Full text of "Épicure"
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ÉPICURE
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LES GRANDS PHILOSOPHES
Collection dirigée par OLODIUS PIAT
Publiée chez Félix A.lcan
Volumes in-S" de 300 à 400 pages environ, chaque vol. 5 fr. à 7 fr. 50
Oit f gtaru /
SOCRATE, par Clodius Piat, Agrégé de philosophie, Docteur es
Lettres, Prafcsseiir à l'École des Carmes [Traduit en allemand.) l vol.
in-8°, 5 fr.
PLATON, par le même. {Couronné par V Académie française, Prix
Bordin.) 1 vol. in-S", 7 fr. 50.
ARISTOTE, par le même. {Traduit en allemand et en italien.) iVol.
in-8°, 5 fr.
SAINT AUGUSTIN, par l'abbé J. Martin. 1 vol. in-8% 7 fr. 50.
Deuxième édition.
AVICENNE, par le baron Carra de Vaux, Membre du Conseil de
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GAZALI, par le même. {Couronné par l'Institut.) 1 vol. in-S", 5 fr.
SAINT ANSELME, par le comte Domet de Verges. 1 vol. in-8% 5fr.
SPINOZA, par Paul-Louis Couchoud, Agrégé de philosophie, ancien
élève de l'École normale supérieure. {Couronné par l'Institut.) 1 vol.
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MONTAIGNE, par F. Strowski, Professeur à l'Université de Bor-
deaux. 1 vol. in-8o, 6 fr.
PASCAL, par Ad. Hatzfeld. 1 vol. in-8°, 5 fr.
MALEBRANGHE, par Henri Joly, Membre de l'Institut. 1 vol.
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KANT, par Th. Ruyssen, Professeur à TUniversité de Bordeaux.
Deuxième édition. {Couronné par l'Institut.) 1 vol. in-S", 7 fr. 50.
MAINE DE BIRAN, par Marins Couailhac, Docteur es Lettres.
{Couronné par l'Institut.) 1 vol. in-8<', 7 fr. 50.
PHILON, par l'abbé J. Martin. 1 vol. in-8°, 5 fr.
ROSMINI, par Fr. Palhoriès, Docteur es Lettres. 1 vol.in-8<>,7fr.50.
SAINT THOMAS D'AQUIN, par A.-D. Sertillanges, Professeur
à l'Institut catholique de Paris. 2 vol. in-S», 6 francs chacun.
ÉPICURE, par E. Joyau, Professeur de philosophie à l'Université de
Clermont.
CHRYSIPPE, par Emile Bréhier, maître de conférences à 'Uni-
versité de Rennes.
Ta t^araitve t
SCHELLING, par Emile Bréhier.
Typographie Firmin-Didot et C'«. — Mesnil (Eure).
LES GRANDS PHILOSOPHES
ÉPICURE
PAR
E. JOYAU
PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE A L UNIVERSITE
DE CLERMONT
PARIS
FÉLIX ALGAN, ÉDITEUR
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108
1910
79988
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BIBLIOGRAPHIE
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par Usener).
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Herculanensium voluminum quae supersunt, 11 vol. in-folio,
Neapoli, 1793-1855 (le tome VII n'a jamais paru). Collectio
altéra, 11 vol., in-fol. Neapoli, 1862-1876. — Oxonii, 1824-25,
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WiNDENBERGER, Suscipitur Epicuri defensio in physicis,
1899.
F. Mer BACH, De Epicuri canonica, 1909.
ÉPICURE
CHAPITRE PREMIER
SOURCES
Sénèque disait déjà que la sévérité avec la-
quelle on condamne ordinairement Epicure est
injuste : Infamis est, niale audits sed irmnerito\
Dans un rapport sur le livre de M. Guyau, lu à l'A-
cadémie des Sciences morales-, M. Garo reconnaît
que le procès d'Epicure demanderait à être revisé :
le jugement sommaire que l'on s'accorde à pro-
noncer contre lui n'est pas suffisamment fondé, les
témoignages sur la foi desquels on le flétrit d'une
condamnation implacable devraient être examinés
1. Sénèque, De vita beata, XIII.
2. Séances de l'Académie des Sciences morales, t. GII,
p. 535.
ÉPICURE. 1
Il EPICURE.
de plus près * ; ne devons-nous pas faire une place
parmi les philosophes à ce chef d'école qui réunit
autour de lui un tel nombre de disciples, dont la
tradition se conserva toujours aussi florissante
jusqu'aux derniers jours de la civilisation païenne,
puisque TEpicurisme durait encore au iv° siècle
de l'ère chrétienne", survivant aux autres systèmes
de la philosophie grecque, et dont l'influence n'a
pas cessé de se faire sentir sur beaucoup de grands
esprits dans les temps modernes ? « Aucune des
idées que l'antiquité nous a transmises n'a eu, dit
Gournot, une plus grande ni une pareille fortune. »
Ne serait-ce pas faire œuvre utile que de tâcher
de dégager l'âme de vérité que renferme un sys-
tème dont on parle tant et que l'on connaît si
mal?
On a été jusqu'à dire qu'Epicure est un Socrate
doublé d'un Voltaire. Pour nous, ce mot que d'au-
1. « TheEpicureans are condemned in their names... Difficult
is it to shake off the influence of association with respect to them ;
although historians are now pretty well agreed in believing
Epicurus to hâve been a man of pure and virtuous life and
one whose doctrines were moderate and really inculcating
absteniousness. » G. H. Lewes, Hist. of pJdlosophy. Eigth
epoch, ch. II.
2. Diogène Laërce écrivait vers la première moitié du
ni® s. après J.-G. : tj ôioa/^rj ;iaawv <syiùw ixXijio'jaoiVTÔiv àXXtov tzoLÛ
Btajxévouffa xa\ vr)p{6[xouç àp/^àç àjcoXuouaa dcXXrjV f.\ âXXr^ç twv Yvwpf-
jjiiov. X, 9.
SOURCES. 3
Clins ont jugé spirituel, ce rapprochement manque
totalement de justesse : nous ne trouvons chez
Epicure l'étoffe ni d'un Socrate ni d'un Voltaire.
Nous ne pouvons évidemment accepter comme sa-
tisfaisante l'explication que donne Bayle : «On s'é-
tonnera peut-être qu'Epicure ayant pratiqué une
si belle morale soit tombé dans une infamie qui a
rendu odieuses et sa secte et sa mémoire pendant
plusieurs siècles partout où il était connu... J'ob-
serve premièrement qu'il faut reconnaître ici
comme en plusieurs autres choses l'empire de la
fatalité : il y a des gens heureux comme il y a
des gens malheureux; c'est la meilleure raison
qu'on puisse donner de leur diverse fortune \ »
Les renseignements qui nous ont été transmis
sont en très grand nombre ; mais ils émanent les
uns de disciples enthousiastes, les autres d'adver-
saires passionnés; l'impartialité leur manque aux
uns comme aux autres. Toutes sortes de légendes
se sont formées sur le système et sur son fonda-
teur ; il ne nous est guère possible de démêler ce
qu'elles valent, ce qu'elles nous apprennent et ce
qu'elles dissimulent. Ne nous faisons donc pas
d'illusions sur la valeur des affirmations que nous
nous croyons en mesure de formuler; c'est le cas
1. Bayle, Dictionnaire, art. l^picure. y.
4 EPICURE.
OU jamais de nous rappeler les sages conseils de
Renan sur la prudence avec laquelle il nous est
permis de conclure en matière historique.
Lorsque nous voulons étudier les doctrines
d'Epicure, notre principale source d'informations
est le X° livre de Diogène Laërce ; Diogène a con-
sacré à Epicure beaucoup plus de pages qu'aux
autres philosophes; nous y trouvons un long exposé
du système et même le texte in-extenso de plusieurs
écrits du maître : ce sont d'abord trois lettres,
la première à Hérodote, contenant un résumé de
tout le système et spécialement de la physique ; la
deuxième à Pythoclès, sur les météores; la troi-
sième à Ménécée, sur la morale; puis un recueil de
sentences fondamentales, xuptai ^6;ai, qui faisaient
autorité dans l'école ; enfin le testament d'Epicure.
Malheureusement Diogène Laërce est un auteur
fort peu digne de foi; il ne s'est pas donné la
peine de vérifier les renseignements de toute sorte
qu'il nous fournit ; ou plutôt la compilation qui
nous est parvenue sous son nom est l'œuvre d'un
assez grand nombre d'écrivains sur la valeur des-
quels il nous est impossible de faire fond * ; nous ne
savons avec quel soin ils contrôlaient l'exactitude
de leurs informations; les règles de la critique
1. H. Weill, Journal des Savants, 1888.
SOURCES. 5
leur étaient inconnues. Épicure avait beaucoup
écrit, il n'avait laissé de côté aucune des parties
de son système, il s'était expliqué sur tous les
points, mais aucun de ses livres ne nous a été con-
servé. (( Les critiques, dit M. Weill, n'ont pas été
tendres pour Diogène ; ils l'ont traité d'écrivain
stupide et ne lui ont pas ménagé d'autres épithètes
injurieuses; l'un d'eux l'appelle àne bâté, asinus
germaniis. M. Usener déclare que ces aménités
font encore trop d'honneur à Diogène, pour la
raison qu'il n'a pas écrit le livre qui porte son nom.
L'antiquité nous a laissé un certain nombre d'ou-
vrages qui se sont formés par agrégation : un
manuel tombé dans le domaine public en forme
le noyau primitif; il est publié avec des additions
empruntées de côté et d'autre par un second édi-
teur et cette opération se répète plusieurs fois. Le
nom de l'auteur véritable, de celui à qui l'on doit
le premier noyau, est souvent oublié et, contrai-
rement au droit qui règle les autres propriétés,
c'est le dernier occupant qui s'arroge la possession
de l'ouvrage et dont le nom figure seul sur le titre.
Voilà comment on explique les nombreuses inco-
hérences qui choquent le lecteur de Diogène et
qu'il ne convient pas de corriger ou de pallier par
les moyens dont la critique se sert ordinairement.
M. Usener, qui a revisé avec le plus grand soin le
EPICURE.
texte de Diogène, s'appliquant à rendre intelligi-
bles certains passages fort obscurs et même contra-
dictoires, donne plusieurs exemples d'amplifications
successives, étrangement enchevêtrées les unes
dans les autres, et il explique ce désordre par une
hypothèse ingénieuse : les scribes chargés de mul-
tiplier un manuscrit avec des suppléments ajoutés
soit en marge, soit sur des feuilles volantes, les
insérèrent souvent à contre-sens et produisirent
ainsi une confusion inextricable. « Pour ce qui est
particulièrement du X" livre, M. Weill s'exprime
ainsi : « Diogène n'en a pas écrit une ligne ; mais
il a eu le mérite, en admirateur zélé qu'il était
d'Epicure, de faire insérer dans l'ouvrage dont il
fournissait la copie à ses scribes ces morceaux qui
sont encore aujourd'hui les documents les plus
précieux que nous possédions sur la philosophie
d'Épicure. » M. Usener a examiné soigneusement
les divers manuscrits que nous avons de Diogène
Laërce. Tous sont d'une époque très basse, négli-
gemment et inintelligemment écrits, en somme peu
dignes de foi; ils fourmillent de fautes et d'interpo-
lations, de sorte qu'ils ont été souvent mal lus et
mal interprétés et que, loin défaire connaître exac-
tement la doctrine du maître, ils ont causé et ré-
pandu une foule d'erreurs. Usener croit de plus
que la lettre deuxième (à Pythoclès) n'a pas été
SOURCES. 7
écrite par Epicure : c'est un exposé sommaire de
sa doctrine, rédigé d'après ses livres et particuliè-
rement d'après le Trspl cpucsoic. De même le recueil
des zupiat ^o;ai n'est pas l'œuvre d'Epicure lui-
même : c'est un résumé de toute la morale, com-
posé par un disciple et accueilli dans l'école (nous
avons donc lieu de le comparer au manuel d'Epi-
ctète, rédigé par Arrien). Au commencement nous
trouvons bien leT£Tpy.(papfjLa/.ov, le quadruple remède
contre la crainte des dieux et la peur de la mort;
mais dans la suite aucun ordre n'est observé ; en
même temps que de graves lacunes, nous rencon-
trons des répétitions choquantes.
'En 1753 on a retrouvé dans les fouilles d'Her-
culanum toute une bibliothèque, 1700 rouleaux de
papyrus, dont beaucoup contiennent des écrits de
l'école épicurienne. Les espérances que cette dé-
couverte avait fait concevoir n'ont pas été réalisées.
Beaucoup de ces rouleaux, par suite de la chaleur à
l'action de laquelle ils avaient été soumis ou de
la fabrication défectueuse du papyrus, étaient im-
prégnés d'une résine visqueuse qui ne permettaH
pas le décollement des pages ou qui avait totalement
effacé l'écriture; d'autres étaient dans un tel état
de dessiccation qu'ils sont tombés en poussière dès
qu'on y a touché ; enfin, le maladroit enipressement
des hommes a complété l'œuvre destructive des
O EPICURE.
siècles. On comprend la hâte qu'avaient les pre-
miers qui firent cette précieuse trouvaille de
déchiffrer des textes dont Tancienneté et l'authen-
ticité ne pouvaient faire aucun doute ; mais on igno-
rait encore les précautions grâce auxquelles on
peut dérouler et lire les papyrus les plus vieux ou
les plus desséchés; ils s'y prirent mal et leur zèle
eut pour résultat la destruction irréparable de
documents uniques. D'autres ont eu l'idée de dé-
couper entranches, en colonnes, ces papyrus qu'ils
ne savaient dérouler et cette segmentation sou-
vent maladroite n'a fait qu'augmenter la confusion
en présence de laquelle ils se sont trouvés, eux et
leurs successeurs. On a découvert depuis lors le
moyen de ramollir et de dérouler les papyrus,
grâce à l'action de la chaleur, de la vapeur d'eau
et de certaines substances chimiques, mais il était
trop tard pour bien des rouleaux; les autres étaient
souvent dans le plus piteux état : partout des
trous, des déchirures, des blancs; c'était tantôt le
haut, tantôt le bas des colonnes qui avait été dé-
truit; on ne parvenait à déchiffrer que des mots
sans suite, des lettres même qui ne permettaient
de faire aucune conjecture plausible. Le texte est
en onciales tracées par des mains inégalement
adroites, de sorte que bien des confusions sont
possibles ; les mots ne sont pas séparés les uns
SOURCES. y
(les autres, aucun signe de ponctuation n'est em-
ployé, le même texte peut être lu de plusieurs
façons différentes qui sont loin d'offrir le même
sens.
Les papyrus d'Herculanum ont été plusieurs
fois reproduits en fac-similé, d'abord à Naples^
puis à Oxford, de sorte que l'examen et l'interpré-
tation en sont accessibles à tous. On y trouve plu-
sieurs fragments du traité d'Epicure sur la nature
(des livres II, XIV, XV, XX, XXVIII; l'ouvrage
complet en avait 37 ; Gomperz conserve l'espoir de
le retrouver tout entier), un grand nombre de
morceaux de Philodème, que nous avons lieu de
considérer comme l'interprète fidèle des doctrines
de l'école; mais Philodème est presque contempo-
raindeCicéron,parconséquentpostérieuràEpicure
déplus de deux siècles. Ily aencore des fragments
1. Cette publication, poursuivie de 1793 à 1855 par les soins
de l'Académie de Naples, est curieuse à bien des points de
vue. L'Académie avait besoin de la protection et des subsides
du roi, de sorte que chaque volume est précédé d'une épître
dédicatoire en style pompeux; or le royaume desDeux-Siciles
a plusieurs fois changé de maître pendant cette période. C'est
ainsi que le tome II (1809) est dédié au roi Joachim Murât,
« patri patriœ, semper augusto » ; nous y lisons un grand éloge
de l'amour du roi pour les lettres, passion qu'avait témoignée
avant lui Joseph Bonaparte, qui vient d'être transféré au trône
d'Espagne. Le tome VI (1839) est dédié au roi Ferdinand II
de Bourbon, « pio, felici, semper augusto ».
10 ÉPICURE.
de Polystratus, de Çolotès, de Phredrus, de Phanias
et aussi de Garnéade et de Ghrysippe ; enfin nous
n'avons aucune indication sur l'auteur de plusieurs
autres textes, relativement à la valeur desquels il
nous est impossible de nous prononcer. Voici ce que
nous apprend l'éditeur de ce manuscrit^ : « Philo-
demi volumen, cujus explicationi incubuimus,
fere desperatae lectionis erat; in plurimas
enim lacinias discerptuin, rugis uhique deturpa-
tum^ immanibus hians lacunis, pulvere ac situ
squalens, literarum abrasione fœduniy singulari
characteris varie tate incommodum et inusitata
nexuum multitudine implicatum innumerabiles
salebras atque ambages illud perçu rrentibus ob-
jecerat» »
M. Karl Wotke vientde découvrira Rome, dans
le fonds grec de la Vaticane, un recueil de maximes
d'Epicure tirées probablement de ses conversations
et de ses lettres ; ce recueil a été commenté par
Usener et Gomperz -.
Enfin M. G. Gousin a trouvé àŒnandra, en Ly-
cie, une inscription qui reproduit deux lettres d'un
épicurien où est exposée la doctrine du maître ^
1. Herculanensium i'oluminiun quœ supersunt. Neapoli,
1839, t. VL
2. Epikurische Spruchsammlung, Wiener Studien, X, 1888.
3. Bulletin de correspondance hellénique, XVI, 1892.
SOURCES. 11
Cette inscription a été étudiée en détail par Rudolph
Jïeberdeyet Ernest Kalinka, de Vienne, et reproduite
dans le Bulletin de 1897 (XXI) ; elle ne nous apprend
rien de nouveau. Plusieurs phrases sont à comparer
avec les x.jptat ^M^ai rapportées par DiogèneLaërce,
mais ne sont pas disposées dans le même ordre.
Les théories des Epicuriens sont surtout connues
par les écrits des Stoïciens, leurs adversaires. 11
est certain que l'école stoïcienne compte un grand
nombre de bons auteurs dont les livres se lisent
avec plaisir. De plus il faut reconnaître que nous
écoutons avec une complaisance toute spéciale
ceux qui expriment de grandes pensées et de beaux
sentiments : il semble que nous nous grandissions
à nos propres yeux; nous oublions de nous assurer
s'ils disent bien vrai, tant nous voudrions qu'ils
eussent raison. Mais est-il permis de s'en rapporter
aux Stoïciens sur le compte des Épicuriens ? C'é-
taient des adversaires passionnés et même, il faut
bien le dire , jaloux ; car l'école d'Epicure attirait
plus de disciples que celle de Zenon. Les Stoïciens
avaient une très haute idée d'eux-mêmes et pous-
saient fort loin le dédain de leurs contradicteurs ;
leur sage était une sorte de surhomme et ils consi-
déraient tous les autres comme des bêtes de trou-
peau. Enfin ce qui est particulièrement grave, nous
savons que leur polémique manquait souvent de
12 ÉPICURE.
bonne foi : ils ne se contentaient pas de tirer des
principes formulés par Epicure, des conséquences
absurdes et odieuses que désavouaient les vérita-
bles épicuriens ; ils avaient composé un certain
nombre de livres apocryphes qu'ils répandaient
dans le public comme ayant été écrits par Epicure
lui-même ou par ses auditeurs immédiats ; ces li-
vres, accueillis trop légèrement, ont contribué à
constituera légende qui s'est formée sur le véri-
table caractère de rÉpicurisme. Gicéron le recon-
naît lui-même : « Sit ista in gnecoruni levitate per-
versitas, qui nialedictis inseetantur eos a quibus
de veritate dissentiunt V » 11 nous faut donc
bien prendre garde de ne pas accepter comme l'ex-
pression de la pensée d'Epicure les propositions que
lui ont prêtées ceux qui cherchaient par tous les
moyens à le couvrir de ridicule.
Non moins jaloux du succès de l'Epicurisme,
non moins ardents dans leurs critiques, mais moins
violents dans leurs procédés de discussion étaient
Arcésilas et les philosophes de la Nouvelle Acadé-
mie.
Nombreux sont les écrivains qui ont répété l'écho
des protestations indignées des Stoïciens sans se
donner la peine d'en contrôler l'exactitude ; c'est
1. CicÉRON, De finibus, II, xxv, 80.
SOURCES. 13
le cas de Plutarque, quil'avoue lui-même : T/;vr^d;av,
oO TYiv àlviôsiav, cy,o77oO(X£v '.Nous en dirons autant des
Pères de l'Eglise dont les véhémentes invectives
contre les Epicuriens n'ont rien d'original et ne
peuvent faire autorité. Quant à Suidas, dit M. Ghai-
gnet-, ((il constate avec une satisfaction presque
féroce qu'Epicure et ses trois frères ont succombé
à d'horribles et longues maladies et que les adeptes
de son école ont été chassés de Rome, de Messé-
nieet de Crète ».
Gicéron revient fréquemment sur l'exposé et la
réfutation des doctrines épicuriennes. On a beau-
coup discuté sur la valeur des écrits philosophiques
de Gicéron. Quelque opinion que l'on se fasse sur
l'exactitude de ses informations, sur la rigueur de
sa critique, il est incontestable que ses dialogues
manquent d'impartialité ; on sent un parti pris con-
tre l'épicurisme, non seulement, comme on l'a dit
quelquefois, parce qu'il le considère comme peu
propre à inspirer de beaux développements ora-
toires, mais surtout parce qu'il y croit voir un péril
pour les mœurs et les institutions romaines. Il ne
paraît pas avoir eu le goût du plaisir; il n'était
pas sensible aux voluptés de toute sorte dont s'en-
chantaient un grand nombre de ses contemporains;
1. Plutarque, On ne peut vivre heureuxyXlX, 4.
2. Ghaignet, Psychologie des Grecs, II, p. 192.
14 ÉPICURE.
en revanche il avait une ardeur extrême pour la po-
litique, pour les affaires publiques, etEpicure pres-
crivait de s'en abstenir. Nous ne devons donc
accueillir qu'avec une grande défiance les rensei-
gnements qu'il nous fournit et il nous faut toujours
réserver la liberté de notre jugement. Cicéron va
presque jusqu'à rayer Epicure du nombre des phi-
losophes : Tu quiclem totumEpicurunipeneephi-
losophorum choro sustulisti^ dit un des interlocu-
teurs àuDe finibus^ ; c'est là, nous le verrons, une
sentence des plus injustes.
Quel usage pouvons-nous faire du poème de Lu-
crèce? Tout le monde sait qu'il ne nous donne pas
l'exposé complet du système, mais seulement de
la physique ; il est vrai que l'on peut dire que c'en
est la partie la plus essentielle, puisque l'auteur
énonce les principes d'où sont tirées la canonique
et la morale. Il semble cependant que la physio-
nomie de la doctrine a considérablement changé :
chez le maître, la morale occupe la première place ;
c'est elle surtout qu'il s'attache à développer ; la
physique est reléguée au rang d'accessoire. Lu-
crèce s'arrête à exposer longuement les théories
physiques, indépendamment de toute autre préoc-
cupation, et s'efforce de leur donner un caractère
1. Cicéron, De finibus, I, viii, 26.
SOURCES. 15
vraiment scientifique. Ce tableau de la physique
épicurienne peut être considéré comme exact, car
un des traits les plus curieux de l'école c'est l'atta-
chement immuable des disciples aux doctrines for-
mulées par le maître ; les termes dans lesquels
Lucrèce exprime son enthousiasme pour Epicure
ne laissent pas soupçonner qu'il se soit permis d'en
altérer les enseignements. Il nous semble cepen-
dant qu'il en avait quelque peu modifié sinon le
sens, du moins la forme. Deux siècles s'étaient
écouléspendant lesquels les Epicuriens avaient été
vivement attaqués surtout par les Stoïciens et les
Académiciens; pour leur répondre, ils ne s'étaient
pas bornés à répéter toujours les mêmes affirma-
tions ; il leur avait fallu donner des preuves,
entreprendre des démonstrations dont Epicure ne
s'était pas mis en peine et qui changeaient le ca-
ractère primitif du système. De plus Lucrèce est
un Romain, contemporain de Sylla et des proscrip-
tions; il écrit pour des Romains : son ton, surtout
quand il parle de la peur de la mort, de la crainte
des dieux, des maux causés parla superstition, est
tout autre que celui d'un Athénien de l'époque deDé-
métrius de Phalère ; c'est ce qu'a fort bien expliqué
M. Martha dans son livre sur le poème de Lucrèce.
Nous nous servirons donc de ce poème, mais avec
précaution : Lucrèce nous fournit souvent l'exprès-
16 ÉPICURE.
sion la plus claire, la plus heureuse, la forme défi-
nitive de la pensée de son maître, mais d'autres
fois il parle en son nom personnel.
Au xvip siècle, Gassendi entreprit une cu-
rieuse restauration de la philosophie épicurienne
qu'il voulait rétablir sur les ruines de l'aristoté-
lisme et au nom de laquelle il combattait le car-
tésianisme naissant. Il s'applique d'une part à
réfuter les légendes que l'on a répandues dans le
public, les accusations de toutes sortes que l'on a
accumulées contre l'école épicurienne, d'autre
part à donner une exposition aussi claire que pos-
sible de toutes les parties de la doctrine. Cette
tentative ne pouvait être couronnée de succès.
La physique épicurienne, empruntée à Démocrite,
n'était manifestement pas à la hauteur de la science
et ne donnait aucune explication plausible des
phénomènes découverts par les savants modernes.
Tantôt Gassendi, emporté par l'ardeur de laver
son maître de toutes les calomnies semées contre
lui, se laisse aller à des affirmations téméraires
et perd même de vue des vérités solidement éta-
blies; tantôt, ne voulant pas être soupçonné de
soutenir des propositions contraires à la religion
chrétienne (et l'on sait qu'il ne réussit pas à se
soustraire aux accusations de ses adversaires), il
s'arrête longuement à réfuter les principes posés
SOURCES. 17
par Épicure ^ . Enfin il lui arrive souvent de com-
mettre de grosses erreurs : « Gassendi, dit
M. Usener, comprenait bien la théorie d'Epicure,
mais il savait mai le grec. »
Nous ne ferons pas comme lui : nous n'entre-
prendrons pas l'apologie d'Epicure, non plus que
nous ne nous proposerons d'instruire une fois
encore son procès : nous chercherons à discerner
ce qu'il a été, à dégager sa physionomie réelle ;
nous nous appliquerons à le remettre à sa place
dans l'histoire, à reconnaître les influences qu'il
a subies, à comprendre l'action puissante qu'il
a exercée sur ses contemporains et qu'il a conti-
nué d'avoir sur les siècles suivants. Nous n'étu-
dierons pas l'histoire de l'Epicurisme dans les
temps anciens et modernes, mais nous essaierons
de surprendre le secret de l'immortalité de cette
doctrine.
1. Gassendi, Syntagma, édit. de Lyon 1658, t. III, p. 13 :
« Quod hoc loco dicitur... refutatur » ; — p. 12 : « Quod Épi-
curus hoc capite... peccavit, refutatur copiose »; — p. 16 :
« Quod potuit Epicurus intelligere... refutatum est in sectione
la» ; — p. 30 : « Impietas haec tota oppugnataest lib. IV, cap.
VI, sect. la » ; — p. 31 : « Quid hic improbandum, quidque
tolerandum deducitur Ethîc. lib. III, cap. iv»;— p. 52 :
« Tota hujus loci impietas repressa est refutataque quum dixi-
mus esse animas hominum immortales » ; — p. 57 : « Quod
hoc rursus loco adversus Providentiam attingitur ad indica-
tam sœpiuscule refutationem est référendum » ; — p. 83 :
« Quœ impietas hic reperitur refutata fuse habetur. »
ÉPICURE. 2
CHAPITRE II
VIE d'ÉPICURE
Épicure était Athénien. Sa famille appartenait
au dême de Gargettos; elle était noble, paraît-il,
mais réduite à une grande pauvreté ; elle remon-
tait, d'après certaines traditions, à Philseus, petit
fils d'Ajax. Le père de notre philosophe, Néoclès,
fut au nombre des colons que les Athéniens en-
voyèrent à Samos en 352 av. J.-G. et auxquels
ils partagèrent des terres. C'est là que naquit Epi-
cure, la 3^ année de la 109'^ Olympiade (341 av.
J.-C), au mois de Gamélion. Certains historiens,
entre autres Diogène Laërce, disent qu'il naquit
à Gargettos ; il semble que c'est une erreur. Mais
s'il reçut le jour à Samos, il était incontestablement
de parents athéniens et ses adversaires lui cher,
chaient une mauvaise querelle lorsqu'ils préten-
daient qu'il n'était pas un vrai citoyen, yv/iatco^
àcTo;. D'un autre côté c'est tout à fait par hasard
20 ÉPICURE.
qu'Épicure naquit à Samos, comme Pythagore,
et il n'y a pas lieu de chercher dans son système
des traces d'une influence pythagoricienne. Néo-
clès exerçait le métier de maître d'école (Ypa(jt.(jt.aTo-
^t^flcocalko;) ; Ghérestrate, sa femme, était diseuse
de bonne aventure; elle allait dans les maisons
des pauvres gens pour conjurer le mauvais sort
et exorciser les maladies; son jeune enfant l'ac-
compagnait et récitait les formules propitiatoires.
C'est là sans doute ce qui lui fournit l'occasion
de voir de près les superstitions populaires et les
maux que cause la crédulité des hommes.
Il manifesta de bonne heure la curiosité de
son esprit. Il n'avait que 14 ans (quelques-uns
disent même 12) et son maître de grammaire
citait devant lui le vers d'Hésiode : « Au com-
mencement, toutes choses vinrent du Chaos. — Et
le chaos lui-même, demanda Epicure, d'où vint-
il? » Le maître resta court; il dit que ce n'était
pas son affaire de trancher la question, qu'il fallait
la poser aux philosophes. Les études du jeune
homme furent donc orientées dans cette direction,
il comprit l'importance et l'intérêt des problèmes
philosophiques et alla écouter les leçons des di-
verses écoles. C'est alors qu'il connut Nausiphane,
disciple de Démocrite, auquel il devait faire de
nombreux emprunts. Il entendit un grand nom-
VIE d'épicure. 2i
bre d'autres maîtres, sans s'attacher à aucun. 11
connut donc les philosophies antérieures, mais ne se
donna pas la peine de les étudier, de les discuter à
fond. Ce serait, à notre avis, perdre son temps que
de chercher ce qu'il doit, ce qu'il reproche à cha-
cune. Les deux grands systèmes de Platon et d'A-
ristote auraient demandé pour être bien connus
et compris un examen long et patient ; ils auraient
mérité d'être discutés point par point; Épicure
ne s y arrêta pas ; peut-être n'en était-il pas bien
capable ; en tout cas il ne subit pas le prestige de
ces doctrines et ne s'en inspira pas.
A l'âge de 18 ans, il vint une première fois à
Athènes, mais y séjournapeu de temps. C'est alors
qu'il se lia avec Ménandre, qui était de son âge.
Celui-ci, dans une épigramme qui nous a été par-
tiellement conservée, rapproche Épicure de Thé-
mistocle : le père de l'un, tout comme celui de
l'autre, s'appelait Néoclès ; et pour les deux fils wv
à [Asv û(AÔv irarptSa ^ou>.OG"uvaç pudaO, ô ^' a(ppoGuvaç ^ . Epi-
cure ne put à cette époque entendre Aristote, qui
s'était déjà retiré à Ghalcis. Il exerça primitivement,
comme son père, le métier de maître de lecture et
de grammaire ; plus tard seulement il ouvrit une
école de philosophie à Lampsaque d'abord, puis
1. Meineke, Menandri et Philemonis reliquiœ, p. 299.
22 ÉPICURF.
à Mitylène, à Colophon, enfin à Athènes en 306,
à l'âge de 36 ans.
Peut-être était-il venu dans cette ville un peu
plus tôt et avait-il été forcé de la quitter brusque-
ment. Après la prise d'Athènes par Démétrius
Poliorcète, Sophocle, fils d'Anticlide, fit voter une
loi par laquelle il était défendu, sous peine de mort,
d'ouvrir une école sans l'autorisation du sénat et
du peuple ; tous les philosophes durent aban-
donner la ville. Cette loi fut édictée aussitôt après
le renversement de Démétrius de Phalère et le ré-
tablissement de la liberté ; de môme Socrate avait
été condamné par le tribunal des Héliastes après
l'expulsion des Trente Tyrans. Il est curieux de
remarquer comme il était facile aux démagogues
d'exciter la défiance du peuple athénien contre les
philosophes. Mais dès l'année suivante, grâce à
l'intervention du péripatéticien Philon, le décret
fut rapporté et Sophocle, convaincu d'avoir violé
les lois, fut condamné aune amende de 5 talents.
Les philosophes purent alors rentrer à Athènes et
ne furent plus inquiétés. Épicure fut-il du nombre
de ceux à qui cet exode fut imposé, nous n'avons
pas de renseignements précis sur ce point, comme
sur tant d'autres où notre curiosité est excitée au
plus haut degré et ne trouve pas à se satisfaire.
Il acheta pour le prix de 80 mines (6 ou 7.000
VIE D EPICURE. 23
francs) un jardin, c'est-à-dire une petite maison
avec jardin, et c'est là qu'il tint école. Quelle idée
faut-il nous faire de ces jardins d'Epicure dont
nous parlent tous les écrivains anciens et qui leur
paraissent constituer une innovation remarqua-
ble * ? Ce n'était point un parc : Cicéron emploie
souvent pour les désigner le diminutif hortuli;
c'était une propriété de rapport plutôt que d'agré-
ment, car Epicure, dans son testament, parle des
revenus que l'on en retirait. Il est probable que
les maisons avec jardin n'étaient pas rares à
Athènes, car la ville n'était pas très peuplée et les
habitations n'étaient pas entassées les unes sur
les autres; mais Epicure, au lieu de réunir ses
auditeurs dans une salle, dans un gymnase ou
dans un portique, leur donnait ses leçons en
plein air ; il ne faisait pas de cours à certaines
heures, mais il passait toute la journée dans le
jardin, causant familièrement avec les uns et les
autres, de sorte qu'on ne voyait pas chez lui un
maître et des disciples, mais un groupe d'amis
qui philosophaient ensemble (<7u[Acpao(7o<pouvT£;).
L'influence extraordinaire qu'il exerça sur ses dis-
ciples est due à l'ascendant de sa personnalité
1. « Primus hoc instituit Epicurus otii magister. Usque
ad eum moris non fuerat in oppidis habitari rura ». Pline,
Hist. nat., XIX, 4.
24 ÉPICURE.
plutôt qu'à ses doctrines; comme le dit Sénèque,
Métrodore, Hermarchus, Polyène doivent plus à
la fréquentation d'Épicure qu'à son enseigne-
ment. C'est en effet un des caractères les plus
remarquables de l'école épicurienne que cette
amitié qui ne cessa d'y régner, unissant d'une
part le professeur et les élèves, d'autre part les
élèves entre eux. Tous les écrivains de l'antiquité
sont d'accord sur ce point; les adversaires les
plus haineux ne nous parlent jamais de dissen-
sions, de jalousies qui aient divisé les épicuriens :
Et ipse bonus vir fuit et multi Epicurei fuerunt
et hodie sunt et in amicitiis fidèles et in omni
vita constantes et graves \ 11 était lui-même de
nature aimante, comme l'attestent sa piété envers
ses parents, sa bonté envers ses frères, sa dou-
ceur envers ses esclaves et en général son hu-
manité envers tous^ D'autre part il paraît avoir
été fort aimable : Métrodore de Lampsaque, du
jour où il connut Epicure, ne le quitta plus, sauf
pour un voyage qu'il fit dans sa patrie ^ Dans sa
lettre à Idoménée, le jour de sa mort, il écrivait :
« Au nom de l'amitié que tu m'as toujours témoi-
gnée, prends soin des enfants de Métrodore. »
1. CicÉROx, De finib us, II, xxv, ; 80, 81.
2. DioGÈNE Laerce, X, 10.
3. DiOGÈNE Laerce, X, 22.
VIE d'épicure. 25
D'après certains commentateurs, Epicure, outre
ses jardins d'Athènes, aurait encore possédé une
maison de campagne à Mélité et l'aurait léguée,
elle aussi, à son école. Mais si nous regardons
les plans d'Athènes et de l'Attique qui ont été
reconstitués par les archéologues, nous voyons
que le nom de Mélité désigne non pas une loca-
lité distincte, mais un quartier de la ville, près
de la porte occidentale. Nous croyons donc qu'É-
picure avait non pas deux propriétés, l'une en
deçà, l'autre au delà des murs, mais une seule,
comprenant jardin (xvjtwo;) et maison d'habitation,
sise dans Athènes tout près de l'extrémité du fau-
bourg.
Malgré les troubles qui affligèrent la Grèce,
Epicure passa à Athènes toute la seconde partie
de sa vie, excepté deux ou trois voyages qu'il* fît
sur les confins de l'Ionie, pour rendre visite à des
amis. Il ne se mêla point des affaires publiques,
ne joua aucun rôle dans les révolutions succes-
sives de sa patrie, ne s'attira ni sur lui ni sur ses
amis la haine d'aucun parti. Sa carrière ne fut
donc signalée par aucun événement important et
les historiens anciens ne nous rapportent pas sur
son compte d'anecdotes intéressantes. Pendant
un siège de la ville, alors que les habitants souf-
fraient cruellement de la disette, il nourrit ses
26 KPICURE.
disciples en partageant avec eux les provisions de
fèves qu'il avait eu la précaution de mettre en
réserve, et donnant aux autres tout autant qu'il
en gardait pour lui-même (îtar' àpiôpv).
La vogue qu'il obtint ne fut pas éphémère ;
elle se prolongea sans interruption pendant 36 ail-
nées; elle consola Epicure des cruelles atteintes
d'une terrible maladie, la pierre; il la supporta
avec une grande fermeté et mourut en 270, la
2^ année de la 127'' Olympiade, à l'âge de soixante-
douze ans. Il donnait de cette fermeté des mar-
ques bien ingénieuses et bien délicates. « Pen-
dant mes maladies, écrit-il, je ne parlais à per-
sonne de ce que je souffrais dans mon misérable
corps ; je n'avais point avec ceux qui venaient
me voir de ces sortes de conversation. Je ne les
entl'etenais que de ce qui tient le premier rang
dans la nature. Je m'attachais surtout à leur faire
voir comment notre âme, sans être insensible
aux commotions de la chair, pouvait cependant
être exempte de troubles et se maintenir dans la
jouissance paisible du bien qui lui est propre. En
appelant des médecins, je ne contribuais point
par ma faiblesse à leur faire prendre des airs im-
portants, comme si la vie, qu'ils tâchaient de me
conserver, était pour moi un grand bien. En ce
temps-là même je vivais tranquille et heu-
VIE d'épicure. 27
reux*. )) Sa constance ne se démentit pas même
au moment de la mort; voici en effet sa dernière
lettre à Idoménée. « Ce jour où je t'écris est le
dernier de ma vie et aussi un jour heureux. Je
ressens des douleurs de vessie et d'entrailles
telles qu'on n'en saurait concevoir de plus vio-
lentes ; mais ces souffrances sont compensées par
la joie qu'apporte à mou âme le souvenir de nos
conversations". » Dans les derniers temps de sa
vie, il ne pouvait ni supporter un vêtement, ni
descendre de son lit, ni souffrir la lumière, ni
voir du feu. Hermarchus rapporte qu'après avoir
été tourmenté par d'incessantes douleurs pendant
14 jours, s'étant fait mettre dans une cuve d'ai-
rain pleine d'eau chaude pour donner quelque
répit à son mal et ayant bu un peu de vin, il
exhorta ses amis à se souvenir de ses préceptes
et finit sa vie dans cet entretien. Guyau compare
la sérénité de la mort d'Epicure à celle de So-
crate. D'autres historiens au contraire ont été
jusqu'à dire que ces pratiques constituaient un
véritable suicide. Nous ne sommes pas de cet
avis : le recours à une mort volontaire dans de
telles circonstances n'aurait pas été d'accord avec
les enseignements d'Epicure et rien dans son at-
1. DioGÈNE Laerce, X, 140.
2. DiOGÈivE Laerce, X, 22.
28 ÉPICURE.
titude au cours des derniers temps ne nous au-
torise à croire qu'il ait voulu se donner un dé-
menti aussi formel. S'il avait pris un tel parti, il
se serait discrédité aux yeux de ses disciples ;
la preuve que ce soupçon ne pénétra pas dans
leurs esprits ou n'y trouva nulle créance c'est la
persistance même de l'école et de la vénération
pour la personne du maître.
Epicure avait trois frères qui moururent avant
lui, Néoclès, Gharidème, Aristobule; Plutarque
les cite comme des modèles d'amitié fraternelle.
Dans son testament, il se préoccupe d'assurer
la perpétuité de son école : ses exécuteurs testa-
mentaires devront veiller à ce que les jardins
restent la propriété de la secte épicurienne; ils
seront donc occupés par Hermarchus (Epicure
avait d'abord désigné comme successeur son ami
Métrodore, mais celui-ci étant mort 7 ans avant
son maître, il lui substitua Hermarchus, qui avait
adopté toutes ses doctrines) ; après lui, ils passe-
ront à celui qui lui succédera comme chef de
l'école ; de plus tous les Epicuriens s'y réuniront
périodiquement pour prendre part à des repas
communs et pour célébrer l'anniversaire de la
mort de leur chef, de manière à entretenir l'a-
mitié qui les unit. Cette amitié, comme le remar-
que M. Dugas, a des caractères tout particuliers :
VIE d'épicure. 29
ce Dans cette amitié entre l'esprit de secte; les
amis doivent avoir la même foi philosophique...
Il met à son amitié pour condition qu'on em-
brasse sa doctrine ; il comble de bienfaits les fils
de Métrodore et de Polyène, mais il exige d'eux
qu'ils obéissent à son successeur Hermarchos,
qu'ils vivent et philosophent avec lui; quant à la
fille de Métrodore, elle sera aussi soumise à
Hermarchos; elle acceptera le mari de son choix
et ce mari devra être Epicurien ^ . » Cette clause
fut longtemps observée. Cependant au temps de
Cicéron, les jardins, alors en fort mauvais état,
étaient devenus la propriété d'un Romain, C.
Memmius. Cicéron lui écrit ^ pour lui demander
de les restituer à l'école épicurienne; nous ne
savons quel fut le résultat de cette démarche^.
Ce n'est pas tout : Epicure qui, de son vi-
vant, avait pris à sa charge les enfants de son
ami Métrodore, les recommande à ses exécuteurs
testamentaires afin qu'ils ne manquent de rien.
Enfin il donne la liberté à quatre de ses escla-
ves, trois hommes et une femme ^.
1. DuGAS, L'amitié antique, 1. I, ch. ii, p. 33.
2. Cicéron, Ad famil., XIII, i. — Cf. Ad Attic, V, 11.
3. SÉNÈQUE, Lettres, XXI, 10.
4. Voici ce testament, conservé par Diogène Laerce (X, 16
et traduit par M. Ghaignet [Psychologie des Grecs, 11,210) :
« Par ces présentes je donne tous mes biens à Amynomachus,
30 ÉPICURE
Ce testament fait grand honneur à Épicure,
lils de Philocratès, du dême de Batè, et à Timocratès, fils de
Démétrius, du dême de Potamos, conformément à la donation
déjà faite en leur faveur à tous deux et transcrite au Métroon,
à condition qu'ils mettront le jardin et ses dépendances à la
disposition d'Hermarchus, fils d'Agémarchus, de Mitylène, et
de ceux qui se sont associés à lui pour se livrer à la philoso-
phie, et des successeurs auxquels Hermarchus laissera l'école,
afin qu'ils vivent en philosophes (lvôtaTp(6stv xarà cpiXoaocp^av).
« Je recommande à tous ceux qui ont adopté notre philo-
sophie (toîç çpiXo<jo«pouatv àito f)(j.a)v) d'aider de toutes leurs forces
Amynomachus et Timocratès à conserver l'école du jardin, et
à leurs héritiers de prendre toutes les mesures les plus sûres
possibles pour conserver le jardin, comme devront le faire
tous ceux auxquels nos disciples le transmettront.
« La maison de Mélité sera mise par Amynomachus et Ti-
mocratès à la disposition d'Hermarchus pour qu'il l'habite
toute sa vie, lui et ceux qui se livreront à la science philoso-
phique avec lui.
« Les revenus des donations faites par nous à Amynoma-
chus et Timocratès seront partagés dans la mesure du possi-
ble avec Hermarchus et ils veilleront tous à ce que les of-
frandes mortuaires soient faites à mon père, à ma mère, à
mes frères et à nous-même chaque année le 10« jour de Gamé-
lion, où l'on célèbre habituellement le jour de ma naissance,
et à ce qu'aient lieu chaque mois, le 20*^ jour de la lune, sui-
vant l'ordre prescrit, les réunions de tous ceux qui ont adopté
et pratiquent notre philosophie, instituées en souvenir de
nous et de Métrodore.
« Ils célébreront, comme nous-même, en commun le jour
natal de mes frères, dans le mois Poséidon, et celui de Po-
lyœnus, au mois Métageitnion.
« Qu'en outre Amynomachus et Timocratès veillent sur
Épicure, le fils de Métrodore, et sur le fils de Polyœnus, qui
étudient la philosophie et vivent avec Hermarchus; qu'ils
VIE d'épicure. 31
car il est d'accord avec toute sa vie; nous ne
veillent aussi sur la fille de Métrodore et, si elle se conduit
bien, si elle s'est montrée docile aux conseils d'Hermarchus,
qu'ils la marient, lorsqu'elle sera en âge, au mari qu'aura
choisi Hermarchus parmi nos philosophes.
« Pour l'éducation de ces jeunes gens qu'Amynomachus et
Timocratès prennent sur nos revenus ce qu'il leur aura paru
convenable d'employer chaque année pour cet objet et qu'ils
s'entendent pour cela avec Hermarchus.
« Qu'ils s'adjoignent Hermarchus pour régler souveraine-
nement l'emploi de nos revenus afin que l'homme qui a vieilli
avec nous dans la philosophie et que je laisse comme chef de
nos compagnons d'études participe à toutes les mesures à
prendre.
« Quant à la dot de la jeune fille, lorsqu'elle sera en âge de
se marier, qu'Amynomachus et Timocratès contribuent à la
faire en prélevant, après l'avis d'Hermarchus, sur les revenus,
ce qui sera possible.
« Qu'ils veillent aussi sur Nicanor, comme nous l'avons fait
nous-même, afin que tous ceux de nos philosophes qui nous
ont aidé de leur fortune propre, qui m'ont témoigné un dévoue-
ment absolu et ont pris la résolution de vieillir avec nous
dans la philosophie ne manquent jamais du nécessaire, autant
qu'il dépendra de nos ressources.
« Qu'on donne à Hermarchus tous les livres que nous possé-
dons.
« Si quelqu'un des accidents auxquels est sujette l'huma-
nité enlève Hermarchus avant que les enfants de Métrodore
soient arrivés à leur majorité, qu'Amynomachus et Timocratès
leur fournissent, s'ils se conduisent bien, tout le nécessaire,
dans la mesure du possible, en le prélevant sur les revenus
que nous laissons.
« Qu'ils veillent à l'exécution de ces dispositions et de toutes
celles que nous avons prescrites, afin que chacune ait son effet,
dans la mesure du possible.
32 ÉPICURE.
pouvons y voir un morceau à effet, destiné à
surprendre Tadmiration et à égarer le jugement
de la postérité. Si Epicure a réuni autour de lui
un grand nombre d'amis qui lui sont restés
fidèles, c'est qu'il en était digne, c'est qu'il était
vraiment un excellent homme et ses ennemis
n'ont pu lui refuser ce témoignage : Quis illum
negat et bonum virum et comem et humanum
fuisse ' ?
En tête de l'édition des Animadversiones in
lihrum Diogenis Laertii, de Gassendi, publiée à
Lyon, chez Guill. Barbier, en 1649, nous trouvons
un portrait d'Epicure d'après un original con-
servé dans la collection du Puy {ex cimelarchio
clarissimi viri EricL Puteani), Usener, en tête
de son volume, a reproduit d'après une photo-
graphie un buste en bronze d'Herculanum, publié
aussi par Gomparetti et Petra. Dans l'une de ces
images le philosophe est représenté de profil,
dans l'autre de face. « La tête, dit M. Ghaignet^,
est forte; les traits, le nez surtout, accentués;
les lèvres épaisses; l'expression calme, bienveil-
lante plutôt que sévère, sincère et, simple, mais
« De mes esclaves, j'affranchis Mus, Nicias et Lycon; je
donne également la liberté à Phaedrion. »
1. GicÉRON, De fin., II, xxv, 80, 81.
2. Ghaignet, II, 217.
VIE d'épicure. 33
sans esprit, sans grâce et sans sourire; on ne
s'étonne pas que, quand il voulait être aimable
et plaisanter, ses compliments, comme on le lui
reprochait, ne sentissent l'effort et ne fussent
lourds. Gicéron le jugeait bien par ces épithètes :
Homo minime vafei\ non ad jocandum aptissi-
inus^ non facetus minimeque resipiens pa-
triam. »
EPICURE.
CHAPITRE 111
L ECOLE ET LE SYSTEME
Épicure avait groupé une foule de disciples et
après sa mort la prospérité de l'école se maintint
jusqu'aux derniers jours du paganisme. Sans
doute il y a bien de l'exagération, dans les phrases
de Cicéron et de Sénèque : At vero Epicurus
iina in domo et ea quidem angusta quant ma-
gnas quantaque amoris conspiratione consen-
dentés tenait amicorum gregeSy quod fit etiam^
nunc ah Epicureis\ Le nombre des Epicuriens
éveillait probablement la jalousie des Stoïciens,
dont les préceptes austères ne pouvaient être mis
en pratique que par une rare élite.
Epicure paraît avoir ouvert son école quelques
années après Zenon. En tout cas il était sensi-
blement plus jeune que ce dernier et mourut
bien avant lui, car il ne vécut que soixante-douze
ans, tandis que Zenon atteignit l'âge de quatre-
1. Cicéron, De ^n., I, xx, 65. — II, xxv, 80.
36 ÉPICURE.
vingt-dix-huit ans. Cependant répicuréisme ne
fut pas une réaction contre la sévérité des Stoï-
ciens, aucun des deux systèmes n'exerça origi-
nairement une influence quelconque sur la consti-
tution de l'autre ; que plus tard il n'en ait pas été
de même, c'est probable; la lutte entre les deux
écoles rivales devint de plus en plus âpre et achar-
née; bien des hommes, ne se sentant pas la force
d'adhérer au stoïcisme, se rejetèrent dans la doctrine
opposée; mais ce n'est point à un tel sentiment
qu'il faut attribuer la naissance de l'épicuréisme.
Ce qui nous frappe tout d'abord, c'est la docilité
avec laquelle les disciples acceptèrent les doctrines
du maître et les conservèrent sans altération.
L'épicurisme n'a pas d'histoire : il est tout entier
dans les enseignements d'Epicure auxquels le
temps n'apporta point de modifications; aucun
des Epicuriens n'a été un philosophe original,
aucun n'a cherché à se faire un nom. Cependant
il nous paraît juste de rappeler plusieurs des dis-
ciples immédiats d'Epicure.
Métrodore de Lampsaque que Cicéron appelle
pseiie aller Epicurus * et à qui le maître lui-
même avait décerné le titre de Sage ^. Les -frag-
ments d'un traité xepl atcôviTûv publiés dans le
1, Cicéron, De fin. ^ II, m, 7.
2. Sénèque, Lettres, LU, 3.
l'école et le système. 37
tome VI des papyrus d'Herculanum sont quelque-
fois donnés comme étant de lui, mais cette attri-
bution est douteuse. Métrodore mourut sept ans
avant Epicure qui ne cessa de prendre soin de
ses enfants. On a au Louvre un buste d' Epicure
à double face, représentant d'un côté le maître,
de Tautre le disciple inséparable.
Polysenus qui, lui aussi, mourut avant son
maître, était un mathématicien distingué. Hermar-
chus de Mitylène est souvent désigné par le nom
d'Hermachus ; mais, d'après Zeller, il ne doit plus
subsister de doutes sur sa véritable appellation;
c'est à lui que revint la direction de Fécole après
la mort du fondateur. Au même groupe apparte-
nait encore Golotès, contre qui Plutarque devait
écrire un livre 400 ans plus tard.
L'admiration pour le génie du maître que
Lucrèce exprime dans tant de passages, l'adhésion
sans réserve à sa doctrine sont des sentiments
communs à toute l'école. Ils étaient charmés par
les enseignements d'Epicure, ainsi que parle chant
des Sirènes; ils recevaient comme des vérités in-
contestables les principes posés par le maître;
leur conviction était profonde, leur dogmatisme
intransigeant*; ils apprenaient par cœur les for-
1. € Velleius fidenter sane, ut soient isti, nihil tam verens
quam ne dubitare aliqua de re videretur, tanquam modo ex
38 ÉPICURE.
mules du système ^ , ils avaient grand soin de ne
rien laisser perdre de ce que leur chef avait dit
ou écrit; toucher à un seul point de la doctrine
était à leurs yeux un véritable sacrilège : âçTtv aÙTolç
':Tapavo(A7][i.a, [jAXko^ ^è à<7£êyij/.a, /.al xaTeyvaxTTai tô
xatvoTojjLT^Ôsv ^. « Épicure, dit M. Grouslé, fut le fon-
dateur et le dieu d'une sorte de religion nouvelle...
Les disciples d'Epicure formaient en réalité une
petite église ^ » Cette docilité est une nouveauté
deorum concilio et ex Epicuri intermundiis descendisset. »
GicÉRON, De nat. D., I, viii, 18.
1. « Quis vestrum non edidicit Epicuri xup{«$ 86Çaç? » CicérOi\,
De fin., VII, xx.
2. NuMEMus, dans Muellach, Fragm. philos., t. III, p. 153,
col. 2. — Cf. NmiEivius dans Eusèbe {Prœp. évang., XIV,
cap. V, p. 727) : « Adeo nullain re eos ab Epicuro dissensisse,
qu8B dignaquidem sit memoratu, ut delictum potius apud eos
fuerit et impietas et damnandum piaculum si quippiam fuerit
innovatum, sic ut Epicuri institutio reipublicœ cuipiam verai
germansBque similis sit, ubi seditione omni remota, una mens
communis, una moderatur sententia » (trad. Fr. Viger, Pa-
trologie grecque, Migne, t. XXI).
3. <c II semble qu'Epicure ait eu le dessein prémédité de
fonder une sorte de religion, si Ton peut donner ce nom à une
doctrine sans dieux ou du moins sans culte. Ce n'est pas une
simple école, c'est une église profane, avec des dogmes in-
discutables, avec un enseignement qui ne change jamais et
entourée d'institutions qui assurent la docilité des adeptes et
protègent la doctrine contre les innovations. » Martha, Le
poème de Lucrèce, p. 10. — « (La première raison du prestige
qui s'est attaché au nom d'Epicure) c'est peut-être qu'Epicure
crut et sut faire croire à ses disciples qu'aucun philosophe
l'école et le système. 39
chez les Grecs dont l'esprit était hardi et indépen-
dant. « L'apparition et le succès de l'Epicurisme
attestent, selon M. Groiset, un affaiblissement no-
table de la pensée spéculative en Grèce. »
L'extrême docilité des Epicuriens a donné
matière à une singulière accusation : on leur a
reproché d'avoir regardé Épicure comme un dieu
et de l'avoir adoré. Sans doute dans cette petite
société on pratiquait certains rites, on se réunis-
sait pour des fêtes, pour des repas communs, on
célébrait des anniversaires, on entourait d'un
véritable culte la mémoire du maître, on lui éle-
vait des statues, les disciples enthousiastes por-
taient toujours sur eux son image, ou bien un
anneau, comme les esclaves affranchis; ils disaient
qu'il était bien digne de son nom d'auxiliateur,
sTCHcouptoç. Quelques-uns évidemment ne surent pas
s'arrêter en chemin ; chez les petits esprits la su-
perstition prend vite sa revanche de l'abolition
des croyances religieuses. C'est ainsi que Néoclès,
digne de ce nom n'avait paru avant lui, qu'il avait apporté le
premier et à jamais toute la vérité et les seules conditions du
salut... Il n'est pas entièrement inutile, même devant l'his-
toire, de se vanter beaucoup et d'avoir des gens qui vous
vantent, surtout si parmi ces panégyristes il se trouve un
poète de l'âme et du génie de Lucrèce : il en reste toujours
quelque chose. » L. Garrau, Revue des Deux-Mondes, août
1888. — Cf. J. PicAVET, De Epicuro novœ religionis auctore,
1888.
ÏO ÉPICURE.
irère d'Epicure, écrivit, dit-on, que leur mère était
bien heureuse d'avoir, par un privilège unique,
réuni dans son sein les atomes qui devaient former
un tel sage \ Quant aux vers de Lucrèce qui égale
Epicure aux dieux et le met au-dessus d'Hercule
ou de Cérès, nous n'y pouvons voir autre chose
qu'un brillant développement poétique ; ce que le
reste du poème nous fait connaître du caractère
et des sentiments de l'auteur ne nous permet pas
de nous méprendre sur le sens de ces expressions.
Mais, dit-on, un jour Golotès se jeta aux pieds
de son maître, il l'adora et Epicure se garda bien
de le détromper. Tout d'abord nous répondrons
que cette anecdote, quoiqu'elle soit rapportée
par Diogène Laërce, n'est peut-être pas bien au-
thentique; il se peut qu'elle ait été inventée de
toutes pièces ou que du moins la physionomie en
ait été singulièrement altérée par la malignité des
adversaires. En tout cas elle est unique et il n'en
faudrait pas tirer des conclusions exagérées. Que
Golotès, qui était du nombre de ces petits esprits
dont nous parlions tout à l'heure, se soit laissé em-
porter par un enthousiasme irréfléchi, qu'Epicure
lui-même ait été un moment grisé par le prestige
que lui reconnaissaient ses amis, il n'y a là rien
1. Plutarque, On ne peut vivre heureux, 1100 A.
l'école et le système. ki
que de très humain et cette faiblesse passagère ne
nous paraît pas entacher sérieusement la yaleur
du système.
On s'est beaucoup indigné du fait que l'école
était ouverte aux femmes et que plusieurs d'entre
elles y ont joué un rôle éminent. On paraît mé-
connaître la liberté dont jouissaient les femmes
dans la société athénienne et le goût que certaines
ont manifesté pour la culture intellectuelle; on
paraît surtout oublier que Socrate prenait plaisir
à s'entretenir avec des femmes, avec des courti-
sanes même et particulièrement avec Aspasie\
Il y avait un grand nombre de femmes dans les
écoles de Pythagore et de Platon. Les mœurs des
Epicuriens ne semblent pas avoir été autres que
celles de leurs compatriotes et de leurs contem-
porains ; il serait souverainement injuste de leur
faire un crime de pratiques que notre morale con-
damne, mais qu'ils n'avaient pas introduites en
Grèce. Rien n'est plus faux que le tableau tracé
par certains écrivains qui représentent le jardin d'E-
picure comme une sorte de mauvais lieu et comme
le théâtre de rencontres obscènes. Ils le comparent
aux écuries d'Augias, à une étable à porcs ; ils
donnent des détails précis qui font honneur à leur
1. Platon, Ménédème.
42 ÉPICURE.
imagination, mais non à leur sens critique.
On accuse encore les Épicuriens de s'être adon-
nés aux plaisirs de la table, d'avoir été familiers
avec tous les excès du boire et du manger. Voilà
qui est facile à dire, mais quelle preuve en peut-on
apporter ? On nous dit qu'ils aimaient à se réunir
pour des repas communs ; mais quel était le menu
de ces repas? Etaient-ce des festins, de ces ban-
quets dont la chaleur communicative provoque
toutes sortes de débordements de langage et de con-
duite? N'étaient-ce pas plutôt des réunions dont
le plaisir de se retrouver, d'être assemblés par la
communauté des idées et des sentiments faisait
le principal charme? De la sobriété d'Epicure lui-
même, nous avons des preuves irrécusables ; il dé-
pensait fort peu pour sa nourriture journalière :
(( Hermarque, écrit-il, se vante de ne dépenser
qu'un as par jour pour sa nourriture ; mais moi,
je ne le dépense pas complètement. » Il se con-
tentait fort bien de pain et d'eau ; il demande à
un de ses amis de lui envoyer un fromage pour
les jours où il voudra se donner un régal extra-
ordinaire. Ce n'est point par l'attrait de la bonne
chère qu'il prétendait séduire ses disciples, celui
qui résumait en ces termes le programme de son
école : « Etranger, ici tu te trouveras bien : ici
réside le plaisir, le bien suprême. Tu trouveras
L ÉCOLE ET LK SYSTÈME. 43
dans cette demeure un maître hospitalier, humain
et gracieux, qui te recevra avec du pain blanc et
te servira abondamment de l'eau claire en te di-
sant : N'as-tu pas été bien traité? Ces jardins ne
sont pas faits pour irriter la faim, mais pour l'étein-
dre, pour accroître la soif par la boisson môme,
mais pour la guérir par un remède naturel et qui
ne coûte rien. Voilà l'espèce de volupté dans la-
quelle j'ai vécu, j'ai vieilli \ »
Certes nous ne pourrions pas rendre le même
témoignage à tous les Épicuriens : il y en a
beaucoup dont les désordres expliquent et justi-
fient la mauvaise réputation de l'école. Mais, comme
le fait remarquer judicieusement Sénèque, ce n'est
pas par une fidèle application des principes d'Epi-
cure qu'ils s'abandonnent à leurs passions; ils
cherchent au contraire à colorer leurs passions du
nom d'Epicurisme, qu'ils ont usurpé". Il serait
injuste de rendre le maître responsable de la con-
duite de ces prétendus disciples. D'autant plus
que les adversaires de i'Epicurisme ont étrangement
abusé du mot : ils ont affecté de confondre avec les
Epicuriens des personnages dont la conduite et le
1. SÉNÈQUE, Lettres, XXI.
2. « Non ab Epicuro impulsi luxuriantur. sed vitiis dediti
luxuriam suam in philosophise sinu abscondunt, et eo con-
currunt ubi audiunt laudari voluptatem ». Seneca, De vita
beata, XII.
44 ÉPICURE.
caractère n'avaient rien de philosophique, affublant
de ce nom des hommes qui n'avaient souci d'au-
cune doctrine, d'aucun système. Qu'on ne vienne
donc plus nous parler des pourceaux du troupeau
d'Epicure : ces pourceaux, car beaucoup ne méri-
taient pas d'autre nom, n'étaient pas des Épicu-
riens.
Pour bien saisir le caractère de l'Epicurisme,
pour en expliquer le succès merveilleux et durable,
il faut considérer les circonstances dans lesquelles
il fut conçu et enseigné. C'était quelques années
après les prodigieuses conquêtes et la mort subite
d'Alexandre, alors que ses généraux se disputaient
et se partageaient son héritage. Les républiques
grecques avaient péri l'une après l'autre ; il n'y avait
plus nulle part ni liberté ni vie politique. L'ancienne
religion n'avait plus de croyants et ne pouvait
satisfaire les esprits. Le temps aussi était passé
des grandes constructions spéculatives. Platon était
mort en 347, sept ans avant la naissance d'Epicure,
Aristote, en 322 ; aucun métaphysicien original ne
leur avait succédé. La pensée grecque manifestait
de nombreux symptômes de lassitude. Les philoso-
phes qui continuaient d'enseigner dans l'Académie
et dans le Lycée manquaient d'initiative et rétrécis-
saient de plus en plus les doctrines de leurs maîtres.
On ne s'intéressait plus qu'aux questions qui se rap-
l'école et le système. 45
portent directement à la vie pratique; et, comme il
y a deux sortes d'esprits, deux manières d'envisager
la nature de l'homme et ses rapports avec l'ensemble
des choses, deux systèmes opposés prirent nais-
sance et furent accueillis avec empressement par
un grand nombre d'adeptes, l'épicurisme et le
stoïcisme : l'origine et le développement de ces
deux systèmes sont exactement contemporains et
parallèles. Il y a plus : l'épicurisme et le stoïcisme
sont de tous les temps ; les deux doctrines comptent
encore dans les âges modernes un grand nombre
de partisans * .
1. « Qui n'a rencontré, même de nos jours, un sage prati-
que, épicurien sans le savoir, modéré dans ses goûts, hon-
nête sans grande ambition morale, se piquant de bien con-
duire sa vie? Il se propose de tenir en santé son corps, son
esprit et son âme, ne goûte que les plaisirs qui ne laissent
pas de regrets, que les opinions qui n'agitent point, se garde
de ses propres passions et esquive celles d'autrui. S'il ne se
laisse pas tenter par les fonctions et les honneurs, c'est de
peur de courir un risque ou d'être froissé dans une lutte.
D'humeur libre, éclairé, plus ou moins ami de la science, il
se contente de connaissances courantes. Sans trop s'inquiéter
des problèmes métaphysiques, il a depuis longtemps placé
Dieu si haut et si loin qu'il n'a rien à en espérer ni à en
craindre. Quant à la vie future, il l'a, pour ainsi dire, effacée
de son esprit et ne songe à la mort que pour s'y résigner un
jour avec décence. Cependant il dispose sa vie avec une pru-
dence timide, se ramasse en soi, se limite, ne se répand au
dehors que dans l'amitié qui lui paraît sûre, où il jouit des
sentiments qu'il inspire et de ceux qu'il éprouve. Son égoïsme
46 ÉPICURE.
M. A. Croiset, dans son histoire de la littérature
grecque * , dit que le principe de la morale épicu-
rienne était foncièrement dangereux et qu'il a fait
au monde antique beaucoup de mal. Nous croyons
au contraire que la vogue de Tépicurisme et, nous
n'hésitons pas à le dire, la transformation qu'il a
subie, sont l'effet et non la cause de la décadence
des mœurs. Voici en effet le témoignage de Gur-
tius^ : « Tous les nobles sentiments qui avaient
éclaté en Grèce avaient leur raison d'être dans
l'idée de TEtat. Aussi lorsque le peuple se vit inter-
dire ce terrain, lorsqu'il n'eut plus de patrie et
que la vie municipale elle-même fut en souffrance,
il dut perdre toutes les vertus qu'il avait héritées
du passé... Le bien-être matériel, le confort delà
vie de petite ville, voilà ce que la foule chercha à
se procurer. Tous les nobles instincts allèrent
s' affaiblissant de jour en jour. » Droysen trace un
tableau plus sombre encore de l'état de la Grèce
au commencement du iv^ siècle : « Les masses
appauvries, immorales; une jeunesse assauvagie
qui est noble, et qui voudrait être délicieux, a compris que la
bienveillance est le charme de la vie, qu'on en soit l'objet ou
qu'on l'accorde aux autres. » Martiia, Le poème de Lucrèce y
p. 7.
1. Croiset, Histoire de la Littérature grecque, V, p. 68.
2. GuRTius, Histoire grecque, trad. Bouché-Leclercq, t. V,
p. 449.
l'école et le système. 47
par le métier de mercenaires, usée par les courti-
sanes, détraquée par les philosophies à la mode;
une dissolution universelle, une agitation bruyante,
une exaltation fiévreuse à laquelle succède la dé-
tente et l'hébétude, tel est le tableau déplorable de
la vie grecque d'alors... (A Athènes en particulier)
ces deux choses, la légèreté la plus coquette et la
plus abandonnée, et la culture délicate, aimable et
spirituelle qu'on a désignée depuis sous le nom
d'atticisme, sont les traits caractéristiques de la vie
d'Athènes sous la domination de Démétrius de
Phalère. C'est une affaire de bon ton de visiter les
écoles des philosophes; l'homme à la mode est
Théophraste, le plus adroit des disciples d'Aristote,
sachant rendre populaire la doctrine profonde de
son illustre maître, réunissant 1000, 2000 élèves
autour de lui, plus admiré, plus heureux que ne le
fut jamais son maître. Cependant ce Théophraste
et quantité d'autres professeurs de philosophie
étaient éclipsés par Stilpon de Mégare. Quand
Stilpon venait à Athènes, les artisans quittaient
leur atelier pour le voir, quiconque pouvait ac-
courait pour l'entendre; les hétaïres affluaient à
ses leçons pour voir et pour être vues chez lui,
pour exercer à son école cet esprit piquant par
lequel elles charmaient tout autant que par leurs
toilettes séduisantes et l'art de réserver leurs der-
kS ÉPICURE.
nières faveurs. Ces courtisanes jouissaient de la
société habituelle des artistes de la ville, peintres
et sculpteurs, musiciens et poètes; les deux plus
célèbres auteurs comiques du temps, Philémon et
Ménandre, louaient publiquement dans leurs comé-
dies les charmes de Glycère et se disputaient pu-
bliquement ses faveurs, sauf à l'oublier pour
d'autres courtisanes le jour où elle trouvait des
amis plus riches qu'eux. De la vie de famille, de
la chasteté, de la pudeur, il n'en est plus question
à Athènes ; c'est tout au plus si on en parle encore ;
toute la vie se passe en phrases et en traits d'es-
prit, en ostentation, en activité affairée. Athènes
met aux pieds des puissants l'hommage de ses
louanges et de son esprit et accepte en retour leurs
dons et leurs libéralités... On ne craignait que
l'ennui ou le ridicule et on avait les deux à satiété.
La religion avait disparu et l'indifférentisme de la
libre pensée n'avait fait que développer davantage
la superstition, le goût de la magie, des évocations
et de l'astrologie ; le fond sérieux et moral de la
vie, chassé des habitudes, des mœurs et des lois
par le raisonnement, était étudié théoriquement
dans les écoles des philosophes et devenait l'objet
de discussions et de querelles littéraires ^ ». « L'Épi-
1. Droysen, Histoire de V Hellénisme , trad. par Bouché-Le-
clercq, t. II, 1. III, ch. m.
l'école et le système. 49
curisme, dit de son côté M. Denis \ ne corrompit
rien et ne tua rien en Grèce parce qu'il n y avait
plus rien à corrompre ni à tuer. »
Le mérite d'Epicure, c'est d'avoir compris ce
que réclament un grand nombre d'esprits et de
leur avoir donné admirablement satisfaction -. Bien
des hommes en effet se préoccupent par-dessus
tout d'être heureux; le bonheur, c'est le dernier
terme de leurs aspirations; mais, comme ils sont
intelligents, ils ne peuvent refuser de tenir compte
des exigences de leur esprit; ils ne sauraient être
complètement heureux que s'ils donnent une raison
plausible de la règle de leur conduite ; ils éprouvent
le besoin de concevoir une explication du spectacle
1. J.Denis, Hist. des Idées morales dans l'antiquité, t. I,
p. 294. — Il est curieux d'opposer à ces jugements l'opinion
de M. J. Soury : « C'était le bon temps pour philosopher...
Ces doctes loisirs, ce détachement du monde, des devoirs et
des passions du citoyen, jamais Épicure ne les aurait trouvés
dans les cités turbulentes, dévorées d'envie et de soupçons
jaloux, oscillant sans cesse de la démagogie à la tyrannie, du
monde grec antérieur à Alexandre et à Antipater ». J. Soury,
Théories naturalistes du monde et de la vie dans l'antiquité,
1881, ch. VII, p. 293.
2. C'est ce qu'a fort bien vu Nietsche : « Pour être fondateur
de religion, dit-il, il faut de l'infaillibilité psychologique dans
la découverte d'une catégorie d'âmes moyennes et qui n'ont
pas encore reconnu qu'elles sont de même espèce. Ces âmes,
c'est le fondateur de religion qui les réunit (relligio). C'est
pourquoi la fondation d'une religion devient toujours une
longue fête de reconnaissance. »
ÉPICURE. 4
50 ÉPICURE.
que présentent les êtres et les phénomènes du
monde, mais ils ne sont pas bien difficiles, bien
exigeants en matière d'explication ; ils se conten-
tent volontiers de la première théorie qu'on leur
propose, qu'ils croient comprendre et qu'ils accep-
tent avec confiance ; ils ne se donnent pas la peine
de la critiquer, de l'approfondir ; si leurs doctrines
offrent quelques contradictions, ils ne s'en aper-
çoivent pas ou ne s'inquiètent pas de les résoudre.
L'épicurisme leur apportait précisément ce qu'ils
demandaient : « 0 apertam et simplicem et direc-
tain viam, » dit CicéronV Dans la lutte contre le
Stoïcisme, les Epicuriens conservèrent une attitude
défensive plutôt qu'offensive; ils répondaient aux
accusations de leurs adversaires, mais n'entrepre-
naient guère la critique des dogmes sur lesquels
ceux-ci fondaient leur système. De tels hommes,
considérant l'immensité de l'univers et le peu de
place que nous y tenons, l'impossibilité où nous
sommes de triompher des forces et des lois de la
nature, n'entreprennent pas la lutte; ils prennent
facilement leur parti de notre faiblesse, ils tâchent
de s'accommoder le mieux possible de la condition
qui nous est faite et s'arrangent pour passer agréa-
blement le peu de temps que nous avons à vivre.
1. CicÉRO>', De finibus, I, xviii, 57.
l'école et le système. 51
Quelques-uns d'entre eux sont des hommes d'un
esprit très fin et très délicat; ce qui leur manque,
c'est l'énergie de la volonté ^ . On les accuse sou-
vent de lâcheté : c'est prononcer un bien gros mot
et qui ne paraît pas justifié. L'Épicurien n'est pas
un lâche : tout d'abord il travaille à s'affranchir des
craintes qui rendent si malheureux la plupart des
hommes, puis, s'il vient à être frappé par quelque
infortune, il cherche à s'en consoler sans faire
d'efforts surhumains et sans se payer de phrases
ambitieuses. On comprend donc l'aversion qu'ins-
pire un pareil système à ceux dont le caractère est
fait surtout de fierté et de courage, qui ont une
plus haute idée de la dignité de l'homme, qui ne
se proposent pas d'autre but que d'être forts et à
ceux aussi qui, convaincus que le seul objet digne
de nous est la connaissance de la vérité, mettent les
recherches scientifiques au-dessus de la poursuite
du bonheur.
Epicure est un des écrivains les plus féconds
de l'antiquité : il avait composé plus de 300 traités
et ces ouvrages étaient bien de lui, il ne les gros-
1. MoMAiGXE, Essais, I, xi\ : « De vrai, ou la raison se
moque ou elle ne doit viser qu'à notre contentement et tout
son travail tendre en somme à nous faire bien vivre et à notre
aise, comme dit la Sainte Ecriture : etcognovi quodnon esset
melius nisi Isetari et facere bene in vita sua » (Ecoles., m, 12).
52 ÉPICURE.
sissait pas au moyen de citations empruntées à
ses devanciers. Chrysippe aussi lui écrivit beau-
coup, car il ne voulait paraître inférieur en rien
à ses adversaires; mais ses livres étaient plutôt
des répliques, des polémiques que des exposés
systématiques; en outre, son abondance était plus
apparente que réelle, car bien des pages étaient
remplies de citations prises ici ou là. Diogène
Laërce nous a transmis les titres d'un certain
nombre des ouvrages d'Epicure : un traité de la
nature, en 37 livres; sur les atomes, le vide, ré-
sumé de ce qu'on a écrit contre les physiciens;
objections des Mégariens ; des dieux, de la sainteté,
des fins, des manières de vivre (4 livres), de la
justice et des autres vertus, des dons et de la re-
connaissance, de la musique; puis des livres in-
titulés Chérédème, Hégésianax, Néoclès, Eurylo-
que, Aristobule, Timocrate (3 livres), Métrodore
(5 livres), Antidore (2 livres), Anaximène : quel
était Fobjet de chacun de ces ouvrages, c'est sur
quoi il nous est impossible de risquer la moindre
conjecture. En outre, le même historien repro-
duit textuellement, comme nous l'avons dit, une
lettre à Hérodote, une à Pythoclès, une à Ménécée,
un recueil de maximes principales et le testament
du philosophe. Mais tandis que les Epicuriens
étudiaient religieusement tous les écrits de leur
l'école et le système. 53
maître et n'en lisaient pas d'autres *, tous les
autres philosophes professaient le plus profond
dédain pour les livres d'Épicure et de ses disci-
ples. Les admirateurs fanatiques d'Epicure disent
qu'il ruina sa santé à force de travailler; c'est
probablement une erreur; mais non moins fausse
est la légende d'après laquelle ses maladies eu-
rent pour causes ses débauches et son amour
immodéré des plaisirs de la table.
Épicure ne doit pas être compté parmi les bons
auteurs : il méprisait la gloire littéraire et ne se
donnait pas la peine de soigner son style : oùjc
gTCirovov To ypaçstv, disait-il ; riihil opus esse eum^
qui philosophus futur us sity scire Utteras'. Il
improvisait, ne s'imposait pas de ratures. Il fai-
sait peu de cas des arts, ce dont on lui a fait sou-
vent un reproche et ce qui a lieu de nous étonner
de la part d'un Grec. N'oublions pas que si Epi-
cure enseignait à Athènes, il n'y était pas né et
n'y avait point passé sa jeunesse; sa première
éducation avait été fort sommaire; c'est peut-
être pour cela que son style et son goût laissaient
à désirer. On l'accuse d'écrire mal, d'employer
des termes bas, des locutions incorrectes; d'autres
1. GicÉRON', DeNat. D., II, xxix, 73 : « Vestra enim solum le-
gitis, vestra amatis, ceteros causa incognita condemmatis. »
2. CicÉROx, De finibus, II, iv, 12.
54 ÉPICURE.
fois on lui reproche d'avoir introduit plusieurs
néologismes : c'est une critique que l'on ne son-
gerait pas aujourd'hui à adresser à un philosophe
ou à un savant. La plupart des anciens s'accor-
dent à lui reconnaître du moins le mérite de la
clarté ; Gicéron le lui conteste souvent, mais pas
toujours : Comptée titur verbis quod vult et dicit
plane quod intelligarn \ Il semble, en effet, qu'é-
tant donné le caractère qu'il entend imprimer à
son système et le genre de disciples auxquels il
fait appel, c'est surtout à la clarté qu'il doit pré-
tendre. (( Il a du nerf et du trait, dit M. Croiset,
mais ni émotion, ni imagination. »
Il plaisante rarement et lourdement, il n'y a
rien chez lui qui rappelle l'ironie socratique. Quoi
de plus clair, de plus simple en apparence que
l'épicurisme? A la réflexion, bien des difficultés
se présentent, des questions se posent auxquelles
le maître ne fait qu'une réponse évasive. Les
explications nous paraissent souvent insuffisantes,
mais lui ne s'arrête pas pour si peu. Certains
auteurs, entre autres Plutarque, lui reprochent de
ne pas s'être donné la peine d'étudier et de réfu-
ter les théories de ses devanciers, surtout de
Platon et d'Aristote ; c'est une critique à laquelle
1. CicÉRO^-, De fmibus, I, v, 15.
l'école et le système. 55
il n'aurait pas été sensible, car il ne faisait point
(le cas de l'érudition et déclarait inutile la recher-
che curieuse de l'histoire. Il n'avait pas étudié les
mathématiques qui sont, d'après Platon, le ves-
tibule de la philosophie. Quelques commentateurs,
interprétant certains textes de Gicéron, croient
qu'Épicure avait un enseignement exotérique et
un enseignement ésotérique. Clément d'Alexan-
drie * dit que les Epicuriens avaient des doctrines
secrètes qu'ils ne révélaient pas au vulgaire et se
gardaient bien d'écrire ; cela ne nous parait pas
vraisemblable.
Épicure n'est pas un philosophe original : pas
une seule de ses théories qui n'ait été bien avant
lui enseignée par quelque autre ^ ; et pourtant,
s'il n'a pas imaginé une théorie de son cru sur les
principes des choses, ne nous hâtons pas d'en
conclure que son génie n'avait pas assez de puis-
sance pour cela; il n'attachait pas, nous l'avons
dit, une grande importance à l'étude des sciences
1. Clémeist d'Alexandrie, Stromates, V, xii, 139. Diogène
Laërce, X, 5.
2. « Pourquoi hésiterions-nous à comparer Epicure à ces
oiseaux nonchalants et sans industrie qui , sans prendre la
peine de se construire une demeure, vont déposer leur jeune
famille dans quelque vieux nid abandonné et ne travaillent
des pieds et de l'aile que pour arranger selon leurs besoins cet
asile emprunté? » Martha, Le poème de Lucrèce, p. 86.
56 ÉPICURE.
naturelles et ne leur reconnaissait de valeur qu'en
tant qu'elles apportent un concours nécessaire à
la morale. Il s'occupa donc longuement des ques-
tions de physique; son traité Trspl <pu(7£w; n'avait
pas moins de 37 livres. Tous les historiens sont
d'accord sur ce point qu'il n'a fait faire de progrès
ni à la science, ni à la philosophie; mais il n'en
a jamais manifesté l'ambition. Il se vantait, nous
dit-on, de ne rien devoir à personne, d'être le seul
auteur de son système et ne tarissait pas en rail-
leries plus ou moins spirituelles sur tous les phi-
losophes antérieurs; n'y a-t-il point là une con-
tradiction qui ne tourne pas précisément à son
honneur? Il disait que Nausiphane n'était qu'un
poumon (irXsufxovx), à cause sans doute de la force
et de la beauté de sa voix; Platon, un homme d'or
()^pi»(7o0v) , ami du faste; Aristote, un débauché,
adWTov, qui avait mangé son patrimoine ; Prota-
goras, un portefaix; Heraclite, un brouillon
()tux-/iTviv) ; les Cyniques, les ennemis de la Grèce;
les Dialecticiens, des corrupteurs; Pyrrhon, un
ignorant et un homme mal élevé; Démocrite, un
maîtpo d'écriture et de lecture (ypaçea). D'autres
fois il parodiait le nom de ce dernier et l'appelait
ArpoxpiTov \
1. DioGÈ>'E Laerce, X, 8.
l'école et le système. 57
Tout d'abord, il faudrait savoir — et nous n\y
pouvons parvenir — à quoi se réduisent au juste
ces plaisanteries dont on fait si grand bruit. De-
vons-nous y voir des propos qui lui étaient cou-
tumiers ou des bons mots qu'il a lancés au cours
d'une conversation familière, qui ont été répétés
par des auditeurs amusés, puis adroitement ex-
ploités par la malignité des adversaires ? Prenons
garde d'être induits en erreur par Faoriste d'ha-
bitude : il peut nous présenter comme un langage
ordinaire d'Epicure ce qu'en réalité il n'a dit
qu'une fois, airaj ■Xgyoïi.svov, et encore dans quelles
circonstances, voilà ce qu'il nous faudrait con-
naître. De nombreux témoignages, en effet, nous
attestent qu'Épicure faisait un grand éloge de
Démocrite et déclarait qu'il s'en était souvent
inspiré; quant à Nausiphane, il avait peut-
être des raisons personnelles de lui en vouloir.
Il est très vraisemblable que, poussé à bout par
les tracasseries de ses adversaires qui lui rebat-
taient les oreilles du nom des anciens philo-
sophes, prétendant qu'il les avait pillés sans
merci, il perdit patience et passant de la défen-
sive à l'offensive, se moqua d'eux afin de séparer
sa cause de la leur. Que les disciples aient exa-
géré cette tendance de leur maître et qu'ils se
soient amusés à des plaisanteries encore plus
58 KPICURE.
irrévérencieuses contre des hommes pour lesquels
la plupart de leurs contemporains professaient un
profond respect, c'est probable ; mais c'est là une
faute de goût dont nous ne devons pas accuser
Epicure lui-même. On peut entendre dans un
sens favorable cette proposition qu'il n'avait rien
appris d'aucun maître : il disait — et il croyait
probablement — que s'il soutenait telle ou telle
théorie, ce n'était pas parce que Démocrite ou
Aristippe la lui avait enseignée, mais parce qu'il
Tavait lui-même reconnue vraie ; en quoi il se fai-
sait illusion; il n'aurait pas trouvé toutes ces
idées si d'autres ne les avaient eues avant lui et
ne l'avaient mis sur la voie. Quand nous soute-
nons qu' Epicure fut un grand homme, nous ne
reconnaissons pas moins qu'il fut un homme et
que, grisé par la vogue de sa doctrine, par les
applaudissements de ses élèves, il se fit une idée
beaucoup trop haute de son mérite, de son rôle et
de la valeur de son système. Loin de nous la
pensée de rejeter tous les propos qu'on lui attri-
bue; ils trahissent une vanité excessive et sur-
tout déplacée; mais cette vanité nous paraît,
sinon excusable, du moins très explicable. Dans
son admiration exclusive pour Epicure, Lucrèce
exagère encore cette revendication d'originalité
et méconnaît tous les anciens philosophes : Pri-
l'école et le système. 59
niiim graius homo.., primusque obsistete contra.
C'est un reproche que nous aurons souvent oc-
casion d'adresser à Épicure : il ne s'est pas arrêté
à temps ; peut-être croyait-il donner plus de force
à sa pensée en l'exagérant. C'est ainsi qu'il con-
damnait en termes formels l'étude de toutes les
sciences et que, sur ses instances, un de ses amis,
Polyœnus, renonça à la culture des mathémati-
ques. En somme, il ne faisait que reprendre l'o-
pinion de Socrate; celui-ci enseignait que les
hommes ont tort de perdre leur temps en re-
cherches curieuses sur des questions qui leur
importent peu ou point, tandis qu'ils devraient
concentrer tous leurs soins sur les choses qui
concernent leur bonheur ^ . « Les philosophes post-
aristotéliques, dit Brandis, ont, comme Socrate,
ramené la philosophie du ciel sur la terre. )J II
est impossible d'aller plus loin sans se contre-
dire trop manifestement; on ne saurait formuler
une théorie morale qu'en s'appuyant sur une phi-
losophie, et la philosophie à son tour ne sait rien
que ce que la science lui a appris. Epicure le
reconnaît puisqu'il s'est donné la peine d'édifier
un système complet ; il voit combien est pressante
la curiosité de l'esprit, mais il s'imagine qu'elle
1. XÉivopnON, Mémorables, IV, 7.
60 ÊPICURE.
peut se contenter d'une satisfaction quelconque
e t ne croit pas que la faiblesse de sa physique
puis se compromettre la solidité de sa morale. Il
pense même que la recherche approfondie des
difficultés scientifiques peut nuire à la rectitude
naturelle de Tesprit et que ceux qui montrent le
plus de bon sens sont ceux qui se piquent le
moins de science. Le ton d'Epicure est toujours
très affirmatif; il a horreur du scepticisme. Cette
théorie, dit-il, est contradictoire : comment un
homme peut-il savoir qu'il ne sait rien? Ce qu'il
reproche surtout au scepticisme, c'est de ne pou-
voir fonder une règle de conduite, car nous agis-
sons toujours d'après ce que nous croyons; l'é-
thique doit donc avoir pour base un ensemble de
convictions bien arrêtées. Ses disciples sont plus
dogmatiques encore que lui; Lucrèce considère
ce système comme l'expression de la vérité abso-
lue : veraîn ad rationem... Id falsatotum ratione
receptum est.
Aristote avait proclamé l'indépendance et la
légitimité des études spéculatives ; il avait mis le
besoin de savoir au premier rang parmi les appétits
naturels de l'homme, il avait soutenu que l'effort
que nous dépensons pour le contenter est le plus
noble emploi que nous puissions faire de notre
activité, que les sciences doivent être estimées
l'école et le système. 61
d'autant plus qu'elles sont plus inutiles , enfin
que les vertus théorétiques sont plus parfaites que
les vertus pratiques.
La doctrine d'Epicure est beaucoup moins am-
bitieuse : la vie pratique doit être non seulement
notre principale mais notre unique préoccupation.
La philosophie n'est pas une science, c'est une
règle de conduite : 'E7riy.oupo; eT^eye ttiv (pO.oc^ptav âvép-
ysiav elvat "kôyoïç */.al ota>.oYt(7'xor; tov gù^aifxova ^iov ttsci-
«TTotoacav \ Nous devons philosopher non en paroles,
mais en actes, la philosophie n'est pas un savoir
dont il y ait lieu de faire montre. Epicure écrivait
à Pythoclès : « Fuis, mon cher, la science à
pleines voiles. » Il proscrivait aussi rigoureuse-
ment, et pour les mêmes motifs, la culture des
arts. Voici ce qu'il disait non seulement de la
géométrie, de l'arithmétique, de l'astronomie,
mais aussi de la musique et de la poésie : A falsis
initiis profecta et vera esse non possunt et, si
essent vera, nihil a ff errent quo jucundius, id est
ineliuSy vwerenius In poetis nulla solida utili-
tas omnisque piierilis est delectatio '. 11 professait
aussi un profond mépris pour la recherche curieuse
de l'histoire : puisque le passé est passé, à quoi
bon nous en inquiéter ?
1. Sextus Empiricus, Adv. Math. [Elhicos], XI, 169.
2. CicÉRON, De fmibus, I, xxi.
62 ÉPICURK.
Nous n'étudierons donc les phénomènes phy-
siques que parce qu'il nous est impossible de ne
pas les remarquer, de n'en pas chercher Texpii-
cation et dans la mesure seulement où nous en
pourrons tirer quelque indication utile pour notre
conduite. Épicure a senti — et cela nous montre
que c'était un esprit véritablement philosophi-
que — la soif d'unité qui tourmente l'intelli-
gence humaine, le besoin de mettre d'accord
nos croyances théoriques et nos principes pra-
tiques, de fonder les règles de notre morale sur
une conception de notre nature et de l'univers où
nous sommes placés. Tout le système n'est en
réalité qu'une morale, une théorie du bonheur ;
or, il n'y a pas de bonheur possible pour l'homme
tant qu'il est tourmenté de la peur de la mort et
de la crainte des dieux ; il faut donc l'en affranchir
en lui faisant connaître les lois et les principes de
la nature ; enfin, pour faire comprendre la solidité
des explications qu'on lui fournit et pour le ga-
rantir contre les séductions de l'erreur, il faut dé-
terminer les moyens que nous avons de connaître
le vrai et de le discerner du faux. La canonique
et la physique sont nécessaires ; mais encore une
fois, nous ne devons les étudier qu'en raison
des services qu'elles rendent à la morale et nous
ne devons nullement nous inquiéter des pro-
l'école kt le système. 63
blêmes qui n'ont pas de rapport avec la vie pra-
tique V Ce qui fait la valeur de la canonique c'est
qu'elle fonde en nous la certitude ; or, la certitude
est un des contre-forts du bonheur, puisqu'elle
seule donne la sécurité et Fataraxie". La cano-
nique n'est en réalité qu'une partie de la phy-
sique : Epicurei duas partes philosophise puta-
verunt esse, naturalem atque inoralem : ratio-
nalem removerunt . Deinde cum ipsis rébus coge-
rentur ainbigua decernerey falsa siih specie veri
latentia coarguere^ ipsi quoqiie locum queni de
judicio et régula appellaiit^ alio no mine ratio-
naleni induxerunt : sed eam accessionern esse
naturalis partis e,2'^5^^ma/^^^. La physique affran-
chit l'homme des préjugés et des terreurs qui
l'empêchent d'être heureux; la morale lui en-
seigne d'une manière positive les moyens d'ar-
river au bonheur.
Voici comment Epicure déterminait l'objet des
trois parties de la science : la canonique étudie
1 . Bacon reprochait à Épicure « d'avoir accommodé et assu-
jetti sa philosophie naturelle à sa morale, en ne voulant ad-
mettre aucune opinion qui pût affliger, inquiéter l'âme et trou-
bler cette eurythmie dont Démocrite lui avait donné l'idée ».
De dign. et augm., II, 13.
2. G. Lyon, Bibliothèque du Congrès de pliilosopliie de
1900.
3. SÉNÈQUE, Lettres, LXXXIX, 11.
64 ÉPICURE.
Tuept xptT'/;piou xai àpyy^ç xxi CTOf/^eicoTi/coijî ; la physique,
xepl Y£V£<7£a); /tal (pOopaç xal Tuspi (pucsco;, la morale ; -soi
aîpsTÛv xai (psu/CTÛv xat Trspl piwv xalTsXou;. Il n'attribue
aux autres parties de la philosophie qu'une impor-
tance secondaire; faut-il donc nous étonner si
ses théories nous paraissent faibles et facilement
criticables? Il se borne à affirmer, il ne discute
pas; cela n'en vaut pas la peine; il a hâte d'ar-
river à des questions véritablement sérieuses et
intéressantes. Mais nous trouvons fort injuste la
condamnation prononcée en termes si catégoriques
par Ritter^ : « Nous ne pouvons voir dans l'en-
semble des doctrines d'Epicure un tout dont les
parties soient bien assorties. Il est évident que
la canonique et la physique ne sont qu'un appen-
dice maladroit de sa morale. Mais qui pourrait
faire l'éloge de la morale d'Epicure, soit à cause
des vérités qu'elle renferme, ou même pour son
originalité, ou bien enfin pour l'enchaînement
qui y règne? D'abord, nous ne la trouvons point
originale... On ne peut pas dire que ce soit une
doctrine bien liée... Cette doctrine nous paraît
de peu de valeur scientifique. »
1. RiTTER, Histoire de la philosophie ancienne, III, 412.
I
CHAPITRE IV
CATs^ONIQUE .
On a souvent expliqué avec quelle prédilection
les Grecs et tout particulièrement les Athéniens,
hommes d'esprit subtil et amoureux des belles
discussions, avaient étudié et multiplié les règles
de la Logique ; or, de toutes ces merveilleuses dif-
ficultés, Épicure ne tient aucun compte; il déclare
cette étude superflue, 7rap£7^xou(7av, au grand scan-
dale de beaucoup de ses contemporains et de bon
nombre d'historiens postérieurs. D'après certains
auteurs, Epicure condamnait non pas toute la
logique, mais celle des Stoïciens, a>;>;oi ^è vicrav qi(^olci
[JLVI xotvtoç aÙTOv Tviv T^oyi/z/iv Trap-ziT-^cOoct, [jlovtiv ^è tyiv tûv
Stoïx.wv ' . Ceux-ci au contraire étaient très fiers de
leur subtilité, (/.s'ya (ppovouctv êm tvî tojv ^^oytîccov e^sp-
yaaia. <( La logique, dit Lange-, fut la science qu'É-
picure développa le moins ; mais il le fit à dessein
1. Sextus Empiricus, Adv. logicos, VII, 15.
2. Lange, Histoire du Matérialisme, I»"® part.,ch. iv.
ÉPICURE. 5
66 ÉPICURE.
et pour des motifs qui honorent grandement son
intelligence et son caractère. Quand on se rap-
pelle que la plupart des philosophes grecs cher-
chaient à briller par des thèses paradoxales, par
les subtilités de la dialectique et qu'ils embrouil-
laient les questions au lieu de les éclaircir, on ne
peut que louer le bon sens d'Epicure d'avoir rejeté
la dialectique comme inutile et même comme nui-
sible. Aussi n'employait-il pas de terminologie
technique, aux expressions étranges, mais il ex-
pliquait tout dans la langue usuelle. « Dans son
« école, dit Gassendi, on ne perdait pas son temps
(( à des discussions sur le crocodile, les cornes, le
« voilé, dont les Stoïciens étaient si fiers. » Il n'ex-
pose pas les règles de la définition, de la démons-
tration, de la réfutation des sophismes ^
Il s'occupe uniquement de la question du crité-
rium, mais il ne prend pas ce mot dans le sens que
nous lui donnons aujourd'hui : à ce point de vue,
le critérium delà certitude c'est l'évidence : tuxvtcov
y.pv)TTt; xat 6ê[;.£>.ioç to âvapysia". D'autres fois, Epicure
1. CicÉROîv, De fînibus, I, vu, 22. « In logica îste vester plane,
ut mihi quidem videtur, inermis ac nudus est. ToUit defini-
tiones; nihil de dividendo ac partiendo docet. Non quomodo
efficiatur concludaturque ratio tradit, non qua via captiosa
solvantur, ambigua distinguantur ostendit. » Ibid., xix, 63. —
Acad. prior., II, xxx, 97. — DiogèneLaerce, X, 31.
2. Sextus Empiricus, ylc^P'. logicos (Mat/i*,Yll), 216.
CANONIQUE. 67
invoque le principe de contradiction : nous ne
devons pas admettre comme vrai ce qui est impos-
sible \ C'est au nom du principe de contradiction
qu'il confondait les sceptiques. Il s'agit chez lui
des sources de nos connaissances, des moyens
que nous avons de pénétrer la vérité. Ces sources
sont au nombre de trois, la sensation, l'anticipa-
tion et le sentiment, aicOvict;, irpdV/i^'tÇy'Tràôo;^; mais,
si nous y regardons de près, nous voyons que les
deux dernières découlent de la première et que
toutes nos connaissances nous viennent des sens,
£7Tivoai Traçai àiro tûv aicG'/fagwv Ysyovaat '. Dans la con-
naissance, Tâme est toujours passive; toute sen^
sation est un choc, luV/iy^'. Le système d'Epicure
est donc tout l'opposé de la doctrine platonicienne,
de la théorie des Idées et de la Réminiscence;
nous n'y trouvons pas trace non plus de la dis-
tinction établie par Aristote entre l'intellect passif
et l'intellect actif.
La certitude a pour principe la confiance natu-
relle que nous accordons au témoignage des sens ;
cette confiance est immédiate et nécessaire ; dès
qu'on l'ébranlé, rien ne reste debout. La sensation
est claire par elle-même, svapyvîç: ce n'est pas
1. DioGÈNE Laerce, X, 32, 38.
2. DioGÈNE Laerce, X, 31.
3. Diogène Laerce, X, 32.
68 ÉPICDRE.
autre chose en effet que le mouvement commu-
niqué à nos organes par Tobjet extérieur, sans
que rien y soit ajouté ni retranché. Lorsque Epi-
cure nous dit que les sens sont toujours véri-
diques , qu'une perception n'a pas plus d'autorité
qu'une autre, il paraît oublier le rôle de l'attention.
Cependant la connaissance que nous avons des
choses sensibles dépend non seulement de l'in-
tensité de l'action exercée sur nos organes, mais
aussi de l'effort par lequel nous appliquons notre
esprit, car nous voyons distinctement des objets
fort petits. M. F. Thomas, qui insiste sur cette
remarque, cite à l'appui plusieurs vers de Lu-
crèce; mais il semble que cette observation soit
due à des Epicuriens postérieurs.
Il nous est impossible de contrôler le témoi-
gnage des sens ; en appellerons-nous d'un sens à
un autre ? mais ils ont tous une égale légitimité, une
égale autorité, tyiv iGOGÔsvetav, et rien ne nous auto-
rise à attribuer à l'un le privilège de corriger les
autres. La sensation de l'œil gauche ne peut réfu-
ter celle de l'œil droit. De plus, chaque sens a pour
objet propre la perception d'une certaine qualité
que les autres sens ne peuvent connaître : la vue n'a
aucune idée du son, l'oreille de la couleur, de l'o-
deur, de la saveur, de la température; un sens ne
peut donc rectifier les données d'un autre sens. (Ce
CANONIQUE. 69
n'est pas ici le lieu d'examiner si les études des
psychologues modernes sur le rôle du toucher et
sur l'éducation des sens les uns par les autres ont
contredit ces assertions ; nous nous bornons à ex-
poser les théories d'Epicure auxquelles ses adver-
saires ne savaient que répondre.) Invoquerons-
nous l'autorité de la raison? Elle ne nous fournit
aucune connaissance qui ne lui ait été tout d'a-
bord apportée par les sens ; elle ne peut prévaloir
contre eux, puisque c'est à eux qu'elle doit tout.
Mais, direz-vous, les perceptions des différents
hommes ne sont-elles pas contradictoires, ainsi
que l'a montré Platon dans la critique qu'il a faite
de la doctrine de Protagoras ? Qu'importe ? Car ce
qu'il faut considérer, ce n'est pas la sensation
même, mais l'interprétation que nous en faisons
en nous appuyant sur une expérience répétée.
Nous ne sommes pas réduits à la seule connais-
sance des phénomènes ou des objets qui frappent ac-
tuellement nos sens : l'idée que nous avons acquise
subsiste, elle laisse une empreinte, tuttoç, qui se
conserve dans la mémoire, aT|Jt.vvi tou iroT^T^axt; e^wOsv
oavsvTo;. Souvent les souvenirs et les images qui
les accompagnent se présentent à nous sponta-
nément, mais nous pouvons aussi les évoquer
volontairement. En outre, parmi nos sensations
beaucoup sont la reproduction plus ou moins
TO ÉPICURE.
complète, plus ou moins exacte de sensations
antérieures; il y a là quelque chose que nous
ne manquons pas de remarquer et qui explique
la formation d'idées générales, y.v.bo'kiy.y.l voviGstç.
Épicure avait bien vu les différents rapports selon
lesquels s'associent les idées : /-al yàp /.al sirivoat iracat
aTTO TÔv ai(76*/f(7£(ov yeyovaGi xaTx t£ Trepi-TTTWGtv, y-al àva-
>.OYiav,îcat6(J!.oioTyiTa, x.ai guvÔsgiv, G\>^^OLXko[JÂwo\} Tt x,al tou
>.oyt(7p0; toutes nos connaissances procèdent des
sens, ou bien par incidence (lorsque l'objet tombe
directement sous nos sens ; c'est ainsi que nous ac-
quérons l'idée du soleil, de la lune, de Socrate), ou
bien par analogie (quand nous formons l'idée de
géant ou de pygmée, en agrandissant ou en rape-
tissant l'idée d'homme, que nous avions antérieure-
ment), ou bien par ressemblance (nous nous faisons
l'idée d'une ville que nous ne voyons pas d'après
une autre ville que nous avons vue), ou bien par
combinaison (ainsi l'idée d'hippocentaure résulte
de la combinaison de l'idée de l'homme avec l'idée
de cheval). 11 n'y a rien de plus dans nos idées et
dans les mots que nous employons pour les expri-
mer que ce qui nous a été donné par la percep-
tion; le langage nous rappelle les sensations que
nous avons eues précédemment, rien de plus ^.
1. DioGÈNE Laerce, X, 32.
2. DioGÈNE Laerce, X, 33.
CANONIQUE. 71
Enfin, l'expérience du passé fait naître en nous des
habitudes sous l'empire desquelles nous prévoyons
l'avenir, nous nous attendons à ce qui va se pro-
duire, à ce que nous allons percevoir. Ces antici-
pations, ou notions antécédentes, qui jouent un
grand rôle dans notre vie intellectuelle, s'expli-
quent par des perceptions antérieures et ne cons-
tituent pas à proprement parler une source dis-
tincte de connaissances. Epicure est le premier
qui ait employé le mot irpoV/itLi; \
Les sensations ne nous font connaître que les
qualités ; quant à la nature même des choses, nous
n'avons aucun moyen de la pénétrer : « Nous pou-
vons porter des jugements sur la figure, la cou-
leur, le poids, sur tout ce qu'on affirme des corps,
en tant qu'accidents attachés soit à tous les corps,
soit à ceux que nous pouvons voir ou connaître
par les autres sens, mais non sur l'essence même
des choses, dont nous ne pouvons avoir aucune
idée". D
1. GicÉRON, De Natura Deoriim, I,xvi: « :rp6Xri(|;iv appellat
Epicurus... anteceptam animo rei quamdam informationem,
sine qua nec intelligi quidquam nec quaîri nec disputari po-
test; cujus rationes, vim atque utilitatem ex illo cœlesti Epi-
curi de régula et judicio volumineaccepimus n.Ibid.^ I, xvii,
44 : « Ut Epicurus ipse 7:p6X7]t|*iv appellavit, quam antea nemo
eo verbo nominarat. »
2. DioGÈNE Laerce, X, 68,
72 ÉPI CURE.
Toutes ces propositions se tiennent parfaite-
ment et constituent un exposé très clair et très
logique du sensualisme. Malheureusement Épi-
cure n'y reste pas toujours fidèle et semble leur
donner un formel démenti. Il prête parfois au mot
anticipation une portée toute autre, il attribue
à l'homme une sorte de pressentiment, un sens
de la vérité dont il n'explique pas la nature et
dont il serait bien embarrassé de rendre compte.
11 ne faut pas considérer les xpoV/fiJ^etç comme des
idées innées, car alors se poserait la question :
Pourquoi devons- nous toujours admettre les
Tz^ok'fi^ei(; comme vraies? n'en pouvons-nous avoir
aussi bien de fausses ? A quoi Epicure ne pour-
rait rien répondre. Mais voici qui est plus grave
encore : il enseigne que les principes de toutes
choses sont les atomes et le vide. Le vide évi-
demment ne peut être perçu par aucun sens,
puisque c'est le néant; il en faut dire autant des
atomes qui, par suite de leur extrême petitesse,
ne sont ni visibles, ni tangibles; et cependant
nous en affirmons l'existence; la croyance à la
réalité de ces deux principes est fondamentale :
ils ne sont pas connus par les sens; ils sont
conçus par la raison, loyw ôswpviTic. N'est-ce pas
proclamer qu'il y a d'autres connaissances que
les connaissances sensibles, et que les connais-
CANONIQUE. 73
sances rationnelles sont d'un ordre supérieur,
d'une certitude primordiale, puisque ce sont elles
qui rendent compte des apparences sensibles?
Ces contradictions ne troublent pas Epicure; il
n'attache pas grande importance aux questions
de logique; il s'efforce de résoudre les difficultés
à mesure qu'elles se présentent et, si les solu-
tions qu'il donne successivement ne s'accordent
pas entre elles, il ne prend pas la peine de les
concilier.
Quant à la troisième source de connaissances,
Traôo;, il ne nous semble pas que la plupart des
historiens en aient signalé l'importance. Les
objets extérieurs, en même temps qu'ils nous
communiquent des idées, font une certaine im-
pression sur notre sensibilité; tout phénomène
instructif est du même coup un phénomène affectif;
le cours de notre vie est constitué, non seule-
ment par une série de perceptions, mais par une
suite de plaisirs et de douleurs. Nous distin-
guons donc les objets selon l'impression qu'ils pro-
duisent sur nous; c'est d'après cela, et d'après
cela seulement, que nous les appelons bons ou
mauvais; tous les jugements que nous portons
sur la valeur des choses et même des personnes
ont pour point de départ un sentiment que nous
avons éprouvé, iraGo;. Cette impression est directe
74 ÉPICURE.
et infaillible; il ne peut venir à Tesprit de per-
sonne de contester la réalité du plaisir ou de la
douleur que nous ressentons; le jugement que
nous avions d'abord prononcé peut être modifié
ultérieurement, mais c'est toujours à la suite
d'une nouvelle expérience douloureuse ou char-
mante. Ces impressions de plaisir et de douleur,
c'est par les sens que nous les éprouvons.
Maintenant il nous faut aller plus loin et nous
demander comment s'explique l'action des objets
sur nos sens ; car un grand nombre de nos per-
ceptions et de nos sensations se produisent non
pas à la suite d'un contact immédiat, ce qui est
le propre du toucher, mais à une distance plus ou
moins grande. Rien en apparence de plus simple
que la théorie épicurienne de l'émanation, rien en
revanche qui résiste moins à un examen un peu
sérieux. De la surface des corps se détachent
fl^ftl^ continuellement de minces couches d'atomes, des
effigies, qui voltigent dans l'espace et viennent
agir sur nos sens; Lucrèce les compare à ces
peaux que les cigales et les serpents dépouillent
au printemps et que nous retrouvons dans les
épines ou sur les feuilles. Pour les désigner,
May or, dans les notes de son édition de Lucrèce,
emploie le vaol films, en français pellicules, fami-
lier à tous ceux qui s'occupent de photographie.
CANONIQUE. 75
Comment ces diverses émanations, âTroppoat, aiuocTra-
c£iç, vont-elles chacune au sens qui lui convient,
c'est ce qui n'est pas clairement exposé. Tout le
monde explique par des exhalaisons l'odeur qu'é-
mettent les fleurs et un grand nombre de corps,
la chaleur, le froid, Thumidité; il en est de même
de la perception des autres qualités des choses.
Epicure semble s'être peu occupé du son et de
l'écho, il a surtout traité de la lumière et des cou-
leurs. Quant aux perceptions du toucher, elles
diffèrent de celles des autres sens, elles sont pro-
duites par contact immédiat et non par émana-
tions; elles nous font donc connaître directe-
ment les propriétés des corps, la dureté et le
poids. Les membranes conservent la forme des
objets dont elles sont parties et nous donnent
alors des connaissances exactes. Nous devons
croire qu'elles sont conformes aux objets, puis-
qu'elles en émanent, elles nous les font con-
naître tels qu'ils sont réellement. Mais il fau-
drait, pour que nous pussions avoir confiance
dans le témoignage de nos sens, que nous
soyons bien sûrs qu'il en est toujours ainsi; or,
nous ne le sommes pas et nous savons même le
contraire. Quelquefois, les effigies durent plus
que l'objet lui-même et survivent à sa destruc-
tion.
76 ÉPICURE.
Epicure prétend que nous ne devons pas croire
le soleil plus grand qu'il ne nous paraît être; il
est étrange que son opinion sur ce point n'ait pas
été rectifiée par l'expérience continuelle du rape-
tissement que la distance détermine dans la vision
des objets les plus familiers, comme les arbres
ou les maisons. Les effigies, étant formées de
particules extrêmement petites, sont animées
d'un mouvement très rapide et ne provoquent
guère de résistance ; leur vitesse égale celle de la
lumière, elles traversent non seulement l'air,
mais aussi les corps transparents, tels que le
verre. Quand elles viennent à tomber sur une
surface polie, comme celle d'un miroir ou des
eaux, elles se réfléchissent et reviennent en ar-
rière. Mais elles peuvent faire aussi de mauvaises
rencontres : elles se heurtent à des obstacles qui
les arrêtent et les empêchent d'aller plus loin ;
elles entrent en conflit avec la foule innombrable
des effigies émanées de tous les autres objets, de
sorte qu'elles sont défigurées, déformées, qu'elles
se combinent avec les unes ou avec les autres :
telle est la source de toutes nos illusions. Si nous
écoutons de près une personne qui nous parle,
nous distinguons les mots et nous en comprenons
le sens; quand nous entendons de loin une foule
où bien des gens discutent, nous percevons un
CANONIQUE. 77
bruit confus, plus ou moins fort, mais nous ne
discernons rien.
Notre erreur n'est jamais complète; il y a quel-
que chose de vrai dans les hallucinations, dans les
rêves, dans les conceptions les plus bizarres des
fous. Ce qui se présente à l'esprit est incontes-
tablement réel, mais les hommes se trompent
souvent dans leurs jugements, dans l'interprétation
qu'ils font du témoignage de leurs sens. Lorsque
Oreste croyait voir les Furies, sa sensation était
vraie, car ces images étaient en effet devant ses
yeux, mais son erreur consistait à prendre pour
des corps solides ce qui excitait en lui ces images.
Il semble bien que cet aveu, auquel Épicure ne
peut échapper, soit en contradiction avec ce qu'il
avait affirmé d'abord. Les hallucinations, dit-il,
les rêves sont vrais (àXviÔ*^), puisqu'ils produisent
une impression (y.iv£î yap), ce que ne pourrait
faire ce qui n'est pas (to [j/n ov) * . Epicure n'aurait-
il pas dû insister sur cette distinction entre le
réel et le vrai?
Les sensations ne nous fournissent que les
premiers matériaux de nos connaissances ; au
moyen de ces matériaux nous élevons un édifice
de plus en plus vaste et compliqué par toutes
i. DioGÈNE Laerce, X, 32.
78 ÉPICURE.
sortes de jugements et de raisonnements; nous
formons des opinions, ^d^aç, des suppositions,
ÙT:Q'k'/]^s.i<;. Les Stoïciens accusaient les Épicuriens
d'avoir méconnu le rôle et la fécondité du rai-
sonnement; en réalité, ils raisonnaient beaucoup,
moins sans doute que leurs adversaires, et sur-
tout autrement. Il est un mot qu'Epicure emploie
fréquemment, c'est iizCkoyiGixoç; mais que faut-il
entendre par là? imloyCC^G^icci est-ce autre chose
que réfléchir attentivement, faire effort pour com-
prendre? encore un point auquel Epicure paraît
avoir attaché peu d'importance ou sur lequel du
moins les textes sont en désaccord, Epicure refu-
sait formellement d'admettre ce principe sur lequel
les Stoïciens faisaient tant de fond : de deux pro-
positions contradictoires, l'une est nécessairement
vraie, l'autre fausse. S'il en était ainsi, dit-il, il
n'y aurait pas de liberté ^ . Cette doctrine a été très
diversement jugée par Renouvier. Dans l'His-
toire de la philosophie ancienne, il disait : « Epi-
cure ignorait la logique ; il raisonnait assez
mal pour prétendre que l'axiome : toute propo-
sition doit être nécessairement vraie ou fausse,
se peut éluder; il renversait toute notion du né-
cessaire et l'esprit même de la science. » Mais
1. CicÉRON, Lucidlus, XXX, 97. — DeNat. D., I, xxv, 70.
CANONIQUE. 79
revenant plus tard sur la môme question, il s'ex-
primait ainsi : « C'est un des points sur lesquels
Épicure a montré le plus de pénétration et de
conséquence dans ses vues. Le parti pris des Epi-
curiens à cet égard leur fait beaucoup d'hon-
neur. »
Le livre sur les sciences expérimentales, dont
les fragments ont été retrouvés à Herculanum,
n'est pas d'Epicure lui-même, mais de Philodème;
nous avons tout lieu de croire que le disciple a
reproduit fidèlement les doctrines du maître. Il
est curieux de comparer ce titre, irepl criiLtim ym
<>7i(jt.£twc£wv, de l'Interprétation des signes, aux ,
expressions employées par Stuart Mill. Il y a
quelque exagération dans l'enthousiasme que ce
traité inspire à Gomperz : Es ist der erste Entwurf
eineni induktweri Logik. . . getragen von dem
Hauche der œchtester baconischen Geistes. Il
a été plus sainement jugé par M. G. Lyon ' : pour
connaître les choses obscures, il faut inter-
préter les choses manifestes qui en sont les
signes; cherchons donc des choses qui soient le
signe et la preuve de ce qui est obscur'.
Lorsqu'une première idée, 7rpdV/nJ;t;, s'est présen-
1. G. Lyon, La logique inductive dans l'école épicurienne.
Congrès international de philosophie, 1900.
2. DioGÈXE Laerce, X, 13-14, 21,25-26, 31.
80 ÉPICURE.
tée à notre esprit, elle nous engage dans une sé-
rie de recherches (outs ^titeiv âVriv outs àiropetv aveu
TTpoVfl^wç *). C'est une anticipation qui nous met
sur la voie de la découverte de la vérité, où/, àv Çvi-
T7i(7a[JL£V TO Çv)TOUJJ!.£VOV, £1 [X7] TTpOTEpOV £yV(i>/C£l[A£V aUTO ^ ,
Il ne faut pas prendre une coïncidence accidentelle
pour une liaison générale et permanente, de n'im-
porte quelle ressemblance inférer n'importe quelle
ressemblance, où yàp â(p' viç 'iToyj. xoivottito; i(f 71V
£TU)(^£ x.oivdTrjTa [j!,£TaêaT£ov. On peut faire des infé-
rences (Tsy.jAviptoaaOat) sur les objets qui échappent
à notre observation, et bien loin de n'avoir que dé-
fiance à l'égard de ce que nous suggère la méthode
de ressemblance, on peut y avoir autant de créance
qu'aux objets mêmes d'où procède notre induction
(à"XV OUTtU 'JTt(7T£U£lV cI)Ç "Xal toi; àcp' COV 'ri <771{JL£t(0(7lç).
Épicure ne s'est pas donné la peine de détermi-
ner les règles de ces opérations, mais il affirme à
plusieurs reprises que les principales causes de nos
erreurs découlent de nos passions, que la première
condition pour parvenir à la connaissance vraie,
c'est de nous en affranchir ; il donne à la rectitude
d'esprit le nom de sobriété, v7i<pwv "XoyKîpç; l'amour,
la colère, la peur, nous mettent hors d'état de dis-
cerner la vérité, non moins que l'ivresse. La pra-
1. Sextus Empiricus, Adç. Math., I, 57. — XI, 21.
2. DiOGÈNE LaercEjX, 33.
CANONIQUE. 81
tique de la vertu, qui est la garantie du bonheur,
nous procure aussi le plus sûr moyen de parvenir
à la science. Épicure parle souvent de la raison;
il dit que nous devons la prendre pour guide de
nos jugements comme de nos actions, mais il n'ex-
plique pas quel sens il donne à ce mot ; il semble
qu'il ne la distingue pas de l'expérience. Et pour-
tant d'autres fois il lui attribue une certaine impul-
sion naturelle en vertu de laquelle elle se porte en
avant à la découverte de la vérité, ce qu'il appelle
(pavracTix//) Itzi^qXvi TTÎçStavoLaç. Qu'est-ce au juste que
ce mouvement de la pensée? est-il actif ou passif?
est-il provoqué par une image qui se présente à
l'esprit? est-ce un élan en avant, grâce auquel nous
devinons parfois la vérité avant d'être à même de
la connaître? Quel sens et quelle importance faut-
il attacher à cette doctrine que nous trouvons indi-
quée dansDiogène Laërce ^ et qui nous paraît d'ori-
gine aristotélicienne ou même platonicienne : il se
produit deux mouvements, Tun venant des choses,
l'autre de notre esprit ; quand ils sont d'accord, il
en résulte la connaissance de la vérité; s'ils sont en
désaccord, notre conception ne peut être que fausse ?
La vérité se fait jour avec une facilité très iné-
gale dans les diverses intelligences. Il y a lieu en
1. DioGÈNE Laerce, X, 50, 51.
ÉPICURE. 6
82 ÉPICURE.
effet de distinguer trois sortes de philosophes :
les uns, comme Epicure, découvrent eux-mêmes
des vérités nouvelles ; d'autres, comme Métrodore,
comprennent ce que leur enseigne le maître, mais
ne sont capables d'aucune invention originale ;
d'autres, enfin, tels qu'Hermarque, ont besoin qu'on
exerce sur eux une contrainte pour les faire entrer
dans l'école * .
La vérité, c'est la conformité de la pensée à son
objet : eaTiv à>.7i8èçTO outw; ejç^ov wç ^.eyeTat e/^eiv, xal
(peu^oç SGTtv t6 oùy outw; £)(^ov wç "kéyeTcui 'éjzvj ^. Avons-
nous du moins un moyen de la distinguer ? Sur ce
point, la doctrine d' Epicure manque singulière-
ment de netteté et de rigueur : un jugement est vrai,
dit-il, s'il n'est pas démenti ou s'il est confirmé
par l'expérience, làv £7rt(i.ocpTi»p7i6*^ y) ^ri àvTijjiapTupviG*^ ;
il est faux s'il est démenti ou s'il n'est pas confirmé
par l'expérience ^ ; il faut donc, avant de nous pro-
noncer sur la valeur d'une opinion, attendre que
cette question préalable soit résolue. Mais ces deux
préceptes sont loin de revenir au même : pour
accepter un jugement comme vrai, devons-nous
exiger que la preuve en soit fournie ou bien pou-
vons-nous nous contenter de ce qu'il n'ait pas été
1. SÉNÈQUE, Lettres, LU.
2. Sextus Empiricus, Adi^. dogm., II {Matt/i., VIIÎ), 9.
3. DioGÈNE Laerce, X, 51.
CANONIQUE. 83
contredit par les faits? Cependant sur ce point
aussi, Epicure fait preuve d'une remarquable péné-
tration : il faut, dit-il, distinguer deux cas bien dif-
férents : nos conjectures portent tantôt sur l'événe-
ment qui va se produire (to xpo(7(ji.£vov), tantôt sur
la cause cachée de qui s'est produit (to a^yjT^ov).
Dans le premier cas, il suffit, pour que nous ayons
le droit de regarder notre opinion comme vraie,
qu'elle ne soit pas démentie par l'expérience ; et
encore jugeons-nous très différemment des séquen-
ces et des concomitances; dans le second cas, nous
devons exiger qu'elle soit prouvée. Il serait curieux
de comparer avec la théorie d'Epicure les idées
développées de nos jours par les pragmatistes :
(( L'idée vraie est féconde, dit un disciple de
M. Dewey; elle nous mène de l'anticipation à la
réalisation. L'idée fausse par contre est stérile
et impuissante à amener le résultat promis. » Mal-
heureusement notre philosophe n'a pas persévéré
dans cette voie et nous savons pourquoi : il n'avait
pas l'esprit scientifique ; il ne comprenait rien aux
exigences de la méthode; enfin, il n'apportait pas
à l'examen des questions théoriques le calme, la
patience, l'impartialité qui nous paraissent indis-
pensables ; il ne voyait qu'un intérêt enjeu, celui
de sa morale, et il en cherchait partout la confir-
mation. 11 faut tout d'abord délivrer les hommes
84. ÉPICURE.
de leurs erreurs, les rendre à la rectitude naturelle
du raisonnement ; car, s'il reste la moindre trace
des anciens préjugés, cela suffit pour empêcher
de découvrir la vérité : Sincerum est tiisi vas,
quodcumque infundis acescit.
C'est encore par l'expérience et le besoin qu'E-
picure explique l'origine et le progrès du langage.
Il ne cherche plus, comme Platon, si les mots imi-
tent ou non la nature et l'essence des choses. L'u-
sage des mots n'est pas le résultat d'une institu-
tion arbitraire (tac ovoaaTa s; àp^vl; [jt,r, Gsaet yeveGÔat *).
Les hommes possèdent naturellement des organes
propres à l'émission des sons articulés ; ces organes
entrent enjeu sous l'influence des émotions que
nous ressentons. La diversité des langues est facile
à expliquer : chaque race éprouve des sentiments
('tôia 7ra(7pu(7aç iraÔYi), reçoit des images qui lui sont
propres (t^ta "XajjLêavouaaç (pavTxcjixaTa) . C'est par as-
sociation que les mots que nous entendons éveillent
en nous l'idée des objets que nous avons perçus :
(( En même temps qu'on prononce le mot homme,
l'empreinte de l'homme se présente à l'esprit en
vertu des notions antécédentes; dans toutes ces
opérations les sens nous servent de guides. » Nous
devons donc avoir grand soin de n'employer que
1. DiOGÈNE LaERCEjX, 75.
CANONIQUE. 85
des mots dont le sens soit déterminé par des sen-
sations précises et de n'attacher aux mots d'autre
sens que celui qui correspond à des sensations.
Il y a des mots parfaitement clairs qu'on ne peut
définir par d'autres plus clairs ^ ; on ne saurait donc
attacher trop d'importance à l'emploi des mots pro-
pres et aux étymologies : Epicurus crebro dicit di-
ligenter oportere exprinii quse vis subjecta sit
vocibus'.
1. Sur tous ces points, la pensée d'Épicure est loin d'at-
teindre la précision que lui donne Gassendi [Syntagma. Pars
I, caputv) : Canon I : « Dum loqueris, delige voces communes
et perspicuas, ne aut ignoretur quid velis, aut interpretando
tempus frustra teres. » — Canon II : «Dum audis, id enitere
ut vim subjectam voeibus teneas' ne te vel prae obscuritate
lateant, vel praeambiguitate deludant ». — Cf. Encyclopédie,
art. Épicure : « Quand vous parlez, préférez les expressions
les plus simples et les plus communes, ou craignez de n'être
point entendu et de perdre le temps à vous interpréter vous-
même. Quand vous écoutez, appliquez-vous à sentir toute la
force des mots. »
2. CicÉRON, De finibus, II, ii, 6. — Diogène Laerce, X, 31.
CHAPITRE V
PHYSIQUE
Épicure rejette le mot métaphysique : puisqu'il
n'existe pas autre chose que la nature, (pu<7t;, il ne
peut y avoir de science que la physique ; toute au-
tre recherche serait sans objet ; la nature s'explique
par elle-même, sans aucun principe supérieur, et
se suffit toute seule.
Les Epicuriens, d'après Kant^ furent les phy-
siciens les plus distingués parmi tous les savants
delà Grèce. «L'école épicurienne, dit Renan, futla
grande école scientifique de l'antiquité. » Ritter
est d'un avis opposé : ce Rien ne prouve plus clai-^
rement, dit-iP, la légèreté scientifique de cet
homme que sa physique, qui ne s'accorde ni avec
sa morale, ni avec sa canonique. »
La physique d'Epicure c'est l'atomisme. Il n'est
pas l'inventeur de ce système ; il se borne à re-
1. Kant, Logique, trad. Tissot. Introduction, IV, p. 35.
2. Ritter, Philosophie ancienne, X, ii, t. III, p. 397.
88 ÉPICURE.
produire la théorie de Démocrite. Ritter cherche
pour quelles raisons Epicure a adopté le système
atomistique de préférence atout autre ; celles qu'il
examine ne lui paraissent pas sérieuses ; nous ver-
rons si l'on ne peut pas en concevoir de meilleures.
L'originalité de Démocrite lui-même a été mise en
doute : l'atomisme, nous dit-on, aurait été enseigné
avant lui par des savants phéniciens antérieurs
même à la guerre de Troie ^ ; il ne put ignorer leurs
doctrines, soit qu'il les ait entendu exposer dans leur
pays d'origine au cours de ses voyages, soit que des
Phéniciens soient venus professer dans les villes
d'Asie Mineure. Quoi qu'il en soit, en passant de
Démocrite à Epicure, l'atomisme changea de ca-
ractère. Démocrite possédait à un degré remar-
quable les qualités de l'esprit scientifique : Lange,
Gomperz en font un grand éloge. Nous ne pouvons
pas en dire autant d'Epicure ; il n'avait aucun goût
pour les études scientifiques; il ne se donna pas
la peine d'étudier à fond le système de son maître;
il est même probable qu'il ne le comprit pas tou-
jours ; en tout cas, il n'attachait pas une importance
1. Sevtus Empiricus, Adv. Matth., IX, 363. — Strabon, 1. XVI,
H, 29, p. 759. — M. LiARD, dans sa thèse De Democrito philo-
sopha, ne dit rien de cette tradition ; il croit que la conception
de la théorie des Atomes a été suggérée à Démocrite par les
discussions des Ioniens et des Éléates.
PIIYSIQUK. 89
primordiale aux questions théoriques. Son ambi-
tion est de donner une explication aussi simple que
possible de tous les phénomènes de la nature.
Dans son empressement à supprimer les difficultés,
il ne s'aperçoit pas qu'il en soulève d'autres encore
plus inextricables, que ses prétendues explications
provoquent une foule de questions auxquelles le
système ne peut fournir de réponse, que parfois
les assertions en faveur desquelles il se prononce
contredisent ce qu'il vient d'affirmer, qu'il proclame
audacieusement des principes dont la preuve est
manifestement insuffisante. Ce n'est pas, à notre
avis, dans le poème de Lucrèce qu'il faut étudier
la physique épicurienne. L'insuffisance des ensei-
gnements du maître avait, avec le temps, éclaté à
tous les yeux ; les Epicuriens avaient eu à répon-
dre à toutes sortes d'objections et avaient donné à
leurs doctrines une physionomie scientifique
qu'elles n'avaient pas tout d'abord.
On s'est souvent moqué de la théorie des atomes ;
ce ne serait plus possible aujourd'hui après les
savantes études de M. Hannequin\ « L'atomisme,
1. A. Hannequin, L'hypothèse des atomes. — Un élève de ce
professeur, M. Widerberger, a soutenu en 1899 devant la Fa-
culté de Lyon une thèse sous ce titre : Suscipitur Epicuri de-
fensio in physicis. Il explique que les théories épicuriennes, que
l'on a souvent raillées sans se donner la peine de les étudier
90 ÉPICURK.
dit-il, tient au cœur même de la science... On
peut encore se demander de nos jours si l'atomisme
est l'hypothèse sur laquelle repose la physique tout
entière ou s'il n'en serait pas plutôt le résultat, la
conclusion la plus certaine, certaine de toute la
certitude des autres conclusions; on ne peut plus
douter en tout cas qu'il ne soit l'expression la plus
haute et comme l'âme de notre science de la na-
ture*.» Cette théorie n'est pas du domaine de la
physique, quoi qu'en ait dit Epicure, car la physi-
que se borne à étudier les phénomènes et ne nous
apprend rien sur la nature de la matière ; c'est un
système métaphysique, ainsi que l'a fort bien
montré M. Mannequin, mais c'est un système à
l'adoption duquel nous sommes nécessairement
conduits par la considération des phénomènes. De
plus, c'est celui qui s'accorde le mieux avec les
progrès les plus récents des sciences, de sorte que
de nos jours une sorte de retour se manifeste dans
le sens de l'atomisme. « Dès l'origine de la science,
une hypothèse a pris naissance qui fidèlement
a accompagné la pensée humaine dans toutes ses
à fond, ont une sérieuse valeur et ont été reprises par quelques-
uns de nos contemporains les plus illustres.
1. « L'atomisme n'est pas une simple théorie de la matière :
c'est la plus large explication de la nature, la plus complète
peut-être et la plus vraisemblable qui ait jamais été tentée. »
Mabilleau, Histoire des doctrines atomistiques.
PHYSIQUE. 91
fluctuations, c'est l'hypothèse des atomes, qui
depuis Leucippe, Démocrite, Epicure et Lucrèce,
occupe une place éminente dans le domaine de la
physique; loin de diminuer l'importance de son
rôle, les travaux les plus récents ont assuré sa
prépondérance, et pour la plupart des savants mo-
dernes elle s'impose désormais, comme une in-
duction obligatoire^ . »
Les principes premiers des choses, dit Epicure,
sont les atomes et le vide. Les atomes sont des
parties de matière extrêmement petites et telles
que nous ne pouvons les percevoir par aucun de
nos sens ; ce qui nous en peut donner quelque
idée, ce sont les corpuscules si ténus que nous
voyons voltiger en nombre considérable sur un
rayon de soleil qui pénètre par une fente dans une
chambre obscure. Mais la raison nous en atteste
l'existence que nous ne saurions mettre en doute.
Epicure repousse donc toutes les théories d'après
lesquelles un premier élément, l'eau, l'air ou le feu,
a produit les autres par ses transformations, par
raréfaction ou condensation; de même, il écarte la
doctrine des quatre éléments. Quant au système
des homéoméries, exposé par Anaxagore, et que
Lucrèce se donne la peine de réfuter afin d'être
1. Lucien Poincaré, Journal des Savants, juillet 1908.
92 ÉPICURE.
complet, il ne semble pasqu'Épicure Fait discuté :
comme il ne se piquait pas d'érudition, il ne s'ar-
rêtait pas à combattre les opinions de tous ses de-
vanciers ; il se bornait à exposer la sienne et cela
lui suffisait ; le temps donné à la polémique était,
à son avis, du temps perdu.
Les atomes, comme l'indique le mot lui-même,
sont indivisibles ; et cela pour la raison fort simple
qu'ils sont pleins, [asctx, qu'il n'y a pas en eux de
vide \ Si la matière était divisible à l'infini, elle
serait réduite de plus en plus et finalement anéan-
tie ; un corps de grandeur limitée contiendrait un
nombre infini de parties, ce qui est impossible.
Les atomes sont donc à la fois étendus et inétendus.
Sur ce point, l'hypothèse d'Epicure est manifeste-
ment contradictoire, et c'est lui faire trop d'honneur
que de la discuter sérieusement, comme l'entre-
prend d'Arnim^. Ils sont éternels; ils n'ont pas
commencé d'être et ne finiront pas ; rien ne vient
de rien, rien ne peut être détruit^, c'est un axiome
que répète souvent Kpicure et qu'admettent avant
lui la plupart des philosophes. « Premièrement, il
1. Lucrèce, I, 486 :
Sed quœ sunt rerum primordia nulla potest vis
Stringere, nam solido vincunt ea corpore demum.
2. Hans von Armm, Epikurs Lelirc von minimum, Wien,
1907.
3. DiOGÈNE Laerce, X, 38, 39.
PIIYSIOUE. 93
faut croire que rien ne se fait de rien ; car, si cela
était, tout se ferait de tout et rien ne manquerait
de semence. De plus, si les choses qui disparaissent
se réduisaient à rien, il y a longtemps que toutes
choses seraient détruites, puisqu'elles n'auraient
pu se résoudre dans celles que l'on suppose n'avoir
pas eu d'existence'. » Les atomes sont en nombre
infini; c'est pour cela que la nature produit sans
cesse de nouveaux corps et n'est jamais épuisée.
Ils ne sont pas tous originairement différents les
uns des autres (il ne semble pas que nous trouvions
dans Épicure le principe leibnitzien des indiscer-
nables), mais ils présentent entre eux bien des
différences, ils possèdent en commun la solidité,
la résistance, âvTiTuma; ils se distinguent par leur
grandeur (il y en a en effet de plus petits que
d'autres, quoique les plus volumineux soient d'une
extrême petitesse) et par leur forme ; ils ne peuvent
subir aucun changement, aucune altération ; la
diversité de leurs figures est infinie : les uns ont
une forme régulière, les autres sont irréguliers;
les uns sont ronds, les autres anguleux, hérissés
d'aspérités, crochus, de sorte qu'ils glissent les
uns sur les autres ou se retiennent, s'agglomèrent,
font sur nos sens une impression agréable ou pé-
1. DioGÈNE Laerge, X, 40, 56.
94 ÉPICURE.
nible\ Épicure paraît avoir admis que les atomes
diffèrent les uns des autres par leur poids ; Démo-
crite soutenait au contraire, d'après la plupart
des commentateurs, que le poids est une qualité
sensible, tout comme la couleur, l'odeur, le son,
qu'il n'appartient pas essentiellement aux atomes,
dont tous les mouvements ne viennent que du choc,
TT'Xviyv], qu'il n'est que par rapport à nous^.
Les atomes n'existent jamais isolément, mais
réunis en des corps qui renferment plus ou moins
de vide ; ils sont plus ou moins rapprochés les uns
des autres, leurs mouvements sont plus ou moins
rapides. Quant aux choses, les unes sont des assem-
blages, les autres des corps dont ces assemblages
sont formés. Tous les corps sont constitués par un
nombre plus ou moins grand d'atomes et toutes
1. Stobée, Ed. phys., 306. Heer. 'AY£VvrjTa,àtôta, a^Gapxa, où'ts
6paua6^vai 8uv(£{xeva o5V àXXoiouG^vat., . Elprjxe'. oè aTojxoç, où-^ 8x1 laxiv
iXay{cfT7], àXX' 8n ou Buvaxat TtxTjôîjvai, dl^iaGTjç ouaa xa\ dc|xÉTO)(^oç xevoû.
2. Leucippe et Démocrite considéraient-ils le poids comme
une propriété inhérente aux atomes, c'est une question fort
discutée encore aujourd'hui. M. Rivaud le croit {Le problème
du devenir., p. 160); il combat l'opinion de la plupart des
historiens français (Renouvier, Manuel de philosophie
ancienne^ I, 245. — Liard, De Democrito philosopha, p. 45. —
Hamelin, Annales de la Faculté de Bordeaux, 1888. — Pillon,
Année philosophique, 1891, p. 122); il se rallie à l'opinion des
critiques allemands ; il pense que le mouvement déterminé
par cette pesanteur n'est pas une chute verticale, mais plutôt
un tourbillon, ô(vr].
PHYSIQUE. 95
les qualités que nous percevons s'expliquent par
la quantité des atomes qu'ils contiennent et par
leur mode de groupement, de même que les lettres
de l'alphabet par leurs diverses combinaisons
composent tous les mots et toutes les phrases.
Aristote avait déjà fait remarquer que la lettre
A et la lettre Z diffèrent par leur forme, c)^vî[J<'aTt -îi
pu(î(jLw, N et Z par leur position, Ôscst, les syllabes
AN et NA par l'ordre des lettres qui les consti-
tuent'. Le nombre des particules extrêmement
petites qui entrent dans la composition du corps
va sans cesse croissant ou décroissant graduel-
lement; c'est là ce qui explique des faits auxquels
nous ne faisons pas attention, tant l'habitude nous
les a rendus familiers. Épicure entre à ce propos
dans des détails fort intéressants qui font songer
au rôle attribué par Leibnitz aux infiniment petits :
l'eau qui suinte goutte à goutte creuse la pierre,
le pavé des rues est usé par les pieds des passants,
l'anneau que l'on porte au doigt s'amincit, les vé-
gétaux et les animaux grandissent d'une manière
continue et insensible : nous ne voyons pas pousser
les plantes et quelques-unes en viennent à présen-
ter une taille colossale.
L'existence de l'autre principe, le vide, n'est pas
1. Aristote, Métaphysique, I, vi, 985, b, 4,
96 ÉPICURE.
moins certaine, car sans lui le mouvement ne serait
pas possible. Epicure n'admet pas que le mouvement
se propage de proche en proche d'une manière
continue au sein du plein : il faut toujours qu'une
première parcelle se déplace et pour cela qu'elle
trouve devant elle un vide où pénétrer. Quelques
historiens, tels que Brucker, ont rattaché l'épicu-
risme à l'éléatisme, prétendant que la nouvelle école
n'a fait que développer certains principes emprun-
tés à l'ancienne ; pour nous, nous nous rangeons
plutôt à l'avis de Gomperz; nous voyons dans l'é-
picurisme une réaction contre l'éléatisme et s'il
a été inspiré par l'enseignement des théories d'É-
lée, ce qui n'est pas impossible, c'est en ce sens que
les idées contraires suscitent quelquefois dans l'es-
prit humain les idées contraires. Voici en effet
comment raisonnaient les Éléates : sans vide, pas
de mouvement possible; or, il n'y a pas de vide,
donc le mouvement n'existe pas, ce n'est qu'une
apparence illusoire. Les Epicuriens de leur côté
disent, partant de la même majeure : sans vide pas
de mouvement possible ; or, il y a du mouvement,
donc le vide existe. Au point de vue logique et scien-
tifique, les deux raisonnements sont également
critiquables, mais les conclusions sont diamétrale-
ment opposées.
Epicure donne encore d'autres preuves de
PHYSIQUE. 97
l'existence du vide : la nourriture se répand dans
tout le corps des plantes et des animaux; le bruit,
le froid, la chaleur se propagent à travers les
corps les plus durs.
Il oublie parfois que nous ne pouvons nous faire
du vide qu'une idée négative ; il s'en sert dans
ses explications comme d'une idée positive.
Le vide évidemment ne saurait être perçu par
les sens, puisqu'il n'a pas de qualités; c'est par
l'intelligence seule qu'il est conçu. En somme, le
vide, dont il affirme si catégoriquement la réalité,
n'est qu'une hypothèse; rien sans doute ne vient
la contredire, mais rien n'en démontre la vérité.
Le vide est-il substance ou accident? Epicure n'a
pas même soupçonné cette question, et aujour-
d'hui elle nous paraît tout à fait dépourvue de
sens; mais il fut un temps où elle préoccupait beau-
coup les commentateurs; Gassendi ne peut par-
venir à la résoudre.
Le vide ne peut ni exercer ni subir une ac-
tion; il n'oppose ni résistance ni retardement au
mouvement des atomes, o'jts Trot-^cat outs TraÔeiv ^ova-
Tat, àXkk y.iv'/i<7iv [xovov ^i' sauTOu toi"; GwjjLaGi Traps^ç^sTat '.
Il est infini, car nous ne pouvons concevoir de
bornes au delà desquelles nous n'imaginions en-
1. DioGÈNE Laerce, X, 67.
ÉPlCURE. 7
98 ÉPICURE.
core autre chose ; de plus, s'il avait des bornes,
elles arrêteraient le mouvement des atomes, ce
que nous ne devons pas admettre \ Le moment
viendrait où tous les atomes, emportés par leur
poids, en atteindraient le fond et ne pourraient
aller plus loin. De même, si le nombre des ato-
mes était fini, ils seraient perdus dans le vide
infini, et tous les corps, graduellement appauvris
par les émanations qui s'en dégagent sans cesse
et s'envolent dans l'espace, cesseraient d'exister.
Le vide lui-même, au sein duquel se produisent
tous les mouvements, est immobile. Dans le vide,
les atomes sont emportés par un mouvement
éternel. Quelle est la cause du mouvement? Nous
n'avons pas à nous le demander, puisque le mou-
vement est éternel. Cette réponse ne nous paraît
pas suffisante ; en tout cas, Epicure s'en contente
et n'en cherche pas d'autre; c'est là, dit M. Bro-
chard, le grand scandale du système. A celui qui
décontenançait son maître en lui demandant :
« Et le chaos, d'où vint-il? » nous aurions beau
jeu de poser ces questions : « Les atomes, d'où
viennent-ils? d'où leur est venu le mouvement? »
Car tandis qu'il aime à invoquer le principe :
« Rien ne naît de rien », il avance des théories
1. DiOGÈNE Laerce, X, 41.
PHYSIQUE. 99
qui ne sont ni plus satisfaisantes ni plus solide-
ment établies que les autres ; car cette fin de non-
recevoir qu'il nous oppose, ol^jti âà toutwv oOx £ct(v %
ne saurait nous contenter.
Le mouvement naturel et primitif des atomes
est une chute ; ils tombent de haut en bas pour la
raison fort simple qu'ils ne trouvent rien qui les
soutienne. Voilà ce que Démocrite s'était gardé
de dire ; il avait bien vu que dans l'infini il n'y a
ni haut ni bas. Épicure peut-être ne l'a pas com-
pris; il a cru simplifier ingénieusement le système
et se rendre plus aisément intelligible au public
en ramenant le mouvement à une chute, telle que
celle que nous observons tous et que nous connais-
sons familièrement; il ne s'est pas douté des dif-
ficultés dans lesquelles il s'engageait; il s'est
borné à dire que, comme l'espace est infini, il n'y
a pas à craindre que les atomes finissent par s'en-
tasser tous en bas et se précipiter les uns sur les
autres. Ailleurs, il semble se ressaisir : quand il
réfute l'opinion de ceux d'après lesquels tous les
corps tendent vers un centre commun et que c'est
ainsi que la terre se maintient au milieu du monde,
il fait très judicieusement observer que dans l'in-
fini il n'y a pas de centre. En un sens absolu,
1. DioGÈM-: Laerce, X, 44.
100 ÉPICURE.
l'existence du haut et du bas dans l'espace infini
est impossible; il n'en est pas moins vrai qu'un
mouvement dans la direction de notre tête à nos
pieds sera toujours opposé à celui qui va de nos
pieds à notre tête, dussent les lignes de ces deux
mouvements être prolongées à l'infini.
Il n'y a pas de troisième principe, autre que
les atomes et le vide ^ Les corps sont composés
d'atomes séparés par des intervalles vides ; toutes
les différences qu'ils nous présentent s'expliquent
d'une part par le nombre des atomes qui les cons-
tituent, par la grosseur et la forme de ces atomes,
d'autre part par la grandeur des intervalles qu'ils
laissent entre eux : de là vient que les particules
de certains corps glissent aisément les unes sur
les autres, comme celles de l'air, de l'eau et des
différents liquides, qu'ils n'opposent guère de
résistance au mouvement des atomes qui les tra~
versent, tandis que d'autres corps sont durs et
impénétrables. C'est ainsi que s'explique l'inégale
densité des diverses substances : si à volume égal
1. Lucrèce, I, 443 :
... Facere et fungi nisi corpus nulla potest res,
Nec prœbere locum porro nisi inane vacansque.
Ergo praeter inane et corpora, tertia per se
Nulla potest rerum in numéro natura relinqui,
Nec quœ sub sensus cadat ullo tempore nostros,
Nec ratione animi quam quisquam possit apisci..
PIIYSIQIK. 101
le fer pèse plus que Teau, c'est que dans ce volume
de fer il y a plus d'atomes et moins de vide, puis
que les atomes du fer sont gros et hérissés d'as-
pérités, tandis que ceux de l'eau sont petits et
ronds. Pour la môme raison, certains corps sont
transparents, d'autres opaques.
Au sein du vide, les atomes ne rencontrent
aucune résistance, tombent avec la même vitesse ;
il n'en est plus de même dans l'air ou dans l'eau.
Encore une fois, l'air, l'eau sont des corps dont
les particules, si petites et si légères qu'elles
soient, opposent aux autres une résistance plus
ou moins grande et leur infligent un retard
qui varie selon leur densité. Voilà pourquoi dans
le monde sensible les corps se meuvent plus ou
moins vite ; ceux qui sont plus lents sont rejoints
par ceux qui sont plus rapides ; ils sont entraînés
par le mouvement de ces derniers ou au contraire
en interceptent le passage ; en s'accolant avec eux
ils forment un amas qui barre la route à d'autres
atomes; le groupe va ainsi grossissant de plus
en plus, ou bien au contraire les corpuscules qui
le constituaient sont arrachés et emportés plus
loin. Gardez-vous donc de croire que sous l'ac-
tion de la pesanteur, les corps tomberont parallè-
lement et ne pourront se rejoindre. Les atomes
se heurtent à chaque instant, rebondissent, et ces
102 ÉPICCRE.
chocs nous expliquent un grand nombre de phé-
nomènes; tous les corps, en effet, ne se compor-
tent pas de la même manière : il en est de mous
qui s'écrasent sur ce qu'ils rencontrent et de-
meurent désormais immobiles; il en est de durs
qui rejaillissent plus ou moins loin : leur inégale
élasticité a pour cause la proportion des atomes
et du vide qu'ils renferment.
La pesanteur et les chocs ne suffisent pas à
rendre compte de tous les phénomènes à beau-
coup près; ces deux sortes de mouvements pré-
sentent ce caractère commun qu'ils résultent d'une
puissance extérieure et qu'ils se produisent néces-
sairement, car toute cause est elle-même l'effet
d'une cause et ainsi de suite à l'infini. L'univers
est-il donc soumis à une nécessité absolue à la-
quelle rien ne saurait se soustraire? Epicure ne
peut se résigner à cette conception qui lui fait
horreur. Il n'y a pas d'autre moyen, dit-il, d'é-
chapper au fatalisme des savants que d'attribuer
aux atomes le pouvoir de s'écarter un peu de la
ligne droite, et cela sans cause extérieure. Il ne
semble pas que l'idée de la déclinaison ait été
empruntée aux systèmes antérieurs; l'originalité
de cette conception n'a pas été contestée. La dé-
clinaison des atomes (irapéyx^^ict;, en latin clina-
men) a été très violemment critiquée par les ad-
PHYSIQUE. 103
yersaires de Tépicurisme. Ce que l'on peut dire
de moins, c'est qu'elle est en opposition avec les
principes formulés par Démocrite, qui ne faisait
pas difficulté d admettre le fatalisme. Gicéron, qui
n'a pas compris le sens de cette doctrine, la
raille continuellement : « Res tota ficta puerili-
ter. . . Illœ Epicuri propriœ ruinas ^ ; mais ses atta-
ques portent à faux, elles n'ont pas de valeur^.
Les modernes n'ont pas généralement été moins
sévères : la plupart considèrent cette doctrine
comme un misérable expédient, dérisoire et équi-
voque ^ ; Bayle le déclare pitoyable ; Kant l'ap-
pelle même une impudence; M. Garo n'y voit
qu'une pauvre invention de dialectique aux abois.
Il est certain qu'Epicure n'apporte à l'appui de ce
dogme aucun argument direct; la seule raison
qu'il invoque, à savoir qu'il ne voit pas d'autre
1. GicÉRON, De finibus, I, vi, 18.
2. Plutarque, De solertia animalium, VII, 1 et 2. — « Il ne
faut pas accorder aux philosophes comme on le fait aux
femmes dont les couches sont difficiles, la permission de
prendre des remèdes qui facilitent et hâtent leur délivrance,
d'avoir recours à des expédients qui les aident à accoucher de
leurs systèmes. Il ne faut pas laisser Epicure, sur une ques-
tion aussi considérable, introduire un expédient si petit, si
misérable que l'est la déclinaison d'un seul atome, réduite à
la dimension la plus petite, afin de produire les astres, les
animaux, le hasard et de sauver la liberté humaine. »
3. Mabilleau.
104 ÉPICURE.
moyen d'échapper au fatalisme, ne peut être ac-
ceptée comme une preuve valable. La déclinaison
paraît en contradiction avec tout lé système, car
ce serait un phénomène sans cause et sans loi,
qui se produirait en dehors de toute détermina-
tion de temps et de lieu, nec regione loci certa
nec tempore certo. Enfin, ce mouvement qui n'est
pas produit par une cause extérieure, si petit
qu'il soit, manifeste une certaine énergie interne,
une spontanéité essentielle des atomes; or la
théorie d'Epicure est mécaniste, les atomes sont
partout ailleurs représentés comme des corpus-
cules inertes et tous les phénomènes expliqués
comme déterminés par des mouvements qui se
transmettent passivement de proche en proche.
Quoi qu'il en soit, il nous semble que la théorie
de la déclinaison a une immense portée, qu'Epi-
cure élargit singulièrement le problème de la li-
berté et qu'il manifeste une des qualités les plus
éminentes de l'esprit philosophique. Ne l'oublions
pas, il a toujours en vue la morale et la morale seule ;
il ne s'occupe des questions de physique que parce
que la curiosité de l'esprit ne s'en laisse pas dé-
tourner et qu'il faut lui donner satisfaction. Or, le
fondement de la morale, c'est la liberté de la vo-
lonté humaine; le fatalisme ne lui laisse aucune
place et du coup toute la morale est emportée. Com-
PJIYSIQLE. 105
ment donc sauver la liberté ' ? Epicure a posé ce
principe : « Rien ne peut naître de rien », et sur
ce point tous les autres savants sont d'accord avec
lui; rhomme ne peut donc être seul libre; la li-
berté ne peut éclater en lui tout à coup, naître de
rien; elle doit être l'épanouissement suprême
d'une puissance qui existe en germe dans tous les
éléments. Ainsi tous les atomes possèdent un
certain pouvoir de déviation, grâce auquel ils sont
soustraits à l'empire de la nécessité; ce pouvoir
se réduit à fort peu de chose, ily.-/iazQw, à/.ap£ç -
[perpaucum, nec plus quant minimum, dit Lu-
crèce); il est déjà plus grand chez les êtres vi-
vants, plantes et bêtes, chez lesquels se montre
une spontanéité graduellement croissante; il se
manifeste d'une manière éclatante chez les ani-
maux supérieurs; il atteint enfin son plus haut
degré chez l'homme dont il constitue et explique
la volonté, c'est-à-dire la faculté que nous possé-
dons de nous soustraire à la domination des causes
1. GicÉRO.N, De falo, X, 22. — De Nat. /)., I, xxv, 69 :
« Epicurus quum videret, si atomi ferrentur in locum infe-
riorem suopte pondère, nihil fore in nostra potestate, quod
esset earuni motus certus et necessarius, invenit quomodo
necessitatem effugeret, quod videlicet Democritum fugerat :
ait atomum... declinare paululum. » — Plutaiîque, De soient,
anim., VII, 2, 8-w; ib io' ^atv p-rj kr.à'kr^za.K.
2. Plutarque, De anim. procr., VI, 9.
106 ÉPICURK.
extérieures et d'aller dans le sens où nous porte
notre esprit [prout ipsa tulit mens). Que cette
théorie fourmille de diflicultés et même de contra-
dictions, nous n'en disconvenons pas ; mais c'est
une théorie véritablement intéressante et dont
les différentes parties sont logiquement enchaî-
nées ^ . Ainsi c'est au nom de ce principe : « Rien
1. « D'habitude les partisans du libre arbitre sont loin de
concevoir l'homme et le monde sur le même type ; la liberté
leur semble plutôt une puissance supérieure à la nature et
divine, qu'une puissance empruntée à la matière et qui se
retrouve en ses éléments. De nos jours encore, nous sommes
portés à croire que la question de la liberté est une question
exclusivement humaine, qu'elle nous regarde seuls, que nous
pouvons nous retrancher dans notre for intérieur, pour y dis-
cuter à loisir si nous sommes libres ou si nous ne le sommes
pas. Nous nous imaginons aisément que l'univers entier peut
être soumis à la fatalité sans que notre liberté, si elle existe,
en reçoive atteinte. Mais alors, demande Epicure, cette
liberté d'où viendrait-elle? « Unde est liœc fatis avulsa potes-
tas? » Gomment pourrait-elle naître et subsister dans un
monde absolument dominé par des lois nécessaires? ... Non,
toutes les causes sont naturelles et, puisque rien ne vient de
rien, notre liberté vient de la nature même. Il est curieux de
voir Lucrèce invoquer ainsi en faveur de la déclinaison spon-
tanée, le fameux axiome « ex nihilo niliil », qu'on a précisé-
ment tant de fois opposé à cette hypothèse. Selon lui, ce qui
est dans l'effet se trouve déjà dans les causes : si donc nous
avons des mouvements spontanés c'est que dans tout mouve-
ment il peut y avoir quelque spontanéité ; si nous sommes
vraiment libres de nous porter volontairement vers mille
directions, il faut que toutes les parties de notre être, qui
nous ont formés en s'assemblant, possèdent un pouvoir ana-
PHYSIQUE. 107
ne naît de rien » que pour expliquer par une évo-
lution naturelle l'existence de la liberté de l'homme,
Epicure attribue à tous les atomes la déclinaison ;
puis, lorsqu'il s'agit de décrire les caractères non
seulement de cette déclinaison, mais même des
déterminations de la volonté, il admet que ce
sont des phénomènes sans causes ^ .
Certains philosophes reconnaissent encore deux
autres principes des choses, l'espace et le temps :
c'est là une grave erreur. Le temps n'existe pas en
dehors des phénomènes qui se produisent plus ou
moins lentement, que nous percevons, dont nous
nous souvenons, que nous prévoyons ; c'est un ca-
ractère des phénomènes, (7u(j!.7UTù)f7.a (7U|jt.TCT0j(jt.y.Twv.
Pour désigner l'espace, nous employons deux
mots, TOTToç et x.wp3c, qui ne sont pas synonymes :
To^TToç c'est le lieu qu'occupe un corps, ywpa c'est
l'espace à travers lequel il se meut. L'espace et le
temps ne sont point des êtres à part ; ils n'ont pas
logue, plus ou moins étendu, plus ou moins conscient, mais
réel. Épicure arrive ainsi à nier l'inertie absolue de la matière
ou plutôt de ses éléments primitifs. C'est une sorte de dyna-
misme qu'il ajoute au mécanisme pur et simple de Démo-
crite. » GuYAu, Morale d'Épicure, p. 98.
1. « Lucrèce transporte aux atomes les mouvements volon-
taires de l'homme et des animaux. » J. Soury, Brev. de
l'hist. du matérialisme, p. 304. — Tyndall lui adresse le même
reproche. Address, Belfast, 1874.
108 ÉPICURE.
dénature propre et ne doivent jamais être regardés
comme causes de quoi que ce soit; il n'existe donc
point en réalité d'autres principes que les atomes
et le vide.
Tous les phénomènes qui se produisent dans le
monde sont diverses sortes de mouvements, les
mouvements expliquent et les rapports que les
choses ont entre elles et l'action qu'elles exercent
sur nos sens ^ . Les mouvements des atomes sont
extrêmement rapides, puisque dans le vide rien
ne leur fait obstacle. Le mouvement se transmet
par des chocs plus ou moins violents, par des im-
pulsions; il n'est jamais question dans le système
d'attractions ni d'actions exercées à distance.
Le même corps contient des atomes d'espèces
différentes. Ainsi le vin est à la fois principe de
froid, puisqu'il nous rafraîchit, et de chaud, puis-
qu'il peut nous enivrer et nous donner la fièvre,
ce qui manifeste l'existence en lui de deux sortes
d'atomes.
1. « Il semble d'abord que les chocs désordonnés de cette
innombrable poussière ne peuvent engendrer qu'un chaos inex-
tricable devant lequel l'analyse doit reculer; mais la loi des
grands nombres, cette loi suprême du hasard, vient à notre
aide; en face d'un demi-désordre nous devrions désespérer,
mais dans le désordre extrême, cette loi statistique rétablit
une sorte d'ordre moyen où l'esprit peut se reprendre. »
H. PoiNCARÉ, Science et Méthode^ p. 274.
PIIVSIUUE. 109
Des qualités que nous percevons, beaucoup
n'appartiennent pas aux choses elles-mêmes, par
exemple la couleur. Les corps n'ont plus aucune
couleur dans les ténèbres, et cependant nous pou-
vons fort bien les percevoir et les distinguer par le
toucher, comme le font les aveugles ; le même objet
nous paraît de toute autre couleur, il nous semble
même blanc ou noir, selon que nous le voyons de face
ou décote, selon qu'il est frappé plus ou moins vive-
ment par les rayons du soleil,selon les reflets dont il
subit l'influence ; nous ne saurions dire de quelle
couleur est la nacre, la queue du paon ou la gorge
du pigeon. La sensation dépend aussi de l'état de
nos organes; voilà pourquoi les mômes objets pro-
duisent des impressions différentes sur plusieurs
personnes et paraissent quelquefois doués de qua-
lités contraires : le miel est doux pour l'un, amer
pour l'autre; la même eau que celui-ci trouve
froide, celui-là la juge chaude ; de même il y a des
sons rudes et des sons doux, des couleurs agréa-
bles ou irritantes. Entre les propriétés des choses,
il faut distinguer les qualités essentielles, l^ix,
ài^toc, 7rpou7Tap)(^ovTa, (7U[j!.^2êvixoTa (la chaleur ne peut
cesser d'appartenir au feu, la pesanteur au miné-
ral, la liquidité à l'eau, la tangibilité à tous les
corps, l'intangibilité au vide) et les qualités acci-
dentelles, £77£pyovTa, GU7.T:Tw(j!.aTa (le mouvement, le
110 KPICURE.
repos, l'action, la passion). Enfin, beaucoup de nos
idées n'expriment pas des propriétés des choses,
mais des rapports (semblable, différent, plus grand,
plus petit, droite, gauche) ; c'est ainsi que le temps,
nous l'avons vu, n'est pas quelque chose et n'existe
que dans notre esprit. Les qualités sensibles n'ap-
partiennent pas aux choses, telles que nous les per-
cevons, et cependant elles ont un fondement réel;
il ne faut donc pas dire oux wç £i<7iv, où'ts ôjç où/- sici.
Le mouvement est régi par des lois fixes et
absolues ; c'est là évidemment un principe incon-
ciliable avec la spontanéité fortuite qu'Épicure
attribue aux atomes, mais c'est un principe sur
lequel il revient continuellement : le lieu, le mo-
ment où chaque fait doit se produire est rigou-
reusement ûxé^ l'action de chaque cause, le déve-
loppement de chaque être rencontre des limites
impossibles à franchir : ainsi se trouvent garantis
l'ordre et la stabilité du monde.
De ce que le nombre des atomes est infini, ainsi
que le vide au sein duquel ils se meuvent, il résulte
que le monde où nous vivons et qu'il nous est
donné de percevoir, n'est pas le seul qui existe ;
nous devons croire au contraire qu'il y a beaucoup
d'autres univers ^ . Sont-ils pareils à celui-ci, habités
1. DioGÈisE Laerge, X, 45, 76.
PHYSIQUE. 111
par des êtres semblables aux animaux au milieu
desquels nous sommes placés, ou bien en diffèrent-
ils plus ou moins, ou même du tout au tout; y a-
t-il ailleurs des hommes comme nous ou plus par-
faits? nous n'en pouvons rien savoir; mais nous
devons nous garder d'assigner des limites à la
possibilité des choses et de croire que la réalité ne
s'étend pas plus loin que le cercle étroit de notre
horizon. Pour la même raison, nous devons être
convaincus que ce monde, l'ordre actuel des choses
n'est pas éternel, qu'il a eu un commencement,
qu'il est même très récent et qu'il sera tôt ou tard
détruit pour faire place à un autre. Les atomes
sont perpétuellement en mouvement; par consé-
quent il n'est pas de combinaison, si fixe, si dura-
ble qu'elle paraisse, qui ne finisse par s'user et
n'être plus capable de résister. Tous les êtres que
nous voyons naître, se nourrir, grandir, doivent un
jour dépérir et mourir; mais aucun des éléments
dont ils sont formés n'est perdu ; ils fournissent la
matière nécessaire pour de nouvelles combinaisons.
Il en est de l'ensemble comme de toutes les parties :
rien n'est véritablement définitif; tout ce qui
existe actuellement doit périr afin de rendre possi-
ble un nouvel ordre de choses. Les mondes, comme
les animaux et les plantes, durent plus ou moins
longtemps : à chaque instant il en naît et il en
112 ÉPICURE.
meurt un grand nombre. Vu l'infinité des mondes,
tout ce qui semble possible existe réellement dans
l'univers, en un temps et en un lieu quelconque ;
il n'est pas du tout invraisemblable que dans la
suite des temps un événement se reproduise iden-
tique à ce qui s'est déjà accompli ^
Cela posé, revenons à notre monde et tâchons de
nous en faire une idée exacte. Tout s'explique delà
même manière, par les mouvements des atomes dans
le vide ; les mêmes lois rendent compte de la produc-
tion de tous les corps inertes et de la génération
des êtres vivants, de la corruption, de lanaissance
et de la mort ; il n'y a aucune différence de nature
entre les uns et les autres. Les végétaux naissent
de la terre, sont engendrés par elle et en tirent leur
nourriture ; il en est de même des animaux : les uns
broutent les herbes, les autres mangent la chair
de bêtes qui se sont engraissées en dévorant des
plantes. — Mais, direz- vous, nous voyons ceux-ci
naître toujours de parents qui leur ressemblent,
soit directement, comme dans le cas des vivipares,
soit médiatement quand ils sortent d'œufs pondus
par une femelle. Epicure enseigne avec raison que
les bœufs ne peuvent engendrer des chevaux, que
1. Dans un temps infini chacune des combinaisons possibles
devra une fois se réaliser, plus encore, elle devra se réaliser
une infinité de fois. » Nietscme.
PHYSIQUE. 113
les lions ne peuvent enfanter des cerfs timides; il
insiste aussi sur la nécessité d'un milieu approprié
à chaque espèce : les oiseaux ne peuvent vivre dans
l'eau, les poissons dans l'air. — Sans doute, c'est
bien ainsi que les choses se passent sous nos yeux,
mais nous n'avons pas le droit d'affirmer qu'il en
a toujours été ainsi; n'oublions pas que le temps
passé est infini et que par conséquent il a dû
s'y produire bien des changements. Les animaux
sont sortis du sein de la terre, tout comme les
plantes ; si elle n'en produit plus, c'est qu'elle est
vieille et épuisée. Ne voyons-nous pas que les fe-
melles de tous les animaux perdent la faculté
d'enfanter dès qu'elles ont atteint un certain kge^
De ce que les matrices de la terre sont au-
jourd'hui stériles, ce n'est pas une raison de croire
qu'elles l'aient toujours été. D'autant mieux que
nous voyons encore bien des animaux grossiers
sortir directement de terre sous l'action de la cha-
leur et de rhumidité ; n'est-ce pas un dernier
reste d'une fécondité qui devait être tout autre
lorsque la terre était jeune? Le mouvement d'a-
tomes en nombre infini se poursuivant au cours de
l'éternité doit nécessairement produire toutes les
combinaisons possibles ; de ces combinaisons,
plusieurs n'ont qu'une existence éphémère ; elles
se heurtent à des incompatibilités, à des contradic-
IH ÉincuRE.
tions dont elles ne peuvent triompher et par les-
quelles elles sont rejetées; d'autres au contraire
rencontrent des conditions favorables : elles sont
confirmées, fortifiées, développées dans le même
sens, jusqu'à ce qu'elles arrivent à s'installer dé-
finitivement. Il ne nous vient certes pas à l'esprit
de donner Épicure comme un précurseur du sys-
tème de l'évolution : il n'a eu aucun pressentiment
de l'idée directrice de cette théorie non plus que
des influences dont l'intervention continue a dé-
terminé le progrès des espèces; mais il a fait un
bon nombre d'observations curieuses sur l'action
du milieu, de la température, du régime alimen-
taire, sur la concurrence vitale, sur la sélection
naturelle, sur la survivance des plus aptes; tous
ces faits n'ont pas échappé à sa perspicacité, mais
il n'a pas compris le parti qu'il en aurait pu tirer.
Il y a progrès dans la nature comme dans l'hu-
manité, et ce progrès lui aussi est le résultat de
l'expérience et de nombreux tâtonnements, cdlx
[A71V Û7ro>.7iTrT£Ov xal TTiv çpuctv TzoXkoL xal TravToia utto tcov
auTÔv irpayfjLaTcov ^t^a^G-^vai îtal avayjcacGyivat ^ .
Nous ne saurions trop insister sur ce point, il
ne peut y avoir de miracles. Un dernier trait carac-
téristique de la physique épicurienne, c'est.l'exclu-
1. DiOGÈisE Laerce, X, 75.
PUVSIULK. 115
sion systématique de l'idée de finalité qui tient
une si grande place dans la philosophie d'Aristote.
Epicure, nous l'avons dit, est mécaniste; il n'ad-
met pas d'autre explication des faits que le mou-
vement des atomes suivant des lois fixes ; tout
phénomène est l'eflet d'une cause efficiente, rien
de plus; croire qu'il a été produit en vue d'une
fin, c'est une erreur. Il faut bien se garder d'at-
tribuer aux étoiles ou aux astres la vie et la raison
et surtout de les regarder comme des dieux ^ ;
soyons bien convaincus que les phénomènes cé-
lestes n'ont aucune influence sur nos affaires :
quae super nos, nihil ad nos''. Epicure revient
souvent sur ce sujet, car il avait fort à faire pour
déraciner les superstitions nées du culte des
astres et de la croyance aux présages. Ne vous
imaginez pas que les organes ont été disposés en
vue des fonctions et de la manière la plus propre
à en assurer l'exécution, les jambes pour la
marche, les yeux pour la vision et ainsi de suite ;
la langue ne nous a pas été donnée pour parler,
les oreilles pour entendre ^ Les diverses parties
du corps fonctionnent en vertu de leur structure
et de leur agencement ; elles accomplissent cer-
1. DioGÈXE Laerce, X, 77, 81.
2. Tertullien, Ad nationes, II, iv, 80.
3. Lucrèce, IV, 82'i-907.
116 ÉPICURE.
tains mouvements plus ou moins utiles, et les ani-
maux, remarquant cette accommodation, en tirent
plus ou moins ingénieusement parti. La thèse des
cause-fmaliers est chaque jour démentie par l'expé-
rience qui nous montre combien certains organes
sont de mauvais outils pour Tusage que nous
sommes contraints d'en faire. De même, il ne faut
pas se figurer que l'univers a été organisé en vue
de pourvoir aux besoins des hommes, puisqu'ils
n'occupent qu'une très petite partie du monde et
qu'un grand nombre d'objets et de phénomènes
nous causent plus de mal que de bien. Fénelon,
qui développe avec complaisance l'argument des
causes finales, a consacré le chapitre m de la
i^^ partie du Traité de l'existence de Dieu à la
réfutation de l'Épicurisme. Quelle que soit la
valeur littéraire de ce livre, ce n'est pas une dis-
cussion sérieuse et approfondie de la doctrine que
nous examinons. M. Ch. Huit^ dit qu'Epicure est
amené à personnifier la nature et à en faire une
véritable Providence ; ce n'est pas notre avis.
L'erreur de M. Huit vient de ce qu'il juge l'épicu-
risme d'après certains passages de Lucrèce, qui
est un poète de la plus riche imagination.
Il serait inutile, croyons-nous, d'exposer en
1. Gh. Huit, La philosophie de la nature chez les Anciens.
PHYSIQUE. 117
détail la physique d'Épicure; il ny a rien à en
retenir; c'est un tissu d'erreurs dont quelques-
unes nous feraient sourire. La connaissance de la
nature a fait bien des progrès depuis le iv^ siècle
avant l'ère chrétienne ; mais ne nous y trompons
pas : il n'y a pas longtemps qu'elle a changé com-
plètement de physionomie et pris un caractère
véritablement scientifique. Pour s'en convaincre,
il suffit de lire les ouvrages de Descartes, et tout
particulièrement les Météores : de quelles étranges
hypothèses ce grand homme se déclare-t-il en-
core satisfait ! Épicure lui aussi s'est beaucoup oc-
cupé des phénomènes célestes, du lever et du
coucher du soleil, des phases de la lune, des
éclipses, de Tarc-en-ciel, de l'éclair, du tonnerre,
des tempêtes, de la neige, de la rosée, des comètes,
des étoiles filantes, de ces bouleversements qui de
tout temps ont fait une impression profonde sur
les imaginations humaines et ont sollicité une
vive curiosité. Pour la plupart de ces phénomènes
il donne plusieurs explications entre lesquelles il ne
se prononce pasV II lui est indifférent (nous avons
dit pourquoi) que Ton accepte l'une ou l'autre, et
quant à lui il ne se donne pas la peine d'étudier
la question à fond; il lui suffit de reconnaître que
1. DiocÈNE Laerce, X, 78, 88, 92-95, 104.
118 ÉPICURE.
rien n'empêche que les choses se passent de telle
ou telle façon. « Ce dont nous avons besoin, ce
n'est pas de concevoir des idées originales qui
nous rapporteraient une vaine gloire, mais de vivre
sans trouble. Or, nous ne voyons pas que ceux qui
ont le plus patiemment étudié les phénomènes du
monde soient à l'abri de la crainte des dieux oii
de la mort * . »
Il ne fait pas de distinction entre les phénomènes
que nous appelons encore aujourd'hui physiques
et ceux qu'étudient à part les sciences de la vie ;
les uns et les autres se produisent de la même
manière et obéissent aux mêmes lois. Il ne semble
pas que nous ayons à lui faire honneur d'avoir ins-
piré les développements si intéressants que nous
lisons dans le V^ livre de Lucrèce sur l'apparition
successive des plantes et des animaux, puis sur
l'histoire de l'humanité primitive, sur ses lents
progrès, ses tâtonnements, ses découvertes gra-
duelles, suggérées par le désir d'échapper à la
rude pression du besoin. « Il faut admettre que
chez les hommes l'expérience et la nécessité vin-
rent souvent en aide à la nature. Le raisonnement
perfectionna les données naturelles et y ajouta de
nouvelles découvertes, ici plus vite, là plus lente-
1. DioGÈ>E Laerce, X, 87.
PHYSIQUE. 119
ment, tantôt à travers des périodes de temps
prises sur l'infini, tantôt dans des intervalles plas
courts'. » Au sein de l'humanité, quelques indi-
vidus mieux doués {ingcnio qui praestahant et
corde vigebant'^) ont fait plus vite certaines décou-
vertes, ils les ont enseignées aux autres et les ont
entraînés à leur suite, Epicure ne paraît pas s'être
occupé spécialement de l'instinct des animaux, ni
avoir cherché à expliquer les merveilleux travaux
qu'ils accomplissent; la question ne présentait pas
pour lui une difficulté spéciale, puisqu'il attribuait
tout le développement de l'intelligence humaine
à l'expérience sensible. Pour lui, tous les phéno-
mènes, les actes des hommes comme la chute des
pierres, doivent être expliqués de la même façon.
Nous avons du moins lieu de penser que, comme
toutes les autres légendes, il rejetait les traditions
populaires sur l'âge d'or et sur l'intervention mira-
culeuse des dieux, protecteurs de l'humanité nais-
sante. Pourtant, dans le XIP livre de son irepl «puGswç,
Epicure dit que les hommes primitifs ont reçu des
leçons de natures immortelles, car elles existent,
TO'jç TUpwTO'j; (p'/iGiv .'yvOpo'jTTO'j; sTTivo'AfAaTa >.a(/.êav£iv â(pGxp-
1. DioGÈNE Laerce, X, 75, Lettre d' Epicure à Hérodote, tra-
duite par GuYAU, Morale d'Kpicure, 157.
2. Lucrèce, V, 1105.
120 ÉPICLRE.
Tcov <pu(7£(ov elvat y^^p'. Quel sens et quelle portée
devons- nous attacher à cette phrase, il nous est
impossible de le dire.
I.Philodème, 7:£pi eùjcCcfa;. Vol. Herc, 11,83, Usener, p. 127.
CHAPITRE VI
DE LA NATURE DE l'aME. DE LA MORT.
Parmi les phénomènes dont se compose la vie
de l'homme, il en est de particulièrement curieux,
d'autant plus qu'il ne nous est pas donné de les
observer chez les autres êtres, ce sont les phéno-
mènes de l'âme ou de l'esprit ; un grand nombre
de philosophes les attribuent à un principe dis-
tinct du corps. Nous ne pouvons accepter cette
opinion, dit Épicure, puisqu'il n'existe pas autre
chose que les atomes et le vide*. L'âme est, elle
aussi, de nature corporelle, elle est formée d'a-
tomes, mais des atomes les plus subtils et les plus
mobiles. Il n'y a en elle ni terre, ni eau, ni rien de
pesant ; elle ne peut être ni vue ni touchée ; elle
renferme de l'air, du vent, du feu et aussi une
autre sorte d'atomes plus délicats encore, qu'on
1. Lucrèce, I, 440 :
At facere et fungi sine corpore nulla potest res,
Nec prœbere lociim porro nisi inane vacansque.
Ergo prœter inane et corpora lertia per se
Nulla potest rerum in numéro natura relinqui.
122 KPICURE.
ne trouve qu'en elle, capables de sentir et de
penser'. Ce quatrième élément de Tâme n'a pas
de nom, àîtaTavofxacTov - , nominis expcrs^ , L'âme
est une partie du corps, (i-épo;; comme elle est
formée d'atomes très ténus et d'une extrême mobi-
lité, elle est susceptible d'éprouver de grandes
modifications. L'esprit, la raison est comme l'âme
de l'âme; mais l'esprit ne peut penser et rai-
sonner que s'il est excité par des images.
Cette théorie, si simple en apparence, soulève
un grand nombre d'objections : comment Épicure,
après avoir posé ce principe que toutes nos con-
naissances nous viennent des sens, afiirme-t-il
l'existence d'éléments qui ne peuvent être perçus
parla vue ni par le toucher? pouvons-nous croire
que les atomes (si tant est que nous en concevions
la nature) soient susceptibles de sentir et de con-
naître? Si nous admettons l'existence de cette
sorte d'atomes, il semble qu'ils ne se distinguent
pas seulement des autres par leur grosseur et par
leur forme, qu'ils possèdent des attributs quali-
tatifs spéciaux, tout à fait différents des propriétés
de la matière. Comment les mouvements et les
rencontres des atomes donnent-ils naissance à
1. DioGÈNE Laerce, X, 63, 67.
2. Plutarque, De placitis, IV, 5.
3. Lucrèce, III, 244.
1)K LA NATURE DE l'aME. DE LA MORT. 12.*J
des sentiments et à des pensées? Toutes ces dilTi-
cultés, Epicure ne paraît pas les avoir soupçonnées.
Attribuer le plaisir, la douleur, la pensée à des
atomes, mais à des atomes plus subtils que les au-
tres, c'est refuser de reconnaître qu'entre ces phé-
nomènes et les mouvements quels qu'ils soient il y
a autre chose qu'une différence de degré, que ce
sont des faits d'un autre ordre.
L'âme est libre, c'est un dogme auquel Epicure
attache la plus haute importance ; nous avons vu
que c'est afin de sauver la liberté, déclarée impos-
sible par les fatalistes, qu'il a imaginé la déclinai-
son des atomes ^ « Mieux vaudrait, dit-il, être
asservi aux fables vulgaires sur les dieux qu'à la
fatalité des physiciens : encore peut-on espérer de
fléchir les dieux, mais la nécessité est inexo-
rable'. » L'un des principaux arguments qu'il
invoque contre la divination c'est qu'elle est in-
compatible avec la liberté de l'homme : f^.avT'//.7,v rV
a-aciv £V aXkoi; àvaipci" oj; zal év tt, [jaacS. £7:ito[j/?î, y,a.i
Y/]ài* [j-avTr/w*/i w; àvuTrapzTOç, si os /.al xjûOL^yn^ où^èv TTpoç
•/îfxa; Tiyo'j zk Y'.v6[x£va\ Il combat le déterminisme
logique tout comme le déterminisme physique :
1. CiCKRON, De fato, X, 20. — De Nat. D., I, xxv. — Plu-
TARQUE, De solcrt. Anim., VII, 2 : 8nw; xb lo' r|{xtv [xr] à.r,ùXrf:a.i.
2. DiOGKXE Laerce. X, 134.
3. DioGÈNE Laerci:. X, 135.
124. ÉPICURE.
il soutient, après Aristote, que de deux proposi-
tions contradictoires au sujet d'un événement futur
on ne peut dire que dès maintenant l'une est
nécessairement vraie, l'autre fausse.
En quoi donc consiste la liberté? Malebranche,
Kant, Schopenhauer avouent que la liberté est un
mystère ; Epicure ne dit pas autre chose et ne fait
qu'élargir la question. Notre volonté n'est soumise
à aucune nécessité interne non plus qu'externe {Ne
mens nostra necessum Intestinum haheat cunctis
in rébus agendis ^) ', malheureusement notre philo-
sophe n'en a pas vu les caractères positifs aussi
clairement que les conditions négatives. Il distingue
bien le choix volontaire, Twpoatps'jt;, des autres prin-
cipes d'action, mais ilne dit pas ce qu'il faut entendre
par ce choix : Exiicoupoç TrpOGôiapGpoi Taç aiTiaç, t7)v zaT'
âvaY/.*/;v, xaTic Trpoaipeirtv, x.arà TuyY,v"... Ta [;.£V twv
yiyvo'jivwv xaT' àvayy.'/iv yiYV£Tat, Ta ^è xaToc T'jyviv, toc ^è
xap'Yîp.àç"*. Tantôt il dit que nous agissons selon les
idées qui se présentent à l'esprit {prout ipsa tulit
mens) ; mais les idées, qu'elles viennent directement
ou par un détour plus ou moins long de la percep-
tion sensible, ne sont pas soustraites aux lois abso-
lues qui régissent les choses; de même nos senti-
1. Lucrèce, II, 290.
2. Stobée, Ecl.phys., éd. Heeren, T, 206.
3. Sextus Empiuicus, Adv. Math., V, 46.
DE LA NATURE DE l'aME. — DE LA MORT. 125
ments, nos émotions, nos passions exercent une
influence considérable sur notre conduite ; mais nos
émotions, nos passions résultent de l'effet produit
en nous par les sensations et les perceptions ; ou
bien encore nous écoutons les suggestions qui nous
viennent d'autres personnes. « On nous adresse des
avertissements, parce que la cause de nos actions
réside en nous-même et dans notre constitution
primitive et non dans les influences fatales du
milieu ou dans les accidents du hasard * . d Tantôt
il assimile nos décisions à la déviation des atomes,
puisqu'il n'y a entre les deux séries de phénomènes
qu'une différence de degré et non pas de nature;
elles échappent donc non seulement à toute déter-
mination do temps et de lieu (dccliiiamus item
motus... necregione locicerta nec tempore certo),
mais rien n'intervient pour les produire. Ce ne
sont pas des phénomènes sans causes, notre volonté
en est la cause complète et suffisante. N'est-ce pas
les déclarer inexplicables, inintelligibles? Or ce
que nous demandons avant tout à un système phi-
losophique, c'est qu'il nous explique les assertions
qu'il avance-.
1. Fragments de la physique d'Epicure publiés par M. Gom-
PERz. Comptes rendus des séances de l'Acad. de Vienne,
t. LXXXIII, 1876, p. 87.
2. « Épicure, dit Gomperz, n'était pas indéterministe,
126 ÉPICLRE.
Il semble pourtant qu'Epicure n'avait pas beau-
coup à faire pour concevoir une théorie bien
autrement satisfaisante ; il est tout près de recon-
naître le caractère moral de la question, puisque
la liberté est la condition de la responsabilité : la
nécessité, dit-il, est irresponsable; d'autre part le
hasard est instable, mais la liberté est sans maître
et le blâme, ainsi que son contraire, l'accompagne
naturellement, ttîv [/.èv àvxyy.7iv àvu7:£yÔuvov elvau.. to r^è
Trap' 71 {/.aç àô^GiroTov, w y.cà to fX£[/.rTov x.al to evavTtov
TTapaxoXouÔEiv 7:£(pux£^ Mais il s'est arrêté dans cette
voie ; il n'a pas approfondi le problème de la res-
ponsabilité et ne s'est pas même aperçu que c'était
un singulier moyen de la garantir que de faire
consister la liberté dans l'indifférence. Ces ques-
tions qui nous semblent, à nous, primordiales,
comme beaucoup l'admettent; il était l'adversaire du fatalisme,
non du déterminisme ; il ne croyait pas que les actes de la
volonté humaine fussent des phénomènes sans causes ; celui-
là seul à ses yeux (comme à ceux de Voltaire et de bien d'au-
tres) est moralement libre dont les actions sont déterminées
par ses propres jugements, od^ai; il évitait, comme les meil-
leurs penseurs de nos jours (tels que Mill, Grote et Bain),
l'emploi du mot nécessité dans la description des phénomènes
de la volonté ; il croyait que cette expression ne donne pas
une idée exacte des rapports des faits; il jugeait impropre de
désigner par un seul et même mot l'action ( Wirksamkeit) de
causes irrésistibles et l'action de toutes les causes en géné-
ral. » Neue Bruckstûcke Epicurs^ Wien, 1876.
1. DioGÈisE Laerce, X, 133.
DE LA NATURE DE l'aME. — DE LA MORT. 127
puisque c'est de là que dépeild le caractère essentiel
de la moralité, Epicure n'en a pas saisi l'intérêt.
De même il ne parle jamais du moi, de ce qui
constitue l'unité et l'identité de la personne. 11 a
bien connu les hommes tels qu'ils sont, mais ne
s'est pas demandé s'ils doivent être meilleurs.
^ L'âme n'est pas d'autre nature que le corps, c'est
ce que l'expérience nous atteste à chaque instant.
L'âme en effet met le corps en mouvement et reçoit
le contre-coup de tout ce qui vient le frapper; ils
sont donc l'un et l'autre en contact immédiat, ce
([ui est le fait de la matière ' . L'âme n'existe pas
avant le corps, nous n'avons aucun souvenir d'une
vie antérieure. A quel moment prétendez-vous
([u'elle s'est introduite dans les membres et a com-
mencé de les animer? Vous a-t-il jamais été donné
de constater l'existence d'âmes sans corps ou de
corps vivants sans âmes ? L'âme ne peut vivre sans
le corps, ni le corps sans l'âme, de même que l'œil
ne peut voir sans le corps tout entier ni le corps sans
l'œil. Elle est engendrée par les parents, tout comme
le corps. Les aptitudes intellectuelles, les senti-
ments, le caractère, les qualités de l'esprit et du cœur
1. Lucrèce, I, 305; III, 166 :
Tangere enim et tangi, nisi corpus, nulla potest res...
... Quorum nil ficri sine tactu posse videmus,
Nec tactum porro sine corpore...
128 KPICURE.
s'expliquent par la proportion selon laquelle sont
combinés les éléments de Tâme ; ils se transmettent
héréditairement des parents aux enfants non moins
que les traits de la physionomie ou les germes de
certaines maladies. L'âme grandit avec le corps ;
elle a comme lui son enfance, son adolescence, sa
maturité et souvent aussi sa période de décrépi-
tude ; elle a besoin d'être entretenue par la nourri-
ture, elle est appesantie ou au contraire surexcitée
parles fumées du vin; elle souffre des maladies, des
accidents qui affectent le corps et parfois elle y
succombe. Pendant la vie, elle est répandue dans
tout le corps, puisque toutes les parties en sont
animées et sensibles, mais elle est surtout concen-
trée dans la poitrine où se manifestent les agitations
causées par les passions violentes : ces passions,
l'amour, la colère, la crainte, ont pour effet immé-
diat tantôt de redoubler les forces du corps, tantôt
de les briser. A la mort, l'âme s'échappe du corps
soit par le passage que lui livrent des blessures,
soit parla bouche qui exhale un dernier souffle. Au
moment de la mort, le corps ne perd rien de sa
taille ni de son poids; gardez-vous d'en conclure
que l'âme n'est pas matérielle ; mais elle est formée,
nous l'avons dit, d'atomes extrêmement subtils qui
ne peuvent être ni vus, ni pesés. L'âme n'est pas
une harmonie résultant du bon fonctionnement de
DE LA NATURE DE l'aME. — DE LA MORT. 129
tous les organes, mais une partie du corps, et à la
mort elle se dissout comme lui.
Nous ne pouvons, semble-t-il, nous délivrer de la
crainte de la mort, car pour les autres maux nous
espérons les éviter ou nous en garantir, tandis que
la mort est inévitable. La crainte de la mort, qui
empoisonne tous les biens de la vie, est inspirée
non par la raison, mais par l'imagination : nous ne
devrions pas avoir peur de la mort plus que du som-
meil qui, lui aussi, interrompt nos plaisirs ' . N'ou-
blions pas que c'est une loi absolue que tout ce qui
vit doit mourir ; au point de vue de l'intelligence, la
mort n'est pas un mal, puisqu'elle est dans la
logique de la nature. La mort n'est qu'une apparence
trompeuse : aucun des atomes qui formaient le corps
ne périt ; ils se dissocient, se dispersent, mais pour
entrer dans de nouvelles combinaisons qui fourni-
ront à leur tour des matériaux à d'autres corps. Epi-
1. Lettre d'Epicure à Ménécée : « Accoutume-toi à penser
que la mort n'est rien pour nous : car tout bien et tout mal
réside dans le pouvoir de sentir ; mais la mort est la privation
de ce pouvoir. Aussi cette connaissance droite que la mort
n'est rien pour nous fait que le caractère mortel de la vie
n'empêche pas la jouissance et cela non en plaçant devant
nous la perspective d'un temps indéfini, mais en nous ôtant
le désir de l'immortalité. — La mort n'est rien à notre égard,
car ce qui est une fois dissous est incapable de sentir et ce
qui ne sent point n'est rien pour nous. » Diogène Laerce, X,
125, 139.
ÉI'ICURE. 9
130 ÉPICURE.
cure a fort bien compris cette circulation curieuse
des corpuscules élémentaires, de sorte que la même
matière revêt successivement les aspects les plus
divers. La destinée de l'àme n'est pas autre que
celle du corps. Les atomes dont elle est formée se
séparent. Chacun d'eux continue de subsister,
puisque rien ne s'anéantit dans la nature; mais,
comme ils ne sont plus groupés de la même manière,
ils ne constituent plus la même personne. Nous
n'existerons pas plus après notre mort que nous
n'avons existé avant notre naissance ; et comme nous
savons par expérience que nous n'avons rien souffert
des catastrophes de tout genre qui se sont produites
autrefois, nous pouvons être sûrs qu'aucun malheur
ne nous atteindra dans l'avenir. Puisque la mort
n'est pas un mal au moment où elle est arrivée, elle
ne peut être un mal pour l'imagination qui la pré-
voit : « Insensé, dit Epicure, celui qui dit qu'il craint
la mort, non parce qu'une fois présente elle l'affli-
gera, mais parce que, encore future, elle l'afflige ;
car ce qui, une fois présent, n'apporte pas de trou-
ble, ne peut affliger, étant encore à venir, que par
une vaine opinion : o Tcapov oùz hoyXdj xpoc^oxcofAevov
xtvwç luTcei ^ . »
Mais, dira-t-on, puisque la mort met tout à coup
1. DiOGÈNE Laerce, X, 125.
DE LA NATURE DE l'aME. — DE LA MORT. 131
un terme aux plaisirs que nous apporte la vie, c'est
incontestablement un grand mal. — Non pas,
répond Epicure, car la prolongation n aurait rien
ajouté à ces plaisirs : At enim negat Epicurus ne
diuturnitatem quidem temporis ad béate vwen-
dum aliquid afferre, nec minorent voluptatem
percipiin brevitate temporis quam si illa sit sempi-
terna. . . Quum enim summum bonum in voluptate
ponat, negat infinito tempore œtatis voluptatem
fieri majorera quamfinito atque modico^ — « Le
temps, qu'il soit sans bornes ou borné, contient un
plaisir égal, si on sait mesurer par la raison les
bornes de ce plaisir^ ». « Il y a dans la jouissance
une sorte de plénitude qui la rend indépendante du
temps ; le vrai plaisir porte son infinité au dedans
de lui^. » Disons mieux : puisque la cessation de la
douleur est par elle-même le plus grand bien, la
mort, qui met définitivement un terme à tous nos
maux, qui nous garantit contre la possibilité d'un
mal à venir, doit être considérée comme un bonheur.
La vie non plus n'est pas un bien par elle-même,
de sorte que nous ne pouvons dire que c'aurait été
un mal pour nous que de ne pas exister \
1. CicÉRON, De flnibus, II, xxvii, 87,88. — Ibid., I, xix, 63.
2. DioGÈNE Laerce, X, 145.
3. Guyau, Séances de l'Académie des sciences morales
t. CXI, p. 362.
4. DioGÈNE Laerce, X, 126.
132 ÉPICURE.
La mort n'est jamais un bien en soi et ne peut
être désirée, mais elle n'est pas non plus un mal
et nous n'avons pas lieu de la fuir, surtout quand
la vie elle-même est un mal. « Ainsi la connaissance
de cette vérité que la mort n'est rien fait que nous
trouvons du charme à la mortalité de la vie, non
qu'elle nous fasse espérer un temps infini, mais
parce qu'elle nous affranchit du désir de l'immor-
talité * . » Epicure ne méconnaît pas que la mort est
quelquefois douloureuse, lorsqu'elle est causée
par une blessure ou par une maladie cruelle; mais
la douleur cesse au moment de la mort. Si la mort
nous fait peur, c'est que nous sommes trop attachés
aux richesses et aux biens de ce monde, dont nous
exagérons le prix.
Épicure aimait à répéter à ce sujet un argu-
ment spécieux dont la forme spirituelle devait
plaire à l'imagination des Grecs : « Nous ne de-
vons pas craindre la mort, disait-il, car tant que
nous vivons elle ne nous atteint pas et dès qu'elle
survient, c'est nous qui ne sommes plus. » Elle
n'importe donc ni aux vivants ni aux morts; vi-
vants, elle ne nous tient pas encore; morts, nous
ne sommes rien^. Bayle a fort bien vu ce qu'on
1. DioGÈNE Laerce, X, 124.
2. DiOGÈNE Laerce, X, 125.
DE LA NATURE DE l'aME. — DE LA MORT. 133
peut répondre à ce raisonnement : « Les Epicu-
riens ne peuvent pas nier que la mort n'arrive
pendant que l'homme est doué encore de senti-
ment. C'est donc une chose qui concerne l'homme
et de ce que les parties séparées ne sentent plus,
ils ont eu tort d'inférer que l'accident qui les
sépare est insensible. »
Ne nous mettons point en peine de notre sé-
pulture : le cadavre n'est plus doué d'aucune sen-
sibilité; peu importe donc qu'il soit ballotté par
les flots, englouti par les monstres marins, dévoré
par les oiseaux et les bêtes sauvages, pourri par
la pluie et le soleil, brûlé sur un bûcher de bois
précieux, embaumé dans les aromates ou écrasé
sous une dalle de marbre. Quant à Tâme, dès
qu'elle s'en est détachée (ou plutôt qu'elle a cessé
d'être), elle ne peut plus souffrir aucune incom-
modité du fait des accidents qui lui surviennent.
Puisque tout finit pour nous avec cette vie,
nous n'avons pas à redouter une existence ultra-
terrestre, triste, misérable ou même cruelle^; les
supplices dont parlent les poètes et les légendes
populaires, ceux-là les souffrent dès ce monde qui
sont en proie aux passions". Gomme on l'a fait
1. Guy AU, Séances de l'Académie des sciences morales,
t. CXI, p. 350.
2. L'idée que nous ne devons pas plus nous inquiéter de
134 KPICURE.
souvent remarquer, l'idée de la mort n'était pas
accompagnée chez les Anciens de l'espoir d'une
condition meilleure : les plus sages et les plus
vertueux des hommes ne pouvaient s'attendre
qu'à une survie triste et pénible. D'après Épicure,
il ne saurait être question d'un jugement des
morts, car ceux-ci ont complètement cessé
d'exister.
Mais ne voyons-nous pas souvent apparaître
dans nos songes les ombres des morts qui se
lamentent sur leur condition, qui nous pro-
tègent ou qui nous menacent? Ce sont des illu-
sions de notre imagination, produites par l'inten-
sité du souvenir que nous avons gardé de
certaines personnes, par les sentiments, par les
passions qui nous agitent. Nous ne devons pas
croire que les anciens héros deviennent les pa-
trons des cités ou bien de certaines familles, de
certains individus, mais nous n'avons rien à
craindre non plus de la colère des morts ou de
leur vengeance. Quant aux vers admirables de
Lucrèce sur les maux que cause parmi les hommes
la peur de la mort, sur les arguments ridicules
auxquels ils ont recours pour justifier leur atti-
l'éternité a parte post que de l'éternité a parte ante a été,
comme le fait remarquer Guyau, reprise par Schopenhauer;
en réalité c'est une réflexion d'une grande profondeur.
DE LA NATURE DE LAME. DE LA MORT. 135
tilde, il semble qu'ils sont bien de lui, qu'Epicure
n'eut pas besoin d'une éloquence si impétueuse :
les Grecs, auxquels il s'adressait, avaient l'es-
prit plus large et plus rassis que les Romains;
ils n'étaient pas en proie à de mesquines terreurs
et leur heureuse insouciance ne se préoccupait
pas beaucoup de l'avenir.
Gicéron accuse Épicure de contradiction au
sujet de son testament : lui qui ne croyait pas à
l'immortalité de l'âme, il ne devait pas s'inquiéter
de l'avenir ni prescrire à ses disciples de fêter
son anniversaire. Mais, si nous y regardons de
près, nous voyons combien ces reproches sont
injustes; ce qu'il avait à cœur, c'était d'assurer
par les meilleurs moyens possibles la durée de
son école et l'avenir des personnes qu'il avait
prises à sa charge; nous ne trouvons dans ce
testament aucune prescription pour sa sépulture,
dont le sage ne doit prendre nul souci.
CHAPITRE VII
LES DIEUX.
Puisque tous les phénomènes s'expliquent de la
façon la plus naturelle, que tous sont régis par
des lois fixes et absolues, nous ne voyons nulle
part aucune intervention d'une puissance exté-
rieure, aucune manifestation de la divinité : « On
a dit que de la conteniplation de l'ordre de la
nature à l'idée d'une Providence qui régit tout, il
n'y a qu'un pas : soit, mais ce pas Épicure ne le
franchit point \ » La plupart des hommes croient
que ce sont les dieux qui ont disposé le monde tel
qu'il est, qu'ils y exercent une action constante,
qu'ils président aux révolutions des astres et à la
succession des saisons, qu'ils suivent d'un œil
attentif et auquel rien n'échappe tout ce que nous
accomplissons, tout ce qui nous arrive, qu'ils
font du bien aux uns, du mal aux autres, qu'ils
ont leurs amis et leurs ennemis, qu'on peut les
irriter ou les fléchir, qu'ils déchaînent les tem-
1. Grouslé.
138 ÉPICURE.
pêtes, qu'ils lancent la foudre, envoient les
maladies et tous les fléaux, mais qu'ils peuvent
aussi les détourner, assurer à ceux qu'ils pro-
tègent d'abondantes récoltes et le succès de leurs
entreprises. C'est de cette croyance que sont
nées les superstitions répandues chez tous les
peuples sous des formes plus absurdes les unes
que les autres et qui ne laissent pas un moment
de tranquillité à l'imagination des malheureux
mortels. Toutes ces superstitions ont deux sour-
ces : l'ignorance de la véritable cause des faits ^
et la terreur que nous inspirent certains grands
phénomènes météorologiques, les orages, les
tempêtes, les tremblements de terre^ les maladies
épidémiques. Par conséquent la science, qui
nous découvre le véritable caractère de la nature,
nous affranchit de toutes ces pensées et des
maux qui en résultent^; grâce à elle nous pou-
vons considérer avec calme tout ce qui se passe
autour de nous (pacata posse omnia mente tueri),
Epicure a été considéré par tous ses disciples
comme un libérateur et leur reconnaissance en-
thousiaste n'a pas eu de bornes. Il ne faut pour-
1. Lucrèce, VI, 53.
2. Lucrèce, II, 59 :
Hune igitur terrorem animi lenebrasque necesse est
Non radii solis neque lucida tela diei
Discutiant, sed naturae species ratioque.
LKS DIEUX. 139
tant pas nous laisser abuser par les invectives
admirables de Lucrèce : comme nous l'avons déjà
expliqué, il parlait à des Romains, il avait sous
les yeux le spectacle des maux que causait de
son temps la superstition parmi ses compatriotes.
Il ne semble pas qu'Epicure ait eu lieu de prendre
le même ton : la religion ne présentait pas chez
les Grecs le même caractère. Théophraste, son
contemporain, a tracé le portrait du supersti-
tieux; il est probable qu'Epicure s'en moquait
en termes analogues et sans plus de passion. La
crainte de la jalousie des dieux, de la Némésis, si
curieusement étudiée par M. Tournier, ne pou-
vait tourmenter qu'un petit nombre de personnes
placées dans une condition exceptionnellement
heureuse.
Ainsi nous ne devons attribuer aux dieux ni
la première origine du monde, ni le maintien de
l'ordre général, ni les désordres accidentels qui
le troublent. Epicure ne tarit pas en railleries
contre la Providence, dont les Stoïciens s'étaient
faits les champions ; il l'appelle anus fatidica * .
Comment en effet les dieux se seraient-ils un
beau jour embarrassés du monde, eux qui s'en
étaient si bien passés jusque-là? Epicure se
1. CicÉRON, De A'af. Z)., I, viii, 18. — Plutarque, Non posse
suav. vivi, XXT, 2.
140 ÉPICCRE.
moque de ceux qui disent que les dieux ont créé
toutes choses pour l'homme et l'homme pour eux-
mêmes : quœ utilitas Deo in homine ? Ont-ils
besoin de nos hommages? Manquent-ils de
quelque chose et pouvons-nous ajouter à leur
félicité? Lorsque nous agissons, c'est toujours
pour satisfaire un besoin, pour obtenir un objet
que nous désirons et que nous ne possédons pas
encore, pour réaliser ce qui manque à notre
bonheur. Les dieux ont tout ce qu'il leur faut,
ils jouissent d'un bonheur complet, ils n'ont donc
rien à faire. Certains passages d'Épicure porte-
raient à croire que les dieux font du bien aux
bons, du mal aux méchants; il avait, dit-on, écrit
un livre « Des rapports d'amitié qu'a la divinité
avec certains hommes et des rapports contraires
qu'elle a avec certains autres » (c'est ainsi que
M. Garrau traduit Tzefi tviç oixeLoV/iTo;... xai t-^ç (xXko-
TptoTV]To;) : en réalité, selon que les hommes ont
une bonne ou une mauvaise conscience, la pensée
des dieux et la vue des temples excite en eux
des sentiments de confiance ou de crainte. D'autre
part comment les dieux auraient-ils pu se faire
une idée des choses qu'il s'agissait de former, du
plan qu'ils avaient à réaliser, si rien n'existait
qui pût leur en fournir la connaissance? Enfin
nous ne pouvons croire que l'ordre du monde ait
LES DIEUX. 141
pour principe une intelligence divine, car nous,
qui ne sommes que des hommes, nous y relevons
un grand nombre d'imperfections, nous le sur-
prenons continuellement en défaut, nous le voyons
troublé par toutes sortes de cataclysmes : àae^Yiç où-^
6 Touç Twv TTo'XXcov Ôeoîiç âvaipûv, (kXk 6 Taç tûv tuoT^Xwv
^6?aç ÔeoTç irpoGairTcov * . Si les dieux s'occupaient
des affaires du monde, nous n'y verrions pas
tant de monstrueuses injustices qui nous af-
fligent et nous révoltent; ils veilleraient sur les
gens de bien, ne permettant pas qu'ils soient
victimes des maux les plus cruels, des accidents,
des maladies, de la ruine, des persécutions, ils ne
toléreraient pas le succès insolent des méchants,
dont l'éclat et la durée nous scandalisent. Direz -
vous que les dieux ont voulu que tous les hommes
fussent bons et heureux? Ils n'y ont guère réussi,
car le nombre est étrangement petit de ceux qui
ont la vertu et le bonheur en partage. Les rendrez-
vous donc responsables des vices des hommes et
de tous les maux qui les accablent? Est-ce pour
notre bien qu'ont été faites tant de contrées inha-
bitables, où règne une chaleur torride ou un froid
glacial, tant de régions insalubres, tant d'épidé-
mies meurtrières, tant de guerres, de tempêtes,
1. DiOGÈNE Laerce, X, 123.'
142 ÉPICURE.
de tremblements de terre? Nous ne devons leur
attribuer aucune de nos passions, aucun de nos
vices; ils ne favorisent ni ne persécutent per-
sonne ^ Vous prétendez que la Providence des
dieux dirige tout l'univers; y songez-vous? Que
d'affaires vous leur mettez sur les bras ! que d'in-
quiétudes, que de soucis, que de soins fatigants,
afin que rien ne se dérange, que toutes les parties
demeurent d'accord ! et que d'échecs humiliants !
Des êtres condamnés à une pareille condition ne
mènent certainement pas une vie heureuse et
divine; leur assigner un pareil rôle, voilà qui est
un véritable blasphème. « Epicure, dit M. Martha,
rendait aux dieux en délicieuse tranquillité ce qu'il
ôtait à leur puissance. » Ils n'ont jamais à nous
signifier leur volonté; ils ne nous prédisent pas
l'avenir; nous ne devons donc ajouter foi ni aux
oracles, ni à la divination. C'est folie de leur
élever des temples, de leur adresser des prières,
de leur offrir des sacrifices. A plus forte raison
devons-nous rejeter toute croyance aux démons,
à des divinités inférieures, à des êtres intermé-
diaires entre les dieux et les hommes, qui exé-
cutent les ordres divins et peuvent exercer une
1. DiOGÈNE Laerce, X, 139 : Tô (xa/,aptov xa"t dccpôapTov out' auto
Ttpaiy\jjxz^ ïjei out' àXkîo irapiyet, &c7t' o^x'àpyaiç o2re yjxptat auvé/erat.
Iv àaôsvetYàp 7:àv xb toioutov.
LES DIEUX. 143
influence heureuse ou funeste sur notre destinée.
S'il condamnait la religion populaire, Epicure
proscrivait du même coup les mystères, ces doc-
trines secrètes enseignées aux seuls initiés, dont
la curiosité des Grecs était si avide : comment
croire qu'une théorie quelconque a été révélée
aux hommes par un dieu? Sans compter que le
délire excité par les cérémonies orgiastiques
égare la raison bien loin de la mettre sur la voie
de la vérité.
Cette négation formelle de la Providence est
tellement contraire aux idées communes que l'on
accuse généralement Epicure d'athéisme. Est-il
donc besoin de rappeler qu'Aristote n'a pas
moins nettement exclu de la philosophie l'idée de
Providence, puisque, d'après lui, Dieu ne connaît
même pas l'existence du monde, bien loin d'inter-
venir dans les choses qui s'y passent? Si Epicure
proteste qu'il n'est pas athée, on répète avec Gi-
céron que son système l'est incontestablement,
qu'il a supprimé les dieux et que s'il en a laissé
subsister le nom, c'est afin de ne pas soulever la
haine publique et pour ne pas s'exposer à être
mis en accusation. Nous ne croyons pas qu'il y
ait lieu de le soupçonner de cette faiblesse et de
cette inconséquence : Epicure n'avait pas à crain-
dre la peine capitale. Le déisme dont il faisait
144 ÉPICURE.
profession n'était pas, nous l'avons dit, moins
contraire aux croyances populaires que l'athéisme
le plus franc. On a vu en Grèce des athées dé-
clarés qui n'ont jamais été inquiétés; quelques-
uns même, tel Pyrrhon, ont été investis de fonc-
tions sacerdotales; à ceux qui ont été accusés et
condamnés, comme Socrate\ on reprochait d'at-
taquer les cérémonies religieuses qui étaient
prescrites par les lois de l'État, contre lesquelles
Épicure n'élevait pas d'objections, auxquelles
même il se faisait un devoir d'assister, convaincu
qu'il s'agissait là de l'accomplissement d'un devoir
civique ^
Nous n'avons donc point de motifs de révo-
quer en doute la sincérité de ses déclarations ^
La première preuve qu'il apporte de l'existence
des dieux, c'est la croyance universelle : « Tous
1. Socrate avait été condamné wç ouç p.6v f, r.àliç, vo|x(Çei ôeoùç
ou vo(x(î^ovTa.
2. Gassendi, De vita et moribus Epicuri, IV, 4: « Si Épicure
assista à quelques cérémonies religieuses de son pays tout en
les désapprouvant au fond du cœur, sa conduite fut jusqu'à
un certain point excusable. Il y assistait en effet parce que le
droit civil et l'ordre public exigeaient cela de lui : il les dé-
sapprouvait parce que rien ne force l'âme du sage de penser
à la façon du vulgaire... Le rôle de la philosophie était alors
de penser comme le petit nombre, de parler et d'agir avec
la multitude. »
3. Voir la thèse de M. Picavet, De Epicuro novœ religionis
auctore, sive de dits quid senserit Epiciirus, 1888.
LES DIEUX. 145
les peuples, dit-il, sont convaincus qu'il y a des
dieux; c'est donc une connaissance naturelle
qu'il est impossible de révoquer en doute \ »
Ceux qui condamnent sévèrement cet argument
paraissent oublier qu'il a été invoqué et pris au
sérieux par Aristote-. Ce n'est pas à proprement
parler une preuve, c'est une constatation, car il
reste toujours à se demander l'origine de cette
croyance universelle : Epicure l'appelle une an-
ticipation, 7rpoV/ît];iv, un pressentiment de la
vérité. Nous avons dit combien ce mot est équi-
voque et comment il peut désigner une sorte de
connaissances que le reste du système devrait ex-
clure.
Nous trouvons encore indiquée dans Gicéron
une autre preuve : il doit y avoir des dieux, car
il faut qu'il y ait des êtres au-dessus de tous les
1. CiciÎRON, DeNat. D., I,xvii, 44 ; « Ce n'est point une opinion
qui vienne de l'éducation, ou de la coutume, ou de quelque
loi humaine, mais une croyance ferme et unanime parmi tous
les hommes, sans en excepter un seul; il suit de là que c'est
par des notions empreintes dans nos âmes, ou plutôt innées,
que nous comprenons qu'il y a des dieux. Or tout jug-ement
de la nature, quand il est universel, est nécessairement vrai.
Il faut donc reconnaître qu'il y a des dieux. Et comme les
philosophes et les ignorants s'accordent presque tous sur ce
point, il faut reconnaître aussi que les hommes ont naturelle-
ment une idée des dieux ou, comme j'ai dit, une prénotion
(7:p6X7]J*iv). »
2. Aristote, Et/i. Eiid., I, 6.
EPICURE. 10
146 ÉIMCURE.
autres, une perfection absolue qui explique les
perfections relatives : placet illi esse deos, quia
necesse sit prœstanlem esse aliquam natiiram,
qua nihil sit melius ' . Il est probable qu'Epicure
n'insistait pas beaucoup sur ce raisonnement,
d'ordre éminemment métaphysique. Socrate et
Platon avaient soutenu que si les choses possè-
dent des qualités incomplètes, c'est qu'il existe
au-dessus d'elles une perfection complète et que
nous nç pouvons nous faire une idée des perfec-
tions relatives que parce que nous avons Fidée
antérieure d'une perfection absolue. Ces consi-
dérations tiendront une grande place dans la
théologie des docteurs chrétiens du moyen âge,
saint Anselme et saint Thomas; mais l'esprit
n'en a rien d'épicurien ou plutôt, si on les appro-
fondit, elles impliquent des croyances contraires
aux principes du système.
Épicure développe en revanche un autre argu-
ment qui lui appartient en propre et qui présente
une physionomie , bien curieuse : « Nous avons
tous, dit-il, l'idée des dieux ^ or une idée ne peut
nous être fournie que par la perception de simu-
lacres émanant des objets eux-mêmes; il faut,
donc qu'il existe des dieux et que nous en per-
1. GicÉRON, De Nat. /)., II, xvii.
LES DIEUX. 147
cevions les effigies, sans cela nous ne pourrions
en acquérir la notion'. » Le raisonnement, irré-
futable pour un Epicurien orthodoxe, ne vaudrait
rien en dehors de l'école; il va même engager
son auteur dans d'inextricables difficultés.
Il ne se borne pas en effet à affirmer que les
dieux existent; il a la prétention d'enseigner ce
qu'ils sont; il n'a pas la prudence de se retran-
cher derrière cette doctrine commode que nous
ne pouvons rien savoir de la nature des dieux et
que nous devons renoncer à toute recherche sur
ce sujet. Cependant un passage de t^hilodème^
semble dire que, selon Epicure, il y a sur la na-
ture des dieux des choses que nous pouvons con-
naître et d'autres que nous ne devons pas cher-
cher. Ce dont nous sommes bien sûrs avant tout,
c'est que les dieux sont heureux ; c'est un dogme
fondamental ; en eux se trouve complètement réalisé
l'idéal épicurien; la plus haute perfection dont
notre philosophe se fasse l'idée, c'est le bon-
heur ; la fin vers laquelle tendent tous nos efforts
sans que nous puissions y parvenir, les dieux,
en vertu de leur nature, en jouissent perpétuelle-
1. Lucrèce, VI, 76 :
... De corpore quœ sancto simulacra feruntur
In mentes hominum divinœ nuntia formœ.
2. Vol. Herc.,i. VI, col. 1\.
148 ÉPICURE.
ment; rien ne leur manque; ils n'ont rien à dé-
sirer, ils n'éprouvent aucune des passions qui ne
sont ni naturelles ni nécessaires. C'est de là que
nous pouvons tirer par le raisonnement quelques
indications sur leurs attributs; nous devons éli-
miner avec soin tout ce qui porterait atteinte à
leur félicité, comme la préoccupation d'intervenir
dans le cours des phénomènes du monde et de
la destinée des hommes ^
Mais ici les difficultés commencent : Epicure a
posé en principe que rien n'existe que de matériel,
que tout ce qui est est composé d'atomes et de
vide: cette loi s'applique-t-elle même aux dieux?
Car dire qu'ils ne sont pas corporels, c'est ad-
mettre qu'il y a d'autres réalités que les atomes,
ce que nous n'avons pas le droit de faire. Dès lors
toutes les questions qui se sont posées au sujet
de la nature de l'âme vont se représenter avec
une nouvelle gravité : pouvons-nous croire que
les dieux sont de même nature que la matière la
la plus grossière? D'autre part, si tout est en
mouvement dans le monde, si tous les phénomènes
1. DioGÈNE Laerce, X, 123, Lettre d'Épicure à Ménêcêe :
« Conçois d'abord que Dieu est un être immortel et, bienheu-
reux ; garde-toi donc de rien lui attribuer qui ne puisse s'ac-
corder avec son immortalité et sa béatitude. Gela une fois hors
d'atteinte, tu peux donner à ton esprit sur cet être tel essor
qu'il le plaira. »
LES DIEUX. 149
sont des mouvements, les êtres formés par la
réunion temporaire, par l'heureuse rencontre de
(certains atomes ne peuvent être immuables, et
finissent tôt ou tard par se dissoudre. Epicure est
bien forcé d'en convenir : les dieux vivent in-
comparablement plus longtemps que nous, mais
ils ne sont pas à proprement parler immortels, il
y en a toujours, mais ce ne sont plus les mêmes.
Eh quoi! nous permettrons-nous de demander,
est-ce un bonheur parfait que celui qui doit né-
cessairement finir?
Epicure n'est pas plus heureux lorsqu'il essaie
de répondre à ceux qui l'accusent de matérialiser
les dieux: il ne faut pas, dit-il, leur attribuer un
corps, mais une sorte de corps; du sang, des os,
mais une sorte de sang, d'os; ils ont besoin de
nourriture, mais d'une nourriture appropriée à
leur nature ; qu'est-ce que cela peut bien vouloir
dire? Nous songeons aux vers de La Fontaine :
(( Je subtiliserais un morceau de matière, quin-
tessence d'atome^ ». Mais ce ne sont là que des
mots ; arrivons-nous à former quelque notion qui
leur donne un sens?
Il semble que les dieux d'Epicure ne peuvent
avoir qu'une ombre d'existence, une ombre de
1. La Foihtaine, Fables, X, i.
150 ÉPICURE.
réalité et par conséquent une ombre de bonheur.
Gomme le dit spirituellement Cicéron, ce ne sont
que des esquisses de dieux, deos monogrammos ;
peut-être même ne sont-ce que des visions passa-
gères, sans véritable identité, tieque eamdem
ad numerum pcrmanere,.,, riec ad nume-
rum\ Sans compter que, pour les mettre à Fabri
des chocs et des accidents résultant des mouve-
ments continus des atomes et de TefTondrement
incessant des mondes, notre philosophe les loge
dans les intervalles qui séparent les différents
univers : « Deos... perlucidos et perfLahiles tan-
quant inter duos lucos sic inter duos mundos,
pr opter metum ruiriarum ". » Mais où sont si-
tués ces intermondes, que sont ces espaces vi-
des où ne peuvent pénétrer les atomes, qui sont
soustraits aux lois universelles du mouvement et
d'où nous viennent cependant les impressions qui
nous font connaître avec une certitude infaillible
l'existence des dieux et leur félicité?
Il en faut bien convenir, la théodicée d'Epicure
est d'une déplorable faiblesse ; lui qui ne tarit pas
de railleries contre les croyances populaires, il
avance une série de propositions à l'appui des-
1. Cicéron, De Nat. D., I, xxxvii, 105, 106. — Lachelier.
Rei^ue de philologie, 1877, p. 264.
2. Cicéron, De Divinatione, II, xvii, 40.
LES DIEUX. 151
quelles il n'apporte aucune preuve et toute l'école
accepte comme vérités certaines des dogmes
d'une puérilité stupéfiante. Les livres de Pliilo-
dème dont on a trouvé des fragments à Hercula-
num nous fourniraient sur tous ces points des
renseignements précieux, s'ils n'étaient pas en si
fâcheux état. Tout d'abord Épicure soutient que
les dieux sont beaucoup plus nombreux qu'on ne
le croit d'ordinaire; au nom d'une prétendue loi
d'équilibre, dont il ne rend aucunement raison, il
croit qu'il y a autant de dieux que d'êtres mortels.
Bien que les dieux nous soient supérieurs par la
taille, par la force et par toutes les autres quali-
tés, il ne faut pas douter qu'ils ont la même forme
et la même figure, car lorsqu'ils apparaissent, c'est
toujours sous cet aspect ' (on aurait beau jeu à
répondre que cette image que nous nous faisons
de la divinité a pour point de départ les repré-
sentations que nous avons sous les yeux, qu'Epi-
cure et ses disciples ne pouvaient se défaire de
l'impression produite sur eux par les chefs-d'œu-
vre de l'art grec, tandis que d'autres peuples,
ainsi que le remarquait déjà Xénophane de Colo-
1. CicLiiox, De nat. Z>., I, xviii : « A natura habemus omnes
omnium gentium speciem nullam nisi humanam Deorum ;
quîe enim alia forma occurrit unquam aut vigilanti cuiquam
aut dormienti? »
1 52 ÉPICURE.
phon, se représentent les dieux sous toutes sortes
de figures ^monstrueuses); de plus, la forme hu-
maine est la plus belle qui se puisse imaginer,
enfin c'est la seule qui soit accommodée à l'exer-
cice de la raison et à la jouissance des plaisirs de
l'esprit.
Une fois engagé danslavoie de cet anthropomor-
phisme enfantin, Epicurene s'arrête plus. Les dieux
sont de sexe différent : n'en résultera-t-il pas qu'ils
s'aimeront, qu'ils seront enproie aux passions, qu'ils
seront torturés par elles et souvent mis aux prises ?
Qu'ils contracteront des unions et auront des en-
fants? Qu'ils seront sujets aux infirmités de l'ado-
lescence et de la vieillesse ? Ce n'est pas tout : ils
ne dorment pas , car le sommeil est une sorte de mort,
et des êtres qui ne font rien n'ont pas besoin de re-
pos ; ils prennent, nous l'avons dit, des aliments ;
ils ont des demeures ; dans leurs entretiens (car ces
êtres bienheureux connaissent le charme d'une vie
sociale analogue à l'amitié épicurienne), ils parlent
grec ou une langue toute voisine, car il n'en est pas
de plus parfaite. Épicure ne paraît pas s'être mis en
peine de découvrir des explications allégoriques de
la mythologie populaire ; les interprétations que
donne Lucrèce^ sont postérieures. En dépit de ces
1. Lucrèce, II, 598, 655.— III, 97G.
LES DIEUX. 153
contradictions, nous ne pouvons accepter le juge-
ment de Lange, d'après lequel notre philosophe at-
tribue aux dieux une existence non réelle, mais
idéale : « Il est indubitable, dit-il * , qu'en réalité Epi-
cure honorait la croyance aux dieux comme un élé-
ment de l'idéal humain, mais qu'il ne voyait pas dans
les dieux eux-mêmes des êtres extérieurs . Le système
d'Epicure resterait pour nous enveloppé de con-
tradictions, si on ne l'envisageait au point de vue
de ce respect subjectif pour les dieux qui met notre
âme dans un accord harmonique avec elle-même
Peu lui importait que cette perfection se montrât
dans leurs actes extérieurs ou qu'elle se déployât
simplement comme idéal dans nos pensées. » Il y a
là un raffinement dont Epicure nous paraît inca-
pable.
Il semble que, puisque les dieux ne s'occupent
pas de nous, nous n'avons pas non plus à nous oc-
cuper d'eux ; rien en apparence de plus logique
que cette conclusion sur laquelle Gicéron revient
continuellement ; et cependant Epicure avait écrit
non seulement un livre sur les dieux (xspl Ôswv),
mais un autre sur la piété {izefi eùcsêeia;). C'est là
une des parties les plus intéressantes et, à notre
avis, les plus belles de son système. Nous n'avons
1. Lange, Histoire du matérialisme, trad. franc,, t. I, p. 93.
154 ÉIMCLRE.
pas de maux à redouter de la colère des dieux, pas
de bien à espérer de leur faveur, nous ne saurions
songer à les apaiser ou à les concilier par des sa-
crifices, des offrandes ou des prières; mais nous
concevons que ce sont des êtres immortels, très
sages et très heureux; la pensée de ces perfections
ne peut nous laisser indifférents ; elle nous remplit
de respect et de vénération ; nous nous devons à
nous-mêmes de témoigner notre admiration pour
cette grandeur qui s'élève si haut au-dessus de la
nôtre ^propter majestatem eximiam singularenique
naturam \ Peut-être remarquera- t-on encore à ce
propos qu'Epicure se contredit lui-même en re-
connaissant qu'une action est bonne quoiqu'elle
ne doive nous procurer aucun avantage. Voilà ce
que n'ont pas compris les anciens qui ne conce-
vaient pas l'idée d'une autre piété que celle qui
cherche à détourner de notre tête le plus de maux
possible et à nous attirer des biens ; voilà ce que
n'ont pas vu non plus tous ceux des commentateurs
chrétiens, dont la dévotion n'est pas dégagée de
préoccupations intéressées. D'autres au contraire
croient, comme Gassendi", que la véritable piété
1. Sénèque, Z)e bcnef.,lV, 193.
2. Gassendi, De \>ita et moribus Epicuri, lib. IV, cap. m :
« Duplicem solemus assignare causam quare Deum homines
colant : unam dicimus excellentem supremamque Dei natu-
LES DIEUX. 155
doit être détachée de toute pensée d'utilité per-
sonnelle, que nous devons adorer Dieu parce qu'il
est Dieu et que nous sommes nous : ceux-là recon-
naissent ce qu'il y a de grand dans la doctrine d'E-
picure pour qui la dernière démarche de la raison
ram quœ seipsa et sine uUo ad nostram utilitatem respecta
cultus et reverentiai dignissima sit; alteram bénéficia quœ
Deus seu bona largiendo, seu a malis avocando, aut contulerit,
aut, quod magis movet, collaturus sit. Hinc si quispiam ad
Deum colendum priore causa alliciatur, hune se affectu vere
filiali componere asserimus, sin posteriore, prorsus servili. »
Il est intéressant de rapprocher de cette doctrine une belle
page d'Abélard : « Le nom de charité ne convient point à cet
amour qui envisagerait en Dieu notre propre intérêt et la
jouissance du bonheur éternel, amour d'où il résulterait que
notre fin dernière serait en nous-même et non dans le Souve-
rain Être. Ceux qui aiment de la sorte méritent le nom d'amis
de la fortune et servent plutôt Dieu par un principe de cupi-
dité que par un mouvement de la grâce. Pour être véritable
et sincère, l'amour, suivant saint Augustin, doit être gratuit,
c'est-à-dire qu'il doit rechercher son objet pour lui-même. Ce
n'est donc point parce que Dieu nous donne des marques de
son amour en nous faisant du bien qu'il faut l'aimer, mais
parce qu'il mérite, quoi qu'il fasse, d'être aimé par-dessus
toutes choses. Car la vérité nous dit elle-même que, si nous
n'aimons que ceux qui nous aiment, nous n'en recevrons au-
cune récompense... Tel est cependant l'égarement de presque
tous les chrétiens qu'ils ne rougissent pas d'avouer que si
Dieu ne leur promettait aucune récompense, dès lors ils cesse-
raient de l'aimer. Humiliant aveu! Conduite mercenaire! »
ÂBKLARD, Expositio i/i epist. Paiili ad Romanos. — Cette doc-
Irine fut vivement combattue par Hugues de Saint- Victor, De
sacramentis, II, 8.
156
KPICURE.
humaine est la méditation de la grandeur divine.
Bien loin de railler cette théorie comme une in-
conséquence inexcusable, nous croyons qu'elle se
rattache parfaitement aux principes posés par
Épicure et qu'elle lui fait honneur.
CHAPITRE VIII
MORALE.
La morale est la partie la plus considérable du
système d'Epicure; c'est elle qui lui attira le plus
grand nombre de disciples, c'est elle qui est la plus
célèbre et le plus souvent discutée ; c'est à elle
qu'il attachait lui-même la plus grande importance,
car il n'accordait son attention aux autres sciences,
nous l'avons vu, que dans la mesure où elles sont
nécessaires pour l'établissement de l'éthique.
Puisque l'homme n'est pas un être à part, dis-
tinct de tous les autres, il doit obéir comme eux à
la loi commune ; les tentatives qu'il fait pour s'y
soustraire sont des folies et ne peuvent aboutir ;
c'est au contraire une règle très simple et très claire
que de vivre conformément à la nature.
La question que se pose Epicure est : quelle est
la fin de la vie ? ce en vue de quoi toutes choses sont
recherchées et ce qui n'est recherché en vue d'au-
tre chose; il avait écrit un traité izefi zélou;. Toutes
nos actions tendent à nous procurer quelque bien
158 ÉPICURK.
ou à nous éviter quelque mal. Qu'est-ce donc que
le bien et le mal ? Sur ce point encore la nature nous
instruit clairement : le bien, c'est le plaisir ; le mal,
c'est la douleur : tviv -/ir^ov/.v "Xsyojxsv ap/^viv y.al tsXo; elvai
ToGi [7.a/.apiù); '(•^v... xpcoTov àyaOov toOto /.cà G'jjJL^puTov . . .
-îràaa o'Jv Tî^ovvi àyaOov... zaGa-sp x.al à>;y'/]r^cov xaaa x.aîtdv ^ .
Il ne manque pas d'hommes qui soutiennent une
autre doctrine ; ils sont dans l'erreur, ils sont éga-
rés par leurs passions ou bien ils mentent par or-
gueil. Considérons donc les animaux qui ne sont
pas entraînés par de telles influences (y.^tacTpo(pa)
et chez qui la nature parle toute seule : nous les
voyons poursuivre constamment le plaisir et fuir
la douleur, cpucrixcoç /.où ^wpU )^oyo'j : Negat opus esse
ratione neque disputatione . , . sentiri hsec putat-.
Aïabr^Giv ^eï tjziv /.al Gapy.ivov civat, y.al oavaTai r,^QYri
âyaôov, il suffit d' avoir des sens et d'être de chair, et
le plaisir apparaîtra comme un bien ^ ; en morale
comme en philosophie naturelle, Épicure est stric-
tement empiriste ; il ne connaît pas d'autre autorité
que celle de l'expérience. Ce que les animaux font
instinctivement, les hommes le doivent faire en
connaissance de cause. Toutes les fois que nous
recherchons une chose, c'est que nous en espé-
1. DioGÈNE Laerce, X, 128,129.
2. GicÉRON, De finibus, I, ix, 30.
3. Plutarque, Adv. Colot., XXVII.
MORALK. 159
rons quelque plaisir; toutes les fois que nous
fuyons une chose, c'est que nous croyons qu'elle
nous apportera quelque douleur. Les Stoïciens eux-
mômes le reconnaissent : Vivere onines beatc vo-
lant ' .
La théorie d'Epicure c'est donc la morale du
plaisir ou plus exactement du bonheur. Ce qui
lui a fait grand tort, c'est qu'on l'a étudiée surtout
chez les écrivains latins qui l'ont discutée ; or ces
écrivains emploient pour désigner le souverain bien,
selon Épicure, le mot voluptas, qui n'en est pas
l'équivalent exact ; de là les fréquentes récrimina-
tions des Épicuriens contre la grossièreté de la
langue latine, récriminations qui fâchent Gicéron,
(solco subirasci)-. Du latin vient le français vo-
lupté, auquel^ nous attachons un sens assez bas;
l'expression jucundus sensus, que nous trouvons
dans Lucrèce, est plus juste. On confond la théorie
d' Épicure avec celle d'Aristippe de Gyrène, dont
il se sépare sur un grand nombre de points des plus
importants. Ge qu'il recherche surtout, c'est la sé-
rénité, l'égalité d'humeur, sùOupa; il met to ^aipsiv
au-dessus de to T.^eaGat^ On rattache encore cette
1. SÉNÈQUE, Devita beata, \.
2. Gicéron, De fm., II, iv, 12.
3. C'est ce que pense Bain : « This last phrase would hâve
expressed what Epicurus aimed at, neither more nor less. It
would at least hâve preserved his theory from much mispla-
160 ï:piclre.
morale au système de rintéret ; il s'en faut bien,
à notre avis, que ce rapprochement soit exact :
il y a très loin des conseils de prudence que donne
Épicure aux règles de l'utilitarisme et de la [j.eT^i'/.ri
T5yv'/i des Grecs à Tarithmétique des plaisirs de
Bentham; ils ne se placent pas au même point de
vue et n'ont pas la même manière d'apprécier les
choses. La théorie épicurienne n'a pas à beaucoup
près la valeur scientifique du système des utilita-
ristes anglais, mais elle est mieux d'accord avec les
données immédiates de l'expérience et fait plus de
place aux sentiments réellement éprouvés par les
hommes.
Tout plaisir est un bien, toute douleur est un
mal, TzôiaoL o'jiv yi^ovtj Siy. to sysiv (p'Jciv oi/vSiav âyaÔov...
o\)8e[j.ioL ri^oYfi x-a6' éauTTiv /.a/.ov * . Il n'y a pas d'autre
bien que le plaisir, d'autre mal que la douleur;
ce sont là des principes que l'expérience de
chaque jour ne nous permet pas de révoquer en
doute. N'allez pas en conclure qu'il faut recher-
cher tout plaisir et fuir toute douleur. C'est ce
qu'enseignait Aristippe, mais c'est une erreur
funeste; la poursuite ardente, impatiente du
ced sarcasm and aggressive rhetoric. » A. Bain, Mental and
moral science, vol. II, part. II, p. 535. — Grote, Arislotle,
t. II, app. V, p. 439. '
1. DioGKAE Laerce, X, 129, 141.
\
MORALE. 161
plaisir a précipité bien des gens dans le malheur.
L'expérience de chaque jour nous montre combien
les excès de tout genre sont nuisibles à la santé.
Si Ton s'applique à développer la sensibilité de
façon à savourer délicatement les moindres nuan-
ces du plaisir, par là même on en vient à souffrir
cruellement des plus légères douleurs. La vivacité
de nos souffrances tient souvent à ce que nous les
redoublons, les exaspérons en y faisant attention
et par nos plaintes, tandis que nous pouvons n'y
pas penser en fixant ailleurs notre esprit. Beau-
coup de plaisirs peu intenses et surtout éphémè-
res entraînent à leur suite des douleurs cuisantes
et prolongées, tandis que des douleurs relative-
ment légères et de peu de durée sont la condi-
tion de plaisirs plus vifs et plus durables : àT^yn^wv
T:5c(ja xa-/tov, oi» iraca ^e (peuxTYj àsl ... jç^ptofxsGa T(d (i.èv
àyaôw xarà Ttvàç ypovou; wç xaxco, tw ^è zaîcw TOupLTua'Xiv wç
àya6o>\ 11 ne faut donc pas agir à la légère; il faut
réfléchir et calculer : Tvi (jlsvtoi (7U[j,(j!.£TpYf(7£t xal (ju{jL(pe-
povTwv xal a(7U[/.<popwv i^Xé^zi Taura xavra xpivstv xaGvfxst^.
La prudence ou sagesse, <ppoV/](7tç, est la première
des vertus, elle nous enseigne le moyen d'obtenir
la plus grande somme de plaisir avec la plus petite
quantité de douleur possible : oio xal (pdodoçiaç Tao
1. DioGÈNE Laerce, X, 129, 130.
2. DioGÈNE Laerce, X, 130.
ÉPICURE. 11
162 ÉPICURE.
Ti(xiwT£pov ÛTTscp^^st Y) (ppovYiGiç, £$ TiÇ at TvoiiTal Tcàcat 7re(pu-
xactv àpETai V C'est l'art de vivre, ars vwendp ;
son premier fruit est la tempérance, (jwcppdduvyi, car
la sagesse parfaite, coçia, est un privilège réservé
aux dieux. La doctrine d'Épicure rappelle de très
près la définition donnée par Aristote : (ppdvvjGiç
5* èdTtv àpeTT) âiavotaç, y.aG' yIv eO pou>.£U£c6ai ^livavTat Trepl
àyaôcov îcal xay-tov tôv £tpv)[jL£vwv eîç £i»Jai|jt.oviav ^ . Pour le
Stagirite aussi lui la 9pdvY]Gt; est une à'^iç, £$t<;
àV/lÔTîç (JLETa >;dyou 7rpa)CTi)cvi TTfipl Ta àvGpwrw àyaÔà x.al
îcaxa \ C'est un bien solide et durable : comme
elle ne nous est pas apportée par les circonstances
extérieures, elle ne peut non plus nous être ravie.
Elle règle le cours entier de la vie et en embrasse
l'ensemble, âtotX£i tov ô);ov ptov, tov (juvejri ^pdvov ToO Piou.
Il ne faut pas se soucier uniquement du pré-
sent, mais encore songer au futur. Sur ce point
même il y a une mesure que la raison commande
de ne pas oublier. Certains hommes se privent
de tout, se refusent tout, afin de se préparer un
meilleur avenir; ils ont tort, car l'avenir ne nous
appartient pas, nous ne savons si nous n'allons
pas mourir à l'instant et si par conséquent nous
1. DioGÈNE Laerce, X, 132, 144, 145.
2. GicÉRON, De fin., I, xiii, 42.
3. Aristote, Rhétorique, I, ix, 1366 b. 20.
4. Aristote, Eth. Nie, VI, v, 1140 b. 4.
MORALE. 163
ne serons jamais à même de jouir des biens que
nous aurons préparés au prix de tant de souffrances .
Le sage ne négligera pas le soin de ses affaires,
mais il ne se laissera pas absorber par elles.
Il faut être philosophe à tout âge ; il n'est jamais
ni trop tôt ni trop tard, car il n'est jamais ni
trop tôt ni trop tard pour être heureux ^ Epi-
cure rejette les paradoxes des Stoïciens : la vertu
est une, on a toutes les vertus ou on n'en a pas
du tout, les fautes sont égales. Contentons-nous
d'être des hommes pleinement hommes : vouloir
s'élever plus haut, agir mieux, c'est une ambition
non moins funeste qu'insensée. Le sage, d'après
lui, n'est pas insensible : il souffre de la douleur
et s'afflige de la perte de ses amis.
Il condamne formellement l'hypocrisie. Nous ne
saurions prendre trop de précautions pour bien
juger des choses qu'il convient de fuir ou de re-
chercher; n'ayons pas trop de confiance dans
notre propre esprit, que tant de causes d'erreur
peuvent égarer; il faut choisir un homme de bien,
l'avoir sans cesse devant les yeux, de manière à
vivre comme en sa présence, se demander quel
1. DioGÈNE Laerce, X, 122. — Cf. Horace, Épitres, I, i, 23:
Sic mihi tarda fluunt ingrataque tempora quœ rem
Gonsiliumque morantur agendi gnaviter id quod
^que pauperibus prodest, lociipletibus œque,
Mque neglectum pueris senibusque nocebit.
^64 ÉPICURE.
jugement il porterait sur les événements et sur
nos déterminations.
Il faut se garder soigneusement de toutes les
passions, qui sont nos ennemis les plus dange-
reux : l'orgueil et le mépris des autres provoquent
la haine et la jalousie ; la colère est une véritable
folie; elle nous emporte à des paroles, à des actes
que tôt ou tard nous regretterons amèrement, elle
nous suscite des ennemis implacables; elle nous
expose à de terribles vengeances. Quant à l'in-
tempérance, les suites en sont longues et cruelles ;
elle aboutit tantôt à des maladies douloureuses et
incurables, tantôt à une mort prématurée. Le
courage et la constance sont les suites naturelles
de la sagesse plutôt que des vertus à part. Les
hommes qui s'abandonnent à leurs passions atta-
chent le plus grand prix aux objets nécessaires
pour leur satisfaction et ont sans cesse lieu de
craindre de les perdre; de plus ils sont en proie
à toutes sortes de terreurs superstitieuses, à la
peur des dieux et de la mort : « Si les plaisirs que
recherchent les débauchés pouvaient les mettre
à l'abri de toutes les douleurs et des craintes de
la mort et des dieux, nous n'aurions pas lieu de
les blâmer * . » Pour désigner cette condition de
1. DiOGÈNE Laerce, X, 142. .
MORALE. 165
l'âme tourmentée par des craintes continuelles,
Epicure emploie souvent le mot xeif^wv; sa doc-
trine est au contraire un apaisement, ycck-nvic^oç.
Parmi les plaisirs, Épicure établit plusieurs
distinctions intéressantes; ses remarques à ce
sujet, il faut bien le reconnaître, ne sont pas seule-
ment justes, elles témoignent d'une grande péné-
tration. C'est d'abord la distinction du plaisir en
mouvement (7ÎrW/i sv xivt.gci) et du plaisir en repos
(tî^ovyi £v cTacst, /caTacTvi[j!.aTiîC7) Ti^ovvf). Aristippe défi-
nissait le plaisir un mouvement doux, la peine
un mouvement rude; Epicure condamne tout plaisir
qui résulte d'un mouvement. Le sens de l'oppo-
sition qu'il propose est facile à expliquer : beau-
coup déplaisirs sont dus à la satisfaction d'un dé-
sir; la préexistence de ce désir en est donc la
condition et ils sont d'autant plus intenses que
le désir est plus vif; le plaisir est donc dans la
transition d'un état à un autre, dans un mouve-
ment. Ces plaisirs produisent une violente agi-
tation de notre âme et, si nous y regardons de
près, nous constatons qu'ils sont moins une cause
de bonheur que de malheur; sans compter que,
ainsi que l'avait déjà montré Platon, ils supposent
comme condition l'existence préalable d'un désir,
d'un besoin, d'un manque, c'est-à-dire d'une
souffrance. Tout autres sont les plaisirs en re-
166 ÉPICCRE.
pos, qui consistent dans une jouissance calme de
la situation où nous sommes, sans aspirer à autre
chose ^ ; ce sont des plaisirs constitutifs : « Il n'y
a pas, dit Epicure, de condition où le sage ne
puisse se trouver heureux, même s'il est aveugle
ou sourd, privé de tel ou tel membre. » Malgré
les démentis que l'expérience semble lui donner
trop souvent, il ne veut pas se départir de son
optimisme.
Il soutient ensuite que la diminution ou la ces-
sation de la douleur constitue par elle-même un
plaisir, ooo; toQî y^sysSouç twv -^^ovtov 'h iravToç tou à>.-
yoOvToç u7i:£?atpc(7t; " ; tous les psychologues en con-
1. A propos de cette doctrine M. Fouillée rappelle ingénieu-
sement la théorie développée par beaucoup de psychologues
contemporains et particulièrement par Bain (The émotions and
Ihe Will) : « Un grand nombre de nos plaisirs, disent-ils,
sont dus au rapport que l'émotion actuelle présente avec les
émotions simultanées ou antérieures (émotions of relativity),
c'est-à-dire à un changement, à un mouvement. Ces plaisirs
sont rapidement émoussés par l'habitude et la satiété; aux
blasés il faut toujours du nouveau ; leurs goûts deviennent de
plus en plus bizarres et quelquefois criminels (sadisme). »
2. DioGÈNE Laerce, X, 139. — Cf. ce que dit Socrate dans
le Pliédon. — Montaigne, Essais, 1. II, ch. xii : Notre bien-
être ce n'est que la privation d'être mal. Voilà pourquoi la
secte de philosophie qui a le plus fait valoir la volupté et l'a
montée à son plus haut prix encore l'a-t-elle rangée à la seule
indolence. Le n'avoir point de mal c'est le plus heureux bien-
être que l'homme puisse espérer : car ce même chatouille-
MORALE. 167
viennent volontiers, mais ils ajoutent que réci-
proquement la diminution et la cessation du plaisir
sont des causes de douleur, ce dont Épicure se
garde bien de parler. Dès que la douleur est
chassée, que le besoin est satisfait, le plaisir peut
être varié, pas augmenté, puisqu'il y a plénitude :
quo enim crescat quod plénum sit\ Encore
faudrait-il nous dire si le plaisir en repos est pro-
duit par la cessation ou simplement par l'absence
de la douleur. Gicéron n'a pas tout à fait tort de
dire que sur ce point essentiel la théorie d'Épicure
manque de précision. Les Cyrénaïques admet-
taient qu'entre la douleur et le plaisir il y a un
état neutre ; Épicure le nie expressément ; pour lui
il n'y a pas de milieu. Le bonheur est comme la
santé de l'âme : du moment que nous nous por-
tons bien, nous n'avons rien à demander de plus.
Les partisans d'Aristippe prétendaient que cette
condition n'est pas suffisante : la cessation de la
douleur produit tout simplement la non-jouissance,
ment et aiguisement qui se rencontre en certains plaisirs et
semble nous enlever au-dessus de la santé simple et de l'in-
dolence, cette volupté active, mouvante et je ne sais comment
cuisante et mordante, celle-là même ne vise qu'à l'indolence
comme à son but. Je dis donc que, si la simplesse nous ache-
mine à point n'avoir de mal, elle nous achemine à un très heu-
reux état selon notre condition.
1. SÉNÈQUE, Lettres, 66. — Gassendi.
168 ÉPICURE.
c'est-à-dire le vide. C'est aussi l'avis de M. Ra-
vaisson * : « Le mot de la sagesse, l'art de vivre,
d'après Épicure, c'est d'arriver à ne plus rien
sentir... L'Epicurisme met le souverain bien dans
l'absolue impassibilité, une abstraction, une né-
gation, un rien. » Epicure enseignait au contraire
que dès qu'il y a absence de peine il y a présence
de plaisir : In omni re doloris amotio succes-
sionem efficit voluptatis ^. La santé du corps,
l'absence de peine et de trouble, àîrovia zal àxapa^ia,
0L(iy\wiaL, il ne nous faut rien de plus ^ : orav );£y(«){jt.£v
7)Sovy;v iCkaz hizo-^jeiv, oi» Taç twv àacoTwv yi^o^kc; jtal tocç ev
oL'Koka.TjGei /C£t{JL£vaç "XsyopLsv, àXkk to (jiv] àT^ysî'v /caxà cûjjLa
(xtIts TapaTTScOat jcaTot ^uyviv cuvsipovTsç ^. C'est là le
seul plaisir vraiment profond, constitutif : orav (xti
à}vYc5[jL8v, oùxsTi T'^; yj^ov^ç ^£0|jL£Ôa ^. Pour qu'il y ait
douleur, il faut l'intervention d'une cause positive ;
le plaisir qui résulte de la santé du corps et de
l'âme, de la satisfaction de tous les besoins na-
turels n'en a-t-ilpas une? Et il me semble qu'Épi-
1. F. 'Rk\k\sso^, Métaphysique d'Aristote, II, 105, 116.
2. GicÉRON, De finibus, I, xi, 37.
3. Lucrèce, II, 16 : ...
...Nonne videre est
Nil aliud sibi naturam latrare, nisi ut oui
Corpore sejunctus dolor absit, menti fruatur
Jucundo sensu, cura semota metuque.
4. DioGÈNE Laerce, X, 131.
5. Diogène Laerce, X, 139.
MORALE. 169
cure est très grec par cet endroit, son idée est
celle-ci : établissez la nature dans l'harmonie ; et
le bonheur en jaillira comme une fleur de sa tige.
Pourquoi TefTort? La nature est bien faite; il suffit
que l'ordre n'en soit pas troublé, pour qu'elle
donne son fruit de joie. Epicure croit donc que les
plaisirs ne diffèrent pas en quantité, mais seule-
ment par la qualité, (ati ^ia<p£p£tv rs^ov/iv rj^ov^;, {ayiSs
vi^iov Tt elvat... où/. iizœj^iTOLi v;^ov7î £V ttî cap>ti, sTTStSav
oiizoL^ TO xaT* ev^stav àXyouv sEatpsÔ-^', àXkk [/.ovov iroixQ.-
lîTcci \ Plutarque montre par l'exemple des oiseaux
et de tous les animaux que la cessation de la dou-
leur n'est pas le plus grand bonheur, qu'au-dessus
de ce que nous appelons le plaisir négatif il y a
des plaisirs positifs qui ont pour nous bien plus
de charmes ^. Les psychologues modernes discu-
1. DioGÈNE Laerce, X, 144.
2. Plvtarque, Non possesuaif. ptVi, VII, 8: «C'est la joie d'es-
claves délivrés des fers et du cachot qui ressentent, après les
coups et le fouet, la douceur de s'oindre et de se baigner, mais
qui n'ont jamais connu ni goûté une joie libre, pure et sans
mélange. Mais parmi les animaux eux-mêmes, les plus nobles
et les plus délicatement organisés connaissent d'autres plai-
sirs que d'échapper à la douleur. Rassasiés et leurs besoins
satisfaits, c'est alors qu'ils se plaisent à chanter, à nager, à
voltiger, à se jouer entre eux. Le mal évité, ils cherchent en-
core le bien ; ou plutôt, s'ils ont éloigné d'eux ce qui leur était
douloureux et étranger, c'est comme autant d'obstacles qui
les empêchaient de poursuivre ce qui leur est le plus proche
et la meilleure partie de leur nature ». — Cf. Adw. Coloten.
170 ÉPICURK.
tent encore la question de l'existence d'états neu-
tres. Sans doute au point de vue théorique cela ne
fait pas difficulté : si l'on admet que les plaisirs
et les douleurs forment comme une échelle, en la
remontant ou en la descendant nous devons né-
cessairement passer par le point zéro ; mais il ne
sert de rien de raisonner dans l'abstrait; il s'agit
de faits réels sur lesquels l'expérience ne donne
point de réponse suffisamment claire et décisive.
Selon l'heureuse expression de M. Guyau, le sage
épicurien ne se réjouit pas, il jouit.
Notre philosophe se laisse même entraîner à des
affirmations qui paraissent singulièrement para-
doxales : « Si la douleur est violente, dit-il, elle
dure peu; si elle se prolonge, elle produit l'en-
gourdissement, l'insensibilité ou bien elle ne
manque pas d'apporter certains plaisirs que nous
ne connaîtrions pas sans elle; dans tous les cas,
l'accoutumance nous la rend supportable » : Tuy-ca
àTwyvi^wv sOîtaTacppovviTo;, v) yàp cuvtovov e^ouca to xovoGv
(7uvT0(JL0v eyzi tov ^(^pdvov, v) Se ^(^povt^ouca 'irepl tviv capxa
àêV/iypov £^£t TOV 7:ovov \ Il y a là une double anti-
thèse évidemment recherchée, guvtovov et cuvTopv,
)ç^povov et xovov. L'optimisme d'Épicure ne se laisse
1, H. UsENER et M. GoMPERZj Epikurisc/ie Spruchsammelung
entdecket undmitgetheilt Yon D. K. Wotke (H. Weill, Journal
des Savants, novembre 1888).
MORALE. 171
jamais déconcerter; il croit avoir déterminé la na-
ture du souverain bien de telle manière que nous
pouvons y parvenir et si certains faits paraissent
lui infliger un démenti, il trouve plus simple de
les nier que de les discuter. Mais, dirons-nous, si
dans l'appréciation de la douleur nous tenons si
grand compte de la durée, ne devons-nous pas juger
de même du plaisir? Or Epicure a plusieurs fois
soutenu le contraire : Non majorent voluptatem
ex infinito tenipore setatis percipi posse quam ex
hoc percipiatur quod videainus esse flnitum ^ ,
Puis, lorsqu'il s'agit du bonheur des dieux, le
même maître dit qu'il l'emporte sur le bonheur
des hommes parce qu'il est plus durable.
N'y a-t-il pas cependant des situations épou-
vantablement douloureuses qui ne comportent
aucun soulagement et dont nous ne pouvons
espérer la fin? Nous avons du moins une ressource,
la mort : si la vie nous est devenue intolérable, il
ne dépend que de nous d'en sortir comme d'une
chambre remplie de fumée et dont l'air est irres-
pirable, ou d'un théâtre où nous ne pouvons en-
tendre la pièce jusqu'à la fin : a. Si tolerahiles
sint dolores, feranius; sin minus, sequo animo
e vit a y cum ea non place at, tanquam e theatrOy
1. GiGÉRON, Definibus, I, xix, 63.
172 ÉPICURE.
exeamus\ C'est ainsi que nous pouvons nous
soustraire aux prises du sort : Malum est in
necessitate i^were, sed in necessitate vivere né-
cessitas nulla est^. Epicure admet donc le suicide;
il reconnaît que parfois c'est un acte raisonnable
et sage; mais il ne le recommande pas, comme les
Stoïciens : cette situation cruelle dont nous ne
pouvons sortir c'est souvent par notre faute, par
notre folie que nous nous y sommes engagé; par
conséquent la raison ne peut approuver notre con-
duite : Ridicidum est currere ad mortem tsedio
vitse, cum génère vitse ut currendum esset ad mor-
tem effeceris^ , La mort n'est pas un bien en soi,
mais ce n'est pas non plus un mal. Quant à la
vie, dans certaines circonstances elle devient un
mal ; il est donc évident que dans l'alternative du
malheur et du néant, le néant est préférable. Nous
ne devons pas estimer que la vie soit un bien si
grand qu'il faille la conserver à tout prix, ni la
mépriser au point de la sacrifier sans raison. Cette
conclusion elle-même est optimiste : la vie est un
bien, puisque nous avons la ressource du suicide,
quand elle devient un mal.
Une autre distinction très importante est celle
1. GicÉRON, De finibus, I, xv, 49.
2. SÉNÈQUE, Lettres, XII, 10.
3. SÉNÈQUE, Lettres, XXIV, 22.
MORALE. 173f
des plaisirs du corps et des plaisirs de l'esprit. Épi-
cure paraît avoir le premier employé le mot gx^c,
pour désigner le corps par opposition à l'esprit, car
pour lui <Tâ>|xa c'est l'être humain tout entier, corps
et âme. Sans doute on peut regretter qu'Epicure
n'ait pas mieux su tirer parti de cette distinction ; il
a incontestablement le mérite d'avoir posé en prin-
cipe que les plaisirs de l'esprit sont supérieurs aux
plaisirs du corps et d'un autre ordre. A quoi
devait-il réduire cette opposition, lui qui soutenait
que l'âme n'est pas d'une autre nature que le
corps? Ainsi, d'après la plupart des textes, il n'y a
pas entre les plaisirs d'autres différences que des
différences d'intensité; mais parfois Epicure, nous
venons de le voir, semble attribuer plus d'impor-
tance à des différences de qualité.
Il ne dit pas bien clairement ce qu'il entend par
les plaisirs de l'esprit ; il ne semble pas avoir
compris le genre spécial de jouissances délicates
que nous apportent les sciences non plus que les
arts; un certain nombre d'hommes de goût en
feront au contraire ressortir l'intérêt. Cette mécon-
naissance de la valeur des plaisirs esthétiques nous
étonne de la part d'un Grec \ La rhétorique, dit-il,
1. Plutarque, Nonposse vivi, XIII : « Le sage aime les spec-
tacles publics, mais il ne veut pas qu'on discute même à table
des problèmes de musique ou des questions littéraires. Il con-
174. ÉPICURE.
fournit des armes dangereuses aux ambitions poli-
tiques. Il est surtout sévère dans les jugements
qu'il porte sur la musique et sur la poésie : la
musique excite les passions, elle redouble nos
douleurs par les plaintes pathétiques qu'elle ex-
hale, elle provoque à la volupté et à la recherche
des jouissances sensuelles ; quant à la poésie, elle
propage toutes sortes de mensonges et de supers-
titions. 11 n'examine pas s'il y a une poésie et une
musique autres que celles qu'il condamne, il ne
voit pas que les arts nous procurent un grand
nombre de jouissances très vives, qu'ils apportent
un soulagement efficace dans la souffrance, une
consolation dans le malheur et qu'ils contribuent
puissamment au bonheur de l'humanité.
Epicure assigne pour cause aux plaisirs de l'es-
prit le souvenir des plaisirs du corps ; il n'y aurait
donc entre les deux qu'une différence de durée :
le plaisir du corps ne subsiste qu'autant que se
prolonge l'actioii d'un objet extérieur sur nos or-
ganes, le chatouillement de la chair; il cesse aus-
sitôt ; mais le souvenir en reste dans notre mémoire
et peut se prolonger indéfiniment. De même, grâce
seille aux princes qui ont du goût pour les lettres de se faire
plutôt conter des récits de batailles et des histoires bouffonnes
que de s'entretenir de poésie et de musique. » — Voir C. Be-
NARD, L'esthétique d'Aristote et de ses successeurs, 1889.
MORALE. 175
à rexpérience, nous pouvons prévoir l'avenir et
goûter par avance les plaisirs qu'il nous réserve.
Nous jouissons donc non seulement du présent,
mais aussi du passé et de l'avenir \ car les plaisirs
dus à la mémoire et à l'imagination n'ont pas
moins de vivacité que les plaisirs des sens et ces
jouissances, que tant de gens accusent d'être illu-
soires, ne nous enchantent pas moins que les jouis-
sances réelles. Ainsi, tandis que les plaisirs du
corps ne peuvent nous procurer qu'une jouissance
momentanée, l'intelligence peut assurer le bon-
heur de toute la vie. Le grand avantage des biens
passés, dont nous gardons le souvenir, c'est que
nous ne craignons plus de les perdre : certior nulla
voluptas quant quae jam eripi non potest ". Ne
venez pas nous dire que la mémoire et l'imagina-
tion peuvent être aussi la source d'un grand nom-
bre de douleurs cruelles, que le souvenir des maux
passés et la prévision des malheurs que nous pré-
pare l'avenir peuvent empoisonner notre bonheur
présent, que le souvenir des biens que nous avons
perdus nous cause d'amers regrets et nous fait trou-
ver dure notre position actuelle, quelle qu'elle soit.
Sans doute c'est là ce qui arrive à la plupart des
hommes ; nous avons signalé les ravages qu'exerce
1. DiOGÈNE Laerce, X, 137.
2. SÉNÈQUE, Debenef., III, iv, 1.
176 ÉPICURE.
la crainte de la mort et des dieux. Mais ceux qui
sont malheureux de la sorte ne le sont que par leur
faute; ils ne doivent s'en prendre qu'à eux-mêmes.
Puisqu'il n'est pas un seul instant où nous ne puis-
sions être atteint par quelque malheur, si nous
pensons sans cesse aux maux futurs et possibles,
nous n'aurons pas un instant de repos et de joie. Il
dépend de nous de diriger notre esprit, nous avons
sur lui un empire immédiat ; c'est là une applica-
tion remarquable du dogme de la liberté qui, nous
l'avons dit, tient une grande place dans la philo-
sophie d'Epicure; notre philosophe ne doute pas
que cette puissance ne soit capable de triompher
de tous les obstacles que lui opposent les circons-
tances extérieures. En vain lui objectera-t-on qu'il
ne dépend pas de nous de nous procurer les ri-
chesses, d'éviter les maladies, les accidents, les
persécutions injustes ; qu'importe ? le principal est
que nous soyons toujours les maîtres de fixer notre
attention, de renouveler, de prolonger les plaisirs
passés, d'oublier dans le souvenir des biens d'au-
trefois nos misères actuelles ^ . Sans doute ce plaisir
' 1. « Pour être heureux, il suffit de croire qu'on l'est. Or on
peut croire ce que l'on veut, tout jugement étant toujours un
acte de volonté. Donc le bonheur est toujours à la portée du
sage. Et ce bonheur volontairement suscité à l'occasion d'une
image peut être plus fort que la sensation douloureuse. »
V. Brochard, Année philosophique, 1903.
MORALE. 177
de Tâme est, comme nous disons aujourd'hui, une
auto-suggestion; mais ce n'est pas une duperie,
car la sagesse, la connaissance exacte des lois du
monde, de la liberté de l'homme et de la nature
des dieux nous fait comprendre qu'il ne faut ni
nous laisser effrayer par des présages sinistres,
ni nous décourager, en croyant à une destinée
fatale, £taapp.£vy]. Si nous comprenons l'ordre admi-
rable qui règne dans l'univers, nous ne serons
surpris par aucun accident, nous applaudirons à
ce qui arrive, sapienti plus semper adesse quod
çelù^ quam quod nolit ^ . Ainsi se faire l'esclave
de la sagesse c'est être vraiment libre. Le sage
ne s'étonne de rien ^, ne se prend à rien, ne s'éprend
de rien, se fait aussi petit que possible pour ne lais-
ser aucune prise à la douleur et aux coups de la for-
tune. Il distingue ce qui est possible et ce qui est
impossible; il ne se tourmente pas de la pensée
des maux futurs : peut-être ne viendront-ils pas et,
s'ils viennent, il sera temps d'en souffrir; il ne se
leurre pas de vaines espérances, qui lui prépare^
raient d'amères désillusions; il envisage le présent
et l'avenir avec sang-froid. Il n'oublie pas que
l'avenir dépend en partie de nous, mais en partie
1. CicÉRON, De finibus, V, xxi, 93.
2. « Nil admirari », Horace.
ÉPICURE. t2
i
178 ÉPICLRE.
seulement, de sorte qu'il ne compte pas sur les évé-
nements comme devant se produire nécessairement
et ne désespère pas du futur, comme irrévocable-
ment arrêté : (jt,vy)(xov£UT£ov ^' cl>ç to ^éXkov ouÔ' -^{/.gTspov
o'jts xavTw; oO)^ 73[/.£T£pov, i'va [7/r[ ts ttzvtw; TrpoGut.svcou.sv
•l*ç è(70(/.£V0v, [atjt' àv£X7ri^w{jL£v w; TiravTwc OÙX. £GO[y.£VOv\
Au-dessus de tous les plaisirs du corps il met la
s.rinté de l'esprit, le jugement droit, vyfcpwv loyicjxoç,
qui rejette les erreurs et découvre les vraies raisons
des choses. De plus il est patient : il ne supporte
pas seulement les coups de la fortune, mais il est
indulgent pour les injures des hommes, entraînés
parleurs passions, pour les propos injustes, pour
les condamnations iniques. Encore un point sur
lequel Epicure se laissait entraîner à de fâcheuses
exagérations : le sage sur le bûcher ou dans le
taureau de Phalaris s'écriera en souriant : ce O
dieux! que c'est doux! » Mais c'est aux grands
maux qu'il faut les grands remèdes; les grands
maux, comme le taureau de Phalaris, sont rares et
exceptionnels.
Epicure avait peut-être tort de généraliser
cette théorie; en tout cas, il éprouvait lui-même
l'excellence de sa méthode; sa vie n'a jamais
démenti ses paroles. La lettre qu'il écrivait à un
1. DiOGÈNE Laerce, X, 127.
MORALE. 179
ami le jour même de sa mort nous montre que,
loin d'être tourmenté du regret du passé, il trou-
vait dans le souvenir des biens dont il avait joui
non seulement la consolation de ses maux pré-
sents, mais le courage de supporter d'épouvan-
tables souffrances.
Enfin puisque le plaisir et la douleur ont pour
cause la satisfaction accordée ou refusée à un
désir, il faut bien se garder de ranger tous les
désirs sur la même ligne : il y en a de naturels et
nécessaires (comme le besoin de boire et de man-
ger), de naturels mais non nécessaires (comme le
désir de faire bonne chère, d'être couché molle-
ment, de se vêtir chaudement en hiver et légère-
ment en été), d'autres enfin ne sont ni naturels ni
nécessaires (comme le goût des richesses, des
bijoux, des honneurs, de la puissance, des cou-
ronnes, des statues). Gicéron critique cette classi-
fication^ : il faudrait, dit-il, distinguer d'abord
deux classes, les désirs naturels et les désirs non>
naturels; puis subdiviser la première classe en
deux espèces, les désirs nécessaires et les désirs
non nécessaires. C'est là une misérable chicane
et, à notre avis, Épicure avait raison contre ses
adversaires. De quel droit prétend-on ériger la
1. CicÉRON, De finibus, II, ix, 26.
180 ÉPICURE.
dichotomie en méthode universelle ? Aucune autre
ne peut-elle être également légitime?
Tous les désirs, si nous n'y prenons garde,
peuvent se développer, devenir impérieux et
par conséquent donner naissance à de terribles
souffrances. C'est à notre volonté de s'en rendre
maîtresse. Il faut entièrement déraciner les incli-
nations du troisième groupe, puisqu'il n'y a en
elles rien de naturel, c'est-à-dire rien que la raison
puisse approuver; les biens qu'elles nous appor-
tent ne sont pas de vrais biens ; si nous les re-
gardons comme tels, c'est que nous nous asser-
vissons à l'opinion commune, que nous faisons
plus de cas du jugement d'autrui que de notre
propre expérience, Trapà /cevviv ^d$av aurai ytvovTai y,x\
ou Tuapà T71V iauTwv (pufftv Staj^eovTai, oûCkcc xapà ttjV tou
àvÔpwTTou xevoSoÇtav ^ . Pour nous procurer ces avan-
tages il faut nous engager dans toutes sortes de
travaux pénibles ; enfin les passions attirent sur
notre tête des maux dont le nombre et la grandeur
l'emportent sur les biens que nous en pouvons
attendre. Nous avons chaque jour sous les yeux
l'exemple des calamités qu'entraînent à leur suite
l'avarice, l'ambition, la vanité : faut-il chercher
ailleurs la cause de tant de vols, d'assassinats, de
1. DiOGÈNE Laerce, X, 149.
MORALE. 181
vengeances, de crimes contre la reconnaissance
et même contre la piété filiale, d'attentats soit
contre les particuliers, soit contre les princes et
les lois de la cité? Non seulement chaque passion
trouble le calme de notre vie et nous précipite
dans des agitations sans fin, mais les passions
entrent en lutte les unes contre les autres et se
livrent des combats furieux. Tout comme les indi-
vidus, elles ruinent les familles et les nations ; ce
sont elles qui causent les discordes, les séditions,
les guerres.
Est-il rien de plus insensé que l'amour de la
gloire à laquelle tant d'hommes sacrifient tous les
autres biens et même leur vie ? On admire com-
munément ceux que la carrière des armes en-
flamme d'une passion ardente ; mais qu'est-ce que
la gloire à laquelle ils peuvent parvenir (et que
souvent ils n'obtiennent pas) en comparaison des
dangers auxquels ils sont exposés sans cesse, la
faim, la soif, le froid, le chaud, les blessures,
l'esclavage? Que nous importe ce que pensent de
nous des hommes à qui nous n'aurons jamais
affaire? Quel bien est-ce pour nous de laisser un
nom impérissable, puisque nous devons périr
nous-mêmes et n'avoir plus aucun sentiment? Il y
a cependant une véritable gloire qui consiste dans
l'estime et la reconnaissance de nos contemporains
182 ÉPICURE.
et de la postérité; nous ne pouvons l'acquérir que
par la sagesse et la vertu ; ceux-là seuls en auront
une part dont les sages auront fait l'éloge. Épicure
écrivait à Idoménée, ministre du tyran de Lamp-
saque : « Si la gloire est votre mobile, mes lettres
vous en donneront plus que ces grandeurs que
vous encensez et qu'on encense en vous. » Et
n'a-t-il pas dit vrai? qui connaîtrait Idoménée
si son nom ne s'était rencontré dans les lettres
d'Épicure^ ?
Quant au second groupe, il le faut surveiller
attentivement : sans doute il est raisonnable de
jouir des biens que nous possédons, de profiter
des occasions qui s'offrent à nous de goûter
quelque plaisir, mais il faut bien prendre garde
de nous laisser asservir; il ne faut faire au-
cun effort pénible pour nous procurer ce dont
nous pouvons nous passer ; c'est à cette condition
que nous ne souffrirons pas si nous en sommes
privés; il ne faut pas laisser naître en nous de
nouveaux besoins.
Parmi les inclinations naturelles et non néces-
saires Epicure range l'amour, la passion des
femmes, l'appétit de la reproduction. C'est un
instinct naturel, puisque nous l'observons chez
1. SÉNÈQUE, Lettres, XXI.
MORALE. 189
tous les animaux; mais nous le pouvons sur-
monter. Le sage sera insensible aux aiguillons
de Famour, lequel, dit Diogène l'Epicurien, n'est
point envoyé du ciel sur la terre. Les plaisirs de
cette passion ne furent jamais utiles ; au contraire
on est trop heureux lorsqu'ils n'entraînent pas
après eux des suites qu'on aurait sujet de déplorer.
Certains critiques vont jusqu'à reprocher à Epi-
cure de n'avoir pas vu la nécessité de donner satis-
faction dans une certaine mesure aux exigences
de l'instinct sexuel, tandis que d'autres prétendent
qu'il se livrait aux pires débauches. De même on
Fa souvent accusé de gourmandise : Timocrate,
frère de Métrodore, dit qu'il se faisait vomir deux
fois par jour; on a fréquemment écrit que ses ma-
ladies étaient les suites de ses excès ; toutes ces
allégations no méritent pas qu'on les discute. Il y
a deux éléments qu'il importe de distinguer, les
sentiments du cœur et le besoin physique; ce
dernier, si nous ne le laissons pas s'accroître et
s'enflammer par l'imagination, il est facile de le
satisfaire sur le premier objet venu. Epicure entre
même à ce sujet dans des détails qui nous parais-
sent manquer de délicatesse. Quant aux senti-
ments du cœur, il n'en reconnaît pas la valeur et
le charme : il ne parle pas des affections de la
famille, de l'amour des mères pour leurs enfants.
184 ÉPICURE.
Il insiste en revanche sur les maux de toute
sorte qu'engendre la passion de l'amour pour les
femmes et pour les beaux jeunes gens, surtout
quand elle entraîne à l'adultère ou à l'amour des
esclaves, qui dégrade l'homme libre : c'est une
cause de ruine, de crimes, d'assassinats, de ven-
geances. Qu'il y a loin de cette théorie au lan-
gage de ceux que l'on continue d'appeler les
épicuriens, surtout des auteurs du xviii^ siècle!
Epicure n'a vu qu'un côté de la question ; ils ne
voient que l'autre ; ils ne tarissent pas en éloges
de l'amour, souvent éloquents ou poétiques; ils
décrivent complaisamment les plaisirs, tantôt
délicieux, tantôt délicats, qu'il procure à l'homme ;
ils soutiennent que c'est l'élément le plus essen-
tiel du bonheur; ils répètent que c'est le lien le
plus charmant de la vie sociale. On sait avec
quelle verve, avec quelle éloquence Lucrèce au con-
traire a développé ses invectives contre les fem-
mes\ « L'épicurisme, dit M. Dugas-, est la secte
la plus prosaïque de l'antiquité. Il fait la guerre à
l'imagination et au romanesque. Il ne faut pas
croire, dit Epicure, que l'amour soit envoyé par
les dieux, oà^è BsoirsfjLTTTov slvai tov spwra'. Il rejette
1. Lucrèce, IV, 1044-1184.
2. Dugas, L'amitié antique, p. 132.
3. DiOGÈNE Laerce, X, 118.
MORALE. 185
même le surnaturel humain, je veux dire les su-
blimités de la passion. »
Enfin il y a des besoins que nous ne pouvons
négliger, des choses absolument nécessaires à la
conservation delà vie et de la santé : ces besoins,
dit Epicure, sont peu nombreux et il suffit de bien
peu de chose pour les contenter : c'est un ragoût
merveilleux que le pain et l'eau, lorsqu'on en
trouve dans le temps de sa faim et de sa soifV
Celui qui vit conformément à la nature peut être
heureux dans toutes les conditions : les choses
qui sont indispensables sont à la portée de tous,
eùîuopicTa, tandis que le superflu n'a pas de bornes,
elq aTTstpov £/.ri7rTa ; mais ces choses rares et difficiles
à acquérir, nous pouvons nous en passer. En réa-
lité la nature fournit abondamment ce qui est
nécessaire pour la satisfaction de nos besoins;
si nous sommes ingrats envers elle, si nous mé-
connaissons sa générosité, c'est à cause de l'em-
pire que prennent sur nous nos passions et de
1. Lucrèce, II, 14. — Athénée : « Mortels, pourquoi courez-
vous après tout ce qui fait le sujet de vos peines? Vous êtes
insatiables pour l'acquisition des richesses, vous les recher-
chez parmi les querelles et les combats, quoique néanmoins
la nature les ait bornées et qu'elle soit contente de peu pour
sa conservation; mais vos désirs n'ont point de bornes. Con-
sultez sur cette matière le sage fils deNéoclès; il n'eut d'autres
maîtres que les Muses, ou le trépied d'Apollon, «
186 KPICURE.
l'impatience avec laquelle nous nous efforçons de
les contenter. Sénèque raconte dans ses lettres
qu'Epicure s'était fixé certaines périodes pendant
lesquelles il s'astreignait au jeûne et à la vie la
plus austère, afin de se rendre compte par l'expé-
rience de ce qui est absolument nécessaire et
néanmoins suffisant pour produire un plaisir na-
turel; nous ne savons si le témoignage de Sé-
nèque repose sur des faits historiquement établis
ou sur une légende formée après coup.
La pauvreté n'est pas un bien, mais elle n'est pas
non plus un mal; le meilleur moyen de jouir de la
richesse, c'est de savoir être heureux avec une
fortune médiocre \ Le sage ne peut méconnaître
l'existence des besoins naturels ; il mènera à bien
ses affaires, épargnera, amassera en vue de l'avenir
et de la vieillesse (/tT-/ia£(j)ç irpocvoriasGOai zal toO ilH-
■XovTo;) ; il fera en sorte de se suffire à lui-même et
ne mendiera point comme le Cynique. Il pourra,
s'il en a besoin, donner des leçons de philosophie,
ypyi|jt.aTt(7c(7Ôat otTro j;.ov7iç (70(pta; àTTopr.cravTa ". Philodème
rapporte qu'Epicure lui-même acceptait des pré-
sents de ses disciples. Selon la remarque ingénieuse
de Bayle, ce qui nous rend heureux, ce n'est pas la
1. DioGÈNE Laerce, X, 130 : « Celui-là jouit le mieux des
richesses qui sait le mieux s'en passer. »
2. DiOGÈNE Laerce, X, 121.
MORALE. i87
richesse, le pouvoir, la gloire, c'est-à-dire une
chose, mais l'adaptation à nos besoins; les condi-
tions du bonheur sont d'ordre formel, comme nous
dirions aujourd'hui, plutôt que d'ordre matériel.
Le bonheur consiste dans l'harmonie de tous les
éléments, dans le parfait équilibre de toutes les
fonctions de notre être physique et intellectuel,
du système entier, to ô7;ov aÔpoKjjjia. Vivre de peu,
voilà le premier précepte de la sagesse ; l'opinion
d'Épicure sur ce point nous est rapportée par un
grand nombre de témoignages : ttoXT^oI tou itT^outou
TU)(^ovT£; ouTiv' aTTa^^layAv twv xaxwv eupov kXkoi p.STaêo'XviV
j;.£i^ovct)v \ — co 6)^iyovou)(^ txavov, toutw ye où^sv txavov 2,
— Numquam parum est quod satis est et nun-
quam multum est quod satis non est ^ — La
richesse n'est pas un mal, mais ce n'est pas non
plus un bien que nous puissions envier et qui vaille
la peine d'être recherché. De même la royauté
n'est pas un mal en soi, mais le sage s'accommode
tout aussi bien d'une condition privée.
Il y a donc bien loin de la véritable doctrine
d'Epicure à la recherche de la volupté. « Quand
je dis que le plaisir est la fin de la vie, je n'entends
1. Porphyre, Ad Marcellam, 28.
2. Élien, Hist. var., IV, 13.
3. SÉNÈQUE, Lettres, CXIX, 7. — Cf. Sénèque, lettre XXI.
ClIAUVET, p. 55.
188 ÉPICURE.
pas par là les voluptés des intempérants ni les
jouissances sensuelles, comme le disent certains
hommes qui ne connaissent pas ma doctrine, ou ne
la comprennent pas, ou n'y restent pas fidèles, mais
l'absence de toute douleur corporelle et de tout
trouble de l'esprit ^ . » Nul n'a condamné plus for-
mellement le luxe et la recherche passionnée du
plaisir. Si la sagesse est la garantie la plus assurée
du bonheur, c'est que l'homme se l'est donnée lui-
même, l'a acquise par son propre effort, de sorte
qu'elle ne peut lui être enlevée par les circons-
tances extérieures ^. On a raison de dire que l'E-
picurisme, pris à la lettre, est une morale austère;
il semble même y avoir quelque chose de triste dans
la règle qui nous commande de nous imposer des
privations : In ea ipse sententia sum, invitis hoc
nostris popularibus (stoïcis) dicmn, sancta E pl-
eur um et recta prœcipere et si propius ace esse-
ris, tristia; voluptas enim illa adpai^vum et exile
revocatur, et quant nos vlrtutl legeni dlclnius,
eam ille dlclt voluptatl ^. « Epicure, dit encore
Sénèque, est un héros déguisé en femme. » Le
mot ne nous paraît pas juste : il n'y a rien d'hé-
1. Lettre d'Épicure à Ménécée, Diogène Laerce, X, 131.
2. Diogène Laerce, X, 117 : tov a;iaÇ -ysvé'j.svov aooov (xrJxeTi Tr;v
IvàvTtav Xa[x6av£tv BtdcOsiav.
3. SÉNÈQUE, De vita beata, XIIL
MORALE. 189
roïque dans la doctrine d'Epicure, non plus que
dans son attitude ; ce n'est pas lui qui songeait à
poser pour le surhomme. Si plus tard dans l'ima-
gination de ses disciples enthousiastes, le maître
devint un héros libérateur, qui avait terrassé la
superstition et la crainte de la mort, un dieu même,
il y avait là une altération profonde des caractères
qu'Épicure avait donnés à sa doctrine ; la pensée
qui l'inspire constamment c'est la recherche raf-
finée du bonheur. M. Ravaisson reproche à cette
doctrine d'être négative, bien plus que positive; il
accorderait volontiers que, selon la critique des
Gyrénaïques, le plaisir stable d'Epicure, c'est l'état
de ceux qui dorment, bien plus, celui des morts.
C'est aussi l'appréciation de M. Renouvier, qui
trouve ces maximes étroites et presque toutes né-
gatives : « La morale d'Epicure, proposée à qui
n'a ni les goûts d'Epicure ni un principe supérieur
au sien, n'est qu'une morale de valétudinaire, in-
capable d'arrêter les élans naturels de l'homme en
bonne santé * . »
Epicure sait se garder des exagérations para-
doxales où se plaisait l'orgueil des Stoïciens ; s'il
condamnait tout excès, il reconnaissait la légiti-
mité d'une jouissance modérée : il faut être sobre
1. Reinoumer, Esquisse d'une classification systématique
des doctrines pliilosophiques, I, 357 sq.
190 ÉPICURE.
avec sobriété ; c'est affaire de tact, au[7.(jt,£Tp-/i«7i;. Il
ne recommande donc pas l'impassibilité des
Stoïciens, àiraGstav, mais plutôt (ASTptoiraÔeiav. Avait-
il donc raison d'embrasser dans une même condam-
nation tous les désirs qui ne sont pas absolument
nécessaires? N'est-ce pas précisément cette aspira-
tion au mieux-être, ce désir constant du change-
ment, qui est le principal stimulant de l'activité,
l'origine de tous les progrès et de toutes les dé-
couvertes ?
Le plus grave défaut de ce système, le reproche
auquel il ne peut échapper, c'est l'égoïsme. De
l'idée du bonheur individuel, notre philosophe ne
s'est pas élevé à celle du bonheur général. Ce
n'est pas que chez Épicure l'égoïsme exclue toute
largeur d'intelligence, toute générosité de cœur;
il ne parle point de l'amour de l'humanité, comme
les Stoïciens, mais son attitude est moins roide
et moins déplaisante que la leur ; enfin, ce qu'il ne
faut pas oublier, il ne provoque jamais à la haine
contre personne. Le sage ne se préoccupe que des
moyens d'assurer son propre bonheur ; il se garde
avec un soin égal de tout ce qui pourrait le com-
promettre et par conséquent de tout attachement
aux personnes non moins qu'aux choses. Il ne se
mariera donc pas, car le mariage, outre qu'il lui
imposerait des charges fort lourdes, qu'il le met-
MORALE. 191
trait dans la nécessité de travailler pour gagner
la vie des siens ou du moins diminuerait consi-
dérablement ses revenus, est la source de toutes
sortes de tracas ; rien n'est plus rare que de ren-
contrer une bonne femme, qui ne vous fasse pas
beaucoup souffrir et regretter fréquemment vos
engagements. Voilà tout ce qu'Epicure trouve à
dire de la vie conjugale ; il ne parle pas du bon-
heur qu'elle peut apporter à l'homme; n'est-ce
pas là qu'on trouve ce plaisir en repos, cette féli-
cité durable et constitutive qu'il recherche par-
dessus tout? Quant aux enfants, ils causent de
continuels chagrins à leurs parents, ils tombent
malades, ils meurent, ou bien ils sont ingrats et ne
répondent pas aux espérances qu'on avait fondées
sur eux : le célibataire est à l'abri de tous ces
maux.
Pour la même raison, le sage ne fera pas de po-
litique : les affaires publiques sont extrêmement
difficiles et causent de terribles tracas à ceux qui
s'en occupent ' ; l'ambition est de toutes les pas-
1. Platon, République, VI, 496 c, d : « Celui qui goûte et qui
a goûté la douceur et le bonheur qu'on trouve dans la sagesse,
voyant clairement la folie du reste des hommes et la perpé-
tuelle extravagance, on peut le dire, de tous ceux qui gouver-
nent ; n'apercevant d'ailleurs autour de lui presque personne
qui voulût s'allier avec lui pour aller au secours des choses
justes sans risquer de se perdre ; se regardant comme tombé
192 ÉPICURE.
sions celle qui rend le plus malheureux les hommes
dont elle s'empare et elle les expose à de conti-
nuels dangers, à des révolutions subites qui du
jour au lendemain les précipitent du faîte des gran-
deurs à la condition la plus misérable, leur enlevant
la vie, la liberté ou leurs richesses. Le souverain
pouvoir n'est pas un bien pour celui même qui le
possède. Métrodore disait : sv xoT^st iL-nre w; T^ewv
àvauTpsçou |JL7iT£ (I)ç 7.t6vw'^ 6 [jLsv yàp iy.TraTsî'Tat to r^è xaipo-
çpu7;ax£ÎTat \ Sur ce point, comme sur tant d'autres,
Épicure donna l'exemple et ne chercha jamais à
parvenir à la gloire ou aux honneurs. « Fuis la
lumière et le bruit, disait-il ; cache ta vie, T^aGs
pttoaaç; et il ajoutait : « Ce fut un grand bonheur
pour moi de ne m'être jamais mêlé aux troubles
de l'État et de n'avoir jamais cherché à plaire au
au milieu d'une multitude de bêtes féroces dont il ne veut
point partager les injustices et à la rage desquelles il lui serait
impossible de s'opposer tout seul; sûr de se rendre inutile à
lui-même et aux autres, et de périr avant d'avoir pu rendre
quelques services à la patrie et à ses amis ; plein de ces ré-
flexions, il se tient en repos, uniquement occupé de ses pro-
pres afi'aires; et comme un voyageur assailli d'un violent
orage s'abrite derrière un petit mur contre la poussière et la
pluie que le vent soulève, de même, voyant que tous les
hommes sont remplis de dérèglement, il s'estime heureux s'il
peut lui-même passer cette vie pur de toute action inique et
impie et en sortir plein de calme et de douceur et avec une belle
espérance. »
1. Stobée, Floril., XLV, 26.
MORALE. 193
peuple, parce que le peuple n'approuve pas ce que
je sais et que j'ignore ce que le peuple ap-
prouve. » Il se consolait aisément de ce que son
nom même était inconnu. « Au milieu des biens
infinis que nous procurait la sagesse, nous ne nous
sommes jamais aperçus, Métrodore ni moi, que
c'ait été un mal pour nous que cette Grèce si fa-
meuse non seulement ne nous ait point connus,
mais n'ait presque pas entendu parler même de
nos noms. Nous étions Tun à l'autre un assez am-
ple théâtre. » Métrodore écrivait de son côté :
« Ne nous occupons pas de sauver la Grèce ni de
mériter des couronnes civiques : la seule couronne
désirable est celle delà sagesse. » Epicure en effet
avait l'orgueil de croire que la postérité lui ren-
drait justice ; nous avons vu ce qu'il écrivait à Ido-
ménée. Il se croyait et se disait sage : Se unus
qiiod sciam sapientem proflteri sit ausus V
Que nous voilà loin des anciens Grecs qui s'adon-
naient avec tant de passion aux affaires de la cité !
Platon et Aristote eux-mêmes ne séparaient pas la
vie sociale de la vie morale et considéraient la po-
litique comme faisant partie intégrante de l'éthi-
que. Epicure ne paraît pas avoir eu de théorie
en politique ni en sociologie. Il méprisait les bar-
1. GicÉRON, De finibus, II, m, 7.
EPICURE. 13
1
194 ÉPICURK.
bares, il croyait que les Grecs seuls sont capables
et dignes de philosopher, (jlovou;; 'ElV/ivaç (piXococp-Ticat
^uvaaôat *. Il n'est plus question chez lui des moyens
de reconquérir ou de sauvegarder la liberté poli-
tique ; il ne s'inquiète que d'assurer la liberté in-
térieure. Il va jusqu'à dire qu'à l'occasion le sage
ne refusera pas de faire la cour aux princes ; il sa-
crifiera donc même sa dignité personnelle au souci
de garantir sa tranquillité. Il ne semble pas qu'E-
picure ait connu le sentiment de l'honneur.
Cependant la règle posée comporte des excep-
tions. Il est clair que si tout le monde l'observait
à la lettre, l'espèce humaine ne tarderait pas à s'é-
teindre et que les affaires publiques, abandonnées
aux insensés, iraient déplus en plus mal; il y a
donc des hommes qui font sagement de se marier
et de s'occuper de politique. De même il y a des
cas où le sage devra ouvrir école, écrire des livres,
faire des lectures publiques ; d'autres fois il devra
s'arrêter au parti contraire. Tous les hommes ne
sont pas appelés aux mêmes choses. C'est à chacun
de se connaître soi-même, comme le recomman-
dait Socrate, et de vivre conformément à sa propre
nature. Voilà des préceptes parfaitement raison-
nables ; le malheur est qu'ils ne se concilient
1. DioGÈNE Laerce, X, 117.— Clément d'Alexandrie, Strom.,
1. XV, 67.
MORALE. 195
guère avec la prétention souvent affirmée de
donner des règles universelles, avec cette affir-
mation tant de fois répétée que la nature est partout
et toujours la même. Pour lui, c'est le célibat qui
est la règle, le mariage Texception, ce qui ne paraît
pas d'accord avec les lois de la nature. Quand on
n'est pas sûr d'être né pour le mariage ou pour
les affaires publiques, c'est folie d'en courir le
risque : rien n'est plus funeste à l'homme que la
présomption. Mais à quoi le sage reconnaîtra-t-il
qu'il doit rester célibataire ou contracter mariage,
qu'il est né pour la vie politique ou qu'il doit pré-
férer une condition privée? Certains hommes sont
tourmentés d'un violent amour de la gloire, ils ont
des qualités qui les rendent éminemment propres
à gérer les affaires publiques; leur naissance les
y invite ou bien le hasard des événements ; ils sont
de famille royale ou le prince les appelle dans ses
conseils. Il n'est pas moins pénible à ceux qui sont
nés pour les affaires de se tenir dans le repos qu'à
ceux qui sont nés pour le repos de s'occuper des
affaires. Epicure ne parle pas des temps où la
République fait appel à tous les bons citoyens,
aux hommes sages et vertueux, et leur demande
de lui sacrifier leur repos.
Les hommes vivent en société ; nous devons nous
appliquer à tirer tout le parti possible de cette con-
196 ÉPICURE.
dition. L'essence de la justice est la réciprocité; il
nous faut faire en sorte de nous attirer la recon-
naissance ou du moins la bienveillance, la sympa-
thie des autres; de notre côté nous devons nous
montrer reconnaissants envers ceux qui nous ont
fait du bien; cette vertu délicate, le sage seul
connaît comment il faut la pratiquer. Nous devons
ne jamais porter atteinte au droit d'autrui pour
être sûr que notre droit ne sera pas méconnu, [M-h
p>.à7rT£tv àXk/i'kQuç (///lâs ^IxizTec^ctiy ^ nec lœdere nec
violari^. Le fondement de Tordre social, c'est la
pratique de la justice ; l'origine de la justice est une
convention adoptée pour concilier les intérêts des
particuliers, <7u[xêo"Xov tou GU(i,(p£povToç. La justice n'a
pas un principe antérieur et supérieur à l'existence
des sociétés humaines, c'en est plutôt le résultat :
aucune action ne peut être appelée juste ou injuste,
aucun objet n'est mien ni tien avant l'institution des
lois. On a souvent remarqué combien cette politique
individualiste était d'accord avec la cosmologie
atomistique du maître.
« Il n'y a ni justice ni injustice à l'égard des
animaux qui, par leur férocité, n'ont pu vivre
avec l'homme sans l'attaquer et sans être atta-
qués à leur tour. Il en est de même de ces na-
1. DiOGÈNE Laerce, X, 150.
2. Lucrèce, V, 1020.
MORALE. 197
tionsavec qui Ton n'a pu contracter d'alliance pour
empêcher les offenses réciproques ' . » Les ani-
maux carnassiers, si féroces qu'ils soient, lors-
qu'ils dévorent les oiseaux ou les brebis, ne
commettent pas d'injustice; il en est de même
de l'homme qui les tue pour les manger ou pour
se défendre. Enfin quand nous massacrons les
barbares, ce peut être l'effet de la colère ou de
la méchanceté, mais ce n'est pas une injustice.
Épicure en effet ne s'est point élevé au-dessus
des préjugés de son pays et de son temps contre
les barbares : il y a là une étroitesse d'esprit que
nous avons le droit de trouver choquante. Les
Grecs seuls, dit-il, sont capables d'être philoso-
phes. Ignorait-il donc que, lors de l'expédition
d'Alexandre, on avait trouvé dans l'Inde des phi-
losophes dont les Grecs avaient admiré la sagesse?
C'est l'expérience qui a enseigné aux hommes les
règles qu'ils se sont données et qu'ils ont souvent
modifiées selon les pays et selon les siècles ; car
les différentes nations ont des lois très différentes
et cette diversité s'explique sans peine. Grâce au
règne des lois, nous jouissons de la sécurité que
tous nous désirons si fort. Afin d'assurer l'obser-
vation des lois, tous les peuples punissent de
1. DioGÈNE Laerce, X, 150.
198 ÉPICURE.
châtiments rigoureux ceux qui osent les en-
freindre; Topinion publique les flétrit sévère-
ment; la mort, la prison, l'exil, la haine et le
mépris des bons citoyens, telles sont les consé-
quences de la violation des lois\ Les hommes,
si puissants qu'ils soient, qui abusent de leur
force pour commettre des injustices, ont toujours
à craindre l'assassinat ou quelque révolution.
Mais ne voyons-nous pas que les criminels les
plus hardis et les plus vigoureux, c'est-à-dire
les plus malfaisants, échappent à la répression
pénale; que d'autres réussissent à cacher leurs
forfaits et profitent, sans être aucunement trou-
blés, du fruit de leurs mauvaises actions? Ne
croyez pas qu'ils en jouissent paisiblement, car
ils ne cessent de craindre que leurs attentats ne
viennent à être découverts-, que quelque cir-
constance inattendue ne les trahisse et ne leur
attire de terribles représailles; cette anxiété ne
leur laisse pas un moment de repos; elle est
quelquefois si forte qu'elle engendre la folie et
l'on a vu des hommes, dans un accès de délire,
1. Sénèque, Lettres, XGVII, 15 : (Epicurus dicit) « nihil jus-
tum esse natura et crimina vitanda esse quia vitari metus non
possit. »
2. DiOGÈNE Laerce, X, 146. ô ô(/.aioç àTapax.TdtaTOç, 6 os àôt/.oç
rX£(oTy]ÇTapa)(^îjç yIjjlwv. — Clément d'Alexandrie, Stromates, VI,
II, 24 : AixatoauvY)ç xapTrb; li-éyioTOi; àrapaÇ^a.
MORALE. 199
avouer des crimes dont nul ne songeait à les
soupçonner \ Telles sont les conséquences terri-
bles de l'injustice. Mais la justice n'est pas un
bien en soi, /.aO' éauTo, l'injustice n'est pas un mal
en soi. Epicure examine certains cas de cons-
cience : il se demande si un sage, sûr de n'être
jamais soupçonné, fera quelque chose défendue
par la loi? Non, répond-il, car le sage comprendra
qu'il agirait alors contre sa véritable utilité. Si
tous les hommes le savaient et s'en souvenaient
toujours, les États n'auraient pas besoin de lois :
ol vo[JLoi yocptv Twv GO^ôv jtsivTat, oO'/ tva p//] à^txGidiVy
ûiXk' tva (jLYi à^ucovTat ^. Epicure reconnaît qu'il
n'est pas facile de trancher la question par une
réponse absolue, oùx. suo^ov to àir'Xoîiv xaTTiyoprjfjLa^.
Bien entendu, dans l'estimation des conséquences
que doit entraîner l'adoption de tel ou tel parti,
il ne faut pas faire entrer en ligne de compte
les récompenses et les châtiments d'outre-tombe,
la faveur ou la colère des dieux, car la philoso-
phie nous délivre de ces préjugés populaires.
Puisque le fondement de la justice c'est une
sorte de convention, de pacte unissant les mem-
1. SÉNÈQUE, Lettres, XGVII, 13 : « Potest nocenti contin-
gere ut lateat, latendi fides non potest. »
2. Stobée, Floril. : r.zp\iio\\.xz{(x.q, 139.
3. Plutarque, Contre Colot., 34. — Voir dans Gicéron la
discussion à propos de l'anneau de Gygès {De off., III, 9).
200 ÉPICURE.
bres d'une même société, nous n'avons à obser-
ver les règles de la justice qu'à l'égard de nos
concitoyens; cependant nous ne devons pas ou-
blier que les autres peuples sont aussi formés
d'hommes, c'est-à-dire d'êtres doués de raison.
Epicure pensait sur les esclaves comme sur les
étrangers: le sage doit les traiter avec dou-
ceur, les punir à regret lorsqu'ils ont commis
quelque faute, sans méconnaître que ce sont
des hommes, avoir pitié de leur condition, les
considérer comme des amis inférieurs ; c'est ainsi
que la possession des esclaves cesse d'être une
possession incommode. S'il s'en trouve d'intelli-
gents et de nés pour la sagesse, il prendra plai-
sir à les instruire et à philosopher avec eux,
comme le maître lui-même faisait avec son
esclave Mus, qu'il affranchit par son testa-
ment.
Bien des gens trouveront sans doute que cette
théorie est loin d'être satisfaisante et que la jus-
tice considérée à ce point de vue ne mérite pas
le nom de vertu.
Parmi les biens que nous procure la sagesse il
n'en est pas de plus doux que l'amitié * ; la secte
épicurienne est célèbre entre toutes par l'amitié
1. DioGÈNE Laerce, X, 148.
MORALE. 201
qui en unissait les membres. Ce n'est pas qu'E-
picure ait une théorie originale de l'amitié,
qu'il s'en fasse une idée bien haute; nous ne
trouvons pas chez lui l'écho des analyses si
pénétrantes d'Aristote; et même, si nous pre-
nons à la lettre ses enseignements, comme le
sage n'a jamais en vue que son propre plaisir,
son intérêt, il n'a d'autre raison de rechercher
l'amitié de ses semblables que l'utilité qu'il en
compte retirer; il doit être toujours prêt à aban-
donner ses amis du moment qu'ils cessent d'être
utiles et surtout s'ils deviennent compromettants.
Mais ce qui vaut bien mieux, c'est dans la prati-
que de l'amitié qu'il a excellé \ Il s'est produit
en lui une de ces transformations de sentiments
par association que les psychologues anglais de
la seconde moitié du xix® siècle ont curieuse-
ment analysées. « Nous aimons tous naturelle-
ment l'argent, dit Stuart Mill, en considération
des jouissances qu'il peut nous procurer et dont
nous sommes privés si nous n'avons pas d'ar-
gent ; voilà ce qu'oublie l'avare : il aime l'argent
1. Cicéron reconnaît qu'il fit l'éloge de l'amitié « non ora-
tione solum sed multo magis vita et factis et moribus » {De
fin., I, XX, 65); il oubliait le principe qu'il avait d'abord for-
mulé : le sage ne doit jamais avoir en vue que lui-même,
« sapientem omnia sui causa facturum » {Pro Sextio).
202 ÉPICURE.
pour lui-même et se prive de tout plaisir pour ac-
croître ses trésors. » On prend primitivement un
chien pour la chasse; puis, en chassant avec ce
chien, on finit par s'attacher à lui. De même Épi-
cure montre d'abord qu'il n'est rien de si utile à
l'homme que l'amitié de ses semblables : « L'a-
mitié doit être contractée par l'utilité qu'on en
espère, de la même manière qu'on cultive la terre
pour recueillir l'effet de sa fertilité; cette belle
habitude se soutient par les plaisirs réciproques
du commerce qu'on a lié. » L'amitié assure à
l'homme de grands avantages et le met à l'abri
de toutes sortes de maux ; il lui doit particulière-
ment la sécurité, la confiance dans l'avenir : un
ami est un compagnon de plaisirs; il est prêt à
vous aider de ses conseils, à vous défendre dans
les dangers, à vous soigner dans les maladies;
rien n'est plus triste et plus exposé que la vie
d'un homme seul. Puis le sage en vient à ai-
mer l'homme pour l'homme lui-même, à sentir le
charme, la douceur d'une affection partagée. Enfin
le nombre des personnes qui vivent d'accord avec
lui prouve que ses doctrines ne sont pas fausses et
confirme la sérénité d'esprit dont il jouit. Il aura
toujours pour ses amis les mêmes sentiments que
pour lui-même et toutes les peines qu'il prendrait
pour se procurer à lui-même du plaisir, il les
MORALE. 203
prendra pour en procurer à ses amis ' , il pleu-
rera leur perte-, il bravera même la mort pour
eux, s'il le faut. En cela, Epicure restait fidèle à
l'esprit de sa doctrine, à la justesse de sentiment
qui préférait les plaisirs de l'esprit aux plaisirs
du corps, qui lui faisait considérer moins la quan-
tité que la qualité des avantages de chaque ac-
tion ; il reconnaît donc l'existence d'une autre ca-
tégorie de plaisirs, les plaisirs du cœur, et il leur
assigne le premier rang. « Avant de regarder à
ce que vous devez boire et manger, regardez à
ceux avec qui vous devez boire et manger. » Il
n'avait pas voulu imposer, comme Pythagore, à
ses disciples cette règle absolue de mettre tous
leurs biens en commun; chacun donnera aux au-
tres individuellement ou collectivement ce qu'il
1. CiGÉROiN, De fin., I, \x, 68 : « Sine hoc (le plaisir) institutio-
nem amicitiœ omnino non posse reperiri... Primos congres-
sus fieri propter voluptatem, quum autem usus progrediens
familiaritatem effecerit, tum amorem efflorescere tantum ut,
etiam si nulla utilitas sit ex amicitia, tamen ipsi amici prop-
ter se ipsos amentur. »
2. « (Les Stoïciens) nous ôtent les regrets, les larmes et les
gémissements sur la mort de nos amis : cette impassibilité
qu'ils recommandent a pour principe un plus grand mal que
l'affliction. Elle vient d'un fond de cruauté, d'une fureur
sauvage et d'une vanité déréglée et sans mesure. Il vaut
mieux souffrir, il vaut mieux s'affliger; oui, par Jupiter, il
vaut mieuy se perdre les yeux de larmes et sécher de re-
204 ÉPICURE.
croira devoir leur donner; nous n'avons pas à
craindre qu'il fasse trop peu. Ces propositions
ont été singulièrement interprétées par la mau-
vaise foi des ennemis d'Épicure : il faisait plus de
cas, disent-ils, des richesses que de l'amitié;
c'est là un contre-sens manifeste. L'amitié n'est
pas une chaîne; ce qui en fait le charme, c'est
qu'en elle tout est libre; c'est aussi ce qui en
fait la force ; ce n'est pas une société imposée par
la nature ou par la loi comme celle qui nous lie
aux membres de notre famille ou à nos conci-
toyens : c'est l'association volontaire de telle per-
sonne avec telle personne. « L'ami épicurien a
conscience qu'il a été libre d'aimer, qu'il est
libre en aimant, qu'il est libre encore de cesser
d'aimer ^ » Epicure, selon la remarque de M. Du-
gas, entend l'amitié au sens étroit et moderne
du mot ; il l'oppose à l'amour, aux affections
domestiques et politiques; peut-être est-ce
cette destruction même de toutes les autres
affections qui a donné à l'amitié cette force ex-
traordinaire. Le maître, nous l'avons dit,
comme la ville d'Athènes assiégée par les enne-
mis souffrait cruellement de la disette, nourrit
ses disciples en partageant avec eux les provi-
1. DuGAs, 1. II, ch. I, IV, p. 220.
MORALE. 205
sions qu'il avait mises en réserve. Les adversai-
res des Epicuriens ne peuvent leur refuser ce té-
moignage qu'ils étaient constants dans leurs
amitiés ; on n'avait pas à leur reprocher d'aban-
donner leurs amis dans la détresse ni à plus forte
raison de les trahir * . Ils avaient au plus haut de-
gré le culte des amis absents ou morts. En somme
la théorie de l'amitié laisse beaucoup à désirer
chez les Epicuriens, tandis qu'ils pratiquaient
merveilleusement cette vertu. Sans doute les
hommes d'un caractère mou et flexible s'accommo-
dent mieux ensemble que les hommes d'un ca-
ractère fort et décidé ; Epicure prescrivait à ses
disciples de se dégager de tous les sentiments,
de tous les intérêts qui divisent les hommes et
les mettent aux prises; d'autre part la similitude
des goûts, la communauté des convictions
porte les sages à se rechercher réciproquement
et à trouver un grand charme dans la vie com-
mune : ils s'y abandonnaient sans chercher cu-
rieusement à s'en rendre compte.
Pour avoir des amis chauds et fidèles et aussi
pour être capable d'éprouver une amitié forte et
constante, il faut être vertueux; l'amitié est une
des plus précieuses récompenses de la vertu. Il
1. GicÉRON, De fin., II, xxv, 81.
206 ÉPICURE.
faut bien convenir pourtant que, non plus que les
autres, cette récompense n'est pas assurée. Epi-
cure avait dit d'abord : il est impossible de vivre
heureux si l'on n'est sage et vertueux, de même
que d'être sage et vertueux sans jouir du bonheur,
oux effTtv TîSewç (^^v av£u tou (ppovt(Ji.(oç y.cà xa'Xûç xal
^t/caiwç^ ouoe cppovtpLw; y.al >ta>.àj; xal Siy.oLi(ù<; aveu toû
Yi^sw;; en d'autres termes, dit M. Guyau, la sa-
gesse et la justice sont une garantie de bonheur;
le bonheur est une preuve de justice et de sagesse,
cu(jt.7r£Çpuxa(7iv ai dcpsTai Tto "^ry r^Sétoç * . Il est bien forcé
de reconnaître que cela n'est pas toujours vrai,
mais il ajoute : mieux vaut être malheureux quand
on a la raison pour soi que d'être heureux et
insensé, xpeiTTov elvai sù'XoytaTwç àTu^retv yj âT^oyiaTwç
£ÙTU)^£tv^. Il croyait même que celui qui fait une
bonne action est plus heureux que celui qui
reçoit un bienfaits La doctrine demeure toujours
la même : quoique nous ne puissions méconnaître
la valeur des avantages matériels, nous devons
faire plus de cas encore des biens de l'esprit. Ce
sont là des inconséquences, nous n'en disconve-
nons pas, mais elles lui font honneur et il est
1. DioGÈNE Laerce, X, 132, 140.
2. DioGÈNE Laerce, X, 135.
3. Plutarque, On ne peut vivre heureux, XV, 4 : aùxo't oè orj
MORALK. 207
juste de lui en tenir compte. Le portrait du sage
tracé par Epicure ressemble par bien des traits
au sage stoïcien : il est toujours d accord avec
lui-même, il ne se dément pas, parce que ses
opinions ne lui sont pas dictées par les circons-
tances extérieures, mais lui viennent de ses
propres réflexions*.
Epicure, nous le voyons, valait mieux que son
système^, et ne craignait pas de lui donner en
apparence de fréquents démentis. La théorie du
plaisir soulève de graves objections. Aristote
avait soutenu que la cause du plaisir, c'est
l'exercice de l'activité, que le plaisir est d'autant
1. Ce jugement est confirmé par la lecture des maximes
d'Épicure trouvées à Rome par M. K. Wotke : « 78. Un es-
prit noble s'adonne surtout à la sagesse et à l'amitié; deux
biens, l'un mortel, l'autre immortel. » — « 23. Toute amitié est
désirable pour elle-même, cependant elle a eu l'intérêt pour
point de départ. » — « 56. Le sage ne souffre pas plus quand
il est mis à la torture que lorsqu'il y voit son ami. » —
« 41. Il faut vivre et tout à la fois philosopher, gouverner sa
maison, user de tous les autres biens acquis et cependant
répéter sans cesse les maximes dictées par la vraie philoso-
phie. » — « 29. J'aimerais mieux, fort de l'étude de la nature,
révéler avec franchise des vérités utiles à tous les hommes,
quand même personne ne devrait comprendre mes oracles,
que de recueillir, en me conformant à de vaines opinions, les
applaudissements répétés du grand nombre. » H. Usener et
T. GoMPERZ, Wiener Studien, X, 1888.
2. GicÉRON, De fin., II, xxv, 80 : « Quis illum negat et bonum
virum, et comem, et humanum fuisse? »
208 ÉPICURE.
plus grand que l'activité se déploie avec plus
d'énergie et surtout d'indépendance. Epicure au
contraire met le plaisir dans le repos ; si les
dieux sont parfaitement heureux, c'est qu'ils
n'ont rien à faire ; pour nous, il nous faut tâcher
d'avoir le moins d'embarras possible; c'est pour
cela que nous nous garderons de nous marier,
de nous occuper de politique; nous nous appli-
querons à réduire le nombre de nos besoins ; nous
n'entreprendrons pas de lutter contre la fortune,
nous prendrons raisonnablement notre parti de
ce qui nous arrivera et nous ferons en sorte d'en
tirer le meilleur profit possible. On a souvent
montré que cela ne suffit pas, que si nous don-
nons la recherche du bonheur pour but unique à
la vie humaine, il ne dépend pas de nous d'y
parvenir : nous sommes parfois le jouet des
circonstances et si nous ne faisons rien pour
nous en affranchir nous sommes naturellement
vaincus.
Épictète, dans ses Entretiens , relève spirituel-
lement une autre contradiction entre la conduite
d'Épicure et sa doctrine : Si le sage doit ne songer
qu'à lui-même, ne se préoccuper que de son
propre bonheur, il ne se mettra pas en peine d'as-
surer la félicité des autres hommes; pourquoi
donc Épicure a-t-il écrit tant de livres, soulevé
MORALE. 209
tant de problèmes, échafaudé tant de théories,
appelé près de lui tant de disciples?
Ce qui fait surtout la faiblesse de TEpicurisme,
c'est qu'il repose sur une équivoque : le mot
plaisir, qui exerce sur tous les hommes une
séduction presque irrésistible, peut être entendu
dans des sens fort différents. Epicure, nous dit-
on, avait modifié la formule ordinaire de suscrip-
tion de ses lettres : au mot usuel, x^^P^^'^? i^ subs-
tituait l'expression sj TrpaTxstv ; mais les mots grecs
eu 7rpaTT£iv, ainsi qu'en anglais to do well, peuvent
signifier être heureux, tout comme bien agir.
Athénée ^ rapporte les paroles d'Epicure lui-
même dans son Traité sur la fin de la vie (Tuspl
TsT^ou;) : « Le principe et la source de tout bien,
c'est le plaisir du ventre ; c'est la vraie mesure de
ce qu'il faut rechercher et de ce qu'il faut fuir ».
Il disait encore : « Je ne puis concevoir de biens
en dehors des plaisirs de la table, des plaisirs de
l'amour, des plaisirs de l'oreille et du spectacle
des belles choses. » Nous trouvons le même texte
dans Diogène Laërce ^ et dans Gicéron^ D'autre
part. Clément d'Alexandrie nous apprend que pour
Epicure et pour son disciple Métrodore, toute joie
1. Athémje, VII, XI, p. 280.
2. Diogène Laerce, X, 6.
3. CicÉRON, Tusculanes, III, xviii, 41.
EPICURE. 14
210 ÊPICURE.
a son origine dans une impression produite sur
la chair. Mais nous ne devons pas oublier que le
maître dit ailleurs : « Ce ne sont pas les beuve-
ries et les festins, ni les amours, ni les poissons
délicats et autres raffinements d'une table somp-
tueuse qui rendent la vie agréable : c'est une
raison à jeun, capable de savoir pourquoi elle
veut ou ne veut pas, capable de rejeter les opi-
nions vaines, source ordinaire des troubles de
l'âme ^ . » Quand Épicure enseigne que le prin-
cipe et la racine de tout bien, c'est le plaisir du
ventre, àp^ç^vjxal pt^a xavToç àyaGoO 'h t*^ç yacTpoç in^ov/i ',
il n'entend pas que la jouissance produite par la
nutrition soit la jouissance la plus parfaite, mais
c'en est le germe, la racine, le commencement,
le point de départ. Sans doute Epicure attachait
une grande importance à l'observation des règles
de rhygiène et de la médecine, mais Métrodore a
exagéré et faussé sa pensée en écrivant : ce C'est
dans le ventre que la raison, se conformant à la
nature, a son véritable objet, izefi yaGTspa 6 xaTa
®u(itv paSiÇwv T^oyoç TYiv olizolgcc^ ïyti (jTrou^vfv '^. Non moins
inintelligent était cet autre qui tenait note du
nombre de fois où il avait couché avec Hédia ou
1. DiOGÈNE Laerce, X, 132.
2. Athéxée, VII, XI, 280. — XII, lvii, 547.
3. Athénée, VII, xi, 280.
MORALE. 211
Léontium, des jours où il avait splendidement
dîné ou bu du vin de Thasos.
De fait il y eut toujours deux sortes d'Epicu-
riens : les uns étaient des hommes délicats et
même raffinés, qui se contentaient d'un petit
nombre de plaisirs, mais exquis * ; les autres, pre-
nant le mot plaisir dans le sens ordinaire, reve-
naient au système d'Aristippe de Gyrène; ce
n'étaient que de bons vivants. En réalité ils étaient
infidèles à la pensée de leur maître, mais ils s'au-
torisaient de certaines de ses phrases ^ et, comme
ils étaient de beaucoup les plus nombreux, c'est
d'après eux qu'on jugeait l'école épicurienne;
quant aux autres, on peut reprocher à leur vertu
non seulement de manquer de fierté et d'énergie,
mais de n'avoir pas un caractère précisément
1. CicÉRON, De fin., II, xxv, 81.
2. DioGÈNE, X, 142 : « Si les choses qui donnent du plaisir
délivraient de la crainte des dieux et de celle de la mort et de
la douleur, et qu'elles apprissent à mettre des bornes aux
cupidités, je n'aurais aucun motif de blâmer les voluptueux
qui, comblés de voluptés, seraient sans douleurs et sans cha-
grins, c'est-à-dire sans aucun mal. » Plutarque, Contre Co-
lotès, 30 : « Toutes les vertus prises ensemble, si on les sé-
pare du plaisir, ne valent pas un jeton de cuivre. » — Sénèque,
Lettres, LXXXV, 18 : « Ipsam virtutem non satis esse ad
beatam vitam, quia beatum efficit voluptas, quœ ex virtute
est, non ipsa virtus. » — Athé>'Ée, XII, lxvii, 547 : T'.|jLriTéov to
)ca>.bv xa\ làç àpctàç xal toc TotouT6Tpo:îa èàv tjSovtjv 7:apaffxeud[Çr|' |àv 8è
[xr] TrapaaxsudiÇrj, y^a(peiv la-céov.
212 ÉPICURE.
moral : « Le véritable épicurien, dit M. Renou-
vier, ne s'oblige à rien et sa doctrine n'oblige à
rien... C'est une école de raison pratique, mais
malheureusement abaissée au niveau des hommes
d'aspiration minimum, contents de s'assurer pour
toute fin des plaisirs modérés et les meilleures
chances de paix personnelle, présente et future.
Cette adaptation de toute une doctrine aux vues
des gens d'une certaine humeur, assez commune
en tout temps, sans être jamais dominante, a
permis la fondation d'une école V » « La doctrine
d'Epicure, disait déjà de Gérando, trace le cercle
le plus étroit autour de la pensée de l'homme ; elle
est en quelque sorte à la philosophie ce que l'hiver
est à la nature; elle décolore, elle dépouille toutes
les productions de l'intelligence, elle en assoupit
toutes les forces vitales^. » Epicure enseigne que
les vertus ne constituent pas des biens par elles-
mêmes, mais en considération des avantages
qu'elles procurent, de même que nous avons
1. Renouvier, Esquisse d'une classification des doctrines, I,
357 sq.
2. De Gérando, Histoire comparée des systèmes, t. II,
p. 447. — Le même jugement a été porté par Vinet : « On com-
prend vite que cet homme (l'épicurien) si aimable, si commode
dans la société, si uni, si lisse au toucher, n'est pas un
homme dont le commerce puisse devenir un besoin de l'âme...
On dirait qu'une gelée subite a arrêté dans leur dévelop-
pement tous les bons germes qui pouvaient être en lui. »
MORALE. 213
recours à la médecine afin de recouvrer la santé \
Les Stoïciens disaient au contraire que les vertus
doivent être recherchées pour elles-mêmes, àpsTa;
slvai ^i aÙTaç atpsxaç : c'était un jeu de mots qui
amusait l'esprit des Grecs et aidait la formule à se
graver dans la mémoire ; mais en réalité il s'agis-
sait du principe même de la morale : les Stoïciens
avaient-ils donc raison d'opposer la vertu au
plaisir comme contraires et incompatibles? Pour
être vertueux faut-il commencer par fuir le plaisir
et lui déclarer la guerre? l'ascétisme a-t-il par lui-
même quelque valeur morale ? La sagesse ne con-
siste-t-elle pas plutôt à reconnaître tous les élé-
ments de la nature humaine, sans en mépriser
aucun, à chercher les moyens de satisfaire tous
nos besoins, en tenant compte de leur dignité res-
pective ?
1. DioGKNE Laerce, X, 138.
CONCLUSION
L'étude des différentes parties du système nous
conduit toujours à la même conclusion. Epicure
n'est certes pas un grand penseur, ce n'est pas sur-
tout un esprit original, mais c'est ce que nous appe-
lons un brave homme. Il tient trop peu de compte,
à notre avis, des besoins de l'esprit, il confond
avec les recherches de pure curiosité les exigences
les plus légitimes, il se paie trop facilement de
mots, il se contente d'explications qui en réclament
d'autres ou qui soulèvent des difficultés inextri-
cables. Sa morale même est très faible au point
de vue théorique ; il n'a rien à cœur que la vie pra-
tique à laquelle il donne pour but la poursuite du
bonheur ; il veut faire des âmes sereines et joyeuses.
Si son esprit avait peu de puissance et de profon-
deur, il ne manquait pas de droiture, ni sa cons-
cience de délicatesse. Il faisait peu de cas des plai-
sirs violents et grossiers que la plupart des hommes
recherchent avidement ; il leur préférait le calme
dont jouit celui qui, sachant se contenter de peu.
216 ÉPICURE.
s'est mis à Tabri des privations et des dangers.
Les principales causes de notre malheur ce sont
les craintes chimériques qui assiègent notre ima-
gination ; il nous est facile de nous en affranchir si
nous considérons avec calme ce que nous sommes
et quelles sont les lois qui régissent l'univers.
Ce qui faisait l'efficacité de ces discours, c'est
que le maître prêchait d'exemple : il vivait heu-
reux au milieu de ses disciples qu'il aimait et dont
il était était aimé. Lui qui recommandait de vivre
conformément à la nature, il était parfaitement
naturel et ne se trouvait pas mis brusquement en
contradiction avec lui-même, comme cela arrivait
souvent à ses adversaires. M. Ghaignet nous pa-
raît aller trop loin dans les éloges qu'il lui accorde,
mais il y a du vrai dans son jugement ^ : « Epicure
n'est pas à coup sûr le plus grand génie philoso-
phique de la Grèce, mais il est certainement
parmi les philosophes le génie le plus profondé-
ment, le plus purement Grec. Il n'en est pas un qui
ait plus que lui, autant que lui, le sentiment de
la mesure (c'est le trait le plus caractéristique du
génie grec, p.^èv ayav) et la conscience des bornes
de la science humaine. C'est le génie du bon sens;
c'est la raison la plus raisonnable, la plus saine,
1. GhaiGxNet, Psychologie des Grecs, II, p. 191 sq.
CONCLUSION. 217
la plus sobre, vvi'cpwv TvoytGp;, pour me servir d'une
de ses formules les plus caractéristiques. » Bien
des gens étaient choqués du ton dogmatique des
Stoïciens, de leur « air effroyable de certitude »,
comme dit Renan, et aussi de leur prétention de
faire violence à la nature, de parvenir à une sa-
gesse parfaite. « Le dogmatisme des Stoïciens,
dit M. Maldidier, était aussi intolérable qu'into-
lérant. » On était las d'entendre vanter le person-
nage d'Hercule, de le voir proposer comme le
modèle sur lequel l'homme doit se régler. Nous
comprenons donc l'admiration qu'inspira Epicure
et l'affection reconnaissante avec laquelle ses disci-
ples se groupèrent autour de lui ; ces sentiments
peuvent nous paraître exagérés, mais nous les ex-
pliquons sans peine : ce n'est pas un personnage
que l'on admire, mais c'est un homme qu'on estime.
Nous ne nous étonnons pas que l'école épicurienne
soit demeurée florissante jusqu'aux derniers jours
du paganisme et que, même dans les temps moder-
nes, les doctrines épicuriennes aient été remises en
honneur par un bon nombre d'esprits distingués.
Vivre conformément à la nature, il semble bien
qu'il ne saurait y avoir d'autre loi pour l'homme :
tout dépend du sens qu'on donne au mot nature.
Beaucoup de penseurs croient que l'homme ne cons-
titue pas un empire à part dans un autre empire,
218 ÉPICURE.
selon l'heureuse expression de Spinoza, que nous ne
sommes pas faits autrement que les autres êtres,
que, par conséquent, pour savoir comment nous
devons vivre, nous n'avons qu'à ouvrir les yeux et à
voir les leçons que nous donne l'ensemble de l'u-
nivers ; quant aux recherches ambitieuses de la
science, elles occasionnent beaucoup de peine et
de tracas sans nous apporter de sérieuses satisfac-
tions; ce n'est que vanité et tourment d'esprit,
comme dit l'Ecclésiaste ^ ; « où il y a abondance
de science, il y a abondance de chagrin ; et celui
qui s'accroît de la science, s'accroît de la douleur » ;
il faut donc nous en détourner. Ne nous révoltons
pas contre les lois de l'univers ; ne cherchons pas
à les modifier ; nous n'y saurions réussir. Tâchons
plutôt de nous en accommoder; rendons-nous
compte de ce qui est possible et de ce qui est im-
possible {quid possit oriri, quid nequeat; finita
potestas denique cuique Quanam sit ratione atque
alte terminus hserens'^), arrangeons-nous de ma-
nière à nous procurer la plus grande somme de
bonheur à laquelle nous puissions prétendre, à
nous mettre à l'abri des atteintes du malheur ; pour
cela, appliquons-nous à rester maîtres de notre
esprit, à détourner notre attention des maux qui
1. Ecclésiaste, i, 14, 18.
2. Lucrèce, I, lxxviii, 597.
CONCLUSION. 219
nous frappent, à diriger le cours de nos pensées
vers le souvenir des biens que nous avons goûtés
et vers la prévision de ceux que nous réserve l'a-
venir. Le nombre est grand des hommes dont le
caractère n'a rien d'austère ni d'héroïque, qui
s'accommodent merveilleusement de ce système
et qui s'abandonnent avec confiance à la bonne loi
naturelle.
Ils s'abandonnent, tel est le trait caractéristique
de l'épicurisme. C'est la philosophie du relâche-
ment, av£<7tç, comme dit Gléanthe ^ ; le stoïcisme
est fondé sur l'idée contraire de la tension, de l'ef-
fort, Tovoç. Arcésilas, comme on lui demandait
pourquoi bien des hommes passaient des autres
sectes à celle d'Epicure et non réciproquement, ré-
pondit : (( Parce que des hommes peuvent devenir
eunuques, tandis que les eunuques ne peuvent
redevenir hommes, r/CfAèvyàp àv^pwv y%"X>>oi ytvovTai, Ijc
^£ ycxXko)^ av^pgç où ytvovTat ■. » Comme le dit l'Encyclo-
pédie, on se fait stoïcien, mais on naît épicurien.
Ritter va beaucoup trop loin lorsqu'il dit que cette
morale a un caractère de lâcheté et de bassesse ; il
revient continuellement sur cette accusation; il
1. CLÉA^'T^E, Hymne dans Stobée. Eclog., t. I, p. 32. — Cf.
DiOGÈNE Laerce, VII, 114 : TÉpJ^tç ôè oTov T:p£(|/iç, TrpoTpojcr) t^-W/^ç
èrlto àvefjjisvov.
2. DioGÈxNE Laerce, IV, 43.
220 ÉPICURE.
semble qu'il ne puisse trouver d'autre mot pour ex-
primer son jugement : « C'est l'égoïsme calculateur
d'un esprit bas qui respire dans la doctrine d'Épi-
cure... Comparé à une telle bassesse de sentiment
plutôt que d'esprit, le désespoir du sceptique a quel-
que chose de plus noble V » Nous ne pouvons
même accepter le jugement de M. Lévêque, malgré
toutes ses prétentions à l'impartialité : « Après avoir
comparé sa doctrine aux idées qui avaient cours
et aux sentiments qui remplissaient les âmes quand
il fonda son école, on arrive naturellement aux
conclusions suivantes : il n'a pas directement accru
la corruption générale, qui était à son comble ; il
n'est ni si coupable que le font les uns, ni si méri-
tant que le disent les autres. Entre le délire de la
volupté et les luttes de la vertu il apris une position
intermédiaire ; mais là, malgré quelques belles
apparences qui trompent les juges inattentifs ou
intéressés, malgré son éloignement systématique
pour tous les excès, et quoique son sensualisme
soit négatif, il a exercé une mortelle influence
Il n y a pas à s'échauffer contre un tel système,
qui est et qui sera toujours le dernier mot de l'é-
goïsme matérialiste : c'est assez de l'exposer ;
on aura beau le prendre par ses quelques bons
1. RlTTER, XI, VI, t. III, p. 599.
CONCLLSION. 221
côtés, qui étaient autant d'inconséquences, on aura
beau en taire ou en voiler les côtés honteux, no-
tamment le remède qu'Epicure recommandait à
ceux que tourmentait trop le mal d'amour ; quand
on aura réussi à prouver que cet ascète par volupté
ne fut point un corrupteur de profession, il restera
encore ceci : qu'Epicure éleva à la hauteur d'une
philosophie et osa appeler du nom de sagesse les
plus misérables timidités de son siècle. Au lieu
de rassembler les restes d'énergie qui subsistaient
encore et de les employer à relever les esprits et
les caractères, il recueillit toutes les débilités in-
tellectuelles et morales et en composa un modèle
qui n'était que l'idéal de la décrépitude. Il ne sut
ni expliquer, ni transformer, ni combattre victo-
rieusement le polythéisme. »
Quoi qu'il en soit, ce système provoque une ré-
volte violente de notre fierté. On connaît la terrible
sentence prononcée par M. Renan' : tout est fécond,
excepté le bon sens. Nous sentons que les adep-
tes de cette doctrine font trop bon marché de notre
dignité personnelle, qu'il y a en nous quelque chose
de plus que dans les objets matériels et les bêtes.
Voilà pourquoi le stoïcisme comptait tant de par-
tisans que nous ne pouvons nous empêcher d'ad-
1. E. Renan, L'avenir de la science, XXII, p. 425.
222 ÉPICURE.
mirer. Parmi les modernes, beaucoup acceptent les
conclusions de Pascal, dans V Entretien avec M. de
Saci sur Epictète et Montaigne, et cherchent dans
la religion chrétienne l'explication de notre nature
et la justification de nos espérances. De nos jours,
un grand nombre d'orateurs et d'écrivains célèbrent
avec enthousiasme Nietsche et les professeurs d'é-
nergie. Ce qui fait ici défaut, ce n'est pas seulement
la conscience du devoir, mais aussi le sentiment
de l'idéal, le besoin d'imprimer une orientation dif-
férente, une direction plus haute à nos sentiments,
à nos pensées, àtoute notre conduite. L'épicurisme,
et c'est là son vice radical, est vide de la concep-
tion de l'idéal ; bien plus, il la proscrit comme une
chimère dangereuse ; c'est de là que vient son im-
puissance à satisfaire les exigences de la nature
humaine ^ .
1. E. Renan, L'avenir de la science, Préface : « L'hypothèse
où le vrai sage serait celui qui, s'interdisant les horizons
lointains, renferme ses perspectives dans les jouissances vul-
gaires, cette hypothèse, dis-je, nous répugne absolument. »
TABLE DES MATIERES
Pagres.
BiBLIOCRAPIlIE V
Chapitre premier. — Sources 1
Chapitre II. — Vie d'Épicure 19
Chapitre III. — L'école et le système 35
Chapitre IV. — Canonique 65
Chapitre V. — Physique 87
Chapitre VI. — De la nature de l'âme. De la mort 121
Chapitre VII. — Les Dieux 137
Chapitre VIII. — Morale 157
Conclusion 215
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B Joyau, Emmanuel
573 Épicure
J6