doubles  enveloppes  et 
d'adresses  recopiées  par  un  valet  de  pied. 

Les  extrêmes  chaleurs  ont  aussi  fait  adopter  un 
usage  que  je  trouve  excellent.  Il  y  a,  pour  chaque 
pièce,  deux  mobiliers  :  un  pour  l'hiver,  qui  est  natu- 
rellement, en  ce  moment,  au  garde-meuble  ;  l'autre 
pour  l'été.  Dans  cette  saison,  les  tapis  sont  remplacés 
par  de  belles  nattes  de  Chine,  et  les  chaises  et  canapés 
par  des  meubles  en  bambou.  Cela  donne  aux  apparte- 
ments une  apparence  coloniale  et  un  air  de  fraîcheur 
du  plus  heureux  effet. 

Au  moment  où  j'ai  quitté  l'hôtel,  ce  matin,  on  m'a 
remis  une  lettre  qui  venait  d'arriver  pour  moi.  En  l'ou- 
vrant, j'ai  reconnu  la  signature  d'une  charmante  femme 
appartenant  au  monde  officiel  américain,  que  j'ai  eu 
l'honneur  de  rencontrer  souvent  à  Paris,  ces  années 
dernières,  mais  dont  j'ignorais  absolument  la  présence 
à  New-York,  où  elle  ne  fait  du  reste  que  passer.  C'est 
par  l'article  de  notre  ami  Uaterford  qu'elle  a  appris 
mon  arrivée.  Elle  m'invite  très-aimablement  à  aller  la 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  55 

voir,  en  m'indiquant  l'heure  à  laquelle  je  la  trouverai 
et  le  nom  de  son  hôtel,  qui,  précisément,  n'est  pas 
très-loin  de  YUnion.  A  l'heure  dite,  je  m'y  présente. 
Un  clerk,  beau  comme  le  jour,  se  tient  rêveur  der- 
rière son  comptoir,  dans  le  Hall.  Par  parenthèse,  je 
m'étais  toujours  demandé  à  quoi  pourraient  être  bons 
les  conducteurs  patentés  de  cotillon,  si  des  revers  de 
fortune  venaient  par  malheur  leur  ôter  les  ressources 
indispensables  à  l'exercice  de  leur  pénible  profession  : 
je  le  sais  maintenant.  Ils  ont  une  carrière  toute  tracée 
en  Amérique.  Les  propriétaires  des  hôtels  se  les  arra- 
cheront à  coups  de  billets  de  banque.  Il  n'est  pas  pos- 
sible en  effet  que  le  recrutement  d'un  personnel  aussi 
beau  n'offre  pas  quelques  difficultés.  Au  Fifth  Avenue, 
nous  avons  trois  Adonis!  Celui  qui  me  reçoit  ici  a 
plutôt  le  type  du  Méléagre,  mais  d'un  Méléagre  per- 
fectionné, bien  entendu,  par  la  civilisation  la  plus  raf- 
finée. Un  coiffeur  habile  l'a  orné  de  deux  petits  ban- 
deaux Capoul  qui  doivent  faire  bien  des  ravages  dans 
les  cœurs.  M.  Boivin,  ou  l'un  de  ses  émules,  lui  a 
envoyé,  de  Paris,  une  chemise  et  une  cravate  complè- 
tement inédites.  M.  Poole,  seul,  a  pu  l'habiller  des 
pieds  à  la  tète  avec  une  telle  perfection.  Quant  aux 
bagues  de  diamants  ou  grosses  perles  montées  en  épin- 
gles, je  n'en  parle  que  pour  mémoire. 

L'admiration  que  m'inspire  ce  merveilleux  échan- 
tillon de  la  race  humaine  ne  m'empêche  pas  de  lui 
remettre  ma  carte,  en  lui  exposant  l'objet  de  ma  dé- 
marche. J'ajoute  que,  la  dame  en  question  attendant 
ma  visite,  je  pourrais  peut-être  monter  chez  elle. 
Méléagre  m'écoute  sans   mot  dire,    m'examine    un 


56  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

instant  à  travers  un  ravissant  lorgnon  en  écaille  blonde, 
et  puis,  rejetant  ma  carte  sur  son  comptoir,  et  fai- 
sant tourner  autour  de  son  doigt  le  cordon  de  son 
monocle  : 

«  No>  sir!  certainement  non,  dit-il  d'un  ton  sec. 
Vous  ne  pouvez  pas  monter  chez  celle  dame.  Si  elle 
veut  vous  recevoir,  elle  vous  donnera  audience  dans 
le  salon  que  voici.  » 

Et  de  sa  main  aristocratique  il  m'indiquait  un  petit 
salon  qui  s'ouvrait  en  face  de  lui,  sur  le  Hall. 

Je  courbai  la  tête  et  me  dirigeai  vers  l'endroit  indi- 
qué :  le  mobilier  était  sommaire.  Un  gros  pouf  au 
milieu  de  la  pièce,  et,  à  trois  pas,  un  aulre  plus  petit, 
presque  au  travers  de  la  porte.  Je  voulus  instinctive- 
ment le  pousser,  il  résista  :  ce  que  voyant,  je  pris  le 
parti  de  m'asseoir  dessus. 

Au  bout  d'un  inslant,  madame  X...  arrivait,  suivie 
bientôt  de  son  fils,  un  grand  garçon  de  dix-sept  ans. 

«  Madame,  lui  dis-je,  je  marquerai  celte  journée, 
non  pas  d'une  pierre  blanche,  mais  de  deux  !  D'abord, 
j'ai  le  plaisir  de  vous  revoir;  ensuite,  leclerk  de  votre 
hôtel  vient  de  me  signifier  clairement  que  j'avais  tel- 
lement la  mine  d'un  séducteur  de  profession,  qu'en 
gardien  vigilant  de  la  bonne  renommée  de  son  établis- 
sement, il  ne  pouvait  pas  tolérer  que  je  pénétrasse 
dans  votre  appartement.  Et  c'est  toujours  flatteur  de 
s'entendre  dire  ces  choses-là,  surtout  quand  on  n'en  a 
pas  l'habitude  !  » 

Madame  X...  partit  d'un  bon  rire. 

«  Comment,  vous  ne  saviez  pas  cela?  Mais  les  choses 
se  passent  toujours  comme  cela  chez  nous.  Tenez  ! 


EX    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  57 

regardez ,  nous  sommes  dans  le  ladies  réception 
room;  il  n'y  a  pas  de  portes  ni  de  rideaux;  et  puis, 
nous  sommes  surveillés,  allez!  » 

Je  me  retournai  pour  vérifier  son  dire.  In  inspec- 
teur long  et  solennel  passait  à  ce  moment,  sans  affec- 
tation, devant  la  grande  haie  largement  ouverte  sur  le 
Hall.  Il  nous  jeta  un  regard  rapide  et  continua  sa  pro- 
menade. Ma  visite  a  duré  à  peu  près  une  demi-heure  ; 
il  est  revenu  trois  fois  sans  se  laisser  trouhler  par  mes 
fous  rires.  Je  me  suis  enquis  depuis,  et  j'ai  décou- 
vert que  tous  les  hôtels  avaient  une  disposition  analogue 
et  un  personnel  spécial,  recruté,  m'a-t-on  affirmé,  de 
préférence  parmi  les  clergymen  dont  les  églises  ont 
fait  faillite. 

Ce  soir,  nous  sommes  allés  dîner  chez  une  vieille 
amie  que  je  n'avais  pas  revue  depuis  la  guerre.  C'était 
une  de  ces  Américaines  qui  éclairaient  de  leur  radieuse 
heauté  les  soirées  du  monde  officiel  de  l'Empire.  Je 
me  la  rappelle  encore  entrant,  un  certain  soir,  suivie 
de  ses  sœurs,  à  un  hal  costumé  des  Affaires  étrangères. 
Tout  le  monde  s'attroupait  sur  leur  passage  pour  voir 
ces  trois  admirables  jeunes  femmes.  Elle  n'est  plus 
retournée  en  France  depuis  et,  devenue  veuve,  vit 
avec  son  frère  et  ses  enfants  dans  une  magnifique  mai- 
son de  Madison  Avenue,  le  quartier  le  plus  élégant 
de  New-York.  Hier,  pendant  notre  promenade  sur  le 
square,  j'ai  quitté  un  instant  M...,  pour  aller  la  sur- 
prendre de  ma  visite.  Une  petite  maid  irlandaise,  au 
museau  rose,  en  petit  tablier  blanc,  avec  un  papillon 
de  dentelle  dans  ses  cheveux  blonds,  m'a  ouvert  la 
porte;  mais  quand  elle  a  voulu  répéter  mon  nom,  j'ai 


58  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

bien  vu  qu'elle  n'y  arriverait  jamais;  aussi  lui  ai-je 
confié  ma  carte.  Un  instant  après,  une  belle  jeune  fille 
venait  me  chercher  en  courant  pour  me  faire  entrer 
dans  la  salle  à  manger,  où  sa  mère  achevait  de  dîner. 
Elle  avait  cinq  ans  quand  je  l'avais  vue  pour  la  dernière 
fois  à  Paris.  Comme  on  vieillit,  mon  Dieu! 

Il  était  convenu  que  ce  soir  on  nous  ferait  faire  un 
dîner  américain.  Je  suis  tout  à  mon  aise  pour  parler  du 
menu,  car  la  critique  était  non-seulement  autorisée, 
mais  provoquée. 

La  saison  des  huîtres  étant  passée,  on  a  commencé 
par  des  clams.  J'ai  reconnu  sous  ce  nom  étranger  les 
«  clovisses  »  ,  chères  aux  Provençaux,  et  j'ai  pu  consta- 
ter qu'elles  étaient  aussi  coriaces  à  New-York  qu'à  la 
Réserve  ou  chez  le  père  Louis,  à  Saint-Mandrier.  Seu- 
lement, ici,  on  les  sert  dans  des  assiettes  remplies  de 
petits  morceaux  de  glace,  et  c'est  tout  à  fait  joli.  Après 
cela,  nous  avons  eu  une  soupe  aux  huîtres  conservées. 
Ne  réveillons  pas  des  souvenirs  pénibles  !  Ensuite  on 
a  servi  des  petits  crabes  bouillis,  d'une  espèce  particu- 
lière, dont  la  carapace  est  molle  et  se  mange  avec  le 
peu  de  chair  qu'elle  recouvre.  Les  Américains  appellent 
cela  des  soft  shell  crabs,  et  font  de  ce  régal  des  des- 
criptions enthousiastes  à  ceux  qui  n'en  ont  jamais 
mangé.  Les  autres  les  arrêtent  au  premier  mot.  Jus- 
qu'à ce  moment,  le  dîner  avait  absolument  l'allure 
d'un  repas  chinois,  et  je  m'attendais  à  voir  arriver 
sur  la  table  des  «  biches  de  mer  »  et  des  «  ailerons 
de  requin  »  à  l'huile  de  ricin.  Ce  furent,  au  contraire, 
les  plats  de  résistance  qui  firent  leur  apparition,  et,  avec 
eux,  nous  sommes  retombés  dans  la  cuisine  anglaise. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  59 

l&juitij  vendredi,  —  Je  ne  sais  quel  philosophe, 
éprouvant  le  besoin  de  faire  un  mot,  a  dit  que  la  con- 
stitution américaine  est  le  plus  beau  monument  que 
l'humanité  ait  jamais  élevé  à  la  liberté.  Il  a  existé  et 
il  existe  encore  en  France  une  nombreuse  école  de 
gens  qui  soutiennent  que  la  liberté,  et  la  liberté  telle 
que  la  pratiquent  les  Américains,  est  l'alpha  et  l'o- 
méga de  la  science  gouvernementale.  Ils  ajoutent  que 
la  civilisation  américaine,  qui  en  procède,  est  l'idéal 
vers  lequel  doivent  tendre  toutes  les  autres  civilisations, 
sous  peine  de  disparaître  de  la  surface  du  globe  sans  y 
laisser  plus  de  traces  que  n'en  ont  laissé  celles  des 
Babyloniens,  dans  l'ancien  monde,  et  des  Mexicains  ou 
des  Péruviens,  dans  le  nouveau.  De  nos  jours,  les  prin- 
cipaux apôtres  de  cette  doctrine  ont  été,  en  France, 
MM.  de  Tocqueville  et  Laboulaye.  Le  premier  a  exposé 
ses  idées,  sur  la  matière,  dans  son  livre  De  la  Démo- 
cratie en  Amérique j  qui  a  fourni  des  citations  à  plu- 
sieurs générations  de  doctrinaires  et  à  la  petite  sous- 
préfète  du  Monde  où  l'on  s'ennuie  ;  le  second,  dans 
son  roman  de  Paris  en  Amérique,  a  mis  en  scène  un 
docteur  parisien  qui ,  transporté  par  les  soins  d'un 
enchanteur  dans  une  ville  des  Etats-Unis,  s'éprend 
d'une  telle  admiration  pour  tout  ce  qu'il  voit  là-bas, 
qu'il  n'a  plus  que  le  dégoût  le  plus  profond  et  les  sar- 
casmes les  plus  amers  pour  ce  qu'il  retrouve  autour 
de  lui,  quand  l'enchanteur  le  ramène  de  ce  côté-ci  de 
l'Atlantique. 

D'après  ces  messieurs,  toute  la  science  gouverne- 
mentale se  réduirait  donc  aux  deux  mots  célèbres  : 
«  Laissez  faire,  laissez  passer!  »  Mais  une  science  ne  se 


60  EX    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

condense  guère  en  une  formule  unique  qui  embrasse 
tous  les  cas  particuliers.  D'abord  il  serait  bon  de  s'en- 
tendre sur  ce  que  c'est  que  la  liberté.  Pour  le  peuple 
parisien,  c'est  le  droit  de  massacrer  de  temps  en  temps 
quelques  prêtres,  quelques  juges  et  quelques  gen- 
darmes ;  qu'avec  cela,  on  lui  laisse  piller,  chaque  jour, 
une  demi-douzaine  de  maisons,  et  en  faire  ensuite  un 
feu  de  joie,  il  se  déclare  parfaitement  satisfait  et  fait 
bon  marché  du  reste.  Le  malheur  est  que  ce  régime-là, 
quelque  agréable  qu'il  soit,  ne  peut  guère  durer  bien 
longtemps;  les  séminaires  ne  suffiraient  pas  à  la  con- 
sommation, et  puis  ces  odieux  propriétaires  ne  recon- 
struiraient peut-être  pas  assez  vite  leurs  immeubles. 

Les  Américains,  c'est  une  justice  à  leur  rendre, 
comprennent  la  liberté  d'une  autre  façon.  Leur  liberté 
n'étant  pas  la  nôtre,  on  pourrait  tout  d'abord  conclure 
de  ce  fait  que  la  maison  qui  convient  à  l'une  ne  serait 
peut-être  qu'une  prison  pour  l'autre  ;  mais  en  creusant 
davantage  la  question,  on  peut  même  se  demander  si 
la  maison  largement  aérée  qu'ils  ont  construite  à  leur 
jeune  liberté  n'est  pas  pour  elle,  maintenant  qu'elle  a 
vieilli,  un  véritable  nid  à  courants  d'air,  et  s'il  ne 
faudra  peut-être  pas,  si  l'on  veut  conserver  la  bo1  ^ 
vieille,  bouclier  bien  des  fenêtres  pour  lui  éviter  des 
maladies  inflammatoires,  toujours  bien  dangereuses  à 
son  âge. 

Je  me  faisais  ces  réflexions  ce  matin,  après  m'êlre 
dépêtré  de  deux  nouveaux  interviewers.  Personnelle- 
ment ils  étaient  charmants;  mais  décidément  l'institu- 
tion est  un  peu  ennuyeuse,  et  puis  U'aterford  m'a  gâté 
les  autres.  Pour  leur  échapper,  je  me  suis  réfugié  dans 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  61 

le  salon  de  lecture  de  l'hôtel,  et  me  suis  plongé  dans 
les  innombrables  journaux  qui  le  garnissent.  Ils  font 
grand  tapage  en  ce  moment  autour  de  trois  affaires 
qui  sont  bien  curieuses,  et  ne  se  gênent  pas,  à  propos 
des  deux  premières,  pour  déclarer  que,  si  cela  conti- 
nue, il  faudra  bientôt  renoncer  à  l'institution  qui  a 
toujours  cependant  été  considérée  comme  la  pierre 
angulaire  de  l'édifice  dont  il  a  été  question  plus  haut  ; 
je  veux  parler  du  jugement  par  le  jury. 

La  première  de  ces  affaires  est  celle  des  Star-Routes, 
qui  vient  de  se  dénouer  après  avoir  passionné  au  der- 
nier point  toute  la  population  américaine.  En  voici 
une  analyse  sommaire  : 

Aux  États-Unis,  l'administration  des  postes  est  un 
service  fédéral.  Il  est  centralisé  à  Washington,  entre 
les  mains  d'un  agent  supérieur  qui  porte  le  titre  de 
Post-master  gênerai.  Il  va  sans  dire  que  dans  culte 
administration,  comme  dans  les  autres,  tous  les  em- 
ployés, depuis  le  Post-master  gênerai  jusqu'au  der- 
nier facteur,  sont  changés  par  chaque  gouvernement 
qui  arrive  au  pouvoir,  leurs  places  étant  la  proie  du 
parti  victorieux. 

In  des  politiciens  les  plus  en  vue  parmi  les  répu- 
blicains, AI.  Thomas  J.  Brady,  sollicita  et  obtint,  dans 
cette  administration,  comme  récompense  de  ses  ser- 
vices électoraux,  la  place  de  «  chef  du  bureau  des  con- 
cessions pour  les  Star-Routes  »  .  Il  existe  et  il  se  fonde 
journellement,  dans  l'Ouest,  une  foule  de  localités, 
souvent  assez  importantes,  qui  ne  sont  pas  encore  re- 
liées aux  chemins  de  fer.  Le  service  postal  y  est  assuré 
soit  au  moyen  de  voitures  appelées  stage-coachs,  soit 

4 


62  EX    VISITE    CHEZ    L'OXCI.E    SAM. 

par  de  simples  courriers  à  cheval.  Ces  lignes  de  poste 
prennent  le  nom  de  Star-Routes,  et  c'est  aux  indus- 
triels qui  les  exploitent  qu'avait  affaire  Brady. 

Celte  place  était  fort  recherchée,  parce  qu'il  était 
connu  que,  de  tout  temps,  les  titulaires  avaient  trouvé 
moyen  d'y  faire  de  jolis  bénéfices.  Aucun  ne  s'en  était 
fait  faute,  mais  au  moins  y  mettaient-ils  une  certaine 
discrétion.  A  peine  Brady  fut-il  en  fonction,  qu'il 
commença  à  opérer  sur  un  pied  tel,  que  l'opinion 
publique,  cependant  bien  indulgente,  commença  à  s'é- 
mouvoir. Il  n'en  eut  cure  et  continua  de  plus  belle.  Il 
reçut  avec  la  même  belle  indifférence  les  observations 
du  Post-master  gênerai  et  celles  du  président  lui- 
même,  qui  dit  un  jour  en  public,  à  ce  sujet,  ce  mot 
cité  au  procès  :  «  Il  faut  couper  l'ulcère  jusqu'à  la 
racine.  »  Trois  des  plus  grands  journaux,  achetés  par 
lui,  le  soutenaient  énergiquement.  Il  disait  tout  haut 
que  trop  de  sénateurs  et  de  membres  du  congrès 
étaient  à  ses  gages  pour  qu'on  pût  jamais  le  poursuivre. 
Cependant  tout  a  une  fin.  Au  bout  de  cinq  ans,  le 
Post-master  gênerai,  exaspéré,  disaient  les  mauvaises 
langues,  d'avoir  eu  une  part  trop  faible  dans  le  gâteau, 
le  somma  d'avoir  à  donner  sa  démission.  Brady  s'exé- 
cuta sans  difficulté,  estimant  son  siège  fait.  Il  eut  tort, 
car,  dès  qu'il  eut  quitté  son  poste,  comme  cela  arrive 
toujours  en  pareil  cas,  des  faits  nouveaux  surgirent  de 
toutes  parts.  Les  journaux  démocrates  citaient  des 
détails,  des  chiffres  si  précis,  qu'enfin  il  fallut  agir,  et 
Brady  fut  mis  en  accusation  à  la  suite  d'une  enquête. 

Les  faits  révélés  constituent  uue  étude  bien  curieuse 
des  mœurs  administratives  du  pays.  Quand  on  entend 


EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM.  63 

les  Américains  tonner,  comme  ils  le  font  quelquefois, 
contre  le  «  fonctionnarisme  »  de  l'Europe,  on  pense 
involontairement  à  la  fable  du  Renard  qui  a  eu  la 
queue  coupée.  Ils  n'ont  pas  beaucoup  de  fonctionnaires, 
mais  ceux  qu'ils  ont  sont  d'une  espèce  telle,  que  l'on 
comprend  leur  horreur  pour  l'institution.  Le  rapport 
de  la  commission  constate  que  la  part  de  Brady  seul 
dans  les  détournements  reconnus  n'a  pas  pu  s'élever  à 
moins  de  1,500,000  dollars,  7,500,000  francs! 

La  manière  d'opérer  ne  fut  pas  bien  compliquée. 
Tous  les  contrats  antérieurs  devant  expirer  au  1er  jan- 
vier 1878,  peu  de  temps  après  son  entrée  en  fonction, 
Brady  eut  à  préparer  les  nouveaux  cahiers  des  charges. 
Il  les  rédigea  dans  un  esprit  beaucoup  plus  favorable 
aux  entrepreneurs  que  les  anciens.  On  exigeait  beau- 
coup moins,  sous  le  rapport  du  nombre  de  départs  et 
des  délais  obligatoires.  Puis,  s'étant  assuré  du  con- 
cours de  treize  d'entre  eux,  il  leur  fit  faire  des  sou- 
missions très-modérées,  de  manière  à  leur  assurer  les 
concessions. 

Il  existe  en  tout  9,000  Star-Routes,  mais  Brady  et 
ses  agents  se  bornèrent  à  opérer  sur  400  seulement, 
situées  dans  neuf  États  et  autant  de  territoires.  Aux 
termes  des  contrats,  le  total  des  subventions  devait 
s'élever  annuellement  à  10,045,000  francs.  Dès  la  pre- 
mière année ,  Brady  trouva  moyen  de  le  porter  à 
18,535,000  francs  ;  six  mois  après,  à  22,435,000  francs; 
et  enfin,  un  peu  plus  tard,  à  27,535,000  francs. 

Pour  arriver  à  d'aussi  formidables  majorations,  les 
moyens  employés  étaient  bien  simples.  Le  concession- 
naire d'une  ligne  située,  par  exemple,  dans  l'Orégon, 


64  EX    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

était,  aux  termes  de  son  contrat,  obligé  à  un  départ 
par  semaine,  et  pouvait  faire  porterie  courrier  par  un 
homme  à  cheval.  A  peine  le  service  était-il  inauguré, 
qu'on  faisait  signer  aux  populations  de  la  contrée  une 
pétition  demandant  à  ce  qu'il  fût  plus  fréquent,  plus 
rapide,  et  que  l'emploi  d'une  voiture  fût  rendue  obli- 
gatoire. Quand  la  population  n'existait  pas,  ce  qui 
arrivait  bien  quelquefois,  on  couvrait  les  pétitions  de 
signatures  imaginaires  :  puis  ces  pétitions  étaient  en- 
voyées à  Brady,  qui,  sur  son  rapport  favorable,  était 
autorisé,  par  le  congrès,  à  traiter  de  gré  à  gré  avec 
l'entrepreneur,  pour  obtenir  des  conditions  de  fonc- 
tionnement plus  conformes  aux  vœux  despélilionnaires. 
L'enquête  a  relevé  des  chiffres  presque  grotesques. 
Une  ligne  avait  été  établie  en  plein  territoire  indien. 
Elle  coûtait  au  début  31 ,650  fr.  ;  à  la  fin,  750,000  fr. 
Or  le  courrier  qui,  en  réalité,  avait  toujours  été  trans- 
porté par  un  homme  à  cheval,  ne  s'est  jamais  composé 
de  plus  de  deux  lettres  par  mois.  Pour  un  groupe  de 
quatre  roules,  dans  l'Orégon ,  la  subvention  avait 
monté  de  83,6G0  francs  à  830,945  francs.  En  défini- 
tive, les  quatre  cent  quinze  lignes  exploitées  par  la 
raison  sociale  lîrady  et  Cic  accaparaient  à  elles  seules 
un  peu  moins  de  la  moitié  de  la  somme  totale  allouée 
aux  9,000  Star-Routes  subventionnées. 

Les  entrepreneurs  des  8,585  autres,  tenus  en  dehors 
de  la  rosée  bienfaisante  qu'ils  voyaient  descendre  sur 
leurs  heureux  confrères,  poussaient  des  cris  de  pin- 
tade ;  les  politiciens  démocrates  qui  se  morfondent 
loin  des  affaires  depuis  vingt  ans,  voyant  leurs  heureux 
vainqueurs  s'ébattre  de  la  sorte  dans  les  gras  pàtu- 


EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM.  63 

rages  du  budget,  trouvaient  des  accents  indignés  pour 
signaler  dans  leurs  journaux  ce  qui  se  passait.  Mi.is 
on  avait  eu  soin  de  faire  signer  chacune  des  pétitions 
par  quelques  députés  ou  sénateurs;  ces  signatures 
avaient  été  grassement  payées,  et  ceux  qui  les  avaient 
données,  se  trouvant  complices,  ne  pouvaient  rien 
dire.  A  la  fin,  cependant,  il  n'y  eut  plus  moyen  de 
refuser  une  enquête,  et,  dès  qu'elle  fonctionna,  les  faits 
qui  lui  furent  signalés  furent  si  précis  et  si  graves,  que 
l'attorney  général  dut  faire  mettre  en  jugement  un 
premier  groupe  de  criminels,  auprès  desquels  vinrent 
bientôt  s'asseoir  beaucoup  d'autres.  L'un  des  entre- 
preneurs, nommé  Price,  avait  envoyé  dans  une  cer- 
taine circonstance  au  sénateur  Kellogg  sa  part  et  celle 
de  Brady  en  bons  sur  la  poste.  11  fut  possible  de  suivre 
cet  argent,  non-seulement  des  mains  de  Price  en  celles 
de  Kellogg,  mais  encore  de  celles  de  Kellogg  jusqu'à 
la  caisse  du  banquier  de  Brady.  Un  des  hommes  les 
plus  compromis  dans  l'affaire  était  un  autre  sénateur, 
M.  Dorsey,  ancien  secrétaire  général  du  comité  natio- 
nal républicain,  ayant  joué  un  rôle  fort  important  dans 
l'élection  du  président  Garfield,  et  qui  avait  dû,  un 
moment,  faire  partie  de  son  cabinet. 

L'année  dernière,  un  premier  jugement  n'aboutit 
qu'à  un  verdict  de  désaccord.  Plusieurs  des  jurés 
avaient  été  achetés  et  ne  s'en  cachaient  guère.  Le  pré- 
sident du  jury  fut  même  poursuivi.  Il  fallut  recom- 
mencer sur  de  nouveaux  frais.  Selon  les  usages,  les 
jurés  furent  enfermés  et  privés  de  toute  communication 
avec  l'extérieur,  pendant  toute  la  durée  do  jugement, 
qui  fut  de  six  mois.  En  vertu  d'une  loi  prévoyante,  ils 

4. 


66  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

étaient  privés  de  toute  liqueur  alcoolique.  A  l'une  des 
premières  audiences,  l'un  d'eux,  un  caharetier  irlan- 
dais, eut  une  espèce  d'attaque.  Un  médecin,  appelé  en 
toute  hâte,  déclara  au  tribunal  que  cet  homme  avait 
l'habitude  de  se  maintenir  à  un  certain  degré  d'al- 
coolisation qui  lui  était  devenu  nécessaire,  et  que  l'état 
dans  lequel  il  se  trouvait  ne  provenait  que  d'un  com- 
mencement de  désaluration,  occasionné  par  la  priva- 
tion de  sa  ration  journalière  de  whisky.  Alors  s'engagea 
une  longue  discussion  bien  amusante  entre  le  prési- 
dent et  les  avocats.  A  la  fin,  on  se  mit  d'accord.  Les 
derniers  ayant  formellement  renoncé  à  employer  ce 
moyen  de  cassation,  il  fut  décidé  que  ce  juré  modèle 
recevrait  tous  les  jours  les  deux  grands  verres  de 
whisky  qui  lui  étaient  nécessaires. 

C'est  le  14  juin  que  le  chef  du  jury  est  venu,  la  voix 
émue,  affirmer  sur  son  honneur,  devant  Dieu  et  de- 
vant les  hommes,  que  MAI.  Kellogg,  Brady,  Dorsey  et 
consorts  étaient  les  plus  honnêtes  gens  de  la  terre,  et 
que,  indignement  calomniés,  ils  n'avaient  jamais  cessé 
de  mériter  l'estime  de  la  nation  qui  les  avait  mis  à  la 
tête  de  ses  affaires.  Tous  leurs  amis,  réunis  dans  le 
prétoire,  acclamèrent  ces  dignes  législateurs.  Le  soir 
même,  ils  se  retrouvèrent  tous  à  une  grande  soirée 
donnée,  en  leur  honneur,  par  AI.  Ingersoll,  un  de 
leurs  avocats  :  et  les  chroniqueurs  de  la  haute  vie  new- 
yorkaise  décrivirent  à  leurs  abonnés,  avec  un  lyrisme 
échevelé,  la  toilette,  d'une  élégance  suprême,  portée 
par  madame  Dorsey.  Au  bras  du  chef  du  jury,  elle 
parcourait  les  salons  de  la  «  résidence  palatiale  (païa- 
tial  résidence)  » ,  recevant,  avec  une  bonne  grâce  char- 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  67 

mante,  les  félicitations  enthousiastes  de  tous  ses  amis, 
parmi  lesquels,  probablement,  beaucoup  étaient  à 
peine  remis  d'une  alarme  si  chaude.  J'ai  remarqué 
avec  chagrin  qu'on  ne  parle  pas  du  juré  irlandais.  Il 
était  probablement  sous  une  des  tables  du  buffet. 

Comme  programme,  la  soirée  ne  comportait  qu'un 
peu  de  musique.  Il  est  bien  fâcheux  qu'un  Coquelin 
quelconque  ne  soit  pas  en  tournée  en  ce  moment-ci  à 
New-York.  Il  eût  été  plein  d'à-propos  de  débiter  à 
l'honorable  assemblée  les  fameux  vers  de  Cinna  : 

Quand  le  peuple  est  le  maître,  on  n'agit  qu'en  tumulte, 
La  voix  de  la  raison  jamais  ne  se  consulte; 
Des  honneurs  sont  rendus  aux  plus  ambitieux, 
L'autorité  livrée  aux  plus  séditieux. 
Les  petits  souverains  qu'il  fait  pour  une  année, 
Voyant  d'un  temps  si  court  leur  puissance  bornée, 
Des  plus  heureux  desseins  font  avorter  le  fruit... 
Dans  le  champ  du  public,  largement  ils  moissonnent, 
Assurés  que  chacun  leur  pardonne  aisément, 
Espérant  à  son  tour  un  pareil  traitement. 

Admirables  effets  du  génie  !  Corneille  prévoyait 
MM.  Brady  et  Dorsey  ! 

Tous  ces  braves  gens,  sénateurs,  députés,  fonction- 
naires de  tout  rang,  seront-ils  réélus  ?  C'est  plus  que 
probable.  Les  démocraties,  c'est  un  phénomène  qui  se 
produit  parlout,  ne  tiennent  pas  du  tout  à  estimer  les 
gens  qu'elles  placent  à  leur  tête.  On  dirait  même 
qu'elles  mettent  un  certain  soin  à  les  choisirle  plus 
bas  possible.  Chez  nous,  on  commence  à  remarquer 
celte  tendance.  Il  n'y  a  pour  s'en  convaincre  qu'à 
lire  la  Gazette  des  Tribunaux,  et  à  voir  le  nombre 
toujours  croissant  de  personnalités  politiques  dont  les 


68  EX'    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

noms  viennent  figurer  dans  ses  colonnes.  *  Tous  les 
mandarins,  beaucoup  filous  !  ■>■>  me  disait  une  fois, 
dans  son  français  fantaisiste,  l'estimable  Pipi-Afa,  com- 
prador  du  consulat  de  France  à  Hong-kong  et  ci- 
toyen de  la  Chine,  le  pays  le  plus  démocratique  du 
globe. 

En  Amérique,  les  fonctions  publiques  sont  presque 
absolument  abandonnées  par  les  gens  honnêtes  ou 
d'une  classe  élevée,  peu  soucieux  de  faire  les  métiers 
qu'il  faut  exercer  pour  réussir  et  de  s'exposer  aux 
abominables  injures  de  la  presse.  La  même  chose 
existe  un  peu  chez  nous,  quoique  sur  une  bien  moins 
grande  échelle.  Seulement,  voici  en  quoi  les  Améri- 
cains nous  sont  bien  supérieurs,  et  nous  donnent  une 
grande  leçon.  Ils  ne  veulent  pas  des  fonctions,  mais  ils 
ne  se  désintéressent  pas,  pour  cela,  de  la  chose  publi- 
que. Il  s'est  formé  toute  une  classe  de  politiciens  dont 
c'est  le  métier  de  manier  la  plèbe  éleclorale  ;  ils  met- 
tent à  la  solde  de  chaque  parti  leur  intelligence  incon- 
testable et  leurs  convictions  dont  ils  changent  quelque- 
fois, mais  qui  n'en  sont  pas  moins  très-ardcnles.  L'in- 
convénient du  système,  c'est  qu'une  fois  qu'ils  sont  au 
pouvoir,  il  est  impossible  de  les  empêcher  de  voler.  On 
estime  qu'une  grosse  portion  du  revenu  de  la  nation 
disparaît  dans  leurs  poches.  Mais  les  Américains  en 
prennent  leur  parti  philosophiquement.  N'ayant  ni 
armée  ni  marine,  ni  pour  ainsi  dire  dedeltes,  ils  peu- 
vent s'offrir  le  luxe  suprême  de  notre  ancienne  aris- 
tocratie, des  intendants  voleurs.  Il  y  a,  comme  cela, 
là-bas  une  foule  d'institutions  qui  sont  pour  les  Amé- 
ricains ce  qu'est  le  phylloxéra  pour  leurs  vignes.  Ils 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  69 

en  souffrent,  mais  n'en  meurent  pas  :  transportées 
chez  nous,  elles  deviennent  mortelles. 

Il  est  toujours,  du  reste,  bien  curieux  de  les  enten- 
dre parler  de  leurs  hommes  politiques.  Mon  vieil  ami 
le  général,  qui  est  bien  cependant  lui-même  un  type 
de  politicien,  avait,  sur  leur  compte,  une  mine  iné- 
puisable d'histoires  qu'il  inventait  sûrement,  mais  qui 
étaient  toutes  plus  drôles  les  unes  que  les  autres.  On 
n'est  jamais  trahi  que  par  les  siens.  En  voici  une  dont 
je  mi  souviens  et  qui  indique  la  note  générale  des 
autres. 

Il  faut  savoir  qu'aux  Etats-Unis,  quand  un  membre 
du  Congrès  meurt  pendant  la  session,  il  est  d'usage 
qu'un  de  ses  amis  demande  la  parole  et  prononce,  en 
quelques  mots,  son  oraison  funèbre,  en  s'adressant 
toujours,  bien  entendu,  au  speaker  (président;  mot  à 
mot  :  celui  qui  parle.  Il  faut  noter  par  parenthèse  que 
c'est  le  seul  membre  qui  ne  parle  jamais  ;  mais  tous 
les  discours  sont  censés  lui  être  adressés).  Le  général 
prétendait  donc  qu'un  jour,  un  de  ses  collègues,  re- 
présentant de  je  ne  sais  quelle  localité  du  Far-lVest, 
s'était  levé  au  début  de  la  séance  et  avait  parlé  en  ces 
termes  : 

«  Monsieur  le  speaker!  j'ai  la  douloureuse  mis- 
sion de  vous  annoncer  la  mort  de  notre  honorable  col- 
lègue, le  député  d'Allit]ator-City.  Il  a  rendu  le  dernier 
soupir,  cette  nuit,  entre  les  bras  de  madame  la  capi- 
taine Gédéon  A.  B.  C.  Smilh,  la  veuve  désolée  d'un 
des  guerriers  qui  ont  versé  leur  sang  pour  terrasser 
l'hydre  de  la  rébellion.  Il  logeait  chez  elle  :  car  elle 
tient  maintenant,  avenue  X. . . ,  rueZ. . . ,  un  hôtel  meublé, 


70  EN    VISITE    CHEZ    L ONCLE    SAM. 

dans  lequel  la  chambre  du  défunt  est  à  présent  va- 
cante. C'est  une  des  positions  les  plus  centrales  de  la 
capitale.  Les  appartements  y  sont  vastes.  Quant  à  la 
nourriture...  » 

Ici  un  membre  du  parti  opposé  s'était  levé  : 

«  Monsieur  le  speaker,  s'écria-t-il,  jusqu'à  quand 
tolérera-t-on  que  l'honorable  membre  qui  a  la  pa- 
role vienne  payer  en  réclames  son  écot  à  une  table 
d'hôte  suspecte,  écot  qu'il  ne  pourrait  bien  sûr  pas 
payer  autrement?  « 

Le  premier  reprit  posément  : 

«  Je  ne  m'arrêterai  pas  un  instant  à  répondre  à 
l'honorable  membre  qui  vient  de  m'interroger.  Tout 
le  monde  sait  que  le  hideux  crotale  couvre  de  sa  bave 
venimeuse  la  nourriture  qu'il  va  manger.  Mille  fois 
plus  méprisable  que  lui,  mon  honorable  collègue  a 
voulu  couvrir  de  la  sienne  une  nourriture  qu'il  n'aura 
jamais  l'occasion  de  déguster  :  car  ce  ne  sont  pas  des 
gens  de  sa  sorte  qui  fréquentent  l'excellent  établisse- 
ment que  je  veux  signaler.  » 

Nous  n'en  sommes  peut-êlre  pas  encore  là,  mais  il 
ne  faut  pas  désespérer  d'y  arriver. 

Je  disais  que  les  journaux  de  tous  les  partis  sont, 
en  ce  moment,  remplis  des  commentaires  les  moins 
flatteurs  sur  deux  jugements  qui  viennent  d'intervenir, 
et  qu'ils  ne  se  gênaient  pas  pour  attaquer  l'institution 
même  du  jury.  Je  viens  d'analyser  la  première  de  ces 
affaires;  voici  maintenant  la  seconde  : 

Le  24  décembre  dernier,  M.  JY.  L.  Dukes  brûla  la 
cervelle  du  capitaine  Nutts,  vers  huit  heures  du  soir, 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  "Il 

en  présence  de  nombreux  témoins,  au  beau  milieu  du 
hall  d'un  grand  hôtel.  11  se  laissa  arrêter  sans  résis- 
tance et  passa  devant  le  jury.  Voici  maintenant  les  faits 
qui  ressortirent  des  débats  : 

Rf.  L.  Dukes,  exerçant  la  profession  d'avocat,  et 
membre  de  la  Chambre  de  Pensylvanie,  était  devenu 
l'amant  de  mademoiselle  Nutts,  fille  du  capitaine 
Nutts,  homme  déjà  âgé,  caissier  du  trésor  de  l'Etat. 

Il  faut  noter  qu'il  n'a  pas  été  bien  prouvé  qu'il  ait 
réellement  été  l'amant  de  cette  jeune  fille,  qui,  au 
cours  du  procès,  a  toujours  protesté  énergiquement 
contre  cette  allégation,  et  qui  avait  une  excellente  ré- 
putation :  toujours  est-il  qu'il  s'était  vanté,  à  plusieurs 
reprises,  de  l'être,  et  qu'un  jour,  après  boire,  il  s'avisa 
d'écrire  au  capitaine  Nutts,  pour  lui  raconter  la  chose. 

Ceci  se  passait  le  23  décembre  :  le  24,  le  malheu- 
reux capitaine  Nutts,  sachant  que  Dukes  passait  toutes 
ses  soirées  dans  le  hall  de  l'hôtel,  y  vint  pour  avoir  une 
explication.  A  peine  eut-il  prononcé  quelques  mots, 
qui  ne  furent  pas  entendus,  que  l'autre  tira  desapoche 
un  revolver  et  étendit  le  vieillard  roide  mort,  en 
criant  :  a  Vous  êtes  venu  ici  pour  me  frapper!  Eh 
bien,  je  vous  tue  !  » 

Le  jury,  gagné,  acquitta  Dukes  sans  hésitation.  Il 
s'était  contenté  de  dire,  pour  sa  défense,  que  Nutts 
l'avait  insulté  et  menacé.  Le  public  prit  assez  mal  cet 
acquittement.  Le  juge  président  des  assises  ne  se 
gêna  pas  pour  dire  aux  jurés  ce  qu'il  pensait  d'eux. 
La  population  les  brûla  en  effigie  sur  une  place.  Ses 
collègues  delà  Chambre  votèrent  l'exclusion  du  meur- 
trier, ce  que,  par  parenthèse,  ils  n'avaient  pas  droit  de 


72  EiV    VISITE    CHEZ    l/OXCLE    SAM. 

faire.  Du  resle,  Dukes  parut  prendre  la  chose  assez 
philosophiquement  et  reprit  sa  profession  d'avocat, 
toujours  dans  la  même  ville.  Il  demeurait  non  loin  de 
l'endroit  où  le  fils  de  sa  victime,  James  Nutts,  unjeune 
homme  de  vingt  ans,  vivait  avec  sa  mère  et  sa  sœur. 
Les  deux  hommes  se  rencontraient  souvent,  et  l'on  se 
rappela  depuis  qu'on  avait  vu  quelquefois  Dukes  ri- 
caner en  croisant  Nutts  dans  la  rue. 

Le  15  juin  dernier,  dans  la  matinée,  James  Nutts  se 
tenait  immohile  près  d'un  réverbère,  quand  Dukes 
vint  à  passer  près  de  lui.  On  le  vit  tirer  de  sa  poche  un 
revolver  d'un  mouvement  brusque  et  faire  feu  à  deux 
reprises  sur  le  meurtrier  de  son  père.  Celui-ci,  légè- 
rement blessé,  s'enfuit  :  voyant  un  bureau  de  tabac 
ouvert,  il  s'y  précipita.  Mais  Nutts,  y  pénétrant  pres- 
que en  même  temps  que  lui,  l'acheva  de  deux  nouveaux 
coups  tirés  à  bout  portant.  Le  jeune  Nutts  sera  acquitté 
à  l'unanimité.  Cela  ne  fait  de  doute  pour  personne '. 

Ces  deux  scandales,  arrivant  coup  sur  coup,  inspi- 
rent à  la  presse  de  nombreux  commentaires  ilonl  le 
sens  général  est  le  suivant: 

Dans  le  premier  cas,  on  se  trouve  en  présence  d'une 
affaire  très-grave.  Il  s'agit  de  concussions.  Non-seule- 
ment des  millions  de  dollars  ont  été  volés  dans  les 
caisses  publiques,  mais  l'honneur  de  la  nation  elle- 
même  est  engagé.  Par  qui,  en  effet,  ces  millions  ont-ils 
été  volés?  Par  les  fonctionnaires  les  plus  élevés  de 
l'administration.  Dès  l'abord,  cela  ne  fait  de  doute 
pour  personne,  tant  les  faits  sont  patents.  Quels  sont 

1  II  l'a  été. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  73 

les  complices  présumés?  Des  sénateurs,  des  députés, 
tous  gens  investis  par  leurs  concitoyens  du  plus  haut 
mandat,  chargés  par  eux  d'administrer  la  fortune  pu- 
blique. Ces  sénateurs,  ces  députés  sont-ils  au  moins 
les  plus  inconnus  des  hommes  politiques?  A-t-on  af- 
faire à  quelques  individualités  arrivées  là  par  une  sur- 
prise du  corps  électoral  et  en  nombre  infime  ?  Ce  sont 
les  plus  hauts  de  leur  parti,  et  leur  nombre  est  si 
grand  que,  tous  les  jours,  l'enquête  révèle  de  nou- 
veaux noms,  quelques  efforts  que  l'on  fasse  pour  la 
circonscrire. 

Voici  le  côté  des  accusés.  De  celui  du  tribunal,  que 
voit-on?  Un  ramassis  de  gens  réunis  par  le  hasard  du 
sort,  dont  l'un  est  un  ivrogne  si  avéré  que  l'alcoolisme 
est  devenu  son  état  habituel.  Il  y  a  une  loi  pour  em- 
pêcher de  donner  de  l'eau-de-vie  aux  jurés  pendant 
tout  le  temps  de  la  session.  Si  cette  loi  est  devenue 
nécessaire,  c'est  qu'apparemment  le  mode  de  recru- 
tement adopté  a  fourni  souvent  des  hommes  du  même 
genre.  Ici  encore,  nous  ne  sommes  pas  en  présence 
d'un  cas  isolé. 

Admettons  que  ces  hommes  soient  tous  d'une  inté- 
grité parfaite.  Ils  seront  peut-être  capables  de  donner 
un  avis  raisonnable  sur  une  question  de  fait.  Un  assas- 
sin arrêté  au  moment  où  il  vient  de  tuer  sa  victime 
leur  est  amené.  On  leur  demandera  s'il  est  coupable; 
ils  diront  oui. 

Mais  dans  une  question  comme  celle-ci,  quand  la  cul- 
pabilité résulte  de  la  violation  de  lois  ou  de  règlements 
souvent  fort  obscurs  et  toujours  très-compliqués;  en 
admettant  que  ces  hommes  soient  intègres,  est-il  bumai- 

5 


74  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

nement  possible  qu'ils  aient  les  connaissances  très- 
spéciales  nécessaires  pour  se  prononcer  sur  des  ques- 
tions aussi  délicates?  Et  à  quelles  classes  appartien- 
nent-ils pour  l'immense  majorité  ?  A  celle  des  petits 
boutiquiers?  Dans  tous  les  pays,  c'est  la  plus  impres- 
sionnable, la  plus  accessible  aux  courants  populaires, 
comme  aux  impressions  que  leur  dictent  les  journaux  ; 
c'est  elle,  en  un  mot,  qui  a  fourni,  en  France,  le  type 
de  M.  Prudhomme,  et,  en  Angleterre,  celui  de  John 
Bull.  Ainsi  donc,  aucune  garantie  pour  l'accusé  si 
l'opinion  populaire  est  contre  lui. 

La  société  en  a-t-elle  davantage?  Elle  en  a  infini- 
ment moins  encore.  En  Angleterre  comme  en  Amé- 
rique (sous  ce  rapport,  les  institutions  sont  à  peu  près 
les  mêmes),  quand,  par  exemple,  un  assassinat  est 
commis,  un  fonctionnaire  spécial  nommé  coroner 
réunit  un  premier  jury  composé  des  voisins  du  lieu  où 
s'est  produit  le  crime,  et  c'est  de  sa  décision  que  dé- 
pendent les  poursuites.  On  ne  se  figure  pas  les  résul- 
tats que  donne  ce  système.  Dernièrement,  cinq  hom- 
mes sont  surpris  volat»t  des  chevaux  dans  le  Dakoia. 
Les  propriétaires  courent  après  eux  ;  un  combat  s'en- 
gage :  quatre  des  voleurs  sont  (tués  à  coups  de  fusil; 
le  cinquième  est  pris  vivant  et  pendu  à  un  arbre.  Le 
coroner  assemble  le  jury,  qui,  séance  tenante,  rédige 
le  procès-verbal  suivant: 

a  Nous  avons  examiné  le  corps  de  X...  Il  résulte  de 
l'apparence  du  cadavre  et  des  renseignemenls  recueil- 
lis que  cet  homme,  passant  à  cheval  sous  un  arbre, 
avait  eu  l'imprudence  de  chercher  à  attraper,  avec  son 
lasso,  un  oiseau  perché  sur  une  branche.  Le  lasso  a 


E.V    VISITE    CHEZ    L  ONCLE    SAM.  75 

passé  par-dessus  la  branche,  et  est  retombé  Je  l'autre 
côté  si  malheureusement  que  le  nœud  coulant  est  venu 
prendre  le  col  de  l'homme,  qui  s'est  trouvé  pendu, 
son  cheval  ayant  continué  à  avancer.  Nous  estimcns 
donc  à  l'unanimité  que  la  mort  est  purement  acciden- 
telle1.» 

Et  tout  a  été  dit. 

Ceci  est  simplement  drôle.  Mais  prenons  une  af- 
faire réellement  importante.  Pour  arriver  à  une  con- 
damnation, il  faut  qu'à  l'unanimité  le  jury  réponde 
oui  à  la  question  :  «  L'accusé  est-il  coupable  ?  »  Parmi 
ces  hommes  rassemblés  d'une  si  étrange  façon,  suppo- 
sez-en un  ou  deux  gagnant  péniblement  2,000  ou 
3,000  francs  par  an,  à  force  de  travail.  Ils  sont  pris 
pour  une  affaire  comme  celle  des  Star-Routes,  qui 
durera  peut-être  six  mois.  C'est  la  ruine.  Survient  un 
tentateur  qui  fait  miroiter  à  leurs  yeux  le  capital  de 
cette  somme.  Ils  peuvent  le  gagner  sans  le  moindre 
risque.  Il  leur  suffira  de  répondre  non  à  toutes  les 
questions  du  président.  Et  de  ce  non,  personne  n'aura 
le  droit  de  leur  demander  compte  :  et  en  présence  de 
cette  négation  obstinée,  qu'on  sent  être  le  résultat 
d'un  parti  pris,  que  peut  faire  la  majorité?  Elle  lut- 
tera un  jour,  deux  jours.  Mais  mettez-vous  à  la  place 
d'un  malheureux  petit  commerçant  enlevé  à  ses  af- 
faires, les  sentant  péricliter  en  son  absence,  séparé  de 
sa  famille  depuis  six  mois,  vivant  dans  une  claustra- 
tion absolue  et  n'ayant  qu'un  mot  à  dire  pour  faire 
cesser  tout  cela.  Il  lui  faudrait  plus  que  de  la  vertu,  il 

1  La  chose  s'est  passée  dans  le  comté  de  M'Lean  (Dakota).  Le 
pendu  s'appelait  James  O'Xeil. 


76  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

lui  faudrait  de  l'héroïsme  pour  aller  jusqu'au  bout. 
Encore  si  par  ce  non,  que  sollicitent  tant  de  considé- 
rations, il  devait  faire  condamner  un  innocent,  il 
résisterait  peut-être  :  mais  il  s'agit  simplement  d'ac- 
quitter un  coupable,  et  le  non  est  bien  vite  dit. 

Beaucoup  de  gens  trouvent  que  nous  n'avons  pas 
assez  de  jurys  en  France,  et  que  l'institution  devrait 
être  considérablement  développée. 

J'en  arrive  maintenant  à  la  troisième  des  affaires 
dont  je  voulais  parler.  Elle  est  bien  simple,  ce  n'est 
presque  qu'un  fait  divers  :  mais  elle  ouvre  encore  un 
jour  sur  un  côté  curieux  des  mœurs  américaines. 

Depuis  quelque  temps,  la  police  avait  été  prévenue 
que  dans  certains  cafés  on  cherchait  à  frauder  le  fisc, 
en  ne  payant  pas  la  patente  très-élevée  exigée  des  dé- 
bitants de  liqueurs  alcooliques.  On  en  vendait  par- 
faitement, mais  à  des  habitués  sûrs,  et  en  les  décorant 
des  noms  de  ces  innombrables  liqueurs  rafraîchissantes 
chères  aux  Américains.  L'établissement  d'un  nommé 
Ryan  était  particulièrement  signalé  comme  étant  dans 
ce  cas.  Deux  agents  en  vêtements  civils  furent  en- 
voyés par  leurs  supérieurs  pour  tâcher  de  prendre 
Ryan  en  faute. 

Le  premier,  laissant  son  compagnon  à  la  porte,  entra, 
et  s'avançant  vers  le  comptoir,  fit  une  grimace  signi- 
ficative à  Ryan,  en  lui  demandant  un  verre  de  *  salse- 
pareille »  .  Ryan ,  se  doutant  de  quelque  chose,  lui 
donna  réellement  de  la  salsepareille.  L'agent  la  flaira, 
fit  une  nouvelle  grimace  également  significative,  mais, 
celle-ci,  de  déconvenue,  et  se  décida  à  sortir,  poursuivi 


EN    VISITE    CHEZ    I/O  N  CLE    SAM.  77 

par  les  huées  des  consommateurs  et  du  cabarelier. 
Retrouvant  son  camarade  à  la  porte,  ils  causèrent  un 
instant  ensemble,  puis,  probablement  sur  l'avis  du 
camarade,  il  rentra.  Les  huées  éclatèrent  de  plus  belle. 
Ryan  lui  intima  l'ordre  de  sortir.  Quelques-uns  disent 
qu'il  y  eut  même  une  légère  bousculade.  En  tout  cas, 
l'agent,  s'adossant  à  la  porte,  tira  deux  coups  sur 
Ryan  et  le  tua  roide. 

Voilà  les  faits.  Ils  témoignent  d'abord  de  la  brutalité 
inouïe  avec  laquelle  les  agents  de  la  police  new-yor- 
kaise font  leur  service.  Ce  sont  des  gaillards  de  taille 
colossale,  vêtus  d'une  tunique  boutonnée  militairement, 
une  médaille  à  la  boutonnière,  un  petit  chapeau  assez 
singulier  sur  la  tête,  et  à  la  main  le  fameux  bàlon 
traditionnel.  Je  dois  dire  que  je  les  trouve  parfaitement 
bien  tenus.  Mais  j'ai  rencontré  ce  matin  mon  ami  le 
Révérend,  qui  reste  à  New-York  jusqu'à  la  réunion 
de  son  congrès  de  pasteurs  épiscopaliens;  j'ai  peur 
qu'il  n'y  apporte  un  esprit  légèrement  aigri.  Pour 
employer  une  expression  plus  expressive  qu'élégante, 
il  ne  dérage  pas.  Aujourd'hui,  notamment,  il  était 
dans  un  état  d'exaspération  tel,  qu'il  parlait  d'en 
référer  au  Times  et  au  consul  britannique.  Chacun 
sait  qu'un  Anglais  qui  n'a  pas  écrit  au  moins  une  fois 
dans  sa  vie  une  lettre  au  Times,  signée  «  Viator  »  ou 
«  A  ratepayer  »  ,  est  un  Anglais  incomplet.  Dans  l'es- 
pèce, du  reste,  l'indignation  de  mon  Révérend  était 
bien  un  peu  justifiée.  Il  paraît  que,  se  promenant  vers 
midi  dans  Broadway,  il  avait  vu  tout  à  coup  un 
monsieur,  à  côté  de  lui,  devenir  très-rouge,  battre  l'air 
de  ses  mains  et  tomber  comme  une  masse.  Il  s'agissait 


78  EX    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

d'un  coup  de  soleil.  Ils  sont  très-communs  en  ce 
moment,  et  plusieurs  personnes  en  meurent  chaque 
jour.  Une  foule  très-sympathique  se  forma  aussitôt. 
Ln  policeman  survint.  Le  Révérend,  qui  s'était  préci- 
pité un  des  premiers,  lui  fit  remarquer  que  tous  ces 
gens  qui  se  pressaient  autour  du  malade  empêchaient 
d'ahord  de  le  relever,  ensuite  l'air  de  circuler  autour 
de  lui.  Le  policeman  parut  tout  à  fait  goûter  l'idée,  ce 
qui  flatta  mon  Révérend.  Mais  ce  qu'il  apprécia  moins, 
c'est  la  manière  dont  il  la  mit  à  exécution.  Se  reculant 
de  cinq  ou  six  pas,  l'agent  se  précipita,  sans  dire  gare, 
dans  le  rassemblement,  tapant  à  droite  et  à  gauche 
avec  le  manche  de  son  bâton,  bourrant  ceux  qui  ne 
détalaient  pas  assez  vite,  faisant  le  vide  avec  une  telle 
énergie  autour  du  malade,  qu'en  un  clin  d'œil  il  n'y 
avait  plus  personne  à  dix  pas  à  la  ronde.  Dans  la 
bagarre,  le  Révérend  avait  attrapé  dans  les  reins  une 
formidable  bourrade,  dont  il  souffrait  encore. 

Tout  cela  prouve  simplement  une  grande  brutalité 
de  la  part  des  agents.  Mais  la  question  mérite  d'être 
examinée  sous  un  autre  point  de  vue  :  celte  recherche 
des  débits  clandestins  n'est  pas,  comme  on  pourrait  le 
croire,  une  simple  mesure  de  protection  pour  le  fisc. 
Les  patentes  exorbitantes  exigées  n'ont  que  très- 
accessoirement  pour  but  de  lui  procurer  des  ressources. 
Ce  qu'on  cherche,  c'est  d'empêcher  la  consommation 
des  alcools,  et,  pour  cela,  il  y  a  tout  un  arsenal  de  lois 
que  nos  populations  françaises  ne  supporteraient  pas 
un  instant.  Dans  certains  Etats,  le  Maine  par  exemple, 
l'introduction  seule  sur  le  territoire  de  l'Etat  d'une 
boisson  alcoolique,  même  pour  usage  personnel,  est 


EN   VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM.  79 

qualifiée  délit.  Les  pharmaciens  seulement  sont  auto- 
risés à  en  avoir,  mais  ne  peuvent  en  vendre  que  sur 
ordonnance  du  médecin;  et  par  boissons  alcooliques 
on  entend  les  boissons  que  nous  considérons  comme 
les  plus  inoffensives,  le  vin,  la  bière,  même  quelquefois 
le  cidre.  Sur  bien  des  navires,  les  officiers  eux-mêmes 
ne  peuvent  embarquer  ni  vins  ni  liqueurs. 

Nous  ne  pouvons  pas  comprendre  ces  choses-là.  Nous 
autres  Français,  —  je  parle  des  gens  appartenant  à 
une  certaine  classe  de  la  société,  —  nous  n'avons 
aucun  mérite  à  ne  pas  nous  enivrer  :  une  bouteille 
d'eau-de-vie  n'exerce  aucune  séduction  sur  nous.  Il 
n'en  est  pas  de  même  chez  les  Anglo-Saxons.  Sur  cent 
Anglais  et  même  cent  Anglaises  que  vous  prendrez  au 
hasard  dans  le  salon  le  plus  élégant,  quatre-vingt-dix- 
neuf  ne  s'enivrent  pas,  mais  tous  ont  du  mérite  à  ne 
pas  le  faire.  Une  mère  française,  en  songeant  aux  dan- 
gers que  court  son  fils  étudiant,  ou  jeune  officier, 
pensera  tout  de  suite  à  la  déesse  Vénus;  elle  ne  s'ar- 
rêtera pas  un  instant  à  l'idée  que  l'influence  de  Bacchus 
soit  à  craindre.  La  mère  anglaise  ne  se  préoccupera 
que  de  ce  dernier  écueil,  et  elle  aura  raison. 

Peut-être,  du  reste,  chez  eux,  l'ivrognerie  est-elle 
moins  répugnante,  moins  avilissante  que  chez  nous. 
La  race  est  plus  forte  et  résiste  mieux.  En  France,  un 
jeune  homme  qui  se  griserait  au  buffet,  après  un  bal, 
n'oserait  plus  se  montrer  dans  le  monde.  La  jeune 
fille  anglaise  qui  voit  un  de  ses  compatriotes  dans  le 
même  état  ne  lui  en  veut  pas  beaucoup.  Poor  fellow ! 
he  was  just  a  little  bit  elated!  En  tout  cas,  ce  ne 
serait  certainementpas  cela  qui  l'empêcherait  d'épouser 


80  EN    VISITE    CHEZ    I/ONCLE    SAM. 

le  coupable.  Dans  ces  charmantes  éludes  que  Dickens 
nous  a  laissées  sous  le  nom  de  Pickwick  papers,  il  a 
voulu  faire  de  M.  Pickwick  un  type  éminemment  sym- 
pathique, et  il  a  réussi.  Cependant  il  ne  craint  pas  de 
le  représenter  souvent  complètement  ivre;  un  roman- 
cier français  n'aurait  jamais  osé  faire  cela;  son  per- 
sonnage aurait  dégoûté  tout  de  suite  notre  public.  Une 
partie  de  cet  admirable  livre  est  consacrée  à  une  étude 
très-complète  de  la  vie  des  jeunes  étudiants  pauvres. 
Cela  correspond  à  peu  près  aux  Scènes  de  la  vie  de 
bohème.  Les  héros  de  Dickens  sont  constamment 
ivres-morts;  il  n'est  question  que  de  bouteilles  de 
whisky  et  de  bols  de  punch  au  lait  qu'on  vide  à  tout 
propos;  en  revanche,  jamais  la  moindre  allusion  à 
Musette  ou  à  Phémie  teinturière,  et  je  crois  sincèrement 
qu'elles  n'existent  pas. 

De  cet  élat  de  choses,  il  résulte  que  l'Anglais,  mais 
surtout  l'Américain,  sentant  que  l'alcool  est  pour  lui 
un  danger,  et  un  danger  mortel,  se  considère  comme 
en  état  de  guerre  avec  lui,  et,  ayant  conscience  de  sa 
faiblesse,  est  disposé  à  faire  tous  les  sacrifices  pour 
assurer  la  victoire.  C'est  pour  cela  que,  collectivement, 
une  assemblée  américaine  n'hésitera  jamais  à  voter, 
dans  ce  sens,  les  mesures  les  plus  vexatoires,  les  plus 
attentatoires  à  la  liberté  individuelle.  Le  salut  public 
est  la  loi  suprême;  il  est  vrai  que,  s'étant  séparés,  les 
membres  s'empressent  de  passer  individuellement  à 
l'ennemi.  Je  crois  que  c'est  dans  l'Illinois  que  la 
Chambre  avait  voté,  avec  grand  fracas  et  à  l'unanimité, 
la  défense  de  servir  des  boissons  alcooliques  dans  la 
buvette.  Seulement,  un  bar-keeper  ingénieux  avait  fait 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    S  AU.  81 

percer  le  mur,  et  tous  les  membres  venaient,  à  tour  de 
rôle,  le  speaker  en  tête,  s'appliquer  les  lèvres  sur  des 
tuyaux  en  caoutchouc  qui  leur  apportaient  du  dehors 
la  divine  liqueur. 

Ce  sentiment  est  un  de  ceux  qui  font  voir  au  véritable 
Américain  avec  une  certaine  terreur  l'invasion  alle- 
mande. Ils  se  rendent  compte  de  tous  les  éléments 
d'ordre  et  de  travail  que  leur  apporte  l'émigration  de 
ce  pays,  mais  ils  savent  aussi  que  pour  rien  au  monde 
un  Allemand  ne  consentira  à  être  privé  de  ses  chopes 
de  lager  béer,  et  que,  partout  où  ils  se  sentent  en 
force,  il  faut  compter  avec  eux  sous  ce  rapport.  J'ai 
retrouvé  déjà  trôs-souvent  l'expression  de  ce  curieux 
sentiment. 

Puisque  j'en  suis  aux  journaux  américains,  il  faut 
parler  de  leur  style;  il  est  bien  intéressant  aussi  à  étu- 
dier. La  langue  anglaise  est  déjà  l'une  des  plus  concises 
qui  existent.  On  n'a  qu'à  remarquer  les  avis  aux  voya- 
geurs que,  dans  certaines  gares  du  continent,  les 
Compagnies  font  afficher  en  plusieurs  langues.  La 
même  phrase  en  allemand  prend  cinq  ou  six  lignes; 
en  français,  trois  ou  quatre,  et  en  anglais,  une  ou  deux. 
Les  Américains  trouvent  moyen  delà  racourcir  encore. 
Leurs  néologismes  donnent  quelquefois,  du  reste,  la 
chair  de  poule,  tant  ils  sont  énergiques.  Par  exemple, 
pour  exprimer  que  deux  trains  se  sont  rencontrés  et 
se  sont  broyés  l'un  contre  l'autre,  ils  ont  créé  le  verbe 
télescoper;  on  voit  les  cylindres  d'une  longue-vue 
rentrant  les  uns  dans  les  autres.  Ils  ont  aussi  inventé 
un  autre  verbe,  dont  ils  se  servent  à  tout  propos  :  c'est 
boom.  En  anglais,  boom  veut  dire  bout  dehors,  un  do 

5. 


82  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

ces  mais  légers  qu'on  pousse  en  dehors  du  navire.  En 
Amérique,  boom  exprime  une  poussée  subile,  un 
affolement  quelconque.  Un  Yankee  dirait  :  le  boom 
de  l'Union  générale.  Des  villes  de  l'Ouest,  qui  poussent 
comme  des  champignons  au  milieu  du  désert,  on  dit 
qu'elles  booment.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  drôle,  c'est  que 
les  Canadiens  ont  adopté  ce  verbe;  ils  le  conjuguent. 
Dans  leurs  affiches,  dans  leurs  journaux,  rédigés  en 
français,  bien  entendu,  il  revient  à  chaque  instant.  Un 
Canadien  vous  dira  tranquillement  :  «  Si  j'avais  su  que 
telles  actions  boomassent  comme  cela,  je  ne  les  aurais 
pas  vendues.  » 

Une  autre  école  affecte,  au  contraire,  d'employer 
des  mots  d'une  prétention  étonnante.  Ceux-là  parlent 
absolument  comme  les  brigadiers  de  gendarmerie. 
Dans  un  des  journaux  que  j'ai  lus  aujourd'hui,  un 
rédacteur  parle  des  «  extrémités  pédales  »  (pedal  extre- 
mities)  d'une  jeune  fille,  au  lieu  de  dire  «  ses  pieds  »  . 
Un  autre  désigne  un  coiffeur  sous  le  nom  d'artiste 
tonsorial  [tonsorial  artist).  Mon  ami  le  général  est  un 
illustre  adepte  de  celte  école. 

Il  y  a  aussi  un  détail  curieux  à  noter  :  c'est  le  très- 
grand  nombre  de  mots  français  qui  sont  passés  dans 
la  langue  usuelle.  Une  gare  de  chemin  de  fer  est 
un  dépôt,  une  route  s'appelle  route.  Exemple,  les 
Star-Routes.  Quelquefois  ils  sont  un  peu  anglicanisés, 
mais  c'est  toujours  du  français  qu'ils  viennent,  et  non 
de  l'anglais.  En  Angleterre,  les  conducteurs  des  trains 
s'appellent  guards;  ici,  conductors.  A  chaque  instant, 
même  dans  des  documents  officiels,  on  trouve  des 
mots  et  même  des  membres  de  phrases  françaises  en 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  83 

italique.  Tout  cela  est,  du  reste,  dans  la  conversation, 
prononcé  de  telle  façon  qu'il  nous  est  impossible  de 
comprendre.  Dépôt  se  prononce  dipeau. 

Il  y  a  quelques  années,  les  journaux  américains 
ne  vivaient  que  de  personnalités.  Leurs  rédacteurs 
s'adressaient,  surtout  dans  l'Ouest,  les  injures  les  plus 
abominables.  Il  en  était,  du  reste,  de  cela  comme  des 
coups  de  pied  que  les  pitres  s'envoient  les  uns  aux 
autres  devant  les  baraques  de  la  foire.  Cela  ne  tirait  pas 
à  conséquence.  Maintenant  le  ton  a  beaucoup  gagné. 

Les  en-têtcs  des  faits  divers  sont  de  véritables  chefs- 
d'œuvre.  Il  paraît  que,  dans  tous  les  grands  journaux, 
il  y  a  un  spécialiste  chargé  de  ce  détail,  et  dont  les 
talents  sont  payés  au  poids  de  l'or.  Un  journaliste 
anglais,  M.  Auguslus  Sala,  qui  a  publié  dernièrement 
la  très-amusante  relation  d'un  voyage  qu'il  vient  de 
faire  en  Amérique,  a  recueilli  dans  un  journal  de 
Chicago  un  de  ces  en-têtes,  qui  est  une  véritable  trou- 
vaille. Le  voici  :  il  s'agit  d'un  monsieur  qu'on  vient 
d'arrêter  et  qui  est  prévenu ,  non  pas  seulement  de 
bigamie,  mais  de  polygamie  :  dans  ce  pays-ci,  on  ne 
fait  rien  à  demi. 

LE  BIGAME 

EST    DAXS    SA    CELLULE    DE   CIMENT    ROMAIX. 

Les  geôliers  affirment  qu'il 

MANGE   ET  BOIT  BIEN!!! 

Ses  nombreuses  épouses 

APPELEES    EX   TÉMOIGNAGE 

révéleront 

LES  PLUS  HORRIBLES  DÉTAILS 

LE  JOUR  DU  JUGEMENT. 


84  EX    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

Il  me  reste  encore  un  point  à  noter  :  c'est  la  pat  faite 
convenance  avec  laquelle  sont  traitées  les  questions 
religieuses.  Les  journaux  ordinaires  en  parlent  peu  ; 
mais  s'ils  se  trouvent  amenés  à  aborder  ces  sujets,  ils 
le  font  sans  jamais  montrer  la  moindre  trace  de  ces 
sentiments  haineux  et  bas  qui  se  font  jour  si  souvent 
chez  nous.  D'ordinaire  ils  s'abstiennent  aussi  de  tout 
sujet  graveleux.  Cependant,  sous  ce  rapport,  ils  sont 
inférieurs  à  la  presse  anglaise.  On  voit  partout  certains 
journaux  illustrés  qui  publient  des  gravures  auprès 
desquelles  celles  de  la  Vie  parisienne  et  du  Journal 
Amusant  paraîtraient  dignes  de  figurer  dans  la  salle  de 
dessin  d'unpensionnat  déjeunes  filles.  Il  y  a  notamment 
une  certaine  Police  Gazette  qui  est  le  type  du  genre. 

Samedi.  —  Hier,  nous  avons  été  déjeuner  à  bord 
de  la  Provence,  avec  B...,  qui  nous  avait  invités  pour 
nous  faire  faire  connaissance  avec  quelques  membres 
de  la  colonie  française  de  New-York  Nous  avons  trouvé 
en  bien  piteux  état  le  beau  navire  que  nous  avions 
laissé  si  brillant.  Il  est  abandonné  aux  longshoremen 
irlandais  qui  le  déchargent.  Sa  cargaison  qui  s'accumule 
sur  le  wharf  comprenait  huit  mille  caisses  de  vin  de 
Champagne.  Chacune  va  payer  à  la  douane  8  dollars 
de  droits  d'entrée,  40  francs  pour  douze  bouteilles!  Et 
les  blés,  et  les  salaisons,  et  les  machines,  et  les  outils 
américains  qui  arrivent  chez  nous  presque  en  franchise  ! 
Les  économistes  expliquent  que  le  libre-échange  étant 
une  belle  chose  en  soi,  c'est  la  nation  qui  fait  payer  le 
moins  les  produits  étrangers  qui  s'enrichit.  Moi,  je 
n'ai  jamais  pu  comprendre  ces  finesses-là. 


EN    VISITE    CHEZ    l.'oX'CLE    SAM.  85 

Nous  admirons  do  nouveau  le  beau  wharf  des  trans- 
atlantiques, que  nous  avions  à  peine  vu  l'autre  jour 
au  milieu  de  la  bagarre  du  débarquement.  C'est  un 
immense  bâtiment  en  bois,  de  200  mètres  de  long 
environ,  construit  sur  pilotis,  perpendiculairement  à 
la  rive,  et  de  cliaque  côté  duquel  viennent  s'accoster 
les  navires.  Cliaque  compagnie  de  navigation  ou  de 
ferry  boats  est  obligée  d'en  avoir  un  comme  cela.  Je 
ne  sais  pas  au  juste  leur  nombre;  mais  toul  le  quai  en 
est  garni.  Il  doit  bien  y  en  avoir  une  centaine,  au  bas 
mot.  C'est  la  ville  qui  en  est  propriétaire.  Celui-ci  lui 
rapporte  300,000  francs  de  location.  Elle  devrait  bien 
en  employer  une  parlie  à  mieux  entretenir  ses  rues. 
Avant-hier  au  soir,  quand  nous  sommes  venus  à  terre, 
nous  avons  remarqué  un  malheureux  cheval  blanc, 
crevé,  abandonné  dans  le  ruisseau,  tout  près  du  quai. 
Ce  matin,  il  y  était  encore  :  et  il  y  a  30  degrés  à 
l'ombre. 

Deux  charmantes  jeunes  filles  ont  déjeuné  avec  nous, 
à  bord.  L'une  d'elles  est  la  fiancée  de  B...,  qui  doit 
l'épouser  dans  quelques  semaines.  Elle  est  venue, 
accompagnée  d'une  de  ses  amies,  pour  présider  la 
table.  Ici,  cela  semble  tout  naturel.  Le  futur  mé- 
nage nous  avait  promis  de  venir  déjeuner  avec  nous 
aujourd'hui  chez  Delmonico,  le  Bignon  de  New-York. 
En  sortant  de  l'hôtel  ce  malin,  nous  nous  sommes 
donc  acheminés,  M...  et  moi,  vers  cet  établissement, 
pour  composer  notre  menu.  Nous  n'avions  du  reste- 
pas  loin  à  aller,  car  il  se  trouve  sur  Madison-Square. 
C'est  une  immense  maison  fort  belle  et  admirablement 
installée,  tout  à  fait  sur  le  modèle  de  nos  grands  res- 


86  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

taurants  français.  Nous  sommes  reçus  par  le  maître 
d'hôtel  classique,  avec  son  habit  noir,  sa  figure  en  lame 
de  couteau  et  ses  longs  favoris  si  bien  portés  dans  le 
monde  ministériel.  Du  plus  loin  qu'il  nous  aperçoit, 
il  nous  reconnaît  pour  Français,  et,  arrivant  sur  nous 
en  brandissant  sa  serviette,  d'un  air  aimable  : 

«Qu'est-ce  qu'il  faut  servir  à  ces  messieurs?»  dit-il 
avec  le  plus  pur  accent  parisien. 

Nous  discutons  notre  menu;  puis  nous  donnons  un 
coup  d'œil  à  la  carte  des  vins  :  enfin  nous  finissons  par 
la  phrase  consacrée  : 

«  Et  vous  nous  donnerez  un  cabinet  particulier, 
n'est-ce  pas,  garçon? 

—  Un  cabinet  particulier  !  mais  combien  ces  mes- 
sieurs sont-ils  donc? 

—  Quatre!  nous  vous  l'avons  déjà  dit  :  une  dame  et 
trois  messieurs!  » 

Le  garçon  leva  les  bras  au  ciel  d'un  air  effaré  : 
a  Mais  ces  messieurs  ne  savent  donc  pas!  Ici  c'est 
défendu  de  servir  quatre  personnes  en  cabinet  parti- 
culier :  à  cinq  quelquefois,  mais  jamais  au-dessous. 

—  Comment?  Eh  bien,  pourquoi  cela? 

—  Et  les  mœurs,  monsieur!  les  mœurs!  a  dit  le  gar- 
çon d'un  organe  qui  voulait  être  caverneux,  mais  qui 
n'arrivait  qu'au  fausset  de  Lassouche. 

Puis,  rejetant  sa  serviette  sous  son  bras  d'un  geste 
régence  et  s'inclinant  vers  nous,  de  Tair  d'un  philo- 
sophe appréciant  une  civilisation  inférieure  : 

a  Tenez!  voulez-vous  que  je  vous  dise,  messieurs? 
les  gens  de  ce  pays-ci...  des  sauvages!  messieurs,  de 
vrais  sauvages  !  » 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  87 

Un  des  Français  avec  lesquels  nous  avions  déjeuné 
la  veille  entrait  à  ce  moment.  Croyant  toujours  à 
quelque  mystification,  nous  lui  demandons  si  l'on  n'est 
pas  en  train  de  se  «  gausser  »  de  nous.  Il  part  d'un 
éclat  de  rire  : 

«  Mais  pas  du  tout!  nous  dit-il,  rien  n'est  plus 
sérieux.  Savez-vous  ce  qui  est  arrivé  il  y  a  quelques  se- 
maines à  madame  Z...,  la  femme  du  grand  banquier,  la 
belle-mère  de  votre  compatriote  M.  de  T...  ?  Dieu  sait 
qu'elle  est  bien  connue.  Elle  est  installée  à  la  campagne 
avec  tout  son  monde  et  quelques  invités.  Une  affaire  la 
rappelle  ici  pour  une  demi-journée,  avec  son  mari,  son 
beau-frère  et  une  ou  deux  autres  personnes.  On  con- 
vient de  déjeuner  chez  Delmonico,  et  l'on  envoie  com- 
mander le  déjeuner  pour  cinq,  en  retenant  un  cabinet 
particulier. 

aATheure  dite,  madame  Z...  arrive  au  bras  de  son 
mari.  Notez  qu'ils  étaient  parfaitement  connus  dans  la 
maison  :  elle  demande  le  cabinet  retenu. 

«  —  Pardon,  dit  le  mailre  d'hôtel,  mais  je  ne  vois 
que  quatre  personnes... 

«  —  La  cinquième  est  en  retard,  elle  va  arriver. 

«  —  Très-bien,  madame;  si  madame  veut  entrer, 
en  attendant,  dans  la  salle  commune... 

«  —  Mais  non,  conduisez-nous  tout  de  suite  au  cabi- 
net où  nous  devons  déjeuner. 

u  —  JYous  sommes  désolés,  madame,  mais  c'est  im- 
possible. Les  règlements  sont  formels,  madame  !  la  mai- 
son serait  fermée. 

«  —  Par  exemple ,  c'est  trop  fort  !  faites  venir 
M.  Delmonico. 


88  E.\    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

«  M.  Delmonico  arrive.  C'est  la  courtoisie  faite  res- 
taurateur :  mais  il  déclare  qu'il  lui  est  impossible  de 
céder.  Il  courrait  trop  de  risques.  Cependant,  à  la  fin, 
il  propose  une  transaction.  Devinez  laquelle.  Non,  au 
fait,  ne  cherchez  pas.  Il  s'offre  lui-même  pour  rem- 
placer le  cinquième  convive,  qui  n'arrivait  toujours 
pas.  Ma  foi,  on  a  trouvé  la  combinaison  si  drôle  qu'on 
a  accepté  :  et,  celte  fois-là  encore,  la  morale  de  la  ville 
de  New-York  n'a  pas  été  outragée!  Il  parait,  du  reste, 
que  If.  Delmonico  est  très-aimable  en  société,  et  il  a 
tenu  à  se  payer  à  lui-même  son  propre  écot.  » 

En  présence  d'un  tel  précédent  il  n'y  avait  plus  qu'à 
s'incliner.  Nous  n'avons  donc  pas  insisté,  et  nous  nous 
sommes  contentés  de  la  salle  publique,  où  nous  étions 
du  reste  fort  bien.  Mais  quel  singulier  pays!  et  comme, 
principes  à  part,  un  bon  petit  despotisme  serait  moins 
gênant  que  cette  liberté-là!  Seulement,  pour  être  juste, 
il  faut  ajouter  que,  sans  ceshabitudes  qui  nous  semblent 
si  étranges,  les  libres  allures  des  jeunes  filles  améri- 
caines auraient  peut-être  bien  des  inconvénients. 

Après  avoir  bu  quelques  verres  de  Champagne  à  la 
santé  du  futur  ménage,  nous  nous  sommes  séparés, 
eux  pour  courir  les  magasins,  nous,  je  veux  dire  M... 
et  moi,  pour  aller  rejoindre  le  docteur  S  ..,  qui  a  laissé 
chômer  sa  clientèle,  aujourd'hui,  pour  se  consacrer 
très-aimablement  à  nous  et  nous  emmener  aux  courses 
de  Coney  Isiand.  Ces  courses  sont  organisées  sous  le 
patronage  du  Jockey-Club  de  New-York,  et  se  donnent 
dans  un  hippodrome  aménagé  par  lui  sur  une  grande 
île,  de  l'autre  côté  de  l'Hudson.  Pour  y  aller,  nous 
prenons  le  ferry  boat,  puis  un  chemin  de  fer  qui,  en 


EX    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  59 

quelques  minutes,  nous  mène  à  destination.  Le  pré- 
sident du  Jockey-Club  a  bien  voulu  nous  adresser  une 
invitation,  de  sorte  que  c'est  de  la  tribune  des  membres 
du  comité,  où  est  servi  un  magnifique  lunch  froid,  que 
nous  jouissons  du  spectacle. 

Je  sens  qu'en  historiographe  consciencieux  je  devrais 
donner  au  lecteur  bénévole  qui  a  continué,  jusqu'à 
présent,  àlire  cette  véridique  relation  de  notre  odyssée, 
je  sens,  dis-je,  que  ce  lecteur  a  droit  de  réclamer  de 
moi,  d'abord  une  description  détaillée  des  courses  que 
nous  avons  vues,  ensuite  des  aperçus  pleins  de  profon- 
deur sur  le  sport  aux  Etats-Unis.  Mais,  conscient  de  mon 
infériorité,  je  le  conjure  de  me  dispenser  de  cette  double 
tâche.  Comme  officier  de  marine,  j'adore  les  chevaux  : 
c'est  une  question  de  métier.  L'allée  des*  Poteaux, 
quand  je  suis  à  Paris,  n'a  pas  d'habitué  plus  fidèle  que 
moi  :  mais  je  n'apprécie  ces  nobles  quadrupèdes 
qu'autant  qu'ils  se  montent  ou  qu'ils  s'attellent.  De 
tous  les  spectacles,  les  courses  me  sembleraient  le  plus 
assommant,  s'il  n'y  avait  pas  les  régates,  qui,  je  crois, 
sont  dignes  de  leur  disputer  le  prix.  Quand  ma  mau- 
vaise étoile  m'oblige  à  assister  à  l'un,  il  me  semble 
toujours  que  c'est  encore  l'autre  que  je  déteste  le  moins. 
Et  puis,  vraiment,  je  trouve  que,  sous  prétexte  d'amé- 
liorer la  race  chevaline,  on  détériore  par  trop  la  race 
humaine  :  je  ne  parle  pas  des  jockeys,  qui  ont  l'air 
d'avortons,  mais  qui  sont,  en  réalité,  beaucoup  plus 
forts  que  la  majorité  des  Turcs,  ni  des  bons  jeunes 
gens  que  cela  amuse  de  se  faire  casser  le  cou,  en 
montant  des  chevaux  qui  n'ont  plus  de  jambes  :  je  veux 
parler  de  cette   abominable  tourbe  de  bookmakers, 


10  EN    VISITE    CHEZ    LONCLE    SAM. 

d'entraîneurs  et  de  lads,  au  milieu  desquels  il  faut  se 
résigner  à  vivre  quand  on  aime  ce  genre  de  divertis- 
sements. 

Je  me  contenterai  donc  de  parler  très- sommaire- 
ment des  courses  de  Coney  Island.  Ce  qui  m'y  a  le 
plus  frappé,  c'est,  d'abord,  la  beauté  du  site  :  l'hippo- 
drome ayant  été  taillé  dans  un  bois  de  chênes...  les  plus 
beaux  arbres,  réservés  soigneusement,  lui  donnent  tout 
à  fait  l'apparence  d'un  parc  anglais;  ensuite  la  belle 
installation  des  tribunes.  Les  chevaux  ne  m'ont  pas  sem- 
blé être  bien  extraordinaires;  les  jockeys,  presque  tous 
mulâtres  ou  nègres,  étaient  peut-être  moins  laids  que 
leurs  collègues  d'Europe,  mais  montaient  à  coup  sûr 
moins  bien.  Au  départ,  ils  avaient  absolument  l'air 
de  l'état-major  d'une  armée  de  singes.  Le  public 
n'était  pas  non  plus  ni  bien  nombreux,  ni  bien  élégant. 
Malheureusement  pour  nous,  dans  cette  saison ,  presque 
toutes  les  femmes  sont  aux  bains  de  merde  New-Port  ; 
et  puis,  à  dire  vrai,  malgré  le  bruit  que  quelques  jeunes 
gens  anglomanes  font  autour  d'elles,  je  soupçonne  les 
courses  d'être  moins  populaires  en  Amérique  qu'en 
Angleterre,  et  même  qu'en  France.  En  général,  l'Amé- 
ricain aime  très-peu  le  sport.  Il  chasse  par  spéculation 
ou  par  nécessité,  mais  bien  rarement  pour  son  plai- 
sir, et  ne  monte  guère  à  cheval  que  lorsqu'il  ne  peut 
pas  faire  autrement.  Cependant,  il  y  a  un  genre  de 
courses  qui  sont  vraiment  nationales  et  pour  lesquelles 
ils  n'ont  pas  de  rivaux,  ce  sont  les  courses  au  trot. 
Aussi  ont-ils  les  trotteurs  les  plus  vîtes  qui  existent  au 
monde.  On  nous  montre  AI.  Vanderbilt,  très-entouré 
et  très-félicité,    p^rce   qu'un  attelage  de   deux  trot- 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  91 

teurs  qui  lui  appartiennent  vient  de  faire  le  mille  plus 
rapidement  qu'il  n'avait  jamais  été  fait   auparavant. 

II  y  a  aussi  un  sport  exclusivement  américain,  celui- 
là,  car  je  ne  crois  pas  qu'il  ait  jamais  été  pratiqué 
ailleurs,  et  qui  doit  être  bien  amusant.  Je  n'en  parle 
malheureusement  que  par  ouï-dire.  Il  paraît  que  dès 
que  l'hiver  a  recouvert  d'une  couche  de  glace  les  lacs 
et  les  fleuves  des  Etats  du  Nord,  on  voit  apparaître  de 
tous  côtés  des  ice-yachls.  Un  ice-yacht  se  compose  es- 
sentiellement de  deux  pièces  de  bois,  longues,  l'une  de 
quinze  ou  vingt  mètres,  l'autre  de  cinq  ou  six.  Leurs 
quatre  extrémités  sont  munies  de  patins  en  acier.  Au 
centre  s'élève  un  mât  qui  supporte  un  gréement  com- 
plet de  cotre,  composé  d'une  immense  brigantine  et 
d'un  foc.  A  l'extrémité  arrière  de  la  pièce  de  bois  lon- 
gitudinale est  adapté  un  gouvernail  formé  d'une  lame 
de  tôle  qui  mord  dans  la  glace,  et  qui  permet  de  gou- 
verner et  d'évoluer  absolument  comme  à  bord  d'un 
navire  ordinaire.  Quelquefois,  au  lieu  d'être  gréés  en 
cotres,  ces  appareils  ont  une  voilure  de  goélette.  Les 
vitesses  constatées  sont  prodigieuses.  Dans  les  courses 
qui  s'organisent,  dès  que  l'hiver  est  bien  établi,  on  a 
souvent  fait  soixante  milles  à  l'heure  :  quatre-vingt- 
quinze  kilomètres.  Il  parait  que  lorsque  la  brise  est 
bien  ronde  et  que  l'appareil  navigue  grand  largue, 
il  est  quelquefois  soulevé  et  avance  par  bonds  suc- 
cessifs d'une  énorme  étendue. 

Aujourd'hui,  il  y  avait  trente  degrés  de  cbaleur  à 
l'ombre.  Il  n'était  donc  pas  question  de  ice-yachts.  Mais 
pour  nous  consoler,  nous  avons  pu  admirer  dans  une 
tribune  la  célèbre  madame  Langtry,  une  des  «  beautés 


92  EX    VISITE    CHEZ    LOXCI.E    SAM. 

professionnelles  »  de  la  petite  cour  dn  prince  de 
Galles,  qui  a  quitté  le  monde,  y  compris  If.  Langtry, 
pour  le  théâtre.  En  Angleterre,  elle  a  eu  plutôt  un 
succès  de  femme  qu'un  succès  d'actrice.  D'aucuns  di- 
sent qu'elle  n'a  même  jamais  pu  aller  jusqu'au  bout 
d'un  rôle.  Elle  vient  de  faire  ici  une  tournée  qui  a  été 
très-fructueuse,  au  dire  des  innombrables  «  repor- 
ters »  par  lesquels  le  public  est  tenu  tous  les  jours  au 
courant  de  ses  toilettes,  du  menu  de  ses  repas  et  même 
de  ses  opinions  politiques  et  religieuses. 

Il  est  huit  heures  et  demie  quand  nous  rentrons 
pour  dîner  à  l'hôtel.  Mon  ami  le  fonctionnaire  de  la 
salle  à  manger,  je  ne  sais  comment  le  désigner  autre- 
ment, est  à  son  poste  et  m'accueille,  selon  la  coutume, 
d'une  vigoureuse  poignée  de  main.  Puis  il  me  débar- 
rasse de  ma  canne  et  de  mon  chapeau. 

a  Eh  bien,  baron,  me  dit-il  alors,  je  vous  ai  aperçu 
aux  courses  aujourd'hui;  j'espère  que  vous  vous  y  êtes 
amusé.  J'ai  cherché  à  vous  rejoindre  pour  vous  faire 
faire  la  connaissance  de  quelques  notabilités,  mais  je 
n'ai  pu  y  parvenir.  Belles  courses!  n'est-ce  pas?  Vous 
n'avez  sans  doute  rien  de  pareil  en  Europe!  »  (Nothing 
equal  in  Europe.  I  guess!) 

Digne  fonctionnaire  !  j'avais  peur  de  l'avoir  un  peu 
froissé!  Hier  matin,  il  arrive  derrière  ma  chaise,  à 
déjeuner  :  et  puis,  après  m 'avoir  affectueusement  de- 
mandé de  mes  nouvelles,  il  me  montre  un  grand 
vieillard  qui  déjeunait  en  famille  à  une  table  voisine. 

«  Le  général  Sherman!  me  dit-il;  voulez-vous  que 
je  vous  présente  à  lui?  » 

L'idée  d'être  présenté  au  héros  de  la  guerre  de  se- 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  93 

cession,  au  vainqueur  d'Atlanta,  parle  maître  d'hôtel, 
me  souriait  d'autant  moins  que  j'avais  précisément 
pour  lui  une  lettre  de  recommandation.  Je  fis  donc 
une  réponse  vague,  puis,  dans  la  soirée,  ayant  envoyé 
ma  carte  et  la  lettre,  j'eus  l'honneur  d'être  reçu  par 
lui.  Fatalité  des  choses  humaines!  Ce  fut  précisément 
mon  ami  qui  m'introduisit. 

Au  bout  du  compte,  je  plaisante  sur  ces  habitudes  et 
j'ai  tort.  Au  temps  où  nous  sommes,  il  n'est  pas  de  sot 
métier,  il  n'est  que  de  sottes  gens.  Les  Américains  le 
comprennent,  et  ils  ont  raison.  Un  garçon  de  café  pari- 
sien vous  appelle  au  besoin  mon  prince,  un  instant 
avant  l'heure  du  pourboire.  Mais  si  ce  pourboire  ne  le 
satisfait  pas,  ses  expressions  deviennentsouvent  moins 
flatteuses. 

Dans  tous  les  cas,  au  premier  jour  d'émeute,  il  se 
fera  un  devoir,  s'il  l'ose,  de  vous  témoigner  les  senti- 
ments qu'il  a  pour  vous.  Ici,  l'homme  dont  c'est  pour 
le  moment  le  métier  de  vous  rendre  les  services  les 
plus  humbles,  n'acceptera  pas  de  pourboire  :  il  n'aura 
aucune  haine  contre  vous;  mais,  se  considérant  comme 
entièrement  votre  égal,  il  vous  traite  avec  une  fami- 
liarité qui  n'exclut  du  reste  nullement  la  courtoisie. 
Le  système  a  ses  avantages  comme  ses  inconvénients. 
Seulement  ces  choses-là  ne  sont  pas  dans  nos  mœurs, 
et  il  s'écoulera  encore  du  temps  avant  que,  chez  nous, 
des  jeunes  gens  de  bonne  famille,  instruits,  étudiants 
en  médecine  ou  on  droit,  se  sentant  la  bourse  trop  lé- 
gère pour  s'offrir  une  saison  de  ville  d'eaux,  aillent 
s'y  engager  comme  garçons  dans  les  hôtels,  et  puis, 
leur  service   terminé  et  la  vaisselle   lavée,    déposent 


94  EX    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

leurs  tabliers  et  viennent  au  salon  flirter  et  danser  avec 
les  jolies  clientes.  Il  parait  que  cela  se  fait  beaucoup, 
à  Saratoga  notamment;  des  petits  romans  s'y  esquis- 
sent, on  y  entend  des  conversations  dans  le  genre  de 
celle-ci  : 

«  Oh!  Tom,  vous  osez  encore  me  parler  de  votre 
amour;  et  ce  malin  à  table  vous  m'avez  servi  un  pilon 
et  donné  l'aile  à  Lizzie  Plentydollar!  Ne  niez  pas,  je 
vous  ai  vu!  Ah!  que  je  suis  malheureuse!  » 

A  quoi  Tom  répond  : 

a  Oh!  Mabel!  chère  adorée!  comment  pouvez-vous 
dire  des  choses  aussi  dures  à  celui  qui  ne  vit  que  pour 
vous!  Je  vous  ai  donné  un  pilon  !  mais  c'est  parce  que 
vous  m'aviez  dit  que  c'était  votre  morceau  préféré. 
Demain  vous  aurez  les  deux  ailes,  et  Lizzie  n'aura 
que  le  cou!  Et  vos  bottines,  petite  ingrate!  vous  ne 
m'en  faites  pas  compliment,  et  cependant,  ce  matin, 
au  petit  jour,  c'est  moi  qui,  tout  doucement,  les  ai 
prises  à  votre  porte  ;  et  quand  je  les  ai  remises,  après 
avoir  déposé  un  baiser  sur  les  empeignes,  elles  bril- 
laient comme  des  miroirs!  Pensiez-vous  seulement  à 
moi,  dites,  Mabel?  » 

Il  y  aura  là  certainement  des  sujets  de  pièces  à 
creuser  pour  les  auteurs  dramatiques  du  vingtième 
siècle,  si,  comme  tout  le  fait  supposer,  nous  conti- 
nuons à  nous  américaniser. 

Du  reste,  puisque  nous  parlons  domestiques,  je 
crois  devoir  signaler  aux  vieilles  dames  de  province, 
qui  aiment  tant  à  se  plaindre  des  leurs,  que  ce  qu'elles 
endurent  n'est  que  de  la  Saint-Jean,  en  comparaison 
des  souffrances  de  leurs  respectables  sœurs,  les  ma- 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  95 

trônes  américaines.  Puisse  cette  réflexion  adoucir 
l'amertume  de  leurs  pensées  !  Les  journaux  annon- 
cent aujourd'hui  que,  dans  une  ville  de  l'Ouest,  nom- 
mée Minerva,  les  servantes,  réunies  en  congrès,  ont 
décidé  de  frapper  d'un  interdit  absolu  les  maisons  où 
on  leur  refuserait  l'usage  exclusif  du  salon  un  jour  par 
semaine,  to  receive  their friends  (pour  recevoirs  leurs 
amis).  Et  dire  que  ces  choses-là  se  passent  dans  un 
pays  où  les  cuisinières  n'ont  pas  de  militaires  à  leur 
disposition!  Il  est  vrai  qu'il  y  a  des  pompiers. 


CHAPITRE    III 

Le  catholicisme  aux  États-Unis.  —  Un  écran  acoustique.  —  La  vie 
à  New- York.  —  Les  raisons  pour  lesquelles  les  Américains 
viennent  en  Europe.  —  L'elevated.  —  Coney  Island.  —  Le 
capitaine  Torpille.  —  Le  théâtre.  —  L'art  américain  et  l'art 
chinois.  —  Considérations  sur  l'esthétisme  en  général  et  sur 
M.  Oscar  IVyldc  en  particulier.  —  Hoffmann's  Housc,  —  Les 
succès  de  M.  Bouguereau  en  Amérique. 

Dimanche  17.  —  On  m'a  beaucoup  reproché,  dans 
ces  derniers  temps,  de  n'aimer  point  les  Américains 
et  de  dénigrer,  de  parti  pris,  leurs  institutions.  C'est 
une  accusation  contre  laquelle  je  tiens  absolument  à 
protester. 

J'ai  connu  un  très-grand  nombre  d'Américains  : 
quelques-uns  de  mes  meilleurs  amis  appartiennent  à 
leur  nation.  Ce  que  j'admire  surtout  chez  eux,  c'est 
cet  esprit  d'aventures  et  cette  merveilleuse  élasticité 
de  l'àme  qui  fait  que  les  plus  grands  malheurs  ne  les 
abattent  jamais,  et  qui  constitue  la  caractéristique  de 
leur  race.  J'admire  d'autant  plus  ces  qualités  chez  eux 
qu'elles  sont  plus  rares  chez  nous.  Un  Français,  d'un 
certain  âge,  ruiné,  ne  fait  plus  que  végéter.  Un  Amé- 
ricain essayera,  au  besoin,  de  dix  carrières  différentes 
et  ne  désespérera  jamais  du  succès  final.  De  cette  dif- 
férence dans  le  génie  des  deux  peuples,  il  y  a  des 
exemples  frappants,  et  qui  ne  sont  pas  à  notre  honneur. 


EX    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  97 

En  1815,  par  exemple,  deux  ou  frois  centaines  de 
mille  hommes  sont  licenciés  en  France  :  les  soldats  ne 
se  fondent  dans  le  reste  de  la  nation  qu'avec  une  diffi- 
culté extrême.  Quant  aux  officiers,  il  n'y  en  a  pour 
ainsi  dire  pas  qui  parviennent,  ou  même  qui  cherchent 
à  se  créer  une  nouvelle  carrière.  L'immense  majorité 
préfère  végéter  dans  la  misère,  avec  une  demi-solde 
qui  suffit  à  peine  à  les  empêcher  de  mourir  de  faim, 
menant  une  vie  de  paresse,  de  débauches  et  de  priva- 
tions, et  fournissant  à  Balzac  ces  types  de  soudards 
qu'il  a  personnifiés  dans  son  Philippe  Rigault. 

Après  la  guerre  de  la  sécession,  plus  d'un  million 
d'hommes  sont  licenciés  en  même  temps.  Une  moitié, 
ceux  du  Nord,  reçoivent,  il  est  vrai,  quelques  faveurs 
du  gouvernement  victorieux,  mais  les  autres,  les  con- 
fédérés vaincus,  n'ont  d'autres  ressources  que  de  ren- 
trer chez  eux  pour  trouver  leurs  maisons  brûlées, 
leurs  usines  saccagées  et  leurs  terres  incultes.  Pour 
combler  la  mesure,  le  gouvernement  est  entre  les 
mains  d'une  tourbe  de  nègres,  grisés  par  leur  nou- 
velle liberté,  excités  par  les  carpet-baggers  du  Nord, 
qui  sont  venus  exploiter  la  situation  et  qui  abreuvent 
d'humiliations  leurs  anciens  maîtres.  Peut-on  imagi- 
ner une  situation  mieux  faite  pour  exaspérer  des 
hommes  aussi  fiers,  et  qui  venaient  de  donner  la  me- 
sure de  leur  valeur  pendant  cinq  années  d'une  lutte 
héroïque  ? 

En  quelques  mois,  cependant,  tout  s'est  apaisé. 
Chacun  est  au  travail.  Le  général  Robert  Lee,  une  des 
plus  grandes  figures  des  temps  modernes,  a  donné 
l'exemple.  Il  a  refusé  l'offre  d'une  souscription  nalio- 

6 


98  EN    VISITE    CHEZ    I/O  X  CLE    SAM. 

nale  à  laquelle  ses  vainqueurs  eux-mêmes  eussent  été 
fiers  de  concourir,  et  gagne  noblement  sa  vie  comme 
chef  d'institution!  Tous  les  riches  planteurs  de  la 
Louisiane  et  du  Alaryland,  élevés  au  milieu  d'un  luxe 
resté  légendaire,  ont  pris  bravement  la  pioche  et  cul- 
tivent eux-mêmes  leurs  champs  de  tabac.  Leurs  femmes, 
que  nous  voyions  en  France  nous  éblouir  par  leurs 
dépenses  tapageuses,  sont  maintenant  bien  heureuses 
quand  elles  récoltent  assez  de  maïs  pour  nourrir  leurs 
enfants.  Ceux-ci  vont  travailler  dans  les  filatures  de 
colon  qui  s'élèvent  de  tous  les  côtés,  et  l'on  n'entend 
pas  une  récrimination.  Je  connais  peu  de  choses  plus 
belles,  dans  l'histoire,  que  cette  altitude  de  tout  un 
peuple. 

Voilà  ce  que  sont  les  hommes  en  Amérique.  Mais,  à 
côté  des  hommes,  il  y  a  les  institutions,  et  il  ne  faut 
pas  faire  à  ces  institutions  l'honneur  de  leur  attribuer 
un  pareil  résultat.  La  race  a  des  qualités  qui  lui  sont 
propres,  et,  là  comme  chez  nous,  la  forme  républicaine 
a  eu  pour  effet  de  diminuer  les  qualités  et  de  faire 
ressortir  les  défauts.  Les  Américains  eux-mêmes  le 
reconnaissent.  M.  de  Tocqueville  le  signalait  déjà.  La 
race  de  leurs  hommes  d'Etat  va  constamment  en  décli- 
nant. Les  compagnons  de  George  Washington,  élevés 
à  l'école  de  la  monarchie,  n'ont  jamais  été  égalés  par 
ceux  qui  leur  ont  succédé.  D'ailleurs,  le  même  phé- 
nomène est  bien  sensible  chez  nous.  Danton  et  Raoul 
Rigault  étaient  deux  coquins,  mais  le  premier  était 
d'une  autre  envergure  que  le  second. 

Les  institutions  américaines  sont,  pour  la  plupart, 
la  conclusion  logique  de  la  forme  républicaine  Monar- 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  99 

chislc  jusqu'aux  moelles,  j'ai  la  conviction  absolue  que 
la  république  est  une  forme  de  gouvernement  bonne 
tout  au  plus  pour  de  petits  peuples  pauvres,  ou  sor- 
tant à  peine  de  l'état  sauvage,  mais  qui  ramène  infailli- 
blement à  la  barbarie  ceux  qui,  civilisés  déjà,  ont  eu 
le  malheur  de  l'adopter.  La  Convention  et  la  Commune 
se  sont  chargées  de  démontrer  surabondamment  la 
vériié  de  cette  théorie,  en  ce  qui  concerne  la  France. 
Si,  en  Amérique,  la  république  paraît  avoir  réussi  aussi 
bien,  cela  tient  à  certaines  conditions  locales,  notam- 
ment à  l'absence  de  voisins  et  à  la  possibilité  d'agran- 
dissement indéfini  qui  a,  jusqu'à  présent,  empêché  la 
question  sociale  de  se  poser  bien  sérieusement.  Mais 
le  retour  à  la  barbarie  n'en  est  pas  moins  indiqué 
d'une  manière  sensible.  La  loi  de  Lynch  est  l'obliga- 
tion qui  incombe  à  chaque  citoyen  de  se  faire  justice 
soi-même,  par  suite  de  l'impuissance  des  institutions 
qui  devraient  le  protéger;  et  qu'est-ce  qu'un  pareil 
état  de  choses,  sinon  de  la  belle  et  bonne  barbarie?  Or 
la  loi  de  Lynch  devient  tous  les  jours  d'un  usage  plus 
fréquent.  Dans  un  seul  comté,  il  y  a  eu,  à  ma  connais- 
sance, une  soixantaine  d'exécutions  de  ce  genre  en 
moins  de  deux  ans  '. 

Je  ne  suis  donc  pas,  en  principe,  un  admirateur 
enthousiaste  des  institutions  américaines.  Il  en  est  une 

1  On  croit  en  France  que  les  faits  connus  sous  le  nom  de  loi  de 
Lynch  ne  se  passent  que  dans  quelques  localités  à  moitié  sau- 
vages. C'est  là  une  grave  erreur.  On  peut  presque  dire  qu'en 
matière  d'exécution,  la  loi  de  Lynch  est  la  règle.  Il  ne  se  passe 
guère  de  journée  sans  que  les  journaux  en  rapportent  quelques 
cas  isolés.  Dans  le  Sud,  notamment,  on  entend  raconter,  comme 
un  fait  tout  à  fait  usuel,  que  les  citoyens,  ennuyés  du  nombre  des 


100  EX    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

cependant  que  je  trouve  merveilleuse,  c'est  leur  orga- 
nisation religieuse  :  et  il  me  semble,  sauf  meilleur 
avis,  qu'étant  donné  cette  civilisation  moderne,  l'état 
de  choses  qui  existe  là-bas,  sous  ce  rapport,  est  l'idéal 
vers  lequel  on  devrait  tendre  partout  ailleurs. 

Quand  une  religion  nouvelle  se  produit,  et  cela 
arrive  souvent,  ou  simplement  quand  les  membres 
d'une  religion  déjà  existante  désirent  fonder  un  nou- 
veau centre  de  réunion,  les  intéressés  se  réunissent  en 
un  meeting  :  on  élit  un  président  provisoire,  on 
nomme  un  conseil  d'administration  composé  de  sept 
ou  huit  membres,  qui  s'appelle  board  of  trustées,  et 
puis  on  dresse  un  procès-verbal  de  ces  opérations,  dans 
lequel  est  indiqué  le  nom  de  la  nouvelle  paroisse,  les 
biens  meubles  et  immeubles  dont  elle  est  dotée,  la 
liste  des  paroissiens,  et  par  le  simple  dépôt  de  ce 
document  entre  les  mains  d'un  officier  public,  la 
paroisse  est  constituée  et  a  acquis  la  personnalité  ci- 
vile. 

A  partir  de  ce  moment,  le  board  of  trustées  entre 
légalement  en  fonction  :  c'est  lui  qui  nomme  le  ou 
les  ministres  du  culte,  règle  loutes  les  questions  d'in- 
térêt et  administre,  en  un  mot,  dans  toute  la  plénitude 
de  sa  liberté.  Tous  les  ans,  il  rend  ses  comptes  à  une 

criminels  qui  encombraient  la  geôle,  s'y  sont  transportés  et  les 
ont  tous  pendus.  Jamais  il  n'y  a  de  poursuites. 

Mars  1885.  — Une  histoire  de  ce  genre  vient  d'arriver  dans  le 
Montana  :  Un  certain  Con  Alurphy  parcourait  le  pays;  à  la  tèle 
d'une  bande  nombreuse  de  voleurs  de  chevaux.  Les  fermiers  se 
sont  mis  à  sa  poursuite.  Murphy,  réfugié  dans  une  île  du  Missouri, 
y  fit  une  défense  acharnée.  Cinquante  de  ses  hommes  ont  été  pris 
et  pendus  sans  autre  forme  de  procès. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  101 

assemblée  générale  des  paroissiens,  qui  procède  à  une 
nouvelle  élection  de  ses  membres. 

Dans  toute  cette  organisation,  il  y  a  des  détails  bien 
curieux.  Ainsi,  chaque  année,  la  liste  des  paroissiens, 
de  la  congrégation,  comme  on  appelle  cet  ensemble, 
doit  être  dressée  à  nouveau  avant  l'assemblée  générale. 
Chacun  a  le  droit,  à  ce  moment,  de  faire  effacer  son 
nom  :  mais  si  on  ne  le  fait  pas,  on  est  engagé,  par 
toutes  les  décisions  que  prend  l'assemblée,  pour  la 
durée  de  l'exercice  suivant.  Il  arrive  souvent  que,  pour 
subvenir  aux  besoins  du  culte,  ces  assemblées  votent 
des  cotisations  obligatoires  qui  sont  de  véritables  taxes, 
dont  la  rentrée  peut  être  poursuivie  par  toutes  les  voies 
de  droit.  Certains  Etats  mettent  même  leurs  collecteurs 
d'impôts  à  la  disposition  des  boards  qf  trustées  qui  en 
font  la  demande;  et,  quand  le  cas  se  présente,  ces  col- 
lecteurs perçoivent  ces  fonds,  comme  nos  percepteurs 
qui  touchent  les  impositions  communales  en  même 
temps  que  celles  de  l'Etat.  Les  catholiques  se  sont 
toujours  refusés  à  user  de  ce  moyen  ;  mais  bien  d'autres 
confessions  l'emploient. 

Le  gouvernement,  et  par  gouvernement  je  veux  dire 
les  Etats,  car  ces  lois  ne  sont  pas  fédérales,  et  chaque 
Etat  est  régi  par  une  législation  spéciale,  le  gouverne- 
ment, dis-je,  ne  se  désintéresse  pas  cependant  d'une 
façon  absolue  du  droit  de  surveillance.  Presque  partout 
des  dispositions  spéciales  sont  édictées,  afin  d'empêcher 
le  développement  exagéré  de  ce  que  nous  appellerions 
les  biens  de  mainmorte.  Mais  combien  est  bienveillant 
l'esprit  dans  lequel  elles  ont  été  rédigées! 

Dans  l'Etat  de  New- York,  par  exemple,  une  paroisse 

6. 


102  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

peut  posséder  un  revenu  de 6,000  dollars  (30, 000  fr.), 
si  elle  est  dans  l'enceinte  de  la  ville;  de  3,000,  si 
elle  est  dans  la  campagne.  De  plus,  on  ne  fait  en- 
trer en  ligne  de  comple,  pour  l'évaluation  de  ce  re- 
venu, que  le  produit  des  immeubles  ou  des  capitaux 
placés.  L'église,  la  cure,  l'école,  sont  considérées 
comme  improductives.  On  ne  compte  pas  davantage  les 
aumônes  ou  cotisations  des  fidèles,  ni  même  le  produit 
de  la  location  des  bancs,  qui  atteint  quelquefois  une 
valeur  énorme.  En  Californie,  chaque  paroisse  est  au- 
torisée à  posséder  jusqu'à  20,000  dollars  (100, 000  fr.) 
de  rente.  Dans  l'Illinois,  celte  somme  n'est  pas  fixée, 
mais  les  églises  ou  congrégations  ne  peuvent  posséder 
qu'une  certaine  quantité  de  terres.  En  revanche, 
celles-ci  sont  dégrevées  d'impôts.  Dans  l'Ohio,  on  a 
imposé  aux  Compagnies  qui  ont  fondé  toutes  les  villes 
l'obligation  de  réserver  certains  terrains  à  bâtir.  Des 
trustées  spéciaux  administrent  ces  propriétés,  dont  les 
revenus  sont  partagés  entre  toutes  les  églises  qui  se 
fondent  dans  la  ville. 

Cette  organisation,  qui  convenait  admirablement 
aux  diverses  communions  protestantes,  avait  un  incon- 
vénient très-grave  pour  les  catholiques,  pour  lesquels 
l'unité  administrative  religieuse  est  moins  la  paroisse 
que  le  diocèse.  Cependant  les  premiers  évêques  s'en 
contentèrent  ;  mais,  au  bout  de  peu  de  temps,  il  se  pro- 
duisit de  tous  les  côtés  des  faits  d'une  extrême  gravité. 
Quand  les  rapports  entre  l'évêché,  le  curé  et  le  board 
of  trustées  étaient  bons,  tout  allait  pour  le  mieux. 
Mais  des  froissements  se  produisaient  quelquefois. 
Certains  boards  qf  trustées  se  refusaient  à  admettre  les 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  103 

curés  désignés  par  l'évêque;  en  d'autres  circonstances, 
des  curés  interdits,  s'appuyant  sur  un  board favorable, 
émirent  la  prétention  de  continuer  l'exercice  du  culte. 
A  ces  difficultés  d'ordre  intérieur  vint  se  joindre  tout  à 
coup,  vers  1850,  une  sorte  de  persécution  organisée 
par  un  parti  moitié  politique,  moitié  religieux,  qui 
portait  le  nom  bizarre  de  Ttnow  nothing,  et  qui  avait 
acquis  une  très-grande  influence,  en  effrayant  les  Amé- 
ricains de  naissance  des  progrès  de  l'émigration.  Les 
catholiques  étaient  attaqués  indirectement.  On  leur 
reprochait  d'être  soumis  à  une  organisation  religieuse 
dont  les  chefs  résidaient  à  l'étranger. 

Ils  résistèrent  énergiquement  et  ne  tardèrent  pas  à 
triompher.  Il  est  même  à  remarquer  que  c'est  la  pre- 
mière et  dernière  fois  qu'ils  ont  agi  en  masse  comme 
parti  politique.  Le  clergé,  n'ayant  jamais  été  traité  en 
ennemi  par  aucun  des  deux  grands  partis  qui  com- 
battent l'un  contre  l'autre,  a  toujours  pu  se  désinté- 
resser des  luttes  politiques.  D'ailleurs,  une  circonstance 
particulière  lui  imposait  celte  attitude.  Les  populations 
catholiques,  aux  Etats-Unis,  sont  principalement  d'ori- 
gine irlandaise  ou  allemande.  Or  tous  les  Allemands 
sont  républicains,  et  tous  les  Irlandais,  sans  que  per- 
sonne ait  jamais  su  pourquoi,  sont  démocrates. 

C'est  en  1863  seulement  que,  toutes  les  résistances 
cessant,  nos  coreligionnaires  ont  pu  obtenir  des  lois 
spéciales  réglant  définitivement  leur  organisation.  La 
paroisse,  chez  eux,  constitue  bien  encore  une  personne 
légale,  maîtresse  absolue  de  ses  biens;  mais  chaque 
board  of  trustées,  au  lieu  d'être  nommé  par  les  parois- 
siens, est  formé  :  1°  de  l'évêque,  président  de  droit; 


104  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

2°  d'un  grand  vicaire  désigné  par  lui;  3°  du  curé  éga- 
lement nommé  par  lui  et  toujours  révocable,  car  l'ina- 
movibilité n'existe  pas1;  A"  de  deux  laïques  nommés 
par  les  trois  premiers  membres.  Dans  un  ou  deux 
Etats,  la  Californie  notamment,  l'évècliô  peut  aussi 
être  érigé  en  personne  civile,  mais  alors  les  comptes 
de  l'évêque  devront  être  soumis  au  juge  du  district; 
enfin,  dans  beaucoup  d'États,  on  a  fait  encore  d'autres 
lois  spéciales  pour  les  catholiques,  qui,  bien  qu'em- 
preintes d'une  certaine  méfiance,  sont  trop  raisonnables 
pour  qu'on  songe  à  s'en  plaindre.  Ainsi,  à  New- York, 
une  personne  qui  meurt  en  laissant  un  conjoint  ou 
des  enfants,  ne  peut  consacrer  que  la  moitié  de  sa  for- 
tune à  des  fondations  pieuses.  Une  autre  disposition  a 
pour  but  d'empêcher  les  captations.  Une  donation 
n'est  valable  que  lorsque  le  testament  qui  la  constitue 
est  daté  d'au  moins  deux  mois  avant  la  mort  du  testateur. 
J'achevais  de  parcourir  une  foule  de  brochures  et  de 
rapports  traitant  de  ces  matières,  qu'un  ami  obligeant 
m'avait  prêtés  hier,  quand  AI...  est  venu  me  prendre 
pour  aller  à  la  messe.  L'hôtel  a,  aujourd'hui  dimanche, 
une  physionomie  toute  spéciale.  Dans  le  hall,  le  bureau 
du  télégraphe  elle  bai' sont  fermés  :  mais  les  consom- 
mateurs ne  sont  pas  pour  cela  privés  de  leurs  drinekt 
favoris.  Ils  en  sont  quittes  pour  les  faire  monter  dans 
leurs  chambres  :  de  nombreux  garçons  circulent  dans 
les  corridors,  portant  sur  des  plateaux  les  cock  tails 
qui  doivent  consoler  les  victimes  de  l'austérité  puri- 

1  Ceci  était  vrai  au  moment  où  ces  lignes  ont  été  écrites  :  mais 
un  concile,  réuni  à  Baltimore  en  octobre  dernier,  a  décidé  qu'à 
l'avenir  un  curé  sur  dix  serait  inamovible. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  105 

taine.  Du  reste,  celle  austérité  me  semble  assez  tem- 
pérée. Dans  les  rues,  la  circulation  est  certainement 
moins  grande  que  les  autres  jours,  mais  la  différence 
est  bien  moins  sensible  qu'en  Angleterre.  Nous  allons 
à  la  cathédrale  catholique  delà  cinquantième  rue.  C'est 
un  magnifique  édifice  gothique,  en  marbre  blanc.  Les 
deux  tours  du  portail  ne  sont  pas  encore  tout  à  fait 
achevées,  bien  qu'on  ait  déjà  dépensé  quelque  chose 
comme  10  millions  de  francs,  loujours  d'après  mes 
brochures.  Elles  ajoutent  que  la  plus  grande  partie  de 
cette  somme  est  le  produit  de  souscriptions  recueillies 
sou  à  sou  parmi  de  pauvres  femmes  irlandaises.  Quand 
le  terrain  a  été  acquis  par  l'archevêque,  il  n'avait 
presque  aucune  valeur  :  maintenant  c'est  le  quartier 
le  plus  élégant.  Derrière  l'église  se  trouve  l'évêché. 

Au  moment  où  nous  entrons,  la  grand'messe  va 
commencer.  En  nous  voyant  hésiter  un  peu,  un  jeune 
homme  très-bien  mis,  la  boutonnière  ornée  d'un  in- 
signe, se  détache  d'un  groupe  qui  stationne  près  de  la 
porte,  vient  nous  demander  si  nous  sommes  étrangers, 
et,  sur  notre  réponse  affirmative,  nous  conduit  à  un 
pew  vacant,  dont  il  nous  ouvre  la  porte.  J'aime  beau- 
coup cet  usage  hospitalier  que  j'ai  déjà  observé  dans 
quelques  églises  catholiques  en  Angleterre. 

La  musique  est  remarquablement  bonne  :  il  y  a 
surlout  deux  ou  trois  solistes  qui  chantent  admirable- 
ment. Il  parait,  du  reste,  que  la  maîtrise  de  la  cathé- 
drale catholique  est  renommée.  Elle  ne  se  compose 
cependant  que  d'amateurs.  Au  prône,  un  prêtre  monte 
en  chaire  et,  après  les  annonces  d'usage,  prêche  pen- 
dant un  quart   d'heure  environ.    La  voix  est  bonne, 


106  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

mais  le  geste  est  un  peu  forcé,  et  puis  il  a  cet  accent 
affecté  et  chantant  qu'ont  tous  les  prédicateurs  an- 
glais, et  qui  nous  fait  toujours  un  effet  désagréable,  à 
nous  autres  Français.  Je  suis  frappé  de  la  netteté  avec 
laquelle  je  perçois  ses  moindres  paroles,  quoique  je 
sois  assez  loin  delà  chaire.  Je  finis  par  découvrir  qu'il 
a  derrière  lui  un  écran  acoustique,  très-habilement 
dissimulé  par  des  peintures  et  des  ornements.  La  tète 
de  l'orateur  se  trouve  juste  au  foyer.  Le  résultat  est 
vraiment  extraordinaire  :  je  m'étonne  qu'on  n'installe 
pas  de  semblables  appareils  dans  nos  églises,  dont 
l'acoustique  est  généralement  si  mauvaise. 

En  sortant,  nous  allons  déjeuner  chez  madame  M... 
Sur  notre  demande,  son  frère  nous  fait  visiter  la  mai- 
son. Ici,  comme  en  Angleterre,  elles  se  ressemblent 
toutes,  à  tel  point  qu'il  est  souvent  très-difficile  de  les 
distinguer  l'une  de  l'autre  dans  la  même  rue.  Elles 
ont  même,  à  de  très-rares  exceptions  près,  les  mêmes 
dimensions,  vingt-cinq  pieds  de  façade  sur  cent  soixante 
de  profondeur.  Un  escalier  extérieur  en  pierre  brune, 
de  huit  ou  dix  marches,  à  rampes  sculptées,  conduit  à 
une  porte  de  chêne  verni,  qui  ouvre  sur  un  vestibule 
assez  étroit.  A  gauche,  un  petit  salon,  généralement 
muni  d'un  grand  bow  window;  derrière,  la  salle  à 
manger.  Aux  étages  supérieurs,  un  salon  sur  le  de- 
vant et  six  ou  sept  grandes  chambres,  presque  toutes 
pourvues  d'un  cabinet  de  bain  ou  de  toilette.  Les  cui- 
sines et  offices  sont  au-dessous,  se  prolongeant,  en 
sous-sol,  dans  toute  la  longueur  du  trottoir  delà  rue.  On 
y  accède  par  une  porte  placée  sous  l'escalier  d'entrée. 

Tout  cela  est  agencé  et  machiné  d'une  manière  ex- 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  107 

traordinaire.  Il  y  a  un  petit  ascenseur  pour  monter  les 
malles  à  tous  les  étages,  de  l'eau  partout;  dans  beau- 
coup de  maisons,  parait-il,  on  a  dans  chaque  chambre 
un  robinet  d'eau  chaude  qui  est  fournie  par  une  usine 
centrale.  Il  y  a  des  becs  de  gaz  dans  tous  les  coins;  les 
cheminées  aussi  sont  chauffées  au  gaz.  A  la  tête  des 
lits,  un  petit  tableau  électrique  tout  hérissé  de  bou- 
tons. L'un  sert,  en  cas  de  vol,  à  appeler  la  police;  un 
autre,  les  pompiers,  en  cas  d'incendie;  un  troisième 
aboutit  au  bureau  d'une  agence  de  commissionnaires; 
quelquefois,  un  quatrième  va  chez  le  médecin  de  la 
famille.  On  devine  qu'on  cherche,  avant  tout,  à  éviter 
de  l'ouvrage  aux  domestiques,  ou  plutôt  à  se  passer, 
autant  que  possible,  de  domestiques.  Ceux-ci,  surtout 
les  hommes,  sont  d'ailleurs  très -difficiles  à  trou- 
ver. Un  cocher  se  paye  5  ou  600  francs  par  mois, 
et,  s'il  est  Américain,  il  tiendra  absolument  à  garder 
des  moustaches  en  livrée.  Par  le  fait,  le  service  est 
presque  entièrement  fait  par  des  femmes,  irlandaises 
ou  suédoises,  le  plus  souvent.  Cette  maison,  qui  est 
habitée  par  quatre  ou  cinq  personnes,  dont  deux 
dames,  fonctionne  seulement  avec  deux  femmes.  En 
France,  il  faudrait  au  moins  six  ou  sept  domestiques. 
Tout  cela  est  assurément  très -confortable,  très- 
luxueux  même,  car  il  y  a  partout  de  superbes  objets 
d'art  rapportés  d'Europe  :  mais  ce  sont  un  luxe  et  un 
confort  d'hôtel  qui  nous  étonnent  un  peu  et  auxquels, 
il  me  semble,  nous  nous  habituerions  difficilement.  La 
vérité  est  qu'à  New-York,  comme,  du  reste,  dans  les 
autres  villes  de  l'Amérique,  on  semble  s'être  attaché  à 
rendre,  surtout  au  moyen  des  droits  protecteurs,  la 


108  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

vie  horriblement  chère  à  ceux  qui  veulent  avoir  le 
moindre  luxe. 

Dans  ce  quartier-ci,  Madis on- Avenue,  le  terrain 
vaut  de  2  à  3,000  francs  le  mètre  carré.  C'est  un  peu 
plus  du  double  de  ce  qu'il  coûte  aux  Champs-Elysées. 
Une  maison  comme  celle  que  nous  visitons  représente 
un  loyer  de  20  à  25,000  francs.  Un  propriétaire  pari- 
sien ne  pourrait  pas  espérer  en  tirer  plus  de  10,000. 
Tout  est  à  proportion.  Une  paire  de  gants  coûte  11 
ou  12  francs.  Un  bon  tailleur  fait  payer  un  habit  noir 
5  ou  600  francs.  Quand  une  femme  va  essayer  des 
chapeaux,  tous  ceux  qu'on  lui  présente  viennent  de 
la  rue  de  la  Paix,  et  ont  payé  un  droit  de  100  à 
110  francs.  Ajoutez  le  prix  de  Paris,  les  bénéfices  de 
la  modiste  américaine,  et  figurez-vous  les  notes  qui 
arrivent  chez  un  mari  yankee  dont  la  femme  a  des 
prétentions  à  l'élégance.  Les  souliers  de  soirée  vien- 
nent aussi  de  Paris.  Ils  payent  40  francs  d'entrée.  On 
ne  peut  avoir  une  bouteille  de  Champagne  à  moins  de 
15  ou  20  francs,  et  bien  des  gens  là-bas  en  boivent 
constamment  La  course  d'un  fiacre  se  paye  10  francs, 
si  c'est  un  coupé;  15  pour  un  landau. 

En  revanche,  les  vivres  ordinaires  sont  à  bon  mar- 
ché. Le  bœuf  coûte  de  8  à  12  sous  la  livre;  le  mouton, 
de  9  à  15  :  le  premier  est  bon,  le  second  fort  mé- 
diocre. Les  légumes  sont  assez  chers.  Alais,  ensonrme, 
un  ouvrier  ou  un  petit  employé  dont  la  femme  fait  le 
ménage  dépense  moins  qu'en  France  pour  sa  nour- 
riture. Il  faut  ajouter  que,  sur  ce  chapitre,  il  est  moins 
difficile,  et  que  ses  vêtements  et  son  logement  lui  coû- 
teront beaucoup  plus  cher. 


E  M    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  109 

Les  politiciens  américains  sont  très-fiers  de  ce  ré- 
sultat, qui  est  en  grande  partie  voulu.  «  Il  n'y  a  aucun 
inconvénient,  disent-ils,  à  rendre  le  luxe  aussi  cher 
que  possible,  puisque  le  luxe  ne  se  compose,  en 
somme,  que  de  superfluités.  a  II  est  certain  qu'on 
peut  débiter  sur  ce  thème  bon  nombre  de  phrases  qui 
feront  toujours  un  certain  effet  sur  les  électeurs.  Un 
paysan  limousin,  qui  tire  pour  1,500  francs  de  truffes 
d'un  hectare  de  pierrailles  où  rien  ne  pousserait, 
trouve  peut-èlre  que  le  luxe  a  bien  quelques  bons  côtés 
pour  lui.  Le  principe  peut  èlre  juste  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  mais  il  ne  me  parait  pas  prouvé  qu'il  ne 
résulte  pas  pour  les  Américains  eux-mêmes  quelquss 
inconvénients  de  l'exagération  avec  laquelle  il  est  ap- 
pliqué. D'abord  il  faut  remarquer  qu'en  ce  qui  con- 
cerne New-York,  ces  prix  ridicules  ne  profitent  qu'aux 
intermédiaires  et  au  fisc,  qui  n'en  a  pas  besoin;  car  les 
impôts  donnent  de  tels  produits,  et  les  dépenses, 
malgré  tous  les  gaspillages,  sont  tellement  minimes, 
que  la  dette  sera  bientôt  éteinte  et  qu'on  ne  sait  plus 
que  faire  de  l'argent.  Les  salaires  sont  très-peu  supé- 
rieurs à  ceux  de  Paris  :  un  terrassier  gagne  5  francs 
à  7  fr.  50  par  jour;  un  plombier,  de  10  à  12  fr.  50, 
et  les  chômages  ne  sont  pas  rares. 

Ensuite  on  n'empêchera  jamais  un  homme  qui  a  de 
la  fortune  d'entourer  sa  famille  et  de  s'entourer  lui- 
même  d'un  certain  luxe.  Si  la  réalisation  de  ce  désir, 
assurément  bien  légitime,  est  par  trop  onéreuse,  il 
pourra  très-bien  arriver  qu'il  se  transporte  dans  un  autre 
pays.  En  faisant  payer  cent  francs  à  une  femme  le  droit 
de  faire  venir  un  chapeau  de  chez  madame  Yirot,  et 

7 


110  .E\"    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

quarante  celui  de  porter  à  ses  pieds  les  chefs-d'œuvre 
de  M.  Ferry,  vous  finirez  par  lui  inspirer  la  pensée 
qu'il  serait,  en  fin  de  compte,  plus  économique  et 
certainement  plus  agréable  d'aller  les  choisir  et  les 
porter  elle-même  en  France.  Beaucoup  des  Améri- 
cains qui  viennent  vivre  en  Europe,  chez  nous  princi- 
palement, y  viennent,  chassés  qu'ils  sont  de  leur  pays 
natal  par  la  cherté  de  la  vie.  On  peut  facilement  se 
rendre  compte  de  ce  que  coûte  à  l'Amérique  le  départ 
de  ces  gens.  Il  y  en  a  de  15  à  20,000.  En  prenant  le 
chiffre  de  18,000,  et  admettant  que  chacun  dépense 
10,000  francs  en  moyenne,  ce  qui  n'a  rien  d'exagéré 
puisqu'il  s'agit  uniquement  de  gens  riches,  c'est 
180  millions  qui  sont  perdus  chaque  année  pour  les 
ouvriers  américains  et  gagnés  par  les  nôtres1. 

Cette  tendance  à  l'émigration  qui  se  manifeste  chez 
les  classes  riches  est  plus  sensible  en  Amérique  qu'ail- 
leurs, mais  elle  n'est  cependant  pas  absolument  spé- 
ciale à  ce  pays,  car  elle  n'est  que  le  résultat  de  l'évo- 
lution démocratique  qui  se  produit  partout  dans  le 
choix  du  personnel  gouvernemental.  La  fortune  sans 
obligations,  sinon  matérielles,  du  moins  morales,  est 
un  produit  de  notre  époque.  Autrefois  la  richesse  ne 

1  Ces  chiffres  sont  manifestement,  du  reste,  fort  au-dessous  de 
la  vérité.  Un  seul  Américain,  bien  connu  à  Paris,  qu'il  vient 
de  quitter  pour  aller  s'établir  à  Rome ,  tirait  de  ses  mines  en- 
viron 50  millions  par  an.  On  estimait  la  succession  de  M.  Van- 
derbilt  à  1  milliard.  Par  un  phénomène  assez  étrange,  la  fortune 
publique  a  une  tendance  telle  à  se  concentrer  entre  quelques 
mains,  que  des  hommes  d'Etat  américains  prétendent  qu'un  jour 
ou  l'autre  le  Congrès  cherchera  à  prendre  des  mesures  de  nature 
à  la  neutraliser.  Je  ne  sais  trop  ce  qu'ils  pourront  faire. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  111 

se  comprenait  guère  sans  l'exercice  de  certaines  fonc- 
tions publiques ,  locales  et  gratuites  le  plus  souvent  : 
les  unes  servant  à  rehausser  l'autre.  C'est  la  conser- 
vation de  ces  anciens  usages  qui  retient  si  longtemps 
dans  ses  terres  l'aristocratie  anglaise.  Partout  où  ils  se 
perdent,  les  campagnes  sont  abandonnées  peu  à  peu 
par  les  gens  riches.  C'est  un  mouvement  qui  s'ac- 
centue tous  les  jours  chez  nous.  A  l'exception  d'une 
petite  zone  aux  environs  de  Paris,  il  ne  se  construit 
plus  de  châteaux,  et  les  anciens  se  vident  peu  à  peu 
ou  ne  sont  plus  habités  que  très-peu  de  semaines  par 
an.  Quand  on  vend  une  terre,  l'habitation  se  donne 
toujours  par-dessus  le  marché,  quelle  que  soit  son 
importance.  On  finit  par  se  lasser  de  l'hostilité  sourde 
qu'on  sent  autour  de  soi,  excitée  par  les  petites  ambi- 
tions locales;  de  l'oisiveté  qui  en  est  la  conséquence 
et  du  rôle  de  tète  de  Turc  qu'on  est  appelé  à  jouer. 
.Les  natures  les  plus  patientes  abandonnent  la  partie,  et 
les  gens  riches  finissent  par  se  cantonner  dans  les  villes. 
Il  en  résulte  que  la  séparation  des  classes  n'a  jamais  été 
aussi  grande  qu'elle  l'est  à  présent. 

Aux  Etat-Unis,  jamais,  au  grand  jamais,  une  per- 
sonne riche  ne  songe  à  vivre  à  la  campagne.  La  vie 
de  château  y  serait  d'ailleurs  impossible.  L'organisa- 
tion municipale  s'y  oppose  absolument.  En  France, 
surtout  depuis  la  suppression  de  l'adjonction  des  plus 
fort  imposés,  un  châtelain  est  souvent  suffisamment 
victime  parun  conseil  municipal  hostile;  mais,  en  Amé- 
rique, on  ne  sait  où  les  choses  pourraient  en  venir.  Le 
malheureux  serait  absolument  taillable  et  corvéable  à 
volonté,  car  les  communes  n'y  sont  pas,  comme  chez 


112  EX    VISITE    CHEZ    L'OIYCLE    SAM. 

nous,  en  tutelle.  Les  comtés,  comme  les  tow?iships, 
jouissent  dune  liberté  absolue  en  matière  d'impôt, 
tant  pour  la  quotité  que  pour  le  mode  de  répartition, 
à  moins  cependant  de  dispositions  contraires  dans  la 
charte  constiutive  ;  et  les  abus  qui  en  résultent  dépas- 
sent l'imagination.  Des  associations  de  malfaiteurs  se 
forment  fréquemment  dans  le  but  d'exploiter  cette 
source  lucrative  de  bénéfices.  On  s'empare  du  pouvoir 
d'une  manière  quelconque,  on  vote  des  impôts  ou  des 
emprunts,  dont  on  se  partage  le  produit,  et  puis  on 
disparaît  pour  aller  recommencer  ailleurs  la  même 
opération.  La  ville  de  New-York  elle-même  a  été 
pendant  quelque  temps  entre  les  mains  d'une  bande 
de  ce  genre.  On  a  évalué  à  100  ou  150  millions  de 
dollars  les  sommes  partagées  par  les  différents  com- 
plices, par  le  ring,  selon  l'expression  consacrée.  A 
New-Jersey,  la  valeur  totale  des  propriétés  particu- 
lières est  inférieure  au  montant  des  dettes  municipales. 
Les  faits  qui  sont  signalés  tous  les  jours  sont  si  graves 
que  le  Congrès  a  déjà  été  plusieurs  fois  saisi  de  lois 
ayant  pour  but  d'établir,  pour  les  élections  munici- 
pales, un  cens  assez  élevé.  Jusqu'à  présent  on  n'a  pas 
osé  aller  jusque-là,  mais  on  a  amendé,  dans  un  sens 
restrictif  des  droits  delà  municipalité,  les  chartes  con- 
stitutives de  certaines  villes. 

Il  résulte  de  tout  cela  qu'un  Américain  riche  peut 
bien  vivre  dans  un  petit  village  comme  industriel.  Il 
tient  ses  ouvriers  et,  par  eux,  la  municipalité  ;  car 
c'est  encore  une  chose  à  noter  que  patrons  et  compa- 
gnies usent,  là-bas,  très-librement  et  très  ouvertement 
de  leur  influence,  au  besoin  même,  de  leur  autorité, 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  113 

en  matière  d'élection.  Lachose  va  parfois  jusqu'à  l'abus, 
car  les  partis  politiques  sont  constamment  obligés 
d'engager  avec  les  grandes  compagnies,  surtout  avec 
celles  des  chemins  de  fer,  des  marchandages  qui  coû- 
tent souvent  cher  au  trésor  ;  mais  personne  ne  songea 
trouver  mauvais  qu'un  chef  d'industrie  mette  àlaporte 
de  son  usine  un  ouvrier  qui  lui  fait  de  l'opposition. 
Cela  constitue  même,  pour  le  suffrage  universel,  un 
correctif  d'une  grande  importance. 

Mais  un  propriétaire  qui  voudrait  simplement  se  re- 
tirer à  la  campagne,  pour  y  vivre  de  ses  rentes,  trou- 
verait bientôt  la  position  intenable,  car  vouloir  vivre 
en  Amérique  à  l'état  d'unité  isolée,  est  une  prétention 
à  laquelle  il  faut  bien  vite  renoncer,  à  moins  d'avoir 
une  fortune  colossale  :  auquel  cas  on  impose  sa  volonté 
à  tous.  Son  arrivée  serait  tout  de  suite  le  signal  d'une 
ligue  de  tous  ses  voisins,  et  sa  fortune  serait  mise  en 
coupe  réglée,  sous  les  prétextes  les  plus  ingénieux,  par 
les  soins  des  petits  politiciens  faméliques  de  la  localité. 
Les  paysans  du  fameux  roman  de  Balzac  sont  tenus  en 
bride  par  un  préfet,  un  procureur  du  roi  et  des  gen- 
darmes. Supposez-les  absolument  libres,  et  figurez-vous 
ce  que  deviendra  la  fortune  du  général  Montcornet. 

En  Amérique,  on  aurait,  il  est  vrai,  la  ressource  de 
s'emparer  des  fonctions  municipales  au  moyen  de 
fortes  sommes  dépensées  judicieusement  :  mais  ces 
dignités  ne  tentent  que  ceux  qui  sont  bien  décidés  à 
en  tirer  un  bénéfice  pécuniaire  quelconque.  Les  mœurs 
politiques  sont  telles,  que  le  premier  journaliste  venu 
se  considère  comme  ayant  le  droit  absolu  de  dire  t  ut 
ce  qui  lui  passe  par  la  tète,  sur  le  compte  des  hommes 


114  E\    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

du  parti  opposé,  sans  se  préoccuper,  du  reste,  le  moins 
du  monde,  de  savoir  jusqu'àquel  point  ses  affirmations 
sont  fondées1.  Quand  on  est  grassement  payé  pour 
s'entendre  appeler,  tous  les  matins,  par  les  crieurs  de 
journaux,  «  voleur  »,  «  assassin  »  ou  «  concussion- 
naire » ,  on  peut  à  la  rigueur  en  prendre  son  parti  ; 
mais,  quand  on  n'a  pas  besoin  d'un  argent  aussi  chè- 
rement gagné,  on  fuit  comme  la  peste  des  positions 
dont  les  agréments  sont  aussi  contestables. 

Beaucoup  d'Américains  restent  par  goût  dans  les 
affaires  jusqu'à  la  fin,  mais  à  ceux  qui  s'en  retirent,  il 
ne  vient  jamais  à  l'idée  de  briguer  des  fonctions  publi- 
ques. Ils  ne  peuvent  pas  aller  vivre  à  la  campagne;  le 
séjour  à  la  ville,  bien  que  les  exposant  moins  à  des  tra- 
casseries, n'est  pas  absolument  sûr  ;  en  tout  cas,  il  est 
horriblement  cher  :  un  grand  nombre  s'empressent 
donc  de  mettre  l'Océan  entre  leur  pays  et  eux. 

Dans  les  conditions  d'existence  qui  leur  sont  faites 
par  la  force  des  choses,  le  sentiment  de  la  patrie  ne 
peut  qu'aller  en  s'affaiblissant.  Les  mêmes  causes  pro- 
duisent d'ailleurs  les  mêmes  effets  dans  d'autres  pays, 
constitués  politiquement  de  la  même  façon.  C'est  ce 
qui  explique  que  certains  quartiers  de  Paris,  de  Rome 
et  même  de  Londres  sont  presque  entièrement  ha- 

1  Au  moment  où  je  recopie  ces  lignes,  MAI.  Blaine  et  Cleve- 
iand  se  disputent  la  présidence  des  Etats-Unis.  Les  journaux  ré- 
publicains ont  prouvé  que  M.  Cleveland,  le  candidat  démocrate, 
avait  abandonné  sa  femme.  A  quoi  les  démocrates  ont  répondu 
en  établissant  péremptoirement  que  AI.  Blaine  n'avait  jamais  été 
marié  avec  la  sienne.  Ces  assertions  sont-elles  fondées?  C'est 
possible,  mais  peu  probable.  Il  serait  bien  extraordinaire  que 
leurs  t  cas  i  eussent  autant  d'analogie. 


EX    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  115 

bités  par  des  étrangers,  vivant  en  Europe  depuis 
des  années,  souvent  même  depuis  plusieurs  géné- 
rations, et  n'ayant  pas  plus  le  désir  de  retourner  chez 
eux  que  celui  d'adopter  définitivement  la  nationalité 
des  pays  auxquels  ils  demandent  l'hospitalité.  Ils  sont 
Boliviens, Péruviens,  Américains  de  nom;  mais,  par 
le  fait,  ils  sont  citoyens  du  monde,  adoptant,  moitié 
par  goût,  moitié  par  force,  la  cynique  devise  que 
l'un  des  meurtriers  de  Charles  Ier  fit  inscrire  sur  sa 
tombe,  à  Lausanne,   je  crois:  Ubibene,  ibi  patria! 

Autrefois,  c'était  celle  des  aventuriers  et  des  déclas- 
sés. Ce  qu'on  appelle  l'absentéisme  ne  s'observaitguère 
qu'en  Irlande  et  était  l'objet  des  vitupérations  de  tous 
les  économistes,  qui  le  signalaienteomme  une  calamité 
publique.  Le  fait  s'est  déjà  bien  généralisé.  Au  lieu 
d'être  une  toute  petite  exception,  il  deviendra  la  règle, 
si  les  classes  riches,  pourchassées  par  des  démocraties 
envieuses  qui  ne  veulent  pas  leur  laisser  la  place  à  la- 
quelle elles  auraient  incontestablement  droit,  finissent 
par  constater  qu'une  vie  errante  et  un  gros  portefeuille 
bondé  de  valeurs  au  porteur  constituent  seuls  une 
assurance  efficace  contre  les  tracasseries  et  les  exac- 
tions des  gouvernements. 

Jusqu'à  présent,  nous  n'avons  pas  eu  trop  à  nous 
plaindre  de  cet  état  de  choses,  du  moins  au  point  de 
vue  matériel,  puisque  c'est  surtout  chez  nous  que  ces 
pèlerins  viennent  dépenser  leurs  millions.  Cependant 
il  faut  se  rappeler  que,  depuis  la  fin  de  l'Empire,  leur 
nombre  tend  à  décroître,  en  France,  pendant  qu'il  aug- 
mente ailleurs,  et  que  ces  hôtes  sont,  de  leur  nature, 
essentiellement  nomades.  Si.  non  contents  des  énor- 


116  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

mes  profits  qui  résultent  pour  notre  industrie  de  leur 
séjour  parmi  nous,  les  étonnants  gouvernants  auxquels 
sont  livrées  nos  destinées  veulent  les  tracasser  en 
leur  demandant,  par  exemple,  directement,  par  des 
impôts  exagérés  sur  le  luxe,  l'argent  qu'ils  nous  don- 
nent si  libéralement  d'une  manière  indirecte,  on  ne 
tardera  pas  à  les  voir  prendre  leur  volée  vers  des  pays 
régis  par  des  gouvernements  plus  experts  dans  l'art  de 
plumer  la  poule  sans  la  faire  crier.  Et  ce  jour-là,  il  ne 
serait  pas  impossible  que  quelques  Français  en  vins- 
sent à  imiter  leur  genre  de  vie,  ce  qui  n'a  jamais  eu 
lieu  jusqu'à  présent. 

Lundi  18.  —  Aujourd'hui  le  temps  est  si  beau,  mais 
en  même  temps  si  chaud,  que  nous  sommes  convenus, 
M...  et  moi,  d'aller  passer  l'après-midi  et  la  soirée  au 
Bougival  de  New-York,  à  Coney-Island.  L'autre  jour, 
nous  sommes  allés  déjà  dans  ce  lieu  de  délices,  pour  les 
courses  ;  mais  ce  soir,  c'est  vers  l'autre  extrémité  de 
l'île  que  nous  nous  dirigeons.  Le  programme  des  diver- 
tissements que  nous  comptons  nous  offrir,  comporte  un 
bain  de  mer,  suivi  d'un  dîner  sur  l'une  de  ces  jetées 
[piers)  qui  jouent  un  si  grand  rôle  dans  la  vie  des  Anglais 
en  villégiature  sur  les  côtes.  Le  capitaine  D...,  un  offi- 
cier d'artillerie  français  dont  nous  avons  fait  la  connais- 
sance à  bord  de  la  Provence,  s'est  joint  à  nous  pour 
cette  partie  qu'il  a  déjà  faite  et  dont  il  dit  merveille. 

Nous  avons  pris  Y Elevated Railway  pour  nous  ren- 
dre au  wharf  An  bateau.  C'est  lapremière  fois  que  nous 
nous  en  servons.  Je  dois  dire  que,  comme  moyen  de 
transport,  et  étant  donné  les  énormes  distances  qui  se- 


UXK    STATION    DE    L  BLEVATKD    lUIlROAl). 
(•23e  rue  ) 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCl.E    SAM.  117 

parent  les  différentsquartiers,onne  peut  rien  imaginer 
de  plus  commode.  La  vogue  extraordinaire  dont  il 
jouit  s'explique  parfaitement.  On  accède  sur  la  voieau 
moyen  d'escaliers  doubles,  abrités  par  des  pavillons 
construits  dans  un  style  chinois  du  plus  heureux  effet  ; 
les  wagons,  en  disposition  d'omnibus,  sont  admirable- 
ment propres,  confortables  et  aérés;  ils  sont  même 
luxueux  :  les  arrêts  sont  suffisamment  fréquents  ;  enfin, 
la  vue  dont  on  jouit,  au  passage  des  maisons,  en  plon- 
geant de  l'œil,  par  les  fenêtres  ouvertes,  dans  les  ap- 
partements, donne  lieu  à  des  études  de  mœurs  du  plus 
haut  intérêt,  au  moins  pour  les  observateurs.  Je  nesais 
ce  qu'en  pensent  les  observés,  mais  mon  cœur  de  pro- 
priétaire saigne  quand  je  pense  au  sort  de  mes  infor- 
tunés collègues,  les  propriétaires  new-yorkais  des  mai- 
sons le  long  desquelles  nous  passons  ;  et  comme  la  vue 
des  malheurs  d'autrui  a  toujours  pour  effet  de  nous 
apitoyer  sur  ceux  qui  nous  menacent,  j'adresse  une  fer- 
vente prière  à  saint  Eloi,  patron  des  métallurgistes  et 
des  ingénieurs,  pour  qu'il  lui  plaise  d'éloigner  de  l'es- 
prit des  gens  qui  nous  gouvernent  l'idée  d'adopter  le 
même  modèle  pour  le  «  métropolitain  »,  dont  on 
parle  tant  à  Paris.  Seulement,  il  est  à  craindre  que  sa 
qualité  de  saint  ne  lui  nuise  auprès  des  membres  du 
conseil  municipal  auquel  sont  confiées  nos  destinées, 
et  que,  par  suite,  l'intervention  de  l'illustre  conseiller 
et  ami  du  grand  roi  Dagobert  ne  soit  plus  nuisible 
qu'utile. 

La  double  voie  de  YElevated  est,  en  effet,  établie 
sur  une  charpente  en  fer,  supportée  par  des  piliers  à  la 
hauteur  du  premier  étage.  De  chaque  côté,  elle  n'est 

7. 


118  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

guère  séparée  des  maisons  que  par  la  largeur  des  trot- 
toirs qui  sont  ainsi  convertis  en  espèces  de  ruelles 
sombres.  Quant  à  la  chaussée,  elle  est  dans  un  état 
de  saleté  et  d'abandon  qu'on  se  figure  difficilement. 
YïElevated  n'en  est  peut-être  pas  directement  la  cause, 
mais,  cependant,  il  y  est  bien  pour  quelque  chose  par 
l'humidité  qu'il  maintient  en  empêchant  la  circulation 
de  l'air.  Il  faut  dire  aussi  que  partout  ici  l'entretien  des 
rues  et  des  avenues  laisse  à  désirer.  Nous  avons,  ce 
matin,  été  témoins  d'un  spectacle  que  j'avais  vu  quel- 
quefois dans  les  chemins  de  terre  normands,  mais 
jamais  ailleurs.  En  bas  de  Broadway,  la  roue  d'un 
camion  s'est  enfoncée  dans  une  ornière,  à  ce  point  que 
les  chevaux  ne  pouvaient  plus  l'en  tirer.  Le  conduc- 
teur est  tranquillement  descendu  de  son  siège,  a  pris 
un  pic  accroché  sous  sa  voiture,  a  achevé  de  déchausser 
cinq  ou  six  des  pavés  qui  le  gênaient,  a  dégagé  sa  roue 
et  puis  est  reparti,  heureux  et  fier  de  son  petit  travail, 
qu'un  policeman  avait  considéré  avec  un  certain  intérêt. 
Les  trois  étages  de  l'immense  Ferry  boat  sont 
bondés  de  promeneurs,  qui  vont,  comme  nous,  respirer 
l'air  frais  de  Coney-Island.  Cette  plage-là  n'est  pas  un 
rendez-vous  élégant.  Le  personnel  qui  s'y  rend  corres- 
pond à  peu  près  à  celui  qui  s'ébat,  le  dimanche,  dans 
le  bois  de  Meudon.  Ce  sont  des  boutiquiers  aisés  ou 
des  employés  qui  vont  faire  respirer  l'air  frais  de  la 
mer  à  leurs  familles.  Ce  qui  nous  frappe,  nous  autres 
Français,  c'est  la  bonne  tenue  de  tout  ce  monde  et 
l'absence  complète  du  personnel  féminin  interlope 
qui  abonde  tant  dans  nos  fêtes  de  banlieue.  Quand 
nous  accostons  à  l'immense  jetée  couverte  en  fer,  qui 


E1V    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  119 

sert  à  la  fois  de  casino  et  de  restaurant,  tous  se  préci- 
pitent vers  un  bâtiment  à  trois  étages  contenant  des 
milliers  de  cabines.  L'instant  d'après,  nous  les  voyons 
ressortir  vêtus  des  costumes  de  bain  les  plus  invraisem- 
blables et  courir  à  la  mer. 

On  a  pu  faire  un  code  international  du  droit  des 
gens.  Il  est  bien  sujet  à  quelques  surprises  et  manque 
un  peu  de  sanction,  mais  enfin  il  existe.  On  est  aussi 
arrivé  à  un  code  international  de  signaux  qui,  celui-là, 
fonctionne  à  merveille;  mais  je  crois  qu'il  faut  renon- 
cer à  l'espoir  de  voir  jamais  codifiées  les  lois  de  la 
pudeur.  Les  points  de  vue  sont  trop  différents.  Il  y  a 
d'abord  les  Japonais  qui,  sur  ce  sujet,  sont  des  nihilistes 
complets.  Je  passais  un  jour  avec  un  missionnaire 
devant  un  grand  bain  public,  à  Yokohama,  dans  l'in- 
térieur duquel  on  voyait,  par  la  porte  ouverte,  une 
centaine  de  dames  et  autant  de  messieurs,  rouges 
comme  des  homards  cuits  et  vêtus  à  l'avant-dernière 
mode  du  paradis  terrestre,  s'ébaltant  dans  la  vapeur 
d'eau  chaude  et  venant,  de  temps  en  temps,  toujours 
dans  le  même  costume,  respirer,  jusque  sur  le  trottoir, 
l'air  frais  de  la  rue,  par  groupes  de  cinq  ou  six. 

k  C'est  l'usage  du  pays,  me  dit  le  P.  X...,  en  haus- 
sant les  épaules,  de  l'air  philosophique  d'un  homme 
auquel  de  nombreux  voyages  ont  appris  à  ne  pas  s'é- 
tonner de  grand'chose. 

—  Mais  y  a-t-il  quelqu'une  de  vos  paroissiennes  dans 
le  nombre? 

—  C'est  plus  que  probable. 

—  Eh  bien,  est-ce  que  vous  ne  leur  faites  pas 
quelques  observations? 


120  EX    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

—  Oh!  j'y  ai  renoncé.  Elles  ne  comprenaient  pas.  » 
Chez  nous,  je  crois  que  la  remarque  est  de 
If.  Alphonse  Karr,  il  y  a  une  pudeur  d'eau  douce  et 
une  pudeur  d'eau  de  mer  :  la  première,  beaucoup 
plus  sévère  que  la  seconde.  A  Trouville,  les  femmes 
les  plus  rigoristes  n'hésitent  pas  à  se  baigner  en 
public.  Elles  pousseraient  des  cris  de  pintade,  à  la 
seule  idée  d'en  faire  autant  à  Paris.  En  Angleterre,  la 
pudeur  prend  une  forme  spéciale.  11  est  absolument 
interdit  de  prononcer  le  mot  de  pantalon,  mais  il  est 
très-permis  d'aller  dans  le  monde  sans  en  porter; 
témoin  les  Ecossais.  Les  caleçons  de  bain  y  sont 
inconnus,  et  même,  pour  les  femmes,  les  costumes  ne 
sont  que  d'un  usage  restreint.  Je  me  souviens  d'avoir 
accosté,  il  y  a  quelques  années,  avec  une  baleinière, 
une  petite  plage  cachée  entre  des  rochers,  non  loin  de 
Scarborough.  A  mon  grand  étonnement,  je  tombai  sur 
une  troupe  de  naïades  qui  prenaient  leurs  ébats  dans 
l'eau,  costumées  comme  les  déesses  de  H.  Bouguereau. 
Ma  présence  ne  parut  pas  les  déranger  beaucoup.  Les 
toilettes  anglaises  comportent  aussi  des  décollelages  tout 
à  fait  extraordinaires.  J'en  appelle  aux  souvenirs  de 
tous  ceux  qui  ont  été  dans  le  monde  ou  au  théâtre,  à 
Londres. 

A  ce  qu'il  nous  a  paru,  les  Américains  semblent  se 
rattacher  à  l'école  anglaise.  Le  respectahle  capitaine 
au  long  cours,  surnommé  le  Père  la  Pudeur,  qui  a  élé 
commis,  par  le  conseil  municipal  de  Trouville,  à  la 
surveillance  de  la  plage  à  ce  point  de  vue  spécial, 
aurait  sûrement  une  attaque  d'apoplexie  causée  par 
l'indignation,  s'il  voyait  s'étaler,  dans  ses  domaines,  les 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  121 

costumes  qu'on  porte  à  Coney-Island.  Il  y  en  avait  là 
qui 

Par  en  bas  si  haut  commençaient, 
Et  par  en  haut  si  bas  finissaient, 

qu'ils  auraient  été  dignes  de  figurer  dans  les  illustra- 
tions de  M.  Grévin.  Des  petites  filles  de  dix  ou  douze 
ans  avaient  un  simple  pantalon  soutenu  par  deux  bre- 
telles. Leurs  mamans  étaient  un  peu  plus  vêtues,  mais 
pas  beaucoup.  Ce  qui  nous  parut  original,  c'est  que 
plusieurs  avaient  conservé,  pour  se  baigner,  de  longs 
bas  de  laine  jaune.  Peut-être  leurs  jarretières  étaient- 
elles  ornées  de  la  fière  devise  de  leurs  aïeules  anglaises  : 
Honni/  soit  qui  mal  y  pense!  Toujours  est-il  que 
l'effet  produit  n'était  pas  heureux. 

Sur  la  plage,  plusieurs  photographes  ont  établi  leurs 
appareils  et  appellent  les  clients  à  grands  cris.  Ils 
semblent  faire  des  affaires  d'or.  Des  familles  entières 
passent  devant  l'objectif,  en  costumes  de  bain.  Il  parait 
que  c'est  très  à  la  mode  en  ce  moment.  A  toutes  les 
vitrines  de  photographes,  on  voit  des  jeunes  gens  qui 
se  sont  fait  représenter  en  boxeurs,  le  buste  nu.  Nous 
avons  même  reconnu,  dans  le  nombre,  des  figures  de 
connaissance.  En  ce  qui  concerne  les  hommes,  la 
beauté  physique  est  bien  plus  commune  chez  les 
Anglo-Saxons  que  chez  nous  :  et  il  est  singulier  de 
voir  combien  elle  est  appréciée.  Ils  ont  conservé  un 
peu  sous  ce  rapport  la  tradition  de  la  Grèce  antique. 
Rien  n'est  amusant  comme  d'observer  les  soins  que 
prend  de  sa  personne  un  jeune  officier  anglais  désireux 
de  faire  son  petit  effet.  Du  reste,  à  ce  point  de  vue 


122  EX    VISITE    CHEZ    LOXCLE    SAM. 

spécial,  il  a  raison.  Une  Française  dit  bien  rarement 
d'un  homme  :  *  Il  est  beau!  »  et  quand  elle  le  dit, 
c'est  presque  toujours  en  mauvaise  part.  On  pense 
instinctivement  à  un  coiffeur.  He  is  so  handsome!  est 
une  expression  qui  revient,  au  contraire,  à  chaque 
instant  dans  la  bouche  d'une  Anglaise  ou  d'une  Amé- 
ricaine, et  avec  une  signification  toute  différente. 

Nous  nous  arrachons  cependant  à  ce  spectacle  semi- 
êdénique,  pour  aller  dîner  sur  \e,pier,  où  nous  faisons 
un  exécrable  dîner  aux  sons  d'une  musique  enragée. 
Ce  qui  se  consomme  autour  de  nous  de  softshellcrabs, 
de  clams  et  autres  de  ces  menues  friandises  que  les 
Napolitains  appellent  des  frutti  di  mare,  n'est  pas 
croyable.  Du  reste,  ici,  comme  dans  les  hôtels,  on  en 
est  au  régime  des  innombrables  soucoupes  servies 
toutes  à  la  fois  et  rangées  autour  de  votre  assiette. 
Quel  grand  homme  et  quel  profond  moraliste  que 
M.  Brillât-Savarin,  et  comme  il  avait  raison  quand  il 
formulait  son  fameux  axiome  :  «  Dis-moi  ce  que  tu 
manges,  et  je  te  dirai  ce  que  tu  es!  ■>■> 

Quand  on  voit  les  Américains  picorant  dans  tous  les 
plats  du  bout  de  leur  fourchette,  accumulant  sur  leur 
assiette  une  masse  hétérogène  de  victuailles  les  moins 
assorties,  ayant  recours  aux  condiments  les  plus  extra- 
vagants pour  assaisonner  ces  horribles  pâtées  qu'ils 
délayent  après  le  repas,  jamais  pendant,  de  grands 
verres  d'eau  glacée,  on  devine  une  race  inquiète  et 
remuante,  à  laquelle  son  estomac  ne  laisse  pas  un 
instant  de  repos.  Du  Saint-Laurent  au  golfe  du  Mexique, 
et  de  l'Atlantique  au  Pacifique,  la  fâcheuse  gastrite 
règne  en   souveraine   absolue  sur  tout   le  continent 


EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM.  123 

américain.  Depuis  leur  naissance,  femmes  et  hommes 
se  bourrent  de  sucreries,  et  ne  font  jamais  aucun 
exercice,  à  moins  d'y  être  absolument  obligés  :  aussi 
les  dents  sont  des  chefs-d'œuvre  d'orfèvrerie,  et  leurs 
dentistes  ont  une  telle  expérience  qu'ils  inondent  le 
monde  entier  de  leurs  élèves.  Un  Yankee  de  vingt  ans 
n'a  plus  d'estomac,  ou,  du  moins,  ce  qui  lui  reste  de 
cet  organe  est  si  délabré  qu'il  est  inutile  d'en  parler. 
Du  reste,  ils  seraient  doublés  et  chevillés  en  cuivre, 
qu'ils  ne  résisteraient  pas  aux  cinq  ou  six  repas  avalés 
chaque  jour,  à  la  hâte,  à  n'importe  quelle  heure,  aux 
carafes  d'eau  glacée  absorbées  incessamment;  enfin  à 
tous  les  aliments  indigestes  qu'ils  ingèrent  depuis  leur 
naissance.  Dans  ce  moment-ci,  on  sert  partout,  à  tous 
les  repas,  des  épis  de  maïs  bouilli.  On  les  prend  tout 
chauds,  à  deux  mains,  et  puis  on  ronge,  à  l'instar  des 
écureuils.  Quelques-uns  les  arrosent  au  préalable  de 
mélasse!  mais  presque  tous  en  avalent  un  ou  deux 
avant  chaque  repas,  comme  apéritif. 

Notre  aimable  compagnon  D...  voudrait  nous  faire 
rester  jusqu'à  minuit,  pour  assister  à  un  feu  d'artifice 
qui  doit  couronner  la  petite  fête  :  mais,  voyant  que 
nous  sommes  décidés  à  revenir  plus  tôt,  il  renonce  à 
ce  projet,  et  nous  partons  ensemble,  à  neuf  heures. 
Nous  l'avons  surnommé  le  capitaine  Torpille,  non  à 
cause  de  l'exubérance  de  son  caractère,  qui  est  au 
contraire  doux  et  amène  au  suprême  degré,  mais  à 
cause  de  son  goût  désordonné  pour  l'étude  de  la  poudre 
à  canon  et  des  substances  fulminantes  en  général. 
Toute  détonation  l'attire  :  une  explosion  le  charme  : 
un  cataclysme,  comme  celui  de  Krakatoa,  a  seul  le 


124  EX    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

pouvoir  de  lui  faire  perdre,  pendant  quelques  instants, 
sa  bonne  humeur  habituelle.  Il  l'indigne,  car  il  voit, 
dans  un  fait  de  ce  genre,  un  empiétement  des  forces 
de  la  nature  sur  les  attributions  du  corps  des  artilleurs 
et  artificiers  qui  devraient  être,  en  tous  pays,  chargés 
du  soin  d'organiser  les  éruptions,  lorsqu'elles  peuvent 
être  nécessaires  au  bon  fonctionnement  de  l'organisme 
terrestre. 

Il  a  déjà  parcouru  une  bonne  partie  du  globe,  tou- 
jours voyageant  à  ce  point  de  vue  spécial.  L'Amérique, 
seule,  avait  jusqu'à  présent  échappé  à  ses  investigations. 
Il  l'avait  bien  traversée,  l'année  passée,  de  San-Fran- 
cisco  à  New- York,  en  revenant  du  Japon,  dont  la 
pyrotechnie  n'a  plus  de  mystères  pour  lui ,  mais  sans 
avoir  le  temps  de  s'y  arrêter.  Aussi  cette  année,  aux 
premiers  beaux  jours,  a-t-il  sollicité  du  minisire  l'au- 
torisation de  venir  combler  une  aussi  fâcheuse  lacune, 
et  c'est  grâce  à  cette  heureuse  circonstance  que  n  us 
nous  sommes  rencontrés.  —  On  lui  a  donné  une  liste 
des  poudreries  dont  il  doit  surprendre  les  secrets.  Lès 
son  arrivée,  il  voulait  se  précipiter  à  la  recherche  de 
la  première.  Mais,  le  soir  même  de  notre  débarque- 
ment, en  ouvrant  un  journal,  j'y  vis,  aux  faits  divers, 
la  terrible  nouvelle  que  voici  : 

IMMEXSE  DÉSASTRE 

300   OUVRIERS    SAUTÉS   EX    l'AIR 

les   morceaux  en  sont  retombés   a  3  .milles  ue  distance 
Earthquake-Citv  n'EXISTE  plus!!! 

D...  pâlit  en  m'écoutant.  Earthquake-City  était 
précisément  la  première  des  poudreries  qu'il  devait 
visiter.  Elle  avait  sauté,  et  il  n'était  pas  là!  L'article 


E\    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  125 

continuait  en  disant  qu'il  n'y  avait  plus  qu'un  immense 
cratère  à  la  place  où  elle  était  bâtie.  Pendant  quelques 
heures,  D...  a  été  inconsolable.  Il  finit  cependant,  sur 
nos  instantes  prières,  par  consentir  à  rester  avec  nous 
le  temps  qu'il  aurait  dû  consacrer  à  la  visite  de  cette 
infortunée  city .  Hais, après-demain,  il  doit  partir  pour 
aller  voir  le  numéro  2.  Celle-là  s'appelle  Thunderbolt 
gulch!  Il  parait  que  d'ordinaire,  dans  cet  heureux 
pays,  les  poudreries  sautent  tous  les  trois  ans  :  or 
celle-ci  fonctionne  depuis  trente-sept  mois;  il  n'y  a 
donc  pas  de  temps  à  perdre. 

Mardi  19.  —  C'est  demain  que  nous  disons  adieu  à 
la  Cité  Impériale  et  que  nous  partons  pour  Chicago, 
la  Cité  des  Prairies.  Ces  deux  expressions  reviennent 
constamment  dans  la  conversation  des  Américains,  qui 
adorent  le  style  noble.  C'est  une  manie  républicaine 
qui  a  eu  sa  vogue  en  France.  Comme  nous  devons 
ensuite  nous  enfoncer  dans  le  Far-West,  nous  complé- 
tons nos  derniers  préparatifs  en  allant  acheter  les 
revolvers  et  carabines  Winchester  qui  doivent  nous 
servir  là-bas  de  porte-respect.  Il  parait  qu'à  partir  de 
Chicago,  il  n'est  pas  comme  il  faut  de  paraîlre  dans  la 
rue  sans  une  ceinture  de  cuir  fauve  garnie  dune  multi- 
tude de  petits  cylindres  servant  de  cartouchières  et  de 
trois  étuis,  deux  pour  les  revolvers  et  un  pour  le 
bowie-knife.  D'autres  préfèrent  porter  ces  instruments 
dans  des  poches  spéciales,  dites  pislol  pocketSj  dont 
sont  munis,  par  derrière,  tous  les  pantalons  américains; 
mais  cette  dernière  mode  est  considérée  comme  moins 
élégante. 


126  EX   VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

Au  fond,  j'imagine  que  tout  cet  arsenal  ne  nous  sera 
pas  bien  utile.  D'ailleurs,  j'ai  toujours  eu  une  chance 
particulière,  en  ce  sens  que  les  aventures  dramatiques 
ont  l'air  de  s'éloigner  de  moi.  D'autres  sont  plus 
heureux.  Un  de  nos  amis,  le  baron  de  la  G...,  qui 
arrive  d'un  voyage  à  travers  la  prairie  du  Wyoming, 
en  a  eu  une  d'un  beau  calibre.  Il  avait  avec  lui  quatre 
hommes  et  un  secrétaire  canadien.  Une  belle  nuit,  en 
plein  désert,  les  quatre  hommes  l'ont  abandonné,  en 
volant  les  attelages.  Heureusement,  le  Canadien,  qui 
se  méfiait  du  coup,  put  sauver  du  désastre  deux  chevaux 
de  selle.  Au  petit  jour,  ces  messieurs  se  sont  mis  à  la 
poursuite  des  fuyards,  les  ont  surpris  pendant  qu'ils 
faisaient  reposer  les  animaux,  en  ont  tué  deux,  blessé 
un  troisième,  et  ont  repris  possession  non-seulement 
des  chevaux  volés,  mais  encore  de  ceux  des  vo- 
leurs '. 


1  L'épilogue  de  l'histoire  a  été  assez  drôle.  Quatre  jours  après, 
la  G...  arrive  au  fort  Al...  Il  avait  heureusement  une  lettre  de 
recommandation  du  général  Sherman  pour  le  commandant,  auquel 
il  raconta  son  histoire  :  «  Mon  cher  monsieur,  lui  dit  celui-ci,  si 
je  croyais  un  mot  de  ce  que  vous  me  dites,  je  devrais  vous  faire 
arrêter,  et  vous  resteriez  je  ne  sais  combien  de  temps  en  prison 
avant  d'être  jugé  ;  mais  je  vois  ce  que  c'est.  Vous  avez  été  atta- 
qué par  les  Indiens!  Vos  hommes  auront  été  tués  dans  la  bagarre; 
quant  à  vous,  vous  êtes  la  victime  d'une  hallucination,  très-com- 
mune dans  ce  pays.  On  est  attaqué,  on  se  défend,  il  semble  bien 
qu'on  a  eu  affaire  à  des  blancs,  mais  plus  tard,  en  y  réfléchissant, 
on  se  rappelle  que  c'étaient  des  Indiens.  Voyez,  votre  Canadien 
déclare  que  c'est  comme  cela  que  les  choses  se  sont  passées.  (Le 
Canadien  affirmait  de  toutes  ses  forces.)  Je  vais  faire  un  rapport 
dans  ce  sens.  Il  faudra  que  j'envoie  une  colonne  de  cavalerie  par 
là.  Vous  feriez  bien  aussi  de  ne  pas  rester  trop  longtemps  dans  ce 
pays.  » 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  127 

Toute  la  journée  est  prise  par  différentes  courses. 
Le  soir,  nous  donnons  à  dîner,  chez  Delmonico,  au 
docteur  S. . . ,  à  sa  sœur  et  à  sa  nièce  ;  puis  nous  allons 
tous  ensemble,  à  Madison  square  Théâtre,  voir  une 
pièce  intitulée  The  Rajah,  qui  a  un  grand  succès  en 
ce  moment. 

Madison  square  Théâtre  est  le  petit  théâtre  élégant 
de  New- York.  Cela  correspond  à  peu  près  aux  Variétés 
ou  à  la  Renaissance  de  Paris.  Rien  de  plus  étrange 
que  la  disposition  intérieure.  La  salle,  entièrement 
peinte  en  rouge  vineux,  est  construite  dans  un  style 
indien  un  peu  éclectique,  car  il  n'exclut  ni  des  bas- 
reliefs  grecs,  étalés  sur  les  murs,  ni  de  petites  balustres 
Louis  XVI,  qui  se  montrent  par-ci  par-là.  Pas  de  loges; 
seulement  des  galeries  ou  des  tronçons  de  galeries  de 
formes  irrégulières.  L'orchestre  est  dans  une  sorte  de 
niche  au-dessus  de  la  scène.  Tout  le  parterre  est  occupé 
par  des  fauteuils- très-confortables ,  au  premier  rang 
desquels  nous  allons  prendre  place.  Devant  nous,  l'en- 
droit où  serait  l'orchestre  dans  nos  théâtres  est  occupé 
par  un  massif  de  plantes  et  de  fleurs,  qui  nous  sépare 
d'un  splendide  rideau  en  peluche  rose,  brodé  d'un 
sujet  japonais  représentant  une  cigogne  se  promenant 
dans  un  paysage  aquatique.  Au-dessous  du  parquet  en 
tôle  découpée,  se  trouve,  nous  dit-on,  un  réservoir  de 
glace.  Le  fait  est  que,  malgré  les  30  degrés  qu'il  fait 
encore  dehors,  la  température  de  la  salle  est  restée 
délicieusement  fraîche.  De  grands  jeunes  gens,  d'une 
élégance  suprême,  en  habit  noir,  remplacent  les 
ouvreuses.  Pendant  les  entr'actes,  qui  sont  très-courts, 
ils  circulent  gravement  dans  la  salle  avec  des  plateaux 


128  EX    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

chargés  de  verres  d'eau  glacée  qu'ils  offrent  aux  dames. 
Tout  cela  est  très-luxueux  et  bien  bizarre. 

Ce  qui  se  joue  est  une  de  ces  bonnes  petites  pièces 
anglaises  en  trois  lunchs,  à  àeuxjive  o'clock  teas,  au 
cours  desquels  deux  petites  demoiselles  bien  sages 
flirtent  innocemment  avec  deux  captains  quelconques, 
beaux  comme  le  jour  (He  is  so  handsome!),  qu'elles 
finissent  par  épouser  vers  dix  heures  et  demie.  A  cette 
heure-là,  aussi,  le  traître,  qui  est  un  ouvrier  gréviste, 
se  repent  de  ses  fautes  et  devient  un  parfait  honnête 
homme.  Dickens,  dans  son  Pickwick,  a  créé,  sous  le 
nom  du  Fat  boy,  un  type  de  domestique  qui  mange 
toujours  quand  il  ne  dort  pas;  cependant  il  lui  arrive 
quelquefois  de  faire  les  deux  à  la  fois.  Ce  type-là  a 
déjà  fait  pâmer  de  rire  cinq  ou  six  générations  des 
fidèles  sujets  de  S.  M.  la  reine  Victoria.  Aussi  n'ose-t-on 
jamais  faire  une  pièce  nouvelle  sans  le  Fat  boy  tradi- 
tionnel. Cependant  l'auteur  de  celle-ci,  M.  U'illiam 
Young,  est  un  audacieux.  Il  a  voulu  innover.  Son 
Fat  boy  mange  et  dort  comme  il  convient;  mais,  de 
plus,  il  tombe  dans  une  mare  :  une  vraie  mare,  avec 
de  la  vraie  eau,  qui  fait  de  vraies  éclaboussures  et 
rejaillit  jusque  dans  la  salle.  C'est  le  «  clou  »  de  la 
pièce,  et  cela  lui  assure  cinq  cents  représentations  ici, 
autant  qu'elle  en  a  eu  à  Londres. 

Du  reste,  selon  l'usage  anglais,  le  programme, 
venant  au  secours  des  intelligences  un  peu  lentes,  leur 
explique  d'avance  la  pièce.  Ainsi  on  nous  prévient  que 
miss  Gladys  Wyncott  est  la  nièce  de  M.  Wyncott  sur- 
nommé le  a  Rajah  »  ;  que  M.  Fesiyll  est  leur  avocat, 
a  selfmade  man,  un  parvenu.  Ce  dernier  renseigne- 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  12? 

ment  est  donné  apparemment  de  peur  que  l'apparence 
distinguée  de  l'acteur  chargé  du  rôle  ne  fasse  illusion 
sur  la  qualité  réelle  du  personnage.  Dans  les  drames 
chinois,  on  fait  un  peu  la  même  chose.  Aux  change- 
ments de  tableaux,  un  machiniste  vient  accrocher,  bien 
en  vue,  un  écriteau  portant  «forêt»  ou  «château  fort», 
ou  la  désignation  de  tel  autre  lieu  où  il  a  plu  à  l'auteur 
de  transporter  la  scène  de  l'action.  Ce  n'est  du  reste 
pas  la  seule  ressemblance  qu'il  y  ait  entre  l'art  drama- 
tique chinois  et  l'art  dramatique  anglais.  Partout 
ailleurs  que  dans  ces  deux  pays,  on  cherche  à  faire 
parler  les  acteurs,  autant  que  possible,  comme  des 
personnes  naturelles.  Les  Chinois  estiment  sagement 
que  ce  n'est  pas  la  peine  de  se  déranger  de  chez  soi 
pour  entendre  des  gens  causer  comme  tout  le  monde. 
Du  reste,  ils  ont  sur  cette  matière  une  théorie  générale. 
Ainsi  ils  trouvent  aussi  que  les  personnes  qui  ont  envie 
de  voir  des  lions  naturels  n'ont  qu'à  aller  en  voir  dans 
une  ménagerie.  C'est  pourquoi,  quand  ils  en  repré- 
sentent, c'est  toujours  avec  une  queue  tire-bouchonnée 
et  frisée,  ce  qui  est  bien  plus  joli.  De  même  leurs 
acteurs  chantent  constamment,  sur  un  ton  suraigu,  en 
langue  mandarine  que  personne  ne  comprend.  Les 
Anglais  ne  vont  pas  tout  à  fait  aussi  loin,  mais  leurs 
acteurs,  et  surtout  leurs  actrices,  ont  une  prononciation 
spéciale,  toute  de  convention,  qu'on  n'emploie  jamais 
qu'à  la  scène.  Ainsi  away  se  prononce  partout  éwé. 
Au  théâtre,  on  dit  âwâ.  Il  y  a  là  une  conception  parti- 
culière de  l'art,  qui  a  sans  doute  sa  raison  d'être,  mais 
dont  les  causes  premières  nous  échappent,  à  nous  autres 
étrangers. 


130  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

S'il  faut  tout  dire,  pour  nous,  l'intérêt  gît,  non  dans 
la  pièce,  mais  dans  la  série  de  costumes  que  montrent 
à  nos  yeux  ravis  les  deux  principales  interprètes,  miss 
Rillie  Deaves  et  miss  Enid  Leslie.  Elles  ont  adopté  la 
mode  esthétique  !  Mais,  comme  l'esthétisme,  bien  que 
faisant  fureur  de  l'autre  côté  du  détroit,  n'est  guère  en- 
core connu  chez  nous ,  une  explication  est  nécessaire. 

Les  Français  se  font  généralement  une  idée  très- 
fausse  du  caractère  anglais.  On  s'est  toujours  plu,  je 
ne  sais  pourquoi,  à  nous  représenter  nos  voisins  comme 
des  gens  flegmatiques  et  froids,  tandis  que  ce  sont,  au 
contraire,  les  gens  les  plus  enthousiastes  et  les  plus 
passionnés  qui  soient  au  monde.  Un  Anglais  passe  sa 
vie  à  se  monter  la  tète  pour  une  chose  ou  pour  une 
autre.  J'ajoute  qu'avec  leur  tempérament  sanguin  et 
pléthorique,  et  leur  régime  éminemment  azoté,  l'en- 
thousiasme est  pour  eux  une  nécessité  hygiénique,  un 
exutoire  indispensable.  C'est  cette  faculté  qui  leur 
permet  les  interminables  parties  de  croquet,  de  cricket, 
de  polo,  ùcfoot-ball  et  de  lawn-tennis  qui  occupent  la 
moitié  de  l'existence  de  leurs  jeunes  gens  :  les  nôtres, 
plus  compassés,  n'y  trouveraient  qu'un  mortel  ennui. 
Quand  ils  sont  vieux,  c'est  encore  à  cette  précieuse 
qualité  qu'ils  doivent  de  trouver  la  force  nécessaire 
pour  résister  à  tous  ces  meetings  politiques,  philanthro- 
piques ou  littéraires,  à  toutes  ces  parades  diverses  où, 
à  force  de  speechs,  de  chants,  de  hurlements  appro- 
batifs,  de  grognements  contradictoires  et  de  coups  de 
poing  concluants,  ils  parviennent  à  brûler  le  superflu 
de  carbone  ingéré  cinq  fois  par  jour,  sous  forme  de 
roastbeef,  de  pudding  et  de  jambon. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  131 

De  grands  courants  d'enthousiasme  doivent  donc 
sillonner  constamment  la  société  anglaise  :  l'Anglais 
s'agite,  ou  l'apoplexie  le  fauche.  C'a  été  la  gloire  de 
quelques  ministres,  hommes  de  génie,  d'avoir  su  cana- 
liser ces  courants  pour  les  faire  travailler  au  profit  de 
la  grandeur  nationale.  Ainsi,  au  commencement  du 
siècle,  c'est  en  employant  ce  procédé  qu'on  est  arrivé 
à  résoudre  la  question  de  l'abolition  de  l'esclavage. 
Pendant  dix  ans,  dans  toute  l'Angleterre,  les  vieilles 
dames  de  chaque  localité,  laissant  leurs  maris  tran- 
quilles, se  réunissaient  en  meetings  monstres;  des 
montagnes  de  correspondances  s'échangeaient;  des 
ballots  entiers  de  mouchoirs  moralisateurs,  portant 
imprimés,  d'un  côté  des  sentences  de  la  Bible,  de  l'autre 
le  portrait  de  M.  Wilberforce,  partaient  de  Manchester 
pour  être  distribués  aux  nègres  du  Grand  et  Petit-Popo. 
Bref,  on  fit  si  bien  que  toutes  les  colonies  étrangères 
furent  ruinées  à  la  fois,  pour  le  plus  grand  profit  de 
l'Inde  anglaise.  Plus  tard,  ce  fut  la  question  delà  haute 
et  de  la  basse  Eglise  qui  passionna  le  public;  des  mil- 
liers de  familles  ont  été  divisées  irrémédiablement, 
parce  que  les  uns  louaient  M.  Mackonochy  de  ce  qu'il 
mettait  un  surplis  blanc  et  des  cierges  sur  son  autel,  et 
que  les  autres  lui  contestaient  le  droit  de  le  faire.  Notez 
que  le  dogme  n'avait  rien  à  voir  là  dedans.  Les  parti- 
sans, comme  les  adversaires  du  surplis  et  des  cierges, 
étaient  de  bons  protestants;  ils  se  passionnaient  uni- 
quement pour  le  plaisir  de  se  passionner  :  simple  affaire 
d'hygiène.  Quelque  temps  après,  un  original  s'avisa 
de  fonder  un  ordre  de  Bénédictins  protestants  et  de  se 
faire  appeler  le  P.  Ignacius.  Des  flots  d'encre  furent 


132  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

répandus  pour  savoir  s'il  devait  marcher  nu-pieds  ou 
mettre  des  bottines! 

Mais  tout  cela  est  de  l'histoire  ancienne.  La  pas- 
sion du  moment  est  l'esthétisme.  Qu'est-ce  que  l'es- 
thétisme?  C'est  assez  difficile  à  définir.  Il  y  a  quel- 
ques années  vivait  à  Londres  un  bon  jeune  homme, 
qui  s'appelait  Oscar  Wylde.  S'appelant  «  Oscar  »,  il 
était  poëte  :  il  y  a  des  noms  qui  obligent;  mais  il  ne 
faisait  pas  ses  frais.  Un  beaujour,  il  s'avisa  de  paraître 
dans  les  rues  avec  une  sorte  de  costume  Henry  VIH, 
feutre  à  plume,  longs  cheveux  épars,  pourpoint  et 
haut-de-chausses  en  velours  noir,  maillot  de  soie  rouge. 
En  même  temps,  il  annonçait  à  ses  amis  qu'il  était 
devenu  esthète  :  on  ne  comprit  pas  d'abord,  mais  on 
écouta  ses  explications.  Un  esthète  est  un  homme  qui 
estime  que  le  cul'.e  et  la  recherche  du  beau  doivent 
remplir  la  vie,  mais  que,  pour  trouver,  dans  l'art,  le 
beau  suprême,  il  faut  remonter  aux  temps  «  préra- 
phaélites »  ;  car  il  paraît  que,  si  tout  n'est  pas  beau 
dans  ce  monde  terraqué  et  sublunaire,  c'est  la  faute 
au  nommé  Raphaël  Sanzio,  qui  a  fait  dévoyer  le  goût. 

Le  succès  de  ces  doctrines  fut  assez  mince  auprès  du 
sexe  laid  :  mais  parmi  les  femmes  il  fut  absolument 
foudroyant.  Actuellement,  toutes  les  ■  miss  »  d'un  âge 
un  peu  mûr  sont  des  <*■  esthètes  » . 

Une  «esthète»  doit  cependant  être  maigre  et  grande. 
Si  l'on  ne  réunit  pas  ces  deux  conditions,  il  vaut  mieux 
ne  pas  s'en  mêler.  Chez  elle,  le  mobilier  est  sommaire. 
Quelques  bahuts  surmontés  de  «  hanaps  a  ,  des  chaises 
à  grands  dossiers,  favorables  aux  attitudes  désespérées  : 
une  désespérance  générale  étant  un  des  dogmes  fon- 


E\    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM.  133 

damentaux  de  la  secte;  les  tableaux,  en  revanche, 
abondent.  D'abord  et  avant  tout,  le  portrait  du 
«  maître  »  ,  le  col  nu,  l'œil  vague,  une  fleur  de  soleil 
jaune  à  la  main!  c'est  l'emblème  adopté;  je  ne  sais 
pas  bien  pourquoi.  Et  puis  ensuite,  des  primitifs,  rien 
que  des  primitifs  :  des  vierges  longues  comme  un  jour 
sans  pain,  au  corps  mince,  désossé,  flottant  dans  des 
tuniques  de  couleurs  indécises  et  se  détachant  sur  un 
paysage  dont  les  villages  paraissent  sortis  d'une  boîte 
de  joujoux  de  Nuremberg,  et  les  fleuves  serpentent 
sur  un  plat  de  chicorée,  semblables  à  un  long  cor- 
don bleu  arraché  au  tablier  d'une  cuisinière.  La 
peinture  avant  la  science!  Toute  la  galerie  des  Iffizzi 
tirée  à  des  milliers  d'exemplaires  par  des  artistes  spé- 
ciaux. Il  y  a  maintenant  à  Londres  d'immenses  maga- 
sins consacrés  exclusivement  à  cette  spécialité.  Et  leurs 
propriétaires  se  retirent  au  bout  de  trois  ou  qualre  ans 
à  Clapham,  après  fortune  faite. 

C'est  de  ces  modèles  que  doit  s'inspirer  toute  bonne 
esthète  pour  composer  ses  costumes.  Pour  se  figurer 
l'effet  produit,  il  faut  avoir  vu,  dans  un  salon,  une 
grande  Anglaise  efflanquée,  s'avançant  lentement  vers 
le  buffet,  vêtue  d'une  longue  robe  blanche  ou  orange, 
aux  plis  traînants,  avec  des  petites  manches  à  gigot,  la 
taille  sous  les  seins,  les  bras  allongés  par  devant  et  les 
mains  jointes  sur  l'éventail,  et  puis,  pour  coiffure, 
un  forêt  de  petits  frisons  sur  le  haut  de  la  tête  et,  sur 
la  nuque,  un  chignon  bien  serré. 

On  disait  —  autrefois  —  que  le  ridicule  tue.  Cela 
n'est  pas  plus  vrai  en  Angleterre  qu'en  France.  Il  serait 
même  bien  plus  juste  de  dire  que  le  ridicule  fait  vivre, 


134  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

et,  ordinairement,  très-bien  vivre  — d'abord  ceux  qui 
se  moquent,  ensuite  ceux  dont  on  se  moque.  Le  canard 
de  M.  Grévy,  les  biens  dotaux  de  son  secrétaire, 
M.  Duhamel,  et  les  favoris  de  M.  Ferry  ont  rempli 
d'or  la  caisse  du  Triboulet  et  n'ont  nullement  nui  à  la 
prospérité  de  ce  célèbre  et  sympathique  trio.  Il  en  a 
été  de  même  de  l'esthétisme  et  des  esthètes.  Dès  l'ori- 
gine du  mouvement,  du  boom,  comme  disent  les  Amé- 
ricains, le  Punch  en  fit  sa  chose.  Les  costumes  et  les 
propos  reproduits  dans  chaque  numéro  étaient  bien  un 
peu  en  avance  sur  ce  qui  se  voyait  et  se  disait  dans  les 
salons,  mais  n'étaient  déjà  plus  que  de  l'histoire  an- 
cienne le  mois  suivant. 

Tous  les  partisans  de  M.  Oscar  Wylde  étaient  de 
bons  toqués,  mais  il  n'a  jamais  été  bien  démontré  que 
lui-même  ne  fût  pas  très-malin.  En  tout  cas,  la  manière 
dont  il  sut  profiter  de  ses  succès  semblerait  prouver 
que  c'est  à  cette  dernière  opinion  qu'il  faut  s'arrêter. 
Il  avait,  surtout,  au  plus  haut  point,  le  talent  de  se 
servir  des  réclames  que  lui  faisaient  ceux  qui  se  mo- 
quaient de  lui.  Une  pièce,  intitulée  The  Colonel,  pa- 
rodiait d'une  façon  très-amusante  ses  doctrines.  Elle 
eut  un  succès  fou  dans  toute  l'Angleterre.  Partout  où 
on  la  jouait,  a  Oscar  »  arrivait  et  donnait  des  confé- 
rences. Tous  ceux  qui  avaient  vu  la  pièce  voulurent 
l'entendre.  11  encaissa  des  sommes  colossales. 

Après  avoir  réformé  le  mobilier  et  les  costumes,  il 
s'en  prit  au  langage  :  de  même  qu'il  avait  proscrit 
certaines  couleurs,  il  proscrivit  certains  mots  comme 
durs  et  inharmonieux,  conseillant  de  s'en  tenir  autant 
que  possible  à  quelques  exclamations  doucement  mo- 


EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM.  135 

dulées,  ponctuées,  au  besoin,  de  soupirs  explicatifs.  Le 
commerce  des  âmes  n'en  demande  pas  davantage. 
Dans  les  petits  cénacles  qui  se  formaient,  la  conversa- 
tion ne  procédait  plus  que  par  onomatopées  panachées 
de  pâmoisons.  Un  jour,  un  peintre  bien  connu,  parti- 
san fanatique  de  la  doctrine,  se  trouvait  dans  une  de 
ces  réunions  d'affamés  d'idéal.  Chacun  expliquait  ses 
désespérances  spéciales.  Quand  ce  fut  à  son  tour,  il  parla 
d'un  tableau  qu'il  rêvait  :  un  hommage  qu'un  groupe 
de  fidèles  voulait  offrir  au  maître  pour  le  consoler  des 
sarcasmes  de  l'odieux  Punch.  Il  s'agissait  d'une  allégo- 
rie à  quadruple  détente  :  Xlllimitè,  Y  Indéfinissable 
et  Y  Accidentel  présidant  à  la  naissance  du  Beau.  Trois 
femmes  ou  plutôt  trois  souffles,  des  chairs  pétries 
d'idéal,  penchées  sur  un  bel  éphèbe  aux  formes  indé- 
cises, sortant  d'un  nuage  rose.  Mais  où  trouver  des 
modèles?  où  se  cachaient  les  êtres  immatériels  qu'il 
rêvait?  Et  le  grand  homme,  poussant  un  soupir  douce- 
ment modulé,  acheva  sa  tasse  de  thé. 

Il  se  plaignait  du  manque  de  modèles.  Tout  de  suite 
le  cénacle  lui  en  désigna  trois,  qui,  toutes  rougissantes, 
se  mirent  à  sa  disposition.  C'étaient  la  marquise  de  T. .., 
lady  Guendollyn  B...,et  mistress  D...  V...  On  les  avait 
connues,  grandes  et  robustes,  montant  à  cheval,  tous 
les  matins,  dans  l'allée  d'Hyde-Park;  suivant,  au 
besoin,  une  chasse  au  renard  sans  craindre  d'aborder 
les  barrières;  abordant  encore  avec  bien  plus  d'entrain 
les  lunchs  qui  suivaient  ces  exercices  éminemment 
hygiéniques;  maintenant  elles  étaient  toujours  grandes, 
mais  elles  ressemblaient  à  des  fleurs  penchées  sur  leur 
tige   :   un  régime  vinaigré    et   les  prescriptions   du 


336  EX    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

savant  Benting  avaient  eu  raison  de  leur  bel  embon- 
point :  leurs  vives  couleurs  avaient  été  ramenées  à  la 
diaphanéité  voulue.  Quand,  au  jour  dit,  elles  eurent 
pris  la  pose,  dans  l'atelier,  sous  un  palmier,  leurs  bras 
blancs  entrelacés,  leurs  longues  draperies  «  safranées  a 
mariant  harmonieusement  leurs  «  teintes  pâles  d'au- 
rore boréale  ■» ,  et  que  le  «  maître  »  vit  son  idéal  se 
dégageant  de  cet  ensemble  sérapbique,  son  émotion 
fut  telle,  qu'il  ne  put  trouver  que  quatre  mots  pour 
exprimer  l'état  de  son  âme  :  «  Oh! quite!!  too!!! 
UtterW!  »  Puis,  brisant  ses  pinceaux,  il  eut  une 
crise  nerveuse.  Ses  modèles  accoururent  à  son  secours, 
lui  tapotèrent  dans  les  mains;  on  mangea  quelques 
sandwichs,  arrosées  d'un  verre  de  sherry  ;  le  tableau 
en  est  resté  là,  et,  grâce  à  cette  fâcheuse  circonstance, 
l'esthétisme  attend  encore  son  symbole. 

Avec  son  zèle  ardent  et  son  âme  daj  ôtre,  M.  Oscar 
Wylde  ne  pouvait  pas  s'endormir  sur  ses  lauriers. 
Comme  Christophe  Colomb,  il  a  voulu,  lui  aussi, 
partir  pour  la  conquête  du  nouieau  monde.  Tout,  du 
reste,  lui  faisait  présager  qu'il  trouverait  là-bas  une 
gloire  aussi  pure  que  celle  qu'il  laissait  derrière  lui. 
D'abord,  pour  qui  avait  subjugué  les  solides  filles  d'Al- 
bion, à  l'appétit  toujours  égal,  aux  goûts  presque 
masculins,  ne  s'enthousiasmant  qu'à  froid,  le  triomphe 
ne  devait  être  qu'un  jeu  quand  il  s'agirait  de  miss 
américaines,  nerveuses,  fantasques,  sans  tradition  ni 
estomac,  inoccupées  et  toujours  affamées  de  nouveau- 
tés. Ensuite,  en  ce  qui  concerne  les  questions  artis- 
tiques, il  faut  reconnaître  que  les  Américains  sont 
d'une  modestie  absolue.  Se  défiant  de  leurs  propres 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM-  137 

lumières,  ils  aiment  à  s'en  rapporter,  pour  se  former 
un  jugement,  au  goût  du  public  européen.  Ils  couvrent 
d'or  une  chanteuse,  un  peintre  ou  un  musicien,  non 
parce  que  son  chant,  sa  peinture  ou  sa  musique  leur 
fait  plaisir,  mais  uniquement  à  cause  des  applaudisse- 
ments recueillis  antérieurement  à  Paris,  à  Londres  ou 
à  Berlin.  Dernièrement  le  Congrès  a  frappé  d'un  droit 
de  30  pour  100  ad  valorem  les  œuvres  introduites  en 
Amérique  :  un  mauvais  plaisant  conseillait  à  MM.  Gé- 
rôme,  Bouguereau  et  autres  fournisseurs  habituels  de 
la  clientèle  américaine,  de  signer  simplement  des 
toiles  blanches  que  des  barbouilleurs  couvriraient  en- 
suite, une  fois  la  douane  passée,  leur  assurant  que 
les  prix  qu'on  leur  offrirait  seraient  toujours  les 
mêmes.  Il  y  avait  peut-ètie  un  peu  d'exagération. 

N'ayant  pu,  faute  de  temps,  aller  dans  le  monde 
américain,  il  m'est,  à  mon  grand  regret,  impossible 
de  parler  de  visu  des  résultats  qu'a  pu  y  obtenir 
M.  Oscar  Wylde.  Au  dire  des  journaux,  ses  succès  ont 
été  nombreux.  Non-seulement  les  grands  cols  rabattus 
du  «  maître  »  et  ses  maillots  rouges  ont  fait  bien  du 
ravage  dans  les  cœurs,  mais,  chose  plus  étonnante 
encore,  ils  semblent  avoir  produit  une  vive  impression 
sur  les  âmes,  d'ordinaire  peu  candides,  des  reporters 
qui  l'ont  accompagné  dans  la  grande  tournée  de  confé- 
rences qu'il  vient  de  faire  dans  les  principales  villes  de 
l'Union.  J'ai  lu  ces  jours-ci  le  compte  rendu  d'une  de 
ces  improvisations.  S'adressant,  je  crois,  aux  bons  fa- 
bricants de  lard  de  Chicago,  l'orateur  déplorait,  en 
termes  émus,  le  faible  sentiment  du  beau  que  lui  sem_ 
blaient  indiquer  la  manière  de  s'habiller  des  habitants, 

8. 


138  EX    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

leur  coupe  de  barbe,  et  surtout  le  choix  des  noms 
qu'ils  donnaient  à  leurs  nouvelles  villes.  Quelques-uns 
cependant  lui  avaient  semblé  heureux.  Les  mots  de 
Topeka,  Winondj  Omaha ,  avaient  une  consonnance 
qui  frappait  harmonieusement  son  appareil  auditif; 
mais  il  avait  le  regret  de  constater  que  ces  noms-là 
étaient  empruntés  aux  dialectes  indiens,  tandis  que 
ceux  qui  étaient  d'une  origine  exclusivement  améri- 
caine, comme  Jackass  Gulch,  Turn-up-Flat  ou  Blue- 
helly  Ravine,  produisaient  sur  ses  oreilles  une  sensa- 
tion douloureuse  à  force  d'être  antimusicale.  Espé- 
rons que  le  son  argentin  des  innombrables  dollars  que 
les  bons  Yankees  lui  ont  payés,  pour  entendre  toutes 
ces  belles  choses,  aura  fini  par  avoir  raison  de  cette 
fâcheuse  impression. 

Cette  étude,  hélas!  bien  incomplète,  de  l'esthé- 
tisme  m'a  entraîné  bien  loin  de  Madison-Theatre,  si 
loin  que  le  lecteur  bénévole  ne  se  rappelle  peut-être 
plus  que  cet  étalage  d'érudition  avait  pour  unique 
excuse  la  série  de  costumes  scrupuleusement  esthé- 
tiques que  les  deux  principales  interprètes  du  Rajah 
ont  fait  défiler  devant  nos  yeux,  de  huit  heures  à  dix 
heures  et  demie.  Lorsque  ces  deux  jeunes  personnes 
se  furent  précipitées,  avec  un  ensemble  remarquable, 
dans  les  bras  des  deux  captains  dont  elles  comblaient 
les  vœux,  en  s'écriant  :  Oh!  my  love!  my  love!  à 
quoi  ces  deux  brillants  officiers  '  répondirent  d'une 
voix  étranglée  par  l'émotion:  Oh!  my  darling  !  my 
darling  !  la  toile  tomba  au  milieu  de  l'enthousiasme 

1  En  chroniqueur  consciencieux,  je  dois  dire  qu'il  serait  bien 
possible  que  l'un  des  deux  fût  un  simple  avocat. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  139 

général.  Comme  le  docteur  S...  tient  absolument  à 
nous  emmener  souper,  nous  allons  avec  lui  au  Bruns- 
wich  Home,  où  nous  trouvons  une  foule  de  personnes 
occupées  à  dévorer  des  clams  et  des  bécasses  rôties.  Il 
paraît  qu'à  New-York,  c'est  le  menu  qui  correspond 
au  perdreau  froid  et  à  la  douzaine  d'ostendes  que 
proposent  toujours  les  garçons  de  nuit  des  restaurants 
du  boulevard. 

A  côté  du  restaurant  se  trouve  le  bar,  qui,  lui  aussi, 
est  à  cette  beure  encombré  de  consommateurs.  Les 
cafetiers  parisiens  doivent  envier  le  sort  de  leurs  heu- 
reux confrères  new-yorkais.  Chez  nous,  les  trois  quarts 
des  gens  qui  fréquentent  ces  établissements  n'y  vien- 
nent que  pour  y  rencontrer  leurs  amis  ou  voir  défiler 
le  public  :  ils  restent  assis  trois  ou  quatre  heures  aune 
table,  en  ayant  devant  eux  un  verre  de  bière  qui  est 
souvent  à  moitié  plein  encore  quand  ils  se  lèvent.  Ici, 
beaucoup  de  consommateurs  ne  s'assoient  môme  pas. 
Ils  se  tiennent  debout  près  du  comptoir,  garni,  selon 
l'usage,  d'assiettes  sur  lesquelles  s'étalent  des  tranches 
de  jambon  et  de  fromage  offertes  gratuitement  au  pu- 
blic, et  avalent  coup  sur  coup,  sans  presque  parler, 
toutes  ces  étranges  boissons  qui  jouent  un  si  grand 
rôle  dans  la  vie  des  Américains.  Je  me  souviens  qu'à 
Hong-kong,  un  Yankee  entreprenant  avait  établi  un 
bar  de  cette  sorte,  où  l'on  servait  gratuitement  un 
véritable  déjeuner  froid.  Il  y  avait  des  pâtés,  àesloins, 
des  volailles  et  des  faisans  rôtis.  Il  est  vrai  qu'un  verre 
d'eau  frappée  coûtait  un  demi-dollar.  Il  fit  bien  vite 
des  affaires  superbes  et  inspira  même  de  très-sérieuses 
inquiétudes  à  If.  Alcide  Parfait,  le  directeur-proprié- 


140  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

taire  du  restaurant  français  de  Queen's  Road  :  mais 
celui-ci  se  sauva  par  un  trait  de  génie.  Sa  femme 
ne  parut  plus  à  son  comptoir  qu'en  robe  largement 
décolletée  !  Elle  avait  des  bras  et  des  épaules  su- 
perbes !  Le  bruit  s'en  répandit  immédiatement.  MAI.  les 
midshipmen  des  stations  française,  anglaise  et  amé- 
ricaine revinrent  en  masse  ;  les  lieutenants  les  sui- 
virent :  bientôt  il  fallut  ouvrir  une  salle  spéciale 
pour  les  capitaines  de  vaisseau  et  amiraux  qui  ne 
voulaient  pas  se  commettre  avec  leurs  subordonnés, 
et  l'établissement  atteignit  un  degré  de  prospérité 
inouï. 

M.  Hofîman,  si  tant  est  que  le  propriétaire  frHqff- 
man's  House  porte  encore  ce  nom,  ce  que  j'ignore, 
n'a  pas  eu  recours  à  ce  moyen  de  séduction,  pour 
l'emploi  duquel  il  faut,  du  reste,  des  aptitudes  spé- 
ciales de  la  part  de  la  directrice.  Il  a  fait  acheter  en 
Europe  un  certain  nombre  de  bibelots,  meubles,  tapis- 
series, statues  et  surtout  tableaux  qu'il  expose  à  l'ad- 
miration des  consommateurs.  Quelques-uns  sont  su- 
perbes, et  presque  tous  ont  une  réelle  valeur.  Nous 
avons  reconnu  là  notamment  le  Satyre  lutine  par  des 
nymphes,  de  M.  lîouguereau,  qui  eut  tant  de  succès 
au  Salon,  il  y  a  trois  ou  quatre  ans.  M.  Bouguereau  a 
une  réputation  colossale  en  Amérique.  Le  grand  luxe 
de  Yankees  qui  arrivent  à  la  fortune  est  de  pouvoir 
accrocher  au  mur  de  leur  salle  à  manger  un  de  ses 
tableaux.  En  quoi  j'estime  qu'ils  ont  bien  raison  et 
donnent,  en  ce  faisant,  une  preuve  indiscutable  du 
grand  bon  sens  qu'on  ne  saurait  leur  refuser  sous 
beaucoup  de  rapports.  La  peinture  a  été  inventée  pour 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  141 

faire  plaisir  aux  gens,  et  non  pour  les  instruire  ou  leur 
montrer  des  choses  désagréables,  comme  veulent  nous 
le  faire  croire  une  foule  de  professeurs  aussi  savants 
qu'ennuyeux.  Essayez  de  dîner  chaque  soir  en  face 
d'un  tableau  de  M.  Puvis  de  Chavannes  ou  d'un  lumi- 
niste,  intenlionniste,  impressionniste  quelconque,  et 
vous  verrez  dans  quel  état  seront  vos  digestions  au 
bout  de  quelques  mois  de  ce  régime  :  tandis  que  j'ai 
vu,  de  mes  yeux,  au  Hoffman's  House,  une  vingtaine 
d'Américains,  oubliant  leur  gastrite,  et  mangeant  d'un 
bel  appétit,  qui  faisait  plaisir  à  voir,  et  qu'ils  devaient, 
certainement,  à  la  contemplation  des  nymphes  de 
AI.  Bouguereau,  que,  par  parenthèse,  on  a  eu  la  singu- 
lière idée  de  mettre  sous  verre. 

Désireux  de  boire  nous-mêmes  à  leur  santé  et  à  la 
nôtre  un  k  champagne  cocktail»  ,  nous  exposons  notre 
demande  <a\ibar-heeper,  un  monsieur  superbe,  couvert 
de  bijoux,  d'une  beauté  grave  et  fatale,  aux  cheveux 
rejetés  en  arrière,  à  la  moustache  soyeuse  et  pendante. 
Sans  dire  un  mot,  il  verse  dans  une  sorte  d'éprouvette 
les  innombrables  ingrédients  nécessaires,  qu'il  tire  de 
petites  cases  spéciales;  il  les  bat  au  moyen  d'un  agita- 
teur mécanique,  les  projette  plusieurs  fois,  à  bout  de 
bras,  d'un  récipient  dans  un  autre,  avec  l'habileté  d'un 
prestidigitateur;  quand  il  nous  voit  étourdis  et  char- 
més par  celte  merveilleuse  gymnastique,  il  s'arrête 
brusquement,  décante  dans  trois  petites  coupes  un 
liquide  flavescent  auquel  la  glace  broyée  donne  une  con- 
sistance sirupeuse,  et  puis,  détournant  sse  regards  de 
ces  choses  vulgaires,  il  laisse  de  nouveau  flotter  son 
œil  dans  les  espaces.  Vivement  impressionnés,  nous 


142  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

aspirons  notre  cocktai]  à  travers  une  paille,  et,  après 
avoir  constaté  qu'il  était  exquis,  nous  prenons  congé 
de  notre  ami  le  docteur  et  nous  regagnons  l'hôtel  que 
nous  allons  quitter,  dès  demain  matin,  pour  com- 
mencer notre  tournée  dans  l'Ouest. 


CHAPITRE  IV 

En  route  pour  Chicago. —  Les  coachs. —  Le  Pennsylvania  Rail 
road.  —  Deux  schoolgirls  américaines.  —  Un  révérend  nau- 
frageur,  —  Une  ferme.  —  La  Juniata.  —  La  production  du 
vin.  —  Pittsburgh.  —  Un  cours  de  sommeil  gracieux. —  L'Illi- 
nois  il  y  a  cinquante  ans.  —  Le  grand  Pacific  Hôtel. 

Dans  un  hôtel  européen,  le  moment  du  départ 
réserve  toujours  aux  voyageurs  des  surprises  bien 
désagréables.  On  se  sent  pris  tout  d'abord  d'attendris- 
sement en  remarquant  le  prix  dérisoire  auquel  est 
taxé  l'usage  de  la  chambre,  grande  et  bien  éclairée, 
que  l'on  vient  de  quitter;  puis  on  interroge  ses  sou- 
venirs, et  l'on  tâche  de  se  remémorer  dans  quelles  cir- 
constance on  a  bien  pu  brûler  ces  innombrables  bou- 
gies à  2  francs  l'une,  dont  l'ensemble  forme  un  total 
si  grassouillet.  Il  y  a  aussi  des  feux  à  3  francs  dont  on 
n'a  plus  que  le  mémoire.  Et  puis  viennent,  en  colonnes 
serrées,  les  chocolats  du  matin,  les  tasses  de  thé  du 
soir,  les  mille  et  un  riens  qui,  par  piqûres  impercep- 
tibles, pompent  si  bien  la  bourse  de  l'infortuné  voya- 
geur, qu'il  est  tout  surpris  de  la  trouver  aussi  flasque 
que  celle  de  l'hôtelier  lui  semble  rebondie.  Du  reste, 
quand  cette  première  opération  est  terminée,  il  n'est 
pas  au  bout  de  ses  peines.  De  tous  les  points  de  l'ho- 
rizon, il  voit  surgir  les  domestiques,  si  rares  autrefois, 


144  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

quand  on  avait  besoin  d'eux,  si  multipliés  maintenant, 
qui  viennent  lui  rappeler,  d'une  voix  mielleuse,  que 
les  pourboires  constituent  leurs  seuls  bénéfices! 

Bien  différente  est  la  méthode  américaine.  Quand 
nous  avons  été,  avant-hier  matin,  demander  notre  note 
à  notre  ami  le  beau  clerk  du  Fifth  Avenue  Hôtel,  il  a 
regardé  son  gros  livre,  a  relevé  la  date  et  l'heure  de 
notre  arrivée,  nous  a  demandé  quand  nous  comptions 
partir,  a  fait  le  décompte  des  jours  et  des  heures,  a 
calculé  le  prix  à  raison  de  six  dollars  par  vingt-quatre 
heures,  ou  fractions  de  vingt-quatre  heures;  puis  il 
nous  a  tendu,  d'un  geste  gracieux,  le  petit  papier  sur 
lequel  il  avait  résolu  celte  règle  de  trois,  et  nous  n'a- 
vons plus  eu  qu'à  passer  à  la  caisse.  Nous  étions  stupé- 
faits d'admiration.  Pas  un  supplément!  je  pourrais 
ajouter,  pas  un  pourboire!  Car,  lorsque  j'ai  voulu  glis- 
ser mon  offrande  dans  la  main  de  la  respectable  vieille 
«  lady  »  qui  faisait  ma  chambre,  elle  a  eu  un  beau 
mouvement  de  pudique  indignation,  et  ce  n'est  que 
sur  mes  explications  bien  catégoriques  et  mes  pro- 
testations d'inaltérable  respect  qu'elle  a  daigné  l'ac- 
cepter. 

Du  reste,  nous  n'étions  pas  au  bout  de  nos  étonne- 
ments.  Le  clerk  nous  ayant  déclaré  que  le  coach  de 
l'hôtel  allait  nous  conduire  au  wharf,  nous  avons  vu 
s'avancer  la  reproduction  exacte  de  la  voiture  de 
S.  A.  S.  le  duc  de  Brunswick;  celle  qui  sert,  ô  déca- 
dence! à  amener  les  acrobates  des  écuries  sur  la  piste 
de  l'Hippodrome;  non  pas  découverte,  comme  elle 
l'est  maintenant,  mais  fermée,  comme  lorsqu'elle 
abritait  contre  les  indiscrétions  du  soleil  les  perruques 


EN    VISITK    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  145 

roses  (le  son  auguste  maître.  La  caisse,  suspendue  à 
huit  ressorts,  est  peinte  en  rouge;  sur  les  panneaux, 
un  peintre,  rempli  de  bonne  volonté,  a  enluminé  des 
petites  bergeries  Watteau  du  plus  heureux  effet.  Nous 
croyons  d'abord  à  une  mystification;  mais  comme  les 
passants  ne  s'attroupent  pas  et  que  personne  n'a  l'air 
de  s'inquiéter  de  cette  prodigieuse  machine  à  laquelle 
sont  attelés  deux  petits  chevaux  d'allure  misérable, 
conduits  par  un  cocher  en  veste  déguenillée  et  en  cha- 
peau mou,  nous  nous  installons  triomphalement  sur 
les  coussins  de  velours  rouge  de  cet  étonnant  équi- 
page; on  empile  nos  bagages  sur  la  plate-forme  des 
valets  de  pied,  et  nous  nous  acheminons,  d'un  1  on 
trot,  vers  le  wharf,  au  bas  de  la  ville.  Il  paraît  que  le 
coach  est  une  institution  nationale,  à  New-York.  Tout 
hôtel  qui  se  respecte  doit  en  avoir  un.  C'est  probable- 
ment en  souvenir  de  MM.  de  Rochambeau  et  de  la 
Fayette,  car  c'est  absolument  la  voiture  de  cour  du 
temps  de  Louis  XVI. 

C'est  au  Pennsylvania  Railroad  que  nous  allons 
con6er  le  soin  de  nous  transporter  à  Chicago.  Pourquoi 
avons-nous  préféré  celte  ligne  aux  trois  ou  quatre 
autres  faisant  le  même  trajet,  dans  le  même  temps, 
et  qui  sollicitent  la  faveur  du  public  à  grand  renfort 
d'affiches  et  de  réclames  de  toutes  sortes?  C'est  toute 
une  histoire.  En  Amérique,  on  vend  des  billets  de 
chemin  de  fer  un  peu  partout  :  dans  les  hôtels,  dans 
des  boutiques  spéciales,  dans  les  bureaux  de  tabac.  On 
vous  en  vend  même,  paraît-il,  assez  souvent  de  faux. 
Les  prix  ne  sont  pas  non  plus  très-fixes.  D'abord  les 
lignes  qui  se  font  concurrence  changent  constamment 

9 


HC  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

leurs  tarifs  ;  ensuite  les  agents  eux-mêmes  sacrifient 
quelquefois  une  partie  de  leurs  remises  pour  attirer 
la  clientèle;  de  sorte  qu'il  peut  arriver  que  tel  billet 
coûte  moins  cher  chez  le  marchand  de  cigares  du 
coin  que  chez  le  liquoriste  d'en  face.  Avant-hier,  un 
de  nos  amis,  nous  ayant  appris  que,  pour  les  express, 
il  était  prudent  de  retenir  ses  places  d'avance,  a  tenu 
absolument  à  nous  conduire  lui-même  chez  un  hono- 
rable industriel,  de  la  probité  duquel  il  se  portait 
garant,  et  qui  cumulait,  paraît-il,  avec  la  profession  de 
marchand  de  billets,  celle  de  haut  dignitaire  d'une 
loge  de  francs-maçons.  Ces  messieurs  se  sont  abordés 
en  échangeant,  avec  un  sérieux  admirable,  force  gestes 
cabalistiques  ;  le  résultat  a  été  que  nous  avons  reçu 
chacun  une  petite  enveloppe  contenant  sept  ou  huit 
tickets  que  nous  devrons  remettre  successivement,  à 
titre  de  tribut,  aux  employés  des  lignes  étrangères 
dont  le  Pennsylvania  emprunte  les  voies  pour  nous 
transporter  à  destination.  Tout  cela  est  bien  extraor- 
dinaire. 

Ce  qui  ne  l'est  pas  moins,  c'est  le  prix  que  cela 
nous  coûte.  De  New-York  à  Chicago,  il  y  a  1,027  milles, 
soit  1,640  kilomètres.  Nous  voyageons  dans  ce  qu'on 
appelle  un  train  limited,  qui  ne  peut  recevoir  que 
soixante  voyageurs  environ  et  qui  se  compose  de  deux 
wagons-lits,  un  restaurant,  un  fumoir  et  un  fourgon  : 
les  bagages  sont  transportés  gratuitement,  quel  qu'en 
soit  le  nombre  ;  le  trajet  se  fait  en  vingt-six  heures,  la 
Compagnie  s'engageant  à  vous  rembourser  5  dollars, 
s'il  y  a  deux  heures  de  retard  ;  et  la  place  ne  coûte  que 
125  francs.  En  France,  une  simple  place  de  première 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  147 

classe  coûterait,  pour  le  même  trajet,  environ  170  fr., 
sans  compter  les  suppléments  de  bagages.  Chez  l'oncle 
Sam,  il  faut  que  deux  villes  soient  bien  éloignées  pour 
que  la  course  de  l'hôtel  à  la  gare  ne  coûte  pas  plus 
cher  que  le  ticket  que  vous  vend  la  Compagnie  de 
chemin  de  fer ,  pour  vous  transporter  de  l'une  à 
l'autre. 

Etait-ce  «  parce  que  »  franc-maçon,  ou  «  quoique  » 
franc  maçon?  c'est  là  une  discussion  qui  me  mènerait 
trop  loin.  Toujours  est-il  que  noire  marchand  de  bil- 
lets ne  nous  a  pas  volés  :  toutes  les  barrières,  assez 
clair-semées  d'ailleurs,  de  la  gare  se  sont  ouvertes  de- 
vant nous,  et  le  conductor  du  wagon  Pullman ,  un 
superbe  mulâtre  à  la  casquette  galonnée,  nous  a  con- 
duits à  la  section  indiquée  par  le  numéro  d'ordre  de 
nos  tickets.  Nous  en  prenons  possession,  et  puis  nous 
circulons  d'un  bouta  l'autre  du  train  pour  en  examiner 
l'installation. 

Nos  compagnons  de  voyage  arrivent  les  uns  après 
les  autres.  Deux  jeunes  filles  de  dix-sept  ou  dix-huit 
ans,  fort  jolies,  probablement  des  School  girls  qui 
vont  rejoindre  leurs  parents  à  Chicago,  montent  à  leur 
tour  sur  la  plate-forme.  Elles  n'ont,  bien  entendu,  pas 
l'ombre  d'un  chaperon,  mais  ne  paraissent  pas  souf- 
frir d'un  excès  de  timidité.  Assis  un  peu  plus  loin, 
nous  observons  leurs  petites  manœuvres. 

«  Annie  dear!  susurre  la  première,  à  travers  son 
petit  nez  rose. 

—  Minnie  dear!  répond  la  seconde  de  la  même 
manière. 

—  Quel  est  le  numéro  de  notre  section  ? 


148  EX    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

—  Numéro  3.  Nous  y  voilà,  Minnie  dear.  » 

Le  conductor  qui  les  suit,  pliant  sous  le  faix  d'un 
amoncellement  de  bibelots  de  tous  genres,  les  dépose 
avec  une  satisfaction  évidente;  les  deux  petits  nez 
roses  émettent  de  nouveau  quelques  sons,  lui  font 
changer  l'arrimage  de  leurs  paquets,  ce  qu'il  exécute 
avec  une  patience  exemplaire,  et  puis,  quand  il  va 
s'en  aller  : 

«  Annie  dear,  reprend  la  première,  si  nous  nous 
installions  de  l'autre  côté,  dans  la  section  n°  4;  la  vue 
est  plus  belle  à  gauche  qu'à  droite. 

—  C'est  qu'elle  est  prise.  Voyez  ces  couvertures, 
répond  dear  Annie  en  montrant  les  nôtres. 

—  Oh  !  cela  ne  fait  rien,  ce  sont  des  hommes.  Con- 
ductor !  portez  toutes  nos  affaires  de  l'autre  côté.  » 

Sans  hésiter  une  minute,  le  conductor  jette  au  milieu 
du  couloir  nos  impedimenta,;  et  se  met  en  devoir  d'o- 
béir. Heureusement  Annie  fait  remarquer  qu'à  gauche, 
on  a  bien  la  vue,  mais  qu'on  a  aussi  le  soleil  :  à  la 
suite  de  cette  judicieuse  réflexion,  on  fait  faire  un 
nouveau  voyage,  celui-ci  définitif,  à  nos  bibelots  comme 
aux  leurs,  et  nos  deux  charmantes  petites  personnes 
s'installent  à  leurs  places. 

Je  suis  prêt  à  reconnaître,  en  toute  humilité,  qu'en 
France,  surtout  depuis  quelques  années,  nous  n'avons 
pas  pour  le  beau  sexe  tout  le  respect  auquel  il  devrait 
avoir  droit.  Dans  les  omnibus  de  Paris,  par  exemple, 
on  voit  souvent  des  femmes  debout  sur  la  plaie-forme, 
exposées  à  la  pluie  et  à  la  boue,  pendant  que  des 
jeunes  gens  se  prélassent  à  l'intérieur;  je  ne  parle 
pas  des  véritables  insultes  auxquelles  elles  sont  trop 


EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM.  14!» 

souvent  exposées  quand  elles  voyagent  seules  et  dont 
la  répression  est  honteusement  insuffisante,  lorsqu'il  y 
en  a  une  :  mais  il  me  parait  qu'en  Amérique,  on  pèche 
un  peu  par  l'excès  contraire.  Dans  les  rues  de  New- 
York,  une  femme  fait  arrêter  un  omnibus;  il  est  plein  ; 
elle  désigne  la  place  qui  lui  convient,  et  il  faut  que  le 
malheureux  qui  s'y  est  installé  la  lui  cède,  à  moins  qu'il 
ne  la  prenne  sur  ses  genoux  ;  je  ne  l'ai  pas  vu,  mais  il 
paraît  que  ce  fait  se  produit  journellement  par  les 
temps  de  pluie.  Dans  les  hôtels,  les  lifts  (ascenseurs) 
sont  de  véritables  petits  salons,  aménagés  pour  sept 
ou  huit  personnes  au  moins;  si  une  seule  femme 
y  entre,  tous  les  hommes  doivent  ss  tenir  debout, 
quand  même  il  reste  des  places  vacantes.  Mais  rien 
n'est  drôle  comme  d'observer  ce  qui  se  passe  quand, 
diras  un  endroit  public,  comme  un  compartiment 
de  chemin  de  fer  ou  un  salon  d'hôte},  un  homme  se 
trouve  fortuitement  rester  seul  en  présence  d'une 
femme,  par  suite  du  départ  des  autres  voyageurs.  Le 
malheureux,  dès  qu'il  s'aperçoit  de  son  isolement,  se 
précipite  sur  son  chapeau  et  se  sauve  comme  s'il  avait 
le  diable  à  ses  trousses  :  c'est  que  si,  en  semblable 
conjoncture,  il  plaît  à  une  donzelle  quelconque  de 
déclarer  qu'on  lui  a  manqué  de  respect,  quels  que 
soient  d'ailleurs  ses  antécédents,  l'infortuné  pigeon 
est  impitoyablement  condamné  à  épouser  ou  à  payer 
une  somme  formidable.  Pour  un  assez  grand  nombre 
déjeunes  personnes,  c'est  une  profession.  Elles  appor- 
tent, dans  leurs  tabliers,  à  l'heureux  époux  de  leur 
choix,  une  dot,  quelquefois  très-considérable,  formée 
des  dépouilles  conquises  de   la   sorte.    Du  reste,  les 


HO  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

pauvres  séducteurs  ne  sont  pas  mieux  traités  par  les 
lois  anglaises  :  témoin  le  colonel  Baker,  de  galante 
mémoire.  En  Ecosse,  l'exercice  de  cette  profession  est 
encore  plus  dangereux.  Si  un  petit  jeune  homme,  sou- 
vent ivre,  a  le  malheur  de  se  présenter  dans  un  hôtel 
avec  une  «  conquête  » ,  et  que  le  couple  soit  inscrit 
sur  le  registre  des  voyageurs  comme  mari  et  femme, 
cette  dernière  a  le  droit  de  faire  constater  la  chose 
officiellement  le  lendemain,  et  le  mariage  est  va- 
lidé ipso  facto.  Il  ne  se  passe  pas  d'année  que  cette 
admirable  institution  ne  donne  lieu  à  des  opérations  de 
chantage,  quelquefois  montées  sur  un  pied  colossal. 
Pendant  que  nous  nous  livrons  à  ces  petites  études 
de  mœurs,  et  que  je  consigne,  sur  mes  notes  de  voyage, 
la  résolution  de  ne  jamais  confier  mes  filles  à  une 
gouvernante  américaine,  le  train  s'est  ébranlé,  et  nous 
traversons,  à  toute  vapeur,  les  rues  de  la  bonne  ville 
de  Xew-Jersey.  Pendant  que  le  mécanicien  siffle  à 
plein  diaphragme,  le  chauffeur  fait  sa  partie,  en  son- 
nant à  toute  volée  une  énorme  cloche  établie  sur  le 
coffre  à  vapeur  de  la  locomotive.  La  précaution  n'est 
pas  inutile,  car  la  voie  n'est  protégée  par  aucune 
espèce  de  barrière  :  les  piétons  se  garent  comme  ils 
peuvent;  les  chevaux  des  tramways  que  nous  croisons 
viennent  se  cabrer,  le  nez  sur  les  marchepieds  des 
wagons  :  on  écrase  souvent  du  monde,  mais  on  ne 
parait  pas  s'inquiéter  outre  mesure  de  celte  éventualité. 
D'abord  les  machines  sont  ornées,  à  leur  avant,  d'un 
appareil  en  forme  de  pyramide  renversée,  nommé 
«  ramasse-vache  »  ,  cow -c  atelier  ,  qui  rejette  sur  la 
banquette  tout  ce  qui  peut  encombrer  la  voie;  ensuite 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  151 

les  passages  à  niveau  sont  munis  d'un  écriteau  portant 
en  petites  lettres,  assez  peu  visibles  : 

QUAND    VOUS    ENTENDREZ    SONNER    Là    CLOCHE, 
MÉKIEZ-VOUS   DU   TRAIN.' 

Il  faut  donc  convenir  qu'avec  un  pareil  luxe  de  précau- 
tions, ceux  qui  se  font  couper  en  deux  sont  dans  leur  tort. 

J'ai  souvent  entendu  affirmer,  par  les  doctrinaires 
républicains,  l'influence  moralisatrice  des  chemins  de 
fer.  J'avoue  qu'autrefois  je  ne  comprenais  pas  bien, 
ayant  toujours  constaté  que  la  construction  d'une  ligne 
ferrée  était,  pour  les  campagnes  avoisinantes,  le  signal 
d'une  véritable  invasion  de  malandrins  et  de  bracon- 
niers qui  faisaient  le  désespoir  et  quelquefois  la  terreur 
des  gendarmes  et  des  gardes  champêtres.  Mais  j'en  ai 
vu  établir  récemment  une  sur  le  modèle  américain, 
c'est-à-dire  sans  barrière,  dans  le  petit  village  que 
j'habite  quelques  mois  chaque  année,  et  mon  opinion 
s'est  modifiée,  car  j'ai  pu  constater  que  cette  construc- 
tion a  eu  des  résultats  aussi  subits  qu'inattendus. 
Autrefois,  le  dimanche,  au  sortir  de  la  messe,  on  voyait, 
chez  nous,  alignés  sous  le  porche  de  l'église,  le  con- 
tingent habituel  de  vieux  mendiants  loqueteux,  sourds 
et  idiots,  que  fournit  toute  population  rurale;  on  y 
voyait,  également,  cinq  ousix  vieilles damescontournées 
d'une  manière  extraordinaire,  aux  trois  quarts  aveugles, 
qui,  enveloppées,  en  toute  saison,  dans  leurs  grandes 
«  devantières  a  brunes  ou  noires,  demandaient  l'aumône 
d'une  voix  lamentable.  Nous  avions  toujours  aussi, 
par-ci  par-là,  le  long  des  routes,  sept  ou  huit  «  coureux 
de  pouches  »,    «  taupiers  »   ou  maquignons,   grands 


152  EN    VISITE    CHEZ    L'o\CLE    SAM. 

humeurs  de  piots,  bons  ivrognes  s'entretenant  soigneu- 
sement entre  deux  eaux-de-vie,  et  ne  dégrisant  jamais 
du  jour  de  l'an  à  la  Saint-Sylvestre. 

Le  chemin  de  fer  a  été  inauguré  un  1er  mai  :  le  30, 
dix-sept  de  ces  braves  gens  étaient  déjà  écrasés,  rien 
que  dans  mes  environs.  Il  n'y  reste  plus  ni  un  ivrogne, 
ni  un  sourd,  ni  un  aveugle.  Tous  ceux  qui  se  reforment 
sont  écrasés  à  leur  tour,  en  un  clin  d'œil  ;  et  les  pauvres 
gendarmes,  n'ayant  plus  à  verbaliser  contre  personne, 
pour  vagabondage  ou  ivresse  sur  la  voie  publique,  ne 
bougent  plus  de  leur  caserne,  où  ils  se  grisent  de 
désespoir,  à  l'exemple  du  nouveau  juge  de  paix  répu- 
blicain qu'on  nous  a  envoyé  pour  remplacer  l'ancien 
qui  avait  le  tort  d'aller  à  la  messe.  J'ai  fini  par  com- 
prendre quel  puissant  instrument  de  moralisation,  et 
môme  de  sélection  darwinienne,  était  un  chemin  de 
fer.  Seulement,  il  faut  qu'il  n'ait  pas  de  barrières, 
comme  chez  les  Yankees,  qui  éprouvent  une  joie 
féroce  à  lire,  chaque  semaine,  le  relevé  des  malheu- 
reux ivrognes  écrasés,  offerts  en  holocauste  à  la  fa- 
rouche déesse  de  la  Tempérance. 

Bientôt,  laissant  derrière  nous  les  faubourgs,  nous 
entrons  en  rase  campagne,  non  pas  une  campagne 
hérissée  de  guinguettes  et  de  petits  vide-bouteilles, 
comme  on  en  voit  en  Europe,  auprès  des  grandes  villes  : 
nous  traversons,  au  contraire,  une  plaine  nue,  des 
friches  couvertes  d'une  herbe  assez  maigre,  coupées 
de  canaux  vaseux  que  la  mer  basse  laisse  vides  :  on  se 
croirait  dans  un  pays  désert,  si  l'on  ne  voyait  pas,  de 
tous  les  côtés,  les  trains  innombrables,  arrivant  de  tous 
les  points  du  compas,  qui  vont  s'engouffrer  dans  les 


EN    VISITE    CHEZ    LONCLE    SAM.  153 

faubourgs  de  la  ville,  dont  on  distingue  encore,  derrière 
nous,  les  hautes  cheminées  d'usine  embrumant  l'ho- 
rizon. Tous  les  rochers  qui  affleurent  sont  couverts  de 
réclames  en  gros  caractères  blancs  ou  noirs.  Il  y  a, 
notamment,  un  monsieur,  il  s'appelle  Shenck,  autant 
qu'il  m'en  souvient,  un  fabricant  de  pilules  anli- 
dyspepliques,  qui  doit  dépenser  de  bien  grosses 
sommes  de  cette  manière.  Il  parait  que  des  escouades 
de  barbouilleurs,  engagés  à  son  service,  ont  parcouru, 
ces  années  dernières,  tous  les  sites  les  plus  agrestes 
desEtals-Unis,  etque,  aucœurdesMontagnes  Rocheuses, 
comme  sur  les  falaises  de  la  Nouvelle-Angleterre,  on 
peut  maintenant  voir  affirmée,  en  lettres  colossales, 
l'incontestable  supériorité  des  produits  pharmaceu- 
tiques de  la  maison  Shenck. 

De  loin  en  loin,  nous  coupons  des  vallées  d'un 
aspect  plus  riant.  Quelques  laillis,  où  dominent  les 
chênes  et  les  saules,  couvrent  généralement  les  bords 
marécageux  des  cours  d'eau.  Partout  où  la  (erre  est 
excellente,  elle  est  cultivée;  mais  nulle  part  nous  ne 
voyons  trace  de  cette  lutte  contre  la  nature,  de  cet  âpre 
labeur,  grâce  auquel  nos  paysans  ont  si  souvent 
transformé  l'aspect  primitif  des  lieux  :  cependant  voilà 
deux  cents  ans  que  ce  pays-ci  est  peuplé.  Mais  les 
Américains  sont  un  peu  comme  les  enfants  qui  mangent 
d'abord  les  raisins  de  leur  baba.  Ils  aiment  mieux  s'en 
aller,  à  des  centaines  de  lieues  de  chez  eux,  chercher 
des  terres  vierges  que  de  s'occuper  de  celles  qui  auraient 
besoin  d'être  un  peu  amendées.  Il  est  curieux  de  voir 
comme,  sous  ce  rapport  encore,  ils  diffèrent  de  nous. 
Dans  nos  colonies,  en  Algérie  et  ailleurs,  on  a  toutes 

9. 


154  EX    VISITE    CHEZ    LOXCLE    SAM. 

les  peines  du  monde  à  créer  de  nouveaux  cenlres  :  les 
arrivants  cherchent  toujours  à  rester  près  des  anciens. 
Aux  Étals-Unis,  cette  tendance  à  l'expansion  n'est  pas 
nouvelle.  Au  moment  de  la  guerre  de  l'Indépendance, 
la  population,  relativement  bien  peu  nombreuse,  cou- 
vrait déjà  une  superficie  énorme.  Une  colonie  française 
commence  toujours  par  une  ville  d'où  sortent  des  isolés 
qui  peuplent  les  campagnes  environnantes  :  chez  les 
Anglo-Saxons,  les  villes  ne  se  fondent,  généralement, 
que  pour  subvenir  aux  besoins  commerciaux  des  cam- 
pagnes déjà  peuplées. 

De  ces  habitudes,  il  résulte  que  la  population  se 
répartit  d'une  manière  assez  bizarre.  Des  millions 
d'hommes  ont  été  peupler  les  pays  situés  à  l'ouest  du 
Mississipi  ou  même  du  Missouri,  en  faisant  une  guerre 
d'extermination  aux  malheureux  Indiens,  tandis  que, 
tout  près  de  New-York,  la  population  est,  sur  bien  des 
points,  assez  peu  dense.  Dans  le  nord  de  cette  ville,  il 
existe  toute  une  région  montagneuse,  appelée  les  Adi- 
rondacks,  qui  est,  parait-il,  presque  complètement 
déserte,  et  qui  était  à  peine  connue  il  y  a  peu  d'années. 
Les  côtes  elles-mêmes  ne  sont  pas  très-peuplées.  Il 
n'y  a  pas  bien  longtemps,  certains  villages  du  littoral 
nord*  étaient  si  isolés,  qu'ils  étaient  devenus  des  nids 
de  naufrageurs  aussi  habiles  dans  leur  art  que  les 
fameux  gars  de  Pen-march,  dans  le  Finistère,  qui 
attiraient  les  navires  sur  les  rochers,  en  attachant  un 
fanal  aux  cornes  d'une  vache  qu'on  faisait  ensuite 
promener  le  long  de  la  grève,  par  les  nuits  sombres. 
C'était  l'industrie  du  pays  :  tout  le  monde  s'en  mêlait. 
Mon  ami,  le  général  du  paquebot,  racontait  que,  dans 


EN    VISITE    CHEZ    L  ONCLE    SAM.  155 

le  Massachusetts,  je  crois,  un  ministre  prêchait  un 
jour,  pendant  l'office  du  dimanche.  Le  vent  avait  soufflé 
en  tempête  toute  la  nuit,  et  l'on  entendait  la  mer  briser 
tout  près  de  l'église.  Tout  à  coup,  au  moment  le 
plus  pathétique  du  sermon,  la  porte  s'ouvre,  un  pêcheur 
tout  ruisselant  d'eau  se  précipite  dans  l'intérieur  du 
temple,  en  criant  : 

«  Alerte,  les  enfants!  il  y  a  un  navire  à  la  côte.  Qui 
est-ce  qui  vient  le  piller  ?  » 

Tout  le  monde  se  lève. 

k  Attendez,  mes  très-chers  frères  » ,  s'écrie  le  révé- 
rend, avec  tant  d'autorité  et  d'une  voix  si  éclatante,  que 
ch;.cun  s'arrête  instinctivement. 

Il  dégringole  de  la  chaire  en  ramassant  sa  robe, 
vient  se  mettre  au  premier  rang,  et  puis,  partant  à  toute 
vitesse  dans  la  direction  de  l'épave  : 

«  Now,  my  beloved  brethren!  Let  us  star t  f air!  » 
(Partons  maintenant,  mes  très-chers  frères!  Au  moins 
personne  n'a  d'avance  !) 

Les  fermes  que  nous  voyons,  de  distance  en  distance, 
sont  presque  toujours  bâties  sur  de  petils  coteaux,  au 
centre  de  l'exploitation.  Ce  sont  de  petites  maisons,  en 
bois,  à  un  étage,  peintes  en  blanc.  Autrefois  on  racontait, 
dans  la  marine,  que  les  charpentiers  hollandais  avaient 
toujours  sur  leurs  chantiers  quelques  centaines  de 
brasses  de  galiotes  toutes  faites;  quand  un  armateur 
désirait  renouveler  son  matériel  flottant,  il  allait  expli- 
quer son  cas  à  son  compère  le  constructeur,  qui,  d'un 
trait  de  scie,  lui  coupait  la  longueur  voulue;  on  obte- 
nait ainsi  une  sorte  de  cylindre  auquel  on  ajustait, 
tant  bien  que  mal,  un  avant  et  un  arrière;  on  lançait  le 


156  EN    VISITE    CHEZ    LOXCLE    SAM. 

résultat  sur  le  canal  le  plus  voisin,  et  la  Hollande 
comptait  une  galiote  de  plus.  Je  crois,  en  mon  âme  et 
conscience,  que  les  Américains  ont  adopté  un  système 
analogue  pour  la  construction  de  leurs  bâtiments 
ruraux ,  tant  ils  se  ressemblent  comme  largeur  et 
hauteur  :  la  longueur  seule  diffère.  Du  reste,  cela  a  un 
avantage  :  quand  on  s'ennuie  quelque  part,  on  coule 
des  glissières  sous  sa  maison  et  on  remmène  un  peu 
plus  loin;  j'ai  vu,  l'autre  jour,  faire  cette  opération 
dans  un  faubourg  de  New-York. 

Pendant  notre  séjour  dans  cette  ville,  j'ai  été  passer 
deux  matinées  dans  un  village  agricole  de  la  banlieue, 
où  j'avais  affaire.  J'ai  visité  trois  ou  quatre  de  ces 
fermes;  rien  ne  répond  moins  à  l'idée  que  nous  nous 
faisons  de  la  vie  rurale  que  ce  que  j'y  ai  vu.  La  station 
est  une  petite  baraque  en  planches.  L'unique  rue,  que 
bordent  deux  ou  trois  douzaines  de  maisons  en  bois, 
cabarets,  épiceries,  dry  good  stores,  est  une  espèce 
de  cloaque  où  pousse  une  belle  végétation  et  où 
s'ébattent  huit  ou  dix  gros  cochons  noirs.  Ils  semblent 
vivre  sur  un  pied  de  très-grande  intimité  avec  une 
multitude  de  petits  garçons  qui  pataugent,  nu-pieds, 
dans  la  boue,  vêtus  uniformément  d'un  pantalon,  débris 
de  la  défroque  paternelle,  soutenu  par  une  seule  bre- 
telle, d'une  chemise  de  flanelle  en  loques  et  d'un  cha- 
peau défoncé.  Sur  l'un  des  côtés  de  la  chaussée,  il  y  a 
une  ligne  de  tramways,  allant  je  ne  sais  où.  Trois 
routes  aboutissent  à  la  gare;  je  les  essaye  toutes,  l'une 
après  l'autre;  nous  sommes  au  mois  de  juin,  et  les 
deux  premières  sont  de  véritables  fondrières,  sillonnées 
d'ornières  profondes  de  trente  ou  quarante  centimètres, 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  157 

où  personne  ne  s'est  jamais  avisé  de  jeler  une  pelletée 
de  pierres  cassées.  La  troisième  parait  un  peu  moins 
mauvaise,  mais,  au  bout  de  cinquante  pas,  je  suis  arrêté 
par  un  gros  ruisseau  vaseux  sur  lequel  on  a  jeté  une 
planche  pour  les  piétons;  quant  aux  voitures,  elles 
passent  à  gué,  dans  deux  ou  trois  pieds  d'eau  et  de 
boue.  J'en  vois  une  qui  exécute  cette  opération;  c'est 
un  buggy  bien  attelé  d'assez  beaux  chevaux  ;  il  contient 
deux  jeunes  gens  très-élégants,  le  frère  et  la  sœur, 
probablement,  qui  vont  prendre  le  Irain.  In  domestique 
nègre  les  accompagne,  assis  sur  le  siège  de  derrière. 
Voilà  l'état  des  chemins,  et  nous  sommes  à  douze  ou 
quinze  kilomètres  d'une  ville  d'un  million  cinq  cent 
mille  âmes.  Quels  cris  pousseraient  les  habitants  du 
Vésinet,  s'ils  avaient  une  route  pareille  pour  aller  à  la 
gare  ! 

On  est  en  train  de  faire  les  foins  dans  les  prés.  Pas 
trace  de  cette  joyeuse  animation  qui ,  dans  ce  moment-là, 
rend  nos  campagnes  si  vivantes.  Tas  une  femme  ne 
travaille.  Des  bonshommes,  en  chemise  de  couleur, 
avec  des  cols  en  papier  blanc,  des  pantalons  et  des 
gilets  noirs,  circulent  gravement  sur  des  faucheuses 
et  des  faneuses  mécaniques,  dont  on  entend  seulement 
le  cliquetis  sonore.  L'un  d'eux  a  un  chapeau  haut  de 
forme;  un  autre  se  rhabille  pour  rentrer  chez  lui;  je 
me  frotte  les  yeux  pour  m'assurer  que  je  ne  me  trompe 
pas  :  il  a  un  vieil  habit  noir!  On  dirait  une  bande  de 
notaires  et  d'avoués  en  rupture  d'études,  mais  pas  en 
goguettes,  car  ils  ont  tous  l'air  de  porter  le  diable  en 
terre. 

On  me  fait  pénétrer  dans  plusieurs  maisons  où  nous 


158  EN    VISITE    CHEZ    LOXCLE    SAM. 

avons  à  prendre  quelques  renseignements.  Nulle  part 
je  ne  trouve  de  ces  grandes  cuisines,  aux  poutres 
brunies  par  la  fumée,  sans  lesquelles  il  n'existe  pas 
de  fermes  chez  nous.  On  entre  dans  une  espèce  de 
salon  ;  pas  de  cheminée  ;  des  poêles  formés  d'une  sorte 
de  gros  cylindre  horizontal,  ayant  une  apparence 
scientifique  dont  je  n'augure  rien  de  bon.  Cela  contient 
une  foule  de  petits  récipients  où  l'on  peut  faire  cuire 
le  pain,  couler  la  lessive,  préparer  au  besoin  les  réac- 
tions chimiques  les  plus  compliquées,  mais  d'où,  ne 
sortiront  jamais,  je  le  gagerais,  un  bon  pot-au-feu,  ni 
un  poulet  rôti  bien  doré.  Dans  un  coin,  il  y  a  tou- 
jours un  harmonium  ou  un  piano;  dans  un  autre,  une 
bibliothèque;  et  puis,  dans  ce  cadre,  s'agitent  de 
grandes  femmes  maigres,  habillées  de  robes  longues  à 
prétentions;  les  jeunes,  quelquefois  jolies,  mais  les 
vieilles,  toujours  jaunes,  sèches  et  refrognées,  accueil- 
lantes comme  une  porte  de  prison.  Si  jamais  je  trouvais 
les  choses  montées  sur  ce  pied-là,  chez  un  de  mes  fer- 
miers, je  serais  tellement  sûr  de  ne  pas  recevoir  un  sou 
à  la  Saint-Martin  prochaine,  que  je  lui  chercherais 
immédiatement  un  remplaçant. 

Les  hébergages,  étables  et  écuries,  sont  aussi  en 
bois.  D'ailleurs,  tout  cela  est  réduit  à  sa  plus  simple 
expression.  Les  fourrages  sont  en  meules  à  peine 
recouvertes.  Le  foin  est  bien  médiocre;  les  tas  de  fumier 
paraissent  à  peu  près  abandonnés.  Cependant,  ici,  on 
fume  un  peu  la  terre.  Mais  au  Canada,  il  y  a  peu  d'an- 
nées encore,  on  ne  le  faisait  jamais.  Un  de  mes  amis, 
le  marquis  de  IL..,  y  a  d'immenses  propriétés  près  de 
Montréal;  les  fermiers  se  louaient  beaucoup    de   la 


EN'    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  159 

proximité  de  la  rivière,  «  parce  que,  disaient-ils,  au 
printemps,  nous  portons  tout  notre  fumier  sur  la  glace, 
et,  quand  la  débâcle  arrive,  nous  en  sommes  débar- 
rassés »  . 

En  somme,  ces  gens-ci  sont  bien  heureux  de  ne 
pas  avoir  de  fermages  à  payer.  C'est  à  tort  qu'on  les 
appelle  des  fermiers,  car  ils  sont  tous  propriétaires. 
S'il  en  était  autrement,  je  ne  sais  pas  trop  comment 
ils  se  tireraient  d'affaire.  D'abord,  ils  me  semblent  se 
confiner  tout  strictement  dans  une  spécialité.  Les  uns 
sont  seulement  nourrisseurs,  d'autres  produisent  des 
fruits  {fruit f ami) ,  les  autres  des  poulets  [chichenfarm) 
ou  des  dindons  {turkey  farm),  dont  ils  ne  récoltent 
même  pas  la  nourriture.  Ils  ont  sans  doute  d'excel- 
lentes raisons  pour  agir  ainsi  et  y  trouvent  un  avantage 
quelconque;  cependant  un  pareil  système  devrait  être 
détestable.  Dans  une  exploitation  agricole  bien  menée, 
chaque  branche  de  production  vient  en  aide  aux  autres  : 
les  débris  de  la  laiterie  nourrissent  les  cochons;  la 
volaille  picore,  entre  les  jambes  des  chevaux  et  des 
bœufs,  bien  des  graines  qui  seraient  perdues;  quelques 
œufs  sont  bien  utiles  pour  parer  la  viande  des  veaux, 
au  moment  de  les  livrer  au  boucher;  déplus,  les  soins 
que  nécessite  cette  diversité  de  produits  fournissent  du 
travail  pour  toutes  les  saisons  et  à  chaque  membre  de 
la  famille.  On  en  arrive  à  ne  plus  avoir  de  morte-saison. 
Qu'est-ce  que  peut  faire  de  son  temps  un  fermier  améri- 
cain, quand  il  a  porté  ses  fruits  au  marché  ou  qu'il  a 
livré  ses  dindons  au  marchand  de  volaille?  Au  fond, 
je  crois  qu'ici  la  femme  et  les  enfants  ne  travaillent 
pasdutout,maisquelemarine  travaille  guère  non  plus» 


160  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

Tous  ces  gens-là  font-ils  de  bonnes  affaires?  S'ils 
étaient  dans  la  même  situation  que  nos  fermiers,  je 
répondrais  hardiment  que  cela  est  impossible.  Mais  il 
faut  songer  aux  avantages  qu'ils  ont!  Tas  de  fermages 
à  payer,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  de  la  terre 
excellente  à  un  prix  d'acquisition  dérisoire;  on  me 
parle  de  sept  ou  huit  cents  francs  l'hectare  :  pas  d'im- 
pôt, pas  de  service  militaire;  transports  par  voie  ferrée, 
très-abondants  et  très-économiques;  matériel  agricole 
à  vil  prix.  Quant  à  leur  genre  de  vie,  il  est  entièrement 
différent  de  celui  des  nôtres.  Les  deux  budgets,  du 
cabaret  pour  l'homme,  et  de  la  toilette  pour  les  femmes, 
doivent  être  très-supérieurs  à  ce  qu'ils  sont  chez  nous  : 
mais  ils  peuvent  se  rattraper  largement  sur  celui  de  la 
nourriture.  D'un  bout  de  l'année  à  l'autre,  ils  ne 
boivent  que  du  thé  ou  de  l'eau  et  ne  mangent  que  du 
mauvais  pain,  des  pommes  de  terre  bouillies  et  du 
lard.  Ceux  qui  sont  gourmands  ajoutent  à  ce  menu 
invariable  des  haricots!  Bacon  and  beans!  Jamais  nos 
paysans  ne  voudraient  se  mettre  à  ce  régime1... 

Au  moment  où  je  recopie  ces  lignes,  j'arrive  de 
chez  un  de  nos  fermiers  où  j'ai  été  voir  cinq  ou  six 
étalons  percherons  qu'il  vient  de  vendre  aux  Améri- 
cains. On  m'a  fait  sortir  un  de  ces  magnifiques  animaux, 
aux  formes  colossales.  Il  s'est  mis  à  bondir  dans  la  cour, 
entre  les  pommiers,  sa  longue  queue  traînant  par  terre, 
enlevant  comme  des  plumes  les  deux  hommes  pendus 

1  Tous  ces  fermiers  souffrent  maintenant  autant  que  les  nôtres 
■de  la  concurrence  que  leur  font  les  produits  de  l'Ouest.  C'est  en 
équivoquaut  sur  cette  situation,  qu'on  vient  nous  dire  que  l'agri- 
culture américaine  est  aussi  malade  là-bas  qu'ici. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  161 

à  son  licol  qui  essayaient  de  le  maintenir  et  qui,  après 
une  courte  lutte,  sont  parvenus  aie  calmer.  J'admirais 
leur  adresse. 

«  Vous  avez  là  deux  gars  qui  ne  sont  pas  maladroits! 
ai-je  dit  au  fermier  qui,  la  chambrière  à  la  main,  sa 
casquette  de  soie  à  trois  ponts  bombée  sur  sa  tête,  les 
regardait  faire  en  adressant  au  cheval  des  mots  d'amitié, 
ponctués  de  quelques  petits  coups  de  fouet. 

—  Mais  oui!  répondit  celui-ci,  avec  son  accent 
traînard,  bien  sûr!  ils  ne  sont  point  maladroëts!  Pour 
des  gars  qui  savent  bien  présenter  un  cheval,  c'est  des 
gars  qui  savent  bien  présenter  un  cheval.  Voilà  seule- 
ment huit  jours  qu'ils  me  sont  rentrés;  ils  étaient  en 
Amérique,  ajouta-t-il. 

—  Eh  bien,  sont-ils  contents  de  leur  voyage? 

—  Ah!  ne  m'en  parlez  point,  monsieur  le  baron. 
Voilà  trois  chevaux  qui  sont  vendus  six  mille  francs 
pièce.  Je  dois  les  livrer  dans  quinze  jours,  au  Havre,  à 
M.  Smith,  Smish  ;  je  ne  sais  pas,  moi  :  ces  gens-là  vous 
ont  des  noms  à  coucher  dehors.  Il  me  demande  de  lui 
donner  quelqu'un  pour  les  conduire  jusqu'en  Amérique. 
Croyez  vous  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  décider  ces 
fainéants-là  à  y  retourner?  Si  c'était  un  effet  de  votre 
bonté  de  leur  en  toucher  un  mot?  Je  voudrais  bien  le 
contenter  pourtant,  M.  Smith.  C'est  un  bon  acheteur; 
voilà  plus  de  six  ans  qu'il  vient  chez  nous.  » 

A  ce  moment,  l'un  des  hommes,  un  grand  garçon 
blond,  frisé,  amenait  près  de  nous  son  cheval  tout  à 
fait  calmé,  frottant,  d'un  air  de  bonne  humeur,  sa 
grosse  tête  grise  contre  l'épaule  de  son  conducteur,  en 
hennissant  doucement. 


162  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

a  Vous  ne  voulez  donc  pas  retourner  là-bas,  mon 
garçon?  lui  dis-je.  Est-ce  que  vous  avez  eu  à  vous 
plaindre? 

—  Ali  !  ben  sûr  non,  monsieur  le  baron;  je  ne  me 
plaignons  point.  On  m'avait  promis  si\  cents  francs 
pour  six  mois.  On  me  les  adonnés,  avec  dix  pistoles 
par-dessus  le  marché.  Mais  on  m'en  promettrait  bien 
douze  cents  que  je  n'y  retournerions  point. 

—  Mais  pourquoi? 

—  Ah!  c'est  pas  que  ça  soit  une  mauvaise  maîtrise  : 
mais,  monsieur  le  baron  sait  bien  !  rien  à  manger,  tou- 
jours du  mauvais  pain  et  du  lard.  Et  puis,  quand  on  a 
trotté  des  chevaux  toute  une  journée,  pas  seulement  un 
verre  de  cidre  à  boëre;  rien  que  du  thé.  Je  ne  pouvions 
point  me  plaindre,  puisque  les  maîtres  mangeaient 
comme  nous;  mais  c'est  des  sauvages,  ces  gens-là.  » 

Il  parlait,  mot  pour  mot,  comme  le  garçon  de  Del- 
monico.  Quel  étrange  peuple  nous  sommes,  et  comme 
il  nous  est  impossible  de  nous  plier  aux  habitudes  des 
autres!  Après  tout,  il  faut  croire  que  les  nôtres  sont 
les  meilleures,  puisque  les  étrangers  les  prennent  si 
facilement  et  qu'ils  ne  peuvent  pas  plus  les  quitter, 
quand  ils  les  ont  une  fois  adoptées,  que  nous  ne  pou- 
vons nous  faire  aux  leurs. 

A  onze  heures,  nous  arrivons  à  Philadelphie.  La 
ligne  traverse  ensuite  un  pays  légèrement  accidenté, 
qui  nous  semble  bien  supérieur,  comme  développe- 
ment agricole,  à  ce  que  nous  avons  vu  jusqu'à  présent. 
Nous  apercevons  de  tous  côtés  de  nombreux  bâtiments 
de  ferme  :  quelques-uns  bâtis  en  pierre  ou  en  brique. 
Les  herbages  et  les  prés  ont  aussi  l'air  plus  soigné. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM,  163 

Par  moments,  on  se  croirait  dans  une  campagne  fran- 
çaise ou  anglaise,  tant  les  habitations  sont  rapprochées. 
Mais  l'absence  de  tout  jardin  bien  cultivé  auprès  des 
maisons  et  de  toute  route  entretenue  est  toujours 
remarquable.  Les  clôtures  sont  aussi  bien  extraordi- 
naires; elles  se  composent  invariablement  de  douze  ou 
quinze  gros  baliveaux  maintenus  l'un  sur  l'autre  par 
quatre  piquets  et  séparés,  à  chaque  extrémité,  par 
d'autres  en  nombre  égal,  qui  font  avec  les  premiers 
un  angle  de  vingt-cinq  ou  trente  degrés.  Au  lieu  d'être 
clos  simplement  par  une  haie  ou  par  des  lisses,  le 
champ  se  trouve  entouré,  de  la  sorte,  d'un  véritable 
mur  en  zigzag,  dont  la  construction  coûte  probablement 
très-peu  de  chose  comme  main-d'œuvre,  mais  absorbe 
une  quantité  de  bois  formidable,  et  doit  faire  saccager 
toutes  les  forêts  du  voisinage.  Du  reste,  le  gaspillage 
de  bois  qui  se  fait  dans  ce  pays  est  incroyable.  Nous 
traversons  plusieurs  massifs  boisés  sans  voir  les  traces 
d'un  aménagement  quelconque.  Nulle  part  il  ne  reste 
un  bel  arbre  debout. 

Nous  sommes,  paraît-il,  dans  la  partie  la  plus  peu- 
plée et  la  mieux  cultivée  de  la  Pennsylvanie  et  même 
des  Etats-Unis.  Beaucoup  des  villages  et  villes  que 
nous  traversons  existaient,  et  même  étaient  déjà  floris- 
sants au  dix-huitième  siècle.  C'est  dans  cette  région 
que  se  sont  livrés  les  principaux  combats  delà  guerre  de 
l'Indépendance,  entre  insurgent  s  et  royalistes.  A  deux 
heures  nous  arrivons  à  Harrisburg,  une  jolie  ville  de 
trente  mille  habitants,  autrefois  la  capitale  de  l'Etat.  In- 
dépendamment de  ses  richesses  agricoles,  ce  pays-ci  est 
un  grand  centre  métallurgique.  A  chaque  instant,  nous 


184  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

voyons  des  hauts  fourneaux  d'une  importance  consi- 
dérable, autour  desquels  de  véritables  petites  villes  se 
sont  formées.  Nous  traversons  la  Susquehannah  sur 
un  beau  pont  en  fer,  qui  a  près  d'un  kilomètre  de 
longueur;  bientôt  nous  nous  engageons  dans  une  ra- 
vissante vallée,  celle  de  la  Juniata,  qui  va  nous  con- 
duire jusqu'au  pied  des  Mleghanies.  Le  caractère 
montagneux  du  paysage  va  constamment  en  s'accen- 
tuant.  La  population  diminue  beaucoup.  Xous  cô- 
toyons, pendant  deux  ou  trois  heures,  les  bords  de  la 
Juniata,  que  surplombent  des  collines  élevées,  cou- 
verts d'épais  taillis  de  chêne  à  travers  lesquels  d'in- 
nombrables cours  d'eau  viennent,  en  cascades,  re- 
joindre la  rivière.  Ce  pays-ci  est  réellement  ravissant, 
d'une  grâce  fraîche  et  sauvage  dont  nous  jouissons  dé- 
licieusement. 

Malgré  l'extrême  vitesse  du  train,  on  n'est  vraiment 
pas  trop  secoué.  La  voie  est  excellente;  mais  ce  que 
nous  ne  nous  lassons  pas  d'admirer,  c'est  le  comfort 
et  même  le  luxe  de  nos  wagons.  A  l'intérieur,  toutes 
les  boiseries  sont  ornées  de  mnrqueteries  italiennes, 
en  érable  sur  citronnier,  d'un  goût  parfait.  Des  tapis 
épais  couvrent  les  parquets  ;  les  tentures  des  canapés 
et  les  rideaux  sont  confectionnés  avec  une  sorte  d'é- 
toffe de  fantaisie,  très-moelleuse,  du  plus  heureux 
effet  ;  toutes  les  serrures  sont  nickelées  et  reluisent 
comme  de  l'argent.  Ces  wagons  Pullman  appartiennent 
tous,  paraît-il,  à  leur  inventeur,  qui  paye  seulement 
un  droit  de  circulation  aux  Compagnies.  Ils  sont  con- 
struits dans  d'immenses  ateliers  situés  près  de  Chicago, 
par  quantités  énormes,  ce   qui  permet  d'employer, 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  165 

pour  chaque  détail,  un  outillage  complet,  grâce  auquel 
la  construction  atteint  un  degré  de  perfection  in- 
croyable. 

Tout  cela  est  entretenu  avec  une  propreté  méticu- 
leuse. Le  fumoir  est  meublé  de  grands  divans  et  de 
fauteuils  en  rotin,  mobiles.  Un  gardien  spécial  tient 
à  la  disposition  des  voyageurs  des  livres  qu'on  peut 
acheter  ou  louer.  Il  y  a  aussi  un  bureau  avec  tout  ce 
qu'il  faut  pour  écrire,  à  l'usage  de  ceux  qui  veulent 
employer  leur  temps  à  faire  leur  correspondance.  En 
somme,  il  est  impossible  de  rêver  une  manière  de 
voyager  plus  agréable. 

Vers  midi ,  on  vient  annoncer  le  déjeuner.  Nous 
pénétrons  dans  le  wagon-restaurant,  qui  est  muni,  à 
l'une  de  ses  extrémités,  d'une  cuisine  complète,  dans 
laquelle  opèrent  trois  cuisiniers  en  vestes  blanches,  et 
d'un  office,  d'où  un  maître  d'hôtel  surveille  les  per- 
formances de  deux  garçons  mulâtres.  De  chaque  côté 
il  y  a  six  petites  tables,  avec  du  linge  bien  blanc  et  un 
gros  bouquet  de  fleurs  dans  un  vase,  sur  chacune.  Le 
menu,  sans  être  aussi  sardanapalesque  que  celui  du 
Fifth  Avenue  Hôtel,  est  étonnamment  varié  et  abon- 
dant, et  on  nous  sert  un  repas  excellent. 

Mesdemoiselles  Minnie  et  Annie  n'ont  pas  cessé, 
depuis  ce  malin,  de  manger  des  bananes  et  des  pêches 
qu'elles  achetaient  à  un  gamin  qui  circule  dans  le  train. 
Cela  ne  les  empêche  pas  de  venir  s'asseoir  à  la  table 
voisine  de  la  nôtre,  et  nous  en  profitons  pour  prendre 
en  note  leur  menu  et  faire  connaître  aux  jeunes  Fran- 
çaises qui  seraient  tentées  d'envier  la  liberté  dont 
jouissent  les  miss  américaines,  la  déplorable  façon  dont 


166  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

ces  dernières  s'en  servent,  au  grand  dommage  de  leurs 
estomacs. 

Elles  ont  commencé,  pour  s'ouvrir  l'appétit,  par 
grignoter  deux  ou  trois  épis  de  maïs  bouilli,  bien 
chauds  ;  puis  on  leur  a  servi,  cassés  dans  un  verre, 
deux  œufs.  Elles  les  ont  libéralement  saupoudrés  de 
sel,  de  poivre  et  de  cayenne,  ont  battu  du  bout  de  leur 
couteau  et  ont  bu  le  tout  avec  une  visible  satisfaction. 
Ensuite  elles  se  sont  fait  apporter  un  concombre  et 
deux  grosses  tomates  crus,  les  ont  découpés  en  tranches 
minces  qu'elles  ont  mangées  en  salade,  sans  huile, 
mais  avec  force  condiments  délayés  dans  deux  grandes 
cuillerées  de  vinaigre.  Suffisamment  rassasiées,  elles 
ont  terminé  ce  repas  extravagant  par  une  compote  d'a- 
bricots !  0  Minnie  dear,  et  vous,  suave  Annie,  avez- 
vous  au  moins  inscrit  sur  vos  tablettes  l'adresse  de 
M.  Shenck?  Quelle  consommation  vous  ferez,  d'ici  à 
peu,  de  ses  pilules  antidyspeptiques! 

Comme  boisson,  ces  demoiselles  n'ont  consommé 
que  du  lait  frappé.  Un  ou  deux  autres  de  nos  compa- 
gnons de  voyage  en  font  autant.  Mais  l'immense  majo- 
rité se  contente  d'un  verre  d'eau  glacée.  Cependant  un 
monsieur  commande,  avec  une  certaine  ostentation,  une 
bouteille  de  vin  de  Bordeaux.  Il  est  vrai  qu'il  le  boit 
frappé,  sans  avoir  l'air  de  se  douter  de  l'hérésie  qu'il 
commet.  Mais  c'est  comme  cela  qu'un  jeune  homme  se 
ruine  de  réputation  :  en  Amérique,  le  fait  de  boire  un 
verre  de  vin  en  public  est  jugé  aussi  sévèrement  par 
l'opinion  publique  que  peut  l'être,  à  Paris,  une  pro- 
menade à  l'allée  des  Acacias,  dans  la  voiture  d'une 
horizontale.  Le  ministre  anglais  que  nous  avions  sur 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  167 

le  paquebot  m'a  confié  qu'il  avail  l'habitude  de  boire 
toujours  un  ou  deux  verres  de  sherry  à  sou  déjeuner, 
niais  que  ses  collègues  de  l'Eglise  épiscopalienne  l'a- 
vaient conjuré  de  s'en  priver  pendant  tout  le  temps  de 
son  séjour  en  Amérique,  s'il  ne  voulait  pas  causer  un 
affreux  scandale. 

Quant  à  nous,  foulant  aux  pieds  toutes  les  conve- 
nances, nous  nous  livrons  depuis  quelques  jours  à  une 
étude  approfondie  des  vins  californiens.  Nous  en  bu- 
vons une  bouteille  d'un  cru  différent  à  chacun  de  nos 
repas.  C'est  avec  un  vif  regret  que  je  suis  obligé  de 
reconnaître  qu'ils  sont  généralement  fort  bons,  quoi- 
qu'on les  boive  toujours  trop  jeunes.  De  ce  côté-là, 
aussi,  je  crains  bien  que  l'avenir  ne  nous  réserve  des 
surprises  bien  désagréables. 

La  culture  de  la  vigne  est  très-récente  en  Amérique, 
mais  elle  s'y  développe  tous  les  jours.  En  Californie, 
300,000  acres,  quelque  chose  comme  120,000  hec- 
tares, sont  déjà  en  plein  rapport.  On  calcule  que 
chaque  année  il  s'en  ajoute,  en  moyenne,  12,000  nou- 
veaux hectares,  et  cela  pourra  continuer  longtemps, 
car  ce  seul  État  contient  autant  de  terrains  que  la 
France  entière,  propres  à  cette  culture.  Il  a  déjà  pro- 
duit, l'année  dernière,  3,000,000  d'hectolitres  de  vin. 
De  plus,  des  expériences  tentées  dans  la  Virginie,  les 
Carolines,  le  Kentucky,  le  Tennessee,  le  Nouveau- 
Mexique,  l'Arizona,  l'Arkansas,  et  même  sur  certains 
points  de  l'Ohio  et  de  l'Etat  de  New-York,  ont  prouvé 
que  dans  toutes  ces  régions  la  vigne  prospérait.  Elle  y 
donne  même  déjà  des  rendements  très-satisfaisants. 

Il  est  intéressant,  mais  peu  rassurant,  d'observer  le 


168  EX    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

rapport  delà  production  indigène  à  l'exportation.  Dans 
les  sept  années  qui  se  sont  écoulées  de  1870  à  1876, 
la  production  indigène  a  passé  de  3,000,000  de  gal- 
lons à  15,000,000  (1  gallon  =  4  litres),  le  total  ayant 
été  de  60,000,000.  Dans  la  même  période,  l'importa- 
tion a  décru  de  11,000,000  à  5,000,000  de  «allons, 
et  le  total  a  été  de  52,000,000. 

Dans  la  période  septennaire  suivante,  1877  à  1883, 
l'importation  n'est  plus  que  de  40,000,000,  tandis 
que  la  production  monte  à  134. 

La  plus  grande  partie  des  vins  importés  rentre  dans 
la  catégorie  des  vins  de  Champagne.  Cependant  nos 
vins  rouges  sont  consommés  aussi  en  quantités  notables. 
Ils  entrent  maintenant,  assez  fréquemment,  dans  la 
composition  des  fameux  drinks  qu'inventent  tous  les 
jours  les  bar-keepers  américains  :  je  serais  bien  agréa- 
blement étonné  si,  d'ici  à  peu  d'années,  ce  marché-là 
ne  nous  était  pas  presque  complètement  fermé.  Il  est 
bien  peu  probable  qu'on  puisse  jamais  lutter  avec  nos 
grands  crus  de  vins  rouges.  Le  caractère  américain  se 
refuse  aux  soins  minutieux  qu'exigent  toutes  les  pro- 
ductions de  grand  luxe  ;  mais  les  champagnes  inférieurs 
sont  imités,  et  les  saint-julien  aussi  ;  les  énormes 
droits  d'entrée  aidant,  les  catawbas  et  autres  crus 
locaux  font  aux  nôtres  une  concurrence  qui  se  fait  déjà 
sentir,  et  qui  pourra  bien  devenir  désastreuse. 

Un  peu  avant  six  heures,  nous  arrivons  à  Altoona, 
où  le  train  s'arrête  quelques  instants  dans  une  grande 
gare  construite  et  pavée  en  bois  comme  toutes  les 
autres,  du  reste  :  celle-ci  est  bordée  de  maisons  et 
d'hôtels  comme  une  place  ordinaire.  Le  paysage  a  pris, 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  169 

depuis  quelque  temps,  une  apparence  de  plus  en  plus 
grandiose.  Il  y  a  trente  ans,  en  1858,  quand  le  Penn- 
sylvania  Railroad  établit  ici  de  grands  ateliers  de  ré- 
paration, pour  la  ligne  qu'il  venait  d'ouvrir,  le  pays 
n'était  qu'une  vaste  forêt  absolument  déserte.  Mainte- 
nant, Altoona  est  une  jolie  ville  de  20,G00  habitants, 
dont  les  rues  sont  sillonnées  de  tramways.  Une  énorme 
locomotive  vient  s'accrocher  à  celle  qui  nous  a  amenés, 
car  nous  allons  commencer  l'escalade  des  rampes  à 
l'aide  desquelles  on  traverse  les  Alleghanies  et  l'on 
passe  du  bassin  de  l'Atlantique  à  celui  de  la  mer  du 
Mexique.  Les  chauffeurs  bourrent  leurs  fourneaux 
d'anthracite,  le  seul  combustible  usité;  les  énormes 
cheminées,  en  forme  de  cônes  renversés,  laissent 
échapper  des  (lots  de  fumée  ;  les  deux  mécaniciens, 
appuyés  sur  leur  mise  en  train,  se  consultent  de  l'œil, 
et  puis,  d'un  lourde  main  sec,  ils  précipitent  la  vapeur 
dans  les  tiroirs  :  les  conductors  crient,  à  tue-tête,  le 
traditionnel  AU  a  board ;  et  pendant  que  les  voya- 
geurs s'entassent,  en  grappes  pressées,  sur  les  petits 
escaliers  qui  conduisent  aux  plates-formes  des  uagons, 
le  train  se  met  lentement  en  marche,  au  son  de 
l'éternelle  cloche  qui  rappelle  aux  citoyens  de  la  bonne 
ville  d'Altoona  qu'ils  feront  bien  de  se  garer.  Bientôt, 
sortant  du  réseau  des  larges  rues  coupées  à  angle  droit, 
nous  rentrons  dans  la  forêt  et  abordons  le  versant  de 
la  montagne.  Je  ne  sais  pas  quelle  est  au  juste  la  cote 
de  la  rampe  le  long  de  laquelle  nos  deux  locomotives 
nous  entraînent,  mais  cela  doit  être  quelque  chose  de 
formidable.  Je  ne  connais,  en  France,  que  la  ligne  du 
Pecq  à  Saint-Germain  qui  puisse  lui   être  comparée. 

10 


170  EN    VISITE    CHEZ    L'OMCLE    SAM. 

Quant  au  paysage,  il  est  admirable.  L'immense  forêt 
de  résineux  que  nous  traversons  a,  malheureusement, 
été  dévastée.  Les  géants  qui,  pendant  des  siècles, 
avaient  abrité  les  bivouacs  des  Indiens  servent  proba- 
blement maintenant  de  traverses  à  la  voie.  En  tout  cas, 
on  ne  voit  plus  que  leurs  souches  noircies  par  le  temps. 
Pas  un  seul  arbre  de  belle  dimension  n'est  resté  de- 
bout. Mais,  de  loin,  on  ne  s'aperçoit  pas  trop  de  ces 
vides,  et  les  massifs,  éclairés  obliquement  par  le  soleil 
qui  baisse,  prennent  des  tons  ardoisés  qui  feraient  le 
bonheur  d'un  paysagiste.  Le  tracé  de  la  ligne  a  été 
dessiné  avec  une  maestria  admirable  que  favorise,  du 
reste,  le  système  de  roues  conjuguées  par  quatre,  dont 
sont  munis  tous  les  wagons,  et  qui  permet  des  courbes 
d'un  rayon  étonnamment  court.  Pas  un  ouvrage  d'art 
important  :  sauf,  tout  en  haut,  un  tunnel  de  2  ou 
300  mètres.  Partout  ailleurs  on  côtoie  des  croupes  de 
montagne  dans  lesquelles  on  a  taillé  des  lacets  avec 
une  hardiesse  qui  fait  bien  de  l'honneur  aux  ingé- 
nieurs chargés  des  études.  Une  de  ces  courbes,  connue 
sous  le  nom  du  Horse  Shoe  Bend,  a  été  jugée  digne 
d'être  représentée  sur  tous  les  prospectus  et  indicateurs 
de  la  Compagnie.  Elle  est  tellement  accentuée,  qu'un 
train,  qui  descend,  commence  par  passer  à  200  mètres 
environ  de  nous,  de  l'autre  côté  d'un  précipice,  avant 
de  nous  croiser,  un  kilomètre  plus  bas. 

A  peu  de  distance  du  tunnel  qui  nous  a  fait  franchir 
le  faîte  de  la  monlagne,  nous  arrivons  à  Cresson,  une 
station  thermale  très-fréquentée,  où  l'on  a  construit, 
tout  près  de  la  gare,  un  immense  caravansérail  dans 
un  site  ravissant.    Puis  la  descente  commence.  Nous 


H 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  171 

longeons,  presque  tout  le  temps,  un  torrent  nommé  le 
Conemaugh  Creek,  qui  roule  vers  la  plaine,  de  cascade 
en  cascade,  toutes  les  eaux,  teintées  de  rouge  par  le 
sol  ferrugineux,  que  lui  apporte  chaque  petite  vallée 
de  la  montagne.  Ce  pays-ci  doit  êlre  le  paradis  des 
pêcheurs  de  truites.  Il  paraît,  du  reste,  que  les  bai- 
gneurs de  Cresson  n'ont,  en  fait  de  sport,  que  l'em- 
barras du  choix,  et  qu'ils  trouvent  à  tirer,  dans  les  en- 
virons, d'innombrables  cerfs  et  même  quelques  ours. 
Dans  tous  les  cas,  ils  peuvent  se  vanter  de  passer  leur 
saison  d'eaux  dans  un  des  plus  beaux  pays  que  j'aie 
jamais  vus. 

A  neuf  heures,  nous  atteignons  Pittsburgh,  sur  la 
Mononghahela  :  une  ville  de  200,000  habitants,  en 
comptant  ceux  qui  habitent  un  faubourg  peu  éloigné 
nommé  Alleghany-City.  C'est  l'un  des  centres  métal- 
lurgiques les  plus  importants  de  toute  l'Amérique.  La 
nuit,  très-noire,  est  illuminée  par  les  feux  d'innom- 
brables hauts  fourneaux  qui  flamboient  à  l'horizon. 
Nous  ne  nous  y  arrêtons  qu'un  instant,  et  puis  nous 
repartons,  au  milieu  des  roulements  d'un  formidable 
orage. 

Vers  dix  heures,  nous  quittons  le  fumoir,  pour  re- 
tourner dans  notre  wagon,  qui  est  maintenant  trans- 
formé en  dortoir.  Le  couloir  central,  brillamment 
éclairé,  est  bordé  dans  toute  sa  longueur  d'une  série 
de  grands  rideaux,  fendus  en  leur  milieu,  qui  tom- 
bent du  plafond,  abritant  chacun,  sous  son  ombre  dis- 
crète, deux  couchettes  superposées  garnies  de  draps 
bien  blancs  et  d'oreillers  marqués  au  chiffre  de  la 
Compagnie.  Un  système  de  boutons  et  de  boutonnières, 


172  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

dont  sont  munis  les  rideaux,  achève  la  transformation 
en  alcôve  de  chaque  section.  Le  seul  point  que  je 
trouve  défectueux,  dans  ces  arrangements,  c'est  que, 
rien  n'étant  disposé  pour  faciliter  l'ascension  du  lit 
supérieur,  celte  opération  exige  des  aptitudes  gymnas- 
tiques  de  premier  ordre  et  doit  offrir,  surtout  poul- 
ies femmes,  de  très-sérieuses  difficultés,  car  il  faut 
attraper  la  barre  qui  supporte  les  rideaux ,  s'en  servir 
comme  d'un  trapèze  et  se  hisser  à  la  force  du  poignet. 
Au  moment  où  je  pénètre  dans  ma  section,  mesde- 
moiselles Annie  et  Minnie  sortent  du  boudoir  réservé 
aux  dames  où  elles  sont  allées,  sans  doute,  revêtir  leur 
toilette  de  nuit  que  recouvre  discrètement  un  immense 
waterproof.  Elles  se  glissent,  l'une  après  l'autre,  sous 
leur  rideau  ;  au  bout  d'un  instant,  une  main  apparaît 
qui  dépose,  successivement,  dans  le  couloir,  deux 
petites  paires  de  bottines,  puis  nous  entendons  le  bruit 
d'une  courte  discussion,  des  rires  étouffés;  les  rideaux 
s'agitent,  furieusement  secoués  par  une  masse,  de 
forme  arrondie,  que,  par  des  efforts  aussi  vains  que 
verticaux ,  on  cherche  à  entraîner  vers  l'étage  supé- 
rieur; les  éclats  de  rire  du  rez-de-chaussée  redoublent  : 
enfin,  pour  employer  le  terme  usité  dans  les  cours  de 
gymnastique,  un  dernier  rétablissement  parait  avoir  été 
mieux  combiné  que  les  autres,  en  ce  sens  que  les  ri- 
deaux reprennent  soudain  leur  verticalité.  .Malheureu- 
sement, un  petit  pied  rose,  emmanché  d'un  bas  de 
jambe  blanc  et  nacré,  a  traversé  leur  fente,  à  la  hau- 
teur de  la  couchette  supérieure  :  et,  retenu  dans  Ten- 
tre-deux  des  boutons,  il  fait  des  efforts  désespérés  pour 
rentrer   au   bercail.    Par  bonheur,    les   boutonnières 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  173 

bienveillantes  résistent  juste  assez  pour  nous  laisser 
admirer  ce  charmant  spectacle  :  enfin,  elles  cèdent, 
et  tout  rentre  dans  Tordre. 

Après  avoir  consigné,  à  la  hâte,  sur  mon  livre  de 
notes,  un  croquis  de  cette  petite  scène,  heureux  d'a- 
voir pu,  dans  la  même  journée,  étudier  la  nature 
américaine  sous  des  aspects  aussi  variés,  je  mets  à  mon 
tour  ma  tête  sur  l'oreiller  et  ne  tarde  pas  à  être  plongé 
dans  le  plus  profond  des  sommeils.  Malheureusement, 
au  bout  d'une  heure,  à  peine,  j'en  suis  arraché  brus- 
quement par  trois  personnages  à  casquettes  galonnées 
qui  viennent  me  demander  un  ticket.  Il  paraît  que 
nous  changeons  encore  de  Compagnie  ;  mais,  comme 
on  m'apprend  en  même  temps  que  j'aurais  pu  m'épar- 
gner  cette  formalité  désagréable,  moyennant  un  léger 
pourboire,  en  donnant  lesdils  tickets,  d'avance,  au 
conducteur,  jen'ai  vraiment  pas  le  droit  de  me  plaindre. 

Le  rideau  retombe,  et  je  cherche  à  reprendre  mon 
somme  :  mais  je  n'y  parviens  pas  tout  de  suite.  C'est 
que  mon  attention  est  attirée  par  une  étrange  mélodie 
qui  se  brode  sur  le  grondement  sourd  du  wagon.  Elle 
est  formée  de  tous  les  ronflements  qui  s'échappent  des 
douze  alcôves.  Par  moments,  tous  ces  nez  en  délire, 
se  réunissant,  avec  un  ensemble  merveilleux,  en  un 
rinforzando  formidable,  arrivent  à  des  sonorités  qui 
font  trembler  les  vitres.  Quels  organes  surmenés  que 
ces  nez  américains!  Pendant  tout  le  jour,  ils  parlent  ; 
pendant  toute  la  nuit,  ils  ronflent!  jamais  ils  ne  jouissent 
d'un  moment  de  repos. 

Cependant,  d'autres  fois,  pour  une  cause  inconnue, 
il  se  fait  un  grand  silence.  Mais  bientôt  un  exécutant 

10. 


174  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

donne  le  signal  de  la  reprise  ;  et,  tout  de  suite,  les 
autres  se  joignent  à  lui.  Nos  petites  voisines  font  leur 
partie  dans  ce  concert.  Je  distingue  très-bien,  par 
moments,  les  notes  encore  un  peu  hésitantes  et  timides 
qui  me  viennent  de  leur  côté.  Leurs  papas  se  sont 
peut-être  imposé  de  grands  sacrifices  pour  leur  édu- 
cation, et  voilà  comme  elles  ont  profité  des  leçons  de 
leurs  bons  maîtres!  Car,  à  New- York,  il  existe  pour 
les  jeunes  personnes  des  «  maîtresses  de  sommeil  gra- 
cieux » ,  teacher  in  the  art  qf  graceful  sleeping ,  et  cet 
art  est,  paraît-il,  le  complément  indispensable  de 
toute  éducation  un  peu  soignée.  Je  n'ai  malheureuse- 
ment pas  pu  assister  aux  cours,  dont  sont,  d'ailleurs, 
probablement  exclus  les  gentlemen  ;  mais  la  Police 
Gazette,  par  laquelle  j'ai  appris  leur  existence,  publie 
des  renseignements  pleins  d'intérêt  sur  la  manière 
dont  ils  se  font.  D'après  ses  dires,  et  aussi  d'après  les 
croquis  explicatifs  qu'elle  reproduit,  une  monitrice, 
qu'on  choisit  naturellement  aussi  avenante  que  pos- 
sible, est  revêtue  d'un  costume  approprié  ;  puis  elle 
s'étend  sur  un  lit  somptueux,  installé  dans  l'amphi- 
théâtre, et  y  prend,  successivement,  les  attitudes  gra- 
cieuses et  serpentines  que  recommandent  les  auteurs. 
Le  professeur  se  borne  à  donner  quelques  explications 
que  les  élèves  prennent  en  note.  Dans  les  pensionnats, 
on  passe  de  la  théorie  à  la  pratique.  La  matrone,  char- 
gée de  cet  enseignement,  parcourt  les  dortoirs  pendant 
la  nuit,  s'arrêtant  à  chaque  lit  :  et  quand  une  élève 
ronfle,  dort  la  bouche  ouverte,  ou  a  simplement  la 
fâcheuse  habitude  de  se  coucher  en  chien  de  fusil,  elle 
est  immédiatement  réveillée,  reçoit  une  verte  semonce, 


E\T    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  175 

ou,  suivant  le  cas,  esl  seulement  invitée  à  rectifier  sa 
position  \ 

A  d'autres  moments,  mais  ceci  n'est  qu'un  vieil 
usage  importé  des  écoles  anglaises,  les  jeunes  filles 
sont  invitées  à  répéter,  très-vite  et  pendant  plusieurs 
minutés,  des  phrases  composées  de  mots  dans  lesquels 
la  lettre  p  revient  le  plus  souvent  possible,  comme 
par  exemple  :  Poor  papa  paid  Peter's  potatoes  !  cet 
exercice  ayant,  paraît-il ,  pour  effet  certain  de  rape- 
tisser la  bouche,  d'épaissir  les  lèvres  et  de  leur  donner 
une  apparence  de  boulonderose,  toutàfaitengageante. 

Malgré  mon  peu  d'autorité,  je  me  permets  humble- 
ment de  signaler  à  M.  Jules  Ferry  ces  détails,  qui  ont 
peut-être  échappé  aux  investigations  des  inspecteurs 
d'académie  envoyés  par  lui  dernièrement  aux  Etats- 
Unis,  pour  y  étudier  les  méthodes  d'enseignement.  Il 
appartient,  ce  me  semble,  au  grand  ministre  qui  a 
déjà  comblé  tant  de  fâcheuses  lacunes  dans  notre  édu- 
cation nationale,  de  fonder  une  chaire  de  «  Sommeil 
gracieux  »  dans  chacun  des  lycées  de  filles  dont  il 
dote  si  libéralement,  à  nos  dépens,  la  plupart  de  nos 
grandes  villes.  Cette  création  serait  tout  à  fait  de  na- 


1  Est-il  besoin  d'ajoiiler  que  je  laisse  à  la  Police  Gazette  la 
responsabilité  de  toute  cette  histoire,  dans  laquelle  il  n'y  a  peut- 
être  pas  un  mot  de  vrai  ?  Il  serait  d'ailleurs  fort  injuste  de  se  faire 
une  opinion  sur  la  société  américaine  d'après  les  dires  d'une  feuille 
de  ce  genre.  Cependant  les  Américains  et  les  Anglais  ne  se  font 
pas  faute  de  juger  nos  femmes  d'après  ce  que  leur  en  apprennent 
nos  romans  et  nos  pièces  de  théâtre,  dont  les  auteurs  semblent^ 
il  est  vrai,  s'être  donné  le  mot  pour  persuader  au  monde  entier 
que  l'adultère  est  la  base  de  notre  société  et  le  complément  forcé 
de  tous  les  mariages  français. 


176  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

ture  à  rehausser  le  prestige  de  ces  utiles  institution 
qui,  jusqu'à  présent,  ne  semblent  pas  avoir  réussi 
inspirer  aux  populations  toute  la  confiance  dont  ell 
sont  si  bien  dignes.  Ce  serait  d'ailleurs,  et  cette  coi 
sidération  a  bien  son  importance,   au  point   de  vi 
gouvernemental,  le  dernier  coup  porté  à  Téducatu 
congréganiste  ;  car  j'ai  peur  que  les  Dames  du  Sacr 
Cœur  et  des  Oiseaux,  auxquelles  on  imposerait  ce  pr 
gramme,  ne  révèlent  une  grande  incompétence  poi 
ce  genre  de  professorat.   La  malheureuse  Sœur  q 
dirige  la  classe  de   mon  village  a  déjà  beaucoup  < 
peine  à  enseigner  la  gymnastique  aux  douze  gamin 
qui  lui  sont  confiées.  Encore  n'arrive-t-elle  pas  à  s 
tisfaire,   sous  ce   rapport,    M.  l'inspecteur,    homm 
fort   sévère,    qui,   cependant,    serait,   je   crois,  bie 
embarrassé  s'il  lui  fallait   faire  la   moindre  culbute 
Que  sera-ce,  mon  Dieu,  si  l'on  exige  que  la  pauvr 
fille  surveille  le  sommeil  de  ses  élèves  au  point  de  vu 
de  la  grâce  ! 

Il  est  grand  jour  quand  nous  sommes  réveillés  pa 
le  tapage  que  fait  le  mulâtre  galonné,  en  démonta*1 
les  cloisons  qui  séparent  les  alcôves.  Tous  nos  comp 
gnons  de  voyage  sont  déjà  debout,  assiégeant  les  cal 
nets  de  toilette  où  nous  allons  les  rejoindre.  Un  co 
d'œil  jeté  sur  le  paysage  nous  prouve  que  nous  n'a 
rions  pas  perdu  grand'chose  à  continuer  notre  somm 
Hier,  nous  étions  en  Suisse  :  mais  aujourd'hui  que  1 
montagnes  sont  bien  loin  derrière  nous,  on  se  croir, 
plutôt  en  Hollande.  Pour  employer  l'expression  loca] 
nous  sommes  en  pleine  prairie,  mais  dans  une  praii 
■déjà  bien  entamée  par  la  civilisation  et  qui  n'a  plus  i 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  111 

tout  l'aspect  de  celles  qu'a  décrites  Fenimore  Cooper. 
Derrière  chaque  ondulation  du  terrain  s'abrite  une 
petite  maison  de  bois,  peinte  en  blanc.  Les  stations 
sont  de  gros  villages.  Nous  traversons  même  plusieurs 
villes  importantes.  On  sent  un  ferment  de  vie  bouil- 
lonner partout. 

Que  de  changements  se  sont  produits  ici  depuis 
cinquante  ans!  Nous  sommes  encore  dans  l'Indiana-, 
mais  nous  allons  entrer  dans  l'Illinois,  qui  contient 
maintenant  presque  autant  d'habitants  que  la  Belgique  : 
3,078,636,  au  dernier  recensement.  Précisément,  ces 
jours  derniers,  un  vieux  vétérinaire  belge  me  racontait 
ses  débuts  dans  ce  pays,  en  1836,  je  crois.  Il  voyageait 
dans  un  chariot,  avec  toute  une  caravane.  Chaque  jour, 
on  tuait  le  gibier  nécessaire  à  la  nourriture  du  lende- 
main. Ln  soir,  il  s'était  éloigné  du  campement,  en 
suivant  un  ruisseau.  Arrivé  à  un  endroit  où  une  dijjue 
de  castors  avait  formé  un  petit  étang,  il  descendit  se 
cacher  dans  les  roseaux  qui  le  bordaient,  espérant  tirer 
des  canards  à  l'affût.  Il  y  était  depuis  quelques  minutes, 
quand  un  bruit  sourd  lui  fit  retourner  la  tète.  A 
quelques  pas  de  lui,  sur  le  haut  de  la  berge,  défilait 
une  bande  de  cent  ou  cent  cinquante  Indiens,  achevai, 
le  buste  nu,  recouvert  de  la  peinture  de  guerre.  Heu- 
reusement, ils  passèrent  sans  le  voir.  Plusieurs  por- 
taient, à  leur  lance  ou  à  la  bride  de  leurs  chevaux,  des 
scalps  encore  tout  sanglants.  A  l'endroit  où  il  était 
caché,  il  a  fait,  vingt  ans  plus  tard,  construire  un  petit 
kiosque,  au  fond  de  son  jardin,  où  il  vient  prendre  le 
frais  et  boire  de  la  bière  qui  sort  d'une  grande  bras- 
serie établie,  par  un  ami,  de  l'autre  côté  du  ruisseau. 


178  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

Il  y  a  là,  maintenant,  une  ville  qui  s'appelle  Monmouth, 
où  passent  deux  ou  trois  chemins  de  fer  et  qui  contient 
15  ou  20,000  habitants. 

Par  moments,  cependant,  nous  traversons  des  zones 
de  terrains  marécageux  envahis  par  une  végétation 
rabougrie  :  des  résineux,  dont  je  ne  puis  reconnaître 
l'espèce,  trempent  leurs  racines  dans  de  véritables 
lagunes,  remplies  d'une  eau  noire  et  croupissante, 
marbrée,  çà  et  là,  de  larges  plaques  irisées,  sur  les- 
quelles s'ébattent  des  bandes  de  canards  et  de  sarcelles 
que  le  passage  du  train  ne  paraît  pas  préoccuper  outre 
mesure.  Ce  pays-ci  doit  être  un  nid  à  fièvres  pendant 
l'été,  à  rhumatismes  pendant  l'hiver.  Mais  ces  considé- 
rations n'arrêtent  pas  les  émigrants,  qui  calculent 
seulement  le  nombre  de  récoltes  successives  qu'on 
pourra  tirer  de  ce  bel  humus  noir,  accumulé,  depuis 
tant  de  milliers  d'années,  à  l'ombre  des  taillis.  Sur 
bien  des  points,  on  a  construit  des  habitations  qui  sont 
déjà  entourées  de  quelques  champs.  La  première 
année,  on  écorceune  couronne  autour  de  chaque  arbre 
qui  meurt  au  printemps.  Le  premier  gros  orage  qui 
passe  le  jette  par  terre.  On  le  brûle  pour  s'en  débar- 
rasser. Les  vaches  mangent  avidement  l'herbe  qui 
pousse  entre  les  souches  :  au  bout  d'un  an  ou  deux, 
celles-ci  seront  assez  pourries  pour  se  laisser  déchausser 
par  les  énormes  charrues  attelées  de  huit  ou  dix  paires 
de  bœufs  :  et,  à  l'automne  suivant,  le  fermier  pourra 
envoyer  à  Chicago  un  train  chargé  de  son  blé. 

Enfin,  à  dix  heures  trente,  nous  entrons  dans  une 
immense  gare  :  le  train  vient  s'arrêter  le  long  de  quais 
pavés  en  bois,  qui  doivent  fournir  de  bien  terribles 


EM    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM.  179 

éléments  de  combustion  aux  incendies  si  fréquents  dans 
ce  pays  :  nous  sommes  à  Chicago. 

Il  me  semble  me  souvenir  que,  dans  la  première 
partie  de  ce  très-véridique  récit,  j'ai  été  un  peu  dur 
pour  les  rues  de  New-York.  C'est  que  je  n'avais  pas 
encore  vu  celles  de  Chicago.  Toutes  sont  cependant 
pavées  en  bois  :  mais,  pour  employer  une  expression 
chère  aux  ingénieurs  des  chemins  de  fer,  l'infrastruc- 
ture, au  lieu  d'être,  comme  à  Paris,  une  surface  soi- 
gneusement bétonnée,  est  ici  simplement  un  plancher 
composé  de  bordages  de  sapin,  posés  à  plat  sur  le  sol. 
C'est  là-dessus  que  reposent  les  pavés.  Dès  que  les 
bordages  sont  pourris,  ce  qui  ne  tarde  guère  dans  un 
pays  aussi  humide,  les  pavés  s'enfoncent,  et  il  se  forme 
des  ornières  de  vingt-cinq  ou  trente  centimètres,  rem- 
plies d'une  eau  noire  et  croupissante  qui  exhale  les 
odeurs  les  plus  abominables.  On  ne  peut  se  figurer  ce 
que  c'est,  à  moins  de  l'avoir  vu.  Et  nous  sommes  au 
mois  de  juin! 

Par  exemple,  les  moyens  de  transport  sont  plus  per- 
fectionnés qu'à  New- York.  Dans  la  cour  de  la  gare, 
nous  trouvons  des  omnibus  pour  nous  conduire  à  l'hôtel. 
Ils  sont  attelés  de  beaux  chevaux  gris  pommelé  qui 
font  honneur  à  leurs  pères  percherons.  L'Illinois  est 
depuis  dix  ans  le  grand  centre  d'importation  de  ces 
admirables  animaux,  et  dès  le  premier  coup  d'œil 
que  nous  jetons  aux  attelages  des  camions  et  des 
innombrables  charrettes  que  nous  croisons  dans  les 
rues,  nous  pouvons  constater  l'heureuse  influence  du 
vieux  sang  normand  sur  la  production  chevaline  de  ce 
pays.  Il  paraît  qu'à  la  troisième  génération,  il  n'en 


180  EN    VISITE    CHEZ    LOXCLE    SAM. 

reste  plus  rien  :  mais  les  résultats  obtenus,  au  cours 
des  deux  premières,  sont  si  remarquables,  que  les 
Yankees  semblent  prendre  très-facilement  leur  parti 
de  l'obligation  où  ils  se  trouvent  d'importer  toujours 
de  nouveaux  reproducteurs. 

Dans  ces  rues,  le  mouvement  est  prodigieux.  La 
circulation  est  certainement  beaucoup  plus  active  qu'à 
New- York.  Nous  passons  dans  un  tunnel  qu'on  a  creusé 
sous  un  large  cours  d'eau.  Plus  loin,  nous  traversons 
une  autre  rivière  sur  un  pont  tournant,  du  haut  duquel 
nous  voyons  une  multitude  de  grandes  goélettes 
amarrées  contre  les  quais  des  deux  rives;  des  grues, 
agitant  leurs  grands  bras  au  milieu  des  mâtures  enche- 
vêtrées; des  petits  remorqueurs,  entraînant  vers  le  lac 
des  navires  dont  l'équipage,  groupé  à  l'avant,  déborde, 
avec  de  longues  gaffes,  aux  endroits  difficiles;  toute  la 
joyeuse  confusion  d'un  port  de  mer  :  enfin,  notre 
omnibus  s'arrête  devant  un  immense  édifice,  occupant, 
à  lui  seul,  tout  un  hlock;  par  la  porte  enlr'ouverle, 
nous  distinguons  un  hall  immense,  encombré  d'une 
foule  de  gens  qui  se  bousculent.  On  se  croirait  à  une 
bourse.  Nous  sommes  simplement  arrivés  au  Grand 
Pacific  Hôtel. 


CHAPITRE  V 

Chicago.  —  L'Union  Stock-Yard.  —  Le  massacre  des  cochons. — 
Jacques,  Anastasie  et  Sophie.  —  Freyschiitz,  le  chasseur  tyro- 
lien. —  Une  stampède.  —  Histoire  d'un  Frenchman  from  the 
old  country.  —  Les  noirs.  —  Les  Ku-Klux-CIans.  —  Travail  et 
protection.  —  L'émigration  italienne.  —  Les  Chinois  en  Califor- 
nie. —  Les  opinions  de  Pipi-Afa.  —  Un  incendie  à  Hong-kong. 

Mardi.  —  Quand  nous  avons  eu  inscrit  nos  noms 
sur  le  registre  de  l'hôtel,  le  clerk  nous  a  fait  conduire 
à  un  appartement  situé  au  deuxième  étage,  qui  se 
compose  de  deux  chambres,  d'un  salon  et  d'une  salle 
de  bain.  Tout  cela  est  éclairé  par  vingt-deux  becs  de 
gaz  :  nous  les  avons  comptés.  Les  lits  sont  excellents 
et  d'une  propreté  admirable.  La  salle  de  bain,  où 
l'eau  chaude  et  froide  arrive  jour  et  nuit,  est  garnie 
de  piles  de  serviettes  et  de  savons  de  toutes  les 
formes  et  de  toutes  les  couleurs  ;  il  y  a  des  tapis 
partout,  et  une  pancarte  clouée  à  la  porte  nous  apprend 
que  tout  cela,  y  compris  quatre  repas  par  jour,  nous 
coûtera  20  francs  par  tète.  Je  ne  puis  m'empêcher 
de  consigner  ces  chiffres,  parce  qu'ils  me  semblent 
absolument  inexplicables,  étant  donné  surtout  la 
valeur  de  l'argent  dans  ce  pays.  Depuis  que  je  suis 
en  Amérique,  je  ne  cesse  de  m'extasier  sur  la  cherté 
des  fiacres  et  sur  le  bon  marché  des  hôtels.  Dans  tous 
les  pays  du  monde  où  j'ai  voyagé,    et  la  liste  com- 

11 


182  EX    VISITE    CHEZ    LOXCLE    SAM. 

mence  à  être  longue,  en  payant  mes  notes  d'hôtel,  j'ai 
toujours  eu  la  conscience  que  j'étais  volé.  Ici,  quand 
j'examine  ma  note,  je  me  sens  pris  de  scrupules,  et 
j'ai  envie  de  demander  au  clerk  s'il  est  bien  sûr  de  ne 
pas  s'être  trompé  à  son  désavantage.  Aux  Etats-Unis, 
les  administrations  publiques  absorbent  tant  de  filous, 
qu'il  n'en  reste  plus  beaucoup  dans  les  affaires.  C'est 
probablement  à  ce  système  permanent  d'épuration 
qu'est  due  l'honorabilité  très-réelle  de  la  plupart  des 
grandes  maisons  de  commerce  de  ce  pays.  Pendant  la 
Commune  de  Paris,  tous  les  repris  de  justice  avaient 
été  nommés  colonels  :  on  ne  volait  plus  du  tout  dans 
les  poches  ni  aux  étalages.  Il  y  a  du  reste  bien  long- 
temps que  M.  Victor  Hugo  a  péremptoirement  dé- 
montré, dans  son  livre  des  Misérables,  que  si  la  société 
s'arrangeait  pour  donner  seulement  50,000  livres  de 
rente  aux  malfaiteurs,  ils  ne  voleraient  plus  les  flam- 
beaux d'argent  des  évêques.  Mais  cette  misérable  so- 
ciété est  ainsi  faite  qu'elle  ne  veut  jamais  s'arrêter  aux 
solutions  simples  et  pratiques. 

Tout  en  déjeunant,  nous  avons  tenu  conseil  pour 
décider  de  nos  faits  et  gestes.  Avant  de  partir  pour  le 
Far-West,  nous  avons  quarante-huit  heures  à  passer  à 
Chicago  :  comment  des  touristes  consciencieux  doivent- 
ils  employer  ce  temps  ?  Le  Guide-book,  que  nous 
avons  admis  en  tiers  dans  nos  délibérations,  et  auquel 
nous  en  référons,  nous  donne  tous  les  renseignements 
désirables.  Au  fond,  j'aimerais  assez  une  promenade 
sur  le  port,  suivie  d'une  pèche  à  la  ligne  dans  le  lac. 
Il  parait  que  le  Alichigan  recèle  dans  ses  ondes  des 
truites  grosses  comme   des  cachalots  et  des  perches 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  183 

merveilleuses.  Mais  ma  proposition  est  accueillie  d'une 
façon  si  méprisante  par  II,..,  que  je  n'ose  pas  insister. 
On  vient  à  Chicago,  affirme-t-il,  non  pour  pêcher  à  la 
ligne,  mais  pour  voir  tuer  des  cochons.  Il  est  donc 
décidé  que  nous  irons  voir  tuer  des  cochons.  Du  reste, 
je  suis  moi-même  assez  curieux  d'aller  voir  cela.  Un 
capitaine  marseillais  m'a,  dans  le  temps,  décrit  les 
procédés  employés.  Il  affirmait  que  les  cochons  étaient 
amenés,  par  leurs  propriétaires,  à  l'orifice  d'un  méca- 
nisme très-compliqué,  mû  par  la  vapeur.  On  mettait  la 
machine  en  train,  et,  au  bout  de  deux  minutes,  le  co- 
chon reparaissait  à  l'autre  extrémité,  transformé  en 
saucisses.  Si  celles-ci  n'élaient  pas  suffisamment  assai- 
sonnées ou  que,  pour  toute  autre  cause,  l'opération 
n'eût  pas  donné  des  résultats  satisfaisants,  il  suffisait, 
disait-il,  de  faire  aller  la  machine  en  arrière,  pour  voir 
reparaître  le  cochon  tout  en  vie  et  prêt  à  subir  un  nou- 
vel essai.  J'ai  toujours  soupçonné  les  récits  du  capi- 
taine d'être  empreints  d'une  certaine  exagération  ;  aussi 
je  ne  suis  pas  fâché  de  voir  les  choses  par  moi-même. 

Comme  nous  avons  négligé  de  nous  munir  de  lettres 
de  recommandation  pour  AI.  Armour,  l'Attila  des  co- 
chons, nous  allons  exposer  notre  cas  au  banquier  au- 
près duquel  nous  sommes  crédités,  et  c'est  munis 
d'un  mot  d'introduction  de  sa  main  que  nous  nous 
faisons  conduire  à  V Union  Stock-Yard. 

Le  commerce  de  la  ville  de  Chicago,  qui,  aux  États- 
Unis,  n'est  surpassé  que  par  celui  de  New-York,  a  deux 
spécialités  principales.  D'abord  la  Cité  des  Prairies 
est  devenue  le  plus  grand  marché  de  grains  du  monde 
entier  :  car  c'est  dans  ses  élévateurs   que  viennent 


184  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

affluer  toutes  ces  expéditions  ^e  blé  qui  inondent  le 
marché  européen  :  c'est  aussi  le  pays  de  l'univers  où 
il  se  tue  le  plus  de  cochons  :  on  y  abat  également  pas 
mal  de  bœufs,  pour  en  faire  des  conserves.  Mais  le 
massacre  des  bœufs  n'est  rien  en  comparaison  de  celui 
des  cochons.  Un  spéculateur  du  pays  achète  cent  mille 
barils  de  lard,  fin  courant,  ou  en  revend  cinquante 
mille  à  terme.  Les  résultats  sont,  du  reste,  identique- 
ment les  mêmes  que  lorsque  l'on  opère  sur  des  titres 
de  Suez  ou  de  Panama.  Nous  arrivons  au  beau  milieu 
d'un  krach,  qui  produit  une  grande  émotion.  Les 
vendeurs  sont  en  train  d'étrangler  les  acheteurs.  On 
nous  parle  d'un  monsieur,  entre  autres,  qui  fait  une 
faillite  de  6  millions  de  dollars.  Seulement,  à  cause 
de  la  nature  toute  spéciale  des  opérations  engagées,  les 
liquidations  prennent  quelquefois  une  tournure  ori- 
ginale. On  nous  cite  un  acheteur  de  mauvaise  humeur 
qui,  au  lieu  de  se  liquider,  en  payant  tranquillement 
ses  différences,  s'est  avisé  de  vouloir  «  lever  »  ses  barils 
de  lard.  Les  vendeurs,  très-surpris,  se  sont  rappelés 
qu'ils  en  avaient  quelques  milliers  oubliés  depuis  bien 
longtemps  sous  un  hangar.  Ils  les  ont  offerts.  Mais  alors 
l'acheteurastucieux  enafait  ouvrir  un  certain  nombre, 
et,  constatant  qu'ils  contenaient  une  foule  de  choses 
autres  que  du  lard,  a  prétendu  faire  annuler  le  marché. 
Le  procès  va  se  plaider. 

A  côté  de  ces  spéculations,  il  y  a  le  marché  régulier. 
L'établissement  où  l'on  nous  conduit,  le  plus  impor- 
tant de  tous,  celui  de  MM.  Armour  et  Cie,  est  un  im- 
mense bâtiment  à  cinq  ou  six  étages.  A  l'une  des  extré- 
mités sont  des  parcs,  où  des  trains  de  chemin  de  fer 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  185 

viennent  constamment  décharger  leur  cargaison 
vivante  et  grognante.  Les  nouveaux  arrivés  poussant 
les  anciens,  ces  malheureux  animaux,  affolés,  se  pré- 
cipitent à  l'escalade  d'un  plan  incliné,  en  forme  de 
triangle  dont  le  sommet  atteint  le  niveau  de  l'étage 
supérieur. 

Nous  y  montons,  de  l'autre  côté,  par  un  escalier  dont 
les  marches  sont  toutes  glissantes  de  sang.  On  nous  fait 
pénétrer  dans  une  grande  pièce  qui  a  l'apparence  d'un 
véritable  pandémonium.  Je  commence  à  croire  que  mon 
Marseillais  a  moins  exagéré  que  je  ne  me  le  figurais. 
Des  hommes  à  moitié  nus,  ruisselants  de  sang,  cou- 
rent de  tous  les  côtés  au  milieu  de  machines  d'appa- 
rence sinistre  ;  des  débris  sans  nom  couvrent  le  plan- 
cher ;  des  chaînes,  armées  de  crocs  aigus,  retombent 
vers  le  sol,  après  s'être  enroulées  à  des  poulies  pen- 
dues au  plafond  :  à  nos  pieds,  se  trouve  une  sorte  de 
puits  carré,  de  3  ou  4  mètres  de  côté,  sur  2  de  profon- 
deur. Une  porte  à  coulisse  se  relève  :  c'est  alors  que 
nous  voyons  la  masse  grouillante  des  porcs,  dont  une 
simple  cloison  nous  sépare.  La  seule  pression  de  tous 
ces  corps  en  fait  rouler  douze  ou  quinze  dans  le  puits. 
La  porte  retombe  alors.  Un  homme  saute  au  milieu 
d'eux,  saisit  le  jarret  du  premier  qui  lui  tombe  sous  la 
main  et  y  enfonce  l'un  des  crocs  que  nous  avons  vus. 
Le  cochon,  hissé  aussitôt  par  la  chaîne  qui  s'enroule 
sur  un  treuil  à  vapeur,  descend  lentement,  la  tête  en 
bas,  le  long  d'un  plan  incliné,  en  poussant  des  hurle- 
ments effroyables.  Un  homme  l'attend  au  passage,  qui 
d'un  coup  de  couteau  lui  fend  la  gorge.  Celui  que 
nous  voyons  opéré  de  la  sorte  est  le  trois  cent  cinquante 


186  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

millième  tué  dans  ce  seul  établissement  depuis  le 
1er  janvier  (je  dis  350,000!).  Un  décliquetage  le  fait 
tomber,  tout  vivant  encore,  dans  une  cuve  d'eau  bouil- 
lante, d'où  une  grille  en  fer  que  fait  mouvoir  un 
excentrique  le  rejette,  d'un  coup  sec,  dans  un  défilé 
bordé  de  huit  roues  à  brosses,  faisant  quatre  ou  cinq 
cents  tours  à  la  minute,  qui  enlèvent  toutes  les  soies  : 
et  puis  ces  gros  corps  tout  ronds  tombent  d'étage  en 
étage,  subissant  à  chaque  instant  une  nouvelle  trans- 
formation. Il  en  passe  sept  à  la  minute  !  \ous  les  sui- 
vons jusqu'à  la  chambre,  pavée  de  gros  blocs  de  glace, 
où  ils  se  refroidissent.  Puis  on  nous  fait  arpenter  l'ate- 
lier, où  quatre  cents  charcutiers,  tout  en  surveillant 
les  guillotines  à  vapeur  qui  hachent  la  chair  à  pâté, 
confectionnent  des  kilomètres  de  saucisses  et  des  lieues 
d'andouilleltes '.  Nous  voyons,  à  travers  une  buée  in- 
fecte, les  cuves,  où  des  tonnes  de  saindoux  mijotent 
sur  de  grands  feux  clairs  ;  les  salles,  où  s'enfument 
vingt  mille  jambons.  Un  peu  plus  loin,  nous  enfilons 
une  avenue  bordée  de  quelques  milliers  de  têtes  pen- 
dues à  des  crocs,  qui  nous  regardent  par  leurs  yeux 
entr'ouverls  sous  leurs  paupières  plissées. 

Pour  le  coup,  je  proteste  énergiquement.  Toutes  ces 
têtes  ont  des  physionomies  si  inquiétantes,  qu'elles 
finiraient  sûrement  par  donner  le  cauchemar.  Chez 
certains,  les  muscles,  tirés  par  en  haut,  donnent  à  la 
face,  encadrée  de  ses  deux  oreilles  ramenées  en  avant, 
un  air  de  gouaillerie  féroce  et  sinistre  ;  d'autres  expri- 
ment très-clairement  une  abjecte  terreur;  quelques-uns 

1  La  maison  Armour  occupe  trois  mille  cinq  cents  ouvriers.  En 
1882,  on  y  a  tué  douze  cent  mille  cochons. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  187 

témoignent  d'une  surprise  douloureuse.  Tout  cela  me 
choque  d'au  tant  plus  que  j'ai  toujours  pensé  quele  cochon 
ne  rencontrait  pas,  dans  ce  monde,  les  sympathies  aux- 
quelles il  aurait  droit.  Seuls,  quelques  grands  esprits, 
s'affranchissant  des  préjugés  vulgaires,  ont  su  décou- 
vrir tous  les  trésors  d'intelligence  et  toutes  les  qualités 
du  cœur  qui  feraient  de  ces  philosophes,  auxquels  nous 
devons  la  Iruffe  !  des  compagnons  charmants.  Seule- 
ment, rehutés  par  les  mauvais  traitements  de  la  race 
humaine,  ils  sont  obligés  de  cacher  soigneusement 
tout  cela  sous  une  apparence  un  peu  lourde  :  j'en  con- 
viens. Mais  voyez  saint  Antoine  !  quand  il  s'est  décidé 
à  se  retirer  du  monde,  pour  aller  vivre  dans  un  désert, 
a-t-il  emmené  avec  lui  un  chien  ?  Jamais  de  la  vie!  Il 
savait  bien  qu'un  chien  le  dérangerait  continuellement 
dans  ses  méditations,  s'accommoderait  mal  de  sa  nour- 
riture habituelle  et  lui  causerait  mille  ennuis,  jusqu'au 
jour  où.  il  se  ferait  bêlement  piquer  par  un  serpent  ou 
gober  par  un  caïman.  Admirons  la  sagesse  de  ce  grand 
saint  qui  a  évité  tous  ces  inconvénients  en  prenant  pour 
compagnon  de  sa  solitude  un  de  ces  petits  cochons 
noirs,  au  museau  recouvert  de  peau  de  chagrin,  à  la 
queue  joyeusement  tire-bouchonnée  ;  Diogènes  à  quatre 
pattes  qu'on  voit  rôder  dans  toutes  les  villes  de  la  basse 
Egypte.  Il  se  nourrissait,  tout  seul,  des  dattes  qui 
tombaient  des  palmiers,  croquait  avec  délices  les  vi- 
pères, cobras  et  aspics  qui  abondent  dans  les  rochers 
de  la  Thébaïde,  et,  pendant  les  récréations,  il  faisait, 
sans  aucun  doute,  la  joie  des  pieux  solitaires,  par  ses 
petits  grognements  si  expressifs  et  ses  courses  folles  à 
travers  le  sable  :  sans  compter  que,  lorsqu'il  était  gras, 


188  EN    VISITE    CHEZ    LOXCLE    SAM. 

il  fournissait  leur  garde-manger  de  saucisses,  qui 
devaient  être  bien  précieuses,  après  les  longs  jeûnes 
en  usage  parmi  les  cénobites. 

J'ajoute,  et  c'est  un  nouveau  titre  à  ma  sympathie, 
que,  de  tous  les  animaux,  le  cochon  est  le  seul  qui  soit 
réellement  marin.  J'ai  été  embarqué,  dans  le  temps, 
sur  une  frégate,  la  Cassiopée,  où  nous  avons  eu, 
pendant  trois  ans,  à  bord,  un  mouton  du  cap  de  Bonne- 
Espérance,  nommé  Jacques  ;  une  chèvre  indienne,  qui 
s'appelait  Anastasie,  et  une  truie  de  Mozambique,  qui 
répondait  au  doux  nom  de  Sophie.  Jacques  était  un 
abominable  ivrogne  qui,  tous  les  matins,  intriguait 
pour  se  faire  donner  cinq  ou  six  boujarons  d'eau-de- 
vie,  et  finit  par  mourir  du  delirium  tremens  :  juste 
punition  de  ses  débordements  !  Anastasie  avait  un  peu 
le  même  défaut  :  de  plus,  elle  avait  la  manie  de  man- 
ger du  tabac,  ce  qui  donnait  à  son  lait  une  odeur  atroce 
de  vieux  cigare  :  enfin,  un  jour,  à  Bombay,  elle  a  failli 
soulever  une  complication  internationale.  Un  colonel 
écossais  en  grande  tenue,  roide  comme  s'il  avait  avalé 
un  manche  de  gafle,  était  venu  à  bord  pour  faire  sa 
visite  officielle  à  l'amiral.  Au  moment  où,  debout  à  la 
coupée,  il  saluait  le  capitaine  de  pavillon,  avant  de  s'en 
aller,  Anastasie,  prenant  son  élan,  lui  lança  par  derrière, 
dans  son  kilt,  un  tel  coup,  que  le  malheureux  faillit 
tomber  dans  sa  baleinière,  la  tête  la  première.  II  fallut 
lui  faire  de  très-plates  excuses,  ce  qui  coûta  à  notre 
orgueil  national.  Tandis  que  Sophie,  toujours  correcte 
dans  sa  tenue,  sachant  reconnaître  toutes  les  sonneries 
ou  sifflets  annonçant  les  repas,  pour  aller  dans  la  bat- 
terie faire  le  tour  des  tables,  était  devenue,  en  peu  de 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  189 

temps,  la  favorite  des  matelots,  qui  la  comblaient  de 
biscuits  et  de  fayols,  et  lui  avaient  même  appris  à  jouer 
très-bien  aux  dominos.  Aussi  fut-elle  ramenée  à  Brest 
et  eut  l'honneur  de  figurer  au  bal  qui  nous  fut  donné 
par  l'équipage,  à  la  salle  de  Venise.  Puis  elle  fut  offerte 
au  gardien  du  phare  du  Portzic,  lequel,  moyennant 
une  petite  somme,  s'était  engagé  à  lui  ménager  une 
vieillesse  heureuse.  J'espère  pour  lui  qu'il  aura  tenu 
parole. 

C'était  par  ces  raisonnements  et  par  d'autres  aussi 
concluants  que  je  cherchais  à  décider  mon  compagnon 
de  voyage  à  quitter  bien  vile  cette  horrible  caverne. 
Malheureusement  M...  a  été  inexorable.  11  appartient 
à  cette  catégorie  de  touristes  consciencieux  qui  veu- 
lent voir  les  choses  à  fond.  Nous  n'avions  pas  vu  tuer 
les  bœufs  :  il  nous  a  fallu  aller  voir  tuer  les  bœufs. 

Je  dois  le  dire,  la  première  impression  a  été  beau- 
coup moins  répugnante  que  je  ne  le  craignais.  Les 
choses  se  passent  avec  un  certain  pittoresque.  Sur  une 
petite  construction  en  planches,  de  forme  bizarre,  nous 
voyons  un  gros  monsieur,  en  bras  de  chemise,  qui  se 
promène  gravement,  coiffé  d'un  chapeau  tyrolien,  orné 
d'une  plume.  Il  chante  d'une  voix  attendrie  un  lied 
allemand ,  où  il  est  question  de  nuages  blancs  qui 
courent  dans  un  ciel  bleu,  de  ruisseaux  serpentant 
dans  les  prés  verts  et  des  saucisses  que  mangent  deux 
amants  en  se  tenant  la  main!  Enfin,  toute  la  poésie  de 
la  naïve  Allemagne  !  Seulement  ce  qui  nous  semble 
extraordinaire,  c'est  que  ce  gros  monsieur  tient  à  la 
main  une  carabine,  le  canon  dirigé  vers  le  sol,  et  en 
lire  un  coup  à  chaque  pas  qu'il  fait,   comme   pour 

il. 


190  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

ponctuer  les  vers  de  sa  canlilène  amoureuse.  Arrivé  à 
l'extrémité  de  sa  course,  il  dépose  sa  carabine,  s'essuie 
le  front,  avale  un  grand  verre  de  bière,  et  puis,  nous 
apercevant,  il  nous  invite  d'un  geste  gracieux  à  venir 
le  rejoindre,  ce  que  nous  faisons,  en  montant  à  une 
petite  échelle.  Quand  nous  sommes  auprès  delui,  nous 
comprenons  ce  qui  se  passe. 

Devant  nous  s'étend  une  rangée  de  vingt-cinq  loges 
en  charpente,  semblables  à  des  stalles  d'écurie  très- 
étroites.  A  notre  gauche,  elles  s'appuient  au  grand 
bâtiment  dont  nous  venons  d'explorer  les  étages  su- 
périeurs. Chacune  en  est  séparée  par  une  porte  à  cou- 
lisse. De  l'autre  côté,  une  porte  agencée  de  la  même 
façon  les  fait  communiquer  avec  un  grand  parc  conte- 
nant quatre  ou  cinq  cents  bœufs,  qu'une  dizaine 
d'hommes  à  cheval,  armés  de  gros  fouets,  maintiennent 
réunis  en  masse  serrée. 

Au  moment  où  nous  arrivons,  les  loges  sont  vides  et 
les  portes  de  gauche  fermées  :  un  mécanisme  quel- 
conque ouvre  tout  d'un  coup  celles  de  droite.  Vingt- 
cinq  bœufs  placés  au  premier  rang,  cédant  à  la  pression 
qui  les  pousse  en  avant,  se  précipitent  dans  l'espace 
libre  qu'ils  voient  devant  eux.  Aussitôt  qu'ils  sont  en- 
trés, les  portes  retombent.  Chaque  animal  se  trouve 
alors  isolé  entre  quatre  murs  de  planches,  élevés  de 
7  ou  8  pieds.  C'est  alors  que  le  chasseur  tyrolien  re- 
commence sa  promenade.  Il  marche  sur  une  sorte  de 
passerelle  qui  domine  toutes  les  loges.  Chaque  bœuf, 
en  entendant  sa  voix,  relève  la  tête  :  le  bonhomme  lui 
emoie  alors,  au  beau  milieu  du  front,  une  balle  de  sa 
carabine  à  répétition.  Puis  il  passe  à  un  autre.  L'animal, 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  191 

sitôt  frappé,  tombe  foudroyé,  et  à  travers  la  porte  de 
gauche  qui  s'ouvre,  il  roule  dans  le  sous-sol,  où  nous 
voyons  s'agiter  les  bouchers  qui  préparent  la  viande. 
En  moins  de  cinq  minutes  le  Tyrolien  a  fini  sa  tour- 
née et  revient  nous  rejoindre.  Il  tue,  pendant  cinq  ou 
six  mois  de  l'année,  de  trois  à  six  cents  bœufs  par 
jour  !  Je  lui  ai  demandé  si  c'était  toujours  avec  la  même 
carabine  et  sur  le  même  air  ;  il  m'a  répondu  qu'il 
changeait  assez  souvent  de  carabine,  mais  chantait  tou- 
jours la  même  chanson.  Il  y  tient,  parce  qu'elle  lui 
rappelle  une  blonde  enfant  pour  laquelle  il  a  eu,  dans 
le  temps,  un  sentiment  tendre. 

Quand,  non  contents  d'avoir  appris  l'art  de  tuer  des 
bœufs  à  coups  de  fusil,  nous  en  avons  vu  dépouiller  et 
découper  deux  ou  trois  douzaines,  nous  quittons,  à  ma 
grande  satisfaction,  l'établissement  de  M.  Armour.  Nous 
donnons,  cependant,  un  coup  d'œil  aux  parcs.  Ils  sont 
aménagés  pour  recevoir,  à  la  fois,  cent  cinquante  mille 
cochons;  quelques  milliers  s'ébattent  joyeusement  de- 
vant nous  dans  de  grands  enclos,  sans  paraître  se 
douter  du  sort  qui  les  attend.  Ils  sont  presque  tous 
noirs;  suffisamment  gras,  sans  être  énormes  :  d'une 
bonne  espèce  qui  rappelle  notre  race  tonkinoise. 

C'est  encore  la  Prairie  qui  fournit  cette  immense 
quantité  d'animaux.  Presque  tous  arrivent  du  Kansas, 
de  l'Illinois,  de  l'Ohio,  du  Missouri,  de  l'Indiana  et  du 
Kcntucky.  La  production  dépend  de  la  récolte  du  maïs 
qui  sert  à  les  nourrir.  Sur  bien  des  points  aussi,  on 
leur  fait  manger  des  débris  de  boucheries. 

Disant  adieu  à  ces  intéressants  cochons,  nous  allons 
visiter  les  parcs  de  bêles  à  cornes  :  ils  peuvent  en  recevoir 


192  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

vingt-cinq  mille.  Les  provenances  sont  indiquées  par 
les  différences  de  race.  Le  Sud  envoie  encore  des  trou- 
peaux d'animaux  bien  faits,  aux  cornes  énormes,  mais 
cependant  peu  susceptibles  d'engraissement.  C'est  la 
race  presque  sauvage  du  Texas.  Elle  tend  à  disparaître 
par  suite  de  l'introduction  de  reproducteurs  Durham  de 
premier  ordre  que  les  ranchmen  font  venir  d'Angle- 
terre. Leur  influence  se  fait  dès  à  présent  sentir  de  la 
manière  la  plus  évidente.  Les  ranchs  de  l'Ouest  n'en- 
voient déjà  plus  que  des  animaux  qui  montrent  tous 
les  traits  caractéristiques  auxquels  la  célèbre  race  an- 
glaise doit  sa  réputation.  Ces  bœufs  ont  trois  ou  quatre 
ans.  Ils  ont  été  élevés  absolument  à  l'état  sauvage. 
Assurément  ils  ne  sont  pas  aussi  chargés  de  graisse  que 
la  moyenne  des  bœufs  que  l'on  envoie,  à  la  Villette, 
des  bons  pays  d'élevage  ;  mais,  malgré  le  long  voyage 
qu'ils  viennent  de  faire  pour  arriver  ici,  ils  sont  dans 
un  très-bel  état,  et  leur  viande  est  superbe.  Ils  pèsent, 
sur  pied,  de  12  à  1 ,600  livres. 

Le  lecteur  me  rendra  cette  justice,  que  je  n'abuse 
pas  des  statistiques.  Cependant  l'Union  Stock-Fard 
de  Chicago  nous  a  déjà  fait  tant  de  mal  ;  il  y  a,  dans 
le  centre  de  la  France,  tant  de  petits  ménages  qui  se 
sont  vu  enlever  le  plus  clair  de  leurs  ressources,  en 
étant  obligés  de  renoncer  à  l'élevage  de  leurs  «  vêtus 
de  soie  »  ;  l'industrie  de  nos  herbagers  me  semble 
elle-même  si  menacée,  que  je  crois  uiile  de  consigner 
ici  quelques  chiffres  qui  donneront  une  idée  de  ce  qui 
se  passe  là-bas. 

En  1874,  il  est  arrivé,  sur  le  marché  de  Chicago, 
4,258,379  cochons;  en  1879,  4,911,913;  en  1880, 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  19» 

7,059,355.  En  1882,  il  y  a  eu  une  petite  diminution, 
due  à  la  mauvaise  récolte  de  1881.  Cependant  voici  les 
chiffres  officiels  : 

Cochons 5,816,937 

Bœufs 1,582,237 

Moutons 626,948 

On  voit  que,  sauf  un  léger  arrêt,  dû  à  une  cause 
connue,  la  progression  est  constante.  La  consommation, 
locale  et  celle  du  Far-West  absorbent  à  peu  près  la 
moitié  du  lard  produit.  Car  c'est  un  fait  bien  caracté- 
ristique des  mœurs  domestiques  américaines  :  un  fer- 
mier du  Kansas  envoie  ses  cochons  à  Chicago,  et  se 
nourrit  exclusivement  du  lard  et  de  la  charcuterie  qu'il 
fait  venir  de  la  môme  ville,  sa  femme  étant  incapable 
de  lui  préparer  une  autre  nourriture. 

L'autre  moitié  est  envoyée  dans  l'Est  et  forme,  en- 
grande  partie,  le  stock  disponible  que  les  Américains 
cherchent  à  faire  pénétrer  en  Europe,  malgré  toutes 
les  mesures  plus  ou  moins  ingénieuses  prises  par  les 
gouvernements  pour  en  gêner  l'importation. 

C'est  au  cours  de  cette  promenade  que  nous  faisons 
connaissance  avec  les  fameux  cow-boys  dont  il  est 
tant  question  dans  les  romans  américains.  Il  y  en  a 
toujours  quelques  centaines  qui  ont  quitté  les  prairies 
de  l'Ouest  pour  accompagner  leurs  bêtes  jusqu'ici.  Ils 
galopent  de  tous  les  côtés,  montés  sur  des  poneys 
maigres  qu'ils  semblent  écraser  :  d'autant  plus  que 
leurs  selles  sont  énormes.  Elles  ont  un  pommeau 
pointu,  auquel  pend  le  lasso  ou  lariat  en  cuir  tressé. 
Les  étriers  sont  en  bois.  Ils  sont  tous  sales  à  faire  peur 
et  ont  l'air  de  parfaits  bandits. 


194  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

Les  journaux  de  ce  matin  racontent  une  assez  curieuse 
histoire.  Hier,  une  centaine  de  bœufs  ont  été  pris  d'une 
de  ces  folies  passagères  qui  sont  bien  connues  dans  nos 
grandes  foires  de  l'Ouest.  Ici ,  on  appelle  cela  une  stam- 
pède.  Toujours  est-il  qu'ils  ont  démoli  la  barrière  de 
leur  parc,  ont  enfilé  au  grand  galop  l'avenue  qui  con- 
duit en  ville,  renversant  les  piétons  et  même  les  voitures 
qu'ils  rencontraient  :  une  douzaine  de  cow-boys  sont 
partis  à  leurs  trousses...  tuant  à  coups  de  winchester 
ceux  qui  paraissaient  les  plus  affolés.  Quelques-uns  sont 
arrivés  cependant  jusque  sur  les  quais  et  se  sont  jetés 
à  l'eau,  d'où  ils  ont  élé  repêchés  immédiatement  par 
les  soins  des  capitaines  de  goélette,  ravis  de  l'occasion 
qui  se  présentait  de  donner  de  la  viande  fraîche  à  leurs 
équipages.  L'affaire  va  occasionner  plusieurs  procès. 
Les  propriétaires  du  troupeau  et,  peut-être,  l'adminis- 
tration des  Stock-Fards  seront  rendus  responsables 
des  accidents  causés  par  les  bœufs  et  aussi  par  les  balles 
des  cow-boys,  qui  n'ont  pas  toutes  été  à  leur  adresse. 

Il  n'est  personne  ayant  un  peu  voyagé  qui  n'ait  été 
frappé  de  l'extrême  petitesse  du  globe  terrestre.  En 
quelque  endroit  qu'on  se  trouve,  on  rencontre  toujours, 
sinon  des  gens  de  connaissance,  du  moins  des  gens 
dont  on  connaît  tous  les  tenants  et  aboutissants.  Une 
fois,  ayant  amariné  un  pirate  chinois  que  nous  venions 
de  canonncr  pendant  deux  heures,  je  trouvai  à  bord 
un  homme  qui  était  né  à  trois  lieues  de  Grancey,  mon 
pays  natal.  J'ai  encore  vérifié  aujourd'hui  la  vérité  de 
ce  principe.  En  sortant  du  Stock-Yard,  nous  étions 
allés  visiter  des  chevaux.  Et,  par  parenthèse,  je  ne  suis 
pas  enthousiaste  de  ce  que  j'ai  vu.  En  fait  de  chevaux 


EX    VISITE    CHEZ    L  ONCLE    SAM.  195 

américains,  nous  ne  connaissons,  en  France,  que  des 
trotteurs  et  des  animaux  tout  à  fait  hors  ligne  qu'on  a 
jugés  dignes  de  faire  le  voyage.  Mais,  d'après  ce  que 
j'ai  vu  dans  les  rues  de  New-York  et  ce  que  je  vois  ici, 
les  chevaux  de  commerce  ordinaire  sont  certainement 
fort  inférieurs  aux  nôtres.  Ils  ont  surtout  le  rein  trop 
long  et  les  memhres  postérieurs  bien  insuffisants.  Il 
est  vrai  qu'ils  ne  coûtent  pas  cher.  La  plus  belle  paire 
de  chevaux  qu'on  m'ait  montrée  valait  cinq  mille  francs, 
et  le  marchand  faisait  entendre  que  ce  n'était  pas  son 
dernier  prix.  On  leur  laisse  toujours  aussi  de  grandes 
queues  traînant  par  terre,  auxquelles  on  a  l'air  de 
tenir  beaucoup,  mais  qui,  chez  nous,  dépareraient 
des  carrossiers.  Pendant  que  je  causais  avec  le  marchand, 
il  me  dit  tout  à  coup,  en  me  montrant  un  jeune 
homme  qui  examinait  un  cheval  : 

«  Alais  voilà  aussi  un  Français  du  vieux  pays!  A 
French  man  front  the  old  couniry!  »  (Cela  veut  dire 
un  Français  qui  n'est  pas  Canadien.)  a 

Et  il  me  présente  un  beau  garçon  de  vingt-cinq  ans 
environ,  à  la  barbe  fauve,  que  je  prenais  pour  un 
cow-boy  pur  sang,  car  il  en  avait  l'uniforme  :  immense 
chapeau  de  feutre  blanc  relevé  par  devant,  à  la  poli- 
chinelle, chemise  de  flanelle  grise  et,  en  guise  de 
chaussures,  de  grandes  bottes  portant  sur  le  devant 
une  plaque  de  maroquin  rouge,  en  forme  de  cœur, 
timbrée  du  nom  du  fabricant,  en  grosses  lettres  dorées. 

Dès  que  ce  «  França,  de  France  »,  comme  disent 
les  Canadiens,  m'eut  dit  son  nom,  je  sus  tout  de  suite 
à  qui  j'avais  affaire,  car  j'avais  connu  très-intimement 
un  de  ses  oncles,  et  j'avais  aussi  entendu  parler  de  ses 


196  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

aventures.  L'histoire  en  est  trop  curieuse  et,  j'ajouterai, 
trop  symptomalique  pour  que  je  ne  la  consigne  pas  ici. 
M.  Maubert  (ne  cherchez  pas,  je  préfère  le  dési- 
gner par  un  faux  nom)  est  le  fils  d'un  grand  manu- 
facturier. Il  y  a  deux  ans,  il  revenait  d'Angleterre,  où 
il  avait  été  terminer  son  éducation  chez  les  Jésuites,  et 
où,  notamment,  il  avait  étudié  à  fond  l'art  de  la  boxe, 
pour  lequel  il  a,  du  reste,  des  aptitudes  toutes  spéciales, 
étant  bàli  comme  l'Hercule  Farnèse.  Peu  de  temps 
après  son  retour  en  France,  un  jour  de  Fête-Dieu,  il 
suivait  paisiblement  la  procession  dans  son  village, 
quand  trois  Alphonses  de  la  ville  voisine  trouvèrent 
joli  d'insulter  le  Saint  Sacrement  d'abord,  et  puis, 
accessoirement,  les  personnes  qui  lui  faisaient  cortège, 
parmi  lesquelles  se  trouvaient  sa  mère  et  ses  sœurs. 
Maubert,  bien  heureux  de  trouver  celte  occasion  de 
se  faire  honneur  de  ses  petits  talents  devant  ses  conci- 
toyens, demanda  des  explications  à  ces  trois  sympa- 
thiques personnages,  et  leur  Opposa  des  arguments  si 
convaincants,  qu'en  moins  de  cinq  minutes,  ils  étaient 
tous  les  trois  sur  le  flanc.  En  tout  autre  pays  ou  en 
tout  autre  temps,  une  pareille  opération  lui  aurait  valu 
les  félicitations  des  autorités  et  l'estime  de  ses  conci- 
toyens. Les  autorités  firent  verbaliser  la  gendarmerie, 
et  quelques  uns  de  ses  concitoyens  estimèrent  qu'il  eut 
mieux  fait  de  se  contenter  d'écraser  de  son  dédain  les 
trois  Alphonses  !  !  !  On  entend  souvent  des  raisonnements 
de  cette  force-là.  Toujours  est-il  qu'au  bout  de  quelques 
semaines,  il  comparaissait  devant  un  tribunal  fonciè- 
rement républicain  et  surtout  foncièrement  effrayé  de 
l'épuration  projetée.  Il  y  avait  incapacité  de  travail. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  197 

Haubert  fut  admonesté  d'abord,  condamné  ensuite  à 
trois  semaines  de  prison.  II  a  sagement  mis  la  frontière 
entre  lui  et  ces  charmants  robins,  qui,  dans  peu  de 
temps,  seront  peut-être  bienheureux  de  l'avoir  sous  la 
main  pour  les  défendre  contre  leurs  aimables  protégés  : 
ses  parents  lui  ont  donné  cent  cinquante  mille  francs, 
et  il  est  venu  fonder  un  ranch  dans  la  Nebrasca.  Au 
moins,  là,  on  n'est  pas  gêné  par  les  gendarmes  pour  se 
défendre  quand  on  est  attaqué.  Ses  affaires  marchent  à 
merveille.  Il  vient  d'amener  ici  son  premier  convoi  de 
bœufs. 

Je  fais  monter  notre  nouvelle  connaissance  en  voi- 
ture avec  nous,  et  nous  l'emmenons  dîner  au  Grand 
Pacific.  C'est  un  vrai  monde  que  ce  Grand  Pacific.  Il 
est  monté  sur  un  pied  encore  plus  colossal  que  le 
Fifth  Avenue,  de  New-York.  Il  paraît  qu'il  peut  rece- 
voir deux  mille  cinq  cents  voyageurs,  et  il  est  presque 
plein.  Les  corridors  sont  de  véritables  dédales,  dans 
lesquels  je  me  perds  régulièrement  toutes  les  fois  que 
je  sors  de  ma  chambre.  Le  service  est  fait  exclusivement 
par  des  nègres,  ce  qui  me  donne  encore  l'occasion  de 
constater  combien  les  premières  impressions  s'effacent 
difficilement.  J'ai  passé  toute  ma  première  jeunesse 
sur  la  côte  d'Afrique,  en  plein  pays  de  production  du 
«  bois  d'ébène  » ,  pour  employer  l'expression  des 
négriers  auxquels  nous  donnions  la  chasse.  Depuis  ce 
temps-là,  je  ne  peux  plus  voir  un  noir  qui  ne  soit  pas 
tout  nu,  sans  éprouver  le  sentiment  pénible  qu'inspire 
toujours  la  vue  d'un  malheureux  caniche  affublé  d'un 
costume  de  marquis;  et  quand  j'aperçois  une  négresse 
vêtue  d'autre  chose  que  d'un  anneau  dans  le  nez,  je 


198  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

me  sens  pris,  instinctivement,  de  ce  mouvement  de 
compassion  qu'on  a  pour  les  guenons  qui,  dans  les 
cirques,  figurent  sur  la  corde  roide,  en  costume  de 
danseuse. 

Le  question  des  noirs  est  encore  une  des  questions 
ouvertes  aux  Etats-Unis.  Cependant  elle  crée  ici  bien 
moins  de  difficultés  qu'on  n'eût  pu  le  supposer.  Après 
la  guerre,  on  a  commencé  par  essayer  de  les  renvoyer 
en  Afrique,  où  quelques  âmes  charitables  avaient,  déjà 
depuis  quelques  années,  fondé,  à  l'intention  des  esclaves 
libérés,  un  petit  Eden,  qui  s'appelle  Libéria,  où  se 
trouve  un  ensemble  merveilleux  de  tout  ce  qui  fait  le 
bonheur  des  nègres  :  des  cannes  à  sucre  sauvages  dont 
on  lire  du  rhum,  des  patates,  qu'on  mange,  des  coco- 
tiers, ornés  de  quelques  singes  pour  donner  le  bon 
exemple  et  engager  à  faire  de  la  gymnastique;  enfin, 
de  grands  marais  et  une  température  moyenne  de 
trente-cinq  degrés  à  l'ombre,  pour  donner  la  fièvre 
aux  blancs  qui  s'aviseraient  de  souiller  de  leur  pré- 
sence ces  lieux  enchanteurs.  Je  n'y  ai  jamais  été,  mais 
ceux  de  mes  camarades  que  leur  mauvaise  étoile  a 
conduits  dans  ces  parages  en  font  des  récits  fantastiques. 
Les  noirs  de  Saint-Domingue,  délivrés  de  la  domination 
française,  se  sont  immédiatement  donné  un  empereur, 
un  code  civil  et  une  noblesse  impériale,  dont  ils  faisaient 
tous  partie,  et  qui  avait  à  sa  tête  les  ducs  de  Trou- 
bon-bon  et  de  la  Marmelade  et  les  marquis  de  la  Crète 
à  Pierrot.  A  Libéria,  les  esclaves  libérés,  venant  des 
États-Unis,  sont  tous  juges  ou  colonels  comme  leurs 
anciens  maîtres,  sauf  quelques  douzaines  qui  s'intitulent 
présidents.  Seulement,  corrompus  par  la  civilisation, 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  189 

ils  ne  se  contentent  plus  des  joies  pures  et  simples  qui 
suffisaient  à  leurs  ancêtres,  et  ne  comprennent  plus 
que  deux  bonheurs  sur  la  terre  :  piller  les  caisses 
publiques  et  réduire  en  esclavage  les  populations  indi- 
gènes du  voisinage,  afin  de  les  vendre  pour  avoir  du 
vvisky.  Seulement,  ces  nobles  aspirations  trouvent 
malaisément  à  se  satisfaire.  D'une  part,  il  est  bien 
difficile  de  voler  la  caisse,  parce  qu'elle  est  toujours 
vide;  de  l'autre,  les  nègres  des  environs  ont  pris  un 
goût  très-vif  pour  leurs  bons  cousins  de  Libéria,  et  ce 
sont  eux  qui  maintenant  viennent  faire  des  invasions 
sur  le  territoire  de  la  république,  pour  en  manger  les 
habitants. 

Tous  ces  déboires  ont  dégoûté  les  philanthropes,  qui 
semblent  avoir  renoncé  à  l'idée  de  renvoyer  leurs 
frères  noirs  en  Afrique.  Du  reste,  pendant  les  premières 
années  qui  suivirent  la  fin  de  la  guerre,  les  nègres, 
soutenus  dans  les  Etats  du  Sud  par  les  politiciens  du 
Nord  et  ayant  la  majorité,  puisqu'on  leur  avait  donné 
le  droit  de  vote,  s'étaient  arrangé  une  existence  idéale. 
Ils  se  nommaient  à  toutes  les  fonctions,  et  vivaient, 
eux  et  leurs  amis,  en  rançonnant  les  blancs  qu'ils  sou- 
mettaient à  la  plus  atroce  des  tyrannies,  et  qui  n'avaient 
même  pas  la  consolation  de  recevoir  des  lettres  d'en- 
couragement de  M.  Victor  Hugo  :  car  chacun  sait  que 
cet  illustre  ami  de  l'humanité  a  tellement  versé  de 
larmes  sur  les  malheurs  de  John  Brown  et  de  tous  les 
Dombrowski  et  Crapulinski  de  la  Commune,  qu'il  ne 
lui  en  est  jamais  resté  pour  ceux  que  ces  braves  gens 
avaient  assassinés,  à  Harper's-ferry  ou  à  la  Roquette. 
Dans  la  Virginie  et  la  Floride,  il  y  eut,  notamment, 


200  E\T    VISITE    CHEZ    LOXCLE    SAM. 

des  histoires  de  viols  dont  le  récit  fait  dresser  les 
cheveux  sur  la  tête. 

Heureusement  les  hommes  qui,  pendant  quatre  ans, 
venaient  de  tenir  tête,  un  contre  dix,  aux  armées  du 
Nord,  n'étaient  pas  gens  à  supporter  longtemps  pareil 
état  de  choses.  La  justice,  tout  entière  entre  les  mains 
de  leurs  ennemis,  ne  faisait  rien  pour  eux  :  ils  surent 
se  défendre  eux-mêmes.  Il  se  forma,  dans  tout  le  pays, 
une  série  d'associations  secrètes,  connues  sous  le  nom 
bizarre  de  Ku-Klux-Clan,  qui  réussirent,  en  très-peu 
de  temps,  à  remettre  les  choses  sur  un  autre  pied. 
Quand  un  noir  était  signalé  par  les  journaux  comme 
ayant  commis  quelque  nouveau  méfait,  il  ne  lardait 
guère  à  être  surpris  dans  son  lit  par  une  douzaine 
d'hommes  masqués,  armés  jusqu'aux  dents,  qui  le 
menaient  jusqu'à  l'arbre  le  plus  voisin  et  l'y  pendaient 
haut  et  court.  Les  autres  se  le  tinrent  pour  dit,  et  tout 
rentra,  à  peu  près,  dans  l'ordre.  Quant  au  gouverne- 
ment, il  intervint  seulement  par  la  nomination  d'une 
commission  d'enquête  parlementaire,  qui  publia  une 
centaine  de  volumes  de  dépositions  :  après  quoi  l'on 
ne  s'occupa  plus  de  la  question. 

On  entend  cependant  encore  assez  souvent  parler 
de  viols,  dont  les  femmes  blanches  sont  les  victimes. 
Chaque  fois  qu'un  fait  de  ce  genre  se  produit,  la  popu- 
lation pend  immédiatement  les  coupables  sans  forme 
de  procès.  Depuis  quinze  jours  à  peine  que  nous 
sommes  en  Amérique,  j'ai  déjà  lu  dans  les  journaux 
deux  de  ces  histoires.  Il  s'est  même  produit,  à  l'occa- 
sion de  l'une  d'elles,  un  fait  caractéristique.  D'ordinaire 
le  verdict  du  coroner  explique  par  un  suicide  la  mort 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  201 

du  lynché,  ce  qui  met  fin  à  toutes  les  poursuites  qui  pour- 
raient se  produire,  au  civil  comme  au  criminel.  L'autre 
jour,  les  jurés  de  je  ne  sais  quelle  bourgade  des  environs 
de  Charleston  se  sont  sentis  si  sûrs  de  leur  affaire,  qu'ils 
ont  dédaigné  d'avoir  recours  à  cette  fiction  judiciaire. 
Ils  ont  dit  :  «  Nous  avons  examiné  le  corps  d'un  tel  qui, 
ayant  commis  le  crime  de  viol,  a  été  immédiatement 
et  très-justement  pendu  par  les  citoyens  »,  et  l'affaire 
en  est  restée  là.  Il  est  difficile  de  poser  plus  nettement 
le  principe  que  chacun  a  le  droit  de  se  rendre  justice. 
Dans  le  Sud,  il  paraît  qu'une  très-notable  portion 
des  anciens  esclaves  s'est  mise  résolument  au  travail 
des  plantations,  comme  petits  fermiers;  jouant  de  la 
manière  la  plus  impitoyable,  vis-à-vis  de  leurs  enfants, 
et  quelquefois  d'autres  noirs  salariés  par  eux,  le  rôle 
des  anciens  commandeurs  du  vieux  temps.  Il  est  cer- 
tain que,  même  avant  l'abolition  de  l'esclavage,  on 
n'a  jamais  produit  autant  de  coton  que  maintenant. 
Mais  beaucoup  d'autres  se  refusent  à  tout  travail  et 
vivent  uniquement  de  maraudage  et  aussi  de  la  vente 
de  leur  vote  en  temps  d'élection  :  c'est  une  industrie 
qui  ne  chôme  guère.  De  temps  en  temps,  il  se  passe 
des  faits  bizarres  qui  montrent  quelles  étranges  cervelles 
habitent  ces  grosses  tètes  crépues.  En  avril  1879,  par 
exemple,  une  centaine  de  nègres,  hommes,  femmes  et 
enfants,  débarquaient,  un  beau  malin,  d'un  bateau  du 
Missouri,  à  Wyandotte,  dans  le  Kansas.  Ils  paraissaient 
très-misérables.  Quand  on  leur  demandait  ce  qu'ils  ve- 
naient faire,  ils  répondaient  qu'ils  n'en  savaient  rien 
eux-mêmes,  ayant  obéi  à  une  inspiration  d'en  haut  ; 
mais  que  le  bon  Dieu  y  pourvoirait,  De  good  Lord 


202  EX'    VISITE    CHEZ    L'OMCLE    SAM. 

could  be  trusted!  Pendant  quatre  mois,  il  en  arriva 
constamment  dans  les  mêmes  conditions.  A  la  fin  de 
l'automne,  ils  étaient  plus  de  quinze  mille.  Ils  ne  tra- 
vaillaient pas,  mais  étaient  très-tranquilles  et  accep- 
taient avec  reconnaissance  les  dons  que  leur  faisaient 
différentes  sociétés  charitables.  Jamais  on  n'a  pu  savoir 
au  juste  ce  qui  les  avait  pu  faire  partir  des  Etats  au  Sud, 
d'une  si  étrange  façon.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux, 
c'est  que  cet  exode  continua  pendant  deux  ans  :  puis 
il  cessa  tout  à  coup.  On  a  calculé  que  plus  de  cinquante 
mille  étaient  arrivés  de  la  sorte.  Ils  ont  fini  par  être 
absorbés  par  les  Etats  du  voisinage. 

Partout  ailleurs  qu'en  Amérique,  la  suppression  de 
l'esclavage  n'a  pas  lardé  à  être  suivie  par  la  suppression 
des  esclaves  eux-mêmes.  A  Bourbon ,  douze  ans  après 
1848,  les  cinq  sixièmes  des  anciens  esclaves  auraient 
disparu,  morts  de  la  misère  causée  par  leur  paresse, 
et  surtout  d'ivrognerie.  Au  cap  de  Bonne-Espérance, 
si  j'ai  bonne  mémoire,  la  proportion  fut  encore  plus 
forte.  En  Amérique,  au  contraire,  leur  nombre  va 
croissant.  Il  augmente  même  très-rapidement.  En  1860, 
il  y  avait  aux  Etats-Unis  4, 441, 330  nègres  ou  mulâtres  ; 
en  1870,  4,880,009;  en  1880,  6,580;793;  soit  un 
accroissement  de  34  pour  100.  La  population  blanche, 
dans  le  même  temps,  n'a  augmenté  que  de  29  pour 
100,  immigration  comprise.  Si  cela  continue,  les 
Yankees,  qui  se  sont  donné  tant  de  peine  pour  délivrer 
les  nègres,  seront  conquis  par  eux,  comme  les  Tartares 
l'ont  été  par  les  Chinois,  ou  il  leur  faudra  supprimer 
le  suffrage  universel.  S'ils  ne  prennent  pas  ce  parti-là, 
ils  seront  obligés,  ou  de  faire  fonctionner  d'une  ma- 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  203 

nière  permanente  les  Ku-Klux-Clans,  dans  toute  l'é- 
tendue des  États-Unis,  ce  qui  n'est  guère  pratique;  ou 
de  subir  le  joug  des  descendants  de  Cham,  ce  qui  ne 
l'est  guère  davantage  :  car,  au  bout  de  dix  ans  de  ce 
régime,  on  en  arriverait  à  un  Soulouque  quelconque  '. 
V  a-t-il  lieu  d'espérer  que  les  fils  des  anciens  esclaves 
seront  rendus  de  beaucoup  supérieurs  à  la  génération 
actuelle  par  l'instruction  qu'ils  reçoivent?  Ce  qui  s'est 
passé  dans  le  monde  entier  n'est  pas  fait  pour  le  faire 
croire.  Il  ne  faut  pas  parler  de  quelques  brillantes 
exceptions  complètement  sorties  de  leur  milieu  et  qui, 
d'ailleurs,  n'ont,  pour  la  plupart,  dans  les  veines  que 
des  traces  infinitésimales  de  sang  africain.  Malgré  les 
affirmations  souvent  intéressées  de  négropliiies  de 
profession  de  l'école  Schœlcher,  il  est  bien  manifeste 
que  la  race  noire  est  absolument  inférieure  à  la  blanche. 
Quand  ils  fréquentent  les  mêmes  écoles,  on  remarque 
que  jusqu'à  quatorze  ou  quinze  ans  les  jeunes  nègres 
sont  souvent  égaux  et  quelquefois  supérieurs  à  leurs 
condisciples  blancs;  mais  ensuite,  tout  à  coup,  au 
moment  de  la  puberté,  leur  intelligence  semble  s'atro- 

1    a. Si  la  population  de  couleur  s'emparait  définitivement  du 

pouvoir  dans  un  ou  plusieurs  des  Etats  du  Sud,  et  que  les  blancs 
découragés  en  vinssent,  un  jour,  à  se  lasser  de  l'obligation  où 
ils  se  trouvent,  de  renverser  la  majorité  du  nombre  par  la  force 
et  l'intimidation,  ce  jour-là,  je  le  prédis,  les  blancs  seront  obligés 
d'émigrer  dans  un  autre  État,  où  leur  race  soit  en  majorité... 

g Y  a-t-il  quelqu'un  qui  croie  que  si  l'intelligence  directrice 

de  l'homme  blanc  venait  a  manquer  à  l'habitant  du  Sud,  d'origine 
américaine,  ce  dernier  serait  capable  de  faire  fonctionner  à  lui  seul 
nos  institutions?.. .  Elles  ne  pourraient  pas  subsister  dix  ans...  » 

(Discours  de  AI.  Jones,  le  célèbre  député  de  la  Nevada  [républi- 
cain], au  Congrès.) 


204  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

phier.  La  faculté  du  raisonnement  paraît  surtout  leur 
faire  défaut.  Quand  un  peuple  s'est-il  trouvé  dans  de 
meilleures  conditions  pour  prospérer  que  les  Haïtiens? 
Ils  héritaient  d'un  pays  d'une  fertilité  presque  fabu- 
leuse, complètement  mis  en  culture  et  enrichi  par  le 
travail  accumulé  de  nombreuses  générations  :  l'agri- 
culture, à  la  suite  de  longues  et  nombreuses  expé- 
riences, en  était  arrivée  à  un  état  de  perfectionnement 
tel,  que  Saint-Domingue  avait  presque  le  monopole 
du  marché  européen  ;  le  climat  empêchait  d'ailleurs 
la  race  blanche  de  leur  faire  concurrence  ;  enfin,  une 
guerre  suffisamment  longue  et  qui  avait  élé,  en  défi- 
nitive, victorieuse  pour  eux,  aurait  dû  leur  donner  la 
cohésion  nécessaire  aux  nations  et  faire  sortir  du  rang 
les  personnalités  dignes  de  la  gouverner.  Dans  des 
conditions  presque  identiques,  les  colons  anglais 
avaient  trouvé  Washington,  et  les  insurgés  espagnols, 
Bolivar.  Si  l'on  veut  remonter  plus  haut,  on  voit  des 
Spartacus  sortis  des  ergastules  romains.  A  quoi  les 
Haïtiens  ont-ils  abouti  ?  Ils  n'ont  produit  que  des  bêtes 
fauves,  comme  Dessalines  et  Toussaint-Louverture  ;  ou 
plus  lard,  des  grotesques  comme  Soulouque,  dont  le 
règne  a  marqué  le  point  culminant  de  leur  civilisa- 
tion, et  qui,  personnellement,  paraît  avoir  été  le  plus 
beau  produit  que  cette  civilisation  ait  pu  tirer  de  la 
race  nègre.  A  tout  prendre,  j'aime  mieux  Ketchwayo 
qu'il  a  fallu  renvoyer  chez  les  Zoulcus,  que  seul  il 
savait  conduire  ;  ou  même,  ce  pauvre  Coffee  Calcallee, 
le  roi  des  Ashantees.  C'est  vrai  qu'il  avait  la  passion  des 
sacrifices  humains;  mais,  au  bout  du  compte,  cela  ne 
regardait  que  ses  sujets,  qui  l'adoraient,  et  depuis  que 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  205 

les  Anglais  ont  été  le  tracasser  à  Coomassie,  tout  y  va 
de  mal  en  pis. 

Aux  Etats-Unis,  ceux  (!es  noirs  qui  veulent  travailler 
restent  généralement  dans  le  Sud,  où  le  climat  leur 
assure  le  monopole  de  l'agriculture.  Quelques-uns 
cependant  viennent  dans  le  Mord  et,  sans  y  être  bien 
chaleureusement  accueillis,  n1y  sont  plus,  comme  il  y 
a  vingt  ans,  l'objet  d'une  proscription  sociale  absolue. 
Ainsi,  une  loi  spéciale  leur  garantit  le  droit  d'être 
reçus  dans  tous  les  wagons,  comme  dans  tous  les  hôtels. 
Mais  il  a  fallu  une  loi  pour  cela,  et  ils  n'usent  de  ce 
droit  qu'avec  une  grande  discrétion,  ayant  probable- 
ment appris  par  expérience  qu'une  autre  manière  de 
faire  pourrait  bien  leur  attirer  des  désagréments.  Par 
le  fait,  je  n'en  ai  pas  encore  rencontré.  Sur  un  point, 
l'opinion  publique  est  intraitable.  Elle  n'admet  pas  les 
mariages  entre  nègre  et  blanche.  L'autre  jour,  pendant 
que  nous  étions  à  New-York,  un  Roméo,  couleur  de 
suie,  mais  fort  riche,  paraît-il,  a  épousé,  à  Long- 
Island,  une  Juliette  blonde  comme  les  blés.  L'heureux 
couple  ayant  paru  dans  un  café,  peu  de  jours  après  la 
cérémonie,  les  consommateurs  les  ont  immédiatement 
pris  et  leur  ont  infligé  un  ducking,  c'est-à-dire  un 
bain  dans  une  mare  du  voisinage,  sous  le  fallacieux 
prétexte  de  blanchir  l'heureux  époux.  Sur  d'autres 
points,  on  a  enduit  les  infortunés  conjoints  d'une  couche 
de  goudron,  puis  on  les  a  lâchés  dans  les  rues,  après 
les  avoir  roulés  dans  un  lit  de  plume  éventré.  Dans  ce 
pays-ci,  la  liberté  est  illimitée;  seulement,  dans  la  pra- 
tique, elle  est  souvent  sujette  a  quelques  tempéra- 
ments. 

12 


206  EX    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

En  général,  ceux  qui  sont  dans  le  ATord  trouvent  à 
s'y  employer  à  des  professions  domestiques  qui  ont  peu 
d'attrait  pour  le  véritable  Américain.  Ils  ont  donc  eu 
l'heureuse  chance  de  ne  faire  nulle  part  concurrence 
au  travail  blanc.  S'il  en  avait  été  autrement,  on  peut 
être  sûr  qu'en  étant  affranchis,  ils  n'eussent  fait  que 
passer  de  fièvre  en  chaud  mal.  Car  la  question  du  tra- 
vail comme  celle  de  la  protection  est  un  des  sujets  sur 
lesquels  les  Américains  ne  badinent  pas  :  en  quoi  ils 
ont  bien  raison,  car  elles  sont  absolument  solidaires 
l'une  de  l'aure. 

Il  est  une  vérité  économique  bien  connue  :  c'est  que, 
en  ce  qui  concerne  l'ouvrier  ordinaire,  la  concurrence 
amène  toujours  les  salaires  au  niveau  exact  de  ses 
besoins  réduits  à  leur  plus  simple  expression.  Seule- 
ment, plus  une  civilisation  est  développée,  et  plus  ce 
minimum  de  besoins  est  élevé.  Ce  qui  était  un  bon  con- 
fortable pour  une  famille  de  l'âge  de  pierre  serait  la 
misère  pour  un  paysan  de  nos  jours.  Un  ouvrier  basque 
d'il  y  a  cent  ans  marchait  nu-pieds,  comme  tous  ses 
voisins,  sauf  peut-être  un  ou  deux  notables  du  canton  : 
il  n'en  était  pas  plus  malheureux  pour  cela.  II  y  a 
cinquante  ans,  son  fils  ne  pouvait  déjà  pas  se  passer 
de  sabots  :  son  petit-fils  se  considère  comme  le  dernier 
des  misérables,  s'il  n'a  pas  des  souliers  aux  pieds. 
Dans  une  certaine  mesure,  tout  cela  est  parfaitement 
légitime.  Cependant  vous  lui  faites  payer  plus  cher 
celte  satisfaction  quand  vous  frappez  d'un  droit  d'im- 
portation les  souliers  ou  les  cuirs,  pour  permettre  au 
fabricant  de  chaussures  de  lutter  contre  la  concurrence 
des  pays  où  les  ouvriers,  ayant  moins  de  besoins,  ne 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  207 

portant  pas  de  souliers,  par  exemple,  peuvent  vivre 
plus  économiquement  et,  par  conséquent,  se  contentent 
de  salaires  moins  élevés.  Seulement,  si  vous  protégez 
de  la  sorte  l'industrie  du  patron,  il  est  indispensable 
que  vous  protégiez  également  celle  de  l'ouvrier,  c'est- 
à-dire  son  travail,  en  empêchant  le  patron  de  faire 
venir  des  ouvriers  de  ces  pays  où  Ton  ne  porte  pas  de 
souliers  :  car,  alors  même  que  ceux-ci  se  mettraient  à 
en  porter,  leurs  femmes  et  leurs  enfants,  restés  dans 
leur  patrie  et  en  ayant  conservé  les  usages,  leur  coû- 
teraient moins  à  entretenir  que  les  familles  des  ouvriers 
français  auxquels  ils  pourraient  donc  faire  une  con- 
currence désastreuse  sur  le  marché  du  travail.  L'état 
social  auquel  on  arrive  de  la  sorte  est  assurément  arti- 
ficiel et  contraire  à  toutes  les  théories  des  économistes. 
Mais  les  chemins  de  fer  et  les  bateaux  à  vapeur  sont 
aussi  des  créations  artificielles  qui  imposent  des  situa- 
tions en  conséquence  ;  lâchés  dans  un  pays  civilisé,  des 
économistes  feraient  autant  de  dégâts  qu'un  bœuf  qui 
arrive  dans  une  boutique  de  faïences,  car,  avec  les  fa- 
cilités de  transport  qui  existent,  c'est  seulement  par 
des  moyens  artificiels  que,  d'une  part,  les  patrons  peu- 
vent s'enrichir  et,  de  l'autre,  les  ouvriers  gagner  des 
salaires  qui  leur  permettent  de  vivre  en  prenant  leur 
part  légitime  de  l'extrême  civilisation  qu'ils  contri- 
buent à  entretenir.  Sans  l'emploi  de  ces  moyens,  toutes 
les  richesses  se  concentreront  entre  quelques  mains, 
et  la  facilité  donnée  aux  riches  d'aller  chercher  le  tra- 
vail à  l'étranger,  là  où  il  est  moins  cher,  forcera  le 
reste  de  la  nation  à  adopter  le  genre  de  vie  des  pays 
les  plus  pauvres. 


208  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

Il  est  facile  de  s'en  convaincre  en  prenant  un  exemple. 
Dans  une  locomotive,  le  travail  représente  plus  des 
quatre  cinquièmes  du  prix  de  revient.  Il  est  clair  que 
si  les  ouvriers  français  se  font  payer  5  francs  la  jour- 
née quand  les  Allemands  se  contentent  de  3,  un  métal- 
lurgiste français  sera  obligé  de  fermer  son  usine  si  les 
locomotives  allemandes  ne  payent  pas  un  gros  droit 
d'entrée.  L'outillage  ne  fait  rien  à  l'affaire,  ou  du 
moins  ne  peut  avoir  qu'une  influence  tout  à  fait  mo- 
mentanée, puisque,  si  l'on  invente  en  France  un  outil- 
lage spécial,  les  Allemands  s'empressent  de  l'imiter. 
Des  droits  protecteurs  seuls  peuvent  rétablir  l'équi- 
libre. 

Mais  supposons  ces  droits  établis.  Le  métallurgiste 
français  gagnera  encore  bien  plus  d'argent,  en  rem- 
plaçant ses  ouvriers  à  5  francs  par  des  Chinois  qu'il 
ne  payerait  que  30  sols.  Et  encore,  à  ce  prix-là,  les 
Célestes  feraient  de  grosses  économies,  qu'ils  s'em- 
presseraient d'envoyer  chez  eux,  car  ils  ne  mangent 
qu'un  peu  de  riz  et  de  morue,  boivent  de  l'eau  cbaude 
à  peine  colorée  par  quelques  feuilles  de  thé,  et  l'idée 
de  mettre  des  vêtements  quand  il  fait  chaud  leur  semble 
le  comble  du  ridicule.  Si  Ion  permetà  cet  industriel  d'a- 
gir de  la  sorte,  nos  ouvriers  ne  pourront  plus  lutter  avec 
cette  nouvelle  concurrence  qu'en  adoptant  les  mêmes 
usages.  Faudra-t-il  donc  qu'eux  et  leurs  familles 
prennent  l'habitude  de  se  promener  presque  tout  nus 
pendant  l'été? 

Il  ne  faut  pas  croire  que  ce  danger  soit  absolument 
chimérique.  Je  puis  affirmer  que  l'affaire  a  été  déjà 
sérieusement  étudiée.  Il  y  a  quelques  années,  j'avais 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  209 

été  chargé  d'arranger  une  difficulté  survenue  entre  le 
gouvernement  local  de  la  Cochinchine  et  plusieurs 
maisons  américaines  établies  en  Chine,  auxquelles  on 
avait  donné  une  concession  que  le  gouvernement  mé- 
tropolitain refusait  de  ratifier.  J'avais  tous  les  jours  des 
entrevues  avec  les  chefs  de  ces  maisons  venus  en  Eu- 
rope pour  discuter  une  transaction.  Sur  ces  entrefaites 
éclata  une  grève  dans  l'un  de  nos  centres  manufactu- 
riers les  plus  importants.  Les  Américains  avaient  à  ce 
moment,  à  Macao,  cinq  ou  six  cargaisons  de  coolies 
chinois  prêts  à  être  envoyés  en  Californie,  où  on  les 
demandait  pour  la  construction  d'un  chemin  de  fer. 
L'un  d'eux  eut  l'idée  de  les  proposer  aux  manufactu- 
riers français  dans  l'embarras.  Les  condilions  d'engage- 
ment étaient  exceptionnellement  favorables,  à  cause 
d'une  famine  qui  sévissait  dans  le  sud  de  la  Chine;  les 
compradorcs  garantissaient  le  travail  de  leurs  hommes 
pendant  dix  ans  pour  un  salaire  de  1  fr.  50  par  jour 
environ,  autant  qu'il  m'en  souvient.  En  quelques  se- 
maines trois  mille  coolies  pouvaient  être  amenés  à 
Marseille.  Si  l'affaire  ne  fut  pas  poussée,  c'est  que  les 
Américains  craignirent  des  troubles  et  crurent  le 
gouvernement  incapable  de  protéger  la  liberté  du  tra- 
vail. Supposez  une  invasion  de  cent  mille  mineurs  du 
Yu-Nan  arrivant  dans  le  bassin  d'Anzin.  Des  ministres 
choisis  parmi  les  économistes  les  plus  convaincus  sont 
au  pouvoir  :  auront-ils  le  courage  de  se  cantonner 
dans  leurs  principes  et  de  voir  jeter  sur  les  grandes 
routes  un  demi-million  de  Français  ?  Et  s'ils  ont  ce 
courage,  ce  que  je  ne  crois  pas,  auront-ils  le  pouvoir 
d'empêcher  ces  Français  d'assommer  les  Chinois  ?  Sui- 

12. 


210  EN    VISITE    CHEZ    L"0\CLE    SAM. 

vant  qu'il  s'agit  de  religion  et  d'honneur  ou  d'écono- 
mie politique,  il  faut  se  laisser  guider  par  des  mobiles 
différents.  Dans  le  premier  cas,  on  doit  avoir  pour 
devise  :  Fais  ce  que  dois!  et  dans  le  second  :  Fais  ce 
que  peux  ! 

J'espère  que  le  lecteur  me  pardonnera  cette  digres- 
sion. Elle  était  nécessaire,  parce  que,  ayant  parlé  de  la 
question  des  noirs,  je  voudrais  aussi  dire  un  mot  de 
celle  des  Chinois  qui,  en  ce  moment,  passionne  fort 
l'Amérique  :  et  il  m'a  semblé  d'autant  plus  utile  d'ex- 
poser les  raisons  économiques  qui  menacent  de  pro- 
voquer dans  ce  pays  une  véritable  crise,  que,  selon 
moi,  les  hommes  d'Etat  européens  peuvent  s'attendre, 
dans  un  avenir  prochain,  à  voir  des  questions  analo- 
gues se  poser  chez  nous. 

Jusqu'à  présent,  on  a  admis,  aux  Etats-Unis,  qu'un 
homme  aimant  le  travail,  pour  peu  qu'il  eût  une  intel- 
ligence ordinaire,  qu'il  fût  économe  et  que  sa  santé  ne 
vint  pas  à  lui  manquer,  devait  arriver  à  l'aisance  en 
vingt  ans  environ.  On  veut  que  la  différence  entre  les 
dépenses  obligatoires  et  son  salaire  soit  suffisamment 
grande  pour  qu'elle  puisse,  ens'accumulant,  constituer 
le  capital  nécessaire.  Or  il  est  connu  que  partout  la 
concurrence  fait  toujours  baisser  les  salaires  au  niveau 
exact  des  besoins  :  pour  en  arriver  au  but  qu'on  se 
proposait,  il  a  donc  fallu  fausser  complètement  les  lois 
de  l'offre  et  de  la  demande,  et  établir  le  marché  du 
travail  sur  des  bases  absolument  artificielles...  L'équi- 
libre ainsi  obtenu  est  instable,  car  il  est  toujours 
menacé,  d'un  côté,  par  l'importation  des  produits 
étrangers;  de  l'autre,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  par 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  211 

l'immigration  d'ouvriers  originaires  de  pays  où  les 
besoins  sont  moindres. 

Le  premier  de  ces  deux  dangers  a  été  supprimé  par 
le  régime  de  la  protection  à  outrance,  et  cela  d'autant 
plus  facilement  que  les  puissances  européennes, 
imbues  des  idées  libre-échangistes,  n'ont,  pour  ainsi 
dire,  pas  résisté.  Tandis  que  nos  vins  de  Champagne, 
nos  soieries  de  Lyon,  sont  frappés,  à  New-York,  de 
droits  presque  prohibitifs,  le  gouvernement  français, 
notamment,  ne  se  contente  pas  de  tolérer  l'importation 
en  France  des  produits  américains  :  il  la  favorise  en 
remboursant  sous  forme  de  primes  à  la  navigation  une 
partie  du  charbon  dépensé  par  nos  armateurs  pour 
aller  chercher  les  machines  agricoles,  par  exemple, 
qui  ne  payent  au  Havre  qu'un  droit  insignifiant. 

Le  second  danger,  celui  qui  provient,  non  de  l'in- 
troduction des  produits,  mais  de  celle  du  travail,  est 
bien  plus  difficile  à  conjurer,  parce  qu'il  se  présente 
sous  des  formes  très-variées,  et  la  législation,  en  ces 
matières,  exige  une  très-grande  prudence,  car  elle 
doit  varier  avec  tous  les  cas  particuliers.  Ainsi  les 
Américains  n'ont  pas  craint  de  donner  la  liberté  et 
tous  les  droits  de  citoyen  à  six  millions  d'affranchis  ou 
de  fils  d'affranchis.  C'est  que  les  nègres  ne  les  inquiètent 
pas;  ils  sont,  en  effet,  cantonnés,  pour  l'immense 
majorité,  dans  des  pays  où  le  travail  de  la  terre,  comme 
nous  l'avons  déjà  dit,  serait  mortel  pour  les  blancs.  Ils 
s'y  adonnent  à  des  cultures,  riz,  sucre,  coton,  qui  ne 
peuvent  exister  ailleurs.  De  plus,  il  s'y  est  créé  une 
foule  d'usines,  notamment  des  filatures,  auxquelles  ils 
fournissent  la  matière  première,  qui  procurent  aux 


212  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

blancs  ruinés  par  la  guerre  un  travail  rémunérateur 
auquel  les  noirs  sont  absolument  impropres.  L'expé- 
rience Ta  prouvé.  Les  deux  races  vivent  donc  l'une 
auprès  de  l'autre,  restant  chacune  dans  sa  spécialité  et 
ne  se  faisant  nullement  concurrence. 

L'émigration  européenne  amène,  chaque  année, 
aux  Etats-Unis  de  six  à  huit  cent  mille  personnes1. 
En  défalquant  les  femmes,  enfants,  et  les  autres  non- 
valeurs,  au  point  de  vue  spécial  où  nous  nous  plaçons, 
il  reste  environ  cent  mille  travailleurs  qui  viennent 
recruter  l'armée  des  dix-neuf  millions  d'ouvriers, 
presque  tous  Irlandais  ou  Allemands,  dont  le  dernier 
recensement  a  accusé  l'existence.  11  est  bien  certain  que 
cet  arrivage  incessant  a,  sur  le  marché  du  travail,  une 
influence  déprédatrice,  qui  se  faitsentir  surtout  à  New- 
York.  Mab  cette  influence  est  beaucoup  moindre  qu'on 
ne  pourrait  le  croire.  L'immense  majorité  de  ces 
hommes  appartient  aussi  à  la  nationalité  irlandaise  ou 
allemande.  Ils  ont  les  mêmes  instincts,  les  mêmes  besoins 
que  ceux  qui  les  ont  précédés  :  en  très-peu  de  temps,  ils 
ont  pris  les  mêmes  habitudes  ;  ils  se  sont  complètement 
américanisés.  Us  ont  renoncé  à  tout  esprit  de  retour. 
Leur  travail  ne  fait  donc  qu'ajouter  aux  forces  vives  de 
leur  nouvelle  patrie.  Aussi  sont-ils  les  bienvenus. 

Tous  les  éléments  de  cetle  immigration  européenne 
ne  sont  cependant  pas  aussi  bien  accueillis.  L'Italie 
paye  très-cher  la  gloire  d'être  devenue  une  puissance 

1  Voici  les  chiffres  exacts  pour  les  trois  années  dernières  : 

1881 669,431 

1882 788,992 

1883 603,322 


EN   VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  213 

de  premier  ordre.  Dans  certaines  de  ses  provinces,  les 
classes  inférieures  de  la  population  sont  réduites  à  un 
tel  état  de  misère,  que  l'émigration  a  pris  parmi  elles 
un  grand  développement.  La  plupart  de  ces  hommes 
se  dirigent  vers  la  Plata,  mais  il  en  vient  cependant 
aussi  un  certain  nombre  aux  Etats-Unis.  Rien  qu'à 
New- York,  il  y  en  a  une  dizaine  de  mille  au  moins. 
Leur  sobriété  extraordinaire,  leurs  habitudes  parci- 
monieuses, en  feraient  déjà  des  concurrents  redoutables. 
Si,  du  moins,  ils  s'établissaient  sans  esprit  de  retour, 
il  n'y  aurait  encore  que  demi-mal;  mais  c'est  à  quoi 
ils  ne  songent  presque  jamais.  Toutes  leurs  économies 
sont  envoyées  au  pays.  Déplus,  la  facilité  des  commu- 
nications leur  a  fait  prendre,  depuis  peu  de  temps, 
une  habitude  qui  exaspère  les  Yankees.  A  cause  de  la 
rigueur  de  la  température,  une  partie  de  l'hiver  est  un 
temps  de  morte-saison  pour  beaucoup  de  travaux.  Les 
ouvriers  terrassiersnotammenttrouventdifficilement  du 
travail  et  mangent  une  partie  de  leurs  économies.  Leurs 
salaires  avaient  toujours  été  établis  en  conséquence. 
Les  Italiens  se  sont  avisés  qu'il  serait  avantageux,  pour 
éviter  ce  chômage  forcé,  d'aller  passer  chez  eux  l'hiver. 
Leur  gouvernement,  de  son  côté,  a  très-habilemen 
favorisé  cette  tendance,  en  établissant  une  ligne  de 
vapeurs  subventionnés,  qui  transportent  ces  hommes 
à  des  tarifs  dérisoires  '.  Aussi  les  Irlandais  et  les  Alle- 


1  Janvier  1885.  —  Voici  un  entrefilet  du  Times  qui  montra 
combien  la  situation  a  dû  s'aggraver  depuis  que  ces  lignes  sont 
écrites  :  i  La  lutte  entre  les  Compagnies  de  navigation  transatlan- 
tique qui  font  le  scrïice  de  l'émigration  entre  les  ports  européens 
et  américains  a  déterminé  une  baisse  de  prix  inconnue  jusqu'ici 


214  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

mands  commencent-ils  à  montrer  les  dents;  des  rixes 
ont  déjà  eu  lieu;  des  ateliers  ont  été  menacés  d'inter- 
diction, si  l'on  continuait  à  y  admettre  les  Italiens  ;  plu- 
sieurs ont  été  à  moitié  assommés  :  un,  même,  tout  à  fait 
noyé  dansl'Hudson,  pour  avoir  voulut  travailler  comme 
déchargeur  de  navires  :  les  Irlandais  ayant  la  prétention 
d'avoir  le  monopole  de  ces  emplois.  On  peut  être  sûr 
qu'aux  prochaines  élections  beaucoup  de  politiciens  se 
feront  une  plate-forme  de  ces  questions1.  Et  pour  nous 
autres  Français,  il  sera  intéressant  de  nous  tenir  au 
courant  de  ce  qui  se  dira  à  ce  moment-là,  car,  dans 
nos  réunions  populaires,  il  est  déjà  souvent  question 
d  es  Piémontais  et  des  Lucquois,  qui ,  à  certaines  saisons 
de  l'année,  encombrent  nos  ateliers  de  chemins  de  fer; 
et  c'est  ce  qui  nous  faisait  dire,  tout  à  l'heure,  que  nos 
hommes  d'Etat  pourraient  bien  avoir  prochainement, 
eux  aussi,  à  s'occuper  de  ces  matières. 

Ces  principes  sont  formulés  depuis  longtemps,  mais 
il  était  assez  difficile  de  les  appliquer  sans  se  heurter 
à  des  difficultés  internationales.  C'est  sur  le  dos  des 

Quelques  Compagnies  ne  demandent  plus  aux  émigrants  que  8  dol- 
lars (40  francs)  de  Liverpool  à  Xew-York,  et  10  dollars  d'Anvers 
à  la  même  ville.  En  tenant  compte  de  la  réduction  que  le  chemin 
de  fer  de  Pensylvanie  accorde  sur  le  prix  de  transport  de  Xew- 
York  à  Chicago,  les  émigrants  d'Europe  peuvent  aller  aujourd'hui 
de  Liverpool  à  Chicago  pour  9  dollars,  et  de  Liverpool  à  San- 
Francisco  pour  16  dollars.  » 

1  Cela  n'a  pas  manqué.  II.  Blaine  était,  paraît-il,  intéressé  à 
des  affaires  de  chemins  de  fer  pour  la  construction  desquels  on 
avait  employé  des  terrassiers  italiens.  J'ai  sous  les  yeux,  au  mo- 
ment où  j'écris  ces  lignes,  un  placard  illustré,  publié  par  des 
démocrates,  où  sont  représentés  des  ouvriers  américains  mourant 
de  faim,  pendant  que  Blaine  distribue  des  monceaux  d'or  à  des 
gens  babilles  en  brigands  napolitains. 


E IV    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  215 

malheureux  Chinois  qu'on  a  voulu  en  faire  l'essai.  Il 
faut  convenir,  du  reste,  que  l'occasion  était  bien  ten- 
tante. D'une  part,  ils  offraient  aux  professeurs  de  la 
doctrine  des  exemples  frappants  ;  de  l'autre,  ils  four- 
nissaient une  «  matière  vile  »  sur  laquelle  c'était  tout 
plaisir  de  faire  des  expériences,  car  on  était  bien  sûr 
que  le  fils  du  Ciel  ne  se  dérangerait  jamais  pour  pro- 
téger ses  malheureux  sujets. 

L'histoire  de  l'émigration  chinoise  en  Amérique  est, 
du  reste,  assez  curieuse.  Aux  beaux  jours  de  la  fièvre 
d'or,  dans  les  premiers  temps  de  la  Californie,  quand 
il  y  avait  dans  le  port  de  San-Francisco  une  centaine 
de  navires  abandonnés  par  leurs  équipages  qui  avaient 
couru  aux  mines,  on  vit  arriver  aux  placers  quelques 
Chinois;  mais  personne  ne  s'inquiéta  d'eux.  C'étaient 
des  gagne-petit  dans  toute  la  force  du  terme.  Ils  lavaient 
les  sables  aurifères  dont  personne  ne  voulait.  Si,  par 
hasard,  la  chance  les  favorisant,  ils  tombaient  sur  une 
veine  un  peu  riche,  on  s'empressait  de  les  en  dépos- 
séder sous  un  prétexte  ou  sous  un  autre  :  le  plus  sou- 
vent sans  aucun  prétexte.  Jack  Chinaman,  toujours 
patient,  ne  se  lassait  jamais  de  ce  métier  de  chien 
d'arrêt;  il  courbait  l'échiné,  ramassait  ses  outils  et 
allait  tenter  fortune  un  peu  plus  loin.  D'ailleurs,  ils 
étaient  très-peu  nombreux. 

Plus  tard,  après  la  guerre,  on  crut  que  les  noirs 
récemment  affranchis  ne  retourneraient  jamais  sur  les 
plantations.  Quelques  spéculateurs  eurent  l'idée 
d'amener  dans  les  Etats  du  Sud  des  coolies  chinois.  La 
chose  réussit  assez  mal.  Le  climat  ne  leur  convenait 
pas.  D'ailleurs,  les  Chinois,  du  moins  ceux  parmi  les- 


216  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

quels  se  recrutent  les  coolies,  sont  de  très-médiocres 
ouvriers  agricoles.  Ils  n'aiment  pas  les  salaires  fixes. 
Ce  qui  leur  convient,  ce  sont  les  grands  travaux  de 
terrassement  ou  d'usine,  donnant  lieu  à  des  marchan- 
dages :  mais,  surtout,  les  petits  métiers  dans  lesquels 
un  capital  infinitésimal  passe  et  repasse  cent  fois  entre 
les  mains  du  marchand,  en  lui  laissant,  à  chaque  opé- 
ration, u  nbénéfice. 

Très-peu  restèrent  dans  les  Etats  d  u  Sud .  En  revanche, 
leur  nombre  augmentait  toujours  en  Californie.  A  ce 
moment,  on  y  était  dans  tout  le  feu  de  la  construction 
des  chemins  de  fer.  On  les  poussait  aussi  rapidement 
que  possible  dans  l'Est  pour  ouvrir  le  pays  à  l'émigra- 
tion. Les  bras  manquaient.  On  élait  enchanté  de  voir 
arriver  toutes  ces  cargaisons  de  faces  jaunes.  C'était 
l'époque  où  un  journaliste,  en  veine  de  joyeusetés, 
imprimait  ce  mot  qui  eut  un  succès  fou  :  «  Qui  donc 
ose  dire  que  la  Californie  n'a  pas  d'industrie?  Nous 
importons  le  Chinois  à  l'état  brut,  nous  l'exportons 
manufacturé!  We  import  the  raw  matériel i  we 
export  the  manufactured  article!  »  Pour  décider  un 
Chinois  à  émigrer,  il  faut  toujours  lui  garantir  qu'en 
cas  de  mort,  son  cadavre  sera  embaumé  et  rapporté  en 
Chine,  pour  y  être  enterré  près  des  siens.  C'est  à  cette 
coutume,  assurément  fort  respectable,  qu'il  était  fait 
allusion.  La  plaisanterie  était  certainement  de  mauvais 
^joût;  mais  elle  n'indiquait  aucune  hostilité  contre  ceux 
qu'elle  visait.  En  effet,  bien  loin  de  se  plaindre  des 
Chinois,  on  trouvait  alors  qu'il  n'en  venait  pas  assez. 
Ce  fut  à  ce  point,  qu'en  1868  un  envoyé  spécial, 
M.   Anson  Burlingham,  fut  accrédité  auprès  du  gou- 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  217 

vernement  de  Pékin,  pour  obtenir  l'abrogation  de 
certaines  lois,  qui  gênaient  l'émigration.  On  signa  un 
traité  à  la  suite  duquel,  en  très-peu  de  temps,  cent  mille 
Chinois  accouraient  et  se  répandaient  comme  un  torrent 
sur  tout  Je  versant  du  Pacifique. 

Malheureusement,  leur  arrivée  coïncidait  justement 
avec  le  ralentissement  des  travaux.  Les  principales 
lignes  de  chemins  de  fer  éfaient  terminées  et  amenaient 
une  émigration  blanche  considérable.  On  ne  tarda  pas 
à  découvrir  aux  malheureux  Célestes  autant  de  défauts 
qu'on  leur  reconnaissait  autrefois  de  qualités.  Les  jour- 
naux ne  s'occupaient  plus  que  d'eux  et  publiaient  tous 
les  jours,  sur  leur  compte,  des  articles  qui  étaient  (!e 
véritables  réquisitoires  les  signalant  a  la  haine  du 
public.  Les  gens  qui  avaient  des  prétentions  artistiques 
leur  reprochaient  leur  teint  jaune  et  leur  nez  épaté; 
on  les  accusait  d'apporter  la  lèpre,  d'avoir  des  mœurs 
inavouables,  de  n'amener  avec  eux  qu'un  très-petit 
nombre  de  femmes  dont  l'état  social  différait  peu  de 
l'esclavage  et  en  avait  les  pires  inconvénients;  enfin  on 
parlait  avec  horreur  de  leur  régime  alimentaire,  et,  en 
cela,  je  trouve  que  les  Américains  portaient  la  question 
sur  un  terrain  singulièrement  dangereux.  J'ai  goûté 
des  deux  cuisines,  et  j'ose  dire  que  je  puis  en  parler  avec 
autorité  :  je  déclare  d'abord  qu'elles  ont  une  certaine 
analogie,  ce  qui  fournira  peut-être  un  bel  argument 
aux  savants  qui  affirment  que  l'Amérique  a  été  primi- 
tivement peuplée  par  une  colonie  asiatique;  ensuite, 
que  si  l'une  est  supérieure  à  l'autre,  c'est  assurément 
celle  des  fils  de  Confucius.  Un  potage  aux  nids  d'hiron- 
delle, bien  lié,  est  une  chose  délectable  :  tandis  que 

13 


218  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

]a  soupe  aux  huîtres  est  l'abomination  des  abomina- 
tions et  n'a  jamais  pu  être  inventée  que  par  des  nau- 
fragés mourant  de  faim,  débarquant  sur  une  plage 
aussi  déserte  qu'inhospitalière. 

De  tous  ces  griefs,  le  seul  sérieux,  c'était  la  concur- 
rence terrible  faite  à  la  classe  ouvrière  qui  était  en 
train  de  se  former  sur  la  côte  du  Pacifique.  Tous  les 
jours  les  Chinois  envahissaient  une  nouvelle  industrie, 
et  dès  qu'ils  avaient  pénétré  dans  un  atelier,  ils  en 
chassaient  les  blancs.  La  Californie  avait  de  grandes 
fabriques  de  cigares  et  de  chaussures.  En  moins  de 
quatre  ans,  après  le  traité  Burlingham,  il  n'y  restait 
plus  que  quelques  employés  blancs.  Tous  les  ouvriers 
étaient  Chinois.  Les  emplois  domestiques,  tout  le  blan- 
chissage, toute  l'industrie  de  la  laiterie,  étaient  passés 
entre  leurs  mains.  La  cueillette  des  fruits  en  général, 
leur  préparation  en  conserves  (canning)  et  la  vendange 
en  particulier,  fournissaient  des  salaires  rémunérateurs 
à  de  nombreux  émigrants  pauvres  qui  se  formaient  de 
la  sorte  un  petit  capital.  Les  Chinois  l'accaparèrent 
absolument. 

L'immigration  blanche  subit  un  brusque  temps  d'ar- 
rêt. Quelques  travailleurs  quittèrent  même  le  pays. 
Tous  les  autres  voyaient  leurs  salaires  diminuer  d'une 
manière  lente,  mais  régulière.  On  ne  peut  reprocher  à 
la  population  d'avoir  manqué  d'initiative.  Partout  les 
ouvriers,  chassés  des  ateliers,  s'ingéniaient  pour  créer 
de  nouvelles  industries.  De  tous  côtés,  de  nouvelles 
terres  étaient  mises  en  culture,  de  nouvelles  mines 
s'ouvraient  sur  tous  les  points.  Partout  il  arriva  que  les 
Chinois,  laissant  aux  blancs  l'honneur  et  les  dangers 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  219 

des  commencements,  accouraient  en  foule  dès  que  la 
période  des  profits  apparaissait  à  l'horizon,  et  leur  con- 
currence faisait  immédiatement  tomber  les  salaires, 
non  pas  au  niveau  des  besoins  d'un  ouvrier  blanc  obligé 
d'entretenir  une  famille,  mais  à  celui  des  dépenses 
d'un  Chinois  sans  femme  ni  enfants,  vivant  à  dix  dans 
une  chambre  de  cinq  mètres  carrés.  De  1870  à  1880, 
il  débarqua,  par  mois,  à  San-Francisco,  une  moyenne 
de  quinze  cents  Célestes.  En  Chine,  le  tarif  des  salaires 
mensuels  d'un  ouvrier  est  de  15  à  20  francs.  Il  est  cer- 
tain que  le  courant  d'émigration,  favorisé  par  la  facilité 
toujours  croissante  des  communications,  devait  finir  par 
prendre  un  développement  prodigieux  et  qu'on  pouvait 
prévoir  l'époque  où  la  moyenne  de  leurs  salaires,  de  ce 
côté  du  Pacifique,  ne  dépasserait  certainement  pas  40 
ou  50  francs  par  mois.  Or,  à  ce  prix-là,  un  blanc  ne 
peut  pas  vivre  dans  ce  pays. 

Il  est  certain  que  cette  invasion  de  travailleurs  à  bon 
marché,  intelligents,  dociles,  ne  se  mettant  jamais  en 
grève,  devait  donner  et  donna  une  impulsion  extraor- 
dinaire à  la  production,  sauf  à  diminuer  ensuite  la 
consommation.  Mais  en  même  temps  ce  nouvel  état  de 
choses  modifiait  d'une  manière  très-remarquable  l'état 
social  du  pays.  La  réduction  des  salaires  à  un  point  où  l'é- 
pargne n'est  plus  possible,  ôtait  à  ceux  qui  n'avaient 
pas  de  capitaux  toute  possibilité  de  s'en  créer.  En 
même  temps  qu'une  foule  de  familles  et  d'individus 
étaient  réduits  à  l'indigence,  la  fortune  publique  accu- 
sait une  tendance  bien  marquée  à  se  concentrer  de  plus 
en  plus  en  quelques  mains,  toujours  de  moins  en 
moins  nombreuses.  Car  les  propriétaires  ne  se  recru- 


220  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

tant  plus  constamment,  comme  autrefois,  dans  la  classe 
des  travailleurs,  dès  que  l'un  d'eux  succombait  soit  par 
sa  faute,  soit  pour  toute  autre  cause,  ses  brens  ne  trou- 
vaient plus  d'acheteurs  que  parmi  les  autres  qui,  restés 
seuls  possesseurs  de  la  terre  comme  de  tout  l'outillage 
au  moyen  duquel  le  travail  se  transforme  en  richesses, 
ayant  de  plus  à  leur  disposition  une  quantité  illimitée 
de  ce  travail,  au  plus  bas  prix,  voyaient,  par  la  force 
même  des  choses,  leur  fortune  s'accroîtreconstamment. 
Les  griefs  des  ouvriers  blancs  avaient  donc  un  réel 
fondement.  Il  se  trouva  naturellement,  comme  tou- 
jours, des  politiciens  qui  les  exploitaient  pour  se  faire 
une  situation.  Le  plus  célèbre  fut  un  certain  Dennis 
Kearney,  qui,  à  force  de  violence,  se  fit  une  popula- 
rité incroyable.  Des  émeutes  éclatèrent.  Sur  beaucoup 
de  points,  dés  coolies  chinois  furent  assommés;  même 
dans  les  rues  de  San-Francisco,  on  leur  faisait  subir  les 
plus  abominables  traitements,  sans  que  la  police  prit 
leur  défense.  Quelques  bonnes  âmes  s'émurent  :  des 
philanthropes  formèrent  une  société  pour  la  protection 
des  Chinois,  comme  il  en  existe  ailleurs  pour  la  pro- 
tection des  animaux;  mais  elle  n'eut  pas  une  bien 
longue  existence.  Les  Célestes  ne  paraissaient  pas  d'ail- 
leurs s'intéresser  beaucoup  à  son  fonctionnement.  Sur 
six  mille  dollars  environ  qui  furent  souscrits,  ils  n'en 
donnèrent  pas  six  cents.  Cependant  beaucoup  étaient 
devenus  fort  riches.  Le  Céleste  Empire  est  la  plus 
vieille  démocratie  qui  existe,  et  les  bons  Chinois  savent, 
par  une  longue  expérience,  que,  dans  un  gouverne- 
ment de  ce  genre,  la  légalité  est  absolument  impuis- 
sante à  protéger  les  minorités,  mais  que,  avec  de  la 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  221 

patience  et  des  pots-de-vin,  judicieusement  offerts  aux 
fonctionnaires,  on  parvient  souvent  à  se  tirer  d'affaire. 
Ils  usèrent  largement  de  ce  moyen. 

Naturellement  les  députés  de  la  Californie  prirent 
en  main  la  cause  de  leurs  électeurs,  et  cela  avec  d'au- 
tant plus  d'ardeur  que  les  Chinois,  s'étant  toujours 
obstinément  refusés  à  adopter  la  nationalité  américaine, 
n'avaient  pas  le  droit  de  voter.  Les  mandarins  améri- 
cains leur  rappelaient  trop  ceux  qu'ils  avaient  eu  le 
bonheur  de  laisser  de  l'antre  côté  du  Pacifique,  pour 
qu'ils  éprouvassent  le  besoin  de  se  faire  leurs  compa- 
triotes :  Chinese  mandalin,  melican  mandalin  !  AU 
saine  pidgin!  Number  o ne  filous  l,  disait  philosophi- 
quement mon  ami  l'illustre  Pipi-Afa,  déjà  nommé,  qui 
avait  beaucoup  pratiqué  les  deux.  On  trouva  moyen  de 
faire  voter  par  les  deux  Chambres  une  loi  interdisant 
absolument  l'immigration  chinoise.  Mais  quand  elle 
fut  présentée  à  la  signature  du  président  Hayes,  celui- 
ci,  usant  de  son  droit  de  veto,  refusa  absolument  de 
la  promulguer,  en  se  basant  sur  ce  fait,  que  ses  dispo- 
sitions étaient  absolument  contraires  aux  clauses  du 
traité  passé  parle  gouvernement  fédéral  avec  la  cour 
<!e  Pékin. 

Il  est  certain  que  la  situation  était  au  moins  bizarre. 
En  1868,  M.  Anson  Burlinghamavaitarrachéaugouver- 
nement  chinois  l'abrogation  des  règlements  qui  gê- 
naient l'émigration  des  coolies  :  six  ans  après,  on  vou- 
lait édicter  des  lois  pour  empêcher  d'aborder  en 
Amérique  les  mêmes  hommes  qu'on  avait  tant  cherché 

1  Les  mandarins  chinois!  les  mandarins  américains!  tout  cela 
se  vaut  !  tous  des  filous  ! 


222  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

à  y  attirer.  Au  point  de  vue  international,  la  question 
offrait  encore  d'autres  difficultés.  Hong-kong,  Macao, 
Singapour  et  Manille  contiennent  plusieurs  centaines 
de  mille  Chinois,  sujets  de  puissances  européennes. 
Comment  distinguer  entre  un  Chinois  natif  de  Hong- 
kong et  un  autre  Chinois  natif  de  Canton?  Et  si  Ton 
exclut  les  deux,  que  répondre  aux  réclamations  de 
l'Angleterre,  qui  ne  peut  pas  admettre  qu'on  fasse  une 
différence  entre  ses  sujets  asiatiques  et  ses  sujets  irlan- 
dais? 

La  décision  du  président,  quelque  sage  qu'elle  fût, 
avait  cependant  produit  sur  tout  le  littoral  du  Pacifique 
une  émotion  telle,  qu'il  fallut  bien  sacrifier  les  prin- 
cipes. Un  M.  James  Angel  fut  renvoyé  à  Pékin, 
pour  expliquer  la  situation  aux  diplomates  chinois  ;  on 
voulait  obtenir  l'autorisation  de  faire  une  distinction 
entre  les  marchands  ou  les  étudiants  et  les  coolies  de 
la  même  nation.  Les  premiers  continueraient  à  être 
accueillis,  comme  par  le  passé,  avec  tous  les  égards  que 
procure,  en  tout  pays,  une  bourse  bien  garnie  d'argent. 
Les  seconds,  venant  au  contraire  en  chercher,  seraient 
ignominieusement  repoussés.  Le  Tsung-ly-yamën  signa 
tout  ce  qu'on  voulut.  Les  mandarins  à  bouton  de  perle 
qui  en  font  partie  se  sont  toujours  montrés  parfaite. 
ment  indifférents  au  sort  des  sujets  du  royaume  des 
Fleurs  qui  le  quittent  pour  aller  chercher  fortune  ail- 
leurs. 

Une  fois  qu'on  fut  en  règle  avec  le  gouvernement 
chinois,  on  s'empressa  de  faire  voter  par  les  Chambres 
une  nouvelle  loi  que,  cette  fois,  le  président  promulgua 
sans  difficultés.  Elle  fonctionne  depuis  le  4  août  1882. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  223 

Il  est  absolument  interdit  à  tout  coolie  chinois  de  débar- 
quer ou  de  tenter  de  débarquer  sur  un  point  quel- 
conque de  l'Union.  Toute  infraction  à  cette  loi  le  rend 
passible  d'un  emprisonnement  qui  ne  peut  dépasser  un 
an.  Le  capitaine  du  navire  qui  l'aurait  amené  est  con- 
damné à  une  amende  de  cinq  cents  dollars. 

Il  n'est  pas  douteux  que  cette  loi,  qui  a  été  votée 
pour  vingt  ans,  n'amène,  dans  un  avenir  assez  court, 
la  disparition  presque  complète  de  l'élément  asiatique. 
Le  recensement  de  1880  a  constaté,  aux  Etals-Unis,  la 
présence  de  105,613Chinois,  et  leur  nombre  s'accrois- 
sait rapidement.  Or,  depuis  le  4  août  1882  jusqu'au 
15  janvier  1883,  17,000  ont  quitté  San-Francisco  pour 
retourner  chez  eux,  et  3,400  seulement  y  ont  débarqué: 
cela  fait  déjà  une  diminution  de  13,000. 

Contrairement  à  mes  habitudes,  je  me  suis  très-lon- 
guement étendu  sur  cette  question  :  j'en  demande 
encore  bien  pardon  au  lecteur.  Mais  il  m'a  semblé  que 
la  loi  du  4  août  1882  signale  dans  la  politique  améri- 
caine une  évolution  bien  intéressante.  H  y  a  quelques 
années,  des  émeutes  d'ouvriers  grévistes  ont  déjà  fait 
couler  le  sang  dans  les  rues  des  villes  de  l'Est.  Tout 
cela  prouve  que  la  question  sociale  est  posée  ici  comme 
ailleurs,  et  que  les  panacées  infaillibles,  recommandées 
avec  tant  d'assurance  parles  docteurs,  liberté,  instruc- 
tion publique  et  démocratie,  ont  été  absolument 
impuissantes  à  arrêter  les  progrès  du  mal.  Autrefois 
l'industrie  de  chaque  pays  était,  quoi  qu'on  fit,  protégée 
par  le  plus  puissant  des  droits  protecteurs  :  la  distance. 
Les  relations  créées  par  les  lois  de  l'offre  et  de  la 
demande  ne  s'exerçaient,  dans  l'immense  majorité  des 


224  EX    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

cas,  que  ('ans  un  cadre  très-restreint.  C'est  sur  cet  état 
de  choses  qu'ont  raisonné  tous  les  économistes. 

Or  ce  facteur  a  disparu  aujourd'hui  qu'une  tonne  de 
marchandises  coûte  moins  à  transporter  du  Havre  à 
New-York  que  de  Paris  à  Marseille,  et  qu'un  ouvrier 
peut  aller  de  Liverpool  à  Chicago  plus  facilement  que 
de  Caen  à  Lyon.  Celle  situation  nouvelle  a  faussé  toute 
la  science  économique,  et  les  faits  sont  là  pour  le 
prouver. 

«  Laissez  entrer  librement  toules  les  marchandises 
étrangères!  »  disaient  les  doctrinaires.  L'Angleterre  et 
la  France  les  ont  crus  :  elles  marchent  à  la  ruine.  L'A- 
mérique a  fait  le  contraire,  elle  s'enrichit. 

Quand  vous  avez  obtenu  pour  5  francs  d'un  étran- 
ger ce  qui,  pro.luit  par  un  travailleur  indigène,  vous 
en  eût  coulé  7,  la  richesse  nationale  s'est  accrue  de 

2  francs. 

Ceci,  les  Américains  l'ont  cru  longtemps.  Mais  un 
beau  jour  ils  se  sont  aperçus  que  si,  sur  5  francs,  cet 
étranger  n'en  dépense  que  2  dans  le  pays,  et  en  envoie 

3  chez  lui,  la  richesse  nationale,  au  lieu  d'être  augmen- 
tée de  2  francs,  est,  en  réalité,  diminuée  de  20  sous. 

Le  jour  où  ils  ont  fait  cette  découverte,  les  bons 
Yankees,  sans  se  soucier  des  principes,  ont  prié  John 
Chinaman  de  retourner  dans  le  royaume  des  Fleurs. 
D'ici  peu,  ils  s'occuperont  des  Italiens.  Ceux-là,  on  ne 
les  expulsera  pas,  mais  je  parierais  bien  que,  à  moins 
de  se  faire  naturaliser,  ils  auront  bientôt  à  payer  d'un 
droit  de  séjour  assez  élevé  l'hospitalité  qu'on  se  mon- 
trait jusqu'à  présent  si  heureux  de  leur  offrir  gratis. 

11  est  bien  curieux  seulement  que  ce  soient  les  Amé- 


EX    VISITE    CHEZ    L'OXCI.K    SAM.  225 

ricains  qui,  les  premiers,  se  trouvent  obligés  de  mettre 
en  pratique  ces  théories,  si  complètement  en  opposi- 
tion avec  tous  les  principes  qui  ont  été  jusqu'à  présent 
la  raison  d'être  de  l'Amérique.  En  changeant  aussi 
brusquement  de  manière  de  faire,  ont-ils  eu  raison?  Je 
n'hésite  pas  à  dire  que  oui.  Cependant  je  ne  suis  pas 
suspect  de  manquer  de  sympathie  pour  les  Chinois  ;  j'ai 
même  pour  eux  une  sincère  admiration  :  toutes  les  fois 
que  j'ai  eu  affaire  à  eux,  j'ai  été  «  mis  dedans»  .  J'em- 
ploie ce  mot,  faute  d'en  trouver  un  plus  académique 
qui  rende  aussi  bien  ma  pensée.  Il  fallait  donc,  ou 
m'avouer  à  moi-même  que  je  n'étais  qu'un  parfait  im- 
bécile, ou  leur  reconnaître  des  qualités  supérieures. 
Mon  amour-propre  aidant,  j'ai  préféré  m'en  tenir  à  ce 
dernier  parti. 

Il  me  souvient  encore  de  m?s  premiers  rapports 
avec  ces  bons  Célestes  ;  j'étais  tout  jeune  enseigne. 
Nous  avions  mouillé,  dans  la  journée,  en  rade  de  Hong- 
kong. Nous  finissions  de  dîner,  quand  un  limonier 
dégringola  dans  le  carré,  en  criant  qu'un  incendie  con- 
sidérable éclatait  à  terre.  En  un  clin  d'oeil  les  embar- 
cations furent  mises  à  la  mer,  les  pompes  embarquées, 
et  cinq  minutes  après  j'accostais  au  quai.  Un  détache- 
ment du  73e  de  la  Reine  arrivait,  au  pas  de  course,  de 
la  caserne,  presque  en  même  temps  que  moi.  Quinze 
ou  vingt  maisons  flambaient  déjà  au  bas  de  la  rueTaé- 
ping-shan,  en  plein  quartier  asiatique.  C'étaient  des 
boutiques  et  des  maisons  suspectes.  Il  y  avait  bien  déjà 
sur  les  lieux  vingt  ou  trente  mille  Chinois,  qui  avaient 
débordé  la  police  et  commençaient  à  piller  leurs  com- 
patriotes. Aucun  ne  songeait  à  prêter  le  moindre  se- 

13. 


226  EN    VISITE    CHEZ    l/OXCLE    SAM. 

cours.  J'allai  me  mettre  aux  ordres  du  major  anglais 
qui  commandait  le  détachement  d'habits  rouges.  A  force 
de  coups  et  de  bourrades,  nous  entrâmes  comme  un 
coin  dans  cette  masse  grouillante,  qui  fut  bientôt 
refoulée. 

—  Oh!  me  dit  l'officier  anglais,  c'est  toujours  la 
même  chose!  Tout  le  pâté  brûlera!  Il  n'y  a  rien  à 
faire  qu'à  empêcher  le  feu  de  gagner  les  maisons  de 
l'autre  côté  de  la  rue.  Arrosez-les  ferme  avec  votre 
pompe.  Mettez-vous  de  ce  côté.  J'irai  de  l'autre. 

Les  premières  maisons  atteintes  croulaient  déjà.  A 
mesure  que  le  feu  gagnait  de  porte  en  porte,  on  voyait 
sortir  des  files  de  femmes,  fardées,  des  fleurs  dans  les 
cheveux,  portant  de  petits  paquets  à  la  main,  et  tré- 
buchant sur  leuis  pieds  comprimés.  Elles  s'enfonçaient 
dans  la  foule  au  milieu  des  rires  et  des  plaisanteries. 
Jamais  je  n'avais  vu  d'incendie  si  gai. 

Tout  à  coup  un  gros  Chinois,  tout  vêtu  de  soie, 
accourut  vers  moi.  Il  pleurait  à  chaudes  larmes  et  se 
tordait  les  mains  en  signe  de  désespoir.  II  se  jeta  à 
mes  pieds  et  embrassa  le  pan  de  ma  jaquette  : 

—  Capilaine,  cria-t-il  en  anglais,  d'une  voix  étran- 
glée par  l'émotion,  venez,  je  vous  en  conjure!  Mon 
père  vient  d'être  surpris  par  un  éboulement  de  notre 
maison  !  Il  vit  encore!  Je  l'entends  qui  appelle  au  se- 
cours! Venez,  je  vous  en  supplie. 

Je  me  précipitai  vers  la  maison  qu'il  nous  montrait. 
Le  maître  charpentier  avec  ses  hommes  nous  faisait 
un  passage  à  coups  de  hache,  à  travers  les  poutres  en- 
flammées ;  un  quartier-maître  calfat,  la  lance  de  la 
pompeàla  main,  noyait  d'eau  les  décombres.  Plusieurs 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  227 

matelots  se  brûlèrent  les  mains  ;  d'autres  eurent  les 
cheveux  roussis.  Mais  personne  ne  songeait  à  son  mal, 
tant  le  désespoir  de  ce  bon  fils  nous  touchait.  Lui,  ce- 
pendant, ne  faisait  rien.  Il  se  tenait  même  un  peu  loin 
du  feu,  et  s'abritait  la  figure  avec  son  éventail.  Mais  il 
nous  encourageait  à  continuer,  dirigeait  nos  recherches 
et  criait  toujours  d'une  voix  lamentable  : 

—  Ne  cessez  pas!  Allez  toujours!  je  suis  sûr  que 
nous  le  sauverons! 

A  la  fin,  les  débris  de  toiture  avaient  été  rejetés  de 
côté  :  la  maison  apparut.  Elle  n'avait  pas  trop  souffert. 
On  distinguait  une  porte  béante,  encore  pleine  de  fu- 
mée. Le  gros  Chinois  s'y  précipita  ;  il  était  suivi  de 
deux  coolies,  porteurs  de  bambous.  Tous  trois  dispa- 
rurent dans  une  sorte  de  cabinet  noir.  Au  bout  d'un 
instant  ils  en  ressortaient.  Les  deux  coolies  portaient 
un  énorme  coffre-fort.  Le  gros  Chinois  trottinait  der- 
rière eux,  d'un  air  tout  guilleret. 

—  Ce  n'est  plus  la  peine  de  chercher,  capitaine,  me 
dit-il  au  moment  de  s'enfoncer  dans  la  foule;  mon 
pauvre  père  doit  être  mort  !  Je  ne  l'entends  plus  ! 

J'eus  à  peine  le  temps  d'envoyer  un  coup  de  pied 
magistral  dans  le  fond  de  son  large  pantalon  de  soie 
bleue.  Mais  le  quartier-maître  calfat  eut  la  chance  de 
pouvoir  lui  lancer  en  pleine  figure  le  jet  de  la  pompe, 
ce  qui  nous  consola  un  peu. 

N'en  déplaise  à  If.  le  colonel  Tcheng-ki-tong ,  et  à 
tous  les  illustres  Célestes  qui  font  si  grand  bruit  chez 
nous  depuis  quelque  temps,  tous  ceux  qui  ont  vécu  en 
Chine,  avec  les  Chinois,  n'ont  qu'à  rechercher  dans 
leurs  souvenirs  pour  y  trouver  par  douzaines  des  traits 


228  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

analojues.  Il  ne  faut  donc  pas  qu'ils  s'étonnent  outre 
mesure  si  les  déboires  de  leurs  compatriotes  n'excitent 
pas  une  bien  vive  sympathie. 

Ce  soir,  quand  nous  avons  voulu  mener  notre  invité 
dans  la  salle  à  manger,  nous  avons  été  reçus  à  la  porte 
par  un  personnage  qui  exerce  les  fonctions  de  notre 
amidu/'7/?A,4£,ewtt<?.Seulementcelui-ciestun  mulâtre, 
jaune  comme  un  citron.  Il  nous  a  introduits  dans  une 
immense  pièce,  où  des  centaines  de  consommateurs 
dévorent  à  la  hâte  leur  réfection.  Je  ne  dis  pas  dîner, 
parce  que,  dans  ce  pays,  je  ne  me  reconnais  jamais 
dans  les  repas.  Il  y  a  deux  salles  à  manger.  La  pre- 
mière s'ouvre  de  six  heures  du  matin  à  neuf  heures. 
On  vous  sert  des  viandes  froides,  des  œufs,  du  café,  etcela 
s'appelle  le  déjeuner.  De  neuf  heures  à  deux  heures, 
on  peut  se  faire  servir  un  grand  dîner  dans  une  autre 
salle.  De  deux  à  cinq,  on  revient  dans  la  première, 
pour  le  luncheon.  De  cinq  heures  à  minuit  et  demi, 
c'est  le  tour  du  souper.  A  tous  ces  repas  les  menus  sont 
aussi  copieux  que  ceux  du  Fifth  Avenue.  Maintenant 
que  l'expérience  nous  est  venue,  nousnous  tirons  d'af- 
faire très-bien.  Quand  nousnous  asseyons,  on  nous  sert 
d'abord  les  fraises  et  la  crème,  sans  lesquelles  on  ne 
peut  pas  commencer  un  repas.  Nous  avons  renoncé  à 
réclamer;  c'est  inutile.  Nous  demandons  alors  de  la 
soupe  et  un  relevé.  Le  garçon  les  apporte,  croyant  que 
c'est  tout  ce  que  nous  voulons  :  puis  il  disparait.  Quand 
nous  avons  fini,  nous  poussons  quelques  rugissements  ; 
alors  le  fonctionnaire  mulâtre  s'approche  pour  savoir 
ce  qui  nous  arrive.  Nous  réclamons  un  second  garçon, 
auquel  nous  commandons  le  rôti  et  les  légumes.  On 


EX    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  229 

nous  les  apporte  sans  défiance  :  une  opération  analo- 
gue nous  procure  le  dessert  et  le  café  :  et  nous  avons 
tout  mangé  à  peu  près  chaud  :  mais  le  fonction- 
naire ne  nous  cache  pas  que  notre  conduite  est  bien 
peu  correcte,  et  nos  voisins,  qui,  eux,  picorent  leur 
nourriture,  selon  les  rites,  dans  vingt-cinq  petits  plats 
froids,  ne  dissimulent  pas  leur  indignation.  Du  reste, 
de  no(re  côté,  nous  manifestons  hautement  la  nôtre. 
Neuf  personnes  sur  dix  mangent  le  fameux  bacon  frit 
(lard),  qui  est  le  plat  national  des  Américains  de  l'Ouest. 
Je  me  rappelle  avoir  vu  brûler  une  porcherie  contenant 
huit  ou  dix  cochons  qu'on  n'eut  pas  le  temps  de  faire 
sortir.  L'odeur  qui  venait  des  décombres  est  absolu- 
ment celle  qui  remplit  la  salle. 

Les  Américains  que  l'on  toit  à  New-York  sont  tous 
plus  ou  moins  européanisés.  Il  faut  venir  ici  pour  trou- 
ver le  véritable  Yankee.  On  rencontre  à  chaque  pas  de 
grands  bonshommes  maigres,  au  teint  jaune,  les  yeux 
brillants,  les  cheveux  longs  et  gras,  les  joues  creuses 
ou  gonflées  d'une  chique,  rasés  soigneusement,  sauf 
une  longue  barbiche,  le  geste  fiévreux  et  saccadé  : 
quelle  que  soit  leur  position  de  fortune,  leur  tenue 
est  toujours  négligée.  Je  ne  veux  pas  dire  qu'ils 
soient  sales  :  mais  leurs  cravates  sont  tordues  autour 
de  leurs  cols  ;  leurs  jaquettes  et  leurs  pantalons  n'ont 
jamais  l'air  d'avoir  été  faits  pour  eux  ;  les  chaussures 
dans  lesquelles  s'enfouissent  leurs  énormes  pieds  sont 
lamentables.  Quelques-uns  portent  les  grandes  bottes 
et  la  chemise  de  flanelle  des  cow-boys.  Ce  qui  frappe 
tout  d'abord,  c'est  l'aspect  misérable  et  surchauffé  tout 
à  la  fois  de  tous  ces  gens.  Les  romanciers  américains, 


230  EX    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

quand  ils  parlent  des  hommes  de  l'Ouest,  emploient 
toujours  une  foule  d'adjectifs  tels  que  burly ,  stalwart , 
brawny,  qui  vous  donnent  l'impression  d'une  collec- 
tion de  géants  déracinant  les  chênes  pour  s'en  faire  des 
cannes.  On  est  tout  étonné  de  voir  des  gens  grands, 
c'est  vrai,  mais  qui  ont  l'air  de  sortir  d'un  hôpital  de 
fiévreux.  Cependant  le  climat  est  admirable,  l'aisance, 
et  même  la  richesse,  générales  :  c'est  leur  régime  qui 
les  réduit  tous  à  cet  état. 

Nous  nous  sommes  liés  avec  le  clerh  de  l'hôtel.  C'est 
un  Canadien  qui,  paraît-il,  est  célèbre  par  ses  bons 
mots.  Un  journal  raconte  que,  ces  jours  derniers,  il 
s'était  pris  de  dispute  avec  un  habitant  de  Saint-Louis 
qui  exigeait  une  chambre  au  dernier  élage  pour  payer 
moins  cher.  A  la  fin,  impatienté,  il  lui  remit  solennel- 
lement une  clef  en  s'écriant  :  «  Fils  de  Saint-Louis, 
montez  au  ciel  !  »  Ayant  reconnu  en  nous  des  «  gen- 
tilshommes français,  de  France  » ,  il  nous  comble  de 
faveurs.  Nous  lui  demandons  conseil  sur  l'emploi  de 
notre  soirée,  et,  sur  son  avis,  nous  nous  décidons  à 
aller  à  l'Exposition  internationale  des  chemins  de  fer 
qu'on  vient  d'inaugurer.  Il  y  a  là  ce  soir  un  grand  con- 
cert, où,  nous  verrons  toutes  les  dudes  et  toutes  les 
belles  (élégants  et  élégantes)  de  Chicago. 

Le  palais  de  l'Exposition  est  un  immense  bâtiment, 
brillamment  éclairé  à  la  lumière  électrique,  qui  s'élève 
sur  les  bords  du  Michigan,  ou  du  moins  qui  n'en  est 
séparé  que  par  la  ligne  du  Baltimore  and  Ohio  Rail- 
road,  B.  &  0.,  pour  employer  l'abréviation  usitée. 
Quand  nous  arrivons,  il  y  a  déjà  une  foule  énorme. 
Nous  parcourons  la  nef,  admirant  le  matériel  qu'ont 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  231 

envoyé  les  compagnies  rivales,  de  tous  les  coins  des 
Étals-Unis.  Il  est  véritablement  magnifique  :  le  nôtre 
n'aurait  qu'à  perdre  à  la  comparaison.  Ensuite  nous 
arrivons  au  hall  consacré  au  buffet.  Nous  nous  y  arrê- 
tons, car  le  spectacle  est  bien  curieux.  Toutes  les 
nationalités  qui  se  sont  donné  rendez-vous  pourpeupler 
Chicago,  et  qui  n'ont  pas  encore  eu  le  temps  de  se 
fondre  ensemble,  y  sont  représentées.  On  entend 
tellement  de  langues  différentes,  qu'on  se  croirait  dans 
une  buvette  de  la  tour  de  Babel.  Les  Yankees  sont 
groupés  debout  autour  du  bar.  Us  causent  ensemble 
de  leurs  voix  nasillardes,  tout  en  avalant  du  wisky  à 
pleins  verres  :  des  marins  et  des  ranchmen  canadiens, 
assis  avec  des  femmes  en  toilettes  claires,  boivent 
lentement  de  grandes  bolées  de  cidre.  A  entendre  leur 
parler  traînant  et  leurs  mots  de  patois  bas  normand, 
on  se  croirait  dans  une  auberge  du  Perche,  un  jour  de 
marché  :  un  peu  plus  loin,  il  y  a  une  rangée  de  petits 
cabinets  ouverts  comme  des  alcôves.  Ils  sont  presque 
tous  occupés  par  de  grands  et  gros  hommes,  solidement 
bâtis,  l'œil  bleu,  la  peau  blanche,  la  barbe  blonde 
ruisselant  sur  une  cravale  rose  ou  bleu  clair,  fumant 
de  longues  pipes  de  porcelaine  et  assis  à  côté  de 
femmes  en  toilettes  blanches,  avec  des  chapeaux  extra- 
vagants. Tous  ces  couples  boivent  à  la  même  chope  et 
mordent  à  la  même  saucisse  en  se  lançant  des  coups 
d'œil  tendres  et  languissants.  Amour  et  charcuterie! 
c'est  le  coin  des  fiancés  allemands. 

Par-ci  par-là  nous  voyons  aussi  quelques  trop  rares 
échantillons  féminins  de  la  race  américaine  qu'a  pro- 
duite le  mélange  de  toutes  les  autres.  Ce  sont,  pour  la 


232  EN    VISITE    CHEZ    L'OMCLE    SAM. 

plupart,  de  belles  filles  au  regard  assuré,  qui  se  pro- 
mènent en  flirtant  avec  de  grands  jeunes  gens  de  bonne 
mine,  vêtus  avec  une  élégance  suprême.  Ce  sont  les 
dudes  et  les  belles  qu'on  nous  a  promis.  Plusieurs  de 
ces  jeunes  personnes  sont  remarquablement  jolies. 
Elles  auraient  bien  besoin,  par  exemple,  de  faire  un 
tour  en  Europe  pour  y  apprendre  à  s'habiller.  L'art 
délicat  du  juponnage  semble  notamment  leur  être 
tout  à  fait  étranger.  Presque  toutes  ont  des  robes 
blanches  à  transparents  de  mousseline  et  d'immenses 
chapeaux  plats  qui  ne  sont  pas  d'un  très-heureux  effet. 
C'est  bien  dommage;  car  ces  jeunes  femmes,  grandes 
et  minces,  auxquelles  leur  teint  pâli  donne  une  appa- 
rence un  peu  frêle,  constituent  un  type  spécial  et  très- 
séduisant  de  la  beauté  féminine.  Leur  charme  un  peu 
étrange  tient,  je  crois,  beaucoup  à  leur  singulière 
structure.  On  ne  trouverait  point  chez  elles  les  formes 
robustes  et  puissantes  que  les  sculpteurs  grecs  aimaient 
à  reproduire.  Avec  leurs  hanches  étroites  et  leurs 
lignes  allongées,  elles  se  rapprochent  plutôt  du  type 
un  peu  androgyne  qu'affectionnait  M.  Pradier.  On  peut 
s'en  rendre  compte  chez  nous  dans  les  salons  parisiens 
où  se  rencontrent  maintenant  une  foule  de  superbes 
Américaines.  Plusieurs  ont  le  type  grec,  mais  bien 
plutôt  celui  d'un  bel  éphèbe  athénien  que  celui  de  la 
Vénus  de  Milo. 

Nous  en  étions  là  de  nos  réflexions,  quand  un 
effroyable  tapage  a  éclaté,  et  nous  avons  vu  déboucher 
d'une  galerie  un  corps  de  musique  militaire,  composé 
d'artistes  recouverts  d'uniformes  tout  flamboyants  d'or, 
qui  jouaient  une  marche   triomphale.  Derrière   eux 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  233 

venait  une  longue  file  d'hommes  vêtus  de  noir,  mar- 
chant deux  par  deux,  avec  une  gravité  admirable. 
Nous  nous  sommes  empressés  de  nous  joindre  à  eux 
pour  voir  ce  qui  allait  se  passer.  Après  bien  des  détours 
dans  toutes  les  parties  de  l'Exposition,  ils  nous  ont 
menés  dans  une  salle  éloignée  où  se  trouvait  garé  un 
train  tout  orné  de  fleurs  et  composé  de  trois  locomo- 
'  tives  d'apparence  bizarre,  munies  de  leurs  lenders. 
Les  messieurs  qui  paraissent  être  les  pontifes  de  cette 
étrange  cérémonie  sont  montés  sur  la  plate-forme  de 
l'une  d'elles  et  nous  ont  appris  que  ces  locomotives, 
prêtées  par  le  gouvernement  anglais,  étaient  les  pre- 
mières qui  eussent  été  construits.  Alors  commença 
une  série  de  speechs  en  l'honneur  de  Slephenson,  leur 
inventeur.  Les  commissaires  anglais  célébraient  sa 
gloire;  les  commissaires  américains  leur  répondaient 
en  remerciant  le  gouvernement  de  Sa  Majesté  Britan- 
nique qui  avait  bien  voulu  se  dessaisir,  à  leur  profit, 
pour  quelques  semaines,  de  ces  précieuses  reliques. 
Et  puis,  à  chaque  instant,  derrière  la  cloison  de 
planches  qui  seule  nous  séparait  de  la  voie  du  B.  &  0., 
on  entendait  les  grands  trains  de  blé  qui  passaient  en 
sonnant  furieusement  leurs  cloches.  Alors  les  orateurs 
s'arrêtaient  et  ne  reparlaient  que  lorsque  le  tapage 
avait  cessé. 

Nous  étions  frappés  du  contraste  qu'offraient  ces 
hommes.  Les  Américains,  comme  les  Anglais,  habitués 
à  parler  constamment  en  public,  s'exprimaient  avec 
une  grande  facilité  :  mais  quelle  différence  dans  le 
procédé  !  Les  premiers  gesticulaient  fiévreusement  sur 
l'étroite  plate-forme;  leur  style  emphatique  était  plein 


234  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

de  lieux  communs,  de  métaphores  auxquelles  cenl  ans 
de  bons  et  loyaux  services  devraient  bien  assurer  une 
retraite  trop  méritée.  A  chaque  instant,  il  était  question 
du  drapeau  étoile,  Star  spangled  banner,  et  de  l'aigle 
américaine  aux  ailes  déployées,  spread  eagle  :  le  tout 
mêlé  de  flatteries  à  l'endroit  de  l'ouvrier.  A  chaque  mot, 
on  sent  le  politicien  qui  se  rappelle  que  sa  carrière 
dépend  du  dieu  populaire,  et  qui  ne  perd  pas  une 
occasion  de  lui  lancer  des  coups  d'encensoir. 

Les  commissaires  anglais,  au  contraire,  sont  de  gros 
hommes,  au  teint  clair  et  reposé,  parlant  lentement, 
au  geste  sobre;  rien  qu'à  les  voir,  on  devine  des 
hommes  qui  ont  travaillé  et  qui  travaillent  encore, 
mais  dont  la  vie  n'est  pas  tout  entière  sacrifiée  au 
travail,  qui,  sûrs  du  lendemain,  disent  ce  qu'ils  croient 
devoir  dire,  sans  se  soucier  de  ce  qui  peut  en  résulter. 

J'aurais  voulu  pouvoir  continuer  à  entendre  les 
discours  qui  se  succédaient  :  malheureusement,  un 
incident  qui  est  survenu  nous  a  forcés  de  déguerpir  nu 
plus  vite.  Je  m'étais  penché  pour  chercher  à  me  rendre 
compte  du  jeu  des  tiroirs  dans  ces  vieilles  machines, 
sans,  du  reste,  bien  entendu,  me  permettre  d'y  porter 
la  main  :  j'ai  failli  avoir  le  même  sort  que  mon  pauvre 
ami  le  Révérend,  dans  les  rues  de  New-York.  Un 
policeman,  m'ayant  aperçu,  est  arrivé  sournoisement 
sur  moi,  par  derrière,  en  levant  son  bâton  plombé,  et 
allait,  très-joliment,  sans  dire  gare,  m'en  donner  sur 
la  tête  un  coup  qui  m'aurait  probablement  abattu  sans 
connaissance,  quand  Maubert,  voyant  le  danger  que  je 
courais,  m'a  brusquement  tiré  en  arrière  d'une  main, 
tandis  que  de  l'autre  il  aplatissait  cet  aimable  policier 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  235 

contre  la  roue  de  la  machine.  Avant  qu'il  eût  eu  le 
temps  de  rattraper  ses  esprits  et  son  chapeau,  qui  était 
lombédu  coup,  nous  nous  étions  perdu  s  dans  la  foule. 
L'idée  de  M.  Caussidière,  de  faire  de  l'ordre  avec  du 
désordre,  a  sans  doute  séduit  les  administrateurs  de  la 
ville  de  Chicago.  Ils  se  sont  avisés  d'habiller  leurs  ser- 
gents de  ville  en  cow-boys.  Cela  leur  donne  l'air  de  par- 
faits bandits  :  et,  d'après  mon  expérience  personnelle, 
ils  me  semblent  de  tout  point  dignes  du  costume  dont 
on  les  a  affublés. 


CHAPITRE  VI 

Les  collèges  mixtes  aux  États-Unis.  —  Incendie  de  1870.  — 
Chicago  dans  le  passé,  dans  le  présent  et  dans  l'avenir.  —  Les 
elevators.  —  A  square  meal  for  25  cents.  —  Les  réflexions 
d'un  pêcheur  à  la  ligne.  —  Conclusion. 


Mercredi.  —  Ce  matin,  M...  est  arrivé  dès  l'aurore 
dans  ma  chambre  et  m'a  arraché  au  doux  sommeil  que 
je  goûtais.  C'est  encore  un  point  à  noter  que  les  lits 
sont  excellents  en  Amérique.  Puis,  me  gourmandant 
sans  pitié,  il  m'a  rappelé  que  nous  n'avions  plus  que 
vingt-quatre  heures  à  passer  à  Chicago,  et  que  nous  nous 
devions  à  nous-mêmes  de  les  employer  de  notre  mieux . 
J'ai  tout  de  suite  reparlé  de  la  pêche  à  la  ligne  :  mais 
mon  idée  n'a  pas  été  mieux  accueillie  qu'hier  par  mon 
compagnon  de  voyage.  Maintenant  qu'il  a  étudié  la 
question  des  cochons,  il  veut  approfondir  celle  de  l'in- 
struction publique.  Les  électeurs  flamands,  qui  viennent 
précisément  de  lui  renouveler  son  mandat,  ne  lui  par- 
donneraient, paraît-il,  jamais  de  s'être  arraché  pour 
quelques  mois  àleuraffection,s'ilneleurrapportaitpas, 
à  son  retour,  une  étude  sérieuse  sur  ce  sujet  palpitant. 
Il  est  surtout  préoccupé  des  écoles  mixtes  si  célèbres 
en  Amérique,  et  qui  ont  fourni  tant  de  belles  tirades 
aux  écrivains  pédagogiques  du  vieux  monde.  Chacun 
sait  que,  dans  ce  pays,  il  existe  un  certain  nombre  de 
collèges  où  les  jeunes  gens  des  deux  sexes,  réunis 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  237 

sous  le  même  toit,  reçoivent  jusqu'à  dix-huit  ans  la 
même  éducation.  Us  suivent  les  mêmes  cours,  ne  sont sé- 
parésnipendantlesheuresdes  récréations  ni  pendant  les 
repas,  et  les  personnes  compétentes  affirment  que  les 
seuls  inconvénients  qui  résultent  d'un  système  qui 
nous  semblerait  aussi  extravagant,  c'est  que  les  jeunes 
filles  y  prennent  des  habitudes  un  peu  masculines! 
Explique  qui  pourra  les  mystères  du  cœur  humain! 
Comment  ces  jeunes  gens,  si  retenus  au  collège,  devien- 
nent-ils tellement  incandescents,  une  fois  qu'ils  en  sont 
sortis,  que  AI.  Delmonico  ait  reconnu,  par  expérience, 
que,  s'il  leur  permettait  de  dîner  à  quatre  dans  un 
cabinet  particulier,  il  s'y  passerait  des  choses  capables 
de  faire  frémir  un  gabier  de  beaupré  en  bordée? 

C'est  encore  là  une  des  institutions  que  nous  devons 
envier  à  l'Amérique,  à  ce  que  prétend  H.  Laboulaye. 
Il  est  certain  que  l'étude  du  binôme  de  Newton,  quand 
elle  se  pratique  en  compagnie  d'une  charmante  cama- 
rade de  dix-huit  ans,  doit  avoir  bien  du  charme.  Tous 
les  collégiens  français  seraient  sûrement  de  cet  avis,  si 
on  les  consultait.  Mais,  maintenant  que  la  question  ne 
m'intéresse  plus  que  pour  mes  filles  et  mes  neveux, 
j'avoue  que  je  préfère  continuer  à  envier  aux  Améri- 
cains cet  usage-là,  sans  le  leur  prendre.  Il  nous  faut 
d'ailleurs  renoncera  l'espoir  de  visiter  un  de  ces  éta- 
blissements, car  nous  découvrons,  après  enquête  faite, 
qu'il  n'en  existe  pas  à  Chicago  même.  En  conséquence, 
sans  nous  embarrasser  d'un  programme  inflexible,  nous 
nous  confions  à  un  cocher  de  fiacre,  qui  se  charge  de 
nous  faire  voir  les  curiosités  de  la  ville. 

Il  y  a  deux  cent  vingt  ans,  deux  Jésuites,  appartenant 


238  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

aux  missions  du  Canada,  les  PP.  Joliet  et  Marquette, 
entreprirent  un  voyage  d'exploration  dans  la  région 
des  grands  lacs,  alors  tout  à  fait  inconnue  des  blancs, 
et  fréquentée  seulement  par  des  tribus  demi-nomades. 
Les  pieux  voyageurs  contournaient  la  côte  de  l'immense 
mer  intérieure  qui  avait  déjà  reçu  le  nom  de  Michigan. 
Ils  avaient  dépassé  de  quelques  milles  son  extrémité 
sud  et  constataient  que  la  cote  remontait  presque  direc- 
tement vers  le  nord,  lorsqu'ils  arrivèrent  sur  le  bord 
d'une  lagune  large  et  profonde  qui  venait  se  jeter 
normalement  dans  le  lac.  Cette  lagune  avait  moins 
d'un  mille  de  long;  à  son  autre  extrémité  elle  recevait 
les  eaux  de  deux  rivières  profondes,  mais  également 
fort  courtes,  l'une  venant  du  nord,  l'autre  du  sud,  qui 
drainaient  les  plaines  marécageuses  des  environs.  Il 
faut  noter  qu'à  cet  endroit,  la  ligne  de  partage  des 
eaux  du  bassin  du  Alississipi  vient  presque  tangenterle 
lac.  Ce  n'est  du  reste  qu'une  simple  ondulation ,  à  peine 
sensible,  de  la  prairie. 

Ce  pays  bas  et  humide  ne  devait  pas  avoir  l'air  bien 
engageant.  Il  attira  cependant  l'attention  des  mission- 
naires. Les  bêtes  à  fourrure  pullulaient  aux  environs, 
ce  qui  faisait  de  l'embouchure  de  cette  rivière  une  sta- 
tion très-fréquentée  par  les  Indiens  illinois  ;  les  diffé- 
rentes petites  tribus  s'y  retrouvaient  chaque  hiver, 
après  s'être  dispersées,  pendant  l'été,  dans  la  prairie,  à 
la  recherche  du  buffalo. 

La  ville  de  Chicago  est  à  cheval  sur  ces  trois  cours 
d'eau.  Sa  merveilleuse  prospérité  est  du  reste  toute 
récente.  A  la  suite  de  la  visite  du  P.  Joliet,  il  s'était 
bien  établi  quelques  relations  entre  le  Canada  et  les  111  î — 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  239 

nois.  Des  voyageurs  profitaient,  chaque  printemps,  des 
premiers  beaux  jours  pour  venir  de  Québec,  à  travers 
les  lacs,  apporter  aux  Indiens  quelques  marchandises 
qu'on  échangeait  contre  les  fourrures  recueillies  pen- 
dant l'hiver;  mais  ils  ne  faisaient  point  d'établissement 
permanent.  En  1804,  seulement,  le  gouvernement  des 
Etats-Unis,  voulant  probablement  consacrer  ses  droits 
sur  le  pays,  y  construisit,  au  milieu  des  marais,  une  sta- 
tion-qui  prit  le  nom  de  Fort  Dearborn.  En  1812,  les 
Illinois  le  brûlèrent  et  scalpèrent  la  garnison;  mais  il 
fut  reconstruit  en  1816;  et,  cette  fois,  l'occupation  fut 
définitive  :  car  les  magasins  du  fort  se  voyaient  encore 
en  1856,  au  beau  milieu  de  la  ville. 

En  1830,  une  centaine  de  trafiquants  et  trappeurs, 
blancs  ou  métis,  étaient  venus  s'établir  sous  la  protec- 
tion de  la  garnison.  Ils  habitaient  dans  une  douzaine  de 
maisons  en  bois.  En  1837,  le  village  s'était  transformé 
en  une  petite  ville  de  4,000  habitants.  Dès  lors  les  pro- 
grès furent  rapides.  En  1850,  il  y  en  avait  30,000; 
en  1860,  112,000;  en  1870,  299,000;  en  1880, 
503,000;  enfin,  au  mois  de  juin  1882,  un  dernier 
recensement  municipal  accusait  le  chiffre  de  560,693 
habitants,  dont  5,800  nègres  et  350  Chinois.  La  popu- 
lation s'accroît  chaque  année  d'environ  50,000  âmes  : 
autant  que  celle  de  Paris  dans  ses  années  les  plus  pro- 
spères. Ilestplusque  probable  qu'aurecensementfédéral 
prochain,  en  1890,  le  million  sera  de  beaucoup  dépassé. 

La  ville  qui  abrite  cette  fourmilière  humaine  couvre 
maintenant  tout  l'espace  compris  entre  le  lac  et  les 
deux  rivières  dont  il  a  été  question  plus  haut;  elle  s'a- 
vance encore  tous  les  jours  dans  l'ouest.  Son  enceinte 


240  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

a  une  forme  à  peu  près  rectangulaire,  de  12  kilomètres 
du  nord  au  sud,  le  long  des  rives  du  Michigan,  et  de 
7  ou  8,  de  l'est  à  l'ouest. 

Cet  accroissement  merveilleux  paraît  plus  étonnant 
encore,  si  l'on  tient  compte  des  mauvaises  conditions 
topographiques  dans  lesquelles  on  se  trouvait  et  des 
désastres  qu'on  eut  à  subir.  Dans  tout  autre  pays,  l'essor 
de  la  ville  en  eût  été  arrêté  pourde  longues  années.  Le 
sol  de  la  prairie  qui  s'étend  dans  toutes  les  directions, 
à  des  centaines  de  milles,  est  un  humus  d'alluvion, 
d'une  grande  profondeur,  qui  n'offrait  aux  premiers 
habitants  aucuns  matériaux  de  construction.  Il  fallait 
tout  bâtir  en  bois,  que  fournissaient,  il  est  vrai,  en 
abondance  les  belles  forêts  de  chênes  du  Wisconsin  et 
aussi  les  bois  de  sapins  des  environs.  Ce  n'est  que  beau- 
coup plus  tard  qu'on  découvrit,  par  hasard,  un  banc  de 
calcaire  blanc  qui,  se  durcissant  rapidement  à  l'air, 
fournit  maintenant  d'excellents  matériaux.  Auparavant, 
les  incendies  étaient  continuels.  Des  blocks  entiers 
flambaient  en  un  clin  d'œil. 

Au  courant  de  l'automne  1871,  l'un  de  ces  incendies 
prit  des  proportions  qui  ont  rarement  été  égalées  dans 
les  temps  modernes.  Le  soir  du  dimanche  8  octobre, 
une  lampe  à  pétrole  renversée  mit  le  feu  à  une  maison 
de  la  rue  de  Koven.  Tout  le  quartier  fut  bientôt  la  proie 
des  flammes,  qui,  attisées  par  un  vent  d'ouest  vio- 
lent, ne  se  laissèrent  même  pas  arrêter  par  la  rivière. 
Malgré  tout  ce  qu'on  fit,  l'incendie  dura  pendant  une 
semaine  entière.  La  dernière  maison  brûlée  prit  feu 
justement  huit  jours  après  la  première,  le  dimanche 
16  octobre,  au  matin. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  241 

Quand  on  voulut  dresser  le  bilan  des  pertes  subies, 
les  chiffres  auxquels  on  arriva  parurent  invraisem- 
blables. Deux  cents  cadavres  étaient  ensevelis  sous  des 
ruines  qui  fumaient  encore  plusieurs  mois  après  l'évé- 
nement :  deux  cent  mille  personnes  étaient  sans  abri. 
Le  feu  avait  détruit  dix-huit  mille  maisons  représentant 
un  capital  de  190  millions  de  dollars,  près  d'un  mil- 
liard de  notre  monnaie.  80  millions,  environ,  étaient 
assurés.  Mais  leur  précaution  ne  servit  pas  à  grand'- 
chose  aux  intéressés,  car  toutes  les  compagnies  locales 
firent  faillite  du  coup.  Heureusement  beaucoup  des  ris- 
ques avaient  été  cédés  à  des  compagnies  anglaises,  qui, 
elles,  payèrentà  bureaux  ouverts.  Le  coup  fut  rudepour 
plusieurs.  Depuis,  ellesont trouvé  undédommagementà 
leurs  pertes  dans  la  vogue  que  cetle  preuve  de  solva- 
bilité leur  a  procurée  auprès  de  la  clientèle  de  l'Ouest; 
vogue  dontles  effets  sont  encore,  paraît-il,  très-sensibles. 

On  commençait  à  peine  à  se  remettre  d'un  pareil 
désastre,  quand  un  second  incendie  détruisit  encore, 
en  1874,  pour  cent  millions  de  francs  de  propriétés. 
Les  habitants  de  Chicago  ne  se  découragèrent  pas  plus 
qu'ils  ne  l'avaient  fait  quatre  ans  auparavant.  On  inon- 
dait d'eau  les  débris  fumants  des  maisons  pour  per- 
mettre aux  ouvriers  de  creuser  les  nouvelles  fondations. 
Dans  une  rue  complètement  détruite,  on  vit,  le  lende- 
main même  de  l'incendie,  une  potence  portant  une 
planche  sur  laquelle  était  écrit  au  charbon  :  «Le sous- 
signé a  tout  perdu,  excepté  sa  femme,  ses  enfants  et 
son  énergie.  Son  cabinet  d'affaires  est  transféré  sous  le 
hangar  en  face  !  v 

M.  Sala,  qui  a  été  témoin  du  fait,  ajoute  que,  cinq 

14 


242  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

ans  plus  tard,  le  rédacteur  de  cette  affiche  était  de  nou- 
veau propriétaire  d'une  maison  plus  belle  que  la  pre- 
mière, et  qui  avait  été  payée,  grâce  à  l'énergie  dont  il 
s'était  vanlé  à  si  bon  droit. 

Les  Américains  peuvent  avoir  des  formes  plus  ou 
moins  sympathiques,  mais  vraiment,  comme  je  crois 
l'avoir  déjà  dit,  on  ne  peut  trop  admirer  ces  côtés-là 
de  leur  caractère  national.  Chez  nous,  on  ne  tient  sou- 
vent pas  beaucoup  à  augmenter  sa  fortune,  mais  on  est 
passionnément  attaché  à  celle  qu'on  a  ;  et,  si  on  la  perd, 
c'est  un  effondrement  complet.  Aussi,  quoi  de  plus 
lamentable  qu'un  Français  ruiné  !  Ici ,  tout  se  passe 
différemment.  En  matière  d'intérêt ,  personne  n'est 
plus  âpre  au  gain  qu'un  Américain  :  mais,  l'argent  une 
fois  acquis,  il  ne  semble  plus  y  tenir  beaucoup.  En 
ôtant  à  la  phrase  son  sens  malveillant,  on  peut  leur 
appliquer  ce  que  Cicéron  disait  de  Catilina  :  Alieni  ap- 
petens,  suiprofusus.  On  dirait  que  la  fortune  leur  est 
surtout  agréable  par  le  plaisir  qu'ils  ont  eu  à  la  gagner. 
Mais  elle  ne  leur  crée  pas,  comme  à  nous,  des  besoins. 
En  cela,  ils  ressemblent  encore  aux  Chinois.  Au  point 
de  vue  matériel,  pour  sa  table  comme  pour  son  habil- 
lement, le  plus  riche  financier  conserve  souvent  à  peu 
près  les  habitudes  qu'il  avait  étant  commis  dans  une 
banque.  Leur  luxe  est  fout  d'ostentation.  Ils  le  traver- 
sent sans  se  l'assimiler.  Cela  est  vrai  surtout  dans 
l'Ouest.  On  me  racontait  l'autre  jour  l'histoire  d'un 
homme  qui  possédait  une  grande  ferme  sur  les  bords 
du  Mississipi.  Il  avait  épousé  une  femme  indienne.  Un 
beau  jour  la  ville  de  Saint-Paul  se  fonda  là.  Cinquante 
mille  habitants  vinrent  s'y  établir.  En  quelques  mois, 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  243 

la  vente  de  ses  terrains  lui  mit  une  quinzaine  de  mil- 
lions dans  ses  poches.  Il  se  lança  dans  des  spéculations 
folles,  se  fît  bâtir  une  sorte  de  palais,  où  il  se  sentait 
si  mal  à  son  aise  qu'il  en  sortait  tous  les  soirs  pour 
aller  se  griser  de  wisky  dans  un  bar  du  voisinage  avec 
quelques  amis.  Sa  femme  et  ses  enfants  ne  purent  ja- 
mais s'habituer  à  mettre  des  s::uliers.  Ils  avaient  du 
reste  bien  raison,  car  au  bout  d'un  an,  l'homme,  com- 
plètement ruiné,  mourait  du  delirium  tremens  dans 
un  hôpital  qu'il  avait  fondé,  les  laissant  sans  un  dollar. 

Le  manque  de  matériaux  de  construction  ne  fut  pas 
le  seul  obstacle  contre  lequel  les  ingénieurs  de  Chicago 
eurent  à  lutter.  Le  niveau  de  la  plaine  sur  laquelle  est 
construite  la  ville  n'était,  en  moyenne,  supérieur  que 
de  sept  pieds  à  celui  du  lac.  Non-seulement  il  était 
impossible,  à  moins  de  frais  énormes,  de  construire 
des  caves,  mais,  quand  les  vents  du  nord  coïncidaient 
avec  des  crues  de  la  rivière,  celle-ci,  refoulée  par  les 
vagues  du  lac,  inondait  les  rues.  Il  fallait  donc  éviter 
d'y  faire  aboutir  les  égouts.  Tel  était  le  double  pro- 
blème qui  se  posait. 

La  manière  dont  les  ingénieurs  américains  l'ont 
résolu  est  bien  curieuse.  D'ordinaire,  les  rues  d'une 
ville  étant  au  niveau  du  sol,  il  faut  le  creuser  pour 
établir  les  égouts,  qui  doivent  passer  au-dessous.  Ici, 
on  a  fait  l'opération  inverse.  On  a  établi  les  égouts  au 
niveau  du  sol,  et  l'on  a  ensuite  construit  les  rues  par- 
dessus. Presque  tous  les  terrains  à  bâtir  se  sont  trouvés 
du  coup  en  contre-bas  de  sept  pieds,  et  le  niveau  gé- 
néral de  la  ville  a  été  élevé  d'autant.  Naturellement 
toutes  les  maisons  déjà  construites  avaient  l'air  d'être 


244  EN    VISITE    CHEZ    L'OXCLE    SAM. 

enterrées.  On  a  coulé  sous  leurs  fondations  un  système 
de  longuerincs,  en  charpentes  solidement  reliées  en- 
semble, on  y  a  appliqué  de  puissantes  presses  hydrau- 
liques, et,  sans  déranger  les  locataires,  on  les  a  fait 
monter  de  la  quantité  voulue.  La  plupart  de  ces  mai- 
sons étant  en  bois,  l'opération  ne  présentait  pas  de 
bien  grandes  difficultés  :  mais  elle  fut  pratiquée  éga- 
lement, avec  succès,  sur  plusieurs  constructions  en 
briques.  Au  bout  de  quelques  mois,  on  eut  le  singulier 
spectacle  d'une  ville  presque  entière  élevée  de  plu- 
sieurs pieds  au-dessus  de  son  niveau  piimilif. 

Cette  première  opération  mit  fin  aux  inondations 
et  simplifia  aussi  la  question  de  l'approvisionnement 
d'eau  potable.  J'ai  dit  plus  haut  que  le  bassin  du  Mis- 
sissipiasa  ligne  de  faite  très-rapprochée  du  Michigan. 
Les  ingénieurs  profitèrent  de  ce  voisinage  pour  con- 
struire un  canal  qui  amène  de  l'autre  côté  de  cette  ligne 
toutes  les  eaux  d'égout,  laissant  aux  lois  supérieures 
de  la  physique  le  soin  de  les  faire  ensuite  descendre 
tout  doucement  chez  les  bons  frères  des  Etats  du  Sud  : 
à  l'heure  qu'il  est,  un  chien  crevé  dans  les  rues  de 
Chicago  a  de  bonnes  chances  d'aller,  à  deux  mille 
lieues  de  là,  s'échouer  sur  les  quais  de  la  Xouvelle- 
Orléans,  à  moins  qu'il  n'ait  été  gobé  en  route  par  un 
caïman.  Une  fois  ce  travail  fait,  le  reste  n'était  plus 
qu'un  jeu.  On  a  élevé  sur  la  plage  une  tour  haute  de 
cent  soixante  pieds.  A  sa  base  est  un  réservoir  qu'ali- 
mente un  tunnel  en  briques,  construit  sur  le  fond  du 
lac  et  ahoutissant  à  une  île  artificielle  où  se  trouve  la 
prise  d'eau  qu'on  a  éloignée  de  deux  milles  de  la  côte, 
pour  être  plus  sûr  d'avoir  un  liquide  absolument  pur. 


EX    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  245 

Des  pompes,  mues  par  la  vapeur,  refoulent  cette  eau 
jusqu'en  haut  de  la  tour,  d'où  elle  est  ensuite  distribuée 
dans  tous  les  quartiers  de  la  ville.  Ce  beau  travail  n'a 
pas  coûté  moins  d'un  million  cinq  cent  mille  dollars. 
J'ai  acheté  hier,  en  revenant  des  Stock-yards,  une 
foule  de  livres  et  de  brochures  qui  m'ont  appris  toutes 
ces  belles  choses.  Deux  s  citoyens  proéminents  »  {pro- 
minent citizens) ,   avec  lesquels  nous  avons  déjeuné 
avant  de  nous  mettre  en  route,  nous  ont  aussi  chanté 
la  gloire  de  la  ville.  L'un  d'eux  affirme  même  qu'il 
est  reconnu  (it  is  generally  allowed)  qu'on  ne  peut 
rien  trouver  en  Europe  qui  lui  soit  comparable  sous 
le  rapport  de  l'architecture.  Ce  qu'il  y  a  d'amusant, 
c'est  que,  pour  fixer  les  idées,  il  cite  toujours  les  prix. 
C'est  l'usage  ici.  Un  Américain  qui  vous  décrit  sa  ville 
vous  dit  toujours  :  Nous  avons  une  prison  de  trente 
mille  dollars  et  une  église  de  quarante  mille  !    Une 
fois  même,   on  m'a  dit  d'un  juge  avec  admiration  : 
He  is  atwenty  thousand dollars  man  !  Cela  voulait  dire 
que  pour  l'acheter,  il  avait  fallu  débourser  vingt  mille 
dollars.  On  trouvait  cela  une  bien  grosse  somme  !  Enfin 
notre  cocher  est  également  un  patriote  qui  ne  nous  fait 
grâce  de  rien.  Il  nous  arrête  devant  tous  les  monuments, 
nous  en  donne  les  dimensions,  insiste  pour  nous  en 
faire  visiter  l'intérieur,  et,  quand  il  remonte  sur  son 
siège,  il  finit  invariablement  ses  explications  par  un 
Nothing  cqual  in  Europe,  1  guess  !  qui  est  bien  un 
peu  agaçant.  Rossini  faisait,  dit-on,  assez  bon  marché 
de  son  talent  musical,  mais  avait  la  prétention  d'être 
un  excellent  cuisinier  et,  sous  ce  prétexte,  empoison- 
nait tous  ses  amis.  Ce  sentiment-là  est  très-commun, 

14. 


246  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

et  les  Américains  ne  font  pas  exception  à  la  règle.  Ce 
qu'il  y  a  de  vraiment  beau  et  intéressant  dans  leur 
pays,  c'est  d'y  voir  la  lutte  acharnée  de  l'homme  con- 
tre la  nature,  et  de  comparer  les  résultats  obtenus  par 
une  civilisation  née  d'hier  avec  ceux  auxquels  abou- 
tissent nos  vieilles  sociétés.  Sans  être  aussi  étonnants 
que  beaucoup  de  gens  veulent  le  dire,  ces  résultats 
sont  bien  assez  grands  pour  suffire  à  la  gloire  de  deux 
ou  trois  générations. 

Les  Américains  ne  veulent  pas  comprendre  cela. 
«  Chacun  veut  avoir  ce  qu'il  n'a  pas  ;  voilà  tout  ce  que 
cela  prouve  »,  disait  le  fameux  Surcouf  au  capitaine 
du  Bombay -Cas  lie,  son  prisonnier,  qui  cherchait  à  se 
consoler  de  la  perte  de  son  navire,  en  affirmant  que 
les  Anglais,  ses  compatriotes,  se  batlaient  pour  la  gloire, 
et  les  Français  pour  l'argent.  En  ce  qui  concernait  Sur- 
couf personnellement,  c'était  du  reste  absolument 
vrai.  Les  Yankees  s'obstinent  à  vouloir  faire  admirer 
aux  étrangers  les  points  les  plus  défectueux  de  leur 
civilisation.  L'architecture,  comme  les  beaux-arts,  sont 
un  luxe  auquel  ne  peuvent  prétendre  que  les  nations 
arrivées  à  leur  plein  épanouissement.  L'Amérique  n'en 
est  pas  encore  là.  Personne  ne  songerait  à  s'en  éton- 
ner, si  tous  les  Américains  n'avaient  la  monomanie  de 
croire  que  le  City-Hall  de  leur  localité  est  le  plus  beau 
monument  des  temps  modernes,  et  ne  se  choquaient 
pas  très-sérieusement  si,  avec  la  meilleure  volonté  du 
monde,  les  étrangers  ne  parlagent  pas  leur  opinion. 

La  vérité  est  que  leurs  efforts  dans  cette  direction 
n'ont  pas,  jusqu'à  présent,  été  couronnés  d'un  bien 
grand  succès.  A  Chicago,  notamment,  on  sent  à  chaque 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM,  247 

instant  qu'on  a  voulu  faire  beau  sans  regarder  à  l'argent, 
mais  on  constate  une  incohérence,  dans  toutes  ces  ten- 
tatives, qui  déroute  le  goût.  Sans  que  nous  nous  en  ren- 
dions bien  compte,  quand  nous  admirons  l'hôtel  de  ville 
de  Gand,  par  exemple,  notre  esprit  ne  le  conçoit  pas 
éloigné  des  églises  qui  l'environnent.  Son  milieu  lui 
est  nécessaire.  Les  souvenirs  qui  s'y  rattachent  font  de 
l'agglomération  de  ces  monuments  un  ensemble.  Ils 
perdraient  presque  tout  leur  intérêt  à  être  vus  isolément. 

C'est  ce  qui  arrive  ici.  On  voit  une  église  hollan- 
daise tout  près  d'un  temple  grec  ;  entre  les  deux  s'élève 
peut-être  un  édifice  de  style  chinois.  Tout  cela ,  bâti 
dans  l'alignement  des  rues,  noyé  dans  un  entourage 
de  constructions  disparates,  ne  produit  jamais,  quelle 
que  soit  l'importance  du  monument,  l'impression  qu'on 
ressent  souvent  à  la  vue  de  nos  édifices  religieux,  bâtis 
sur  des  places  formant  centre.  Chez  nous,  une  église 
est  un  édifice  public  ouvert  à  tous,  car  il  est  la  propriété 
de  tous.  Son  isolement  lui  confirme  ce  caractère.  Ici, 
ce  n'est  que  le  lieu  de  rendez-vous  d'individualités  ré- 
unies par  une  pensée  commune.  C'est  une  sorte  de  cluj). 

Nous  faisions  ces  réflexions  pendant  que  notre  auto- 
médon  nous  faisait  courir  de  la  prison  à  l'hôtel  des 
postes  ;  du  Skerman-House  au  Tremont-House  et  au 
Palmer-House  :  trois  hôtels  qui  ne  le  cèdent  en  rien, 
comme  dimensions,  au  Grand-Pacific.  Il  paraît  que 
bien  des  gens  se  rappellent  encore  le  temps  où  les 
fenêtres  de  l'ancien  Palmer-House  étaient  un  excel- 
lent poste  pour  la  passée  des  bécasses  et  celle  des  ca- 
nards sauvages.  Avant  de  descendre  dîner,  les  habitués 
tuaient  quelques  pièces  sans  quitter  leurs  chambres  à 


248  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

coucher.  Tous  les  soirs  on  entendait  une  vraie  fusillade. 
Le  terrain  où  cela  se  passait  et  où  s'élève  le  nouveau 
Palmer-House  a  été  vendu  deux  millions  de  dollars, 
dix  millions  de  francs  !  La  construction  en  a  coûté  dix 
autres  millions. 

Tous  ces  hôtels  ont  un  grand  luxe  de  décoration. 
Mais  quel  singulier  goût  ont  les  gens  de  ce  pays  !  L'ar- 
chitecte du  Grand-Pacijic  a  évidemment  lu  quelque 
part  qu'un  édifice  qui  se  respecte  devait  avoir  une 
colonnade.  Seulement,  comme  les  colonnes  elles-mêmes 
auraient  gêné  l'ordonnance  de  son  escalier,  il  s'est 
contenté  des  socles  et  des  chapiteaux.  Les  premiers 
reposent  sur  le  sol,  comme  c'est  leur  métier;  les  se- 
conds pendent  au  plafond  ;  il  n'y  a  rien  entre  les  deux, 
et  tout  le  monde  est  content.  Le  reste  est  à  l'avenant. 

Après  la  prise  du  palais  d'Eté,  on  mangeait  dans  des 
assiettes  de  vieux  chine,  avec  des  fourchettes  en  fer 
battu  :  comme  nappes,  on  employait  des  étoffes  de 
soie  brochées  d'or;  et  le  soir,  à  dîner,  on  s'éclairait 
au  moyen  de  chandelles  fichées  dans  une  bouteille  vide. 
La  civilisation  de  ce  pays-ci  a  des  côtés  qui  rappellent 
ce  bon  temps-là.  Partout  on  sent  qu'on  côtoie  encore 
l'étal  sauvage.  On  rencontrerait,  au  coin  d'une  rue,  un 
Sioux  ou  un  Ob-jib-be-way ,  en  peinture  de  guerre, 
qu'on  n'en  serait  pas  trop  étonné,  car  devant  bien  des 
boutiques  il  y  a  des  poteaux  auxquels  sont  attachés  des 
chevaux  de  race  indienne,  sellés,  le  lasso  pendu  au 
pommeau,  le  winchester  accroché  à  l'arçon.  Us  atten- 
dent leurs  propriétaires,  des  ranchmen  et  des  cow-boys, 
haut  bottés,  qui  vaquent  à  leurs  affaires, en  ville,  avant 
Àe  retourner  au  Stock-yards.  Les  rues  sont  sillonnées 


EX    VISITE    CHEZ    LOXCLE    SAM.  249 

de  boggies,  d'omnibus  et  de  tramways.  Sur  l'une  des 
principales  lignes,  les  chevaux  sont  remplacés  par  un 
mécanisme  très-curieux.  Entre  lesdeux  railsexisteune 
rainure  profonde  de  quelques  centimètres,  dans  la- 
quelle court,  sur  des  galets,  une  corde  sans  fin,  longue 
de  plusieurs  kilomètres,  qui  va  s'enrouler  aux  deux 
extrémités,  sur  des  tambours  mus  par  la  vapeur.  Cha- 
que voiture  est  munie  d'une  sorte  de  griffe,  à  l'aide  de 
laquelle  son  conducteur  s'accroche  à  la  corde  et  suit 
son  mouvement.  Quand  il  veut  s'arrêter,  il  lui  suffit  de 
relever  la  griffe.  Ce  système  a  l'air  de  fonctionner  fort 
bien.  On  voit  à  chaque  instant  passer  des  petits  convois 
de  trois  ou  quatre  voitures,  marchant  d'un  bon  train 
et  cependant  manœuvrant  très-facilement,  soit  pour 
prendre  des  voyageurs,  soit  pour  éviter  les  encombre- 
ments de  voitures.  C'est  le  parfait  alignement  des  rues 
qui  permet  l'emploi  de  ce  moteur.  Chez  nous,  il  ne 
serait  guère  utilisable. 

Les  trottoirs  sont  pour  Ja  plupart  en  bois,  à  moitié 
pourris,  souvent  crevés,  toujours  d'une  saleté  révol- 
tante. D'ignobles  baraques  en  planches  sont  mitoyennes 
d'immenses  maisons  à  sept  ou  huit  étages  à  façade  en 
pierre  sculptée.  Les  terrains  vacants,  il  y  en  a  encore 
beaucoup,  même  au  centre  de  la  ville,  sont  en  contre- 
bas de  sept  pieds  pour  les  raisons  que  j'ai  expliquées 
plus  haut.  Ils  se  sont  remplis  d'immondices  de  toute 
espèce  d'où  s'exhalent  des  odeurs  abominables.  Souvent 
on  y  a  construit,  en  attendant  mieux,  des  masures  ser- 
vant de  cabarets  pour  les  ouvriers  et  les  matelots  du 
port.  Nous  nous  arrêtons  à  la  porte  de  plusieurs,  et 
nous  y  entrons  sous   différents   prétextes   pour  nous 


250  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

rendre  compte  delà  manière  dont  vit  ici  la  classe  ou- 
vrière. Quelle  différence  avec  ce  qui  se  passe  chez 
nous! 

J'habite  à  Paris  tout  près  d'un  petit  restaurant  fré- 
quenté uniquement  par  des  cochers  de  fiacre  et  des 
maçons.  Je  ne  manque  jamais,  quand  je  sors  de  chez 
moi,  de  jeter  un  coup  d'œil  dans  l'intérieur  pour  voir 
comment  se  nourrissent  tous  ces  gens  qui  se  trouvent 
si  malheureux  de  leur  sort.  Je  les  aperçois  toujours 
assis  devant  une  table  de  marbre  bien  propre,  man- 
geant avec  des  fourchettes  en  ruolz.  On  leur  sert  de 
gros  rumpstealiSj  en  tout  semblables  à  ceux  qu'on  fait 
payer  trois  francs  cinquante  dans  les  grands  restau- 
rants, ou  des  ragoûts  parfaitement  appétissants.  Tous 
boivent  une  bouteille  de  vin  à  chaque  repas  ;  la  majo- 
rité y  ajoute  un  carafon  d'eau  de  Seltz  :  en  tout  cas,  ils 
ne  manquent  jamais  de  se  faire  servir  à  la  fin  une  tasse 
de  café  et  un  petit  verre  qu'ils  dégustent  tout  en  fu- 
mant leurs  cigarettes.  Pendant  l'été,  il  se  fait  chez  mon 
voisin  une  grande  consommation  ('e  fruits;  pendant 
l'automne,  il  a  presque  toujours  du  gibier  en  montre. 
Enfin,  l'hiver,  les  bourriches  d'huilres  accumulées  à 
la  porte  se  vident  avec  une  rapidité  merveilleuse.  Une 
douzaine  d'huîtres  coûte  un  franc  cinquante  :  les  ma- 
telots qui  les  pèchent  gagnent  trois  francs,  tout  au  plus, 
par  jour.  Ce  sont  des  hommes  tout  aussi  intelligents 
que  les  cochers  de  fiacre  et  les  maçons;  de  plus,  il  leur 
a  fallu  un  apprentissage  long  et  sérieux  pour  en  arriver 
à  exercer  un  métier  dangereux  et  pénible.  Il  n'est  pas 
d'état  social  possible  si  deux  ouvriers  parisiens  ont  la 
prétention  de  gagner  assez  pour  pouvoir  consommer  à 


EN    VISITE    CHEZ    L0NCLE    SAM.  251 

leur  déjeuner,  en  simples  hors-d'œuvre,  le  produit  de 
la  journée  de  travail  d'un  matelot  qui  les  vaut  de  tous 
points.  Voilà  des  inégalités  de  salaire  bien  autrement 
révoltantes  que  toutes  celles  dont  ces  mêmes  ouvriers 
parisiens  nous  rabattent  les  oreilles  dans  leurs  réunions 
publiques  :  et,  s'ils  devaient  être  les  seuls  en  cause,  j'ap- 
pellerais de  tous  mes  vœux  l'arrivée,  dans  l'enceinte  de 
l'octroi,    de  quelques  milliers  de  coolies  chinois  qui 
leur  donneraient  bien  vite  une  leçon  de  sens  commun. 
Je  me  rappelle  tout  cela,  en  voyant  le  régime  dont 
se  contentent  les  ouvriers  américains.  Los  prix  sont 
affichés  à  la  porte  de  chaque  cabaret  :  A  squatte  meal 
for   25    cents  !   A  good  substancial    luncheon  for 
12  cents!  12  et  25  sols!  qui,  si  l'on  tient  compte  de 
la  différence  de  l'argent,  n'en  valent  pas  plus  de  8  et 
de  16  en  France.  Mais  il  faut  voir  de  quoi  se  composent 
ces  hom  dîners  carrés  et  ces  luncheons  si  substantiels. 
Des  écuelles  en  fer  battu  sont  alignées  sur  des  tables 
graisseuses,  qui  ne  sont  même  pas  garnies  de  toile 
cirée.  Les  fourchettes  à  deux  dents  sont  en  fer.  Chaque 
client  va  se  faire  servir  au  comptoir  un  morceau  de 
bœuf  raccorni  au  four,  avec  des  légumes  cuits  à  l'eau. 
On  y  ajoute  un  cornichon,  et  il  s'en  va  content.  En 
fait  de  boisson,  il  a  le  droit  de  puiser  avec  une  cuiller 
à  pot  dans  un  baquet  en  bois  où  nagent  de  gros  mor- 
ceaux de  glace.  Les  amateurs  de  luncheons  sont  encore 
moins  difficiles.    On  leur  découpe  leur  pitance  dans 
une   grosse   masse  noire,   d'apparence  compacte   et 
graisseuse,  qu'on  décore  du  nom  de  pudding.  Voilà  le 
menu  d'un  working  man  américain.  Quand  on  a  des 
besoins  aussi  simples,  et  que  la  concurrence  chinoise 


252  EN    VISITE    CHEZ    l/ONCLE    SAM. 

ne  permet  plus  de  les  satisfaire,  il  est  assez  naturel 
qu'on  demande  à  la  législation  d'intervenir.  Je  reviens 
souvent  sur  cette  question,  au  risque  d'être  accusé  de 
rabâcher  :  mais  elle  me  semble  tout  à  fait  capitale. 

Je  dois  ajouter  que  la  question  sociale  préoccupe 
assez  vivement  la  population  ouvrière  de  Chicago.  Le 
communisme  sous  toutes  ses  formes  y  compte  de 
nombreux  adeptes.  Beaucoup  d'Irlandais  sont  naturel- 
lement plus  ou  moins  inféodés  au  fénianisme  :  or  les 
doctrines  des  fénians  ont  bien  des  points  de  contact 
avec  le  communisme.  M.  Parnell  est  venu  ici  derniè- 
rement donner  des  conférences  dont  le  produit  devait 
servir  à  alimenter  les  caisses  de  la  Land-league .  Il  a 
eu  un  très-grand  succès  et  a  remporté,  parait-il, 
beaucoup  d'argent. 

Deux  ou  trois  associations  allemandes  comptent 
plusieurs  milliers  d'adhérents,  qui  ont  une  organisa- 
tion militaire,  sont  armés  et  font  publiquement  et 
régulièrement  l'exercice.  Ils  annoncent  l'intention  de 
soutenir  par  la  force  les  droits  des  travailleurs,  sacri- 
fiés,  disent-ils,  lors  des   dernières  grèves  ',    où  les 

1  A  notre  retour  du  Far-West,  quelques  semaines  plus  tard, 
nous  avons  vu  éclater  une  de  ces  grèves  dans  des  conditions  bien 
curieuses. 

On  sait  qu'aux  Etats-Unis,  le  service  des  télégraphes  est,  comme 
celui  des  chemins  de  fer ,  entre  les  mains  de  compagnies  qui  fon- 
dent les  lignes  et  les  exploitent  à  leurs  risques  et  périls,  et  sans 
que  le  gouvernement  puisse  exercer  sur  elles  aucun  contrôle.  Ce 
système  donne  d'ailleurs  des  résultats  déplorables. 

Toutes  les  compagnies  fondatrices,  lasses  de  se  faire  une  guerre 
de  tarifs,  se  sont  amalgamées,  il  y  a  quelques  années,  sous  le  nom   I 
de  Western-Union,    et  sont  administrées  par  un  comité  présidé 
par  le  fameux  M.  Jay  Gould,  dont  il  a  été  tant  question  dernière- 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  253 

troupes  fédérales  sont  intervenues.  En  somme,  les 
bons  habitants  de  Chicago  pourront  bien  apprendre 

ment  au  sujet  des  élections  présidentielles.  De  leur  côté  les  em- 
ployés, assez  mat  payés,  ont  fondé  une  associalion  pour  la  défense 
de  le;irs  intérêts  et  cherchaient,  depuis  quelque  temps,  à  obte- 
nir des  augmentations  de  salaires  qui  leur  étaient  refusées. 

Le  jour  même  de  notre  arrivée  à  Chicago,  on  apprit  par  le 
télégraphe,  à  une  heure  assez  avancée  de  la  soirée,  la  mort  du 
général  Grant.  Les  détails  étaient  nombreux  et  navrants.  Le  géné- 
ral, qui  était  allé  passer  quelques  semaines  dans  un  petit  village, 
au  bord  de  la  mer,  avait  été  frappé  d'une  attaque  d'apoplexie.  On 
parlait  de  la  douleur  de  tous  les  siens  en  termes  qui  fendaient  le 
cœur.  L'effet  produit  fut  immense.  Tous  les  journaux  des  Etats- 
Unis  publièrent  des  éditions  spéciales.  Des  meetings  furent  con- 
voqués. De  tous  les  points  de  l'Union,  les  trains  emportaient  vers 
New-York  des  masses  de  reporters  chargés  d'aller  assister  aux 
funérailles  du  vainqueur  des  confédérés. 

Le  lendemain  matin,  on  apprit  que  la  nouvelle  était  absolument 
fausse.  Le  général  lui-même  avait  écrit  qu'il  ne  s'était  jamais 
mieux  porté,  et  qu'il  lui  était  impossible  de  comprendre  ce  qui 
avait  pu  donner  lieu  à  toute  cette  émotion.  Le  télégraphe  démen- 
tait la  nouvelle  de  la  meilleure  grâce  du  monde.  Personne  n'y 
comprenait  rien. 

Quelques  minutes  avant  onze  heures ,  ayant  à  envoyer  une  dé- 
pêche à  New-York,  je  me  dirigeai  vers  le  bureau  du  Grand  Pa- 
cifie Hôtel.  Une  petite  dame  très-jolie  était  au  guichet  :  elle  prit 
mon  papier,  me  fit  quelques  observations.  Tout  à  coup,  onze 
heures  sonnèrent.  Elle  partit  d'un  grand  éclat  de  rire,  et  me  ten- 
dant ma  dépêche  : 

t  Désolée,  monsieur,  me  dit-elle,  mais  nous  nous  mettons  en 
grève  !  i 

Là-dessus  elle  me  ferma  le  guichet  au  nez,  prit  son  chapeau  et 
sortit  tranquillement  en  emportant  la  clef  de  son  bureau. 

Une  heure  après,  toute  la  ville  de  Chicago  apprenait  que  la  nou- 
velle de  la  veille  était  un  signal  convenu  entre  les  chefs  du  mou- 
vement et  leurs  affidés.  Au  coup  de  onze  heures  qui  en  suivrait 
la  réception,  tous  les  employés  du  Western- Union,  quinze  ou  vingt 
mille  personnes,  devaient  se  mettre  en  grève. 

Leurs  ordres  furent  partout  scrupuleusement  exécutés.  Cepen- 

15 


254  EN    VISITE    CHEZ    LOXCLE    SAM. 

quelque  jour  ce  qu'il  en  coûte  de  donner  l'hospitalité 
à  des  gens  qui  ne  rêvent  que  plaies  et  bosses.  Les 
Anglais,  lorsqu'ils  accueillaient  comme  ils  le  faisaient 
les  faiseurs  de  révolution  du  monde  entier,  croyaient 
que  ceux-ci  se  contenteraient  de  bouleverser  toutes  les 
puissances  continentales,  ce  qui  créerait  un  magni- 
fique débouché  pour  les  fusils  de  Birmingham.  Le 
calcul  a  été  assez  juste  pendant  longtemps,  mais  main- 
tenant les  sujets  de  S.  M.  la  reine  Victoria  com- 
mencent à  s'apercevoir  que  leurs  hôtes  ne  se  sont  pas 
contentés  de  travailler  exclusivement  pour  l'expor- 
tation. 

La  plupart  des  voyageurs  français  ont  la  chance  de 
rencontrer,  au  cours  de  leurs  pérégrinations,  des  gens 
charmants  qui  leur  déclarent  que,  pour  eux,  la  France 
est  une  deuxième  patrie;  Paris,  le  centre  de  toute 
science  et  de  toute  intelligence;  et  le  Parisien,  un  être 
pétri  de  grâce  et  d'esprit,   devant   lequel  les  autres 

dant  quelques  femmes,  ladies,  prirent  peur  et  rentrèrent  dans  les 
bureaux  au  bout  de  quelques  heures.  D'ailleurs,  la  défense  fut  à  la 
hauteur  des  événements.  On  embaucha  à  prix  d'or  tous  les  anciens 
employés  qui  voulurent  se  présenter;  tous  les  fonctionnaires  supé- 
rieurs mirent  la  main  à  la  pâte;  on  cita  même  quelques  banquiers 
ou  négociants  fort  ricbes  qui,  ayant  autrefois  été  télégraphistes, 
vinrent  reprendre  leurs  places  devant  les  appareils ,  uniquement 
pour  soutenir  Jay  Gould.  Des  banquets  sardanapalesques ,  où  le 
Champagne  coulait  à  flots ,  étaient  servis  aux  employés  fidèles , 
dans  les  bureaux,  aux  frais  des  compagnies;  mais  on  les  faisait  tra- 
vailler jour  et  nuit.  Les  ladies  étaient  reconduites  chez  elles  en 
voilure,  quand  elles  étaient  trop  fatiguées.  Bref,  M.  Jay  Gould  dé- 
pensa quelques  millions;  mais  au  bout  de  sept  ou  huit  semaines, 
les  grévistes  étaient  obligés  de  se  rendre  à  merci.  Les  conditions 
que  leur  imposèrent  les  compagnies  victorieuses  ne  furent  pas 
tendres  :  Vœ  victis! 


EX    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  255 

hommes  n'ont  qu'à  s'incliner.  J'ai  toujours  été  moins 
favorisé.  Des  étrangers  m'ont  souvent  dit  que  la  France 
était  leur  seconde  pairie  :  mais  j'ai  cru  remarquer  que 
ceux-là  ne  jouissaient  généralement  pas  d'une  très- 
haute  considération  dans  la  première  :  ceux  qui  me 
parlaient  de  Paris  me  vantaient  surtout  les  restaurants 
du  boulevard,  les  petits  théâtres  et  le  bal  Mabille,  ce  qui 
ne  flattait  pas  absolument  mon  amour-propre  national. 
Quant  aux  Parisiens,  il  m'a  toujours  semblé  que, 
sortis  de  leur  asphalte,  ils  manquent  un  peu  de  pres- 
tige. 

Cependant,  j'ai  rarement  rencontré  une  hostilité 
pour  la  France  aussi  caractérisée  que  celle  qui  ressort 
du  ton  général  de  la  presse  de  Chicago.  La  mort  de  ce 
malheureux  Rivière  et  en  général  les  événements  du 
Tonkin,  de  Madagascar  et  de  la  Tunisie  sont  le  prétexte 
d'articles  aussi  désobligeants  que  possible  pour  nous. 
In  journal  s'est  avisé  de  résumer  les  choses  à  son  point 
de  vue  spécial  en  un  apologue  qui  a  tout  de  suite  été 
reproduit  par  les  autres  : 

a  Hans,  dit  l'auteur,  est  un  bon  gros  garçon  d'hu- 
meur douce  et  tranquille,  deux  fois  plus  grand  et  plus 
fort  que  tous  ses  condisciples,  parmi  lesquels  se  trouve 
le  petit  Jacques,  un  être  querelleur  et  vicieux  qui 
passe  sa  vie  à  tourmenter  tous  les  autres.  Un  beau 
jour,  Jacques  voulut  voler  à  Hans  sa  tartine  :  celui-ci 
se  fâcha  et  lui  donna  une  forte  correction.  Depuis  ce 
temps  Jacques  a  une  peur  atroce  de  Hans  et  n'ose  plus 
s'attaquer  à  lui  ;  mais  il  se  console  en  volant  les  tar- 
tines des  plus  petits  et  en  les  battant  quand  ils  ré- 
clament. » 


256  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

Cette  explication  si  flatteuse  de  nos  expéditions  colo- 
niales fournit  des  textes  à  une  foule  de  caricatures  qui 
s'étalent  à  toutes  les  devantures.  On  ne  peut  ouvrir  un 
journal  illustré  sans  en  voir.  Je  ne  sais  si  les  consuls 
de  AI.  Ferry  lui  rendent  compte  ('e  l'heureux  effet 
produit  à  l'étranger  par  sa  politique.  S'ils  le  font, 
peut-être  usent-ils  de  quelques  ménagements,  et  dis- 
jsimulent-ils  un  peu  delà  vérité. 

Nous  allons  visiter  un  des  entrepôts  de  grains, 
nommés  élévateurs,  dont  la  création  a  causé  une  telle 
révolution  dans  le  commerce  des  céréales.  Celui  qu'on 
nous  fait  voir,  l'un  des  plus  importants  de  vingt-quatre 
qui  existent  à  Chicago,  se  trouve  au  bord  du  lac  et  de 
la  rivière  :  trois  ou  quatre  navires  accostés  sont  en 
chargement.  Au  moment  où  nous  arrivons,  un  train 
entier  chargé  de  blé  s'enfonce  dans  la  porte  béante  qui 
«st  la  seule  ouverture  de  l'immense  bâtiment  à  six 
otages.  Le  fond  de  chaque  wagon  s'entr'ouvre  et  laisse 
glisser  son  chargement  dans  de  grandes  fosses  creusées 
entre  les  rails.  A  peine  le  train  est-il  reparti,  que  des 
chaînes  à  godets  enlèvent  le  grain  aux  étages  supérieurs, 
■où  nous  montons  par  un  interminable  escalier.  Dans 
une  pièce  longue  de  soixante  ou  quatre-vingts  mètres, 
sont  alignés  les  réservoirs  en  bois  où  le  produit  de  la 
moisson  de  centaines  de  milliers  d'hectares  vient 
s'accumuler  chaque  année  avant  d'être  envoyé  en 
Europe.  Cette  salle  contient  1 ,  800, 000  bushels 
<1  bushel  =  35  litres). 

L'organisation  financière  de  ces  élévateurs  mérite 
une  mention,  car  il  en  a  été  fort  question  dans  ces 
derniers  temps.  Quand  un  fermier  américain  a  battu 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  257 

sa  récolte,  au  lieu  de  garder  son  blé  chez  lui  ou  de  le 
porter  lui-même  au  marché,  il  s'empresse  de  l'envoyer 
à  l'un  de  ces  entrepôts.  Des  experts  apprécient  la  qua- 
lité du  grain  et  le  classent  dans  une  des  cinq  caté- 
gories admises  parle  commerce.  Puis  son  propriétaire 
reçoit  un  bon  de  dépôt  tout  à  fait  analogue  au  livre  de 
chèque  que  donne  un  banquier  au  client  qui  a  mis  des 
fonds  dans  sa  maison.  A  partir  de  ce  moment,  le  fer- 
mier a  un  crédit  ouvert,  non  en  argent,  mais  en  bushels 
de  blé.  Il  peut  vendre  ces  bons  ou  les  donner  en  gage, 
suivant  ses  convenances.  Ce  sont  des  valeurs  négo- 
ciables, qui  passeront  peut-être  entre  vingt  mains 
différentes  avant  d'arriver  dans  celles  du  marchand  qui 
prendra  réellement  livraison. 

Il  est  certain  que,  dans  les  conditions  spéciales  où  se 
trouve  l'agriculture  américaine,  cette  institution  rend 
les  plus  grands  services.  Il  suffit,  du  reste,  pour  s'en 
convaincre,  de  voir  la  faveur  toujours  croissante  dont 
elle  jouit.  On  cherche  à  l'introduire  en  France;  c'est 
une  des  innombrables  panacées  recommandées  par  les 
docteurs  es  économie  politique,  et  qui  doivent  nous 
guérir  de  tous  les  maux  dont  nous  souffrons.  J'avoue 
qu'il  m'est  impossible  de  comprendre  à  quoi  ni  à  qui 
les  élévateurs  serviraient  chez  nous.  Autant  ils  me 
semblent  utiles  dans  un  immense  centre  de  production 
et  d'exportation,  autant  ils  me  semblent  sans  objet 
dans  un  pays  de  consommation. 

Au  moment  où  nous  examinons  l'un  de  ces  réser- 
voirs, un  surveillant  y  constate  dans  le  grain  quelques 
traces  d'échaulTement,  causé  par  l'humidité.  Une 
trappe  est  immédiatement  ouverte  à  la  partie  inférieure, 


258  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

et  les  8  ou  10,000  bushels  qu'il  contient  sont  projetés 
sur  le  sol  d'une  hauteur  de  trenle  mètres  environ.  Cela 
suffit  pour  sécher  complètement  le  grain,  ainsi  que 
nous  pouvons  nous  en  convaincre  au  bout  de  quelques 
minutes,  quand  les  chaînes  à  godets  commencent  à  le 
rapporter. 

Pour  assurer  la  sécurité  des  transactions  immenses 
qui  se  font  sur  les  bons  de  dépôts  que  délivrent  ces 
établissements,  il  est  indispensable  que  les  acheteurs 
comme  les  vendeurs  soient  parfaitement  rassurés  sur 
la  manière  dont  ils  sont  administrés.  Aussi  cette  indus- 
trie s'exerce  sous  le  contrôle  du  gouvernement  de 
l'Illinois.  Des  fonctionnaires  spéciaux  vérifient  constam- 
ment les  livres  et  adressent  au  gouvernement  des 
rapports  qui  sont  rendus  publics,  et  dans  lesquels  sont 
indiquées  non-seulement  les  quantités,  mais  encore  la 
qualité. 

Il  existe  en  ce  moment  vingt-quatre  de  ces  éléva- 
teurs, pouvant  emmagasiner,  à  la  fois,  vingt-quatre 
millions  de  bushels  de  blé;  quelque  chose  comme 
huit  millions  d'hectolitres  :  et  chaque  jour  il  s'en 
construit  de  nouveaux  qui  se  remplissent  immédiate- 
ment, car  les  anciens  ne  peuvent  plus  suffire  à  la  pro- 
duction, qui  va  toujours  s'augmentant,  à  mesure  que 
de  nouveaux  chemins  de  fer  s'ouvrent  a  travers  les 
prairies  de  l'Ouest.  D'un  autre  côté,  grâce  aux  facilités 
toujours  croissantes  des  communications,  les  produc- 
teurs américains  voient  s'élargir  pour  eux  le  marché 
européen.  Jusqu'à  présent,  ce  pays-ci  a  joué  le  rôle 
bienfaisant  des  greniers  d'abondance  créés  en  Egypte 
par  Joseph,  à  la  suite  des  pénibles  incidents  qui  l'avaient 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  259 

forcé  à  se  séparer  du  ménage  Putiphar.  Si  l'on  n'y 
prend  pas  garde,  ce  qui  élait  et  ne  devrait  être  que 
l'appoint  nécessaire  dans  certaines  années  pour  com- 
bler les  vides  laissés  dans  l'approvisionnement  par  une 
mauvaise  récolte  deviendra  le  principal. 

Un  fermier  français  qui  porte  son  blé  au  marché  a 
déjà  payé  un  peu  moins  de  cinq  francs  d'impôts  par 
hectolitre.  Le  blé  américain,  pour  arriver  au  même 
marché,  n'a  payé  que  deux  francs,  tout  au  plus,  pour 
le  transport  de  Chicago  au  Havre.  Rien  que  de  ce 
chef,  le  fermier  américain  a  déjà  une  marge  de  profits 
de  trois  dollars,  car  il  ne  paye,  pour  ainsi  dire,  aucun 
impôt.  De  plus,  il  n'a  pas,  comme  son  concurrent,  à 
sacrifier  au  service  militaire  les  trois  ou  quatre  meil- 
leures années  de  sa  vie;  ce  même  service  militaire  ne 
vient  pas  à  chaque  instant  le  gêner  dans  son  exploita- 
tion. La  rente  du  sol  est  pour  ainsi  dire  nulle;  les  frais 
d'exploitation,  moindres.  Il  gagnerait  encore  de  l'ar- 
gent, en  vendant  son  blé  dix  francs  l'hectolitre.  Au 
prix  de  dix-neuf  francs,  le  Français  est  incontestable- 
ment en  perte. 

Voilà  la  situation  présente.  Si  l'on  n'y  met  pas  ordre 
par  des  lois  énergiquement  protectrices,  elle  ne  peut 
qu'empirer,  car  l'écart  entre  les  deux  prix  cités  plus 
haut  doit  encore  augmenter  dans  de  grandes  propor- 
tions, et  cela  dans  un  avenir  très-prochain.  Il  est  cer- 
tain d'abord  qu'avec  le  gaspillage  des  deniers  publics 
qui  est  la  raison  d'être  du  gouvernement  que  nous 
subissons,  les  impôts  actuels  sont  insuffisants  et  ne 
peuvent  qu'aller  en  augmentant,  ce  qui  haussera  les 
prix  de  revient.  D'autre  part,  les  Américains,  se  ren- 


260  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

dant  parfaitement  compte  de  l'évolution  économique 
qui  se  fait  à  leur  profit,  et  que  nous  sommes  assez 
dénués  de  sens  pour  ne  pas  combattre,  ne  négligent 
rien  pour  s'assurer  tous  les  éléments  de  victoire  dans 
la  lutte  qui  va  s'engager.  Et  Chicago  est  précisément 
l'arsenal  où  se  forgent  toutes  les  armes  destinées  à 
cette  guerre  dans  laquelle  doit  périr  l'agriculture  de 
la  vieille  Europe,  et,  à  sa  suite  peut-être,  l'Europe 
elle-même,  au  moins  l'Europe  que  nous  connaissons. 

La  zone  productrice  de  blé,  the  great  wheat  helt, 
est  une  large  bande  qui  s'étend  horizontalement,  sur  la 
carte,  des  Alleghanys  aux  Montagnes  Rocheuses.  Elle 
est  bornée  au  nord  par  le  46eou  47*  parallèle.  Plus  haut, 
il  fait  généralement  trop  froid  ;  au  sud,  elle  ne  dépasse 
guère  le  27e  degré.  Il  est  bon  d'ajouter  qu'à  peine  la 
dixième  partie  de  cette  région,  si  heureusement  douée, 
est  en  culture.  Le  reste  est  encore  à  l'élat  de  prairie. 

Tout  ce  pays  est  relativement  très-peu  peuplé.  Ses 
productions  doivent  s'écouler  vers  l'Est,  puisque  c'est 
là  que  se  trouve  le  consommateur  américain  ou  euro- 
péen. Il  a  donc  fallu  trouver  un  point  central  où  les 
marchands  de  l'Ouest  pussent  se  rencontrer  avec  les 
clients  de  l'Est. 

Partout  et  de  toute  antiquité,  la  force  des  choses  a 
désigné  à  l'homme  certains  de  ces  points  destinés  à 
devenir  le  lieu  du  rendez-vous  des  peuples.  Byzance, 
en  Europe;  Alexandrie,  en  Afrique;  Han-kow,  en 
Asie,  sont  les  types  les  plus  connus  de  ces  lieux  privi- 
légiés. Mais  nulle  part,  peut-être,  la  nature  n'a  plus 
clairement  indiqué  son  choix  qu'à  Chicago. 

Du  côté  de  l'Ouest,  les  immenses  plaines  se  dérou- 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  261 

laient  devant  l'ingénieur.  Il  n'a  eu  que  la  peine  de 
poser  les  rails  pour  pouvoir  y  lancer  des  trains,  qui 
amènent  à  la  porte  des  magasins  de  la  ville  tous  les 
produits  de  la  prairie.  Leur  expédition  vers  l'Est  est 
assurée  par  des  moyens  encore  plus  simples.  Il  suffit 
de  regarder  une  carte  pour  voir  que  le  Michigan, 
l'Huron,  l'Erié  et  l'Ontario  sont  de  véritables  mers 
intérieures,  d'une  grande  profondeur,  communiquant 
toutes  entre  elles,  et  dont  le  débouché  vers  l'Atlantique 
serait  assuré  par  le  Saint-Laurent,  si  la  cascade  du 
Niagara  ne  devait  pas  imposer  un  déchargement  coû- 
teux aux  marchandises.  Cet  obstacle  a  déjà  depuis 
longtemps  été  supprimé  par  la  création  d'un  canal  à 
dix  écluses,  qui  réunit  l'Erié  à  l'Ontario,  en  tournant 
les  chutes.  Mais  ce  travail,  exécuté  dans  un  temps  où 
l'on  était  bien  loin  de  prévoir  le  développement  que 
prendrait  la  navigation,  est  insuffisant1.  On  s'occupe 
en  ce  moment  de  le  perfectionner.  Le  canal  sera 
creusé,  élargi,  les  écluses  pourront  recevoir  les  plus 
grands  transatlantiques;  le  jour  est  proche  où  ils  pour- 
ront venir  prendre  directement  leurs  cargaisons  aux 
élévateurs  de  Chicago.  Ce  jour-là,  lesfermiersde  l'Ouest 
pourront  illuminer,  car  leur  victoire  sera  définitive. 

1  Tel  qu'il  est  cependant,  il  a  déjà  rendu  de  grands  services,  en 
permettant  d'amener  les  blés,  de  Chicago  à  New- York,  à  raison 
de  0  fr.  37  (7  cents  1/2)  les  100  livres.  Les  chemins  de  fer  pre- 
naient le  double.  Ils  ont  été  obligés  d'accepter  les  mêmes  prix. 
Cela  fait  un  taux  d'un  demi-centime  par  tonne  et  par  kilomètre, 
cinq  fois  plus  pelitquc  le  tarif  minimum  de  nos  lignes  européennes 
(2  cent.  1/2).  L'hiver,  quand  les  glaces  couvrent  les  canaux,  les 
chemins  de  fer  se  rattrapent  aux  dépens  des  malheureux  spé- 
culateurs qu'une  opération  mal  engagée  force  à  amener  leurs  blés 
à  tout  prix.  On  leur  demande  alors  trois  et  quatre  fois  plus. 

15. 


262  EN    VISITE    CHEZ    I/O  X  CLE    SAM. 

Du  reste,  à  Chicago  même,  tout  est  prêt.  Je  n'ai 
jamais  vu,  dans  aucune  ville  maritime,  aménagement 
plus  complet  et  mieux  entendu.  L'atterrissage  de  la 
ville  était  des  plus  faciles,  car  la  côte  est  très-saine,  et 
Ton  trouve  des  fonds  de  dix  ou  douze  brasses  tout  près 
du  bord.  Les  trois  rivières,  profondes  de  sept  à  huit 
mètres,  fournissaient  un  admirable  port  naturel  auquel 
il  ne  manquait  que  des  quais.  L'entrée  seulement  était 
quelquefois  rendue  un  peu  difficile  par  les  grandes 
brises  du  nord  et  du  nord-est.  On  a  remédié  à  cet 
inconvénient  par  la  construction  de  trois  jetées  munies 
de  phares  qui  créent  une  rade  artificielle,  dont  la  dis- 
position rappelle  un  peu  celle  de  Cherbourg. 

Dans  l'intérieur  de  la  ville,  les  rivières  ont  été  gar- 
nies de  quais  offrant  un  développement  énorme  qui  a 
encore  été  augmenté,  sur  beaucoup  de  points,  par  le 
creusement  de  nombreux  canaux.  Les  usines,  les  élé- 
vateurs se  §ont  construits  sur  ces  quais,  dont  la  lon- 
gueur totale  est  de  plus  de  cinquante  kilomètres.  Tout 
est  si  admirablement  disposé,  qu'en  quelques  heures 
un  navire  peut  repartir  après  avoir  été  déchargé  et 
rechargé.  Dans  ces  conditions,  il  n'est  pas  étonnant 
que  le  commerce  maritime  ait  pris  une  énorme  impor- 
tance, bien  que,  jusqu'à  présent,  il  se  soit  borné  à  peu 
près  exclusivement  à  des  opérations  de  cabotage. 
En  1882,  la  douane  a  constaté  l'entrée  de  13,094  na- 
vires, jaugeant  4,849,000  tonneaux. 

Le  littoral  des  lacs  a  toujours  suffi  pour  fournir  à 
ces  navires  un  fret  abondant.  Les  forêts  du  Canada, 
du  Michigan  et  du  U  isconsin  envoient  leurs  bois.  Il  en 
est  arrivé  l'année  dernière  environ  800,000  mètres 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  263 

cubes,  qui  ont  donné  de  l'ouvrage  à  quarante  mille 
ouvriers  charpentiers.  Elles  ne  pourront  du  reste  pas 
bien  longtemps  suffire  à  une  pareille  consommation. 
La  partie  nord  de  la  Pensylvanie,  qui  touche  au  lac 
Prié,  contient  une  énorme  quantité  de  charbon,  et  les 
cargaisons  qui  viennent  s'empiler  sur  les  quais  de 
Chicago  fournissent  aux  fonderies  récemment  fondées 
un  combustible  si  abondant  et  si  économique,  qu'elles 
rivalisent  déjà  avec  celles  de  Pittsburgh,  pour  la  pro- 
duction du  fer  et  de  l'acier. 

Les  hommes  d'Etat  américains  prédisent  que,  d'ici 
à  trente  années,  la  vallée  du  Mississipi  contiendra 
cinquante  millions  d'habitants.  Du  train  que  vont  les 
choses,  cela  est  plus  que  probable.  Les  communica- 
tions de  Chicago  avec  cette  immense  région  sont  déjà 
assurées.  A  propos  de  l'approvisionnement  d'eau,  j'ai 
déjà  dit  que  les  ingénieurs  yankees  s'étaient  avisés  de 
crever  l'étroite  barrière  que  la  nature  avait  élevée  entre 
le  bassin  du  Saint-Laurent  et  celui  du  Mississipi.  Ils 
ont  si  bienfait,  que  la  rivière  de  Chicago,  qui  autrefois 
apportait  ses  eaux  dans  le  Michigan,  emporte,  au 
contraire,  maintenant,  celles  du  Michigan  dans  l'Illinois, 
un  des  affluents  du  grand  fleuve,  qu'il  rejoint  un  peu 
au-dessus  de  Saint-Louis.  Le  canal  au  moyen  duquel 
on  a  obtenu  cet  étonnant  résultat,  Y  Illinois  and  Michi- 
gan, vient  s'amorcer  au  milieu  de  la  ville,  sur  la 
branche  sud  de  la  rivière.  Il  est  déjà  parcouru  par  une 
batellerie  très-active  qui  emmène  dans  le  Sud  tous  les 
produits  manufacturés  de  Chicago  :  quand  cette  der- 
nière ville  sera  en  communication  directe  avec  l'Atlan- 
tique, elle  et  la  Nouvelle-Orléans  seront  les  deux  seuls 


264  EX    VISITE    CHEZ    LOXCLE    SAM. 

ports  par  lesquels  les  populations  du  Centre  seront 
mises  en  rapport  avec  l'Europe.  Un  navire,  parti  de 
Liverpool,  pourra  aller  à  Marseille,  en  passant  par 
Québec,  Chicago,  Saint-Louis  et  la  Nouvelle-Orléans. 
Il  chargera  en  Angleterre  des  émigrants;  à  cette 
époque,  ce  sera  le  seul  produit  de  la  vieille  Europe; 
les  débarquera  à  Chicago;  y  prendra  du  blé  et  du  lard  ; 
complétera  sa  cargaison  à  Saint-Louis,  avec  des  ton- 
neaux de  pétrole  destinés  aux  communeux  français 
qui  s'en  prendront  aux  capitalistes  de  leur  misère,  et, 
comme  le  remède  est  toujours  à  côté  du  mal,  ce  même 
navire  touchera  à  la  Nouvelle-Orléans,  juste  le  temps 
nécessaire  pour  embarquer  quelques  microbes  de  la 
fièvre  jaune,  qui,  rendus  à  Marseille,  se  chargeront  de 
mettre  d'accord  communeux  et  capitalistes  en  les 
envoyant  au  cimetière  :  et  tout  cela  pour  la  plus  grande 
gloire  du  libre-échange  et  le  triomphe  de  mon  ami  le 
général,  qui  rappellera  aux  électeurs  de  Swamptown 
qu'il  leur  avait  prédit  toute  ces  belles  choses  dans  son 
fameux  article  du  Rattlesnake-Ravine-County-Free- 
Rib-Tichler.  Il  sera  nommé  président  du  coup. 

Nous  congédions  notre  automédon,  en  lui  donnant 
un  paquet  de  peti'.s  billets  de  banque  graisseux,  dont 
la  lecture  pourra  compléter  ses  études,  car  ils  portent 
tous  une  gravure  rappelant  un  des  souvenirs  de  l'his- 
toire nationale.  Puis,  en  attendant  le  dîner,  nous  allons 
nous  promener  dans  le  Lahe-Park,  tout  près  de  l'ex- 
position, sur  les  bords  du  lac.  Ce  qu'on  appelle  le 
Lake-Parh  est  une  grande  place,  bordée  de  magnifiques 
maisons,  mais  couverte  de  décombres  et  d'immondices. 
De  plus,  elle  est  sillonnée  par  les  trois  ou  quatre  voies 


EN    VISITE    CHEZ    LOKCLE    SAM.  265 

du  Baltimore  and  Ohio  Railroadj  que  les  trains  par- 
courent à  chaque  instant  à  toute  vilesse.  Il  n'y  a,  bien 
entendu,  aucune  barrière. 

Dans  tout  autre  pays,  ilne  se  passerait  pasde  jour  sans 
qu'on  eût  à  relever  les  corps  sanglants  de  militaires  et  de 
bonnes  d'enfants  surpris  par  une  mort  horribleau  milieu 
des  plus  douces  confidences.  Je  n'ai  pasentendu  dire  que 
les  accidents  fussent  nombreux  ici .  If.  Prudhomme  attri- 
buerait cette  heureuse  immunité  à  l'absence  de  garni- 
son, qui  laisse  les  bonnes  en  possession  de  toute  leur 
vigilance.  Partout  ailleurs,  aussi,  on  se  serait  occupé 
d'arranger  un  peu  cet  endroit.  Quelques  nivellements, 
des  plantations  et  des  gazons  en  feraient  une  admirable 
promenade.  On  n'y  a  apparemment  pas  songé.  Le  quai 
en  bois  est  dans  un  tel  état  de  délabrement,  que  nous 
sommes  obligés,  par  moments,  de  faire  une  vraie  gym- 
nastique pour  sauter  de  madrier  en  madrier,  en  évi- 
tant les  grands  trous  où  de  gros  rats  courent  sur  les 
piles  effondrées.  Une  centaine  de  pêcheurs  à  la  ligne 
sont  assis,  surveillant  silencieusement  leurs  bouchons. 
Au  milieu  de  l'agitation  générale,  leurs  figures  calmes 
et  reposées  font  plaisir  à  voir  :  d'autant  plus  qu'elles 
s'illuminent  de  temps  en  temps  d'un  éclair  de  bonheur: 
car,  à  chaque  instant,  ils  relèvent  de  belles  perches 
toutes  brillantes,  aux  nageoires  rouge  sang,  qu'ils 
jettent  dans  un  filet  plongé  dans  l'eau  à  leurs  pieds.  Il 
parait  que,  pour  prendre  des  truites,  il  faut  aller  un 
peu  au  large.  Il  y  a  là  une  trentaine  de  petits  cotres  à 
la  disposition  des  nombreux  amateurs. 

Ce  spectacle  me  rappelant  les  joies  pures  que  nous 
aurions  goûtées  depuis  ce  matin,  sans  la  curiosité  de 


26ô  EN    VISITE    CHEZ    LOXCLE    SAM. 

M...,  je  ne  puis  m'empêcher  de  lancer  à  mon  compa- 
gnon un  coup  d'œil  chargé  de  reproches.  Si  encore  ce 
que  nous  avons  vu  était  réjouissant  !  je  me  souviens  des 
récits  d'un  de  mes  camarades.  Il  y  a  bien  longtemps  de 
cela,  il  avait  été  pris  par  des  Canaques  qui,  le  trouvant 
de  belle  apparence,  frais  et  gras,  avaient  résolu  de  le 
conserver  quelque  temps,  comptant  faire  de  lui  le  plat 
de  résistance  d'un  grand  festin  qu'ils  avaient  à  donner 
à  des  amis  d'une  tribu  voisine.  Il  fut  délivré  avant  le 
jour  fixé  pour  cette  petite  fête.  Ces  gens  l'avaient  bien 
traité  :  ils  ne  négligeaient  rien  pour  lui  être  agréables 
et  s'ingéniaient  surtout  à  le  bien  nourrir.  Les  grands 
chefs,  qu'il  pendit  lui-même  haut  et  court  quelques 
jours  plus  tard,  venaient  souvent  causer  avec  lui,  pour 
le  tenir  en  joie.  Leur  conversation  naïve  et  patriar- 
cale était  parfois  intéressante.  Seulement,  on  en  ve- 
nait toujours  à  discuter  des  questions  culinaires.  Ils 
avaient,  sur  ce  sujet,  des  aperçus  qu'en  tout  autre 
temps  leur  hôte  eût  vivement  appréciés  ;  mais  cette 
malheureuse  idée  que  l'application  de  ces  principes  de- 
vait se  faire  à  ses  dépens  jetait  toujours  un  certain  froid. 
Nous  sommes  un  peu  dans  le  même  cas.  Nous  nous 
rendons  compte  de  ce  qui  a  été  fait  ici  ;  nous  voyons 
très-clairement  ce  qui  va  s'y  faire.  Impossible  de  ne 
pas  admirer  le  passé  ;  impossible  aussi  de  ne  pas  de- 
viner l'avenir.  Ce  passé  a  déjà  produit  chez  nous  son 
effet  :  c'est  la  gêne  pour  tous.  Cet  avenir,  si  l'on  n'y 
met  bon  ordre,  c'est  notre  ruine,  un  bouleversement 
général,  la  France  entière  réduite  à  quinze  millions 
d'habitants.  Tout  cela  n'empêche  pas  notre  admiration, 
mais  ne  la  rend  pas  joyeuse. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  267 

Chacun  de  noire  côlé,  nous  nous  abandonnions  à  ces 
réflexions.  La  journée  avait  été  chaude  ;  le  soleil  des- 
cendait vers  l'ouest  ;  le  Michigan  roulait  devant  nous 
ses  lames  grises  à  reflets  bleus  qui  venaient  se  briser 
doucement  à  nos  pieds  en  se  frangeant  d'écume  ;  à 
l'horizon,  on  voyait  les  grandes  goélettes,  se  penchant 
à  la  brise  sous  leurs  voiles  blanches  ;  et  puis  de  l'autre 
côté,  s'élevait  la  grande  ville  fiévreuse,  avec  ses  hautes 
cheminées,  ses  immenses  maisons,  les  locomotives  qui 
passaient  en  sifflant;  toute  une  rumeur  d'un  travail 
acharné  qui  arrivait  jusqu'à  nous.  Une  foule  encom- 
brait maintenant  la  place,  venant  respirer  la  fraîcheur 
du  soir:  nous  regardions  tous  ces  hommes,  maigres,  les 
joues  creuses,  la  démarche  harassée  ou  fébrile  ;  riches, 
auxquelles  la  richesse  procurait  si  peu  de  jouissances. 

A  ce  moment,  un  juron  mâché  sourdement  attira 
notre  attention.  Un  des  pêcheurs  se  disposait  à  rentrer 
chez  lui  ;  il  venait  de  retirer  de  l'eau  son  filet.  Quel- 
ques écrevisses  y  avaient  pénétré  sournoisement  et 
avaient  déjà  presque  entièrement  dévoré  une  belle 
perche.  Sept  ou  huit  des  coupables,  les  plus  grosses, 
étaient  restées  prises.  L'homme  les  retirait  des  mailles 
et  les  rejetait  rageusement  à  l'eau.  Toujours  désireux 
de  m'instruire,  je  lui  adressai  la  parole  : 

—  .Monsieur,  lui  dis-je,  pourriez-vous  m'expliquer 
pourquoi  vous  rejetez  ces  belles  écrevisses  ? 

—  Et  que  voulez-vous  que  j'en  fasse?  répondit-il 
en  s'arrètant  d'un  air  étonné. 

—  Mais,  les  manger,  apparemment. 

—  Les  manger  !  farceur  !  (Now,  dont  chaff!) 
Comme  si  cela  se  mangeait  ! 


268  EX    VISITE    CHEZ    LOXCLE    SAM. 

Et  il  reprit  sa  stupide  besogne.  Je  le  regardais  d'un 
œil  chargé  de  mépris.  KL..,  qui  avait  tant  bien  que  mal 
suivi  la  conversation,  me  prit  par  Je  bras  : 

—  Mon  bon  ami,  me  dit-il,  vous  rappelez -vous  le 
joli  conte  de  Perrault  qu'on  nous  racontait  quand 
nous  étions  petits,  la  Belle  au  bois  dormant?  Il  s'a- 
gissait d'une  belle  princesse  au  baptême  de  laquelle  on 
croyait  avoir  convoqué  toutes  les  fées.  Mais  on  en  avait 
oublié  une  ;  et  celle-là,  pour  se  venger,  jeta  à  la  pauvre 
petite  un  sort  qui  rendit  inutiles  tous  les  cadeaux  de 
ses  marraines.  Eh  bien,  c'est  l'histoire  des  Américains. 
Ils  ont  tout,  mais  ils  ne  savent  se  servir  de  rien. 

Et  nous  allâmes  dîner,  pour  la  dernière  fois,  au 
Grand  Pacific  Hôtel,  en  compagnie  de  sept  ou  huit 
cents  Yankees  très-riches,  mais  qui  ne  mangeaient  que 
du  lard  rance,  ne  buvaient  que  de  l'eau  claire,  étaient 
tous  affligés  de  dyspepsie,  et  dont  l'immense  majorité 
portaient  des  bottes  éculées. 


Je  viens  de  relire  et  de  mettre  en  ordre  les  pages 
qui  précèdent.  Les  grandes  feuilles  de  papier  bleu  sont 
là,  étalées  sur  ma  table.  Je  les  parcours  une  dernière 
fois,  avant  de  les  envoyer  à  l'imprimerie.  Je  voudrais 
résumer  l'impression  générale  qui  m'est  restée  de  ma 
courte  visite  chez  ce  peuple  américain  qui  nous  a  été 
déjà  si  fatal;  car  vraiment  la  Providence  semble  avoir 
décrété  que  sa  prospérité  serait  faite  de  nos  ruines. 
Dans  une  heure  d'aveuglement,  le  malheureux 
Louis  XVI,  s'aliénant  à  jamais  l'Angleterre,  a  cru  faire 
un  coup  de  haute  politique  en  favorisant  sa  naissance. 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  269 

Il  ne  fit  que  donner  un  chef  à  la  révolution.  Vingt  ans 
après,  Napoléon  Ier,  renonçant  définitivement  aux  tra- 
ditions coloniales  de  la  monarchie  et  voulant  concentrer 
toutes  les  forces  de  la  France  pour  l'exécution  de  ses 
folles  entreprises  sur  le  continent,  lui  vendait  la  Loui- 
siane, qui  aurait  gêné  son  développement  dans  le  Sud. 
Plus  tard,  une  occasion  unique  s'offrit  de  briser  cette 
puissance  qui,  grandissant  en  dehors  de  toutes  les  lois 
qui  s'imposent  aux  autres,  est  appelée  à  détruire  l'é- 
quilibre du  monde  civilisé.  Les  confédérés  et  les  fédé- 
raux, à  peu  près  égaux  en  force,  se  battaient  avec  achar- 
nement, sans  avantages  bien  sensibles.  Il  suffisait  de 
soutenir  nettement  les  premiers  pour  que  l'Amérique 
fût  à  tout  jamais  partagée  en  deux  Etats  rivaux  qui  se 
seraient  paralysés  mutuellement,  et  dont  l'un,  formé 
de  populations  ayant  une  majorité  d'origine  française, 
eût  été  pour  nous  un  allié  bien  précieux.  Ayant 
chacun  une  armée,  une  administration  et  une  dette, 
ils  rentraient  dans  les  conditions  communes  etcessaient 
d'avoir  sur  nous  les  avantages  de  leur  isolement.  D'ail- 
leurs, ayant  commencé  la  guerre  du  Mexique,  c'était 
la  seule  manière  d'en  sortir  honorablement.  C'était 
identiquement  la  même  situation  que  celle  qui  s'offrait 
à  nous  la  veille  de  Sadowa,  quand  notre  alliance  avec 
l'Autriche  suffisait  pour  arrêter  la  Prusse.  Napoléon  III, 
auquel  l'histoire  reprochera  avec  plus  de  sévérité  en- 
core les  guerres  qu'il  n'a  pas  faites  que  celles  qu'il  a 
faites,  laissa  échapper  ces  occasions  uniques.  Il  en  fut 
récompensé  à  Queretaro  et  à  Sedan.  Aujourd'hui,  les 
Etats-Unis  reconstitués  ont  mené  à  bien  la  conquête 
économique  du  Mexique,  par  la  construction  de  son 


210  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

réseau  de  chemins  de  fer  ;  et  prochainement  ils  s'em- 
pareront de  l'isthme  de  Panama,  pour  profiter  des  mil- 
lions que  nous  y  dépensons  si  follement. 

Mais  le  coup  le  plus  funeste  qu'ils  nous  aient  encore 
porté  a  été  la  création  de  cette  école  d'admirateurs  de 
leurs  institutions  qui  ont  tant  contribué  à  les  acclima- 
ter chez  nous.  Ces  gens,  économistes  ou  simples  écri- 
vains, tous  d'une  parfaite  bonne  foi,  beaucoup  d'un 
grand  talent,  se  sont  laissé  séduire  par  les  côtés  bril- 
lants de  cette  civilisation.  Ils  les  ont  mis  en  évidence 
avec  une  habileté  extrême,  sans  jamais  en  montrer  les 
charges. 

Un  de  nos  voisins,  petit  propriétaire  campagnard,  la 
forte  tête  de  son  village,  dont  il  est  maire,  m'avouait 
dernièrement  qu'il  se  sentait  ébranlé  par  les  raisonne- 
ments des  communistes,  u  J'ai  lu,  me  disait-il,  un  de 
leurs  livres.  Il  y  est  prouvé  de  la  manière  la  plus  claire 
que,  si  seulement  on  les  laissait  faire,  nous  recevrions 
tous  une  pension  de  350  francs.  Or,  suivez  bien  mon 
raisonnement  !  J'ai  déjà  un  petit  bien  qui  m'en  rapporte, 
bon  an  mal  an,  1,200.  Cela  m'en  ferait  1,550.  Quel 
est  le  gouvernement  qui  m'offrira  jamais  de  pareils 
avantages  ?  » 

Il  faillit  tomber  de  son  haut  quand  je  lui  fis  obser- 
ver qu'avant  de  toucher  ses  350  francs,  il  lui  faudrait 
abandonner  à  la  masse  commune  les  1,200  qu'il  a  eu 
tant  de  peine  à  amasser  :  et  cette  réflexion,  quand  il  en 
a  eu  bien  compris  la  portée,  l'a  beaucoup  refroidi. 

Le  peuple  français,  qui  est  le  plus  spirituel  de  l'u- 
nivers, à  ce  que  j'ai  souvent  entendu  dire,  raisonne 
quelquefois  comme  mon  voisin.  En  1789,  il  se  trou- 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  271 

vait  avoir  à  payer  deux  administrations  :  l'une,  l'an- 
cienne organisation  féodale,  qui  ne  servait  plus  à  rien; 
la  seconde,  celle  créée  par  Colbert,  qui  faisait  tout. 
Jacques  Bonhomme  succombait  réellement  sous  le  faix. 
Pour  se  débarrasser  de  la  première,  il  versa  des  tor- 
rents de  sang  ;  ce  qui  était  fort  inutile,  puisque  les  in- 
téressés avaient  renoncé  à  tous  leurs  privilèges  dans  la 
fameuse  nuit  du  4  août.  La  révolution  fut  atroce,  mais 
au  moins,  elle  devait  être  et  fut  efficace,  en  ce  sens  que 
le  but  poursuivi  fut  atteint.  L'administration  féodale 
disparut  :  l'autre  subsista  ;  caries  intendants  reçurent 
le  nom  de  préfets  sans  que  leurs  attributions  fussent 
énormément  modifiées  :  mais  les  charges  furent  bien 
réellement  allégées. 

En  adoptant,  quelque  quatre-vingts  ans  plus  tard, 
les  institutions  américaines,  nous  avons  fait  préci- 
sément l'opération  inverse.  Je  dis  institutions  amé- 
ricaines, au  lieu  de  dire  institutions  républicaines, 
parce  que  c'est  tout  un.  Les  premières  étant  la  consé- 
quence rigoureuse  et  forcée  des  secondes,  ce  que  nous 
n'en  avons  pas  encore,  nous  l'aurons.  Or  nous  avons 
conservé  toutes  les  dépenses  de  la  monarchie;  notre 
position  continentale  et  les  obligations  contractées  par 
le  passé  nous  créant  des  charges  auxquelles  nous  ne 
pouvons  nous  soustraire.  Il  est  bien  évident,  par 
exemple,  que  nous  sommes  obligés  d'avoir  une  grosse 
armée,  une  puissante  marine  pour  nous  défendre, 
une  administration  nombreuse  pour  les  alimenter  et 
une  diplomatie  pour  les  renseigner.  Toutes  ces  insti- 
tutions qui  pèsent  si  lourdement  sur  nous  n'existent 
pas  en  Amérique  ou  n'y  existent  qu'à  l'état  rudimen- 


272  EN    VISITE    CHEZ    I/O  X  CLE    SAM. 

taire.  Seulement  la  monarchie,  par  la  continuité  de  ses 
efforts  et  parla  sécurité  qu'elle  assurait  à  ses  fonction- 
naires, nous  permettait  d'avoir  tout  cela  à  un  bon 
marché  relatif.  La  charge  restait  lourde,  mais  elle  était 
supportable.  Xous  commençons  à  voir  ce  que  deviennent 
ces  dépenses  quand  le  gouvernement  tombe  entre  les 
mains  de  gens  auxquels  toute  nouvelle  ouverture  de 
crédit  rapporte  quelque  chose,  directement  ou  indi- 
rectement, et  ne  coûte  rien,  puisque  ce  ne  sont  pas 
eux  qui  payent  les  impôts.  Mais  il  faut  aller  en  Amé- 
rique pour  voir,  dans  toute  sa  beauté,  le  fonction- 
nement de  ces  institutions.  L'armée  fédérale  est  de 
vingt-six  mille  hommes.  Elle  coûte  quarante-neuf  mil- 
lions de  dollars  (48,911,383),  deux  cent  quarante  mil- 
lions de  francs.  Il  y  a  quelques  années,  chez  nous,  le 
mèmenombre  d'hommes  aurait  coûté  environ  trente  mil- 
lions de  francs.  Les  soldes  de  l'armée  américaine  sont 
plus  élevées  que  les  nôtres  :  c'est  vrai.  Mais  les  vivres 
sont  bien  moins  chers.  On  peut  hardiment  affirmer, 
et,  du  reste,  ce  n'est  pas  nié,  que  la  grosse  moitié  du 
budget  arrive  dans  la  poche  de  politiciens  faméliques, 
et  cela  par  la  force  même  des  institutions  et  sans 
qu'elles  puissent  apporter  un  remède  quelconque  à  un 
état  de  choses  aussi  honteux.  Sous  le  tzar  Nicolas, 
l'administration  russe  avait  la  réputation  d'être  très- 
malhonnête.  Alais  l'Empereur  pouvait  toujours,  quand 
il  voulait  s'en  donner  la  peine,  rechercher  et  punir  les 
coupables.  C'était  son  intérêt  personnel  et  manifeste; 
et  il  ne  s'en  faisait  pas  faute  à  l'occasion.  Un  président 
des  Etats-Unis  qui  arrive  au  pouvoir  ne  peut  pas 
empêcher  ses  ministres  et  encore  moins  ses  fonction- 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  273 

naires  de  voler,  puisque  ce  sont  eux  qui  l'ont  nommé, 
qu'ils  ne  l'ont  nommé  que  pour  avoir  les  coudées 
franches,  et  que,  eût-il  même  la  force  d'àme  de  sacrifier 
tout  espoir  de  réélection,  il  n'arriverait  à  rien,  puisque 
l'institution  du  jury  serait  là  pour  assurer  l'impunité 
aux  coupables. 

Aux  charges  de  la  monarchie,  nous  ajoutons  donc 
celles  de  la  république  :  nous  avons  bénévolement 
renoncé  à  tous  les  bienfaits  de  la  première,  et  les  cir- 
constances nous  enlèvent  la  possibilité  de  jouir  des 
quelques  avantages  que  comporterait  la  seconde;  nous 
succombons  à  la  peine  :  cela  n'a  rien  d'étonnant.  Mais  la 
ruine  de  nos  finances  n'est  pas  le  seul  résullat  qu'aura 
pour  nous  celte  étrange  situation.  L'une  après  l'autre, 
nous  adoptons  ou  nous  sommes  sur  le  point  d'adopter 
les  institutions  américaines.  Elles  commencent  à  don- 
ner chez  nous  les  mômes  conséquences  que  chez  eux, 
et  ces  conséquences  ne  tarderont  pas  à  être  encore  pires 
ici  que  là-bas,  car  elles  ne  rencontrent  pas  chez  nous 
les  correctifs  qu'y  apportent  les  mœurs  américaines. 
Ainsi  nous  avons  le  jury  :  les  rares  malfaiteurs  qu'il 
condamne  sont  graciés  par  If.  Grévy.  La  vénalité 
commence  à  se  montrer  de  tous  les  côtés,  comme  la 
moisissure  sur  un  arbre  malade.  Bon  nombre  de  nos 
députés  sont  à  vendre.  Les  récents  débats  de  la  police 
correctionnelle  nous  ont  appris  que  les  prix  ne  sont 
même  pas  très-élevés.  L'administration  est-elle  plus 
nette?  L'autre  jour,  on  poursuivait  deux  industriels 
qui  se  chargeaient,  moyennant  finances,  de  faire  avoir 
des  croix  ou  des  préfectures  :  ils  ont  été  condamnés. 
Mais  il  n'a  pas  du  tout  été  prouvé  que  leur  crédit  fût 


274  EN    VISITE    CHEZ    LOXCLE    SAM. 

aussi  imaginaire  que  l'affirmait  M.  le  procureur  de  la 
république.  Il  a  même  été  démontré  qu'ils  avaient  eu 
entre  les  mains  les  dossiers  de  leurs  clients. 

Tout  cela  prouve  que  nous  nous  rapprochons  des 
Américains,  et  que  nous  aurons  peut-être  bientôt  un 
procès  des  Star-Routes.  Le  même  arbre  porte  les 
mêmes  fruits  en  quelque  endroit  qu'on  le  transplante. 
Il  n'y  a  là  rien  que  de  fort  naturel.  Seulement,  là-bas, 
ces  mœurs  étant  générales,  elles  ont  moins  d'incon- 
vénients. Dans  une  partie  d'écarté,  quand  un  seul  des 
joueurs  triche,  les  parieurs  sont  surs  de  leur  affaire. 
Mais  si  les  deux  connaissent  également  l'art  délicat  de 
tourner  le  roi  à  chaque  donne,  l'égalité  se  trouve 
rétablie  :  un  abus  en  corrige  un  autre.  Quand,  en 
Amérique,  les  jurys  ont  acquitté  par  trop  de  criminels, 
des  comités  de  vigilance  se  forment  qui  en  pendent 
quelques  douzaines,  un  peu  au  hasard.  Cela  fait  tenir 
tranquilles  les  autres  pendant  quelque  temps. 

Dernièrement  un  de  mes  amis,  attaqué  par  trois 
bandits,  en  tue  deux  et  blesse  le  troisième.  Connaissant 
les  mœurs  locales ,  il  s'empressa  de  faire  remettre 
huit  mille  dollars  au  juge,  qui  lui  avait  fait  savoir  que 
le  blessé  lui  en  promettait  cinq  mille.  Grâce  à  celte 
précaution,  il  a  été  acquitté  et  porté  en  triomphe. 
Malheureusement  le  gouverneur  de  l'Etat  avait  aussi 
voulu  sa  part  du  gâteau;  il  fallut  encore  lui  offrir  deux 
mille  dollars.  Je  n'ose  donner  des  détails,  de  peur  de 
faire  reconnaître  les  personnages.  Je  le  regrette  vive- 
ment, car  ils  sont  bien  amusants. 

De  même,  en  matière  électorale.  Aux  avant-dernières 
élections  présidentielles.  M.  Tilden,  le  candidat  démo- 


EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM.  275 

crate,  avait  une  grosse  majorité  dans  le  collège  des 
délégués.  Les  républicains  en  achetèrent  trente  ou 
quarante  à  beaux  deniers  comptants.  Personne  ne 
récrimina.  Seulement,  cette  fois-ci,  les  démocrates 
ont  pris  leurs  mesures  en  conséquence,  ils  y  ont  mis 
le  prix,  et  les  enchères  leur  ont  été  favorables. 

Une  vieille  bonne,  que  j'avais  quand  j'étais  petit, 
me  racontait  souvent  l'histoire  des  démêlés  de  Poli- 
chinelle et  du  commissaire.  De  temps  en  temps,  je 
pense  à  ces  vieux  contes,  et  je  leur  trouve  une  grande 
portée  philosophique.  En  voici  un  qui  me  revient  à  la 
mémoire  et  qui  me  paraît  tout  à  fait  en  situation. 

Il  paraît  qu'un  jour,  Polichinelle,  ayant  commis 
quelques  méfaits,  rencontra  le  commissaire  armé  d'un 
gros  bâton  : 

«Polichinelle,  dit  le  magistrat,  je  t'arrête! 

—  Oh!  fit  Polichinelle,  comme  c'est  lâche,  quand 
on  a  un  gros  bâton,  d'arrêter  un  homme  désarmé  ! 

—  C'est  juste»,  dit  le  commissaire,  impressionné 
par  cette  idée  chevaleresque. 

Il  déposa  son  bâton.  Polichinelle  s'empressa  de  le 
ramasser  et  s'en  servit  pour  rosser  le  commissaire. 

C'est  l'histoire  de  toutes  nos  révolutions  :  à  com- 
mencer par  la  grande,  et  à  finir  par  la  petite,  celle  du 
16  mai.  Nous  enlevons  le  gros  bâton  à  ceux  qui  sau- 
raient s'en  servir  ou  du  moins  qui  devraient  le  savoir. 
Il  est  vrai  que  souvent  ils  le  déposent  de  bonne  volonté. 
Les  Américains  ont  agi  pareillement;  seulement  ils 
ont  su  prendre  le  parti  de  faire  eux-mêmes  la  police. 
La  besogne,  confiée  à  des  amateurs,  est  mal  faite  :  mais 
enfin  elle  est  faite  à  peu  près.  Malheureusement,  deux 


276  EN    VISITE    CHEZ    L'ONCLE    SAM. 

ou  trois  siècles  de  gouvernements  réguliers  nous  ayant 
affiné  l'esprit  et  adouci  les  mœurs,  les  honnêtes  gens, 
chez  nous,  n'ont  aucun  goût  pour  ce  métier  de  policier. 
Il  en  résulte  que  le  gros  bâton  a  été  ramassé  par  les 
autres,  et  que  nous  devenons,  tout  doucement,  pour 
les  malfaiteurs,  une  matière  taillable  et  corvéable  à 
merci. 

Nous  sommes  donc  dans  une  voie  sans  issue.  La 
société  ne  peut  plus  rester  ce  qu'elle  est  :  car  elle  n'est 
plus  en  équilibre.  Le  jour  est  proche  où  il  lui  faudra 
faire  un  saut.  Sera-ce  en  arrière  ou  en  avant?  That  is 
the  question. 


t  i  x . 


TABLE   DES  MATIÈRES 


Ava.vt-Propos 


CHAPITRE    PREMIER 


La  Provence.  —  Les  opinions  d'une  Française   sur  l'Amérique. 

—  Celles   d'un  général    américain   sur  la  France.   —  Emi- 
grfints  et  émigration.  —  Le  port  de  New-York.  —  La  douane. 

—  Fifth  Avenue  Hôtel.  —  Un  reporter 1 

CHAPITRE    II 

New-York.  —  Les  rues.  —  Les  vêtements.  — -  La  nourriture.  — 
L'éducation  des  jeunes  filles.  —  Les  causes  célèbres.  —  Star- 
Routes.  —  The  Duke' s  case.  —  Jurys  et  jurés.  —  La  police. — 
Les  malheurs  du  Révérend.  —  Les  journaux.  —  Le  style.  — 
Un  maître  d'hôtel  vertueux.  — ■  Les  courses.  —  Les  domes- 
tiques        45 

CHAPITRE    111 

Le  catholicisme  aux  Etats-Unis.  — Un  écran  acoustique. —  La  vie 
à  New-York.  —  Les  raisons  pour  lesquelles  les  Américains 
viennent  en  Europe.  —  UElevated.  —  Coney  Island.  —  Le 
capitaine  Torpille.  —  Le  théâtre.  —  L'art  américain  et  l'art 
chinois.  —  Considérations  sur  l'esthétisme  en  général  et  sur 
M.  Oscar  Wylde  en  particulier.  —  Hoffmann's  House.  —  Les 

succès  de  M.  Douguereau  en  Amérique 96 

16 


27  8  TABLE    DES    MATIERES. 


CHAPITRE    IV 

En  route  pour  Chicago.  —  Les  coacbs.  —  Le  Pennsylvania  Rail 
rozd.  —  Deux  schoolgirls  américaines.  —  Un  révérend  nau- 
frageur.  —  Une  ferme.  —  La  Juniata.  —  La  production  du 
vin.  —  Pittsburgh.  —  Un  cours  de  sommeil  gracieux. —  L'Illi- 
nois  il  y  a  cinquante  ans.  —  Le  Grand  Pacific  Hôtel. . .  .     143 

CHAPITRE    V 

Chicago.  —  L'Union  stock  yard.  —  Le  massacre  des  cochons.  — 
Jacques,  Anastasie  et  Sophie.  —  Freyschiilz,  le  chasseur  tyro- 
lien. —  Une  stampede.  —  Histoire  d'un  Frenchman front  the 
old  country.  —  Les  noirs.  —  Les  Ku-klux-clans.  — Travail  et 
protection.  —  L'émigration  italienne.  —  Les  Chinois  en  Cali- 
fornie. —  Les  opinions  de  Pipi-Afa.  —  Un  incendie  à  Hong- 
kong  ,      181 

CHAPITRE    VI 

Les  collèges  mixtes  aux  Etats-Unis.  —  Incendie  de  1870.  — 
Chicago  dans  le  passé,  dans  le  présent  et  dans  l'avenir.  —  Les 
elevators.  —  A  square  meal  for  25  cents.  —  Les  réflexions 
d'un  pêcheur  à  la  ligne.  —  Conclusion 236 


FIN    DE    LA    TABLE    DES    MATIERES. 


TABLE    DES  GRAVURES 


Pages. 

Le  salon  de  la  Provence 3 

Rade  de  New-York .    .    .  25 

Ladies  réception  room 56 

Une  station  de  YElevated  railroad  (23e  rue) 117 

Sur  la  plage  (Coney  island) ...  121 

Un  bar  élégant  à  New-York 147 

Le  Horse  shoe  bend  (Pennsyhania  railroad,  Alleghanies).  170 

Le  petit  coucher  de  mesdemoiselles  Minnie  et  Annie 172 


PARIS.  TYPOGRAPHIE  DE  E.  PLON,  NOURRIT  ET  Cie,  RUE  GARANCIÈRE,  8. 


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