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Full text of "Épicure"

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in  2008  with  funding  from 

IVlicrosoft  Corporation 


http://www.archive.org/details/epicureOOjoyauoft 


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ÉPICURE 


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LES  GRANDS  PHILOSOPHES 

Collection  dirigée  par  OLODIUS  PIAT 

Publiée  chez  Félix  A.lcan 
Volumes  in-S"  de  300  à  400  pages  environ,  chaque  vol.    5  fr.  à  7  fr.  50 


Oit  f  gtaru  / 

SOCRATE,   par  Clodius  Piat,  Agrégé  de  philosophie,  Docteur  es 

Lettres,  Prafcsseiir  à  l'École  des  Carmes  [Traduit  en  allemand.)  l  vol. 

in-8°,  5  fr. 
PLATON,  par  le  même.  {Couronné  par  V Académie  française,  Prix 

Bordin.)  1  vol.  in-S",  7  fr.  50. 
ARISTOTE,  par  le  même.  {Traduit  en  allemand  et  en  italien.)  iVol. 

in-8°,  5  fr. 
SAINT  AUGUSTIN,  par  l'abbé  J.  Martin.  1  vol.  in-8%  7  fr.  50. 

Deuxième  édition. 
AVICENNE,  par  le  baron  Carra  de  Vaux,  Membre  du  Conseil  de 

la  Société  Asiatique.  1  vol.  in-8°,  5  fr. 
GAZALI,  par  le  même.  {Couronné  par  l'Institut.)  1  vol.  in-S",  5  fr. 
SAINT  ANSELME,  par  le  comte  Domet  de  Verges.  1  vol.  in-8%  5fr. 
SPINOZA,  par  Paul-Louis  Couchoud,  Agrégé  de  philosophie,  ancien 

élève  de  l'École  normale  supérieure.  {Couronné  par  l'Institut.)  1  vol. 

in-8°,  5  fr. 
MONTAIGNE,  par  F.  Strowski,  Professeur  à  l'Université  de  Bor- 
deaux. 1  vol.  in-8o,  6  fr. 
PASCAL,  par  Ad.  Hatzfeld.  1  vol.  in-8°,  5  fr. 
MALEBRANGHE,  par  Henri  Joly,   Membre  de  l'Institut.   1  vol. 

in-8°,  5  fr. 
KANT,  par  Th.  Ruyssen,   Professeur  à  TUniversité  de  Bordeaux. 

Deuxième  édition.  {Couronné  par  l'Institut.)  1  vol.  in-S",  7  fr.  50. 
MAINE   DE  BIRAN,  par  Marins  Couailhac,  Docteur  es  Lettres. 

{Couronné  par  l'Institut.)  1  vol.  in-8<',  7  fr.  50. 
PHILON,  par  l'abbé  J.  Martin.  1  vol.  in-8°,  5  fr. 
ROSMINI,  par  Fr.  Palhoriès,  Docteur  es  Lettres.  1  vol.in-8<>,7fr.50. 
SAINT  THOMAS  D'AQUIN,  par  A.-D.  Sertillanges,  Professeur 

à  l'Institut  catholique  de  Paris.  2  vol.  in-S»,  6  francs  chacun. 

ÉPICURE,  par  E.  Joyau,  Professeur  de  philosophie  à  l'Université  de 
Clermont. 

CHRYSIPPE,  par  Emile  Bréhier,  maître  de  conférences  à  'Uni- 
versité de  Rennes. 


Ta  t^araitve  t 

SCHELLING,  par  Emile  Bréhier. 


Typographie  Firmin-Didot  et  C'«.  —  Mesnil  (Eure). 


LES  GRANDS  PHILOSOPHES 


ÉPICURE 


PAR 


E.    JOYAU 


PROFESSEUR    DE     PHILOSOPHIE    A     L   UNIVERSITE 
DE    CLERMONT 


PARIS 

FÉLIX    ALGAN,    ÉDITEUR 

108,     BOULEVARD     SAINT-GERMAIN,     108 

1910 


79988 


> 


BIBLIOGRAPHIE 


DioGÈNE  Laerce,  Vies  des  philosophes,  1.  X  (texte  établi 
par  Usener). 

Lucrèce,  De  rerum  natura. 

CicÉRON,  Tiisculanes.  —  De  finibus  bonoruin  et  malorum. 
—  De  natura  Deorum. 

Sénèque,  Lettres.  —  De  cita  beata. 

Plutarque,  Contre  Colotès. —  Que  l'on  ne  saurait  vivre  heu- 
reux selon  la  doctrine  d'Epicure. 

Herculanensium  voluminum  quae  supersunt,  11  vol.  in-folio, 
Neapoli,  1793-1855  (le  tome  VII  n'a  jamais  paru).  Collectio 
altéra,  11  vol.,  in-fol.  Neapoli,  1862-1876.  —  Oxonii,  1824-25, 
2  vol. 

Gassendi,  Notœ  in  librum  X  Diogenis  Laertii.  —  De  vita  et 
moribus  Epicuri. —  Syntagma  philosophise  epicureœ. 

Usener,  Epicurea,  1887, 

GoMPERZ,  Herculanische  Studien,  1865.  —  Neue  Bruckstûcke 
Epikurs  ilber  die  Willensfrage,  1866. 

GuYAu,  La  morale  d'Epicure. 

A.  Hannequin,  L'hypothèse  des  atomes. 

Lange,  Histoire  du  matérialisme . 

Ghaignet,  La  psychologie  des  Grecs. 

Denis,  Histoire  des  idées  morales  dans  l'antiquité. 

Ravaisson,  La  métaphysique  d'Aristote.  —  Les  Stoïciens 
(Mém.  de  l'Académie  des  Inscriptions,  XXI). 

Groiset,  Histoire  de  la  littérature  grecque. 

F.  Picavet,  De  Epicuro  riovœ  religionis  auctore,  1888. 

F.  Thomas,  De  Epicuri  canonica,  1889. 

WiNDENBERGER,  Suscipitur  Epicuri  defensio  in  physicis, 
1899. 

F.  Mer  BACH,  De  Epicuri  canonica,  1909. 


ÉPICURE 


CHAPITRE  PREMIER 


SOURCES 


Sénèque  disait  déjà  que  la  sévérité  avec  la- 
quelle on  condamne  ordinairement  Epicure  est 
injuste  :  Infamis  est,  niale  audits  sed  irmnerito\ 
Dans  un  rapport  sur  le  livre  de  M.  Guyau,  lu  à  l'A- 
cadémie des  Sciences  morales-,  M.  Garo  reconnaît 
que  le  procès  d'Epicure  demanderait  à  être  revisé  : 
le  jugement  sommaire  que  l'on  s'accorde  à  pro- 
noncer contre  lui  n'est  pas  suffisamment  fondé,  les 
témoignages  sur  la  foi  desquels  on  le  flétrit  d'une 
condamnation  implacable  devraient  être  examinés 

1.  Sénèque,  De  vita  beata,  XIII. 

2.  Séances  de    l'Académie  des  Sciences   morales,  t.   GII, 
p.  535. 

ÉPICURE.  1 


Il  EPICURE. 

de  plus  près  *  ;  ne  devons-nous  pas  faire  une  place 
parmi  les  philosophes  à  ce  chef  d'école  qui  réunit 
autour  de  lui  un  tel  nombre  de  disciples,  dont  la 
tradition  se  conserva  toujours  aussi  florissante 
jusqu'aux  derniers  jours  de  la  civilisation  païenne, 
puisque  TEpicurisme  durait  encore  au  iv°  siècle 
de  l'ère  chrétienne",  survivant  aux  autres  systèmes 
de  la  philosophie  grecque,  et  dont  l'influence  n'a 
pas  cessé  de  se  faire  sentir  sur  beaucoup  de  grands 
esprits  dans  les  temps  modernes  ?  «  Aucune  des 
idées  que  l'antiquité  nous  a  transmises  n'a  eu,  dit 
Gournot,  une  plus  grande  ni  une  pareille  fortune.  » 
Ne  serait-ce  pas  faire  œuvre  utile  que  de  tâcher 
de  dégager  l'âme  de  vérité  que  renferme  un  sys- 
tème dont  on  parle  tant  et  que  l'on  connaît  si 
mal? 

On  a  été  jusqu'à  dire  qu'Epicure  est  un  Socrate 
doublé  d'un  Voltaire.  Pour  nous,  ce  mot  que  d'au- 

1.  «  TheEpicureans  are  condemned  in  their  names...  Difficult 
is  it  to  shake  off  the  influence  of  association  with  respect  to  them  ; 
although  historians  are  now  pretty  well  agreed  in  believing 
Epicurus  to  hâve  been  a  man  of  pure  and  virtuous  life  and 
one  whose  doctrines  were  moderate  and  really  inculcating 
absteniousness.  »  G.  H.  Lewes,  Hist.  of  pJdlosophy.  Eigth 
epoch,  ch.  II. 

2.  Diogène  Laërce  écrivait  vers  la  première  moitié  du 
ni®  s.  après  J.-G.  :  tj  ôioa/^rj  ;iaawv  <syiùw  ixXijio'jaoiVTÔiv  àXXtov  tzoLÛ 
Btajxévouffa  xa\  vr)p{6[xouç  àp/^àç  àjcoXuouaa  dcXXrjV  f.\  âXXr^ç  twv  Yvwpf- 
jjiiov.  X,  9. 


SOURCES.  3 

Clins  ont  jugé  spirituel,  ce  rapprochement  manque 
totalement  de  justesse  :  nous  ne  trouvons  chez 
Epicure  l'étoffe  ni  d'un  Socrate  ni  d'un  Voltaire. 
Nous  ne  pouvons  évidemment  accepter  comme  sa- 
tisfaisante l'explication  que  donne  Bayle  :  «On s'é- 
tonnera peut-être  qu'Epicure  ayant  pratiqué  une 
si  belle  morale  soit  tombé  dans  une  infamie  qui  a 
rendu  odieuses  et  sa  secte  et  sa  mémoire  pendant 
plusieurs  siècles  partout  où  il  était  connu...  J'ob- 
serve premièrement  qu'il  faut  reconnaître  ici 
comme  en  plusieurs  autres  choses  l'empire  de  la 
fatalité  :  il  y  a  des  gens  heureux  comme  il  y  a 
des  gens  malheureux;  c'est  la  meilleure  raison 
qu'on  puisse  donner  de  leur  diverse  fortune  \  » 

Les  renseignements  qui  nous  ont  été  transmis 
sont  en  très  grand  nombre  ;  mais  ils  émanent  les 
uns  de  disciples  enthousiastes,  les  autres  d'adver- 
saires passionnés;  l'impartialité  leur  manque  aux 
uns  comme  aux  autres.  Toutes  sortes  de  légendes 
se  sont  formées  sur  le  système  et  sur  son  fonda- 
teur ;  il  ne  nous  est  guère  possible  de  démêler  ce 
qu'elles  valent,  ce  qu'elles  nous  apprennent  et  ce 
qu'elles  dissimulent.  Ne  nous  faisons  donc  pas 
d'illusions  sur  la  valeur  des  affirmations  que  nous 
nous  croyons  en  mesure  de  formuler;  c'est  le  cas 

1.  Bayle,  Dictionnaire,  art.  l^picure.  y. 


4  EPICURE. 

OU  jamais  de  nous  rappeler  les  sages  conseils  de 
Renan  sur  la  prudence  avec  laquelle  il  nous  est 
permis  de  conclure  en  matière  historique. 

Lorsque  nous  voulons  étudier  les  doctrines 
d'Epicure,  notre  principale  source  d'informations 
est  le  X°  livre  de  Diogène  Laërce  ;  Diogène  a  con- 
sacré à  Epicure  beaucoup  plus  de  pages  qu'aux 
autres  philosophes;  nous  y  trouvons  un  long  exposé 
du  système  et  même  le  texte  in-extenso  de  plusieurs 
écrits  du  maître  :  ce  sont  d'abord  trois  lettres, 
la  première  à  Hérodote,  contenant  un  résumé  de 
tout  le  système  et  spécialement  de  la  physique  ;  la 
deuxième  à  Pythoclès,  sur  les  météores;  la  troi- 
sième à  Ménécée,  sur  la  morale;  puis  un  recueil  de 
sentences  fondamentales,  xuptai  ^6;ai,  qui  faisaient 
autorité  dans  l'école  ;  enfin  le  testament  d'Epicure. 
Malheureusement  Diogène  Laërce  est  un  auteur 
fort  peu  digne  de  foi;  il  ne  s'est  pas  donné  la 
peine  de  vérifier  les  renseignements  de  toute  sorte 
qu'il  nous  fournit  ;  ou  plutôt  la  compilation  qui 
nous  est  parvenue  sous  son  nom  est  l'œuvre  d'un 
assez  grand  nombre  d'écrivains  sur  la  valeur  des- 
quels il  nous  est  impossible  de  faire  fond  *  ;  nous  ne 
savons  avec  quel  soin  ils  contrôlaient  l'exactitude 
de  leurs  informations;  les   règles  de  la  critique 

1.  H.  Weill,  Journal  des  Savants,  1888. 


SOURCES.  5 

leur  étaient  inconnues.  Épicure  avait  beaucoup 
écrit,  il  n'avait  laissé  de  côté  aucune  des  parties 
de  son  système,  il  s'était  expliqué  sur  tous  les 
points,  mais  aucun  de  ses  livres  ne  nous  a  été  con- 
servé. ((  Les  critiques,  dit  M.  Weill,  n'ont  pas  été 
tendres  pour  Diogène  ;  ils  l'ont  traité  d'écrivain 
stupide  et  ne  lui  ont  pas  ménagé  d'autres  épithètes 
injurieuses;  l'un  d'eux  l'appelle  àne  bâté,  asinus 
germaniis.  M.  Usener  déclare  que  ces  aménités 
font  encore  trop  d'honneur  à  Diogène,  pour  la 
raison  qu'il  n'a  pas  écrit  le  livre  qui  porte  son  nom. 
L'antiquité  nous  a  laissé  un  certain  nombre  d'ou- 
vrages qui  se  sont  formés  par  agrégation  :  un 
manuel  tombé  dans  le  domaine  public  en  forme 
le  noyau  primitif;  il  est  publié  avec  des  additions 
empruntées  de  côté  et  d'autre  par  un  second  édi- 
teur et  cette  opération  se  répète  plusieurs  fois.  Le 
nom  de  l'auteur  véritable,  de  celui  à  qui  l'on  doit 
le  premier  noyau,  est  souvent  oublié  et,  contrai- 
rement au  droit  qui  règle  les  autres  propriétés, 
c'est  le  dernier  occupant  qui  s'arroge  la  possession 
de  l'ouvrage  et  dont  le  nom  figure  seul  sur  le  titre. 
Voilà  comment  on  explique  les  nombreuses  inco- 
hérences qui  choquent  le  lecteur  de  Diogène  et 
qu'il  ne  convient  pas  de  corriger  ou  de  pallier  par 
les  moyens  dont  la  critique  se  sert  ordinairement. 
M.  Usener,  qui  a  revisé  avec  le  plus  grand  soin  le 


EPICURE. 


texte  de  Diogène,  s'appliquant  à  rendre  intelligi- 
bles certains  passages  fort  obscurs  et  même  contra- 
dictoires, donne  plusieurs  exemples  d'amplifications 
successives,  étrangement  enchevêtrées  les  unes 
dans  les  autres,  et  il  explique  ce  désordre  par  une 
hypothèse  ingénieuse  :  les  scribes  chargés  de  mul- 
tiplier un  manuscrit  avec  des  suppléments  ajoutés 
soit  en  marge,  soit  sur  des  feuilles  volantes,  les 
insérèrent  souvent  à  contre-sens  et  produisirent 
ainsi  une  confusion  inextricable.  «  Pour  ce  qui  est 
particulièrement  du  X"  livre,  M.  Weill  s'exprime 
ainsi  :  «  Diogène  n'en  a  pas  écrit  une  ligne  ;  mais 
il  a  eu  le  mérite,  en  admirateur  zélé  qu'il  était 
d'Epicure,  de  faire  insérer  dans  l'ouvrage  dont  il 
fournissait  la  copie  à  ses  scribes  ces  morceaux  qui 
sont  encore  aujourd'hui  les  documents  les  plus 
précieux  que  nous  possédions  sur  la  philosophie 
d'Épicure.  »  M.  Usener  a  examiné  soigneusement 
les  divers  manuscrits  que  nous  avons  de  Diogène 
Laërce.  Tous  sont  d'une  époque  très  basse,  négli- 
gemment et  inintelligemment  écrits,  en  somme  peu 
dignes  de  foi;  ils  fourmillent  de  fautes  et  d'interpo- 
lations, de  sorte  qu'ils  ont  été  souvent  mal  lus  et 
mal  interprétés  et  que,  loin  défaire  connaître  exac- 
tement la  doctrine  du  maître,  ils  ont  causé  et  ré- 
pandu une  foule  d'erreurs.  Usener  croit  de  plus 
que  la  lettre  deuxième  (à  Pythoclès)  n'a  pas  été 


SOURCES.  7 

écrite  par  Epicure  :  c'est  un  exposé  sommaire  de 
sa  doctrine,  rédigé  d'après  ses  livres  et  particuliè- 
rement d'après  le  Trspl  cpucsoic.  De  même  le  recueil 
des  zupiat  ^o;ai  n'est  pas  l'œuvre  d'Epicure  lui- 
même  :  c'est  un  résumé  de  toute  la  morale,  com- 
posé par  un  disciple  et  accueilli  dans  l'école  (nous 
avons  donc  lieu  de  le  comparer  au  manuel  d'Epi- 
ctète,  rédigé  par  Arrien).  Au  commencement  nous 
trouvons  bien  leT£Tpy.(papfjLa/.ov,  le  quadruple  remède 
contre  la  crainte  des  dieux  et  la  peur  de  la  mort; 
mais  dans  la  suite  aucun  ordre  n'est  observé  ;  en 
même  temps  que  de  graves  lacunes,  nous  rencon- 
trons des  répétitions  choquantes. 

'En  1753  on  a  retrouvé  dans  les  fouilles  d'Her- 
culanum  toute  une  bibliothèque,  1700  rouleaux  de 
papyrus,  dont  beaucoup  contiennent  des  écrits  de 
l'école  épicurienne.  Les  espérances  que  cette  dé- 
couverte avait  fait  concevoir  n'ont  pas  été  réalisées. 
Beaucoup  de  ces  rouleaux,  par  suite  de  la  chaleur  à 
l'action  de  laquelle  ils  avaient  été  soumis  ou  de 
la  fabrication  défectueuse  du  papyrus,  étaient  im- 
prégnés d'une  résine  visqueuse  qui  ne  permettaH 
pas  le  décollement  des  pages  ou  qui  avait  totalement 
effacé  l'écriture;  d'autres  étaient  dans  un  tel  état 
de  dessiccation  qu'ils  sont  tombés  en  poussière  dès 
qu'on  y  a  touché  ;  enfin,  le  maladroit  enipressement 
des  hommes  a  complété  l'œuvre  destructive  des 


O  EPICURE. 

siècles.  On  comprend  la  hâte  qu'avaient  les  pre- 
miers qui  firent  cette  précieuse  trouvaille  de 
déchiffrer  des  textes  dont  Tancienneté  et  l'authen- 
ticité ne  pouvaient  faire  aucun  doute  ;  mais  on  igno- 
rait encore  les  précautions  grâce  auxquelles  on 
peut  dérouler  et  lire  les  papyrus  les  plus  vieux  ou 
les  plus  desséchés;  ils  s'y  prirent  mal  et  leur  zèle 
eut  pour  résultat  la  destruction  irréparable  de 
documents  uniques.  D'autres  ont  eu  l'idée  de  dé- 
couper entranches,  en  colonnes,  ces  papyrus  qu'ils 
ne  savaient  dérouler  et  cette  segmentation  sou- 
vent maladroite  n'a  fait  qu'augmenter  la  confusion 
en  présence  de  laquelle  ils  se  sont  trouvés,  eux  et 
leurs  successeurs.  On  a  découvert  depuis  lors  le 
moyen  de  ramollir  et  de  dérouler  les  papyrus, 
grâce  à  l'action  de  la  chaleur,  de  la  vapeur  d'eau 
et  de  certaines  substances  chimiques,  mais  il  était 
trop  tard  pour  bien  des  rouleaux;  les  autres  étaient 
souvent  dans  le  plus  piteux  état  :  partout  des 
trous,  des  déchirures,  des  blancs;  c'était  tantôt  le 
haut,  tantôt  le  bas  des  colonnes  qui  avait  été  dé- 
truit; on  ne  parvenait  à  déchiffrer  que  des  mots 
sans  suite,  des  lettres  même  qui  ne  permettaient 
de  faire  aucune  conjecture  plausible.  Le  texte  est 
en  onciales  tracées  par  des  mains  inégalement 
adroites,  de  sorte  que  bien  des  confusions  sont 
possibles  ;  les  mots  ne  sont  pas    séparés  les  uns 


SOURCES.  y 

(les  autres,  aucun  signe  de  ponctuation  n'est  em- 
ployé, le  même  texte  peut  être  lu  de  plusieurs 
façons  différentes  qui  sont  loin  d'offrir  le  même 
sens. 

Les  papyrus  d'Herculanum  ont  été  plusieurs 
fois  reproduits  en  fac-similé,  d'abord  à  Naples^ 
puis  à  Oxford,  de  sorte  que  l'examen  et  l'interpré- 
tation en  sont  accessibles  à  tous.  On  y  trouve  plu- 
sieurs fragments  du  traité  d'Epicure  sur  la  nature 
(des  livres  II,  XIV,  XV,  XX,  XXVIII;  l'ouvrage 
complet  en  avait  37  ;  Gomperz  conserve  l'espoir  de 
le  retrouver  tout  entier),  un  grand  nombre  de 
morceaux  de  Philodème,  que  nous  avons  lieu  de 
considérer  comme  l'interprète  fidèle  des  doctrines 
de  l'école;  mais  Philodème  est  presque  contempo- 
raindeCicéron,parconséquentpostérieuràEpicure 
déplus  de  deux  siècles.  Ily  aencore  des  fragments 

1.  Cette  publication,  poursuivie  de  1793  à  1855  par  les  soins 
de  l'Académie  de  Naples,  est  curieuse  à  bien  des  points  de 
vue.  L'Académie  avait  besoin  de  la  protection  et  des  subsides 
du  roi,  de  sorte  que  chaque  volume  est  précédé  d'une  épître 
dédicatoire  en  style  pompeux;  or  le  royaume  desDeux-Siciles 
a  plusieurs  fois  changé  de  maître  pendant  cette  période.  C'est 
ainsi  que  le  tome  II  (1809)  est  dédié  au  roi  Joachim  Murât, 
«  patri  patriœ,  semper  augusto  »  ;  nous  y  lisons  un  grand  éloge 
de  l'amour  du  roi  pour  les  lettres,  passion  qu'avait  témoignée 
avant  lui  Joseph  Bonaparte,  qui  vient  d'être  transféré  au  trône 
d'Espagne.  Le  tome  VI  (1839)  est  dédié  au  roi  Ferdinand  II 
de  Bourbon,  «   pio,  felici,  semper  augusto  ». 


10  ÉPICURE. 

de  Polystratus,  de  Çolotès,  de  Phredrus,  de  Phanias 
et  aussi  de  Garnéade  et  de  Ghrysippe  ;  enfin  nous 
n'avons  aucune  indication  sur  l'auteur  de  plusieurs 
autres  textes,  relativement  à  la  valeur  desquels  il 
nous  est  impossible  de  nous  prononcer.  Voici  ce  que 
nous  apprend  l'éditeur  de  ce  manuscrit^  :  «  Philo- 
demi volumen,  cujus  explicationi  incubuimus, 
fere  desperatae  lectionis  erat;  in  plurimas 
enim  lacinias  discerptuin,  rugis  uhique  deturpa- 
tum^  immanibus  hians  lacunis,  pulvere  ac  situ 
squalens,  literarum  abrasione  fœduniy  singulari 
characteris  varie tate  incommodum  et  inusitata 
nexuum  multitudine  implicatum  innumerabiles 
salebras  atque  ambages  illud perçu rrentibus  ob- 
jecerat»  » 

M.  Karl  Wotke  vientde  découvrira  Rome,  dans 
le  fonds  grec  de  la  Vaticane,  un  recueil  de  maximes 
d'Epicure  tirées  probablement  de  ses  conversations 
et  de  ses  lettres  ;  ce  recueil  a  été  commenté  par 
Usener  et  Gomperz  -. 

Enfin  M.  G.  Gousin  a  trouvé  àŒnandra,  en  Ly- 
cie,  une  inscription  qui  reproduit  deux  lettres  d'un 
épicurien  où  est  exposée  la  doctrine  du  maître  ^ 

1.  Herculanensium  i'oluminiun  quœ  supersunt.  Neapoli, 
1839,  t.  VL 

2.  Epikurische  Spruchsammlung,  Wiener  Studien,  X,  1888. 

3.  Bulletin  de  correspondance  hellénique,  XVI,  1892. 


SOURCES.  11 

Cette  inscription  a  été  étudiée  en  détail  par  Rudolph 
Jïeberdeyet  Ernest  Kalinka,  de  Vienne, et  reproduite 
dans  le  Bulletin  de  1897  (XXI)  ;  elle  ne  nous  apprend 
rien  de  nouveau.  Plusieurs  phrases  sont  à  comparer 
avec  les  x.jptat  ^M^ai  rapportées  par  DiogèneLaërce, 
mais  ne  sont  pas  disposées  dans  le  même  ordre. 
Les  théories  des  Epicuriens  sont  surtout  connues 
par  les  écrits  des  Stoïciens,  leurs  adversaires.  11 
est  certain  que  l'école  stoïcienne  compte  un  grand 
nombre  de  bons  auteurs  dont  les  livres  se  lisent 
avec  plaisir.  De  plus  il  faut  reconnaître  que  nous 
écoutons  avec  une  complaisance  toute  spéciale 
ceux  qui  expriment  de  grandes  pensées  et  de  beaux 
sentiments  :  il  semble  que  nous  nous  grandissions 
à  nos  propres  yeux;  nous  oublions  de  nous  assurer 
s'ils  disent  bien  vrai,  tant  nous  voudrions  qu'ils 
eussent  raison.  Mais  est-il  permis  de  s'en  rapporter 
aux  Stoïciens  sur  le  compte  des  Épicuriens  ?  C'é- 
taient des  adversaires  passionnés  et  même,  il  faut 
bien  le  dire ,  jaloux  ;  car  l'école  d'Epicure  attirait 
plus  de  disciples  que  celle  de  Zenon.  Les  Stoïciens 
avaient  une  très  haute  idée  d'eux-mêmes  et  pous- 
saient fort  loin  le  dédain  de  leurs  contradicteurs  ; 
leur  sage  était  une  sorte  de  surhomme  et  ils  consi- 
déraient tous  les  autres  comme  des  bêtes  de  trou- 
peau. Enfin  ce  qui  est  particulièrement  grave,  nous 
savons  que   leur  polémique  manquait  souvent  de 


12  ÉPICURE. 

bonne  foi  :  ils  ne  se  contentaient  pas  de  tirer  des 
principes  formulés  par  Epicure,  des  conséquences 
absurdes  et  odieuses  que  désavouaient  les  vérita- 
bles épicuriens  ;  ils  avaient  composé  un  certain 
nombre  de  livres  apocryphes  qu'ils  répandaient 
dans  le  public  comme  ayant  été  écrits  par  Epicure 
lui-même  ou  par  ses  auditeurs  immédiats  ;  ces  li- 
vres, accueillis  trop  légèrement,  ont  contribué  à 
constituera  légende  qui  s'est  formée  sur  le  véri- 
table caractère  de  rÉpicurisme.  Gicéron  le  recon- 
naît lui-même  :  «  Sit  ista  in  gnecoruni  levitate per- 
versitas,  qui  nialedictis  inseetantur  eos  a  quibus 
de  veritate  dissentiunt  V  »  11  nous  faut  donc 
bien  prendre  garde  de  ne  pas  accepter  comme  l'ex- 
pression de  la  pensée  d'Epicure  les  propositions  que 
lui  ont  prêtées  ceux  qui  cherchaient  par  tous  les 
moyens  à  le  couvrir  de  ridicule. 

Non  moins  jaloux  du  succès  de  l'Epicurisme, 
non  moins  ardents  dans  leurs  critiques,  mais  moins 
violents  dans  leurs  procédés  de  discussion  étaient 
Arcésilas  et  les  philosophes  de  la  Nouvelle  Acadé- 
mie. 

Nombreux  sont  les  écrivains  qui  ont  répété  l'écho 
des  protestations  indignées  des  Stoïciens  sans  se 
donner  la  peine  d'en  contrôler  l'exactitude  ;   c'est 

1.  CicÉRON,  De  finibus,  II,  xxv,  80. 


SOURCES.  13 

le  cas  de  Plutarque,  quil'avoue  lui-même  :  T/;vr^d;av, 
oO  TYiv  àlviôsiav,  cy,o77oO(X£v  '.Nous  en  dirons  autant  des 
Pères  de  l'Eglise  dont  les  véhémentes  invectives 
contre  les  Epicuriens  n'ont  rien  d'original  et  ne 
peuvent  faire  autorité.  Quant  à  Suidas,  dit  M.  Ghai- 
gnet-,  ((il  constate  avec  une  satisfaction  presque 
féroce  qu'Epicure  et  ses  trois  frères  ont  succombé 
à  d'horribles  et  longues  maladies  et  que  les  adeptes 
de  son  école  ont  été  chassés  de  Rome,  de  Messé- 
nieet  de  Crète  ». 

Gicéron  revient  fréquemment  sur  l'exposé  et  la 
réfutation  des  doctrines  épicuriennes.  On  a  beau- 
coup discuté  sur  la  valeur  des  écrits  philosophiques 
de  Gicéron.  Quelque  opinion  que  l'on  se  fasse  sur 
l'exactitude  de  ses  informations,  sur  la  rigueur  de 
sa  critique,  il  est  incontestable  que  ses  dialogues 
manquent  d'impartialité  ;  on  sent  un  parti  pris  con- 
tre l'épicurisme,  non  seulement,  comme  on  l'a  dit 
quelquefois,  parce  qu'il  le  considère  comme  peu 
propre  à  inspirer  de  beaux  développements  ora- 
toires, mais  surtout  parce  qu'il  y  croit  voir  un  péril 
pour  les  mœurs  et  les  institutions  romaines.  Il  ne 
paraît  pas  avoir  eu  le  goût  du  plaisir;  il  n'était 
pas  sensible  aux  voluptés  de  toute  sorte  dont  s'en- 
chantaient un  grand  nombre  de  ses  contemporains; 

1.  Plutarque,  On  ne  peut  vivre  heureuxyXlX,  4. 

2.  Ghaignet,  Psychologie  des  Grecs,  II,  p.  192. 


14  ÉPICURE. 

en  revanche  il  avait  une  ardeur  extrême  pour  la  po- 
litique, pour  les  affaires  publiques,  etEpicure  pres- 
crivait de  s'en  abstenir.  Nous  ne  devons  donc 
accueillir  qu'avec  une  grande  défiance  les  rensei- 
gnements qu'il  nous  fournit  et  il  nous  faut  toujours 
réserver  la  liberté  de  notre  jugement.  Cicéron  va 
presque  jusqu'à  rayer  Epicure  du  nombre  des  phi- 
losophes :  Tu  quiclem  totumEpicurunipeneephi- 
losophorum  choro  sustulisti^  dit  un  des  interlocu- 
teurs àuDe  finibus^  ;  c'est  là,  nous  le  verrons,  une 
sentence  des  plus  injustes. 

Quel  usage  pouvons-nous  faire  du  poème  de  Lu- 
crèce? Tout  le  monde  sait  qu'il  ne  nous  donne  pas 
l'exposé  complet  du  système,  mais  seulement  de 
la  physique  ;  il  est  vrai  que  l'on  peut  dire  que  c'en 
est  la  partie  la  plus  essentielle,  puisque  l'auteur 
énonce  les  principes  d'où  sont  tirées  la  canonique 
et  la  morale.  Il  semble  cependant  que  la  physio- 
nomie de  la  doctrine  a  considérablement  changé  : 
chez  le  maître,  la  morale  occupe  la  première  place  ; 
c'est  elle  surtout  qu'il  s'attache  à  développer  ;  la 
physique  est  reléguée  au  rang  d'accessoire.  Lu- 
crèce s'arrête  à  exposer  longuement  les  théories 
physiques,  indépendamment  de  toute  autre  préoc- 
cupation, et  s'efforce  de  leur  donner  un  caractère 

1.  Cicéron,  De  finibus,  I,  viii,  26. 


SOURCES.  15 

vraiment  scientifique.  Ce  tableau  de  la  physique 
épicurienne  peut  être  considéré  comme  exact,  car 
un  des  traits  les  plus  curieux  de  l'école  c'est  l'atta- 
chement immuable  des  disciples  aux  doctrines  for- 
mulées par  le  maître  ;  les  termes  dans  lesquels 
Lucrèce  exprime  son  enthousiasme  pour  Epicure 
ne  laissent  pas  soupçonner  qu'il  se  soit  permis  d'en 
altérer  les  enseignements.  Il  nous  semble  cepen- 
dant qu'il  en  avait  quelque  peu  modifié  sinon  le 
sens,  du  moins  la  forme.  Deux  siècles  s'étaient 
écouléspendant  lesquels  les  Epicuriens  avaient  été 
vivement  attaqués  surtout  par  les  Stoïciens  et  les 
Académiciens;  pour  leur  répondre,  ils  ne  s'étaient 
pas  bornés  à  répéter  toujours  les  mêmes  affirma- 
tions ;  il  leur  avait  fallu  donner  des  preuves, 
entreprendre  des  démonstrations  dont  Epicure  ne 
s'était  pas  mis  en  peine  et  qui  changeaient  le  ca- 
ractère primitif  du  système.  De  plus  Lucrèce  est 
un  Romain,  contemporain  de  Sylla  et  des  proscrip- 
tions; il  écrit  pour  des  Romains  :  son  ton,  surtout 
quand  il  parle  de  la  peur  de  la  mort,  de  la  crainte 
des  dieux,  des  maux  causés  parla  superstition,  est 
tout  autre  que  celui  d'un  Athénien  de  l'époque  deDé- 
métrius  de  Phalère  ;  c'est  ce  qu'a  fort  bien  expliqué 
M.  Martha  dans  son  livre  sur  le  poème  de  Lucrèce. 
Nous  nous  servirons  donc  de  ce  poème,  mais  avec 
précaution  :  Lucrèce  nous  fournit  souvent  l'exprès- 


16  ÉPICURE. 

sion  la  plus  claire,  la  plus  heureuse,  la  forme  défi- 
nitive de  la  pensée  de  son  maître,  mais  d'autres 
fois  il  parle  en  son  nom  personnel. 

Au  xvip  siècle,  Gassendi  entreprit  une  cu- 
rieuse restauration  de  la  philosophie  épicurienne 
qu'il  voulait  rétablir  sur  les  ruines  de  l'aristoté- 
lisme  et  au  nom  de  laquelle  il  combattait  le  car- 
tésianisme naissant.  Il  s'applique  d'une  part  à 
réfuter  les  légendes  que  l'on  a  répandues  dans  le 
public,  les  accusations  de  toutes  sortes  que  l'on  a 
accumulées  contre  l'école  épicurienne,  d'autre 
part  à  donner  une  exposition  aussi  claire  que  pos- 
sible de  toutes  les  parties  de  la  doctrine.  Cette 
tentative  ne  pouvait  être  couronnée  de  succès. 
La  physique  épicurienne,  empruntée  à  Démocrite, 
n'était  manifestement  pas  à  la  hauteur  de  la  science 
et  ne  donnait  aucune  explication  plausible  des 
phénomènes  découverts  par  les  savants  modernes. 
Tantôt  Gassendi,  emporté  par  l'ardeur  de  laver 
son  maître  de  toutes  les  calomnies  semées  contre 
lui,  se  laisse  aller  à  des  affirmations  téméraires 
et  perd  même  de  vue  des  vérités  solidement  éta- 
blies; tantôt,  ne  voulant  pas  être  soupçonné  de 
soutenir  des  propositions  contraires  à  la  religion 
chrétienne  (et  l'on  sait  qu'il  ne  réussit  pas  à  se 
soustraire  aux  accusations  de  ses  adversaires),  il 
s'arrête  longuement  à  réfuter  les  principes  posés 


SOURCES.  17 

par  Épicure  ^ .  Enfin  il  lui  arrive  souvent  de  com- 
mettre de  grosses  erreurs  :  «  Gassendi,  dit 
M.  Usener,  comprenait  bien  la  théorie  d'Epicure, 
mais  il  savait  mai  le  grec.  » 

Nous  ne  ferons  pas  comme  lui  :  nous  n'entre- 
prendrons pas  l'apologie  d'Epicure,  non  plus  que 
nous  ne  nous  proposerons  d'instruire  une  fois 
encore  son  procès  :  nous  chercherons  à  discerner 
ce  qu'il  a  été,  à  dégager  sa  physionomie  réelle  ; 
nous  nous  appliquerons  à  le  remettre  à  sa  place 
dans  l'histoire,  à  reconnaître  les  influences  qu'il 
a  subies,  à  comprendre  l'action  puissante  qu'il 
a  exercée  sur  ses  contemporains  et  qu'il  a  conti- 
nué d'avoir  sur  les  siècles  suivants.  Nous  n'étu- 
dierons pas  l'histoire  de  l'Epicurisme  dans  les 
temps  anciens  et  modernes,  mais  nous  essaierons 
de  surprendre  le  secret  de  l'immortalité  de  cette 
doctrine. 

1.  Gassendi,  Syntagma,  édit.  de  Lyon  1658,  t.  III,  p.  13  : 
«  Quod  hoc  loco  dicitur...  refutatur  »  ;  —  p.  12  :  «  Quod  Épi- 
curus  hoc  capite...  peccavit,  refutatur  copiose  »;  —  p.  16  : 
«  Quod  potuit  Epicurus  intelligere...  refutatum  est  in  sectione 
la»  ;  —  p.  30  :  «  Impietas  haec  tota  oppugnataest  lib.  IV,  cap. 
VI,  sect.  la  »  ;  —  p.  31  :  «  Quid  hic  improbandum,  quidque 
tolerandum  deducitur  Ethîc.  lib.  III,  cap.  iv»;— p.  52  : 
«  Tota  hujus  loci  impietas  repressa  est  refutataque  quum  dixi- 
mus  esse  animas  hominum  immortales  »  ;  —  p.  57  :  «  Quod 
hoc  rursus  loco  adversus  Providentiam  attingitur  ad  indica- 
tam  sœpiuscule  refutationem  est  référendum  »  ;  —  p.  83  : 
«  Quœ  impietas  hic  reperitur  refutata  fuse  habetur.  » 

ÉPICURE.  2 


CHAPITRE  II 


VIE   d'ÉPICURE 


Épicure  était  Athénien.  Sa  famille  appartenait 
au  dême  de  Gargettos;  elle  était  noble,  paraît-il, 
mais  réduite  à  une  grande  pauvreté  ;  elle  remon- 
tait, d'après  certaines  traditions,  à  Philseus,  petit 
fils  d'Ajax.  Le  père  de  notre  philosophe,  Néoclès, 
fut  au  nombre  des  colons  que  les  Athéniens  en- 
voyèrent à  Samos  en  352  av.  J.-G.  et  auxquels 
ils  partagèrent  des  terres.  C'est  là  que  naquit  Epi- 
cure,  la  3^  année  de  la  109'^  Olympiade  (341  av. 
J.-C),  au  mois  de  Gamélion.  Certains  historiens, 
entre  autres  Diogène  Laërce,  disent  qu'il  naquit 
à  Gargettos  ;  il  semble  que  c'est  une  erreur.  Mais 
s'il  reçut  le  jour  à  Samos,  il  était  incontestablement 
de  parents  athéniens  et  ses  adversaires  lui  cher, 
chaient  une  mauvaise  querelle  lorsqu'ils  préten- 
daient qu'il  n'était  pas  un  vrai  citoyen,  yv/iatco^ 
àcTo;.  D'un  autre  côté  c'est  tout  à  fait  par  hasard 


20  ÉPICURE. 

qu'Épicure  naquit  à  Samos,  comme  Pythagore, 
et  il  n'y  a  pas  lieu  de  chercher  dans  son  système 
des  traces  d'une  influence  pythagoricienne.  Néo- 
clès  exerçait  le  métier  de  maître  d'école  (Ypa(jt.(jt.aTo- 
^t^flcocalko;)  ;  Ghérestrate,  sa  femme,  était  diseuse 
de  bonne  aventure;  elle  allait  dans  les  maisons 
des  pauvres  gens  pour  conjurer  le  mauvais  sort 
et  exorciser  les  maladies;  son  jeune  enfant  l'ac- 
compagnait et  récitait  les  formules  propitiatoires. 
C'est  là  sans  doute  ce  qui  lui  fournit  l'occasion 
de  voir  de  près  les  superstitions  populaires  et  les 
maux  que  cause  la  crédulité  des  hommes. 

Il  manifesta  de  bonne  heure  la  curiosité  de 
son  esprit.  Il  n'avait  que  14  ans  (quelques-uns 
disent  même  12)  et  son  maître  de  grammaire 
citait  devant  lui  le  vers  d'Hésiode  :  «  Au  com- 
mencement, toutes  choses  vinrent  du  Chaos.  — Et 
le  chaos  lui-même,  demanda  Epicure,  d'où  vint- 
il?  »  Le  maître  resta  court;  il  dit  que  ce  n'était 
pas  son  affaire  de  trancher  la  question,  qu'il  fallait 
la  poser  aux  philosophes.  Les  études  du  jeune 
homme  furent  donc  orientées  dans  cette  direction, 
il  comprit  l'importance  et  l'intérêt  des  problèmes 
philosophiques  et  alla  écouter  les  leçons  des  di- 
verses écoles.  C'est  alors  qu'il  connut  Nausiphane, 
disciple  de  Démocrite,  auquel  il  devait  faire  de 
nombreux  emprunts.  Il  entendit  un  grand  nom- 


VIE  d'épicure.  2i 

bre  d'autres  maîtres,  sans  s'attacher  à  aucun.  11 
connut  donc  les  philosophies  antérieures,  mais  ne  se 
donna  pas  la  peine  de  les  étudier,  de  les  discuter  à 
fond.  Ce  serait,  à  notre  avis,  perdre  son  temps  que 
de  chercher  ce  qu'il  doit,  ce  qu'il  reproche  à  cha- 
cune. Les  deux  grands  systèmes  de  Platon  et  d'A- 
ristote  auraient  demandé  pour  être  bien  connus 
et  compris  un  examen  long  et  patient  ;  ils  auraient 
mérité  d'être  discutés  point  par  point;  Épicure 
ne  s  y  arrêta  pas  ;  peut-être  n'en  était-il  pas  bien 
capable  ;  en  tout  cas  il  ne  subit  pas  le  prestige  de 
ces  doctrines  et  ne  s'en  inspira  pas. 

A  l'âge  de  18  ans,  il  vint  une  première  fois  à 
Athènes,  mais  y  séjournapeu  de  temps.  C'est  alors 
qu'il  se  lia  avec  Ménandre,  qui  était  de  son  âge. 
Celui-ci,  dans  une  épigramme  qui  nous  a  été  par- 
tiellement conservée,  rapproche  Épicure  de  Thé- 
mistocle  :  le  père  de  l'un,  tout  comme  celui  de 
l'autre,  s'appelait  Néoclès  ;  et  pour  les  deux  fils  wv 
à [Asv û(AÔv  irarptSa  ^ou>.OG"uvaç  pudaO, ô  ^'  a(ppoGuvaç ^ .  Epi- 
cure ne  put  à  cette  époque  entendre  Aristote,  qui 
s'était  déjà  retiré  à  Ghalcis.  Il  exerça  primitivement, 
comme  son  père,  le  métier  de  maître  de  lecture  et 
de  grammaire  ;  plus  tard  seulement  il  ouvrit  une 
école  de  philosophie  à  Lampsaque  d'abord,  puis 

1.  Meineke,  Menandri  et  Philemonis  reliquiœ,  p.  299. 


22  ÉPICURF. 

à  Mitylène,  à  Colophon,  enfin  à  Athènes  en  306, 
à  l'âge  de  36  ans. 

Peut-être  était-il  venu  dans  cette  ville  un  peu 
plus  tôt  et  avait-il  été  forcé  de  la  quitter  brusque- 
ment. Après  la  prise  d'Athènes  par  Démétrius 
Poliorcète,  Sophocle,  fils  d'Anticlide,  fit  voter  une 
loi  par  laquelle  il  était  défendu,  sous  peine  de  mort, 
d'ouvrir  une  école  sans  l'autorisation  du  sénat  et 
du  peuple  ;  tous  les  philosophes  durent  aban- 
donner la  ville.  Cette  loi  fut  édictée  aussitôt  après 
le  renversement  de  Démétrius  de  Phalère  et  le  ré- 
tablissement de  la  liberté  ;  de  môme  Socrate  avait 
été  condamné  par  le  tribunal  des  Héliastes  après 
l'expulsion  des  Trente  Tyrans.  Il  est  curieux  de 
remarquer  comme  il  était  facile  aux  démagogues 
d'exciter  la  défiance  du  peuple  athénien  contre  les 
philosophes.  Mais  dès  l'année  suivante,  grâce  à 
l'intervention  du  péripatéticien  Philon,  le  décret 
fut  rapporté  et  Sophocle,  convaincu  d'avoir  violé 
les  lois,  fut  condamné  aune  amende  de 5  talents. 
Les  philosophes  purent  alors  rentrer  à  Athènes  et 
ne  furent  plus  inquiétés.  Épicure  fut-il  du  nombre 
de  ceux  à  qui  cet  exode  fut  imposé,  nous  n'avons 
pas  de  renseignements  précis  sur  ce  point,  comme 
sur  tant  d'autres  où  notre  curiosité  est  excitée  au 
plus  haut  degré  et  ne  trouve  pas  à  se  satisfaire. 

Il  acheta  pour  le  prix  de  80  mines  (6  ou  7.000 


VIE   D  EPICURE.  23 

francs)  un  jardin,  c'est-à-dire  une  petite  maison 
avec  jardin,  et  c'est  là  qu'il  tint  école.  Quelle  idée 
faut-il  nous  faire  de  ces  jardins  d'Epicure  dont 
nous  parlent  tous  les  écrivains  anciens  et  qui  leur 
paraissent  constituer  une  innovation  remarqua- 
ble *  ?  Ce  n'était  point  un  parc  :  Cicéron  emploie 
souvent  pour  les  désigner  le  diminutif  hortuli; 
c'était  une  propriété  de  rapport  plutôt  que  d'agré- 
ment, car  Epicure,  dans  son  testament,  parle  des 
revenus  que  l'on  en  retirait.  Il  est  probable  que 
les  maisons  avec  jardin  n'étaient  pas  rares  à 
Athènes,  car  la  ville  n'était  pas  très  peuplée  et  les 
habitations  n'étaient  pas  entassées  les  unes  sur 
les  autres;  mais  Epicure,  au  lieu  de  réunir  ses 
auditeurs  dans  une  salle,  dans  un  gymnase  ou 
dans  un  portique,  leur  donnait  ses  leçons  en 
plein  air  ;  il  ne  faisait  pas  de  cours  à  certaines 
heures,  mais  il  passait  toute  la  journée  dans  le 
jardin,  causant  familièrement  avec  les  uns  et  les 
autres,  de  sorte  qu'on  ne  voyait  pas  chez  lui  un 
maître  et  des  disciples,  mais  un  groupe  d'amis 
qui  philosophaient  ensemble  (<7u[Acpao(7o<pouvT£;). 
L'influence  extraordinaire  qu'il  exerça  sur  ses  dis- 
ciples est  due  à  l'ascendant  de  sa  personnalité 

1.  «  Primus  hoc  instituit  Epicurus  otii  magister.  Usque 
ad  eum  moris  non  fuerat  in  oppidis  habitari  rura  ».  Pline, 
Hist.  nat.,  XIX,  4. 


24  ÉPICURE. 

plutôt  qu'à  ses  doctrines;  comme  le  dit  Sénèque, 
Métrodore,  Hermarchus,  Polyène  doivent  plus  à 
la  fréquentation  d'Épicure  qu'à  son  enseigne- 
ment. C'est  en  effet  un  des  caractères  les  plus 
remarquables  de  l'école  épicurienne  que  cette 
amitié  qui  ne  cessa  d'y  régner,  unissant  d'une 
part  le  professeur  et  les  élèves,  d'autre  part  les 
élèves  entre  eux.  Tous  les  écrivains  de  l'antiquité 
sont  d'accord  sur  ce  point;  les  adversaires  les 
plus  haineux  ne  nous  parlent  jamais  de  dissen- 
sions, de  jalousies  qui  aient  divisé  les  épicuriens  : 
Et  ipse  bonus  vir  fuit  et  multi  Epicurei  fuerunt 
et  hodie  sunt  et  in  amicitiis  fidèles  et  in  omni 
vita  constantes  et  graves  \  11  était  lui-même  de 
nature  aimante,  comme  l'attestent  sa  piété  envers 
ses  parents,  sa  bonté  envers  ses  frères,  sa  dou- 
ceur envers  ses  esclaves  et  en  général  son  hu- 
manité envers  tous^  D'autre  part  il  paraît  avoir 
été  fort  aimable  :  Métrodore  de  Lampsaque,  du 
jour  où  il  connut  Epicure,  ne  le  quitta  plus,  sauf 
pour  un  voyage  qu'il  fit  dans  sa  patrie  ^  Dans  sa 
lettre  à  Idoménée,  le  jour  de  sa  mort,  il  écrivait  : 
«  Au  nom  de  l'amitié  que  tu  m'as  toujours  témoi- 
gnée, prends  soin  des  enfants  de  Métrodore.  » 

1.  CicÉROx,  De  finib us,  II,  xxv,  ;  80,  81. 

2.  DioGÈNE  Laerce,  X,  10. 

3.  DiOGÈNE  Laerce,  X,  22. 


VIE  d'épicure.  25 

D'après  certains  commentateurs,  Epicure,  outre 
ses  jardins  d'Athènes,  aurait  encore  possédé  une 
maison  de  campagne  à  Mélité  et  l'aurait  léguée, 
elle  aussi,  à  son  école.  Mais  si  nous  regardons 
les  plans  d'Athènes  et  de  l'Attique  qui  ont  été 
reconstitués  par  les  archéologues,  nous  voyons 
que  le  nom  de  Mélité  désigne  non  pas  une  loca- 
lité distincte,  mais  un  quartier  de  la  ville,  près 
de  la  porte  occidentale.  Nous  croyons  donc  qu'É- 
picure  avait  non  pas  deux  propriétés,  l'une  en 
deçà,  l'autre  au  delà  des  murs,  mais  une  seule, 
comprenant  jardin  (xvjtwo;)  et  maison  d'habitation, 
sise  dans  Athènes  tout  près  de  l'extrémité  du  fau- 
bourg. 

Malgré  les  troubles  qui  affligèrent  la  Grèce, 
Epicure  passa  à  Athènes  toute  la  seconde  partie 
de  sa  vie,  excepté  deux  ou  trois  voyages  qu'il*  fît 
sur  les  confins  de  l'Ionie,  pour  rendre  visite  à  des 
amis.  Il  ne  se  mêla  point  des  affaires  publiques, 
ne  joua  aucun  rôle  dans  les  révolutions  succes- 
sives de  sa  patrie,  ne  s'attira  ni  sur  lui  ni  sur  ses 
amis  la  haine  d'aucun  parti.  Sa  carrière  ne  fut 
donc  signalée  par  aucun  événement  important  et 
les  historiens  anciens  ne  nous  rapportent  pas  sur 
son  compte  d'anecdotes  intéressantes.  Pendant 
un  siège  de  la  ville,  alors  que  les  habitants  souf- 
fraient cruellement  de  la  disette,  il  nourrit  ses 


26  KPICURE. 

disciples  en  partageant  avec  eux  les  provisions  de 
fèves  qu'il  avait  eu  la  précaution  de  mettre  en 
réserve,  et  donnant  aux  autres  tout  autant  qu'il 
en  gardait  pour  lui-même  (îtar'  àpiôpv). 

La  vogue  qu'il  obtint  ne  fut  pas  éphémère  ; 
elle  se  prolongea  sans  interruption  pendant  36  ail- 
nées;  elle  consola  Epicure  des  cruelles  atteintes 
d'une  terrible  maladie,  la  pierre;  il  la  supporta 
avec  une  grande  fermeté  et  mourut  en  270,  la 
2^  année  de  la  127''  Olympiade,  à  l'âge  de  soixante- 
douze  ans.  Il  donnait  de  cette  fermeté  des  mar- 
ques bien  ingénieuses  et  bien  délicates.  «  Pen- 
dant mes  maladies,  écrit-il,  je  ne  parlais  à  per- 
sonne de  ce  que  je  souffrais  dans  mon  misérable 
corps  ;  je  n'avais  point  avec  ceux  qui  venaient 
me  voir  de  ces  sortes  de  conversation.  Je  ne  les 
entl'etenais  que  de  ce  qui  tient  le  premier  rang 
dans  la  nature.  Je  m'attachais  surtout  à  leur  faire 
voir  comment  notre  âme,  sans  être  insensible 
aux  commotions  de  la  chair,  pouvait  cependant 
être  exempte  de  troubles  et  se  maintenir  dans  la 
jouissance  paisible  du  bien  qui  lui  est  propre.  En 
appelant  des  médecins,  je  ne  contribuais  point 
par  ma  faiblesse  à  leur  faire  prendre  des  airs  im- 
portants, comme  si  la  vie,  qu'ils  tâchaient  de  me 
conserver,  était  pour  moi  un  grand  bien.  En  ce 
temps-là    même    je    vivais    tranquille     et    heu- 


VIE  d'épicure.  27 

reux*.  ))  Sa  constance  ne  se  démentit  pas  même 
au  moment  de  la  mort;  voici  en  effet  sa  dernière 
lettre  à  Idoménée.  «  Ce  jour  où  je  t'écris  est  le 
dernier  de  ma  vie  et  aussi  un  jour  heureux.  Je 
ressens  des  douleurs  de  vessie  et  d'entrailles 
telles  qu'on  n'en  saurait  concevoir  de  plus  vio- 
lentes ;  mais  ces  souffrances  sont  compensées  par 
la  joie  qu'apporte  à  mou  âme  le  souvenir  de  nos 
conversations".  »  Dans  les  derniers  temps  de  sa 
vie,  il  ne  pouvait  ni  supporter  un  vêtement,  ni 
descendre  de  son  lit,  ni  souffrir  la  lumière,  ni 
voir  du  feu.  Hermarchus  rapporte  qu'après  avoir 
été  tourmenté  par  d'incessantes  douleurs  pendant 
14  jours,  s'étant  fait  mettre  dans  une  cuve  d'ai- 
rain pleine  d'eau  chaude  pour  donner  quelque 
répit  à  son  mal  et  ayant  bu  un  peu  de  vin,  il 
exhorta  ses  amis  à  se  souvenir  de  ses  préceptes 
et  finit  sa  vie  dans  cet  entretien.  Guyau  compare 
la  sérénité  de  la  mort  d'Epicure  à  celle  de  So- 
crate.  D'autres  historiens  au  contraire  ont  été 
jusqu'à  dire  que  ces  pratiques  constituaient  un 
véritable  suicide.  Nous  ne  sommes  pas  de  cet 
avis  :  le  recours  à  une  mort  volontaire  dans  de 
telles  circonstances  n'aurait  pas  été  d'accord  avec 
les  enseignements  d'Epicure  et  rien  dans  son  at- 

1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  140. 

2.  DiOGÈivE  Laerce,  X,  22. 


28  ÉPICURE. 

titude  au  cours  des  derniers  temps  ne  nous  au- 
torise à  croire  qu'il  ait  voulu  se  donner  un  dé- 
menti aussi  formel.  S'il  avait  pris  un  tel  parti,  il 
se  serait  discrédité  aux  yeux  de  ses  disciples  ; 
la  preuve  que  ce  soupçon  ne  pénétra  pas  dans 
leurs  esprits  ou  n'y  trouva  nulle  créance  c'est  la 
persistance  même  de  l'école  et  de  la  vénération 
pour  la  personne  du  maître. 

Epicure  avait  trois  frères  qui  moururent  avant 
lui,  Néoclès,  Gharidème,  Aristobule;  Plutarque 
les  cite  comme  des  modèles  d'amitié  fraternelle. 

Dans  son  testament,  il  se  préoccupe  d'assurer 
la  perpétuité  de  son  école  :  ses  exécuteurs  testa- 
mentaires devront  veiller  à  ce  que  les  jardins 
restent  la  propriété  de  la  secte  épicurienne;  ils 
seront  donc  occupés  par  Hermarchus  (Epicure 
avait  d'abord  désigné  comme  successeur  son  ami 
Métrodore,  mais  celui-ci  étant  mort  7  ans  avant 
son  maître,  il  lui  substitua  Hermarchus,  qui  avait 
adopté  toutes  ses  doctrines)  ;  après  lui,  ils  passe- 
ront à  celui  qui  lui  succédera  comme  chef  de 
l'école  ;  de  plus  tous  les  Epicuriens  s'y  réuniront 
périodiquement  pour  prendre  part  à  des  repas 
communs  et  pour  célébrer  l'anniversaire  de  la 
mort  de  leur  chef,  de  manière  à  entretenir  l'a- 
mitié qui  les  unit.  Cette  amitié,  comme  le  remar- 
que M.  Dugas,  a  des  caractères  tout  particuliers  : 


VIE  d'épicure.  29 

ce  Dans  cette  amitié  entre  l'esprit  de  secte;  les 
amis  doivent  avoir  la  même  foi  philosophique... 
Il  met  à  son  amitié  pour  condition  qu'on  em- 
brasse sa  doctrine  ;  il  comble  de  bienfaits  les  fils 
de  Métrodore  et  de  Polyène,  mais  il  exige  d'eux 
qu'ils  obéissent  à  son  successeur  Hermarchos, 
qu'ils  vivent  et  philosophent  avec  lui;  quant  à  la 
fille  de  Métrodore,  elle  sera  aussi  soumise  à 
Hermarchos;  elle  acceptera  le  mari  de  son  choix 
et  ce  mari  devra  être  Epicurien  ^ .  »  Cette  clause 
fut  longtemps  observée.  Cependant  au  temps  de 
Cicéron,  les  jardins,  alors  en  fort  mauvais  état, 
étaient  devenus  la  propriété  d'un  Romain,  C. 
Memmius.  Cicéron  lui  écrit  ^  pour  lui  demander 
de  les  restituer  à  l'école  épicurienne;  nous  ne 
savons  quel  fut  le  résultat  de  cette  démarche^. 

Ce  n'est  pas  tout  :  Epicure  qui,  de  son  vi- 
vant, avait  pris  à  sa  charge  les  enfants  de  son 
ami  Métrodore,  les  recommande  à  ses  exécuteurs 
testamentaires  afin  qu'ils  ne  manquent  de  rien. 
Enfin  il  donne  la  liberté  à  quatre  de  ses  escla- 
ves, trois  hommes  et  une  femme  ^. 

1.  DuGAS,  L'amitié  antique,  1.  I,  ch.  ii,  p.  33. 

2.  Cicéron,  Ad  famil.,  XIII,  i.  —  Cf.  Ad  Attic,  V,  11. 

3.  SÉNÈQUE,  Lettres,  XXI,  10. 

4.  Voici  ce  testament,  conservé  par  Diogène  Laerce  (X,  16 
et  traduit  par  M.  Ghaignet  [Psychologie  des  Grecs,  11,210)  : 

«  Par  ces  présentes  je  donne  tous  mes  biens  à  Amynomachus, 


30  ÉPICURE 

Ce  testament  fait  grand    honneur   à  Épicure, 

lils  de  Philocratès,  du  dême  de  Batè,  et  à  Timocratès,  fils  de 
Démétrius,  du  dême  de  Potamos,  conformément  à  la  donation 
déjà  faite  en  leur  faveur  à  tous  deux  et  transcrite  au  Métroon, 
à  condition  qu'ils  mettront  le  jardin  et  ses  dépendances  à  la 
disposition  d'Hermarchus,  fils  d'Agémarchus,  de  Mitylène,  et 
de  ceux  qui  se  sont  associés  à  lui  pour  se  livrer  à  la  philoso- 
phie, et  des  successeurs  auxquels  Hermarchus  laissera  l'école, 
afin  qu'ils  vivent  en  philosophes  (lvôtaTp(6stv  xarà  cpiXoaocp^av). 

«  Je  recommande  à  tous  ceux  qui  ont  adopté  notre  philo- 
sophie (toîç  çpiXo<jo«pouatv  àito  f)(j.a)v)  d'aider  de  toutes  leurs  forces 
Amynomachus  et  Timocratès  à  conserver  l'école  du  jardin,  et 
à  leurs  héritiers  de  prendre  toutes  les  mesures  les  plus  sûres 
possibles  pour  conserver  le  jardin,  comme  devront  le  faire 
tous  ceux  auxquels  nos  disciples  le  transmettront. 

«  La  maison  de  Mélité  sera  mise  par  Amynomachus  et  Ti- 
mocratès à  la  disposition  d'Hermarchus  pour  qu'il  l'habite 
toute  sa  vie,  lui  et  ceux  qui  se  livreront  à  la  science  philoso- 
phique avec  lui. 

«  Les  revenus  des  donations  faites  par  nous  à  Amynoma- 
chus et  Timocratès  seront  partagés  dans  la  mesure  du  possi- 
ble avec  Hermarchus  et  ils  veilleront  tous  à  ce  que  les  of- 
frandes mortuaires  soient  faites  à  mon  père,  à  ma  mère,  à 
mes  frères  et  à  nous-même  chaque  année  le  10«  jour  de  Gamé- 
lion,  où  l'on  célèbre  habituellement  le  jour  de  ma  naissance, 
et  à  ce  qu'aient  lieu  chaque  mois,  le  20*^  jour  de  la  lune,  sui- 
vant l'ordre  prescrit,  les  réunions  de  tous  ceux  qui  ont  adopté 
et  pratiquent  notre  philosophie,  instituées  en  souvenir  de 
nous  et  de  Métrodore. 

«  Ils  célébreront,  comme  nous-même,  en  commun  le  jour 
natal  de  mes  frères,  dans  le  mois  Poséidon,  et  celui  de  Po- 
lyœnus,  au  mois  Métageitnion. 

«  Qu'en  outre  Amynomachus  et  Timocratès  veillent  sur 
Épicure,  le  fils  de  Métrodore,  et  sur  le  fils  de  Polyœnus,  qui 
étudient  la  philosophie   et  vivent  avec   Hermarchus;  qu'ils 


VIE  d'épicure.  31 

car  il  est  d'accord   avec  toute  sa  vie;    nous  ne 

veillent  aussi  sur  la  fille  de  Métrodore  et,  si  elle  se  conduit 
bien,  si  elle  s'est  montrée  docile  aux  conseils  d'Hermarchus, 
qu'ils  la  marient,  lorsqu'elle  sera  en  âge,  au  mari  qu'aura 
choisi  Hermarchus  parmi  nos  philosophes. 

«  Pour  l'éducation  de  ces  jeunes  gens  qu'Amynomachus  et 
Timocratès  prennent  sur  nos  revenus  ce  qu'il  leur  aura  paru 
convenable  d'employer  chaque  année  pour  cet  objet  et  qu'ils 
s'entendent  pour  cela  avec  Hermarchus. 

«  Qu'ils  s'adjoignent  Hermarchus  pour  régler  souveraine- 
nement  l'emploi  de  nos  revenus  afin  que  l'homme  qui  a  vieilli 
avec  nous  dans  la  philosophie  et  que  je  laisse  comme  chef  de 
nos  compagnons  d'études  participe  à  toutes  les  mesures  à 
prendre. 

«  Quant  à  la  dot  de  la  jeune  fille,  lorsqu'elle  sera  en  âge  de 
se  marier,  qu'Amynomachus  et  Timocratès  contribuent  à  la 
faire  en  prélevant,  après  l'avis  d'Hermarchus,  sur  les  revenus, 
ce  qui  sera  possible. 

«  Qu'ils  veillent  aussi  sur  Nicanor,  comme  nous  l'avons  fait 
nous-même,  afin  que  tous  ceux  de  nos  philosophes  qui  nous 
ont  aidé  de  leur  fortune  propre,  qui  m'ont  témoigné  un  dévoue- 
ment absolu  et  ont  pris  la  résolution  de  vieillir  avec  nous 
dans  la  philosophie  ne  manquent  jamais  du  nécessaire,  autant 
qu'il  dépendra  de  nos  ressources. 

«  Qu'on  donne  à  Hermarchus  tous  les  livres  que  nous  possé- 
dons. 

«  Si  quelqu'un  des  accidents  auxquels  est  sujette  l'huma- 
nité enlève  Hermarchus  avant  que  les  enfants  de  Métrodore 
soient  arrivés  à  leur  majorité,  qu'Amynomachus  et  Timocratès 
leur  fournissent,  s'ils  se  conduisent  bien,  tout  le  nécessaire, 
dans  la  mesure  du  possible,  en  le  prélevant  sur  les  revenus 
que  nous  laissons. 

«  Qu'ils  veillent  à  l'exécution  de  ces  dispositions  et  de  toutes 
celles  que  nous  avons  prescrites,  afin  que  chacune  ait  son  effet, 
dans  la  mesure  du  possible. 


32  ÉPICURE. 

pouvons  y  voir  un  morceau  à  effet,  destiné  à 
surprendre  Tadmiration  et  à  égarer  le  jugement 
de  la  postérité.  Si  Epicure  a  réuni  autour  de  lui 
un  grand  nombre  d'amis  qui  lui  sont  restés 
fidèles,  c'est  qu'il  en  était  digne,  c'est  qu'il  était 
vraiment  un  excellent  homme  et  ses  ennemis 
n'ont  pu  lui  refuser  ce  témoignage  :  Quis  illum 
negat  et  bonum  virum  et  comem  et  humanum 
fuisse  '  ? 

En  tête  de  l'édition  des  Animadversiones  in 
lihrum  Diogenis  Laertii,  de  Gassendi,  publiée  à 
Lyon,  chez  Guill.  Barbier,  en  1649,  nous  trouvons 
un  portrait  d'Epicure  d'après  un  original  con- 
servé dans  la  collection  du  Puy  {ex  cimelarchio 
clarissimi  viri  EricL  Puteani),  Usener,  en  tête 
de  son  volume,  a  reproduit  d'après  une  photo- 
graphie un  buste  en  bronze  d'Herculanum,  publié 
aussi  par  Gomparetti  et  Petra.  Dans  l'une  de  ces 
images  le  philosophe  est  représenté  de  profil, 
dans  l'autre  de  face.  «  La  tête,  dit  M.  Ghaignet^, 
est  forte;  les  traits,  le  nez  surtout,  accentués; 
les  lèvres  épaisses;  l'expression  calme,  bienveil- 
lante  plutôt  que  sévère,  sincère  et, simple,  mais 

«  De  mes  esclaves,  j'affranchis  Mus,  Nicias  et  Lycon;  je 
donne  également  la  liberté  à  Phaedrion.  » 

1.  GicÉRON,  De  fin.,  II,  xxv,  80,  81. 

2.  Ghaignet,  II,  217. 


VIE  d'épicure.  33 

sans  esprit,  sans  grâce  et  sans  sourire;  on  ne 
s'étonne  pas  que,  quand  il  voulait  être  aimable 
et  plaisanter,  ses  compliments,  comme  on  le  lui 
reprochait,  ne  sentissent  l'effort  et  ne  fussent 
lourds.  Gicéron  le  jugeait  bien  par  ces  épithètes  : 
Homo  minime  vafei\  non  ad  jocandum  aptissi- 
inus^  non  facetus  minimeque  resipiens  pa- 
triam.  » 


EPICURE. 


CHAPITRE  111 


L  ECOLE    ET   LE    SYSTEME 


Épicure  avait  groupé  une  foule  de  disciples  et 
après  sa  mort  la  prospérité  de  l'école  se  maintint 
jusqu'aux  derniers  jours  du  paganisme.  Sans 
doute  il  y  a  bien  de  l'exagération,  dans  les  phrases 
de  Cicéron  et  de  Sénèque  :  At  vero  Epicurus 
iina  in  domo  et  ea  quidem  angusta  quant  ma- 
gnas quantaque  amoris  conspiratione  consen- 
dentés  tenait  amicorum  gregeSy  quod  fit  etiam^ 
nunc  ah  Epicureis\  Le  nombre  des  Epicuriens 
éveillait  probablement  la  jalousie  des  Stoïciens, 
dont  les  préceptes  austères  ne  pouvaient  être  mis 
en  pratique  que  par  une  rare  élite. 

Epicure  paraît  avoir  ouvert  son  école  quelques 
années  après  Zenon.  En  tout  cas  il  était  sensi- 
blement plus  jeune  que  ce  dernier  et  mourut 
bien  avant  lui,  car  il  ne  vécut  que  soixante-douze 
ans,  tandis  que  Zenon  atteignit  l'âge  de  quatre- 

1.  Cicéron,  De  ^n.,  I,  xx,  65.  —  II,  xxv,  80. 


36  ÉPICURE. 

vingt-dix-huit  ans.  Cependant  répicuréisme  ne 
fut  pas  une  réaction  contre  la  sévérité  des  Stoï- 
ciens, aucun  des  deux  systèmes  n'exerça  origi- 
nairement une  influence  quelconque  sur  la  consti- 
tution de  l'autre  ;  que  plus  tard  il  n'en  ait  pas  été 
de  même,  c'est  probable;  la  lutte  entre  les  deux 
écoles  rivales  devint  de  plus  en  plus  âpre  et  achar- 
née; bien  des  hommes,  ne  se  sentant  pas  la  force 
d'adhérer  au  stoïcisme,  se  rejetèrent  dans  la  doctrine 
opposée;  mais  ce  n'est  point  à  un  tel  sentiment 
qu'il  faut  attribuer  la  naissance  de  l'épicuréisme. 

Ce  qui  nous  frappe  tout  d'abord,  c'est  la  docilité 
avec  laquelle  les  disciples  acceptèrent  les  doctrines 
du  maître  et  les  conservèrent  sans  altération. 
L'épicurisme  n'a  pas  d'histoire  :  il  est  tout  entier 
dans  les  enseignements  d'Epicure  auxquels  le 
temps  n'apporta  point  de  modifications;  aucun 
des  Epicuriens  n'a  été  un  philosophe  original, 
aucun  n'a  cherché  à  se  faire  un  nom.  Cependant 
il  nous  paraît  juste  de  rappeler  plusieurs  des  dis- 
ciples immédiats  d'Epicure. 

Métrodore  de  Lampsaque  que  Cicéron  appelle 
pseiie  aller  Epicurus  *  et  à  qui  le  maître  lui- 
même  avait  décerné  le  titre  de  Sage  ^.  Les  -frag- 
ments  d'un   traité  xepl   atcôviTûv   publiés   dans  le 

1,  Cicéron,  De  fin. ^  II,  m,  7. 

2.  Sénèque,  Lettres,   LU,  3. 


l'école  et  le  système.  37 

tome  VI  des  papyrus  d'Herculanum  sont  quelque- 
fois donnés  comme  étant  de  lui,  mais  cette  attri- 
bution est  douteuse.  Métrodore  mourut  sept  ans 
avant  Epicure  qui  ne  cessa  de  prendre  soin  de 
ses  enfants.  On  a  au  Louvre  un  buste  d' Epicure 
à  double  face,  représentant  d'un  côté  le  maître, 
de  Tautre  le  disciple  inséparable. 

Polysenus  qui,  lui  aussi,  mourut  avant  son 
maître,  était  un  mathématicien  distingué.  Hermar- 
chus  de  Mitylène  est  souvent  désigné  par  le  nom 
d'Hermachus  ;  mais,  d'après  Zeller,  il  ne  doit  plus 
subsister  de  doutes  sur  sa  véritable  appellation; 
c'est  à  lui  que  revint  la  direction  de  Fécole  après 
la  mort  du  fondateur.  Au  même  groupe  apparte- 
nait encore  Golotès,  contre  qui  Plutarque  devait 
écrire  un  livre  400  ans  plus  tard. 

L'admiration  pour  le  génie  du  maître  que 
Lucrèce  exprime  dans  tant  de  passages,  l'adhésion 
sans  réserve  à  sa  doctrine  sont  des  sentiments 
communs  à  toute  l'école.  Ils  étaient  charmés  par 
les  enseignements d'Epicure,  ainsi  que  parle  chant 
des  Sirènes;  ils  recevaient  comme  des  vérités  in- 
contestables les  principes  posés  par  le  maître; 
leur  conviction  était  profonde,  leur  dogmatisme 
intransigeant*;  ils  apprenaient  par  cœur  les  for- 

1.  €  Velleius  fidenter  sane,  ut  soient  isti,  nihil  tam  verens 
quam  ne  dubitare  aliqua  de  re  videretur,  tanquam  modo  ex 


38  ÉPICURE. 

mules  du  système  ^ ,  ils  avaient  grand  soin  de  ne 
rien  laisser  perdre  de  ce  que  leur  chef  avait  dit 
ou  écrit;  toucher  à  un  seul  point  de  la  doctrine 
était  à  leurs  yeux  un  véritable  sacrilège  :  âçTtv  aÙTolç 
':Tapavo(A7][i.a,  [jAXko^  ^è  à<7£êyij/.a,  /.al  xaTeyvaxTTai  tô 
xatvoTojjLT^Ôsv  ^.  «  Épicure,  dit  M.  Grouslé,  fut  le  fon- 
dateur et  le  dieu  d'une  sorte  de  religion  nouvelle... 
Les  disciples  d'Epicure  formaient  en  réalité  une 
petite  église  ^  »  Cette  docilité  est  une  nouveauté 


deorum  concilio  et  ex  Epicuri  intermundiis  descendisset.   » 
GicÉRON,  De  nat.  D.,  I,  viii,  18. 

1.  «  Quis  vestrum  non  edidicit  Epicuri  xup{«$  86Çaç?  »  CicérOi\, 
De  fin.,  VII,  xx. 

2.  NuMEMus,  dans  Muellach,  Fragm.  philos.,  t.  III,  p.  153, 
col.  2.  —  Cf.  NmiEivius  dans  Eusèbe  {Prœp.  évang.,  XIV, 
cap.  V,  p.  727)  :  «  Adeo  nullain  re  eos  ab  Epicuro  dissensisse, 
qu8B  dignaquidem  sit  memoratu,  ut  delictum  potius  apud  eos 
fuerit  et  impietas  et  damnandum  piaculum  si  quippiam  fuerit 
innovatum,  sic  ut  Epicuri  institutio  reipublicœ  cuipiam  verai 
germansBque  similis  sit,  ubi  seditione  omni  remota,  una  mens 
communis,  una  moderatur  sententia  »  (trad.  Fr.  Viger,  Pa- 
trologie  grecque,  Migne,  t.  XXI). 

3.  <c  II  semble  qu'Epicure  ait  eu  le  dessein  prémédité  de 
fonder  une  sorte  de  religion,  si  Ton  peut  donner  ce  nom  à  une 
doctrine  sans  dieux  ou  du  moins  sans  culte.  Ce  n'est  pas  une 
simple  école,  c'est  une  église  profane,  avec  des  dogmes  in- 
discutables, avec  un  enseignement  qui  ne  change  jamais  et 
entourée  d'institutions  qui  assurent  la  docilité  des  adeptes  et 
protègent  la  doctrine  contre  les  innovations.  »  Martha,  Le 
poème  de  Lucrèce,  p.  10.  —  «  (La  première  raison  du  prestige 
qui  s'est  attaché  au  nom  d'Epicure)  c'est  peut-être  qu'Epicure 
crut  et  sut  faire  croire  à  ses  disciples  qu'aucun  philosophe 


l'école  et  le  système.  39 

chez  les  Grecs  dont  l'esprit  était  hardi  et  indépen- 
dant. «  L'apparition  et  le  succès  de  l'Epicurisme 
attestent,  selon  M.  Groiset,  un  affaiblissement  no- 
table  de  la  pensée  spéculative  en  Grèce.  » 

L'extrême  docilité  des  Epicuriens  a  donné 
matière  à  une  singulière  accusation  :  on  leur  a 
reproché  d'avoir  regardé  Épicure  comme  un  dieu 
et  de  l'avoir  adoré.  Sans  doute  dans  cette  petite 
société  on  pratiquait  certains  rites,  on  se  réunis- 
sait pour  des  fêtes,  pour  des  repas  communs,  on 
célébrait  des  anniversaires,  on  entourait  d'un 
véritable  culte  la  mémoire  du  maître,  on  lui  éle- 
vait des  statues,  les  disciples  enthousiastes  por- 
taient toujours  sur  eux  son  image,  ou  bien  un 
anneau,  comme  les  esclaves  affranchis;  ils  disaient 
qu'il  était  bien  digne  de  son  nom  d'auxiliateur, 
sTCHcouptoç.  Quelques-uns  évidemment  ne  surent  pas 
s'arrêter  en  chemin  ;  chez  les  petits  esprits  la  su- 
perstition prend  vite  sa  revanche  de  l'abolition 
des  croyances  religieuses.  C'est  ainsi  que  Néoclès, 

digne  de  ce  nom  n'avait  paru  avant  lui,  qu'il  avait  apporté  le 
premier  et  à  jamais  toute  la  vérité  et  les  seules  conditions  du 
salut...  Il  n'est  pas  entièrement  inutile,  même  devant  l'his- 
toire, de  se  vanter  beaucoup  et  d'avoir  des  gens  qui  vous 
vantent,  surtout  si  parmi  ces  panégyristes  il  se  trouve  un 
poète  de  l'âme  et  du  génie  de  Lucrèce  :  il  en  reste  toujours 
quelque  chose.  »  L.  Garrau,  Revue  des  Deux-Mondes,  août 
1888.  —  Cf.  J.  PicAVET,  De  Epicuro  novœ  religionis  auctore, 
1888. 


ÏO  ÉPICURE. 

irère  d'Epicure,  écrivit,  dit-on,  que  leur  mère  était 
bien  heureuse  d'avoir,  par  un  privilège  unique, 
réuni  dans  son  sein  les  atomes  qui  devaient  former 
un  tel  sage  \  Quant  aux  vers  de  Lucrèce  qui  égale 
Epicure  aux  dieux  et  le  met  au-dessus  d'Hercule 
ou  de  Cérès,  nous  n'y  pouvons  voir  autre  chose 
qu'un  brillant  développement  poétique  ;  ce  que  le 
reste  du  poème  nous  fait  connaître  du  caractère 
et  des  sentiments  de  l'auteur  ne  nous  permet  pas 
de  nous  méprendre  sur  le  sens  de  ces  expressions. 
Mais,  dit-on,  un  jour  Golotès  se  jeta  aux  pieds 
de  son  maître,  il  l'adora  et  Epicure  se  garda  bien 
de  le  détromper.  Tout  d'abord  nous  répondrons 
que  cette  anecdote,  quoiqu'elle  soit  rapportée 
par  Diogène  Laërce,  n'est  peut-être  pas  bien  au- 
thentique; il  se  peut  qu'elle  ait  été  inventée  de 
toutes  pièces  ou  que  du  moins  la  physionomie  en 
ait  été  singulièrement  altérée  par  la  malignité  des 
adversaires.  En  tout  cas  elle  est  unique  et  il  n'en 
faudrait  pas  tirer  des  conclusions  exagérées.  Que 
Golotès,  qui  était  du  nombre  de  ces  petits  esprits 
dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  se  soit  laissé  em- 
porter par  un  enthousiasme  irréfléchi,  qu'Epicure 
lui-même  ait  été  un  moment  grisé  par  le  prestige 
que  lui   reconnaissaient  ses  amis,  il  n'y  a  là  rien 

1.  Plutarque,  On  ne  peut  vivre  heureux,  1100  A. 


l'école  et  le  système.  ki 

que  de  très  humain  et  cette  faiblesse  passagère  ne 
nous  paraît  pas  entacher  sérieusement  la  yaleur 
du  système. 

On  s'est  beaucoup  indigné  du  fait  que  l'école 
était  ouverte  aux  femmes  et  que  plusieurs  d'entre 
elles  y  ont  joué  un  rôle  éminent.  On  paraît  mé- 
connaître la  liberté  dont  jouissaient  les  femmes 
dans  la  société  athénienne  et  le  goût  que  certaines 
ont  manifesté  pour  la  culture  intellectuelle;  on 
paraît  surtout  oublier  que  Socrate  prenait  plaisir 
à  s'entretenir  avec  des  femmes,  avec  des  courti- 
sanes même  et  particulièrement  avec  Aspasie\ 
Il  y  avait  un  grand  nombre  de  femmes  dans  les 
écoles  de  Pythagore  et  de  Platon.  Les  mœurs  des 
Epicuriens  ne  semblent  pas  avoir  été  autres  que 
celles  de  leurs  compatriotes  et  de  leurs  contem- 
porains ;  il  serait  souverainement  injuste  de  leur 
faire  un  crime  de  pratiques  que  notre  morale  con- 
damne, mais  qu'ils  n'avaient  pas  introduites  en 
Grèce.  Rien  n'est  plus  faux  que  le  tableau  tracé 
par  certains  écrivains  qui  représentent  le  jardin  d'E- 
picure  comme  une  sorte  de  mauvais  lieu  et  comme 
le  théâtre  de  rencontres  obscènes.  Ils  le  comparent 
aux  écuries  d'Augias,  à  une  étable  à  porcs  ;  ils 
donnent  des  détails  précis  qui  font  honneur  à  leur 

1.  Platon,  Ménédème. 


42  ÉPICURE. 

imagination,  mais  non  à  leur  sens  critique. 
On  accuse  encore  les  Épicuriens  de  s'être  adon- 
nés aux  plaisirs  de  la  table,  d'avoir  été  familiers 
avec  tous  les  excès  du  boire  et  du  manger.  Voilà 
qui  est  facile  à  dire,  mais  quelle  preuve  en  peut-on 
apporter  ?  On  nous  dit  qu'ils  aimaient  à  se  réunir 
pour  des  repas  communs  ;  mais  quel  était  le  menu 
de  ces  repas?  Etaient-ce  des  festins,  de  ces  ban- 
quets dont  la  chaleur  communicative  provoque 
toutes  sortes  de  débordements  de  langage  et  de  con- 
duite? N'étaient-ce  pas  plutôt  des  réunions  dont 
le  plaisir  de  se  retrouver,  d'être  assemblés  par  la 
communauté  des  idées  et  des  sentiments  faisait 
le  principal  charme?  De  la  sobriété  d'Epicure  lui- 
même,  nous  avons  des  preuves  irrécusables  ;  il  dé- 
pensait fort  peu  pour  sa  nourriture  journalière  : 
((  Hermarque,  écrit-il,  se  vante  de  ne  dépenser 
qu'un  as  par  jour  pour  sa  nourriture  ;  mais  moi, 
je  ne  le  dépense  pas  complètement.  »  Il  se  con- 
tentait fort  bien  de  pain  et  d'eau  ;  il  demande  à 
un  de  ses  amis  de  lui  envoyer  un  fromage  pour 
les  jours  où  il  voudra  se  donner  un  régal  extra- 
ordinaire. Ce  n'est  point  par  l'attrait  de  la  bonne 
chère  qu'il  prétendait  séduire  ses  disciples,  celui 
qui  résumait  en  ces  termes  le  programme  de  son 
école  :  «  Etranger,  ici  tu  te  trouveras  bien  :  ici 
réside  le  plaisir,   le  bien  suprême.   Tu  trouveras 


L  ÉCOLE    ET   LK   SYSTÈME.  43 

dans  cette  demeure  un  maître  hospitalier,  humain 
et  gracieux,  qui  te  recevra  avec  du  pain  blanc  et 
te  servira  abondamment  de  l'eau  claire  en  te  di- 
sant :  N'as-tu  pas  été  bien  traité?  Ces  jardins  ne 
sont  pas  faits  pour  irriter  la  faim,  mais  pour  l'étein- 
dre, pour  accroître  la  soif  par  la  boisson  môme, 
mais  pour  la  guérir  par  un  remède  naturel  et  qui 
ne  coûte  rien.  Voilà  l'espèce  de  volupté  dans  la- 
quelle j'ai  vécu,  j'ai  vieilli  \  » 

Certes  nous  ne  pourrions  pas  rendre  le  même 
témoignage  à  tous  les  Épicuriens  :  il  y  en  a 
beaucoup  dont  les  désordres  expliquent  et  justi- 
fient la  mauvaise  réputation  de  l'école.  Mais,  comme 
le  fait  remarquer  judicieusement  Sénèque,  ce  n'est 
pas  par  une  fidèle  application  des  principes  d'Epi- 
cure  qu'ils  s'abandonnent  à  leurs  passions;  ils 
cherchent  au  contraire  à  colorer  leurs  passions  du 
nom  d'Epicurisme,  qu'ils  ont  usurpé".  Il  serait 
injuste  de  rendre  le  maître  responsable  de  la  con- 
duite de  ces  prétendus  disciples.  D'autant  plus 
que  les  adversaires  de  i'Epicurisme  ont  étrangement 
abusé  du  mot  :  ils  ont  affecté  de  confondre  avec  les 
Epicuriens  des  personnages  dont  la  conduite  et  le 

1.  SÉNÈQUE,  Lettres,  XXI. 

2.  «  Non  ab  Epicuro  impulsi  luxuriantur.  sed  vitiis  dediti 
luxuriam  suam  in  philosophise  sinu  abscondunt,  et  eo  con- 
currunt  ubi  audiunt  laudari  voluptatem  ».  Seneca,  De  vita 
beata,  XII. 


44  ÉPICURE. 

caractère  n'avaient  rien  de  philosophique,  affublant 
de  ce  nom  des  hommes  qui  n'avaient  souci  d'au- 
cune doctrine,  d'aucun  système.  Qu'on  ne  vienne 
donc  plus  nous  parler  des  pourceaux  du  troupeau 
d'Epicure  :  ces  pourceaux,  car  beaucoup  ne  méri- 
taient pas  d'autre  nom,  n'étaient  pas  des  Épicu- 
riens. 

Pour  bien  saisir  le  caractère  de  l'Epicurisme, 
pour  en  expliquer  le  succès  merveilleux  et  durable, 
il  faut  considérer  les  circonstances  dans  lesquelles 
il  fut  conçu  et  enseigné.  C'était  quelques  années 
après  les  prodigieuses  conquêtes  et  la  mort  subite 
d'Alexandre,  alors  que  ses  généraux  se  disputaient 
et  se  partageaient  son  héritage.  Les  républiques 
grecques  avaient  péri  l'une  après  l'autre  ;  il  n'y  avait 
plus  nulle  part  ni  liberté  ni  vie  politique.  L'ancienne 
religion  n'avait  plus  de  croyants  et  ne  pouvait 
satisfaire  les  esprits.  Le  temps  aussi  était  passé 
des  grandes  constructions  spéculatives.  Platon  était 
mort  en  347,  sept  ans  avant  la  naissance  d'Epicure, 
Aristote,  en  322  ;  aucun  métaphysicien  original  ne 
leur  avait  succédé.  La  pensée  grecque  manifestait 
de  nombreux  symptômes  de  lassitude.  Les  philoso- 
phes qui  continuaient  d'enseigner  dans  l'Académie 
et  dans  le  Lycée  manquaient  d'initiative  et  rétrécis- 
saient de  plus  en  plus  les  doctrines  de  leurs  maîtres. 
On  ne  s'intéressait  plus  qu'aux  questions  qui  se  rap- 


l'école  et  le  système.  45 

portent  directement  à  la  vie  pratique;  et,  comme  il 
y  a  deux  sortes  d'esprits,  deux  manières  d'envisager 
la  nature  de  l'homme  et  ses  rapports  avec  l'ensemble 
des  choses,  deux  systèmes  opposés  prirent  nais- 
sance et  furent  accueillis  avec  empressement  par 
un  grand  nombre  d'adeptes,  l'épicurisme  et  le 
stoïcisme  :  l'origine  et  le  développement  de  ces 
deux  systèmes  sont  exactement  contemporains  et 
parallèles.  Il  y  a  plus  :  l'épicurisme  et  le  stoïcisme 
sont  de  tous  les  temps  ;  les  deux  doctrines  comptent 
encore  dans  les  âges  modernes  un  grand  nombre 
de  partisans  * . 

1.  «  Qui  n'a  rencontré,  même  de  nos  jours,  un  sage  prati- 
que, épicurien  sans  le  savoir,  modéré  dans  ses  goûts,  hon- 
nête sans  grande  ambition  morale,  se  piquant  de  bien  con- 
duire sa  vie?  Il  se  propose  de  tenir  en  santé  son  corps,  son 
esprit  et  son  âme,  ne  goûte  que  les  plaisirs  qui  ne  laissent 
pas  de  regrets,  que  les  opinions  qui  n'agitent  point,  se  garde 
de  ses  propres  passions  et  esquive  celles  d'autrui.  S'il  ne  se 
laisse  pas  tenter  par  les  fonctions  et  les  honneurs,  c'est  de 
peur  de  courir  un  risque  ou  d'être  froissé  dans  une  lutte. 
D'humeur  libre,  éclairé,  plus  ou  moins  ami  de  la  science,  il 
se  contente  de  connaissances  courantes.  Sans  trop  s'inquiéter 
des  problèmes  métaphysiques,  il  a  depuis  longtemps  placé 
Dieu  si  haut  et  si  loin  qu'il  n'a  rien  à  en  espérer  ni  à  en 
craindre.  Quant  à  la  vie  future,  il  l'a,  pour  ainsi  dire,  effacée 
de  son  esprit  et  ne  songe  à  la  mort  que  pour  s'y  résigner  un 
jour  avec  décence.  Cependant  il  dispose  sa  vie  avec  une  pru- 
dence timide,  se  ramasse  en  soi,  se  limite,  ne  se  répand  au 
dehors  que  dans  l'amitié  qui  lui  paraît  sûre,  où  il  jouit  des 
sentiments  qu'il  inspire  et  de  ceux  qu'il  éprouve.  Son  égoïsme 


46  ÉPICURE. 

M.  A.  Croiset,  dans  son  histoire  de  la  littérature 
grecque  * ,  dit  que  le  principe  de  la  morale  épicu- 
rienne était  foncièrement  dangereux  et  qu'il  a  fait 
au  monde  antique  beaucoup  de  mal.  Nous  croyons 
au  contraire  que  la  vogue  de  Tépicurisme  et,  nous 
n'hésitons  pas  à  le  dire,  la  transformation  qu'il  a 
subie,  sont  l'effet  et  non  la  cause  de  la  décadence 
des  mœurs.  Voici  en  effet  le  témoignage  de  Gur- 
tius^  :  «  Tous  les  nobles  sentiments  qui  avaient 
éclaté  en  Grèce  avaient  leur  raison  d'être  dans 
l'idée  de  TEtat.  Aussi  lorsque  le  peuple  se  vit  inter- 
dire ce  terrain,  lorsqu'il  n'eut  plus  de  patrie  et 
que  la  vie  municipale  elle-même  fut  en  souffrance, 
il  dut  perdre  toutes  les  vertus  qu'il  avait  héritées 
du  passé...  Le  bien-être  matériel,  le  confort  delà 
vie  de  petite  ville,  voilà  ce  que  la  foule  chercha  à 
se  procurer.  Tous  les  nobles  instincts  allèrent 
s' affaiblissant  de  jour  en  jour.  »  Droysen  trace  un 
tableau  plus  sombre  encore  de  l'état  de  la  Grèce 
au  commencement  du  iv^  siècle  :  «  Les  masses 
appauvries,  immorales;  une  jeunesse  assauvagie 

qui  est  noble,  et  qui  voudrait  être  délicieux,  a  compris  que  la 
bienveillance  est  le  charme  de  la  vie,  qu'on  en  soit  l'objet  ou 
qu'on  l'accorde  aux  autres.  »  Martiia,  Le  poème  de  Lucrèce  y 
p.  7. 

1.  Croiset,  Histoire  de  la  Littérature  grecque,  V,  p.  68. 

2.  GuRTius,  Histoire  grecque,  trad.  Bouché-Leclercq,  t.  V, 
p.  449. 


l'école  et  le  système.  47 

par  le  métier  de  mercenaires,  usée  par  les  courti- 
sanes, détraquée  par  les  philosophies  à  la  mode; 
une  dissolution  universelle,  une  agitation  bruyante, 
une  exaltation  fiévreuse  à  laquelle  succède  la  dé- 
tente et  l'hébétude,  tel  est  le  tableau  déplorable  de 
la  vie  grecque  d'alors...  (A  Athènes  en  particulier) 
ces  deux  choses,  la  légèreté  la  plus  coquette  et  la 
plus  abandonnée,  et  la  culture  délicate,  aimable  et 
spirituelle  qu'on  a  désignée  depuis  sous  le  nom 
d'atticisme,  sont  les  traits  caractéristiques  de  la  vie 
d'Athènes  sous  la  domination  de  Démétrius  de 
Phalère.  C'est  une  affaire  de  bon  ton  de  visiter  les 
écoles  des  philosophes;  l'homme  à  la  mode  est 
Théophraste,  le  plus  adroit  des  disciples  d'Aristote, 
sachant  rendre  populaire  la  doctrine  profonde  de 
son  illustre  maître,  réunissant  1000,  2000  élèves 
autour  de  lui,  plus  admiré,  plus  heureux  que  ne  le 
fut  jamais  son  maître.  Cependant  ce  Théophraste 
et  quantité  d'autres  professeurs  de  philosophie 
étaient  éclipsés  par  Stilpon  de  Mégare.  Quand 
Stilpon  venait  à  Athènes,  les  artisans  quittaient 
leur  atelier  pour  le  voir,  quiconque  pouvait  ac- 
courait pour  l'entendre;  les  hétaïres  affluaient  à 
ses  leçons  pour  voir  et  pour  être  vues  chez  lui, 
pour  exercer  à  son  école  cet  esprit  piquant  par 
lequel  elles  charmaient  tout  autant  que  par  leurs 
toilettes  séduisantes  et  l'art  de  réserver  leurs  der- 


kS  ÉPICURE. 

nières  faveurs.  Ces  courtisanes  jouissaient  de  la 
société  habituelle  des  artistes  de  la  ville,  peintres 
et  sculpteurs,  musiciens  et  poètes;  les  deux  plus 
célèbres  auteurs  comiques  du  temps,  Philémon  et 
Ménandre,  louaient  publiquement  dans  leurs  comé- 
dies les  charmes  de  Glycère  et  se  disputaient  pu- 
bliquement ses  faveurs,  sauf  à  l'oublier  pour 
d'autres  courtisanes  le  jour  où  elle  trouvait  des 
amis  plus  riches  qu'eux.  De  la  vie  de  famille,  de 
la  chasteté,  de  la  pudeur,  il  n'en  est  plus  question 
à  Athènes  ;  c'est  tout  au  plus  si  on  en  parle  encore  ; 
toute  la  vie  se  passe  en  phrases  et  en  traits  d'es- 
prit, en  ostentation,  en  activité  affairée.  Athènes 
met  aux  pieds  des  puissants  l'hommage  de  ses 
louanges  et  de  son  esprit  et  accepte  en  retour  leurs 
dons  et  leurs  libéralités...  On  ne  craignait  que 
l'ennui  ou  le  ridicule  et  on  avait  les  deux  à  satiété. 
La  religion  avait  disparu  et  l'indifférentisme  de  la 
libre  pensée  n'avait  fait  que  développer  davantage 
la  superstition,  le  goût  de  la  magie,  des  évocations 
et  de  l'astrologie  ;  le  fond  sérieux  et  moral  de  la 
vie,  chassé  des  habitudes,  des  mœurs  et  des  lois 
par  le  raisonnement,  était  étudié  théoriquement 
dans  les  écoles  des  philosophes  et  devenait  l'objet 
de  discussions  et  de  querelles  littéraires  ^  ».  «  L'Épi- 

1.  Droysen,  Histoire  de  V Hellénisme ,  trad.  par  Bouché-Le- 
clercq,  t.  II,  1.  III,  ch.  m. 


l'école  et  le  système.  49 

curisme,  dit  de  son  côté  M.  Denis  \  ne  corrompit 
rien  et  ne  tua  rien  en  Grèce  parce  qu'il  n  y  avait 
plus  rien  à  corrompre  ni  à  tuer.  » 

Le  mérite  d'Epicure,  c'est  d'avoir  compris  ce 
que  réclament  un  grand  nombre  d'esprits  et  de 
leur  avoir  donné  admirablement  satisfaction  -.  Bien 
des  hommes  en  effet  se  préoccupent  par-dessus 
tout  d'être  heureux;  le  bonheur,  c'est  le  dernier 
terme  de  leurs  aspirations;  mais,  comme  ils  sont 
intelligents,  ils  ne  peuvent  refuser  de  tenir  compte 
des  exigences  de  leur  esprit;  ils  ne  sauraient  être 
complètement  heureux  que  s'ils  donnent  une  raison 
plausible  de  la  règle  de  leur  conduite  ;  ils  éprouvent 
le  besoin  de  concevoir  une  explication  du  spectacle 

1.  J.Denis,  Hist.  des  Idées  morales  dans  l'antiquité,  t.  I, 
p.  294.  —  Il  est  curieux  d'opposer  à  ces  jugements  l'opinion 
de  M.  J.  Soury  :  «  C'était  le  bon  temps  pour  philosopher... 
Ces  doctes  loisirs,  ce  détachement  du  monde,  des  devoirs  et 
des  passions  du  citoyen,  jamais  Épicure  ne  les  aurait  trouvés 
dans  les  cités  turbulentes,  dévorées  d'envie  et  de  soupçons 
jaloux,  oscillant  sans  cesse  de  la  démagogie  à  la  tyrannie,  du 
monde  grec  antérieur  à  Alexandre  et  à  Antipater  ».  J.  Soury, 
Théories  naturalistes  du  monde  et  de  la  vie  dans  l'antiquité, 
1881,   ch.  VII,  p.  293. 

2.  C'est  ce  qu'a  fort  bien  vu  Nietsche  :  «  Pour  être  fondateur 
de  religion,  dit-il,  il  faut  de  l'infaillibilité  psychologique  dans 
la  découverte  d'une  catégorie  d'âmes  moyennes  et  qui  n'ont 
pas  encore  reconnu  qu'elles  sont  de  même  espèce.  Ces  âmes, 
c'est  le  fondateur  de  religion  qui  les  réunit  (relligio).  C'est 
pourquoi  la  fondation  d'une  religion  devient  toujours  une 
longue  fête  de  reconnaissance.  » 

ÉPICURE.  4 


50  ÉPICURE. 

que  présentent  les  êtres  et  les  phénomènes  du 
monde,  mais  ils  ne  sont  pas  bien  difficiles,  bien 
exigeants  en  matière  d'explication  ;  ils  se  conten- 
tent volontiers  de  la  première  théorie  qu'on  leur 
propose,  qu'ils  croient  comprendre  et  qu'ils  accep- 
tent avec  confiance  ;  ils  ne  se  donnent  pas  la  peine 
de  la  critiquer,  de  l'approfondir  ;  si  leurs  doctrines 
offrent  quelques  contradictions,  ils  ne  s'en  aper- 
çoivent pas  ou  ne  s'inquiètent  pas  de  les  résoudre. 
L'épicurisme  leur  apportait  précisément  ce  qu'ils 
demandaient  :  «  0  apertam  et  simplicem  et  direc- 
tain  viam,  »  dit  CicéronV  Dans  la  lutte  contre  le 
Stoïcisme,  les  Epicuriens  conservèrent  une  attitude 
défensive  plutôt  qu'offensive;  ils  répondaient  aux 
accusations  de  leurs  adversaires,  mais  n'entrepre- 
naient guère  la  critique  des  dogmes  sur  lesquels 
ceux-ci  fondaient  leur  système.  De  tels  hommes, 
considérant  l'immensité  de  l'univers  et  le  peu  de 
place  que  nous  y  tenons,  l'impossibilité  où  nous 
sommes  de  triompher  des  forces  et  des  lois  de  la 
nature,  n'entreprennent  pas  la  lutte;  ils  prennent 
facilement  leur  parti  de  notre  faiblesse,  ils  tâchent 
de  s'accommoder  le  mieux  possible  de  la  condition 
qui  nous  est  faite  et  s'arrangent  pour  passer  agréa- 
blement le  peu  de  temps  que  nous  avons  à  vivre. 

1.  CicÉRO>',  De  finibus,  I,  xviii,  57. 


l'école  et  le  système.  51 

Quelques-uns  d'entre  eux  sont  des  hommes  d'un 
esprit  très  fin  et  très  délicat;  ce  qui  leur  manque, 
c'est  l'énergie  de  la  volonté  ^ .  On  les  accuse  sou- 
vent de  lâcheté  :  c'est  prononcer  un  bien  gros  mot 
et  qui  ne  paraît  pas  justifié.  L'Épicurien  n'est  pas 
un  lâche  :  tout  d'abord  il  travaille  à  s'affranchir  des 
craintes  qui  rendent  si  malheureux  la  plupart  des 
hommes,  puis,  s'il  vient  à  être  frappé  par  quelque 
infortune,  il  cherche  à  s'en  consoler  sans  faire 
d'efforts  surhumains  et  sans  se  payer  de  phrases 
ambitieuses.  On  comprend  donc  l'aversion  qu'ins- 
pire un  pareil  système  à  ceux  dont  le  caractère  est 
fait  surtout  de  fierté  et  de  courage,  qui  ont  une 
plus  haute  idée  de  la  dignité  de  l'homme,  qui  ne 
se  proposent  pas  d'autre  but  que  d'être  forts  et  à 
ceux  aussi  qui,  convaincus  que  le  seul  objet  digne 
de  nous  est  la  connaissance  de  la  vérité,  mettent  les 
recherches  scientifiques  au-dessus  de  la  poursuite 
du  bonheur. 

Epicure  est  un  des  écrivains  les  plus  féconds 
de  l'antiquité  :  il  avait  composé  plus  de  300  traités 
et  ces  ouvrages  étaient  bien  de  lui,  il  ne  les  gros- 


1.  MoMAiGXE,  Essais,  I,  xi\  :  «  De  vrai,  ou  la  raison  se 
moque  ou  elle  ne  doit  viser  qu'à  notre  contentement  et  tout 
son  travail  tendre  en  somme  à  nous  faire  bien  vivre  et  à  notre 
aise,  comme  dit  la  Sainte  Ecriture  :  etcognovi  quodnon  esset 
melius  nisi  Isetari  et  facere  bene  in  vita  sua  »  (Ecoles.,  m,  12). 


52  ÉPICURE. 

sissait  pas  au  moyen  de  citations  empruntées  à 
ses  devanciers.  Chrysippe  aussi  lui  écrivit  beau- 
coup, car  il  ne  voulait  paraître  inférieur  en  rien 
à  ses  adversaires;  mais  ses  livres  étaient  plutôt 
des  répliques,  des  polémiques  que  des  exposés 
systématiques;  en  outre,  son  abondance  était  plus 
apparente  que  réelle,  car  bien  des  pages  étaient 
remplies  de  citations  prises  ici  ou  là.  Diogène 
Laërce  nous  a  transmis  les  titres  d'un  certain 
nombre  des  ouvrages  d'Epicure  :  un  traité  de  la 
nature,  en  37  livres;  sur  les  atomes,  le  vide,  ré- 
sumé de  ce  qu'on  a  écrit  contre  les  physiciens; 
objections  des  Mégariens  ;  des  dieux,  de  la  sainteté, 
des  fins,  des  manières  de  vivre  (4  livres),  de  la 
justice  et  des  autres  vertus,  des  dons  et  de  la  re- 
connaissance, de  la  musique;  puis  des  livres  in- 
titulés Chérédème,  Hégésianax,  Néoclès,  Eurylo- 
que,  Aristobule,  Timocrate  (3  livres),  Métrodore 
(5  livres),  Antidore  (2  livres),  Anaximène  :  quel 
était  Fobjet  de  chacun  de  ces  ouvrages,  c'est  sur 
quoi  il  nous  est  impossible  de  risquer  la  moindre 
conjecture.  En  outre,  le  même  historien  repro- 
duit textuellement,  comme  nous  l'avons  dit,  une 
lettre  à  Hérodote,  une  à  Pythoclès,  une  à  Ménécée, 
un  recueil  de  maximes  principales  et  le  testament 
du  philosophe.  Mais  tandis  que  les  Epicuriens 
étudiaient  religieusement  tous  les  écrits  de  leur 


l'école  et  le  système.  53 

maître  et  n'en  lisaient  pas  d'autres  *,  tous  les 
autres  philosophes  professaient  le  plus  profond 
dédain  pour  les  livres  d'Épicure  et  de  ses  disci- 
ples. Les  admirateurs  fanatiques  d'Epicure  disent 
qu'il  ruina  sa  santé  à  force  de  travailler;  c'est 
probablement  une  erreur;  mais  non  moins  fausse 
est  la  légende  d'après  laquelle  ses  maladies  eu- 
rent pour  causes  ses  débauches  et  son  amour 
immodéré  des  plaisirs  de  la  table. 

Épicure  ne  doit  pas  être  compté  parmi  les  bons 
auteurs  :  il  méprisait  la  gloire  littéraire  et  ne  se 
donnait  pas  la  peine  de  soigner  son  style  :  oùjc 
gTCirovov  To  ypaçstv,  disait-il  ;  riihil  opus  esse  eum^ 
qui  philosophus  futur  us  sity  scire  Utteras'.  Il 
improvisait,  ne  s'imposait  pas  de  ratures.  Il  fai- 
sait peu  de  cas  des  arts,  ce  dont  on  lui  a  fait  sou- 
vent un  reproche  et  ce  qui  a  lieu  de  nous  étonner 
de  la  part  d'un  Grec.  N'oublions  pas  que  si  Epi- 
cure  enseignait  à  Athènes,  il  n'y  était  pas  né  et 
n'y  avait  point  passé  sa  jeunesse;  sa  première 
éducation  avait  été  fort  sommaire;  c'est  peut- 
être  pour  cela  que  son  style  et  son  goût  laissaient 
à  désirer.  On  l'accuse  d'écrire  mal,  d'employer 
des  termes  bas,  des  locutions  incorrectes;  d'autres 

1.  GicÉRON',  DeNat.  D.,  II,  xxix,  73  :  «  Vestra  enim  solum  le- 
gitis,  vestra  amatis,  ceteros  causa  incognita  condemmatis.  » 

2.  CicÉROx,  De  finibus,  II,  iv,  12. 


54  ÉPICURE. 

fois  on  lui  reproche  d'avoir  introduit  plusieurs 
néologismes  :  c'est  une  critique  que  l'on  ne  son- 
gerait pas  aujourd'hui  à  adresser  à  un  philosophe 
ou  à  un  savant.  La  plupart  des  anciens  s'accor- 
dent à  lui  reconnaître  du  moins  le  mérite  de  la 
clarté  ;  Gicéron  le  lui  conteste  souvent,  mais  pas 
toujours  :  Comptée titur  verbis  quod  vult  et  dicit 
plane  quod  intelligarn  \  Il  semble,  en  effet,  qu'é- 
tant donné  le  caractère  qu'il  entend  imprimer  à 
son  système  et  le  genre  de  disciples  auxquels  il 
fait  appel,  c'est  surtout  à  la  clarté  qu'il  doit  pré- 
tendre. ((  Il  a  du  nerf  et  du  trait,  dit  M.  Croiset, 
mais  ni  émotion,  ni  imagination.  » 

Il  plaisante  rarement  et  lourdement,  il  n'y  a 
rien  chez  lui  qui  rappelle  l'ironie  socratique.  Quoi 
de  plus  clair,  de  plus  simple  en  apparence  que 
l'épicurisme?  A  la  réflexion,  bien  des  difficultés 
se  présentent,  des  questions  se  posent  auxquelles 
le  maître  ne  fait  qu'une  réponse  évasive.  Les 
explications  nous  paraissent  souvent  insuffisantes, 
mais  lui  ne  s'arrête  pas  pour  si  peu.  Certains 
auteurs,  entre  autres  Plutarque,  lui  reprochent  de 
ne  pas  s'être  donné  la  peine  d'étudier  et  de  réfu- 
ter les  théories  de  ses  devanciers,  surtout  de 
Platon  et  d'Aristote  ;  c'est  une  critique  à  laquelle 

1.  CicÉRO^-,  De  fmibus,  I,  v,  15. 


l'école  et  le  système.  55 

il  n'aurait  pas  été  sensible,  car  il  ne  faisait  point 
(le  cas  de  l'érudition  et  déclarait  inutile  la  recher- 
che curieuse  de  l'histoire.  Il  n'avait  pas  étudié  les 
mathématiques  qui  sont,  d'après  Platon,  le  ves- 
tibule de  la  philosophie.  Quelques  commentateurs, 
interprétant  certains  textes  de  Gicéron,  croient 
qu'Épicure  avait  un  enseignement  exotérique  et 
un  enseignement  ésotérique.  Clément  d'Alexan- 
drie *  dit  que  les  Epicuriens  avaient  des  doctrines 
secrètes  qu'ils  ne  révélaient  pas  au  vulgaire  et  se 
gardaient  bien  d'écrire  ;  cela  ne  nous  parait  pas 
vraisemblable. 

Épicure  n'est  pas  un  philosophe  original  :  pas 
une  seule  de  ses  théories  qui  n'ait  été  bien  avant 
lui  enseignée  par  quelque  autre  ^  ;  et  pourtant, 
s'il  n'a  pas  imaginé  une  théorie  de  son  cru  sur  les 
principes  des  choses,  ne  nous  hâtons  pas  d'en 
conclure  que  son  génie  n'avait  pas  assez  de  puis- 
sance pour  cela;  il  n'attachait  pas,  nous  l'avons 
dit,  une  grande  importance  à  l'étude  des  sciences 

1.  Clémeist  d'Alexandrie,  Stromates,  V,  xii,  139.  Diogène 
Laërce,  X,  5. 

2.  «  Pourquoi  hésiterions-nous  à  comparer  Epicure  à  ces 
oiseaux  nonchalants  et  sans  industrie  qui ,  sans  prendre  la 
peine  de  se  construire  une  demeure,  vont  déposer  leur  jeune 
famille  dans  quelque  vieux  nid  abandonné  et  ne  travaillent 
des  pieds  et  de  l'aile  que  pour  arranger  selon  leurs  besoins  cet 
asile  emprunté?  »  Martha,  Le  poème  de  Lucrèce,  p.  86. 


56  ÉPICURE. 

naturelles  et  ne  leur  reconnaissait  de  valeur  qu'en 
tant  qu'elles  apportent  un  concours  nécessaire  à 
la  morale.  Il  s'occupa  donc  longuement  des  ques- 
tions de  physique;  son  traité  Trspl  <pu(7£w;  n'avait 
pas  moins  de  37  livres.  Tous  les  historiens  sont 
d'accord  sur  ce  point  qu'il  n'a  fait  faire  de  progrès 
ni  à  la  science,  ni  à  la  philosophie;  mais  il  n'en 
a  jamais  manifesté  l'ambition.  Il  se  vantait,  nous 
dit-on,  de  ne  rien  devoir  à  personne,  d'être  le  seul 
auteur  de  son  système  et  ne  tarissait  pas  en  rail- 
leries plus  ou  moins  spirituelles  sur  tous  les  phi- 
losophes antérieurs;  n'y  a-t-il  point  là  une  con- 
tradiction qui  ne  tourne  pas  précisément  à  son 
honneur?  Il  disait  que  Nausiphane  n'était  qu'un 
poumon  (irXsufxovx),  à  cause  sans  doute  de  la  force 
et  de  la  beauté  de  sa  voix;  Platon,  un  homme  d'or 
()^pi»(7o0v) ,  ami  du  faste;  Aristote,  un  débauché, 
adWTov,  qui  avait  mangé  son  patrimoine  ;  Prota- 
goras,  un  portefaix;  Heraclite,  un  brouillon 
()tux-/iTviv) ;  les  Cyniques,  les  ennemis  de  la  Grèce; 
les  Dialecticiens,  des  corrupteurs;  Pyrrhon,  un 
ignorant  et  un  homme  mal  élevé;  Démocrite,  un 
maîtpo  d'écriture  et  de  lecture  (ypaçea).  D'autres 
fois  il  parodiait  le  nom  de  ce  dernier  et  l'appelait 
ArpoxpiTov  \ 

1.  DioGÈ>'E  Laerce,  X,  8. 


l'école  et  le  système.  57 

Tout  d'abord,  il  faudrait  savoir  —  et  nous  n\y 
pouvons  parvenir  —  à  quoi  se  réduisent  au  juste 
ces  plaisanteries  dont  on  fait  si  grand  bruit.  De- 
vons-nous y  voir  des  propos  qui  lui  étaient  cou- 
tumiers  ou  des  bons  mots  qu'il  a  lancés  au  cours 
d'une  conversation  familière,  qui  ont  été  répétés 
par  des  auditeurs  amusés,  puis  adroitement  ex- 
ploités par  la  malignité  des  adversaires  ?  Prenons 
garde  d'être  induits  en  erreur  par  Faoriste  d'ha- 
bitude  :  il  peut  nous  présenter  comme  un  langage 
ordinaire  d'Epicure  ce  qu'en  réalité  il  n'a  dit 
qu'une  fois,  airaj  ■Xgyoïi.svov,  et  encore  dans  quelles 
circonstances,  voilà  ce  qu'il  nous  faudrait  con- 
naître. De  nombreux  témoignages,  en  effet,  nous 
attestent  qu'Épicure  faisait  un  grand  éloge  de 
Démocrite  et  déclarait  qu'il  s'en  était  souvent 
inspiré;  quant  à  Nausiphane,  il  avait  peut- 
être  des  raisons  personnelles  de  lui  en  vouloir. 
Il  est  très  vraisemblable  que,  poussé  à  bout  par 
les  tracasseries  de  ses  adversaires  qui  lui  rebat- 
taient les  oreilles  du  nom  des  anciens  philo- 
sophes, prétendant  qu'il  les  avait  pillés  sans 
merci,  il  perdit  patience  et  passant  de  la  défen- 
sive à  l'offensive,  se  moqua  d'eux  afin  de  séparer 
sa  cause  de  la  leur.  Que  les  disciples  aient  exa- 
géré cette  tendance  de  leur  maître  et  qu'ils  se 
soient   amusés   à  des  plaisanteries   encore   plus 


58  KPICURE. 

irrévérencieuses  contre  des  hommes  pour  lesquels 
la  plupart  de  leurs  contemporains  professaient  un 
profond  respect,  c'est  probable  ;  mais  c'est  là  une 
faute  de  goût  dont  nous  ne  devons  pas  accuser 
Epicure  lui-même.  On  peut  entendre  dans  un 
sens  favorable  cette  proposition  qu'il  n'avait  rien 
appris  d'aucun  maître  :  il  disait  —  et  il  croyait 
probablement  —  que  s'il  soutenait  telle  ou  telle 
théorie,  ce  n'était  pas  parce  que  Démocrite  ou 
Aristippe  la  lui  avait  enseignée,  mais  parce  qu'il 
Tavait  lui-même  reconnue  vraie  ;  en  quoi  il  se  fai- 
sait illusion;  il  n'aurait  pas  trouvé  toutes  ces 
idées  si  d'autres  ne  les  avaient  eues  avant  lui  et 
ne  l'avaient  mis  sur  la  voie.  Quand  nous  soute- 
nons qu' Epicure  fut  un  grand  homme,  nous  ne 
reconnaissons  pas  moins  qu'il  fut  un  homme  et 
que,  grisé  par  la  vogue  de  sa  doctrine,  par  les 
applaudissements  de  ses  élèves,  il  se  fit  une  idée 
beaucoup  trop  haute  de  son  mérite,  de  son  rôle  et 
de  la  valeur  de  son  système.  Loin  de  nous  la 
pensée  de  rejeter  tous  les  propos  qu'on  lui  attri- 
bue; ils  trahissent  une  vanité  excessive  et  sur- 
tout déplacée;  mais  cette  vanité  nous  paraît, 
sinon  excusable,  du  moins  très  explicable.  Dans 
son  admiration  exclusive  pour  Epicure,  Lucrèce 
exagère  encore  cette  revendication  d'originalité 
et  méconnaît  tous  les  anciens  philosophes  :  Pri- 


l'école  et  le  système.  59 

niiim graius  homo..,  primusque  obsistete contra. 
C'est  un  reproche  que  nous  aurons  souvent  oc- 
casion d'adresser  à  Épicure  :  il  ne  s'est  pas  arrêté 
à  temps  ;  peut-être  croyait-il  donner  plus  de  force 
à  sa  pensée  en  l'exagérant.  C'est  ainsi  qu'il  con- 
damnait en  termes  formels  l'étude  de  toutes  les 
sciences  et  que,  sur  ses  instances,  un  de  ses  amis, 
Polyœnus,  renonça  à  la  culture  des  mathémati- 
ques. En  somme,  il  ne  faisait  que  reprendre  l'o- 
pinion de  Socrate;  celui-ci  enseignait  que  les 
hommes  ont  tort  de  perdre  leur  temps  en  re- 
cherches curieuses  sur  des  questions  qui  leur 
importent  peu  ou  point,  tandis  qu'ils  devraient 
concentrer  tous  leurs  soins  sur  les  choses  qui 
concernent  leur  bonheur  ^ .  «  Les  philosophes  post- 
aristotéliques, dit  Brandis,  ont,  comme  Socrate, 
ramené  la  philosophie  du  ciel  sur  la  terre.  )J  II 
est  impossible  d'aller  plus  loin  sans  se  contre- 
dire trop  manifestement;  on  ne  saurait  formuler 
une  théorie  morale  qu'en  s'appuyant  sur  une  phi- 
losophie, et  la  philosophie  à  son  tour  ne  sait  rien 
que  ce  que  la  science  lui  a  appris.  Epicure  le 
reconnaît  puisqu'il  s'est  donné  la  peine  d'édifier 
un  système  complet  ;  il  voit  combien  est  pressante 
la  curiosité  de  l'esprit,  mais  il  s'imagine  qu'elle 

1.  XÉivopnON,  Mémorables,  IV,  7. 


60  ÊPICURE. 

peut  se  contenter  d'une  satisfaction  quelconque 
e  t  ne  croit  pas  que  la  faiblesse  de  sa  physique 
puis  se  compromettre  la  solidité  de  sa  morale.  Il 
pense  même  que  la  recherche  approfondie  des 
difficultés  scientifiques  peut  nuire  à  la  rectitude 
naturelle  de  Tesprit  et  que  ceux  qui  montrent  le 
plus  de  bon  sens  sont  ceux  qui  se  piquent  le 
moins  de  science.  Le  ton  d'Epicure  est  toujours 
très  affirmatif;  il  a  horreur  du  scepticisme.  Cette 
théorie,  dit-il,  est  contradictoire  :  comment  un 
homme  peut-il  savoir  qu'il  ne  sait  rien?  Ce  qu'il 
reproche  surtout  au  scepticisme,  c'est  de  ne  pou- 
voir fonder  une  règle  de  conduite,  car  nous  agis- 
sons toujours  d'après  ce  que  nous  croyons;  l'é- 
thique doit  donc  avoir  pour  base  un  ensemble  de 
convictions  bien  arrêtées.  Ses  disciples  sont  plus 
dogmatiques  encore  que  lui;  Lucrèce  considère 
ce  système  comme  l'expression  de  la  vérité  abso- 
lue :  veraîn  ad rationem...  Id  falsatotum  ratione 
receptum  est. 

Aristote  avait  proclamé  l'indépendance  et  la 
légitimité  des  études  spéculatives  ;  il  avait  mis  le 
besoin  de  savoir  au  premier  rang  parmi  les  appétits 
naturels  de  l'homme,  il  avait  soutenu  que  l'effort 
que  nous  dépensons  pour  le  contenter  est  le  plus 
noble  emploi  que  nous  puissions  faire  de  notre 
activité,  que  les  sciences  doivent  être  estimées 


l'école  et  le  système.  61 

d'autant  plus  qu'elles  sont  plus  inutiles ,  enfin 
que  les  vertus  théorétiques  sont  plus  parfaites  que 
les  vertus  pratiques. 

La  doctrine  d'Epicure  est  beaucoup  moins  am- 
bitieuse :  la  vie  pratique  doit  être  non  seulement 
notre  principale  mais  notre  unique  préoccupation. 
La  philosophie  n'est  pas  une  science,  c'est  une 
règle  de  conduite  :  'E7riy.oupo;  eT^eye  ttiv  (pO.oc^ptav  âvép- 
ysiav  elvat  "kôyoïç  */.al  ota>.oYt(7'xor;  tov  gù^aifxova  ^iov  ttsci- 
«TTotoacav  \  Nous  devons  philosopher  non  en  paroles, 
mais  en  actes,  la  philosophie  n'est  pas  un  savoir 
dont  il  y  ait  lieu  de  faire  montre.  Epicure  écrivait 
à  Pythoclès  :  «  Fuis,  mon  cher,  la  science  à 
pleines  voiles.  »  Il  proscrivait  aussi  rigoureuse- 
ment, et  pour  les  mêmes  motifs,  la  culture  des 
arts.  Voici  ce  qu'il  disait  non  seulement  de  la 
géométrie,  de  l'arithmétique,  de  l'astronomie, 
mais  aussi  de  la  musique  et  de  la  poésie  :  A  falsis 
initiis  profecta  et  vera  esse  non  possunt  et,  si 
essent  vera,  nihil  a ff errent  quo  jucundius,  id  est 

ineliuSy  vwerenius In  poetis  nulla  solida  utili- 

tas  omnisque  piierilis  est  delectatio  '.  11  professait 
aussi  un  profond  mépris  pour  la  recherche  curieuse 
de  l'histoire  :  puisque  le  passé  est  passé,  à  quoi 
bon  nous  en  inquiéter  ? 

1.  Sextus  Empiricus,  Adv.  Math.  [Elhicos],  XI,  169. 

2.  CicÉRON,  De  fmibus,  I,  xxi. 


62  ÉPICURK. 

Nous  n'étudierons  donc  les  phénomènes  phy- 
siques que  parce  qu'il  nous  est  impossible  de  ne 
pas  les  remarquer,  de  n'en  pas  chercher  Texpii- 
cation  et  dans  la  mesure  seulement  où  nous  en 
pourrons  tirer  quelque  indication  utile  pour  notre 
conduite.  Épicure  a  senti  —  et  cela  nous  montre 
que  c'était  un  esprit  véritablement  philosophi- 
que —  la  soif  d'unité  qui  tourmente  l'intelli- 
gence humaine,  le  besoin  de  mettre  d'accord 
nos  croyances  théoriques  et  nos  principes  pra- 
tiques, de  fonder  les  règles  de  notre  morale  sur 
une  conception  de  notre  nature  et  de  l'univers  où 
nous  sommes  placés.  Tout  le  système  n'est  en 
réalité  qu'une  morale,  une  théorie  du  bonheur  ; 
or,  il  n'y  a  pas  de  bonheur  possible  pour  l'homme 
tant  qu'il  est  tourmenté  de  la  peur  de  la  mort  et 
de  la  crainte  des  dieux  ;  il  faut  donc  l'en  affranchir 
en  lui  faisant  connaître  les  lois  et  les  principes  de 
la  nature  ;  enfin,  pour  faire  comprendre  la  solidité 
des  explications  qu'on  lui  fournit  et  pour  le  ga- 
rantir contre  les  séductions  de  l'erreur,  il  faut  dé- 
terminer les  moyens  que  nous  avons  de  connaître 
le  vrai  et  de  le  discerner  du  faux.  La  canonique 
et  la  physique  sont  nécessaires  ;  mais  encore  une 
fois,  nous  ne  devons  les  étudier  qu'en  raison 
des  services  qu'elles  rendent  à  la  morale  et  nous 
ne  devons   nullement  nous   inquiéter    des    pro- 


l'école  kt  le  système.  63 

blêmes  qui  n'ont  pas  de  rapport  avec  la  vie  pra- 
tique V  Ce  qui  fait  la  valeur  de  la  canonique  c'est 
qu'elle  fonde  en  nous  la  certitude  ;  or,  la  certitude 
est  un  des  contre-forts  du  bonheur,  puisqu'elle 
seule  donne  la  sécurité  et  Fataraxie".  La  cano- 
nique n'est  en  réalité  qu'une  partie  de  la  phy- 
sique :  Epicurei  duas  partes  philosophise  puta- 
verunt  esse,  naturalem  atque  inoralem  :  ratio- 
nalem  removerunt .  Deinde  cum  ipsis  rébus  coge- 
rentur  ainbigua  decernerey  falsa  siih  specie  veri 
latentia  coarguere^  ipsi  quoqiie  locum  queni  de 
judicio  et  régula  appellaiit^  alio  no  mine  ratio- 
naleni  induxerunt  :  sed  eam  accessionern  esse 
naturalis  partis  e,2'^5^^ma/^^^.  La  physique  affran- 
chit l'homme  des  préjugés  et  des  terreurs  qui 
l'empêchent  d'être  heureux;  la  morale  lui  en- 
seigne d'une  manière  positive  les  moyens  d'ar- 
river au  bonheur. 

Voici  comment  Epicure  déterminait  l'objet  des 
trois  parties  de  la  science  :  la  canonique  étudie 

1 .  Bacon  reprochait  à  Épicure  «  d'avoir  accommodé  et  assu- 
jetti sa  philosophie  naturelle  à  sa  morale,  en  ne  voulant  ad- 
mettre aucune  opinion  qui  pût  affliger,  inquiéter  l'âme  et  trou- 
bler cette  eurythmie  dont  Démocrite  lui  avait  donné  l'idée  ». 
De  dign.  et  augm.,  II,  13. 

2.  G.  Lyon,  Bibliothèque  du  Congrès  de  pliilosopliie  de 
1900. 

3.  SÉNÈQUE,  Lettres,  LXXXIX,  11. 


64  ÉPICURE. 

Tuept  xptT'/;piou  xai  àpyy^ç  xxi  CTOf/^eicoTi/coijî  ;  la  physique, 
xepl  Y£V£<7£a);  /tal  (pOopaç  xal  Tuspi  (pucsco;,  la  morale  ;  -soi 
aîpsTÛv  xai  (psu/CTÛv  xat  Trspl  piwv  xalTsXou;.  Il  n'attribue 
aux  autres  parties  de  la  philosophie  qu'une  impor- 
tance secondaire;  faut-il  donc  nous  étonner  si 
ses  théories  nous  paraissent  faibles  et  facilement 
criticables?  Il  se  borne  à  affirmer,  il  ne  discute 
pas;  cela  n'en  vaut  pas  la  peine;  il  a  hâte  d'ar- 
river à  des  questions  véritablement  sérieuses  et 
intéressantes.  Mais  nous  trouvons  fort  injuste  la 
condamnation  prononcée  en  termes  si  catégoriques 
par  Ritter^  :  «  Nous  ne  pouvons  voir  dans  l'en- 
semble des  doctrines  d'Epicure  un  tout  dont  les 
parties  soient  bien  assorties.  Il  est  évident  que 
la  canonique  et  la  physique  ne  sont  qu'un  appen- 
dice maladroit  de  sa  morale.  Mais  qui  pourrait 
faire  l'éloge  de  la  morale  d'Epicure,  soit  à  cause 
des  vérités  qu'elle  renferme,  ou  même  pour  son 
originalité,  ou  bien  enfin  pour  l'enchaînement 
qui  y  règne?  D'abord,  nous  ne  la  trouvons  point 
originale...  On  ne  peut  pas  dire  que  ce  soit  une 
doctrine  bien  liée...  Cette  doctrine  nous  paraît 
de  peu  de  valeur  scientifique.  » 

1.  RiTTER,  Histoire  de  la  philosophie  ancienne,  III,  412. 


I 


CHAPITRE  IV 

CATs^ONIQUE . 

On  a  souvent  expliqué  avec  quelle  prédilection 
les  Grecs  et  tout  particulièrement  les  Athéniens, 
hommes  d'esprit  subtil  et  amoureux  des  belles 
discussions,  avaient  étudié  et  multiplié  les  règles 
de  la  Logique  ;  or,  de  toutes  ces  merveilleuses  dif- 
ficultés, Épicure  ne  tient  aucun  compte;  il  déclare 
cette  étude  superflue,  7rap£7^xou(7av,  au  grand  scan- 
dale de  beaucoup  de  ses  contemporains  et  de  bon 
nombre  d'historiens  postérieurs.  D'après  certains 
auteurs,  Epicure  condamnait  non  pas  toute  la 
logique,  mais  celle  des  Stoïciens,  a>;>;oi  ^è  vicrav  qi(^olci 
[JLVI  xotvtoç  aÙTOv  Tviv  T^oyi/z/iv  Trap-ziT-^cOoct,  [jlovtiv  ^è  tyiv  tûv 
Stoïx.wv  ' .  Ceux-ci  au  contraire  étaient  très  fiers  de 
leur  subtilité,  (/.s'ya  (ppovouctv  êm  tvî  tojv  ^^oytîccov  e^sp- 
yaaia.  <(  La  logique,  dit  Lange-,  fut  la  science qu'É- 
picure  développa  le  moins  ;  mais  il  le  fit  à  dessein 

1.  Sextus  Empiricus,  Adv.  logicos,  VII,  15. 

2.  Lange,  Histoire  du  Matérialisme,  I»"®  part.,ch.  iv. 

ÉPICURE.  5 


66  ÉPICURE. 

et  pour  des  motifs  qui  honorent  grandement  son 
intelligence  et  son  caractère.  Quand  on  se  rap- 
pelle que  la  plupart  des  philosophes  grecs  cher- 
chaient à  briller  par  des  thèses  paradoxales,  par 
les  subtilités  de  la  dialectique  et  qu'ils  embrouil- 
laient les  questions  au  lieu  de  les  éclaircir,  on  ne 
peut  que  louer  le  bon  sens  d'Epicure  d'avoir  rejeté 
la  dialectique  comme  inutile  et  même  comme  nui- 
sible. Aussi  n'employait-il  pas  de  terminologie 
technique,  aux  expressions  étranges,  mais  il  ex- 
pliquait tout  dans  la  langue  usuelle.  «  Dans  son 
«  école,  dit  Gassendi,  on  ne  perdait  pas  son  temps 
((  à  des  discussions  sur  le  crocodile,  les  cornes,  le 
«  voilé,  dont  les  Stoïciens  étaient  si  fiers.  »  Il  n'ex- 
pose pas  les  règles  de  la  définition,  de  la  démons- 
tration, de  la  réfutation  des  sophismes  ^ 

Il  s'occupe  uniquement  de  la  question  du  crité- 
rium, mais  il  ne  prend  pas  ce  mot  dans  le  sens  que 
nous  lui  donnons  aujourd'hui  :  à  ce  point  de  vue, 
le  critérium  delà  certitude  c'est  l'évidence  :  tuxvtcov 
y.pv)TTt;  xat  6ê[;.£>.ioç  to  âvapysia".  D'autres  fois,  Epicure 

1.  CicÉROîv,  De  fînibus,  I,  vu,  22.  «  In  logica  îste  vester  plane, 
ut  mihi  quidem  videtur,  inermis  ac  nudus  est.  ToUit  defini- 
tiones;  nihil  de  dividendo  ac  partiendo  docet.  Non  quomodo 
efficiatur  concludaturque  ratio  tradit,  non  qua  via  captiosa 
solvantur,  ambigua  distinguantur  ostendit.  »  Ibid.,  xix,  63.  — 
Acad.  prior.,  II,  xxx,  97.  —  DiogèneLaerce,  X,  31. 

2.  Sextus  Empiricus,  ylc^P'.  logicos  (Mat/i*,Yll),  216. 


CANONIQUE.  67 

invoque  le  principe  de  contradiction  :  nous  ne 
devons  pas  admettre  comme  vrai  ce  qui  est  impos- 
sible \  C'est  au  nom  du  principe  de  contradiction 
qu'il  confondait  les  sceptiques.  Il  s'agit  chez  lui 
des  sources  de  nos  connaissances,  des  moyens 
que  nous  avons  de  pénétrer  la  vérité.  Ces  sources 
sont  au  nombre  de  trois,  la  sensation,  l'anticipa- 
tion et  le  sentiment,  aicOvict;,  irpdV/i^'tÇy'Tràôo;^;  mais, 
si  nous  y  regardons  de  près,  nous  voyons  que  les 
deux  dernières  découlent  de  la  première  et  que 
toutes  nos  connaissances  nous  viennent  des  sens, 
£7Tivoai  Traçai  àiro  tûv  aicG'/fagwv  Ysyovaat '.  Dans  la  con- 
naissance, Tâme  est  toujours  passive;  toute  sen^ 
sation  est  un  choc,  luV/iy^'.  Le  système  d'Epicure 
est  donc  tout  l'opposé  de  la  doctrine  platonicienne, 
de  la  théorie  des  Idées  et  de  la  Réminiscence; 
nous  n'y  trouvons  pas  trace  non  plus  de  la  dis- 
tinction établie  par  Aristote  entre  l'intellect  passif 
et  l'intellect  actif. 

La  certitude  a  pour  principe  la  confiance  natu- 
relle que  nous  accordons  au  témoignage  des  sens  ; 
cette  confiance  est  immédiate  et  nécessaire  ;  dès 
qu'on  l'ébranlé,  rien  ne  reste  debout.  La  sensation 
est   claire  par    elle-même,    svapyvîç:   ce  n'est   pas 

1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  32,  38. 

2.  DioGÈNE  Laerce,  X,  31. 

3.  Diogène  Laerce,  X,  32. 


68  ÉPICDRE. 

autre  chose  en  effet  que  le  mouvement  commu- 
niqué à  nos  organes  par  Tobjet  extérieur,  sans 
que  rien  y  soit  ajouté  ni  retranché.  Lorsque  Epi- 
cure  nous  dit  que  les  sens  sont  toujours  véri- 
diques ,  qu'une  perception  n'a  pas  plus  d'autorité 
qu'une  autre,  il  paraît  oublier  le  rôle  de  l'attention. 
Cependant  la  connaissance  que  nous  avons  des 
choses  sensibles  dépend  non  seulement  de  l'in- 
tensité de  l'action  exercée  sur  nos  organes,  mais 
aussi  de  l'effort  par  lequel  nous  appliquons  notre 
esprit,  car  nous  voyons  distinctement  des  objets 
fort  petits.  M.  F.  Thomas,  qui  insiste  sur  cette 
remarque,  cite  à  l'appui  plusieurs  vers  de  Lu- 
crèce; mais  il  semble  que  cette  observation  soit 
due  à  des  Epicuriens  postérieurs. 

Il  nous  est  impossible  de  contrôler  le  témoi- 
gnage des  sens  ;  en  appellerons-nous  d'un  sens  à 
un  autre  ?  mais  ils  ont  tous  une  égale  légitimité,  une 
égale  autorité,  tyiv  iGOGÔsvetav,  et  rien  ne  nous  auto- 
rise à  attribuer  à  l'un  le  privilège  de  corriger  les 
autres.  La  sensation  de  l'œil  gauche  ne  peut  réfu- 
ter celle  de  l'œil  droit.  De  plus,  chaque  sens  a  pour 
objet  propre  la  perception  d'une  certaine  qualité 
que  les  autres  sens  ne  peuvent  connaître  :  la  vue  n'a 
aucune  idée  du  son,  l'oreille  de  la  couleur,  de  l'o- 
deur, de  la  saveur,  de  la  température;  un  sens  ne 
peut  donc  rectifier  les  données  d'un  autre  sens.  (Ce 


CANONIQUE.  69 

n'est  pas  ici  le  lieu  d'examiner  si  les  études  des 
psychologues  modernes  sur  le  rôle  du  toucher  et 
sur  l'éducation  des  sens  les  uns  par  les  autres  ont 
contredit  ces  assertions  ;  nous  nous  bornons  à  ex- 
poser les  théories  d'Epicure  auxquelles  ses  adver- 
saires ne  savaient  que  répondre.)  Invoquerons- 
nous  l'autorité  de  la  raison?  Elle  ne  nous  fournit 
aucune  connaissance  qui  ne  lui  ait  été  tout  d'a- 
bord apportée  par  les  sens  ;  elle  ne  peut  prévaloir 
contre  eux,  puisque  c'est  à  eux  qu'elle  doit  tout. 
Mais,  direz-vous,  les  perceptions  des  différents 
hommes  ne  sont-elles  pas  contradictoires,  ainsi 
que  l'a  montré  Platon  dans  la  critique  qu'il  a  faite 
de  la  doctrine  de  Protagoras  ?  Qu'importe  ?  Car  ce 
qu'il  faut  considérer,  ce  n'est  pas  la  sensation 
même,  mais  l'interprétation  que  nous  en  faisons 
en  nous  appuyant  sur  une  expérience  répétée. 

Nous  ne  sommes  pas  réduits  à  la  seule  connais- 
sance des  phénomènes  ou  des  objets  qui  frappent  ac- 
tuellement nos  sens  :  l'idée  que  nous  avons  acquise 
subsiste,  elle  laisse  une  empreinte,  tuttoç,  qui  se 
conserve  dans  la  mémoire,  aT|Jt.vvi  tou  iroT^T^axt;  e^wOsv 
oavsvTo;.  Souvent  les  souvenirs  et  les  images  qui 
les  accompagnent  se  présentent  à  nous  sponta- 
nément, mais  nous  pouvons  aussi  les  évoquer 
volontairement.  En  outre,  parmi  nos  sensations 
beaucoup    sont    la   reproduction   plus    ou    moins 


TO  ÉPICURE. 

complète,  plus  ou  moins  exacte  de  sensations 
antérieures;  il  y  a  là  quelque  chose  que  nous 
ne  manquons  pas  de  remarquer  et  qui  explique 
la  formation  d'idées  générales,  y.v.bo'kiy.y.l  voviGstç. 
Épicure  avait  bien  vu  les  différents  rapports  selon 
lesquels  s'associent  les  idées  :  /-al  yàp  /.al  sirivoat  iracat 
aTTO  TÔv  ai(76*/f(7£(ov  yeyovaGi  xaTx  t£  Trepi-TTTWGtv,  y-al  àva- 
>.OYiav,îcat6(J!.oioTyiTa,  x.ai  guvÔsgiv,  G\>^^OLXko[JÂwo\}  Tt  x,al  tou 
>.oyt(7p0;  toutes  nos  connaissances  procèdent  des 
sens,  ou  bien  par  incidence  (lorsque  l'objet  tombe 
directement  sous  nos  sens  ;  c'est  ainsi  que  nous  ac- 
quérons l'idée  du  soleil,  de  la  lune,  de  Socrate),  ou 
bien  par  analogie  (quand  nous  formons  l'idée  de 
géant  ou  de  pygmée,  en  agrandissant  ou  en  rape- 
tissant l'idée  d'homme,  que  nous  avions  antérieure- 
ment), ou  bien  par  ressemblance  (nous  nous  faisons 
l'idée  d'une  ville  que  nous  ne  voyons  pas  d'après 
une  autre  ville  que  nous  avons  vue),  ou  bien  par 
combinaison  (ainsi  l'idée  d'hippocentaure  résulte 
de  la  combinaison  de  l'idée  de  l'homme  avec  l'idée 
de  cheval).  11  n'y  a  rien  de  plus  dans  nos  idées  et 
dans  les  mots  que  nous  employons  pour  les  expri- 
mer que  ce  qui  nous  a  été  donné  par  la  percep- 
tion; le  langage  nous  rappelle  les  sensations  que 
nous   avons   eues  précédemment,  rien  de  plus  ^. 

1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  32. 

2.  DioGÈNE  Laerce,  X,  33. 


CANONIQUE.  71 

Enfin,  l'expérience  du  passé  fait  naître  en  nous  des 
habitudes  sous  l'empire  desquelles  nous  prévoyons 
l'avenir,  nous  nous  attendons  à  ce  qui  va  se  pro- 
duire, à  ce  que  nous  allons  percevoir.  Ces  antici- 
pations, ou  notions  antécédentes,  qui  jouent  un 
grand  rôle  dans  notre  vie  intellectuelle,  s'expli- 
quent par  des  perceptions  antérieures  et  ne  cons- 
tituent pas  à  proprement  parler  une  source  dis- 
tincte de  connaissances.  Epicure  est  le  premier 
qui  ait  employé  le  mot  irpoV/itLi;  \ 

Les  sensations  ne  nous  font  connaître  que  les 
qualités  ;  quant  à  la  nature  même  des  choses,  nous 
n'avons  aucun  moyen  de  la  pénétrer  :  «  Nous  pou- 
vons porter  des  jugements  sur  la  figure,  la  cou- 
leur, le  poids,  sur  tout  ce  qu'on  affirme  des  corps, 
en  tant  qu'accidents  attachés  soit  à  tous  les  corps, 
soit  à  ceux  que  nous  pouvons  voir  ou  connaître 
par  les  autres  sens,  mais  non  sur  l'essence  même 
des  choses,  dont  nous  ne  pouvons  avoir  aucune 
idée".  D 


1.  GicÉRON,  De  Natura  Deoriim,  I,xvi:  «  :rp6Xri(|;iv  appellat 
Epicurus...  anteceptam  animo  rei  quamdam  informationem, 
sine  qua  nec  intelligi  quidquam  nec  quaîri  nec  disputari  po- 
test;  cujus  rationes,  vim  atque  utilitatem  ex  illo  cœlesti  Epi- 
curi  de  régula  et  judicio  volumineaccepimus  n.Ibid.^  I,  xvii, 
44  :  «  Ut  Epicurus  ipse  7:p6X7]t|*iv  appellavit,  quam  antea  nemo 
eo  verbo  nominarat.  » 

2.  DioGÈNE  Laerce,  X,  68, 


72  ÉPI  CURE. 

Toutes  ces  propositions  se  tiennent  parfaite- 
ment et  constituent  un  exposé  très  clair  et  très 
logique  du  sensualisme.  Malheureusement  Épi- 
cure  n'y  reste  pas  toujours  fidèle  et  semble  leur 
donner  un  formel  démenti.  Il  prête  parfois  au  mot 
anticipation  une  portée  toute  autre,  il  attribue 
à  l'homme  une  sorte  de  pressentiment,  un  sens 
de  la  vérité  dont  il  n'explique  pas  la  nature  et 
dont  il  serait  bien  embarrassé  de  rendre  compte. 
11  ne  faut  pas  considérer  les  xpoV/fiJ^etç  comme  des 
idées  innées,  car  alors  se  poserait  la  question  : 
Pourquoi  devons- nous  toujours  admettre  les 
Tz^ok'fi^ei(;  comme  vraies?  n'en  pouvons-nous  avoir 
aussi  bien  de  fausses  ?  A  quoi  Epicure  ne  pour- 
rait rien  répondre.  Mais  voici  qui  est  plus  grave 
encore  :  il  enseigne  que  les  principes  de  toutes 
choses  sont  les  atomes  et  le  vide.  Le  vide  évi- 
demment ne  peut  être  perçu  par  aucun  sens, 
puisque  c'est  le  néant;  il  en  faut  dire  autant  des 
atomes  qui,  par  suite  de  leur  extrême  petitesse, 
ne  sont  ni  visibles,  ni  tangibles;  et  cependant 
nous  en  affirmons  l'existence;  la  croyance  à  la 
réalité  de  ces  deux  principes  est  fondamentale  : 
ils  ne  sont  pas  connus  par  les  sens;  ils  sont 
conçus  par  la  raison,  loyw  ôswpviTic.  N'est-ce  pas 
proclamer  qu'il  y  a  d'autres  connaissances  que 
les  connaissances  sensibles,  et  que  les   connais- 


CANONIQUE.  73 

sances  rationnelles  sont  d'un  ordre  supérieur, 
d'une  certitude  primordiale,  puisque  ce  sont  elles 
qui  rendent  compte  des  apparences  sensibles? 
Ces  contradictions  ne  troublent  pas  Epicure;  il 
n'attache  pas  grande  importance  aux  questions 
de  logique;  il  s'efforce  de  résoudre  les  difficultés 
à  mesure  qu'elles  se  présentent  et,  si  les  solu- 
tions qu'il  donne  successivement  ne  s'accordent 
pas  entre  elles,  il  ne  prend  pas  la  peine  de  les 
concilier. 

Quant  à  la  troisième  source  de  connaissances, 
Traôo;,  il  ne  nous  semble  pas  que  la  plupart  des 
historiens  en  aient  signalé  l'importance.  Les 
objets  extérieurs,  en  même  temps  qu'ils  nous 
communiquent  des  idées,  font  une  certaine  im- 
pression sur  notre  sensibilité;  tout  phénomène 
instructif  est  du  même  coup  un  phénomène  affectif; 
le  cours  de  notre  vie  est  constitué,  non  seule- 
ment par  une  série  de  perceptions,  mais  par  une 
suite  de  plaisirs  et  de  douleurs.  Nous  distin- 
guons donc  les  objets  selon  l'impression  qu'ils  pro- 
duisent sur  nous;  c'est  d'après  cela,  et  d'après 
cela  seulement,  que  nous  les  appelons  bons  ou 
mauvais;  tous  les  jugements  que  nous  portons 
sur  la  valeur  des  choses  et  même  des  personnes 
ont  pour  point  de  départ  un  sentiment  que  nous 
avons  éprouvé,  iraGo;.  Cette  impression  est  directe 


74  ÉPICURE. 

et  infaillible;  il  ne  peut  venir  à  Tesprit  de  per- 
sonne de  contester  la  réalité  du  plaisir  ou  de  la 
douleur  que  nous  ressentons;  le  jugement  que 
nous  avions  d'abord  prononcé  peut  être  modifié 
ultérieurement,  mais  c'est  toujours  à  la  suite 
d'une  nouvelle  expérience  douloureuse  ou  char- 
mante. Ces  impressions  de  plaisir  et  de  douleur, 
c'est  par  les  sens  que  nous  les  éprouvons. 

Maintenant  il  nous  faut  aller  plus  loin  et  nous 
demander  comment  s'explique  l'action  des  objets 
sur  nos  sens  ;  car  un  grand  nombre  de  nos  per- 
ceptions et  de  nos  sensations  se  produisent  non 
pas  à  la  suite  d'un  contact  immédiat,  ce  qui  est 
le  propre  du  toucher,  mais  à  une  distance  plus  ou 
moins  grande.  Rien  en  apparence  de  plus  simple 
que  la  théorie  épicurienne  de  l'émanation,  rien  en 
revanche  qui  résiste  moins  à  un  examen  un  peu 
sérieux.  De  la  surface  des  corps  se  détachent 
fl^ftl^ continuellement  de  minces  couches  d'atomes,  des 
effigies,  qui  voltigent  dans  l'espace  et  viennent 
agir  sur  nos  sens;  Lucrèce  les  compare  à  ces 
peaux  que  les  cigales  et  les  serpents  dépouillent 
au  printemps  et  que  nous  retrouvons  dans  les 
épines  ou  sur  les  feuilles.  Pour  les  désigner, 
May  or,  dans  les  notes  de  son  édition  de  Lucrèce, 
emploie  le  vaol  films,  en  français  pellicules,  fami- 
lier à  tous  ceux  qui  s'occupent  de  photographie. 


CANONIQUE.  75 

Comment  ces  diverses  émanations,  âTroppoat,  aiuocTra- 
c£iç,  vont-elles  chacune  au  sens  qui  lui  convient, 
c'est  ce  qui  n'est  pas  clairement  exposé.  Tout  le 
monde  explique  par  des  exhalaisons  l'odeur  qu'é- 
mettent les  fleurs  et  un  grand  nombre  de  corps, 
la  chaleur,  le  froid,  Thumidité;  il  en  est  de  même 
de  la  perception  des  autres  qualités  des  choses. 
Epicure  semble  s'être  peu  occupé  du  son  et  de 
l'écho,  il  a  surtout  traité  de  la  lumière  et  des  cou- 
leurs. Quant  aux  perceptions  du  toucher,  elles 
diffèrent  de  celles  des  autres  sens,  elles  sont  pro- 
duites par  contact  immédiat  et  non  par  émana- 
tions; elles  nous  font  donc  connaître  directe- 
ment les  propriétés  des  corps,  la  dureté  et  le 
poids.  Les  membranes  conservent  la  forme  des 
objets  dont  elles  sont  parties  et  nous  donnent 
alors  des  connaissances  exactes.  Nous  devons 
croire  qu'elles  sont  conformes  aux  objets,  puis- 
qu'elles en  émanent,  elles  nous  les  font  con- 
naître tels  qu'ils  sont  réellement.  Mais  il  fau- 
drait, pour  que  nous  pussions  avoir  confiance 
dans  le  témoignage  de  nos  sens,  que  nous 
soyons  bien  sûrs  qu'il  en  est  toujours  ainsi;  or, 
nous  ne  le  sommes  pas  et  nous  savons  même  le 
contraire.  Quelquefois,  les  effigies  durent  plus 
que  l'objet  lui-même  et  survivent  à  sa  destruc- 
tion. 


76  ÉPICURE. 

Epicure  prétend  que  nous  ne  devons  pas  croire 
le  soleil  plus  grand  qu'il  ne  nous  paraît  être;  il 
est  étrange  que  son  opinion  sur  ce  point  n'ait  pas 
été  rectifiée  par  l'expérience  continuelle  du  rape- 
tissement que  la  distance  détermine  dans  la  vision 
des  objets  les  plus  familiers,  comme  les  arbres 
ou  les  maisons.  Les  effigies,  étant  formées  de 
particules  extrêmement  petites,  sont  animées 
d'un  mouvement  très  rapide  et  ne  provoquent 
guère  de  résistance  ;  leur  vitesse  égale  celle  de  la 
lumière,  elles  traversent  non  seulement  l'air, 
mais  aussi  les  corps  transparents,  tels  que  le 
verre.  Quand  elles  viennent  à  tomber  sur  une 
surface  polie,  comme  celle  d'un  miroir  ou  des 
eaux,  elles  se  réfléchissent  et  reviennent  en  ar- 
rière. Mais  elles  peuvent  faire  aussi  de  mauvaises 
rencontres  :  elles  se  heurtent  à  des  obstacles  qui 
les  arrêtent  et  les  empêchent  d'aller  plus  loin  ; 
elles  entrent  en  conflit  avec  la  foule  innombrable 
des  effigies  émanées  de  tous  les  autres  objets,  de 
sorte  qu'elles  sont  défigurées,  déformées,  qu'elles 
se  combinent  avec  les  unes  ou  avec  les  autres  : 
telle  est  la  source  de  toutes  nos  illusions.  Si  nous 
écoutons  de  près  une  personne  qui  nous  parle, 
nous  distinguons  les  mots  et  nous  en  comprenons 
le  sens;  quand  nous  entendons  de  loin  une  foule 
où  bien  des  gens  discutent,  nous  percevons  un 


CANONIQUE.  77 

bruit  confus,  plus  ou  moins  fort,  mais  nous  ne 
discernons  rien. 

Notre  erreur  n'est  jamais  complète;  il  y  a  quel- 
que chose  de  vrai  dans  les  hallucinations,  dans  les 
rêves,  dans  les  conceptions  les  plus  bizarres  des 
fous.  Ce  qui  se  présente  à  l'esprit  est  incontes- 
tablement réel,  mais  les  hommes  se  trompent 
souvent  dans  leurs  jugements,  dans  l'interprétation 
qu'ils  font  du  témoignage  de  leurs  sens.  Lorsque 
Oreste  croyait  voir  les  Furies,  sa  sensation  était 
vraie,  car  ces  images  étaient  en  effet  devant  ses 
yeux,  mais  son  erreur  consistait  à  prendre  pour 
des  corps  solides  ce  qui  excitait  en  lui  ces  images. 
Il  semble  bien  que  cet  aveu,  auquel  Épicure  ne 
peut  échapper,  soit  en  contradiction  avec  ce  qu'il 
avait  affirmé  d'abord.  Les  hallucinations,  dit-il, 
les  rêves  sont  vrais  (àXviÔ*^),  puisqu'ils  produisent 
une  impression  (y.iv£î  yap),  ce  que  ne  pourrait 
faire  ce  qui  n'est  pas  (to  [j/n  ov)  * .  Epicure  n'aurait- 
il  pas  dû  insister  sur  cette  distinction  entre  le 
réel  et  le  vrai? 

Les  sensations  ne  nous  fournissent  que  les 
premiers  matériaux  de  nos  connaissances  ;  au 
moyen  de  ces  matériaux  nous  élevons  un  édifice 
de  plus  en  plus  vaste    et  compliqué   par  toutes 

i.  DioGÈNE  Laerce,  X,  32. 


78  ÉPICURE. 

sortes  de  jugements  et  de  raisonnements;  nous 
formons  des  opinions,  ^d^aç,  des  suppositions, 
ÙT:Q'k'/]^s.i<;.  Les  Stoïciens  accusaient  les  Épicuriens 
d'avoir  méconnu  le  rôle  et  la  fécondité  du  rai- 
sonnement; en  réalité,  ils  raisonnaient  beaucoup, 
moins  sans  doute  que  leurs  adversaires,  et  sur- 
tout autrement.  Il  est  un  mot  qu'Epicure  emploie 
fréquemment,  c'est  iizCkoyiGixoç;  mais  que  faut-il 
entendre  par  là?  imloyCC^G^icci  est-ce  autre  chose 
que  réfléchir  attentivement,  faire  effort  pour  com- 
prendre? encore  un  point  auquel  Epicure  paraît 
avoir  attaché  peu  d'importance  ou  sur  lequel  du 
moins  les  textes  sont  en  désaccord,  Epicure  refu- 
sait formellement  d'admettre  ce  principe  sur  lequel 
les  Stoïciens  faisaient  tant  de  fond  :  de  deux  pro- 
positions contradictoires,  l'une  est  nécessairement 
vraie,  l'autre  fausse.  S'il  en  était  ainsi,  dit-il,  il 
n'y  aurait  pas  de  liberté  ^ .  Cette  doctrine  a  été  très 
diversement  jugée  par  Renouvier.  Dans  l'His- 
toire de  la  philosophie  ancienne,  il  disait  :  «  Epi- 
cure ignorait  la  logique  ;  il  raisonnait  assez 
mal  pour  prétendre  que  l'axiome  :  toute  propo- 
sition doit  être  nécessairement  vraie  ou  fausse, 
se  peut  éluder;  il  renversait  toute  notion  du  né- 
cessaire et  l'esprit  même  de   la  science.  »  Mais 

1.  CicÉRON,  Lucidlus,  XXX,  97.  —  DeNat.  D.,  I,  xxv,  70. 


CANONIQUE.  79 

revenant  plus  tard  sur  la  môme  question,  il  s'ex- 
primait ainsi  :  «  C'est  un  des  points  sur  lesquels 
Épicure  a  montré  le  plus  de  pénétration  et  de 
conséquence  dans  ses  vues.  Le  parti  pris  des  Epi- 
curiens à  cet  égard  leur  fait  beaucoup  d'hon- 
neur. » 

Le  livre  sur  les  sciences  expérimentales,  dont 
les  fragments  ont  été  retrouvés  à  Herculanum, 
n'est  pas  d'Epicure  lui-même,  mais  de  Philodème; 
nous  avons  tout  lieu  de  croire  que  le  disciple  a 
reproduit  fidèlement  les  doctrines  du  maître.  Il 
est  curieux  de  comparer  ce  titre,  irepl  criiLtim  ym 
<>7i(jt.£twc£wv,  de  l'Interprétation  des  signes,  aux , 
expressions  employées  par  Stuart  Mill.  Il  y  a 
quelque  exagération  dans  l'enthousiasme  que  ce 
traité  inspire  à  Gomperz  :  Es  ist  der  erste  Entwurf 
eineni  induktweri  Logik. . .  getragen  von  dem 
Hauche  der  œchtester  baconischen  Geistes.  Il 
a  été  plus  sainement  jugé  par  M.  G.  Lyon  '  :  pour 
connaître  les  choses  obscures,  il  faut  inter- 
préter les  choses  manifestes  qui  en  sont  les 
signes;  cherchons  donc  des  choses  qui  soient  le 
signe  et  la  preuve  de  ce  qui  est  obscur'. 

Lorsqu'une  première  idée,  7rpdV/nJ;t;,  s'est  présen- 

1.  G.  Lyon,  La  logique  inductive  dans  l'école  épicurienne. 
Congrès  international  de  philosophie,  1900. 

2.  DioGÈXE  Laerce,  X,  13-14,  21,25-26,  31. 


80  ÉPICURE. 

tée  à  notre  esprit,  elle  nous  engage  dans  une  sé- 
rie de  recherches  (outs  ^titeiv  âVriv  outs  àiropetv  aveu 
TTpoVfl^wç  *).  C'est  une  anticipation  qui  nous  met 
sur  la  voie  de  la  découverte  de  la  vérité,  où/,  àv  Çvi- 

T7i(7a[JL£V    TO    Çv)TOUJJ!.£VOV,    £1    [X7]   TTpOTEpOV   £yV(i>/C£l[A£V    aUTO  ^ , 

Il  ne  faut  pas  prendre  une  coïncidence  accidentelle 
pour  une  liaison  générale  et  permanente,  de  n'im- 
porte quelle  ressemblance  inférer  n'importe  quelle 
ressemblance,  où  yàp  â(p'  viç  'iToyj.  xoivottito;  i(f  71V 
£TU)(^£  x.oivdTrjTa  [j!,£TaêaT£ov.  On  peut  faire  des  infé- 
rences  (Tsy.jAviptoaaOat)  sur  les  objets  qui  échappent 
à  notre  observation,  et  bien  loin  de  n'avoir  que  dé- 
fiance à  l'égard  de  ce  que  nous  suggère  la  méthode 
de  ressemblance,  on  peut  y  avoir  autant  de  créance 
qu'aux  objets  mêmes  d'où  procède  notre  induction 

(à"XV     OUTtU   'JTt(7T£U£lV  cI)Ç  "Xal  toi;  àcp'    COV  'ri  <771{JL£t(0(7lç). 

Épicure  ne  s'est  pas  donné  la  peine  de  détermi- 
ner les  règles  de  ces  opérations,  mais  il  affirme  à 
plusieurs  reprises  que  les  principales  causes  de  nos 
erreurs  découlent  de  nos  passions,  que  la  première 
condition  pour  parvenir  à  la  connaissance  vraie, 
c'est  de  nous  en  affranchir  ;  il  donne  à  la  rectitude 
d'esprit  le  nom  de  sobriété,  v7i<pwv  "XoyKîpç;  l'amour, 
la  colère,  la  peur,  nous  mettent  hors  d'état  de  dis- 
cerner la  vérité,  non  moins  que  l'ivresse.  La  pra- 

1.  Sextus  Empiricus,  Adç.  Math.,  I,  57.  — XI,  21. 

2.  DiOGÈNE  LaercEjX,  33. 


CANONIQUE.  81 

tique  de  la  vertu,  qui  est  la  garantie  du  bonheur, 
nous  procure  aussi  le  plus  sûr  moyen  de  parvenir 
à  la  science.  Épicure  parle  souvent  de  la  raison; 
il  dit  que  nous  devons  la  prendre  pour  guide  de 
nos  jugements  comme  de  nos  actions,  mais  il  n'ex- 
plique pas  quel  sens  il  donne  à  ce  mot  ;  il  semble 
qu'il  ne  la  distingue  pas  de  l'expérience.  Et  pour- 
tant d'autres  fois  il  lui  attribue  une  certaine  impul- 
sion naturelle  en  vertu  de  laquelle  elle  se  porte  en 
avant  à  la  découverte  de  la  vérité,  ce  qu'il  appelle 
(pavracTix//)  Itzi^qXvi  TTÎçStavoLaç.  Qu'est-ce  au  juste  que 
ce  mouvement  de  la  pensée?  est-il  actif  ou  passif? 
est-il  provoqué  par  une  image  qui  se  présente  à 
l'esprit?  est-ce  un  élan  en  avant,  grâce  auquel  nous 
devinons  parfois  la  vérité  avant  d'être  à  même  de 
la  connaître?  Quel  sens  et  quelle  importance  faut- 
il  attacher  à  cette  doctrine  que  nous  trouvons  indi- 
quée dansDiogène  Laërce  ^  et  qui  nous  paraît  d'ori- 
gine aristotélicienne  ou  même  platonicienne  :  il  se 
produit  deux  mouvements,  Tun  venant  des  choses, 
l'autre  de  notre  esprit  ;  quand  ils  sont  d'accord,  il 
en  résulte  la  connaissance  de  la  vérité;  s'ils  sont  en 
désaccord,  notre  conception  ne  peut  être  que  fausse  ? 
La  vérité  se  fait  jour  avec  une  facilité  très  iné- 
gale dans  les  diverses  intelligences.  Il  y  a  lieu  en 

1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  50,  51. 

ÉPICURE.  6 


82  ÉPICURE. 

effet  de  distinguer  trois  sortes  de  philosophes  : 
les  uns,  comme  Epicure,  découvrent  eux-mêmes 
des  vérités  nouvelles  ;  d'autres,  comme  Métrodore, 
comprennent  ce  que  leur  enseigne  le  maître,  mais 
ne  sont  capables  d'aucune  invention  originale  ; 
d'autres,  enfin,  tels  qu'Hermarque,  ont  besoin  qu'on 
exerce  sur  eux  une  contrainte  pour  les  faire  entrer 
dans  l'école  * . 

La  vérité,  c'est  la  conformité  de  la  pensée  à  son 
objet  :  eaTiv  à>.7i8èçTO  outw;  ejç^ov  wç  ^.eyeTat  e/^eiv,  xal 
(peu^oç  SGTtv  t6  oùy  outw;  £)(^ov  wç  "kéyeTcui  'éjzvj  ^.  Avons- 
nous  du  moins  un  moyen  de  la  distinguer  ?  Sur  ce 
point,  la  doctrine  d' Epicure  manque  singulière- 
ment de  netteté  et  de  rigueur  :  un  jugement  est  vrai, 
dit-il,  s'il  n'est  pas  démenti  ou  s'il  est  confirmé 
par  l'expérience,  làv  £7rt(i.ocpTi»p7i6*^  y)  ^ri  àvTijjiapTupviG*^  ; 
il  est  faux  s'il  est  démenti  ou  s'il  n'est  pas  confirmé 
par  l'expérience  ^  ;  il  faut  donc,  avant  de  nous  pro- 
noncer sur  la  valeur  d'une  opinion,  attendre  que 
cette  question  préalable  soit  résolue.  Mais  ces  deux 
préceptes  sont  loin  de  revenir  au  même  :  pour 
accepter  un  jugement  comme  vrai,  devons-nous 
exiger  que  la  preuve  en  soit  fournie  ou  bien  pou- 
vons-nous nous  contenter  de  ce  qu'il  n'ait  pas  été 

1.  SÉNÈQUE,  Lettres,  LU. 

2.  Sextus  Empiricus,  Adi^.  dogm.,  II  {Matt/i.,  VIIÎ),  9. 

3.  DioGÈNE  Laerce,  X,  51. 


CANONIQUE.  83 

contredit  par  les  faits?  Cependant  sur  ce  point 
aussi,  Epicure  fait  preuve  d'une  remarquable  péné- 
tration :  il  faut,  dit-il,  distinguer  deux  cas  bien  dif- 
férents :  nos  conjectures  portent  tantôt  sur  l'événe- 
ment qui  va  se  produire   (to  xpo(7(ji.£vov),  tantôt  sur 
la  cause  cachée  de  qui  s'est  produit  (to  a^yjT^ov). 
Dans  le  premier  cas,  il  suffit,  pour  que  nous  ayons 
le  droit  de  regarder  notre  opinion  comme  vraie, 
qu'elle  ne  soit  pas  démentie  par  l'expérience  ;  et 
encore  jugeons-nous  très  différemment  des  séquen- 
ces et  des  concomitances;  dans  le  second  cas,  nous 
devons  exiger  qu'elle  soit  prouvée.  Il  serait  curieux 
de   comparer  avec  la  théorie  d'Epicure  les   idées 
développées  de  nos  jours   par  les  pragmatistes  : 
((   L'idée  vraie  est    féconde,   dit   un  disciple  de 
M.  Dewey;  elle  nous  mène  de  l'anticipation  à  la 
réalisation.  L'idée  fausse  par  contre  est   stérile 
et  impuissante  à  amener  le  résultat  promis.  »  Mal- 
heureusement notre  philosophe  n'a  pas  persévéré 
dans  cette  voie  et  nous  savons  pourquoi  :  il  n'avait 
pas  l'esprit  scientifique  ;  il  ne  comprenait  rien  aux 
exigences  de  la  méthode;  enfin,  il  n'apportait  pas 
à  l'examen  des  questions  théoriques  le  calme,  la 
patience,  l'impartialité  qui  nous  paraissent  indis- 
pensables ;  il  ne  voyait  qu'un  intérêt  enjeu,  celui 
de  sa  morale,  et  il  en  cherchait  partout  la  confir- 
mation. 11  faut  tout  d'abord  délivrer  les  hommes 


84.  ÉPICURE. 

de  leurs  erreurs,  les  rendre  à  la  rectitude  naturelle 
du  raisonnement  ;  car,  s'il  reste  la  moindre  trace 
des  anciens  préjugés,  cela  suffit  pour  empêcher 
de  découvrir  la  vérité  :  Sincerum  est  tiisi  vas, 
quodcumque  infundis  acescit. 

C'est  encore  par  l'expérience  et  le  besoin  qu'E- 
picure  explique  l'origine  et  le  progrès  du  langage. 
Il  ne  cherche  plus,  comme  Platon,  si  les  mots  imi- 
tent ou  non  la  nature  et  l'essence  des  choses.  L'u- 
sage des  mots  n'est  pas  le  résultat  d'une  institu- 
tion arbitraire  (tac  ovoaaTa  s;  àp^vl;  [jt,r,  Gsaet  yeveGÔat  *). 
Les  hommes  possèdent  naturellement  des  organes 
propres  à  l'émission  des  sons  articulés  ;  ces  organes 
entrent  enjeu  sous  l'influence  des  émotions  que 
nous  ressentons.  La  diversité  des  langues  est  facile 
à  expliquer  :  chaque  race  éprouve  des  sentiments 
('tôia  7ra(7pu(7aç  iraÔYi),  reçoit  des  images  qui  lui  sont 
propres  (t^ta  "XajjLêavouaaç  (pavTxcjixaTa) .  C'est  par  as- 
sociation que  les  mots  que  nous  entendons  éveillent 
en  nous  l'idée  des  objets  que  nous  avons  perçus  : 
((  En  même  temps  qu'on  prononce  le  mot  homme, 
l'empreinte  de  l'homme  se  présente  à  l'esprit  en 
vertu  des  notions  antécédentes;  dans  toutes  ces 
opérations  les  sens  nous  servent  de  guides.  »  Nous 
devons  donc   avoir  grand  soin  de  n'employer  que 

1.    DiOGÈNE   LaERCEjX,   75. 


CANONIQUE.  85 

des  mots  dont  le  sens  soit  déterminé  par  des  sen- 
sations précises  et  de  n'attacher  aux  mots  d'autre 
sens  que  celui  qui  correspond  à  des  sensations. 
Il  y  a  des  mots  parfaitement  clairs  qu'on  ne  peut 
définir  par  d'autres  plus  clairs  ^  ;  on  ne  saurait  donc 
attacher  trop  d'importance  à  l'emploi  des  mots  pro- 
pres et  aux  étymologies  :  Epicurus  crebro  dicit  di- 
ligenter  oportere  exprinii  quse  vis  subjecta  sit 
vocibus'. 

1.  Sur  tous  ces  points,  la  pensée  d'Épicure  est  loin  d'at- 
teindre la  précision  que  lui  donne  Gassendi  [Syntagma.  Pars 
I,  caputv)  :  Canon  I  :  «  Dum  loqueris,  delige  voces  communes 
et  perspicuas,  ne  aut  ignoretur  quid  velis,  aut  interpretando 
tempus  frustra  teres.  » —  Canon  II  :  «Dum  audis,  id  enitere 
ut  vim  subjectam  voeibus  teneas'  ne  te  vel  prae  obscuritate 
lateant,  vel  praeambiguitate  deludant  ».  —  Cf.  Encyclopédie, 
art.  Épicure  :  «  Quand  vous  parlez,  préférez  les  expressions 
les  plus  simples  et  les  plus  communes,  ou  craignez  de  n'être 
point  entendu  et  de  perdre  le  temps  à  vous  interpréter  vous- 
même.  Quand  vous  écoutez,  appliquez-vous  à  sentir  toute  la 
force  des  mots.  » 

2.  CicÉRON,  De  finibus,  II,  ii,  6.  —  Diogène  Laerce,  X,  31. 


CHAPITRE  V 

PHYSIQUE 

Épicure  rejette  le  mot  métaphysique  :  puisqu'il 
n'existe  pas  autre  chose  que  la  nature,  (pu<7t;,  il  ne 
peut  y  avoir  de  science  que  la  physique  ;  toute  au- 
tre recherche  serait  sans  objet  ;  la  nature  s'explique 
par  elle-même,  sans  aucun  principe  supérieur,  et 
se  suffit  toute  seule. 

Les  Epicuriens,  d'après  Kant^  furent  les  phy- 
siciens les  plus  distingués  parmi  tous  les  savants 
delà  Grèce.  «L'école  épicurienne,  dit  Renan, futla 
grande  école  scientifique  de  l'antiquité.  »  Ritter 
est  d'un  avis  opposé  :  ce  Rien  ne  prouve  plus  clai-^ 
rement,  dit-iP,  la  légèreté  scientifique  de  cet 
homme  que  sa  physique,  qui  ne  s'accorde  ni  avec 
sa  morale,  ni  avec  sa  canonique.  » 

La  physique d'Epicure  c'est  l'atomisme.  Il  n'est 
pas  l'inventeur  de  ce  système  ;  il  se  borne  à  re- 

1.  Kant,  Logique,  trad.  Tissot.  Introduction,  IV,  p.  35. 

2.  Ritter,  Philosophie  ancienne,  X,  ii,  t.  III,  p.  397. 


88  ÉPICURE. 

produire  la  théorie  de  Démocrite.  Ritter  cherche 
pour  quelles  raisons  Epicure  a  adopté  le  système 
atomistique  de  préférence  atout  autre  ;  celles  qu'il 
examine  ne  lui  paraissent  pas  sérieuses  ;  nous  ver- 
rons si  l'on  ne  peut  pas  en  concevoir  de  meilleures. 
L'originalité  de  Démocrite  lui-même  a  été  mise  en 
doute  :  l'atomisme,  nous  dit-on,  aurait  été  enseigné 
avant  lui  par  des  savants  phéniciens  antérieurs 
même  à  la  guerre  de  Troie  ^  ;  il  ne  put  ignorer  leurs 
doctrines,  soit  qu'il  les  ait  entendu  exposer  dans  leur 
pays  d'origine  au  cours  de  ses  voyages,  soit  que  des 
Phéniciens  soient  venus  professer  dans  les  villes 
d'Asie  Mineure.  Quoi  qu'il  en  soit,  en  passant  de 
Démocrite  à  Epicure,  l'atomisme  changea  de  ca- 
ractère. Démocrite  possédait  à  un  degré  remar- 
quable les  qualités  de  l'esprit  scientifique  :  Lange, 
Gomperz  en  font  un  grand  éloge.  Nous  ne  pouvons 
pas  en  dire  autant  d'Epicure  ;  il  n'avait  aucun  goût 
pour  les  études  scientifiques;  il  ne  se  donna  pas 
la  peine  d'étudier  à  fond  le  système  de  son  maître; 
il  est  même  probable  qu'il  ne  le  comprit  pas  tou- 
jours ;  en  tout  cas,  il  n'attachait  pas  une  importance 


1.  Sevtus  Empiricus,  Adv.  Matth.,  IX,  363.  —  Strabon,  1.  XVI, 
H,  29,  p.  759.  —  M.  LiARD,  dans  sa  thèse  De  Democrito  philo- 
sopha, ne  dit  rien  de  cette  tradition  ;  il  croit  que  la  conception 
de  la  théorie  des  Atomes  a  été  suggérée  à  Démocrite  par  les 
discussions  des  Ioniens  et  des  Éléates. 


PIIYSIQUK.  89 

primordiale  aux  questions  théoriques.  Son  ambi- 
tion est  de  donner  une  explication  aussi  simple  que 
possible  de  tous  les  phénomènes  de  la  nature. 
Dans  son  empressement  à  supprimer  les  difficultés, 
il  ne  s'aperçoit  pas  qu'il  en  soulève  d'autres  encore 
plus  inextricables,  que  ses  prétendues  explications 
provoquent  une  foule  de  questions  auxquelles  le 
système  ne  peut  fournir  de  réponse,  que  parfois 
les  assertions  en  faveur  desquelles  il  se  prononce 
contredisent  ce  qu'il  vient  d'affirmer,  qu'il  proclame 
audacieusement  des  principes  dont  la  preuve  est 
manifestement  insuffisante.  Ce  n'est  pas,  à  notre 
avis,  dans  le  poème  de  Lucrèce  qu'il  faut  étudier 
la  physique  épicurienne.  L'insuffisance  des  ensei- 
gnements du  maître  avait,  avec  le  temps,  éclaté  à 
tous  les  yeux  ;  les  Epicuriens  avaient  eu  à  répon- 
dre à  toutes  sortes  d'objections  et  avaient  donné  à 
leurs  doctrines  une  physionomie  scientifique 
qu'elles  n'avaient  pas  tout  d'abord. 

On  s'est  souvent  moqué  de  la  théorie  des  atomes  ; 
ce  ne  serait  plus  possible  aujourd'hui  après  les 
savantes  études  de  M.  Hannequin\  «  L'atomisme, 


1.  A.  Hannequin,  L'hypothèse  des  atomes.  —  Un  élève  de  ce 
professeur,  M.  Widerberger,  a  soutenu  en  1899  devant  la  Fa- 
culté de  Lyon  une  thèse  sous  ce  titre  :  Suscipitur  Epicuri  de- 
fensio  in  physicis.  Il  explique  que  les  théories  épicuriennes,  que 
l'on  a  souvent  raillées  sans  se  donner  la  peine  de  les  étudier 


90  ÉPICURK. 

dit-il,  tient  au  cœur  même  de  la  science...  On 
peut  encore  se  demander  de  nos  jours  si  l'atomisme 
est  l'hypothèse  sur  laquelle  repose  la  physique  tout 
entière  ou  s'il  n'en  serait  pas  plutôt  le  résultat,  la 
conclusion  la  plus  certaine,  certaine  de  toute  la 
certitude  des  autres  conclusions;  on  ne  peut  plus 
douter  en  tout  cas  qu'il  ne  soit  l'expression  la  plus 
haute  et  comme  l'âme  de  notre  science  de  la  na- 
ture*.» Cette  théorie  n'est  pas  du  domaine  de  la 
physique,  quoi  qu'en  ait  dit  Epicure,  car  la  physi- 
que se  borne  à  étudier  les  phénomènes  et  ne  nous 
apprend  rien  sur  la  nature  de  la  matière  ;  c'est  un 
système  métaphysique,  ainsi  que  l'a  fort  bien 
montré  M.  Mannequin,  mais  c'est  un  système  à 
l'adoption  duquel  nous  sommes  nécessairement 
conduits  par  la  considération  des  phénomènes.  De 
plus,  c'est  celui  qui  s'accorde  le  mieux  avec  les 
progrès  les  plus  récents  des  sciences,  de  sorte  que 
de  nos  jours  une  sorte  de  retour  se  manifeste  dans 
le  sens  de  l'atomisme.  «  Dès  l'origine  de  la  science, 
une  hypothèse  a  pris  naissance  qui  fidèlement 
a  accompagné  la  pensée  humaine  dans  toutes  ses 

à  fond,  ont  une  sérieuse  valeur  et  ont  été  reprises  par  quelques- 
uns  de  nos  contemporains  les  plus  illustres. 

1.  «  L'atomisme  n'est  pas  une  simple  théorie  de  la  matière  : 
c'est  la  plus  large  explication  de  la  nature,  la  plus  complète 
peut-être  et  la  plus  vraisemblable  qui  ait  jamais  été  tentée.  » 
Mabilleau,  Histoire  des  doctrines  atomistiques. 


PHYSIQUE.  91 

fluctuations,  c'est  l'hypothèse  des  atomes,  qui 
depuis  Leucippe,  Démocrite,  Epicure  et  Lucrèce, 
occupe  une  place  éminente  dans  le  domaine  de  la 
physique;  loin  de  diminuer  l'importance  de  son 
rôle,  les  travaux  les  plus  récents  ont  assuré  sa 
prépondérance,  et  pour  la  plupart  des  savants  mo- 
dernes elle  s'impose  désormais,  comme  une  in- 
duction obligatoire^ .  » 

Les  principes  premiers  des  choses,  dit  Epicure, 
sont  les  atomes  et  le  vide.  Les  atomes  sont  des 
parties  de  matière  extrêmement  petites  et  telles 
que  nous  ne  pouvons  les  percevoir  par  aucun  de 
nos  sens  ;  ce  qui  nous  en  peut  donner  quelque 
idée,  ce  sont  les  corpuscules  si  ténus  que  nous 
voyons  voltiger  en  nombre  considérable  sur  un 
rayon  de  soleil  qui  pénètre  par  une  fente  dans  une 
chambre  obscure.  Mais  la  raison  nous  en  atteste 
l'existence  que  nous  ne  saurions  mettre  en  doute. 
Epicure  repousse  donc  toutes  les  théories  d'après 
lesquelles  un  premier  élément,  l'eau,  l'air  ou  le  feu, 
a  produit  les  autres  par  ses  transformations,  par 
raréfaction  ou  condensation;  de  même,  il  écarte  la 
doctrine  des  quatre  éléments.  Quant  au  système 
des  homéoméries,  exposé  par  Anaxagore,  et  que 
Lucrèce  se  donne  la  peine  de  réfuter  afin  d'être 

1.  Lucien  Poincaré,  Journal  des  Savants,  juillet  1908. 


92  ÉPICURE. 

complet,  il  ne  semble  pasqu'Épicure  Fait  discuté  : 
comme  il  ne  se  piquait  pas  d'érudition,  il  ne  s'ar- 
rêtait pas  à  combattre  les  opinions  de  tous  ses  de- 
vanciers ;  il  se  bornait  à  exposer  la  sienne  et  cela 
lui  suffisait  ;  le  temps  donné  à  la  polémique  était, 
à  son  avis,  du  temps  perdu. 

Les  atomes,  comme  l'indique  le  mot  lui-même, 
sont  indivisibles  ;  et  cela  pour  la  raison  fort  simple 
qu'ils  sont  pleins,  [asctx,  qu'il  n'y  a  pas  en  eux  de 
vide  \  Si  la  matière  était  divisible  à  l'infini,  elle 
serait  réduite  de  plus  en  plus  et  finalement  anéan- 
tie ;  un  corps  de  grandeur  limitée  contiendrait  un 
nombre  infini  de  parties,  ce  qui  est  impossible. 
Les  atomes  sont  donc  à  la  fois  étendus  et  inétendus. 
Sur  ce  point,  l'hypothèse  d'Epicure  est  manifeste- 
ment contradictoire,  et  c'est  lui  faire  trop  d'honneur 
que  de  la  discuter  sérieusement,  comme  l'entre- 
prend d'Arnim^.  Ils  sont  éternels;  ils  n'ont  pas 
commencé  d'être  et  ne  finiront  pas  ;  rien  ne  vient 
de  rien,  rien  ne  peut  être  détruit^,  c'est  un  axiome 
que  répète  souvent  Kpicure  et  qu'admettent  avant 
lui  la  plupart  des  philosophes.  «  Premièrement,  il 

1.  Lucrèce,  I,  486  : 

Sed  quœ  sunt  rerum  primordia  nulla  potest  vis 
Stringere,  nam  solido  vincunt  ea  corpore  demum. 

2.  Hans  von  Armm,  Epikurs  Lelirc  von  minimum,  Wien, 
1907. 

3.  DiOGÈNE  Laerce,  X,  38,  39. 


PIIYSIOUE.  93 

faut  croire  que  rien  ne  se  fait  de  rien  ;  car,  si  cela 
était,  tout  se  ferait  de  tout  et  rien  ne  manquerait 
de  semence.  De  plus,  si  les  choses  qui  disparaissent 
se  réduisaient  à  rien,  il  y  a  longtemps  que  toutes 
choses  seraient  détruites,  puisqu'elles  n'auraient 
pu  se  résoudre  dans  celles  que  l'on  suppose  n'avoir 
pas  eu  d'existence'.  »  Les  atomes  sont  en  nombre 
infini;  c'est  pour  cela  que  la  nature  produit  sans 
cesse  de  nouveaux  corps  et  n'est  jamais  épuisée. 
Ils  ne  sont  pas  tous  originairement  différents  les 
uns  des  autres  (il  ne  semble  pas  que  nous  trouvions 
dans  Épicure  le  principe  leibnitzien  des  indiscer- 
nables), mais  ils  présentent  entre  eux  bien  des 
différences,  ils  possèdent  en  commun  la  solidité, 
la  résistance,  âvTiTuma;  ils  se  distinguent  par  leur 
grandeur  (il  y  en  a  en  effet  de  plus  petits  que 
d'autres,  quoique  les  plus  volumineux  soient  d'une 
extrême  petitesse)  et  par  leur  forme  ;  ils  ne  peuvent 
subir  aucun  changement,  aucune  altération  ;  la 
diversité  de  leurs  figures  est  infinie  :  les  uns  ont 
une  forme  régulière,  les  autres  sont  irréguliers; 
les  uns  sont  ronds,  les  autres  anguleux,  hérissés 
d'aspérités,  crochus,  de  sorte  qu'ils  glissent  les 
uns  sur  les  autres  ou  se  retiennent,  s'agglomèrent, 
font  sur  nos  sens  une  impression  agréable  ou  pé- 

1.  DioGÈNE  Laerge,  X,  40,  56. 


94  ÉPICURE. 

nible\  Épicure  paraît  avoir  admis  que  les  atomes 
diffèrent  les  uns  des  autres  par  leur  poids  ;  Démo- 
crite  soutenait  au  contraire,  d'après  la  plupart 
des  commentateurs,  que  le  poids  est  une  qualité 
sensible,  tout  comme  la  couleur,  l'odeur,  le  son, 
qu'il  n'appartient  pas  essentiellement  aux  atomes, 
dont  tous  les  mouvements  ne  viennent  que  du  choc, 
TT'Xviyv],  qu'il  n'est  que  par  rapport  à  nous^. 

Les  atomes  n'existent  jamais  isolément,  mais 
réunis  en  des  corps  qui  renferment  plus  ou  moins 
de  vide  ;  ils  sont  plus  ou  moins  rapprochés  les  uns 
des  autres,  leurs  mouvements  sont  plus  ou  moins 
rapides.  Quant  aux  choses,  les  unes  sont  des  assem- 
blages, les  autres  des  corps  dont  ces  assemblages 
sont  formés.  Tous  les  corps  sont  constitués  par  un 
nombre  plus  ou  moins  grand  d'atomes  et  toutes 

1.  Stobée,  Ed.  phys.,  306.  Heer.  'AY£VvrjTa,àtôta,  a^Gapxa,  où'ts 
6paua6^vai  8uv(£{xeva  o5V  àXXoiouG^vat., .  Elprjxe'.  oè  aTojxoç,  où-^  8x1  laxiv 
iXay{cfT7],  àXX'  8n  ou  Buvaxat  TtxTjôîjvai,  dl^iaGTjç  ouaa  xa\  dc|xÉTO)(^oç  xevoû. 

2.  Leucippe  et  Démocrite  considéraient-ils  le  poids  comme 
une  propriété  inhérente  aux  atomes,  c'est  une  question  fort 
discutée  encore  aujourd'hui.  M.  Rivaud  le  croit  {Le  problème 
du  devenir.,  p.  160);  il  combat  l'opinion  de  la  plupart  des 
historiens  français  (Renouvier,  Manuel  de  philosophie 
ancienne^  I,  245.  —  Liard,  De  Democrito  philosopha,  p.  45.  — 
Hamelin,  Annales  de  la  Faculté  de  Bordeaux,  1888.  —  Pillon, 
Année  philosophique,  1891,  p.  122);  il  se  rallie  à  l'opinion  des 
critiques  allemands  ;  il  pense  que  le  mouvement  déterminé 
par  cette  pesanteur  n'est  pas  une  chute  verticale,  mais  plutôt 
un  tourbillon,  ô(vr]. 


PHYSIQUE.  95 

les  qualités  que  nous  percevons  s'expliquent  par 
la  quantité  des  atomes  qu'ils  contiennent  et  par 
leur  mode  de  groupement,  de  même  que  les  lettres 
de  l'alphabet  par  leurs  diverses  combinaisons 
composent  tous  les  mots  et  toutes  les  phrases. 
Aristote  avait  déjà  fait  remarquer  que  la  lettre 
A  et  la  lettre  Z  diffèrent  par  leur  forme,  c)^vî[J<'aTt  -îi 
pu(î(jLw,  N  et  Z  par  leur  position,  Ôscst,  les  syllabes 
AN  et  NA  par  l'ordre  des  lettres  qui  les  consti- 
tuent'. Le  nombre  des  particules  extrêmement 
petites  qui  entrent  dans  la  composition  du  corps 
va  sans  cesse  croissant  ou  décroissant  graduel- 
lement; c'est  là  ce  qui  explique  des  faits  auxquels 
nous  ne  faisons  pas  attention,  tant  l'habitude  nous 
les  a  rendus  familiers.  Épicure  entre  à  ce  propos 
dans  des  détails  fort  intéressants  qui  font  songer 
au  rôle  attribué  par  Leibnitz  aux  infiniment  petits  : 
l'eau  qui  suinte  goutte  à  goutte  creuse  la  pierre, 
le  pavé  des  rues  est  usé  par  les  pieds  des  passants, 
l'anneau  que  l'on  porte  au  doigt  s'amincit,  les  vé- 
gétaux et  les  animaux  grandissent  d'une  manière 
continue  et  insensible  :  nous  ne  voyons  pas  pousser 
les  plantes  et  quelques-unes  en  viennent  à  présen- 
ter une  taille  colossale. 

L'existence  de  l'autre  principe,  le  vide,  n'est  pas 

1.  Aristote,  Métaphysique,  I,  vi,  985,  b,  4, 


96  ÉPICURE. 

moins  certaine,  car  sans  lui  le  mouvement  ne  serait 
pas  possible.  Epicure  n'admet  pas  que  le  mouvement 
se  propage  de  proche  en  proche  d'une  manière 
continue  au  sein  du  plein  :  il  faut  toujours  qu'une 
première  parcelle  se  déplace  et  pour  cela  qu'elle 
trouve  devant  elle  un  vide  où  pénétrer.  Quelques 
historiens,  tels  que  Brucker,  ont  rattaché  l'épicu- 
risme  à  l'éléatisme,  prétendant  que  la  nouvelle  école 
n'a  fait  que  développer  certains  principes  emprun- 
tés à  l'ancienne  ;  pour  nous,  nous  nous  rangeons 
plutôt  à  l'avis  de  Gomperz;  nous  voyons  dans  l'é- 
picurisme  une  réaction  contre  l'éléatisme  et  s'il 
a  été  inspiré  par  l'enseignement  des  théories  d'É- 
lée,  ce  qui  n'est  pas  impossible,  c'est  en  ce  sens  que 
les  idées  contraires  suscitent  quelquefois  dans  l'es- 
prit humain  les  idées  contraires.  Voici  en  effet 
comment  raisonnaient  les  Éléates  :  sans  vide,  pas 
de  mouvement  possible;  or,  il  n'y  a  pas  de  vide, 
donc  le  mouvement  n'existe  pas,  ce  n'est  qu'une 
apparence  illusoire.  Les  Epicuriens  de  leur  côté 
disent,  partant  de  la  même  majeure  :  sans  vide  pas 
de  mouvement  possible  ;  or,  il  y  a  du  mouvement, 
donc  le  vide  existe.  Au  point  de  vue  logique  et  scien- 
tifique, les  deux  raisonnements  sont  également 
critiquables,  mais  les  conclusions  sont  diamétrale- 
ment opposées. 

Epicure    donne    encore    d'autres   preuves     de 


PHYSIQUE.  97 

l'existence  du  vide  :  la  nourriture  se  répand  dans 
tout  le  corps  des  plantes  et  des  animaux;  le  bruit, 
le  froid,  la  chaleur  se  propagent  à  travers  les 
corps  les  plus  durs. 

Il  oublie  parfois  que  nous  ne  pouvons  nous  faire 
du  vide  qu'une  idée  négative  ;  il  s'en  sert  dans 
ses  explications  comme  d'une  idée  positive. 

Le  vide  évidemment  ne  saurait  être  perçu  par 
les  sens,  puisqu'il  n'a  pas  de  qualités;  c'est  par 
l'intelligence  seule  qu'il  est  conçu.  En  somme,  le 
vide,  dont  il  affirme  si  catégoriquement  la  réalité, 
n'est  qu'une  hypothèse;  rien  sans  doute  ne  vient 
la  contredire,  mais  rien  n'en  démontre  la  vérité. 
Le  vide  est-il  substance  ou  accident?  Epicure  n'a 
pas  même  soupçonné  cette  question,  et  aujour- 
d'hui elle  nous  paraît  tout  à  fait  dépourvue  de 
sens;  mais  il  fut  un  temps  où  elle  préoccupait  beau- 
coup les  commentateurs;  Gassendi  ne  peut  par- 
venir à  la  résoudre. 

Le  vide  ne  peut  ni  exercer  ni  subir  une  ac- 
tion; il  n'oppose  ni  résistance  ni  retardement  au 
mouvement  des  atomes,  o'jts  Trot-^cat  outs  TraÔeiv  ^ova- 
Tat,  àXkk  y.iv'/i<7iv  [xovov  ^i'  sauTOu  toi";  GwjjLaGi  Traps^ç^sTat  '. 
Il  est  infini,  car  nous  ne  pouvons  concevoir  de 
bornes  au  delà  desquelles  nous  n'imaginions  en- 

1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  67. 

ÉPlCURE.  7 


98  ÉPICURE. 

core  autre  chose  ;  de  plus,  s'il  avait  des  bornes, 
elles  arrêteraient  le  mouvement  des  atomes,  ce 
que  nous  ne  devons  pas  admettre  \  Le  moment 
viendrait  où  tous  les  atomes,  emportés  par  leur 
poids,  en  atteindraient  le  fond  et  ne  pourraient 
aller  plus  loin.  De  même,  si  le  nombre  des  ato- 
mes était  fini,  ils  seraient  perdus  dans  le  vide 
infini,  et  tous  les  corps,  graduellement  appauvris 
par  les  émanations  qui  s'en  dégagent  sans  cesse 
et  s'envolent  dans  l'espace,  cesseraient  d'exister. 
Le  vide  lui-même,  au  sein  duquel  se  produisent 
tous  les  mouvements,  est  immobile.  Dans  le  vide, 
les  atomes  sont  emportés  par  un  mouvement 
éternel.  Quelle  est  la  cause  du  mouvement?  Nous 
n'avons  pas  à  nous  le  demander,  puisque  le  mou- 
vement est  éternel.  Cette  réponse  ne  nous  paraît 
pas  suffisante  ;  en  tout  cas,  Epicure  s'en  contente 
et  n'en  cherche  pas  d'autre;  c'est  là,  dit  M.  Bro- 
chard,  le  grand  scandale  du  système.  A  celui  qui 
décontenançait  son  maître  en  lui  demandant  : 
«  Et  le  chaos,  d'où  vint-il?  »  nous  aurions  beau 
jeu  de  poser  ces  questions  :  «  Les  atomes,  d'où 
viennent-ils?  d'où  leur  est  venu  le  mouvement?  » 
Car  tandis  qu'il  aime  à  invoquer  le  principe  : 
«  Rien  ne  naît  de  rien  »,  il  avance  des  théories 

1.  DiOGÈNE  Laerce,  X,  41. 


PHYSIQUE.  99 

qui  ne  sont  ni  plus  satisfaisantes  ni  plus  solide- 
ment établies  que  les  autres  ;  car  cette  fin  de  non- 
recevoir  qu'il  nous  oppose,  ol^jti  âà  toutwv  oOx  £ct(v  % 
ne  saurait  nous  contenter. 

Le  mouvement  naturel  et  primitif  des  atomes 
est  une  chute  ;  ils  tombent  de  haut  en  bas  pour  la 
raison  fort  simple  qu'ils  ne  trouvent  rien  qui  les 
soutienne.  Voilà  ce  que  Démocrite  s'était  gardé 
de  dire  ;  il  avait  bien  vu  que  dans  l'infini  il  n'y  a 
ni  haut  ni  bas.  Épicure  peut-être  ne  l'a  pas  com- 
pris; il  a  cru  simplifier  ingénieusement  le  système 
et  se  rendre  plus  aisément  intelligible  au  public 
en  ramenant  le  mouvement  à  une  chute,  telle  que 
celle  que  nous  observons  tous  et  que  nous  connais- 
sons familièrement;  il  ne  s'est  pas  douté  des  dif- 
ficultés dans  lesquelles  il  s'engageait;  il  s'est 
borné  à  dire  que,  comme  l'espace  est  infini,  il  n'y 
a  pas  à  craindre  que  les  atomes  finissent  par  s'en- 
tasser tous  en  bas  et  se  précipiter  les  uns  sur  les 
autres.  Ailleurs,  il  semble  se  ressaisir  :  quand  il 
réfute  l'opinion  de  ceux  d'après  lesquels  tous  les 
corps  tendent  vers  un  centre  commun  et  que  c'est 
ainsi  que  la  terre  se  maintient  au  milieu  du  monde, 
il  fait  très  judicieusement  observer  que  dans  l'in- 
fini il  n'y  a  pas   de  centre.    En  un  sens  absolu, 

1.  DioGÈM-:  Laerce,  X,  44. 


100  ÉPICURE. 

l'existence  du  haut  et  du  bas  dans  l'espace  infini 
est  impossible;  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'un 
mouvement  dans  la  direction  de  notre  tête  à  nos 
pieds  sera  toujours  opposé  à  celui  qui  va  de  nos 
pieds  à  notre  tête,  dussent  les  lignes  de  ces  deux 
mouvements  être  prolongées  à  l'infini. 

Il  n'y  a  pas  de  troisième  principe,  autre  que 
les  atomes  et  le  vide  ^  Les  corps  sont  composés 
d'atomes  séparés  par  des  intervalles  vides  ;  toutes 
les  différences  qu'ils  nous  présentent  s'expliquent 
d'une  part  par  le  nombre  des  atomes  qui  les  cons- 
tituent, par  la  grosseur  et  la  forme  de  ces  atomes, 
d'autre  part  par  la  grandeur  des  intervalles  qu'ils 
laissent  entre  eux  :  de  là  vient  que  les  particules 
de  certains  corps  glissent  aisément  les  unes  sur 
les  autres,  comme  celles  de  l'air,  de  l'eau  et  des 
différents  liquides,  qu'ils  n'opposent  guère  de 
résistance  au  mouvement  des  atomes  qui  les  tra~ 
versent,  tandis  que  d'autres  corps  sont  durs  et 
impénétrables.  C'est  ainsi  que  s'explique  l'inégale 
densité  des  diverses  substances  :  si  à  volume  égal 

1.  Lucrèce,  I,  443  : 

...  Facere  et  fungi  nisi  corpus  nulla  potest  res, 
Nec  prœbere  locum  porro  nisi  inane  vacansque. 
Ergo  praeter  inane  et  corpora,  tertia  per  se 
Nulla  potest  rerum  in  numéro  natura  relinqui, 
Nec  quœ  sub  sensus  cadat  ullo  tempore  nostros, 
Nec  ratione  animi  quam  quisquam  possit  apisci.. 


PIIYSIQIK.  101 

le  fer  pèse  plus  que  Teau,  c'est  que  dans  ce  volume 
de  fer  il  y  a  plus  d'atomes  et  moins  de  vide,  puis 
que  les  atomes  du  fer  sont  gros  et  hérissés  d'as- 
pérités, tandis  que  ceux  de  l'eau  sont  petits  et 
ronds.  Pour  la  môme  raison,  certains  corps  sont 
transparents,  d'autres  opaques. 

Au  sein  du  vide,  les  atomes  ne  rencontrent 
aucune  résistance,  tombent  avec  la  même  vitesse  ; 
il  n'en  est  plus  de  même  dans  l'air  ou  dans  l'eau. 
Encore  une  fois,  l'air,  l'eau  sont  des  corps  dont 
les  particules,  si  petites  et  si  légères  qu'elles 
soient,  opposent  aux  autres  une  résistance  plus 
ou  moins  grande  et  leur  infligent  un  retard 
qui  varie  selon  leur  densité.  Voilà  pourquoi  dans 
le  monde  sensible  les  corps  se  meuvent  plus  ou 
moins  vite  ;  ceux  qui  sont  plus  lents  sont  rejoints 
par  ceux  qui  sont  plus  rapides  ;  ils  sont  entraînés 
par  le  mouvement  de  ces  derniers  ou  au  contraire 
en  interceptent  le  passage  ;  en  s'accolant  avec  eux 
ils  forment  un  amas  qui  barre  la  route  à  d'autres 
atomes;  le  groupe  va  ainsi  grossissant  de  plus 
en  plus,  ou  bien  au  contraire  les  corpuscules  qui 
le  constituaient  sont  arrachés  et  emportés  plus 
loin.  Gardez-vous  donc  de  croire  que  sous  l'ac- 
tion de  la  pesanteur,  les  corps  tomberont  parallè- 
lement et  ne  pourront  se  rejoindre.  Les  atomes 
se  heurtent  à  chaque  instant,  rebondissent,  et  ces 


102  ÉPICCRE. 

chocs  nous  expliquent  un  grand  nombre  de  phé- 
nomènes; tous  les  corps,  en  effet,  ne  se  compor- 
tent pas  de  la  même  manière  :  il  en  est  de  mous 
qui  s'écrasent  sur  ce  qu'ils  rencontrent  et  de- 
meurent désormais  immobiles;  il  en  est  de  durs 
qui  rejaillissent  plus  ou  moins  loin  :  leur  inégale 
élasticité  a  pour  cause  la  proportion  des  atomes 
et  du  vide  qu'ils  renferment. 

La  pesanteur  et  les  chocs  ne  suffisent  pas  à 
rendre  compte  de  tous  les  phénomènes  à  beau- 
coup près;  ces  deux  sortes  de  mouvements  pré- 
sentent ce  caractère  commun  qu'ils  résultent  d'une 
puissance  extérieure  et  qu'ils  se  produisent  néces- 
sairement, car  toute  cause  est  elle-même  l'effet 
d'une  cause  et  ainsi  de  suite  à  l'infini.  L'univers 
est-il  donc  soumis  à  une  nécessité  absolue  à  la- 
quelle rien  ne  saurait  se  soustraire?  Epicure  ne 
peut  se  résigner  à  cette  conception  qui  lui  fait 
horreur.  Il  n'y  a  pas  d'autre  moyen,  dit-il,  d'é- 
chapper au  fatalisme  des  savants  que  d'attribuer 
aux  atomes  le  pouvoir  de  s'écarter  un  peu  de  la 
ligne  droite,  et  cela  sans  cause  extérieure.  Il  ne 
semble  pas  que  l'idée  de  la  déclinaison  ait  été 
empruntée  aux  systèmes  antérieurs;  l'originalité 
de  cette  conception  n'a  pas  été  contestée.  La  dé- 
clinaison des  atomes  (irapéyx^^ict;,  en  latin  clina- 
men)  a  été  très  violemment  critiquée  par  les  ad- 


PHYSIQUE.  103 

yersaires  de  Tépicurisme.  Ce  que  l'on  peut  dire 
de  moins,  c'est  qu'elle  est  en  opposition  avec  les 
principes  formulés  par  Démocrite,  qui  ne  faisait 
pas  difficulté  d  admettre  le  fatalisme.  Gicéron,  qui 
n'a  pas  compris  le  sens  de  cette  doctrine,  la 
raille  continuellement  :  «  Res  tota  ficta  puerili- 
ter. . .  Illœ  Epicuri propriœ  ruinas  ^  ;  mais  ses  atta- 
ques portent  à  faux,  elles  n'ont  pas  de  valeur^. 
Les  modernes  n'ont  pas  généralement  été  moins 
sévères  :  la  plupart  considèrent  cette  doctrine 
comme  un  misérable  expédient,  dérisoire  et  équi- 
voque ^  ;  Bayle  le  déclare  pitoyable  ;  Kant  l'ap- 
pelle même  une  impudence;  M.  Garo  n'y  voit 
qu'une  pauvre  invention  de  dialectique  aux  abois. 
Il  est  certain  qu'Epicure  n'apporte  à  l'appui  de  ce 
dogme  aucun  argument  direct;  la  seule  raison 
qu'il  invoque,  à  savoir  qu'il  ne  voit  pas    d'autre 


1.  GicÉRON,  De  finibus,  I,  vi,  18. 

2.  Plutarque,  De  solertia  animalium,  VII,  1  et  2.  —  «  Il  ne 
faut  pas  accorder  aux  philosophes  comme  on  le  fait  aux 
femmes  dont  les  couches  sont  difficiles,  la  permission  de 
prendre  des  remèdes  qui  facilitent  et  hâtent  leur  délivrance, 
d'avoir  recours  à  des  expédients  qui  les  aident  à  accoucher  de 
leurs  systèmes.  Il  ne  faut  pas  laisser  Epicure,  sur  une  ques- 
tion aussi  considérable,  introduire  un  expédient  si  petit,  si 
misérable  que  l'est  la  déclinaison  d'un  seul  atome,  réduite  à 
la  dimension  la  plus  petite,  afin  de  produire  les  astres,  les 
animaux,  le  hasard  et  de  sauver  la  liberté  humaine.  » 

3.  Mabilleau. 


104  ÉPICURE. 

moyen  d'échapper  au  fatalisme,  ne  peut  être  ac- 
ceptée comme  une  preuve  valable.  La  déclinaison 
paraît  en  contradiction  avec  tout  lé  système,  car 
ce  serait  un  phénomène  sans  cause  et  sans  loi, 
qui  se  produirait  en  dehors  de  toute  détermina- 
tion de  temps  et  de  lieu,  nec  regione  loci  certa 
nec  tempore  certo.  Enfin,  ce  mouvement  qui  n'est 
pas  produit  par  une  cause  extérieure,  si  petit 
qu'il  soit,  manifeste  une  certaine  énergie  interne, 
une  spontanéité  essentielle  des  atomes;  or  la 
théorie  d'Epicure  est  mécaniste,  les  atomes  sont 
partout  ailleurs  représentés  comme  des  corpus- 
cules inertes  et  tous  les  phénomènes  expliqués 
comme  déterminés  par  des  mouvements  qui  se 
transmettent  passivement  de  proche  en  proche. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  nous  semble  que  la  théorie 
de  la  déclinaison  a  une  immense  portée,  qu'Epi- 
cure  élargit  singulièrement  le  problème  de  la  li- 
berté et  qu'il  manifeste  une  des  qualités  les  plus 
éminentes  de  l'esprit  philosophique.  Ne  l'oublions 
pas,  il  a  toujours  en  vue  la  morale  et  la  morale  seule  ; 
il  ne  s'occupe  des  questions  de  physique  que  parce 
que  la  curiosité  de  l'esprit  ne  s'en  laisse  pas  dé- 
tourner et  qu'il  faut  lui  donner  satisfaction.  Or,  le 
fondement  de  la  morale,  c'est  la  liberté  de  la  vo- 
lonté humaine;  le  fatalisme  ne  lui  laisse  aucune 
place  et  du  coup  toute  la  morale  est  emportée.  Com- 


PJIYSIQLE.  105 

ment  donc  sauver  la  liberté  '  ?  Epicure  a  posé  ce 
principe  :  «  Rien  ne  peut  naître  de  rien  »,  et  sur 
ce  point  tous  les  autres  savants  sont  d'accord  avec 
lui;  rhomme  ne  peut  donc  être  seul  libre;  la  li- 
berté ne  peut  éclater  en  lui  tout  à  coup,  naître  de 
rien;  elle  doit  être  l'épanouissement  suprême 
d'une  puissance  qui  existe  en  germe  dans  tous  les 
éléments.  Ainsi  tous  les  atomes  possèdent  un 
certain  pouvoir  de  déviation,  grâce  auquel  ils  sont 
soustraits  à  l'empire  de  la  nécessité;  ce  pouvoir 
se  réduit  à  fort  peu  de  chose,  ily.-/iazQw,  à/.ap£ç  - 
[perpaucum,  nec  plus  quant  minimum,  dit  Lu- 
crèce); il  est  déjà  plus  grand  chez  les  êtres  vi- 
vants, plantes  et  bêtes,  chez  lesquels  se  montre 
une  spontanéité  graduellement  croissante;  il  se 
manifeste  d'une  manière  éclatante  chez  les  ani- 
maux supérieurs;  il  atteint  enfin  son  plus  haut 
degré  chez  l'homme  dont  il  constitue  et  explique 
la  volonté,  c'est-à-dire  la  faculté  que  nous  possé- 
dons de  nous  soustraire  à  la  domination  des  causes 


1.  GicÉRO.N,  De  falo,  X,  22.  —  De  Nat.  /).,  I,  xxv,  69  : 
«  Epicurus  quum  videret,  si  atomi  ferrentur  in  locum  infe- 
riorem  suopte  pondère,  nihil  fore  in  nostra  potestate,  quod 
esset  earuni  motus  certus  et  necessarius,  invenit  quomodo 
necessitatem  effugeret,  quod  videlicet  Democritum  fugerat  : 
ait  atomum...  declinare  paululum.  »  —  Plutaiîque,  De  soient, 
anim.,  VII,  2,  8-w;  ib  io'  ^atv  p-rj  kr.à'kr^za.K. 

2.  Plutarque,  De  anim.  procr.,  VI,  9. 


106  ÉPICURK. 

extérieures  et  d'aller  dans  le  sens  où  nous  porte 
notre  esprit  [prout  ipsa  tulit  mens).  Que  cette 
théorie  fourmille  de  diflicultés  et  même  de  contra- 
dictions, nous  n'en  disconvenons  pas  ;  mais  c'est 
une  théorie  véritablement  intéressante  et  dont 
les  différentes  parties  sont  logiquement  enchaî- 
nées ^ .  Ainsi  c'est  au  nom  de  ce  principe  :  «  Rien 

1.  «  D'habitude  les  partisans  du  libre  arbitre  sont  loin  de 
concevoir  l'homme  et  le  monde  sur  le  même  type  ;  la  liberté 
leur  semble  plutôt  une  puissance  supérieure  à  la  nature  et 
divine,  qu'une  puissance  empruntée  à  la  matière  et  qui  se 
retrouve  en  ses  éléments.  De  nos  jours  encore,  nous  sommes 
portés  à  croire  que  la  question  de  la  liberté  est  une  question 
exclusivement  humaine,  qu'elle  nous  regarde  seuls,  que  nous 
pouvons  nous  retrancher  dans  notre  for  intérieur,  pour  y  dis- 
cuter à  loisir  si  nous  sommes  libres  ou  si  nous  ne  le  sommes 
pas.  Nous  nous  imaginons  aisément  que  l'univers  entier  peut 
être  soumis  à  la  fatalité  sans  que  notre  liberté,  si  elle  existe, 
en  reçoive  atteinte.  Mais  alors,  demande  Epicure,  cette 
liberté  d'où  viendrait-elle?  «  Unde  est  liœc  fatis  avulsa  potes- 
tas?  »  Gomment  pourrait-elle  naître  et  subsister  dans  un 
monde  absolument  dominé  par  des  lois  nécessaires?  ...  Non, 
toutes  les  causes  sont  naturelles  et,  puisque  rien  ne  vient  de 
rien,  notre  liberté  vient  de  la  nature  même.  Il  est  curieux  de 
voir  Lucrèce  invoquer  ainsi  en  faveur  de  la  déclinaison  spon- 
tanée, le  fameux  axiome  «  ex  nihilo  niliil  »,  qu'on  a  précisé- 
ment tant  de  fois  opposé  à  cette  hypothèse.  Selon  lui,  ce  qui 
est  dans  l'effet  se  trouve  déjà  dans  les  causes  :  si  donc  nous 
avons  des  mouvements  spontanés  c'est  que  dans  tout  mouve- 
ment il  peut  y  avoir  quelque  spontanéité  ;  si  nous  sommes 
vraiment  libres  de  nous  porter  volontairement  vers  mille 
directions,  il  faut  que  toutes  les  parties  de  notre  être,  qui 
nous  ont  formés  en  s'assemblant,  possèdent  un  pouvoir  ana- 


PHYSIQUE.  107 

ne  naît  de  rien  »  que  pour  expliquer  par  une  évo- 
lution naturelle  l'existence  de  la  liberté  de  l'homme, 
Epicure  attribue  à  tous  les  atomes  la  déclinaison  ; 
puis,  lorsqu'il  s'agit  de  décrire  les  caractères  non 
seulement  de  cette  déclinaison,  mais  même  des 
déterminations  de  la  volonté,  il  admet  que  ce 
sont  des  phénomènes  sans  causes  ^ . 

Certains  philosophes  reconnaissent  encore  deux 
autres  principes  des  choses,  l'espace  et  le  temps  : 
c'est  là  une  grave  erreur.  Le  temps  n'existe  pas  en 
dehors  des  phénomènes  qui  se  produisent  plus  ou 
moins  lentement,  que  nous  percevons,  dont  nous 
nous  souvenons,  que  nous  prévoyons  ;  c'est  un  ca- 
ractère des  phénomènes,  (7u(j!.7UTù)f7.a  (7U|jt.TCT0j(jt.y.Twv. 
Pour  désigner  l'espace,  nous  employons  deux 
mots,  TOTToç  et  x.wp3c,  qui  ne  sont  pas  synonymes  : 
To^TToç  c'est  le  lieu  qu'occupe  un  corps,  ywpa  c'est 
l'espace  à  travers  lequel  il  se  meut.  L'espace  et  le 
temps  ne  sont  point  des  êtres  à  part  ;  ils  n'ont  pas 


logue,  plus  ou  moins  étendu,  plus  ou  moins  conscient,  mais 
réel.  Épicure  arrive  ainsi  à  nier  l'inertie  absolue  de  la  matière 
ou  plutôt  de  ses  éléments  primitifs.  C'est  une  sorte  de  dyna- 
misme qu'il  ajoute  au  mécanisme  pur  et  simple  de  Démo- 
crite.  »  GuYAu,  Morale  d'Épicure,  p.  98. 

1.  «  Lucrèce  transporte  aux  atomes  les  mouvements  volon- 
taires de  l'homme  et  des  animaux.  »  J.  Soury,  Brev.  de 
l'hist.  du  matérialisme,  p.  304.  —  Tyndall  lui  adresse  le  même 
reproche.  Address,  Belfast,  1874. 


108  ÉPICURE. 

dénature  propre  et  ne  doivent  jamais  être  regardés 
comme  causes  de  quoi  que  ce  soit;  il  n'existe  donc 
point  en  réalité  d'autres  principes  que  les  atomes 
et  le  vide. 

Tous  les  phénomènes  qui  se  produisent  dans  le 
monde  sont  diverses  sortes  de  mouvements,  les 
mouvements  expliquent  et  les  rapports  que  les 
choses  ont  entre  elles  et  l'action  qu'elles  exercent 
sur  nos  sens  ^ .  Les  mouvements  des  atomes  sont 
extrêmement  rapides,  puisque  dans  le  vide  rien 
ne  leur  fait  obstacle.  Le  mouvement  se  transmet 
par  des  chocs  plus  ou  moins  violents,  par  des  im- 
pulsions; il  n'est  jamais  question  dans  le  système 
d'attractions  ni  d'actions  exercées  à  distance. 

Le  même  corps  contient  des  atomes  d'espèces 
différentes.  Ainsi  le  vin  est  à  la  fois  principe  de 
froid,  puisqu'il  nous  rafraîchit,  et  de  chaud,  puis- 
qu'il peut  nous  enivrer  et  nous  donner  la  fièvre, 
ce  qui  manifeste  l'existence  en  lui  de  deux  sortes 
d'atomes. 

1.  «  Il  semble  d'abord  que  les  chocs  désordonnés  de  cette 
innombrable  poussière  ne  peuvent  engendrer  qu'un  chaos  inex- 
tricable devant  lequel  l'analyse  doit  reculer;  mais  la  loi  des 
grands  nombres,  cette  loi  suprême  du  hasard,  vient  à  notre 
aide;  en  face  d'un  demi-désordre  nous  devrions  désespérer, 
mais  dans  le  désordre  extrême,  cette  loi  statistique  rétablit 
une  sorte  d'ordre  moyen  où  l'esprit  peut  se  reprendre.  » 
H.  PoiNCARÉ,  Science  et  Méthode^  p.  274. 


PIIVSIUUE.  109 

Des  qualités  que  nous  percevons,  beaucoup 
n'appartiennent  pas  aux  choses  elles-mêmes,  par 
exemple  la  couleur.  Les  corps  n'ont  plus  aucune 
couleur  dans  les  ténèbres,  et  cependant  nous  pou- 
vons fort  bien  les  percevoir  et  les  distinguer  par  le 
toucher,  comme  le  font  les  aveugles  ;  le  même  objet 
nous  paraît  de  toute  autre  couleur,  il  nous  semble 
même  blanc  ou  noir,  selon  que  nous  le  voyons  de  face 
ou  décote,  selon  qu'il  est  frappé  plus  ou  moins  vive- 
ment par  les  rayons  du  soleil,selon  les  reflets  dont  il 
subit  l'influence  ;  nous  ne  saurions  dire  de  quelle 
couleur  est  la  nacre,  la  queue  du  paon  ou  la  gorge 
du  pigeon.  La  sensation  dépend  aussi  de  l'état  de 
nos  organes;  voilà  pourquoi  les  mômes  objets  pro- 
duisent des  impressions  différentes  sur  plusieurs 
personnes  et  paraissent  quelquefois  doués  de  qua- 
lités contraires  :  le  miel  est  doux  pour  l'un,  amer 
pour  l'autre;  la  même  eau  que  celui-ci  trouve 
froide,  celui-là  la  juge  chaude  ;  de  même  il  y  a  des 
sons  rudes  et  des  sons  doux,  des  couleurs  agréa- 
bles ou  irritantes.  Entre  les  propriétés  des  choses, 
il  faut  distinguer  les  qualités  essentielles,  l^ix, 
ài^toc,  7rpou7Tap)(^ovTa,  (7U[j!.^2êvixoTa  (la  chaleur  ne  peut 
cesser  d'appartenir  au  feu,  la  pesanteur  au  miné- 
ral, la  liquidité  à  l'eau,  la  tangibilité  à  tous  les 
corps,  l'intangibilité  au  vide)  et  les  qualités  acci- 
dentelles, £77£pyovTa,  GU7.T:Tw(j!.aTa  (le  mouvement,  le 


110  KPICURE. 

repos,  l'action,  la  passion).  Enfin,  beaucoup  de  nos 
idées  n'expriment  pas  des  propriétés  des  choses, 
mais  des  rapports  (semblable,  différent,  plus  grand, 
plus  petit,  droite,  gauche)  ;  c'est  ainsi  que  le  temps, 
nous  l'avons  vu,  n'est  pas  quelque  chose  et  n'existe 
que  dans  notre  esprit.  Les  qualités  sensibles  n'ap- 
partiennent pas  aux  choses,  telles  que  nous  les  per- 
cevons, et  cependant  elles  ont  un  fondement  réel; 
il  ne  faut  donc  pas  dire  oux  wç  £i<7iv,  où'ts  ôjç  où/-  sici. 

Le  mouvement  est  régi  par  des  lois  fixes  et 
absolues  ;  c'est  là  évidemment  un  principe  incon- 
ciliable avec  la  spontanéité  fortuite  qu'Épicure 
attribue  aux  atomes,  mais  c'est  un  principe  sur 
lequel  il  revient  continuellement  :  le  lieu,  le  mo- 
ment où  chaque  fait  doit  se  produire  est  rigou- 
reusement ûxé^  l'action  de  chaque  cause,  le  déve- 
loppement de  chaque  être  rencontre  des  limites 
impossibles  à  franchir  :  ainsi  se  trouvent  garantis 
l'ordre  et  la  stabilité  du  monde. 

De  ce  que  le  nombre  des  atomes  est  infini,  ainsi 
que  le  vide  au  sein  duquel  ils  se  meuvent,  il  résulte 
que  le  monde  où  nous  vivons  et  qu'il  nous  est 
donné  de  percevoir,  n'est  pas  le  seul  qui  existe  ; 
nous  devons  croire  au  contraire  qu'il  y  a  beaucoup 
d'autres  univers  ^ .  Sont-ils  pareils  à  celui-ci,  habités 

1.  DioGÈisE  Laerge,  X,  45,  76. 


PHYSIQUE.  111 

par  des  êtres  semblables  aux  animaux  au  milieu 
desquels  nous  sommes  placés,  ou  bien  en  diffèrent- 
ils  plus  ou  moins,  ou  même  du  tout  au  tout;  y  a- 
t-il  ailleurs  des  hommes  comme  nous  ou  plus  par- 
faits? nous  n'en  pouvons  rien  savoir;  mais  nous 
devons  nous  garder  d'assigner  des  limites  à  la 
possibilité  des  choses  et  de  croire  que  la  réalité  ne 
s'étend  pas  plus  loin  que  le  cercle  étroit  de  notre 
horizon.  Pour  la  même  raison,  nous  devons  être 
convaincus  que  ce  monde,  l'ordre  actuel  des  choses 
n'est  pas  éternel,  qu'il  a  eu  un  commencement, 
qu'il  est  même  très  récent  et  qu'il  sera  tôt  ou  tard 
détruit  pour  faire  place  à  un  autre.  Les  atomes 
sont  perpétuellement  en  mouvement;  par  consé- 
quent il  n'est  pas  de  combinaison,  si  fixe,  si  dura- 
ble qu'elle  paraisse,  qui  ne  finisse  par  s'user  et 
n'être  plus  capable  de  résister.  Tous  les  êtres  que 
nous  voyons  naître,  se  nourrir,  grandir,  doivent  un 
jour  dépérir  et  mourir;  mais  aucun  des  éléments 
dont  ils  sont  formés  n'est  perdu  ;  ils  fournissent  la 
matière  nécessaire  pour  de  nouvelles  combinaisons. 
Il  en  est  de  l'ensemble  comme  de  toutes  les  parties  : 
rien  n'est  véritablement  définitif;  tout  ce  qui 
existe  actuellement  doit  périr  afin  de  rendre  possi- 
ble un  nouvel  ordre  de  choses.  Les  mondes,  comme 
les  animaux  et  les  plantes,  durent  plus  ou  moins 
longtemps  :  à  chaque  instant  il  en  naît   et  il  en 


112  ÉPICURE. 

meurt  un  grand  nombre.  Vu  l'infinité  des  mondes, 
tout  ce  qui  semble  possible  existe  réellement  dans 
l'univers,  en  un  temps  et  en  un  lieu  quelconque  ; 
il  n'est  pas  du  tout  invraisemblable  que  dans  la 
suite  des  temps  un  événement  se  reproduise  iden- 
tique à  ce  qui  s'est  déjà  accompli  ^ 

Cela  posé,  revenons  à  notre  monde  et  tâchons  de 
nous  en  faire  une  idée  exacte.  Tout  s'explique  delà 
même  manière,  par  les  mouvements  des  atomes  dans 
le  vide  ;  les  mêmes  lois  rendent  compte  de  la  produc- 
tion de  tous  les  corps  inertes  et  de  la  génération 
des  êtres  vivants,  de  la  corruption,  de  lanaissance 
et  de  la  mort  ;  il  n'y  a  aucune  différence  de  nature 
entre  les  uns  et  les  autres.  Les  végétaux  naissent 
de  la  terre,  sont  engendrés  par  elle  et  en  tirent  leur 
nourriture  ;  il  en  est  de  même  des  animaux  :  les  uns 
broutent  les  herbes,  les  autres  mangent  la  chair 
de  bêtes  qui  se  sont  engraissées  en  dévorant  des 
plantes.  —  Mais,  direz- vous,  nous  voyons  ceux-ci 
naître  toujours  de  parents  qui  leur  ressemblent, 
soit  directement,  comme  dans  le  cas  des  vivipares, 
soit  médiatement  quand  ils  sortent  d'œufs  pondus 
par  une  femelle.  Epicure  enseigne  avec  raison  que 
les  bœufs  ne  peuvent  engendrer  des  chevaux,  que 

1.  Dans  un  temps  infini  chacune  des  combinaisons  possibles 
devra  une  fois  se  réaliser,  plus  encore,  elle  devra  se  réaliser 
une  infinité  de  fois.  »  Nietscme. 


PHYSIQUE.  113 

les  lions  ne  peuvent  enfanter  des  cerfs  timides;  il 
insiste  aussi  sur  la  nécessité  d'un  milieu  approprié 
à  chaque  espèce  :  les  oiseaux  ne  peuvent  vivre  dans 
l'eau,  les  poissons  dans  l'air.  —  Sans  doute,  c'est 
bien  ainsi  que  les  choses  se  passent  sous  nos  yeux, 
mais  nous  n'avons  pas  le  droit  d'affirmer  qu'il  en 
a  toujours  été  ainsi;  n'oublions  pas  que  le  temps 
passé  est  infini  et  que  par  conséquent  il  a  dû 
s'y  produire  bien  des  changements.  Les  animaux 
sont  sortis  du  sein  de  la  terre,  tout  comme  les 
plantes  ;  si  elle  n'en  produit  plus,  c'est  qu'elle  est 
vieille  et  épuisée.  Ne  voyons-nous  pas  que  les  fe- 
melles de  tous  les  animaux  perdent  la  faculté 
d'enfanter  dès  qu'elles  ont  atteint  un  certain  kge^ 
De  ce  que  les  matrices  de  la  terre  sont  au- 
jourd'hui stériles,  ce  n'est  pas  une  raison  de  croire 
qu'elles  l'aient  toujours  été.  D'autant  mieux  que 
nous  voyons  encore  bien  des  animaux  grossiers 
sortir  directement  de  terre  sous  l'action  de  la  cha- 
leur et  de  rhumidité  ;  n'est-ce  pas  un  dernier 
reste  d'une  fécondité  qui  devait  être  tout  autre 
lorsque  la  terre  était  jeune?  Le  mouvement  d'a- 
tomes en  nombre  infini  se  poursuivant  au  cours  de 
l'éternité  doit  nécessairement  produire  toutes  les 
combinaisons  possibles  ;  de  ces  combinaisons, 
plusieurs  n'ont  qu'une  existence  éphémère  ;  elles 
se  heurtent  à  des  incompatibilités,  à  des  contradic- 


IH  ÉincuRE. 

tions  dont  elles  ne  peuvent  triompher  et  par  les- 
quelles elles  sont  rejetées;  d'autres  au  contraire 
rencontrent  des  conditions  favorables  :  elles  sont 
confirmées,  fortifiées,  développées  dans  le  même 
sens,  jusqu'à  ce  qu'elles  arrivent  à  s'installer  dé- 
finitivement. Il  ne  nous  vient  certes  pas  à  l'esprit 
de  donner  Épicure  comme  un  précurseur  du  sys- 
tème de  l'évolution  :  il  n'a  eu  aucun  pressentiment 
de  l'idée  directrice  de  cette  théorie  non  plus  que 
des  influences  dont  l'intervention  continue  a  dé- 
terminé le  progrès  des  espèces;  mais  il  a  fait  un 
bon  nombre  d'observations  curieuses  sur  l'action 
du  milieu,  de  la  température,  du  régime  alimen- 
taire, sur  la  concurrence  vitale,  sur  la  sélection 
naturelle,  sur  la  survivance  des  plus  aptes;  tous 
ces  faits  n'ont  pas  échappé  à  sa  perspicacité,  mais 
il  n'a  pas  compris  le  parti  qu'il  en  aurait  pu  tirer. 
Il  y  a  progrès  dans  la  nature  comme  dans  l'hu- 
manité, et  ce  progrès  lui  aussi  est  le  résultat  de 
l'expérience  et  de  nombreux  tâtonnements,  cdlx 
[A71V  Û7ro>.7iTrT£Ov  xal  TTiv  çpuctv  TzoXkoL  xal  TravToia  utto  tcov 
auTÔv  irpayfjLaTcov  ^t^a^G-^vai  îtal  avayjcacGyivat  ^ . 

Nous  ne  saurions  trop  insister  sur  ce  point,  il 
ne  peut  y  avoir  de  miracles.  Un  dernier  trait  carac- 
téristique de  la  physique  épicurienne,  c'est.l'exclu- 

1.  DiOGÈisE  Laerce,  X,  75. 


PUVSIULK.  115 

sion  systématique  de  l'idée  de  finalité  qui  tient 
une  si  grande  place  dans  la  philosophie  d'Aristote. 
Epicure,  nous  l'avons  dit,  est  mécaniste;  il  n'ad- 
met pas  d'autre  explication  des  faits  que  le  mou- 
vement des  atomes    suivant  des   lois  fixes  ;  tout 
phénomène  est  l'eflet  d'une  cause  efficiente,  rien 
de  plus;  croire    qu'il  a  été  produit  en  vue  d'une 
fin,  c'est  une  erreur.  Il  faut  bien  se  garder  d'at- 
tribuer aux  étoiles  ou  aux  astres  la  vie  et  la  raison 
et   surtout  de  les   regarder   comme   des  dieux  ^  ; 
soyons  bien   convaincus  que  les  phénomènes  cé- 
lestes n'ont  aucune  influence  sur   nos  affaires  : 
quae  super  nos,  nihil  ad  nos''.  Epicure  revient 
souvent  sur  ce  sujet,  car  il  avait  fort  à  faire  pour 
déraciner    les    superstitions    nées   du    culte  des 
astres  et  de  la  croyance   aux  présages.  Ne  vous 
imaginez  pas  que  les  organes  ont  été  disposés  en 
vue  des  fonctions  et  de  la  manière  la  plus  propre 
à    en    assurer    l'exécution,   les  jambes    pour    la 
marche,  les  yeux  pour  la  vision  et  ainsi  de  suite  ; 
la  langue  ne  nous  a  pas  été  donnée  pour  parler, 
les  oreilles  pour  entendre  ^    Les  diverses  parties 
du  corps  fonctionnent  en  vertu  de  leur  structure 
et  de  leur  agencement  ;  elles  accomplissent  cer- 

1.  DioGÈXE  Laerce,  X,  77,  81. 

2.  Tertullien,  Ad  nationes,  II,  iv,  80. 

3.  Lucrèce,  IV,  82'i-907. 


116  ÉPICURE. 

tains  mouvements  plus  ou  moins  utiles,  et  les  ani- 
maux, remarquant  cette  accommodation,  en  tirent 
plus  ou  moins  ingénieusement  parti.  La  thèse  des 
cause-fmaliers  est  chaque  jour  démentie  par  l'expé- 
rience qui  nous  montre  combien  certains  organes 
sont  de  mauvais  outils  pour  Tusage  que  nous 
sommes  contraints  d'en  faire.  De  même,  il  ne  faut 
pas  se  figurer  que  l'univers  a  été  organisé  en  vue 
de  pourvoir  aux  besoins  des  hommes,  puisqu'ils 
n'occupent  qu'une  très  petite  partie  du  monde  et 
qu'un  grand  nombre  d'objets  et  de  phénomènes 
nous  causent  plus  de  mal  que  de  bien.  Fénelon, 
qui  développe  avec  complaisance  l'argument  des 
causes  finales,  a  consacré  le  chapitre  m  de  la 
i^^  partie  du  Traité  de  l'existence  de  Dieu  à  la 
réfutation  de  l'Épicurisme.  Quelle  que  soit  la 
valeur  littéraire  de  ce  livre,  ce  n'est  pas  une  dis- 
cussion sérieuse  et  approfondie  de  la  doctrine  que 
nous  examinons.  M.  Ch.  Huit^  dit  qu'Epicure  est 
amené  à  personnifier  la  nature  et  à  en  faire  une 
véritable  Providence  ;  ce  n'est  pas  notre  avis. 
L'erreur  de  M.  Huit  vient  de  ce  qu'il  juge  l'épicu- 
risme  d'après  certains  passages  de  Lucrèce,  qui 
est  un  poète  de  la  plus  riche  imagination. 

Il   serait  inutile,   croyons-nous,   d'exposer   en 

1.  Gh.  Huit,  La  philosophie  de  la  nature  chez  les  Anciens. 


PHYSIQUE.  117 

détail  la  physique  d'Épicure;  il  ny  a  rien  à  en 
retenir;  c'est  un  tissu  d'erreurs  dont  quelques- 
unes  nous  feraient  sourire.  La  connaissance  de  la 
nature  a  fait  bien  des  progrès  depuis  le  iv^  siècle 
avant  l'ère  chrétienne  ;  mais  ne  nous  y  trompons 
pas  :  il  n'y  a  pas  longtemps  qu'elle  a  changé  com- 
plètement de  physionomie  et  pris  un  caractère 
véritablement  scientifique.  Pour  s'en  convaincre, 
il  suffit  de  lire  les  ouvrages  de  Descartes,  et  tout 
particulièrement  les  Météores  :  de  quelles  étranges 
hypothèses  ce  grand  homme  se  déclare-t-il  en- 
core satisfait  !  Épicure  lui  aussi  s'est  beaucoup  oc- 
cupé des  phénomènes  célestes,  du  lever  et  du 
coucher  du  soleil,  des  phases  de  la  lune,  des 
éclipses,  de  Tarc-en-ciel,  de  l'éclair,  du  tonnerre, 
des  tempêtes,  de  la  neige,  de  la  rosée,  des  comètes, 
des  étoiles  filantes,  de  ces  bouleversements  qui  de 
tout  temps  ont  fait  une  impression  profonde  sur 
les  imaginations  humaines  et  ont  sollicité  une 
vive  curiosité.  Pour  la  plupart  de  ces  phénomènes 
il  donne  plusieurs  explications  entre  lesquelles  il  ne 
se  prononce  pasV  II  lui  est  indifférent  (nous  avons 
dit  pourquoi)  que  Ton  accepte  l'une  ou  l'autre,  et 
quant  à  lui  il  ne  se  donne  pas  la  peine  d'étudier 
la  question  à  fond;  il  lui  suffit  de  reconnaître  que 

1.  DiocÈNE  Laerce,  X,  78,  88,  92-95,  104. 


118  ÉPICURE. 

rien  n'empêche  que  les  choses  se  passent  de  telle 
ou  telle  façon.  «  Ce  dont  nous  avons  besoin,  ce 
n'est  pas  de  concevoir  des  idées  originales  qui 
nous  rapporteraient  une  vaine  gloire,  mais  de  vivre 
sans  trouble.  Or,  nous  ne  voyons  pas  que  ceux  qui 
ont  le  plus  patiemment  étudié  les  phénomènes  du 
monde  soient  à  l'abri  de  la  crainte  des  dieux  oii 
de    la  mort  * .   » 

Il  ne  fait  pas  de  distinction  entre  les  phénomènes 
que  nous  appelons  encore  aujourd'hui  physiques 
et  ceux  qu'étudient  à  part  les  sciences  de  la  vie  ; 
les  uns  et  les  autres  se  produisent  de  la  même 
manière  et  obéissent  aux  mêmes  lois.  Il  ne  semble 
pas  que  nous  ayons  à  lui  faire  honneur  d'avoir  ins- 
piré les  développements  si  intéressants  que  nous 
lisons  dans  le  V^  livre  de  Lucrèce  sur  l'apparition 
successive  des  plantes  et  des  animaux,  puis  sur 
l'histoire  de  l'humanité  primitive,  sur  ses  lents 
progrès,  ses  tâtonnements,  ses  découvertes  gra- 
duelles, suggérées  par  le  désir  d'échapper  à  la 
rude  pression  du  besoin.  «  Il  faut  admettre  que 
chez  les  hommes  l'expérience  et  la  nécessité  vin- 
rent souvent  en  aide  à  la  nature.  Le  raisonnement 
perfectionna  les  données  naturelles  et  y  ajouta  de 
nouvelles  découvertes,  ici  plus  vite,  là  plus  lente- 

1.  DioGÈ>E  Laerce,  X,  87. 


PHYSIQUE.  119 

ment,  tantôt  à  travers  des  périodes  de  temps 
prises  sur  l'infini,  tantôt  dans  des  intervalles  plas 
courts'.  »  Au  sein  de  l'humanité,  quelques  indi- 
vidus mieux  doués  {ingcnio  qui  praestahant  et 
corde  vigebant'^)  ont  fait  plus  vite  certaines  décou- 
vertes, ils  les  ont  enseignées  aux  autres  et  les  ont 
entraînés  à  leur  suite,  Epicure  ne  paraît  pas  s'être 
occupé  spécialement  de  l'instinct  des  animaux,  ni 
avoir  cherché  à  expliquer  les  merveilleux  travaux 
qu'ils  accomplissent;  la  question  ne  présentait  pas 
pour  lui  une  difficulté  spéciale,  puisqu'il  attribuait 
tout  le  développement  de  l'intelligence  humaine 
à  l'expérience  sensible.  Pour  lui,  tous  les  phéno- 
mènes, les  actes  des  hommes  comme  la  chute  des 
pierres,  doivent  être  expliqués  de  la  même  façon. 
Nous  avons  du  moins  lieu  de  penser  que,  comme 
toutes  les  autres  légendes,  il  rejetait  les  traditions 
populaires  sur  l'âge  d'or  et  sur  l'intervention  mira- 
culeuse des  dieux,  protecteurs  de  l'humanité  nais- 
sante. Pourtant,  dans  le  XIP  livre  de  son  irepl  «puGswç, 
Epicure  dit  que  les  hommes  primitifs  ont  reçu  des 
leçons  de  natures  immortelles,  car  elles  existent, 
TO'jç  TUpwTO'j;  (p'/iGiv  .'yvOpo'jTTO'j;  sTTivo'AfAaTa  >.a(/.êav£iv  â(pGxp- 


1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  75,  Lettre  d' Epicure  à  Hérodote,  tra- 
duite par  GuYAU,  Morale  d'Kpicure,  157. 

2.  Lucrèce,  V,  1105. 


120  ÉPICLRE. 

Tcov  <pu(7£(ov  elvat  y^^p'.  Quel  sens  et  quelle  portée 
devons- nous  attacher  à  cette  phrase,  il  nous  est 
impossible  de  le  dire. 

I.Philodème,  7:£pi  eùjcCcfa;.  Vol.  Herc,  11,83,  Usener,  p.  127. 


CHAPITRE  VI 


DE    LA    NATURE    DE    l'aME.   DE  LA    MORT. 


Parmi  les  phénomènes  dont  se  compose  la  vie 
de  l'homme,  il  en  est  de  particulièrement  curieux, 
d'autant  plus  qu'il  ne  nous  est  pas  donné  de  les 
observer  chez  les  autres  êtres,  ce  sont  les  phéno- 
mènes de  l'âme  ou  de  l'esprit  ;  un  grand  nombre 
de  philosophes  les  attribuent  à  un  principe  dis- 
tinct du  corps.  Nous  ne  pouvons  accepter  cette 
opinion,  dit  Épicure,  puisqu'il  n'existe  pas  autre 
chose  que  les  atomes  et  le  vide*.  L'âme  est,  elle 
aussi,  de  nature  corporelle,  elle  est  formée  d'a- 
tomes, mais  des  atomes  les  plus  subtils  et  les  plus 
mobiles.  Il  n'y  a  en  elle  ni  terre,  ni  eau,  ni  rien  de 
pesant  ;  elle  ne  peut  être  ni  vue  ni  touchée  ;  elle 
renferme  de  l'air,  du  vent,  du  feu  et  aussi  une 
autre  sorte  d'atomes  plus  délicats  encore,  qu'on 

1.  Lucrèce,  I,  440  : 

At  facere  et  fungi  sine  corpore  nulla  potest  res, 
Nec  prœbere  lociim  porro  nisi  inane  vacansque. 
Ergo  prœter  inane  et  corpora  lertia  per  se 
Nulla  potest  rerum  in  numéro  natura  relinqui. 


122  KPICURE. 

ne  trouve  qu'en  elle,  capables  de  sentir  et  de 
penser'.  Ce  quatrième  élément  de  Tâme  n'a  pas 
de  nom,  àîtaTavofxacTov - ,  nominis  expcrs^ ,  L'âme 
est  une  partie  du  corps,  (i-épo;;  comme  elle  est 
formée  d'atomes  très  ténus  et  d'une  extrême  mobi- 
lité, elle  est  susceptible  d'éprouver  de  grandes 
modifications.  L'esprit,  la  raison  est  comme  l'âme 
de  l'âme;  mais  l'esprit  ne  peut  penser  et  rai- 
sonner que  s'il  est  excité  par  des  images. 

Cette  théorie,  si  simple  en  apparence,  soulève 
un  grand  nombre  d'objections  :  comment  Épicure, 
après  avoir  posé  ce  principe  que  toutes  nos  con- 
naissances nous  viennent  des  sens,  afiirme-t-il 
l'existence  d'éléments  qui  ne  peuvent  être  perçus 
parla  vue  ni  par  le  toucher?  pouvons-nous  croire 
que  les  atomes  (si  tant  est  que  nous  en  concevions 
la  nature)  soient  susceptibles  de  sentir  et  de  con- 
naître? Si  nous  admettons  l'existence  de  cette 
sorte  d'atomes,  il  semble  qu'ils  ne  se  distinguent 
pas  seulement  des  autres  par  leur  grosseur  et  par 
leur  forme,  qu'ils  possèdent  des  attributs  quali- 
tatifs spéciaux,  tout  à  fait  différents  des  propriétés 
de  la  matière.  Comment  les  mouvements  et  les 
rencontres  des   atomes   donnent-ils   naissance  à 

1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  63,  67. 

2.  Plutarque,  De  placitis,  IV,  5. 

3.  Lucrèce,  III,  244. 


1)K    LA    NATURE    DE   l'aME.    DE    LA    MORT.        12.*J 

des  sentiments  et  à  des  pensées?  Toutes  ces  dilTi- 
cultés,  Epicure  ne  paraît  pas  les  avoir  soupçonnées. 
Attribuer  le  plaisir,  la  douleur,  la  pensée  à  des 
atomes,  mais  à  des  atomes  plus  subtils  que  les  au- 
tres, c'est  refuser  de  reconnaître  qu'entre  ces  phé- 
nomènes et  les  mouvements  quels  qu'ils  soient  il  y 
a  autre  chose  qu'une  différence  de  degré,  que  ce 
sont  des  faits  d'un  autre  ordre. 

L'âme  est  libre,  c'est  un  dogme  auquel  Epicure 
attache  la  plus  haute  importance  ;  nous  avons  vu 
que  c'est  afin  de  sauver  la  liberté,  déclarée  impos- 
sible par  les  fatalistes,  qu'il  a  imaginé  la  déclinai- 
son des  atomes  ^  «  Mieux  vaudrait,  dit-il,  être 
asservi  aux  fables  vulgaires  sur  les  dieux  qu'à  la 
fatalité  des  physiciens  :  encore  peut-on  espérer  de 
fléchir  les  dieux,  mais  la  nécessité  est  inexo- 
rable'. »  L'un  des  principaux  arguments  qu'il 
invoque  contre  la  divination  c'est  qu'elle  est  in- 
compatible avec  la  liberté  de  l'homme  :  f^.avT'//.7,v  rV 
a-aciv  £V  aXkoi;  àvaipci"  oj;  zal  év  tt,  [jaacS.  £7:ito[j/?î,  y,a.i 
Y/]ài*  [j-avTr/w*/i  w;  àvuTrapzTOç,  si  os  /.al  xjûOL^yn^  où^èv  TTpoç 
•/îfxa;  Tiyo'j  zk  Y'.v6[x£va\  Il  combat  le  déterminisme 
logique  tout  comme  le  déterminisme  physique  : 

1.  CiCKRON,  De  fato,  X,  20.  —  De  Nat.  D.,  I,  xxv.  —  Plu- 
TARQUE,  De  solcrt.  Anim.,  VII,  2  :  8nw;  xb  lo'  r|{xtv  [xr]  à.r,ùXrf:a.i. 

2.  DiOGKXE  Laerce.  X,  134. 

3.  DioGÈNE  Laerci:.  X,  135. 


124.  ÉPICURE. 

il  soutient,  après  Aristote,  que  de  deux  proposi- 
tions contradictoires  au  sujet  d'un  événement  futur 
on  ne  peut  dire  que  dès  maintenant  l'une  est 
nécessairement  vraie,  l'autre  fausse. 

En  quoi  donc  consiste  la  liberté?  Malebranche, 
Kant,  Schopenhauer  avouent  que  la  liberté  est  un 
mystère  ;  Epicure  ne  dit  pas  autre  chose  et  ne  fait 
qu'élargir  la  question.  Notre  volonté  n'est  soumise 
à  aucune  nécessité  interne  non  plus  qu'externe  {Ne 
mens  nostra  necessum  Intestinum  haheat  cunctis 
in  rébus agendis  ^) ',  malheureusement  notre  philo- 
sophe n'en  a  pas  vu  les  caractères  positifs  aussi 
clairement  que  les  conditions  négatives.  Il  distingue 
bien  le  choix  volontaire,  Twpoatps'jt;,  des  autres  prin- 
cipes d'action,  mais  ilne  dit  pas  ce  qu'il  faut  entendre 
par  ce  choix  :  Exiicoupoç  TrpOGôiapGpoi  Taç  aiTiaç,  t7)v  zaT' 
âvaY/.*/;v,  xaTic  Trpoaipeirtv,  x.arà  TuyY,v"...  Ta  [;.£V  twv 
yiyvo'jivwv  xaT'  àvayy.'/iv  yiYV£Tat,  Ta  ^è  xaToc  T'jyviv,  toc  ^è 
xap'Yîp.àç"*.  Tantôt  il  dit  que  nous  agissons  selon  les 
idées  qui  se  présentent  à  l'esprit  {prout  ipsa  tulit 
mens)  ;  mais  les  idées,  qu'elles  viennent  directement 
ou  par  un  détour  plus  ou  moins  long  de  la  percep- 
tion sensible,  ne  sont  pas  soustraites  aux  lois  abso- 
lues qui  régissent  les  choses;  de  même  nos  senti- 

1.  Lucrèce,  II,  290. 

2.  Stobée,  Ecl.phys.,  éd.  Heeren,  T,  206. 

3.  Sextus  Empiuicus,  Adv.  Math.,  V,  46. 


DE  LA  NATURE  DE  l'aME.  —  DE  LA  MORT.   125 

ments,  nos  émotions,  nos  passions  exercent  une 
influence  considérable  sur  notre  conduite  ;  mais  nos 
émotions,  nos  passions  résultent  de  l'effet  produit 
en  nous  par  les  sensations  et  les  perceptions  ;  ou 
bien  encore  nous  écoutons  les  suggestions  qui  nous 
viennent  d'autres  personnes.  «  On  nous  adresse  des 
avertissements,  parce  que  la  cause  de  nos  actions 
réside  en  nous-même  et  dans  notre  constitution 
primitive  et  non  dans  les  influences  fatales  du 
milieu  ou  dans  les  accidents  du  hasard  * .  d  Tantôt 
il  assimile  nos  décisions  à  la  déviation  des  atomes, 
puisqu'il  n'y  a  entre  les  deux  séries  de  phénomènes 
qu'une  différence  de  degré  et  non  pas  de  nature; 
elles  échappent  donc  non  seulement  à  toute  déter- 
mination do  temps  et  de  lieu  (dccliiiamus  item 
motus...  necregione  locicerta  nec  tempore  certo), 
mais  rien  n'intervient  pour  les  produire.  Ce  ne 
sont  pas  des  phénomènes  sans  causes,  notre  volonté 
en  est  la  cause  complète  et  suffisante.  N'est-ce  pas 
les  déclarer  inexplicables,  inintelligibles?  Or  ce 
que  nous  demandons  avant  tout  à  un  système  phi- 
losophique, c'est  qu'il  nous  explique  les  assertions 
qu'il  avance-. 

1.  Fragments  de  la  physique  d'Epicure  publiés  par  M.  Gom- 
PERz.  Comptes  rendus  des  séances  de  l'Acad.  de  Vienne, 
t.  LXXXIII,  1876,  p.  87. 

2.  «  Épicure,   dit    Gomperz,   n'était    pas   indéterministe, 


126  ÉPICLRE. 

Il  semble  pourtant  qu'Epicure  n'avait  pas  beau- 
coup à  faire  pour  concevoir  une  théorie  bien 
autrement  satisfaisante  ;  il  est  tout  près  de  recon- 
naître le  caractère  moral  de  la  question,  puisque 
la  liberté  est  la  condition  de  la  responsabilité  :  la 
nécessité,  dit-il,  est  irresponsable;  d'autre  part  le 
hasard  est  instable,  mais  la  liberté  est  sans  maître 
et  le  blâme,  ainsi  que  son  contraire,  l'accompagne 
naturellement,  ttîv  [/.èv  àvxyy.7iv  àvu7:£yÔuvov  elvau..  to  r^è 
Trap'  71  {/.aç  àô^GiroTov,  w  y.cà  to  fX£[/.rTov  x.al  to  evavTtov 
TTapaxoXouÔEiv  7:£(pux£^  Mais  il  s'est  arrêté  dans  cette 
voie  ;  il  n'a  pas  approfondi  le  problème  de  la  res- 
ponsabilité et  ne  s'est  pas  même  aperçu  que  c'était 
un  singulier  moyen  de  la  garantir  que  de  faire 
consister  la  liberté  dans  l'indifférence.  Ces  ques- 
tions qui  nous  semblent,    à  nous,   primordiales, 

comme  beaucoup  l'admettent;  il  était  l'adversaire  du  fatalisme, 
non  du  déterminisme  ;  il  ne  croyait  pas  que  les  actes  de  la 
volonté  humaine  fussent  des  phénomènes  sans  causes  ;  celui- 
là  seul  à  ses  yeux  (comme  à  ceux  de  Voltaire  et  de  bien  d'au- 
tres) est  moralement  libre  dont  les  actions  sont  déterminées 
par  ses  propres  jugements,  od^ai;  il  évitait,  comme  les  meil- 
leurs penseurs  de  nos  jours  (tels  que  Mill,  Grote  et  Bain), 
l'emploi  du  mot  nécessité  dans  la  description  des  phénomènes 
de  la  volonté  ;  il  croyait  que  cette  expression  ne  donne  pas 
une  idée  exacte  des  rapports  des  faits;  il  jugeait  impropre  de 
désigner  par  un  seul  et  même  mot  l'action  (  Wirksamkeit)  de 
causes  irrésistibles  et  l'action  de  toutes  les  causes  en  géné- 
ral. »  Neue  Bruckstûcke  Epicurs^  Wien,  1876. 
1.  DioGÈisE  Laerce,  X,  133. 


DE  LA  NATURE  DE  l'aME.  —  DE   LA  MORT.   127 

puisque  c'est  de  là  que  dépeild  le  caractère  essentiel 
de  la  moralité,  Epicure  n'en  a  pas  saisi  l'intérêt. 
De  même  il  ne  parle  jamais  du  moi,  de  ce  qui 
constitue  l'unité  et  l'identité  de  la  personne.  11  a 
bien  connu  les  hommes  tels  qu'ils  sont,  mais  ne 
s'est  pas  demandé  s'ils  doivent  être  meilleurs. 
^  L'âme  n'est  pas  d'autre  nature  que  le  corps,  c'est 
ce  que  l'expérience  nous  atteste  à  chaque  instant. 
L'âme  en  effet  met  le  corps  en  mouvement  et  reçoit 
le  contre-coup  de  tout  ce  qui  vient  le  frapper;  ils 
sont  donc  l'un  et  l'autre  en  contact  immédiat,  ce 
([ui  est  le  fait  de  la  matière  ' .  L'âme  n'existe  pas 
avant  le  corps,  nous  n'avons  aucun  souvenir  d'une 
vie  antérieure.  A  quel  moment  prétendez-vous 
([u'elle  s'est  introduite  dans  les  membres  et  a  com- 
mencé de  les  animer?  Vous  a-t-il  jamais  été  donné 
de  constater  l'existence  d'âmes  sans  corps  ou  de 
corps  vivants  sans  âmes  ?  L'âme  ne  peut  vivre  sans 
le  corps,  ni  le  corps  sans  l'âme,  de  même  que  l'œil 
ne  peut  voir  sans  le  corps  tout  entier  ni  le  corps  sans 
l'œil.  Elle  est  engendrée  par  les  parents,  tout  comme 
le  corps.  Les  aptitudes  intellectuelles,  les  senti- 
ments, le  caractère,  les  qualités  de  l'esprit  et  du  cœur 

1.  Lucrèce,  I,  305;  III,  166  : 

Tangere  enim  et  tangi,  nisi  corpus,  nulla  potest  res... 
...  Quorum  nil  ficri  sine  tactu  posse  videmus, 
Nec  tactum  porro  sine  corpore... 


128  KPICURE. 

s'expliquent  par  la  proportion  selon  laquelle  sont 
combinés  les  éléments  de  Tâme  ;  ils  se  transmettent 
héréditairement  des  parents  aux  enfants  non  moins 
que  les  traits  de  la  physionomie  ou  les  germes  de 
certaines  maladies.  L'âme  grandit  avec  le  corps  ; 
elle  a  comme  lui  son  enfance,  son  adolescence,  sa 
maturité  et  souvent  aussi  sa  période  de  décrépi- 
tude ;  elle  a  besoin  d'être  entretenue  par  la  nourri- 
ture, elle  est  appesantie  ou  au  contraire  surexcitée 
parles  fumées  du  vin;  elle  souffre  des  maladies,  des 
accidents  qui  affectent  le  corps  et  parfois  elle  y 
succombe.  Pendant  la  vie,  elle  est  répandue  dans 
tout  le  corps,  puisque  toutes  les  parties  en  sont 
animées  et  sensibles,  mais  elle  est  surtout  concen- 
trée dans  la  poitrine  où  se  manifestent  les  agitations 
causées  par  les  passions  violentes  :  ces  passions, 
l'amour,  la  colère,  la  crainte,  ont  pour  effet  immé- 
diat tantôt  de  redoubler  les  forces  du  corps,  tantôt 
de  les  briser.  A  la  mort,  l'âme  s'échappe  du  corps 
soit  par  le  passage  que  lui  livrent  des  blessures, 
soit  parla  bouche  qui  exhale  un  dernier  souffle.  Au 
moment  de  la  mort,  le  corps  ne  perd  rien  de  sa 
taille  ni  de  son  poids;  gardez-vous  d'en  conclure 
que  l'âme  n'est  pas  matérielle  ;  mais  elle  est  formée, 
nous  l'avons  dit,  d'atomes  extrêmement  subtils  qui 
ne  peuvent  être  ni  vus,  ni  pesés.  L'âme  n'est  pas 
une  harmonie  résultant  du  bon  fonctionnement  de 


DE  LA  NATURE  DE  l'aME.  —  DE  LA  MORT.   129 

tous  les  organes,  mais  une  partie  du  corps,  et  à  la 
mort  elle  se  dissout  comme  lui. 

Nous  ne  pouvons,  semble-t-il,  nous  délivrer  de  la 
crainte  de  la  mort,  car  pour  les  autres  maux  nous 
espérons  les  éviter  ou  nous  en  garantir,  tandis  que 
la  mort  est  inévitable.  La  crainte  de  la  mort,  qui 
empoisonne  tous  les  biens  de  la  vie,  est  inspirée 
non  par  la  raison,  mais  par  l'imagination  :  nous  ne 
devrions  pas  avoir  peur  de  la  mort  plus  que  du  som- 
meil qui,  lui  aussi,  interrompt  nos  plaisirs  ' .  N'ou- 
blions pas  que  c'est  une  loi  absolue  que  tout  ce  qui 
vit  doit  mourir  ;  au  point  de  vue  de  l'intelligence,  la 
mort  n'est  pas  un  mal,  puisqu'elle  est  dans  la 
logique  de  la  nature.  La  mort  n'est  qu'une  apparence 
trompeuse  :  aucun  des  atomes  qui  formaient  le  corps 
ne  périt  ;  ils  se  dissocient,  se  dispersent,  mais  pour 
entrer  dans  de  nouvelles  combinaisons  qui  fourni- 
ront à  leur  tour  des  matériaux  à  d'autres  corps.  Epi- 

1.  Lettre  d'Epicure  à  Ménécée  :  «  Accoutume-toi  à  penser 
que  la  mort  n'est  rien  pour  nous  :  car  tout  bien  et  tout  mal 
réside  dans  le  pouvoir  de  sentir  ;  mais  la  mort  est  la  privation 
de  ce  pouvoir.  Aussi  cette  connaissance  droite  que  la  mort 
n'est  rien  pour  nous  fait  que  le  caractère  mortel  de  la  vie 
n'empêche  pas  la  jouissance  et  cela  non  en  plaçant  devant 
nous  la  perspective  d'un  temps  indéfini,  mais  en  nous  ôtant 
le  désir  de  l'immortalité.  —  La  mort  n'est  rien  à  notre  égard, 
car  ce  qui  est  une  fois  dissous  est  incapable  de  sentir  et  ce 
qui  ne  sent  point  n'est  rien  pour  nous.  »  Diogène  Laerce,  X, 
125,  139. 

ÉI'ICURE.  9 


130  ÉPICURE. 

cure  a  fort  bien  compris  cette  circulation  curieuse 
des  corpuscules  élémentaires,  de  sorte  que  la  même 
matière  revêt  successivement  les  aspects  les  plus 
divers.  La  destinée  de  l'àme  n'est  pas  autre  que 
celle  du  corps.  Les  atomes  dont  elle  est  formée  se 
séparent.  Chacun  d'eux  continue  de  subsister, 
puisque  rien  ne  s'anéantit  dans  la  nature;  mais, 
comme  ils  ne  sont  plus  groupés  de  la  même  manière, 
ils  ne  constituent  plus  la  même  personne.  Nous 
n'existerons  pas  plus  après  notre  mort  que  nous 
n'avons  existé  avant  notre  naissance  ;  et  comme  nous 
savons  par  expérience  que  nous  n'avons  rien  souffert 
des  catastrophes  de  tout  genre  qui  se  sont  produites 
autrefois,  nous  pouvons  être  sûrs  qu'aucun  malheur 
ne  nous  atteindra  dans  l'avenir.  Puisque  la  mort 
n'est  pas  un  mal  au  moment  où  elle  est  arrivée,  elle 
ne  peut  être  un  mal  pour  l'imagination  qui  la  pré- 
voit :  «  Insensé,  dit  Epicure,  celui  qui  dit  qu'il  craint 
la  mort,  non  parce  qu'une  fois  présente  elle  l'affli- 
gera, mais  parce  que,  encore  future,  elle  l'afflige  ; 
car  ce  qui,  une  fois  présent,  n'apporte  pas  de  trou- 
ble, ne  peut  affliger,  étant  encore  à  venir,  que  par 
une  vaine  opinion  :  o  Tcapov  oùz  hoyXdj  xpoc^oxcofAevov 
xtvwç  luTcei  ^ .  » 

Mais,  dira-t-on,  puisque  la  mort  met  tout  à  coup 

1.  DiOGÈNE  Laerce,  X,  125. 


DE  LA  NATURE  DE  l'aME.  —  DE  LA  MORT.   131 

un  terme  aux  plaisirs  que  nous  apporte  la  vie,  c'est 
incontestablement  un  grand  mal.  —  Non  pas, 
répond  Epicure,  car  la  prolongation  n  aurait  rien 
ajouté  à  ces  plaisirs  :  At  enim  negat  Epicurus  ne 
diuturnitatem  quidem  temporis  ad  béate  vwen- 
dum  aliquid  afferre,  nec  minorent  voluptatem 
percipiin  brevitate  temporis  quam  si  illa  sit  sempi- 
terna. . .  Quum  enim  summum  bonum  in  voluptate 
ponat,  negat  infinito  tempore  œtatis  voluptatem 
fieri  majorera  quamfinito  atque  modico^ —  «  Le 
temps,  qu'il  soit  sans  bornes  ou  borné,  contient  un 
plaisir  égal,  si  on  sait  mesurer  par  la  raison  les 
bornes  de  ce  plaisir^  ».  «  Il  y  a  dans  la  jouissance 
une  sorte  de  plénitude  qui  la  rend  indépendante  du 
temps  ;  le  vrai  plaisir  porte  son  infinité  au  dedans 
de  lui^.  »  Disons  mieux  :  puisque  la  cessation  de  la 
douleur  est  par  elle-même  le  plus  grand  bien,  la 
mort,  qui  met  définitivement  un  terme  à  tous  nos 
maux,  qui  nous  garantit  contre  la  possibilité  d'un 
mal  à  venir,  doit  être  considérée  comme  un  bonheur. 
La  vie  non  plus  n'est  pas  un  bien  par  elle-même, 
de  sorte  que  nous  ne  pouvons  dire  que  c'aurait  été 
un  mal  pour  nous  que  de  ne  pas  exister  \ 

1.  CicÉRON,  De  flnibus,  II,  xxvii,  87,88.  —  Ibid.,  I,  xix,  63. 

2.  DioGÈNE  Laerce,  X,  145. 

3.  Guyau,  Séances  de   l'Académie  des    sciences   morales 
t.  CXI,  p.  362. 

4.  DioGÈNE  Laerce,  X,  126. 


132  ÉPICURE. 

La  mort  n'est  jamais  un  bien  en  soi  et  ne  peut 
être  désirée,  mais  elle  n'est  pas  non  plus  un  mal 
et  nous  n'avons  pas  lieu  de  la  fuir,  surtout  quand 
la  vie  elle-même  est  un  mal.  «  Ainsi  la  connaissance 
de  cette  vérité  que  la  mort  n'est  rien  fait  que  nous 
trouvons  du  charme  à  la  mortalité  de  la  vie,  non 
qu'elle  nous  fasse  espérer  un  temps  infini,  mais 
parce  qu'elle  nous  affranchit  du  désir  de  l'immor- 
talité * .  »  Epicure  ne  méconnaît  pas  que  la  mort  est 
quelquefois  douloureuse,  lorsqu'elle  est  causée 
par  une  blessure  ou  par  une  maladie  cruelle;  mais 
la  douleur  cesse  au  moment  de  la  mort.  Si  la  mort 
nous  fait  peur,  c'est  que  nous  sommes  trop  attachés 
aux  richesses  et  aux  biens  de  ce  monde,  dont  nous 
exagérons  le  prix. 

Épicure  aimait  à  répéter  à  ce  sujet  un  argu- 
ment spécieux  dont  la  forme  spirituelle  devait 
plaire  à  l'imagination  des  Grecs  :  «  Nous  ne  de- 
vons pas  craindre  la  mort,  disait-il,  car  tant  que 
nous  vivons  elle  ne  nous  atteint  pas  et  dès  qu'elle 
survient,  c'est  nous  qui  ne  sommes  plus.  »  Elle 
n'importe  donc  ni  aux  vivants  ni  aux  morts;  vi- 
vants, elle  ne  nous  tient  pas  encore;  morts,  nous 
ne  sommes  rien^.  Bayle  a  fort  bien  vu  ce  qu'on 


1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  124. 

2.  DiOGÈNE  Laerce,  X,  125. 


DE   LA   NATURE   DE   l'aME.    —   DE    LA    MORT.       133 

peut  répondre  à  ce  raisonnement  :  «  Les  Epicu- 
riens ne  peuvent  pas  nier  que  la  mort  n'arrive 
pendant  que  l'homme  est  doué  encore  de  senti- 
ment. C'est  donc  une  chose  qui  concerne  l'homme 
et  de  ce  que  les  parties  séparées  ne  sentent  plus, 
ils  ont  eu  tort  d'inférer  que  l'accident  qui  les 
sépare  est  insensible.  » 

Ne  nous  mettons  point  en  peine  de  notre  sé- 
pulture :  le  cadavre  n'est  plus  doué  d'aucune  sen- 
sibilité; peu  importe  donc  qu'il  soit  ballotté  par 
les  flots,  englouti  par  les  monstres  marins,  dévoré 
par  les  oiseaux  et  les  bêtes  sauvages,  pourri  par 
la  pluie  et  le  soleil,  brûlé  sur  un  bûcher  de  bois 
précieux,  embaumé  dans  les  aromates  ou  écrasé 
sous  une  dalle  de  marbre.  Quant  à  Tâme,  dès 
qu'elle  s'en  est  détachée  (ou  plutôt  qu'elle  a  cessé 
d'être),  elle  ne  peut  plus  souffrir  aucune  incom- 
modité du  fait  des  accidents  qui  lui  surviennent. 

Puisque  tout  finit  pour  nous  avec  cette  vie, 
nous  n'avons  pas  à  redouter  une  existence  ultra- 
terrestre, triste,  misérable  ou  même  cruelle^;  les 
supplices  dont  parlent  les  poètes  et  les  légendes 
populaires,  ceux-là  les  souffrent  dès  ce  monde  qui 
sont  en  proie  aux  passions".  Gomme  on  l'a  fait 

1.  Guy  AU,  Séances  de  l'Académie  des  sciences  morales, 
t.  CXI,  p.  350. 

2.  L'idée  que  nous  ne  devons  pas  plus  nous  inquiéter  de 


134  KPICURE. 

souvent  remarquer,  l'idée  de  la  mort  n'était  pas 
accompagnée  chez  les  Anciens  de  l'espoir  d'une 
condition  meilleure  :  les  plus  sages  et  les  plus 
vertueux  des  hommes  ne  pouvaient  s'attendre 
qu'à  une  survie  triste  et  pénible.  D'après  Épicure, 
il  ne  saurait  être  question  d'un  jugement  des 
morts,  car  ceux-ci  ont  complètement  cessé 
d'exister. 

Mais  ne  voyons-nous  pas  souvent  apparaître 
dans  nos  songes  les  ombres  des  morts  qui  se 
lamentent  sur  leur  condition,  qui  nous  pro- 
tègent ou  qui  nous  menacent?  Ce  sont  des  illu- 
sions de  notre  imagination,  produites  par  l'inten- 
sité du  souvenir  que  nous  avons  gardé  de 
certaines  personnes,  par  les  sentiments,  par  les 
passions  qui  nous  agitent.  Nous  ne  devons  pas 
croire  que  les  anciens  héros  deviennent  les  pa- 
trons des  cités  ou  bien  de  certaines  familles,  de 
certains  individus,  mais  nous  n'avons  rien  à 
craindre  non  plus  de  la  colère  des  morts  ou  de 
leur  vengeance.  Quant  aux  vers  admirables  de 
Lucrèce  sur  les  maux  que  cause  parmi  les  hommes 
la  peur  de  la  mort,  sur  les  arguments  ridicules 
auxquels  ils  ont  recours  pour  justifier  leur  atti- 

l'éternité  a  parte  post  que  de  l'éternité  a  parte  ante  a  été, 
comme  le  fait  remarquer  Guyau,  reprise  par  Schopenhauer; 
en  réalité  c'est  une  réflexion  d'une  grande  profondeur. 


DE    LA    NATURE    DE    LAME.    DE    LA    MORT.        135 

tilde,  il  semble  qu'ils  sont  bien  de  lui,  qu'Epicure 
n'eut  pas  besoin  d'une  éloquence  si  impétueuse  : 
les  Grecs,  auxquels  il  s'adressait,  avaient  l'es- 
prit plus  large  et  plus  rassis  que  les  Romains; 
ils  n'étaient  pas  en  proie  à  de  mesquines  terreurs 
et  leur  heureuse  insouciance  ne  se  préoccupait 
pas  beaucoup  de  l'avenir. 

Gicéron  accuse  Épicure  de  contradiction  au 
sujet  de  son  testament  :  lui  qui  ne  croyait  pas  à 
l'immortalité  de  l'âme,  il  ne  devait  pas  s'inquiéter 
de  l'avenir  ni  prescrire  à  ses  disciples  de  fêter 
son  anniversaire.  Mais,  si  nous  y  regardons  de 
près,  nous  voyons  combien  ces  reproches  sont 
injustes;  ce  qu'il  avait  à  cœur,  c'était  d'assurer 
par  les  meilleurs  moyens  possibles  la  durée  de 
son  école  et  l'avenir  des  personnes  qu'il  avait 
prises  à  sa  charge;  nous  ne  trouvons  dans  ce 
testament  aucune  prescription  pour  sa  sépulture, 
dont  le  sage  ne  doit  prendre  nul  souci. 


CHAPITRE  VII 


LES    DIEUX. 


Puisque  tous  les  phénomènes  s'expliquent  de  la 
façon  la  plus  naturelle,  que  tous  sont  régis  par 
des  lois  fixes  et  absolues,  nous  ne  voyons  nulle 
part  aucune  intervention  d'une  puissance  exté- 
rieure, aucune  manifestation  de  la  divinité  :  «  On 
a  dit  que  de  la  conteniplation  de  l'ordre  de  la 
nature  à  l'idée  d'une  Providence  qui  régit  tout,  il 
n'y  a  qu'un  pas  :  soit,  mais  ce  pas  Épicure  ne  le 
franchit  point  \  »  La  plupart  des  hommes  croient 
que  ce  sont  les  dieux  qui  ont  disposé  le  monde  tel 
qu'il  est,  qu'ils  y  exercent  une  action  constante, 
qu'ils  président  aux  révolutions  des  astres  et  à  la 
succession  des  saisons,  qu'ils  suivent  d'un  œil 
attentif  et  auquel  rien  n'échappe  tout  ce  que  nous 
accomplissons,  tout  ce  qui  nous  arrive,  qu'ils 
font  du  bien  aux  uns,  du  mal  aux  autres,  qu'ils 
ont  leurs  amis  et  leurs  ennemis,  qu'on  peut  les 
irriter  ou  les  fléchir,  qu'ils  déchaînent  les  tem- 

1.  Grouslé. 


138  ÉPICURE. 

pêtes,  qu'ils  lancent  la  foudre,  envoient  les 
maladies  et  tous  les  fléaux,  mais  qu'ils  peuvent 
aussi  les  détourner,  assurer  à  ceux  qu'ils  pro- 
tègent d'abondantes  récoltes  et  le  succès  de  leurs 
entreprises.  C'est  de  cette  croyance  que  sont 
nées  les  superstitions  répandues  chez  tous  les 
peuples  sous  des  formes  plus  absurdes  les  unes 
que  les  autres  et  qui  ne  laissent  pas  un  moment 
de  tranquillité  à  l'imagination  des  malheureux 
mortels.  Toutes  ces  superstitions  ont  deux  sour- 
ces :  l'ignorance  de  la  véritable  cause  des  faits  ^ 
et  la  terreur  que  nous  inspirent  certains  grands 
phénomènes  météorologiques,  les  orages,  les 
tempêtes,  les  tremblements  de  terre^  les  maladies 
épidémiques.  Par  conséquent  la  science,  qui 
nous  découvre  le  véritable  caractère  de  la  nature, 
nous  affranchit  de  toutes  ces  pensées  et  des 
maux  qui  en  résultent^;  grâce  à  elle  nous  pou- 
vons considérer  avec  calme  tout  ce  qui  se  passe 
autour  de  nous  (pacata  posse  omnia  mente  tueri), 
Epicure  a  été  considéré  par  tous  ses  disciples 
comme  un  libérateur  et  leur  reconnaissance  en- 
thousiaste n'a  pas  eu  de  bornes.  Il  ne  faut  pour- 

1.  Lucrèce,  VI,   53. 

2.  Lucrèce,  II,  59  : 

Hune  igitur  terrorem  animi  lenebrasque  necesse  est 
Non  radii  solis  neque  lucida  tela  diei 
Discutiant,  sed  naturae  species  ratioque. 


LKS    DIEUX.  139 

tant  pas  nous  laisser  abuser  par  les  invectives 
admirables  de  Lucrèce  :  comme  nous  l'avons  déjà 
expliqué,  il  parlait  à  des  Romains,  il  avait  sous 
les  yeux  le  spectacle  des  maux  que  causait  de 
son  temps  la  superstition  parmi  ses  compatriotes. 
Il  ne  semble  pas  qu'Epicure  ait  eu  lieu  de  prendre 
le  même  ton  :  la  religion  ne  présentait  pas  chez 
les  Grecs  le  même  caractère.  Théophraste,  son 
contemporain,  a  tracé  le  portrait  du  supersti- 
tieux; il  est  probable  qu'Epicure  s'en  moquait 
en  termes  analogues  et  sans  plus  de  passion.  La 
crainte  de  la  jalousie  des  dieux,  de  la  Némésis,  si 
curieusement  étudiée  par  M.  Tournier,  ne  pou- 
vait tourmenter  qu'un  petit  nombre  de  personnes 
placées  dans  une  condition  exceptionnellement 
heureuse. 

Ainsi  nous  ne  devons  attribuer  aux  dieux  ni 
la  première  origine  du  monde,  ni  le  maintien  de 
l'ordre  général,  ni  les  désordres  accidentels  qui 
le  troublent.  Epicure  ne  tarit  pas  en  railleries 
contre  la  Providence,  dont  les  Stoïciens  s'étaient 
faits  les  champions  ;  il  l'appelle  anus  fatidica  * . 
Comment  en  effet  les  dieux  se  seraient-ils  un 
beau  jour  embarrassés  du  monde,  eux  qui  s'en 
étaient    si    bien    passés   jusque-là?    Epicure    se 

1.  CicÉRON,  De  A'af.  Z).,  I,  viii,  18.  —  Plutarque,  Non  posse 
suav.  vivi,  XXT,  2. 


140  ÉPICCRE. 

moque  de  ceux  qui  disent  que  les  dieux  ont  créé 
toutes  choses  pour  l'homme  et  l'homme  pour  eux- 
mêmes  :  quœ  utilitas  Deo  in  homine  ?  Ont-ils 
besoin  de  nos  hommages?  Manquent-ils  de 
quelque  chose  et  pouvons-nous  ajouter  à  leur 
félicité?  Lorsque  nous  agissons,  c'est  toujours 
pour  satisfaire  un  besoin,  pour  obtenir  un  objet 
que  nous  désirons  et  que  nous  ne  possédons  pas 
encore,  pour  réaliser  ce  qui  manque  à  notre 
bonheur.  Les  dieux  ont  tout  ce  qu'il  leur  faut, 
ils  jouissent  d'un  bonheur  complet,  ils  n'ont  donc 
rien  à  faire.  Certains  passages  d'Épicure  porte- 
raient à  croire  que  les  dieux  font  du  bien  aux 
bons,  du  mal  aux  méchants;  il  avait,  dit-on,  écrit 
un  livre  «  Des  rapports  d'amitié  qu'a  la  divinité 
avec  certains  hommes  et  des  rapports  contraires 
qu'elle  a  avec  certains  autres  »  (c'est  ainsi  que 
M.  Garrau  traduit  Tzefi  tviç  oixeLoV/iTo;...  xai  t-^ç  (xXko- 
TptoTV]To;)  :  en  réalité,  selon  que  les  hommes  ont 
une  bonne  ou  une  mauvaise  conscience,  la  pensée 
des  dieux  et  la  vue  des  temples  excite  en  eux 
des  sentiments  de  confiance  ou  de  crainte.  D'autre 
part  comment  les  dieux  auraient-ils  pu  se  faire 
une  idée  des  choses  qu'il  s'agissait  de  former,  du 
plan  qu'ils  avaient  à  réaliser,  si  rien  n'existait 
qui  pût  leur  en  fournir  la  connaissance?  Enfin 
nous  ne  pouvons  croire  que  l'ordre  du  monde  ait 


LES  DIEUX.  141 

pour  principe  une  intelligence  divine,  car  nous, 
qui  ne  sommes  que  des  hommes,  nous  y  relevons 
un  grand  nombre  d'imperfections,  nous  le  sur- 
prenons continuellement  en  défaut,  nous  le  voyons 
troublé  par  toutes  sortes  de  cataclysmes  :  àae^Yiç  où-^ 
6  Touç  Twv  TTo'XXcov  Ôeoîiç  âvaipûv,  (kXk  6  Taç  tûv  tuoT^Xwv 
^6?aç  ÔeoTç  irpoGairTcov  * .  Si  les  dieux  s'occupaient 
des  affaires  du  monde,  nous  n'y  verrions  pas 
tant  de  monstrueuses  injustices  qui  nous  af- 
fligent et  nous  révoltent;  ils  veilleraient  sur  les 
gens  de  bien,  ne  permettant  pas  qu'ils  soient 
victimes  des  maux  les  plus  cruels,  des  accidents, 
des  maladies,  de  la  ruine,  des  persécutions,  ils  ne 
toléreraient  pas  le  succès  insolent  des  méchants, 
dont  l'éclat  et  la  durée  nous  scandalisent.  Direz - 
vous  que  les  dieux  ont  voulu  que  tous  les  hommes 
fussent  bons  et  heureux?  Ils  n'y  ont  guère  réussi, 
car  le  nombre  est  étrangement  petit  de  ceux  qui 
ont  la  vertu  et  le  bonheur  en  partage.  Les  rendrez- 
vous  donc  responsables  des  vices  des  hommes  et 
de  tous  les  maux  qui  les  accablent?  Est-ce  pour 
notre  bien  qu'ont  été  faites  tant  de  contrées  inha- 
bitables, où  règne  une  chaleur  torride  ou  un  froid 
glacial,  tant  de  régions  insalubres,  tant  d'épidé- 
mies meurtrières,  tant  de  guerres,  de  tempêtes, 

1.  DiOGÈNE  Laerce,  X,  123.' 


142  ÉPICURE. 

de  tremblements  de  terre?  Nous  ne  devons  leur 
attribuer  aucune  de  nos  passions,  aucun  de  nos 
vices;  ils  ne  favorisent  ni  ne  persécutent  per- 
sonne ^  Vous  prétendez  que  la  Providence  des 
dieux  dirige  tout  l'univers;  y  songez-vous?  Que 
d'affaires  vous  leur  mettez  sur  les  bras  !  que  d'in- 
quiétudes, que  de  soucis,  que  de  soins  fatigants, 
afin  que  rien  ne  se  dérange,  que  toutes  les  parties 
demeurent  d'accord  !  et  que  d'échecs  humiliants  ! 
Des  êtres  condamnés  à  une  pareille  condition  ne 
mènent  certainement  pas  une  vie  heureuse  et 
divine;  leur  assigner  un  pareil  rôle,  voilà  qui  est 
un  véritable  blasphème.  «  Epicure,  dit  M.  Martha, 
rendait  aux  dieux  en  délicieuse  tranquillité  ce  qu'il 
ôtait  à  leur  puissance.  »  Ils  n'ont  jamais  à  nous 
signifier  leur  volonté;  ils  ne  nous  prédisent  pas 
l'avenir;  nous  ne  devons  donc  ajouter  foi  ni  aux 
oracles,  ni  à  la  divination.  C'est  folie  de  leur 
élever  des  temples,  de  leur  adresser  des  prières, 
de  leur  offrir  des  sacrifices.  A  plus  forte  raison 
devons-nous  rejeter  toute  croyance  aux  démons, 
à  des  divinités  inférieures,  à  des  êtres  intermé- 
diaires entre  les  dieux  et  les  hommes,  qui  exé- 
cutent les  ordres  divins  et  peuvent  exercer  une 

1.  DiOGÈNE  Laerce,  X,  139  :  Tô  (xa/,aptov  xa"t  dccpôapTov  out'  auto 
Ttpaiy\jjxz^  ïjei  out'  àXkîo  irapiyet,  &c7t'  o^x'àpyaiç  o2re  yjxptat  auvé/erat. 
Iv  àaôsvetYàp  7:àv  xb  toioutov. 


LES    DIEUX.  143 

influence  heureuse  ou  funeste  sur  notre  destinée. 
S'il  condamnait  la  religion  populaire,  Epicure 
proscrivait  du  même  coup  les  mystères,  ces  doc- 
trines secrètes  enseignées  aux  seuls  initiés,  dont 
la  curiosité  des  Grecs  était  si  avide  :  comment 
croire  qu'une  théorie  quelconque  a  été  révélée 
aux  hommes  par  un  dieu?  Sans  compter  que  le 
délire  excité  par  les  cérémonies  orgiastiques 
égare  la  raison  bien  loin  de  la  mettre  sur  la  voie 
de  la  vérité. 

Cette  négation  formelle  de  la  Providence  est 
tellement  contraire  aux  idées  communes  que  l'on 
accuse  généralement  Epicure  d'athéisme.  Est-il 
donc  besoin  de  rappeler  qu'Aristote  n'a  pas 
moins  nettement  exclu  de  la  philosophie  l'idée  de 
Providence,  puisque,  d'après  lui,  Dieu  ne  connaît 
même  pas  l'existence  du  monde,  bien  loin  d'inter- 
venir dans  les  choses  qui  s'y  passent?  Si  Epicure 
proteste  qu'il  n'est  pas  athée,  on  répète  avec  Gi- 
céron  que  son  système  l'est  incontestablement, 
qu'il  a  supprimé  les  dieux  et  que  s'il  en  a  laissé 
subsister  le  nom,  c'est  afin  de  ne  pas  soulever  la 
haine  publique  et  pour  ne  pas  s'exposer  à  être 
mis  en  accusation.  Nous  ne  croyons  pas  qu'il  y 
ait  lieu  de  le  soupçonner  de  cette  faiblesse  et  de 
cette  inconséquence  :  Epicure  n'avait  pas  à  crain- 
dre la  peine  capitale.   Le  déisme  dont  il  faisait 


144  ÉPICURE. 

profession  n'était  pas,  nous  l'avons  dit,  moins 
contraire  aux  croyances  populaires  que  l'athéisme 
le  plus  franc.  On  a  vu  en  Grèce  des  athées  dé- 
clarés qui  n'ont  jamais  été  inquiétés;  quelques- 
uns  même,  tel  Pyrrhon,  ont  été  investis  de  fonc- 
tions sacerdotales;  à  ceux  qui  ont  été  accusés  et 
condamnés,  comme  Socrate\  on  reprochait  d'at- 
taquer les  cérémonies  religieuses  qui  étaient 
prescrites  par  les  lois  de  l'État,  contre  lesquelles 
Épicure  n'élevait  pas  d'objections,  auxquelles 
même  il  se  faisait  un  devoir  d'assister,  convaincu 
qu'il  s'agissait  là  de  l'accomplissement  d'un  devoir 
civique  ^ 

Nous  n'avons  donc  point  de  motifs  de  révo- 
quer en  doute  la  sincérité  de  ses  déclarations  ^ 
La  première  preuve  qu'il  apporte  de  l'existence 
des  dieux,  c'est  la  croyance  universelle  :  «  Tous 

1.  Socrate  avait  été  condamné  wç  ouç  p.6v  f,  r.àliç,  vo|x(Çei  ôeoùç 
ou  vo(x(î^ovTa. 

2.  Gassendi,  De  vita  et  moribus  Epicuri,  IV,  4:  «  Si  Épicure 
assista  à  quelques  cérémonies  religieuses  de  son  pays  tout  en 
les  désapprouvant  au  fond  du  cœur,  sa  conduite  fut  jusqu'à 
un  certain  point  excusable.  Il  y  assistait  en  effet  parce  que  le 
droit  civil  et  l'ordre  public  exigeaient  cela  de  lui  :  il  les  dé- 
sapprouvait  parce  que  rien  ne  force  l'âme  du  sage  de  penser 
à  la  façon  du  vulgaire...  Le  rôle  de  la  philosophie  était  alors 
de  penser  comme  le  petit  nombre,  de  parler  et  d'agir  avec 
la  multitude.  » 

3.  Voir  la  thèse  de  M.  Picavet,  De  Epicuro  novœ  religionis 
auctore,  sive  de  dits  quid  senserit  Epiciirus,  1888. 


LES    DIEUX.  145 

les  peuples,  dit-il,  sont  convaincus  qu'il  y  a  des 
dieux;  c'est  donc  une  connaissance  naturelle 
qu'il  est  impossible  de  révoquer  en  doute  \  » 
Ceux  qui  condamnent  sévèrement  cet  argument 
paraissent  oublier  qu'il  a  été  invoqué  et  pris  au 
sérieux  par  Aristote-.  Ce  n'est  pas  à  proprement 
parler  une  preuve,  c'est  une  constatation,  car  il 
reste  toujours  à  se  demander  l'origine  de  cette 
croyance  universelle  :  Epicure  l'appelle  une  an- 
ticipation, 7rpoV/ît];iv,  un  pressentiment  de  la 
vérité.  Nous  avons  dit  combien  ce  mot  est  équi- 
voque et  comment  il  peut  désigner  une  sorte  de 
connaissances  que  le  reste  du  système  devrait  ex- 
clure. 

Nous  trouvons  encore  indiquée  dans  Gicéron 
une  autre  preuve  :  il  doit  y  avoir  des  dieux,  car 
il  faut  qu'il  y  ait  des  êtres  au-dessus  de  tous  les 

1.  CiciÎRON,  DeNat.  D.,  I,xvii,  44  ;  «  Ce  n'est  point  une  opinion 
qui  vienne  de  l'éducation,  ou  de  la  coutume,  ou  de  quelque 
loi  humaine,  mais  une  croyance  ferme  et  unanime  parmi  tous 
les  hommes,  sans  en  excepter  un  seul;  il  suit  de  là  que  c'est 
par  des  notions  empreintes  dans  nos  âmes,  ou  plutôt  innées, 
que  nous  comprenons  qu'il  y  a  des  dieux.  Or  tout  jug-ement 
de  la  nature,  quand  il  est  universel,  est  nécessairement  vrai. 
Il  faut  donc  reconnaître  qu'il  y  a  des  dieux.  Et  comme  les 
philosophes  et  les  ignorants  s'accordent  presque  tous  sur  ce 
point,  il  faut  reconnaître  aussi  que  les  hommes  ont  naturelle- 
ment une  idée  des  dieux  ou,  comme  j'ai  dit,  une  prénotion 
(7:p6X7]J*iv).  » 

2.  Aristote,  Et/i.  Eiid.,  I,  6. 

EPICURE.  10 


146  ÉIMCURE. 

autres,  une  perfection  absolue  qui  explique  les 
perfections  relatives  :  placet  illi  esse  deos,  quia 
necesse  sit  prœstanlem  esse  aliquam  natiiram, 
qua  nihil  sit  melius  ' .  Il  est  probable  qu'Epicure 
n'insistait  pas  beaucoup  sur  ce  raisonnement, 
d'ordre  éminemment  métaphysique.  Socrate  et 
Platon  avaient  soutenu  que  si  les  choses  possè- 
dent des  qualités  incomplètes,  c'est  qu'il  existe 
au-dessus  d'elles  une  perfection  complète  et  que 
nous  nç  pouvons  nous  faire  une  idée  des  perfec- 
tions relatives  que  parce  que  nous  avons  Fidée 
antérieure  d'une  perfection  absolue.  Ces  consi- 
dérations tiendront  une  grande  place  dans  la 
théologie  des  docteurs  chrétiens  du  moyen  âge, 
saint  Anselme  et  saint  Thomas;  mais  l'esprit 
n'en  a  rien  d'épicurien  ou  plutôt,  si  on  les  appro- 
fondit, elles  impliquent  des  croyances  contraires 
aux  principes  du  système. 

Épicure  développe  en  revanche  un  autre  argu- 
ment qui  lui  appartient  en  propre  et  qui  présente 
une  physionomie ,  bien  curieuse  :  «  Nous  avons 
tous,  dit-il,  l'idée  des  dieux  ^  or  une  idée  ne  peut 
nous  être  fournie  que  par  la  perception  de  simu- 
lacres émanant  des  objets  eux-mêmes;  il  faut, 
donc  qu'il  existe  des  dieux  et  que  nous  en  per- 

1.  GicÉRON,  De  Nat.  /).,  II,  xvii. 


LES    DIEUX.  147 

cevions  les  effigies,  sans  cela  nous  ne  pourrions 
en  acquérir  la  notion'.  »  Le  raisonnement,  irré- 
futable pour  un  Epicurien  orthodoxe,  ne  vaudrait 
rien  en  dehors  de  l'école;  il  va  même  engager 
son  auteur  dans  d'inextricables  difficultés. 

Il  ne  se  borne  pas  en  effet  à  affirmer  que  les 
dieux  existent;  il  a  la  prétention  d'enseigner  ce 
qu'ils  sont;  il  n'a  pas  la  prudence  de  se  retran- 
cher derrière  cette  doctrine  commode  que  nous 
ne  pouvons  rien  savoir  de  la  nature  des  dieux  et 
que  nous  devons  renoncer  à  toute  recherche  sur 
ce  sujet.   Cependant  un  passage  de   t^hilodème^ 
semble  dire  que,  selon  Epicure,  il  y  a  sur  la  na- 
ture des  dieux  des  choses  que  nous  pouvons  con- 
naître et  d'autres  que  nous  ne  devons  pas  cher- 
cher. Ce  dont  nous  sommes  bien  sûrs  avant  tout, 
c'est  que  les  dieux  sont  heureux  ;  c'est  un  dogme 
fondamental  ;  en  eux  se  trouve  complètement  réalisé 
l'idéal  épicurien;  la  plus   haute    perfection  dont 
notre  philosophe    se   fasse  l'idée,   c'est  le  bon- 
heur ;  la  fin  vers  laquelle  tendent  tous  nos  efforts 
sans  que  nous  puissions  y  parvenir,  les   dieux, 
en  vertu  de  leur  nature,  en  jouissent  perpétuelle- 

1.  Lucrèce,  VI,  76  : 

...  De  corpore  quœ  sancto  simulacra  feruntur 
In  mentes  hominum  divinœ  nuntia  formœ. 

2.  Vol.  Herc.,i.  VI,  col.  1\. 


148  ÉPICURE. 

ment;  rien  ne  leur  manque;  ils  n'ont  rien  à  dé- 
sirer, ils  n'éprouvent  aucune  des  passions  qui  ne 
sont  ni  naturelles  ni  nécessaires.  C'est  de  là  que 
nous  pouvons  tirer  par  le  raisonnement  quelques 
indications  sur  leurs  attributs;  nous  devons  éli- 
miner avec  soin  tout  ce  qui  porterait  atteinte  à 
leur  félicité,  comme  la  préoccupation  d'intervenir 
dans  le  cours  des  phénomènes  du  monde  et  de 
la  destinée  des  hommes  ^ 

Mais  ici  les  difficultés  commencent  :  Epicure  a 
posé  en  principe  que  rien  n'existe  que  de  matériel, 
que  tout  ce  qui  est  est  composé  d'atomes  et  de 
vide:  cette  loi  s'applique-t-elle  même  aux  dieux? 
Car  dire  qu'ils  ne  sont  pas  corporels,  c'est  ad- 
mettre qu'il  y  a  d'autres  réalités  que  les  atomes, 
ce  que  nous  n'avons  pas  le  droit  de  faire.  Dès  lors 
toutes  les  questions  qui  se  sont  posées  au  sujet 
de  la  nature  de  l'âme  vont  se  représenter  avec 
une  nouvelle  gravité  :  pouvons-nous  croire  que 
les  dieux  sont  de  même  nature  que  la  matière  la 
la  plus  grossière?  D'autre  part,  si  tout  est  en 
mouvement  dans  le  monde,  si  tous  les  phénomènes 

1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  123,  Lettre  d'Épicure  à  Ménêcêe  : 
«  Conçois  d'abord  que  Dieu  est  un  être  immortel  et,  bienheu- 
reux ;  garde-toi  donc  de  rien  lui  attribuer  qui  ne  puisse  s'ac- 
corder avec  son  immortalité  et  sa  béatitude.  Gela  une  fois  hors 
d'atteinte,  tu  peux  donner  à  ton  esprit  sur  cet  être  tel  essor 
qu'il  le  plaira.  » 


LES    DIEUX.  149 

sont  des  mouvements,  les  êtres  formés  par  la 
réunion  temporaire,  par  l'heureuse  rencontre  de 
(certains  atomes  ne  peuvent  être  immuables,  et 
finissent  tôt  ou  tard  par  se  dissoudre.  Epicure  est 
bien  forcé  d'en  convenir  :  les  dieux  vivent  in- 
comparablement plus  longtemps  que  nous,  mais 
ils  ne  sont  pas  à  proprement  parler  immortels,  il 
y  en  a  toujours,  mais  ce  ne  sont  plus  les  mêmes. 
Eh  quoi!  nous  permettrons-nous  de  demander, 
est-ce  un  bonheur  parfait  que  celui  qui  doit  né- 
cessairement finir? 

Epicure  n'est  pas  plus  heureux  lorsqu'il  essaie 
de  répondre  à  ceux  qui  l'accusent  de  matérialiser 
les  dieux:  il  ne  faut  pas,  dit-il,  leur  attribuer  un 
corps,  mais  une  sorte  de  corps;  du  sang,  des  os, 
mais  une  sorte  de  sang,  d'os;  ils  ont  besoin  de 
nourriture,  mais  d'une  nourriture  appropriée  à 
leur  nature  ;  qu'est-ce  que  cela  peut  bien  vouloir 
dire?  Nous  songeons  aux  vers  de  La  Fontaine  : 
((  Je  subtiliserais  un  morceau  de  matière,  quin- 
tessence d'atome^  ».  Mais  ce  ne  sont  là  que  des 
mots  ;  arrivons-nous  à  former  quelque  notion  qui 
leur  donne  un  sens? 

Il  semble  que  les  dieux  d'Epicure  ne  peuvent 
avoir  qu'une  ombre   d'existence,   une   ombre   de 

1.  La  Foihtaine,  Fables,  X,  i. 


150  ÉPICURE. 

réalité  et  par  conséquent  une  ombre  de  bonheur. 
Gomme  le  dit  spirituellement  Cicéron,  ce  ne  sont 
que  des  esquisses  de  dieux,  deos  monogrammos  ; 
peut-être  même  ne  sont-ce  que  des  visions  passa- 
gères, sans  véritable  identité,  tieque  eamdem 
ad  numerum  pcrmanere,.,,  riec  ad  nume- 
rum\  Sans  compter  que,  pour  les  mettre  à  Fabri 
des  chocs  et  des  accidents  résultant  des  mouve- 
ments continus  des  atomes  et  de  TefTondrement 
incessant  des  mondes,  notre  philosophe  les  loge 
dans  les  intervalles  qui  séparent  les  différents 
univers  :  «  Deos...  perlucidos  et perfLahiles  tan- 
quant  inter  duos  lucos  sic  inter  duos  mundos, 
pr opter  metum  ruiriarum  ".  »  Mais  où  sont  si- 
tués ces  intermondes,  que  sont  ces  espaces  vi- 
des où  ne  peuvent  pénétrer  les  atomes,  qui  sont 
soustraits  aux  lois  universelles  du  mouvement  et 
d'où  nous  viennent  cependant  les  impressions  qui 
nous  font  connaître  avec  une  certitude  infaillible 
l'existence  des  dieux  et  leur  félicité? 

Il  en  faut  bien  convenir,  la  théodicée  d'Epicure 
est  d'une  déplorable  faiblesse  ;  lui  qui  ne  tarit  pas 
de  railleries  contre  les  croyances  populaires,  il 
avance  une  série  de  propositions  à  l'appui  des- 

1.  Cicéron,  De  Nat.  D.,  I,  xxxvii,  105,  106.  —  Lachelier. 
Rei^ue  de  philologie,  1877,  p.  264. 

2.  Cicéron,  De  Divinatione,  II,  xvii,  40. 


LES    DIEUX.  151 

quelles  il  n'apporte  aucune  preuve  et  toute  l'école 
accepte  comme  vérités  certaines  des  dogmes 
d'une  puérilité  stupéfiante.  Les  livres  de  Pliilo- 
dème  dont  on  a  trouvé  des  fragments  à  Hercula- 
num  nous  fourniraient  sur  tous  ces  points  des 
renseignements  précieux,  s'ils  n'étaient  pas  en  si 
fâcheux  état.  Tout  d'abord  Épicure  soutient  que 
les  dieux  sont  beaucoup  plus  nombreux  qu'on  ne 
le  croit  d'ordinaire;  au  nom  d'une  prétendue  loi 
d'équilibre,  dont  il  ne  rend  aucunement  raison,  il 
croit  qu'il  y  a  autant  de  dieux  que  d'êtres  mortels. 
Bien  que  les  dieux  nous  soient  supérieurs  par  la 
taille,  par  la  force  et  par  toutes  les  autres  quali- 
tés, il  ne  faut  pas  douter  qu'ils  ont  la  même  forme 
et  la  même  figure,  car  lorsqu'ils  apparaissent,  c'est 
toujours  sous  cet  aspect  '  (on  aurait  beau  jeu  à 
répondre  que  cette  image  que  nous  nous  faisons 
de  la  divinité  a  pour  point  de  départ  les  repré- 
sentations que  nous  avons  sous  les  yeux,  qu'Epi- 
cure  et  ses  disciples  ne  pouvaient  se  défaire  de 
l'impression  produite  sur  eux  par  les  chefs-d'œu- 
vre de  l'art  grec,  tandis  que  d'autres  peuples, 
ainsi  que  le  remarquait  déjà  Xénophane  de  Colo- 


1.  CicLiiox,  De  nat.  Z>.,  I,  xviii  :  «  A  natura  habemus  omnes 
omnium  gentium  speciem  nullam  nisi  humanam  Deorum  ; 
quîe  enim  alia  forma  occurrit  unquam  aut  vigilanti  cuiquam 
aut  dormienti?  » 


1 52  ÉPICURE. 

phon,  se  représentent  les  dieux  sous  toutes  sortes 
de  figures  ^monstrueuses);  de  plus,  la  forme  hu- 
maine est  la  plus  belle  qui  se  puisse  imaginer, 
enfin  c'est  la  seule  qui  soit  accommodée  à  l'exer- 
cice de  la  raison  et  à  la  jouissance  des  plaisirs  de 
l'esprit. 

Une  fois  engagé  danslavoie  de  cet  anthropomor- 
phisme enfantin,  Epicurene  s'arrête  plus.  Les  dieux 
sont  de  sexe  différent  :  n'en  résultera-t-il  pas  qu'ils 
s'aimeront,  qu'ils  seront  enproie  aux  passions,  qu'ils 
seront  torturés  par  elles  et  souvent  mis  aux  prises  ? 
Qu'ils  contracteront  des  unions  et  auront  des  en- 
fants? Qu'ils  seront  sujets  aux  infirmités  de  l'ado- 
lescence et  de  la  vieillesse  ?  Ce  n'est  pas  tout  :  ils 
ne  dorment  pas ,  car  le  sommeil  est  une  sorte  de  mort, 
et  des  êtres  qui  ne  font  rien  n'ont  pas  besoin  de  re- 
pos ;  ils  prennent,  nous  l'avons  dit,  des  aliments  ; 
ils  ont  des  demeures  ;  dans  leurs  entretiens  (car  ces 
êtres  bienheureux  connaissent  le  charme  d'une  vie 
sociale  analogue  à  l'amitié  épicurienne),  ils  parlent 
grec  ou  une  langue  toute  voisine,  car  il  n'en  est  pas 
de  plus  parfaite.  Épicure  ne  paraît  pas  s'être  mis  en 
peine  de  découvrir  des  explications  allégoriques  de 
la  mythologie  populaire  ;  les  interprétations  que 
donne  Lucrèce^  sont  postérieures.  En  dépit  de  ces 

1.  Lucrèce,  II,  598,  655.— III,  97G. 


LES   DIEUX.  153 

contradictions,  nous  ne  pouvons  accepter  le  juge- 
ment de  Lange,  d'après  lequel  notre  philosophe  at- 
tribue aux  dieux  une  existence  non  réelle,  mais 
idéale  :  «  Il  est  indubitable,  dit-il  * ,  qu'en  réalité  Epi- 
cure  honorait  la  croyance  aux  dieux  comme  un  élé- 
ment de  l'idéal  humain,  mais  qu'il  ne  voyait  pas  dans 
les  dieux  eux-mêmes  des  êtres  extérieurs .  Le  système 
d'Epicure  resterait  pour  nous  enveloppé  de  con- 
tradictions, si  on  ne  l'envisageait  au  point  de  vue 
de  ce  respect  subjectif  pour  les  dieux  qui  met  notre 

âme  dans  un  accord  harmonique  avec  elle-même 

Peu  lui  importait  que  cette  perfection  se  montrât 
dans  leurs  actes  extérieurs  ou  qu'elle  se  déployât 
simplement  comme  idéal  dans  nos  pensées.  »  Il  y  a 
là  un  raffinement  dont  Epicure  nous  paraît  inca- 
pable. 

Il  semble  que,  puisque  les  dieux  ne  s'occupent 
pas  de  nous,  nous  n'avons  pas  non  plus  à  nous  oc- 
cuper d'eux  ;  rien  en  apparence  de  plus  logique 
que  cette  conclusion  sur  laquelle  Gicéron  revient 
continuellement  ;  et  cependant  Epicure  avait  écrit 
non  seulement  un  livre  sur  les  dieux  (xspl  Ôswv), 
mais  un  autre  sur  la  piété  {izefi  eùcsêeia;).  C'est  là 
une  des  parties  les  plus  intéressantes  et,  à  notre 
avis,  les  plus  belles  de  son  système.  Nous  n'avons 

1.  Lange,  Histoire  du  matérialisme,  trad.  franc,,  t.  I,  p.  93. 


154  ÉIMCLRE. 

pas  de  maux  à  redouter  de  la  colère  des  dieux,  pas 
de  bien  à  espérer  de  leur  faveur,  nous  ne  saurions 
songer  à  les  apaiser  ou  à  les  concilier  par  des  sa- 
crifices, des  offrandes  ou  des  prières;  mais  nous 
concevons  que  ce  sont  des  êtres  immortels,  très 
sages  et  très  heureux;  la  pensée  de  ces  perfections 
ne  peut  nous  laisser  indifférents  ;  elle  nous  remplit 
de  respect  et  de  vénération  ;  nous  nous  devons  à 
nous-mêmes  de  témoigner  notre  admiration  pour 
cette  grandeur  qui  s'élève  si  haut  au-dessus  de  la 
nôtre  ^propter  majestatem  eximiam  singularenique 
naturam  \  Peut-être  remarquera- t-on  encore  à  ce 
propos  qu'Epicure  se  contredit  lui-même  en  re- 
connaissant qu'une  action  est  bonne  quoiqu'elle 
ne  doive  nous  procurer  aucun  avantage.  Voilà  ce 
que  n'ont  pas  compris  les  anciens  qui  ne  conce- 
vaient pas  l'idée  d'une  autre  piété  que  celle  qui 
cherche  à  détourner  de  notre  tête  le  plus  de  maux 
possible  et  à  nous  attirer  des  biens  ;  voilà  ce  que 
n'ont  pas  vu  non  plus  tous  ceux  des  commentateurs 
chrétiens,  dont  la  dévotion  n'est  pas  dégagée  de 
préoccupations  intéressées.  D'autres  au  contraire 
croient,  comme  Gassendi",  que  la  véritable  piété 


1.  Sénèque,  Z)e  bcnef.,lV,  193. 

2.  Gassendi,  De  \>ita  et  moribus  Epicuri,  lib.  IV,  cap.  m  : 
«  Duplicem  solemus  assignare  causam  quare  Deum  homines 
colant  :  unam  dicimus  excellentem    supremamque  Dei  natu- 


LES   DIEUX.  155 

doit  être  détachée  de  toute  pensée  d'utilité  per- 
sonnelle, que  nous  devons  adorer  Dieu  parce  qu'il 
est  Dieu  et  que  nous  sommes  nous  :  ceux-là  recon- 
naissent ce  qu'il  y  a  de  grand  dans  la  doctrine  d'E- 
picure  pour  qui  la  dernière  démarche  de  la  raison 


ram  quœ  seipsa  et  sine  uUo  ad  nostram  utilitatem  respecta 
cultus  et  reverentiai  dignissima  sit;  alteram  bénéficia  quœ 
Deus  seu  bona  largiendo,  seu  a  malis  avocando,  aut  contulerit, 
aut,  quod  magis  movet,  collaturus  sit.  Hinc  si  quispiam  ad 
Deum  colendum  priore  causa  alliciatur,  hune  se  affectu  vere 
filiali  componere  asserimus,  sin  posteriore,  prorsus  servili.  » 
Il  est  intéressant  de  rapprocher  de  cette  doctrine  une  belle 
page  d'Abélard  :  «  Le  nom  de  charité  ne  convient  point  à  cet 
amour  qui  envisagerait  en  Dieu  notre  propre  intérêt  et  la 
jouissance  du  bonheur  éternel,  amour  d'où  il  résulterait  que 
notre  fin  dernière  serait  en  nous-même  et  non  dans  le  Souve- 
rain Être.  Ceux  qui  aiment  de  la  sorte  méritent  le  nom  d'amis 
de  la  fortune  et  servent  plutôt  Dieu  par  un  principe  de  cupi- 
dité que  par  un  mouvement  de  la  grâce.  Pour  être  véritable 
et  sincère,  l'amour,  suivant  saint  Augustin,  doit  être  gratuit, 
c'est-à-dire  qu'il  doit  rechercher  son  objet  pour  lui-même.  Ce 
n'est  donc  point  parce  que  Dieu  nous  donne  des  marques  de 
son  amour  en  nous  faisant  du  bien  qu'il  faut  l'aimer,  mais 
parce  qu'il  mérite,  quoi  qu'il  fasse,  d'être  aimé  par-dessus 
toutes  choses.  Car  la  vérité  nous  dit  elle-même  que,  si  nous 
n'aimons  que  ceux  qui  nous  aiment,  nous  n'en  recevrons  au- 
cune récompense...  Tel  est  cependant  l'égarement  de  presque 
tous  les  chrétiens  qu'ils  ne  rougissent  pas  d'avouer  que  si 
Dieu  ne  leur  promettait  aucune  récompense,  dès  lors  ils  cesse- 
raient de  l'aimer.  Humiliant  aveu!  Conduite  mercenaire!  » 
ÂBKLARD,  Expositio  i/i  epist.  Paiili  ad  Romanos.  —  Cette  doc- 
Irine  fut  vivement  combattue  par  Hugues  de  Saint- Victor,  De 
sacramentis,  II,  8. 


156 


KPICURE. 


humaine  est  la  méditation  de  la  grandeur  divine. 
Bien  loin  de  railler  cette  théorie  comme  une  in- 
conséquence inexcusable,  nous  croyons  qu'elle  se 
rattache  parfaitement  aux  principes  posés  par 
Épicure  et  qu'elle  lui  fait  honneur. 


CHAPITRE  VIII 


MORALE. 


La  morale  est  la  partie  la  plus  considérable  du 
système  d'Epicure;  c'est  elle  qui  lui  attira  le  plus 
grand  nombre  de  disciples,  c'est  elle  qui  est  la  plus 
célèbre  et  le  plus  souvent  discutée  ;  c'est  à  elle 
qu'il  attachait  lui-même  la  plus  grande  importance, 
car  il  n'accordait  son  attention  aux  autres  sciences, 
nous  l'avons  vu,  que  dans  la  mesure  où  elles  sont 
nécessaires  pour  l'établissement  de  l'éthique. 

Puisque  l'homme  n'est  pas  un  être  à  part,  dis- 
tinct de  tous  les  autres,  il  doit  obéir  comme  eux  à 
la  loi  commune  ;  les  tentatives  qu'il  fait  pour  s'y 
soustraire  sont  des  folies  et  ne  peuvent  aboutir  ; 
c'est  au  contraire  une  règle  très  simple  et  très  claire 
que  de  vivre  conformément  à  la  nature. 

La  question  que  se  pose  Epicure  est  :  quelle  est 
la  fin  de  la  vie  ?  ce  en  vue  de  quoi  toutes  choses  sont 
recherchées  et  ce  qui  n'est  recherché  en  vue  d'au- 
tre chose;  il  avait  écrit  un  traité  izefi  zélou;.  Toutes 
nos  actions  tendent  à  nous  procurer  quelque  bien 


158  ÉPICURK. 

ou  à  nous  éviter  quelque  mal.  Qu'est-ce  donc  que 
le  bien  et  le  mal  ?  Sur  ce  point  encore  la  nature  nous 
instruit  clairement  :  le  bien,  c'est  le  plaisir  ;  le  mal, 
c'est  la  douleur  :  tviv  -/ir^ov/.v  "Xsyojxsv  ap/^viv  y.al  tsXo;  elvai 
ToGi  [7.a/.apiù);  '(•^v...  xpcoTov  àyaOov  toOto  /.cà  G'jjJL^puTov . . . 
-îràaa o'Jv  Tî^ovvi  àyaOov...  zaGa-sp  x.al  à>;y'/]r^cov  xaaa x.aîtdv ^ . 
Il  ne  manque  pas  d'hommes  qui  soutiennent  une 
autre  doctrine  ;  ils  sont  dans  l'erreur,  ils  sont  éga- 
rés par  leurs  passions  ou  bien  ils  mentent  par  or- 
gueil. Considérons  donc  les  animaux  qui  ne  sont 
pas  entraînés  par  de  telles  influences  (y.^tacTpo(pa) 
et  chez  qui  la  nature  parle  toute  seule  :  nous  les 
voyons  poursuivre  constamment  le  plaisir  et  fuir 
la  douleur,  cpucrixcoç  /.où  ^wpU  )^oyo'j  :  Negat  opus  esse 
ratione  neque  disputatione . , .  sentiri  hsec  putat-. 
Aïabr^Giv  ^eï  tjziv  /.al  Gapy.ivov  civat,  y.al  oavaTai  r,^QYri 
âyaôov,  il  suffit  d' avoir  des  sens  et  d'être  de  chair,  et 
le  plaisir  apparaîtra  comme  un  bien  ^  ;  en  morale 
comme  en  philosophie  naturelle,  Épicure  est  stric- 
tement empiriste  ;  il  ne  connaît  pas  d'autre  autorité 
que  celle  de  l'expérience.  Ce  que  les  animaux  font 
instinctivement,  les  hommes  le  doivent  faire  en 
connaissance  de  cause.  Toutes  les  fois  que  nous 
recherchons  une  chose,  c'est  que  nous  en  espé- 

1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  128,129. 

2.  GicÉRON,  De  finibus,  I,  ix,  30. 

3.  Plutarque,  Adv.  Colot.,  XXVII. 


MORALK.  159 

rons  quelque  plaisir;  toutes  les  fois  que  nous 
fuyons  une  chose,  c'est  que  nous  croyons  qu'elle 
nous  apportera  quelque  douleur.  Les  Stoïciens  eux- 
mômes  le  reconnaissent  :  Vivere  onines  beatc  vo- 
lant ' . 

La  théorie  d'Epicure  c'est  donc  la  morale  du 
plaisir  ou  plus  exactement  du  bonheur.  Ce  qui 
lui  a  fait  grand  tort,  c'est  qu'on  l'a  étudiée  surtout 
chez  les  écrivains  latins  qui  l'ont  discutée  ;  or  ces 
écrivains  emploient  pour  désigner  le  souverain  bien, 
selon  Épicure,  le  mot  voluptas,  qui  n'en  est  pas 
l'équivalent  exact  ;  de  là  les  fréquentes  récrimina- 
tions des  Épicuriens  contre  la  grossièreté  de  la 
langue  latine,  récriminations  qui  fâchent  Gicéron, 
(solco  subirasci)-.  Du  latin  vient  le  français  vo- 
lupté, auquel^  nous  attachons  un  sens  assez  bas; 
l'expression  jucundus  sensus,  que  nous  trouvons 
dans  Lucrèce,  est  plus  juste.  On  confond  la  théorie 
d' Épicure  avec  celle  d'Aristippe  de  Gyrène,  dont 
il  se  sépare  sur  un  grand  nombre  de  points  des  plus 
importants.  Ge  qu'il  recherche  surtout,  c'est  la  sé- 
rénité, l'égalité  d'humeur,  sùOupa;  il  met  to  ^aipsiv 
au-dessus  de  to  T.^eaGat^  On  rattache  encore  cette 

1.  SÉNÈQUE,  Devita  beata,  \. 

2.  Gicéron,  De  fm.,  II,  iv,  12. 

3.  C'est  ce  que  pense  Bain  :  «  This  last  phrase  would  hâve 
expressed  what  Epicurus  aimed  at,  neither  more  nor  less.  It 
would  at  least  hâve  preserved  his  theory  from  much  mispla- 


160  ï:piclre. 

morale  au  système  de  rintéret  ;  il  s'en  faut  bien, 
à  notre  avis,  que  ce  rapprochement  soit  exact  : 
il  y  a  très  loin  des  conseils  de  prudence  que  donne 
Épicure  aux  règles  de  l'utilitarisme  et  de  la  [j.eT^i'/.ri 
T5yv'/i  des  Grecs  à  Tarithmétique  des  plaisirs  de 
Bentham;  ils  ne  se  placent  pas  au  même  point  de 
vue  et  n'ont  pas  la  même  manière  d'apprécier  les 
choses.  La  théorie  épicurienne  n'a  pas  à  beaucoup 
près  la  valeur  scientifique  du  système  des  utilita- 
ristes  anglais,  mais  elle  est  mieux  d'accord  avec  les 
données  immédiates  de  l'expérience  et  fait  plus  de 
place  aux  sentiments  réellement  éprouvés  par  les 
hommes. 

Tout  plaisir  est  un  bien,  toute  douleur  est  un 
mal,  TzôiaoL  o'jiv  yi^ovtj  Siy.  to  sysiv  (p'Jciv  oi/vSiav  âyaÔov... 
o\)8e[j.ioL  ri^oYfi  x-a6'  éauTTiv  /.a/.ov  * .  Il  n'y  a  pas  d'autre 
bien  que  le  plaisir,  d'autre  mal  que  la  douleur; 
ce  sont  là  des  principes  que  l'expérience  de 
chaque  jour  ne  nous  permet  pas  de  révoquer  en 
doute.  N'allez  pas  en  conclure  qu'il  faut  recher- 
cher tout  plaisir  et  fuir  toute  douleur.  C'est  ce 
qu'enseignait  Aristippe,  mais  c'est  une  erreur 
funeste;     la   poursuite    ardente,    impatiente    du 


ced  sarcasm  and  aggressive  rhetoric.  »  A.  Bain,  Mental  and 
moral  science,  vol.  II,  part.  II,  p.  535.  —  Grote,  Arislotle, 
t.  II,  app.  V,  p.   439.  ' 

1.  DioGKAE  Laerce,  X,  129,  141. 


\ 


MORALE.  161 

plaisir  a  précipité  bien  des  gens  dans  le  malheur. 
L'expérience  de  chaque  jour  nous  montre  combien 
les  excès  de  tout  genre  sont  nuisibles  à  la  santé. 
Si  Ton  s'applique  à  développer  la  sensibilité  de 
façon  à  savourer  délicatement  les  moindres  nuan- 
ces du  plaisir,  par  là  même  on  en  vient  à  souffrir 
cruellement  des  plus  légères  douleurs.  La  vivacité 
de  nos  souffrances  tient  souvent  à  ce  que  nous  les 
redoublons,  les  exaspérons  en  y  faisant  attention 
et  par  nos  plaintes,  tandis  que  nous  pouvons  n'y 
pas  penser  en  fixant  ailleurs  notre  esprit.  Beau- 
coup de  plaisirs  peu  intenses  et  surtout  éphémè- 
res entraînent  à  leur  suite  des  douleurs  cuisantes 
et  prolongées,  tandis  que  des  douleurs  relative- 
ment légères  et  de  peu  de  durée  sont  la  condi- 
tion de  plaisirs  plus  vifs  et  plus  durables  :  àT^yn^wv 
T:5c(ja  xa-/tov,  oi»  iraca  ^e  (peuxTYj  àsl  ...  jç^ptofxsGa  T(d  (i.èv 
àyaôw  xarà  Ttvàç  ypovou;  wç  xaxco,  tw  ^è  zaîcw  TOupLTua'Xiv  wç 
àya6o>\  11  ne  faut  donc  pas  agir  à  la  légère;  il  faut 
réfléchir  et  calculer  :  Tvi  (jlsvtoi  (7U[j,(j!.£TpYf(7£t  xal  (ju{jL(pe- 
povTwv  xal  a(7U[/.<popwv  i^Xé^zi  Taura  xavra  xpivstv  xaGvfxst^. 
La  prudence  ou  sagesse,  <ppoV/](7tç,  est  la  première 
des  vertus,  elle  nous  enseigne  le  moyen  d'obtenir 
la  plus  grande  somme  de  plaisir  avec  la  plus  petite 
quantité  de  douleur  possible  :  oio  xal  (pdodoçiaç  Tao 

1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  129,  130. 

2.  DioGÈNE  Laerce,  X,  130. 

ÉPICURE.  11 


162  ÉPICURE. 

Ti(xiwT£pov  ÛTTscp^^st  Y)  (ppovYiGiç,  £$  TiÇ  at  TvoiiTal  Tcàcat  7re(pu- 
xactv  àpETai  V  C'est  l'art  de  vivre,  ars  vwendp  ; 
son  premier  fruit  est  la  tempérance,  (jwcppdduvyi,  car 
la  sagesse  parfaite,  coçia,  est  un  privilège  réservé 
aux  dieux.  La  doctrine  d'Épicure  rappelle  de  très 
près  la  définition  donnée  par  Aristote  :  (ppdvvjGiç 
5*  èdTtv  àpeTT)  âiavotaç,  y.aG'  yIv  eO  pou>.£U£c6ai  ^livavTat  Trepl 
àyaôcov  îcal  xay-tov  tôv  £tpv)[jL£vwv  eîç  £i»Jai|jt.oviav  ^ .  Pour  le 
Stagirite  aussi  lui  la  9pdvY]Gt;  est  une  à'^iç,  £$t<; 
àV/lÔTîç  (JLETa  >;dyou  7rpa)CTi)cvi  TTfipl  Ta  àvGpwrw  àyaÔà  x.al 
îcaxa  \  C'est  un  bien  solide  et  durable  :  comme 
elle  ne  nous  est  pas  apportée  par  les  circonstances 
extérieures,  elle  ne  peut  non  plus  nous  être  ravie. 
Elle  règle  le  cours  entier  de  la  vie  et  en  embrasse 
l'ensemble,  âtotX£i  tov  ô);ov  ptov,  tov  (juvejri  ^pdvov  ToO  Piou. 
Il  ne  faut  pas  se  soucier  uniquement  du  pré- 
sent, mais  encore  songer  au  futur.  Sur  ce  point 
même  il  y  a  une  mesure  que  la  raison  commande 
de  ne  pas  oublier.  Certains  hommes  se  privent 
de  tout,  se  refusent  tout,  afin  de  se  préparer  un 
meilleur  avenir;  ils  ont  tort,  car  l'avenir  ne  nous 
appartient  pas,  nous  ne  savons  si  nous  n'allons 
pas  mourir  à  l'instant  et  si  par  conséquent  nous 

1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  132,  144,  145. 

2.  GicÉRON,  De  fin.,  I,  xiii,  42. 

3.  Aristote,  Rhétorique,  I,  ix,  1366  b.  20. 

4.  Aristote,  Eth.  Nie,  VI,  v,  1140  b.  4. 


MORALE.  163 

ne  serons  jamais  à  même  de  jouir  des  biens  que 
nous  aurons  préparés  au  prix  de  tant  de  souffrances . 
Le  sage  ne  négligera  pas  le  soin  de  ses  affaires, 
mais  il  ne  se  laissera  pas  absorber  par  elles. 
Il  faut  être  philosophe  à  tout  âge  ;  il  n'est  jamais 
ni  trop  tôt  ni  trop  tard,  car  il  n'est  jamais  ni 
trop  tôt  ni  trop  tard  pour  être  heureux  ^  Epi- 
cure  rejette  les  paradoxes  des  Stoïciens  :  la  vertu 
est  une,  on  a  toutes  les  vertus  ou  on  n'en  a  pas 
du  tout,  les  fautes  sont  égales.  Contentons-nous 
d'être  des  hommes  pleinement  hommes  :  vouloir 
s'élever  plus  haut,  agir  mieux,  c'est  une  ambition 
non  moins  funeste  qu'insensée.  Le  sage,  d'après 
lui,  n'est  pas  insensible  :  il  souffre  de  la  douleur 
et  s'afflige  de  la  perte  de  ses  amis. 

Il  condamne  formellement  l'hypocrisie.  Nous  ne 
saurions  prendre  trop  de  précautions  pour  bien 
juger  des  choses  qu'il  convient  de  fuir  ou  de  re- 
chercher; n'ayons  pas  trop  de  confiance  dans 
notre  propre  esprit,  que  tant  de  causes  d'erreur 
peuvent  égarer;  il  faut  choisir  un  homme  de  bien, 
l'avoir  sans  cesse  devant  les  yeux,  de  manière  à 
vivre  comme  en   sa  présence,    se  demander  quel 

1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  122.  —  Cf.  Horace,  Épitres,  I,  i,  23: 

Sic  mihi  tarda  fluunt  ingrataque  tempora  quœ  rem 
Gonsiliumque  morantur  agendi  gnaviter  id  quod 
^que  pauperibus  prodest,  lociipletibus  œque, 
Mque  neglectum  pueris  senibusque  nocebit. 


^64  ÉPICURE. 

jugement  il  porterait  sur  les  événements   et  sur 
nos  déterminations. 

Il  faut  se  garder  soigneusement  de  toutes  les 
passions,  qui  sont  nos  ennemis  les  plus  dange- 
reux :  l'orgueil  et  le  mépris  des  autres  provoquent 
la  haine  et  la  jalousie  ;  la  colère  est  une  véritable 
folie;  elle  nous  emporte  à  des  paroles,  à  des  actes 
que  tôt  ou  tard  nous  regretterons  amèrement,  elle 
nous  suscite  des  ennemis  implacables;  elle  nous 
expose  à  de  terribles  vengeances.  Quant  à  l'in- 
tempérance, les  suites  en  sont  longues  et  cruelles  ; 
elle  aboutit  tantôt  à  des  maladies  douloureuses  et 
incurables,  tantôt  à  une  mort  prématurée.  Le 
courage  et  la  constance  sont  les  suites  naturelles 
de  la  sagesse  plutôt  que  des  vertus  à  part.  Les 
hommes  qui  s'abandonnent  à  leurs  passions  atta- 
chent le  plus  grand  prix  aux  objets  nécessaires 
pour  leur  satisfaction  et  ont  sans  cesse  lieu  de 
craindre  de  les  perdre;  de  plus  ils  sont  en  proie 
à  toutes  sortes  de  terreurs  superstitieuses,  à  la 
peur  des  dieux  et  de  la  mort  :  «  Si  les  plaisirs  que 
recherchent  les  débauchés  pouvaient  les  mettre 
à  l'abri  de  toutes  les  douleurs  et  des  craintes  de 
la  mort  et  des  dieux,  nous  n'aurions  pas  lieu  de 
les  blâmer  * .  »   Pour  désigner  cette  condition  de 

1.  DiOGÈNE  Laerce,  X,  142.  . 


MORALE.  165 

l'âme  tourmentée  par  des  craintes  continuelles, 
Epicure  emploie  souvent  le  mot  xeif^wv;  sa  doc- 
trine est  au  contraire  un  apaisement,  ycck-nvic^oç. 
Parmi  les  plaisirs,  Épicure  établit  plusieurs 
distinctions  intéressantes;  ses  remarques  à  ce 
sujet,  il  faut  bien  le  reconnaître,  ne  sont  pas  seule- 
ment justes,  elles  témoignent  d'une  grande  péné- 
tration. C'est  d'abord  la  distinction  du  plaisir  en 
mouvement  (7ÎrW/i  sv  xivt.gci)  et  du  plaisir  en  repos 
(tî^ovyi  £v  cTacst,  /caTacTvi[j!.aTiîC7)  Ti^ovvf).  Aristippe  défi- 
nissait le  plaisir  un  mouvement  doux,  la  peine 
un  mouvement  rude;  Epicure  condamne  tout  plaisir 
qui  résulte  d'un  mouvement.  Le  sens  de  l'oppo- 
sition qu'il  propose  est  facile  à  expliquer  :  beau- 
coup déplaisirs  sont  dus  à  la  satisfaction  d'un  dé- 
sir; la  préexistence  de  ce  désir  en  est  donc  la 
condition  et  ils  sont  d'autant  plus  intenses  que 
le  désir  est  plus  vif;  le  plaisir  est  donc  dans  la 
transition  d'un  état  à  un  autre,  dans  un  mouve- 
ment. Ces  plaisirs  produisent  une  violente  agi- 
tation de  notre  âme  et,  si  nous  y  regardons  de 
près,  nous  constatons  qu'ils  sont  moins  une  cause 
de  bonheur  que  de  malheur;  sans  compter  que, 
ainsi  que  l'avait  déjà  montré  Platon,  ils  supposent 
comme  condition  l'existence  préalable  d'un  désir, 
d'un  besoin,  d'un  manque,  c'est-à-dire  d'une 
souffrance.   Tout  autres  sont  les  plaisirs  en  re- 


166  ÉPICCRE. 

pos,  qui  consistent  dans  une  jouissance  calme  de 
la  situation  où  nous  sommes,  sans  aspirer  à  autre 
chose  ^  ;  ce  sont  des  plaisirs  constitutifs  :  «  Il  n'y 
a  pas,  dit  Epicure,  de  condition  où  le  sage  ne 
puisse  se  trouver  heureux,  même  s'il  est  aveugle 
ou  sourd,  privé  de  tel  ou  tel  membre.  »  Malgré 
les  démentis  que  l'expérience  semble  lui  donner 
trop  souvent,  il  ne  veut  pas  se  départir  de  son 
optimisme. 

Il  soutient  ensuite  que  la  diminution  ou  la  ces- 
sation de  la  douleur  constitue  par  elle-même  un 
plaisir,  ooo;  toQî  y^sysSouç  twv  -^^ovtov  'h  iravToç  tou  à>.- 
yoOvToç  u7i:£?atpc(7t;  "  ;  tous  les  psychologues  en  con- 


1.  A  propos  de  cette  doctrine  M.  Fouillée  rappelle  ingénieu- 
sement la  théorie  développée  par  beaucoup  de  psychologues 
contemporains  et  particulièrement  par  Bain  (The  émotions  and 
Ihe  Will)  :  «  Un  grand  nombre  de  nos  plaisirs,  disent-ils, 
sont  dus  au  rapport  que  l'émotion  actuelle  présente  avec  les 
émotions  simultanées  ou  antérieures  (émotions  of  relativity), 
c'est-à-dire  à  un  changement,  à  un  mouvement.  Ces  plaisirs 
sont  rapidement  émoussés  par  l'habitude  et  la  satiété;  aux 
blasés  il  faut  toujours  du  nouveau  ;  leurs  goûts  deviennent  de 
plus  en  plus  bizarres  et  quelquefois  criminels  (sadisme).  » 

2.  DioGÈNE  Laerce,  X,  139.  —  Cf.  ce  que  dit  Socrate  dans 
le  Pliédon.  —  Montaigne,  Essais,  1.  II,  ch.  xii  :  Notre  bien- 
être  ce  n'est  que  la  privation  d'être  mal.  Voilà  pourquoi  la 
secte  de  philosophie  qui  a  le  plus  fait  valoir  la  volupté  et  l'a 
montée  à  son  plus  haut  prix  encore  l'a-t-elle  rangée  à  la  seule 
indolence.  Le  n'avoir  point  de  mal  c'est  le  plus  heureux  bien- 
être  que  l'homme  puisse  espérer  :  car  ce  même  chatouille- 


MORALE.  167 

viennent  volontiers,  mais  ils  ajoutent  que  réci- 
proquement la  diminution  et  la  cessation  du  plaisir 
sont  des  causes  de  douleur,  ce  dont  Épicure  se 
garde  bien  de  parler.  Dès  que  la  douleur  est 
chassée,  que  le  besoin  est  satisfait,  le  plaisir  peut 
être  varié,  pas  augmenté,  puisqu'il  y  a  plénitude  : 
quo  enim  crescat  quod  plénum  sit\  Encore 
faudrait-il  nous  dire  si  le  plaisir  en  repos  est  pro- 
duit par  la  cessation  ou  simplement  par  l'absence 
de  la  douleur.  Gicéron  n'a  pas  tout  à  fait  tort  de 
dire  que  sur  ce  point  essentiel  la  théorie  d'Épicure 
manque  de  précision.  Les  Cyrénaïques  admet- 
taient qu'entre  la  douleur  et  le  plaisir  il  y  a  un 
état  neutre  ;  Épicure  le  nie  expressément  ;  pour  lui 
il  n'y  a  pas  de  milieu.  Le  bonheur  est  comme  la 
santé  de  l'âme  :  du  moment  que  nous  nous  por- 
tons bien,  nous  n'avons  rien  à  demander  de  plus. 
Les  partisans  d'Aristippe  prétendaient  que  cette 
condition  n'est  pas  suffisante  :  la  cessation  de  la 
douleur  produit  tout  simplement  la  non-jouissance, 

ment  et  aiguisement  qui  se  rencontre  en  certains  plaisirs  et 
semble  nous  enlever  au-dessus  de  la  santé  simple  et  de  l'in- 
dolence, cette  volupté  active,  mouvante  et  je  ne  sais  comment 
cuisante  et  mordante,  celle-là  même  ne  vise  qu'à  l'indolence 
comme  à  son  but.  Je  dis  donc  que,  si  la  simplesse  nous  ache- 
mine à  point  n'avoir  de  mal,  elle  nous  achemine  à  un  très  heu- 
reux état  selon  notre  condition. 
1.  SÉNÈQUE,  Lettres,  66.  —  Gassendi. 


168  ÉPICURE. 

c'est-à-dire  le  vide.  C'est  aussi  l'avis  de  M.  Ra- 
vaisson  *  :  «  Le  mot  de  la  sagesse,  l'art  de  vivre, 
d'après  Épicure,  c'est  d'arriver  à  ne  plus  rien 
sentir...  L'Epicurisme  met  le  souverain  bien  dans 
l'absolue  impassibilité,  une  abstraction,  une  né- 
gation, un  rien.  »  Epicure  enseignait  au  contraire 
que  dès  qu'il  y  a  absence  de  peine  il  y  a  présence 
de  plaisir  :  In  omni  re  doloris  amotio  succes- 
sionem  efficit  voluptatis  ^.  La  santé  du  corps, 
l'absence  de  peine  et  de  trouble,  àîrovia  zal  àxapa^ia, 
0L(iy\wiaL,  il  ne  nous  faut  rien  de  plus  ^  :  orav  );£y(«){jt.£v 
7)Sovy;v  iCkaz  hizo-^jeiv,  oi»  Taç  twv  àacoTwv  yi^o^kc;  jtal  tocç  ev 
oL'Koka.TjGei  /C£t{JL£vaç  "XsyopLsv,  àXkk  to  (jiv]  àT^ysî'v  /caxà  cûjjLa 
(xtIts  TapaTTScOat  jcaTot  ^uyviv  cuvsipovTsç  ^.  C'est  là  le 
seul  plaisir  vraiment  profond,  constitutif  :  orav  (xti 
à}vYc5[jL8v,  oùxsTi  T'^;  yj^ov^ç  ^£0|jL£Ôa  ^.  Pour  qu'il  y  ait 
douleur,  il  faut  l'intervention  d'une  cause  positive  ; 
le  plaisir  qui  résulte  de  la  santé  du  corps  et  de 
l'âme,  de  la  satisfaction  de  tous  les  besoins  na- 
turels n'en  a-t-ilpas  une?  Et  il  me  semble  qu'Épi- 

1.  F.  'Rk\k\sso^,  Métaphysique  d'Aristote,  II,  105,  116. 

2.  GicÉRON,  De  finibus,  I,  xi,  37. 

3.  Lucrèce,  II,  16  :  ... 

...Nonne  videre  est 
Nil  aliud  sibi  naturam  latrare,  nisi  ut  oui 
Corpore  sejunctus  dolor  absit,  menti  fruatur 
Jucundo  sensu,  cura  semota  metuque. 

4.  DioGÈNE  Laerce,  X,  131. 

5.  Diogène  Laerce,  X,  139. 


MORALE.  169 

cure  est  très  grec  par  cet  endroit,  son  idée  est 
celle-ci  :  établissez  la  nature  dans  l'harmonie  ;  et 
le  bonheur  en  jaillira  comme  une  fleur  de  sa  tige. 
Pourquoi  TefTort?  La  nature  est  bien  faite;  il  suffit 
que  l'ordre  n'en  soit  pas  troublé,  pour  qu'elle 
donne  son  fruit  de  joie.  Epicure  croit  donc  que  les 
plaisirs  ne  diffèrent  pas  en  quantité,  mais  seule- 
ment par  la  qualité,  (ati  ^ia<p£p£tv  rs^ov/iv  rj^ov^;,  {ayiSs 
vi^iov  Tt  elvat...  où/.  iizœj^iTOLi  v;^ov7î  £V  ttî  cap>ti,  sTTStSav 
oiizoL^  TO  xaT*  ev^stav  àXyouv  sEatpsÔ-^',  àXkk  [/.ovov  iroixQ.- 
lîTcci  \  Plutarque  montre  par  l'exemple  des  oiseaux 
et  de  tous  les  animaux  que  la  cessation  de  la  dou- 
leur n'est  pas  le  plus  grand  bonheur,  qu'au-dessus 
de  ce  que  nous  appelons  le  plaisir  négatif  il  y  a 
des  plaisirs  positifs  qui  ont  pour  nous  bien  plus 
de  charmes  ^.  Les  psychologues  modernes  discu- 

1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  144. 

2.  Plvtarque,  Non  possesuaif.  ptVi,  VII,  8:  «C'est  la  joie  d'es- 
claves délivrés  des  fers  et  du  cachot  qui  ressentent,  après  les 
coups  et  le  fouet,  la  douceur  de  s'oindre  et  de  se  baigner,  mais 
qui  n'ont  jamais  connu  ni  goûté  une  joie  libre,  pure  et  sans 
mélange.  Mais  parmi  les  animaux  eux-mêmes,  les  plus  nobles 
et  les  plus  délicatement  organisés  connaissent  d'autres  plai- 
sirs que  d'échapper  à  la  douleur.  Rassasiés  et  leurs  besoins 
satisfaits,  c'est  alors  qu'ils  se  plaisent  à  chanter,  à  nager,  à 
voltiger,  à  se  jouer  entre  eux.  Le  mal  évité,  ils  cherchent  en- 
core le  bien  ;  ou  plutôt,  s'ils  ont  éloigné  d'eux  ce  qui  leur  était 
douloureux  et  étranger,  c'est  comme  autant  d'obstacles  qui 
les  empêchaient  de  poursuivre  ce  qui  leur  est  le  plus  proche 
et  la  meilleure  partie  de  leur  nature  ».  —  Cf.  Adw.  Coloten. 


170  ÉPICURK. 

tent  encore  la  question  de  l'existence  d'états  neu- 
tres. Sans  doute  au  point  de  vue  théorique  cela  ne 
fait  pas  difficulté  :  si  l'on  admet  que  les  plaisirs 
et  les  douleurs  forment  comme  une  échelle,  en  la 
remontant  ou  en  la  descendant  nous  devons  né- 
cessairement passer  par  le  point  zéro  ;  mais  il  ne 
sert  de  rien  de  raisonner  dans  l'abstrait;  il  s'agit 
de  faits  réels  sur  lesquels  l'expérience  ne  donne 
point  de  réponse  suffisamment  claire  et  décisive. 
Selon  l'heureuse  expression  de  M.  Guyau,  le  sage 
épicurien  ne  se  réjouit  pas,  il  jouit. 

Notre  philosophe  se  laisse  même  entraîner  à  des 
affirmations  qui  paraissent  singulièrement  para- 
doxales :  «  Si  la  douleur  est  violente,  dit-il,  elle 
dure  peu;  si  elle  se  prolonge,  elle  produit  l'en- 
gourdissement, l'insensibilité  ou  bien  elle  ne 
manque  pas  d'apporter  certains  plaisirs  que  nous 
ne  connaîtrions  pas  sans  elle;  dans  tous  les  cas, 
l'accoutumance  nous  la  rend  supportable  »  :  Tuy-ca 
àTwyvi^wv  sOîtaTacppovviTo;,  v)  yàp  cuvtovov  e^ouca  to  xovoGv 
(7uvT0(JL0v  eyzi  tov  ^(^pdvov,  v)  Se  ^(^povt^ouca  'irepl  tviv  capxa 
àêV/iypov  £^£t  TOV  7:ovov  \  Il  y  a  là  une  double  anti- 
thèse évidemment  recherchée,  guvtovov  et  cuvTopv, 
)ç^povov  et  xovov.  L'optimisme  d'Épicure  ne  se  laisse 

1,  H.  UsENER  et  M.  GoMPERZj  Epikurisc/ie  Spruchsammelung 
entdecket  undmitgetheilt  Yon  D.  K.  Wotke  (H.  Weill,  Journal 
des  Savants,  novembre  1888). 


MORALE.  171 

jamais  déconcerter;  il  croit  avoir  déterminé  la  na- 
ture du  souverain  bien  de  telle  manière  que  nous 
pouvons  y  parvenir  et  si  certains  faits  paraissent 
lui  infliger  un  démenti,  il  trouve  plus  simple  de 
les  nier  que  de  les  discuter.  Mais,  dirons-nous,  si 
dans  l'appréciation  de  la  douleur  nous  tenons  si 
grand  compte  de  la  durée,  ne  devons-nous  pas  juger 
de  même  du  plaisir?  Or  Epicure  a  plusieurs  fois 
soutenu  le  contraire  :  Non  majorent  voluptatem 
ex  infinito  tenipore  setatis  percipi  posse  quam  ex 
hoc  percipiatur  quod  videainus  esse  flnitum  ^ , 
Puis,  lorsqu'il  s'agit  du  bonheur  des  dieux,  le 
même  maître  dit  qu'il  l'emporte  sur  le  bonheur 
des  hommes  parce  qu'il  est  plus  durable. 

N'y  a-t-il  pas  cependant  des  situations  épou- 
vantablement  douloureuses  qui  ne  comportent 
aucun  soulagement  et  dont  nous  ne  pouvons 
espérer  la  fin?  Nous  avons  du  moins  une  ressource, 
la  mort  :  si  la  vie  nous  est  devenue  intolérable,  il 
ne  dépend  que  de  nous  d'en  sortir  comme  d'une 
chambre  remplie  de  fumée  et  dont  l'air  est  irres- 
pirable, ou  d'un  théâtre  où  nous  ne  pouvons  en- 
tendre la  pièce  jusqu'à  la  fin  :  a.  Si  tolerahiles 
sint  dolores,  feranius;  sin  minus,  sequo  animo 
e  vit  a  y  cum  ea  non  place  at,  tanquam  e  theatrOy 

1.  GiGÉRON,  Definibus,  I,  xix,  63. 


172  ÉPICURE. 

exeamus\  C'est  ainsi  que  nous  pouvons  nous 
soustraire  aux  prises  du  sort  :  Malum  est  in 
necessitate  i^were,  sed  in  necessitate  vivere  né- 
cessitas nulla  est^.  Epicure  admet  donc  le  suicide; 
il  reconnaît  que  parfois  c'est  un  acte  raisonnable 
et  sage;  mais  il  ne  le  recommande  pas,  comme  les 
Stoïciens  :  cette  situation  cruelle  dont  nous  ne 
pouvons  sortir  c'est  souvent  par  notre  faute,  par 
notre  folie  que  nous  nous  y  sommes  engagé;  par 
conséquent  la  raison  ne  peut  approuver  notre  con- 
duite :  Ridicidum  est  currere  ad  mortem  tsedio 
vitse,  cum  génère  vitse  ut  currendum  esset  ad  mor- 
tem effeceris^ ,  La  mort  n'est  pas  un  bien  en  soi, 
mais  ce  n'est  pas  non  plus  un  mal.  Quant  à  la 
vie,  dans  certaines  circonstances  elle  devient  un 
mal  ;  il  est  donc  évident  que  dans  l'alternative  du 
malheur  et  du  néant,  le  néant  est  préférable.  Nous 
ne  devons  pas  estimer  que  la  vie  soit  un  bien  si 
grand  qu'il  faille  la  conserver  à  tout  prix,  ni  la 
mépriser  au  point  de  la  sacrifier  sans  raison.  Cette 
conclusion  elle-même  est  optimiste  :  la  vie  est  un 
bien,  puisque  nous  avons  la  ressource  du  suicide, 
quand  elle  devient  un  mal. 
Une  autre  distinction  très  importante  est  celle 

1.  GicÉRON,  De  finibus,  I,  xv,  49. 

2.  SÉNÈQUE,  Lettres,  XII,  10. 

3.  SÉNÈQUE,  Lettres,  XXIV,  22. 


MORALE.  173f 

des  plaisirs  du  corps  et  des  plaisirs  de  l'esprit.  Épi- 
cure  paraît  avoir  le  premier  employé  le  mot  gx^c, 
pour  désigner  le  corps  par  opposition  à  l'esprit,  car 
pour  lui  <Tâ>|xa  c'est  l'être  humain  tout  entier,  corps 
et  âme.  Sans  doute  on  peut  regretter  qu'Epicure 
n'ait  pas  mieux  su  tirer  parti  de  cette  distinction  ;  il 
a  incontestablement  le  mérite  d'avoir  posé  en  prin- 
cipe que  les  plaisirs  de  l'esprit  sont  supérieurs  aux 
plaisirs  du  corps  et  d'un  autre  ordre.  A  quoi 
devait-il  réduire  cette  opposition,  lui  qui  soutenait 
que  l'âme  n'est  pas  d'une  autre  nature  que  le 
corps?  Ainsi,  d'après  la  plupart  des  textes,  il  n'y  a 
pas  entre  les  plaisirs  d'autres  différences  que  des 
différences  d'intensité;  mais  parfois Epicure,  nous 
venons  de  le  voir,  semble  attribuer  plus  d'impor- 
tance à  des  différences  de  qualité. 

Il  ne  dit  pas  bien  clairement  ce  qu'il  entend  par 
les  plaisirs  de  l'esprit  ;  il  ne  semble  pas  avoir 
compris  le  genre  spécial  de  jouissances  délicates 
que  nous  apportent  les  sciences  non  plus  que  les 
arts;  un  certain  nombre  d'hommes  de  goût  en 
feront  au  contraire  ressortir  l'intérêt.  Cette  mécon- 
naissance de  la  valeur  des  plaisirs  esthétiques  nous 
étonne  de  la  part  d'un  Grec  \  La  rhétorique,  dit-il, 

1.  Plutarque,  Nonposse  vivi,  XIII  :  «  Le  sage  aime  les  spec- 
tacles publics,  mais  il  ne  veut  pas  qu'on  discute  même  à  table 
des  problèmes  de  musique  ou  des  questions  littéraires.  Il  con- 


174.  ÉPICURE. 

fournit  des  armes  dangereuses  aux  ambitions  poli- 
tiques. Il  est  surtout  sévère  dans  les  jugements 
qu'il  porte  sur  la  musique  et  sur  la  poésie  :  la 
musique  excite  les  passions,  elle  redouble  nos 
douleurs  par  les  plaintes  pathétiques  qu'elle  ex- 
hale, elle  provoque  à  la  volupté  et  à  la  recherche 
des  jouissances  sensuelles  ;  quant  à  la  poésie,  elle 
propage  toutes  sortes  de  mensonges  et  de  supers- 
titions. 11  n'examine  pas  s'il  y  a  une  poésie  et  une 
musique  autres  que  celles  qu'il  condamne,  il  ne 
voit  pas  que  les  arts  nous  procurent  un  grand 
nombre  de  jouissances  très  vives,  qu'ils  apportent 
un  soulagement  efficace  dans  la  souffrance,  une 
consolation  dans  le  malheur  et  qu'ils  contribuent 
puissamment  au  bonheur  de  l'humanité. 

Epicure  assigne  pour  cause  aux  plaisirs  de  l'es- 
prit le  souvenir  des  plaisirs  du  corps  ;  il  n'y  aurait 
donc  entre  les  deux  qu'une  différence  de  durée  : 
le  plaisir  du  corps  ne  subsiste  qu'autant  que  se 
prolonge  l'actioii  d'un  objet  extérieur  sur  nos  or- 
ganes, le  chatouillement  de  la  chair;  il  cesse  aus- 
sitôt ;  mais  le  souvenir  en  reste  dans  notre  mémoire 
et  peut  se  prolonger  indéfiniment.  De  même,  grâce 

seille  aux  princes  qui  ont  du  goût  pour  les  lettres  de  se  faire 
plutôt  conter  des  récits  de  batailles  et  des  histoires  bouffonnes 
que  de  s'entretenir  de  poésie  et  de  musique.  »  —  Voir  C.  Be- 
NARD,  L'esthétique  d'Aristote  et  de  ses  successeurs,  1889. 


MORALE.  175 

à  rexpérience,  nous  pouvons  prévoir  l'avenir  et 
goûter  par  avance  les  plaisirs  qu'il  nous  réserve. 
Nous  jouissons  donc  non  seulement  du  présent, 
mais  aussi  du  passé  et  de  l'avenir  \  car  les  plaisirs 
dus  à  la  mémoire  et  à  l'imagination  n'ont  pas 
moins  de  vivacité  que  les  plaisirs  des  sens  et  ces 
jouissances,  que  tant  de  gens  accusent  d'être  illu- 
soires, ne  nous  enchantent  pas  moins  que  les  jouis- 
sances réelles.  Ainsi,  tandis  que  les  plaisirs  du 
corps  ne  peuvent  nous  procurer  qu'une  jouissance 
momentanée,  l'intelligence  peut  assurer  le  bon- 
heur de  toute  la  vie.  Le  grand  avantage  des  biens 
passés,  dont  nous  gardons  le  souvenir,  c'est  que 
nous  ne  craignons  plus  de  les  perdre  :  certior  nulla 
voluptas  quant  quae  jam  eripi  non  potest  ".  Ne 
venez  pas  nous  dire  que  la  mémoire  et  l'imagina- 
tion peuvent  être  aussi  la  source  d'un  grand  nom- 
bre de  douleurs  cruelles,  que  le  souvenir  des  maux 
passés  et  la  prévision  des  malheurs  que  nous  pré- 
pare l'avenir  peuvent  empoisonner  notre  bonheur 
présent,  que  le  souvenir  des  biens  que  nous  avons 
perdus  nous  cause  d'amers  regrets  et  nous  fait  trou- 
ver dure  notre  position  actuelle,  quelle  qu'elle  soit. 
Sans  doute  c'est  là  ce  qui  arrive  à  la  plupart  des 
hommes  ;  nous  avons  signalé  les  ravages  qu'exerce 

1.  DiOGÈNE  Laerce,  X,  137. 

2.  SÉNÈQUE,  Debenef.,  III,  iv,  1. 


176  ÉPICURE. 

la  crainte  de  la  mort  et  des  dieux.  Mais  ceux  qui 
sont  malheureux  de  la  sorte  ne  le  sont  que  par  leur 
faute;  ils  ne  doivent  s'en  prendre  qu'à  eux-mêmes. 
Puisqu'il  n'est  pas  un  seul  instant  où  nous  ne  puis- 
sions être  atteint  par  quelque  malheur,  si  nous 
pensons  sans  cesse  aux  maux  futurs  et  possibles, 
nous  n'aurons  pas  un  instant  de  repos  et  de  joie.  Il 
dépend  de  nous  de  diriger  notre  esprit,  nous  avons 
sur  lui  un  empire  immédiat  ;  c'est  là  une  applica- 
tion remarquable  du  dogme  de  la  liberté  qui,  nous 
l'avons  dit,  tient  une  grande  place  dans  la  philo- 
sophie d'Epicure;  notre  philosophe  ne  doute  pas 
que  cette  puissance  ne  soit  capable  de  triompher 
de  tous  les  obstacles  que  lui  opposent  les  circons- 
tances extérieures.  En  vain  lui  objectera-t-on  qu'il 
ne  dépend  pas  de  nous  de  nous  procurer  les  ri- 
chesses, d'éviter  les  maladies,  les  accidents,  les 
persécutions  injustes  ;  qu'importe  ?  le  principal  est 
que  nous  soyons  toujours  les  maîtres  de  fixer  notre 
attention,  de  renouveler,  de  prolonger  les  plaisirs 
passés,  d'oublier  dans  le  souvenir  des  biens  d'au- 
trefois nos  misères  actuelles  ^ .  Sans  doute  ce  plaisir 

'  1.  «  Pour  être  heureux,  il  suffit  de  croire  qu'on  l'est.  Or  on 
peut  croire  ce  que  l'on  veut,  tout  jugement  étant  toujours  un 
acte  de  volonté.  Donc  le  bonheur  est  toujours  à  la  portée  du 
sage.  Et  ce  bonheur  volontairement  suscité  à  l'occasion  d'une 
image  peut  être  plus  fort  que  la  sensation  douloureuse.  » 
V.  Brochard,  Année  philosophique,  1903. 


MORALE.  177 

de  Tâme  est,  comme  nous  disons  aujourd'hui,  une 
auto-suggestion;  mais  ce  n'est  pas  une   duperie, 
car  la  sagesse,  la  connaissance  exacte  des  lois  du 
monde,  de  la  liberté  de  l'homme  et  de  la  nature 
des  dieux  nous  fait  comprendre  qu'il  ne  faut  ni 
nous  laisser  effrayer  par  des  présages  sinistres, 
ni  nous  décourager,  en  croyant  à  une  destinée 
fatale,  £taapp.£vy].  Si  nous  comprenons  l'ordre  admi- 
rable qui  règne  dans   l'univers,   nous  ne  serons 
surpris  par  aucun  accident,  nous  applaudirons  à 
ce  qui  arrive,  sapienti  plus  semper  adesse  quod 
çelù^  quam  quod  nolit  ^ .  Ainsi  se  faire  l'esclave 
de  la  sagesse  c'est  être  vraiment  libre.  Le  sage 
ne  s'étonne  de  rien  ^,  ne  se  prend  à  rien,  ne  s'éprend 
de  rien,  se  fait  aussi  petit  que  possible  pour  ne  lais- 
ser aucune  prise  à  la  douleur  et  aux  coups  de  la  for- 
tune. Il  distingue  ce  qui  est  possible  et  ce  qui  est 
impossible;  il  ne  se  tourmente  pas  de  la  pensée 
des  maux  futurs  :  peut-être  ne  viendront-ils  pas  et, 
s'ils  viennent,  il  sera  temps  d'en  souffrir;  il  ne  se 
leurre  pas  de  vaines  espérances,  qui  lui  prépare^ 
raient d'amères  désillusions;  il  envisage  le  présent 
et  l'avenir  avec  sang-froid.   Il  n'oublie  pas  que 
l'avenir  dépend  en  partie  de  nous,  mais  en  partie 


1.  CicÉRON,  De  finibus,  V,  xxi,  93. 

2.  «  Nil  admirari  »,  Horace. 

ÉPICURE.  t2 


i 


178  ÉPICLRE. 

seulement,  de  sorte  qu'il  ne  compte  pas  sur  les  évé- 
nements comme  devant  se  produire  nécessairement 
et  ne  désespère  pas  du  futur,  comme  irrévocable- 
ment arrêté  :  (jt,vy)(xov£UT£ov  ^'  cl>ç  to  ^éXkov  ouÔ'  -^{/.gTspov 
o'jts  xavTw;  oO)^  73[/.£T£pov,  i'va  [7/r[  ts  ttzvtw;  TrpoGut.svcou.sv 
•l*ç  è(70(/.£V0v,    [atjt'  àv£X7ri^w{jL£v  w;  TiravTwc  OÙX.  £GO[y.£VOv\ 

Au-dessus  de  tous  les  plaisirs  du  corps  il  met  la 
s.rinté  de  l'esprit,  le  jugement  droit,  vyfcpwv  loyicjxoç, 
qui  rejette  les  erreurs  et  découvre  les  vraies  raisons 
des  choses.  De  plus  il  est  patient  :  il  ne  supporte 
pas  seulement  les  coups  de  la  fortune,  mais  il  est 
indulgent  pour  les  injures  des  hommes,  entraînés 
parleurs  passions,  pour  les  propos  injustes,  pour 
les  condamnations  iniques.  Encore  un  point  sur 
lequel  Epicure  se  laissait  entraîner  à  de  fâcheuses 
exagérations  :  le  sage  sur  le  bûcher  ou  dans  le 
taureau  de  Phalaris  s'écriera  en  souriant  :  ce  O 
dieux!  que  c'est  doux!  »  Mais  c'est  aux  grands 
maux  qu'il  faut  les  grands  remèdes;  les  grands 
maux,  comme  le  taureau  de  Phalaris,  sont  rares  et 
exceptionnels. 

Epicure  avait  peut-être  tort  de  généraliser 
cette  théorie;  en  tout  cas,  il  éprouvait  lui-même 
l'excellence  de  sa  méthode;  sa  vie  n'a  jamais 
démenti  ses  paroles.   La  lettre  qu'il  écrivait  à  un 

1.  DiOGÈNE  Laerce,  X,  127. 


MORALE.  179 

ami  le  jour  même  de  sa  mort  nous  montre  que, 
loin  d'être  tourmenté  du  regret  du  passé,  il  trou- 
vait dans  le  souvenir  des  biens  dont  il  avait  joui 
non  seulement  la  consolation  de  ses  maux  pré- 
sents, mais  le  courage  de  supporter  d'épouvan- 
tables souffrances. 

Enfin  puisque  le  plaisir  et  la  douleur  ont  pour 
cause  la  satisfaction  accordée  ou  refusée  à  un 
désir,  il  faut  bien  se  garder  de  ranger  tous  les 
désirs  sur  la  même  ligne  :  il  y  en  a  de  naturels  et 
nécessaires  (comme  le  besoin  de  boire  et  de  man- 
ger), de  naturels  mais  non  nécessaires  (comme  le 
désir  de  faire  bonne  chère,  d'être  couché  molle- 
ment, de  se  vêtir  chaudement  en  hiver  et  légère- 
ment en  été),  d'autres  enfin  ne  sont  ni  naturels  ni 
nécessaires  (comme  le  goût  des  richesses,  des 
bijoux,  des  honneurs,  de  la  puissance,  des  cou- 
ronnes, des  statues).  Gicéron  critique  cette  classi- 
fication^ :  il  faudrait,  dit-il,  distinguer  d'abord 
deux  classes,  les  désirs  naturels  et  les  désirs  non> 
naturels;  puis  subdiviser  la  première  classe  en 
deux  espèces,  les  désirs  nécessaires  et  les  désirs 
non  nécessaires.  C'est  là  une  misérable  chicane 
et,  à  notre  avis,  Épicure  avait  raison  contre  ses 
adversaires.  De   quel  droit  prétend-on  ériger  la 

1.  CicÉRON,  De  finibus,  II,  ix,  26. 


180  ÉPICURE. 

dichotomie  en  méthode  universelle  ?  Aucune  autre 
ne  peut-elle  être  également  légitime? 

Tous  les  désirs,  si  nous  n'y  prenons  garde, 
peuvent  se  développer,  devenir  impérieux  et 
par  conséquent  donner  naissance  à  de  terribles 
souffrances.  C'est  à  notre  volonté  de  s'en  rendre 
maîtresse.  Il  faut  entièrement  déraciner  les  incli- 
nations du  troisième  groupe,  puisqu'il  n'y  a  en 
elles  rien  de  naturel,  c'est-à-dire  rien  que  la  raison 
puisse  approuver;  les  biens  qu'elles  nous  appor- 
tent ne  sont  pas  de  vrais  biens  ;  si  nous  les  re- 
gardons comme  tels,  c'est  que  nous  nous  asser- 
vissons  à  l'opinion  commune,  que  nous  faisons 
plus  de  cas  du  jugement  d'autrui  que  de  notre 
propre  expérience,  Trapà  /cevviv  ^d$av  aurai  ytvovTai  y,x\ 
ou  Tuapà  T71V  iauTwv  (pufftv  Staj^eovTai,  oûCkcc  xapà  ttjV  tou 
àvÔpwTTou  xevoSoÇtav  ^ .  Pour  nous  procurer  ces  avan- 
tages il  faut  nous  engager  dans  toutes  sortes  de 
travaux  pénibles  ;  enfin  les  passions  attirent  sur 
notre  tête  des  maux  dont  le  nombre  et  la  grandeur 
l'emportent  sur  les  biens  que  nous  en  pouvons 
attendre.  Nous  avons  chaque  jour  sous  les  yeux 
l'exemple  des  calamités  qu'entraînent  à  leur  suite 
l'avarice,  l'ambition,  la  vanité  :  faut-il  chercher 
ailleurs  la  cause  de  tant  de  vols,  d'assassinats,  de 

1.  DiOGÈNE  Laerce,  X,  149. 


MORALE.  181 

vengeances,  de  crimes  contre  la  reconnaissance 
et  même  contre  la  piété  filiale,  d'attentats  soit 
contre  les  particuliers,  soit  contre  les  princes  et 
les  lois  de  la  cité?  Non  seulement  chaque  passion 
trouble  le  calme  de  notre  vie  et  nous  précipite 
dans  des  agitations  sans  fin,  mais  les  passions 
entrent  en  lutte  les  unes  contre  les  autres  et  se 
livrent  des  combats  furieux.  Tout  comme  les  indi- 
vidus, elles  ruinent  les  familles  et  les  nations  ;  ce 
sont  elles  qui  causent  les  discordes,  les  séditions, 
les  guerres. 

Est-il  rien  de  plus  insensé  que  l'amour  de  la 
gloire  à  laquelle  tant  d'hommes  sacrifient  tous  les 
autres  biens  et  même  leur  vie  ?  On  admire  com- 
munément ceux  que  la  carrière  des  armes  en- 
flamme d'une  passion  ardente  ;  mais  qu'est-ce  que 
la  gloire  à  laquelle  ils  peuvent  parvenir  (et  que 
souvent  ils  n'obtiennent  pas)  en  comparaison  des 
dangers  auxquels  ils  sont  exposés  sans  cesse,  la 
faim,  la  soif,  le  froid,  le  chaud,  les  blessures, 
l'esclavage?  Que  nous  importe  ce  que  pensent  de 
nous  des  hommes  à  qui  nous  n'aurons  jamais 
affaire?  Quel  bien  est-ce  pour  nous  de  laisser  un 
nom  impérissable,  puisque  nous  devons  périr 
nous-mêmes  et  n'avoir  plus  aucun  sentiment?  Il  y 
a  cependant  une  véritable  gloire  qui  consiste  dans 
l'estime  et  la  reconnaissance  de  nos  contemporains 


182  ÉPICURE. 

et  de  la  postérité;  nous  ne  pouvons  l'acquérir  que 
par  la  sagesse  et  la  vertu  ;  ceux-là  seuls  en  auront 
une  part  dont  les  sages  auront  fait  l'éloge.  Épicure 
écrivait  à  Idoménée,  ministre  du  tyran  de  Lamp- 
saque  :  «  Si  la  gloire  est  votre  mobile,  mes  lettres 
vous  en  donneront  plus  que  ces  grandeurs  que 
vous  encensez  et  qu'on  encense  en  vous.  »  Et 
n'a-t-il  pas  dit  vrai?  qui  connaîtrait  Idoménée 
si  son  nom  ne  s'était  rencontré  dans  les  lettres 
d'Épicure^  ? 

Quant  au  second  groupe,  il  le  faut  surveiller 
attentivement  :  sans  doute  il  est  raisonnable  de 
jouir  des  biens  que  nous  possédons,  de  profiter 
des  occasions  qui  s'offrent  à  nous  de  goûter 
quelque  plaisir,  mais  il  faut  bien  prendre  garde 
de  nous  laisser  asservir;  il  ne  faut  faire  au- 
cun effort  pénible  pour  nous  procurer  ce  dont 
nous  pouvons  nous  passer  ;  c'est  à  cette  condition 
que  nous  ne  souffrirons  pas  si  nous  en  sommes 
privés;  il  ne  faut  pas  laisser  naître  en  nous  de 
nouveaux  besoins. 

Parmi  les  inclinations  naturelles  et  non  néces- 
saires Epicure  range  l'amour,  la  passion  des 
femmes,  l'appétit  de  la  reproduction.  C'est  un 
instinct  naturel,  puisque  nous  l'observons   chez 

1.  SÉNÈQUE,  Lettres,  XXI. 


MORALE.  189 

tous  les  animaux;  mais  nous  le  pouvons  sur- 
monter. Le  sage  sera  insensible  aux  aiguillons 
de  Famour,  lequel,  dit  Diogène  l'Epicurien,  n'est 
point  envoyé  du  ciel  sur  la  terre.  Les  plaisirs  de 
cette  passion  ne  furent  jamais  utiles  ;  au  contraire 
on  est  trop  heureux  lorsqu'ils  n'entraînent  pas 
après  eux  des  suites  qu'on  aurait  sujet  de  déplorer. 
Certains  critiques  vont  jusqu'à  reprocher  à  Epi- 
cure  de  n'avoir  pas  vu  la  nécessité  de  donner  satis- 
faction dans  une  certaine  mesure  aux  exigences 
de  l'instinct  sexuel,  tandis  que  d'autres  prétendent 
qu'il  se  livrait  aux  pires  débauches.  De  même  on 
Fa  souvent  accusé  de  gourmandise  :  Timocrate, 
frère  de  Métrodore,  dit  qu'il  se  faisait  vomir  deux 
fois  par  jour;  on  a  fréquemment  écrit  que  ses  ma- 
ladies étaient  les  suites  de  ses  excès  ;  toutes  ces 
allégations  no  méritent  pas  qu'on  les  discute.  Il  y 
a  deux  éléments  qu'il  importe  de  distinguer,  les 
sentiments  du  cœur  et  le  besoin  physique;  ce 
dernier,  si  nous  ne  le  laissons  pas  s'accroître  et 
s'enflammer  par  l'imagination,  il  est  facile  de  le 
satisfaire  sur  le  premier  objet  venu.  Epicure  entre 
même  à  ce  sujet  dans  des  détails  qui  nous  parais- 
sent manquer  de  délicatesse.  Quant  aux  senti- 
ments du  cœur,  il  n'en  reconnaît  pas  la  valeur  et 
le  charme  :  il  ne  parle  pas  des  affections  de  la 
famille,  de  l'amour  des  mères  pour  leurs  enfants. 


184  ÉPICURE. 

Il  insiste  en  revanche  sur  les  maux  de  toute 
sorte  qu'engendre  la  passion  de  l'amour  pour  les 
femmes  et  pour  les  beaux  jeunes  gens,  surtout 
quand  elle  entraîne  à  l'adultère  ou  à  l'amour  des 
esclaves,  qui  dégrade  l'homme  libre  :  c'est  une 
cause  de  ruine,  de  crimes,  d'assassinats,  de  ven- 
geances. Qu'il  y  a  loin  de  cette  théorie  au  lan- 
gage de  ceux  que  l'on  continue  d'appeler  les 
épicuriens,  surtout  des  auteurs  du  xviii^  siècle! 
Epicure  n'a  vu  qu'un  côté  de  la  question  ;  ils  ne 
voient  que  l'autre  ;  ils  ne  tarissent  pas  en  éloges 
de  l'amour,  souvent  éloquents  ou  poétiques;  ils 
décrivent  complaisamment  les  plaisirs,  tantôt 
délicieux,  tantôt  délicats,  qu'il  procure  à  l'homme  ; 
ils  soutiennent  que  c'est  l'élément  le  plus  essen- 
tiel du  bonheur;  ils  répètent  que  c'est  le  lien  le 
plus  charmant  de  la  vie  sociale.  On  sait  avec 
quelle  verve,  avec  quelle  éloquence  Lucrèce  au  con- 
traire a  développé  ses  invectives  contre  les  fem- 
mes\  «  L'épicurisme,  dit  M.  Dugas-,  est  la  secte 
la  plus  prosaïque  de  l'antiquité.  Il  fait  la  guerre  à 
l'imagination  et  au  romanesque.  Il  ne  faut  pas 
croire,  dit  Epicure,  que  l'amour  soit  envoyé  par 
les  dieux,  oà^è  BsoirsfjLTTTov  slvai  tov  spwra'.  Il  rejette 

1.  Lucrèce,  IV,  1044-1184. 

2.  Dugas,  L'amitié  antique,  p.  132. 

3.  DiOGÈNE  Laerce,  X,  118. 


MORALE.  185 

même  le  surnaturel  humain,  je  veux  dire  les  su- 
blimités de  la  passion.  » 

Enfin  il  y  a  des  besoins  que  nous  ne  pouvons 
négliger,  des  choses  absolument  nécessaires  à  la 
conservation  delà  vie  et  de  la  santé  :  ces  besoins, 
dit  Epicure,  sont  peu  nombreux  et  il  suffit  de  bien 
peu  de  chose  pour  les  contenter  :  c'est  un  ragoût 
merveilleux  que  le  pain  et  l'eau,  lorsqu'on  en 
trouve  dans  le  temps  de  sa  faim  et  de  sa  soifV 
Celui  qui  vit  conformément  à  la  nature  peut  être 
heureux  dans  toutes  les  conditions  :  les  choses 
qui  sont  indispensables  sont  à  la  portée  de  tous, 
eùîuopicTa,  tandis  que  le  superflu  n'a  pas  de  bornes, 
elq  aTTstpov  £/.ri7rTa  ;  mais  ces  choses  rares  et  difficiles 
à  acquérir,  nous  pouvons  nous  en  passer.  En  réa- 
lité la  nature  fournit  abondamment  ce  qui  est 
nécessaire  pour  la  satisfaction  de  nos  besoins; 
si  nous  sommes  ingrats  envers  elle,  si  nous  mé- 
connaissons sa  générosité,  c'est  à  cause  de  l'em- 
pire que  prennent  sur  nous  nos  passions  et  de 

1.  Lucrèce,  II,  14.  —  Athénée  :  «  Mortels,  pourquoi  courez- 
vous  après  tout  ce  qui  fait  le  sujet  de  vos  peines?  Vous  êtes 
insatiables  pour  l'acquisition  des  richesses,  vous  les  recher- 
chez parmi  les  querelles  et  les  combats,  quoique  néanmoins 
la  nature  les  ait  bornées  et  qu'elle  soit  contente  de  peu  pour 
sa  conservation;  mais  vos  désirs  n'ont  point  de  bornes.  Con- 
sultez sur  cette  matière  le  sage  fils  deNéoclès;  il  n'eut  d'autres 
maîtres  que  les  Muses,  ou  le  trépied  d'Apollon,  « 


186  KPICURE. 

l'impatience  avec  laquelle  nous  nous  efforçons  de 
les  contenter.  Sénèque  raconte  dans  ses  lettres 
qu'Epicure  s'était  fixé  certaines  périodes  pendant 
lesquelles  il  s'astreignait  au  jeûne  et  à  la  vie  la 
plus  austère,  afin  de  se  rendre  compte  par  l'expé- 
rience de  ce  qui  est  absolument  nécessaire  et 
néanmoins  suffisant  pour  produire  un  plaisir  na- 
turel; nous  ne  savons  si  le  témoignage  de  Sé- 
nèque repose  sur  des  faits  historiquement  établis 
ou  sur  une  légende  formée  après  coup. 

La  pauvreté  n'est  pas  un  bien,  mais  elle  n'est  pas 
non  plus  un  mal;  le  meilleur  moyen  de  jouir  de  la 
richesse,  c'est  de  savoir  être  heureux  avec  une 
fortune  médiocre  \  Le  sage  ne  peut  méconnaître 
l'existence  des  besoins  naturels  ;  il  mènera  à  bien 
ses  affaires,  épargnera,  amassera  en  vue  de  l'avenir 
et  de  la  vieillesse  (/tT-/ia£(j)ç  irpocvoriasGOai  zal  toO  ilH- 
■XovTo;)  ;  il  fera  en  sorte  de  se  suffire  à  lui-même  et 
ne  mendiera  point  comme  le  Cynique.  Il  pourra, 
s'il  en  a  besoin,  donner  des  leçons  de  philosophie, 
ypyi|jt.aTt(7c(7Ôat  otTro  j;.ov7iç  (70(pta;  àTTopr.cravTa  ".  Philodème 
rapporte  qu'Epicure  lui-même  acceptait  des  pré- 
sents de  ses  disciples.  Selon  la  remarque  ingénieuse 
de  Bayle,  ce  qui  nous  rend  heureux,  ce  n'est  pas  la 

1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  130  :  «  Celui-là  jouit  le  mieux  des 
richesses  qui  sait  le  mieux  s'en  passer.  » 

2.  DiOGÈNE  Laerce,  X,  121. 


MORALE.  i87 

richesse,  le  pouvoir,  la  gloire,  c'est-à-dire  une 
chose,  mais  l'adaptation  à  nos  besoins;  les  condi- 
tions du  bonheur  sont  d'ordre  formel,  comme  nous 
dirions  aujourd'hui,  plutôt  que  d'ordre  matériel. 
Le  bonheur  consiste  dans  l'harmonie  de  tous  les 
éléments,  dans  le  parfait  équilibre  de  toutes  les 
fonctions  de  notre  être  physique  et  intellectuel, 
du  système  entier,  to  ô7;ov  aÔpoKjjjia.  Vivre  de  peu, 
voilà  le  premier  précepte  de  la  sagesse  ;  l'opinion 
d'Épicure  sur  ce  point  nous  est  rapportée  par  un 
grand  nombre  de  témoignages  :  ttoXT^oI  tou  itT^outou 
TU)(^ovT£;  ouTiv'  aTTa^^layAv  twv  xaxwv  eupov  kXkoi  p.STaêo'XviV 
j;.£i^ovct)v  \  —  co  6)^iyovou)(^  txavov,  toutw  ye  où^sv  txavov  2, 
—  Numquam  parum  est  quod  satis  est  et  nun- 
quam  multum  est  quod  satis  non  est  ^  — La 
richesse  n'est  pas  un  mal,  mais  ce  n'est  pas  non 
plus  un  bien  que  nous  puissions  envier  et  qui  vaille 
la  peine  d'être  recherché.  De  même  la  royauté 
n'est  pas  un  mal  en  soi,  mais  le  sage  s'accommode 
tout  aussi  bien  d'une  condition  privée. 

Il  y  a  donc  bien  loin  de  la  véritable  doctrine 
d'Epicure  à  la  recherche  de  la  volupté.  «  Quand 
je  dis  que  le  plaisir  est  la  fin  de  la  vie,  je  n'entends 

1.  Porphyre,  Ad  Marcellam,  28. 

2.  Élien,  Hist.  var.,  IV,  13. 

3.  SÉNÈQUE,  Lettres,  CXIX,  7.  —  Cf.  Sénèque,  lettre  XXI. 
ClIAUVET,  p.  55. 


188  ÉPICURE. 

pas  par  là  les  voluptés  des  intempérants  ni  les 
jouissances  sensuelles,  comme  le  disent  certains 
hommes  qui  ne  connaissent  pas  ma  doctrine,  ou  ne 
la  comprennent  pas,  ou  n'y  restent  pas  fidèles,  mais 
l'absence  de  toute  douleur  corporelle  et  de  tout 
trouble  de  l'esprit  ^ .  »  Nul  n'a  condamné  plus  for- 
mellement le  luxe  et  la  recherche  passionnée  du 
plaisir.  Si  la  sagesse  est  la  garantie  la  plus  assurée 
du  bonheur,  c'est  que  l'homme  se  l'est  donnée  lui- 
même,  l'a  acquise  par  son  propre  effort,  de  sorte 
qu'elle  ne  peut  lui  être  enlevée  par  les  circons- 
tances extérieures  ^.  On  a  raison  de  dire  que  l'E- 
picurisme,  pris  à  la  lettre,  est  une  morale  austère; 
il  semble  même  y  avoir  quelque  chose  de  triste  dans 
la  règle  qui  nous  commande  de  nous  imposer  des 
privations  :  In  ea  ipse  sententia  sum,  invitis  hoc 
nostris  popularibus  (stoïcis)  dicmn,  sancta  E pl- 
eur um  et  recta  prœcipere  et  si  propius  ace  esse- 
ris,  tristia;  voluptas  enim  illa  adpai^vum  et  exile 
revocatur,  et  quant  nos  vlrtutl  legeni  dlclnius, 
eam  ille  dlclt  voluptatl  ^.  «  Epicure,  dit  encore 
Sénèque,  est  un  héros  déguisé  en  femme.  »  Le 
mot  ne  nous  paraît  pas  juste  :  il  n'y  a  rien  d'hé- 

1.  Lettre  d'Épicure  à  Ménécée,  Diogène  Laerce,  X,  131. 

2.  Diogène  Laerce,  X,  117  :  tov  a;iaÇ  -ysvé'j.svov  aooov  (xrJxeTi  Tr;v 
IvàvTtav  Xa[x6av£tv  BtdcOsiav. 

3.  SÉNÈQUE,  De  vita  beata,  XIIL 


MORALE.  189 

roïque  dans  la  doctrine  d'Epicure,  non  plus  que 
dans  son  attitude  ;  ce  n'est  pas  lui  qui  songeait  à 
poser  pour  le  surhomme.  Si  plus  tard  dans  l'ima- 
gination de  ses  disciples  enthousiastes,  le  maître 
devint  un  héros  libérateur,  qui  avait  terrassé  la 
superstition  et  la  crainte  de  la  mort,  un  dieu  même, 
il  y  avait  là  une  altération  profonde  des  caractères 
qu'Épicure  avait  donnés  à  sa  doctrine  ;  la  pensée 
qui  l'inspire  constamment  c'est  la  recherche  raf- 
finée du  bonheur.  M.  Ravaisson  reproche  à  cette 
doctrine  d'être  négative, bien  plus  que  positive;  il 
accorderait  volontiers  que,  selon  la  critique  des 
Gyrénaïques,  le  plaisir  stable  d'Epicure,  c'est  l'état 
de  ceux  qui  dorment,  bien  plus,  celui  des  morts. 
C'est  aussi  l'appréciation  de  M.  Renouvier,  qui 
trouve  ces  maximes  étroites  et  presque  toutes  né- 
gatives :  «  La  morale  d'Epicure,  proposée  à  qui 
n'a  ni  les  goûts  d'Epicure  ni  un  principe  supérieur 
au  sien,  n'est  qu'une  morale  de  valétudinaire,  in- 
capable d'arrêter  les  élans  naturels  de  l'homme  en 
bonne  santé  * .  » 

Epicure  sait  se  garder  des  exagérations  para- 
doxales où  se  plaisait  l'orgueil  des  Stoïciens  ;  s'il 
condamnait  tout  excès,  il  reconnaissait  la  légiti- 
mité d'une  jouissance  modérée  :  il  faut  être  sobre 

1.  Reinoumer,   Esquisse    d'une    classification   systématique 
des  doctrines  pliilosophiques,  I,  357  sq. 


190  ÉPICURE. 

avec  sobriété  ;  c'est  affaire  de  tact,  au[7.(jt,£Tp-/i«7i;.  Il 
ne  recommande  donc  pas  l'impassibilité  des 
Stoïciens,  àiraGstav,  mais  plutôt  (ASTptoiraÔeiav.  Avait- 
il  donc  raison  d'embrasser  dans  une  même  condam- 
nation tous  les  désirs  qui  ne  sont  pas  absolument 
nécessaires?  N'est-ce  pas  précisément  cette  aspira- 
tion au  mieux-être,  ce  désir  constant  du  change- 
ment, qui  est  le  principal  stimulant  de  l'activité, 
l'origine  de  tous  les  progrès  et  de  toutes  les  dé- 
couvertes ? 

Le  plus  grave  défaut  de  ce  système,  le  reproche 
auquel  il  ne  peut  échapper,  c'est  l'égoïsme.  De 
l'idée  du  bonheur  individuel,  notre  philosophe  ne 
s'est  pas  élevé  à  celle  du  bonheur  général.  Ce 
n'est  pas  que  chez  Épicure  l'égoïsme  exclue  toute 
largeur  d'intelligence,  toute  générosité  de  cœur; 
il  ne  parle  point  de  l'amour  de  l'humanité,  comme 
les  Stoïciens,  mais  son  attitude  est  moins  roide 
et  moins  déplaisante  que  la  leur  ;  enfin,  ce  qu'il  ne 
faut  pas  oublier,  il  ne  provoque  jamais  à  la  haine 
contre  personne.  Le  sage  ne  se  préoccupe  que  des 
moyens  d'assurer  son  propre  bonheur  ;  il  se  garde 
avec  un  soin  égal  de  tout  ce  qui  pourrait  le  com- 
promettre et  par  conséquent  de  tout  attachement 
aux  personnes  non  moins  qu'aux  choses.  Il  ne  se 
mariera  donc  pas,  car  le  mariage,  outre  qu'il  lui 
imposerait  des  charges  fort  lourdes,  qu'il  le  met- 


MORALE.  191 

trait  dans  la  nécessité  de  travailler  pour  gagner 
la  vie  des  siens  ou  du  moins  diminuerait  consi- 
dérablement ses  revenus,  est  la  source  de  toutes 
sortes  de  tracas  ;  rien  n'est  plus  rare  que  de  ren- 
contrer une  bonne  femme,  qui  ne  vous  fasse  pas 
beaucoup  souffrir  et  regretter  fréquemment  vos 
engagements.  Voilà  tout  ce  qu'Epicure  trouve  à 
dire  de  la  vie  conjugale  ;  il  ne  parle  pas  du  bon- 
heur qu'elle  peut  apporter  à  l'homme;  n'est-ce 
pas  là  qu'on  trouve  ce  plaisir  en  repos,  cette  féli- 
cité durable  et  constitutive  qu'il  recherche  par- 
dessus tout?  Quant  aux  enfants,  ils  causent  de 
continuels  chagrins  à  leurs  parents,  ils  tombent 
malades,  ils  meurent,  ou  bien  ils  sont  ingrats  et  ne 
répondent  pas  aux  espérances  qu'on  avait  fondées 
sur  eux  :  le  célibataire  est  à  l'abri  de  tous  ces 
maux. 

Pour  la  même  raison,  le  sage  ne  fera  pas  de  po- 
litique :  les  affaires  publiques  sont  extrêmement 
difficiles  et  causent  de  terribles  tracas  à  ceux  qui 
s'en  occupent  '  ;  l'ambition  est  de  toutes  les  pas- 

1.  Platon,  République,  VI,  496  c,  d  :  «  Celui  qui  goûte  et  qui 
a  goûté  la  douceur  et  le  bonheur  qu'on  trouve  dans  la  sagesse, 
voyant  clairement  la  folie  du  reste  des  hommes  et  la  perpé- 
tuelle extravagance,  on  peut  le  dire,  de  tous  ceux  qui  gouver- 
nent ;  n'apercevant  d'ailleurs  autour  de  lui  presque  personne 
qui  voulût  s'allier  avec  lui  pour  aller  au  secours  des  choses 
justes  sans  risquer  de  se  perdre  ;  se  regardant  comme  tombé 


192  ÉPICURE. 

sions  celle  qui  rend  le  plus  malheureux  les  hommes 
dont  elle  s'empare  et  elle  les  expose  à  de  conti- 
nuels dangers,  à  des  révolutions  subites  qui  du 
jour  au  lendemain  les  précipitent  du  faîte  des  gran- 
deurs à  la  condition  la  plus  misérable,  leur  enlevant 
la  vie,  la  liberté  ou  leurs  richesses.  Le  souverain 
pouvoir  n'est  pas  un  bien  pour  celui  même  qui  le 
possède.  Métrodore  disait  :  sv  xoT^st  iL-nre  w;  T^ewv 
àvauTpsçou  |JL7iT£  (I)ç  7.t6vw'^  6  [jLsv  yàp  iy.TraTsî'Tat  to  r^è  xaipo- 
çpu7;ax£ÎTat  \  Sur  ce  point,  comme  sur  tant  d'autres, 
Épicure  donna  l'exemple  et  ne  chercha  jamais  à 
parvenir  à  la  gloire  ou  aux  honneurs.  «  Fuis  la 
lumière  et  le  bruit,  disait-il  ;  cache  ta  vie,  T^aGs 
pttoaaç;  et  il  ajoutait  :  «  Ce  fut  un  grand  bonheur 
pour  moi  de  ne  m'être  jamais  mêlé  aux  troubles 
de  l'État  et  de  n'avoir  jamais  cherché  à  plaire  au 

au  milieu  d'une  multitude  de  bêtes  féroces  dont  il  ne  veut 
point  partager  les  injustices  et  à  la  rage  desquelles  il  lui  serait 
impossible  de  s'opposer  tout  seul;  sûr  de  se  rendre  inutile  à 
lui-même  et  aux  autres,  et  de  périr  avant  d'avoir  pu  rendre 
quelques  services  à  la  patrie  et  à  ses  amis  ;  plein  de  ces  ré- 
flexions, il  se  tient  en  repos,  uniquement  occupé  de  ses  pro- 
pres afi'aires;  et  comme  un  voyageur  assailli  d'un  violent 
orage  s'abrite  derrière  un  petit  mur  contre  la  poussière  et  la 
pluie  que  le  vent  soulève,  de  même,  voyant  que  tous  les 
hommes  sont  remplis  de  dérèglement,  il  s'estime  heureux  s'il 
peut  lui-même  passer  cette  vie  pur  de  toute  action  inique  et 
impie  et  en  sortir  plein  de  calme  et  de  douceur  et  avec  une  belle 
espérance.  » 

1.  Stobée,  Floril.,  XLV,  26. 


MORALE.  193 

peuple,  parce  que  le  peuple  n'approuve  pas  ce  que 
je  sais  et  que  j'ignore  ce  que  le  peuple  ap- 
prouve. »  Il  se  consolait  aisément  de  ce  que  son 
nom  même  était  inconnu.  «  Au  milieu  des  biens 
infinis  que  nous  procurait  la  sagesse,  nous  ne  nous 
sommes  jamais  aperçus,  Métrodore  ni  moi,  que 
c'ait  été  un  mal  pour  nous  que  cette  Grèce  si  fa- 
meuse non  seulement  ne  nous  ait  point  connus, 
mais  n'ait  presque  pas  entendu  parler  même  de 
nos  noms.  Nous  étions  Tun  à  l'autre  un  assez  am- 
ple théâtre.  »  Métrodore  écrivait  de  son  côté  : 
«  Ne  nous  occupons  pas  de  sauver  la  Grèce  ni  de 
mériter  des  couronnes  civiques  :  la  seule  couronne 
désirable  est  celle  delà  sagesse.  »  Epicure  en  effet 
avait  l'orgueil  de  croire  que  la  postérité  lui  ren- 
drait justice  ;  nous  avons  vu  ce  qu'il  écrivait  à  Ido- 
ménée.  Il  se  croyait  et  se  disait  sage  :  Se  unus 
qiiod  sciam  sapientem  proflteri  sit  ausus  V 
Que  nous  voilà  loin  des  anciens  Grecs  qui  s'adon- 
naient avec  tant  de  passion  aux  affaires  de  la  cité  ! 
Platon  et  Aristote  eux-mêmes  ne  séparaient  pas  la 
vie  sociale  de  la  vie  morale  et  considéraient  la  po- 
litique comme  faisant  partie  intégrante  de  l'éthi- 
que. Epicure  ne  paraît  pas  avoir  eu  de  théorie 
en  politique  ni  en  sociologie.  Il  méprisait  les  bar- 

1.  GicÉRON,  De  finibus,  II,  m,  7. 

EPICURE.  13 


1 


194  ÉPICURK. 

bares,  il  croyait  que  les  Grecs  seuls  sont  capables 
et  dignes  de  philosopher,  (jlovou;;  'ElV/ivaç  (piXococp-Ticat 
^uvaaôat  *.  Il  n'est  plus  question  chez  lui  des  moyens 
de  reconquérir  ou  de  sauvegarder  la  liberté  poli- 
tique ;  il  ne  s'inquiète  que  d'assurer  la  liberté  in- 
térieure. Il  va  jusqu'à  dire  qu'à  l'occasion  le  sage 
ne  refusera  pas  de  faire  la  cour  aux  princes  ;  il  sa- 
crifiera donc  même  sa  dignité  personnelle  au  souci 
de  garantir  sa  tranquillité.  Il  ne  semble  pas  qu'E- 
picure  ait  connu  le  sentiment  de  l'honneur. 

Cependant  la  règle  posée  comporte  des  excep- 
tions. Il  est  clair  que  si  tout  le  monde  l'observait 
à  la  lettre,  l'espèce  humaine  ne  tarderait  pas  à  s'é- 
teindre et  que  les  affaires  publiques,  abandonnées 
aux  insensés,  iraient  déplus  en  plus  mal;  il  y  a 
donc  des  hommes  qui  font  sagement  de  se  marier 
et  de  s'occuper  de  politique.  De  même  il  y  a  des 
cas  où  le  sage  devra  ouvrir  école,  écrire  des  livres, 
faire  des  lectures  publiques  ;  d'autres  fois  il  devra 
s'arrêter  au  parti  contraire.  Tous  les  hommes  ne 
sont  pas  appelés  aux  mêmes  choses.  C'est  à  chacun 
de  se  connaître  soi-même,  comme  le  recomman- 
dait Socrate,  et  de  vivre  conformément  à  sa  propre 
nature.  Voilà  des  préceptes  parfaitement  raison- 
nables ;    le    malheur  est   qu'ils   ne  se  concilient 

1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  117.—  Clément  d'Alexandrie,  Strom., 
1.  XV,  67. 


MORALE.  195 

guère  avec  la  prétention  souvent  affirmée  de 
donner  des  règles  universelles,  avec  cette  affir- 
mation tant  de  fois  répétée  que  la  nature  est  partout 
et  toujours  la  même.  Pour  lui,  c'est  le  célibat  qui 
est  la  règle,  le  mariage  Texception,  ce  qui  ne  paraît 
pas  d'accord  avec  les  lois  de  la  nature.  Quand  on 
n'est  pas  sûr  d'être  né  pour  le  mariage  ou  pour 
les  affaires  publiques,  c'est  folie  d'en  courir  le 
risque  :  rien  n'est  plus  funeste  à  l'homme  que  la 
présomption.  Mais  à  quoi  le  sage  reconnaîtra-t-il 
qu'il  doit  rester  célibataire  ou  contracter  mariage, 
qu'il  est  né  pour  la  vie  politique  ou  qu'il  doit  pré- 
férer une  condition  privée?  Certains  hommes  sont 
tourmentés  d'un  violent  amour  de  la  gloire,  ils  ont 
des  qualités  qui  les  rendent  éminemment  propres 
à  gérer  les  affaires  publiques;  leur  naissance  les 
y  invite  ou  bien  le  hasard  des  événements  ;  ils  sont 
de  famille  royale  ou  le  prince  les  appelle  dans  ses 
conseils.  Il  n'est  pas  moins  pénible  à  ceux  qui  sont 
nés  pour  les  affaires  de  se  tenir  dans  le  repos  qu'à 
ceux  qui  sont  nés  pour  le  repos  de  s'occuper  des 
affaires.  Epicure  ne  parle  pas  des  temps  où  la 
République  fait  appel  à  tous  les  bons  citoyens, 
aux  hommes  sages  et  vertueux,  et  leur  demande 
de  lui  sacrifier  leur  repos. 

Les  hommes  vivent  en  société  ;  nous  devons  nous 
appliquer  à  tirer  tout  le  parti  possible  de  cette  con- 


196  ÉPICURE. 

dition.  L'essence  de  la  justice  est  la  réciprocité;  il 
nous  faut  faire  en  sorte  de  nous  attirer  la  recon- 
naissance ou  du  moins  la  bienveillance,  la  sympa- 
thie des  autres;  de  notre  côté  nous  devons  nous 
montrer  reconnaissants  envers  ceux  qui  nous  ont 
fait  du  bien;  cette  vertu  délicate,  le  sage  seul 
connaît  comment  il  faut  la  pratiquer.  Nous  devons 
ne  jamais  porter  atteinte  au  droit  d'autrui  pour 
être  sûr  que  notre  droit  ne  sera  pas  méconnu,  [M-h 
p>.à7rT£tv  àXk/i'kQuç  (///lâs  ^IxizTec^ctiy  ^  nec  lœdere  nec 
violari^.  Le  fondement  de  Tordre  social,  c'est  la 
pratique  de  la  justice  ;  l'origine  de  la  justice  est  une 
convention  adoptée  pour  concilier  les  intérêts  des 
particuliers,  <7u[xêo"Xov  tou  GU(i,(p£povToç.  La  justice  n'a 
pas  un  principe  antérieur  et  supérieur  à  l'existence 
des  sociétés  humaines,  c'en  est  plutôt  le  résultat  : 
aucune  action  ne  peut  être  appelée  juste  ou  injuste, 
aucun  objet  n'est  mien  ni  tien  avant  l'institution  des 
lois.  On  a  souvent  remarqué  combien  cette  politique 
individualiste  était  d'accord  avec  la  cosmologie 
atomistique  du  maître. 

«  Il  n'y  a  ni  justice  ni  injustice  à  l'égard  des 
animaux  qui,  par  leur  férocité,  n'ont  pu  vivre 
avec  l'homme  sans  l'attaquer  et  sans  être  atta- 
qués à  leur  tour.    Il  en  est  de  même  de  ces  na- 

1.  DiOGÈNE  Laerce,  X,  150. 

2.  Lucrèce,  V,  1020. 


MORALE.  197 

tionsavec  qui  Ton  n'a  pu  contracter  d'alliance  pour 
empêcher  les  offenses  réciproques  ' .  »  Les  ani- 
maux carnassiers,  si  féroces  qu'ils  soient,  lors- 
qu'ils dévorent  les  oiseaux  ou  les  brebis,  ne 
commettent  pas  d'injustice;  il  en  est  de  même 
de  l'homme  qui  les  tue  pour  les  manger  ou  pour 
se  défendre.  Enfin  quand  nous  massacrons  les 
barbares,  ce  peut  être  l'effet  de  la  colère  ou  de 
la  méchanceté,  mais  ce  n'est  pas  une  injustice. 
Épicure  en  effet  ne  s'est  point  élevé  au-dessus 
des  préjugés  de  son  pays  et  de  son  temps  contre 
les  barbares  :  il  y  a  là  une  étroitesse  d'esprit  que 
nous  avons  le  droit  de  trouver  choquante.  Les 
Grecs  seuls,  dit-il,  sont  capables  d'être  philoso- 
phes. Ignorait-il  donc  que,  lors  de  l'expédition 
d'Alexandre,  on  avait  trouvé  dans  l'Inde  des  phi- 
losophes dont  les  Grecs  avaient  admiré  la  sagesse? 
C'est  l'expérience  qui  a  enseigné  aux  hommes  les 
règles  qu'ils  se  sont  données  et  qu'ils  ont  souvent 
modifiées  selon  les  pays  et  selon  les  siècles  ;  car 
les  différentes  nations  ont  des  lois  très  différentes 
et  cette  diversité  s'explique  sans  peine.  Grâce  au 
règne  des  lois,  nous  jouissons  de  la  sécurité  que 
tous  nous  désirons  si  fort.  Afin  d'assurer  l'obser- 
vation des  lois,   tous   les   peuples   punissent  de 

1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  150. 


198  ÉPICURE. 

châtiments  rigoureux  ceux  qui  osent  les  en- 
freindre; Topinion  publique  les  flétrit  sévère- 
ment; la  mort,  la  prison,  l'exil,  la  haine  et  le 
mépris  des  bons  citoyens,  telles  sont  les  consé- 
quences de  la  violation  des  lois\  Les  hommes, 
si  puissants  qu'ils  soient,  qui  abusent  de  leur 
force  pour  commettre  des  injustices,  ont  toujours 
à  craindre  l'assassinat  ou  quelque  révolution. 
Mais  ne  voyons-nous  pas  que  les  criminels  les 
plus  hardis  et  les  plus  vigoureux,  c'est-à-dire 
les  plus  malfaisants,  échappent  à  la  répression 
pénale;  que  d'autres  réussissent  à  cacher  leurs 
forfaits  et  profitent,  sans  être  aucunement  trou- 
blés, du  fruit  de  leurs  mauvaises  actions?  Ne 
croyez  pas  qu'ils  en  jouissent  paisiblement,  car 
ils  ne  cessent  de  craindre  que  leurs  attentats  ne 
viennent  à  être  découverts-,  que  quelque  cir- 
constance inattendue  ne  les  trahisse  et  ne  leur 
attire  de  terribles  représailles;  cette  anxiété  ne 
leur  laisse  pas  un  moment  de  repos;  elle  est 
quelquefois  si  forte  qu'elle  engendre  la  folie  et 
l'on  a  vu  des  hommes,  dans  un  accès  de  délire, 

1.  Sénèque,  Lettres,  XGVII,  15  :  (Epicurus  dicit)  «  nihil  jus- 
tum  esse  natura  et  crimina  vitanda  esse  quia  vitari  metus  non 
possit.  » 

2.  DiOGÈNE  Laerce,  X,  146.  ô  ô(/.aioç  àTapax.TdtaTOç,  6  os  àôt/.oç 
rX£(oTy]ÇTapa)(^îjç  yIjjlwv.  —  Clément  d'Alexandrie,  Stromates,  VI, 
II,  24  :  AixatoauvY)ç  xapTrb;  li-éyioTOi;  àrapaÇ^a. 


MORALE.  199 

avouer  des  crimes  dont  nul  ne  songeait  à  les 
soupçonner  \  Telles  sont  les  conséquences  terri- 
bles de  l'injustice.  Mais  la  justice  n'est  pas  un 
bien  en  soi,  /.aO'  éauTo,  l'injustice  n'est  pas  un  mal 
en  soi.  Epicure  examine  certains  cas  de  cons- 
cience :  il  se  demande  si  un  sage,  sûr  de  n'être 
jamais  soupçonné,  fera  quelque  chose  défendue 
par  la  loi?  Non,  répond-il,  car  le  sage  comprendra 
qu'il  agirait  alors  contre  sa  véritable  utilité.  Si 
tous  les  hommes  le  savaient  et  s'en  souvenaient 
toujours,  les  États  n'auraient  pas  besoin  de  lois  : 
ol  vo[JLoi  yocptv  Twv  GO^ôv  jtsivTat,  oO'/  tva  p//]  à^txGidiVy 
ûiXk'  tva  (jLYi  à^ucovTat  ^.  Epicure  reconnaît  qu'il 
n'est  pas  facile  de  trancher  la  question  par  une 
réponse  absolue,  oùx.  suo^ov  to  àir'Xoîiv  xaTTiyoprjfjLa^. 
Bien  entendu,  dans  l'estimation  des  conséquences 
que  doit  entraîner  l'adoption  de  tel  ou  tel  parti, 
il  ne  faut  pas  faire  entrer  en  ligne  de  compte 
les  récompenses  et  les  châtiments  d'outre-tombe, 
la  faveur  ou  la  colère  des  dieux,  car  la  philoso- 
phie nous  délivre  de  ces  préjugés  populaires. 

Puisque  le  fondement  de  la  justice  c'est  une 
sorte  de  convention,  de  pacte  unissant  les  mem- 

1.  SÉNÈQUE,  Lettres,   XGVII,  13  :   «  Potest  nocenti  contin- 
gere  ut  lateat,  latendi  fides  non  potest.  » 

2.  Stobée,  Floril.  :  r.zp\iio\\.xz{(x.q,  139. 

3.  Plutarque,  Contre  Colot.,  34.  —  Voir  dans   Gicéron  la 
discussion  à  propos  de  l'anneau  de  Gygès  {De  off.,  III,  9). 


200  ÉPICURE. 

bres  d'une  même  société,  nous  n'avons  à  obser- 
ver les  règles  de  la  justice  qu'à  l'égard  de  nos 
concitoyens;  cependant  nous  ne  devons  pas  ou- 
blier que  les  autres  peuples  sont  aussi  formés 
d'hommes,  c'est-à-dire  d'êtres  doués  de  raison. 
Epicure  pensait  sur  les  esclaves  comme  sur  les 
étrangers:  le  sage  doit  les  traiter  avec  dou- 
ceur, les  punir  à  regret  lorsqu'ils  ont  commis 
quelque  faute,  sans  méconnaître  que  ce  sont 
des  hommes,  avoir  pitié  de  leur  condition,  les 
considérer  comme  des  amis  inférieurs  ;  c'est  ainsi 
que  la  possession  des  esclaves  cesse  d'être  une 
possession  incommode.  S'il  s'en  trouve  d'intelli- 
gents et  de  nés  pour  la  sagesse,  il  prendra  plai- 
sir à  les  instruire  et  à  philosopher  avec  eux, 
comme  le  maître  lui-même  faisait  avec  son 
esclave  Mus,  qu'il  affranchit  par  son  testa- 
ment. 

Bien  des  gens  trouveront  sans  doute  que  cette 
théorie  est  loin  d'être  satisfaisante  et  que  la  jus- 
tice considérée  à  ce  point  de  vue  ne  mérite  pas 
le  nom  de  vertu. 

Parmi  les  biens  que  nous  procure  la  sagesse  il 
n'en  est  pas  de  plus  doux  que  l'amitié  *  ;  la  secte 
épicurienne  est  célèbre  entre  toutes  par  l'amitié 

1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  148. 


MORALE.  201 

qui  en  unissait  les  membres.  Ce  n'est  pas  qu'E- 
picure  ait  une  théorie  originale  de  l'amitié, 
qu'il  s'en  fasse  une  idée  bien  haute;  nous  ne 
trouvons  pas  chez  lui  l'écho  des  analyses  si 
pénétrantes  d'Aristote;  et  même,  si  nous  pre- 
nons à  la  lettre  ses  enseignements,  comme  le 
sage  n'a  jamais  en  vue  que  son  propre  plaisir, 
son  intérêt,  il  n'a  d'autre  raison  de  rechercher 
l'amitié  de  ses  semblables  que  l'utilité  qu'il  en 
compte  retirer;  il  doit  être  toujours  prêt  à  aban- 
donner ses  amis  du  moment  qu'ils  cessent  d'être 
utiles  et  surtout  s'ils  deviennent  compromettants. 
Mais  ce  qui  vaut  bien  mieux,  c'est  dans  la  prati- 
que de  l'amitié  qu'il  a  excellé  \  Il  s'est  produit 
en  lui  une  de  ces  transformations  de  sentiments 
par  association  que  les  psychologues  anglais  de 
la  seconde  moitié  du  xix®  siècle  ont  curieuse- 
ment analysées.  «  Nous  aimons  tous  naturelle- 
ment l'argent,  dit  Stuart  Mill,  en  considération 
des  jouissances  qu'il  peut  nous  procurer  et  dont 
nous  sommes  privés  si  nous  n'avons  pas  d'ar- 
gent ;  voilà  ce  qu'oublie  l'avare  :  il  aime  l'argent 


1.  Cicéron  reconnaît  qu'il  fit  l'éloge  de  l'amitié  «  non  ora- 
tione  solum  sed  multo  magis  vita  et  factis  et  moribus  »  {De 
fin.,  I,  XX,  65);  il  oubliait  le  principe  qu'il  avait  d'abord  for- 
mulé :  le  sage  ne  doit  jamais  avoir  en  vue  que  lui-même, 
«  sapientem  omnia  sui  causa  facturum  »  {Pro  Sextio). 


202  ÉPICURE. 

pour  lui-même  et  se  prive  de  tout  plaisir  pour  ac- 
croître ses  trésors.  »  On  prend  primitivement  un 
chien  pour  la  chasse;  puis,  en  chassant  avec  ce 
chien,  on  finit  par  s'attacher  à  lui.  De  même  Épi- 
cure  montre  d'abord  qu'il  n'est  rien  de  si  utile  à 
l'homme  que  l'amitié  de  ses  semblables  :  «  L'a- 
mitié doit  être  contractée  par  l'utilité  qu'on  en 
espère,  de  la  même  manière  qu'on  cultive  la  terre 
pour  recueillir  l'effet  de  sa  fertilité;  cette  belle 
habitude  se  soutient  par  les  plaisirs  réciproques 
du  commerce  qu'on  a  lié.  »  L'amitié  assure  à 
l'homme  de  grands  avantages  et  le  met  à  l'abri 
de  toutes  sortes  de  maux  ;  il  lui  doit  particulière- 
ment la  sécurité,  la  confiance  dans  l'avenir  :  un 
ami  est  un  compagnon  de  plaisirs;  il  est  prêt  à 
vous  aider  de  ses  conseils,  à  vous  défendre  dans 
les  dangers,  à  vous  soigner  dans  les  maladies; 
rien  n'est  plus  triste  et  plus  exposé  que  la  vie 
d'un  homme  seul.  Puis  le  sage  en  vient  à  ai- 
mer l'homme  pour  l'homme  lui-même,  à  sentir  le 
charme,  la  douceur  d'une  affection  partagée.  Enfin 
le  nombre  des  personnes  qui  vivent  d'accord  avec 
lui  prouve  que  ses  doctrines  ne  sont  pas  fausses  et 
confirme  la  sérénité  d'esprit  dont  il  jouit.  Il  aura 
toujours  pour  ses  amis  les  mêmes  sentiments  que 
pour  lui-même  et  toutes  les  peines  qu'il  prendrait 
pour  se  procurer   à   lui-même  du   plaisir,    il  les 


MORALE.  203 

prendra  pour  en  procurer  à  ses  amis  ' ,  il  pleu- 
rera leur  perte-,  il  bravera  même  la  mort  pour 
eux,  s'il  le  faut.  En  cela,  Epicure  restait  fidèle  à 
l'esprit  de  sa  doctrine,  à  la  justesse  de  sentiment 
qui  préférait  les  plaisirs  de  l'esprit  aux  plaisirs 
du  corps,  qui  lui  faisait  considérer  moins  la  quan- 
tité que  la  qualité  des  avantages  de  chaque  ac- 
tion ;  il  reconnaît  donc  l'existence  d'une  autre  ca- 
tégorie de  plaisirs,  les  plaisirs  du  cœur,  et  il  leur 
assigne  le  premier  rang.  «  Avant  de  regarder  à 
ce  que  vous  devez  boire  et  manger,  regardez  à 
ceux  avec  qui  vous  devez  boire  et  manger.  »  Il 
n'avait  pas  voulu  imposer,  comme  Pythagore,  à 
ses  disciples  cette  règle  absolue  de  mettre  tous 
leurs  biens  en  commun;  chacun  donnera  aux  au- 
tres individuellement  ou  collectivement   ce   qu'il 

1.  CiGÉROiN,  De  fin.,  I,  \x,  68  :  «  Sine  hoc  (le  plaisir)  institutio- 
nem  amicitiœ  omnino  non  posse  reperiri...  Primos  congres- 
sus  fieri  propter  voluptatem,  quum  autem  usus  progrediens 
familiaritatem  effecerit,  tum  amorem  efflorescere  tantum  ut, 
etiam  si  nulla  utilitas  sit  ex  amicitia,  tamen  ipsi  amici  prop- 
ter se  ipsos  amentur.  » 

2.  «  (Les  Stoïciens)  nous  ôtent  les  regrets,  les  larmes  et  les 
gémissements  sur  la  mort  de  nos  amis  :  cette  impassibilité 
qu'ils  recommandent  a  pour  principe  un  plus  grand  mal  que 
l'affliction.  Elle  vient  d'un  fond  de  cruauté,  d'une  fureur 
sauvage  et  d'une  vanité  déréglée  et  sans  mesure.  Il  vaut 
mieux  souffrir,  il  vaut  mieux  s'affliger;  oui,  par  Jupiter,  il 
vaut  mieuy  se   perdre  les  yeux  de  larmes  et  sécher  de  re- 


204  ÉPICURE. 

croira  devoir  leur  donner;  nous  n'avons  pas  à 
craindre  qu'il  fasse  trop  peu.  Ces  propositions 
ont  été  singulièrement  interprétées  par  la  mau- 
vaise foi  des  ennemis  d'Épicure  :  il  faisait  plus  de 
cas,  disent-ils,  des  richesses  que  de  l'amitié; 
c'est  là  un  contre-sens  manifeste.  L'amitié  n'est 
pas  une  chaîne;  ce  qui  en  fait  le  charme,  c'est 
qu'en  elle  tout  est  libre;  c'est  aussi  ce  qui  en 
fait  la  force  ;  ce  n'est  pas  une  société  imposée  par 
la  nature  ou  par  la  loi  comme  celle  qui  nous  lie 
aux  membres  de  notre  famille  ou  à  nos  conci- 
toyens :  c'est  l'association  volontaire  de  telle  per- 
sonne avec  telle  personne.  «  L'ami  épicurien  a 
conscience  qu'il  a  été  libre  d'aimer,  qu'il  est 
libre  en  aimant,  qu'il  est  libre  encore  de  cesser 
d'aimer ^  »  Epicure,  selon  la  remarque  de  M.  Du- 
gas,  entend  l'amitié  au  sens  étroit  et  moderne 
du  mot  ;  il  l'oppose  à  l'amour,  aux  affections 
domestiques  et  politiques;  peut-être  est-ce 
cette  destruction  même  de  toutes  les  autres 
affections  qui  a  donné  à  l'amitié  cette  force  ex- 
traordinaire. Le  maître,  nous  l'avons  dit, 
comme  la  ville  d'Athènes  assiégée  par  les  enne- 
mis souffrait  cruellement  de  la  disette,  nourrit 
ses  disciples  en  partageant  avec  eux  les  provi- 

1.  DuGAs,  1.  II,  ch.  I,  IV,  p.  220. 


MORALE.  205 

sions  qu'il  avait  mises  en  réserve.  Les  adversai- 
res des  Epicuriens  ne  peuvent  leur  refuser  ce  té- 
moignage qu'ils  étaient  constants  dans  leurs 
amitiés  ;  on  n'avait  pas  à  leur  reprocher  d'aban- 
donner leurs  amis  dans  la  détresse  ni  à  plus  forte 
raison  de  les  trahir  * .  Ils  avaient  au  plus  haut  de- 
gré le  culte  des  amis  absents  ou  morts.  En  somme 
la  théorie  de  l'amitié  laisse  beaucoup  à  désirer 
chez  les  Epicuriens,  tandis  qu'ils  pratiquaient 
merveilleusement  cette  vertu.  Sans  doute  les 
hommes  d'un  caractère  mou  et  flexible  s'accommo- 
dent mieux  ensemble  que  les  hommes  d'un  ca- 
ractère fort  et  décidé  ;  Epicure  prescrivait  à  ses 
disciples  de  se  dégager  de  tous  les  sentiments, 
de  tous  les  intérêts  qui  divisent  les  hommes  et 
les  mettent  aux  prises;  d'autre  part  la  similitude 
des  goûts,  la  communauté  des  convictions 
porte  les  sages  à  se  rechercher  réciproquement 
et  à  trouver  un  grand  charme  dans  la  vie  com- 
mune :  ils  s'y  abandonnaient  sans  chercher  cu- 
rieusement à  s'en  rendre  compte. 

Pour  avoir  des  amis  chauds  et  fidèles  et  aussi 
pour  être  capable  d'éprouver  une  amitié  forte  et 
constante,  il  faut  être  vertueux;  l'amitié  est  une 
des  plus  précieuses  récompenses  de  la  vertu.  Il 

1.  GicÉRON,  De  fin.,  II,  xxv,  81. 


206  ÉPICURE. 

faut  bien  convenir  pourtant  que,  non  plus  que  les 
autres,  cette  récompense  n'est  pas  assurée.  Epi- 
cure  avait  dit  d'abord  :  il  est  impossible  de  vivre 
heureux  si  l'on  n'est  sage  et  vertueux,  de  même 
que  d'être  sage  et  vertueux  sans  jouir  du  bonheur, 
oux  effTtv  TîSewç  (^^v  av£u  tou  (ppovt(Ji.(oç  y.cà  xa'Xûç  xal 
^t/caiwç^  ouoe  cppovtpLw;  y.al  >ta>.àj;  xal  Siy.oLi(ù<;  aveu  toû 
Yi^sw;;  en  d'autres  termes,  dit  M.  Guyau,  la  sa- 
gesse et  la  justice  sont  une  garantie  de  bonheur; 
le  bonheur  est  une  preuve  de  justice  et  de  sagesse, 
cu(jt.7r£Çpuxa(7iv  ai  dcpsTai  Tto  "^ry  r^Sétoç  * .  Il  est  bien  forcé 
de  reconnaître  que  cela  n'est  pas  toujours  vrai, 
mais  il  ajoute  :  mieux  vaut  être  malheureux  quand 
on  a  la  raison  pour  soi  que  d'être  heureux  et 
insensé,  xpeiTTov  elvai  sù'XoytaTwç  àTu^retv  yj  âT^oyiaTwç 
£ÙTU)^£tv^.  Il  croyait  même  que  celui  qui  fait  une 
bonne  action  est  plus  heureux  que  celui  qui 
reçoit  un  bienfaits  La  doctrine  demeure  toujours 
la  même  :  quoique  nous  ne  puissions  méconnaître 
la  valeur  des  avantages  matériels,  nous  devons 
faire  plus  de  cas  encore  des  biens  de  l'esprit.  Ce 
sont  là  des  inconséquences,  nous  n'en  disconve- 
nons pas,  mais  elles  lui  font  honneur   et  il  est 


1.  DioGÈNE  Laerce,  X,  132,  140. 

2.  DioGÈNE  Laerce,  X,  135. 

3.  Plutarque,  On  ne  peut  vivre  heureux,  XV,  4  :  aùxo't  oè  orj 


MORALK.  207 

juste  de  lui  en  tenir  compte.  Le  portrait  du  sage 
tracé  par  Epicure  ressemble  par  bien  des  traits 
au  sage  stoïcien  :  il  est  toujours  d  accord  avec 
lui-même,  il  ne  se  dément  pas,  parce  que  ses 
opinions  ne  lui  sont  pas  dictées  par  les  circons- 
tances extérieures,  mais  lui  viennent  de  ses 
propres  réflexions*. 

Epicure,  nous  le  voyons,  valait  mieux  que  son 
système^,  et  ne  craignait  pas  de  lui  donner  en 
apparence  de  fréquents  démentis.  La  théorie  du 
plaisir  soulève  de  graves  objections.  Aristote 
avait  soutenu  que  la  cause  du  plaisir,  c'est 
l'exercice  de  l'activité,  que  le  plaisir  est  d'autant 

1.  Ce  jugement  est  confirmé  par  la  lecture  des  maximes 
d'Épicure  trouvées  à  Rome  par  M.  K.  Wotke  :  «  78.  Un  es- 
prit noble  s'adonne  surtout  à  la  sagesse  et  à  l'amitié;  deux 
biens,  l'un  mortel,  l'autre  immortel.  »  —  «  23.  Toute  amitié  est 
désirable  pour  elle-même,  cependant  elle  a  eu  l'intérêt  pour 
point  de  départ.  »  —  «  56.  Le  sage  ne  souffre  pas  plus  quand 
il  est  mis  à  la  torture  que  lorsqu'il  y  voit  son  ami.  »  — 
«  41.  Il  faut  vivre  et  tout  à  la  fois  philosopher,  gouverner  sa 
maison,  user  de  tous  les  autres  biens  acquis  et  cependant 
répéter  sans  cesse  les  maximes  dictées  par  la  vraie  philoso- 
phie. »  —  «  29.  J'aimerais  mieux,  fort  de  l'étude  de  la  nature, 
révéler  avec  franchise  des  vérités  utiles  à  tous  les  hommes, 
quand  même  personne  ne  devrait  comprendre  mes  oracles, 
que  de  recueillir,  en  me  conformant  à  de  vaines  opinions,  les 
applaudissements  répétés  du  grand  nombre.  »  H.  Usener  et 
T.  GoMPERZ,  Wiener  Studien,  X,  1888. 

2.  GicÉRON,  De  fin.,  II,  xxv,  80  :  «  Quis  illum  negat  et  bonum 
virum,  et  comem,  et  humanum  fuisse?  » 


208  ÉPICURE. 

plus  grand  que  l'activité  se  déploie  avec  plus 
d'énergie  et  surtout  d'indépendance.  Epicure  au 
contraire  met  le  plaisir  dans  le  repos  ;  si  les 
dieux  sont  parfaitement  heureux,  c'est  qu'ils 
n'ont  rien  à  faire  ;  pour  nous,  il  nous  faut  tâcher 
d'avoir  le  moins  d'embarras  possible;  c'est  pour 
cela  que  nous  nous  garderons  de  nous  marier, 
de  nous  occuper  de  politique;  nous  nous  appli- 
querons à  réduire  le  nombre  de  nos  besoins  ;  nous 
n'entreprendrons  pas  de  lutter  contre  la  fortune, 
nous  prendrons  raisonnablement  notre  parti  de 
ce  qui  nous  arrivera  et  nous  ferons  en  sorte  d'en 
tirer  le  meilleur  profit  possible.  On  a  souvent 
montré  que  cela  ne  suffit  pas,  que  si  nous  don- 
nons la  recherche  du  bonheur  pour  but  unique  à 
la  vie  humaine,  il  ne  dépend  pas  de  nous  d'y 
parvenir  :  nous  sommes  parfois  le  jouet  des 
circonstances  et  si  nous  ne  faisons  rien  pour 
nous  en  affranchir  nous  sommes  naturellement 
vaincus. 

Épictète,  dans  ses  Entretiens ,  relève  spirituel- 
lement une  autre  contradiction  entre  la  conduite 
d'Épicure  et  sa  doctrine  :  Si  le  sage  doit  ne  songer 
qu'à  lui-même,  ne  se  préoccuper  que  de  son 
propre  bonheur,  il  ne  se  mettra  pas  en  peine  d'as- 
surer la  félicité  des  autres  hommes;  pourquoi 
donc  Épicure  a-t-il  écrit  tant  de  livres,  soulevé 


MORALE.  209 

tant   de  problèmes,  échafaudé  tant  de  théories, 
appelé  près  de  lui  tant  de  disciples? 

Ce  qui  fait  surtout  la  faiblesse  de  TEpicurisme, 
c'est  qu'il  repose  sur  une  équivoque  :  le  mot 
plaisir,  qui  exerce  sur  tous  les  hommes  une 
séduction  presque  irrésistible,  peut  être  entendu 
dans  des  sens  fort  différents.  Epicure,  nous  dit- 
on,  avait  modifié  la  formule  ordinaire  de  suscrip- 
tion  de  ses  lettres  :  au  mot  usuel,  x^^P^^'^?  i^  subs- 
tituait l'expression  sj  TrpaTxstv  ;  mais  les  mots  grecs 
eu  7rpaTT£iv,  ainsi  qu'en  anglais  to  do  well,  peuvent 
signifier  être  heureux,  tout  comme  bien  agir. 
Athénée  ^  rapporte  les  paroles  d'Epicure  lui- 
même  dans  son  Traité  sur  la  fin  de  la  vie  (Tuspl 
TsT^ou;)  :  «  Le  principe  et  la  source  de  tout  bien, 
c'est  le  plaisir  du  ventre  ;  c'est  la  vraie  mesure  de 
ce  qu'il  faut  rechercher  et  de  ce  qu'il  faut  fuir  ». 
Il  disait  encore  :  «  Je  ne  puis  concevoir  de  biens 
en  dehors  des  plaisirs  de  la  table,  des  plaisirs  de 
l'amour,  des  plaisirs  de  l'oreille  et  du  spectacle 
des  belles  choses.  »  Nous  trouvons  le  même  texte 
dans  Diogène  Laërce  ^  et  dans  Gicéron^  D'autre 
part.  Clément  d'Alexandrie  nous  apprend  que  pour 
Epicure  et  pour  son  disciple  Métrodore,  toute  joie 

1.  Athémje,  VII,  XI,  p.  280. 

2.  Diogène  Laerce,  X,  6. 

3.  CicÉRON,  Tusculanes,  III,  xviii,  41. 

EPICURE.  14 


210  ÊPICURE. 

a  son  origine  dans  une  impression  produite  sur 
la  chair.  Mais  nous  ne  devons  pas  oublier  que  le 
maître  dit  ailleurs  :  «  Ce  ne  sont  pas  les  beuve- 
ries et  les  festins,  ni  les  amours,  ni  les  poissons 
délicats  et  autres  raffinements  d'une  table  somp- 
tueuse qui  rendent  la  vie  agréable  :  c'est  une 
raison  à  jeun,  capable  de  savoir  pourquoi  elle 
veut  ou  ne  veut  pas,  capable  de  rejeter  les  opi- 
nions vaines,  source  ordinaire  des  troubles  de 
l'âme  ^ .  »  Quand  Épicure  enseigne  que  le  prin- 
cipe et  la  racine  de  tout  bien,  c'est  le  plaisir  du 
ventre,  àp^ç^vjxal  pt^a  xavToç  àyaGoO  'h  t*^ç  yacTpoç  in^ov/i ', 
il  n'entend  pas  que  la  jouissance  produite  par  la 
nutrition  soit  la  jouissance  la  plus  parfaite,  mais 
c'en  est  le  germe,  la  racine,  le  commencement, 
le  point  de  départ.  Sans  doute  Epicure  attachait 
une  grande  importance  à  l'observation  des  règles 
de  rhygiène  et  de  la  médecine,  mais  Métrodore  a 
exagéré  et  faussé  sa  pensée  en  écrivant  :  ce  C'est 
dans  le  ventre  que  la  raison,  se  conformant  à  la 
nature,  a  son  véritable  objet,  izefi  yaGTspa  6  xaTa 
®u(itv  paSiÇwv  T^oyoç  TYiv  olizolgcc^  ïyti  (jTrou^vfv  '^.  Non  moins 
inintelligent  était  cet  autre  qui  tenait  note  du 
nombre  de  fois  où  il  avait  couché  avec  Hédia  ou 

1.  DiOGÈNE  Laerce,  X,  132. 

2.  Athéxée,  VII,  XI,  280.  —  XII,  lvii,  547. 

3.  Athénée,  VII,  xi,  280. 


MORALE.  211 

Léontium,  des  jours  où   il    avait  splendidement 
dîné  ou  bu  du  vin  de  Thasos. 

De  fait  il  y  eut  toujours  deux  sortes  d'Epicu- 
riens :  les  uns  étaient  des  hommes  délicats  et 
même  raffinés,  qui  se  contentaient  d'un  petit 
nombre  de  plaisirs,  mais  exquis  *  ;  les  autres,  pre- 
nant le  mot  plaisir  dans  le  sens  ordinaire,  reve- 
naient au  système  d'Aristippe  de  Gyrène;  ce 
n'étaient  que  de  bons  vivants.  En  réalité  ils  étaient 
infidèles  à  la  pensée  de  leur  maître,  mais  ils  s'au- 
torisaient de  certaines  de  ses  phrases  ^  et,  comme 
ils  étaient  de  beaucoup  les  plus  nombreux,  c'est 
d'après  eux  qu'on  jugeait  l'école  épicurienne; 
quant  aux  autres,  on  peut  reprocher  à  leur  vertu 
non  seulement  de  manquer  de  fierté  et  d'énergie, 
mais    de   n'avoir  pas  un  caractère    précisément 

1.  CicÉRON,  De  fin.,  II,  xxv,  81. 

2.  DioGÈNE,  X,  142  :  «  Si  les  choses  qui  donnent  du  plaisir 
délivraient  de  la  crainte  des  dieux  et  de  celle  de  la  mort  et  de 
la  douleur,  et  qu'elles  apprissent  à  mettre  des  bornes  aux 
cupidités,  je  n'aurais  aucun  motif  de  blâmer  les  voluptueux 
qui,  comblés  de  voluptés,  seraient  sans  douleurs  et  sans  cha- 
grins, c'est-à-dire  sans  aucun  mal.  »  Plutarque,  Contre  Co- 
lotès,  30  :  «  Toutes  les  vertus  prises  ensemble,  si  on  les  sé- 
pare du  plaisir,  ne  valent  pas  un  jeton  de  cuivre.  »  —  Sénèque, 
Lettres,  LXXXV,  18  :  «  Ipsam  virtutem  non  satis  esse  ad 
beatam  vitam,  quia  beatum  efficit  voluptas,  quœ  ex  virtute 
est,  non  ipsa  virtus.  »  —  Athé>'Ée,  XII,  lxvii,  547  :  T'.|jLriTéov  to 
)ca>.bv  xa\  làç  àpctàç  xal  toc  TotouT6Tpo:îa  èàv  tjSovtjv  7:apaffxeud[Çr|'  |àv  8è 
[xr]  TrapaaxsudiÇrj,  y^a(peiv  la-céov. 


212  ÉPICURE. 

moral  :  «  Le  véritable  épicurien,  dit  M.  Renou- 
vier,  ne  s'oblige  à  rien  et  sa  doctrine  n'oblige  à 
rien...  C'est  une  école  de  raison  pratique,  mais 
malheureusement  abaissée  au  niveau  des  hommes 
d'aspiration  minimum,  contents  de  s'assurer  pour 
toute  fin  des  plaisirs  modérés  et  les  meilleures 
chances  de  paix  personnelle,  présente  et  future. 
Cette  adaptation  de  toute  une  doctrine  aux  vues 
des  gens  d'une  certaine  humeur,  assez  commune 
en  tout  temps,  sans  être  jamais  dominante,  a 
permis  la  fondation  d'une  école  V  »  «  La  doctrine 
d'Epicure,  disait  déjà  de  Gérando,  trace  le  cercle 
le  plus  étroit  autour  de  la  pensée  de  l'homme  ;  elle 
est  en  quelque  sorte  à  la  philosophie  ce  que  l'hiver 
est  à  la  nature;  elle  décolore,  elle  dépouille  toutes 
les  productions  de  l'intelligence,  elle  en  assoupit 
toutes  les  forces  vitales^.  »  Epicure  enseigne  que 
les  vertus  ne  constituent  pas  des  biens  par  elles- 
mêmes,  mais  en  considération  des  avantages 
qu'elles    procurent,    de    même   que    nous    avons 

1.  Renouvier,  Esquisse  d'une  classification  des  doctrines,  I, 
357  sq. 

2.  De  Gérando,  Histoire  comparée  des  systèmes,  t.  II, 
p.  447.  —  Le  même  jugement  a  été  porté  par  Vinet  :  «  On  com- 
prend vite  que  cet  homme  (l'épicurien)  si  aimable,  si  commode 
dans  la  société,  si  uni,  si  lisse  au  toucher,  n'est  pas  un 
homme  dont  le  commerce  puisse  devenir  un  besoin  de  l'âme... 
On  dirait  qu'une  gelée  subite  a  arrêté  dans  leur  dévelop- 
pement tous  les  bons  germes  qui  pouvaient  être  en  lui.  » 


MORALE.  213 

recours  à  la  médecine  afin  de  recouvrer  la  santé  \ 
Les  Stoïciens  disaient  au  contraire  que  les  vertus 
doivent  être  recherchées  pour  elles-mêmes,  àpsTa; 
slvai  ^i  aÙTaç  atpsxaç  :  c'était  un  jeu  de  mots  qui 
amusait  l'esprit  des  Grecs  et  aidait  la  formule  à  se 
graver  dans  la  mémoire  ;  mais  en  réalité  il  s'agis- 
sait du  principe  même  de  la  morale  :  les  Stoïciens 
avaient-ils  donc  raison  d'opposer  la  vertu  au 
plaisir  comme  contraires  et  incompatibles?  Pour 
être  vertueux  faut-il  commencer  par  fuir  le  plaisir 
et  lui  déclarer  la  guerre?  l'ascétisme  a-t-il  par  lui- 
même  quelque  valeur  morale  ?  La  sagesse  ne  con- 
siste-t-elle  pas  plutôt  à  reconnaître  tous  les  élé- 
ments de  la  nature  humaine,  sans  en  mépriser 
aucun,  à  chercher  les  moyens  de  satisfaire  tous 
nos  besoins,  en  tenant  compte  de  leur  dignité  res- 
pective ? 

1.  DioGKNE  Laerce,  X,  138. 


CONCLUSION 

L'étude  des  différentes  parties  du  système  nous 
conduit  toujours  à  la  même  conclusion.  Epicure 
n'est  certes  pas  un  grand  penseur,  ce  n'est  pas  sur- 
tout un  esprit  original,  mais  c'est  ce  que  nous  appe- 
lons un  brave  homme.  Il  tient  trop  peu  de  compte, 
à  notre  avis,  des  besoins  de  l'esprit,  il  confond 
avec  les  recherches  de  pure  curiosité  les  exigences 
les  plus  légitimes,  il  se  paie  trop  facilement  de 
mots,  il  se  contente  d'explications  qui  en  réclament 
d'autres  ou  qui  soulèvent  des  difficultés  inextri- 
cables. Sa  morale  même  est  très  faible  au  point 
de  vue  théorique  ;  il  n'a  rien  à  cœur  que  la  vie  pra- 
tique à  laquelle  il  donne  pour  but  la  poursuite  du 
bonheur  ;  il  veut  faire  des  âmes  sereines  et  joyeuses. 
Si  son  esprit  avait  peu  de  puissance  et  de  profon- 
deur, il  ne  manquait  pas  de  droiture,  ni  sa  cons- 
cience de  délicatesse.  Il  faisait  peu  de  cas  des  plai- 
sirs violents  et  grossiers  que  la  plupart  des  hommes 
recherchent  avidement  ;  il  leur  préférait  le  calme 
dont  jouit  celui  qui,  sachant  se  contenter  de  peu. 


216  ÉPICURE. 

s'est  mis  à  Tabri  des  privations  et  des  dangers. 
Les  principales  causes  de  notre  malheur  ce  sont 
les  craintes  chimériques  qui  assiègent  notre  ima- 
gination ;  il  nous  est  facile  de  nous  en  affranchir  si 
nous  considérons  avec  calme  ce  que  nous  sommes 
et  quelles  sont  les  lois  qui  régissent  l'univers. 

Ce  qui  faisait  l'efficacité  de  ces  discours,  c'est 
que  le  maître  prêchait  d'exemple  :  il  vivait  heu- 
reux au  milieu  de  ses  disciples  qu'il  aimait  et  dont 
il  était  était  aimé.  Lui  qui  recommandait  de  vivre 
conformément  à  la  nature,  il  était  parfaitement 
naturel  et  ne  se  trouvait  pas  mis  brusquement  en 
contradiction  avec  lui-même,  comme  cela  arrivait 
souvent  à  ses  adversaires.  M.  Ghaignet  nous  pa- 
raît aller  trop  loin  dans  les  éloges  qu'il  lui  accorde, 
mais  il  y  a  du  vrai  dans  son  jugement  ^  :  «  Epicure 
n'est  pas  à  coup  sûr  le  plus  grand  génie  philoso- 
phique de  la  Grèce,  mais  il  est  certainement 
parmi  les  philosophes  le  génie  le  plus  profondé- 
ment, le  plus  purement  Grec.  Il  n'en  est  pas  un  qui 
ait  plus  que  lui,  autant  que  lui,  le  sentiment  de 
la  mesure  (c'est  le  trait  le  plus  caractéristique  du 
génie  grec,  p.^èv  ayav)  et  la  conscience  des  bornes 
de  la  science  humaine.  C'est  le  génie  du  bon  sens; 
c'est  la  raison  la  plus  raisonnable,  la  plus  saine, 

1.  GhaiGxNet,  Psychologie  des  Grecs,  II,  p.  191  sq. 


CONCLUSION.  217 

la  plus  sobre,  vvi'cpwv  TvoytGp;,  pour  me  servir  d'une 
de  ses  formules  les  plus  caractéristiques.  »  Bien 
des  gens  étaient  choqués  du  ton  dogmatique  des 
Stoïciens,  de  leur  «  air  effroyable  de  certitude  », 
comme  dit  Renan,  et  aussi  de  leur  prétention  de 
faire  violence  à  la  nature,  de  parvenir  à  une  sa- 
gesse parfaite.  «  Le  dogmatisme  des  Stoïciens, 
dit  M.  Maldidier,  était  aussi  intolérable  qu'into- 
lérant. »  On  était  las  d'entendre  vanter  le  person- 
nage d'Hercule,  de  le  voir  proposer  comme  le 
modèle  sur  lequel  l'homme  doit  se  régler.  Nous 
comprenons  donc  l'admiration  qu'inspira  Epicure 
et  l'affection  reconnaissante  avec  laquelle  ses  disci- 
ples se  groupèrent  autour  de  lui  ;  ces  sentiments 
peuvent  nous  paraître  exagérés,  mais  nous  les  ex- 
pliquons sans  peine  :  ce  n'est  pas  un  personnage 
que  l'on  admire,  mais  c'est  un  homme  qu'on  estime. 
Nous  ne  nous  étonnons  pas  que  l'école  épicurienne 
soit  demeurée  florissante  jusqu'aux  derniers  jours 
du  paganisme  et  que,  même  dans  les  temps  moder- 
nes, les  doctrines  épicuriennes  aient  été  remises  en 
honneur  par  un  bon  nombre  d'esprits  distingués. 
Vivre  conformément  à  la  nature,  il  semble  bien 
qu'il  ne  saurait  y  avoir  d'autre  loi  pour  l'homme  : 
tout  dépend  du  sens  qu'on  donne  au  mot  nature. 
Beaucoup  de  penseurs  croient  que  l'homme  ne  cons- 
titue pas  un  empire  à  part  dans  un  autre  empire, 


218  ÉPICURE. 

selon  l'heureuse  expression  de  Spinoza,  que  nous  ne 
sommes  pas  faits  autrement  que  les  autres  êtres, 
que,  par  conséquent,  pour  savoir  comment  nous 
devons  vivre,  nous  n'avons  qu'à  ouvrir  les  yeux  et  à 
voir  les  leçons  que  nous  donne  l'ensemble  de  l'u- 
nivers ;  quant  aux  recherches  ambitieuses  de  la 
science,  elles  occasionnent  beaucoup  de  peine  et 
de  tracas  sans  nous  apporter  de  sérieuses  satisfac- 
tions; ce  n'est  que  vanité  et  tourment  d'esprit, 
comme  dit  l'Ecclésiaste  ^  ;  «  où  il  y  a  abondance 
de  science,  il  y  a  abondance  de  chagrin  ;  et  celui 
qui  s'accroît  de  la  science,  s'accroît  de  la  douleur  »  ; 
il  faut  donc  nous  en  détourner.  Ne  nous  révoltons 
pas  contre  les  lois  de  l'univers  ;  ne  cherchons  pas 
à  les  modifier  ;  nous  n'y  saurions  réussir.  Tâchons 
plutôt  de  nous  en  accommoder;  rendons-nous 
compte  de  ce  qui  est  possible  et  de  ce  qui  est  im- 
possible {quid possit  oriri,  quid  nequeat;  finita 
potestas  denique  cuique  Quanam  sit  ratione  atque 
alte  terminus  hserens'^),  arrangeons-nous  de  ma- 
nière à  nous  procurer  la  plus  grande  somme  de 
bonheur  à  laquelle  nous  puissions  prétendre,  à 
nous  mettre  à  l'abri  des  atteintes  du  malheur  ;  pour 
cela,  appliquons-nous  à  rester  maîtres  de  notre 
esprit,  à  détourner  notre  attention  des  maux  qui 

1.  Ecclésiaste,  i,  14,  18. 

2.  Lucrèce,  I,  lxxviii,  597. 


CONCLUSION.  219 

nous  frappent,  à  diriger  le  cours  de  nos  pensées 
vers  le  souvenir  des  biens  que  nous  avons  goûtés 
et  vers  la  prévision  de  ceux  que  nous  réserve  l'a- 
venir. Le  nombre  est  grand  des  hommes  dont  le 
caractère  n'a  rien  d'austère  ni  d'héroïque,  qui 
s'accommodent  merveilleusement  de  ce  système 
et  qui  s'abandonnent  avec  confiance  à  la  bonne  loi 
naturelle. 

Ils  s'abandonnent,  tel  est  le  trait  caractéristique 
de  l'épicurisme.  C'est  la  philosophie  du  relâche- 
ment, av£<7tç,  comme  dit  Gléanthe  ^  ;  le  stoïcisme 
est  fondé  sur  l'idée  contraire  de  la  tension,  de  l'ef- 
fort, Tovoç.  Arcésilas,  comme  on  lui  demandait 
pourquoi  bien  des  hommes  passaient  des  autres 
sectes  à  celle  d'Epicure  et  non  réciproquement,  ré- 
pondit :  ((  Parce  que  des  hommes  peuvent  devenir 
eunuques,  tandis  que  les  eunuques  ne  peuvent 
redevenir  hommes,  r/CfAèvyàp  àv^pwv  y%"X>>oi  ytvovTai,  Ijc 
^£  ycxXko)^  av^pgç  où  ytvovTat  ■.  »  Comme  le  dit  l'Encyclo- 
pédie, on  se  fait  stoïcien,  mais  on  naît  épicurien. 
Ritter  va  beaucoup  trop  loin  lorsqu'il  dit  que  cette 
morale  a  un  caractère  de  lâcheté  et  de  bassesse  ;  il 
revient  continuellement  sur  cette  accusation;  il 


1.  CLÉA^'T^E,  Hymne  dans  Stobée.  Eclog.,  t.  I,  p.  32.  —  Cf. 
DiOGÈNE  Laerce,  VII,  114  :  TÉpJ^tç  ôè  oTov  T:p£(|/iç,  TrpoTpojcr)  t^-W/^ç 
èrlto  àvefjjisvov. 

2.  DioGÈxNE  Laerce,  IV,  43. 


220  ÉPICURE. 

semble  qu'il  ne  puisse  trouver  d'autre  mot  pour  ex- 
primer son  jugement  :  «  C'est  l'égoïsme  calculateur 
d'un  esprit  bas  qui  respire  dans  la  doctrine  d'Épi- 
cure...  Comparé  à  une  telle  bassesse  de  sentiment 
plutôt  que  d'esprit,  le  désespoir  du  sceptique  a  quel- 
que chose  de  plus  noble  V  »  Nous  ne  pouvons 
même  accepter  le  jugement  de  M.  Lévêque,  malgré 
toutes  ses  prétentions  à  l'impartialité  :  «  Après  avoir 
comparé  sa  doctrine  aux  idées  qui  avaient  cours 
et  aux  sentiments  qui  remplissaient  les  âmes  quand 
il  fonda  son  école,  on  arrive  naturellement  aux 
conclusions  suivantes  :  il  n'a  pas  directement  accru 
la  corruption  générale,  qui  était  à  son  comble  ;  il 
n'est  ni  si  coupable  que  le  font  les  uns,  ni  si  méri- 
tant que  le  disent  les  autres.  Entre  le  délire  de  la 
volupté  et  les  luttes  de  la  vertu  il  apris une  position 
intermédiaire  ;  mais  là,  malgré  quelques  belles 
apparences  qui  trompent  les  juges  inattentifs  ou 
intéressés,  malgré  son  éloignement  systématique 
pour  tous  les  excès,  et  quoique  son  sensualisme 

soit  négatif,  il  a  exercé  une  mortelle  influence 

Il  n  y  a  pas  à  s'échauffer  contre  un  tel  système, 
qui  est  et  qui  sera  toujours  le  dernier  mot  de  l'é- 
goïsme matérialiste  :  c'est  assez  de  l'exposer  ; 
on   aura  beau  le  prendre  par  ses  quelques  bons 

1.    RlTTER,  XI,  VI,  t.  III,  p.  599. 


CONCLLSION.  221 

côtés,  qui  étaient  autant  d'inconséquences,  on  aura 
beau  en  taire  ou  en  voiler  les  côtés  honteux,  no- 
tamment le  remède  qu'Epicure  recommandait  à 
ceux  que  tourmentait  trop  le  mal  d'amour  ;  quand 
on  aura  réussi  à  prouver  que  cet  ascète  par  volupté 
ne  fut  point  un  corrupteur  de  profession,  il  restera 
encore  ceci  :  qu'Epicure  éleva  à  la  hauteur  d'une 
philosophie  et  osa  appeler  du  nom  de  sagesse  les 
plus  misérables  timidités  de  son  siècle.  Au  lieu 
de  rassembler  les  restes  d'énergie  qui  subsistaient 
encore  et  de  les  employer  à  relever  les  esprits  et 
les  caractères,  il  recueillit  toutes  les  débilités  in- 
tellectuelles et  morales  et  en  composa  un  modèle 
qui  n'était  que  l'idéal  de  la  décrépitude.  Il  ne  sut 
ni  expliquer,  ni  transformer,  ni  combattre  victo- 
rieusement le  polythéisme.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  système  provoque  une  ré- 
volte violente  de  notre  fierté.  On  connaît  la  terrible 
sentence  prononcée  par  M.  Renan'  :  tout  est  fécond, 
excepté  le  bon  sens.  Nous  sentons  que  les  adep- 
tes de  cette  doctrine  font  trop  bon  marché  de  notre 
dignité  personnelle,  qu'il  y  a  en  nous  quelque  chose 
de  plus  que  dans  les  objets  matériels  et  les  bêtes. 
Voilà  pourquoi  le  stoïcisme  comptait  tant  de  par- 
tisans que  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  d'ad- 

1.  E.  Renan,  L'avenir  de  la  science,  XXII,  p.  425. 


222  ÉPICURE. 

mirer.  Parmi  les  modernes,  beaucoup  acceptent  les 
conclusions  de  Pascal,  dans  V Entretien  avec  M.  de 
Saci  sur  Epictète  et  Montaigne,  et  cherchent  dans 
la  religion  chrétienne  l'explication  de  notre  nature 
et  la  justification  de  nos  espérances.  De  nos  jours, 
un  grand  nombre  d'orateurs  et  d'écrivains  célèbrent 
avec  enthousiasme  Nietsche  et  les  professeurs  d'é- 
nergie. Ce  qui  fait  ici  défaut,  ce  n'est  pas  seulement 
la  conscience  du  devoir,  mais  aussi  le  sentiment 
de  l'idéal,  le  besoin  d'imprimer  une  orientation  dif- 
férente, une  direction  plus  haute  à  nos  sentiments, 
à  nos  pensées,  àtoute  notre  conduite.  L'épicurisme, 
et  c'est  là  son  vice  radical,  est  vide  de  la  concep- 
tion de  l'idéal  ;  bien  plus,  il  la  proscrit  comme  une 
chimère  dangereuse  ;  c'est  de  là  que  vient  son  im- 
puissance à  satisfaire  les  exigences  de  la  nature 
humaine  ^ . 

1.  E.  Renan,  L'avenir  de  la  science,  Préface  :  «  L'hypothèse 
où  le  vrai  sage  serait  celui  qui,  s'interdisant  les  horizons 
lointains,  renferme  ses  perspectives  dans  les  jouissances  vul- 
gaires, cette  hypothèse,  dis-je,  nous  répugne  absolument.  » 


TABLE  DES  MATIERES 


Pagres. 

BiBLIOCRAPIlIE V 

Chapitre  premier.  —  Sources 1 

Chapitre  II.  —  Vie  d'Épicure 19 

Chapitre  III.  —  L'école  et  le  système 35 

Chapitre  IV.  —  Canonique 65 

Chapitre  V.  —  Physique 87 

Chapitre  VI.  —  De  la  nature  de  l'âme.  De  la  mort 121 

Chapitre  VII.  —  Les  Dieux 137 

Chapitre  VIII.  —  Morale 157 

Conclusion 215 


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B        Joyau,  Emmanuel 
573        Épicure 
J6