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EN VISITE
CHEZ L'ONCLE SAM
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de tra-
duction et de reproduction à l'étranger.
Cet ouvrage a été déposé au ministère de l'intérieur (section
de la librairie) en mai 1885.
DU MEME AUTEUR, A LA MEME LIBRAIRIE
Dans les Montagnes Rocheuses. Un vol. in-18, avec dessins
de Crafty et carte spéciale. — Prix 4 fr.
PARIS. TYPOGRAPHIE DB E. PLOX, NOIRRIT ST Cie, RIE GARANClÈRE, 8.
/
EN VISITE
CHEZ L'ONCLE SAM
NEW-YORK ET CHICAGO
PAR
Le Baron E. de MANDAT-GRANCEY
DESSINS DE CRAFTY ET DE MARTIN-CHABLIS
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARAVCIKRK, 10
1885
Tous droits réservés
y
AVANT-PROPOS
Le public et la presse ont accueilli d'une ma-
nière si bienveillante la relation de mon excur sion
dans les « Montagnes Rocheuses » que je me dé-
cide à publier la première partie de ce voyage. De-
puis M. de Tocqueville , dont je m'honore d'être le
parent et de ne pas partager les idées, bien des gens
ont écrit sur l'Amérique. Les uns en dénigraient les
institutions; les autres, en bien plus grand nom-
bre, les exaltaient et prêchaient leur adoption.
Quand j'y suis allé à mon tour, je me trouvais
dans une situation d'esprit particulière. J'ai une très-
vive sympathie pour certains côtés du caractère des
Américains. J'ai beaucoup vécu avec eux, en France
et ailleurs : j'ai beaucoup lu leurs livres. Si donc,
en arrivant chez eux, je ne connaissais pas le pays,
VI AVANT-PROPOS.
en revanche, je connaissais assez bien les hommes
et les institutions. Or les premiers me semblaient
tellement supérieurs aux secondes, que je me deman-
dais toujours comment des hommes d'une valeur
aussi rée lie pouvaient s'accommoder d'un gouverne-
ment aussi parfaitement méprisable, et quelles se-
raient à la longue les conséquences d'un état de
choses aussi bizarre. Les hommes viendraient-ils à
bout d'améliorer leur gouvernement? ou serait-ce
le gouvernement qui finirait par détériorer les
hommes?
Les pages que l'on va lire n'ont, bien entendu,
nullement la prétention de donner la clef de ce gros
problème que le grand historien américain Pres-
cott posait déjà, il y a bien des années, dans la pré-
face d'un de ses admirables livres. — Ce sont de
simples notes écrites chaque soir, au courant de la
plume, pour résumer les impressions de la journée.
Elles n'ont donc pas, et ne pouvaient avoir des
visées aussi hautes. Raconter ce qu'il a vu : voilà la
seule prétention que puisse avoir un voyageur qui n'a
passé que trois mois dans un pays. Mais quand l'es-
prit est préoccupé, il envisage volontiers les moin-
dres faits au point de vue de son idée dominante.
C'est ce qui m'est arrivé. Je m'en rends fort bien
compte, en relisant ces articles parus dans le Cor-
AVANT-PROPOS. VII
respondant comme les précédents : et il me
semble nécessaire de donner cette explication. Si
je ne l'avais pas fait, on aurait mal compris l'insis-
tance avec laquelle j'ai appuyé sur certains détails,
insistance qui a eu l'inconvénient de faire croire à
beaucoup d'Américains que j'avais contre eux un
parti pris de dénigrement qui est bien loin de mon
esprit, je tiens à le leur dire ici.
Grancey, janvier 1885.
EN VISITE
CHEZ L'ONCLE SAM
CHAPITRE PREMIER
La Provence. — Les opinions d'une Française sur l'Amérique.
— Celles d'un général américain sur la France. — Emi-
grants et émigration. — Le port de New- York. — La douane.
— Fifth Avenue Hôtel. — Un reporter.
Il est sept heures. Accoudé sur la batayole de la
passerelle, je regarde le soleil qui descend lentement
vers l'horizon. L'avant du navire, soulevé par la houle
que nous amène une petite brise d'ouest, s'élève et
s'abaisse d'un mouvement doux et régulier, à peine
sensible, mettant une tache sombre dans la teinte d'or
qu'a prise la mer autour de nous. Ce spectacle-là, je
l'ai déjà vu bien des fois, un peu sur tous les points
du globe; mais, à bord, il me produit toujours une
certaine impression, et j'aime à être seul, pour le
savourer tout à mon aise.
Un timonier est debout, à côté de moi, appuyé contre
un des montants de la tente, regardant dans sa longue-
vue. Il la baisse tout à coup, et puis, portant la
main à son bonnet, il s'avance vers l'officier de quart
qui se promène derrière nous :
1
2 EN VISITE CHEZ L'OJICLE SAM.
« C'est la goélette du pilote, monsieur, je vois son
pavillon !
— Ah ! c'est bon ! dit celui-ci en s'arrêlant un inslant
pour regarder, dans la direction que lui indique
l'homme, une petite tache à peine visible au milieu
des feux du couchant. Prévenez le commandant. »
L'instant d'après, B..., uu vieux camarade de pro-
motion à l'Ecole navale, arrive à son tour sur la passe-
relle. Il commande maintenant la Provence, un des
grands transatlantiques de la ligne de New-York.
« Eh bien, voilà le pilote, me dit-il, en venant
s'accouder à côté de moi. Nous allons pousser les feux,
et nous pourrons peut-être arriver demain soir. »
La goélette, qui a vent arrière pour venir à nous,
s'avance rapidement. Elle file une dizaine de nœuds;
nous en liions quatorze ou quinze. C'est donc avec une
vitesse de vingt-cinq milles à l'heure, quelque chose
comme quarante kilomètres, que nous courons au-
devant l'un de l'autre. Aussi, en peu d'instants, nous
sommes bord à bord. La Provence a stoppé, le roule-
ment sourd de ses machines ne se fait plus entendre;
elle court silencieusement sur son aire.
Un tout petit youyou, bordant seulement deux avi-
rons, s'est détaché de la goélette; il vient nous accoster,
dansant sur les lames au pied de la grande muraille
noire du paquebot. Le pilote empoigne les tireveilles,
profite d'un mouvement de roulis pour mettre le pied
sur l'échelle qui descend vers lui, et puis le youyou
rejoint son bord. On le hisse sur ses portemanteaux, et
la goélette, mettant du vent dans ses voiles, reprend
sa bordée qu'elle continuera tant qu'elle n'aura pas
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 3
placé le dernier des cinq ou six pilotes dont elle est la
propriété collective. Je la regarde longtemps; inclinée
sous ses grandes voiles blanches qui se gonflent à la
brise, elle se relève à la lame avec ces jolis mouve-
ments de cheval qui encense qu'ont les petits navires
quand ils serrent le vent et qu'un embrun vient couvrir
d'écume leur étrave.
Le pilote est un grand gaillard, revêtu d'une de ces
jaquettes en gros drap bleu, hors desquelles on n'a
jamais vu un de ses pareils. Il apporte un paquet de
journaux. Je laisse B... avec lui et descends au salon
pour les lire et savoir ce qui s'est passé dans le monde,
dans le vieux comme dans le nouveau, pendant les dix
journées que nous avons mises à aller de l'un à l'autre.
Dans le salon, éclairé à outrance par les lampes
électriques, la plupart des passagers sont réunis, atten-
dant le thé. Nous ne sommes du reste pas bien nom-
breux; quarante ou cinquante, tout au plus; car, dans
cette saison, les Américains vont en Europe et n'en
reviennent qu'en automne. Le courant est si régulier,
qu'un voyage sur deux se fait toujours presque à vide.
Une dame s'acharne après le pauvre piano époumonné
qui est au pied du grand escalier. Elle en accompagne
une autre, qui d'une voix aigrelette, mais juste, chante
la fameuse chanson de la Timbale :
Encore uti qui ne l'aura pas,
La timbale, la timbale!
Encore un qui ne l'aura pas !
Encore un qui glisse en bas !
à la grande joie d'un groupe nombreux de passagers
qui écoutent. Cette virtuose est une jeune Française
A EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
dont le mari habite Charleston, où elle va le rejoindre,
après avoir passé trois mois en France. En me voyant
descendre, les journaux à la main, elle s'interrompt
tout à coup :
« Allons, bon! Le pilote est à bord! Xous voilà en
Amérique! C'est fini de rire! Oh! c'te Amérique, je
l'haï t'y ! »
Cette déclaration de principes, qui a, du moins, le
mérite de la franchise, paraît choquer profondément
un grand escogriffe, qui justement applaudissait à tout
rompre les passages les plus guillerets de la chanson
de la Timbale. S'il était Français, ses moustaches
farouches indiqueraient infailliblement un cenl-garde
retraité ou un brigadier de chasseurs d'Afrique; mais
il est Américain, et, dans cet heureux pays, les juges
seuls savent se donner des mines aussi rébarbatives,
destinées probablement à suppléer à l'absence de gen-
darmes, en frappant de terreur l'àme des criminels.
«. .Madame, dit-il d'un air pincé, en assez bon fran-
çais, je ne puis vraiment pas admettre que, en ma
présence, on parle de mon pays comme vous venez de
le faire.
— De quoi! de quoi! dit la jeune femme, avec son
accent faubourien. Avec cela que je me gênerai ! »
Le corps en avant, les deux mains sur les hanches,
les paumes en dehors, pièlée comme un coq de combat
sur ses petits pieds bien chaussés de souliers découverts
et de bas de soie rouges à coins, elle a une apparence
si gentiment agressive que le champion de l'Amérique,
embarrassé par les rires qui éclatent de tous côtés,
semble tout interdit.
EM VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 5
s Cependant, murmure-t-il d'un ton plus doux , si
vous détestez tant que cela l'Amérique, madame, pour-
quoi y revenez- vous?
— Pourquoi j'y reviens? Parce que mon mari y est.
Donc! Et pourquoi y est-il? Parce qu'il y gagne de
l'argent! Mais ce n'est bien que pour cela que nous y
restons, allez! Nous autres, nous nous trouvons si bien
chez nous que nous ne quittons notre pays que pour y
revenir le plus tôt possible. Ce n'est pas comme vous
qui vous trouvez si mal dans votre gueux de pays, que
dès que vous avez gagné un peu d'argent, vous ne
pensez qu'à venir le dépenser dans le nôtre. Et que
vous avez joliment raison ! Et si vous vous fâchez quand
je dis « votre gueux de pays » , c'est parce qu'il n'y a
que la vérité qui blesse. Vous, vous nouvez bien dire
tout ce que vous voudrez de la France : cela me sera
joliment égal, parce que je sais que vous n'en pensez
pas un mot, et que c'est par pure jalousie que vous
parlez. Tenez! cela ne me fait pas cela. ■ (Ici le geste
connu : l'ongle claqué sur les dents de la mâchoire
supérieure.)
Le Yankee, mis en déroute par ce flot d'éloquence,
s'est éclipsé sans demander son reste. La petile femme,
n'abusant pas de son triomphe, fait une pirouette sur
ses talons pointus et vient s'asseoir à notre table, où le
thé vient d'être servi. Trois Anglaises, qui ont suivi
la scène avec une muetle horreur, s'éloignent majes-
tueusement en murmurant : Oh! this a dreadful
woman ! Indeed !
A quoi un révérend, qui les accompagne, répond
d'un air moins convaincu, caria scène a paru l'amuser :
6 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
Horrid! So vulgar ! Makes one shudder ! Puis il remonte
à son tour sur le pont, mais après avoir avalé son thé.
Pauvre petite madame Jumeau , elle n'est pas étonnam-
ment distinguée, à coup sûr! Mais elle peut se vanter
de nous avoir bien amusés pendant la traversée : et
c'est une bonne petite femme, tout de même ; elle nous
raconte ses aventures.
« Voyez-vous! quand j'ai épousé Ugène (elle dit
Ugène et le faubourg Antoine, cela va sans dire), quand
j'ai épousé Ugène, il était dans les laines. Sa maison
l'a envoyé à Charleston. Et puis, là, il a pris un intérêt
dans un ranch II y a quatre ans de cela. Maintenant,
il gagne de l'argent gros comme lui. Dans cinq ou six
ans, nous serons très-riches. Quel affreux pays, par
exemple! M.iis Ugène, il est si gentil! Quand il a vu
que je m'y déplaisais tant, tous les ans, il me laisse
venir passer trois mois à Paris, chez papa : il est dans
la mercerie, à Ménilmontant, papa. Et cela me fait
tant de plaisir de le revoir, le pauvre vieux ! Je m'assois
dans la boutique, et puis je reste là, toute la journée,
avec maman , à servir les clients. Et puis Ugène,
l'année dernière, m'a donné de quoi lui acheter une
petite maison à Nogent. C'était son rêve, à c't homme.
Alors, le dimanche, nous allons, en Marne, pêcher une
friture dans un bachot que je lui ai donné aussi. Ah! le
bachot, par exemple, c'est moi qui l'ai payé sur mes
économies de toilette! a
Et, là-dessus, madame Jumeau, qui ne sait pas bien
si elle a envie de rire ou de pleurer, avale son thé trop
chaud, se brûle, étrangle, tousse, met son mouchoir
devant sa bouche et finit par lancer un : « Oh ! non, là,
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 1
vrai! a si bien jeté, que nous pouffons de rire, M...
et moi. Elle ne s'en fâche pas.
«Mais dites donc, madame, reprend M..., vous n'avez
pas peur de laisser M. Ugène comme cela, tout seul,
pendant trois mois chaque année? A Charleston, il doit
y avoir une collection de mulâtresses, de griffes, de
quarteronnes, sans compter les blanches; c'est-à-dire
que, quand vous revenez, votre contrat doit être aussi
percé qu'une écumoire.
— Oh ! le pauvre chéri ! C'est ce que je lui dis toutes
les fois que je pars! Toi, mon gros, si tu me fais des
traits, gare de dessous! Il me jure toujours ses grands
dieux d'être sage! mais, vous savez? je suis sûre qu'il
m'en fait de toutes les couleurs. Ma foi, tant pis! Il
m'aime bien tout de même, et je lui pardonne. Il est
trop gentil de me laisser aller voir papa et maman, v
12 juin. — La Provence est pourvue d'une sirène.
Je ne sais plus quel est le grand homme qui a inventé
cet effroyable instrument qui détrône le sifflet sur les
paquebots transatlantiques, mais, vraiment, il devrait
bien tacher de perfectionner son invention, non pas au
point de vue de la puissance des sons émis, mais à celui
de leur harmonie. Ce matin, à mon réveil, j'ai bondi
dans mon lit, en entendant des mugissements effroya-
bles, comme ceux d'un taureau colossal qu'on étran-
glerait : c'était la sirène qui remplissait ses fonctions.
Elle a pour but d'éloigner les navigateurs; celles qui
ont fait courir tant de dangers à la vertu du prudent
Ulysse cherchaient, au contraire, à les attirer. De là, la
différence des organes.
8 EX VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
De ce tapage insolite j'ai conclu que nous étions
entrés dans un de ces jolis bancs de brume qui, chaque
année, coûtent la vie à tant de morutiers sur les grands
bancs de Terre-Neuve.
Quand j'ai eu fait ma toilette et absorbé une tasse
de chocolat, corroborée de deux de ces admirables
brioches qui sont le triomphe du pâtissier de la Pro-
vence, je suis monté sur le pont; j'y constate que je
ne me suis pas trompé. Une humidité pénétrante vous
envahit; les vêtements de drap se couvrent immédiate-
ment d'une rosée brillante. La brume est tellement
épaisse qu'on croirait avancer dans une atmosphère
d'ouate. Je me dirige à tâtons vers la passerelle, où je
finis par découvrir B..., debout à côlé de son officier de
quart, lâchant de percer de l'œil l'ombre compacte qui
nous entoure. Mais leurs efforts sont bien inutiles. De
l'endroit où nous sommes, nous ne voyons les hommes
qui s'agitent sur le pont que comme des ombres
vagues. A cinq pas, tout disparait.
« Eh bien, lui dis-je, gare les abordages! Est-ce
qu'il y a longtemps que nous sommes là dedans?
— Non, dit-il. Depuis une heure du matin, nous
avons traversé trois ou quatre bancs. Heureusement,
celui-ci n'est pas bien élevé. J'ai envoyé un homme
sur la vergue de hune. Il est au-dessus.
— Tiens! cela doit être assez curieux : je vais lui
tenir compagnie. »
Je monte dans le gréement de misaine. Arrivé à la
hauteur du chouquet, tout à coup, brusquement, ma
tête sort de la brume comme celle d'un plongeur qui
reparaît à la surface de l'eau. Sur le pont, il faisait
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 9
presque froid : ici un soleil splendide éclaire, en l'iri-
sant, une immense plaine blanche légèrement ondulée.
On dirait une steppe de Russie, par un beau jour d'hiver.
Au-dessus de ma tète, l'homme de vigie, assis sur la
vergue, les jambes ballantes, tenant à la main la drisse
du hunier, me salue. Du navire, nous ne voyons que
les trois mâts qui émergent. La fumée salissant les
flocons de vapeur, en se mêlant à eux, marque notre
sillage d'une teinte grise. Au-dessous de nous, la sirène
continue à mugir.
A tribord, par le travers, un grand voilier nous
montre à peu de dislance ses perroquets et ses huniers
ballant les mâts; car il fait presque calme. Je n'ai
jamais rien vu de pareil.
«. Ah! dit l'homme de vigie, nous allons bientôt en
sortir. »
Je regarde devant nous. A un mille environ, le banc
de brume que nous coupons s'arrête brusquement. Au
delà, comme du haut d'une falaise couverte de neige,
nous voyons la mer bleue qui brille au soleil. Trois ou
quatre petites baleines courent l'une après l'autre, en
poussant, à intervalles réguliers, les jets d'eau de leurs
évents. Les paysages polaires doivent ressemblera cela.
Tout trempé encore de l'humidité d'en bas, je reste
à me sécher à la bonne chaleur de juin. Nous avançons-
toujours. Tout à coup nous voyons au-dessous de
nous Tétrave qui apparaît; puis, tout l'avant du navire
encombré d'émigrants, dont le cri de joyeuse surprise
monte jusqu'à nous; et puis, le grand navire sort
majestueusement de son enveloppe que nous laissons,
bien loin derrière.
l.
10 EN VISITE CHEZ I/O \ CLE SAM.
Je redescends lentement en regardant le gai mouve-
ment du pont. Les émigrants vont déjeuner. Un homme
de chaque plat arrive à la file, avec une grande gamelle^
devant la porte de la cuisine, où un gros cuisinier,
armé d'une grosse cuiller, lui verse le café de ses
camarades et le sien. A un autre guichet, il prend les
deux pains tout chauds que le boulanger retire du four.
A côté se tient l'interprète, contrôlant les noms sur un
carnet, prêt à recevoir les réclamations. Du reste, il
ne s'en produit aucune. Tout se passe avec le plus
grand ordre.
Nous avons trois cent cinquante de ces émigrants à
bord, Suisses ou Allemands. C'est peu. En hiver, le
navire en a transporté jusqu'à onze cents. Ils sont
installés dans le faux pont, qui est grand et très-suffi-
samment aéré par des hublots et des manches à air.
Tout cela a été fumigé à fond, ('eux fois pendant la
traversée : les hommes ont été vaccinés. Sans un certi-
ficat du médecin constatant ce fait, ils ne pourraient
pas débarquer. Le gouvernement américain, on ne
saurait trop l'en louer, a établi toute une série de
règlements fort sévères pour ce genre de transport, et
tient soigneusement la main à leur exécution. A leur
arrivée à New-York, tous ces hommes seront débarqués
dans une sorte de grand caravansérail, appelé Castle-
Garden, entretenu au moyen d'une taxe spéciale levée
sur toutes les compagnies de navigation, et là, ils sont
défrayés de tout et confiés à des commissaires qui
s'occupent d'eux jusqu'à ce qu'ils aient trouvé du
travail.
Depuis le jour où les puritains du Mayflower et les
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. II
catholiques de lord Baltimore, fuyant successivement
la persécution religieuse, quittaient le vieux continent
pour venir chercher en Amérique la liberté, qu'ils n'y
ont pas tous trouvée autant qu'on se le figure, depuis
ce temps, dis-je, la qualité des émigrants ne s'est pas
améliorée. Les bons Yankees ouvraient leur porte toute
grande et n'avaient pas assez de mots pour faire bon
accueil aux fermiers chassés par les corn-laws , ou,
simplement, aux robustes travailleurs irlandais qui leur
apportaient, sinon un capital, du moins des bras. Ils
trouvaient tout naturel et très-profitable d'écrémer à
leur profit la population de l'Angleterre et même un
peu celle de l'Allemagne. Mais il s'est, paraît-il, formé,
dans ces deux pays, des associations ayant des allaches
plus ou moins officielles, qui ont pour but de vider, au
profit du nouveau monde, quelques-uns des asiles et
des refuges dont l'entretien pèse si lourdement sur les
finances de ces deux pays. Les Yankees ont bien vite
découvert le tour qu'on voulait leur jouer. Leurs jour-
naux se sont mis à pousser des cris de pintade. Les
beaux articles sur l'hospitalité qu'offrait la libre Amé-
rique aux déshérités du vieux monde ont été rentrés
dans les tiroirs, pour servir dans une autre occasion,
et le gouvernement s'est empressé de faire vérifier fort
exactement la « qualité » des émigrants qu'on lui
amène maintenant. Tous ceux qui ne promettent pas
d'être « d'un bon rapport » sont maintenant réembar-
qués, séance tenante, sur le navire qui les a amenés, et
le capitaine est tenu de les ramener dans le port où il
les a pris. Tout dernièrement encore, la douane de
New-York renvoyait de la sorte une centaine de Juifs
12 EX VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
roumains, embarqués à Hambourg : des femmes et
des vieillards irlandais, hôtes ordinaires des work-
houses anglais, qu'on avait essayé d'introduire par le
Canada, étaient renvoyés sans plus de cérémonie.
Je ne pense pas qu'on fasse mauvais accueil à ceux
que nous amenons. Je ne crois pas cependant non plus
que leur départ cause un bien grand dommage aux
pays qu'ils ont quittés. Ce sont presque tous des Alle-
mands du Sud, à l'aspect chétif et misérable; la peau
trop blanche, hérissée d'une barbe rare, de couleur
filasse, de grands cheveux sales leur tombant dans le
col : des pipes en porcelaine toujours vissées dans leur
bouche. Les femmes ne sont pas bien attrayantes non
plus : ce sont, pour la plupart, de grosses commères
aux formes extra-opulentes. Les plus vieilles, débor-
dant de graisse, passent leur vie à soigner les enfants
innombrables dont les mères et les sœurs se débarras-
sent volontiers à leur profit, pour danser des valses
au son d'un accordéon, quand le mal de mer ne les
cloue pas dans le faux pont.
D'où sortent ces malheureux ? Je ne le sais trop.
Beaucoup sont attirés en Amérique par des amis ou
des parents, qui leur ont envoyé l'argent nécessaire.
La traversée d'un adulte coûte 125 fr., et ils sont
vraiment, sous le rapport de la nourriture et des soins
matériels, aussi bien que possible. Les Compagnies
d'émigration ont des agents qui battent le pays, re-
cueillant des adhésions. Ils ne mettent en route les
convois qu'une fois qu'un chiffre suffisant est atteint.
Les intéressés ne savent pas, à quelques mois près, la
date exacte de leur départ, et, s'ils refusent de partir
EN VISITE CHEZ L'0\'CLE SAM. 13
au moment où ils sont convoqués, ils s'exposent à
perdre les sommes payées. Il en résulte de graves
inconvénients, surtout pour les femmes. Ainsi, l'une
d'elles est accouchée celte nuit. Que va devenir cette
malheureuse en arrivant à New- York ? Du reste, il se
passe des faits hien graves, mais qui ont quelquefois
leur côté comique. L'aulre jour, le capitaine d'armes
est venu rendre compte au commissaire qu'un enfant
faisait un tel tapage, dans le faux pont, que tous les
voisins se plaignaient. Le docteur examina la mine de
l'enfant, une vigoureuse petite créature, âgée de huit
ou dix mois, qui avait l'air de se porter à merveille.
Heureusement, l'attitude emharrassée de la mère lui
donna des soupçons. Une surveillance fut organisée, et
l'on acquit bientôt la certitude que la mère, d'accord
avec son mari, voulait se débarrasser de l'enfant et lui
refusait le sein, pour le faire mourir de faim. Le mari
a été mis aux fers : quanta la femme, les rondiers ont
ordre, à chaque changement de quart, de lui faire don-
ner à teter à l'enfant devant eux, et elle a été prévenue
qu'elle irait aux fers rejoindre son mari, si elle ne
s'exécutait pas. Depuis ce temps-là, le petit se porte
comme un charme, mais je ne donnerais pas cher de
sa vie, quand toute celle aimable famille aura débar-
qué. En attendant, il doit être assez drôle d'entendre
chaque rondier, quand il rend compte de sa tournée à
l'officier de quart, lui dire en portant la main à son
bonnet : « Rien de nouveau, le petit a bien teté ! a
Il y a eu aussi deux autres faits du même genre
bien suspects. J'ai dit plus haut que les règlements
obligent de fumiger très-soigneusement le logement
U EX VISITE CHEZ L'OX'CLE SAM.
des émigrants, deux fois pendant la traversée. On
choisit une belle journée ; on fait monter tout le
monde sur le pont, après leur avoir bien fait expli-
quer, par l'interprète, ce dont il s'agit : puis, tous les
hublots, panneaux et manches à vent fermés, on al-
lume des brasiers qui, pendant une heure ou deux,
rendent l'atmosphère du faux pont absolument irres-
pirable au microbe le plus tenace. La première fois
qu'on a fait cette opération, il ne s'est produit aucun
incident. A la seconde, quand tout le monde savait par
conséquent très-bien comment les choses se passaient,
le capitaine d'armes, ayant fait sa ronde avant de fer-
mer le dernier panneau, constata que trois enfants, de
deux à quatre uns, avaient été laissés dans les cou-
chettes !
Nous avons à bord un vieil Américain du Kentucky,
qui, après avoir vendu une foule de choses pendant
toute la première partie de sa vie, sans réaliser de
bien gros bénéfices, s'est fait politicien. C'est généra-
lement ainsi que les choses se passent. II a été maire,
membre des différentes chambres de son Etat, puis
envoyé à Washington. Sur le tard, il a joint la philan-
thropie à ses autres industries : je soupçonne que ce
n'est pas la moins profitable. Il court l'univers, de
congrès en congrès, au compte de différentes sociétés,
charitables ou simplement scientifiques. Pour le mo-
ment, il arrive de Paris, où il a été banqueter à propos
de je ne sais quelle question sociale. Du reste, il est
éclectique et parle avec d'autant plus d'autorité de
l'immoralité des Français, qu'il déclare ingénument
l'avoir étudiée, sur le vif, en compagnie de plusieurs
EN VISITE CHEZ 1/ONCLE SAM. 15
demoiselles des Grands Magasins du Louvre. Il me
rappelle un écrivain de marine, nègre, du service
local de Alayotte, qui avait causé, il y a quelques an-
nées, une vive impression sur le conseil de santé de
Toulon, en lui demandant un congé de convalescence
pour le Gabon, où il voulait, apparemment, prendre
le frais sous les cocotiers de ses pères. Nous l'emme-
nions à destination, et il faisait notre bonheur pendant
la traversée en nous parlant, avec la voix de coq en-
roué qu'ont tous ses pareils, de la grande vie pari-
sienne telle qu'il l'avait vue pendant les sept jours
qu'il avait passés dans un petit hôtel du passage du
Saumon : « Je eviens eceué, disait-il, d'un air con-
vaincu, de l'immôàlité pôfonde qui ègne dans les
hautes classes de la société pàisienne ! »
Au physique, avec sa figure hérissée des poils mul-
ticolores de sa barbe, qu'il porte entière, moins la
moustache, le philanthrope ressemble tellement à un
vieux macaque, que M. Darwin saluerait sûrement en
lui, avec le bonheur qu'on éprouve toujours à voir
vérifier une théorie favorite, l'anneau qui réunit le
genre singe au genre humain, dans la chaîne des
êtres. II est même plus près du premier que du se-
cond, et quand je le voyais, pendant la traversée, se
rattraper, d'une main, aux manœuvres, pour se tenir
au roulis, je me disais toujours qu'il devait bien souf-
frir de ne pouvoir employer pour cet usage la queue
prenante qu'ont tous ses congénères.
En arrivant sur le pont, je le retrouve dans sa posi-
tion favorite, les jambes écartées, les mains dans les
poches d'un pantalon trop long, fumant vigoureuse-
16 EX VISITE CHEZ LOXCLE SAM.
ment une petite pipe de bruyère ; un petit chapeau
mou, à carreaux verts, écrasé sur la nuque. A'ous
nous sommes liés, parce que j'écoute toujours avec un
vif intérêt le récit de ses séductions parisiennes. Aussi,
du plus loin qu'il m'aperçoit, il retire sa pipe de sa
bouche, crache avec une adresse prodigieuse par-des-
sus le plat-bord ; et puis, me désignant un des émi-
granls qui défilent devant lui :
a Eh bien, baron, me dit-il en anglais, avec celte
étonnante cantilène nasillarde des Américains, qu'est-
ce que vous dites de cela ? »
Cela est un grand lourdaud qui promène à six pieds
du pont une sorte de bonnet de fourrure solidement
calé sur deux oreilles rouges, très-écartées de la tète.
Confié à un capitaine d'armes énergique, on en ferait
peut-être un matelot de pont passable: mais il faudrait
au moins six mois de bourrades et de nuits passées aux
fers pour le faire arriver là. Comme je ne vois pas où
mon Américain veut en venir, je me contente de haus-
ser les épaules d'un air de doute.
11 brandit sa pipe d'un air de triomphe :
« Ah! vous ne savez pas ce que c'est? Eh bien, sir,
je vais vous le dire, sir ! C'est une matière brute
{raw material) ! Et pourquoi cette matière est-elle
restée brute, sir ? (Nouveau geste de la pipe, nouveau
crachat.) Parce que, pendant des siècles, elle a été
écrasée sous le double faix de la tyrannie et de l'igno-
rance, et qu'on n'a rien fait pour la développer, sir.
— ; D'où sort ce gars-là? dis-je à l'interprète.
— Celui-là! c'est un Suisse de Bàle!
Mais dites donc, général : il a été une fois^;os£-
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 17
master général (directeur de la poste) dans son Etat
du Kentucky, pendant six mois; depuis ce temps-là il
se fait appeler général. Celui-là est Suisse! Depuis que
Guillaume Tell a tué, d'une manière qui n'était même
pas bien correcte, l'infortuné Gessler, il me semble
que les fils de l'Helvétie passent pour avoir joui d'une
liberté complète. »
Mais ce détail est bien indifférent au général, qui
tient à me placer un discours qu'il a probablement déjà
«délivré» (delivered) au City-Hall de Swamptown,Ia
ville de son cœur, celle dont les intelligents électeurs
ont voulu être représentes par lui.
« Oui, sir ! continue-t-il. Quand cette épave du
grand monde, quand ce déshérité d'une société usée
(b'usted) aura vécu pendant six mois à l'abri du dra-
peau étoile (star spangled hanner), protégé par les
institutions de notre jeune et glorieuse république,
vous ne le reconnaîtrez plus. Dans dix ans, quand la
vieille Europe s'agitera dans les convulsions suprêmes
(throes) de l'agonie...
— Vraiment ! nous n'en avons pas pour plus long-
temps que cela?
— Non, sir, je regrette de ne pas avoir sur moi le
numéro du Rattlesnake-Ravine-County-Free-Rib-
TicMer, qui contient un discours que j'ai prononcé,
précisément sur ce sujet, à la réunion préparatoire
des élections primaires, l'année dernière, à Swamp-
town. Mais peut-être en avez-vous entendu parler,
sir ? »
Toujours le sir terminant chaque phrase, lancé
comme un sifflement en appuyant sur IV. Je remuai
18 EN VISITE CHEZ L0XCLE SAM.
la têle d'un air consterné, mais j'étais obligé d'avouer
que ce numéro-là du Ra ttlesnake- Ravine -County-
Free-Rib-TicMer m'avait échappé. Le général haussa
légèrement les épaules et continua posément :
a C'est étonnant, car la presse européenne l'a beau-
coup commenté, ainsi que me le disait, l'autre jour
encore, notre sénateur et mon ami, 'l'honorable Hiram
M. N. 0. P. Q. Doolittle, de Chicken-Thief-Flat,
Kentucky. Vous le connaissez sans doute de nom?
— Non, je n'avais jamais entendu parler de l'hono-
rable Hiram M. \T. 0. P. Q. Doolittle, de Chicken-
Thief-Flat, Kentucky.
— C'est étonnant, car lui et sa « hautement polie »
(highly polished) « dame » se meuvent (move) dans
les cercles les plus élevés de la société, pendant leur
séjour dans la capitale gauloise. Mais je vous disais
donc, sir, que l'Europe, ses aristocraties pourries et
son militarisme n'en ont pas pour dix ans ! »
Le juge nous avait rejoints : il fumait aussi une
grosse pipe. Chaque fois que le général lançait un sir,
pour scander une syllabe, l'autre lançait une énorme
bouffée de tabac, en hochant la tête d'un air qui expri-
mait l'approbation, mais, en même temps, une cer-
taine nuance de regret et de compassion pour cette
pauvre Europe.
« Well, général, dit-il enfin, vous leur donnez dix
ans. Vous êtes plus généreux que moi. Peut-être qu'à
eux tout seuls, ils mettraient dix ans à faire le saut.
Mais nous les poussons si bien, que le mouvement
s'accélère. Les Anglais commencent à le comprendre.
J'étais en relation avec une grande fabrique de coutel-
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 19
lerie de Sheffield. Autrefois, ils expédiaient beaucoup
aux Etats-Unis. Les tarifs sont devenus si élevés, qu'ils
ont bien vu qu'il n'y avait plus moyen de continuer.
Alors ils ont fait construire, près de New-York, une
grande fabrique; ils y ont transporté tout leur outil-
lage. Leurs contre-maîtres et beaucoup de leurs ou-
vriers les ont suivis. Voilà deux ans qu'ils ont fini leur
installation. Ils font des affaires superbes. Les droits
qu'ils avaient contre eux sont maintenant pour eux, et,
outre leur nouvelle clientèle, ils retrouvent petit à petit
toute celle qu'ils ont laissée là-bas.
— Quite truel dit le général d'un air approbateur.
Smart chaps ! *
Le juge encouragé continua :
« Ce qu'il y a de curieux, c'est que les Français ne
veulent pas comprendre cela ; nous avons ici, à bord,
un courtier de soieries de Lyon. Il se plaint de ce que
les droits qui étaient déjà de 80 pour 100 sur les ve-
lours, vont, probablement, être encore augmentés. Il
faut bien qu'il se persuade que si nous avons mis des
droits de 80 pour 100 sur les velours français, c'est
que nous avons cru que cela suffirait pour les empê-
cher d'entrer en quantités appréciables. C'est cela que
nous voulons. S'il est prouvé que le chiffre de 80 pour
100 laisse encore une marge de profit aux Français,
nous irons à 150 pour 100. Voilà tout!
— Parfaitement, dit le général. Ce que nous vou-
lons, c'est multiplier les industries les plus diverses
chez nous. Les libre-échangistes anglais disent que
chaque nation doit se borner à produire ce qu'elle
produit le mieux et le plus économiquement, sauf à
20 .EN VISITE CHEZ L'OACLE SAM.
échanger le surplus avec les autres nations. Avec ce
principe-là, la moitié de la France aurait été consacrée
exclusivement à la production du vin, et, quand le
phylloxéra est venu, quinze millions d'hommes se se-
raient trouvés sans ressource. Les Russes, qui ne fai-
saient que du blé, n'ont plus le sou, maintenant que
nous en produisons à meilleur marché qu'ils ne peu-
vent le faire. No, sir, la diversité ! voilà ma devise. La
diversité et un gin coch taïl avant les repas ! Baron,
voulez-vous me faire la faveur d'accepter un gin coch
tail? Voilà ce qui éclipse votre absinthe et votre ver-
mouth. Juge, vous êtes des nôtres ? »
Je laissai ces deux estimables Yankees s'en aller
bras dessus bras dessous à la buvette. B. .. me regar-
dait en riant, de sa passerelle; j'allai le rejoindre:
« Qu'est-ce que vous racontait donc cet illustre, guer-
rier? Est-ce un général, un colonel ou un caporal ?
J'oublie toujours.
— C'est un général; d'abord, vous devez bien sa-
voir qu'il n'y a pas de caporaux en Amérique. Le
dernier est mort il y a vingt ans. Il datait de la guerre
de l'Indépendance, et l'on n'en a plus fait depuis. Ces
deux gaillards-là étaient en train de me prouver qu'un
de ces jours, il faudrait que nous nous fissions tous
Yankees.
— Ma foi ! du train que vont les choses, ils ont
peut-être raison. Vous savez, quand un navire fait de
l'eau, les rats profitent de la première embellie pour
filer à terre. Mais tout cela n'est pas bien gai. Regar-
dez donc ces petites baleines qui se promènent à tri-
bord, en faisant des jets d'eau ; en voilà qui ont l'air
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 21
de s'amuser! Figurez-vous qu'à mon dernier voyage,
un matin, en montant sur la passerelle, j'en vois une
qui dormait devant nous. Je dis à l'officier de quart
de mettre le cap sur elle, pourvoir ce qu'elle ferait;
je croyais qu'elle allait plonger. Pas du tout : nous
sommes entrés dedans comme dans du beurre ; la
pauvre bêle a été coupée en deux sans s'en aperce-
voir. Nous n'avons plus rien vu derrière, seulement
une immense mare de sang. Allons, bon ! un nouveau
banc de brume à l'horizon ! Décidément, nous n'arri-
verons pas ce soir! 1
Le reste de la journée s'est passé à traverser des
bancs de brume. Ils sont bien rarement assez peu épais
pour que l'homme de vigie puisse les dominer. On
ne diminue cependant pas de vitesse d'une manière
appréciable. Cela est bien imprudent, mais la concur-
rence'est là. Les Anglais, les Allemands, passent à
toute vapeur. Si l'on ne faisait pas comme eux, les
passagers déserteraient notre ligne, pour adopter
celles qui leur donneraient des passages plus courts
de quelques heures. Dans des conditions pareilles, le
succès de la navigation ne dépend plus de l'habileté du
commandement ; c'est une simple question de chance.
Go ahead and the devil lake the last!
1 2 juin. — Ce matin nous avons atterri en pleine
brume. Il est vrai que l'atterrissage de New-York est dis-
posé de telle sorte qu'on peut le faire à la sonde, bien
qu'il vaille toujours mieux attendre le jour pour entrer.
Je me rappelle avoir vu tenter ce tour de force deux
fois : en Chine, à l'entrée du Yang-tse-kiang, et à
22 EN VISITE CHEZ LOXCLE SAM.
Brest. Un officier, enfermé dans une chambre du faux
pont, avec la carte, faisait sonder. On lui portait le suif
contenu dans le plomb et indiquant la nature du fond,
ainsi que le brassiage; et, sans autres indications, il
donnait la route. Les deux fois, cela a réussi très-bien.
B... applique ce systèmeavec une sûreté vraiment admi-
rable. Il m'indiquait le point sur la carte, et quand le
rideau de brume s'est levé et qu'on a pu prendre ur
relèvement, nous étions à une ou deux encablures, ;
peine, du point indiqué.
La marine marchande américaine disparaît tous le
jours. Les compagnies européennes, largement sub
ventionnées, d'une part; le haut prix de la main
d'œuvre là-bas, de l'autre, l'ont tuée. Il ne leur rest
plus que le cabotage et la pèche, qui sont exclusive
ment réservés aux nationaux. Encore là, comme e
Europe, le cabotage souffre de l'extension du résea
des chemins de fer. Ils ont aussi, sur les lacs et le
grandes rivières, une navigation très-active. Les Amé
ricains paraissent, du reste, très-bien prendre leu
parti de cet état de choses. Tant de carrières sont ou
vertes à leurs travailleurs, qu'ils se résignent facile
ment à renoncer à celle-là. Leur marine militaire, qu
était peut-être la première du monde, à la fin de 1.
guerre de la sécession, est aussi à peu près réduite ;
rien. Ils n'ont plus un seul navire de guerre sérieux
Cet esprit d'imprévoyance, qui est inhérent aux gou
vernements démocratiques, se retrouve en tout. Ains
le port de New-York est très-joliment en train de s
combler. Pour arriver, nous suivons un chenal asse
étroit, rendu encore plus difficile par l'épave d'u
EN VISITE CHEZ l.'OXCLE SAM. 23
grand navire, coulé, depuis plusieurs mois, juste au
milieu. D'ordinaire, les compagnies d'assurance trai-
tent avec des compagnies spéciales qui relèvent, au
moyen de puissants appareils, les navires coulés ou
échoués. Mais pour que l'opération soit profitable, il
faut que le navire ou la cargaison aient une valeur
supérieure aux frais de sauvetage. Celui-ci était une
vieille coque; on sait qu'elle s'est cassée en coulant, et
elle était chargée de grains. Personne n'a donc voulu
tenter l'opération. De plus, l'entrepreneur des boues
de New- York trouve commode de vider ses chalands
au beau milieu de la rade. On le lui a souvent défendu;
mais comme au fond cela n'intéresse personne, puis-
qu'il n'y a presque plus que des navires étrangers à
passer par là, il laisse dire et continue. Aussi les fonds
diminuent, sur certains points, d'une manière très-
sensible.
Nous passons à côté de la petite île où doit s'élever,
au milieu d'un fort qui lui servira de piédestal, cette
immense Liberté éclairant le monde, dont nous fai-
sons cadeau aux Américains ; idée qui m'a toujours
semblé d'autant plus étonnante que ce cadeau ne paraît
pas leur faire le plus petit plaisir. On a eu, là-bas,
toutes les peines du monde à former le comité chargé
d'approprier les lieux, et les quelques milliers de dol-
lars nécessaires à la construction du piédestal se sou-
scrivent très-péniblement. La rade commence à s'ani-
mer. Les anciens colons hollandais ont construit
New-York sur une sorte de presqu'île, en forme de
poire, qui s'avance dans la mer, entre deux autres
terres, dont elle n'est séparée que par deux larges
24 EN VISITE CHEZ I/O H CLE SAM.
canaux : Hudson-River, au sud ; North-River, de l'autre
côté. Depuis longtemps, ces deux terres se sont cou-
vertes de maisons et sont devenues, sous le nom de
Jersey-City et de Brooklyn, des faubourgs de la « Cité
impériale». On vient de construire, pour rejoindre
Brooklyn à New-York, un admirable pont suspendu,
de dimensions absolument colossales : il n'a été livré
au public que tout dernièrement. Le jour de l'inaugu-
ration, il s'est produit une épouvantable bagarre dont
les journaux apportés par le pilote donnent les détails,
et dans laquelle plusieurs personnes ont été tuées et
beaucoup foulées aux pieds.
Un petit bateau à vapeur vient au-devant de nous,
amenant la Santé et deux officiers de la douane. Ces
derniers vont s'installer dans le salon, où on leur sert
immédiatement une foule de boissons aussi variées
qu'alcooliques, que leur offre la compagnie. Il est des
dépenses pour lesquelles il faut savoir ne pas compter.
La Compagnie transatlantique vient d'en faire la dure
expérience. Dans un port que je ne veux pas nommer,
où ses navires touchent d'une manière régulière, la
visite des douaniers coûtait, en moyenne, une douzaine
de cents francs en Champagne, vins fins, liqueurs et
repas, offerts non-seulement à ces messieurs, mais
encore à leurs chastes épouses, qui daignaient, à l'oc-
casion, accepter quelques chapeaux et autres souvenirs
de l'industrie parisienne. Un beau jour, un administra-
teur, fureteur et vertueux, dénicha ce chapitre de
dépenses et en exigea la suppression. A la première
relâche qui suivit, le navire dut subir un arrêt de huit
jours et fut bouleversé de fond en comble, sous pré-
Korth Hiver.
RAUK I
font de lirooklyu
East Kiier.
K VV -YORK.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 25
texte (le visite. La perte fut évaluée à trente ou qua-
rante mille francs, et le chapitre rétabli avec augmen-
tation.
Le rôle de ces messieurs est assez original. Ils nous
font tous défiler devant eux, nous font donner par
écrit différents renseignements statistiques sur nos per-
sonnes, puis nous demandent de déclarer, également
par écrit, ce que nous pouvons avoir dans nos bagages
de soumis aux droits (dutiable). On nous avise que
cette déclaration doit être aussi minutieuse que pos-
sible, sauf discussion ultérieure; tout objet non déclaré
étant immédiatement saisi de plein droit, lors de l'ou-
verture des bagages.
Pendant ce temps-là, le médecin, resté sur le pont,
fait défiler devant lui tous les émigrants, le bras nu,
afin de vérifier les marques de vaccine.
Quand il a passé cette revue, il nous donne la pra-
tique ; et la Provence, qui est restée, pendant plus de
deux heures, à faire des ronds dans l'eau, en attendant
son bon plaisir, reprend sa marche et entre définitive-
ment dans l'Hudson. Là, le spectacle devient réelle-
ment curieux et même grandiose. La ville s'étale
devant nous à notre droite avec ses innombrables clo-
chers ; mais ce qu'il y a de plus intéressant, c'est l'as-
pect de la rivière elle-même : la Tamise, certains
fleuves de la Chine, sont encore plus animés ; mais ce
qui donne à celui-ci une couleur absolument locale, ce
sont les ferries qui le sillonnent littéralement dans
tous les sens. Ces immenses constructions, qui ont
l'air d'une maison à trois étages, font un service régu-
lier entre New York, Brooklyn, Jersey-City , et une
2
2« EX VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
foule de points de la rade. On en voit autant que d'om-
nibus au coin de la place de la Madeleine. Toujours
peints en couleurs claires, surmontés d'une petite
maison vitrée, où se tient le capitaine et que dominent
encore deux hautes cheminées et un immense balancier
qui se détachent sur le ciel, ces singuliers navires glis-
sent sur l'eau sous l'impulsion de leurs énormes
roues, et manœuvrent avec une rapidité et une sûreté
dont on se fait difficilement idée. Séparément, ils sont
assurément fort laids; mais en masse ils produisent un
effet charmant.
Autour de ces gros poissons circule le menu fretin,
représenté par une myriade de petits remorqueurs ,
haletants et époumonnés, qui courent de tous côtés,
prêts à offrir leurs services à tous venants. Ce sont des
espèces de grandes chaloupes à vapeur, surmontées,
elles aussi, d'une logette très-élevée, d'où le patron,
en bras de chemise, gouverne lui-même. Sur l'avant,
un long bâton supporte l'emblème des compagnies
rivales auxquelles elles appartiennent. Il y a des che-
vaux dorés, des vautours aux ailes déployées, et bien
d'autres animaux possibles et impossibles. Toutes sont
munies de cloches et de sifflets d'une puissance déso-
lante, avec lesquels leurs équipages font un tapage
infernal, pour attirer l'attention des clients. A peine
avons-nous la pratique, que huit ou dix d'entre elles,
qui nous surveillaient de loin, viennent fondre sur
nous comme des corbeaux sur une proie. Elles se
poussent, se cognent; lorsque le navire tourne, elles
se précipitent, mettent le nez sur la hanche du géant,
le poussent pour faciliter son évolution, avec la bruyante
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 27
obséquiosité âes faquins à la porte d'un hôtel d'Italie :
on leur jette une amarre qu'il faut élonger à terre.
Trois ou quatre se lancent dessus comme des chiens
sur un os. Un cheval doré s'en est emparé le premier;
mais une gaffe, sournoisement dirigée, la lui enlève
au profit d'un chameau bleu, qui a lui-même bien de
la peine à la défendre contre le vautour et la girafe :
et, pendant ce temps, les cloches sonnent à tour de
bras, les sifflets sont ouverts à pleins diaphragmes, et
le bon Dieu, qui, précisément, avait envie de tonner,
car il fait horriblement chaud, finit par envoyer crever,
un peu plus loin, un gros orage qui s'annonçait, car il
sent bien qu'on ne l'entendrait pas.
Nous sommes présentés à l'entrée du wharf de la
Compagnie transatlantique, sur lequel flotte le pavillon
national ; les amarres de terre viennent s'enrouler au-
tour de nos treuils à vapeur ; quelques tours d'hélice,
en avant et en arrière, remuent encore la vase jaune
de l'Hudson, et la Provence s'élonge majestueusement
contre les énormes pilotis de bois sur lesquels s'élève
le quai.
A bord, le désordre est à son comble. Les bagages
hissés sur le pont, dans la matinée, sont disposés en
petits tas, que surveillent leurs propriétaires. Ceux-ci
ceignent leurs reins et se disposent, non sans quelques
angoisses, à affronter la terrible douane. Le juge et le
général, rasés de frais, les cheveux inondés d'huile
antique, le col roide, la tête émergeant, « comme un
bouquet de fleurs » , d'un majestueux col en papier,
attendent avec impatience que le pont volant soit posé
pour pouvoir mettre le pied sur le sol natal. Le juge
28 EN VISITE CHEZ L'ONCLE" SAM.
a arboré un énorme chapeau gris» haut de forme : le
général s'en tient au grand sombrero de feutre noir
sous lequel les citoyens de Stramptown ont l'habitude
d'acclamer leur idole. Le petit chapeau à carreaux
verts qui a fait tant de ravages dans les cœurs des
demoiselles du Louvre a disparu, sans doute, dans les
- profondeurs de la valise qui constitue tout le bagage
du vieux guerrier. Je ne serais même pas étonné qu'il
eût été jeté à la mer au moment de l'entrée en rade ;
car, comme le disait madame Jumeau : « V'Ià que nous
sommes en Amérique ! C'est fini de rire ! »
Ladite madame Jumeau apparaît à son tour sur le
pont, portant, crânement posé sur sa tête, un triom-
phant petit chapeau, couvert d'une botte de roses. Elle
reçoit nos adieux, car elle repart ce soir même par le
bateau de Charleston.
Je n'ai pas encore beaucoup parlé de mon excellent
compagnon de voyage, le baron Ernest de M...; c'est
que celui-ci, le plus infatigable des hommes quand il
sent sous la semelle de ses souliers un sol résistant, en
est le plus annihilé dès qu'il met le pied à bord. Nous
étions encore en vue du casino de Trouville, par un
calme admirable, que, en proie à un affadissement
complet de tout son être, il gagnait en titubant sa cou-
chette, d'où il n'est guère sorti pendant toute la tra-
versée. Une ou deux fois seulement, quand j'allais lui
apprendre que des bandes de marsouins étaient en vue,
sa passion pour la chasse le galvanisant un peu, il se
traînait sur le pont, s'accoudait au plat-bord et envoyait
quelques balles aux gros poissons noirs qui montraient
leurs museaux luisants et leurs queues fourchues, en
EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM. 29
faisant autour de nous ces éternelles culbutes qui sem-
blent leur procurer un plaisir toujours nouveau. Mais,
hélas ! on le voyait bientôt déposer précipitamment sa
bonne carabine, et, la tête penchée en dehors, le col
rentré dans les épaules, le corps écrasé entre ses deux
coudes relevés vers le ciel, et agité de soubresauts
convulsifs, il offrait le spectacle lamentable de l'homme
vaincu par la mer et lui rendant ce qu'elle lui réclame.
Puis, regagnant sa chambre, il ne donnait plus à ses
amis désolés d'autres signes de vie que les demandes
qu'il adressait aux garçons, d'une voix mourante, pour
obtenir les petits morceaux de glace et les oranges qui
faisaient sa seule nourriture.
Tous ces tristes souvenirs sont maintenant bien loin :
ce matin, il a pu se lester du grand déjeuner-gala que
la Compagnie offre à l'arrivée. Il a tiré de ses valises
une jaquette inédite, pour remplacer celle, bien défraî-
chie, qui a subi les fatigues de la traversée, et c'est lui
qui donne le signal du départ. Nous ne disons pas
adieu à B..., dont la cabine est déjà encombrée d'une
foule de dames venues pour le voir, car il est convenu
que nous reviendrons déjeuner avec lui, abord, après-
demain.
Le uharf est recouvert d'une immense toiture en
bois, de forme ogivale, rappelant assez la voûte d'une
cathédrale dont les piliers et les murs seraient rentrés
sous terre, ou encore la coque d'un navire chaviré, la
quille en l'air. Nos bagages, confiés à une glissière,
nous ont précédés et sont déjà entre les mains de la
douane. Avant de trahir mon incognito, je m'amuse à
regarder ceux de nos compagnons d'infortune qui sont
2.
30 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
déjà aux prises avec elle. Je m'étais promis, notam-
ment, d'observer comment se débrouillerait un gros
Juif français, accompagné d'une femme et de deux ou
trois enfants, également bien doués sous le rapport de
l'opulence des formes. Après avoir passé plusieurs
années en Amérique, il revenait de faire une tournée
de famille et m'avait confié, en route, que ses immenses
malles étaient pleines de soieries et d'autres objets
éminemment dutiable. Je me tenais derrière lui, au
moment où il s'abouchait avec un grand Yankee à bar-
biche jaune, long comme un jour sans pain, sec comme
vent de nord-est, coiffé d'un petit chapeau de paille,
le corps flottant dans une jaquette de flanelle bleue, à
la boutonnière de laquelle pend une médaille de cuivre,
insigne de ses fonctions. C'est un offlcier de la douane.
En Amérique, tous les gabelous, tous les sergents de
ville sont « officiers » . Je suis la conversation qui
s'engage :
« Voici ma carte. Ce soir, hôtel ***, 10 dollars, »
susurre le fils d'Israël.
La figure austère de l'officier s'éclaire. Il fait passer
une énorme chique de droite à gauche de sa bouche :
a Aïl's right ! où sont vos malles?
— Les voici.
— All's right ! ouvrez-en une. »
La première malle est ouverte. Tout au-dessus s'é-
tale une magnifique robe de soie rouge. L'officier la
soulève, prend le corsage qui est en dessous, le retire,
l'examine, en faisant valoir avec ses poings les cavernes
où doivent se mouler, en creux, les robustes appas de
la belle Juive.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 31
« Tout neuf! dit-il.
— Peuh ! répond le circoncis.
— Ouvrez la seconde. »
Une seconde robe, celle-ci bleue comme l'azur d'un
ciel sans nuages, apparaît : au-dessous, il y a des den-
telles, des gants. Tout cela est dutiable en diable.
« Combien décaisses? dit l'officier.
— Dix.
— Combien avez-vous dit, pour ce soir? continue le
fonctionnaire, d'un air rêveur, en faisant repasser sa
chique de gauche à droite.
— Dix, aussi.
— Don't y ou think it is worth twenty ? Ne croyez-
vous pas que cela en vaut vingt?
— Welll Yes! I guess it is! Au fait, oui !
— All's right! » dit l'officier.
Les caisses sont refermées, chargées sur une char-
rette, et le gros Juif s'en va tout guilleret.
J'étais fixé. Je me présente aussitôt au chef de la
bande, je décline mon nom; il me confie à l'un de ses
hommes, en lui remettant ma déclaration qu'il a dans
la main. J'entre aussitôt en matière.
« Ce soir, Fifth Avenue Hôtel, 10 dollars ! »
Mais cet officier-ci n'aime pas se déranger, ou bien
peut-être n'a-l-il pas confiance.
« Welll Stranger! I d'rather Jive, down! (J'en
aime autant cinq tout de suite.)
— All's right! »
Une fois l'entente établie, il examine le bordereau.
On y a mentionné les selles et les fusils que nous em-
portons pour notre tournée dans le Far-West. Cela
32 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
semble le rendre un peu perplexe, d'autant plus que
son grand chef est près de nous. Tout à coup, une
idée lumineuse parait lui venir :
s Qu'est-ce que vous venez faire en Amérique?
Est-ce que vous viendriez chasser, par hasard?
— Tout juste !
— All's l'ight! Vous êtes des chasseurs! Les selles
et les fusils sont vos outils, etc. Art. 1347 : Les immi-
grants ne payent aucun droit sur les outils nécessaires
à l'exercice de leur profession. »
Il y a cependant des exceptions : car deux jeunes
passagères des secondes, aux allures légèrement éva-
porées, sont, au moment même où nous passons au
bureau, en train de récriminer parce qu'on les oblige
de payer pour des chemises de nuit en foulard rose,
des bas de soie à jours et des souliers de satin. Ces der-
niers, notamment, sont laxés à raison de 40 francs par
paire. Pourquoi, aussi, les pauvres filles n'ont-elles
pas suivi l'exemple du bon gros Juif?
En Amérique, les employés de la douane, comme
tous les autres fonctionnaires, suivent la fortune de
leur parti politique et sont destitués ipso facto le jour
où leurs adversaires arrivent au pouvoir. Ils touchent
des salaires mensuels, qui varient de 50 à 80 dollars,
sur lesquels sont prélevées, obligatoirement, de grosses
cotisations, destinées aux dépenses de l'élection future
et aux frais de propagande. Mais ils ont tant d'ordre
et d'économie, qu'en trois ou quatre ans, ils trouvent
tous moyen de se retirer avec des fortunes souvent fort
grosses. Quelques-uns même arrivent à ce nec plus
ultra du luxe que les journaux du pays expriment par
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 33
la phrase suivante, qu'on trouve à chaque instant appli-
quée aux fonctionnaires du parti opposé, qui font dan-
ser les dollars de la nation : « Il loge dans une maison
en pierre brune, il a des trotteurs et il donne des sou-
pers au Champagne, aux « belles a (sic) du corps de
ballet, a C'est ce qui explique que ces places sont
tellement recherchées qu'on les réserve pour les
agents électoraux qui se sont le plus distingués. Mon
ami le général raconte même, à ce sujet, une bien
bonne histoire :
« ...Si j'étais à la bataille de Bull's Run? ijes, sir}
j'étais à Bull's Run! (Où n'a pas été le général!) Et
savez-vous pourquoi les rebelles nous ont4>attus à Bull's
Run, sir? Je vais vous le dire, sir. Ils étaient déjà
cernés ; ils allaient être pris comme un opossum per-
ché sur un arbre. Le vieux Joe Tucker, avec la cava-
lerie, allait tomber sur eux comme un tonnerre graissé
(greased lightning). (Le général adore les images, et il
les choisit d'ordinaire heureuses. On sent qu'un ton-
nerre bien graissé doit aller bien plus vite qu'un
autre.) malheureusement, à ce moment la nouvelle se
répandit dans l'armée qu'une vacance venait de se
produire parmi les employés de la douane de New-
York. Le premier général qui l'apprit tourna bride et
partit à fond de train pour aller demander la place. Un
autre, le voyant partir, se douta de la chose, et courut
après lui, de peur d'arriver en retard pour poser aussi
sa candidature. Les colonels en firent autant! Les régi-
ments suivirent les colonels, et voilà pourquoi nous
avons perdu la bataille de Bull's Run, sir. -n
Toujours ce sir strident comme l'appel d'un clairon
U EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
qui ponctue chaque phrase. Quand le général raconte
ces histoires-là, on ne sait jamais si c'est de vous, de
lui-même ou d'une troisième personne qu'il se moque.
Au fond, je crois que c'est de tout le monde — lui
compris.
Il existe, nous a-t-on dit, à New-York deux hôtels
principaux, YHqffmans House et le Fifth Avenue
Hôtel. Pour employer l'expression du pays, le premier
est conduit sur le plan européen; le second, sur le
plan américain. Cela veut dire qu'à l'Hoflman, on
fait payer chaque chose séparément, tandis qu'à l'autre,
pour un prix fixe, on a tout à forfait. Comme nous
sommes des louristes sérieux et que nous ne sommes
pas venus de l'autre côté de l'Atlantique pour y retrou-
ver les coutumes françaises, mais hien pour étudier
les usages des natifs , nous n'avons pas une minute
d'hésitation, et, sur ce simple renseignement, c'est le
nom du Fifth Avenue Hôtel que nous indiquons à
l'homme de l'express.
Voici déjà une première coutume locale à signaler.
Quand on arrive à Paris, à Londres, à Bruxelles, on
trouve, pour se rendre à l'hôtel, des fiacres, des cabs
ou des vigilantes ; au Caire, on a des ânes; à Hong-
kong, des palanquins, et à Yokohama, des djirin-
kishas. Je me rappelle même qu'ayant été chargé, un
jour, d'une mission diplomatique auprès de S. AI. la
reine de Bavatou-Bé, sur la côte de Madagascar (il
s'agissait, autant qu'il m'en souvient, de l'acquisition,
pour l'équipage, d'un bœuf, en échange d'un fusil de
traite orné de clous dorés), cette souveraine, une
superbe princesse de 5 pieds 6 pouces, noire comme Té-
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 35
bène, et vêtue de sa seule beauté, à peine rehaussée de
quelques plumes de perroquet, cette souveraine, dis-je,
voyant que j'étais un peu embarrassé pour accoster
sans mouiller un superbe pantalon blanc, ne dédaigna
pas de m'enlever sur son dos royal, pour me porter à
son palais. Heureux temps ! J'avais dix-sept ans, et je
pesais 50 kilos ! Voilà comment on opère chez les
peuples civilisés et même chez ceux qui ne le sont
pas. En Amérique, on a changé tout cela.
A tous les débarcadères, dans toutes les gares, on
trouve un homme, dit l'homme de l'express, qui se
charge de conduire vos bagages à l'hôtel, moyennant
la modeste rétribution de cinquante cents (2 fr. 50)
par colis, quelle qu'en soit la dimension. Quant au
voyageur, il est autorisé à s'y rendre de son côté,
comme bon lui semble. Cependant, par un heureux
hasard, nous avons pu trouver un fiacre, au bout de
quelques instants, et le transport de nos personnes et
de quelque cent kilogrammes de bagages, du wharf à
l'hôtel, ne nous a coûté que trente-cinq francs. A Paris,
un petit omnibus aurait fait tout cela pour cinq francs.
Les Américains font tout grand : We are a great
people, sir!
La première impression qu'on ressent en entrant
en ville n'est pas favorable. Une collection d'horribles
masures bordent le quai. Les chevaux se débattent
dans une mer de boue qui, par endroits, devient de
véritables fondrières. On se croirait dans une vilaine
ville de province de troisième ordre, pourvue d'une
municipalité radicale. Mais dès qu'on est sorti de cette
première zone, pour entrer dans la ville proprement
36 EN VISITE CHEZ LOXCLE SAM.
dile, c'est un changement à vue. Les larges avenues,
plantées de beaux arbres, s'allongent en ligne droite,
bordées de grandes maisons de superbe apparence :
de loin en loin, on rencontre des squares, non pas
séparés de la chaussée, comme les nôtres, par une
grille, mais plantés comme de vrais jardins anglais,
avec un joli gazon bien fin et bien vert; et puis, tous
les cent pas, des églises, des chapelles de toutes les
formes, de toutes les dénominations, presque toujours
construites un peu en retrait, au milieu d'un joli jar-
din, le porche caché par de grandes plantes grimpantes,
rosiers ou clématites, qui leur donnent un faux air d'é-
glises de village. Le gothique paraît être le style préféré.
Est-il toujours d'une pureté absolue, je n'en sais rien
et n'en ai cure: toujours est-il que l'elfet est charmant.
Tout cela est construit d'une belle pierre rouge,
sorte de grès d'un grain assez gros, presque de la cou-
leur d'un chocolat un peu clair, mais qui est trés-
agréable à l'œil et a l'avantage de ne pas se tacher de
souillures grises, comme nos pierres blanches de Paris,
sous l'influence de la poussière et de la pluie.
Peu de grands monuments. Xous reconnaissonsl'hôtel
delà Poste, pourl'avoirvuàrÉden,dansle ballet & Excel-,
sior. Mais, décidément, il gagne à être vu aux feux de
la rampe, avec une foule de petits facteurs aux mollets
roses, gambadant devant ses portes. Nous apercevons
aussi, de loin, le légendaire City-Hall, dont la con-
struction et l'ameublement ont enrichi tant de monde.
Tout cela n'a de remarquable que les chiffres des
mémoires; mais, au bout du compte, on ne vient pas
à New-York pour y voir des monuments.
EN VISITE CHEZ I/ONCLE SAM. 37
Enfin notre voiture s'arrête à la porte du F 'ij th Avenue
Hôtel. Il est situé sur l'avenue dont il a pris le nom,
au coin de la vingt-troisième rue, comme il appert de
la légende qui orne la lanterne du réverbère : car ici,
il n'y a pas de plaques au coin des rues. En face, se
trouve Madison-Square, un des plus jolis de la ville.
L'hôtel est une grande maison, sans prétentions à
l'architecture. Nous entrons dans le grand hall qui,
dans les hôtels américains, contient toujours un «bar» ,
une boutique de coiffeur, un bureau de télégraphe,
une agence de vente pour les billets de chemins de fer,
et est, parle fait, un lieu à peu près public; on nous
conduit à un comptoir derrière lequel se tiennent trois
messieurs, beaux comme le jour et mis avec une élé-
gance suprême. Ce sont les clerks.
L'un d'eux nous fait signer nos noms sur un gros
registre, puis nous confie à un domestique qui nous
emmène, au moyen de l'ascenseur, dans les régions
supérieures pour nous faire choisir nos chambres.
Après en avoir visité plusieurs, nous en retenons deux
qui communiquent ensemble et donnent sur le square.
Dans chacune d'elles, il y a une grande toilette, avec
robinets d'eau chaude et d'eau froide, sept ou huit becs
de gaz; de plus, nous avons la jouissance exclusive
d'une salle de bain, admirablement agencée, qui ouvre
sur l'une des chambres. Tout cela est parfaitement
propre, et coûterait, à Paris, au bas mot, cinquante ou
soixante francs par jour. On nous apprend, quand nous
redescendons, que, y compris les quatre repas quoti-
diens qui sont servis aux clients de l'hôtel, cela ne coûte
que trente francspar tête. C'est incroyable de bon marché.
3
38 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
Comme le déjeuner que M... a pris ce malin n'a
comblé que très-imparfaitement les vides produits par
ses dix jours d'abstinence, son estomac pousse de telles
clameurs, que nous descendons, dès cinq heures et
demie, chercher notre pâture. Du reste, la salle à
manger contient déjà pas mal de monde. C'est une
grande pièce, de belles dimensions, mais que dépare
un peu une décoration dans le goût italien , d'une
exécution bien inférieure. Il n'y a pas de table d'hôte.
Un monsieur, en habit noir, la barbiche au menton,
qui se tient à la porte, nous conduit à une petite table
et nous confie aux bons soins d'un des garçons qui se
tiennent en rang, au fond de la salle, attendant leur
tour de service. Celui-ci, sans mot dire, nous apporte
immédiatement une énorme terrine de belles fraises,
un grand bol de crème, et s'en va.
u Quel drôle de pays! dit M... Est-ce qu'ils croient,
par hasard, que je vais commencer mon dîner par des
fraises?
— Ma foi, mon cher, regardez nos voisins, ils le
font tous.
— Ah! alors, tant pis pour les principes; d'ailleurs,
elles paraissent excellentes, s
Et, vidant le compotier dans nos assiettes, nous nous
mîmes bravement à fonctionner. Pendant que nous
étions absorbés par cette occupation, qui n'avait du
reste rien de pénible, le garçon reparut. Il déposa deux
verres d'eau glacée à côté de nous, puis, toujours sans
mot dire, me tendit le menu imprimé sur une carte
rouge, timbrée de la vue de l'hôtel. Gargantua ne l'eût
pas désavoué. Je résiste à l'envie de le transcrire ici,
EN VISITE CHEZ LOXCLE SAM. 39
mais non à celle d'en donner l'analyse. Il y avait
deux soupes, deux entrées de poisson, six bouillis,
sept viandes froides, six entrées, six rôtis, dix légumes;
mais ici on a un peu visé à l'effet, car, sur les dix, il y
a trois plats de pommes de terre, des betteraves et du
riz. La pâtisserie comporte huit articles, et le dessert
atteint le chiffre treize, que recommandent les bons
auteurs. Mais, là aussi, on triche un peu; car on énu-
mère gravement des raisins secs, des amandes et des
noisettes, à côté de bananes excellentes et de superbes
ananas, qui arrivent chaque jour de la Floride par
masses énormes.
Par exemple, ce qu'il y a de navrant, c'est la manière
dont on est servi. Vous avez parfaitement le droit de
commander de tous les plats, si vous le désirez. Mais
tout vous est apporté à la fois, sur un plateau; la
soupe et les glaces sont mises côte à côte, travaillant à
égaliser leur température, avec le zèle que, seule,
peut leur donner la conscience qu'elles obéissent aux
lois supérieures de la physique. Tout le reste est servi
dans des petites soucoupes, par portions infinitésimales ;
le garçon dépose le contenu de son plateau autour de
votre assiette, après quoi il va reprendre son rang à
la file, et vous n'entendez plus parler de lui. Je ne
connais pas de manière plus désagréable de manger.
Quand nous sortons, nous retrouvons le fonctionnaire
de la porte, qui nous adresse un petit sourire bien-
veillant. Comme j'ai à lui demander quelques rensei-
gnements qui révèlent ma parfaite ignorance des choses
et du pays, nous entamons une petite conversation qui
nous lie tout de suite; tellement, qu'il me donne une
40 EX VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
vigoureuse poignée de main au moment où nous nous
quittons, et me déclare qu'il sera heureux de me faire
les honneurs de la capitale.
Xous allons achever la soirée dans Madison-Squai'e,
brillamment éclairé par des phares électriques placés
au sommet de mâts très-élevés, et qui prouvent une
fois de plus que l'art peut très-bien battre la nature,
sur son propre terrain. La lune parait s'en rendre
compte, car nous la voyons disparaître du côté de la
vingt-troisième rue, découragée par la concurrence
que lui font ces beaux globes lumineux, et sentant
qu'il lui est impossible de produire une lumière aussi
doucement argentée que celle qu'ils projettent sur le
sol à travers les grands arbres du jardin. Nous y retrou-
verons plusieurs de nos compagnons de voyage, venus,
comme nous, pour prendre le frais. La grosse Juive,
suivie de ses gros petits produits et donnant le bras .
son gros mari, nous accueille par un sourire aimable.
Ce dernier reçoit avec modestie les compliments que
je lui fais sur sa manière de traiter les affaires avec les
« officiers » de la douane. Un peu plus loin, nous pré-
sentons nos hommages aux trois Anglaises que les
allures de madame Jumeau scandalisaient tant, et à
leur Révérend. Celui-ci commence déjà à trouver que
l'Amérique est un assez singulier pays. Il y est venu
pour assister à un grand congrès de ministres épisco-
paliens, qui doit avoir lieu, dans quelques jours, à
Boston (ô congrès, que d'argent vous faites gagner
aux chemins de fer et bateaux à vapeur!); mais il eslime
que ses collègues du nouveau monde élèvent bien mal
leurs ouailles, sinon au point de vue de la vertu, du
EX VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 41
moins à celui (!es belles manières. Il nous raconte
qu'en descendant aujourd'hui pour dîner, il a demandé
îi une servante de l'hôtel si la dame anglaise et ses
}eux filles étaient prêtes :
« Well! a répondu celle-ci, I guess they are! (Je
suppose qu'elles le sont!)Carla jeune dame (theyoung
lady) qui fait leur chambre vient de me dire que les
ùcwxjilles (ihe two girls) étaient déjà descendues. »
Une foule d'autres young ladies, en robes claires, en
manches et en corsages transparents, circulent, par
groupes de deux ou de trois, sous les arbres du square,
parlant très-haut, s'appelant, riant et gesticulant. De
temps en temps, elles s'arrêtent et causent avec des
jeunes gens de leur connaissance. En Europe, on
comprendrait très-bien ce dont il s'agit : il paraît
qu'ici, ce n'est pas cela du tout. Ces jeunes filles sont
parfaitement honnêtes, malgré ces étranges allures. Du
reste, elles sont presque toutes remarquablementlaides.
Vers onze heures, nous rentrons. Au moment où je
demande ma clef, on me remet une carte, en me
disant qu'un monsieur m'attend dans un petit salon
qu'on m'indique. M. Silas E. F. G. Waterford; je
n'ai jamais entendu ce nom. Je vois un petit homme
assis dans un fauteuil, un gros carnet à la main, qu'il
brandit à ma vue, d'un air bienveillant, en m'engageant
d'un geste à m 'asseoir.
J'élais en présence d'un reporter, l'inévitable
reporter américain! le type du genre! Il me regarda
attentivement pendant quelques secondes, en prenant
des notes. Il s'agissait évidemment de mon physique.
Je cherchai à prendre une altitude tout à la fois noble
42 EX VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
et élégante, qui pût faire valoir les moyens de séduc-
tion, malheureusement assez clair-semés, que m'a
départis la nature, d'une main trop avare. Mes efforts
ne furent pas inutiles, autant que j'en pus juger.
M. Waterford hocha la lête d'un air qui n'avait rien
d'hostile, relut tout bas ce qu'il avait écrit, pour
s'assurer qu'il n'avait rien oublié; puis il plongea tout
de suite dans le vif de son sujet :
« Eh bien, baron, vous voici donc à New- York! Je
suis le reporter du Morning War Whoop. Sir, ne soyez
pas intimidé! Dans votre vieille patrie (in the old
country) (ceci dit avec nuance de dédain), on vous aura
sans doute raconté que nous autres reporters améri-
cains, nous sommes terribles. Mais non, sir, non. Per-
sonnellement, je suis même animé pour votre nation
des sentiments les plus bienveillants! Sir, la regrettée
madame Waterford (the late lamented) était Française,
sir, et l'honneur de son sexe, sir. »
Je m'amusais énormément et retenais difficilement
une formidable envie de rire. J'exprimai, en quelques
paroles émues et sympathiques, la douleur que me
causait la mort de madame Waterford, et risquai même
l'insinuation que d'autres jeunes filles françaises,
accomplies elles-mêmes, seraient sans doute bien heu-
reuses de briguer l'honneur de la remplacer au foyer
désert de M. Waterford. J'avais peur que celle-là ne
fût un peu forte, mais M. Silas E. F. G. Waterfori ne
se fâcha pas. Il avait évidemment la conscience de
remplir une mission, le sacerdoce de la presse. Il con-
tinua d'un ton insinuant :
« Et que venez-vous faire en Amérique, sir? »
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. Ai
A ce moment, je pensai à 1' « officier » de ce matin,
celui de la douane.
« Chasser! répondis-je sans hésiter; mon compagnon
et moi, nous sommes des chasseurs enragés. La chasse
est fermée en France; alors nous sommes venus chasser
en Amérique.
— Chasseurs! Ah! vous êtes des chasseurs! Wéll,
sir! Dans ce vaste continent, vous trouverez des chasses
auxquelles ne vous auront pas habitués celles de la
vieille Europe. Vous pourrez chasser tout, sir, depuis
le dindon sauvage jusqu'au noble bufïalo. »
Pour dire chasseurs, chasser, il employait le mot
hunter, hunt. Certainement un Français est bien ridi-
cule en faisant ces remarques-là; mais, enfin, j'ai
toujours appris qu'en anglais, hanter veut dire «cheval
de chasse » , et hunt veut dire a chasse à courre » ; les
Américains n'y regardent pas de si près. Ils vous pro-
posent, sans sourciller, d'aller « chasser à courre » des
cailles, et disent : « M. un tel est un bien bon s cheval
de chasse. » Ils sont assurément bien les maîtres de
s'exprimer comme bon leur semble, cependant l'idée
d'aller chasser des dindons, à cheval, avec un cor de
chasse et un habit rouge, me semblait un peu drôle.
Heureusement, je conservai mon sérieux.
« Mais, continua l'étonnant Silas, je vous recom-
mande, sir, de ne pas négliger l'étude de nos glorieuses
institutions. Sir, notre presse, notamment, sir, est peut-
être celle de nos institutions nationales dont nous
sommes le plus justement fiers. Nous sommes un peuple
jeune, sir! Comme l'aigle, qui est notre emblème
national, nous aimons à nous élever dans l'espace, au-
44 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
dessus des « conventionalismes », qui, trop souvent,
vous retiennent dans leurs filets, sir. Nous avons l'exu-
bérance de la jeunesse, sir, mais nous en avons aussi
la force et la majesté. »
Je l'assurai que s'il existait au monde un admirateur
convaincu des institutions américaines, c'était bien
moi, et que j'allais m'appliquer à leur élude, sur le
vif, avec une diligence extraordinaire. J'aurais pu
ajouter que j'avais déjà commencé. Nous échangeâmes
encore quelques mots; il fit un petit discours final;
puis, tournant le robinet de son éloquence, il referma
son carnet, me serra la main et se retira, non sans
m'avoir affirmé qu'il était ravi d'avoir fait la connais-
sance d'un hunter tel que moi.
N. B. Est-il besoin d'ajouter que, le lendemain
matin, je me suis empressé d'acbeterle Morning War
Whoop à un jeune citoyen, très-sale, qui le vendait
sous la porte de l'hôtel? Cela m'a coûté six sous, mais
je ne les ai pas regrettés, car j'ai eu la satisfaction de
voir <jue nous sommes signalés aux populations comme
d'enragés « chevaux de chasse)) , venus pour dépeupler
de gibier l'Amérique, du nord au sud et de l'est à
l'ouest. Que diantre cela peut-il bien leur faire? Seule-
ment, grâce à ma profonde politique, on nous traite de
a notabilités» , et l'on fait les allusions les plus flatteuses
à nos qualités physiques et morales, tandis que le petit
duc de X..., venu dernièrement et qui aura probable-
ment mal reçu le Waterford quelconque qui l'a «inter-
viewé », a pu lire, dans la même feuille, les réflexions
les plus désobligeantes sur la forme de sa jaquette, la
coupe de ses cheveux et sa tournure en général.
CHAPITRE II
Xew-York. — Les rues. — Les vêtements. — La nourriture. —
L'éducation des jeunes filles. — Les causes célèbres. — Star,
routes. — Tlie Duke' s case. — Jurys et jurés. — La police. —
Les malheurs du Révérend. — Les journaux. — Le style. —
Un maître d'hôtel vertueux. — Les courses. — Les domes-
tiques.
là? juin. — Ce matin, à huit heures, j'étais encore à
ma toilette, quand un homme s'est introduit dans ma
chambre. C'était encore un interviewer. Mais comme,
d'une part, il était moins inquisitif que mon ami Water-
ford, et que, de l'autre, j'étais pressé, l'entrevue n'a
pas duré trois minutes. Lui parti, il en est venu un
troisième, qui n'est pas resté plus longtemps; mais à
peine était-il dehors, que ma porte s'ouvre de nouveau
et que je vois entrer un monsieur très-bien, qui me
demande de mes nouvelles et s'informe de l'impres-
sion que m'a produite New- York. Après une série de
coq-à-1'àne, je découvre que je suis en présence du
gentleman chargé du blanchissage, qui vient chercher
mon linge; puis il me faut conférer avec le gentleman
qui cire les souliers, lequel se plaint de ce que nous
n'avons pas mis les nôtres dehors assez tôt. Nous nous
excusons comme il convient, et puisnousallonsdéjeuner
sommairement, car il nous faut aller ce matin dans
deux, ou trois banques différentes.
Les hommes d'affaires américains, autant dire tous
3.
46 EÏV VISITE CHEZ L OR CLE SAM.
les Américains, ont adopté l'excellent usage anglais de
ne jamais avoir leurs bureaux dans leurs maisons. Un
banquier qui se respecte demeure Up Town, c'est-à-dire
à partir de la vingt-troisième rue, jusqu'à la soixan-
tième ou soixante-dixième, et vient tous les matins,
vers neuf heures, dans son office de Wall-Street, dans la
vieille ville, soit par l'omnibus, soit par l'Elevated-Rail-
way. Nous convenons d'y aller à pied pourvoir la ville.
Elle nous produit toujours une excellente impres-
sion. Quoiqu'il fasse très-chaud, l'air circule à flots dans
ces immenses avenues. De beaux magasins, tout à fait
analogues à ceux de Paris, exposent leurs étalages
derrière d'immenses glaces étincelantes de propreté.
Souvent, ils ont une petite vitrine supplémentaire sur
le bord du trottoir, dans une sorte de borne vitrée. Les
bureaux de tabac s'annoncent, au même endroit, par
la statue, de grandeur naturelle, d'un Indien barbouillé
d'ocre jaune, une couronne de plumes sur la tète,
chaussé de mocassins et brandissant un calumet dans
sa main; les boutiques de coiffeurs ont un poteau peint
de spirales blanches et rouges; les pédicures, il y en a
à chaque pas, ont une borne surmontée d'un pied
colossal en marbre blanc. A la porte des nôtres, on voit
un amour de petit pied rose, reposant sur un nuage
gris perle qui reparaît au-dessus du tableau, pour voiler
la jambe. C'est poétique, gracieux et affriolant tout à
la fois. Ici, de peur de mauvaises pensées, le sculpteur
a le soin d'indiquer, au-dessus de la cheville, le bas
d'un pantalon brodé : hommage rendu à la vieille
austérité puritaine.
Dans tous les coins de rue, des étalages d'admirables
EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM. 47
fleurs, des roses surtout, merveilleuses : puis, des
petites boutiques de boissons frappées à la glace appa-
raissent à chaque pas. La consommation qui s'en fait
est prodigieuse.
L'aspect de la chaussée est moins brillant. Le pavé
est abominable; à certains endroits, ce sont de petits
cubes de granit; ailleurs, des dalles : mais toujours
horriblement mal entretenu et jonché de débris de
toute sorte. En hiver, on enfonce, paraît-il, dans la
boue jusqu'à la cheville. Les trottoirs, construits et
balayés par les soins des propriétaires, sont beaucoup
mieux. Ils sont formés d'immenses dalles de pierres
noires. Le sous-soldes maisons se prolongeant au-des-
sous d'elles, elles sont percées de petits hublots garnis
do verres lenticulaires, pour l'éclairage, et d'un gros
trou, à travers lequel chaque habitant reçoit sa pro-
vision de charbon et ses fournitures de toute sorte.
C'est un système qui me semble extrêmement pratique.
Le trafic est moins grand que je ne me le serais
figuré : incomparablement moindre qu'à Londres et
même qu'à Paris. Très-peu de voitures de maîtres;
celles qu'on voit sont mal attelées, mal tenues, et
conduites par des cochers à moustache horripilante. Il
est vrai que toutes les personnes élégantes sont en ce
moment aux bains de mer ou aux eaux. On ne voit,
non plus, presque pas de fiacres. Beaucoup de petits
omnibus blancs avec un cocher souvent en bras de
chemise, abrité du soleil par un grand parapluie fixé
au siège. Les attelages sont aussi bien inférieurs. Pour
les protéger contre les coups de soleil, très-dangereux
en ce moment, on fixe aux têtières des chevaux des
48 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
petits parapluies en étoffe rose ou bleue, qui leur
donnent l'apparence la plus extraordinaire.
Si, à l'une des expositions universelles dont on fait
un tel abus de nos jours, on s'avise jamais d'organiser
un concours de toilettes, pour bommes, j'imagine que
les compatriotes de M. Poole recevront d'emblée le
premier prix ; je ne serais pas étonné que les Espagnols
vinssent ensuite. Nous autres, Français, il ne faut pas
nous le dissimuler, nous ne serons pas dans les pre-
miers : mais les Américains seront sûrement mauvais
derniers. Ceux qui sont très, très-riches se font habiller
en Angleterre1 ; il ne faut pas parler de ceux-là : mais
la masse de la population est aussi mal vêtue qu'on
peut se le figurer. Les ouvriers que nous rencontrons
allant à leur travail sont couverts de véritables guenilles,
qui n'ont même pas l'air d'avoir été faites pour ceux
qui les portent. Les enfants, nu-pieds, qui grouillent
partout, vendant des fleurs, des bananes ou des jour-
naux, sont habillés de loques qui déshonoreraient un
épouvantail d'oiseaux. C'est que, dans ce pays, si les
vivres sont à bon marché, les vêtements sont horrible-
ment chers. Mon ami le gros Juif est marchand de
confections. Il me disait que s'il n'avait pas un droit,
qui est de 35 pour 100, autant qu'il m'en souvient,
pour le défendre contre les produits européens, il
n'aurait plus qu'à fermer boutique. Cependant les
salaires ne sont pas élevés. Il y a dans ce moment-ci
plusieurs grèves, de sorte que les journaux parlent
beaucoup de ces questions. Il parait que, dans les
1 Ceci ne s'applique qu'à New-York.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 49
manufactures, les femmes g.ignent de 3 à 6 dollars
par semaine, et les hommes, de 6 à 12; ce sont à peu
près les prix de Paris. Seulement, je crois qu'ici un
ouvrier un peu habile trouve tout de suite moyen de
se tirer d'affaire, et qu'il ne reste probablement aux
manufacturiers que ce qui est tout à fait le rebut. On
m'a donné cette explication, je ne sais si c'est la bonne.
New-York a une population de 1,350,000 habitants,
qui logent dans cent mille maisons : cela fait une
moyenne d'un peu plus de treize personnes par mai-
son. A Londres, il n'y en a que huit. De plus, ici,
toutes les familles, dès qu'elles sont un peu à l'aise,
habitent une maison entière, mais ont très-peu de
domestiques, à l'inverse de ce qui se passe en Angle-
terre. Enfin, dans ce pays, les familles ne sont pas
nombreuses. Les logements pauvres doivent donc être
singulièrement encombrés. Il paraît, en effet, que
c'est là une des grandes difficultés de la vie pour les
classes laborieuses. Elles habitent dans des espèces
de caravansérails appelés tenement houses, auprès
desquels les low lodging houses de Londres seraient
des palais. En 1875, un philanthrope a acheté une
église tombée en faillite, y a fait établir des charpentes
qui peuvent soutenir trois rangées de hamacs super-
posés, qu'il loue 5 sols par nuit. Il y a quatre cent
cinquante places, qui, pendant l'hiver surtout, sont
constamment occupées. Tout cela ne prouve pas que la
république et la démocratie, établies sans conteste dans
ce pays depuis près de cent ans, aient cîonné aux classes
pauvres une somme de bien-être de beaucoup supé-
rieure à celle dont elles jouissent en Europe, malgré
50 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
l'absence du fonctionnarisme et du militarisme qui,
chez nous, fournissent de si belles tirades aux orateurs
de clubs.
Nous revenons vers midi déjeuner à l'hôtel. La salle
à manger est pleine, mais mon ami, le fonctionnaire
de la porte, nous trouve cependant bien vite une table.
Il s'y assoit même un instant, pour m'entretenir des
événements politiques saillants et me donner quelques
renseignements sur les personnes qui sont assises
autour de nous. Le déjeuner est aussi copieux que le
dîner d'hier et commence aussi par une assiette de
fraises. Il est inutile de résister, cela choquerait toutes
les idées reçues. Il y a beaucoup de femmes en toi-
lette ! Comment se fait-il que sur dix Américaines
qu'on voit en France, il y en ait neuf et demie de
jolies, et que toutes soient bien habillées et chaussées
à l'avenant? Ici, toutes celles que nous voyons ont des
toilettes criardes arrivant au mauvais ton sans passer par
le joli, et de grands pieds plats qui décèlent leur origine
saxonne ou teutone. Il est évident que dès qu'une
femme est jolie, on l'expédie en Europe, à titre d'échan-
tillon. Ces Américains ont tant d'orgueil national!
Tout ce monde est très-silencieux. Ils ont l'air pressé
d'en finir et ne s'adressent que quelques mots à voix
basse. Les femmes sont en grande majorité, car les
hommes sont déjà à leur bureau. Le plat favori parait
être les œufs à la coque, mais je ne connais rien de
répugnant comme la manière dont ils les mangent. Les
garçons les apportent tout cassés dans un verre. On y
ajoute du sel, du poivre, du cayenne, des condiments
de toute sorte, et puis on avale cet horrible mélange.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 51
Personne ne boit que de l'eau glacée ou quelquefois
du lait. En sortant, les hommes font une station au
bar et s'offrent un verre de whisky. Une femme qui
boirait du vin en public se ferait remarquer. Je connais
une charmante petite Sœur, qui est ma payse; elle
appartient à un ordre de garde-malades qui a une suc-
cursale à New-York, et elle y habite depuis trois ou
quatre ans. On l'appelle constamment pour soigner des
malades dans les hôtels, car ici, bien des gens y passent
leurvie entière. En bonne petite Bourguignonne qu'elle
est, elle demandait souvent, dans les premiers temps,
un peu de vin à ses repas. EUe a élé obligée d'y
renoncer. Cela causait invariablement un scandale :
les femmes de la famille levaient, d'horreur, les bras
au ciel : après quoi elles l'emmenaient mystérieuse-
ment dans leurs chambres, tiraient du fond de leur
malle une bouteille de whisky, qui constituait leur
réserve particulière, et lui en proposaient un verre.
Ce qui nous semble toujours bien extraordinaire, à
nous autres Français, c'est la présence dans un lieu
public comme celui-ci d'une foule de jeunes filles.
Elles vont et viennent dans les hôtels, y séjournent
souvent longtemps, sans l'ombre d'un chaperon. Beau-
coup même y reçoivent des visites d'amis des deux
sexes, sortent avec des jeunes gens, vont au théâtre
avec eux et acceptent même à souper dans un restau-
rant. Toutes ne vont pas jusque-là. Celles qui le font
sont même considérées par les mères de famille comme
un peu Jast, mais ne sont nullement disqualifiées
pour cela. On a déjà tant discouru sur ce mode d'édu-
cation : le a pour a a été défendu si éloquemment, et le
5i EN Y1S1TJ5 CHEZ LOXCLE SAM.
« conlre » a rencontre des avocats si convaincus, que,
moi ebélif, je n'ose entrer dans la question que par
un apologue.
La Normandie est, comme on sait, un grand pays
d'élevage. Deux écoles y sont en présence. Dans le
Alerlerault, les pouliches sont lâchées en p!ei:c liberté
dans d'immenses herbages, si grands qu'au premier
coup d'œil on a peine à en voir les barrières, tant
elles sont éloignées. Là, pendant plusieurs années, elles
s'ébattent tout à leur aise, courant dans tous les sens,
longeant les ruisseaux tout près du bord, y entrant
quelquefois quand ils ne sont pas trop profonds, taqui-
nant les bœufs, et faisant avec les autres poulains des
parties interminables.
Le système adopté dans la plaine de Caen est tout
différent. Le fermier conduit chaque matin ses pou-
liches dans un grand champ de luzerne, où il les
installe à un bon endroit bien vert. Elles y sont rete-
nues par le pied à un piquet, au moyen d'une chaîne
Ae longueur suffîsan'e pour leur laisser une certaine
liberté de mouvements, mais qui les empêche abso-
lument d'aller rejoindre les autres qui sont piquetées,
de la même façon, un peu plus loin.
Comme toutes choses dans ce bas monde, les deux
systèmes ont leurs avantages et leurs inconvénients.
Dans le Merlerault, on a beaucoup d'accidents. Les
jeunes bêtes, en se promenant sur les berges des
rivières, tombent souvent dans l'eau. Elles reçoivent
quelquefois des coups ce pied et des coups de corne
des autres chevaux ou des bœufs. Mais celles qui
-arrivent sans tares à leur plein développement sont
E.\T VISITE CHEZ L'OXCLE SAM. 53
inappréciables; et ce sont celles-là seulement qu'on
montre. L'exercice et le grand air ont fortifié leurs
membres. Les vices rédhibitoires ou autres se seraient
déclarés s'il devait y en avoir. On peut les prendre
en toute sécurité, car on en connaît tout de suite le
fort et le faible : tandis que celles de la plaine de Caen,
pendant l'élevage desquelles on n'a presque jamais
d'accidents, grâce aux précautions prises, donnent sou-
vent de graves mécomptes, quand on les met en ser-
vice. Beaucoup sont bonnes; mais elles ont l'inconvé-
nient d'être souvent un peu sous l'œil à leurs débuts et
de devenir quinteuses en diable lorsqu'elles vieillissent.
Comme éleveur, je préfère de beaucoup le système
de la plaine de Caen : mais, au point de vue de l'ache-
teur, celui du Merlerault a bien du bon.
En arrivant hier au soir, nous avions envoyé à leurs
adresses quelques-unes des nombreuses lettres de
recommandation que des amis nous avaient données à
notre départ de France. Plusieurs des aimables desti-
nataires, empressés de faire honneur à la traite que
nous avions l'indiscrétion de leur présenter, viennent
nous voir et nous proposent de nous faire les honneurs
de New-York ; mais, malheureusement, notre séjour y
sera trop court pour que nous puissions profiter beau-
coup de leurs offres. Cependant, comme ils nous
apprennent que nous sommes déjà inscrits, en qualité
de membres temporaires, au plus beau cercle de la
ville, à XUnion, qui se trouve précisément près de
l'hôtel, nous nous empressons de nous y rendre pour
remettre une carte au président. L' Union est un magni-
fique établissement, au coin de la 21° rue et de Fifih
54 EX VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
Avenue. On nous le fait visiter de la cave au grenier.
A Paris, le Jockey et les Pommes de terre sont in-
stallés sur un plus grand pied, mais, au point de vue
du confortable, celui-ci ne laisse absolument rien à
désirer. Quelques détails me frappent. Dans l'anti-
chambre se trouve un immense coffre-fort, boite aux
lettres, contenant autant de casiers qu'il y a de mem-
bres. Chaque casier a une serrure de sûreté, dont la
clef est remise au titulaire, et ces lettres sont par ce
moyen à l'abri des indiscrétions, jusqu'à ce qu'il les
prenne lui-même en venant au cercle. Cela me semble
supérieur à notre système de doubles enveloppes et
d'adresses recopiées par un valet de pied.
Les extrêmes chaleurs ont aussi fait adopter un
usage que je trouve excellent. Il y a, pour chaque
pièce, deux mobiliers : un pour l'hiver, qui est natu-
rellement, en ce moment, au garde-meuble ; l'autre
pour l'été. Dans cette saison, les tapis sont remplacés
par de belles nattes de Chine, et les chaises et canapés
par des meubles en bambou. Cela donne aux apparte-
ments une apparence coloniale et un air de fraîcheur
du plus heureux effet.
Au moment où j'ai quitté l'hôtel, ce matin, on m'a
remis une lettre qui venait d'arriver pour moi. En l'ou-
vrant, j'ai reconnu la signature d'une charmante femme
appartenant au monde officiel américain, que j'ai eu
l'honneur de rencontrer souvent à Paris, ces années
dernières, mais dont j'ignorais absolument la présence
à New-York, où elle ne fait du reste que passer. C'est
par l'article de notre ami Uaterford qu'elle a appris
mon arrivée. Elle m'invite très-aimablement à aller la
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 55
voir, en m'indiquant l'heure à laquelle je la trouverai
et le nom de son hôtel, qui, précisément, n'est pas
très-loin de YUnion. A l'heure dite, je m'y présente.
Un clerk, beau comme le jour, se tient rêveur der-
rière son comptoir, dans le Hall. Par parenthèse, je
m'étais toujours demandé à quoi pourraient être bons
les conducteurs patentés de cotillon, si des revers de
fortune venaient par malheur leur ôter les ressources
indispensables à l'exercice de leur pénible profession :
je le sais maintenant. Ils ont une carrière toute tracée
en Amérique. Les propriétaires des hôtels se les arra-
cheront à coups de billets de banque. Il n'est pas pos-
sible en effet que le recrutement d'un personnel aussi
beau n'offre pas quelques difficultés. Au Fifth Avenue,
nous avons trois Adonis! Celui qui me reçoit ici a
plutôt le type du Méléagre, mais d'un Méléagre per-
fectionné, bien entendu, par la civilisation la plus raf-
finée. Un coiffeur habile l'a orné de deux petits ban-
deaux Capoul qui doivent faire bien des ravages dans
les cœurs. M. Boivin, ou l'un de ses émules, lui a
envoyé, de Paris, une chemise et une cravate complè-
tement inédites. M. Poole, seul, a pu l'habiller des
pieds à la tète avec une telle perfection. Quant aux
bagues de diamants ou grosses perles montées en épin-
gles, je n'en parle que pour mémoire.
L'admiration que m'inspire ce merveilleux échan-
tillon de la race humaine ne m'empêche pas de lui
remettre ma carte, en lui exposant l'objet de ma dé-
marche. J'ajoute que, la dame en question attendant
ma visite, je pourrais peut-être monter chez elle.
Méléagre m'écoute sans mot dire, m'examine un
56 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
instant à travers un ravissant lorgnon en écaille blonde,
et puis, rejetant ma carte sur son comptoir, et fai-
sant tourner autour de son doigt le cordon de son
monocle :
« No> sir! certainement non, dit-il d'un ton sec.
Vous ne pouvez pas monter chez celle dame. Si elle
veut vous recevoir, elle vous donnera audience dans
le salon que voici. »
Et de sa main aristocratique il m'indiquait un petit
salon qui s'ouvrait en face de lui, sur le Hall.
Je courbai la tête et me dirigeai vers l'endroit indi-
qué : le mobilier était sommaire. Un gros pouf au
milieu de la pièce, et, à trois pas, un aulre plus petit,
presque au travers de la porte. Je voulus instinctive-
ment le pousser, il résista : ce que voyant, je pris le
parti de m'asseoir dessus.
Au bout d'un inslant, madame X... arrivait, suivie
bientôt de son fils, un grand garçon de dix-sept ans.
« Madame, lui dis-je, je marquerai celte journée,
non pas d'une pierre blanche, mais de deux ! D'abord,
j'ai le plaisir de vous revoir; ensuite, leclerk de votre
hôtel vient de me signifier clairement que j'avais tel-
lement la mine d'un séducteur de profession, qu'en
gardien vigilant de la bonne renommée de son établis-
sement, il ne pouvait pas tolérer que je pénétrasse
dans votre appartement. Et c'est toujours flatteur de
s'entendre dire ces choses-là, surtout quand on n'en a
pas l'habitude ! »
Madame X... partit d'un bon rire.
« Comment, vous ne saviez pas cela? Mais les choses
se passent toujours comme cela chez nous. Tenez !
EX VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 57
regardez , nous sommes dans le ladies réception
room; il n'y a pas de portes ni de rideaux; et puis,
nous sommes surveillés, allez! »
Je me retournai pour vérifier son dire. In inspec-
teur long et solennel passait à ce moment, sans affec-
tation, devant la grande haie largement ouverte sur le
Hall. Il nous jeta un regard rapide et continua sa pro-
menade. Ma visite a duré à peu près une demi-heure ;
il est revenu trois fois sans se laisser trouhler par mes
fous rires. Je me suis enquis depuis, et j'ai décou-
vert que tous les hôtels avaient une disposition analogue
et un personnel spécial, recruté, m'a-t-on affirmé, de
préférence parmi les clergymen dont les églises ont
fait faillite.
Ce soir, nous sommes allés dîner chez une vieille
amie que je n'avais pas revue depuis la guerre. C'était
une de ces Américaines qui éclairaient de leur radieuse
heauté les soirées du monde officiel de l'Empire. Je
me la rappelle encore entrant, un certain soir, suivie
de ses sœurs, à un hal costumé des Affaires étrangères.
Tout le monde s'attroupait sur leur passage pour voir
ces trois admirables jeunes femmes. Elle n'est plus
retournée en France depuis et, devenue veuve, vit
avec son frère et ses enfants dans une magnifique mai-
son de Madison Avenue, le quartier le plus élégant
de New-York. Hier, pendant notre promenade sur le
square, j'ai quitté un instant M..., pour aller la sur-
prendre de ma visite. Une petite maid irlandaise, au
museau rose, en petit tablier blanc, avec un papillon
de dentelle dans ses cheveux blonds, m'a ouvert la
porte; mais quand elle a voulu répéter mon nom, j'ai
58 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
bien vu qu'elle n'y arriverait jamais; aussi lui ai-je
confié ma carte. Un instant après, une belle jeune fille
venait me chercher en courant pour me faire entrer
dans la salle à manger, où sa mère achevait de dîner.
Elle avait cinq ans quand je l'avais vue pour la dernière
fois à Paris. Comme on vieillit, mon Dieu!
Il était convenu que ce soir on nous ferait faire un
dîner américain. Je suis tout à mon aise pour parler du
menu, car la critique était non-seulement autorisée,
mais provoquée.
La saison des huîtres étant passée, on a commencé
par des clams. J'ai reconnu sous ce nom étranger les
« clovisses » , chères aux Provençaux, et j'ai pu consta-
ter qu'elles étaient aussi coriaces à New-York qu'à la
Réserve ou chez le père Louis, à Saint-Mandrier. Seu-
lement, ici, on les sert dans des assiettes remplies de
petits morceaux de glace, et c'est tout à fait joli. Après
cela, nous avons eu une soupe aux huîtres conservées.
Ne réveillons pas des souvenirs pénibles ! Ensuite on
a servi des petits crabes bouillis, d'une espèce particu-
lière, dont la carapace est molle et se mange avec le
peu de chair qu'elle recouvre. Les Américains appellent
cela des soft shell crabs, et font de ce régal des des-
criptions enthousiastes à ceux qui n'en ont jamais
mangé. Les autres les arrêtent au premier mot. Jus-
qu'à ce moment, le dîner avait absolument l'allure
d'un repas chinois, et je m'attendais à voir arriver
sur la table des « biches de mer » et des « ailerons
de requin » à l'huile de ricin. Ce furent, au contraire,
les plats de résistance qui firent leur apparition, et, avec
eux, nous sommes retombés dans la cuisine anglaise.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 59
l&juitij vendredi, — Je ne sais quel philosophe,
éprouvant le besoin de faire un mot, a dit que la con-
stitution américaine est le plus beau monument que
l'humanité ait jamais élevé à la liberté. Il a existé et
il existe encore en France une nombreuse école de
gens qui soutiennent que la liberté, et la liberté telle
que la pratiquent les Américains, est l'alpha et l'o-
méga de la science gouvernementale. Ils ajoutent que
la civilisation américaine, qui en procède, est l'idéal
vers lequel doivent tendre toutes les autres civilisations,
sous peine de disparaître de la surface du globe sans y
laisser plus de traces que n'en ont laissé celles des
Babyloniens, dans l'ancien monde, et des Mexicains ou
des Péruviens, dans le nouveau. De nos jours, les prin-
cipaux apôtres de cette doctrine ont été, en France,
MM. de Tocqueville et Laboulaye. Le premier a exposé
ses idées, sur la matière, dans son livre De la Démo-
cratie en Amérique j qui a fourni des citations à plu-
sieurs générations de doctrinaires et à la petite sous-
préfète du Monde où l'on s'ennuie ; le second, dans
son roman de Paris en Amérique, a mis en scène un
docteur parisien qui , transporté par les soins d'un
enchanteur dans une ville des Etats-Unis, s'éprend
d'une telle admiration pour tout ce qu'il voit là-bas,
qu'il n'a plus que le dégoût le plus profond et les sar-
casmes les plus amers pour ce qu'il retrouve autour
de lui, quand l'enchanteur le ramène de ce côté-ci de
l'Atlantique.
D'après ces messieurs, toute la science gouverne-
mentale se réduirait donc aux deux mots célèbres :
« Laissez faire, laissez passer! » Mais une science ne se
60 EX VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
condense guère en une formule unique qui embrasse
tous les cas particuliers. D'abord il serait bon de s'en-
tendre sur ce que c'est que la liberté. Pour le peuple
parisien, c'est le droit de massacrer de temps en temps
quelques prêtres, quelques juges et quelques gen-
darmes ; qu'avec cela, on lui laisse piller, chaque jour,
une demi-douzaine de maisons, et en faire ensuite un
feu de joie, il se déclare parfaitement satisfait et fait
bon marché du reste. Le malheur est que ce régime-là,
quelque agréable qu'il soit, ne peut guère durer bien
longtemps; les séminaires ne suffiraient pas à la con-
sommation, et puis ces odieux propriétaires ne recon-
struiraient peut-être pas assez vite leurs immeubles.
Les Américains, c'est une justice à leur rendre,
comprennent la liberté d'une autre façon. Leur liberté
n'étant pas la nôtre, on pourrait tout d'abord conclure
de ce fait que la maison qui convient à l'une ne serait
peut-être qu'une prison pour l'autre ; mais en creusant
davantage la question, on peut même se demander si
la maison largement aérée qu'ils ont construite à leur
jeune liberté n'est pas pour elle, maintenant qu'elle a
vieilli, un véritable nid à courants d'air, et s'il ne
faudra peut-être pas, si l'on veut conserver la bo1 ^
vieille, bouclier bien des fenêtres pour lui éviter des
maladies inflammatoires, toujours bien dangereuses à
son âge.
Je me faisais ces réflexions ce matin, après m'êlre
dépêtré de deux nouveaux interviewers. Personnelle-
ment ils étaient charmants; mais décidément l'institu-
tion est un peu ennuyeuse, et puis U'aterford m'a gâté
les autres. Pour leur échapper, je me suis réfugié dans
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 61
le salon de lecture de l'hôtel, et me suis plongé dans
les innombrables journaux qui le garnissent. Ils font
grand tapage en ce moment autour de trois affaires
qui sont bien curieuses, et ne se gênent pas, à propos
des deux premières, pour déclarer que, si cela conti-
nue, il faudra bientôt renoncer à l'institution qui a
toujours cependant été considérée comme la pierre
angulaire de l'édifice dont il a été question plus haut ;
je veux parler du jugement par le jury.
La première de ces affaires est celle des Star-Routes,
qui vient de se dénouer après avoir passionné au der-
nier point toute la population américaine. En voici
une analyse sommaire :
Aux États-Unis, l'administration des postes est un
service fédéral. Il est centralisé à Washington, entre
les mains d'un agent supérieur qui porte le titre de
Post-master gênerai. Il va sans dire que dans culte
administration, comme dans les autres, tous les em-
ployés, depuis le Post-master gênerai jusqu'au der-
nier facteur, sont changés par chaque gouvernement
qui arrive au pouvoir, leurs places étant la proie du
parti victorieux.
In des politiciens les plus en vue parmi les répu-
blicains, AI. Thomas J. Brady, sollicita et obtint, dans
cette administration, comme récompense de ses ser-
vices électoraux, la place de « chef du bureau des con-
cessions pour les Star-Routes » . Il existe et il se fonde
journellement, dans l'Ouest, une foule de localités,
souvent assez importantes, qui ne sont pas encore re-
liées aux chemins de fer. Le service postal y est assuré
soit au moyen de voitures appelées stage-coachs, soit
4
62 EX VISITE CHEZ L'OXCI.E SAM.
par de simples courriers à cheval. Ces lignes de poste
prennent le nom de Star-Routes, et c'est aux indus-
triels qui les exploitent qu'avait affaire Brady.
Celte place était fort recherchée, parce qu'il était
connu que, de tout temps, les titulaires avaient trouvé
moyen d'y faire de jolis bénéfices. Aucun ne s'en était
fait faute, mais au moins y mettaient-ils une certaine
discrétion. A peine Brady fut-il en fonction, qu'il
commença à opérer sur un pied tel, que l'opinion
publique, cependant bien indulgente, commença à s'é-
mouvoir. Il n'en eut cure et continua de plus belle. Il
reçut avec la même belle indifférence les observations
du Post-master gênerai et celles du président lui-
même, qui dit un jour en public, à ce sujet, ce mot
cité au procès : « Il faut couper l'ulcère jusqu'à la
racine. » Trois des plus grands journaux, achetés par
lui, le soutenaient énergiquement. Il disait tout haut
que trop de sénateurs et de membres du congrès
étaient à ses gages pour qu'on pût jamais le poursuivre.
Cependant tout a une fin. Au bout de cinq ans, le
Post-master gênerai, exaspéré, disaient les mauvaises
langues, d'avoir eu une part trop faible dans le gâteau,
le somma d'avoir à donner sa démission. Brady s'exé-
cuta sans difficulté, estimant son siège fait. Il eut tort,
car, dès qu'il eut quitté son poste, comme cela arrive
toujours en pareil cas, des faits nouveaux surgirent de
toutes parts. Les journaux démocrates citaient des
détails, des chiffres si précis, qu'enfin il fallut agir, et
Brady fut mis en accusation à la suite d'une enquête.
Les faits révélés constituent uue étude bien curieuse
des mœurs administratives du pays. Quand on entend
EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM. 63
les Américains tonner, comme ils le font quelquefois,
contre le « fonctionnarisme » de l'Europe, on pense
involontairement à la fable du Renard qui a eu la
queue coupée. Ils n'ont pas beaucoup de fonctionnaires,
mais ceux qu'ils ont sont d'une espèce telle, que l'on
comprend leur horreur pour l'institution. Le rapport
de la commission constate que la part de Brady seul
dans les détournements reconnus n'a pas pu s'élever à
moins de 1,500,000 dollars, 7,500,000 francs!
La manière d'opérer ne fut pas bien compliquée.
Tous les contrats antérieurs devant expirer au 1er jan-
vier 1878, peu de temps après son entrée en fonction,
Brady eut à préparer les nouveaux cahiers des charges.
Il les rédigea dans un esprit beaucoup plus favorable
aux entrepreneurs que les anciens. On exigeait beau-
coup moins, sous le rapport du nombre de départs et
des délais obligatoires. Puis, s'étant assuré du con-
cours de treize d'entre eux, il leur fit faire des sou-
missions très-modérées, de manière à leur assurer les
concessions.
Il existe en tout 9,000 Star-Routes, mais Brady et
ses agents se bornèrent à opérer sur 400 seulement,
situées dans neuf États et autant de territoires. Aux
termes des contrats, le total des subventions devait
s'élever annuellement à 10,045,000 francs. Dès la pre-
mière année , Brady trouva moyen de le porter à
18,535,000 francs ; six mois après, à 22,435,000 francs;
et enfin, un peu plus tard, à 27,535,000 francs.
Pour arriver à d'aussi formidables majorations, les
moyens employés étaient bien simples. Le concession-
naire d'une ligne située, par exemple, dans l'Orégon,
64 EX VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
était, aux termes de son contrat, obligé à un départ
par semaine, et pouvait faire porterie courrier par un
homme à cheval. A peine le service était-il inauguré,
qu'on faisait signer aux populations de la contrée une
pétition demandant à ce qu'il fût plus fréquent, plus
rapide, et que l'emploi d'une voiture fût rendue obli-
gatoire. Quand la population n'existait pas, ce qui
arrivait bien quelquefois, on couvrait les pétitions de
signatures imaginaires : puis ces pétitions étaient en-
voyées à Brady, qui, sur son rapport favorable, était
autorisé, par le congrès, à traiter de gré à gré avec
l'entrepreneur, pour obtenir des conditions de fonc-
tionnement plus conformes aux vœux despélilionnaires.
L'enquête a relevé des chiffres presque grotesques.
Une ligne avait été établie en plein territoire indien.
Elle coûtait au début 31 ,650 fr. ; à la fin, 750,000 fr.
Or le courrier qui, en réalité, avait toujours été trans-
porté par un homme à cheval, ne s'est jamais composé
de plus de deux lettres par mois. Pour un groupe de
quatre roules, dans l'Orégon , la subvention avait
monté de 83,6G0 francs à 830,945 francs. En défini-
tive, les quatre cent quinze lignes exploitées par la
raison sociale lîrady et Cic accaparaient à elles seules
un peu moins de la moitié de la somme totale allouée
aux 9,000 Star-Routes subventionnées.
Les entrepreneurs des 8,585 autres, tenus en dehors
de la rosée bienfaisante qu'ils voyaient descendre sur
leurs heureux confrères, poussaient des cris de pin-
tade ; les politiciens démocrates qui se morfondent
loin des affaires depuis vingt ans, voyant leurs heureux
vainqueurs s'ébattre de la sorte dans les gras pàtu-
EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM. 63
rages du budget, trouvaient des accents indignés pour
signaler dans leurs journaux ce qui se passait. Mi.is
on avait eu soin de faire signer chacune des pétitions
par quelques députés ou sénateurs; ces signatures
avaient été grassement payées, et ceux qui les avaient
données, se trouvant complices, ne pouvaient rien
dire. A la fin, cependant, il n'y eut plus moyen de
refuser une enquête, et, dès qu'elle fonctionna, les faits
qui lui furent signalés furent si précis et si graves, que
l'attorney général dut faire mettre en jugement un
premier groupe de criminels, auprès desquels vinrent
bientôt s'asseoir beaucoup d'autres. L'un des entre-
preneurs, nommé Price, avait envoyé dans une cer-
taine circonstance au sénateur Kellogg sa part et celle
de Brady en bons sur la poste. 11 fut possible de suivre
cet argent, non-seulement des mains de Price en celles
de Kellogg, mais encore de celles de Kellogg jusqu'à
la caisse du banquier de Brady. Un des hommes les
plus compromis dans l'affaire était un autre sénateur,
M. Dorsey, ancien secrétaire général du comité natio-
nal républicain, ayant joué un rôle fort important dans
l'élection du président Garfield, et qui avait dû, un
moment, faire partie de son cabinet.
L'année dernière, un premier jugement n'aboutit
qu'à un verdict de désaccord. Plusieurs des jurés
avaient été achetés et ne s'en cachaient guère. Le pré-
sident du jury fut même poursuivi. Il fallut recom-
mencer sur de nouveaux frais. Selon les usages, les
jurés furent enfermés et privés de toute communication
avec l'extérieur, pendant toute la durée do jugement,
qui fut de six mois. En vertu d'une loi prévoyante, ils
4.
66 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
étaient privés de toute liqueur alcoolique. A l'une des
premières audiences, l'un d'eux, un caharetier irlan-
dais, eut une espèce d'attaque. Un médecin, appelé en
toute hâte, déclara au tribunal que cet homme avait
l'habitude de se maintenir à un certain degré d'al-
coolisation qui lui était devenu nécessaire, et que l'état
dans lequel il se trouvait ne provenait que d'un com-
mencement de désaluration, occasionné par la priva-
tion de sa ration journalière de whisky. Alors s'engagea
une longue discussion bien amusante entre le prési-
dent et les avocats. A la fin, on se mit d'accord. Les
derniers ayant formellement renoncé à employer ce
moyen de cassation, il fut décidé que ce juré modèle
recevrait tous les jours les deux grands verres de
whisky qui lui étaient nécessaires.
C'est le 14 juin que le chef du jury est venu, la voix
émue, affirmer sur son honneur, devant Dieu et de-
vant les hommes, que MAI. Kellogg, Brady, Dorsey et
consorts étaient les plus honnêtes gens de la terre, et
que, indignement calomniés, ils n'avaient jamais cessé
de mériter l'estime de la nation qui les avait mis à la
tête de ses affaires. Tous leurs amis, réunis dans le
prétoire, acclamèrent ces dignes législateurs. Le soir
même, ils se retrouvèrent tous à une grande soirée
donnée, en leur honneur, par AI. Ingersoll, un de
leurs avocats : et les chroniqueurs de la haute vie new-
yorkaise décrivirent à leurs abonnés, avec un lyrisme
échevelé, la toilette, d'une élégance suprême, portée
par madame Dorsey. Au bras du chef du jury, elle
parcourait les salons de la « résidence palatiale (païa-
tial résidence) » , recevant, avec une bonne grâce char-
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 67
mante, les félicitations enthousiastes de tous ses amis,
parmi lesquels, probablement, beaucoup étaient à
peine remis d'une alarme si chaude. J'ai remarqué
avec chagrin qu'on ne parle pas du juré irlandais. Il
était probablement sous une des tables du buffet.
Comme programme, la soirée ne comportait qu'un
peu de musique. Il est bien fâcheux qu'un Coquelin
quelconque ne soit pas en tournée en ce moment-ci à
New-York. Il eût été plein d'à-propos de débiter à
l'honorable assemblée les fameux vers de Cinna :
Quand le peuple est le maître, on n'agit qu'en tumulte,
La voix de la raison jamais ne se consulte;
Des honneurs sont rendus aux plus ambitieux,
L'autorité livrée aux plus séditieux.
Les petits souverains qu'il fait pour une année,
Voyant d'un temps si court leur puissance bornée,
Des plus heureux desseins font avorter le fruit...
Dans le champ du public, largement ils moissonnent,
Assurés que chacun leur pardonne aisément,
Espérant à son tour un pareil traitement.
Admirables effets du génie ! Corneille prévoyait
MM. Brady et Dorsey !
Tous ces braves gens, sénateurs, députés, fonction-
naires de tout rang, seront-ils réélus ? C'est plus que
probable. Les démocraties, c'est un phénomène qui se
produit parlout, ne tiennent pas du tout à estimer les
gens qu'elles placent à leur tête. On dirait même
qu'elles mettent un certain soin à les choisirle plus
bas possible. Chez nous, on commence à remarquer
celte tendance. Il n'y a pour s'en convaincre qu'à
lire la Gazette des Tribunaux, et à voir le nombre
toujours croissant de personnalités politiques dont les
68 EX' VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
noms viennent figurer dans ses colonnes. * Tous les
mandarins, beaucoup filous ! ■>■> me disait une fois,
dans son français fantaisiste, l'estimable Pipi-Afa, com-
prador du consulat de France à Hong-kong et ci-
toyen de la Chine, le pays le plus démocratique du
globe.
En Amérique, les fonctions publiques sont presque
absolument abandonnées par les gens honnêtes ou
d'une classe élevée, peu soucieux de faire les métiers
qu'il faut exercer pour réussir et de s'exposer aux
abominables injures de la presse. La même chose
existe un peu chez nous, quoique sur une bien moins
grande échelle. Seulement, voici en quoi les Améri-
cains nous sont bien supérieurs, et nous donnent une
grande leçon. Ils ne veulent pas des fonctions, mais ils
ne se désintéressent pas, pour cela, de la chose publi-
que. Il s'est formé toute une classe de politiciens dont
c'est le métier de manier la plèbe éleclorale ; ils met-
tent à la solde de chaque parti leur intelligence incon-
testable et leurs convictions dont ils changent quelque-
fois, mais qui n'en sont pas moins très-ardcnles. L'in-
convénient du système, c'est qu'une fois qu'ils sont au
pouvoir, il est impossible de les empêcher de voler. On
estime qu'une grosse portion du revenu de la nation
disparaît dans leurs poches. Mais les Américains en
prennent leur parti philosophiquement. N'ayant ni
armée ni marine, ni pour ainsi dire dedeltes, ils peu-
vent s'offrir le luxe suprême de notre ancienne aris-
tocratie, des intendants voleurs. Il y a, comme cela,
là-bas une foule d'institutions qui sont pour les Amé-
ricains ce qu'est le phylloxéra pour leurs vignes. Ils
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 69
en souffrent, mais n'en meurent pas : transportées
chez nous, elles deviennent mortelles.
Il est toujours, du reste, bien curieux de les enten-
dre parler de leurs hommes politiques. Mon vieil ami
le général, qui est bien cependant lui-même un type
de politicien, avait, sur leur compte, une mine iné-
puisable d'histoires qu'il inventait sûrement, mais qui
étaient toutes plus drôles les unes que les autres. On
n'est jamais trahi que par les siens. En voici une dont
je mi souviens et qui indique la note générale des
autres.
Il faut savoir qu'aux Etats-Unis, quand un membre
du Congrès meurt pendant la session, il est d'usage
qu'un de ses amis demande la parole et prononce, en
quelques mots, son oraison funèbre, en s'adressant
toujours, bien entendu, au speaker (président; mot à
mot : celui qui parle. Il faut noter par parenthèse que
c'est le seul membre qui ne parle jamais ; mais tous
les discours sont censés lui être adressés). Le général
prétendait donc qu'un jour, un de ses collègues, re-
présentant de je ne sais quelle localité du Far-lVest,
s'était levé au début de la séance et avait parlé en ces
termes :
« Monsieur le speaker! j'ai la douloureuse mis-
sion de vous annoncer la mort de notre honorable col-
lègue, le député d'Allit]ator-City. Il a rendu le dernier
soupir, cette nuit, entre les bras de madame la capi-
taine Gédéon A. B. C. Smilh, la veuve désolée d'un
des guerriers qui ont versé leur sang pour terrasser
l'hydre de la rébellion. Il logeait chez elle : car elle
tient maintenant, avenue X. . . , rueZ. . . , un hôtel meublé,
70 EN VISITE CHEZ L ONCLE SAM.
dans lequel la chambre du défunt est à présent va-
cante. C'est une des positions les plus centrales de la
capitale. Les appartements y sont vastes. Quant à la
nourriture... »
Ici un membre du parti opposé s'était levé :
« Monsieur le speaker, s'écria-t-il, jusqu'à quand
tolérera-t-on que l'honorable membre qui a la pa-
role vienne payer en réclames son écot à une table
d'hôte suspecte, écot qu'il ne pourrait bien sûr pas
payer autrement? «
Le premier reprit posément :
« Je ne m'arrêterai pas un instant à répondre à
l'honorable membre qui vient de m'interroger. Tout
le monde sait que le hideux crotale couvre de sa bave
venimeuse la nourriture qu'il va manger. Mille fois
plus méprisable que lui, mon honorable collègue a
voulu couvrir de la sienne une nourriture qu'il n'aura
jamais l'occasion de déguster : car ce ne sont pas des
gens de sa sorte qui fréquentent l'excellent établisse-
ment que je veux signaler. »
Nous n'en sommes peut-êlre pas encore là, mais il
ne faut pas désespérer d'y arriver.
Je disais que les journaux de tous les partis sont,
en ce moment, remplis des commentaires les moins
flatteurs sur deux jugements qui viennent d'intervenir,
et qu'ils ne se gênaient pas pour attaquer l'institution
même du jury. Je viens d'analyser la première de ces
affaires; voici maintenant la seconde :
Le 24 décembre dernier, M. JY. L. Dukes brûla la
cervelle du capitaine Nutts, vers huit heures du soir,
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. "Il
en présence de nombreux témoins, au beau milieu du
hall d'un grand hôtel. 11 se laissa arrêter sans résis-
tance et passa devant le jury. Voici maintenant les faits
qui ressortirent des débats :
Rf. L. Dukes, exerçant la profession d'avocat, et
membre de la Chambre de Pensylvanie, était devenu
l'amant de mademoiselle Nutts, fille du capitaine
Nutts, homme déjà âgé, caissier du trésor de l'Etat.
Il faut noter qu'il n'a pas été bien prouvé qu'il ait
réellement été l'amant de cette jeune fille, qui, au
cours du procès, a toujours protesté énergiquement
contre cette allégation, et qui avait une excellente ré-
putation : toujours est-il qu'il s'était vanté, à plusieurs
reprises, de l'être, et qu'un jour, après boire, il s'avisa
d'écrire au capitaine Nutts, pour lui raconter la chose.
Ceci se passait le 23 décembre : le 24, le malheu-
reux capitaine Nutts, sachant que Dukes passait toutes
ses soirées dans le hall de l'hôtel, y vint pour avoir une
explication. A peine eut-il prononcé quelques mots,
qui ne furent pas entendus, que l'autre tira desapoche
un revolver et étendit le vieillard roide mort, en
criant : a Vous êtes venu ici pour me frapper! Eh
bien, je vous tue ! »
Le jury, gagné, acquitta Dukes sans hésitation. Il
s'était contenté de dire, pour sa défense, que Nutts
l'avait insulté et menacé. Le public prit assez mal cet
acquittement. Le juge président des assises ne se
gêna pas pour dire aux jurés ce qu'il pensait d'eux.
La population les brûla en effigie sur une place. Ses
collègues delà Chambre votèrent l'exclusion du meur-
trier, ce que, par parenthèse, ils n'avaient pas droit de
72 EiV VISITE CHEZ l/OXCLE SAM.
faire. Du resle, Dukes parut prendre la chose assez
philosophiquement et reprit sa profession d'avocat,
toujours dans la même ville. Il demeurait non loin de
l'endroit où le fils de sa victime, James Nutts, unjeune
homme de vingt ans, vivait avec sa mère et sa sœur.
Les deux hommes se rencontraient souvent, et l'on se
rappela depuis qu'on avait vu quelquefois Dukes ri-
caner en croisant Nutts dans la rue.
Le 15 juin dernier, dans la matinée, James Nutts se
tenait immohile près d'un réverbère, quand Dukes
vint à passer près de lui. On le vit tirer de sa poche un
revolver d'un mouvement brusque et faire feu à deux
reprises sur le meurtrier de son père. Celui-ci, légè-
rement blessé, s'enfuit : voyant un bureau de tabac
ouvert, il s'y précipita. Mais Nutts, y pénétrant pres-
que en même temps que lui, l'acheva de deux nouveaux
coups tirés à bout portant. Le jeune Nutts sera acquitté
à l'unanimité. Cela ne fait de doute pour personne '.
Ces deux scandales, arrivant coup sur coup, inspi-
rent à la presse de nombreux commentaires ilonl le
sens général est le suivant:
Dans le premier cas, on se trouve en présence d'une
affaire très-grave. Il s'agit de concussions. Non-seule-
ment des millions de dollars ont été volés dans les
caisses publiques, mais l'honneur de la nation elle-
même est engagé. Par qui, en effet, ces millions ont-ils
été volés? Par les fonctionnaires les plus élevés de
l'administration. Dès l'abord, cela ne fait de doute
pour personne, tant les faits sont patents. Quels sont
1 II l'a été.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 73
les complices présumés? Des sénateurs, des députés,
tous gens investis par leurs concitoyens du plus haut
mandat, chargés par eux d'administrer la fortune pu-
blique. Ces sénateurs, ces députés sont-ils au moins
les plus inconnus des hommes politiques? A-t-on af-
faire à quelques individualités arrivées là par une sur-
prise du corps électoral et en nombre infime ? Ce sont
les plus hauts de leur parti, et leur nombre est si
grand que, tous les jours, l'enquête révèle de nou-
veaux noms, quelques efforts que l'on fasse pour la
circonscrire.
Voici le côté des accusés. De celui du tribunal, que
voit-on? Un ramassis de gens réunis par le hasard du
sort, dont l'un est un ivrogne si avéré que l'alcoolisme
est devenu son état habituel. Il y a une loi pour em-
pêcher de donner de l'eau-de-vie aux jurés pendant
tout le temps de la session. Si cette loi est devenue
nécessaire, c'est qu'apparemment le mode de recru-
tement adopté a fourni souvent des hommes du même
genre. Ici encore, nous ne sommes pas en présence
d'un cas isolé.
Admettons que ces hommes soient tous d'une inté-
grité parfaite. Ils seront peut-être capables de donner
un avis raisonnable sur une question de fait. Un assas-
sin arrêté au moment où il vient de tuer sa victime
leur est amené. On leur demandera s'il est coupable;
ils diront oui.
Mais dans une question comme celle-ci, quand la cul-
pabilité résulte de la violation de lois ou de règlements
souvent fort obscurs et toujours très-compliqués; en
admettant que ces hommes soient intègres, est-il bumai-
5
74 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
nement possible qu'ils aient les connaissances très-
spéciales nécessaires pour se prononcer sur des ques-
tions aussi délicates? Et à quelles classes appartien-
nent-ils pour l'immense majorité ? A celle des petits
boutiquiers? Dans tous les pays, c'est la plus impres-
sionnable, la plus accessible aux courants populaires,
comme aux impressions que leur dictent les journaux ;
c'est elle, en un mot, qui a fourni, en France, le type
de M. Prudhomme, et, en Angleterre, celui de John
Bull. Ainsi donc, aucune garantie pour l'accusé si
l'opinion populaire est contre lui.
La société en a-t-elle davantage? Elle en a infini-
ment moins encore. En Angleterre comme en Amé-
rique (sous ce rapport, les institutions sont à peu près
les mêmes), quand, par exemple, un assassinat est
commis, un fonctionnaire spécial nommé coroner
réunit un premier jury composé des voisins du lieu où
s'est produit le crime, et c'est de sa décision que dé-
pendent les poursuites. On ne se figure pas les résul-
tats que donne ce système. Dernièrement, cinq hom-
mes sont surpris volat»t des chevaux dans le Dakoia.
Les propriétaires courent après eux ; un combat s'en-
gage : quatre des voleurs sont (tués à coups de fusil;
le cinquième est pris vivant et pendu à un arbre. Le
coroner assemble le jury, qui, séance tenante, rédige
le procès-verbal suivant:
a Nous avons examiné le corps de X... Il résulte de
l'apparence du cadavre et des renseignemenls recueil-
lis que cet homme, passant à cheval sous un arbre,
avait eu l'imprudence de chercher à attraper, avec son
lasso, un oiseau perché sur une branche. Le lasso a
E.V VISITE CHEZ L ONCLE SAM. 75
passé par-dessus la branche, et est retombé Je l'autre
côté si malheureusement que le nœud coulant est venu
prendre le col de l'homme, qui s'est trouvé pendu,
son cheval ayant continué à avancer. Nous estimcns
donc à l'unanimité que la mort est purement acciden-
telle1.»
Et tout a été dit.
Ceci est simplement drôle. Mais prenons une af-
faire réellement importante. Pour arriver à une con-
damnation, il faut qu'à l'unanimité le jury réponde
oui à la question : « L'accusé est-il coupable ? » Parmi
ces hommes rassemblés d'une si étrange façon, suppo-
sez-en un ou deux gagnant péniblement 2,000 ou
3,000 francs par an, à force de travail. Ils sont pris
pour une affaire comme celle des Star-Routes, qui
durera peut-être six mois. C'est la ruine. Survient un
tentateur qui fait miroiter à leurs yeux le capital de
cette somme. Ils peuvent le gagner sans le moindre
risque. Il leur suffira de répondre non à toutes les
questions du président. Et de ce non, personne n'aura
le droit de leur demander compte : et en présence de
cette négation obstinée, qu'on sent être le résultat
d'un parti pris, que peut faire la majorité? Elle lut-
tera un jour, deux jours. Mais mettez-vous à la place
d'un malheureux petit commerçant enlevé à ses af-
faires, les sentant péricliter en son absence, séparé de
sa famille depuis six mois, vivant dans une claustra-
tion absolue et n'ayant qu'un mot à dire pour faire
cesser tout cela. Il lui faudrait plus que de la vertu, il
1 La chose s'est passée dans le comté de M'Lean (Dakota). Le
pendu s'appelait James O'Xeil.
76 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
lui faudrait de l'héroïsme pour aller jusqu'au bout.
Encore si par ce non, que sollicitent tant de considé-
rations, il devait faire condamner un innocent, il
résisterait peut-être : mais il s'agit simplement d'ac-
quitter un coupable, et le non est bien vite dit.
Beaucoup de gens trouvent que nous n'avons pas
assez de jurys en France, et que l'institution devrait
être considérablement développée.
J'en arrive maintenant à la troisième des affaires
dont je voulais parler. Elle est bien simple, ce n'est
presque qu'un fait divers : mais elle ouvre encore un
jour sur un côté curieux des mœurs américaines.
Depuis quelque temps, la police avait été prévenue
que dans certains cafés on cherchait à frauder le fisc,
en ne payant pas la patente très-élevée exigée des dé-
bitants de liqueurs alcooliques. On en vendait par-
faitement, mais à des habitués sûrs, et en les décorant
des noms de ces innombrables liqueurs rafraîchissantes
chères aux Américains. L'établissement d'un nommé
Ryan était particulièrement signalé comme étant dans
ce cas. Deux agents en vêtements civils furent en-
voyés par leurs supérieurs pour tâcher de prendre
Ryan en faute.
Le premier, laissant son compagnon à la porte, entra,
et s'avançant vers le comptoir, fit une grimace signi-
ficative à Ryan, en lui demandant un verre de * salse-
pareille » . Ryan , se doutant de quelque chose, lui
donna réellement de la salsepareille. L'agent la flaira,
fit une nouvelle grimace également significative, mais,
celle-ci, de déconvenue, et se décida à sortir, poursuivi
EN VISITE CHEZ I/O N CLE SAM. 77
par les huées des consommateurs et du cabarelier.
Retrouvant son camarade à la porte, ils causèrent un
instant ensemble, puis, probablement sur l'avis du
camarade, il rentra. Les huées éclatèrent de plus belle.
Ryan lui intima l'ordre de sortir. Quelques-uns disent
qu'il y eut même une légère bousculade. En tout cas,
l'agent, s'adossant à la porte, tira deux coups sur
Ryan et le tua roide.
Voilà les faits. Ils témoignent d'abord de la brutalité
inouïe avec laquelle les agents de la police new-yor-
kaise font leur service. Ce sont des gaillards de taille
colossale, vêtus d'une tunique boutonnée militairement,
une médaille à la boutonnière, un petit chapeau assez
singulier sur la tête, et à la main le fameux bàlon
traditionnel. Je dois dire que je les trouve parfaitement
bien tenus. Mais j'ai rencontré ce matin mon ami le
Révérend, qui reste à New-York jusqu'à la réunion
de son congrès de pasteurs épiscopaliens; j'ai peur
qu'il n'y apporte un esprit légèrement aigri. Pour
employer une expression plus expressive qu'élégante,
il ne dérage pas. Aujourd'hui, notamment, il était
dans un état d'exaspération tel, qu'il parlait d'en
référer au Times et au consul britannique. Chacun
sait qu'un Anglais qui n'a pas écrit au moins une fois
dans sa vie une lettre au Times, signée « Viator » ou
« A ratepayer » , est un Anglais incomplet. Dans l'es-
pèce, du reste, l'indignation de mon Révérend était
bien un peu justifiée. Il paraît que, se promenant vers
midi dans Broadway, il avait vu tout à coup un
monsieur, à côté de lui, devenir très-rouge, battre l'air
de ses mains et tomber comme une masse. Il s'agissait
78 EX VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
d'un coup de soleil. Ils sont très-communs en ce
moment, et plusieurs personnes en meurent chaque
jour. Une foule très-sympathique se forma aussitôt.
Ln policeman survint. Le Révérend, qui s'était préci-
pité un des premiers, lui fit remarquer que tous ces
gens qui se pressaient autour du malade empêchaient
d'ahord de le relever, ensuite l'air de circuler autour
de lui. Le policeman parut tout à fait goûter l'idée, ce
qui flatta mon Révérend. Mais ce qu'il apprécia moins,
c'est la manière dont il la mit à exécution. Se reculant
de cinq ou six pas, l'agent se précipita, sans dire gare,
dans le rassemblement, tapant à droite et à gauche
avec le manche de son bâton, bourrant ceux qui ne
détalaient pas assez vite, faisant le vide avec une telle
énergie autour du malade, qu'en un clin d'œil il n'y
avait plus personne à dix pas à la ronde. Dans la
bagarre, le Révérend avait attrapé dans les reins une
formidable bourrade, dont il souffrait encore.
Tout cela prouve simplement une grande brutalité
de la part des agents. Mais la question mérite d'être
examinée sous un autre point de vue : celte recherche
des débits clandestins n'est pas, comme on pourrait le
croire, une simple mesure de protection pour le fisc.
Les patentes exorbitantes exigées n'ont que très-
accessoirement pour but de lui procurer des ressources.
Ce qu'on cherche, c'est d'empêcher la consommation
des alcools, et, pour cela, il y a tout un arsenal de lois
que nos populations françaises ne supporteraient pas
un instant. Dans certains Etats, le Maine par exemple,
l'introduction seule sur le territoire de l'Etat d'une
boisson alcoolique, même pour usage personnel, est
EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM. 79
qualifiée délit. Les pharmaciens seulement sont auto-
risés à en avoir, mais ne peuvent en vendre que sur
ordonnance du médecin; et par boissons alcooliques
on entend les boissons que nous considérons comme
les plus inoffensives, le vin, la bière, même quelquefois
le cidre. Sur bien des navires, les officiers eux-mêmes
ne peuvent embarquer ni vins ni liqueurs.
Nous ne pouvons pas comprendre ces choses-là. Nous
autres Français, — je parle des gens appartenant à
une certaine classe de la société, — nous n'avons
aucun mérite à ne pas nous enivrer : une bouteille
d'eau-de-vie n'exerce aucune séduction sur nous. Il
n'en est pas de même chez les Anglo-Saxons. Sur cent
Anglais et même cent Anglaises que vous prendrez au
hasard dans le salon le plus élégant, quatre-vingt-dix-
neuf ne s'enivrent pas, mais tous ont du mérite à ne
pas le faire. Une mère française, en songeant aux dan-
gers que court son fils étudiant, ou jeune officier,
pensera tout de suite à la déesse Vénus; elle ne s'ar-
rêtera pas un instant à l'idée que l'influence de Bacchus
soit à craindre. La mère anglaise ne se préoccupera
que de ce dernier écueil, et elle aura raison.
Peut-être, du reste, chez eux, l'ivrognerie est-elle
moins répugnante, moins avilissante que chez nous.
La race est plus forte et résiste mieux. En France, un
jeune homme qui se griserait au buffet, après un bal,
n'oserait plus se montrer dans le monde. La jeune
fille anglaise qui voit un de ses compatriotes dans le
même état ne lui en veut pas beaucoup. Poor fellow !
he was just a little bit elated! En tout cas, ce ne
serait certainementpas cela qui l'empêcherait d'épouser
80 EN VISITE CHEZ I/ONCLE SAM.
le coupable. Dans ces charmantes éludes que Dickens
nous a laissées sous le nom de Pickwick papers, il a
voulu faire de M. Pickwick un type éminemment sym-
pathique, et il a réussi. Cependant il ne craint pas de
le représenter souvent complètement ivre; un roman-
cier français n'aurait jamais osé faire cela; son per-
sonnage aurait dégoûté tout de suite notre public. Une
partie de cet admirable livre est consacrée à une étude
très-complète de la vie des jeunes étudiants pauvres.
Cela correspond à peu près aux Scènes de la vie de
bohème. Les héros de Dickens sont constamment
ivres-morts; il n'est question que de bouteilles de
whisky et de bols de punch au lait qu'on vide à tout
propos; en revanche, jamais la moindre allusion à
Musette ou à Phémie teinturière, et je crois sincèrement
qu'elles n'existent pas.
De cet élat de choses, il résulte que l'Anglais, mais
surtout l'Américain, sentant que l'alcool est pour lui
un danger, et un danger mortel, se considère comme
en état de guerre avec lui, et, ayant conscience de sa
faiblesse, est disposé à faire tous les sacrifices pour
assurer la victoire. C'est pour cela que, collectivement,
une assemblée américaine n'hésitera jamais à voter,
dans ce sens, les mesures les plus vexatoires, les plus
attentatoires à la liberté individuelle. Le salut public
est la loi suprême; il est vrai que, s'étant séparés, les
membres s'empressent de passer individuellement à
l'ennemi. Je crois que c'est dans l'Illinois que la
Chambre avait voté, avec grand fracas et à l'unanimité,
la défense de servir des boissons alcooliques dans la
buvette. Seulement, un bar-keeper ingénieux avait fait
EN VISITE CHEZ L'ONCLE S AU. 81
percer le mur, et tous les membres venaient, à tour de
rôle, le speaker en tête, s'appliquer les lèvres sur des
tuyaux en caoutchouc qui leur apportaient du dehors
la divine liqueur.
Ce sentiment est un de ceux qui font voir au véritable
Américain avec une certaine terreur l'invasion alle-
mande. Ils se rendent compte de tous les éléments
d'ordre et de travail que leur apporte l'émigration de
ce pays, mais ils savent aussi que pour rien au monde
un Allemand ne consentira à être privé de ses chopes
de lager béer, et que, partout où ils se sentent en
force, il faut compter avec eux sous ce rapport. J'ai
retrouvé déjà trôs-souvent l'expression de ce curieux
sentiment.
Puisque j'en suis aux journaux américains, il faut
parler de leur style; il est bien intéressant aussi à étu-
dier. La langue anglaise est déjà l'une des plus concises
qui existent. On n'a qu'à remarquer les avis aux voya-
geurs que, dans certaines gares du continent, les
Compagnies font afficher en plusieurs langues. La
même phrase en allemand prend cinq ou six lignes;
en français, trois ou quatre, et en anglais, une ou deux.
Les Américains trouvent moyen delà racourcir encore.
Leurs néologismes donnent quelquefois, du reste, la
chair de poule, tant ils sont énergiques. Par exemple,
pour exprimer que deux trains se sont rencontrés et
se sont broyés l'un contre l'autre, ils ont créé le verbe
télescoper; on voit les cylindres d'une longue-vue
rentrant les uns dans les autres. Ils ont aussi inventé
un autre verbe, dont ils se servent à tout propos : c'est
boom. En anglais, boom veut dire bout dehors, un do
5.
82 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
ces mais légers qu'on pousse en dehors du navire. En
Amérique, boom exprime une poussée subile, un
affolement quelconque. Un Yankee dirait : le boom
de l'Union générale. Des villes de l'Ouest, qui poussent
comme des champignons au milieu du désert, on dit
qu'elles booment. Ce qu'il y a de plus drôle, c'est que
les Canadiens ont adopté ce verbe; ils le conjuguent.
Dans leurs affiches, dans leurs journaux, rédigés en
français, bien entendu, il revient à chaque instant. Un
Canadien vous dira tranquillement : « Si j'avais su que
telles actions boomassent comme cela, je ne les aurais
pas vendues. »
Une autre école affecte, au contraire, d'employer
des mots d'une prétention étonnante. Ceux-là parlent
absolument comme les brigadiers de gendarmerie.
Dans un des journaux que j'ai lus aujourd'hui, un
rédacteur parle des « extrémités pédales » (pedal extre-
mities) d'une jeune fille, au lieu de dire « ses pieds » .
Un autre désigne un coiffeur sous le nom d'artiste
tonsorial [tonsorial artist). Mon ami le général est un
illustre adepte de celte école.
Il y a aussi un détail curieux à noter : c'est le très-
grand nombre de mots français qui sont passés dans
la langue usuelle. Une gare de chemin de fer est
un dépôt, une route s'appelle route. Exemple, les
Star-Routes. Quelquefois ils sont un peu anglicanisés,
mais c'est toujours du français qu'ils viennent, et non
de l'anglais. En Angleterre, les conducteurs des trains
s'appellent guards; ici, conductors. A chaque instant,
même dans des documents officiels, on trouve des
mots et même des membres de phrases françaises en
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 83
italique. Tout cela est, du reste, dans la conversation,
prononcé de telle façon qu'il nous est impossible de
comprendre. Dépôt se prononce dipeau.
Il y a quelques années, les journaux américains
ne vivaient que de personnalités. Leurs rédacteurs
s'adressaient, surtout dans l'Ouest, les injures les plus
abominables. Il en était, du reste, de cela comme des
coups de pied que les pitres s'envoient les uns aux
autres devant les baraques de la foire. Cela ne tirait pas
à conséquence. Maintenant le ton a beaucoup gagné.
Les en-têtcs des faits divers sont de véritables chefs-
d'œuvre. Il paraît que, dans tous les grands journaux,
il y a un spécialiste chargé de ce détail, et dont les
talents sont payés au poids de l'or. Un journaliste
anglais, M. Auguslus Sala, qui a publié dernièrement
la très-amusante relation d'un voyage qu'il vient de
faire en Amérique, a recueilli dans un journal de
Chicago un de ces en-têtes, qui est une véritable trou-
vaille. Le voici : il s'agit d'un monsieur qu'on vient
d'arrêter et qui est prévenu , non pas seulement de
bigamie, mais de polygamie : dans ce pays-ci, on ne
fait rien à demi.
LE BIGAME
EST DAXS SA CELLULE DE CIMENT ROMAIX.
Les geôliers affirment qu'il
MANGE ET BOIT BIEN!!!
Ses nombreuses épouses
APPELEES EX TÉMOIGNAGE
révéleront
LES PLUS HORRIBLES DÉTAILS
LE JOUR DU JUGEMENT.
84 EX VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
Il me reste encore un point à noter : c'est la pat faite
convenance avec laquelle sont traitées les questions
religieuses. Les journaux ordinaires en parlent peu ;
mais s'ils se trouvent amenés à aborder ces sujets, ils
le font sans jamais montrer la moindre trace de ces
sentiments haineux et bas qui se font jour si souvent
chez nous. D'ordinaire ils s'abstiennent aussi de tout
sujet graveleux. Cependant, sous ce rapport, ils sont
inférieurs à la presse anglaise. On voit partout certains
journaux illustrés qui publient des gravures auprès
desquelles celles de la Vie parisienne et du Journal
Amusant paraîtraient dignes de figurer dans la salle de
dessin d'unpensionnat déjeunes filles. Il y a notamment
une certaine Police Gazette qui est le type du genre.
Samedi. — Hier, nous avons été déjeuner à bord
de la Provence, avec B..., qui nous avait invités pour
nous faire faire connaissance avec quelques membres
de la colonie française de New-York Nous avons trouvé
en bien piteux état le beau navire que nous avions
laissé si brillant. Il est abandonné aux longshoremen
irlandais qui le déchargent. Sa cargaison qui s'accumule
sur le wharf comprenait huit mille caisses de vin de
Champagne. Chacune va payer à la douane 8 dollars
de droits d'entrée, 40 francs pour douze bouteilles! Et
les blés, et les salaisons, et les machines, et les outils
américains qui arrivent chez nous presque en franchise !
Les économistes expliquent que le libre-échange étant
une belle chose en soi, c'est la nation qui fait payer le
moins les produits étrangers qui s'enrichit. Moi, je
n'ai jamais pu comprendre ces finesses-là.
EN VISITE CHEZ l.'oX'CLE SAM. 85
Nous admirons do nouveau le beau wharf des trans-
atlantiques, que nous avions à peine vu l'autre jour
au milieu de la bagarre du débarquement. C'est un
immense bâtiment en bois, de 200 mètres de long
environ, construit sur pilotis, perpendiculairement à
la rive, et de cliaque côté duquel viennent s'accoster
les navires. Cliaque compagnie de navigation ou de
ferry boats est obligée d'en avoir un comme cela. Je
ne sais pas au juste leur nombre; mais toul le quai en
est garni. Il doit bien y en avoir une centaine, au bas
mot. C'est la ville qui en est propriétaire. Celui-ci lui
rapporte 300,000 francs de location. Elle devrait bien
en employer une parlie à mieux entretenir ses rues.
Avant-hier au soir, quand nous sommes venus à terre,
nous avons remarqué un malheureux cheval blanc,
crevé, abandonné dans le ruisseau, tout près du quai.
Ce matin, il y était encore : et il y a 30 degrés à
l'ombre.
Deux charmantes jeunes filles ont déjeuné avec nous,
à bord. L'une d'elles est la fiancée de B..., qui doit
l'épouser dans quelques semaines. Elle est venue,
accompagnée d'une de ses amies, pour présider la
table. Ici, cela semble tout naturel. Le futur mé-
nage nous avait promis de venir déjeuner avec nous
aujourd'hui chez Delmonico, le Bignon de New-York.
En sortant de l'hôtel ce malin, nous nous sommes
donc acheminés, M... et moi, vers cet établissement,
pour composer notre menu. Nous n'avions du reste-
pas loin à aller, car il se trouve sur Madison-Square.
C'est une immense maison fort belle et admirablement
installée, tout à fait sur le modèle de nos grands res-
86 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
taurants français. Nous sommes reçus par le maître
d'hôtel classique, avec son habit noir, sa figure en lame
de couteau et ses longs favoris si bien portés dans le
monde ministériel. Du plus loin qu'il nous aperçoit,
il nous reconnaît pour Français, et, arrivant sur nous
en brandissant sa serviette, d'un air aimable :
«Qu'est-ce qu'il faut servir à ces messieurs?» dit-il
avec le plus pur accent parisien.
Nous discutons notre menu; puis nous donnons un
coup d'œil à la carte des vins : enfin nous finissons par
la phrase consacrée :
« Et vous nous donnerez un cabinet particulier,
n'est-ce pas, garçon?
— Un cabinet particulier ! mais combien ces mes-
sieurs sont-ils donc?
— Quatre! nous vous l'avons déjà dit : une dame et
trois messieurs! »
Le garçon leva les bras au ciel d'un air effaré :
a Mais ces messieurs ne savent donc pas! Ici c'est
défendu de servir quatre personnes en cabinet parti-
culier : à cinq quelquefois, mais jamais au-dessous.
— Comment? Eh bien, pourquoi cela?
— Et les mœurs, monsieur! les mœurs! a dit le gar-
çon d'un organe qui voulait être caverneux, mais qui
n'arrivait qu'au fausset de Lassouche.
Puis, rejetant sa serviette sous son bras d'un geste
régence et s'inclinant vers nous, de Tair d'un philo-
sophe appréciant une civilisation inférieure :
a Tenez! voulez-vous que je vous dise, messieurs?
les gens de ce pays-ci... des sauvages! messieurs, de
vrais sauvages ! »
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 87
Un des Français avec lesquels nous avions déjeuné
la veille entrait à ce moment. Croyant toujours à
quelque mystification, nous lui demandons si l'on n'est
pas en train de se « gausser » de nous. Il part d'un
éclat de rire :
« Mais pas du tout! nous dit-il, rien n'est plus
sérieux. Savez-vous ce qui est arrivé il y a quelques se-
maines à madame Z..., la femme du grand banquier, la
belle-mère de votre compatriote M. de T... ? Dieu sait
qu'elle est bien connue. Elle est installée à la campagne
avec tout son monde et quelques invités. Une affaire la
rappelle ici pour une demi-journée, avec son mari, son
beau-frère et une ou deux autres personnes. On con-
vient de déjeuner chez Delmonico, et l'on envoie com-
mander le déjeuner pour cinq, en retenant un cabinet
particulier.
aATheure dite, madame Z... arrive au bras de son
mari. Notez qu'ils étaient parfaitement connus dans la
maison : elle demande le cabinet retenu.
« — Pardon, dit le mailre d'hôtel, mais je ne vois
que quatre personnes...
« — La cinquième est en retard, elle va arriver.
« — Très-bien, madame; si madame veut entrer,
en attendant, dans la salle commune...
« — Mais non, conduisez-nous tout de suite au cabi-
net où nous devons déjeuner.
u — JYous sommes désolés, madame, mais c'est im-
possible. Les règlements sont formels, madame ! la mai-
son serait fermée.
« — Par exemple , c'est trop fort ! faites venir
M. Delmonico.
88 E.\ VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
« M. Delmonico arrive. C'est la courtoisie faite res-
taurateur : mais il déclare qu'il lui est impossible de
céder. Il courrait trop de risques. Cependant, à la fin,
il propose une transaction. Devinez laquelle. Non, au
fait, ne cherchez pas. Il s'offre lui-même pour rem-
placer le cinquième convive, qui n'arrivait toujours
pas. Ma foi, on a trouvé la combinaison si drôle qu'on
a accepté : et, celte fois-là encore, la morale de la ville
de New-York n'a pas été outragée! Il parait, du reste,
que If. Delmonico est très-aimable en société, et il a
tenu à se payer à lui-même son propre écot. »
En présence d'un tel précédent il n'y avait plus qu'à
s'incliner. Nous n'avons donc pas insisté, et nous nous
sommes contentés de la salle publique, où nous étions
du reste fort bien. Mais quel singulier pays! et comme,
principes à part, un bon petit despotisme serait moins
gênant que cette liberté-là! Seulement, pour être juste,
il faut ajouter que, sans ceshabitudes qui nous semblent
si étranges, les libres allures des jeunes filles améri-
caines auraient peut-être bien des inconvénients.
Après avoir bu quelques verres de Champagne à la
santé du futur ménage, nous nous sommes séparés,
eux pour courir les magasins, nous, je veux dire M...
et moi, pour aller rejoindre le docteur S .., qui a laissé
chômer sa clientèle, aujourd'hui, pour se consacrer
très-aimablement à nous et nous emmener aux courses
de Coney Isiand. Ces courses sont organisées sous le
patronage du Jockey-Club de New-York, et se donnent
dans un hippodrome aménagé par lui sur une grande
île, de l'autre côté de l'Hudson. Pour y aller, nous
prenons le ferry boat, puis un chemin de fer qui, en
EX VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 59
quelques minutes, nous mène à destination. Le pré-
sident du Jockey-Club a bien voulu nous adresser une
invitation, de sorte que c'est de la tribune des membres
du comité, où est servi un magnifique lunch froid, que
nous jouissons du spectacle.
Je sens qu'en historiographe consciencieux je devrais
donner au lecteur bénévole qui a continué, jusqu'à
présent, àlire cette véridique relation de notre odyssée,
je sens, dis-je, que ce lecteur a droit de réclamer de
moi, d'abord une description détaillée des courses que
nous avons vues, ensuite des aperçus pleins de profon-
deur sur le sport aux Etats-Unis. Mais, conscient de mon
infériorité, je le conjure de me dispenser de cette double
tâche. Comme officier de marine, j'adore les chevaux :
c'est une question de métier. L'allée des* Poteaux,
quand je suis à Paris, n'a pas d'habitué plus fidèle que
moi : mais je n'apprécie ces nobles quadrupèdes
qu'autant qu'ils se montent ou qu'ils s'attellent. De
tous les spectacles, les courses me sembleraient le plus
assommant, s'il n'y avait pas les régates, qui, je crois,
sont dignes de leur disputer le prix. Quand ma mau-
vaise étoile m'oblige à assister à l'un, il me semble
toujours que c'est encore l'autre que je déteste le moins.
Et puis, vraiment, je trouve que, sous prétexte d'amé-
liorer la race chevaline, on détériore par trop la race
humaine : je ne parle pas des jockeys, qui ont l'air
d'avortons, mais qui sont, en réalité, beaucoup plus
forts que la majorité des Turcs, ni des bons jeunes
gens que cela amuse de se faire casser le cou, en
montant des chevaux qui n'ont plus de jambes : je veux
parler de cette abominable tourbe de bookmakers,
10 EN VISITE CHEZ LONCLE SAM.
d'entraîneurs et de lads, au milieu desquels il faut se
résigner à vivre quand on aime ce genre de divertis-
sements.
Je me contenterai donc de parler très- sommaire-
ment des courses de Coney Island. Ce qui m'y a le
plus frappé, c'est, d'abord, la beauté du site : l'hippo-
drome ayant été taillé dans un bois de chênes... les plus
beaux arbres, réservés soigneusement, lui donnent tout
à fait l'apparence d'un parc anglais; ensuite la belle
installation des tribunes. Les chevaux ne m'ont pas sem-
blé être bien extraordinaires; les jockeys, presque tous
mulâtres ou nègres, étaient peut-être moins laids que
leurs collègues d'Europe, mais montaient à coup sûr
moins bien. Au départ, ils avaient absolument l'air
de l'état-major d'une armée de singes. Le public
n'était pas non plus ni bien nombreux, ni bien élégant.
Malheureusement pour nous, dans cette saison , presque
toutes les femmes sont aux bains de merde New-Port ;
et puis, à dire vrai, malgré le bruit que quelques jeunes
gens anglomanes font autour d'elles, je soupçonne les
courses d'être moins populaires en Amérique qu'en
Angleterre, et même qu'en France. En général, l'Amé-
ricain aime très-peu le sport. Il chasse par spéculation
ou par nécessité, mais bien rarement pour son plai-
sir, et ne monte guère à cheval que lorsqu'il ne peut
pas faire autrement. Cependant, il y a un genre de
courses qui sont vraiment nationales et pour lesquelles
ils n'ont pas de rivaux, ce sont les courses au trot.
Aussi ont-ils les trotteurs les plus vîtes qui existent au
monde. On nous montre AI. Vanderbilt, très-entouré
et très-félicité, p^rce qu'un attelage de deux trot-
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 91
teurs qui lui appartiennent vient de faire le mille plus
rapidement qu'il n'avait jamais été fait auparavant.
II y a aussi un sport exclusivement américain, celui-
là, car je ne crois pas qu'il ait jamais été pratiqué
ailleurs, et qui doit être bien amusant. Je n'en parle
malheureusement que par ouï-dire. Il paraît que dès
que l'hiver a recouvert d'une couche de glace les lacs
et les fleuves des Etats du Nord, on voit apparaître de
tous côtés des ice-yachls. Un ice-yacht se compose es-
sentiellement de deux pièces de bois, longues, l'une de
quinze ou vingt mètres, l'autre de cinq ou six. Leurs
quatre extrémités sont munies de patins en acier. Au
centre s'élève un mât qui supporte un gréement com-
plet de cotre, composé d'une immense brigantine et
d'un foc. A l'extrémité arrière de la pièce de bois lon-
gitudinale est adapté un gouvernail formé d'une lame
de tôle qui mord dans la glace, et qui permet de gou-
verner et d'évoluer absolument comme à bord d'un
navire ordinaire. Quelquefois, au lieu d'être gréés en
cotres, ces appareils ont une voilure de goélette. Les
vitesses constatées sont prodigieuses. Dans les courses
qui s'organisent, dès que l'hiver est bien établi, on a
souvent fait soixante milles à l'heure : quatre-vingt-
quinze kilomètres. Il parait que lorsque la brise est
bien ronde et que l'appareil navigue grand largue,
il est quelquefois soulevé et avance par bonds suc-
cessifs d'une énorme étendue.
Aujourd'hui, il y avait trente degrés de cbaleur à
l'ombre. Il n'était donc pas question de ice-yachts. Mais
pour nous consoler, nous avons pu admirer dans une
tribune la célèbre madame Langtry, une des « beautés
92 EX VISITE CHEZ LOXCI.E SAM.
professionnelles » de la petite cour dn prince de
Galles, qui a quitté le monde, y compris If. Langtry,
pour le théâtre. En Angleterre, elle a eu plutôt un
succès de femme qu'un succès d'actrice. D'aucuns di-
sent qu'elle n'a même jamais pu aller jusqu'au bout
d'un rôle. Elle vient de faire ici une tournée qui a été
très-fructueuse, au dire des innombrables « repor-
ters » par lesquels le public est tenu tous les jours au
courant de ses toilettes, du menu de ses repas et même
de ses opinions politiques et religieuses.
Il est huit heures et demie quand nous rentrons
pour dîner à l'hôtel. Mon ami le fonctionnaire de la
salle à manger, je ne sais comment le désigner autre-
ment, est à son poste et m'accueille, selon la coutume,
d'une vigoureuse poignée de main. Puis il me débar-
rasse de ma canne et de mon chapeau.
a Eh bien, baron, me dit-il alors, je vous ai aperçu
aux courses aujourd'hui; j'espère que vous vous y êtes
amusé. J'ai cherché à vous rejoindre pour vous faire
faire la connaissance de quelques notabilités, mais je
n'ai pu y parvenir. Belles courses! n'est-ce pas? Vous
n'avez sans doute rien de pareil en Europe! » (Nothing
equal in Europe. I guess!)
Digne fonctionnaire ! j'avais peur de l'avoir un peu
froissé! Hier matin, il arrive derrière ma chaise, à
déjeuner : et puis, après m 'avoir affectueusement de-
mandé de mes nouvelles, il me montre un grand
vieillard qui déjeunait en famille à une table voisine.
« Le général Sherman! me dit-il; voulez-vous que
je vous présente à lui? »
L'idée d'être présenté au héros de la guerre de se-
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 93
cession, au vainqueur d'Atlanta, parle maître d'hôtel,
me souriait d'autant moins que j'avais précisément
pour lui une lettre de recommandation. Je fis donc
une réponse vague, puis, dans la soirée, ayant envoyé
ma carte et la lettre, j'eus l'honneur d'être reçu par
lui. Fatalité des choses humaines! Ce fut précisément
mon ami qui m'introduisit.
Au bout du compte, je plaisante sur ces habitudes et
j'ai tort. Au temps où nous sommes, il n'est pas de sot
métier, il n'est que de sottes gens. Les Américains le
comprennent, et ils ont raison. Un garçon de café pari-
sien vous appelle au besoin mon prince, un instant
avant l'heure du pourboire. Mais si ce pourboire ne le
satisfait pas, ses expressions deviennentsouvent moins
flatteuses.
Dans tous les cas, au premier jour d'émeute, il se
fera un devoir, s'il l'ose, de vous témoigner les senti-
ments qu'il a pour vous. Ici, l'homme dont c'est pour
le moment le métier de vous rendre les services les
plus humbles, n'acceptera pas de pourboire : il n'aura
aucune haine contre vous; mais, se considérant comme
entièrement votre égal, il vous traite avec une fami-
liarité qui n'exclut du reste nullement la courtoisie.
Le système a ses avantages comme ses inconvénients.
Seulement ces choses-là ne sont pas dans nos mœurs,
et il s'écoulera encore du temps avant que, chez nous,
des jeunes gens de bonne famille, instruits, étudiants
en médecine ou on droit, se sentant la bourse trop lé-
gère pour s'offrir une saison de ville d'eaux, aillent
s'y engager comme garçons dans les hôtels, et puis,
leur service terminé et la vaisselle lavée, déposent
94 EX VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
leurs tabliers et viennent au salon flirter et danser avec
les jolies clientes. Il parait que cela se fait beaucoup,
à Saratoga notamment; des petits romans s'y esquis-
sent, on y entend des conversations dans le genre de
celle-ci :
« Oh! Tom, vous osez encore me parler de votre
amour; et ce malin à table vous m'avez servi un pilon
et donné l'aile à Lizzie Plentydollar! Ne niez pas, je
vous ai vu! Ah! que je suis malheureuse! »
A quoi Tom répond :
a Oh! Mabel! chère adorée! comment pouvez-vous
dire des choses aussi dures à celui qui ne vit que pour
vous! Je vous ai donné un pilon ! mais c'est parce que
vous m'aviez dit que c'était votre morceau préféré.
Demain vous aurez les deux ailes, et Lizzie n'aura
que le cou! Et vos bottines, petite ingrate! vous ne
m'en faites pas compliment, et cependant, ce matin,
au petit jour, c'est moi qui, tout doucement, les ai
prises à votre porte ; et quand je les ai remises, après
avoir déposé un baiser sur les empeignes, elles bril-
laient comme des miroirs! Pensiez-vous seulement à
moi, dites, Mabel? »
Il y aura là certainement des sujets de pièces à
creuser pour les auteurs dramatiques du vingtième
siècle, si, comme tout le fait supposer, nous conti-
nuons à nous américaniser.
Du reste, puisque nous parlons domestiques, je
crois devoir signaler aux vieilles dames de province,
qui aiment tant à se plaindre des leurs, que ce qu'elles
endurent n'est que de la Saint-Jean, en comparaison
des souffrances de leurs respectables sœurs, les ma-
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 95
trônes américaines. Puisse cette réflexion adoucir
l'amertume de leurs pensées ! Les journaux annon-
cent aujourd'hui que, dans une ville de l'Ouest, nom-
mée Minerva, les servantes, réunies en congrès, ont
décidé de frapper d'un interdit absolu les maisons où
on leur refuserait l'usage exclusif du salon un jour par
semaine, to receive their friends (pour recevoirs leurs
amis). Et dire que ces choses-là se passent dans un
pays où les cuisinières n'ont pas de militaires à leur
disposition! Il est vrai qu'il y a des pompiers.
CHAPITRE III
Le catholicisme aux États-Unis. — Un écran acoustique. — La vie
à New- York. — Les raisons pour lesquelles les Américains
viennent en Europe. — L'elevated. — Coney Island. — Le
capitaine Torpille. — Le théâtre. — L'art américain et l'art
chinois. — Considérations sur l'esthétisme en général et sur
M. Oscar IVyldc en particulier. — Hoffmann's Housc, — Les
succès de M. Bouguereau en Amérique.
Dimanche 17. — On m'a beaucoup reproché, dans
ces derniers temps, de n'aimer point les Américains
et de dénigrer, de parti pris, leurs institutions. C'est
une accusation contre laquelle je tiens absolument à
protester.
J'ai connu un très-grand nombre d'Américains :
quelques-uns de mes meilleurs amis appartiennent à
leur nation. Ce que j'admire surtout chez eux, c'est
cet esprit d'aventures et cette merveilleuse élasticité
de l'àme qui fait que les plus grands malheurs ne les
abattent jamais, et qui constitue la caractéristique de
leur race. J'admire d'autant plus ces qualités chez eux
qu'elles sont plus rares chez nous. Un Français, d'un
certain âge, ruiné, ne fait plus que végéter. Un Amé-
ricain essayera, au besoin, de dix carrières différentes
et ne désespérera jamais du succès final. De cette dif-
férence dans le génie des deux peuples, il y a des
exemples frappants, et qui ne sont pas à notre honneur.
EX VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 97
En 1815, par exemple, deux ou frois centaines de
mille hommes sont licenciés en France : les soldats ne
se fondent dans le reste de la nation qu'avec une diffi-
culté extrême. Quant aux officiers, il n'y en a pour
ainsi dire pas qui parviennent, ou même qui cherchent
à se créer une nouvelle carrière. L'immense majorité
préfère végéter dans la misère, avec une demi-solde
qui suffit à peine à les empêcher de mourir de faim,
menant une vie de paresse, de débauches et de priva-
tions, et fournissant à Balzac ces types de soudards
qu'il a personnifiés dans son Philippe Rigault.
Après la guerre de la sécession, plus d'un million
d'hommes sont licenciés en même temps. Une moitié,
ceux du Nord, reçoivent, il est vrai, quelques faveurs
du gouvernement victorieux, mais les autres, les con-
fédérés vaincus, n'ont d'autres ressources que de ren-
trer chez eux pour trouver leurs maisons brûlées,
leurs usines saccagées et leurs terres incultes. Pour
combler la mesure, le gouvernement est entre les
mains d'une tourbe de nègres, grisés par leur nou-
velle liberté, excités par les carpet-baggers du Nord,
qui sont venus exploiter la situation et qui abreuvent
d'humiliations leurs anciens maîtres. Peut-on imagi-
ner une situation mieux faite pour exaspérer des
hommes aussi fiers, et qui venaient de donner la me-
sure de leur valeur pendant cinq années d'une lutte
héroïque ?
En quelques mois, cependant, tout s'est apaisé.
Chacun est au travail. Le général Robert Lee, une des
plus grandes figures des temps modernes, a donné
l'exemple. Il a refusé l'offre d'une souscription nalio-
6
98 EN VISITE CHEZ I/O X CLE SAM.
nale à laquelle ses vainqueurs eux-mêmes eussent été
fiers de concourir, et gagne noblement sa vie comme
chef d'institution! Tous les riches planteurs de la
Louisiane et du Alaryland, élevés au milieu d'un luxe
resté légendaire, ont pris bravement la pioche et cul-
tivent eux-mêmes leurs champs de tabac. Leurs femmes,
que nous voyions en France nous éblouir par leurs
dépenses tapageuses, sont maintenant bien heureuses
quand elles récoltent assez de maïs pour nourrir leurs
enfants. Ceux-ci vont travailler dans les filatures de
colon qui s'élèvent de tous les côtés, et l'on n'entend
pas une récrimination. Je connais peu de choses plus
belles, dans l'histoire, que cette altitude de tout un
peuple.
Voilà ce que sont les hommes en Amérique. Mais, à
côté des hommes, il y a les institutions, et il ne faut
pas faire à ces institutions l'honneur de leur attribuer
un pareil résultat. La race a des qualités qui lui sont
propres, et, là comme chez nous, la forme républicaine
a eu pour effet de diminuer les qualités et de faire
ressortir les défauts. Les Américains eux-mêmes le
reconnaissent. M. de Tocqueville le signalait déjà. La
race de leurs hommes d'Etat va constamment en décli-
nant. Les compagnons de George Washington, élevés
à l'école de la monarchie, n'ont jamais été égalés par
ceux qui leur ont succédé. D'ailleurs, le même phé-
nomène est bien sensible chez nous. Danton et Raoul
Rigault étaient deux coquins, mais le premier était
d'une autre envergure que le second.
Les institutions américaines sont, pour la plupart,
la conclusion logique de la forme républicaine Monar-
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 99
chislc jusqu'aux moelles, j'ai la conviction absolue que
la république est une forme de gouvernement bonne
tout au plus pour de petits peuples pauvres, ou sor-
tant à peine de l'état sauvage, mais qui ramène infailli-
blement à la barbarie ceux qui, civilisés déjà, ont eu
le malheur de l'adopter. La Convention et la Commune
se sont chargées de démontrer surabondamment la
vériié de cette théorie, en ce qui concerne la France.
Si, en Amérique, la république paraît avoir réussi aussi
bien, cela tient à certaines conditions locales, notam-
ment à l'absence de voisins et à la possibilité d'agran-
dissement indéfini qui a, jusqu'à présent, empêché la
question sociale de se poser bien sérieusement. Mais
le retour à la barbarie n'en est pas moins indiqué
d'une manière sensible. La loi de Lynch est l'obliga-
tion qui incombe à chaque citoyen de se faire justice
soi-même, par suite de l'impuissance des institutions
qui devraient le protéger; et qu'est-ce qu'un pareil
état de choses, sinon de la belle et bonne barbarie? Or
la loi de Lynch devient tous les jours d'un usage plus
fréquent. Dans un seul comté, il y a eu, à ma connais-
sance, une soixantaine d'exécutions de ce genre en
moins de deux ans '.
Je ne suis donc pas, en principe, un admirateur
enthousiaste des institutions américaines. Il en est une
1 On croit en France que les faits connus sous le nom de loi de
Lynch ne se passent que dans quelques localités à moitié sau-
vages. C'est là une grave erreur. On peut presque dire qu'en
matière d'exécution, la loi de Lynch est la règle. Il ne se passe
guère de journée sans que les journaux en rapportent quelques
cas isolés. Dans le Sud, notamment, on entend raconter, comme
un fait tout à fait usuel, que les citoyens, ennuyés du nombre des
100 EX VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
cependant que je trouve merveilleuse, c'est leur orga-
nisation religieuse : et il me semble, sauf meilleur
avis, qu'étant donné cette civilisation moderne, l'état
de choses qui existe là-bas, sous ce rapport, est l'idéal
vers lequel on devrait tendre partout ailleurs.
Quand une religion nouvelle se produit, et cela
arrive souvent, ou simplement quand les membres
d'une religion déjà existante désirent fonder un nou-
veau centre de réunion, les intéressés se réunissent en
un meeting : on élit un président provisoire, on
nomme un conseil d'administration composé de sept
ou huit membres, qui s'appelle board of trustées, et
puis on dresse un procès-verbal de ces opérations, dans
lequel est indiqué le nom de la nouvelle paroisse, les
biens meubles et immeubles dont elle est dotée, la
liste des paroissiens, et par le simple dépôt de ce
document entre les mains d'un officier public, la
paroisse est constituée et a acquis la personnalité ci-
vile.
A partir de ce moment, le board of trustées entre
légalement en fonction : c'est lui qui nomme le ou
les ministres du culte, règle loutes les questions d'in-
térêt et administre, en un mot, dans toute la plénitude
de sa liberté. Tous les ans, il rend ses comptes à une
criminels qui encombraient la geôle, s'y sont transportés et les
ont tous pendus. Jamais il n'y a de poursuites.
Mars 1885. — Une histoire de ce genre vient d'arriver dans le
Montana : Un certain Con Alurphy parcourait le pays; à la tèle
d'une bande nombreuse de voleurs de chevaux. Les fermiers se
sont mis à sa poursuite. Murphy, réfugié dans une île du Missouri,
y fit une défense acharnée. Cinquante de ses hommes ont été pris
et pendus sans autre forme de procès.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 101
assemblée générale des paroissiens, qui procède à une
nouvelle élection de ses membres.
Dans toute cette organisation, il y a des détails bien
curieux. Ainsi, chaque année, la liste des paroissiens,
de la congrégation, comme on appelle cet ensemble,
doit être dressée à nouveau avant l'assemblée générale.
Chacun a le droit, à ce moment, de faire effacer son
nom : mais si on ne le fait pas, on est engagé, par
toutes les décisions que prend l'assemblée, pour la
durée de l'exercice suivant. Il arrive souvent que, pour
subvenir aux besoins du culte, ces assemblées votent
des cotisations obligatoires qui sont de véritables taxes,
dont la rentrée peut être poursuivie par toutes les voies
de droit. Certains Etats mettent même leurs collecteurs
d'impôts à la disposition des boards qf trustées qui en
font la demande; et, quand le cas se présente, ces col-
lecteurs perçoivent ces fonds, comme nos percepteurs
qui touchent les impositions communales en même
temps que celles de l'Etat. Les catholiques se sont
toujours refusés à user de ce moyen ; mais bien d'autres
confessions l'emploient.
Le gouvernement, et par gouvernement je veux dire
les Etats, car ces lois ne sont pas fédérales, et chaque
Etat est régi par une législation spéciale, le gouverne-
ment, dis-je, ne se désintéresse pas cependant d'une
façon absolue du droit de surveillance. Presque partout
des dispositions spéciales sont édictées, afin d'empêcher
le développement exagéré de ce que nous appellerions
les biens de mainmorte. Mais combien est bienveillant
l'esprit dans lequel elles ont été rédigées!
Dans l'Etat de New- York, par exemple, une paroisse
6.
102 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
peut posséder un revenu de 6,000 dollars (30, 000 fr.),
si elle est dans l'enceinte de la ville; de 3,000, si
elle est dans la campagne. De plus, on ne fait en-
trer en ligne de comple, pour l'évaluation de ce re-
venu, que le produit des immeubles ou des capitaux
placés. L'église, la cure, l'école, sont considérées
comme improductives. On ne compte pas davantage les
aumônes ou cotisations des fidèles, ni même le produit
de la location des bancs, qui atteint quelquefois une
valeur énorme. En Californie, chaque paroisse est au-
torisée à posséder jusqu'à 20,000 dollars (100, 000 fr.)
de rente. Dans l'Illinois, celte somme n'est pas fixée,
mais les églises ou congrégations ne peuvent posséder
qu'une certaine quantité de terres. En revanche,
celles-ci sont dégrevées d'impôts. Dans l'Ohio, on a
imposé aux Compagnies qui ont fondé toutes les villes
l'obligation de réserver certains terrains à bâtir. Des
trustées spéciaux administrent ces propriétés, dont les
revenus sont partagés entre toutes les églises qui se
fondent dans la ville.
Cette organisation, qui convenait admirablement
aux diverses communions protestantes, avait un incon-
vénient très-grave pour les catholiques, pour lesquels
l'unité administrative religieuse est moins la paroisse
que le diocèse. Cependant les premiers évêques s'en
contentèrent ; mais, au bout de peu de temps, il se pro-
duisit de tous les côtés des faits d'une extrême gravité.
Quand les rapports entre l'évêché, le curé et le board
of trustées étaient bons, tout allait pour le mieux.
Mais des froissements se produisaient quelquefois.
Certains boards qf trustées se refusaient à admettre les
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 103
curés désignés par l'évêque; en d'autres circonstances,
des curés interdits, s'appuyant sur un board favorable,
émirent la prétention de continuer l'exercice du culte.
A ces difficultés d'ordre intérieur vint se joindre tout à
coup, vers 1850, une sorte de persécution organisée
par un parti moitié politique, moitié religieux, qui
portait le nom bizarre de Ttnow nothing, et qui avait
acquis une très-grande influence, en effrayant les Amé-
ricains de naissance des progrès de l'émigration. Les
catholiques étaient attaqués indirectement. On leur
reprochait d'être soumis à une organisation religieuse
dont les chefs résidaient à l'étranger.
Ils résistèrent énergiquement et ne tardèrent pas à
triompher. Il est même à remarquer que c'est la pre-
mière et dernière fois qu'ils ont agi en masse comme
parti politique. Le clergé, n'ayant jamais été traité en
ennemi par aucun des deux grands partis qui com-
battent l'un contre l'autre, a toujours pu se désinté-
resser des luttes politiques. D'ailleurs, une circonstance
particulière lui imposait celte attitude. Les populations
catholiques, aux Etats-Unis, sont principalement d'ori-
gine irlandaise ou allemande. Or tous les Allemands
sont républicains, et tous les Irlandais, sans que per-
sonne ait jamais su pourquoi, sont démocrates.
C'est en 1863 seulement que, toutes les résistances
cessant, nos coreligionnaires ont pu obtenir des lois
spéciales réglant définitivement leur organisation. La
paroisse, chez eux, constitue bien encore une personne
légale, maîtresse absolue de ses biens; mais chaque
board of trustées, au lieu d'être nommé par les parois-
siens, est formé : 1° de l'évêque, président de droit;
104 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
2° d'un grand vicaire désigné par lui; 3° du curé éga-
lement nommé par lui et toujours révocable, car l'ina-
movibilité n'existe pas1; A" de deux laïques nommés
par les trois premiers membres. Dans un ou deux
Etats, la Californie notamment, l'évècliô peut aussi
être érigé en personne civile, mais alors les comptes
de l'évêque devront être soumis au juge du district;
enfin, dans beaucoup d'États, on a fait encore d'autres
lois spéciales pour les catholiques, qui, bien qu'em-
preintes d'une certaine méfiance, sont trop raisonnables
pour qu'on songe à s'en plaindre. Ainsi, à New- York,
une personne qui meurt en laissant un conjoint ou
des enfants, ne peut consacrer que la moitié de sa for-
tune à des fondations pieuses. Une autre disposition a
pour but d'empêcher les captations. Une donation
n'est valable que lorsque le testament qui la constitue
est daté d'au moins deux mois avant la mort du testateur.
J'achevais de parcourir une foule de brochures et de
rapports traitant de ces matières, qu'un ami obligeant
m'avait prêtés hier, quand AI... est venu me prendre
pour aller à la messe. L'hôtel a, aujourd'hui dimanche,
une physionomie toute spéciale. Dans le hall, le bureau
du télégraphe elle bai' sont fermés : mais les consom-
mateurs ne sont pas pour cela privés de leurs drinekt
favoris. Ils en sont quittes pour les faire monter dans
leurs chambres : de nombreux garçons circulent dans
les corridors, portant sur des plateaux les cock tails
qui doivent consoler les victimes de l'austérité puri-
1 Ceci était vrai au moment où ces lignes ont été écrites : mais
un concile, réuni à Baltimore en octobre dernier, a décidé qu'à
l'avenir un curé sur dix serait inamovible.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 105
taine. Du reste, celle austérité me semble assez tem-
pérée. Dans les rues, la circulation est certainement
moins grande que les autres jours, mais la différence
est bien moins sensible qu'en Angleterre. Nous allons
à la cathédrale catholique delà cinquantième rue. C'est
un magnifique édifice gothique, en marbre blanc. Les
deux tours du portail ne sont pas encore tout à fait
achevées, bien qu'on ait déjà dépensé quelque chose
comme 10 millions de francs, loujours d'après mes
brochures. Elles ajoutent que la plus grande partie de
cette somme est le produit de souscriptions recueillies
sou à sou parmi de pauvres femmes irlandaises. Quand
le terrain a été acquis par l'archevêque, il n'avait
presque aucune valeur : maintenant c'est le quartier
le plus élégant. Derrière l'église se trouve l'évêché.
Au moment où nous entrons, la grand'messe va
commencer. En nous voyant hésiter un peu, un jeune
homme très-bien mis, la boutonnière ornée d'un in-
signe, se détache d'un groupe qui stationne près de la
porte, vient nous demander si nous sommes étrangers,
et, sur notre réponse affirmative, nous conduit à un
pew vacant, dont il nous ouvre la porte. J'aime beau-
coup cet usage hospitalier que j'ai déjà observé dans
quelques églises catholiques en Angleterre.
La musique est remarquablement bonne : il y a
surlout deux ou trois solistes qui chantent admirable-
ment. Il parait, du reste, que la maîtrise de la cathé-
drale catholique est renommée. Elle ne se compose
cependant que d'amateurs. Au prône, un prêtre monte
en chaire et, après les annonces d'usage, prêche pen-
dant un quart d'heure environ. La voix est bonne,
106 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
mais le geste est un peu forcé, et puis il a cet accent
affecté et chantant qu'ont tous les prédicateurs an-
glais, et qui nous fait toujours un effet désagréable, à
nous autres Français. Je suis frappé de la netteté avec
laquelle je perçois ses moindres paroles, quoique je
sois assez loin delà chaire. Je finis par découvrir qu'il
a derrière lui un écran acoustique, très-habilement
dissimulé par des peintures et des ornements. La tète
de l'orateur se trouve juste au foyer. Le résultat est
vraiment extraordinaire : je m'étonne qu'on n'installe
pas de semblables appareils dans nos églises, dont
l'acoustique est généralement si mauvaise.
En sortant, nous allons déjeuner chez madame M...
Sur notre demande, son frère nous fait visiter la mai-
son. Ici, comme en Angleterre, elles se ressemblent
toutes, à tel point qu'il est souvent très-difficile de les
distinguer l'une de l'autre dans la même rue. Elles
ont même, à de très-rares exceptions près, les mêmes
dimensions, vingt-cinq pieds de façade sur cent soixante
de profondeur. Un escalier extérieur en pierre brune,
de huit ou dix marches, à rampes sculptées, conduit à
une porte de chêne verni, qui ouvre sur un vestibule
assez étroit. A gauche, un petit salon, généralement
muni d'un grand bow window; derrière, la salle à
manger. Aux étages supérieurs, un salon sur le de-
vant et six ou sept grandes chambres, presque toutes
pourvues d'un cabinet de bain ou de toilette. Les cui-
sines et offices sont au-dessous, se prolongeant, en
sous-sol, dans toute la longueur du trottoir delà rue. On
y accède par une porte placée sous l'escalier d'entrée.
Tout cela est agencé et machiné d'une manière ex-
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 107
traordinaire. Il y a un petit ascenseur pour monter les
malles à tous les étages, de l'eau partout; dans beau-
coup de maisons, parait-il, on a dans chaque chambre
un robinet d'eau chaude qui est fournie par une usine
centrale. Il y a des becs de gaz dans tous les coins; les
cheminées aussi sont chauffées au gaz. A la tête des
lits, un petit tableau électrique tout hérissé de bou-
tons. L'un sert, en cas de vol, à appeler la police; un
autre, les pompiers, en cas d'incendie; un troisième
aboutit au bureau d'une agence de commissionnaires;
quelquefois, un quatrième va chez le médecin de la
famille. On devine qu'on cherche, avant tout, à éviter
de l'ouvrage aux domestiques, ou plutôt à se passer,
autant que possible, de domestiques. Ceux-ci, surtout
les hommes, sont d'ailleurs très -difficiles à trou-
ver. Un cocher se paye 5 ou 600 francs par mois,
et, s'il est Américain, il tiendra absolument à garder
des moustaches en livrée. Par le fait, le service est
presque entièrement fait par des femmes, irlandaises
ou suédoises, le plus souvent. Cette maison, qui est
habitée par quatre ou cinq personnes, dont deux
dames, fonctionne seulement avec deux femmes. En
France, il faudrait au moins six ou sept domestiques.
Tout cela est assurément très -confortable, très-
luxueux même, car il y a partout de superbes objets
d'art rapportés d'Europe : mais ce sont un luxe et un
confort d'hôtel qui nous étonnent un peu et auxquels,
il me semble, nous nous habituerions difficilement. La
vérité est qu'à New-York, comme, du reste, dans les
autres villes de l'Amérique, on semble s'être attaché à
rendre, surtout au moyen des droits protecteurs, la
108 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
vie horriblement chère à ceux qui veulent avoir le
moindre luxe.
Dans ce quartier-ci, Madis on- Avenue, le terrain
vaut de 2 à 3,000 francs le mètre carré. C'est un peu
plus du double de ce qu'il coûte aux Champs-Elysées.
Une maison comme celle que nous visitons représente
un loyer de 20 à 25,000 francs. Un propriétaire pari-
sien ne pourrait pas espérer en tirer plus de 10,000.
Tout est à proportion. Une paire de gants coûte 11
ou 12 francs. Un bon tailleur fait payer un habit noir
5 ou 600 francs. Quand une femme va essayer des
chapeaux, tous ceux qu'on lui présente viennent de
la rue de la Paix, et ont payé un droit de 100 à
110 francs. Ajoutez le prix de Paris, les bénéfices de
la modiste américaine, et figurez-vous les notes qui
arrivent chez un mari yankee dont la femme a des
prétentions à l'élégance. Les souliers de soirée vien-
nent aussi de Paris. Ils payent 40 francs d'entrée. On
ne peut avoir une bouteille de Champagne à moins de
15 ou 20 francs, et bien des gens là-bas en boivent
constamment La course d'un fiacre se paye 10 francs,
si c'est un coupé; 15 pour un landau.
En revanche, les vivres ordinaires sont à bon mar-
ché. Le bœuf coûte de 8 à 12 sous la livre; le mouton,
de 9 à 15 : le premier est bon, le second fort mé-
diocre. Les légumes sont assez chers. Alais, ensonrme,
un ouvrier ou un petit employé dont la femme fait le
ménage dépense moins qu'en France pour sa nour-
riture. Il faut ajouter que, sur ce chapitre, il est moins
difficile, et que ses vêtements et son logement lui coû-
teront beaucoup plus cher.
E M VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 109
Les politiciens américains sont très-fiers de ce ré-
sultat, qui est en grande partie voulu. « Il n'y a aucun
inconvénient, disent-ils, à rendre le luxe aussi cher
que possible, puisque le luxe ne se compose, en
somme, que de superfluités. a II est certain qu'on
peut débiter sur ce thème bon nombre de phrases qui
feront toujours un certain effet sur les électeurs. Un
paysan limousin, qui tire pour 1,500 francs de truffes
d'un hectare de pierrailles où rien ne pousserait,
trouve peut-èlre que le luxe a bien quelques bons côtés
pour lui. Le principe peut èlre juste jusqu'à un cer-
tain point, mais il ne me parait pas prouvé qu'il ne
résulte pas pour les Américains eux-mêmes quelquss
inconvénients de l'exagération avec laquelle il est ap-
pliqué. D'abord il faut remarquer qu'en ce qui con-
cerne New-York, ces prix ridicules ne profitent qu'aux
intermédiaires et au fisc, qui n'en a pas besoin; car les
impôts donnent de tels produits, et les dépenses,
malgré tous les gaspillages, sont tellement minimes,
que la dette sera bientôt éteinte et qu'on ne sait plus
que faire de l'argent. Les salaires sont très-peu supé-
rieurs à ceux de Paris : un terrassier gagne 5 francs
à 7 fr. 50 par jour; un plombier, de 10 à 12 fr. 50,
et les chômages ne sont pas rares.
Ensuite on n'empêchera jamais un homme qui a de
la fortune d'entourer sa famille et de s'entourer lui-
même d'un certain luxe. Si la réalisation de ce désir,
assurément bien légitime, est par trop onéreuse, il
pourra très-bien arriver qu'il se transporte dans un autre
pays. En faisant payer cent francs à une femme le droit
de faire venir un chapeau de chez madame Yirot, et
7
110 .E\" VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
quarante celui de porter à ses pieds les chefs-d'œuvre
de M. Ferry, vous finirez par lui inspirer la pensée
qu'il serait, en fin de compte, plus économique et
certainement plus agréable d'aller les choisir et les
porter elle-même en France. Beaucoup des Améri-
cains qui viennent vivre en Europe, chez nous princi-
palement, y viennent, chassés qu'ils sont de leur pays
natal par la cherté de la vie. On peut facilement se
rendre compte de ce que coûte à l'Amérique le départ
de ces gens. Il y en a de 15 à 20,000. En prenant le
chiffre de 18,000, et admettant que chacun dépense
10,000 francs en moyenne, ce qui n'a rien d'exagéré
puisqu'il s'agit uniquement de gens riches, c'est
180 millions qui sont perdus chaque année pour les
ouvriers américains et gagnés par les nôtres1.
Cette tendance à l'émigration qui se manifeste chez
les classes riches est plus sensible en Amérique qu'ail-
leurs, mais elle n'est cependant pas absolument spé-
ciale à ce pays, car elle n'est que le résultat de l'évo-
lution démocratique qui se produit partout dans le
choix du personnel gouvernemental. La fortune sans
obligations, sinon matérielles, du moins morales, est
un produit de notre époque. Autrefois la richesse ne
1 Ces chiffres sont manifestement, du reste, fort au-dessous de
la vérité. Un seul Américain, bien connu à Paris, qu'il vient
de quitter pour aller s'établir à Rome , tirait de ses mines en-
viron 50 millions par an. On estimait la succession de M. Van-
derbilt à 1 milliard. Par un phénomène assez étrange, la fortune
publique a une tendance telle à se concentrer entre quelques
mains, que des hommes d'Etat américains prétendent qu'un jour
ou l'autre le Congrès cherchera à prendre des mesures de nature
à la neutraliser. Je ne sais trop ce qu'ils pourront faire.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 111
se comprenait guère sans l'exercice de certaines fonc-
tions publiques , locales et gratuites le plus souvent :
les unes servant à rehausser l'autre. C'est la conser-
vation de ces anciens usages qui retient si longtemps
dans ses terres l'aristocratie anglaise. Partout où ils se
perdent, les campagnes sont abandonnées peu à peu
par les gens riches. C'est un mouvement qui s'ac-
centue tous les jours chez nous. A l'exception d'une
petite zone aux environs de Paris, il ne se construit
plus de châteaux, et les anciens se vident peu à peu
ou ne sont plus habités que très-peu de semaines par
an. Quand on vend une terre, l'habitation se donne
toujours par-dessus le marché, quelle que soit son
importance. On finit par se lasser de l'hostilité sourde
qu'on sent autour de soi, excitée par les petites ambi-
tions locales; de l'oisiveté qui en est la conséquence
et du rôle de tète de Turc qu'on est appelé à jouer.
.Les natures les plus patientes abandonnent la partie, et
les gens riches finissent par se cantonner dans les villes.
Il en résulte que la séparation des classes n'a jamais été
aussi grande qu'elle l'est à présent.
Aux Etat-Unis, jamais, au grand jamais, une per-
sonne riche ne songe à vivre à la campagne. La vie
de château y serait d'ailleurs impossible. L'organisa-
tion municipale s'y oppose absolument. En France,
surtout depuis la suppression de l'adjonction des plus
fort imposés, un châtelain est souvent suffisamment
victime parun conseil municipal hostile; mais, en Amé-
rique, on ne sait où les choses pourraient en venir. Le
malheureux serait absolument taillable et corvéable à
volonté, car les communes n'y sont pas, comme chez
112 EX VISITE CHEZ L'OIYCLE SAM.
nous, en tutelle. Les comtés, comme les tow?iships,
jouissent dune liberté absolue en matière d'impôt,
tant pour la quotité que pour le mode de répartition,
à moins cependant de dispositions contraires dans la
charte constiutive ; et les abus qui en résultent dépas-
sent l'imagination. Des associations de malfaiteurs se
forment fréquemment dans le but d'exploiter cette
source lucrative de bénéfices. On s'empare du pouvoir
d'une manière quelconque, on vote des impôts ou des
emprunts, dont on se partage le produit, et puis on
disparaît pour aller recommencer ailleurs la même
opération. La ville de New-York elle-même a été
pendant quelque temps entre les mains d'une bande
de ce genre. On a évalué à 100 ou 150 millions de
dollars les sommes partagées par les différents com-
plices, par le ring, selon l'expression consacrée. A
New-Jersey, la valeur totale des propriétés particu-
lières est inférieure au montant des dettes municipales.
Les faits qui sont signalés tous les jours sont si graves
que le Congrès a déjà été plusieurs fois saisi de lois
ayant pour but d'établir, pour les élections munici-
pales, un cens assez élevé. Jusqu'à présent on n'a pas
osé aller jusque-là, mais on a amendé, dans un sens
restrictif des droits delà municipalité, les chartes con-
stitutives de certaines villes.
Il résulte de tout cela qu'un Américain riche peut
bien vivre dans un petit village comme industriel. Il
tient ses ouvriers et, par eux, la municipalité ; car
c'est encore une chose à noter que patrons et compa-
gnies usent, là-bas, très-librement et très ouvertement
de leur influence, au besoin même, de leur autorité,
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 113
en matière d'élection. Lachose va parfois jusqu'à l'abus,
car les partis politiques sont constamment obligés
d'engager avec les grandes compagnies, surtout avec
celles des chemins de fer, des marchandages qui coû-
tent souvent cher au trésor ; mais personne ne songea
trouver mauvais qu'un chef d'industrie mette àlaporte
de son usine un ouvrier qui lui fait de l'opposition.
Cela constitue même, pour le suffrage universel, un
correctif d'une grande importance.
Mais un propriétaire qui voudrait simplement se re-
tirer à la campagne, pour y vivre de ses rentes, trou-
verait bientôt la position intenable, car vouloir vivre
en Amérique à l'état d'unité isolée, est une prétention
à laquelle il faut bien vite renoncer, à moins d'avoir
une fortune colossale : auquel cas on impose sa volonté
à tous. Son arrivée serait tout de suite le signal d'une
ligue de tous ses voisins, et sa fortune serait mise en
coupe réglée, sous les prétextes les plus ingénieux, par
les soins des petits politiciens faméliques de la localité.
Les paysans du fameux roman de Balzac sont tenus en
bride par un préfet, un procureur du roi et des gen-
darmes. Supposez-les absolument libres, et figurez-vous
ce que deviendra la fortune du général Montcornet.
En Amérique, on aurait, il est vrai, la ressource de
s'emparer des fonctions municipales au moyen de
fortes sommes dépensées judicieusement : mais ces
dignités ne tentent que ceux qui sont bien décidés à
en tirer un bénéfice pécuniaire quelconque. Les mœurs
politiques sont telles, que le premier journaliste venu
se considère comme ayant le droit absolu de dire t ut
ce qui lui passe par la tète, sur le compte des hommes
114 E\ VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
du parti opposé, sans se préoccuper, du reste, le moins
du monde, de savoir jusqu'àquel point ses affirmations
sont fondées1. Quand on est grassement payé pour
s'entendre appeler, tous les matins, par les crieurs de
journaux, « voleur », « assassin » ou « concussion-
naire » , on peut à la rigueur en prendre son parti ;
mais, quand on n'a pas besoin d'un argent aussi chè-
rement gagné, on fuit comme la peste des positions
dont les agréments sont aussi contestables.
Beaucoup d'Américains restent par goût dans les
affaires jusqu'à la fin, mais à ceux qui s'en retirent, il
ne vient jamais à l'idée de briguer des fonctions publi-
ques. Ils ne peuvent pas aller vivre à la campagne; le
séjour à la ville, bien que les exposant moins à des tra-
casseries, n'est pas absolument sûr ; en tout cas, il est
horriblement cher : un grand nombre s'empressent
donc de mettre l'Océan entre leur pays et eux.
Dans les conditions d'existence qui leur sont faites
par la force des choses, le sentiment de la patrie ne
peut qu'aller en s'affaiblissant. Les mêmes causes pro-
duisent d'ailleurs les mêmes effets dans d'autres pays,
constitués politiquement de la même façon. C'est ce
qui explique que certains quartiers de Paris, de Rome
et même de Londres sont presque entièrement ha-
1 Au moment où je recopie ces lignes, MAI. Blaine et Cleve-
iand se disputent la présidence des Etats-Unis. Les journaux ré-
publicains ont prouvé que M. Cleveland, le candidat démocrate,
avait abandonné sa femme. A quoi les démocrates ont répondu
en établissant péremptoirement que AI. Blaine n'avait jamais été
marié avec la sienne. Ces assertions sont-elles fondées? C'est
possible, mais peu probable. Il serait bien extraordinaire que
leurs t cas i eussent autant d'analogie.
EX VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 115
bités par des étrangers, vivant en Europe depuis
des années, souvent même depuis plusieurs géné-
rations, et n'ayant pas plus le désir de retourner chez
eux que celui d'adopter définitivement la nationalité
des pays auxquels ils demandent l'hospitalité. Ils sont
Boliviens, Péruviens, Américains de nom; mais, par
le fait, ils sont citoyens du monde, adoptant, moitié
par goût, moitié par force, la cynique devise que
l'un des meurtriers de Charles Ier fit inscrire sur sa
tombe, à Lausanne, je crois: Ubibene, ibi patria!
Autrefois, c'était celle des aventuriers et des déclas-
sés. Ce qu'on appelle l'absentéisme ne s'observaitguère
qu'en Irlande et était l'objet des vitupérations de tous
les économistes, qui le signalaienteomme une calamité
publique. Le fait s'est déjà bien généralisé. Au lieu
d'être une toute petite exception, il deviendra la règle,
si les classes riches, pourchassées par des démocraties
envieuses qui ne veulent pas leur laisser la place à la-
quelle elles auraient incontestablement droit, finissent
par constater qu'une vie errante et un gros portefeuille
bondé de valeurs au porteur constituent seuls une
assurance efficace contre les tracasseries et les exac-
tions des gouvernements.
Jusqu'à présent, nous n'avons pas eu trop à nous
plaindre de cet état de choses, du moins au point de
vue matériel, puisque c'est surtout chez nous que ces
pèlerins viennent dépenser leurs millions. Cependant
il faut se rappeler que, depuis la fin de l'Empire, leur
nombre tend à décroître, en France, pendant qu'il aug-
mente ailleurs, et que ces hôtes sont, de leur nature,
essentiellement nomades. Si. non contents des énor-
116 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
mes profits qui résultent pour notre industrie de leur
séjour parmi nous, les étonnants gouvernants auxquels
sont livrées nos destinées veulent les tracasser en
leur demandant, par exemple, directement, par des
impôts exagérés sur le luxe, l'argent qu'ils nous don-
nent si libéralement d'une manière indirecte, on ne
tardera pas à les voir prendre leur volée vers des pays
régis par des gouvernements plus experts dans l'art de
plumer la poule sans la faire crier. Et ce jour-là, il ne
serait pas impossible que quelques Français en vins-
sent à imiter leur genre de vie, ce qui n'a jamais eu
lieu jusqu'à présent.
Lundi 18. — Aujourd'hui le temps est si beau, mais
en même temps si chaud, que nous sommes convenus,
M... et moi, d'aller passer l'après-midi et la soirée au
Bougival de New-York, à Coney-Island. L'autre jour,
nous sommes allés déjà dans ce lieu de délices, pour les
courses ; mais ce soir, c'est vers l'autre extrémité de
l'île que nous nous dirigeons. Le programme des diver-
tissements que nous comptons nous offrir, comporte un
bain de mer, suivi d'un dîner sur l'une de ces jetées
[piers) qui jouent un si grand rôle dans la vie des Anglais
en villégiature sur les côtes. Le capitaine D..., un offi-
cier d'artillerie français dont nous avons fait la connais-
sance à bord de la Provence, s'est joint à nous pour
cette partie qu'il a déjà faite et dont il dit merveille.
Nous avons pris Y Elevated Railway pour nous ren-
dre au wharf An bateau. C'est lapremière fois que nous
nous en servons. Je dois dire que, comme moyen de
transport, et étant donné les énormes distances qui se-
UXK STATION DE L BLEVATKD lUIlROAl).
(•23e rue )
EN VISITE CHEZ L'ONCl.E SAM. 117
parent les différentsquartiers,onne peut rien imaginer
de plus commode. La vogue extraordinaire dont il
jouit s'explique parfaitement. On accède sur la voieau
moyen d'escaliers doubles, abrités par des pavillons
construits dans un style chinois du plus heureux effet ;
les wagons, en disposition d'omnibus, sont admirable-
ment propres, confortables et aérés; ils sont même
luxueux : les arrêts sont suffisamment fréquents ; enfin,
la vue dont on jouit, au passage des maisons, en plon-
geant de l'œil, par les fenêtres ouvertes, dans les ap-
partements, donne lieu à des études de mœurs du plus
haut intérêt, au moins pour les observateurs. Je nesais
ce qu'en pensent les observés, mais mon cœur de pro-
priétaire saigne quand je pense au sort de mes infor-
tunés collègues, les propriétaires new-yorkais des mai-
sons le long desquelles nous passons ; et comme la vue
des malheurs d'autrui a toujours pour effet de nous
apitoyer sur ceux qui nous menacent, j'adresse une fer-
vente prière à saint Eloi, patron des métallurgistes et
des ingénieurs, pour qu'il lui plaise d'éloigner de l'es-
prit des gens qui nous gouvernent l'idée d'adopter le
même modèle pour le « métropolitain », dont on
parle tant à Paris. Seulement, il est à craindre que sa
qualité de saint ne lui nuise auprès des membres du
conseil municipal auquel sont confiées nos destinées,
et que, par suite, l'intervention de l'illustre conseiller
et ami du grand roi Dagobert ne soit plus nuisible
qu'utile.
La double voie de YElevated est, en effet, établie
sur une charpente en fer, supportée par des piliers à la
hauteur du premier étage. De chaque côté, elle n'est
7.
118 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
guère séparée des maisons que par la largeur des trot-
toirs qui sont ainsi convertis en espèces de ruelles
sombres. Quant à la chaussée, elle est dans un état
de saleté et d'abandon qu'on se figure difficilement.
YïElevated n'en est peut-être pas directement la cause,
mais, cependant, il y est bien pour quelque chose par
l'humidité qu'il maintient en empêchant la circulation
de l'air. Il faut dire aussi que partout ici l'entretien des
rues et des avenues laisse à désirer. Nous avons, ce
matin, été témoins d'un spectacle que j'avais vu quel-
quefois dans les chemins de terre normands, mais
jamais ailleurs. En bas de Broadway, la roue d'un
camion s'est enfoncée dans une ornière, à ce point que
les chevaux ne pouvaient plus l'en tirer. Le conduc-
teur est tranquillement descendu de son siège, a pris
un pic accroché sous sa voiture, a achevé de déchausser
cinq ou six des pavés qui le gênaient, a dégagé sa roue
et puis est reparti, heureux et fier de son petit travail,
qu'un policeman avait considéré avec un certain intérêt.
Les trois étages de l'immense Ferry boat sont
bondés de promeneurs, qui vont, comme nous, respirer
l'air frais de Coney-Island. Cette plage-là n'est pas un
rendez-vous élégant. Le personnel qui s'y rend corres-
pond à peu près à celui qui s'ébat, le dimanche, dans
le bois de Meudon. Ce sont des boutiquiers aisés ou
des employés qui vont faire respirer l'air frais de la
mer à leurs familles. Ce qui nous frappe, nous autres
Français, c'est la bonne tenue de tout ce monde et
l'absence complète du personnel féminin interlope
qui abonde tant dans nos fêtes de banlieue. Quand
nous accostons à l'immense jetée couverte en fer, qui
E1V VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 119
sert à la fois de casino et de restaurant, tous se préci-
pitent vers un bâtiment à trois étages contenant des
milliers de cabines. L'instant d'après, nous les voyons
ressortir vêtus des costumes de bain les plus invraisem-
blables et courir à la mer.
On a pu faire un code international du droit des
gens. Il est bien sujet à quelques surprises et manque
un peu de sanction, mais enfin il existe. On est aussi
arrivé à un code international de signaux qui, celui-là,
fonctionne à merveille; mais je crois qu'il faut renon-
cer à l'espoir de voir jamais codifiées les lois de la
pudeur. Les points de vue sont trop différents. Il y a
d'abord les Japonais qui, sur ce sujet, sont des nihilistes
complets. Je passais un jour avec un missionnaire
devant un grand bain public, à Yokohama, dans l'in-
térieur duquel on voyait, par la porte ouverte, une
centaine de dames et autant de messieurs, rouges
comme des homards cuits et vêtus à l'avant-dernière
mode du paradis terrestre, s'ébaltant dans la vapeur
d'eau chaude et venant, de temps en temps, toujours
dans le même costume, respirer, jusque sur le trottoir,
l'air frais de la rue, par groupes de cinq ou six.
k C'est l'usage du pays, me dit le P. X..., en haus-
sant les épaules, de l'air philosophique d'un homme
auquel de nombreux voyages ont appris à ne pas s'é-
tonner de grand'chose.
— Mais y a-t-il quelqu'une de vos paroissiennes dans
le nombre?
— C'est plus que probable.
— Eh bien, est-ce que vous ne leur faites pas
quelques observations?
120 EX VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
— Oh! j'y ai renoncé. Elles ne comprenaient pas. »
Chez nous, je crois que la remarque est de
If. Alphonse Karr, il y a une pudeur d'eau douce et
une pudeur d'eau de mer : la première, beaucoup
plus sévère que la seconde. A Trouville, les femmes
les plus rigoristes n'hésitent pas à se baigner en
public. Elles pousseraient des cris de pintade, à la
seule idée d'en faire autant à Paris. En Angleterre, la
pudeur prend une forme spéciale. 11 est absolument
interdit de prononcer le mot de pantalon, mais il est
très-permis d'aller dans le monde sans en porter;
témoin les Ecossais. Les caleçons de bain y sont
inconnus, et même, pour les femmes, les costumes ne
sont que d'un usage restreint. Je me souviens d'avoir
accosté, il y a quelques années, avec une baleinière,
une petite plage cachée entre des rochers, non loin de
Scarborough. A mon grand étonnement, je tombai sur
une troupe de naïades qui prenaient leurs ébats dans
l'eau, costumées comme les déesses de H. Bouguereau.
Ma présence ne parut pas les déranger beaucoup. Les
toilettes anglaises comportent aussi des décollelages tout
à fait extraordinaires. J'en appelle aux souvenirs de
tous ceux qui ont été dans le monde ou au théâtre, à
Londres.
A ce qu'il nous a paru, les Américains semblent se
rattacher à l'école anglaise. Le respectahle capitaine
au long cours, surnommé le Père la Pudeur, qui a élé
commis, par le conseil municipal de Trouville, à la
surveillance de la plage à ce point de vue spécial,
aurait sûrement une attaque d'apoplexie causée par
l'indignation, s'il voyait s'étaler, dans ses domaines, les
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 121
costumes qu'on porte à Coney-Island. Il y en avait là
qui
Par en bas si haut commençaient,
Et par en haut si bas finissaient,
qu'ils auraient été dignes de figurer dans les illustra-
tions de M. Grévin. Des petites filles de dix ou douze
ans avaient un simple pantalon soutenu par deux bre-
telles. Leurs mamans étaient un peu plus vêtues, mais
pas beaucoup. Ce qui nous parut original, c'est que
plusieurs avaient conservé, pour se baigner, de longs
bas de laine jaune. Peut-être leurs jarretières étaient-
elles ornées de la fière devise de leurs aïeules anglaises :
Honni/ soit qui mal y pense! Toujours est-il que
l'effet produit n'était pas heureux.
Sur la plage, plusieurs photographes ont établi leurs
appareils et appellent les clients à grands cris. Ils
semblent faire des affaires d'or. Des familles entières
passent devant l'objectif, en costumes de bain. Il parait
que c'est très à la mode en ce moment. A toutes les
vitrines de photographes, on voit des jeunes gens qui
se sont fait représenter en boxeurs, le buste nu. Nous
avons même reconnu, dans le nombre, des figures de
connaissance. En ce qui concerne les hommes, la
beauté physique est bien plus commune chez les
Anglo-Saxons que chez nous : et il est singulier de
voir combien elle est appréciée. Ils ont conservé un
peu sous ce rapport la tradition de la Grèce antique.
Rien n'est amusant comme d'observer les soins que
prend de sa personne un jeune officier anglais désireux
de faire son petit effet. Du reste, à ce point de vue
122 EX VISITE CHEZ LOXCLE SAM.
spécial, il a raison. Une Française dit bien rarement
d'un homme : * Il est beau! » et quand elle le dit,
c'est presque toujours en mauvaise part. On pense
instinctivement à un coiffeur. He is so handsome! est
une expression qui revient, au contraire, à chaque
instant dans la bouche d'une Anglaise ou d'une Amé-
ricaine, et avec une signification toute différente.
Nous nous arrachons cependant à ce spectacle semi-
êdénique, pour aller dîner sur \e,pier, où nous faisons
un exécrable dîner aux sons d'une musique enragée.
Ce qui se consomme autour de nous de softshellcrabs,
de clams et autres de ces menues friandises que les
Napolitains appellent des frutti di mare, n'est pas
croyable. Du reste, ici, comme dans les hôtels, on en
est au régime des innombrables soucoupes servies
toutes à la fois et rangées autour de votre assiette.
Quel grand homme et quel profond moraliste que
M. Brillât-Savarin, et comme il avait raison quand il
formulait son fameux axiome : « Dis-moi ce que tu
manges, et je te dirai ce que tu es! ■>■>
Quand on voit les Américains picorant dans tous les
plats du bout de leur fourchette, accumulant sur leur
assiette une masse hétérogène de victuailles les moins
assorties, ayant recours aux condiments les plus extra-
vagants pour assaisonner ces horribles pâtées qu'ils
délayent après le repas, jamais pendant, de grands
verres d'eau glacée, on devine une race inquiète et
remuante, à laquelle son estomac ne laisse pas un
instant de repos. Du Saint-Laurent au golfe du Mexique,
et de l'Atlantique au Pacifique, la fâcheuse gastrite
règne en souveraine absolue sur tout le continent
EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM. 123
américain. Depuis leur naissance, femmes et hommes
se bourrent de sucreries, et ne font jamais aucun
exercice, à moins d'y être absolument obligés : aussi
les dents sont des chefs-d'œuvre d'orfèvrerie, et leurs
dentistes ont une telle expérience qu'ils inondent le
monde entier de leurs élèves. Un Yankee de vingt ans
n'a plus d'estomac, ou, du moins, ce qui lui reste de
cet organe est si délabré qu'il est inutile d'en parler.
Du reste, ils seraient doublés et chevillés en cuivre,
qu'ils ne résisteraient pas aux cinq ou six repas avalés
chaque jour, à la hâte, à n'importe quelle heure, aux
carafes d'eau glacée absorbées incessamment; enfin à
tous les aliments indigestes qu'ils ingèrent depuis leur
naissance. Dans ce moment-ci, on sert partout, à tous
les repas, des épis de maïs bouilli. On les prend tout
chauds, à deux mains, et puis on ronge, à l'instar des
écureuils. Quelques-uns les arrosent au préalable de
mélasse! mais presque tous en avalent un ou deux
avant chaque repas, comme apéritif.
Notre aimable compagnon D... voudrait nous faire
rester jusqu'à minuit, pour assister à un feu d'artifice
qui doit couronner la petite fête : mais, voyant que
nous sommes décidés à revenir plus tôt, il renonce à
ce projet, et nous partons ensemble, à neuf heures.
Nous l'avons surnommé le capitaine Torpille, non à
cause de l'exubérance de son caractère, qui est au
contraire doux et amène au suprême degré, mais à
cause de son goût désordonné pour l'étude de la poudre
à canon et des substances fulminantes en général.
Toute détonation l'attire : une explosion le charme :
un cataclysme, comme celui de Krakatoa, a seul le
124 EX VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
pouvoir de lui faire perdre, pendant quelques instants,
sa bonne humeur habituelle. Il l'indigne, car il voit,
dans un fait de ce genre, un empiétement des forces
de la nature sur les attributions du corps des artilleurs
et artificiers qui devraient être, en tous pays, chargés
du soin d'organiser les éruptions, lorsqu'elles peuvent
être nécessaires au bon fonctionnement de l'organisme
terrestre.
Il a déjà parcouru une bonne partie du globe, tou-
jours voyageant à ce point de vue spécial. L'Amérique,
seule, avait jusqu'à présent échappé à ses investigations.
Il l'avait bien traversée, l'année passée, de San-Fran-
cisco à New- York, en revenant du Japon, dont la
pyrotechnie n'a plus de mystères pour lui , mais sans
avoir le temps de s'y arrêter. Aussi cette année, aux
premiers beaux jours, a-t-il sollicité du minisire l'au-
torisation de venir combler une aussi fâcheuse lacune,
et c'est grâce à cette heureuse circonstance que n us
nous sommes rencontrés. — On lui a donné une liste
des poudreries dont il doit surprendre les secrets. Lès
son arrivée, il voulait se précipiter à la recherche de
la première. Mais, le soir même de notre débarque-
ment, en ouvrant un journal, j'y vis, aux faits divers,
la terrible nouvelle que voici :
IMMEXSE DÉSASTRE
300 OUVRIERS SAUTÉS EX l'AIR
les morceaux en sont retombés a 3 .milles ue distance
Earthquake-Citv n'EXISTE plus!!!
D... pâlit en m'écoutant. Earthquake-City était
précisément la première des poudreries qu'il devait
visiter. Elle avait sauté, et il n'était pas là! L'article
E\ VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 125
continuait en disant qu'il n'y avait plus qu'un immense
cratère à la place où elle était bâtie. Pendant quelques
heures, D... a été inconsolable. Il finit cependant, sur
nos instantes prières, par consentir à rester avec nous
le temps qu'il aurait dû consacrer à la visite de cette
infortunée city . Hais, après-demain, il doit partir pour
aller voir le numéro 2. Celle-là s'appelle Thunderbolt
gulch! Il parait que d'ordinaire, dans cet heureux
pays, les poudreries sautent tous les trois ans : or
celle-ci fonctionne depuis trente-sept mois; il n'y a
donc pas de temps à perdre.
Mardi 19. — C'est demain que nous disons adieu à
la Cité Impériale et que nous partons pour Chicago,
la Cité des Prairies. Ces deux expressions reviennent
constamment dans la conversation des Américains, qui
adorent le style noble. C'est une manie républicaine
qui a eu sa vogue en France. Comme nous devons
ensuite nous enfoncer dans le Far-West, nous complé-
tons nos derniers préparatifs en allant acheter les
revolvers et carabines Winchester qui doivent nous
servir là-bas de porte-respect. Il parait qu'à partir de
Chicago, il n'est pas comme il faut de paraîlre dans la
rue sans une ceinture de cuir fauve garnie dune multi-
tude de petits cylindres servant de cartouchières et de
trois étuis, deux pour les revolvers et un pour le
bowie-knife. D'autres préfèrent porter ces instruments
dans des poches spéciales, dites pislol pocketSj dont
sont munis, par derrière, tous les pantalons américains;
mais cette dernière mode est considérée comme moins
élégante.
126 EX VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
Au fond, j'imagine que tout cet arsenal ne nous sera
pas bien utile. D'ailleurs, j'ai toujours eu une chance
particulière, en ce sens que les aventures dramatiques
ont l'air de s'éloigner de moi. D'autres sont plus
heureux. Un de nos amis, le baron de la G..., qui
arrive d'un voyage à travers la prairie du Wyoming,
en a eu une d'un beau calibre. Il avait avec lui quatre
hommes et un secrétaire canadien. Une belle nuit, en
plein désert, les quatre hommes l'ont abandonné, en
volant les attelages. Heureusement, le Canadien, qui
se méfiait du coup, put sauver du désastre deux chevaux
de selle. Au petit jour, ces messieurs se sont mis à la
poursuite des fuyards, les ont surpris pendant qu'ils
faisaient reposer les animaux, en ont tué deux, blessé
un troisième, et ont repris possession non-seulement
des chevaux volés, mais encore de ceux des vo-
leurs '.
1 L'épilogue de l'histoire a été assez drôle. Quatre jours après,
la G... arrive au fort Al... Il avait heureusement une lettre de
recommandation du général Sherman pour le commandant, auquel
il raconta son histoire : « Mon cher monsieur, lui dit celui-ci, si
je croyais un mot de ce que vous me dites, je devrais vous faire
arrêter, et vous resteriez je ne sais combien de temps en prison
avant d'être jugé ; mais je vois ce que c'est. Vous avez été atta-
qué par les Indiens! Vos hommes auront été tués dans la bagarre;
quant à vous, vous êtes la victime d'une hallucination, très-com-
mune dans ce pays. On est attaqué, on se défend, il semble bien
qu'on a eu affaire à des blancs, mais plus tard, en y réfléchissant,
on se rappelle que c'étaient des Indiens. Voyez, votre Canadien
déclare que c'est comme cela que les choses se sont passées. (Le
Canadien affirmait de toutes ses forces.) Je vais faire un rapport
dans ce sens. Il faudra que j'envoie une colonne de cavalerie par
là. Vous feriez bien aussi de ne pas rester trop longtemps dans ce
pays. »
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 127
Toute la journée est prise par différentes courses.
Le soir, nous donnons à dîner, chez Delmonico, au
docteur S. . . , à sa sœur et à sa nièce ; puis nous allons
tous ensemble, à Madison square Théâtre, voir une
pièce intitulée The Rajah, qui a un grand succès en
ce moment.
Madison square Théâtre est le petit théâtre élégant
de New- York. Cela correspond à peu près aux Variétés
ou à la Renaissance de Paris. Rien de plus étrange
que la disposition intérieure. La salle, entièrement
peinte en rouge vineux, est construite dans un style
indien un peu éclectique, car il n'exclut ni des bas-
reliefs grecs, étalés sur les murs, ni de petites balustres
Louis XVI, qui se montrent par-ci par-là. Pas de loges;
seulement des galeries ou des tronçons de galeries de
formes irrégulières. L'orchestre est dans une sorte de
niche au-dessus de la scène. Tout le parterre est occupé
par des fauteuils- très-confortables , au premier rang
desquels nous allons prendre place. Devant nous, l'en-
droit où serait l'orchestre dans nos théâtres est occupé
par un massif de plantes et de fleurs, qui nous sépare
d'un splendide rideau en peluche rose, brodé d'un
sujet japonais représentant une cigogne se promenant
dans un paysage aquatique. Au-dessous du parquet en
tôle découpée, se trouve, nous dit-on, un réservoir de
glace. Le fait est que, malgré les 30 degrés qu'il fait
encore dehors, la température de la salle est restée
délicieusement fraîche. De grands jeunes gens, d'une
élégance suprême, en habit noir, remplacent les
ouvreuses. Pendant les entr'actes, qui sont très-courts,
ils circulent gravement dans la salle avec des plateaux
128 EX VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
chargés de verres d'eau glacée qu'ils offrent aux dames.
Tout cela est très-luxueux et bien bizarre.
Ce qui se joue est une de ces bonnes petites pièces
anglaises en trois lunchs, à àeuxjive o'clock teas, au
cours desquels deux petites demoiselles bien sages
flirtent innocemment avec deux captains quelconques,
beaux comme le jour (He is so handsome!), qu'elles
finissent par épouser vers dix heures et demie. A cette
heure-là, aussi, le traître, qui est un ouvrier gréviste,
se repent de ses fautes et devient un parfait honnête
homme. Dickens, dans son Pickwick, a créé, sous le
nom du Fat boy, un type de domestique qui mange
toujours quand il ne dort pas; cependant il lui arrive
quelquefois de faire les deux à la fois. Ce type-là a
déjà fait pâmer de rire cinq ou six générations des
fidèles sujets de S. M. la reine Victoria. Aussi n'ose-t-on
jamais faire une pièce nouvelle sans le Fat boy tradi-
tionnel. Cependant l'auteur de celle-ci, M. U'illiam
Young, est un audacieux. Il a voulu innover. Son
Fat boy mange et dort comme il convient; mais, de
plus, il tombe dans une mare : une vraie mare, avec
de la vraie eau, qui fait de vraies éclaboussures et
rejaillit jusque dans la salle. C'est le « clou » de la
pièce, et cela lui assure cinq cents représentations ici,
autant qu'elle en a eu à Londres.
Du reste, selon l'usage anglais, le programme,
venant au secours des intelligences un peu lentes, leur
explique d'avance la pièce. Ainsi on nous prévient que
miss Gladys Wyncott est la nièce de M. Wyncott sur-
nommé le a Rajah » ; que M. Fesiyll est leur avocat,
a selfmade man, un parvenu. Ce dernier renseigne-
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 12?
ment est donné apparemment de peur que l'apparence
distinguée de l'acteur chargé du rôle ne fasse illusion
sur la qualité réelle du personnage. Dans les drames
chinois, on fait un peu la même chose. Aux change-
ments de tableaux, un machiniste vient accrocher, bien
en vue, un écriteau portant «forêt» ou «château fort»,
ou la désignation de tel autre lieu où il a plu à l'auteur
de transporter la scène de l'action. Ce n'est du reste
pas la seule ressemblance qu'il y ait entre l'art drama-
tique chinois et l'art dramatique anglais. Partout
ailleurs que dans ces deux pays, on cherche à faire
parler les acteurs, autant que possible, comme des
personnes naturelles. Les Chinois estiment sagement
que ce n'est pas la peine de se déranger de chez soi
pour entendre des gens causer comme tout le monde.
Du reste, ils ont sur cette matière une théorie générale.
Ainsi ils trouvent aussi que les personnes qui ont envie
de voir des lions naturels n'ont qu'à aller en voir dans
une ménagerie. C'est pourquoi, quand ils en repré-
sentent, c'est toujours avec une queue tire-bouchonnée
et frisée, ce qui est bien plus joli. De même leurs
acteurs chantent constamment, sur un ton suraigu, en
langue mandarine que personne ne comprend. Les
Anglais ne vont pas tout à fait aussi loin, mais leurs
acteurs, et surtout leurs actrices, ont une prononciation
spéciale, toute de convention, qu'on n'emploie jamais
qu'à la scène. Ainsi away se prononce partout éwé.
Au théâtre, on dit âwâ. Il y a là une conception parti-
culière de l'art, qui a sans doute sa raison d'être, mais
dont les causes premières nous échappent, à nous autres
étrangers.
130 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
S'il faut tout dire, pour nous, l'intérêt gît, non dans
la pièce, mais dans la série de costumes que montrent
à nos yeux ravis les deux principales interprètes, miss
Rillie Deaves et miss Enid Leslie. Elles ont adopté la
mode esthétique ! Mais, comme l'esthétisme, bien que
faisant fureur de l'autre côté du détroit, n'est guère en-
core connu chez nous , une explication est nécessaire.
Les Français se font généralement une idée très-
fausse du caractère anglais. On s'est toujours plu, je
ne sais pourquoi, à nous représenter nos voisins comme
des gens flegmatiques et froids, tandis que ce sont, au
contraire, les gens les plus enthousiastes et les plus
passionnés qui soient au monde. Un Anglais passe sa
vie à se monter la tète pour une chose ou pour une
autre. J'ajoute qu'avec leur tempérament sanguin et
pléthorique, et leur régime éminemment azoté, l'en-
thousiasme est pour eux une nécessité hygiénique, un
exutoire indispensable. C'est cette faculté qui leur
permet les interminables parties de croquet, de cricket,
de polo, ùcfoot-ball et de lawn-tennis qui occupent la
moitié de l'existence de leurs jeunes gens : les nôtres,
plus compassés, n'y trouveraient qu'un mortel ennui.
Quand ils sont vieux, c'est encore à cette précieuse
qualité qu'ils doivent de trouver la force nécessaire
pour résister à tous ces meetings politiques, philanthro-
piques ou littéraires, à toutes ces parades diverses où,
à force de speechs, de chants, de hurlements appro-
batifs, de grognements contradictoires et de coups de
poing concluants, ils parviennent à brûler le superflu
de carbone ingéré cinq fois par jour, sous forme de
roastbeef, de pudding et de jambon.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 131
De grands courants d'enthousiasme doivent donc
sillonner constamment la société anglaise : l'Anglais
s'agite, ou l'apoplexie le fauche. C'a été la gloire de
quelques ministres, hommes de génie, d'avoir su cana-
liser ces courants pour les faire travailler au profit de
la grandeur nationale. Ainsi, au commencement du
siècle, c'est en employant ce procédé qu'on est arrivé
à résoudre la question de l'abolition de l'esclavage.
Pendant dix ans, dans toute l'Angleterre, les vieilles
dames de chaque localité, laissant leurs maris tran-
quilles, se réunissaient en meetings monstres; des
montagnes de correspondances s'échangeaient; des
ballots entiers de mouchoirs moralisateurs, portant
imprimés, d'un côté des sentences de la Bible, de l'autre
le portrait de M. Wilberforce, partaient de Manchester
pour être distribués aux nègres du Grand et Petit-Popo.
Bref, on fit si bien que toutes les colonies étrangères
furent ruinées à la fois, pour le plus grand profit de
l'Inde anglaise. Plus tard, ce fut la question delà haute
et de la basse Eglise qui passionna le public; des mil-
liers de familles ont été divisées irrémédiablement,
parce que les uns louaient M. Mackonochy de ce qu'il
mettait un surplis blanc et des cierges sur son autel, et
que les autres lui contestaient le droit de le faire. Notez
que le dogme n'avait rien à voir là dedans. Les parti-
sans, comme les adversaires du surplis et des cierges,
étaient de bons protestants; ils se passionnaient uni-
quement pour le plaisir de se passionner : simple affaire
d'hygiène. Quelque temps après, un original s'avisa
de fonder un ordre de Bénédictins protestants et de se
faire appeler le P. Ignacius. Des flots d'encre furent
132 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
répandus pour savoir s'il devait marcher nu-pieds ou
mettre des bottines!
Mais tout cela est de l'histoire ancienne. La pas-
sion du moment est l'esthétisme. Qu'est-ce que l'es-
thétisme? C'est assez difficile à définir. Il y a quel-
ques années vivait à Londres un bon jeune homme,
qui s'appelait Oscar Wylde. S'appelant « Oscar », il
était poëte : il y a des noms qui obligent; mais il ne
faisait pas ses frais. Un beaujour, il s'avisa de paraître
dans les rues avec une sorte de costume Henry VIH,
feutre à plume, longs cheveux épars, pourpoint et
haut-de-chausses en velours noir, maillot de soie rouge.
En même temps, il annonçait à ses amis qu'il était
devenu esthète : on ne comprit pas d'abord, mais on
écouta ses explications. Un esthète est un homme qui
estime que le cul'.e et la recherche du beau doivent
remplir la vie, mais que, pour trouver, dans l'art, le
beau suprême, il faut remonter aux temps « préra-
phaélites » ; car il paraît que, si tout n'est pas beau
dans ce monde terraqué et sublunaire, c'est la faute
au nommé Raphaël Sanzio, qui a fait dévoyer le goût.
Le succès de ces doctrines fut assez mince auprès du
sexe laid : mais parmi les femmes il fut absolument
foudroyant. Actuellement, toutes les ■ miss » d'un âge
un peu mûr sont des <*■ esthètes » .
Une «esthète» doit cependant être maigre et grande.
Si l'on ne réunit pas ces deux conditions, il vaut mieux
ne pas s'en mêler. Chez elle, le mobilier est sommaire.
Quelques bahuts surmontés de « hanaps a , des chaises
à grands dossiers, favorables aux attitudes désespérées :
une désespérance générale étant un des dogmes fon-
E\ VISITE CHEZ L'OXCLE SAM. 133
damentaux de la secte; les tableaux, en revanche,
abondent. D'abord et avant tout, le portrait du
« maître » , le col nu, l'œil vague, une fleur de soleil
jaune à la main! c'est l'emblème adopté; je ne sais
pas bien pourquoi. Et puis ensuite, des primitifs, rien
que des primitifs : des vierges longues comme un jour
sans pain, au corps mince, désossé, flottant dans des
tuniques de couleurs indécises et se détachant sur un
paysage dont les villages paraissent sortis d'une boîte
de joujoux de Nuremberg, et les fleuves serpentent
sur un plat de chicorée, semblables à un long cor-
don bleu arraché au tablier d'une cuisinière. La
peinture avant la science! Toute la galerie des Iffizzi
tirée à des milliers d'exemplaires par des artistes spé-
ciaux. Il y a maintenant à Londres d'immenses maga-
sins consacrés exclusivement à cette spécialité. Et leurs
propriétaires se retirent au bout de trois ou qualre ans
à Clapham, après fortune faite.
C'est de ces modèles que doit s'inspirer toute bonne
esthète pour composer ses costumes. Pour se figurer
l'effet produit, il faut avoir vu, dans un salon, une
grande Anglaise efflanquée, s'avançant lentement vers
le buffet, vêtue d'une longue robe blanche ou orange,
aux plis traînants, avec des petites manches à gigot, la
taille sous les seins, les bras allongés par devant et les
mains jointes sur l'éventail, et puis, pour coiffure,
un forêt de petits frisons sur le haut de la tête et, sur
la nuque, un chignon bien serré.
On disait — autrefois — que le ridicule tue. Cela
n'est pas plus vrai en Angleterre qu'en France. Il serait
même bien plus juste de dire que le ridicule fait vivre,
134 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
et, ordinairement, très-bien vivre — d'abord ceux qui
se moquent, ensuite ceux dont on se moque. Le canard
de M. Grévy, les biens dotaux de son secrétaire,
M. Duhamel, et les favoris de M. Ferry ont rempli
d'or la caisse du Triboulet et n'ont nullement nui à la
prospérité de ce célèbre et sympathique trio. Il en a
été de même de l'esthétisme et des esthètes. Dès l'ori-
gine du mouvement, du boom, comme disent les Amé-
ricains, le Punch en fit sa chose. Les costumes et les
propos reproduits dans chaque numéro étaient bien un
peu en avance sur ce qui se voyait et se disait dans les
salons, mais n'étaient déjà plus que de l'histoire an-
cienne le mois suivant.
Tous les partisans de M. Oscar Wylde étaient de
bons toqués, mais il n'a jamais été bien démontré que
lui-même ne fût pas très-malin. En tout cas, la manière
dont il sut profiter de ses succès semblerait prouver
que c'est à cette dernière opinion qu'il faut s'arrêter.
Il avait, surtout, au plus haut point, le talent de se
servir des réclames que lui faisaient ceux qui se mo-
quaient de lui. Une pièce, intitulée The Colonel, pa-
rodiait d'une façon très-amusante ses doctrines. Elle
eut un succès fou dans toute l'Angleterre. Partout où
on la jouait, a Oscar » arrivait et donnait des confé-
rences. Tous ceux qui avaient vu la pièce voulurent
l'entendre. 11 encaissa des sommes colossales.
Après avoir réformé le mobilier et les costumes, il
s'en prit au langage : de même qu'il avait proscrit
certaines couleurs, il proscrivit certains mots comme
durs et inharmonieux, conseillant de s'en tenir autant
que possible à quelques exclamations doucement mo-
EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM. 135
dulées, ponctuées, au besoin, de soupirs explicatifs. Le
commerce des âmes n'en demande pas davantage.
Dans les petits cénacles qui se formaient, la conversa-
tion ne procédait plus que par onomatopées panachées
de pâmoisons. Un jour, un peintre bien connu, parti-
san fanatique de la doctrine, se trouvait dans une de
ces réunions d'affamés d'idéal. Chacun expliquait ses
désespérances spéciales. Quand ce fut à son tour, il parla
d'un tableau qu'il rêvait : un hommage qu'un groupe
de fidèles voulait offrir au maître pour le consoler des
sarcasmes de l'odieux Punch. Il s'agissait d'une allégo-
rie à quadruple détente : Xlllimitè, Y Indéfinissable
et Y Accidentel présidant à la naissance du Beau. Trois
femmes ou plutôt trois souffles, des chairs pétries
d'idéal, penchées sur un bel éphèbe aux formes indé-
cises, sortant d'un nuage rose. Mais où trouver des
modèles? où se cachaient les êtres immatériels qu'il
rêvait? Et le grand homme, poussant un soupir douce-
ment modulé, acheva sa tasse de thé.
Il se plaignait du manque de modèles. Tout de suite
le cénacle lui en désigna trois, qui, toutes rougissantes,
se mirent à sa disposition. C'étaient la marquise de T. ..,
lady Guendollyn B...,et mistress D... V... On les avait
connues, grandes et robustes, montant à cheval, tous
les matins, dans l'allée d'Hyde-Park; suivant, au
besoin, une chasse au renard sans craindre d'aborder
les barrières; abordant encore avec bien plus d'entrain
les lunchs qui suivaient ces exercices éminemment
hygiéniques; maintenant elles étaient toujours grandes,
mais elles ressemblaient à des fleurs penchées sur leur
tige : un régime vinaigré et les prescriptions du
336 EX VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
savant Benting avaient eu raison de leur bel embon-
point : leurs vives couleurs avaient été ramenées à la
diaphanéité voulue. Quand, au jour dit, elles eurent
pris la pose, dans l'atelier, sous un palmier, leurs bras
blancs entrelacés, leurs longues draperies « safranées a
mariant harmonieusement leurs « teintes pâles d'au-
rore boréale ■» , et que le « maître » vit son idéal se
dégageant de cet ensemble sérapbique, son émotion
fut telle, qu'il ne put trouver que quatre mots pour
exprimer l'état de son âme : « Oh! quite!! too!!!
UtterW! » Puis, brisant ses pinceaux, il eut une
crise nerveuse. Ses modèles accoururent à son secours,
lui tapotèrent dans les mains; on mangea quelques
sandwichs, arrosées d'un verre de sherry ; le tableau
en est resté là, et, grâce à cette fâcheuse circonstance,
l'esthétisme attend encore son symbole.
Avec son zèle ardent et son âme daj ôtre, M. Oscar
Wylde ne pouvait pas s'endormir sur ses lauriers.
Comme Christophe Colomb, il a voulu, lui aussi,
partir pour la conquête du nouieau monde. Tout, du
reste, lui faisait présager qu'il trouverait là-bas une
gloire aussi pure que celle qu'il laissait derrière lui.
D'abord, pour qui avait subjugué les solides filles d'Al-
bion, à l'appétit toujours égal, aux goûts presque
masculins, ne s'enthousiasmant qu'à froid, le triomphe
ne devait être qu'un jeu quand il s'agirait de miss
américaines, nerveuses, fantasques, sans tradition ni
estomac, inoccupées et toujours affamées de nouveau-
tés. Ensuite, en ce qui concerne les questions artis-
tiques, il faut reconnaître que les Américains sont
d'une modestie absolue. Se défiant de leurs propres
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM- 137
lumières, ils aiment à s'en rapporter, pour se former
un jugement, au goût du public européen. Ils couvrent
d'or une chanteuse, un peintre ou un musicien, non
parce que son chant, sa peinture ou sa musique leur
fait plaisir, mais uniquement à cause des applaudisse-
ments recueillis antérieurement à Paris, à Londres ou
à Berlin. Dernièrement le Congrès a frappé d'un droit
de 30 pour 100 ad valorem les œuvres introduites en
Amérique : un mauvais plaisant conseillait à MM. Gé-
rôme, Bouguereau et autres fournisseurs habituels de
la clientèle américaine, de signer simplement des
toiles blanches que des barbouilleurs couvriraient en-
suite, une fois la douane passée, leur assurant que
les prix qu'on leur offrirait seraient toujours les
mêmes. Il y avait peut-ètie un peu d'exagération.
N'ayant pu, faute de temps, aller dans le monde
américain, il m'est, à mon grand regret, impossible
de parler de visu des résultats qu'a pu y obtenir
M. Oscar Wylde. Au dire des journaux, ses succès ont
été nombreux. Non-seulement les grands cols rabattus
du « maître » et ses maillots rouges ont fait bien du
ravage dans les cœurs, mais, chose plus étonnante
encore, ils semblent avoir produit une vive impression
sur les âmes, d'ordinaire peu candides, des reporters
qui l'ont accompagné dans la grande tournée de confé-
rences qu'il vient de faire dans les principales villes de
l'Union. J'ai lu ces jours-ci le compte rendu d'une de
ces improvisations. S'adressant, je crois, aux bons fa-
bricants de lard de Chicago, l'orateur déplorait, en
termes émus, le faible sentiment du beau que lui sem_
blaient indiquer la manière de s'habiller des habitants,
8.
138 EX VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
leur coupe de barbe, et surtout le choix des noms
qu'ils donnaient à leurs nouvelles villes. Quelques-uns
cependant lui avaient semblé heureux. Les mots de
Topeka, Winondj Omaha , avaient une consonnance
qui frappait harmonieusement son appareil auditif;
mais il avait le regret de constater que ces noms-là
étaient empruntés aux dialectes indiens, tandis que
ceux qui étaient d'une origine exclusivement améri-
caine, comme Jackass Gulch, Turn-up-Flat ou Blue-
helly Ravine, produisaient sur ses oreilles une sensa-
tion douloureuse à force d'être antimusicale. Espé-
rons que le son argentin des innombrables dollars que
les bons Yankees lui ont payés, pour entendre toutes
ces belles choses, aura fini par avoir raison de cette
fâcheuse impression.
Cette étude, hélas! bien incomplète, de l'esthé-
tisme m'a entraîné bien loin de Madison-Theatre, si
loin que le lecteur bénévole ne se rappelle peut-être
plus que cet étalage d'érudition avait pour unique
excuse la série de costumes scrupuleusement esthé-
tiques que les deux principales interprètes du Rajah
ont fait défiler devant nos yeux, de huit heures à dix
heures et demie. Lorsque ces deux jeunes personnes
se furent précipitées, avec un ensemble remarquable,
dans les bras des deux captains dont elles comblaient
les vœux, en s'écriant : Oh! my love! my love! à
quoi ces deux brillants officiers ' répondirent d'une
voix étranglée par l'émotion: Oh! my darling ! my
darling ! la toile tomba au milieu de l'enthousiasme
1 En chroniqueur consciencieux, je dois dire qu'il serait bien
possible que l'un des deux fût un simple avocat.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 139
général. Comme le docteur S... tient absolument à
nous emmener souper, nous allons avec lui au Bruns-
wich Home, où nous trouvons une foule de personnes
occupées à dévorer des clams et des bécasses rôties. Il
paraît qu'à New-York, c'est le menu qui correspond
au perdreau froid et à la douzaine d'ostendes que
proposent toujours les garçons de nuit des restaurants
du boulevard.
A côté du restaurant se trouve le bar, qui, lui aussi,
est à cette beure encombré de consommateurs. Les
cafetiers parisiens doivent envier le sort de leurs heu-
reux confrères new-yorkais. Chez nous, les trois quarts
des gens qui fréquentent ces établissements n'y vien-
nent que pour y rencontrer leurs amis ou voir défiler
le public : ils restent assis trois ou quatre heures aune
table, en ayant devant eux un verre de bière qui est
souvent à moitié plein encore quand ils se lèvent. Ici,
beaucoup de consommateurs ne s'assoient môme pas.
Ils se tiennent debout près du comptoir, garni, selon
l'usage, d'assiettes sur lesquelles s'étalent des tranches
de jambon et de fromage offertes gratuitement au pu-
blic, et avalent coup sur coup, sans presque parler,
toutes ces étranges boissons qui jouent un si grand
rôle dans la vie des Américains. Je me souviens qu'à
Hong-kong, un Yankee entreprenant avait établi un
bar de cette sorte, où l'on servait gratuitement un
véritable déjeuner froid. Il y avait des pâtés, àesloins,
des volailles et des faisans rôtis. Il est vrai qu'un verre
d'eau frappée coûtait un demi-dollar. Il fit bien vite
des affaires superbes et inspira même de très-sérieuses
inquiétudes à If. Alcide Parfait, le directeur-proprié-
140 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
taire du restaurant français de Queen's Road : mais
celui-ci se sauva par un trait de génie. Sa femme
ne parut plus à son comptoir qu'en robe largement
décolletée ! Elle avait des bras et des épaules su-
perbes ! Le bruit s'en répandit immédiatement. MAI. les
midshipmen des stations française, anglaise et amé-
ricaine revinrent en masse ; les lieutenants les sui-
virent : bientôt il fallut ouvrir une salle spéciale
pour les capitaines de vaisseau et amiraux qui ne
voulaient pas se commettre avec leurs subordonnés,
et l'établissement atteignit un degré de prospérité
inouï.
M. Hofîman, si tant est que le propriétaire frHqff-
man's House porte encore ce nom, ce que j'ignore,
n'a pas eu recours à ce moyen de séduction, pour
l'emploi duquel il faut, du reste, des aptitudes spé-
ciales de la part de la directrice. Il a fait acheter en
Europe un certain nombre de bibelots, meubles, tapis-
series, statues et surtout tableaux qu'il expose à l'ad-
miration des consommateurs. Quelques-uns sont su-
perbes, et presque tous ont une réelle valeur. Nous
avons reconnu là notamment le Satyre lutine par des
nymphes, de M. lîouguereau, qui eut tant de succès
au Salon, il y a trois ou quatre ans. M. Bouguereau a
une réputation colossale en Amérique. Le grand luxe
de Yankees qui arrivent à la fortune est de pouvoir
accrocher au mur de leur salle à manger un de ses
tableaux. En quoi j'estime qu'ils ont bien raison et
donnent, en ce faisant, une preuve indiscutable du
grand bon sens qu'on ne saurait leur refuser sous
beaucoup de rapports. La peinture a été inventée pour
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 141
faire plaisir aux gens, et non pour les instruire ou leur
montrer des choses désagréables, comme veulent nous
le faire croire une foule de professeurs aussi savants
qu'ennuyeux. Essayez de dîner chaque soir en face
d'un tableau de M. Puvis de Chavannes ou d'un lumi-
niste, intenlionniste, impressionniste quelconque, et
vous verrez dans quel état seront vos digestions au
bout de quelques mois de ce régime : tandis que j'ai
vu, de mes yeux, au Hoffman's House, une vingtaine
d'Américains, oubliant leur gastrite, et mangeant d'un
bel appétit, qui faisait plaisir à voir, et qu'ils devaient,
certainement, à la contemplation des nymphes de
AI. Bouguereau, que, par parenthèse, on a eu la singu-
lière idée de mettre sous verre.
Désireux de boire nous-mêmes à leur santé et à la
nôtre un k champagne cocktail» , nous exposons notre
demande <a\ibar-heeper, un monsieur superbe, couvert
de bijoux, d'une beauté grave et fatale, aux cheveux
rejetés en arrière, à la moustache soyeuse et pendante.
Sans dire un mot, il verse dans une sorte d'éprouvette
les innombrables ingrédients nécessaires, qu'il tire de
petites cases spéciales; il les bat au moyen d'un agita-
teur mécanique, les projette plusieurs fois, à bout de
bras, d'un récipient dans un autre, avec l'habileté d'un
prestidigitateur; quand il nous voit étourdis et char-
més par celte merveilleuse gymnastique, il s'arrête
brusquement, décante dans trois petites coupes un
liquide flavescent auquel la glace broyée donne une con-
sistance sirupeuse, et puis, détournant sse regards de
ces choses vulgaires, il laisse de nouveau flotter son
œil dans les espaces. Vivement impressionnés, nous
142 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
aspirons notre cocktai] à travers une paille, et, après
avoir constaté qu'il était exquis, nous prenons congé
de notre ami le docteur et nous regagnons l'hôtel que
nous allons quitter, dès demain matin, pour com-
mencer notre tournée dans l'Ouest.
CHAPITRE IV
En route pour Chicago. — Les coachs. — Le Pennsylvania Rail
road. — Deux schoolgirls américaines. — Un révérend nau-
frageur, — Une ferme. — La Juniata. — La production du
vin. — Pittsburgh. — Un cours de sommeil gracieux. — L'Illi-
nois il y a cinquante ans. — Le grand Pacific Hôtel.
Dans un hôtel européen, le moment du départ
réserve toujours aux voyageurs des surprises bien
désagréables. On se sent pris tout d'abord d'attendris-
sement en remarquant le prix dérisoire auquel est
taxé l'usage de la chambre, grande et bien éclairée,
que l'on vient de quitter; puis on interroge ses sou-
venirs, et l'on tâche de se remémorer dans quelles cir-
constance on a bien pu brûler ces innombrables bou-
gies à 2 francs l'une, dont l'ensemble forme un total
si grassouillet. Il y a aussi des feux à 3 francs dont on
n'a plus que le mémoire. Et puis viennent, en colonnes
serrées, les chocolats du matin, les tasses de thé du
soir, les mille et un riens qui, par piqûres impercep-
tibles, pompent si bien la bourse de l'infortuné voya-
geur, qu'il est tout surpris de la trouver aussi flasque
que celle de l'hôtelier lui semble rebondie. Du reste,
quand cette première opération est terminée, il n'est
pas au bout de ses peines. De tous les points de l'ho-
rizon, il voit surgir les domestiques, si rares autrefois,
144 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
quand on avait besoin d'eux, si multipliés maintenant,
qui viennent lui rappeler, d'une voix mielleuse, que
les pourboires constituent leurs seuls bénéfices!
Bien différente est la méthode américaine. Quand
nous avons été, avant-hier matin, demander notre note
à notre ami le beau clerk du Fifth Avenue Hôtel, il a
regardé son gros livre, a relevé la date et l'heure de
notre arrivée, nous a demandé quand nous comptions
partir, a fait le décompte des jours et des heures, a
calculé le prix à raison de six dollars par vingt-quatre
heures, ou fractions de vingt-quatre heures; puis il
nous a tendu, d'un geste gracieux, le petit papier sur
lequel il avait résolu celte règle de trois, et nous n'a-
vons plus eu qu'à passer à la caisse. Nous étions stupé-
faits d'admiration. Pas un supplément! je pourrais
ajouter, pas un pourboire! Car, lorsque j'ai voulu glis-
ser mon offrande dans la main de la respectable vieille
« lady » qui faisait ma chambre, elle a eu un beau
mouvement de pudique indignation, et ce n'est que
sur mes explications bien catégoriques et mes pro-
testations d'inaltérable respect qu'elle a daigné l'ac-
cepter.
Du reste, nous n'étions pas au bout de nos étonne-
ments. Le clerk nous ayant déclaré que le coach de
l'hôtel allait nous conduire au wharf, nous avons vu
s'avancer la reproduction exacte de la voiture de
S. A. S. le duc de Brunswick; celle qui sert, ô déca-
dence! à amener les acrobates des écuries sur la piste
de l'Hippodrome; non pas découverte, comme elle
l'est maintenant, mais fermée, comme lorsqu'elle
abritait contre les indiscrétions du soleil les perruques
EN VISITK CHEZ L'ONCLE SAM. 145
roses (le son auguste maître. La caisse, suspendue à
huit ressorts, est peinte en rouge; sur les panneaux,
un peintre, rempli de bonne volonté, a enluminé des
petites bergeries Watteau du plus heureux effet. Nous
croyons d'abord à une mystification; mais comme les
passants ne s'attroupent pas et que personne n'a l'air
de s'inquiéter de cette prodigieuse machine à laquelle
sont attelés deux petits chevaux d'allure misérable,
conduits par un cocher en veste déguenillée et en cha-
peau mou, nous nous installons triomphalement sur
les coussins de velours rouge de cet étonnant équi-
page; on empile nos bagages sur la plate-forme des
valets de pied, et nous nous acheminons, d'un 1 on
trot, vers le wharf, au bas de la ville. Il paraît que le
coach est une institution nationale, à New-York. Tout
hôtel qui se respecte doit en avoir un. C'est probable-
ment en souvenir de MM. de Rochambeau et de la
Fayette, car c'est absolument la voiture de cour du
temps de Louis XVI.
C'est au Pennsylvania Railroad que nous allons
con6er le soin de nous transporter à Chicago. Pourquoi
avons-nous préféré celte ligne aux trois ou quatre
autres faisant le même trajet, dans le même temps,
et qui sollicitent la faveur du public à grand renfort
d'affiches et de réclames de toutes sortes? C'est toute
une histoire. En Amérique, on vend des billets de
chemin de fer un peu partout : dans les hôtels, dans
des boutiques spéciales, dans les bureaux de tabac. On
vous en vend même, paraît-il, assez souvent de faux.
Les prix ne sont pas non plus très-fixes. D'abord les
lignes qui se font concurrence changent constamment
9
HC EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
leurs tarifs ; ensuite les agents eux-mêmes sacrifient
quelquefois une partie de leurs remises pour attirer
la clientèle; de sorte qu'il peut arriver que tel billet
coûte moins cher chez le marchand de cigares du
coin que chez le liquoriste d'en face. Avant-hier, un
de nos amis, nous ayant appris que, pour les express,
il était prudent de retenir ses places d'avance, a tenu
absolument à nous conduire lui-même chez un hono-
rable industriel, de la probité duquel il se portait
garant, et qui cumulait, paraît-il, avec la profession de
marchand de billets, celle de haut dignitaire d'une
loge de francs-maçons. Ces messieurs se sont abordés
en échangeant, avec un sérieux admirable, force gestes
cabalistiques ; le résultat a été que nous avons reçu
chacun une petite enveloppe contenant sept ou huit
tickets que nous devrons remettre successivement, à
titre de tribut, aux employés des lignes étrangères
dont le Pennsylvania emprunte les voies pour nous
transporter à destination. Tout cela est bien extraor-
dinaire.
Ce qui ne l'est pas moins, c'est le prix que cela
nous coûte. De New-York à Chicago, il y a 1,027 milles,
soit 1,640 kilomètres. Nous voyageons dans ce qu'on
appelle un train limited, qui ne peut recevoir que
soixante voyageurs environ et qui se compose de deux
wagons-lits, un restaurant, un fumoir et un fourgon :
les bagages sont transportés gratuitement, quel qu'en
soit le nombre ; le trajet se fait en vingt-six heures, la
Compagnie s'engageant à vous rembourser 5 dollars,
s'il y a deux heures de retard ; et la place ne coûte que
125 francs. En France, une simple place de première
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 147
classe coûterait, pour le même trajet, environ 170 fr.,
sans compter les suppléments de bagages. Chez l'oncle
Sam, il faut que deux villes soient bien éloignées pour
que la course de l'hôtel à la gare ne coûte pas plus
cher que le ticket que vous vend la Compagnie de
chemin de fer , pour vous transporter de l'une à
l'autre.
Etait-ce « parce que » franc-maçon, ou « quoique »
franc maçon? c'est là une discussion qui me mènerait
trop loin. Toujours est-il que noire marchand de bil-
lets ne nous a pas volés : toutes les barrières, assez
clair-semées d'ailleurs, de la gare se sont ouvertes de-
vant nous, et le conductor du wagon Pullman , un
superbe mulâtre à la casquette galonnée, nous a con-
duits à la section indiquée par le numéro d'ordre de
nos tickets. Nous en prenons possession, et puis nous
circulons d'un bouta l'autre du train pour en examiner
l'installation.
Nos compagnons de voyage arrivent les uns après
les autres. Deux jeunes filles de dix-sept ou dix-huit
ans, fort jolies, probablement des School girls qui
vont rejoindre leurs parents à Chicago, montent à leur
tour sur la plate-forme. Elles n'ont, bien entendu, pas
l'ombre d'un chaperon, mais ne paraissent pas souf-
frir d'un excès de timidité. Assis un peu plus loin,
nous observons leurs petites manœuvres.
« Annie dear! susurre la première, à travers son
petit nez rose.
— Minnie dear! répond la seconde de la même
manière.
— Quel est le numéro de notre section ?
148 EX VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
— Numéro 3. Nous y voilà, Minnie dear. »
Le conductor qui les suit, pliant sous le faix d'un
amoncellement de bibelots de tous genres, les dépose
avec une satisfaction évidente; les deux petits nez
roses émettent de nouveau quelques sons, lui font
changer l'arrimage de leurs paquets, ce qu'il exécute
avec une patience exemplaire, et puis, quand il va
s'en aller :
« Annie dear, reprend la première, si nous nous
installions de l'autre côté, dans la section n° 4; la vue
est plus belle à gauche qu'à droite.
— C'est qu'elle est prise. Voyez ces couvertures,
répond dear Annie en montrant les nôtres.
— Oh ! cela ne fait rien, ce sont des hommes. Con-
ductor ! portez toutes nos affaires de l'autre côté. »
Sans hésiter une minute, le conductor jette au milieu
du couloir nos impedimenta,; et se met en devoir d'o-
béir. Heureusement Annie fait remarquer qu'à gauche,
on a bien la vue, mais qu'on a aussi le soleil : à la
suite de cette judicieuse réflexion, on fait faire un
nouveau voyage, celui-ci définitif, à nos bibelots comme
aux leurs, et nos deux charmantes petites personnes
s'installent à leurs places.
Je suis prêt à reconnaître, en toute humilité, qu'en
France, surtout depuis quelques années, nous n'avons
pas pour le beau sexe tout le respect auquel il devrait
avoir droit. Dans les omnibus de Paris, par exemple,
on voit souvent des femmes debout sur la plaie-forme,
exposées à la pluie et à la boue, pendant que des
jeunes gens se prélassent à l'intérieur; je ne parle
pas des véritables insultes auxquelles elles sont trop
EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM. 14!»
souvent exposées quand elles voyagent seules et dont
la répression est honteusement insuffisante, lorsqu'il y
en a une : mais il me parait qu'en Amérique, on pèche
un peu par l'excès contraire. Dans les rues de New-
York, une femme fait arrêter un omnibus; il est plein ;
elle désigne la place qui lui convient, et il faut que le
malheureux qui s'y est installé la lui cède, à moins qu'il
ne la prenne sur ses genoux ; je ne l'ai pas vu, mais il
paraît que ce fait se produit journellement par les
temps de pluie. Dans les hôtels, les lifts (ascenseurs)
sont de véritables petits salons, aménagés pour sept
ou huit personnes au moins; si une seule femme
y entre, tous les hommes doivent ss tenir debout,
quand même il reste des places vacantes. Mais rien
n'est drôle comme d'observer ce qui se passe quand,
diras un endroit public, comme un compartiment
de chemin de fer ou un salon d'hôte}, un homme se
trouve fortuitement rester seul en présence d'une
femme, par suite du départ des autres voyageurs. Le
malheureux, dès qu'il s'aperçoit de son isolement, se
précipite sur son chapeau et se sauve comme s'il avait
le diable à ses trousses : c'est que si, en semblable
conjoncture, il plaît à une donzelle quelconque de
déclarer qu'on lui a manqué de respect, quels que
soient d'ailleurs ses antécédents, l'infortuné pigeon
est impitoyablement condamné à épouser ou à payer
une somme formidable. Pour un assez grand nombre
déjeunes personnes, c'est une profession. Elles appor-
tent, dans leurs tabliers, à l'heureux époux de leur
choix, une dot, quelquefois très-considérable, formée
des dépouilles conquises de la sorte. Du reste, les
HO EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
pauvres séducteurs ne sont pas mieux traités par les
lois anglaises : témoin le colonel Baker, de galante
mémoire. En Ecosse, l'exercice de cette profession est
encore plus dangereux. Si un petit jeune homme, sou-
vent ivre, a le malheur de se présenter dans un hôtel
avec une « conquête » , et que le couple soit inscrit
sur le registre des voyageurs comme mari et femme,
cette dernière a le droit de faire constater la chose
officiellement le lendemain, et le mariage est va-
lidé ipso facto. Il ne se passe pas d'année que cette
admirable institution ne donne lieu à des opérations de
chantage, quelquefois montées sur un pied colossal.
Pendant que nous nous livrons à ces petites études
de mœurs, et que je consigne, sur mes notes de voyage,
la résolution de ne jamais confier mes filles à une
gouvernante américaine, le train s'est ébranlé, et nous
traversons, à toute vapeur, les rues de la bonne ville
de Xew-Jersey. Pendant que le mécanicien siffle à
plein diaphragme, le chauffeur fait sa partie, en son-
nant à toute volée une énorme cloche établie sur le
coffre à vapeur de la locomotive. La précaution n'est
pas inutile, car la voie n'est protégée par aucune
espèce de barrière : les piétons se garent comme ils
peuvent; les chevaux des tramways que nous croisons
viennent se cabrer, le nez sur les marchepieds des
wagons : on écrase souvent du monde, mais on ne
parait pas s'inquiéter outre mesure de celte éventualité.
D'abord les machines sont ornées, à leur avant, d'un
appareil en forme de pyramide renversée, nommé
« ramasse-vache » , cow -c atelier , qui rejette sur la
banquette tout ce qui peut encombrer la voie; ensuite
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 151
les passages à niveau sont munis d'un écriteau portant
en petites lettres, assez peu visibles :
QUAND VOUS ENTENDREZ SONNER Là CLOCHE,
MÉKIEZ-VOUS DU TRAIN.'
Il faut donc convenir qu'avec un pareil luxe de précau-
tions, ceux qui se font couper en deux sont dans leur tort.
J'ai souvent entendu affirmer, par les doctrinaires
républicains, l'influence moralisatrice des chemins de
fer. J'avoue qu'autrefois je ne comprenais pas bien,
ayant toujours constaté que la construction d'une ligne
ferrée était, pour les campagnes avoisinantes, le signal
d'une véritable invasion de malandrins et de bracon-
niers qui faisaient le désespoir et quelquefois la terreur
des gendarmes et des gardes champêtres. Mais j'en ai
vu établir récemment une sur le modèle américain,
c'est-à-dire sans barrière, dans le petit village que
j'habite quelques mois chaque année, et mon opinion
s'est modifiée, car j'ai pu constater que cette construc-
tion a eu des résultats aussi subits qu'inattendus.
Autrefois, le dimanche, au sortir de la messe, on voyait,
chez nous, alignés sous le porche de l'église, le con-
tingent habituel de vieux mendiants loqueteux, sourds
et idiots, que fournit toute population rurale; on y
voyait, également, cinq ousix vieilles damescontournées
d'une manière extraordinaire, aux trois quarts aveugles,
qui, enveloppées, en toute saison, dans leurs grandes
« devantières a brunes ou noires, demandaient l'aumône
d'une voix lamentable. Nous avions toujours aussi,
par-ci par-là, le long des routes, sept ou huit « coureux
de pouches », « taupiers » ou maquignons, grands
152 EN VISITE CHEZ L'o\CLE SAM.
humeurs de piots, bons ivrognes s'entretenant soigneu-
sement entre deux eaux-de-vie, et ne dégrisant jamais
du jour de l'an à la Saint-Sylvestre.
Le chemin de fer a été inauguré un 1er mai : le 30,
dix-sept de ces braves gens étaient déjà écrasés, rien
que dans mes environs. Il n'y reste plus ni un ivrogne,
ni un sourd, ni un aveugle. Tous ceux qui se reforment
sont écrasés à leur tour, en un clin d'œil ; et les pauvres
gendarmes, n'ayant plus à verbaliser contre personne,
pour vagabondage ou ivresse sur la voie publique, ne
bougent plus de leur caserne, où ils se grisent de
désespoir, à l'exemple du nouveau juge de paix répu-
blicain qu'on nous a envoyé pour remplacer l'ancien
qui avait le tort d'aller à la messe. J'ai fini par com-
prendre quel puissant instrument de moralisation, et
môme de sélection darwinienne, était un chemin de
fer. Seulement, il faut qu'il n'ait pas de barrières,
comme chez les Yankees, qui éprouvent une joie
féroce à lire, chaque semaine, le relevé des malheu-
reux ivrognes écrasés, offerts en holocauste à la fa-
rouche déesse de la Tempérance.
Bientôt, laissant derrière nous les faubourgs, nous
entrons en rase campagne, non pas une campagne
hérissée de guinguettes et de petits vide-bouteilles,
comme on en voit en Europe, auprès des grandes villes :
nous traversons, au contraire, une plaine nue, des
friches couvertes d'une herbe assez maigre, coupées
de canaux vaseux que la mer basse laisse vides : on se
croirait dans un pays désert, si l'on ne voyait pas, de
tous les côtés, les trains innombrables, arrivant de tous
les points du compas, qui vont s'engouffrer dans les
EN VISITE CHEZ LONCLE SAM. 153
faubourgs de la ville, dont on distingue encore, derrière
nous, les hautes cheminées d'usine embrumant l'ho-
rizon. Tous les rochers qui affleurent sont couverts de
réclames en gros caractères blancs ou noirs. Il y a,
notamment, un monsieur, il s'appelle Shenck, autant
qu'il m'en souvient, un fabricant de pilules anli-
dyspepliques, qui doit dépenser de bien grosses
sommes de cette manière. Il parait que des escouades
de barbouilleurs, engagés à son service, ont parcouru,
ces années dernières, tous les sites les plus agrestes
desEtals-Unis, etque, aucœurdesMontagnes Rocheuses,
comme sur les falaises de la Nouvelle-Angleterre, on
peut maintenant voir affirmée, en lettres colossales,
l'incontestable supériorité des produits pharmaceu-
tiques de la maison Shenck.
De loin en loin, nous coupons des vallées d'un
aspect plus riant. Quelques laillis, où dominent les
chênes et les saules, couvrent généralement les bords
marécageux des cours d'eau. Partout où la (erre est
excellente, elle est cultivée; mais nulle part nous ne
voyons trace de cette lutte contre la nature, de cet âpre
labeur, grâce auquel nos paysans ont si souvent
transformé l'aspect primitif des lieux : cependant voilà
deux cents ans que ce pays-ci est peuplé. Mais les
Américains sont un peu comme les enfants qui mangent
d'abord les raisins de leur baba. Ils aiment mieux s'en
aller, à des centaines de lieues de chez eux, chercher
des terres vierges que de s'occuper de celles qui auraient
besoin d'être un peu amendées. Il est curieux de voir
comme, sous ce rapport encore, ils diffèrent de nous.
Dans nos colonies, en Algérie et ailleurs, on a toutes
9.
154 EX VISITE CHEZ LOXCLE SAM.
les peines du monde à créer de nouveaux cenlres : les
arrivants cherchent toujours à rester près des anciens.
Aux Étals-Unis, cette tendance à l'expansion n'est pas
nouvelle. Au moment de la guerre de l'Indépendance,
la population, relativement bien peu nombreuse, cou-
vrait déjà une superficie énorme. Une colonie française
commence toujours par une ville d'où sortent des isolés
qui peuplent les campagnes environnantes : chez les
Anglo-Saxons, les villes ne se fondent, généralement,
que pour subvenir aux besoins commerciaux des cam-
pagnes déjà peuplées.
De ces habitudes, il résulte que la population se
répartit d'une manière assez bizarre. Des millions
d'hommes ont été peupler les pays situés à l'ouest du
Mississipi ou même du Missouri, en faisant une guerre
d'extermination aux malheureux Indiens, tandis que,
tout près de New-York, la population est, sur bien des
points, assez peu dense. Dans le nord de cette ville, il
existe toute une région montagneuse, appelée les Adi-
rondacks, qui est, parait-il, presque complètement
déserte, et qui était à peine connue il y a peu d'années.
Les côtes elles-mêmes ne sont pas très-peuplées. Il
n'y a pas bien longtemps, certains villages du littoral
nord* étaient si isolés, qu'ils étaient devenus des nids
de naufrageurs aussi habiles dans leur art que les
fameux gars de Pen-march, dans le Finistère, qui
attiraient les navires sur les rochers, en attachant un
fanal aux cornes d'une vache qu'on faisait ensuite
promener le long de la grève, par les nuits sombres.
C'était l'industrie du pays : tout le monde s'en mêlait.
Mon ami, le général du paquebot, racontait que, dans
EN VISITE CHEZ L ONCLE SAM. 155
le Massachusetts, je crois, un ministre prêchait un
jour, pendant l'office du dimanche. Le vent avait soufflé
en tempête toute la nuit, et l'on entendait la mer briser
tout près de l'église. Tout à coup, au moment le
plus pathétique du sermon, la porte s'ouvre, un pêcheur
tout ruisselant d'eau se précipite dans l'intérieur du
temple, en criant :
« Alerte, les enfants! il y a un navire à la côte. Qui
est-ce qui vient le piller ? »
Tout le monde se lève.
k Attendez, mes très-chers frères » , s'écrie le révé-
rend, avec tant d'autorité et d'une voix si éclatante, que
ch;.cun s'arrête instinctivement.
Il dégringole de la chaire en ramassant sa robe,
vient se mettre au premier rang, et puis, partant à toute
vitesse dans la direction de l'épave :
« Now, my beloved brethren! Let us star t f air! »
(Partons maintenant, mes très-chers frères! Au moins
personne n'a d'avance !)
Les fermes que nous voyons, de distance en distance,
sont presque toujours bâties sur de petils coteaux, au
centre de l'exploitation. Ce sont de petites maisons, en
bois, à un étage, peintes en blanc. Autrefois on racontait,
dans la marine, que les charpentiers hollandais avaient
toujours sur leurs chantiers quelques centaines de
brasses de galiotes toutes faites; quand un armateur
désirait renouveler son matériel flottant, il allait expli-
quer son cas à son compère le constructeur, qui, d'un
trait de scie, lui coupait la longueur voulue; on obte-
nait ainsi une sorte de cylindre auquel on ajustait,
tant bien que mal, un avant et un arrière; on lançait le
156 EN VISITE CHEZ LOXCLE SAM.
résultat sur le canal le plus voisin, et la Hollande
comptait une galiote de plus. Je crois, en mon âme et
conscience, que les Américains ont adopté un système
analogue pour la construction de leurs bâtiments
ruraux , tant ils se ressemblent comme largeur et
hauteur : la longueur seule diffère. Du reste, cela a un
avantage : quand on s'ennuie quelque part, on coule
des glissières sous sa maison et on remmène un peu
plus loin; j'ai vu, l'autre jour, faire cette opération
dans un faubourg de New-York.
Pendant notre séjour dans cette ville, j'ai été passer
deux matinées dans un village agricole de la banlieue,
où j'avais affaire. J'ai visité trois ou quatre de ces
fermes; rien ne répond moins à l'idée que nous nous
faisons de la vie rurale que ce que j'y ai vu. La station
est une petite baraque en planches. L'unique rue, que
bordent deux ou trois douzaines de maisons en bois,
cabarets, épiceries, dry good stores, est une espèce
de cloaque où pousse une belle végétation et où
s'ébattent huit ou dix gros cochons noirs. Ils semblent
vivre sur un pied de très-grande intimité avec une
multitude de petits garçons qui pataugent, nu-pieds,
dans la boue, vêtus uniformément d'un pantalon, débris
de la défroque paternelle, soutenu par une seule bre-
telle, d'une chemise de flanelle en loques et d'un cha-
peau défoncé. Sur l'un des côtés de la chaussée, il y a
une ligne de tramways, allant je ne sais où. Trois
routes aboutissent à la gare; je les essaye toutes, l'une
après l'autre; nous sommes au mois de juin, et les
deux premières sont de véritables fondrières, sillonnées
d'ornières profondes de trente ou quarante centimètres,
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 157
où personne ne s'est jamais avisé de jeler une pelletée
de pierres cassées. La troisième parait un peu moins
mauvaise, mais, au bout de cinquante pas, je suis arrêté
par un gros ruisseau vaseux sur lequel on a jeté une
planche pour les piétons; quant aux voitures, elles
passent à gué, dans deux ou trois pieds d'eau et de
boue. J'en vois une qui exécute cette opération; c'est
un buggy bien attelé d'assez beaux chevaux ; il contient
deux jeunes gens très-élégants, le frère et la sœur,
probablement, qui vont prendre le Irain. In domestique
nègre les accompagne, assis sur le siège de derrière.
Voilà l'état des chemins, et nous sommes à douze ou
quinze kilomètres d'une ville d'un million cinq cent
mille âmes. Quels cris pousseraient les habitants du
Vésinet, s'ils avaient une route pareille pour aller à la
gare !
On est en train de faire les foins dans les prés. Pas
trace de cette joyeuse animation qui , dans ce moment-là,
rend nos campagnes si vivantes. Tas une femme ne
travaille. Des bonshommes, en chemise de couleur,
avec des cols en papier blanc, des pantalons et des
gilets noirs, circulent gravement sur des faucheuses
et des faneuses mécaniques, dont on entend seulement
le cliquetis sonore. L'un d'eux a un chapeau haut de
forme; un autre se rhabille pour rentrer chez lui; je
me frotte les yeux pour m'assurer que je ne me trompe
pas : il a un vieil habit noir! On dirait une bande de
notaires et d'avoués en rupture d'études, mais pas en
goguettes, car ils ont tous l'air de porter le diable en
terre.
On me fait pénétrer dans plusieurs maisons où nous
158 EN VISITE CHEZ LOXCLE SAM.
avons à prendre quelques renseignements. Nulle part
je ne trouve de ces grandes cuisines, aux poutres
brunies par la fumée, sans lesquelles il n'existe pas
de fermes chez nous. On entre dans une espèce de
salon ; pas de cheminée ; des poêles formés d'une sorte
de gros cylindre horizontal, ayant une apparence
scientifique dont je n'augure rien de bon. Cela contient
une foule de petits récipients où l'on peut faire cuire
le pain, couler la lessive, préparer au besoin les réac-
tions chimiques les plus compliquées, mais d'où, ne
sortiront jamais, je le gagerais, un bon pot-au-feu, ni
un poulet rôti bien doré. Dans un coin, il y a tou-
jours un harmonium ou un piano; dans un autre, une
bibliothèque; et puis, dans ce cadre, s'agitent de
grandes femmes maigres, habillées de robes longues à
prétentions; les jeunes, quelquefois jolies, mais les
vieilles, toujours jaunes, sèches et refrognées, accueil-
lantes comme une porte de prison. Si jamais je trouvais
les choses montées sur ce pied-là, chez un de mes fer-
miers, je serais tellement sûr de ne pas recevoir un sou
à la Saint-Martin prochaine, que je lui chercherais
immédiatement un remplaçant.
Les hébergages, étables et écuries, sont aussi en
bois. D'ailleurs, tout cela est réduit à sa plus simple
expression. Les fourrages sont en meules à peine
recouvertes. Le foin est bien médiocre; les tas de fumier
paraissent à peu près abandonnés. Cependant, ici, on
fume un peu la terre. Mais au Canada, il y a peu d'an-
nées encore, on ne le faisait jamais. Un de mes amis,
le marquis de IL.., y a d'immenses propriétés près de
Montréal; les fermiers se louaient beaucoup de la
EN' VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 159
proximité de la rivière, « parce que, disaient-ils, au
printemps, nous portons tout notre fumier sur la glace,
et, quand la débâcle arrive, nous en sommes débar-
rassés » .
En somme, ces gens-ci sont bien heureux de ne
pas avoir de fermages à payer. C'est à tort qu'on les
appelle des fermiers, car ils sont tous propriétaires.
S'il en était autrement, je ne sais pas trop comment
ils se tireraient d'affaire. D'abord, ils me semblent se
confiner tout strictement dans une spécialité. Les uns
sont seulement nourrisseurs, d'autres produisent des
fruits {fruit f ami) , les autres des poulets [chichenfarm)
ou des dindons {turkey farm), dont ils ne récoltent
même pas la nourriture. Ils ont sans doute d'excel-
lentes raisons pour agir ainsi et y trouvent un avantage
quelconque; cependant un pareil système devrait être
détestable. Dans une exploitation agricole bien menée,
chaque branche de production vient en aide aux autres :
les débris de la laiterie nourrissent les cochons; la
volaille picore, entre les jambes des chevaux et des
bœufs, bien des graines qui seraient perdues; quelques
œufs sont bien utiles pour parer la viande des veaux,
au moment de les livrer au boucher; déplus, les soins
que nécessite cette diversité de produits fournissent du
travail pour toutes les saisons et à chaque membre de
la famille. On en arrive à ne plus avoir de morte-saison.
Qu'est-ce que peut faire de son temps un fermier améri-
cain, quand il a porté ses fruits au marché ou qu'il a
livré ses dindons au marchand de volaille? Au fond,
je crois qu'ici la femme et les enfants ne travaillent
pasdutout,maisquelemarine travaille guère non plus»
160 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
Tous ces gens-là font-ils de bonnes affaires? S'ils
étaient dans la même situation que nos fermiers, je
répondrais hardiment que cela est impossible. Mais il
faut songer aux avantages qu'ils ont! Tas de fermages
à payer, ou, ce qui revient au même, de la terre
excellente à un prix d'acquisition dérisoire; on me
parle de sept ou huit cents francs l'hectare : pas d'im-
pôt, pas de service militaire; transports par voie ferrée,
très-abondants et très-économiques; matériel agricole
à vil prix. Quant à leur genre de vie, il est entièrement
différent de celui des nôtres. Les deux budgets, du
cabaret pour l'homme, et de la toilette pour les femmes,
doivent être très-supérieurs à ce qu'ils sont chez nous :
mais ils peuvent se rattraper largement sur celui de la
nourriture. D'un bout de l'année à l'autre, ils ne
boivent que du thé ou de l'eau et ne mangent que du
mauvais pain, des pommes de terre bouillies et du
lard. Ceux qui sont gourmands ajoutent à ce menu
invariable des haricots! Bacon and beans! Jamais nos
paysans ne voudraient se mettre à ce régime1...
Au moment où je recopie ces lignes, j'arrive de
chez un de nos fermiers où j'ai été voir cinq ou six
étalons percherons qu'il vient de vendre aux Améri-
cains. On m'a fait sortir un de ces magnifiques animaux,
aux formes colossales. Il s'est mis à bondir dans la cour,
entre les pommiers, sa longue queue traînant par terre,
enlevant comme des plumes les deux hommes pendus
1 Tous ces fermiers souffrent maintenant autant que les nôtres
■de la concurrence que leur font les produits de l'Ouest. C'est en
équivoquaut sur cette situation, qu'on vient nous dire que l'agri-
culture américaine est aussi malade là-bas qu'ici.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 161
à son licol qui essayaient de le maintenir et qui, après
une courte lutte, sont parvenus aie calmer. J'admirais
leur adresse.
« Vous avez là deux gars qui ne sont pas maladroits!
ai-je dit au fermier qui, la chambrière à la main, sa
casquette de soie à trois ponts bombée sur sa tête, les
regardait faire en adressant au cheval des mots d'amitié,
ponctués de quelques petits coups de fouet.
— Mais oui! répondit celui-ci, avec son accent
traînard, bien sûr! ils ne sont point maladroëts! Pour
des gars qui savent bien présenter un cheval, c'est des
gars qui savent bien présenter un cheval. Voilà seule-
ment huit jours qu'ils me sont rentrés; ils étaient en
Amérique, ajouta-t-il.
— Eh bien, sont-ils contents de leur voyage?
— Ah! ne m'en parlez point, monsieur le baron.
Voilà trois chevaux qui sont vendus six mille francs
pièce. Je dois les livrer dans quinze jours, au Havre, à
M. Smith, Smish ; je ne sais pas, moi : ces gens-là vous
ont des noms à coucher dehors. Il me demande de lui
donner quelqu'un pour les conduire jusqu'en Amérique.
Croyez vous qu'il n'y a pas moyen de décider ces
fainéants-là à y retourner? Si c'était un effet de votre
bonté de leur en toucher un mot? Je voudrais bien le
contenter pourtant, M. Smith. C'est un bon acheteur;
voilà plus de six ans qu'il vient chez nous. »
A ce moment, l'un des hommes, un grand garçon
blond, frisé, amenait près de nous son cheval tout à
fait calmé, frottant, d'un air de bonne humeur, sa
grosse tête grise contre l'épaule de son conducteur, en
hennissant doucement.
162 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
a Vous ne voulez donc pas retourner là-bas, mon
garçon? lui dis-je. Est-ce que vous avez eu à vous
plaindre?
— Ali ! ben sûr non, monsieur le baron; je ne me
plaignons point. On m'avait promis si\ cents francs
pour six mois. On me les adonnés, avec dix pistoles
par-dessus le marché. Mais on m'en promettrait bien
douze cents que je n'y retournerions point.
— Mais pourquoi?
— Ah! c'est pas que ça soit une mauvaise maîtrise :
mais, monsieur le baron sait bien ! rien à manger, tou-
jours du mauvais pain et du lard. Et puis, quand on a
trotté des chevaux toute une journée, pas seulement un
verre de cidre à boëre; rien que du thé. Je ne pouvions
point me plaindre, puisque les maîtres mangeaient
comme nous; mais c'est des sauvages, ces gens-là. »
Il parlait, mot pour mot, comme le garçon de Del-
monico. Quel étrange peuple nous sommes, et comme
il nous est impossible de nous plier aux habitudes des
autres! Après tout, il faut croire que les nôtres sont
les meilleures, puisque les étrangers les prennent si
facilement et qu'ils ne peuvent pas plus les quitter,
quand ils les ont une fois adoptées, que nous ne pou-
vons nous faire aux leurs.
A onze heures, nous arrivons à Philadelphie. La
ligne traverse ensuite un pays légèrement accidenté,
qui nous semble bien supérieur, comme développe-
ment agricole, à ce que nous avons vu jusqu'à présent.
Nous apercevons de tous côtés de nombreux bâtiments
de ferme : quelques-uns bâtis en pierre ou en brique.
Les herbages et les prés ont aussi l'air plus soigné.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM, 163
Par moments, on se croirait dans une campagne fran-
çaise ou anglaise, tant les habitations sont rapprochées.
Mais l'absence de tout jardin bien cultivé auprès des
maisons et de toute route entretenue est toujours
remarquable. Les clôtures sont aussi bien extraordi-
naires; elles se composent invariablement de douze ou
quinze gros baliveaux maintenus l'un sur l'autre par
quatre piquets et séparés, à chaque extrémité, par
d'autres en nombre égal, qui font avec les premiers
un angle de vingt-cinq ou trente degrés. Au lieu d'être
clos simplement par une haie ou par des lisses, le
champ se trouve entouré, de la sorte, d'un véritable
mur en zigzag, dont la construction coûte probablement
très-peu de chose comme main-d'œuvre, mais absorbe
une quantité de bois formidable, et doit faire saccager
toutes les forêts du voisinage. Du reste, le gaspillage
de bois qui se fait dans ce pays est incroyable. Nous
traversons plusieurs massifs boisés sans voir les traces
d'un aménagement quelconque. Nulle part il ne reste
un bel arbre debout.
Nous sommes, paraît-il, dans la partie la plus peu-
plée et la mieux cultivée de la Pennsylvanie et même
des Etats-Unis. Beaucoup des villages et villes que
nous traversons existaient, et même étaient déjà floris-
sants au dix-huitième siècle. C'est dans cette région
que se sont livrés les principaux combats delà guerre de
l'Indépendance, entre insurgent s et royalistes. A deux
heures nous arrivons à Harrisburg, une jolie ville de
trente mille habitants, autrefois la capitale de l'Etat. In-
dépendamment de ses richesses agricoles, ce pays-ci est
un grand centre métallurgique. A chaque instant, nous
184 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
voyons des hauts fourneaux d'une importance consi-
dérable, autour desquels de véritables petites villes se
sont formées. Nous traversons la Susquehannah sur
un beau pont en fer, qui a près d'un kilomètre de
longueur; bientôt nous nous engageons dans une ra-
vissante vallée, celle de la Juniata, qui va nous con-
duire jusqu'au pied des Mleghanies. Le caractère
montagneux du paysage va constamment en s'accen-
tuant. La population diminue beaucoup. Xous cô-
toyons, pendant deux ou trois heures, les bords de la
Juniata, que surplombent des collines élevées, cou-
verts d'épais taillis de chêne à travers lesquels d'in-
nombrables cours d'eau viennent, en cascades, re-
joindre la rivière. Ce pays-ci est réellement ravissant,
d'une grâce fraîche et sauvage dont nous jouissons dé-
licieusement.
Malgré l'extrême vitesse du train, on n'est vraiment
pas trop secoué. La voie est excellente; mais ce que
nous ne nous lassons pas d'admirer, c'est le comfort
et même le luxe de nos wagons. A l'intérieur, toutes
les boiseries sont ornées de mnrqueteries italiennes,
en érable sur citronnier, d'un goût parfait. Des tapis
épais couvrent les parquets ; les tentures des canapés
et les rideaux sont confectionnés avec une sorte d'é-
toffe de fantaisie, très-moelleuse, du plus heureux
effet ; toutes les serrures sont nickelées et reluisent
comme de l'argent. Ces wagons Pullman appartiennent
tous, paraît-il, à leur inventeur, qui paye seulement
un droit de circulation aux Compagnies. Ils sont con-
struits dans d'immenses ateliers situés près de Chicago,
par quantités énormes, ce qui permet d'employer,
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 165
pour chaque détail, un outillage complet, grâce auquel
la construction atteint un degré de perfection in-
croyable.
Tout cela est entretenu avec une propreté méticu-
leuse. Le fumoir est meublé de grands divans et de
fauteuils en rotin, mobiles. Un gardien spécial tient
à la disposition des voyageurs des livres qu'on peut
acheter ou louer. Il y a aussi un bureau avec tout ce
qu'il faut pour écrire, à l'usage de ceux qui veulent
employer leur temps à faire leur correspondance. En
somme, il est impossible de rêver une manière de
voyager plus agréable.
Vers midi , on vient annoncer le déjeuner. Nous
pénétrons dans le wagon-restaurant, qui est muni, à
l'une de ses extrémités, d'une cuisine complète, dans
laquelle opèrent trois cuisiniers en vestes blanches, et
d'un office, d'où un maître d'hôtel surveille les per-
formances de deux garçons mulâtres. De chaque côté
il y a six petites tables, avec du linge bien blanc et un
gros bouquet de fleurs dans un vase, sur chacune. Le
menu, sans être aussi sardanapalesque que celui du
Fifth Avenue Hôtel, est étonnamment varié et abon-
dant, et on nous sert un repas excellent.
Mesdemoiselles Minnie et Annie n'ont pas cessé,
depuis ce malin, de manger des bananes et des pêches
qu'elles achetaient à un gamin qui circule dans le train.
Cela ne les empêche pas de venir s'asseoir à la table
voisine de la nôtre, et nous en profitons pour prendre
en note leur menu et faire connaître aux jeunes Fran-
çaises qui seraient tentées d'envier la liberté dont
jouissent les miss américaines, la déplorable façon dont
166 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
ces dernières s'en servent, au grand dommage de leurs
estomacs.
Elles ont commencé, pour s'ouvrir l'appétit, par
grignoter deux ou trois épis de maïs bouilli, bien
chauds ; puis on leur a servi, cassés dans un verre,
deux œufs. Elles les ont libéralement saupoudrés de
sel, de poivre et de cayenne, ont battu du bout de leur
couteau et ont bu le tout avec une visible satisfaction.
Ensuite elles se sont fait apporter un concombre et
deux grosses tomates crus, les ont découpés en tranches
minces qu'elles ont mangées en salade, sans huile,
mais avec force condiments délayés dans deux grandes
cuillerées de vinaigre. Suffisamment rassasiées, elles
ont terminé ce repas extravagant par une compote d'a-
bricots ! 0 Minnie dear, et vous, suave Annie, avez-
vous au moins inscrit sur vos tablettes l'adresse de
M. Shenck? Quelle consommation vous ferez, d'ici à
peu, de ses pilules antidyspeptiques!
Comme boisson, ces demoiselles n'ont consommé
que du lait frappé. Un ou deux autres de nos compa-
gnons de voyage en font autant. Mais l'immense majo-
rité se contente d'un verre d'eau glacée. Cependant un
monsieur commande, avec une certaine ostentation, une
bouteille de vin de Bordeaux. Il est vrai qu'il le boit
frappé, sans avoir l'air de se douter de l'hérésie qu'il
commet. Mais c'est comme cela qu'un jeune homme se
ruine de réputation : en Amérique, le fait de boire un
verre de vin en public est jugé aussi sévèrement par
l'opinion publique que peut l'être, à Paris, une pro-
menade à l'allée des Acacias, dans la voiture d'une
horizontale. Le ministre anglais que nous avions sur
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 167
le paquebot m'a confié qu'il avail l'habitude de boire
toujours un ou deux verres de sherry à sou déjeuner,
niais que ses collègues de l'Eglise épiscopalienne l'a-
vaient conjuré de s'en priver pendant tout le temps de
son séjour en Amérique, s'il ne voulait pas causer un
affreux scandale.
Quant à nous, foulant aux pieds toutes les conve-
nances, nous nous livrons depuis quelques jours à une
étude approfondie des vins californiens. Nous en bu-
vons une bouteille d'un cru différent à chacun de nos
repas. C'est avec un vif regret que je suis obligé de
reconnaître qu'ils sont généralement fort bons, quoi-
qu'on les boive toujours trop jeunes. De ce côté-là,
aussi, je crains bien que l'avenir ne nous réserve des
surprises bien désagréables.
La culture de la vigne est très-récente en Amérique,
mais elle s'y développe tous les jours. En Californie,
300,000 acres, quelque chose comme 120,000 hec-
tares, sont déjà en plein rapport. On calcule que
chaque année il s'en ajoute, en moyenne, 12,000 nou-
veaux hectares, et cela pourra continuer longtemps,
car ce seul État contient autant de terrains que la
France entière, propres à cette culture. Il a déjà pro-
duit, l'année dernière, 3,000,000 d'hectolitres de vin.
De plus, des expériences tentées dans la Virginie, les
Carolines, le Kentucky, le Tennessee, le Nouveau-
Mexique, l'Arizona, l'Arkansas, et même sur certains
points de l'Ohio et de l'Etat de New-York, ont prouvé
que dans toutes ces régions la vigne prospérait. Elle y
donne même déjà des rendements très-satisfaisants.
Il est intéressant, mais peu rassurant, d'observer le
168 EX VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
rapport delà production indigène à l'exportation. Dans
les sept années qui se sont écoulées de 1870 à 1876,
la production indigène a passé de 3,000,000 de gal-
lons à 15,000,000 (1 gallon = 4 litres), le total ayant
été de 60,000,000. Dans la même période, l'importa-
tion a décru de 11,000,000 à 5,000,000 de «allons,
et le total a été de 52,000,000.
Dans la période septennaire suivante, 1877 à 1883,
l'importation n'est plus que de 40,000,000, tandis
que la production monte à 134.
La plus grande partie des vins importés rentre dans
la catégorie des vins de Champagne. Cependant nos
vins rouges sont consommés aussi en quantités notables.
Ils entrent maintenant, assez fréquemment, dans la
composition des fameux drinks qu'inventent tous les
jours les bar-keepers américains : je serais bien agréa-
blement étonné si, d'ici à peu d'années, ce marché-là
ne nous était pas presque complètement fermé. Il est
bien peu probable qu'on puisse jamais lutter avec nos
grands crus de vins rouges. Le caractère américain se
refuse aux soins minutieux qu'exigent toutes les pro-
ductions de grand luxe ; mais les champagnes inférieurs
sont imités, et les saint-julien aussi ; les énormes
droits d'entrée aidant, les catawbas et autres crus
locaux font aux nôtres une concurrence qui se fait déjà
sentir, et qui pourra bien devenir désastreuse.
Un peu avant six heures, nous arrivons à Altoona,
où le train s'arrête quelques instants dans une grande
gare construite et pavée en bois comme toutes les
autres, du reste : celle-ci est bordée de maisons et
d'hôtels comme une place ordinaire. Le paysage a pris,
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 169
depuis quelque temps, une apparence de plus en plus
grandiose. Il y a trente ans, en 1858, quand le Penn-
sylvania Railroad établit ici de grands ateliers de ré-
paration, pour la ligne qu'il venait d'ouvrir, le pays
n'était qu'une vaste forêt absolument déserte. Mainte-
nant, Altoona est une jolie ville de 20,G00 habitants,
dont les rues sont sillonnées de tramways. Une énorme
locomotive vient s'accrocher à celle qui nous a amenés,
car nous allons commencer l'escalade des rampes à
l'aide desquelles on traverse les Alleghanies et l'on
passe du bassin de l'Atlantique à celui de la mer du
Mexique. Les chauffeurs bourrent leurs fourneaux
d'anthracite, le seul combustible usité; les énormes
cheminées, en forme de cônes renversés, laissent
échapper des (lots de fumée ; les deux mécaniciens,
appuyés sur leur mise en train, se consultent de l'œil,
et puis, d'un lourde main sec, ils précipitent la vapeur
dans les tiroirs : les conductors crient, à tue-tête, le
traditionnel AU a board ; et pendant que les voya-
geurs s'entassent, en grappes pressées, sur les petits
escaliers qui conduisent aux plates-formes des uagons,
le train se met lentement en marche, au son de
l'éternelle cloche qui rappelle aux citoyens de la bonne
ville d'Altoona qu'ils feront bien de se garer. Bientôt,
sortant du réseau des larges rues coupées à angle droit,
nous rentrons dans la forêt et abordons le versant de
la montagne. Je ne sais pas quelle est au juste la cote
de la rampe le long de laquelle nos deux locomotives
nous entraînent, mais cela doit être quelque chose de
formidable. Je ne connais, en France, que la ligne du
Pecq à Saint-Germain qui puisse lui être comparée.
10
170 EN VISITE CHEZ L'OMCLE SAM.
Quant au paysage, il est admirable. L'immense forêt
de résineux que nous traversons a, malheureusement,
été dévastée. Les géants qui, pendant des siècles,
avaient abrité les bivouacs des Indiens servent proba-
blement maintenant de traverses à la voie. En tout cas,
on ne voit plus que leurs souches noircies par le temps.
Pas un seul arbre de belle dimension n'est resté de-
bout. Mais, de loin, on ne s'aperçoit pas trop de ces
vides, et les massifs, éclairés obliquement par le soleil
qui baisse, prennent des tons ardoisés qui feraient le
bonheur d'un paysagiste. Le tracé de la ligne a été
dessiné avec une maestria admirable que favorise, du
reste, le système de roues conjuguées par quatre, dont
sont munis tous les wagons, et qui permet des courbes
d'un rayon étonnamment court. Pas un ouvrage d'art
important : sauf, tout en haut, un tunnel de 2 ou
300 mètres. Partout ailleurs on côtoie des croupes de
montagne dans lesquelles on a taillé des lacets avec
une hardiesse qui fait bien de l'honneur aux ingé-
nieurs chargés des études. Une de ces courbes, connue
sous le nom du Horse Shoe Bend, a été jugée digne
d'être représentée sur tous les prospectus et indicateurs
de la Compagnie. Elle est tellement accentuée, qu'un
train, qui descend, commence par passer à 200 mètres
environ de nous, de l'autre côté d'un précipice, avant
de nous croiser, un kilomètre plus bas.
A peu de distance du tunnel qui nous a fait franchir
le faîte de la monlagne, nous arrivons à Cresson, une
station thermale très-fréquentée, où l'on a construit,
tout près de la gare, un immense caravansérail dans
un site ravissant. Puis la descente commence. Nous
H
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 171
longeons, presque tout le temps, un torrent nommé le
Conemaugh Creek, qui roule vers la plaine, de cascade
en cascade, toutes les eaux, teintées de rouge par le
sol ferrugineux, que lui apporte chaque petite vallée
de la montagne. Ce pays-ci doit êlre le paradis des
pêcheurs de truites. Il paraît, du reste, que les bai-
gneurs de Cresson n'ont, en fait de sport, que l'em-
barras du choix, et qu'ils trouvent à tirer, dans les en-
virons, d'innombrables cerfs et même quelques ours.
Dans tous les cas, ils peuvent se vanter de passer leur
saison d'eaux dans un des plus beaux pays que j'aie
jamais vus.
A neuf heures, nous atteignons Pittsburgh, sur la
Mononghahela : une ville de 200,000 habitants, en
comptant ceux qui habitent un faubourg peu éloigné
nommé Alleghany-City. C'est l'un des centres métal-
lurgiques les plus importants de toute l'Amérique. La
nuit, très-noire, est illuminée par les feux d'innom-
brables hauts fourneaux qui flamboient à l'horizon.
Nous ne nous y arrêtons qu'un instant, et puis nous
repartons, au milieu des roulements d'un formidable
orage.
Vers dix heures, nous quittons le fumoir, pour re-
tourner dans notre wagon, qui est maintenant trans-
formé en dortoir. Le couloir central, brillamment
éclairé, est bordé dans toute sa longueur d'une série
de grands rideaux, fendus en leur milieu, qui tom-
bent du plafond, abritant chacun, sous son ombre dis-
crète, deux couchettes superposées garnies de draps
bien blancs et d'oreillers marqués au chiffre de la
Compagnie. Un système de boutons et de boutonnières,
172 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
dont sont munis les rideaux, achève la transformation
en alcôve de chaque section. Le seul point que je
trouve défectueux, dans ces arrangements, c'est que,
rien n'étant disposé pour faciliter l'ascension du lit
supérieur, celte opération exige des aptitudes gymnas-
tiques de premier ordre et doit offrir, surtout poul-
ies femmes, de très-sérieuses difficultés, car il faut
attraper la barre qui supporte les rideaux , s'en servir
comme d'un trapèze et se hisser à la force du poignet.
Au moment où je pénètre dans ma section, mesde-
moiselles Annie et Minnie sortent du boudoir réservé
aux dames où elles sont allées, sans doute, revêtir leur
toilette de nuit que recouvre discrètement un immense
waterproof. Elles se glissent, l'une après l'autre, sous
leur rideau ; au bout d'un instant, une main apparaît
qui dépose, successivement, dans le couloir, deux
petites paires de bottines, puis nous entendons le bruit
d'une courte discussion, des rires étouffés; les rideaux
s'agitent, furieusement secoués par une masse, de
forme arrondie, que, par des efforts aussi vains que
verticaux , on cherche à entraîner vers l'étage supé-
rieur; les éclats de rire du rez-de-chaussée redoublent :
enfin, pour employer le terme usité dans les cours de
gymnastique, un dernier rétablissement parait avoir été
mieux combiné que les autres, en ce sens que les ri-
deaux reprennent soudain leur verticalité. .Malheureu-
sement, un petit pied rose, emmanché d'un bas de
jambe blanc et nacré, a traversé leur fente, à la hau-
teur de la couchette supérieure : et, retenu dans Ten-
tre-deux des boutons, il fait des efforts désespérés pour
rentrer au bercail. Par bonheur, les boutonnières
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 173
bienveillantes résistent juste assez pour nous laisser
admirer ce charmant spectacle : enfin, elles cèdent,
et tout rentre dans Tordre.
Après avoir consigné, à la hâte, sur mon livre de
notes, un croquis de cette petite scène, heureux d'a-
voir pu, dans la même journée, étudier la nature
américaine sous des aspects aussi variés, je mets à mon
tour ma tête sur l'oreiller et ne tarde pas à être plongé
dans le plus profond des sommeils. Malheureusement,
au bout d'une heure, à peine, j'en suis arraché brus-
quement par trois personnages à casquettes galonnées
qui viennent me demander un ticket. Il paraît que
nous changeons encore de Compagnie ; mais, comme
on m'apprend en même temps que j'aurais pu m'épar-
gner cette formalité désagréable, moyennant un léger
pourboire, en donnant lesdils tickets, d'avance, au
conducteur, jen'ai vraiment pas le droit de me plaindre.
Le rideau retombe, et je cherche à reprendre mon
somme : mais je n'y parviens pas tout de suite. C'est
que mon attention est attirée par une étrange mélodie
qui se brode sur le grondement sourd du wagon. Elle
est formée de tous les ronflements qui s'échappent des
douze alcôves. Par moments, tous ces nez en délire,
se réunissant, avec un ensemble merveilleux, en un
rinforzando formidable, arrivent à des sonorités qui
font trembler les vitres. Quels organes surmenés que
ces nez américains! Pendant tout le jour, ils parlent ;
pendant toute la nuit, ils ronflent! jamais ils ne jouissent
d'un moment de repos.
Cependant, d'autres fois, pour une cause inconnue,
il se fait un grand silence. Mais bientôt un exécutant
10.
174 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
donne le signal de la reprise ; et, tout de suite, les
autres se joignent à lui. Nos petites voisines font leur
partie dans ce concert. Je distingue très-bien, par
moments, les notes encore un peu hésitantes et timides
qui me viennent de leur côté. Leurs papas se sont
peut-être imposé de grands sacrifices pour leur édu-
cation, et voilà comme elles ont profité des leçons de
leurs bons maîtres! Car, à New- York, il existe pour
les jeunes personnes des « maîtresses de sommeil gra-
cieux » , teacher in the art qf graceful sleeping , et cet
art est, paraît-il, le complément indispensable de
toute éducation un peu soignée. Je n'ai malheureuse-
ment pas pu assister aux cours, dont sont, d'ailleurs,
probablement exclus les gentlemen ; mais la Police
Gazette, par laquelle j'ai appris leur existence, publie
des renseignements pleins d'intérêt sur la manière
dont ils se font. D'après ses dires, et aussi d'après les
croquis explicatifs qu'elle reproduit, une monitrice,
qu'on choisit naturellement aussi avenante que pos-
sible, est revêtue d'un costume approprié ; puis elle
s'étend sur un lit somptueux, installé dans l'amphi-
théâtre, et y prend, successivement, les attitudes gra-
cieuses et serpentines que recommandent les auteurs.
Le professeur se borne à donner quelques explications
que les élèves prennent en note. Dans les pensionnats,
on passe de la théorie à la pratique. La matrone, char-
gée de cet enseignement, parcourt les dortoirs pendant
la nuit, s'arrêtant à chaque lit : et quand une élève
ronfle, dort la bouche ouverte, ou a simplement la
fâcheuse habitude de se coucher en chien de fusil, elle
est immédiatement réveillée, reçoit une verte semonce,
E\T VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 175
ou, suivant le cas, esl seulement invitée à rectifier sa
position \
A d'autres moments, mais ceci n'est qu'un vieil
usage importé des écoles anglaises, les jeunes filles
sont invitées à répéter, très-vite et pendant plusieurs
minutés, des phrases composées de mots dans lesquels
la lettre p revient le plus souvent possible, comme
par exemple : Poor papa paid Peter's potatoes ! cet
exercice ayant, paraît-il , pour effet certain de rape-
tisser la bouche, d'épaissir les lèvres et de leur donner
une apparence de boulonderose, toutàfaitengageante.
Malgré mon peu d'autorité, je me permets humble-
ment de signaler à M. Jules Ferry ces détails, qui ont
peut-être échappé aux investigations des inspecteurs
d'académie envoyés par lui dernièrement aux Etats-
Unis, pour y étudier les méthodes d'enseignement. Il
appartient, ce me semble, au grand ministre qui a
déjà comblé tant de fâcheuses lacunes dans notre édu-
cation nationale, de fonder une chaire de « Sommeil
gracieux » dans chacun des lycées de filles dont il
dote si libéralement, à nos dépens, la plupart de nos
grandes villes. Cette création serait tout à fait de na-
1 Est-il besoin d'ajoiiler que je laisse à la Police Gazette la
responsabilité de toute cette histoire, dans laquelle il n'y a peut-
être pas un mot de vrai ? Il serait d'ailleurs fort injuste de se faire
une opinion sur la société américaine d'après les dires d'une feuille
de ce genre. Cependant les Américains et les Anglais ne se font
pas faute de juger nos femmes d'après ce que leur en apprennent
nos romans et nos pièces de théâtre, dont les auteurs semblent^
il est vrai, s'être donné le mot pour persuader au monde entier
que l'adultère est la base de notre société et le complément forcé
de tous les mariages français.
176 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
ture à rehausser le prestige de ces utiles institution
qui, jusqu'à présent, ne semblent pas avoir réussi
inspirer aux populations toute la confiance dont ell
sont si bien dignes. Ce serait d'ailleurs, et cette coi
sidération a bien son importance, au point de vi
gouvernemental, le dernier coup porté à Téducatu
congréganiste ; car j'ai peur que les Dames du Sacr
Cœur et des Oiseaux, auxquelles on imposerait ce pr
gramme, ne révèlent une grande incompétence poi
ce genre de professorat. La malheureuse Sœur q
dirige la classe de mon village a déjà beaucoup <
peine à enseigner la gymnastique aux douze gamin
qui lui sont confiées. Encore n'arrive-t-elle pas à s
tisfaire, sous ce rapport, M. l'inspecteur, homm
fort sévère, qui, cependant, serait, je crois, bie
embarrassé s'il lui fallait faire la moindre culbute
Que sera-ce, mon Dieu, si l'on exige que la pauvr
fille surveille le sommeil de ses élèves au point de vu
de la grâce !
Il est grand jour quand nous sommes réveillés pa
le tapage que fait le mulâtre galonné, en démonta*1
les cloisons qui séparent les alcôves. Tous nos comp
gnons de voyage sont déjà debout, assiégeant les cal
nets de toilette où nous allons les rejoindre. Un co
d'œil jeté sur le paysage nous prouve que nous n'a
rions pas perdu grand'chose à continuer notre somm
Hier, nous étions en Suisse : mais aujourd'hui que 1
montagnes sont bien loin derrière nous, on se croir,
plutôt en Hollande. Pour employer l'expression loca]
nous sommes en pleine prairie, mais dans une praii
■déjà bien entamée par la civilisation et qui n'a plus i
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 111
tout l'aspect de celles qu'a décrites Fenimore Cooper.
Derrière chaque ondulation du terrain s'abrite une
petite maison de bois, peinte en blanc. Les stations
sont de gros villages. Nous traversons même plusieurs
villes importantes. On sent un ferment de vie bouil-
lonner partout.
Que de changements se sont produits ici depuis
cinquante ans! Nous sommes encore dans l'Indiana-,
mais nous allons entrer dans l'Illinois, qui contient
maintenant presque autant d'habitants que la Belgique :
3,078,636, au dernier recensement. Précisément, ces
jours derniers, un vieux vétérinaire belge me racontait
ses débuts dans ce pays, en 1836, je crois. Il voyageait
dans un chariot, avec toute une caravane. Chaque jour,
on tuait le gibier nécessaire à la nourriture du lende-
main. Ln soir, il s'était éloigné du campement, en
suivant un ruisseau. Arrivé à un endroit où une dijjue
de castors avait formé un petit étang, il descendit se
cacher dans les roseaux qui le bordaient, espérant tirer
des canards à l'affût. Il y était depuis quelques minutes,
quand un bruit sourd lui fit retourner la tète. A
quelques pas de lui, sur le haut de la berge, défilait
une bande de cent ou cent cinquante Indiens, achevai,
le buste nu, recouvert de la peinture de guerre. Heu-
reusement, ils passèrent sans le voir. Plusieurs por-
taient, à leur lance ou à la bride de leurs chevaux, des
scalps encore tout sanglants. A l'endroit où il était
caché, il a fait, vingt ans plus tard, construire un petit
kiosque, au fond de son jardin, où il vient prendre le
frais et boire de la bière qui sort d'une grande bras-
serie établie, par un ami, de l'autre côté du ruisseau.
178 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
Il y a là, maintenant, une ville qui s'appelle Monmouth,
où passent deux ou trois chemins de fer et qui contient
15 ou 20,000 habitants.
Par moments, cependant, nous traversons des zones
de terrains marécageux envahis par une végétation
rabougrie : des résineux, dont je ne puis reconnaître
l'espèce, trempent leurs racines dans de véritables
lagunes, remplies d'une eau noire et croupissante,
marbrée, çà et là, de larges plaques irisées, sur les-
quelles s'ébattent des bandes de canards et de sarcelles
que le passage du train ne paraît pas préoccuper outre
mesure. Ce pays-ci doit être un nid à fièvres pendant
l'été, à rhumatismes pendant l'hiver. Mais ces considé-
rations n'arrêtent pas les émigrants, qui calculent
seulement le nombre de récoltes successives qu'on
pourra tirer de ce bel humus noir, accumulé, depuis
tant de milliers d'années, à l'ombre des taillis. Sur
bien des points, on a construit des habitations qui sont
déjà entourées de quelques champs. La première
année, on écorceune couronne autour de chaque arbre
qui meurt au printemps. Le premier gros orage qui
passe le jette par terre. On le brûle pour s'en débar-
rasser. Les vaches mangent avidement l'herbe qui
pousse entre les souches : au bout d'un an ou deux,
celles-ci seront assez pourries pour se laisser déchausser
par les énormes charrues attelées de huit ou dix paires
de bœufs : et, à l'automne suivant, le fermier pourra
envoyer à Chicago un train chargé de son blé.
Enfin, à dix heures trente, nous entrons dans une
immense gare : le train vient s'arrêter le long de quais
pavés en bois, qui doivent fournir de bien terribles
EM VISITE CHEZ L'OXCLE SAM. 179
éléments de combustion aux incendies si fréquents dans
ce pays : nous sommes à Chicago.
Il me semble me souvenir que, dans la première
partie de ce très-véridique récit, j'ai été un peu dur
pour les rues de New-York. C'est que je n'avais pas
encore vu celles de Chicago. Toutes sont cependant
pavées en bois : mais, pour employer une expression
chère aux ingénieurs des chemins de fer, l'infrastruc-
ture, au lieu d'être, comme à Paris, une surface soi-
gneusement bétonnée, est ici simplement un plancher
composé de bordages de sapin, posés à plat sur le sol.
C'est là-dessus que reposent les pavés. Dès que les
bordages sont pourris, ce qui ne tarde guère dans un
pays aussi humide, les pavés s'enfoncent, et il se forme
des ornières de vingt-cinq ou trente centimètres, rem-
plies d'une eau noire et croupissante qui exhale les
odeurs les plus abominables. On ne peut se figurer ce
que c'est, à moins de l'avoir vu. Et nous sommes au
mois de juin!
Par exemple, les moyens de transport sont plus per-
fectionnés qu'à New- York. Dans la cour de la gare,
nous trouvons des omnibus pour nous conduire à l'hôtel.
Ils sont attelés de beaux chevaux gris pommelé qui
font honneur à leurs pères percherons. L'Illinois est
depuis dix ans le grand centre d'importation de ces
admirables animaux, et dès le premier coup d'œil
que nous jetons aux attelages des camions et des
innombrables charrettes que nous croisons dans les
rues, nous pouvons constater l'heureuse influence du
vieux sang normand sur la production chevaline de ce
pays. Il paraît qu'à la troisième génération, il n'en
180 EN VISITE CHEZ LOXCLE SAM.
reste plus rien : mais les résultats obtenus, au cours
des deux premières, sont si remarquables, que les
Yankees semblent prendre très-facilement leur parti
de l'obligation où ils se trouvent d'importer toujours
de nouveaux reproducteurs.
Dans ces rues, le mouvement est prodigieux. La
circulation est certainement beaucoup plus active qu'à
New- York. Nous passons dans un tunnel qu'on a creusé
sous un large cours d'eau. Plus loin, nous traversons
une autre rivière sur un pont tournant, du haut duquel
nous voyons une multitude de grandes goélettes
amarrées contre les quais des deux rives; des grues,
agitant leurs grands bras au milieu des mâtures enche-
vêtrées; des petits remorqueurs, entraînant vers le lac
des navires dont l'équipage, groupé à l'avant, déborde,
avec de longues gaffes, aux endroits difficiles; toute la
joyeuse confusion d'un port de mer : enfin, notre
omnibus s'arrête devant un immense édifice, occupant,
à lui seul, tout un hlock; par la porte enlr'ouverle,
nous distinguons un hall immense, encombré d'une
foule de gens qui se bousculent. On se croirait à une
bourse. Nous sommes simplement arrivés au Grand
Pacific Hôtel.
CHAPITRE V
Chicago. — L'Union Stock-Yard. — Le massacre des cochons. —
Jacques, Anastasie et Sophie. — Freyschiitz, le chasseur tyro-
lien. — Une stampède. — Histoire d'un Frenchman from the
old country. — Les noirs. — Les Ku-Klux-CIans. — Travail et
protection. — L'émigration italienne. — Les Chinois en Califor-
nie. — Les opinions de Pipi-Afa. — Un incendie à Hong-kong.
Mardi. — Quand nous avons eu inscrit nos noms
sur le registre de l'hôtel, le clerk nous a fait conduire
à un appartement situé au deuxième étage, qui se
compose de deux chambres, d'un salon et d'une salle
de bain. Tout cela est éclairé par vingt-deux becs de
gaz : nous les avons comptés. Les lits sont excellents
et d'une propreté admirable. La salle de bain, où
l'eau chaude et froide arrive jour et nuit, est garnie
de piles de serviettes et de savons de toutes les
formes et de toutes les couleurs ; il y a des tapis
partout, et une pancarte clouée à la porte nous apprend
que tout cela, y compris quatre repas par jour, nous
coûtera 20 francs par tète. Je ne puis m'empêcher
de consigner ces chiffres, parce qu'ils me semblent
absolument inexplicables, étant donné surtout la
valeur de l'argent dans ce pays. Depuis que je suis
en Amérique, je ne cesse de m'extasier sur la cherté
des fiacres et sur le bon marché des hôtels. Dans tous
les pays du monde où j'ai voyagé, et la liste com-
11
182 EX VISITE CHEZ LOXCLE SAM.
mence à être longue, en payant mes notes d'hôtel, j'ai
toujours eu la conscience que j'étais volé. Ici, quand
j'examine ma note, je me sens pris de scrupules, et
j'ai envie de demander au clerk s'il est bien sûr de ne
pas s'être trompé à son désavantage. Aux Etats-Unis,
les administrations publiques absorbent tant de filous,
qu'il n'en reste plus beaucoup dans les affaires. C'est
probablement à ce système permanent d'épuration
qu'est due l'honorabilité très-réelle de la plupart des
grandes maisons de commerce de ce pays. Pendant la
Commune de Paris, tous les repris de justice avaient
été nommés colonels : on ne volait plus du tout dans
les poches ni aux étalages. Il y a du reste bien long-
temps que M. Victor Hugo a péremptoirement dé-
montré, dans son livre des Misérables, que si la société
s'arrangeait pour donner seulement 50,000 livres de
rente aux malfaiteurs, ils ne voleraient plus les flam-
beaux d'argent des évêques. Mais cette misérable so-
ciété est ainsi faite qu'elle ne veut jamais s'arrêter aux
solutions simples et pratiques.
Tout en déjeunant, nous avons tenu conseil pour
décider de nos faits et gestes. Avant de partir pour le
Far-West, nous avons quarante-huit heures à passer à
Chicago : comment des touristes consciencieux doivent-
ils employer ce temps ? Le Guide-book, que nous
avons admis en tiers dans nos délibérations, et auquel
nous en référons, nous donne tous les renseignements
désirables. Au fond, j'aimerais assez une promenade
sur le port, suivie d'une pèche à la ligne dans le lac.
Il parait que le Alichigan recèle dans ses ondes des
truites grosses comme des cachalots et des perches
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 183
merveilleuses. Mais ma proposition est accueillie d'une
façon si méprisante par II,.., que je n'ose pas insister.
On vient à Chicago, affirme-t-il, non pour pêcher à la
ligne, mais pour voir tuer des cochons. Il est donc
décidé que nous irons voir tuer des cochons. Du reste,
je suis moi-même assez curieux d'aller voir cela. Un
capitaine marseillais m'a, dans le temps, décrit les
procédés employés. Il affirmait que les cochons étaient
amenés, par leurs propriétaires, à l'orifice d'un méca-
nisme très-compliqué, mû par la vapeur. On mettait la
machine en train, et, au bout de deux minutes, le co-
chon reparaissait à l'autre extrémité, transformé en
saucisses. Si celles-ci n'élaient pas suffisamment assai-
sonnées ou que, pour toute autre cause, l'opération
n'eût pas donné des résultats satisfaisants, il suffisait,
disait-il, de faire aller la machine en arrière, pour voir
reparaître le cochon tout en vie et prêt à subir un nou-
vel essai. J'ai toujours soupçonné les récits du capi-
taine d'être empreints d'une certaine exagération ; aussi
je ne suis pas fâché de voir les choses par moi-même.
Comme nous avons négligé de nous munir de lettres
de recommandation pour AI. Armour, l'Attila des co-
chons, nous allons exposer notre cas au banquier au-
près duquel nous sommes crédités, et c'est munis
d'un mot d'introduction de sa main que nous nous
faisons conduire à V Union Stock-Yard.
Le commerce de la ville de Chicago, qui, aux États-
Unis, n'est surpassé que par celui de New-York, a deux
spécialités principales. D'abord la Cité des Prairies
est devenue le plus grand marché de grains du monde
entier : car c'est dans ses élévateurs que viennent
184 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
affluer toutes ces expéditions ^e blé qui inondent le
marché européen : c'est aussi le pays de l'univers où
il se tue le plus de cochons : on y abat également pas
mal de bœufs, pour en faire des conserves. Mais le
massacre des bœufs n'est rien en comparaison de celui
des cochons. Un spéculateur du pays achète cent mille
barils de lard, fin courant, ou en revend cinquante
mille à terme. Les résultats sont, du reste, identique-
ment les mêmes que lorsque l'on opère sur des titres
de Suez ou de Panama. Nous arrivons au beau milieu
d'un krach, qui produit une grande émotion. Les
vendeurs sont en train d'étrangler les acheteurs. On
nous parle d'un monsieur, entre autres, qui fait une
faillite de 6 millions de dollars. Seulement, à cause
de la nature toute spéciale des opérations engagées, les
liquidations prennent quelquefois une tournure ori-
ginale. On nous cite un acheteur de mauvaise humeur
qui, au lieu de se liquider, en payant tranquillement
ses différences, s'est avisé de vouloir « lever » ses barils
de lard. Les vendeurs, très-surpris, se sont rappelés
qu'ils en avaient quelques milliers oubliés depuis bien
longtemps sous un hangar. Ils les ont offerts. Mais alors
l'acheteurastucieux enafait ouvrir un certain nombre,
et, constatant qu'ils contenaient une foule de choses
autres que du lard, a prétendu faire annuler le marché.
Le procès va se plaider.
A côté de ces spéculations, il y a le marché régulier.
L'établissement où l'on nous conduit, le plus impor-
tant de tous, celui de MM. Armour et Cie, est un im-
mense bâtiment à cinq ou six étages. A l'une des extré-
mités sont des parcs, où des trains de chemin de fer
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 185
viennent constamment décharger leur cargaison
vivante et grognante. Les nouveaux arrivés poussant
les anciens, ces malheureux animaux, affolés, se pré-
cipitent à l'escalade d'un plan incliné, en forme de
triangle dont le sommet atteint le niveau de l'étage
supérieur.
Nous y montons, de l'autre côté, par un escalier dont
les marches sont toutes glissantes de sang. On nous fait
pénétrer dans une grande pièce qui a l'apparence d'un
véritable pandémonium. Je commence à croire que mon
Marseillais a moins exagéré que je ne me le figurais.
Des hommes à moitié nus, ruisselants de sang, cou-
rent de tous les côtés au milieu de machines d'appa-
rence sinistre ; des débris sans nom couvrent le plan-
cher ; des chaînes, armées de crocs aigus, retombent
vers le sol, après s'être enroulées à des poulies pen-
dues au plafond : à nos pieds, se trouve une sorte de
puits carré, de 3 ou 4 mètres de côté, sur 2 de profon-
deur. Une porte à coulisse se relève : c'est alors que
nous voyons la masse grouillante des porcs, dont une
simple cloison nous sépare. La seule pression de tous
ces corps en fait rouler douze ou quinze dans le puits.
La porte retombe alors. Un homme saute au milieu
d'eux, saisit le jarret du premier qui lui tombe sous la
main et y enfonce l'un des crocs que nous avons vus.
Le cochon, hissé aussitôt par la chaîne qui s'enroule
sur un treuil à vapeur, descend lentement, la tête en
bas, le long d'un plan incliné, en poussant des hurle-
ments effroyables. Un homme l'attend au passage, qui
d'un coup de couteau lui fend la gorge. Celui que
nous voyons opéré de la sorte est le trois cent cinquante
186 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
millième tué dans ce seul établissement depuis le
1er janvier (je dis 350,000!). Un décliquetage le fait
tomber, tout vivant encore, dans une cuve d'eau bouil-
lante, d'où une grille en fer que fait mouvoir un
excentrique le rejette, d'un coup sec, dans un défilé
bordé de huit roues à brosses, faisant quatre ou cinq
cents tours à la minute, qui enlèvent toutes les soies :
et puis ces gros corps tout ronds tombent d'étage en
étage, subissant à chaque instant une nouvelle trans-
formation. Il en passe sept à la minute ! \ous les sui-
vons jusqu'à la chambre, pavée de gros blocs de glace,
où ils se refroidissent. Puis on nous fait arpenter l'ate-
lier, où quatre cents charcutiers, tout en surveillant
les guillotines à vapeur qui hachent la chair à pâté,
confectionnent des kilomètres de saucisses et des lieues
d'andouilleltes '. Nous voyons, à travers une buée in-
fecte, les cuves, où des tonnes de saindoux mijotent
sur de grands feux clairs ; les salles, où s'enfument
vingt mille jambons. Un peu plus loin, nous enfilons
une avenue bordée de quelques milliers de têtes pen-
dues à des crocs, qui nous regardent par leurs yeux
entr'ouverls sous leurs paupières plissées.
Pour le coup, je proteste énergiquement. Toutes ces
têtes ont des physionomies si inquiétantes, qu'elles
finiraient sûrement par donner le cauchemar. Chez
certains, les muscles, tirés par en haut, donnent à la
face, encadrée de ses deux oreilles ramenées en avant,
un air de gouaillerie féroce et sinistre ; d'autres expri-
ment très-clairement une abjecte terreur; quelques-uns
1 La maison Armour occupe trois mille cinq cents ouvriers. En
1882, on y a tué douze cent mille cochons.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 187
témoignent d'une surprise douloureuse. Tout cela me
choque d'au tant plus que j'ai toujours pensé quele cochon
ne rencontrait pas, dans ce monde, les sympathies aux-
quelles il aurait droit. Seuls, quelques grands esprits,
s'affranchissant des préjugés vulgaires, ont su décou-
vrir tous les trésors d'intelligence et toutes les qualités
du cœur qui feraient de ces philosophes, auxquels nous
devons la Iruffe ! des compagnons charmants. Seule-
ment, rehutés par les mauvais traitements de la race
humaine, ils sont obligés de cacher soigneusement
tout cela sous une apparence un peu lourde : j'en con-
viens. Mais voyez saint Antoine ! quand il s'est décidé
à se retirer du monde, pour aller vivre dans un désert,
a-t-il emmené avec lui un chien ? Jamais de la vie! Il
savait bien qu'un chien le dérangerait continuellement
dans ses méditations, s'accommoderait mal de sa nour-
riture habituelle et lui causerait mille ennuis, jusqu'au
jour où. il se ferait bêlement piquer par un serpent ou
gober par un caïman. Admirons la sagesse de ce grand
saint qui a évité tous ces inconvénients en prenant pour
compagnon de sa solitude un de ces petits cochons
noirs, au museau recouvert de peau de chagrin, à la
queue joyeusement tire-bouchonnée ; Diogènes à quatre
pattes qu'on voit rôder dans toutes les villes de la basse
Egypte. Il se nourrissait, tout seul, des dattes qui
tombaient des palmiers, croquait avec délices les vi-
pères, cobras et aspics qui abondent dans les rochers
de la Thébaïde, et, pendant les récréations, il faisait,
sans aucun doute, la joie des pieux solitaires, par ses
petits grognements si expressifs et ses courses folles à
travers le sable : sans compter que, lorsqu'il était gras,
188 EN VISITE CHEZ LOXCLE SAM.
il fournissait leur garde-manger de saucisses, qui
devaient être bien précieuses, après les longs jeûnes
en usage parmi les cénobites.
J'ajoute, et c'est un nouveau titre à ma sympathie,
que, de tous les animaux, le cochon est le seul qui soit
réellement marin. J'ai été embarqué, dans le temps,
sur une frégate, la Cassiopée, où nous avons eu,
pendant trois ans, à bord, un mouton du cap de Bonne-
Espérance, nommé Jacques ; une chèvre indienne, qui
s'appelait Anastasie, et une truie de Mozambique, qui
répondait au doux nom de Sophie. Jacques était un
abominable ivrogne qui, tous les matins, intriguait
pour se faire donner cinq ou six boujarons d'eau-de-
vie, et finit par mourir du delirium tremens : juste
punition de ses débordements ! Anastasie avait un peu
le même défaut : de plus, elle avait la manie de man-
ger du tabac, ce qui donnait à son lait une odeur atroce
de vieux cigare : enfin, un jour, à Bombay, elle a failli
soulever une complication internationale. Un colonel
écossais en grande tenue, roide comme s'il avait avalé
un manche de gafle, était venu à bord pour faire sa
visite officielle à l'amiral. Au moment où, debout à la
coupée, il saluait le capitaine de pavillon, avant de s'en
aller, Anastasie, prenant son élan, lui lança par derrière,
dans son kilt, un tel coup, que le malheureux faillit
tomber dans sa baleinière, la tête la première. II fallut
lui faire de très-plates excuses, ce qui coûta à notre
orgueil national. Tandis que Sophie, toujours correcte
dans sa tenue, sachant reconnaître toutes les sonneries
ou sifflets annonçant les repas, pour aller dans la bat-
terie faire le tour des tables, était devenue, en peu de
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 189
temps, la favorite des matelots, qui la comblaient de
biscuits et de fayols, et lui avaient même appris à jouer
très-bien aux dominos. Aussi fut-elle ramenée à Brest
et eut l'honneur de figurer au bal qui nous fut donné
par l'équipage, à la salle de Venise. Puis elle fut offerte
au gardien du phare du Portzic, lequel, moyennant
une petite somme, s'était engagé à lui ménager une
vieillesse heureuse. J'espère pour lui qu'il aura tenu
parole.
C'était par ces raisonnements et par d'autres aussi
concluants que je cherchais à décider mon compagnon
de voyage à quitter bien vile cette horrible caverne.
Malheureusement M... a été inexorable. 11 appartient
à cette catégorie de touristes consciencieux qui veu-
lent voir les choses à fond. Nous n'avions pas vu tuer
les bœufs : il nous a fallu aller voir tuer les bœufs.
Je dois le dire, la première impression a été beau-
coup moins répugnante que je ne le craignais. Les
choses se passent avec un certain pittoresque. Sur une
petite construction en planches, de forme bizarre, nous
voyons un gros monsieur, en bras de chemise, qui se
promène gravement, coiffé d'un chapeau tyrolien, orné
d'une plume. Il chante d'une voix attendrie un lied
allemand , où il est question de nuages blancs qui
courent dans un ciel bleu, de ruisseaux serpentant
dans les prés verts et des saucisses que mangent deux
amants en se tenant la main! Enfin, toute la poésie de
la naïve Allemagne ! Seulement ce qui nous semble
extraordinaire, c'est que ce gros monsieur tient à la
main une carabine, le canon dirigé vers le sol, et en
lire un coup à chaque pas qu'il fait, comme pour
il.
190 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
ponctuer les vers de sa canlilène amoureuse. Arrivé à
l'extrémité de sa course, il dépose sa carabine, s'essuie
le front, avale un grand verre de bière, et puis, nous
apercevant, il nous invite d'un geste gracieux à venir
le rejoindre, ce que nous faisons, en montant à une
petite échelle. Quand nous sommes auprès delui, nous
comprenons ce qui se passe.
Devant nous s'étend une rangée de vingt-cinq loges
en charpente, semblables à des stalles d'écurie très-
étroites. A notre gauche, elles s'appuient au grand
bâtiment dont nous venons d'explorer les étages su-
périeurs. Chacune en est séparée par une porte à cou-
lisse. De l'autre côté, une porte agencée de la même
façon les fait communiquer avec un grand parc conte-
nant quatre ou cinq cents bœufs, qu'une dizaine
d'hommes à cheval, armés de gros fouets, maintiennent
réunis en masse serrée.
Au moment où nous arrivons, les loges sont vides et
les portes de gauche fermées : un mécanisme quel-
conque ouvre tout d'un coup celles de droite. Vingt-
cinq bœufs placés au premier rang, cédant à la pression
qui les pousse en avant, se précipitent dans l'espace
libre qu'ils voient devant eux. Aussitôt qu'ils sont en-
trés, les portes retombent. Chaque animal se trouve
alors isolé entre quatre murs de planches, élevés de
7 ou 8 pieds. C'est alors que le chasseur tyrolien re-
commence sa promenade. Il marche sur une sorte de
passerelle qui domine toutes les loges. Chaque bœuf,
en entendant sa voix, relève la tête : le bonhomme lui
emoie alors, au beau milieu du front, une balle de sa
carabine à répétition. Puis il passe à un autre. L'animal,
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 191
sitôt frappé, tombe foudroyé, et à travers la porte de
gauche qui s'ouvre, il roule dans le sous-sol, où nous
voyons s'agiter les bouchers qui préparent la viande.
En moins de cinq minutes le Tyrolien a fini sa tour-
née et revient nous rejoindre. Il tue, pendant cinq ou
six mois de l'année, de trois à six cents bœufs par
jour ! Je lui ai demandé si c'était toujours avec la même
carabine et sur le même air ; il m'a répondu qu'il
changeait assez souvent de carabine, mais chantait tou-
jours la même chanson. Il y tient, parce qu'elle lui
rappelle une blonde enfant pour laquelle il a eu, dans
le temps, un sentiment tendre.
Quand, non contents d'avoir appris l'art de tuer des
bœufs à coups de fusil, nous en avons vu dépouiller et
découper deux ou trois douzaines, nous quittons, à ma
grande satisfaction, l'établissement de M. Armour. Nous
donnons, cependant, un coup d'œil aux parcs. Ils sont
aménagés pour recevoir, à la fois, cent cinquante mille
cochons; quelques milliers s'ébattent joyeusement de-
vant nous dans de grands enclos, sans paraître se
douter du sort qui les attend. Ils sont presque tous
noirs; suffisamment gras, sans être énormes : d'une
bonne espèce qui rappelle notre race tonkinoise.
C'est encore la Prairie qui fournit cette immense
quantité d'animaux. Presque tous arrivent du Kansas,
de l'Illinois, de l'Ohio, du Missouri, de l'Indiana et du
Kcntucky. La production dépend de la récolte du maïs
qui sert à les nourrir. Sur bien des points aussi, on
leur fait manger des débris de boucheries.
Disant adieu à ces intéressants cochons, nous allons
visiter les parcs de bêles à cornes : ils peuvent en recevoir
192 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
vingt-cinq mille. Les provenances sont indiquées par
les différences de race. Le Sud envoie encore des trou-
peaux d'animaux bien faits, aux cornes énormes, mais
cependant peu susceptibles d'engraissement. C'est la
race presque sauvage du Texas. Elle tend à disparaître
par suite de l'introduction de reproducteurs Durham de
premier ordre que les ranchmen font venir d'Angle-
terre. Leur influence se fait dès à présent sentir de la
manière la plus évidente. Les ranchs de l'Ouest n'en-
voient déjà plus que des animaux qui montrent tous
les traits caractéristiques auxquels la célèbre race an-
glaise doit sa réputation. Ces bœufs ont trois ou quatre
ans. Ils ont été élevés absolument à l'état sauvage.
Assurément ils ne sont pas aussi chargés de graisse que
la moyenne des bœufs que l'on envoie, à la Villette,
des bons pays d'élevage ; mais, malgré le long voyage
qu'ils viennent de faire pour arriver ici, ils sont dans
un très-bel état, et leur viande est superbe. Ils pèsent,
sur pied, de 12 à 1 ,600 livres.
Le lecteur me rendra cette justice, que je n'abuse
pas des statistiques. Cependant l'Union Stock-Fard
de Chicago nous a déjà fait tant de mal ; il y a, dans
le centre de la France, tant de petits ménages qui se
sont vu enlever le plus clair de leurs ressources, en
étant obligés de renoncer à l'élevage de leurs « vêtus
de soie » ; l'industrie de nos herbagers me semble
elle-même si menacée, que je crois uiile de consigner
ici quelques chiffres qui donneront une idée de ce qui
se passe là-bas.
En 1874, il est arrivé, sur le marché de Chicago,
4,258,379 cochons; en 1879, 4,911,913; en 1880,
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 19»
7,059,355. En 1882, il y a eu une petite diminution,
due à la mauvaise récolte de 1881. Cependant voici les
chiffres officiels :
Cochons 5,816,937
Bœufs 1,582,237
Moutons 626,948
On voit que, sauf un léger arrêt, dû à une cause
connue, la progression est constante. La consommation,
locale et celle du Far-West absorbent à peu près la
moitié du lard produit. Car c'est un fait bien caracté-
ristique des mœurs domestiques américaines : un fer-
mier du Kansas envoie ses cochons à Chicago, et se
nourrit exclusivement du lard et de la charcuterie qu'il
fait venir de la môme ville, sa femme étant incapable
de lui préparer une autre nourriture.
L'autre moitié est envoyée dans l'Est et forme, en-
grande partie, le stock disponible que les Américains
cherchent à faire pénétrer en Europe, malgré toutes
les mesures plus ou moins ingénieuses prises par les
gouvernements pour en gêner l'importation.
C'est au cours de cette promenade que nous faisons
connaissance avec les fameux cow-boys dont il est
tant question dans les romans américains. Il y en a
toujours quelques centaines qui ont quitté les prairies
de l'Ouest pour accompagner leurs bêtes jusqu'ici. Ils
galopent de tous les côtés, montés sur des poneys
maigres qu'ils semblent écraser : d'autant plus que
leurs selles sont énormes. Elles ont un pommeau
pointu, auquel pend le lasso ou lariat en cuir tressé.
Les étriers sont en bois. Ils sont tous sales à faire peur
et ont l'air de parfaits bandits.
194 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
Les journaux de ce matin racontent une assez curieuse
histoire. Hier, une centaine de bœufs ont été pris d'une
de ces folies passagères qui sont bien connues dans nos
grandes foires de l'Ouest. Ici , on appelle cela une stam-
pède. Toujours est-il qu'ils ont démoli la barrière de
leur parc, ont enfilé au grand galop l'avenue qui con-
duit en ville, renversant les piétons et même les voitures
qu'ils rencontraient : une douzaine de cow-boys sont
partis à leurs trousses... tuant à coups de winchester
ceux qui paraissaient les plus affolés. Quelques-uns sont
arrivés cependant jusque sur les quais et se sont jetés
à l'eau, d'où ils ont élé repêchés immédiatement par
les soins des capitaines de goélette, ravis de l'occasion
qui se présentait de donner de la viande fraîche à leurs
équipages. L'affaire va occasionner plusieurs procès.
Les propriétaires du troupeau et, peut-être, l'adminis-
tration des Stock-Fards seront rendus responsables
des accidents causés par les bœufs et aussi par les balles
des cow-boys, qui n'ont pas toutes été à leur adresse.
Il n'est personne ayant un peu voyagé qui n'ait été
frappé de l'extrême petitesse du globe terrestre. En
quelque endroit qu'on se trouve, on rencontre toujours,
sinon des gens de connaissance, du moins des gens
dont on connaît tous les tenants et aboutissants. Une
fois, ayant amariné un pirate chinois que nous venions
de canonncr pendant deux heures, je trouvai à bord
un homme qui était né à trois lieues de Grancey, mon
pays natal. J'ai encore vérifié aujourd'hui la vérité de
ce principe. En sortant du Stock-Yard, nous étions
allés visiter des chevaux. Et, par parenthèse, je ne suis
pas enthousiaste de ce que j'ai vu. En fait de chevaux
EX VISITE CHEZ L ONCLE SAM. 195
américains, nous ne connaissons, en France, que des
trotteurs et des animaux tout à fait hors ligne qu'on a
jugés dignes de faire le voyage. Mais, d'après ce que
j'ai vu dans les rues de New-York et ce que je vois ici,
les chevaux de commerce ordinaire sont certainement
fort inférieurs aux nôtres. Ils ont surtout le rein trop
long et les memhres postérieurs bien insuffisants. Il
est vrai qu'ils ne coûtent pas cher. La plus belle paire
de chevaux qu'on m'ait montrée valait cinq mille francs,
et le marchand faisait entendre que ce n'était pas son
dernier prix. On leur laisse toujours aussi de grandes
queues traînant par terre, auxquelles on a l'air de
tenir beaucoup, mais qui, chez nous, dépareraient
des carrossiers. Pendant que je causais avec le marchand,
il me dit tout à coup, en me montrant un jeune
homme qui examinait un cheval :
« Alais voilà aussi un Français du vieux pays! A
French man front the old couniry! » (Cela veut dire
un Français qui n'est pas Canadien.) a
Et il me présente un beau garçon de vingt-cinq ans
environ, à la barbe fauve, que je prenais pour un
cow-boy pur sang, car il en avait l'uniforme : immense
chapeau de feutre blanc relevé par devant, à la poli-
chinelle, chemise de flanelle grise et, en guise de
chaussures, de grandes bottes portant sur le devant
une plaque de maroquin rouge, en forme de cœur,
timbrée du nom du fabricant, en grosses lettres dorées.
Dès que ce « França, de France », comme disent
les Canadiens, m'eut dit son nom, je sus tout de suite
à qui j'avais affaire, car j'avais connu très-intimement
un de ses oncles, et j'avais aussi entendu parler de ses
196 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
aventures. L'histoire en est trop curieuse et, j'ajouterai,
trop symptomalique pour que je ne la consigne pas ici.
M. Maubert (ne cherchez pas, je préfère le dési-
gner par un faux nom) est le fils d'un grand manu-
facturier. Il y a deux ans, il revenait d'Angleterre, où
il avait été terminer son éducation chez les Jésuites, et
où, notamment, il avait étudié à fond l'art de la boxe,
pour lequel il a, du reste, des aptitudes toutes spéciales,
étant bàli comme l'Hercule Farnèse. Peu de temps
après son retour en France, un jour de Fête-Dieu, il
suivait paisiblement la procession dans son village,
quand trois Alphonses de la ville voisine trouvèrent
joli d'insulter le Saint Sacrement d'abord, et puis,
accessoirement, les personnes qui lui faisaient cortège,
parmi lesquelles se trouvaient sa mère et ses sœurs.
Maubert, bien heureux de trouver celte occasion de
se faire honneur de ses petits talents devant ses conci-
toyens, demanda des explications à ces trois sympa-
thiques personnages, et leur Opposa des arguments si
convaincants, qu'en moins de cinq minutes, ils étaient
tous les trois sur le flanc. En tout autre pays ou en
tout autre temps, une pareille opération lui aurait valu
les félicitations des autorités et l'estime de ses conci-
toyens. Les autorités firent verbaliser la gendarmerie,
et quelques uns de ses concitoyens estimèrent qu'il eut
mieux fait de se contenter d'écraser de son dédain les
trois Alphonses ! ! ! On entend souvent des raisonnements
de cette force-là. Toujours est-il qu'au bout de quelques
semaines, il comparaissait devant un tribunal fonciè-
rement républicain et surtout foncièrement effrayé de
l'épuration projetée. Il y avait incapacité de travail.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 197
Haubert fut admonesté d'abord, condamné ensuite à
trois semaines de prison. II a sagement mis la frontière
entre lui et ces charmants robins, qui, dans peu de
temps, seront peut-être bienheureux de l'avoir sous la
main pour les défendre contre leurs aimables protégés :
ses parents lui ont donné cent cinquante mille francs,
et il est venu fonder un ranch dans la Nebrasca. Au
moins, là, on n'est pas gêné par les gendarmes pour se
défendre quand on est attaqué. Ses affaires marchent à
merveille. Il vient d'amener ici son premier convoi de
bœufs.
Je fais monter notre nouvelle connaissance en voi-
ture avec nous, et nous l'emmenons dîner au Grand
Pacific. C'est un vrai monde que ce Grand Pacific. Il
est monté sur un pied encore plus colossal que le
Fifth Avenue, de New-York. Il paraît qu'il peut rece-
voir deux mille cinq cents voyageurs, et il est presque
plein. Les corridors sont de véritables dédales, dans
lesquels je me perds régulièrement toutes les fois que
je sors de ma chambre. Le service est fait exclusivement
par des nègres, ce qui me donne encore l'occasion de
constater combien les premières impressions s'effacent
difficilement. J'ai passé toute ma première jeunesse
sur la côte d'Afrique, en plein pays de production du
« bois d'ébène » , pour employer l'expression des
négriers auxquels nous donnions la chasse. Depuis ce
temps-là, je ne peux plus voir un noir qui ne soit pas
tout nu, sans éprouver le sentiment pénible qu'inspire
toujours la vue d'un malheureux caniche affublé d'un
costume de marquis; et quand j'aperçois une négresse
vêtue d'autre chose que d'un anneau dans le nez, je
198 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
me sens pris, instinctivement, de ce mouvement de
compassion qu'on a pour les guenons qui, dans les
cirques, figurent sur la corde roide, en costume de
danseuse.
Le question des noirs est encore une des questions
ouvertes aux Etats-Unis. Cependant elle crée ici bien
moins de difficultés qu'on n'eût pu le supposer. Après
la guerre, on a commencé par essayer de les renvoyer
en Afrique, où quelques âmes charitables avaient, déjà
depuis quelques années, fondé, à l'intention des esclaves
libérés, un petit Eden, qui s'appelle Libéria, où se
trouve un ensemble merveilleux de tout ce qui fait le
bonheur des nègres : des cannes à sucre sauvages dont
on lire du rhum, des patates, qu'on mange, des coco-
tiers, ornés de quelques singes pour donner le bon
exemple et engager à faire de la gymnastique; enfin,
de grands marais et une température moyenne de
trente-cinq degrés à l'ombre, pour donner la fièvre
aux blancs qui s'aviseraient de souiller de leur pré-
sence ces lieux enchanteurs. Je n'y ai jamais été, mais
ceux de mes camarades que leur mauvaise étoile a
conduits dans ces parages en font des récits fantastiques.
Les noirs de Saint-Domingue, délivrés de la domination
française, se sont immédiatement donné un empereur,
un code civil et une noblesse impériale, dont ils faisaient
tous partie, et qui avait à sa tête les ducs de Trou-
bon-bon et de la Marmelade et les marquis de la Crète
à Pierrot. A Libéria, les esclaves libérés, venant des
États-Unis, sont tous juges ou colonels comme leurs
anciens maîtres, sauf quelques douzaines qui s'intitulent
présidents. Seulement, corrompus par la civilisation,
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 189
ils ne se contentent plus des joies pures et simples qui
suffisaient à leurs ancêtres, et ne comprennent plus
que deux bonheurs sur la terre : piller les caisses
publiques et réduire en esclavage les populations indi-
gènes du voisinage, afin de les vendre pour avoir du
vvisky. Seulement, ces nobles aspirations trouvent
malaisément à se satisfaire. D'une part, il est bien
difficile de voler la caisse, parce qu'elle est toujours
vide; de l'autre, les nègres des environs ont pris un
goût très-vif pour leurs bons cousins de Libéria, et ce
sont eux qui maintenant viennent faire des invasions
sur le territoire de la république, pour en manger les
habitants.
Tous ces déboires ont dégoûté les philanthropes, qui
semblent avoir renoncé à l'idée de renvoyer leurs
frères noirs en Afrique. Du reste, pendant les premières
années qui suivirent la fin de la guerre, les nègres,
soutenus dans les Etats du Sud par les politiciens du
Nord et ayant la majorité, puisqu'on leur avait donné
le droit de vote, s'étaient arrangé une existence idéale.
Ils se nommaient à toutes les fonctions, et vivaient,
eux et leurs amis, en rançonnant les blancs qu'ils sou-
mettaient à la plus atroce des tyrannies, et qui n'avaient
même pas la consolation de recevoir des lettres d'en-
couragement de M. Victor Hugo : car chacun sait que
cet illustre ami de l'humanité a tellement versé de
larmes sur les malheurs de John Brown et de tous les
Dombrowski et Crapulinski de la Commune, qu'il ne
lui en est jamais resté pour ceux que ces braves gens
avaient assassinés, à Harper's-ferry ou à la Roquette.
Dans la Virginie et la Floride, il y eut, notamment,
200 E\T VISITE CHEZ LOXCLE SAM.
des histoires de viols dont le récit fait dresser les
cheveux sur la tête.
Heureusement les hommes qui, pendant quatre ans,
venaient de tenir tête, un contre dix, aux armées du
Nord, n'étaient pas gens à supporter longtemps pareil
état de choses. La justice, tout entière entre les mains
de leurs ennemis, ne faisait rien pour eux : ils surent
se défendre eux-mêmes. Il se forma, dans tout le pays,
une série d'associations secrètes, connues sous le nom
bizarre de Ku-Klux-Clan, qui réussirent, en très-peu
de temps, à remettre les choses sur un autre pied.
Quand un noir était signalé par les journaux comme
ayant commis quelque nouveau méfait, il ne lardait
guère à être surpris dans son lit par une douzaine
d'hommes masqués, armés jusqu'aux dents, qui le
menaient jusqu'à l'arbre le plus voisin et l'y pendaient
haut et court. Les autres se le tinrent pour dit, et tout
rentra, à peu près, dans l'ordre. Quant au gouverne-
ment, il intervint seulement par la nomination d'une
commission d'enquête parlementaire, qui publia une
centaine de volumes de dépositions : après quoi l'on
ne s'occupa plus de la question.
On entend cependant encore assez souvent parler
de viols, dont les femmes blanches sont les victimes.
Chaque fois qu'un fait de ce genre se produit, la popu-
lation pend immédiatement les coupables sans forme
de procès. Depuis quinze jours à peine que nous
sommes en Amérique, j'ai déjà lu dans les journaux
deux de ces histoires. Il s'est même produit, à l'occa-
sion de l'une d'elles, un fait caractéristique. D'ordinaire
le verdict du coroner explique par un suicide la mort
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 201
du lynché, ce qui met fin à toutes les poursuites qui pour-
raient se produire, au civil comme au criminel. L'autre
jour, les jurés de je ne sais quelle bourgade des environs
de Charleston se sont sentis si sûrs de leur affaire, qu'ils
ont dédaigné d'avoir recours à cette fiction judiciaire.
Ils ont dit : « Nous avons examiné le corps d'un tel qui,
ayant commis le crime de viol, a été immédiatement
et très-justement pendu par les citoyens », et l'affaire
en est restée là. Il est difficile de poser plus nettement
le principe que chacun a le droit de se rendre justice.
Dans le Sud, il paraît qu'une très-notable portion
des anciens esclaves s'est mise résolument au travail
des plantations, comme petits fermiers; jouant de la
manière la plus impitoyable, vis-à-vis de leurs enfants,
et quelquefois d'autres noirs salariés par eux, le rôle
des anciens commandeurs du vieux temps. Il est cer-
tain que, même avant l'abolition de l'esclavage, on
n'a jamais produit autant de coton que maintenant.
Mais beaucoup d'autres se refusent à tout travail et
vivent uniquement de maraudage et aussi de la vente
de leur vote en temps d'élection : c'est une industrie
qui ne chôme guère. De temps en temps, il se passe
des faits bizarres qui montrent quelles étranges cervelles
habitent ces grosses tètes crépues. En avril 1879, par
exemple, une centaine de nègres, hommes, femmes et
enfants, débarquaient, un beau malin, d'un bateau du
Missouri, à Wyandotte, dans le Kansas. Ils paraissaient
très-misérables. Quand on leur demandait ce qu'ils ve-
naient faire, ils répondaient qu'ils n'en savaient rien
eux-mêmes, ayant obéi à une inspiration d'en haut ;
mais que le bon Dieu y pourvoirait, De good Lord
202 EX' VISITE CHEZ L'OMCLE SAM.
could be trusted! Pendant quatre mois, il en arriva
constamment dans les mêmes conditions. A la fin de
l'automne, ils étaient plus de quinze mille. Ils ne tra-
vaillaient pas, mais étaient très-tranquilles et accep-
taient avec reconnaissance les dons que leur faisaient
différentes sociétés charitables. Jamais on n'a pu savoir
au juste ce qui les avait pu faire partir des Etats au Sud,
d'une si étrange façon. Ce qu'il y a de plus curieux,
c'est que cet exode continua pendant deux ans : puis
il cessa tout à coup. On a calculé que plus de cinquante
mille étaient arrivés de la sorte. Ils ont fini par être
absorbés par les Etats du voisinage.
Partout ailleurs qu'en Amérique, la suppression de
l'esclavage n'a pas lardé à être suivie par la suppression
des esclaves eux-mêmes. A Bourbon , douze ans après
1848, les cinq sixièmes des anciens esclaves auraient
disparu, morts de la misère causée par leur paresse,
et surtout d'ivrognerie. Au cap de Bonne-Espérance,
si j'ai bonne mémoire, la proportion fut encore plus
forte. En Amérique, au contraire, leur nombre va
croissant. Il augmente même très-rapidement. En 1860,
il y avait aux Etats-Unis 4, 441, 330 nègres ou mulâtres ;
en 1870, 4,880,009; en 1880, 6,580;793; soit un
accroissement de 34 pour 100. La population blanche,
dans le même temps, n'a augmenté que de 29 pour
100, immigration comprise. Si cela continue, les
Yankees, qui se sont donné tant de peine pour délivrer
les nègres, seront conquis par eux, comme les Tartares
l'ont été par les Chinois, ou il leur faudra supprimer
le suffrage universel. S'ils ne prennent pas ce parti-là,
ils seront obligés, ou de faire fonctionner d'une ma-
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 203
nière permanente les Ku-Klux-Clans, dans toute l'é-
tendue des États-Unis, ce qui n'est guère pratique; ou
de subir le joug des descendants de Cham, ce qui ne
l'est guère davantage : car, au bout de dix ans de ce
régime, on en arriverait à un Soulouque quelconque '.
V a-t-il lieu d'espérer que les fils des anciens esclaves
seront rendus de beaucoup supérieurs à la génération
actuelle par l'instruction qu'ils reçoivent? Ce qui s'est
passé dans le monde entier n'est pas fait pour le faire
croire. Il ne faut pas parler de quelques brillantes
exceptions complètement sorties de leur milieu et qui,
d'ailleurs, n'ont, pour la plupart, dans les veines que
des traces infinitésimales de sang africain. Malgré les
affirmations souvent intéressées de négropliiies de
profession de l'école Schœlcher, il est bien manifeste
que la race noire est absolument inférieure à la blanche.
Quand ils fréquentent les mêmes écoles, on remarque
que jusqu'à quatorze ou quinze ans les jeunes nègres
sont souvent égaux et quelquefois supérieurs à leurs
condisciples blancs; mais ensuite, tout à coup, au
moment de la puberté, leur intelligence semble s'atro-
1 a. Si la population de couleur s'emparait définitivement du
pouvoir dans un ou plusieurs des Etats du Sud, et que les blancs
découragés en vinssent, un jour, à se lasser de l'obligation où
ils se trouvent, de renverser la majorité du nombre par la force
et l'intimidation, ce jour-là, je le prédis, les blancs seront obligés
d'émigrer dans un autre État, où leur race soit en majorité...
g Y a-t-il quelqu'un qui croie que si l'intelligence directrice
de l'homme blanc venait a manquer à l'habitant du Sud, d'origine
américaine, ce dernier serait capable de faire fonctionner à lui seul
nos institutions?.. . Elles ne pourraient pas subsister dix ans... »
(Discours de AI. Jones, le célèbre député de la Nevada [républi-
cain], au Congrès.)
204 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
phier. La faculté du raisonnement paraît surtout leur
faire défaut. Quand un peuple s'est-il trouvé dans de
meilleures conditions pour prospérer que les Haïtiens?
Ils héritaient d'un pays d'une fertilité presque fabu-
leuse, complètement mis en culture et enrichi par le
travail accumulé de nombreuses générations : l'agri-
culture, à la suite de longues et nombreuses expé-
riences, en était arrivée à un état de perfectionnement
tel, que Saint-Domingue avait presque le monopole
du marché européen ; le climat empêchait d'ailleurs
la race blanche de leur faire concurrence ; enfin, une
guerre suffisamment longue et qui avait élé, en défi-
nitive, victorieuse pour eux, aurait dû leur donner la
cohésion nécessaire aux nations et faire sortir du rang
les personnalités dignes de la gouverner. Dans des
conditions presque identiques, les colons anglais
avaient trouvé Washington, et les insurgés espagnols,
Bolivar. Si l'on veut remonter plus haut, on voit des
Spartacus sortis des ergastules romains. A quoi les
Haïtiens ont-ils abouti ? Ils n'ont produit que des bêtes
fauves, comme Dessalines et Toussaint-Louverture ; ou
plus lard, des grotesques comme Soulouque, dont le
règne a marqué le point culminant de leur civilisa-
tion, et qui, personnellement, paraît avoir été le plus
beau produit que cette civilisation ait pu tirer de la
race nègre. A tout prendre, j'aime mieux Ketchwayo
qu'il a fallu renvoyer chez les Zoulcus, que seul il
savait conduire ; ou même, ce pauvre Coffee Calcallee,
le roi des Ashantees. C'est vrai qu'il avait la passion des
sacrifices humains; mais, au bout du compte, cela ne
regardait que ses sujets, qui l'adoraient, et depuis que
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 205
les Anglais ont été le tracasser à Coomassie, tout y va
de mal en pis.
Aux Etats-Unis, ceux (!es noirs qui veulent travailler
restent généralement dans le Sud, où le climat leur
assure le monopole de l'agriculture. Quelques-uns
cependant viennent dans le Mord et, sans y être bien
chaleureusement accueillis, n1y sont plus, comme il y
a vingt ans, l'objet d'une proscription sociale absolue.
Ainsi, une loi spéciale leur garantit le droit d'être
reçus dans tous les wagons, comme dans tous les hôtels.
Mais il a fallu une loi pour cela, et ils n'usent de ce
droit qu'avec une grande discrétion, ayant probable-
ment appris par expérience qu'une autre manière de
faire pourrait bien leur attirer des désagréments. Par
le fait, je n'en ai pas encore rencontré. Sur un point,
l'opinion publique est intraitable. Elle n'admet pas les
mariages entre nègre et blanche. L'autre jour, pendant
que nous étions à New-York, un Roméo, couleur de
suie, mais fort riche, paraît-il, a épousé, à Long-
Island, une Juliette blonde comme les blés. L'heureux
couple ayant paru dans un café, peu de jours après la
cérémonie, les consommateurs les ont immédiatement
pris et leur ont infligé un ducking, c'est-à-dire un
bain dans une mare du voisinage, sous le fallacieux
prétexte de blanchir l'heureux époux. Sur d'autres
points, on a enduit les infortunés conjoints d'une couche
de goudron, puis on les a lâchés dans les rues, après
les avoir roulés dans un lit de plume éventré. Dans ce
pays-ci, la liberté est illimitée; seulement, dans la pra-
tique, elle est souvent sujette a quelques tempéra-
ments.
12
206 EX VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
En général, ceux qui sont dans le ATord trouvent à
s'y employer à des professions domestiques qui ont peu
d'attrait pour le véritable Américain. Ils ont donc eu
l'heureuse chance de ne faire nulle part concurrence
au travail blanc. S'il en avait été autrement, on peut
être sûr qu'en étant affranchis, ils n'eussent fait que
passer de fièvre en chaud mal. Car la question du tra-
vail comme celle de la protection est un des sujets sur
lesquels les Américains ne badinent pas : en quoi ils
ont bien raison, car elles sont absolument solidaires
l'une de l'aure.
Il est une vérité économique bien connue : c'est que,
en ce qui concerne l'ouvrier ordinaire, la concurrence
amène toujours les salaires au niveau exact de ses
besoins réduits à leur plus simple expression. Seule-
ment, plus une civilisation est développée, et plus ce
minimum de besoins est élevé. Ce qui était un bon con-
fortable pour une famille de l'âge de pierre serait la
misère pour un paysan de nos jours. Un ouvrier basque
d'il y a cent ans marchait nu-pieds, comme tous ses
voisins, sauf peut-être un ou deux notables du canton :
il n'en était pas plus malheureux pour cela. II y a
cinquante ans, son fils ne pouvait déjà pas se passer
de sabots : son petit-fils se considère comme le dernier
des misérables, s'il n'a pas des souliers aux pieds.
Dans une certaine mesure, tout cela est parfaitement
légitime. Cependant vous lui faites payer plus cher
celte satisfaction quand vous frappez d'un droit d'im-
portation les souliers ou les cuirs, pour permettre au
fabricant de chaussures de lutter contre la concurrence
des pays où les ouvriers, ayant moins de besoins, ne
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 207
portant pas de souliers, par exemple, peuvent vivre
plus économiquement et, par conséquent, se contentent
de salaires moins élevés. Seulement, si vous protégez
de la sorte l'industrie du patron, il est indispensable
que vous protégiez également celle de l'ouvrier, c'est-
à-dire son travail, en empêchant le patron de faire
venir des ouvriers de ces pays où Ton ne porte pas de
souliers : car, alors même que ceux-ci se mettraient à
en porter, leurs femmes et leurs enfants, restés dans
leur patrie et en ayant conservé les usages, leur coû-
teraient moins à entretenir que les familles des ouvriers
français auxquels ils pourraient donc faire une con-
currence désastreuse sur le marché du travail. L'état
social auquel on arrive de la sorte est assurément arti-
ficiel et contraire à toutes les théories des économistes.
Mais les chemins de fer et les bateaux à vapeur sont
aussi des créations artificielles qui imposent des situa-
tions en conséquence ; lâchés dans un pays civilisé, des
économistes feraient autant de dégâts qu'un bœuf qui
arrive dans une boutique de faïences, car, avec les fa-
cilités de transport qui existent, c'est seulement par
des moyens artificiels que, d'une part, les patrons peu-
vent s'enrichir et, de l'autre, les ouvriers gagner des
salaires qui leur permettent de vivre en prenant leur
part légitime de l'extrême civilisation qu'ils contri-
buent à entretenir. Sans l'emploi de ces moyens, toutes
les richesses se concentreront entre quelques mains,
et la facilité donnée aux riches d'aller chercher le tra-
vail à l'étranger, là où il est moins cher, forcera le
reste de la nation à adopter le genre de vie des pays
les plus pauvres.
208 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
Il est facile de s'en convaincre en prenant un exemple.
Dans une locomotive, le travail représente plus des
quatre cinquièmes du prix de revient. Il est clair que
si les ouvriers français se font payer 5 francs la jour-
née quand les Allemands se contentent de 3, un métal-
lurgiste français sera obligé de fermer son usine si les
locomotives allemandes ne payent pas un gros droit
d'entrée. L'outillage ne fait rien à l'affaire, ou du
moins ne peut avoir qu'une influence tout à fait mo-
mentanée, puisque, si l'on invente en France un outil-
lage spécial, les Allemands s'empressent de l'imiter.
Des droits protecteurs seuls peuvent rétablir l'équi-
libre.
Mais supposons ces droits établis. Le métallurgiste
français gagnera encore bien plus d'argent, en rem-
plaçant ses ouvriers à 5 francs par des Chinois qu'il
ne payerait que 30 sols. Et encore, à ce prix-là, les
Célestes feraient de grosses économies, qu'ils s'em-
presseraient d'envoyer chez eux, car ils ne mangent
qu'un peu de riz et de morue, boivent de l'eau cbaude
à peine colorée par quelques feuilles de thé, et l'idée
de mettre des vêtements quand il fait chaud leur semble
le comble du ridicule. Si Ion permetà cet industriel d'a-
gir de la sorte, nos ouvriers ne pourront plus lutter avec
cette nouvelle concurrence qu'en adoptant les mêmes
usages. Faudra-t-il donc qu'eux et leurs familles
prennent l'habitude de se promener presque tout nus
pendant l'été?
Il ne faut pas croire que ce danger soit absolument
chimérique. Je puis affirmer que l'affaire a été déjà
sérieusement étudiée. Il y a quelques années, j'avais
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 209
été chargé d'arranger une difficulté survenue entre le
gouvernement local de la Cochinchine et plusieurs
maisons américaines établies en Chine, auxquelles on
avait donné une concession que le gouvernement mé-
tropolitain refusait de ratifier. J'avais tous les jours des
entrevues avec les chefs de ces maisons venus en Eu-
rope pour discuter une transaction. Sur ces entrefaites
éclata une grève dans l'un de nos centres manufactu-
riers les plus importants. Les Américains avaient à ce
moment, à Macao, cinq ou six cargaisons de coolies
chinois prêts à être envoyés en Californie, où on les
demandait pour la construction d'un chemin de fer.
L'un d'eux eut l'idée de les proposer aux manufactu-
riers français dans l'embarras. Les condilions d'engage-
ment étaient exceptionnellement favorables, à cause
d'une famine qui sévissait dans le sud de la Chine; les
compradorcs garantissaient le travail de leurs hommes
pendant dix ans pour un salaire de 1 fr. 50 par jour
environ, autant qu'il m'en souvient. En quelques se-
maines trois mille coolies pouvaient être amenés à
Marseille. Si l'affaire ne fut pas poussée, c'est que les
Américains craignirent des troubles et crurent le
gouvernement incapable de protéger la liberté du tra-
vail. Supposez une invasion de cent mille mineurs du
Yu-Nan arrivant dans le bassin d'Anzin. Des ministres
choisis parmi les économistes les plus convaincus sont
au pouvoir : auront-ils le courage de se cantonner
dans leurs principes et de voir jeter sur les grandes
routes un demi-million de Français ? Et s'ils ont ce
courage, ce que je ne crois pas, auront-ils le pouvoir
d'empêcher ces Français d'assommer les Chinois ? Sui-
12.
210 EN VISITE CHEZ L"0\CLE SAM.
vant qu'il s'agit de religion et d'honneur ou d'écono-
mie politique, il faut se laisser guider par des mobiles
différents. Dans le premier cas, on doit avoir pour
devise : Fais ce que dois! et dans le second : Fais ce
que peux !
J'espère que le lecteur me pardonnera cette digres-
sion. Elle était nécessaire, parce que, ayant parlé de la
question des noirs, je voudrais aussi dire un mot de
celle des Chinois qui, en ce moment, passionne fort
l'Amérique : et il m'a semblé d'autant plus utile d'ex-
poser les raisons économiques qui menacent de pro-
voquer dans ce pays une véritable crise, que, selon
moi, les hommes d'Etat européens peuvent s'attendre,
dans un avenir prochain, à voir des questions analo-
gues se poser chez nous.
Jusqu'à présent, on a admis, aux Etats-Unis, qu'un
homme aimant le travail, pour peu qu'il eût une intel-
ligence ordinaire, qu'il fût économe et que sa santé ne
vint pas à lui manquer, devait arriver à l'aisance en
vingt ans environ. On veut que la différence entre les
dépenses obligatoires et son salaire soit suffisamment
grande pour qu'elle puisse, ens'accumulant, constituer
le capital nécessaire. Or il est connu que partout la
concurrence fait toujours baisser les salaires au niveau
exact des besoins : pour en arriver au but qu'on se
proposait, il a donc fallu fausser complètement les lois
de l'offre et de la demande, et établir le marché du
travail sur des bases absolument artificielles... L'équi-
libre ainsi obtenu est instable, car il est toujours
menacé, d'un côté, par l'importation des produits
étrangers; de l'autre, comme je l'ai dit plus haut, par
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 211
l'immigration d'ouvriers originaires de pays où les
besoins sont moindres.
Le premier de ces deux dangers a été supprimé par
le régime de la protection à outrance, et cela d'autant
plus facilement que les puissances européennes,
imbues des idées libre-échangistes, n'ont, pour ainsi
dire, pas résisté. Tandis que nos vins de Champagne,
nos soieries de Lyon, sont frappés, à New-York, de
droits presque prohibitifs, le gouvernement français,
notamment, ne se contente pas de tolérer l'importation
en France des produits américains : il la favorise en
remboursant sous forme de primes à la navigation une
partie du charbon dépensé par nos armateurs pour
aller chercher les machines agricoles, par exemple,
qui ne payent au Havre qu'un droit insignifiant.
Le second danger, celui qui provient, non de l'in-
troduction des produits, mais de celle du travail, est
bien plus difficile à conjurer, parce qu'il se présente
sous des formes très-variées, et la législation, en ces
matières, exige une très-grande prudence, car elle
doit varier avec tous les cas particuliers. Ainsi les
Américains n'ont pas craint de donner la liberté et
tous les droits de citoyen à six millions d'affranchis ou
de fils d'affranchis. C'est que les nègres ne les inquiètent
pas; ils sont, en effet, cantonnés, pour l'immense
majorité, dans des pays où le travail de la terre, comme
nous l'avons déjà dit, serait mortel pour les blancs. Ils
s'y adonnent à des cultures, riz, sucre, coton, qui ne
peuvent exister ailleurs. De plus, il s'y est créé une
foule d'usines, notamment des filatures, auxquelles ils
fournissent la matière première, qui procurent aux
212 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
blancs ruinés par la guerre un travail rémunérateur
auquel les noirs sont absolument impropres. L'expé-
rience Ta prouvé. Les deux races vivent donc l'une
auprès de l'autre, restant chacune dans sa spécialité et
ne se faisant nullement concurrence.
L'émigration européenne amène, chaque année,
aux Etats-Unis de six à huit cent mille personnes1.
En défalquant les femmes, enfants, et les autres non-
valeurs, au point de vue spécial où nous nous plaçons,
il reste environ cent mille travailleurs qui viennent
recruter l'armée des dix-neuf millions d'ouvriers,
presque tous Irlandais ou Allemands, dont le dernier
recensement a accusé l'existence. 11 est bien certain que
cet arrivage incessant a, sur le marché du travail, une
influence déprédatrice, qui se faitsentir surtout à New-
York. Mab cette influence est beaucoup moindre qu'on
ne pourrait le croire. L'immense majorité de ces
hommes appartient aussi à la nationalité irlandaise ou
allemande. Ils ont les mêmes instincts, les mêmes besoins
que ceux qui les ont précédés : en très-peu de temps, ils
ont pris les mêmes habitudes ; ils se sont complètement
américanisés. Us ont renoncé à tout esprit de retour.
Leur travail ne fait donc qu'ajouter aux forces vives de
leur nouvelle patrie. Aussi sont-ils les bienvenus.
Tous les éléments de cetle immigration européenne
ne sont cependant pas aussi bien accueillis. L'Italie
paye très-cher la gloire d'être devenue une puissance
1 Voici les chiffres exacts pour les trois années dernières :
1881 669,431
1882 788,992
1883 603,322
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 213
de premier ordre. Dans certaines de ses provinces, les
classes inférieures de la population sont réduites à un
tel état de misère, que l'émigration a pris parmi elles
un grand développement. La plupart de ces hommes
se dirigent vers la Plata, mais il en vient cependant
aussi un certain nombre aux Etats-Unis. Rien qu'à
New- York, il y en a une dizaine de mille au moins.
Leur sobriété extraordinaire, leurs habitudes parci-
monieuses, en feraient déjà des concurrents redoutables.
Si, du moins, ils s'établissaient sans esprit de retour,
il n'y aurait encore que demi-mal; mais c'est à quoi
ils ne songent presque jamais. Toutes leurs économies
sont envoyées au pays. Déplus, la facilité des commu-
nications leur a fait prendre, depuis peu de temps,
une habitude qui exaspère les Yankees. A cause de la
rigueur de la température, une partie de l'hiver est un
temps de morte-saison pour beaucoup de travaux. Les
ouvriers terrassiersnotammenttrouventdifficilement du
travail et mangent une partie de leurs économies. Leurs
salaires avaient toujours été établis en conséquence.
Les Italiens se sont avisés qu'il serait avantageux, pour
éviter ce chômage forcé, d'aller passer chez eux l'hiver.
Leur gouvernement, de son côté, a très-habilemen
favorisé cette tendance, en établissant une ligne de
vapeurs subventionnés, qui transportent ces hommes
à des tarifs dérisoires '. Aussi les Irlandais et les Alle-
1 Janvier 1885. — Voici un entrefilet du Times qui montra
combien la situation a dû s'aggraver depuis que ces lignes sont
écrites : i La lutte entre les Compagnies de navigation transatlan-
tique qui font le scrïice de l'émigration entre les ports européens
et américains a déterminé une baisse de prix inconnue jusqu'ici
214 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
mands commencent-ils à montrer les dents; des rixes
ont déjà eu lieu; des ateliers ont été menacés d'inter-
diction, si l'on continuait à y admettre les Italiens ; plu-
sieurs ont été à moitié assommés : un, même, tout à fait
noyé dansl'Hudson, pour avoir voulut travailler comme
déchargeur de navires : les Irlandais ayant la prétention
d'avoir le monopole de ces emplois. On peut être sûr
qu'aux prochaines élections beaucoup de politiciens se
feront une plate-forme de ces questions1. Et pour nous
autres Français, il sera intéressant de nous tenir au
courant de ce qui se dira à ce moment-là, car, dans
nos réunions populaires, il est déjà souvent question
d es Piémontais et des Lucquois, qui , à certaines saisons
de l'année, encombrent nos ateliers de chemins de fer;
et c'est ce qui nous faisait dire, tout à l'heure, que nos
hommes d'Etat pourraient bien avoir prochainement,
eux aussi, à s'occuper de ces matières.
Ces principes sont formulés depuis longtemps, mais
il était assez difficile de les appliquer sans se heurter
à des difficultés internationales. C'est sur le dos des
Quelques Compagnies ne demandent plus aux émigrants que 8 dol-
lars (40 francs) de Liverpool à Xew-York, et 10 dollars d'Anvers
à la même ville. En tenant compte de la réduction que le chemin
de fer de Pensylvanie accorde sur le prix de transport de Xew-
York à Chicago, les émigrants d'Europe peuvent aller aujourd'hui
de Liverpool à Chicago pour 9 dollars, et de Liverpool à San-
Francisco pour 16 dollars. »
1 Cela n'a pas manqué. II. Blaine était, paraît-il, intéressé à
des affaires de chemins de fer pour la construction desquels on
avait employé des terrassiers italiens. J'ai sous les yeux, au mo-
ment où j'écris ces lignes, un placard illustré, publié par des
démocrates, où sont représentés des ouvriers américains mourant
de faim, pendant que Blaine distribue des monceaux d'or à des
gens babilles en brigands napolitains.
E IV VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 215
malheureux Chinois qu'on a voulu en faire l'essai. Il
faut convenir, du reste, que l'occasion était bien ten-
tante. D'une part, ils offraient aux professeurs de la
doctrine des exemples frappants ; de l'autre, ils four-
nissaient une « matière vile » sur laquelle c'était tout
plaisir de faire des expériences, car on était bien sûr
que le fils du Ciel ne se dérangerait jamais pour pro-
téger ses malheureux sujets.
L'histoire de l'émigration chinoise en Amérique est,
du reste, assez curieuse. Aux beaux jours de la fièvre
d'or, dans les premiers temps de la Californie, quand
il y avait dans le port de San-Francisco une centaine
de navires abandonnés par leurs équipages qui avaient
couru aux mines, on vit arriver aux placers quelques
Chinois; mais personne ne s'inquiéta d'eux. C'étaient
des gagne-petit dans toute la force du terme. Ils lavaient
les sables aurifères dont personne ne voulait. Si, par
hasard, la chance les favorisant, ils tombaient sur une
veine un peu riche, on s'empressait de les en dépos-
séder sous un prétexte ou sous un autre : le plus sou-
vent sans aucun prétexte. Jack Chinaman, toujours
patient, ne se lassait jamais de ce métier de chien
d'arrêt; il courbait l'échiné, ramassait ses outils et
allait tenter fortune un peu plus loin. D'ailleurs, ils
étaient très-peu nombreux.
Plus tard, après la guerre, on crut que les noirs
récemment affranchis ne retourneraient jamais sur les
plantations. Quelques spéculateurs eurent l'idée
d'amener dans les Etats du Sud des coolies chinois. La
chose réussit assez mal. Le climat ne leur convenait
pas. D'ailleurs, les Chinois, du moins ceux parmi les-
216 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
quels se recrutent les coolies, sont de très-médiocres
ouvriers agricoles. Ils n'aiment pas les salaires fixes.
Ce qui leur convient, ce sont les grands travaux de
terrassement ou d'usine, donnant lieu à des marchan-
dages : mais, surtout, les petits métiers dans lesquels
un capital infinitésimal passe et repasse cent fois entre
les mains du marchand, en lui laissant, à chaque opé-
ration, u nbénéfice.
Très-peu restèrent dans les Etats d u Sud . En revanche,
leur nombre augmentait toujours en Californie. A ce
moment, on y était dans tout le feu de la construction
des chemins de fer. On les poussait aussi rapidement
que possible dans l'Est pour ouvrir le pays à l'émigra-
tion. Les bras manquaient. On élait enchanté de voir
arriver toutes ces cargaisons de faces jaunes. C'était
l'époque où un journaliste, en veine de joyeusetés,
imprimait ce mot qui eut un succès fou : « Qui donc
ose dire que la Californie n'a pas d'industrie? Nous
importons le Chinois à l'état brut, nous l'exportons
manufacturé! We import the raw matériel i we
export the manufactured article! » Pour décider un
Chinois à émigrer, il faut toujours lui garantir qu'en
cas de mort, son cadavre sera embaumé et rapporté en
Chine, pour y être enterré près des siens. C'est à cette
coutume, assurément fort respectable, qu'il était fait
allusion. La plaisanterie était certainement de mauvais
^joût; mais elle n'indiquait aucune hostilité contre ceux
qu'elle visait. En effet, bien loin de se plaindre des
Chinois, on trouvait alors qu'il n'en venait pas assez.
Ce fut à ce point, qu'en 1868 un envoyé spécial,
M. Anson Burlingham, fut accrédité auprès du gou-
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 217
vernement de Pékin, pour obtenir l'abrogation de
certaines lois, qui gênaient l'émigration. On signa un
traité à la suite duquel, en très-peu de temps, cent mille
Chinois accouraient et se répandaient comme un torrent
sur tout Je versant du Pacifique.
Malheureusement, leur arrivée coïncidait justement
avec le ralentissement des travaux. Les principales
lignes de chemins de fer éfaient terminées et amenaient
une émigration blanche considérable. On ne tarda pas
à découvrir aux malheureux Célestes autant de défauts
qu'on leur reconnaissait autrefois de qualités. Les jour-
naux ne s'occupaient plus que d'eux et publiaient tous
les jours, sur leur compte, des articles qui étaient (!e
véritables réquisitoires les signalant a la haine du
public. Les gens qui avaient des prétentions artistiques
leur reprochaient leur teint jaune et leur nez épaté;
on les accusait d'apporter la lèpre, d'avoir des mœurs
inavouables, de n'amener avec eux qu'un très-petit
nombre de femmes dont l'état social différait peu de
l'esclavage et en avait les pires inconvénients; enfin on
parlait avec horreur de leur régime alimentaire, et, en
cela, je trouve que les Américains portaient la question
sur un terrain singulièrement dangereux. J'ai goûté
des deux cuisines, et j'ose dire que je puis en parler avec
autorité : je déclare d'abord qu'elles ont une certaine
analogie, ce qui fournira peut-être un bel argument
aux savants qui affirment que l'Amérique a été primi-
tivement peuplée par une colonie asiatique; ensuite,
que si l'une est supérieure à l'autre, c'est assurément
celle des fils de Confucius. Un potage aux nids d'hiron-
delle, bien lié, est une chose délectable : tandis que
13
218 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
]a soupe aux huîtres est l'abomination des abomina-
tions et n'a jamais pu être inventée que par des nau-
fragés mourant de faim, débarquant sur une plage
aussi déserte qu'inhospitalière.
De tous ces griefs, le seul sérieux, c'était la concur-
rence terrible faite à la classe ouvrière qui était en
train de se former sur la côte du Pacifique. Tous les
jours les Chinois envahissaient une nouvelle industrie,
et dès qu'ils avaient pénétré dans un atelier, ils en
chassaient les blancs. La Californie avait de grandes
fabriques de cigares et de chaussures. En moins de
quatre ans, après le traité Burlingham, il n'y restait
plus que quelques employés blancs. Tous les ouvriers
étaient Chinois. Les emplois domestiques, tout le blan-
chissage, toute l'industrie de la laiterie, étaient passés
entre leurs mains. La cueillette des fruits en général,
leur préparation en conserves (canning) et la vendange
en particulier, fournissaient des salaires rémunérateurs
à de nombreux émigrants pauvres qui se formaient de
la sorte un petit capital. Les Chinois l'accaparèrent
absolument.
L'immigration blanche subit un brusque temps d'ar-
rêt. Quelques travailleurs quittèrent même le pays.
Tous les autres voyaient leurs salaires diminuer d'une
manière lente, mais régulière. On ne peut reprocher à
la population d'avoir manqué d'initiative. Partout les
ouvriers, chassés des ateliers, s'ingéniaient pour créer
de nouvelles industries. De tous côtés, de nouvelles
terres étaient mises en culture, de nouvelles mines
s'ouvraient sur tous les points. Partout il arriva que les
Chinois, laissant aux blancs l'honneur et les dangers
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 219
des commencements, accouraient en foule dès que la
période des profits apparaissait à l'horizon, et leur con-
currence faisait immédiatement tomber les salaires,
non pas au niveau des besoins d'un ouvrier blanc obligé
d'entretenir une famille, mais à celui des dépenses
d'un Chinois sans femme ni enfants, vivant à dix dans
une chambre de cinq mètres carrés. De 1870 à 1880,
il débarqua, par mois, à San-Francisco, une moyenne
de quinze cents Célestes. En Chine, le tarif des salaires
mensuels d'un ouvrier est de 15 à 20 francs. Il est cer-
tain que le courant d'émigration, favorisé par la facilité
toujours croissante des communications, devait finir par
prendre un développement prodigieux et qu'on pouvait
prévoir l'époque où la moyenne de leurs salaires, de ce
côté du Pacifique, ne dépasserait certainement pas 40
ou 50 francs par mois. Or, à ce prix-là, un blanc ne
peut pas vivre dans ce pays.
Il est certain que cette invasion de travailleurs à bon
marché, intelligents, dociles, ne se mettant jamais en
grève, devait donner et donna une impulsion extraor-
dinaire à la production, sauf à diminuer ensuite la
consommation. Mais en même temps ce nouvel état de
choses modifiait d'une manière très-remarquable l'état
social du pays. La réduction des salaires à un point où l'é-
pargne n'est plus possible, ôtait à ceux qui n'avaient
pas de capitaux toute possibilité de s'en créer. En
même temps qu'une foule de familles et d'individus
étaient réduits à l'indigence, la fortune publique accu-
sait une tendance bien marquée à se concentrer de plus
en plus en quelques mains, toujours de moins en
moins nombreuses. Car les propriétaires ne se recru-
220 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
tant plus constamment, comme autrefois, dans la classe
des travailleurs, dès que l'un d'eux succombait soit par
sa faute, soit pour toute autre cause, ses brens ne trou-
vaient plus d'acheteurs que parmi les autres qui, restés
seuls possesseurs de la terre comme de tout l'outillage
au moyen duquel le travail se transforme en richesses,
ayant de plus à leur disposition une quantité illimitée
de ce travail, au plus bas prix, voyaient, par la force
même des choses, leur fortune s'accroîtreconstamment.
Les griefs des ouvriers blancs avaient donc un réel
fondement. Il se trouva naturellement, comme tou-
jours, des politiciens qui les exploitaient pour se faire
une situation. Le plus célèbre fut un certain Dennis
Kearney, qui, à force de violence, se fit une popula-
rité incroyable. Des émeutes éclatèrent. Sur beaucoup
de points, dés coolies chinois furent assommés; même
dans les rues de San-Francisco, on leur faisait subir les
plus abominables traitements, sans que la police prit
leur défense. Quelques bonnes âmes s'émurent : des
philanthropes formèrent une société pour la protection
des Chinois, comme il en existe ailleurs pour la pro-
tection des animaux; mais elle n'eut pas une bien
longue existence. Les Célestes ne paraissaient pas d'ail-
leurs s'intéresser beaucoup à son fonctionnement. Sur
six mille dollars environ qui furent souscrits, ils n'en
donnèrent pas six cents. Cependant beaucoup étaient
devenus fort riches. Le Céleste Empire est la plus
vieille démocratie qui existe, et les bons Chinois savent,
par une longue expérience, que, dans un gouverne-
ment de ce genre, la légalité est absolument impuis-
sante à protéger les minorités, mais que, avec de la
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 221
patience et des pots-de-vin, judicieusement offerts aux
fonctionnaires, on parvient souvent à se tirer d'affaire.
Ils usèrent largement de ce moyen.
Naturellement les députés de la Californie prirent
en main la cause de leurs électeurs, et cela avec d'au-
tant plus d'ardeur que les Chinois, s'étant toujours
obstinément refusés à adopter la nationalité américaine,
n'avaient pas le droit de voter. Les mandarins améri-
cains leur rappelaient trop ceux qu'ils avaient eu le
bonheur de laisser de l'antre côté du Pacifique, pour
qu'ils éprouvassent le besoin de se faire leurs compa-
triotes : Chinese mandalin, melican mandalin ! AU
saine pidgin! Number o ne filous l, disait philosophi-
quement mon ami l'illustre Pipi-Afa, déjà nommé, qui
avait beaucoup pratiqué les deux. On trouva moyen de
faire voter par les deux Chambres une loi interdisant
absolument l'immigration chinoise. Mais quand elle
fut présentée à la signature du président Hayes, celui-
ci, usant de son droit de veto, refusa absolument de
la promulguer, en se basant sur ce fait, que ses dispo-
sitions étaient absolument contraires aux clauses du
traité passé parle gouvernement fédéral avec la cour
<!e Pékin.
Il est certain que la situation était au moins bizarre.
En 1868, M. Anson Burlinghamavaitarrachéaugouver-
nement chinois l'abrogation des règlements qui gê-
naient l'émigration des coolies : six ans après, on vou-
lait édicter des lois pour empêcher d'aborder en
Amérique les mêmes hommes qu'on avait tant cherché
1 Les mandarins chinois! les mandarins américains! tout cela
se vaut ! tous des filous !
222 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
à y attirer. Au point de vue international, la question
offrait encore d'autres difficultés. Hong-kong, Macao,
Singapour et Manille contiennent plusieurs centaines
de mille Chinois, sujets de puissances européennes.
Comment distinguer entre un Chinois natif de Hong-
kong et un autre Chinois natif de Canton? Et si Ton
exclut les deux, que répondre aux réclamations de
l'Angleterre, qui ne peut pas admettre qu'on fasse une
différence entre ses sujets asiatiques et ses sujets irlan-
dais?
La décision du président, quelque sage qu'elle fût,
avait cependant produit sur tout le littoral du Pacifique
une émotion telle, qu'il fallut bien sacrifier les prin-
cipes. Un M. James Angel fut renvoyé à Pékin,
pour expliquer la situation aux diplomates chinois ; on
voulait obtenir l'autorisation de faire une distinction
entre les marchands ou les étudiants et les coolies de
la même nation. Les premiers continueraient à être
accueillis, comme par le passé, avec tous les égards que
procure, en tout pays, une bourse bien garnie d'argent.
Les seconds, venant au contraire en chercher, seraient
ignominieusement repoussés. Le Tsung-ly-yamën signa
tout ce qu'on voulut. Les mandarins à bouton de perle
qui en font partie se sont toujours montrés parfaite.
ment indifférents au sort des sujets du royaume des
Fleurs qui le quittent pour aller chercher fortune ail-
leurs.
Une fois qu'on fut en règle avec le gouvernement
chinois, on s'empressa de faire voter par les Chambres
une nouvelle loi que, cette fois, le président promulgua
sans difficultés. Elle fonctionne depuis le 4 août 1882.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 223
Il est absolument interdit à tout coolie chinois de débar-
quer ou de tenter de débarquer sur un point quel-
conque de l'Union. Toute infraction à cette loi le rend
passible d'un emprisonnement qui ne peut dépasser un
an. Le capitaine du navire qui l'aurait amené est con-
damné à une amende de cinq cents dollars.
Il n'est pas douteux que cette loi, qui a été votée
pour vingt ans, n'amène, dans un avenir assez court,
la disparition presque complète de l'élément asiatique.
Le recensement de 1880 a constaté, aux Etals-Unis, la
présence de 105,613Chinois, et leur nombre s'accrois-
sait rapidement. Or, depuis le 4 août 1882 jusqu'au
15 janvier 1883, 17,000 ont quitté San-Francisco pour
retourner chez eux, et 3,400 seulement y ont débarqué:
cela fait déjà une diminution de 13,000.
Contrairement à mes habitudes, je me suis très-lon-
guement étendu sur cette question : j'en demande
encore bien pardon au lecteur. Mais il m'a semblé que
la loi du 4 août 1882 signale dans la politique améri-
caine une évolution bien intéressante. H y a quelques
années, des émeutes d'ouvriers grévistes ont déjà fait
couler le sang dans les rues des villes de l'Est. Tout
cela prouve que la question sociale est posée ici comme
ailleurs, et que les panacées infaillibles, recommandées
avec tant d'assurance parles docteurs, liberté, instruc-
tion publique et démocratie, ont été absolument
impuissantes à arrêter les progrès du mal. Autrefois
l'industrie de chaque pays était, quoi qu'on fit, protégée
par le plus puissant des droits protecteurs : la distance.
Les relations créées par les lois de l'offre et de la
demande ne s'exerçaient, dans l'immense majorité des
224 EX VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
cas, que ('ans un cadre très-restreint. C'est sur cet état
de choses qu'ont raisonné tous les économistes.
Or ce facteur a disparu aujourd'hui qu'une tonne de
marchandises coûte moins à transporter du Havre à
New-York que de Paris à Marseille, et qu'un ouvrier
peut aller de Liverpool à Chicago plus facilement que
de Caen à Lyon. Celle situation nouvelle a faussé toute
la science économique, et les faits sont là pour le
prouver.
« Laissez entrer librement toules les marchandises
étrangères! » disaient les doctrinaires. L'Angleterre et
la France les ont crus : elles marchent à la ruine. L'A-
mérique a fait le contraire, elle s'enrichit.
Quand vous avez obtenu pour 5 francs d'un étran-
ger ce qui, pro.luit par un travailleur indigène, vous
en eût coulé 7, la richesse nationale s'est accrue de
2 francs.
Ceci, les Américains l'ont cru longtemps. Mais un
beau jour ils se sont aperçus que si, sur 5 francs, cet
étranger n'en dépense que 2 dans le pays, et en envoie
3 chez lui, la richesse nationale, au lieu d'être augmen-
tée de 2 francs, est, en réalité, diminuée de 20 sous.
Le jour où ils ont fait cette découverte, les bons
Yankees, sans se soucier des principes, ont prié John
Chinaman de retourner dans le royaume des Fleurs.
D'ici peu, ils s'occuperont des Italiens. Ceux-là, on ne
les expulsera pas, mais je parierais bien que, à moins
de se faire naturaliser, ils auront bientôt à payer d'un
droit de séjour assez élevé l'hospitalité qu'on se mon-
trait jusqu'à présent si heureux de leur offrir gratis.
11 est bien curieux seulement que ce soient les Amé-
EX VISITE CHEZ L'OXCI.K SAM. 225
ricains qui, les premiers, se trouvent obligés de mettre
en pratique ces théories, si complètement en opposi-
tion avec tous les principes qui ont été jusqu'à présent
la raison d'être de l'Amérique. En changeant aussi
brusquement de manière de faire, ont-ils eu raison? Je
n'hésite pas à dire que oui. Cependant je ne suis pas
suspect de manquer de sympathie pour les Chinois ; j'ai
même pour eux une sincère admiration : toutes les fois
que j'ai eu affaire à eux, j'ai été « mis dedans» . J'em-
ploie ce mot, faute d'en trouver un plus académique
qui rende aussi bien ma pensée. Il fallait donc, ou
m'avouer à moi-même que je n'étais qu'un parfait im-
bécile, ou leur reconnaître des qualités supérieures.
Mon amour-propre aidant, j'ai préféré m'en tenir à ce
dernier parti.
Il me souvient encore de m?s premiers rapports
avec ces bons Célestes ; j'étais tout jeune enseigne.
Nous avions mouillé, dans la journée, en rade de Hong-
kong. Nous finissions de dîner, quand un limonier
dégringola dans le carré, en criant qu'un incendie con-
sidérable éclatait à terre. En un clin d'oeil les embar-
cations furent mises à la mer, les pompes embarquées,
et cinq minutes après j'accostais au quai. Un détache-
ment du 73e de la Reine arrivait, au pas de course, de
la caserne, presque en même temps que moi. Quinze
ou vingt maisons flambaient déjà au bas de la rueTaé-
ping-shan, en plein quartier asiatique. C'étaient des
boutiques et des maisons suspectes. Il y avait bien déjà
sur les lieux vingt ou trente mille Chinois, qui avaient
débordé la police et commençaient à piller leurs com-
patriotes. Aucun ne songeait à prêter le moindre se-
13.
226 EN VISITE CHEZ l/OXCLE SAM.
cours. J'allai me mettre aux ordres du major anglais
qui commandait le détachement d'habits rouges. A force
de coups et de bourrades, nous entrâmes comme un
coin dans cette masse grouillante, qui fut bientôt
refoulée.
— Oh! me dit l'officier anglais, c'est toujours la
même chose! Tout le pâté brûlera! Il n'y a rien à
faire qu'à empêcher le feu de gagner les maisons de
l'autre côté de la rue. Arrosez-les ferme avec votre
pompe. Mettez-vous de ce côté. J'irai de l'autre.
Les premières maisons atteintes croulaient déjà. A
mesure que le feu gagnait de porte en porte, on voyait
sortir des files de femmes, fardées, des fleurs dans les
cheveux, portant de petits paquets à la main, et tré-
buchant sur leuis pieds comprimés. Elles s'enfonçaient
dans la foule au milieu des rires et des plaisanteries.
Jamais je n'avais vu d'incendie si gai.
Tout à coup un gros Chinois, tout vêtu de soie,
accourut vers moi. Il pleurait à chaudes larmes et se
tordait les mains en signe de désespoir. II se jeta à
mes pieds et embrassa le pan de ma jaquette :
— Capilaine, cria-t-il en anglais, d'une voix étran-
glée par l'émotion, venez, je vous en conjure! Mon
père vient d'être surpris par un éboulement de notre
maison ! Il vit encore! Je l'entends qui appelle au se-
cours! Venez, je vous en supplie.
Je me précipitai vers la maison qu'il nous montrait.
Le maître charpentier avec ses hommes nous faisait
un passage à coups de hache, à travers les poutres en-
flammées ; un quartier-maître calfat, la lance de la
pompeàla main, noyait d'eau les décombres. Plusieurs
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 227
matelots se brûlèrent les mains ; d'autres eurent les
cheveux roussis. Mais personne ne songeait à son mal,
tant le désespoir de ce bon fils nous touchait. Lui, ce-
pendant, ne faisait rien. Il se tenait même un peu loin
du feu, et s'abritait la figure avec son éventail. Mais il
nous encourageait à continuer, dirigeait nos recherches
et criait toujours d'une voix lamentable :
— Ne cessez pas! Allez toujours! je suis sûr que
nous le sauverons!
A la fin, les débris de toiture avaient été rejetés de
côté : la maison apparut. Elle n'avait pas trop souffert.
On distinguait une porte béante, encore pleine de fu-
mée. Le gros Chinois s'y précipita ; il était suivi de
deux coolies, porteurs de bambous. Tous trois dispa-
rurent dans une sorte de cabinet noir. Au bout d'un
instant ils en ressortaient. Les deux coolies portaient
un énorme coffre-fort. Le gros Chinois trottinait der-
rière eux, d'un air tout guilleret.
— Ce n'est plus la peine de chercher, capitaine, me
dit-il au moment de s'enfoncer dans la foule; mon
pauvre père doit être mort ! Je ne l'entends plus !
J'eus à peine le temps d'envoyer un coup de pied
magistral dans le fond de son large pantalon de soie
bleue. Mais le quartier-maître calfat eut la chance de
pouvoir lui lancer en pleine figure le jet de la pompe,
ce qui nous consola un peu.
N'en déplaise à If. le colonel Tcheng-ki-tong , et à
tous les illustres Célestes qui font si grand bruit chez
nous depuis quelque temps, tous ceux qui ont vécu en
Chine, avec les Chinois, n'ont qu'à rechercher dans
leurs souvenirs pour y trouver par douzaines des traits
228 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
analojues. Il ne faut donc pas qu'ils s'étonnent outre
mesure si les déboires de leurs compatriotes n'excitent
pas une bien vive sympathie.
Ce soir, quand nous avons voulu mener notre invité
dans la salle à manger, nous avons été reçus à la porte
par un personnage qui exerce les fonctions de notre
amidu/'7/?A,4£,ewtt<?.Seulementcelui-ciestun mulâtre,
jaune comme un citron. Il nous a introduits dans une
immense pièce, où des centaines de consommateurs
dévorent à la hâte leur réfection. Je ne dis pas dîner,
parce que, dans ce pays, je ne me reconnais jamais
dans les repas. Il y a deux salles à manger. La pre-
mière s'ouvre de six heures du matin à neuf heures.
On vous sert des viandes froides, des œufs, du café, etcela
s'appelle le déjeuner. De neuf heures à deux heures,
on peut se faire servir un grand dîner dans une autre
salle. De deux à cinq, on revient dans la première,
pour le luncheon. De cinq heures à minuit et demi,
c'est le tour du souper. A tous ces repas les menus sont
aussi copieux que ceux du Fifth Avenue. Maintenant
que l'expérience nous est venue, nousnous tirons d'af-
faire très-bien. Quand nousnous asseyons, on nous sert
d'abord les fraises et la crème, sans lesquelles on ne
peut pas commencer un repas. Nous avons renoncé à
réclamer; c'est inutile. Nous demandons alors de la
soupe et un relevé. Le garçon les apporte, croyant que
c'est tout ce que nous voulons : puis il disparait. Quand
nous avons fini, nous poussons quelques rugissements ;
alors le fonctionnaire mulâtre s'approche pour savoir
ce qui nous arrive. Nous réclamons un second garçon,
auquel nous commandons le rôti et les légumes. On
EX VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 229
nous les apporte sans défiance : une opération analo-
gue nous procure le dessert et le café : et nous avons
tout mangé à peu près chaud : mais le fonction-
naire ne nous cache pas que notre conduite est bien
peu correcte, et nos voisins, qui, eux, picorent leur
nourriture, selon les rites, dans vingt-cinq petits plats
froids, ne dissimulent pas leur indignation. Du reste,
de no(re côté, nous manifestons hautement la nôtre.
Neuf personnes sur dix mangent le fameux bacon frit
(lard), qui est le plat national des Américains de l'Ouest.
Je me rappelle avoir vu brûler une porcherie contenant
huit ou dix cochons qu'on n'eut pas le temps de faire
sortir. L'odeur qui venait des décombres est absolu-
ment celle qui remplit la salle.
Les Américains que l'on toit à New-York sont tous
plus ou moins européanisés. Il faut venir ici pour trou-
ver le véritable Yankee. On rencontre à chaque pas de
grands bonshommes maigres, au teint jaune, les yeux
brillants, les cheveux longs et gras, les joues creuses
ou gonflées d'une chique, rasés soigneusement, sauf
une longue barbiche, le geste fiévreux et saccadé :
quelle que soit leur position de fortune, leur tenue
est toujours négligée. Je ne veux pas dire qu'ils
soient sales : mais leurs cravates sont tordues autour
de leurs cols ; leurs jaquettes et leurs pantalons n'ont
jamais l'air d'avoir été faits pour eux ; les chaussures
dans lesquelles s'enfouissent leurs énormes pieds sont
lamentables. Quelques-uns portent les grandes bottes
et la chemise de flanelle des cow-boys. Ce qui frappe
tout d'abord, c'est l'aspect misérable et surchauffé tout
à la fois de tous ces gens. Les romanciers américains,
230 EX VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
quand ils parlent des hommes de l'Ouest, emploient
toujours une foule d'adjectifs tels que burly , stalwart ,
brawny, qui vous donnent l'impression d'une collec-
tion de géants déracinant les chênes pour s'en faire des
cannes. On est tout étonné de voir des gens grands,
c'est vrai, mais qui ont l'air de sortir d'un hôpital de
fiévreux. Cependant le climat est admirable, l'aisance,
et même la richesse, générales : c'est leur régime qui
les réduit tous à cet état.
Nous nous sommes liés avec le clerh de l'hôtel. C'est
un Canadien qui, paraît-il, est célèbre par ses bons
mots. Un journal raconte que, ces jours derniers, il
s'était pris de dispute avec un habitant de Saint-Louis
qui exigeait une chambre au dernier élage pour payer
moins cher. A la fin, impatienté, il lui remit solennel-
lement une clef en s'écriant : « Fils de Saint-Louis,
montez au ciel ! » Ayant reconnu en nous des « gen-
tilshommes français, de France » , il nous comble de
faveurs. Nous lui demandons conseil sur l'emploi de
notre soirée, et, sur son avis, nous nous décidons à
aller à l'Exposition internationale des chemins de fer
qu'on vient d'inaugurer. Il y a là ce soir un grand con-
cert, où, nous verrons toutes les dudes et toutes les
belles (élégants et élégantes) de Chicago.
Le palais de l'Exposition est un immense bâtiment,
brillamment éclairé à la lumière électrique, qui s'élève
sur les bords du Michigan, ou du moins qui n'en est
séparé que par la ligne du Baltimore and Ohio Rail-
road, B. & 0., pour employer l'abréviation usitée.
Quand nous arrivons, il y a déjà une foule énorme.
Nous parcourons la nef, admirant le matériel qu'ont
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 231
envoyé les compagnies rivales, de tous les coins des
Étals-Unis. Il est véritablement magnifique : le nôtre
n'aurait qu'à perdre à la comparaison. Ensuite nous
arrivons au hall consacré au buffet. Nous nous y arrê-
tons, car le spectacle est bien curieux. Toutes les
nationalités qui se sont donné rendez-vous pourpeupler
Chicago, et qui n'ont pas encore eu le temps de se
fondre ensemble, y sont représentées. On entend
tellement de langues différentes, qu'on se croirait dans
une buvette de la tour de Babel. Les Yankees sont
groupés debout autour du bar. Us causent ensemble
de leurs voix nasillardes, tout en avalant du wisky à
pleins verres : des marins et des ranchmen canadiens,
assis avec des femmes en toilettes claires, boivent
lentement de grandes bolées de cidre. A entendre leur
parler traînant et leurs mots de patois bas normand,
on se croirait dans une auberge du Perche, un jour de
marché : un peu plus loin, il y a une rangée de petits
cabinets ouverts comme des alcôves. Ils sont presque
tous occupés par de grands et gros hommes, solidement
bâtis, l'œil bleu, la peau blanche, la barbe blonde
ruisselant sur une cravale rose ou bleu clair, fumant
de longues pipes de porcelaine et assis à côté de
femmes en toilettes blanches, avec des chapeaux extra-
vagants. Tous ces couples boivent à la même chope et
mordent à la même saucisse en se lançant des coups
d'œil tendres et languissants. Amour et charcuterie!
c'est le coin des fiancés allemands.
Par-ci par-là nous voyons aussi quelques trop rares
échantillons féminins de la race américaine qu'a pro-
duite le mélange de toutes les autres. Ce sont, pour la
232 EN VISITE CHEZ L'OMCLE SAM.
plupart, de belles filles au regard assuré, qui se pro-
mènent en flirtant avec de grands jeunes gens de bonne
mine, vêtus avec une élégance suprême. Ce sont les
dudes et les belles qu'on nous a promis. Plusieurs de
ces jeunes personnes sont remarquablement jolies.
Elles auraient bien besoin, par exemple, de faire un
tour en Europe pour y apprendre à s'habiller. L'art
délicat du juponnage semble notamment leur être
tout à fait étranger. Presque toutes ont des robes
blanches à transparents de mousseline et d'immenses
chapeaux plats qui ne sont pas d'un très-heureux effet.
C'est bien dommage; car ces jeunes femmes, grandes
et minces, auxquelles leur teint pâli donne une appa-
rence un peu frêle, constituent un type spécial et très-
séduisant de la beauté féminine. Leur charme un peu
étrange tient, je crois, beaucoup à leur singulière
structure. On ne trouverait point chez elles les formes
robustes et puissantes que les sculpteurs grecs aimaient
à reproduire. Avec leurs hanches étroites et leurs
lignes allongées, elles se rapprochent plutôt du type
un peu androgyne qu'affectionnait M. Pradier. On peut
s'en rendre compte chez nous dans les salons parisiens
où se rencontrent maintenant une foule de superbes
Américaines. Plusieurs ont le type grec, mais bien
plutôt celui d'un bel éphèbe athénien que celui de la
Vénus de Milo.
Nous en étions là de nos réflexions, quand un
effroyable tapage a éclaté, et nous avons vu déboucher
d'une galerie un corps de musique militaire, composé
d'artistes recouverts d'uniformes tout flamboyants d'or,
qui jouaient une marche triomphale. Derrière eux
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 233
venait une longue file d'hommes vêtus de noir, mar-
chant deux par deux, avec une gravité admirable.
Nous nous sommes empressés de nous joindre à eux
pour voir ce qui allait se passer. Après bien des détours
dans toutes les parties de l'Exposition, ils nous ont
menés dans une salle éloignée où se trouvait garé un
train tout orné de fleurs et composé de trois locomo-
' tives d'apparence bizarre, munies de leurs lenders.
Les messieurs qui paraissent être les pontifes de cette
étrange cérémonie sont montés sur la plate-forme de
l'une d'elles et nous ont appris que ces locomotives,
prêtées par le gouvernement anglais, étaient les pre-
mières qui eussent été construits. Alors commença
une série de speechs en l'honneur de Slephenson, leur
inventeur. Les commissaires anglais célébraient sa
gloire; les commissaires américains leur répondaient
en remerciant le gouvernement de Sa Majesté Britan-
nique qui avait bien voulu se dessaisir, à leur profit,
pour quelques semaines, de ces précieuses reliques.
Et puis, à chaque instant, derrière la cloison de
planches qui seule nous séparait de la voie du B. & 0.,
on entendait les grands trains de blé qui passaient en
sonnant furieusement leurs cloches. Alors les orateurs
s'arrêtaient et ne reparlaient que lorsque le tapage
avait cessé.
Nous étions frappés du contraste qu'offraient ces
hommes. Les Américains, comme les Anglais, habitués
à parler constamment en public, s'exprimaient avec
une grande facilité : mais quelle différence dans le
procédé ! Les premiers gesticulaient fiévreusement sur
l'étroite plate-forme; leur style emphatique était plein
234 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
de lieux communs, de métaphores auxquelles cenl ans
de bons et loyaux services devraient bien assurer une
retraite trop méritée. A chaque instant, il était question
du drapeau étoile, Star spangled banner, et de l'aigle
américaine aux ailes déployées, spread eagle : le tout
mêlé de flatteries à l'endroit de l'ouvrier. A chaque mot,
on sent le politicien qui se rappelle que sa carrière
dépend du dieu populaire, et qui ne perd pas une
occasion de lui lancer des coups d'encensoir.
Les commissaires anglais, au contraire, sont de gros
hommes, au teint clair et reposé, parlant lentement,
au geste sobre; rien qu'à les voir, on devine des
hommes qui ont travaillé et qui travaillent encore,
mais dont la vie n'est pas tout entière sacrifiée au
travail, qui, sûrs du lendemain, disent ce qu'ils croient
devoir dire, sans se soucier de ce qui peut en résulter.
J'aurais voulu pouvoir continuer à entendre les
discours qui se succédaient : malheureusement, un
incident qui est survenu nous a forcés de déguerpir nu
plus vite. Je m'étais penché pour chercher à me rendre
compte du jeu des tiroirs dans ces vieilles machines,
sans, du reste, bien entendu, me permettre d'y porter
la main : j'ai failli avoir le même sort que mon pauvre
ami le Révérend, dans les rues de New-York. Un
policeman, m'ayant aperçu, est arrivé sournoisement
sur moi, par derrière, en levant son bâton plombé, et
allait, très-joliment, sans dire gare, m'en donner sur
la tête un coup qui m'aurait probablement abattu sans
connaissance, quand Maubert, voyant le danger que je
courais, m'a brusquement tiré en arrière d'une main,
tandis que de l'autre il aplatissait cet aimable policier
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 235
contre la roue de la machine. Avant qu'il eût eu le
temps de rattraper ses esprits et son chapeau, qui était
lombédu coup, nous nous étions perdu s dans la foule.
L'idée de M. Caussidière, de faire de l'ordre avec du
désordre, a sans doute séduit les administrateurs de la
ville de Chicago. Ils se sont avisés d'habiller leurs ser-
gents de ville en cow-boys. Cela leur donne l'air de par-
faits bandits : et, d'après mon expérience personnelle,
ils me semblent de tout point dignes du costume dont
on les a affublés.
CHAPITRE VI
Les collèges mixtes aux États-Unis. — Incendie de 1870. —
Chicago dans le passé, dans le présent et dans l'avenir. — Les
elevators. — A square meal for 25 cents. — Les réflexions
d'un pêcheur à la ligne. — Conclusion.
Mercredi. — Ce matin, M... est arrivé dès l'aurore
dans ma chambre et m'a arraché au doux sommeil que
je goûtais. C'est encore un point à noter que les lits
sont excellents en Amérique. Puis, me gourmandant
sans pitié, il m'a rappelé que nous n'avions plus que
vingt-quatre heures à passer à Chicago, et que nous nous
devions à nous-mêmes de les employer de notre mieux .
J'ai tout de suite reparlé de la pêche à la ligne : mais
mon idée n'a pas été mieux accueillie qu'hier par mon
compagnon de voyage. Maintenant qu'il a étudié la
question des cochons, il veut approfondir celle de l'in-
struction publique. Les électeurs flamands, qui viennent
précisément de lui renouveler son mandat, ne lui par-
donneraient, paraît-il, jamais de s'être arraché pour
quelques mois àleuraffection,s'ilneleurrapportaitpas,
à son retour, une étude sérieuse sur ce sujet palpitant.
Il est surtout préoccupé des écoles mixtes si célèbres
en Amérique, et qui ont fourni tant de belles tirades
aux écrivains pédagogiques du vieux monde. Chacun
sait que, dans ce pays, il existe un certain nombre de
collèges où les jeunes gens des deux sexes, réunis
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 237
sous le même toit, reçoivent jusqu'à dix-huit ans la
même éducation. Us suivent les mêmes cours, ne sont sé-
parésnipendantlesheuresdes récréations ni pendant les
repas, et les personnes compétentes affirment que les
seuls inconvénients qui résultent d'un système qui
nous semblerait aussi extravagant, c'est que les jeunes
filles y prennent des habitudes un peu masculines!
Explique qui pourra les mystères du cœur humain!
Comment ces jeunes gens, si retenus au collège, devien-
nent-ils tellement incandescents, une fois qu'ils en sont
sortis, que AI. Delmonico ait reconnu, par expérience,
que, s'il leur permettait de dîner à quatre dans un
cabinet particulier, il s'y passerait des choses capables
de faire frémir un gabier de beaupré en bordée?
C'est encore là une des institutions que nous devons
envier à l'Amérique, à ce que prétend H. Laboulaye.
Il est certain que l'étude du binôme de Newton, quand
elle se pratique en compagnie d'une charmante cama-
rade de dix-huit ans, doit avoir bien du charme. Tous
les collégiens français seraient sûrement de cet avis, si
on les consultait. Mais, maintenant que la question ne
m'intéresse plus que pour mes filles et mes neveux,
j'avoue que je préfère continuer à envier aux Améri-
cains cet usage-là, sans le leur prendre. Il nous faut
d'ailleurs renoncera l'espoir de visiter un de ces éta-
blissements, car nous découvrons, après enquête faite,
qu'il n'en existe pas à Chicago même. En conséquence,
sans nous embarrasser d'un programme inflexible, nous
nous confions à un cocher de fiacre, qui se charge de
nous faire voir les curiosités de la ville.
Il y a deux cent vingt ans, deux Jésuites, appartenant
238 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
aux missions du Canada, les PP. Joliet et Marquette,
entreprirent un voyage d'exploration dans la région
des grands lacs, alors tout à fait inconnue des blancs,
et fréquentée seulement par des tribus demi-nomades.
Les pieux voyageurs contournaient la côte de l'immense
mer intérieure qui avait déjà reçu le nom de Michigan.
Ils avaient dépassé de quelques milles son extrémité
sud et constataient que la cote remontait presque direc-
tement vers le nord, lorsqu'ils arrivèrent sur le bord
d'une lagune large et profonde qui venait se jeter
normalement dans le lac. Cette lagune avait moins
d'un mille de long; à son autre extrémité elle recevait
les eaux de deux rivières profondes, mais également
fort courtes, l'une venant du nord, l'autre du sud, qui
drainaient les plaines marécageuses des environs. Il
faut noter qu'à cet endroit, la ligne de partage des
eaux du bassin du Alississipi vient presque tangenterle
lac. Ce n'est du reste qu'une simple ondulation , à peine
sensible, de la prairie.
Ce pays bas et humide ne devait pas avoir l'air bien
engageant. Il attira cependant l'attention des mission-
naires. Les bêtes à fourrure pullulaient aux environs,
ce qui faisait de l'embouchure de cette rivière une sta-
tion très-fréquentée par les Indiens illinois ; les diffé-
rentes petites tribus s'y retrouvaient chaque hiver,
après s'être dispersées, pendant l'été, dans la prairie, à
la recherche du buffalo.
La ville de Chicago est à cheval sur ces trois cours
d'eau. Sa merveilleuse prospérité est du reste toute
récente. A la suite de la visite du P. Joliet, il s'était
bien établi quelques relations entre le Canada et les 111 î —
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 239
nois. Des voyageurs profitaient, chaque printemps, des
premiers beaux jours pour venir de Québec, à travers
les lacs, apporter aux Indiens quelques marchandises
qu'on échangeait contre les fourrures recueillies pen-
dant l'hiver; mais ils ne faisaient point d'établissement
permanent. En 1804, seulement, le gouvernement des
Etats-Unis, voulant probablement consacrer ses droits
sur le pays, y construisit, au milieu des marais, une sta-
tion-qui prit le nom de Fort Dearborn. En 1812, les
Illinois le brûlèrent et scalpèrent la garnison; mais il
fut reconstruit en 1816; et, cette fois, l'occupation fut
définitive : car les magasins du fort se voyaient encore
en 1856, au beau milieu de la ville.
En 1830, une centaine de trafiquants et trappeurs,
blancs ou métis, étaient venus s'établir sous la protec-
tion de la garnison. Ils habitaient dans une douzaine de
maisons en bois. En 1837, le village s'était transformé
en une petite ville de 4,000 habitants. Dès lors les pro-
grès furent rapides. En 1850, il y en avait 30,000;
en 1860, 112,000; en 1870, 299,000; en 1880,
503,000; enfin, au mois de juin 1882, un dernier
recensement municipal accusait le chiffre de 560,693
habitants, dont 5,800 nègres et 350 Chinois. La popu-
lation s'accroît chaque année d'environ 50,000 âmes :
autant que celle de Paris dans ses années les plus pro-
spères. Ilestplusque probable qu'aurecensementfédéral
prochain, en 1890, le million sera de beaucoup dépassé.
La ville qui abrite cette fourmilière humaine couvre
maintenant tout l'espace compris entre le lac et les
deux rivières dont il a été question plus haut; elle s'a-
vance encore tous les jours dans l'ouest. Son enceinte
240 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
a une forme à peu près rectangulaire, de 12 kilomètres
du nord au sud, le long des rives du Michigan, et de
7 ou 8, de l'est à l'ouest.
Cet accroissement merveilleux paraît plus étonnant
encore, si l'on tient compte des mauvaises conditions
topographiques dans lesquelles on se trouvait et des
désastres qu'on eut à subir. Dans tout autre pays, l'essor
de la ville en eût été arrêté pourde longues années. Le
sol de la prairie qui s'étend dans toutes les directions,
à des centaines de milles, est un humus d'alluvion,
d'une grande profondeur, qui n'offrait aux premiers
habitants aucuns matériaux de construction. Il fallait
tout bâtir en bois, que fournissaient, il est vrai, en
abondance les belles forêts de chênes du Wisconsin et
aussi les bois de sapins des environs. Ce n'est que beau-
coup plus tard qu'on découvrit, par hasard, un banc de
calcaire blanc qui, se durcissant rapidement à l'air,
fournit maintenant d'excellents matériaux. Auparavant,
les incendies étaient continuels. Des blocks entiers
flambaient en un clin d'œil.
Au courant de l'automne 1871, l'un de ces incendies
prit des proportions qui ont rarement été égalées dans
les temps modernes. Le soir du dimanche 8 octobre,
une lampe à pétrole renversée mit le feu à une maison
de la rue de Koven. Tout le quartier fut bientôt la proie
des flammes, qui, attisées par un vent d'ouest vio-
lent, ne se laissèrent même pas arrêter par la rivière.
Malgré tout ce qu'on fit, l'incendie dura pendant une
semaine entière. La dernière maison brûlée prit feu
justement huit jours après la première, le dimanche
16 octobre, au matin.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 241
Quand on voulut dresser le bilan des pertes subies,
les chiffres auxquels on arriva parurent invraisem-
blables. Deux cents cadavres étaient ensevelis sous des
ruines qui fumaient encore plusieurs mois après l'évé-
nement : deux cent mille personnes étaient sans abri.
Le feu avait détruit dix-huit mille maisons représentant
un capital de 190 millions de dollars, près d'un mil-
liard de notre monnaie. 80 millions, environ, étaient
assurés. Mais leur précaution ne servit pas à grand'-
chose aux intéressés, car toutes les compagnies locales
firent faillite du coup. Heureusement beaucoup des ris-
ques avaient été cédés à des compagnies anglaises, qui,
elles, payèrentà bureaux ouverts. Le coup fut rudepour
plusieurs. Depuis, ellesont trouvé undédommagementà
leurs pertes dans la vogue que cetle preuve de solva-
bilité leur a procurée auprès de la clientèle de l'Ouest;
vogue dontles effets sont encore, paraît-il, très-sensibles.
On commençait à peine à se remettre d'un pareil
désastre, quand un second incendie détruisit encore,
en 1874, pour cent millions de francs de propriétés.
Les habitants de Chicago ne se découragèrent pas plus
qu'ils ne l'avaient fait quatre ans auparavant. On inon-
dait d'eau les débris fumants des maisons pour per-
mettre aux ouvriers de creuser les nouvelles fondations.
Dans une rue complètement détruite, on vit, le lende-
main même de l'incendie, une potence portant une
planche sur laquelle était écrit au charbon : «Le sous-
signé a tout perdu, excepté sa femme, ses enfants et
son énergie. Son cabinet d'affaires est transféré sous le
hangar en face ! v
M. Sala, qui a été témoin du fait, ajoute que, cinq
14
242 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
ans plus tard, le rédacteur de cette affiche était de nou-
veau propriétaire d'une maison plus belle que la pre-
mière, et qui avait été payée, grâce à l'énergie dont il
s'était vanlé à si bon droit.
Les Américains peuvent avoir des formes plus ou
moins sympathiques, mais vraiment, comme je crois
l'avoir déjà dit, on ne peut trop admirer ces côtés-là
de leur caractère national. Chez nous, on ne tient sou-
vent pas beaucoup à augmenter sa fortune, mais on est
passionnément attaché à celle qu'on a ; et, si on la perd,
c'est un effondrement complet. Aussi, quoi de plus
lamentable qu'un Français ruiné ! Ici , tout se passe
différemment. En matière d'intérêt , personne n'est
plus âpre au gain qu'un Américain : mais, l'argent une
fois acquis, il ne semble plus y tenir beaucoup. En
ôtant à la phrase son sens malveillant, on peut leur
appliquer ce que Cicéron disait de Catilina : Alieni ap-
petens, suiprofusus. On dirait que la fortune leur est
surtout agréable par le plaisir qu'ils ont eu à la gagner.
Mais elle ne leur crée pas, comme à nous, des besoins.
En cela, ils ressemblent encore aux Chinois. Au point
de vue matériel, pour sa table comme pour son habil-
lement, le plus riche financier conserve souvent à peu
près les habitudes qu'il avait étant commis dans une
banque. Leur luxe est fout d'ostentation. Ils le traver-
sent sans se l'assimiler. Cela est vrai surtout dans
l'Ouest. On me racontait l'autre jour l'histoire d'un
homme qui possédait une grande ferme sur les bords
du Mississipi. Il avait épousé une femme indienne. Un
beau jour la ville de Saint-Paul se fonda là. Cinquante
mille habitants vinrent s'y établir. En quelques mois,
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 243
la vente de ses terrains lui mit une quinzaine de mil-
lions dans ses poches. Il se lança dans des spéculations
folles, se fît bâtir une sorte de palais, où il se sentait
si mal à son aise qu'il en sortait tous les soirs pour
aller se griser de wisky dans un bar du voisinage avec
quelques amis. Sa femme et ses enfants ne purent ja-
mais s'habituer à mettre des s::uliers. Ils avaient du
reste bien raison, car au bout d'un an, l'homme, com-
plètement ruiné, mourait du delirium tremens dans
un hôpital qu'il avait fondé, les laissant sans un dollar.
Le manque de matériaux de construction ne fut pas
le seul obstacle contre lequel les ingénieurs de Chicago
eurent à lutter. Le niveau de la plaine sur laquelle est
construite la ville n'était, en moyenne, supérieur que
de sept pieds à celui du lac. Non-seulement il était
impossible, à moins de frais énormes, de construire
des caves, mais, quand les vents du nord coïncidaient
avec des crues de la rivière, celle-ci, refoulée par les
vagues du lac, inondait les rues. Il fallait donc éviter
d'y faire aboutir les égouts. Tel était le double pro-
blème qui se posait.
La manière dont les ingénieurs américains l'ont
résolu est bien curieuse. D'ordinaire, les rues d'une
ville étant au niveau du sol, il faut le creuser pour
établir les égouts, qui doivent passer au-dessous. Ici,
on a fait l'opération inverse. On a établi les égouts au
niveau du sol, et l'on a ensuite construit les rues par-
dessus. Presque tous les terrains à bâtir se sont trouvés
du coup en contre-bas de sept pieds, et le niveau gé-
néral de la ville a été élevé d'autant. Naturellement
toutes les maisons déjà construites avaient l'air d'être
244 EN VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
enterrées. On a coulé sous leurs fondations un système
de longuerincs, en charpentes solidement reliées en-
semble, on y a appliqué de puissantes presses hydrau-
liques, et, sans déranger les locataires, on les a fait
monter de la quantité voulue. La plupart de ces mai-
sons étant en bois, l'opération ne présentait pas de
bien grandes difficultés : mais elle fut pratiquée éga-
lement, avec succès, sur plusieurs constructions en
briques. Au bout de quelques mois, on eut le singulier
spectacle d'une ville presque entière élevée de plu-
sieurs pieds au-dessus de son niveau piimilif.
Cette première opération mit fin aux inondations
et simplifia aussi la question de l'approvisionnement
d'eau potable. J'ai dit plus haut que le bassin du Mis-
sissipiasa ligne de faite très-rapprochée du Michigan.
Les ingénieurs profitèrent de ce voisinage pour con-
struire un canal qui amène de l'autre côté de cette ligne
toutes les eaux d'égout, laissant aux lois supérieures
de la physique le soin de les faire ensuite descendre
tout doucement chez les bons frères des Etats du Sud :
à l'heure qu'il est, un chien crevé dans les rues de
Chicago a de bonnes chances d'aller, à deux mille
lieues de là, s'échouer sur les quais de la Xouvelle-
Orléans, à moins qu'il n'ait été gobé en route par un
caïman. Une fois ce travail fait, le reste n'était plus
qu'un jeu. On a élevé sur la plage une tour haute de
cent soixante pieds. A sa base est un réservoir qu'ali-
mente un tunnel en briques, construit sur le fond du
lac et ahoutissant à une île artificielle où se trouve la
prise d'eau qu'on a éloignée de deux milles de la côte,
pour être plus sûr d'avoir un liquide absolument pur.
EX VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 245
Des pompes, mues par la vapeur, refoulent cette eau
jusqu'en haut de la tour, d'où elle est ensuite distribuée
dans tous les quartiers de la ville. Ce beau travail n'a
pas coûté moins d'un million cinq cent mille dollars.
J'ai acheté hier, en revenant des Stock-yards, une
foule de livres et de brochures qui m'ont appris toutes
ces belles choses. Deux s citoyens proéminents » {pro-
minent citizens) , avec lesquels nous avons déjeuné
avant de nous mettre en route, nous ont aussi chanté
la gloire de la ville. L'un d'eux affirme même qu'il
est reconnu (it is generally allowed) qu'on ne peut
rien trouver en Europe qui lui soit comparable sous
le rapport de l'architecture. Ce qu'il y a d'amusant,
c'est que, pour fixer les idées, il cite toujours les prix.
C'est l'usage ici. Un Américain qui vous décrit sa ville
vous dit toujours : Nous avons une prison de trente
mille dollars et une église de quarante mille ! Une
fois même, on m'a dit d'un juge avec admiration :
He is atwenty thousand dollars man ! Cela voulait dire
que pour l'acheter, il avait fallu débourser vingt mille
dollars. On trouvait cela une bien grosse somme ! Enfin
notre cocher est également un patriote qui ne nous fait
grâce de rien. Il nous arrête devant tous les monuments,
nous en donne les dimensions, insiste pour nous en
faire visiter l'intérieur, et, quand il remonte sur son
siège, il finit invariablement ses explications par un
Nothing cqual in Europe, 1 guess ! qui est bien un
peu agaçant. Rossini faisait, dit-on, assez bon marché
de son talent musical, mais avait la prétention d'être
un excellent cuisinier et, sous ce prétexte, empoison-
nait tous ses amis. Ce sentiment-là est très-commun,
14.
246 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
et les Américains ne font pas exception à la règle. Ce
qu'il y a de vraiment beau et intéressant dans leur
pays, c'est d'y voir la lutte acharnée de l'homme con-
tre la nature, et de comparer les résultats obtenus par
une civilisation née d'hier avec ceux auxquels abou-
tissent nos vieilles sociétés. Sans être aussi étonnants
que beaucoup de gens veulent le dire, ces résultats
sont bien assez grands pour suffire à la gloire de deux
ou trois générations.
Les Américains ne veulent pas comprendre cela.
« Chacun veut avoir ce qu'il n'a pas ; voilà tout ce que
cela prouve », disait le fameux Surcouf au capitaine
du Bombay -Cas lie, son prisonnier, qui cherchait à se
consoler de la perte de son navire, en affirmant que
les Anglais, ses compatriotes, se batlaient pour la gloire,
et les Français pour l'argent. En ce qui concernait Sur-
couf personnellement, c'était du reste absolument
vrai. Les Yankees s'obstinent à vouloir faire admirer
aux étrangers les points les plus défectueux de leur
civilisation. L'architecture, comme les beaux-arts, sont
un luxe auquel ne peuvent prétendre que les nations
arrivées à leur plein épanouissement. L'Amérique n'en
est pas encore là. Personne ne songerait à s'en éton-
ner, si tous les Américains n'avaient la monomanie de
croire que le City-Hall de leur localité est le plus beau
monument des temps modernes, et ne se choquaient
pas très-sérieusement si, avec la meilleure volonté du
monde, les étrangers ne parlagent pas leur opinion.
La vérité est que leurs efforts dans cette direction
n'ont pas, jusqu'à présent, été couronnés d'un bien
grand succès. A Chicago, notamment, on sent à chaque
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM, 247
instant qu'on a voulu faire beau sans regarder à l'argent,
mais on constate une incohérence, dans toutes ces ten-
tatives, qui déroute le goût. Sans que nous nous en ren-
dions bien compte, quand nous admirons l'hôtel de ville
de Gand, par exemple, notre esprit ne le conçoit pas
éloigné des églises qui l'environnent. Son milieu lui
est nécessaire. Les souvenirs qui s'y rattachent font de
l'agglomération de ces monuments un ensemble. Ils
perdraient presque tout leur intérêt à être vus isolément.
C'est ce qui arrive ici. On voit une église hollan-
daise tout près d'un temple grec ; entre les deux s'élève
peut-être un édifice de style chinois. Tout cela , bâti
dans l'alignement des rues, noyé dans un entourage
de constructions disparates, ne produit jamais, quelle
que soit l'importance du monument, l'impression qu'on
ressent souvent à la vue de nos édifices religieux, bâtis
sur des places formant centre. Chez nous, une église
est un édifice public ouvert à tous, car il est la propriété
de tous. Son isolement lui confirme ce caractère. Ici,
ce n'est que le lieu de rendez-vous d'individualités ré-
unies par une pensée commune. C'est une sorte de cluj).
Nous faisions ces réflexions pendant que notre auto-
médon nous faisait courir de la prison à l'hôtel des
postes ; du Skerman-House au Tremont-House et au
Palmer-House : trois hôtels qui ne le cèdent en rien,
comme dimensions, au Grand-Pacific. Il paraît que
bien des gens se rappellent encore le temps où les
fenêtres de l'ancien Palmer-House étaient un excel-
lent poste pour la passée des bécasses et celle des ca-
nards sauvages. Avant de descendre dîner, les habitués
tuaient quelques pièces sans quitter leurs chambres à
248 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
coucher. Tous les soirs on entendait une vraie fusillade.
Le terrain où cela se passait et où s'élève le nouveau
Palmer-House a été vendu deux millions de dollars,
dix millions de francs ! La construction en a coûté dix
autres millions.
Tous ces hôtels ont un grand luxe de décoration.
Mais quel singulier goût ont les gens de ce pays ! L'ar-
chitecte du Grand-Pacijic a évidemment lu quelque
part qu'un édifice qui se respecte devait avoir une
colonnade. Seulement, comme les colonnes elles-mêmes
auraient gêné l'ordonnance de son escalier, il s'est
contenté des socles et des chapiteaux. Les premiers
reposent sur le sol, comme c'est leur métier; les se-
conds pendent au plafond ; il n'y a rien entre les deux,
et tout le monde est content. Le reste est à l'avenant.
Après la prise du palais d'Eté, on mangeait dans des
assiettes de vieux chine, avec des fourchettes en fer
battu : comme nappes, on employait des étoffes de
soie brochées d'or; et le soir, à dîner, on s'éclairait
au moyen de chandelles fichées dans une bouteille vide.
La civilisation de ce pays-ci a des côtés qui rappellent
ce bon temps-là. Partout on sent qu'on côtoie encore
l'étal sauvage. On rencontrerait, au coin d'une rue, un
Sioux ou un Ob-jib-be-way , en peinture de guerre,
qu'on n'en serait pas trop étonné, car devant bien des
boutiques il y a des poteaux auxquels sont attachés des
chevaux de race indienne, sellés, le lasso pendu au
pommeau, le winchester accroché à l'arçon. Us atten-
dent leurs propriétaires, des ranchmen et des cow-boys,
haut bottés, qui vaquent à leurs affaires, en ville, avant
Àe retourner au Stock-yards. Les rues sont sillonnées
EX VISITE CHEZ LOXCLE SAM. 249
de boggies, d'omnibus et de tramways. Sur l'une des
principales lignes, les chevaux sont remplacés par un
mécanisme très-curieux. Entre lesdeux railsexisteune
rainure profonde de quelques centimètres, dans la-
quelle court, sur des galets, une corde sans fin, longue
de plusieurs kilomètres, qui va s'enrouler aux deux
extrémités, sur des tambours mus par la vapeur. Cha-
que voiture est munie d'une sorte de griffe, à l'aide de
laquelle son conducteur s'accroche à la corde et suit
son mouvement. Quand il veut s'arrêter, il lui suffit de
relever la griffe. Ce système a l'air de fonctionner fort
bien. On voit à chaque instant passer des petits convois
de trois ou quatre voitures, marchant d'un bon train
et cependant manœuvrant très-facilement, soit pour
prendre des voyageurs, soit pour éviter les encombre-
ments de voitures. C'est le parfait alignement des rues
qui permet l'emploi de ce moteur. Chez nous, il ne
serait guère utilisable.
Les trottoirs sont pour Ja plupart en bois, à moitié
pourris, souvent crevés, toujours d'une saleté révol-
tante. D'ignobles baraques en planches sont mitoyennes
d'immenses maisons à sept ou huit étages à façade en
pierre sculptée. Les terrains vacants, il y en a encore
beaucoup, même au centre de la ville, sont en contre-
bas de sept pieds pour les raisons que j'ai expliquées
plus haut. Ils se sont remplis d'immondices de toute
espèce d'où s'exhalent des odeurs abominables. Souvent
on y a construit, en attendant mieux, des masures ser-
vant de cabarets pour les ouvriers et les matelots du
port. Nous nous arrêtons à la porte de plusieurs, et
nous y entrons sous différents prétextes pour nous
250 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
rendre compte delà manière dont vit ici la classe ou-
vrière. Quelle différence avec ce qui se passe chez
nous!
J'habite à Paris tout près d'un petit restaurant fré-
quenté uniquement par des cochers de fiacre et des
maçons. Je ne manque jamais, quand je sors de chez
moi, de jeter un coup d'œil dans l'intérieur pour voir
comment se nourrissent tous ces gens qui se trouvent
si malheureux de leur sort. Je les aperçois toujours
assis devant une table de marbre bien propre, man-
geant avec des fourchettes en ruolz. On leur sert de
gros rumpstealiSj en tout semblables à ceux qu'on fait
payer trois francs cinquante dans les grands restau-
rants, ou des ragoûts parfaitement appétissants. Tous
boivent une bouteille de vin à chaque repas ; la majo-
rité y ajoute un carafon d'eau de Seltz : en tout cas, ils
ne manquent jamais de se faire servir à la fin une tasse
de café et un petit verre qu'ils dégustent tout en fu-
mant leurs cigarettes. Pendant l'été, il se fait chez mon
voisin une grande consommation ('e fruits; pendant
l'automne, il a presque toujours du gibier en montre.
Enfin, l'hiver, les bourriches d'huilres accumulées à
la porte se vident avec une rapidité merveilleuse. Une
douzaine d'huîtres coûte un franc cinquante : les ma-
telots qui les pèchent gagnent trois francs, tout au plus,
par jour. Ce sont des hommes tout aussi intelligents
que les cochers de fiacre et les maçons; de plus, il leur
a fallu un apprentissage long et sérieux pour en arriver
à exercer un métier dangereux et pénible. Il n'est pas
d'état social possible si deux ouvriers parisiens ont la
prétention de gagner assez pour pouvoir consommer à
EN VISITE CHEZ L0NCLE SAM. 251
leur déjeuner, en simples hors-d'œuvre, le produit de
la journée de travail d'un matelot qui les vaut de tous
points. Voilà des inégalités de salaire bien autrement
révoltantes que toutes celles dont ces mêmes ouvriers
parisiens nous rabattent les oreilles dans leurs réunions
publiques : et, s'ils devaient être les seuls en cause, j'ap-
pellerais de tous mes vœux l'arrivée, dans l'enceinte de
l'octroi, de quelques milliers de coolies chinois qui
leur donneraient bien vite une leçon de sens commun.
Je me rappelle tout cela, en voyant le régime dont
se contentent les ouvriers américains. Los prix sont
affichés à la porte de chaque cabaret : A squatte meal
for 25 cents ! A good substancial luncheon for
12 cents! 12 et 25 sols! qui, si l'on tient compte de
la différence de l'argent, n'en valent pas plus de 8 et
de 16 en France. Mais il faut voir de quoi se composent
ces hom dîners carrés et ces luncheons si substantiels.
Des écuelles en fer battu sont alignées sur des tables
graisseuses, qui ne sont même pas garnies de toile
cirée. Les fourchettes à deux dents sont en fer. Chaque
client va se faire servir au comptoir un morceau de
bœuf raccorni au four, avec des légumes cuits à l'eau.
On y ajoute un cornichon, et il s'en va content. En
fait de boisson, il a le droit de puiser avec une cuiller
à pot dans un baquet en bois où nagent de gros mor-
ceaux de glace. Les amateurs de luncheons sont encore
moins difficiles. On leur découpe leur pitance dans
une grosse masse noire, d'apparence compacte et
graisseuse, qu'on décore du nom de pudding. Voilà le
menu d'un working man américain. Quand on a des
besoins aussi simples, et que la concurrence chinoise
252 EN VISITE CHEZ l/ONCLE SAM.
ne permet plus de les satisfaire, il est assez naturel
qu'on demande à la législation d'intervenir. Je reviens
souvent sur cette question, au risque d'être accusé de
rabâcher : mais elle me semble tout à fait capitale.
Je dois ajouter que la question sociale préoccupe
assez vivement la population ouvrière de Chicago. Le
communisme sous toutes ses formes y compte de
nombreux adeptes. Beaucoup d'Irlandais sont naturel-
lement plus ou moins inféodés au fénianisme : or les
doctrines des fénians ont bien des points de contact
avec le communisme. M. Parnell est venu ici derniè-
rement donner des conférences dont le produit devait
servir à alimenter les caisses de la Land-league . Il a
eu un très-grand succès et a remporté, parait-il,
beaucoup d'argent.
Deux ou trois associations allemandes comptent
plusieurs milliers d'adhérents, qui ont une organisa-
tion militaire, sont armés et font publiquement et
régulièrement l'exercice. Ils annoncent l'intention de
soutenir par la force les droits des travailleurs, sacri-
fiés, disent-ils, lors des dernières grèves ', où les
1 A notre retour du Far-West, quelques semaines plus tard,
nous avons vu éclater une de ces grèves dans des conditions bien
curieuses.
On sait qu'aux Etats-Unis, le service des télégraphes est, comme
celui des chemins de fer , entre les mains de compagnies qui fon-
dent les lignes et les exploitent à leurs risques et périls, et sans
que le gouvernement puisse exercer sur elles aucun contrôle. Ce
système donne d'ailleurs des résultats déplorables.
Toutes les compagnies fondatrices, lasses de se faire une guerre
de tarifs, se sont amalgamées, il y a quelques années, sous le nom I
de Western-Union, et sont administrées par un comité présidé
par le fameux M. Jay Gould, dont il a été tant question dernière-
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 253
troupes fédérales sont intervenues. En somme, les
bons habitants de Chicago pourront bien apprendre
ment au sujet des élections présidentielles. De leur côté les em-
ployés, assez mat payés, ont fondé une associalion pour la défense
de le;irs intérêts et cherchaient, depuis quelque temps, à obte-
nir des augmentations de salaires qui leur étaient refusées.
Le jour même de notre arrivée à Chicago, on apprit par le
télégraphe, à une heure assez avancée de la soirée, la mort du
général Grant. Les détails étaient nombreux et navrants. Le géné-
ral, qui était allé passer quelques semaines dans un petit village,
au bord de la mer, avait été frappé d'une attaque d'apoplexie. On
parlait de la douleur de tous les siens en termes qui fendaient le
cœur. L'effet produit fut immense. Tous les journaux des Etats-
Unis publièrent des éditions spéciales. Des meetings furent con-
voqués. De tous les points de l'Union, les trains emportaient vers
New-York des masses de reporters chargés d'aller assister aux
funérailles du vainqueur des confédérés.
Le lendemain matin, on apprit que la nouvelle était absolument
fausse. Le général lui-même avait écrit qu'il ne s'était jamais
mieux porté, et qu'il lui était impossible de comprendre ce qui
avait pu donner lieu à toute cette émotion. Le télégraphe démen-
tait la nouvelle de la meilleure grâce du monde. Personne n'y
comprenait rien.
Quelques minutes avant onze heures , ayant à envoyer une dé-
pêche à New-York, je me dirigeai vers le bureau du Grand Pa-
cifie Hôtel. Une petite dame très-jolie était au guichet : elle prit
mon papier, me fit quelques observations. Tout à coup, onze
heures sonnèrent. Elle partit d'un grand éclat de rire, et me ten-
dant ma dépêche :
t Désolée, monsieur, me dit-elle, mais nous nous mettons en
grève ! i
Là-dessus elle me ferma le guichet au nez, prit son chapeau et
sortit tranquillement en emportant la clef de son bureau.
Une heure après, toute la ville de Chicago apprenait que la nou-
velle de la veille était un signal convenu entre les chefs du mou-
vement et leurs affidés. Au coup de onze heures qui en suivrait
la réception, tous les employés du Western- Union, quinze ou vingt
mille personnes, devaient se mettre en grève.
Leurs ordres furent partout scrupuleusement exécutés. Cepen-
15
254 EN VISITE CHEZ LOXCLE SAM.
quelque jour ce qu'il en coûte de donner l'hospitalité
à des gens qui ne rêvent que plaies et bosses. Les
Anglais, lorsqu'ils accueillaient comme ils le faisaient
les faiseurs de révolution du monde entier, croyaient
que ceux-ci se contenteraient de bouleverser toutes les
puissances continentales, ce qui créerait un magni-
fique débouché pour les fusils de Birmingham. Le
calcul a été assez juste pendant longtemps, mais main-
tenant les sujets de S. M. la reine Victoria com-
mencent à s'apercevoir que leurs hôtes ne se sont pas
contentés de travailler exclusivement pour l'expor-
tation.
La plupart des voyageurs français ont la chance de
rencontrer, au cours de leurs pérégrinations, des gens
charmants qui leur déclarent que, pour eux, la France
est une deuxième patrie; Paris, le centre de toute
science et de toute intelligence; et le Parisien, un être
pétri de grâce et d'esprit, devant lequel les autres
dant quelques femmes, ladies, prirent peur et rentrèrent dans les
bureaux au bout de quelques heures. D'ailleurs, la défense fut à la
hauteur des événements. On embaucha à prix d'or tous les anciens
employés qui voulurent se présenter; tous les fonctionnaires supé-
rieurs mirent la main à la pâte; on cita même quelques banquiers
ou négociants fort ricbes qui, ayant autrefois été télégraphistes,
vinrent reprendre leurs places devant les appareils , uniquement
pour soutenir Jay Gould. Des banquets sardanapalesques , où le
Champagne coulait à flots , étaient servis aux employés fidèles ,
dans les bureaux, aux frais des compagnies; mais on les faisait tra-
vailler jour et nuit. Les ladies étaient reconduites chez elles en
voilure, quand elles étaient trop fatiguées. Bref, M. Jay Gould dé-
pensa quelques millions; mais au bout de sept ou huit semaines,
les grévistes étaient obligés de se rendre à merci. Les conditions
que leur imposèrent les compagnies victorieuses ne furent pas
tendres : Vœ victis!
EX VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 255
hommes n'ont qu'à s'incliner. J'ai toujours été moins
favorisé. Des étrangers m'ont souvent dit que la France
était leur seconde pairie : mais j'ai cru remarquer que
ceux-là ne jouissaient généralement pas d'une très-
haute considération dans la première : ceux qui me
parlaient de Paris me vantaient surtout les restaurants
du boulevard, les petits théâtres et le bal Mabille, ce qui
ne flattait pas absolument mon amour-propre national.
Quant aux Parisiens, il m'a toujours semblé que,
sortis de leur asphalte, ils manquent un peu de pres-
tige.
Cependant, j'ai rarement rencontré une hostilité
pour la France aussi caractérisée que celle qui ressort
du ton général de la presse de Chicago. La mort de ce
malheureux Rivière et en général les événements du
Tonkin, de Madagascar et de la Tunisie sont le prétexte
d'articles aussi désobligeants que possible pour nous.
In journal s'est avisé de résumer les choses à son point
de vue spécial en un apologue qui a tout de suite été
reproduit par les autres :
a Hans, dit l'auteur, est un bon gros garçon d'hu-
meur douce et tranquille, deux fois plus grand et plus
fort que tous ses condisciples, parmi lesquels se trouve
le petit Jacques, un être querelleur et vicieux qui
passe sa vie à tourmenter tous les autres. Un beau
jour, Jacques voulut voler à Hans sa tartine : celui-ci
se fâcha et lui donna une forte correction. Depuis ce
temps Jacques a une peur atroce de Hans et n'ose plus
s'attaquer à lui ; mais il se console en volant les tar-
tines des plus petits et en les battant quand ils ré-
clament. »
256 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
Cette explication si flatteuse de nos expéditions colo-
niales fournit des textes à une foule de caricatures qui
s'étalent à toutes les devantures. On ne peut ouvrir un
journal illustré sans en voir. Je ne sais si les consuls
de AI. Ferry lui rendent compte ('e l'heureux effet
produit à l'étranger par sa politique. S'ils le font,
peut-être usent-ils de quelques ménagements, et dis-
jsimulent-ils un peu delà vérité.
Nous allons visiter un des entrepôts de grains,
nommés élévateurs, dont la création a causé une telle
révolution dans le commerce des céréales. Celui qu'on
nous fait voir, l'un des plus importants de vingt-quatre
qui existent à Chicago, se trouve au bord du lac et de
la rivière : trois ou quatre navires accostés sont en
chargement. Au moment où nous arrivons, un train
entier chargé de blé s'enfonce dans la porte béante qui
«st la seule ouverture de l'immense bâtiment à six
otages. Le fond de chaque wagon s'entr'ouvre et laisse
glisser son chargement dans de grandes fosses creusées
entre les rails. A peine le train est-il reparti, que des
chaînes à godets enlèvent le grain aux étages supérieurs,
■où nous montons par un interminable escalier. Dans
une pièce longue de soixante ou quatre-vingts mètres,
sont alignés les réservoirs en bois où le produit de la
moisson de centaines de milliers d'hectares vient
s'accumuler chaque année avant d'être envoyé en
Europe. Cette salle contient 1 , 800, 000 bushels
<1 bushel = 35 litres).
L'organisation financière de ces élévateurs mérite
une mention, car il en a été fort question dans ces
derniers temps. Quand un fermier américain a battu
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 257
sa récolte, au lieu de garder son blé chez lui ou de le
porter lui-même au marché, il s'empresse de l'envoyer
à l'un de ces entrepôts. Des experts apprécient la qua-
lité du grain et le classent dans une des cinq caté-
gories admises parle commerce. Puis son propriétaire
reçoit un bon de dépôt tout à fait analogue au livre de
chèque que donne un banquier au client qui a mis des
fonds dans sa maison. A partir de ce moment, le fer-
mier a un crédit ouvert, non en argent, mais en bushels
de blé. Il peut vendre ces bons ou les donner en gage,
suivant ses convenances. Ce sont des valeurs négo-
ciables, qui passeront peut-être entre vingt mains
différentes avant d'arriver dans celles du marchand qui
prendra réellement livraison.
Il est certain que, dans les conditions spéciales où se
trouve l'agriculture américaine, cette institution rend
les plus grands services. Il suffit, du reste, pour s'en
convaincre, de voir la faveur toujours croissante dont
elle jouit. On cherche à l'introduire en France; c'est
une des innombrables panacées recommandées par les
docteurs es économie politique, et qui doivent nous
guérir de tous les maux dont nous souffrons. J'avoue
qu'il m'est impossible de comprendre à quoi ni à qui
les élévateurs serviraient chez nous. Autant ils me
semblent utiles dans un immense centre de production
et d'exportation, autant ils me semblent sans objet
dans un pays de consommation.
Au moment où nous examinons l'un de ces réser-
voirs, un surveillant y constate dans le grain quelques
traces d'échaulTement, causé par l'humidité. Une
trappe est immédiatement ouverte à la partie inférieure,
258 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
et les 8 ou 10,000 bushels qu'il contient sont projetés
sur le sol d'une hauteur de trenle mètres environ. Cela
suffit pour sécher complètement le grain, ainsi que
nous pouvons nous en convaincre au bout de quelques
minutes, quand les chaînes à godets commencent à le
rapporter.
Pour assurer la sécurité des transactions immenses
qui se font sur les bons de dépôts que délivrent ces
établissements, il est indispensable que les acheteurs
comme les vendeurs soient parfaitement rassurés sur
la manière dont ils sont administrés. Aussi cette indus-
trie s'exerce sous le contrôle du gouvernement de
l'Illinois. Des fonctionnaires spéciaux vérifient constam-
ment les livres et adressent au gouvernement des
rapports qui sont rendus publics, et dans lesquels sont
indiquées non-seulement les quantités, mais encore la
qualité.
Il existe en ce moment vingt-quatre de ces éléva-
teurs, pouvant emmagasiner, à la fois, vingt-quatre
millions de bushels de blé; quelque chose comme
huit millions d'hectolitres : et chaque jour il s'en
construit de nouveaux qui se remplissent immédiate-
ment, car les anciens ne peuvent plus suffire à la pro-
duction, qui va toujours s'augmentant, à mesure que
de nouveaux chemins de fer s'ouvrent a travers les
prairies de l'Ouest. D'un autre côté, grâce aux facilités
toujours croissantes des communications, les produc-
teurs américains voient s'élargir pour eux le marché
européen. Jusqu'à présent, ce pays-ci a joué le rôle
bienfaisant des greniers d'abondance créés en Egypte
par Joseph, à la suite des pénibles incidents qui l'avaient
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 259
forcé à se séparer du ménage Putiphar. Si l'on n'y
prend pas garde, ce qui élait et ne devrait être que
l'appoint nécessaire dans certaines années pour com-
bler les vides laissés dans l'approvisionnement par une
mauvaise récolte deviendra le principal.
Un fermier français qui porte son blé au marché a
déjà payé un peu moins de cinq francs d'impôts par
hectolitre. Le blé américain, pour arriver au même
marché, n'a payé que deux francs, tout au plus, pour
le transport de Chicago au Havre. Rien que de ce
chef, le fermier américain a déjà une marge de profits
de trois dollars, car il ne paye, pour ainsi dire, aucun
impôt. De plus, il n'a pas, comme son concurrent, à
sacrifier au service militaire les trois ou quatre meil-
leures années de sa vie; ce même service militaire ne
vient pas à chaque instant le gêner dans son exploita-
tion. La rente du sol est pour ainsi dire nulle; les frais
d'exploitation, moindres. Il gagnerait encore de l'ar-
gent, en vendant son blé dix francs l'hectolitre. Au
prix de dix-neuf francs, le Français est incontestable-
ment en perte.
Voilà la situation présente. Si l'on n'y met pas ordre
par des lois énergiquement protectrices, elle ne peut
qu'empirer, car l'écart entre les deux prix cités plus
haut doit encore augmenter dans de grandes propor-
tions, et cela dans un avenir très-prochain. Il est cer-
tain d'abord qu'avec le gaspillage des deniers publics
qui est la raison d'être du gouvernement que nous
subissons, les impôts actuels sont insuffisants et ne
peuvent qu'aller en augmentant, ce qui haussera les
prix de revient. D'autre part, les Américains, se ren-
260 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
dant parfaitement compte de l'évolution économique
qui se fait à leur profit, et que nous sommes assez
dénués de sens pour ne pas combattre, ne négligent
rien pour s'assurer tous les éléments de victoire dans
la lutte qui va s'engager. Et Chicago est précisément
l'arsenal où se forgent toutes les armes destinées à
cette guerre dans laquelle doit périr l'agriculture de
la vieille Europe, et, à sa suite peut-être, l'Europe
elle-même, au moins l'Europe que nous connaissons.
La zone productrice de blé, the great wheat helt,
est une large bande qui s'étend horizontalement, sur la
carte, des Alleghanys aux Montagnes Rocheuses. Elle
est bornée au nord par le 46eou 47* parallèle. Plus haut,
il fait généralement trop froid ; au sud, elle ne dépasse
guère le 27e degré. Il est bon d'ajouter qu'à peine la
dixième partie de cette région, si heureusement douée,
est en culture. Le reste est encore à l'élat de prairie.
Tout ce pays est relativement très-peu peuplé. Ses
productions doivent s'écouler vers l'Est, puisque c'est
là que se trouve le consommateur américain ou euro-
péen. Il a donc fallu trouver un point central où les
marchands de l'Ouest pussent se rencontrer avec les
clients de l'Est.
Partout et de toute antiquité, la force des choses a
désigné à l'homme certains de ces points destinés à
devenir le lieu du rendez-vous des peuples. Byzance,
en Europe; Alexandrie, en Afrique; Han-kow, en
Asie, sont les types les plus connus de ces lieux privi-
légiés. Mais nulle part, peut-être, la nature n'a plus
clairement indiqué son choix qu'à Chicago.
Du côté de l'Ouest, les immenses plaines se dérou-
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 261
laient devant l'ingénieur. Il n'a eu que la peine de
poser les rails pour pouvoir y lancer des trains, qui
amènent à la porte des magasins de la ville tous les
produits de la prairie. Leur expédition vers l'Est est
assurée par des moyens encore plus simples. Il suffit
de regarder une carte pour voir que le Michigan,
l'Huron, l'Erié et l'Ontario sont de véritables mers
intérieures, d'une grande profondeur, communiquant
toutes entre elles, et dont le débouché vers l'Atlantique
serait assuré par le Saint-Laurent, si la cascade du
Niagara ne devait pas imposer un déchargement coû-
teux aux marchandises. Cet obstacle a déjà depuis
longtemps été supprimé par la création d'un canal à
dix écluses, qui réunit l'Erié à l'Ontario, en tournant
les chutes. Mais ce travail, exécuté dans un temps où
l'on était bien loin de prévoir le développement que
prendrait la navigation, est insuffisant1. On s'occupe
en ce moment de le perfectionner. Le canal sera
creusé, élargi, les écluses pourront recevoir les plus
grands transatlantiques; le jour est proche où ils pour-
ront venir prendre directement leurs cargaisons aux
élévateurs de Chicago. Ce jour-là, lesfermiersde l'Ouest
pourront illuminer, car leur victoire sera définitive.
1 Tel qu'il est cependant, il a déjà rendu de grands services, en
permettant d'amener les blés, de Chicago à New- York, à raison
de 0 fr. 37 (7 cents 1/2) les 100 livres. Les chemins de fer pre-
naient le double. Ils ont été obligés d'accepter les mêmes prix.
Cela fait un taux d'un demi-centime par tonne et par kilomètre,
cinq fois plus pelitquc le tarif minimum de nos lignes européennes
(2 cent. 1/2). L'hiver, quand les glaces couvrent les canaux, les
chemins de fer se rattrapent aux dépens des malheureux spé-
culateurs qu'une opération mal engagée force à amener leurs blés
à tout prix. On leur demande alors trois et quatre fois plus.
15.
262 EN VISITE CHEZ I/O X CLE SAM.
Du reste, à Chicago même, tout est prêt. Je n'ai
jamais vu, dans aucune ville maritime, aménagement
plus complet et mieux entendu. L'atterrissage de la
ville était des plus faciles, car la côte est très-saine, et
Ton trouve des fonds de dix ou douze brasses tout près
du bord. Les trois rivières, profondes de sept à huit
mètres, fournissaient un admirable port naturel auquel
il ne manquait que des quais. L'entrée seulement était
quelquefois rendue un peu difficile par les grandes
brises du nord et du nord-est. On a remédié à cet
inconvénient par la construction de trois jetées munies
de phares qui créent une rade artificielle, dont la dis-
position rappelle un peu celle de Cherbourg.
Dans l'intérieur de la ville, les rivières ont été gar-
nies de quais offrant un développement énorme qui a
encore été augmenté, sur beaucoup de points, par le
creusement de nombreux canaux. Les usines, les élé-
vateurs se §ont construits sur ces quais, dont la lon-
gueur totale est de plus de cinquante kilomètres. Tout
est si admirablement disposé, qu'en quelques heures
un navire peut repartir après avoir été déchargé et
rechargé. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant
que le commerce maritime ait pris une énorme impor-
tance, bien que, jusqu'à présent, il se soit borné à peu
près exclusivement à des opérations de cabotage.
En 1882, la douane a constaté l'entrée de 13,094 na-
vires, jaugeant 4,849,000 tonneaux.
Le littoral des lacs a toujours suffi pour fournir à
ces navires un fret abondant. Les forêts du Canada,
du Michigan et du U isconsin envoient leurs bois. Il en
est arrivé l'année dernière environ 800,000 mètres
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 263
cubes, qui ont donné de l'ouvrage à quarante mille
ouvriers charpentiers. Elles ne pourront du reste pas
bien longtemps suffire à une pareille consommation.
La partie nord de la Pensylvanie, qui touche au lac
Prié, contient une énorme quantité de charbon, et les
cargaisons qui viennent s'empiler sur les quais de
Chicago fournissent aux fonderies récemment fondées
un combustible si abondant et si économique, qu'elles
rivalisent déjà avec celles de Pittsburgh, pour la pro-
duction du fer et de l'acier.
Les hommes d'Etat américains prédisent que, d'ici
à trente années, la vallée du Mississipi contiendra
cinquante millions d'habitants. Du train que vont les
choses, cela est plus que probable. Les communica-
tions de Chicago avec cette immense région sont déjà
assurées. A propos de l'approvisionnement d'eau, j'ai
déjà dit que les ingénieurs yankees s'étaient avisés de
crever l'étroite barrière que la nature avait élevée entre
le bassin du Saint-Laurent et celui du Mississipi. Ils
ont si bienfait, que la rivière de Chicago, qui autrefois
apportait ses eaux dans le Michigan, emporte, au
contraire, maintenant, celles du Michigan dans l'Illinois,
un des affluents du grand fleuve, qu'il rejoint un peu
au-dessus de Saint-Louis. Le canal au moyen duquel
on a obtenu cet étonnant résultat, Y Illinois and Michi-
gan, vient s'amorcer au milieu de la ville, sur la
branche sud de la rivière. Il est déjà parcouru par une
batellerie très-active qui emmène dans le Sud tous les
produits manufacturés de Chicago : quand cette der-
nière ville sera en communication directe avec l'Atlan-
tique, elle et la Nouvelle-Orléans seront les deux seuls
264 EX VISITE CHEZ LOXCLE SAM.
ports par lesquels les populations du Centre seront
mises en rapport avec l'Europe. Un navire, parti de
Liverpool, pourra aller à Marseille, en passant par
Québec, Chicago, Saint-Louis et la Nouvelle-Orléans.
Il chargera en Angleterre des émigrants; à cette
époque, ce sera le seul produit de la vieille Europe;
les débarquera à Chicago; y prendra du blé et du lard ;
complétera sa cargaison à Saint-Louis, avec des ton-
neaux de pétrole destinés aux communeux français
qui s'en prendront aux capitalistes de leur misère, et,
comme le remède est toujours à côté du mal, ce même
navire touchera à la Nouvelle-Orléans, juste le temps
nécessaire pour embarquer quelques microbes de la
fièvre jaune, qui, rendus à Marseille, se chargeront de
mettre d'accord communeux et capitalistes en les
envoyant au cimetière : et tout cela pour la plus grande
gloire du libre-échange et le triomphe de mon ami le
général, qui rappellera aux électeurs de Swamptown
qu'il leur avait prédit toute ces belles choses dans son
fameux article du Rattlesnake-Ravine-County-Free-
Rib-Tichler. Il sera nommé président du coup.
Nous congédions notre automédon, en lui donnant
un paquet de peti'.s billets de banque graisseux, dont
la lecture pourra compléter ses études, car ils portent
tous une gravure rappelant un des souvenirs de l'his-
toire nationale. Puis, en attendant le dîner, nous allons
nous promener dans le Lahe-Park, tout près de l'ex-
position, sur les bords du lac. Ce qu'on appelle le
Lake-Parh est une grande place, bordée de magnifiques
maisons, mais couverte de décombres et d'immondices.
De plus, elle est sillonnée par les trois ou quatre voies
EN VISITE CHEZ LOKCLE SAM. 265
du Baltimore and Ohio Railroadj que les trains par-
courent à chaque instant à toute vilesse. Il n'y a, bien
entendu, aucune barrière.
Dans tout autre pays, ilne se passerait pasde jour sans
qu'on eût à relever les corps sanglants de militaires et de
bonnes d'enfants surpris par une mort horribleau milieu
des plus douces confidences. Je n'ai pasentendu dire que
les accidents fussent nombreux ici . If. Prudhomme attri-
buerait cette heureuse immunité à l'absence de garni-
son, qui laisse les bonnes en possession de toute leur
vigilance. Partout ailleurs, aussi, on se serait occupé
d'arranger un peu cet endroit. Quelques nivellements,
des plantations et des gazons en feraient une admirable
promenade. On n'y a apparemment pas songé. Le quai
en bois est dans un tel état de délabrement, que nous
sommes obligés, par moments, de faire une vraie gym-
nastique pour sauter de madrier en madrier, en évi-
tant les grands trous où de gros rats courent sur les
piles effondrées. Une centaine de pêcheurs à la ligne
sont assis, surveillant silencieusement leurs bouchons.
Au milieu de l'agitation générale, leurs figures calmes
et reposées font plaisir à voir : d'autant plus qu'elles
s'illuminent de temps en temps d'un éclair de bonheur:
car, à chaque instant, ils relèvent de belles perches
toutes brillantes, aux nageoires rouge sang, qu'ils
jettent dans un filet plongé dans l'eau à leurs pieds. Il
parait que, pour prendre des truites, il faut aller un
peu au large. Il y a là une trentaine de petits cotres à
la disposition des nombreux amateurs.
Ce spectacle me rappelant les joies pures que nous
aurions goûtées depuis ce matin, sans la curiosité de
26ô EN VISITE CHEZ LOXCLE SAM.
M..., je ne puis m'empêcher de lancer à mon compa-
gnon un coup d'œil chargé de reproches. Si encore ce
que nous avons vu était réjouissant ! je me souviens des
récits d'un de mes camarades. Il y a bien longtemps de
cela, il avait été pris par des Canaques qui, le trouvant
de belle apparence, frais et gras, avaient résolu de le
conserver quelque temps, comptant faire de lui le plat
de résistance d'un grand festin qu'ils avaient à donner
à des amis d'une tribu voisine. Il fut délivré avant le
jour fixé pour cette petite fête. Ces gens l'avaient bien
traité : ils ne négligeaient rien pour lui être agréables
et s'ingéniaient surtout à le bien nourrir. Les grands
chefs, qu'il pendit lui-même haut et court quelques
jours plus tard, venaient souvent causer avec lui, pour
le tenir en joie. Leur conversation naïve et patriar-
cale était parfois intéressante. Seulement, on en ve-
nait toujours à discuter des questions culinaires. Ils
avaient, sur ce sujet, des aperçus qu'en tout autre
temps leur hôte eût vivement appréciés ; mais cette
malheureuse idée que l'application de ces principes de-
vait se faire à ses dépens jetait toujours un certain froid.
Nous sommes un peu dans le même cas. Nous nous
rendons compte de ce qui a été fait ici ; nous voyons
très-clairement ce qui va s'y faire. Impossible de ne
pas admirer le passé ; impossible aussi de ne pas de-
viner l'avenir. Ce passé a déjà produit chez nous son
effet : c'est la gêne pour tous. Cet avenir, si l'on n'y
met bon ordre, c'est notre ruine, un bouleversement
général, la France entière réduite à quinze millions
d'habitants. Tout cela n'empêche pas notre admiration,
mais ne la rend pas joyeuse.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 267
Chacun de noire côlé, nous nous abandonnions à ces
réflexions. La journée avait été chaude ; le soleil des-
cendait vers l'ouest ; le Michigan roulait devant nous
ses lames grises à reflets bleus qui venaient se briser
doucement à nos pieds en se frangeant d'écume ; à
l'horizon, on voyait les grandes goélettes, se penchant
à la brise sous leurs voiles blanches ; et puis de l'autre
côté, s'élevait la grande ville fiévreuse, avec ses hautes
cheminées, ses immenses maisons, les locomotives qui
passaient en sifflant; toute une rumeur d'un travail
acharné qui arrivait jusqu'à nous. Une foule encom-
brait maintenant la place, venant respirer la fraîcheur
du soir: nous regardions tous ces hommes, maigres, les
joues creuses, la démarche harassée ou fébrile ; riches,
auxquelles la richesse procurait si peu de jouissances.
A ce moment, un juron mâché sourdement attira
notre attention. Un des pêcheurs se disposait à rentrer
chez lui ; il venait de retirer de l'eau son filet. Quel-
ques écrevisses y avaient pénétré sournoisement et
avaient déjà presque entièrement dévoré une belle
perche. Sept ou huit des coupables, les plus grosses,
étaient restées prises. L'homme les retirait des mailles
et les rejetait rageusement à l'eau. Toujours désireux
de m'instruire, je lui adressai la parole :
— .Monsieur, lui dis-je, pourriez-vous m'expliquer
pourquoi vous rejetez ces belles écrevisses ?
— Et que voulez-vous que j'en fasse? répondit-il
en s'arrètant d'un air étonné.
— Mais, les manger, apparemment.
— Les manger ! farceur ! (Now, dont chaff!)
Comme si cela se mangeait !
268 EX VISITE CHEZ LOXCLE SAM.
Et il reprit sa stupide besogne. Je le regardais d'un
œil chargé de mépris. KL.., qui avait tant bien que mal
suivi la conversation, me prit par Je bras :
— Mon bon ami, me dit-il, vous rappelez -vous le
joli conte de Perrault qu'on nous racontait quand
nous étions petits, la Belle au bois dormant? Il s'a-
gissait d'une belle princesse au baptême de laquelle on
croyait avoir convoqué toutes les fées. Mais on en avait
oublié une ; et celle-là, pour se venger, jeta à la pauvre
petite un sort qui rendit inutiles tous les cadeaux de
ses marraines. Eh bien, c'est l'histoire des Américains.
Ils ont tout, mais ils ne savent se servir de rien.
Et nous allâmes dîner, pour la dernière fois, au
Grand Pacific Hôtel, en compagnie de sept ou huit
cents Yankees très-riches, mais qui ne mangeaient que
du lard rance, ne buvaient que de l'eau claire, étaient
tous affligés de dyspepsie, et dont l'immense majorité
portaient des bottes éculées.
Je viens de relire et de mettre en ordre les pages
qui précèdent. Les grandes feuilles de papier bleu sont
là, étalées sur ma table. Je les parcours une dernière
fois, avant de les envoyer à l'imprimerie. Je voudrais
résumer l'impression générale qui m'est restée de ma
courte visite chez ce peuple américain qui nous a été
déjà si fatal; car vraiment la Providence semble avoir
décrété que sa prospérité serait faite de nos ruines.
Dans une heure d'aveuglement, le malheureux
Louis XVI, s'aliénant à jamais l'Angleterre, a cru faire
un coup de haute politique en favorisant sa naissance.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 269
Il ne fit que donner un chef à la révolution. Vingt ans
après, Napoléon Ier, renonçant définitivement aux tra-
ditions coloniales de la monarchie et voulant concentrer
toutes les forces de la France pour l'exécution de ses
folles entreprises sur le continent, lui vendait la Loui-
siane, qui aurait gêné son développement dans le Sud.
Plus tard, une occasion unique s'offrit de briser cette
puissance qui, grandissant en dehors de toutes les lois
qui s'imposent aux autres, est appelée à détruire l'é-
quilibre du monde civilisé. Les confédérés et les fédé-
raux, à peu près égaux en force, se battaient avec achar-
nement, sans avantages bien sensibles. Il suffisait de
soutenir nettement les premiers pour que l'Amérique
fût à tout jamais partagée en deux Etats rivaux qui se
seraient paralysés mutuellement, et dont l'un, formé
de populations ayant une majorité d'origine française,
eût été pour nous un allié bien précieux. Ayant
chacun une armée, une administration et une dette,
ils rentraient dans les conditions communes etcessaient
d'avoir sur nous les avantages de leur isolement. D'ail-
leurs, ayant commencé la guerre du Mexique, c'était
la seule manière d'en sortir honorablement. C'était
identiquement la même situation que celle qui s'offrait
à nous la veille de Sadowa, quand notre alliance avec
l'Autriche suffisait pour arrêter la Prusse. Napoléon III,
auquel l'histoire reprochera avec plus de sévérité en-
core les guerres qu'il n'a pas faites que celles qu'il a
faites, laissa échapper ces occasions uniques. Il en fut
récompensé à Queretaro et à Sedan. Aujourd'hui, les
Etats-Unis reconstitués ont mené à bien la conquête
économique du Mexique, par la construction de son
210 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
réseau de chemins de fer ; et prochainement ils s'em-
pareront de l'isthme de Panama, pour profiter des mil-
lions que nous y dépensons si follement.
Mais le coup le plus funeste qu'ils nous aient encore
porté a été la création de cette école d'admirateurs de
leurs institutions qui ont tant contribué à les acclima-
ter chez nous. Ces gens, économistes ou simples écri-
vains, tous d'une parfaite bonne foi, beaucoup d'un
grand talent, se sont laissé séduire par les côtés bril-
lants de cette civilisation. Ils les ont mis en évidence
avec une habileté extrême, sans jamais en montrer les
charges.
Un de nos voisins, petit propriétaire campagnard, la
forte tête de son village, dont il est maire, m'avouait
dernièrement qu'il se sentait ébranlé par les raisonne-
ments des communistes, u J'ai lu, me disait-il, un de
leurs livres. Il y est prouvé de la manière la plus claire
que, si seulement on les laissait faire, nous recevrions
tous une pension de 350 francs. Or, suivez bien mon
raisonnement ! J'ai déjà un petit bien qui m'en rapporte,
bon an mal an, 1,200. Cela m'en ferait 1,550. Quel
est le gouvernement qui m'offrira jamais de pareils
avantages ? »
Il faillit tomber de son haut quand je lui fis obser-
ver qu'avant de toucher ses 350 francs, il lui faudrait
abandonner à la masse commune les 1,200 qu'il a eu
tant de peine à amasser : et cette réflexion, quand il en
a eu bien compris la portée, l'a beaucoup refroidi.
Le peuple français, qui est le plus spirituel de l'u-
nivers, à ce que j'ai souvent entendu dire, raisonne
quelquefois comme mon voisin. En 1789, il se trou-
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 271
vait avoir à payer deux administrations : l'une, l'an-
cienne organisation féodale, qui ne servait plus à rien;
la seconde, celle créée par Colbert, qui faisait tout.
Jacques Bonhomme succombait réellement sous le faix.
Pour se débarrasser de la première, il versa des tor-
rents de sang ; ce qui était fort inutile, puisque les in-
téressés avaient renoncé à tous leurs privilèges dans la
fameuse nuit du 4 août. La révolution fut atroce, mais
au moins, elle devait être et fut efficace, en ce sens que
le but poursuivi fut atteint. L'administration féodale
disparut : l'autre subsista ; caries intendants reçurent
le nom de préfets sans que leurs attributions fussent
énormément modifiées : mais les charges furent bien
réellement allégées.
En adoptant, quelque quatre-vingts ans plus tard,
les institutions américaines, nous avons fait préci-
sément l'opération inverse. Je dis institutions amé-
ricaines, au lieu de dire institutions républicaines,
parce que c'est tout un. Les premières étant la consé-
quence rigoureuse et forcée des secondes, ce que nous
n'en avons pas encore, nous l'aurons. Or nous avons
conservé toutes les dépenses de la monarchie; notre
position continentale et les obligations contractées par
le passé nous créant des charges auxquelles nous ne
pouvons nous soustraire. Il est bien évident, par
exemple, que nous sommes obligés d'avoir une grosse
armée, une puissante marine pour nous défendre,
une administration nombreuse pour les alimenter et
une diplomatie pour les renseigner. Toutes ces insti-
tutions qui pèsent si lourdement sur nous n'existent
pas en Amérique ou n'y existent qu'à l'état rudimen-
272 EN VISITE CHEZ I/O X CLE SAM.
taire. Seulement la monarchie, par la continuité de ses
efforts et parla sécurité qu'elle assurait à ses fonction-
naires, nous permettait d'avoir tout cela à un bon
marché relatif. La charge restait lourde, mais elle était
supportable. Xous commençons à voir ce que deviennent
ces dépenses quand le gouvernement tombe entre les
mains de gens auxquels toute nouvelle ouverture de
crédit rapporte quelque chose, directement ou indi-
rectement, et ne coûte rien, puisque ce ne sont pas
eux qui payent les impôts. Mais il faut aller en Amé-
rique pour voir, dans toute sa beauté, le fonction-
nement de ces institutions. L'armée fédérale est de
vingt-six mille hommes. Elle coûte quarante-neuf mil-
lions de dollars (48,911,383), deux cent quarante mil-
lions de francs. Il y a quelques années, chez nous, le
mèmenombre d'hommes aurait coûté environ trente mil-
lions de francs. Les soldes de l'armée américaine sont
plus élevées que les nôtres : c'est vrai. Mais les vivres
sont bien moins chers. On peut hardiment affirmer,
et, du reste, ce n'est pas nié, que la grosse moitié du
budget arrive dans la poche de politiciens faméliques,
et cela par la force même des institutions et sans
qu'elles puissent apporter un remède quelconque à un
état de choses aussi honteux. Sous le tzar Nicolas,
l'administration russe avait la réputation d'être très-
malhonnête. Alais l'Empereur pouvait toujours, quand
il voulait s'en donner la peine, rechercher et punir les
coupables. C'était son intérêt personnel et manifeste;
et il ne s'en faisait pas faute à l'occasion. Un président
des Etats-Unis qui arrive au pouvoir ne peut pas
empêcher ses ministres et encore moins ses fonction-
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 273
naires de voler, puisque ce sont eux qui l'ont nommé,
qu'ils ne l'ont nommé que pour avoir les coudées
franches, et que, eût-il même la force d'àme de sacrifier
tout espoir de réélection, il n'arriverait à rien, puisque
l'institution du jury serait là pour assurer l'impunité
aux coupables.
Aux charges de la monarchie, nous ajoutons donc
celles de la république : nous avons bénévolement
renoncé à tous les bienfaits de la première, et les cir-
constances nous enlèvent la possibilité de jouir des
quelques avantages que comporterait la seconde; nous
succombons à la peine : cela n'a rien d'étonnant. Mais la
ruine de nos finances n'est pas le seul résullat qu'aura
pour nous celte étrange situation. L'une après l'autre,
nous adoptons ou nous sommes sur le point d'adopter
les institutions américaines. Elles commencent à don-
ner chez nous les mômes conséquences que chez eux,
et ces conséquences ne tarderont pas à être encore pires
ici que là-bas, car elles ne rencontrent pas chez nous
les correctifs qu'y apportent les mœurs américaines.
Ainsi nous avons le jury : les rares malfaiteurs qu'il
condamne sont graciés par If. Grévy. La vénalité
commence à se montrer de tous les côtés, comme la
moisissure sur un arbre malade. Bon nombre de nos
députés sont à vendre. Les récents débats de la police
correctionnelle nous ont appris que les prix ne sont
même pas très-élevés. L'administration est-elle plus
nette? L'autre jour, on poursuivait deux industriels
qui se chargeaient, moyennant finances, de faire avoir
des croix ou des préfectures : ils ont été condamnés.
Mais il n'a pas du tout été prouvé que leur crédit fût
274 EN VISITE CHEZ LOXCLE SAM.
aussi imaginaire que l'affirmait M. le procureur de la
république. Il a même été démontré qu'ils avaient eu
entre les mains les dossiers de leurs clients.
Tout cela prouve que nous nous rapprochons des
Américains, et que nous aurons peut-être bientôt un
procès des Star-Routes. Le même arbre porte les
mêmes fruits en quelque endroit qu'on le transplante.
Il n'y a là rien que de fort naturel. Seulement, là-bas,
ces mœurs étant générales, elles ont moins d'incon-
vénients. Dans une partie d'écarté, quand un seul des
joueurs triche, les parieurs sont surs de leur affaire.
Mais si les deux connaissent également l'art délicat de
tourner le roi à chaque donne, l'égalité se trouve
rétablie : un abus en corrige un autre. Quand, en
Amérique, les jurys ont acquitté par trop de criminels,
des comités de vigilance se forment qui en pendent
quelques douzaines, un peu au hasard. Cela fait tenir
tranquilles les autres pendant quelque temps.
Dernièrement un de mes amis, attaqué par trois
bandits, en tue deux et blesse le troisième. Connaissant
les mœurs locales , il s'empressa de faire remettre
huit mille dollars au juge, qui lui avait fait savoir que
le blessé lui en promettait cinq mille. Grâce à celte
précaution, il a été acquitté et porté en triomphe.
Malheureusement le gouverneur de l'Etat avait aussi
voulu sa part du gâteau; il fallut encore lui offrir deux
mille dollars. Je n'ose donner des détails, de peur de
faire reconnaître les personnages. Je le regrette vive-
ment, car ils sont bien amusants.
De même, en matière électorale. Aux avant-dernières
élections présidentielles. M. Tilden, le candidat démo-
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 275
crate, avait une grosse majorité dans le collège des
délégués. Les républicains en achetèrent trente ou
quarante à beaux deniers comptants. Personne ne
récrimina. Seulement, cette fois-ci, les démocrates
ont pris leurs mesures en conséquence, ils y ont mis
le prix, et les enchères leur ont été favorables.
Une vieille bonne, que j'avais quand j'étais petit,
me racontait souvent l'histoire des démêlés de Poli-
chinelle et du commissaire. De temps en temps, je
pense à ces vieux contes, et je leur trouve une grande
portée philosophique. En voici un qui me revient à la
mémoire et qui me paraît tout à fait en situation.
Il paraît qu'un jour, Polichinelle, ayant commis
quelques méfaits, rencontra le commissaire armé d'un
gros bâton :
«Polichinelle, dit le magistrat, je t'arrête!
— Oh! fit Polichinelle, comme c'est lâche, quand
on a un gros bâton, d'arrêter un homme désarmé !
— C'est juste», dit le commissaire, impressionné
par cette idée chevaleresque.
Il déposa son bâton. Polichinelle s'empressa de le
ramasser et s'en servit pour rosser le commissaire.
C'est l'histoire de toutes nos révolutions : à com-
mencer par la grande, et à finir par la petite, celle du
16 mai. Nous enlevons le gros bâton à ceux qui sau-
raient s'en servir ou du moins qui devraient le savoir.
Il est vrai que souvent ils le déposent de bonne volonté.
Les Américains ont agi pareillement; seulement ils
ont su prendre le parti de faire eux-mêmes la police.
La besogne, confiée à des amateurs, est mal faite : mais
enfin elle est faite à peu près. Malheureusement, deux
276 EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM.
ou trois siècles de gouvernements réguliers nous ayant
affiné l'esprit et adouci les mœurs, les honnêtes gens,
chez nous, n'ont aucun goût pour ce métier de policier.
Il en résulte que le gros bâton a été ramassé par les
autres, et que nous devenons, tout doucement, pour
les malfaiteurs, une matière taillable et corvéable à
merci.
Nous sommes donc dans une voie sans issue. La
société ne peut plus rester ce qu'elle est : car elle n'est
plus en équilibre. Le jour est proche où il lui faudra
faire un saut. Sera-ce en arrière ou en avant? That is
the question.
t i x .
TABLE DES MATIÈRES
Ava.vt-Propos
CHAPITRE PREMIER
La Provence. — Les opinions d'une Française sur l'Amérique.
— Celles d'un général américain sur la France. — Emi-
grfints et émigration. — Le port de New-York. — La douane.
— Fifth Avenue Hôtel. — Un reporter 1
CHAPITRE II
New-York. — Les rues. — Les vêtements. — - La nourriture. —
L'éducation des jeunes filles. — Les causes célèbres. — Star-
Routes. — The Duke' s case. — Jurys et jurés. — La police. —
Les malheurs du Révérend. — Les journaux. — Le style. —
Un maître d'hôtel vertueux. — ■ Les courses. — Les domes-
tiques 45
CHAPITRE 111
Le catholicisme aux Etats-Unis. — Un écran acoustique. — La vie
à New-York. — Les raisons pour lesquelles les Américains
viennent en Europe. — UElevated. — Coney Island. — Le
capitaine Torpille. — Le théâtre. — L'art américain et l'art
chinois. — Considérations sur l'esthétisme en général et sur
M. Oscar Wylde en particulier. — Hoffmann's House. — Les
succès de M. Douguereau en Amérique 96
16
27 8 TABLE DES MATIERES.
CHAPITRE IV
En route pour Chicago. — Les coacbs. — Le Pennsylvania Rail
rozd. — Deux schoolgirls américaines. — Un révérend nau-
frageur. — Une ferme. — La Juniata. — La production du
vin. — Pittsburgh. — Un cours de sommeil gracieux. — L'Illi-
nois il y a cinquante ans. — Le Grand Pacific Hôtel. . . . 143
CHAPITRE V
Chicago. — L'Union stock yard. — Le massacre des cochons. —
Jacques, Anastasie et Sophie. — Freyschiilz, le chasseur tyro-
lien. — Une stampede. — Histoire d'un Frenchman front the
old country. — Les noirs. — Les Ku-klux-clans. — Travail et
protection. — L'émigration italienne. — Les Chinois en Cali-
fornie. — Les opinions de Pipi-Afa. — Un incendie à Hong-
kong , 181
CHAPITRE VI
Les collèges mixtes aux Etats-Unis. — Incendie de 1870. —
Chicago dans le passé, dans le présent et dans l'avenir. — Les
elevators. — A square meal for 25 cents. — Les réflexions
d'un pêcheur à la ligne. — Conclusion 236
FIN DE LA TABLE DES MATIERES.
TABLE DES GRAVURES
Pages.
Le salon de la Provence 3
Rade de New-York . . . 25
Ladies réception room 56
Une station de YElevated railroad (23e rue) 117
Sur la plage (Coney island) ... 121
Un bar élégant à New-York 147
Le Horse shoe bend (Pennsyhania railroad, Alleghanies). 170
Le petit coucher de mesdemoiselles Minnie et Annie 172
PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.
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3 1205 02652 8578
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